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Full text of "Le général Roget et Dreyfus; étude critique sur la déposition du général Roget devant la Cour de cassation (21, 22, 23, 24 novembre 1898, 28 janvier et 3 février 1899]"

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PAUL     MARIL 


GÉNÉRAL  ROGËT 

DREYFUS 

ÉTUDE  CIUTIOUK 

)ÉPOSITION    DU    GÉNÉRAL    HOGET 
DEVANT   LA    COLB    UK    CASSATION 

(  J 1 .  :!i.  -16, 24  novembre  1898, 28  janvier  et  3  février  1  m\}) 

MAITRF.   JACfjrrF.S 

Jo  \o  croy...  sur  ce  que  je  le  croy. 

I.E   COMMISSAIRE 

MhI8   il  est  nécesMlrc   de   dire   les 
indices  qu*  vous  avez. 

Moi.iknE.  L'Avare (KaieV,  Scène 2). 


•.  10.  11.  fiALERIK  l)t    THKATRE-PRAN< 

1  «  'J  'J 


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I* -V.  MTOClà,  Libraire-Edlieur 

!..    h.V     II,    GAI.KKIE    DU    1  MÉATR E-KR ANÇAIS .     PA' 


PUBLICATIONS  SUR  L'AFFAIRE  DREYFUS 

a  la  Cour  de  < 

Il  e.rlf'i>sii.  l'i. 


l  iiocuiueul>  4UUt'Xt'».  beux  \ 

IX 

1  >   1  iiMi  M  E.W.  —    L'Iniquité,   l'ii    fort  vonmi.' 

iTix 3  ôO 

VIS  la  Réparation,  lii  Tort  voU  iu-lK.  Prix î  -'-o 

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l'IilLirri,  I»riiul.S.  —  Les  machinations  contre  le  colon 

Picquart.  liie  brochure  iii-lS 

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.MKN(  K\i  .  Un  volume  in-l.*< 

IN    nFMClER    DARTILLKUIK.   —    Le    bordereau    esi- 
d'un  artilleur?  Lk.s  kkkkiks  m:  gknékai.  dk   rhi.i.iKi 

11..-  l,:ncliiiic  m- 18  avec  jijravure.s 

—   Les  Preuves.  U'n  volume   '\n-\ 


—    Drumont   et    Dreyfus. 

!r  ISiM  à  l,S<i."..  Une  bro. 
t 'opinion  publique  et   irtiio.,^   i,.  cj.uo. 

I  NUS).  —  AHaire   i)reyfus.  Les  Faus- 

1'-  bioohure  in-ls 

ustice  par  la  Vérité.  Un  volume  in 
—  Lettre  à  M.  Godefroy  Cavaignac.  i. 
i<'.  A  propo.*:  de  TalTairc  Dreyfus,  l'ne  b 

'1  j  i  ANT.    —    Dites-nous     vos     raisons. 

\\    M   ■':;riii  ^  propos  de  l'aibiirc  Dreyfus.  1 


I)  DREVi  Lettres  d'un  Inn 


^-yfufi  inlii 


LE 


GÉNÉRAL  ROGET 

ET 

DREYFUS 


SCEAUX      -   IMHKIMEKIE    K.    CHARAIKE 


PAUL     MARIE 


LE 


GÉNÉRAL  ROGET 

ET 

DREYFUS 

ÉTUDE  CRITIQUE 

SUR  LA  DÉPOSITION  DU  GÉNÉRAL  ROGET 

DEVANT   LA    COUR    UE    CASSATION 

(21 .  ii.  ^3, 24  novembre  1898.  28  janvier  el  3  février  i 899) 

MAITHK   JACQUES 

Je  le  croy...  sur  ce  que  Je  le  crojr. 

I.K    COMMISSAIRE 

MuIm    il    est   nér^ssatrc    de    dire    Ic^ 
indices  que  vous  avez- 

MoLi^HK.  L'A  rare  (Acte  V,  Scène  2). 


FAKIS 
P. -V.     STOCK,     ÉDITEUR 

X    ■•     l<>     M     <;«i  KHIK  m    THKATRK-KKANr.AIS 

1899 


■I  o 


M36 


AVANT-PROPOS 


J'aurais  roulu  pouvoir  commenter  dans  son 
entier  la  déposition  du  général  Bogei,  où  se  sont 
concentrés,  pendant  l'enquête  de  la  Chambre  cri 
minelle,  toutes  les  opinions,  tous  les  jugements, 
toutes  les  raisons,  toutes  les  prccentions  et  toutes 
les  passions  des  autorités  milit"'-"^-  '■!"'  •r,,,irn(.iioi,i 
pas  l'innocence  de  Dreyfus. 

Le  temps  ne  me  Va  pas  permis,  :  je  suis  aile  ai' 
plus  pressé,  en  isolant  du  reste  de  la  déposition 
l'acte  d'accusation  nouveau  dressé  par  le  généra 
Roget  contre  Dreyfus.  Les  adversaires  de  la  révi- 
sion Vont  trouvé  décisif;  quelques  esprits  hésitants 
en  ont  reçu  une  impression  très  forte:  même  des 
partisans  convaincus  de  Vinnocen6e  de  Dreyfus 
ont  jugé  que  la  thèse  de  sa  culpabilité  n'émit  imitais 
été  présentée  d'une  manière  plus  habn 

J'oppose  à  toutes  ces  appréciations  u/cc  tiade 
critique  minutieuse,  sur  laquelle  Je  laisse  à  mes 
lecteurs  le  soin  de  se  prononcer. 

J'ai  pris  la  liberté  de  remplacer,  où  je  les  ai  ren- 
contrées dans  les  dépositions,  les  initiales  A  et  li, 
par  les  noms   de    Schwarzkoppen   et  de    Paniz 

1 


•2  AVANT-PKOlo- 

sardi  ;  len  afijecM6«tons  et  les  démonstrations  y 
gar/neni  en  clarté,  et,  depuis  (/ne  le  nom  de  Paniz- 
zardi  a  été  prononcé  à  la  tribune  par  le  ministre 
des  Affaires  étrangères  en  personne,  Je  ne  penxe 
pas  (ju'il  y  ait  aucune  raison  de  persister  dans  une 
espèce  de  prudence  diplomatique,  que  la  gran- 
deur de  la  cause  fait  paraître  bien  mesquine. 


LE  GÉNÉRAL  ROGET 

ET  DREYFUS 


PREMIÈRE  PARTIE 

LA  DÉPOSITION  ROGET  ET  L'IDÉE 
DE   REVISION 


CHAPITRE  PREMIER 

Le  général  Roget  est  devenu  révision- 
niste au  procès  Zola. 

L'enquête  du  général  Roget  a  été  une  enquête 
personnelle.  —  Une  enquête  par  ordre  aurait  pu 
paraître  suspecte.  En  commençant  sa  déposition 
(21  novembre),  le  général  Roget  a  tenu  à  déclarer 
que  personne  n'avait  ordonné  la  sienne  :  «  J'ai 
assisté  aux  audiences  du  procès  Zola,  et,  quand  il  a 
été  fini,  j'ai  fait  une  enquête  personnelle  pour 
éclairer  ma  propre  conscience  et  pour  tirer  au  clair 
diifldiu'-  nojufs  f|ni  m'avaient  paru  oI>'^''M!'v    » 


■l  LE  GÉNÉRAL  ROGBT  ET  DREYFUS 

J'accepte  cette  déclaration  telle  quelle,  et  je  cons 
tate  qu'après  le  conseil  de  guerre  Esterhazy  et  \v 
procès  Zola,  l'affaire  Dreyfus  ne  paraissait  plus 
assez  claire  au  général  Roget,  pour  qu'il  acceptât 
les  yeux  fermés  le  jugement  de  18iM.  Cet  état  d'es- 
prit du  générai  Roget,  à  la  fin  de  février  1H;»8,  était 
précisément  le  même  que  celui  des  hommes  de 
Ijonue  foi,  qui,  frappés  au  même  moment,  ou  dt^jà 
quehjues  mois  plus  tôt,  des  mêmes  obscurités  (|Ut' 
lui,  réclamaient  la  revision  du  procès  Dreyfus. 

11  est  d'autant  plus  remarquable  de  \oir  le  g^mv 
rai  Roget  se  joindre  alors  au  parti  révisionniste, 
que,  pendant  le  procès  Zola,  tous  les  efforts  réunis 
del'état-major,  du  ministère  public,  de  la  cour  et  du 
gouvernement,  avaient,  au  contraire,  eu  pour  objet 
principal  d'empêcher  la  revision. 

De  son  propre  aveu ,  la  conscience  du  général 
Roget  était  intéressée  à  la  revision.  —  Une  autre 
raison  rend  beaucoup  plus  remarquable  encore  cet 
état  d'esprit  du  général  Roget,  à  la  fin  de  février 
1898,  et  il  semble  que  lui  même  y  ait  fait  allu 
sion,  en  disant  à  la  Cour  de  Cassation  qu'il  s';i iri- 
sait pour  lui  ((  d'éclairer  sa  propre  conscience 

En  effet,  bien  que  le  général  Roget  ait  pu  dire, 
sans  altérer  la  vérité,  qu'il  n'avait  été  mêlé  en  rien 
à  l'affaire  Dreyfus,  attendu  qu'il  avait  quitté  !• 
ministère  avant  la  découverte  du  bordereau, et  que. 
pendant  l'instruction  et  le  procès,  il  commandait 
un  régiment  en  province,  il  n'en  est  pas  moin- 
vraiqu'ilavaitcontribuék  créer  contre  Dreyfus,  «lans 

l',.,i.i-if  il.>  fim.1<iilc<-lin>  (le  s;, 'S  cbi'f^     di'-   -,'1)  ti  Illrll  l- 


I.F.  GflHÈRKl.  ROGET   ET  DREYFUS  ô 

qui,  juïitifiés  ou  non,  ont  dirigé  de    son  côté   les 

L'antipathie  du  général  Roget  contre  Dreyfus 
date  de  1893.  —  En  1891,  devant  le  commandant 
d'(.)rmescheville,  le  colonel  Fabre,  chef  du  1«  bu- 
reau de  l'état-major,  a  déposé,  qu'ayant  à  noter 
Dreyfus  pour  le  deuxième  semestre  de  1893, 
il  l'avait  fait  d'après  les  renseignements  fournis  sur 
-11  compte  par  le  commandant  Bertinetielieutenant- 
colonel  Roget.  Or  voici  la  note  :  «  Officier  incom- 
plet. Très  intelligent  et  très  bien  doué,  mais 
prétentieux  et  ne  remplissant  pas,  au  point  de  eue 
du  caractère,  de  la  conscience  et  de  la  manière  de 
servir,  les  conditions  nécessaires  pour  être  employé 
il  r état-major  de  l^ armée* .  »  Ainsi,  en  1893,  le 
lieutenant-colonel  Roget  avait  une  antipathie  mar- 
quée contre  le  caractère  de  Dreyfus,  tout  en  recon- 
naissant sa  grande  intelligence,  et  cette  antipathie, 
exprimée  par  la  note  du  c<jlonel  Fabre,  est  d'autant 
plus  importante  à  noter,  que  les  notes  données  à 
Dreyfus,  pour  le  semestre  précédent  et  pour  le  sui- 
vant, par  les  chefs  du  l^""  ef  du  2"  burerm.  <;()nt 
élogieuses  sans  restriction. 

L  idée  de  soupçonner  Dreyfus  (à  roccasion  du 
bordereau)  a  été  inspirée  au  colonel  Fabre  par  le 
souvenir  de  l'antipathie  du  général  Roget  contre 
lui.  — '<  Le  géuéralRenouardjdit  le  colonel  Fabre  à 
M.  d'Ormescheville,  me  prescrivit  d'examiner  cette 

/.  Revixion  du  procès  Dreyfus  i)  la  Cour  de  Cassation, 
d'i,  ^8,  20  octobre  1898,  pp.  51-53. 


()  I.i:   GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFLw 

pièce  (le  bordereau),  afin  de  voir  si  l'écriture  ne  se 
rapportait  pas  à  celle  d'un  officier  sous  mes  ordres. 
A  la  suite  de  cet  examen,  je  rendis  compte  qu'elle 
ne  se  rapportait  certainement  pas  à  l'écriture 
d'aucun  des  officiers  faisant  actuellement  partie 
du  4^  bureau.  Mais,  deux  jours  après,  le  général 
Kenouard  me  fit  remettre  par  le  général  Gonse 
une  photograpbie  de  la  pièco  originale.  Quelques 
jours  après  encore,  en  causant  de  cette  affaire  avec 
le  lieutenant  colonel  d'Aboville,  sous-chef  du  4« 
bureau,  l'idée  me  vint  de  comparer  cette  photo- 
graphie avec  l'écriture  d'un  officier  stagiaire,  qui 
avait  passé  l'an  dernier  par  le  bureau,  et  qui  n'a 
vait  pas  produit  une  bonne  impression  sur  ses 
camarades,  et  sur  les  officiers  sous  les  ordres  des- 
quels il  avait  été  directement  employé,  à  telle 
enseigne,  qu'ayant  eu  à  noter  cet  officier,  le  capi- 
taine Dreyfus,  d'après  les  renseignements  qui 
m'avaient  été  fournis  sur  son  compte  par  le  com- 
mandant Bertin,  son  chef  direct,  et  par  le  lieute- 
nant-colonel Roget,  à  cette  époque  sous-chef  du 
bureau,  je  l'avais  signalé,  sur  son  folio  personnel, 
comme  ne  remplissant  pas  les  conditions  voulues 
|)our  être  employé  à  l'ôtat-major  de  l'armée.  Pour 
comparer  cette  photographie  avec  l'écriture  de  cet 
officier,  je  pris  une  feuille  d'inspection,  dont  il  avait 
rempli  l'eu-tète,  et  je  fus  immédiatement  frappé  par 
la  similitude  absolue  du  mot  artillerie,  qui  figure  à 
la  fois  sur  la  pièce  photographique  et  sur  la  feuille 
d'inspection.  Jeme  suis  fait  alors  présentercertaiues 
autres  pièces  écrites  par  cet  officier,  qui  existaient 
h  In  rnmmi'^'îinn  du  réseau  de  l'Est,  où  il  avait  fait 


LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS         7 

<on  stage.  Ce  nouvel  examen  comparatif  m'ayaut 
révélé  de  nouvelles  similitudes,  je  suis  allé  rendre 
compte  des  soupçons  que  j'avais  dans  mou  esprit, 
au  général  Gonse,  qui  en  a  rendu  compte  lui  même 
au  général  de  Boisdeffre,  chef  d'état-major  génc 
rai.  » 

Il  ressort  très  clairement  de  ce  texte,  que  les  soup- 
',<>ns  du  colonel  Fabre,  en  18!)4,  n'ont  été  que  la 
transformation  des  impressions  personnelles  du 
lieutenant-colonel,  aujourd'hui  général  Roget,  eu 
1893,  et  que,  s'il  y  a  eu  erreur  sur  l'identification 
d'écritures,  ou  si  seulement  un  doute  peut  subsister 
;t  cet  égard,  le  résultat  produit  par  ces  impression- 
dépassé  de  beaucoup  ce  que  peut  accepter  la  cons- 
cience d'un  honnête  homme. 

Est-ce  lu  ce  que  sa  conscience  a  dit  au  général 
Roget,  après  le  procès  Zola?  Que  ce  soit  cela  ou 
autre  chose,  toujours  est  il  que,  de  son  propre  aveu 
elle  a  réclamé  un  supplément  de  lumières,  et  (|uc. 
pour  lui-même,  le  général  a  jugé  nécessaire  de  faire 
la  revision,  que  le  gouvernement  refusait  depuis  plu>^ 
de  quatre  mois  aux  défenseurs  de  Dreyfus. 

Les  sentiments  du  général  Roget.  sur  la  néces- 
site  d'une  revision,  ont  été  partagés  par  ses  chefs, 
à  la  suite  du  procès  Zola.  —  Il  y  a  plus.  Du  moment 
que  les  chefs  du  général  Roget  «  l'ont  autorisé  à 
faire  une  enquête,  et  lui  ont  donné  toutes  facilités 
pour  la  faire  »,  c'est  donc  que  leur  .sentiment,  sur 
la  nécessité  de  cette  enquête,  n'était  pas  très  éloij;né 
du  sien,  et  qu'eux  aussi,  le  procès  Zola  les  avait 
rendue  révisionnistes. 


s  LK  GÉNftBAL   ROGET   ET  DREYFl'S 

Aiusi,  sur  le  prinnipe  même  de  la  nécessité  d'une 
revision,  le  témoignage  du  général  Rnget  nous 
apprend,  qu'après  la  violente  bataille  de  février  189H, 
le  ministère  de  la  Guerre,  considérant  lui-même  sa 
victoire  comme  une  victoire  à  la  Pyrrhus,  s'est,  en 
réalité,  rangé  à  l'opinion  de  Zola. 

Mais,  tandis  que^  mis  en  défiance  par  le  juge* 
ment  à  huis  clos  de  l!^94,  Zola  réclamait  une  revi- 
sion au  grand  jour,  le  ministère  de  la  Guerre  enten- 
dait la  faire  lui  même,  hors  du  contrôle  de  l'opi- 
nion, et  en  imposer  ensuite  les  résultats.  Il  a  fallu 
l'accident  arrivé  à  M.  Cavaignac,  le  jour  où  il  com- 
muniqua à  la  Chambre  le  compte  rendu  sommaire 
de  cette  revision,  pour  que  la  révélation  complète 
en  devînt  nécessaire,  et  c'est  cette  rcrlaion  militaire 
que  nous  possédons  aujourd'hui,  dans  les  déposi- 
tions du  général  Roget,  devant  la  Charnière  crimi- 
nelle de  la  Cour  de  Cassation.  Le  général  Mercier, 
M.  Cavaignac,  le  général  Zurlinden  l'ont  tous  les  trois 
reconnu,  en  déposant  avant  lui  ;  ils  ont  prié  la  Cour 
de  s'adresser  à  lui,  pour  entendre  démontrer,  d'une 
manière  complète,  que  le  bordereau  devait  être  de 
Dreyfus,  et  pour  apprendre  toute  la  série  des  actes 
de  trahison  antérieurs,  qu'il  y  avait  lieu  de  lui 
imputer. 


CHAPITRE  II 

La    revisioo    personnelle,  faite    par    le  général   Roget,  a 

délniit  l'acte  d'accusation,  dressé   en  181>4  par  le  com- 

1   d'Ormeseheville,  et  rendu  la  révision 

aire. 


Divergences  radicales  entre  l'acte  d'accusation 
d'Ormeseheville  (1894)  et  l'acte  d'accusation  Ro- 
get  (1898).  —  Combien,  publique  ou  non,  une  revi- 
sion était  nécessaire,  c'est  ce  que  démontre  tout 
d'abord  le  désaccord  complet,  qui  apparaît  au  grand 
jour,  entre  le  rapport,  dressé  en  1894,  par  le  com- 
mandant d'OrmesfhevilIr-  ^-^l-  -lAposition  du  créné- 
ral  Roget. 

10  Le  commandant  d'Ormeseheville  et  le  général 
Roget  n'ont  pas  rétabli  de  la  mairie  mani^ro  in  dntf 
qui  manque  au  bordereau. 

2"^  Le  commandant  d'Ormeseheville  et  le  général 
Koget  n'ont  pas  dressé  de  la  même  manière  la  liste 
des  documents,  que  le  bordereau  éhumère,  sans  en 
préciser  la  nature,  excepté  pour  le  Prq/'e^  de  manuel 

de  tir. 

« 
*  • 

1'^  Date  du  bordereau. 

Le  commandant  d'Ormeseheville  a  daté  le  bor- 
dereau d'avril.  —  Le   commandant  d'Ormesche- 

1. 


10  LE   (iÉNÉRAL  ROOET   ET  DREYFUS 

ville  n'a  dit  nulle  part,  à  quelle  date  le  bordereau 
avait  été  apporté  au  bureau  des  renseignements;  il 
n'a  pas  essayé  de  fixer,  par  le  raisonnement,  la 
date  à  laquelle  la  pitVe  avait  été  écrite.  Il  n'en  est 
pas  moins  évident,  qu'il  avait  sur  cette  date  une  idée 
très  nette,  et,  pour  ne  l'avoir  pas  exprimée  directe- 
ment, il  ne  l'en  a  pas  moins  exprimée  par  allusion, 
avec  une  parfaite  clarté. 

Trois  fois,  il  donne  la  date  des  documents  annon- 
cés d'après  lui  par  le  bordereau,  et  ces  dates  sont  : 
le  mois  de  février,  pour  la  note  sur  Madagascar;  le 
14  mars  (date  officielle  et  connue),  pour  le  Projet  de 
manuel  de  tir;  le  mois  d'avril,  pour  la  note  sur  les 
troupes  de  couverture. 

Pour  la  note  sur  la  modification  aux  formations 
de  l'artillerie,  il  indique  la  date,  à  laquelle  la  sup- 
pression des  pontonniers  devint  officielle,  et  qui  est 
le  21  mai,  jour  où  la  loi  fut  définitivement  votée. 
Mais  il  ne  se  contente  pas  de  cela  :  il  déclare  que 
l'auteur  du  bordereau  a  envoyé  sa  note,  sur  ce  sujet, 
(juelques  semaines  avant  que  la  transformation, 
résultant  de  la  suppression  des  pontonniers,  ne  fût 
devenue  officielle.  Il  est  donc  évident  que,  pour  le 
commandant  Besson  d'Ormescheville.  le  bordereau 
avait  été  écrit  -en  avril,  ou,  au  plus  tard,  en 
mai  1894. 

Le  général  Roget  date  le  bordereau  d'août.  — 

Au  contraire  de  M.  Besson  d'Ormescheville,  le  gé 
néral    Roget  a  mis  en  forme  la  démonstration,  par 
laquelle  il  fixe  la  date  du  bordereau.  Je  n'en  retiens 
pour  le  moment  que  la  conclusion  :  «  En  résumé, 


I.K   GÉNÉRAL   ROGET   Kl'    UHEYFls  IJ 

la  date  à  laquelle  a  été  écrit  le  bordereau,  peut  ve 
fixer,  avec  une  très  grande  vraisemblance,  au  moi^ 
d'août  '.et  il  y  a  certitude  qu'on  n'a  pas  pu  avoir 
des  renseignements,  sur  les  modifications  aux  for 
mations  de  l'artillerie,  avant  le  mois  de  juin.  » 

Ainsi,  pour  M.  d'Ormescheville,  le  bordereau  j)a- 
raît  d'avril,  ou,  au  plus  tard,  de  mai  ;  pour  le  général 
Hoget,  le  bordereau,  postérieur  à  juin,  est  vraisem 
blablement  d'août. 

Le  général  Roget  essaye  en  vain  da  dissimuler 
ce  désaccord  gênant.  —  En  vain  le  général  Koget 
a  voulu  se  dis.simuler  à  lui-même  cette  divergence  : 
«  Le  rapport  d'Ormescheville.  dit-il,  n'a  pas  essayé 
d'établir  la  date  du  bordereau.  »  Peu  importe  que  la 
série  des  raisonnements,  propres  à  établir  cette 
date,  manque  dans  le  rapport,  si  ce  rapport  est  fait, 
comme  si  la  date  avait  été  au  préalable  établie,  et 
s'il  nous  montre,  par  un  passage  précis,  qu'en  effet 
elle  avait  été  établie.  Ici,  le  général  Roget  ferme 
volontairement  les  yeux  à  l'évidence. 

Cela  ne  lui  suffit  pas:  il  veut  expliquer  pouniuui 
il  les  ferme.  «  Si,  dit-il,  le  rapport  d'Ormescheville 
n'a  pas  essayé  d'établir  la  date,  c'est  «  qu'il  n'y 
avait  aucun  intérêt  à  le  faire.  »  —  Comment  se 
fait-il  alors,  que  le  général  Roget  se  donne  tant  de 
peine,  non  seulement  pour  étal)lir  la  date,  mais 
eucorepourmontrer  comment  il  l'établit?  «Je  crois, 

1.  Ici  le  général  Roget  ajoute  :  «  la  dnte  à  laquelle  il  est 
jiitrvenu  nu  ministère  »),  parenthèse  incompri'Iiensibl».' 
puisque  1»'  général  Roget  a  écrit  lui-même,  quelques  ligues 
.plus  haut,  que  le  bordereau  était  parvenu  au  ministère  dt? 
la  Guerre  entre  le  2()  et  le  25  septembre. 


1  -'  M     GÉNÉRAL  fiOGET  ET  DBEYFUS 

dit-il,  qu'il  est  utile,  tout  d'abord,  de  fixer  quelk- 
est  la  date  du  bordereau.  »  Ce  qui  est  utile  en  189S 

IV'tait  en  1891  :  la  nécessité  de  préciser  l't .c-.»;— 

n'était  pas  moindre  en  1891  qu'en  1898. 

Enfin,  dernier  effort  du  général  Kopet  pour  >u\)- 
primer  la  divergence  gênante,  il  la  nie  :  «  l'ersonne 
n'a  jamais  dit  au  bureau  (des  renseignements)  que  le 
bordereau  fut  d'avril.  »  Peut-être  n'a-t-ou  janiai- 
parlé  du  bordereau  au  bureau  des  renseiguemeul^, 
mais,  làoommeailleurs,sironenaparlé  en  1891,  on 
a  dû  en  parler  comme  d'une  pièce  datant  d'avril, 
puisque  cette  date  est  exi)rimée  par  l'act»^  d'a<'cu>a- 
tion  lui-même. 

Encore  en  janvier  1898.  si  l'on  ne  croyait  plus,  au 
ministère  de  la  Guerre,  à  la  date  d'avril,  on  jugeait 
du  moins  nécessaire  de  faire  .semblant  d*y  croire, 
|)iii-(|ue  Esterbazy  a  pu  invoquer  cette  date  pour  sa 
•  Iciiiise,  sans  que  le  général  de  Luxer  l'arrêtât. 

Le  désaccord  du  général  Roget  avec  le  com- 
mandant d  Ormescheville.  sur  la  date  du  borde 
reau.  n'est  pas  autre  chose  qu  un  désaccord  de 
l'état-major  avec  lui-même,  à  quatre  ans  de  dis 
tance.  —  Il  est  trop  clair,  en  effet,  que  ("était  le 
lui  reau  de  renseignements  qui,  sous  la  haute 
<lirection  du  général  Gonse  et  la  responsabilité  dw 
Lrénéral  de  Boisdeffre,  avait,  en  1891,  documente 
le  commandant  Besson  d'Ormescheville,  de 
manière  à  lui  faire  accepter  la  date  d'avril,  si  toute- 
fois cette  date  ne  lui  a  pas  été  donnée  telle  quelle. 
Eu  février  1898,  lorsque  le  général  de  ÎVIbV»nx  mn- 
testa  pour  la  première  fois  cette  date 
rite  du  ■'.'■■..'..-.1  (  ;/.,.... -,.,'ji  fjf  ;,p|>,^i. 


LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS        }'■'• 

Ainsi  nous  sommes  assurés,  sans  l'ombre  d'une 
réserve,  que  les  mêmes  personnes,  qui  soutiennent 
depuis  le  procès  Zola  la  date  d'août,  ont  fait  soute- 
nir la  date  d'avril,  en  décembre  1894,  par  le  com- 
mandant d'Ormescheville,  et  l'ont  laissé  soutenir,  en 
janvier  1H98,  par  Esterhazy. 


2'  Pièces  auxquelles  se  rapportent  les 
documents  énumérés  par  le  borde- 
reau. 

De  même  que  le  commandant  d'Ormeseiievilie 
et  le  général  Roget  diffèrent  d'avis  sur  la  date  du 
bordereau,  ils  diffèrent  d'avis  sur  la  nature  et  la 
date  des  pièces,  auxquelles  se  rapportent  les  notes 
énumérées  par  le  bordereau,  à  l'exception  d'une 
seule,  le  Projet  de  manuel  de  tir,  qui  e^t  la  seule 
nominativement  désignée. 

Note  sur  le  frein  hydraulique  du  120.  —  Pour 
le  général  Roget,  cette  note  est  nécessairement 
postérieure  au  12  mai,  date  à  laquelle  prirent  fin  les 
premières  écoles  à  feu  qui  furent  faites  en  1894, 
avec  la  pièce  de  120  court,  k  frein  hydropneuma- 
tique. 

Le  commandant  d'Ormescheville  n'a  fait  aucune 
allusion,  dans  son  rapport,  à  la  date  où  Dreyfus 
aurait  pu  recueillir  les  éléments  de  cette  note,  et, 
dans  l'ignorance  oià  nous  sommes  de  la  procédure 
f.t  ,1.^.  ri/.i.-.f.   f]p  isi(i)    ,;!   r,M,,--  f'st  impossible  de 


l'i         LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFU 

savoir  quelle  allégation  de  Dreyfus,  sur  ce  sujet,  le 
rapport  dé(?lare  inadmissible. 

Mais,  si  la  date  à  laquelle  la  suppression  des 
poutonniersest  devenue  officielle,  était  pour  M.  d'Or 
meseheville  le  21  mai.  comme  il  déclare  le  borde- 
reau antérieur  de  plusieurs  semaines  à  cette  date, 
il  n'a  pu  songer  à  des  écoles  à  feu,  qui  se  sont  termi- 
nées neuf  jours  seulement  avant  le  21  mai. 

Note  sur  les  troupes  de  couverture.  —  Pour  le 
général  Roget,  il  s'agit  de  renseignements  datant 
d'août;  pour  le  commandant  d'Ormesrheville,  il 
s'agissait  de  renseignements  datant  d'avril. 

•  M.  le  général  Roget  allègue  qu'il  n'y  a  pas  con- 
tradiction entre  lui  et  le  commandant  d'(>rmesclie- 
ville,  parce  que,  en  effet,  il  y  a  eu  sur  les  troupes 
de  couverture  des  modifications  intéressantes  à 
noter  en  avril,  comme  en  août,  et  que  le  comman- 
dant était  peu  au  courant  des  travaux  qui  se  font 
à  l'état -major  de  l'armée. 

La  vérité,  c'est  que  le  commandant  d'Ormesche- 
ville  n'était  pcf^  du  tout  au  courant  des  travaux  de 
l'état  major,  puisque  ces  travaux  sont  secrets» 
et  que  le  crime  commis  par  l'auteur  du  bordereau 
est  précisément  de  les  avoir  divulgués.  C'est  par 
l'état-major  lui-même,  que  le  commandant  a  été 
mis  au  courant  de  ces  travaux,  et.  s'il  a  indiqué  la 
date  d'avril,  c'est  nécessairement  sur  les  indica- 
tions mêmes  de  l'état-major.  Or.  l'état-major  sa 
vait.  aussi  bien  en  1891  qu'en  1898,  que  les  travaux 
faits  sur  la  couverture  en  août  étaient  plus  impor 
t:tnf<  '|iio  le--  tra^niix  friit«  en  a\!-i!    •"    -*"'  m'i  ni-. 


LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS        11) 

cru  uénessaire  de  les  indiquer  à  M.  d'Orraescheville, 
c'est  qu'à  la  date  alors  fixée  pour  le  bordereau,  il 
ne  paraissait  pas  possible  que  cette  pièce  ait  fait 
allusion  aux  travaux  d'août. 

Cela  paraît  possible  aujourd'hui  au  général 
Roget.  et  là  est  la  contradiction  qu'il  essaye  en  vain 
de  nier. 

Note  sur  une  modification  aux  formations  de 
l'artillerie.  —  On  n'a  pas  pu  avoir  de  renseigne- 
ments sur  ce  sujet  avant  le  mois  de  juin,  dit  le  géné- 
ral Hoget,  c'est-à-dire  non  seulement  après  le  vote, 
mais  encore  après  la  promulgation  de  la  loi. 

«  Il  est  inadmissible,  a  dit  le  commandant  d'Or- 
mescheville,  qu'un  officier  d'artillerie  ayant  été 
employé  au  1^'  bureau  de  l'étatmajor  de  l'armée 
ait  pu  se  désintéresser  des  suites  d'une  pareille 
transformation,  au  point  de  l'ignorer  quelt^ucs 
semaines  avant  qu'elle  devienne  officielle.  » 

Ainsi,  pour  l'un,  lanoteest  à  coup  sûr  postérieure 
à- la  promulgation  de  la  loi;  pour  l'autre,  elle  était 
nécessairement  antérieure  à  cette  môme  promulga- 
tion. 

Sur  cette  divergence,  le  général  Roget  n'a  pas 
donné  l'ombre  d'une  explication. 

Note  sur  Madagascar.  —  M.  le  général  Roget  a 
négligé  de  s'expliquer  avec  précision  sur  la  date  de 
cette  note.  Le  22  novembre,  il  a  constaté  qu'il  y 
avait  eu  au  ministère  deux  notes  sur  Madagascar  ; 
—  la  première  purement  géographique,  établie  en 
dé^on.ti...  iQrr<  ?'•■>•  1'^ --ommandant  Mollard.  coi^iéo 


18  LE  GÊN-tRAL  ROGET   ET  DREYFrs 

on  février  1894,  dans  l'antichambre  du  colonel  dr 
Sancy.  par  le  caporal  Bernolin;  —  l'antre  '<  autre- 
ment pJus  ira]x>rtante  »  {sic),  donnant  le  plan  de 
<ampaf;ne,  faite  aumoisd'août.etdont  les  premières 
ex|)éditions  sont  du  20,  les  expéditions  définitives 
du  21)  août. 

Il  lui  a  bien  fallu  constater  que  M.  d'Ormescheville 
n'avait  parlé  que  de  la  note  de  février.  Mais,  pour 
exprimer  sans  doute  que,  d'après  lui-même,  il  s'agis- 
sait de  la  note  d'août,  le  général  Roget  a  ajouté  qu'ii 
ne  savait  pas  si  la  seconde  note  avait  été  visée  dans 
les  débats  du  conseil  de  guerre. 

A  cela  il  faut  répondre  deux  choses  : 

1"  Pour  Madagascar,  comme  pour  la  couverture, 
le  commandant  d'Ormescheville  n'a  pu  mettre  dans 
son  rapport  que  ce  que  l'état-major  lui  a  appris,  et. 
par  consériuent,  c'est  l'état-major  lui-même  qui  a 
désigné,  eu  1894,  la  note  de  février; 

2"  Pour  qu'il  ait  pu  être  fait  allusion  dans  Ir- 
débats  à  la  note  d'août,  il  eut  fallu  que  la  date 
d'avril,  donnée  implicitement  au  bordereau  par  le 
rapport  d'Ormescheville,  fût  contestée  aux  débats,  et 
l)ar  consé<iuent  devant  le  colonel  Picquart,  (jui  y 
assistait;  celui-ci  n'aurait  donc  pas  continué  de 
f-roire  à  cette  date  d'avril  ;  de  même,  il  n'aurait  pas 
ét(''  possible  à  Esterhazy  de  l'invoquer  pour  >a 
défense,  sans  être  arrêté  par  le  général  de  Luxer. 

Ainsi,  M.  le  général  Roget  aurait  pu,  s'il  l'avait 
voulu,  se  rassurer  lui-même  et  s'épargner  une  insi- 
nuation :  la  note  d'août  n'a  pa«  été  invoquée  aux 
débats  de  18(i  i 

Il     indique     mi     i  •       -       m    -     ■    ..ni.    ,;,.    !,■    ■,'•■    . 


LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS        17 

lui,  elle  aurait  dû  lïïtre,  car  il  fait  observer  à  ce 
propos,  ((ue  le  rapport  d'Ormescheville  n'a  pas 
essayé  d'établir  la  date  du  bordereau  ;  ce  qui  veut 
dire  que,  s'il  l'avait  fait,  il  aurait  visé,  non  pas  la 
note  de  février,  mais  la  note  d'août. 

C'est  l'unique  et  indirecte  explication,  que  donne 
le  général  Roget  de  la  divergence,  sur  ce  point,  entre 
le  commandant  d'Ormescheville  et  lui.  Mais  cette 
explication  est  inadmisible,  puisque  le  rapport 
d'Ormescheville  date  réellement  le  bordereau  :  il 
est  évident  que  l'on  ne  peut  à  la  fois  croire  le  bor- 
dereau antérieur  à  la  suppression  officielle  des  pon- 
tonniers, et  supposer  qu'il  fait  allusion  à  la  note 
rédigée  en  août  sur  Madagascar. 

Ainsi  rien  ne  peut  atténuer  la  divergence  entre  ce 
que  dit  en  1894  le  rapport  d'Ormescheville,  sur  la 
Note  relative  à  Madagascar,  et  ce  qu'en  a  dit  en  1898 
le  général  Gonse  au  procès  Zola,  le  général  Koget 
dans  sa  déposition  du  22  novembre.  C'est  un  des 
points  où  se  montre  le  plus  nettement  la  divergence 
irréductible,  entre  la  date  assignée  par  l'état-major 
au  bordereau  en  1894,  et  celle  qu'il  lui  assigne 
en  1898. 

Je  soup^^onne  que  M.  le  général  Roget  s'en  est 
rendu  compte  ;  car,  après  avoir  évité  de  se  prononcer 
catégoriquement  sur  ce  point  dans,  sadépo.sition  du 
22  novembre,  il  a  jugé  bon  de  n'en  pas  souffler  mot 
dans  celle  du  lendemain,  bien  qu'il  fût  eu  plein 
dans  la  discussion  du  bordereau.  «  Je  ne  parlerai 
pas  davantage,  a-t-il  dit,  de  la  note  sur  Mada- 
gascar. ») 

Un  point;  c'est  tout. 


IS  LK  Gf:NÉRAL   ROGET   ET   DREYFUS 

Le((  Projet  de  Manuel  de  tir.»  —  T.mdisque,  pour 
le>  quatre  notes  précédeutos,  le  bordereau  doit  être 
interpr(!*té  par  hypothèse,  il  indique  ici  par  son  nom 
un  doeument  officiel  connu.  Il  semblerait  donc  que 
tout  désaccord  fût  impossible  sur  ce  point,  entre 
le  commandant  d'Ormescheville  et  le  ^'éuéral  Kofi;et. 
Ce  désaccord  n'en  est  pas  moins  facile  à  discer- 
ner. 

Le  commandant  dOrmescheviUe  s'est  contenté 
d'indiquer  la  date  du  14  mars,  inscritesurle  Projet, 
et  à  parler,  sans, les  dater,  de  conversations  avouées 
entre  Dreyfus  et  un  officier  supérieur  du  2*  bu- 
reau. 

Le  j;éuéral  Roget,  en  donnant  les  dates  d'envoi 
du  Projet  dans  les  corps,  a  montré  combien  ces 
dates  rendent  invraisemblable  que  le  bordereau 
puisse  être  d'avril.  «  Les  premiers  envois,  dit-il, 
sont  du  1()  mars,  et  il  n'ont  pu  parvenir  aux  desti- 
nataires avant  le  21  ou  le  22;  les  autres  envois  du 
Projet  sont  échelonnés  du  10  mars  au  12  mai.  Pour 
<iue  le  bordereau  fût  d'avril,  il  faudrait  avoir  su 
qu'il  existait,  dès  les  premiers  envois,  et  s'en  être 
fait  prêter  un  aussitôt,  alors  qu'il  n'y  en  avait  qu'un 
très  petit  nombre,  et  que  chacun  de  ceux  qui  en 
étaientnormalement  détenteurs, avait  d'al)ord  intérêt 
à  en  avoir  connaissance.  »  C'est  donc  Ift  un  r:ii><ou- 
nemcnt  qui  n'avait  pas  été  fait  en  18!»  1 

Le  jiénéral  Roget  établit  en  outre  «jue,  si  Dreyfus 
a  i)U  avoir  à  sa  disposition  un  exemplaire  du  Projet 
(le  Manuel  de  tir,  c'est  postérieurement  au  2S  mai. 
Voilà  encore  à  quoi  n'avait  pas  pris  garde  le  com 


LE  GÉNÉRAL   ROGET   ET   DREYFU><  19 


La  gravité  des  divergences,  entre  l'interpréta- 
tion ancienne  et  1  interprétation  actuelle  du  bor- 
dereau, s'est  manifestée  avec  éclat  au  procès 
Zola.  —  Ainsi,  etendéfinitive,  datesupposéedu  bor- 
dereau,date  et  nature  supposées  des  documents  livrés, 
date  où  Dreyfus  a  pu  avoir  le  Prq/e^  de  Manuelcle  tir, 
tout  a  changé  de  1894  à  1898.  La  base  de  l'accusa- 
tion contre  Dreyfus,  telle  qu'elle  est  actuellement 
établie  au  ministère  de  la  Guerre,  n'est  plus  la 
même  qu'il  y  a  quatre  ans,  ou,  en  d'autres  termes, 
pour  maintenir  l'accusation,  on  a  reconnu  qu'il 
fallait  en  modifier  les  éléments  essentiels. 

Que  ce  soit  là  un  fait  capital,  c'est  ce  qu'a  mon- 
tré la  fameuse  audience  du  17  février,  au  procès 
Zola.  Si  le  général  de  Pellieux  s'y  décida  brusque- 
ment au  coup  de  théâtre  qui  assura  la  condamna- 
tion, en  révélant  l'existence  d'une  pièce  où  le  nom 
de  Dreyfus  était  écrit  en  toutes  lettres,  c'est  parce 
qu'une  discussion  entre  le  général  Gonse  et 
M*  Labori,  au  sujet  de  la  note  sur  Madagascar, 
venait  de  rendre  évident  que  l'état-major  ne  datait 
plus  le  bordereau  de  la  même  façon  qu'en  1894,  et, 
par  conséquent,  que  Dreyfus  avait  été  condamné 
sur  des  chefs  d'accusation  abandonnés  depuis. 

Le  général  de  Pellieux  a  eu,  à  ce  moment-là,  le 
sentiment  très  net,  que  la  croyance  du  jury  à  la  cul- 
pal  )ili  té  de  Dreyfus  venait  d'être  ébranlée  par 
l'apparition  inattendue  de  cette  divergence  entre 
l'interprétation  officielle  du  bordereau  en  1898  et 
«•pII..  ,1,.  1804. 


•20  LE   GÊNflRAL   ROGET   ET  DREYFL- 

La  divergence  <les  interprétations  officielles  du 
bordereau,  en  1894  et  1898.  constitue  un  fait  nou- 
veau, et  fait,  en  réalité,  -du  bordereau  lui-même 
une  pièce  nouvelle.  —  Cette  divergence  est -elle 
moins  grave  eu  mai  IWO  qu'en  février  1808,  alors 
(ju'elle  apparait  plus  complète  et  plus  pr'^'fonde? 
Au  regard  du  simple  bon  sens  il  semble  que.  si  la 
premi«'re  interprétation  n'est  plus  la  V>onne.  la 
seconde  a  besoin  d'être  vérifiée  à  son  tour:  et  il  est 
nécessaire  aussi  de  vérifier,  par  quel  hasard  extraor 
naire.  de   prémisses   différentes    a    pu  mic 

conclusion  identique. 

Mais  plaçons-nous  au  point  de  vue  juridique.  Si 
la  divergence  entre  les  expertises  de  1H94  ef  celles 
de  181)7.  sur  l'écriture  du  bordereau,  a  pu  paraitre  un 
fait  nouveau,  rendant  recevable  la  demande  en  révi-' 
sion.  est-ce  <|ue  la  divergence  entre  les  interpréta- 
tions que  l'état  majora  données,  en  189-1  et  en  1898. 
du  bordereau,  n'est  pas,  à  bien  plus  forte  raison,  un 
fait  nouveau,  propre  à  déterminer  la  revision? 

Je  vais  plus  loin.  Je  dis  qu'il  n'y  a  pas  seulement 
fait  nouveau,  mais  pièce  noiicelle.  Le  papier  et 
l'écriture  du  bordereau  sont  les  môme*  en  1899 
qu'en  1891  ;  mais  l'interprétation  qu'en  donne  le 
général  Roget,  l'a  renouvelé  entièrement  dans  son 
essence  et  dans  sa  signification.  L'interprétation 
ancienne  a  cessé  de  prouver  la  culpabilité  de  Drey- 
fus; il   est   impossible  d'assurer   par  avance  que 

l'examen  de  l'interprétation  nonvcll' '  '  ■' ••••  p'^ 

à  son  tour,  à  le  disculper. 

Avant  toute  discussion  surle  fond,  la  déposition 
du  général  Roget,  sur  le  bordereau,  rend  la  revi 


LE  GÉNÉRAL  ROGKT  ET  DREYFUS       JI 

sion  nécessaire.  —  Acceptée  telle  quelle,  la  partie 
(io  la  dépos;itiuu  Roget  qui  regarde  le  bordereau, 
1.  en  changeant  la  date  de  cette  pièce  et  en  en 
reuou\  elaut  le  fond,  rendu  la  revision  absolument  et 
jiiridiquenieut  nécessaire. 

Le  général  Zurlinden,  en  se  fondant  sur  la 
démonstration  Hoget,  a  supplié  la  Cour  de  rejeter 
la  revision,  parce  que  le  nouveau  conseil  de  guerre 
serait  appelé  à  juger  Dreyfus,  avec  les  mêmes  preu- 
ves et  dans  les  mêmes  conditions  que  l'ancien 
conseil  de  L^ierre.  et  qu'ainsi  la  condamnation  serait 
(■••riili 

Je  peu>e  qu  il  est  inutile  d'insister  bien  longtemps, 
li»)ur  montrer  que  cet  argument  est  directement 
iipposé  à  la  réalité.  Considérée  comme  acte  d'accu- 
>ation  de  Dreyfus,  la  déposition  Roget  présente  des 
preuves  tout  à  fait  différentes  de  celles  qu'a  présen- 
tées le  rapport  Bessoù  d'Ormescheville,  et,  par 
conséquent,  un  nouveau  conseil  de  guerre  ne  jugerait 
pas  dans  les  mêmes  conditions  que  l'ancien;  la 
lefense  se  renouvellerait  comme  s'est  renouvelée 
l'accusation,  et,  tant  que  cette  défense  n'a  pas  été 
prononcée,  nul  ne  i>eut  dire  que  le  nou\eau  juge- 
iieot  serait  identique  au  premier. 


CHAPITRE  III 

Pour  toutes  les  charges  qui  no  résultent  pas  du  bordereau, 
les  accusations  du  trénéral  Uoget  ne  coïncident  exacte- 
ment, ni  avec  celles  du  dossier  secret  de  IWM,  ni  avec 
celles  de  M.  Cavaignac  et  du  capitaine  Cuiguet,  en,  1898 
et  1890;  d'où  nécessité  de  contrôler. 


Le  général  Roget  a  renouvelé,  en  même  temps 
que  le  bordereau,  les  autres  charges  invoquées 
contre  Dreyfus,  secrètement  en  décembre  1894, 
publiquement  en  juillet  1898.  —  Ce  n'est  pas  seu- 
lement par  l'interprétation  du  bordereau  que  le 
général  Roget  a  renouvelé  l'acte  d'accusation  contre 
Dreyfus;  il  l'a  renouvelé  aussi,  en  y  faisant  entrer 
les  charges  qui  n'avaient  pas  paru,  en  1894,  dans 
lo  rapport  Besson  d'Ormescheville,  et  qui  avaient 
fait  l'objet  d'une  comnimiicMtidn  sf(  rt'-fp  .m  .(nixcil 
de  guerre. 

Je  ne  m'attarderai  pa*  àdcuioiitier  coiiotuianiu 
nication  secrète,  établie  aussi  bien  par  le  refus  de 
répondre  des  généraux  Mercier  et  de  Boisdeffre 
(jue  j)ar  les  témoignages  précis  du  colonel  Picquart 
et  de  M.  Casimir- Perier.  Il  suffit  de  constater  que 
les  accusateurs  de  Dreyfus  avaient,  en  1894,  cons- 
titué une  sorte  d'armée  de  réi^erve  d'accusations, 
qui  s'incorpore  aujourd'hui  dans  l'armée  active. 


Ll     (iÉNÉRÀL   ROGET   ET  DREYFUS  2H 

C'est  M.  Cavaignao  qui,  le  premier,  y  eut  pul»li<|ue- 
ment  recours,  dans  la  fameuse  séaneeduT  juillet  18i)8, 
à  la  Chambre  des  députés.  Toutefois  les  pièces  dont 
il  douna  lecture  à  la  tribune  ne  furent  pas,  sauf 
une,  les  mêmes  que  celles  qui  avaient  été  commu- 
niquées au  conseil  de  guerre,  en  1894.  En  outre, 
il  indiqua  l'existence  d'une  sorte  de  seconde  réserve 
d'accusations  en  déclarant  qu'il  ne  parlerait  pas  des 
pièces  «  qui  n'app portaient,  au  sujet  de  l'affaire, 
que  des  présomptions  concordantes,  qui,  cepen- 
dant, par  leur  concordance  même,  pèsent  sur 
l'esprit  d'une  façon  décisive  ». 

Dossier  secret,  pièces  lues  par  M.  Cavaignar, 
pièces  réservées  par  lui,  le  général  Roget  a  tout 
réuni  en  un  faisceau  d'accusations  nouvelles,  d'actes 
de  trahison  antérieurs  au  bordereau,  et  dont  l'auteur 
serait,  d'après  lui,  Dreyfus. 

11  n'y  a  pas  là,  juridiquement,  le  fait  nouveau  ou 
les  pièces  nouvelles,  propresàdéterminer  larevision, 
puisque,  au  lieu  d'être  de  nature  à  établir  l'innocence 
de  Dreyfus,  ils  semblent,  à  première  vue,  de  nature 
à  renforcer  l'idée  de  sa  culpabilité. 

Cependant,  si  l'on  constate,  avant  tout  examen 
>ur  le  fond,  qu'une  partie  des  charges  invoquées 
secrètement  contre  Dreyfus  en  décembre  1894,  e 
publiquement  en  juillet  1898,  sont  aujourd'hui 
abandonnées  par  le  général  lloget,  il  est  évident 
qu'au  point  de  vue  du  sens  commun  et  de  la 
morale,  il  y  a,  de  ce  côté  comme  du  côté  du  bor 
dereau,  un  renouvellement  de  l'accusation,  qui 
annule  la  plupart  des  charges  anciennes,  etobligeà 
examiner  les  nouvelles. 


•.»'i         LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS 

Pièces  secrètes  communiquées  au  conseil  de 
guerre,  en  1894.  —  Le  dubsier  secret  commuuiqu»' 
au  fonseii  de  guerre,  en  1894,  renfermait  au  mois 
d'août  ISiKj,  lorsque  Picquart  se  le  fit  remettre  par 
Gribelin.  quatre  pièces,  qu'il  a  énumérées,  d'abord 
dans  sa  lettre  au  Garde  des  sceaux  Sarrieii,  repro- 
duite dans  le  rapport  du  conseiller  Bard,  puis 
dans  sa  déposition  devant  la  Chambre  criminelle  de 
la  Cour  de  Cassation. 

I.  La  première  est  une  sorte  de  brouillon  mémento, 
de  la  main  de  Scbwarzkoppeu,  parvenu  au 
bureau  des  renseignements  de  l'état  major  général 
en  janvier  1894,  et  dont  la  traduction  officielle  a  été 
donnée  à  la  Cour  do  Cassation  par  le  capitaine  Cui- 
gnet,  interprète  du  dossier  secret  :  «  Doute.  Preuve. 
Lettre  de  service.  Situation  dangereuse  pour  moi 
(irec  un  officier  français,  ye  pas  conduire  person- 
nellement de  négociations.  Apporter  ce  qu'il  a. 
Absolu.  Bureau  des  renseignements.  Aucunes  rela 
lions  corps  de  troupes.  Importance  seulement  du 
ministère.  Déjà  quelque  part  ailleurs.  )' 

II.  Une  pièce  arrivée,  d'après  la  dép.-'.w  .i,  tiu 
capitaine  Cuignet,  au  bureau  des  renseignements 
aux  premiers  jours  de  1894,  reconstituée  seulement 
eu  juillet.  C'est,  toujours  d'après  le  capitaine  Cuignet, 
une  lettre  de  Panizzardi  à  Sclnvarzkoppeu,  où 
se  trouve  le  passage  suivant  :  n  J'ai  écrit  encore  au 
colonel  Dacignon,  et  c  est  pour  ça  que  Je  vous  prie, 
si  cous  avez  l'occasion  de  cous  occuper  de  cette 
qv.t'xtion  avec  votre  ami,  de  le  faire  particulièrement . 
en  façon  que  Davignon  ne  vienne  pas  à  le  sn- 
roir.  Du  teste,  il  répondrait  pas,  car  il  faut  jo- 


LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS        25 

mais  faire  voir  qu'un  agent  s'occupe  de  l'autre.  » 
in.  La  pièce  fameuse,  connue  sous  le  nom  de 
u  Ce  canaille  de  D...  »,  c'est  une  lettre  de 
Schwarzkoppen  à  Panizzardi,  signée  Alejcandrine 
et  datée  du  16  avril  1891.  Ni  le  capitaine  Cuignet 
ni  le  général  Rogct  n'en  ont  donné  le  texte  à  la  Cour 
de  Cassation.  Voici  celui  que  M.  Cavaignac  a  lu  à  la 
Chambre,  le  7  juillet  1898  :  «  Je  regrette  bien  de  ne  pas 
vous  avoir  ru  avant  mon  départ.  Du  reste  je  seraidc 
retour  dans  huit  Jours.  Si-joint  12  plans  directeurs 
de...  (Ici  figure  le  nom  d'une  de  nos  places  fortes'.) 
que  ce  canaille  de  Z)...  m'a  donné  pour  vous.  Je  lui 
ai  dit  que  vous  n'aviez  pas  l'intention  de  reprendre 
les  relations.  Il  prétend  qu'il  y  a  un  malentendu  et 
qu'il  ferait  tout  son  possible  pour  vous  satisfaire.  Il 
dit  qu'il  s'était  entêté  et  que  vous  ne  lui  en  voulez 
pas.  Je  lui  ai  répondu  qu'il  était  fou  et  que  je  ne 
croyais  pas  que  vous  voudriez  reprendre  les  rela- 
tions avec  lui.  Faites  ce  que  vous  voudrez.  » 

IV.  La  quatrième  pièce  du  dossier  secret  de  189 1 
était,  d'après  la  déposition  de  Picquart  [23  novem- 
bre 189S),  «  un  rapport  indiquant  que  l'attaché 
militaire  E  se  serait  rendu  en  Suisse,  sans  une 
autorisationspéciale.Schwarzkoppenl'auraitsUjetil 
s'en  serait  plaint  au  2^  bureau.  Comme  on  avait  su 
le  départ  de  E  au  2*'  bureau,  par  le  service  des  ren 
seiguements,  celui-ci  enainduitque  Schwarzkoppen 
avait  été  averti  par  son  ami  du  2^  bureau  ». 

D'après  le  capitaine  Cuignet,  il  y  aurait  sur  co 
sujet  deux  rapports  d'agent  :  un  de  fin  mars  et  un 


2(i  LK   GÉNÉRAL   ROGET   ET   DREYFUS 

du  (3  avril.  (Déposition  du  5  janvier.)  C'est  proba 
blement  pour  cela  (jue  le  colonel  Picquart  a  cru  se 
souvenir  que  la  quatri/'itie  i>i»"'*'e  du  do^^;,^.-  -•>■>-'<  •'.• 
189-1  était  double. 

Pièces  lues  par  M.  Cavaiguac  à  la  tribune  de  la 
Chambre,  le  7  juillet  1898.  —  Des  quatre  pièces  du 
dossier  secret  de  ISÎJl,  une  seule  a  été  lue  k  la 
Chambre  par  M.  Cavaignac,  c'est  la  pièce  «  Ce 
canaille  de  D...  »  désignée  au  paragraphe  précédent 
par  le  chiffre  III. 

Il  a  lu,  en  outre,  le  faux  Henry,  où  le  nom  de 
Dreyfus  se  trouvait  en  toutes  lettres,  et  une  troisième 
pièce  où  se  trouvait  l'initiale  D...,  et  que  je  noterai, 
pour  les  références  du  chiffre  \'. 

\  .  K  Cette  pièce,  a  dit  le  capitaine  Cuignet 
{JJejiùsition  du  6yrtnrier.),estuuclettreauthcnti(iue, 
écrite  au  crayon  noir,  sur  papier  quadrillé,  par 
Panizzardi  à  Schwarzkoppen.  Son  texte  est  le  sui- 
vant :  t  Mon  très  cher  ami,  hier  au  soir.  J'ai  Jini 
parfaire  appeler  le  médecin  gui  m'a  défendu  de 
sortir.  Ne  pouvant  donc  aller  chez  vous  demain,  je 
vous  prie  de  venir  chez  moi  dans  la  matinée,  car 
D...  m'aporté  beaucoup  de  choses  très  ijitéressantes, 
et  il  faut  partager  le  travail,  ayant  seulement  dix 
jours  de  temps.  Tâches  donc  dr  rfirr  à...  qvr  -■  ■■■ 
ne  pouvez  pas  monter.  » 

Ce  texte  n'avait  été  lu  que  partiellement  par 
M.  Cavaignac. 

Il  avait  dit  que  la  pièce,  lorsqu'elle  est  parvenue 
au  bureau  des  renseignements,  avait  reçu  l'indi- 
l'Mtion  '-uivantc  :  M-—  f-'^'l. 


LE   GÉNÉRAL   ROOET    ET    DREYFUS  27 

:Sur  les  six  pièces,  composant  le  dossier  secret 
de  1894  ou  lues  à  la  tribune  en  juillet  1898  par 
M.  Cavaignac.  trois  seulement  sont  retenues  par 
le  général  Roget.  —  Telles  étaient  les  pièces  qui 
avaient  servi  à  faire  ou  à  confirmer  la  conviction  du 
conseil  de  jçuerre  de  1894,  et  qui  contribuèrent  à 
faire  celle  de  M.  Cavaignac,  après  son  arrivée  au 
ministère  de  la  Guerre.  <  )r  le  général  Roget  en 
abandonne  la  moitié. 

Il  va  sans  dire  qu'il  ne  retient  pas  le  faux 
Henry;  il  ne  dit  pas  un  mot  non  plus  de  la  pièce  IV 
ni  de  la  pièce  V. 

Pour  la  pièce  IV,  j'ignore  ses  motifs  et  s'il  a 
pensé,  comme  le  conseiller  Bard,  que  le  rapport 
était  tout  à  fait  étranger  à  l'affaire.  Le  capitaine 
Cuignet  l'a,  au  contraire,  conservé,  en  indiquant 
que  la  section  du  2"  bureau,  informée  par  le  bureau 
des  renseignements  de  la  mission  confiée  en  Suisse 
à  un  agent  étranger,  était  précisément  celle  dont 
faisait  partie  Dreyfus. 

Par  contre,  c'est  le  capitaine  Cuignet  qui  s'est 
chargé  d'expliquer  à  la  Cour  pourquoi  le  général 
Roget  n'avait  fait  aucune  allusion  à  l'une  des  pièces 
queM.  Cavaignac  avaitcommuniquéesàlaChambre, 
le  7  juillet  1898. 

Présentée  au  général  Gonse  en  août  ou  sep- 
tembre 1896,  c'est  alors  qu'elle  a  reçu  la  date 
d'entrée  de  mars  1894. 

L'initiale  D...  y  recouvre  une  autre  initiale  effacée 
à  la  gomme. 

Les  trois  points  qui  suivent  D. . . ,  appuyés  et  grossis 
plus  que  les  points  de  ponctuation,  recouvrent  des 


28  LE  OÉKÉRAL   RCKiET   ET    DREYFUS 

lettres  qui  ont  été  effacées,  et  occupent  un  intervalle 
d'une  «''tendue  absolument  anormale,  lorsqu'on  se 
contente  de  mettre  une  initiale.  C'est  un  faux. 

*Ainsi,  en  dehors  du  bordereau,  les  éléments  sur 
lesquels  le  g«^néral  Hoget  fonde  actuellement  sa 
conviction  de  la  culpabilité  de  Dreyfus  ne  com- 
prennent ni  tous  ceux  qui  ont  été  soumis  au  conseil 
de  guerre  en  1894,  ni  tous  ceux  qui  ont  servi  à 
M.  Cavaignac  en  1H98.  Pour  les  faits  de  trahison 
antérieurs  au  bordereau,  comme  pour  le  bordereau, 
il  y  a  donc,  dans  la  déposition  du  général  Roget, 
motifs  à  revision,  et  quelque  confiance  que  l'on 
puisse  avoir  dans  son  impartialité  et  dans  ses  lu 
migres,  il  n'y  a  pas  de  raison  a  priori  qui  nous 
force  à  tenir  pour  probantes  les  pièces  qu'il  a  réser- 
vées et  considérées  comme  telles. 

Parmi  les  trois  pièces  de  1894  et  1898.  que  le 
général  Roget  conserve  comme  probantes  contre 
Dreyfus,  il  y  en  a  une  sur  laquelle  il  ne  s  accorde 
ni  avec  M.  Cavaignac  ni  avec  le  capitaine  Cuignet. 
—  La  meilleur  preuve  que  l'appréciation  du  général 
Roget  doit  être  vérifiée,  c'est  que,  sur  le*^  pièces 
réservées,  elle  ne  s'accorde  pas  complètement  avec 
celle  de  M.  Cavaignac  et  celle  du  capitaine  Cuignet. 

Le  capitaine  Cuignet  a  dit  à  la  Cour  :  «  Rien  ne 
prouve  que  la  pièce  «  Ce  canaille  de  £)...  »  désigne 
Dreyfus  ».  Il  ajoute  même  qu'il  serait  plutAt  de  l'avis 
de  Picquart,  qui  estime  qu'elle  ne  peut  s'appliquer 
:i  Dreyfus,  étant  donné  le  sans-gêne  avec  lequel  Tau 
teur  de  la  lettre  traite  ce  D... 

Quant  :ï  M.  Cavaignac,  qui  avait  lu  la  pièce  à  la 


LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS        29 

tribune,  voici  sa  déposition  (10  novembre.)  :  «  Sur 
interpellation  de  M.  le  président,  M.  Cavaignac 
rappelle  qu'il  a  dit  à  la  Chambre  que  ces  pièces  où 
fi-rure  l'initiale  D...  pouvaient  laisser  subsister  cer- 
tains doutes,  et  il  ajoute  qu'il  ne  s'appuierait  pas 
sur  ces  pièces  sans  quelque  réserve. 

«  Il  est  frappé  dans  une  certaine  mesure  de  ce  que 
le  ton  sur  lequel  il  est  parlé  de  Dreyfus,  dans  ces 
pitK^es,  ne  concorde  pas  très  exactement  avec  la 
situation  des  agents  étrangers,  vis-à-vis  d'un  officier 
leur  livrant  les  secrets  essentiels  de  la  défense; 
malgré  les  indices  qui  permettraient  d'attribuer  à 
Dreyfus  la  livraison  des  plans  directeurs,  il  pense 
que  cet  acte  de  trahison  ne  s'adapte  pas.  aussi  bien 
que  les  autres,  avec  les  conditions  que  remplissait 
Dreyfus.  » 

Puisque  le  capitaine  Cuignet  et  M.  Cavaignac 
accusateurs  de  Dreyfus,  comme  le  général  Roget,  ne 
partagent  pas  son  avis  sur  un  document  aussi  impor- 
tant, n'est  il  pas  évident'qu'il  convient  de  les  dépar- 
tager, et  que,  même  au  ministère  de  la  Guerre,  la 
culpabilité  de  Dreyfus  n'est  pas  établie  aujourd'hui 
d'une  façon  tellement  assurée  qu'elle  soit  au-dessus 
ri."  tf.iif  <1t^<ontiment? 

Pour  les  chefs  d'accusation  nouveaux,  laccord 
n'est  pas  absolu  entre  le  général  Roget  et  le  capi- 
taine Cuignet.  —  Cette  impression  se  trouve  confir- 
mée lorsqu'on  examine  les  chefs  d'accusation  que 
le  général  Roget  ajoute  à  ceux  de  1894  et  1898, 
d'après  le  dossier  secret  d'aujourd'hui.  Il  y  en  a  six  : 
Il  accuse  Dreyfus  : 

2. 


30        LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS 

P  D'avoir  livré  le  secret  du  chargement  des  obus 
à  la  mélinitc  ; 

2^  D'avoir  livré  l'obus  Kubin; 

S**  D'avoir  livré  un  cours  de  l'École  de  guerre; 

4'»  D'avoir  livré  des  plans  directeurs  de  forteresses  ; 

r»"  D'avoir  livré  l'organisation  militaire  des  che 
mins  de  fer  ; 

6"  d'avoir  fait  connaître  le  nombre  de  batteries  de 
120  court  attribuées  à  la  IX®  armée. 

De  ces  six  chefs  d'accusation,  les  trois  premiers 
et  les  deux  derniers  se  retrouvent  dans  la  déposi- 
tion du  capitaine  Cuignet;  mais  il  élimine  le  qua- 
trième dans  les  termes  suivants  : 

((  La  première  partie  du  dossier  secret  nous 
montre  que,  dans  le  courant  de  1893,  il  y  avait  des 
fuites  au  ministère  de  la  Guerre.  Nous  avons  la 
preuve  que  des  plans  directeurs  des  places  fortes 
parvenaient  à  une  puissance  étrangère.  J'ignore 
absolument  si  ces  faits  peuvent  être  attribués  en  tout 
ou  en  partie  à  Dreyfus,  et  rien  dans  le  dossier  ne  i^er- 
met,  je  crois,  d'affirmer  quoi  que  ce  soit  à  ce  sujet.  » 

Si  le  général  Roget  a  pu,  sur  ce  point,  se  fier  à 
des  apparences,  auxquelles  le  capitaine  Cuignet  ne 
s'est  pas  laissé  prendre,  c'est  une  raison  de  plus 
pour  vérifier  si,  sur  les  cinq  autres  points,  les 
raisons  du  général  ont  été  plus  solides,  et  si  le 
capitaine  a  bien  fait  de  les  admettre. 

Ils  sont,  d'ailleurs,  en  dissentiment  apparent 
encore  sur  un  autre  point.  Le  capitaine  Cuignet 
parle  d'un  ordre  de  bataille  des  armées,  qui  aurait 
été  livré  par  Dreyfus,  et  dont  il  n'est  pas  question 
dans  la  déposition  du  général  Roget. 


LE  <>ËXÉRAL   ROGET   ET  DREYFUS  31 

Nécessité  d'examiner  de  près  comment  le  géné- 
ral Roget  a  établi  son  acte  d'accusation  contre 
Dreyfus.  —  L'acte  d'accusatiou  dressé  par  le  géné- 
ral Roget  contre  Dreyfus  ne  coïncide  exactement  : 

—  Xi  avec  l'acte  d'accusation  secret  dressé,  en 
décembre  1891,  par  du  Paty  de  Clam  ; 

—  Ni  avec  l'acte  d'accusation  apporté  à  la  tribune, 
en  juillet  1898,  par  M.  Cavaignac; 

— ^  Ni  avec  l'acte  d'accusation  présenté  à  la  Cour 
de  Cassation,  en  novembre  1898,  par  le  môme 
M.  Cavaignac; 

—  Ni  avec  l'acte  d'accusation  présenté  à  la  Cour 
de  Cassation,  en  décembre  1898  et  janvier  1899,  par 
le  capitaine  Cuignet. 

Il  est,  d'autre  part,  on  l'a  vu,  en  opposition  abso- 
lue, sur  tous  les  points,  avec  l'acte  d'accus9,tion 
régulier,  dressé  en  décembre  1891,  par  le  comman- 
dant Besson  d'Ormescheville. 

Aux  motifs  de  désirer  que  la  Cour  de  Cassation 
ordonne  une  revision  judiciaire  du  procès  Dreyfus, 
s'ajoutent  donc  des  raisons  facilement  visibles  et 
appréciables,  pour  que,  en  attendant  l'arrêt  de  la 
Cour,  les  méthodes  de  recherche  et  de  raisonnement 
du  général  Roget  soient  soumises  à  une  critique 
approfondie. 

C'est  ce  que  je  me  propose  de  faire  en  étudiant 
successivement  : 

1"  Les  charges  établies  contre  Dreyfus  pour  des 
actes  de  trahison  antérieurs  au  bordereau; 

2»  Les  charges  résultant  du  bordereau  ; 

H°  Les  arguments-  moraux  et  psychologiques 
ajoutés  aux  arguments  de  faits. 


DEUXIÈME  PARTIE 

AVANT    LE    BORDEREAU 


CHAPITRE  IV 

Tablt^au    cliroii>jl<>.L;iqiK'   .i.^  ju,  comptions    ciu  ..lu.uii.-.-^ 
■  relevées  oontre  Dreyfus,  par  le  général  Roget,  pour  des 
faits  <!•>  tpalii^""  -iiit.'vi.Mn'^  -mi   h.u-.l.Toni". 


Comment  le  général  Roget  a  groupé  les  accu- 
sations antérieures  au  bordereau.  —  «  Je  suis 
remoutO,  dit  le  général  lioget,  jusqu'aux  premiers 
actes  d'espionnage  dont  j'ai  pu  saisirla  trace  dans  les 
dossiers  jusqu'en  1887.  J'ai  reconnu  que,  pour  cer- 
tains actes  de  trahison  antérieurs  à  1892,  i  1  y  aval t  pré- 
somption qu'ils  pouvaient  être  attribués  à  Dreyfus.  » 
Et,  plus  loin,  revenant  encore  là  dessus  :  «  Indé- 
pendamment du  bordereau,  dit-il,  il  y  a  d'autres 
actes  de  trahison,  pour  lesquels  il  y  a  présomption 
grave  que  l'auteur  est  Dreyfus,  » 

Le  général  Roget  n'a  pas  présenté  d'un  seul  coup 


LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS        38 

la  série  complète  de  ces  présomptious  graves.  S'étant 
tout  d'abord  interdit  de  remonter  dans  ses  recherches 
au  delà  de  1892,  il  n'a  parlé,  au  commencement  de 
sa  déposition  du  21  novembre,  que  des  faits  com- 
pris entre  1892  et  1894.  C'est  seulement  à  la  fin  de 
cette  séance,  et  après  avoir  donné  des  explications 
sur  l'authenticité  du  bordereau,  qu'il  a  indiqué  les 
laits  compris  entre  1887  et  1892. 

Il  y  a  donc  un  certain  désordre  dans  cette  partie 
de  la  déposition,  et,  pour  la  clarté  de  l'exposition 
comme  pour  celle  de  la  critique,  il  me  paraît  néces- 
saire de  réunir  en  un  seul  tableau  ces  deux  catégo- 
ries de  faits  et  de  les  présenter  tous  ensemble  dans 
leur  ordre  chronologique. 

I.  Chargement  des  obus  à  mélinite  (1890).  — 

Eu  1890,  le  service  des  renseignements  reçut  des 
débris  de  papier  calciné,  sur  lesquels  il  ne  restait 
que  l'extrémité  des  lignes  à  droite.  La  direction  de 
l'artillerie  y  reconnut  la  copie  d'une  instruction 
relative  au  chargement  des  obus  à  mélinite.  L'ex- 
pertise sur  l'écriture  n'a  pas  donné  de  résultat  défi- 
nitif, dit  le  général  Roget,  mais  le  papier  est  un 
papier  pelure  analogue  à  celui  du  bordereau,  et, 
en  1890,  Dreyfus  était  à  l'École  de  pyrotechnie. 
Donc,  présomption  grave  que  Dreyfus  a  livré  le 
se<"ret  du  chargement  des  obus  à  mélinite,  en  1890. 

II.  Obus  Robin  (1891).  —  Il  y  a,entreleshrapnell 
de  campagne  d'une  puissance  étrangère  et  l'obus 
Robin,  une  ressemblance  singulière.  Or  Dreyfus  a 
été  à  l'Ecole  de  pyrotechnie  de  Bourges,  où  se  fai- 
saient les  études  de  l'obus  Robin,  de  septembre  1889 


3'l         LE  OÉXÉRAL  ROOET  ET  DREYFUS 

à  la  fin  de  1890;  étant  à  l'École  de  guerre  (1891-92), 
il  a.  sous  un  prétexte  qui  paraît  mensonger,  demandé 
à  un  de  ses  camarades  de  la  Pyrotechnie,  le  capi 
taine  Rémusat,  des  renseignements  sur  les  der 
nières  expériences  faites  avec  l'obus  Robin.  D'autre 
part,  le  shrapuell  de  campagne  étranger,  qui  res- 
semble à  l'obus  Robin,  a  été  adopté  en  1891.  Donc 
présomption  grave  que  Dreyfus  a  livre  ]o  ^crrot  de 
l'obus  Robin,  vers  1891, 

III.  Cours  de  l'École  de  guerre  (1891-92).  — 
Un  fait  très  significatif,  sur  lequel  le  général  Rogct 
manque  de  précisions  suffisantes  et  renvoie  la  Cour 
au  capitaine  Cuiguet. 

IV.  Plans  directeurs  des  places  fortes  (1893).  — 
«  Pendant  les  années  1892-93,  la  correspondance 
(saisie)  au  ministère  de  la  Guerre  traite  surtout  des 
plans  directeurs  des  places  fortes.  J'ai  pu,  dit  le 
général  Roget,  constater  simplement,  en  ce  qui 
concerne  ces  actes  de  trahison,  que  Dreyfus  avait 
eu  la  possibilité  d'avoir  ces  plans  directeurs.  » 

Il  s'agit  évidemment  de  l'année  1893,  puisque 
Dreyfus  n'est  entré  à  l'état-major  que  cette  an- 
née là. 

V.  L'artillerie  lourde  de  la  neuvième  armée, 
(1893).  —  ((  Une  pièce  arrivée  au  ministère,  par  la 
voie  des  papiers  déchirés,  en  octobre  ou  novembre 
1895,  ^montre  que  Schvvarzkoppen  venait  d'avoir 
connaissance  qu'un  certain  nombre  de  batteries  de 
120  avait  été  attribué  à  la  neuvième  armée. 

«...Le  renseignement,  dit  le  général  Roget,  venait 
d'une  pièce  officielle  de  l'année  1893.  »  Cette  pièce 
serait  une  note  faite  au  l*""  bureau,  dans  une  section 


LE   liÈNÉRAL    ROGET   ET   DREYFUS  35 

OÙ  se  trouvait  Dreyfus.  La  minute  de  cette  note  a, 
parait-il.  dispara. 

VI.  Organisation  militaire  des  chemins  de  fer 
français  (fin  1893).  —  Il  s'agit  d'une  pièce  saisie 
en  avril  1891.  mais  «  pouvant,  dit  M.  Roget,  remon 
ter  à  une  date  plus  éloignée.  Dans  cette  pièce,  Paniz- 
/ardi  dit  à  Scliwarzkoppen  qu'  «  il  ta  recevoir 
l'organisation  militaire  des  chemins  de  fer  fran- 
çais ». 

Cette  pièce,  d'après  le  général  Roget,  peut  dési- 
gner Dreyfus;  il  en  donne  diverses  raisons,  que 
nous  examinerons  plus  tard. 

VII.  Lettre  où  il  est  question  du  colonel  Davi- 
gnon(1894).  —  C'est  une  lettre  de  Panizzardi  à 
Schwarzkoppen,  qui  a  figuré  au  dossier  de  18iM, 
et  dont  j'ai  dc'jà  donné  le  te.xte,  page  24.  Il  y  est 
question  d'un  ami  de  Schwarzkoppen,  qu'on  sup- 
pose un  officier  du  2®  bureau.  Le  général  Roget 
trouve  cette  relation  suspecte;  il  veut  que  l'ami  sus- 
pect soit  Dreyfus. 

VIII.  Relations  d'un  officier  français  avec  rat- 
taché militaire  allemand,  révélées  par  une  dépê- 
che en  clair  adressée  à  cet  attaché,  à  la  fin  de  1893. 
et  un  mémento  de  cet  attaché,  saisi  en  janvier  1894. 
—  11  s'agit  de  la  dépêche  envoyée  en  clair  de  Berlinà 
M.  de  .Schwarzkoppen:  n  Chose  aucun  signe  d'état- 
hiiijov  ".  et  du  mémento  qui  a  figuré,  en  1894,  dans  le 
dossier  >ecret,  et  dont  le  texte,  donné  à  la  Cour  par  le 
général  Roget,  est  :  «  Doute.  Preuve.  Lettre  de  ser 
rice,  situation  dangereuse  pour  moi  avec  un  officier 
français.  Xepas  conduire  personnellement  de  négo- 
ciations. Apporter  ce  qu'il  a.  Absolu.  Bureau  des 


3<i  LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS 

renseignements  '.  Aucune  relation  corps  de  troupe. 
Importance  seulement  sortant  du  ministère.  Déjà 
quelque  part  ailleurs.  » 

M.  Roget  se  borne  à  signaler  cette  pièce  dans  la 
série  des  actes  qui  peuvent  être  attribués  à  Dreyfus, 
et,  pour  tout  commentaire,  fait  remarquer  qu'elle 
exclut  toute  relation  de  Schwarzkoppen  ou  de  son 
correspondant  avec  la  troupe. 

IX.  Lettre  du  16  avril  1894.  —  C'est  la  pièce 
connue  sous  le  nom  de  «  C  e  canaille  de  D...  ))AI. Roget 
n'en  donne  pas  le  texte.  J'ai  déjà  donné,  page  25, 
celui  que  M.  Cavaignac  a  lu  le  7  juillet  1898  à  la 
tribune  de  la  Chambre.  «  Tout  ce  que  je  peux  en 
dire,  dit  à  la  Cour  le  général  Roget,  c'est  que  l'iui 
tiale  peut  désigner  Dreyfus,  et  que  Dreyfus  a  eu  la 
possibilité  d'avoir  les  plans  directeurs  dont  il  est 
question  (Nice).  C'est  tout  ce  que  je  peux  dire.  » 

Pas  une  certitude,  mais  neuf  présomptions  con- 
cordantes. —  Il  y  a  donc,  antérieurenieut  au  lior 
dereau,  neuf  faits  ou  indices  de  faits,  au  sujet  des- 
quels le  général  Roget  a  exposé,  plus  ou  moins 
nettement,  à  la  Cour  la  pensée  que  Dre\  fu-<  pouvait 
bien  être  suspecté  de  trahison. 

La  première  observation  qui  se  pic^tuic  .t  i  l> 
prit,  en  présence  de  ce  tableau  formidable,  c'es( 
que,   pas    une    seule  fois,  le  général.  Roget   n'a 
exprimé  la  certitude  absolue  que  Dreyfus  fût  cou 
pable.  Certains   actes  antérieurs   à   181)2  peurenf 
t'tre  attribués  à  Dreyfus.  —^Dreyfus  a  eu  lApossi 
hiliiÉ  d'avoir  les   plans  directeurs.    —  L'initiale 

1.  fcs  trois  d(^rni<'i's  mots  en  français. 


LE  (iÊNÉRAL  ROfiET  ET   DUKYKLS  "7 

D.peut  désigner  Dreyfus.  —  La  lettre  sur  les  che- 
mins de  IcT  peut  désigner  Dreyfus.  —  La  lettre  où 
il  est  question  de  Davignon  semble  prouver  que 
Çohwarzkoppen  avait  un  ami  au  2®  bureau.  — 
Telle  est  la  forme  la  plus  fréquente  sous  laquelle 
se  présentent  les  accusations  du  général  Roget. 

D'autres  fois,  il  se  borne  à  indiquer  des  coïnci- 
dences :  la  présence  de  Dreyfus  à  l'Ecole  de  pyro- 
technie, au  l"  bureau  ou  au  2"  bureau,  à  des 
époques  contemporaires  de  certains  faits  ou  de 
certaines  pièces  suspectes.  «  Je  veux  seulement  faire 
remarquer,  a  dit  de  son  côté  le  capitaine  Cuignet, 
que,  partout  où  est  passé  Dreyfus,  École  de  pyro- 
technie, l*""  bureau  de  l'état-major,  section  du 
commandant  Bayle,  on  a  constaté  des  fuites  de  ren- 
seignements secrets  concernant  l'artillerie.  »  C'est  la 
même  pensée  que  celle  du  général  Roget.  Ces 
coïncidences  ne  sont  pas  des  preuves  compl.'tes; 
elles  indiquent  des  possibilités. 

Pour  toutes  ces  possibilités,  c'est  encore  le 
capitaine  Cuignet,  qui  a  donné  la  formule  générale, 
à  la  place  du  général  Roget  :  «  La  preuve  de  la 
culpabilité  de  Dreyfus  ne  ressort  de  l'examen  du 
dossier  que  par  une  sorte  de  déductions  et  de  pré- 
somptions concordantes.  »  La  concordance  est  ce 
qui  semble  avoir  rassuré  les  accusateurs  de  Dreyfus 
sur  ce  qu'ont  de  fragile  de  simples  possibilités. 
C'est  de  cette  concordance  que  M.  Cavaignac  avait 
dit  le  premier,  dans  son  discours  du  7  juillet, 
«  qu'elle  pesait  sur  l'esprit  d'une  façon  déci- 
sive ». 

Il  n'est  pas  nécessaire  d'insister  beaucoup  sur  c<^ 

3 


38  LE  (iÉNÉRAL   ROGET   ET   DREYFUS 

([vi'a  d'enfantin  cette  manière  d'incliner  avec  sou- 
mission son  esprit,  sious  le  poids  décisif  d'appa- 
rences, de  possibilités,  de  présomptions  concor- 
dantes. Dans  le  monde  des  apparences,  la  concor» 
dance  des  apparences  n'est  elle-même  qu'une 
apparence  :  neuf  apparences  concordantes  n»'  sau 
raient  jamais  valoir  une  réalité  prouvée. 

Dans  une  lettre  à  M.  Scheurer-Kestner.  :i  |)i()[)os 
du  rapport  Besson  d'Ormeschcville,  M.  Dmlaux 
écrivait,  le  8  janvier  1898  :  «  Je  pense  que  si,  dans 
les  questions  scientifiques  que  nous  avons  à  résoudre, 
nous  dirigions  notre  instruction  comme  elle  semble 
l'avoir  été  dans  cette  affaire,  ce  serait  bien  par 
hasard  que  nous  arriverions  à  la  vérité.  Nous  avons 
des  règles  tout  autres,  qui  nous  viennent  de  Bacon 
et  de  Descartes  :  garder  notre  sang- froid  ;  ne  pas 
nous  mettre  dans  une  cave  pour  y  voir  plus  clair  ; 
croire  que  les  probabilités  ne  comptent  pas,  et  que 
cent  incertitudes  ne  valent  pas  une  certitude  \  )> 

Lorsqu'on  a  sous  les  yeux  le  tableau  des  accusa- 
tions que,  sous  le  titre  de  présomptions  concor- 
dantes, le  général  Roget  a  réunies  contre  Dreyfus, 
pour  la  période  de  quatre  années  qui  précède  le 
l)ordereau,  ce  jugement  de  M.  Duclaux  semble 
aussitôt  avoir  été  fait  pour  l'accusateur  daujourd'hui 
comme  pour  celui  de  1894.  Les  analyses  critiques 
<|ui  vont  suivre  permettront  de  vérifier  si  c'est  là 
un  jugement  trop  sévère. 

1.  E.  T)i(U\v\,  Propos  d'un  solitaire,  p.  1. 


CHAPITRE  V 

Prises  dans  leur  ensemble,  les  présomptions  réunies  par 
1»'  icénéral  Roget  ne  concordent  pas  nécessairement 
contre  Di-eyfus,  et  se  partagent  même  en  deux  ^a-oupes 
discordants. 


Pour  établir  sa  liste  de  possibilités  contre 
Dreyfus,  le  général  Roget  a  t-il  tenu  compte  des 
possibilités  dirigées  dans  un  sens  différent? —  Il 
y  a  lieu  d'examiner,  avant  tout,  comment  le  général 
Roget  s'y  est  pris  pour  établir  la  liste  des  accusa- 
tions possibles,  qui  a  été  reproduite  au  chapitre 
précédent.  «  Je  suis  remonté,  a-t-il  dit,  jusqu'aux 
premiers  actes  d'espionnage  dont  j'ai  pu  saisir  la 
trace  dans  les  dossiers^  c'est-à-dire  jusqu'en  18S7.  » 
En  d'autres  termes,  le  général  Roget  a  fait,  d'après 
les  dossiers,  toute  l'histoire  de  l'espionnage  en 
France  depuis  1887,  et,  des  faits  ainsi  coUigés,  il  a 
extrait  ceux  qui  lui  paraissaient  pouvoir  être  attri- 
bués à  Dreyfus. 

Pour  établir  cette  possibilité,  il  a  dû  tenir  compte 
des  possibilités  contraires,  et,  par  suite,  laisser  de 
coté  tous  les  faits  qui  paraissaient  pouvoir  être 
attribués  à  d'autres  qu'à  Dreyfus.  Le  général  Roget 
a  indiqué  à  la  Cour  qu'il  s'était  rendu  compte  de 
cette  obligation,    puisqu'il   avait   cru  devoir   tout 


ÀO  LR  OfcNÊRAL  ROGET  ET  DREYFUS 

d'abord  laisser  de  côté  tous  les  faits  antérieurs  à 
l'affaire  Borup  Greiner,  en  1892. 

Comment  le  général  Roget  a-t-il  fait  le  départ 
entre  les  possibilités  Dreyfus  et  les  possibilités 
Greiner  ?  —  Illui  avait  semblé,  à  première  vue,  que, 
dans  cette  première  période,  tout  soupçon  contre 
Dreyfus  devait  être  écarté  a  priori,  puisque  les 
soupçons  pouvaient  se  porter,  pour  les  actes  dont 
l'auteur  n'avait  pas  été  découvert,  sur  l'espion  Grei- 
ner. Cependant  le  général  Roget  a  découvert, 
depuis,  que  certains  actes  de  trahison,  antérieurs  à 
1892,  pouvaient  être  imputés  à  d'autres  qu'à  Greiner, 
et  qu'il  y  avait  présomption,  notamment  pour  quel- 
ques-uns, qu'ils  pouvaient  être  attribués  à  Dreyfus. 

Malheureusement  le  général  Roget  n'a  pas  dit 
comment  il  était  passé  de  la  première  idée  à  la 
seconde,  et  surtout,  il  n'a  pas  dit  si, ni  comment  il 
avait  reconnu  que  certains  faits  ne  pouvaient  pas 
être  attribués  à  Greiner.  C'était  là  une  démonstration 
indispensable;  car,  si  ces  faits,  tout  en  pouvant 
être  imputés  à  d'autres  que  Greiner,  et  notamment 
à  Dreyfus,  peuvent  aussi  être  attribués  à  Greiner,  il 
n'y  a  aucune  clarté  décisive,  aucune  raison  de  se 
prononcer  dans  un  sens  plutêt  que  dans  l'autre,  et 
le  général  Roget  n'a  pas  le  droit  de  retenir  ces  faits 
contre  Dreyfus. 

Il  y  a  eu  d'autres  affaires  que  l'affaire  Greiner, 
dont  le  général  Roget  n'a  pas  tenu  compte,  en 
dressant  sa  liste  de  possibilités  contre  Dreyfus. 
L'affaire  Boutonnet.  —  Le  général  Roget  ne  s'e>t 
p;»<:   l'ontt'n»''    '1"    fu'océder   p^w    ••iffirin.Tflon-;    non 


LK   GÉNÉRAL   ROGET   ET   DREYFUS  41 

démontrées^  pour  toutes  les  possibilités  qui  pou- 
vaient se  rapporter  à  Greiner  comme  à  Dreyfus  ;  il 
a  négligé  de  rechercher,  ou,  du  moins,  il  a  négligé 
de  dire  à  la  Cour  si,  dans  cette  période  de  1887  à 
1894,  il  y  avait  eu  d'autres  affaires  d'espionnage, 
dont  on  fût  obligé  de  tenir  compte,  en  dressant 
contre  Dreyfus  une  liste  de  trahisons  possibles. 
L'une  de  ces  affaires  a  été  mise  en  lumière  par  le 
commandant  Hartmann,  dans  sa  déposition  du 
19  janvier  :  c'esti'affaire  Boutonnet. 

Boutonnet  était  archiviste  de  la  section  technique 
d'artillerie,  et,  pendant  une  année  tout  entière 
(1889-18i)0),  il  a  trahi.  Il  en  résulte  que,  pour  tous 
les  actes  de  trahison  se  rapportant  à  des  documents 
d'artillerie  antérieurs  à  1890,  Boutonnet  peut  être 
rais  en  ligne  de  compte  :  la  possibilité  Boutonnet 
se  croise  avec  la  possibilité  Dreyfus  et  l'annule, 
tant  qu'aucune  preuve  décisive  n'est  pas  venue 
ajouter  à  celle-ci  ce  qui  en  ferait  une  réalité. 

Il  ne  s'agit  pas,  bien  entendu,  d'admettre  a/)nori 
que  Boutonnet  a  livré  tous  les  documents  dont  il 
avait  la  garde;  le  génél-al  Deloye  a  trop  facilement 
raison, en  faisant  cetteobservation  dans  son  mémoire, 
et  l'on  peut  même  aller  jusqu'à  reconnaître  que  ce 
serait  une  chose  difficile  à  admettre.  Mais,  du 
moment  que,  pour  Dreyfus,  on  se  borne  à  enregistrer 
des  possibilités,  il  faut  en  faire  autant  pour  Bou- 
tonnet. Dès  qu'un  acte  de  trahison,  à  cause  de  la 
date  à  laquelle  il  a  été  commis  et  des  documents 
qui  ont  été  livrés,  peut  être  attribué  simultanément 
et  par  hypothèse  soit  à  Boutonnet,  soit  à  Dreyfus, 
il  n'est  plus  permis  : 


42  LE  GÉNÉRAL  ROGET   ET  DREYFUS 

1"  De  passer  sous  silence  Boutonnet: 

•>"  De  s'en  tenir  pour  Dreyfus  à  renoncé  d'une 
simple  possibilité. 

Et,  si  l'on  n'est  pas  en  état  de  faire  contre 
Dreyfus  une  démonstration  complète,  qui  le  laisse 
seul  enfermé  dans  le  cercle  des  soupçons,  il  fnut 
tout  au  moins  qulune  démonstration  en  W^gle  en 
élimine  Boutonnet  :  sans  quoi  il  n'est  plus  permis 
d'ailéguier  contre  Dreyfus  une  possibilité  ou  une 
présomption,  sans  manquer  à  un  devoir  non  seule- 
ment de  conscience,  mais  encore  de  raison. 

Il  est  évident  que,  pour  les  deux  présomptions 
qui  remontent  à  1890  :  secret  d«  chargement  des 
obus  à  la  mélinite,  secret  de  l'obus  Robin,  le  général 
Rogct  n'aurait  pu  les  retenir  contre  Dreyfus,  s'il 
avait  parlé  à  hi  Cour  de  l'affaire  Boutonnet  comme 
il  a  p;n-l(''  de  l'affaire  Creincr. 

Outre  Greiner  et  Boutonnet.  il  y  a  eu.  au  mi- 
nistère de  la  Guerre,  des  espions  contemporains 
de  Dreyfus,  et  dont  le  général  Roget  n'a  pas  dit  un 
mot.  —M.Dubois.  —  Rien  dans  la  déposition  du 
général  Kogei  n'a  pu  laisser  supposer  à  la  Cour  que, 
jjendant  le  séjour  de  Dreyfus  au  ministère  de  la 
Guerre,  le  bureau  des  renseignements  ait  connu, 
en  se  procurant  une  partie  de  la  correspondance 
de  Panizzardi  avec  Schwarzkoppcn ,  l'existence 
d'agents  d'espionnage  qui,  pour  les  trahisons  dont 
l'auteur  ne  saurait  être  désigné  avec  précision, 
ixîuvent  être  soupçonnés  aussi  bien  que  Dreyfus. 
M.  Cavaignac  a  été  plus  loin  :  il  a  donné  à  entendre, 
en   répondant  à  une   question  du   président,  «pie 


LE    HKXÊRAL    ROGET   ET  liKEYFL  s  43 

pi. m  les  faites  d'état-inajor  général  »,  Di-eyfus 
seul  eiait  <oujH;onnable  :  «  Il  y  a  eu  des  fuites  anté- 
rieurement il  l'entrée  de  Dreyfus  au  ministère  de  la 
(juerre,  mais  non  pas,  à  ma  connaissance,  des  fuites 
d'état  major  général.  Apri's  l'arrestation  de  Dreyfus, 
le  ministère  de  la  Guerre  a  relevé  une  fois,  d'après 
ce  que  je  sais,  la  connaissance  de  faits  secrets,  mais 
cette  connaissauf-'e  pouvait  et  devait  même  vraisem- 
blablement se  reporter  à  une  époque  antérieure  à 
l'arrestation  de  Dreyfus.  A  cette  seuleexceptionprès, 
il  n'a  plus  été,  à  ma  connaissance,  relevé  de  fuites.  » 

Eu  face  de  cette  déclaration,  qui  commente  le 
silence  du  général  Roget,  il  convient  de  placer  celle 
qu'a  faite  le  capitaine  f 'Uignet,  en  présentant  le 
dossier  à  la  Cour  :  «  Il  devait  y  avoir  d'autres 
agents  que  Dreyfus  qui  fournissaient  des  renseigne- 
ments :ï  Panizzardi  et  à  Schwarzkoppen,  pendant 
que  Dreyfus  était  au  ministère  de  la  Guerre,  de 
même  que.  après  l'arrestation  de  Dreyfus,  Paniz- 
zardi et  Schwarzkoppeu  ont  continué  à  se  livrer  :i 
des  menées  d'espionnage,  et  à  avoir  à  leur  dispo-i 
tion  des  indications  ou  des  individus  leur  apportant 
des  renseignements.  Dans  la  correspondnuce  de 
Panizzardi  avec  Schwarzkoppeu,  qui  est  classée  à 
la  deuxième  partie  du  dossier,  et  <|ui  comprend  la 
|)ériode  du  commencement  de  1^92  à  la  lin  de  1HÎ)7, 
i:  a  de  nombreuses  lettres  prouvant  l'exactitude 
lie  ce  que  je  viens  de  tlire.  » 

Quelques  instants  avant,  le  capitaine  Cuignet 
avait  signalé  une  des  pièces  de  cette  corres])ondance, 
où  ('Panizzardi,  traitant  visiblement  d'une  question 
d'espionnage,   dit  à  Scliw  arzkoppen  :   <*  J'ai  reric 


4'i  I.K    (iÉNÊRAL  ROGET   ET  DREYFUS 

«  M.  Dubois,  »  en  soulignant.  Et,  après  un  assez  long 
développement  sur  ce  que  pouvait  être  ce  M.  Dubois, 
le  capitaine  avait  ajouté  :  «  Je  pense  même  à  ce 
sujet  que  la  lettre  «  ce  canaille  de  /)...  »,  qui  émane 
de  Schwarzkoppen,  pourrait  s'appliquera  ce  même 
individu,  Pauizzardi  l'appelant  Dubois,  et  Schwarz- 
koppen le  désignant  simplement  par  l'initiale  du 
nom  de  convention.  » 

Ainsi,  ce  n'est  pas  seulement  d'une  façon  géné- 
rale et  à  un  point  de  vue  purement  théorique,  que 
l'on  doit  reprocher  au  général  Roget  de  s'être  tu 
sur  les  affaires  d'espionnage  contemporaines  de 
Dreyfus;  d'après  le  capitaine  Cuignet,  c'est  à  l'une 
de  ces  affaires  que  se  rattache  un  des  documents 
dont  le  général  s'est  armé  contre  Dreyfus,  et  préci- 
sément un  de  ceux^qui,  depuis  1894,  ont  eu  sur  le 
sort  de  celui-ci  l'influence  la  plus  décisive,  puisqu'il 
a  figuré  dans  le  dossier  secret  communiqué  au 
conseil  de  guerre,  qu'il  a  été  la  pièce  libératrice 
d'Esterhazy,  en  novembre  1897,  et  qu'il  a  été  lu  à 
la  tribune  par  M.  Cavaignac,  en  juillet  1898. 

Le  système  de  la  tête  de  Turc.  —  En  somme,  et 
quoi  qu'il  ait  pu  dire,  sur  sa  propre  liberté  d'esprit, 
ou  bien  le  général  Roget  n'a  pas  fait  un  dénombre- 
ment complet  des  affaires  d'espionnage,  dont  la 
connaissance  eût  contrarié  ses  hypothèses  contre 
Dreyfus  ;  ou  bien,  l'ayant  fait,  il  n'a  pas  su  recon- 
naître, pour  plusieurs  des  actes  de  trahison  qu'il  a 
maintenus  sur  la  liste,  des  possibilités  divergentes, 
qui  auraient  détourné  ses  soupçons  de  Dreyfus,  ou 
<|ui  les  aur.iient  suspendus. 


LE   (iÉKÉRAL   ROGET   ET  DREYFUS  45 

Interrogé  k  ia  Cour  sur  l'origine  des  renseigne- 
ments qu'il  avait  fournis  contre  Dreyfus,  l'agent 
Guénée  a  reconnu  que  ces  renseignements  pou- 
vaient aussi  bien  se  rapporter  à  un  autre  qu'à 
Dreyfus  {Déposition  du  27  Janvier.),  mais  que, 
comme  Dreyfus  était  alors  seul  inculpé,  tout  retom- 
bait sur  lui.  «  C'était  la  tête  de  Turc.  »  Pour  le 
général  Roget,  Dreyfus  est  encore  le  seul  inculpé; 
il  fait  retomber  sur  lui  des  accusations,  qui  pour- 
raient aussi  bien,  ou  même  qui  devraient  se  rappor- 
ter à  d'autres.  Aujourd'hui  comme  en  1891,  Dreyfus 
reste  la  tête  de  Turc  des  avocats  de  l'état-major. 

Tel  est  le  caractère  vrai  du  système  des  présomp- 
tions concordantes,  présenté  à  la  Cour  par  MM.Ca- 
vaignac,  Roget  et  Cuignet,  et  établi  sur  les  pièces 
du  dossier  secret  :  la  concordance  n'existe  que 
parce  qu'ils  le  veulent, ou  parce  que  les  discordances 
échappent  à  leurs  yeux  prévenus  :  c'est,  en  réalité, 
le  système  de  la  tête  de  Turc, 

Discordance  des  présomptions  entre  elles.  — 
A  frapper,  sinon  comme  un  sourd,  du  moins 
comme  un  aveugle  sur  la  tête  de  Dreyfus,  le 
général  Roget  ne  s'est  pas  aper^-u  qu'il  le  <hargeait 
d'accusations,  dont  le  poids  pouvait  ou  devait 
retomber  sur  d'autres  têtes;  en  outre,  il  n'a  pas 
vu  que,  prises  en  elles-mêmes  et  sans  souci  d'autres 
pistes  possibles,  vlhe  partie  de  ces  accusations 
excluait  nécessairement  les  autres. 

Prenons,  sur  la  liste  chronologique  des  présomp- 
tions, ravant-dernière,cellequiportelenuméro  VI II. 
Il  s'agit  du   brouillon  mémento  de   Schwarzkop- 

3. 


U>  LE  OÉNÉRAL   BOGET  ET  DREYFUS 

peu.  saisi  eu  janvier  1894,  et  où  il  est  question  do 
relations  avec  un  officier  français.  Pour  le  général 
Hoget,  cet  officier  français  est  Dreyfus.  J'accepi»' 
provisoirement  cetteiuterprétation;  mais  je  remanj  ne 
en  même  temps  que,  s'il  y  a  dans  ce  mémento  un 
sens  sur  lequel  tout  le  monde  soit  d'accord.  »'••>( 
que  les  relations  de  Schwarzkoppcn  avec  l'ofli»!»  i 
français  sont  à  leur  début.  Les  doutes,  les  inquié- 
tudes, le  projet  de  prendre  un  intermédiaire,"  la 
vérification  de  la  lettre  de  service,  la  demande  à 
l'officier  d'apporter  ce  qu'il  a,  tout  cela  indique  non 
pas  des  relations  établies,  mais  des  relations  à 
établir.  Là-dessus,  certitude  absolue.  Tout  au  con- 
traire, si  Dreyfus  a  trahi  depuis  1890,  les  relations 
sont  établies  depuis  longtemps  avec  lui  :  —  on  n'a 
pas  besoin  de  sa  lettre  de  service,  et  on  sait  ce  qu'il 
a.  —  Donc,  de  deux  choses  l'une:  ou  bien  Dreyfus 
n'est  pas  l'officier  françaiâ  dont  il  est  question  dans 
le  mémento;  —  ou  bien,  s'il  l'est,  il  ne  peut  être 
l'auteur  des  actes  de  trahison  relevés  contre  lui 
par  le  général  Roget,  avant  janvier  1894. 

Ainsi,  sans  s'en  apercevoir,  le 'général  Roget.  en 
enregistrant  ce  chef  de  présomption  contre  Dreyfus, 
a  ô<é  toute  valeur  auv  .-Ivfs  «if  pr/'^onintidii  .-niti'- 
rieurs. 

Plus  sages  avaient  été. en  18*.)-4.  «ou\  qui  tuiupt»- 
sèrent  le  dossier  secret  pour  les  juges  de  Dreyfus, 
et  ne  joignirent  au  mémento  que  des  pièces  dont 
les  dates,  vraies  ou  fausses,  étaient  pc- 
k  la  sienne.  M.  Roget  a  eu  le  tort  de  voul' 
faire:  il  a  seulement  mis  en  lumière  la  violence  de 
ses  préventions  et  l'infirmité  de  sa  critique. 


CHAPITRE  VI 
Huitième  présomption. 


I.a  dépêche  de  Berlin  et  le  brouillon-memeuto  de  Schw;  rz- 
koppon.  (Décembre  18".i3-Jaiivier  1«94.) 


Nécessité  d'examiner  cette  présomption  avant 
les  autres.  —  Si,  comme  le  croit  le  gêuéral  Roget, 
Dreylu>  est  l'officier  français  avec  lequel  Schwarz- 
koppen  entre  en  relations  vers  janvier  1891,  les 
sept  présomptions  antérieures  tombent  d'elles- 
mêmes  :  il  ne  sera  nn'-ni»'  pas  nécessaire  de  les 
examiner. 

De  là  résulte  qu'en  abordant  l'étude  particulière  de 
ces  présomptions,  il  faut,  avant  tout,  s'assurer  que 
celle  qui  s'appuie  sur  le  mémento  de  janvier  1894 
est  fondée  en  vraisemblance.  C'est  par  là  que  je 
conimcucerai. 

Le  général  Roget  suppose  que  le  mémento, 
saisi  en  janvier  1894.  est  un  brouillon  de  réponse 
à  une  dépèche  en  clair, venue  de  Berlin  en  décem- 
bre 1893.  —  Tout  d'abord  le  général  Roget  étal)lit 
uu  lieu  entre  le  mémento  saisi  en  janvier  1891,  et 


48  LK  GÉNÉRAL  ROGET   ET   DREYFUS 

une  ck^pôche  en  clair  reçue  de  Berlin  par  M.  de 
Si'liwarzkoppen,  le  27  décembre  1893. 

((  11  semble,  dit-il,  ressortir  du  texte  de  ce  mé- 
mento, que  l'agent  étranger  dont  il  s'agit  répond  au 
tiMégramme  du  27  décembre  1893,  dans  lequel  on 
paraissait  manifester  des  doutes  sur  l'origine  des 
choses  envoyées.  » 

Ainsi,  voulant  répondre  à  :  «  Les  cltusvti.  nurun 
sif/ne  de  rÉtat-major  général  )),  Schwarzkoppen 
.'lurait  écrit  pour  lui-même  ce  mémento  :  «  Doute.  — 
Preuve.  —  Lettre  de  service.  —  Situation  dange- 
reuse pour  moi  avec  un  officier  français.  —  Ne 
pas  conduire  personnellement  de  négociations.  — 
Apporter  ce  qu'il  a.  —  Absolu.  —  Bureau  des  ren- 
seignements. —  Aucunes  relations  corps  de  troupe. 

—  Importance  seulement  du  Ministère.  Déjà  quel- 
que part  ailleurs  '  ». 

1.  Je  donne  ici  le  texte  de  ces  deux  pii'ces,  tel  qu'il  a 
été  lu  à  ha  Cour,  dans  le  dossier  secret,  par  le  capitaine 
Cuignet.  {Dt^position  du  5  janvier.)  Ce  sont  des  textes 
traduits  :  il  y  a  donc  lieu  de  faire  des  réserves  sur  l'exac- 
titude de  la  traduction,  et  de  regretter  que  l'original  alle- 
mand n"ait  pas  été  publié. 

•l'ai  déjà  donné  p.  24  la  version  citée  de  mémoii"e  à 
la  Cour  par  le  général  Roget  :  elle  s'accorde  presque  abso- 
lument avco  le  texte  lu  par  le  caj)itaine  Cuignet.  Voici 
«.•('lie  de  M.  Cavaignac  {Dt^position  du  0  nocemiire.),  qui 
fst  légèrement  diflerente  :  «  Chose  pas  de  marque  d'état' 
in/ijor  général», et  :  <i  Doute.  —  Erreur.  —  Lettre  de  service. 

—  Danger  pour  moi  de  relations  avec  un  officier  français. 

—  Se  pas  conduire  personnellement  les  négociations.— 
Apporter  ce  qu'il  a.  —  .Absolu.  —  liurean  de  renseigne- 
'ne)its.  —  Aucunes  relations.  —  Corps  de  troupes.  —  Im- 
puriance  seulement...  venant  du  Ministère  ». 

Dans  sa  lettre  au  Garde  des  sceaux  du  14  septembre  1898, 
le  colonel  Picquart  avait  donné  pour  la  seconde  pièce  le 
texte  que  voici  :  «  Doutes...  Que  faire?  Qu'il  montre  son 


LE   GÉNÉRAL   ROGET   ET   DREYFUS  49 

Quel  que  soit  l'officier  français  désigné  par  le 
mémento,  il  importe  assez  peu,  pour  sa  culpabilité, 
de  savoir  si  le  mémento  représente  la  réponse  à  la 
dépêche;  mais  il  importe  beaucoup,  pour  le  juge- 
ment que  l'on  doit  porter  sur  le  témoignage  du 
^iénéral  Roget,  d'examiner  si  cette  hypothèse  est 
admissible,  et  de  voir  comment  le  général  lit,  étudie, 
interprète  les  textes  qui  lui  sont  soumis,  surtout 
lorsqu'ils  sont  rédigés  en  style  télégraphique. 

Lhypothèse  du  général  Roget  se  heurte  à 
quatre  difficultés  graves.  —  P  Dans  la  dépêche. 
Choses  est  un  mot  vague,  ou  un  mot  de  convention, 
qui  pourrait  désigner  toute  autre  chose  que  des 
documents.  Première  incertitude. 

2°  Supposé  que  choses  désigne  des  documents, 
il  faudrait  savoir  ce  qu'il  convient  d'entendre  par 
signes  d'état -major.  Sont-ce  des  marques  exté- 
rieures :  cachets,  timbres,  grifïes,  en-têtes,  comme 
ceux  qu'Esterhazy  se  vante  d'avoir  fait  mettre  sur 
les  faux  documents  qu'il  prétend  avoir  lixrés  à 
.Schwarzkoppen?  Sont-ce  au  contraire  des  signes 
reconnaissables  au  contenu  des  documents? 
Deuxième  incertitude. 

:')"  Supposé  que  choses  désigne  des  documents, 

hretet  d'officier.  Qu'y  a-t-ilà  craindre  f  Que  ■peut -il  four- 
iiirf  II  n'y  a  pax  d'intérêt  à  avoir  de  relations  fcec  un 
officier  de  troupes.  »I1  est  sfir  qu'au  point  de  vue  de  l'exac- 
titude matérielle,  cette  transcription  est  très  inférieure 
aux  deux  autres,  et  cela  est  facile  à  expliquer  :  Picquart 
n'avait  pas  revu  la  pièce  depuis  deux  ans  quand  il  en  a 
parlé  ;  les  souvenirs  de  M.  Cavaignac  et  du  général  Roget 
•-ont  beaucoup  plus  frais,  et,  pour  le  général,  ils  peuvent 
être  de  la  veille. 


r><'  LK   «iÉNÉKAL   KOGET   ET  DREYFUS 

faut -il  eûtendre  que  ce  sont  des  documents  venus 
par  une  voie  secrète?  Et,  qu'on  les  ait  jugés  inté 
rt'Sîsauts  ou  non,  est-il  vraisemblable  qu'à  leur 
propos  Berlin  risque  d'tneiller  les  soupçons  de 
Paris,  par  une  dépêche  en  clair,  qui  sera  certaine- 
ment lue  au  passage,  avec  les  mots  ait/nos  d'état - 
major  qui  attireront  (•t'rf.iiiuMncni  r.uft'iifion? 
Troisième  incertitude. 

1"  Supposé  enfin  qu'il  ^agisse  bien,  dau^  la  de 
jH'clie.  de  documents  livrés  par  un  traître,  et  envoyés 
à  Berlin  par  Schwarzkoppen,  comment,  se  fait-il, 
si  le  mémento  est  un  brouillon  de  la  réponse,  qu'il 
ne  renferme  pas  l'ombre  d'une  allusion  à  l'envoi 
des  documents  auxquels  manquent  les  signes 
(Votai -major,    et    particulièrement   à  ces  nii: 

M,  Cavaignac,  qui  croit  comme  le  général  1. 
à  la  solidarité  des  deux  pièces,  interprète  le  mot 
Doute,  ]xir  lequel  commence  le  mémento,  comme 
s'il  signifiait  :  On  me  dit  (jue  les  documents  ne 
portent  pas  la  marque  de  l'état- major  général;  il 
y  a  des  doutes.  C'est  là  une  interprétation  évidem 
ment  arbitraire;  elle  ne  serait  admissible  que  si 
M.  Cavaignac  avait  prouvé  au  préalable,  soit  par 
des  faits  précis,  soit  par  d'autres  expressions  très 
claires,  tirées  du  mémento,  que  celui-ci  est  bien  la 
réponse  à  la  dépêche.  Or,  il  n'y  a  de  faits  précis  à 
alléguer  que  ceci  :  dépèche  et  brouillon  ont  été 
interceptés  l'un  après  l'autre,  dans  un  laps  de  temps 
assez  court,  et  qui  peut  varier  de  huit  jours  à  un 
mois.  Et,  à  moins  de  supposer  que,  dans  ce  laps  de 
temps  indéterminé,  Schwarzkoppen  n'ait  re<;u 
aucune  autre  commuiication  de  Berlin  et  n'ait 


LE  GÉNÉRAL   ROiiET  KT  DREYFUS  51 

préparé  aucun  autre  brouillon  de  rapport,  ce  qui 
est  invraisemblable,  il  est  impossible  de  dire  que 
les  oirconstances  de  la  saisie  établissent  le  raj)port 
d'une  pièce  à  l'autre. 

11  ne»r  pas davantîijre  possible  dédire  qu'il  y  ait, 
dans  le  brouillon,  uneexpression  quelconque  qui  se 
rapporte  directement  à  la  dépêche,  et  permette 
d'interpréter  le  mot  doute  comme  a  fait  M.  Cavai- 
gnac. 

Quatrième  dffficulté  dont  MM.  Roget  et  Ca- 
vaignac  ne  semblent  pas  s'être  aperçus. 

L  hypothèse  du  général  Roget  est  exclue  par 
ce  passage  du  mémento  :  «  Apporter  ce  qu'il  a.  » 
—  Non  seulement  il  n'y  a  dans  le  mémento  aucune 
expression  qui  se  rapporte  directement  à  la  dépêche. 
mais  encore  le  sens  fort  clair  d'un  des  passages  du 
mémento  exclut  nécessairement  l'idée  que  celui-ci 
puisse  être  une  réponse  k  celle-là. 

On  ne  peut  contester  en  effet  qu'eu  écrivant 
apporter  ce  qu'il  a,  Schwarzkoppeu  indique 
qu'il  ne  connaît  pas  encore  ce  qu'a  ï  officier  fran- 
çais parce  que  celui  ci  ne  le  lui  a  pas  encore 
apporté  '.  Mais  si  l'officier  français  n'a  rien 
apport»*.  Schwarzkoppen  n'a  rien  en\  oyé  k  Berlin. 
Or,  si  Ton  dit  à  Berlin  que  des  documents  n'ont 
aucun  signe  d'état  major,  c'est  qu'on  y  a  reçu  ces 
documents.  —  Par  conséquent,  les  cliosci^  qui  n'ont 
aucun  signe  d'état-major  ne  sont  pas  des  choses 
provenant  de  Vofficier  français.  Par  conséquent  le 
mémento  saisi  en  janvier  1894  n'est  pas  le  brouil- 

1.  M.  Cavaignac  traduit  :  «  Je  dirai  à  l'ofticier  d'apporter 
ce  qu'il  a.  • 


Ô'i  LE  (JÉXÉRAL   ROCiET   ET   DREYFUS 

Ion  d'une  réponse  à  la  ^ép«Vhe  eu  <l:Mr  «lu 
27  décembre  1893. 

La  dépêche  de  décembre  189;}  et  le  rapport  de 
janvier  1894  n'ont  aucun  rapport.  Ceci  n'est 
plus  une  difficulté  ;  c'est  une  impossibilité,  établie 
par  une  démonstration  irréfutable.  La  conséquence 
nécessaire  de  cette  impossibilité  c'est  qu'il  faut 
retirer  tout  d'abord  du  dossier  de  ^L  Roget  la  dépê- 
che du  27  décembre  1893,  renoncer  à  l'hypothèse 
d'après  laquelle  le  brouillon  de  janvier  aurait 
répondu  à  cette  dépèche,  et  examiner  le  larouillon 
en  lui-même,  sans  se  préoccuper  davantage  de  la 
dépêche. 

Le  colonel  Picquart  ne  croit  pas  que  lofflcier 
français  du  mémento  soit  Dreyfus.  —  La  question 
(jui  ^e  pose  est  la  suivante  :  Dreyfus  peut-il  être 
l'officier  français  dont  il  est  question  dans  cette 
pièce?  A  cela  Picquart  a  répondu  :  non. 

D'après  sa  lettre  au  Garde  des  sceaux,  «  le  simple 
bon  sens  dit  que  l'auteur  de  ce  canevas  avait  reçu 
des  propositions  d'un  individu  se  disant  officier; 
qu'il  avait  des  doutes  sur  l'opportunité  qu'il  y  avait 
à  entrer  en  relations  avec  lui,  et  qu'il  s'agissait  de 
quelqu'un  qui  était  dans  la  troupe.  » 

Il  est  vrai  qu'avant  de  raisonner  ainsi,  Picquart 
avait  reconstitué  de  mémoire  la  fin  du  brouillon  de 
la  manière  suivante  :  «  Que  peut-il  fournir?  il  n'ya 
l)as  d'intérêt  à  avoir  des  relations  avec  un  officier 
de  troupes.  » 

Le  général  Roget  reproche  à  Picquart  d" avoir 
introduit  dans  le    mémento   de  Schw^arzkoppen 


LE    GÉNÉRAL  ROGET   ET  DREYFUS  53 

un  mot  et  une  idée  qui  n'y  sont  pas.  —  Le 
géuéral  Uoget  s'inscrit  en  faux  contre  le  commen- 
taire de  Picquart. 

«  M.  Picquart,  dit-il,  a  introduit  dans  ce  texte  une 
expression  qui  n'y  est  pas  :  officier  de  troupes,  et  une 
idée  qui  n'y  est  pas  davantage,  celle  de  :  il  n'y  a 
aucun  intérêt  à  avoir...  Il  en  conclut,  par  suite, 
que  le  correspondant  avait  reçu  des  propositions 
d'un  officier  de  troupe;  qu'il  se  demande  s'il  y  a 
intérêt  à  entrer  en  relations  avec  lui,  et  qu'il  estime, 
en  tout  cas,  qu'il  n'y  a  pas  d'intérêt  à  avoir  des  rela- 
tions avec  un  officier  de  troupe.  Or,  le  texte  exact 
est  :  aucune  relation  corps  de  troupe,  ce  qui  ne  peut 
s'entendre  que  des  relations  de  celui  qui  écrit,  ou 
de  celui  dont  il  parle,  et  établit,  soit  pour  l'un,  soit 
pour  l'autre,  qu'il  n'a  pas  de  relations  avec  des  corps 
de  troupe.  » 

La  question  n'est  pas  de  savoir  si,  dans  le 
texte  tel  que  l'a  reconstitué  Picquart,  il  y  a  des 
inexactitudes  matérielles,  mais  de  savoir  si,  rappro- 
chées du  texte  exact,  ces  inexactitudes  matérielles 
s'expliquent,  comme  le  résultat  d'une  interprétation 
Taisonnable. 

Or,  nous  voyons,  tout  d'abord,  que  le  commen- 
taire de  yi.  Cavaignac  l'a  conduit  à  mettre,  dans 
^on  interprétation  du  texte,  le  même  mot  et  la  même 
idée,  que  le  général  reproche  à  Picquart  d'avoir 
ajouté  au  texte. 

M.  Cavaignac  propose  de  tout  le  document 
l'interprétation  qui  suit,  tout  en  déclarant  que  c'est 
chose  fort  délicate,  parce  qu'il  s'agit  de  phrases 
hachées  : 


.'»'|  LE  GÊN'ÉfUU.   BCKiET   ET    DREYFUS 

H  On  me  dit  que  le»  documents  '  ne  portent  pag  la 
tinmjue  de  l'état  major  général:  il  y  a  des  doutes, 
il  faudrait  donc  des  preuves.  Je  vais  demander  la 
lettre  de  service:  mais  comme  il  y  a  danger  pour 
m/oi  à  condtiire  personnellement  la  négociation,  je 
prendrai  un  intermédiaire  et  je  dirai  à  l'officier 
d'apporter  ce  qu'il  a.  Il  faut  une  discrétion  cd)so 
lue  parce  que  le  bureau  des  renseignements  nous  sur- 
n'ille:  il  n'y  a  lieu  d'avoir  aucunes  relations  arec  un 
ojfi^ier  de  corps  de  troupes  ;  les  documents  ne  pré 
sentent  de  l'importance  que  s'ils  viennent  du  minis- 
tère, et  c'est  pour  cela  que  je  continue  les  relations.  » 

Aiusi,  Picquart  a  mis  officiers  de  troupes: 
Cavîiijruac  met  officiers  de  corps  de  troupes.  Pic- 
q4iart  a  mis  :  //  n'y  a  pas  d'intérêt  à  avoir  des  rela- 
tions avec  un  officier  de  troupes:  Ca^aignac  met  : 
il  n'y  a  lieu  d'avoir  aucunes  relations  arec  un  officier 
de  corps  de  troupes. 

Il  est  donc  évident  que,  sur  ce  point,  Picquart  et 
Cavaignac  ont  compris  le  texte  de  la  mcme  mani«*re, 
et  que  cette  manière  n'est  pas  celle  du  géuérai 
Koget. 

Le  générai  Roget  n  a  pas  compris  ce  que  signi- 
fiait :  «  Aucune  relation  corps  de  troupe  n.  faute 
d'avoir  vu  le  lien  de  ce  passage  avec  «  impor- 
tance seulement  venant  du  ministère  ».  lien  mar- 
qué par  l'adverbe  «  seulement  ».  Picquart  et 
Cavaignac  l'ont  compris.   —  D'après   le  général 

1.  Il  îi'a^rit  do  documents  dont  il  est  question  dans  l.i 
d»i..'(iii»  «lu  23  décembre  1893.  qui  doit  être  eniièrenu'ut 
«'•(•aii<i'  du  di'bat. 


LE   GÉNÉBA.L  ROGET   ET  DREYFUS  îi^j 

Ro{çet,  le  passage  :  aucune  relation  corps  de  troupe, 
doit  »'tre  pris  comme  une  affirmation  absolue  : 
il  établit  que  celui  qui  écrit  ou  celui  dont  il  parle 
n'a  pas  de  relations  avec  des  corps  de  troupes. 
Kt  on  voit  très  bien  l'intérêt  d'une  pareille  interpré- 
tation, qui  exclut  Esterliazy  et  rend  possible 
Dreyfus.  Or.  elle  n'est  pas  du  tout  évidente. 

D'abord,  il  faut  distinguer  entre  celui  qui  cci-ii  : 
Sch\\arzlcop{)en,  et  celui  dont  il  parle  :  l'officier 
français.  S'il  s'agit  de  celui  ci,  il  est  vraisemblable, 
en  effet.  (|ue  ces  cinq  mots  sans  verbe  ont  un  sens 
affirmatif.  Mais  s'agit-il  de  l'officier  français?  Et 
si,  en  n'i«;olant  pas  ces  cinq  mots,  en  cherchant  à 
les  comprendre  d'après  le  contexte  de  la  pièce,  on 
était  amené  à  penser,  comme  Cavaignac  et  comme 
Pirquarr.  qu'il  s'agit  de  Schwarzkoppen,  le  sens 
affirmatif  cesserait  aussitôt  d'être  évident;  tout 
dépend  du  verbe  sous-entendu  qui  peut  compléter 
la  phrase.  M.  Roget  prétend  imposer  :  je  n'ai  pas: 
mais,  si  u'était  :  Je  ne  rcnx  pas.  le  sens  serait 
changé. 

Comment  choisir  entre  les  deux?  en  n'isolant 
pas,  comme  l'a  fait  le  général,  les  cinq  mots  à  exa- 
miner ;  eu  les  rapprochant  de  ceux  qui  les  entourent, 
en  cherchant  si,  parmi  ceux-ci,  il  n'y  en  a  pas  un 
qui  marque  le  lien  entre  l'idée  incomplètement 
exprimée  par  ces  cinq  mots  et  une  autre  idée 
exprimée  plus  clairement,  et  permettant  par  con- 
x-queut  de  compléter  la  première. 

Or^  ce  mot  existe,  et  c'est  pour  y  avoir  pris  garde 
tous  les  deux  que  Cavaignac  et  Picquart  se  sont 
rencontrés  dans  une  même  interprétation  du  passage. 


56        LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DRKYFU8 

C'est  le  mot  seulement,  dans  le  passage  suivaut  : 
Imporiance  seulement,  tenant  du  ministère.  Ce  xeu 
lement  isole  les  choses  qui  eut  de  l'intérêt  de  celles 
qui  n'en  ont  pas  et  les  oppose  les  unes  aux  autres. 
Il  va  de  soi  que  les  choses  venant  du  ministère  sont 
importantes  ;  celui  qui  écrit  n'aurait  pas  besoin  de 
se  le  dire  à  lui-même,  si  ce  n'était  pour  dénier 
toute  importance  aux  choses  qui  ne  viennent  pas  du 
ministère  :  pour  lui  l'idée  essentielle  du  second 
membre  de  phrase  est  celle  qu'exprime  le  mot  seu- 
lement et,  dès  qu'on  l'a  reconnu,  on  est  obligé  de 
suppléer  dans  le  groupe  de  mots  précédents,  non  pas 
le  verbe  je  n'ai  pas,  mais  le  verbe  je  ne  veux  pas. 

Il  faut  évidemment  lire  le  texte  comme  si  l'auteur 
de  la  pièce  avait  écrit  :  Aucune  relation  corps  de 
troupe  importante.  Importance  seulement  venant  du 
ministère.  Ainsi  Picquart  et  Cavaignac  n'ont  rien 
imaginé  en  mettant  ofjicier  de  troupe  et  il  nij  a  pas 
d'intérêt  à  avoir  des  relations  avec  lui  :  ils  se  sont 
bornés  à  exprimer  un  sens  qui,  dans  ce  texte,  sort 
très  clairement  du  rapprochement  de  deux  groupes 
de  mots  voisins,  et  du  lien  qu'établit  entre  eux  le 
mot  seulement. 

C'est  au  contraire  le  général  Hoget  qui  n'a  pas 
vu  ce  qui  est  dans  le  texte,  et,  lisant  mal,  a  mal 
compris. 

Or  ce  commentaire  plus  que  léger  est  le  seul 
qu'il  ait  fourni  sifr  cette  pièce  ;  il  est,  par  conséquent, 
impossible  de  s'en  contenter  pour  d(iclarer  avec  lui 
qu'elle  peut  concerner  Dreyfus  et  ne  peut  pas  con 
cerner  Esterhazy.  Si  V ofjicier  franrais  est  un  offi- 
cier de  troupe,  ce  n'est  pas  Dreyfus. 


LE  GÉNÉRAL  ROOET  ET  DREYFUS        57 

M.  Cavaignac  a  cru  à  tort  que  la  lettre  de 
service  de  l'officier  français  donnait  nécessaire- 
ment créance  à  des  renseignements  d'état-major. 
—  S'érartant  du  général  Roget  dans  son  commen- 
taire, M.  Cavaignac  se  rencontre  avec  lui  dans  sa 
conclusion,  et  dit  avec  lui  :  V  officier  français  peut 
être  Dreyfus. 

La  première  raison  qu'il  en  donne,  c'est  que  la 
lettre  de  service  donne  créance  aux  renseignements, 
et  que,  comme  Schwarzkoppen  ne  trouve  pas  d'in- 
térêt à  avoir  des  relations  avec  un  officier  de  troupe, 
ces  renseignements  doivent  être  fournis  par  un  offi- 
cier d'état-major.  C'est  arbitrairement  que  M.  Ca- 
vaignac décide  que  la  lettre  de  service  garantit  la 
valeur  des  documents.  Apporter  ce  quil  a  prouve 
que  Schwarzkoppen  n'avait  pas  de  documents  en- 
<'ore  entre  les  mains,  lorsqu'il  écrivait  le  mémento. 
La  lettre  de  service  ne  garantit  donc  que  l'identité 
d'un  officier,  et  rien  ne  dit  que  ce  soit  l'identité  d'un 
officier  d'état-major  plutôt  que  celle  d'un  officier 
de  troupes. 

1'^  L'absence  du  mot  état-major,  qui  serait  le 
véritable  mot  de  valeur  à  côté  du  mot  officier,  est 
très  significative  à  cet  égard.  S'il  s'était  agi  d'un 
officier  d'état-major,  il  est  à  peu  près  certain  que 
cela  aurait  été  indiqué  sur  le  bordereau,  comme  un 
des  points  essentiels  à  retenir  ; 

2"  Non  seulement  ça  n'y  est  pas;  non  seulement 
l'officier  n'est  qualifié  que  de  français,  c'est-à-dire 
de  l'épithète  la  plus  générale  possible,  mais  encore 
il  y  a  ensuite  corps  de  troupes:  ces  mots  ne  peu- 
vent se  rattacher  qu'à  l'idée  de  l'officier.  Quelle 


58  LE   GÉNÉRAL   ROGET    ET   DREYPlS 

nécessité  pour  Schwarzkoppen  de  se  parler  i\  lui- 
même  ou  de  parler  à  ses  chefs  d'un  ofjicier  de 
troupes,  si  c't'sf  ;i  lin  officier  d'ét.it  in.ijoi'  (lu'il  :i 
affaire'.' 

Ce  serait  aller  chorcher  midi  à  quatorze  heures 
et  c'est  inadmissible. 

La  lettre  de  service  ne  garantit  donc  pas  l'iden- 
tité d'un  officier  d'état-major,  et  par  consé(|uent  elle 
ne  peut  garantir  la  valeur  des  documents  de  l'of li- 
cier français  comme  documents  d'état-major. 

M.  Cavaignac  a  cru  à  tort  que  «  ne  pas  con- 
duire les  négociations  personnellement  »  et 
«  apporter  ce  qu'il  a  »  signifient  que  les  rela- 
tions continuent  :  ces  passages  expriment  les 
conditions  posées  pour  que  les  négociations  con- 
tinuent. —  M.  Cavaignac  oppose  une  seconde 
raison  qui  n'est  pas  plus  sérieuse.  «  Ne  pas  con- 
duire personnellement  les  négociations  et  apporter 
ce  f/u'il  a  indiquent,  dit-il,  d'une  façon  positive,  que 
les  relations  continuent.  Or,  s'il  s'agissait  d'un  offi 
cier  de  troupes,  elles  ne  continueraient  pas,  puis(|ue 
Schwarzkoppen  réfléchit  qu'il  n'y  a  pas  lieu  d'avoir 
aucunes  relations  avec  un  officier  de  troupes.  )' 

Nous  reconnaissons  là  le  raisonnement  du  com- 
mentaire de  du  Pat}',  si  malheureusement  retiré  du 
dossier  comme  propriété  personnelle  du  général 
Mercier,  mais  dont  l'observation  relative  à  cette 
partie  du  brouillon  a  été  notée  par  Picquart.  dans 
sa  lettre  à  M.  Sarrien  :  «  A.  (Schwarzkoppen) 
trouve,  (lit  du  Paty,  qu'il  n'y  a  pas  d'intérêt  à  avoir 
àe  relations  avec  les  officiers  de  troupe^:  il  rlioisit 


LE  GÉNÉRAL   ROOET  ET    DREYFf^  ">'•> 

un  officier  detat-major,  et  il  le  prend  au  minis- 
tère ' .  ») 

Picquart  trouve  cette  façon  de  commenter  per- 
fide; moi  je  la  trouve  absurde,  et,  chez  M.  Cavai- 
p:nac  comme  chez  du  Paty,  je  vois  dans  un  sem- 
blable raisonnement  un  véritable  déni  de  raison. 

A'e  pas  conduire  personnellement  les  négociations 
n'indique  pas  du  tout  que  les  négociations  conti- 
nuent ;  cela  indique  que.  si  elles  continuent,  Schwar/- 
kopijen  juge  prudent  de  prendre  un  intermédiaire  : 
4-'est  la  réponse  au  groupe  de  mots  précédent  : 
Danger  pour  moi  de  relations  avec  un  officier  fran- 
çais. 

Les  mots  :  Apporter  ce  qu'il  a.  Absolu...  loin 
d'indiquer  que  les  négociations  continuent  indiquent 
(ju'elles  ne  pourront  continuer  que  lorsque  l'officier 
français  aura  apporté  ce  qu'il  a,  et  montré  s'il  \  aut 
la  peine  qu'on  poursuive  l'affaire  avec  lui. 

Divisions   rationnelles    du    mémento    de  jan- 
vier 1894.  —  Il  faut  tout  l'entêtement  de  M.  Cavai 
guac  pour  n'avoir  pas   reconnu  que   le   texte  du 
brouillon  se  divise  simplement  en  trois  parties  : 

l"  Doute.  Preuve  (ou  erreur).  Lettre  de  service; 

'*"  JJanger  pour  moi  de  relations  arec  un  officier 
J'rant;ais.  Xe  pas  conduire  personnellement  les  nègo 
dations  ; 

.3"  Apporter  ce  qu'il  a.  Absolu.  Bureau  des 
renseignements.  Aucune  relation  corps  de  troxipes. 
Importance  seulement  venant  du  ministère. 

1.  lyt  Reri.si'ort  du  prorèa  Dreyfus  à  (a  Cour  de  cassation 
(27,  Z6,  29  octobre  1898),  p.  llU. 


60         LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS 

Plus  une  remarque  d'uu  sens  indéterminable  : 
Déjà  quelque  part  ailleurs. 

V  Le  premier  paragraphe  correspond  à  un  pre- 
mier ordre  de  doutes,  les  doutes  relatifs  à  la  per- 
sonne, vérifiables  ou  vérifiés  par  la  présentation  de 
la  lettre  de  service  ; 

2"  Le  deuxième  paragraphe  correspond  à  la 
crainte  des  dangers  qu'entraînent  des  relations  avec 
un  officier  français,  et  au  moyen  de  les  atténuer  par 
l'emploi  d'un  intermédiaire  ; 

3"  Le  troisième  paragraphe  correspond  à  un 
deuxième  ordre  de  doutes,  les  doutes  relatifs  à  la 
valeur  des  documents  dont  dispose  l'officier.  Ces 
doutes  ne  sont  vérifiables  que  par  la  remise  de  ces 
documents;  c'est  là  une  condition  absolue  pour  que 
les  relations  valent  la  peine  d'être  poursuivies.  Si 
les  pièces  viennent  du  bureau  des  renseignements, 
ce  sera  bien,  car  il  n'y  aurait  aucun  intérêt  à  avoir 
des  relations  avec  un  simple  officier  de  troupes  :  il 
n'y  a  d'intiTos^ant  que  ce  qui  sort  du  ministère. 

M.  Cavaignac  a  interprété  le  mémento  à  faux, 
pour  n'y  avoir  pas  observé  l'ordre  des  mots, 
expression  de  la  suite  des  idées.  —  Dès  qu'on 
respecte  dans  le  mémento  l'ordre  des  mots,  il  est 
impossible  d'en  donner  une  autre  interprétation 
que  celle  qu'on  vient  de  lire. 

Or,  pour  la  lecture  d'un  document  de  ce  genre, 
l'ordre  des  mots  importe  autant  «^ue  les  mots  eux- 
mêmes;  car  il  indique  le  mouvement  de  la  pensée 
do  celui  qui  écrit,  et  les  rapports  établis  par  la 
pensée  entre  les  idées  et  les  faits. 


LE   GÉNÉRAL   ROGET    ET   DREYFUS  Gl 

M.  Cavaignac  a  bouleversé  l'ordre  du  texte  : 

1''  Il  a  séparé  absolu,  de  :  apporter  ce  qu'il  a  ; 

2"  Il  l'a  rattaché  au  danger  des  négociations  et 
à  la  nécessite  d'un  intermédiaire  ; 

3"  Il  a  entraîné,  dans  cette  interversion,  bureau 
des  renseignements  à  la  suite  d'absolu,  de  manicre 
à  obtenir  :  il  faut  une  discrétion  absolue,  parce  que 
le  bureau  des  renseignements  nous  surveille.  Bureau 
des  renseignements  tientaiUcoiitTSiïrc  k  aucunes  rela- 
tions corps  de  Groupes.  Importance  seulement 
cenai/t  du  ministère. 

M.  Cavaignac  a  introduit  dans  le  commentaire 
du  mémento  des  idées  étrangères  au  texte  ou  en 
contradiction  avec  lui.  —  En  outre,  M.  Cavai- 
jîuac  a  ajouté  au  texte  des  idées  qu'il  n'indique  ni 
ne  suggère,  qu'il  écarte  même. 

P  II  a  rattaché  le  doute  du  commencement  aux 
documents  dont  il  est  question  dans  la  dépèche  de 
Berlin  du  27  décembre  1893  ; 

2'^  Il  a  vu  un  je  continue  les  négociations,  qui  n'est 
nulle  part  dans  le  texte,  et  dont  l'assurance  con- 
traste avec  le  ton  d'hésitation,  de  réflexion,  de  rai- 
sonnement avec  soi-même,  qui  caractérise  toute  la 
pièce; 

3"  Il  a  établi,  entre  cette  décision  imaginaire  et 
les  derniers  mots  du  texte,  un  rapport  d'effet  à 
cause,  qui  est  aussi  imaginaire. 

La  seule  interprétation  raisonnable  et  correcte 
du  mémento  est  celle  qu'en  a  donnée  Picquart. 

—  On  voit,  par  tout  ce  qui  précède,  que  la  méthode 

4 


<)2  LE  r.ÊNÔRAL   BOOBT    ET   DREYFL's 

tic  M.  l'avaf^ac  est  aussi  peu  rigoureuse  que  celle 
du  général  Rc^el.  C'est  par  une  suite  de  fautes  gros 
sières  de  raisonnement,  ou  d'erreurs  de  lecture,  qu'iU 
en  sont  arrivés  à  contester  l'interprétation  donnée 
par  l'icquart  du  brouillon  de  Schwarzkoppen. 

Ntus  maintenons,  avec  l'ancien  chef  du  bureau 
de  renseignements,  et  nous  croyons  avoir  démontré 
d'une  manière  rigoureuse,  que  cette  pièce,  placée 
en  1894  dans  le  dossier  secret,  conservée  en  ISJW 
par  le  général  Roget  dans  son  acte  d'accusation 
contre  Dreyfus,  ne  peut  se  rapporter  à  Dreyfus, 
parce  qu'elle  ne  peut  se  rapporter  à  un  officier 
d'état-major,  et  se  rapporte  nécessairement  à  un 
officier  de  troupes. 


65 


CHAPITRE  VII 
Première  présomption. 

Le  secret  du  chargement  des  obus  à  la  mélinite  |189i)  , 


Formule  de  la  présomption.  —  \  oki  tni  quels 
termes;  le  général  Rofret  accuse  Dreyfus  d'avoir 
livré  ce  secret; 

«  Un  autre  fait  du  mémo  genre  est  relatif  au 
chargement  des  obus  à  mélinite,  qui  parait  aussi 
avoir  été  livré  à  une  puissance  étrangère. 

»  La  découverte  de  l'acte  de  trahison  i-t  iir- 
antérieure  au  procès  Dreyfus. 

»  C'est  en  1890  '  que  le  service  des  renseignements 
reçut  des  débris  de  papier  calciné,  sur  lesquels  i  no 
restait  que  l'extrémité  4es  lignes  à  droite. 

»  Ce  papier  était  un  papier  pelure  analogue  à 
celui  du  bordereau;  le  document  fut  envoyé  à  la 
direction  de  l'artillerie,  et  l'on  y  reconnut  la  copie 
d'une  instruction  relative  au  chargement  des  obus 
à  la  mélinite. 

')  L'enquête  faite  à  cette  époque  avait  fait  ressor- 

1.  "  Kii  novembre  1890,  je  crois  »,  a  dit  le  capitaine 
Cuignet. 


<j2  ÈRAL  R0(^.KT   et   DREYFUS 

int  venait  de  l'École  de  pyrotechnie. 
Hirnit  pas  d'autres  indications  que 
is  était  à  l'École  de  pyrotechnie  à  ce 
oïncidence  du  papier  pelure  et  du 


ît  existe  encore,  et  on  l'a  fait  exper- 
vue  de  l'écriture,  sans  aboutir  à  un 
résultat  dejuiinj.  » 

En  présence  d'un  pareil  texte,  il  est  inutile  d'avoir 
aucune  connaissance  ou  aucun  renseignement 
technique  spécial,  pour  voir,  d'après  les  expres- 
sions mêmes  du  général  Roget,  que  sa  présomption 
grave  ne  repose  pas  sur  autre  chose  qu'un  jeu  de 
son  esprit. 

Le  général  Roget  ne  peut  affirmer  que  le  secret 
ait  été  livré.  —  L'acte  de  trahison  n'est  pas  abso- 
lument certain  :  le  secret  du  chargement  parait 
seulement  avoir  été  livré  à  une  puissance  étrangère. 
Il  reste  donc  un  doute;  il  serait  possible  qu'il  n'y 
eût  même  pas  lieu  de  noter  une  trahison,  ni  par 
conséquent  d'en  soupçonner  Dreyfus. 

Si  le  bordereau  est  de  Dreyfus,  le  général  Ro- 
get ne  peut  fonder  cette  accusation  nouvelle  que 
sur  l'identité  des  deux  papiers  et  non  sur  leur 
analogie.  —  Le  papier  est  analogue  à  celui  du 
bordereau.  Pour  qu'on  pût  se  servir  de  ce  détail 
contre  Dreyfus,  il  faudrait  que,  au  lieu  d'analogie, 
il  y  eût  identité  des  deux  papiers.  Or  le  général 
Roget  sait  très  bien  que  les  deux  papiers  ne  sont 
pas  i(l('nti(jucs  :  il  a  vu  (|U0  celui  du  bordereau  était 


LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS        65 

quadrillé  et  que  les  morceaux  calcinés  ne  l'étaient 
pas. 

Si  donc  il  tient  pour  certain  que  le  papier  du  bor- 
dereau est  du  papier  de  Dreyfus,  il  n'a  aucune  rai- 
son de  supposer,  et  encore  moins  de  dire  que  les 
fragments  calcinés  sont  aussi  du  papier  de  Dreyfus. 

Comment  le  capitaine  Cuignet  a  expliqué  que 
la  simple  analogie  des  papiers  suffisait  pour  accu- 
ser Dreyfus.  —  Eu  montrant  le  dossier  secret  à  la 
Cour,  le  capitaine  Cuignet  a  insisté,  comme  le  géné- 
ral Roget,  sur  cette  analogie  de  papiers.  Un  conseil- 
ler lui  ayant  fait  observer  qu'il  paraissait  en  tirer 
une  conséquence  abusive,  le  capitaine  s'est  rabattu 
sur  une  hypothèse,  qui  semble  être  aussi  celle  du 
général  Roget  :  Dreyfus  aurait  décalqué  l'instruc- 
tion confidentielle  relative  au  chargement  des  obus 
à  la  mélinite. 

Si  l'instruction  a  été  décalquée,  et  si  le  bordereau 
l'a  été  aussi,  la  transparence  des  deux  papiers  est 
l'analogie  qu'il  importe  de  noter.  «  J'ai  voulu,  dit  le 
capitaine  Cuignet,  mettre  en  lumière  l'identité  des 
procédés  (emploi  du  papier  transparent).  »  Seule- 
ment il  a  oublié  d'allumer  sa  lanterne  :  il  déclare 
lui-même  qu'il  ignore  si  le  bordereau  a  été  calqué, 
et  il  avoue  qu'il  n'en  sait  pas  davantage  sur  les 
fragments  de  papier  calciné.  «  Il  serait  intéressant, 
dit-il,  de  rapprocher  les  fragments  calcinés  du  texte 
autographe  de  l'instruction  confidentielle...  J'aurais 
voulu  pouvoir  comparer  cette  (friture  avec  celle  de 
l'inï^truction,  et  voir,  notamment,  si  certains  mots 
ne  sont  pas  superposables  et  n'ont  pas  été  décal- 

4. 


(.(>  LE  GÉNÉIÎAL   ROGET  ET  DRE-iTl  - 

quês.  »  Il  ne  l'a  donc  pas  vu  :  il  n'a  le  droit  d'eu 
rion  dire,  et  uo  peut  rioii  inféror  d'imc  li\|)(itli«'>-e 
nou  prouvée. 

J'ajoute  qu'elle  est  tout  à  lait  alj.surde,  car  ou  ne 
voit  pas  pour  quel  motif  celui  qui  a  livré  cette  ins- 
truction confidentielle,  Dreyfus  ou  un  autre,  se  serait 
imposé  la  tâche  de  décalquer  le  texte  autographié, 
au  lieu  de  le  copier  en  contrefaisant  son  écriture. 

Il  faut  donc  hypothèse  sur  hypothèse,  pour  tirer 
un  argument  contre  Dreyfus  de  la  similitude  des 
papiers.  Comme  aucune  de  ces  hypothèses  n'est 
vérifiée,  l'argument  reste  nul  et  entièrement  inutili- 
sable. 

Le  général  Roget  affirme,  sans  le  prouver,  que 
le  document  copié  venait  de  l'École  de  pyro- 
technie. —  l'our  donner  quelque  vraisemblance  à 
son  hypothèse  contre  Dreyfus,  il  aurait  fallu  que  le 
général  Roget  prouvât  que  le  texte  de  l'instruction 
confidentielle  ne  s'était  jamais  trouvé  autre  part 
qu'à  l'École  de  pyrotechnie.  Or  nous  sommes  »er- 
tains  qu'il  a  dû  se  trouver  au  moins  dans  un  autre 
endroit  :  aux  archives  de  la  section  technique 
d'artillerie,  dont  Boutonnet  était  l'archiviste  jus- 
qu'en 1890. 

L'affirmation  du  général  Roget  est  donc  insuffi- 
sante pour  étayer  son  accusation  :  en  fait,  tant  qu'on 
n'a  pas  prouvé  péremptoirement  que  le  document 
copié  ne  pouvait  venir  que  de  l'École  de  pyrotechnie, 
nous  ne  sommes  pas  du  tout  surs  que  Dreyfus  soit 
compris  dans  le  cercle  des  personnes  soupçou- 
uables. 


LE  GÉNÉRAL  ROGKT  ET  DREYFDS        07 

1(6  général  Roget  a  donné  comme  non  définitifs 
les  résultats  d'une  expertise  d'écriture,  qui  étaient 
au  contraire  définitifs.  —  L'expertise  déoriture  u'a 
rien  donné  contre  Dreyfus.  M.  Roget  exprime  cela, 
il  est  vrai. eu  disant  qu'elle  n'a  donne  aaticun  résul- 
tat déjiniti  f  )K  Pourquoi  ce  définitif f  Est-ce  à  dire 
qu'on  ne  doit  pas  considérer  l'expertise  comme  ter- 
■0?  qu'il  faudra  voir  encore,  et  qu'en  la  recom- 
;ant  ou  arrivera  peut  être  au  résultat  définitif? 

ISerait-ce  un  souhait  qu'exprimerait  là  le  général 
Ro^et?  (.)u  bien  est-ce  l'excuse  qu'il  se  donne  à  lui- 
iiu'ine,  pour  maintenir  une  accusation  dont  l'inanité 
saute  aux  yeux  les  moins  prévenus?  Que  ce  soit 
l'un  ou  l'autre,  la  présence  de  cet  adjectif  inutile 
trahit  chez  le  général  trop  peu  de  liberté  d'esprit 
pour  un  en<iuêteur  judiciaire,  ou,  si  le  général  ne 
veut  pas  de  ce  titre,  pour  un  historien. 

Mais,  en  réalité,  c'est  bien  autre  chose  que  trahit 
cet  :  aucun  résultat  définitif.  Si  l'on  en  croit,  en 
effet,  le  capitaine  Cuîgnet,  l'expertise  a  donné  un 
résultat  tout  à  fait  définitif:*  L'expert  conclut  d'une 
façon  très  nette,  que  les  fragments  ne  portent  pas 
l'écriture  de  Dreyfus  ».  Je  veux  croire  que  cette  con- 
clusion de  l'expert  a  été  donnée  entre  le  21  no- 
vembre, jour  où  a  déposé  le  général  Roget,  et  le 
()  janvier,  jour  oix  a  déposé  le  capitaine  Cuignet; 
sans  quoi  je  me  verrais  obligé  de  constater  que,  sur 
ce  point,  le  général  Roget  est  allé  au  delà  de  l'hypo- 
thèse non  vérifiée,  et  a  .i.'.i;i..".r.M,H.nf  ,i;t  i..  ,,,ntiT,in' 
de  la  vérité. 

Inanité  de  la  présomption  contre  Dreyfus.    — 


68        LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS 

J)c  tout  ce  qui  précède,  il  résulte  qu'on  ne  saurait 
conserver  contre  Dreyfus  aucune  présomption 
d'avoir  livré  à  l'étranger,  en  1890,  le  secret  du  char- 
gement des  obus  à  mélinite  : 

1°  Puisque,  d'abord,  il  n'est  pas  absolument  sûr 
que  ce  secret  ait  été  livré  ; 

2»  Puisque,  s'il  a  été  livré,  il  y  avait  à  cette  époque 
un  traître  aux  archives  de  la  section  technique  d'ar- 
tillerie ; 

3°  Puisque  le  papier  saisi  n'est  qu'analogue  à  un 
papier,  dont  il  n'est  pas  prouvé  qu'il  vienne  de 
Dreyfus  ; 

4''  Puisqu'enfin  l'écriture  de  ce  papier  n'a  pas  été 
reconnue  par  les  experts  pour  celle  de  Dreyfus. 

Il  y  a,  par  contre,  présomption  irrave  contre  le 
général  Roget  : 

V'  D'avoir  fait  état  d'une  simple  apparence  de 
trahison  ; 

2»  D'avoir  tiré  de  l'analogie  des  papiers  une  conclu- 
sion qu'aurait  seule  permise  l'identité  ; 

3^'  D'avoir  appuyé  ces  conclusions  sur  une  hypo- 
thèse non  vérifiée  et  d'ailleurs  absurde 

•1"  D'avoir  négligé  volontairement  lliypouio^e  de 
la  culpabilité  de  Boutonnet  ; 

5"  D'avoir  déterminé  abusivement  la  provenance 
du  document  livré  ; 

6''  D'avoir  altéré  la  vérité  en  donnant  pour  incer- 
tains des  résultats  d'expertise  tout  à  fait  certains. 


CHAPITRE  VIII 
Deuxième  présomption. 

Le  secret  de  l'obus  Robin  et  le  shraiinell  allemand  de  181>1, 

Formule  de  la  présomption.  —  La  deuxième 
présomption  est  exprimée  par  Je  général  Roget 
dans  les  termes  suivants  '  : 

«  En  1896,  le  service  des  renseignements  a  reçu 
une  instruction  relative  au  chargement  du  shrapnell 
de  campagne  d'une  puissance  étrangère. 

»  Ce  document  fut  envoyé  à  la  direction  de  l'ar- 
tillerie, qui  fut  très  surprise  de  remarquer  que  cet 
obus  ressemblait  singulièrement  à  un  obus  adopté 
en  France  et  qui  est  dit  obus  Robin. 

»  Ce  qu'il  y  a  de  singulier,  dans  cette  rencontre, 
c'est  que  la  construction  de  l'obus  n'est  pas  due  à 
des  calculs  de  savants  pouvant  se  rencontrer  en  deux 
pays  différents,  mais  à  un  tour  de  main  de  contre- 
maître. 

1.  Sur  cette  présomption,  il  n'y  a  aucun  renseignement 
particulier  à  prendre  dans  la  dt'position  du  capitaine  Cui- 
gnet,  si  ce  n'est  que  la  déclaration  du  capitaine  Rémusat 
et  celles  du  général  Langlois  et  du  colonel  Ruffey  sont  au 
dossier  secret. 


LE  OBNERAL  ROOET  KT  DRKYFUl» 

TT'obus  a  été  adopté  par  cette  puis^-ance  en  lMi)t. 

»  Dreyfus  a  été  à  l'École  de  pyroteciinie  de  Bour 
ges,  où  se  faisaient  les  études  de  l'obus  Robin,  i! 
septembre  1889  à  la  fin  de  18ÎX). 

»  Ce  qu'on  a  su  depuis,  c'est  que  Dreyfus,  étant 
à  l'École  de  guerre,  a  adressé  à  un  de  ses  camarades 
de    la   Pyrotechùie,    le    capitaine   Rémusat.  une 
demande  de  renseignements  sur  les  dornit>ros  cxpé 
riences  faites  avec  l'obus  Robin. 

»  Il  disait,  dans  la  lettre  au  capitaine  Ixcmusai. 
qu'il  demandait  ce  renseignement  sur  l'ordre  de  ses 
professeurs  du  cours  d'artillerie  à  l'École  de  guerre. 

»  Le  capitaine  Rémusat,  se  fondant  sur  le  secret 
que  doivent  conserver  les  expérience^  de  pym 
technie,  refusa  de  répondre  à  Dreyfn 

»  Il  est  constant,  d'autre  part,   quf  ii>    jnon-s- 
seurs  du  cours  d'artillerie  à  l'École  de  guerre  n'ont 
jamais  chargé  Dreyfus  de  demander  des  renseigne 
nients  au  sujet  de  l'obus  Robin. 

»  Ils  n'ont  d'ailleurs  pas  l'habitude  de  charger 
leurs  élèves  de  commissions  de  cette  sorte.  Quand 
ils  veulent  des  renseignements  sur  les  dernières 
expériences  de  l'artillerie,  ils  s'adressent  à  Saint- 
Thomas-d'Aquin,  où  on  leur  donne  tous  renseigne- 
ments dont  ils  ont  besoin,  en  spécifl-"*  ■•♦^"^  «m*;!. 
peuvent  enseigner  à  leurs  élèves. 

»  Cette  découverte  relative  à  l'obus  Robin  iuditiue 
tout  au  moins  que  Dreyfus  cherchait  à  se  procurer, 
sous  des  prétextes  mensongers,  des  renseignements 
relatifs  aux  expériences  les  plus  secrètes,  avec  cette 
coïncidence  que  l'obus  a  été  justemeTit  li\  n-  à  mie 
puissance  étrangère.  » 


LE   r.ÉNÉRAL   ROOBT    KT   DREYFUS  ,  1 

Pour  Pobus  Robin,  comme  pour  le  chargement 
des  obus  à  la  mélinite,  les  dates  données  par  le 
général  Roget  permettent  de  soupçonner  Boutou- 
net  aussi  bien  que  Dreyfus.  —  Pour  ce  chef  d'accu 
satiou  comme  pour  le  précédent,  il  faut  faire 
remarquer  tout  d'abord  que  les  dates  mise;;  eu 
avant  par  le  général  Roget  permettraient  de  soup. 
conuer  Boutonnet,  même  si  le  capitaine  Rémusat 
avait  donné  à  Dreyfus  les  renseignements  que  celui 
ci  lui  a  demandés  en  1891,  année  où  le  shrapnell 
allemand  a  été  adopté. 

Boutonner,  arrêté  seulement  en  août  1890,  ne 
pourrait  être  mis  hors  de  soupçon  puisque,  d'après 
la  note  même  du  général  Delo^^e,  les  études  de 
l'obus  ont  commencé  au  milieu  de  1887,  à  l'École 
de  pyrotechnie,  et  qu'une  description  théorique  de 
l'obusde  57  millimètres  a  été  donnée  dans  le  Bulletin 
des  f/uestions  à  l'étude  du  P""  juillet  1888,  document 
<  Mufidentiel  que  Boutonnet  avait  eu  à  sa  disposition. 

Mais  le  capitaine  Rémusat  a  refusé  en  "^"'    ' 
donner  aucun  renseignement  à  Dreyfus. 

Si  donc  Dreyfus  a  pu  faire  connaître  en  Alleuia^uc 
(|uelque  chose  de  l'obus  Robin,  ses  renseignements 
ne  pouvaient  se  rapporter  qu'à  ce  qu'il  en  avait 
connu  lorsqu'il  était  à  l'Kcole  de  pyrotechnie,  et 
cette  période  n'est  que  de  quelques  moi<  po«-t»'' 
rieure  à  l'arrestation  de  Boutonnet. 

Ici  encore  l'acte  de  trahison,  s'il  a  été  commis, 
peut  être,  à  cause  de  la  date  oîi  il  aurait  été  accom- 
pli, et  de  la  nature  des  documents  livrés,  attribue 
simultanément  et  par  hypothèse  à  Boutonnet  ou  à 
Dreyfus  :  d'où  nécessité  d'établir  une  démonstration 


'i-2  LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS 

en  règle  pour  mettre  Boutonnet  hors  de  cause  et 
réduire  au  seul   Dreyfus  le  cercle  des  soup(,ons. 
Le  général  Roget  n'a  rien  fait  de  pareil. 

Il  n'y  a  aucune  preuve  matérielle  de  trahison.  — 

Bien  plus,  pour  cette  accusationcomme  pourla précé- 
dente, il  est  permis  de  douter  si  une  trahison  quel- 
conque a  été  commise.  Il  n'y  a  même  pas  cette  fois 
de  débris  de  papiers  saisis',  et  qui  pourraient  être 
considérés  comme  des  traces  matérielles  d'une 
trahison  possible.  Il  y  a  seulement  ceci  :  l'instruc- 
tion relative  au  chargement  du  shrapnell  de  cam- 
pagne allemand  apprend  (^u'il  y  a  entre  cet  obus  et 
l'obus  Robin  des  ressemblances  singulières.  Avant 
de  se  demander  si  une  trahison  a  été  commise  par 
Dreyfus,  il  faut  donc  se  demander  s'il  y  a  eu  trahi- 
son, et  il  est  absolument  impossible,  je  ne  dirai  pas 
d'examiner,  mais  simplement  de  faire  aucune 
hypothèse  sur  Dreyfus,  tant  que  l'hypothèse  sur  la 
trahison  même  n'a  pas  t'té  prouvée  conforme  :i  la 
réalité. 

Cette  preuve,  le  général  Roget  croit  la  fournir  eu 
disant  que  la  construction  de  l'obus  Robin  n'est  pas 
due  à  des  calculs  de  savants,  pouvant  se  rencontrer 
en  deux  pays  différents,  mais  à  un  tour  de  main  de 
contremaître.  Et  je  vois  bien  en  effet  que  la  ren- 
contre entre  des  calculs  de  savants  a,  en  quelque 
sorte,  un  caractère  de  nécessité,  qui  interdit  l'hypo- 
tlièsede  trahison,  tant  qu'on  ne  peut  l'appuyer  sur  des 
])reuves  matérielles;  mais,  si  réduites  qu'on  suppose 
les  chances  pour  que  deux  contremaîtres  de  pays 
différents,  occupés  à  des  besognes  analogues,  se 


LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS        73 

rencontrent- dans  l'invention  d'un  tour  de  main,  il 
en  reste  toujours  assez  pour  que,  en  l'absence  de 
preuves  matérielles,  l'hypotlirse  de  trahison 
demeure  à  l'état  d'hypothèse. 

Nature  de  la  ressemblance  entre  l'obus  Robin 
et  le  shrapnell  allemand,  d'après  la  déposition  du 
commandant  Hartmann,  et  la  note  du  général 
Deloye.  —  Aussi  bien,  sur  cette  question  de  la 
ressemblance  entre  le  shrapnell  allemand  de  91  et 
l'obus  Robin,  le  commandant  Hartmann  a  été  inter- 
rogé par  la  Cour  le  l^""  février,  et  le  général  De- 
loye lui  a  répondu  dans  sa  note  du  12  février 
[Question  XVIII). 

Le  commandant  Hartmann  a  résumé  son  opinion 
dans  la  formule  suivante  :  «  L'obus  Robin  et  le 
shrapnell  sont  aussi  différents  l'un  de  Vautre  que 
peuvent  l'être  deux  obus  à  balles.')) 

Sur  quoi,  le  ministre  de  la  Guerre  a  demandé  au 
général  Deloye  :  «  Est-il  exact  que  les  shrapnells 
c/91  et  c/96  ne  présentent  aucune  analogie  avec 
notre  obus  Robin?  »  —  Mais  le  commandant  Hart- 
mann n'avait  rien  dit  de  pareil,  en  se  servant  de  la 
formule  que  j'ai  citée  tout  à  l'heure;  c'était  même 
si  loin  de  sa  pensée  qu'il  avait,  au  contraire,  signalé 
«  un  caractère  commun  à  tous  les  projectiles  qui 
doivent  fonctionner  comme  de  petits  mortiers,  le 
corps  de  l'obus  restant  intact,  et  les  balles  étant 
projetées  vers  l'avant  ». 

Ainsi  il  semble  que  la  question  du  ministre  de  la 
Guerre  ait  été  exprès  mal  posée  pour  amener  néces- 
sair»'int'iit  la  réponse  '•  «  Les  shrapnells  de  l'un  et 


74         LE  GÉNÉRAL  ROGET  KT  DREYFUS 

de  Pautre  modèles  présentent  au  contrnirf  tfs  plus 
grandes  analogies  avec  l'obus  Robin.  > 

Cette 'r(''ponse  n'est  qu'en  appnrence  contradic- 
toire avec  ladépo!>itioudu  commandant  Hartmann, 
puisque  celui-ci  a  constaté  lui-même  les  analogies. 
Et,  en  somme,  lorsque  le  ,irén«^ral  Deloye  dit  que 
«  sauf  des  différences  de  détails,  le  shrapnrll  c/91 
reproduit  les  caractéristiques  et  les  dispoxitions 
essentielles  de  l'obus  Robin  ».  il  ne  dit  rien  qui 
ne  puisse  s'accorder  avec  ce  qu'avait  dit  le  com- 
mandant Hartmann,  sur  le  caract^^e  commun  des 
deux  obus,  et  sur  les  différences  qui  les  séparent, 
autant  que  peuvent  être  séparés  deux  obus,  dont  le 
principe  commun  est  d'être  des  obus  à  balles. 

Ce  qu'il  faut  savoir,  c'est  si,  en  dehors  des  ana- 
logies inévitables,  résultant  nécessairement  de  ce 
principe  commun,  le  shrapnell  allemand  de  91 
présente,  sur  un  point  de  détail  tout  à  fait  particulier 
et  caractéristique,  une  ressemblance  avec  l'obus 
Robin,  qui  ne  puisse  résulter  que  d'une  trahison. 

Rien  de  ce  qui  a  été  dit  par  le  général  Deloye, 
comme  par  le  général  Roget.  sur  l'obus  Robin  et  le 
shrapnell  allemand,  ne  rend  obligatoire  l'hypo- 
thèse d'une  trahison.  —  Le  général  Roget  s'est  borné 
;ï  parler  d'une  ressemblance  singulière  portant  sur 
un  tour  de  main  de  contremaître. 

Dans  la  note  du  général  Deloye,  il  est  impossible 
(le  discerner  en  quoi  peut  consister  ce  tour  de  main  : 
il  n'en  est  même  pas  question.  Le  général  n'insiste 
que  sur  une  seule  chose  :  d'après  lui,  un  document 
officiel,  dont  rien  n'est  Rjtssédans  les  publications 


LE   GÉNÉRAL   RCKÎET   ET  DREYFUS  75 

militaires  allemandes,  mais  que  connaissent  les  ser- 
vices compétents  de  l'artillerie  françjaise,  montrerait 
que  dans  les  shrapnells  allemands  c/9l  et  c/96,  le 
chargement  est  noyé  dans  do  la  pondi-c  comprimée, 
comme  dans  l'obus  Robin. 

La  Revue  d'artillerie  de  janvier  18UU,  citée  par  le 
commandant  Hartmann. setromperaitdoncen  disant 
que  les  balles  sont  mélangées  à  un  composé  fumi- 
g^TiP,  bien  que  ce  renseignement  soit  tiré  d'une 
publication  militaire  officielle,  le  Matériel  d'artil- 
lerie de  campagne,  modèle  96  ;  Supplément  au 
guide  pour  l' instruction  des  servants  et  conducteurs 
de  V artillerie  de  campagne. 

En  admettant  que,  sur  ce  point,  le  général  Deloye 
ait  raison,  il  resterait  à  prouver  que  cette  idée  de 
substituer  la  poudre  à  une  substance  inerte  fondue, 
colophane  ou  résine,  ne  pouvait  passer  de  France 
en  Allemagne  que  par  trahison,  et  qu'il  fallait 
aussi  une  trahison  pour  faire  passer  le  moyen 
d'exécution,  avec  l'idée  ou  après  elle. 

Inanité  de  la  présomption  contre  Dreyfus.  — 
Nous  avons  vu  : 

P  Qu'aucune  trace  matérielle  n'a  jamais  été 
trouvée,  propre  à  confirmer  l'hypothèse  d'une  tra- 
hison; 

2"  Que  Dreyfus  u'a  pas  connu  en  1891,  époque  uù 
le  shrapnell  allemand  a  été  adopté,  les  derniers 
perfectionnements  apportés  à  l'obus  Robin; 

.S"  Qu'en  1889  90,  époque  oîi  il  a  pu  suivre  à 
l'École  de  pyrotechnie  les  recherches  relatives  à 
cet  obus,  l'archiviste  de  la  section  technique  d'artil 


70        LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS 

lerie,  où  se   concentraient  les    résultats    de    '^^^ 
recherches,  était  un  traître. 

Ici  encore,  l'accusation  contre  Dreyfus  ne  repose 
que  sur  une  vue  de  l'esprit,  à  laquelle  on  ne  se 
serait  arrêté  que  juste  le  temps  nécessaire  pour 
constater  l'absence  d'une  ombre  de  preuve,  si  l'on 
n'était  parti  de  cette  idée  que  Dreyfus  est  un 
traître. 

Le  général  Roget  a  implicitement  reconnu  que 
la  présomption  contre  Dreyfus  pouvait  être  aban- 
donnée. —  Je  soupçonne  le  général  Roget  de  s'en 
être  lui-même  rendu  compte;  car  il  a  terminé  ses 
explications,  en  disant  que  la  découverte  de  la  lettre 
de  Dreyfus  au  capitaine  Rémusat  indique  tout  au 
moins  qu'il  cherchait  à  se  procurer,  sous  des  pré- 
textes mensongers,  des  renseignements  relatifs  aux 
expériences  les  plus  secrètes.  Je  ne  veux  même  pas 
examiner  si  on  pourrait  disculper  Dreyfus  d'avoir 
menti  au  capitaine  Rémusat,  et  j'accepte  l'observa 
tion  du  général  telle  qu'il  la  fait;  mais  je  constate 
aussi  qu'en  la  faisant  il  admet  lui-même  la  possi- 
bilité de  réduire  l'accusation  de  trahison  à,  un 
simple  reproche  d'indiscrétion. 

Tant  que  la  deuxième  présomption  grave  ne  sera 
pas  appuyée  sur  quelque  chose  de  plus  solide  qu'une 
coïncidence  entre  une  démarche  qui  n'a  pas  abouti 
et  une  trahison  qui  n'est  pas  certaine  et  ne  paraît 
même  pas  démontrable,  je  doute  qu'un  tribunal 
quelconque  puisse  la  retenir. 

Par  contre,  je  constate  qu'il  y  a  contre  le  général 
Roget  présomption  grave  : 


LE   <;KNÊRAL   ROGET   et   DREYFUS  77 

1°  D'avoir,  pour  la  seconde  fois,  fait  état  d'une 
simple  apparence  de  trahison  ; 

2*>  D'avoir  exagéré,  dans  ce  qu'elle  pourrait  avoir 
de  significatif,  la  ressemblance  de  l'obus  Robin  et 
du  shrapnell  allemand; 

3**  D'avoir  négligé  volontairement,  pour  la  seconde 
fois,  l'hypothèse  de  la  culpabilité  de  Boutonnet; 

4<'  D'avoir  invoqué  contre  Dreyfus  un  acte  d'indis 
crétion,  dont  le  résultat  négatif  va  contre  l'hypo- 
thèse de  la  trahison. 


CHAPITRE  IX 
Troisième  présomption. 


Le  cours  de  l'Kcole  de  guerre  sur  l'organiKation  dc'fcnsivo 
des  États  (1892). 


La  formule  de  la  présomption  est  donnée  par 
le  capitaine  Cuignet.  •—  Pour  l'une  des  présomp- 
tions graves  qu'il  a  cru  devoir  relever  contre  Drey- 
fus, le  général  Roget  a  renvoyé  la  Cour  à  la  dépo- 
sition du  capitaine  Cuignet.  en  se  bornant  à  dire 
qu'il  s'agissait  d'une  question  de  cours  de  l'École  de 
guerre,  et  que  le  fait  était  «  très  significatif  ». 

J'ai  eu  à  remarquer  tant  de  divergences  d'appré- 
ciation entre  le  général  Roget  et  le  capitaineCuignet, 
que  je  regrette  de  ne  pas  voir  le  général  montrer 
lui-même  pourquoi  ce  fait  était  très  significatif. 
Force  m'est,  sur  ce  point,  de  m'en  tenir  à  la  dépo- 
sitiondu  capitaine  (5  jonr/er). 

«  Postérieurement  encore  (à  avril  1804),  le  service 
des  renseignements  reçoit  trente-deux  feuilles 
contenant  la  copie  partielle  d'un  cours  de  l'École  do 
guerre  sur  l'organisation  défensive  des  I^tats  m 
juillet  1894. 


LE  GÉNÉRAL  BOGET  ET  DEEÏFDS  71* 

»  Cette  pièce  émane  de  lentourage  de  Schwarz- 
ki'j'pen;  elle  est  de  la  main  d'uuc  personne  qui 
liMvaille  habituellement  avec  lui.  Rapprochée  du 
cours  de  l'École  de  guerre  de  18i)0  à  1892,  et  de 
1803  à  1894,  ou  constate  que  la  copie  est  la  repro- 
duction littérale  des  moyens  de  défense  existant 
autour  de  Lyon,  ou  à  établir  aux  environs  de  cette 
place,  lors  de  la  mobilisation-  Cette  partie  du  cours 
esi  la  troisiçmedu  cours  de  fortification  permanente, 
professé  à  rÉcole  de  guerre. 

»  Or,  en  même  temps  que  la  copie,  nous  recevons 
une  lettre  écrite  par  Schwarzkoppen,  et  dans 
laquelle  il  annonce  l'envoi  des  deux  premières 
parties  de  ce  cours;  il  insiste  sur  le  caractère  confi- 
dentiel du  document;  il  fait  remarquer  que  les 
officiers  étrangers  admis  à  l'École  de  guerre  ne 
sont  pas  autorisés  à  suivre  le  cours  ;  il  insiste  enfin 
pour  qu'on  veuille  bien  autographier  ou  imprimer 
la  copie  qu'il  adresse,  et  pour  qu'on  lui  adresse 
deux  exemplaires  du  tirage,  en  même  temps  qu'on 
lui  renverra  la  copie.  Nous  n'avons  pas  retrouvé 
cette  copie  des  deux  premières  parties  du  cours  ; 
mais  il  parait  vraisemblable  d'admettre  que  la  copie 
de  la  troisième  pai-tie,  dont  nous  possédons  un 
fr;i;_'ment,  a  été  faite  pour  compléter  les  envois  faits 
pjccédemment,  et  que  cette  pai-tie,  après  avoir  été 
imprimée,  a  lait  retour  à  Schvvarzkoppen,  dans 
les  conditions  indiquées  [jar  lui. 

»  Je  crois  devoir  indiquer  à  ce  sujet  que,  dans  la 
collection  des  cours  de  l'École  de  guerre  de  Dreyfus, 
collection  qui  a  été  saisie  chez  lui  après  son  arres- 
tation, cf  (Idiif  il  .1  (''t»'  ilr.'Nsc  un  inventaire  annexé 


80         LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS 

au  dossier,  la  troisième  partie  du  cours  de  fortifica- 
tion n'est  pas  reliée,  alors  que  les  autres  cours  le 
sont  tous.  Non  seulement  cette  partie  n'est  pas 
reliée,  mais  elle  a  été  retrouvée  dans  ses  cours, 
incomplète  et  répartie  entre  plusieurs  paquets.  » 

Sur  interpellation  : 

«  Le  cours  dont  il  est  question  a  été  rédigé  par  le 
professeur  et  tiré  par  ses  soins,  à  un  certain  nombre 
d'exemplaires  correspondant  au  nombre  des  élèves 
fran(,^àis,  plus  quelques  parties  prenantes,  environ 
quatre  vingt-dix  exemplaires  par  an  »  '. 

Voilà  les  précisions  que  ne  pouvait  fournir  le 
général  Roget,  et  que  le  capitaine  Cuiguet  a  don- 
nées à  sa  place.  Je  suis  surpris,  après  les  avoir  lues, 
qu'il  n'ait  pas  dit,  comme  pour  les  plans  directeurs, 
que  rien  ne  permettait  d'affirmer  quoi  que  ce  soit  à 
l'égard  de  Dreyfus.  En  réalité  même,  les  détails 
donnés  par  le  capitaine  Cuignet  ne  peuvent 
qu'écarter  de  Dreyfus  toute  espèce  de  soupçon. 

Un  seul  fait  est  relevé  contre  Dreyfus  et  ne 
peut  rien  prouver  contre  lui.  —  Le  seul  fait  relevé 
contre  Dreyfus,  c'est  que  la  troisième  partie  de  son 
cours  de  fortification  n'est  pas  reliée.  Mais,  puisque 
le  capitaine  Cuignet  pense  que  Schwarzkoppen, 
avant  d'avoir  reçu  la  troisième  partie,  a  reçu  les 
deux  premières,  c'est  donc  qu'il  importe  peu,  pour 
savoir  si  l'une  ou  l'autre  a  été  livrée,  qu'elle  se 
trouve  reliée  ou  non  dans  la  bibliothèque  de  Dreyfus. 

1.  Dans  sa  dt*position  du  G  janvier,  le  capitaine  Cuipnot 
a  rectifié  ce  chiffre,  «'t  dit  que  le  tirage  du  cours  était 
d'environ  150  exemplaires. 


LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS        81 

Et,  en  effet,  qu'importe,  si  c'est  une  copie  qu'a  reçue 
Schwarzkoppen,  qu'elle  ait  été  faite  sur  un  exem- 
plaire relié  ou  non  relié?  En  quoi  est  il  plus  com- 
mode de  copier  sur  le  second  que  sur  le  premier? 
Et,  par  conséquent,  en  quoi  l'état  où  la  troisième 
partie  du  cours  de  Dreyfus  a  été  retrouvée  chez  lui 
après  son  arrestation,  prouve-t-il  qu'elle  avait  servi 
de  modèle  à  la  copie  reçue  par  Schwarzkoppen  ? 
Ainsi  la  seule  indication  donnée  par  le  capitaine 
Cuignet  contre  Dreyfus  est  entièrement  dénuée  de 
sens,  et  lui-même  l'a  montré  en  supposant  qu'avant 
la  troisième  partie  du  cours,  Schwarzkoppen  avait 
reçu  les  deux  autres,  dont  l'exemplaire  appartenant 
à  Dreyfus  a  été  retrouvé  relié. 

Le  cours  livré  à  Schwarzkoppen  ne  peut  être 
celui  de  Dreyfus,  puisqu'il  est  de  1894.  —  Ceci 
n'est,  d'ailleurs,  qu'un  détail  oiseux,  et  si  je  ne 
tenais  à  examiner  les  arguments  aussi  bien  au  point 
de  vue  de  la  méthode  qu'au  point  de  vue  des  faits, 
j'aurais  pu  me  dispenser  de  relever  cette  contradic- 
tion du  capitaine  Cuignet. 

En  fait,  le  cours  dont  il  est  question  est  un  cours 
sur  l'organisationdéfensive  des  États  en j*u///e^y<Viy4. 
Or,  en  juillet  1894,  Dreyfus  avait  quitté  l'école  de 
guerre  depuis  dix-huit  mois;  ce  n'est  donc  pas  le 
cours  de  Dreyfus  qui  avait  servi  à  faire  la  copie 
livrée  à  Schwarzkoppen. 

On  l'a  rapprochée,  dit  on,  du  cours  professé  de 
1890  à  1892?  Mais  pourquoi  ce  rapprochement,  du 
moment  qu'il  s'agit  de  l'organisation  défensive  des 
États  en  juillet  1894?  Supposé  qu'il  se  fût  agi  de 


K:.»  LE   GKNÉRAL   ROfiET   ET   DREYFUS 

rorgauisation  défensive  des  États  en  1892,  aurait  on 
rapproché  la  copie  du  cours  professé  en  1803  1894? 
l'ividemment  non.  On  n'avait  donc  aucune  raison 
valable  pour  rattacher  une  copie  établie  manifeste- 
ment d'après  ce  cours,  au  cours  fait  deux  ans  plus 
tôt  ;  il  n'y  a  là  qu'un  artifice  pour  établir  l'apparence 
d'un  lien  entre  cette  affaire  et  Dreyfus,  et  un  artifice 
coupable,  puisque,  dans  sa  lettre  d'envoi,  Schwarr 
koppeu  précisait  (inc  i»^  .-.^nv^  .^nv,^^^  ,^'\■,^^  <'olui 
de  l8a3-94. 

Inanité  de  la  présomption.  —  En  résumé,  le  fait 
significatif  d.xmorxQé  à  la  Cour  par  le  général  Roget 
est  le  suivant  :  arbitrairement,  contrairement  aui 
indications  de  la  lettre  saisie,  on  a  voulu  que  les 
feuilles  de  cours  saisies  avec  elle  aient  été  copiées 
non  pas  sur  le  cours  de  180o  94,  mais  sur  celui  de 
1890-92,  parce  qu'eu  1893-94  Dreyfus  n'était  i>as  à 
l'École  de  guerre,  et  qu'en  1890-92  il  y  était. 

Et  que  cette  présomption  grave  ait  été  imaginée 
par  le  capitaine  Cuignet  ou  par  le  géuéraf  Roget, 
elle  n'en  est  pas  moins  nulle.  Par  contre,  il  faut 
relever  contre  le  capitaine  Cuignet,  et  contre  le 
général  Roget,  qui  a  adopté  ses  conclusions,  la 
présomption  grave: 

1"  De  n'avoir  pas  tenu  compte  de  la  date  du  cours, 
afin  de  pouvoir  incriminer  Dre\fus; 

■l'^  D'avoir  tiré  de  l'état  de  son  exemplaire  du  cours 
de  I      '"  '      «onclusions  qui  seraient  abu- 

si^•  i  le  cours  suivi  par  Dreyfus  qui 

avait  été  livré. 


CHAPITRE  X 
Quatrième  présomption. 

Les  plajis  directeurs  des  foileresses  (1893). 

Formule  de  la  présomption.  —  Aussitôt  après 
avoir  déclaré  que  certains  actes  de  trahison  anté- 
rieurs à  1892  pouvaient  être  imputés  à  d'autres  qu'à 
Greiner,  et  qu'il  y  avait  présomption,  notamment 
pour  quelques-uns,  qu'ils  pouvaient  être  attribués 
à  Dreyfus,  le  général  Koget  a  ajouté  :  «  Pendant  les 
années  1892  et  1898,  la  correspondance  au  minis- 
tère de  la  Guerre'  traite  surtout  des  plans  direc- 
teurs des  places  fortes.  J'ai  pu  constater  simple- 
ment, en  ce  qui  concerne  ces  actes  de  trahison,  que 
Dreyfus  avait  eu  la  possibilité  d'avoir  ces  plans 
directeurs.  »  Un  point,  c'est  tout. 

Questions  que  ne  s'est  pas  posées  le  général 
Roget.  —  Dreyfus  est-il  le  seul  officier  qui  ait  eu 
la  possibilité  d'avoir  ces  plans  directeurs?  —  N'y 

I.  Il  s'ajrit  évidemment  de  la  corre.«;pondaiice  des  aj^ents 
étraoRei-s,  dont  le  bureau  des  renseiguementa  s'est  pro- 
cure le  texte. 


8^4         LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS 

a-t-il  qu'une  seule  piste  sur  laquelle  les  soupçons 
puissent  s'engager,  et  est-ce  nécessairement  celle 
sur  laquelle  se  rencontre  Dreyfus?  —  Sous  quelle 
forme  ont  été  livrés  ces  plans  directeurs?  sont-ce 
les  exemplaires  officiels?  a-t-on  vérifié  s'ils  se  trou- 
vaient à  leur  place  et  s'il  y  en  avait  le  nombre 
voulu? —  A-ton  cherché  s'il  n'y  aurait  pas  quelque 
joint  mal  fermé,  par  où  auraient  pu  disparaître,  au 
moment  du  tirage,  des  épreuves  non  cataloguées?  — 
Sont  cèdes  copies  qui  sont  tombées  entre  les  mains 
des  agents  étrangers?  A-t-on  essayé  de  retrouver  les 
traces  de  ce  travail?  —  Quelle  que  soit  la  fissure  par 
où  la  fuite  a  pu  se  produire,  a-t  on  prouvé  que 
Dreyfus  et  Dreyfus  seul  la  connaissait,  était  en 
mesure  d'en  profiter.  J'imagine  que,  pendant  cette 
année  1892-185)3,  le  bureau  des  renseignements,  qui 
fonctionnait  sous  le  colonel  Sandherr,  de  si  mer- 
veilleuse façon,  ne  s'est  pas  contenté  de  classer  la 
correspondance  saisie,  et  que,  en  présence  de  révé- 
lations aussi  graves,  il  a  fait  tout  le  nécessaire 
pour  surprendre  le  traître  et  arrêter  la  trahison. 
S'il  n'y  a  pas  réussi,  est-ce  une  raison  pour  que, 
aujourd'hui,  le  général  Roget,  sans  même  se  don- 
ner la  peine  d'esquisser  une  démonstration,  répare 
cet  insuccès  et  l'explique  en  accusant  Dreyfus,  pro- 
cédé exactement  semblable  à  ceux  qui  furent 
employés  en  1891  par  le  commandant  Besson 
d'Ormescheville  et  par  les  auteurs  du  premier  dos- 
sier secret? 

Contradiction  entre    le    général    Roget  et  le 
capitaine  Cuignet.  —  Au  surplus,  que  le  général 


LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS         8.") 

Roget  se  débrouille  avec  le  capitaine  Cuiguet,  qui 
connaît  le  dossier  aussi  bien  que  lui.  Voici  ce  que 
le  capitaine  dit  sur  ce  sujet,  dans  sa  déposition  du 
5  janvier  : 

((  Nous  avons  des  preuves,  a-t-il  dit,  que  des 
plans  directeurs  des  places  fortes  parvenaient  à  une 
puissance  étrangère  :  j  ignore  abaulnment  si  ces 
faits  peuvent  être  attribués  en  tout  ou  en  partie  à 
Dreyfus,  et  rien  dans  le  dossier  ne  permet  Je  crois, 
d'affirmer  quoi  que  ce  soit  à  ce  sujet.  On  sait  seule- 
ment d'une  façon  certaine,  par  une  lettre  d'un  agent 
d'une  puissance  étrangère,  que  les  plans  dérobés 
provenaient  du  ministère  de  la  Guerre.  » 

Pour  moi,  je  n'ai  qu'à  enregistrer  cette  délaration  ; 
je  note  qu'elle  est  à  la  fois  conforme  au  bon  sens  et 
à  l'équité,  et,  puisqu'il  n'y  a  rien  dans  le  dossier 
qui  permette  d'affirmer  quoi  que  ce  soit,  je  regrette 
que  le  général  Roget  ait  eu  recours  à  une  simple 
remarque,  dont  l'allure  innocente  ne  peut  tromper 
personne,  pour  présenter  sous  forme  d'insinuation 
une  charge  nouvelle  contre  Dreyfus. 

Inanité  de  la  présomption.  —  H  est  donc  im- 
possible d'accuser  Dreyfus  d'avoir  livré  les  plans 
directeurs  des  places  fortes  qui,  en  1892-93,  ont 
fait  l'objet,  entre  les  agents  étrangers,  d'une  corres- 
pondance active,  connue  du  ministère  de  la  Guerre. 

Par  contre,  il  y  a  présomption  grave  contre  le 
général  Roget  : 

D'avoir  retenu  cette  accusation,  pour  faire  nombre, 
et  pour  ajouter  aux  concordances,  sans  même  avoir 
essayé  de  l'appuyer  sur  un  semblant  d'hypothèse. 


CHAPITRE  XI 
Cinquième  présomption. 

Les  batteries  deliO  de  la  1X«  armée  (1893). 

Formule  de  la  présomption.  —  u  II  y  a,  dit  le 
général  Roget,  un  troisième  fait  encore  plus  inté- 
ressant :  c'est  celui  qui  se  rapporte  à  des  rensei- 
gnements donnés  à  une  puissance  étrangère  sur 
l'attribution  de  l'artillerie  lourde  aux  armées.  11 
s'agit  du  canon  de  120  court,  qui  forme  un  matériel 
de  gros  calibre,  destiné  à  suivre  les  armées  en  cam- 
pagne. Une  pièce  arrivée  au  ministère,  toujours  par 
la  même  voie,  en  octobre  ou  novembre  1895,  montre 
que  Schwarzkoppea  venait  d'avoir  connaissance 
qu'un  certain  nombre  de  batteries  de  120  avait  été 
attribué  à  la  IX*"  armée. 

»  Cet  agent  exprime  dans  la  même  note,  à  pro- 
pos de  la  désignation  de  la  IX®  armée,  qu'il  lui 
manque  une  armée,  et  émet  la  supposition  que, 
pour  se  tromper,  il  y  a  exprès,  dans  la  série  des 
numéros,  un  numéro  qui  manque.  Ces  renseigne- 
ments sont  parfaitement  exacts  et  montrent  que 
cet  :ii.'t'nf  était  très  bien  rcnsciirné. 


LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS         ^ 

"  Quaut  à  l'attribution  de  l'artillerie  lourde  à  la 
IXe  armée,  le  renseignement  venait  d'une  pièce 
officielle  de  l'année  1893.  Une  note  émanant  de 
la  3''  direction  (direction  de  l'artillerie)  avait  été 
adressée  au  1*"' bureau  de  l'état  major,  au  sujet  de 
l'affectation  des  batteries  de  120  aux  armées. 
Le  l*""  bureau,  après  avoir  fait  un  résumé  de  la 
question  à  son  point  de  vue  personnel ,  avait 
adressé  la  note  de  la  S*"  direction,  et  la  note  qu'il  en 
avait  extraite  à  son  point  de  vue,  au  3"  bureau  de 
Tétat-major,  chargé  de  soumettre  la  question  au 
Conseil  supérieur  de  la  guerre. 

»  L'enquête  faite  à  ce  sujet  a  prouvé  que  la  note 
de  la  3''  direction  avait  été  étudiée  au  1*""  bureau, 
dans  la  section  du  commandant  Bayle,  que  c'est  le 
commandant  Baj'le  qui  avait  fait  la  note  pour  le 
3*"  bureau,  que  Dreyfus  travaillait  avec  le  commai;- 
daut  Bayle,  et  que,  quand  ou  a  recherché  la  minute 
de  lanotedu  1"  bureau,  cette  minute  avait  disparu, 
et  jamais  on  ne  détruit  de  minutes  au  ministère  de 
la  Guerre'.  La  minntr' ('>tait  delà  main  duc«inini:in- 
dant  Bayle.  » 

Ici,  comme  dans  les  autres  passages  analogues  de 
la  déposition  du  général  Roget,  nous  trou^■ons  en- 
core la  prétention  d'être  cru  sur  parole;  malgré 
l'abondance  apparente  de  détails,  c'est  toujours  la 
nicme  pauvreté  d'indices  probants,  la  même  absence 
de  démonstration. 


1 .  <  ui  y  détruit  certainemeot  les  minutes  autographique.«, 
puisque  le  capitaine  Cuignet  se  sert  de  cela  pour  supposer 
qtie  Dreyfus  a  conser>'é  celle  du  tableau  de  l'ordre  de 
bataille. 


88  LE  GÉNÉRAL   UOGET   ET   DREYFUS 

En  outre  Taccusation  repose  tout  entière  sur  une 
hypothèse  admise  sans  discussion  et  contrairement 
à  toute  vraisemblance. 

Il  est  inadmissible  qu'un  acte  de  trahison  re- 
montant à  1893  soit  révélé  par  un  document  saisi 
en  décembre  1895.  —  La  note  de  Sdnvarzkoppen, 
indiquant  qu'il  vient  d'apprendre  le  nombre  de 
batteries  de  120  attribué  à  la  IX*^  armée,  est  ar- 
rivée au  bureau  des  renseignements,  dans  un 
paquet  de  papiers  déchirés,  le  28  décembre  1895 
{Déposition  du  capitaine  Ciiignet,  G  janvier)^  par 
conséquent,  un  an  après  la  condamnation  de  Dreyfus. 

Comme  il  résulte  des  termes  mômes  de  la  note 
qu'elle  a  été  écrite  immédiatement  après  l'acte  de 
trahison,  il  faut,  pour  attribuer  cet  acte  à  Dreyfus, 
supposer  que  la  note  est  antérieure  à  son  arrestation, 
et,  par  suite,  qu'elle  a  été  écrite  plus  d'un  an  avant 
d'être  saisie. 

Cette  hypothèse  est  en  contradiction  absolue  avec 
ce  que  le  général  Roget  a  dit,  le  22  novembre,  à  pro 
pos  de  la  date  du  bordereau  : 

«  Généralement  les  papiers  qui  arrivent  par  rctte 
voie  ne  sont  pas  très  anciens  ;  il  y  en  a  même  de 
tout  à  fait  récents,  et  on  n'y  trouve  généralement  que 
des  papiers  don^  la  date  est  comprise  entre  deux 
apports  consécutifs.  » 

Il  est  vrai  que  le  général  Roget  s'est  empressé 
d'ajouter  :  «  Cette  démonstration  n'est  pas  rigou- 
reuse, parce  qu'il  pouvait  se  faire  exceptionnelle- 
ment, comme  j'ai  déjà  eu  l'occasion  de  le  dire  à  la 
Cour,  qu'on  trouvât  un  papier  plus  ancien  parmi 


LE  GÉNÉRAL   ROGET   ET   DREYFUS  89 

les  documents  apportés.  Mais  ce  n'est  qu'à  titre 
tout  à  fait  exceptionnel  que  ce  cas  pourrait  se  pro- 
duire. Je  n'en  connais  guère  qu'un  exemple.  » 

Pour  juger  si  l'exception  est  admissible,  il  faut 
savoir,  d'une  part,  quelle  elle  est,  et.  d'autre  part, 
comment  a  été  établie  la  loi  à  laquelle  elle  dé- 
roge. 

Or  la  manière  dont  a  été  établie  la  loi  est  bien 
simple  :  les  paquets  de  papiers  déchirés  donnent 
des  pièces  datées  et  des  pièces  non  datées. 

Si  les  pièces  datées  d'un  paquet  portent  toutes 
des  dates  postérieures  à  celle  où  le  paquet  précé- 
dent a  été  apporté,  on  en  conclut,  avec  de  grandes 
chances  de  vérité,  que  les  pièces  non  datées  sont 
aussi  postérieures  à  cette  date. 

Si,  dans  une  longue  série  de  paquets,  les  pièces 
datées  se  présentent  dans  la  condition  que  je  viens 
de  dire,  il  devient  évident  que,  pour  ces  pièces,  le 
contenu  de  chaque  paquet  est  toujours  postérieur  à 
la  date  du  paquet  précédent.  Cette  loi  s'applique 
alors  avec  une  nécessité  pour  ainsi  dire  absolue 
aux  pièces  non  datées  ;  on  n'est  autorisé  à  reculer  au 
delà  du  paquet  précédent  la  date  d'aucune  d'elles 
que  si  l'on  peut  en  établir  la  nécessité  par  une 
démonstration  formelle. 

Si,  au  contraire,  dans  une  série  de  paquets,  il 
arrive  qu'une  pièce  datée  porte  une  date  antérieure 
à  la  date  du  paquet  précédent,  il  n'y  a  plus  de  loi 
absolue  à  constater  pour  les  pièces  datées,  et,  par 
conséquent,  l'incertitude  pour  les  pièces  non  datées, 
au  lieu  d'être  réduite  au  minimum,  est  au  contraire 
portée  à  un  degré  plus  ou  moins  élevé,  suivant  que 


90  IJR  GÉNÉRAL  ROOEl'  ET   DREYFUS 

le  nombre  des  pièces  datées  dérogeant  â  la  loi  est 
lui 'même  plus  ou  moins  grand. 

Pour  que  le  général  Hoget  ait  pu  formuler  la  loi 
dans  les  termes  où  il  l'a  fait,  il  est  très  vraisem- 
lilable  qu'on  n'a  jamais  rencontré  dans  un  paquet 
de  pièces  datées  antérieures  à  la  date  où  avait  été 
remis  le  papier  précédent.  Voyons  pourtant  si 
l'unique  exception  dont  parle  le  générai  est  une 
pièce  datée,  et  si.  par  conséquent,  elle  lui  permet 
de  penser  que  la  lettre  de  Panizzardi  sur  les  che- 
mins de  fer,  «-m^'a  pn  avril  1>^!M.  peut  «lafe»'  ■]>-  i' 
fin  de  1893. 

Je  cherche  dans  la  dépositiuu  du  général  lioget 
quelle  est  cette  exception  dont  il  a  déjà  parié  à  la 
Cour,  et  je  vois  qu'au  lieu  d'une  seule  il  yen  a  deux» 
mais  que  toutes  deux  concernent  des  papiers  non 
datés  :  la  pièce  arrivée  le  28  décembre  1895,  mon 
trant  que  Schwarzkoppen  avait  appris  le  nombre 
de  pièces  de  120  court  attribué  à  la  IX^  année, 
et  la  lettre  de  Panizzardi, saisie  en  avril  1894,  où 
il  annoncée  à  Schwarzkoppen  qu'il  aura  bientôt 
l'organisation  militaire  des  chemins  de  fer  fran- 
çais. 

Mais  où  est  la  preuve  que  ce  sont  là  sûrement 
des  exceptions?  Nulle  part.  Où  est  l'indice  que  ce 
sont  peut-être  des  exceptions?  Nulle  part,  puisque 
le  général  Roget  n'en  connaît  pas  d'autres  portant 
sur  des  pièces  datées.  Ici,  il  s'affranchit  d'une  loi 
vérifiée  pour  établir  une  probabilité  sans  la  vérifier; 
là  il  se  sert  de  la  probabilité  non  vérifiée  pour 
s'affranchir  de  la  loi  vérifiée.  Telle  est  la  méthode 
du  ^ciii  rai  Roget;  je  la  livre  à  l'appréciation  de 


I.E  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFl  S         91 

quiconque  sait  ce  qu'est  une  recherche  historique 
ou  scientifique. 

Ainsi,  t'est  arbitrairement  que  le  général  Roget 
décide  qu'une  pièce  saisie  en  décembre  1895  est 
antérieure  à  la  condamnation  de  Dreyfus  et  par 
conséquent  l'accuse. 

L'écart  est  tellement  grand  que  la  Cour  en  a  été 
frappée,  et  qu'à  la  séance  suivante  un  conseiller 
l'a  fait  remarquer  au  général.  Celui  ci  s'en  est 
tiré  par  une  hypothèse  nouvelle,  présentée  sous 
la  forme  imprévue  de po.ssihili.tr  éridente,  mais  qui 
ne  peut  faire  illusion  à  aucun  juge  sérieux  :  <(  Il 
peut  se  faire  que  des  documents  arrivant  par  la  voie 
que  l'on  sait  remontent  à  une  époque  éloignée.  Il 
est  évident,  par  exemple,  qu'ils  ^^euvent  avoir  été 
jetés  dans  un  tiroir,  et  qu'à  un  certain  moment  on 
les  ait  rais  au  rebut.  » 

Ce  ne  serait  évident  que  si  le  général  Roget  pou- 
vait donner  comme  exemple  un  document  daté, 
arrivé  deux  ans  ou  dix  huit  mois  après  sa  date.  Or 
le  général  n'en  connaît  aucun,  d'après  ses  propres 
déc-larations  ;  donc  il  n'y  a  pas  d'évidence,  et,  au  con- 
traire, l'hypothèse  doit  être  rejetéc  puisqu'il  est 
impossible  de  la  démontrer. 

L'hypothèse  du  général  Roget  n'est  pas  seule- 
ment invraisemblable;  elle  est  contraire  au  sens 
du  document  saisi.  —  Dans  ce  cas.  non  seulement 
r<'xa<titude  de  l'hyp^Jthèse  n'a  pas  été  démontrée 
par  le  général  Roget,  mais  il  résulte  des  renseigne- 
ments qu'il  a  donnés  suj-lanote  de  Schwarzkoppen, 

(lllc   1   îlic  v.'icf  îf  Urlc  c^t   (l/'im  itit  i';i  lili' 


92  LE   GÉNÉRAL  ROGET   ET  DREYFUS 

Que  dit  Schwarzkoppeii  ?  Qu'il  vient  d'apprendre 
qu'un  certain  nombre  de  batteries  de  120  avait  été 
attribué  à  la  IX*  armée.  Aprôs  quoi,  il  fait 
son  compte  d'armées,  voit  qu'il  lui  manque  un 
numéro,  et  suppose  qu'il  n'y  a  pas  d'armée  désignée 
par  ce  numéro  manquant. 

De  tout  cela  il  sort  très  clairement  : 

1"  Que  Schwarzhoppen  a  reçu  successivement, 
et  non  pas  d'un  seul  coup,  les  renseignements  sur 
l'artillerie  lourde  des  différentes  armées; 

2^*  Que  les  renseignements  sur  la  IX*  armée 
sont  arrivés  les  derniers,  et  que,  au  moment  où  il 
les  a  reçus,  il  lui  a  semblé  que  la  répartition  de 
l'artillerie  lourde  devait  être  terminée,  puisqu'il  a 
supposé  que  le  numéro  manquant  était  un  numéro 
vacant. 

Or,  qu'était  la  note  officielle  de  1893,  dont  le 
général  Roget  prétend  que  Schwarzkoppen  a  tiré 
les  renseignements  sur  la  IX*"  armée?  C'était 
une  note  d'ensemble,  «  une  note  au  sujet  de  l'affec- 
tation des  batteries  de  120  aux  arméea  »,  rédigée  au 
1*''  bureau  pendant  le  premier  semestre  de  1803  '. 

Ainsi,  il  est  sûr  que  Schwarzkoppen  a  reçu  par 
séries  les  renseignements  sur  les  batteries  de 
120  attribuées  aux  différentes  armées,  et  il  est  sûr, 
d'autre  part,  que,  si  Dreyfus  avait  communiqué  la 
minute  de  la  note  du  commandant  Bayle,  rédigée 
pendant  le  premier  semestre  de  1893,  Schwarz- 
koppen aurait  eu  d'un  seul  coup  tout  le  tableau  de 
répartition. 

1.  Dreyfus  a  été  au  1"  bureau  du  1"  janvier  au  1"  juil- 
let 1893. 


LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS         93 

Le  général  Roget  aurait  pu,  sur  cet  acte  de 
trahison,  établir  la  seule  hypothèse  que  permette 
l'ensemble  des  faits  connus.  —  D'autre  part,  la 
note  rédigée  au  1"  bureau,  pendant  le  premier 
semestre  de  1893,  n'était  qu'une  note  préparatoire  ; 
la  direction  de  l'artillerie  et  le  3*^  bureau  de  l'état- 
major  travaillaient  de  leur  côté,  sur  le  même  sujet, 
et,  dans  la  partie  de  sa  déposition  qui  concerne  le 
bordereau,  le  générai  Roget  a  indiqué  lui  même 
que  la  décision  définitive  n'avait  été  prise  par  le 
Conseil  supérieur  de  guerre  qu'à  la  fin  de  1893. 

Cette  décision  définitive  était-elle  de  tous  points 
conforme  à  la  note  du  l^"^  bureau?  Je  n'en  sais  rien, 
mais  je  veux  le  supposer,  pour  ne  pas  me  mon- 
trer trop  difficile.  Ce  dont  je  suis  assuré  par  les  diffé- 
rentes dépositions  faites  devant  la  Cour,  c'est  qu'elle 
n'a  été  mise  à  exécution  que  progressivement. 
«  Pendant  l'hiver  1893-1891,  dit  le  général  Roget 
(Déposition  du  22  novembre,  soir),  on  dota  un 
ceWam/iomôre  de  régiments,  du  nouveau  matériel... 
et  ce  sont  ces  régiments  qui  firent  les  premières 
écoles  à  feu  avec  la  pièce  de  120  court,  en  1894.  » 

«  Au  commencement  de  1894,  dit  le  commandant 
Hartmann  [Déposition  du  1" /écrier),  le  canon  de 
120  court  était  partiellement  en  service.  » 

Dans  la  note  du  général  Deloye  (Question  VIII), 
je  vois  que  les  écoles  à  feu  de  1894  ont  été  des 
écoles  à  feu  d'essai,  où  l'on  a  expérimenté  le  projet 
de  règlement  provisoire,  que  les  rapports  sur  ces 
essais  ne  parvinrent  pas  au  ministère  avant  octobre 
1891  ;  que  le  règlement  définitif  n'a  été  mis  dans  le 
domaine  public  qu'en  juin  1895;  que  les  éditeurs 


1>4  LE   (iÉNftRAL   ROGET   ET   DREYFUS 

ne  le  mirent  pas  en  vente  avant  la  fin  de  1895  ou  le 
commencement  de  1896. 

Ainsi,  en  fait,  Schwarzkoppen  a  reçu /)ro^res«r- 
cement  les  renseignements  qui  lui  ont  permis 
d'avoir  le  tableau  de  répartition  de  l'artillerie  lourde 
entre  les  diverses  armées,  et  c'est  aussi  progressive- 
ment que  cette  artillerie  a  été  répartie  entre  les  ar- 
mées. La  note  de  Schwarzkoppen  a  été  saisie  en 
décembre  1895, et  c'est  à  peu  près  à  la  même  époque 
que  l'on  peut  placer,  d'après  la  publication  du  règle- 
mentdéfinitif  de  l'artillorie  lourde,  la  fin  des  mesures 
qui  dotaient  nos  armées  de  cette  nouvelle  artillerie 
de  campagne. 

II  est  donc  très  vraisemblable  que  Schwarzkoppen 
a  suivi  ces  mesures  par  ses  moyens  d'information 
ordinaires,  et  que  l'arrestation  de  Dreyfus  ne  l'a 
pas  empêché  d'apprendre  tout  ce  (|iril  pouvait 
souhaiter  d'apprendre. 

Inanité  de  la  présomption.  —  Cette  présomption 
paraît  donc  encore  plus  vaine  que  les  précédentes  : 
elle  acQntre  elle  une  discordance  de  dates  certaine 
et  une  concordance  de  dates  non  moins  certaine 
dans  un  autre  sens. 

Par  contre,  j'ai  à  relever  contre  le  général  Hoget 
la  présomption  grave  : 

1"  D'avoir  fixé  arbitrairement  la  date  d'un  docu- 
ment ; 

2*>  D'avoir,  pour  y  arriver,  refusé  de  tenir  compte 
de  l'expérience  acquise  sur  les  papiers  déchirés; 

3"  D'avoir  présenté  comme  l'évidence  une  hypo- 
thèse ridicule  ; 


LE  GÉNÉRAL  RO(iET  ET  DREYFUS         95 

-t"  D'avoir  laissé  volontairement    dans  l'ombre 
toute  l'histoire  de  l'artillerie  lourde  qui  contrariait 


i.  A  lari'usaiion  du  gênerai  llogct.  le  capiiainc  Ciugnet 
en  a  joint  une  autre.  La  note  de  Schwarzkoppen  doit  in- 
diquer qu'il  a  reçu  des  renseignements  sur  l'ordre  de 
bataille  des  armées.  Or  il  se  trouve  que,  dix-huit  mois 
auparavant,  Dreyfus,  pendant  son  stage  au  1"  bureau,  a 
<^tt''  chargé  de  mettre  au  net  un  tableau  de  l'ordre  de 
bataille,  et  de  surveiller  le  tirage  de  ce  tableau  à  la  presse 
autographique,  à  raison  de  25  exemplaires  environ.  «  Il 
lui  était  certainement  facile,  dit  le  capitaine  Cuignet,  de 
faire  tirer  un  exemplaire  en  plus  ou,  mieux,  de  conserver 
par-devers  lui  la  minute  du  tirage.  En  efl'et,  c'est  l'ofricier 
qui  a  la  surveillance  du  tirage  des  documents  confiden- 
tiels qui  est  chargé  de  détruire,  sous  sa  responsabilité, 
les  minutes  autographiques.  Il  pourrait  les  conserver  sans 
les  détruire,  et  n'éveillerait  de  ce  fait  l'attention  de  per- 
sonne. > 

Cette  accusation  se  heurte  à  la  même  objection  de  dates 
que  celle  du  général  Roget,  et  nécessite  aussi  des  hypo- 
thèses purement  arbitraires. 


CHAPITRE  XII 
Sixième  présomption. 

L'organisation  militaire  des  chemins  de  fer  français 
(fin  1893). 

Formule  de  la  présomption.  —  «  Il  y  a,  dit  le 
général  Roget,  une  pièce  dans  laquelle  Pauizzardi 
dit  à  Schwarzkoppeu  qu'il  va  recevoir  l'organisa- 
tion militaire  des  chemins  de  fer  français.  Cette 
pièce  peut  désigner  Dreyfus,  parce  que  Dreyfus 
avait  été  stagiaire  au  4«  bureau  de  l'état-major  dans 
le  semestre  précédent  (2"*  semestre  1893),  qu'il  était 
stagiaire  au  réseau  de  l'Est,  le  plus  important  de 
tous,  puisque  tous  les  mouvements  de  concentra- 
tion aboutissent  sur  ce  réseau,  et  parce  qu'on  avait 
fait  aux  stagiaires,  dans  ce  semestre  (au  mois  de 
décembre),  des  conférences  sur  l'organisation  mili- 
taire des  chemins  de  fer,  conférences  auxquelles  je 
présidai. 

MLa.pièce  a  été  saisie  en  avril  1894.  Elle  pouvait 
remonter  à  une  date  plus  éloignée. 

»)  Les  stagiaires  qui  étaient  au  4«  bureau  à  ce  mo- 
ment (1«'  semestre  1894)  n'étaient  pas  en  mesure 
de  fournir  uu  document  de  que^iue  valeur  sur  l'or- 


LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS        97 

ganisatioQ  des  chemins  de  fer;  ils  n'avaient,  dans 
tous  les  cas,  pas  assisté  aux  conférences  sur  cette 
organisation  qu'on  leur  faisait  en  fin  de  stage  ;  enfin 
il  n'y  avait  parmi  ces  stagiaires  que  deux  officiers 
d'artillerie,  les  capitaines  Meno  et  Ducrocq,  et  ces 
officiers  servent  encore  actuellement  comme  titu- 
laires au  4«  bureau  de  l'état-major  de  l'armée,  ce  qui 
prouve  suffisamment  la  confiance  qu'ils  inspirent.» 
Par  la  déposition  du  capitaine  Cuignet,  nous 
savons  que  cette  lettre  de  Panizzardi  n'est  pas  datée 
par  son  auteur  :  «  Elle  porte  simplement  à  l'encre 
rouge,  de  la  main  d'un  officier  du  service  des  ren- 
seignements, la  date  d'avril  1891.  » 

Le  général  Roget  est  hors  d'état  d'assurer  que 
la  lettre  Panizzardi  corresponde  à  une  trahison 
commise.  —  Jusqu'à  présent,  nous  avons  vu  le 
général  Roget  interpréter  des  documents  qui  déno- 
taient un  fait  accompli  :  il  s'agissait  de  savoir  si  le 
fait  était  criminel  ou  non,  et,  dans  le  cas  où  il  était 
jugé  criminel,  si  Dreyfus  en  était  l'auteur.  Ici  le 
point  de  départ  delà  présomption  est  un  fait  annoncé, 
et  dont  le  général  Roget  ne  nous  dit  pas  s'il  a  jamais 
été  réalisé:  entre  autres  possibilités,  il  y  a  donc  celle 
que  Panizzardi  n'ait  jamais  reçu  l'organisation  mili- 
taire des  chemins  de  fer  français,  et,  par  conséquent, 
qu'on  n'ait  à,  soupçonner  de  l'avoir  livrée  ni 
Dreyfus  ni  personne. 

Il  faut,  en  outre,  se  rappeler  que,  si  les  attachés 
militaires  étrangers  étaient  en  rapport  avec  de  véri- 
tables espions,  ils  recevaient  aussi  les  offres  de  ser- 
vices d'escrocs,  qui  leur  fournissaient  desrenseigne- 

0 


ikSkUAL  ROGET   KT  DREYPU8 

ineuts  de  fantaisie,  et  souvent  aussi  ils  avaient 
affaire  à  de  faux  espions  que  leur  expédiait  le  bureau 
des  renseignements. 

M.  Paléologue  a  donné  à  la  Cour,  toutes  cham- 
bres réunies,  un  exemple  curieux  de  ce  dernier  cas. 
Il  a  raconte,  dans  sa  déposition  du  20  mars,  que, 
dans  les  premiers  jours  de  novembre  1891,  on  tendit 
un  piège  à  Pauizzardi,  en  lui  faisant  savoir  qu'  «  un 
certain  Y.,  qui  se  trouvait  k  X.,  allait  partir  sous 
peu  de  jours  pour  Paris,  porteur  de  documents  rela- 
tifs à  la  mobilisation  de  l'armée,  qu'il  s'était  procu- 
rés dans  les  bureaux  de  l'état-major.  »  Pauizzardi 
se  hâta  de  transmettre  cette  information  au  chef  de 
l'état-major  italien,  et  la  dépêche  par  laquelle  il  l'en 
avisa  fut  interceptée  et  déchiffrée.  Elle  ne  corres- 
pondait à  rien  de  réel,  et  il  en  eût  été  de  même  d'une 
lettre  à  Schwarzkoppen,  s'il  lui  eût  transmis  la 
nouvelle, et  si  la  lettre  avait  été  saisie. 

Ainsi,  tant  qu'on  n'a  pas  la  preuve  que  l'a- 
nizzardi  a  re(.'u  sur  l'organisation  des  chemins  de 
fer  français  les  renseignements  qu'il  annonce  par  sa 
lettn?  saisie  en  avril  1891,  il  est  permis  de  douter 
non  seulement  si  la  trahison  a  été  commise,  mais 
encore  si  elle  a  jamais  dû  être  commise.  Il  reste 
donc,  sur  le  fait  lui-même,  une  telle  incertitude, 
qu'il  est  inadmissible  de  se  servir  de  la  i<ttr.'  lumv 
émettre  un  soupçon  contre  qui  que  ce  s<' 

Si  la  trahison  a  été  commise,  le  général  Rogat 
esthorsd'étatde  dire  exactement  quels  documents 
ont  été  livrés.  —  Le  général  \lo>^c\  veut  <|U0  le 
(lo<Miiiicnt  attendu  par  Pani/zardi  ait  été  la  Néric  des 


I.I,   <iKNf:RAL   ROOKT   KT    DUKYI  Ls 

confi^rGnces  faites,  en  déceml)re  IHîK},  aux  stagiaires 
lurL'au.  Ce  serait  déjà  une  hypollu'se  (|u'il 
cuu\  iL'iulrait  de  présenter  sous  toutes  réserves,  si  la 
lettre  parlait  de  documents  re(,'us  et  en  vantait 
riinportance;  mais  la  hasarder  avant  de  savoir  si 
Panizzardi  a  jamais  rien  reçu,  c'est  faire  en  quehjue 
sorte  de  la  divination,  et  se  mettre  ainsi  en  dehors 
de  toutes  les  règles  de  la  critique  historique  et  du 
témoignage  judiciaire.  Le  général  Koget  n'a  pas 
l'air  de  se  douter  qu'il  commet  une  véritable  mons- 
truosité. En  réalité,  la  seule  raison  qu'il  ait  de 
penser  aux  conférences  de  décembre  189.3,  c'est  le 
désir  d'écarter  ses  soupçons  des  stagiaires  du  4^  bureau 
pendant  le  l*'  semestre  de  1894,  pour  les  reporter 
sur  les  stagiaires  du  second  semestre  de  1893,  parmi 
lesquels  se  trouve  Dreyfus. 

1 1  sait  d'ailleurs  très  bien,  et  il  le  montre  sans  le  vou- 
loir, que,  même  si  les  conférences  de  décembre  1893 
n'avaient  jamais  été  faites,  Panizzardi  aurait  pu 
recevoir,  d'une  source  d'état  major,  l'organisation 
militaire  des  chemins  de  fer  français. 

Un  des  motifs  qui  permettent  de  soupçonner 
Dreyfus,  dit  le  général,  c'est  que  Dreyfus  avait  été 
attaché  au  réseau  de  l'Est,  où  aboutissent  tous  les 
mouvements  de  concentration;  c'est  dire  qu'il  suffi- 
sait à  Dreyfus  d'être  attaché  à  ce  réseau,  pour 
avoir,  parla  même,  la  clef  des  mouven"Mi-  '!«»  oon- 
rentration  sur  tous  les  autres  réseaux 

Mais  Dreyfus  n'est  pas  le  seul  stagiaire  (jui  ait 
été  attaché  à  ce  réseau  :  il  y  en  a\  ait  à  chaque  se- 
mestre, et  pendant  le  l*""  semestre  de  1894  comme 
pendant  le  2«  de  1893.  Si  donc  il  v  a  »mi  au  4«  bu- 


100        LK  GÉNÉRAL  ROGKT  ET  DRBYFUB 

rcau  une  indiscrétion  ou  une  trahison,  dont  Paniz- 
zardi  a  peut-être  profité,  elle  peut  tout  aussi  bien 
dater  du  semestre,  pendant  lequel  a  été  saisie  la 
lettre  révélatrice,  que  du  semestre  précédent. 

De  deux  choses  l'une  :  ou  les  conférences  de 
décembre  1893  ont  pu  seules  fournir  les  éléments 
des  renseignements  qu'attend  Panizzardi  aux  en- 
virons d'avril  1894,  et  alors  il  était  inutile  de  faire 
remarquer  que  Dreyfus  a  été  stagiaire  au  réseau  de 
l'Est  ;  —  ou  tout  stagiaire  au  réseau  de  l'Est  est  ca- 
pable de  reconstituer  l'ensemble  des  mouvements  de 
concentration,  et  ceux  quiy  étaient  pendant  le  prem«er 
semestre  1894  en  étaient  aussi  capables  que  Dreyfus 
et  leurs  camarades  du  semestre  précédent. 

C'est  donc  uniquement  pour  remonter  à  ce 
semestre  et  pouvoir  accuser  Dreyfus,  que  le  général 
Roget  a  introduit  comme  hypothèse  dominante  la 
communication  des  cours  de  décembre  1893,  alors 
que  cette  hypothèse  était  absolument  inutile. 

En  reculant  la  date  de  la  lettre,  le  général 
Roget  viole  arbitrairement  la  règle  qu'il  a  posée 
lui-même,  à  propos  de  la  date  du  bordereau.  — 
L'intention  est  d'autant  plus  visible  que,  comme 
nous  l'avons  vu  dans  le  chapitre  précédent,  le  géné- 
ral Roget  a  déclaré  à  la  Cour  que  les  documents 
non  datés,  venus  au  service  des  renseignements, 
par  la  voie  des  papiers  déchirés,  étaient  toujours 
d'une  date  très  voisine  de  celle  à  laquelle  ils  avaient 
été  apportés.  Pourquoi  la  lettre  Panizzardi,  saisie 
en  avril  1894,  échapperait-elle  à  cette  règle,  fondée 
sur  une  expérience  constante?  Pas  plus  que  pour 


LE  GKNÉKAL  ROOET  Kl  nnt.M   i  -        1<»1 

la  note  Scinvarzkoppen  saisie  en  déeeniltre  1H9."),  il 
n'est  possible  d'apercevoir  un  fait,  ou  même  un 
simple  indice,  qui  justifie  cette  exception.  Il  fau- 
drait que  l'unique  hypothèse  possible  fût  celle  do  la 
livraison  des  conférences  de  décembre,  et,  puisque 
le  général  a  jugé  bon  de  parler  du  réseau  de  l'Est, 
il  a  indiqué  lui-même  qu'il  y  avait  au  moins  deux 
hypothèses  possibles  sur  la  nature  du  document 
annoncé. 

Nous  voyons  donc  très  clairement  que^  dans  l'es- 
prit du  général  Roget,  la  possibilité  de  reculer  la 
date  de  la  lettre  se  lie  exclusivement  à  celle  d'accu- 
ser Dreyfus.  Présentant  à  la  Cour  Dreyfus  comme 
un  traître  en  action  depuis  1890,  le  général  a  senti 
qu'il  serait  difficile  d'admettre  qu'il  ait  attendu 
trois  mois  pour  livrer  les  conférences  de  décembre 
1893,  et,  comme  il  avait  besoin  de  supposer  qu'elles 
avaient  été  livrées,  pour  rétrécir  autour  de  Dreyfus 
le  cercle  des  soupçons,  il  a  dû  supposer,  du  même 
coup,  que  la  lettre  de  Panizzardi  était  de  trois  mois 
antérieure  à  la  date  de  sa  saisie. 

En  liant  ainsi  deux  possibilités  l'une  à  l'autre,  le 
général  Roget  s'est  enfermé  dans  un  cercle  vicieux  : 
il  recule  la  date  de  la  lettre  pour  accuser  Dreyfus, 
et,  pour  reculer  la  date  de  la  lettre,  sa  seule  raison 
est  qu'il  accuse  Dreyfus. 

Le  général  Roget.  en  nommant  les  capitaines 
Mené  et  Ducrocq.  a  trahi  son  parti  pris  d'accuser 
Dreyfus  sans  preuves.  —  Si,  par  hasard,  le  géné- 
ral Koget  niait  que  cette  accusation  C(mtre  Drey- 
fus reposât  sur  autre  chose  que  sa  propre  volonté,  je 

6. 


lit.'  LB  OfiNfiRAL  KOOKT  KT  DRKYFUS 

le  prierais  alors  d'expliquer  [pourquoi  il  a  design»^ 
par  leurs  noms  deux  stagiaires  au  4"  bureau  peiidai 
le  1"  semestre  de  1X93, 

Il  lui  suffisait  de  m«»ttre  hors  de  cause  tous  les 
stagiaires  de  ce  bureau  pendant  ce  même  semestre, 
en  supposant  que  le  dooumont  annoncé  était  la 
série  des  conférences  de  décembre;  or  cette  raison 
générale  ne  lui  a  pas  paru  suffisante,  et  il  a  impru- 
demment ajoute  ce  qui  suit  :  «  Enfin  il  n'y  avait 
parmi  ces  stagiaires  que  deux  officiers  d'artillerie, 
les  capitaines  Mène  et  Ducrocq,  et  ces  offîciers  ser- 
vent encore  aotnellcmrnt  comme  titulaires  au  i''  bu- 
reau, ce  qui  prouve  suffisamment  la  confiance  qu'ils 
inspirent.  ' 

Pourf|Uui  iiaiier  spcciaiemeni  de  c»'s  deux  oiU- 
ciei's,  si  ce  n'est  parce  que,  aux  yeux  du  général 
Roget,  un  officier  d'artillerie  seul  peut  être  désigné 
par  la  pièce  incriminée? 

Mais  pourquoi  la  pièce  incriminée  ne  peut-elle 
désigner  qu'un  officier  d'artillerie?  Est-ce  parce 
qu'elle  concerne  des  matières  d'artillerie?  l*as  du 
tout  :  il  s'agit  de  l'organisation  militain^  des  chemins 
de  fer,  et,  artilleurs,  cavaliers  ou  fantassins,  tous 
les  stagiaires  du  1*  bureau  ont  les  mêmes  lumières 
sur  ce  sujet,  quel  que  soit  le  semestre. 

Alors,  d'oii  vient  pour  le  général  Roget  la  néces- 
sité que  le  secret  de  cette  organisation  ait  été  livré 
paT  un  officier  d'artillerie?  Il  ne  le  dit  pas  lui  ' 
même,  ne  donne  aucune  raison,  et  se  contente  de 
l'affirmation  implicite  que  renferme  s<mi  oi^o-v. 
tion  sur  les  capitaines  Meno  et  Ducroo, 

La  vraie  raison  c'est  que  Dreyfus  était  artilleur 


I.i;    GKNKHAL    IJOClET    KT    1»HKYI"US  1(W 

et  que  le  gênc'ral  Roget  voulait  accuser  Dreyfus. 

On  a  (U'montré,  ou  cru  dt'moiitrer,  pour  le  borde- 
reau, qu'il  fallait  qu'il  eût  été  écrit  par  un  artilleur  ; 
ici,  on  oublie  que  cela  n'est  mcmr  pas  démontrable, 
et,  sans  s'en  apercevoir,  on  fait  passer  l'argument 
d'un  cas  où  il  pouvait  servir,  même  mauvais,  à  un 
cas  où  il  est  absolument  inutilisable. 

Ceci  dénoie  beaucoup  d'étourd«^rie  chez  le  général 
Roget.  Il  ne  faut  pas  trop  le  lui  reprocher,  puisque, 
du  môme  coup,  cela  découvre  le  fond  de  ses  pensées. 
Nous  pouvons,  en  étant  sûrs  de  ne  pas  nous  tromper, 
assurer  que,  pour  retenir  cette  sixième  présomption, 
le  général  Roget  a  établi,  volontairement  ou  non, 
son  raisonnement  de  la  façon  suivante  : 

('  Dreyfus  a  envoyé  le  bordereau  en  août  1894  à 
Scliwarzkoppcn;  donc  Dreyfus  a  envoyé  en  dé- 
cembre 1803,  à  Panizzardi,  les  conférences  qu'il 
venait  de  suivre  sur  l'organisation  militaire  des  che- 
min*: do  for  français.  » 

Inanité  de  la  présomption  démontrée  par  la 
dépêche  Panizzardi  du  2  novembre  1894.  —  Ce 

qui  précède  suffit  pour  prouver  combien  est  vaine 
cette  accusation.  Mais  il  y  a  d'autre  part  une  raison 
qui  aurait  pu  nous  dispenser  de  tout  ce  qui  précède. 
Depuis  que  M.  Paléologue  a  communiqué  à  la 
Cour  de  cassation  la  traduction  exacte  et  authen- 
tique de  la  dépêche  chiffrée  que  Panizzardi  exi^édia 
à  Rome  le  2  novembre  1894,  aussitôt  après  avoir 
appris  l'arrestation  de  Dreyfus,  nous  savons  de  la 
faron  la  plus  certaine  que  Pani//.inli  ir.iA.iii  .nicim 
rapport  avec  Dreyfus. 


lOi        LE  GÉNÉRAL  ROdET  ET  DHEYKI  s 

Cette  dépêche  était  ainsi  conçue  :  u  ^7  le  cupi- 
taine  Dreyfus  n'a  pas  eu  de  relations  avec  vous,  il 
conviendrait  de  charrier  V amhaasadeur  de  publier 
un  démenti  officiel,  afin  d'éviter  les  commentaires 
de  la  presse.  »  Comme  l'a  fait  observer  M.  Paléo- 
logiie,  si  Panizzardi  avait  connu  Dreyfus,  il  n'aurait 
pu  parler  ainsi  à  liome,  avant  de  savoir  si  Dreyfus 
avait  ou  non  fait  des  aveux,  et  il  ne  pouvait  le 
savoir  le  2  novembre.  La  sincérité  de  sa  dépêche 
est  donc  certaine. 

Elle  est  d'ailleurs  confirmée  par  le  rapport  que 
Panizzardi  avait  expédié  la  veille,  et  dont  le  texte 
a  été  communiqué  à  M.  Delcassé  par  le  comte 
Tornielli,  le  5  janvier  1899  (Documents  annexes  à 
la  déposition  de  M.  Paléologue,  du  3  février  1897.): 
«  Je  m'empresse  de  vous  assurer  que  cet  individu 
n'a  jamais,  rien  eu  à  faire  avec  moi.  » 

Ce  télégramme  et  ce  rapport  mettent  donc  hors 
de  doute  que  Panizzardi  n'avait  jamais  eu  aucun 
rapport  avec  Dreyfus  et  ne  le  connaissait  pas,  et, 
du  même  coup,  que  la  lettre  de  Panizzardi  sur  l'or- 
ganisation militaire  des  chemins  de  fer  français  ne 
saurait  être  utilisée  contre  Dreyfus. 

Le  général  Roget  ne  peut  être  blAmé  d'avoir 
ignoré  cette  impossibilité,  puisque,  dans  le  dossier 
qu'il  a  eu  sous  les  yeux,  la  dépêche  du  2  novembre 
1894  était  représentée  par  une  version  mensongère. 
Pour  moi,  je  suis  presque  tenté  de  m'en  réjouir: 
grâce  à  cela,  en  effet,  j'ai  pu  donner  un  exemple 
très  significatif  de  la  méthode  suivant  ]•>-.. i-^ii.^  i<> 
général  établit  ses  présomptions. 

Si   donc   Panizzardi  a  jamais  reçu,   comme  il 


Li;  GÉNÉRAL   ROOJET   ET  DREYFUS  105 

rannouçait  à  Schwarzkoppen,  eu  avril  18î)4,  l'orga- 
nisation militaire  des  chemins  de  fer  français, 
reconnaissons  que,  de  ce  chef,  aucune  présomption, 
ni  légère  ni  grave,  ne  peut  être  retenue  contre 
Dreyfus. 

Par  contre,  il  y  a  présomption  gravé  contre  le 
général  Roget  : 

1"  D'avoir  arbitrairement  changé  la  date  vraisem- 
blable de  la  lettre  Panizzardi  ; 

2'*  D'avoir  raisonné  non  sur  une  trahison  prouvée, 
mais  sur  une  hypothèse  de  trahison  ; 

3"  D'avoir,  sur  cette  hypothèse,  greffé  une  seconde 
hypothèse  relative  à  la  nature  des  documents 
annoncés  ; 

4  "  D'avoir,  sur  cette  seconde  hypothèse,  greffé 
une  troisième  hypothèse  relative  à  la  personne  du 
traître  possible; 

5°  De  n'avoir  été  guidé  dans  le  choix  de  ces  hypo- 
thèses successives  que  par  la  volonté  d'accuser 
Dreyfus,  comme  l'a  révélé  l'allusion,  autrement 
inexplicable,  aux  capitaines  d'artillerie  Meno  et 
Ducrocq. 


CHAPITRE  XIII 
Septième  présomption. 


Lettre  de  Panizzardi  à  Schwarzkoppen,  où  est  nommé  le 
colonel  Davignon.  (Janvier  1894.) 


Formule  de  la  présomption.  —  Le  général  Roget 
se  contente  de  citer  la  lettre  de  mémoire,  sous  la 
forme  suivante  :  «  Je  niens  encore  d'écrire  au  colo- 
nel Datignon;  si  vous  avez  occasion  déparier  de  la 
question  arec  rotre  ami.  faites- le  particulièrement 
de  façon  que  Davignon  ne  tienne  pan  à  le  savoir.  » 

«  Cette  pièce,  dit-il,  semble  prouver  que  3ch  warz 
koppen  avait  au  2""  bureau  de  l'état-major  un  ami, 
avec  lequel  il  avait  des  relations  suspectes.  » 

Le  capitaine  Cuignet  a  expliqué  (Déposition  du 
5  Janvier.)  que  cette  pièce  était  arrivée  déchirée  au 
bureau  des  renseignements,  dans  les  premiers  jours 
de  1894,  mais  qu'on  ne  s'était  pas  pressé  de  la  re- 
constituer, parce  que  «  les  premiers  mots  parais- 
saientserapportor  aune  question  absolument  banale, 
recrutement  ou  appel.  »  Elle  ne  fut  recollée  qu'en 
juillet,  et  le  passage  qui  la  fit  mettre,  en  décembre, 
dans  le  dossier  secret,  avec  un  commentaire  de  du 
l'aty,  est  le  suivant  ■ 


LK  OÉNÉUAL  ROGET  ET  DHEYKUS        107 

iCTai  écrit  encore  au  colonel  iJanignon,  et  c'egt 
pour  ça  que  je  cous  prie,  si  vous  avez  l'occasion  de 
vous  occuper  de  cette  question  avec  votre  ami,  de  le 
faire  particulièrement,  de  façon  que  Davignon  ne 
vienne  pas  à  le  savoir.  Du  reste,  il  répondrait  pas, 
car  il  ne  faut  jamais  faire  voir  qu'un  agent 
s'occupe  de  l'autre.  » 

Sur  le  commentaire  de  du  l'aiy,  iiou-,  ii,t^wi,^, 
que  le  résumé  donné  par  Picquart  dans  sa  lettre  au 
garde  des  sceaux  : 

«  ArépoqueoùPauizzardiécritàSchwarzlvt-|.|M  ,,, 
Dreyfus  était  au  2«  bureau,  c'est  évidemment  lui 
que  Panizzardi  désigne  comme  l'ami  de  Schwarz- 
koppen  ' .  » 

On  voit  que  la  façon  de  procéder  du  général 
Roget  est  identique  à  celle  de  du  Paty  •:  aucun 
raisonnement;  il  ne  se  donne  même  pas  la  peine  de 
prononcer  le  nom  de  Dreyfus,  tant  il  paraît  évident 
que,  si  Si'hwarzkoppen  a  un  ami  au  2*  bureau,  il 
faut  d'abord  que  cet  ami  soit  suspect,  et  ensuite  que 
cet  ami  suspect  soit  Dreyfus.  Dreyfus  attire  lo 
soupçon,  et  le  soupçon,  en  approchant  Dreyfus,  se 
transforme  en  certitude. 

La  rencontre  entre  du  Paty  et  le  général  Roget 
est  d'autant  plus  curieuse  que  le  commentaire  de 
du  Paty,  qui  se  trouvait  encore  dans  le  dossier 
secret,  à  la  fin  d'août  1896,  lorsque  Picquart  en  prit 
connaissance,  en  avait  été  retiré  par  le  général 
Gonse,  à  la  fîn  de  1897,  bien  avant  que  le  général 
Roget  se  fût  mis  à  étudier  l'affaire.  Elle  prouve  que 

1.  Révision  du  procès  Dreyfus  (27,  28,  29  octobre  1890), 
page  111. 


KXS       LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS 

les  hommes  ont  pu  changer  depuis  quatre  ans  à 
l'otat-major,  mais  que,  dès  qu'il  s'agit  de  Dreyfus, 
les  procédés  de  raisonnement  y  sont  restés  les 
mêmes. 

Le  général  Roget  n'a  même  pas  essayé  de  mon- 
trer que  l'ami  de  Sch^varzkoppen  devait  être  au 
2«  bureau.  — Cette  démonstration  n'était  pas  inutile, 
puisque  Dreyfus  ne  peut  être  accusé  que  s'il  s'agit 
d'un  officier  du  2*  bureau.  Or  cela  n'est  pas  évident 
d'après  les  termes  de  la  lettre  :  M.  Cavaignac  lui- 
même  {Déposition  du  10  novembre.)  ne  considère 
pas  la  chose  comme  absolument  sûre.  «  La  pièce, 
dit  il,  établit  d'une  façon  certaine  qu'il  existait  entre 
les  agents  de  l'étranger  et  un  officier  de  l'état-major 
(à  peu  près  sûrement  du  2*^  bureau),  des  rapports 
qui  ne  pouvaient  être  avoués,  parce  qu'ils  étaient 
coupables.  »  Ainsi,  il  est  certain  que  les  rapports 
étaient  coupables,  mais  il  n'est  qu'à  peu  près  cer- 
tain que  l'ofïicier  appartint  au  2«  bureau. 

Le  capitaine  Cuignet  a  donné  dans  sa  déposition 
du  5  janvier  des  explications  qui  sont,  à  la  fois 
vraisemblables  et  incomplètes.  Pour  moi,  je  suis  prêt 
à  reconnaître  qu'il  y  a  en  effet  beaucoup  de  chances 
pour  que  l'ami  de  Schwarzkoppcn  soit  au  2*  bureau  : 
il  n'en  est  pas  moins  vrai  (ju'il  en  reste  aussi  quel- 
ques-unes pour  qu'il  n'y  soit  pas.  Le  à  peu  près 
de  M.  Cavaignac  n'est  pas  effaçable,  et  le  général 
Roget  se  devait  à  lui-même  de  le  reconnaître.  Il  a 
préféré  passer  sous  silence  que,  parmi  les  hypothèses 
possibles  au  sujet  de  cette  lettre  de  Panizzardi,  il  y 
en  avait  une  laissant  Dreyfus  hors  du  cercle  des 


LE  GÉNÉRAL  ROGEÏ  ET  DREYFUS  10'.» 

soupçons.  La  présomption  contre  celui-ci  ne  s'en 
trouve  pas  moins  réduite  d'autant. 

Le  général  Roget  n'a  pas  pris  garde  que  le  ton 
et  l'existence  même  de  la  lettre  ne  semblaient  pas 
indiquer  de  relations  suspectes  entre  Schwarz- 
koppen  et  son  ami  du  2e  bureau.  —  Supposons 
que  Tami  de  Sclnvarzkoppeu  ne  puisse  ctre  qu'au 
2*  bureau  :  le  texte  de  la  lettre  n'indique  pas  néces- 
sairement que  leurs  relations  soient  coupables.  Sur 
ce  point  comme  sur  le  précédent,  le  général  Roget 
a  préféré  garder  le  silence  et  laisser  sans  réponse  les 
observations  de  Picquartdans  sa  lettre  au  Garde  des 
sceaux. 

Or  ce  n'est  pas  seulement  le  ton  de  la  lettre  qui 
ne  semble  pas  convenir,  s'il  s'agit  de  relations  sus- 
pectes ;  l'existence  même  de  la  lettre  peut  être  invo- 
quée comme  un  argument,  pour  douter  du  caractère 
suspect  de  ces  relations.  Si,  en  effet,  les  rapports 
de  Schwarzkoppen  avec  son  ami  du  deuxième 
bureau  étaient  des  rapports  coupables,  il  irait  de- 
soi  qu'il  les  cachât,  sans  que  Panizzardi  eût  à  le  lui 
recommander. 

On  voit  très  bien,  dans  la  lettre  de  celui-ci,  que  cei 
recommandations  ne  s'appliquent  qu'à  un  cas  très 
particulier,  et  que,  s'il  ne  s'était  pas  décidé  à 
éi-rire  encore  à  Davignon,  il  aurait  laissé  Schwarz- 
koppen questionner  son  ami,  sans  lui  dire  de  le 
faire  particulièrement.  Ainsi,  le  fait  seul  que  Paniz- 
zardi se  soit  cru  obligé  d'écrire  à  ce  sujet,  loin  de 
donner  à  penser  qu'il  s'agisse  de  relations  suspectes, 
indique  beaucoup  plutôt  des  relations  normales. 


110  LE  GUiNtliAL   ItOGET    ET   DBEÏFUS 

Le  général  Roget  n  a  tenu  aucun  compte  des 
éléments  d  appréciation  foorois  par  le  texte  de 
la  lettre.  —  En  laissant  de  côté  les  raisons   qui 

précèdeul,  il  y  avait,  avant  de  déclarer  qu'il  s';igis- 
sait  d»  relations  suspectes,  à  tenir  compte  de  deux 
éléments  d'appréciation  fournis  par  le  texte  môme 
de  la  lettre,  et  qui,  eux  aussi,  loin  de  s'accorder  avec 
l'idée  de  preuve,  ne  s'accordent  même  pas  avec 
(lelle  d'apparence  de  preuve. 

Ces  deux  éléments  sont  : 

1"  Le  aujet  sur  lequel  Panizzardi,  après  avoir 
écrit  officiellement  à  Davi^uon,  prie  Schwarzkop- 
pea  de  causer  avec  sou  ami,  s'il  en  a  l'occasion; 

2"  Le  motif  ^oxxv  lequel  Panizzardi  recommande  à 
S(;hwarzkoppeu  de  causer  avec  son  ami  «  particu- 
lièrement, de  nuinière  à  ce  que  Dacignon  ne  vienne 
pas  à  le  aacoir  ». 

Le  sujet  sur  lequel  Panizzardi  a  écrit  à  Davi- 
gnon,  et  sur  lequel  Schwarzkoppen  doit  inter- 
roger son  ami,  est  un  sujet  publie.  —  Du  sujet,  le 
jiénéral  Roget  ne  se  donne  m»>me  pas  la  peine  de 
ilire  un  mot.  C'est  par  Picquart  et  Cuignet  que  nous 
savons  qu'il  s'agit  de  recrutement  ou  d'appel,  et 
M.  Cavai^nac  a  reconnu  que  le  ren.seignement 
demandé  n'était  pas,  de  sa  nature,  secret.  Disons 
qu'il  est,  de  sa  nature,  public,  tout  <e  qu'il  y  a  de 
l'ius  public  en  fait  de  choses  militaires. 

Ainsi,  de  même  que,  s'il  s'était  agi  d'un  rensei- 

•  ;t    demi  secret  ou    secret,    les    motifs    de 

,  .  ,us   auraient    crû    proportionnellement    au 

>•  '  ret;  de  métne,  puisqu'il  s'agit  d'uu  rensei^fne- 


LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS        111 

ment  tout  à  fait  public,  les  motifs  de  soupçon  sont 
réduits  au  minimum,  et  les  raisons  de  supposer 
entre  Sohwarzkoppen  et  son  ami  des  rapports 
( orrects  sont,  au  contraire,  portées  au  maximum. 
Ou  le  général  Roget  ne  s'en  est  pas  aperçu,  ou  il  a 
feint  de  ne  pas  s'en  apercevoir. 

Le  motif  pour  lequel  Schwarzkoppen  doit 
questionner  son  ami  particulièrement  est  donné 
par  le  texte  même  de  la  lettre  :  c'est  un  motif  de 
conTenances  diplomatiques.  —  Le  général  Roget 
n'a  pas  même  conservé  souvenir  de  la  dernière 
phrase  de  la  lettre,  qui  explique  pour  quelle  raison 
Panizzardi  recommande  à  Schwarzkoppen  de 
questionner  son  ami  «  particulièrement,  et  sarns  que 
Dariffnon  vienne  à  le  savoir  ». 

Ee  tout  état  de  cause,  même  si  la  dernière  phrase 
de  la  lettre  manquait,  comme  dans  la  version  du 
général  Roget,  il  est  évident  que  ce  motif  n'est  pas 
la  nature  de  la  question,  puisque,  de  son  côté, 
Panizzardi  la  pose  par  lettre  à  Davignon. 

Le  motif,  c'est  :  «  il  faut  jamais  faire  voir  qu'un 
agent  s  occupe  de  t autre  ». 

Schwarzkoppen  et  Panizzardi  n'ignorent  pas 
du  tout  que  le  bureau  des  renseignements  les  sur- 
veille et  sait  qu'ils  s'occupent  l'un  de  l'autre.  Ils  ne 
peuvent  donc  avoir  à  aucun  degré  la  pensée  de 
di-  I.  Mais  autre  chose 

•  -  •,  même  en  se  sen 

Il  rit  observés,  autre  chose  de  faire  siraultanéraenl 

d<i      ■■  ■         ■      '   i.ropos  d'un  111 '■ 

s»  i  iuvenan«,'es  ex 


112  LE  GÉNÉRAL   KO<iET   ET   DREYFUS 

est  la  première  règle  de  conduite  des  agents  diplo- 
uîatiques,  et  c'est  évidemment  l'une  de  ces  conve- 
nances que  Panizzardi  rappelle  à  Schwarzkoppen 
à  la  fin  de  sa  lettre. 

Outre  la  raison  de  convenances  diplomatiques, 
la  lettre  de  Panizzardi  exprime  une  raison  d'uti* 
lité  pratique  par  ces  mots  :  a  Du  reste,  il  répon- 
drait pas  ».  Nécessité  d'expliquer  cette  phrase 
ambiguë.  —  Regardons  d'un  peu  plus  près  le 
texte  de  la  lettre.  Nous  voyons  qu'elle  ne  se  borne 
pas  à  exprimer,  dans  le  dernier  membre  de  phrase, 
une  convenance  diplomatique  générale;  dans 
l'avant  dernier,  elle  donne  une  raison  d'utilité  pra- 
tique particulière  au  cas  dont  il  s'agit.  «  Du  reste, 
il  répondrait  pas  »  est  la  clef  de  tout  le  sens,  et,  de 
la  manière  dont  on  comprend  ces  cinq  mots,  dépend 
celle  dont  on  interprète  la  recommandation  de 
Panizzardi. 

Or  ce  membre  de  phrase  n'est  pas  par  lui-môme 
d'une  clarté  absolue  :  il  offre  deux  difflcultés  : 

l-*  Quelle  est   la  personne    désignée  par    ill 

2°  Quelle  est  celle  à  qui  il  ne  répondrait  pas? 

//  ne  peut  être  que  Davignon  ou  l'ami  de 
Schwarzkoppen,  la  personne  à  qui  il  ne  répon- 
drait pas  ne  peu  être  que  Panizzardi  ou  Schwarz- 
koppen. 

D'où  il  résulte  que,  si  nous  complétons  la  phrase, 
en  remplaçant  le  pronom  sujet  il  par  l'un  des  noms 
qu'il  |>eut  représenter,  et  en  ajoutant  le  pronom 
complément  indirect  qui  manque,nous  avons  quatre 
versions  possibles  : 


LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS        11.3 

1"  Du  reste  Davignon  ne  me  répondrait  pas: 

2'^  Du  reste  Davignon  ne  rous  répondrait  pas  : 

3"  Du  reste  notre  ami  ne  me  répondrait  pas; 

4^  Du  reste  votre  ami  ne  vous  répondrait  pas  ; 

Vue  de  ces  versions  est  manifestement  absurde  : 
c'est  la  troisième,  puisque  Panizzardi  ne  demande 
rien  à  l'ami  de  Schwarzkoppen.  Nous  n'avons 
m«''me  pas  à  la  discuter. 

La  deuxième  n'est  acceptable,  que  si  cous  est 
remplacé  par  votre  ami,  en  supposant  que  l'ami 
transmette  à  Davignon  la  question  posée  par 
Schwarzkoppen;  c'est  sous  cette  forme  seule  qu'elle 
peut  être  discutée. 

La  première  et  la  quatrième  présentent  en  elles 
mêmes  un  sens  satisfaisant,  et  peuvent  être  discu- 
tées telles  quelles. 

Nous  avons  donc  à  choisir  entre  trois  sens  : 

1"  Du  reste  Dacignon  ne  me  répondrait  pas  ; 

2"  Du  reste  Davignon  ne  répondrait  pas  à  votre 
ami; 

3"  Du  reste  votre  ami  ne  vous  répondrait  pas. 

Examen  du  premier  sens  :  «  Du  reste,  Davignon 
ne  me  répondrait  pas  ».  —  Pour  choisir,  il  faut 
savoir  comment  chacune  de  ces  trois  propositions 
s'agence  avec  le  reste  de  la  lettre,  par  l'intermédiaire 
delalocution  adverbiale  du  reste.  Rétablissons  donc 
le  texte  complet  de  la  lettre,  en  remplaçant  succes- 
sivement, par  l'une  des  trois  versions  claires  et 
complètes,  la  phrase  incomplète  et  obscure.  Voici 
1,1  première  : 

((  J'ai  écrit  cncftrc  an  colonel  Davignon  et  c'est 


114  LK  GÉNÉRAL   RO<»rr  ET  D&ICYFUS 

pour  ça  que  je  vous  prie,  si  oous  ace^  P occasion  de 
vous  occuper  de  cette  question  avec  cotre  ami,  de  le 
faire  particulièrement,  de  façon  que  liaoigHon  ne 
vienne  pas  à  le  savoir .  Du  reste  iJarif/non  ne  me 
répondrait  pas,  car  il  faut  jamais  faire  voir  qu'un 
agent  s'occupe  de  l'autre.  » 

Je  dis  que  cet  arrangement  est  inadmissible, 
parce  que  du  reste  relie  à  contre-sens  Davi- 
gnon  ne  me  répondrait  pas  avec  ce  qui  préoède. 
Essaye»  de  remplacer  du  reste  par  les  locutions 
adverbiales  synonymes  au  surplus  ou  d'ailleurs, 
et  vous  n'obtiendrez  pas  un  sens  plus  satisfaisant, 
parce  que,  pour  Panizzardi,  la  conduite  de  Da\'i- 
gnon  à  son  égard  ne  peut  être  un  re:>te  ou  un 
surplus,  mais  qu'elle  «'st  sa  préoccupation  domi 
nante  au  moment  où  il  écrit  à.Sçhuarxkoppen,  et 
l'objet  même  de  sa  lettre.  Il  a  demandé  offloielle- 
ment  et  j)ar  écrit  un  renseignement  k  Davignon  :  il 
tient  à  recevoir  une  réponse;  il  veut  prévenir  une 
démarche  qui  pourrait  l'empôcher  de  la  recevoir. 
Dans  ces  conditions,  il  me  parait  impossible  qu'il 
écrive  du  reste. 

Ou  bien  il  n'emploie  aucuiKMraii'-itiou;  il  ^'  iMtniy 
à  dire  :  Uacignon  ne  me  répondrait  pas,  comme 
la  conséquence  de  la  maladresse  qu'il  veut  éviter 
et  la  cause  immédiate  de  sa  recommandation; 

Ou  bien,  s'il  emploie  une  transition,  celle  ci  doit 
exprimer  le  rapport  d'effet  à  cause  entre  l'absence 
de  réponse  de  Davignon  et  la  démarche  maladroite 
de  Sciiwarzkoppen.  Ainsi  donc,  s'il  y  avait  dans  la 
lettre  Davignon  ne  me  répondrait  pas,  il  ne  pour- 


LE  GÊNÉRA.L  ROOET  ET  DREYFUS  115 

OU  la  conjonction  parce  que,  ou  la  conjonction  erir. 
mais  pas  du  tout  la  locution  adverbiale  du  reste. 
Mais,  dan<  Téquation  que  je  cherche  à  résoudre,  du 
rente  est  un  élément  fixe,  qu'ilestimpossiblede  chan- 
ger ou  d'éliminer.  Darif/non  ne  me  répondrait  pafi 
n'est,  au  contraire,  qu'une  interprétation  de  la  phrase 
incomplète  et  obscure,  qui  joue  le  rôle  de  l'inconnue 
dans  l'équation.  Si  cette  interprétation  ne  s'adapte 
pas  à  rélément  fixe,  elle  doit  être  rejetée,  et 
c'est  pourquoi,  contrairement  à  toutes  les  explica- 
tions données  jusqu'à  présent,  je  considère  comme 
démontré  qu'il  ne  s'agit  pas  du  tout  de  la  réponse 
de  Davignon  à  la  lettre  de  Panizzardi,  dans  le 
membre  de  phrase  :  Du  reste  il  répondrait  pas. 

2"  Examen  du  deuxième  sens  :  «  Du  reste  Davi- 
gnon ne  répondrait  pas  à  votre  ami  ».  —  Avec 
la  seconde  version  nous  aurions  : 

'(  Tai  écrit  encore  au  colonel  Davignon,  et  c'ent 
pour  ça  que  je  rou^  prie,  ni  vorts  avez  l'occasion  de 
voua  occuper  de  nette  question  avec  votre  ami,  de  le 
faire  particulièrement,  de  façon  que  Daric/non  ne 
vienne  pas  à  le  savoir.  Du  reste  Davignon  ne 
répondrait  pas  à  votre  ami,  car  il  faut  jamais 
faire  voir  qu'un  agent  s'occupe  de  Vautre.  » 

Ici,  point  d'accroc  dans  l'enchaînement  des  idées  : 
du  reste  forme  un  lien  très  naturel  entre  ce  qui 
le  précède  et  ce  qui  le  suit.  Panizzardi  recommande 
à  Schwarzkoppen,  s'il  a  l'occasion  de  s'occuper 
de  la  question  avec  son  ami,  ^  de  le  faire  parti  m 
lièrenient,  en  façon  que  Davignon  ne  vienne  pas  à  le 


lit",  LE  GÉNÉRAL   ROGET  ET  DREYFUS 

P  Parce  que  lui-même  a  écrit  h  ce  sujet  à  Davi- 
gnon  ; 

2"  Parce  que,  du  reste,  si  l'ami  interrogé  devant 
Davignon  lui  transmettait  la  question,  Davignon 
ne  répondrait  pas,  voyant  par  la  lettre  de  Panizzardi 
et  par  la  question  de  Schwarzkoppen  que  les  deux 
agents  s'occupent  l'un  de  l'autre. 

£xainen  du  troisième  sens  :  u  Du  reste  votre  ami 
ne  vous  répondrait  pas  ».  —  Avec  la  troisième 
version,  nous  aurons  : 

«  J^ai  écrit  encore  au  colonel  Davignon,  et  c'est 
pour  ça  que  je  vous  prie,  si  cous  aces  l'occasion  de 
vous  occuper  de  cette  question  avec  votre  ami,  de  le 
faire  particulièrement,  en  façon  que  Davignon  ne 
vienne  pas  à  le  savoir.  Du  reste,  votre  ami  ne  cous 
répondrait  pas,  car  il  faut  jamais  faire  voir  qu'un 
agent  s'occupe  de  l'autre.  )) 

Ici    encore,   du  reste  s'ajuste    très   bien    aux 
deux  membres  de  phrase  entre  lesquels  il  est  1 1 
et  établit,  d'une  fiKon  rationnelle  la  suite  des  in 

Panizzardi  recommande  à  Schwarzkoppen,  s'il 
a  l'occasion  de  s'occuper  de  la  question  avec  son 
ami,  «  de  le  faire  particulièrement,  m  façon  que 
Davignon  ne  vienne  pas  à  le  savoir  » 

1°  Parce  que  lui-même  a  écrit  à  D.i\  ii^mumi  , 

2°  Parce  que,  du  reste,  si  l'ami  était  interrogé 
devant  Davignon  et  s'informait  auprès  de  lui,  Davi- 
gnon lui  défendrait  de  répondre,  voyant,  par  la 
lettrede  Panizzardi  et  par  laquestionde  Schwarzkop- 
pen, que  les  deux  agents  s'occupent  l'un  de  Tautrc 

}■' "  ■'"  ■'''■•V  -  .^.- ;aii«_  qiio  ne  ffuifrario  fv-  '■ 


LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS        117 

présence  de  du  reste  dans  le  texte,  je  crois  qu'il 
faut  opter  pour  la  dernière,  parce  que  c'est  celle  où 
ce  du  reste  a  le  plus  pleinement  son  sens. 

Interprétation  exacte  de  la  lettre  Panûzardi.  — 
Avec  cette  version,  on  voit  très  bien  la  suite  des 
idées  dans  la  lettre  de  Panizzardi.  Bu  reste  il 
répondrait  pas  forme,  entre  la  recommandation 
et  le  motif  de  la  recommandation,  une  sorte  de 
parenthèse  justifiée  par  le  motif  même. 

11  y  a  ainsi  dans  le  texte  une  partie  essentielle  et 
un  surplus,  un  reste. 

L2i  partie  essentiels,  c'est  :  «  Je  vous  prie  si  vous 
avez  l'occasion  de  vous  occuper  de  cette  question 
avec  votre  ami,  de  ne  pas  le  faire  au  bureau  où 
Davignon  viendrait  à  le  connaître,  car  il  ne  faut 
jamais  faire  voir  qu'un  agent  s'occupe  de  l'autre.  » 

Le  supplément,  c'est  :  «  Du  reste,  votre  ami  ne 
vous  répondrait  pas  si  vous  lui  demandiez  cela  au 
bureau,  de  façon  à  ce  que  Davignon  vienne  à  le 
connaître,  car  il  ne  faut  jamais  faire  voir  qu'un 
agent  s'occupe  de  l'autre.  » 

Une  raison  générale  domine  l'esprit  de  Paniz- 
zardi,  celle  qu'il  exprime  dans  sa  dernière  phrase  : 
('  Il  faut  jamais  faire  voir  qu'un  agent  s'occupe  de 
l'autre. .»  Jamais  s'applique  aussi  bien  à  l'ami  de 
Schwarzkoppen  qu'à  Davignon;  rien,  dans  la 
phrase,  ne  désigne  l'un  à  l'exclusion  de  l'autre.  Si 
Davignon  sait  que  Schwarzkoppen  s'occupe  de  la 
■  par  Panizzardi  dans  sa  lettre,  il  n'y 
i  ,  cela  va  de  soi,  et  du  reste  l'ami  ne 
répondrait  pas  davantage  à  Schwarzkoppen  parce 

7. 


118  LK   fil'.XÊRAL  ROGET   KT  DREYFUS^ 

que  navignon  le  lui  défendrait.  Ainsi  Schwarz- 
koppen  aurait  fait  inv  .1.'Miiiir.iio  ii.ii<;i.i,.  ..t  ,;., 
reste  inutile. 

L'interprétation  exacte  de  la  lettre  permet  de 
reconstituer  clairement  les  circonstances  dans 
lesquelles  elle  a  été  écrite,  —  Non  seuimient 
celte  version  donne  de  la  fai.on  la  plus  satisfaisante 
l'enchaînement  des  idées,  mais  elle  permet  encore 
de  reconstituer  les  circonstances  qui  ont  déterminé 
Panizzardi  à  écrire. 

Obligé  de  s'adresser  au  sous-chef  du  2*  bureau, 
qui  remplace  alors  le  chef.  Panizzardi  lui  a  déjà 
écrit,  au  sujet  de  cette  question  banale  d'appel  ou  de 
recrutement.  Il  n'a  pas  reçu  de  réponse.  Il  en  a 
causr  avec  Schwarzkoppeu.  Schwarzkoppen  hii  a 
dit  qu'il  jx>urrait  avoir  l'occKasion  de  lui  procurer  le 
renseignement  désiré,  en  le  demandant  à  un  aaii. 
Panizzardi  n'a  pas  dit  non  ;  mais  quand  il  -se  décide 
à  écrire  encore  à  Davignon,  il  craint  qu'une  double 
démarche  ne  soit  plus  nuisible  qu'utile.  D'une  façon 
générale,  il  ne  presse  pas  Sivhwarzkoppen  de  con- 
sulter son  ami,  et  s'en  remet  à  l'occaêion  :  im^is  il 
ne  trouve  l'occasion  bonne  que  si  la  question  peut 

être  poi^éc  parti  cul  ièremenf   '■"  '"-"■o"  -..  >  /»..-. 

ne  vienne  pas  à  le  garnir. 

Notez  que  le  texte  de  la  lettre  ne  dit  pas,  comme 
le  lui  a  fait  dire  M.  Cavaignac.  dans  sa  dép<»sition 
du  fi  novembre  :  «  particulièrement  et  en  façon  que 
I)ariqnon  ne  vienne  pas  à  le  savoir  »:  mais  «  par- 
tienlivrement,  en  façon  que  iJavignon  ne  vienne  pa* 
à  le  aaroir  ».  Il  n'y  a  pas  deux  recommandations; 


LE  GÉKÊRAL   ROGET  ET  DRHTiFUS  119 

il  n'y  en  a  qu'une  seule.  Il  ne  s'agit  pas  de  prendre 
d'abord  l'ami  en  particulier,  puis  de  s'arranger 
pour  que  Davignon  ne  sache  pas  la  question  posée  ; 
mais  le  moyen  indiqué  pour  que  Davignon  ne  la 
sache  pas,  c'est  de  ne  la  poser  à  l'ami  que  si  l'on  a 
loccasion  de  causer  avec  lui  en  particuliex,  c'est  à- 
dire  hors  la  présence  de  Davignon. 

L'interprétation  rationnelle  de  la  lettre  dégage 
de  tout  soupçon  l'ami  de  Schwarzkoppen.  —  Telle 
est  l'interprétation  à  laquelle  conduit  une  démons- 
tration en  règle,  où  toutes  les  hypothèses  possibles 
ont  été  examinées,  et  où  le  sens  très  prt^cis  de  cer- 
tains mots,  essentiels  pour  la  liaison  des  idées,  a 
déterminé  le  sens  des  mots  imprécis  et  le  choix  des 
mots  sous-entendus. 

Telle  qu'elle  est,  cette  interprétation  i>e  permet  à 
lucun  degré  de  sa^^pecterTami  de  Schwarzkoppen, 
puisque  la  seule  crainte  de  Panizzardi  est  que  cet 
ami  ne  réponde  pas. 

Ainsi,  par  un  ensemble  d'opérations  critiques 
a|M  '  ur  le  texte  même,  on  met  à  la  place  du 
sti  li;  preuves  du  général  Roget,  une  preuve 

précise  et  diamétralement  opposée  :  non  seulement 
les  relations  de  Schwarzkoppen  avec  l'ami  dont  lui 
parle  Panizzardi  ne  semblent  pas  su.spectes,  mais 
«ncore  elles  ne  le  sont  certainement  pas. 

La  seule  raison  pour  laquelle  le  général  Roget 
croit  que  lami  de  Schw^arzkoppen  est  Dreyfus, 
«'est  qu'il  croit  leurs  relations  suspectes';  et  réci- 
proquement, il  croit  les  relations  suspectes  afin 


l'JO        LE  OÊNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS 

d'accuser  Dreyfus.  — Poupcette  présomption  comme 
pour  la  précédente,  le  général  Roget  s'est  enfermé 
dans  un  cercle  vicieux  :  s'il  n'avait  pas  eu  le  désir 
de  trouver  encore  une  accusation  contre  Dreyfus 
il  aurait  aperçu  au  moins  quelques-unes  des  raisons 
pour  lesquelles  la  lettre  de  Panizzardi  ne  doit  donner 
lieu  à  aucune  suspicion,  et  c'est  en  même  temps 
parce  que  la  lettre  éveille  sa  méfiance  ([ue  celle-ci 
vise  aussitôt  Dreyfus. 

Il  est  tout  à  fait  caractéristique  qu'après  une 
citation  incomplète  et  trois  lignes  de  commentaire, 
il  n'ait  pas  même  pris  la  peine  de  nommer  Dreyfus, 
comme  s'il  y  avait  une  sorte  de  nécessité  à  le  trouver 
suspect.  M,  Cavaignac  ne  l'a  pas  nommé  davan- 
tage. 

C'est  le  capitaine  Cuiguet  qui  s'est  ciiargé  de 
donner  les.  raisons  qui  désignent  Dreyfus  ;  elles 
équivalent  au  silence  de  M.  Cavaignac  et  du  géné- 
ral Roget.  ((  Au  vu  et  au  su  de  tout  le  monde,  dit-il, 
Panizzardi  et  Schwarzkoppeu  ont  des  relations 
personnelles  très  étroites  avec  un  certain  nombre 
d'officiers  d'état-major.  Pourquoi  faut-il  cacher  les 
relations  avec  cet  ami?  C'est  que,  dans  le  cas  où  ces 
relations  seraient  connues,  il  ne  serait  pas  possible 
de  faire  croire  qu'il  s'agit  de  relations  purement 
mondaines*  M.  Picquart  a  dit,  dans  son  mémoire, 
que  l'ami  on  question  pouvait  être  le  commandant 
d'Astorg,  chef  de  section  au  2"  bureau,  ou  encore  le 
colonel  de  Sancy,  chef  du  bureau,  ou  encore  du 
Paty  de  Clam;  mais  tout  le  monde  connaissait  ces 
relations,  tout  au  moins  de  Schwarzkoppeu,  avec 
chacun  de  ses  officiers.  Lc][colonel  Davignon  n'eût 


LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS  121 

pas  trouvé  étonnant  que  Schwarzkoppen  ou  Paniz- 
zardi  ait  demandé  à  l'un  d'eux  de  fournir  le  ren- 
seignement banal  dont  ils  avaient  besoin.  Je  suppose, 
au  contraire,  que  cet  ami,  au  lieu  d'être  l'un  des 
officiers  que  je  viens  de  nommer,  ait  été  Dreyfus  ;  il 
est  bien  certain  que  Davignon  eût  été  stupéfait  de 
voir  Dreyfus  s'occuper  à  trouver  un  renseignement 
pour  Schwarzkoppen  ou  Panizzardi,  car  il  savait 
bien  que  Dreyfus  n'avait  pas  et  ne  pouvait  pas  avoir 
de  relations  mondaines  ni  avec  Schwarzkoppen,  ni 
avec  I*anizzardi,  en  raison  de  sa  qualité  d'Israélite.  » 

Ainsi,  del'aveu  du  capitaine  Cuignet,  si  Schwarz- 
koppen posait  sa  question  à  tout  autre  officier  que 
Dreyfus,  Davignon  trouverait  cela  très  naturel  et 
ne  soupçonnerait  rien;  mais  s'il  la  posait  à  Dreyfus, 
Davignon  serait  aussitôt  stupéfait  et  soupçonneux, 
et  pourquoi?  pour  l'unique  raison  que  Dreyfus  est 
juif.  Il  n'y  a  pas  pour  M.  Cuignet  d'autre  raison  qui 
permettrait  de  supposer  qu'un  officier  du  2^  bureau 
ne  fut  pas  en  relations  mondaines  avec  les  attachés 
militaires,  et  celle-là  suffit  pour  que  toute  relation 
entre  Dreyfus  et  eux  soit  nécessairement  coupable. 

Il  faut  savoir  gré  au  capitaine  Cuignet  d'avoir 
été  plus  explicite  que  le  général  Roget,  et  d'avoir 
ainsi  naïvement  montré  la  raison  foncière  qui  a  fait 
de  Dreyfus  la  trtc  de  Turc  de  l'état-major. 

Inanité  absolue  de  la  prévention.  —  Ainsi,  (je 
<]in:  le  p'néral  Roget  a  indiqué  à  la  Cour  en  quel- 
ques mots,  comme  une  chose  qui  n'avait  même  pas 
besoin  d'être  démontrée,  ne  paraît  plus  qu'un  roman, 
dès  qu'on  serre  de  près  le  texte  sur  lequel  s'appuie 


12-'  l.i:  GÉNÉRAL  R0<3rr  ET  DiiEytT-f; 

la  prévention.  J'ai  tenu  à  faire  la  -démonstration 
complète,  pour  mettre  nue  foi>  de  plus  en  lum  • 
les  •iirw*''(l»'^  irr;'t'"M'i.'l<  *'t  .-ivlplir.'iiiv^  du  i;«':i'  ■' 
Rojçet. 

J'îiurai»  pu  m'en  Ji.-tx;ii>cT  comme  pour  in  pré- 
vention précédente. 

En  effet,  du   moment  qu'il  s'agit  d'un  ami  de 
Sehwarzkoppen  connu  de  Panizzardi,  cet  am      • 
peut  être  Dreyfus.  Non  seulement  Pauirzardi,  u 
son  rapport  du  l*""  novembre  1894,  a  dit  qu'il  n'avait 
jamai?  rien  eu  à  faire  avec  cet  individu,  mais  il  a 
ajouté  :  «  Mon  collègue  allemand  n'en  sait  pa?;  plus 
que  moi.  »  Or,  si  Panizzardi  avait  pu,  an  commen- 
cement de  1894,  parler  à  Schwarzkoppen  d.   '• 
comme    de    son    ami.    comment,    en    n- 
Schwarzkoppen  aurait-il    pu  dire  à  Panizzardi, 
après  l'arrestation  de  Dreyfus,  qu'il  ignorait  de  quoi 
il  s'agissait  ? 

Ainsi,  même  en  admettant  que  la  lettre  de  Paniz- 
zardi à  Schwarzkoppen  puisse  dénoter,  au  commen- 
cement de  1894,  des  relations  suspectes  entre  «e 
dernier  et  un  officier  du  2"  bureau,  il  est  impossible 
d'admettre  que  cet  officie-  ■^'"  !>•"'•!';.  Ln  preuve 
du  contraire  est  acqaise. 

Comme  dans  le  cas  précédent,  il  n'y  a  pas  lieu 
de  reprocher  au  général  Roget  d'avoir  méconnu 
cette  preuve;  mais  il  y  a  lieu  do  retenir  contre  lui 
présomption  grave  : 

l**  D'avoir  consid< ..    ..  ..  .;  ...,    ^....„.,   .^..  .', 

s'agissait  dans  la  lettre  de  Panizzardi  d'un  officier 
du  2*  bureau  ; 


I.E  GÉNÉnAL  ROGET  ET  DREYFUS        123 

tence  même  de  la  lettre  allaient  contre  l'idée  de 
relations  suspectes  ; 

3"  D'avoir  supprimé  dans  sa  déposition,  et  de 
n'avoir  pas  tenu  compte  dans  ses  appréciations,  du 
foinmencemcnt  et  de  la  fin  de  la  lettre; 

i  '  D'avoir  lu  la  lettre,  sans  la  comprendre,  faute 
d'en  avoir  reconnu  le  passage  essentiel,  et  de  l'avoir 
interprété  rationnellement  ; 

5*^  D'avoir  considéré  à  tort  comme  prouvé  que,  du 
moment  qu'il  s'agissait  de  relations  suspectes, 
l'ami  de  Schwarzkoppen  ne  pouvait  ôtre  que 
Dreyfus  ; 

6°  De  n'avoir  été  guidé,  dans  la  suite  de  ses  hypo- 
thèses abusives  nn  ...Tv.n/./.c  qn*^  par  sa  prévention 
contre  Drevfus. 


CHAPITRE  XIV 
Neuvième  présomption'. 

Ce  canaille  de  D...  (16  avril  IS'Ji). 

Formule  de  la  présomption.  —  Lo  général  Roget 
n'a  pas  donné  à  la  Cour  le  texte  de  la  lettre  célèbre 
connue  sous  le  nom  de  «  Ce  canaille  de  D,..)^.  Le  capi- 
taine Cuignet  ne  l'a  pas  lu  non  plus  en  présentant 
le  dossier  secret.  Nous  n'avons  que  le  texte  lu  à  la 
Chambre  par  M.  Cavaignac,  le  7  juillet  1898  :  «  Je 
regrette  bien  de  ne  pas  vous  avoir  eu  arant  mon 
départ.  Du  reste.  Je  serais  de  retour  dans  8  Jours. 
Ci-Joint  12  plans  directeurs  de  X...  {Nice)  que  ce 
canaille  de  D...  m'a  donnés  pour  vous.  Je  lui  ai  dit 
que  cous  n'aniez  pas  l'intention  de  reprendre  les 
relations.  Il  prétend  qu'il  y  a  eu  un  malentendu  et 
qu'il  ferait  tout  son  possible  pour  vous  satisfaire. 
Il  dit  qu'il  s'était  entêté  et  que  vouji  ne  lui  en  voulez 
pas.  Je  lui  ai  répondu  qu'il  était  fou  et  que  Je  ne 
croyais  pas  que  vous  voudriez  reprendre  les  rela- 
tions avec  lui.  Faites  ce  que  vous  voudrez.   » 

1.  La  huitième,  foudéc  sur  le  mémento  de  Swarakoppeu 
."-aisi  en  <l«''<"embrc  1W4,  a  OU''  examinée  au  <;hapltr«  VI. 


LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS       125 

M.  le  général  Roget  s'est  borné,  au  commence- 
ment de  sa  déposition,  à  rappeler  la  présence  de 
cette  lettre  au  dossier  et  à  dire  qu'elle  était  datée 
du  16  avril  1801.  Pour  tout  commentaire,  il  a 
ajouté  : 

«  Tout  ce  que  je  peux  dire,  c'est  que  l'initiale  D.., 
|)eut  désigner  Dreyfus,  et  que  Dreyfus  a  eu  la  possi- 
liilité  d'avoir  les  plans  directeurs  dont  il  est  ques- 
tion. C'est  tout  ce  que  je  peux  dire.  »  Ainsi,  pas 
même  un  commencement  de  démonstration  ;  le 
général  affirme  une  possibilité,  sans  même  examiner 
le  texte  de  la  lettre. 

M.  de  Cavaignac  ne  pense  pas  avec  la  même 
sécurité  que  le  général  Roget  que  D...  puisse 
désigner  Dreyfus.  —  .J'ai  déjà  indiqué  que,  sur 
cette  possibilité,  M.  Cavaignac  et  le  capitaine  Cui- 
gnet  ne  sont  pas  du  m^nic  avis  que  le  irénéral 
Roget. 

Dans  sa  déposition  du  10  novembre,  M.  Cavai- 
gnac, étudiant  les  pièces  du  dossier  secret,  s'était 
bien  gardé  de  parler  de  celles  où  se  trouvait  l'ini- 
tiale D...  I)ien  qu'il  en  eût  lu  deux  à  la  tribune  de 
la  Chambre,  le  7  juillet  précédent.  Sur  interpella- 
tion du  président,  il  déclara  qu'il  ne  s'appuierait  pas 
sur  ces  pièces  sans  quelques  réserves  :  déclaration 
bien  anodine,  si  l'on  se  rappelle  que  le  capitaine 
'  iiignet  a  déclaré  qu'une  de  ces  pièces  était  falsifiée, 
et  que  le  D...  y  était  le  résultat  d'un  grattage  et 
d'une  surcharge. 

A  cette  déclaration,  M.  Cavaignac  a  ajouté  les 
paroles  suivantes  qui  se  rapportent  exclusivement  à 


II.   i.KM'.iiAi.   i;(i(îi-.l    i-.i    l>hKiii& 

la  [)iece  «  Ce  canaille  de  D...  '\  il  ont  rauinrnii<iié 
n'est  pas  contestée  : 

«  M.  CaTaignac  est  frappé  dans  une  certaine 
mesure  de  ce  que  le  ton  sur  lequel  il  est  parlr  de 
Dreyfus  dans  ces  pièces  ne  concorde  pas  très  exac- 
tement avec  la  situation  des  agents  étrangers  vis- 
à-vis  d'un  officier,  leur  livrant  les  secrets  essentiels 
de  la  défense  nationale  ;  malgré  les  indices  qui  per 
mettraient  d'attrîl)uer  à  Dreyfus  la  livraison  des 
plans  directeurs,  îl  pense  que  cet  acte  de  trahison 
ne  s'adapte  pas,  aussi  bien  que  les  autres,  avec  les 
conditions  que  remplissait  Dreyfus.  » 

Si  des  réserves  pareilles  sont  exprimées  j>;u 
l'homme  qui  avait  solennellement  invoqué  la  lettre 
<(  Cecanaille  de  I)...)^  pour  proclamer  la  cnlpaV)ilité 
de  Dre^'fus,  il  y  a  lieu  de  s'étonner  que  le  irénéraJ 
Roget n*ait pas  été  frappé  parles  mêmes  difficultés, 
et  même  de  se  demander  s'il  ne  s'est  pas  abstei  ' 
rappeler  le  texte  de  la  lettre,  pour  «'x  itcr  plus 
ment  de  parler  de  ces  difficultés. 

Le  capitaine  Cuignet  voit  les  mêmes  difficultés 
que  M.  Cavaignac.  et  pense  en  outre  que  D... 
désigne  un  espion  connu,  autre  que  Dreyfus.  —  Le 

capitaine  Cuignct  a  exprimé  lc>^  niéines  réserves 
que  M.  Cavaignac,  sous  une  forme  plus  concise  et 
plus  énergique  :»  Qii        "  '  ''  "     '■' 

IK..  »,  rien  ne  prf)ii 

je  serais  platAt  de  l'avis  de  Picquart,  qui  estime 
(lu'clle  ne  peut  s'a|ipli(|ucr  à  lui.  étant  donné  le 
«ans-géne  avec  lequel  l'auteur  de  la  lettre  traite  D... 
{Déposition  du  5  janvier.) 


LE  GÉXÉRAI.   ROGKT  et  DREYFUS  127 

Dan>  sa  déposition  du  lendemain,  le  capitaine 
Cnignet  est  allé  plas  loin  :  il  a  dit  comment  il  com- 
plétait D...  En  effet,  après  avoir  signalé  dans  la 
deuxième  partie  du  dossier  secret  (pièces  de  compa- 
raison), l'existence  d'une  lettre  de  Panizzardi  à 
Schwarzkopj^n,  traitant  visiblement  d'une  ques- 
tion d'espionnage,  et  où  on  lit  souligné  :  (^  j'ai  revu 
M.  Dubois  »,  il  a  ajouté,  de  son  propre  mouve- 
ment :  «  Je  pense  môme  à  ce  sujet  que  la  lettre  «  Ce 
Cfinaille  de  D...  »,  qui  émane  de  Schwarzkoppen, 
pourrait  s'appliquer  à  ce  même  individu,  Paniz- 
zardi l'appelant  Dubois,  et  Schwarzkoppen  le 
désignant  -implcmcnt  par  l'initiale  du  nom  de  con- 
vention 

Le  gt-nerai  Koget  a^  au  eu  sotis  les  yeux  les 
mêmes  piè(«s  de  comparaison  que  le  capitaine  Cui 
gnet;  il  savait  comme  lui  l'existence  de  l'espion 
Dubois;  on  se  demande  comment  sa  conscience  lui 
a  permis  de  dire  à  la  Cour  que  D...  pouvait  dési- 
gner Dreyfus,  sans  ajouter  au  moins  que  D...  pou- 
vait aussi  désigner  Dubois. 

S'abstonant  de  toute  démonstration  pour  son 
propre  compte,  le  général  Roget  n'en  a  pas  moins 
attaqué  le  commentaire  do  Picqu  art.  —Le  général 
Roget,  à  la  place  d'une  démoiastration  directe,  a 
essayé  d'en  mettre  une  indirecte,  en  critiquant  la 
manière  dont  Picquart  avait  commenté  la  pièce 
M  Ce  canaille  de  D...  »  dans  sa  lettre  au  Garde  des 
j;o<''î< " ^    '''  ni'^ritré  Qu'elle  "•'  .v!iui"<i<  A,''-^'\iri\i>y  T^rcx-- 

u  M.  Picquart,  dit  il,  a  parlé  de  celte  pièce  dans 


T.*^  LE  aÊNËRAL  ROGET  ET  DREYFUS 

>uu  l'apport  au  Garde  des  sceaux,  et  il  en  a  fait  un 
commentaire  dans  lequel  je  trouve  trois  inexacti- 
tudes graves. 

»  La  première,  c'est  qu'il  attribue  la  lettre  à  l'un 
des  correspondants,  tandis  qu'elle  est  de  l'autre:  il 
attribue  la  lettre  à  Panizzardi,  tandis  qu'elle  est  de 
Schwarzkoppen.  Et  cette  erreur  d'attribution  rend 
la  lettre  inexplicable  dans  une  certaine  mesure.  Les 
plans  directeurs  intéressent  la  puissance  à  laquelle 
appartient  Panizzardi.  On  comprend  que  Schwarz- 
koppen les  envoie  à  Panizzardi,  on  ne  comprend 
pas  que  Panizzardi  les  envoie  à  Schwarzkoppen, 

»  La  seconde  erreur  est  que  tout  le  commentaire 
de  la  pièce  repose  sur  l'hypothèse  qu'il  y  a  des  plans 
directeurs  au  1"  bureau  de  l'état-major.  Or,  en 
principe,  il  n'y  en  a  pas.  Le  1"  bureau  n'est  pas 
une  des  parties  prenantes  auxquelles  il  est  délivré 
des  plans  directeurs;  il  ne  peut  en  avoir  que  si  le 
gouverneur  d'une  place,  en  établissant  le  journal  de 
la  mobilisation  de  la  place,  journal  qui  est  vérifié  au 
l*""  bureau,  y  a  joint  un  plan  directeur.  L'argu- 
mentation qu'on  fait  à  co  sujet  repose  un  peu  sur 
le  vide. 

»  Je  ne  sais  pas  si  du  Paty  a  fait  un  commen- 
taire; je  ne  l'ai  trouvé  nulle  part,  et  il  n'existe 
r^rtainement  pas  au  minist>ro  de  la  Guerre,  actuel- 
lement. Ce  qu'il  y  a  de  ccrtaiii.  c'est  que  l'argumen- 
tation de  Picquart,  comme  celle  de  du  Patv  f'^'il  y 
en  a  une),  repose  sur  une  simple  hypothi- 

»  Quant  aux  feuilles  des  plans  directcni>,  riii> 
n'ont  certainement  pas  plus  de  20centimètre8sur25. 
et  peuvent  se  mettre  facilement  dans  une  poche,  et 


LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS       12î) 

12  feuilles  de  plans  directeurs  ne  forment  pas  un 
très  gros  paquet.  » 

L'ampleur  seule  de  cette  critique  sufïit  pour 
montrer  quelle  importance  le  général  Roget  attache 
à  ce  que  le  coiniuentaire  de  Picquart  soit  considéré 
comme  entaché  d'erreurs,  et  par  conséquent  à  ce 
que  Dreyfus  ne  soit  pas  déchargé  de  l'accusation 
fondée  sur  la  lettre  :  «  Ce  canaille  de  D...»  Voyons 
ce  que  vaut  la  critique. 

Le  premier  reproche  du  général  Roget  à  Pic- 
quart  ne  peut  pas  faire  queD...  ait  plus  de  chance 
de  désigner  Dreyfus.  —  Que  Picquart  se  soit 
trompé  (il  en  a  d'ailleurs  convenu  lui-môme), 
en  attribuant  la  lettre  à  Panizzardi  au  lieu  de 
Schwarzkoppen,  qu'est-ce  que  cette  erreur  peut 
bien  changer  au  fond  des  choses?  Rien  du  tout. 
C'est  une  simple  erreur  de  mémoire,  facile  à  recti- 
fier, dès  que  le  nom  de  la  place  forte  est  désigné  en 
toutes  lettres.  Il  est  évident  que  Nice  intéresse 
Panizzardi  et  non  Schwarzkoppen  et,  par  suite, 
que  c'est  Schwarzkoppen  qui  en  envoie  les  plans  à 
Panizzardi.  Mais,  encore  une  fois,  cette  erreur  ne 
fait  pas  queD...  désigne  nécessairement  Dreyfus.  Le 
D...  de  la  lettre  a  eu,  d'après  le  texte  même  de  cette 
lettre,  des  rapports  directs  aussi  bien  avec  Panizzardi 
qu'avec  Schwarzkoppen,  et  peu  importe,  pour 
savoir  quel  est  le  traître,  qu'il  ait  écrit  cette  lettre  à 
l'un  ou  à  l'autre  des  deux  attachés  militaires. 

Le  deuxième  reproche  du   général   Roget   à 
Picquart  prouve,  une  fois  de  plus,  que  le  général 


lao  LE  u£m£rai.  roget  et  DKEYFUe 

ne  sait  pas  lire  les  textes,  même  quand  ils  sont 
tout  à  fait  clairs.  —  La  douxirmo  observation  du 
géuérul  Roget  touche  au  fond  du  sujet  et  permet 
d'apprécier  sa  méthode  de  critique  et  de  raisomie- 
meut. 

Voici  le  sujet.  Picquart  lit  daus  le  commentaire 
de  du  Paty  :  a  On  a  vérifié  si  les  plans  directeurs 
étaient  à  leur  place,  ils  y  étaient.  On  n'a  pas  vérifié 
si  ceux  du  l*""  bureau  y  étaient  aussi.  11  est 
permis  de  croire  que  Dreyfus  avait  pris  ceux  du 
1"  bureau,  et  les  avait  prêtés  momen,tauéinent 
à  Schwarzkoppen  pour  les  remettre  à  Pauizzardi. 
En  effet,  Dreyfus  avait  été  au  P""  bureau  eu  18î)3; 
il  avait  travaillé  dans  la  pièce  où  avaient  été  déposés 
ces  plans,  et  on  n'avait  pas  change,  depuis  cette 
époque,  le  nom  des  serrures  '.  » 

Voilà  la  thèse  de  du  Paty.  AprtVs  l'avoir  rappor- 
tée, Picquart  en  fait  la  critique  dans  les  termes  sui- 
vants :  «  Cette  accusation  est  monstrueuse  pour  qui 
connaît  le  fonctionnement  du  bureau  de  l!état- major. 
D'abord,  douze  plans  directeiirs  forment  un  paquet 
considérable,  et,  à  la  section  des 
l"  bureau,  on  se  fût  aper<;u  immt 
leur  disparition.  Comment  admettre  que  Dreyfus 
qui,  depuis  ou  an,  n'ai  it  plus  au  l"  bu- 

reau, aurait  pu  y  péneli  .  i parer  d'un  paquet 
semblable,  acte  d'autant  plus  dajigereox  que  la 
place  forte  dont  il  s'agit  est  une  '  "  dont  on  a 
le  plus   souvent  à  s'occuper?  (  i  admettre 

<|ue,  toujours  sans  être  vu,  il  ait  pu  emporter  ce 

\.L'i  Rt-oiitionduproeès  Dreyfus  (27, 88,  »  octobre  18Pî«), 

n    111.  112. 


LE  GÉiJÉKAL   ROGET   ET  DKEYFUS  l^\ 

pa([iiet,  alor:;  qu'il  avait  sous  la  maiii  xine  quautité 
dauiret^  documents  autrement  iutérest^iuits  pour 
Sciiwarzkoppeu'?  n 

Ainsi,  du  Paty  dit  :  La^  plans  directeurs  de  Nice 
sont  à  leur  place  au  service  géographique.  C'est 
donc  au  l"""  bureau  qu'ils  ont  pu  être  pris  momen- 
tauémeut.  Dreyfœs  avait  le  mot  des  serrures  de  ce 
bureau,  puisqu'on  ne  l'avait  pas  changé,  depuis 
son  départ.  Donc,  c'est  Dreyfus  qui  a  pris  au  l^""  bu- 
reau les  plans  directeurs  de  Nice. 

Picquart  répond  :  C'est  invraisemblable. 

Parce  qu'on  lie  pouvait  pas,  au  l®""  bureau, 
uc  pas  s'apercevoir  delà  disparition,  m<ftme  momen- 
tanée, des  plans  directeurs  de  Nice; 

2*'  Parce  que  le  fonctionnement  des  bureaux  ne 
permet  pas  à  un  officier,  qui  eu  a  quitté  un  depuis 
un  an,  de  s'y  introduire  sans  qu'on  le  sache  ; 

'  '  Parce  que  douze  plans  forment  un  paquet  trop 
;:ios  pour  qu'on  puisse  l'emporter  sans  être  vu. 

Picquart  s'est  donc  borné  à  prendre  l'hypothèse 

de  du  Paty,  telle  qu'il  l'avait  trouvée  dans  le  com- 

,  et  à  dire  pourquoi  elle  lui  paraissait  inad- 

'    imme  conclusion,  il  a  ajouté  :  «  Il  y  a  lieu  de 

arquer  que  rien,  dans  la  lettre,   ne  dit  qu'il 

!<■  rendre  les  documents,  et  c'est  pourquoi  j'iu- 

t'iine  à  croire  qu'ils  auraient  pu  être  pris  au  aercice 

qri  ffraphique^  d'où  il  serait  possible  d'en  distraire, 

■  :  .-  trop  de  difficulté,  alors  qu'au    l"""  bureau,  la 

chose  est  purement  impossible. 

r/idée  de  Picquart  est  donc,  quelle  ^^nr  >uji  la 
1.  La  liecition  du  procès  Uretifxu,  p.  112. 


132  LB  GËIfÉRAL  ROGET  ET     DKËYFUS 

personne  désignée  par  D...,  que  cette  personne  a  pris 
les  douze  plans  directeurs  de  Nice,  non  pas  au 
!•'■  bureau,  mais  au  service  géographique,  contrai- 
rement à  ce  qu'avait  pensé  du  Paty. 

Là-dessus  le  général  Roget  dit  à  la  Cour  de  cas- 
sation :  «  La  seconde  erreur  (de  Picquart)  est  que 
tout  le  commentaire  de  la  pièce  repose  sur  l'hypo- 
thèse qu'il  y  a  des  plans  directeurs  au  1*^  bureau  de 
l'état- major.  Or  en  principe  il  n'y  en  a  pas.  » 

On  est  d'abord  surpris  de  voir  le  général  Roget, 
qui  fait  de  l'hypothèse,  surtout  de  l'hypothèse  non 
vérifiée,  un  usage  si  peu  modéré,  reprocher  à  quel- 
qu'un de  raisonner  sur  uneiiypothèse.  On  l'est  bien 
encore  davantage  encore  de  le  voir  attribuer  à 
l^icquart  et  à  du  Paty  une  même  hypothèse,  alors 
que  Picquart  s'élève  précisément  contre  celle  de  du 
Paty. 

En  somme,  ce  que  le  général  Roget  reproche  à 
Picquart,  c'est  d'avoir  reproduit  l'hypothèse  de  du 
Paty  avant  de  montrer  qu'elle  était  inadmissible, 
—  d'avoir  examiné  de  bonne  foi  le  commentaire  de 
du  Paty,  de  l'avoir  discuté  tel  qu'il  se  présentait, 
de  ne  l'avoir  pas  écarté  a  priori  en  disant  :  il  n'y  a 
pas  de  plans  directeurs  au  1"  bureau. 

En  faisant  ce  reproche  à  Picquart,  le  général  ne 
s'aperçoit  pas  qu'il  vient  à  son  aide,  et  lui  fournit 
un  argument  a  fortiori.  Dans  le  cas  où  il  y  aurait 
des  plans  directeurs  au  l*""^  bureau  ,  il  paraît 
impossible  qu'on  ait  pu  les  y  prendre;  du  moment 
qu'il  n'y  en  a  pas,  c'est  sûrement  impossible. 

Le  commentaire  de  du  Paty,  entamé  par  Pic- 
quart, est  définitivement  détruit  par   le  général 


LE  GÉNÊItAL  ROGET  ET  DREFYU8  VOS 

Roget.  Ce  qui  n'empêche  pas  celui-ci  de  main- 
tenir au  compte  de  Dreyfus  la  pièce  «  Ce  canaille 
de  D...  ».  Car  telle  est  la  méthode  du  général  :  il 
croit  démontrer  noir  ;  il  démontre  blanc,  et  il  ne 
s'en  aperçoit  pas. 

Le  troisième  reproche  du  général  Roget  à 
Picquart  est  sans  intérêt.  —  Après  cela,  il  est 
bien  inutile  d'examiner  la  troisième  observation  du 
général  Roget,  aussi  futile  que  la  première.  Les 
feuilles  de  plans  directeurs  peuvent-elles,  oui  ou 
non,  être  mises  dais  une  poche?  Douze  feuilles 
forment-elles  un  paquet  pas  très  gros,  comme  le 
dit  le  général,  ou  bien  un  paquet  constrf^raôZe, 
comme  l'avait  écrit  Picquart?  At-on  pu  ou  n'a  ton 
pas  pu  l'emporter  du  premier  bureau  sans  être  vu? 
C'est  là,  assurément,  une  simple  question  d'appré- 
ciation, ainsi  que  Picquart  l'a  fait  observer  dans  sa 
déposition  du  23  novembre  ;  mais  c'est,  en  outre, 
une  question  sans  intérêt,  puisque  le  général  Roget 
ne  croit  pas  plus  que  Picquart  que  les  plans  aient 
été  pris  au  premier  bureau. 

La  question  intéressante  serait  celle  de  savoir, 
puisque  l'hypothèse  du  premier  bureau  est  écartée, 
où  Dreyfus  aurait  eu  la  possibilité  de  se  procurer 
les  plans  directeurs.  C'est  justement  celle  à  laquelle 
le  général  Roget  a  négligé  de  répondre 

Inanité  absolue  de  la  présomption.  —  Ainsi, 
sur  cette  pièce,  qui  a  figuré  en  1894  au  dossier 
secret,  avec  un  commentaire  de  du  Paty  désignant 
Dreyfus,  —  quia  étépubliée  par  Vlu-inif  dii  15  cpp 


1  11  LB  GftNÊRAL  BOGET   ET  DREYFUS 

tembre  1896  avec  le  nom  de  Drejfas  en  toutes 
lettres,  —  qui  a  été  lue  à  la  tribune  par  M.  Ca- 
vai{2;nac,  avec  le  faux  Henry,  te  7  juillet  1898,  — 
■non  seulement  le  général  Roget  s'est  contenté  d'af- 
firmer que  D...  pouvait  désigner  Dreyfus,  sans 
même  en  donner  un  semblant  de  raison  ;  mais 
encore,  en  critiquant  le  commentaire  de  Picqoart, 
ii  a,  sajis  ie  vonloîr,  ajouté  à  la  force  de  ses  argu- 
ments. 

Tout  cela  suffirait  à  démontrer  que  M.  le  général 
Roget  n'avait  pas  plus  le  droit  que  du  Paty  de 
charger  Dr"^  ''"^  '^<*  la  trahison  dénonoée  par  fette 
lettre. 

Mais,  y>our  œtte  présomption  comme  pour  les 
deux  précédentes,  nous  savons  maintenant,  par  une 
preuve  qui  ne  souffre  aucune  contestation,  que 
Dreyfus  doit  être  nécessairement  mis  hors  de  cause, 
comme  n'ayant  jamais  eu  de  relations  avec  Panir.- 
zardi,  et  ne  pouvant  être  Ve  D...  auque4  fait  allusion 
la  lettre. 

Depuis  que  nous  a  été  révélé  le  texte  exact  de  la 
dépêche  chiffrée  expédiée  à  Rome  par  Paniezai-di, 
le  2  novembre  1894,  nous  savons  : 

1"  "Que  toute  pièce  indiquant  avec  certitude  des 
relations  entre  Dreyfus  et  Paniezardi  -est  nécessaire- 
ment une  '  ■        '    Kse; 

î^"  Que  I'  .  -e  pouvant  impliquer  par  hypo- 
thèse des  relations  entre  Dreyfus  et  Panizzardi  est 
nécessairement  une  pièce  mal  interprétée. 

C'est  à  la  premicrc  de  ws  nécessités  qu'a  «obéi  la 
picce  fabriquée  par  llcmry,  en  révélant  enfin  sa 
fausseté  aux  regards  surpri>  <lr  M.  r'avaignac. 


LE   GÉrfÉR.X-L  ROGET   ET   DREYFUS  135 

C'est  à  la  deuxième  qu'a  obéi  la  lettre  «  Ce  ^«ncâlle 
de  D...  »,  en  appcenant  au  mérae  M.  Cavaigûac, 
qu'elle  ne  pouvait  plus  continuer  à  accuser  Drey- 
fas  avet'  la  même  irûreté  qu'en  juillet  18i>8. 

Pour  cette  pièce,  d'ailleurs,  noas  m'avons  pas 
seulement  à  enregistrer  une  déiLégation  d'un  carac- 
tère général,  dont  la  sLacérité  n'est  pas  douteuse^ 
niais,  ainsi  qu'oa  i'a  vu  dans  ta  déposition  Cuiifnet, 
une  interprélationnouvelleet  précise  de  l'initiale  D... 

Il  est  tout  à  fait  intéressant  de  voir  que  les  ren- 
seignements donnés  à  M.  Trarieux,  sur  ce  point, 
par  le  comte  Tornielli,  concordent  exactement  ave.c 
ceux  que  le  capitaine  Cuignet  a  tiré  de  la  seconde 
partie  du  dossier  secret.  Lui  aussi,  l'ambassadeur 
d'Italie  a  désigné  comme  répondant  à  l'initiale  D... 
«  un  agent  civil  fournissant  à  Schwarzkoppen  des 
cartes  et  plans  topographiques  assez  difficiles  à 
trouver  dans  le  commerce,  et  dont  le  nom  de  guerre 
était  Dubois  ».  (Déponition  Trarieux,  79  janvier.) 

Les  possibilités  énoncées  par  le  général  Roget 
sont  donc  entièrement  écartées  par  tous  les  autres 
témoignages  se  rapportant  à  la  pièce  «  Ce  canaille 
de  D.  »,  mérae  par  ceux  des  accusateurs  de  Dreyfus. 

Dreyfus  doit  donc  être  entièrement  déchargé  des 
préventions  nées  de  cette  pièce,  et  qui,  depuis  1894, 
pèsent  sur  lui  d'un  poids  si  lourd. 

Par  contre,  il  reste  contre  le  l"-'i>'1'i1  T7<Mr,.t  pri'-- 
vcntion  grave  : 

1"  De  n'avoir  pas  examiné  avec  scrupule  le  texte 
de  la  lettre; 

2°  D'avoir  négligé  volontairement  de  le  citer  à  la 
cour; 


13G        LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS 

3°  D'avoir  passé  sous  silence  les  renseignements 
tirés  du  dossier  secret  qui  pouvaient  détourner  la 
présomption  de  Dreyfus; 

4"  D'avoir  défigurA  le  commentaire  de  Picquar 
pour  le  critiquer; 

5°  De  ne  s'être  pas  aperçu  que  sa  propre  critique 
allait  dans  le  même  sens  que  celle  de  Picquart  ; 

6°  D'avoir  conservé  la  présomption  contre  Drey- 
fus, uniquement  pour  faire  nombre  et  augmenter 
la  somme  des  concordances. 


TROISIÈME   PARTIE 
LE  BORDEREAU 

TEXTE  DU  BORDEREAU 

Sans  nouvelles  m'indiquant  que  vous  désires  me 
voir,  je  vous  adresse  cependant,  Monsieur,  quelques 
renseignements  intéressants. 

1°  Une  note  sur  le  frein  hydraulique  du  120, 
et  la  manière  dont  s'est  conduite  cette  pièce. 

2^  Une  note  sur  les  troupes  de  couverture  (quel- 
ques modifications  seront  apportées  par  le  nourran 
plan). 

of"  Une  note  sur  une  modification  aux  formations 
de  l'artillerie. 

i"  Une  note  relative  à  Madagascar. 

.')"  Le  projet  de  manuel  de  tir  de  l'artillerie  de 
campagne  (14  mars  1894). 

(  'e  dernier  document  est  extrêmement  difficile  à 
se  procurer  et  je  ne  puis  l'avoir  à  ma  disposition 
que  très  peu  de  jours.  Le  ministère  de  la  Guerre  a 
envoyé  un  nombre  fixe  dans  les  corps  et  ces  corps  en 
sont  responsables.  Chaque  officier  détenteur  doit 
remettre  le  sien  après  les  manœuvres.  Si  donc  vous 

8. 


138  r.E  GÉNÉRAL   ROGET    ET   DREYFUS 

roulez  ij  prendre  ce  qui  rous  intèrcftHe  et  le  tenir  à 
ma  disposition  après,  je  le  prendrai.  A  moins  que 
Dousne  couliez  que  je  le  fasse  copier  in-extenso  et  ne 
cous  en  adresse  la  copie. 

Jfi  rtiis  piii-tlr  en  manfi'iit'vos. 


ciiAi'irin-;  w 
La    méthode  du  général    Roget. 


Le  général  Roget,  au  lieu  de  vérifier  contraulictoirement, 
sur  les  points  où  cela  était  possible,  les  résultats  des  cii- 
quéies  antérieures,  a  repris  ces  enquêtes,  suivant  lu 
m^rae  méthode,  et  pour  établir  non  par  une  accusation 
précise,  mais  seulement  des  possil>iiités  coucordaaites. 


La  culpabilité  de  Dreyfus  ne  devait  pas  ètro 
pour  le  général  Roget  une  hypothèse  à  défen- 
dre, mais  une  hypothèse  à  vérifier.  —  Au  mo- 
ment où  le  doute  sur  la  culpabilité  de  Dreyfus 
entra  dans  l'esprit  du  général  Roget,  et  où  il  réso- 
lut, pour  la  paix  de  sa  conscience,  d'étudier  i,  sou 
tour  cette  affaire,  elle  ne  se  présentait  pas  à  lui  dans 
les  mêmes  conditions  qu'aux  enquêteurs  de  18SH. 
lorsque,  pour  la  première  fois,  s'était  posée  la  ques- 
tion de  savoir  qui  avait  pu  écrire  le  bordereau. 

Alors,  avec  plus  ou  moins  de  liberté  d'esprit,  en 
tenant  compte  d'autres  indices  ai 

reau,  dont  la  counexité  avec  lui  a  ,.-      , 

év idéale,  en  sa  lainsani  influencer  par  des  rapports 


I.K   GÉNÉRAL   IMKiET   ET   DREYFUS  l^W 

.  OU  avait  fijii  par  concentrée  les  reclierches 
i)ureau.v  mêmes  de  l'état-major,,  etkicom- 
paraisoo  des  écritures  avait  paru  désigmer  Dreyfus 
ave        '   '  '  >a. 

l  1  >reyfus  désigné,  il  aurait  fallu,  par  un 

contrôle  minutieux  vérifier  point  par  point,  si  toutes 
'  '     ttions  du  bordorea,u  s'accommodaient  à  sa 

,  -,  s'il  n'y  en  avait  pas  une  seule  qui  fût  en 

désaccord  avec  l'hypothèse  de  sa  culpabilité.  Mais 
la  sécurité  proiurt'»e  par  l'expertise  d'écritures,  mal- 
gré les  conclusious  divergentes  de  deux  experts, 
était  telle  qu'on  se  contenta  d'un  contrôle  approxi- 
matif :  il  suffît  de  relire  le  rapport  Besson  d'Or- 
mescheville,  pour  voir  de  quelles  possibilités^  mai 
assurées  on  se  contenta  alors,  sans  avoir  jamais 
cherché,  pour  un  seul  point,  si  une  date  ou  un  fait 
précis  ne  pouvait  pas  mettre  Dreyfus  hors  de 
cause. 

En  février,  c'était  à  au  «  nuiiwn-  uuu^u.^u  vl  beau- 
coup plus  sérieux  qu'avait  assisté  le  général  lioget, 
en  suivant  les  audiences  du  procès  Zola,  et,  comme 
il  l'a  dit  lui-même,  quelques  jioints  lui  avaient  sem- 
blé obscurs,  notamment  sur  la  question  des  écritures 
qui  avait  paru  si  nettement  résolue  aux  juges 
de  1894. 

Dans  ces  conditions,  c'était  aussi  dans  le  sens 
d'im.  «-ontrAle  contradictoire  que  le  général  Hoget 
devait  diriger  sa  propre  enquête.  La  culpabilité  de 
Dreyfus  ne  se  présentait  plus  à  lui  que  «onime  une 
-*•;  or,  pour  n'importe  quelle  hypothèse  de 
'  .  ^  — -j,  aucun  contrôle  ne  vaut,  s'il  n'est  avant 
tout  une  recherche  minutieuse  des  circonstaoïces 


l'iO  LE  GÉNÉRAL  ROQET  ET  DREYFUS 

des  faits  et  des  dates  propres  à  la  détruire.  Si  le  procès 
Zola  avait  ébranlé  la  croyance  du  général  Roget  à 
la  culpabilité  de  Dreyfus,  c'était  précisément  parce 
qu'on  y  avait  essayé  une  vérification  contradictoire; 
il  avait  paru  clairement  que  cette  vérification 
n'avait  pas  été  faite  avec  assez  de  soin  par  l'ins- 
tructeur, et  par  les  juges  de  1894.  Il  apparte- 
nait au  général  Roget  de  la  faire  à  son  tour  dans 
de  meilleures  conditions.  Son  rôle,  s'il  l'avait  com- 
pris à  la  manière  d'un  historien  scrupuleux,  loin  de 
consister  à  chercher  des  arguments  nouveaux  pour 
renforcer  l'hypothèse  delà  culpabilité,  était  d'abord 
de  tâcher  consciencieusement  de  la  détruire,  pour 
ne  la  conserver  ensuite  que  si  elle  n'sistait  à 
l'épreuve. 

Quelle  était  la  méthode  à  suivre  pour  contrôler, 
à  l'aide  du  bordereau,  l'hypothèse  de  la  culpabi- 
lité de  Dreyfus?  —  C'était  d'ailleurs  unetdchedéli- 
cate  :  la  plupart  des  indications  du  bordereau  sont 
vagues  ou  incomplètes  et  ne  peuvent  servir  d'ins- 
truments de  précision  pour  un  contrôle  rigoureux. 
Leur  élasticité  môme  était  une  des  raisons  qui,  on 
1894,  avait  laissé  une  liberté  d'action  excessive  aux 
esprits  prévenus,  incapables  de  surveillance  sur 
eux-mêmes.  En  tout  cas  rien  n'nvait  fait  contrepoids 
à  l'expertise  d'écriture^ 

Le  général  Roget  de\.iii  n  inoid  éliminer  dr  >es 
recherches  tout  ce  qui.  dans  le  bordereau,  était  objet 
d'hypothèse,  de  peur  de  toml)erdans  des  pétitions  de 
principe  et  dans  des  cercles  vicieux  .  Pour  ses 
premières  opérations  critiques,  il  n'avait  rien    à 


LE  GÔNÉRA.L  ROGET  ET  DREYFUS  141 

tirer  ni  de  la  note  sur  le  frein  hydraulique,  ni  de 
celle  sur  les  troupes  de  couvertures,  ni  de  celle  sur 
la  modification  aux  formations  de  l'artillerie,  ni  de 
celle  sur  Madagascar.  Quoi  qu'on  puisse  diije,  en 
effet,  sur  ces  quatre  sujets,  on  n'est  jamais  sûr 
d'avoir  dit  la  vérité.  Et,  môme  en  tenant  pour  cer- 
tain qu'il  soit  question  dans  ces  notes  des  travaux  les 
plus  secrets  et  les  plus  importants  de  l'état-major, 
on  est  bien  forcé  d'en  revenir  toujours  à  cette  cons- 
tatation que  le  général  Roget  a  laissé  échapper, 
dans  un  moment  de  sagesse  :  «  Jusqu'à  quel  point 
at  on  renseigné  les  correspondants,  je  n'en  sais 
rien.  » 

Mais  il  n'y  a  pas,  dans  le  bordereau,  que  de  ces 
instruments  de  contrôle  sans  pointe  et  sans  lame  : 
on  y  trouve  l'indication  d'un  document  comme  le 
Projet  de  Manuel  de  tir,  et  celle  d'une  circonstance 
aisément  vérifiable  en  fonction  de  l'auteur  supposé, 
quel  qu'il  soit  :  «  Je  vais  partir  en  manœuvres.  » 

Chercher  avant  tout  comment  ces  deux  indications 
se  comportent  par  rapport  à  Dreyfus,  et  si  par  hasard 
elles  ne  seraient  pas  en  contradiction  avec  l'hypo- 
thèse de  sa  culpabilité  :  telle  est,  semble-t-il,  la  pre- 
mière opération  critique,  qui  aurait  dû  se  présenter 
à  l'esprit  du  général  Roget,  comme  celle  qui  pou- 
vait le  plus  rapidement  éclaircir  ses  doutes. 

Il  a  préféré  une  autre  voie,  et  rien  n'indique  dans 
sa  déposition  que  ce  soit  après  avoir  tenté  celle-là. 
II  n'y  a  pas  un  mot,  d'où  l'on  puisse  inférer  qu'il  ait 
aperçu  l'importance  capitale  de  ces  deux  points,  et 
la  nécessité  logique  de  les  examiner  avant  tous  les 
autres. 


Ii2  LE  GÉNÉRAL  ROGET   ET   DDEYKUS 

Grandes  divisions  de  la  déposition  du  général 
Roget  sur  le  bordereau.  —  J'ai  essayé  tout  d'abord 
de  me  rendre  compte,  d'après  l'ordrr  ;  , 

suivi  par  le  général  Roget,  dans  sa  di  , 
avait  fait,  pour  démontrer  que  le  bordereau  était  de 
Dreyfus,  un  plan  dont  il  fut  possible  de  retrouveir 
l'idt'c  directrice. 

Voici  quelles  sont  les  grandes  divisiooa  de  ses 
dépo.si lions  du  21  et  du  22 novembre,  qui  constituent 
l'acte  d'accusation  de  Dreyfus. 

Après  une  étude  rapide  des  pièces  saisies  aitre 
1892  et  181)4,  et  pouvant  se  rapporter  à  Dreyfus,  pour 
d'autres  faits  de  trahison,  il  y  a  : 

1"  Une  série  d'indications  siir  les  raisons  que  l'on 
avait.  Torsque  le  bordereau  fut  saisi,  de  croire  'î  în 
présence  d'un  traître  à  l'état-major  : 

2*  Une  démonsliation  de  Vauthenticité  du  Imrde- 
reau. 

Après  quoi,  le  général  Roget  passe  à  d'autres  sujets, 
qui  remplissent  la  fin  de  la  déposition  du  21  et  le 
commencement  de  celle  du  22,  sans  qu'on  voie  la 
raisou  pour  laquelle  le  général  a  brusquement  aban- 
donné ce  qui  est,  d'après  lui  même,  son  sujet  princi- 
pal. H  donne  toute  une  suite  de  considérations  psycho- 
logiques .sur  les  dénégations  de  Dreyfus ,  trop 
constantes  et  trop  uniformes  pour  être  sincères,  — 
unaperçu  sur  unnouveau  groupe  d'actes  de  trahison, 
antérieurs  au  bordereau,  —  une  nouvelle  serre  de 
c«v  lologiques  sur  !•• 

<l<' .  s  lettres  de  la  Gu......  .       

«!♦'•>  remarques  sur  ce  que  le  jçéuéral  Rogei  appelle 
l.i  préiérition  (Vinnocence,  dans  les  lettres  de»  atta- 


LE   GÉNÉRAL  KOGJCT  ET   DREYFUS  143 

chés  militaires  étrangers,  où  il  est  question  de 
Dreyfus  pendant  le  procès,  ou  après  la  condamna- 
tion. 

C'est  seulement  après  ces  longues  digressions, 
présentées  elles-mêmes  sans  aucun  souci  d'ordre, 
que  le  général  Rogetest  revenu  enfin,  \o22  novembre, 
au  bordereau,  en  présentant  : 

3"  Ses  observations  sur  les  expertises  d'écriture; 

4^  Une  démonstration  sur  la  date  du  bordereau  ; 

5°  Un  commentaire  sur  la  valeur  probable  des 
documents  annoncés  parie  bordereau; 

6"  Le  résumé  du  système  des  trois  enceintes  :  offi- 
cier d'état-major,  officier  d'artillerie,  stagiaire,  — 
qui  exclut  Esterhazy  et  désigne  Dreyfus  ; 

1^  Un  commentaire  très  détaillé  à  propos  de  la 
note  sur  le  frein  du  120,  de  la  note  sur  les  troupes 
de  couverture,  du  Projet  de  Manuel  de  tir,  —  très 
bref  au  contraire  à  propos  de  la  note  sur  les  modifi- 
cations aux  formations  de  l'artillerie^  —  sans  rien 
du  tout  à  propos  de  la  note  sur  Madagascar.  (Le 
général  a  jugé  sans  doute  qu'il  en  avait  dit  assez 
sur  ces  deux  sujets,  en  étudiant  la  date  du  borde- 
reau). 

Le  général  Roget  termine  sa  déposition  du  22  no- 

\embre  par  quelques  détails  sur  la  curiosité  et  l'in- 

'  '  îi  de  Dreyfus;   ses  dépositions  suivantes 

-.lorées  à  l']<torhazv.  du  Paty,  Pirf|uart  et 

H.Jll!-     . 

On  \oit  qu'il  est  diiiicilc  de  trouver  quelque  chose 
de  plus  désordonné  que  cette  partie  de  la  déposition 
du  général.  Mais  ce  qui  ressort  avec  clarté  de  ce 
désordre  même,  c'est  l'absence  de  tout  plan  logique 


li'i  LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS 

de  contrôle,  c'est  une  conception  de  sa  tâche  qui 
n'est  pas  celle  d'un  historien  ou  d'un  juge,  mais 
celle  d'un  avocat,  et  d'un  avocat  médiocre,  verbeux, 
confus  et  maladroit. 

En  somme,  le  général  Roget  a  recommencé  la 
besogne  des  enquêteurs  de  1894,  en  cherchant 
non  pas  à  la  contrôler,  mais  à  la  compléter.  — 
Si  l'on  ï^e  reporte  à  la  liste  de  paragraphes  que  je 
viens  de  donner,  on  voit  que  le  général  Roget  a 
repris  «6  oro  et  refait  les  opérations  de  1894,  en 
)eur  donnant  plus  d'ampleur,  se  remettant  en  appa- 
rence dans  l'état  d'esprit  de  ceux  qui  eurent  à 
découvrir  l'auteur  du  bordereau.  Il  a  revu  après  eux 
toutes  les  raisons  qui  avaient  concentré  les  soupçons 
dans  le  cercle  de  Tétat-major;  il  a  démontré,  pour  la 
forme  et  par  pur  dilettantisme,  l'authenticité  du 
bordereau,  essayé  d'en  fixer  la  date,  examiné  les 
unes  après  les  autres  et  sur  le  môme  plan  toutes  ses 
indications,  après  quoi  la  conclusion  est  venue,  con- 
forme, comme  l'enquête  elle-même,  à  celle  de  18iM, 
rajeunie  au  procès  Zola  par  les  généraux  Gonse  et 
de  Pellieux. 

Le  système  des  trois  enceintes.  —  Cette  conclu- 
sion est  celle  à  laquelle  le  général  Zurlinden  a 
donné  le  nom  des  trois  enceintes.  On  ne  dit  pas  : 
Dreyfus  a  fait  telle  ou  telle  note  du  bordereau  et 
notre  démonstration  l'a  saisi  sur  le  fait;  on  dit, 
suivant  la  formule  du  général  lioget  (Dépoaition  du 
1^1  novembre)  :  «  Le  commentaire  du  bordereau 
permet  d'établir  que  l'auteur  du  bordereau  appar- 
tient à  IVtat  major.  '•'•''•    •"■  '•!fi'!"r  (l';irtillerie.  un 


LE   «iKNÉUAL   ROGET   KT  DKEVFUs  145 

Stagiaire  du  2*'  bureau.  »  On  a  construit  avec  les 
•  riaux  fourni.s  piu*  le  bordereau  trois  tniceintes 
lentes  :  dans  toutes  les  trois  Dreyfus  se  trouve; 
donc  Dreyfus  est  le  coupable. 

Cette  formule,  nous  l'avions  Jlj.i  cui-  nJuc  au 
procès  Zola. 

A  l'audience  du  16  février,  le  général  de  Pellieux 
n  dit  qu'il  avait  la  prétention  de  prouver,  pièces  en 
mains,  que  l'officier  qui  a  écrit  le  bordereau  était  un 
officier  du  ministère  de  la  Guerre;  qu'il  était,  en 
outre,  un  officier  d'artillerie,  et  de  plus  un  stagiaire 
des  bureaux  de  l'état-major.  Le  général  Gonse,  le 
lendemain,  sur  interpellation  de  M''  Labori,  a  con- 
firmé ce  qu'avait  dit  le  général  de  Pellieux. 

L'observation  datait  d'ailleurs  des  piemiers  jours 
de  l'affaire  Dreyfus,  comme  le  général  Roget  lui- 
même  a  pris  soin  de  le  remarquer  dans  sa  déposi- 
tion du  22  novembre  :  «  D'après  les  observations 
qui  ont  été  faites  au  ministère  en  1894  et  confirmées 
depuis,  le  bordereau  désigne  un  officier  de  l'état- 
major  de  l'armée,  un  officier  de  l'artillerie  et  proba- 
blement un  stagiaire.  » 

Mais,  sentant  bien  ce  qu'elle  avait  encore  de  trop 
vague,  le  général  a  complété  la  formule,  en  disant 
'luV'iifin  pnrnii  les  stagiaires  artilleurs  de  l'état- 
major,  Dn'\  fus  était  le  seul  qui  fût  eu  état  de  four- 
nir une  note  sur  le  frein  120. 

Et  alors,  il  lui  a  semblé  que  sa  démonstration 
était  si  vigoureuse  et  si  probante  que,  tandis  que  les 
expertises  d'écriture  avaient  été  au  premier  plan  du 
pr<t<ès  de  1894,  il  pouvait  sans  ineonvénicnt  Içs 
rejeter  au  second.  Il  n'a  pas  été  jùs(pr;iux  d('e]:ir;i- 


140  LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS 

tious  extravagantes  de  M.  Cavaignac  et  du  capitaine 
Cuignet,  assurant  à  la  Cour  que,  même  si  le  borde- 
reau n'était  pas  de  l'écriture  de  Dreyfus,  ils  n'en 
persisteraient  pas  moins  à  lui  en  imputer  le  crime; 
mais  il  a  dit  que  si  Esterhazy  lui-même  avouait 
avoir  écrit  le  bordereau,  il  ne  le  croirait  pas  :  ce  qui, 
dans  l'espèce,  est  une  déclaration  équivalente,  habi- 
lement masquée  derrière  la  méfiance  qu'inspire 
désormais,  à  tous,  le  commandant  Esterhazy. 

La  méthode  du  général  Roget  a  été  la  même 
pour  le  bordereau  que  pour  les  faits  antérieurs 
au  bordereau.  —  Non  seulement  le  général  Koget 
n'a  pas  procédé  pour  le  bordereau  d'autre  façon  que 
ses  prédécesseurs  militaires;  mais  encore  il  n'a 
pas  procédé  d'autre  manière  qu  il  n'avait  fait  lui 
même  pour  la  période  antérieure  à  18m,  dont 
il  n'a  tiré  rien  autre  chose  que  des  possibilités  plus 
ou  moins  concordantes,  et  pas  une  indication  pré- 
cise. 

Suivant,  en  apparence,  une  méthode  applicable  à 
la  recherche  d'un  inconnu,  il  a  sans  cesse  eu 
Dreyfus  présent  à  l'esprit,  sous  la  forme  de  la  caté- 
gorie à  laquelle  on  devait  rapporter  la  possibilité 
d'avoir  livré  tel  ou  tel  document,  et,  au  lieu  de  cher- 
cher à  le  disculper,  comme  c'était  son  devoir  de  con- 
trôleur, il  s'est  constamment  efforcé  de  l'inculper  avec 
tel  ou  tel  groupe  déterminé,  de  manière  à  obtenir 
plusieurs  possibilités  concordantes. 

Et,  sans  doute,  la  recherche  de  possibilités  peut 
conduire  à  la  découverte  d'impossibilités,  mais  à  la 
condition  que  recherche  ne  soit  pas  synonyme  de 


LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS       147 

désir.  Dans  son  enquête  sur  les  actes  d'espionnage 
antérieurs  à  la  découverte  du  bordereau,  le  général 
Roget  n'a  même  pas  pensé  à  vérifier  la  concor- 
dance ou  la  discordance  chronologique  des  possibi- 
lités qu'il  avait  découvertes;  il  aurait  trop  craint 
d'en  diminuer  le  nombre,  et  de  décharger  d'autant 
Dreyfus.  Il  ne  fallait  pas  s'attendre  à  te  qu'il  exa- 
minât le  bordereau  avec  un  esprit  plus  libre  :  il 
aurait  trop  risqué  qu'une  seule  maille,  en  rompant, 
emportât  tout  le  filet. 

Il  s'est  donc  bien  gardé  d'isoler  des  éléments 
hypothétiques  dont  l'imprécision  se  prête  à  toutes 
les  possibilités,  les  éléments  très  précis  qui  auraient 
pu  servir  au  contrôle,  et  il  a  dénaturé  ou  obscurci 
ceux-ci  au  gré  de  son  désir. 

Je  me  propose  d'abord  d'examiner  rapidement  ce 
que  le  général  Roget  a  dit,  comme  développements 
préliminaires,  sur  l'authenticité,  la  date  et  l'écri 
ture  du  bordereau. 

J'étudierai  ensuite,  en  les  groupant  par  rapport 
aux  grandes  lignes  du  système,  les  arguments  à 
l'aide  desquels  il  a  établi  les  trois  enceintes,  où  il 
prétend  enfermer  Dreyfus. 

Puis,  faisant  ce  qu'il  aurait  dû  faire  et  ce  qu'il  n'a 
pas  fait,  je  mettrai  en  lumière  les  moyens  de  con- 
trôle, que  lui  fournissait  le  bordereau  (les  Manceaore.s 
et  le  Projet  de  Manuel  de  tir),  et  je  montrerai 
comment,  au  lieu  de  s'en  servir,  il  s'y  est  pris  pour 
les  neutraliser. 


chapitrp:  XVI 

La  démonstration  de  l'authenticité. 


Contradictions  du  général  Roget.  —  La  ques- 
tion de  l'authenticité  du  bordereau  n'a  pas  grand 
intérêt^  puisque  les  défenseurs  de  Dreyfus  ne  son- 
gent pas  à  nier  que  cette  pièc«  soit  authentique,  et 
se  bornent  à  contester  que  Drevius  en  soit  l'auteur. 

J'aurais   donc    pu   me  dis|)enser  d'r^  la 

démonstration  qu'a  cru  devoir  fai re  le  géi i •  -ct  ; 

mais,  pour    juger  la  méthode  .du  général,  oette 
<1.!iionstration   fournit  qnelquf 
vaiits,  qui  m'obligent  à  m'y  ariv 

Elle  commence  par  trois  phrases  qui  se  contre- 
disent deux  à  deux. 

«  Avant  de  démontrer  comment  ma  conviction 
s'est  laite,  il  serait  utile,  je  crois,  d'établir  si  le  bor 
dereau  est  authentique. 

»  Tout  le  monde  a  cru  jusqu'à  présent  à  cette 
authenticité,  et  la  meilleure  preuve  que  l'on  paisse 
donner,  c'est  qu'on  a  voulu  l'attribuer  h  Ksterhazy. 

»  Pour  que  le  bordereau  ne  fût  pas  authentiipio, 
il  faudrait  qu'il  eût  été  fabriqué  par  Henry  ou  Em-  r 


LE   (iÉNÉRAL   RO«iET   ET   DREYFUS  HO 

Première  contradiction  :  si  tout  lé  monde  a  cru  à 
l'autheiicité  du  bordereau,  on  voit  malaisément 
pourcjuoi  il  est  utile  de  la  démontrer.  On  est  d'autant 
plus  surpris  de  voir  le  général  tomber  dans  cette 
inconséquence,  qu'il  aurait  pu,  devant  la  Cour, 
justifier  l'utilité  de  sa  démonstration,  en  rappelant 
que  le  procureur  général  Manau,  dans  son  réquisi- 
toire introductif  d'octobre  189H,  avait  émis  des  doutes 
sur  l'authenticité,  en  se  fondant  sur  un  passage  mal 
compris  de  la  lettre  que  le  Garde  des  sceaux  "lui 
avait  adressée  le  27  septembre  :  «  Le  lieutenant- 
colonel  Henry  a  déclaré  que  c'était  à  lui  qu'un  agent, 
que  l'on  ne  nomme  pas,  avait  apporté  le  bordereau, 
venu,  ajoutait-il,  par  la  voie  ordinaire.  » 

Il  est  étrange  que  le  général  Roget  ait  oublié  cet 
incident,  parce  que  la  déclaration  d'Henry  lui  avait 
été  faite  à  lui-même,  après  la  scène  de  l'aveu  du 
faux,  et  que,  par  là,  l'erreur  d'interprétation  du 
procureur  général  le  touchait  presque  personnelle- 
ment. 

Mais  peut-être  n'est-ce  là  qu'un  oubli  apparent, 
et  l'incohérence  des  deux  déclarations  successives, 
ne  tient-elle  qu'à  une  laiiinr  involontaire  dans  l'ex- 
posé du  général 

(H\  n'en  peutdire  autant  do  la  coutradicttou  entre 
l;i  (U'uxièriM;  phrase  et  la  troisième.  Si  une  preuve 
(le  l'authenticité  du  bordereau  est  qu'on  a  voulu 
r.ittrilxicr  ;i  Kstcrhazy,  comment  dire  que,  pour  que 
If  bonicn'.iu  ii^fi'it  pas  authentique,  il  faudrait  qu'il 
fut  d'Esterhazy  ?  Ceci  esf  un  des  exemples  les  plus 
"  Mt  les  mots  changent  de 
il,  et  de  la  façon  bizarre 


150       LB  GÉNÉRAL  ROOET  ET  DREYFUS 

dont  les  idées  s'y  enchaînent.  Peut-être  la  dernière 
phrase  sous-entend-elle  qu'en  démontrant  l'authen- 
ticité du  bordereau,  on  démontre  qu'il  ne  peut  être 
d'Esterhazy. 

Pourquoi  le  général  Roget  a-t-il  cru  devoir 
démontrer  l'authenticité  du  bordereau?  —L>e  mé- 
mento de  septembre  1895.  —  La  véritable  raison 
peur  laquelle  le  ^énéj-al  a  fait  sa  démonstration, 
c'est  qu'il  a  cru  trouver  dan.s  une  pièce  du  dossier 
secret  une  preuve  matérielle  de  l'authenticité,  et 
qu'il  n'a  pas  résisté  au  plaisir  de  montrer,  unelois 
de  plus,  à  la  Cour,  avec  quelle  sûreté  et  quelle  élé- 
gance il  interprète  les  textes  les  plus  obscurs.  II  a 
fait,  en  somme,  un  exercice  de  virtuosité  critique, 
et  c'est  à  nous  maintenant  à  jup;er  son  adresse. 

«  La  pièce,  dit-il,  est,  comme  une  autre  pièce 
dont  il  a  été  parlé,  un  mémento,  c'est-à-dire  un  ca- 
nevas ou  brouillon,  fait  en  vue  de  l'établissement 
d'un  rapport.  Elle  est  écrite  en  langue  étrangère,  par 
un  agent  étranger  (Schwarzkoppen),  et  elle  est 
ainsi  conçue.  J'en  donne  la  traduction  : 

i<  Dretjfus,  Bois... 

(Un  morceau  de  papier  manque,  sur  lequel  .se 
trouvait  la  fin  du  nom  qui  commence  par  Bous.) 

»  Je  ne  peux  pas  ici... 

(Un  nouveau  morceau  de  papier  manque,  sur  le- 
quel auraient  pu  se  trouver  deux  mots  courts.) 

»  La  pièce  est  arrivée  entre  les  mains  de  Vattacho 
militaire  ou  du  grand  état-major  à  B.  Ce  quejr 
peux  assurer  verbalement,  c'est  f/u'elle  est  réellement 
arrivée  entre  len  mains  des  attachés  militaire»  et 


LE   (iÉNKRAL   ROC. ET   ET   DREYFUS  151 

quelle  a  fait  ensuite  retour  au  bureau  des  rensei- 
gnements. 

»  Le  canevas  continue  ensuite  et  dit  des  choses 
qui  deviennent  étrangères  à  l'affaire,  mais  qu'il  est 
important  de  relater  parce  qu'elles  augmentent 
l'authenticité  de  la  pièce  : 

»  Berger,  Constantinople,  Bozsluboff.  —  Dis- 
cours. Je  porte  un  toast  chaleureux  à  la  réunion 
des  drapeaux  franco-russes  sur  le  prochain  champ 
de  bataille.  Régiment  n°  128.  —  Giovanninelli, 
Saussier,  de  Négrier,  Hervé. 

))  19*  corps,  recrutement  des  zouaves. 

1)  6*  corps  bis  écarté  cette  année. 

))  Je  ne  comprends  pas  pourquoi  on  est  si  circon- 
spect, B. 

«  Officiers  russes.  » 

Commentaire  par  le  général  Roget  de  la  pièce 
«  Dreyfus.  Bois...»— Voici  maintenant  le  commen- 
taire du  général  Roget  : 

«  Cette  pi»>ce  est  évidemment  le  brouillon  d'un 
rapport  fait  au  gouvernement  étranger. 

»  Les  mots  Dreyfus,  Bois...  qui  la  commencent 
indiquent  nécessairement  qu'il  s'agit  de  l'affaire 
Dreyfus,  puisque  le  mot  est  en  toutes  lettres. 

»  Le  mot  pièce  s'applique  non  moins  évidemment 
au  bordereau  qui  est  la  seule  pièce  dont  il  ait  été 
question  au  procès  Dreyfus  et  la  seule  sur  laquelle 
l'agent  étranger  dont  il  s'agit  eût  à  fournir  des 
exi)lications  à  son  gouvernement. 

»  La  dernière  phrase  du  texte,  qui  se  tient,  indique 
d'une  façon  tout  à  fait  formelle  que  la  pièce  est 


lîfi  LE   GÉNÉRAL   RO^ET   ET   DREYFUS 

arrivée  réellement  entre  les  mains  d'un  des  attachés 
et  qu'elle  a  fait  ensuite  retour  au  bureau  des  rensei- 
gnements. 

»  Il  y  a  une  distinction  dans  le  texte,  entre  «  Je  ne 
peux  pas  ici  «  et  «  Je  peux  assurer  verbalement.  » 
Cette  pièce  est  écrite  daus  une  langue  que  ne  connaît 
pas  le  commandant  Henry.  Elle  est  de  l'écriture  de 
la  personne  que  nous  avons  désignée  sous  le  nom  de 
A  jusqu'à  présent,  écriture  bien  connue. 

»  La  pièce  a  été  apportée  au  ministère  par  la  voie 
que  l'on  sait,  au  mois  d'octobre  1895j  rien  ne  prouve 
qu'elh-  n'ait  pas  été  écrite  à  une  date  antérieure; 
peut-être  pourrait-on  avoir  quelque  précision  eu 
cherchant  la  date  du  toast  dont  il  est  question. 

»  Il  peut  d'ailleurs  n'avoir  été  (jucstiou  qu'assez 
tard  du  bordereau,  attendu  (iue  le  procès  Dreyfus  a 
eu  lieu  à  buis  clos,  et  qu'il  peut  se  faire  que  les 
agents  dont  il  s'agit  n'aient  eu  connaissance  qu'assez 
tard  de  la  base  de  l'accusation.  » 

Insuffisîince  des  recherches  du  général  Roget. 
—  Se  trouvant  en  présence  d'une  pièie  saisie  en 
octobre  1895,  et  dont  le  texte  était  obscur  pour  lui. 
le  premier  soin  du  général  Roget  devait  être  de 
chercher  s'il  n'y  avait  pas  dans  le  mémento  quelque 
détail,  qui  lui  permît  de  le  ratt.-uber  aux  circons- 
tances où  il  avait  été  écrit.  Lui  même  a  vu  que  le 
toast  dont  il  est  question  lui  en  donnait  le  moyen, 
mais  il  ne  s'est  pas  donné  la  peine  de  faire  la 
recherche  et  il  a  fallu  (jue  ce  fut  un  lecteur  du 
Temps  qui  retrouvât  le  diner  de  Mi  recourt  <lii 
17  septembre  18î)5.  diner  de  fin  «le  manœu\Tes,  où 


I 


I.i;   (JÉXÉRAL   ItOGET   ET   DEBYFUS  1Ô3 

des  discours  et  des  toasts  furent  portés  par  le 
général  de  BoLsdeffre  et  le  général  Dragoniirof,  en 
présence  des  généraux  fr;un.*ais  énumérés  par  le 
mémento. 

Ce  détail  fait  voir  avec  quelle  légèreté  le  générai 
Roget  a  étudié  les  pièces  qui  lui  ont  été  mises  sous 
les  yeux,  et  quelle  confiance  on  peut  avoir  dans  les 
exigences  de  son  esprit  critique. 

Le  général  Roget  n'a  rien  compris  à  la  première 
partie  du  mémento  faute  d'en  avoir  examiné  le 
texte  avec  attention.  —  Si  le  général  Roget  avait 
retrouvé  lui-même  les  lirconstances  dans  lesquelles 
a  été  prononcé  le  toa^t  rapporté  par  le  mémento,  il 
aurait  vu  très  clg^rement  que  Schwarzkoppen  n.'avait 
prononcé  aucun  toast,  qu'il  ne  pouvait  parler  de  lui- 
même,  en  disant  :  a  Je  porte  un  toaat  »,  et  qu'il  se 
bornait  à  transcrire,  telles  qu'il  les  avait  entendues, 
les  paroles  prononcées. 

En  effet  le  toast  lui-même  m  à  la  réunion  des 
drapeaux  franco-russes  sur  le  prochain  champ  de 
bataille  »  ne  pouvait  avoir  été  prononcé  que  par  un 
Russe  ou  par  un  Français,  et  indiquait  avec  la  clarté 
de  l'évidence  que,  dans  cette  partie  du  mémento,  Je 
n'était  pas  Schwarzkoppen. 

Ceci  aurait  pu  éveiller  l'attention  du  général 
Roget  sur  la  nature  des  phrases  du  commence- 
ment du  mémento,  et  lui  donner  à  peu>er  qu'elles 
pouvaient  être,  elles  aussi,  des  paroles  rappor- 
tées. 

Même  -.luT  >  c  icnj|jn",in  luciit,  il  aurait  pu, eu  e.\a- 
minantde  près  le  texte  même  des  premières  phra.ses, 

9. 


154  lA:    liKNÈKAL,    UUi.l.l     Kl     DKI-.^ll.s 

s'apercevoir  que,  pas  plus  au  coinmencement  <ju'à 
la  fin,  Je  ue  pouvait  t^tre  SchwarzkoppeiK 

l''  Il  est  clair  que,  si  Schwarzkoppen  a  eu  la 
pièce  entre  les  mains,  il  sait  s'il  l'a  re^ue  directe- 
ment ou  par  l'intermédiaire  du  grand  état-major  de 
Berlin  :  par  conséquent  il-  n'a  pas  à  exprimer  d'al- 
ternative. Ses  correspondants,  d'autre  part,  doivent 
le  savoir  aussi  bien  (jue  lui,  et,  de  ce  point  de  vue 
comme  de  l'autre,  l'alternative  est  impossible. 

2'*  11  est  bizarre,  si  c'est  Schwarzkoppen  qui  parle 
pour  son  propre  compte,  qu'après  avoir  mis 
Vattaché  militaire  dans  la  première  phrase,  il  mette 
les  attachés  militaires  dans  la  seconde. 

3°  Il  est  plus  bizarre  encore,  s'il  dit  je  pour  lui- 
môme,  qu'il  parle  ensuite  dans  la  môme  phrase  de 
lui-môme  à  la  troisième  personne. 

4°  Il  est  inadmissible  qu'écrivant,  il  dise  qu'il 
peut  assurer  rerbalement. 

Tout  cela,'au  contraire,  dev4ent  clair,  si  l'on  recon- 
naît que,  dans  la  première  partie  de  cette  pièce 
comme  dans  la  dernière,  Schwarzkoppen  rapporte 
aussi  li(t»''r;il<Mncnt  que  po-;<ihlo  dos  paroles  enten- 
dues. 

Interprétation  rationnelle  des  premières  phra- 
ses du  mémento.  —  La  seule  explication  ration- 
nelle possible  des  premières  lignes  du  mémento, 
c'est  donc  qu'elles  reproduisent  des  propos  d'un 
général  français  sur  l'affaire  Dreyfus,  probablement 
du  général  de  Boisdeffre.  Celui  qu'a  entendu 
Schwarzkoppen,  quel  qu'il  fût,  assurait  verbalement 
qu'avant  de  revenir  au  bureau  des  renseignements. 


LE  GÉNÉRAL  ROGET   ET  DREYF08  1^ 

la  pi^ce  sur  laquelle  Dreyfus  avait  été  condamné-, 
était  allée  soit  au  grand  état  major  de  Berlin,  soit 
à  l'attaché  militaire;  ce  dont  il  était  le  plus  sûr,  c'est 
«  qu'elle  était  réellement  arricée  entre  les  mains  des 
attachés  militaires.  » 

Ce  pluriel  surprend  tout  d'abord,  parce  qu'on 
se  rappelle  que  le  bordereau  a  été  saisi  à  l'ambassade 
d'Allemagne;  mais  il  devient  tout  à  fait  clair,  dès 
qu'on  sait  qu'après  le  procès  Dreyfus, le  mot  d'ordre, 
àl'état-major.aétédedireque  Panizzardi  avait  servi 
d'intermédiaire  entre  Schwarzkoppen  et  Dreyfus. 

On  voit,  en  effet,  dans  la  déposition  de  M.  Paléo- 
logue  (9  janvier),  que,  lorsque,  le  17  novembre 
185)7,  il  fut  chargé  de  communiquer  au  minis- 
tère de  la  Guerre  la  déclaration  de  l'ambassadeur 
d'Allemagne,  par  laquelle  M.  de  Schwarzkoppen 
«  protestait,  sur  l'honneur,  n'avoir  jamais  eu  direc- 
tement ou  indirectement  aucunes  relations  avec 
Dreyfus  »,  le  colonel  Henry  répliqua  :  «  Mais  nous 
n'avons  jamais  dit  que  Dreyfus  ait  eu  des  rapports 
directs  avec  l'ambassade  d'Allemagne.  Vous  savez 
bien  que  Panizzardi  était  l'intermédiaire.  »  Et  le 
général  Gonse,  survenant,  répéta  la  déclaration 
d'Henry. 

Telle étaitdonc  lathèseadoptéeàrétat-major,pour 
tenir  compte  en  apparence  des  prostestations  alle- 
mandes, si  énergiquement  formulées  en  janvier  1895, 
et  c'est  elle  que  nous  retrouvons  dans  les  propos 
entendus  par  Schwarzkoppen  au  banquet  de  Mire" 
court,  à  l'automne  de  cette  môme  année  1895. 

Menues  absurdités  dans  les  raisons  données  par 


156  LE  GÉNÉRAL   ROfiET   ET   DREYFUS 

le  général  Roget  pour  justiâer  son  interprétation . 

—  Ayant  lu  le  mémento  sans  y  rien  comprendre, 
le  général  Roget  pouvait  difficilement  dire  quel<iue 
chose  de  sensé  pour  expliquer  .une  interprétation 
aussi  manifestement  absurde  que  la  sienne. 

I.  «  Le  bordereau,  dit  il.  était  la  seule  pièie  sur 
laquelle  l'agent  étranger  dont  il  s'agit  eût  à  fournir 
des  explications  à  son  gouvernement.  » 

Il  va  de  soi  que.  si  Schwarzkoppen  avait  réelle- 
ment reçu  le  bordereau,  et  si,  par  conséquent,  il 
avait  eu  des  explications  à  fournir  à  son  gouverne- 
ment sur  cette  pièce,  il  n'aurait  pas  attendu  le  mois 
de  septembre  pour  le  faire,  huit  mois  après  la  visite 
de  M.  de  Munster  à  M.  Casimir-Perier. 

II.  «  Il  peut  très  bien  se  faire,  ajoute-t-il,  que  le 
bordereau  ait  été  remis  dans  un  autre  centre  d'es- 
pionnage. Bruxelles  par  exemple,  et,  dans  ce  cas, 
il  faudrait  nécessairement  admettre  qu'il  a  été  ren- 
voyé k  Paris.  » 

Outre  que  c'est  une  hypothèse  nouvelle  et 
indémontrable,  il  est  invraisemblable  que  les 
différents  centres  d'espionnage  allemand  ne  cor- 
respondent pas  séparément  et  directement  avec 
Berlin,  et.  en  particulier,  (juc  celui  de  Bruxelles, 
où  les  coudées  sont  plus  franches  qu'à  Paris,  fasse 
repasser  par  Paris  ce  qu'il  reçoit.  Le  général 
Roget  sait,  au  contraire,  très  bien  que  l'agence 
de  Bruxelles,  qui  ne  peut  avoir  pour  objet  princi- 
pal de  surveiller  les  choses  militaires  de  la  Belgi 
que.  est  chargé  de  détourner  une  partie  des  infor- 
mations d'origine  française,,  en  les  soustrayant  au- 
tant que  possible  à  notre  surveillance. 


LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS        157 

III.  «  Il  peut,  dit  le  général,  n'avoir  été  question 
qu'assez  tard  du  bordereau,  attendu  que  le  procès 
Dreyfus  a  eu  lieu  à  huis  clos  et  qu'il  peut  se  faire 
que  les  agents  dont  il  s'agit  n'aient  eu  connaissance 
qu'assez    tard    de    la    base    d'accusation.  » 

Ceci  est  un  non-sens  de  plus.  Si  Schwarzkop- 
pen  a  eu  des  relations  avec  Dreyfus,  il  sait  que 
l'accusation  a  été  fondée  et  la  condamnation  mé- 
ritée. Il  peut,  à  la  rigueur,  ignorer  que  la  base  de 
l'accusation  a  été  le  bordereau  ;  il  sait  que  c'est  une 
pièce  de  sa  correspodance  avec  Dreyfus  qui  a  été 
saisie,  et  il  le  sait  depuis  le  mois  d'octobre  1894. 

S'il  a  ignoré  que  la  pièce  saisie  fût  le  bordereau, 
il  n'y  a  pas  un  mot  dans  le  mémento  de  septembre 
1895.  pour  donner  à  penser  qu'il  l'ait  appris  à  ce 
moment,  et  il  n'est  pas  nécessaire  qu'il  l'ait  appris 
pour  parler  de  la  pièce. 

En  outre,  ce  commentaire  dépourvu  de  sens 
€st  en  contradiction  avec  la  partie  de  la  déposition 
du  génfM-al  Roget  où  il  a  inventé  contre  Dreyfus  la 
preuve  par  prétérition  d'innocence. 

Parlant  de  pièces  de  correspondance  entre 
Schwarzkoppen  et  Panizzardi,  qui  sont  contem- 
poraines du  procès  ou  postérieures,  «  il  est  assez 
singulier,  dit-il,  que  des  personnes  renseir/nëes  sur 
l'affaire,  qui  en  causent  d'une  façon  intime,  ne  fas- 
sent jamais  allusion  <\  l'innocence  possible  du  con- 
damné ». 

.Si,  à  l'époque  même  du  procès,  le  général  Hoget 
suppose  que  Scluvarzkoppen  était  renseigné  sur 
l'affaire,  comment  peut-il  supposer  en  même  temps 
qu'il  n'a  connu  qu'assez  tard  la  base  de  l'accusa- 


158       LB  GÉNÉRAL  ROOET  ET  DREYFUS 

tioD,  et,  s'il  tient  ici  compte  du  huis  clos,  comment 
u'en  a-t  il  pas  tenu  compte  là  ? 

Ce  qu'ily  a  à  retenir  de  la  démonstration  du  géné- 
ral Roget  sur  l'authenticité  du  bordereau.  — 
On  voit  que,  si  le  général  Koget  pouvait  se 
dispenser  de  démontrer  l'authenticité  du  borde- 
reau, le  commentateur  du  général  Roget  ne  pouvait 
guère  se  dispenser  d'examiner  sa  démonstration. 

Il  n'y  a  pas,  après  cette  démonstration,  une  rai- 
son de  plus  qu'avant  de  croire  à  l'authenticité:  niai^ 
il  y  a  plusieurs  raisons  nouvelles  de  croire  : 

1°  Que  le  général  Roget  ne  sait  pas  lire  un  texte  ; 

2"  Que  le  général  Roget  néglige  de  faire  les  recher- 
ches les  plus  clairement  indiquées  et  les  plus  faciles, 
pour  s'aider  dans  la  lecture  et  l'interprétation  des 
textes  ; 

3°  Que  le  général  Roget  n'hésite  pas,  suivant  les 
besoins  de  la  cause,  à  faire  simultanément  ou  suc- 
cessivement des  hypothèses  contradictoires. 


CHAPITRE  XVII 
La  démonstration  de  la  date. 


Date  du  bordereau,  d'après  la  date  de  son  arri- 
vée au  ministère.  —  Il  faut  savoir  gré  au  général 
Roget  de  nous  avoir  indiqué,  dans  cette  partie  de  sa 
déposition,  comment  il  fallait  dater  les  documents 
non  datés  venus  par  la  voie  des  papiers  déchirés. 
Je  ne  reviendrai  pas  sur  ce  sujet.  J'ai  montré  déjà 
que  les  exceptions  à  la  règle,  alléguées  par  le  général 
Roget,  n'en  étaient  pas.  Aucun  des  deux  documents 
non  datés  qu'il  adonnés  comme  exemple  ne  se  dis- 
tingue des  autres  par  un  signe  qui  permette  de  le 
dater  contrairement  à  la  règle  :  celle-ci  reste  donc 
absolue. 

Du  moment  qu'un  paquet  de  papiers  déchirés 
était  arrivé  au  ministère  en  août  (déposition  Cavai- 
j/nac,  0  novembre), 

—  que  le  paquet  où  se  trouvait  le  bordereau  était 
arrivé  entre  le  20  et  le  25  septembre, 

—  qu'enfin  les  cinq  autres  documents  du  paquet 
étaient  datés  des  4,  21.  2.'3.  26  août  et  du  2  scp- 
tciiilti-f, 

l'induction,  en  vertu  de  laquelle  on  avait  considéré 
jusque-là  que  la  date  de  tous  les  documents  déchirés 


IGO  LE  GÉNÉKA.L  ROQET  ET   IiREYFUS 

devait  être  postérieure  à  celle  du  précédent  rapport, 
s'appliquait  avec  toute  sa  force  au  bordereau  :  il 
fallait  qu'il  eut  été  écrit  daus  la  période  qui  allait 
du  commencement  d'août  à  la  quatrième  semaine 
de  septeinlire. 

Date  du  bordereau  d'après  son  contenu.  —  Le 
général  Roget  a  fort  bien  montré  qu'aucune  des 
indications  du  bordereau  n'obligeait  d'en  rechercher 
la  date  jusqu'en  avril;  il  a  môme  prouvé  que  deux 
d'entre  elles  l'iaterdisaient. 

L'une  est  tout  à  fait  topique,  parce  qu'il  s'agit 
d'un  document  connu,  directement  nommé  par  le 
bordereau,  et  dont  l'histoire  est  facile  à  étu^blir 
avec  précision.  Il  n'y  a  rien  a  reprendre  à  ce  pas- 
sage de  la  déposition  :  «  Les  premiers  envois  du 
Projet  de  manuel  sont  du  IG  mars,  et  ils  n'ont  pu 
parvenir  aux  destinataires  avant  le  21  ou  le  22;  les 
autres  envois  du  projet  sont  échelonnés  du  l(î  mars 
au  12  mai.  Pour  que  le  bordereau  fut  d'avril,  il 
faudrait  avoir  su  que  le  Projet  eidstait  dès  les  pre- 
miers envois,  et  s'en  être  fait  prêter  un  aussitôt, 
alors  qu'il  n'y  en  avait  qu'un  très  petit  nombre^  et 
que  chacun  de  ceux  qui  en  étaient  normalement 
détenteurs  avait  d'abord  intérêt  à  en  avoir  con- 
naissance. » 

J'attache  moins  d'importajice  à  la  seconde  preuve 
du  général  lloget,  parce  qu'elle  tient  à  ir  ■  '  -pré- 
tation  hypothétique  de  la  .Voie  »Mr /a  /.  ùon 

aux  formations  de  VariiUerie.  Je  montrerai*  que 
l'hyi-  ♦''''*.  par  laquelle  on  y  voit  une  allusion  à  la 
loi  lut  les  pontounicrsr  n'est  pa.s  la  seule 


LE  GÊNftRAL  ROGET  ET  DREYFUS        161 

possible,  et  que,  par  conséquent,  on  ne  peut  fonder 
sur  t'ilo  aucun  raisonnement  sûr. 

Mais  ce  qui  est  intéressant  pour  moi  dans  cette 
preuve,  c'est  qu'elle  s'oppose  d'une  façon  irréduc 
til>le  au  passafre  du  rapport BesHond'Ormescheville, 
qui  suppose  que,  quelques  semaines  avant  cette  loi, 
l>reyfus  ne  pouvait  pas  s'en  désintéresser.  Du 
moment  que  le  commandant  Besson  interprétait  la 
note  de  la  même  façon  que  le  général  Roget,  il  lui 
•  tait  impossible  d'en  tirer,  pour  la  date  du  bordereau, 
une  autre  conclusion  que  le  général.  Quel  motif  a  pu 
être  assez  fort  pour  l'obliger  à  raisonner  ainsi  à 
contresen>'.' 

Le  général  Roget  n'a  pas  expliqué  pourquoi 
le  commandant  d'Ormescheville  avait  daté  le 
bordereau  à  contresens.  —  Tendant  toute  sa  dé- 
mon>tration  contre  la  date  d'avril,  il  aurait  semblé 
naturel,  il  était  en  tout  cas  très  désirable  que  le 
général  Roget  expliquât  comment,  en  1894,  cette 
date  avait  pu  être  acceptée  et,  tout  inexacte  qu'elle 
fût,  permettre  de  condamner  Dreyfus. 

Le  général  Roget  a  pensé  se  tirer  de  cette  difficulté 
par  des  dénégations  contre  l'évidence,  que  je  m'abs- 
tiendrai de  qualifier  :  «  Personne  n'a  jamais  dit  au 
bureau  que  le  bordereau  fût  d'avril.  —  Le  rapport 
d'Ormescheville  n'a  pas  essayé  d'établir,  et  il  u'y 
a\ait  aucun  intén'^t  à  le  faire,  quelle  était  la  date  du 
bordereau.  »  Le  général  Roget  se  trompe  s'il  se  figure 
qucde  pareilles  affirmations  suffisent,  pour  nous  faire 
croire  qu'il  repousse  la  date  d'avril  sans  se  mettre 

en     (-(.Il  t  r-;ii|  ii-f  il  iji     ;i\(>i'     ]i'     ci  itn  in:i  iwl  :i  it  t      il'P)n  i  u-s 


162       LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS 

cheville.  Il  a,  d'ailleurs,  essayé  de  donner  le  change 
en  faisant  une  diversion. 

Le  général  Roget  ose  faire  de  la  date  d'avril 
une  invention  du  colonel Picquart.  —Le général 
Itoget  ne  se  contente  pas,  en  effet,  d'affirmer  contre 
l'évidence;  il  va  plus  loin.  Il  accuse  Picquart  d'ôtre 
l'inventeur  de  la  date  d'avril  :  «  Le  colonel  Picquart 
a  dit,  devant  la  Cour  d'assises  de  la  Seine,  que  le 
bordereau  était  du  mois  d'avril,  sans  en  donner 
d'ailleurs  aucune  preuve.  » 

C'est  jouer  sans  franchise  sur  les  mots.  Picquart 
n'avait  pas  à  prouver  que  le  bordereau  fût  d'avril  ; 
il  n'avait  qu'à  constater  que  la  date  donnée  au  bor- 
dereau en  1894  était  avril,  et  il  lui  suffisait,  pour  le 
constater,  de  lire  l'acte  d'accusation  de  Dreyfus;  une 
fois  cette  constation  faite,  il  montrait  qu'en  avril 
Dreyfus  n'avait  jamais  dû  partir  en  manœuvres  et 
que  par  conséquent  Dreyfus  n'avait  pu  écrire  à  cette 
date  :  «  Je  vais  partir  en  manœuvres .  » 

Si,  par  un  hasard  extraordinaire,  cette  date 
d'avril,  qui  est  manifestement  inexacte,  ne  s'était 
pas  retournée  contre  Esterhazy,  à  cause  des  ma- 
nœuvres de  brigade  auxquelles  il  a  pris  part  en  mai, 
on  peut  ^tre  assuré  que  personne  n'aurait  songé  à 
la  changer  et  que  le  général  Roget  n'aurait  pas 
reproché  à  Picquart  de  la  donner  sans  preuves. 

Désarroi  causé  au  procès  Zola  par  1  obligation 
où  l'on  s'est  trouvé  brusquement  d'abandonner 
la  date  d'avril  et  de  reprendre  la  date  d'août.  — 

L:i  i)r<Mne  que  ocMli.in'tMnciit  il.-  finut  a  été  opéré 


LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS        163 

tout  à  fait  à  l'improviste  et  pour  parer  à  une  diffi- 
culté imprévue,  c'est  que,  au  moment  où  il  a  fallu 
s'y  résoudre  en  audience  publique,  au  procès  Zola, 
la  chose  n'a  pas  été  sans  un  grand  trouble  pour  le 
général  Gonseet  le  général  de  Pellieux. 

La  trace  de  ce  trouble  est  visible  dans  une  af- 
firmation du  général  de  Pellieux,  dont  le  moins 
qu'on  puisse  dire  est  qu'il  l'a  lancée  à  tout  hasard, 
sans  savoir  et  sans  avoir  vérifié.  Il  a  déclaré  qu'à 
la  fin  d'août,  les  stagiaires  de  l'état-major  étaient 
tous  allés  aux  manœuvres,  et  par  conséquent 
Dreyfus;  or  aucun  n'y  était  allé,  et  Dreyfus  pas 
plus  que  les  autres.  Cinq  minutes  après,  il  révéla 
l'existence  de  la  pièce  fausse  où  le  aom  de  Dreyfus 
était  en  toutes  lettres,  et  cette  diversion  puissante 
empêcha  que  l'affirmation  contraire  à  la  vérité  fut 
contrôlée  et  démasquée. 

Comment  le  général  Roget  fixe  le  moment 
d'août  où  le  bordereau  a  été  écrit.  —  Depuis  cet 
incident,  sur  lequel  ou  ne  saurait  trop  attirer  l'atten- 
tion, le  délicat  a  toujours  été  de  discerner  le 
moment  d'août  auquel  il  fallait  fixer  la  date  du 
bordereau,  en  tenant  compte  delà  dernière  phrase: 
«  Je  vain  partir  en  manœuvres.  » 

Au  conseil  de  guerre  de  1894,  on  ne  s'était  pas 
gêné  pour  donner  abusivement  à  «  Je  vais  partir  » 
le  sens  de  «  Je  partirai  dans  deux  mois  »;  /na- 
nœucres  signifiaient  alors  le  voyage  d'état-major 
que  Dreyfus  avait  fait  du  27  juin  au  4  juillet.  (Dé- 
position Pif/uart,  /•'■  décembre.) 

I!  ^.Mrilili.  (l/.iir  f|n'»'n  <iip|)'i«i;iiif   (|n'>   T>'''^  l'n<  ;iit 


If.'i  LE  GÉXÉRAJL   RCWÎET   KX   DREYFUS 

été  OU  ait  dû  nller  aux  manœuvres  à  la  fia  d'août, 
on  commettrait  un  abus  nioius  {çrave.  eu 
par  ti  Je  vain  partirai  :  ((Je  partirai  dan."> 
par  suite  peu  importerait  le  moment  d'aotït  qu'on 
assignerait  pour  date  au  bordereau.  Mai.s  du  6  au 
9  août,  Esterhazyest  allé  aux  écoles  à  feu,  et  il  faut 
éviter  à  tout  prix  une  (.'oïneidence  qui  pourrait 
tourner  contre  lui,  si  l'on  disait  que  manwucreii 
signifie  écoles  à  feu.  Il  faut  donc  que  le  bordereau 
n'ait  été  écrit  qu'à  la  fin  d'août,  et  que  leraotmff/iœa- 
tres  ait  un  sens  tout  à  fait  absolu.  Les  mots  :  «/<?  rais 
partir  en  manœuvres  »,  dit  le  général  Hoget,  indi- 
quent le  départ  pour  les  grandes  manœuvres  (fin 
août  ou  commencement  de  septembre). 

«  In  officier  qui  part  pour  les  grandes  manœuvres 
dit  manœuvres  tout  court,  parce  que  tout  le  monde 
sait  à  quelles  époques  elles  ont  lieu.  Employer  le  mot 
manœuvres  à  toute  époque  de  l'année,  sans  autre 
indication,  ne  dirait  rien  au  correspondant.  Ce  qui 
le  prouve,  c'est  qu'on  a  pul>lié  une  lettre  d'Esterhaz}', 
croyant  y  trouver  un  argument,  dans  laquelle  il  dit  : 
'(  Je  pars  en  manœuvres  de  hrir/ade  »,  indication 
qui  complète  qu'il  s'agit  de  manœuvif^  dr  <  .idifs 
s'efîectuant  au  printemps.  » 

La  preuve  finale  n'est  pas  des  mcilicu 
sait  que  si,  dans  cette  lettre-là,  EstherhazN       ^       ; 
manœuvre»  de  brigade  y  il  y  en   a   d'autres  aux 
dossiers  de  la  Cour,  où  le  même  Esterha/y.  i 
séuicnl  à  propos  des  é»"<iles  à  ftMi  du  mois  d".!' 
iiii^  manœuvres  tout  couri. 

Jr  I  .  ..1  à  une  autorité  plus  haute.  Au 

proc«-  nce  du  17  février,  t.  11.  p.  ll.'i, 


I 


LE  GÉNÉRAI.  ROGET  ET  DREYFUS        163 

lorsque  M*  Labori  eût  fini  de  lire  la  phrase  du 
bordereau  où  Tauteur  explique  que  «  chaque  officier 
doit  rendre  son  Projet  de  manuel  de  tir  après  les 
manœuvres  )),  le  général  Gonse  intervint  pour  dire, 
en  manière  d'éclaircissement  du  mot  manœuvres  : 
«  Après  les  écoles  à  feu  ».  Ainsi,  d'après  le  général 
Gonse  lui  même,  parlant  sans  être  interrogé,  le  mot 
manœuvres,  la  première  iois  qu'il  est  employé  dans 
le  bordereau,  signifie  écoZes  à/eu. 

J'en  conclus  :  l**  que  le  mot  manœuvres,  dans 
J'esprit  du  général  Gonse,  n'a  pas  le  sens  absolu  et 
exclusif  que  lui  donne  le  général  Roget  ; 

2^  Que  si,  dans  le  bordereau,  manœuvres  peut 
signifier  la  première  fois  écoles  à  feu,  il  peut  aussi 
le  signifier  la  seconde;  il  y  a  même  l)eau(0U|)  de 
chances  pour  qu'il  le  signifie. 

'"  ''II,  ne  pouvant  résister  au  plaisir  de  laire  de 
que  verbale  a\e<'  un  maître  aussi  pénétrant 
que  le  général  Roget,  je  me  permets  de  lui  faire 
observer  que  Tinterprétation  du  général  Gonse  ne 
va  pas  du  tout  contre  ce  qui  a  été  dit  sur  la  ma- 
nière dont  les  officiers  se  servent  du  vaoi  manœuvres 
■  iirt.  pour  li  ■  '  '  -  manœuvres. 

vrai,enei  ..iua'U\ressont 

dans  le  langage  courant  Les  manœuvres  ,ie  seul  article 
/ex  suffisant  à  les  déterminer  comme  les  manœuvres 
par  excellence.  Mais,  il  n'y  a  pas  /es  dans  le  borde- 
reau; il  n'y  a  aucun  article  exprim<',  et  celui  qui 
est  sous-entendu  par  l'emploi  de  la  préposition  en, 
c'est  l'article  indéterminé  des;  et  cola  est  tout  dilTc 
rent.  L'auteur  du  bordereau  ne  dit  pas  :  «  Je  vais 
jf  ■■'•■•  r-     manœuvres,  )^  ce  qui  '■'"   '■''■  hi    fonuc 


100  LE   GÉNÉRAL   ROGET   ET   DREYFUS 

presque  obligatoire,  s'il  se  fût  agi  des  grandes  ma- 
nœuvres, mais  :  Je  tain  partir  à  des  manœucretf. 

Je  veux  bien  qu'il  y  ait  dans  le  langage  de  cha- 
cun de»  idiotismes  qui  interdisent  de  donner  à  un 
raisonnement  comme  celui  que  je  viens  de  faire 
une  valeur  absolue;  mais  il  suffit  que  le  raisonne- 
ment soit  possible,  pour  que  l'hypothèse  à  laquelle 
il  est  contraire  perde,  de  son  côté,  toute  valeur  abso- 
Jue. 

Quel  était  le  seul  usage  légitime  que  le  gé- 
néral Roget  pût  faire  de  la  dernière  phrase  du 
bordereau,  pour  en  fixer  la  date  ?  —  La  vérité 
c'est  que  la  dernière  phrase  du  bordereau  ne  per- 
met pas  du  tout  de  fixer  avec  précision  et  d'une 
manière  absolue  la  date  du  bordereau.  Tout  ce 
qu'elle  permet,  c'est  de  la  fixer  hypothétique- 
ment,  en  fonction  de  la  personne  soupçonnée,  et 
de  contrôler  ensuite  les  autres  indications  du  bor- 
dereau, à  la  fois  en  fonction  de  la  personne  et  de  la 
date  supposées. 

Si  l'on  soupçonne  Esterhazy,  il  faut  que  tout  le 
reste  du  bordereau  s'accorde  avec  la  date  hypothé- 
tique du  commencement  d'août  ;  ou  bien  Esterha/y 
est  hors  de  cause. 

Si  l'on  soupçonne  Dreyfus,  il  faut,  en  accepumt 
provisoirement  les  assertions  du  général  Roget  sur 
son  départ  décidé  jusqu'à  la  fin  d'août,  que  tout  le 
reste  du  bordereau  s'accorde  avec  la  date  hypothé- 
tique des  derniers  jours  d'août;  ou  bien  Dreyfus 
est  hors  de  cause. 

Tel  était  le  seul  usage  légitime  que  le  général 


LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS        167 

Roget  pût  faire  de  la  dercSère  phrase  dubordereau. 
Je  le  ferai  à  sa  place,  en  étudiant  cette  phrase, 
comme  un  des  deux  moyens  de  contrôle  précis 
dont  j'ai  déjà  parlé;  et  l'on  verra  le  résultat. 

En  attendant,  je  dois  constater  : 

1"  Que  le  général  Roget  a  émis,  sur  le  rapport  du 
commandant  Besson  d'Ormescheville,  des  proposi- 
tions qui  ne  s'accordent  pas  avec  la  réalité  ; 

2°  Qu'il  a  fait  contre  Picquart,  en  manière  de 
diversion,  une  insinuation  en  désaccord  avec  la 
réalité  ; 

3»  Qu'il  a  fait  du  mot  manœaores  un  commentaire 
abusif,  dont,  s'il  était  de  Picquart,  M.  Cavaignac 
dirait  «qu'il  manifeste  les  préventions  de  son  esprit»; 

4*^  Qu'il  adonné  à  la  dernière  phrase  du  bordereau, 
au  point  de  vue  de  la  date  de  cette  pièce,  une  valeur 
absolue,  tandis  qu'elle  n'a  qu'une  valeur  de  con- 
trôle,* subordonnée  à  l'hypothèse  examinée  sur  l'au- 
teur du  bordereau. 


CHAPTTRF  XVIII 
Les  observations  sur  l'écriture. 

Le  général  Zurlinden  s'est  rendu  un  compte 
exact  de  l'importance  de  la  question  de  l'écri- 
ture, dans  l'étude  du  bordereau.  —  Le  général 
Zurliuden  me  parait  le  seul  de:}  témoins  du  minis- 
tère de  la  Guerre  qui  ait  reconnu  h  la  question  de 
l'écriture  l'importance  qu'elle  continue  d'avoir  dans 
l'étude  du  bordereau.  " 

Comme  la  phrase  «  Je  pars  en  manœuvres  ), 
l'écriture  est  un  moyen  de  contrôle  en  fonction  de  la 
personne  soupçonnée,  quelle  qu'elle  soit.  Elle  l'é- 
tait au  moment  où  l'on  comparait  au  bordereau 
l'écriture  de  tous  les  officiers  d'état-major,  parce 
qu'à  ce  moment-là,  tous  étaient  soupçonnés  eu  bloc, 
et  que,  pour  chacun  d'eux,  il  fallait  faire  le  con- 
trôle de  l'écriture.  Elle  le  reste  aujourd'hui  que 
Dreyfus  est  toujours  en  présence  de  ses  accusateurs. 

C'est  bien  ainsi  que  le  comprend  le  général  Zi> 
linden;  car,  après  avoir  montré  les  troi 
dans  lesquelles  ou  trouve  Dreyfus,  en  -  !'• 

l>ordereau,il  ajoute:  «  On  conçoit  combien,  d 

nstances,  la  constatation  de  la  ressembla ikc  ui- 


LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS        1'  • 

.son  écriture  avec  celle  du  bordereau  prend  nue  im- 
portance décisive-  »  Suit  une  appréciation  de  cette 
•■*•  •  "iblance  que  seul  contresignerait  l'expert  Teys- 
i-es. 

i^eut-étre  y  a-t-il  un  lien  de  cause  à  effet,  dans 
l'esprit  du  général  Zurlinden,  entre  l'évidence  avec 
laquelle  lui  apparaît  dans  le  bordereau  l'écriture  de 
Dreyfus,  et  l'importance  qu'il  attache  à  la  question 
de  l'écriture. 

M.  Cavaignac  a.  de  parti  pris,  méconnu  l'impor- 
tance de  la  question  de  l'écriture  dans  l'étude  dn 
bordereau.  —  M.  Cavaignac,  qui  n'exprime  pas 
d'opinion  personnelle  sur  l'écriture,  déclare  {Dé- 
position du  U  novembre,  matin)  qu'il  «  n'attache, 
en  ce  qui  concerne  le  bordereau,  aux  discussions  de 
l'expertise  qui  portent  sur  le  fait  matériel  de  l'écri- 
ture, qu'une  importance  relative  ».  Four  lui,  «  la 
force  probante  du  bordereau  réside  non  seulement 
dans  le  fait  de  l'écriture,  mais  dans  la  nature  même 
des  documents  qui  y  sont  énumérés  ».  Et,  après 
avoir  étudié  cette  force  probante  par  rapport  à 
Esterhazy,  M.  Cavaignac,  pressé  par  le  président, 
va  jusqu'à  dire  que  «  alors  môme  qu'il  lui  serait  dé- 
montré que  le  bordereau  a  été  écrit  matériellement 
par  Esterhazy,  il  n'en  déclarerait  pas  moins  qu'il 
est  impossible  qu'Esterhazy  ait  écrit,  en  parlant  de 
lui,  la  phrase  :  «  Je  pars  en  manœuvres  »,  qu'il  ait 
livré  les  renseignements  visés  par  le  bordereau,  et 
([u'il  soil  l'auteur  de  la  trahison.  11  n'y  a  pas  de 
<  iTirluvion  à  on  tirer  pour  l'innocence  de  Dreyfus  ». 

Le  gênerai  Koget  méconnaît,  comme  M.  Cavai- 

10 


170  LE  r.ÉNftRAL  ROGET  ET  DREYFUS 

gnac.  rimportance  de  la  question  de  l'écriture,  et. 
pour  éliminer  Esterhazy.  la  subordonne  à  l'étude 
du  fond.  —  Le  général  Koget,  s'il  ne  s'exprime 
pas  avec  la  même  force  que  M.  Cavaignac,  n'est 
pas  loin  de  partager  son  sentiment.  Il  y  a,  à  son 
avis,  une  grande  ressemblance  entre  l'écriture  d'Es- 
terhazy  et  celle  du  bordereau,  comme  entre  celle  de 
Dreyfus  et  celle  du  bordereau  ;  pour  lui,  il  n'attache 
qu'une  importance  secondaire  à  l'expertise  en 
écritures,  et  croit  que,  en  présence  des  contradictions 
des  experts,  il  est  plus  intéressant  d'étudier,  par  le 
fond  même  du  bordereau,  l'attribution  qui  peut  en 
être  faite. 

Il  lui  semble  donc  que,  dans  l'état  actuel  de  la 
question,  l'écriture  ne  puisse  plus  servir  de  moyen 
de  contrôle  décisif.  Mais  il  va  plus  loin  et,  à 
l'audience  du  23  novembre,  il  déclare  (jue,  si  ou 
lui  prouvait  qu'Esterhazy  a  écrit  matériellement  le 
bordereau,  il  ne  pourrait  évidemment  pas  le  contes 
ter,  mais  que,  si  Esterhazy  donnait  lui-même  cette 
affirmation,  il  ne  le  croirait  pas  :  «  Esterhazy  ne 
pouvait  absolument  pas  avoir  en  sa  possession  et 
livrer  les  documents  énumérés  au  bordereau,  à 
moins  qu'il  n'ait  eu  un  complice  îi  l'état-major.  » 

Ainsi  le  général  Roget  semble  admettre  par  hypo- 
thèse qu'on  puisse  arriver  à  prouver  (ju'Estcrhazy 
a  écrit  le  bordereau  ;  mais,  en  attendant,  il  récuse 
d'avance  un  aveu  qui  tiendrait  lieu  de  démonstra- 
tion, et  il  subordonne  son  adhésion  à  une  condition 
qui  lui  parait  évidemment  invraisemblable. 

Cette  attitude  du  général  Roget  doit  être  rap- 
prochée, pour  avoir  toute  sa  signification,  de  celle 


1 


LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS       171 

qu'il  a  prise  dans  l'étude  du  fond,  refusant  de  voir 
par  où  il  fallait  commencer,  méconnaissant  les 
moyens  de  contrôle  précis  que  lui  offraient  cer- 
taines indications  du  bordereau,  et,  lorsque  enfin  il 
en  vient  à  l'examiner,  évitant  soigneusement  les 
recherches  par  où  le  contrôle  pourrait  aboutir. 

Les  deux  faits  dénotent  aussi  clairement  que  la 
légèreté  et  la  partialité,  dans  l'étude  des  charges 
antérieures  au  bordereau,  que  le  général  Roget  s'est 
lonsidéré  moins  comme  un  enquêteur  chargé  de 
découvrir  la  vérité,  que  comme  un  avocat  chargé 
de  défendre  une  cause  compromise  et  de  soutenir 
une  décision  de  justice  ébranlée. 

Le  contrôle  par  l'écriture  étant  dangereux  pour 
Esterhazy,  il  l'a  déclaré  chose  secondaire,  aussi 
bien  pour  Dreyfus  que  pour  Esterhazy;  mais  il  n'a 
osé  formuler  sa  combinaison  que  par  rapport  à 
Esterhazy,  en  spéculant  sur  la  méfiance  universelle 
qu'inspire  désormais  ce  personnage.  C'est  dans  la 
déposition  du  capitaine  Cuignet  qu'il  faut  chercher 
la  conclusion  par  rapport  à  Dreyfus  :  «  Je  crois 
devoir  ajouter  que  s'il  m'était  démontré  que  l'auteur 
du  bordereau  n'est  pas  Dreyfus,  ma  conviction  sur 
la  culpabilité  du  condamné,  basée  sur  la  discussion 
techniqne  du  bordereau,  n'en  serait  pas  le  moins 
du  monde  ébranlée,  attendu  que  l'auteur  du  bor- 
dereau peut  avoir  dissimulé  son  écriture,  ou  fait 
écrire  le  bordereau  par  une  autre  personne.  » 

Le  général  Roget  décore  son  attitude  de  consi- 
dérations exclusivement  juridique»,  fondées  sur 
des  jugements  erronés.  —  Tu     '■"..  i,;iit  impor- 


LE  GÉNÉRAL  ROGET  F.T  DREYFUS 

tint  à  Doter  dans  l'attitnde  du  général  Ro^t,  c'est 
le  soin  avec  lequel  il  cherche  à  réduire  la  question 
de  l'écriturr  •■••-  ■ • ''-p-  '''""  .-•■■'■'"•"»^  juri- 
dique. 

S'abritant  derrière  son  iucoiupeieuce  i>eiï«ouiit'lle, 
il  feint  de  croire  que  la  Cour  de  Cassation  a  raoiiii 
àexaminerles  écritures  en  elles-mêmes,  etàtrancher 
la  question  par  un  nouvel  examen  direct  du  borde- 
reau et  des  pièces  de  comparaison,  qu'à  voir  s'il  y  a 
entre  les  expertises  de  1894  et  de  1897  le  désaccord 
en  vertu  duquel  la  revision  a  été  sollicitée.  Et,  lui- 
même,  le  général  fait  cet  examen. 

.Sa  conclusion  est  double.  La  première  porte  sur 
ce  qu'il  considère  comme  l'essentiel  :  les  deux  séri(*> 
d'experts  lui  paraissent  d  accord,  eu  ce  sens  (juc, 
<*  dans  la  majeure  partie  du  bordereau,  là  où  l'écri- 
ture est  naturelle,  les  experts  de  1894  reconnais- 
sent l'écriture  de  Dreyfus,  et  ceux  de  1897  ny 
reconnaissent  pas  l'écriture  d'Esterhazy  ».  —  Or, 
ce  ne  sont  pas  là  deux  résultats  con\ 
deux  résultats  parallèles,  ce  qui  est 
Il  n'est  pas  prouvé  que.  si  les  experts  de  1»94  avaient 
connu  l'écriture  d'Esterhazy,  ils  auraient  attribué 
le  bordereau  à  Dreyfus,  ni  que  si  les  experts  de 
1897  avaient  connu  l'écriture  de  Dreyfus,  ils  l'au- 
raient reconnue  pour  celle  du  bordereau.  Le  géné- 
ral Roget  ne  me  parait  pas  assez  exigeant  dnus 
sa  façon  de  concevoir  l'accord. 

Par  contre,  il  me  parait  beau.  -uj.  m-i.  .t,,,,.,, 
^ur  le  désaccord  :  «  S'il  y  a  désaccord  apparent,  il 
nVxiste  que  sur  le  point  suivant:  c'est  «juc  là  où 
'•■      \-M^Tî?  de  IH91  n'"n*  ■•••-  t-^v"'  !".--it..r..  t,  .n, 


LE  GÉNÉRAX  ROGET  ET  DREYFD»       J"/-i 

relie,  ib  ont  dit  que  Dreyfus  avait  déguisé  son 
écriture,  et  que  les  experts  de  1897  ont  laissé 
entendre  qu'on  aurait  pu  décalquer  l'écriture  d'Es- 
terhazy.  S'il  y  a  désaccord,  il  ne  porte  pas  sur  un 
point  r  '  iital,  mais  simplement  sur  le  pro- 
cédé (1  i  employé  l'auteur  du  bordereau  pour 
sul)stituer  partiellement  une  autre  écriture  à  la 
tienne.  »  —  Le  désaccord  est,  au  contraire,  tout  à  fait 
fondamental  ;  c'est  précisément  un  fait  nouveau  que 
les  experts  de  1897,  connaissant  l'écriture  d'Ester- 
hazy,  l'aient  reconnue  dans  les  mots  où  ceux  de  1894, 
qui  l'ignoraient,  avaient  su|)posé  un  déguisement 
de  récriture  de  Dreyfus. 

Sans  aller  au  delà  de  n-  «iiiudii  le  gt-neral  Hoget, 
il  y  eu  a  assez  pour  rendre  nécessaire  une  révision 
de  l'expertise  d'écritures,  et  si  la  solution  des 
experts  de  1897  prévalait,  il  faudrait  alors  démon- 
trer que  Dreyfus  a  connu  l'écriture  d'Esterhazy,  et, 
•expliquer  pourquoi,  l'ayant  imitée  pour  sa  stîreté, 
il  ne  l 'a  pas  dénoncée  pour  sa  défense. 

Ce  qui  a  paru  "peu  important  au  général  Roget 
avait  paru  au  contraire  capital  à  Esterhazy  lui- 
même,  puisqu'il  a  cru  nécessaire  d'imaginer  tout 
un  roman  sur  la  fa<iou  dont  Dreyfus  s'était  procuré 
son  écriture. 

Le  général  Roget  tente  une  diversion  du  côté 
des  experts  libres  de  1897  et  de  1898,  sans  noter 
le  fait  capital  qui  explique  la  divergence  des 
expertises.  —  Le  général  Roget  n'a  pas  trouvé  que 
ce  fut  assez  de  montrer  qu'entre  les  experts  officiels 
de  IS'JI  L't  I  eux  de  Wil.  il  u'v  a\uit  pas.    au    fond. 


17 't  LE  GÉNÉRAL  ROOET   ET  DREYFUS 

(le  désaccord  ;  prenant  les  expertises  libres  faites  en 
18î)7,  à  la  demande  de  Bernard  Lazare,  et  celles 
qui  l'ont  été  en  1898,  à  la  demande  de  Zola,  il  a 
insisté  sur  leur  désaccord. 

Le  général  Roget  n'a  oublié  qu'une  chose,  à 
saAoirque  la  découverte,  entre  ces  deux  séries  d'ex- 
pertises, de  l'écriture  d'Esterhazy  pouvait  être  la 
cause  de  cette  divergence.  Il  a  néglige  de  repiar- 
quer  qu'en  1897,  lorsque  les  experts  ont  à  com- 
parer avec  le  bordereau  l'écriture  de  Dreyfus, 
leurs  conclusions  ne  sont  pas  uniformes,  tandis 
qu'en  1898,  lorsqu'ils  ont  à  comparer  avec  le 
bordereau  l'écriture  d'Esterhazy,  elles  sont  toutes 
d'accord  et  reconnaissent  l'identité. 

Le  général  Roget  ne  pouvait  opposer  valablement 
le  résultat  des  expertises  de  1897  à  celui  des  exper 
tises  de  1898  que  si  les  deux  séries  d'expertises 
avaient  été  faites  dans  des  conditions  identiques. 
C'est  ce  qu'a  très  bion  montré  M.  Paul  Moriaud, 
pris  à  parti  par  le  général  Roget,  dans  une  lettre 
que  cet  expert  a  écrite  le  (5  avril  au  premier  pré^'i- 
dent  Mazeau. 

Les  conditions,  d'une  anncV  à  l'autre,  ont  été  en- 
tièrement modifiées  par  la  mise  au  jour  de  lettres 
d'Esterhazy. 

L'ensemble  des  observations  du  général  Roget 
sur  la  question  des  écritures  n'est  qu'une  preuve 
nouvelle  de  sa  prévention.  —  En  résumé,  loin 
d'apporter  aucune  clarté  nouvelle  sur  la  question 
lif's  écritures,  tout  ce  qu'eu  a  dit  le  général  Roget 
t/'iiioitmc  (l'un  In'^  vif  dé^^ir  de  lais>cr    planer   •«ur 


3 


LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS        17Ô 

elle  les  obscurités  accumulées  à  plaisir  par  les 
expertises  officielles  : 

1°  Il  méconnaît  l'importance  du  contrôle  de 
l'hypothèse  par  l'écriture,  de  peur  de  voir  tourner 
ce  contrôle  contre  Esterhazy  ; 

2°  A  ce  contrôle  direct,  il  préfère  l'examen  d'un 
problème  juridique; 

3°  Dans  l'examen  de  ce  problème,  il  reste  inca- 
pable de  discerner  par  l'analyse  '  les  faits  essen- 
tiels. 


CHAPITRE  XIX 
Le   système  des  trois  enceintes. 

/.  La  pfi://ii'ji  c  enceinte. 


{A).  L'auteur  du  bordereau  est  un  officier  d'état-major, 
parce  que  le  bonlerean  reproduit  (|uplques-uiis  des  ter- 
mes techniques  de  l'étal-major,  par  cxomph-  formations 
(dans  «  formations  d'artillerie  »)  et  notes. 


Comment  le  général  Roget  établit  la  première 
enceinte  (officier  d'état-major)  par  les  termes  et 
le  contenu  du  bordereau.  —  Dès  qu'il  en  arrive 
au  bordereau,  le  gcuùral  Roget  dit  à  la  Cour  :  «  Cette 
pièce,  dout  j'ai  fait  uue  étude  spéciale  en  cherchaut 
les  documents  originaux  se  rapportant  aux  travaux 
faits  à  l'état-major  de  l'armée  eu  IS'Jl,  et  dout  j'ai 
fait  aussi  un  long  commentaire,  a  fait  naitre  en  moi 
la  conviction  absolue  qu'elle  émane  d'un  officier 
de  l'état-major  de  l'armée,  tant  elle  reproduit  bien, 
en  ce  qu'il  a  de  technique,  le  langage  de  la  mai 
son,  et  tant  elle  s'ajuste  avec  e.xactitude  aux  travaux 
(jui  ont  été  faits  cette  aunéc-là  à  l'état  major  de 
l'année,  et  qui  n'y  ont  été  faits  que  cette  année-là.  » 


LE  GÉNÊÏIAL  ROGET  ET  DREYFUS        1  7; 

Revenant  à  la  question  le  lentlemain,  après  de 
longues  digressions,  le  général  Koget  dit  encore  : 
((  Il  est  question  dans  le  bordereau  des  travaux  les 
plus  importants  et  les  plus  secrets  de  l'état  major 
de  l'armée  :  la  couverture,  le  nouveau  plan  de  mo- 
l>ilisation,  les  modifications  aux  formations  de  l'ar- 
tillerie, etc.  »  et,  un  peu  plus  loin  : 

H  Le  bordereau  désigne  un  officier  de  l'état-major 
de  l'armée  parce  qu'il  est  impossible  qu'en  dehors 
î  état-major  on  puisse  fournir  une  note  sur  les 
;iLS  de  couverture,  en  sachant  d'avance  que  des 
modifications  y  seront  apportées  par  le  nouveau 
plan.  Il  désigne  un  officier  d'état-major  encore,  par 
la  note  sur  les  formations  de  l'artillerie,  par  le  mot 
même  de  formations  qui,  dans  cette  acception, 
n'est  employée  qu'à  l'état-major,  même  par  le  mot 
note,  qui  est  le  langage  courant  qu'on  y  parle,  n 

J'examinerai  successivement  ces  trois  raisons, 
en  commeuc^aut  par  la  plus  générale,  l'emploi  du 

mot  note. 

* 

Comment  le  général  Roget  établit  que  le  mot 
«  note  lestla  propriété  du  ministère  de  laGuerre, 
et  particulièrement  de  l'état-major.  —  J'incline  à 
'Tuire  que,  depuis  qu'il  a  quitté  le  ministère,  le  gé- 
iit-ral  Roget  ne  s'est  plus  jamais  servi  du  mot  note, 
pour  ne  point  exciter  les  soupçons,  ou,  plus  naturel- 
lement, par  une  sorte  de  respect  religieux  pour  une 
•  xpression  sacrée.  Note  est  un  mot  qui,  d'après  lui, 
c-t  devenu  la  propriété  exclusive  du  ministère  de  la 
(îuerre,  à  force  d'y  être  '■iim>!"\'''  iwiir  ,i..<!<ri|,.!-  log 
'  hoses  les  plus  diverse- 


V<X  LE  (iÉNKRAL   ROGET    ET   DREYFUS 

«  Dans  l'intérieur  du  ministère,  nous  apprend  le 
général  Roget,  toute  la  correspondance  de  bureau  à 
bureau  se  fait  sous  forme  de  notes  et  porte  ce  nom  ; 
de  sorte  que,  sous  l'appellation  de  note,  on  peut  dési 
gner  un  document  original.  Un  bureau  de  l'état 
major  écrit  à  un  autre  bureau  :  cela  s'appelle  une 
note  pour  tel  bureau  d'état  major.  On  veut  rensei- 
gner le  ministre  ou  le  chef  d'état-major  sur  une 
question  :  ou  fait  une  note  pour  le  ministre,  une 
note  pour  le  chef  d'état-major.  On  n'écrit  pas  sous 
d'autre  nom  dans  la  maison,  et  je  trouve,  moi,  très 
significatif  que  ce  mot  de  note,  qui  est  d'usage  cou- 
rant, soit  répété  quatre  fois  dans  le  bordereau;  c'est 
un  trait  caractéristique  de  langage.  » 

Le  général  Roget  a  dit  tout  cela  gravement,  au 
grand  sérieux.  Moi,  je  ne  peux  m'empêcher  de  rire 
en  voyant  la  peine  qu'il  a  prise.  Pendant  que  je  le 
suis  de  bureau  en  bureau,  et  jusque  chez  le  chef 
d'état  major  et  le  ministre,  où  il  promène  la  note 
sacro-sainte,  je  vois  à  chaque  porte  passer  entre  lui 
et  moi  la  frimousse  éveillée  d'une  petite  blanchis- 
seuse avec  son  grand  panier,  et  sa  note  à  elle  épin 
gléo  sur  le  linge  éblouissant. 

Y  a-t-il  un  mot  de  physionomie  plus  banale  que 
le  mot  note  ?  et  de  quel  mot  le  générai  Roget  vou- 
lait-il donc  que  l'auteur  du  bordereau  se  servit  ? 

Et,  s'il  n'avait  envoyé  qu'une  note  au  lieu  d'en 
envoyer  trois,   le  général  Roget  aurait-il  cessé  de 
voir,  dans  l'emploi  de  ce  mot,  un  trait  cnrnrtéri- 
tique  de  langage  ? 

En  attribuant  à  «  note  »  un  sens  exclusif  d'état- 


J.fc    t.l.NKKAL    ROGK'J-    l;i     KHKYFUS  IV.» 

m^or.  le  général  Roget  préjuge  arbitrairement 
l'importance  des  documents  annoncés  par  le  bor- 
dereau. —  Au  vrai,  le  générai  Roget  ne  tient  à 
trouver  dans  le  mot  note  un  mot  d'ctat-major  que 
pour  soutenir,  en  l'absence  de  toute  preuve,  que  les 
notes  indiquées  par  le  bordereau  sont  toutes  des  do- 
cuments importants,  issus  des  sources  les  plus 
secrètes  de  l'état-major.  Or,  il  n'en  sait  rien. 

Le  général  Roget  dit  à  Picquart  :  «  Pour  attri- 
buer le  bordereau  à  Esterhazy,  il  a  fallu  commencer 
par  établir  qu'il  n'y  avait  rien  dans  le  bordereau, 
que  c'était  un  document  sans  valeur.  »  Moi,  je  dis 
au  général  Roget  :  «  Pour  attribuer  le  bordereau  à 
Dreyfus,  il  a  fallu  commencer  par  établir  qu'il  n'y 
avait  que  des  choses  importantes  dans  le  bordereau, 
que  c'était  un  document  de  premier  ordre.  » 

«  Comment  peut-on  dire  sans  le  savoir  qu'il  n'y  a 
rien  d'important  sur  le  bordereau?  »  s'écrie  lé  géné- 
ral Roget.  Moi,  je  m'écrie  de  mon  côté  :  «  Com 
ment  i^eut-on  dire,  sans  le  savoir,  que  le  bordereau 
implique,  par  son  texte  môme,  la  livraison  à 
l'étranger  des  documents  les  plus  essentiels  et  les 
plus  secrets  de  la  défense  nationale  ?  »  [Déposition 
Carat f/nac,  9  novembre  1898.) 

Qui  nous  départagera,  tant  que  demeureront  in- 
connus les  papiers  décorés  du  nom  de  notes  par  l'au- 
teur du  bordereau  ? 

Il  est  impossible  de  savoir  si  les  notes  du  bor- 
dereau sont  importantes  ou  non.  —  S'il  avait  été 
sage,  le  général  H(jget  s'en  serait  tenu  à  ce  commen- 
cement de  phrase  qui  respire  la  probité  :  «  Dire 


!>;"  I.K   CÉSfcRAL  KOGET  ZT  DREYFUS 

jusqu'à  quel  pointon  a  renseigné  les  correspondants, 
je  n'en  sais  rien  moi-même.  » 

Malheureusement  il  a  ajouté  :  «  Ce  que  je  sais, 
c'est  que  les  correspondants  sont  parfaitement  au 
courant  de  nos  travaux,  très  à  l'affût  de  ce  qui  les 
intéresse,  parfaitement  capables  de  contester  la 
valeur  des  renseip:nements  qui  leur  sont  fournis,  et 
jusqu'à  un  certain  point,  d'en  contrôler  l'exacti- 
tude. »  11  a  ainsi  repris  de  la  main  gauche  oe  qu'il 
lâchait  de  la  main  droite,  mais  sans  le  savoir-faire 
il 'un  prestidigitateur. 

Il  avoue  qu'il  ne  ftail  rien,  mais  il  risque  une 
hypothèse,  et  s'en  sert  pour  assurer  comme  s'il 
savait.  Il  oublie  aussi  qu'il  a  raconté  lui-même, 
la  veille,  à  propos  des  plans  directeurs  des  forteres- 
ses, l'histoire  d'un  agent  français  «  autorisé  à  se 
mettre  en  rapport  avec  un  état  major  étranger,  dans 
le  l)ut  de  lui  fournir  des  renseignements  erronés  », 
et  dont  le  manège  dura  quelque  temps  avant  qu'on 
s'aperçtit  à  cet  état-major  qu'on /avait  affaire  à  un 
faux  agent. 

S'il  est  possible  de  fournir  des  renseignements 
erronés  sans  être  démasqué  immédiatement,  à 
plus  forte  raison  est-il  possible  de  fournir  des  ren- 
seignements médiocres,  et,  par  les  questionnaires 
reproduits  dans  la  note  du  général  Deloye,  nous 
voyous  qu'en  demandant  à  leurs  agents  d'informa- 
tion, à  proj)os  d'articles  de  journaux.  «  tout  oeiju'on 
I)eut  savoir  »,  les  états-majors  étrangers  s'exposent 
à  recevoir,  selon  les  circonstances,  du  bon,  du  uk- 
«liocre  ou  du  pire. 


LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS        181 

uotes  du  bordereau  de  la  réserve  qui  sied  à  l'igno- 
rance :  il  faut  s'en  tenir  à  la  déclaration  involontaire 
du  général  Roget,  ou  bien  à  celle  qui  a  échappé  au 
capitaine  Cuignet,  dans  une  phrase  incidente  : 
«  Je  dois  déclarer,  quant  à  moi,  que  j'ignore  ce  que 
l'auteur  du  bordereau  a  pu  envoyer  comme  rensei- 
gnements à  son  correspondant.  » 

Dans  cette  ignorance,  il  est  impossible  de  dire  si 
les  trois  «no^e  »  du  bordereau  reproduisent  le  langage 
technique  de  l'état-major,  et  indiquent  que  l'auteur 
est  un  officier  d'état-major. 

Contradictions  et  chinoiseries  du  général  Roget, 
en  discutant  avec  Picquart  sur  le  sens  du  mot 
«note  ».  —  Bien  que  l'acception  particulière  du  mot 
note,  au  sens  de  l'état-major,  soit  un  des  éléments 
du  système  des  trois  enceintes,  comme  le  général 
Roget  tient  d'autres  éléments  en  réserve,  il  ne 
répugne  pas  absolument  à  l'idée  d'abandonner 
celui-là.  Ce  à  quoi  il  tient  avant  tout,  c'est  à  pou- 
voir dire  toujours  que  les  notes  du  bordereau  sont 
des  notes  importantes,  et,  même  s'il  ne  s'agit  plus 
de  notes  d'état-major,  il  le  maintient  sans  s'aperce- 
voir qu'il  se  contredit. 

Quand  Picquart  dit  :  «  Il  n'y  a  là  que  des  notes, 
c'est  à-dire  une  œuvre  personnelle  »,  —  le  général 
répond  :  «  Pardon,  vous  savez  bien  qu'au  ministère 
une  note  est  un  document  original.  »  Quand  Pic- 
quart ajoute  :  a  Si  l'on  envoyait  quelque  chose  d'in- 
téressant, on  dirait  :  a  Je  vous  envoie  tel  ou  tel 
document  »,  —  le  général  répond  :  «  Pardon,  je  crois 
que  le  document  original  n'est  pas,  le  plus  souvent, 


If  iiifiiiiui  moj^en  derensoi^'iier;  Je  plu> -^t-incui,  il 
n'existe  pas,  en  tant  quo  vue  d'(Mi'^eml>le  -^nr  une 
•question  ». 

Ainsi,  les  notes  du  Imi  (u-n-.m  nui  \  eni  t-in-nr^  u<icu- 

ments  originaux,  et  alors  c'est  très  grave  ;  —  mais, 
si  elles  sont  des  notes  j)ersonnelles,  cela  vaut  encore 
mieux  que  des  documents  originaux,  et  c'est  beau- 
coup plus  grave.  Dans  ces  conditions,  si  Dreyfus 
échappait  il  aurait  vraiment  de  la  chance.  C'est  un 
des  exemples  les  plus  topiques  de  l'usage  ingénieux 
qu'on  a  fait  avec  lui  du  système  des  alternatives. 

En  lui  dictant  une  lettre,  du  Paty  disait  :  «  De 
deux  choses  l'une,  ou  il  se  troublera,  ou  il  ne  se 
troublera  pas;  s'il  tremble,  c'est  qu'il  est  coupable; 
s'il  ne  tremble  pas,  c'est  qu'il  dissimule.  »  De  même 
pour  la  perquisition  à  domicile  :  si  l'on  trouve  des 
papiers  suspects,  son  compte  est  bon;  si  i'on  n'en 
trouve  pas.  c'est  qu'il  les  aura  fait  disparaître. 

Ici  le  général  Roget  procède  exactement  de  la 
môme  manière.  De  deux  choses  l'ime  :  ou  les  notes 
du  bordereau  sont  des  notes  jiersonntjlles,  ou  ce  sont 
des  documents  originaux  ;  si  ce  sont  des  originaux 
rien  ne  peut  être  (plus  important  ;  mais,  m  œ  sont  des 
notes  personnelles. elles  sont  plus  iuii  -encore. 

Il  faudrait  pourtant  choisir,  et  li  i  ue  peut 

faire  les  deux  hypotl^ëses  à  la  fois  ;  il  le  peut  d'au- 
tant moins  qu'elles  ne  se  placent  pas  du  tout  de  Ja 
même  manière  par  rapport  à  Dreyfus. 

Si  l'on  choisit  l'hypothèse  des  notes  personnelies, 
il  faut  d'abord  démontrer  que  Dreyfus  en  est  l'au- 
teur, puisque,  comme  le  dit  le  général,  en  fournis- 
sant un  exemple  de  sou  cru,   <'  la  valeur  d'une 


I.i:   (iÉXKUAL   ROGET   ET   DREYFUS  IS-'J 

œuvre  personuell»'  dri)ciul  tout  à  fait  de  l;i  personne 
qui  l'a  faite  », 

Si  l'on  choiisit  rij\pothé.se  des  documents  origi- 
naux, c'est  la  nature  des  notes  qui  permet  de  soup- 
i.onner  Dmius. 

D;mi-  le  premier  cas,  Thypothcse  a  besoin  d'être 
rdunniifc  par  la  dé(!ouverte  de  leur  auteur,  et  reste 
en  suspens  tant  qu'il  n'est  pas  découvert. 

Dans  le  deuxième  cas,  la  découverte  de  l'auteur 
dépend  de  l'exactitude  de  l'hypothèse  sur  la  nature 
des  notes,  et  tant  que  eelle-oi  n'est  pas  vérifiée,  la 
découverte  est  impossible. 

Les  deux  difficultés  sont  xlifférentes,  mais  équiva- 
lentes. Le  général  croit  les  détruire  l'une  par  l'autre, 
frrâce  à  une  combinaison  de  génie  :  de  deux  pétitions 
de  principe  et  d'une  contradiction  il  fait  un  cercle 
vicieux,  et  s'y  enferme  avec  Dreyfus,  le  tenant  à  la 
LTorge. 

Il  suffit  de  souffler  sur  cette  belle  construction 
pour  délivrer  les  deux  prisonniers.  Non,  le  mot 
note,  serait-il  répété  cent  fois,  au  lieu  de  quatre, 
dans  le  bordereau,  ne  saurait  jamais  prouver  que 
l'auteur  doit  être  un  officier  d'état-major  et  par  con- 


C  est  par  une  pétition  de  principe  que,  dans 
((  modifications  aux  formations  de  l'artillerie  »,  le 
général  Roget  prend  «  formations  »  au  sens  de 
l'état-major.  —  Tris  dans  cette  acception,  dit  le 
;;énéral  Koget.  <e  mot  n'est  empiloyé  qu'à  l'état- 
major.  Mais,quelleacception?8i  c'est  le  sens  où  l'on 


l.S'j        LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS 

doit  entendre  les  modifications  résultant  de  la  loi  par 
laquelle  ont  été  supprimés  les  pontonniers,  le  gé- 
néral fait  là  une  nouvelle  pétition  de  principe  :  il 
ne  peut  s'ajçir  de  ces  modifications  que  si  formations 
est  pris  dans  son  sens  d'état  major;  par  conséquent 
les  deux  mots  ne  s'expliquent  pas  réciproquement, 
et  l'un  ne  peut  servir  à  explicjuer  l'autre,  tant  qu'il 
u'a  pas  été  expliqué  lui-même  par  un  autre  moyen. 

Le  général  Roget  n'aperçoit  même  pas  la  diffî- 
tulté.  Le 22  novembre,  en  étudiant  la  date  du  bor- 
dereau, il  parle  de  la  suppression  des  pontonniers, 
comme  s'il  n'y  avait  aucun  doute  possible  sur  le 
sujet  de  la  note  ;  le  23,  il  se  borne  à  affirmer  «  que  le 
mot  formations,  employé  dans  l'acception  qu'il  a 
dans  le  bordereau,  ne  s'emploie  qu'à  l'étatmajor  de 
l'armée  ' .  ') 

Il  aurait  fallu  que  le  général  Roget  prouvât 
d'abord  qu'il  était  impossible  d'admettre  que  for- 
mations fût  pris  ici  dans  le  sens  usuel  de  l'artille- 
rie'.formation  des  manœuvres,  formation  de  marche, 
formation  de  combat,  etc. 

Le  général  Roget  ignore  qu'à  Tété  de  1894,  il 
y  a  eu  des  études  pour  des  modifications  aux 
formations  de  l'artillerie,  en  prenant  le  mot  o  for- 
mations» dans  le  sens  des  artilleurs.  —  Si,  en  1894. 
il  n'y  avait  eu  aucune  modification  réalisée  ou  étu- 
diée à  ces  sortes  de  formations,  on  comprendrait 
que  le  général  Roget  se  rabattît  sur  les  modifica- 

I.  Par  le  mot  formation,  dit  le  Ri'-néral  Oonse,  dans  sa 
déposition  du  12  décembre,  on  cntond,  dans  le  lanf;aji;<> 
courant  de  létal-major,  l'organisation  ot  In  proupomcnt 
des  ^''^''^cates  unité»  do  guerre. 


% 


LE   GÉNÉRAL   ROGET   ET   DREYFUS  ItST) 

tiens  dans  le  groupement  des  unités,  qui  résultaient 
de  la  suppression  des  pontonniers;  mais  le  com- 
mandant Hartmann  a  appris  à  la  Cour  (Déposition 
du  1"  fécrier.)  qu'en  1894,  «  quelques  brigades 
d'artillerie  ont  été  chargées  d'expérimenter  un 
projet  de  règlement  sur  les  manœuvres  des  batteries 
attelées.  Ce  règlement  comportait  précisément  des 
modifications  importantes  aux  formations  des  ma- 
nœuvres de  l'artillerie.  »  Ce  projet  a  été  appliqué- 
par  les  deux  régiments  de  la  3**  brigade  aux 
manœuvres  de  masse  du  camp  de  Chdlons,  en 
août  1894. 

Le  commandant  Hartmann  cite  à  ce  sujet  un 
article  de  la  France  militaire  du  11  août,  qui 
annonce  ces  manœuvres,  et  où  l'on  relève  cette 
phrase  curieuse,  à  cause  de  la  coïncidence  avec 
deux  indications  au  bordereau  :  «  On  n'essayera 
rien  moins  que  le  Projet  de  Manuel  de  tir  et  le  Pro- 
jet de  Règlement  sur  les  manœuvres  des  batteries 
attelées.  » 

De  son  côté,  le  général  Deloye  cite  le  texte  d'une 
note,  parvenue  le  27  septembre  1894  à  la  direction  de 
l'artillerie,  où  l'attaché  militaire  allemand  demande 
;i  un  correspondant  des  informations  sur  un  projet 
de  règlement  des  manœuvres  des  batteries  attelées. 
( 'cite  note  est  ainsi  conçue  :  «  Quelle  est  la  compo- 
>ition  de  batteries  du  régiment  de  corps  à  Châlons? 
Combien  de  batteries  de  120?  Quels  obus  tirent- 
tlles  ?  Quels  sont  les  effectifs  des  batteries  ?  Manuel 
'le  tir  de  l'artillerie  de  campagne 'f  Réglette  de 
lorrespondance?  Mobilisation  de  l'artillerie?  Le 
nouretni  cnnon?  Le  noincaii  fusil?  l'onu.ifioii  (l(>s 


186  LE   (ÎÊNÉRAT.   ROGET   ET   DREYFUS 

armées,  divisioiïs et  brigades  de  réseme.  Le  fort  de 
Manonviller?'  PPojet  de  Règlement  sur  les  ma- 
nœurres  des  batteries  attelées.  » 

J'ai  transf'rit  entièrement  cette  note,  parce  qu'il 
est  évident  qu'elle  a  été  faite  à  l'époque  où  les 
écoles  à  feu  et  lès  manœuvres  du  camp  de  Châloiis 
rendaient  possible  à  un  observateur  attentif  de 
répondre  à  la  plupart  dès  questions,  et  aussi  parce 
que,  sur  cinq  des  notes  annoncées  par  le  bordereau, 
deux  sont  des  réponses  à  des  (juestions  de  cette  note. 

La  note  sur  le  frein  hydraulique  du  12G  et  la 
manière  dont  cette  pièce  s'est  conduite  répond  à  la 
question  :  Le  nouveau  canon  ? 

L'envoi  du  Projet  de  Manuel  de  tir  de  l'artillerie 
de  ramparjne  répond  à   la  demande  même 
Projet. 

J*én  conclus  qu'il  serait  non  seulement  possible, 
mais  encore  très  vraisemblable  ([ue  la  note  sur  une 
modification  aux/ormntions  de  l'artillerie  fût  aussi 
une  réponse  à  la  question  :  Projet  dérèglement  sur 
les  manœuvres  de  batteries  attelées  f 

Pindique  même,  en  passant,  une  hypothèse  à 
examiner,  et  qui  semble  ne  l'avoir  jamais  été, 
quoique  la  note  de  l'agent  étranger  fût  connue 
en  septembre  IRîM;  l'auteur  du  bordereau  n'àvait-il 
pas  reçu  un  questionnaire  semblable,  et  l'envoi 
annoncé  parle  bordereau  ne  ponmif-il  p'-  '''"">  '"v 
réponse  'i  ce  questicmnaire? 

Le  général  Roget  pouvait,  moins  que  personne, 
décider  arbitrairement  que,  dans  le  bordereau . 
«  formations  »  était  un  terme  technique  de  Tétat- 


LE   <4ÉXfiRAL  ROGKT   ET   DREYFUS  !^i 

major.  —  Il  est  donc  certain  que,  dans  le  bordereau, 
le  mut  de  forniationti  peut  se  prendre  dans  l'une 
ou  l'autre  de  ses  acceptions  :  acception  d'artillerie 
(•ejjtion  d'état-major.  La  connaissance  du 
ÙM.  M. lient  envoyt^  pourrait  seule  permettre  de  dire 
exactement  dani*  quel  sens  il  a  été  employé  ;  le 
::<'néral  Roget  n'a  pas  le  droit  de  décider  qu'il  est 
pris  dans  le  sens  d'étatmajor,  pour  en  inférer 
ensuite,  comme  une  chose  démontrée,  que  l'auteur 
du  bordereau,  étant  un  officier  d'état-raajor,  peut 
être  Dreyfus. 

J'ajoute  que  la  déposition  du  commandant  Hart- 
mann semble  bien  établir  que,  à  partir  du  28  août, 
il  n'y  avait  plus  rien  à  apprendre  à  Sclnvarzkoppen 
sur  les  modifications  aux  formations  de  l'artillerie 
résultant  de  la  suppression  des  pontonniers.  Ce 
jour-là,  en  effet,  la  France  militaire  publia  la 
lettre  ministérielle  '  du  4  août  sur  l'application  de 
la  loi  et  des  décrets  complémentaires.  Il  en  résulte 
que,  si  quelqu'un  n'avait  pas  le  droit  de  décider 
arbitrairement  ({ue  format  ions  de  L'artillerie  devait 
être  pris  au  sens  de  l'état- major,  c'était  le  général 
Koget,  qui  place  l'envoi  du  l)or(l«'rerni  {\-\\\<  Ic^  der- 
niers jours  du  mois  d'août. 

Par  contre,  j'ai  le  droit  de  noter  : 

1"  Que,  pour  le  sens  du  mot  no^e,  le  général  lioget 
1  jugé  contre  le  sens  commun,  par  prévention 
'  «litre  iJreyfus  ; 

",'  '    i)\\'{-\\    (li  vcil  I.'i  1 1 1     11'     -iM-    i!i-    II'    nuit    .ivci-     !'ii- 


iioii  (lu  12  «iHcembre,  cnnim»'  d'un  document  confi- 

'      (tli    voit    iiii'il    III-    l'i-r.'iil    iiliK    :i    l;i    liii   ir.-wint. 


188  LB  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS 

quart,  il  est  tombé  dans  un  gâchis  logique  extraor- 
dinaire; 

3"  Qu'il  ;i  a[)|)urt(''  les  nK'UU>  ]in-vriiiiiMi>  a.ui:^ 
l'interprétation  du  mot/ormfl'^/or?.s' que  dans  celle  du 
mot  notes  : 

4°  Que,  dans  nu  >cur~  »  uiuuu-  Waii>  l'autre,  les 
informations  qu'il  a  fournies  à  la  Cour  sont  tout  à 
fait  incomplètes. 


CHAPITRE  XX 
Le  système  des  trois  enceintes. 

//.  La  première  enceinte. 


iBi.  L'auteur  du  bordereau  est  un  officier  d'ètat-major, 
parce  que  le  bordereau  reproduit,  dans  les  notes  qu'il 
annonce,  les  travaux  de  l'état-major  en  1894. 


Quels  sont  les  éléments  du  bordereau  dont  se 
sert  le  général  Roget  pour  établir  la  première 
enceinte?  —  La  deuxième  catégorie  d'arguments, 
k  l'aide  desquels  le  général  Roget  décide  (jue  le  bor- 
dereau est  l'œuvre  d'un  officier  d'état  major,  est 
celle-ci  :  «  Le  bordereau  s'ajuste  avec  exactitude 
aux  travaux  qui  ont  été  faits  cette  année-là  à  l'état- 
major,  et  qui  n'y  ont  été  faits  que  cette  année-là  : 
la  couverture,  le  nouveau  plan  de  mobilisation,  les 
modifications  aux  formations  de  l'artillerie,  etc. 
{etc.  signifiant  Madagascar),  ilest  imp<»ssibleque,en 
dehors  de  l'état-major,  on  puisse  fournir  une  note 
sur  les  troupes  de  couverture,  en  sachant  d'avance 
les  modifications  qui  seront  apportées  par  le  nouveau 
plan.  » 

11. 


1"        LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS 

\.''  j^énéral  Roget  a  fait  porter  le  principal  effort 
de  sa  démonstration  sur  les  troupes  de  couverture; 
je  me  débarrasserai  donc  du  reste  auparavant,  pour 
terminer  mon  examen  par  ce  qui  paraît  le  plus  pro 
bant  au  général. 


Le  général  Roget  ignore  si  «  formations  d'artil- 
lerie  »    se  rapporte  à  un   sujet  d'état- major.  — 

D'abord  ce  que  j'ai  dit  au  chapitre  précédent,  à 
propos  du  moi  formation*  d'artillerie,  me  dispense 
d'insister  de  nouveau  sur  ce  sujet.  Du  moment  que 
le  sens  du  mot  formations  est  incertain,  il  est  incer- 
tain que  les  modiflcationa  aux  formations  de  Vartil- 
lerie  soient  un  sujet  d'état  major;  et  même",  avec  la 
date  choisie  pour  le  bordereau  par  le  général  Roget, 
il  est  plus  probable  que  ce  n'est  pas  un  sujet  d'é^at- 
major.  Par  conséii^uentr  rien  à  tirer  de  la  note 
numéro  3  pour  l'enceinte  dr  l'.i  it-.x  ii..r. 


Le  général  Roget  ne  sait  pas  si  la  note  sur 
Madagascar  a  quoi  que  ce  soit  de  commun  avec 
celle  de  rétat-major.  —  Pour  la  note  sur  Madf 
gasrar  (n"  4),  le  général  Roget  n'a  rien  dit  dans 
l'étude  détaillée  du  texte  du  bordereau;  il'  s'est 
i>orné  à  en  parier  à  propos  de  la  diite.  îl  a  signalé 
Il  i     ''       i' ri;  9.S,  copiée  en  février  d'ans  l'an - 

ti  iiel  du  Sancy,  et  la  grande  note 

d'aotit  sur  16  plan  de  campagne,  faite  au  3"  bu 
reau;  il  a  glissé  le  plus  rapidement  i        '  '    sur  ce 
sujet  brûlant. où  la  divergence  entre  l  itions 


w 

1 


I.i.    i.l'.M-.KAL     i;tli.l-.l     I'.  1      DUl.'^l-l    ~  l'-'l 

Miinl'luii  et  celles  de  1X94  est  i)ar  trop  cliw- 
Me". 

En  fait,  tes  deux  notes  ayant  été  toutes  le»  deus 
rédi^'c'es  à  l'état-major,  il  importe  assez  peu  que  le 
liuidi'reau  annonce  l'une  ou  l'autre,  pour  savoir  si 
l'on  peut  en  déduire  que  l'auteur  dn  bordereau 
appartient  à  l'état-major.  Miiiw  en  réalité,  on  ignom 
s'il  s'agit  de  l'une  des  deux,  et  il  pourrait  •^e  faire 
qu'il  ne  s'agît  ni  de  l'une  ni  de  l'autre. 

Dans  son  commentaire  du  borderes^u  j^.n  i^ij^xm 
à  Esterbazy,  M.  Cavaignae  a  dit  (.9  novembre,  après- 
midi)  :  ((  Il  n'est  évidemment  pas  impossible,  les 
renseignements  étant  plutôt  confidentiels  que  tout  à 
faitsecret.s,(iu'uneindis<,-rétion  fût  commise,  mais  elle 
l'aurait  été  plus  vraisemblablement  au  sein  de  l'état- 
major  général,  au  sein  duquel  les  études  se  pour- 
suivaient. »  Si  le  sein  de  l'état-major  n'est  ici  que 
vraisemblable,  on  n'en  peut  rien  tirer  de  valable  pour 
l'induction  qui  permet  de  placer  l'auteur  du  borde- 
reau dans  le  groupe  des  officiers  d'état-major  :  de 
l'aveu  de  M.  Cavaignae,  l'enceinte  a  une  porte  de 

ii)iiiiiiiiriic.'iiii>ii  .■i\'('c   le  (Iclinr-s. 


.    uiiial  Zuiliiicl<;u  a,  a    pmpos  de  cett<î  yutf  sur 

'»%  un  posr^age  admirable  {D/; position  du  il  no- 

sait  (ju'eii  lMy4,  c'est  la  note  de  f('*vrier  (pii  a 

user  Dreyfus;  aussi,  après  avoir  parlé  du  haut 

t   if  la   note   d'août,  à  i;ouko   des   renseignements 

r<'al«'rraait  sur  l'expédition  préparée,  il  ajoute  cau- 

!i<Mit  :  "  r  Mints  qui  ne  pouvaient  être 

.s  fjued'uii  major,  ce  qui  pouvait  per- 

■  aisément  m Cu    u  )ii\.r  l'auteur,  ont  dû   troubler 

is,  au  moment  de  s<'s  pn-micrs  inlerro<jatolres,  car 

M.  i.     voit,   à  (!'■■;':  i"-'  ■■■       ■•'    ■■ i-        1 

:ette  question. 


102  LE   CÎÉNÉRAL   ROOET   ET  DREYFD8 

Aussi  bien  le  bordereau  ne  dit  pas  :  Note  sur  le 
plan  de  campar/ne  de  Madayaacar ;  il  dit  simple- 
mant  :  Note  sur  Madagascar.  Il  y  a  donc  doute  sur 
la  nature  même  de  la  note,  et  l'on  ne  peut  dire  si 
elle  est  géographique  ou  militaire.  L'enceinte  n'est 
donc  plus  qu'une  trace  hypothétique  sur  le  sable, 
impropre  à  enfermer  qui  que  ce  soit. 

Avec  la  date  à  laquelle  le  général  Roget  place 
l'envoi  du  bordereau,  il  est  impossible  d'admettre 
que  la  k  note  sur  Madagascar  »  se  rapporte  à  la 
note  faite  en  août  à  l'état-major.  —  Il  y  a  mieux:  si 
l'on  admet  que  la  note  du  bordereau  soit  un  extrait 
ou  une  copie  de  la  note  du  mois  d'août,  il  faut 
examiner  quand  et  comment  Dreyfus  en  a  pris  con 
naissance,  puisque,  en  définitive,  c'est  lui  qu'on 
cherche  dans  l'enceinte  de  l'état-major. 

Le  général  Zurlinden  dit  que  cette  note  a  été 
élaborée  au  H"  bureau  où  se  trouvait  Dreyfus  :  elle 
a  été  terminée  le  20  et  tirée  le  29.  Or  Dreyfus 
n'est  entré  au  3'  bureau  que  le  1""  juillet,  six  mois 
après  que  les  études  relatives  à  l'expédition  de 
Madagascar  avaient  été  commencées.  Jamais  on  n'a 
établi  qu'il  ait  eu,  par  l'officier  ou  les  officiers 
chargés  du  travail  préparatoire,  communication  de 
quoi  que  ce  fut  ;  la  preuve  en  est  qu'on  s'est  rabattu, 
en  189-1,  sur  la  note  de  février,  parce  qu'elle  avait  été 
copiée  dans  une  antichambre.  Enfin,  les  mêmes 
hommes  qui  déclarent  (pie  Dreyfus  n'a  pas  su 
avant  le  27  ou  28  août  qu'il  n'irait  p.is  m 
mantpuvres,  et  en  concluent  qu'il  est  l'auteur  du 
bordereau,  ne  peuvent  pourtant  pas  l'accuser  d'avoir 


LE  «ÉNKRAL  ROGET  ET  DREYFUS        VXi 

connu  le  28  une  note  qui  n'a  été  tirée  que  le  29  : 
ils  doivent  donc  conclure  de  cette  impossibilité  qu'il 
n'est  pas  l'auteur  du  bordereau. 

Ainsi,  si  l'on  prend  au  pied  de  la  lettre  les  as- 
sertions des  généraux  Zurlinden  et  Roget  à  propos 
de  la  Xote  sur  Madagascar,  on  s'aperçoit  que, 
loin  d'aider  à  construire  une  enceinte  où  l'on  soit 
assuré  de  trouver  Dreyfus,  elles  permettent  d'en 
construire  une  où  l'on  est  assuré  qu'il  n'avait  pas 
pénétré  à  la  date  que  l'on  assigne  au  bordereau  '. 


La  ((  note  sur  les  troupes  de  couverture  »  est 
rargument  principal  du  général  Roget,  pour  dé- 
cider que  l'auteur  du  bordereau  est  un  officier 
d'état-major.  —  Le  général  Roget,  dans  sa  déposi- 
tion du  23  novembre,  a  consacré  un  long  dévelop- 
I>ement  au  deuxième  paragraphe  du  bordereau  : 
Note  sur  les  troupes  de  couverture  [quelques  modi- 
fications seront  apportées  par  le  nouveau  plan). 
L'objet  essentiel  de  sa  démonstration  est  de  dé- 
montrer qu'une  note  annoncée  dans  ces  termes  ne 
peut  venir  que  d'un  officier  de  l'état  major,  de  ce 
qu'il  appelle  «  un  officier  de  la  maison  ». 

Il  y  a  à  cet  égard,  dans  la  phrase  du  bordereau, 
deux  points  à  examiner  :  l*'  troupes  de  couverture  ; 
2**  les  modifications  qui  seront  apportées  par  le 
nouveau  plan  aux  troupes  de  couverture. 

1.  Voir  siir  Madagascar  la  déposition  du  commandant 
Hartmann  (/"/Vcner»,  très  intéressante,  parce  qu'elle  donne 
des  extraits  de  journaux  militaires  de  1894,  et  se  l'onde  sur 
le  rapport  du  général  Ducheine. 


I  'i        II-  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS 

Le  général  Rog'et  affirme,  sans  le  savoir,  qu'il 
s  agit  d'un  dispositif  d'ensemble  des  troupes  de 
couverture.  —  Sur  le  premier  point,  les  troupes 
dv.  courcvture,  le  géïK'Tal  Roget  s'est  bien  gardé  dt> 
faire  une  analyse  complète  du  sujet 

Il  a  pris  soin,  en  commençant,  de  faire  observer 
que  le  bordereau  ne  parlait  pas  «  de  la  couverture  au 
point  de  vue  théorique  »,  ce  qui  parait  probable,  eu 
effet,  puisqu'il  est  question  de  modifications  ;.maiaiia 
dépju^sé  aussitôt  après^  les  limites  permises  à  l'induc- 
tion, eu  ajoutant  qu'il  ne  s'agissait  pas  «  de  telles  ou 
telles  troupes  qui  seraienteonnues  de  l'auteur,  mais 
des  troupes  en  généraU  c'est-à-dire  d'un  (lispusitif 
(V ensemble  ».  Peut-être  oui,  peut  être  non.  Le- 
indications  du  l)ordereaii  sont,  comme  il  convient  à 
un  bordereau,  des  indications  sommaires  ;  l'auteur 
ne  .^e  pique  pas  d'une  précision  et  d'une  corrcifion 
de  langage  parfaits^  et  de  ce  qu'il  n'a  pas  m\> 
troupes  de  couverture  »,  mais  «  Zes  troupe-  m 
couverture  »,  il  est  tout  à  fait  abusif  de  conclure 
qu'il  a  nécessairement  exposé  dans  sa  note  un  dis- 
positif d'ensemble.  Il  est  tn»s  possible  qu'il  n';ut  parlé 
que  de  ce  qu'il  savait  sur  les  troupes  de  couverture. 

Le  point  de  départ  du  général  Roget  est  donc  fixé 
arbitrairement,  et  il  eu  résulte,  pour  commencer, 
qu'une  chance  d'erreur  radicale  s'attache  à  tout  le 
commentaire  qui  suit. 

Le  général  Roget  affirme,  sans  le  savoir,  qu'il 
s'agit  des  ordres  de  transport  relatifs  aux  troupes 
de  couverture.  —  Si  l'on  accepte  le  dispu'-itif 
d'ensemble  comme  point  de  départ,  on  voit  que  le 


LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS        l'U 

jréuéral  Hop^t.  dans  les  (.'onséquences  qu'il  eu  a 
tirées,  a  (^outinué  de  s'abstenir  d'une  analyse  com- 
plète. Il  a  cru  ou  feint  de  croire  (juc,  sous  ce  mot 
troupes  de  couvertnre ,  il  ne  pouvait  être  question 
(|ue  des  ordres  de  mouvement  aux  troupes  de  cou 
verture;  ces  ordres,  préparés  par  l'état  major,  sont, 
par  nature,  secrets,  comme  tout  ce  qui  concerne  la 
<  «mcentration,  et  ne  doivent  être  connus  qu'à  l'ouver- 
ture de  la  campagne.  A  la  place  de  «  troupes  de  cou- 
rertitre)),  le  général  a  donc  lu  «  transport  de^  troupea 
(le  couverture  yy,  ce  qui,  en  effet,  ne  laisserait  place  à 
aïK'Uu  doute,  si  le  mot  de /"/vf/îiîpor^était  écrit  en  toutes 
lettres,  mais  ce  qui  est  une  simple  hypothèse,  du  mo- 
ment que  ce  mot  ne  se  trouve  pas  dans  le  bordereau. 

Le  général  Roget  n'a  pas  tenu  compte,  dans 
son  raisonnement,  de  l'existence  des  troupes  de 
couTerture  en  tant  que  vivantes  et  visibles.  —  Si 
le  général  Roget  avait  tenu  ;i  donner  à  la  Cour  de  cas- 
sation une  idée  complète  du  sujet*,  il  aurait  été  indis 
pensable  qu'il  ne  lui  parlilt  pas  seulement  de  ce 
qui  en  est  la  partie  invisible  et  secrète;  il  y  a,  en 
effet,  une  partie  visible  et  publique,  dont  les  modifi- 
•  ations  sont  nécessairement  visibles  et  publiques, 
et  peuvent  donner  lieu  à  des  observations  intéres- 
santes de  la  part  d'un  agent  de  renseignements. 

Les  troupes  de  couverture  n'ont  pas,  en  temps  de 
paix,  une  existence  purement  théorique  ;  elles  exis- 
t<!it  it  que  sur  le  papier,  et  le  lecteur  le 

l)lu-  '  — ^  .  aux  choses  militaires  peut  s'en  aper- 
•evoir  à  quelques  détails  de  la  déposition  du  géné- 
ral Roget  lui-mémei  ou  de  celle  de  M.  Cavaignac. 


■  i.M  KM.   l;tn.i.i    i.i    l»i^l.^^L 


Le  gciicnil  Ro{^et  parle  d'une  objection  qui  lui  fut 
faite  par  un  officier  d'état-niajor  d'une  division  de 
couverture  :  il  y  a  donc  des  divisions  qui  sont  des 
divisions  de  couverture  et  qui  le  savent. 

M.  Cavaignac  a  dit,  dans  sa  lettre  du  IH  avril  1899, 
au  président  Mazeau,  «  que  l'emplacement  des  trou- 
pes de  couverture  en  temps  de  paix  pouvait  être 
connu,  qu'il  n'avait  qu'une  importance  secondaire  ». 
Ce  dernier  détail  est  sui)erflu  :  l'essentiel  est  de 
.savoir  que  la  disposition  d'ensemble  des  troupes  do 
couverture  en  temps  de  i)aix  n'est  pas  secret  d'état- 
major. 

Le  général  lîu^xl,  eu  t:\plitiuani  la  préparation 
des  ordres  de  transport  nouveaux  pour  la  couverture, 
en  vue  de  l'automne  de  1891,  a  dit  que  cette  prépa- 
ration avait  été  nécessitée  par  des  changements  de 
garnison,  qui  devaient,  à  cette  époque,  modifier 
l'emplacement  de  presque  toutes  les  troupes  de 
couverture.  Il  est  donc  certain  que,  au  moment  où 
le  bordereau  a  été  écrit,  on  se  trouvait  à  la  veille  de 
modifications  importantes  dans  la  disposition  d'en- 
semble des  troupes  de  couverture,  et  (juane  note 
sur  ces  changements  prochains,  tout  en  étant  moins 
intéressante  qu'une  note  sur  les  transports  de  ces 
troujxjs  après  la  déclaration  de  guerre,  pouvait  avoir 
son  utilité. 

((  Une  note  sur  les  troupes  de  couverture,  dit 
M.  Cavaignac  (Déposition  du  U  novembre  ISOS.), 
implique  la  connaissance  de  renseignements  de 
fait.  M  Assurément;  mais  toute  la  question  est  de 
bavoir  si  ces  renseignements  de  fait  ne  peuvent  Atrc 
que  des  secrets  d'état-major.  M.   Cavaignac  n   !.• 


LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DRE^TUS  107 

général  Roget  ne  se  le  sont  même  pas  demandé 
dans  leur  déposition. 

M.  Cavaignae  ne  s'est  décidé  à  parler  de  rempla- 
cement en  temps  de  paix  que  dans  sa  lettre  à 
M.  Mazeau  {18  avril]  ;  c'est  qu'il  sentait  alors  le 
l)esoiu  de  répondre  au  commandant  Hartmann,  qui 
;ivait  signalé  dans  Xq  Journal  des  sciencea  militaires 
de  mai  1894  un  article  sur  «  Le  6"®  corps  et  les 
troupes  de  couverture  »,  où  se  trouvent,  sur  la  com- 
position de  celles-ci,  les  renseignements  les  plus 
détaillés.  Tout  ce  que  M.  Cavaignae  a  trouvé  à  ré- 
pondre, c'est  que  cela  est  secondaire,  comme  s'il 
était  évident  a  prtort  qu'aucune  des  notes  du  borde- 
reau ne  peut  être  faite  de  renseignements  de  second 
ordre. 

C'est  toujours  le  môme  système,  et  plus  âpre 
encore  chez  M,  Cavaignae  que  chez  le  général 
Roget,  d'établir  comme  un  dogme,  à  la  seule  lec- 
ture du  texte,  l'importance  primordiale  de  tout  ce 
qu'annonce  le  bordereau  en  termes  vagues  et 
incomplets,  afin  de  tirer  ensuite  de  cette  importance 
un  argument  contre  Dreyfus. 

Rien  ne  prouve  qu'une  note  sur  les  troupes  de 
convertures  ne  puisse  sortir  que  de  l'état-major. 
—  Le  silence  du  général  Roget  sur  tout  un  côté 
du  sujet  indique  par  le  mot  troupes  de  couverture 
implique,  dans  son  esprit,  la  i)étition  de  principe 
ou  le  cercle  vicieux  que  nous  connaissons  déjà  : 
ionsidérer  comme  prouvé  quelque  chose  qui  ne 
l'est  pas;  jnvoquer  ensuite  comme  preuve  quel(|ue 
<"hose  qui  aurait  besoin  d'être  prouvé. 


J'.'S  i.i:  <;É\i:uAL  roget  et  dreyfos 

Pour  iiuus,  nous  ne  pouvons  consentir  n». ... m  11..11, 
il  admettre  comme  hor<!  de  doute  qu'une  note  .tur 
/es-  troupes  de  aouoerturfi  ne  puisse  sortir  que  de 

]V''f -1 1- 111  ri  iiif. 

Kicn  u  indique  que  les  ((  modiâcations))  soient 
des  modifications  d'ordre  secret,  exclusivemeut 
connues  de  l'état-major.  —  Mais,  dini-t-on,  à 
1}<>té  du  mot  troupes  do  couverture,  (jui  ••- 
effet,  un  termegéuéral,  il  y  a  une  indit-ation  pi 
entre  parenthèses  :  (quelques  modijicationa  seront 
apportées  par  le  nouveau  plan).  C'est  là  l'indice 
que  la  note  sort  de  l'état-major. 

Il  faut  faire  observer  d'aJbord  que  la  nature  dc 
modifîcatioiis  dépend  de  celle  de  l'état  de  c! 
au([uel  elles  s'appliquent.   La  note  ne  donu»- 
demment  pas  ces  modifications,  puisqu'elle  les- tait 
seulement  prévoir  ;    mais  les    donnerait-elle,    on 
n'en  resterait  pas  moins  euprtisence  de  deux  hypo- 
thèses, également  acceptables  et  invérifial)li' 
celle  des  changements  aux  ordres  de  trauspuii  -  u 
temps  de  guerre;  —  celle  des  chanirements  aux 
résidences  en  temps  de  paix. 

Le  général  Roget  répomli...  .t  ■  t  i..  .,...:  ..    .|.ii 
indique  la  source  d'état-major,   c'est  <|ue  Fauteur 
du  bordereau  a  su  que  le  nouveau  plan  entraînerait 
pour  les  troujjes  de  couverture  ■!•<  i.i...l.iîi -.li..,,^ 
de  ((uelque  nature  qu'elles  suieiii 

Il  est  impossible  qu'en  août  1894.  lo  fait  que 
l'état-major  travaillait,  depuis  le  printemps  pré- 
cédent, à  un  nouveau  plan  de  concentration,  pour 


LE   GÉKfiRAL  ROC. ET  ET   DREYFUS  l'» 

le  printemps  suivant,  ait  été  un  fait  absolument 
igpnoré  dans  le  reste  de  l'armée.  —  Pour  qu'on  fût 
oblifît'  d'admettre  que  Tannonce  de  modifications  auK 
troupes  de  couyertUTe,  par  suite  du  nouveau  plan, 
venait  né<'essairenient  de  l'état  major,  il  faudrait 
<|ue,  au  moment  où  l'on  place  la  rédaction  du 
liordereau,  la  préparation  d'un  nouveau  plan  de 
concentration  pour  le  printemps  de  OH  eut  été  un 
secret.  Le  jjéntT.il  Hu'M'f  iT.»  n.i<  osé  Icilivc  ot  il  ne 
l'aurait  pas  pu. 

Il  a  admis  que  Dieylus  ait  pu,  à  Bourges,  ap 
prendre  par  conversations  des  choses  intéressantes 
sur  le  frein  hydropneuma'tique;  il  nous  a  repré- 
senté, pendant  la  période  d'essais  de  ce  frein,  tous 
les  officiers  d'artillerie  de  Bourges  à  l'affût  des 
moindres  renseignements  sur  un  sujet  dont  le  secret 
était  alors  entre  dix  personnes;  il  sait  très  bien 
qu'une  opération  aussi  vaste  que  la  réfection  du 
plan  de  concentration  ne  peut  être  entreprise  à 
l'état-major,  sans  qu'il  en  transpire  quelque  chose 
au  dehors. 

Par  lui,  nous  savons  qu'il  y  a  eu  délibération  du 
(.'onseil  supérieur  de  la  guerre,  puis  négociations 
entre  trois  l)ureaux  de  l'état-major,  avant  d'arriver 
:i  un  accord.  II  a  reconnu  que  les  jeunes  stagiaires 
(le  ces  bureaux  ne  sont  pas  toujours  très  discrets, 
'  <pf  ils  restent  en  relations  avec  leurs  camarades  de 
l'Kcole  de  guerre,  et  (ju'il  y  a,  près  de  l'École  mili- 
taire, un  café  où  des  jeunes  gens  ont  parlé  des  tra- 
vaux de  l'état-major  ».  La  réfection  du  plan  n'était 
[)as  un  de  «es  travaux  qu'on  pût  leur  laisser  ignorer. 


200  LE   GÉNÉRAL  ROGET   ET   DREYFUS 

raisons  pour  lesquelles  les  stagiaires  n'étaient  pas 
allés  aux  manœuvres  était  cette  réfection  même.  Il 
est  donc  supposable  que  l'exécution  de  ce  tra\ail  a 
été  connue  autre  part  qu'à  l'état-major. 

L'aveu  précis  en  a  d'ailleurs  été  fait  par  le  géuùral 
Roget.  Il  a  demandé,  eu  terminaut  son  développe- 
ment sur  ce  sujet,  «  comment  quelqu'un  qui  n'était 
pas  de  la  maison  aurait  pu  parler  du  nouveau  plan 
avant  la  fin  de  juin,  attendu  que  la  première  com- 
munication relative  au  nouveau  plan,  qui  ait  été 
faite  aux  commandants  de  corps  d'armée,  l'a  été  par 
lettre  du  20  juin  ».  Il  est  donc  sûr,  d'après  lui-même, 
que,  postérieurement  au  20  juin,  la  nouvelle  de  la 
réfection  da  plan  pouvait  se  répandre  par  d'autres 
conversations  que  celles  des  officiers  de  l'état-major, 
et  que  quelqu'un  qui  n'était  pas  de  la  maison  pou- 
vait en  parler  en  août. 

Ici  nous  touchons  au  dernier  réduit  de  l'hypothèse 
du  général  Roget.  On  a  pu  savoir  qu'il  y  avait  un 
nouveau  plan  en  préparation;  mais  savoir  que  le 
nouveau  plan  entraineraitdes  modifications  pour  les 
troupes  de  couverture,  c'était  là  le  secret  des  secrets. 
<(  C'est,  a  dit  M.  Cavaignac,  une  de  ces  décisions 
qu'on  prend  dans  l'intimité  même  de  la  direction  ; 
on  arrête  une  mesure,  on  reconnaît  qu'elle  implique 
de  grandes  difficultés  et  on  arrête  dans  son  esprit 
qu'elle  ne  sera  que  provisoire  :  c'est  là  une  décision 
qui  no  jwrterason  effet  qu'ultérieurement,  qui  n'en- 

tr.MÎllO    [VIS  (\0  !)u'vnr«'<   ij'i-vi'.iitir)!!.    )) 

Il  est  inadmissible  qu*eu  août  1894.  on  ne  se  soit 
pas  préoccupé  dans  les  corps  des  modifications  aux 


LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFDS        201 

troupes  de  couverture,  —  dunouveau  plan  décon- 
centration, —  des  difficultés  qu'il  y  avait  à  les 
accorder.  —  et  des  changements  de  garnison  qui 
en  résulteraient  au  printemps.  —  Il  semble,  à  lire 
ce  passage  de  M.  Cavaignae,  que  letat-major  plane 
loin  des  réalités  matérielles,  méditant  dans  son 
cœur  la  solution  de  problèmes  abstraits.  La  réalité 
est  tout  autre  et  nous  nous  en  apercevons  aux  ren- 
seignements mriiit's  (|ue  donnent  M.  Cavaignae  et 
M.  Roget. 

Le  générai  Koget  croit  triompher  parce  qu'il  a 
découvert  que  les  états-majors  intéressés  n'ont  reçu 
les  ordres  de  transport  de  la  couverture  que  le 
20  octobre,  et  ont  été  prévenus  en  même  temps  que, 
pour  certaines  unités,  on  avait  maintenu  les  trans- 
ports de  l'ancien  plan,  ce  qui  entraînerait  des  modi- 
fications lors  de  l'application  du  nouveau. 

Mais  cette  communication  du  20  octobre  n'avait 
rien  d'imprévu  pour  les  chefs  de  corps  d'armée;  elle 
était  le  terme  d'études  qui  ne  s'étaient  pas  poursui- 
vies exclusivement  à  l'état-major  général,  qui 
avaient  entraîné,  entre  eux  et  lui,  une  correspon- 
dance déjà  longue. 

Les  chefs  de  corps  avaient  reçu  dès  le  20  juin 
(/>éfpo.'!»i7wn/?o/7e^)  la  première  communication  rela- 
tive au  nouveau  plan.  Dès  le  milieu  de  juillet  (Dépo- 
sition Cavaif/nac.)ou  leur  avait  demandé  les  rensei- 
gnements relatifs  aux  modifications  de  la  couverture. 
((  C'est  alors,  dit  M.  Cavaignae,  qu'on  avait  touché 
du  doigt  la  difficulté  de  modifier  la  couverture  en 
fonction  du  nouveau  plan,  avant  l'application  totale 
de  ce  plan,  et  ces  difficutés  n'étaient  pas  des  diffi- 


202        LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS 

cultes  d'ordre  abstrait  :  une  division  passait  de  la 
conceutration  à  la  couverture,  et  une  delà  couverture 
à  la  concentration.»  Est-il  invraisemblable  que,  dans 
ces  divisions  mêmes,  il  ait  transpiré  quelque  chose 
de  ces  difficultés  et  des  incertitudes  qui  en  résultaient? 

Ces  difficultés  se  liaient  aussi  en  partie,  nous  ie 
savons  par  le  général  Roget,  à  des  changements  de 
garnison  :  un  .régiment  de  cuirassiers  devait  aller 
occuper  un  quartier  neuf  à  Noyon.  Ce  quartier 
n'avait  pas  été  bâti  en  secret;  le  régiment  qui  devait 
l'occuper  n'a  pas  été  désigné  à  Timproviste,  non 
plus  que  les  cinq  autres  régiments  de  cavalerie  qui 
devaient  se  déplacer  à  sa  suite.  Il  n'y  -a  pas  de  sujet 
de  conversation  plus  palpitant  dans  une  garnison 
que  le  changement  de  garnison  :  on  en  cause  beau- 
coup et  longtemps  à  l'avance  ;  ce  ne  sont  pas  secrets 
d'état-major. 

Ainsi,  avec  les  éléments  mômes  fournis  par 
MM.  Roget.etCavaignac,  on  arrive  à  constater  que, 
s'il  s'agissait  de  modifications  dans  l'emplacement 
des  troupes  de  couverture  ou  dans  leur  composition, 
il  est  absolument  invraisemblable  qu'en  août  1894  le 
secret  en  ait  été  enfermé  dans  les  bureaux  de  l'état- 
major  avec  celui  des  transports;  on  s'en  est  certai- 
nement inquiété  dans  lescorps,  en  même  temps  que 
des  difficultés  que  ces  modifications  rencontraient, 
deshésitations  qui  en  résultaient,  etdes  ajournements 
jusqn'à  l'application  du  plan  mou  veau. 

Donc,  les  affirmations  du  général  Roget  et  de 
M.  Cavaignac  ne  suffisent  pas  pour  prouver  qu'au- 
cune partie  du  paragraphe  2  du  bordereau  indique 
nécessairement  un  officier  d'état-major. 


LE  GÉNf^BAL,  ROGET   ET  DREyFl•^ 

Il  n  a  jamais  été  prouvé  que  Dreyfus  ait  été  à 
même  suivant  l'hypothèse  du  g-énéral  Boget,  de 
connaître  tous  les  transports  de  la  couverture.  — 
Mais,  si  la  noie  sur  les  troupes  de  couverture  décèle 
uu  officier  d'état-major,  alors  un  contrôle  particulier 
devient  nécessaire,  et,  au  lieu  de  se  contenter  de 
l'indication  vague  d'une  enceinte  où  Dreyfus  se 
trouve  avec  beaucoup  d'autres,  il  faut  prouver  qu'il 
a  été  réellement  en  état  de  fournir  des  documents 
secrets  sur  la  couverture.  Or,  ni  M.  Cavaignac,  ni 
le  général  Koget  ne  l'ont  fait. 

Us  ont  donné  sur  lui  une  .seul»  indication  précise, 
et  leurs  dires  ne  concordent  pas  d'une  manitire 
absolue.  Dreyfus,  dit  le  général  Roget,  chargé  uu 
jour,  à  la  fin  d'août,  de  surveiller  à  l'imprimerie  du 
service  géographique  le  tirage  de  documents  relatifs 
à  la  couverture,  «se  rendit  à  l'imprimerie  du  service 
intérieur,  et  cette  erreur  est  tout  à  fait  sinr/ulière. 
'idant  ce  peut  n'être  qu'une  erreur.  Les  docu- 

-qu  il  ra,pporta  du  service  intérieur  ne  parurent 

pas  pouvoir  être  utilisés  ;  on  lui  laissa  les  docu- 
-  entre  les  mains  pour  les  faire  tirer  de  nou- 
le  lendemain;  c'est  lui,  en  effet.  (|uL.  le  Iciulo- 
main,  surveilla  le  travail.  » 

M.  Cavaignac  raconte  le  fait  de  son  côté  / 
sition  du  JO  nooemhre.)  dans  les  termes  sui\ 
"  Le  commandant  Deprcz  se  souvient  qu'il  chargea 
■■  'us  de  porter  des  renseignements  .secrets 
1-  à  la  couverture  à  rimprimcrie  du  service 
intérieur,  au  lieu  de  le  porter  à  l'imprimerie  du 
>ervic .  iphiqucde  l'armée,  et  que  l'impres- 

siou    1  mal  faite,  on  laissa  les  documents 


204        LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS 

vingt-quatre  heures  à  la  disposition  de  Dreyfus, 
pour  les  reporter  à  l'inàprimerie  du  service  géogra- 
phique. » 

Dans  cette  version,  la  note  malveillante  de  singu- 
larité donnée  par  le  général  Roget  disparaît,  et 
l'erreur  n'est  plus  le  fait  de  Dreyfus,  mais  celui  du 
commandant  Desprez. 

Dreyfus  du  reste  a  reconnu  qu'il  avait  eu  ces 
documents  secrets  entre  les  mains,  dès  son  premier 
interrogatoire,  et  n'a  pas  eu  à  ce  sujet  la  moindre 
réticence. 

Ces  documents  étaient  relatifs  aux  approvision- 
nements et  non  pas  aux  troupes  elle-mêmes  ou  à 
leurs  transports.  «  La  lecture  de  ce  document,  a  dit 
le  capitaine  Cuignet,  ne  permet  pas  de  connaître 
quelles  seront  les  troupes  alimentées  par  les  centres 
d'approvisionnements.  »  Aussi,  comme  personne 
n'est  jamais  en  peine  d'hypothèses,  dès  qu'il  s'agit 
de  Dreyfus,  le  capitaine  déclare  «  qu'il  y  a  tout 
lieu  de  croire  que  l'auteur  du  bordereau  s'est  inspiré 
d'une  instruction  sur  les  troupes  de  couverture»  qui 
appartient  au  3^  bureau. 

C'est  une  affirmation  gratuite.  Du  moment  qu'on 
nomme  un  document  précis,  il  faut  faire  un  con- 
trôle précis,  et  montrer  quand,  comment,  où  Dreyfus 
a  pu  le  prendre.  Personne  n'a  jamais  rien  fait  de 
pareil  pour  ce  document. 

J'ajoute  que  le  gros  du  travail  sur  la  couverture 
avait  été  fait  au  3^  bureau  pendant  le  '1®"^  semestre, 
que  Dreyfus  était  alors  au  2*'  bureau,  et  que  le 
2*  bureau  a  été  le  seul  oiî  on  ne  s'occupât  pas  de 
la  question. 


LE   (iÉNÉRAL   ROGET  ET  DREYFUS  205 

La  note  sur  les  troupes  de  couverture  ne 
prouve  absolument  rien  contre  Dreyfus.  —  Il  est 
donc  évideut  que,  sur  ce  point  comme  sur  les  précé- 
dents, le  général  Roget  a  pris  ses  désirs  pour  des 
réalités. 

Pour  nous,  qui  nous  croyons  obligé  de  constater 
les  réalités  les  plus  contraires  à  nos  désirs,  nous 
devons  noter  : 

1"  Que  le  général  Roget  a  interprété  abusivement 
les  paragraphes  8  et  4  du  bordereau  (formation  de 
l'artillerie  et  Madagascar)  ; 

2*^  Qu'à  la  date  où  il  place  le  bordereau,  il  lui  est 
interdit  de  soupçonner  Dreyfus  d'avoir  connu  la 
note  d'août  sur  Madagascar; 

3''  Qu'il  a  substitué  aux  mots  troupes  de  couver- 
ture les  mots  transport  des  troupes  de  couver- 
ture; 

4°  Qu'il  n'a  pas  fait  entrer  un  seul  instant  en  ligne 
de  compte,  dans  ses  hypothèses,  l'existence  maté- 
rielle des  troupes  de  couverture,  et  a  laissé  ignorer  à 
la  Cour  tout  un  côté  du  sujet  ; 

5°  Que,  même  dans  le  cas  où  ses  hypothèses  sur 
la  note  du  bordereau  relative  aux  troupes  de  cou- 
verture seraient  exactes,  il  n'a  ni  montré  ni  même 
essayé  de  montrer  comment  Dreyfus  aurait  pu  s'en 
procurer  les  éléments,  et  s'est  encore  une  fois  con- 
tenté d'indiquer  une  possibilité. 


12 


CHAPITRE  XXI 
Le  système  des  trois  enceintes 

///.  —  La  deuxième  enceinte. 

L'auteur  du  bordereau  est  un  officier  d'artillerie. 


Comment  le  général  Rogét  établit  que  l'auteur 
du  bordereau  doit  être  un  officier  d'artillerie.  — 

((  Le  bordereau  désigne  un  officier  d'artillerie,  parce 
que  trois  documents,  sur  les  cinq  dont  il  y  est 
question,  intéressent  le  matériel,  l'organisation  etle 
tir  de  l'artillerie;  il  serait  bien  étonnant  qu'un  offi- 
cier d'infanterie  pût  fournir  des  renseignements  de 
cette  nature  et  qu'il  ne  fournît  que  des  renseigne- 
ments sur  l'artillerie,  alors  que,  dans  le  plan  à  l'étude, 
il  y  avait  aussi  des  modifications  intéressantes  con- 
cernant l'organisation  de  l'infanterie.  Il  faudrait  au 
moins  que  cet  officier  d'infanterie  eût  une  instruction 
spéciale,  des  connaissances  approfondies,  en  ma- 
tière d'artillerie  ;  et  Esterhazy  est  exactement  dans 
une  situation  contraire. .  - 

»  Il  est  donc  vraisemblable  que  l'auteur  du  bor- 


LE   (iÉNÈRAL   HOGET    ET   DREYFUS  .'' t^ 

dereau.  officier  d'état-major,  était  en  même  temps 
officier  d'artillerie. 

»  Le  bordereau  décèle  si  particulièrement  un 
artilleur  que,  (|uand  il  arriva  au  Ministère,  en  1894, 
malgré  toutes  les  indications  qu'on  avait  déjà,  et 
bien  qu'il  révélât  aussi  lui-même  que  l'auteur  était 
un  officier  d'état- major  de  l'armée,  on  s'empressa  de 
faire  lnter^'enir  la  direction  de  l'artillerie  dans 
l'enquête,  et  la  photographie  qu'on  fit  du  bordereau 
fut  remise  d'abord  au  directeur  de  l'artillerie,  puis 
aux  quatre  chefs  de  bureau  de  l'état- major.  » 

Tels  sont  les  termes  dans  lesquels  le  général 
Roget  a  établi  la  deuxième  enceinte  autour  de 
Dreyfus.  {Déposition  du  22  novembre). 

J'y  discerne  trois  raisons  : 

P  La  preuve  que  le  bordereau  est  d'un  artilleur, 
c'est  qu'on  a  pensé  dès  son  arrivée  qu'il  pouvait  (.iixe: 
d'un  artilleur  ; 

2®  La  preuve  que  le  bordereau  est  d'un  artilleur, 
c'est  que,  sur  cinq  documents  qu'il  annonce,  trois 
sont  relatifs  à  l'artillerie; 

3"  La  preuve  que  le  bordereau  est  d'un  artilleur, 

c'est  que,âraoins  d'avoir  des  connaissances  spéciales 

et  ai)profondies  en  artillerie,  un  officier  d'infanterie 

l'aurait  pu  fournir  des    renseignements  de  cette 

nature; 

1"  La  preuve  que  le  bordereau  est  d'un  artilleur, 

est  quev  s'il  était  d'un  fantassin,  il  aurait  renfermé 
It.'s  choses  très  intéressantes  sur  l'organisation  de 
l'infanterie  d'après  le  nouveau  plan. 


208        LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS 


Le  fait  que  la  photographie  du  bordereau  a 
été  remise  en  1894  à  la  direction  de  l'artillerie 
est-il  une  preuve  que  le  bordereau  soit  d'un  artil- 
leur? —  On  serait  un  peu  surpri;^  d'avoir  à  répondre 
à  une  question  pareille,  si  elle  ne  reproduisait,  sur 
un  point  de  détail,  la  question  plus  générale  que  le 
genre  de  démonstration  du  général  Roget  oblige  à 
poser  à  chaque  instant  :  le  fait  que  Dreyfus  a  été 
cru  l'auteur  du  bordereau  est-il  une  preuve  que  le 
bordereau  soit  de  lui? 

Le  général  Roget  en  est  arrivé  à  ce  point  d'aber- 
ration logique,  qu'il  donne  comme  preuve  d'une 
hypothèse,  le  fait  que  cette  hypothèse  a  été  formée 
en  1894.  C'est  une  variété  peut-être  nouvelle,  et  en 
tous  cas  très  rare,  de  la  pétition  de  principe.  Bien 
des  fois  déjà  nous  avons  vu  le  général  Roget,  et  nous 
le  verrons  souvent  encore,  supposer  pour  vrai  ce 
qui  est  en  question  ;  ici,  il  le  suppose  vrai  parce  que 
cela  est  en  question. 

Il  était,  cela  va  de  soi,  tout  naturel  qu'en  1894  ou 
cherchât  du  côté  de  l'artillerie,  comme  du  côté  de 
l'état -major. 

Ce  qui  paraît  moins  naturel,  c'est  que  la  direction 
de  l'artillerie  n'ait  pas,  dès  1894,  été  mise  à  même 
de  révéler  les  documents,  dont  le  général  Deloye  a 
donné  le  texte  dans  .sa  note,  et  où  l'on  saisit  sur  le 
fait  quelques-unes  des  interrogations  auxiiuelles 
répond  le  bordereau.  En  particulier  le  questionnaire 
dont  j'ai  déjà  parlé,  à  propos  des  formations  de  l'artil 
Icrie,  etqui  fut  remis  à  la  .3«  direction  par  le  bureau 


LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS        209 

des  renseignements,  le  27  septembre  1894,  méritait 
d'être  rapproché  du  bordereau,  et  de  servir  à  diriger 
les  hypothèses,  au  moins  autant  que  les  rapports  oîi 
un  agent  annonçait  la  présence  d'un  traître  àl'état- 
major  et  probablement  au  2^  bureau,  sans  fournir 
aucune  preuve  à  l'appui. 


Quelle  valeur  peut  avoir  le  compte  des  docu- 
ments annoncés  par  le  bordereau,  pour  prouver 
qu'il  soit  d'un  artilleur?  —  Le  compte  des  docu- 
ments, à  supposer  qu'il  fût  exact,  est  un  argument 
tout  à  fait  grossier,  et  inattendu.  Au  moment  où  le 
bordereau  est  arrivé  au  ministère,  ou  a  voulu  le 
rattacher  soit  à  des  fuites  déjà  constatées,  soit  à  des 
indications  d'agents:  on  y  a  vu,  non  pas  la  preuve 
d'une  trahison  unique,  la  première  de  son  auteur, 
mais  la  suite  de  trahisons  antérieures.  Il  y  avait 
donc,  dans  cette  hypothèse,  une  série  x  de 
documents  inconnus,  parmi  lesquels  il  pouvait  se 
faire  que  la  majorité  ne  fût  pas  relative  à  des 
matières  d'artillerie. 

Mais  eût-on,  au  contraire,  supposé  que  le  borde- 
i«':iu  représentât  la  première  trahison  de  son  auteur, 
comme  les  conditions  dans  lesquelles  celui-ci  opé- 
rait étaient  totalement  inconnues,  l'hypothèse 
inévitable  de  l'artilleur  ne  se  présentait  pas  avec 
plus  de  force  (ju'aucune  autre,  que  celle  du  hasard 
par  exemple  ;  elle  n'était  qu'un  moyen  de  recherches 
parmi  plusieurs  autres,  et  ne  pouvait  dispenser  d'un 
contrôle  précis  et  rigoureux,  fait  directement  sur  la 
pcrsonia;  ()u't;lle  dcsiiriiait  aux  soupçons. 

1-.*. 


310        LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS 

-Aussi  e^tt-il  étrange  de  voir  cette  hypothèse^ 
fondée  sur  le  compte  des  documents  d'artillerie 
éuumérés  au  bordereau,  présentée  en  1898  par  le 
général  Roget,  comme  si  nous  étions  encore  au 
jour  même  de  la  découverte  du  l3ordereau,  et  que, 
par  rapport  à  Dreyfus,  il  ne  se  fût  pas  produit  de 
moyens  de  preuve  directe,  dispensant  d'invoquer 
une  simple  apparence  extérieure. 

Le  compte  de  documents,  sur  lequel  se  fonde» 
l'hypothèse  d'un  officier  d'artillerie,  est  un  compte 
inexact,  —  Il  n'y  a  qu'une  apparence,  et  le  géné- 
ral Roget  sait  très  bien,  dès  1894  même  on  savait 
très  bien,  ce  qu'avait  de  superficiel  cette  apparence» 
Parmi  les  trois  documents  relatifs  à  l'artillerie,  il 
y  en  avait  un,  celui  dont  on  connaissait  exactement 
le  titre  et  le  contenu,  qui  n'obligeait  pas  du  tout 
à  supposer  que  l'auteur  du  bordereau  fût  un  artilleur. 

Le  texte  du  bordereau  donnait,  en  effet,  à  penser 
que  le  Projet  de  Manuel  n'avait  pas  été  envoyé  par 
un  artilleur  ;  et,  en  supposant  même  qu'il  ne  fallût 
pas  se  fier  absolument  à  cette  indication,  qui  pou- 
vait être  mensongère,  il  n'en  demeurait  pas  moins 
que  l'hypothèse  de  l'emprunt  du  Projet  à  un  artil- 
leur par  l'auteur  du  bordereau,  était  l'une  des 
hypothèses  possibles. 

Le  général  Roget  l'a,  du  reste,  indiqué,  en 
essayant  de  fixer  la  date  du  bordereau  d'après 
son  contenu.  «  Pour  que  le  bordereau  fût  d'avril, 
dit-il,  il  faudrait  avoir  su  que  le  Projet  de  Manuel 
existait,  dès  les  premiers  envois,  et  s'en  être  fait 
prêter  un   aussitôt.  »   Or,  nous  l'avons   vu,  il  est 


LE  GÉNÉRAL  HOGET  ET  DREYFUS       211 

incontestable  qu'en  ISQ-t  on  a  daté  le  bordereau 
d'avril  ;  —  d'où  il  résulterait,  d'après  le  général, 
(|u'on  admit  alors  l'hypothèse  d'un  emprunt. 

Ainsi,  en  1894,  sur  les  trois  documents  d'artillerie 
indiqués  par  le  bordereau,  il  y  en  avait  un  dont  on 
l)ensait  qu'il  ne  venait  pas  directement  d'un  artil- 
leur, et  par  suite,  dans  le  compte  des  documents 
permettant  de  soupçonner  un  artilleur,  celui-là  ne 
devait  pas  figurer.  Alors  on  n'avait  plus,  en  faveur 
de  cette  hypothèse,  trois  documents  sur  cinq,  mais 
seulement  deux,  c'est-à  dire  la  minorité,  et  l'argu- 
ment se  brisait  entre  les  mains  de  ceux  qui  ne  1»' 
jugeaient  pas  trop  grossier  pour  l'employer. 

Le  droit  du  général  Roget  à  se  servir  de  cet 
argument  n'est  pas  meilleur  que  celui  des  enquêteurs 
de  1894,  puisqu'il  reste  absolument  impossible, 
d'après  le  texte  du  bordereau,  d'écarter  l'hypothèse 
d'un  emprunt. 

La  note  sur  les  modifications  de  l'artillerie  ne 
peut,  —  pas  plus  que  le  Projet  de  Manuel  de  tir,  — 
compter  parmi  les  documents  qui  exigent  l'hypo- 
thèse dUn  officier  d'artillerie.  —  Du  moment 
qu'on  voit,  dans  la  note  aur  les  modifications  aux 
formations  de  l'artillerie,  comme  le  général  Roget 
et  le  commandant  Besson,  quelque  chose  qui  se 
rattache  à  la  suppression  des  pontonniers,  on  doit 
supposer  :  ou  bien  qu'elle  a  été  faite  avec  les  docu- 
ments parlementaires,  et  ceux-ci  sont  à  la  portée  de 
tout  hi  monde,  —  ou  bien  qu'elle  a  été  faite  avec  des 
travaux  d'état-major,  et  ceux-ci  ont  un  caractère 

(O'M    '•    f'tif  l'/'iii'i"!  I  .    !■(   !■/'!  w  .iw1>>)i  t   ni. Il    iiM^'    -'i   (\,\^    ,1.,.. 


212        LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS 

particulières  d'arme  spéciale,  mais  à  des  vues  d'en- 
semble sur  ce  que  le  général  Gonse  a  appelé  devant 
la  cour  [Déposition  du  12  décembre)  «  l'organisa- 
tion et  le  groupement  des  différentes  unités  de 
guerre  ».  Il  n'y  a  rien  là  qui  soit  de  la  compétence 
particulière  d'un  artilleur;  et,  bien  au  contraire, 
dans  la  préparation  de  ces  groupements,  l'état-major 
a  très  souvent  à  se  défendre  contre  les  vues  et  les 
tendances  des  armes  spéciales. 

Ainsi  en  se  plaçant  au  même  point  de  vue,  et  en 
acceptant  les  mêmes  hypothèses  initiales  que  les 
gens  de  1894  ou  que  le  général  Roget  lui-même,  on 
voit  se  réduire  de  trois  à  un  la  liste  des  documents 
qui  permettent  de  soupçonner  particulièrement  un 
artilleur. 

C'est  dire  que,  en  droit  comme  en  fait,  le 
deuxième  argument  du  général  Roget  n'a  pas  plus 
de  valeur  que  le  premier  :  il  repose  sur  une  pétition 
de  principe  qui  consiste  à  considérer  comme  connu 
le  contenu  de  documents  inconnus  ;  —  il  est,  par- 
dessus le  marché,  en  contradiction,  pour  le  Projet 
de  Manuel  et  pour  la  Note  sur  les  formations  de 
V artillerie,  avec  les  hypothèses  acceptées. 


La  preuve  fondée  sur  la  nécessité  de  connais- 
sances spéciales  et  approfondies  en  matière  d'ar- 
tillerie implique  une  pétition  de  principe,  et  va 
directement  contre  certaines  particularités  carac- 
téristiques du  texte.  —  Si,  sur  trois  documents 
relatifs  à  l'artillerie,  il  n'y  en  a  qu'un  seul,  la  Note 
sur  le  frein  hydraulique,  qui  paraisse  de  la  compé- 


LE  GÉNÉRAL   ROGET   ET   DREYFUS  213 

tence  spéciale  d'un  artilleur,  il  \a  de  soi  que  la 
nécessité  ou,  plus  justement,  la  possibilité  de  sup- 
poser chez  l'auteur  du  bordereau  une  connaissance 
spéciale  et  approfondie  des  matières  de  l'artillerie, 
se  trouve  par  là-même  diminuée   des  deux  tiers. 

Le  tiers  qui  en  reste  ne  subsiste  qu'à  l'état  de 
pétition  de  principe,  puisque  le  contenu  de  cette 
note  est  inconnu,  et  que  rien  n'autorise  à  y  voir 
une  description  minutieuse  de  l'organisme  du  frein. 
Le  contraire  est  même  vraisemblable;  car,  si  l'au- 
teur du  bordereau  avait  envoyé  en  août  une  des- 
cription de  cet  organisme,  il  est  vraisemblable  que 
Schwarzkoppen  n'aurait  pas  demandé,  le  20  sep- 
tembre, à  un  de  ses  agents,  de  lui  eu  envoyer  la 
description.  [Note  du  général  Deloye,  I.) 

Ainsi  il  n'est  pas  nécessaire  de  supposer,  pour 
cette  note,  des  connaissances  particulièrement  pro- 
fondes, et  il  est  visible  que  cette  hypothès  n'est  mise 
là  que  pour  s'accorder  avec  ce  qu'on  sait,  d'autre 
part,  sur  Dreyfus. 

Raisons  inaperçues  du  général  Roget.  qui  vont 
contre  l'hypothèse  à  un  officier  d'artillerie  parti- 
cnlièrement  compétent.  — En  même  temps  qu'on  va 
hardiment  de  l'avant  pour  foncer  sur  Dreyfus,  sans 
sepréoccuper  desvainsembarras  d'un  raisonnement 
scrupuleux,  on  ferme  volontairement  les  yeux  sur 
tous  les  obstacles  de  fait  et  non  pl"<  'l--  •••;-■>].  (pii 
pourraient  arrêter  l'attaque. 

Ainsi  le  général  Roget  ne  prête  aucune  ailenlion 
ou  aucune  importance  aux  erreurs  de  transcription 
ou  aux  impropriétés  de  langage,  qui  contredisent 


M  I  LE    <tj<,m.i;aL   ROGET   ET   DREYFUS 

non  pas  seulement  l'hypothèse  d'un  artilleur  remar- 
quablement instruit,  mais  tout  bonnement  celle 
d'un  artilleur  quelconque. 

Dans  Note  sur  le  frein  hydraulique  du  J-JO  et  la 
manière  dont  s'est  conduite  cette  pièce,  il  y  a  une 
erreur  et  une  bizarrerie  de  langage;  —  dans  Projet 
de  Manuel  de  tir  de  l'artillerie  de  campagne,  il  y  a 
une  erreur  de  transcription,  étrange  de  la  part  d'un 
artilleur. 

Je  ne  m'arrêterai  pas  à  la  bizarrerie  de  langage 
qui  consiste  à  dire  en  parlant  d'une  pièce,  de  canon, 
s'est  conduite  au  lieu  de  s'est  comportée.  Admettons 
comme  le  prétend  le  générale  Deloye  {Note,  XV) 
que  l'un  et  l'autre  se  dit  ou  se  disent,  et  que  ce  soit 
affaire  individuelle;  il  suffit  de  lire  l'enquête  pour 
voir  que,  quatre-vingt-dix-neuf  fois  sur  cent,  tous 
(^eux  qui  ont  eu  à  parler  de  canons,  ont  dit  se  com- 
porter. Ainsi,  en  supposant  que  l'usage  de  se  com- 
porter ne  soit  pas  obligatoire,  on  doit  cependant 
reconnaître  que  celui  de  se  conduire  est  assez  rare 
pour  constituer  un  idiotisme  verbal,  et  fournir  ainsi 
un  moyen  de  contrôle  par  rapport  à  la  personne 
soupçonnée  :  a-t-elle  ou  n'a-t-elle  pas  l'habitude 
individuelle  de  dire  se  conduire'^ 

Les  erreurs  sur  le  nom  du  frein  et  sur  le  titre  du 
Projet  de  Manuel  sont  des  erreurs  formelles,  ne 
laissant  place  à  aucune  explication  fondée  sur  des 
usages  individuels  ? 

Le  général  Roget  a  donné  d'  «  hydraulique»  une 
justification  inadmissible,  et  de  plus  contradictoire 
avec  rhypothèse  des  connaissances  approfondies 


lf:  «énêral  roget  et  dreyfus  210 

de  l'auteur  du  bordereau.  —  L'objection  d'après 
laquelle  l'auteur  du  bordereau  s'était  trompé,  en 
disant /'rem  hydraulique  au  lieu  de /m n  hjjdro- 
pneumatique,  ne  pouvait  être  passée  sous  silence  par 
le  gêné  l'ai  Roget  :  il  l'a  notée  au  passage,  en  a 
reconnu  la  justesse,  mais  l'a  déclarée  négligeable, 
|)our  des  raisons  directement  opposées  à  celles 
qu'il  a  données,  en  expliquant  que  le  bordereau 
devait  être  l'oeuvre  d'un  officier  d'artillerie  parti- 
ouliCTement  informé. 

«  On  a  oljjecté,  dit-il,  que  leireiudul20coai.  lu; 
pouvait  pas  être  appelé /mn  hjjdraulique,  sa  déno- 
mination exacte  étant  celle  de  frein  Jiydropneu' 
matique.  C'est  très  juste.  La  dénomination  est  effec- 
tivement frein  hydropneumaiique;  mais,  en  189-1 
particulièrement,  oii  le  frein  était  encore  peu  connu, 
les  artilleurs  eux-mêmes  pouvaient  l'appeler  /'ivin 
hydraulique,  sans  commettre  d'erreur  grave  au 
point  de  vue  technique.  Ce  frein  est  d'ailleurs  bien 
nn  frein  hydraulique,  comme  l'indique  un  règle- 
ment spécial,  à  l'usage  des  officiers  d'artillerie  du 
r.  avril  1897.  » 
Ainsi  : 

1"  Le  frein  hydTopneumatique estun  frein  hydrau- 
lique; 

2'"  En  1894,  on  pouvaitl'appeler  frein  hydraulique, 
-ans  commettre  d'erreur  ^rave  an  point  de  vue 
technique. 

En  se  reportant  au  règlement  même  que  cite  le 
général  Uoget,  on  voit  que  sa.  ipromière' raison  ne 
vaut  rien.  Il  invoque  une  explication  du  terme 
Jiydropueumatique ;  or  l'exiilicatioii  décompose  le 


216        LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS 

sujet  en  ses  deux  éléments  ;  le  général  Roget  prend 
l'un  et  laisse  l'autre,  et  supprime,  après  hydraulique, 
les  mots  contenant  un  réservoir  d'air  comprimé, 
que  je  lis  dans  la  lettre  de  M.  Cavaignac  au  pre- 
mier président  Mazeau. 

La  deuxième  raison  ne  vaut  pas  mieux  que  la 
première.  Il  n'était  pas  du  tout  nécessaire,  en  1894, 
de  connaître  très  bien  le  frein  hydropneumatique, 
pour  savoir,  du  moment  qu'on  en  parlait,  qu'il  ne 
pouvait  s'appeler  frein  hydraulique  tout  court. 

Les  freins  hydrauliques,  qui  existaient  antérieu- 
rement et  étaient  connus,  avaient  pour  unique  objet 
de  limiter  le  recul  des  pièces. 

Le  frein  hydropnewnatique  les  remet  automati- 
quement en  batterie,  grâce  au  réservoir  d'air  :  c'était 
là  ce  qui  en  faisait  la  nouveauté  et  l'intérêt,  et,  qu'il 
l'ait  manœuvré  ou  non,  aucun  officier  d'artillerie  ne 
pouvait  parler  de  ce  frein  nouveau,  en  tant  que 
frein  nouveau,  et  l'appeler  hydraulique  tout  court. 

La  preuve  en  est,  d'ailleurs,  que,  pour  soutenir  le 
contraire,  le  général  Roget  et  M.  Cavaignac  sont 
obligés  de  tronquer  les  textes  qu'ils  invoquent.  Nous 
l'avons  vu  pour  le  général  Roget.  M.  Cavaignac  en 
a  fait  autant  dans  sa  lettre  au  président  Mazeau; 
car,  citant  le  cours  spécial  aux  sous-officiers  d'ar- 
tillerie, il  écrit  :  «  Le  recul  est  limité,  comme 
dans  tout  frein  hydraulique,  par  la  résistance,  etc.», 
et  se  garde  bien  défaire  aucune  allusion  à  la  remise 
en  batterie  sans  aucune  intervention  des  servants. 

Je  m'abstiens  de  juger  le  procédé,  et  je  regrette 
eue  le  général  Deloye  ait  fait  à  peu  près  la  même 
qhose  en  disant  :  «  On  savait  que  le  frein  contenait 


LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS        217 

un  liquide;  de  là  l'expression  hydraulique,  em- 
ployée longtemps  par  ceux  qui  n'étaient  pas  mêlés 
directement  aux  questions  techniques.  »  Dès  qu'on 
savait  l'existence  de  ce  frein,  on  savait  aussi  qu'il 
contenait  de  l'air  comprimé,  puisque  c'était  l'air 
comprimé  qui  produisait  l'effet  nouveau  de  la  re- 
mise en  batterie,  tandis  que  les  freins  purement 
hydrauliques  se  bornaient  à  limiter  le  recul. 

Il  demeure  donc  acquis,  malgré  ces  chicanes  pué- 
riles, que  l'emploi  &' hydraulique,  au  lieu  d'hydro- 
pneumatique,  du  moment  qu'il  s'agit  d'hypothèses 
sur  celui  qui  l'emploie,  laisse  très  peu  de  chance  à 
celle  d'un  artilleur,  encore  moins  à  celle  d'un  artil- 
leur de  premier  ordre,  et  en  donne  au  contraire 
beaucoup  à  celle  d'un  officier  d'une  autre  arme. 

Le  général  Roget  ne  s'est  pas  même  aperçu 
que  le  titre  du  Projet  de  Manuel  de  tir  n'était  pas 
exactement  transcrit.  —  Cette  observation  impor- 
tante est  de  M.  le  capitaine  Moch.  Le  titre  du  Projet 
est  Projet  de  Manuel  de  tir  d'artillerie  de  cam- 
pagne et  non  de  l'artillerie  de  campagne.  Ce 
Manuel  n'est  pas  destiné  à  la  subdivision  d'arme 
qui  s'appelle  l'artillerie  de  campagne,  mais  il  traite 
du  tir  de  campagne.  Les  mots  de  campagne  s'appli- 
quent non  aux  personnes,  mais  au  matériel  et  au 
genre  de  tir,  et  l'expression  courante  parmi  les  offi- 
ciers d'artillerie,  au  lieu  d'allonger  le  titre  du  Manuel 
le  raccourcit,  en  l'appelant  Manuel  de  tir  de  cam- 
pagne. 

L'erreur  de  transcription,  qui  dénature  le  sens  du 
titre,  laisse  donc  aussi,  elle,  très  peu  de  chance  pour 

13 


218  LE   GÉNÉRAL  PiOGET   ET   DfiEYFUS 

qu'on  la  suppose  commise  par  un  officier  d'artillerie, 
et  s'accorde  bien  plus  mal  encore  avec  l'hypothèse 
d'un  artilleur  particulièrement  bien  informé. 


Le  général  Roget  fonde  l'hypotihèse  d'un  offi- 
cier d'artillerie  non  seulement  sur  ce  qu'il  y  a, 
mais  sur  ce  qu'il  n'y  a  pas  dans  le  bordereau.  — 

Nous  surprenons  en<îore  une  fois  le  général  Roget 
dans  l'exercicedes^s  facultés  divinatoires,  en  notant 
la  quatrième  raisoii  par  laquelle  il  clôt  la  deuxième 
enceinte. 

C'est  un  artilleur,  dit-il,  parce  que  ce  n'est  pas  un 
fantassin,  et  ce  n'est  pas  un  fantassin,  parce  que.  si 
c'en  était  un,  ((  il  -serait  bien  étonnant  qu'il  ne  fournit 
que  des  renseignements  sur  l'artillerie,  alors  que, 
àaitë  le  plan  à  l'étude,  il  y  avait  aussi  des  modifi- 
cations intéressantes  concernant  l'organisation  de 
l'infanterie.  » 

Sous  une  forme,  à  la  vérité,  un  peu  imprévue, 
c'^stle  même  procédé  de  raisonnement  par  1-equel  on 
décide  oe  que  doivent  être  les  N&tes  .dn  bordereau^ 
et  on  lefait  coïncider  avec  ce  qu'a  dû  livrer  Dreyfus. 
Use  présente  Ici  avec  une  élégance  perfectionnée  au 
plus  haut  degjé  :  le  général  Roget  sait  ce  qu'aurait 
livré  l'officier  d'infanterie  qui  n'a  pas  trahi,  s'il  avait 
trahi. 

Après  cela,  il  faut  tirer  i'échelle.    . 
ituines   de   la  deuxième  enceinte.   —  Si  nous 
voulons  énumérer  les  matériaux  gisants,   qui  ont 
servi  à  la  construction  de  la  deuxième  enceinte  du 
général  Roget,  nous  y  trouvons  : 


J 


LE  GÉNÉRAL   ROGKT   ET   DREYFUS  219 

1"  Une  pétition  de  principe  à  double  fond  sur 
l'orientation  des  recherches  en  1894  ; 

2'^  Un  trompe-l'œil  ^rrossier  sur  le  compte  des 
documents  relatifs  à  l'artillerie  ; 

3"  Deux  erreurs  de  compte,  qui  retournent  l'argu- 
ment contre  son  auteur  ; 

4"  Une  pétition  de  principe  sur  le  contenu  de  la 
note  relative  au  frein  hydropneumatique  : 

5"  Une  opinion  contraire  au  sens  commun  et  à 
IV'vidcnf'O,  à  i^ropos  do  rexpre^sjon  frein  hydrau- 
li<iuf . 

0"  Luc  cuaiiuii  incomplète  ;i  i  appui  tic  cette  opi- 
nion; 

7°  Une  omission  d'erreur  dans  la  lecture  du  bor- 
dereau ; 

8"  Une  fantaisie  divinatoire  inooasidérée,  au  sujet 
d'un  traître  qui  n'«xis:Èe  pas. 


CHAPITRE  XXII 
Le  système  des  trois  enceintes. 

lY.  La  troisième  enceinte. 
Le    bordereau   doit    être    l'œuvre    d'un    stagiaire. 

Le  général  Roget  pense  que  l'auteur  du  borde- 
reau est  un  stagiaire,  parce  que  les  documents 
annoncés  par  le  bordereau  intéressent  tous  les 
bureaux  de  l'état-major.  —  ((  On  a  pensé  que 
c'était  un  stagiaire,  parce  que  les  documents,  dont 
il  est  question  au  bordereau,  intéressent  tous  les 
bureaux  de  l'état-major.  Ces  documents  propres  à 
l'état-major,  sont  :  la  note  sur  les  troupes  de  couver- 
ture, intéressant  les  3®  et  4«  bureaux;  la  note  sur  les 
formations  de  l'artillerie  intéressant  le  l^r  bureau  ; 
la  note  sur  Madagascar,  intéressant  à  la  fois  le 
2^  et  le  3^  bureau.  »  [Déposition  du  22  novembre.  ) 

L'examen  de  cette  proposition  peut  être  assez 
rapide,  parce  que,  la  troisième  enceinte  étant  néces- 
sairement renfermée  dans  la  première,  la  destruc- 
tion de  celle-ci  rend  difficile  la  construction  de 
celle-là.  Du  moment  qu'il  est  impossible  de  dire 


LE  OÉiS'ftUAL   ROfiKT   ET   DREYFUS  221 

que  l'auteur  du  bordereau  est  un  officier  d'état- 
major,  il  devient  inutile  d'examiner  s'il  est  un  sta- 
giaire ou  un  titulaire.  C'est  une  hypothèse  subor- 
donnée à  la  vérification  d'une  autre  hypothèse,  et, 
tant  que  la  première  n'est  pas  démontrée  exacte, 
la  deuxième  reste  dans  les  contingences  du  second 
degré. 

M.  Cavaignac  n'est  pas  absolument  sûr  de  ce 
qu  avance  le  général  Roget.  —  Supposons,  pour 
l'amener  au  premier  degré,  qu'en  effet  le  général 
Roget  ait  raison  de  soupçonner  un  officier  d'état - 
major;  la  raison  qu'il  donne,  pour  soupçonner  plutôt 
un  stagiaire  qu'un  titulaire,  est-elle  bonne?  A  cette 
question,  c'est  M.  Cavaignac  qni  se  charge  de 
répondre.  Il  est  moins  certain  de  son  fait  que  le 
général  Roget,  si  l'on  en  juge  par  ce  passage  de  sa 
déposition  du9novembre: — «Le  bordereau  indique, 
on  a  dit,  un  stagiaire,  parce  que  les  stagiaires  pas- 
sent effectivement  par  tous  les  bureaux  de  l'état- 
major,  —  je  dirai  en  tout  cas  un  officier  ayant  la 
connaissance  la  plus  variée  des  sujets  qui  se  trai- 
taient dans  tous  les  bureaux.  Cela  a  quelque  chose 
de  tout  à  fait  exceptionnel.  »  Il  est  évident  qu'aux 
yeux  de  M.  Cavaignac,  l'hypothèse  du  stagiaire 
n'est  pas  l'unique  hypothèse  possible,  même  en 
admettant,  comme  il  le  fait,  que  le  bordereau  dénote 
une  sorte  de  science  universelle  des  choses  de 
l'état  major. 

Il  est  facile  de  comprendre  pourquoi  M.  Cavai- 
gnac   ne    peut    pas    considérer   l'hypothèsa    du 


222  LE   GÊNÉEAL   ROGET   ET    DREYFUS 

général  Rog«t  comme  obligatoire.  —  Cette  science 
universelle,  en  effet,  ne  peut  être  le  résultat  que  de 
con.versation&.  A  l'état-major.  surtout  lorsqu'il  s'agit 
de  travaux  secrets,  ckacun  a  sa  tâche,  et  ne  sait  de 
la  tâche  du  voisin  que  ce  que  celui-ci  veut  bien  lui 
en.  dire,  dans  les  Limites,  où  sa  conscience  profes- 
sionnelle le  lui  permet  ;  mais  le  général  Roget  recon- 
naît lui-même  qu'il  y  a  des  imprudences  commises, 
des  bavardages,  des  indiscrétions. 

A  côté  des  sujets  secrets,  il  y  a  les  sujets  demi- 
secrets.  M.  Besson  d'Ormescheville  aparlé  de  «  faits 
ayant  eu  un  caractère  confidentiel,  mais  non  abso- 
lument  secret,  et  dont  les  officiers  employés  à  l'état- 
major  de  rarm:ée  avaient^  par  suite,  pu  s'entretenir 
entre  eux  et  en  la  prése^nce  de  Dreyfus.  » 

Si  donc  on  est  obligé,  et  on  l'est,  de  supposer  que 
la  science  de  l'auteur  dubordereau  est  le  fruit  de  ses 
conversations  avec  des  camarades  de  l'état-major,  il 
n'y  a  absolument  aucune  raison  de  supposer  du  même 
coup  que  ces  conversations  ont  été  limités  à  la  caté- 
gorie des  stagiaires,  et  c'est  pourquoi  M.  Cavaignac 
n'a  pas  pu  aller  jusque-là. 

Pourquoi  le  général  Roget  pense-t-il  que  le 
bordereau  est  non  seulement  d'un  stagiaire,  mais 
d'un  stagiaire  du  2^  bureau?  —  Le  général  Roget 
n'a  pas  trouvé  que  la  troisième  enceinte  fût  assez 
étroite,  s'il  se  bornait  à  désigner  comme  auteur  du 
bordereau  un  officier  stagiaire;  il  a  voulu  la.  rétré- 
cir, en  désignant  tout  spécialement  un  stagiaire  du 
â*'  bureau  :  «  Le  commentaire  du  bordereau,  dit-il, 
permet  d'établir  que  l'auteur  appartenait  à  l'ét-at 


IJ-:   <;ÉNÊRAL   KOGET    ET    DREYFUS  ^23 

major,  était  un  officier  d'artillerie,  un  stagiaire  du 
•?*^  bureau.  » 

La  maladresse  est  assez  forte  puisque,  au  mois 
d'août  où  le  général  Roget  place  la  date  du  borde- 
reau, Dreyfus  n'était  pas  au  2",  mais  au  3*'  bureau. 
Il  est  assez  divertissant  de  voir  trainer  ainsi,  dans 
l'acte  d'accusation  du  général,  un  lambeau  de  celui 
qui  avait  été  dressé  en  IHO-i.  Alors,  quoi  qu'en  ait 
dit  le  général,  on  datait  le  bordereau  d'avril,  et,  en 
avril,  Dreyfus  était  au  2"-  bureau.  Pour  désigner  le 
2*  bureau,  on  ne  se  servait  pas  du  texte  du  bor- 
dereau, mais  d'un  rapport  de  l'agent  Guénée,  daté 
du  6  avril,  a  faisant  connaître,  dit  le  général 
Roget,  que  le  traître  était  ou  avait  été  récemment  au 
2*  bureau  de  l'état-major.  »  Il  y  avait  déjà  quelque 
chose  d'abusif  à  ne  pas  tenir  compte  de  avait  été, 
qui  présentait  une  hypothèse  où  Dreyfus  ne  pouvait 
trouver  place.  Il  y  a  quelque  chose  de  plus  abusif 
encore  à  retenir,  lorsqu'on  date  le  bordereau  d'août, 
une  hypothèse  qui  ne  pou\;iit  convenir  que  lorsqu'on 
datait  le  bordereau  d'avril. 

Ainsi,  le  général  Roget,  iiprcs  ;i\<jir  coiuniuius 
avec  raison  d'ailleurs,  la  date  d'avril,  retient  par 
mégarde  une  assertion  invoquée  en  1894,  à  l'appui 
de  cette  date,  —  prouve  ainsi  qu'il  a  eu  tort  de  con- 
tester que  le  commandant  Besson  l'eût  fixée,  —  se 
raetenfînencontradiction  avec  lui-même,  en  se  ser 
vant  d'un  argument,  qui  est  mauvais,  si  la  date 
d'août  est  exacte,  ou  (jui  va  contre  elle,  s'il  est  bon. 

Le    général   Roget   n'a   pas   employé   le    seul 
moyen    de  contrôle    qu'il  eût.   pour    vérifier   si 


2'24        LE  GÉNÉRAL  UOGET  ET  DREYFUS 

Fauteur  du  bordereau  était  un    stagiaire.  —  Un 

moyen  s'offrait  au  général  Roget  de  vérifier  si  le 
bordereau  pouvait  être  attribué  à  un  stagiaire  de 
Kétat-major;  c'était  l'étude  de  la  deroière  phrase  : 
«  je  vais  partir  en  manœuvres  ». 

Il  ne  s'en  est  pas  servi.  Il  s'est  préoccupé  avant 
tout,  sacliant  qu'il  enfonçait  une  porte  ouverte, 
de  montrer  que  cette  plirase  ne  pouvait  s'appliquer 
aux  manœuvres  de  brigade  avec  cadres,  auxquelles 
Esterhazy  a  prit  part  du  21  au  26  mai  1894.  —  Il 
a  éliminé  par  prétérition  les  écoles  à  feu  de  la 
3"  brigade,  auxquelles  Esterhazy  a  pris  part  du  6  au 
9  août,  au  camp  de  Châlons.  —  lia  enfin  admis 
»ans  démonstration  «  qu'il  n'était  guère  possible  » 
^'interpréter  manœuores  autrement  que  comme 
grandes  manœuvres,  et  indiqué  rapidement,  sans 
preuves  à  l'appui,  que  le  groupe  de  stagiaires  dont 
faisait  partie  Dreyfus  avait  dû  y  aller  et  cru,  jus- 
qu'à la  fin  d'août,  qu'il  irait. 

J'examinerai  tout  cela  au  chapitre  XXIV.  Je 
note  simplement,  en  passant,  que  le  général  Roget 
aémis  l'hypothèse  de  l'officier  stagiaire, en  l'appuyant 
sur  une  apparence  extérieure  dont  le  sens  restait 
indéterminé,  et  que  là  où  il  avait  le  moyen  de  faire 
vm  contrôle  sérieux,  il  s'en  est  abstenu. 

Ruina  de  la  troisième  enceinte.  —  La  troisième 
enceinte  du  général  Roget  n'est  donc  pas  plus  solide 
que  les  deux  précédentes;  ill'a  tracée  à  peine  sur  le 
sable,  et,  du  pied,  M.  Cavaignac  l'a  lui  même 
effacée. 

Du  moins  nous  rest3-t  il  à  constater  : 


LE  GÉN'ÊRA.L   ROGET  ET  DREYFUS  22'> 

1"  Que  le  général  Roget  donne  arbitrairement  à 
certaines  apparences  un  caractère  de  précision 
qu'elles  ne  peuvent  avoir; 

2''  Qu'il  élimine  de  ses  hypothèses  celles  qui, 
tout  en  se  présentant  sur  la  même  ligne  que  les 
autres,  contrarient  ses  vues  sur  Dreyfus; 

3°  Qu'il  retient  au  contraire  une  hypothèse  dé- 
truite par  lui-même,  uniquement  parce  qu'elle  a, 
dans  son  temps,  paru  désigner  Dreyfus  avec  une 
précision  particulière  ; 

4°  Qu'il  s'abstient  d'ouvrir  les  yeux  précisément 
<|uand  il  pourrait  voir  des  faits  et  des  dates  contra- 
riant l'attribution  du  bordereau  à  Dreyfus. 


13. 


CHAPITRE  XXIII 
Le  système  des  trois  enceintes. 

V.  Le  réduit  central. 

La  note  sur  le  frein  hyâraulique  du  120  désigne 
spécialement  Dreyfus. 


C'est  par  la  note  sur  le  frein  hydraulique  du 
120  que  le  général  Roget  met  la  main  sur  Drey- 
fus. —  ((  Par  l'étude  que  j'ai  faite  du  l3ordereau, 
j'ai  acquis  personnellement  la  conviction  que  le 
bordereau  était  d'un  officier  d'état-major,  d'un  artil- 
leur, d'un  stagiaire.  Et  je  crois  que  le  bordereau 
désigne  spécialement  Dreyfus  parce  qu'il  s'est 
trouvé  dans  les  établissements  de  Bourges  à  l'époque 
des  essais  du  120  court,  et  parce  qu'aucun  autre 
artilleur  de  son  groupe  n'est  passé  par  les  établisse- 
ments ni  même  par  la  garnison  de  Bourges.  » 

Tel  est  le  résumé  qu'a  fait  le  général  Roget,  dans 
sa  déposition  du  23  novembre,  à  la  fin  de  son  étude 
du  bordereau. 

Il  ressort  très  clairement  de  ce  résumé  que,  pour 
le  général  Roget,  la  Note  sur  le  frein  hydraulique 


I.E   liKNliHAL   UOtiliT    ET    DHICVl-LS  :iZi 

'tu  Jl'(j  cl  /a  manière  dont  n'est  conduite  cette 
pièce  sont  rindieatioa  capitale  du  bordereau,  celle 
qui.  à  la  place  d'un  terme  désigomit  uiie  fonction  : 
officier  d'état-major,  officier  d'artillerie,  stagiaire, 
permet  de  mettre  le  nom  d'un  homme,  et  oblige  à 
mettre  celai  de  Dreyfus.  En  étudiant  le  commen 
taire  que  le  général  a  fait  à  propos  de  cette  note  sur 
le  120,  on  touche  donc  au  coeur  de  sa  démonstration. 

Cette  démoiistraticm  contra  Dreyfus  est  une 
nouveauté.  —  Cette  partie  esi^ntielle  de  lai  démons- 
tration du  général  Roget  est.  eu  même  temps,  une 
des  plus  neuves;  car,  eu  1894»  le  commandant 
Besson  d'Ormescheville  n'avait  rien  dit  de  précis 
sur  ce  point,  et  s'était  borné  à  prétendre  que  Dreyfus 
«  avait  pu  se  procurer,  soit  à  l'a  direction  de  l'artille- 
rie, soit  dans  les  conversations  avec  des  officiera  de 
son  arme,  les  éléments  nécessaires  pour  être  en 
mesure  de  produire  la  note  en  question  ».  Rien, 
comme  on  le  voit,  de  plus  général  que  cela  ;  rien 
qui  se  ramène  moins  nécessairement  au  seul  Drey- 
fus; rien  qui  puisse  s'étendre  à  une  catégorie  plus 
larçe  d'officiers,  puisqu'on  fait  entrer  en  ligne  de 
compte  les  conversations  entre  camarades. 

Au  procès  Zola,  ni  le  général  Gonse  ni  le  général 
de  Pellicux  n'en  avaient  dit  beaucoup  plus,  préoc- 
cupés, avan^ '"Ht.  cf.rnnu»  il-,  l'.'.hii.'nt  «If  ili''ff'ndre 
Esterhazy. 

Pour  ■  HjunseAii^'jiesur IcJrein/iijdraU' 

liquedv.  1 .      .  ..lévidemment unenotetechnique,qui 
ne  pouvait  provenir  que  d'un  officier  d'artillerie  '. 

1.  Procès  Zola.  T.  II,  p.  109. 


228       LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS 

Pour  le  général  de  Pellieux  ',  il  ne  pouvait  s'agir 
que  d'un  rapport  qui  existe  au  ministère  de  la 
Guerre,  à  la  3"  direction,  sur  la  façon  dont  s'est 
conduit,  en  effet,  ce  frein  hydraulique,  dans  les 
expériences  ;  le  général  n'indiquait  pas  la  date  de 
ce  rapport  ni  comment  Dreyfus  aurait  pu  se  le  pro- 
curer. 

Ainsi,  tant  que  le  général  Roget  ne  s'en  est  pas 
mêlé,  x)n  n'a  pas  su  tirer  de  ce  passage  du  bordereau 
Fargument  décisif.  Il  y  a  donc  un  intérêt  tout  parti- 
culier à  voir  comment  il  l'en  a  fait  sortir,  et  comment 
ce  passage  a  pu  définitivement  fixer  les  «  soupçons  » 
sur  Dreyfus,  quatre  ans  après  sa  condamnation. 

Quelle  est  la  raison  pour  laquelle  la  note  sur  le 
frein  hydraulique  paraît  au  général  Roget  si 
probante  contre  Dreyfus? —  Ce  qui  paraît  capital 
au  général  Roget,  c'est  que,  de  tous  les  officiers 
d'artillerie,  stagiaires  à  l'état-major  en  1894, 
Dreyfus  était  le  seul  qui  se  fût  trouvé  à  Bourges  au 
moment  où  l'on  y  faisait  les  essais  du  frein  hydro- 
pneumatique, d'où  l'on  conclut,  commel'a  dit  Cavai- 
gnac  dans  sa  lettre  au  président  Mazeau  [18  avril 
1899),  que  Dreyfus  était  le  seal  officier  du  2^  bu- 
reau en  état  de  donner  des  renseignements  sur  le 
120  court. 

Mettons  ici  tout  de  suite  les  dates  :  Dreyfus  a  été 
nommé  à  la  pyrotechnie  de  Bourges  le  2  sep- 
tembre 1889,  et  y  est  resté  en  1890  jusqu'à  son 
entrée  à  l'école  de  Guerre,  où  il  a  passé  1891  et  1892. 

Les  essais  du  frein  hydropneumatique  ont  eu  lieu 

1.  Procès  Zoli.  T.  II,  p.  10. 


LE  GÉNÉRAL  BOGET  KT  DREYFUS        220 

à  Bourges,  non  pas  à  la  pyrotechnie,  mais  à  la  fon- 
derie, de  1888  à  1801,  dit  le  général  Roget.  Le 
général  Deloye  nous  apprend,  dans  sa  note  II,  que 
«  les  premiers  dessins  exacts  et  complets  du  frein 
hydropueumatique  ne  sont  sortis  de  la  fonderie  que 
le  29  mai  1891  ». 

Il  est  donc  certain,  d'une  part,  que,  si  Dreyfus 
était  à  Bourges  pendant  une  partie  de  la  période 
d'essais  du  frein  hydropueumatique,  il  n'était  pas  à 
la  fonderie  où  se  faisaient  ces  essais,  mais  à  la 
pyrotechnie,  et,  d'autre  part,  que  rien  n'est  sorti  de 
la  fonderie,  qui  puisse  donner  des  renseignements 
précis  sur  la  construction  du  frein^  avant  le  mois  de 
mai  1891,  époque  où  Dreyfus  n'était  plus  à  Bourges. 

Comment  alors  expliquer  que  le  séjour  de  Dreyfus 
à  Bourges  en  1889  90  fasse  de  lui  un  homme  spé- 
cialement capable  de  donner  des  renseignements  sur 
le  frein  hydropneumatique  en  1894?  Le  général 
Roget  n'a  rien  à  dire  de  mieux  sur  ce  point  que  ce 
qu'avaitditleconimandantd'Ormeschevilleenl89'l: 
il  est  obligé  de  supposer  des  conversations. 

a  II  est  évident  que  tout  officier  d'artillerie  se 
trouvant  à  Bourges,  au  moment  où  l'on  faisait  les 
essais,  c'est  à-dire  de  1888  à  1891,  pouvait  facile- 
ment recueillir  par  conversation,  ou  même  de  visu, 
des  renseignements  sur  le  frein.  Il  n'est  pas  douteux, 
en  effet,  qu'un  officier  d'artillerie  (si  discrets  que 
soient  les  officiers  chargés  des  constructions  du 
matériel)  parlant  à  un  camarade  de  son  arme,  à 
quelqu'un  qui  peut  le  comprendre  et  qu'il  ne  suspecte 
pas,  ne  se  laisse  aller  à  lui  donner  des  renseigne- 
ments. 


230        LE  aÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS 

»  II  est  certain,  d'autre  part,  que  tous  les  officiers 
qui  étaient  à  Bourges,  soit  à  la  pyrotechmie,  soit 
même  dans  un  régiment,  savaient  quel  genre  de 
travaux  on  faisait  â  la  fonderie  à  ce  moment-là, 
que  la  question  était  du  plus  haut  intérêt  pour  les 
officiers  d'artillerie,  et  qu'ils  devaient  tous,  certai- 
nement, chercher  à  se  renseigner  et  à  s'instruire.  Je 
suis  absolument  convaincu  que  Dreyfus  particuliè- 
rement, avec  sa  curiosité  pour  toutes  les  choses 
nouvelles,  son  désir  bien  connu  d'être  toujours  au 
courant  des  expériences  les  plus  récentes,  a  pu 
recueillir  pepsonnellement  des  renseignements 
pleins  d'intérêt.  » 

Ainsi,  en  dernière  analyse,  c'est  une  conviction  à 
lui,  général  Roget,  qu'il  met  au  point  central  de  son 
acte  d'accusation  :  conviction  que  Dreyfus  a  pu,  en 
causant  avec  des  officiers  de  la  fonderie,  en  1889-90, 
recueillir  sur  le  frein  hydropneumatique  des  ren- 
seignements pleins  d'intérêt. 

Quand  on  suppose,  comme  le  général  Roget,  que 
Dreyfusa  pu  recueillir  des  renseignements  intéres- 
sants sur  le  frein  hydropneumatique,  il  est  impos- 
sible d'admettre  qu'il  en  ait  ignoré  le  nom.  —  Je 

demanderai  d'abord  comment,  si  le  général  Roget 
est  convaincu  que  Dreyfus  a  pu  se  procurer  par 
conversation,  dès  1889^90,  des  renseignements-pleins 
d'intérêt  sur  le  frein  hydropneumatique,  il  peut 
admettre  que  Dreyfus  n'en  ait  pas  connu  le  nom. 

Il  est  évident  que  ce  nom  a  dû  courir  bien  avant 
qn'on  eût  aucun  renseignement  d'aucune  sorte  sur 
la  structure  du  nouveau  frein  :  si  quelque  chose  a 


IJÎ   GÉNÉRAL  ROGET   ET   DREYKUS  28 1 

pu  transpirer  d'abord  daus  les  conversations,  c'est 
ve  nom^  d'allure  savante,  qui,  par  sa  composition 
même,  exprimait  la  nouveauté  de  l'invention  :  le 
jeu  d'un  gaz  comprimé  remettant  automatiquement 
la  pièce  en  batterie. 

En  admettant  que  la  con^viction  du  général  Roget 
lût  fondce.  il  y  aurait  donc  là  une  première  objection 
à  lui  faire  sur  la  contradiction  où  il  est  tombé,  sans 
-■i.'u.ap€r»^evoir,  plaidant  à  cinq  minutes  d'intervalle 
les  deux  thèses^  opposées,  suivant  qu'il  a  besoin  de 
l'une  ou  de  l'autre  pour  retrouver  Dreyfus. 

Mais  sa  conviction  même,  il  faut  savoir  sur  quoi 
elle  repose,  sur  une  simple  vue  de  son  esprit,  ou  sur 
des  renseignements  soigneusement  recueillis?  Il 
nous  est  permis  de  nous  en  assurer,  grâce  au  général 
Deloye,  auquel  on  ne  saura  jamais  assez  de  gré  du 
nombre  et  de  la  précision  des  renseignements  qu'il 
a  accumulés,  dans  ses  réponses  à  un  questionnaire 
tendancieux.  Il  a  transcrit  dans  sa  note  ceux  que  lui 
avait  fournis  Le  commandant  Baquet,  sou-^-di recteur 
techni<(ue  actuel  de  la  fonderie. 

La  note  du  général  Deloye  démontre  qu'il  a  été 
impossible  à  Dreyfus  d'apprendre  à  Bourges  quoi 
que  ce  soit  de  précis  sur  la  structure  intérieure  du 
frein  hydropneumatique.  —  Des  renseiguenienr> 
pr<jduits  par  le  général  Deloye,.  il  résulte  que,  ea. 
dehors  du  colonel  Loeard,  du  commandant  Baquet, 
da  commandant  Sainte-Claire  Deville,  du  colonel 
Déport,  de  deux  ou  trois  dessinateurs,  d'un  contre 
maâitre  et  de  deux  ajusteurs,  personne,  avant  le 
moi»  de  mai  IBM,  c'estrit-dire  personiie,  pendant  le 


232        LE  GÊNÉRA.L  ROGET  ET  DREYFUS 

séjour  de  Dreyfus  à  Bourges,  n'a  rien  su  sur  la 
structure  intime  du  frein  hydropneumatique.  Or, 
jamais  on  n'a  établi  ni  même  essayé  d'établir, 
et  pour  cause,  qu'aucune  de  ces  dix  personnes  ait 
divulgué  le  secret  qui  lui  était  confié,  ni,  en  parti- 
culier, que  Dreyfus  ait  eu  un  rapport  quelconque 
avec  aucune  d'entre  elles.  Par  conséquent,  les  con- 
versations qu'a  pu  avoir  Dreyfus  sur  le  frein 
hydropneumatique  ont  été  des  conversationsbanales, 
impropres  à  lui  fournir  aucun  renseignement 
secret. 

La  conviction  du  général  Roget  est  donc  une 
conviction  voulue,  et  c'est  sans  en  rien  savoir,  mais 
seulement  pour  les  besoins  de  la  cause  qu'il  a 
affirmé  à  la  Cour,  en  commençant  sa  déposition  du 
23  novembre,  que  «  Dreyfus  était  un  des  rares  et 
très  rares  officiers  qui  pouvaient  donner  des  rensei- 
gnements sur  le  frein  hydropneumatique  ». 

Il  est  invraisemblable  que  la  note  annoncée  par 
le  bordereau  ait  renfermé  une  description  com- 
plète du  frein  hydropneumatique.  —  Aussi  bien, 
grâce  encore  au  général  Deloye,  nous  savons  qu'en 
septembre  1894,  c'est-à-dire  postérieurement  à  la 
date  où,  d'après  le  général  Roget,  le  bordereau  a 
été  écrit,  la  puissance  à  laquelle  était  destinée  la 
note  sur  le  frein  hydropneumatique  demandait  à 
un  agent  de  renseignements  la  description  exacte 
des  canons  de  120  court  :  «  a)  le  canon  (tube)  ;  b) 
l'affût;  c)..;  d)..;  e)..;  /).-;  g..)  le  mécanisme; 
enfin  tout  ce  qu'on -peut  savoir.  »  Un  questionnaire 
aussi  général  donne  nécessairement  à  penser  que  les 


LE  GÉNÉRAL  ROGET  KT  DREYFUS        233 

renseignements  fournis  jusque-là  n'étaient  pas  de 
nature  à  satisfaire  complètement.  En  particulier, 
la  question  sur  le  mécaniïime,  qui  ne  peut  s'appli- 
quer qu'au  frein,  prouve  que  si  les  effets  de  ce  frein 
étaient  connus,  sa  structure  intime  ne  Tétait  pas 
encore. 

Ainsi,  non  seulement  Dreyfus  n'a  pu  rien  savoir 
de  cette  structure  intime  pendant  qu'il  était  à 
Bourges,  mais,  même  après  l'envoi  du  bordereau,  les 
Allemands  réclamaient  des  renseignements  sur  cette 
structure.  C'est  donc  que  le  secret  n'en  avait  pas  été 
divulgué. 

Des  renseignements  donnés  par  le  général 
Roget  lui-même,  il  résulte  que  nombre  d'officiers 
pouvaient  fournir  une  note  sur  le  frein  hydro- 
pneumatique. —  Que  reste-t-il  contre  Dreyfus,  si 
l'on  retient  l'hypotlièse  des  conversations  banales? 
Elle  n'est  même  pas  propre  à  faire  de  lui  «  l'un  des 
rares  ou  très  rares  officiers  »  pouvant  parler  par  ouï- 
dire,  en  1891,  du  frein  hydropneumatique,  de  son 
fonctionnement  apparent  et  de  ses  effets  extérieurs. 

En  effet,  le  général  Roget  a  lui-même  établi  trois 
catégories  d'officiers  d'où  pouvaient  provenir  des 
renseignements  de  cette  sorte  : 

P  Les  officiers  qui  avaient  participé  à  la  cons- 
truction du  frein  jusqu'en  1894; 

2"  Les  officiers  appartenant  aux  commissions 
d'expériences  de  Calais  et  de  Bourges; 

:{"  Les  offi<iers  des  huit  régiments  dotés  de  bat- 
teries de  120,  et  appartenant  aux  l'«,  2«,  3«,  4«,  y«, 
IK.  K","  et  in'briL':"'].'- .]';.rtillerie. 


234        LE  GÉNÉRAL  ROOET  ET  DREYFUS 

Si  tous  ces  officiers-là  ont  causé  avec  leurs  cama- 
rades, et  si  leurs  camarades  à  leur  tour  ont  causé 
avec  d'autres  camarades,  ce  n'est  plus  dans  uu 
groupe  de  '(  rares  ou  très  rares  officiers  »  que 
Dreyfus  se  trouve  placé  par  rapport  au  canon  de 
1"20  court  et  au  frein  hydropneumatique,  mais  dans 
la  généralité  des  officiers  d'artillerie  curieux  des 
choses  de  leur  métier. 

Du  reste,  la  preuve  que,  en  1894,  aucum  officier 
d'artillerie  ne  pouvait  ignorer  de  la  pièce  de  120  et 
de  son  frein  tout  ce  qui  n'était  pas  secret  technique, 
c'est  que,  au  moment  même  où  le  bordereau  arrivait 
au  bureau  des  renseignements,  un  journal  de  vul- 
garisation, la  Nature,  publiait,  dans  son  numéro  du 
29  septembre  (pp.  2S:3-85),  un  article  du  lieutenant- 
colonel  Hennebert  sur  le  canon  de  120  à  tir  rapide, 
avec  figure.  On  y  lit  notamment  sur  le  frein  le  pas- 
sage suivant  :  «  Le  recul  se  trouve  à  peu  près  tota- 
lement supprimé,  du  fait  du  jeu  précis  d'un  frein 
liydropneumatique  G  (renvoi  à  la  figure),  dont  le 
piston  P  est  relié  à  la  bouche  à  feu  par  une  pièce 
métallique  H,  formant  appendice  de  culasse.  Dans 
cet  ingénieux  appareil,  la  force  de  recul  se  trouve 
emmagasinée  :  1°  par  la  résistance  d'un  liquide 
(glycérine)  astreint  à  l'obligation  de  passer  rapide- 
ment par  d'étroits  orifices;  2^  par  la  compression 
d'une  masse  gazeuse  ramenant  sans  retard  la  pièce 
en  batterie.  » 

Le  réduit  central  n'est  pas  plus  solide  que  les 
trois  enceintes.  —  En  résumé,  s'il  faut,,  pour 
accuser  Dreyfus,  le  poursuivre  jusqu'à  la  pyrotechnie, 


LK  (^.SÉRAL  ROfiET   ET   DREYFUS  235 

en  IS^>0-JH!).  il  est  proirvé  qu'alors  il  n'a  rien  su  de 
secret.  Si  l'on  ?<?  contente  de  le  saisir  en  1894,  à 
l'époque  du  bordereau,  il  n'en  sait  pas  davantage.  Il 
n'est  pas  dans  cette  catégorie  restreinte  des  officiers 
particulièrement  informés,  sans  laquelle  le  général 
Roget  recomiaît  qu'il  ne  peut  le  tirer  de  la  masse 
des  officiers  d'artillerie,  pour  le  désigner  comme 
Taïiteur  du  bordereau. 

Par  contre,  le  texte  même  du  bordereau  indique 
que  l'a  catégorie  où  il  faut  en  chercher  l'auteur  est 
celle  des  officiers  particulièrement  mal  informés, 
ignorant  juM^u'au  nom  du  frein  au  moment  où  il 
traîne  dans  tes  revues.  C'est  la  catégorie  où  le 
général  Roget  a  pris  soin  de  ranger  Esterhazy,  pen- 
sant le  mettre  ainsi  hors  de  cause. 

Il  reste  donc  acquis  que.  en  essayant  de  saisir 
directement  Dreyfus,  grâce  ;'  1'  ^'"'"  •-''"'  ^'^  ^rpin 
hydraulique,  le  général  Rogei 

P  A  fait  un  roman  sur  le  séjour  de  Dreyfus  à 
Bourges  ; 

2*  A  mis,  sans  le  vouloir,  dans  ce  roman  tout  ce 
qu'il  fallait  pour  ne  plus  pouvoir  désigner  spécia- 
lement Dreyfus  ; 

:V'  A  négligé  totalement  l'indication  donnée  par 
l'erreur  sur  le  nom  du  frein; 

4**  A  accusé  d'indiscrétion  coupable,  sans  s'en 
apercevoir,  une  catégorie  déterminée  d'officiers  et 
d'ouvriers,  dont  on  trouve  l'énumération  dans  la  note 
(lu  géut'-ral  Deloye; 

.V'  A  supposé  simultanément  et  contradictoirement 
que  Dreyfus  avait  des  connaissances  très  profondes 
et  des  connaissances  très  superficielles; 


236        LE  GÉNÉRAL  KOGET  ET  DREYFUS 

6°  A  ignoré  qu'en  septembre  1894  la  vulgarisation 
s'était  déjà  emparée  du  frein  hydropneumatique, 
mais  que,  d'autre  part,  la  structure  intime  en  était 
encore  ignorée  de  l'Allemagne. 

Quant  à  Dreyfus,  avec  l'hypothèse  gratuite  de 
l'officier  informé  des  secrets, il  neconvenaitpas;avec 
l'hypothèse  fondée  de  l'officier  ignorant  des  choses 
élémentaires,  il  ne  convient  pas  davantage. 

Il  est  définitivement  hors  de  cause;  le  pénible 
échafaudage  de  raisonnements  contradictoires , 
d'informations  insuffisantes  et  d'affirmations  ima- 
ginaires par  lequel  le  général  Roget  avait  tenté  de 
soutenir  sa  culpabilité  s'écroule   au  moindre  choc. 

C'est  à  cela  qu'aboutit  l'ingénieux  système  des 
trois  enceintes;  elle  ont  été  arbitrairement  cons- 
truites et  Dreyfus  ne  s'y  trouve  pas. 

Il  nous  reste  à  faire  l'opération  de  contrôle  que  le 
général  Roget  n'a  pas  faite. 


CHAPITRE  XXIV 
Le  contrôle  effectif. 

/.  ((  Je  vais  partir  en  manœuvres.  » 


Tout  raisonnement  sur  a  Je  vais  partir  en 
manœuvres  »  est  surbordonné  à  une  restriction 
préliminaire;  il  n'est  pas  sûr  que  cette  indica- 
tion soit  conforme  à  la  vérité.  —  Pour  contrôler 
l'hypothèse  de  la  culpabilité  de  Dreyfus,  les  deux 
indications  précises  que  fournit  le  bordereau  n'ont 
pas  une  valeur  égale,  parce  que  l'une  se  rapporte 
à  un  document  sur  l'existence  duquel  il  n'y  a  aucun 
doute  possible,  taudis  que  l'autre  se  rapporte  à  une 
circonstance  au  sujet  de  laquelle  on  ne  sait  pas  si 
l'auteur  du  bordereau  donne  une  indication  exacte 
ou  une  indication  mensongère  :  le  départ  prochain 
pour  des  manœuvres. 

Il  ne  semble  pas  que  l'hypothèse  d'un  mensonge 
ait  été  examinée  au  ministère  delà  Guerre  ;  le  géné- 
ral Roget  a  pu  l'apercevoir,  mais  il  n'en  a  rien  dit. 
Je  ne  l'eu  blâme  qu'au  point  de  vue  de  la  méthode  ; 
car,  pour  moi,  je  ne  crois  pas  que  cette  hypothèse 
ait  beaucoup  de  chances  d'être  exacte.  Mais  il  suffit 
.qu'il  en  reste  une,  pour  que  la  base  d'opérations 


;,h'8        LE  GÉNÉRAL  ROGEX  ET  DREYFUS 

critiques  fournie  par  Je  vais  partir  en  manœuvres 
perde  de  sa  sûreté. 

Quelle  que  soit  la  conclusion  à  laquelle  ces  opé- 
rations aboutissent,  elle  reste  toujours  subordonnée 
à  la  condition  que  l'auteur  du  bordereau  n'ait  pas 
menti,  pour  déguiser  sa  personnalité,  dans  le  cas  où 
le  papier  serait  saisi. 

Ce  qu'on  doit  se  demander,  ce  n'est  donc  pas  tout 
simplement  :  «  Cette  phrase  n'exclut-elle  pas  Drey- 
fus ?  »  mais  :  «  Si  cette  phxase  est  vraie,  n'exclut- 
elle  pas  Dreyfus?  »  La  pensée  qu'elle  peut  être 
fausse  ne  change  d'ailleurs  rien  à  la  marche  de  la 
vérification.  La  première  question  de  contrôle  à 
poser  est  toujours  :  «  Dreyfus  a-t  il  été  en  manœuvres 
en  1894  ?  » 

Comment  la  phrase  :  ((  Je  vais  partir  en  manoeu- 
vres »  avait-elle  été  e3g:|>liquèe  en  1894  ?  —  En  1894 
on  avait  répondu  à  cette  question  avec  une  liberté 
d'appréciation  incroyable.  Dans  sa  déposition  du 
1**''  décembre,  le  colonel  Pioquart  a  dit  que  :  Je 
vais  partir  en  manœuvres  a  été  appliqué  à 
Dreyfus,  «  parce  qu'on  a  dit  qu'il  devait  s'agir  du 
voyage  d'état-major,  auquel  il  a  pris  part  à  la  fin  de 
juin  )).  L'invraisemblance  était  double  :  non  seule- 
ment /manœuvres  ne  peut  être  considéré  comme 
synonyme  de  voyage  d'état-major  ;  mais  encore  il 
était  inadmisible  que  Je  vais  partir  annonçât  en 
avril  un  voyage  qui  a  commencé  dans  les  tout  der- 
niers jours  de  juin. 

Dreyfus  n'étant  pas  allé  en  ma^kœuvres  en  1894, 


LE   GKXÉIULL    EOGKT   ET   UliEYFls  239 

le  général  Roget  a-t-il  pu  lui  prêter  la 
le  :  "  Je  vais  partir  en  manœuvres.  »  —  Rem- 
plaçant la  date  d'avril  par  celle  d'août,  le  général 
"  t  n'avait  plus  à  se  demander  si  un  voyage 
;  major  peut  recevoir  le  nom  de  manœucres. 
IJ  s'est  bien  gardé  de  faire  la  moindre  allusion  à 
cette  fantaisie  d'interprétation. 

Ce  qui  le  préoccupait,  c'était  les  écoles  à  feu  du 
campdeCliâlons,  auxquelles  Esterhazy  avait  assisté 
du  6  au  9  août,  c'est-à-dire  précisément  dans  la 
période  à  laquelle  correspond  le  bordereau.  Pour 
les  écarter  et  retrouver  Dreyfus,  il  a,  nous  l'avons 
déjà  vu.  commencé  par  établir  que  manœuvres,  ainsi 
employé,  ne  pouvait  signifier  que  grandes  ma- 
nœurres  ou  manœuvres  d'automne. 

Ce  commentaire,  à  première  vue,  parait  superflu 
puisque,  de  l'aveu  même  du  général  Roget,  et 
lontrairement  à  l'assertion  du  général  de  Pellieux 
devajit  le  jury  de  février  1898,  Dreyfus  n'est  pas 
allé  aux  grandes  manœuvres  en  1894. 

La  question  serait  donc  tout  de  suite  réglée,  si  le 
général  Hoget  n'ajoutait  pas  :  o  Dreyfus  n'est  pas 
allé  aux  grandes  manœuvres,  mais  il  a  dû  y  aller, 
et  a  cru,  jusqu'à  la  liu  d'août,  qu'il  irait.  » 

Coïncidence  des  témoignages  du  général  Zur- 
linden  et  du  capitaine  Cuignet  avec  celui  du  géné- 
ral Boget.  —  Ceci  a  été  coulinué  j)ar  le  général 
Zurlinden  et  le  cafiitaLne  Cuignet.  Le  générai  Zur- 

/i  ''>n    du    14    /  '  '  '.)  a    dit    : 

M  liicJers  stagia  i -étaient  aux 

manœuvres  d'automne,  mais  exceptioimellen^nt. 


240        LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS 

le  27  août  1894,  oa  leur  annonça  que  cette  année  ils 
n'iraient  pas  à  ces  manœuvres.  L'auteur  du  borde- 
reau, dans  l'ignorance  où  il  était  encore  de  cette 
circonstance,  a  pu  croire  qu'il  participerait  aux 
manœuvres  et  l'écrire.  » 

De  son  côté,  le  capitaine  Cuignet  (Déposition  du 
5  janvier.)  a  dit:  «  En  fait,  Dreyfus  n'a  pas  assisté 
aux  manœuvres  en  1894  ;  mais,  jusqu'au  dernier 
moment,  il  a  cru  devoir  y  assister.  Je  crois  me  rap- 
peler que  c'est  le  28  août  1894  que  les  stagiaires  de 
2®  année,  appartenant  à  l'état-major,  ont  été  avisés 
que,  pour  la  première  fois,  cette  année,  ils  n'assiste- 
raient pas  aux  manœuvres.  »  A  cela  le  capitaine  Cui- 
gnet ajoute  un  détail  qu'on  regrette  de  n'avoir  pas 
trouvé  dans  la  déposition  du  général  Roget,  à  savoir 
que,  dès  le  mois  de  mai,  la  suppression  des  grandes 
manœuvres  pour  les  stagiaires  et  leur  remplacement 
par  un  stage  de  trois  mois  dans  les  régiments  avaient 
été  mis  en  question  à  l'état-major.  Cela  suffirait  pour 
qu'on  pût  supposer  que  Dreyfus  n'a  pas  été  aussi 
sûr  de  partir  dans  les  derniers  jours  d'août  que  veulent 
bien  le  dire  MM.  Roget,  Zurlinden  et  Cuignet. 

Il  est  impossible  que  Dreyfus  ait  cru  jusqu'au 
27  août  qu'il  irait  aux  manœuvres.  —  On  en  serait 
réduit  à  cette  restriction,  qui  n'enlèverait  pas  grande 
valeur  à  l'argument  du  général  Roget  et  n'empê- 
cherait pas  de  supposer  que  Dreyfus  ait  pu  écrire  la 
dernière  phrase  du  bordereau,  si  l'on  ne  savait  que 
la  Cour  de  Cassation  a  entre  les  mains  une  circu- 
laire signée  du  général  de  Boisdeffre^  et  datée  du 
17  mai  1894,  par  laquelle  les  stagiaires  de  l'état- 


LE    GÉNÉRAL   ROGET   ET   DREYFUS  S'il 

major  ont  été  avertis  qu'ils  ne  prendraient  pas  part  aux 
manœuvres  d'automne,  mais  qu'ils  iraient  passer 
trois  mois  dans  un  corps  de  troupe  :  les  stagiaires  de 
V^  année,  de  juillet  à  octobre;  ceux  de  2«  année, 
d'octobre  à  janvier.  Il  est  impossible  que  Dreyfus 
ait  ignoré  cette  circulaire,  et  il  est  par  conséquent 
certain  qu'il  a  su,  dès  le  mois  de  mai,  qu'il  ne  par- 
tirait pas  pour  les  manœuvres,  à  la  fin  d'août. 

La  circulaire  a  été  appliquée  aux  stagiaires  de 
l""*  année,  le  l*""  juillet  ;  il  n'y  avait,  par  conséquent, 
aucune  raison  pour  qu'elle  ne  le  fût  pas,  le  l'^'"  oc- 
tobre, aux  stagiaires  de  2^  année,  et  pour  que,  en 
attendant,  ceux-ci  ne  restassent  pas  dans  les  bureaux, 
au  lieu  de  partir  en  manœuvres. 

Dreyfus  n'a  donc  jamais  dû  partir  en  manœuvres, 
et  l'on  demeure  stupéfait  de  constater  que  MM.  Ro- 
get,  Zurlinden  et  Cuignet,  après  avoir  prêté  ser- 
ment de  dire  la  vérité,  ont  osé  affirmer  le  con- 
traire, en  se  gardant  bien  de  parler  d'une  circulaire 
qu'ils  ne  pouvaient  ignorer. 

Vanité  des  e>plications.  par  lesquelles  on  a 
voulu  concilier  les  dires  du  général  Roget  avec 
l'existence  de  la  circulaire  du  17  mai  1894,  an- 
nonçant que  les  stagiaires  n'iraient  pas  aux  ma- 
nœuvres d'automne.  —  On  a  essayé  de  plaider  les 
circonstances  atténuantes,  en  disant  que,  malgré  la 
circulaire  et  le  départ  des  stagiaires  de  1"  année  pour 
le»  régiments,  ceux  de  2*  année  avaient  pu  penser 
qu'ils  iraient  tout  de  même  aux  manœuvres,  avant 
de  faire  leur  stage  dans  un  corps  de  troupe  ;  on  a  dit 
en  particulier  que  le  colonel  Bouchez,  chef  du3«  bu- 
reau, où  se  trouvait   Dreyfus,    pendant  le  second 

l'« 


242  LE   GKNKRAL   KOCiET   ET  DREYFUS 

semestre  de  1894,  avait  fait  d«s  démarches  dans  ce 
but.' 

Le  témoignage  de  M.  Cavaignac  contredit  cette 
explication.  (Déposition  dxi  10  décembre.') 

«  L'iiabitude,  dit-il,  s^était  prise  jusqu'«n  1894, 
de  substituer  à  l'obligation  de  passer  trois  mois  dans 
les  corps  de  troupes,  l'envoi  aux  grandes  manœuvres. 
Les  stagiaires  éC état-major  demandaient  à  faire 
leurs  trois  mois  de  troupes,  et,  en  1894,  à  la  der- 
nière heure,  à  la  veille  même  des  manœuvres,  on 
modifia  les  règles  suivies  jusqu'alors  :  on  résolut  à 
la  dernière  heure  de  ne  pas  les  envoyer  en  ma- 
nœuvres. » 

M.  Cavaignac  ignore  donc,  comme  le  générai 
Roget,  la  circulaire  du  17  mai;  mais,  en  outre,  il 
indique  que  les  stagiaires,  au  lieu  de  réclamer  pour 
aller  aux  manœuvres,  demandaient,  au  contraire,  à 
aller  dans  les  corps  de  troupes;  et  si  Dreyfus  deman- 
dait à  aller  dans  les  corps  de  troupes,  c'est  qu'il  ne 
souhaitait  aucun  changement  à  la  circulaire  du 
17  mai,  et  par  suite  ne  comptait  pas  aller  en  ma- 
nœuvres. 

Supposons  cependant  que  l'assertion  de  Y  Eclair  2À% 
dit  vrai  sur  les  démarches  du  colonel  Bouchez,  tout 
ce  que  l'on  en  pourrait  conclure,  c'est  que  les  sta- 
giaires n'ont  pas  crw,  maisespe'ré  jusqu'à  la  fin  d'août 
qu'ils  iraient  aux  manœuvres.  Ce  serait  un  étrange 
renversement  des  choses  de  la  discipline,  que  de 
présenter  une  circulaire  du  chef  d'état-major 
comme  incapable  de  faire  contrepoids,  dans  la  pen- 
sée des  stagiaires,  aux  démarches  d'an  chef  de  bu- 
reau. Le  capitaine  Junck  a  pa,  comme  l'a  dit  le  capi- 


LE  UÉNÉHAL  ROOET  ET  DREYFUS        -  i  ! 

taine  Cuignet,  préparer  sa  cantine  :  il  l'a  préparée 
ù  tout  hasard.  La  vérité  ne  peut  pas  être  que  les  sta- 
giaires lie  2'  année  ont  appris  seulement  le 
28  août  qu'ils  n'iraient  pas  aux  manœuvres  ;  la 
vérité  c'est  qu'ils  le  savaient  depuis  lonjrteinps  ;  et 
s'ils  ont  appris  quelque  chose  le  28  août,  c'est  qu'ils 
n'avaient  pas  à  espérer  sur  la  suppression  de  la 
circulaire  du  17  mai. 

Voilà  ce  que  le  général  Roget  est  impardonnable 
de  n'avoir  pas  dit  à  la  Cour,  pour  lui  permettre  d'ap 
précier,  eu  pleine  connaissance  de  cause,  si  Dreyfus 
avait  pu  ou  n'avait  pas  pu  écrire  la  phrase  :  Je'vais 
partir  en  manœuvres» 

J'ajoute  que  le  général  Roget  a  indique  lui-même 
un  détail,  d'après  lequel  il  serait  peu  probable  que 
les  stagiaires  de  2«  année  aient  pu  compter  sur  le 
succès  des  démarches  du  colonel  Bouchez;  il  per- 
met même,  autant  que  la  déposition  Cavaignac,  de 
douter  si  ces  démarches  onteu  lieu  :  «  Les  stagiaires 
du  groupe  de  Dreyfus,  a  dit  le  général,  ne  sont  pas 
allés  aux  manœuvres,  précisément  à  cause  des  tra 
\  aux  du  plan,  qui  se  faisaient  à  ce  moment,  et  pour 
lesquels  on  a  utilisé  leurs  services.  » 

Une  pareille  cause  n'est  pas  une  cause  imprévue, 
dont  l'effet  se  fait  sentir  à  l'improviste,  et,  si  quel 
qu'un  a  dû  sentir  alors  le  besoin  de  garder  les  sta- 
;:iairesau  bureau,  pour  terminer  un  travail  urgent, 
■  'est  assurément  le  colonel  Bouche/. 

Si  l'on  ajoute  tout  cela  à  la  circulaire  du  17  mai, 
on  doit  en  conclure  qu'en  1804,  Dreyfus  a  su  long- 
temps à  l'avance  qu'il  n'irait  pas  aux  manœuvres,. 
f)u'il  n'a  jamais  cru  y  aller,  et  qu'il  n'a  pu  à  aucun 


244        LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS 

moment   écrire   :   Je  vais  partir  en    manœuvres. 

Si  donc  l'auteur  du  bordereau  a  vraiment  dû  par- 
tir en  manœuvres,  on  peut  assurer  que  Dreyfus 
n'est  pas  cet  auteur. 

Telle  est  la  conclusion  à  laquelle  le  général  Roget 
serait  arrivé,  s'il  avait  voulu  se  donner  la  peine  de 
■contrôler  la  dernière  phrase  du  bordereau,  d'après 
les  circonstances  connues  de  la  vie  de  l'état-major 
€t  de  celle  de  Dreyfus  en  août  1894. 

Il  nous  reste  à  relever  contre  lui  : 

l'^  De  n'avoir  pas  fait  ce  contrôle; 

2°  D'avoir  ignoré  ou  volontairement  méconnu  ces 
circonstances,  pour  se  dispenser  défaire  ce  contrôle. 


CHAPITRE  XXV 
Le  contrôle  effectif. 

//.  Le   Projet  de  Manuel  de  tir. 

Comment  le  général  Roget  s'est  arrangé  pour 
ne  pas  utiliser  cette  indication  précise  du  bor- 
dereau, en  vue  d  un  contrôle  effectif.  —  Pour  le 
Projet  de  Manuel  de  tir,  le  géuéral  Roget  ne  s'est 
pas  non  plus  posé  directement  la  question  essen- 
tielle :  «  A-t-il  été  possible  que  Dreyfus  l'eût  entre 
les  mains,  de  manière  à  l'envoyer  à  Schwarz- 
koppen ?»  Il  a  d'abord  indiqué,  à  propos  de  la 
date  du  bordereau,  que  celle  d'avril  ne  pouvait 
convenir,  si  on  la  rapprochait  des  dates  où  le  Projet 
de  Manuel  avait  été  expédié  dans  les  corps  ;  et  cela 
a  bien  son  intérêt,  puisque  cela  jette  la  suspicion 
sur  la  façon  dont  on  a  fait  l'enquête  et  l'instruction 
de  1894,  mais  cela  ne  fait  rien  à  Dreyfus. 

Ensuite  il  a  fait  un  long  commentaire,  pour 
prouver  que  les  difficultés,  dont  parle  le  bordereau, 
ne  s'expliquent  pas,  si  l'auteur  est  Esterhazy,  mais 
s'expliquent  très  bien,  si  c'est  Dreyfus;  il  a  glissé 
sans  insister  ni  préciser  les  détails  chronologiques, 

l'i. 


246  LE   GÉNÉRAL  lîOGET    ET  DREYFUS 

qui  seuls  permettent  un  contrôle  effectif  de  la  cul- 
pabilité de  Dreyfus.  Il  a  mis  l'accessoire  au  premier 
plan  et  l'essentiel  au  second  ;  il  en  savait  cependant 
assez  pour  faire  ce  contrôle,  et,  s'il  ne  l'a  pas  fait,, 
c'est  qu'il  ne  l'a  pas  voulu. 

Le  général  Roget,  tout  en  faisant  l'histoire  du 
«  Projet  de  Manuels,  a  négligé  de  donner  la  date 
essentielle  par  rapport  à  Dreyfus.  —  Le  général 
Roget  nous  apprend  que,  le  Projet  de  Manuel  étant 
daté  du  14  mars,  les  premiers  envois  dans  les  corps 
sont  du  16,  et  n'ont  pu  parvenir  à  destination,  par 
l'intermédiaire  des  brigades,  avant  le  21  ou  le  22. 
Les  envois  suivants  se  sont  échelonnés  du  16  mars 
au  12  mai.  La  direction  de  l'artillerie  avaitattribué 
cinq  exemplaires  à  l'état- major,  un  pourlecabinetdu 
chef  d'état-major,  et  un  pour  chacun  des  bureaux. 
Les  officiers,  titulaires  ou  stagiaires,  n'en  re<^urent 
pas.  «  Ultérieurement,  sur  une  demande  officieuse 
faite  à  la  direction  de  l'artillerie  par  le  2''  bureau  de 
l'état-major,  où  se  trouvait  à  ce  moment  Dreyfus, 
des  exemplaires  du  Projet  de  Manuel  furent  envoyés 
pour  les  stagiaires.  Dreyfus  avait,  en  effet,  fait 
remarquer^  d'ailleurs  légitimement,  qu'il  était  éton- 
nant que  la  direction  de  l'artillerie  ne  pourvût  pas 
de  ce  Manuel  les  officiers  de  l'état-major.  Les 
exemplaires  envoyés  pour  les  stagiaires  le  furent 
par  bordereau  de  la  direction  de  l'artillerie  du  26 
mai  1894.  Il  est  spécifié^  dans  la  colonne  obser- 
vations du  bordereau,  que  ces  exemplaires  étaient 
destinés  aux  stagiaires  qui  pouvaient  être  appelés 
à  s'en  servir  sur  les  champs  de  tir.  L'envoi  com- 


LK   GÉNÉRAL    ROGET   ET   DREYFUS  247 

prenait  dix  exemplaires.  Ils  furent  remis  au  3*  bu- 
reau, chargé  d'en  faire  la  répiirtition,  le  28  mai. 
Le  2-*  bureau  eut  pour  sa  part  trois  exemplaires.  Le 
ijmmandaut  Jeannel,  alors  au  2^  bureau,  re<,'ut  ces 
trois  exemplaires.  Ll  se  rappelle  très  bien  en  avoir 
t  cuiis  un  à  Dreyfus,  qui  le  rendit  au  bout  d'un  cer- 
tain temps.  Tel  est  l'historique  de  la  distribution 
du  Projet  de  Manuel  de  tir.  » 

Arrivé  là  de  son  récit,  et  au  moment  précis  où 
il  pourrait  cherclier  dans  cet  historique  ce  qui 
t  onvient  ou  ne  convient  pas  à  la  culpabilité  de 
Dreyfus,  le  général  Roget  est  pris  d'un  besoin  irré- 
sistible de  commenter  la  phrase  :  «  Chaque  offi- 
fiierdoit  remettre  le  sien  à  la  fin  des  manœuvres  », 
et  croit,  sans  doute,  avoir  fait  le  nécessaire  pour  la 
manifestation  de  la  vérité,  en  passant  sous  silence 
la  date  à  laquelle  le  commandant  Jeannel  a  rei^u 
les  trois  exemplaires  du  2"  bureau,  celle  à  laquelle 
il  en  a'prété  un  à  Dreyfus,  le  temps  que  Dreyfus  Ta 
gardé. 

Pressé  de  s'expliquer  sur  la  date  intéressante 
par  rapport  à  Dreyfus,  le  général  Roget  s'est 
réfugié  dans  des  équivoques. 

Lorsque  le  président  interroge  le  général  Roget 
sur  ces  tr  '        '   is,  voici  sa  réponse  : 

«  Il  !<•  >alter  de  la  lettre  du  commandant 

Jeannel  iau  général  Roget),  qu'il  a  confié  un  des 
exemplaires  au  capitaine  Dreyfus  à  un  moment 
({u'il  ne  détermine  pa»,  et  que  Dreyfus  l'aurait 
rendu  au  fond  commun  après  l'avoir  conservé  deux 
ou  trois  jours.  ^  mplaires  restaient  à  la  dispo- 

HÏtion  des   >:  ,  qui   [jouvaieut  les   utiliser. 


•248        LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS 

€t  qui  auraient  pu  les  faire  copier.  Il  n'a  pas  été 
vérifié  qu'un  des  trois  exemplaires  ait  disparu.  )) 

Ainsi  le  général  Roget  continue  a  ignorer  les 
dates  intéressantes.  Il  consent  à  reconnaître  que 
Dreyfus  n'a  eu  le  Projetée  Manuel  entre  les  mains 
que  pendant  deux  ou  trois  jours,  mais  il  ajoute 
qu'il  l'avait  tout  de  même  à  sa  disposition  et  aurait 
pu  le  faire  copier. 

Il  termine  enfin  par  une  phrase  entortillée,  qui 
veut  bien  dire  qu'aucun  des  trois  exemplaires  n'a 
disparu,  mais  qui  pourrait  donner  à  entendre,  si 
on  prenait  les  premiers  mots  au  pied  de  la  lettre, 
qu'aucune  vérification  n'a  été  faite. 

Un  autre  témoignage  nous  permet  de  contrôler 
sur  ces  différents  points  celui  du  général. 

Le  témoignage  du  lieutenant-colonel  Jeannel 
permet  d'établir  avec  précision  dans  quelles  con- 
ditions Dreyfus  a  eu  le  Manuel  de  tir  à  sa  dispo- 
sition. —  Le  lieutenant-colonel  Jeannel  est  venu 
devant  la  Cour  le  10  janvier.  Il  a  confirmé  qu'il 
avait  reçu  trois  exemplaires;  il  a  dit  qu'il  croyait 
que  c'était  vers  la  fin  de  juillet;  qu'un  jour,  vers 
11  heures  et  demie  du  matin,  Dreyfus  était  venu 
lui  emprunter  le  Manuel  et  l'avait  rendu,  non  pas 
deux  ou  trois  jours,  mais  48  heures  après,  M.  Jean- 
nel a  ajouté  que  les  trois  exemplaires  du  Manuel 
étaient  enfermés  dans  un  tiroir  à  clef,  dont  il  avait 
toujours  la  clef  sur  lui,  et  enfin  qu'en  1894  on  s'é- 
tait borné  à  l'entendre  à  l'instruction,  le  prévenant 
qu'il  ne  serait  pas  cité  comme  témoin. 

Il  est  donc  sûr  que  Dreyfus  n'a  pas  eu  plus  de 


LE  GÉNÉRAL   ROGET   ET   DREYFUS  2W 

48  heures  le  Manuel  entre  les  mains,  et  cela  en 
août,  —  que  le  Manuel  n'est  pas  resté  à  sa  disposi- 
tion ensuite,  au  sens  matériel  du  mot,  —  qu'enfm 
M.  Jeannel  n'a  pas  témoigné  au  procès,  mais  seu- 
lement à  l'instruction  et  que,  s'il  avait  témoigné  au 
procès,  à  un  moment  où  l'on  datait  le  bordereau 
d'avril,  la  défense  s'en  serait  immédiatement 
emparée,  pour  prouver  que  Dreyfus  n'avait  pu 
envoyer  le  Manuel  de  tir,  et  par  conséquent  n'était 
pas  l'auteur  du  bordereau. 

Il  est  visible,  d'autre  part,  que  le  général  Roget, 
dès  qu'il  a  été  pressé  par  une  question  précise,  a 
répondu  par  des  inexactitudes  plus  ou  moins  volon- 
taires. Il  n'y  avait  qu'une  chose  vraiment  intéres- 
sante à  noter  :  18  heures.  Comme  c'était  bien  court 
pour  envoyer  le  Projet  de  Manuel,  en  demandant 
qu'il  soit  rendu  avant  la  fin  des  manœuvres,  le 
général  Roget  a  d'abord  allongé  timidement  le 
délai,  en  disant  deux  ou  trois  jours;  puis  il  a  essayé 
de  prouver  que  le  Projet  de  Manuel  n'avait  pas  été 
envoyé  à  Schwarzkoppen,  et  qu'il  ne  s'agissait 
pour  Dreyfus  que  de  l'avoir  à  sa  disposition,  pour 
le  faire  copier. 

Le  général  Roget  a  essayé  de  soutenir  son  opi- 
nion, en  prétendant  que  le  Projet  de  Manuel  de 
tir  n'avait  pas  été  envoyé.  Cette  interprétation  du 
bordereau  est  absolument  contraire  au  texte  et 
inadmissible.  —  Pour  voir  que  l'explication  du 
général  est  inadmissible,  il  suffit  de  lire  attentive- 
ment  le  texte  du  bordereau. 

nJe  rous  adresse  le  Projet  de  Manuel  de  tir;  — si 


250  LE   GÉNÉRAL   EOGET    ET   DREYFUS 

VOUS  voulez  r/ prendre  ce  qui  vous  intéresse  et  le  tenir 
àma  disposition  après,  je  le  prendrai.  A  moins  que 
vous  ne  vouliez  que  je  le  fasse  copier  in  extenso  et 
ne  vous  en  adresse  la  copie.  » 

Le  général  Roget  commente  de  la  façon  suivante: 
«  il  semble,  d'après  le  commencement  du  borde- 
reau, que  l'auteur  envoie  le  Projet  de  Manuel  de 
tir.  Cette  dernière  phrase  semble  prouver  qu'il  se 
ravise  au  dernier  moment  et  qu'il  propose  deux 
solutions  à  son  correspondant  :  ou  bien  de  lui 
envoyer  le  Projet  de  Manuel  pour  qu'il  y  prenne 
ce  qui  l'intéresse;  ou  bien  de  le  faire  copier  in 
extenso  et  de  lui  en  adresser  la  copie. 

»  Puisqu'on  se  réserve  la  possibilité  de  le  faire 
copier,  c'est  qu'on  ne  l'envoie  pas.  Il  semble  que  le 
sens  exact  de  la  phrase  soit  le  suivant  :  «  J'ai  le 
Projet  de  Manuel  à  ma  disposition.  Si  vous  voulez 
y  prendre  ce  qui  vous  intéresse,  je  le  prendrai,  à 
matins  que  vous  ne  vouliez,  etc.  »  —  Si  on  l'envoyait, 
pour  si  mal  que  l'on  écrive,  on  aurait  dit  :  Je  le 
re^jrendrai  ou  J'irai  le  reprendre. 

»  L'auteur  du  bordereau  a  le  document  à  sa  dis- 
position :  il  peut  le  prendre  quand  il  voudra  et 
l'envoyer  à  son  correspondant  qui  y  prendra  ce  qui 
l'intéresse. 

»  La  manière  de  procéder  qu'indique  cette  phrase 
est  assez  compliquée  :  on  écrit  ;  on  attend  la 
réponse,  on  prend  le  Manuel;  on  l'envoie  ;  le  corres- 
pondant y  prend  ce  qui  l'intéresse  et  le  renvoie 
ensuite.  Il  faut,  pour  procéder  ainsi,  avoir  tout  son 
temps. 

»  Il  faut  donc  que  l'auteur  du  bordereau  ait  le 


LE  GÉNÉRAI.  ROGET  ET  DREYFLS        ^1 

Projet  de  Manuel  à  sa  disposition  immédiate  et 
permanente.  » 

J'ai  ('té  extrêmement  surpris  de  trouver  daus  la 
déi)osition  de  Picquart  {1^^  décembre) ,  et  dans  celle 
(lu  commandant  Hartmann  il"  février),  un  com- 
mentaire analogue.  Je  n'aurai  pas  de  peine  à 
démontrer  qu'il  ne  peut  être  admis. 

Le  Projet  de  Manuel  de  tir  a  été  très  certaine- 
ment envoyé  avec  le  bordereau.  —  1"  L'envoi  du 
Projet  de  Manuel  avec  le  bordereau  n'est  pas  une 
apparence;  c'est  tine  réalité  affirmt-e  de  la  façon  la 
plus  nette  :  «  Je  vous  adresse  quelques  rentieigne- 
ments  intéressants  :  1"...,  2"...,  3"...,  4"...,  5"  fc 
Projet  de  Manuel  de  tir  de  Vartilkrie  de  campagne 
(14  mars  1894)  »  . 

2°  La  preuve  qu'il  est  envoyé,  c  est  que  l'auteur 
du  bordereau  propose  à  sou  correspondant  d'y 
prendre  ce  qui  l'intéressera,  avant  de  le  lui  rendre  ; 

3"  Le  général  Roget  supprime  nn  membre  de 
phrase  important  :  «  et  le  tenir  ù  ma  disposition 
après.  »  Il  comprend  :  «  Si  vous  voulez  y  prendre 
ce  qui  cous  intéresse,  je  le  prendrai  »  ;  ot  c'est  : 
<(  Si  vous  coulez  le  tenir  à  ma  disposition  après  y 
avoir  pris  ce  qui  vous  intéresse,  je  le  prendrai  i>  ; 

4"  L'alternative  ne  porte  pas  du  tout  sur  :  <(  Jeîe 
prendrai  pour  rous  l'enroyer  »  ou  :  «  Je  le  ferai 
^'opier  in  extenso  »:  elle  porte  sur  :  «  Vous  y  pren- 
drez vous-même  ce  qui  vous  intéresse  »,  ou  «  Vons 
me  direz  de  le  faire  copier  in  extenso  »  ; 

5**  La  suite  des  idées  exprimées  par  le  t«xte  est  la 


252        LK  GKNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS 

A.OnenvoieleProjet  deManuelpouY  très  peu  de 
temps,  le  temps  des  manœuvres,  après  quoi  celui 
qui  l'envoie  le  reprendra. 

B.  Le  correspondant  extraira  lui-même  du  texte 
ce  qui  lui  conviendra,  avant  de  le  renvoyer. 

C.  S'il  le  préfère,  il  le  renverra,  sans  avoir  fait 
d'extrait;  on  le  prendra  et  on  lui  en  fera  une  copie 
in  extenso. 

Cette  interprétation  ne  .comporte  ni  liésitation  ni 
doute;  il  ne  s'agit  pas  de  savoir  si  cela  est  écrit  en- 
bon  ou  en  mauvais  français,  mais  simplement  si 
cela  est  clair,  et  cela  est  parfaitement  clair.  Que  ce 
soit  le  commandant  Hartmann,  ou  Picquart,  ou  le 
général  Roget  qui  suppose  que  le  Projet  de  Manuel 
n'est  pas  envoyé,  il  se  trompe. 

Le  Projet  de  Manuel  a  donc  été  envoyé. 

Si  le  général  Roget  a  supposé  qu'il  ne  l'avait  pas 
été  c'est  : 

1°  Parce  qu'il  a  mal  lu  le  texte,  et  supprimé  le 
tenir  à  ma  disposition  après  : 

2°  Parce  qu'il  est  invraisemblable  que,  en 
48  heures,  Dreyfus  ait  pu  faire  ce  qu'indique  le 
bordereau. 

Contradiction  du  général  Roget  avec  lui-même. 

—  Perdu  dans  un  commentaire  biscornu,  le  général 
Roget  ne  s'est  pas  contenté  d'interpréter  à  faux  le 
texte  du  bordereau  ;  il  s'est,  une  fois  de  plus,  mis 
en  contradiction  avec  lui-même. 

Il  dit  d'abord  que  la  phrase  sur  la  difficulté  de  se 
procurer  le  Manuel,  inexplicable  sous  la  plume 
d'Esterhazy,  «  s'explique  au  contraire  facilement  si 


LE  OÉXÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS        253 

l'auteur  du  bordereau  est  Dreyfus...  Il  est  exact... 
que  Dreyfus  avait  eu  de  la  peine  à  se  procurer  le 
Manuel...  et  il  est  certain  qu'il  n'aurait  pas  pu  le 
garder  pendant  plus  de  quelques  jours,  parce  qu'un 
stagiaire,  non  pourvu,  aurait  pu  en  réclamer  un,  et 
qu'on  se  serait  aperçu  de  la  disparition  d'un  des 
exemplaires  ». 

A  la  fin,  au  contraire,  il  dit  que  «  l'auteur  du  bor- 
dereau a  le  document  à  sa  disposition  :  il  peut  le 
prendre  quand  il  voudra  et  l'envoyer  à  son  corres- 
pondant... Il  faut  pour  procéder  ainsi  qu'il  ait  tout 
son  temps...  il  faut  que  l'auteur  du  bordereau  ait  le 
Projet  de  Manuel  à  sa  disposition  immédiate  et 
permanente  ».  —  Il  est  impossible  d'imaginer  un 
gâchis  plus  complet. 

Le  général  Roget  a  totalement  perdu  de  vue 
que  le  Projet  de  Manuel,  dont  il  était  question 
dans  le  bordereau,  avait  été,  d'après  le  texte, 
emprunté  à  un  oflBcier  des  corps.  —  Enfin  le 
général  Roget  n'a  pas  du  tout  expliqué  pounjuoi 
l'auteur  du  bordereau  dit  que  le  Ministère  a  envoyé 
un  nombre  fixe  de  Manuels  dans  les  corps. 

11  a  repris  sur  le  mot  corps  l'ergotage  puéril  du 
général  de  Peilieux  et  de  M.Cavaignac,  et  juré  ses 
'_'rands  dieux  qu'un  fantassin  dirait:  «  les  régiments 
l'artillerie  ».  Mais  il  ne  veut  pas  voir  : 

Que;  si  le  bordereau  parle  des  corps,  c'est  que  le 
Projet  de  Manuel  envoyé  sort  des  corps; 

Que,  si  l'expéditeur  ne  l'a  que  peu  de  jours  à  sa 
disposition,  c'est  parce  qu'il  l'a  emprunté  à  un  offi- 


2o4        LE  GENERAL  ROGET  ET  DREYFUS 

Que,  s'il  ment  sur  la  clause  de  restitution  impo- 
sée aux  officiers  détenteurs,  c'est  pour  assurer  avant 
la  fin  des  manœuvres  le  retour  de  l'exemplaire,  et 
le  rendre  à  son  propriétaire  ; 

Que  même,  s'il  offre  de  copier  le  texte  après  le 
retour  de  l'exemplaire,  c'est  aussi  pour  faciliter  ce 
retour,  en  dispensant  le  correspondant  de  faire  lui- 
même  les  extraits. 

Tout  cela  est  d'autant  plus  incompréhensible  que, 
lorsque,  dans  une  autre  partie  de  sa  déposition,  il  a 
discuté  la  date  du  bordereau,  il  a  repoussé  la  date 
d'avril,  en  faisant  observer  qu'avec  cette  date  l'em- 
prunt du  Projet  de  Manuel  aurait  été  à  peu  près 
impossible. 

Il  a  fallu  la  volonté  de  trouver  Dreyfus  cou- 
pable, pour  ne  pas  apercevoir  que  le  paragraphe 
sur  le  Projet  de  Manuel  de  tir  le  disculpait  entiè- 
rement. —  Telle  est  la  méthode  suivant  laquelle  le 
général  Ro^et  a  traité  le  passaj^fe  capital  du  borde- 
reau, le  seul  qui  permît  de  vérifier  en  toute  sûreté 
d'esprit  si  réellement  Dreyfus  en  était  ou  n'en  était 
pas  l'auteur. 

Est-il  admissible  que,  sans  un  parti  pris  de  trouver 
Dreyfus  coupable,  il  aurait  : 

1°  Laissé  de  côté  toute  la  partie  du  texte  sur  l'envoi 
du  Projet  dans  les  corps  ; 

2^  Supprimé  de  sa  lecture  la  phrase  sur  la  resti- 
tition  du  Projet  par  le  correspondant; 

3°  Oublié,  après  l'avoir  noté  auparavant,  l'emprunt 
du  Projet  par  l'expéditeur  ; 

40  Négligé  les  dates  fournies  pour  le  colonel  Jeannel; 


LE  (ÎÉNÉRAL  ROOET   ET  DREYFUS  -^')'> 

5°  Supposé  simultanément  que  l'expéditeur  avait 
du  temps  devant  lui  et  n'en  avait  pas; 

6"  Dit  enfin  que  le  lieutenant-colonel  Jeannel 
avait  témoigné  au  procès  de  1894,  lorsqu'il  savait 
très  bien  qu'on  ne  l'avait  pas  appelé  à  l'audience 
parce  que  ses  réponses  à  l'instruction  tournaient  eu 
laveur  de  Dreyfus. 


QUATRIÈME   PARTIE 

LES    ARGUMENTS   MORAUX 
ET  PSYCHOLOGIQUES 


CHAPITRE  XXVI 
Les  arguments  moraux. 

/.    Le  ressentiment  et   Vamhition. 


Dans  ses  dépositions  de  novembre  1898,  le  gé- 
néral Roget  avait  omis  complètement  les  argu- 
ments de  moralité,  qui  tiennent  tant  de  place 
dans  le  rapport  d'Ormescheville.  Il  ne  s'en  est 
servi  que  le  28  janvier.  —  En  1894,  le  comman- 
dant d'Ormescheville  avait  consacré  un  assez  long 
passage  de  son  rapport  à  la  moralité  de  Dreyfus, 
et  l'on  sait  qu'à  l'audience  du  conseil  de  guerre, 
le  commissaire  du  gouvernement  abandonna,  après 
discussion,  ce  que  l'on  pouvait  appeler  les  charges 


LE  GÉNKRAL  ROGET  ET  DREYFUS       257 

morales  relevées  contre  l'accusé,  pour  s'en  tenir  au 
seul  bordereau. 

Il  est  fort  remarquable  que,  dans  ses  dépositions 
de  novembre,  le  général  Roget  n'ait  pas  dit  un  seul 
mot  de  ces  charges  morales.  Non  seulement  il  n'en 
a  pas  parlé,  mais,  oubliant  qu'il  avait,  avec  le 
commandant  Bertin,  inspiré  au  colonel  Fabre  la 
note  du  deuxième  semestre  de  1893,  il  a  déclaré  à 
la  Cour,  le  23  novembre,  qu'il  n'avait  pas  autre 
chose  à  reprocher  à  Dreyfus  que  de  lui  avoir  de- 
mandé un  jour  de  faire  un  transport  réel,  au  lieu 
de  faire  un  transport  fictif  de  corps  d'armée,  et 
que  d'ailleurs  Dreyfus  «  était  un  officier  remar- 
quable sous  tous  les  rapports  ». 

C'est  seulement  le  28  janvier,  lorsque  le  général 
eut  à  répondre  à  la  déposition  de  M.  Bertulus,  et 
le  fit,  il  l'a  reconnu  lui-même,  sans  être  «  parfaite- 
ment de  sang-froid  »,  qu'il  donna  son  avis  sur  les 
mobiles  qui  avaient  pu  déterminer  Dreyfus  à  com- 
mettre le  crime  de  trahison.  Voici  le  passage. 

'(  J'ai  à  signaler  un  premier  point  à  ce  sujet. 
Dreyfus  s'attendait  à  sortir  de  l'École  de  guerre 
tout  à  fait  dans  les  premiers.  Il  en  sortit  neuvième, 
parce  qu'un  des  présidents  de  commissions  d'exa- 
men lui  avait  donné  une  note  très  basse  comme 
note  d'aptitude  générale  au  service  d'état  major. 
Dreyfus  eut  connaissance  de  cette  note,  et  il  alla 
réclamer  auprès  du  général  Lebelin  de  Dionne,  qui 
«•ommandait  l'Hcolc  supérieure  de  guerre.  Le  géné- 
ral reconnut  que  la  note  donnée  à  Dreyfus  était  uu 
peu  sévère,  et  insista  auprès  de  l'examinateur  pour 
qu'elle  fût  relevée,  sans  pouvoir  l'obtenir. 


2Ô8  LE   GÉNÉRAL    ROGET    ET   DREYFUS 

»  Il  fit  alors  appeler  Dreyfus  et  lui  tint  le  lan- 
gage suivant  :  «  Je  reconnais  que  M.  X...  vous  a 
traité  avec  quelque  sévérité.  Je  pourrais  rétablir 
l'équilibre,  en  relevant  la  note  que  je  me  proposais 
de  vous  donner  moi-même,  mais  je  ne  le  ferai  pas, 
pour  les  trois  raisons  suivantes  : 

))  1°  Vous  êtes  détesté  de  tous  vos  camarades; 

))  2°  Vous  avez,  un  jour,  dans  une  discussion  un 
peu  vive,  tenu  ce  propos  qui:,  dans  votre  bouche, 
et  devant  le  milieu  où  il  se  produisait,  était  au 
moins  d'une  très  grande  maladresse  :  «  En  somme, 
les  Alsaciens-Lorrains  sont  beaucoup  plus  heureux 
"SOUS  la  domination  de  l'Allemagne  que  sous  celle 
de  la  France  »  ; 

))  3°  Vous  avez  eu  une  conduite  scandaleuse  pen- 
dant la  durée  de  votre  séjour  à  l'École, 

»  Deux  ans  après,  au  moment  du  procès, 
M.  Mathieu  Dreyfus  vint  trouver  le  général  de 
Dionne,  pour  lui  demander  de  venir  au  procès 
comme  témoin  à  décharge.  Le  général  répéta  alors 
à  M.  Mathieu  Dreyfus  le  discours  qu'il  avait 
tenu  à  son  frère,  en  ajoutant  :  «  C'est  tout  ce  que  je 
pourrai  dire  devant  le  conseil  de  guerre.  » 

»  M.  Mathieu  Dreyfus  excusa  son  frère  pour  le 
troisième  grief,  en  disant  que  les  femmes  de  l'École 
militaire  ne  devaient  pas  lui  coûter  bien  cher,  mais 
iln'insistapaspour  obtenir  le  témoignage  du  général. 

))  Dreyfus  arriva  ainsi  à  l'état-major  de  l'armée, 
déjà  ulcéré  par  ce  qu'il  considérait  comme  un  déni 
de  justice,  dû  à  sa  qualité  d'Israélite,  Dans  ce  nou- 
veau milieu  il  se  fit  détester  comme  ailleurs,  par 
son  caractère  arrogant  et- vaniteux. 


LE  GÉNÉRAL  ROGKT  ET  DREYFUS        259 

»  11  t'tait,  de  cette  façou,  dans  des  dispositions 
excellentes  pour  trahir. 

»  Extrêmement  ambitieux,  il  a  pu  aussi  chercher 
à  nouer  des  relations  avec  des  agents  étrangers, 
dans  un  but  d'amorçage.  li  serait  allé  ensuite  plus 
loin  qu'il  n'aurait  voulu  d'abord. 

»  Enfin  rien  ne  m'empêche  de  croire  qu'il  n'ait 
tarahi  pour  de  l'argent  :  il  avait  de  la  fortune,  dit- 
on;  il  pouvait,  eu  effet,  avoir  de  vingt  cinq  à  trente 
mille  livres  de  rentes.  Qu'importe  s'il  dépensait 
beaucoup  plus?  Il  est  certain  qu'il  dépensait  beau- 
coup d'argent  avec  les  femmes  et  au  jeu.  Indépen- 
damment des  femmes  citées  au  procès,  je  crois,  il 
y  en  a  eu  d'autres,  des  femmes  de  la  haute  galan- 
terie, chez  lesquelles  on  joue,  et  avec  lesquelles  on 
dépense  beaucoup  d'argent.  Les  camarades  de 
Dreyfus  à  l'état-raajor  de  l'armée,  le  capitaine 
J  H  k  notamment,  peuvent  donner  des  renseigne- 
j  ..lits  à  ce  sujet. 

'<  Le  capitaine  Duchâtelet,  en  ce  moment  au  131^, 
je  crois,  peut  aussi  dire  à  la  Cour  un  fait  significa- 
tif. Ce   fait  s'est  passé   après  le    voyage    d'ôtat- 
major  1894  ;  ce  voyage  s'était  terminé  à  Charmes. 
!    aine   Duchâtelet  et  Dreyfus    avaient  été 
par  le  <-hef  d'état -major  pour  ramener  tous 
les  chevaux  k  Paris.  Ils  descendaient  les  Champa- 
II vsées  avec  les  colonnes  de  chevaux,  vers  sept 
/.-  ,res  un  quart  du  matin.  En  passant  devant  une 
maison  des  Champs-Elysées,  Dreyfus  dit  à  Duchâ- 
''  '  •  :  ((  Si  nous  montions  chez  une  telle?  nous  la 
lirions  à  son  réveil,  et  elle  nous  offrirait  une 
d'excellent  chocolat.  »  Et  comme  Duchâtelet 


260        LE  GÉNÉRAL  ROGEï  ET  DREYFUS 

lui  faisait  remarquer  qu'il  ne  pouvait  abandonner 
la  colonne,  Dreyfus  dit  :  «  Oh  !  du  reste,  je  ne  tiens 
pas  beaucoup  à  y  aller.  J'y  ai  perdu  la  forte  somme, 
il  y  a  quelques  jours.  »  Il  indiqua  comme  somme 
perdue  6,000  ou  15,000  francs. 

))  J'ai  recueilli  quelques  témoignages  de  cette 
nature;  on  n'a  qu'à  interroger  les  intéressés. 

»  Il  a  été  établi,  au  moment  du  procès  ou  peu 
après,  que  M.  Hadamard  aurait  eu  à  payer  des 
dettes  pour  son  gendre,  ce  dont  il  était  très  peu 
satisfait.  Il  aurait  même  tenu  à  ce  propos  à 
M.  Painlevé  un  propos  significatif.  » 

Animosité  visible  du  général  Roget  contre 
Dreyfus.  —  Le  ton  général  du  morceau  est  donné 
par  ce  passage  :  «  Dans  ce  nouveau  milieu  (l'état- 
major),  il  se  fit  détester,  comme  ailleurs^  par  son 
caractère  arrogant  et  vaniteux.  »  Le  témoin  qui  parle 
ainsi  est  celui-là  même  qui,  d'après  la  déposition  du 
colonel  Fabre,  à  l'instruction  de  1894,  avait  fourni 
sur  Dreyfus,  stagiaire  au  4"  bureau,  des  renseigne- 
ments tels^  ((  qu'il  avait  été  signalé,  sur  son  folio  du 
personnel,  comme  ne  remplissant  pas  les  conditions 
voulues  pour  être  employéàl'état-major  de  l'armée.  » 
Si  l'on  se  rappelle  que  les  notes  données  à  Dreyfus 
par  le  colonel  de  Germiny,  chef  du  l*""  bureau,  et 
par  le  colonel  de  Sancy,  chef  du  2",  étaient,  au  con- 
traire, excellentes  sans  réserve,  on  voit  qu'il  y  avait, 
dès  1893,  un  levain  d'animosité  tout  à  fait  person- 
nelle chez  M.  Roget  à  l'égard  de  Dreyfus. 

Dans  sa  déposition  de  novembre,  tant  qu'il  n'avait 
eu  que  des  faits  à  discuter,  il  s'était  efforcé  très 


LE  GÉNÉRAL  HOGET  ET  DREYFUS        261 

sincèrement,  je  crois,  d'oublier  ses  sentiments  de 
sous-chef  du  4^  bureau;  il  y  était  même  arrivé 
jusqu'au  point  de  dire,  comme  nous  l'avons  vu  déjà, 
que  Dreyfus  était  un  officier  très  remarquable  sous 
tous  les  rapports.  Mais  des  que,  par  la  déposition 
Bertulus.  il  s'est  vu  obligé  de  se  défendre,  le  fond  de 
ses  sentiments  s'est  de  nouveau  découvert,  et  il  a 
parlé  des  mobiles  de  la  trahison  de  Dreyfus  avec  la 
morne  passion  qui  le  lui  faisait  noter,  il  y  a  six  ans, 
comme  impropre  au  service  d'état-major.  11  a  donné 
ainsi  un  pendant  à  la  phrase  ridicule  et  odieuse,  par 
laquelle  le  commandant  d'Ormescheville  avait 
déclaré  que,  possédant,  avec  des  connaissances  très 
étendues,  une  mémoire  remarquable,  et  parlant 
plusieurs  langues,  a  le  capitaine  Dreyfus  était  tout 
indiqué  pour  la  misérable  et  honteuse  mission  qu'il 
avait  provoquée  ou  acceptée  ».  La  formule  du  géné- 
ral Uoget,  c'est  que,  universellement  détesté  à  l'état- 
major  comme  à  l'Ecole  de  guerre,  ulcéré  par  un  déni 
de  justice,  «  Dreyfus  était,  de  cette  façon,  dans  des 
dispositions  d'esprit  excellentes  pour  trahir  ». 

Les  preuves  morales  ne  peuvent  servir  que  dans 
la  mesure  où  le  leur  permettent  les  preuves  de 
fait.  —  A  entendre  ces  deux  voix  accusatrices,  il 
semble  presque  que  Dreyfus  ne  pouvait  pas  ne  pas 
trahir  :  c'est  là  ce  qu'on  appelle  des  preuves  morales. 
On  ne  s'aperçoit  pas  que  ces  preuves  n'en  sont  pas  : 
elles  ne  peuvent,  en  effet,  en  aucune  manière,  entrer 
dans  l'agencement  de  preuves  matérielles,  ou  de 
notations  historiques,  par  lequel  on  établit  l'authen- 
{\c\t6  d'un  f-'iit;  l'IIfs  ne  vienu»Mit  (iii':ii>rt''s  coni). 


262  LE   GÉNÉRAL    ROCiET   ET   DREYFUS 

comme  explications  supplémentaires,  et,  à  ce  titre, 
elles  ne  Talent  qu'autant  que  vaut  la  méthode  par 
laquelle  a  été  étaVjlie  l'authenticité  du  fait. 

Si  la  méthode  est  mauvaise,  si  la  preuve  a  été  mal 
faite,  si  la  vérité  apparaît  contraire  au  fait  qu'on 
avait  cru  établir,  les  explications  morales  disparais- 
sent avec  lui  ;  non  seulement  elles  ne  peuvent  rien 
sauver  de  ce  qui  est  prouvé  faux,  mais  encore  elles 
ne  se  sauvent  pas  elles-mêmes. 

Tel  est  le  cas  pour  Dreyfus  :  à  supposer  que 
l'injustice  de  ses  supérieurs  et  la  haine  de  ses  cama- 
rades ait  réellement  provoqué  dans  son  cœur  des 
sentiments  de  révolte  et  de  rancune^  ces  sentiments 
ne  sauraient  prouver  qu'il  ait  trahi. 

Si  sa  trahison  est  prouvée  d'autre  part,  on  en 
pourra  conclure,  et  c'est  tout,  que,  dans  certains  cas, 
le  ressentiment  provoque  au  crime, —  Si  la  trahison 
n'est  pas  prouvée,  il  n'y  a  qu'une  possibilité  morale 
s'ajoutantà  des  possibilités  matérielles,  et  ne  rédui- 
sant en  rien  la  distance  qui  les  sépare  des  réalités 
démontrées.  —  Si  l'innocence  vient  à  être  prouvée, 
cela  montre  que,  dans  certains  cas,  le  ressentiment 
peut  ne  pas  provoquer  au  crime. 

Ainsi  les  faits  d'ordre  moral,  dépourvus  de  toute 
valeur  comme  preuves  de  faits  d'ordre  matériel, 
n'ont,  comme  explications  de  ces  faits,  qu'une  valeur 
variable,  et  môme  ils  n'ont  que  celle  qu'ils  reçoivent 
des  faits. 

Les  ressentiments  de  Dreyfus  ne  prouveraient 
pas  sa  trahison  ;  la  trahison  de  Dreyfus  prou- 
•verait  que  l'injustice  et  la  haine  peuvent  être  une 
semence  de  crimes. 


LB  GÉNÉRAL  ROGET  BT  DREYFUS        263 

11  n'y  a  rien  à  tirer  contre  Dreyfus  du  propos 
sur  l'Alsace-LiOrraiue<  si  sa  trahison  n'est  pas 
prouvée  par  ailleurs.  —  Il  en  est  de  môme  du 
propos  sur  les  Alsaciens  Lorrains,  que  le  général 
Lebelin  de  Dionne  aurait  reproché  à  Dreyfus, 
lorsque  celui-ci  \  'ni  ih.  i^mer  contre  sa  note  d'apti- 
tude générale. 

Rien  n'est  moins  sûrement  établi  que  ce  propos  ; 
aucun  de  ceux  qui  l'auraient  entendu  n'eu  a  témoi- 
gné ;  on  ignore  s'il  s'agit  d'une  boutade,  d'une  dis- 
cussion purement  théorique,  s'il  a  été  exactement 
compris,  et,  de  bouche  en  bouche,  exactement 
rapporté. 

Mais,  Dreyfus  eût-il  dit  (-e  qu'il  a  dit,  dans  les 
termes  et  avec  le  sens  rapportés  par  le  général 
Roget,  ce  n'est  encore  une  fois  intéressant  à 
relever  que  si,  sur  le  fait  du  bordereau,  la  trahison 
a  été  péremptoirement  prouvée,  et  nous  savons  que 
ce  n'est  pas  le  cas. 

L'argument  moral  de  l'ambition  effrénée  et  du 
zèle  imprudent  na  aucune  valeur  absolue,  et  con- 
tredit celui  du  ressentiment.  —  J'en  dirai  encore 
autant  de  rambiti(in  de  Dre\  fus.  Seulement,  ici,  la 
vanité  de  cet  argument  moral  est  encore  plus  facile 
à  discerner  du  premier  coup,  parce  qu'il  ne  se  ratta- 
che pas  à  la  culpabilité  par  une  hypothèse  simple, 
mais  par  une  hypothèse  double  : 

1"  Dreyfus  amorçant; 

:j    Dreyias  eutrainé  plus  loin  qu'il  n'aurait  voulu. 

Tout  cela  n'existe  que  dans  l'imagination  du 
général  Roget. 


264        LE  GÉNÉRAL   ROGET  ET  DREYFUS 

Je  ne  parle  pas  des  invraisemblances  de  l'amor- 
çage aussi  bien  du  côté  français  que  du  côté  alle- 
mand. Quelle  apparence  qu'on  ait  à  attendre  quoi 
que  ce  soit  de  l'attaché  militaire  allemand,  en 
échange  de  documents  français?  Et,  si  l'on  se  croit 
tout  de  même  en  état  de  tenter  l'entreprise,  quelle 
apparence  qu'on  n'ajoute  pas  aux  chances  de  succès, 
et  qu'on  ne  s'assure  pas  le  bénéfice  immédiat  de  la 
tentative,  en  obtenant  l'autorisation  de  ses  chefs  ? 

Mais  je  veux  admettre  que  Dreyfus  ait  pu  être 
possédé  d'une  ambition  assez  folle,  pour  préférer 
cette  voie  compliquée  et  peu  sûre  au  large  et  droit 
chemin  que  lui  ouvraient  son  intelligence,  son 
savoir  et  son  zèle.  Ce  que  je  comprends  difficile- 
ment c'est  que  le  même  homme  qui  emploie  l'argu- 
ment moral  du  ressentiment  et  de  la  haine,  emploie 
en  même  temps  celui  du  zèle  surexcité  par  l'ambi- 
tion. 

L'anecdote  du  pont  de  Charmes,  racontée  par 
le  général  Roget  lui-même,  démontre  l'inanité 
de  ces  arguments  moraux.  —  Ce  qu'enfin  je  ne 
comprends  pas  du  tout  c'est  que  ces  considérations 
morales  contradictoires  soient  présentées  par  le 
général,  alors  que,  deux  mois  auparavant^  il  avait 
montré,  avec  une  sorte  de  complaisance  exagérée, 
Dreyfus  recevant  publiquement  du  chef  de  l'état- 
major  lui-même  une  marque  de  bienveillance 
propre  à  guérir  dans  son  cœur  toutes  les  rancunes 
contre  le  passé,  à  le  flatter  à  la  fois  dans  son  amour- 
propre  et  à  le  satisfaire  dans  ses  désirs  ambitieux. 
Le  passage  vaut  d'être  reproduit  tout  entier. 


LE  .GKNÊHaL  ROGET   ET  DREYFUS  205 

«  Dreyfus  a  fait  partie  en  1894,  du  27  juin  au 
4  juillet,  d'un  voyage  d'étatmajor  que  dirigeait  le 
chef  d'état-major  général.  Je  faisais  également 
partie  du  voyage.  Un  jour,  le  groupe  d'officiers 
dont  faisait  partie  Dreyfus,  et  le  groupe  du  chef 
d'état-major  lui-même,  dont  je  faisais  partie,  se 
trouvèrent  cantonnés  à  Charmes.  Le  chef  d'état- 
major  invita  les  officiers  de  ce  groupe  à  prendre 
leur  repas  avec  nous.  Le  soir,  pendant  le  diner, 
Dreyfus  parla  des  diverses  expériences  faites  par 
les  commissions  de  Calais  et  de  Bourges,  et  nous 
donna  des  renseignements  qu'aucun  de  nous  ne 
possédait,  et  tellement  intéressants  qu'il  en  fut 
question  jusqu'à  la  fin  du  diner. 

«  En  sortant  de  taljle,  le  chef  d'état-major  em- 
mena le  capitaine  Dreyfus  et  continua  à  causer 
avec  lui,  seul  à  seul,  pendant  plus  d'une  heure,  en 
se  promenant  sur  le  pont  de  la  Moselle.  Nous  sui- 
vions par  derrière,  d'ailleurs,  et  les  jeunes  gens 
remarquèrent  fort  la  faveur  spéciale  qui  était  accor- 
dée à  leur  camarade  ce  jour-là.  »  {Déposifinn  du 
22  novembre.) 

Ainsi,  à  la  veille  nuMue  du  jour  où  l'on  vcui  que 
Dreyfus  ait  envoyé  le  bordereau,  et  traître  depuis 
longtemps,  si  l'on  en  croit  le  général  Roget,  il  a 
étalé  en  plein  déjeuner  d'état-major,  sous  les  yeux 
du  général  de  Boisdeffre,  une  science  si  étendue 
qu'on  lui  attribue  aujourd'hui  des  origines  coupa- 
bles, et  la  surprise  du  chef,  loin  de  tourner  alors  à 
la  méfiance,  a  provoqué  de  sa  part  une  marque 
éclatante  de  faveur.  Dira  t-on  que  ce  soit  là  ce  qui 

a      mis     DrOVril-;,     ■.niv.-ittt      rcvpp<'<>;i(.ii      ,1i|      <r,'.m'.i:il 


266  LE  GÉNÉRAL   ROGET  ET   DREYFUS 

Roget,  «  dans  des  dispositions  d'esprit  excellentes 
pour  trahir  »  ? 

Non  seulement  l'argument  du  ressentiment  ne 
prouve  rien  par  lui-même,  et  ne  s'accorde  pas 
avec  celui  de  l'ambition  effrénée,  mais  le  général 
Roget  savait  qu'il  n'avait  pas  le  droit  de  l'invo- 
quer. —  Le  général  Roget  a  prétendu  confirmer 
l'accusation  de  trahison  par  les  arguments  mo- 
raux du  ressentiment  et  de  l'ambition  :  il  n'a  pas 
vu  que  ces  deux  arguments  s'excluaient  l'un  l'autre; 
il  ne  s'est  même  pas  aperçu  qu'en  fait  ils  n'étaient 
pas  fondés.  En  tout  cas,  il  n'a  pas  prouvé  qu'il  n'y 
eût  place  dans  le  coeur  de  Dreyfus  que  pour  des 
sentiments  de  rancune,  ni  que  son  ambition  fût 
réduite  à  de  louches  manœuvres;  bien  au  contraire, 
il  a  montré  lui-même,  par  un  exemple  saisissant, 
qu'en  juillet  1894  Dreyfus  avait  tous  les  motifs  du 
monde  pour  se  sentir  satisfait  à  la  fois  dans  la 
haute  opinion  qu'il  avait  de  lui-même,  et  dans 
l'ambition  née  de  cet  amour-propre. 

Ce  qui  rend  impardonnable  l'erreur  du  général 
Roget,  c'est  que,  s'il  commentait  la  note  du  gêné 
rai  de  Dionne,  où  il  a  puisé  ses  renseignements 
moraux  sur  Dreyfus,  il  savait  que  cette  note  était 
de  juin  1898*,  et  il  ne  pouvait  ignorer  qu'elle  était 
en  contradiction  absolue  avec  la  note  de  sortie  don- 
née à  Dreyfus,  par  le  même  général  de  Dionne, 
en  1892. 

J'en  reproduis  tout  ce  qui  concerne  le  caractère  et 

1.  Elle  a  été  publiée  dans  le  Temps  du  5  mai  1899. 


1  i:   lîKNÉRAL   ROGET   ET   DREYFUS  'M7 

la  moralité:  Caractère  facile  ;  éducation  bonne.  — 
Conduite  très  bonne.  —  Tenue  très  bonne.  —  Très 
bon  officier.  —  7"'"' •-•  "r-fo  ,,ii  y/^r»/-/-/'  J/^  v,itni- 
major. 

Ceci  explique  aisémeni  pourquoi  le  géuéial  tle 
Dionne,  s'il  n'a  pas  été  cité  par  la  défense,  en  1894, 
ne  l'a  pas  é^é  davantage  par  l'accusation  ;  sa  note 
officielle,  conservée  au  dossier  de  Dreyfus,  était,  de 
sa  part,  le  seul  témoignage  valable. 

Que  le  général  de  Dionne,  à  quatre  ans  de  distance, 
;iit  <'onseuti  à  se  déjuger  pour  actabler  Dreyfus, 
t'est  affaire  entre  sa  conscience  et  lui  ;  c'est  affaire 
aussi  entre  le  général  Roget  et  sa  conscience,  s'il  a 
utilisé  la  seconde  note,  connaissant  la  première. 


CHAPITRE  XXVII    ' 
Les  arguments  moraux. 

II.  Les  femmes  et  le  jeu. 


L'argument  des  femmes  et  du  jeu  est  fondé  sur 
des  rapports  de  police  reconnus  mensongers  dès 
1894.  —  Le  dernier  des  arguments  morau'x  est  celui 
que  le  général  Roget  a  tiré  du  goût  de  Dreyfus  pour 
le  jeu  et  les  femmes,  et  des  besoins  d'argent  qui  en 
seraient  résultés.  Il  l'a  présenté  d'abord  sous  cette 
forme  bizarre  :  «  Rien  ne  m'empêche  de  croire  qu'il 
ait  trahi  pour  de  l'argent  »  ;  puis  il  a  ajouté  quelques 
instants  après  :  «  Il  est  certain  que  Dreyfus  dépen- 
sait beaucoup  d'argent  avec  les  femmes  et  au  jeu.  » 

Il  suffît,  pour  répondre  à  ces  propos  progressive- 
ment afïirmatifs,  de  rappeler  qu'en  1894,  à  l'au- 
dience, la  défense  a  démontré  l'inanité  des  rapports 
de  police  sur  lesquels  ils  sont  fondés,  et  que,  la 
veille  même  du  jour  où  le  général  Roget  s'expri- 
mait ainsi,  l'agent  Guénée,  l'auteur  des  rapports, 
avait  avoué  à  son  tour,  dans  sa  deuxième  déposi- 
tion, le  peu  de  sûreté  de  ses  informations  :  «  Mes 
renseignements  pouvaient  se  rapporter  aussi  bien  à 


LE   GÉNÉRAL    ROGET  ET   DREYFUS  269 

Dreyfus  qu'à  un  autre,  mais  comme  seul  Dreyfus 
était  inculpé,  tout  retombait  sur  lui  :  c'était  la  tête 
de  Turc.  »  (Déposition  du  27  janaier.) 

Le  général  Roget  s'est  fait  personnellement 
l'écho  de  racontars  sans  authenticité  et  sans 
valeur.  —  Aux  vagues  arguments  tirés  des  rapports 
de  Guénée,  le  général  Roget  en  a  ajouté  deux  autres 
qui  lui  sont  personnels  : 

1"  Une  conversation  de  Dreyfus  avec  le  capitaine 
Duchâtelet,  en  revenant  de  Charmes,  dans  les  pre- 
miers jours  de  juillet  1894; 

2''  Desrécriminations  faites  auprèsde  M.  Painlevé 
par  le  beau-père  de  Dreyfus,  M.  Iladamard,  peu 
satisfait  d'avoir  eu  à  payer  les  dettes  de  son  gendre- 

La  conversation  avec  Duchâtelet  n'a  pas  plus  été 
vérifiée  que  les  propos  sur  les  Alsaciens-Lorrains  ; 
nous  ignorons  si  les  souvenirs  du  capitaine  Duchâ- 
telet sont  exacts,  s'il  a  redit  le  propos  sous  la  forme 
que  lui  a  donnée  le  général  Roget,  combien  il  y  a  eu 
d'intermédiaires  entre  lui  et  le  général.  Le  capitaine 
Duchâtelet  n'a  pas  été  cité. 

En  revanche,  le  capitaine  Junck,  auquel  le  général 
avait  prié  la  Cour  de  s'adresser,  pour  avoir  des 
renseignements  sur  ce  sujet,  s'est  borné  k  dire  dans 
sa  déposition  (/7 /(écrier)  qu'un  jour,  au  Concours 
hippique,  Dreyfus  avait  salué  devant  lui  trois 
demi-mondaines,  et,  sur  une  observation  de  Junck, 
déclaré  que  c'étaient  d'anciennes  amies  ;  il  en 
avait  même  nommé  une  qui  habitait  aux  Champs- 
Klysées  un  hôtel  où  elle  donnait  de  jolies  fêtes  et 
où  l'on  jouait. 


270        LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS 

Cette  histoire  a  l'air  tout  à  fait  cousine  germaine 
de  celle  du  capitaine  Duchàtelet  :  dans  toutes  les 
deux,  les  éléments  se  localisent  de  la  même  ma- 
nière :  une  demi- mondaine,  le  jeu,  un  hôtel  aux 
Champs-Elysées. 

L'anecdote  du  capitaine  Junck  ne  prouve  absolu- 
ment rien  contre  Dreyfus,  puisqu'il  s'agit  de  rela- 
tions antérieures  à  son  mariage.  Celle  du  capitaine 
Duchàtelet  ne  saurait  prouver  davantage,  tantqu'eU-e 
n'a  pas  été  contrôlée. 

Scandaleuse  déformation  par  le  général  Roget 
d'une  conversation  de  M.  Painlevé,  déjà  scanda- 
leusement déformée.  —  La  méfiance  à  l^égard  de 
ce  racontar  est  d'autant  plus  obligatoire,  que  la 
deuxième  preuve  du  général  Roget  est  radicalement 
fausse.  Sauf  le  nom  de  M.  Painlevé,  il  n'y  a  pas  un 
mot  d'exact  dans  l'indication  «  significative  »,  par 
laquelle  M.  Roget  a  terminé  sa  déposition  du 
28  janvier. 

L'histoire  est  connue  maintenant  par  les  déposi- 
tions de  MM.  Painlevé  et  Hadamard  (7  février).  On 
sait  qu'il  s'agit  d'une  conversation  où  M.  Jacques 
Hadamard,  professeur  à  la  Sorbonne,  et  petit 
cousin  de  Dreyfus  par  alliance,  a  dit  à  M.  Pain- 
levé qu'il  était  convaincu  de  l'innocence  de  son 
cousin.  Cette  conversation,  rapportée  par  M.  Pain- 
levé au  général  Gonse,  en  présence  de  M.  d'Oca- 
gne  et  du  capitaine  Hély  d'Oissel,  est  devenue,  dans 
la  pièce  insérée  au  dossier  secret,  une  conversa- 
tion sur  la  disposition  de  certains  parents  de 
Dreyfus  à  admettre  sa  culpabilité. 


LE   t.ÉXJiUAi   ROilKT    ET    DBfiïFlS  ;271 

D'après  un«  lettre  de  M.  Painlevé  au  Figaro 
y\'.\  avril  18i)i)),  la  question  qui  lui  a  été  posée  par  la 
Cour,  le  7  février,  ne  laisse  aucun  doute  sur  cette 
transformation  singulière,  grAceà  laquelle  son  récit 
était  entré  dans  c  le  faisceau  des  faits  entraînant  la 
conviction  de  la  culpabilité  de  Dreyfus  '  ». 

Plus  singuhère-eneore  est  la  transformation  que  le 
général  Roget  a  fait  subir  au  texte  de  la  pièce  men- 
songère, qui  lui  a  cependant  passé  sous  les  yeux. 
Comment  a-t-il  pu  transformer  une  con.versation 
avec  un  coosin  de  Dreyfus  en  un  propos  qu'aurait 
beau- père,  et  d'après  lequel  il  aurait  payé 
le  _!.  -ji  de  son  gendre?  C'est  là  quelque  chose  de 
tout  à  fait  inexpliquable,  mais  qui  prouve  en  même 
ttrnps  combien  les  anecdotes  rapportées  par  le  général 
Hogct  ont  besoin  d'être  contrôlt'es.  ;i\ant  d'être 
acceptées. 

C'est,  dune  lai;ou  plus  gi;nérale,  une  preuve 
de  la  manière  extraordinaire  dont  les  propos  se 
transforment  en  passajit  de  bouche  en  bouche, 
lorsque  les  intermédiaires  les  adaptent,  souvent  sans 
s'en  aper(;evoir,  à  leurs  sentiments  préconçus;  c'est 
enfin  un  motif  de  plus  pour  considérer,  jusqu'à 
nouvel  ordre,  comme  oui,  tout  ce  qu'adit  le  général 
li'<_'Ct  au  sujet  de  Drevfu'^.  du  jeu  et  des  femmes. 

Nullité  absolue  des  arguments  moraux  invoqués 
contre  Dreyfus  par  le  général  Roget.  —  Aujour- 
d'hui, pas  plus  qu'en  1894,  il  ne  reste  rien  des  argu- 
ments moraux  invoqués  contre  Dreyfus  :  pour  en 

1.  Propos  (le  M.  Cavaignac.  rapporté  à  M.  Painlevt^  par 
M.  (l'Ocagne  (Déposition  Painlevé^  7  février). 


'ZrZ  LE  GENERAL  ROGET  ET  DREYFUS 

finir  sur  ce  point,  je  ne  crois  pouvoir  mieux  faire  que 
de  transcrire  ce  passage  de  la  déposition  du  capitaine 
Junck,  d'autant  plus  probant  que  le  ton  en  est  moins 
sympathique  : 

«  D'une  manière  générale,  Dreyfus  faisait  étalage 
de  sa  fortune,  prenant  plaisir  à  nous  raconter  son 
installation,  ses  voyages.  Je  me  suis  trouvé  pendant  de 
longs  mois  travaillant  à  côté  de  lui,  et  rien  chez  lui 
ne  faisait  prévoir  qu'il  pût  se  rendre  coupable  de 
trahison.  » 

Ces  quelques  mots  suffisent  à  faire  justice,  en  ce 
qui  concerne  Dreyfus,  de  ces  prédictions  après  coup, 
que  l'on  décore  du  nom  de  preuves  ou  d'arguments 
moraux. 

Quant  au  général  Roget,  je  constate  : 

1°  Qu'il  n'a  eu  recours  aux  arguments  moraux  que 
sous  l'empire  de  la  colère  ; 

2°  Qu'il  a  pris  les  principaux  dans  des  déclarations 
du  général  de  Dionne,  dont  il  connaissait  la  valeur; 

3°  Qu'il  les  a  produits,  sans  avoir  fait  le  plus  petit 
effort  pour  en  apprécier  la  portée  réelle; 

4°  Qu'il  n'a  même  pas  aperçu  la  contradiction  de 
deux  d'entre  eux  ; 

5"  Qu'il  a  eu  recours  à  des  racontars  ridicules  et 
dépourvus  de  sens  ; 

6°  Qu'il  a  altéré,  pour  la  mettre  en  harmonie  avec 
eux,  un  récit,  faux  lui-même,  lu  dans  le  dossier 
secret. 


CHAPITRE  XXVIII 
Les  arguments  psychologiques. 

/.  Les  dénégations  de  Dreijfu>i. 

Nature  des  arguments  psychologiques  invo- 
qués par  le  général  Roget.  —  Le  général  Jvoget  a 
ajouté  à  l'étude  des  mobiles  d'ordre  moral  qui, 
d'après  lui ,  auraient  pu  déterminer  Dreyfus  à  trahir, 
des  argumouts  tout  à  fait  uonveaux,  que  l'on  peut 
appeler  psychologiques. 

Le  général  se  pique  de  discerner  dans  le  con- 
damné, qui  n'a  pas  avoué  son  crime,  les  gestes,  les 
paroles,  les  silences  qui  confirment  sa  culpabilité; 
il  en  fait  autant  pour  ses  complices  supposés,  sans 
se  mettre  en  garde  lui-même  contre  le  préjugé,  qui 
s'associe  inconsciemment  à  la  connaissance  de  la 
condamnation. 

Les  preuves  psychologiques  tirées  par  le  général 
Roget  de  l'étude  de  Dreyfus  lui-môme  sont  de  deux 
sortes  :  1"  son  attitude  à  l'instruction;  'i^  son  atti- 
tude depuis  sa  condamnation. 

Les  dénégations  de  Dreyfus  commentées  par  le 


274        LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS 

général  Roget.  —  «  Quand  j'ai  cherché  à- me 
faire  une  conviction,  j'ai  trouvé  des  preuves  de  la 
culpabilité  de  Dreyfus  dans  les  interrogatoires  qu'il 
a  subis.  Il  nie  tout,  comme  un  accusé  qui  ne  veut 
fournir  aucune  explication  et  qui  se  refuse  à  la 
discussion. 

))  Il  nie  avoir  eu  connaissance  de  la  concentration 
des  armées.  On  peut  prouver,  par  les  témoins 
(stagiaires  de  son  année),  'qu'il  a  dessiné  lui-même 
sur  une  carte,  en  présence  de  ces  stagiaires,  les 
zones  de  concentration  de  chaque  armée,  et  qu'il 
en  a  discuté  et  critiqué  le  dispositif. 

»  Mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  frappant,  c'est  qu'il 
nie.  avoir  connu  le  Projet  de  Manuel  de  tir.  Il 
déclare  même  n'avoir  jamais  su  qu'il  en  existât  un, 
et  il  pouvait,  sans  le  moindre  inconvénient,  avouer 
que  ce  Manuel  avait  été  en  sa  possession  ;  or,  il  est 
parfaitement  établi  qu'il  l'a  eu. 

»  Le  commandant  Jeannel,  de  l'artillerie,  qui, 
était  son  chef  au  2^  bureau,  l'a  déclaré  à  l'audience 
du  procès  de  1894,  et  me  l'a  affirmé  encore  à  moi, 
par  écrit,  il  n'y  a  pas  longtemps  :  c'est  lui-même 
qui  a  remis  le  Manuel  à  Dreyfus. 

))  Je  trouve  ces  dénégations  tout  à  fait  extraor- 
dinaires chez  un  innocent.  » 

Le  récit  du  général  Roget  renferme  plusieurs 
inexactitudes  graves.  —  Il  y  a  dans  ce  passage  une 
erreur  grave,  que  j'ai  déjàeu  l'occasion  de  signaler. 

Le  commandant  Jeannel,  d'après  sa  propre  dépo- 
sition [10  janvier),  ]\\  été  interrogé  en  1894  qu'à 
l'instruction;  il  ne  l'a  pas  été  à  l'audience. 


LE   UÉNKRA.L   ROGET   El"   DIIEYFDS  ^/O 

Ce  n'est  pas  tout.  Le  général  Roget  assure  que 
Dreyfus  a  nié  dans  ses  interrogatoires  avoir  eu 
«  oonaissance  du  Prq/et  de  Manuel  de  tir.  Or  je  lis 
dau^  le  rapport  Besson  d  Ormescheville  : 

i'  Quant  au  Projet  de  Manuel  de  tir  de  Vartil- 
lerie  de  campagne  du  M  mars  1894,  le  capitaine 
Dreyfus  a  reconnu,  au  cours  de  son  premier  inter- 
rogatoire, s'en  être  entretenu  à  plusieurs  reprises 
avec  un  officier  supérieur  du  2®  bureau  de  l'état 
major  de  l'armée.  » 

Il  est  donc  certain  que  Dreyfus  n'a  pas  toujours 
nié  qu'il  ait  eu  connaissance  de  ce  Manuel,  comme 
l'affirme  le  général  Roget.  J'ajoute  que,  sans  sus- 
ixîcter  la  bonne  foi  du  général,  je  voudrais  voir'dans 
quels  termes  et  à  la  suite  de  quelles  questions  ont 
été  faites  les  réponses  négatives  de  Dreyfus.  A-t-il 
nié  avoir  jamais  connu  le  Projet  de  Manuel  de  tir, 
ou  a-t-il  nié  l'avoir  jamais  connu  avant  le  mois 
d'acril,  date  assignée  au  bordereau  par  le  comman 
dant  Besson  d'Ormescheville  ? 

Dans  le  second  cas,  il  a  eu  tout  à  fait  raison, 
puisque  le  commandant  Jeannel  n'a  pu  lui  prêter 
le  petit  volume  autographié  qu'après  la    fin   de 

juillet. 

Dan^  le  premier,  je  regretterais  que  Dreyfn-  «ai 
menti,  sans  pourtant  trouver  que  ce  mensonge 
[)rouve  contre  lui.  Il  y  a,  en  effet,  de  la  part  du 
jt-néral  Roget  une  ironie  un  peu  excessive  à  dire 
'iue  l'aveu  ne  pouvait  avoir  pour  Dreyfus  le  nioindre 
i uconvéniei)t.  Il  suffit,  pour  en  juger,  de  voir  le 
-oin  avec  lejjuel  le  commandant  Bes.son  d'Ormes- 
<  heville  a  noté  que   Dreyfus  avait  reconnu  qu'il 


276        LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS 

s'était  entretenu  plusieurs  fois  du  Projet  de  Manuel 
avec  un  officier  supérieur  de  son  bureau.  Dreyfus 
a  été  manifestement  mis  dans  une  situation  telle 
que  tout  se  retournait  contre  lui  à  l'instruction  ; 
eût-on  trouvé  des  papiers  suspects  chez  lui,  on  l'en 
eût  accablé  ;  il  n'y  en  avait  pas  :  on  l'accusa  de  les 
avoir  fait  disparaître.  Beaucoup  de  méfiance  et  de 
mauvaise  volonté  dans  les  interrogatoires  s'expli- 
queraient à  moins. 

Dreyfus  n'en  a  pas  moins  eu  tort,  s'il  a  nié  d'une 
façon  absolue.  Il  a  eu  tort  surtout  au  point  de  vue 
de  sa  défense,  car  la  déposition  du  commandant 
Jeannel  donnait  la  preuve  qu'il  n'avait  pu  écrire  le 
bordereau  en  avril,  et  elle  donne  aussi  la  preuve, 
nous  l'avons  vu,  que  Dreyfus  n'a  pu  l'envoyer  en 
août. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  y  a  quelque  chose  de  révol- 
tant à  voir  le  général  Roget  accabler  Dreyfus  comme 
un  menteur  systématique,  au  moment  où  lui-même 
altère  la  vérité^  en  disant  que  le  commandant 
Jeannel  a  témoigné  à  l'audience,  et  surtout  quand 
on  sait,  quand  on  voit  que,  si  ce  témoin  n'a  pas  été 
produit  devant  le  défenseur,  c'est  parce  que  son 
témoignage  aurait  gêné  l'accusation. 

Le  témoignage  du  capitaine  Junck  donne  leur 
véritable  sens  aux  dénégations  de  Dreyfus  sur  la 
concentration.  —  Pour  la  concentration,  j'aurais 
besoin,  avant  d'apprécier  les  dénégations  de  Dreyfus, 
de  savoir  à  quoi  m'en  tenir  sur  le  sens  exact  du 
mot  concentration  par^ rapport  aux  dénégations. 

Il  y  a,  dans  la  concentration,  un  agencement  gêné 


LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS  'lHl 

ral  des  transports  de  troupes  convergeant  sur  tout  le 
territoire,  vers  la  frontière  de  l'Est,  et,  pour  con- 
naître cet  agencement,  il  suffit,  a  dit  M.  de  Frey 
cinet,  de  regarder  la  carte  :  la  concentration  y  est 
écrite  dans  le  réseau  de  nos  voies  ferrées  et  dans 
l'emplacement  de  nos  troupes  en  temps  de  paix*. 
Le  général  Roget  a  raconté,  dans  sa  déposition 
du  23  novembre,  que,  pendant  le  deuxième  semestre 
de  1893,  il  avait  donné  à  faire  aux  stagiaires  du 
4«  bureau,  où  se  trouvait  Dreyfus,  un  plan  de 
transport  fictif.  A  quoi  peut  bien  servir  un  exercice 
de  ce  genre,  si  ce  n'est  à  préparer  les  ofïlciers  à 
organiser  un  transport  réel  ?  Il  est  clair  qu'en  appli- 
quant aux  données  fournies  par  la  carte  des  che- 
mins de  fer  et  celle  delà  répartition  des  troupes  les 
principes  acquis  par  un  exercice  théori(jue  de  ce 
genre,  un  officier  d'état  major  intelligent  peut  arriver 
à  reconstituer  lui-même  le  mouvement  d'ensemble 
do  la  concentration,  sinon  exactement  dans  tous  ses 
détails,  du  moins  dans  ses  grandes  ligues,  qui  ont 
quelque  chose  de  nécessaire.  Cela,  Dreyfus  l'avait 
fait,  et  la  meilleure  preuve  qu'en  le  faisant,  il  n'avait 
dérobé  aucun  secret  pour  eu  mésuser,  c'est  le  gêné 

1.  Discours  de  M.  de  Freycinet  a  la  Chambre  des  députés 
(séance  du  11  mars  1899;  :  e  Je  vois  qu'on  parle  avec  une 
sorte  de  frémissement  patriotique  de  la  trahison  con- 
cernant les  secrets  de  la  mobilisation.  Mais  ces  secrets  sont 
peu  de  chose,  car  la  mobilisation  est  écrite  sur  le  territoire  : 
les  voies  ferrées,  les  stations,  les  magasins  d'approvision- 
nements en  sont  les  jalons.  Nous  connaissons  la  mobilisa- 
tion des  pays  étrangers  comme  ceux-ci  connaissent  la  nôtre. 
Il  n'y  a  que  certains  points  plus  intéressants  à  connaître, 
parce  qu'on  y  conceotre  les  troupes;  mais  c'est  peu  de 
chose.  » 

16 


278        LE  GÉNÉRAL  EOGET  ET  DREYFUS 

rai  Roget  qui  la  donne  :  un  jour,  devant  ses  cama- 
rades stagiaires,  il  a  dessiné  les  zones  de  concentra- 
tion de  chaque  armée,  et  en  avait  signé  le  dispositif. 
De  deux  choses  l'une  :  ou  il  a  fait  ce  jour-là  un 
exercice  courant  parmi  les  stagiaires,  ou  il  a  fait  un 
tour  de  force  de  sagacité;  en  aucun  cas  on  ne  peut 
supposer  qu'il  ait  été  étaler  au  grand  jour  la  preuve 
d'investigations  coupables.  «  Dreyfus,  a  dit  le  capi- 
taine Junck  (Déposition  du  11  février),  connais- 
sait très  bien  la  concentration  :  il  était  capable  de  la 
dessiner  sur  une  carte  quelconque,  comme /a  ^Zm- 
part  de  nous,  d'ailleurs.  » 

Il  n'y  avait  donc  rien  à  tirer  contre  Dreyfus 
d'une  connaissance  des  traits  généraux  de  la  con- 
centration. Lui-même  n'avait  aucun  intérêt  à  nier 
qu'il  eût  cette  connaissance,  en  dehors  delà  crainte 
maladroite,  mais  très  naturelle,  de  voir  immédiate- 
ment se  tourner  contre  lui  la  moindre  des  réponses 
affirmatives. 

Il  ny  a  aucune  raison  de  supposer  que  Dreyfus 
ait  connu  les  parties  secrètes  de  la  concentration. 

—  Mais,  à  côté  des  traits  généraux  de  la  concentra- 
tion, qui  sont  ou  connus  ou  faciles  à  déduire  des 
données  delà  carte,  il  y  a  des  détails  secrets:  ceux, 
par  exemple,  qui  touchent  aux  troupes  de  couver- 
ture, dont  les  emplacements  à  la  première  heure  de 
la  guerre  doivent  être  inconnus  de  l'ennemi,  si  l'on 
veut-  que  ces  troupes  remplissent  efficacement  leur 
rôle  de  protectrices  de  la  concentration. 

C'est  là-dessus  vraisemblablement  qu'ont  porté 
les  questions  adressées  à  Dreyfus  et  ses  réponses 


Il:   (iÊNÉRAL  ROOET   ET  DREYFUS  279 

négatives,  puisqu'on  ne  l'interrogeait  sur  laconcen- 
it  iiion  qu'à  propos  de  la  Note  sur  left  troupes  de 
'■"iirerture  inscrite  au  bordereau.  Or  Dreyfus  a  pu 
nier  qu'il  connût  ces  détails,  et  il  a  pu  les  ignorer 
on  effet,  tout  en  étant  capable  de  dessiner  au  tableau 
et  tout  en  avant  dessiné  les  zones  de  concentration. 

La  général  Roget  a  tort  de  supposer  que  les 
grands  mots  font  reculer  les  raisonnements  civils. 
—  Les  officiers  de  l'état-major,  et  je  dis  cela  pour 
le  général  Roget  comme  pour  les  autres,  ont  eu  le 
tort  de  s'imaginer  que  les  matières,  au  sujet 
desquels  ils  avaient  à  rendre  des  témoignages  ou 
à  porter  des  jugements,  étatent  de  leur  natuTe  inac- 
cessibles au  commun  des  mortels,  et  qn'aucnne 
critique  civile  ne  saurait  s'y  attarjnaer  sans  té- 
mérité. C'est  là  une  idée  fausse  et  pleine  de 
dangers  :  il  va  dans  les  choses  militaires  des  par- 
ties techniques,  qui  appartiennent  aux  seuls  mili- 
taires; mais  il  y  a  aassi,  comme  dans  toute  chose 
où  s'applique  l'intelligence  humaine,  des  parties  de 
raison  et  de  sens  c<mîmun,  qui  relèvent  des  procédés 
ordinaires  de  l'observation.  Un  grand  mot,  comme 
xecrets  de  la  concentration,  n'est  qu'un  grand  mot 
pour  un  homme  habituéà  considérer  dos  réalités,  et 
il  nesuffitpas  d'en  faire  un  emploi  orgueilleux  pour 
paralyser  son  esprit  critique  et  le  réduire  au  silence. 

I.c  L'énéral  Roget  n'a  fait  qu'assembler  des  mots 

de  ce  genre;  il  n'a  rien  prouvé  contre  L>reyfus,  en 

assurant  que  celui-ci  connaissait  le  secret  de  la  con- 

qu'il  a  menti  en  le  niant,  et 

ntn-  Noii  iniiorf iicf. 


CHAPITRE  XXIX 
Les  arguments  psychologiques. 

//.  La  correspondance  de  Dreyfus, 

Arguments  psychologiques  tirés  par  le  général 
Roget  de  la  correspondance  de  Dreyfus  après  sa 
condamnation.  —  «  J'ai  eu  l'honneur  de  dire  à  la  Cour, 
hier,  que  j'avais  été  frappé,  en  lisant  les  interroga- 
toires de  Dreyfus,  des  dénégations  qu'il  avait  oppo- 
sées sur  tous  les  points. 

»  J'ai  trouvé  surprenant  aussi  qu'il  ait  gardé  cette 
même  attitude  de  refus  de  toute  discussion,  depuis 
qu'il  esta  la  Guyane. 

»  J'ai,  entre  les  mains,  un  certain  nombre  de 
lettres  qu'il  a  adressées  du  lieu  de  déportation  soit 
au  ministre,  soit  au  chef  d'état-major  général;  il  y 
proteste  de  son  innocence,  et  ses  protestations  restent 
toujours  vagues. 

))  Jamais  il  ne  parle  des  motifs  de  l'accusation  née 
du  bordereau.  Il  n'ouvre  enfin  jamais  la  porte,  même 
par  un  mot,  à  la  discussion. 

»  Et  cependant  il  connaît  bien  les  charges  pour 
lesquelles  il  a  été  condamné;  on  a  même  trouvé  un 


LE  GKNÉRA.L  ROGET  ET  DREYFUS        281 

• 

double  du  bordereau  cousu  dans  la  doublure  de  soji 
^ilet  à  l'Ile  de  Hé.  Il  y  a  là  de  sa  part,  il  semble, 
un  silence  voulu,  parfaitement  calculé.  » 

Les  protestations  d'innocence  de  Dreyfus  n'ont 
jamais  été  vagues.  —  Eu  «^e  servant  de  l'épithète 
rat/ues  pour  caractériser  les  protestations  de 
Dreyfus,  le  général  Roget  n'a  probablement  pas  dit 
fc  qu'il  voulait  dire  ;  il  a  aussi  donné  prise  à  une 
appréciation  inexacte.  Les  protestations  dinnocence 
lie  Dreyfus  sont  tout  ce  qu'il  y  a  de  moins  vague, 
tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  précis  :  il  suffit,  pour  s'en 
convaincre',  de  lire  celles  de  ses  lettres  qui  ont  été 
publiées*.  Il  n'y  a  rien  de  moins  vague  qu'une 
négation  absolue,  et  c'est  ce  non  al)solu  que  Dreyfus 
n'a  cessé,  depuis  quatre  ans,  de  crier  dans  toute  sa 
l'orrcspondance. 

Le  général  Roget  a  voulu  dire  que  les  protesta- 
ions  de  Dreyfus  ne  sont  jamais  des  protestations 
détaillées,  avec  discussion  à  l'appui.  C'est  ce  que 
signifie,  d'ailleurs,  la  phrase  qui  suit  immédiate- 
ment le  mot  vagues. 

Le  général  Roget  donne  une  version  inexacte 
de  l'histoire  de  la  pièce  trouvée  dans  un  gilet  de 
Dreyfus,  à  Saint-Martin-de-Ré.  —  A  une  faute 
l'expression,  quia  son  importance,  s'ajoute  un* 
inexactitude  grave.  Ce  n'est  pas  dans  la  doublure  et 
'  Miivu,  mais  tout  simplement  dans  une  poche  inté- 
rieure de  gilet  et  noncousu  qu'on  a  trouvé,  à  Saint- 
Martin-de-Ré,  ce  (jue  le  général   Roget   appelle, 

1 .  Voirnotamment  les  I^'Ures  d'nn  iniwrcnt,  chez  Stock. 

1»;. 


282        LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS 

avec  une  précision  excessive,  «  un  double  du  borde- 
reau ». 

Le  général  Roget  a  eu,  dit-il,  le  renseignement 
par  correspondance,  sans  autre  précision.  Il 
me  paraît  difficile  d'admettre  que  M.  Picqué  ait 
écrit  au  général  Roget  autre  chose  que  ce  qu'il  a 
déclaré  à  la  Cour,  le  13  janvier. 

La  découverte  et  la  saisie  d'une  reproduction 
du  bordereau  dans  un  gilet  de  Dreyfus  ne  prouve 
nullement  qu'il  ait  la  connaissance  parfaite  des 
motifs  de  sa  condamnation.  —  Une  troisième  ob- 
servation est  beaucoup  plus  grave,  car  elle  porte 
sur  le  raisonnement  même  du  général  Roget. 

((  Dreyfus,  dit-il,  conijiaît  parfaitement  les  motifs 
de  l'accusation  née  du  bordereau. 

))  C'est  pour  cela  qu'il  est  étrange  qu'il  n'en  parle 
jamais.  » 

Il  est  évident  que,  si  Dreyfus  est  l'auteur  du  bor- 
dereau, il  connaît  parfaitement  les  charges  qui  l'ont 
■fait  condamner.  Mais,  comme  le  général  Roget 
prétend  donner  une  preuve  de- sa  culpabilité,  il  ne 
peut  la  fonder  sur  la  culpabilité  elle-même,  et  c'est 
d'une  autre  manière  qu'il  a  bâti  son  raisonnement. 
Au  lieu  de  dire  :  «  Il  est  étrange  que  Dreyfus  ne  parle 
jamais  du  crime  qu'il  a  commis,  »  il  dit  :  «  Si  Dreyfus 
était  innocent,  il  parlerait  des  charges  qui  l'ont  fait 
condamner,  car  il  les  connaît  bien,  et  la  preuve  qu'il 
les  connaît,  c'est  que,  avant  son  embarquement,  on 
a  trouvé  un  double  du  bordereau,  dans  un  de  ses 
gilets.»  Ceci  ne  peut  signifier  qu'une  chose,  c'est  que 
Dreyfus  a  rétabli  de  mémoire  le  bordereau  après  sa 


LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS        :>8,'> 

condamnation,  et  qae,  par  oonséfjnent.  il  doit  lo 
savoir  encore  par  cœur. 

A  cela  la  réponse  est  facile,  ."m  uii.i^.tw  i.n-x-  .i 
Dreyfus  le  double  du  bordereau,  assurément  il  con- 
naîtrait ce  document  aujourd'hui  aussi  bien  qu'il  le 
connaissait  au  moment  de  son  départ.  Mais  on  lui 
a  enlevé  cet  aide-mémoire,  et,  par  conséquent,  s'il 
est  innocent,  sa  mémoire  s'est  retrouvée  dans  le 
même  état  que  si  le  double  n'avait  jamais  existé;  le 
^'énéral  Roget  ne  peut  donc  employer  ce  double 
comme  arj^ument. 

Il  demeure  évident   que,    si   Dreyfus  est  mnu 
cent,  sa   mémoire  ne  peut  connaître  les  charges 
qui  l'ont  fait  coiidamner  de  la  même  manière  que 
^'i!  est  coupable. 

A  supposer  même  qu'il  eût  appris  le  bordereau 
par  («pur,  les  commentaires  du  bordereau,  qui  sont, 
cil  rcilitc,  l'essentiel,  peuvent  maintenant  lui  échap- 
j)er.  Systématiquement  privé  de  tout  document  écrit, 
qui  se  rapporte  à  son  procès,  n'est-ce  pas  le  plus 
simple  et,  partant,  le  plus  naturel  pour  le  condamné, 
de  s'enfermer  dans  une  protestation  absolue  d'inno- 
'■  au  lieu  d'aborder  une  discussion  à  armes 
lies,  en  se  sentant  incapable  de  la  poursuivre 
jusqu'au  bout?  Si  Dreyfus  est  innocent,  rien  n'a  pu, 

"'alité,  édaircir  pour  lui  le  mystère  de  sa  con- 
iiation;   comment  oserait-il  encore  essayer  de 
'^e  disculper  tout  seul,  alors  qu'il  n'y  a  pas  réussi 
avec  l'aide  d'un  avocat  ? 

Si  donc,  pour  juger  l'attitude  de  Dreyfus,  depuis 
qu'il  est  condamné,  on  part  de  l'hypothèse  de  son 
:'" "•'■   •'  TK"  parait  entre  rriffitiidcff  l'hvpothèsc 


284        LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS 

aucun  désaccord  qui  oblige  à  abandonner  l'hypo- 
thèse. 

Le  général  Roget  laisse  planer  le  doute  sur  la 
nature  de  la  pièce  saisie  à  Saint-Martin-de-Ré, 
de  manière  à  faire  naître  contre  Dreyfus  une  pré- 
somption nouvelle  de  culpabilité.  —  Le  général 
Roget  ne  s'est  pas  contenté  de  raisonner  à  faux  ;  il 
a  presque  avoué  qu'il  n'était  pas  sûr  du  fait  sur 
lequel  tout  son  raisonnement  s'appuie. 

Pour  que  son  raisonnement  tienne,  il  faut  que  le 
double  dont  il  parle  soit  une  copie  du  bordereau 
faite  au  moment  du  procès;  or,  quand  le  président 
demande  au  général  si,  d'après  lui,  c'est  cela,  ou 
bien  si  c'est  un  véritable  double  de  l'original, 
datant  de  l'époque  même  de  la  trahison,  le  général 
Roget  ne  sait  que  répondre.  «  Je  ne  pense  pas, 
dit-il,  qu'il  s'agisse  d'un  double  »  ;  mais  il  ajoute 
aussitôt  :  «  Je  n'en  sais  rien,  je  n'ai  pas  vu  la 
pièce.  » 

Notez  qu'il  n'a  pas  besoin  d'avoir  vu  la  pièce, 
peur  savoir  si  elle  es*  contemporaine  de  la  trahi- 
son. 

Il  est  invraisemblable  qu'un  traître  double  la 
chance  qu'il  a  d'être  pris  en  s'amusant  à  garder 
chez  lui  la  copie  d'une  pièce  aussi  compromettante 
que  le  bordereau. 

L'invraisemblance  est  plus  forte  pour  Dreyfus 
que  pour  n'importe  quel  autre,  puisque  l'accusa- 
tion a  admis  que,  sur  le  bordereau,  il  avait  eu  la 
prudence  de  déguiser  son  écriture. 

Enfin,  eût-il  fait  et  gardé   chez   lui  ce    double 


LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS        '^'.SO 

compromettant,  il  est  invraisemblable  que  cette 
pitVeait  échappé  aux  perquisitions  et  aux  visites  de 
vêtements  faites  dans  los  .liv.^r-os  prisons  où  a  passé 
Dreyfus. 

Le  général  Roget  avait  Jonc  toutes  sortes  d'excel- 
lentes raisons  pour  s'en  tenir  à  l'hypothèse  d'une 
>  opie  faite  pendant  ou  après  le  procès  :  elle  était  la 
>eule  vraisemblable;  — il  en  avaitbesoinpoursoute- 
"nir  que  Dreyfus  connaissait  très  bien  les  charges 
établies  contre  lui;  —  il  avait  enfin  besoin  de  soute- 
nir que  Dreyfus  connaissait  très  bien  ces  charges, 
pour  en  déduire  que  son  silence  l'accusait.  Il  oublie 
tout  cela  devant  une  question  du  président,  et,  non 
content  d'avoir  étayé  son  raisonnement  sur  des  sou- 
tiens branlants,  il  coupe  ceux-ci  par  le  pied. 

Il  est  vrai  que,  si  on  laisse  croire  àl'existence  d'un 
double  du  bordereau  contemporain  de  la  trahison, 
et  précieusement  serré  dans  une  doublure  de  gilet 
décousue  puis  recousue,  on  crée  dans  l'opinion 
publique  une  présomption  nouvelle  de  culpabilité 
contre  Dreyfus  :  volontairement  ou  non,  c'est  à 
cette  tentation  qu'a  cédé  le  général  Roget. 

Nullité  des  arguments  psychologiques  tirés  de 
la  correspondance  de  Dreyfus.  —  Dans  les  trente 
lignes  qu'il  a  consacn-es  à  la  preuve  psychologique 
tir^e  de  la  correspondance  du  condamné,  nous  rele- 
vons : 

1"  Une  expression  inexacte,doMtri!!''v .,  t;fn,)....<t 
dirigée  contre  Dreyfus; 

2"  Un  récit  inexact,  dont  l'inexactitude  est  dirigée 
contre  Drcvfu<  : 


'^86        LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS 

3°  Une  appréciation  inexacte,  dont  l'inexactitude 
est  dirigée  contre  Dreyfus  ; 

4^  Une  réponse  incertaine,  dont  l'incertitude  est 
dirigée  contre  Dreyfus  ; 

5"  Une  contradiction  dont  les  deux  termes  sont  al- 
ternativement dirigés  contre  Dreyfus, 


CHAPITRE  XXX 
Les  arguments  psychologiques. 

///     La  correapondance  des  attachés  militaires. 

L'argument  psychologique  de  la  «  prétérition 
d'innocence  >.  tiré  de  la  correspondance  des 
attachés  miUitaires.  —  Le  général  Koget  n'a  pas 
mieux  réussi  pour  les  pi«uves  psychologiques  tirées 
des  lettres  des  attachés  militaires,  postérieures  à 
la  condamnation  de  Dreyfus,  qui  sont  coaservées 
dans  le  dossier  secret. 

u  Je  crois  devoir  dire  aussi  à  la  Cour  qu'il  y  a  dans 
le  dossier  secret,  au  ministère  de  la  Guerre,  un  cer- 
tain nombre  de  pièces,  dans  lesquelles  le  nom  dt? 
Dreyfus  est  écrit  en  toutes  lettres.  Ces  pièces  sont 
contemporainos  du  procès  ou  postérieures.  Elle 
donnent  toutes  une  preuve  indirecte  de  la  cul 
pabilité  de  Dreyfas  par  prétérition  de  son  inno- 
U   est  assez   singulier  que  des   personnes 

-  jiguôes  sur  l'affaire,  qui  en  causent  d'une  façon 
intime,  ne  fassent  jamais  allusion  à  l'innocence 
I  sné,  et  à  l'erreur  judiciaire   qui 

.'t  alors  nue  ix-llt-rtn'  liiililidin'mcnl 


288        LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS 

ees  mêmes  personnes  parlent  de  l'innocence.  » 
N'ayant  pas  le  dossier  secret  entre  les  mains,  au 
moment  où  il  déposait,  il  n'est  pas  surprenant  que 
le  général  Roget  se  soit  borné  à  une  déclaration 
aussi  courte  et  aussi  générale,  et  je  ne  peux  l'en 
blâmer.  Toutefois,  dans  sa  brièveté  même,  cette 
déclaration  trahit  les  procédés  de  raisonnement  fami- 
liers au  général  Roget  :  il  part  d'un  fait  non 
prouvé  et  plus  probablement  faux  que  vrai  ;  il 
appelle  à  la  rescousse  une  possibilité  non  vérifiée. 

Le  général  Roget  affirme,  sans  le  savoir,  que 
les  attachés  militaires  étaient  renseignés  sur 
l'affaire  Dreyfus  en  1894.  —  Le  fait  non  prouvé,  c'est 
que  les  personnes  auxquelles  il  fait  allusion 
étaient  renseignées  sur  l'affaire.  Lui-même,  le  géné- 
ral Roget,  dans  une  autre  partie  de  sa  déposition, 
commentant  une  note  de  Schwarzkoppen  apportée 
au  ministère  en  octobre  1895,  et  qui  date  certaine- 
ment de  septembre,  a  été  obligé  de  dire  :  «  Il 
peut  n'avoir  été  question  qu'assez  tard  du  borde- 
reau, attendu  que  le  procès  Dreyfus  a  eu  lieu  à 
huis  clos,  et  il  peut  se  faire  que  les  agents  dont  il 
s'agit  n'aient  eu  connaissance  qu'assez  tard  de  la 
base    de   l'accusation.    »    [Voir   chapitre    XVI.) 

Du  moment  que  le  général  Roget  admet  que  les 
agents  militaires  étrangers  n'ont  pu  connaître  le 
bordereau  qu'assez  tard,  comment  peut-il  dire, 
d'autre  part,  qu'ils  étaient  renseignés  sur  l'affaire  ? 
Ils  n'ont  connu  sûrement  qu'une  seule  chose,  et 
pas  avant  le  5  janvier,  c'est  que  le  service  des  ren- 
seignements prétendait  avoir    saisi  à  l'ambassade 


LE  GKNfcRAL   BOOBT  ET  DUEYFD8  289 

la  pièce,  invoquée  «outre  Dreyfus,  d'Allemagne: 
ils  Tout  su  parce  que  M.  C'asimir  Pcrier  l'a 
dit  au  comte  MuTister,  dan-^  leur  entrevue  du 
5  janvier.  Ktait-ce  suffisant  pour  que,  s'ils 
n'avaient  pas  eu  de  relations  avec  Dreyfus,  ils 
fussent  absolument  surs  de  son  innocence?  11  est 
évident  que  non,  puisque,  dans  ce  cas,  ils  pouvaient 
persister  à  croire  que  la  pièce  ne  venait  pas  de  l'am- 
bassade d'Allemagne,  et  puisque,  eu  tout  cas  ils  en 
ignoraient  la  nature  et  les  détails  de  l'accusation. 

Le  général  Roget  affirme,  sans  en  rien  savoir, 
que  les  attachés  militaires  parlaient  de  l'inno- 
cence de  Dreyfus.  —  La  ])ossibilité  non  vérifiée, 
c'est  que  les  attachés  militaires,  à  l'époque  où  ils  ne 
sedisaientrien  deTinnocence  de  Dreyfus  dans  leurs 
leth'Cs,  en  aient  parlé  publiquement.  Le  général 
Roget  a  eu  la  prudence  de  dire  peut-être.  S'il  dit 
peut-être,  c'est  qu'il  n'en  sait  rien,  et  s'il  n'en  sait 
rien,  il  n'a  pas  le  droit  de  s'en  servir  comme  d'un 
argument. 

Lettres  des  attachés  militaires  citées  par  le  capi- 
taine Cuignet.  —  i<*  Lettre  où  il  est  question  de 
M.  Gaillard.  —  Le  dos.sieren  mains,  lecapitaine  Cui- 
gnet a  complété  sur  ce  point  la  déclaration  dugéné- 
ral  Roget.  lia  donné  le  te.xte  de  plusieurs  des  lettres 
contenues  au  dossier  secret  et  où  «  l'on  a  cru  voir, 
dit-il,  un  aveu  [hic]  de  culpabilité,  par  prétérition 
d'innocence  ». 

La  première  est  une  lettre  adressée  à  Schwarz- 
I  oppen  par  un  ami. 

17 


290        LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREXFUS 

Faisant  allasion  à  une  rèponse  faiie  p&r  le  colo- 
nel Gaillard,  chef  du  2**  bureau,  à  une  demande  de 
renseignements,  l'anii  écrit  le  18  novembre  1894  : 

«  —  En  ce  qui  concerne  la  réponse  de  M.  dail- 
lard,  cesi  un  modèle  ;  mais  je  ne  m'étonne  pas  au- 
trement, car  c'est  une  manifestation  de  ce  vieux 
levain  de  haine,  qui  existe  toujours  et  qui  n'nfmt  que 
croître  avec  les  années.  Ou  bien  Dreyfus  joue-i-il 
un  rôle  en  cette  affaire  f  » 

»  A  propos  de  cette  dernière  phrase,  on  s'est 
demandé  si,  dans  le  cas  où  Dreyfus  serait  innocent, 
l'ami  de  Schwar/koppen  ne  profiterait  pas  de 
notre  erreur  pour  nous  tourner  en  ridicule;  étant 
donné  le  ton  général  de  persiflage  de  sa  lettre  à  notre 
é^ard.  On  a  cru  y  voir  un  aveu  d<e  culpabilité  jrnr 
prétérition  d'inno<'ence.  » 

Le  capitaine  Cuignet  ne  se  l>orne  pas,  dans  ce 
passage,  à  reproduire  la  formule  à  la  fois  neuve  et 
élégante  du  général  Itoget;  il  montre  par  quel  pro- 
cédé elle  a  été  obtenue. 

Par  quel  raisonnement  le  capitaine  Cuignet 
établit-il,  d'après  cette  lettre,  la  prétéritioxi  d'in- 
nocence ?  —  C'est  un  raisonnement  assez  compli- 
qué que  voici  mis  en  forme  : 

Quelqu'un  qui  peut  savoir  si  Dreyfus  est  inno- 
cent, se  moque  de  nous,  dans  une  lettre  à  Schwarz- 
koppen ; 

S'il  sait  vraiment  que  Dreyfus  est  innocent,  il  ne 
peut  pas  -trouver  de  meilleur  sujet  de  moquerie; 

Donc,  s'il  sait  Dreyfus  innocent,  il  doit  nous  railler 
à  ce  sujet; 


LE   GKXl.KAI.    I«k;KT    Kl"   DREYFUS  201 

Donc,  s'il  ne  rnill»^  |)m-.  .  V>f  <fn<»  Drej'fus  n'est 
pas  innocent. 

Il  y  a  deux  fauto  dan>  ro  raisonnement  : 

La  première,  en  remontant  de  la  conclusion  aux 
prémisses,  c'est  que,  si  réduites  qu'on  les  suppose, 
il  reste  encore  de^  rhanf*'-^  pour  que  l'ami  ne  trouve 
p.'i>  matière  à  raillerie  dan>  Tinuoeenoede  Dreyfus, 
oa  qu'il  n'ait  pas,  ce  jour-là,  envie  de  rire  à  ce  sujet. 

La  se^xvnde.  c'est  que.  en  supposant  Dreyfus 
inno<ent,  il  n'est  j>:is  du  tout  cvident  que,  à  la  date 
ilu  14  novembre,  Scliwarzkoppen  ni  son  ami  en 
soient  informés  :  ils  peuvent  répondre  de  son  inno- 
vcnce  pour  ee  qui  r^arde  l'Allemagne,  mais  ils 
ignorent  s'il  n'a  pas  trahi  an  profit  de  quelque  autrt^ 
puissance.  Donc  il  n'y  a  pas  là  pour  eux  matière  à 
raillerie.  Le  raisonnement  ne  tient  pas. 

Kn  outre,  on  n'a  pas  pensé  à  faire  subir  à  la  lettre 
une  contre-épreuve.  La  voici  : 

QueNju'un  qui  doit  savoir  si  Dreyfus  est  cou 
pable,  écrit  à  Sch>^  arzkoppen, 

.S'il  sait  Dreyfus  coupable,  fn^ut-il  >  <  i»^Hii«*i  <]Ui 
le  colonel  Gaillard  tienne  la  dragf'C  haute  ;i  Schwarz 
koppen? 

Or,  il  ne  s'en  étonne  pas,»-her(heunc  autre  expli 
<atjon,  et  ne  fait  intervenir  Dreyfus  que  sur  un  ton 
dubitatif. 

Don»'  il  ncsMÎf  [)n-^  «|ti''  r>'-«'^  f-î-  *•-•  .«.npiiilf 

La  prétérition  d'innocence  est  aussi  prétérition 

de  culpabilité.  —  Je  me  {«rnicts  de  trouver  ce  rai- 

'Minementplus  solideqnel'autre,  et,  par  conséquent, 

de  tirer  de  Ja  lettre  une  conelusiou  opposée  à  celle 


292        LE  GÉNÉRAL  KOGKT  ET  DREYFUS 

qu'en  ont  tirée  le  général  Roget  et  le  capitaine  Cui- 
gnet.  Il  y  a  pour  eux  prétérition  d'innocence;  pour 
moi  prétérition  de  culpabilité. 

Reprenant  mot  pour  mot  la  phrase  du  général 
Roget,  je  dis  :  «  Il  est  assez  singulier  que  des  per- 
sonnes renseignées  sur  l'affaire,  puisque  Dreyfus  a 
trahi  au  profit  de  l'Allemagne,  qui  en  causent  d'une 
façon  intime,  ne  fassent  jamais  allusion  à  la  .culpa- 
bilité sûre  du  condamné,  alors  que  les  mêmes  per- 
sonnes ne  peuvent  avoir  aucun  doute  à  cet  égard.  » 

3<5  La  lettre  du  17  janvier  1895.  —  Elle  donne, 
elle  aussi,  la  prétérition  de  culpabilité,  tout  autant 
que  la  prétérition  d'innocence.  —  La  lettre  adres- 
sée à  Schwar/koppen  par  un  de  ses  amis,  le  18  no- 
vembre 1894,  n'est  pas  le  seul  document  présenté  à 
la  Cour  par  le  capitaine  Cuignet,  auquel  il  applique 
la  formule  du  général  Roget  :  prétérition  d'inno- 
cence. Il  y  en  a  trois  autres. 

D'abord  une  lettre  écrite  à  Schwarzkoppen 
par  un  fonctionnaire  allemand,  le  17  janvier  1895, 
oîi,  après  une  allusion  à  la  démission  de  M.  Casi- 
mir Perier,  on  trouve  ceci  : 

«  Pour  ce  qui  concerne  Dreyfus  on  est  tranquil- 
lisé, et  l'on  finit  tout  de  même  par  trouver  que  j'ai 
bien  agi.  Ce  qui,  dernièrement,  a  tout  d'un  coup  pu 
mettre  N...  en  colère  à  propos  de  cette  question,  nul 
ne  le  sait  ici,  pas  même  L...  C'est  probablement  un 
nigaud  qui  aura  jasé.  A  part  cela  N...  est  gai  et  bien 
portant;  mais  il  veut  tout  faire  par  lui-même,  et  sa 
visite  à  V...  a  causé  un  grand  émoi.  » 

On  sait,  par  d'autres  pièces  du  dossier  secret,  que 


LK  <iftNÉRAL  HOGET   ET   DREYFUS  J  >:  ; 

le  Laijitaiiic  L'uignct  a  indiquées  à  la  Cour,  (jue 
l'auteur  de  cette  lettre  s'occupait  personnellemeut 
des  affaires  d'espionnage,  et  môme  que,  dans  un  cas 
analogue  à  celui  de  l'affaire  Dreyfus,  un  prédéces- 
seur de  Schwarzkoppen  avait  deuiaudé  ses  instruc 
tions  à  ce  fonctionnaire  avant  de  négocier. 

Là-dessus,  M.  Cuignet  suppose  que  Schwarzkop- 
pen n'a  pas  pris  les  instructions  de  ce  fonctionnaire 
pour  négocier  avec  Dreyfus,  que  les  relations  entre 
Schwar/koppenavec  Dreyfus  n'ontétéconnusde  N. . . 
(jue  postérieurement  à  l'arrestation  de  Dreyfus  et 
par  l'indiscrétion  de  ce  nigaud  dont  parle  le  fonc- 
tionnaire. C'est  avoir  de  bons  yeux  que  de  voir  tout 
cela,  mais  c'est  en  outre  raisonner  uniquement  dans 
l'hypothèse  de  la  culpabilité.  En  présence  d'un 
texte  comme  celui-là,  si  l'on  tient  absolument  à  en 
tirer  quelque  chose,  il  faut,  je  l'ai  déjà  dit,  faire 
l'épreuve  et  la  contre-épreuve,  et  raisonner  aussi 
dans  l'hypothèse  de  1  innocence. 

Supposé  Dreyfus  innocent,  (ju'est-ce  qui  rend 
invraisemblable  la  colère  de  N...?  Il  suffit,  pour  eu 
juger,  de  se  rappeler  la  sommation  adressée  par  le 
comte  Munster  à  M.  Casimir- Perier,  et  précisément 
appuyée  sur  la  négation  de  tout  rapport  entre  l)n'\ 
fus  et  l'ambassade  d'Allemagne. 

Il  suffit  aussi  de  se  souvenir  de  tout  ce  qu'ont  dit 
les  ministres  français  an  sujet  des  aveux  que  Drey- 
fus aurait  faits  à  Lebrun  Uenaud,  et  qui,  d'après  ce 
•  lernier,  mettait  rAllcmague  en  cause. 

Venant  d'Allemagne   et    appliquée   à    Lebrun 
Kenaud,  cette  épithète  de  nigaud  ne  serait  pas  pour 
surprendre.  Kn  tout  cas,  le  procès  Dreyfus  avait  créé 

17. 


294        LE  GÉNÉRAL  ROGET  ET  DREYFUS 

eatre  la  France  et  l'Allemagne  une  situation  déli- 
cate, que  pouvait  envenimer  le  moindre  propos 
maladroit,  le  moindre  racontar  intempestif  ;  et,  si 
l'on  peut  concevoir  cette  situation  délicate  avec  la 
culpabilité,  on  peut  tout  aussi  bien,  et  même  à 
plus  forte  raison,  la  concevoir,  avec  Tinnocence  de 
Dreyfus,  parce  qu'alors  le  dissentiment  sur  les 
questions  de  forme  s'aggrave  d'un  dissentiment  sur 
le  fond. 

Avec  la  meilleure  volonté  du  monde,  il  est  diffi- 
cile de  ne  pas  voir,  dans  la  lettre  du  17  janvier  1895 
comme  dans  celle  du  18  novembre  1894,  prétérition 
de  culpabilité,  au  moins  autant  que  prétérition 
d'innocence. 

3»Leniementodenovembrel895.  —  Ilesttouten 
faveur  de  l'innocence  de  Dreyfus.  —  Le  troisième 
document  est  une  note  mémento  non  datée,  de  la 
main  de  Schwarzkoppen,  venue  au  bureau  des 
renseignements  en  octobre  ou  novembre  1895. 

Il  y  aurait  beaucoup  à  dire  sur  la  façon  dont  le 
capitaine  Cuignet  essaye  de  restituer  la  date  de 
cette  pièce,  où  se  trouve  le  nom  de  Dreyfus,  sans 
aucune  autre  indication  qui  s'y  rapporte  directe- 
ment. Mais  ses  conclusions  seules  importent  au 
sujet. 

«  Il  me  semble,  dit-il,  que  Schwarzkoppen  cher- 
chait d'où  a  pu  venir  l'indiscrétion  qui  a  permis  de 
condamner  Dreyfus...  et,  si  cette  version  est  vraie, 
que  cette  recherche  de  Schwarzkoppen  serait  un 
aveu  de  la  culpabilité  de  Dreyfus.  » 

l'îi  encore  une  eontre-épreuve  est  indispensable, 


LE  6ÉXÉRAL   R<KîtT   ET   I>RÈYFt;8  295 

pourvoir  si  cette  version  a  beaucoup  plus  de  chances 
d'être  vraie  que  la  version  opposée. 

Supposé  Dreyfus  innocent,  comme  il  a  été  con- 
damné sur  une  pièce  venue  de  l'ambassade  d'Aile 
in;if;ue,  d'après  le  dire  officiel  du  gouvernement 
frant;ais,  la  redierche  de  Sch\>:irzkoppen  est-elle 
moins  explicable  que  si  Dreyfus  était  réellement 
coupable? 

Dans  ce  dernier  cas,  Schwarzkoppen,  sachant  à 
quoi  s'en  tenir  sur  le  fond  des  choses,  n'a  à  éclaircir 
qu'un  seul  mystère  : 

Comment  le  gouvernement  français  a  t-il  pu 
découvrir  la  vérité? 

Dans  l'autre  cas,  il  a  ;i  ci-iaucir  «içux  myslcres  : 

1'*  Comment  le  bureau  de<  renseignements  a-t-il 
pu  se  procurer  la  piè<^e? 

2**Commentcettepièceat  elle  pli  i.mr  <  uiiJamner 
un  officier  avec  lequel  il  n'y  avait  aucune  relation? 

En  vérité,  la  contre  épreuve  tourne  mathématique 
ment  en  faveur  de  l'innocence  de  Dreyfus;  car  les 
recherches  de  Schwarzkop|)eii  s'expliquent  deux 
fois  mieux  par  l'innocence  «lue  par  la  culpabilité. 

4  '  Les  rapports  de  Panizzardi  à  son  chef  hiérar 
chique.  —  Lequatrième  et  le  cin<juième documents 
sont  deux  rapports  adressés  par  Panizzardi  à  son 
chef  hiérarchique,  et  oùilparl<*derarrestationetdela 
condamnation  de  Dreyfus.  Tout  le  comment<'iire  du 
capitaine  Cuignet  devient  sans  intérêt  dès  qu'on 
coonait  le  texte  du  rapport  du  1*'  novembre  qui  ne 
peut  laisser  aucun  doute  sur  la  sincérité  de  Paniz- 

/.irdi  ;ï  IV'i^';iril  ilt-  ^oii  l'oiiv  cnit'iiiciM. 


296  LE  (;kn:;ral  roget  et  dreyfus 

Ce  rapport,  il  est  vrai,  était  formellement  négatif 
en  ce  qui  concernait  Scliwarzkoppen  et  Dreyfus, 
tandis  que  les  rapports  postérieurs  à  la  condamna- 
tion ne  sont  que  dubitatifs.  Qu'est-ce  que  cela 
prouve,  sinon  que,  malgré  leur  intimité,  Pani/- 
zardi,  ne  pouvant  croire  à  une  erreur  du  conseil  de 
guerre,  se  hasardait,  en  parlant  à  ses  chefs,  à  dou- 
ter de  la  sincérité  de  Schwarzkoppen?  Qu'il  soit 
perplexe  entre  la  déclaration  de  son  ami  et  la  déci- 
sion du  conseil  de  gueri-e,  est-ce  là  ce  qu'on  peut 
prendre  pour  un  aveu  de  la  culpabilité  de  Dreyfus? 

Nullité  des  arguments  psychologiques  tirés 
de  la  correspondance  des  attachés  militaires.  — 

En  résumé,  de  ce  côté-ci  comme  de  l'autre,  les 
preuves  psychologiques  du  général  Roget  et  du 
capitaine  Cuignet  sont  établies  avec  la  plus  grande 
légèreté;  ni  l'un  ni  l'autre  de  ces  messieurs  n'a 
songé  à  les  soumettre  à  une  contre  épreuve,  et  il  se 
trouve  précisément  que,  lorsqu'elles  y  sont  sou- 
mises, elles  penchent  dans  le  sens  de  l'innocence. 

Pour  en  finir  avec  le  général  Roget,  je  retiendrai 
de  ce  chef  contre  lui  : 

lo  Qu'il  a  avancé,  sur  les  attachés  militaires,  des 
choses  qu'il  ignorait; 

2°  Qu'il  en  a  avancé  une  en  contradiction  avec  ce 
qu'il  a  dit,  sur  le  même  sujet,  dans  une  autre  partie 
de  sa  déposition; 

3"  Qu'il  n'a  pas  songé  un  seul  instant  à  l'expé- 
rience indispensable  de  la  contre-épreuve,  ou  qu'il 
n'a  pas  voulu  la  faire,  de  peur  qu'elle  ne  tournât  en 
faveur  de  Dreyfus 


LE  «iÉNÊRAL   ROfiET   ET    DREYFUS  297 

Résumé  final. 

Kxtrait  du  rapport  du  commandant  Ravary. 
{I^s  ourlantes  sont  en  italiques.) 

En  rc-uiuc,  <|tif  n-stc-i-il  de  cette  triste  affaire  si 
savamment  maehiiiée?  Une  impression  pénible  qui 
aura  un  écho  douloureux  dans  tous  les  cœurs  vrai- 
ment franf.ais.  Des  acteurs  mis  en  scène,  les  uns 
ont  marché  à  découvert,  les  autres  sont  restés  dans 
la  coulisse;  mais  tous  les  moyens  employés  avaient 
le  même  but  :  empêcher  la  revision  d'un  jugement 
illégalement  et  injustement  rendu. 

Pour  conclure,  nous  dirons  que,  si  les  accusa- 
tions contre  Dreyfus  ont  été  portées  avec  une  abon- 
dance et  une  mise  en  scène  susceptibles  d'émouvoir 
l'opinion  publique  et  de  la  troubler,  en  réalité,  il 
n'a  été  établi  aucune  preuve  probante,  juridique,  de 
sa  culpabilité,  et  l'instruction  laborieuse  à  laquelle 
il  a  été  procédé  n'a  pu  recueillir  des  charges  suffi- 
santes pour  étayer  la  prévention  de  hante  trrihison 
maintenue  contre  le  condamm  . 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Pages. 

ATANT-rK'iCd^  . l 

l'KEMIKRE  PARTIK 
La  dép*KUioB  Ro^et  et  l'idée  4e  reviHion. . . . 

CnAPiTRt:  l.  —  Le  général  Roget  est  devenu 
reTisioBniste  au  procès 
Zola 3 

—  II.  —  La   reviaii;!!  personnelle,    faite 

par  le  géuérai  Roget,  a  détruit 
l'acte  d'at'cutiatioD,  drossé  en 
\^M  par  le  commandant 
l'.fSKon  d'<»rme8(>heville,  et 
rendu  la  revision  nécessaire..        l» 

—  III.  —  Pour  toutes  les  charges  qui  ne 

résultant  pas  du  bordereau, 
les  accusations  du  général 
lloget  ne  coïncident  exacte- 
ment, ni  avec  celles  du  dos- 
Kier  setTet  de  I^IM,  ni  avec 
celles  de  M.  Cavaij^nac  et  du 
capitaine  Cvignet,  en  1898  et 
\^'/.':  d'où  nécessité  de  con- 
ir..l.-r 22 


30()  TABLE   DES    MATIÈRES 

Pages. 

DEUXIÈME  PARTIE 
Avant  le  bordereau 32 

Chapitre  IV.  —  Tableau  chronologique  des  pré- 
somptions concordantes  rele- 
vées contre  Dreyfus  par  le  gé- 
néral Roget,  pour  les  faits 
de  trahison  antérieurs  au 
bordereau 32 

—  Y.  —  Prises  dans  leur  ensemble,  les 

présomptions  réunies  par  le 
général  Roget  ne  concordent 
pas  nécessairement  contre 
.  Dreyfus,  et  se  partagent  même 
en  deux  groupes  discordants.      39 

—  VI.  —  Huitième    présomption.    La 

dépêche  de  Berlin  et  le  brouil- 
lon-mémento de  Schwarzkop- 
pen  (décembre  1893-janvier 
1894) 47 

—  VII.  —  Première    présomption.    Le 

secret  du  chargement  des 
obus  à  la  mélinite  (1890) 63 

—  VIII.  —  Deuxième   présomption.   Le 

secret  de  Tobus  Robin  et  le 
shrapnell  allemand  de  1891 . .  69 
*  —  IX.  —  Troisième  présomption.  Le 
cours  de  l'école  de  Guerre  sur 
l'organisation  défensive  des 
Etats  (1892) 78 

—  X.  —  Quatrième  présomption.  Les 

plans  directeurs  des  forteres- 
ses (1893) 83 

—  XI.  —  Cinquième  présomption.  Les 

batteries  de  120  de  la  IX«  ar- 
mée (1893) 86 

—  XII.  — .  Sixième  présomption.   L'or- 

ganisation militaire  des  che- 
mins de  fer  français  (fin  1893).      96 


TAhLB   DES   MATIÈKE8  !'>! 

Page». 

Chxhtke         XI II.  —  Septième  présomption.  Let- 
tre de  ranizzanli  à  Schwarz-    . 
koppeii,    où    est    nommé    le 
colonel      Davigiion     (Jaiivi«'r 
ISÎMi ■ 

—  XIV.  —  Neuvième    présomption.    ' 

rutunlle de D...  {16 nvril  IM'.Mi       i.i 


TKOISIKMK  PARTIK 
l,e  borderraii.  —  tkxtk  i»t  HOKiiKKKAf 1m 

Ch.kI'ITkk  XV.  —  La  méthode  du  général  Ro- 

get l:^'^ 

—  XM.  —  La    démonstration   de    l'au- 

thenticité      14M 

—  X V 11.  —  La  démonstration  de  la  date.    l.V.i 

—  XVIII.  —  Les  observations  sur  l'écri- 

ture       U'>>^ 

—  XIX.  —  Le    système    des    trois    en- 

ceintes. /.  hi  première  en- 
reinie  (officier  d'état-ma- 
jor|.  lAlLestennestechiiiques 
d'état-major  :     formations, 

notes 17'' 

_  XX.  —  Le  système  des  trois  encein- 
tes. —  //.  />'  lire  mil' re  en- 
ceiitt».  (Ut  Les  travaux  de 
Tétat-major  «mi  IWM 189 

—  XXL  —  Le  système  des  trois  encein- 

tes. —  ///.  Lt'  itev.iiciiie 
enreinte  (officier  d'artille- 
rie)       iJOti 

—  XXIL  —  Le    système    des    trois   en- 

ceintes. —  /r.  /^'  troisii-nie 

enrvinic  (Stagiaire) 2;;0 

_  \X III.  —  Le  système  des  trois  en- 
ceintes. —  I'.  L^  réduit  cen- 
ii-iii  (Dreyfusi i'Àij 

IS 


30^  TABLE   DES   MATIÈRES 

Pages. 

Chapitre     X?^IV.  —  Le  contrôle  effectif.  —  /.  Je 

vais  partir  en  manœuvres  . .     237 
—  XXV.  —  I^B  cq})tr^le  effectif .  —II.  Le 

Projet  dp  Manuel  rfe  lir 245 


QUATRIÈME  PARTIE 
Les  argument**  moraux  et  psychologiques 256 

Chapitre     XXVI.  —  l4e9l  ar^^ui^^^f  g  moraux.  — 

/.  Le  ressentiment  et  l'ambi- 

tian  .....,..■:. ..■_: :•    ?p*^ 

—  XXVII.  —  Les  arguments  moraux.  — 

fl.  Les  fempies  et  le  jeu  ....    2Q8 

—  XXVUl.  —  t,ns,  ^ygUBjents  psychologi- 

qu^$.  —  /.  Les  ^éi}égations 

(h  fir(îypts 273 

—  ^^l^,  —  h^.s  aïgiiments  pi^ychologi- 

ç^ues.    —  If.  Là  çpvrespon- 
dance  de  Dreyfus 280 

—  -\^X.  —  Les  ^rgumQîits  Bgyçhologi- 

ques.  —  ///.  La  correspon- 
dçince  des  attachas  militaires.    287  ' 


Sqgflljjf   —  ïp^p.jî.  Çharafre. 


o-^-t 


'AS  étapes  d'un  Intel 

1  .VI   1.    M  \Ki  N.    ùreyius  i   —    lu    l'ort    volun»c 

3  50 

■  hazy?  I  II  fort  volumo  inl8 3  50 

.M  PIcquart?  Un  fort  volume  ii  ")<» 

,.  ,  :           .    w.  ;n  Renault?  Un  volume  in-18..  "lO 
iieulenant-cclonel    du    Paty  de    Clam 7   Un    voiuiix" 

■ 3  50 

^"^-'-"olonel  Henry?  Un  volume  iu-18 ■<  ^''> 

ire  de  l'Affaire  Dreyfus.  Un  vol.  in-18  . 

—    l»riS<!KK     DK    I,"AHAII<K    DkEYKUS.    (U 

..«;;>».  Coupable  ou  non.  Une  l)nH-hui'e  in-8 
\,  niombi-p  do  l'institut.  —  L'Akfaihk  Dri; 

rropos  d'un  Solitaire.  Une  brochure  in-lJS •  •>" 

1- AïKi:    Dkkyh  s.    Avant    le   Procès.    Une    brochure 

»  50 

1\  —  La  Revision  du  Procès  Dreyfus.  Faits  et 

Miridiquprs.  Umo  brofliure  in-18. 2     • 

i.K  Tkaitkk.  —  Dreyfus  et  Esterhazy.  U 
des  sceaux,  ministre  il»'  la  .luslice.  Ui 

is  de  Basile.  Un  volume  in-18 2     > 

I.IM:    -     Billets  de  la  Province.   Un  volume 

-  Comment  on  condamne  un   inno- 
ii-ation  contre  le  capitaine  Dreyfus.  Uin- 

t  Tm  I 

..  „  _.  ,^:'is.  1  II'-  .'l'f.'iii-  imlici.iiic.  (HTMixièrae  mé- 

avec  dc^  M-  Crépieus- 

.  ^iw^t,  !  ,     iaud.  E.  de 

ay-L;i\h,    Th.    Guniu,    J.  H.    Schooling, 

)  Un  volume  in-8   , 3  5(» 

fr-,i..,„  n«o  •«•■.«•,  '•.- erreur  judiciaire.  Pr<'- 

iii-18; 

.    ;   rhazy  et  Schwarzkoi; 

ilKLIKR.  —  .Vkkairb   Drkyfi 

on  en  marcne.  Une  brochure  in-18 

!\.  —  Le  bordereau  est  d'Esterhazy.  Une  bi' 

Exposé  impartial   de   l'Affaire  Dreyfus. 

,ii-|S.... 1      . 

Essai  sur   i.i  't^   militaire  à   propos 

Dreyfus.  Un*  :ii-."<.... 

ll.Ml.  —   Esterliai^  ^^vnire  lul-môm-  ' 

, .0 

1  Drevfiis.  Uii«  plafjuetto  in-16 '" 

luette  in-8 

Ohél    les   Jeunes  I    l'rc'faee    pa 

■        l'ttO  Ul-H 

s  anarchistes  et  l'affaire  Drey- 
itéchisme  dreyfusard.  Uue  bf 

^  et  ses  rc 

lit   à    ra; 


FRED.  CONYBEARE.  —  Thk  Dreyfus  cash.  Un  volume 
(en  langue  angiai.se)  iu-18  cartonné  de  318  pages  onxe 
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GEORGES  BARLOW.  —  A  History  of  the  Dreyfus  Case. 
TJn  volume  (en  langue  anglaLse;  in-8  cartonné  de  480  pa- 
ges. Prix i lî 

L'AFFAIRE  DREYFUS.  —  Les  faits  et  les  preuves.  Une 
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HENRI  VARENNES  et  L.  HENRI -MAY.  —  L'affaire 
Drkyfus-Esterhazy.  Les  étapes  de  la  Vérité.  Une  pla- 
quette in-12 

Album  comparatif  des  écritures  d'Esterhazy  Alhum  grand 
oblong  (.")0X  -8)  de  21  pages,  contenant  4t  jilanches  de 
comparaison 1£ 

La  clé  de  l'affaire  Dreyfus  Reproduction  du  bordereau, 
de  l'écriture  du  commandant  Esterliazy  et  de  l'écriture 
du  capitaine  Dreyfus  avec  olî.servations  graphologirjues. 
Un  placard 

Affaire  Esterhazy.  Rei)roduction  du  l)ordereau  et  do  l'écri- 
ture du  commandant.  \Jn  [dacanl ,    »  25 

Fac-similé  du  diagramme  de  M.  Bertillon    Un  placard »  2~> 

Histoire  d'un  innocent.  Petite  image  d'Epinal.  16  dessins 
avec  texte 

URBAIN  (^OliiÉR.  — *  L'Armée  de  Condé."  MëmokiÀi/dk  i. a 
Trahiso.v  pour  éclairkr  u'Annuairk  de  1,'armék  soi  s 
i,A  TROISIÈME  RÉPUBLIQUE.  Uue  brochufe  in-18 : 

—  L'Armée  nouvelle.  Le  haut  commandement.  La  loi  de 
LS8y  condamnée.  Le  service  d'un  an.  L'examen  de  Saint 
Cyr.  L'attaire  AUaire  Lois  .sur  l'espionnage.  Pour  la 
paix.  Une  brochure  in-18 1 

A.  BERGOUGNAX.  —  Les  Erreurs  nu  conseil  de  guerre. 
L'Affaire  Fabus  et  l'Affaire  El-Chourffi.  Une  bnjchu-c 
in-18 1      >• 

ED.  HEMEL  et  HENRI  VARENNES.  —  Le  Dossier  du 
lieutenant  Fabry.  Pages  d'histoire  judiciaire.  Une  bro- 
chure in-18 

JOSEPH  RE1N.\CH.  —  Le  Curé  de  Fréjus  ou  les  preuves 
morales.  Une  i)laquette  in-18 

—  A  l'Ile  du  Diable.  Une  plaquette  in-18 »  2b 

—  Les  Enseignements  de  l'histoire.  Une  brochure  in-lC) . . .       »  25 

—  La  Voix  de  l'Ile.  Une  brochure  in  18 »  25 

—  Une  Conscience.  Le  lieutenant-coloneu  Picquart.  Une 
brochure  in-18 »  50 

RAOUL   ALLIER.  —  Une  Erreur  .iudiciaire  au   dix-Hi  i- 

TiÈME  SIÈCLE.  Voltaire  et  CalDS.  Une  jolie  brochure  in-18.       «  50 
ALFRED  MEYER    —  Le  Ballon  en  1766.  Lally-Tollendal 

et  son  procès  de  trahison.  Une  brochure  in-18 1     » 

JULES  CORDIER.  —   Pour  la  paix,  par  la  Vérité,  par  la 

justice.  Une  plaquette  iii-8 

BERNARD  LAZARE.  —  Antisémitisme  et  Révolution.  Ln<' 

brochure  in-18 

—  L'Antisémitisme.  Ses  causes,  son  histoire.  Un  fort  vo- 
lume in-18 

—  Contre  l'Antisémitisme.  Hûstoire  d'une  polémique  avei; 
M.  Drumont.  Une  brochure  in-18 •. 

PAUL  MARIE.  —  Le  Petit  Bleu,  étude  critique.  1  volume 
iu-18  


i^^Pi' 


ux.  —  Inip.  ]■'..  Charairt 


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Marie,  Paul 

Le  gênerai  Roget  et 
Dreyfus