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Full text of "Le liberalism politique"

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The  EDITH  and  LORNE  PIERCE 
COLLECTION  of  CANADI ANA 


§}ueens  University  at  Kingston 


Il  tl^nifW'  ftJW.agifr *&! À k£* AU.  Mr..  "»<>.-w^i%y^r 


SȔ 


INTRODUCTION 


Jamais,  depuis  les  grands  triomphes  oratoires 
de  M.  Papineau,  on  n'avait  vu  un  pareil  auditoire, 
un  public  aussi  intelligent,  aussi  cultivé  et  éclairé, 
se  précipiter  au  devant  d'un  orateur  venant  lui 
parler  de  libertés  politiques  et  lui  exposer  la  vraie 
théorie  du  régime  constitutionnel,  ce  régime  aux 
progrès  successifs,  mûrement  élaborés,  lents  et 
sûrs,  expression  raisonnée,  ferme  et  pacifique  de  la 
marche  d'un  peuple  vers  des  destinées  meilleures. 

Depuis  de  longues,  oui.  de  bien  longues  années, 
nous  avions  perdu  l'habitude  d'entendre  un  homme 
public  parler  d'autres  choses  que  de  ses  adver- 
saires, des  mérites  de  son  parti,  des  crimes  de 
ceux  qui  lui  font  opposition,  des  mille  petites 
chicanes  qui  sont  la  monnaie  courante  des  discou- 
reurs. Il  nous  manquait  la  théorie,  le  sens  des 
principes  constitutionnels,  la  thèse  qui  établit,  qui 
démontre  et  qui  élucide 

En  un  seul  jour   M.   Laurier  s'est   placé    à   la 
hauteur  de  l'homme  d'état  et  nous  a  ramenés  aux. 
notions  saines  et  viriles  qui,  d'âge  en  âge  se  déve- 
loppant,  ont  fait   du   régime    constitutionnel    le 
modèle  de  tous  les  gouvernements 

L'auditoire  semblait  avoir  été  choisi,  tant  il  y 
avait  de  notabilités  de  tout  genre  se  pressant,  se 
disputant  une  place  pour  entendre  le  chef  désor- 
mais accrédité  des  libéraux  canadiens,  pressentant 
l'immense  portée  de  ses  paroles  et  toutes  prêtes  à 
les  recueillir  comme  la  formule  éloquente,  comme 
le  code  précis,  net  et  lumineux  de  nos  institutions. 

On  était  venu  de  toutes  parts,  de  tous  les  dis- 
tricts environnants,  et  jusque  de  St.  Hyacinthe  et 
de  Montréal,  pour  assister  à  cette  fête  unique 
dont  le  spectacle  a  été  aussi  imposant  qu'instruc- 
tif. Les  premiers  hommes  du  pays,  appartenant  à 
la  magistrature,  au  barreau,  à  toutes  les  profes- 
sions libérales,  au  commerce,  à  l'industrie,   aux 


/ 


Il 

métiers,— car  il  n'y  avait  pas  d'exceptions  pour  ce 
que  l'on  considérait  comme  une  grande  démons- 
tration nationale  —  s'étaient  donné  rendez  vous 
pour  encombrer  la  salle  où  M.  Laurier  faisait  sa 
conférence  et  pour  mêler  leurs  applaudissements, 
sans  distinction  d'opinions,  de  partis  ou  de  ten- 
dances. 

Il  y  avait  plus  de  deux  mille  personnes  rassem- 
blées dans  une  salle  qui  en  contient  à  peine 
douze  cents  dans  les  occasions  les  plus  chères  au 
public  ;  les  gardiens  des  portes,  envahis  par  un 
flot  montant  et  grossissant  sans  cesse,  avaient 
renoncé  à  recevoir  les  billets  d'entrée  ;  la  foule 
était  trop  nombreuse  et  trop  avide  pour  attendre  ; 
on  ne  pouvait  pas  la  contenir  ni  la  soumettre  aux 
règlements  ordinaires,  il  a  fatlu  de  bonne  heure 
lui  laisser  libre  cours  et  lui  abandonner  toutes  les 
issues  ;  la  grande  porte  centrale  elle-même,  tou- 
jours fermée,  même  dans  les  plus  attrayantes 
circonstances,  et  qui  ne  mesure  pas  moins  de 
vingt  pieds  de  largeur,  avait  dû  être  laissée  toute 
grande  ouverte,  et  les  gradins,  qui  mènent  de 
cette  porte  au  plancher  de  la  salle,  étaient  littérale- 
ment inondés  d'auditeurs  qui  se  prêtaient  appui 
pour  tenir  le  plus  profond  silence,  afin  de  ne  rien 
perdre  des  paroles  qu'ils  venaient  entendre. 

Il  y  avait  quelque  chose  de  magnifique  dans  le 
spectacle  de  cette  foule  attentive  et  en  même 
temps  enthousiaste,  qui  voulait  applaudir  à  cha- 
que phrase  de  l'orateur  et  qui  se  contenait  malgré 
eile,  pour  ne  rien  perdre  de  ce  qu'il  lui  disait,  de 
ce  qu'il  lui  démontrait  ;  car  le  discours  de  M. 
Laurier  a  été  une  démonstration  en  même  temps 
qu'une  harangue  ;  il  a  été  une  exposition  écla- 
tante et  vivante  de  ce  que  sont  les  véritables  prin- 
cipes libéraux,  si  méconnus,  si  dénaturés,  si  ca- 
lomniés, et  que  l'on  veut  assimiler  en  vain  aux 
élucubrations  funestes  du  libéralisme  européen. 

On  peut  dire  que  ce  discours  ouvre  une  ère 
nouvelle  dans  notre  politique.  Il  l'affranchit  des 


III 

coteries  de  toutes  les  misérables  petitesses  qui 
constituent  l'aliment  quotidien  des  partis  qui  se 
disputent  sur  des  riens  ou  pour  des  satisfactions 
passagères  ;  le  libéralisme,  envisagé  à  ce  point  de 
vue,  devient  une  grande  et  féconde  thèse  qui  le 
débarrasse  des  accusations  vexatoires,  et  lui  rend 
son  action  salutaire  en  même  temps  qu'il  l'élève  à 
la  hauteur  d'une  théorie  sociale. 

L'événement  du  26  juin  est  pour  nous  surtout, 
canadiens  français,  un  sujet  d'orgueil  et  de  su- 
perbe encouragement.  On  nous  a  crus  jusqu'ici 
impropres  à  la  vie  parlementaire,  et  l'on  a  eu  trop 
souvent  raison,  tant  notre  éducation  est  peu  de 
nature  à  nous  donner  le  tempérament  nécessaire, 
tant  notre  conduite  dans  les  circonstances  poli- 
tiques trahit  cette  lacune  de  l'éducation,  et  tant 
notre  presse,  presque  uniquement  occupée  de- 
querelles  secondaires  où  les  personnes  sont  seules 
en  cause,  semble  en  avoir  peu  l'intelligence. — 
Mais  il  ne  faut  pas  confondre  une  certaine  inexpé- 
rience avec  de  l'inaptitude,  et  les  canadiens  fran- 
çais ont  démontré,  dans  la  moirée  désormais  mé- 
morable du  26  juin,  qu'ils  pouvaient,  tout  aussi 
bien  que  leurs  concitoyens  d'origine  anglaise, 
comprendre  le  jeu  et  saisir  la  portée  des  institu- 
tions représentatives,  lorsqu'ils  leur  sont  exposés 
avec  la  clarté,  la  méthode  lumineuse,  l'argumen- 
tation calme  autant  qu  éloquente,  en  un  mot  avec 
le  sens  exact  qu'a  déployés  M  Laurier  dans  tout 
le  cours  de  sa  conférence. 

Cette  conférence  n'a  pa*  été  une  simple  plai- 
doierie  en  faveur  d'un  parti  politique,  comme  on 
pouvait  s'y  attendre  en  toute  justice,  elle  a  été 
une  définition  des  choses,  des  choses  depuis  si 
longtemps  oubliées  pour  les  mots,  et  nous  a  rame- 
nés par  l'histoire,  par  l'exemple  des  libéraux  de  la 
Grande- Bretagne,  et  par  l'aperçu  de  la  marche  pro- 
gressive des  institutions,  au  sentiment  des  prin- 
cipes, guides  indispensables  dont  nous  contem- 
plons tristement  le  naufrage  de  plus  en  plus  pro- 


IV 

fond  dans  les  chicanes  journalières  de  la  vie  pu- 
blique. 

C'est  de  la  reconnaissance  que  ses  compatriotes 
doivent  maintenant  à  M.  Laurier,  après  l'hommage 
éclatant  qu'ils  lui  ont  rendu.  Ils- lui- devront 
d'avoir  soulagé  la  conscience  populaire  àes  acca- 
blantes.doctrines  qu'on  veut  lui  imposer,  et  qui 
sont  la  négation  absolue  de  tout  principe  consti- 
tutionnel ;  ils  lui  devront  d'avoir  ouvert  une  voie 
et  montré  la  route  à  suivre,  bienfait  inestimable 
pour  un  peuple  égaré  dans  toute  espèce  de  brouil- 
lards, en  proie  à  toutes  les  incertitudes  ;  ils  lui 
devront  enfin  de  les  avoir  rendus  au  sain  amour 
du  libéralisme,  ce  glorieux  et  immortel  penchant 
qui  a  été  le  salut  des  peuples  et  auquel  s^s  adver- 
saires ont  rendu  hommage,  dans  tous  les  âges,  par 
la  concession  des  réformes  nécessaires  et  par  la 
reconnaissance  de  droits  populaires,  longtemps 
combattus  et  désormais  inaliénables 

C'est  donc  une  sorte  d'apostolat  dont  M.  Lau- 
rier a  jeté  les  premières  semences  dans  la  soirée 
du  26  juin.  A  nous  d'en  suivre  avec  un  soin  jaloux 
les  développements  et  de  les  recueillir  au  temps 
de  la  moisson.  A  nous  de  marcher  sans  crainte  et 
sans  hésitation,  "  le  front  haut,"  comme  dit  l'ora- 
teur libéral,  et  avec  l'orgueil  de  nos  principes. 
Nous  savons  où  nous  allons  désormais  ;  nous 
n'allons  pas  aux  cataclysmes  révolutionnaires  ;  le 
libéralisme  est  dégagé  de  ses  aspects  farouches, 
de  son  caractère  anti-social  et  anti-religieux,  et  il 
ne  garde  plus  que  sa  physionomie  véritable,  celle 
de  l'amour  des  libertés  légitimes  et  nécessaires, 
des  libertés  progressives,  qui*  résultent  des  con- 
ditions naturelles  du  progrès1,  et  non  des  brusques 
poussées  en  avant  que  veulent  imprimer  des 
esprits  dangereux. 

Voilà  la  physionomie  qu'a  le  libéralime  cana- 
dien, celle  que  M.  Laurier  a  indiquée,  et  celle  que 
nous  devrons  à  l'avenir  savoir  lui  conserver. 


Québec,  10  juin  1877. 


A  M.  Wilfrid  Laurier,  M.  P., 

Arthabaskaville 


Monsieur 

J'ai  l'honneur  de  vous  informer  que  les  membres  du  Club  Cana- 
dien de  Québec,  club  fondé  dans  un  but  d'instruction  politique,  ont 
décidé,  à  l'une  de  leurs  séances,  de  vous  prier  de  faire  une  confé- 
rence publique  a  Québec  sur  le  "Libéralisme  politique". 

Nous  vivons  dans  un  temps  où  les  partis  politiques  se  font  une 
guerre  acharnée,  guerre  de  personnalités  le  plus  souvent.  Aussi  les 
membres  du  Club  Canadien  ont-ils  cru  qu'il  serait  opportun,  dans 
l'intérêt  du  pays  et  du  parti  libéral,  de  vous  inviter  à  jeter  une  nou- 
velle lumière  sur  les  principes  qui  dirigent  ce  parti  et  le  but  que 
.ses  chefs  ont  en  vue. 

Espérant  que  vous  répondrez  favorablement  à  la  demande  des 
membres  du- Club  Canadien  dont  je  suis  l'interprète, 

J'ai  l'honneur  d'être,    * 

Monsieur, 
Votre  très-humble  et  très-dévoué  serviteur, 

ACHILLE  LaRUE, 
Président  du  "  Club  Canadien  " 


Arthabaskaville,  14  juin  1877.    - 

M,  Achille  LaRue, 

Président  du  Club  Canadien, 
Québec 

Monsieur 

J'ai  l'honneur  d'accuser  réception  de  votre  lettre  m'invitant,  au 
nom  du  Club  Canadien,  à  faire  une  conférence  publique  à  Québec, 
sur  le  "  Libéralisme  politique  ". 

Je  me  fais  un  devoir  autant  qu'un  plaisir  d'accepter  votre  invita- 
tion, et,  si  ce  jour  convient  à  votre  Club,  je  fixerai  dès  maintenant 
le  26  courant,  pour  la  date  de  cette  conférence. 

J'ai  l'honneur  d'être, 

Monsieur, 
Votre  dévoué  serviteur, 

WILFRID  LAURIER. 


LE  LIBERALISME  POLITIQUE 


Monsieur  le  Président, 

Mesdames  et  Messieurs, 

Je  ne  saurais  cacher  que  j'ai  accepté  avec  uu  certain  senti- 
ment de  plaisir  l'offre  qui  m'a  été  faite  de  venir  exposer  quel- 
les sont  les  doctrines  du  parti  libéral,  et  ce  que  comporte  ce 
mot  de  "  libéralisme,  "  pour  les  libéraux  de  la  province  de 
Québec. 

Je  dis  que  ce  n'est  pas  sans  un  certain  sentiment  de  plaisir 
que  j'ai  accepté  ;  mais  j'aurais  certainement  refusé  si  je  n'avais 
regardé  qu'aux  difficultés  de  la  tâche.  Cependant,  si  les 
difficultés  de  cette  tâche  sont  nombreuses  et  délicates,  d'un 
autre  côté,  je  suis  tellement  pénétré  de  l'importance  qu'il  y  a 
pour  le  parti  libéral  de  définir  nettement  sa  position,  devant 
l'opinion  publique  de  la  province,  que  cette  considération  a 
été  pour  moi  supérieure  à  toutes  les  autres. 

En  effet,  je  ne  me  fais  pas  illusion  sur  la  position  du  parti 
libéral  dans  la  province  de  Québec,  et  je  dis  de  suite  qu'il  y 
occupe  une  position  fausse  au  point  du  vue  de  l'opinion  pu- 
blique. Je  sais  que,  pour  un  grand  nombre  de  nos  compatrio- 
tes, le  parti  libéral  est  un  parti  composé  d'hommes  à  doctrines 
perverses  et  à  tendances  dangereuses,  marchant  sciemment  et 
délibérément  à  la  révolution.  Je  sais  que,  pour  une  portion 
de  nos  compatriotes,  le  parti  libéral  est  un  parti  composé 
d'hommes  à  intentions  droites  peut-être,  mais  victimes  et  du- 
pes de  principes  par  lesquels  ils  sont  conduits  inconsciem- 
ment, mais  fatalement,  à  la  révolution.  Je  sais  enfin  que  pour 
une  autre  partie,  non  pas  la  moins  considérable  peut-être  de 
notre  peuple,  le  libéralisme  est  une  forme  nouvelle  du  mal, 
une  hérésie  portant  avec  elle  sa  propre  condamnation. 


—  4  — 

Je  sais  tout  cela,  et  c'est  -parce  que  je  le  sais  que  j'ai  ac- 
cepté de  venir  devant  vous.  Je  n'ai  pas  l'outrecuidance  de 
croire  que  rien  de  ce  que  je  pourrai  dire  ici  ce  soir,  aura  l'ef- 
fet de  dissiper  aucun  des  projugés  qui  existent  aujourd'hui 
contre  nous  ;  ma  seule  ambition  est  d'ouvrir  la  voie,  comptant 
que  la  voie  ouverte  sera  suivie  par  d'autres,  et  que  l'œuvre 
commencée  sera  complètement  achevée  ;  ma  prétention  ne  va 
pas  au  delà. 

Et  que  personne  ne  dise  que  cette  manifestation  est  inutile 
ou  intempestive. 

Il  n'est  ni  inutile  ni  intempestif  de  combattre  les  préjugés 
qui  se  dressent  partout  entre  nous  et  l'opinion  publique  ;  il 
n'est  ni  inutile  ni  intempestif  de  définir  nettement  notre  po- 
sition telle  qu'elle  est. 

Il  est  vrai  que  nous  avons  été  assez  longtemps  déjà  devant 
l'opinion  publique,  pour  qu'elle  ait  eu  l'occasion  de  nous  con- 
naître et  de  nous  apprécier.  Mais  il  est  également  vrai  que  si, 
comme  tout  parti  politique,  nous  avons  eu  nos  ennemis,  plus 
qu'aucun  parti  politique  nous  avons  été  attaqués.  Des  enne- 
mis que  nous  avons,  les  uns  nous  ont  systématiquement  déni- 
grés, les  autres  nous  ont  de  bonne  foi  calomniés.  Les  uns  et 
les  autres  nous  ont  représentés  comme  professant  des  doctri- 
nes dont  l'effet,  prévu  et  calculé  pour  certains  d'entre  nous, 
non  entrevu,  mais  fatal  pour  les  autres,  serait  le  bouleverse- 
ment de  notre  société,  la  révolution  avec  toutes  ses  horreurs. 
C'est  pour  répondre  à  ces  accusations,  pour  définir  notre  posi- 
tion, que  la  démonstration  de  ce  soir  a  été  organisée  par  le 
Club  Canadien. 

D'après  ma  manière  de  voir,  le  moyen  le  plus  efficace,  le 
seul  moyen  de  mettre  à  néant  ces  accusations,  de  défendre  nos 
idées  et  nos  principes,  c'est  de  les  faire  connaître.  Oui,  j'en 
suis  convaincu,  la  seule  exposition  de  nos  principes  en  sera 
la  meilleure  comme  la  plus  éloquente  apologie. 

Et  quand  nous  nous  serons  fait  connaître  tels  que  nous 
sommes,  quand  nous  aurons  fait  connaître  nos  principes  tels 
qu'ils  sont,  nous  aurons,  je  «crois,  obtenu  un  double  résultat. 


—  5  — 

Le  premier  sera  d'amener  à  nous  tous  les  amis  de  la  liberté, 
tous  ceux  qui,  avant  comme  après  1837,  ont  travaillé  pour 
nous  obtenir  le  gouvernement  responsable,  le  gouvernement 
du  peuple  par  le  peuple,  et  qui,  cette  forme  de  gouvernement 
établie,  se  sont  éloignés  de  nous,  par  crainte  que  nous  ne  fus- 
sions ce  que  l'on  nous  représentait,  par  crainte  que  la  réalisa- 
tion des  idées  qu'on  nous  attribuait,  n'amenât  la  destruction 
du  gouvernement  qu'ils  avaient  eu  tant  de  peine  à  établir. 
Le  second  résultat  sera  de  forcer  nos  ennemis  véritables,  tous 
ceux  qui  au  fond  sont  des  ennemis  plus  ou  moins  déguisés  de 
la  liberté,  non  plus  à  en  appeler  contre  nous  aux  préjugés  et 
à  la  peur,  mais  à  se  présenter  franchement  comme  nous  de- 
vant le  peuple  avec  leurs  idées  et  leurs  actes. 

Et  quand  la  lutte  se  fera  sur  les  pures  questions  de  prin- 
cipes, quand  les  actes  seront  jugés  d'après  les  pensées  qui 
les  inspirent,  et  les  pensées  d'après  leur  valeur  propre  ; 
quand  on  ne  craindra  plus  d'accepter  ce  qui  est  bien  ou  de 
rejeter  ce  qui  est  mal,  de  peur  qu'en  acceptant  ce  qui  est  bien, 
en  rejetant-  ce  qui  est  mal,  on  ne  rende  trop  fort  un  parti  à 
doctrines  perverses  et  à  tendances  dangereuses,  il  m'importe 
peu  de  quel  côté  sera  alors  la  victoire.  Quand  je  dis  qu'il 
m'importe  peu  de  quel  côté  sera  la  victoire,  je  n'entends  paa 
direque  je  suis  indifférent  au  résultat  de  la  lutte.  Je  veux  dire 
ceci  :  si  la  lutte  tourne  contre  nous,  l'opinion  exprimée  sera 
la  libre  expression  du  peuple  ;  mais  j'en  ai  la  conviction, 
un  jour  viendra  où  nos  idées,  jetées  en  terre,  germeront  et 
porteront  leurs  fruits,  si  la  semence  en  est  saine  et  juste. 

Oui,  j'en  ai  la  confiance,  j'en  ai  la  certitude,  si  nos  idées 
sont  justes  comme  je  le  crois,  si  nos  idées  .sont  une  émanation 
du  vrai  éternel  et  immuable,  comme  je  le  crois,  elles 
ne  périront  pas  ;  elles  peuvent  être  rejetées,  honnies,  persécu- 
tées, mais  un  jour  viendra  où  on  les  verra  germer,  lever  et 
grandir,  lorsque  le  soleil  aura  fait  son  œuvre,  et  suffisamment 
préparé  le  terrain. 

J'ai  déjà  signalé  quelques-unes  des  accusations  que  l'on 
fait  circuler  contrenous,  je  reviendrai  encore  sur  ce  sujet,  car 


—  G  — 

c'est  là  le  point  le  plus  important.  Tontes  les  accusations 
portées  contre  nous,  toutes  les  objections  à  nos  doctrines, 
peuvent  se  résumer  dans  les  propositions  suivantes-:  lo.  le 
libéralisme  est  une  forme  nouvelle  de  l'erreur,  une  le 
déjà  virtuellement  condamnée  par  le  chef  de  église  :  l>o.  un 
catholique  ne  peut  pas  être  libéral. 

Voilà  ce  (pie  proclament  nos  adversaires. 

M.  le  président,  tous  ceux  qui  me  font  en  ce  moment 
l'honneur  de  m'écouter  me  rendront  cette  justice  que  je  pose 
la  question  telle  qu'elle  est,  et  que  je  n'exagère  rien.  Tous 
me  rendront  cette  justice  que  je  reproduis  fidèlement  les 
reproches  qui  nous  sont  tous  les  jours  adressés.  Tous  admet- 
tront que  c'est  bien  là  le  langage  de  la  presse  conservatrice. 

Je  sais  que  le  libéralisme  catholique  a  été  condamné  par  le 
chef  de  l'église.  On  mie  demandera  :  qu'est-ce  que  le  libéra- 
lisme catholique  ?  Sur  le  seuil  de  cette  question,  je  m'arrête. 
Dette  question  n'entre  pas  dans  le  cadre  de  mon  sujet;  au 
surplus,  elle  n'est  pas  de  ma  compétence.  Mais  je  sais  et  je 
dis  que  le  libéralisme  catholique  n'est  pas  le  kbéralisme 
politique.  S'il  était  vrai  que  les  censures  ecclésiastiques  por- 
tées contre  le  libéralisme  catholique,  dussent  s'appliquer  au 
libéralisme  politique,  ce  fait  constituerait  pour  nous,  français 
d'origine,  catholiques  de  religion,  un  état  de  choses  dont  les 
conséquences  seraient  aussi  étranges  que  douloureuses. 

En  effet,  nous  canadiens-français,  nous  sommes  une  race 
conquise.  C'est  une  vérité  triste  à  dire,  mais  enfin  c'est  la  vé- 
rité. Mais  si  nous  sommes  une  race  conquise,  nous  avons 
aussi  fait  une  conquête  :  la  conquête  de  la  liberté.  Nous  som- 
mes un  peuple  libre.;  nous  sommes  une  minorité,  mais  tous 
nos  droits,  tous  nos  privilèges  nous  sont  conservés.  Or,  quelle 
est  la  cause  qui  nous  vaut  cette  liberté?  C'est  la  constitution 
qui  nous  a  été  conquise  par  nos  pères,  et  dont  nous  jouissons 
aujourd'hui.  Nous  avons  une  constitution  qui  place  le  gou- 
vernement dans  le  suffrage  des  citoyens  ;  nous  avons  une 
constitution  qui  nous  a  été  octroyée  pour  notre  propre  protec- 
tion.   Nous  n'avons  pas  plus  de  droits,  nous  n'avons  pas  plus 


de  privilèges,  mais  nous  avons  autant  de  droits,  autant  de 
privilèges  que  les  autres  populations  qui  composent  avec  nous 
la  famille  canadienne.  Or,  il  ne  faut  pas  oublier  que  les  au- 
tres membres  de  la  famille  canadienne  sont  partagés  en  deux 
partis  :  le  parti  libéral  et  le  parti  conservateur. 

Maintenant,  si  nous  qui  sommes  catholiques,  nous  n'avions 
pas  le  droit  d'avoir  nos  préférences,  si  nous  n'avions  pas  le 
droit  d'appartenir  au  parti  libéral,  il  arriverait  de  deux  choses 
l'une  :  ou  nous  serions  obligés  de  nous  abstenir  complète- 
ment de  prendre  part  à  la  direction  des  affaires  de  l'état,  et, 
alors,  la  constitution,  cette  constitution  qui  nous  a  été  oc- 
troyée pour  nous  protéger  —  ne  serait  plus  entre  nos  mains 
qu'une  lettre  morte  ;  ou  nous  serions  obligés  de  prendre  part 
à  la  direction  des  affaires  de  l'état  sous  la  direction  et  au  profit 
du  parti  conservateur,  et  alors,  notre  action  n'étant  plus  libre, 
la  constitution  ne  serait  encore  entre  nos  mains  qu'une  lettre 
morte,  et  nous  aurions  par  surcroît  l'ignominie  de  n'être  plus, 
pour  ceux  des  autres  membres  de  la  famille  canadienne  qui 
composent  le  parti  conservateur,  que  des  instruments  et  des 
comparses. 

Ces  conséquences  absurdes,  mais  dont  personne  ne  pourrait 
contester  la  rigoureuse  exactitude,  ne  montrent-elles  pas  jus- 
qu'à l'évidence  à  quel  point  est  fausse  l'assertion  qu'un 
catholique  ne  saurait  appartenir  au  parti  libéral  1 

Puisque  la  Providence  a  réuni  sur  ce  coin  de  terre  des  po- 
pulations différentes  d'origine  et  de  religion,  n'est-il  pas 
manifeste  que  ces  populations  doivent  avoir  ensemble  des 
intérêts  communs  et  identiques,  et  que,  sur  tout  ce  qui  tou- 
che à  ses  intérêts,  chacun  est  libre  de  suivre  soit  le  parti  li- 
béral, soit  le  parti  conservateur,  suivant  que  sa  conscience  lui 
dicte  de  suivre  l'un  ou  l'autre  parti  1 

Pour  moi,  j'appartiens  au  parti  libéral.  Si  c'est  un  tort 
d'être  libéral,  j'accepte  qu'on  me  le  reproche  ;  si  c'est  un 
crime  d'être  libéral,  ce  crime,  j'en  suis  coupable.  Pour  moi, 
je  ne  demande  qu'une  chose,  c'est  que  'nous  soyons  jugés 
d'après  nos  principes.  J'aurais  honte  de  nos  principes,  si  nous 


—  8  — 

n'osions  pas  les  exprimer  ;  notre  cause  ne  vaudrait  pas  nos 
efforts  pour  la  taire  triompher,  si  le  meilleur  moyen  de  la  faire 
triompher  était  d'en  cacher  la  nature.  Le  parti  libéral  a  été 
vingt-cinq  ans  dans  l'opposition,  qu'il  y  soit  encore  vingt- 
cinq  ans,  si  le  peuple  n'est  pas  encore  arrivé  à  accepter  ses 
idées,  mais  qu'il  marche  le  front  haut,  bannières  déployées, 
à  la  face  du  pays  ! 

11  importe  cependant  avant  tout  de  s'entendre  sur  la 
signification,  la  valeur  et  la  portée  de  ce  mot  "  libéral,"  et  de 
cet  autre  mot  "  conservateur." 

J'affirme  qu'il  n'est  pas  une  chose,  si  peu  connue  en  ce 
pays  par  ceux  qui  l'attaquent,  que  le  libéralisme.  Il  y  a 
plusieurs  raisons  à  cela. 

Nous  n'avons  été  initiés  que  d'hier  aux  institutions  repré- 
sentatives. La  population  anglaise  comprend  le  jeu  de  ces 
institutions,  en  quelque  sorte  d'instinct,  en  outre  par  suite 
d'une  expérience  séculaire.  Notre  population,  au  contraire, 
ne  les  connaît  guère  encore.  L'éducation  ne  fait  que  de 
commencer  à  se  répandre  parmi  nous,  et  pour  ceux  qui 
sont  instruits,  notre  éducation  française  nous  conduit  natu- 
rellement à  étudier  l'histoire  de  la  liberté  moderne,  non  pas 
dans  la  terre  classique  de  la  liberté,  non  pas  dans  l'histoire 
de  la  vieille  Angleterre,  mais  chez  les  peuples  du  continent 
européen,  chez  les  peuples  de  même  origine  et  de  même 
religion  que  nous.  Et  là,  malheureusement,  l'histoire  de  la 
liberté  est  écrite  en  caractères  de  sang,  dans  les  pages  les 
plus  navrantes  que  contiennent  peut-être  les  annales  du 
genre  humain.  Dans  toutes  les  classes  de  la  société  instruite, 
on  peut  voir,  effrayées  par  ces  pages  lugubres,  des  âmes  loyales 
qui  regardent  avec  terreur  l'esprit  de  liberté,  s'imaginant  que 
l'esprit  de  liberté  doit  produire  ici  les  mêmes  désastres,  les 
mêmes  crimes  que  dans  les  pays  dont  je  parle.  Pour  ces 
esprits  de  bonne  foi,  le  seul  mot  de  libéralisme  est  gros  de 
calamités  nationales. 

Sans  blâmer  tout-à-fait  ces  craintes,  mais  sans  nous  en  laisser 
effrayer,  remontons  jusqu'à  la  source  même,  et  examinons  avec 


calme  ce  qui  se  trouve  au  fond  de  ces  deux  mots  :  libéral-, 
conservateur.  Quelle  idée  cache  ce  mot  de  libéral  qui  nous  a 
valu  tant  d'anathcmes  1  Quelle  idée  cache  ce  mot  de  conser- 
vateur, qui  semble  tellement  consacré  qu'on  l'applique  modes- 
tement à  tout  ce  qui  est  bien  ?  L'un  est-il,  comme  on  le  prétend, 
comme  de  fait  on  l'affirme  tous  les  jours,  l'expression  d'une 
forme  nouvelle  de  l'erreur  1  L'autre  est-il,  cdknme  on  semble 
constamment  l'insinuer,  la  définition  du  bien  sous  tous  ses 
aspects  1  L'un  est-il  la  révolte,  l'anarchie,  le  désordre  1  L'autre 
est-il  le  seul  principe  stable  de  la  société  1  Voilà  des  questions 
qu'on  se  pose  tous  les  jours  dans  notre  pays.  Ces  distinctions 
subtiles,  que  l'on  retrouve  sans  cesse  dans  notre  presse,  ne 
sont  cependant  pas  nouvelles.  Elles  ne  sont  que  la  répétition 
des  rêveries  de  quelques  publicistes  de  France,  qui,  f  enfermé* 
dans  leur  cabinet,  ne  voient  que  le  passé  et  critiquent 
amèrement  tout  ce  qui  existe  aujourd'hui,  pour  la  raison  que 
ce  qui  existe  aujourd'hui  ne  ressemble  à  rien  de  ce  qui  a 
existé  autrefois. 

Ceux-là  disent  que  l'idée  libérale  est  une  idée  nouvelle,  et 
ceux-là  se  trompent.  L'idée*  libérale,  non  plus  que  l'idée 
contraire,  n'est  pas  une  idée  nouvelle  ;  c'est  une  idée  vieille 
comme  le  monde,  que  l'on  retrouve  à  chaque  page  de  l'histoire 
du  monde,  mais  ce  n'est  que  de  nos  jours  qu'on  en  connaît  la 
force  et  les  lois,  et  qu'on  sait  l'utiliser.  La  vapeur  existait 
avant  Fulton,  mais  ce  n'est  que  depuis  Fulton  qu'on  connaît 
toute  l'étendue  de  sa  puissance  et  qu'on  sait  lui  faire  produire 
ses  merveilleux  effets.  C'est  la  combinaison  du  tube  et  du 
piston  qui  est  l'instrument  dont  on  se  sert  pour  utiliser  la 
vapeur  ;  c'est  la  forme  des  gouvernements  représentatifs  qui 
a  révélé  au  monde  les  deux  principes  libéral  et  conserva- 
teur, et  cette  forme  de  gouvernement  est  l'instrument  qui  leur 
fait  rendre  tous  leurs  effets. 

Sur  quelque  sujet  que  ce  soit,  dans  le  domaine  des  choses 
humaines,  le  vrai  ne  se  manifeste  jms  également  à  toutes  les 
intelligences.  Il  en  est  dont  le  regard  plonge  plus  loin  dans 
l'inconnu,  mais  embrasse  moins  à  la  fois  ;  il  en  est  d'autres 


—  10  — 

dont  le  regard,  s'il  est  moins  pénétrant,  aperçoit  plus  nette- 
ment dans  la  sphère  où  il  peut  s'étendre.  Cette  distinction 
primordiale  explique  de  suite  jusqu'à  un  certain  point  l'idée 
libérale  et  l'idée  conservatrice.  Par  cette  seule  raison,  le 
même  objet  ne  sera  pas  vu  sous  le  même  aspect  par  des  yeux 
différents  ;  par  cette  seule  raison,  les  uns  prendront  une  route 
que  les  autres  éviteront,  quand  cependant  les  uns  et  les  autres 
se  proposeront  d'arriver  au  môme  but.  Mais  il  y  a  une  raison 
concluante  qui  explique  clairement  la  nature,  la  raison  d'être 
et  le  pourquoi  des  deux  différentes  idées.  Macaulay  dans 
son  histoire  d'Angleterre,  en  donne  la  raison  d'une  manière 
admirable  de  clarté.  Parlant  de  la  réunion  des  chambres 
pour  la  seconde  session  du  Long  Parlement,  sous  Charles  1er, 
le  grand  historien  s'exprime  ainsi  : 

"  De  ce  jour  date  l'existence  organique  des  deux  grands 
partis  qui,  depuis,  ont  toujours  alternativement  gouverné  le 
pays.  A  la  vérité,  la  distinction  qui  alors  devint  évidente,  a 
toujours  existé.  Car  cette  distinction  a  son  origine  dans  la 
diversité  de  tempe  raments,  d'intelligences,  d'intérêts,  qu'on 
retrouve  dans  toutes  les  sociétés,  et  qu'on  y  retrouvera  aussi 
longtemj)s  que  l'esprit  humain  sera  attiré  dans  des  directions 
opposées,  par  le  charme  de  l'habitude  ou  par  le  charme  de  la 
nouveauté.  Cette  distinction  se  retrouve,  non  pas  seulement 
en  politique,  mais  dans  la  littérature,  dans  les  arts,  dans  les 
.  sciences,  dans  la  chirurgie,,  dans  la  mécanique,  dans  l'agricul- 
ture, jusque  dans  les  mathématiques.  Partout  il  existe  une 
classe  d'hommes  qui  s'attachent  avec  amour  à  tout  ce  qui  est 
ancien,  et  qui,  même  lorsqu'ils  sont  convaincus  par  des 
arguments  péremptoires  qu'un  changement  serait  avantageux, 
n'y  consentent  cependant  qu'avec  regret  et  répugnance.  Il  se 
trouve  aussi  partout  une  autre  classe  d'hommes  exubérants 
d'espérance,  hardis  dans  leurs  idées,  allant  toujours  de  l'avant, 
prompts  à  discerner  les  imperfections  de  tout  ce  qui  existe, 
estimant  peu  les  risques  et  les  inconvénients  qui  accom- 
pagnent toujours  les  améliorations,  et  disposés  à  regarder  tout 
changement  comme  une  amélioration.  " 

Les  premiers  sont  les  conservateurs  ;  les  seconds  sont  les 
libéraux.  Voilà  le  sens  réel,  l'explication  véritable  et  du 
principe  libéral  et  du  principe  conservateur.   Ce  sont  deux 


— 11  — 

attributs  de  notre  nature.  Comme  le  dit  admirablement 
Macaulay,  on  les  retrouve  partout  :  dans  les  arts,  dans  les 
sciences,  dans  toutes  les  branches  ouvertes  à  la  spéculation 
humaine  ;  mais  c'est  en  politique  qu'ils  sont  le  plus  apparents. 

Ainsi  ceux  qui  condamnent  le  libéralisme  comme  une 
idée  nouvelle,  n'ont  pas  réfléchi  à  ce  qui  se  passe  chaque 
jour  sous  leurs  yeux.  Ceux  qui  condamnent  le  libéralisme 
comme  une  erreur,  n'ont  pas  réfléchi  qu'ils  s'exposaient,  en 
le  faisant,  à  condamner  un  attribut  de  la  nature  humaine. 

Maintenant,  il  ne  faut  pas  oublier  que  la  forme  de  notre 
gouvernement  est  celle  de  la  monarchie  représentative.  C'est 
là  l'instrument  qui  met  en  relief  et  en  action  les  deux 
principes  libéral  et  conservateur.  On  nous  accuse  souvent, 
nous  libéraux,  d'être  des  républicains.  Je  ne  signale  pas  ce 
reproche  pour  le  relever:  le  reproche  ne  vaut  pas  d'être 
relevé.  Je  dis  simplement  que  la  forme  importepeu  ;  qu'elle 
soit  monarchique,  qu'elle  soit  républicaine,  du  moment 
qu'un  peuple  a  le  droit  de  vote,  du  moment  qu'il  a  un  gou- 
vernement responsable,  il  a  la  pleine  mesure  de  la  liberté. 
Cependant,  la  liberté  ne  serait  bientôt  qu'un  vain  -mot,  si 
elle  laissait  sans  contrôle  ceux  qui  ont  la  direction  du 
pouvoir.  Un  homme,  dont  la  sagacité  étonnante  a  formulé 
les  axiomes  de  la  science  gouvernementale  avec  une  justesse 
qui  n'a  jamais  erré,  Junius,  a  dit  :  "  Etemal  vigilance  is  the 
priée  of  ïiberty.  "  Une  vigilance  éternelle  est  le  prix  de  la 
liberté.  Oui,  si  un  peuple  veut  rester  libre,  il  lui  faut  comme 
Argus  avoircent  yeux,  et  toujours  être  en  éveil.  S'il  s'en- 
dort, s'il  faiblit,  chaque  moment  d'indolence  lui  coûtera  une 
parcelle  de  ses  droits.  Une  vigilance  éternelle,  de  tous  les 
instants,  c'est  là  le  prix  dont  il  doit  payer  ce  bienfait  inap- 
préciable de  la  liberté.  Or,  la  forme  de  la  monarchie  repré- 
sentative se  prête  merveilleusement,  —  plus  peut-être  que 
la  forme  républicaine  —  à  l'exercice  de  cette  vigilance 
nécessaire.  D'un  côté,  vous  avez  ceux  qui  gouvernent,  et  de 
l'autre,  ceux  qui  surveillent.  D'un  côté,  vous  avez  ceux  qui 
sont  au  pouvoir  et  qui  ont  intérêt  à  y  rester,  de  l'autre, 


—  12  — 

vous  avez  ceux  qui  out  intérêt  à  y  arriver  eux-mêmes. 
Quel  sera  le  lieu  de  cohésion  qui  réunira  chacun  de  ces 
différents  groupes  %  Quel  sera  le  principe,  le  sentiment  qui 
rangera  les  divers  éléments  de  la  population,  soit  parmi  ceux 
qui  gouvernent,  soit  parmi  ceux  qui  surveillent  1  Ce  sera  ou  le 
principe  libéral,  ou  le  principe  conservateur.  Vous  verrez 
ensemble  ceux  qu'attire  le  charme  de  la  nouveauté,  et  vous 
verrez  ensemble  ceux  qu'attire  le  charme  de  l'habitude.  Vous 
verrez  ensemble  ceux  qui  s'attachent  à  tout  ce  qui  est  ancien, 
et  vous  verrez  ensemble  ceux  qui  sont  toujours  disposés  à 
réformer. 

Maintenant,  je  le  demande  ;  entre  ces  deux  idées  qui  con- 
stituent la  base  des  partis,  peut-il  y  avoir  une  différence 
morale  1  L'une  est-elle  radicalement  bonne  et  l'autre  radi- 
calement mauvaise?  N'est-il  pas  manifeste  que  toutes  deux 
sont  ce  qu'on  appelle  en  morale  indifférentes,  c'est-à-dire 
que  toutes x  deux  sont  susceptibles  d'appréciation,  de  pon- 
dération et  de  choix  1  ~Ne  serait-il  pas  aussi  injuste  qu'ab- 
surde de  condamner  ou  d'approuver,  soit  l'une  soit  l'autre, 
comme  absolument  mauvaise  ou  bonne  ? 

L'une  et  l'autre  sont  susceptibles  de  beaucoup  de  bien 
comme  de  beaucoup  de  mal.  Le  conservateur  qui  défend  les 
vieilles  institutions  de  son  pays,  peut  faire  beaucoup  de 
bien,  de  même  qu'il  peut  faire  beaucoup  de  mal,  s'il  s'obstine 
à  vouloir  maintenir  des  abus  devenus  intolérables.  Le  libéral 
qui  combat  ces  abus,  et  après  de  longs  efforts  parvient  à  les 
extirper,  peut  être  un  bienfaiteur  public,  de  même  que  le 
libéral  qui  porterait  une  main  légère  sur  des  institutions 
sacrées,  pourrait  être  un  fléau  non  seulement  pour  son  pays, 
mais  pour  l'humanité  tout  entière. 

Certes,  je  suis  loin  de  faire  un  reproche  à  nos  adversaires 
de  leurs  convictions,  mais  pour  moi,  je  l'ai  déjà  dit,  je  suis 
un  libéral.  Je  suis  un  de  ceux  qui  pensent  que  partout, 
dans  les  choses  humaines,  il  y  a  des  abus  à  réformer,  de 
nouveaux  horizons  à  ouvrir,  de  nouvelles  forces  à  développer. 


—  13  — 

Du  reste,  le  libéralisme  me  paraît  de  tous  points  supérieur 
à  l'autre  principe.  Le  principe  du  libéralisme  réside  dans 
l'essence  même  de  notre  nature,  danscette  soif  de  bonheur 
que  nous  apportons  avec  nous  dans  la  vie,  qui  nous  suit 
partout,  pour  n'être  cependant  jamais  complètement  as- 
souvie de  ce  côté-ci  de  la  tombe.  Notre  âme  est  immortelle, 
mais  nos  moyens  sont  bornés.  Nous  gravitons  sans  cesse 
vers  un  idéal  que  nous  n'atteignons  jamais.  Nous  rêvons 
le  bien,  nous  n'atteignons  jamais  que  le  mieux.  A  peine 
sommes-nous  arrivés  au  terme  que  nous  nous  étions  assignés, 
que  nous  y  découvrons  des  horizons  que  nous  n'avions  pas 
même  soupçonnés.  Nous  nous  y  précipitons,  et  ces  horizons, 
explorés  à  leur  tour,  nous  en  découvrent  d'autres  qui  nous 
entrainent  encore  et  toujours  plus  loin. 

Ainsi  en  sera-t-il  tant  que  l'homme  sera  ce  qu'il  est  ;  tant 
que  l'âme  immortelle  habitera  le  corps  mortel  ;  ses  désirs 
seront  toujours  plus  vastes  que  ses  moyens,  ses  actions  n'ar- 
riveront jamais  à  la  hauteur  de  ses  conceptions.  Il  est  le 
véritable  Sysiphe  de  la  fable  ;  son  œuvre  toujours  finie  est 
toujours  à  recommencer. 

Cette  condition  de  notre  nature  est  précisément  ce  qui 
fait  la  grandeur  de  l'homme  ;  car  elle  le  condamne  fatale- 
ment au  mouvement,  au  progrès  ;  nos  moyens  sont  bornés, 
mais  notre  nature  est  perfectible,  et  nous  avons  l'infini 
pour  champ  de  course.  Ainsi  il  y  a  toujours  place  pour 
l'amélioration  de  notre  condition,  pour  le  perfectionnement 
de  notre  nature,  et  pour  l'accession  d'un  plus  grand  nombre 
à  une  vie  plus  facile.  Voilà  encore  ce  qui,  à  mes  yeux, 
constitue  la  supériorité  du  libéralisme. 

En  outre,  l'expérience  constate  qu'insensiblement,  imper- 
ceptiblement, il  se  glissera  dans  le  corps  social  des  abus 
qui  finiront  par  entraver  sérieusement  son  ascension  pro- 
gressive, peut-être  par  mettre  son  existence  en  danger. 

L'expérience  constate  encore  que  des  institutions  qui,  au 
début,  auront  été  utiles,  parce  qu'elles  étaient  appropriées  à 
l'état  de  société  où  elles  avaient  été  introduites,  finiront  par 


—  14  — 

devenir,  par  le  fait  seul  que  tout  changera  autour  d'elles, 
d'intolérables  abus.  Telle  a  été  parmi  nous  la  tenure  sei- 
gneuriale. Il  est  incontestable  qu'aux  débuts  de  la  colonie, 
ce  système  avait  singulièrement  facilité  l'établissement  du 
sol.  Mais  en  1850,  tout  avait  tellement  changé  parmi  nous 
que  ce  système  aurait  fini  par  pro-duire  des  complications 
déplorables,  si  notre  assemblée,  sur  l'initiative  des  libéraux, 
n'avait  eu  la  sagesse  de  l'abolir. 

Comme  conséquence  de  cette  loi  que  j'ai  indiquée  comme 
la  cause  déterminante  des  idées  libérale  et  conservatrice,  il  se 
trouvera  toujours  des  hommes  qui  s'attacheront  avec  amour 
à  ces  abus,  qui  les  défendront  à  outrance  et  qui  verront  avec 
terreur  toute  tentative  d'y  porter  la  main.  Malheur  à  ces 
hommes,  s'ils  se  trouvent  avoir  le  pouvoir,  et  s'ils  ne  savent 
pas  faire  le  sacrifice  de  leurs  préférences  !  Malheur  à  ces 
hommes,  s'ils  ne  savent  pas  céder  et  adopter  les  réformes 
proposées  !  Ils  attireront  sur  leur  pays  des  commotions  d'au- 
tant plus  terribles  que  justice  aura  été  refusée  plus  longtemps. 
L'histoire'  hélas  !  constate  surabondamment  que  bien  peu  de 
ceux  qui  gouvernent  ont  su  comprendre  ces  aspirations  de 
l'humanité  et  y  faire  droit.  Il  y  a  eu  plus  de  révolutions 
causées  par  l'obstination  des  conservateurs  que  par  les  exagé- 
rations des  libéraux. 

L'art  suprême  de  gouverner  est  de  guider  et  diriger,  en  les 
contrôlant,  ces  aspirations  de  l'humanité.  Les  anglais  possè- 
dent cet  art  au  suprême  degré.  Aussi  voyez  l'œuvre  du  grand 
parti  libéral  anglais.  Que  de  réformes  il  a  opérées,  que  d'abus 
îl  a  fait  disparaître,  sans  secousse,  sans  perturbation,  sans 
violence  !  Il  a  compris  les  aspirations  des  opprimés,  il  a 
compris  les  besoins  nouveaux  créés  par  des  situations'  nou- 
velles, et,  sous  l'autorité  de  la  loi,  etsans  autre  instrument 
que  la  loi,  il  a  opéré  une  série  de  réformes  qui  ont  fait  du 
peuple  anglais,  le  peuple  le  plus  libre,  le  plus  prospère  et  le 
plus  heureux  (le  l'Europe. 

Voyez  au  contraire  les  gouvernements  du  continent.  La 
plupart  n'ont  jamais  su  comprendre   les  aspirations   de   leurs 


—  15  — 

peuples.  Quand  les  malheureux  relevaient  la  tête,  pour  faire 
arriver  jusqu'à  leurs  poumons  quelques  souffles  d'air  et  de 
liberté,  ils  ont  été  brutalement  repoussés  dans  un  cercle 
toujours  de  plus  en  plus  hermétiquement  resserré. 

Mais,  un  jour  est  venu  où  les  obstacles  ont  volé  en  éclats, 
où  ces  peuples  se  sont  rués  hors  des  machines  qui  les  para- 
lysaient, et,  alors,  sous  le  nom  sacré  de  la  liberté,  on  a  vu 
s'accomplir  les  plus  effroyables  crimes.  Faut-il  s'en  étonner! 

S'étonne-t-on  quand  les  nuages  amoncelés  sur  notre  tête, 
éclatent  en  grêle  et  en  foudre  1  S'étonne-t-on  quand  la  vapeur 
fait  voler  en  éclats  les  parois  qui  la  retenaient  captive,  parce 
que  le  mécanicien  n'a  pas  eu  la  prudence  de  lever  la  soupape 
qui  doit  la  dégager  de  l'exubérance  de  sa  propre  force  ?  Xon, 
il  y  a  là  une  loi  fatale,  qui  aura  toujours  le  même  effet,  dans 
l'ordre  moral,  comme  dans  l'ordre  physique.  Partout  où  il  y 
a  compression,  il  y  aura  explosion,  violences  et  ruines.  Je  ne 
dis  pas  cela  pour  excuser  les  révolutions  ;  je  hais  les  révolu- 
tions ;  je  déteste  toute  tentative  de  vouloir  faire  triompher  ses 
opinions  par  la  violence.  Au  surplus,  je  suis  moins  disposé  h 
en  faire  retomber  la  responsabilité  sur  ceux  qui  les  font  que 
sur  ceux  qui  les  provoquent  par  leur  aveugle  obstination.  Je 
dis  cela  pour  expliquer  la  supériorité  du  libéralisme  qui, 
comprenant  les  aspirations  de  la  nature  humaine,  au  lieu  de 
les  violenter,  tâche  de  les  diriger. 

oyez-vous  par  exemple  que  si  l' Angleterre  avait  persisté 
à  refuser  aux  catholiques  leur  émancipation  ;  si  elle  a-yait 
persisté  a  refuser  aux  catholiques,  aux  juifs,  et  aux  dénomi- 
nations protestantes  qui  ne  font  pas  partie  de  l'église  établie; 
la  plénitude  des  droits  civils  et  politiques  ;  si  elle  avait  per- 
sisté à  conserver  le  suffrage  restreint  au  petit  nombre  ;  si  elle 
avait  persisté  à  refuser  le  libre  commerce  des  céréales  ;  si  elle 
avait  persisté  à  refuser  le  droit  de  suffrage  aux  classes  ouvrières, 
pensez  vous  qu'un  jour  ne  serait  pas  venu  où  le  peuple  se  fût 
levé  en  armes,  pour  se  taire  à  lui-même  cette  justice  qui  lui 
aurait  été  obstinément  refusée  ?  Pensez-vous  que  le  lion 
hideux  de  l'émeute  n'aurait  pas  grondé  sous  les   fenêtres  de 


—  16  — 

Westminster,  et  que  le  sang  de  la  guerre  civile  n'aurait  pas 
ensanglanté  les  rues  de  Londres,  comme  il  a  tant  de  fois 
ensanglanté  les  rues  de  Paris  1  La  nature  humaine  est  partout 
la  môme,  et  là,  comme  ailleurs,  la  compression  aurait  produit 
explosion,  violences  et  ruines.  Ces  calamités  terribles  ont  été 
évitées,  grâce  à  l'initiative  des  libéraux  qui,  comprenant  le 
mal,  ont  proposé  et  appliqué  le  remède. 

Qu'y  a-t-il  de  plus  beau  que  l'histoire  du  grand  parti  libéral 
anglais  dans  ce  siècle?  Au  début,  c'est  Fox,  le  sage,  le 
généreux  Fox,  défendant  la  cause  des  opprimés,  partout  où  il 
y  a  des  opprimés.  Un  peu  plus  tard,  c'est  O'Connell,  le  grand 
O'Connell,  revendiquant  et  obtenant  pour  ses  coreligionnaires 
les  droits  et  les  privilèges  de  sujets  anglais.  Il  est  assisté  dans 
cette  œuvre  par  tous  les  libéraux  des  trois  royaumes,  Grey, 
Brougham,  Eussell,  Jeffrey  et  une  foule  d'autres.  Puis  vien- 
nent successivement  l'abolition  de  l'oligarchie  gouvernemen- 
tale, le  rappel  des  lois  prohibant  le  commerce  des  céréales, 
l'extension  du  suffrage  aux  classes  ouvrières,  et  enfin,  pour 
couronner  le  tout,  l'abolition  de  l'église  d' Angle-terre  comme 
religion  d'état  en  Irlande.  Et  remarquez-le  bien,  les  libéraux 
qui  opèrent  ces  réformes  successives,  ne  sont  pas  recrutés 
seulement  dans  les  classes  moyennes,  mais  quelques-uns  de 
leurs  chefs  les  plus  illustres  sont  recrutés  dans  la  pairie 
d'Angleterre.  Je  ne  sache  pas  de  spectacle  qui  fasse  plus 
d'honneur  à  l'humanité,  que  le  spectacle  de  ces  pairs  d'An- 
gleterre, de  ces  nobles,  de  ces  riches,  de  ces  puissants, 
combattant  opiniâtrement  pour  déraciner  une  foule  d'abus 
séculaires,  sacrifiant  leurs  privilèges  avec  un  calme  enthou- 
siasme pour  rendre  la  vie  plus  facile  et  plus  heureuse  à  un 
plus  grand  nombre.  A  ce  sujet,  laissez-moi  vous  citer  une 
lettre  de  Macaulay  à  unde  ses  amis,  écrite  au  lendemain  du 
vote  sur  le  fameux  bill  de  réforme,  qui  mit  fin  au  système 
des  bourgs-pourris.  Cette  lettre,  suivant  moi,  fait  voir  admi- 
rablement ce  que  c'est  qu'un  libéral  anglais.  La  voici.  Je 
demande  pardon  de  faire' cette  citation,  parce  qu'elle  est  un 
peu  longue  : 


—  17  — 

"  Je  ne  reverrai  jamais,  je  ne  m'attends  pas  à  jamais  revoir 
une  scène  semblable  à  la  dcvmm  {division)  de  mardi  dernier. 
Si  je  devais  vivre  cinquante  ans,  l'impression  m'en  resterait 
aussi  fraîche  et  aussi  vive  que  si  elle  venait  d'avoir  lieu.  Cela 
doit  être  comme  d'avoir  vu  César  poignardé  dans  le  sénat, 
ou  Cromwell  enlevant  la  masse  (mace)  de  sur  la  table  du 
Parlement  ;  une  scène  qu'on  voit  une  fois  et  qu'on  n'oublie 
jamais.  La  foule  débordait  de  la  chambre  de  toutes  parts. 
Quand  les  étrangers  eurent  reçu  l'ordre  de  se  retirer  et  que 
les  portes  eurent  été  fermées,  nous  étions  six  cent  huit  membres 
présents,  cinquante-cinq  de  plus  qu'on  n'en  avait  jamais  vus 
dans  aucune  autre  division  précédente.  Les  oui  et  les  non 
furent  comme  deux  volées  de  canon,  tirées  des  deux  côtés 
opposés  d'un  champ  de  bataille.  Lorsque  l'opposition  se  fut 
retirée  dans  le  corridor  (lohhtj),  opération  qui  dura  plus  de 
vingt  minutes,  nous  nous  répandîmes  sur  les  banquettes  des 
deux  côtés  de  la  chambre  ;  car  il  y  en  avait  plusieurs  parmi 
nous  qui  n'avaient  pas  pu  trouver  de  siège  pendant  la  soirée. 
Quand  les  portes  eurent  été  fermées,  nous  commençâmes  à 
faire  des  calculs  sur  notre  nombre.  Tout  le  monde  était  dé- 
couragé. "  Xous  sommes  battus,  nous  ne  sommes  au  plus  que 
'  "  deux  cent  quatre-vingts.  Je  ne  pense  pas  que  nous  soyons 
"  môme  deux  cent  cinquante.  L'échevin  Thompson  les  a 
"  comptés.  Il  dit  qu'ils  sont  deux  cent  quatre-vingt-dix- 
neuf."  Voilà  ce  qui  se  disait  parmi  nous.  La  chambre,  lorsque 
les  ministériels  seuls  s'y  trouvaient,  était  déjà  très  remplie, 
plus  même  qu'elle  ne  l'est  généralement  dans  les  débats  d'un 
intérêt  considérable.  Cependant  je  n'avais  pas  d'espérance 
que  nous  fussions  trois  cents.  Comme  les  scrutateurs  (telJers) 
passaient  le  long  de  la  plus  basse  rangée  gauche,  l'intensité 
de  notre  attention  devint  intolérable — deux-cent-quatre-vingt 
onze — deux  cent  quatre-vingt  douze, — nous  étions  tous  de- 
bout, le  cou  tendu,  comptant  avec  les  scrutateurs.  A  trois 
cents,  il  y  eut  un  léger  cri  de  joie  ;  à  trois-cent-deux,  un  au- 
tre, mais  supprimé  au  même  instant,  car  nous  ne  connaissions 
pas  encore  le  nombre  des  forces  ennemies  ;  nous  savions 
cependant  que  si  nous  étions  battus,  la  défaite  ne  pouvait  pas 
être  considérable.  Enfin,  les  portes  sont  ouvertes,  et  les  voici 
qui  entrent.  Chacun  d'eux,  comme  il  entrait,  apportait  un 
compte  différent  du  nombre  qu'ils  étaient.  En  effet,  pressés 
comme  ils  l'étaient  dans  le  corridor,  il  était  impossible  de  se 
rendre  compte  exactement  de  leur  nombre.  D'abord  on  nous 
dit  qu'ils  étaient  trois-cent-trois,  puis  ce  chiffre  s'accrut  jus- 


—  18  — 

qu'à  trois-cent-dix  et   décrut  de  suite  jusqu'à  trois-cent-sept. 

Nous  étions  tous  muets  d'anxiété,  lorsque  Charles  Wood  qui 
se  tenait  près  de  la  porte,  saute  sur  un  banc  en  criant  :  ils  ne 
sont  que  trois-cent-un.  Alors  nous  poussons  un  cri  qui  aurait 
pu  être  entendu  jusqu'à  Gharing  Cross,  nous  jetons  nos  cha- 
peaux en  l'air,  nous  battons  des  pieds,  nous  nous  frappons 
les  mains. 

"  Les  scrutateurs  peuvent  à  peine  se  frayer  un  passage  dans 
la»  foule;  la  chambre  était  remplie  jusqu'à  la  table,  et  une  mer 
de  têtes  s'y  agitait  comme  dans  le  parterre  d'un  théâtre.  Mais 
•vous  auriez  pu  entendre  tomber  une  épingle,  lorsque  Dun- 
cannon  lut  les  chiffres.  Alors,  de  nouvelles  acclamations  écla- 
tent, et  plusieurs  d'entre  nous  versent  des  larmes.  Pour  moi, 
je  pouvais  à  peine  retenir  les  miennes.  Et  il  fallait  voir  la 
mâchoire  de  Peel  tomber,  et  la  figure  de  Twiss  qui  avait  l'air 
d'un  damné,  et  Herries  qui  avait  l'air  de  Judas  otant  sa  cra- 
vate pour  la  dernière  opération.  Nous  nous  donnons  des  poi- 
gnées de  mains,  nous  nous  frappons  dans  le  dos,  nous  sortons 
riant,  pleurant,  et  poussant  des  hourras.  Et  à  peine  les  portes 
sont-elles  ouvertes,  que  d'autres  acclamations  répondent  aux 
nôtres.  Tous  les  passages,  tous  les  escaliers,  toutes  les  anti- 
chambres étaient  pleins  de  gens  qui  étaient  restés  là  jusqu'à 
(quatre  heures  du  matin,  pour  connaître  quel  serait  le  résultat. 
Nous  nous  frayons  péniblement  un  passage  à  travers  deux 
masses  compactes  de  gens  qui  crient  et  agitent  leurs  chapeaux 
au-dessus  de  leurs  têtes.  Enfin  nous  voici  en  plein  air  ;  j'ap- 
pelle une  voiture,  et  la  première  chose  que  le  cocher  me  dit  : 
■"  Le  bill  est-il  passé,  monsieur'? — Oui,  par  une  voix. — Que  le 
ciel  en  soit  béni  !"  Et  Macaulay  finit  par  une  phrase  qui  in- 
dique bien  le  libéral  :  "Ainsi,  continue-t-il,  finit  une  scène 
*pii  n'aura  probablement  pas  d'égale,  jusqu'à  ce  que  le  parle- 
ment réformé  ait  lui-même  besoin  d'être  réformé.  " 

Celui  qui  écrivait  aiusi,  dans  ces  termes  exhilarants,  venait 
de  voter  l'abolition  du  système  en  vertu  duquel  il  tenait  son 
mandat.  Macaulay  tenait  son  mandat  de  la  générosité  d'un 
pair  d'Angleterre,  Lord  Lansdowne,  qui  l'avait  fait  élire  par 
le  bourg pourri  de  Calne.  Je  connais  pende  pages  qui  fassent 
plus  d'honneur  à  l'humanité  que  cette  simple  lettre  qui  nous 
montre  ces  natures  anglaises,  calmes  et  opiniâtres  dans  la 
lutte,   (pii  éêmotionnent  eriiin,  pleurant  et  riant  à   la  fois, 


—  19  — 

parce  qu'un  acte  de  justice  vient  d'être  accompli,  parce. qu'un 
abus  vient  d'être  déraciné  du  sol  de  la  vieille  Angleterre. 

Membres  du  Club  Canadien,  libéraux  de  la  province  de 
Québec,  voilà  quels  sont  nos  modèles  !  voilà  quels  sont  nos 
principes  !  voilà  quel  est  notre  parti  ! 

11  est  vrai  qu'il  existe  en  Europe,  en  France,  en  Italie  et- 
en  Allemagne,  une  classe  d'hommes  qui  se  donnent  le  tih 
de  libéraux,  mais  qui  n'ont  de  libéral  que  le  nom,  et  qui  sont 
les  plus  dangereux  des  hommes.  Ce  ne  sont  pas  des  libéraux, 
ce  sont  des  révolutionnaires  ;  dans  leurs  principes  ils  sont 
tellement  exaltés  qu'ils  n'aspirent  à  rien  moins  qu'à  la  de- 
struction de  la  société  moderne.  Avec  ces  hommes,  nous  n'a- 
vons rien  de  commun  ;  mais  c'est  la  tactique  de  nos  adversaires 
de  toujours  nous  assimiler  à  eux.  Ces  accusations  sont  au- 
dessous  de  nous,  et  la  seule  réponse  que  nous  puissions  faire 
dignement,  c'est  d'affirmer  nos  véritables  principes,  et  de  fair< 
de  telle  sorte  que  nos  actes  soient  toujours  conformes  à  nos 
principes. 

Maintenant,  arrivé  à  ce  point  de  mon  exposé,  je  passerai 
en  revue  l'histoire  du  parti  libéral  de  notre  pays.  Je  suis  de 
ceux  qui  ne  craignent  pas  de  scruter  l'histoire  de  mon  rartL 
Je  suis  de  ceux  qui  pensent  qu'il  y  a  plus  à  gagner  à  dire 
franchement  l'a  vérité,  qu'à  essayer  de  se  faire  illusion  à  soi- 
même  et  aux  autres.  Ayon?;  le  courage  de  dire  la  vérité  !  Si 
notre  parti  a  fait  des  fautes,  nos  dénégations  n'empêcheront 
pas  les  choses  d'avoir  été  ce  qu'elles  ont  été.  Du  reste,  si  notre 
parti  a  commis  des  fautes,  nous  trouverons  toujours  dans 
l'autre  parti  assez  de  fautes  pour  compenser  les  nôtres,  et  au 
surplus,  l'autre  parti,  fût-il  immaculé,  nos  principes  n'en 
seraient,  pour  cela,  ni  meilleurs  ni  pires.  Ayons  le  coù'rag 
de  dire  la  vérité,  et  que  la  vérité  dite  sur  nos  fautes  pas 
nous  empêche  d'y  retomber  à  l'avenir. 

Jusqu'à  1848,  tous  les  Canadiens  Français  n'avaient  forme 
qu'un  seul  parti,  le  parti,  libéral.  Le  parti  conservateur,  ou 
plutôt  le  parti  fur//,  comme  on  l'appelait,  n'était  qu'une  faible 
minorité.    C'est  de  1848  que  datent  les  premières  traces   de- 


—  20  — 

deux  partis  qui,  depuis,  se  sont  disputé  le  pouvoir.  M.  La- 
fontaine  avait  accepté  le  régime  établi  en  1841..  Lorsque  M. 
Papineau  fut  revenu  de  l'exil,  il  attaqua  le  nouvel  ordre  de 
choses  avec  sa  grande  éloquence  et  de  toute  la  hauteur  de  ses 
idées.  Je  n'entreprendrai  pas  ici  de  faire  la  critique  de  la  po- 
litique respective  de  ces  deux  grands  hommes.  Tous  deux 
aimèrent  leur  pays,  ardemment,  passionnément,  tous  deux 
lui  dévouèrent  leur  vie  ;  tous  deux,  par  des  voies  différentes, 
n'eurent  d'autre  but  que  de  le  servir  ;  tous  deux  furent  pro- 
bes et  désintéressés.  Restons  sur  ces  souvenirs,  sans  chercher 
qui  des  deux  eut  tort  et  qui  eut  raison. 

Il  se  trouvait,  à  cette  époque,  une  génération  de  jeunes 
gens  d'un  grand  talent  et  d'une  impétuosité  de  caractère  plus 
grande  encore.  Désespérés  d'être  venus  trop  tard  pour  jouer 
leur  tête  dans  les  événements  de  37,  ils  se  précipitèrent,  avec 
une  alacrité  aveugle,  dans  le  mouvement  politique  de  l'épo- 
que. Ils  se  trouvèrent  au  premier  rang  des  partisans  de  .M. 
Lafontaine,  dans  sa  glorieuse  lutte  contre  Lord  Metcalfe.  Ils 
l'abandonnèrent  ensuite  pour  la  politique  plus  avancée  de  M. 
Papineau,  et,  tout  en  se  rangeant  à  sa  suite,  comme  il  était 
naturel,  ils  l'eurent  bientôt  devancé. 

Enhardis  par  leur  propre  succès,  entraînés  par  leur  propre 
enthousiasme,  ils  fondèrent  un  journal  L'Avenir,  dans  lequel 
ils  se  posèrent  en  réformateurs  et  en  régénérateurs  de  leur 
pays.  Non  contents  de  s'attaquer  à  la  situation  politique,  ils 
s'attaquèrent  audacieusement  à  la  situation  sociale.  Ils  lan- 
cèrent un  programme  contenant  pas  moins  de  vingt-et-un 
articles,  qui  commençait  par  l'élection  des  juges  de  paix 
et  finissait  par  l'annexion  aux  Etats-Unis,  et  qui  n'était  en 
somme  rien  autre  chose  qu'une  révolution  complète  de  la 
province.  S'il  eût  été  possible  que,  par  un  coup  de  baguette 
magique,  les  vingt-et-un  articles  de  ce  programme  fussent 
réalisés  dans  le  cours  d'une  nuit,  le  pays  au  matin  n'eut  plus 
été  reconnaissable.  Celui  qui  l'aurait  quitté  la  veille  et  y 
serait  revenu  le  lendemain,  n'aurait  pu  s'y  retrouver. 


—  21  — 

La  seule  excuse  de  ces  libéraux,  c'était  leur  jeunesse  ;  le 
plus  âgé  d'entr'eux  n'avait  pas  vingt-deux  ans. 

Messieurs,  je  constate  des  faits,  je  n'entends  pas  faire  de 
reproche  à  qui  que  ce  soit.  Le  talent  et  les  convictions 
sincères  ont  toujours  droit  à  notre  respect.  Quel  est  celui 
d'entre  nous,  du  reste,  qui,  s'il  eût  vécu  à  cette  époque,  peut 
se  natter  qu'il  aurait  été  plus  sage,  et  qu'il  ne  serait  pas 
tombé  dans  les  mêmes  écarts  1  Tout  prêtait  alors  à  ces  exagé- 
rations :  la  situation  de  notre  pays,  la  situation  en  Europe. 

Le  pays  n'était  pas  encore  guéri  des  blessures  de  l'insur- 
rection ;  on  nous  avait  octroyé  une  constitution  libre,  il  est 
vrai,  mais  la  nouvelle  constitution  n'était  pas  appliquée  de 
bonne  foi  par  le  bureau  colonial.  Il  y  avait,  au  fond  de 
chaque  âme,  des  grondements  que  comprimait  seul  le  souve- 
nir de  la  vengeance  tirée  de  l'insurrection.  De  tous  les  côtés, 
'du  reste,  arrivaient  jusqu'ici  des  effluves  de  démocratie  et  de 
révolte.  La  société  frémissait  déjà  aux  premiers  souffles  de 
cette  grande  tempête  qui  devait  éclater  quelques  années  plus 
tard,  presque  par  tout  le  monde  civilisé,  et  qui  fît  un  moment 
chanceler  la  société  sur  elle-même.  Les  années  qui  précèdent 
1848  sont  effrayantes  à  contempler.  On  éprouve  de  l'hor- 
reur à  constater  ce  travail  sinistre  qui  se  faisait  partout  et 
qui  jeta  dans  la  révolte,  à  un  moment  donné,  plus  de  quatre- 
vingts  millions  d'hommes. 

Cet  état  de  choses  devait  puissamment  agir  sur  des  imagi- 
nations jeunes,  ardentes  et  inexpérimentées.  Aussi,  nos  jeunes 
réformateurs,  non  contents  de  vouloir  révolutionner  leur  pays, 
saluaient  avec  transport  chaque  révolution  nouvelle  en 
Europe. 

Cependant,  à  peine  avaient-ils  fait  deux  pas  dans  la  vie 
qu'ils  s'apercevaient  de  leur  immense  erreur.  Dès  1852,  ils 
publiaient  un  nouveau  journal.  Ils  abandonnaient  L'Avenir 
aux  énergumènes  et  cherchaient  dans  le  nouveau  journal  Le 
Pays,  sans  toujours  la  trouver,  il  est  vrai,  la  voie  nouvelle 
que  devaient  suivre  Jes  amis  de  la  liberté  sous  la  nouvelle 
constitution. 


—  22  — 

On  no  peut  aujourd'hui,  en  relisant  le  programme  de 
L *  Avenir,  s'empêcher  de  sourire  ;  on  ne  peut  s'empêcher  de 
sourire,  en  retrouvant  avec  un  si  grand  bon  sens  quelquefois, 
tant  de  propositions  absurdes  ou  impossibles.  Il  serait  oiseux 
de  repasser,  une  à  une,  toutes  les  propositions  incongrues  que 
contenait  le  programme  de  L'Avenir.  J'en  prendrai  une  au 
hasard  :  les  parlements  annuels.  Je  suis  certain  que  chacun 
des  jeunes  réformateurs  d'alors,  qui  est  arrivé  aujourd'hui  à' 
la  députation,  est  fermement  d'opinion  qu'une  élection  tous 
les  cinq  ans  est  tout-à-fait  suffisante.  Et  d'ailleurs,  n'est-il 
pas  manifeste  que  les  parlements  annuels  seraient  une  entravt- 
constante  à  toute  législation  sérieuse,  et  une  source  d'agitation 
en  permanence] 

Cependant,  le  mal  était  fait.  Le  clergé,  alarmé  de  ces  allures 
qui  ne  rappelaient  que  trop  les  révolutionnaires  d'Europe, 
déclara  de  suite  une  guerre  impitoyable  au  nouveau  parti. 
La  population  anglaise,  amie  .de  la  liberté,  mais  amie  de 
l'ordre,  se  déclara  également  contre  le  nouveau  parti,  et 
pendant  vingt-cinq  ans,  ce  parti  est  resté  dans  l'opposition, 
bien  que  l'honneur  lui  ■  revienne  d'avoir  pris  l'initiative  de 
toutes  les  réformes  accomplies  depuis  cette  époque.  C'est 
vainement  qu'il  demanda  et  obtint  l'abolition  de  la  tenurc 
seigneuriale  ;  c'est  vainement  qu'il  demanda  et  obtint  la 
décentralisation  judiciaire  ;  c'est  vainement  que  le  premier 
il  donna  l'élan  à  l'œuvre  de  la  colonisation,  ces  sages  réformes 
ne  lui  furent  pas  comptées  ;  c'est  vainement  que  ces  enfants, 
devenus  hommes,  désavouèrent  les  entraînements  de  leur 
jeunesse  ;  c'est  vainement  enfin  (pie  le  parti  conservateur 
commit  fautes  sur  fautes,  la  génération  des  libéraux  de  1848 
était  presqu'entièrement  disparue  de  l'arène  politique,  lors- 
que commença  à  poindre  l'aurore  d'un  jour  nouveau  pour 
le  parti  libéral.  Depuis  ce  temps,  de  nouvelles  accessions 
ont  été  faites  au  parti;  des  idées  plus  réfléchies,  plus  calmes, 
y  ont  prédominé  ;  quant  à  l'ancien  programme,  de  toute  la 
partie  sociale,  il  ne  reste  plus  rien   du   tout,  et,  de  la  partie 


—  23  — 

politique,  il  ne    reste    que   les    principes    du   parti   libéral 
d'Angleterre. 

Pendant  ce  temps,  que  faisait  l'autre  parti  ?  Lorsque  la 
scission  entre  M.  Papineau  et  M.  Lafontaine  fut  devenue 
complète,  la  fraction  du  parti  libéral  qui  suivit  M.  La- 
fontaine, finit,  après  quelques  tâtonnements,  par  s'allier  aux 
tories  du  Haut-Canada  ;  alors,  au  titre  de  libéral  qu'elle  ne 
pouvait  ou  n'osait  pas  encore  avouer,  elle  ajouta  celui  de 
conservateur.  Le  nouveau  parti  se  donna  le  nom  de 
libéral-conservateur.  Quelques  années  s'écoulèrent,  et  de  nou- 
velles modifications  survinrent  ;  le  nouveau  parti  abandonna 
entièrement  le  titre  de  libéral,  et  ne  s'appela  plus  que  le 
parti  conservateur.  Quelques  années  s'écoulèrent  encore,  de 
nouvelles  modifications  survinrent  ;  je  ne  saisplus  de  quel 
nom  nous  appelons  ce  parti.  Ceux  qui  aujourd'hui  semblent 
y  tenir  le  haut  du  pavé,  s'appelleront  eux-mêmes  :  le  parti 
ultramontain,  le  parti  catholique.  Ses  principes  se  sont  modi- 
fiés comme  son  nom.  Si  M.  Cartier  revenait  aujourd'hui  sur 
la  terre,  il  ne  reconnaîtrait  plus  son  parti.  M.  Cartier  ('tait 
dévoué  aux  principes  de  la  constitution  anglaise.  Ceux  qui 
aujourd'hui,  parmi  ses  anciens  partisans,  tiennnent  le  liant 
du  pavé,  repoussent  ouvertement  les  principes  de  la  consti- 
tution anglaise,  comme  une  concession  à  ce  qu'ils  appellent 
l'esprit  du  mal.  Ils  ne  comprennent  ni  leur-  pays,  ni  leur 
époque.  Toutes  leurs  idées  sont  cal  ({liées  sur  celles  des  réac- 
tionnaires de  France,  comme  les  idées  des  libéraux  de  1818 
étaient  calquées  sur  celles  des  révolutionnaires  de  France. 
Ils  se  passionnent  pour  Don  Carlos  et  le  comte  deChambord, 
comme  les  libéraux  se  passionnaient  pour  Louis  Liane  et 
Ledru-Eollin.  Ils  crient  :  vive  le  roi  !  comme  les  libéraux 
criaient  :  vive  la  république  !  En  parlant  de  DonCarlos  et  du 
comte  de  Chambord,  ils  affectent  de  ne  jamais  dire  que  8a 
Majesté  le  roy  Charles  VII,  Sa  Majesté  le  roy  Henri  V,  tout 
comme  les  libéraux,  en  parlant  de  Xapoléon  III,  ne  disaient 
jamais  que  M.  Louis  Lonaparte.    • 


—  24  — 

Certes,  je  respecte  trop  l'opinion  de  mes  adversaires,  pour 
ne  leur  lancer  jamais  aucune  injure  ;  mais  je  leur  fais  le  re- 
proche de  ne  comprendre  ni  leur  époque,  ni  leur  pays.  Je  les 
accuse  de  juger  la  situation  politique  de  notre  pays,  non  pas 
d'après  ce  qui  s'y  jmsse,  mais  d'après  ce  qui  se  passe  en 
France.  Je  les  accuse  de  vouloir  introduire  ici  des  idées  dont 
l'application  serait  impossible  dans  notre  état  de  société.  Je 
les  accuse  de  travailler  laborieusement,  et  par  malheur  trop 
efficacement,  à  rabaisser  la  religion  aux  simples  proportions 
d'un  parti  politique. 

C'est  l'habitude,  dans  le  parti  de  nos  adversaires,  de  nous 
acccuser,  nous  libéraux,  d'irréligion.  Je  ne  suis  pas  ici  pour 
faire  parade  de  mes  sentiments  religieux,  mais  je  déclare  que 
j'ai  trop  de  respect  pour  les  croyances,  dans  lesquelles  je  suis 
né,  pour  jamais  les  faire  servir  de  base  à  une  organisation 
politique. 

Vous  voulez  organiser  un  parti  catholique.  Mais  n'avez- 
vous  pas  songé  que  si  vous  aviez  le  malheur  de  réussir,  vous 
attireriez  sur  votre  pays  des  calamités  dont  il  est  impossible 
de  prévoir  les  conséquences  ? 

Vous  voulez  organiser  tous  les  catholiques  comme  un'  seul 
parti,  sans  autre  lien,  sans  autre  base  que  la  communauté  de 
religion,  mais  n'avez-vous  pas  réfléchi  que,  par  le  fait  même, 
vous  organisez  la  population  protestante  comme  un  seul  parti, 
et  qu'alors,  au  lieu  de  la  paix  et  de  l'harmonie  qui  existent  au- 
jourd'hui entre  les  divers  éléments  de  la  population  cana- 
dienne, vous  amenez  la  guerre,  la  guerre  religieuse,  la  plus 
terrible  de  toutes  les  guerres. 

Encore  une  fois,  conservateurs,  je  vous  accuse  à  la  face  du 
Canada  de  ne  comprendre  ni  votre  pays  ni  votre  époque. 

!Nos  adversaires  nous  font  encore  un  reproche  :  ils  nous  re- 
prochent d'aimer  la  liberté,  et  ils  appellent  l'esprit  de  liberté 
un  principe  dangereux  et  subversif. 

Est-il  quelque  raison  à  ces  attaques  1  Aucune,  sinon  qu'il 
existe  en  France  un  groupe  de  catholiques  qui  poursuivent  la 
liberté  de  leurs  imprécations.  Certes,  il  n'y  a  pas   en    France 


—  25  — 

que  des  ennemis  de  la  liberté  qui  la  regardent  avec  terreur. 
Les  amis  les  plus  ardents  de  la  liberté  la  contemplent  souvent 
avec  le  même  sentiment.  Eappelez-vous  le  dernier  mot  de 
Madame  Roland.  Elle  avait  ardemment  aimé  la  liberté,  elle 
l'avait  appelée  de  tous  ses  vœux,  et  son  dernier  mot  est  ce 
mot  navrant  :  0  liberté  !  que  de  crimes  on  commet  en  ton 
nom  !  Combien  de  fois  les  mêmes  paroles  n'ont-elles  pas  été 
répétées  aussi  sincèrement,  juar  des  amis  aussi  sincères  de  la 
liberté  ! 

Je  conçois  très-bien,  sans  cependant  les  partager,  les  senti- 
ments de  ces  Français  qui,  regardant  ce  que  la  liberté  leur  a 
coûté  de  larmes,  de  ruines  et  de  sang,  appellent  quelquefois 
pour  leur  pays  un  despotisme  vigoureux;  je  conçois  leurs 
anathèmes  ;  mais  que  ces  anathèmes  contre  la  liberté  soient 
répétés  parmi  nous,  c'est  ce  que  je  ne  saurais  comprendre. 

Eli  quoi'  !  c'est  nous,  race  conquise,  qui  irions  maudire  la 
liberté  !  Mais  que  serions-nous  donc  sans  la  liberté  1  Que  se- 
rions-nous maintenant,  si  nos  pères  avaient  eu  les  mêmes  sen- 
timents que  les  conservateurs  d'aujourd'hui  1  Serions-nous 
autre  chose  qu'une  race  de  parias  1 

J'avoue  bien  que  la  liberté,  telle  qu'elle  a  été  généralement 
comprise  et  pratiquée  en  France,  n'a  rien  de  séduisant.  Les 
français  ont  eu  le  nom  de  la  liberté,  ils  n'ont  pas  encore  eu  la 
liberté.  TJn  de  leurs  poé'tes,  Auguste  Barbier,  nous  a  donné 
une  idée  assez  exacte  de  la  liberté  qui  a  quelquefois  passé  en 
France,  et  qu'on  a  vue  pour  la  dernière  fois  à  l'œuvre  en 
1871.    Il  la  représente  comme  une  femme 

"  A  la  voix  rauque,  aux  durs  appas 
•  Qui  du  brun  sur  la  peau,  du  feu  dans  les  prunelles 

"  Agile  et  marchant  à  grands  pas, 
"  Se  plaît  aux  cris  du  peuple,  aux  sanglantes  mêlées 

"  Aux  longs  roulements  des  tambours. 
"  A  l'odeur  de  la  poudre,  aux  lointaines  volées 

M  Des  cloches  et  des  canons  sourds  ; 
"  Qui  ne  prend  ses  amours  que  dans  la  populace, 

"  Et  ne  prête  son  large  flanc 
'•  Qu'à  des  gens  forts  comme  elle,  et  qui  veut  qu'on  l'embrasse 

"  Avec  des  bras  rouges  de  sang. 


—  26  — 

Si  la  liberté  était  "bien  cette  virago  sinistre,  je  comprendrais 
les  anathèmes  de  nos  adversaires,  et  je  serais  le  premier  à  m'y 
associer.  Mais  ce  n'est  pas  là  la  liberté.  Un  poète  anglais, 
Tennyson  a  chanté  la  liberté,  la  liberté  de  son  pays  et  du 
nôtre.  Dans  son  poé'me  In  Memoriam,  Tennyson  s'adresse  à 
un  ami  qui  lui  demande,  pourquoi  il  ne  va  pas  chercher  dans 
les  îles  des  mers  du  sud,  un  climat  plus  doux,  et  pourquoi, 
malgré  sa  santé  altérée,  il  persiste  à  rester  sous  le  ciel  bru- 
meux de  l'Angleterre.   Et  le  poète  lui  répond  : 

"  It  is  the  land  that  fiecmen  till, 
That  sober-suited  Freedom  chose, 
The  land  where,  girt  with  friends  or  foes, 
A  man  may  speak  the  thing  he  will  ; 

"  A  land  of  settled  government, 
A  land  of  just  and  old  renown, 
Where  Freedom  broadens  sloAvly  down, 
Frorn  précèdent  to  précèdent  : 

"  Where  faction  seldom  gathers  head 
But  by  degvees  to  fulness  wrought, 
The  strength  of  some  diffusive  thought 
Hath  time  and  space  to  work  and  spread." 

Le  poète  répond  à  son  ami,  qu'il  ne  veut  pas  s'éloigner  de 
l'Angleterre,  parce  que  : 

"  C'est  la  terre  des  hommes  libres,  c'est  la  terre  choisie  par 
la  liberté  calme  et  modérée,  où,  qu'il  soit  environné  d'amis 
ou  d'ennemis,  un  homme  peut  dire  ce  qu'il  veut  dire. 

"  Une  terre  d'un  gouvernement  stable,  une  terre  d'un 
juste  et  antique  renom,  où  la  liberté  s'épand  lentement  de 
précédent  en  précédent. 

"  Où  les  factions  lèvent  rarement  la  tête,  où  la  force  de 
toute  pensée  féconde,  s'élevant  par  degrés  jusqu'à  la  maturité, 
a  le  temps  et  l'espace  pour  se  développer." 

Telle  est  la  liberté  dont  nous  jouissons,  telle  est  la  liberté 
que  nous  défendons  et  que  nos  adversaires  attaquent  sans  la 
comprendre,  et  tout  en  en  possédant  les  bienfaits.  Jean- 
Baptiste  Rousseau,  dans  une  de  ses  odes,  parle  de  peuplades 
barbares  qui,  un  jour,  dans  un  moment  d'inconcevable  folie, 


se  mirent  à  insulter  le  soleil  de  leurs  cris  et  doleurs  impréca- 
tions. Le  poëte  caractérise  d'un  mot,  cette  inepte  impiété  : 

Le  Dieu  poursuivant  sa  carrière, 
Versait  des  torrents  de  lumière 
Sur  ses  obscurs  blasphémateurs. 

Ainsi  en  est-il  parmi  nous  de  ceux  qui  attaquent  la  liberté. 
La  liberté  les  couvre,  les  inonde,  les  protège  et  les  défend 
jusque  dans  leurs  imprécations. 

Le  Dieu  poursuivant  sa  carrière, 
Versait  des  torrents  de  lumière 
Sur  ses  obscurs  blasphémateurs. 

Mais  nos  adversaires,  tout  en  feousreprochant  d'être  les 
amis  de  la  liberté,  nous  reprochent  encore,  par  une,  inconsé- 
quence qui  serait  très  grave,  si  l'accusation  était  fondée de 

refuser  à  l'église  la  liberté  à  laquelle  elle  a  droit.  Ils  nous 
reprochent  de  vouloir  fermer  la  bouche  au  corps  adminis- 
tratif de  l'église,  au  clergé,  de  vouloir  l'empêcher  d'enseigner 
au  peuple  ses  devoirs  de  citoyen  Jet  d'électeur.  Ils  'nous 
reprochent,  pour  me  servirde  la  phrase  consacrée,  de  vouloir 
empêcher  le  clergé  de  si;  mêler  de  politique  et  de  le  reléguer 
lans  la  sacristie. 

Au  nom  du  parti  libéral,  au  nom  des  principes  libéraux,  je. 
repousse  cette  assertion  ! 

Je  dis  qu'il  n'y  a  pas  un  seul  libéral  canadien  qui  veuille 
empêcher  le  clergé  de  prendre  part  aux  affaires  politiques,  si 
le  clergé  veut  prendre  part  aux  affaires  politiques. 

Au  nom  de  quel  principe  les  amis  de  la  liberté  voudraient- 
ils  refuser  au  prêtre  le  droit  de  prendre  part  aux  affaires  poli- 
tiques ?  Au  nom  de  quel  principe  les  amis  de  la  liberté  vou- 
draient-ils refuser  au  prêtre  le  droit  d'avoir  des  opinions 
politiques  et  de  les  exprimer,  le  droit  d'approuver  ou  de  dé- 
sapprouver les  hommes  publics  et  leurs  actes,  et  d'enseigner 
au  peuple  ce  qu'il  croit  être  son  devoir  ?  Au  nom  de  quel 
principe  le  prêtre  n'aurait-il  pas  le  droit  de  dire  que  si  je 
suis  élu,  moi,  la  religion  est  menacée,  lorsque  j'ai  le  droit, 


—  28  — 

moi,  de  dire  que  si  mon  adversaire  est  élu,  l'état  est  en 
danger  1  Pourquoi  le  prêtre  n'aurait-il  pas  le  droit  de  dire  (pie 
si  je  suis  élu,  la  religion  va  être  infailliblement  détruite, 
lorsque  j'ai  le  droit  de  dire  que  si  mon  adversaire  est  élu, 
l'état  s'en  va  droit  à  la  banqueroute  1  Xon,  que  le  prêtre 
parle  et  prêche  comme  il  l'entend,  c'est  son  droit.  Jamais  ce 
droit  ne  lui  sera  contesté  par  un  libéral  canadien. 

La  constitution  que  nous  avons  invite  tous  les  citoyens  à 
prendre  part  à  la  direction  des  affaires  de  l'état  ;  elle  ne  fait 
d'exception  pour  personne.  Chacun  a  le  droit,  non-seulement 
d'exprimer  son  opinion,  mais  d'influencer,  s'il  le  peut,  par 
l'expression  de  son  opinion,  l'opinion  de  ses  concitoyens.  Ce 
droit  là  existe  pour  tous  ;  il  ne  peut  y  avoir  de  raison  pour  que 
le  prêtre  en  soit  privé.  Je  suis  ici  pour  dire  toute  ma  pensée, 
et  j'ajoute  que  je  suis  loin  de  trouver  opportune  l'intervention 
du  clergé  dans  le  domaine  politique,  comme  elle  s'est  exercée 
depuis  quelques  années.  Je  crois  au  contraire  que  le  prêtre  a 
tout  à  perdre,  au  point  de  vue  du  respect  dû  à  son  caractère, 
en  s'immisçant  dans  les  questions  ordinaires  de  la  politique  ; 
cependant  son  droit  est  incontestable,  et  s'il  croit  bon  de 
s'en  servir,  notre  devoir  à  nous,  libéraux,  est  de  le  lui  garan- 
tir contre  toute  conteste. 

Cependant,  ce  droit  n'est  pas  illimité.  ISbus  n'avons  pas 
parmi  nous  de  droits  absolus.  Les  droits  de  chaque  homme, 
dans  notre  état  de  société,  finissent  à  l'endroit  précis  où  ils 
empiètent  sur  les  droits  d'un  autre. 

Le  droit  d'intervention  en  politique  finit  à  l'endroit  où  il 
empiéterait  sur  l'indépendance  de  l'électeur. 

La  constitution  de  notre  pays  repose  sur  la  volonté  libre- 
ment exprimée  de  chaque  électeur.  La  constitution  entend  que 
chaque  électeur  dépose  son  vote,  librement,  volontairement, 
comme  il  l'entend.  Si  le  plus  grand  nombre  des  électeurs  d'un 
pays  sont  d'une  opinion  actuellement,  et  que  ,par  suite  de 
l'influence  exercée  sur  eux  par  un  ou  plusieurs  hommes,  par 
suite  des  paroles  qu'ils  auront  entendues  ou  des  écrits  qu'ils 


—  29  — 

auront  lus,  leur  opinion  change,  il  n'y  a  là  rien  que  de  par- 
faitement légitime.  Bien  que  l'opinion  qu'ils  expriment  soit 
différente  de  celle  qu'ils  auraient  exprimée  sans  cette  inter- 
vention, cependant  l'opinion  qu'ils  expriment  est  bien  celle 
qu'ils  veulent  exprimer,  celle  qui  est  au  fond  de  leur  con- 
science ;  la  constitution  reçoit  son  entière  application.  Si, 
cependant,  malgré  tous  les  raisonnements,  l'opinion  des  élec- 
teurs est  restée  la  même,  mais  que  par  intimidation  ou  par 
fraude,  vous  les  forciez  à  voter  différemment,  l'opinion  qu'ils 
expriment  n'est  plus  leur  opinion,  et  la  constitution  est  dès 
lors  violée.  La  constitution,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  entend 
que  l'opinion  de  chacun  soit  librement  exprimée  comme  il  la 
conçoit,  au  moment  qu'il  l'exprime,  et  la  réunion  collective 
de  chacune  de  ces  opinion^  individuelles,  librement  expri- 
mées, forme  le  gouvernement  du  pays. 

La  loi  veille  d'un  œil  si  jaloux  à  ce  que  l'opinion  de  l'élec- 
teur soit  exprimée  telle  qu'elle  est,  que  si,  dans  un  comté, 
l'opinion  exprimée  par  un  seul  des  électeurs  n'est  pas  son 
opinion  réelle,  mais  une  opinion  arrachée  par  la  crainte,  par 
la  fraude  ou  par  la  corruption,  l'élection  devra  être  annulée. 

Il  est  donc  parfaitement  permis  de  changer  l'opinion  de 
l'électeur,  par  le  raisonnement  et  par  tous  les  autres  moyens 
de  persuasion,  mais  jamais  par  l'intimidation.  Au  fait, 'la 
persuasion  change  la  conviction  de  l'électeur,  l'intimidation 
ne  la  change  pas.  Quand,  par  persuasion,  vous  avez  changé 
la  conviction  de  l'électeur,  l'opinion  qu'il  exprime  est  son  opi- 
nion ;  mais  quand,  par  terreur,  vous  forcez  l'électeur  à  voter, 
l'opinion  qu'il  exprime,  c'est  votre  opinion  ;  faites  disparaître 
la  cause  de  terreur,  et  alors  il  exprimera  une  autre  opinion, 
la  sienne  propre. 

Maintenant,  on  le  conçoit,  si  l'opinion  exprimée  de  la  majo- 
rité des  électeurs  n'est  pas  leur  opinion  réelle,  mais  une 
opinion  arrachée  par  fraude,  par  menace  ou  par  corruption, 
la  constitution  est  violée,  vous  n'avez  pas  le  gouvernement 
de  la  majorité,  mais  le  gouvernement  d'une  minorité.  Or,  si 
un  tel  état  de  choses  se  continue  et  se  répète  ;  si,  après  chaque 


—  30  — 

élection,  la  volonté  exprimée  n'est  pas  la  volonté  réelle  du 
.  encore  une  fois,  vous  entravez  la  constitution,  le  gou- 
•  •niement  responsable  n'est  plus  qu'un  vain  mot,  et  tôt  ou 
.  ici  comme  ailleurs,  la  compression  amènera  l'explo- 
sion, la  violence  et  les  ruines. 

Mais  il  ne  manquera  pas  de  gens  qui  diront  que  le  clergé 
a  droit  de  dicter  au  peuple  quels  sont  ses  devoirs.  Je  réponds 
simplement  que  nous  sommes  ici  sous  le  gouvernement  de  la 
Reine  d'Angleterre,  sous  l'autorité  d'une  constitution  qui 
nous  a  été  accordée  comme  un  acte  de  justice  ;  et  que,  si 
l'exercice  des  droits  que  vous  réclamez  devait  avoir  pour  effet 
d'entraver  cette  constitution  et  de  nous  exposer  à  toutes  les 
conséquences  d'un  pareil  acte,  le  clergé  lui-même  n'en  vou- 
drait pas.  » 

Je  ne  suis  pas  de  ceux  qui  se  donnent  avec  affectation 
comme  les  amis  et  les  défenseurs  du  clergé.  Cependant,  je 
dis  ceci  :  comme  la  plupart  des  jeunes  gens,  mes  compatriotes, 
j'ai  été  élevé  par  des  prêtres,  et  au  milieu  de  jeunes  gens  qui 
sont  devenus  des  prêtres.  Je  me  flatte  que  je  compte  parmi 
eûJc  quelques  amitiés  sincères,  et  à  ceux  là  du  moins  je  puis 
dire,  et  je  dis  :  "  Voyez  s'il  y  a  sousle  soleil  un  pays  plus 
heureux  que  le  nôtre  ;  voyez  s'il  y  a  sous  le  soleil  un  pays 
où  l'église  catholique  soit  plus  libre  et  plus  privilégiée  que 
celui-ci.  Pourquoi  donc  triez-vous,  par  la  revendication  de 
droits  incompatibles  avec  notre  état  de  société,  exposer  ce 
pays  à  des  agitations  dont  les  conséquences  sont  impossibles  à 
prévoir?" 

Mais,  je  m'adresse  à  tous  mes  compatriotes  indistinctement, 
et  je  leur  dis  : 

"  Xous  sommes  un  peuple  heureux  et  libre-;  et  nous 
-unîmes  heureux  et  libres,  grâce  aux  institutions  libérales  qui 
nous  régissent,  institutions  que  nous  devons  aux  efforts  de 
nos  pères  et  à  la  sagesse  de  la  mère-patrie. 

"  La  politique  du  parti  libéral  est  de  protéger  ces  institu- 
tions, de  les  défendre  et  de  les  propager,  et,  sous  l'empire  de 
ces  institutions,  de  développer  les  ressources  latentes  de  notre 


—  31  — 

pays.  Telle  est  la  politique  du  parti  libéral  ;  il  n'en  a  pas 
d'autre.  " 

Maintenant,  pour  apprécier  toute  la  valeur  des  institutions 
qui  nous  régissent  aujourd'hui,  comparons  l'état  actuel  de 
notre  pays  avec  ce,  qu'il  était  avant  qu'elles  nous  eussent  été 
octroyées. 

Il  y  a  maintenant  quarante  ans,  le  pays  se  trouvait  sous  le 
coup  d'une  émotion  fiévreuse,  en  \iToie  à  une  agitation^  pu. 
quelque  mois  plus  tard,  éclatait  en  insurrection.  La  couronne 
britannique  ne  fut  maintenue  dans  le  pays  que  par  la  force  de 
la  poudre  et  du  canon.  Et  cependant,  que  demandaient  nos 
devanciers?  Ils  ne  demandaient  rien  autre  chose  que  les: 
institutions  que  nous  avons  maintenant  ;  ces  institutions 
nous  ont  été  octroyées,  on  les  a  appliquées  loyalement  ;  et 
voyez  la  conséquence  :  le  drapeau  britannique  flotte  sur  la 
vieille  citadelle  de  Québec,  il  flotte  ce  soir  au-dessus  de  nos 
têtes,  et  il  ne  se  trouve  pas  dans  le  pays  un  seul  soldat  anglais 
pour  le  défendre  ;  sa  seule  défense,  c'est  la  reconnaissance 
que  nous  lui  devons  pour  la  liberté  et  la  sécurité  que  nous 
avons  trouvées  sous  son  ombre. 

Quel  est  le  canadien  qui,  comparant  son  pays  aux  paya 
même  les  plus  libres,  ne  se  sentirait  fier  des  institutions  qui 
le  protègent  % 

Quel  est  le  canadien  qui,  parcourant  les  rues  de  cette  vieille 
cité  et  arrivant  au  monument  élevé  à  deux  pas  d'ici,  à  la, 
mémoire  des  deux  braves  morts  sur  le  même  champ  de 
bataille  en  se  disputant  l'empire  du  Canada,  ne  se  sentirait 
fier  de  soft  pays  % 

Dans  quel  autre  pays,  sous  le  soleil,  trouverez- vous  un 
monument  semblable,  élevé  à  la  mémoire  du  vaincu  aussi 
tien  que  du  vainqueur  1  Dans  quel  autre  pays,  sous  le  soleil, 
trouverez-vous  le  nom  du  vaincu  et  du  vainqueur  honorés  au 
même  degré,  occupant  la  même  place  dans  le  respect  de  la 
population  1 

Messieurs,  lorsque  dans  cette  dernière  bataille  que  rappelle 
le  monument  de  Wolfe  et  Montcalm,  la  mitraille  semait  la 


—  32  — 

mort  dans  les  rangs  de  l'année  française,  lorsque  les  vieux 
héros  que  la  victoire  avait  tant  de  fois  suivis,  virent  enfin  la 
victoire  leur  échapper,  lorsque,  couchés  sur  le  sol,  sentant 
leur  sang  couler  et  leur  vie  s'éteindre,  ils  virent,  comme  con- 
séquence de  leur,  défaite,  Québec  aux  mains  de  l'ennemi,  et 
le  pays  à  jamais  perdu,  sans  doute  leur  pensée  suprême  dut 
se  tourner  sur  leurs  enfants,  sur  ceux  qu'ils  laissaient  sans 
protection  et  sans  défense  ;  sans  doute  ils  les  virent  persécu- 
tés, asservis,  humiliés,  et  alors,  il  est  permis  de  le  croire,  leur 
dernier  soupir  put  s'exhaler  dans  un  cri  de  désespoir.  Mais 
si,  d'un  autre  côté,  le  ciel  permit  que  le  voile  de  l'avenir  se 
déchirât  à  leurs  yeux  mourants  ;  si  le  ciel  permit  que  leur 
regard,  avant  de  se  fermer  pour  jamais,  pénétrât  dans  l'incon- 
nu ;  s'ils  purent  voir  leurs  enfants  libres  et  heureux,  mar- 
chant le  front  haut  dans  toutes  les  sphères  de  la  société  ; 
s'ils  purent  voir,  dans  la  vieille  cathédrale,  le  banc  d'honneur 
des  gouverneurs  français  occupé  par  un  gouverneur  français  ; 
s'ils  purent  voir  les  flèches  des  églises  s'élançant  de  toutes  les 
vallées,  depuis  les  eaux  de  Gaspé  jusqu'aux  plaines  de  la 
Rivière  Rouge  ;  s'ils  purent  voir  ce  vieux  drapeau,  qui  nous 
rappelle  la  plus  belle  de  leurs  victoires,  promené  triomphale- 
ment dans  toutes  nos  cérémonies  publiques  ;  s'ils  purent, 
enfin,  voir  nos  libres  institutions,  n'est-il  pas  permis  de  croire 
que  leur  dernier  soupir  s'éteignit  dans  un  murmure  de  recon- 
naissance pour  le  ciel,  et  qu'ils  moururent  consolés  1 

Si  les  ombres  de  ces  héros  planent  encore  sur  cette  vieille 
cité  pour  laquelle  ils  sont  morts,  si  leurs  ombres  planent  ce 
soir  sur  la  salle  où  nous  sommes  réunis,  il  nous  est  permis  de 
croire  à  nous,  libéraux, — du  moins  nous  avons  cette  chère 
illusion, — que  leurs  sympathies  sont  toutes  avec  nous. 


WILFRII)  LAURIER.