The EDITH and LORNE PIERCE
COLLECTION of CANADI ANA
§}ueens University at Kingston
Il tl^nifW' ftJW.agifr *&! À k£* AU. Mr.. "»<>.-w^i%y^r
SȔ
INTRODUCTION
Jamais, depuis les grands triomphes oratoires
de M. Papineau, on n'avait vu un pareil auditoire,
un public aussi intelligent, aussi cultivé et éclairé,
se précipiter au devant d'un orateur venant lui
parler de libertés politiques et lui exposer la vraie
théorie du régime constitutionnel, ce régime aux
progrès successifs, mûrement élaborés, lents et
sûrs, expression raisonnée, ferme et pacifique de la
marche d'un peuple vers des destinées meilleures.
Depuis de longues, oui. de bien longues années,
nous avions perdu l'habitude d'entendre un homme
public parler d'autres choses que de ses adver-
saires, des mérites de son parti, des crimes de
ceux qui lui font opposition, des mille petites
chicanes qui sont la monnaie courante des discou-
reurs. Il nous manquait la théorie, le sens des
principes constitutionnels, la thèse qui établit, qui
démontre et qui élucide
En un seul jour M. Laurier s'est placé à la
hauteur de l'homme d'état et nous a ramenés aux.
notions saines et viriles qui, d'âge en âge se déve-
loppant, ont fait du régime constitutionnel le
modèle de tous les gouvernements
L'auditoire semblait avoir été choisi, tant il y
avait de notabilités de tout genre se pressant, se
disputant une place pour entendre le chef désor-
mais accrédité des libéraux canadiens, pressentant
l'immense portée de ses paroles et toutes prêtes à
les recueillir comme la formule éloquente, comme
le code précis, net et lumineux de nos institutions.
On était venu de toutes parts, de tous les dis-
tricts environnants, et jusque de St. Hyacinthe et
de Montréal, pour assister à cette fête unique
dont le spectacle a été aussi imposant qu'instruc-
tif. Les premiers hommes du pays, appartenant à
la magistrature, au barreau, à toutes les profes-
sions libérales, au commerce, à l'industrie, aux
/
Il
métiers,— car il n'y avait pas d'exceptions pour ce
que l'on considérait comme une grande démons-
tration nationale — s'étaient donné rendez vous
pour encombrer la salle où M. Laurier faisait sa
conférence et pour mêler leurs applaudissements,
sans distinction d'opinions, de partis ou de ten-
dances.
Il y avait plus de deux mille personnes rassem-
blées dans une salle qui en contient à peine
douze cents dans les occasions les plus chères au
public ; les gardiens des portes, envahis par un
flot montant et grossissant sans cesse, avaient
renoncé à recevoir les billets d'entrée ; la foule
était trop nombreuse et trop avide pour attendre ;
on ne pouvait pas la contenir ni la soumettre aux
règlements ordinaires, il a fatlu de bonne heure
lui laisser libre cours et lui abandonner toutes les
issues ; la grande porte centrale elle-même, tou-
jours fermée, même dans les plus attrayantes
circonstances, et qui ne mesure pas moins de
vingt pieds de largeur, avait dû être laissée toute
grande ouverte, et les gradins, qui mènent de
cette porte au plancher de la salle, étaient littérale-
ment inondés d'auditeurs qui se prêtaient appui
pour tenir le plus profond silence, afin de ne rien
perdre des paroles qu'ils venaient entendre.
Il y avait quelque chose de magnifique dans le
spectacle de cette foule attentive et en même
temps enthousiaste, qui voulait applaudir à cha-
que phrase de l'orateur et qui se contenait malgré
eile, pour ne rien perdre de ce qu'il lui disait, de
ce qu'il lui démontrait ; car le discours de M.
Laurier a été une démonstration en même temps
qu'une harangue ; il a été une exposition écla-
tante et vivante de ce que sont les véritables prin-
cipes libéraux, si méconnus, si dénaturés, si ca-
lomniés, et que l'on veut assimiler en vain aux
élucubrations funestes du libéralisme européen.
On peut dire que ce discours ouvre une ère
nouvelle dans notre politique. Il l'affranchit des
III
coteries de toutes les misérables petitesses qui
constituent l'aliment quotidien des partis qui se
disputent sur des riens ou pour des satisfactions
passagères ; le libéralisme, envisagé à ce point de
vue, devient une grande et féconde thèse qui le
débarrasse des accusations vexatoires, et lui rend
son action salutaire en même temps qu'il l'élève à
la hauteur d'une théorie sociale.
L'événement du 26 juin est pour nous surtout,
canadiens français, un sujet d'orgueil et de su-
perbe encouragement. On nous a crus jusqu'ici
impropres à la vie parlementaire, et l'on a eu trop
souvent raison, tant notre éducation est peu de
nature à nous donner le tempérament nécessaire,
tant notre conduite dans les circonstances poli-
tiques trahit cette lacune de l'éducation, et tant
notre presse, presque uniquement occupée de-
querelles secondaires où les personnes sont seules
en cause, semble en avoir peu l'intelligence. —
Mais il ne faut pas confondre une certaine inexpé-
rience avec de l'inaptitude, et les canadiens fran-
çais ont démontré, dans la moirée désormais mé-
morable du 26 juin, qu'ils pouvaient, tout aussi
bien que leurs concitoyens d'origine anglaise,
comprendre le jeu et saisir la portée des institu-
tions représentatives, lorsqu'ils leur sont exposés
avec la clarté, la méthode lumineuse, l'argumen-
tation calme autant qu éloquente, en un mot avec
le sens exact qu'a déployés M Laurier dans tout
le cours de sa conférence.
Cette conférence n'a pa* été une simple plai-
doierie en faveur d'un parti politique, comme on
pouvait s'y attendre en toute justice, elle a été
une définition des choses, des choses depuis si
longtemps oubliées pour les mots, et nous a rame-
nés par l'histoire, par l'exemple des libéraux de la
Grande- Bretagne, et par l'aperçu de la marche pro-
gressive des institutions, au sentiment des prin-
cipes, guides indispensables dont nous contem-
plons tristement le naufrage de plus en plus pro-
IV
fond dans les chicanes journalières de la vie pu-
blique.
C'est de la reconnaissance que ses compatriotes
doivent maintenant à M. Laurier, après l'hommage
éclatant qu'ils lui ont rendu. Ils- lui- devront
d'avoir soulagé la conscience populaire àes acca-
blantes.doctrines qu'on veut lui imposer, et qui
sont la négation absolue de tout principe consti-
tutionnel ; ils lui devront d'avoir ouvert une voie
et montré la route à suivre, bienfait inestimable
pour un peuple égaré dans toute espèce de brouil-
lards, en proie à toutes les incertitudes ; ils lui
devront enfin de les avoir rendus au sain amour
du libéralisme, ce glorieux et immortel penchant
qui a été le salut des peuples et auquel s^s adver-
saires ont rendu hommage, dans tous les âges, par
la concession des réformes nécessaires et par la
reconnaissance de droits populaires, longtemps
combattus et désormais inaliénables
C'est donc une sorte d'apostolat dont M. Lau-
rier a jeté les premières semences dans la soirée
du 26 juin. A nous d'en suivre avec un soin jaloux
les développements et de les recueillir au temps
de la moisson. A nous de marcher sans crainte et
sans hésitation, " le front haut," comme dit l'ora-
teur libéral, et avec l'orgueil de nos principes.
Nous savons où nous allons désormais ; nous
n'allons pas aux cataclysmes révolutionnaires ; le
libéralisme est dégagé de ses aspects farouches,
de son caractère anti-social et anti-religieux, et il
ne garde plus que sa physionomie véritable, celle
de l'amour des libertés légitimes et nécessaires,
des libertés progressives, qui* résultent des con-
ditions naturelles du progrès1, et non des brusques
poussées en avant que veulent imprimer des
esprits dangereux.
Voilà la physionomie qu'a le libéralime cana-
dien, celle que M. Laurier a indiquée, et celle que
nous devrons à l'avenir savoir lui conserver.
Québec, 10 juin 1877.
A M. Wilfrid Laurier, M. P.,
Arthabaskaville
Monsieur
J'ai l'honneur de vous informer que les membres du Club Cana-
dien de Québec, club fondé dans un but d'instruction politique, ont
décidé, à l'une de leurs séances, de vous prier de faire une confé-
rence publique a Québec sur le "Libéralisme politique".
Nous vivons dans un temps où les partis politiques se font une
guerre acharnée, guerre de personnalités le plus souvent. Aussi les
membres du Club Canadien ont-ils cru qu'il serait opportun, dans
l'intérêt du pays et du parti libéral, de vous inviter à jeter une nou-
velle lumière sur les principes qui dirigent ce parti et le but que
.ses chefs ont en vue.
Espérant que vous répondrez favorablement à la demande des
membres du- Club Canadien dont je suis l'interprète,
J'ai l'honneur d'être, *
Monsieur,
Votre très-humble et très-dévoué serviteur,
ACHILLE LaRUE,
Président du " Club Canadien "
Arthabaskaville, 14 juin 1877. -
M, Achille LaRue,
Président du Club Canadien,
Québec
Monsieur
J'ai l'honneur d'accuser réception de votre lettre m'invitant, au
nom du Club Canadien, à faire une conférence publique à Québec,
sur le " Libéralisme politique ".
Je me fais un devoir autant qu'un plaisir d'accepter votre invita-
tion, et, si ce jour convient à votre Club, je fixerai dès maintenant
le 26 courant, pour la date de cette conférence.
J'ai l'honneur d'être,
Monsieur,
Votre dévoué serviteur,
WILFRID LAURIER.
LE LIBERALISME POLITIQUE
Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs,
Je ne saurais cacher que j'ai accepté avec uu certain senti-
ment de plaisir l'offre qui m'a été faite de venir exposer quel-
les sont les doctrines du parti libéral, et ce que comporte ce
mot de " libéralisme, " pour les libéraux de la province de
Québec.
Je dis que ce n'est pas sans un certain sentiment de plaisir
que j'ai accepté ; mais j'aurais certainement refusé si je n'avais
regardé qu'aux difficultés de la tâche. Cependant, si les
difficultés de cette tâche sont nombreuses et délicates, d'un
autre côté, je suis tellement pénétré de l'importance qu'il y a
pour le parti libéral de définir nettement sa position, devant
l'opinion publique de la province, que cette considération a
été pour moi supérieure à toutes les autres.
En effet, je ne me fais pas illusion sur la position du parti
libéral dans la province de Québec, et je dis de suite qu'il y
occupe une position fausse au point du vue de l'opinion pu-
blique. Je sais que, pour un grand nombre de nos compatrio-
tes, le parti libéral est un parti composé d'hommes à doctrines
perverses et à tendances dangereuses, marchant sciemment et
délibérément à la révolution. Je sais que, pour une portion
de nos compatriotes, le parti libéral est un parti composé
d'hommes à intentions droites peut-être, mais victimes et du-
pes de principes par lesquels ils sont conduits inconsciem-
ment, mais fatalement, à la révolution. Je sais enfin que pour
une autre partie, non pas la moins considérable peut-être de
notre peuple, le libéralisme est une forme nouvelle du mal,
une hérésie portant avec elle sa propre condamnation.
— 4 —
Je sais tout cela, et c'est -parce que je le sais que j'ai ac-
cepté de venir devant vous. Je n'ai pas l'outrecuidance de
croire que rien de ce que je pourrai dire ici ce soir, aura l'ef-
fet de dissiper aucun des projugés qui existent aujourd'hui
contre nous ; ma seule ambition est d'ouvrir la voie, comptant
que la voie ouverte sera suivie par d'autres, et que l'œuvre
commencée sera complètement achevée ; ma prétention ne va
pas au delà.
Et que personne ne dise que cette manifestation est inutile
ou intempestive.
Il n'est ni inutile ni intempestif de combattre les préjugés
qui se dressent partout entre nous et l'opinion publique ; il
n'est ni inutile ni intempestif de définir nettement notre po-
sition telle qu'elle est.
Il est vrai que nous avons été assez longtemps déjà devant
l'opinion publique, pour qu'elle ait eu l'occasion de nous con-
naître et de nous apprécier. Mais il est également vrai que si,
comme tout parti politique, nous avons eu nos ennemis, plus
qu'aucun parti politique nous avons été attaqués. Des enne-
mis que nous avons, les uns nous ont systématiquement déni-
grés, les autres nous ont de bonne foi calomniés. Les uns et
les autres nous ont représentés comme professant des doctri-
nes dont l'effet, prévu et calculé pour certains d'entre nous,
non entrevu, mais fatal pour les autres, serait le bouleverse-
ment de notre société, la révolution avec toutes ses horreurs.
C'est pour répondre à ces accusations, pour définir notre posi-
tion, que la démonstration de ce soir a été organisée par le
Club Canadien.
D'après ma manière de voir, le moyen le plus efficace, le
seul moyen de mettre à néant ces accusations, de défendre nos
idées et nos principes, c'est de les faire connaître. Oui, j'en
suis convaincu, la seule exposition de nos principes en sera
la meilleure comme la plus éloquente apologie.
Et quand nous nous serons fait connaître tels que nous
sommes, quand nous aurons fait connaître nos principes tels
qu'ils sont, nous aurons, je «crois, obtenu un double résultat.
— 5 —
Le premier sera d'amener à nous tous les amis de la liberté,
tous ceux qui, avant comme après 1837, ont travaillé pour
nous obtenir le gouvernement responsable, le gouvernement
du peuple par le peuple, et qui, cette forme de gouvernement
établie, se sont éloignés de nous, par crainte que nous ne fus-
sions ce que l'on nous représentait, par crainte que la réalisa-
tion des idées qu'on nous attribuait, n'amenât la destruction
du gouvernement qu'ils avaient eu tant de peine à établir.
Le second résultat sera de forcer nos ennemis véritables, tous
ceux qui au fond sont des ennemis plus ou moins déguisés de
la liberté, non plus à en appeler contre nous aux préjugés et
à la peur, mais à se présenter franchement comme nous de-
vant le peuple avec leurs idées et leurs actes.
Et quand la lutte se fera sur les pures questions de prin-
cipes, quand les actes seront jugés d'après les pensées qui
les inspirent, et les pensées d'après leur valeur propre ;
quand on ne craindra plus d'accepter ce qui est bien ou de
rejeter ce qui est mal, de peur qu'en acceptant ce qui est bien,
en rejetant- ce qui est mal, on ne rende trop fort un parti à
doctrines perverses et à tendances dangereuses, il m'importe
peu de quel côté sera alors la victoire. Quand je dis qu'il
m'importe peu de quel côté sera la victoire, je n'entends paa
direque je suis indifférent au résultat de la lutte. Je veux dire
ceci : si la lutte tourne contre nous, l'opinion exprimée sera
la libre expression du peuple ; mais j'en ai la conviction,
un jour viendra où nos idées, jetées en terre, germeront et
porteront leurs fruits, si la semence en est saine et juste.
Oui, j'en ai la confiance, j'en ai la certitude, si nos idées
sont justes comme je le crois, si nos idées .sont une émanation
du vrai éternel et immuable, comme je le crois, elles
ne périront pas ; elles peuvent être rejetées, honnies, persécu-
tées, mais un jour viendra où on les verra germer, lever et
grandir, lorsque le soleil aura fait son œuvre, et suffisamment
préparé le terrain.
J'ai déjà signalé quelques-unes des accusations que l'on
fait circuler contrenous, je reviendrai encore sur ce sujet, car
— G —
c'est là le point le plus important. Tontes les accusations
portées contre nous, toutes les objections à nos doctrines,
peuvent se résumer dans les propositions suivantes-: lo. le
libéralisme est une forme nouvelle de l'erreur, une le
déjà virtuellement condamnée par le chef de église : l>o. un
catholique ne peut pas être libéral.
Voilà ce (pie proclament nos adversaires.
M. le président, tous ceux qui me font en ce moment
l'honneur de m'écouter me rendront cette justice que je pose
la question telle qu'elle est, et que je n'exagère rien. Tous
me rendront cette justice que je reproduis fidèlement les
reproches qui nous sont tous les jours adressés. Tous admet-
tront que c'est bien là le langage de la presse conservatrice.
Je sais que le libéralisme catholique a été condamné par le
chef de l'église. On mie demandera : qu'est-ce que le libéra-
lisme catholique ? Sur le seuil de cette question, je m'arrête.
Dette question n'entre pas dans le cadre de mon sujet; au
surplus, elle n'est pas de ma compétence. Mais je sais et je
dis que le libéralisme catholique n'est pas le kbéralisme
politique. S'il était vrai que les censures ecclésiastiques por-
tées contre le libéralisme catholique, dussent s'appliquer au
libéralisme politique, ce fait constituerait pour nous, français
d'origine, catholiques de religion, un état de choses dont les
conséquences seraient aussi étranges que douloureuses.
En effet, nous canadiens-français, nous sommes une race
conquise. C'est une vérité triste à dire, mais enfin c'est la vé-
rité. Mais si nous sommes une race conquise, nous avons
aussi fait une conquête : la conquête de la liberté. Nous som-
mes un peuple libre.; nous sommes une minorité, mais tous
nos droits, tous nos privilèges nous sont conservés. Or, quelle
est la cause qui nous vaut cette liberté? C'est la constitution
qui nous a été conquise par nos pères, et dont nous jouissons
aujourd'hui. Nous avons une constitution qui place le gou-
vernement dans le suffrage des citoyens ; nous avons une
constitution qui nous a été octroyée pour notre propre protec-
tion. Nous n'avons pas plus de droits, nous n'avons pas plus
de privilèges, mais nous avons autant de droits, autant de
privilèges que les autres populations qui composent avec nous
la famille canadienne. Or, il ne faut pas oublier que les au-
tres membres de la famille canadienne sont partagés en deux
partis : le parti libéral et le parti conservateur.
Maintenant, si nous qui sommes catholiques, nous n'avions
pas le droit d'avoir nos préférences, si nous n'avions pas le
droit d'appartenir au parti libéral, il arriverait de deux choses
l'une : ou nous serions obligés de nous abstenir complète-
ment de prendre part à la direction des affaires de l'état, et,
alors, la constitution, cette constitution qui nous a été oc-
troyée pour nous protéger — ne serait plus entre nos mains
qu'une lettre morte ; ou nous serions obligés de prendre part
à la direction des affaires de l'état sous la direction et au profit
du parti conservateur, et alors, notre action n'étant plus libre,
la constitution ne serait encore entre nos mains qu'une lettre
morte, et nous aurions par surcroît l'ignominie de n'être plus,
pour ceux des autres membres de la famille canadienne qui
composent le parti conservateur, que des instruments et des
comparses.
Ces conséquences absurdes, mais dont personne ne pourrait
contester la rigoureuse exactitude, ne montrent-elles pas jus-
qu'à l'évidence à quel point est fausse l'assertion qu'un
catholique ne saurait appartenir au parti libéral 1
Puisque la Providence a réuni sur ce coin de terre des po-
pulations différentes d'origine et de religion, n'est-il pas
manifeste que ces populations doivent avoir ensemble des
intérêts communs et identiques, et que, sur tout ce qui tou-
che à ses intérêts, chacun est libre de suivre soit le parti li-
béral, soit le parti conservateur, suivant que sa conscience lui
dicte de suivre l'un ou l'autre parti 1
Pour moi, j'appartiens au parti libéral. Si c'est un tort
d'être libéral, j'accepte qu'on me le reproche ; si c'est un
crime d'être libéral, ce crime, j'en suis coupable. Pour moi,
je ne demande qu'une chose, c'est que 'nous soyons jugés
d'après nos principes. J'aurais honte de nos principes, si nous
— 8 —
n'osions pas les exprimer ; notre cause ne vaudrait pas nos
efforts pour la taire triompher, si le meilleur moyen de la faire
triompher était d'en cacher la nature. Le parti libéral a été
vingt-cinq ans dans l'opposition, qu'il y soit encore vingt-
cinq ans, si le peuple n'est pas encore arrivé à accepter ses
idées, mais qu'il marche le front haut, bannières déployées,
à la face du pays !
11 importe cependant avant tout de s'entendre sur la
signification, la valeur et la portée de ce mot " libéral," et de
cet autre mot " conservateur."
J'affirme qu'il n'est pas une chose, si peu connue en ce
pays par ceux qui l'attaquent, que le libéralisme. Il y a
plusieurs raisons à cela.
Nous n'avons été initiés que d'hier aux institutions repré-
sentatives. La population anglaise comprend le jeu de ces
institutions, en quelque sorte d'instinct, en outre par suite
d'une expérience séculaire. Notre population, au contraire,
ne les connaît guère encore. L'éducation ne fait que de
commencer à se répandre parmi nous, et pour ceux qui
sont instruits, notre éducation française nous conduit natu-
rellement à étudier l'histoire de la liberté moderne, non pas
dans la terre classique de la liberté, non pas dans l'histoire
de la vieille Angleterre, mais chez les peuples du continent
européen, chez les peuples de même origine et de même
religion que nous. Et là, malheureusement, l'histoire de la
liberté est écrite en caractères de sang, dans les pages les
plus navrantes que contiennent peut-être les annales du
genre humain. Dans toutes les classes de la société instruite,
on peut voir, effrayées par ces pages lugubres, des âmes loyales
qui regardent avec terreur l'esprit de liberté, s'imaginant que
l'esprit de liberté doit produire ici les mêmes désastres, les
mêmes crimes que dans les pays dont je parle. Pour ces
esprits de bonne foi, le seul mot de libéralisme est gros de
calamités nationales.
Sans blâmer tout-à-fait ces craintes, mais sans nous en laisser
effrayer, remontons jusqu'à la source même, et examinons avec
calme ce qui se trouve au fond de ces deux mots : libéral-,
conservateur. Quelle idée cache ce mot de libéral qui nous a
valu tant d'anathcmes 1 Quelle idée cache ce mot de conser-
vateur, qui semble tellement consacré qu'on l'applique modes-
tement à tout ce qui est bien ? L'un est-il, comme on le prétend,
comme de fait on l'affirme tous les jours, l'expression d'une
forme nouvelle de l'erreur 1 L'autre est-il, cdknme on semble
constamment l'insinuer, la définition du bien sous tous ses
aspects 1 L'un est-il la révolte, l'anarchie, le désordre 1 L'autre
est-il le seul principe stable de la société 1 Voilà des questions
qu'on se pose tous les jours dans notre pays. Ces distinctions
subtiles, que l'on retrouve sans cesse dans notre presse, ne
sont cependant pas nouvelles. Elles ne sont que la répétition
des rêveries de quelques publicistes de France, qui, f enfermé*
dans leur cabinet, ne voient que le passé et critiquent
amèrement tout ce qui existe aujourd'hui, pour la raison que
ce qui existe aujourd'hui ne ressemble à rien de ce qui a
existé autrefois.
Ceux-là disent que l'idée libérale est une idée nouvelle, et
ceux-là se trompent. L'idée* libérale, non plus que l'idée
contraire, n'est pas une idée nouvelle ; c'est une idée vieille
comme le monde, que l'on retrouve à chaque page de l'histoire
du monde, mais ce n'est que de nos jours qu'on en connaît la
force et les lois, et qu'on sait l'utiliser. La vapeur existait
avant Fulton, mais ce n'est que depuis Fulton qu'on connaît
toute l'étendue de sa puissance et qu'on sait lui faire produire
ses merveilleux effets. C'est la combinaison du tube et du
piston qui est l'instrument dont on se sert pour utiliser la
vapeur ; c'est la forme des gouvernements représentatifs qui
a révélé au monde les deux principes libéral et conserva-
teur, et cette forme de gouvernement est l'instrument qui leur
fait rendre tous leurs effets.
Sur quelque sujet que ce soit, dans le domaine des choses
humaines, le vrai ne se manifeste jms également à toutes les
intelligences. Il en est dont le regard plonge plus loin dans
l'inconnu, mais embrasse moins à la fois ; il en est d'autres
— 10 —
dont le regard, s'il est moins pénétrant, aperçoit plus nette-
ment dans la sphère où il peut s'étendre. Cette distinction
primordiale explique de suite jusqu'à un certain point l'idée
libérale et l'idée conservatrice. Par cette seule raison, le
même objet ne sera pas vu sous le même aspect par des yeux
différents ; par cette seule raison, les uns prendront une route
que les autres éviteront, quand cependant les uns et les autres
se proposeront d'arriver au môme but. Mais il y a une raison
concluante qui explique clairement la nature, la raison d'être
et le pourquoi des deux différentes idées. Macaulay dans
son histoire d'Angleterre, en donne la raison d'une manière
admirable de clarté. Parlant de la réunion des chambres
pour la seconde session du Long Parlement, sous Charles 1er,
le grand historien s'exprime ainsi :
" De ce jour date l'existence organique des deux grands
partis qui, depuis, ont toujours alternativement gouverné le
pays. A la vérité, la distinction qui alors devint évidente, a
toujours existé. Car cette distinction a son origine dans la
diversité de tempe raments, d'intelligences, d'intérêts, qu'on
retrouve dans toutes les sociétés, et qu'on y retrouvera aussi
longtemj)s que l'esprit humain sera attiré dans des directions
opposées, par le charme de l'habitude ou par le charme de la
nouveauté. Cette distinction se retrouve, non pas seulement
en politique, mais dans la littérature, dans les arts, dans les
. sciences, dans la chirurgie,, dans la mécanique, dans l'agricul-
ture, jusque dans les mathématiques. Partout il existe une
classe d'hommes qui s'attachent avec amour à tout ce qui est
ancien, et qui, même lorsqu'ils sont convaincus par des
arguments péremptoires qu'un changement serait avantageux,
n'y consentent cependant qu'avec regret et répugnance. Il se
trouve aussi partout une autre classe d'hommes exubérants
d'espérance, hardis dans leurs idées, allant toujours de l'avant,
prompts à discerner les imperfections de tout ce qui existe,
estimant peu les risques et les inconvénients qui accom-
pagnent toujours les améliorations, et disposés à regarder tout
changement comme une amélioration. "
Les premiers sont les conservateurs ; les seconds sont les
libéraux. Voilà le sens réel, l'explication véritable et du
principe libéral et du principe conservateur. Ce sont deux
— 11 —
attributs de notre nature. Comme le dit admirablement
Macaulay, on les retrouve partout : dans les arts, dans les
sciences, dans toutes les branches ouvertes à la spéculation
humaine ; mais c'est en politique qu'ils sont le plus apparents.
Ainsi ceux qui condamnent le libéralisme comme une
idée nouvelle, n'ont pas réfléchi à ce qui se passe chaque
jour sous leurs yeux. Ceux qui condamnent le libéralisme
comme une erreur, n'ont pas réfléchi qu'ils s'exposaient, en
le faisant, à condamner un attribut de la nature humaine.
Maintenant, il ne faut pas oublier que la forme de notre
gouvernement est celle de la monarchie représentative. C'est
là l'instrument qui met en relief et en action les deux
principes libéral et conservateur. On nous accuse souvent,
nous libéraux, d'être des républicains. Je ne signale pas ce
reproche pour le relever: le reproche ne vaut pas d'être
relevé. Je dis simplement que la forme importepeu ; qu'elle
soit monarchique, qu'elle soit républicaine, du moment
qu'un peuple a le droit de vote, du moment qu'il a un gou-
vernement responsable, il a la pleine mesure de la liberté.
Cependant, la liberté ne serait bientôt qu'un vain -mot, si
elle laissait sans contrôle ceux qui ont la direction du
pouvoir. Un homme, dont la sagacité étonnante a formulé
les axiomes de la science gouvernementale avec une justesse
qui n'a jamais erré, Junius, a dit : " Etemal vigilance is the
priée of ïiberty. " Une vigilance éternelle est le prix de la
liberté. Oui, si un peuple veut rester libre, il lui faut comme
Argus avoircent yeux, et toujours être en éveil. S'il s'en-
dort, s'il faiblit, chaque moment d'indolence lui coûtera une
parcelle de ses droits. Une vigilance éternelle, de tous les
instants, c'est là le prix dont il doit payer ce bienfait inap-
préciable de la liberté. Or, la forme de la monarchie repré-
sentative se prête merveilleusement, — plus peut-être que
la forme républicaine — à l'exercice de cette vigilance
nécessaire. D'un côté, vous avez ceux qui gouvernent, et de
l'autre, ceux qui surveillent. D'un côté, vous avez ceux qui
sont au pouvoir et qui ont intérêt à y rester, de l'autre,
— 12 —
vous avez ceux qui out intérêt à y arriver eux-mêmes.
Quel sera le lieu de cohésion qui réunira chacun de ces
différents groupes % Quel sera le principe, le sentiment qui
rangera les divers éléments de la population, soit parmi ceux
qui gouvernent, soit parmi ceux qui surveillent 1 Ce sera ou le
principe libéral, ou le principe conservateur. Vous verrez
ensemble ceux qu'attire le charme de la nouveauté, et vous
verrez ensemble ceux qu'attire le charme de l'habitude. Vous
verrez ensemble ceux qui s'attachent à tout ce qui est ancien,
et vous verrez ensemble ceux qui sont toujours disposés à
réformer.
Maintenant, je le demande ; entre ces deux idées qui con-
stituent la base des partis, peut-il y avoir une différence
morale 1 L'une est-elle radicalement bonne et l'autre radi-
calement mauvaise? N'est-il pas manifeste que toutes deux
sont ce qu'on appelle en morale indifférentes, c'est-à-dire
que toutes x deux sont susceptibles d'appréciation, de pon-
dération et de choix 1 ~Ne serait-il pas aussi injuste qu'ab-
surde de condamner ou d'approuver, soit l'une soit l'autre,
comme absolument mauvaise ou bonne ?
L'une et l'autre sont susceptibles de beaucoup de bien
comme de beaucoup de mal. Le conservateur qui défend les
vieilles institutions de son pays, peut faire beaucoup de
bien, de même qu'il peut faire beaucoup de mal, s'il s'obstine
à vouloir maintenir des abus devenus intolérables. Le libéral
qui combat ces abus, et après de longs efforts parvient à les
extirper, peut être un bienfaiteur public, de même que le
libéral qui porterait une main légère sur des institutions
sacrées, pourrait être un fléau non seulement pour son pays,
mais pour l'humanité tout entière.
Certes, je suis loin de faire un reproche à nos adversaires
de leurs convictions, mais pour moi, je l'ai déjà dit, je suis
un libéral. Je suis un de ceux qui pensent que partout,
dans les choses humaines, il y a des abus à réformer, de
nouveaux horizons à ouvrir, de nouvelles forces à développer.
— 13 —
Du reste, le libéralisme me paraît de tous points supérieur
à l'autre principe. Le principe du libéralisme réside dans
l'essence même de notre nature, danscette soif de bonheur
que nous apportons avec nous dans la vie, qui nous suit
partout, pour n'être cependant jamais complètement as-
souvie de ce côté-ci de la tombe. Notre âme est immortelle,
mais nos moyens sont bornés. Nous gravitons sans cesse
vers un idéal que nous n'atteignons jamais. Nous rêvons
le bien, nous n'atteignons jamais que le mieux. A peine
sommes-nous arrivés au terme que nous nous étions assignés,
que nous y découvrons des horizons que nous n'avions pas
même soupçonnés. Nous nous y précipitons, et ces horizons,
explorés à leur tour, nous en découvrent d'autres qui nous
entrainent encore et toujours plus loin.
Ainsi en sera-t-il tant que l'homme sera ce qu'il est ; tant
que l'âme immortelle habitera le corps mortel ; ses désirs
seront toujours plus vastes que ses moyens, ses actions n'ar-
riveront jamais à la hauteur de ses conceptions. Il est le
véritable Sysiphe de la fable ; son œuvre toujours finie est
toujours à recommencer.
Cette condition de notre nature est précisément ce qui
fait la grandeur de l'homme ; car elle le condamne fatale-
ment au mouvement, au progrès ; nos moyens sont bornés,
mais notre nature est perfectible, et nous avons l'infini
pour champ de course. Ainsi il y a toujours place pour
l'amélioration de notre condition, pour le perfectionnement
de notre nature, et pour l'accession d'un plus grand nombre
à une vie plus facile. Voilà encore ce qui, à mes yeux,
constitue la supériorité du libéralisme.
En outre, l'expérience constate qu'insensiblement, imper-
ceptiblement, il se glissera dans le corps social des abus
qui finiront par entraver sérieusement son ascension pro-
gressive, peut-être par mettre son existence en danger.
L'expérience constate encore que des institutions qui, au
début, auront été utiles, parce qu'elles étaient appropriées à
l'état de société où elles avaient été introduites, finiront par
— 14 —
devenir, par le fait seul que tout changera autour d'elles,
d'intolérables abus. Telle a été parmi nous la tenure sei-
gneuriale. Il est incontestable qu'aux débuts de la colonie,
ce système avait singulièrement facilité l'établissement du
sol. Mais en 1850, tout avait tellement changé parmi nous
que ce système aurait fini par pro-duire des complications
déplorables, si notre assemblée, sur l'initiative des libéraux,
n'avait eu la sagesse de l'abolir.
Comme conséquence de cette loi que j'ai indiquée comme
la cause déterminante des idées libérale et conservatrice, il se
trouvera toujours des hommes qui s'attacheront avec amour
à ces abus, qui les défendront à outrance et qui verront avec
terreur toute tentative d'y porter la main. Malheur à ces
hommes, s'ils se trouvent avoir le pouvoir, et s'ils ne savent
pas faire le sacrifice de leurs préférences ! Malheur à ces
hommes, s'ils ne savent pas céder et adopter les réformes
proposées ! Ils attireront sur leur pays des commotions d'au-
tant plus terribles que justice aura été refusée plus longtemps.
L'histoire' hélas ! constate surabondamment que bien peu de
ceux qui gouvernent ont su comprendre ces aspirations de
l'humanité et y faire droit. Il y a eu plus de révolutions
causées par l'obstination des conservateurs que par les exagé-
rations des libéraux.
L'art suprême de gouverner est de guider et diriger, en les
contrôlant, ces aspirations de l'humanité. Les anglais possè-
dent cet art au suprême degré. Aussi voyez l'œuvre du grand
parti libéral anglais. Que de réformes il a opérées, que d'abus
îl a fait disparaître, sans secousse, sans perturbation, sans
violence ! Il a compris les aspirations des opprimés, il a
compris les besoins nouveaux créés par des situations' nou-
velles, et, sous l'autorité de la loi, etsans autre instrument
que la loi, il a opéré une série de réformes qui ont fait du
peuple anglais, le peuple le plus libre, le plus prospère et le
plus heureux (le l'Europe.
Voyez au contraire les gouvernements du continent. La
plupart n'ont jamais su comprendre les aspirations de leurs
— 15 —
peuples. Quand les malheureux relevaient la tête, pour faire
arriver jusqu'à leurs poumons quelques souffles d'air et de
liberté, ils ont été brutalement repoussés dans un cercle
toujours de plus en plus hermétiquement resserré.
Mais, un jour est venu où les obstacles ont volé en éclats,
où ces peuples se sont rués hors des machines qui les para-
lysaient, et, alors, sous le nom sacré de la liberté, on a vu
s'accomplir les plus effroyables crimes. Faut-il s'en étonner!
S'étonne-t-on quand les nuages amoncelés sur notre tête,
éclatent en grêle et en foudre 1 S'étonne-t-on quand la vapeur
fait voler en éclats les parois qui la retenaient captive, parce
que le mécanicien n'a pas eu la prudence de lever la soupape
qui doit la dégager de l'exubérance de sa propre force ? Xon,
il y a là une loi fatale, qui aura toujours le même effet, dans
l'ordre moral, comme dans l'ordre physique. Partout où il y
a compression, il y aura explosion, violences et ruines. Je ne
dis pas cela pour excuser les révolutions ; je hais les révolu-
tions ; je déteste toute tentative de vouloir faire triompher ses
opinions par la violence. Au surplus, je suis moins disposé h
en faire retomber la responsabilité sur ceux qui les font que
sur ceux qui les provoquent par leur aveugle obstination. Je
dis cela pour expliquer la supériorité du libéralisme qui,
comprenant les aspirations de la nature humaine, au lieu de
les violenter, tâche de les diriger.
oyez-vous par exemple que si l' Angleterre avait persisté
à refuser aux catholiques leur émancipation ; si elle a-yait
persisté a refuser aux catholiques, aux juifs, et aux dénomi-
nations protestantes qui ne font pas partie de l'église établie;
la plénitude des droits civils et politiques ; si elle avait per-
sisté à conserver le suffrage restreint au petit nombre ; si elle
avait persisté à refuser le libre commerce des céréales ; si elle
avait persisté à refuser le droit de suffrage aux classes ouvrières,
pensez vous qu'un jour ne serait pas venu où le peuple se fût
levé en armes, pour se taire à lui-même cette justice qui lui
aurait été obstinément refusée ? Pensez-vous que le lion
hideux de l'émeute n'aurait pas grondé sous les fenêtres de
— 16 —
Westminster, et que le sang de la guerre civile n'aurait pas
ensanglanté les rues de Londres, comme il a tant de fois
ensanglanté les rues de Paris 1 La nature humaine est partout
la môme, et là, comme ailleurs, la compression aurait produit
explosion, violences et ruines. Ces calamités terribles ont été
évitées, grâce à l'initiative des libéraux qui, comprenant le
mal, ont proposé et appliqué le remède.
Qu'y a-t-il de plus beau que l'histoire du grand parti libéral
anglais dans ce siècle? Au début, c'est Fox, le sage, le
généreux Fox, défendant la cause des opprimés, partout où il
y a des opprimés. Un peu plus tard, c'est O'Connell, le grand
O'Connell, revendiquant et obtenant pour ses coreligionnaires
les droits et les privilèges de sujets anglais. Il est assisté dans
cette œuvre par tous les libéraux des trois royaumes, Grey,
Brougham, Eussell, Jeffrey et une foule d'autres. Puis vien-
nent successivement l'abolition de l'oligarchie gouvernemen-
tale, le rappel des lois prohibant le commerce des céréales,
l'extension du suffrage aux classes ouvrières, et enfin, pour
couronner le tout, l'abolition de l'église d' Angle-terre comme
religion d'état en Irlande. Et remarquez-le bien, les libéraux
qui opèrent ces réformes successives, ne sont pas recrutés
seulement dans les classes moyennes, mais quelques-uns de
leurs chefs les plus illustres sont recrutés dans la pairie
d'Angleterre. Je ne sache pas de spectacle qui fasse plus
d'honneur à l'humanité, que le spectacle de ces pairs d'An-
gleterre, de ces nobles, de ces riches, de ces puissants,
combattant opiniâtrement pour déraciner une foule d'abus
séculaires, sacrifiant leurs privilèges avec un calme enthou-
siasme pour rendre la vie plus facile et plus heureuse à un
plus grand nombre. A ce sujet, laissez-moi vous citer une
lettre de Macaulay à unde ses amis, écrite au lendemain du
vote sur le fameux bill de réforme, qui mit fin au système
des bourgs-pourris. Cette lettre, suivant moi, fait voir admi-
rablement ce que c'est qu'un libéral anglais. La voici. Je
demande pardon de faire' cette citation, parce qu'elle est un
peu longue :
— 17 —
" Je ne reverrai jamais, je ne m'attends pas à jamais revoir
une scène semblable à la dcvmm {division) de mardi dernier.
Si je devais vivre cinquante ans, l'impression m'en resterait
aussi fraîche et aussi vive que si elle venait d'avoir lieu. Cela
doit être comme d'avoir vu César poignardé dans le sénat,
ou Cromwell enlevant la masse (mace) de sur la table du
Parlement ; une scène qu'on voit une fois et qu'on n'oublie
jamais. La foule débordait de la chambre de toutes parts.
Quand les étrangers eurent reçu l'ordre de se retirer et que
les portes eurent été fermées, nous étions six cent huit membres
présents, cinquante-cinq de plus qu'on n'en avait jamais vus
dans aucune autre division précédente. Les oui et les non
furent comme deux volées de canon, tirées des deux côtés
opposés d'un champ de bataille. Lorsque l'opposition se fut
retirée dans le corridor (lohhtj), opération qui dura plus de
vingt minutes, nous nous répandîmes sur les banquettes des
deux côtés de la chambre ; car il y en avait plusieurs parmi
nous qui n'avaient pas pu trouver de siège pendant la soirée.
Quand les portes eurent été fermées, nous commençâmes à
faire des calculs sur notre nombre. Tout le monde était dé-
couragé. " Xous sommes battus, nous ne sommes au plus que
' " deux cent quatre-vingts. Je ne pense pas que nous soyons
" môme deux cent cinquante. L'échevin Thompson les a
" comptés. Il dit qu'ils sont deux cent quatre-vingt-dix-
neuf." Voilà ce qui se disait parmi nous. La chambre, lorsque
les ministériels seuls s'y trouvaient, était déjà très remplie,
plus même qu'elle ne l'est généralement dans les débats d'un
intérêt considérable. Cependant je n'avais pas d'espérance
que nous fussions trois cents. Comme les scrutateurs (telJers)
passaient le long de la plus basse rangée gauche, l'intensité
de notre attention devint intolérable — deux-cent-quatre-vingt
onze — deux cent quatre-vingt douze, — nous étions tous de-
bout, le cou tendu, comptant avec les scrutateurs. A trois
cents, il y eut un léger cri de joie ; à trois-cent-deux, un au-
tre, mais supprimé au même instant, car nous ne connaissions
pas encore le nombre des forces ennemies ; nous savions
cependant que si nous étions battus, la défaite ne pouvait pas
être considérable. Enfin, les portes sont ouvertes, et les voici
qui entrent. Chacun d'eux, comme il entrait, apportait un
compte différent du nombre qu'ils étaient. En effet, pressés
comme ils l'étaient dans le corridor, il était impossible de se
rendre compte exactement de leur nombre. D'abord on nous
dit qu'ils étaient trois-cent-trois, puis ce chiffre s'accrut jus-
— 18 —
qu'à trois-cent-dix et décrut de suite jusqu'à trois-cent-sept.
Nous étions tous muets d'anxiété, lorsque Charles Wood qui
se tenait près de la porte, saute sur un banc en criant : ils ne
sont que trois-cent-un. Alors nous poussons un cri qui aurait
pu être entendu jusqu'à Gharing Cross, nous jetons nos cha-
peaux en l'air, nous battons des pieds, nous nous frappons
les mains.
" Les scrutateurs peuvent à peine se frayer un passage dans
la» foule; la chambre était remplie jusqu'à la table, et une mer
de têtes s'y agitait comme dans le parterre d'un théâtre. Mais
•vous auriez pu entendre tomber une épingle, lorsque Dun-
cannon lut les chiffres. Alors, de nouvelles acclamations écla-
tent, et plusieurs d'entre nous versent des larmes. Pour moi,
je pouvais à peine retenir les miennes. Et il fallait voir la
mâchoire de Peel tomber, et la figure de Twiss qui avait l'air
d'un damné, et Herries qui avait l'air de Judas otant sa cra-
vate pour la dernière opération. Nous nous donnons des poi-
gnées de mains, nous nous frappons dans le dos, nous sortons
riant, pleurant, et poussant des hourras. Et à peine les portes
sont-elles ouvertes, que d'autres acclamations répondent aux
nôtres. Tous les passages, tous les escaliers, toutes les anti-
chambres étaient pleins de gens qui étaient restés là jusqu'à
(quatre heures du matin, pour connaître quel serait le résultat.
Nous nous frayons péniblement un passage à travers deux
masses compactes de gens qui crient et agitent leurs chapeaux
au-dessus de leurs têtes. Enfin nous voici en plein air ; j'ap-
pelle une voiture, et la première chose que le cocher me dit :
■" Le bill est-il passé, monsieur'? — Oui, par une voix. — Que le
ciel en soit béni !" Et Macaulay finit par une phrase qui in-
dique bien le libéral : "Ainsi, continue-t-il, finit une scène
*pii n'aura probablement pas d'égale, jusqu'à ce que le parle-
ment réformé ait lui-même besoin d'être réformé. "
Celui qui écrivait aiusi, dans ces termes exhilarants, venait
de voter l'abolition du système en vertu duquel il tenait son
mandat. Macaulay tenait son mandat de la générosité d'un
pair d'Angleterre, Lord Lansdowne, qui l'avait fait élire par
le bourg pourri de Calne. Je connais pende pages qui fassent
plus d'honneur à l'humanité que cette simple lettre qui nous
montre ces natures anglaises, calmes et opiniâtres dans la
lutte, (pii éêmotionnent eriiin, pleurant et riant à la fois,
— 19 —
parce qu'un acte de justice vient d'être accompli, parce. qu'un
abus vient d'être déraciné du sol de la vieille Angleterre.
Membres du Club Canadien, libéraux de la province de
Québec, voilà quels sont nos modèles ! voilà quels sont nos
principes ! voilà quel est notre parti !
11 est vrai qu'il existe en Europe, en France, en Italie et-
en Allemagne, une classe d'hommes qui se donnent le tih
de libéraux, mais qui n'ont de libéral que le nom, et qui sont
les plus dangereux des hommes. Ce ne sont pas des libéraux,
ce sont des révolutionnaires ; dans leurs principes ils sont
tellement exaltés qu'ils n'aspirent à rien moins qu'à la de-
struction de la société moderne. Avec ces hommes, nous n'a-
vons rien de commun ; mais c'est la tactique de nos adversaires
de toujours nous assimiler à eux. Ces accusations sont au-
dessous de nous, et la seule réponse que nous puissions faire
dignement, c'est d'affirmer nos véritables principes, et de fair<
de telle sorte que nos actes soient toujours conformes à nos
principes.
Maintenant, arrivé à ce point de mon exposé, je passerai
en revue l'histoire du parti libéral de notre pays. Je suis de
ceux qui ne craignent pas de scruter l'histoire de mon rartL
Je suis de ceux qui pensent qu'il y a plus à gagner à dire
franchement l'a vérité, qu'à essayer de se faire illusion à soi-
même et aux autres. Ayon?; le courage de dire la vérité ! Si
notre parti a fait des fautes, nos dénégations n'empêcheront
pas les choses d'avoir été ce qu'elles ont été. Du reste, si notre
parti a commis des fautes, nous trouverons toujours dans
l'autre parti assez de fautes pour compenser les nôtres, et au
surplus, l'autre parti, fût-il immaculé, nos principes n'en
seraient, pour cela, ni meilleurs ni pires. Ayons le coù'rag
de dire la vérité, et que la vérité dite sur nos fautes pas
nous empêche d'y retomber à l'avenir.
Jusqu'à 1848, tous les Canadiens Français n'avaient forme
qu'un seul parti, le parti, libéral. Le parti conservateur, ou
plutôt le parti fur//, comme on l'appelait, n'était qu'une faible
minorité. C'est de 1848 que datent les premières traces de-
— 20 —
deux partis qui, depuis, se sont disputé le pouvoir. M. La-
fontaine avait accepté le régime établi en 1841.. Lorsque M.
Papineau fut revenu de l'exil, il attaqua le nouvel ordre de
choses avec sa grande éloquence et de toute la hauteur de ses
idées. Je n'entreprendrai pas ici de faire la critique de la po-
litique respective de ces deux grands hommes. Tous deux
aimèrent leur pays, ardemment, passionnément, tous deux
lui dévouèrent leur vie ; tous deux, par des voies différentes,
n'eurent d'autre but que de le servir ; tous deux furent pro-
bes et désintéressés. Restons sur ces souvenirs, sans chercher
qui des deux eut tort et qui eut raison.
Il se trouvait, à cette époque, une génération de jeunes
gens d'un grand talent et d'une impétuosité de caractère plus
grande encore. Désespérés d'être venus trop tard pour jouer
leur tête dans les événements de 37, ils se précipitèrent, avec
une alacrité aveugle, dans le mouvement politique de l'épo-
que. Ils se trouvèrent au premier rang des partisans de .M.
Lafontaine, dans sa glorieuse lutte contre Lord Metcalfe. Ils
l'abandonnèrent ensuite pour la politique plus avancée de M.
Papineau, et, tout en se rangeant à sa suite, comme il était
naturel, ils l'eurent bientôt devancé.
Enhardis par leur propre succès, entraînés par leur propre
enthousiasme, ils fondèrent un journal L'Avenir, dans lequel
ils se posèrent en réformateurs et en régénérateurs de leur
pays. Non contents de s'attaquer à la situation politique, ils
s'attaquèrent audacieusement à la situation sociale. Ils lan-
cèrent un programme contenant pas moins de vingt-et-un
articles, qui commençait par l'élection des juges de paix
et finissait par l'annexion aux Etats-Unis, et qui n'était en
somme rien autre chose qu'une révolution complète de la
province. S'il eût été possible que, par un coup de baguette
magique, les vingt-et-un articles de ce programme fussent
réalisés dans le cours d'une nuit, le pays au matin n'eut plus
été reconnaissable. Celui qui l'aurait quitté la veille et y
serait revenu le lendemain, n'aurait pu s'y retrouver.
— 21 —
La seule excuse de ces libéraux, c'était leur jeunesse ; le
plus âgé d'entr'eux n'avait pas vingt-deux ans.
Messieurs, je constate des faits, je n'entends pas faire de
reproche à qui que ce soit. Le talent et les convictions
sincères ont toujours droit à notre respect. Quel est celui
d'entre nous, du reste, qui, s'il eût vécu à cette époque, peut
se natter qu'il aurait été plus sage, et qu'il ne serait pas
tombé dans les mêmes écarts 1 Tout prêtait alors à ces exagé-
rations : la situation de notre pays, la situation en Europe.
Le pays n'était pas encore guéri des blessures de l'insur-
rection ; on nous avait octroyé une constitution libre, il est
vrai, mais la nouvelle constitution n'était pas appliquée de
bonne foi par le bureau colonial. Il y avait, au fond de
chaque âme, des grondements que comprimait seul le souve-
nir de la vengeance tirée de l'insurrection. De tous les côtés,
'du reste, arrivaient jusqu'ici des effluves de démocratie et de
révolte. La société frémissait déjà aux premiers souffles de
cette grande tempête qui devait éclater quelques années plus
tard, presque par tout le monde civilisé, et qui fît un moment
chanceler la société sur elle-même. Les années qui précèdent
1848 sont effrayantes à contempler. On éprouve de l'hor-
reur à constater ce travail sinistre qui se faisait partout et
qui jeta dans la révolte, à un moment donné, plus de quatre-
vingts millions d'hommes.
Cet état de choses devait puissamment agir sur des imagi-
nations jeunes, ardentes et inexpérimentées. Aussi, nos jeunes
réformateurs, non contents de vouloir révolutionner leur pays,
saluaient avec transport chaque révolution nouvelle en
Europe.
Cependant, à peine avaient-ils fait deux pas dans la vie
qu'ils s'apercevaient de leur immense erreur. Dès 1852, ils
publiaient un nouveau journal. Ils abandonnaient L'Avenir
aux énergumènes et cherchaient dans le nouveau journal Le
Pays, sans toujours la trouver, il est vrai, la voie nouvelle
que devaient suivre Jes amis de la liberté sous la nouvelle
constitution.
— 22 —
On no peut aujourd'hui, en relisant le programme de
L * Avenir, s'empêcher de sourire ; on ne peut s'empêcher de
sourire, en retrouvant avec un si grand bon sens quelquefois,
tant de propositions absurdes ou impossibles. Il serait oiseux
de repasser, une à une, toutes les propositions incongrues que
contenait le programme de L'Avenir. J'en prendrai une au
hasard : les parlements annuels. Je suis certain que chacun
des jeunes réformateurs d'alors, qui est arrivé aujourd'hui à'
la députation, est fermement d'opinion qu'une élection tous
les cinq ans est tout-à-fait suffisante. Et d'ailleurs, n'est-il
pas manifeste que les parlements annuels seraient une entravt-
constante à toute législation sérieuse, et une source d'agitation
en permanence]
Cependant, le mal était fait. Le clergé, alarmé de ces allures
qui ne rappelaient que trop les révolutionnaires d'Europe,
déclara de suite une guerre impitoyable au nouveau parti.
La population anglaise, amie .de la liberté, mais amie de
l'ordre, se déclara également contre le nouveau parti, et
pendant vingt-cinq ans, ce parti est resté dans l'opposition,
bien que l'honneur lui ■ revienne d'avoir pris l'initiative de
toutes les réformes accomplies depuis cette époque. C'est
vainement qu'il demanda et obtint l'abolition de la tenurc
seigneuriale ; c'est vainement qu'il demanda et obtint la
décentralisation judiciaire ; c'est vainement que le premier
il donna l'élan à l'œuvre de la colonisation, ces sages réformes
ne lui furent pas comptées ; c'est vainement que ces enfants,
devenus hommes, désavouèrent les entraînements de leur
jeunesse ; c'est vainement enfin (pie le parti conservateur
commit fautes sur fautes, la génération des libéraux de 1848
était presqu'entièrement disparue de l'arène politique, lors-
que commença à poindre l'aurore d'un jour nouveau pour
le parti libéral. Depuis ce temps, de nouvelles accessions
ont été faites au parti; des idées plus réfléchies, plus calmes,
y ont prédominé ; quant à l'ancien programme, de toute la
partie sociale, il ne reste plus rien du tout, et, de la partie
— 23 —
politique, il ne reste que les principes du parti libéral
d'Angleterre.
Pendant ce temps, que faisait l'autre parti ? Lorsque la
scission entre M. Papineau et M. Lafontaine fut devenue
complète, la fraction du parti libéral qui suivit M. La-
fontaine, finit, après quelques tâtonnements, par s'allier aux
tories du Haut-Canada ; alors, au titre de libéral qu'elle ne
pouvait ou n'osait pas encore avouer, elle ajouta celui de
conservateur. Le nouveau parti se donna le nom de
libéral-conservateur. Quelques années s'écoulèrent, et de nou-
velles modifications survinrent ; le nouveau parti abandonna
entièrement le titre de libéral, et ne s'appela plus que le
parti conservateur. Quelques années s'écoulèrent encore, de
nouvelles modifications survinrent ; je ne saisplus de quel
nom nous appelons ce parti. Ceux qui aujourd'hui semblent
y tenir le haut du pavé, s'appelleront eux-mêmes : le parti
ultramontain, le parti catholique. Ses principes se sont modi-
fiés comme son nom. Si M. Cartier revenait aujourd'hui sur
la terre, il ne reconnaîtrait plus son parti. M. Cartier ('tait
dévoué aux principes de la constitution anglaise. Ceux qui
aujourd'hui, parmi ses anciens partisans, tiennnent le liant
du pavé, repoussent ouvertement les principes de la consti-
tution anglaise, comme une concession à ce qu'ils appellent
l'esprit du mal. Ils ne comprennent ni leur- pays, ni leur
époque. Toutes leurs idées sont cal ({liées sur celles des réac-
tionnaires de France, comme les idées des libéraux de 1818
étaient calquées sur celles des révolutionnaires de France.
Ils se passionnent pour Don Carlos et le comte deChambord,
comme les libéraux se passionnaient pour Louis Liane et
Ledru-Eollin. Ils crient : vive le roi ! comme les libéraux
criaient : vive la république ! En parlant de DonCarlos et du
comte de Chambord, ils affectent de ne jamais dire que 8a
Majesté le roy Charles VII, Sa Majesté le roy Henri V, tout
comme les libéraux, en parlant de Xapoléon III, ne disaient
jamais que M. Louis Lonaparte. •
— 24 —
Certes, je respecte trop l'opinion de mes adversaires, pour
ne leur lancer jamais aucune injure ; mais je leur fais le re-
proche de ne comprendre ni leur époque, ni leur pays. Je les
accuse de juger la situation politique de notre pays, non pas
d'après ce qui s'y jmsse, mais d'après ce qui se passe en
France. Je les accuse de vouloir introduire ici des idées dont
l'application serait impossible dans notre état de société. Je
les accuse de travailler laborieusement, et par malheur trop
efficacement, à rabaisser la religion aux simples proportions
d'un parti politique.
C'est l'habitude, dans le parti de nos adversaires, de nous
acccuser, nous libéraux, d'irréligion. Je ne suis pas ici pour
faire parade de mes sentiments religieux, mais je déclare que
j'ai trop de respect pour les croyances, dans lesquelles je suis
né, pour jamais les faire servir de base à une organisation
politique.
Vous voulez organiser un parti catholique. Mais n'avez-
vous pas songé que si vous aviez le malheur de réussir, vous
attireriez sur votre pays des calamités dont il est impossible
de prévoir les conséquences ?
Vous voulez organiser tous les catholiques comme un' seul
parti, sans autre lien, sans autre base que la communauté de
religion, mais n'avez-vous pas réfléchi que, par le fait même,
vous organisez la population protestante comme un seul parti,
et qu'alors, au lieu de la paix et de l'harmonie qui existent au-
jourd'hui entre les divers éléments de la population cana-
dienne, vous amenez la guerre, la guerre religieuse, la plus
terrible de toutes les guerres.
Encore une fois, conservateurs, je vous accuse à la face du
Canada de ne comprendre ni votre pays ni votre époque.
!Nos adversaires nous font encore un reproche : ils nous re-
prochent d'aimer la liberté, et ils appellent l'esprit de liberté
un principe dangereux et subversif.
Est-il quelque raison à ces attaques 1 Aucune, sinon qu'il
existe en France un groupe de catholiques qui poursuivent la
liberté de leurs imprécations. Certes, il n'y a pas en France
— 25 —
que des ennemis de la liberté qui la regardent avec terreur.
Les amis les plus ardents de la liberté la contemplent souvent
avec le même sentiment. Eappelez-vous le dernier mot de
Madame Roland. Elle avait ardemment aimé la liberté, elle
l'avait appelée de tous ses vœux, et son dernier mot est ce
mot navrant : 0 liberté ! que de crimes on commet en ton
nom ! Combien de fois les mêmes paroles n'ont-elles pas été
répétées aussi sincèrement, juar des amis aussi sincères de la
liberté !
Je conçois très-bien, sans cependant les partager, les senti-
ments de ces Français qui, regardant ce que la liberté leur a
coûté de larmes, de ruines et de sang, appellent quelquefois
pour leur pays un despotisme vigoureux; je conçois leurs
anathèmes ; mais que ces anathèmes contre la liberté soient
répétés parmi nous, c'est ce que je ne saurais comprendre.
Eli quoi' ! c'est nous, race conquise, qui irions maudire la
liberté ! Mais que serions-nous donc sans la liberté 1 Que se-
rions-nous maintenant, si nos pères avaient eu les mêmes sen-
timents que les conservateurs d'aujourd'hui 1 Serions-nous
autre chose qu'une race de parias 1
J'avoue bien que la liberté, telle qu'elle a été généralement
comprise et pratiquée en France, n'a rien de séduisant. Les
français ont eu le nom de la liberté, ils n'ont pas encore eu la
liberté. TJn de leurs poé'tes, Auguste Barbier, nous a donné
une idée assez exacte de la liberté qui a quelquefois passé en
France, et qu'on a vue pour la dernière fois à l'œuvre en
1871. Il la représente comme une femme
" A la voix rauque, aux durs appas
• Qui du brun sur la peau, du feu dans les prunelles
" Agile et marchant à grands pas,
" Se plaît aux cris du peuple, aux sanglantes mêlées
" Aux longs roulements des tambours.
" A l'odeur de la poudre, aux lointaines volées
M Des cloches et des canons sourds ;
" Qui ne prend ses amours que dans la populace,
" Et ne prête son large flanc
'• Qu'à des gens forts comme elle, et qui veut qu'on l'embrasse
" Avec des bras rouges de sang.
— 26 —
Si la liberté était "bien cette virago sinistre, je comprendrais
les anathèmes de nos adversaires, et je serais le premier à m'y
associer. Mais ce n'est pas là la liberté. Un poète anglais,
Tennyson a chanté la liberté, la liberté de son pays et du
nôtre. Dans son poé'me In Memoriam, Tennyson s'adresse à
un ami qui lui demande, pourquoi il ne va pas chercher dans
les îles des mers du sud, un climat plus doux, et pourquoi,
malgré sa santé altérée, il persiste à rester sous le ciel bru-
meux de l'Angleterre. Et le poète lui répond :
" It is the land that fiecmen till,
That sober-suited Freedom chose,
The land where, girt with friends or foes,
A man may speak the thing he will ;
" A land of settled government,
A land of just and old renown,
Where Freedom broadens sloAvly down,
Frorn précèdent to précèdent :
" Where faction seldom gathers head
But by degvees to fulness wrought,
The strength of some diffusive thought
Hath time and space to work and spread."
Le poète répond à son ami, qu'il ne veut pas s'éloigner de
l'Angleterre, parce que :
" C'est la terre des hommes libres, c'est la terre choisie par
la liberté calme et modérée, où, qu'il soit environné d'amis
ou d'ennemis, un homme peut dire ce qu'il veut dire.
" Une terre d'un gouvernement stable, une terre d'un
juste et antique renom, où la liberté s'épand lentement de
précédent en précédent.
" Où les factions lèvent rarement la tête, où la force de
toute pensée féconde, s'élevant par degrés jusqu'à la maturité,
a le temps et l'espace pour se développer."
Telle est la liberté dont nous jouissons, telle est la liberté
que nous défendons et que nos adversaires attaquent sans la
comprendre, et tout en en possédant les bienfaits. Jean-
Baptiste Rousseau, dans une de ses odes, parle de peuplades
barbares qui, un jour, dans un moment d'inconcevable folie,
se mirent à insulter le soleil de leurs cris et doleurs impréca-
tions. Le poëte caractérise d'un mot, cette inepte impiété :
Le Dieu poursuivant sa carrière,
Versait des torrents de lumière
Sur ses obscurs blasphémateurs.
Ainsi en est-il parmi nous de ceux qui attaquent la liberté.
La liberté les couvre, les inonde, les protège et les défend
jusque dans leurs imprécations.
Le Dieu poursuivant sa carrière,
Versait des torrents de lumière
Sur ses obscurs blasphémateurs.
Mais nos adversaires, tout en feousreprochant d'être les
amis de la liberté, nous reprochent encore, par une, inconsé-
quence qui serait très grave, si l'accusation était fondée de
refuser à l'église la liberté à laquelle elle a droit. Ils nous
reprochent de vouloir fermer la bouche au corps adminis-
tratif de l'église, au clergé, de vouloir l'empêcher d'enseigner
au peuple ses devoirs de citoyen Jet d'électeur. Ils 'nous
reprochent, pour me servirde la phrase consacrée, de vouloir
empêcher le clergé de si; mêler de politique et de le reléguer
lans la sacristie.
Au nom du parti libéral, au nom des principes libéraux, je.
repousse cette assertion !
Je dis qu'il n'y a pas un seul libéral canadien qui veuille
empêcher le clergé de prendre part aux affaires politiques, si
le clergé veut prendre part aux affaires politiques.
Au nom de quel principe les amis de la liberté voudraient-
ils refuser au prêtre le droit de prendre part aux affaires poli-
tiques ? Au nom de quel principe les amis de la liberté vou-
draient-ils refuser au prêtre le droit d'avoir des opinions
politiques et de les exprimer, le droit d'approuver ou de dé-
sapprouver les hommes publics et leurs actes, et d'enseigner
au peuple ce qu'il croit être son devoir ? Au nom de quel
principe le prêtre n'aurait-il pas le droit de dire que si je
suis élu, moi, la religion est menacée, lorsque j'ai le droit,
— 28 —
moi, de dire que si mon adversaire est élu, l'état est en
danger 1 Pourquoi le prêtre n'aurait-il pas le droit de dire (pie
si je suis élu, la religion va être infailliblement détruite,
lorsque j'ai le droit de dire que si mon adversaire est élu,
l'état s'en va droit à la banqueroute 1 Xon, que le prêtre
parle et prêche comme il l'entend, c'est son droit. Jamais ce
droit ne lui sera contesté par un libéral canadien.
La constitution que nous avons invite tous les citoyens à
prendre part à la direction des affaires de l'état ; elle ne fait
d'exception pour personne. Chacun a le droit, non-seulement
d'exprimer son opinion, mais d'influencer, s'il le peut, par
l'expression de son opinion, l'opinion de ses concitoyens. Ce
droit là existe pour tous ; il ne peut y avoir de raison pour que
le prêtre en soit privé. Je suis ici pour dire toute ma pensée,
et j'ajoute que je suis loin de trouver opportune l'intervention
du clergé dans le domaine politique, comme elle s'est exercée
depuis quelques années. Je crois au contraire que le prêtre a
tout à perdre, au point de vue du respect dû à son caractère,
en s'immisçant dans les questions ordinaires de la politique ;
cependant son droit est incontestable, et s'il croit bon de
s'en servir, notre devoir à nous, libéraux, est de le lui garan-
tir contre toute conteste.
Cependant, ce droit n'est pas illimité. ISbus n'avons pas
parmi nous de droits absolus. Les droits de chaque homme,
dans notre état de société, finissent à l'endroit précis où ils
empiètent sur les droits d'un autre.
Le droit d'intervention en politique finit à l'endroit où il
empiéterait sur l'indépendance de l'électeur.
La constitution de notre pays repose sur la volonté libre-
ment exprimée de chaque électeur. La constitution entend que
chaque électeur dépose son vote, librement, volontairement,
comme il l'entend. Si le plus grand nombre des électeurs d'un
pays sont d'une opinion actuellement, et que ,par suite de
l'influence exercée sur eux par un ou plusieurs hommes, par
suite des paroles qu'ils auront entendues ou des écrits qu'ils
— 29 —
auront lus, leur opinion change, il n'y a là rien que de par-
faitement légitime. Bien que l'opinion qu'ils expriment soit
différente de celle qu'ils auraient exprimée sans cette inter-
vention, cependant l'opinion qu'ils expriment est bien celle
qu'ils veulent exprimer, celle qui est au fond de leur con-
science ; la constitution reçoit son entière application. Si,
cependant, malgré tous les raisonnements, l'opinion des élec-
teurs est restée la même, mais que par intimidation ou par
fraude, vous les forciez à voter différemment, l'opinion qu'ils
expriment n'est plus leur opinion, et la constitution est dès
lors violée. La constitution, comme je l'ai déjà dit, entend
que l'opinion de chacun soit librement exprimée comme il la
conçoit, au moment qu'il l'exprime, et la réunion collective
de chacune de ces opinion^ individuelles, librement expri-
mées, forme le gouvernement du pays.
La loi veille d'un œil si jaloux à ce que l'opinion de l'élec-
teur soit exprimée telle qu'elle est, que si, dans un comté,
l'opinion exprimée par un seul des électeurs n'est pas son
opinion réelle, mais une opinion arrachée par la crainte, par
la fraude ou par la corruption, l'élection devra être annulée.
Il est donc parfaitement permis de changer l'opinion de
l'électeur, par le raisonnement et par tous les autres moyens
de persuasion, mais jamais par l'intimidation. Au fait, 'la
persuasion change la conviction de l'électeur, l'intimidation
ne la change pas. Quand, par persuasion, vous avez changé
la conviction de l'électeur, l'opinion qu'il exprime est son opi-
nion ; mais quand, par terreur, vous forcez l'électeur à voter,
l'opinion qu'il exprime, c'est votre opinion ; faites disparaître
la cause de terreur, et alors il exprimera une autre opinion,
la sienne propre.
Maintenant, on le conçoit, si l'opinion exprimée de la majo-
rité des électeurs n'est pas leur opinion réelle, mais une
opinion arrachée par fraude, par menace ou par corruption,
la constitution est violée, vous n'avez pas le gouvernement
de la majorité, mais le gouvernement d'une minorité. Or, si
un tel état de choses se continue et se répète ; si, après chaque
— 30 —
élection, la volonté exprimée n'est pas la volonté réelle du
. encore une fois, vous entravez la constitution, le gou-
• •niement responsable n'est plus qu'un vain mot, et tôt ou
. ici comme ailleurs, la compression amènera l'explo-
sion, la violence et les ruines.
Mais il ne manquera pas de gens qui diront que le clergé
a droit de dicter au peuple quels sont ses devoirs. Je réponds
simplement que nous sommes ici sous le gouvernement de la
Reine d'Angleterre, sous l'autorité d'une constitution qui
nous a été accordée comme un acte de justice ; et que, si
l'exercice des droits que vous réclamez devait avoir pour effet
d'entraver cette constitution et de nous exposer à toutes les
conséquences d'un pareil acte, le clergé lui-même n'en vou-
drait pas. »
Je ne suis pas de ceux qui se donnent avec affectation
comme les amis et les défenseurs du clergé. Cependant, je
dis ceci : comme la plupart des jeunes gens, mes compatriotes,
j'ai été élevé par des prêtres, et au milieu de jeunes gens qui
sont devenus des prêtres. Je me flatte que je compte parmi
eûJc quelques amitiés sincères, et à ceux là du moins je puis
dire, et je dis : " Voyez s'il y a sousle soleil un pays plus
heureux que le nôtre ; voyez s'il y a sous le soleil un pays
où l'église catholique soit plus libre et plus privilégiée que
celui-ci. Pourquoi donc triez-vous, par la revendication de
droits incompatibles avec notre état de société, exposer ce
pays à des agitations dont les conséquences sont impossibles à
prévoir?"
Mais, je m'adresse à tous mes compatriotes indistinctement,
et je leur dis :
" Xous sommes un peuple heureux et libre-; et nous
-unîmes heureux et libres, grâce aux institutions libérales qui
nous régissent, institutions que nous devons aux efforts de
nos pères et à la sagesse de la mère-patrie.
" La politique du parti libéral est de protéger ces institu-
tions, de les défendre et de les propager, et, sous l'empire de
ces institutions, de développer les ressources latentes de notre
— 31 —
pays. Telle est la politique du parti libéral ; il n'en a pas
d'autre. "
Maintenant, pour apprécier toute la valeur des institutions
qui nous régissent aujourd'hui, comparons l'état actuel de
notre pays avec ce, qu'il était avant qu'elles nous eussent été
octroyées.
Il y a maintenant quarante ans, le pays se trouvait sous le
coup d'une émotion fiévreuse, en \iToie à une agitation^ pu.
quelque mois plus tard, éclatait en insurrection. La couronne
britannique ne fut maintenue dans le pays que par la force de
la poudre et du canon. Et cependant, que demandaient nos
devanciers? Ils ne demandaient rien autre chose que les:
institutions que nous avons maintenant ; ces institutions
nous ont été octroyées, on les a appliquées loyalement ; et
voyez la conséquence : le drapeau britannique flotte sur la
vieille citadelle de Québec, il flotte ce soir au-dessus de nos
têtes, et il ne se trouve pas dans le pays un seul soldat anglais
pour le défendre ; sa seule défense, c'est la reconnaissance
que nous lui devons pour la liberté et la sécurité que nous
avons trouvées sous son ombre.
Quel est le canadien qui, comparant son pays aux paya
même les plus libres, ne se sentirait fier des institutions qui
le protègent %
Quel est le canadien qui, parcourant les rues de cette vieille
cité et arrivant au monument élevé à deux pas d'ici, à la,
mémoire des deux braves morts sur le même champ de
bataille en se disputant l'empire du Canada, ne se sentirait
fier de soft pays %
Dans quel autre pays, sous le soleil, trouverez- vous un
monument semblable, élevé à la mémoire du vaincu aussi
tien que du vainqueur 1 Dans quel autre pays, sous le soleil,
trouverez-vous le nom du vaincu et du vainqueur honorés au
même degré, occupant la même place dans le respect de la
population 1
Messieurs, lorsque dans cette dernière bataille que rappelle
le monument de Wolfe et Montcalm, la mitraille semait la
— 32 —
mort dans les rangs de l'année française, lorsque les vieux
héros que la victoire avait tant de fois suivis, virent enfin la
victoire leur échapper, lorsque, couchés sur le sol, sentant
leur sang couler et leur vie s'éteindre, ils virent, comme con-
séquence de leur, défaite, Québec aux mains de l'ennemi, et
le pays à jamais perdu, sans doute leur pensée suprême dut
se tourner sur leurs enfants, sur ceux qu'ils laissaient sans
protection et sans défense ; sans doute ils les virent persécu-
tés, asservis, humiliés, et alors, il est permis de le croire, leur
dernier soupir put s'exhaler dans un cri de désespoir. Mais
si, d'un autre côté, le ciel permit que le voile de l'avenir se
déchirât à leurs yeux mourants ; si le ciel permit que leur
regard, avant de se fermer pour jamais, pénétrât dans l'incon-
nu ; s'ils purent voir leurs enfants libres et heureux, mar-
chant le front haut dans toutes les sphères de la société ;
s'ils purent voir, dans la vieille cathédrale, le banc d'honneur
des gouverneurs français occupé par un gouverneur français ;
s'ils purent voir les flèches des églises s'élançant de toutes les
vallées, depuis les eaux de Gaspé jusqu'aux plaines de la
Rivière Rouge ; s'ils purent voir ce vieux drapeau, qui nous
rappelle la plus belle de leurs victoires, promené triomphale-
ment dans toutes nos cérémonies publiques ; s'ils purent,
enfin, voir nos libres institutions, n'est-il pas permis de croire
que leur dernier soupir s'éteignit dans un murmure de recon-
naissance pour le ciel, et qu'ils moururent consolés 1
Si les ombres de ces héros planent encore sur cette vieille
cité pour laquelle ils sont morts, si leurs ombres planent ce
soir sur la salle où nous sommes réunis, il nous est permis de
croire à nous, libéraux, — du moins nous avons cette chère
illusion, — que leurs sympathies sont toutes avec nous.
WILFRII) LAURIER.