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PAUL MARIL
GÉNÉRAL ROGËT
DREYFUS
ÉTUDE CIUTIOUK
)ÉPOSITION DU GÉNÉRAL HOGET
DEVANT LA COLB UK CASSATION
( J 1 . :!i. -16, 24 novembre 1898, 28 janvier et 3 février 1 m\})
MAITRF. JACfjrrF.S
Jo \o croy... sur ce que je le croy.
I.E COMMISSAIRE
MhI8 il est nécesMlrc de dire les
indices qu* vous avez.
Moi.iknE. L'Avare (KaieV, Scène 2).
•. 10. 11. fiALERIK l)t THKATRE-PRAN<
1 « 'J 'J
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I* -V. MTOClà, Libraire-Edlieur
!.. h.V II, GAI.KKIE DU 1 MÉATR E-KR ANÇAIS . PA'
PUBLICATIONS SUR L'AFFAIRE DREYFUS
a la Cour de <
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' IS DE I>1; — Un héros! — Le lieutenant
nel PIcqurc l)iogi-a|>lii(jue oniee d'un |
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l'IilLirri, I»riiul.S. — Les machinations contre le colon
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lAIL l',l;rLAT. — Violence et raison. Fréfac
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IN nFMClER DARTILLKUIK. — Le bordereau esi-
d'un artilleur? Lk.s kkkkiks m: gknékai. dk rhi.i.iKi
11..- l,:ncliiiic m- 18 avec jijravure.s
— Les Preuves. U'n volume '\n-\
— Drumont et Dreyfus.
!r ISiM à l,S<i.".. Une bro.
t 'opinion publique et irtiio.,^ i,. cj.uo.
I NUS). — AHaire i)reyfus. Les Faus-
1'- bioohure in-ls
ustice par la Vérité. Un volume in
— Lettre à M. Godefroy Cavaignac. i.
i<'. A propo.*: de TalTairc Dreyfus, l'ne b
'1 j i ANT. — Dites-nous vos raisons.
\\ M ■':;riii ^ propos de l'aibiirc Dreyfus. 1
I) DREVi Lettres d'un Inn
^-yfufi inlii
LE
GÉNÉRAL ROGET
ET
DREYFUS
SCEAUX - IMHKIMEKIE K. CHARAIKE
PAUL MARIE
LE
GÉNÉRAL ROGET
ET
DREYFUS
ÉTUDE CRITIQUE
SUR LA DÉPOSITION DU GÉNÉRAL ROGET
DEVANT LA COUR UE CASSATION
(21 . ii. ^3, 24 novembre 1898. 28 janvier el 3 février i 899)
MAITHK JACQUES
Je le croy... sur ce que Je le crojr.
I.K COMMISSAIRE
MuIm il est nér^ssatrc de dire Ic^
indices que vous avez-
MoLi^HK. L'A rare (Acte V, Scène 2).
FAKIS
P. -V. STOCK, ÉDITEUR
X ■• l<> M <;«i KHIK m THKATRK-KKANr.AIS
1899
■I o
M36
AVANT-PROPOS
J'aurais roulu pouvoir commenter dans son
entier la déposition du général Bogei, où se sont
concentrés, pendant l'enquête de la Chambre cri
minelle, toutes les opinions, tous les jugements,
toutes les raisons, toutes les prccentions et toutes
les passions des autorités milit"'-"^- '■!"' •r,,,irn(.iioi,i
pas l'innocence de Dreyfus.
Le temps ne me Va pas permis, : je suis aile ai'
plus pressé, en isolant du reste de la déposition
l'acte d'accusation nouveau dressé par le généra
Roget contre Dreyfus. Les adversaires de la révi-
sion Vont trouvé décisif; quelques esprits hésitants
en ont reçu une impression très forte: même des
partisans convaincus de Vinnocen6e de Dreyfus
ont jugé que la thèse de sa culpabilité n'émit imitais
été présentée d'une manière plus habn
J'oppose à toutes ces appréciations u/cc tiade
critique minutieuse, sur laquelle Je laisse à mes
lecteurs le soin de se prononcer.
J'ai pris la liberté de remplacer, où je les ai ren-
contrées dans les dépositions, les initiales A et li,
par les noms de Schwarzkoppen et de Paniz
1
•2 AVANT-PKOlo-
sardi ; len afijecM6«tons et les démonstrations y
gar/neni en clarté, et, depuis (/ne le nom de Paniz-
zardi a été prononcé à la tribune par le ministre
des Affaires étrangères en personne, Je ne penxe
pas (ju'il y ait aucune raison de persister dans une
espèce de prudence diplomatique, que la gran-
deur de la cause fait paraître bien mesquine.
LE GÉNÉRAL ROGET
ET DREYFUS
PREMIÈRE PARTIE
LA DÉPOSITION ROGET ET L'IDÉE
DE REVISION
CHAPITRE PREMIER
Le général Roget est devenu révision-
niste au procès Zola.
L'enquête du général Roget a été une enquête
personnelle. — Une enquête par ordre aurait pu
paraître suspecte. En commençant sa déposition
(21 novembre), le général Roget a tenu à déclarer
que personne n'avait ordonné la sienne : « J'ai
assisté aux audiences du procès Zola, et, quand il a
été fini, j'ai fait une enquête personnelle pour
éclairer ma propre conscience et pour tirer au clair
diifldiu'- nojufs f|ni m'avaient paru oI>'^''M!'v »
■l LE GÉNÉRAL ROGBT ET DREYFUS
J'accepte cette déclaration telle quelle, et je cons
tate qu'après le conseil de guerre Esterhazy et \v
procès Zola, l'affaire Dreyfus ne paraissait plus
assez claire au général Roget, pour qu'il acceptât
les yeux fermés le jugement de 18iM. Cet état d'es-
prit du générai Roget, à la fin de février 1H;»8, était
précisément le même que celui des hommes de
Ijonue foi, qui, frappés au même moment, ou dt^jà
quehjues mois plus tôt, des mêmes obscurités (|Ut'
lui, réclamaient la revision du procès Dreyfus.
11 est d'autant plus remarquable de \oir le g^mv
rai Roget se joindre alors au parti révisionniste,
que, pendant le procès Zola, tous les efforts réunis
del'état-major, du ministère public, de la cour et du
gouvernement, avaient, au contraire, eu pour objet
principal d'empêcher la revision.
De son propre aveu , la conscience du général
Roget était intéressée à la revision. — Une autre
raison rend beaucoup plus remarquable encore cet
état d'esprit du général Roget, à la fin de février
1898, et il semble que lui même y ait fait allu
sion, en disant à la Cour de Cassation qu'il s';i iri-
sait pour lui (( d'éclairer sa propre conscience
En effet, bien que le général Roget ait pu dire,
sans altérer la vérité, qu'il n'avait été mêlé en rien
à l'affaire Dreyfus, attendu qu'il avait quitté !•
ministère avant la découverte du bordereau, et que.
pendant l'instruction et le procès, il commandait
un régiment en province, il n'en est pas moin-
vraiqu'ilavaitcontribuék créer contre Dreyfus, «lans
l',.,i.i-if il.> fim.1<iilc<-lin> (le s;, 'S cbi'f^ di'- -,'1) ti Illrll l-
I.F. GflHÈRKl. ROGET ET DREYFUS ô
qui, juïitifiés ou non, ont dirigé de son côté les
L'antipathie du général Roget contre Dreyfus
date de 1893. — En 1891, devant le commandant
d'(.)rmescheville, le colonel Fabre, chef du 1« bu-
reau de l'état-major, a déposé, qu'ayant à noter
Dreyfus pour le deuxième semestre de 1893,
il l'avait fait d'après les renseignements fournis sur
-11 compte par le commandant Bertinetielieutenant-
colonel Roget. Or voici la note : « Officier incom-
plet. Très intelligent et très bien doué, mais
prétentieux et ne remplissant pas, au point de eue
du caractère, de la conscience et de la manière de
servir, les conditions nécessaires pour être employé
il r état-major de l^ armée* . » Ainsi, en 1893, le
lieutenant-colonel Roget avait une antipathie mar-
quée contre le caractère de Dreyfus, tout en recon-
naissant sa grande intelligence, et cette antipathie,
exprimée par la note du c<jlonel Fabre, est d'autant
plus importante à noter, que les notes données à
Dreyfus, pour le semestre précédent et pour le sui-
vant, par les chefs du l^"" ef du 2" burerm. <;()nt
élogieuses sans restriction.
L idée de soupçonner Dreyfus (à roccasion du
bordereau) a été inspirée au colonel Fabre par le
souvenir de l'antipathie du général Roget contre
lui. — '< Le géuéralRenouardjdit le colonel Fabre à
M. d'Ormescheville, me prescrivit d'examiner cette
/. Revixion du procès Dreyfus i) la Cour de Cassation,
d'i, ^8, 20 octobre 1898, pp. 51-53.
() I.i: GÉNÉRAL ROGET ET DREYFLw
pièce (le bordereau), afin de voir si l'écriture ne se
rapportait pas à celle d'un officier sous mes ordres.
A la suite de cet examen, je rendis compte qu'elle
ne se rapportait certainement pas à l'écriture
d'aucun des officiers faisant actuellement partie
du 4^ bureau. Mais, deux jours après, le général
Kenouard me fit remettre par le général Gonse
une photograpbie de la pièco originale. Quelques
jours après encore, en causant de cette affaire avec
le lieutenant colonel d'Aboville, sous-chef du 4«
bureau, l'idée me vint de comparer cette photo-
graphie avec l'écriture d'un officier stagiaire, qui
avait passé l'an dernier par le bureau, et qui n'a
vait pas produit une bonne impression sur ses
camarades, et sur les officiers sous les ordres des-
quels il avait été directement employé, à telle
enseigne, qu'ayant eu à noter cet officier, le capi-
taine Dreyfus, d'après les renseignements qui
m'avaient été fournis sur son compte par le com-
mandant Bertin, son chef direct, et par le lieute-
nant-colonel Roget, à cette époque sous-chef du
bureau, je l'avais signalé, sur son folio personnel,
comme ne remplissant pas les conditions voulues
|)our être employé à l'ôtat-major de l'armée. Pour
comparer cette photographie avec l'écriture de cet
officier, je pris une feuille d'inspection, dont il avait
rempli l'eu-tète, et je fus immédiatement frappé par
la similitude absolue du mot artillerie, qui figure à
la fois sur la pièce photographique et sur la feuille
d'inspection. Jeme suis fait alors présentercertaiues
autres pièces écrites par cet officier, qui existaient
h In rnmmi'^'îinn du réseau de l'Est, où il avait fait
LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS 7
<on stage. Ce nouvel examen comparatif m'ayaut
révélé de nouvelles similitudes, je suis allé rendre
compte des soupçons que j'avais dans mou esprit,
au général Gonse, qui en a rendu compte lui même
au général de Boisdeffre, chef d'état-major génc
rai. »
Il ressort très clairement de ce texte, que les soup-
',<>ns du colonel Fabre, en 18!)4, n'ont été que la
transformation des impressions personnelles du
lieutenant-colonel, aujourd'hui général Roget, eu
1893, et que, s'il y a eu erreur sur l'identification
d'écritures, ou si seulement un doute peut subsister
;t cet égard, le résultat produit par ces impression-
dépassé de beaucoup ce que peut accepter la cons-
cience d'un honnête homme.
Est-ce lu ce que sa conscience a dit au général
Roget, après le procès Zola? Que ce soit cela ou
autre chose, toujours est il que, de son propre aveu
elle a réclamé un supplément de lumières, et (|uc.
pour lui-même, le général a jugé nécessaire de faire
la revision, que le gouvernement refusait depuis plu>^
de quatre mois aux défenseurs de Dreyfus.
Les sentiments du général Roget. sur la néces-
site d'une revision, ont été partagés par ses chefs,
à la suite du procès Zola. — Il y a plus. Du moment
que les chefs du général Roget « l'ont autorisé à
faire une enquête, et lui ont donné toutes facilités
pour la faire », c'est donc que leur .sentiment, sur
la nécessité de cette enquête, n'était pas très éloij;né
du sien, et qu'eux aussi, le procès Zola les avait
rendue révisionnistes.
s LK GÉNftBAL ROGET ET DREYFl'S
Aiusi, sur le prinnipe même de la nécessité d'une
revision, le témoignage du général Rnget nous
apprend, qu'après la violente bataille de février 189H,
le ministère de la Guerre, considérant lui-même sa
victoire comme une victoire à la Pyrrhus, s'est, en
réalité, rangé à l'opinion de Zola.
Mais, tandis que^ mis en défiance par le juge*
ment à huis clos de l!^94, Zola réclamait une revi-
sion au grand jour, le ministère de la Guerre enten-
dait la faire lui même, hors du contrôle de l'opi-
nion, et en imposer ensuite les résultats. Il a fallu
l'accident arrivé à M. Cavaignac, le jour où il com-
muniqua à la Chambre le compte rendu sommaire
de cette revision, pour que la révélation complète
en devînt nécessaire, et c'est cette rcrlaion militaire
que nous possédons aujourd'hui, dans les déposi-
tions du général Roget, devant la Charnière crimi-
nelle de la Cour de Cassation. Le général Mercier,
M. Cavaignac, le général Zurlinden l'ont tous les trois
reconnu, en déposant avant lui ; ils ont prié la Cour
de s'adresser à lui, pour entendre démontrer, d'une
manière complète, que le bordereau devait être de
Dreyfus, et pour apprendre toute la série des actes
de trahison antérieurs, qu'il y avait lieu de lui
imputer.
CHAPITRE II
La revisioo personnelle, faite par le général Roget, a
délniit l'acte d'accusation, dressé en 181>4 par le com-
1 d'Ormeseheville, et rendu la révision
aire.
Divergences radicales entre l'acte d'accusation
d'Ormeseheville (1894) et l'acte d'accusation Ro-
get (1898). — Combien, publique ou non, une revi-
sion était nécessaire, c'est ce que démontre tout
d'abord le désaccord complet, qui apparaît au grand
jour, entre le rapport, dressé en 1894, par le com-
mandant d'OrmesfhevilIr- ^-^l- -lAposition du créné-
ral Roget.
10 Le commandant d'Ormeseheville et le général
Roget n'ont pas rétabli de la mairie mani^ro in dntf
qui manque au bordereau.
2"^ Le commandant d'Ormeseheville et le général
Koget n'ont pas dressé de la même manière la liste
des documents, que le bordereau éhumère, sans en
préciser la nature, excepté pour le Prq/'e^ de manuel
de tir.
«
* •
1'^ Date du bordereau.
Le commandant d'Ormeseheville a daté le bor-
dereau d'avril. — Le commandant d'Ormesche-
1.
10 LE (iÉNÉRAL ROOET ET DREYFUS
ville n'a dit nulle part, à quelle date le bordereau
avait été apporté au bureau des renseignements; il
n'a pas essayé de fixer, par le raisonnement, la
date à laquelle la pitVe avait été écrite. Il n'en est
pas moins évident, qu'il avait sur cette date une idée
très nette, et, pour ne l'avoir pas exprimée directe-
ment, il ne l'en a pas moins exprimée par allusion,
avec une parfaite clarté.
Trois fois, il donne la date des documents annon-
cés d'après lui par le bordereau, et ces dates sont :
le mois de février, pour la note sur Madagascar; le
14 mars (date officielle et connue), pour le Projet de
manuel de tir; le mois d'avril, pour la note sur les
troupes de couverture.
Pour la note sur la modification aux formations
de l'artillerie, il indique la date, à laquelle la sup-
pression des pontonniers devint officielle, et qui est
le 21 mai, jour où la loi fut définitivement votée.
Mais il ne se contente pas de cela : il déclare que
l'auteur du bordereau a envoyé sa note, sur ce sujet,
(juelques semaines avant que la transformation,
résultant de la suppression des pontonniers, ne fût
devenue officielle. Il est donc évident que, pour le
commandant Besson d'Ormescheville. le bordereau
avait été écrit -en avril, ou, au plus tard, en
mai 1894.
Le général Roget date le bordereau d'août. —
Au contraire de M. Besson d'Ormescheville, le gé
néral Roget a mis en forme la démonstration, par
laquelle il fixe la date du bordereau. Je n'en retiens
pour le moment que la conclusion : « En résumé,
I.K GÉNÉRAL ROGET Kl' UHEYFls IJ
la date à laquelle a été écrit le bordereau, peut ve
fixer, avec une très grande vraisemblance, au moi^
d'août '.et il y a certitude qu'on n'a pas pu avoir
des renseignements, sur les modifications aux for
mations de l'artillerie, avant le mois de juin. »
Ainsi, pour M. d'Ormescheville, le bordereau j)a-
raît d'avril, ou, au plus tard, de mai ; pour le général
Hoget, le bordereau, postérieur à juin, est vraisem
blablement d'août.
Le général Roget essaye en vain da dissimuler
ce désaccord gênant. — En vain le général Koget
a voulu se dis.simuler à lui-même cette divergence :
« Le rapport d'Ormescheville. dit-il, n'a pas essayé
d'établir la date du bordereau. » Peu importe que la
série des raisonnements, propres à établir cette
date, manque dans le rapport, si ce rapport est fait,
comme si la date avait été au préalable établie, et
s'il nous montre, par un passage précis, qu'en effet
elle avait été établie. Ici, le général Roget ferme
volontairement les yeux à l'évidence.
Cela ne lui suffit pas: il veut expliquer pouniuui
il les ferme. « Si, dit-il, le rapport d'Ormescheville
n'a pas essayé d'établir la date, c'est « qu'il n'y
avait aucun intérêt à le faire. » — Comment se
fait-il alors, que le général Roget se donne tant de
peine, non seulement pour étal)lir la date, mais
eucorepourmontrer comment il l'établit? «Je crois,
1. Ici le général Roget ajoute : « la dnte à laquelle il est
jiitrvenu nu ministère »), parenthèse incompri'Iiensibl».'
puisque 1»' général Roget a écrit lui-même, quelques ligues
.plus haut, que le bordereau était parvenu au ministère dt?
la Guerre entre le 2() et le 25 septembre.
1 -' M GÉNÉRAL fiOGET ET DBEYFUS
dit-il, qu'il est utile, tout d'abord, de fixer quelk-
est la date du bordereau. » Ce qui est utile en 189S
IV'tait en 1891 : la nécessité de préciser l't .c-.»;—
n'était pas moindre en 1891 qu'en 1898.
Enfin, dernier effort du général Kopet pour >u\)-
primer la divergence gênante, il la nie : « l'ersonne
n'a jamais dit au bureau (des renseignements) que le
bordereau fut d'avril. » Peut-être n'a-t-ou janiai-
parlé du bordereau au bureau des renseiguemeul^,
mais, làoommeailleurs,sironenaparlé en 1891, on
a dû en parler comme d'une pièce datant d'avril,
puisque cette date est exi)rimée par l'act»^ d'a<'cu>a-
tion lui-même.
Encore en janvier 1898. si l'on ne croyait plus, au
ministère de la Guerre, à la date d'avril, on jugeait
du moins nécessaire de faire .semblant d*y croire,
|)iii-(|ue Esterbazy a pu invoquer cette date pour sa
• Iciiiise, sans que le général de Luxer l'arrêtât.
Le désaccord du général Roget avec le com-
mandant d Ormescheville. sur la date du borde
reau. n'est pas autre chose qu un désaccord de
l'état-major avec lui-même, à quatre ans de dis
tance. — Il est trop clair, en effet, que ("était le
lui reau de renseignements qui, sous la haute
<lirection du général Gonse et la responsabilité dw
Lrénéral de Boisdeffre, avait, en 1891, documente
le commandant Besson d'Ormescheville, de
manière à lui faire accepter la date d'avril, si toute-
fois cette date ne lui a pas été donnée telle quelle.
Eu février 1898, lorsque le général de ÎVIbV»nx mn-
testa pour la première fois cette date
rite du ■'.'■■..'..-.1 ( ;/.,.... -,.,'ji fjf ;,p|>,^i.
LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS }'■'•
Ainsi nous sommes assurés, sans l'ombre d'une
réserve, que les mêmes personnes, qui soutiennent
depuis le procès Zola la date d'août, ont fait soute-
nir la date d'avril, en décembre 1894, par le com-
mandant d'Ormescheville, et l'ont laissé soutenir, en
janvier 1H98, par Esterhazy.
2' Pièces auxquelles se rapportent les
documents énumérés par le borde-
reau.
De même que le commandant d'Ormeseiievilie
et le général Roget diffèrent d'avis sur la date du
bordereau, ils diffèrent d'avis sur la nature et la
date des pièces, auxquelles se rapportent les notes
énumérées par le bordereau, à l'exception d'une
seule, le Projet de manuel de tir, qui e^t la seule
nominativement désignée.
Note sur le frein hydraulique du 120. — Pour
le général Roget, cette note est nécessairement
postérieure au 12 mai, date à laquelle prirent fin les
premières écoles à feu qui furent faites en 1894,
avec la pièce de 120 court, k frein hydropneuma-
tique.
Le commandant d'Ormescheville n'a fait aucune
allusion, dans son rapport, à la date où Dreyfus
aurait pu recueillir les éléments de cette note, et,
dans l'ignorance oià nous sommes de la procédure
f.t ,1.^. ri/.i.-.f. f]p isi(i) ,;! r,M,,-- f'st impossible de
l'i LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFU
savoir quelle allégation de Dreyfus, sur ce sujet, le
rapport dé(?lare inadmissible.
Mais, si la date à laquelle la suppression des
poutonniersest devenue officielle, était pour M. d'Or
meseheville le 21 mai. comme il déclare le borde-
reau antérieur de plusieurs semaines à cette date,
il n'a pu songer à des écoles à feu, qui se sont termi-
nées neuf jours seulement avant le 21 mai.
Note sur les troupes de couverture. — Pour le
général Roget, il s'agit de renseignements datant
d'août; pour le commandant d'Ormesrheville, il
s'agissait de renseignements datant d'avril.
• M. le général Roget allègue qu'il n'y a pas con-
tradiction entre lui et le commandant d'(>rmesclie-
ville, parce que, en effet, il y a eu sur les troupes
de couverture des modifications intéressantes à
noter en avril, comme en août, et que le comman-
dant était peu au courant des travaux qui se font
à l'état -major de l'armée.
La vérité, c'est que le commandant d'Ormesche-
ville n'était pcf^ du tout au courant des travaux de
l'état major, puisque ces travaux sont secrets»
et que le crime commis par l'auteur du bordereau
est précisément de les avoir divulgués. C'est par
l'état-major lui-même, que le commandant a été
mis au courant de ces travaux, et. s'il a indiqué la
date d'avril, c'est nécessairement sur les indica-
tions mêmes de l'état-major. Or. l'état-major sa
vait. aussi bien en 1891 qu'en 1898, que les travaux
faits sur la couverture en août étaient plus impor
t:tnf< '|iio le-- tra^niix friit« en a\!-i! •" -*"' m'i ni-.
LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS 11)
cru uénessaire de les indiquer à M. d'Orraescheville,
c'est qu'à la date alors fixée pour le bordereau, il
ne paraissait pas possible que cette pièce ait fait
allusion aux travaux d'août.
Cela paraît possible aujourd'hui au général
Roget. et là est la contradiction qu'il essaye en vain
de nier.
Note sur une modification aux formations de
l'artillerie. — On n'a pas pu avoir de renseigne-
ments sur ce sujet avant le mois de juin, dit le géné-
ral Hoget, c'est-à-dire non seulement après le vote,
mais encore après la promulgation de la loi.
« Il est inadmissible, a dit le commandant d'Or-
mescheville, qu'un officier d'artillerie ayant été
employé au 1^' bureau de l'étatmajor de l'armée
ait pu se désintéresser des suites d'une pareille
transformation, au point de l'ignorer quelt^ucs
semaines avant qu'elle devienne officielle. »
Ainsi, pour l'un, lanoteest à coup sûr postérieure
à- la promulgation de la loi; pour l'autre, elle était
nécessairement antérieure à cette môme promulga-
tion.
Sur cette divergence, le général Roget n'a pas
donné l'ombre d'une explication.
Note sur Madagascar. — M. le général Roget a
négligé de s'expliquer avec précision sur la date de
cette note. Le 22 novembre, il a constaté qu'il y
avait eu au ministère deux notes sur Madagascar ;
— la première purement géographique, établie en
dé^on.ti... iQrr< ?'•■>• 1'^ --ommandant Mollard. coi^iéo
18 LE GÊN-tRAL ROGET ET DREYFrs
on février 1894, dans l'antichambre du colonel dr
Sancy. par le caporal Bernolin; — l'antre '< autre-
ment pJus ira]x>rtante » {sic), donnant le plan de
<ampaf;ne, faite aumoisd'août.etdont les premières
ex|)éditions sont du 20, les expéditions définitives
du 21) août.
Il lui a bien fallu constater que M. d'Ormescheville
n'avait parlé que de la note de février. Mais, pour
exprimer sans doute que, d'après lui-même, il s'agis-
sait de la note d'août, le général Roget a ajouté qu'ii
ne savait pas si la seconde note avait été visée dans
les débats du conseil de guerre.
A cela il faut répondre deux choses :
1" Pour Madagascar, comme pour la couverture,
le commandant d'Ormescheville n'a pu mettre dans
son rapport que ce que l'état-major lui a appris, et.
par consériuent, c'est l'état-major lui-même qui a
désigné, eu 1894, la note de février;
2" Pour qu'il ait pu être fait allusion dans Ir-
débats à la note d'août, il eut fallu que la date
d'avril, donnée implicitement au bordereau par le
rapport d'Ormescheville, fût contestée aux débats, et
l)ar consé<iuent devant le colonel Picquart, (jui y
assistait; celui-ci n'aurait donc pas continué de
f-roire à cette date d'avril ; de même, il n'aurait pas
ét('' possible à Esterhazy de l'invoquer pour >a
défense, sans être arrêté par le général de Luxer.
Ainsi, M. le général Roget aurait pu, s'il l'avait
voulu, se rassurer lui-même et s'épargner une insi-
nuation : la note d'août n'a pa« été invoquée aux
débats de 18(i i
Il indique mi i • - m - ■ ..ni. ,;,. !,■ ■,'•■ .
LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS 17
lui, elle aurait dû lïïtre, car il fait observer à ce
propos, ((ue le rapport d'Ormescheville n'a pas
essayé d'établir la date du bordereau ; ce qui veut
dire que, s'il l'avait fait, il aurait visé, non pas la
note de février, mais la note d'août.
C'est l'unique et indirecte explication, que donne
le général Roget de la divergence, sur ce point, entre
le commandant d'Ormescheville et lui. Mais cette
explication est inadmisible, puisque le rapport
d'Ormescheville date réellement le bordereau : il
est évident que l'on ne peut à la fois croire le bor-
dereau antérieur à la suppression officielle des pon-
tonniers, et supposer qu'il fait allusion à la note
rédigée en août sur Madagascar.
Ainsi rien ne peut atténuer la divergence entre ce
que dit en 1894 le rapport d'Ormescheville, sur la
Note relative à Madagascar, et ce qu'en a dit en 1898
le général Gonse au procès Zola, le général Koget
dans sa déposition du 22 novembre. C'est un des
points où se montre le plus nettement la divergence
irréductible, entre la date assignée par l'état-major
au bordereau en 1894, et celle qu'il lui assigne
en 1898.
Je soup^^onne que M. le général Roget s'en est
rendu compte ; car, après avoir évité de se prononcer
catégoriquement sur ce point dans, sadépo.sition du
22 novembre, il a jugé bon de n'en pas souffler mot
dans celle du lendemain, bien qu'il fût eu plein
dans la discussion du bordereau. « Je ne parlerai
pas davantage, a-t-il dit, de la note sur Mada-
gascar. »)
Un point; c'est tout.
IS LK Gf:NÉRAL ROGET ET DREYFUS
Le(( Projet de Manuel de tir.» — T.mdisque, pour
le> quatre notes précédeutos, le bordereau doit être
interpr(!*té par hypothèse, il indique ici par son nom
un doeument officiel connu. Il semblerait donc que
tout désaccord fût impossible sur ce point, entre
le commandant d'Ormescheville et le ^'éuéral Kofi;et.
Ce désaccord n'en est pas moins facile à discer-
ner.
Le commandant dOrmescheviUe s'est contenté
d'indiquer la date du 14 mars, inscritesurle Projet,
et à parler, sans, les dater, de conversations avouées
entre Dreyfus et un officier supérieur du 2* bu-
reau.
Le j;éuéral Roget, en donnant les dates d'envoi
du Projet dans les corps, a montré combien ces
dates rendent invraisemblable que le bordereau
puisse être d'avril. « Les premiers envois, dit-il,
sont du 1() mars, et il n'ont pu parvenir aux desti-
nataires avant le 21 ou le 22; les autres envois du
Projet sont échelonnés du 10 mars au 12 mai. Pour
<iue le bordereau fût d'avril, il faudrait avoir su
qu'il existait, dès les premiers envois, et s'en être
fait prêter un aussitôt, alors qu'il n'y en avait qu'un
très petit nombre, et que chacun de ceux qui en
étaientnormalement détenteurs, avait d'al)ord intérêt
à en avoir connaissance. » C'est donc Ift un r:ii><ou-
nemcnt qui n'avait pas été fait en 18!» 1
Le jiénéral Roget établit en outre «jue, si Dreyfus
a i)U avoir à sa disposition un exemplaire du Projet
(le Manuel de tir, c'est postérieurement au 2S mai.
Voilà encore à quoi n'avait pas pris garde le com
LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFU>< 19
La gravité des divergences, entre l'interpréta-
tion ancienne et 1 interprétation actuelle du bor-
dereau, s'est manifestée avec éclat au procès
Zola. — Ainsi, etendéfinitive, datesupposéedu bor-
dereau,date et nature supposées des documents livrés,
date où Dreyfus a pu avoir le Prq/e^ de Manuelcle tir,
tout a changé de 1894 à 1898. La base de l'accusa-
tion contre Dreyfus, telle qu'elle est actuellement
établie au ministère de la Guerre, n'est plus la
même qu'il y a quatre ans, ou, en d'autres termes,
pour maintenir l'accusation, on a reconnu qu'il
fallait en modifier les éléments essentiels.
Que ce soit là un fait capital, c'est ce qu'a mon-
tré la fameuse audience du 17 février, au procès
Zola. Si le général de Pellieux s'y décida brusque-
ment au coup de théâtre qui assura la condamna-
tion, en révélant l'existence d'une pièce où le nom
de Dreyfus était écrit en toutes lettres, c'est parce
qu'une discussion entre le général Gonse et
M* Labori, au sujet de la note sur Madagascar,
venait de rendre évident que l'état-major ne datait
plus le bordereau de la même façon qu'en 1894, et,
par conséquent, que Dreyfus avait été condamné
sur des chefs d'accusation abandonnés depuis.
Le général de Pellieux a eu, à ce moment-là, le
sentiment très net, que la croyance du jury à la cul-
pal )ili té de Dreyfus venait d'être ébranlée par
l'apparition inattendue de cette divergence entre
l'interprétation officielle du bordereau en 1898 et
«•pII.. ,1,. 1804.
•20 LE GÊNflRAL ROGET ET DREYFL-
La divergence <les interprétations officielles du
bordereau, en 1894 et 1898. constitue un fait nou-
veau, et fait, en réalité, -du bordereau lui-même
une pièce nouvelle. — Cette divergence est -elle
moins grave eu mai IWO qu'en février 1808, alors
(ju'elle apparait plus complète et plus pr'^'fonde?
Au regard du simple bon sens il semble que. si la
premi«'re interprétation n'est plus la V>onne. la
seconde a besoin d'être vérifiée à son tour: et il est
nécessaire aussi de vérifier, par quel hasard extraor
naire. de prémisses différentes a pu mic
conclusion identique.
Mais plaçons-nous au point de vue juridique. Si
la divergence entre les expertises de 1H94 ef celles
de 181)7. sur l'écriture du bordereau, a pu paraitre un
fait nouveau, rendant recevable la demande en révi-'
sion. est-ce <|ue la divergence entre les interpréta-
tions que l'état majora données, en 189-1 et en 1898.
du bordereau, n'est pas, à bien plus forte raison, un
fait nouveau, propre à déterminer la revision?
Je vais plus loin. Je dis qu'il n'y a pas seulement
fait nouveau, mais pièce noiicelle. Le papier et
l'écriture du bordereau sont les môme* en 1899
qu'en 1891 ; mais l'interprétation qu'en donne le
général Roget, l'a renouvelé entièrement dans son
essence et dans sa signification. L'interprétation
ancienne a cessé de prouver la culpabilité de Drey-
fus; il est impossible d'assurer par avance que
l'examen de l'interprétation nonvcll' ' ' ■' •••• p'^
à son tour, à le disculper.
Avant toute discussion surle fond, la déposition
du général Roget, sur le bordereau, rend la revi
LE GÉNÉRAL ROGKT ET DREYFUS JI
sion nécessaire. — Acceptée telle quelle, la partie
(io la dépos;itiuu Roget qui regarde le bordereau,
1. en changeant la date de cette pièce et en en
reuou\ elaut le fond, rendu la revision absolument et
jiiridiquenieut nécessaire.
Le général Zurlinden, en se fondant sur la
démonstration Hoget, a supplié la Cour de rejeter
la revision, parce que le nouveau conseil de guerre
serait appelé à juger Dreyfus, avec les mêmes preu-
ves et dans les mêmes conditions que l'ancien
conseil de L^ierre. et qu'ainsi la condamnation serait
(■••riili
Je peu>e qu il est inutile d'insister bien longtemps,
li»)ur montrer que cet argument est directement
iipposé à la réalité. Considérée comme acte d'accu-
>ation de Dreyfus, la déposition Roget présente des
preuves tout à fait différentes de celles qu'a présen-
tées le rapport Bessoù d'Ormescheville, et, par
conséquent, un nouveau conseil de guerre ne jugerait
pas dans les mêmes conditions que l'ancien; la
lefense se renouvellerait comme s'est renouvelée
l'accusation, et, tant que cette défense n'a pas été
prononcée, nul ne i>eut dire que le nou\eau juge-
iieot serait identique au premier.
CHAPITRE III
Pour toutes les charges qui no résultent pas du bordereau,
les accusations du trénéral Uoget ne coïncident exacte-
ment, ni avec celles du dossier secret de IWM, ni avec
celles de M. Cavaignac et du capitaine Cuiguet, en, 1898
et 1890; d'où nécessité de contrôler.
Le général Roget a renouvelé, en même temps
que le bordereau, les autres charges invoquées
contre Dreyfus, secrètement en décembre 1894,
publiquement en juillet 1898. — Ce n'est pas seu-
lement par l'interprétation du bordereau que le
général Roget a renouvelé l'acte d'accusation contre
Dreyfus; il l'a renouvelé aussi, en y faisant entrer
les charges qui n'avaient pas paru, en 1894, dans
lo rapport Besson d'Ormescheville, et qui avaient
fait l'objet d'une comnimiicMtidn sf( rt'-fp .m .(nixcil
de guerre.
Je ne m'attarderai pa* àdcuioiitier coiiotuianiu
nication secrète, établie aussi bien par le refus de
répondre des généraux Mercier et de Boisdeffre
(jue j)ar les témoignages précis du colonel Picquart
et de M. Casimir- Perier. Il suffit de constater que
les accusateurs de Dreyfus avaient, en 1894, cons-
titué une sorte d'armée de réi^erve d'accusations,
qui s'incorpore aujourd'hui dans l'armée active.
Ll (iÉNÉRÀL ROGET ET DREYFUS 2H
C'est M. Cavaignao qui, le premier, y eut pul»li<|ue-
ment recours, dans la fameuse séaneeduT juillet 18i)8,
à la Chambre des députés. Toutefois les pièces dont
il douna lecture à la tribune ne furent pas, sauf
une, les mêmes que celles qui avaient été commu-
niquées au conseil de guerre, en 1894. En outre,
il indiqua l'existence d'une sorte de seconde réserve
d'accusations en déclarant qu'il ne parlerait pas des
pièces « qui n'app portaient, au sujet de l'affaire,
que des présomptions concordantes, qui, cepen-
dant, par leur concordance même, pèsent sur
l'esprit d'une façon décisive ».
Dossier secret, pièces lues par M. Cavaignar,
pièces réservées par lui, le général Roget a tout
réuni en un faisceau d'accusations nouvelles, d'actes
de trahison antérieurs au bordereau, et dont l'auteur
serait, d'après lui, Dreyfus.
11 n'y a pas là, juridiquement, le fait nouveau ou
les pièces nouvelles, propresàdéterminer larevision,
puisque, au lieu d'être de nature à établir l'innocence
de Dreyfus, ils semblent, à première vue, de nature
à renforcer l'idée de sa culpabilité.
Cependant, si l'on constate, avant tout examen
>ur le fond, qu'une partie des charges invoquées
secrètement contre Dreyfus en décembre 1894, e
publiquement en juillet 1898, sont aujourd'hui
abandonnées par le général lloget, il est évident
qu'au point de vue du sens commun et de la
morale, il y a, de ce côté comme du côté du bor
dereau, un renouvellement de l'accusation, qui
annule la plupart des charges anciennes, etobligeà
examiner les nouvelles.
•.»'i LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS
Pièces secrètes communiquées au conseil de
guerre, en 1894. — Le dubsier secret commuuiqu»'
au fonseii de guerre, en 1894, renfermait au mois
d'août ISiKj, lorsque Picquart se le fit remettre par
Gribelin. quatre pièces, qu'il a énumérées, d'abord
dans sa lettre au Garde des sceaux Sarrieii, repro-
duite dans le rapport du conseiller Bard, puis
dans sa déposition devant la Chambre criminelle de
la Cour de Cassation.
I. La première est une sorte de brouillon mémento,
de la main de Scbwarzkoppeu, parvenu au
bureau des renseignements de l'état major général
en janvier 1894, et dont la traduction officielle a été
donnée à la Cour do Cassation par le capitaine Cui-
gnet, interprète du dossier secret : « Doute. Preuve.
Lettre de service. Situation dangereuse pour moi
(irec un officier français, ye pas conduire person-
nellement de négociations. Apporter ce qu'il a.
Absolu. Bureau des renseignements. Aucunes rela
lions corps de troupes. Importance seulement du
ministère. Déjà quelque part ailleurs. )'
II. Une pièce arrivée, d'après la dép.-'.w .i, tiu
capitaine Cuignet, au bureau des renseignements
aux premiers jours de 1894, reconstituée seulement
eu juillet. C'est, toujours d'après le capitaine Cuignet,
une lettre de Panizzardi à Sclnvarzkoppeu, où
se trouve le passage suivant : n J'ai écrit encore au
colonel Dacignon, et c est pour ça que Je vous prie,
si cous avez l'occasion de cous occuper de cette
qv.t'xtion avec votre ami, de le faire particulièrement .
en façon que Davignon ne vienne pas à le sn-
roir. Du teste, il répondrait pas, car il faut jo-
LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS 25
mais faire voir qu'un agent s'occupe de l'autre. »
in. La pièce fameuse, connue sous le nom de
u Ce canaille de D... », c'est une lettre de
Schwarzkoppen à Panizzardi, signée Alejcandrine
et datée du 16 avril 1891. Ni le capitaine Cuignet
ni le général Rogct n'en ont donné le texte à la Cour
de Cassation. Voici celui que M. Cavaignac a lu à la
Chambre, le 7 juillet 1898 : « Je regrette bien de ne pas
vous avoir ru avant mon départ. Du reste je seraidc
retour dans huit Jours. Si-joint 12 plans directeurs
de... (Ici figure le nom d'une de nos places fortes'.)
que ce canaille de Z)... m'a donné pour vous. Je lui
ai dit que vous n'aviez pas l'intention de reprendre
les relations. Il prétend qu'il y a un malentendu et
qu'il ferait tout son possible pour vous satisfaire. Il
dit qu'il s'était entêté et que vous ne lui en voulez
pas. Je lui ai répondu qu'il était fou et que je ne
croyais pas que vous voudriez reprendre les rela-
tions avec lui. Faites ce que vous voudrez. »
IV. La quatrième pièce du dossier secret de 189 1
était, d'après la déposition de Picquart [23 novem-
bre 189S), « un rapport indiquant que l'attaché
militaire E se serait rendu en Suisse, sans une
autorisationspéciale.Schwarzkoppenl'auraitsUjetil
s'en serait plaint au 2^ bureau. Comme on avait su
le départ de E au 2*' bureau, par le service des ren
seiguements, celui-ci enainduitque Schwarzkoppen
avait été averti par son ami du 2^ bureau ».
D'après le capitaine Cuignet, il y aurait sur co
sujet deux rapports d'agent : un de fin mars et un
2(i LK GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS
du (3 avril. (Déposition du 5 janvier.) C'est proba
blement pour cela (jue le colonel Picquart a cru se
souvenir que la quatri/'itie i>i»"'*'e du do^^;,^.- -•>■>-'< •'.•
189-1 était double.
Pièces lues par M. Cavaiguac à la tribune de la
Chambre, le 7 juillet 1898. — Des quatre pièces du
dossier secret de ISÎJl, une seule a été lue k la
Chambre par M. Cavaignac, c'est la pièce « Ce
canaille de D... » désignée au paragraphe précédent
par le chiffre III.
Il a lu, en outre, le faux Henry, où le nom de
Dreyfus se trouvait en toutes lettres, et une troisième
pièce où se trouvait l'initiale D..., et que je noterai,
pour les références du chiffre \'.
\ . K Cette pièce, a dit le capitaine Cuignet
{JJejiùsition du 6yrtnrier.),estuuclettreauthcnti(iue,
écrite au crayon noir, sur papier quadrillé, par
Panizzardi à Schwarzkoppen. Son texte est le sui-
vant : t Mon très cher ami, hier au soir. J'ai Jini
parfaire appeler le médecin gui m'a défendu de
sortir. Ne pouvant donc aller chez vous demain, je
vous prie de venir chez moi dans la matinée, car
D... m'aporté beaucoup de choses très ijitéressantes,
et il faut partager le travail, ayant seulement dix
jours de temps. Tâches donc dr rfirr à... qvr -■ ■■■
ne pouvez pas monter. »
Ce texte n'avait été lu que partiellement par
M. Cavaignac.
Il avait dit que la pièce, lorsqu'elle est parvenue
au bureau des renseignements, avait reçu l'indi-
l'Mtion '-uivantc : M-— f-'^'l.
LE GÉNÉRAL ROOET ET DREYFUS 27
:Sur les six pièces, composant le dossier secret
de 1894 ou lues à la tribune en juillet 1898 par
M. Cavaignac. trois seulement sont retenues par
le général Roget. — Telles étaient les pièces qui
avaient servi à faire ou à confirmer la conviction du
conseil de jçuerre de 1894, et qui contribuèrent à
faire celle de M. Cavaignac, après son arrivée au
ministère de la Guerre. < )r le général Roget en
abandonne la moitié.
Il va sans dire qu'il ne retient pas le faux
Henry; il ne dit pas un mot non plus de la pièce IV
ni de la pièce V.
Pour la pièce IV, j'ignore ses motifs et s'il a
pensé, comme le conseiller Bard, que le rapport
était tout à fait étranger à l'affaire. Le capitaine
Cuignet l'a, au contraire, conservé, en indiquant
que la section du 2" bureau, informée par le bureau
des renseignements de la mission confiée en Suisse
à un agent étranger, était précisément celle dont
faisait partie Dreyfus.
Par contre, c'est le capitaine Cuignet qui s'est
chargé d'expliquer à la Cour pourquoi le général
Roget n'avait fait aucune allusion à l'une des pièces
queM. Cavaignac avaitcommuniquéesàlaChambre,
le 7 juillet 1898.
Présentée au général Gonse en août ou sep-
tembre 1896, c'est alors qu'elle a reçu la date
d'entrée de mars 1894.
L'initiale D... y recouvre une autre initiale effacée
à la gomme.
Les trois points qui suivent D. . . , appuyés et grossis
plus que les points de ponctuation, recouvrent des
28 LE OÉKÉRAL RCKiET ET DREYFUS
lettres qui ont été effacées, et occupent un intervalle
d'une «''tendue absolument anormale, lorsqu'on se
contente de mettre une initiale. C'est un faux.
*Ainsi, en dehors du bordereau, les éléments sur
lesquels le g«^néral Hoget fonde actuellement sa
conviction de la culpabilité de Dreyfus ne com-
prennent ni tous ceux qui ont été soumis au conseil
de guerre en 1894, ni tous ceux qui ont servi à
M. Cavaignac en 1H98. Pour les faits de trahison
antérieurs au bordereau, comme pour le bordereau,
il y a donc, dans la déposition du général Roget,
motifs à revision, et quelque confiance que l'on
puisse avoir dans son impartialité et dans ses lu
migres, il n'y a pas de raison a priori qui nous
force à tenir pour probantes les pièces qu'il a réser-
vées et considérées comme telles.
Parmi les trois pièces de 1894 et 1898. que le
général Roget conserve comme probantes contre
Dreyfus, il y en a une sur laquelle il ne s accorde
ni avec M. Cavaignac ni avec le capitaine Cuignet.
— La meilleur preuve que l'appréciation du général
Roget doit être vérifiée, c'est que, sur le*^ pièces
réservées, elle ne s'accorde pas complètement avec
celle de M. Cavaignac et celle du capitaine Cuignet.
Le capitaine Cuignet a dit à la Cour : « Rien ne
prouve que la pièce « Ce canaille de £)... » désigne
Dreyfus ». Il ajoute même qu'il serait plutAt de l'avis
de Picquart, qui estime qu'elle ne peut s'appliquer
:i Dreyfus, étant donné le sans-gêne avec lequel Tau
teur de la lettre traite ce D...
Quant :ï M. Cavaignac, qui avait lu la pièce à la
LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS 29
tribune, voici sa déposition (10 novembre.) : « Sur
interpellation de M. le président, M. Cavaignac
rappelle qu'il a dit à la Chambre que ces pièces où
fi-rure l'initiale D... pouvaient laisser subsister cer-
tains doutes, et il ajoute qu'il ne s'appuierait pas
sur ces pièces sans quelque réserve.
« Il est frappé dans une certaine mesure de ce que
le ton sur lequel il est parlé de Dreyfus, dans ces
pitK^es, ne concorde pas très exactement avec la
situation des agents étrangers, vis-à-vis d'un officier
leur livrant les secrets essentiels de la défense;
malgré les indices qui permettraient d'attribuer à
Dreyfus la livraison des plans directeurs, il pense
que cet acte de trahison ne s'adapte pas. aussi bien
que les autres, avec les conditions que remplissait
Dreyfus. »
Puisque le capitaine Cuignet et M. Cavaignac
accusateurs de Dreyfus, comme le général Roget, ne
partagent pas son avis sur un document aussi impor-
tant, n'est il pas évident'qu'il convient de les dépar-
tager, et que, même au ministère de la Guerre, la
culpabilité de Dreyfus n'est pas établie aujourd'hui
d'une façon tellement assurée qu'elle soit au-dessus
ri." tf.iif <1t^<ontiment?
Pour les chefs d'accusation nouveaux, laccord
n'est pas absolu entre le général Roget et le capi-
taine Cuignet. — Cette impression se trouve confir-
mée lorsqu'on examine les chefs d'accusation que
le général Roget ajoute à ceux de 1894 et 1898,
d'après le dossier secret d'aujourd'hui. Il y en a six :
Il accuse Dreyfus :
2.
30 LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS
P D'avoir livré le secret du chargement des obus
à la mélinitc ;
2^ D'avoir livré l'obus Kubin;
S** D'avoir livré un cours de l'École de guerre;
4'» D'avoir livré des plans directeurs de forteresses ;
r»" D'avoir livré l'organisation militaire des che
mins de fer ;
6" d'avoir fait connaître le nombre de batteries de
120 court attribuées à la IX® armée.
De ces six chefs d'accusation, les trois premiers
et les deux derniers se retrouvent dans la déposi-
tion du capitaine Cuignet; mais il élimine le qua-
trième dans les termes suivants :
(( La première partie du dossier secret nous
montre que, dans le courant de 1893, il y avait des
fuites au ministère de la Guerre. Nous avons la
preuve que des plans directeurs des places fortes
parvenaient à une puissance étrangère. J'ignore
absolument si ces faits peuvent être attribués en tout
ou en partie à Dreyfus, et rien dans le dossier ne i^er-
met, je crois, d'affirmer quoi que ce soit à ce sujet. »
Si le général Roget a pu, sur ce point, se fier à
des apparences, auxquelles le capitaine Cuignet ne
s'est pas laissé prendre, c'est une raison de plus
pour vérifier si, sur les cinq autres points, les
raisons du général ont été plus solides, et si le
capitaine a bien fait de les admettre.
Ils sont, d'ailleurs, en dissentiment apparent
encore sur un autre point. Le capitaine Cuignet
parle d'un ordre de bataille des armées, qui aurait
été livré par Dreyfus, et dont il n'est pas question
dans la déposition du général Roget.
LE <>ËXÉRAL ROGET ET DREYFUS 31
Nécessité d'examiner de près comment le géné-
ral Roget a établi son acte d'accusation contre
Dreyfus. — L'acte d'accusatiou dressé par le géné-
ral Roget contre Dreyfus ne coïncide exactement :
— Xi avec l'acte d'accusation secret dressé, en
décembre 1891, par du Paty de Clam ;
— Ni avec l'acte d'accusation apporté à la tribune,
en juillet 1898, par M. Cavaignac;
— ^ Ni avec l'acte d'accusation présenté à la Cour
de Cassation, en novembre 1898, par le môme
M. Cavaignac;
— Ni avec l'acte d'accusation présenté à la Cour
de Cassation, en décembre 1898 et janvier 1899, par
le capitaine Cuignet.
Il est, d'autre part, on l'a vu, en opposition abso-
lue, sur tous les points, avec l'acte d'accus9,tion
régulier, dressé en décembre 1891, par le comman-
dant Besson d'Ormescheville.
Aux motifs de désirer que la Cour de Cassation
ordonne une revision judiciaire du procès Dreyfus,
s'ajoutent donc des raisons facilement visibles et
appréciables, pour que, en attendant l'arrêt de la
Cour, les méthodes de recherche et de raisonnement
du général Roget soient soumises à une critique
approfondie.
C'est ce que je me propose de faire en étudiant
successivement :
1" Les charges établies contre Dreyfus pour des
actes de trahison antérieurs au bordereau;
2» Les charges résultant du bordereau ;
H° Les arguments- moraux et psychologiques
ajoutés aux arguments de faits.
DEUXIÈME PARTIE
AVANT LE BORDEREAU
CHAPITRE IV
Tablt^au cliroii>jl<>.L;iqiK' .i.^ ju, comptions ciu ..lu.uii.-.-^
■ relevées oontre Dreyfus, par le général Roget, pour des
faits <!•> tpalii^"" -iiit.'vi.Mn'^ -mi h.u-.l.Toni".
Comment le général Roget a groupé les accu-
sations antérieures au bordereau. — « Je suis
remoutO, dit le général lioget, jusqu'aux premiers
actes d'espionnage dont j'ai pu saisirla trace dans les
dossiers jusqu'en 1887. J'ai reconnu que, pour cer-
tains actes de trahison antérieurs à 1892, i 1 y aval t pré-
somption qu'ils pouvaient être attribués à Dreyfus. »
Et, plus loin, revenant encore là dessus : « Indé-
pendamment du bordereau, dit-il, il y a d'autres
actes de trahison, pour lesquels il y a présomption
grave que l'auteur est Dreyfus, »
Le général Roget n'a pas présenté d'un seul coup
LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS 38
la série complète de ces présomptious graves. S'étant
tout d'abord interdit de remonter dans ses recherches
au delà de 1892, il n'a parlé, au commencement de
sa déposition du 21 novembre, que des faits com-
pris entre 1892 et 1894. C'est seulement à la fin de
cette séance, et après avoir donné des explications
sur l'authenticité du bordereau, qu'il a indiqué les
laits compris entre 1887 et 1892.
Il y a donc un certain désordre dans cette partie
de la déposition, et, pour la clarté de l'exposition
comme pour celle de la critique, il me paraît néces-
saire de réunir en un seul tableau ces deux catégo-
ries de faits et de les présenter tous ensemble dans
leur ordre chronologique.
I. Chargement des obus à mélinite (1890). —
Eu 1890, le service des renseignements reçut des
débris de papier calciné, sur lesquels il ne restait
que l'extrémité des lignes à droite. La direction de
l'artillerie y reconnut la copie d'une instruction
relative au chargement des obus à mélinite. L'ex-
pertise sur l'écriture n'a pas donné de résultat défi-
nitif, dit le général Roget, mais le papier est un
papier pelure analogue à celui du bordereau, et,
en 1890, Dreyfus était à l'École de pyrotechnie.
Donc, présomption grave que Dreyfus a livré le
se<"ret du chargement des obus à mélinite, en 1890.
II. Obus Robin (1891). — Il y a,entreleshrapnell
de campagne d'une puissance étrangère et l'obus
Robin, une ressemblance singulière. Or Dreyfus a
été à l'Ecole de pyrotechnie de Bourges, où se fai-
saient les études de l'obus Robin, de septembre 1889
3'l LE OÉXÉRAL ROOET ET DREYFUS
à la fin de 1890; étant à l'École de guerre (1891-92),
il a. sous un prétexte qui paraît mensonger, demandé
à un de ses camarades de la Pyrotechnie, le capi
taine Rémusat, des renseignements sur les der
nières expériences faites avec l'obus Robin. D'autre
part, le shrapuell de campagne étranger, qui res-
semble à l'obus Robin, a été adopté en 1891. Donc
présomption grave que Dreyfus a livre ]o ^crrot de
l'obus Robin, vers 1891,
III. Cours de l'École de guerre (1891-92). —
Un fait très significatif, sur lequel le général Rogct
manque de précisions suffisantes et renvoie la Cour
au capitaine Cuiguet.
IV. Plans directeurs des places fortes (1893). —
« Pendant les années 1892-93, la correspondance
(saisie) au ministère de la Guerre traite surtout des
plans directeurs des places fortes. J'ai pu, dit le
général Roget, constater simplement, en ce qui
concerne ces actes de trahison, que Dreyfus avait
eu la possibilité d'avoir ces plans directeurs. »
Il s'agit évidemment de l'année 1893, puisque
Dreyfus n'est entré à l'état-major que cette an-
née là.
V. L'artillerie lourde de la neuvième armée,
(1893). — (( Une pièce arrivée au ministère, par la
voie des papiers déchirés, en octobre ou novembre
1895, ^montre que Schvvarzkoppen venait d'avoir
connaissance qu'un certain nombre de batteries de
120 avait été attribué à la neuvième armée.
«...Le renseignement, dit le général Roget, venait
d'une pièce officielle de l'année 1893. » Cette pièce
serait une note faite au l*"" bureau, dans une section
LE liÈNÉRAL ROGET ET DREYFUS 35
OÙ se trouvait Dreyfus. La minute de cette note a,
parait-il. dispara.
VI. Organisation militaire des chemins de fer
français (fin 1893). — Il s'agit d'une pièce saisie
en avril 1891. mais « pouvant, dit M. Roget, remon
ter à une date plus éloignée. Dans cette pièce, Paniz-
/ardi dit à Scliwarzkoppen qu' « il ta recevoir
l'organisation militaire des chemins de fer fran-
çais ».
Cette pièce, d'après le général Roget, peut dési-
gner Dreyfus; il en donne diverses raisons, que
nous examinerons plus tard.
VII. Lettre où il est question du colonel Davi-
gnon(1894). — C'est une lettre de Panizzardi à
Schwarzkoppen, qui a figuré au dossier de 18iM,
et dont j'ai dc'jà donné le te.xte, page 24. Il y est
question d'un ami de Schwarzkoppen, qu'on sup-
pose un officier du 2® bureau. Le général Roget
trouve cette relation suspecte; il veut que l'ami sus-
pect soit Dreyfus.
VIII. Relations d'un officier français avec rat-
taché militaire allemand, révélées par une dépê-
che en clair adressée à cet attaché, à la fin de 1893.
et un mémento de cet attaché, saisi en janvier 1894.
— 11 s'agit de la dépêche envoyée en clair de Berlinà
M. de .Schwarzkoppen: n Chose aucun signe d'état-
hiiijov ". et du mémento qui a figuré, en 1894, dans le
dossier >ecret, et dont le texte, donné à la Cour par le
général Roget, est : « Doute. Preuve. Lettre de ser
rice, situation dangereuse pour moi avec un officier
français. Xepas conduire personnellement de négo-
ciations. Apporter ce qu'il a. Absolu. Bureau des
3<i LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS
renseignements '. Aucune relation corps de troupe.
Importance seulement sortant du ministère. Déjà
quelque part ailleurs. »
M. Roget se borne à signaler cette pièce dans la
série des actes qui peuvent être attribués à Dreyfus,
et, pour tout commentaire, fait remarquer qu'elle
exclut toute relation de Schwarzkoppen ou de son
correspondant avec la troupe.
IX. Lettre du 16 avril 1894. — C'est la pièce
connue sous le nom de « C e canaille de D... ))AI. Roget
n'en donne pas le texte. J'ai déjà donné, page 25,
celui que M. Cavaignac a lu le 7 juillet 1898 à la
tribune de la Chambre. « Tout ce que je peux en
dire, dit à la Cour le général Roget, c'est que l'iui
tiale peut désigner Dreyfus, et que Dreyfus a eu la
possibilité d'avoir les plans directeurs dont il est
question (Nice). C'est tout ce que je peux dire. »
Pas une certitude, mais neuf présomptions con-
cordantes. — Il y a donc, antérieurenieut au lior
dereau, neuf faits ou indices de faits, au sujet des-
quels le général Roget a exposé, plus ou moins
nettement, à la Cour la pensée que Dre\ fu-< pouvait
bien être suspecté de trahison.
La première observation qui se pic^tuic .t i l>
prit, en présence de ce tableau formidable, c'es(
que, pas une seule fois, le général. Roget n'a
exprimé la certitude absolue que Dreyfus fût cou
pable. Certains actes antérieurs à 181)2 peurenf
t'tre attribués à Dreyfus. —^Dreyfus a eu lApossi
hiliiÉ d'avoir les plans directeurs. — L'initiale
1. fcs trois d(^rni<'i's mots en français.
LE (iÊNÉRAL ROfiET ET DUKYKLS "7
D.peut désigner Dreyfus. — La lettre sur les che-
mins de IcT peut désigner Dreyfus. — La lettre où
il est question de Davignon semble prouver que
Çohwarzkoppen avait un ami au 2® bureau. —
Telle est la forme la plus fréquente sous laquelle
se présentent les accusations du général Roget.
D'autres fois, il se borne à indiquer des coïnci-
dences : la présence de Dreyfus à l'Ecole de pyro-
technie, au l" bureau ou au 2" bureau, à des
époques contemporaires de certains faits ou de
certaines pièces suspectes. « Je veux seulement faire
remarquer, a dit de son côté le capitaine Cuignet,
que, partout où est passé Dreyfus, École de pyro-
technie, l*"" bureau de l'état-major, section du
commandant Bayle, on a constaté des fuites de ren-
seignements secrets concernant l'artillerie. » C'est la
même pensée que celle du général Roget. Ces
coïncidences ne sont pas des preuves compl.'tes;
elles indiquent des possibilités.
Pour toutes ces possibilités, c'est encore le
capitaine Cuignet, qui a donné la formule générale,
à la place du général Roget : « La preuve de la
culpabilité de Dreyfus ne ressort de l'examen du
dossier que par une sorte de déductions et de pré-
somptions concordantes. » La concordance est ce
qui semble avoir rassuré les accusateurs de Dreyfus
sur ce qu'ont de fragile de simples possibilités.
C'est de cette concordance que M. Cavaignac avait
dit le premier, dans son discours du 7 juillet,
« qu'elle pesait sur l'esprit d'une façon déci-
sive ».
Il n'est pas nécessaire d'insister beaucoup sur c<^
3
38 LE (iÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS
([vi'a d'enfantin cette manière d'incliner avec sou-
mission son esprit, sious le poids décisif d'appa-
rences, de possibilités, de présomptions concor-
dantes. Dans le monde des apparences, la concor»
dance des apparences n'est elle-même qu'une
apparence : neuf apparences concordantes n»' sau
raient jamais valoir une réalité prouvée.
Dans une lettre à M. Scheurer-Kestner. :i |)i()[)os
du rapport Besson d'Ormeschcville, M. Dmlaux
écrivait, le 8 janvier 1898 : « Je pense que si, dans
les questions scientifiques que nous avons à résoudre,
nous dirigions notre instruction comme elle semble
l'avoir été dans cette affaire, ce serait bien par
hasard que nous arriverions à la vérité. Nous avons
des règles tout autres, qui nous viennent de Bacon
et de Descartes : garder notre sang- froid ; ne pas
nous mettre dans une cave pour y voir plus clair ;
croire que les probabilités ne comptent pas, et que
cent incertitudes ne valent pas une certitude \ )>
Lorsqu'on a sous les yeux le tableau des accusa-
tions que, sous le titre de présomptions concor-
dantes, le général Roget a réunies contre Dreyfus,
pour la période de quatre années qui précède le
l)ordereau, ce jugement de M. Duclaux semble
aussitôt avoir été fait pour l'accusateur daujourd'hui
comme pour celui de 1894. Les analyses critiques
<|ui vont suivre permettront de vérifier si c'est là
un jugement trop sévère.
1. E. T)i(U\v\, Propos d'un solitaire, p. 1.
CHAPITRE V
Prises dans leur ensemble, les présomptions réunies par
1»' icénéral Roget ne concordent pas nécessairement
contre Di-eyfus, et se partagent même en deux ^a-oupes
discordants.
Pour établir sa liste de possibilités contre
Dreyfus, le général Roget a t-il tenu compte des
possibilités dirigées dans un sens différent? — Il
y a lieu d'examiner, avant tout, comment le général
Roget s'y est pris pour établir la liste des accusa-
tions possibles, qui a été reproduite au chapitre
précédent. « Je suis remonté, a-t-il dit, jusqu'aux
premiers actes d'espionnage dont j'ai pu saisir la
trace dans les dossiers^ c'est-à-dire jusqu'en 18S7. »
En d'autres termes, le général Roget a fait, d'après
les dossiers, toute l'histoire de l'espionnage en
France depuis 1887, et, des faits ainsi coUigés, il a
extrait ceux qui lui paraissaient pouvoir être attri-
bués à Dreyfus.
Pour établir cette possibilité, il a dû tenir compte
des possibilités contraires, et, par suite, laisser de
coté tous les faits qui paraissaient pouvoir être
attribués à d'autres qu'à Dreyfus. Le général Roget
a indiqué à la Cour qu'il s'était rendu compte de
cette obligation, puisqu'il avait cru devoir tout
ÀO LR OfcNÊRAL ROGET ET DREYFUS
d'abord laisser de côté tous les faits antérieurs à
l'affaire Borup Greiner, en 1892.
Comment le général Roget a-t-il fait le départ
entre les possibilités Dreyfus et les possibilités
Greiner ? — Illui avait semblé, à première vue, que,
dans cette première période, tout soupçon contre
Dreyfus devait être écarté a priori, puisque les
soupçons pouvaient se porter, pour les actes dont
l'auteur n'avait pas été découvert, sur l'espion Grei-
ner. Cependant le général Roget a découvert,
depuis, que certains actes de trahison, antérieurs à
1892, pouvaient être imputés à d'autres qu'à Greiner,
et qu'il y avait présomption, notamment pour quel-
ques-uns, qu'ils pouvaient être attribués à Dreyfus.
Malheureusement le général Roget n'a pas dit
comment il était passé de la première idée à la
seconde, et surtout, il n'a pas dit si, ni comment il
avait reconnu que certains faits ne pouvaient pas
être attribués à Greiner. C'était là une démonstration
indispensable; car, si ces faits, tout en pouvant
être imputés à d'autres que Greiner, et notamment
à Dreyfus, peuvent aussi être attribués à Greiner, il
n'y a aucune clarté décisive, aucune raison de se
prononcer dans un sens plutêt que dans l'autre, et
le général Roget n'a pas le droit de retenir ces faits
contre Dreyfus.
Il y a eu d'autres affaires que l'affaire Greiner,
dont le général Roget n'a pas tenu compte, en
dressant sa liste de possibilités contre Dreyfus.
L'affaire Boutonnet. — Le général Roget ne s'e>t
p;»<: l'ontt'n»'' '1" fu'océder p^w ••iffirin.Tflon-; non
LK GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS 41
démontrées^ pour toutes les possibilités qui pou-
vaient se rapporter à Greiner comme à Dreyfus ; il
a négligé de rechercher, ou, du moins, il a négligé
de dire à la Cour si, dans cette période de 1887 à
1894, il y avait eu d'autres affaires d'espionnage,
dont on fût obligé de tenir compte, en dressant
contre Dreyfus une liste de trahisons possibles.
L'une de ces affaires a été mise en lumière par le
commandant Hartmann, dans sa déposition du
19 janvier : c'esti'affaire Boutonnet.
Boutonnet était archiviste de la section technique
d'artillerie, et, pendant une année tout entière
(1889-18i)0), il a trahi. Il en résulte que, pour tous
les actes de trahison se rapportant à des documents
d'artillerie antérieurs à 1890, Boutonnet peut être
rais en ligne de compte : la possibilité Boutonnet
se croise avec la possibilité Dreyfus et l'annule,
tant qu'aucune preuve décisive n'est pas venue
ajouter à celle-ci ce qui en ferait une réalité.
Il ne s'agit pas, bien entendu, d'admettre a/)nori
que Boutonnet a livré tous les documents dont il
avait la garde; le génél-al Deloye a trop facilement
raison, en faisant cetteobservation dans son mémoire,
et l'on peut même aller jusqu'à reconnaître que ce
serait une chose difficile à admettre. Mais, du
moment que, pour Dreyfus, on se borne à enregistrer
des possibilités, il faut en faire autant pour Bou-
tonnet. Dès qu'un acte de trahison, à cause de la
date à laquelle il a été commis et des documents
qui ont été livrés, peut être attribué simultanément
et par hypothèse soit à Boutonnet, soit à Dreyfus,
il n'est plus permis :
42 LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS
1" De passer sous silence Boutonnet:
•>" De s'en tenir pour Dreyfus à renoncé d'une
simple possibilité.
Et, si l'on n'est pas en état de faire contre
Dreyfus une démonstration complète, qui le laisse
seul enfermé dans le cercle des soupçons, il fnut
tout au moins qulune démonstration en W^gle en
élimine Boutonnet : sans quoi il n'est plus permis
d'ailéguier contre Dreyfus une possibilité ou une
présomption, sans manquer à un devoir non seule-
ment de conscience, mais encore de raison.
Il est évident que, pour les deux présomptions
qui remontent à 1890 : secret d« chargement des
obus à la mélinite, secret de l'obus Robin, le général
Rogct n'aurait pu les retenir contre Dreyfus, s'il
avait parlé à hi Cour de l'affaire Boutonnet comme
il a p;n-l('' de l'affaire Creincr.
Outre Greiner et Boutonnet. il y a eu. au mi-
nistère de la Guerre, des espions contemporains
de Dreyfus, et dont le général Roget n'a pas dit un
mot. —M.Dubois. — Rien dans la déposition du
général Kogei n'a pu laisser supposer à la Cour que,
jjendant le séjour de Dreyfus au ministère de la
Guerre, le bureau des renseignements ait connu,
en se procurant une partie de la correspondance
de Panizzardi avec Schwarzkoppcn , l'existence
d'agents d'espionnage qui, pour les trahisons dont
l'auteur ne saurait être désigné avec précision,
ixîuvent être soupçonnés aussi bien que Dreyfus.
M. Cavaignac a été plus loin : il a donné à entendre,
en répondant à une question du président, «pie
LE HKXÊRAL ROGET ET liKEYFL s 43
pi. m les faites d'état-inajor général », Di-eyfus
seul eiait <oujH;onnable : « Il y a eu des fuites anté-
rieurement il l'entrée de Dreyfus au ministère de la
(juerre, mais non pas, à ma connaissance, des fuites
d'état major général. Apri's l'arrestation de Dreyfus,
le ministère de la Guerre a relevé une fois, d'après
ce que je sais, la connaissance de faits secrets, mais
cette connaissauf-'e pouvait et devait même vraisem-
blablement se reporter à une époque antérieure à
l'arrestation de Dreyfus. A cette seuleexceptionprès,
il n'a plus été, à ma connaissance, relevé de fuites. »
Eu face de cette déclaration, qui commente le
silence du général Roget, il convient de placer celle
qu'a faite le capitaine f 'Uignet, en présentant le
dossier à la Cour : « Il devait y avoir d'autres
agents que Dreyfus qui fournissaient des renseigne-
ments :ï Panizzardi et à Schwarzkoppen, pendant
que Dreyfus était au ministère de la Guerre, de
même que. après l'arrestation de Dreyfus, Paniz-
zardi et Schwarzkoppeu ont continué à se livrer :i
des menées d'espionnage, et à avoir à leur dispo-i
tion des indications ou des individus leur apportant
des renseignements. Dans la correspondnuce de
Panizzardi avec Schwarzkoppeu, qui est classée à
la deuxième partie du dossier, et <|ui comprend la
|)ériode du commencement de 1^92 à la lin de 1HÎ)7,
i: a de nombreuses lettres prouvant l'exactitude
lie ce que je viens de tlire. »
Quelques instants avant, le capitaine Cuignet
avait signalé une des pièces de cette corres])ondance,
où ('Panizzardi, traitant visiblement d'une question
d'espionnage, dit à Scliw arzkoppen : <* J'ai reric
4'i I.K (iÉNÊRAL ROGET ET DREYFUS
« M. Dubois, » en soulignant. Et, après un assez long
développement sur ce que pouvait être ce M. Dubois,
le capitaine avait ajouté : « Je pense même à ce
sujet que la lettre « ce canaille de /)... », qui émane
de Schwarzkoppen, pourrait s'appliquera ce même
individu, Pauizzardi l'appelant Dubois, et Schwarz-
koppen le désignant simplement par l'initiale du
nom de convention. »
Ainsi, ce n'est pas seulement d'une façon géné-
rale et à un point de vue purement théorique, que
l'on doit reprocher au général Roget de s'être tu
sur les affaires d'espionnage contemporaines de
Dreyfus; d'après le capitaine Cuignet, c'est à l'une
de ces affaires que se rattache un des documents
dont le général s'est armé contre Dreyfus, et préci-
sément un de ceux^qui, depuis 1894, ont eu sur le
sort de celui-ci l'influence la plus décisive, puisqu'il
a figuré dans le dossier secret communiqué au
conseil de guerre, qu'il a été la pièce libératrice
d'Esterhazy, en novembre 1897, et qu'il a été lu à
la tribune par M. Cavaignac, en juillet 1898.
Le système de la tête de Turc. — En somme, et
quoi qu'il ait pu dire, sur sa propre liberté d'esprit,
ou bien le général Roget n'a pas fait un dénombre-
ment complet des affaires d'espionnage, dont la
connaissance eût contrarié ses hypothèses contre
Dreyfus ; ou bien, l'ayant fait, il n'a pas su recon-
naître, pour plusieurs des actes de trahison qu'il a
maintenus sur la liste, des possibilités divergentes,
qui auraient détourné ses soupçons de Dreyfus, ou
<|ui les aur.iient suspendus.
LE (iÉKÉRAL ROGET ET DREYFUS 45
Interrogé k ia Cour sur l'origine des renseigne-
ments qu'il avait fournis contre Dreyfus, l'agent
Guénée a reconnu que ces renseignements pou-
vaient aussi bien se rapporter à un autre qu'à
Dreyfus {Déposition du 27 Janvier.), mais que,
comme Dreyfus était alors seul inculpé, tout retom-
bait sur lui. « C'était la tête de Turc. » Pour le
général Roget, Dreyfus est encore le seul inculpé;
il fait retomber sur lui des accusations, qui pour-
raient aussi bien, ou même qui devraient se rappor-
ter à d'autres. Aujourd'hui comme en 1891, Dreyfus
reste la tête de Turc des avocats de l'état-major.
Tel est le caractère vrai du système des présomp-
tions concordantes, présenté à la Cour par MM.Ca-
vaignac, Roget et Cuignet, et établi sur les pièces
du dossier secret : la concordance n'existe que
parce qu'ils le veulent, ou parce que les discordances
échappent à leurs yeux prévenus : c'est, en réalité,
le système de la tête de Turc,
Discordance des présomptions entre elles. —
A frapper, sinon comme un sourd, du moins
comme un aveugle sur la tête de Dreyfus, le
général Roget ne s'est pas aper^-u qu'il le <hargeait
d'accusations, dont le poids pouvait ou devait
retomber sur d'autres têtes; en outre, il n'a pas
vu que, prises en elles-mêmes et sans souci d'autres
pistes possibles, vlhe partie de ces accusations
excluait nécessairement les autres.
Prenons, sur la liste chronologique des présomp-
tions, ravant-dernière,cellequiportelenuméro VI II.
Il s'agit du brouillon mémento de Schwarzkop-
3.
U> LE OÉNÉRAL BOGET ET DREYFUS
peu. saisi eu janvier 1894, et où il est question do
relations avec un officier français. Pour le général
Hoget, cet officier français est Dreyfus. J'accepi»'
provisoirement cetteiuterprétation; mais je remanj ne
en même temps que, s'il y a dans ce mémento un
sens sur lequel tout le monde soit d'accord. »'••>(
que les relations de Schwarzkoppcn avec l'ofli»!» i
français sont à leur début. Les doutes, les inquié-
tudes, le projet de prendre un intermédiaire," la
vérification de la lettre de service, la demande à
l'officier d'apporter ce qu'il a, tout cela indique non
pas des relations établies, mais des relations à
établir. Là-dessus, certitude absolue. Tout au con-
traire, si Dreyfus a trahi depuis 1890, les relations
sont établies depuis longtemps avec lui : — on n'a
pas besoin de sa lettre de service, et on sait ce qu'il
a. — Donc, de deux choses l'une: ou bien Dreyfus
n'est pas l'officier françaiâ dont il est question dans
le mémento; — ou bien, s'il l'est, il ne peut être
l'auteur des actes de trahison relevés contre lui
par le général Roget, avant janvier 1894.
Ainsi, sans s'en apercevoir, le 'général Roget. en
enregistrant ce chef de présomption contre Dreyfus,
a ô<é toute valeur auv .-Ivfs «if pr/'^onintidii .-niti'-
rieurs.
Plus sages avaient été. en 18*.)-4. «ou\ qui tuiupt»-
sèrent le dossier secret pour les juges de Dreyfus,
et ne joignirent au mémento que des pièces dont
les dates, vraies ou fausses, étaient pc-
k la sienne. M. Roget a eu le tort de voul'
faire: il a seulement mis en lumière la violence de
ses préventions et l'infirmité de sa critique.
CHAPITRE VI
Huitième présomption.
I.a dépêche de Berlin et le brouillon-memeuto de Schw; rz-
koppon. (Décembre 18".i3-Jaiivier 1«94.)
Nécessité d'examiner cette présomption avant
les autres. — Si, comme le croit le gêuéral Roget,
Dreylu> est l'officier français avec lequel Schwarz-
koppen entre en relations vers janvier 1891, les
sept présomptions antérieures tombent d'elles-
mêmes : il ne sera nn'-ni»' pas nécessaire de les
examiner.
De là résulte qu'en abordant l'étude particulière de
ces présomptions, il faut, avant tout, s'assurer que
celle qui s'appuie sur le mémento de janvier 1894
est fondée en vraisemblance. C'est par là que je
conimcucerai.
Le général Roget suppose que le mémento,
saisi en janvier 1894. est un brouillon de réponse
à une dépèche en clair, venue de Berlin en décem-
bre 1893. — Tout d'abord le général Roget étal)lit
uu lieu entre le mémento saisi en janvier 1891, et
48 LK GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS
une ck^pôche en clair reçue de Berlin par M. de
Si'liwarzkoppen, le 27 décembre 1893.
(( 11 semble, dit-il, ressortir du texte de ce mé-
mento, que l'agent étranger dont il s'agit répond au
tiMégramme du 27 décembre 1893, dans lequel on
paraissait manifester des doutes sur l'origine des
choses envoyées. »
Ainsi, voulant répondre à : « Les cltusvti. nurun
sif/ne de rÉtat-major général )), Schwarzkoppen
.'lurait écrit pour lui-même ce mémento : « Doute. —
Preuve. — Lettre de service. — Situation dange-
reuse pour moi avec un officier français. — Ne
pas conduire personnellement de négociations. —
Apporter ce qu'il a. — Absolu. — Bureau des ren-
seignements. — Aucunes relations corps de troupe.
— Importance seulement du Ministère. Déjà quel-
que part ailleurs ' ».
1. Je donne ici le texte de ces deux pii'ces, tel qu'il a
été lu à ha Cour, dans le dossier secret, par le capitaine
Cuignet. {Dt^position du 5 janvier.) Ce sont des textes
traduits : il y a donc lieu de faire des réserves sur l'exac-
titude de la traduction, et de regretter que l'original alle-
mand n"ait pas été publié.
•l'ai déjà donné p. 24 la version citée de mémoii"e à
la Cour par le général Roget : elle s'accorde presque abso-
lument avco le texte lu par le caj)itaine Cuignet. Voici
«.•('lie de M. Cavaignac {Dt^position du 0 nocemiire.), qui
fst légèrement diflerente : « Chose pas de marque d'état'
in/ijor général», et : <i Doute. — Erreur. — Lettre de service.
— Danger pour moi de relations avec un officier français.
— Se pas conduire personnellement les négociations.—
Apporter ce qu'il a. — .Absolu. — liurean de renseigne-
'ne)its. — Aucunes relations. — Corps de troupes. — Im-
puriance seulement... venant du Ministère ».
Dans sa lettre au Garde des sceaux du 14 septembre 1898,
le colonel Picquart avait donné pour la seconde pièce le
texte que voici : « Doutes... Que faire? Qu'il montre son
LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS 49
Quel que soit l'officier français désigné par le
mémento, il importe assez peu, pour sa culpabilité,
de savoir si le mémento représente la réponse à la
dépêche; mais il importe beaucoup, pour le juge-
ment que l'on doit porter sur le témoignage du
^iénéral Roget, d'examiner si cette hypothèse est
admissible, et de voir comment le général lit, étudie,
interprète les textes qui lui sont soumis, surtout
lorsqu'ils sont rédigés en style télégraphique.
Lhypothèse du général Roget se heurte à
quatre difficultés graves. — P Dans la dépêche.
Choses est un mot vague, ou un mot de convention,
qui pourrait désigner toute autre chose que des
documents. Première incertitude.
2° Supposé que choses désigne des documents,
il faudrait savoir ce qu'il convient d'entendre par
signes d'état -major. Sont-ce des marques exté-
rieures : cachets, timbres, grifïes, en-têtes, comme
ceux qu'Esterhazy se vante d'avoir fait mettre sur
les faux documents qu'il prétend avoir lixrés à
.Schwarzkoppen? Sont-ce au contraire des signes
reconnaissables au contenu des documents?
Deuxième incertitude.
:')" Supposé que choses désigne des documents,
hretet d'officier. Qu'y a-t-ilà craindre f Que ■peut -il four-
iiirf II n'y a pax d'intérêt à avoir de relations fcec un
officier de troupes. »I1 est sfir qu'au point de vue de l'exac-
titude matérielle, cette transcription est très inférieure
aux deux autres, et cela est facile à expliquer : Picquart
n'avait pas revu la pièce depuis deux ans quand il en a
parlé ; les souvenirs de M. Cavaignac et du général Roget
•-ont beaucoup plus frais, et, pour le général, ils peuvent
être de la veille.
r><' LK «iÉNÉKAL KOGET ET DREYFUS
faut -il eûtendre que ce sont des documents venus
par une voie secrète? Et, qu'on les ait jugés inté
rt'Sîsauts ou non, est-il vraisemblable qu'à leur
propos Berlin risque d'tneiller les soupçons de
Paris, par une dépêche en clair, qui sera certaine-
ment lue au passage, avec les mots ait/nos d'état -
major qui attireront (•t'rf.iiiuMncni r.uft'iifion?
Troisième incertitude.
1" Supposé enfin qu'il ^agisse bien, dau^ la de
jH'clie. de documents livrés par un traître, et envoyés
à Berlin par Schwarzkoppen, comment, se fait-il,
si le mémento est un brouillon de la réponse, qu'il
ne renferme pas l'ombre d'une allusion à l'envoi
des documents auxquels manquent les signes
(Votai -major, et particulièrement à ces nii:
M, Cavaignac, qui croit comme le général 1.
à la solidarité des deux pièces, interprète le mot
Doute, ]xir lequel commence le mémento, comme
s'il signifiait : On me dit (jue les documents ne
portent pas la marque de l'état- major général; il
y a des doutes. C'est là une interprétation évidem
ment arbitraire; elle ne serait admissible que si
M. Cavaignac avait prouvé au préalable, soit par
des faits précis, soit par d'autres expressions très
claires, tirées du mémento, que celui-ci est bien la
réponse à la dépêche. Or, il n'y a de faits précis à
alléguer que ceci : dépèche et brouillon ont été
interceptés l'un après l'autre, dans un laps de temps
assez court, et qui peut varier de huit jours à un
mois. Et, à moins de supposer que, dans ce laps de
temps indéterminé, Schwarzkoppen n'ait re<;u
aucune autre commuiication de Berlin et n'ait
LE GÉNÉRAL ROiiET KT DREYFUS 51
préparé aucun autre brouillon de rapport, ce qui
est invraisemblable, il est impossible de dire que
les oirconstances de la saisie établissent le raj)port
d'une pièce à l'autre.
11 ne»r pas davantîijre possible dédire qu'il y ait,
dans le brouillon, uneexpression quelconque qui se
rapporte directement à la dépêche, et permette
d'interpréter le mot doute comme a fait M. Cavai-
gnac.
Quatrième dffficulté dont MM. Roget et Ca-
vaignac ne semblent pas s'être aperçus.
L hypothèse du général Roget est exclue par
ce passage du mémento : « Apporter ce qu'il a. »
— Non seulement il n'y a dans le mémento aucune
expression qui se rapporte directement à la dépêche.
mais encore le sens fort clair d'un des passages du
mémento exclut nécessairement l'idée que celui-ci
puisse être une réponse k celle-là.
On ne peut contester en effet qu'eu écrivant
apporter ce qu'il a, Schwarzkoppeu indique
qu'il ne connaît pas encore ce qu'a ï officier fran-
çais parce que celui ci ne le lui a pas encore
apporté '. Mais si l'officier français n'a rien
apport»*. Schwarzkoppen n'a rien en\ oyé k Berlin.
Or, si Ton dit à Berlin que des documents n'ont
aucun signe d'état major, c'est qu'on y a reçu ces
documents. — Par conséquent, les cliosci^ qui n'ont
aucun signe d'état-major ne sont pas des choses
provenant de Vofficier français. Par conséquent le
mémento saisi en janvier 1894 n'est pas le brouil-
1. M. Cavaignac traduit : « Je dirai à l'ofticier d'apporter
ce qu'il a. •
Ô'i LE (JÉXÉRAL ROCiET ET DREYFUS
Ion d'une réponse à la ^ép«Vhe eu <l:Mr «lu
27 décembre 1893.
La dépêche de décembre 189;} et le rapport de
janvier 1894 n'ont aucun rapport. Ceci n'est
plus une difficulté ; c'est une impossibilité, établie
par une démonstration irréfutable. La conséquence
nécessaire de cette impossibilité c'est qu'il faut
retirer tout d'abord du dossier de ^L Roget la dépê-
che du 27 décembre 1893, renoncer à l'hypothèse
d'après laquelle le brouillon de janvier aurait
répondu à cette dépèche, et examiner le larouillon
en lui-même, sans se préoccuper davantage de la
dépêche.
Le colonel Picquart ne croit pas que lofflcier
français du mémento soit Dreyfus. — La question
(jui ^e pose est la suivante : Dreyfus peut-il être
l'officier français dont il est question dans cette
pièce? A cela Picquart a répondu : non.
D'après sa lettre au Garde des sceaux, « le simple
bon sens dit que l'auteur de ce canevas avait reçu
des propositions d'un individu se disant officier;
qu'il avait des doutes sur l'opportunité qu'il y avait
à entrer en relations avec lui, et qu'il s'agissait de
quelqu'un qui était dans la troupe. »
Il est vrai qu'avant de raisonner ainsi, Picquart
avait reconstitué de mémoire la fin du brouillon de
la manière suivante : « Que peut-il fournir? il n'ya
l)as d'intérêt à avoir des relations avec un officier
de troupes. »
Le général Roget reproche à Picquart d" avoir
introduit dans le mémento de Schw^arzkoppen
LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS 53
un mot et une idée qui n'y sont pas. — Le
géuéral Uoget s'inscrit en faux contre le commen-
taire de Picquart.
« M. Picquart, dit-il, a introduit dans ce texte une
expression qui n'y est pas : officier de troupes, et une
idée qui n'y est pas davantage, celle de : il n'y a
aucun intérêt à avoir... Il en conclut, par suite,
que le correspondant avait reçu des propositions
d'un officier de troupe; qu'il se demande s'il y a
intérêt à entrer en relations avec lui, et qu'il estime,
en tout cas, qu'il n'y a pas d'intérêt à avoir des rela-
tions avec un officier de troupe. Or, le texte exact
est : aucune relation corps de troupe, ce qui ne peut
s'entendre que des relations de celui qui écrit, ou
de celui dont il parle, et établit, soit pour l'un, soit
pour l'autre, qu'il n'a pas de relations avec des corps
de troupe. »
La question n'est pas de savoir si, dans le
texte tel que l'a reconstitué Picquart, il y a des
inexactitudes matérielles, mais de savoir si, rappro-
chées du texte exact, ces inexactitudes matérielles
s'expliquent, comme le résultat d'une interprétation
Taisonnable.
Or, nous voyons, tout d'abord, que le commen-
taire de yi. Cavaignac l'a conduit à mettre, dans
^on interprétation du texte, le même mot et la même
idée, que le général reproche à Picquart d'avoir
ajouté au texte.
M. Cavaignac propose de tout le document
l'interprétation qui suit, tout en déclarant que c'est
chose fort délicate, parce qu'il s'agit de phrases
hachées :
.'»'| LE GÊN'ÉfUU. BCKiET ET DREYFUS
H On me dit que le» documents ' ne portent pag la
tinmjue de l'état major général: il y a des doutes,
il faudrait donc des preuves. Je vais demander la
lettre de service: mais comme il y a danger pour
m/oi à condtiire personnellement la négociation, je
prendrai un intermédiaire et je dirai à l'officier
d'apporter ce qu'il a. Il faut une discrétion cd)so
lue parce que le bureau des renseignements nous sur-
n'ille: il n'y a lieu d'avoir aucunes relations arec un
ojfi^ier de corps de troupes ; les documents ne pré
sentent de l'importance que s'ils viennent du minis-
tère, et c'est pour cela que je continue les relations. »
Aiusi, Picquart a mis officiers de troupes:
Cavîiijruac met officiers de corps de troupes. Pic-
q4iart a mis : // n'y a pas d'intérêt à avoir des rela-
tions avec un officier de troupes: Ca^aignac met :
il n'y a lieu d'avoir aucunes relations arec un officier
de corps de troupes.
Il est donc évident que, sur ce point, Picquart et
Cavaignac ont compris le texte de la mcme mani«*re,
et que cette manière n'est pas celle du géuérai
Koget.
Le générai Roget n a pas compris ce que signi-
fiait : « Aucune relation corps de troupe n. faute
d'avoir vu le lien de ce passage avec « impor-
tance seulement venant du ministère ». lien mar-
qué par l'adverbe « seulement ». Picquart et
Cavaignac l'ont compris. — D'après le général
1. Il îi'a^rit do documents dont il est question dans l.i
d»i..'(iii» «lu 23 décembre 1893. qui doit être eniièrenu'ut
«'•(•aii<i' du di'bat.
LE GÉNÉBA.L ROGET ET DREYFUS îi^j
Ro{çet, le passage : aucune relation corps de troupe,
doit »'tre pris comme une affirmation absolue :
il établit que celui qui écrit ou celui dont il parle
n'a pas de relations avec des corps de troupes.
Kt on voit très bien l'intérêt d'une pareille interpré-
tation, qui exclut Esterliazy et rend possible
Dreyfus. Or. elle n'est pas du tout évidente.
D'abord, il faut distinguer entre celui qui cci-ii :
Sch\\arzlcop{)en, et celui dont il parle : l'officier
français. S'il s'agit de celui ci, il est vraisemblable,
en effet. (|ue ces cinq mots sans verbe ont un sens
affirmatif. Mais s'agit-il de l'officier français? Et
si, en n'i«;olant pas ces cinq mots, en cherchant à
les comprendre d'après le contexte de la pièce, on
était amené à penser, comme Cavaignac et comme
Pirquarr. qu'il s'agit de Schwarzkoppen, le sens
affirmatif cesserait aussitôt d'être évident; tout
dépend du verbe sous-entendu qui peut compléter
la phrase. M. Roget prétend imposer : je n'ai pas:
mais, si u'était : Je ne rcnx pas. le sens serait
changé.
Comment choisir entre les deux? en n'isolant
pas, comme l'a fait le général, les cinq mots à exa-
miner ; eu les rapprochant de ceux qui les entourent,
en cherchant si, parmi ceux-ci, il n'y en a pas un
qui marque le lien entre l'idée incomplètement
exprimée par ces cinq mots et une autre idée
exprimée plus clairement, et permettant par con-
x-queut de compléter la première.
Or^ ce mot existe, et c'est pour y avoir pris garde
tous les deux que Cavaignac et Picquart se sont
rencontrés dans une même interprétation du passage.
56 LE GÉNÉRAL ROGET ET DRKYFU8
C'est le mot seulement, dans le passage suivaut :
Imporiance seulement, tenant du ministère. Ce xeu
lement isole les choses qui eut de l'intérêt de celles
qui n'en ont pas et les oppose les unes aux autres.
Il va de soi que les choses venant du ministère sont
importantes ; celui qui écrit n'aurait pas besoin de
se le dire à lui-même, si ce n'était pour dénier
toute importance aux choses qui ne viennent pas du
ministère : pour lui l'idée essentielle du second
membre de phrase est celle qu'exprime le mot seu-
lement et, dès qu'on l'a reconnu, on est obligé de
suppléer dans le groupe de mots précédents, non pas
le verbe je n'ai pas, mais le verbe je ne veux pas.
Il faut évidemment lire le texte comme si l'auteur
de la pièce avait écrit : Aucune relation corps de
troupe importante. Importance seulement venant du
ministère. Ainsi Picquart et Cavaignac n'ont rien
imaginé en mettant ofjicier de troupe et il nij a pas
d'intérêt à avoir des relations avec lui : ils se sont
bornés à exprimer un sens qui, dans ce texte, sort
très clairement du rapprochement de deux groupes
de mots voisins, et du lien qu'établit entre eux le
mot seulement.
C'est au contraire le général Hoget qui n'a pas
vu ce qui est dans le texte, et, lisant mal, a mal
compris.
Or ce commentaire plus que léger est le seul
qu'il ait fourni sifr cette pièce ; il est, par conséquent,
impossible de s'en contenter pour d(iclarer avec lui
qu'elle peut concerner Dreyfus et ne peut pas con
cerner Esterhazy. Si V ofjicier franrais est un offi-
cier de troupe, ce n'est pas Dreyfus.
LE GÉNÉRAL ROOET ET DREYFUS 57
M. Cavaignac a cru à tort que la lettre de
service de l'officier français donnait nécessaire-
ment créance à des renseignements d'état-major.
— S'érartant du général Roget dans son commen-
taire, M. Cavaignac se rencontre avec lui dans sa
conclusion, et dit avec lui : V officier français peut
être Dreyfus.
La première raison qu'il en donne, c'est que la
lettre de service donne créance aux renseignements,
et que, comme Schwarzkoppen ne trouve pas d'in-
térêt à avoir des relations avec un officier de troupe,
ces renseignements doivent être fournis par un offi-
cier d'état-major. C'est arbitrairement que M. Ca-
vaignac décide que la lettre de service garantit la
valeur des documents. Apporter ce quil a prouve
que Schwarzkoppen n'avait pas de documents en-
<'ore entre les mains, lorsqu'il écrivait le mémento.
La lettre de service ne garantit donc que l'identité
d'un officier, et rien ne dit que ce soit l'identité d'un
officier d'état-major plutôt que celle d'un officier
de troupes.
1'^ L'absence du mot état-major, qui serait le
véritable mot de valeur à côté du mot officier, est
très significative à cet égard. S'il s'était agi d'un
officier d'état-major, il est à peu près certain que
cela aurait été indiqué sur le bordereau, comme un
des points essentiels à retenir ;
2" Non seulement ça n'y est pas; non seulement
l'officier n'est qualifié que de français, c'est-à-dire
de l'épithète la plus générale possible, mais encore
il y a ensuite corps de troupes: ces mots ne peu-
vent se rattacher qu'à l'idée de l'officier. Quelle
58 LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYPlS
nécessité pour Schwarzkoppen de se parler i\ lui-
même ou de parler à ses chefs d'un ofjicier de
troupes, si c't'sf ;i lin officier d'ét.it in.ijoi' (lu'il :i
affaire'.'
Ce serait aller chorcher midi à quatorze heures
et c'est inadmissible.
La lettre de service ne garantit donc pas l'iden-
tité d'un officier d'état-major, et par consé(|uent elle
ne peut garantir la valeur des documents de l'of li-
cier français comme documents d'état-major.
M. Cavaignac a cru à tort que « ne pas con-
duire les négociations personnellement » et
« apporter ce qu'il a » signifient que les rela-
tions continuent : ces passages expriment les
conditions posées pour que les négociations con-
tinuent. — M. Cavaignac oppose une seconde
raison qui n'est pas plus sérieuse. « Ne pas con-
duire personnellement les négociations et apporter
ce f/u'il a indiquent, dit-il, d'une façon positive, que
les relations continuent. Or, s'il s'agissait d'un offi
cier de troupes, elles ne continueraient pas, puis(|ue
Schwarzkoppen réfléchit qu'il n'y a pas lieu d'avoir
aucunes relations avec un officier de troupes. )'
Nous reconnaissons là le raisonnement du com-
mentaire de du Pat}', si malheureusement retiré du
dossier comme propriété personnelle du général
Mercier, mais dont l'observation relative à cette
partie du brouillon a été notée par Picquart. dans
sa lettre à M. Sarrien : « A. (Schwarzkoppen)
trouve, (lit du Paty, qu'il n'y a pas d'intérêt à avoir
àe relations avec les officiers de troupe^: il rlioisit
LE GÉNÉRAL ROOET ET DREYFf^ ">'•>
un officier detat-major, et il le prend au minis-
tère ' . »)
Picquart trouve cette façon de commenter per-
fide; moi je la trouve absurde, et, chez M. Cavai-
p:nac comme chez du Paty, je vois dans un sem-
blable raisonnement un véritable déni de raison.
A'e pas conduire personnellement les négociations
n'indique pas du tout que les négociations conti-
nuent ; cela indique que. si elles continuent, Schwar/-
kopijen juge prudent de prendre un intermédiaire :
4-'est la réponse au groupe de mots précédent :
Danger pour moi de relations avec un officier fran-
çais.
Les mots : Apporter ce qu'il a. Absolu... loin
d'indiquer que les négociations continuent indiquent
(ju'elles ne pourront continuer que lorsque l'officier
français aura apporté ce qu'il a, et montré s'il \ aut
la peine qu'on poursuive l'affaire avec lui.
Divisions rationnelles du mémento de jan-
vier 1894. — Il faut tout l'entêtement de M. Cavai
guac pour n'avoir pas reconnu que le texte du
brouillon se divise simplement en trois parties :
l" Doute. Preuve (ou erreur). Lettre de service;
'*" JJanger pour moi de relations arec un officier
J'rant;ais. Xe pas conduire personnellement les nègo
dations ;
.3" Apporter ce qu'il a. Absolu. Bureau des
renseignements. Aucune relation corps de troxipes.
Importance seulement venant du ministère.
1. lyt Reri.si'ort du prorèa Dreyfus à (a Cour de cassation
(27, Z6, 29 octobre 1898), p. llU.
60 LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS
Plus une remarque d'uu sens indéterminable :
Déjà quelque part ailleurs.
V Le premier paragraphe correspond à un pre-
mier ordre de doutes, les doutes relatifs à la per-
sonne, vérifiables ou vérifiés par la présentation de
la lettre de service ;
2" Le deuxième paragraphe correspond à la
crainte des dangers qu'entraînent des relations avec
un officier français, et au moyen de les atténuer par
l'emploi d'un intermédiaire ;
3" Le troisième paragraphe correspond à un
deuxième ordre de doutes, les doutes relatifs à la
valeur des documents dont dispose l'officier. Ces
doutes ne sont vérifiables que par la remise de ces
documents; c'est là une condition absolue pour que
les relations valent la peine d'être poursuivies. Si
les pièces viennent du bureau des renseignements,
ce sera bien, car il n'y aurait aucun intérêt à avoir
des relations avec un simple officier de troupes : il
n'y a d'intiTos^ant que ce qui sort du ministère.
M. Cavaignac a interprété le mémento à faux,
pour n'y avoir pas observé l'ordre des mots,
expression de la suite des idées. — Dès qu'on
respecte dans le mémento l'ordre des mots, il est
impossible d'en donner une autre interprétation
que celle qu'on vient de lire.
Or, pour la lecture d'un document de ce genre,
l'ordre des mots importe autant «^ue les mots eux-
mêmes; car il indique le mouvement de la pensée
do celui qui écrit, et les rapports établis par la
pensée entre les idées et les faits.
LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS Gl
M. Cavaignac a bouleversé l'ordre du texte :
1'' Il a séparé absolu, de : apporter ce qu'il a ;
2" Il l'a rattaché au danger des négociations et
à la nécessite d'un intermédiaire ;
3" Il a entraîné, dans cette interversion, bureau
des renseignements à la suite d'absolu, de manicre
à obtenir : il faut une discrétion absolue, parce que
le bureau des renseignements nous surveille. Bureau
des renseignements tientaiUcoiitTSiïrc k aucunes rela-
tions corps de Groupes. Importance seulement
cenai/t du ministère.
M. Cavaignac a introduit dans le commentaire
du mémento des idées étrangères au texte ou en
contradiction avec lui. — En outre, M. Cavai-
jîuac a ajouté au texte des idées qu'il n'indique ni
ne suggère, qu'il écarte même.
P II a rattaché le doute du commencement aux
documents dont il est question dans la dépèche de
Berlin du 27 décembre 1893 ;
2'^ Il a vu un je continue les négociations, qui n'est
nulle part dans le texte, et dont l'assurance con-
traste avec le ton d'hésitation, de réflexion, de rai-
sonnement avec soi-même, qui caractérise toute la
pièce;
3" Il a établi, entre cette décision imaginaire et
les derniers mots du texte, un rapport d'effet à
cause, qui est aussi imaginaire.
La seule interprétation raisonnable et correcte
du mémento est celle qu'en a donnée Picquart.
— On voit, par tout ce qui précède, que la méthode
4
<)2 LE r.ÊNÔRAL BOOBT ET DREYFL's
tic M. l'avaf^ac est aussi peu rigoureuse que celle
du général Rc^el. C'est par une suite de fautes gros
sières de raisonnement, ou d'erreurs de lecture, qu'iU
en sont arrivés à contester l'interprétation donnée
par l'icquart du brouillon de Schwarzkoppen.
Ntus maintenons, avec l'ancien chef du bureau
de renseignements, et nous croyons avoir démontré
d'une manière rigoureuse, que cette pièce, placée
en 1894 dans le dossier secret, conservée en ISJW
par le général Roget dans son acte d'accusation
contre Dreyfus, ne peut se rapporter à Dreyfus,
parce qu'elle ne peut se rapporter à un officier
d'état-major, et se rapporte nécessairement à un
officier de troupes.
65
CHAPITRE VII
Première présomption.
Le secret du chargement des obus à la mélinite |189i) ,
Formule de la présomption. — \ oki tni quels
termes; le général Rofret accuse Dreyfus d'avoir
livré ce secret;
« Un autre fait du mémo genre est relatif au
chargement des obus à mélinite, qui parait aussi
avoir été livré à une puissance étrangère.
» La découverte de l'acte de trahison i-t iir-
antérieure au procès Dreyfus.
» C'est en 1890 ' que le service des renseignements
reçut des débris de papier calciné, sur lesquels i no
restait que l'extrémité 4es lignes à droite.
» Ce papier était un papier pelure analogue à
celui du bordereau; le document fut envoyé à la
direction de l'artillerie, et l'on y reconnut la copie
d'une instruction relative au chargement des obus
à la mélinite.
') L'enquête faite à cette époque avait fait ressor-
1. " Kii novembre 1890, je crois », a dit le capitaine
Cuignet.
<j2 ÈRAL R0(^.KT et DREYFUS
int venait de l'École de pyrotechnie.
Hirnit pas d'autres indications que
is était à l'École de pyrotechnie à ce
oïncidence du papier pelure et du
ît existe encore, et on l'a fait exper-
vue de l'écriture, sans aboutir à un
résultat dejuiinj. »
En présence d'un pareil texte, il est inutile d'avoir
aucune connaissance ou aucun renseignement
technique spécial, pour voir, d'après les expres-
sions mêmes du général Roget, que sa présomption
grave ne repose pas sur autre chose qu'un jeu de
son esprit.
Le général Roget ne peut affirmer que le secret
ait été livré. — L'acte de trahison n'est pas abso-
lument certain : le secret du chargement parait
seulement avoir été livré à une puissance étrangère.
Il reste donc un doute; il serait possible qu'il n'y
eût même pas lieu de noter une trahison, ni par
conséquent d'en soupçonner Dreyfus.
Si le bordereau est de Dreyfus, le général Ro-
get ne peut fonder cette accusation nouvelle que
sur l'identité des deux papiers et non sur leur
analogie. — Le papier est analogue à celui du
bordereau. Pour qu'on pût se servir de ce détail
contre Dreyfus, il faudrait que, au lieu d'analogie,
il y eût identité des deux papiers. Or le général
Roget sait très bien que les deux papiers ne sont
pas i(l('nti(jucs : il a vu (|U0 celui du bordereau était
LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS 65
quadrillé et que les morceaux calcinés ne l'étaient
pas.
Si donc il tient pour certain que le papier du bor-
dereau est du papier de Dreyfus, il n'a aucune rai-
son de supposer, et encore moins de dire que les
fragments calcinés sont aussi du papier de Dreyfus.
Comment le capitaine Cuignet a expliqué que
la simple analogie des papiers suffisait pour accu-
ser Dreyfus. — Eu montrant le dossier secret à la
Cour, le capitaine Cuignet a insisté, comme le géné-
ral Roget, sur cette analogie de papiers. Un conseil-
ler lui ayant fait observer qu'il paraissait en tirer
une conséquence abusive, le capitaine s'est rabattu
sur une hypothèse, qui semble être aussi celle du
général Roget : Dreyfus aurait décalqué l'instruc-
tion confidentielle relative au chargement des obus
à la mélinite.
Si l'instruction a été décalquée, et si le bordereau
l'a été aussi, la transparence des deux papiers est
l'analogie qu'il importe de noter. « J'ai voulu, dit le
capitaine Cuignet, mettre en lumière l'identité des
procédés (emploi du papier transparent). » Seule-
ment il a oublié d'allumer sa lanterne : il déclare
lui-même qu'il ignore si le bordereau a été calqué,
et il avoue qu'il n'en sait pas davantage sur les
fragments de papier calciné. « Il serait intéressant,
dit-il, de rapprocher les fragments calcinés du texte
autographe de l'instruction confidentielle... J'aurais
voulu pouvoir comparer cette (friture avec celle de
l'inï^truction, et voir, notamment, si certains mots
ne sont pas superposables et n'ont pas été décal-
4.
(.(> LE GÉNÉIÎAL ROGET ET DRE-iTl -
quês. » Il ne l'a donc pas vu : il n'a le droit d'eu
rion dire, et uo peut rioii inféror d'imc li\|)(itli«'>-e
nou prouvée.
J'ajoute qu'elle est tout à lait alj.surde, car ou ne
voit pas pour quel motif celui qui a livré cette ins-
truction confidentielle, Dreyfus ou un autre, se serait
imposé la tâche de décalquer le texte autographié,
au lieu de le copier en contrefaisant son écriture.
Il faut donc hypothèse sur hypothèse, pour tirer
un argument contre Dreyfus de la similitude des
papiers. Comme aucune de ces hypothèses n'est
vérifiée, l'argument reste nul et entièrement inutili-
sable.
Le général Roget affirme, sans le prouver, que
le document copié venait de l'École de pyro-
technie. — l'our donner quelque vraisemblance à
son hypothèse contre Dreyfus, il aurait fallu que le
général Roget prouvât que le texte de l'instruction
confidentielle ne s'était jamais trouvé autre part
qu'à l'École de pyrotechnie. Or nous sommes »er-
tains qu'il a dû se trouver au moins dans un autre
endroit : aux archives de la section technique
d'artillerie, dont Boutonnet était l'archiviste jus-
qu'en 1890.
L'affirmation du général Roget est donc insuffi-
sante pour étayer son accusation : en fait, tant qu'on
n'a pas prouvé péremptoirement que le document
copié ne pouvait venir que de l'École de pyrotechnie,
nous ne sommes pas du tout surs que Dreyfus soit
compris dans le cercle des personnes soupçou-
uables.
LE GÉNÉRAL ROGKT ET DREYFDS 07
1(6 général Roget a donné comme non définitifs
les résultats d'une expertise d'écriture, qui étaient
au contraire définitifs. — L'expertise déoriture u'a
rien donné contre Dreyfus. M. Roget exprime cela,
il est vrai. eu disant qu'elle n'a donne aaticun résul-
tat déjiniti f )K Pourquoi ce définitif f Est-ce à dire
qu'on ne doit pas considérer l'expertise comme ter-
■0? qu'il faudra voir encore, et qu'en la recom-
;ant ou arrivera peut être au résultat définitif?
ISerait-ce un souhait qu'exprimerait là le général
Ro^et? (.)u bien est-ce l'excuse qu'il se donne à lui-
iiu'ine, pour maintenir une accusation dont l'inanité
saute aux yeux les moins prévenus? Que ce soit
l'un ou l'autre, la présence de cet adjectif inutile
trahit chez le général trop peu de liberté d'esprit
pour un en<iuêteur judiciaire, ou, si le général ne
veut pas de ce titre, pour un historien.
Mais, en réalité, c'est bien autre chose que trahit
cet : aucun résultat définitif. Si l'on en croit, en
effet, le capitaine Cuîgnet, l'expertise a donné un
résultat tout à fait définitif:* L'expert conclut d'une
façon très nette, que les fragments ne portent pas
l'écriture de Dreyfus ». Je veux croire que cette con-
clusion de l'expert a été donnée entre le 21 no-
vembre, jour où a déposé le général Roget, et le
() janvier, jour oix a déposé le capitaine Cuignet;
sans quoi je me verrais obligé de constater que, sur
ce point, le général Roget est allé au delà de l'hypo-
thèse non vérifiée, et a .i.'.i;i..".r.M,H.nf ,i;t i.. ,,,ntiT,in'
de la vérité.
Inanité de la présomption contre Dreyfus. —
68 LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS
J)c tout ce qui précède, il résulte qu'on ne saurait
conserver contre Dreyfus aucune présomption
d'avoir livré à l'étranger, en 1890, le secret du char-
gement des obus à mélinite :
1° Puisque, d'abord, il n'est pas absolument sûr
que ce secret ait été livré ;
2» Puisque, s'il a été livré, il y avait à cette époque
un traître aux archives de la section technique d'ar-
tillerie ;
3° Puisque le papier saisi n'est qu'analogue à un
papier, dont il n'est pas prouvé qu'il vienne de
Dreyfus ;
4'' Puisqu'enfin l'écriture de ce papier n'a pas été
reconnue par les experts pour celle de Dreyfus.
Il y a, par contre, présomption irrave contre le
général Roget :
V' D'avoir fait état d'une simple apparence de
trahison ;
2» D'avoir tiré de l'analogie des papiers une conclu-
sion qu'aurait seule permise l'identité ;
3^' D'avoir appuyé ces conclusions sur une hypo-
thèse non vérifiée et d'ailleurs absurde
•1" D'avoir négligé volontairement lliypouio^e de
la culpabilité de Boutonnet ;
5" D'avoir déterminé abusivement la provenance
du document livré ;
6'' D'avoir altéré la vérité en donnant pour incer-
tains des résultats d'expertise tout à fait certains.
CHAPITRE VIII
Deuxième présomption.
Le secret de l'obus Robin et le shraiinell allemand de 181>1,
Formule de la présomption. — La deuxième
présomption est exprimée par Je général Roget
dans les termes suivants ' :
« En 1896, le service des renseignements a reçu
une instruction relative au chargement du shrapnell
de campagne d'une puissance étrangère.
» Ce document fut envoyé à la direction de l'ar-
tillerie, qui fut très surprise de remarquer que cet
obus ressemblait singulièrement à un obus adopté
en France et qui est dit obus Robin.
» Ce qu'il y a de singulier, dans cette rencontre,
c'est que la construction de l'obus n'est pas due à
des calculs de savants pouvant se rencontrer en deux
pays différents, mais à un tour de main de contre-
maître.
1. Sur cette présomption, il n'y a aucun renseignement
particulier à prendre dans la dt'position du capitaine Cui-
gnet, si ce n'est que la déclaration du capitaine Rémusat
et celles du général Langlois et du colonel Ruffey sont au
dossier secret.
LE OBNERAL ROOET KT DRKYFUl»
TT'obus a été adopté par cette puis^-ance en lMi)t.
» Dreyfus a été à l'École de pyroteciinie de Bour
ges, où se faisaient les études de l'obus Robin, i!
septembre 1889 à la fin de 18ÎX).
» Ce qu'on a su depuis, c'est que Dreyfus, étant
à l'École de guerre, a adressé à un de ses camarades
de la Pyrotechùie, le capitaine Rémusat. une
demande de renseignements sur les dornit>ros cxpé
riences faites avec l'obus Robin.
» Il disait, dans la lettre au capitaine Ixcmusai.
qu'il demandait ce renseignement sur l'ordre de ses
professeurs du cours d'artillerie à l'École de guerre.
» Le capitaine Rémusat, se fondant sur le secret
que doivent conserver les expérience^ de pym
technie, refusa de répondre à Dreyfn
» Il est constant, d'autre part, quf ii> jnon-s-
seurs du cours d'artillerie à l'École de guerre n'ont
jamais chargé Dreyfus de demander des renseigne
nients au sujet de l'obus Robin.
» Ils n'ont d'ailleurs pas l'habitude de charger
leurs élèves de commissions de cette sorte. Quand
ils veulent des renseignements sur les dernières
expériences de l'artillerie, ils s'adressent à Saint-
Thomas-d'Aquin, où on leur donne tous renseigne-
ments dont ils ont besoin, en spécifl-"* ■•♦^"^ «m*;!.
peuvent enseigner à leurs élèves.
» Cette découverte relative à l'obus Robin iuditiue
tout au moins que Dreyfus cherchait à se procurer,
sous des prétextes mensongers, des renseignements
relatifs aux expériences les plus secrètes, avec cette
coïncidence que l'obus a été justemeTit li\ n- à mie
puissance étrangère. »
LE r.ÉNÉRAL ROOBT KT DREYFUS , 1
Pour Pobus Robin, comme pour le chargement
des obus à la mélinite, les dates données par le
général Roget permettent de soupçonner Boutou-
net aussi bien que Dreyfus. — Pour ce chef d'accu
satiou comme pour le précédent, il faut faire
remarquer tout d'abord que les dates mise;; eu
avant par le général Roget permettraient de soup.
conuer Boutonnet, même si le capitaine Rémusat
avait donné à Dreyfus les renseignements que celui
ci lui a demandés en 1891, année où le shrapnell
allemand a été adopté.
Boutonner, arrêté seulement en août 1890, ne
pourrait être mis hors de soupçon puisque, d'après
la note même du général Delo^^e, les études de
l'obus ont commencé au milieu de 1887, à l'École
de pyrotechnie, et qu'une description théorique de
l'obusde 57 millimètres a été donnée dans le Bulletin
des f/uestions à l'étude du P"" juillet 1888, document
< Mufidentiel que Boutonnet avait eu à sa disposition.
Mais le capitaine Rémusat a refusé en "^"' '
donner aucun renseignement à Dreyfus.
Si donc Dreyfus a pu faire connaître en Alleuia^uc
(|uelque chose de l'obus Robin, ses renseignements
ne pouvaient se rapporter qu'à ce qu'il en avait
connu lorsqu'il était à l'Kcole de pyrotechnie, et
cette période n'est que de quelques moi< po«-t»''
rieure à l'arrestation de Boutonnet.
Ici encore l'acte de trahison, s'il a été commis,
peut être, à cause de la date oîi il aurait été accom-
pli, et de la nature des documents livrés, attribue
simultanément et par hypothèse à Boutonnet ou à
Dreyfus : d'où nécessité d'établir une démonstration
'i-2 LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS
en règle pour mettre Boutonnet hors de cause et
réduire au seul Dreyfus le cercle des soup(,ons.
Le général Roget n'a rien fait de pareil.
Il n'y a aucune preuve matérielle de trahison. —
Bien plus, pour cette accusationcomme pourla précé-
dente, il est permis de douter si une trahison quel-
conque a été commise. Il n'y a même pas cette fois
de débris de papiers saisis', et qui pourraient être
considérés comme des traces matérielles d'une
trahison possible. Il y a seulement ceci : l'instruc-
tion relative au chargement du shrapnell de cam-
pagne allemand apprend (^u'il y a entre cet obus et
l'obus Robin des ressemblances singulières. Avant
de se demander si une trahison a été commise par
Dreyfus, il faut donc se demander s'il y a eu trahi-
son, et il est absolument impossible, je ne dirai pas
d'examiner, mais simplement de faire aucune
hypothèse sur Dreyfus, tant que l'hypothèse sur la
trahison même n'a pas t'té prouvée conforme :i la
réalité.
Cette preuve, le général Roget croit la fournir eu
disant que la construction de l'obus Robin n'est pas
due à des calculs de savants, pouvant se rencontrer
en deux pays différents, mais à un tour de main de
contremaître. Et je vois bien en effet que la ren-
contre entre des calculs de savants a, en quelque
sorte, un caractère de nécessité, qui interdit l'hypo-
tlièsede trahison, tant qu'on ne peut l'appuyer sur des
])reuves matérielles; mais, si réduites qu'on suppose
les chances pour que deux contremaîtres de pays
différents, occupés à des besognes analogues, se
LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS 73
rencontrent- dans l'invention d'un tour de main, il
en reste toujours assez pour que, en l'absence de
preuves matérielles, l'hypotlirse de trahison
demeure à l'état d'hypothèse.
Nature de la ressemblance entre l'obus Robin
et le shrapnell allemand, d'après la déposition du
commandant Hartmann, et la note du général
Deloye. — Aussi bien, sur cette question de la
ressemblance entre le shrapnell allemand de 91 et
l'obus Robin, le commandant Hartmann a été inter-
rogé par la Cour le l^"" février, et le général De-
loye lui a répondu dans sa note du 12 février
[Question XVIII).
Le commandant Hartmann a résumé son opinion
dans la formule suivante : « L'obus Robin et le
shrapnell sont aussi différents l'un de Vautre que
peuvent l'être deux obus à balles.'))
Sur quoi, le ministre de la Guerre a demandé au
général Deloye : « Est-il exact que les shrapnells
c/91 et c/96 ne présentent aucune analogie avec
notre obus Robin? » — Mais le commandant Hart-
mann n'avait rien dit de pareil, en se servant de la
formule que j'ai citée tout à l'heure; c'était même
si loin de sa pensée qu'il avait, au contraire, signalé
« un caractère commun à tous les projectiles qui
doivent fonctionner comme de petits mortiers, le
corps de l'obus restant intact, et les balles étant
projetées vers l'avant ».
Ainsi il semble que la question du ministre de la
Guerre ait été exprès mal posée pour amener néces-
sair»'int'iit la réponse '• « Les shrapnells de l'un et
74 LE GÉNÉRAL ROGET KT DREYFUS
de Pautre modèles présentent au contrnirf tfs plus
grandes analogies avec l'obus Robin. >
Cette 'r(''ponse n'est qu'en appnrence contradic-
toire avec ladépo!>itioudu commandant Hartmann,
puisque celui-ci a constaté lui-même les analogies.
Et, en somme, lorsque le ,irén«^ral Deloye dit que
« sauf des différences de détails, le shrapnrll c/91
reproduit les caractéristiques et les dispoxitions
essentielles de l'obus Robin ». il ne dit rien qui
ne puisse s'accorder avec ce qu'avait dit le com-
mandant Hartmann, sur le caract^^e commun des
deux obus, et sur les différences qui les séparent,
autant que peuvent être séparés deux obus, dont le
principe commun est d'être des obus à balles.
Ce qu'il faut savoir, c'est si, en dehors des ana-
logies inévitables, résultant nécessairement de ce
principe commun, le shrapnell allemand de 91
présente, sur un point de détail tout à fait particulier
et caractéristique, une ressemblance avec l'obus
Robin, qui ne puisse résulter que d'une trahison.
Rien de ce qui a été dit par le général Deloye,
comme par le général Roget. sur l'obus Robin et le
shrapnell allemand, ne rend obligatoire l'hypo-
thèse d'une trahison. — Le général Roget s'est borné
;ï parler d'une ressemblance singulière portant sur
un tour de main de contremaître.
Dans la note du général Deloye, il est impossible
(le discerner en quoi peut consister ce tour de main :
il n'en est même pas question. Le général n'insiste
que sur une seule chose : d'après lui, un document
officiel, dont rien n'est Rjtssédans les publications
LE GÉNÉRAL RCKÎET ET DREYFUS 75
militaires allemandes, mais que connaissent les ser-
vices compétents de l'artillerie françjaise, montrerait
que dans les shrapnells allemands c/9l et c/96, le
chargement est noyé dans do la pondi-c comprimée,
comme dans l'obus Robin.
La Revue d'artillerie de janvier 18UU, citée par le
commandant Hartmann. setromperaitdoncen disant
que les balles sont mélangées à un composé fumi-
g^TiP, bien que ce renseignement soit tiré d'une
publication militaire officielle, le Matériel d'artil-
lerie de campagne, modèle 96 ; Supplément au
guide pour l' instruction des servants et conducteurs
de V artillerie de campagne.
En admettant que, sur ce point, le général Deloye
ait raison, il resterait à prouver que cette idée de
substituer la poudre à une substance inerte fondue,
colophane ou résine, ne pouvait passer de France
en Allemagne que par trahison, et qu'il fallait
aussi une trahison pour faire passer le moyen
d'exécution, avec l'idée ou après elle.
Inanité de la présomption contre Dreyfus. —
Nous avons vu :
P Qu'aucune trace matérielle n'a jamais été
trouvée, propre à confirmer l'hypothèse d'une tra-
hison;
2" Que Dreyfus u'a pas connu en 1891, époque uù
le shrapnell allemand a été adopté, les derniers
perfectionnements apportés à l'obus Robin;
.S" Qu'en 1889 90, époque oîi il a pu suivre à
l'École de pyrotechnie les recherches relatives à
cet obus, l'archiviste de la section technique d'artil
70 LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS
lerie, où se concentraient les résultats de '^^^
recherches, était un traître.
Ici encore, l'accusation contre Dreyfus ne repose
que sur une vue de l'esprit, à laquelle on ne se
serait arrêté que juste le temps nécessaire pour
constater l'absence d'une ombre de preuve, si l'on
n'était parti de cette idée que Dreyfus est un
traître.
Le général Roget a implicitement reconnu que
la présomption contre Dreyfus pouvait être aban-
donnée. — Je soupçonne le général Roget de s'en
être lui-même rendu compte; car il a terminé ses
explications, en disant que la découverte de la lettre
de Dreyfus au capitaine Rémusat indique tout au
moins qu'il cherchait à se procurer, sous des pré-
textes mensongers, des renseignements relatifs aux
expériences les plus secrètes. Je ne veux même pas
examiner si on pourrait disculper Dreyfus d'avoir
menti au capitaine Rémusat, et j'accepte l'observa
tion du général telle qu'il la fait; mais je constate
aussi qu'en la faisant il admet lui-même la possi-
bilité de réduire l'accusation de trahison à, un
simple reproche d'indiscrétion.
Tant que la deuxième présomption grave ne sera
pas appuyée sur quelque chose de plus solide qu'une
coïncidence entre une démarche qui n'a pas abouti
et une trahison qui n'est pas certaine et ne paraît
même pas démontrable, je doute qu'un tribunal
quelconque puisse la retenir.
Par contre, je constate qu'il y a contre le général
Roget présomption grave :
LE <;KNÊRAL ROGET et DREYFUS 77
1° D'avoir, pour la seconde fois, fait état d'une
simple apparence de trahison ;
2*> D'avoir exagéré, dans ce qu'elle pourrait avoir
de significatif, la ressemblance de l'obus Robin et
du shrapnell allemand;
3** D'avoir négligé volontairement, pour la seconde
fois, l'hypothèse de la culpabilité de Boutonnet;
4<' D'avoir invoqué contre Dreyfus un acte d'indis
crétion, dont le résultat négatif va contre l'hypo-
thèse de la trahison.
CHAPITRE IX
Troisième présomption.
Le cours de l'Kcole de guerre sur l'organiKation dc'fcnsivo
des États (1892).
La formule de la présomption est donnée par
le capitaine Cuignet. •— Pour l'une des présomp-
tions graves qu'il a cru devoir relever contre Drey-
fus, le général Roget a renvoyé la Cour à la dépo-
sition du capitaine Cuignet. en se bornant à dire
qu'il s'agissait d'une question de cours de l'École de
guerre, et que le fait était « très significatif ».
J'ai eu à remarquer tant de divergences d'appré-
ciation entre le général Roget et le capitaineCuignet,
que je regrette de ne pas voir le général montrer
lui-même pourquoi ce fait était très significatif.
Force m'est, sur ce point, de m'en tenir à la dépo-
sitiondu capitaine (5 jonr/er).
« Postérieurement encore (à avril 1804), le service
des renseignements reçoit trente-deux feuilles
contenant la copie partielle d'un cours de l'École do
guerre sur l'organisation défensive des I^tats m
juillet 1894.
LE GÉNÉRAL BOGET ET DEEÏFDS 71*
» Cette pièce émane de lentourage de Schwarz-
ki'j'pen; elle est de la main d'uuc personne qui
liMvaille habituellement avec lui. Rapprochée du
cours de l'École de guerre de 18i)0 à 1892, et de
1803 à 1894, ou constate que la copie est la repro-
duction littérale des moyens de défense existant
autour de Lyon, ou à établir aux environs de cette
place, lors de la mobilisation- Cette partie du cours
esi la troisiçmedu cours de fortification permanente,
professé à rÉcole de guerre.
» Or, en même temps que la copie, nous recevons
une lettre écrite par Schwarzkoppen, et dans
laquelle il annonce l'envoi des deux premières
parties de ce cours; il insiste sur le caractère confi-
dentiel du document; il fait remarquer que les
officiers étrangers admis à l'École de guerre ne
sont pas autorisés à suivre le cours ; il insiste enfin
pour qu'on veuille bien autographier ou imprimer
la copie qu'il adresse, et pour qu'on lui adresse
deux exemplaires du tirage, en même temps qu'on
lui renverra la copie. Nous n'avons pas retrouvé
cette copie des deux premières parties du cours ;
mais il parait vraisemblable d'admettre que la copie
de la troisième pai-tie, dont nous possédons un
fr;i;_'ment, a été faite pour compléter les envois faits
pjccédemment, et que cette pai-tie, après avoir été
imprimée, a lait retour à Schvvarzkoppen, dans
les conditions indiquées [jar lui.
» Je crois devoir indiquer à ce sujet que, dans la
collection des cours de l'École de guerre de Dreyfus,
collection qui a été saisie chez lui après son arres-
tation, cf (Idiif il .1 (''t»' ilr.'Nsc un inventaire annexé
80 LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS
au dossier, la troisième partie du cours de fortifica-
tion n'est pas reliée, alors que les autres cours le
sont tous. Non seulement cette partie n'est pas
reliée, mais elle a été retrouvée dans ses cours,
incomplète et répartie entre plusieurs paquets. »
Sur interpellation :
« Le cours dont il est question a été rédigé par le
professeur et tiré par ses soins, à un certain nombre
d'exemplaires correspondant au nombre des élèves
fran(,^àis, plus quelques parties prenantes, environ
quatre vingt-dix exemplaires par an » '.
Voilà les précisions que ne pouvait fournir le
général Roget, et que le capitaine Cuiguet a don-
nées à sa place. Je suis surpris, après les avoir lues,
qu'il n'ait pas dit, comme pour les plans directeurs,
que rien ne permettait d'affirmer quoi que ce soit à
l'égard de Dreyfus. En réalité même, les détails
donnés par le capitaine Cuignet ne peuvent
qu'écarter de Dreyfus toute espèce de soupçon.
Un seul fait est relevé contre Dreyfus et ne
peut rien prouver contre lui. — Le seul fait relevé
contre Dreyfus, c'est que la troisième partie de son
cours de fortification n'est pas reliée. Mais, puisque
le capitaine Cuignet pense que Schwarzkoppen,
avant d'avoir reçu la troisième partie, a reçu les
deux premières, c'est donc qu'il importe peu, pour
savoir si l'une ou l'autre a été livrée, qu'elle se
trouve reliée ou non dans la bibliothèque de Dreyfus.
1. Dans sa dt*position du G janvier, le capitaine Cuipnot
a rectifié ce chiffre, «'t dit que le tirage du cours était
d'environ 150 exemplaires.
LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS 81
Et, en effet, qu'importe, si c'est une copie qu'a reçue
Schwarzkoppen, qu'elle ait été faite sur un exem-
plaire relié ou non relié? En quoi est il plus com-
mode de copier sur le second que sur le premier?
Et, par conséquent, en quoi l'état où la troisième
partie du cours de Dreyfus a été retrouvée chez lui
après son arrestation, prouve-t-il qu'elle avait servi
de modèle à la copie reçue par Schwarzkoppen ?
Ainsi la seule indication donnée par le capitaine
Cuignet contre Dreyfus est entièrement dénuée de
sens, et lui-même l'a montré en supposant qu'avant
la troisième partie du cours, Schwarzkoppen avait
reçu les deux autres, dont l'exemplaire appartenant
à Dreyfus a été retrouvé relié.
Le cours livré à Schwarzkoppen ne peut être
celui de Dreyfus, puisqu'il est de 1894. — Ceci
n'est, d'ailleurs, qu'un détail oiseux, et si je ne
tenais à examiner les arguments aussi bien au point
de vue de la méthode qu'au point de vue des faits,
j'aurais pu me dispenser de relever cette contradic-
tion du capitaine Cuignet.
En fait, le cours dont il est question est un cours
sur l'organisationdéfensive des États en j*u///e^y<Viy4.
Or, en juillet 1894, Dreyfus avait quitté l'école de
guerre depuis dix-huit mois; ce n'est donc pas le
cours de Dreyfus qui avait servi à faire la copie
livrée à Schwarzkoppen.
On l'a rapprochée, dit on, du cours professé de
1890 à 1892? Mais pourquoi ce rapprochement, du
moment qu'il s'agit de l'organisation défensive des
États en juillet 1894? Supposé qu'il se fût agi de
K:.» LE GKNÉRAL ROfiET ET DREYFUS
rorgauisation défensive des États en 1892, aurait on
rapproché la copie du cours professé en 1803 1894?
l'ividemment non. On n'avait donc aucune raison
valable pour rattacher une copie établie manifeste-
ment d'après ce cours, au cours fait deux ans plus
tôt ; il n'y a là qu'un artifice pour établir l'apparence
d'un lien entre cette affaire et Dreyfus, et un artifice
coupable, puisque, dans sa lettre d'envoi, Schwarr
koppeu précisait (inc i»^ .-.^nv^ .^nv,^^^ ,^'\■,^^ <'olui
de l8a3-94.
Inanité de la présomption. — En résumé, le fait
significatif d.xmorxQé à la Cour par le général Roget
est le suivant : arbitrairement, contrairement aui
indications de la lettre saisie, on a voulu que les
feuilles de cours saisies avec elle aient été copiées
non pas sur le cours de 180o 94, mais sur celui de
1890-92, parce qu'eu 1893-94 Dreyfus n'était i>as à
l'École de guerre, et qu'en 1890-92 il y était.
Et que cette présomption grave ait été imaginée
par le capitaine Cuignet ou par le géuéraf Roget,
elle n'en est pas moins nulle. Par contre, il faut
relever contre le capitaine Cuignet, et contre le
général Roget, qui a adopté ses conclusions, la
présomption grave:
1" De n'avoir pas tenu compte de la date du cours,
afin de pouvoir incriminer Dre\fus;
■l'^ D'avoir tiré de l'état de son exemplaire du cours
de I '" ' «onclusions qui seraient abu-
si^• i le cours suivi par Dreyfus qui
avait été livré.
CHAPITRE X
Quatrième présomption.
Les plajis directeurs des foileresses (1893).
Formule de la présomption. — Aussitôt après
avoir déclaré que certains actes de trahison anté-
rieurs à 1892 pouvaient être imputés à d'autres qu'à
Greiner, et qu'il y avait présomption, notamment
pour quelques-uns, qu'ils pouvaient être attribués
à Dreyfus, le général Koget a ajouté : « Pendant les
années 1892 et 1898, la correspondance au minis-
tère de la Guerre' traite surtout des plans direc-
teurs des places fortes. J'ai pu constater simple-
ment, en ce qui concerne ces actes de trahison, que
Dreyfus avait eu la possibilité d'avoir ces plans
directeurs. » Un point, c'est tout.
Questions que ne s'est pas posées le général
Roget. — Dreyfus est-il le seul officier qui ait eu
la possibilité d'avoir ces plans directeurs? — N'y
I. Il s'ajrit évidemment de la corre.«;pondaiice des aj^ents
étraoRei-s, dont le bureau des renseiguementa s'est pro-
cure le texte.
8^4 LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS
a-t-il qu'une seule piste sur laquelle les soupçons
puissent s'engager, et est-ce nécessairement celle
sur laquelle se rencontre Dreyfus? — Sous quelle
forme ont été livrés ces plans directeurs? sont-ce
les exemplaires officiels? a-t-on vérifié s'ils se trou-
vaient à leur place et s'il y en avait le nombre
voulu? — A-ton cherché s'il n'y aurait pas quelque
joint mal fermé, par où auraient pu disparaître, au
moment du tirage, des épreuves non cataloguées? —
Sont cèdes copies qui sont tombées entre les mains
des agents étrangers? A-t-on essayé de retrouver les
traces de ce travail? — Quelle que soit la fissure par
où la fuite a pu se produire, a-t on prouvé que
Dreyfus et Dreyfus seul la connaissait, était en
mesure d'en profiter. J'imagine que, pendant cette
année 1892-185)3, le bureau des renseignements, qui
fonctionnait sous le colonel Sandherr, de si mer-
veilleuse façon, ne s'est pas contenté de classer la
correspondance saisie, et que, en présence de révé-
lations aussi graves, il a fait tout le nécessaire
pour surprendre le traître et arrêter la trahison.
S'il n'y a pas réussi, est-ce une raison pour que,
aujourd'hui, le général Roget, sans même se don-
ner la peine d'esquisser une démonstration, répare
cet insuccès et l'explique en accusant Dreyfus, pro-
cédé exactement semblable à ceux qui furent
employés en 1891 par le commandant Besson
d'Ormescheville et par les auteurs du premier dos-
sier secret?
Contradiction entre le général Roget et le
capitaine Cuignet. — Au surplus, que le général
LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS 8.")
Roget se débrouille avec le capitaine Cuiguet, qui
connaît le dossier aussi bien que lui. Voici ce que
le capitaine dit sur ce sujet, dans sa déposition du
5 janvier :
(( Nous avons des preuves, a-t-il dit, que des
plans directeurs des places fortes parvenaient à une
puissance étrangère : j ignore abaulnment si ces
faits peuvent être attribués en tout ou en partie à
Dreyfus, et rien dans le dossier ne permet Je crois,
d'affirmer quoi que ce soit à ce sujet. On sait seule-
ment d'une façon certaine, par une lettre d'un agent
d'une puissance étrangère, que les plans dérobés
provenaient du ministère de la Guerre. »
Pour moi, je n'ai qu'à enregistrer cette délaration ;
je note qu'elle est à la fois conforme au bon sens et
à l'équité, et, puisqu'il n'y a rien dans le dossier
qui permette d'affirmer quoi que ce soit, je regrette
que le général Roget ait eu recours à une simple
remarque, dont l'allure innocente ne peut tromper
personne, pour présenter sous forme d'insinuation
une charge nouvelle contre Dreyfus.
Inanité de la présomption. — H est donc im-
possible d'accuser Dreyfus d'avoir livré les plans
directeurs des places fortes qui, en 1892-93, ont
fait l'objet, entre les agents étrangers, d'une corres-
pondance active, connue du ministère de la Guerre.
Par contre, il y a présomption grave contre le
général Roget :
D'avoir retenu cette accusation, pour faire nombre,
et pour ajouter aux concordances, sans même avoir
essayé de l'appuyer sur un semblant d'hypothèse.
CHAPITRE XI
Cinquième présomption.
Les batteries deliO de la 1X« armée (1893).
Formule de la présomption. — u II y a, dit le
général Roget, un troisième fait encore plus inté-
ressant : c'est celui qui se rapporte à des rensei-
gnements donnés à une puissance étrangère sur
l'attribution de l'artillerie lourde aux armées. 11
s'agit du canon de 120 court, qui forme un matériel
de gros calibre, destiné à suivre les armées en cam-
pagne. Une pièce arrivée au ministère, toujours par
la même voie, en octobre ou novembre 1895, montre
que Schwarzkoppea venait d'avoir connaissance
qu'un certain nombre de batteries de 120 avait été
attribué à la IX*" armée.
» Cet agent exprime dans la même note, à pro-
pos de la désignation de la IX® armée, qu'il lui
manque une armée, et émet la supposition que,
pour se tromper, il y a exprès, dans la série des
numéros, un numéro qui manque. Ces renseigne-
ments sont parfaitement exacts et montrent que
cet :ii.'t'nf était très bien rcnsciirné.
LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS ^
" Quaut à l'attribution de l'artillerie lourde à la
IXe armée, le renseignement venait d'une pièce
officielle de l'année 1893. Une note émanant de
la 3'' direction (direction de l'artillerie) avait été
adressée au 1*"' bureau de l'état major, au sujet de
l'affectation des batteries de 120 aux armées.
Le l*"" bureau, après avoir fait un résumé de la
question à son point de vue personnel , avait
adressé la note de la S*" direction, et la note qu'il en
avait extraite à son point de vue, au 3" bureau de
Tétat-major, chargé de soumettre la question au
Conseil supérieur de la guerre.
» L'enquête faite à ce sujet a prouvé que la note
de la 3'' direction avait été étudiée au 1*"" bureau,
dans la section du commandant Bayle, que c'est le
commandant Baj'le qui avait fait la note pour le
3*" bureau, que Dreyfus travaillait avec le commai;-
daut Bayle, et que, quand ou a recherché la minute
de lanotedu 1" bureau, cette minute avait disparu,
et jamais on ne détruit de minutes au ministère de
la Guerre'. La minntr' ('>tait delà main duc«inini:in-
dant Bayle. »
Ici, comme dans les autres passages analogues de
la déposition du général Roget, nous trou^■ons en-
core la prétention d'être cru sur parole; malgré
l'abondance apparente de détails, c'est toujours la
nicme pauvreté d'indices probants, la même absence
de démonstration.
1 . < ui y détruit certainemeot les minutes autographique.«,
puisque le capitaine Cuignet se sert de cela pour supposer
qtie Dreyfus a conser>'é celle du tableau de l'ordre de
bataille.
88 LE GÉNÉRAL UOGET ET DREYFUS
En outre Taccusation repose tout entière sur une
hypothèse admise sans discussion et contrairement
à toute vraisemblance.
Il est inadmissible qu'un acte de trahison re-
montant à 1893 soit révélé par un document saisi
en décembre 1895. — La note de Sdnvarzkoppen,
indiquant qu'il vient d'apprendre le nombre de
batteries de 120 attribué à la IX*^ armée, est ar-
rivée au bureau des renseignements, dans un
paquet de papiers déchirés, le 28 décembre 1895
{Déposition du capitaine Ciiignet, G janvier)^ par
conséquent, un an après la condamnation de Dreyfus.
Comme il résulte des termes mômes de la note
qu'elle a été écrite immédiatement après l'acte de
trahison, il faut, pour attribuer cet acte à Dreyfus,
supposer que la note est antérieure à son arrestation,
et, par suite, qu'elle a été écrite plus d'un an avant
d'être saisie.
Cette hypothèse est en contradiction absolue avec
ce que le général Roget a dit, le 22 novembre, à pro
pos de la date du bordereau :
« Généralement les papiers qui arrivent par rctte
voie ne sont pas très anciens ; il y en a même de
tout à fait récents, et on n'y trouve généralement que
des papiers don^ la date est comprise entre deux
apports consécutifs. »
Il est vrai que le général Roget s'est empressé
d'ajouter : « Cette démonstration n'est pas rigou-
reuse, parce qu'il pouvait se faire exceptionnelle-
ment, comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire à la
Cour, qu'on trouvât un papier plus ancien parmi
LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS 89
les documents apportés. Mais ce n'est qu'à titre
tout à fait exceptionnel que ce cas pourrait se pro-
duire. Je n'en connais guère qu'un exemple. »
Pour juger si l'exception est admissible, il faut
savoir, d'une part, quelle elle est, et. d'autre part,
comment a été établie la loi à laquelle elle dé-
roge.
Or la manière dont a été établie la loi est bien
simple : les paquets de papiers déchirés donnent
des pièces datées et des pièces non datées.
Si les pièces datées d'un paquet portent toutes
des dates postérieures à celle où le paquet précé-
dent a été apporté, on en conclut, avec de grandes
chances de vérité, que les pièces non datées sont
aussi postérieures à cette date.
Si, dans une longue série de paquets, les pièces
datées se présentent dans la condition que je viens
de dire, il devient évident que, pour ces pièces, le
contenu de chaque paquet est toujours postérieur à
la date du paquet précédent. Cette loi s'applique
alors avec une nécessité pour ainsi dire absolue
aux pièces non datées ; on n'est autorisé à reculer au
delà du paquet précédent la date d'aucune d'elles
que si l'on peut en établir la nécessité par une
démonstration formelle.
Si, au contraire, dans une série de paquets, il
arrive qu'une pièce datée porte une date antérieure
à la date du paquet précédent, il n'y a plus de loi
absolue à constater pour les pièces datées, et, par
conséquent, l'incertitude pour les pièces non datées,
au lieu d'être réduite au minimum, est au contraire
portée à un degré plus ou moins élevé, suivant que
90 IJR GÉNÉRAL ROOEl' ET DREYFUS
le nombre des pièces datées dérogeant â la loi est
lui 'même plus ou moins grand.
Pour que le général Hoget ait pu formuler la loi
dans les termes où il l'a fait, il est très vraisem-
lilable qu'on n'a jamais rencontré dans un paquet
de pièces datées antérieures à la date où avait été
remis le papier précédent. Voyons pourtant si
l'unique exception dont parle le générai est une
pièce datée, et si. par conséquent, elle lui permet
de penser que la lettre de Panizzardi sur les che-
mins de fer, «-m^'a pn avril 1>^!M. peut «lafe»' ■]>- i'
fin de 1893.
Je cherche dans la dépositiuu du général lioget
quelle est cette exception dont il a déjà parié à la
Cour, et je vois qu'au lieu d'une seule il yen a deux»
mais que toutes deux concernent des papiers non
datés : la pièce arrivée le 28 décembre 1895, mon
trant que Schwarzkoppen avait appris le nombre
de pièces de 120 court attribué à la IX^ année,
et la lettre de Panizzardi, saisie en avril 1894, où
il annoncée à Schwarzkoppen qu'il aura bientôt
l'organisation militaire des chemins de fer fran-
çais.
Mais où est la preuve que ce sont là sûrement
des exceptions? Nulle part. Où est l'indice que ce
sont peut-être des exceptions? Nulle part, puisque
le général Roget n'en connaît pas d'autres portant
sur des pièces datées. Ici, il s'affranchit d'une loi
vérifiée pour établir une probabilité sans la vérifier;
là il se sert de la probabilité non vérifiée pour
s'affranchir de la loi vérifiée. Telle est la méthode
du ^ciii rai Roget; je la livre à l'appréciation de
I.E GÉNÉRAL ROGET ET DREYFl S 91
quiconque sait ce qu'est une recherche historique
ou scientifique.
Ainsi, t'est arbitrairement que le général Roget
décide qu'une pièce saisie en décembre 1895 est
antérieure à la condamnation de Dreyfus et par
conséquent l'accuse.
L'écart est tellement grand que la Cour en a été
frappée, et qu'à la séance suivante un conseiller
l'a fait remarquer au général. Celui ci s'en est
tiré par une hypothèse nouvelle, présentée sous
la forme imprévue de po.ssihili.tr éridente, mais qui
ne peut faire illusion à aucun juge sérieux : <( Il
peut se faire que des documents arrivant par la voie
que l'on sait remontent à une époque éloignée. Il
est évident, par exemple, qu'ils ^^euvent avoir été
jetés dans un tiroir, et qu'à un certain moment on
les ait rais au rebut. »
Ce ne serait évident que si le général Roget pou-
vait donner comme exemple un document daté,
arrivé deux ans ou dix huit mois après sa date. Or
le général n'en connaît aucun, d'après ses propres
déc-larations ; donc il n'y a pas d'évidence, et, au con-
traire, l'hypothèse doit être rejetéc puisqu'il est
impossible de la démontrer.
L'hypothèse du général Roget n'est pas seule-
ment invraisemblable; elle est contraire au sens
du document saisi. — Dans ce cas. non seulement
r<'xa<titude de l'hyp^Jthèse n'a pas été démontrée
par le général Roget, mais il résulte des renseigne-
ments qu'il a donnés suj-lanote de Schwarzkoppen,
(lllc 1 îlic v.'icf îf Urlc c^t (l/'im itit i';i lili'
92 LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS
Que dit Schwarzkoppeii ? Qu'il vient d'apprendre
qu'un certain nombre de batteries de 120 avait été
attribué à la IX* armée. Aprôs quoi, il fait
son compte d'armées, voit qu'il lui manque un
numéro, et suppose qu'il n'y a pas d'armée désignée
par ce numéro manquant.
De tout cela il sort très clairement :
1" Que Schwarzhoppen a reçu successivement,
et non pas d'un seul coup, les renseignements sur
l'artillerie lourde des différentes armées;
2^* Que les renseignements sur la IX* armée
sont arrivés les derniers, et que, au moment où il
les a reçus, il lui a semblé que la répartition de
l'artillerie lourde devait être terminée, puisqu'il a
supposé que le numéro manquant était un numéro
vacant.
Or, qu'était la note officielle de 1893, dont le
général Roget prétend que Schwarzkoppen a tiré
les renseignements sur la IX*" armée? C'était
une note d'ensemble, « une note au sujet de l'affec-
tation des batteries de 120 aux arméea », rédigée au
1*'' bureau pendant le premier semestre de 1803 '.
Ainsi, il est sûr que Schwarzkoppen a reçu par
séries les renseignements sur les batteries de
120 attribuées aux différentes armées, et il est sûr,
d'autre part, que, si Dreyfus avait communiqué la
minute de la note du commandant Bayle, rédigée
pendant le premier semestre de 1893, Schwarz-
koppen aurait eu d'un seul coup tout le tableau de
répartition.
1. Dreyfus a été au 1" bureau du 1" janvier au 1" juil-
let 1893.
LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS 93
Le général Roget aurait pu, sur cet acte de
trahison, établir la seule hypothèse que permette
l'ensemble des faits connus. — D'autre part, la
note rédigée au 1" bureau, pendant le premier
semestre de 1893, n'était qu'une note préparatoire ;
la direction de l'artillerie et le 3*^ bureau de l'état-
major travaillaient de leur côté, sur le même sujet,
et, dans la partie de sa déposition qui concerne le
bordereau, le générai Roget a indiqué lui même
que la décision définitive n'avait été prise par le
Conseil supérieur de guerre qu'à la fin de 1893.
Cette décision définitive était-elle de tous points
conforme à la note du l^"^ bureau? Je n'en sais rien,
mais je veux le supposer, pour ne pas me mon-
trer trop difficile. Ce dont je suis assuré par les diffé-
rentes dépositions faites devant la Cour, c'est qu'elle
n'a été mise à exécution que progressivement.
« Pendant l'hiver 1893-1891, dit le général Roget
(Déposition du 22 novembre, soir), on dota un
ceWam/iomôre de régiments, du nouveau matériel...
et ce sont ces régiments qui firent les premières
écoles à feu avec la pièce de 120 court, en 1894. »
« Au commencement de 1894, dit le commandant
Hartmann [Déposition du 1" /écrier), le canon de
120 court était partiellement en service. »
Dans la note du général Deloye (Question VIII),
je vois que les écoles à feu de 1894 ont été des
écoles à feu d'essai, où l'on a expérimenté le projet
de règlement provisoire, que les rapports sur ces
essais ne parvinrent pas au ministère avant octobre
1891 ; que le règlement définitif n'a été mis dans le
domaine public qu'en juin 1895; que les éditeurs
1>4 LE (iÉNftRAL ROGET ET DREYFUS
ne le mirent pas en vente avant la fin de 1895 ou le
commencement de 1896.
Ainsi, en fait, Schwarzkoppen a reçu /)ro^res«r-
cement les renseignements qui lui ont permis
d'avoir le tableau de répartition de l'artillerie lourde
entre les diverses armées, et c'est aussi progressive-
ment que cette artillerie a été répartie entre les ar-
mées. La note de Schwarzkoppen a été saisie en
décembre 1895, et c'est à peu près à la même époque
que l'on peut placer, d'après la publication du règle-
mentdéfinitif de l'artillorie lourde, la fin des mesures
qui dotaient nos armées de cette nouvelle artillerie
de campagne.
II est donc très vraisemblable que Schwarzkoppen
a suivi ces mesures par ses moyens d'information
ordinaires, et que l'arrestation de Dreyfus ne l'a
pas empêché d'apprendre tout ce (|iril pouvait
souhaiter d'apprendre.
Inanité de la présomption. — Cette présomption
paraît donc encore plus vaine que les précédentes :
elle acQntre elle une discordance de dates certaine
et une concordance de dates non moins certaine
dans un autre sens.
Par contre, j'ai à relever contre le général Hoget
la présomption grave :
1" D'avoir fixé arbitrairement la date d'un docu-
ment ;
2*> D'avoir, pour y arriver, refusé de tenir compte
de l'expérience acquise sur les papiers déchirés;
3" D'avoir présenté comme l'évidence une hypo-
thèse ridicule ;
LE GÉNÉRAL RO(iET ET DREYFUS 95
-t" D'avoir laissé volontairement dans l'ombre
toute l'histoire de l'artillerie lourde qui contrariait
i. A lari'usaiion du gênerai llogct. le capiiainc Ciugnet
en a joint une autre. La note de Schwarzkoppen doit in-
diquer qu'il a reçu des renseignements sur l'ordre de
bataille des armées. Or il se trouve que, dix-huit mois
auparavant, Dreyfus, pendant son stage au 1" bureau, a
<^tt'' chargé de mettre au net un tableau de l'ordre de
bataille, et de surveiller le tirage de ce tableau à la presse
autographique, à raison de 25 exemplaires environ. « Il
lui était certainement facile, dit le capitaine Cuignet, de
faire tirer un exemplaire en plus ou, mieux, de conserver
par-devers lui la minute du tirage. En efl'et, c'est l'ofricier
qui a la surveillance du tirage des documents confiden-
tiels qui est chargé de détruire, sous sa responsabilité,
les minutes autographiques. Il pourrait les conserver sans
les détruire, et n'éveillerait de ce fait l'attention de per-
sonne. >
Cette accusation se heurte à la même objection de dates
que celle du général Roget, et nécessite aussi des hypo-
thèses purement arbitraires.
CHAPITRE XII
Sixième présomption.
L'organisation militaire des chemins de fer français
(fin 1893).
Formule de la présomption. — « Il y a, dit le
général Roget, une pièce dans laquelle Pauizzardi
dit à Schwarzkoppeu qu'il va recevoir l'organisa-
tion militaire des chemins de fer français. Cette
pièce peut désigner Dreyfus, parce que Dreyfus
avait été stagiaire au 4« bureau de l'état-major dans
le semestre précédent (2"* semestre 1893), qu'il était
stagiaire au réseau de l'Est, le plus important de
tous, puisque tous les mouvements de concentra-
tion aboutissent sur ce réseau, et parce qu'on avait
fait aux stagiaires, dans ce semestre (au mois de
décembre), des conférences sur l'organisation mili-
taire des chemins de fer, conférences auxquelles je
présidai.
MLa.pièce a été saisie en avril 1894. Elle pouvait
remonter à une date plus éloignée.
») Les stagiaires qui étaient au 4« bureau à ce mo-
ment (1«' semestre 1894) n'étaient pas en mesure
de fournir uu document de que^iue valeur sur l'or-
LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS 97
ganisatioQ des chemins de fer; ils n'avaient, dans
tous les cas, pas assisté aux conférences sur cette
organisation qu'on leur faisait en fin de stage ; enfin
il n'y avait parmi ces stagiaires que deux officiers
d'artillerie, les capitaines Meno et Ducrocq, et ces
officiers servent encore actuellement comme titu-
laires au 4« bureau de l'état-major de l'armée, ce qui
prouve suffisamment la confiance qu'ils inspirent.»
Par la déposition du capitaine Cuignet, nous
savons que cette lettre de Panizzardi n'est pas datée
par son auteur : « Elle porte simplement à l'encre
rouge, de la main d'un officier du service des ren-
seignements, la date d'avril 1891. »
Le général Roget est hors d'état d'assurer que
la lettre Panizzardi corresponde à une trahison
commise. — Jusqu'à présent, nous avons vu le
général Roget interpréter des documents qui déno-
taient un fait accompli : il s'agissait de savoir si le
fait était criminel ou non, et, dans le cas où il était
jugé criminel, si Dreyfus en était l'auteur. Ici le
point de départ delà présomption est un fait annoncé,
et dont le général Roget ne nous dit pas s'il a jamais
été réalisé: entre autres possibilités, il y a donc celle
que Panizzardi n'ait jamais reçu l'organisation mili-
taire des chemins de fer français, et, par conséquent,
qu'on n'ait à, soupçonner de l'avoir livrée ni
Dreyfus ni personne.
Il faut, en outre, se rappeler que, si les attachés
militaires étrangers étaient en rapport avec de véri-
tables espions, ils recevaient aussi les offres de ser-
vices d'escrocs, qui leur fournissaient desrenseigne-
0
ikSkUAL ROGET KT DREYPU8
ineuts de fantaisie, et souvent aussi ils avaient
affaire à de faux espions que leur expédiait le bureau
des renseignements.
M. Paléologue a donné à la Cour, toutes cham-
bres réunies, un exemple curieux de ce dernier cas.
Il a raconte, dans sa déposition du 20 mars, que,
dans les premiers jours de novembre 1891, on tendit
un piège à Pauizzardi, en lui faisant savoir qu' « un
certain Y., qui se trouvait k X., allait partir sous
peu de jours pour Paris, porteur de documents rela-
tifs à la mobilisation de l'armée, qu'il s'était procu-
rés dans les bureaux de l'état-major. » Pauizzardi
se hâta de transmettre cette information au chef de
l'état-major italien, et la dépêche par laquelle il l'en
avisa fut interceptée et déchiffrée. Elle ne corres-
pondait à rien de réel, et il en eût été de même d'une
lettre à Schwarzkoppen, s'il lui eût transmis la
nouvelle, et si la lettre avait été saisie.
Ainsi, tant qu'on n'a pas la preuve que l'a-
nizzardi a re(.'u sur l'organisation des chemins de
fer français les renseignements qu'il annonce par sa
lettn? saisie en avril 1891, il est permis de douter
non seulement si la trahison a été commise, mais
encore si elle a jamais dû être commise. Il reste
donc, sur le fait lui-même, une telle incertitude,
qu'il est inadmissible de se servir de la i<ttr.' lumv
émettre un soupçon contre qui que ce s<'
Si la trahison a été commise, le général Rogat
esthorsd'étatde dire exactement quels documents
ont été livrés. — Le général \lo>^c\ veut <|U0 le
(lo<Miiiicnt attendu par Pani/zardi ait été la Néric des
I.I, <iKNf:RAL ROOKT KT DUKYI Ls
confi^rGnces faites, en déceml)re IHîK}, aux stagiaires
lurL'au. Ce serait déjà une hypollu'se (|u'il
cuu\ iL'iulrait de présenter sous toutes réserves, si la
lettre parlait de documents re(,'us et en vantait
riinportance; mais la hasarder avant de savoir si
Panizzardi a jamais rien reçu, c'est faire en quehjue
sorte de la divination, et se mettre ainsi en dehors
de toutes les règles de la critique historique et du
témoignage judiciaire. Le général Koget n'a pas
l'air de se douter qu'il commet une véritable mons-
truosité. En réalité, la seule raison qu'il ait de
penser aux conférences de décembre 189.3, c'est le
désir d'écarter ses soupçons des stagiaires du 4^ bureau
pendant le l*' semestre de 1894, pour les reporter
sur les stagiaires du second semestre de 1893, parmi
lesquels se trouve Dreyfus.
1 1 sait d'ailleurs très bien, et il le montre sans le vou-
loir, que, même si les conférences de décembre 1893
n'avaient jamais été faites, Panizzardi aurait pu
recevoir, d'une source d'état major, l'organisation
militaire des chemins de fer français.
Un des motifs qui permettent de soupçonner
Dreyfus, dit le général, c'est que Dreyfus avait été
attaché au réseau de l'Est, où aboutissent tous les
mouvements de concentration; c'est dire qu'il suffi-
sait à Dreyfus d'être attaché à ce réseau, pour
avoir, parla même, la clef des mouven"Mi- '!«» oon-
rentration sur tous les autres réseaux
Mais Dreyfus n'est pas le seul stagiaire (jui ait
été attaché à ce réseau : il y en a\ ait à chaque se-
mestre, et pendant le l*"" semestre de 1894 comme
pendant le 2« de 1893. Si donc il v a »mi au 4« bu-
100 LK GÉNÉRAL ROGKT ET DRBYFUB
rcau une indiscrétion ou une trahison, dont Paniz-
zardi a peut-être profité, elle peut tout aussi bien
dater du semestre, pendant lequel a été saisie la
lettre révélatrice, que du semestre précédent.
De deux choses l'une : ou les conférences de
décembre 1893 ont pu seules fournir les éléments
des renseignements qu'attend Panizzardi aux en-
virons d'avril 1894, et alors il était inutile de faire
remarquer que Dreyfus a été stagiaire au réseau de
l'Est ; — ou tout stagiaire au réseau de l'Est est ca-
pable de reconstituer l'ensemble des mouvements de
concentration, et ceux quiy étaient pendant le prem«er
semestre 1894 en étaient aussi capables que Dreyfus
et leurs camarades du semestre précédent.
C'est donc uniquement pour remonter à ce
semestre et pouvoir accuser Dreyfus, que le général
Roget a introduit comme hypothèse dominante la
communication des cours de décembre 1893, alors
que cette hypothèse était absolument inutile.
En reculant la date de la lettre, le général
Roget viole arbitrairement la règle qu'il a posée
lui-même, à propos de la date du bordereau. —
L'intention est d'autant plus visible que, comme
nous l'avons vu dans le chapitre précédent, le géné-
ral Roget a déclaré à la Cour que les documents
non datés, venus au service des renseignements,
par la voie des papiers déchirés, étaient toujours
d'une date très voisine de celle à laquelle ils avaient
été apportés. Pourquoi la lettre Panizzardi, saisie
en avril 1894, échapperait-elle à cette règle, fondée
sur une expérience constante? Pas plus que pour
LE GKNÉKAL ROOET Kl nnt.M i - 1<»1
la note Scinvarzkoppen saisie en déeeniltre 1H9."), il
n'est possible d'apercevoir un fait, ou même un
simple indice, qui justifie cette exception. Il fau-
drait que l'unique hypothèse possible fût celle do la
livraison des conférences de décembre, et, puisque
le général a jugé bon de parler du réseau de l'Est,
il a indiqué lui-même qu'il y avait au moins deux
hypothèses possibles sur la nature du document
annoncé.
Nous voyons donc très clairement que^ dans l'es-
prit du général Roget, la possibilité de reculer la
date de la lettre se lie exclusivement à celle d'accu-
ser Dreyfus. Présentant à la Cour Dreyfus comme
un traître en action depuis 1890, le général a senti
qu'il serait difficile d'admettre qu'il ait attendu
trois mois pour livrer les conférences de décembre
1893, et, comme il avait besoin de supposer qu'elles
avaient été livrées, pour rétrécir autour de Dreyfus
le cercle des soupçons, il a dû supposer, du même
coup, que la lettre de Panizzardi était de trois mois
antérieure à la date de sa saisie.
En liant ainsi deux possibilités l'une à l'autre, le
général Roget s'est enfermé dans un cercle vicieux :
il recule la date de la lettre pour accuser Dreyfus,
et, pour reculer la date de la lettre, sa seule raison
est qu'il accuse Dreyfus.
Le général Roget. en nommant les capitaines
Mené et Ducrocq. a trahi son parti pris d'accuser
Dreyfus sans preuves. — Si, par hasard, le géné-
ral Koget niait que cette accusation C(mtre Drey-
fus reposât sur autre chose que sa propre volonté, je
6.
lit.' LB OfiNfiRAL KOOKT KT DRKYFUS
le prierais alors d'expliquer [pourquoi il a design»^
par leurs noms deux stagiaires au 4" bureau peiidai
le 1" semestre de 1X93,
Il lui suffisait de m«»ttre hors de cause tous les
stagiaires de ce bureau pendant ce même semestre,
en supposant que le dooumont annoncé était la
série des conférences de décembre; or cette raison
générale ne lui a pas paru suffisante, et il a impru-
demment ajoute ce qui suit : « Enfin il n'y avait
parmi ces stagiaires que deux officiers d'artillerie,
les capitaines Mène et Ducrocq, et ces offîciers ser-
vent encore aotnellcmrnt comme titulaires au i'' bu-
reau, ce qui prouve suffisamment la confiance qu'ils
inspirent. '
Pourf|Uui iiaiier spcciaiemeni de c»'s deux oiU-
ciei's, si ce n'est parce que, aux yeux du général
Roget, un officier d'artillerie seul peut être désigné
par la pièce incriminée?
Mais pourquoi la pièce incriminée ne peut-elle
désigner qu'un officier d'artillerie? Est-ce parce
qu'elle concerne des matières d'artillerie? l*as du
tout : il s'agit de l'organisation militain^ des chemins
de fer, et, artilleurs, cavaliers ou fantassins, tous
les stagiaires du 1* bureau ont les mêmes lumières
sur ce sujet, quel que soit le semestre.
Alors, d'oii vient pour le général Roget la néces-
sité que le secret de cette organisation ait été livré
paT un officier d'artillerie? Il ne le dit pas lui '
même, ne donne aucune raison, et se contente de
l'affirmation implicite que renferme s<mi oi^o-v.
tion sur les capitaines Meno et Ducroo,
La vraie raison c'est que Dreyfus était artilleur
I.i; GKNKHAL IJOClET KT 1»HKYI"US 1(W
et que le gênc'ral Roget voulait accuser Dreyfus.
On a (U'montré, ou cru dt'moiitrer, pour le borde-
reau, qu'il fallait qu'il eût été écrit par un artilleur ;
ici, on oublie que cela n'est mcmr pas démontrable,
et, sans s'en apercevoir, on fait passer l'argument
d'un cas où il pouvait servir, même mauvais, à un
cas où il est absolument inutilisable.
Ceci dénoie beaucoup d'étourd«^rie chez le général
Roget. Il ne faut pas trop le lui reprocher, puisque,
du môme coup, cela découvre le fond de ses pensées.
Nous pouvons, en étant sûrs de ne pas nous tromper,
assurer que, pour retenir cette sixième présomption,
le général Roget a établi, volontairement ou non,
son raisonnement de la façon suivante :
(' Dreyfus a envoyé le bordereau en août 1894 à
Scliwarzkoppcn; donc Dreyfus a envoyé en dé-
cembre 1803, à Panizzardi, les conférences qu'il
venait de suivre sur l'organisation militaire des che-
min*: do for français. »
Inanité de la présomption démontrée par la
dépêche Panizzardi du 2 novembre 1894. — Ce
qui précède suffit pour prouver combien est vaine
cette accusation. Mais il y a d'autre part une raison
qui aurait pu nous dispenser de tout ce qui précède.
Depuis que M. Paléologue a communiqué à la
Cour de cassation la traduction exacte et authen-
tique de la dépêche chiffrée que Panizzardi exi^édia
à Rome le 2 novembre 1894, aussitôt après avoir
appris l'arrestation de Dreyfus, nous savons de la
faron la plus certaine que Pani//.inli ir.iA.iii .nicim
rapport avec Dreyfus.
lOi LE GÉNÉRAL ROdET ET DHEYKI s
Cette dépêche était ainsi conçue : u ^7 le cupi-
taine Dreyfus n'a pas eu de relations avec vous, il
conviendrait de charrier V amhaasadeur de publier
un démenti officiel, afin d'éviter les commentaires
de la presse. » Comme l'a fait observer M. Paléo-
logiie, si Panizzardi avait connu Dreyfus, il n'aurait
pu parler ainsi à liome, avant de savoir si Dreyfus
avait ou non fait des aveux, et il ne pouvait le
savoir le 2 novembre. La sincérité de sa dépêche
est donc certaine.
Elle est d'ailleurs confirmée par le rapport que
Panizzardi avait expédié la veille, et dont le texte
a été communiqué à M. Delcassé par le comte
Tornielli, le 5 janvier 1899 (Documents annexes à
la déposition de M. Paléologue, du 3 février 1897.):
« Je m'empresse de vous assurer que cet individu
n'a jamais, rien eu à faire avec moi. »
Ce télégramme et ce rapport mettent donc hors
de doute que Panizzardi n'avait jamais eu aucun
rapport avec Dreyfus et ne le connaissait pas, et,
du même coup, que la lettre de Panizzardi sur l'or-
ganisation militaire des chemins de fer français ne
saurait être utilisée contre Dreyfus.
Le général Roget ne peut être blAmé d'avoir
ignoré cette impossibilité, puisque, dans le dossier
qu'il a eu sous les yeux, la dépêche du 2 novembre
1894 était représentée par une version mensongère.
Pour moi, je suis presque tenté de m'en réjouir:
grâce à cela, en effet, j'ai pu donner un exemple
très significatif de la méthode suivant ]•>-.. i-^ii.^ i<>
général établit ses présomptions.
Si donc Panizzardi a jamais reçu, comme il
Li; GÉNÉRAL ROOJET ET DREYFUS 105
rannouçait à Schwarzkoppen, eu avril 18î)4, l'orga-
nisation militaire des chemins de fer français,
reconnaissons que, de ce chef, aucune présomption,
ni légère ni grave, ne peut être retenue contre
Dreyfus.
Par contre, il y a présomption gravé contre le
général Roget :
1" D'avoir arbitrairement changé la date vraisem-
blable de la lettre Panizzardi ;
2'* D'avoir raisonné non sur une trahison prouvée,
mais sur une hypothèse de trahison ;
3" D'avoir, sur cette hypothèse, greffé une seconde
hypothèse relative à la nature des documents
annoncés ;
4 " D'avoir, sur cette seconde hypothèse, greffé
une troisième hypothèse relative à la personne du
traître possible;
5° De n'avoir été guidé dans le choix de ces hypo-
thèses successives que par la volonté d'accuser
Dreyfus, comme l'a révélé l'allusion, autrement
inexplicable, aux capitaines d'artillerie Meno et
Ducrocq.
CHAPITRE XIII
Septième présomption.
Lettre de Panizzardi à Schwarzkoppen, où est nommé le
colonel Davignon. (Janvier 1894.)
Formule de la présomption. — Le général Roget
se contente de citer la lettre de mémoire, sous la
forme suivante : « Je niens encore d'écrire au colo-
nel Datignon; si vous avez occasion déparier de la
question arec rotre ami. faites- le particulièrement
de façon que Davignon ne tienne pan à le savoir. »
« Cette pièce, dit-il, semble prouver que 3ch warz
koppen avait au 2"" bureau de l'état-major un ami,
avec lequel il avait des relations suspectes. »
Le capitaine Cuignet a expliqué (Déposition du
5 Janvier.) que cette pièce était arrivée déchirée au
bureau des renseignements, dans les premiers jours
de 1894, mais qu'on ne s'était pas pressé de la re-
constituer, parce que « les premiers mots parais-
saientserapportor aune question absolument banale,
recrutement ou appel. » Elle ne fut recollée qu'en
juillet, et le passage qui la fit mettre, en décembre,
dans le dossier secret, avec un commentaire de du
l'aty, est le suivant ■
LK OÉNÉUAL ROGET ET DHEYKUS 107
iCTai écrit encore au colonel iJanignon, et c'egt
pour ça que je cous prie, si vous avez l'occasion de
vous occuper de cette question avec votre ami, de le
faire particulièrement, de façon que Davignon ne
vienne pas à le savoir. Du reste, il répondrait pas,
car il ne faut jamais faire voir qu'un agent
s'occupe de l'autre. »
Sur le commentaire de du l'aiy, iiou-, ii,t^wi,^,
que le résumé donné par Picquart dans sa lettre au
garde des sceaux :
« ArépoqueoùPauizzardiécritàSchwarzlvt-|.|M ,,,
Dreyfus était au 2« bureau, c'est évidemment lui
que Panizzardi désigne comme l'ami de Schwarz-
koppen ' . »
On voit que la façon de procéder du général
Roget est identique à celle de du Paty •: aucun
raisonnement; il ne se donne même pas la peine de
prononcer le nom de Dreyfus, tant il paraît évident
que, si Si'hwarzkoppen a un ami au 2* bureau, il
faut d'abord que cet ami soit suspect, et ensuite que
cet ami suspect soit Dreyfus. Dreyfus attire lo
soupçon, et le soupçon, en approchant Dreyfus, se
transforme en certitude.
La rencontre entre du Paty et le général Roget
est d'autant plus curieuse que le commentaire de
du Paty, qui se trouvait encore dans le dossier
secret, à la fin d'août 1896, lorsque Picquart en prit
connaissance, en avait été retiré par le général
Gonse, à la fîn de 1897, bien avant que le général
Roget se fût mis à étudier l'affaire. Elle prouve que
1. Révision du procès Dreyfus (27, 28, 29 octobre 1890),
page 111.
KXS LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS
les hommes ont pu changer depuis quatre ans à
l'otat-major, mais que, dès qu'il s'agit de Dreyfus,
les procédés de raisonnement y sont restés les
mêmes.
Le général Roget n'a même pas essayé de mon-
trer que l'ami de Sch^varzkoppen devait être au
2« bureau. — Cette démonstration n'était pas inutile,
puisque Dreyfus ne peut être accusé que s'il s'agit
d'un officier du 2* bureau. Or cela n'est pas évident
d'après les termes de la lettre : M. Cavaignac lui-
même {Déposition du 10 novembre.) ne considère
pas la chose comme absolument sûre. « La pièce,
dit il, établit d'une façon certaine qu'il existait entre
les agents de l'étranger et un officier de l'état-major
(à peu près sûrement du 2*^ bureau), des rapports
qui ne pouvaient être avoués, parce qu'ils étaient
coupables. » Ainsi, il est certain que les rapports
étaient coupables, mais il n'est qu'à peu près cer-
tain que l'ofïicier appartint au 2« bureau.
Le capitaine Cuignet a donné dans sa déposition
du 5 janvier des explications qui sont, à la fois
vraisemblables et incomplètes. Pour moi, je suis prêt
à reconnaître qu'il y a en effet beaucoup de chances
pour que l'ami de Schwarzkoppcn soit au 2* bureau :
il n'en est pas moins vrai (ju'il en reste aussi quel-
ques-unes pour qu'il n'y soit pas. Le à peu près
de M. Cavaignac n'est pas effaçable, et le général
Roget se devait à lui-même de le reconnaître. Il a
préféré passer sous silence que, parmi les hypothèses
possibles au sujet de cette lettre de Panizzardi, il y
en avait une laissant Dreyfus hors du cercle des
LE GÉNÉRAL ROGEÏ ET DREYFUS 10'.»
soupçons. La présomption contre celui-ci ne s'en
trouve pas moins réduite d'autant.
Le général Roget n'a pas pris garde que le ton
et l'existence même de la lettre ne semblaient pas
indiquer de relations suspectes entre Schwarz-
koppen et son ami du 2e bureau. — Supposons
que Tami de Sclnvarzkoppeu ne puisse ctre qu'au
2* bureau : le texte de la lettre n'indique pas néces-
sairement que leurs relations soient coupables. Sur
ce point comme sur le précédent, le général Roget
a préféré garder le silence et laisser sans réponse les
observations de Picquartdans sa lettre au Garde des
sceaux.
Or ce n'est pas seulement le ton de la lettre qui
ne semble pas convenir, s'il s'agit de relations sus-
pectes ; l'existence même de la lettre peut être invo-
quée comme un argument, pour douter du caractère
suspect de ces relations. Si, en effet, les rapports
de Schwarzkoppen avec son ami du deuxième
bureau étaient des rapports coupables, il irait de-
soi qu'il les cachât, sans que Panizzardi eût à le lui
recommander.
On voit très bien, dans la lettre de celui-ci, que cei
recommandations ne s'appliquent qu'à un cas très
particulier, et que, s'il ne s'était pas décidé à
éi-rire encore à Davignon, il aurait laissé Schwarz-
koppen questionner son ami, sans lui dire de le
faire particulièrement. Ainsi, le fait seul que Paniz-
zardi se soit cru obligé d'écrire à ce sujet, loin de
donner à penser qu'il s'agisse de relations suspectes,
indique beaucoup plutôt des relations normales.
110 LE GUiNtliAL ItOGET ET DBEÏFUS
Le général Roget n a tenu aucun compte des
éléments d appréciation foorois par le texte de
la lettre. — En laissant de côté les raisons qui
précèdeul, il y avait, avant de déclarer qu'il s';igis-
sait d» relations suspectes, à tenir compte de deux
éléments d'appréciation fournis par le texte môme
de la lettre, et qui, eux aussi, loin de s'accorder avec
l'idée de preuve, ne s'accordent même pas avec
(lelle d'apparence de preuve.
Ces deux éléments sont :
1" Le aujet sur lequel Panizzardi, après avoir
écrit officiellement à Davi^uon, prie Schwarzkop-
pea de causer avec sou ami, s'il en a l'occasion;
2" Le motif ^oxxv lequel Panizzardi recommande à
S(;hwarzkoppeu de causer avec son ami « particu-
lièrement, de nuinière à ce que Dacignon ne vienne
pas à le aacoir ».
Le sujet sur lequel Panizzardi a écrit à Davi-
gnon, et sur lequel Schwarzkoppen doit inter-
roger son ami, est un sujet publie. — Du sujet, le
jiénéral Roget ne se donne m»>me pas la peine de
ilire un mot. C'est par Picquart et Cuignet que nous
savons qu'il s'agit de recrutement ou d'appel, et
M. Cavai^nac a reconnu que le ren.seignement
demandé n'était pas, de sa nature, secret. Disons
qu'il est, de sa nature, public, tout <e qu'il y a de
l'ius public en fait de choses militaires.
Ainsi, de même que, s'il s'était agi d'un rensei-
• ;t demi secret ou secret, les motifs de
, . ,us auraient crû proportionnellement au
>• ' ret; de métne, puisqu'il s'agit d'uu rensei^fne-
LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS 111
ment tout à fait public, les motifs de soupçon sont
réduits au minimum, et les raisons de supposer
entre Sohwarzkoppen et son ami des rapports
( orrects sont, au contraire, portées au maximum.
Ou le général Roget ne s'en est pas aperçu, ou il a
feint de ne pas s'en apercevoir.
Le motif pour lequel Schwarzkoppen doit
questionner son ami particulièrement est donné
par le texte même de la lettre : c'est un motif de
conTenances diplomatiques. — Le général Roget
n'a pas même conservé souvenir de la dernière
phrase de la lettre, qui explique pour quelle raison
Panizzardi recommande à Schwarzkoppen de
questionner son ami « particulièrement, et sarns que
Dariffnon vienne à le savoir ».
Ee tout état de cause, même si la dernière phrase
de la lettre manquait, comme dans la version du
général Roget, il est évident que ce motif n'est pas
la nature de la question, puisque, de son côté,
Panizzardi la pose par lettre à Davignon.
Le motif, c'est : « il faut jamais faire voir qu'un
agent s occupe de t autre ».
Schwarzkoppen et Panizzardi n'ignorent pas
du tout que le bureau des renseignements les sur-
veille et sait qu'ils s'occupent l'un de l'autre. Ils ne
peuvent donc avoir à aucun degré la pensée de
di- I. Mais autre chose
• - •, même en se sen
Il rit observés, autre chose de faire siraultanéraenl
d<i ■■ ■ ■ ' i.ropos d'un 111 '■
s» i iuvenan«,'es ex
112 LE GÉNÉRAL KO<iET ET DREYFUS
est la première règle de conduite des agents diplo-
uîatiques, et c'est évidemment l'une de ces conve-
nances que Panizzardi rappelle à Schwarzkoppen
à la fin de sa lettre.
Outre la raison de convenances diplomatiques,
la lettre de Panizzardi exprime une raison d'uti*
lité pratique par ces mots : a Du reste, il répon-
drait pas ». Nécessité d'expliquer cette phrase
ambiguë. — Regardons d'un peu plus près le
texte de la lettre. Nous voyons qu'elle ne se borne
pas à exprimer, dans le dernier membre de phrase,
une convenance diplomatique générale; dans
l'avant dernier, elle donne une raison d'utilité pra-
tique particulière au cas dont il s'agit. « Du reste,
il répondrait pas » est la clef de tout le sens, et, de
la manière dont on comprend ces cinq mots, dépend
celle dont on interprète la recommandation de
Panizzardi.
Or ce membre de phrase n'est pas par lui-môme
d'une clarté absolue : il offre deux difflcultés :
l-* Quelle est la personne désignée par ill
2° Quelle est celle à qui il ne répondrait pas?
// ne peut être que Davignon ou l'ami de
Schwarzkoppen, la personne à qui il ne répon-
drait pas ne peu être que Panizzardi ou Schwarz-
koppen.
D'où il résulte que, si nous complétons la phrase,
en remplaçant le pronom sujet il par l'un des noms
qu'il |>eut représenter, et en ajoutant le pronom
complément indirect qui manque,nous avons quatre
versions possibles :
LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS 11.3
1" Du reste Davignon ne me répondrait pas:
2'^ Du reste Davignon ne rous répondrait pas :
3" Du reste notre ami ne me répondrait pas;
4^ Du reste votre ami ne vous répondrait pas ;
Vue de ces versions est manifestement absurde :
c'est la troisième, puisque Panizzardi ne demande
rien à l'ami de Schwarzkoppen. Nous n'avons
m«''me pas à la discuter.
La deuxième n'est acceptable, que si cous est
remplacé par votre ami, en supposant que l'ami
transmette à Davignon la question posée par
Schwarzkoppen; c'est sous cette forme seule qu'elle
peut être discutée.
La première et la quatrième présentent en elles
mêmes un sens satisfaisant, et peuvent être discu-
tées telles quelles.
Nous avons donc à choisir entre trois sens :
1" Du reste Dacignon ne me répondrait pas ;
2" Du reste Davignon ne répondrait pas à votre
ami;
3" Du reste votre ami ne vous répondrait pas.
Examen du premier sens : « Du reste, Davignon
ne me répondrait pas ». — Pour choisir, il faut
savoir comment chacune de ces trois propositions
s'agence avec le reste de la lettre, par l'intermédiaire
delalocution adverbiale du reste. Rétablissons donc
le texte complet de la lettre, en remplaçant succes-
sivement, par l'une des trois versions claires et
complètes, la phrase incomplète et obscure. Voici
1,1 première :
(( J'ai écrit cncftrc an colonel Davignon et c'est
114 LK GÉNÉRAL RO<»rr ET D&ICYFUS
pour ça que je vous prie, si oous ace^ P occasion de
vous occuper de cette question avec cotre ami, de le
faire particulièrement, de façon que liaoigHon ne
vienne pas à le savoir . Du reste iJarif/non ne me
répondrait pas, car il faut jamais faire voir qu'un
agent s'occupe de l'autre. »
Je dis que cet arrangement est inadmissible,
parce que du reste relie à contre-sens Davi-
gnon ne me répondrait pas avec ce qui préoède.
Essaye» de remplacer du reste par les locutions
adverbiales synonymes au surplus ou d'ailleurs,
et vous n'obtiendrez pas un sens plus satisfaisant,
parce que, pour Panizzardi, la conduite de Da\'i-
gnon à son égard ne peut être un re:>te ou un
surplus, mais qu'elle «'st sa préoccupation domi
nante au moment où il écrit à.Sçhuarxkoppen, et
l'objet même de sa lettre. Il a demandé offloielle-
ment et j)ar écrit un renseignement k Davignon : il
tient à recevoir une réponse; il veut prévenir une
démarche qui pourrait l'empôcher de la recevoir.
Dans ces conditions, il me parait impossible qu'il
écrive du reste.
Ou bien il n'emploie aucuiKMraii'-itiou; il ^' iMtniy
à dire : Uacignon ne me répondrait pas, comme
la conséquence de la maladresse qu'il veut éviter
et la cause immédiate de sa recommandation;
Ou bien, s'il emploie une transition, celle ci doit
exprimer le rapport d'effet à cause entre l'absence
de réponse de Davignon et la démarche maladroite
de Sciiwarzkoppen. Ainsi donc, s'il y avait dans la
lettre Davignon ne me répondrait pas, il ne pour-
LE GÊNÉRA.L ROOET ET DREYFUS 115
OU la conjonction parce que, ou la conjonction erir.
mais pas du tout la locution adverbiale du reste.
Mais, dan< Téquation que je cherche à résoudre, du
rente est un élément fixe, qu'ilestimpossiblede chan-
ger ou d'éliminer. Darif/non ne me répondrait pafi
n'est, au contraire, qu'une interprétation de la phrase
incomplète et obscure, qui joue le rôle de l'inconnue
dans l'équation. Si cette interprétation ne s'adapte
pas à rélément fixe, elle doit être rejetée, et
c'est pourquoi, contrairement à toutes les explica-
tions données jusqu'à présent, je considère comme
démontré qu'il ne s'agit pas du tout de la réponse
de Davignon à la lettre de Panizzardi, dans le
membre de phrase : Du reste il répondrait pas.
2" Examen du deuxième sens : « Du reste Davi-
gnon ne répondrait pas à votre ami ». — Avec
la seconde version nous aurions :
'( Tai écrit encore au colonel Davignon, et c'ent
pour ça que je rou^ prie, ni vorts avez l'occasion de
voua occuper de nette question avec votre ami, de le
faire particulièrement, de façon que Daric/non ne
vienne pas à le savoir. Du reste Davignon ne
répondrait pas à votre ami, car il faut jamais
faire voir qu'un agent s'occupe de Vautre. »
Ici, point d'accroc dans l'enchaînement des idées :
du reste forme un lien très naturel entre ce qui
le précède et ce qui le suit. Panizzardi recommande
à Schwarzkoppen, s'il a l'occasion de s'occuper
de la question avec son ami, ^ de le faire parti m
lièrenient, en façon que Davignon ne vienne pas à le
lit", LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS
P Parce que lui-même a écrit h ce sujet à Davi-
gnon ;
2" Parce que, du reste, si l'ami interrogé devant
Davignon lui transmettait la question, Davignon
ne répondrait pas, voyant par la lettre de Panizzardi
et par la question de Schwarzkoppen que les deux
agents s'occupent l'un de l'autre.
£xainen du troisième sens : u Du reste votre ami
ne vous répondrait pas ». — Avec la troisième
version, nous aurons :
« J^ai écrit encore au colonel Davignon, et c'est
pour ça que je vous prie, si cous aces l'occasion de
vous occuper de cette question avec votre ami, de le
faire particulièrement, en façon que Davignon ne
vienne pas à le savoir. Du reste, votre ami ne cous
répondrait pas, car il faut jamais faire voir qu'un
agent s'occupe de l'autre. ))
Ici encore, du reste s'ajuste très bien aux
deux membres de phrase entre lesquels il est 1 1
et établit, d'une fiKon rationnelle la suite des in
Panizzardi recommande à Schwarzkoppen, s'il
a l'occasion de s'occuper de la question avec son
ami, « de le faire particulièrement, m façon que
Davignon ne vienne pas à le savoir »
1° Parce que lui-même a écrit à D.i\ ii^mumi ,
2° Parce que, du reste, si l'ami était interrogé
devant Davignon et s'informait auprès de lui, Davi-
gnon lui défendrait de répondre, voyant, par la
lettrede Panizzardi et par laquestionde Schwarzkop-
pen, que les deux agents s'occupent l'un de Tautrc
}■' " ■'" ■'''■•V - .^.- ;aii«_ qiio ne ffuifrario fv- '■
LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS 117
présence de du reste dans le texte, je crois qu'il
faut opter pour la dernière, parce que c'est celle où
ce du reste a le plus pleinement son sens.
Interprétation exacte de la lettre Panûzardi. —
Avec cette version, on voit très bien la suite des
idées dans la lettre de Panizzardi. Bu reste il
répondrait pas forme, entre la recommandation
et le motif de la recommandation, une sorte de
parenthèse justifiée par le motif même.
11 y a ainsi dans le texte une partie essentielle et
un surplus, un reste.
L2i partie essentiels, c'est : « Je vous prie si vous
avez l'occasion de vous occuper de cette question
avec votre ami, de ne pas le faire au bureau où
Davignon viendrait à le connaître, car il ne faut
jamais faire voir qu'un agent s'occupe de l'autre. »
Le supplément, c'est : « Du reste, votre ami ne
vous répondrait pas si vous lui demandiez cela au
bureau, de façon à ce que Davignon vienne à le
connaître, car il ne faut jamais faire voir qu'un
agent s'occupe de l'autre. »
Une raison générale domine l'esprit de Paniz-
zardi, celle qu'il exprime dans sa dernière phrase :
(' Il faut jamais faire voir qu'un agent s'occupe de
l'autre. .» Jamais s'applique aussi bien à l'ami de
Schwarzkoppen qu'à Davignon; rien, dans la
phrase, ne désigne l'un à l'exclusion de l'autre. Si
Davignon sait que Schwarzkoppen s'occupe de la
■ par Panizzardi dans sa lettre, il n'y
i , cela va de soi, et du reste l'ami ne
répondrait pas davantage à Schwarzkoppen parce
7.
118 LK fil'.XÊRAL ROGET KT DREYFUS^
que navignon le lui défendrait. Ainsi Schwarz-
koppen aurait fait inv .1.'Miiiir.iio ii.ii<;i.i,. ..t ,;.,
reste inutile.
L'interprétation exacte de la lettre permet de
reconstituer clairement les circonstances dans
lesquelles elle a été écrite, — Non seuimient
celte version donne de la fai.on la plus satisfaisante
l'enchaînement des idées, mais elle permet encore
de reconstituer les circonstances qui ont déterminé
Panizzardi à écrire.
Obligé de s'adresser au sous-chef du 2* bureau,
qui remplace alors le chef. Panizzardi lui a déjà
écrit, au sujet de cette question banale d'appel ou de
recrutement. Il n'a pas reçu de réponse. Il en a
causr avec Schwarzkoppeu. Schwarzkoppen hii a
dit qu'il jx>urrait avoir l'occKasion de lui procurer le
renseignement désiré, en le demandant à un aaii.
Panizzardi n'a pas dit non ; mais quand il -se décide
à écrire encore à Davignon, il craint qu'une double
démarche ne soit plus nuisible qu'utile. D'une façon
générale, il ne presse pas Sivhwarzkoppen de con-
sulter son ami, et s'en remet à l'occaêion : im^is il
ne trouve l'occasion bonne que si la question peut
être poi^éc parti cul ièremenf '■" '"-"■o" -.. > /»..-.
ne vienne pas à le garnir.
Notez que le texte de la lettre ne dit pas, comme
le lui a fait dire M. Cavaignac. dans sa dép<»sition
du fi novembre : « particulièrement et en façon que
I)ariqnon ne vienne pas à le savoir »: mais « par-
tienlivrement, en façon que iJavignon ne vienne pa*
à le aaroir ». Il n'y a pas deux recommandations;
LE GÉKÊRAL ROGET ET DRHTiFUS 119
il n'y en a qu'une seule. Il ne s'agit pas de prendre
d'abord l'ami en particulier, puis de s'arranger
pour que Davignon ne sache pas la question posée ;
mais le moyen indiqué pour que Davignon ne la
sache pas, c'est de ne la poser à l'ami que si l'on a
loccasion de causer avec lui en particuliex, c'est à-
dire hors la présence de Davignon.
L'interprétation rationnelle de la lettre dégage
de tout soupçon l'ami de Schwarzkoppen. — Telle
est l'interprétation à laquelle conduit une démons-
tration en règle, où toutes les hypothèses possibles
ont été examinées, et où le sens très prt^cis de cer-
tains mots, essentiels pour la liaison des idées, a
déterminé le sens des mots imprécis et le choix des
mots sous-entendus.
Telle qu'elle est, cette interprétation i>e permet à
lucun degré de sa^^pecterTami de Schwarzkoppen,
puisque la seule crainte de Panizzardi est que cet
ami ne réponde pas.
Ainsi, par un ensemble d'opérations critiques
a|M ' ur le texte même, on met à la place du
sti li; preuves du général Roget, une preuve
précise et diamétralement opposée : non seulement
les relations de Schwarzkoppen avec l'ami dont lui
parle Panizzardi ne semblent pas su.spectes, mais
«ncore elles ne le sont certainement pas.
La seule raison pour laquelle le général Roget
croit que lami de Schw^arzkoppen est Dreyfus,
«'est qu'il croit leurs relations suspectes'; et réci-
proquement, il croit les relations suspectes afin
l'JO LE OÊNÉRAL ROGET ET DREYFUS
d'accuser Dreyfus. — Poupcette présomption comme
pour la précédente, le général Roget s'est enfermé
dans un cercle vicieux : s'il n'avait pas eu le désir
de trouver encore une accusation contre Dreyfus
il aurait aperçu au moins quelques-unes des raisons
pour lesquelles la lettre de Panizzardi ne doit donner
lieu à aucune suspicion, et c'est en même temps
parce que la lettre éveille sa méfiance ([ue celle-ci
vise aussitôt Dreyfus.
Il est tout à fait caractéristique qu'après une
citation incomplète et trois lignes de commentaire,
il n'ait pas même pris la peine de nommer Dreyfus,
comme s'il y avait une sorte de nécessité à le trouver
suspect. M, Cavaignac ne l'a pas nommé davan-
tage.
C'est le capitaine Cuiguet qui s'est ciiargé de
donner les. raisons qui désignent Dreyfus ; elles
équivalent au silence de M. Cavaignac et du géné-
ral Roget. (( Au vu et au su de tout le monde, dit-il,
Panizzardi et Schwarzkoppeu ont des relations
personnelles très étroites avec un certain nombre
d'officiers d'état-major. Pourquoi faut-il cacher les
relations avec cet ami? C'est que, dans le cas où ces
relations seraient connues, il ne serait pas possible
de faire croire qu'il s'agit de relations purement
mondaines* M. Picquart a dit, dans son mémoire,
que l'ami on question pouvait être le commandant
d'Astorg, chef de section au 2" bureau, ou encore le
colonel de Sancy, chef du bureau, ou encore du
Paty de Clam; mais tout le monde connaissait ces
relations, tout au moins de Schwarzkoppeu, avec
chacun de ses officiers. Lc][colonel Davignon n'eût
LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS 121
pas trouvé étonnant que Schwarzkoppen ou Paniz-
zardi ait demandé à l'un d'eux de fournir le ren-
seignement banal dont ils avaient besoin. Je suppose,
au contraire, que cet ami, au lieu d'être l'un des
officiers que je viens de nommer, ait été Dreyfus ; il
est bien certain que Davignon eût été stupéfait de
voir Dreyfus s'occuper à trouver un renseignement
pour Schwarzkoppen ou Panizzardi, car il savait
bien que Dreyfus n'avait pas et ne pouvait pas avoir
de relations mondaines ni avec Schwarzkoppen, ni
avec I*anizzardi, en raison de sa qualité d'Israélite. »
Ainsi, del'aveu du capitaine Cuignet, si Schwarz-
koppen posait sa question à tout autre officier que
Dreyfus, Davignon trouverait cela très naturel et
ne soupçonnerait rien; mais s'il la posait à Dreyfus,
Davignon serait aussitôt stupéfait et soupçonneux,
et pourquoi? pour l'unique raison que Dreyfus est
juif. Il n'y a pas pour M. Cuignet d'autre raison qui
permettrait de supposer qu'un officier du 2^ bureau
ne fut pas en relations mondaines avec les attachés
militaires, et celle-là suffit pour que toute relation
entre Dreyfus et eux soit nécessairement coupable.
Il faut savoir gré au capitaine Cuignet d'avoir
été plus explicite que le général Roget, et d'avoir
ainsi naïvement montré la raison foncière qui a fait
de Dreyfus la trtc de Turc de l'état-major.
Inanité absolue de la prévention. — Ainsi, (je
<]in: le p'néral Roget a indiqué à la Cour en quel-
ques mots, comme une chose qui n'avait même pas
besoin d'être démontrée, ne paraît plus qu'un roman,
dès qu'on serre de près le texte sur lequel s'appuie
12-' l.i: GÉNÉRAL R0<3rr ET DiiEytT-f;
la prévention. J'ai tenu à faire la -démonstration
complète, pour mettre nue foi> de plus en lum •
les •iirw*''(l»'^ irr;'t'"M'i.'l< *'t .-ivlplir.'iiiv^ du i;«':i' ■'
Rojçet.
J'îiurai» pu m'en Ji.-tx;ii>cT comme pour in pré-
vention précédente.
En effet, du moment qu'il s'agit d'un ami de
Sehwarzkoppen connu de Panizzardi, cet am •
peut être Dreyfus. Non seulement Pauirzardi, u
son rapport du l*"" novembre 1894, a dit qu'il n'avait
jamai? rien eu à faire avec cet individu, mais il a
ajouté : « Mon collègue allemand n'en sait pa?; plus
que moi. » Or, si Panizzardi avait pu, an commen-
cement de 1894, parler à Schwarzkoppen d. '•
comme de son ami. comment, en n-
Schwarzkoppen aurait-il pu dire à Panizzardi,
après l'arrestation de Dreyfus, qu'il ignorait de quoi
il s'agissait ?
Ainsi, même en admettant que la lettre de Paniz-
zardi à Schwarzkoppen puisse dénoter, au commen-
cement de 1894, des relations suspectes entre «e
dernier et un officier du 2" bureau, il est impossible
d'admettre que cet officie- ■^'" !>•"'•!';. Ln preuve
du contraire est acqaise.
Comme dans le cas précédent, il n'y a pas lieu
de reprocher au général Roget d'avoir méconnu
cette preuve; mais il y a lieu do retenir contre lui
présomption grave :
l** D'avoir consid< .. .. .. .; ..., ^....„., .^.. .',
s'agissait dans la lettre de Panizzardi d'un officier
du 2* bureau ;
I.E GÉNÉnAL ROGET ET DREYFUS 123
tence même de la lettre allaient contre l'idée de
relations suspectes ;
3" D'avoir supprimé dans sa déposition, et de
n'avoir pas tenu compte dans ses appréciations, du
foinmencemcnt et de la fin de la lettre;
i ' D'avoir lu la lettre, sans la comprendre, faute
d'en avoir reconnu le passage essentiel, et de l'avoir
interprété rationnellement ;
5*^ D'avoir considéré à tort comme prouvé que, du
moment qu'il s'agissait de relations suspectes,
l'ami de Schwarzkoppen ne pouvait ôtre que
Dreyfus ;
6° De n'avoir été guidé, dans la suite de ses hypo-
thèses abusives nn ...Tv.n/./.c qn*^ par sa prévention
contre Drevfus.
CHAPITRE XIV
Neuvième présomption'.
Ce canaille de D... (16 avril IS'Ji).
Formule de la présomption. — Lo général Roget
n'a pas donné à la Cour le texte de la lettre célèbre
connue sous le nom de « Ce canaille de D,..)^. Le capi-
taine Cuignet ne l'a pas lu non plus en présentant
le dossier secret. Nous n'avons que le texte lu à la
Chambre par M. Cavaignac, le 7 juillet 1898 : « Je
regrette bien de ne pas vous avoir eu arant mon
départ. Du reste. Je serais de retour dans 8 Jours.
Ci-Joint 12 plans directeurs de X... {Nice) que ce
canaille de D... m'a donnés pour vous. Je lui ai dit
que cous n'aniez pas l'intention de reprendre les
relations. Il prétend qu'il y a eu un malentendu et
qu'il ferait tout son possible pour vous satisfaire.
Il dit qu'il s'était entêté et que vouji ne lui en voulez
pas. Je lui ai répondu qu'il était fou et que Je ne
croyais pas que vous voudriez reprendre les rela-
tions avec lui. Faites ce que vous voudrez. »
1. La huitième, foudéc sur le mémento de Swarakoppeu
."-aisi en <l«''<"embrc 1W4, a OU'' examinée au <;hapltr« VI.
LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS 125
M. le général Roget s'est borné, au commence-
ment de sa déposition, à rappeler la présence de
cette lettre au dossier et à dire qu'elle était datée
du 16 avril 1801. Pour tout commentaire, il a
ajouté :
« Tout ce que je peux dire, c'est que l'initiale D..,
|)eut désigner Dreyfus, et que Dreyfus a eu la possi-
liilité d'avoir les plans directeurs dont il est ques-
tion. C'est tout ce que je peux dire. » Ainsi, pas
même un commencement de démonstration ; le
général affirme une possibilité, sans même examiner
le texte de la lettre.
M. de Cavaignac ne pense pas avec la même
sécurité que le général Roget que D... puisse
désigner Dreyfus. — .J'ai déjà indiqué que, sur
cette possibilité, M. Cavaignac et le capitaine Cui-
gnet ne sont pas du m^nic avis que le irénéral
Roget.
Dans sa déposition du 10 novembre, M. Cavai-
gnac, étudiant les pièces du dossier secret, s'était
bien gardé de parler de celles où se trouvait l'ini-
tiale D... I)ien qu'il en eût lu deux à la tribune de
la Chambre, le 7 juillet précédent. Sur interpella-
tion du président, il déclara qu'il ne s'appuierait pas
sur ces pièces sans quelques réserves : déclaration
bien anodine, si l'on se rappelle que le capitaine
' iiignet a déclaré qu'une de ces pièces était falsifiée,
et que le D... y était le résultat d'un grattage et
d'une surcharge.
A cette déclaration, M. Cavaignac a ajouté les
paroles suivantes qui se rapportent exclusivement à
II. i.KM'.iiAi. i;(i(îi-.l i-.i l>hKiii&
la [)iece « Ce canaille de D... '\ il ont rauinrnii<iié
n'est pas contestée :
« M. CaTaignac est frappé dans une certaine
mesure de ce que le ton sur lequel il est parlr de
Dreyfus dans ces pièces ne concorde pas très exac-
tement avec la situation des agents étrangers vis-
à-vis d'un officier, leur livrant les secrets essentiels
de la défense nationale ; malgré les indices qui per
mettraient d'attrîl)uer à Dreyfus la livraison des
plans directeurs, îl pense que cet acte de trahison
ne s'adapte pas, aussi bien que les autres, avec les
conditions que remplissait Dreyfus. »
Si des réserves pareilles sont exprimées j>;u
l'homme qui avait solennellement invoqué la lettre
<( Cecanaille de I)...)^ pour proclamer la cnlpaV)ilité
de Dre^'fus, il y a lieu de s'étonner que le irénéraJ
Roget n*ait pas été frappé parles mêmes difficultés,
et même de se demander s'il ne s'est pas abstei '
rappeler le texte de la lettre, pour «'x itcr plus
ment de parler de ces difficultés.
Le capitaine Cuignet voit les mêmes difficultés
que M. Cavaignac. et pense en outre que D...
désigne un espion connu, autre que Dreyfus. — Le
capitaine Cuignct a exprimé lc>^ niéines réserves
que M. Cavaignac, sous une forme plus concise et
plus énergique :» Qii " ' '' " '■'
IK.. », rien ne prf)ii
je serais platAt de l'avis de Picquart, qui estime
(lu'clle ne peut s'a|ipli(|ucr à lui. étant donné le
«ans-géne avec lequel l'auteur de la lettre traite D...
{Déposition du 5 janvier.)
LE GÉXÉRAI. ROGKT et DREYFUS 127
Dan> sa déposition du lendemain, le capitaine
Cnignet est allé plas loin : il a dit comment il com-
plétait D... En effet, après avoir signalé dans la
deuxième partie du dossier secret (pièces de compa-
raison), l'existence d'une lettre de Panizzardi à
Schwarzkopj^n, traitant visiblement d'une ques-
tion d'espionnage, et où on lit souligné : (^ j'ai revu
M. Dubois », il a ajouté, de son propre mouve-
ment : « Je pense môme à ce sujet que la lettre « Ce
Cfinaille de D... », qui émane de Schwarzkoppen,
pourrait s'appliquer à ce même individu, Paniz-
zardi l'appelant Dubois, et Schwarzkoppen le
désignant -implcmcnt par l'initiale du nom de con-
vention
Le gt-nerai Koget a^ au eu sotis les yeux les
mêmes piè(«s de comparaison que le capitaine Cui
gnet; il savait comme lui l'existence de l'espion
Dubois; on se demande comment sa conscience lui
a permis de dire à la Cour que D... pouvait dési-
gner Dreyfus, sans ajouter au moins que D... pou-
vait aussi désigner Dubois.
S'abstonant de toute démonstration pour son
propre compte, le général Roget n'en a pas moins
attaqué le commentaire do Picqu art. —Le général
Roget, à la place d'une démoiastration directe, a
essayé d'en mettre une indirecte, en critiquant la
manière dont Picquart avait commenté la pièce
M Ce canaille de D... » dans sa lettre au Garde des
j;o<''î< " ^ ''' ni'^ritré Qu'elle "•' .v!iui"<i< A,''-^'\iri\i>y T^rcx--
u M. Picquart, dit il, a parlé de celte pièce dans
T.*^ LE aÊNËRAL ROGET ET DREYFUS
>uu l'apport au Garde des sceaux, et il en a fait un
commentaire dans lequel je trouve trois inexacti-
tudes graves.
» La première, c'est qu'il attribue la lettre à l'un
des correspondants, tandis qu'elle est de l'autre: il
attribue la lettre à Panizzardi, tandis qu'elle est de
Schwarzkoppen. Et cette erreur d'attribution rend
la lettre inexplicable dans une certaine mesure. Les
plans directeurs intéressent la puissance à laquelle
appartient Panizzardi. On comprend que Schwarz-
koppen les envoie à Panizzardi, on ne comprend
pas que Panizzardi les envoie à Schwarzkoppen,
» La seconde erreur est que tout le commentaire
de la pièce repose sur l'hypothèse qu'il y a des plans
directeurs au 1" bureau de l'état-major. Or, en
principe, il n'y en a pas. Le 1" bureau n'est pas
une des parties prenantes auxquelles il est délivré
des plans directeurs; il ne peut en avoir que si le
gouverneur d'une place, en établissant le journal de
la mobilisation de la place, journal qui est vérifié au
l*"" bureau, y a joint un plan directeur. L'argu-
mentation qu'on fait à co sujet repose un peu sur
le vide.
» Je ne sais pas si du Paty a fait un commen-
taire; je ne l'ai trouvé nulle part, et il n'existe
r^rtainement pas au minist>ro de la Guerre, actuel-
lement. Ce qu'il y a de ccrtaiii. c'est que l'argumen-
tation de Picquart, comme celle de du Patv f'^'il y
en a une), repose sur une simple hypothi-
» Quant aux feuilles des plans directcni>, riii>
n'ont certainement pas plus de 20centimètre8sur25.
et peuvent se mettre facilement dans une poche, et
LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS 12î)
12 feuilles de plans directeurs ne forment pas un
très gros paquet. »
L'ampleur seule de cette critique sufïit pour
montrer quelle importance le général Roget attache
à ce que le coiniuentaire de Picquart soit considéré
comme entaché d'erreurs, et par conséquent à ce
que Dreyfus ne soit pas déchargé de l'accusation
fondée sur la lettre : « Ce canaille de D...» Voyons
ce que vaut la critique.
Le premier reproche du général Roget à Pic-
quart ne peut pas faire queD... ait plus de chance
de désigner Dreyfus. — Que Picquart se soit
trompé (il en a d'ailleurs convenu lui-môme),
en attribuant la lettre à Panizzardi au lieu de
Schwarzkoppen, qu'est-ce que cette erreur peut
bien changer au fond des choses? Rien du tout.
C'est une simple erreur de mémoire, facile à recti-
fier, dès que le nom de la place forte est désigné en
toutes lettres. Il est évident que Nice intéresse
Panizzardi et non Schwarzkoppen et, par suite,
que c'est Schwarzkoppen qui en envoie les plans à
Panizzardi. Mais, encore une fois, cette erreur ne
fait pas queD... désigne nécessairement Dreyfus. Le
D... de la lettre a eu, d'après le texte même de cette
lettre, des rapports directs aussi bien avec Panizzardi
qu'avec Schwarzkoppen, et peu importe, pour
savoir quel est le traître, qu'il ait écrit cette lettre à
l'un ou à l'autre des deux attachés militaires.
Le deuxième reproche du général Roget à
Picquart prouve, une fois de plus, que le général
lao LE u£m£rai. roget et DKEYFUe
ne sait pas lire les textes, même quand ils sont
tout à fait clairs. — La douxirmo observation du
géuérul Roget touche au fond du sujet et permet
d'apprécier sa méthode de critique et de raisomie-
meut.
Voici le sujet. Picquart lit daus le commentaire
de du Paty : a On a vérifié si les plans directeurs
étaient à leur place, ils y étaient. On n'a pas vérifié
si ceux du l*"" bureau y étaient aussi. 11 est
permis de croire que Dreyfus avait pris ceux du
1" bureau, et les avait prêtés momen,tauéinent
à Schwarzkoppen pour les remettre à Pauizzardi.
En effet, Dreyfus avait été au P"" bureau eu 18î)3;
il avait travaillé dans la pièce où avaient été déposés
ces plans, et on n'avait pas change, depuis cette
époque, le nom des serrures '. »
Voilà la thèse de du Paty. AprtVs l'avoir rappor-
tée, Picquart en fait la critique dans les termes sui-
vants : « Cette accusation est monstrueuse pour qui
connaît le fonctionnement du bureau de l!état- major.
D'abord, douze plans directeiirs forment un paquet
considérable, et, à la section des
l" bureau, on se fût aper<;u immt
leur disparition. Comment admettre que Dreyfus
qui, depuis ou an, n'ai it plus au l" bu-
reau, aurait pu y péneli . i parer d'un paquet
semblable, acte d'autant plus dajigereox que la
place forte dont il s'agit est une ' " dont on a
le plus souvent à s'occuper? ( i admettre
<|ue, toujours sans être vu, il ait pu emporter ce
\.L'i Rt-oiitionduproeès Dreyfus (27, 88, » octobre 18Pî«),
n 111. 112.
LE GÉiJÉKAL ROGET ET DKEYFUS l^\
pa([iiet, alor:; qu'il avait sous la maiii xine quautité
dauiret^ documents autrement iutérest^iuits pour
Sciiwarzkoppeu'? n
Ainsi, du Paty dit : La^ plans directeurs de Nice
sont à leur place au service géographique. C'est
donc au l""" bureau qu'ils ont pu être pris momen-
tauémeut. Dreyfœs avait le mot des serrures de ce
bureau, puisqu'on ne l'avait pas changé, depuis
son départ. Donc, c'est Dreyfus qui a pris au l^"" bu-
reau les plans directeurs de Nice.
Picquart répond : C'est invraisemblable.
Parce qu'on lie pouvait pas, au l®"" bureau,
uc pas s'apercevoir delà disparition, m<ftme momen-
tanée, des plans directeurs de Nice;
2*' Parce que le fonctionnement des bureaux ne
permet pas à un officier, qui eu a quitté un depuis
un an, de s'y introduire sans qu'on le sache ;
' ' Parce que douze plans forment un paquet trop
;:ios pour qu'on puisse l'emporter sans être vu.
Picquart s'est donc borné à prendre l'hypothèse
de du Paty, telle qu'il l'avait trouvée dans le com-
, et à dire pourquoi elle lui paraissait inad-
' imme conclusion, il a ajouté : « Il y a lieu de
arquer que rien, dans la lettre, ne dit qu'il
!<■ rendre les documents, et c'est pourquoi j'iu-
t'iine à croire qu'ils auraient pu être pris au aercice
qri ffraphique^ d'où il serait possible d'en distraire,
■ : .- trop de difficulté, alors qu'au l""" bureau, la
chose est purement impossible.
r/idée de Picquart est donc, quelle ^^nr >uji la
1. La liecition du procès Uretifxu, p. 112.
132 LB GËIfÉRAL ROGET ET DKËYFUS
personne désignée par D..., que cette personne a pris
les douze plans directeurs de Nice, non pas au
!•'■ bureau, mais au service géographique, contrai-
rement à ce qu'avait pensé du Paty.
Là-dessus le général Roget dit à la Cour de cas-
sation : « La seconde erreur (de Picquart) est que
tout le commentaire de la pièce repose sur l'hypo-
thèse qu'il y a des plans directeurs au 1*^ bureau de
l'état- major. Or en principe il n'y en a pas. »
On est d'abord surpris de voir le général Roget,
qui fait de l'hypothèse, surtout de l'hypothèse non
vérifiée, un usage si peu modéré, reprocher à quel-
qu'un de raisonner sur uneiiypothèse. On l'est bien
encore davantage encore de le voir attribuer à
l^icquart et à du Paty une même hypothèse, alors
que Picquart s'élève précisément contre celle de du
Paty.
En somme, ce que le général Roget reproche à
Picquart, c'est d'avoir reproduit l'hypothèse de du
Paty avant de montrer qu'elle était inadmissible,
— d'avoir examiné de bonne foi le commentaire de
du Paty, de l'avoir discuté tel qu'il se présentait,
de ne l'avoir pas écarté a priori en disant : il n'y a
pas de plans directeurs au 1" bureau.
En faisant ce reproche à Picquart, le général ne
s'aperçoit pas qu'il vient à son aide, et lui fournit
un argument a fortiori. Dans le cas où il y aurait
des plans directeurs au l*""^ bureau , il paraît
impossible qu'on ait pu les y prendre; du moment
qu'il n'y en a pas, c'est sûrement impossible.
Le commentaire de du Paty, entamé par Pic-
quart, est définitivement détruit par le général
LE GÉNÊItAL ROGET ET DREFYU8 VOS
Roget. Ce qui n'empêche pas celui-ci de main-
tenir au compte de Dreyfus la pièce « Ce canaille
de D... ». Car telle est la méthode du général : il
croit démontrer noir ; il démontre blanc, et il ne
s'en aperçoit pas.
Le troisième reproche du général Roget à
Picquart est sans intérêt. — Après cela, il est
bien inutile d'examiner la troisième observation du
général Roget, aussi futile que la première. Les
feuilles de plans directeurs peuvent-elles, oui ou
non, être mises dais une poche? Douze feuilles
forment-elles un paquet pas très gros, comme le
dit le général, ou bien un paquet constrf^raôZe,
comme l'avait écrit Picquart? At-on pu ou n'a ton
pas pu l'emporter du premier bureau sans être vu?
C'est là, assurément, une simple question d'appré-
ciation, ainsi que Picquart l'a fait observer dans sa
déposition du 23 novembre ; mais c'est, en outre,
une question sans intérêt, puisque le général Roget
ne croit pas plus que Picquart que les plans aient
été pris au premier bureau.
La question intéressante serait celle de savoir,
puisque l'hypothèse du premier bureau est écartée,
où Dreyfus aurait eu la possibilité de se procurer
les plans directeurs. C'est justement celle à laquelle
le général Roget a négligé de répondre
Inanité absolue de la présomption. — Ainsi,
sur cette pièce, qui a figuré en 1894 au dossier
secret, avec un commentaire de du Paty désignant
Dreyfus, — quia étépubliée par Vlu-inif dii 15 cpp
1 11 LB GftNÊRAL BOGET ET DREYFUS
tembre 1896 avec le nom de Drejfas en toutes
lettres, — qui a été lue à la tribune par M. Ca-
vai{2;nac, avec le faux Henry, te 7 juillet 1898, —
■non seulement le général Roget s'est contenté d'af-
firmer que D... pouvait désigner Dreyfus, sans
même en donner un semblant de raison ; mais
encore, en critiquant le commentaire de Picqoart,
ii a, sajis ie vonloîr, ajouté à la force de ses argu-
ments.
Tout cela suffirait à démontrer que M. le général
Roget n'avait pas plus le droit que du Paty de
charger Dr"^ ''"^ '^<* la trahison dénonoée par fette
lettre.
Mais, y>our œtte présomption comme pour les
deux précédentes, nous savons maintenant, par une
preuve qui ne souffre aucune contestation, que
Dreyfus doit être nécessairement mis hors de cause,
comme n'ayant jamais eu de relations avec Panir.-
zardi, et ne pouvant être Ve D... auque4 fait allusion
la lettre.
Depuis que nous a été révélé le texte exact de la
dépêche chiffrée expédiée à Rome par Paniezai-di,
le 2 novembre 1894, nous savons :
1" "Que toute pièce indiquant avec certitude des
relations entre Dreyfus et Paniezardi -est nécessaire-
ment une ' ■ ' Kse;
î^" Que I' . -e pouvant impliquer par hypo-
thèse des relations entre Dreyfus et Panizzardi est
nécessairement une pièce mal interprétée.
C'est à la premicrc de ws nécessités qu'a «obéi la
picce fabriquée par llcmry, en révélant enfin sa
fausseté aux regards surpri> <lr M. r'avaignac.
LE GÉrfÉR.X-L ROGET ET DREYFUS 135
C'est à la deuxième qu'a obéi la lettre « Ce ^«ncâlle
de D... », en appcenant au mérae M. Cavaigûac,
qu'elle ne pouvait plus continuer à accuser Drey-
fas avet' la même irûreté qu'en juillet 18i>8.
Pour cette pièce, d'ailleurs, noas m'avons pas
seulement à enregistrer une déiLégation d'un carac-
tère général, dont la sLacérité n'est pas douteuse^
niais, ainsi qu'oa i'a vu dans ta déposition Cuiifnet,
une interprélationnouvelleet précise de l'initiale D...
Il est tout à fait intéressant de voir que les ren-
seignements donnés à M. Trarieux, sur ce point,
par le comte Tornielli, concordent exactement ave.c
ceux que le capitaine Cuignet a tiré de la seconde
partie du dossier secret. Lui aussi, l'ambassadeur
d'Italie a désigné comme répondant à l'initiale D...
« un agent civil fournissant à Schwarzkoppen des
cartes et plans topographiques assez difficiles à
trouver dans le commerce, et dont le nom de guerre
était Dubois ». (Déponition Trarieux, 79 janvier.)
Les possibilités énoncées par le général Roget
sont donc entièrement écartées par tous les autres
témoignages se rapportant à la pièce « Ce canaille
de D. », mérae par ceux des accusateurs de Dreyfus.
Dreyfus doit donc être entièrement déchargé des
préventions nées de cette pièce, et qui, depuis 1894,
pèsent sur lui d'un poids si lourd.
Par contre, il reste contre le l"-'i>'1'i1 T7<Mr,.t pri'--
vcntion grave :
1" De n'avoir pas examiné avec scrupule le texte
de la lettre;
2° D'avoir négligé volontairement de le citer à la
cour;
13G LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS
3° D'avoir passé sous silence les renseignements
tirés du dossier secret qui pouvaient détourner la
présomption de Dreyfus;
4" D'avoir défigurA le commentaire de Picquar
pour le critiquer;
5° De ne s'être pas aperçu que sa propre critique
allait dans le même sens que celle de Picquart ;
6° D'avoir conservé la présomption contre Drey-
fus, uniquement pour faire nombre et augmenter
la somme des concordances.
TROISIÈME PARTIE
LE BORDEREAU
TEXTE DU BORDEREAU
Sans nouvelles m'indiquant que vous désires me
voir, je vous adresse cependant, Monsieur, quelques
renseignements intéressants.
1° Une note sur le frein hydraulique du 120,
et la manière dont s'est conduite cette pièce.
2^ Une note sur les troupes de couverture (quel-
ques modifications seront apportées par le nourran
plan).
of" Une note sur une modification aux formations
de l'artillerie.
i" Une note relative à Madagascar.
.')" Le projet de manuel de tir de l'artillerie de
campagne (14 mars 1894).
( 'e dernier document est extrêmement difficile à
se procurer et je ne puis l'avoir à ma disposition
que très peu de jours. Le ministère de la Guerre a
envoyé un nombre fixe dans les corps et ces corps en
sont responsables. Chaque officier détenteur doit
remettre le sien après les manœuvres. Si donc vous
8.
138 r.E GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS
roulez ij prendre ce qui rous intèrcftHe et le tenir à
ma disposition après, je le prendrai. A moins que
Dousne couliez que je le fasse copier in-extenso et ne
cous en adresse la copie.
Jfi rtiis piii-tlr en manfi'iit'vos.
ciiAi'irin-; w
La méthode du général Roget.
Le général Roget, au lieu de vérifier contraulictoirement,
sur les points où cela était possible, les résultats des cii-
quéies antérieures, a repris ces enquêtes, suivant lu
m^rae méthode, et pour établir non par une accusation
précise, mais seulement des possil>iiités coucordaaites.
La culpabilité de Dreyfus ne devait pas ètro
pour le général Roget une hypothèse à défen-
dre, mais une hypothèse à vérifier. — Au mo-
ment où le doute sur la culpabilité de Dreyfus
entra dans l'esprit du général Roget, et où il réso-
lut, pour la paix de sa conscience, d'étudier i, sou
tour cette affaire, elle ne se présentait pas à lui dans
les mêmes conditions qu'aux enquêteurs de 18SH.
lorsque, pour la première fois, s'était posée la ques-
tion de savoir qui avait pu écrire le bordereau.
Alors, avec plus ou moins de liberté d'esprit, en
tenant compte d'autres indices ai
reau, dont la counexité avec lui a ,.- ,
év idéale, en sa lainsani influencer par des rapports
I.K GÉNÉRAL IMKiET ET DREYFUS l^W
. OU avait fijii par concentrée les reclierches
i)ureau.v mêmes de l'état-major,, etkicom-
paraisoo des écritures avait paru désigmer Dreyfus
ave ' ' ' >a.
l 1 >reyfus désigné, il aurait fallu, par un
contrôle minutieux vérifier point par point, si toutes
' ' ttions du bordorea,u s'accommodaient à sa
, -, s'il n'y en avait pas une seule qui fût en
désaccord avec l'hypothèse de sa culpabilité. Mais
la sécurité proiurt'»e par l'expertise d'écritures, mal-
gré les conclusious divergentes de deux experts,
était telle qu'on se contenta d'un contrôle approxi-
matif : il suffît de relire le rapport Besson d'Or-
mescheville, pour voir de quelles possibilités^ mai
assurées on se contenta alors, sans avoir jamais
cherché, pour un seul point, si une date ou un fait
précis ne pouvait pas mettre Dreyfus hors de
cause.
En février, c'était à au « nuiiwn- uuu^u.^u vl beau-
coup plus sérieux qu'avait assisté le général lioget,
en suivant les audiences du procès Zola, et, comme
il l'a dit lui-même, quelques jioints lui avaient sem-
blé obscurs, notamment sur la question des écritures
qui avait paru si nettement résolue aux juges
de 1894.
Dans ces conditions, c'était aussi dans le sens
d'im. «-ontrAle contradictoire que le général Hoget
devait diriger sa propre enquête. La culpabilité de
Dreyfus ne se présentait plus à lui que «onime une
-*•; or, pour n'importe quelle hypothèse de
' . ^ — -j, aucun contrôle ne vaut, s'il n'est avant
tout une recherche minutieuse des circonstaoïces
l'iO LE GÉNÉRAL ROQET ET DREYFUS
des faits et des dates propres à la détruire. Si le procès
Zola avait ébranlé la croyance du général Roget à
la culpabilité de Dreyfus, c'était précisément parce
qu'on y avait essayé une vérification contradictoire;
il avait paru clairement que cette vérification
n'avait pas été faite avec assez de soin par l'ins-
tructeur, et par les juges de 1894. Il apparte-
nait au général Roget de la faire à son tour dans
de meilleures conditions. Son rôle, s'il l'avait com-
pris à la manière d'un historien scrupuleux, loin de
consister à chercher des arguments nouveaux pour
renforcer l'hypothèse delà culpabilité, était d'abord
de tâcher consciencieusement de la détruire, pour
ne la conserver ensuite que si elle n'sistait à
l'épreuve.
Quelle était la méthode à suivre pour contrôler,
à l'aide du bordereau, l'hypothèse de la culpabi-
lité de Dreyfus? — C'était d'ailleurs unetdchedéli-
cate : la plupart des indications du bordereau sont
vagues ou incomplètes et ne peuvent servir d'ins-
truments de précision pour un contrôle rigoureux.
Leur élasticité môme était une des raisons qui, on
1894, avait laissé une liberté d'action excessive aux
esprits prévenus, incapables de surveillance sur
eux-mêmes. En tout cas rien n'nvait fait contrepoids
à l'expertise d'écriture^
Le général Roget de\.iii n inoid éliminer dr >es
recherches tout ce qui. dans le bordereau, était objet
d'hypothèse, de peur de toml)erdans des pétitions de
principe et dans des cercles vicieux . Pour ses
premières opérations critiques, il n'avait rien à
LE GÔNÉRA.L ROGET ET DREYFUS 141
tirer ni de la note sur le frein hydraulique, ni de
celle sur les troupes de couvertures, ni de celle sur
la modification aux formations de l'artillerie, ni de
celle sur Madagascar. Quoi qu'on puisse diije, en
effet, sur ces quatre sujets, on n'est jamais sûr
d'avoir dit la vérité. Et, môme en tenant pour cer-
tain qu'il soit question dans ces notes des travaux les
plus secrets et les plus importants de l'état-major,
on est bien forcé d'en revenir toujours à cette cons-
tatation que le général Roget a laissé échapper,
dans un moment de sagesse : « Jusqu'à quel point
at on renseigné les correspondants, je n'en sais
rien. »
Mais il n'y a pas, dans le bordereau, que de ces
instruments de contrôle sans pointe et sans lame :
on y trouve l'indication d'un document comme le
Projet de Manuel de tir, et celle d'une circonstance
aisément vérifiable en fonction de l'auteur supposé,
quel qu'il soit : « Je vais partir en manœuvres. »
Chercher avant tout comment ces deux indications
se comportent par rapport à Dreyfus, et si par hasard
elles ne seraient pas en contradiction avec l'hypo-
thèse de sa culpabilité : telle est, semble-t-il, la pre-
mière opération critique, qui aurait dû se présenter
à l'esprit du général Roget, comme celle qui pou-
vait le plus rapidement éclaircir ses doutes.
Il a préféré une autre voie, et rien n'indique dans
sa déposition que ce soit après avoir tenté celle-là.
II n'y a pas un mot, d'où l'on puisse inférer qu'il ait
aperçu l'importance capitale de ces deux points, et
la nécessité logique de les examiner avant tous les
autres.
Ii2 LE GÉNÉRAL ROGET ET DDEYKUS
Grandes divisions de la déposition du général
Roget sur le bordereau. — J'ai essayé tout d'abord
de me rendre compte, d'après l'ordrr ; ,
suivi par le général Roget, dans sa di ,
avait fait, pour démontrer que le bordereau était de
Dreyfus, un plan dont il fut possible de retrouveir
l'idt'c directrice.
Voici quelles sont les grandes divisiooa de ses
dépo.si lions du 21 et du 22 novembre, qui constituent
l'acte d'accusation de Dreyfus.
Après une étude rapide des pièces saisies aitre
1892 et 181)4, et pouvant se rapporter à Dreyfus, pour
d'autres faits de trahison, il y a :
1" Une série d'indications siir les raisons que l'on
avait. Torsque le bordereau fut saisi, de croire 'î în
présence d'un traître à l'état-major :
2* Une démonsliation de Vauthenticité du Imrde-
reau.
Après quoi, le général Roget passe à d'autres sujets,
qui remplissent la fin de la déposition du 21 et le
commencement de celle du 22, sans qu'on voie la
raisou pour laquelle le général a brusquement aban-
donné ce qui est, d'après lui même, son sujet princi-
pal. H donne toute une suite de considérations psycho-
logiques .sur les dénégations de Dreyfus , trop
constantes et trop uniformes pour être sincères, —
unaperçu sur unnouveau groupe d'actes de trahison,
antérieurs au bordereau, — une nouvelle serre de
c«v lologiques sur !••
<l<' . s lettres de la Gu...... .
«!♦'•> remarques sur ce que le jçéuéral Rogei appelle
l.i préiérition (Vinnocence, dans les lettres de» atta-
LE GÉNÉRAL KOGJCT ET DREYFUS 143
chés militaires étrangers, où il est question de
Dreyfus pendant le procès, ou après la condamna-
tion.
C'est seulement après ces longues digressions,
présentées elles-mêmes sans aucun souci d'ordre,
que le général Rogetest revenu enfin, \o22 novembre,
au bordereau, en présentant :
3" Ses observations sur les expertises d'écriture;
4^ Une démonstration sur la date du bordereau ;
5° Un commentaire sur la valeur probable des
documents annoncés parie bordereau;
6" Le résumé du système des trois enceintes : offi-
cier d'état-major, officier d'artillerie, stagiaire, —
qui exclut Esterhazy et désigne Dreyfus ;
1^ Un commentaire très détaillé à propos de la
note sur le frein du 120, de la note sur les troupes
de couverture, du Projet de Manuel de tir, — très
bref au contraire à propos de la note sur les modifi-
cations aux formations de l'artillerie^ — sans rien
du tout à propos de la note sur Madagascar. (Le
général a jugé sans doute qu'il en avait dit assez
sur ces deux sujets, en étudiant la date du borde-
reau).
Le général Roget termine sa déposition du 22 no-
\embre par quelques détails sur la curiosité et l'in-
' ' îi de Dreyfus; ses dépositions suivantes
-.lorées à l']<torhazv. du Paty, Pirf|uart et
H.Jll!- .
On \oit qu'il est diiiicilc de trouver quelque chose
de plus désordonné que cette partie de la déposition
du général. Mais ce qui ressort avec clarté de ce
désordre même, c'est l'absence de tout plan logique
li'i LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS
de contrôle, c'est une conception de sa tâche qui
n'est pas celle d'un historien ou d'un juge, mais
celle d'un avocat, et d'un avocat médiocre, verbeux,
confus et maladroit.
En somme, le général Roget a recommencé la
besogne des enquêteurs de 1894, en cherchant
non pas à la contrôler, mais à la compléter. —
Si l'on ï^e reporte à la liste de paragraphes que je
viens de donner, on voit que le général Roget a
repris «6 oro et refait les opérations de 1894, en
)eur donnant plus d'ampleur, se remettant en appa-
rence dans l'état d'esprit de ceux qui eurent à
découvrir l'auteur du bordereau. Il a revu après eux
toutes les raisons qui avaient concentré les soupçons
dans le cercle de Tétat-major; il a démontré, pour la
forme et par pur dilettantisme, l'authenticité du
bordereau, essayé d'en fixer la date, examiné les
unes après les autres et sur le môme plan toutes ses
indications, après quoi la conclusion est venue, con-
forme, comme l'enquête elle-même, à celle de 18iM,
rajeunie au procès Zola par les généraux Gonse et
de Pellieux.
Le système des trois enceintes. — Cette conclu-
sion est celle à laquelle le général Zurlinden a
donné le nom des trois enceintes. On ne dit pas :
Dreyfus a fait telle ou telle note du bordereau et
notre démonstration l'a saisi sur le fait; on dit,
suivant la formule du général lioget (Dépoaition du
1^1 novembre) : « Le commentaire du bordereau
permet d'établir que l'auteur du bordereau appar-
tient à IVtat major. '•'•''• •"■ '•!fi'!"r (l';irtillerie. un
LE «iKNÉUAL ROGET KT DKEVFUs 145
Stagiaire du 2*' bureau. » On a construit avec les
• riaux fourni.s piu* le bordereau trois tniceintes
lentes : dans toutes les trois Dreyfus se trouve;
donc Dreyfus est le coupable.
Cette formule, nous l'avions Jlj.i cui- nJuc au
procès Zola.
A l'audience du 16 février, le général de Pellieux
n dit qu'il avait la prétention de prouver, pièces en
mains, que l'officier qui a écrit le bordereau était un
officier du ministère de la Guerre; qu'il était, en
outre, un officier d'artillerie, et de plus un stagiaire
des bureaux de l'état-major. Le général Gonse, le
lendemain, sur interpellation de M'' Labori, a con-
firmé ce qu'avait dit le général de Pellieux.
L'observation datait d'ailleurs des piemiers jours
de l'affaire Dreyfus, comme le général Roget lui-
même a pris soin de le remarquer dans sa déposi-
tion du 22 novembre : « D'après les observations
qui ont été faites au ministère en 1894 et confirmées
depuis, le bordereau désigne un officier de l'état-
major de l'armée, un officier de l'artillerie et proba-
blement un stagiaire. »
Mais, sentant bien ce qu'elle avait encore de trop
vague, le général a complété la formule, en disant
'luV'iifin pnrnii les stagiaires artilleurs de l'état-
major, Dn'\ fus était le seul qui fût eu état de four-
nir une note sur le frein 120.
Et alors, il lui a semblé que sa démonstration
était si vigoureuse et si probante que, tandis que les
expertises d'écriture avaient été au premier plan du
pr<t<ès de 1894, il pouvait sans ineonvénicnt Içs
rejeter au second. Il n'a pas été jùs(pr;iux d('e]:ir;i-
140 LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS
tious extravagantes de M. Cavaignac et du capitaine
Cuignet, assurant à la Cour que, même si le borde-
reau n'était pas de l'écriture de Dreyfus, ils n'en
persisteraient pas moins à lui en imputer le crime;
mais il a dit que si Esterhazy lui-même avouait
avoir écrit le bordereau, il ne le croirait pas : ce qui,
dans l'espèce, est une déclaration équivalente, habi-
lement masquée derrière la méfiance qu'inspire
désormais, à tous, le commandant Esterhazy.
La méthode du général Roget a été la même
pour le bordereau que pour les faits antérieurs
au bordereau. — Non seulement le général Koget
n'a pas procédé pour le bordereau d'autre façon que
ses prédécesseurs militaires; mais encore il n'a
pas procédé d'autre manière qu il n'avait fait lui
même pour la période antérieure à 18m, dont
il n'a tiré rien autre chose que des possibilités plus
ou moins concordantes, et pas une indication pré-
cise.
Suivant, en apparence, une méthode applicable à
la recherche d'un inconnu, il a sans cesse eu
Dreyfus présent à l'esprit, sous la forme de la caté-
gorie à laquelle on devait rapporter la possibilité
d'avoir livré tel ou tel document, et, au lieu de cher-
cher à le disculper, comme c'était son devoir de con-
trôleur, il s'est constamment efforcé de l'inculper avec
tel ou tel groupe déterminé, de manière à obtenir
plusieurs possibilités concordantes.
Et, sans doute, la recherche de possibilités peut
conduire à la découverte d'impossibilités, mais à la
condition que recherche ne soit pas synonyme de
LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS 147
désir. Dans son enquête sur les actes d'espionnage
antérieurs à la découverte du bordereau, le général
Roget n'a même pas pensé à vérifier la concor-
dance ou la discordance chronologique des possibi-
lités qu'il avait découvertes; il aurait trop craint
d'en diminuer le nombre, et de décharger d'autant
Dreyfus. Il ne fallait pas s'attendre à te qu'il exa-
minât le bordereau avec un esprit plus libre : il
aurait trop risqué qu'une seule maille, en rompant,
emportât tout le filet.
Il s'est donc bien gardé d'isoler des éléments
hypothétiques dont l'imprécision se prête à toutes
les possibilités, les éléments très précis qui auraient
pu servir au contrôle, et il a dénaturé ou obscurci
ceux-ci au gré de son désir.
Je me propose d'abord d'examiner rapidement ce
que le général Roget a dit, comme développements
préliminaires, sur l'authenticité, la date et l'écri
ture du bordereau.
J'étudierai ensuite, en les groupant par rapport
aux grandes lignes du système, les arguments à
l'aide desquels il a établi les trois enceintes, où il
prétend enfermer Dreyfus.
Puis, faisant ce qu'il aurait dû faire et ce qu'il n'a
pas fait, je mettrai en lumière les moyens de con-
trôle, que lui fournissait le bordereau (les Manceaore.s
et le Projet de Manuel de tir), et je montrerai
comment, au lieu de s'en servir, il s'y est pris pour
les neutraliser.
chapitrp: XVI
La démonstration de l'authenticité.
Contradictions du général Roget. — La ques-
tion de l'authenticité du bordereau n'a pas grand
intérêt^ puisque les défenseurs de Dreyfus ne son-
gent pas à nier que cette pièc« soit authentique, et
se bornent à contester que Drevius en soit l'auteur.
J'aurais donc pu me dis|)enser d'r^ la
démonstration qu'a cru devoir fai re le géi i • -ct ;
mais, pour juger la méthode .du général, oette
<1.!iionstration fournit qnelquf
vaiits, qui m'obligent à m'y ariv
Elle commence par trois phrases qui se contre-
disent deux à deux.
« Avant de démontrer comment ma conviction
s'est laite, il serait utile, je crois, d'établir si le bor
dereau est authentique.
» Tout le monde a cru jusqu'à présent à cette
authenticité, et la meilleure preuve que l'on paisse
donner, c'est qu'on a voulu l'attribuer h Ksterhazy.
» Pour que le bordereau ne fût pas authentiipio,
il faudrait qu'il eût été fabriqué par Henry ou Em- r
LE (iÉNÉRAL RO«iET ET DREYFUS HO
Première contradiction : si tout lé monde a cru à
l'autheiicité du bordereau, on voit malaisément
pourcjuoi il est utile de la démontrer. On est d'autant
plus surpris de voir le général tomber dans cette
inconséquence, qu'il aurait pu, devant la Cour,
justifier l'utilité de sa démonstration, en rappelant
que le procureur général Manau, dans son réquisi-
toire introductif d'octobre 189H, avait émis des doutes
sur l'authenticité, en se fondant sur un passage mal
compris de la lettre que le Garde des sceaux "lui
avait adressée le 27 septembre : « Le lieutenant-
colonel Henry a déclaré que c'était à lui qu'un agent,
que l'on ne nomme pas, avait apporté le bordereau,
venu, ajoutait-il, par la voie ordinaire. »
Il est étrange que le général Roget ait oublié cet
incident, parce que la déclaration d'Henry lui avait
été faite à lui-même, après la scène de l'aveu du
faux, et que, par là, l'erreur d'interprétation du
procureur général le touchait presque personnelle-
ment.
Mais peut-être n'est-ce là qu'un oubli apparent,
et l'incohérence des deux déclarations successives,
ne tient-elle qu'à une laiiinr involontaire dans l'ex-
posé du général
(H\ n'en peutdire autant do la coutradicttou entre
l;i (U'uxièriM; phrase et la troisième. Si une preuve
(le l'authenticité du bordereau est qu'on a voulu
r.ittrilxicr ;i Kstcrhazy, comment dire que, pour que
If bonicn'.iu ii^fi'it pas authentique, il faudrait qu'il
fut d'Esterhazy ? Ceci esf un des exemples les plus
" Mt les mots changent de
il, et de la façon bizarre
150 LB GÉNÉRAL ROOET ET DREYFUS
dont les idées s'y enchaînent. Peut-être la dernière
phrase sous-entend-elle qu'en démontrant l'authen-
ticité du bordereau, on démontre qu'il ne peut être
d'Esterhazy.
Pourquoi le général Roget a-t-il cru devoir
démontrer l'authenticité du bordereau? —L>e mé-
mento de septembre 1895. — La véritable raison
peur laquelle le ^énéj-al a fait sa démonstration,
c'est qu'il a cru trouver dan.s une pièce du dossier
secret une preuve matérielle de l'authenticité, et
qu'il n'a pas résisté au plaisir de montrer, unelois
de plus, à la Cour, avec quelle sûreté et quelle élé-
gance il interprète les textes les plus obscurs. II a
fait, en somme, un exercice de virtuosité critique,
et c'est à nous maintenant à jup;er son adresse.
« La pièce, dit-il, est, comme une autre pièce
dont il a été parlé, un mémento, c'est-à-dire un ca-
nevas ou brouillon, fait en vue de l'établissement
d'un rapport. Elle est écrite en langue étrangère, par
un agent étranger (Schwarzkoppen), et elle est
ainsi conçue. J'en donne la traduction :
i< Dretjfus, Bois...
(Un morceau de papier manque, sur lequel .se
trouvait la fin du nom qui commence par Bous.)
» Je ne peux pas ici...
(Un nouveau morceau de papier manque, sur le-
quel auraient pu se trouver deux mots courts.)
» La pièce est arrivée entre les mains de Vattacho
militaire ou du grand état-major à B. Ce quejr
peux assurer verbalement, c'est f/u'elle est réellement
arrivée entre len mains des attachés militaire» et
LE (iÉNKRAL ROC. ET ET DREYFUS 151
quelle a fait ensuite retour au bureau des rensei-
gnements.
» Le canevas continue ensuite et dit des choses
qui deviennent étrangères à l'affaire, mais qu'il est
important de relater parce qu'elles augmentent
l'authenticité de la pièce :
» Berger, Constantinople, Bozsluboff. — Dis-
cours. Je porte un toast chaleureux à la réunion
des drapeaux franco-russes sur le prochain champ
de bataille. Régiment n° 128. — Giovanninelli,
Saussier, de Négrier, Hervé.
)) 19* corps, recrutement des zouaves.
1) 6* corps bis écarté cette année.
)) Je ne comprends pas pourquoi on est si circon-
spect, B.
« Officiers russes. »
Commentaire par le général Roget de la pièce
« Dreyfus. Bois...»— Voici maintenant le commen-
taire du général Roget :
« Cette pi»>ce est évidemment le brouillon d'un
rapport fait au gouvernement étranger.
» Les mots Dreyfus, Bois... qui la commencent
indiquent nécessairement qu'il s'agit de l'affaire
Dreyfus, puisque le mot est en toutes lettres.
» Le mot pièce s'applique non moins évidemment
au bordereau qui est la seule pièce dont il ait été
question au procès Dreyfus et la seule sur laquelle
l'agent étranger dont il s'agit eût à fournir des
exi)lications à son gouvernement.
» La dernière phrase du texte, qui se tient, indique
d'une façon tout à fait formelle que la pièce est
lîfi LE GÉNÉRAL RO^ET ET DREYFUS
arrivée réellement entre les mains d'un des attachés
et qu'elle a fait ensuite retour au bureau des rensei-
gnements.
» Il y a une distinction dans le texte, entre « Je ne
peux pas ici « et « Je peux assurer verbalement. »
Cette pièce est écrite daus une langue que ne connaît
pas le commandant Henry. Elle est de l'écriture de
la personne que nous avons désignée sous le nom de
A jusqu'à présent, écriture bien connue.
» La pièce a été apportée au ministère par la voie
que l'on sait, au mois d'octobre 1895j rien ne prouve
qu'elh- n'ait pas été écrite à une date antérieure;
peut-être pourrait-on avoir quelque précision eu
cherchant la date du toast dont il est question.
» Il peut d'ailleurs n'avoir été (jucstiou qu'assez
tard du bordereau, attendu (iue le procès Dreyfus a
eu lieu à buis clos, et qu'il peut se faire que les
agents dont il s'agit n'aient eu connaissance qu'assez
tard de la base de l'accusation. »
Insuffisîince des recherches du général Roget.
— Se trouvant en présence d'une pièie saisie en
octobre 1895, et dont le texte était obscur pour lui.
le premier soin du général Roget devait être de
chercher s'il n'y avait pas dans le mémento quelque
détail, qui lui permît de le ratt.-uber aux circons-
tances où il avait été écrit. Lui même a vu que le
toast dont il est question lui en donnait le moyen,
mais il ne s'est pas donné la peine de faire la
recherche et il a fallu (jue ce fut un lecteur du
Temps qui retrouvât le diner de Mi recourt <lii
17 septembre 18î)5. diner de fin «le manœu\Tes, où
I
I.i; (JÉXÉRAL ItOGET ET DEBYFUS 1Ô3
des discours et des toasts furent portés par le
général de BoLsdeffre et le général Dragoniirof, en
présence des généraux fr;un.*ais énumérés par le
mémento.
Ce détail fait voir avec quelle légèreté le générai
Roget a étudié les pièces qui lui ont été mises sous
les yeux, et quelle confiance on peut avoir dans les
exigences de son esprit critique.
Le général Roget n'a rien compris à la première
partie du mémento faute d'en avoir examiné le
texte avec attention. — Si le général Roget avait
retrouvé lui-même les lirconstances dans lesquelles
a été prononcé le toa^t rapporté par le mémento, il
aurait vu très clg^rement que Schwarzkoppen n.'avait
prononcé aucun toast, qu'il ne pouvait parler de lui-
même, en disant : a Je porte un toaat », et qu'il se
bornait à transcrire, telles qu'il les avait entendues,
les paroles prononcées.
En effet le toast lui-même m à la réunion des
drapeaux franco-russes sur le prochain champ de
bataille » ne pouvait avoir été prononcé que par un
Russe ou par un Français, et indiquait avec la clarté
de l'évidence que, dans cette partie du mémento, Je
n'était pas Schwarzkoppen.
Ceci aurait pu éveiller l'attention du général
Roget sur la nature des phrases du commence-
ment du mémento, et lui donner à peu>er qu'elles
pouvaient être, elles aussi, des paroles rappor-
tées.
Même -.luT > c icnj|jn",in luciit, il aurait pu, eu e.\a-
minantde près le texte même des premières phra.ses,
9.
154 lA: liKNÈKAL, UUi.l.l Kl DKI-.^ll.s
s'apercevoir que, pas plus au coinmencement <ju'à
la fin, Je ue pouvait t^tre SchwarzkoppeiK
l'' Il est clair que, si Schwarzkoppen a eu la
pièce entre les mains, il sait s'il l'a re^ue directe-
ment ou par l'intermédiaire du grand état-major de
Berlin : par conséquent il- n'a pas à exprimer d'al-
ternative. Ses correspondants, d'autre part, doivent
le savoir aussi bien (jue lui, et, de ce point de vue
comme de l'autre, l'alternative est impossible.
2'* 11 est bizarre, si c'est Schwarzkoppen qui parle
pour son propre compte, qu'après avoir mis
Vattaché militaire dans la première phrase, il mette
les attachés militaires dans la seconde.
3° Il est plus bizarre encore, s'il dit je pour lui-
môme, qu'il parle ensuite dans la môme phrase de
lui-môme à la troisième personne.
4° Il est inadmissible qu'écrivant, il dise qu'il
peut assurer rerbalement.
Tout cela,'au contraire, dev4ent clair, si l'on recon-
naît que, dans la première partie de cette pièce
comme dans la dernière, Schwarzkoppen rapporte
aussi li(t»''r;il<Mncnt que po-;<ihlo dos paroles enten-
dues.
Interprétation rationnelle des premières phra-
ses du mémento. — La seule explication ration-
nelle possible des premières lignes du mémento,
c'est donc qu'elles reproduisent des propos d'un
général français sur l'affaire Dreyfus, probablement
du général de Boisdeffre. Celui qu'a entendu
Schwarzkoppen, quel qu'il fût, assurait verbalement
qu'avant de revenir au bureau des renseignements.
LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYF08 1^
la pi^ce sur laquelle Dreyfus avait été condamné-,
était allée soit au grand état major de Berlin, soit
à l'attaché militaire; ce dont il était le plus sûr, c'est
« qu'elle était réellement arricée entre les mains des
attachés militaires. »
Ce pluriel surprend tout d'abord, parce qu'on
se rappelle que le bordereau a été saisi à l'ambassade
d'Allemagne; mais il devient tout à fait clair, dès
qu'on sait qu'après le procès Dreyfus, le mot d'ordre,
àl'état-major.aétédedireque Panizzardi avait servi
d'intermédiaire entre Schwarzkoppen et Dreyfus.
On voit, en effet, dans la déposition de M. Paléo-
logue (9 janvier), que, lorsque, le 17 novembre
185)7, il fut chargé de communiquer au minis-
tère de la Guerre la déclaration de l'ambassadeur
d'Allemagne, par laquelle M. de Schwarzkoppen
« protestait, sur l'honneur, n'avoir jamais eu direc-
tement ou indirectement aucunes relations avec
Dreyfus », le colonel Henry répliqua : « Mais nous
n'avons jamais dit que Dreyfus ait eu des rapports
directs avec l'ambassade d'Allemagne. Vous savez
bien que Panizzardi était l'intermédiaire. » Et le
général Gonse, survenant, répéta la déclaration
d'Henry.
Telle étaitdonc lathèseadoptéeàrétat-major,pour
tenir compte en apparence des prostestations alle-
mandes, si énergiquement formulées en janvier 1895,
et c'est elle que nous retrouvons dans les propos
entendus par Schwarzkoppen au banquet de Mire"
court, à l'automne de cette môme année 1895.
Menues absurdités dans les raisons données par
156 LE GÉNÉRAL ROfiET ET DREYFUS
le général Roget pour justiâer son interprétation .
— Ayant lu le mémento sans y rien comprendre,
le général Roget pouvait difficilement dire quel<iue
chose de sensé pour expliquer .une interprétation
aussi manifestement absurde que la sienne.
I. « Le bordereau, dit il. était la seule pièie sur
laquelle l'agent étranger dont il s'agit eût à fournir
des explications à son gouvernement. »
Il va de soi que. si Schwarzkoppen avait réelle-
ment reçu le bordereau, et si, par conséquent, il
avait eu des explications à fournir à son gouverne-
ment sur cette pièce, il n'aurait pas attendu le mois
de septembre pour le faire, huit mois après la visite
de M. de Munster à M. Casimir-Perier.
II. « Il peut très bien se faire, ajoute-t-il, que le
bordereau ait été remis dans un autre centre d'es-
pionnage. Bruxelles par exemple, et, dans ce cas,
il faudrait nécessairement admettre qu'il a été ren-
voyé k Paris. »
Outre que c'est une hypothèse nouvelle et
indémontrable, il est invraisemblable que les
différents centres d'espionnage allemand ne cor-
respondent pas séparément et directement avec
Berlin, et. en particulier, (juc celui de Bruxelles,
où les coudées sont plus franches qu'à Paris, fasse
repasser par Paris ce qu'il reçoit. Le général
Roget sait, au contraire, très bien que l'agence
de Bruxelles, qui ne peut avoir pour objet princi-
pal de surveiller les choses militaires de la Belgi
que. est chargé de détourner une partie des infor-
mations d'origine française,, en les soustrayant au-
tant que possible à notre surveillance.
LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS 157
III. « Il peut, dit le général, n'avoir été question
qu'assez tard du bordereau, attendu que le procès
Dreyfus a eu lieu à huis clos et qu'il peut se faire
que les agents dont il s'agit n'aient eu connaissance
qu'assez tard de la base d'accusation. »
Ceci est un non-sens de plus. Si Schwarzkop-
pen a eu des relations avec Dreyfus, il sait que
l'accusation a été fondée et la condamnation mé-
ritée. Il peut, à la rigueur, ignorer que la base de
l'accusation a été le bordereau ; il sait que c'est une
pièce de sa correspodance avec Dreyfus qui a été
saisie, et il le sait depuis le mois d'octobre 1894.
S'il a ignoré que la pièce saisie fût le bordereau,
il n'y a pas un mot dans le mémento de septembre
1895. pour donner à penser qu'il l'ait appris à ce
moment, et il n'est pas nécessaire qu'il l'ait appris
pour parler de la pièce.
En outre, ce commentaire dépourvu de sens
€st en contradiction avec la partie de la déposition
du génfM-al Roget où il a inventé contre Dreyfus la
preuve par prétérition d'innocence.
Parlant de pièces de correspondance entre
Schwarzkoppen et Panizzardi, qui sont contem-
poraines du procès ou postérieures, « il est assez
singulier, dit-il, que des personnes renseir/nëes sur
l'affaire, qui en causent d'une façon intime, ne fas-
sent jamais allusion <\ l'innocence possible du con-
damné ».
.Si, à l'époque même du procès, le général Hoget
suppose que Scluvarzkoppen était renseigné sur
l'affaire, comment peut-il supposer en même temps
qu'il n'a connu qu'assez tard la base de l'accusa-
158 LB GÉNÉRAL ROOET ET DREYFUS
tioD, et, s'il tient ici compte du huis clos, comment
u'en a-t il pas tenu compte là ?
Ce qu'ily a à retenir de la démonstration du géné-
ral Roget sur l'authenticité du bordereau. —
On voit que, si le général Koget pouvait se
dispenser de démontrer l'authenticité du borde-
reau, le commentateur du général Roget ne pouvait
guère se dispenser d'examiner sa démonstration.
Il n'y a pas, après cette démonstration, une rai-
son de plus qu'avant de croire à l'authenticité: niai^
il y a plusieurs raisons nouvelles de croire :
1° Que le général Roget ne sait pas lire un texte ;
2" Que le général Roget néglige de faire les recher-
ches les plus clairement indiquées et les plus faciles,
pour s'aider dans la lecture et l'interprétation des
textes ;
3° Que le général Roget n'hésite pas, suivant les
besoins de la cause, à faire simultanément ou suc-
cessivement des hypothèses contradictoires.
CHAPITRE XVII
La démonstration de la date.
Date du bordereau, d'après la date de son arri-
vée au ministère. — Il faut savoir gré au général
Roget de nous avoir indiqué, dans cette partie de sa
déposition, comment il fallait dater les documents
non datés venus par la voie des papiers déchirés.
Je ne reviendrai pas sur ce sujet. J'ai montré déjà
que les exceptions à la règle, alléguées par le général
Roget, n'en étaient pas. Aucun des deux documents
non datés qu'il adonnés comme exemple ne se dis-
tingue des autres par un signe qui permette de le
dater contrairement à la règle : celle-ci reste donc
absolue.
Du moment qu'un paquet de papiers déchirés
était arrivé au ministère en août (déposition Cavai-
j/nac, 0 novembre),
— que le paquet où se trouvait le bordereau était
arrivé entre le 20 et le 25 septembre,
— qu'enfin les cinq autres documents du paquet
étaient datés des 4, 21. 2.'3. 26 août et du 2 scp-
tciiilti-f,
l'induction, en vertu de laquelle on avait considéré
jusque-là que la date de tous les documents déchirés
IGO LE GÉNÉKA.L ROQET ET IiREYFUS
devait être postérieure à celle du précédent rapport,
s'appliquait avec toute sa force au bordereau : il
fallait qu'il eut été écrit daus la période qui allait
du commencement d'août à la quatrième semaine
de septeinlire.
Date du bordereau d'après son contenu. — Le
général Roget a fort bien montré qu'aucune des
indications du bordereau n'obligeait d'en rechercher
la date jusqu'en avril; il a môme prouvé que deux
d'entre elles l'iaterdisaient.
L'une est tout à fait topique, parce qu'il s'agit
d'un document connu, directement nommé par le
bordereau, et dont l'histoire est facile à étu^blir
avec précision. Il n'y a rien a reprendre à ce pas-
sage de la déposition : « Les premiers envois du
Projet de manuel sont du IG mars, et ils n'ont pu
parvenir aux destinataires avant le 21 ou le 22; les
autres envois du projet sont échelonnés du l(î mars
au 12 mai. Pour que le bordereau fut d'avril, il
faudrait avoir su que le Projet eidstait dès les pre-
miers envois, et s'en être fait prêter un aussitôt,
alors qu'il n'y en avait qu'un très petit nombre^ et
que chacun de ceux qui en étaient normalement
détenteurs avait d'abord intérêt à en avoir con-
naissance. »
J'attache moins d'importajice à la seconde preuve
du général lloget, parce qu'elle tient à ir ■ ' -pré-
tation hypothétique de la .Voie »Mr /a /. ùon
aux formations de VariiUerie. Je montrerai* que
l'hyi- ♦''''*. par laquelle on y voit une allusion à la
loi lut les pontounicrsr n'est pa.s la seule
LE GÊNftRAL ROGET ET DREYFUS 161
possible, et que, par conséquent, on ne peut fonder
sur t'ilo aucun raisonnement sûr.
Mais ce qui est intéressant pour moi dans cette
preuve, c'est qu'elle s'oppose d'une façon irréduc
til>le au passafre du rapport BesHond'Ormescheville,
qui suppose que, quelques semaines avant cette loi,
l>reyfus ne pouvait pas s'en désintéresser. Du
moment que le commandant Besson interprétait la
note de la même façon que le général Roget, il lui
• tait impossible d'en tirer, pour la date du bordereau,
une autre conclusion que le général. Quel motif a pu
être assez fort pour l'obliger à raisonner ainsi à
contresen>'.'
Le général Roget n'a pas expliqué pourquoi
le commandant d'Ormescheville avait daté le
bordereau à contresens. — Tendant toute sa dé-
mon>tration contre la date d'avril, il aurait semblé
naturel, il était en tout cas très désirable que le
général Roget expliquât comment, en 1894, cette
date avait pu être acceptée et, tout inexacte qu'elle
fût, permettre de condamner Dreyfus.
Le général Roget a pensé se tirer de cette difficulté
par des dénégations contre l'évidence, que je m'abs-
tiendrai de qualifier : « Personne n'a jamais dit au
bureau que le bordereau fût d'avril. — Le rapport
d'Ormescheville n'a pas essayé d'établir, et il u'y
a\ait aucun intén'^t à le faire, quelle était la date du
bordereau. » Le général Roget se trompe s'il se figure
qucde pareilles affirmations suffisent, pour nous faire
croire qu'il repousse la date d'avril sans se mettre
en (-(.Il t r-;ii| ii-f il iji ;i\(>i' ]i' ci itn in:i iwl :i it t il'P)n i u-s
162 LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS
cheville. Il a, d'ailleurs, essayé de donner le change
en faisant une diversion.
Le général Roget ose faire de la date d'avril
une invention du colonel Picquart. —Le général
Itoget ne se contente pas, en effet, d'affirmer contre
l'évidence; il va plus loin. Il accuse Picquart d'ôtre
l'inventeur de la date d'avril : « Le colonel Picquart
a dit, devant la Cour d'assises de la Seine, que le
bordereau était du mois d'avril, sans en donner
d'ailleurs aucune preuve. »
C'est jouer sans franchise sur les mots. Picquart
n'avait pas à prouver que le bordereau fût d'avril ;
il n'avait qu'à constater que la date donnée au bor-
dereau en 1894 était avril, et il lui suffisait, pour le
constater, de lire l'acte d'accusation de Dreyfus; une
fois cette constation faite, il montrait qu'en avril
Dreyfus n'avait jamais dû partir en manœuvres et
que par conséquent Dreyfus n'avait pu écrire à cette
date : « Je vais partir en manœuvres . »
Si, par un hasard extraordinaire, cette date
d'avril, qui est manifestement inexacte, ne s'était
pas retournée contre Esterhazy, à cause des ma-
nœuvres de brigade auxquelles il a pris part en mai,
on peut ^tre assuré que personne n'aurait songé à
la changer et que le général Roget n'aurait pas
reproché à Picquart de la donner sans preuves.
Désarroi causé au procès Zola par 1 obligation
où l'on s'est trouvé brusquement d'abandonner
la date d'avril et de reprendre la date d'août. —
L:i i)r<Mne que ocMli.in'tMnciit il.- finut a été opéré
LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS 163
tout à fait à l'improviste et pour parer à une diffi-
culté imprévue, c'est que, au moment où il a fallu
s'y résoudre en audience publique, au procès Zola,
la chose n'a pas été sans un grand trouble pour le
général Gonseet le général de Pellieux.
La trace de ce trouble est visible dans une af-
firmation du général de Pellieux, dont le moins
qu'on puisse dire est qu'il l'a lancée à tout hasard,
sans savoir et sans avoir vérifié. Il a déclaré qu'à
la fin d'août, les stagiaires de l'état-major étaient
tous allés aux manœuvres, et par conséquent
Dreyfus; or aucun n'y était allé, et Dreyfus pas
plus que les autres. Cinq minutes après, il révéla
l'existence de la pièce fausse où le aom de Dreyfus
était en toutes lettres, et cette diversion puissante
empêcha que l'affirmation contraire à la vérité fut
contrôlée et démasquée.
Comment le général Roget fixe le moment
d'août où le bordereau a été écrit. — Depuis cet
incident, sur lequel ou ne saurait trop attirer l'atten-
tion, le délicat a toujours été de discerner le
moment d'août auquel il fallait fixer la date du
bordereau, en tenant compte delà dernière phrase:
« Je vain partir en manœuvres. »
Au conseil de guerre de 1894, on ne s'était pas
gêné pour donner abusivement à « Je vais partir »
le sens de « Je partirai dans deux mois »; /na-
nœucres signifiaient alors le voyage d'état-major
que Dreyfus avait fait du 27 juin au 4 juillet. (Dé-
position Pif/uart, /•'■ décembre.)
I! ^.Mrilili. (l/.iir f|n'»'n <iip|)'i«i;iiif (|n'> T>'''^ l'n< ;iit
If.'i LE GÉXÉRAJL RCWÎET KX DREYFUS
été OU ait dû nller aux manœuvres à la fia d'août,
on commettrait un abus nioius {çrave. eu
par ti Je vain partirai : ((Je partirai dan.">
par suite peu importerait le moment d'aotït qu'on
assignerait pour date au bordereau. Mai.s du 6 au
9 août, Esterhazyest allé aux écoles à feu, et il faut
éviter à tout prix une (.'oïneidence qui pourrait
tourner contre lui, si l'on disait que manwucreii
signifie écoles à feu. Il faut donc que le bordereau
n'ait été écrit qu'à la fin d'août, et que leraotmff/iœa-
tres ait un sens tout à fait absolu. Les mots : «/<? rais
partir en manœuvres », dit le général Hoget, indi-
quent le départ pour les grandes manœuvres (fin
août ou commencement de septembre).
« In officier qui part pour les grandes manœuvres
dit manœuvres tout court, parce que tout le monde
sait à quelles époques elles ont lieu. Employer le mot
manœuvres à toute époque de l'année, sans autre
indication, ne dirait rien au correspondant. Ce qui
le prouve, c'est qu'on a pul>lié une lettre d'Esterhaz}',
croyant y trouver un argument, dans laquelle il dit :
'( Je pars en manœuvres de hrir/ade », indication
qui complète qu'il s'agit de manœuvif^ dr < .idifs
s'efîectuant au printemps. »
La preuve finale n'est pas des mcilicu
sait que si, dans cette lettre-là, EstherhazN ^ ;
manœuvre» de brigade y il y en a d'autres aux
dossiers de la Cour, où le même Esterha/y. i
séuicnl à propos des é»"<iles à ftMi du mois d".!'
iiii^ manœuvres tout couri.
Jr I . ..1 à une autorité plus haute. Au
proc«- nce du 17 février, t. 11. p. ll.'i,
I
LE GÉNÉRAI. ROGET ET DREYFUS 163
lorsque M* Labori eût fini de lire la phrase du
bordereau où Tauteur explique que « chaque officier
doit rendre son Projet de manuel de tir après les
manœuvres )), le général Gonse intervint pour dire,
en manière d'éclaircissement du mot manœuvres :
« Après les écoles à feu ». Ainsi, d'après le général
Gonse lui même, parlant sans être interrogé, le mot
manœuvres, la première iois qu'il est employé dans
le bordereau, signifie écoZes à/eu.
J'en conclus : l** que le mot manœuvres, dans
J'esprit du général Gonse, n'a pas le sens absolu et
exclusif que lui donne le général Roget ;
2^ Que si, dans le bordereau, manœuvres peut
signifier la première fois écoles à feu, il peut aussi
le signifier la seconde; il y a même l)eau(0U|) de
chances pour qu'il le signifie.
'" ''II, ne pouvant résister au plaisir de laire de
que verbale a\e<' un maître aussi pénétrant
que le général Roget, je me permets de lui faire
observer que Tinterprétation du général Gonse ne
va pas du tout contre ce qui a été dit sur la ma-
nière dont les officiers se servent du vaoi manœuvres
■ iirt. pour li ■ ' ' - manœuvres.
vrai,enei ..iua'U\ressont
dans le langage courant Les manœuvres ,ie seul article
/ex suffisant à les déterminer comme les manœuvres
par excellence. Mais, il n'y a pas /es dans le borde-
reau; il n'y a aucun article exprim<', et celui qui
est sous-entendu par l'emploi de la préposition en,
c'est l'article indéterminé des; et cola est tout dilTc
rent. L'auteur du bordereau ne dit pas : « Je vais
jf ■■'•■• r- manœuvres, )^ ce qui '■'" '■''■ hi fonuc
100 LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS
presque obligatoire, s'il se fût agi des grandes ma-
nœuvres, mais : Je tain partir à des manœucretf.
Je veux bien qu'il y ait dans le langage de cha-
cun de» idiotismes qui interdisent de donner à un
raisonnement comme celui que je viens de faire
une valeur absolue; mais il suffit que le raisonne-
ment soit possible, pour que l'hypothèse à laquelle
il est contraire perde, de son côté, toute valeur abso-
Jue.
Quel était le seul usage légitime que le gé-
néral Roget pût faire de la dernière phrase du
bordereau, pour en fixer la date ? — La vérité
c'est que la dernière phrase du bordereau ne per-
met pas du tout de fixer avec précision et d'une
manière absolue la date du bordereau. Tout ce
qu'elle permet, c'est de la fixer hypothétique-
ment, en fonction de la personne soupçonnée, et
de contrôler ensuite les autres indications du bor-
dereau, à la fois en fonction de la personne et de la
date supposées.
Si l'on soupçonne Esterhazy, il faut que tout le
reste du bordereau s'accorde avec la date hypothé-
tique du commencement d'août ; ou bien Esterha/y
est hors de cause.
Si l'on soupçonne Dreyfus, il faut, en accepumt
provisoirement les assertions du général Roget sur
son départ décidé jusqu'à la fin d'août, que tout le
reste du bordereau s'accorde avec la date hypothé-
tique des derniers jours d'août; ou bien Dreyfus
est hors de cause.
Tel était le seul usage légitime que le général
LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS 167
Roget pût faire de la dercSère phrase dubordereau.
Je le ferai à sa place, en étudiant cette phrase,
comme un des deux moyens de contrôle précis
dont j'ai déjà parlé; et l'on verra le résultat.
En attendant, je dois constater :
1" Que le général Roget a émis, sur le rapport du
commandant Besson d'Ormescheville, des proposi-
tions qui ne s'accordent pas avec la réalité ;
2° Qu'il a fait contre Picquart, en manière de
diversion, une insinuation en désaccord avec la
réalité ;
3» Qu'il a fait du mot manœaores un commentaire
abusif, dont, s'il était de Picquart, M. Cavaignac
dirait «qu'il manifeste les préventions de son esprit»;
4*^ Qu'il adonné à la dernière phrase du bordereau,
au point de vue de la date de cette pièce, une valeur
absolue, tandis qu'elle n'a qu'une valeur de con-
trôle,* subordonnée à l'hypothèse examinée sur l'au-
teur du bordereau.
CHAPTTRF XVIII
Les observations sur l'écriture.
Le général Zurlinden s'est rendu un compte
exact de l'importance de la question de l'écri-
ture, dans l'étude du bordereau. — Le général
Zurliuden me parait le seul de:} témoins du minis-
tère de la Guerre qui ait reconnu h la question de
l'écriture l'importance qu'elle continue d'avoir dans
l'étude du bordereau. "
Comme la phrase « Je pars en manœuvres ),
l'écriture est un moyen de contrôle en fonction de la
personne soupçonnée, quelle qu'elle soit. Elle l'é-
tait au moment où l'on comparait au bordereau
l'écriture de tous les officiers d'état-major, parce
qu'à ce moment-là, tous étaient soupçonnés eu bloc,
et que, pour chacun d'eux, il fallait faire le con-
trôle de l'écriture. Elle le reste aujourd'hui que
Dreyfus est toujours en présence de ses accusateurs.
C'est bien ainsi que le comprend le général Zi>
linden; car, après avoir montré les troi
dans lesquelles ou trouve Dreyfus, en - !'•
l>ordereau,il ajoute: « On conçoit combien, d
nstances, la constatation de la ressembla ikc ui-
LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS 1' •
.son écriture avec celle du bordereau prend nue im-
portance décisive- » Suit une appréciation de cette
•■*• • "iblance que seul contresignerait l'expert Teys-
i-es.
i^eut-étre y a-t-il un lien de cause à effet, dans
l'esprit du général Zurlinden, entre l'évidence avec
laquelle lui apparaît dans le bordereau l'écriture de
Dreyfus, et l'importance qu'il attache à la question
de l'écriture.
M. Cavaignac a. de parti pris, méconnu l'impor-
tance de la question de l'écriture dans l'étude dn
bordereau. — M. Cavaignac, qui n'exprime pas
d'opinion personnelle sur l'écriture, déclare {Dé-
position du U novembre, matin) qu'il « n'attache,
en ce qui concerne le bordereau, aux discussions de
l'expertise qui portent sur le fait matériel de l'écri-
ture, qu'une importance relative ». Four lui, « la
force probante du bordereau réside non seulement
dans le fait de l'écriture, mais dans la nature même
des documents qui y sont énumérés ». Et, après
avoir étudié cette force probante par rapport à
Esterhazy, M. Cavaignac, pressé par le président,
va jusqu'à dire que « alors môme qu'il lui serait dé-
montré que le bordereau a été écrit matériellement
par Esterhazy, il n'en déclarerait pas moins qu'il
est impossible qu'Esterhazy ait écrit, en parlant de
lui, la phrase : « Je pars en manœuvres », qu'il ait
livré les renseignements visés par le bordereau, et
([u'il soil l'auteur de la trahison. 11 n'y a pas de
< iTirluvion à on tirer pour l'innocence de Dreyfus ».
Le gênerai Koget méconnaît, comme M. Cavai-
10
170 LE r.ÉNftRAL ROGET ET DREYFUS
gnac. rimportance de la question de l'écriture, et.
pour éliminer Esterhazy. la subordonne à l'étude
du fond. — Le général Koget, s'il ne s'exprime
pas avec la même force que M. Cavaignac, n'est
pas loin de partager son sentiment. Il y a, à son
avis, une grande ressemblance entre l'écriture d'Es-
terhazy et celle du bordereau, comme entre celle de
Dreyfus et celle du bordereau ; pour lui, il n'attache
qu'une importance secondaire à l'expertise en
écritures, et croit que, en présence des contradictions
des experts, il est plus intéressant d'étudier, par le
fond même du bordereau, l'attribution qui peut en
être faite.
Il lui semble donc que, dans l'état actuel de la
question, l'écriture ne puisse plus servir de moyen
de contrôle décisif. Mais il va plus loin et, à
l'audience du 23 novembre, il déclare (jue, si ou
lui prouvait qu'Esterhazy a écrit matériellement le
bordereau, il ne pourrait évidemment pas le contes
ter, mais que, si Esterhazy donnait lui-même cette
affirmation, il ne le croirait pas : « Esterhazy ne
pouvait absolument pas avoir en sa possession et
livrer les documents énumérés au bordereau, à
moins qu'il n'ait eu un complice îi l'état-major. »
Ainsi le général Roget semble admettre par hypo-
thèse qu'on puisse arriver à prouver (ju'Estcrhazy
a écrit le bordereau ; mais, en attendant, il récuse
d'avance un aveu qui tiendrait lieu de démonstra-
tion, et il subordonne son adhésion à une condition
qui lui parait évidemment invraisemblable.
Cette attitude du général Roget doit être rap-
prochée, pour avoir toute sa signification, de celle
1
LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS 171
qu'il a prise dans l'étude du fond, refusant de voir
par où il fallait commencer, méconnaissant les
moyens de contrôle précis que lui offraient cer-
taines indications du bordereau, et, lorsque enfin il
en vient à l'examiner, évitant soigneusement les
recherches par où le contrôle pourrait aboutir.
Les deux faits dénotent aussi clairement que la
légèreté et la partialité, dans l'étude des charges
antérieures au bordereau, que le général Roget s'est
lonsidéré moins comme un enquêteur chargé de
découvrir la vérité, que comme un avocat chargé
de défendre une cause compromise et de soutenir
une décision de justice ébranlée.
Le contrôle par l'écriture étant dangereux pour
Esterhazy, il l'a déclaré chose secondaire, aussi
bien pour Dreyfus que pour Esterhazy; mais il n'a
osé formuler sa combinaison que par rapport à
Esterhazy, en spéculant sur la méfiance universelle
qu'inspire désormais ce personnage. C'est dans la
déposition du capitaine Cuignet qu'il faut chercher
la conclusion par rapport à Dreyfus : « Je crois
devoir ajouter que s'il m'était démontré que l'auteur
du bordereau n'est pas Dreyfus, ma conviction sur
la culpabilité du condamné, basée sur la discussion
techniqne du bordereau, n'en serait pas le moins
du monde ébranlée, attendu que l'auteur du bor-
dereau peut avoir dissimulé son écriture, ou fait
écrire le bordereau par une autre personne. »
Le général Roget décore son attitude de consi-
dérations exclusivement juridique», fondées sur
des jugements erronés. — Tu '■".. i,;iit impor-
LE GÉNÉRAL ROGET F.T DREYFUS
tint à Doter dans l'attitnde du général Ro^t, c'est
le soin avec lequel il cherche à réduire la question
de l'écriturr •■••- ■ • ''-p- '''"" .-•■■'■'"•"»^ juri-
dique.
S'abritant derrière son iucoiupeieuce i>eiï«ouiit'lle,
il feint de croire que la Cour de Cassation a raoiiii
àexaminerles écritures en elles-mêmes, etàtrancher
la question par un nouvel examen direct du borde-
reau et des pièces de comparaison, qu'à voir s'il y a
entre les expertises de 1894 et de 1897 le désaccord
en vertu duquel la revision a été sollicitée. Et, lui-
même, le général fait cet examen.
.Sa conclusion est double. La première porte sur
ce qu'il considère comme l'essentiel : les deux séri(*>
d'experts lui paraissent d accord, eu ce sens (juc,
<* dans la majeure partie du bordereau, là où l'écri-
ture est naturelle, les experts de 1894 reconnais-
sent l'écriture de Dreyfus, et ceux de 1897 ny
reconnaissent pas l'écriture d'Esterhazy ». — Or,
ce ne sont pas là deux résultats con\
deux résultats parallèles, ce qui est
Il n'est pas prouvé que. si les experts de 1»94 avaient
connu l'écriture d'Esterhazy, ils auraient attribué
le bordereau à Dreyfus, ni que si les experts de
1897 avaient connu l'écriture de Dreyfus, ils l'au-
raient reconnue pour celle du bordereau. Le géné-
ral Roget ne me parait pas assez exigeant dnus
sa façon de concevoir l'accord.
Par contre, il me parait beau. -uj. m-i. .t,,,,.,,
^ur le désaccord : « S'il y a désaccord apparent, il
nVxiste que sur le point suivant: c'est «juc là où
'•■ \-M^Tî? de IH91 n'"n* ■•••- t-^v"' !".--it..r.. t, .n,
LE GÉNÉRAX ROGET ET DREYFD» J"/-i
relie, ib ont dit que Dreyfus avait déguisé son
écriture, et que les experts de 1897 ont laissé
entendre qu'on aurait pu décalquer l'écriture d'Es-
terhazy. S'il y a désaccord, il ne porte pas sur un
point r ' iital, mais simplement sur le pro-
cédé (1 i employé l'auteur du bordereau pour
sul)stituer partiellement une autre écriture à la
tienne. » — Le désaccord est, au contraire, tout à fait
fondamental ; c'est précisément un fait nouveau que
les experts de 1897, connaissant l'écriture d'Ester-
hazy, l'aient reconnue dans les mots où ceux de 1894,
qui l'ignoraient, avaient su|)posé un déguisement
de récriture de Dreyfus.
Sans aller au delà de n- «iiiudii le gt-neral Hoget,
il y eu a assez pour rendre nécessaire une révision
de l'expertise d'écritures, et si la solution des
experts de 1897 prévalait, il faudrait alors démon-
trer que Dreyfus a connu l'écriture d'Esterhazy, et,
•expliquer pourquoi, l'ayant imitée pour sa stîreté,
il ne l 'a pas dénoncée pour sa défense.
Ce qui a paru "peu important au général Roget
avait paru au contraire capital à Esterhazy lui-
même, puisqu'il a cru nécessaire d'imaginer tout
un roman sur la fa<iou dont Dreyfus s'était procuré
son écriture.
Le général Roget tente une diversion du côté
des experts libres de 1897 et de 1898, sans noter
le fait capital qui explique la divergence des
expertises. — Le général Roget n'a pas trouvé que
ce fut assez de montrer qu'entre les experts officiels
de IS'JI L't I eux de Wil. il u'v a\uit pas. au fond.
17 't LE GÉNÉRAL ROOET ET DREYFUS
(le désaccord ; prenant les expertises libres faites en
18î)7, à la demande de Bernard Lazare, et celles
qui l'ont été en 1898, à la demande de Zola, il a
insisté sur leur désaccord.
Le général Roget n'a oublié qu'une chose, à
saAoirque la découverte, entre ces deux séries d'ex-
pertises, de l'écriture d'Esterhazy pouvait être la
cause de cette divergence. Il a néglige de repiar-
quer qu'en 1897, lorsque les experts ont à com-
parer avec le bordereau l'écriture de Dreyfus,
leurs conclusions ne sont pas uniformes, tandis
qu'en 1898, lorsqu'ils ont à comparer avec le
bordereau l'écriture d'Esterhazy, elles sont toutes
d'accord et reconnaissent l'identité.
Le général Roget ne pouvait opposer valablement
le résultat des expertises de 1897 à celui des exper
tises de 1898 que si les deux séries d'expertises
avaient été faites dans des conditions identiques.
C'est ce qu'a très bion montré M. Paul Moriaud,
pris à parti par le général Roget, dans une lettre
que cet expert a écrite le (5 avril au premier pré^'i-
dent Mazeau.
Les conditions, d'une anncV à l'autre, ont été en-
tièrement modifiées par la mise au jour de lettres
d'Esterhazy.
L'ensemble des observations du général Roget
sur la question des écritures n'est qu'une preuve
nouvelle de sa prévention. — En résumé, loin
d'apporter aucune clarté nouvelle sur la question
lif's écritures, tout ce qu'eu a dit le général Roget
t/'iiioitmc (l'un In'^ vif dé^^ir de lais>cr planer •«ur
3
LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS 17Ô
elle les obscurités accumulées à plaisir par les
expertises officielles :
1° Il méconnaît l'importance du contrôle de
l'hypothèse par l'écriture, de peur de voir tourner
ce contrôle contre Esterhazy ;
2° A ce contrôle direct, il préfère l'examen d'un
problème juridique;
3° Dans l'examen de ce problème, il reste inca-
pable de discerner par l'analyse ' les faits essen-
tiels.
CHAPITRE XIX
Le système des trois enceintes.
/. La pfi://ii'ji c enceinte.
{A). L'auteur du bordereau est un officier d'état-major,
parce que le bonlerean reproduit (|uplques-uiis des ter-
mes techniques de l'étal-major, par cxomph- formations
(dans « formations d'artillerie ») et notes.
Comment le général Roget établit la première
enceinte (officier d'état-major) par les termes et
le contenu du bordereau. — Dès qu'il en arrive
au bordereau, le gcuùral Roget dit à la Cour : « Cette
pièce, dout j'ai fait uue étude spéciale en cherchaut
les documents originaux se rapportant aux travaux
faits à l'état-major de l'armée eu IS'Jl, et dout j'ai
fait aussi un long commentaire, a fait naitre en moi
la conviction absolue qu'elle émane d'un officier
de l'état-major de l'armée, tant elle reproduit bien,
en ce qu'il a de technique, le langage de la mai
son, et tant elle s'ajuste avec e.xactitude aux travaux
(jui ont été faits cette aunéc-là à l'état major de
l'année, et qui n'y ont été faits que cette année-là. »
LE GÉNÊÏIAL ROGET ET DREYFUS 1 7;
Revenant à la question le lentlemain, après de
longues digressions, le général Koget dit encore :
(( Il est question dans le bordereau des travaux les
plus importants et les plus secrets de l'état major
de l'armée : la couverture, le nouveau plan de mo-
l>ilisation, les modifications aux formations de l'ar-
tillerie, etc. » et, un peu plus loin :
H Le bordereau désigne un officier de l'état-major
de l'armée parce qu'il est impossible qu'en dehors
î état-major on puisse fournir une note sur les
;iLS de couverture, en sachant d'avance que des
modifications y seront apportées par le nouveau
plan. Il désigne un officier d'état-major encore, par
la note sur les formations de l'artillerie, par le mot
même de formations qui, dans cette acception,
n'est employée qu'à l'état-major, même par le mot
note, qui est le langage courant qu'on y parle, n
J'examinerai successivement ces trois raisons,
en commeuc^aut par la plus générale, l'emploi du
mot note.
*
Comment le général Roget établit que le mot
« note lestla propriété du ministère de laGuerre,
et particulièrement de l'état-major. — J'incline à
'Tuire que, depuis qu'il a quitté le ministère, le gé-
iit-ral Roget ne s'est plus jamais servi du mot note,
pour ne point exciter les soupçons, ou, plus naturel-
lement, par une sorte de respect religieux pour une
• xpression sacrée. Note est un mot qui, d'après lui,
c-t devenu la propriété exclusive du ministère de la
(îuerre, à force d'y être '■iim>!"\''' iwiir ,i..<!<ri|,.!- log
' hoses les plus diverse-
V<X LE (iÉNKRAL ROGET ET DREYFUS
« Dans l'intérieur du ministère, nous apprend le
général Roget, toute la correspondance de bureau à
bureau se fait sous forme de notes et porte ce nom ;
de sorte que, sous l'appellation de note, on peut dési
gner un document original. Un bureau de l'état
major écrit à un autre bureau : cela s'appelle une
note pour tel bureau d'état major. On veut rensei-
gner le ministre ou le chef d'état-major sur une
question : ou fait une note pour le ministre, une
note pour le chef d'état-major. On n'écrit pas sous
d'autre nom dans la maison, et je trouve, moi, très
significatif que ce mot de note, qui est d'usage cou-
rant, soit répété quatre fois dans le bordereau; c'est
un trait caractéristique de langage. »
Le général Roget a dit tout cela gravement, au
grand sérieux. Moi, je ne peux m'empêcher de rire
en voyant la peine qu'il a prise. Pendant que je le
suis de bureau en bureau, et jusque chez le chef
d'état major et le ministre, où il promène la note
sacro-sainte, je vois à chaque porte passer entre lui
et moi la frimousse éveillée d'une petite blanchis-
seuse avec son grand panier, et sa note à elle épin
gléo sur le linge éblouissant.
Y a-t-il un mot de physionomie plus banale que
le mot note ? et de quel mot le générai Roget vou-
lait-il donc que l'auteur du bordereau se servit ?
Et, s'il n'avait envoyé qu'une note au lieu d'en
envoyer trois, le général Roget aurait-il cessé de
voir, dans l'emploi de ce mot, un trait cnrnrtéri-
tique de langage ?
En attribuant à « note » un sens exclusif d'état-
J.fc t.l.NKKAL ROGK'J- l;i KHKYFUS IV.»
m^or. le général Roget préjuge arbitrairement
l'importance des documents annoncés par le bor-
dereau. — Au vrai, le générai Roget ne tient à
trouver dans le mot note un mot d'ctat-major que
pour soutenir, en l'absence de toute preuve, que les
notes indiquées par le bordereau sont toutes des do-
cuments importants, issus des sources les plus
secrètes de l'état-major. Or, il n'en sait rien.
Le général Roget dit à Picquart : « Pour attri-
buer le bordereau à Esterhazy, il a fallu commencer
par établir qu'il n'y avait rien dans le bordereau,
que c'était un document sans valeur. » Moi, je dis
au général Roget : « Pour attribuer le bordereau à
Dreyfus, il a fallu commencer par établir qu'il n'y
avait que des choses importantes dans le bordereau,
que c'était un document de premier ordre. »
« Comment peut-on dire sans le savoir qu'il n'y a
rien d'important sur le bordereau? » s'écrie lé géné-
ral Roget. Moi, je m'écrie de mon côté : « Com
ment i^eut-on dire, sans le savoir, que le bordereau
implique, par son texte môme, la livraison à
l'étranger des documents les plus essentiels et les
plus secrets de la défense nationale ? » [Déposition
Carat f/nac, 9 novembre 1898.)
Qui nous départagera, tant que demeureront in-
connus les papiers décorés du nom de notes par l'au-
teur du bordereau ?
Il est impossible de savoir si les notes du bor-
dereau sont importantes ou non. — S'il avait été
sage, le général H(jget s'en serait tenu à ce commen-
cement de phrase qui respire la probité : « Dire
!>;" I.K CÉSfcRAL KOGET ZT DREYFUS
jusqu'à quel pointon a renseigné les correspondants,
je n'en sais rien moi-même. »
Malheureusement il a ajouté : « Ce que je sais,
c'est que les correspondants sont parfaitement au
courant de nos travaux, très à l'affût de ce qui les
intéresse, parfaitement capables de contester la
valeur des renseip:nements qui leur sont fournis, et
jusqu'à un certain point, d'en contrôler l'exacti-
tude. » 11 a ainsi repris de la main gauche oe qu'il
lâchait de la main droite, mais sans le savoir-faire
il 'un prestidigitateur.
Il avoue qu'il ne ftail rien, mais il risque une
hypothèse, et s'en sert pour assurer comme s'il
savait. Il oublie aussi qu'il a raconté lui-même,
la veille, à propos des plans directeurs des forteres-
ses, l'histoire d'un agent français « autorisé à se
mettre en rapport avec un état major étranger, dans
le l)ut de lui fournir des renseignements erronés »,
et dont le manège dura quelque temps avant qu'on
s'aperçtit à cet état-major qu'on /avait affaire à un
faux agent.
S'il est possible de fournir des renseignements
erronés sans être démasqué immédiatement, à
plus forte raison est-il possible de fournir des ren-
seignements médiocres, et, par les questionnaires
reproduits dans la note du général Deloye, nous
voyous qu'en demandant à leurs agents d'informa-
tion, à proj)os d'articles de journaux. « tout oeiju'on
I)eut savoir », les états-majors étrangers s'exposent
à recevoir, selon les circonstances, du bon, du uk-
«liocre ou du pire.
LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS 181
uotes du bordereau de la réserve qui sied à l'igno-
rance : il faut s'en tenir à la déclaration involontaire
du général Roget, ou bien à celle qui a échappé au
capitaine Cuignet, dans une phrase incidente :
« Je dois déclarer, quant à moi, que j'ignore ce que
l'auteur du bordereau a pu envoyer comme rensei-
gnements à son correspondant. »
Dans cette ignorance, il est impossible de dire si
les trois «no^e » du bordereau reproduisent le langage
technique de l'état-major, et indiquent que l'auteur
est un officier d'état-major.
Contradictions et chinoiseries du général Roget,
en discutant avec Picquart sur le sens du mot
«note ». — Bien que l'acception particulière du mot
note, au sens de l'état-major, soit un des éléments
du système des trois enceintes, comme le général
Roget tient d'autres éléments en réserve, il ne
répugne pas absolument à l'idée d'abandonner
celui-là. Ce à quoi il tient avant tout, c'est à pou-
voir dire toujours que les notes du bordereau sont
des notes importantes, et, même s'il ne s'agit plus
de notes d'état-major, il le maintient sans s'aperce-
voir qu'il se contredit.
Quand Picquart dit : « Il n'y a là que des notes,
c'est à-dire une œuvre personnelle », — le général
répond : « Pardon, vous savez bien qu'au ministère
une note est un document original. » Quand Pic-
quart ajoute : a Si l'on envoyait quelque chose d'in-
téressant, on dirait : a Je vous envoie tel ou tel
document », — le général répond : « Pardon, je crois
que le document original n'est pas, le plus souvent,
If iiifiiiiui moj^en derensoi^'iier; Je plu> -^t-incui, il
n'existe pas, en tant quo vue d'(Mi'^eml>le -^nr une
•question ».
Ainsi, les notes du Imi (u-n-.m nui \ eni t-in-nr^ u<icu-
ments originaux, et alors c'est très grave ; — mais,
si elles sont des notes j)ersonnelles, cela vaut encore
mieux que des documents originaux, et c'est beau-
coup plus grave. Dans ces conditions, si Dreyfus
échappait il aurait vraiment de la chance. C'est un
des exemples les plus topiques de l'usage ingénieux
qu'on a fait avec lui du système des alternatives.
En lui dictant une lettre, du Paty disait : « De
deux choses l'une, ou il se troublera, ou il ne se
troublera pas; s'il tremble, c'est qu'il est coupable;
s'il ne tremble pas, c'est qu'il dissimule. » De même
pour la perquisition à domicile : si l'on trouve des
papiers suspects, son compte est bon; si i'on n'en
trouve pas. c'est qu'il les aura fait disparaître.
Ici le général Roget procède exactement de la
môme manière. De deux choses l'ime : ou les notes
du bordereau sont des notes jiersonntjlles, ou ce sont
des documents originaux ; si ce sont des originaux
rien ne peut être (plus important ; mais, m œ sont des
notes personnelles. elles sont plus iuii -encore.
Il faudrait pourtant choisir, et li i ue peut
faire les deux hypotl^ëses à la fois ; il le peut d'au-
tant moins qu'elles ne se placent pas du tout de Ja
même manière par rapport à Dreyfus.
Si l'on choisit l'hypothèse des notes personnelies,
il faut d'abord démontrer que Dreyfus en est l'au-
teur, puisque, comme le dit le général, en fournis-
sant un exemple de sou cru, <' la valeur d'une
I.i: (iÉXKUAL ROGET ET DREYFUS IS-'J
œuvre personuell»' dri)ciul tout à fait de l;i personne
qui l'a faite »,
Si l'on choiisit rij\pothé.se des documents origi-
naux, c'est la nature des notes qui permet de soup-
i.onner Dmius.
D;mi- le premier cas, Thypothcse a besoin d'être
rdunniifc par la dé(!ouverte de leur auteur, et reste
en suspens tant qu'il n'est pas découvert.
Dans le deuxième cas, la découverte de l'auteur
dépend de l'exactitude de l'hypothèse sur la nature
des notes, et tant que eelle-oi n'est pas vérifiée, la
découverte est impossible.
Les deux difficultés sont xlifférentes, mais équiva-
lentes. Le général croit les détruire l'une par l'autre,
frrâce à une combinaison de génie : de deux pétitions
de principe et d'une contradiction il fait un cercle
vicieux, et s'y enferme avec Dreyfus, le tenant à la
LTorge.
Il suffit de souffler sur cette belle construction
pour délivrer les deux prisonniers. Non, le mot
note, serait-il répété cent fois, au lieu de quatre,
dans le bordereau, ne saurait jamais prouver que
l'auteur doit être un officier d'état-major et par con-
C est par une pétition de principe que, dans
(( modifications aux formations de l'artillerie », le
général Roget prend « formations » au sens de
l'état-major. — Tris dans cette acception, dit le
;;énéral Koget. <e mot n'est empiloyé qu'à l'état-
major. Mais,quelleacception?8i c'est le sens où l'on
l.S'j LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS
doit entendre les modifications résultant de la loi par
laquelle ont été supprimés les pontonniers, le gé-
néral fait là une nouvelle pétition de principe : il
ne peut s'ajçir de ces modifications que si formations
est pris dans son sens d'état major; par conséquent
les deux mots ne s'expliquent pas réciproquement,
et l'un ne peut servir à explicjuer l'autre, tant qu'il
u'a pas été expliqué lui-même par un autre moyen.
Le général Roget n'aperçoit même pas la diffî-
tulté. Le 22 novembre, en étudiant la date du bor-
dereau, il parle de la suppression des pontonniers,
comme s'il n'y avait aucun doute possible sur le
sujet de la note ; le 23, il se borne à affirmer « que le
mot formations, employé dans l'acception qu'il a
dans le bordereau, ne s'emploie qu'à l'étatmajor de
l'armée ' . ')
Il aurait fallu que le général Roget prouvât
d'abord qu'il était impossible d'admettre que for-
mations fût pris ici dans le sens usuel de l'artille-
rie'.formation des manœuvres, formation de marche,
formation de combat, etc.
Le général Roget ignore qu'à Tété de 1894, il
y a eu des études pour des modifications aux
formations de l'artillerie, en prenant le mot o for-
mations» dans le sens des artilleurs. — Si, en 1894.
il n'y avait eu aucune modification réalisée ou étu-
diée à ces sortes de formations, on comprendrait
que le général Roget se rabattît sur les modifica-
I. Par le mot formation, dit le Ri'-néral Oonse, dans sa
déposition du 12 décembre, on cntond, dans le lanf;aji;<>
courant de létal-major, l'organisation ot In proupomcnt
des ^''^''^cates unité» do guerre.
%
LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS ItST)
tiens dans le groupement des unités, qui résultaient
de la suppression des pontonniers; mais le com-
mandant Hartmann a appris à la Cour (Déposition
du 1" fécrier.) qu'en 1894, « quelques brigades
d'artillerie ont été chargées d'expérimenter un
projet de règlement sur les manœuvres des batteries
attelées. Ce règlement comportait précisément des
modifications importantes aux formations des ma-
nœuvres de l'artillerie. » Ce projet a été appliqué-
par les deux régiments de la 3** brigade aux
manœuvres de masse du camp de Chdlons, en
août 1894.
Le commandant Hartmann cite à ce sujet un
article de la France militaire du 11 août, qui
annonce ces manœuvres, et où l'on relève cette
phrase curieuse, à cause de la coïncidence avec
deux indications au bordereau : « On n'essayera
rien moins que le Projet de Manuel de tir et le Pro-
jet de Règlement sur les manœuvres des batteries
attelées. »
De son côté, le général Deloye cite le texte d'une
note, parvenue le 27 septembre 1894 à la direction de
l'artillerie, où l'attaché militaire allemand demande
;i un correspondant des informations sur un projet
de règlement des manœuvres des batteries attelées.
( 'cite note est ainsi conçue : « Quelle est la compo-
>ition de batteries du régiment de corps à Châlons?
Combien de batteries de 120? Quels obus tirent-
tlles ? Quels sont les effectifs des batteries ? Manuel
'le tir de l'artillerie de campagne 'f Réglette de
lorrespondance? Mobilisation de l'artillerie? Le
nouretni cnnon? Le noincaii fusil? l'onu.ifioii (l(>s
186 LE (ÎÊNÉRAT. ROGET ET DREYFUS
armées, divisioiïs et brigades de réseme. Le fort de
Manonviller?' PPojet de Règlement sur les ma-
nœurres des batteries attelées. »
J'ai transf'rit entièrement cette note, parce qu'il
est évident qu'elle a été faite à l'époque où les
écoles à feu et lès manœuvres du camp de Châloiis
rendaient possible à un observateur attentif de
répondre à la plupart dès questions, et aussi parce
que, sur cinq des notes annoncées par le bordereau,
deux sont des réponses à des (juestions de cette note.
La note sur le frein hydraulique du 12G et la
manière dont cette pièce s'est conduite répond à la
question : Le nouveau canon ?
L'envoi du Projet de Manuel de tir de l'artillerie
de ramparjne répond à la demande même
Projet.
J*én conclus qu'il serait non seulement possible,
mais encore très vraisemblable ([ue la note sur une
modification aux/ormntions de l'artillerie fût aussi
une réponse à la question : Projet dérèglement sur
les manœuvres de batteries attelées f
Pindique même, en passant, une hypothèse à
examiner, et qui semble ne l'avoir jamais été,
quoique la note de l'agent étranger fût connue
en septembre IRîM; l'auteur du bordereau n'àvait-il
pas reçu un questionnaire semblable, et l'envoi
annoncé parle bordereau ne ponmif-il p'- '''""> '"v
réponse 'i ce questicmnaire?
Le général Roget pouvait, moins que personne,
décider arbitrairement que, dans le bordereau .
« formations » était un terme technique de Tétat-
LE <4ÉXfiRAL ROGKT ET DREYFUS !^i
major. — Il est donc certain que, dans le bordereau,
le mut de forniationti peut se prendre dans l'une
ou l'autre de ses acceptions : acception d'artillerie
(•ejjtion d'état-major. La connaissance du
ÙM. M. lient envoyt^ pourrait seule permettre de dire
exactement dani* quel sens il a été employé ; le
::<'néral Roget n'a pas le droit de décider qu'il est
pris dans le sens d'étatmajor, pour en inférer
ensuite, comme une chose démontrée, que l'auteur
du bordereau, étant un officier d'état-raajor, peut
être Dreyfus.
J'ajoute que la déposition du commandant Hart-
mann semble bien établir que, à partir du 28 août,
il n'y avait plus rien à apprendre à Sclnvarzkoppen
sur les modifications aux formations de l'artillerie
résultant de la suppression des pontonniers. Ce
jour-là, en effet, la France militaire publia la
lettre ministérielle ' du 4 août sur l'application de
la loi et des décrets complémentaires. Il en résulte
que, si quelqu'un n'avait pas le droit de décider
arbitrairement ({ue format ions de L'artillerie devait
être pris au sens de l'état- major, c'était le général
Koget, qui place l'envoi du l)or(l«'rerni {\-\\\< Ic^ der-
niers jours du mois d'août.
Par contre, j'ai le droit de noter :
1" Que, pour le sens du mot no^e, le général lioget
1 jugé contre le sens commun, par prévention
' «litre iJreyfus ;
",' ' i)\\'{-\\ (li vcil I.'i 1 1 1 11' -iM- i!i- II' nuit .ivci- !'ii-
iioii (lu 12 «iHcembre, cnnim»' d'un document confi-
' (tli voit iiii'il III- l'i-r.'iil iiliK :i l;i liii ir.-wint.
188 LB GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS
quart, il est tombé dans un gâchis logique extraor-
dinaire;
3" Qu'il ;i a[)|)urt('' les nK'UU> ]in-vriiiiiMi> a.ui:^
l'interprétation du mot/ormfl'^/or?.s' que dans celle du
mot notes :
4° Que, dans nu >cur~ » uiuuu- Waii> l'autre, les
informations qu'il a fournies à la Cour sont tout à
fait incomplètes.
CHAPITRE XX
Le système des trois enceintes.
//. La première enceinte.
iBi. L'auteur du bordereau est un officier d'ètat-major,
parce que le bordereau reproduit, dans les notes qu'il
annonce, les travaux de l'état-major en 1894.
Quels sont les éléments du bordereau dont se
sert le général Roget pour établir la première
enceinte? — La deuxième catégorie d'arguments,
k l'aide desquels le général Roget décide (jue le bor-
dereau est l'œuvre d'un officier d'état major, est
celle-ci : « Le bordereau s'ajuste avec exactitude
aux travaux qui ont été faits cette année-là à l'état-
major, et qui n'y ont été faits que cette année-là :
la couverture, le nouveau plan de mobilisation, les
modifications aux formations de l'artillerie, etc.
{etc. signifiant Madagascar), ilest imp<»ssibleque,en
dehors de l'état-major, on puisse fournir une note
sur les troupes de couverture, en sachant d'avance
les modifications qui seront apportées par le nouveau
plan. »
11.
1" LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS
\.'' j^énéral Roget a fait porter le principal effort
de sa démonstration sur les troupes de couverture;
je me débarrasserai donc du reste auparavant, pour
terminer mon examen par ce qui paraît le plus pro
bant au général.
Le général Roget ignore si « formations d'artil-
lerie » se rapporte à un sujet d'état- major. —
D'abord ce que j'ai dit au chapitre précédent, à
propos du moi formation* d'artillerie, me dispense
d'insister de nouveau sur ce sujet. Du moment que
le sens du mot formations est incertain, il est incer-
tain que les modiflcationa aux formations de Vartil-
lerie soient un sujet d'état major; et même", avec la
date choisie pour le bordereau par le général Roget,
il est plus probable que ce n'est pas un sujet d'é^at-
major. Par conséii^uentr rien à tirer de la note
numéro 3 pour l'enceinte dr l'.i it-.x ii..r.
Le général Roget ne sait pas si la note sur
Madagascar a quoi que ce soit de commun avec
celle de rétat-major. — Pour la note sur Madf
gasrar (n" 4), le général Roget n'a rien dit dans
l'étude détaillée du texte du bordereau; il' s'est
i>orné à en parier à propos de la diite. îl a signalé
Il i '' i' ri; 9.S, copiée en février d'ans l'an -
ti iiel du Sancy, et la grande note
d'aotit sur 16 plan de campagne, faite au 3" bu
reau; il a glissé le plus rapidement i ' ' sur ce
sujet brûlant. où la divergence entre l itions
w
1
I.i. i.l'.M-.KAL i;tli.l-.l I'. 1 DUl.'^l-l ~ l'-'l
Miinl'luii et celles de 1X94 est i)ar trop cliw-
Me".
En fait, tes deux notes ayant été toutes le» deus
rédi^'c'es à l'état-major, il importe assez peu que le
liuidi'reau annonce l'une ou l'autre, pour savoir si
l'on peut en déduire que l'auteur dn bordereau
appartient à l'état-major. Miiiw en réalité, on ignom
s'il s'agit de l'une des deux, et il pourrait •^e faire
qu'il ne s'agît ni de l'une ni de l'autre.
Dans son commentaire du borderes^u j^.n i^ij^xm
à Esterbazy, M. Cavaignae a dit (.9 novembre, après-
midi) : (( Il n'est évidemment pas impossible, les
renseignements étant plutôt confidentiels que tout à
faitsecret.s,(iu'uneindis<,-rétion fût commise, mais elle
l'aurait été plus vraisemblablement au sein de l'état-
major général, au sein duquel les études se pour-
suivaient. » Si le sein de l'état-major n'est ici que
vraisemblable, on n'en peut rien tirer de valable pour
l'induction qui permet de placer l'auteur du borde-
reau dans le groupe des officiers d'état-major : de
l'aveu de M. Cavaignae, l'enceinte a une porte de
ii)iiiiiiiiriic.'iiii>ii .■i\'('c le (Iclinr-s.
. uiiial Zuiliiicl<;u a, a pmpos de cett<î yutf sur
'»% un posr^age admirable {D/; position du il no-
sait (ju'eii lMy4, c'est la note de f('*vrier (pii a
user Dreyfus; aussi, après avoir parlé du haut
t if la note d'août, à i;ouko des renseignements
r<'al«'rraait sur l'expédition préparée, il ajoute cau-
!i<Mit : " r Mints qui ne pouvaient être
.s fjued'uii major, ce qui pouvait per-
■ aisément m Cu u )ii\.r l'auteur, ont dû troubler
is, au moment de s<'s pn-micrs inlerro<jatolres, car
M. i. voit, à (!'■■;': i"-' ■■■ ■•' ■■ i- 1
:ette question.
102 LE CÎÉNÉRAL ROOET ET DREYFD8
Aussi bien le bordereau ne dit pas : Note sur le
plan de campar/ne de Madayaacar ; il dit simple-
mant : Note sur Madagascar. Il y a donc doute sur
la nature même de la note, et l'on ne peut dire si
elle est géographique ou militaire. L'enceinte n'est
donc plus qu'une trace hypothétique sur le sable,
impropre à enfermer qui que ce soit.
Avec la date à laquelle le général Roget place
l'envoi du bordereau, il est impossible d'admettre
que la k note sur Madagascar » se rapporte à la
note faite en août à l'état-major. — Il y a mieux: si
l'on admet que la note du bordereau soit un extrait
ou une copie de la note du mois d'août, il faut
examiner quand et comment Dreyfus en a pris con
naissance, puisque, en définitive, c'est lui qu'on
cherche dans l'enceinte de l'état-major.
Le général Zurlinden dit que cette note a été
élaborée au H" bureau où se trouvait Dreyfus : elle
a été terminée le 20 et tirée le 29. Or Dreyfus
n'est entré au 3' bureau que le 1"" juillet, six mois
après que les études relatives à l'expédition de
Madagascar avaient été commencées. Jamais on n'a
établi qu'il ait eu, par l'officier ou les officiers
chargés du travail préparatoire, communication de
quoi que ce fut ; la preuve en est qu'on s'est rabattu,
en 189-1, sur la note de février, parce qu'elle avait été
copiée dans une antichambre. Enfin, les mêmes
hommes qui déclarent (pie Dreyfus n'a pas su
avant le 27 ou 28 août qu'il n'irait p.is m
mantpuvres, et en concluent qu'il est l'auteur du
bordereau, ne peuvent pourtant pas l'accuser d'avoir
LE «ÉNKRAL ROGET ET DREYFUS VXi
connu le 28 une note qui n'a été tirée que le 29 :
ils doivent donc conclure de cette impossibilité qu'il
n'est pas l'auteur du bordereau.
Ainsi, si l'on prend au pied de la lettre les as-
sertions des généraux Zurlinden et Roget à propos
de la Xote sur Madagascar, on s'aperçoit que,
loin d'aider à construire une enceinte où l'on soit
assuré de trouver Dreyfus, elles permettent d'en
construire une où l'on est assuré qu'il n'avait pas
pénétré à la date que l'on assigne au bordereau '.
La (( note sur les troupes de couverture » est
rargument principal du général Roget, pour dé-
cider que l'auteur du bordereau est un officier
d'état-major. — Le général Roget, dans sa déposi-
tion du 23 novembre, a consacré un long dévelop-
I>ement au deuxième paragraphe du bordereau :
Note sur les troupes de couverture [quelques modi-
fications seront apportées par le nouveau plan).
L'objet essentiel de sa démonstration est de dé-
montrer qu'une note annoncée dans ces termes ne
peut venir que d'un officier de l'état major, de ce
qu'il appelle « un officier de la maison ».
Il y a à cet égard, dans la phrase du bordereau,
deux points à examiner : l*' troupes de couverture ;
2** les modifications qui seront apportées par le
nouveau plan aux troupes de couverture.
1. Voir siir Madagascar la déposition du commandant
Hartmann (/"/Vcner», très intéressante, parce qu'elle donne
des extraits de journaux militaires de 1894, et se l'onde sur
le rapport du général Ducheine.
I 'i II- GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS
Le général Rog'et affirme, sans le savoir, qu'il
s agit d'un dispositif d'ensemble des troupes de
couverture. — Sur le premier point, les troupes
dv. courcvture, le géïK'Tal Roget s'est bien gardé dt>
faire une analyse complète du sujet
Il a pris soin, en commençant, de faire observer
que le bordereau ne parlait pas « de la couverture au
point de vue théorique », ce qui parait probable, eu
effet, puisqu'il est question de modifications ;.maiaiia
dépju^sé aussitôt après^ les limites permises à l'induc-
tion, eu ajoutant qu'il ne s'agissait pas « de telles ou
telles troupes qui seraienteonnues de l'auteur, mais
des troupes en généraU c'est-à-dire d'un (lispusitif
(V ensemble ». Peut-être oui, peut être non. Le-
indications du l)ordereaii sont, comme il convient à
un bordereau, des indications sommaires ; l'auteur
ne .^e pique pas d'une précision et d'une corrcifion
de langage parfaits^ et de ce qu'il n'a pas m\>
troupes de couverture », mais « Zes troupe- m
couverture », il est tout à fait abusif de conclure
qu'il a nécessairement exposé dans sa note un dis-
positif d'ensemble. Il est tn»s possible qu'il n';ut parlé
que de ce qu'il savait sur les troupes de couverture.
Le point de départ du général Roget est donc fixé
arbitrairement, et il eu résulte, pour commencer,
qu'une chance d'erreur radicale s'attache à tout le
commentaire qui suit.
Le général Roget affirme, sans le savoir, qu'il
s'agit des ordres de transport relatifs aux troupes
de couverture. — Si l'on accepte le dispu'-itif
d'ensemble comme point de départ, on voit que le
LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS l'U
jréuéral Hop^t. dans les (.'onséquences qu'il eu a
tirées, a (^outinué de s'abstenir d'une analyse com-
plète. Il a cru ou feint de croire (juc, sous ce mot
troupes de couvertnre , il ne pouvait être question
(|ue des ordres de mouvement aux troupes de cou
verture; ces ordres, préparés par l'état major, sont,
par nature, secrets, comme tout ce qui concerne la
< «mcentration, et ne doivent être connus qu'à l'ouver-
ture de la campagne. A la place de « troupes de cou-
rertitre)), le général a donc lu « transport de^ troupea
(le couverture yy, ce qui, en effet, ne laisserait place à
aïK'Uu doute, si le mot de /"/vf/îiîpor^était écrit en toutes
lettres, mais ce qui est une simple hypothèse, du mo-
ment que ce mot ne se trouve pas dans le bordereau.
Le général Roget n'a pas tenu compte, dans
son raisonnement, de l'existence des troupes de
couTerture en tant que vivantes et visibles. — Si
le général Roget avait tenu ;i donner à la Cour de cas-
sation une idée complète du sujet*, il aurait été indis
pensable qu'il ne lui parlilt pas seulement de ce
qui en est la partie invisible et secrète; il y a, en
effet, une partie visible et publique, dont les modifi-
• ations sont nécessairement visibles et publiques,
et peuvent donner lieu à des observations intéres-
santes de la part d'un agent de renseignements.
Les troupes de couverture n'ont pas, en temps de
paix, une existence purement théorique ; elles exis-
t<!it it que sur le papier, et le lecteur le
l)lu- ' — ^ . aux choses militaires peut s'en aper-
•evoir à quelques détails de la déposition du géné-
ral Roget lui-mémei ou de celle de M. Cavaignac.
■ i.M KM. l;tn.i.i i.i l»i^l.^^L
Le gciicnil Ro{^et parle d'une objection qui lui fut
faite par un officier d'état-niajor d'une division de
couverture : il y a donc des divisions qui sont des
divisions de couverture et qui le savent.
M. Cavaignac a dit, dans sa lettre du IH avril 1899,
au président Mazeau, « que l'emplacement des trou-
pes de couverture en temps de paix pouvait être
connu, qu'il n'avait qu'une importance secondaire ».
Ce dernier détail est sui)erflu : l'essentiel est de
.savoir que la disposition d'ensemble des troupes do
couverture en temps de i)aix n'est pas secret d'état-
major.
Le général lîu^xl, eu t:\plitiuani la préparation
des ordres de transport nouveaux pour la couverture,
en vue de l'automne de 1891, a dit que cette prépa-
ration avait été nécessitée par des changements de
garnison, qui devaient, à cette époque, modifier
l'emplacement de presque toutes les troupes de
couverture. Il est donc certain que, au moment où
le bordereau a été écrit, on se trouvait à la veille de
modifications importantes dans la disposition d'en-
semble des troupes de couverture, et (juane note
sur ces changements prochains, tout en étant moins
intéressante qu'une note sur les transports de ces
troujxjs après la déclaration de guerre, pouvait avoir
son utilité.
(( Une note sur les troupes de couverture, dit
M. Cavaignac (Déposition du U novembre ISOS.),
implique la connaissance de renseignements de
fait. M Assurément; mais toute la question est de
bavoir si ces renseignements de fait ne peuvent Atrc
que des secrets d'état-major. M. Cavaignac n !.•
LE GÉNÉRAL ROGET ET DRE^TUS 107
général Roget ne se le sont même pas demandé
dans leur déposition.
M. Cavaignae ne s'est décidé à parler de rempla-
cement en temps de paix que dans sa lettre à
M. Mazeau {18 avril] ; c'est qu'il sentait alors le
l)esoiu de répondre au commandant Hartmann, qui
;ivait signalé dans Xq Journal des sciencea militaires
de mai 1894 un article sur « Le 6"® corps et les
troupes de couverture », où se trouvent, sur la com-
position de celles-ci, les renseignements les plus
détaillés. Tout ce que M. Cavaignae a trouvé à ré-
pondre, c'est que cela est secondaire, comme s'il
était évident a prtort qu'aucune des notes du borde-
reau ne peut être faite de renseignements de second
ordre.
C'est toujours le môme système, et plus âpre
encore chez M, Cavaignae que chez le général
Roget, d'établir comme un dogme, à la seule lec-
ture du texte, l'importance primordiale de tout ce
qu'annonce le bordereau en termes vagues et
incomplets, afin de tirer ensuite de cette importance
un argument contre Dreyfus.
Rien ne prouve qu'une note sur les troupes de
convertures ne puisse sortir que de l'état-major.
— Le silence du général Roget sur tout un côté
du sujet indique par le mot troupes de couverture
implique, dans son esprit, la i)étition de principe
ou le cercle vicieux que nous connaissons déjà :
ionsidérer comme prouvé quelque chose qui ne
l'est pas; jnvoquer ensuite comme preuve quel(|ue
<"hose qui aurait besoin d'être prouvé.
J'.'S i.i: <;É\i:uAL roget et dreyfos
Pour iiuus, nous ne pouvons consentir n». ... m 11..11,
il admettre comme hor<! de doute qu'une note .tur
/es- troupes de aouoerturfi ne puisse sortir que de
]V''f -1 1- 111 ri iiif.
Kicn u indique que les (( modiâcations)) soient
des modifications d'ordre secret, exclusivemeut
connues de l'état-major. — Mais, dini-t-on, à
1}<>té du mot troupes do couverture, (jui ••-
effet, un termegéuéral, il y a une indit-ation pi
entre parenthèses : (quelques modijicationa seront
apportées par le nouveau plan). C'est là l'indice
que la note sort de l'état-major.
Il faut faire observer d'aJbord que la nature dc
modifîcatioiis dépend de celle de l'état de c!
au([uel elles s'appliquent. La note ne donu»-
demment pas ces modifications, puisqu'elle les- tait
seulement prévoir ; mais les donnerait-elle, on
n'en resterait pas moins euprtisence de deux hypo-
thèses, également acceptables et invérifial)li'
celle des changements aux ordres de trauspuii - u
temps de guerre; — celle des chanirements aux
résidences en temps de paix.
Le général Roget répomli... .t ■ t i.. .,...: .. .|.ii
indique la source d'état-major, c'est <|ue Fauteur
du bordereau a su que le nouveau plan entraînerait
pour les troujjes de couverture ■!•< i.i...l.iîi -.li..,,^
de ((uelque nature qu'elles suieiii
Il est impossible qu'en août 1894. lo fait que
l'état-major travaillait, depuis le printemps pré-
cédent, à un nouveau plan de concentration, pour
LE GÉKfiRAL ROC. ET ET DREYFUS l'»
le printemps suivant, ait été un fait absolument
igpnoré dans le reste de l'armée. — Pour qu'on fût
oblifît' d'admettre que Tannonce de modifications auK
troupes de couyertUTe, par suite du nouveau plan,
venait né<'essairenient de l'état major, il faudrait
<|ue, au moment où l'on place la rédaction du
liordereau, la préparation d'un nouveau plan de
concentration pour le printemps de OH eut été un
secret. Le jjéntT.il Hu'M'f iT.» n.i< osé Icilivc ot il ne
l'aurait pas pu.
Il a admis que Dieylus ait pu, à Bourges, ap
prendre par conversations des choses intéressantes
sur le frein hydropneuma'tique; il nous a repré-
senté, pendant la période d'essais de ce frein, tous
les officiers d'artillerie de Bourges à l'affût des
moindres renseignements sur un sujet dont le secret
était alors entre dix personnes; il sait très bien
qu'une opération aussi vaste que la réfection du
plan de concentration ne peut être entreprise à
l'état-major, sans qu'il en transpire quelque chose
au dehors.
Par lui, nous savons qu'il y a eu délibération du
(.'onseil supérieur de la guerre, puis négociations
entre trois l)ureaux de l'état-major, avant d'arriver
:i un accord. II a reconnu que les jeunes stagiaires
(le ces bureaux ne sont pas toujours très discrets,
' <pf ils restent en relations avec leurs camarades de
l'Kcole de guerre, et (ju'il y a, près de l'École mili-
taire, un café où des jeunes gens ont parlé des tra-
vaux de l'état-major ». La réfection du plan n'était
[)as un de «es travaux qu'on pût leur laisser ignorer.
200 LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS
raisons pour lesquelles les stagiaires n'étaient pas
allés aux manœuvres était cette réfection même. Il
est donc supposable que l'exécution de ce tra\ail a
été connue autre part qu'à l'état-major.
L'aveu précis en a d'ailleurs été fait par le géuùral
Roget. Il a demandé, eu terminaut son développe-
ment sur ce sujet, « comment quelqu'un qui n'était
pas de la maison aurait pu parler du nouveau plan
avant la fin de juin, attendu que la première com-
munication relative au nouveau plan, qui ait été
faite aux commandants de corps d'armée, l'a été par
lettre du 20 juin ». Il est donc sûr, d'après lui-même,
que, postérieurement au 20 juin, la nouvelle de la
réfection da plan pouvait se répandre par d'autres
conversations que celles des officiers de l'état-major,
et que quelqu'un qui n'était pas de la maison pou-
vait en parler en août.
Ici nous touchons au dernier réduit de l'hypothèse
du général Roget. On a pu savoir qu'il y avait un
nouveau plan en préparation; mais savoir que le
nouveau plan entraineraitdes modifications pour les
troupes de couverture, c'était là le secret des secrets.
<( C'est, a dit M. Cavaignac, une de ces décisions
qu'on prend dans l'intimité même de la direction ;
on arrête une mesure, on reconnaît qu'elle implique
de grandes difficultés et on arrête dans son esprit
qu'elle ne sera que provisoire : c'est là une décision
qui no jwrterason effet qu'ultérieurement, qui n'en-
tr.MÎllO [VIS (\0 !)u'vnr«'< ij'i-vi'.iitir)!!. ))
Il est inadmissible qu*eu août 1894. on ne se soit
pas préoccupé dans les corps des modifications aux
LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFDS 201
troupes de couverture, — dunouveau plan décon-
centration, — des difficultés qu'il y avait à les
accorder. — et des changements de garnison qui
en résulteraient au printemps. — Il semble, à lire
ce passage de M. Cavaignae, que letat-major plane
loin des réalités matérielles, méditant dans son
cœur la solution de problèmes abstraits. La réalité
est tout autre et nous nous en apercevons aux ren-
seignements mriiit's (|ue donnent M. Cavaignae et
M. Roget.
Le générai Koget croit triompher parce qu'il a
découvert que les états-majors intéressés n'ont reçu
les ordres de transport de la couverture que le
20 octobre, et ont été prévenus en même temps que,
pour certaines unités, on avait maintenu les trans-
ports de l'ancien plan, ce qui entraînerait des modi-
fications lors de l'application du nouveau.
Mais cette communication du 20 octobre n'avait
rien d'imprévu pour les chefs de corps d'armée; elle
était le terme d'études qui ne s'étaient pas poursui-
vies exclusivement à l'état-major général, qui
avaient entraîné, entre eux et lui, une correspon-
dance déjà longue.
Les chefs de corps avaient reçu dès le 20 juin
(/>éfpo.'!»i7wn/?o/7e^) la première communication rela-
tive au nouveau plan. Dès le milieu de juillet (Dépo-
sition Cavaif/nac.)ou leur avait demandé les rensei-
gnements relatifs aux modifications de la couverture.
(( C'est alors, dit M. Cavaignae, qu'on avait touché
du doigt la difficulté de modifier la couverture en
fonction du nouveau plan, avant l'application totale
de ce plan, et ces difficutés n'étaient pas des diffi-
202 LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS
cultes d'ordre abstrait : une division passait de la
conceutration à la couverture, et une delà couverture
à la concentration.» Est-il invraisemblable que, dans
ces divisions mêmes, il ait transpiré quelque chose
de ces difficultés et des incertitudes qui en résultaient?
Ces difficultés se liaient aussi en partie, nous ie
savons par le général Roget, à des changements de
garnison : un .régiment de cuirassiers devait aller
occuper un quartier neuf à Noyon. Ce quartier
n'avait pas été bâti en secret; le régiment qui devait
l'occuper n'a pas été désigné à Timproviste, non
plus que les cinq autres régiments de cavalerie qui
devaient se déplacer à sa suite. Il n'y -a pas de sujet
de conversation plus palpitant dans une garnison
que le changement de garnison : on en cause beau-
coup et longtemps à l'avance ; ce ne sont pas secrets
d'état-major.
Ainsi, avec les éléments mômes fournis par
MM. Roget.etCavaignac, on arrive à constater que,
s'il s'agissait de modifications dans l'emplacement
des troupes de couverture ou dans leur composition,
il est absolument invraisemblable qu'en août 1894 le
secret en ait été enfermé dans les bureaux de l'état-
major avec celui des transports; on s'en est certai-
nement inquiété dans lescorps, en même temps que
des difficultés que ces modifications rencontraient,
deshésitations qui en résultaient, etdes ajournements
jusqn'à l'application du plan mou veau.
Donc, les affirmations du général Roget et de
M. Cavaignac ne suffisent pas pour prouver qu'au-
cune partie du paragraphe 2 du bordereau indique
nécessairement un officier d'état-major.
LE GÉNf^BAL, ROGET ET DREyFl•^
Il n a jamais été prouvé que Dreyfus ait été à
même suivant l'hypothèse du g-énéral Boget, de
connaître tous les transports de la couverture. —
Mais, si la noie sur les troupes de couverture décèle
uu officier d'état-major, alors un contrôle particulier
devient nécessaire, et, au lieu de se contenter de
l'indication vague d'une enceinte où Dreyfus se
trouve avec beaucoup d'autres, il faut prouver qu'il
a été réellement en état de fournir des documents
secrets sur la couverture. Or, ni M. Cavaignac, ni
le général Koget ne l'ont fait.
Us ont donné sur lui une .seul» indication précise,
et leurs dires ne concordent pas d'une manitire
absolue. Dreyfus, dit le général Roget, chargé uu
jour, à la fin d'août, de surveiller à l'imprimerie du
service géographique le tirage de documents relatifs
à la couverture, «se rendit à l'imprimerie du service
intérieur, et cette erreur est tout à fait sinr/ulière.
'idant ce peut n'être qu'une erreur. Les docu-
-qu il ra,pporta du service intérieur ne parurent
pas pouvoir être utilisés ; on lui laissa les docu-
- entre les mains pour les faire tirer de nou-
le lendemain; c'est lui, en effet. (|uL. le Iciulo-
main, surveilla le travail. »
M. Cavaignac raconte le fait de son côté /
sition du JO nooemhre.) dans les termes sui\
" Le commandant Deprcz se souvient qu'il chargea
■■ 'us de porter des renseignements .secrets
1- à la couverture à rimprimcrie du service
intérieur, au lieu de le porter à l'imprimerie du
>ervic . iphiqucde l'armée, et que l'impres-
siou 1 mal faite, on laissa les documents
204 LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS
vingt-quatre heures à la disposition de Dreyfus,
pour les reporter à l'inàprimerie du service géogra-
phique. »
Dans cette version, la note malveillante de singu-
larité donnée par le général Roget disparaît, et
l'erreur n'est plus le fait de Dreyfus, mais celui du
commandant Desprez.
Dreyfus du reste a reconnu qu'il avait eu ces
documents secrets entre les mains, dès son premier
interrogatoire, et n'a pas eu à ce sujet la moindre
réticence.
Ces documents étaient relatifs aux approvision-
nements et non pas aux troupes elle-mêmes ou à
leurs transports. « La lecture de ce document, a dit
le capitaine Cuignet, ne permet pas de connaître
quelles seront les troupes alimentées par les centres
d'approvisionnements. » Aussi, comme personne
n'est jamais en peine d'hypothèses, dès qu'il s'agit
de Dreyfus, le capitaine déclare « qu'il y a tout
lieu de croire que l'auteur du bordereau s'est inspiré
d'une instruction sur les troupes de couverture» qui
appartient au 3^ bureau.
C'est une affirmation gratuite. Du moment qu'on
nomme un document précis, il faut faire un con-
trôle précis, et montrer quand, comment, où Dreyfus
a pu le prendre. Personne n'a jamais rien fait de
pareil pour ce document.
J'ajoute que le gros du travail sur la couverture
avait été fait au 3^ bureau pendant le '1®"^ semestre,
que Dreyfus était alors au 2*' bureau, et que le
2* bureau a été le seul oiî on ne s'occupât pas de
la question.
LE (iÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS 205
La note sur les troupes de couverture ne
prouve absolument rien contre Dreyfus. — Il est
donc évideut que, sur ce point comme sur les précé-
dents, le général Roget a pris ses désirs pour des
réalités.
Pour nous, qui nous croyons obligé de constater
les réalités les plus contraires à nos désirs, nous
devons noter :
1" Que le général Roget a interprété abusivement
les paragraphes 8 et 4 du bordereau (formation de
l'artillerie et Madagascar) ;
2*^ Qu'à la date où il place le bordereau, il lui est
interdit de soupçonner Dreyfus d'avoir connu la
note d'août sur Madagascar;
3'' Qu'il a substitué aux mots troupes de couver-
ture les mots transport des troupes de couver-
ture;
4° Qu'il n'a pas fait entrer un seul instant en ligne
de compte, dans ses hypothèses, l'existence maté-
rielle des troupes de couverture, et a laissé ignorer à
la Cour tout un côté du sujet ;
5° Que, même dans le cas où ses hypothèses sur
la note du bordereau relative aux troupes de cou-
verture seraient exactes, il n'a ni montré ni même
essayé de montrer comment Dreyfus aurait pu s'en
procurer les éléments, et s'est encore une fois con-
tenté d'indiquer une possibilité.
12
CHAPITRE XXI
Le système des trois enceintes
///. — La deuxième enceinte.
L'auteur du bordereau est un officier d'artillerie.
Comment le général Rogét établit que l'auteur
du bordereau doit être un officier d'artillerie. —
(( Le bordereau désigne un officier d'artillerie, parce
que trois documents, sur les cinq dont il y est
question, intéressent le matériel, l'organisation etle
tir de l'artillerie; il serait bien étonnant qu'un offi-
cier d'infanterie pût fournir des renseignements de
cette nature et qu'il ne fournît que des renseigne-
ments sur l'artillerie, alors que, dans le plan à l'étude,
il y avait aussi des modifications intéressantes con-
cernant l'organisation de l'infanterie. Il faudrait au
moins que cet officier d'infanterie eût une instruction
spéciale, des connaissances approfondies, en ma-
tière d'artillerie ; et Esterhazy est exactement dans
une situation contraire. . -
» Il est donc vraisemblable que l'auteur du bor-
LE (iÉNÈRAL HOGET ET DREYFUS .'' t^
dereau. officier d'état-major, était en même temps
officier d'artillerie.
» Le bordereau décèle si particulièrement un
artilleur que, (|uand il arriva au Ministère, en 1894,
malgré toutes les indications qu'on avait déjà, et
bien qu'il révélât aussi lui-même que l'auteur était
un officier d'état- major de l'armée, on s'empressa de
faire lnter^'enir la direction de l'artillerie dans
l'enquête, et la photographie qu'on fit du bordereau
fut remise d'abord au directeur de l'artillerie, puis
aux quatre chefs de bureau de l'état- major. »
Tels sont les termes dans lesquels le général
Roget a établi la deuxième enceinte autour de
Dreyfus. {Déposition du 22 novembre).
J'y discerne trois raisons :
P La preuve que le bordereau est d'un artilleur,
c'est qu'on a pensé dès son arrivée qu'il pouvait (.iixe:
d'un artilleur ;
2® La preuve que le bordereau est d'un artilleur,
c'est que, sur cinq documents qu'il annonce, trois
sont relatifs à l'artillerie;
3" La preuve que le bordereau est d'un artilleur,
c'est que,âraoins d'avoir des connaissances spéciales
et ai)profondies en artillerie, un officier d'infanterie
l'aurait pu fournir des renseignements de cette
nature;
1" La preuve que le bordereau est d'un artilleur,
est quev s'il était d'un fantassin, il aurait renfermé
It.'s choses très intéressantes sur l'organisation de
l'infanterie d'après le nouveau plan.
208 LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS
Le fait que la photographie du bordereau a
été remise en 1894 à la direction de l'artillerie
est-il une preuve que le bordereau soit d'un artil-
leur? — On serait un peu surpri;^ d'avoir à répondre
à une question pareille, si elle ne reproduisait, sur
un point de détail, la question plus générale que le
genre de démonstration du général Roget oblige à
poser à chaque instant : le fait que Dreyfus a été
cru l'auteur du bordereau est-il une preuve que le
bordereau soit de lui?
Le général Roget en est arrivé à ce point d'aber-
ration logique, qu'il donne comme preuve d'une
hypothèse, le fait que cette hypothèse a été formée
en 1894. C'est une variété peut-être nouvelle, et en
tous cas très rare, de la pétition de principe. Bien
des fois déjà nous avons vu le général Roget, et nous
le verrons souvent encore, supposer pour vrai ce
qui est en question ; ici, il le suppose vrai parce que
cela est en question.
Il était, cela va de soi, tout naturel qu'en 1894 ou
cherchât du côté de l'artillerie, comme du côté de
l'état -major.
Ce qui paraît moins naturel, c'est que la direction
de l'artillerie n'ait pas, dès 1894, été mise à même
de révéler les documents, dont le général Deloye a
donné le texte dans .sa note, et où l'on saisit sur le
fait quelques-unes des interrogations auxiiuelles
répond le bordereau. En particulier le questionnaire
dont j'ai déjà parlé, à propos des formations de l'artil
Icrie, etqui fut remis à la .3« direction par le bureau
LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS 209
des renseignements, le 27 septembre 1894, méritait
d'être rapproché du bordereau, et de servir à diriger
les hypothèses, au moins autant que les rapports oîi
un agent annonçait la présence d'un traître àl'état-
major et probablement au 2^ bureau, sans fournir
aucune preuve à l'appui.
Quelle valeur peut avoir le compte des docu-
ments annoncés par le bordereau, pour prouver
qu'il soit d'un artilleur? — Le compte des docu-
ments, à supposer qu'il fût exact, est un argument
tout à fait grossier, et inattendu. Au moment où le
bordereau est arrivé au ministère, ou a voulu le
rattacher soit à des fuites déjà constatées, soit à des
indications d'agents: on y a vu, non pas la preuve
d'une trahison unique, la première de son auteur,
mais la suite de trahisons antérieures. Il y avait
donc, dans cette hypothèse, une série x de
documents inconnus, parmi lesquels il pouvait se
faire que la majorité ne fût pas relative à des
matières d'artillerie.
Mais eût-on, au contraire, supposé que le borde-
i«':iu représentât la première trahison de son auteur,
comme les conditions dans lesquelles celui-ci opé-
rait étaient totalement inconnues, l'hypothèse
inévitable de l'artilleur ne se présentait pas avec
plus de force (ju'aucune autre, que celle du hasard
par exemple ; elle n'était qu'un moyen de recherches
parmi plusieurs autres, et ne pouvait dispenser d'un
contrôle précis et rigoureux, fait directement sur la
pcrsonia; ()u't;lle dcsiiriiait aux soupçons.
1-.*.
310 LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS
-Aussi e^tt-il étrange de voir cette hypothèse^
fondée sur le compte des documents d'artillerie
éuumérés au bordereau, présentée en 1898 par le
général Roget, comme si nous étions encore au
jour même de la découverte du l3ordereau, et que,
par rapport à Dreyfus, il ne se fût pas produit de
moyens de preuve directe, dispensant d'invoquer
une simple apparence extérieure.
Le compte de documents, sur lequel se fonde»
l'hypothèse d'un officier d'artillerie, est un compte
inexact, — Il n'y a qu'une apparence, et le géné-
ral Roget sait très bien, dès 1894 même on savait
très bien, ce qu'avait de superficiel cette apparence»
Parmi les trois documents relatifs à l'artillerie, il
y en avait un, celui dont on connaissait exactement
le titre et le contenu, qui n'obligeait pas du tout
à supposer que l'auteur du bordereau fût un artilleur.
Le texte du bordereau donnait, en effet, à penser
que le Projet de Manuel n'avait pas été envoyé par
un artilleur ; et, en supposant même qu'il ne fallût
pas se fier absolument à cette indication, qui pou-
vait être mensongère, il n'en demeurait pas moins
que l'hypothèse de l'emprunt du Projet à un artil-
leur par l'auteur du bordereau, était l'une des
hypothèses possibles.
Le général Roget l'a, du reste, indiqué, en
essayant de fixer la date du bordereau d'après
son contenu. « Pour que le bordereau fût d'avril,
dit-il, il faudrait avoir su que le Projet de Manuel
existait, dès les premiers envois, et s'en être fait
prêter un aussitôt. » Or, nous l'avons vu, il est
LE GÉNÉRAL HOGET ET DREYFUS 211
incontestable qu'en ISQ-t on a daté le bordereau
d'avril ; — d'où il résulterait, d'après le général,
(|u'on admit alors l'hypothèse d'un emprunt.
Ainsi, en 1894, sur les trois documents d'artillerie
indiqués par le bordereau, il y en avait un dont on
l)ensait qu'il ne venait pas directement d'un artil-
leur, et par suite, dans le compte des documents
permettant de soupçonner un artilleur, celui-là ne
devait pas figurer. Alors on n'avait plus, en faveur
de cette hypothèse, trois documents sur cinq, mais
seulement deux, c'est-à dire la minorité, et l'argu-
ment se brisait entre les mains de ceux qui ne 1»'
jugeaient pas trop grossier pour l'employer.
Le droit du général Roget à se servir de cet
argument n'est pas meilleur que celui des enquêteurs
de 1894, puisqu'il reste absolument impossible,
d'après le texte du bordereau, d'écarter l'hypothèse
d'un emprunt.
La note sur les modifications de l'artillerie ne
peut, — pas plus que le Projet de Manuel de tir, —
compter parmi les documents qui exigent l'hypo-
thèse dUn officier d'artillerie. — Du moment
qu'on voit, dans la note aur les modifications aux
formations de l'artillerie, comme le général Roget
et le commandant Besson, quelque chose qui se
rattache à la suppression des pontonniers, on doit
supposer : ou bien qu'elle a été faite avec les docu-
ments parlementaires, et ceux-ci sont à la portée de
tout hi monde, — ou bien qu'elle a été faite avec des
travaux d'état-major, et ceux-ci ont un caractère
(O'M '• f'tif l'/'iii'i"! I . !■( !■/'! w .iw1>>)i t ni. Il iiM^' -'i (\,\^ ,1.,..
212 LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS
particulières d'arme spéciale, mais à des vues d'en-
semble sur ce que le général Gonse a appelé devant
la cour [Déposition du 12 décembre) « l'organisa-
tion et le groupement des différentes unités de
guerre ». Il n'y a rien là qui soit de la compétence
particulière d'un artilleur; et, bien au contraire,
dans la préparation de ces groupements, l'état-major
a très souvent à se défendre contre les vues et les
tendances des armes spéciales.
Ainsi en se plaçant au même point de vue, et en
acceptant les mêmes hypothèses initiales que les
gens de 1894 ou que le général Roget lui-même, on
voit se réduire de trois à un la liste des documents
qui permettent de soupçonner particulièrement un
artilleur.
C'est dire que, en droit comme en fait, le
deuxième argument du général Roget n'a pas plus
de valeur que le premier : il repose sur une pétition
de principe qui consiste à considérer comme connu
le contenu de documents inconnus ; — il est, par-
dessus le marché, en contradiction, pour le Projet
de Manuel et pour la Note sur les formations de
V artillerie, avec les hypothèses acceptées.
La preuve fondée sur la nécessité de connais-
sances spéciales et approfondies en matière d'ar-
tillerie implique une pétition de principe, et va
directement contre certaines particularités carac-
téristiques du texte. — Si, sur trois documents
relatifs à l'artillerie, il n'y en a qu'un seul, la Note
sur le frein hydraulique, qui paraisse de la compé-
LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS 213
tence spéciale d'un artilleur, il \a de soi que la
nécessité ou, plus justement, la possibilité de sup-
poser chez l'auteur du bordereau une connaissance
spéciale et approfondie des matières de l'artillerie,
se trouve par là-même diminuée des deux tiers.
Le tiers qui en reste ne subsiste qu'à l'état de
pétition de principe, puisque le contenu de cette
note est inconnu, et que rien n'autorise à y voir
une description minutieuse de l'organisme du frein.
Le contraire est même vraisemblable; car, si l'au-
teur du bordereau avait envoyé en août une des-
cription de cet organisme, il est vraisemblable que
Schwarzkoppen n'aurait pas demandé, le 20 sep-
tembre, à un de ses agents, de lui eu envoyer la
description. [Note du général Deloye, I.)
Ainsi il n'est pas nécessaire de supposer, pour
cette note, des connaissances particulièrement pro-
fondes, et il est visible que cette hypothès n'est mise
là que pour s'accorder avec ce qu'on sait, d'autre
part, sur Dreyfus.
Raisons inaperçues du général Roget. qui vont
contre l'hypothèse à un officier d'artillerie parti-
cnlièrement compétent. — En même temps qu'on va
hardiment de l'avant pour foncer sur Dreyfus, sans
sepréoccuper desvainsembarras d'un raisonnement
scrupuleux, on ferme volontairement les yeux sur
tous les obstacles de fait et non pl"< 'l-- •••;-■>]. (pii
pourraient arrêter l'attaque.
Ainsi le général Roget ne prête aucune ailenlion
ou aucune importance aux erreurs de transcription
ou aux impropriétés de langage, qui contredisent
M I LE <tj<,m.i;aL ROGET ET DREYFUS
non pas seulement l'hypothèse d'un artilleur remar-
quablement instruit, mais tout bonnement celle
d'un artilleur quelconque.
Dans Note sur le frein hydraulique du J-JO et la
manière dont s'est conduite cette pièce, il y a une
erreur et une bizarrerie de langage; — dans Projet
de Manuel de tir de l'artillerie de campagne, il y a
une erreur de transcription, étrange de la part d'un
artilleur.
Je ne m'arrêterai pas à la bizarrerie de langage
qui consiste à dire en parlant d'une pièce, de canon,
s'est conduite au lieu de s'est comportée. Admettons
comme le prétend le générale Deloye {Note, XV)
que l'un et l'autre se dit ou se disent, et que ce soit
affaire individuelle; il suffit de lire l'enquête pour
voir que, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, tous
(^eux qui ont eu à parler de canons, ont dit se com-
porter. Ainsi, en supposant que l'usage de se com-
porter ne soit pas obligatoire, on doit cependant
reconnaître que celui de se conduire est assez rare
pour constituer un idiotisme verbal, et fournir ainsi
un moyen de contrôle par rapport à la personne
soupçonnée : a-t-elle ou n'a-t-elle pas l'habitude
individuelle de dire se conduire'^
Les erreurs sur le nom du frein et sur le titre du
Projet de Manuel sont des erreurs formelles, ne
laissant place à aucune explication fondée sur des
usages individuels ?
Le général Roget a donné d' « hydraulique» une
justification inadmissible, et de plus contradictoire
avec rhypothèse des connaissances approfondies
lf: «énêral roget et dreyfus 210
de l'auteur du bordereau. — L'objection d'après
laquelle l'auteur du bordereau s'était trompé, en
disant /'rem hydraulique au lieu de /m n hjjdro-
pneumatique, ne pouvait être passée sous silence par
le gêné l'ai Roget : il l'a notée au passage, en a
reconnu la justesse, mais l'a déclarée négligeable,
|)our des raisons directement opposées à celles
qu'il a données, en expliquant que le bordereau
devait être l'oeuvre d'un officier d'artillerie parti-
ouliCTement informé.
« On a oljjecté, dit-il, que leireiudul20coai. lu;
pouvait pas être appelé /mn hjjdraulique, sa déno-
mination exacte étant celle de frein Jiydropneu'
matique. C'est très juste. La dénomination est effec-
tivement frein hydropneumaiique; mais, en 189-1
particulièrement, oii le frein était encore peu connu,
les artilleurs eux-mêmes pouvaient l'appeler /'ivin
hydraulique, sans commettre d'erreur grave au
point de vue technique. Ce frein est d'ailleurs bien
nn frein hydraulique, comme l'indique un règle-
ment spécial, à l'usage des officiers d'artillerie du
r. avril 1897. »
Ainsi :
1" Le frein hydTopneumatique estun frein hydrau-
lique;
2'" En 1894, on pouvaitl'appeler frein hydraulique,
-ans commettre d'erreur ^rave an point de vue
technique.
En se reportant au règlement même que cite le
général Uoget, on voit que sa. ipromière' raison ne
vaut rien. Il invoque une explication du terme
Jiydropueumatique ; or l'exiilicatioii décompose le
216 LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS
sujet en ses deux éléments ; le général Roget prend
l'un et laisse l'autre, et supprime, après hydraulique,
les mots contenant un réservoir d'air comprimé,
que je lis dans la lettre de M. Cavaignac au pre-
mier président Mazeau.
La deuxième raison ne vaut pas mieux que la
première. Il n'était pas du tout nécessaire, en 1894,
de connaître très bien le frein hydropneumatique,
pour savoir, du moment qu'on en parlait, qu'il ne
pouvait s'appeler frein hydraulique tout court.
Les freins hydrauliques, qui existaient antérieu-
rement et étaient connus, avaient pour unique objet
de limiter le recul des pièces.
Le frein hydropnewnatique les remet automati-
quement en batterie, grâce au réservoir d'air : c'était
là ce qui en faisait la nouveauté et l'intérêt, et, qu'il
l'ait manœuvré ou non, aucun officier d'artillerie ne
pouvait parler de ce frein nouveau, en tant que
frein nouveau, et l'appeler hydraulique tout court.
La preuve en est, d'ailleurs, que, pour soutenir le
contraire, le général Roget et M. Cavaignac sont
obligés de tronquer les textes qu'ils invoquent. Nous
l'avons vu pour le général Roget. M. Cavaignac en
a fait autant dans sa lettre au président Mazeau;
car, citant le cours spécial aux sous-officiers d'ar-
tillerie, il écrit : « Le recul est limité, comme
dans tout frein hydraulique, par la résistance, etc.»,
et se garde bien défaire aucune allusion à la remise
en batterie sans aucune intervention des servants.
Je m'abstiens de juger le procédé, et je regrette
eue le général Deloye ait fait à peu près la même
qhose en disant : « On savait que le frein contenait
LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS 217
un liquide; de là l'expression hydraulique, em-
ployée longtemps par ceux qui n'étaient pas mêlés
directement aux questions techniques. » Dès qu'on
savait l'existence de ce frein, on savait aussi qu'il
contenait de l'air comprimé, puisque c'était l'air
comprimé qui produisait l'effet nouveau de la re-
mise en batterie, tandis que les freins purement
hydrauliques se bornaient à limiter le recul.
Il demeure donc acquis, malgré ces chicanes pué-
riles, que l'emploi &' hydraulique, au lieu d'hydro-
pneumatique, du moment qu'il s'agit d'hypothèses
sur celui qui l'emploie, laisse très peu de chance à
celle d'un artilleur, encore moins à celle d'un artil-
leur de premier ordre, et en donne au contraire
beaucoup à celle d'un officier d'une autre arme.
Le général Roget ne s'est pas même aperçu
que le titre du Projet de Manuel de tir n'était pas
exactement transcrit. — Cette observation impor-
tante est de M. le capitaine Moch. Le titre du Projet
est Projet de Manuel de tir d'artillerie de cam-
pagne et non de l'artillerie de campagne. Ce
Manuel n'est pas destiné à la subdivision d'arme
qui s'appelle l'artillerie de campagne, mais il traite
du tir de campagne. Les mots de campagne s'appli-
quent non aux personnes, mais au matériel et au
genre de tir, et l'expression courante parmi les offi-
ciers d'artillerie, au lieu d'allonger le titre du Manuel
le raccourcit, en l'appelant Manuel de tir de cam-
pagne.
L'erreur de transcription, qui dénature le sens du
titre, laisse donc aussi, elle, très peu de chance pour
13
218 LE GÉNÉRAL PiOGET ET DfiEYFUS
qu'on la suppose commise par un officier d'artillerie,
et s'accorde bien plus mal encore avec l'hypothèse
d'un artilleur particulièrement bien informé.
Le général Roget fonde l'hypotihèse d'un offi-
cier d'artillerie non seulement sur ce qu'il y a,
mais sur ce qu'il n'y a pas dans le bordereau. —
Nous surprenons en<îore une fois le général Roget
dans l'exercicedes^s facultés divinatoires, en notant
la quatrième raisoii par laquelle il clôt la deuxième
enceinte.
C'est un artilleur, dit-il, parce que ce n'est pas un
fantassin, et ce n'est pas un fantassin, parce que. si
c'en était un, (( il -serait bien étonnant qu'il ne fournit
que des renseignements sur l'artillerie, alors que,
àaitë le plan à l'étude, il y avait aussi des modifi-
cations intéressantes concernant l'organisation de
l'infanterie. »
Sous une forme, à la vérité, un peu imprévue,
c'^stle même procédé de raisonnement par 1-equel on
décide oe que doivent être les N&tes .dn bordereau^
et on lefait coïncider avec ce qu'a dû livrer Dreyfus.
Use présente Ici avec une élégance perfectionnée au
plus haut degjé : le général Roget sait ce qu'aurait
livré l'officier d'infanterie qui n'a pas trahi, s'il avait
trahi.
Après cela, il faut tirer i'échelle. .
ituines de la deuxième enceinte. — Si nous
voulons énumérer les matériaux gisants, qui ont
servi à la construction de la deuxième enceinte du
général Roget, nous y trouvons :
J
LE GÉNÉRAL ROGKT ET DREYFUS 219
1" Une pétition de principe à double fond sur
l'orientation des recherches en 1894 ;
2'^ Un trompe-l'œil ^rrossier sur le compte des
documents relatifs à l'artillerie ;
3" Deux erreurs de compte, qui retournent l'argu-
ment contre son auteur ;
4" Une pétition de principe sur le contenu de la
note relative au frein hydropneumatique :
5" Une opinion contraire au sens commun et à
IV'vidcnf'O, à i^ropos do rexpre^sjon frein hydrau-
li<iuf .
0" Luc cuaiiuii incomplète ;i i appui tic cette opi-
nion;
7° Une omission d'erreur dans la lecture du bor-
dereau ;
8" Une fantaisie divinatoire inooasidérée, au sujet
d'un traître qui n'«xis:Èe pas.
CHAPITRE XXII
Le système des trois enceintes.
lY. La troisième enceinte.
Le bordereau doit être l'œuvre d'un stagiaire.
Le général Roget pense que l'auteur du borde-
reau est un stagiaire, parce que les documents
annoncés par le bordereau intéressent tous les
bureaux de l'état-major. — (( On a pensé que
c'était un stagiaire, parce que les documents, dont
il est question au bordereau, intéressent tous les
bureaux de l'état-major. Ces documents propres à
l'état-major, sont : la note sur les troupes de couver-
ture, intéressant les 3® et 4« bureaux; la note sur les
formations de l'artillerie intéressant le l^r bureau ;
la note sur Madagascar, intéressant à la fois le
2^ et le 3^ bureau. » [Déposition du 22 novembre. )
L'examen de cette proposition peut être assez
rapide, parce que, la troisième enceinte étant néces-
sairement renfermée dans la première, la destruc-
tion de celle-ci rend difficile la construction de
celle-là. Du moment qu'il est impossible de dire
LE OÉiS'ftUAL ROfiKT ET DREYFUS 221
que l'auteur du bordereau est un officier d'état-
major, il devient inutile d'examiner s'il est un sta-
giaire ou un titulaire. C'est une hypothèse subor-
donnée à la vérification d'une autre hypothèse, et,
tant que la première n'est pas démontrée exacte,
la deuxième reste dans les contingences du second
degré.
M. Cavaignac n'est pas absolument sûr de ce
qu avance le général Roget. — Supposons, pour
l'amener au premier degré, qu'en effet le général
Roget ait raison de soupçonner un officier d'état -
major; la raison qu'il donne, pour soupçonner plutôt
un stagiaire qu'un titulaire, est-elle bonne? A cette
question, c'est M. Cavaignac qni se charge de
répondre. Il est moins certain de son fait que le
général Roget, si l'on en juge par ce passage de sa
déposition du9novembre: — «Le bordereau indique,
on a dit, un stagiaire, parce que les stagiaires pas-
sent effectivement par tous les bureaux de l'état-
major, — je dirai en tout cas un officier ayant la
connaissance la plus variée des sujets qui se trai-
taient dans tous les bureaux. Cela a quelque chose
de tout à fait exceptionnel. » Il est évident qu'aux
yeux de M. Cavaignac, l'hypothèse du stagiaire
n'est pas l'unique hypothèse possible, même en
admettant, comme il le fait, que le bordereau dénote
une sorte de science universelle des choses de
l'état major.
Il est facile de comprendre pourquoi M. Cavai-
gnac ne peut pas considérer l'hypothèsa du
222 LE GÊNÉEAL ROGET ET DREYFUS
général Rog«t comme obligatoire. — Cette science
universelle, en effet, ne peut être le résultat que de
con.versation&. A l'état-major. surtout lorsqu'il s'agit
de travaux secrets, ckacun a sa tâche, et ne sait de
la tâche du voisin que ce que celui-ci veut bien lui
en. dire, dans les Limites, où sa conscience profes-
sionnelle le lui permet ; mais le général Roget recon-
naît lui-même qu'il y a des imprudences commises,
des bavardages, des indiscrétions.
A côté des sujets secrets, il y a les sujets demi-
secrets. M. Besson d'Ormescheville aparlé de « faits
ayant eu un caractère confidentiel, mais non abso-
lument secret, et dont les officiers employés à l'état-
major de rarm:ée avaient^ par suite, pu s'entretenir
entre eux et en la prése^nce de Dreyfus. »
Si donc on est obligé, et on l'est, de supposer que
la science de l'auteur dubordereau est le fruit de ses
conversations avec des camarades de l'état-major, il
n'y a absolument aucune raison de supposer du même
coup que ces conversations ont été limités à la caté-
gorie des stagiaires, et c'est pourquoi M. Cavaignac
n'a pas pu aller jusque-là.
Pourquoi le général Roget pense-t-il que le
bordereau est non seulement d'un stagiaire, mais
d'un stagiaire du 2^ bureau? — Le général Roget
n'a pas trouvé que la troisième enceinte fût assez
étroite, s'il se bornait à désigner comme auteur du
bordereau un officier stagiaire; il a voulu la. rétré-
cir, en désignant tout spécialement un stagiaire du
â*' bureau : « Le commentaire du bordereau, dit-il,
permet d'établir que l'auteur appartenait à l'ét-at
IJ-: <;ÉNÊRAL KOGET ET DREYFUS ^23
major, était un officier d'artillerie, un stagiaire du
•?*^ bureau. »
La maladresse est assez forte puisque, au mois
d'août où le général Roget place la date du borde-
reau, Dreyfus n'était pas au 2", mais au 3*' bureau.
Il est assez divertissant de voir trainer ainsi, dans
l'acte d'accusation du général, un lambeau de celui
qui avait été dressé en IHO-i. Alors, quoi qu'en ait
dit le général, on datait le bordereau d'avril, et, en
avril, Dreyfus était au 2"- bureau. Pour désigner le
2* bureau, on ne se servait pas du texte du bor-
dereau, mais d'un rapport de l'agent Guénée, daté
du 6 avril, a faisant connaître, dit le général
Roget, que le traître était ou avait été récemment au
2* bureau de l'état-major. » Il y avait déjà quelque
chose d'abusif à ne pas tenir compte de avait été,
qui présentait une hypothèse où Dreyfus ne pouvait
trouver place. Il y a quelque chose de plus abusif
encore à retenir, lorsqu'on date le bordereau d'août,
une hypothèse qui ne pou\;iit convenir que lorsqu'on
datait le bordereau d'avril.
Ainsi, le général Roget, iiprcs ;i\<jir coiuniuius
avec raison d'ailleurs, la date d'avril, retient par
mégarde une assertion invoquée en 1894, à l'appui
de cette date, — prouve ainsi qu'il a eu tort de con-
tester que le commandant Besson l'eût fixée, — se
raetenfînencontradiction avec lui-même, en se ser
vant d'un argument, qui est mauvais, si la date
d'août est exacte, ou (jui va contre elle, s'il est bon.
Le général Roget n'a pas employé le seul
moyen de contrôle qu'il eût. pour vérifier si
2'24 LE GÉNÉRAL UOGET ET DREYFUS
Fauteur du bordereau était un stagiaire. — Un
moyen s'offrait au général Roget de vérifier si le
bordereau pouvait être attribué à un stagiaire de
Kétat-major; c'était l'étude de la deroière phrase :
« je vais partir en manœuvres ».
Il ne s'en est pas servi. Il s'est préoccupé avant
tout, sacliant qu'il enfonçait une porte ouverte,
de montrer que cette plirase ne pouvait s'appliquer
aux manœuvres de brigade avec cadres, auxquelles
Esterhazy a prit part du 21 au 26 mai 1894. — Il
a éliminé par prétérition les écoles à feu de la
3" brigade, auxquelles Esterhazy a pris part du 6 au
9 août, au camp de Châlons. — lia enfin admis
»ans démonstration « qu'il n'était guère possible »
^'interpréter manœuores autrement que comme
grandes manœuvres, et indiqué rapidement, sans
preuves à l'appui, que le groupe de stagiaires dont
faisait partie Dreyfus avait dû y aller et cru, jus-
qu'à la fin d'août, qu'il irait.
J'examinerai tout cela au chapitre XXIV. Je
note simplement, en passant, que le général Roget
aémis l'hypothèse de l'officier stagiaire, en l'appuyant
sur une apparence extérieure dont le sens restait
indéterminé, et que là où il avait le moyen de faire
vm contrôle sérieux, il s'en est abstenu.
Ruina de la troisième enceinte. — La troisième
enceinte du général Roget n'est donc pas plus solide
que les deux précédentes; ill'a tracée à peine sur le
sable, et, du pied, M. Cavaignac l'a lui même
effacée.
Du moins nous rest3-t il à constater :
LE GÉN'ÊRA.L ROGET ET DREYFUS 22'>
1" Que le général Roget donne arbitrairement à
certaines apparences un caractère de précision
qu'elles ne peuvent avoir;
2'' Qu'il élimine de ses hypothèses celles qui,
tout en se présentant sur la même ligne que les
autres, contrarient ses vues sur Dreyfus;
3° Qu'il retient au contraire une hypothèse dé-
truite par lui-même, uniquement parce qu'elle a,
dans son temps, paru désigner Dreyfus avec une
précision particulière ;
4° Qu'il s'abstient d'ouvrir les yeux précisément
<|uand il pourrait voir des faits et des dates contra-
riant l'attribution du bordereau à Dreyfus.
13.
CHAPITRE XXIII
Le système des trois enceintes.
V. Le réduit central.
La note sur le frein hyâraulique du 120 désigne
spécialement Dreyfus.
C'est par la note sur le frein hydraulique du
120 que le général Roget met la main sur Drey-
fus. — (( Par l'étude que j'ai faite du l3ordereau,
j'ai acquis personnellement la conviction que le
bordereau était d'un officier d'état-major, d'un artil-
leur, d'un stagiaire. Et je crois que le bordereau
désigne spécialement Dreyfus parce qu'il s'est
trouvé dans les établissements de Bourges à l'époque
des essais du 120 court, et parce qu'aucun autre
artilleur de son groupe n'est passé par les établisse-
ments ni même par la garnison de Bourges. »
Tel est le résumé qu'a fait le général Roget, dans
sa déposition du 23 novembre, à la fin de son étude
du bordereau.
Il ressort très clairement de ce résumé que, pour
le général Roget, la Note sur le frein hydraulique
I.E liKNliHAL UOtiliT ET DHICVl-LS :iZi
'tu Jl'(j cl /a manière dont n'est conduite cette
pièce sont rindieatioa capitale du bordereau, celle
qui. à la place d'un terme désigomit uiie fonction :
officier d'état-major, officier d'artillerie, stagiaire,
permet de mettre le nom d'un homme, et oblige à
mettre celai de Dreyfus. En étudiant le commen
taire que le général a fait à propos de cette note sur
le 120, on touche donc au coeur de sa démonstration.
Cette démoiistraticm contra Dreyfus est une
nouveauté. — Cette partie esi^ntielle de lai démons-
tration du général Roget est. eu même temps, une
des plus neuves; car, eu 1894» le commandant
Besson d'Ormescheville n'avait rien dit de précis
sur ce point, et s'était borné à prétendre que Dreyfus
« avait pu se procurer, soit à l'a direction de l'artille-
rie, soit dans les conversations avec des officiera de
son arme, les éléments nécessaires pour être en
mesure de produire la note en question ». Rien,
comme on le voit, de plus général que cela ; rien
qui se ramène moins nécessairement au seul Drey-
fus; rien qui puisse s'étendre à une catégorie plus
larçe d'officiers, puisqu'on fait entrer en ligne de
compte les conversations entre camarades.
Au procès Zola, ni le général Gonse ni le général
de Pellicux n'en avaient dit beaucoup plus, préoc-
cupés, avan^ '"Ht. cf.rnnu» il-, l'.'.hii.'nt «If ili''ff'ndre
Esterhazy.
Pour ■ HjunseAii^'jiesur IcJrein/iijdraU'
liquedv. 1 . . ..lévidemment unenotetechnique,qui
ne pouvait provenir que d'un officier d'artillerie '.
1. Procès Zola. T. II, p. 109.
228 LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS
Pour le général de Pellieux ', il ne pouvait s'agir
que d'un rapport qui existe au ministère de la
Guerre, à la 3" direction, sur la façon dont s'est
conduit, en effet, ce frein hydraulique, dans les
expériences ; le général n'indiquait pas la date de
ce rapport ni comment Dreyfus aurait pu se le pro-
curer.
Ainsi, tant que le général Roget ne s'en est pas
mêlé, x)n n'a pas su tirer de ce passage du bordereau
Fargument décisif. Il y a donc un intérêt tout parti-
culier à voir comment il l'en a fait sortir, et comment
ce passage a pu définitivement fixer les « soupçons »
sur Dreyfus, quatre ans après sa condamnation.
Quelle est la raison pour laquelle la note sur le
frein hydraulique paraît au général Roget si
probante contre Dreyfus? — Ce qui paraît capital
au général Roget, c'est que, de tous les officiers
d'artillerie, stagiaires à l'état-major en 1894,
Dreyfus était le seul qui se fût trouvé à Bourges au
moment où l'on y faisait les essais du frein hydro-
pneumatique, d'où l'on conclut, commel'a dit Cavai-
gnac dans sa lettre au président Mazeau [18 avril
1899), que Dreyfus était le seal officier du 2^ bu-
reau en état de donner des renseignements sur le
120 court.
Mettons ici tout de suite les dates : Dreyfus a été
nommé à la pyrotechnie de Bourges le 2 sep-
tembre 1889, et y est resté en 1890 jusqu'à son
entrée à l'école de Guerre, où il a passé 1891 et 1892.
Les essais du frein hydropneumatique ont eu lieu
1. Procès Zoli. T. II, p. 10.
LE GÉNÉRAL BOGET KT DREYFUS 220
à Bourges, non pas à la pyrotechnie, mais à la fon-
derie, de 1888 à 1801, dit le général Roget. Le
général Deloye nous apprend, dans sa note II, que
« les premiers dessins exacts et complets du frein
hydropueumatique ne sont sortis de la fonderie que
le 29 mai 1891 ».
Il est donc certain, d'une part, que, si Dreyfus
était à Bourges pendant une partie de la période
d'essais du frein hydropueumatique, il n'était pas à
la fonderie où se faisaient ces essais, mais à la
pyrotechnie, et, d'autre part, que rien n'est sorti de
la fonderie, qui puisse donner des renseignements
précis sur la construction du frein^ avant le mois de
mai 1891, époque où Dreyfus n'était plus à Bourges.
Comment alors expliquer que le séjour de Dreyfus
à Bourges en 1889 90 fasse de lui un homme spé-
cialement capable de donner des renseignements sur
le frein hydropneumatique en 1894? Le général
Roget n'a rien à dire de mieux sur ce point que ce
qu'avaitditleconimandantd'Ormeschevilleenl89'l:
il est obligé de supposer des conversations.
a II est évident que tout officier d'artillerie se
trouvant à Bourges, au moment où l'on faisait les
essais, c'est à-dire de 1888 à 1891, pouvait facile-
ment recueillir par conversation, ou même de visu,
des renseignements sur le frein. Il n'est pas douteux,
en effet, qu'un officier d'artillerie (si discrets que
soient les officiers chargés des constructions du
matériel) parlant à un camarade de son arme, à
quelqu'un qui peut le comprendre et qu'il ne suspecte
pas, ne se laisse aller à lui donner des renseigne-
ments.
230 LE aÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS
» II est certain, d'autre part, que tous les officiers
qui étaient à Bourges, soit à la pyrotechmie, soit
même dans un régiment, savaient quel genre de
travaux on faisait â la fonderie à ce moment-là,
que la question était du plus haut intérêt pour les
officiers d'artillerie, et qu'ils devaient tous, certai-
nement, chercher à se renseigner et à s'instruire. Je
suis absolument convaincu que Dreyfus particuliè-
rement, avec sa curiosité pour toutes les choses
nouvelles, son désir bien connu d'être toujours au
courant des expériences les plus récentes, a pu
recueillir pepsonnellement des renseignements
pleins d'intérêt. »
Ainsi, en dernière analyse, c'est une conviction à
lui, général Roget, qu'il met au point central de son
acte d'accusation : conviction que Dreyfus a pu, en
causant avec des officiers de la fonderie, en 1889-90,
recueillir sur le frein hydropneumatique des ren-
seignements pleins d'intérêt.
Quand on suppose, comme le général Roget, que
Dreyfusa pu recueillir des renseignements intéres-
sants sur le frein hydropneumatique, il est impos-
sible d'admettre qu'il en ait ignoré le nom. — Je
demanderai d'abord comment, si le général Roget
est convaincu que Dreyfus a pu se procurer par
conversation, dès 1889^90, des renseignements-pleins
d'intérêt sur le frein hydropneumatique, il peut
admettre que Dreyfus n'en ait pas connu le nom.
Il est évident que ce nom a dû courir bien avant
qn'on eût aucun renseignement d'aucune sorte sur
la structure du nouveau frein : si quelque chose a
IJÎ GÉNÉRAL ROGET ET DREYKUS 28 1
pu transpirer d'abord daus les conversations, c'est
ve nom^ d'allure savante, qui, par sa composition
même, exprimait la nouveauté de l'invention : le
jeu d'un gaz comprimé remettant automatiquement
la pièce en batterie.
En admettant que la con^viction du général Roget
lût fondce. il y aurait donc là une première objection
à lui faire sur la contradiction où il est tombé, sans
-■i.'u.ap€r»^evoir, plaidant à cinq minutes d'intervalle
les deux thèses^ opposées, suivant qu'il a besoin de
l'une ou de l'autre pour retrouver Dreyfus.
Mais sa conviction même, il faut savoir sur quoi
elle repose, sur une simple vue de son esprit, ou sur
des renseignements soigneusement recueillis? Il
nous est permis de nous en assurer, grâce au général
Deloye, auquel on ne saura jamais assez de gré du
nombre et de la précision des renseignements qu'il
a accumulés, dans ses réponses à un questionnaire
tendancieux. Il a transcrit dans sa note ceux que lui
avait fournis Le commandant Baquet, sou-^-di recteur
techni<(ue actuel de la fonderie.
La note du général Deloye démontre qu'il a été
impossible à Dreyfus d'apprendre à Bourges quoi
que ce soit de précis sur la structure intérieure du
frein hydropneumatique. — Des renseiguenienr>
pr<jduits par le général Deloye,. il résulte que, ea.
dehors du colonel Loeard, du commandant Baquet,
da commandant Sainte-Claire Deville, du colonel
Déport, de deux ou trois dessinateurs, d'un contre
maâitre et de deux ajusteurs, personne, avant le
moi» de mai IBM, c'estrit-dire personiie, pendant le
232 LE GÊNÉRA.L ROGET ET DREYFUS
séjour de Dreyfus à Bourges, n'a rien su sur la
structure intime du frein hydropneumatique. Or,
jamais on n'a établi ni même essayé d'établir,
et pour cause, qu'aucune de ces dix personnes ait
divulgué le secret qui lui était confié, ni, en parti-
culier, que Dreyfus ait eu un rapport quelconque
avec aucune d'entre elles. Par conséquent, les con-
versations qu'a pu avoir Dreyfus sur le frein
hydropneumatique ont été des conversationsbanales,
impropres à lui fournir aucun renseignement
secret.
La conviction du général Roget est donc une
conviction voulue, et c'est sans en rien savoir, mais
seulement pour les besoins de la cause qu'il a
affirmé à la Cour, en commençant sa déposition du
23 novembre, que « Dreyfus était un des rares et
très rares officiers qui pouvaient donner des rensei-
gnements sur le frein hydropneumatique ».
Il est invraisemblable que la note annoncée par
le bordereau ait renfermé une description com-
plète du frein hydropneumatique. — Aussi bien,
grâce encore au général Deloye, nous savons qu'en
septembre 1894, c'est-à-dire postérieurement à la
date où, d'après le général Roget, le bordereau a
été écrit, la puissance à laquelle était destinée la
note sur le frein hydropneumatique demandait à
un agent de renseignements la description exacte
des canons de 120 court : « a) le canon (tube) ; b)
l'affût; c)..; d)..; e)..; /).-; g..) le mécanisme;
enfin tout ce qu'on -peut savoir. » Un questionnaire
aussi général donne nécessairement à penser que les
LE GÉNÉRAL ROGET KT DREYFUS 233
renseignements fournis jusque-là n'étaient pas de
nature à satisfaire complètement. En particulier,
la question sur le mécaniïime, qui ne peut s'appli-
quer qu'au frein, prouve que si les effets de ce frein
étaient connus, sa structure intime ne Tétait pas
encore.
Ainsi, non seulement Dreyfus n'a pu rien savoir
de cette structure intime pendant qu'il était à
Bourges, mais, même après l'envoi du bordereau, les
Allemands réclamaient des renseignements sur cette
structure. C'est donc que le secret n'en avait pas été
divulgué.
Des renseignements donnés par le général
Roget lui-même, il résulte que nombre d'officiers
pouvaient fournir une note sur le frein hydro-
pneumatique. — Que reste-t-il contre Dreyfus, si
l'on retient l'hypotlièse des conversations banales?
Elle n'est même pas propre à faire de lui « l'un des
rares ou très rares officiers » pouvant parler par ouï-
dire, en 1891, du frein hydropneumatique, de son
fonctionnement apparent et de ses effets extérieurs.
En effet, le général Roget a lui-même établi trois
catégories d'officiers d'où pouvaient provenir des
renseignements de cette sorte :
P Les officiers qui avaient participé à la cons-
truction du frein jusqu'en 1894;
2" Les officiers appartenant aux commissions
d'expériences de Calais et de Bourges;
:{" Les offi<iers des huit régiments dotés de bat-
teries de 120, et appartenant aux l'«, 2«, 3«, 4«, y«,
IK. K"," et in'briL':"'].'- .]';.rtillerie.
234 LE GÉNÉRAL ROOET ET DREYFUS
Si tous ces officiers-là ont causé avec leurs cama-
rades, et si leurs camarades à leur tour ont causé
avec d'autres camarades, ce n'est plus dans uu
groupe de '( rares ou très rares officiers » que
Dreyfus se trouve placé par rapport au canon de
1"20 court et au frein hydropneumatique, mais dans
la généralité des officiers d'artillerie curieux des
choses de leur métier.
Du reste, la preuve que, en 1894, aucum officier
d'artillerie ne pouvait ignorer de la pièce de 120 et
de son frein tout ce qui n'était pas secret technique,
c'est que, au moment même où le bordereau arrivait
au bureau des renseignements, un journal de vul-
garisation, la Nature, publiait, dans son numéro du
29 septembre (pp. 2S:3-85), un article du lieutenant-
colonel Hennebert sur le canon de 120 à tir rapide,
avec figure. On y lit notamment sur le frein le pas-
sage suivant : « Le recul se trouve à peu près tota-
lement supprimé, du fait du jeu précis d'un frein
liydropneumatique G (renvoi à la figure), dont le
piston P est relié à la bouche à feu par une pièce
métallique H, formant appendice de culasse. Dans
cet ingénieux appareil, la force de recul se trouve
emmagasinée : 1° par la résistance d'un liquide
(glycérine) astreint à l'obligation de passer rapide-
ment par d'étroits orifices; 2^ par la compression
d'une masse gazeuse ramenant sans retard la pièce
en batterie. »
Le réduit central n'est pas plus solide que les
trois enceintes. — En résumé, s'il faut,, pour
accuser Dreyfus, le poursuivre jusqu'à la pyrotechnie,
LK (^.SÉRAL ROfiET ET DREYFUS 235
en IS^>0-JH!). il est proirvé qu'alors il n'a rien su de
secret. Si l'on ?<? contente de le saisir en 1894, à
l'époque du bordereau, il n'en sait pas davantage. Il
n'est pas dans cette catégorie restreinte des officiers
particulièrement informés, sans laquelle le général
Roget recomiaît qu'il ne peut le tirer de la masse
des officiers d'artillerie, pour le désigner comme
Taïiteur du bordereau.
Par contre, le texte même du bordereau indique
que l'a catégorie où il faut en chercher l'auteur est
celle des officiers particulièrement mal informés,
ignorant juM^u'au nom du frein au moment où il
traîne dans tes revues. C'est la catégorie où le
général Roget a pris soin de ranger Esterhazy, pen-
sant le mettre ainsi hors de cause.
Il reste donc acquis que. en essayant de saisir
directement Dreyfus, grâce ;' 1' ^'"'" •-''"' ^'^ ^rpin
hydraulique, le général Rogei
P A fait un roman sur le séjour de Dreyfus à
Bourges ;
2* A mis, sans le vouloir, dans ce roman tout ce
qu'il fallait pour ne plus pouvoir désigner spécia-
lement Dreyfus ;
:V' A négligé totalement l'indication donnée par
l'erreur sur le nom du frein;
4** A accusé d'indiscrétion coupable, sans s'en
apercevoir, une catégorie déterminée d'officiers et
d'ouvriers, dont on trouve l'énumération dans la note
(lu géut'-ral Deloye;
.V' A supposé simultanément et contradictoirement
que Dreyfus avait des connaissances très profondes
et des connaissances très superficielles;
236 LE GÉNÉRAL KOGET ET DREYFUS
6° A ignoré qu'en septembre 1894 la vulgarisation
s'était déjà emparée du frein hydropneumatique,
mais que, d'autre part, la structure intime en était
encore ignorée de l'Allemagne.
Quant à Dreyfus, avec l'hypothèse gratuite de
l'officier informé des secrets, il neconvenaitpas;avec
l'hypothèse fondée de l'officier ignorant des choses
élémentaires, il ne convient pas davantage.
Il est définitivement hors de cause; le pénible
échafaudage de raisonnements contradictoires ,
d'informations insuffisantes et d'affirmations ima-
ginaires par lequel le général Roget avait tenté de
soutenir sa culpabilité s'écroule au moindre choc.
C'est à cela qu'aboutit l'ingénieux système des
trois enceintes; elle ont été arbitrairement cons-
truites et Dreyfus ne s'y trouve pas.
Il nous reste à faire l'opération de contrôle que le
général Roget n'a pas faite.
CHAPITRE XXIV
Le contrôle effectif.
/. (( Je vais partir en manœuvres. »
Tout raisonnement sur a Je vais partir en
manœuvres » est surbordonné à une restriction
préliminaire; il n'est pas sûr que cette indica-
tion soit conforme à la vérité. — Pour contrôler
l'hypothèse de la culpabilité de Dreyfus, les deux
indications précises que fournit le bordereau n'ont
pas une valeur égale, parce que l'une se rapporte
à un document sur l'existence duquel il n'y a aucun
doute possible, taudis que l'autre se rapporte à une
circonstance au sujet de laquelle on ne sait pas si
l'auteur du bordereau donne une indication exacte
ou une indication mensongère : le départ prochain
pour des manœuvres.
Il ne semble pas que l'hypothèse d'un mensonge
ait été examinée au ministère delà Guerre ; le géné-
ral Roget a pu l'apercevoir, mais il n'en a rien dit.
Je ne l'eu blâme qu'au point de vue de la méthode ;
car, pour moi, je ne crois pas que cette hypothèse
ait beaucoup de chances d'être exacte. Mais il suffit
.qu'il en reste une, pour que la base d'opérations
;,h'8 LE GÉNÉRAL ROGEX ET DREYFUS
critiques fournie par Je vais partir en manœuvres
perde de sa sûreté.
Quelle que soit la conclusion à laquelle ces opé-
rations aboutissent, elle reste toujours subordonnée
à la condition que l'auteur du bordereau n'ait pas
menti, pour déguiser sa personnalité, dans le cas où
le papier serait saisi.
Ce qu'on doit se demander, ce n'est donc pas tout
simplement : « Cette phrase n'exclut-elle pas Drey-
fus ? » mais : « Si cette phxase est vraie, n'exclut-
elle pas Dreyfus? » La pensée qu'elle peut être
fausse ne change d'ailleurs rien à la marche de la
vérification. La première question de contrôle à
poser est toujours : « Dreyfus a-t il été en manœuvres
en 1894 ? »
Comment la phrase : (( Je vais partir en manoeu-
vres » avait-elle été e3g:|>liquèe en 1894 ? — En 1894
on avait répondu à cette question avec une liberté
d'appréciation incroyable. Dans sa déposition du
1**'' décembre, le colonel Pioquart a dit que : Je
vais partir en manœuvres a été appliqué à
Dreyfus, « parce qu'on a dit qu'il devait s'agir du
voyage d'état-major, auquel il a pris part à la fin de
juin )). L'invraisemblance était double : non seule-
ment /manœuvres ne peut être considéré comme
synonyme de voyage d'état-major ; mais encore il
était inadmisible que Je vais partir annonçât en
avril un voyage qui a commencé dans les tout der-
niers jours de juin.
Dreyfus n'étant pas allé en ma^kœuvres en 1894,
LE GKXÉIULL EOGKT ET UliEYFls 239
le général Roget a-t-il pu lui prêter la
le : " Je vais partir en manœuvres. » — Rem-
plaçant la date d'avril par celle d'août, le général
" t n'avait plus à se demander si un voyage
; major peut recevoir le nom de manœucres.
IJ s'est bien gardé de faire la moindre allusion à
cette fantaisie d'interprétation.
Ce qui le préoccupait, c'était les écoles à feu du
campdeCliâlons, auxquelles Esterhazy avait assisté
du 6 au 9 août, c'est-à-dire précisément dans la
période à laquelle correspond le bordereau. Pour
les écarter et retrouver Dreyfus, il a, nous l'avons
déjà vu. commencé par établir que manœuvres, ainsi
employé, ne pouvait signifier que grandes ma-
nœurres ou manœuvres d'automne.
Ce commentaire, à première vue, parait superflu
puisque, de l'aveu même du général Roget, et
lontrairement à l'assertion du général de Pellieux
devajit le jury de février 1898, Dreyfus n'est pas
allé aux grandes manœuvres en 1894.
La question serait donc tout de suite réglée, si le
général Hoget n'ajoutait pas : o Dreyfus n'est pas
allé aux grandes manœuvres, mais il a dû y aller,
et a cru, jusqu'à la liu d'août, qu'il irait. »
Coïncidence des témoignages du général Zur-
linden et du capitaine Cuignet avec celui du géné-
ral Boget. — Ceci a été coulinué j)ar le général
Zurlinden et le cafiitaLne Cuignet. Le générai Zur-
/i ''>n du 14 / ' ' '.) a dit :
M liicJers stagia i -étaient aux
manœuvres d'automne, mais exceptioimellen^nt.
240 LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS
le 27 août 1894, oa leur annonça que cette année ils
n'iraient pas à ces manœuvres. L'auteur du borde-
reau, dans l'ignorance où il était encore de cette
circonstance, a pu croire qu'il participerait aux
manœuvres et l'écrire. »
De son côté, le capitaine Cuignet (Déposition du
5 janvier.) a dit: « En fait, Dreyfus n'a pas assisté
aux manœuvres en 1894 ; mais, jusqu'au dernier
moment, il a cru devoir y assister. Je crois me rap-
peler que c'est le 28 août 1894 que les stagiaires de
2® année, appartenant à l'état-major, ont été avisés
que, pour la première fois, cette année, ils n'assiste-
raient pas aux manœuvres. » A cela le capitaine Cui-
gnet ajoute un détail qu'on regrette de n'avoir pas
trouvé dans la déposition du général Roget, à savoir
que, dès le mois de mai, la suppression des grandes
manœuvres pour les stagiaires et leur remplacement
par un stage de trois mois dans les régiments avaient
été mis en question à l'état-major. Cela suffirait pour
qu'on pût supposer que Dreyfus n'a pas été aussi
sûr de partir dans les derniers jours d'août que veulent
bien le dire MM. Roget, Zurlinden et Cuignet.
Il est impossible que Dreyfus ait cru jusqu'au
27 août qu'il irait aux manœuvres. — On en serait
réduit à cette restriction, qui n'enlèverait pas grande
valeur à l'argument du général Roget et n'empê-
cherait pas de supposer que Dreyfus ait pu écrire la
dernière phrase du bordereau, si l'on ne savait que
la Cour de Cassation a entre les mains une circu-
laire signée du général de Boisdeffre^ et datée du
17 mai 1894, par laquelle les stagiaires de l'état-
LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS S'il
major ont été avertis qu'ils ne prendraient pas part aux
manœuvres d'automne, mais qu'ils iraient passer
trois mois dans un corps de troupe : les stagiaires de
V^ année, de juillet à octobre; ceux de 2« année,
d'octobre à janvier. Il est impossible que Dreyfus
ait ignoré cette circulaire, et il est par conséquent
certain qu'il a su, dès le mois de mai, qu'il ne par-
tirait pas pour les manœuvres, à la fin d'août.
La circulaire a été appliquée aux stagiaires de
l""* année, le l*"" juillet ; il n'y avait, par conséquent,
aucune raison pour qu'elle ne le fût pas, le l'^'" oc-
tobre, aux stagiaires de 2^ année, et pour que, en
attendant, ceux-ci ne restassent pas dans les bureaux,
au lieu de partir en manœuvres.
Dreyfus n'a donc jamais dû partir en manœuvres,
et l'on demeure stupéfait de constater que MM. Ro-
get, Zurlinden et Cuignet, après avoir prêté ser-
ment de dire la vérité, ont osé affirmer le con-
traire, en se gardant bien de parler d'une circulaire
qu'ils ne pouvaient ignorer.
Vanité des e>plications. par lesquelles on a
voulu concilier les dires du général Roget avec
l'existence de la circulaire du 17 mai 1894, an-
nonçant que les stagiaires n'iraient pas aux ma-
nœuvres d'automne. — On a essayé de plaider les
circonstances atténuantes, en disant que, malgré la
circulaire et le départ des stagiaires de 1" année pour
le» régiments, ceux de 2* année avaient pu penser
qu'ils iraient tout de même aux manœuvres, avant
de faire leur stage dans un corps de troupe ; on a dit
en particulier que le colonel Bouchez, chef du3« bu-
reau, où se trouvait Dreyfus, pendant le second
l'«
242 LE GKNKRAL KOCiET ET DREYFUS
semestre de 1894, avait fait d«s démarches dans ce
but.'
Le témoignage de M. Cavaignac contredit cette
explication. (Déposition dxi 10 décembre.')
« L'iiabitude, dit-il, s^était prise jusqu'«n 1894,
de substituer à l'obligation de passer trois mois dans
les corps de troupes, l'envoi aux grandes manœuvres.
Les stagiaires éC état-major demandaient à faire
leurs trois mois de troupes, et, en 1894, à la der-
nière heure, à la veille même des manœuvres, on
modifia les règles suivies jusqu'alors : on résolut à
la dernière heure de ne pas les envoyer en ma-
nœuvres. »
M. Cavaignac ignore donc, comme le générai
Roget, la circulaire du 17 mai; mais, en outre, il
indique que les stagiaires, au lieu de réclamer pour
aller aux manœuvres, demandaient, au contraire, à
aller dans les corps de troupes; et si Dreyfus deman-
dait à aller dans les corps de troupes, c'est qu'il ne
souhaitait aucun changement à la circulaire du
17 mai, et par suite ne comptait pas aller en ma-
nœuvres.
Supposons cependant que l'assertion de Y Eclair 2À%
dit vrai sur les démarches du colonel Bouchez, tout
ce que l'on en pourrait conclure, c'est que les sta-
giaires n'ont pas crw, maisespe'ré jusqu'à la fin d'août
qu'ils iraient aux manœuvres. Ce serait un étrange
renversement des choses de la discipline, que de
présenter une circulaire du chef d'état-major
comme incapable de faire contrepoids, dans la pen-
sée des stagiaires, aux démarches d'an chef de bu-
reau. Le capitaine Junck a pa, comme l'a dit le capi-
LE UÉNÉHAL ROOET ET DREYFUS - i !
taine Cuignet, préparer sa cantine : il l'a préparée
ù tout hasard. La vérité ne peut pas être que les sta-
giaires lie 2' année ont appris seulement le
28 août qu'ils n'iraient pas aux manœuvres ; la
vérité c'est qu'ils le savaient depuis lonjrteinps ; et
s'ils ont appris quelque chose le 28 août, c'est qu'ils
n'avaient pas à espérer sur la suppression de la
circulaire du 17 mai.
Voilà ce que le général Roget est impardonnable
de n'avoir pas dit à la Cour, pour lui permettre d'ap
précier, eu pleine connaissance de cause, si Dreyfus
avait pu ou n'avait pas pu écrire la phrase : Je'vais
partir en manœuvres»
J'ajoute que le général Roget a indique lui-même
un détail, d'après lequel il serait peu probable que
les stagiaires de 2« année aient pu compter sur le
succès des démarches du colonel Bouchez; il per-
met même, autant que la déposition Cavaignac, de
douter si ces démarches onteu lieu : « Les stagiaires
du groupe de Dreyfus, a dit le général, ne sont pas
allés aux manœuvres, précisément à cause des tra
\ aux du plan, qui se faisaient à ce moment, et pour
lesquels on a utilisé leurs services. »
Une pareille cause n'est pas une cause imprévue,
dont l'effet se fait sentir à l'improviste, et, si quel
qu'un a dû sentir alors le besoin de garder les sta-
;:iairesau bureau, pour terminer un travail urgent,
■ 'est assurément le colonel Bouche/.
Si l'on ajoute tout cela à la circulaire du 17 mai,
on doit en conclure qu'en 1804, Dreyfus a su long-
temps à l'avance qu'il n'irait pas aux manœuvres,.
f)u'il n'a jamais cru y aller, et qu'il n'a pu à aucun
244 LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS
moment écrire : Je vais partir en manœuvres.
Si donc l'auteur du bordereau a vraiment dû par-
tir en manœuvres, on peut assurer que Dreyfus
n'est pas cet auteur.
Telle est la conclusion à laquelle le général Roget
serait arrivé, s'il avait voulu se donner la peine de
■contrôler la dernière phrase du bordereau, d'après
les circonstances connues de la vie de l'état-major
€t de celle de Dreyfus en août 1894.
Il nous reste à relever contre lui :
l'^ De n'avoir pas fait ce contrôle;
2° D'avoir ignoré ou volontairement méconnu ces
circonstances, pour se dispenser défaire ce contrôle.
CHAPITRE XXV
Le contrôle effectif.
//. Le Projet de Manuel de tir.
Comment le général Roget s'est arrangé pour
ne pas utiliser cette indication précise du bor-
dereau, en vue d un contrôle effectif. — Pour le
Projet de Manuel de tir, le géuéral Roget ne s'est
pas non plus posé directement la question essen-
tielle : « A-t-il été possible que Dreyfus l'eût entre
les mains, de manière à l'envoyer à Schwarz-
koppen ?» Il a d'abord indiqué, à propos de la
date du bordereau, que celle d'avril ne pouvait
convenir, si on la rapprochait des dates où le Projet
de Manuel avait été expédié dans les corps ; et cela
a bien son intérêt, puisque cela jette la suspicion
sur la façon dont on a fait l'enquête et l'instruction
de 1894, mais cela ne fait rien à Dreyfus.
Ensuite il a fait un long commentaire, pour
prouver que les difficultés, dont parle le bordereau,
ne s'expliquent pas, si l'auteur est Esterhazy, mais
s'expliquent très bien, si c'est Dreyfus; il a glissé
sans insister ni préciser les détails chronologiques,
l'i.
246 LE GÉNÉRAL lîOGET ET DREYFUS
qui seuls permettent un contrôle effectif de la cul-
pabilité de Dreyfus. Il a mis l'accessoire au premier
plan et l'essentiel au second ; il en savait cependant
assez pour faire ce contrôle, et, s'il ne l'a pas fait,,
c'est qu'il ne l'a pas voulu.
Le général Roget, tout en faisant l'histoire du
« Projet de Manuels, a négligé de donner la date
essentielle par rapport à Dreyfus. — Le général
Roget nous apprend que, le Projet de Manuel étant
daté du 14 mars, les premiers envois dans les corps
sont du 16, et n'ont pu parvenir à destination, par
l'intermédiaire des brigades, avant le 21 ou le 22.
Les envois suivants se sont échelonnés du 16 mars
au 12 mai. La direction de l'artillerie avaitattribué
cinq exemplaires à l'état- major, un pourlecabinetdu
chef d'état-major, et un pour chacun des bureaux.
Les officiers, titulaires ou stagiaires, n'en re<^urent
pas. « Ultérieurement, sur une demande officieuse
faite à la direction de l'artillerie par le 2'' bureau de
l'état-major, où se trouvait à ce moment Dreyfus,
des exemplaires du Projet de Manuel furent envoyés
pour les stagiaires. Dreyfus avait, en effet, fait
remarquer^ d'ailleurs légitimement, qu'il était éton-
nant que la direction de l'artillerie ne pourvût pas
de ce Manuel les officiers de l'état-major. Les
exemplaires envoyés pour les stagiaires le furent
par bordereau de la direction de l'artillerie du 26
mai 1894. Il est spécifié^ dans la colonne obser-
vations du bordereau, que ces exemplaires étaient
destinés aux stagiaires qui pouvaient être appelés
à s'en servir sur les champs de tir. L'envoi com-
LK GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS 247
prenait dix exemplaires. Ils furent remis au 3* bu-
reau, chargé d'en faire la répiirtition, le 28 mai.
Le 2-* bureau eut pour sa part trois exemplaires. Le
ijmmandaut Jeannel, alors au 2^ bureau, re<,'ut ces
trois exemplaires. Ll se rappelle très bien en avoir
t cuiis un à Dreyfus, qui le rendit au bout d'un cer-
tain temps. Tel est l'historique de la distribution
du Projet de Manuel de tir. »
Arrivé là de son récit, et au moment précis où
il pourrait cherclier dans cet historique ce qui
t onvient ou ne convient pas à la culpabilité de
Dreyfus, le général Roget est pris d'un besoin irré-
sistible de commenter la phrase : « Chaque offi-
fiierdoit remettre le sien à la fin des manœuvres »,
et croit, sans doute, avoir fait le nécessaire pour la
manifestation de la vérité, en passant sous silence
la date à laquelle le commandant Jeannel a rei^u
les trois exemplaires du 2" bureau, celle à laquelle
il en a'prété un à Dreyfus, le temps que Dreyfus Ta
gardé.
Pressé de s'expliquer sur la date intéressante
par rapport à Dreyfus, le général Roget s'est
réfugié dans des équivoques.
Lorsque le président interroge le général Roget
sur ces tr ' ' is, voici sa réponse :
« Il !<• >alter de la lettre du commandant
Jeannel iau général Roget), qu'il a confié un des
exemplaires au capitaine Dreyfus à un moment
({u'il ne détermine pa», et que Dreyfus l'aurait
rendu au fond commun après l'avoir conservé deux
ou trois jours. ^ mplaires restaient à la dispo-
HÏtion des >: , qui [jouvaieut les utiliser.
•248 LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS
€t qui auraient pu les faire copier. Il n'a pas été
vérifié qu'un des trois exemplaires ait disparu. ))
Ainsi le général Roget continue a ignorer les
dates intéressantes. Il consent à reconnaître que
Dreyfus n'a eu le Projetée Manuel entre les mains
que pendant deux ou trois jours, mais il ajoute
qu'il l'avait tout de même à sa disposition et aurait
pu le faire copier.
Il termine enfin par une phrase entortillée, qui
veut bien dire qu'aucun des trois exemplaires n'a
disparu, mais qui pourrait donner à entendre, si
on prenait les premiers mots au pied de la lettre,
qu'aucune vérification n'a été faite.
Un autre témoignage nous permet de contrôler
sur ces différents points celui du général.
Le témoignage du lieutenant-colonel Jeannel
permet d'établir avec précision dans quelles con-
ditions Dreyfus a eu le Manuel de tir à sa dispo-
sition. — Le lieutenant-colonel Jeannel est venu
devant la Cour le 10 janvier. Il a confirmé qu'il
avait reçu trois exemplaires; il a dit qu'il croyait
que c'était vers la fin de juillet; qu'un jour, vers
11 heures et demie du matin, Dreyfus était venu
lui emprunter le Manuel et l'avait rendu, non pas
deux ou trois jours, mais 48 heures après, M. Jean-
nel a ajouté que les trois exemplaires du Manuel
étaient enfermés dans un tiroir à clef, dont il avait
toujours la clef sur lui, et enfin qu'en 1894 on s'é-
tait borné à l'entendre à l'instruction, le prévenant
qu'il ne serait pas cité comme témoin.
Il est donc sûr que Dreyfus n'a pas eu plus de
LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS 2W
48 heures le Manuel entre les mains, et cela en
août, — que le Manuel n'est pas resté à sa disposi-
tion ensuite, au sens matériel du mot, — qu'enfm
M. Jeannel n'a pas témoigné au procès, mais seu-
lement à l'instruction et que, s'il avait témoigné au
procès, à un moment où l'on datait le bordereau
d'avril, la défense s'en serait immédiatement
emparée, pour prouver que Dreyfus n'avait pu
envoyer le Manuel de tir, et par conséquent n'était
pas l'auteur du bordereau.
Il est visible, d'autre part, que le général Roget,
dès qu'il a été pressé par une question précise, a
répondu par des inexactitudes plus ou moins volon-
taires. Il n'y avait qu'une chose vraiment intéres-
sante à noter : 18 heures. Comme c'était bien court
pour envoyer le Projet de Manuel, en demandant
qu'il soit rendu avant la fin des manœuvres, le
général Roget a d'abord allongé timidement le
délai, en disant deux ou trois jours; puis il a essayé
de prouver que le Projet de Manuel n'avait pas été
envoyé à Schwarzkoppen, et qu'il ne s'agissait
pour Dreyfus que de l'avoir à sa disposition, pour
le faire copier.
Le général Roget a essayé de soutenir son opi-
nion, en prétendant que le Projet de Manuel de
tir n'avait pas été envoyé. Cette interprétation du
bordereau est absolument contraire au texte et
inadmissible. — Pour voir que l'explication du
général est inadmissible, il suffit de lire attentive-
ment le texte du bordereau.
nJe rous adresse le Projet de Manuel de tir; — si
250 LE GÉNÉRAL EOGET ET DREYFUS
VOUS voulez r/ prendre ce qui vous intéresse et le tenir
àma disposition après, je le prendrai. A moins que
vous ne vouliez que je le fasse copier in extenso et
ne vous en adresse la copie. »
Le général Roget commente de la façon suivante:
« il semble, d'après le commencement du borde-
reau, que l'auteur envoie le Projet de Manuel de
tir. Cette dernière phrase semble prouver qu'il se
ravise au dernier moment et qu'il propose deux
solutions à son correspondant : ou bien de lui
envoyer le Projet de Manuel pour qu'il y prenne
ce qui l'intéresse; ou bien de le faire copier in
extenso et de lui en adresser la copie.
» Puisqu'on se réserve la possibilité de le faire
copier, c'est qu'on ne l'envoie pas. Il semble que le
sens exact de la phrase soit le suivant : « J'ai le
Projet de Manuel à ma disposition. Si vous voulez
y prendre ce qui vous intéresse, je le prendrai, à
matins que vous ne vouliez, etc. » — Si on l'envoyait,
pour si mal que l'on écrive, on aurait dit : Je le
re^jrendrai ou J'irai le reprendre.
» L'auteur du bordereau a le document à sa dis-
position : il peut le prendre quand il voudra et
l'envoyer à son correspondant qui y prendra ce qui
l'intéresse.
» La manière de procéder qu'indique cette phrase
est assez compliquée : on écrit ; on attend la
réponse, on prend le Manuel; on l'envoie ; le corres-
pondant y prend ce qui l'intéresse et le renvoie
ensuite. Il faut, pour procéder ainsi, avoir tout son
temps.
» Il faut donc que l'auteur du bordereau ait le
LE GÉNÉRAI. ROGET ET DREYFLS ^1
Projet de Manuel à sa disposition immédiate et
permanente. »
J'ai ('té extrêmement surpris de trouver daus la
déi)osition de Picquart {1^^ décembre) , et dans celle
(lu commandant Hartmann il" février), un com-
mentaire analogue. Je n'aurai pas de peine à
démontrer qu'il ne peut être admis.
Le Projet de Manuel de tir a été très certaine-
ment envoyé avec le bordereau. — 1" L'envoi du
Projet de Manuel avec le bordereau n'est pas une
apparence; c'est tine réalité affirmt-e de la façon la
plus nette : « Je vous adresse quelques rentieigne-
ments intéressants : 1"..., 2"..., 3"..., 4"..., 5" fc
Projet de Manuel de tir de Vartilkrie de campagne
(14 mars 1894) » .
2° La preuve qu'il est envoyé, c est que l'auteur
du bordereau propose à sou correspondant d'y
prendre ce qui l'intéressera, avant de le lui rendre ;
3" Le général Roget supprime nn membre de
phrase important : « et le tenir ù ma disposition
après. » Il comprend : « Si vous voulez y prendre
ce qui cous intéresse, je le prendrai » ; ot c'est :
<( Si vous coulez le tenir à ma disposition après y
avoir pris ce qui vous intéresse, je le prendrai i> ;
4" L'alternative ne porte pas du tout sur : <( Jeîe
prendrai pour rous l'enroyer » ou : « Je le ferai
^'opier in extenso »: elle porte sur : « Vous y pren-
drez vous-même ce qui vous intéresse », ou « Vons
me direz de le faire copier in extenso » ;
5** La suite des idées exprimées par le t«xte est la
252 LK GKNÉRAL ROGET ET DREYFUS
A.OnenvoieleProjet deManuelpouY très peu de
temps, le temps des manœuvres, après quoi celui
qui l'envoie le reprendra.
B. Le correspondant extraira lui-même du texte
ce qui lui conviendra, avant de le renvoyer.
C. S'il le préfère, il le renverra, sans avoir fait
d'extrait; on le prendra et on lui en fera une copie
in extenso.
Cette interprétation ne .comporte ni liésitation ni
doute; il ne s'agit pas de savoir si cela est écrit en-
bon ou en mauvais français, mais simplement si
cela est clair, et cela est parfaitement clair. Que ce
soit le commandant Hartmann, ou Picquart, ou le
général Roget qui suppose que le Projet de Manuel
n'est pas envoyé, il se trompe.
Le Projet de Manuel a donc été envoyé.
Si le général Roget a supposé qu'il ne l'avait pas
été c'est :
1° Parce qu'il a mal lu le texte, et supprimé le
tenir à ma disposition après :
2° Parce qu'il est invraisemblable que, en
48 heures, Dreyfus ait pu faire ce qu'indique le
bordereau.
Contradiction du général Roget avec lui-même.
— Perdu dans un commentaire biscornu, le général
Roget ne s'est pas contenté d'interpréter à faux le
texte du bordereau ; il s'est, une fois de plus, mis
en contradiction avec lui-même.
Il dit d'abord que la phrase sur la difficulté de se
procurer le Manuel, inexplicable sous la plume
d'Esterhazy, « s'explique au contraire facilement si
LE OÉXÉRAL ROGET ET DREYFUS 253
l'auteur du bordereau est Dreyfus... Il est exact...
que Dreyfus avait eu de la peine à se procurer le
Manuel... et il est certain qu'il n'aurait pas pu le
garder pendant plus de quelques jours, parce qu'un
stagiaire, non pourvu, aurait pu en réclamer un, et
qu'on se serait aperçu de la disparition d'un des
exemplaires ».
A la fin, au contraire, il dit que « l'auteur du bor-
dereau a le document à sa disposition : il peut le
prendre quand il voudra et l'envoyer à son corres-
pondant... Il faut pour procéder ainsi qu'il ait tout
son temps... il faut que l'auteur du bordereau ait le
Projet de Manuel à sa disposition immédiate et
permanente ». — Il est impossible d'imaginer un
gâchis plus complet.
Le général Roget a totalement perdu de vue
que le Projet de Manuel, dont il était question
dans le bordereau, avait été, d'après le texte,
emprunté à un oflBcier des corps. — Enfin le
général Roget n'a pas du tout expliqué pounjuoi
l'auteur du bordereau dit que le Ministère a envoyé
un nombre fixe de Manuels dans les corps.
11 a repris sur le mot corps l'ergotage puéril du
général de Peilieux et de M.Cavaignac, et juré ses
'_'rands dieux qu'un fantassin dirait: « les régiments
l'artillerie ». Mais il ne veut pas voir :
Que; si le bordereau parle des corps, c'est que le
Projet de Manuel envoyé sort des corps;
Que, si l'expéditeur ne l'a que peu de jours à sa
disposition, c'est parce qu'il l'a emprunté à un offi-
2o4 LE GENERAL ROGET ET DREYFUS
Que, s'il ment sur la clause de restitution impo-
sée aux officiers détenteurs, c'est pour assurer avant
la fin des manœuvres le retour de l'exemplaire, et
le rendre à son propriétaire ;
Que même, s'il offre de copier le texte après le
retour de l'exemplaire, c'est aussi pour faciliter ce
retour, en dispensant le correspondant de faire lui-
même les extraits.
Tout cela est d'autant plus incompréhensible que,
lorsque, dans une autre partie de sa déposition, il a
discuté la date du bordereau, il a repoussé la date
d'avril, en faisant observer qu'avec cette date l'em-
prunt du Projet de Manuel aurait été à peu près
impossible.
Il a fallu la volonté de trouver Dreyfus cou-
pable, pour ne pas apercevoir que le paragraphe
sur le Projet de Manuel de tir le disculpait entiè-
rement. — Telle est la méthode suivant laquelle le
général Ro^et a traité le passaj^fe capital du borde-
reau, le seul qui permît de vérifier en toute sûreté
d'esprit si réellement Dreyfus en était ou n'en était
pas l'auteur.
Est-il admissible que, sans un parti pris de trouver
Dreyfus coupable, il aurait :
1° Laissé de côté toute la partie du texte sur l'envoi
du Projet dans les corps ;
2^ Supprimé de sa lecture la phrase sur la resti-
tition du Projet par le correspondant;
3° Oublié, après l'avoir noté auparavant, l'emprunt
du Projet par l'expéditeur ;
40 Négligé les dates fournies pour le colonel Jeannel;
LE (ÎÉNÉRAL ROOET ET DREYFUS -^')'>
5° Supposé simultanément que l'expéditeur avait
du temps devant lui et n'en avait pas;
6" Dit enfin que le lieutenant-colonel Jeannel
avait témoigné au procès de 1894, lorsqu'il savait
très bien qu'on ne l'avait pas appelé à l'audience
parce que ses réponses à l'instruction tournaient eu
laveur de Dreyfus.
QUATRIÈME PARTIE
LES ARGUMENTS MORAUX
ET PSYCHOLOGIQUES
CHAPITRE XXVI
Les arguments moraux.
/. Le ressentiment et Vamhition.
Dans ses dépositions de novembre 1898, le gé-
néral Roget avait omis complètement les argu-
ments de moralité, qui tiennent tant de place
dans le rapport d'Ormescheville. Il ne s'en est
servi que le 28 janvier. — En 1894, le comman-
dant d'Ormescheville avait consacré un assez long
passage de son rapport à la moralité de Dreyfus,
et l'on sait qu'à l'audience du conseil de guerre,
le commissaire du gouvernement abandonna, après
discussion, ce que l'on pouvait appeler les charges
LE GÉNKRAL ROGET ET DREYFUS 257
morales relevées contre l'accusé, pour s'en tenir au
seul bordereau.
Il est fort remarquable que, dans ses dépositions
de novembre, le général Roget n'ait pas dit un seul
mot de ces charges morales. Non seulement il n'en
a pas parlé, mais, oubliant qu'il avait, avec le
commandant Bertin, inspiré au colonel Fabre la
note du deuxième semestre de 1893, il a déclaré à
la Cour, le 23 novembre, qu'il n'avait pas autre
chose à reprocher à Dreyfus que de lui avoir de-
mandé un jour de faire un transport réel, au lieu
de faire un transport fictif de corps d'armée, et
que d'ailleurs Dreyfus « était un officier remar-
quable sous tous les rapports ».
C'est seulement le 28 janvier, lorsque le général
eut à répondre à la déposition de M. Bertulus, et
le fit, il l'a reconnu lui-même, sans être « parfaite-
ment de sang-froid », qu'il donna son avis sur les
mobiles qui avaient pu déterminer Dreyfus à com-
mettre le crime de trahison. Voici le passage.
'( J'ai à signaler un premier point à ce sujet.
Dreyfus s'attendait à sortir de l'École de guerre
tout à fait dans les premiers. Il en sortit neuvième,
parce qu'un des présidents de commissions d'exa-
men lui avait donné une note très basse comme
note d'aptitude générale au service d'état major.
Dreyfus eut connaissance de cette note, et il alla
réclamer auprès du général Lebelin de Dionne, qui
«•ommandait l'Hcolc supérieure de guerre. Le géné-
ral reconnut que la note donnée à Dreyfus était uu
peu sévère, et insista auprès de l'examinateur pour
qu'elle fût relevée, sans pouvoir l'obtenir.
2Ô8 LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS
» Il fit alors appeler Dreyfus et lui tint le lan-
gage suivant : « Je reconnais que M. X... vous a
traité avec quelque sévérité. Je pourrais rétablir
l'équilibre, en relevant la note que je me proposais
de vous donner moi-même, mais je ne le ferai pas,
pour les trois raisons suivantes :
)) 1° Vous êtes détesté de tous vos camarades;
)) 2° Vous avez, un jour, dans une discussion un
peu vive, tenu ce propos qui:, dans votre bouche,
et devant le milieu où il se produisait, était au
moins d'une très grande maladresse : « En somme,
les Alsaciens-Lorrains sont beaucoup plus heureux
"SOUS la domination de l'Allemagne que sous celle
de la France » ;
)) 3° Vous avez eu une conduite scandaleuse pen-
dant la durée de votre séjour à l'École,
» Deux ans après, au moment du procès,
M. Mathieu Dreyfus vint trouver le général de
Dionne, pour lui demander de venir au procès
comme témoin à décharge. Le général répéta alors
à M. Mathieu Dreyfus le discours qu'il avait
tenu à son frère, en ajoutant : « C'est tout ce que je
pourrai dire devant le conseil de guerre. »
» M. Mathieu Dreyfus excusa son frère pour le
troisième grief, en disant que les femmes de l'École
militaire ne devaient pas lui coûter bien cher, mais
iln'insistapaspour obtenir le témoignage du général.
)) Dreyfus arriva ainsi à l'état-major de l'armée,
déjà ulcéré par ce qu'il considérait comme un déni
de justice, dû à sa qualité d'Israélite, Dans ce nou-
veau milieu il se fit détester comme ailleurs, par
son caractère arrogant et- vaniteux.
LE GÉNÉRAL ROGKT ET DREYFUS 259
» 11 t'tait, de cette façou, dans des dispositions
excellentes pour trahir.
» Extrêmement ambitieux, il a pu aussi chercher
à nouer des relations avec des agents étrangers,
dans un but d'amorçage. li serait allé ensuite plus
loin qu'il n'aurait voulu d'abord.
» Enfin rien ne m'empêche de croire qu'il n'ait
tarahi pour de l'argent : il avait de la fortune, dit-
on; il pouvait, eu effet, avoir de vingt cinq à trente
mille livres de rentes. Qu'importe s'il dépensait
beaucoup plus? Il est certain qu'il dépensait beau-
coup d'argent avec les femmes et au jeu. Indépen-
damment des femmes citées au procès, je crois, il
y en a eu d'autres, des femmes de la haute galan-
terie, chez lesquelles on joue, et avec lesquelles on
dépense beaucoup d'argent. Les camarades de
Dreyfus à l'état-raajor de l'armée, le capitaine
J H k notamment, peuvent donner des renseigne-
j ..lits à ce sujet.
'< Le capitaine Duchâtelet, en ce moment au 131^,
je crois, peut aussi dire à la Cour un fait significa-
tif. Ce fait s'est passé après le voyage d'ôtat-
major 1894 ; ce voyage s'était terminé à Charmes.
! aine Duchâtelet et Dreyfus avaient été
par le <-hef d'état -major pour ramener tous
les chevaux k Paris. Ils descendaient les Champa-
II vsées avec les colonnes de chevaux, vers sept
/.- ,res un quart du matin. En passant devant une
maison des Champs-Elysées, Dreyfus dit à Duchâ-
'' ' • : (( Si nous montions chez une telle? nous la
lirions à son réveil, et elle nous offrirait une
d'excellent chocolat. » Et comme Duchâtelet
260 LE GÉNÉRAL ROGEï ET DREYFUS
lui faisait remarquer qu'il ne pouvait abandonner
la colonne, Dreyfus dit : « Oh ! du reste, je ne tiens
pas beaucoup à y aller. J'y ai perdu la forte somme,
il y a quelques jours. » Il indiqua comme somme
perdue 6,000 ou 15,000 francs.
)) J'ai recueilli quelques témoignages de cette
nature; on n'a qu'à interroger les intéressés.
» Il a été établi, au moment du procès ou peu
après, que M. Hadamard aurait eu à payer des
dettes pour son gendre, ce dont il était très peu
satisfait. Il aurait même tenu à ce propos à
M. Painlevé un propos significatif. »
Animosité visible du général Roget contre
Dreyfus. — Le ton général du morceau est donné
par ce passage : « Dans ce nouveau milieu (l'état-
major), il se fit détester, comme ailleurs^ par son
caractère arrogant et vaniteux. » Le témoin qui parle
ainsi est celui-là même qui, d'après la déposition du
colonel Fabre, à l'instruction de 1894, avait fourni
sur Dreyfus, stagiaire au 4" bureau, des renseigne-
ments tels^ (( qu'il avait été signalé, sur son folio du
personnel, comme ne remplissant pas les conditions
voulues pour être employéàl'état-major de l'armée. »
Si l'on se rappelle que les notes données à Dreyfus
par le colonel de Germiny, chef du l*"" bureau, et
par le colonel de Sancy, chef du 2", étaient, au con-
traire, excellentes sans réserve, on voit qu'il y avait,
dès 1893, un levain d'animosité tout à fait person-
nelle chez M. Roget à l'égard de Dreyfus.
Dans sa déposition de novembre, tant qu'il n'avait
eu que des faits à discuter, il s'était efforcé très
LE GÉNÉRAL HOGET ET DREYFUS 261
sincèrement, je crois, d'oublier ses sentiments de
sous-chef du 4^ bureau; il y était même arrivé
jusqu'au point de dire, comme nous l'avons vu déjà,
que Dreyfus était un officier très remarquable sous
tous les rapports. Mais des que, par la déposition
Bertulus. il s'est vu obligé de se défendre, le fond de
ses sentiments s'est de nouveau découvert, et il a
parlé des mobiles de la trahison de Dreyfus avec la
morne passion qui le lui faisait noter, il y a six ans,
comme impropre au service d'état-major. 11 a donné
ainsi un pendant à la phrase ridicule et odieuse, par
laquelle le commandant d'Ormescheville avait
déclaré que, possédant, avec des connaissances très
étendues, une mémoire remarquable, et parlant
plusieurs langues, a le capitaine Dreyfus était tout
indiqué pour la misérable et honteuse mission qu'il
avait provoquée ou acceptée ». La formule du géné-
ral Uoget, c'est que, universellement détesté à l'état-
major comme à l'Ecole de guerre, ulcéré par un déni
de justice, « Dreyfus était, de cette façon, dans des
dispositions d'esprit excellentes pour trahir ».
Les preuves morales ne peuvent servir que dans
la mesure où le leur permettent les preuves de
fait. — A entendre ces deux voix accusatrices, il
semble presque que Dreyfus ne pouvait pas ne pas
trahir : c'est là ce qu'on appelle des preuves morales.
On ne s'aperçoit pas que ces preuves n'en sont pas :
elles ne peuvent, en effet, en aucune manière, entrer
dans l'agencement de preuves matérielles, ou de
notations historiques, par lequel on établit l'authen-
{\c\t6 d'un f-'iit; l'IIfs ne vienu»Mit (iii':ii>rt''s coni).
262 LE GÉNÉRAL ROCiET ET DREYFUS
comme explications supplémentaires, et, à ce titre,
elles ne Talent qu'autant que vaut la méthode par
laquelle a été étaVjlie l'authenticité du fait.
Si la méthode est mauvaise, si la preuve a été mal
faite, si la vérité apparaît contraire au fait qu'on
avait cru établir, les explications morales disparais-
sent avec lui ; non seulement elles ne peuvent rien
sauver de ce qui est prouvé faux, mais encore elles
ne se sauvent pas elles-mêmes.
Tel est le cas pour Dreyfus : à supposer que
l'injustice de ses supérieurs et la haine de ses cama-
rades ait réellement provoqué dans son cœur des
sentiments de révolte et de rancune^ ces sentiments
ne sauraient prouver qu'il ait trahi.
Si sa trahison est prouvée d'autre part, on en
pourra conclure, et c'est tout, que, dans certains cas,
le ressentiment provoque au crime, — Si la trahison
n'est pas prouvée, il n'y a qu'une possibilité morale
s'ajoutantà des possibilités matérielles, et ne rédui-
sant en rien la distance qui les sépare des réalités
démontrées. — Si l'innocence vient à être prouvée,
cela montre que, dans certains cas, le ressentiment
peut ne pas provoquer au crime.
Ainsi les faits d'ordre moral, dépourvus de toute
valeur comme preuves de faits d'ordre matériel,
n'ont, comme explications de ces faits, qu'une valeur
variable, et môme ils n'ont que celle qu'ils reçoivent
des faits.
Les ressentiments de Dreyfus ne prouveraient
pas sa trahison ; la trahison de Dreyfus prou-
•verait que l'injustice et la haine peuvent être une
semence de crimes.
LB GÉNÉRAL ROGET BT DREYFUS 263
11 n'y a rien à tirer contre Dreyfus du propos
sur l'Alsace-LiOrraiue< si sa trahison n'est pas
prouvée par ailleurs. — Il en est de môme du
propos sur les Alsaciens Lorrains, que le général
Lebelin de Dionne aurait reproché à Dreyfus,
lorsque celui-ci \ 'ni ih. i^mer contre sa note d'apti-
tude générale.
Rien n'est moins sûrement établi que ce propos ;
aucun de ceux qui l'auraient entendu n'eu a témoi-
gné ; on ignore s'il s'agit d'une boutade, d'une dis-
cussion purement théorique, s'il a été exactement
compris, et, de bouche en bouche, exactement
rapporté.
Mais, Dreyfus eût-il dit (-e qu'il a dit, dans les
termes et avec le sens rapportés par le général
Roget, ce n'est encore une fois intéressant à
relever que si, sur le fait du bordereau, la trahison
a été péremptoirement prouvée, et nous savons que
ce n'est pas le cas.
L'argument moral de l'ambition effrénée et du
zèle imprudent na aucune valeur absolue, et con-
tredit celui du ressentiment. — J'en dirai encore
autant de rambiti(in de Dre\ fus. Seulement, ici, la
vanité de cet argument moral est encore plus facile
à discerner du premier coup, parce qu'il ne se ratta-
che pas à la culpabilité par une hypothèse simple,
mais par une hypothèse double :
1" Dreyfus amorçant;
:j Dreyias eutrainé plus loin qu'il n'aurait voulu.
Tout cela n'existe que dans l'imagination du
général Roget.
264 LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS
Je ne parle pas des invraisemblances de l'amor-
çage aussi bien du côté français que du côté alle-
mand. Quelle apparence qu'on ait à attendre quoi
que ce soit de l'attaché militaire allemand, en
échange de documents français? Et, si l'on se croit
tout de même en état de tenter l'entreprise, quelle
apparence qu'on n'ajoute pas aux chances de succès,
et qu'on ne s'assure pas le bénéfice immédiat de la
tentative, en obtenant l'autorisation de ses chefs ?
Mais je veux admettre que Dreyfus ait pu être
possédé d'une ambition assez folle, pour préférer
cette voie compliquée et peu sûre au large et droit
chemin que lui ouvraient son intelligence, son
savoir et son zèle. Ce que je comprends difficile-
ment c'est que le même homme qui emploie l'argu-
ment moral du ressentiment et de la haine, emploie
en même temps celui du zèle surexcité par l'ambi-
tion.
L'anecdote du pont de Charmes, racontée par
le général Roget lui-même, démontre l'inanité
de ces arguments moraux. — Ce qu'enfin je ne
comprends pas du tout c'est que ces considérations
morales contradictoires soient présentées par le
général, alors que, deux mois auparavant^ il avait
montré, avec une sorte de complaisance exagérée,
Dreyfus recevant publiquement du chef de l'état-
major lui-même une marque de bienveillance
propre à guérir dans son cœur toutes les rancunes
contre le passé, à le flatter à la fois dans son amour-
propre et à le satisfaire dans ses désirs ambitieux.
Le passage vaut d'être reproduit tout entier.
LE .GKNÊHaL ROGET ET DREYFUS 205
« Dreyfus a fait partie en 1894, du 27 juin au
4 juillet, d'un voyage d'étatmajor que dirigeait le
chef d'état-major général. Je faisais également
partie du voyage. Un jour, le groupe d'officiers
dont faisait partie Dreyfus, et le groupe du chef
d'état-major lui-même, dont je faisais partie, se
trouvèrent cantonnés à Charmes. Le chef d'état-
major invita les officiers de ce groupe à prendre
leur repas avec nous. Le soir, pendant le diner,
Dreyfus parla des diverses expériences faites par
les commissions de Calais et de Bourges, et nous
donna des renseignements qu'aucun de nous ne
possédait, et tellement intéressants qu'il en fut
question jusqu'à la fin du diner.
« En sortant de taljle, le chef d'état-major em-
mena le capitaine Dreyfus et continua à causer
avec lui, seul à seul, pendant plus d'une heure, en
se promenant sur le pont de la Moselle. Nous sui-
vions par derrière, d'ailleurs, et les jeunes gens
remarquèrent fort la faveur spéciale qui était accor-
dée à leur camarade ce jour-là. » {Déposifinn du
22 novembre.)
Ainsi, à la veille nuMue du jour où l'on vcui que
Dreyfus ait envoyé le bordereau, et traître depuis
longtemps, si l'on en croit le général Roget, il a
étalé en plein déjeuner d'état-major, sous les yeux
du général de Boisdeffre, une science si étendue
qu'on lui attribue aujourd'hui des origines coupa-
bles, et la surprise du chef, loin de tourner alors à
la méfiance, a provoqué de sa part une marque
éclatante de faveur. Dira t-on que ce soit là ce qui
a mis DrOVril-;, ■.niv.-ittt rcvpp<'<>;i(.ii ,1i| <r,'.m'.i:il
266 LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS
Roget, « dans des dispositions d'esprit excellentes
pour trahir » ?
Non seulement l'argument du ressentiment ne
prouve rien par lui-même, et ne s'accorde pas
avec celui de l'ambition effrénée, mais le général
Roget savait qu'il n'avait pas le droit de l'invo-
quer. — Le général Roget a prétendu confirmer
l'accusation de trahison par les arguments mo-
raux du ressentiment et de l'ambition : il n'a pas
vu que ces deux arguments s'excluaient l'un l'autre;
il ne s'est même pas aperçu qu'en fait ils n'étaient
pas fondés. En tout cas, il n'a pas prouvé qu'il n'y
eût place dans le coeur de Dreyfus que pour des
sentiments de rancune, ni que son ambition fût
réduite à de louches manœuvres; bien au contraire,
il a montré lui-même, par un exemple saisissant,
qu'en juillet 1894 Dreyfus avait tous les motifs du
monde pour se sentir satisfait à la fois dans la
haute opinion qu'il avait de lui-même, et dans
l'ambition née de cet amour-propre.
Ce qui rend impardonnable l'erreur du général
Roget, c'est que, s'il commentait la note du gêné
rai de Dionne, où il a puisé ses renseignements
moraux sur Dreyfus, il savait que cette note était
de juin 1898*, et il ne pouvait ignorer qu'elle était
en contradiction absolue avec la note de sortie don-
née à Dreyfus, par le même général de Dionne,
en 1892.
J'en reproduis tout ce qui concerne le caractère et
1. Elle a été publiée dans le Temps du 5 mai 1899.
1 i: lîKNÉRAL ROGET ET DREYFUS 'M7
la moralité: Caractère facile ; éducation bonne. —
Conduite très bonne. — Tenue très bonne. — Très
bon officier. — 7"'"' •-• "r-fo ,,ii y/^r»/-/-/' J/^ v,itni-
major.
Ceci explique aisémeni pourquoi le géuéial tle
Dionne, s'il n'a pas été cité par la défense, en 1894,
ne l'a pas é^é davantage par l'accusation ; sa note
officielle, conservée au dossier de Dreyfus, était, de
sa part, le seul témoignage valable.
Que le général de Dionne, à quatre ans de distance,
;iit <'onseuti à se déjuger pour actabler Dreyfus,
t'est affaire entre sa conscience et lui ; c'est affaire
aussi entre le général Roget et sa conscience, s'il a
utilisé la seconde note, connaissant la première.
CHAPITRE XXVII '
Les arguments moraux.
II. Les femmes et le jeu.
L'argument des femmes et du jeu est fondé sur
des rapports de police reconnus mensongers dès
1894. — Le dernier des arguments morau'x est celui
que le général Roget a tiré du goût de Dreyfus pour
le jeu et les femmes, et des besoins d'argent qui en
seraient résultés. Il l'a présenté d'abord sous cette
forme bizarre : « Rien ne m'empêche de croire qu'il
ait trahi pour de l'argent » ; puis il a ajouté quelques
instants après : « Il est certain que Dreyfus dépen-
sait beaucoup d'argent avec les femmes et au jeu. »
Il suffît, pour répondre à ces propos progressive-
ment afïirmatifs, de rappeler qu'en 1894, à l'au-
dience, la défense a démontré l'inanité des rapports
de police sur lesquels ils sont fondés, et que, la
veille même du jour où le général Roget s'expri-
mait ainsi, l'agent Guénée, l'auteur des rapports,
avait avoué à son tour, dans sa deuxième déposi-
tion, le peu de sûreté de ses informations : « Mes
renseignements pouvaient se rapporter aussi bien à
LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS 269
Dreyfus qu'à un autre, mais comme seul Dreyfus
était inculpé, tout retombait sur lui : c'était la tête
de Turc. » (Déposition du 27 janaier.)
Le général Roget s'est fait personnellement
l'écho de racontars sans authenticité et sans
valeur. — Aux vagues arguments tirés des rapports
de Guénée, le général Roget en a ajouté deux autres
qui lui sont personnels :
1" Une conversation de Dreyfus avec le capitaine
Duchâtelet, en revenant de Charmes, dans les pre-
miers jours de juillet 1894;
2'' Desrécriminations faites auprèsde M. Painlevé
par le beau-père de Dreyfus, M. Iladamard, peu
satisfait d'avoir eu à payer les dettes de son gendre-
La conversation avec Duchâtelet n'a pas plus été
vérifiée que les propos sur les Alsaciens-Lorrains ;
nous ignorons si les souvenirs du capitaine Duchâ-
telet sont exacts, s'il a redit le propos sous la forme
que lui a donnée le général Roget, combien il y a eu
d'intermédiaires entre lui et le général. Le capitaine
Duchâtelet n'a pas été cité.
En revanche, le capitaine Junck, auquel le général
avait prié la Cour de s'adresser, pour avoir des
renseignements sur ce sujet, s'est borné k dire dans
sa déposition (/7 /(écrier) qu'un jour, au Concours
hippique, Dreyfus avait salué devant lui trois
demi-mondaines, et, sur une observation de Junck,
déclaré que c'étaient d'anciennes amies ; il en
avait même nommé une qui habitait aux Champs-
Klysées un hôtel où elle donnait de jolies fêtes et
où l'on jouait.
270 LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS
Cette histoire a l'air tout à fait cousine germaine
de celle du capitaine Duchàtelet : dans toutes les
deux, les éléments se localisent de la même ma-
nière : une demi- mondaine, le jeu, un hôtel aux
Champs-Elysées.
L'anecdote du capitaine Junck ne prouve absolu-
ment rien contre Dreyfus, puisqu'il s'agit de rela-
tions antérieures à son mariage. Celle du capitaine
Duchàtelet ne saurait prouver davantage, tantqu'eU-e
n'a pas été contrôlée.
Scandaleuse déformation par le général Roget
d'une conversation de M. Painlevé, déjà scanda-
leusement déformée. — La méfiance à l^égard de
ce racontar est d'autant plus obligatoire, que la
deuxième preuve du général Roget est radicalement
fausse. Sauf le nom de M. Painlevé, il n'y a pas un
mot d'exact dans l'indication « significative », par
laquelle M. Roget a terminé sa déposition du
28 janvier.
L'histoire est connue maintenant par les déposi-
tions de MM. Painlevé et Hadamard (7 février). On
sait qu'il s'agit d'une conversation où M. Jacques
Hadamard, professeur à la Sorbonne, et petit
cousin de Dreyfus par alliance, a dit à M. Pain-
levé qu'il était convaincu de l'innocence de son
cousin. Cette conversation, rapportée par M. Pain-
levé au général Gonse, en présence de M. d'Oca-
gne et du capitaine Hély d'Oissel, est devenue, dans
la pièce insérée au dossier secret, une conversa-
tion sur la disposition de certains parents de
Dreyfus à admettre sa culpabilité.
LE t.ÉXJiUAi ROilKT ET DBfiïFlS ;271
D'après un« lettre de M. Painlevé au Figaro
y\'.\ avril 18i)i)), la question qui lui a été posée par la
Cour, le 7 février, ne laisse aucun doute sur cette
transformation singulière, grAceà laquelle son récit
était entré dans c le faisceau des faits entraînant la
conviction de la culpabilité de Dreyfus ' ».
Plus singuhère-eneore est la transformation que le
général Roget a fait subir au texte de la pièce men-
songère, qui lui a cependant passé sous les yeux.
Comment a-t-il pu transformer une con.versation
avec un coosin de Dreyfus en un propos qu'aurait
beau- père, et d'après lequel il aurait payé
le _!. -ji de son gendre? C'est là quelque chose de
tout à fait inexpliquable, mais qui prouve en même
ttrnps combien les anecdotes rapportées par le général
Hogct ont besoin d'être contrôlt'es. ;i\ant d'être
acceptées.
C'est, dune lai;ou plus gi;nérale, une preuve
de la manière extraordinaire dont les propos se
transforment en passajit de bouche en bouche,
lorsque les intermédiaires les adaptent, souvent sans
s'en aper(;evoir, à leurs sentiments préconçus; c'est
enfin un motif de plus pour considérer, jusqu'à
nouvel ordre, comme oui, tout ce qu'adit le général
li'<_'Ct au sujet de Drevfu'^. du jeu et des femmes.
Nullité absolue des arguments moraux invoqués
contre Dreyfus par le général Roget. — Aujour-
d'hui, pas plus qu'en 1894, il ne reste rien des argu-
ments moraux invoqués contre Dreyfus : pour en
1. Propos (le M. Cavaignac. rapporté à M. Painlevt^ par
M. (l'Ocagne (Déposition Painlevé^ 7 février).
'ZrZ LE GENERAL ROGET ET DREYFUS
finir sur ce point, je ne crois pouvoir mieux faire que
de transcrire ce passage de la déposition du capitaine
Junck, d'autant plus probant que le ton en est moins
sympathique :
« D'une manière générale, Dreyfus faisait étalage
de sa fortune, prenant plaisir à nous raconter son
installation, ses voyages. Je me suis trouvé pendant de
longs mois travaillant à côté de lui, et rien chez lui
ne faisait prévoir qu'il pût se rendre coupable de
trahison. »
Ces quelques mots suffisent à faire justice, en ce
qui concerne Dreyfus, de ces prédictions après coup,
que l'on décore du nom de preuves ou d'arguments
moraux.
Quant au général Roget, je constate :
1° Qu'il n'a eu recours aux arguments moraux que
sous l'empire de la colère ;
2° Qu'il a pris les principaux dans des déclarations
du général de Dionne, dont il connaissait la valeur;
3° Qu'il les a produits, sans avoir fait le plus petit
effort pour en apprécier la portée réelle;
4° Qu'il n'a même pas aperçu la contradiction de
deux d'entre eux ;
5" Qu'il a eu recours à des racontars ridicules et
dépourvus de sens ;
6° Qu'il a altéré, pour la mettre en harmonie avec
eux, un récit, faux lui-même, lu dans le dossier
secret.
CHAPITRE XXVIII
Les arguments psychologiques.
/. Les dénégations de Dreijfu>i.
Nature des arguments psychologiques invo-
qués par le général Roget. — Le général Jvoget a
ajouté à l'étude des mobiles d'ordre moral qui,
d'après lui , auraient pu déterminer Dreyfus à trahir,
des argumouts tout à fait uonveaux, que l'on peut
appeler psychologiques.
Le général se pique de discerner dans le con-
damné, qui n'a pas avoué son crime, les gestes, les
paroles, les silences qui confirment sa culpabilité;
il en fait autant pour ses complices supposés, sans
se mettre en garde lui-même contre le préjugé, qui
s'associe inconsciemment à la connaissance de la
condamnation.
Les preuves psychologiques tirées par le général
Roget de l'étude de Dreyfus lui-môme sont de deux
sortes : 1" son attitude à l'instruction; 'i^ son atti-
tude depuis sa condamnation.
Les dénégations de Dreyfus commentées par le
274 LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS
général Roget. — « Quand j'ai cherché à- me
faire une conviction, j'ai trouvé des preuves de la
culpabilité de Dreyfus dans les interrogatoires qu'il
a subis. Il nie tout, comme un accusé qui ne veut
fournir aucune explication et qui se refuse à la
discussion.
)) Il nie avoir eu connaissance de la concentration
des armées. On peut prouver, par les témoins
(stagiaires de son année), 'qu'il a dessiné lui-même
sur une carte, en présence de ces stagiaires, les
zones de concentration de chaque armée, et qu'il
en a discuté et critiqué le dispositif.
» Mais ce qu'il y a de plus frappant, c'est qu'il
nie. avoir connu le Projet de Manuel de tir. Il
déclare même n'avoir jamais su qu'il en existât un,
et il pouvait, sans le moindre inconvénient, avouer
que ce Manuel avait été en sa possession ; or, il est
parfaitement établi qu'il l'a eu.
» Le commandant Jeannel, de l'artillerie, qui,
était son chef au 2^ bureau, l'a déclaré à l'audience
du procès de 1894, et me l'a affirmé encore à moi,
par écrit, il n'y a pas longtemps : c'est lui-même
qui a remis le Manuel à Dreyfus.
)) Je trouve ces dénégations tout à fait extraor-
dinaires chez un innocent. »
Le récit du général Roget renferme plusieurs
inexactitudes graves. — Il y a dans ce passage une
erreur grave, que j'ai déjàeu l'occasion de signaler.
Le commandant Jeannel, d'après sa propre dépo-
sition [10 janvier), ]\\ été interrogé en 1894 qu'à
l'instruction; il ne l'a pas été à l'audience.
LE UÉNKRA.L ROGET El" DIIEYFDS ^/O
Ce n'est pas tout. Le général Roget assure que
Dreyfus a nié dans ses interrogatoires avoir eu
« oonaissance du Prq/et de Manuel de tir. Or je lis
dau^ le rapport Besson d Ormescheville :
i' Quant au Projet de Manuel de tir de Vartil-
lerie de campagne du M mars 1894, le capitaine
Dreyfus a reconnu, au cours de son premier inter-
rogatoire, s'en être entretenu à plusieurs reprises
avec un officier supérieur du 2® bureau de l'état
major de l'armée. »
Il est donc certain que Dreyfus n'a pas toujours
nié qu'il ait eu connaissance de ce Manuel, comme
l'affirme le général Roget. J'ajoute que, sans sus-
ixîcter la bonne foi du général, je voudrais voir'dans
quels termes et à la suite de quelles questions ont
été faites les réponses négatives de Dreyfus. A-t-il
nié avoir jamais connu le Projet de Manuel de tir,
ou a-t-il nié l'avoir jamais connu avant le mois
d'acril, date assignée au bordereau par le comman
dant Besson d'Ormescheville ?
Dans le second cas, il a eu tout à fait raison,
puisque le commandant Jeannel n'a pu lui prêter
le petit volume autographié qu'après la fin de
juillet.
Dan^ le premier, je regretterais que Dreyfn- «ai
menti, sans pourtant trouver que ce mensonge
[)rouve contre lui. Il y a, en effet, de la part du
jt-néral Roget une ironie un peu excessive à dire
'iue l'aveu ne pouvait avoir pour Dreyfus le nioindre
i uconvéniei)t. Il suffit, pour en juger, de voir le
-oin avec lejjuel le commandant Bes.son d'Ormes-
< heville a noté que Dreyfus avait reconnu qu'il
276 LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS
s'était entretenu plusieurs fois du Projet de Manuel
avec un officier supérieur de son bureau. Dreyfus
a été manifestement mis dans une situation telle
que tout se retournait contre lui à l'instruction ;
eût-on trouvé des papiers suspects chez lui, on l'en
eût accablé ; il n'y en avait pas : on l'accusa de les
avoir fait disparaître. Beaucoup de méfiance et de
mauvaise volonté dans les interrogatoires s'expli-
queraient à moins.
Dreyfus n'en a pas moins eu tort, s'il a nié d'une
façon absolue. Il a eu tort surtout au point de vue
de sa défense, car la déposition du commandant
Jeannel donnait la preuve qu'il n'avait pu écrire le
bordereau en avril, et elle donne aussi la preuve,
nous l'avons vu, que Dreyfus n'a pu l'envoyer en
août.
Quoi qu'il en soit, il y a quelque chose de révol-
tant à voir le général Roget accabler Dreyfus comme
un menteur systématique, au moment où lui-même
altère la vérité^ en disant que le commandant
Jeannel a témoigné à l'audience, et surtout quand
on sait, quand on voit que, si ce témoin n'a pas été
produit devant le défenseur, c'est parce que son
témoignage aurait gêné l'accusation.
Le témoignage du capitaine Junck donne leur
véritable sens aux dénégations de Dreyfus sur la
concentration. — Pour la concentration, j'aurais
besoin, avant d'apprécier les dénégations de Dreyfus,
de savoir à quoi m'en tenir sur le sens exact du
mot concentration par^ rapport aux dénégations.
Il y a, dans la concentration, un agencement gêné
LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS 'lHl
ral des transports de troupes convergeant sur tout le
territoire, vers la frontière de l'Est, et, pour con-
naître cet agencement, il suffit, a dit M. de Frey
cinet, de regarder la carte : la concentration y est
écrite dans le réseau de nos voies ferrées et dans
l'emplacement de nos troupes en temps de paix*.
Le général Roget a raconté, dans sa déposition
du 23 novembre, que, pendant le deuxième semestre
de 1893, il avait donné à faire aux stagiaires du
4« bureau, où se trouvait Dreyfus, un plan de
transport fictif. A quoi peut bien servir un exercice
de ce genre, si ce n'est à préparer les ofïlciers à
organiser un transport réel ? Il est clair qu'en appli-
quant aux données fournies par la carte des che-
mins de fer et celle delà répartition des troupes les
principes acquis par un exercice théori(jue de ce
genre, un officier d'état major intelligent peut arriver
à reconstituer lui-même le mouvement d'ensemble
do la concentration, sinon exactement dans tous ses
détails, du moins dans ses grandes ligues, qui ont
quelque chose de nécessaire. Cela, Dreyfus l'avait
fait, et la meilleure preuve qu'en le faisant, il n'avait
dérobé aucun secret pour eu mésuser, c'est le gêné
1. Discours de M. de Freycinet a la Chambre des députés
(séance du 11 mars 1899; : e Je vois qu'on parle avec une
sorte de frémissement patriotique de la trahison con-
cernant les secrets de la mobilisation. Mais ces secrets sont
peu de chose, car la mobilisation est écrite sur le territoire :
les voies ferrées, les stations, les magasins d'approvision-
nements en sont les jalons. Nous connaissons la mobilisa-
tion des pays étrangers comme ceux-ci connaissent la nôtre.
Il n'y a que certains points plus intéressants à connaître,
parce qu'on y conceotre les troupes; mais c'est peu de
chose. »
16
278 LE GÉNÉRAL EOGET ET DREYFUS
rai Roget qui la donne : un jour, devant ses cama-
rades stagiaires, il a dessiné les zones de concentra-
tion de chaque armée, et en avait signé le dispositif.
De deux choses l'une : ou il a fait ce jour-là un
exercice courant parmi les stagiaires, ou il a fait un
tour de force de sagacité; en aucun cas on ne peut
supposer qu'il ait été étaler au grand jour la preuve
d'investigations coupables. « Dreyfus, a dit le capi-
taine Junck (Déposition du 11 février), connais-
sait très bien la concentration : il était capable de la
dessiner sur une carte quelconque, comme /a ^Zm-
part de nous, d'ailleurs. »
Il n'y avait donc rien à tirer contre Dreyfus
d'une connaissance des traits généraux de la con-
centration. Lui-même n'avait aucun intérêt à nier
qu'il eût cette connaissance, en dehors delà crainte
maladroite, mais très naturelle, de voir immédiate-
ment se tourner contre lui la moindre des réponses
affirmatives.
Il ny a aucune raison de supposer que Dreyfus
ait connu les parties secrètes de la concentration.
— Mais, à côté des traits généraux de la concentra-
tion, qui sont ou connus ou faciles à déduire des
données delà carte, il y a des détails secrets: ceux,
par exemple, qui touchent aux troupes de couver-
ture, dont les emplacements à la première heure de
la guerre doivent être inconnus de l'ennemi, si l'on
veut- que ces troupes remplissent efficacement leur
rôle de protectrices de la concentration.
C'est là-dessus vraisemblablement qu'ont porté
les questions adressées à Dreyfus et ses réponses
Il: (iÊNÉRAL ROOET ET DREYFUS 279
négatives, puisqu'on ne l'interrogeait sur laconcen-
it iiion qu'à propos de la Note sur left troupes de
'■"iirerture inscrite au bordereau. Or Dreyfus a pu
nier qu'il connût ces détails, et il a pu les ignorer
on effet, tout en étant capable de dessiner au tableau
et tout en avant dessiné les zones de concentration.
La général Roget a tort de supposer que les
grands mots font reculer les raisonnements civils.
— Les officiers de l'état-major, et je dis cela pour
le général Roget comme pour les autres, ont eu le
tort de s'imaginer que les matières, au sujet
desquels ils avaient à rendre des témoignages ou
à porter des jugements, étatent de leur natuTe inac-
cessibles au commun des mortels, et qn'aucnne
critique civile ne saurait s'y attarjnaer sans té-
mérité. C'est là une idée fausse et pleine de
dangers : il va dans les choses militaires des par-
ties techniques, qui appartiennent aux seuls mili-
taires; mais il y a aassi, comme dans toute chose
où s'applique l'intelligence humaine, des parties de
raison et de sens c<mîmun, qui relèvent des procédés
ordinaires de l'observation. Un grand mot, comme
xecrets de la concentration, n'est qu'un grand mot
pour un homme habituéà considérer dos réalités, et
il nesuffitpas d'en faire un emploi orgueilleux pour
paralyser son esprit critique et le réduire au silence.
I.c L'énéral Roget n'a fait qu'assembler des mots
de ce genre; il n'a rien prouvé contre L>reyfus, en
assurant que celui-ci connaissait le secret de la con-
qu'il a menti en le niant, et
ntn- Noii iniiorf iicf.
CHAPITRE XXIX
Les arguments psychologiques.
//. La correspondance de Dreyfus,
Arguments psychologiques tirés par le général
Roget de la correspondance de Dreyfus après sa
condamnation. — « J'ai eu l'honneur de dire à la Cour,
hier, que j'avais été frappé, en lisant les interroga-
toires de Dreyfus, des dénégations qu'il avait oppo-
sées sur tous les points.
» J'ai trouvé surprenant aussi qu'il ait gardé cette
même attitude de refus de toute discussion, depuis
qu'il esta la Guyane.
» J'ai, entre les mains, un certain nombre de
lettres qu'il a adressées du lieu de déportation soit
au ministre, soit au chef d'état-major général; il y
proteste de son innocence, et ses protestations restent
toujours vagues.
)) Jamais il ne parle des motifs de l'accusation née
du bordereau. Il n'ouvre enfin jamais la porte, même
par un mot, à la discussion.
» Et cependant il connaît bien les charges pour
lesquelles il a été condamné; on a même trouvé un
LE GKNÉRA.L ROGET ET DREYFUS 281
•
double du bordereau cousu dans la doublure de soji
^ilet à l'Ile de Hé. Il y a là de sa part, il semble,
un silence voulu, parfaitement calculé. »
Les protestations d'innocence de Dreyfus n'ont
jamais été vagues. — Eu «^e servant de l'épithète
rat/ues pour caractériser les protestations de
Dreyfus, le général Roget n'a probablement pas dit
fc qu'il voulait dire ; il a aussi donné prise à une
appréciation inexacte. Les protestations dinnocence
lie Dreyfus sont tout ce qu'il y a de moins vague,
tout ce qu'il y a de plus précis : il suffit, pour s'en
convaincre', de lire celles de ses lettres qui ont été
publiées*. Il n'y a rien de moins vague qu'une
négation absolue, et c'est ce non al)solu que Dreyfus
n'a cessé, depuis quatre ans, de crier dans toute sa
l'orrcspondance.
Le général Roget a voulu dire que les protesta-
ions de Dreyfus ne sont jamais des protestations
détaillées, avec discussion à l'appui. C'est ce que
signifie, d'ailleurs, la phrase qui suit immédiate-
ment le mot vagues.
Le général Roget donne une version inexacte
de l'histoire de la pièce trouvée dans un gilet de
Dreyfus, à Saint-Martin-de-Ré. — A une faute
l'expression, quia son importance, s'ajoute un*
inexactitude grave. Ce n'est pas dans la doublure et
' Miivu, mais tout simplement dans une poche inté-
rieure de gilet et noncousu qu'on a trouvé, à Saint-
Martin-de-Ré, ce (jue le général Roget appelle,
1 . Voirnotamment les I^'Ures d'nn iniwrcnt, chez Stock.
1»;.
282 LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS
avec une précision excessive, « un double du borde-
reau ».
Le général Roget a eu, dit-il, le renseignement
par correspondance, sans autre précision. Il
me paraît difficile d'admettre que M. Picqué ait
écrit au général Roget autre chose que ce qu'il a
déclaré à la Cour, le 13 janvier.
La découverte et la saisie d'une reproduction
du bordereau dans un gilet de Dreyfus ne prouve
nullement qu'il ait la connaissance parfaite des
motifs de sa condamnation. — Une troisième ob-
servation est beaucoup plus grave, car elle porte
sur le raisonnement même du général Roget.
(( Dreyfus, dit-il, conijiaît parfaitement les motifs
de l'accusation née du bordereau.
)) C'est pour cela qu'il est étrange qu'il n'en parle
jamais. »
Il est évident que, si Dreyfus est l'auteur du bor-
dereau, il connaît parfaitement les charges qui l'ont
■fait condamner. Mais, comme le général Roget
prétend donner une preuve de- sa culpabilité, il ne
peut la fonder sur la culpabilité elle-même, et c'est
d'une autre manière qu'il a bâti son raisonnement.
Au lieu de dire : « Il est étrange que Dreyfus ne parle
jamais du crime qu'il a commis, » il dit : « Si Dreyfus
était innocent, il parlerait des charges qui l'ont fait
condamner, car il les connaît bien, et la preuve qu'il
les connaît, c'est que, avant son embarquement, on
a trouvé un double du bordereau, dans un de ses
gilets.» Ceci ne peut signifier qu'une chose, c'est que
Dreyfus a rétabli de mémoire le bordereau après sa
LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS :>8,'>
condamnation, et qae, par oonséfjnent. il doit lo
savoir encore par cœur.
A cela la réponse est facile, ."m uii.i^.tw i.n-x- .i
Dreyfus le double du bordereau, assurément il con-
naîtrait ce document aujourd'hui aussi bien qu'il le
connaissait au moment de son départ. Mais on lui
a enlevé cet aide-mémoire, et, par conséquent, s'il
est innocent, sa mémoire s'est retrouvée dans le
même état que si le double n'avait jamais existé; le
^'énéral Roget ne peut donc employer ce double
comme arj^ument.
Il demeure évident que, si Dreyfus est mnu
cent, sa mémoire ne peut connaître les charges
qui l'ont fait coiidamner de la même manière que
^'i! est coupable.
A supposer même qu'il eût appris le bordereau
par («pur, les commentaires du bordereau, qui sont,
cil rcilitc, l'essentiel, peuvent maintenant lui échap-
j)er. Systématiquement privé de tout document écrit,
qui se rapporte à son procès, n'est-ce pas le plus
simple et, partant, le plus naturel pour le condamné,
de s'enfermer dans une protestation absolue d'inno-
'■ au lieu d'aborder une discussion à armes
lies, en se sentant incapable de la poursuivre
jusqu'au bout? Si Dreyfus est innocent, rien n'a pu,
"'alité, édaircir pour lui le mystère de sa con-
iiation; comment oserait-il encore essayer de
'^e disculper tout seul, alors qu'il n'y a pas réussi
avec l'aide d'un avocat ?
Si donc, pour juger l'attitude de Dreyfus, depuis
qu'il est condamné, on part de l'hypothèse de son
:'" "•'■ •' TK" parait entre rriffitiidcff l'hvpothèsc
284 LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS
aucun désaccord qui oblige à abandonner l'hypo-
thèse.
Le général Roget laisse planer le doute sur la
nature de la pièce saisie à Saint-Martin-de-Ré,
de manière à faire naître contre Dreyfus une pré-
somption nouvelle de culpabilité. — Le général
Roget ne s'est pas contenté de raisonner à faux ; il
a presque avoué qu'il n'était pas sûr du fait sur
lequel tout son raisonnement s'appuie.
Pour que son raisonnement tienne, il faut que le
double dont il parle soit une copie du bordereau
faite au moment du procès; or, quand le président
demande au général si, d'après lui, c'est cela, ou
bien si c'est un véritable double de l'original,
datant de l'époque même de la trahison, le général
Roget ne sait que répondre. « Je ne pense pas,
dit-il, qu'il s'agisse d'un double » ; mais il ajoute
aussitôt : « Je n'en sais rien, je n'ai pas vu la
pièce. »
Notez qu'il n'a pas besoin d'avoir vu la pièce,
peur savoir si elle es* contemporaine de la trahi-
son.
Il est invraisemblable qu'un traître double la
chance qu'il a d'être pris en s'amusant à garder
chez lui la copie d'une pièce aussi compromettante
que le bordereau.
L'invraisemblance est plus forte pour Dreyfus
que pour n'importe quel autre, puisque l'accusa-
tion a admis que, sur le bordereau, il avait eu la
prudence de déguiser son écriture.
Enfin, eût-il fait et gardé chez lui ce double
LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS '^'.SO
compromettant, il est invraisemblable que cette
pitVeait échappé aux perquisitions et aux visites de
vêtements faites dans los .liv.^r-os prisons où a passé
Dreyfus.
Le général Roget avait Jonc toutes sortes d'excel-
lentes raisons pour s'en tenir à l'hypothèse d'une
> opie faite pendant ou après le procès : elle était la
>eule vraisemblable; — il en avaitbesoinpoursoute-
"nir que Dreyfus connaissait très bien les charges
établies contre lui; — il avait enfin besoin de soute-
nir que Dreyfus connaissait très bien ces charges,
pour en déduire que son silence l'accusait. Il oublie
tout cela devant une question du président, et, non
content d'avoir étayé son raisonnement sur des sou-
tiens branlants, il coupe ceux-ci par le pied.
Il est vrai que, si on laisse croire àl'existence d'un
double du bordereau contemporain de la trahison,
et précieusement serré dans une doublure de gilet
décousue puis recousue, on crée dans l'opinion
publique une présomption nouvelle de culpabilité
contre Dreyfus : volontairement ou non, c'est à
cette tentation qu'a cédé le général Roget.
Nullité des arguments psychologiques tirés de
la correspondance de Dreyfus. — Dans les trente
lignes qu'il a consacn-es à la preuve psychologique
tir^e de la correspondance du condamné, nous rele-
vons :
1" Une expression inexacte,doMtri!!''v ., t;fn,)....<t
dirigée contre Dreyfus;
2" Un récit inexact, dont l'inexactitude est dirigée
contre Drcvfu< :
'^86 LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS
3° Une appréciation inexacte, dont l'inexactitude
est dirigée contre Dreyfus ;
4^ Une réponse incertaine, dont l'incertitude est
dirigée contre Dreyfus ;
5" Une contradiction dont les deux termes sont al-
ternativement dirigés contre Dreyfus,
CHAPITRE XXX
Les arguments psychologiques.
/// La correapondance des attachés militaires.
L'argument psychologique de la « prétérition
d'innocence >. tiré de la correspondance des
attachés miUitaires. — Le général Koget n'a pas
mieux réussi pour les pi«uves psychologiques tirées
des lettres des attachés militaires, postérieures à
la condamnation de Dreyfus, qui sont coaservées
dans le dossier secret.
u Je crois devoir dire aussi à la Cour qu'il y a dans
le dossier secret, au ministère de la Guerre, un cer-
tain nombre de pièces, dans lesquelles le nom dt?
Dreyfus est écrit en toutes lettres. Ces pièces sont
contemporainos du procès ou postérieures. Elle
donnent toutes une preuve indirecte de la cul
pabilité de Dreyfas par prétérition de son inno-
U est assez singulier que des personnes
- jiguôes sur l'affaire, qui en causent d'une façon
intime, ne fassent jamais allusion à l'innocence
I sné, et à l'erreur judiciaire qui
.'t alors nue ix-llt-rtn' liiililidin'mcnl
288 LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS
ees mêmes personnes parlent de l'innocence. »
N'ayant pas le dossier secret entre les mains, au
moment où il déposait, il n'est pas surprenant que
le général Roget se soit borné à une déclaration
aussi courte et aussi générale, et je ne peux l'en
blâmer. Toutefois, dans sa brièveté même, cette
déclaration trahit les procédés de raisonnement fami-
liers au général Roget : il part d'un fait non
prouvé et plus probablement faux que vrai ; il
appelle à la rescousse une possibilité non vérifiée.
Le général Roget affirme, sans le savoir, que
les attachés militaires étaient renseignés sur
l'affaire Dreyfus en 1894. — Le fait non prouvé, c'est
que les personnes auxquelles il fait allusion
étaient renseignées sur l'affaire. Lui-même, le géné-
ral Roget, dans une autre partie de sa déposition,
commentant une note de Schwarzkoppen apportée
au ministère en octobre 1895, et qui date certaine-
ment de septembre, a été obligé de dire : « Il
peut n'avoir été question qu'assez tard du borde-
reau, attendu que le procès Dreyfus a eu lieu à
huis clos, et il peut se faire que les agents dont il
s'agit n'aient eu connaissance qu'assez tard de la
base de l'accusation. » [Voir chapitre XVI.)
Du moment que le général Roget admet que les
agents militaires étrangers n'ont pu connaître le
bordereau qu'assez tard, comment peut-il dire,
d'autre part, qu'ils étaient renseignés sur l'affaire ?
Ils n'ont connu sûrement qu'une seule chose, et
pas avant le 5 janvier, c'est que le service des ren-
seignements prétendait avoir saisi à l'ambassade
LE GKNfcRAL BOOBT ET DUEYFD8 289
la pièce, invoquée «outre Dreyfus, d'Allemagne:
ils Tout su parce que M. C'asimir Pcrier l'a
dit au comte MuTister, dan-^ leur entrevue du
5 janvier. Ktait-ce suffisant pour que, s'ils
n'avaient pas eu de relations avec Dreyfus, ils
fussent absolument surs de son innocence? 11 est
évident que non, puisque, dans ce cas, ils pouvaient
persister à croire que la pièce ne venait pas de l'am-
bassade d'Allemagne, et puisque, eu tout cas ils en
ignoraient la nature et les détails de l'accusation.
Le général Roget affirme, sans en rien savoir,
que les attachés militaires parlaient de l'inno-
cence de Dreyfus. — La ])ossibilité non vérifiée,
c'est que les attachés militaires, à l'époque où ils ne
sedisaientrien deTinnocence de Dreyfus dans leurs
leth'Cs, en aient parlé publiquement. Le général
Roget a eu la prudence de dire peut-être. S'il dit
peut-être, c'est qu'il n'en sait rien, et s'il n'en sait
rien, il n'a pas le droit de s'en servir comme d'un
argument.
Lettres des attachés militaires citées par le capi-
taine Cuignet. — i<* Lettre où il est question de
M. Gaillard. — Le dos.sieren mains, lecapitaine Cui-
gnet a complété sur ce point la déclaration dugéné-
ral Roget. lia donné le te.xte de plusieurs des lettres
contenues au dossier secret et où « l'on a cru voir,
dit-il, un aveu [hic] de culpabilité, par prétérition
d'innocence ».
La première est une lettre adressée à Schwarz-
I oppen par un ami.
17
290 LE GÉNÉRAL ROGET ET DREXFUS
Faisant allasion à une rèponse faiie p&r le colo-
nel Gaillard, chef du 2** bureau, à une demande de
renseignements, l'anii écrit le 18 novembre 1894 :
« — En ce qui concerne la réponse de M. dail-
lard, cesi un modèle ; mais je ne m'étonne pas au-
trement, car c'est une manifestation de ce vieux
levain de haine, qui existe toujours et qui n'nfmt que
croître avec les années. Ou bien Dreyfus joue-i-il
un rôle en cette affaire f »
» A propos de cette dernière phrase, on s'est
demandé si, dans le cas où Dreyfus serait innocent,
l'ami de Schwar/koppen ne profiterait pas de
notre erreur pour nous tourner en ridicule; étant
donné le ton général de persiflage de sa lettre à notre
é^ard. On a cru y voir un aveu d<e culpabilité jrnr
prétérition d'inno<'ence. »
Le capitaine Cuignet ne se l>orne pas, dans ce
passage, à reproduire la formule à la fois neuve et
élégante du général Itoget; il montre par quel pro-
cédé elle a été obtenue.
Par quel raisonnement le capitaine Cuignet
établit-il, d'après cette lettre, la prétéritioxi d'in-
nocence ? — C'est un raisonnement assez compli-
qué que voici mis en forme :
Quelqu'un qui peut savoir si Dreyfus est inno-
cent, se moque de nous, dans une lettre à Schwarz-
koppen ;
S'il sait vraiment que Dreyfus est innocent, il ne
peut pas -trouver de meilleur sujet de moquerie;
Donc, s'il sait Dreyfus innocent, il doit nous railler
à ce sujet;
LE GKXl.KAI. I«k;KT Kl" DREYFUS 201
Donc, s'il ne rnill»^ |)m-. . V>f <fn<» Drej'fus n'est
pas innocent.
Il y a deux fauto dan> ro raisonnement :
La première, en remontant de la conclusion aux
prémisses, c'est que, si réduites qu'on les suppose,
il reste encore de^ rhanf*'-^ pour que l'ami ne trouve
p.'i> matière à raillerie dan> Tinuoeenoede Dreyfus,
oa qu'il n'ait pas, ce jour-là, envie de rire à ce sujet.
La se^xvnde. c'est que. en supposant Dreyfus
inno<ent, il n'est j>:is du tout cvident que, à la date
ilu 14 novembre, Scliwarzkoppen ni son ami en
soient informés : ils peuvent répondre de son inno-
vcnce pour ee qui r^arde l'Allemagne, mais ils
ignorent s'il n'a pas trahi an profit de quelque autrt^
puissance. Donc il n'y a pas là pour eux matière à
raillerie. Le raisonnement ne tient pas.
Kn outre, on n'a pas pensé à faire subir à la lettre
une contre-épreuve. La voici :
QueNju'un qui doit savoir si Dreyfus est cou
pable, écrit à Sch>^ arzkoppen,
.S'il sait Dreyfus coupable, fn^ut-il > < i»^Hii«*i <]Ui
le colonel Gaillard tienne la dragf'C haute ;i Schwarz
koppen?
Or, il ne s'en étonne pas,»-her(heunc autre expli
<atjon, et ne fait intervenir Dreyfus que sur un ton
dubitatif.
Don»' il ncsMÎf [)n-^ «|ti'' r>'-«'^ f-î- *•-• .«.npiiilf
La prétérition d'innocence est aussi prétérition
de culpabilité. — Je me {«rnicts de trouver ce rai-
'Minementplus solideqnel'autre, et, par conséquent,
de tirer de Ja lettre une conelusiou opposée à celle
292 LE GÉNÉRAL KOGKT ET DREYFUS
qu'en ont tirée le général Roget et le capitaine Cui-
gnet. Il y a pour eux prétérition d'innocence; pour
moi prétérition de culpabilité.
Reprenant mot pour mot la phrase du général
Roget, je dis : « Il est assez singulier que des per-
sonnes renseignées sur l'affaire, puisque Dreyfus a
trahi au profit de l'Allemagne, qui en causent d'une
façon intime, ne fassent jamais allusion à la .culpa-
bilité sûre du condamné, alors que les mêmes per-
sonnes ne peuvent avoir aucun doute à cet égard. »
3<5 La lettre du 17 janvier 1895. — Elle donne,
elle aussi, la prétérition de culpabilité, tout autant
que la prétérition d'innocence. — La lettre adres-
sée à Schwar/koppen par un de ses amis, le 18 no-
vembre 1894, n'est pas le seul document présenté à
la Cour par le capitaine Cuignet, auquel il applique
la formule du général Roget : prétérition d'inno-
cence. Il y en a trois autres.
D'abord une lettre écrite à Schwarzkoppen
par un fonctionnaire allemand, le 17 janvier 1895,
oîi, après une allusion à la démission de M. Casi-
mir Perier, on trouve ceci :
« Pour ce qui concerne Dreyfus on est tranquil-
lisé, et l'on finit tout de même par trouver que j'ai
bien agi. Ce qui, dernièrement, a tout d'un coup pu
mettre N... en colère à propos de cette question, nul
ne le sait ici, pas même L... C'est probablement un
nigaud qui aura jasé. A part cela N... est gai et bien
portant; mais il veut tout faire par lui-même, et sa
visite à V... a causé un grand émoi. »
On sait, par d'autres pièces du dossier secret, que
LK <iftNÉRAL HOGET ET DREYFUS J >: ;
le Laijitaiiic L'uignct a indiquées à la Cour, (jue
l'auteur de cette lettre s'occupait personnellemeut
des affaires d'espionnage, et môme que, dans un cas
analogue à celui de l'affaire Dreyfus, un prédéces-
seur de Schwarzkoppen avait deuiaudé ses instruc
tions à ce fonctionnaire avant de négocier.
Là-dessus, M. Cuignet suppose que Schwarzkop-
pen n'a pas pris les instructions de ce fonctionnaire
pour négocier avec Dreyfus, que les relations entre
Schwar/koppenavec Dreyfus n'ontétéconnusde N. . .
(jue postérieurement à l'arrestation de Dreyfus et
par l'indiscrétion de ce nigaud dont parle le fonc-
tionnaire. C'est avoir de bons yeux que de voir tout
cela, mais c'est en outre raisonner uniquement dans
l'hypothèse de la culpabilité. En présence d'un
texte comme celui-là, si l'on tient absolument à en
tirer quelque chose, il faut, je l'ai déjà dit, faire
l'épreuve et la contre-épreuve, et raisonner aussi
dans l'hypothèse de 1 innocence.
Supposé Dreyfus innocent, (ju'est-ce qui rend
invraisemblable la colère de N...? Il suffit, pour eu
juger, de se rappeler la sommation adressée par le
comte Munster à M. Casimir- Perier, et précisément
appuyée sur la négation de tout rapport entre l)n'\
fus et l'ambassade d'Allemagne.
Il suffit aussi de se souvenir de tout ce qu'ont dit
les ministres français an sujet des aveux que Drey-
fus aurait faits à Lebrun Uenaud, et qui, d'après ce
• lernier, mettait rAllcmague en cause.
Venant d'Allemagne et appliquée à Lebrun
Kenaud, cette épithète de nigaud ne serait pas pour
surprendre. Kn tout cas, le procès Dreyfus avait créé
17.
294 LE GÉNÉRAL ROGET ET DREYFUS
eatre la France et l'Allemagne une situation déli-
cate, que pouvait envenimer le moindre propos
maladroit, le moindre racontar intempestif ; et, si
l'on peut concevoir cette situation délicate avec la
culpabilité, on peut tout aussi bien, et même à
plus forte raison, la concevoir, avec Tinnocence de
Dreyfus, parce qu'alors le dissentiment sur les
questions de forme s'aggrave d'un dissentiment sur
le fond.
Avec la meilleure volonté du monde, il est diffi-
cile de ne pas voir, dans la lettre du 17 janvier 1895
comme dans celle du 18 novembre 1894, prétérition
de culpabilité, au moins autant que prétérition
d'innocence.
3»Leniementodenovembrel895. — Ilesttouten
faveur de l'innocence de Dreyfus. — Le troisième
document est une note mémento non datée, de la
main de Schwarzkoppen, venue au bureau des
renseignements en octobre ou novembre 1895.
Il y aurait beaucoup à dire sur la façon dont le
capitaine Cuignet essaye de restituer la date de
cette pièce, où se trouve le nom de Dreyfus, sans
aucune autre indication qui s'y rapporte directe-
ment. Mais ses conclusions seules importent au
sujet.
« Il me semble, dit-il, que Schwarzkoppen cher-
chait d'où a pu venir l'indiscrétion qui a permis de
condamner Dreyfus... et, si cette version est vraie,
que cette recherche de Schwarzkoppen serait un
aveu de la culpabilité de Dreyfus. »
l'îi encore une eontre-épreuve est indispensable,
LE 6ÉXÉRAL R<KîtT ET I>RÈYFt;8 295
pourvoir si cette version a beaucoup plus de chances
d'être vraie que la version opposée.
Supposé Dreyfus innocent, comme il a été con-
damné sur une pièce venue de l'ambassade d'Aile
in;if;ue, d'après le dire officiel du gouvernement
frant;ais, la redierche de Sch\>:irzkoppen est-elle
moins explicable que si Dreyfus était réellement
coupable?
Dans ce dernier cas, Schwarzkoppen, sachant à
quoi s'en tenir sur le fond des choses, n'a à éclaircir
qu'un seul mystère :
Comment le gouvernement français a t-il pu
découvrir la vérité?
Dans l'autre cas, il a ;i ci-iaucir «içux myslcres :
1'* Comment le bureau de< renseignements a-t-il
pu se procurer la piè<^e?
2**Commentcettepièceat elle pli i.mr < uiiJamner
un officier avec lequel il n'y avait aucune relation?
En vérité, la contre épreuve tourne mathématique
ment en faveur de l'innocence de Dreyfus; car les
recherches de Schwarzkop|)eii s'expliquent deux
fois mieux par l'innocence «lue par la culpabilité.
4 ' Les rapports de Panizzardi à son chef hiérar
chique. — Lequatrième et le cin<juième documents
sont deux rapports adressés par Panizzardi à son
chef hiérarchique, et oùilparl<*derarrestationetdela
condamnation de Dreyfus. Tout le comment<'iire du
capitaine Cuignet devient sans intérêt dès qu'on
coonait le texte du rapport du 1*' novembre qui ne
peut laisser aucun doute sur la sincérité de Paniz-
/.irdi ;ï IV'i^';iril ilt- ^oii l'oiiv cnit'iiiciM.
296 LE (;kn:;ral roget et dreyfus
Ce rapport, il est vrai, était formellement négatif
en ce qui concernait Scliwarzkoppen et Dreyfus,
tandis que les rapports postérieurs à la condamna-
tion ne sont que dubitatifs. Qu'est-ce que cela
prouve, sinon que, malgré leur intimité, Pani/-
zardi, ne pouvant croire à une erreur du conseil de
guerre, se hasardait, en parlant à ses chefs, à dou-
ter de la sincérité de Schwarzkoppen? Qu'il soit
perplexe entre la déclaration de son ami et la déci-
sion du conseil de gueri-e, est-ce là ce qu'on peut
prendre pour un aveu de la culpabilité de Dreyfus?
Nullité des arguments psychologiques tirés
de la correspondance des attachés militaires. —
En résumé, de ce côté-ci comme de l'autre, les
preuves psychologiques du général Roget et du
capitaine Cuignet sont établies avec la plus grande
légèreté; ni l'un ni l'autre de ces messieurs n'a
songé à les soumettre à une contre épreuve, et il se
trouve précisément que, lorsqu'elles y sont sou-
mises, elles penchent dans le sens de l'innocence.
Pour en finir avec le général Roget, je retiendrai
de ce chef contre lui :
lo Qu'il a avancé, sur les attachés militaires, des
choses qu'il ignorait;
2° Qu'il en a avancé une en contradiction avec ce
qu'il a dit, sur le même sujet, dans une autre partie
de sa déposition;
3" Qu'il n'a pas songé un seul instant à l'expé-
rience indispensable de la contre-épreuve, ou qu'il
n'a pas voulu la faire, de peur qu'elle ne tournât en
faveur de Dreyfus
LE «iÉNÊRAL ROfiET ET DREYFUS 297
Résumé final.
Kxtrait du rapport du commandant Ravary.
{I^s ourlantes sont en italiques.)
En rc-uiuc, <|tif n-stc-i-il de cette triste affaire si
savamment maehiiiée? Une impression pénible qui
aura un écho douloureux dans tous les cœurs vrai-
ment franf.ais. Des acteurs mis en scène, les uns
ont marché à découvert, les autres sont restés dans
la coulisse; mais tous les moyens employés avaient
le même but : empêcher la revision d'un jugement
illégalement et injustement rendu.
Pour conclure, nous dirons que, si les accusa-
tions contre Dreyfus ont été portées avec une abon-
dance et une mise en scène susceptibles d'émouvoir
l'opinion publique et de la troubler, en réalité, il
n'a été établi aucune preuve probante, juridique, de
sa culpabilité, et l'instruction laborieuse à laquelle
il a été procédé n'a pu recueillir des charges suffi-
santes pour étayer la prévention de hante trrihison
maintenue contre le condamm .
TABLE DES MATIÈRES
Pages.
ATANT-rK'iCd^ . l
l'KEMIKRE PARTIK
La dép*KUioB Ro^et et l'idée 4e reviHion. . . .
CnAPiTRt: l. — Le général Roget est devenu
reTisioBniste au procès
Zola 3
— II. — La reviaii;!! personnelle, faite
par le géuérai Roget, a détruit
l'acte d'at'cutiatioD, drossé en
\^M par le commandant
l'.fSKon d'<»rme8(>heville, et
rendu la revision nécessaire.. l»
— III. — Pour toutes les charges qui ne
résultant pas du bordereau,
les accusations du général
lloget ne coïncident exacte-
ment, ni avec celles du dos-
Kier setTet de I^IM, ni avec
celles de M. Cavaij^nac et du
capitaine Cvignet, en 1898 et
\^'/.': d'où nécessité de con-
ir..l.-r 22
30() TABLE DES MATIÈRES
Pages.
DEUXIÈME PARTIE
Avant le bordereau 32
Chapitre IV. — Tableau chronologique des pré-
somptions concordantes rele-
vées contre Dreyfus par le gé-
néral Roget, pour les faits
de trahison antérieurs au
bordereau 32
— Y. — Prises dans leur ensemble, les
présomptions réunies par le
général Roget ne concordent
pas nécessairement contre
. Dreyfus, et se partagent même
en deux groupes discordants. 39
— VI. — Huitième présomption. La
dépêche de Berlin et le brouil-
lon-mémento de Schwarzkop-
pen (décembre 1893-janvier
1894) 47
— VII. — Première présomption. Le
secret du chargement des
obus à la mélinite (1890) 63
— VIII. — Deuxième présomption. Le
secret de Tobus Robin et le
shrapnell allemand de 1891 . . 69
* — IX. — Troisième présomption. Le
cours de l'école de Guerre sur
l'organisation défensive des
Etats (1892) 78
— X. — Quatrième présomption. Les
plans directeurs des forteres-
ses (1893) 83
— XI. — Cinquième présomption. Les
batteries de 120 de la IX« ar-
mée (1893) 86
— XII. — . Sixième présomption. L'or-
ganisation militaire des che-
mins de fer français (fin 1893). 96
TAhLB DES MATIÈKE8 !'>!
Page».
Chxhtke XI II. — Septième présomption. Let-
tre de ranizzanli à Schwarz- .
koppeii, où est nommé le
colonel Davigiion (Jaiivi«'r
ISÎMi ■
— XIV. — Neuvième présomption. '
rutunlle de D... {16 nvril IM'.Mi i.i
TKOISIKMK PARTIK
l,e borderraii. — tkxtk i»t HOKiiKKKAf 1m
Ch.kI'ITkk XV. — La méthode du général Ro-
get l:^'^
— XM. — La démonstration de l'au-
thenticité 14M
— X V 11. — La démonstration de la date. l.V.i
— XVIII. — Les observations sur l'écri-
ture U'>>^
— XIX. — Le système des trois en-
ceintes. /. hi première en-
reinie (officier d'état-ma-
jor|. lAlLestennestechiiiques
d'état-major : formations,
notes 17''
_ XX. — Le système des trois encein-
tes. — //. />' lire mil' re en-
ceiitt». (Ut Les travaux de
Tétat-major «mi IWM 189
— XXL — Le système des trois encein-
tes. — ///. Lt' itev.iiciiie
enreinte (officier d'artille-
rie) iJOti
— XXIL — Le système des trois en-
ceintes. — /r. /^' troisii-nie
enrvinic (Stagiaire) 2;;0
_ \X III. — Le système des trois en-
ceintes. — I'. L^ réduit cen-
ii-iii (Dreyfusi i'Àij
IS
30^ TABLE DES MATIÈRES
Pages.
Chapitre X?^IV. — Le contrôle effectif. — /. Je
vais partir en manœuvres . . 237
— XXV. — I^B cq})tr^le effectif . —II. Le
Projet dp Manuel rfe lir 245
QUATRIÈME PARTIE
Les argument** moraux et psychologiques 256
Chapitre XXVI. — l4e9l ar^^ui^^^f g moraux. —
/. Le ressentiment et l'ambi-
tian .....,..■:. ..■_: :• ?p*^
— XXVII. — Les arguments moraux. —
fl. Les fempies et le jeu .... 2Q8
— XXVUl. — t,ns, ^ygUBjents psychologi-
qu^$. — /. Les ^éi}égations
(h fir(îypts 273
— ^^l^, — h^.s aïgiiments pi^ychologi-
ç^ues. — If. Là çpvrespon-
dance de Dreyfus 280
— -\^X. — Les ^rgumQîits Bgyçhologi-
ques. — ///. La correspon-
dçince des attachas militaires. 287 '
Sqgflljjf — ïp^p.jî. Çharafre.
o-^-t
'AS étapes d'un Intel
1 .VI 1. M \Ki N. ùreyius i — lu l'ort volun»c
3 50
■ hazy? I II fort volumo inl8 3 50
.M PIcquart? Un fort volume ii ")<»
,. , : . w. ;n Renault? Un volume in-18.. "lO
iieulenant-cclonel du Paty de Clam 7 Un voiuiix"
■ 3 50
^"^-'-"olonel Henry? Un volume iu-18 ■< ^''>
ire de l'Affaire Dreyfus. Un vol. in-18 .
— l»riS<!KK DK I,"AHAII<K DkEYKUS. (U
..«;;>». Coupable ou non. Une l)nH-hui'e in-8
\, niombi-p do l'institut. — L'Akfaihk Dri;
rropos d'un Solitaire. Une brochure in-lJS • •>"
1- AïKi: Dkkyh s. Avant le Procès. Une brochure
» 50
1\ — La Revision du Procès Dreyfus. Faits et
Miridiquprs. Umo brofliure in-18. 2 •
i.K Tkaitkk. — Dreyfus et Esterhazy. U
des sceaux, ministre il»' la .luslice. Ui
is de Basile. Un volume in-18 2 >
I.IM: - Billets de la Province. Un volume
- Comment on condamne un inno-
ii-ation contre le capitaine Dreyfus. Uin-
t Tm I
.. „ _. ,^:'is. 1 II'- .'l'f.'iii- imlici.iiic. (HTMixièrae mé-
avec dc^ M- Crépieus-
. ^iw^t, ! , iaud. E. de
ay-L;i\h, Th. Guniu, J. H. Schooling,
) Un volume in-8 , 3 5(»
fr-,i..,„ n«o •«•■.«•, '•.- erreur judiciaire. Pr<'-
iii-18;
. ; rhazy et Schwarzkoi;
ilKLIKR. — .Vkkairb Drkyfi
on en marcne. Une brochure in-18
!\. — Le bordereau est d'Esterhazy. Une bi'
Exposé impartial de l'Affaire Dreyfus.
,ii-|S.... 1 .
Essai sur i.i 't^ militaire à propos
Dreyfus. Un* :ii-."<....
ll.Ml. — Esterliai^ ^^vnire lul-môm- '
, .0
1 Drevfiis. Uii« plafjuetto in-16 '"
luette in-8
Ohél les Jeunes I l'rc'faee pa
■ l'ttO Ul-H
s anarchistes et l'affaire Drey-
itéchisme dreyfusard. Uue bf
^ et ses rc
lit à ra;
FRED. CONYBEARE. — Thk Dreyfus cash. Un volume
(en langue angiai.se) iu-18 cartonné de 318 pages onxe
de 15 gravures
GEORGES BARLOW. — A History of the Dreyfus Case.
TJn volume (en langue anglaLse; in-8 cartonné de 480 pa-
ges. Prix i lî
L'AFFAIRE DREYFUS. — Les faits et les preuves. Une
brochure in-8
HENRI VARENNES et L. HENRI -MAY. — L'affaire
Drkyfus-Esterhazy. Les étapes de la Vérité. Une pla-
quette in-12
Album comparatif des écritures d'Esterhazy Alhum grand
oblong (.")0X -8) de 21 pages, contenant 4t jilanches de
comparaison 1£
La clé de l'affaire Dreyfus Reproduction du bordereau,
de l'écriture du commandant Esterliazy et de l'écriture
du capitaine Dreyfus avec olî.servations graphologirjues.
Un placard
Affaire Esterhazy. Rei)roduction du l)ordereau et do l'écri-
ture du commandant. \Jn [dacanl , » 25
Fac-similé du diagramme de M. Bertillon Un placard » 2~>
Histoire d'un innocent. Petite image d'Epinal. 16 dessins
avec texte
URBAIN (^OliiÉR. — * L'Armée de Condé." MëmokiÀi/dk i. a
Trahiso.v pour éclairkr u'Annuairk de 1,'armék soi s
i,A TROISIÈME RÉPUBLIQUE. Uue brochufe in-18 :
— L'Armée nouvelle. Le haut commandement. La loi de
LS8y condamnée. Le service d'un an. L'examen de Saint
Cyr. L'attaire AUaire Lois .sur l'espionnage. Pour la
paix. Une brochure in-18 1
A. BERGOUGNAX. — Les Erreurs nu conseil de guerre.
L'Affaire Fabus et l'Affaire El-Chourffi. Une bnjchu-c
in-18 1 >•
ED. HEMEL et HENRI VARENNES. — Le Dossier du
lieutenant Fabry. Pages d'histoire judiciaire. Une bro-
chure in-18
JOSEPH RE1N.\CH. — Le Curé de Fréjus ou les preuves
morales. Une i)laquette in-18
— A l'Ile du Diable. Une plaquette in-18 » 2b
— Les Enseignements de l'histoire. Une brochure in-lC) . . . » 25
— La Voix de l'Ile. Une brochure in 18 » 25
— Une Conscience. Le lieutenant-coloneu Picquart. Une
brochure in-18 » 50
RAOUL ALLIER. — Une Erreur .iudiciaire au dix-Hi i-
TiÈME SIÈCLE. Voltaire et CalDS. Une jolie brochure in-18. « 50
ALFRED MEYER — Le Ballon en 1766. Lally-Tollendal
et son procès de trahison. Une brochure in-18 1 »
JULES CORDIER. — Pour la paix, par la Vérité, par la
justice. Une plaquette iii-8
BERNARD LAZARE. — Antisémitisme et Révolution. Ln<'
brochure in-18
— L'Antisémitisme. Ses causes, son histoire. Un fort vo-
lume in-18
— Contre l'Antisémitisme. Hûstoire d'une polémique avei;
M. Drumont. Une brochure in-18 •.
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Marie, Paul
Le gênerai Roget et
Dreyfus