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Full text of "Le livre des trois vertus de Christine de Pisan et son milieu historique et littéraire"

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University  of  Ottawa 


littp://www.archive.org/details/lelivredestroisvOOIaig 


LE  LIVRE  DES  TROIS  VERTUS 


DE 


CHRISTINE  DE  PISAN 

ET 

SON  MILIEU  HISTORIQUE  ET  LITTÉRAIRE 


THÈSE  POUR  LE  DOCTORAT 
Preseutée  à  VLuiversité  de  CoUtmhia,  Neu'-York 


MATiin m-  i.Aici.i- 

nOCTECJR  EN   PIIII.OSOPIIIE 


A  VEC  DELX  P/.AACHES  HORS  TEXTE 


PARIS 

LIBRAIRIE    SPÉCIALE    POUR     L'HISTOIRE    DE    ERJl^CE 

HONORÉ    CHAMPION,    KOniaK 

5,    QUAI    MALAQUAIS,    5 
I912 


LE  LIVRE  DES  TROIS  VERTUS 


CHRISTINE  DE  PISAN 


SON  MILIEU  HISTORIQ.UE  ET  LITTERAIRE 


BIBLIOTHÈQUE    DU    XV^    SIÈCLE 


T.  I.  P.  Champion,  archiviste-paléographe.  Guillaume  de  Flavy,  capitaine  de  Compiègne. 
Contribution  à  l'histoire  de  Jeanne  d'Arc  et  à  l'étude  de  la  vie  militaire  et  privée  au  XV'  siècle, 
190S,  in-8,  5  planches  hors  texte.  Couronné  par  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres. 
Prix  BoRDiN.  (Presque  épuisé.)  10  fr. 

T.  II.  Le  même.  Cronique  Martiniane.  Edition  critique  d'une  interpolation  originale  pour  le 
régne  de  Charles  VII,  restituée  à  Jean  Le  Clerc.  In-8,  1907.  Honoré  d'une  souscription  du 
Ministère  de  l'Instruction  publique.  —  Mention  au  Concours  des  Antiquités  nationales. 

T.  III.  Le  même.  Le  Manuscrit  autographe  des  poésies  de  Charles  d'Orléans.  In-8,  1907,  18  fac- 
similés.  Honoré  d'une  souscription  du  Ministère  de  l'Instruction  publique.  —  Mention  au 
Concours  des  Antiquités  nationales.  10  tr. 

T.  I\'.  II.  Chatel.\in,  docteur  es-lettres.  Recherches  sur  le  vers  français  an  XV'  siècle.  Rimes, 
mètres  et  strophes.  In-8,  1907.  10  tr. 

T.  V.  P.  Champion,  Charles  d'Orléans,  joueur  d'échecs,  1908.  In-4  et  planches.  ,  tr. 

T.  VI.  E.  Langlois,  professeur  à  l'Université  de  Lille.  Nouvelles  françaises  inrdiirs  du 
XV"  siècle.  In-8,  1909.  Honoré  d'une  souscription  du  Ministère  c'e  l'Instruction  publique.     5  fr. 

T.  VII.  P.  Champion.  Le  Prisonnier  desconforté  (du  château  de  Loches),  poème  inédit  du 
XV'  siècle,  avec  une  introduction,  des  notes,  un  glossaire  et  deux  fac-similés.  In-8.  190H. 
Honoré  d'une  souscription  du  Ministère  de  l'Instruction  publique.  5  tr. 

T.  VIII.  G.  DouTREPONT,  professeur  à  l'Université  de  Louvain.  La  littérature  fraucaisc  à  lu 
cour  des  ducs  de  Bourgogne.  In-8,  1909.  Honoré  d'une  souscription  du  Ministère  de  l'Instruc- 
tion publique.  12  tr. 

T.  IX.    Ch.  Petit-Dut.\illis,  recteur  de  l'Académie  de  Grenoble.    Documents  nouveaux   sur   les 

mœurs  populaires  et  le  droit  de  vengeance  dans  les  Pays-Bas  au  XV'  siècle.  Lettres  de  rémission 

de  Philippe  le  Bon.  In-8,  1908.  6  fr. 

T.  X.  Caillet.  Relations  de  Lyon  avec  la  Bresse  et  le  Maçonnais.  2  fr.   ^o 

r.  XI.    P.  Champion.  La   librairie  de   Charles    d'Orléans,  1910.    In-8    et    album  de    54  phott)- 

tj'pies.  Honoré  d'une  souscription  du  Ministère  de  l'Instruction  publique.  20  fr. 

T.  XII.  SôDERHjELM.  La  nouvelle  française  au  XV'  siècle.  Couronné  par  l'Académie  française. 
Honoré  d'une  souscription  du  Ministère  de  l'Instruction  publique,  igii.  In-8.  7  fr.   jo 

T.  XIII.  P.  Champion.  La  Vie  de  Charles  d'Orléans,  in-8  et  16  phototypies,  1911.  Couronné 
par  l'Académie  française  (2°  prix  Gobert).  Honoré  d'une  souscription  du  Ministère  de  l'Ins- 
truction publique.  15   fr. 

T.  XIV.  Charles  Oiilmont.  La  poésie  morale,  politique  et  dramatique  «  la  veille  de  la  Renaissance. 
Pierre  Gringore,  in-8,  1911.  Couronné  par  l'Académie  française.  7  fr.  50 

T.  XV.  Le  même.  Etude  sur  la  langue  de  Pierre  Gringore,  in-8,  1911.  4  fr. 

T.  XVII  (sous  presse).  F. -M.  Graves.  Quelques  pièces  relatives  à  la  vie  de  Louis  I  duc  d'Orlcnis 
et   de   Valent ine  Visconti,  sa  femme,  in-8. 


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LE  LIVRE  DES  TROIS  VERTUS 


CHRISTINE  DE  PISAN 


ET 


SON  MILIEU  HISTORIQUE  ET  LITTÉRAIRE 


THÈSE  POUR  LE  DOCTORAT 

Prcsetitée  à  F  Université  de  Coliinihia,  Keic-York 

PAR 

MATHILDE   LAIGLE 

DOCTEUR    EN    PHILOSOPHIE 


Al'EC  DECX  PLAXCHES  HORS  TEXTE 


PARIS 

lAHKAlRlh    SPÉCULE    POUR     L'HISTOIRE     DE    ER.^\CE 

HONORÉ    CHAMPION,    ÉDITEUR 

5,    QUAI    MALAQUAIS,     5 


I912 


//  a  été  tiré  2/  exemplaires  sur  papier  vergé  de  Hollande 


Mrs.  William  LARRABEE 

and 

Mr.  William  LARRABEE,  former  governor  of  lowa, 

To  you,  exemplars  of  the  noblest  lifc, 

I  reverently  dedicate  this  work 

as  a  token 

ot  my  love  and  profound  gratitude. 


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L 


PREFACE 


Cet  ouvrage  est  destiné  à  servir  d'introduction  au  texte  cri- 
tique du  Livre  des  Trois  Vertus  qui  sera  publié  prochainement. 

Je  me  suis  efforcée  de  replacer  dans  son  milieu  historique 
et  littéraire  ce  livre  de  Christine  de  Pisan,  d'en  expliquer  les 
idées  et  d'en  montrer  le  rapport  intime  avec  le  moment  qui 
l'a  fait  naître  ;  de  saisir  les  analogies  ou  les  différences  qu'il 
présente  avec  les  ouvrages  de  même  nature  de  ses  devanciers, 
d'en  suivre  les  influences  ou  les  traces  sur  ceux  qui  sont  venus 
après. 

J'ai  aussi  essa3'é  de  montrer  que  ce  traité,  produit  à  une 
période  du  moyen  âge  dite  de  décadence,  mérite  notre  intérêt 
à  un  autre  point  de  vue  que  celui  de  la  philologie  pure  et 
qu'il  peut  parfois  forcer  notre  admiration,  en  tout  cas,  éveiller 
notre  curiosité  et  gagner  notre  sympathie  et  notre  estime.  Si 
ce  petit  ouvrage  contribue  en  quelque  manière  à  fiiire  con- 
naître un  peu  mieux  Christine  de  Pisan  et  à  la  faire  apprécier 
davantage,  car  la  connaître  c'est  l'aimer,  le  bonheur  que  j'ai 
éprouvé  à  lui  consacrer  de  longues  heures  de  travail  sera 
doublé. 

C'est  pour  moi  un  honneur  et  une  grande  joie  que  de  pouvoir 
adresser  à  M.  Joseph  Bédier,  professeur  au  Collège  de  France, 
mes  remerciements  les  plus  profonds  pour  l'attention  qu'il  a 
bien  voulu  donner  à  ce  travail,  pour  les  précieux  conseils  qu'il 
m'a  prodigués  et  pour  la  bienveillante  indulgence  avec  laquelle 
lui,  le  maître  dans  l'art  d'écrire,  le  critique  au  goût  hn  et  sûr. 


X  PREFACE 

a  daigné  accueillir  ce  pauvre  petit  essai  littéraire  et  l'améliorer 
dans  la  mesure  où  il  lui  a  été  possible  de  le  faire. 

Je  me  fais  aussi  un  plaisir  de  reconnaître  ici  la  lourde  dette 
que  j'ai  contractée  envers  M.  Mario  Roques,  directeur  de  la 
Romania  et  mon  professeur  à  l'Ecole  des  Hautes-Etudes  qui, 
pendant  deux  ans,  a  suivi  de  près  l'établissement  de  mon 
texte  et  dont  la  science  approfondie,  l'esprit  si  précis  et  si  vit 
et  le  jugement  critique  si  droit  ont  éclairé  tant  de  points 
obscurs  et  m'ont  été  d'un  secours  inappréciable. 

Je  voudrais  encore  présenter  l'hommage  de  ma  reconnais- 
sance à  MM.  mes  Professeurs  de  la  Sorbonne,  du  Collège 
de  France  et  de  l'Ecole  des  Hautes-Etudes,  dont  l'enseigne- 
ment si  haut  et  si  lumineux  est  une  source  constante  d'inspira- 
tion aux  étudiants  qui  ont  le  privilège  de  les  entendre,  à 
MM.  Bédier,  Morel-Fatio,  membre  de  l'Institut,  Balsdenberger, 
Lefranc,  Martinenche,  Chamard,  Hauvette,  Reynier,  Lanson, 
Gazier  et  Barrau-Dihigo  ;  mais  je  tiens  à  adresser  des  remer- 
ciements tout  particuliers  à  M.  A.  Thomas,  membre  de  l'Ins- 
titut et  à  M.  A.  Jeanroy  pour  la  bonté  inépuisable  avec 
laquelle  ils  m'ont  laissée  recourir  à  leur  profonde  érudition. 

M.  Paul  Meyer,  membre  de  l'Institut,  directeur  de  l'Ecole 
des  Chartes,  le  philologue  connu  et  écouté  du  monde  roma- 
nisant  tout  entier,  a  bien  voulu  aussi  me  permettre  de  faire 
appel  à  sa  vaste  science,  et,  en  bien  des  cas,  j'ai  été  fière  de 
mettre  à  profit  ses  observations  et  ses  renseignements. 

Qu'il  me  soit  permis  en  outre  d'offrir  le  tribut  de  ma  res- 
pectueuse admiration  et  de  ma  vive  gratitude  à  mes  chers 
maîtres,  M.  A.  Cohn  et  M.  A.  H.  Todd,  professeurs  à  Colum- 
bia  University,  à  New-York,  qui  ont  suivi  le  cours  de  mes 
études  avec  un  bienveillant  intérêt  et  m'ont  conduite  dans  la 
voie  où  tant  de  joies  intellectuelles  m'allaient  être  révélées  et 
dans  laquelle  ils  m'ont  aidée  de  leurs  avis  éclairés  et  de  leurs 
doctes  leçons.  J'aimerais  encore  adresser  un  sentiment  recon- 


PREFACE  XI 

naissant  à  MM.  mes  Professeurs  de  Columbia  University 
et  de  Harvard  University,  MM.  J.  Fitz-Gerald,  J.  B.  Fletcher 
etj.  Spingarn,  C.  H.  Grandgent  et  G.  Lincoln,  qui,  parleur 
enseignement,  ont  contribué  si  généreusement  à  élargir  mon 
horizon.  Et  surtout,  il  m'est  bien  doux  d'envover  un  souvenir 
fidèle  et  ému  à  celle  qui  a  été  le  cher  guide  intellectuel  et 
moral  de  ma  jeunesse,  à  Mademoiselle  Sophie  Banzet,  ancienne 
directrice  des  Cours  secondaires  de  Montbéliard,  actuellement 
missionnaire  à  l'île  Tahiti. 

Je  n'oublie  pas  les  bibliothèques  où  j'ai  fait  mes  recherches 
et  où  j'ai  rencontré  tant  d'obligeance,  la  Bibliothèque  Natio- 
nale, l'Arsenal,  la  Bibliothèque  Gaston  Paris,  celle  de  la  Sor- 
bonne,  où  M.  \'ictor  Mortet,  bibliothécaire,  a  si  gracieuse- 
ment mis  son  domaine  a  ma  disposition  ;  les  bibliothèques 
de  Columbia  University,  d'Iowa  State  University,  mais  j'ai 
eu  particulièrement  à  me  louer  de  l'exquise  courtoisie  et  de 
la  parfaite  bonté  avec  lesquelles  M.  G.  Ward  au  British 
Muséum,  M.  Mahieu  à  la  Bibliothèque  municipale  de  Lille  et 
M.  E.  Bâcha,  à  la  Bibliothèque  royale  de  Bruxelles,  ont  mis 
leur  savoir  et  leur  autorité  à  mon  service  pour  me  rendre  le 
travail  facile  et  agréable. 

M.  H.  Champion  a  bien  voulu,  avec  son  affabilité  coutu- 
mière,  entreprendre  la  publication  de  cet  ouvrage  et  m'épar- 
gner  autant  qu'il  a  été  en  son  pouvoir  les  ennuis  et  les  soucis 
d'affaires,  et  M.  P.  Champion,  dont  le  charmant  livre,  La  Vie 
de  Charles  d'Orléans,  a  versé  une  claire  lumière  sur  plus  d'un 
recoin  du  Livre  des  Trois  Vertus,  a  eu  l'extrême  obligeance  de 
surveiller  les  troisièmes  épreuves,  faveur  dont  je  sens  tout  le 
prix.  Et  M.  Paillart,  l'imprimeur,  a  mis  à  l'impression  de  ce 
travail  une  complaisance,  une  célérité,  un  soin  dont  je  ne  puis 
trop  me  féliciter. 

Je  suis  heureuse  enfin  d'adresser  l'expression  de  ma  sincère 
reconnaissance  à  tous  les  parents  et  amis  qui,  de  près  ou  de 


XII  PREFACE 

loin,  n'ont  cessé  de  me  soutenir  de  leur  aft'ection  et  de  leurs 
encouragements  et  qui  m'ont  fourni  des  renseignements  utiles 
ou  suggéré  d'heureuses  corrections.  A  toutes  et  à  tous  je  leur 
dis  merci  du  fond  du  cœur. 

Avant  de  terminer  cet  avant-propos,  je  prie  M.  E.  B.  Bab- 
cock,  le  futur  éditeur  de  la  Vision  de  Christine  de  Pisan,  de  me 
pardonner  les  fréquentes  incursions  que  j'ai  faites  dans  son 
domaine.  Sans  compter  que  la  Vision  est  le  plus  précieux  docu- 
ment autobiographique  que  Christine  nous  ait  laissé,  et  que 
personne  ne  saurait  négliger,  j'invoquerai,  pour  m'excuser  de 
mon  indiscrétion  forcée,  la  nécessité  où  je  me  trouvais  de 
suivre  la  pensée  de  l'auteur  dans  l'ouvrage  qui  a  immédiate- 
ment succédé  au  Livre  des  Trois  Vertus.  J'espère  que  les  cita- 
tions que  je  lui  ai  empruntées  laisseront  cependant  à  la  Vision 
toute  sa  fleur  de  nouveauté. 

M.  L. 


PREMIERE   PARTIE 


LE  LIVRE  DES  TROIS  VERTUS,  SON  ORIGINE 
ET  SON  TEMPS 


CHAPITRE  PREMIER 


IXTRODUCTIOX     GENERALE 


Le  Livre  des  Trois  Vertus  ou  Je  Trésor  de  la  Cité  des  Dames 
est  un  de  ces  traités  d'éducation  et  de  savoir-vivre  qui  furent 
si  communs  et  si  populaires  au  moven  âge. 

Celui  de  Christine  de  Pisan  est  particulièrement  intéressant 
parce  qu'il  est  plus  et  mieux  qu'un  Doctrinal,  qu'un  Chastoie- 
nietit  ou  qu'un  Facetiis  ;  non  seulement  c'est  un  guide  de 
morale  et  de  «  prud(  nce  mondaine  »  à  l'adresse  de  tous  les 
estas  de  femmes,  depuis  la  plus  haute  princesse  jusqu'à  la 
simplette  villageoise,  mais  encore  un  traité  où  viennent  se 
refléter,  grâce  à  la  personnalité  de  l'auteur  et  à  son  don 
d'observation  exacte,  la  plupart  des  grands  problèmes  qui 
préoccupaient  les  esprits  au  début  du  xv-'  siècle,  tous  les 
traits  de  mœurs  qui  donnent  à  cette  époque  sa  phvsionomie 
si  diverse   et  si   agitée'.  Les  événements  historiques   v   ont 


I.  Dans  tout  le  cours  de  l'ouvrage  on  voit  Christine  de  Pisan  préoc- 
cupée de  paix  et  de  concorde.  Cependant  on  n'v  trouve  pas  la  moindre 
allusion  à  cette  question  brûlante  du  schisme  qui  désolait  l'Europe  chré- 
tienne depuis  1578.  C'est  que  le  14  septembre  1395  Charles  VI  avait 
édicté  une  ordonnance  interdisant  à  «  tous  dicteurs,  faiseurs  de  ditz  et  de 
chansons  de  chanter  ditz,  rimes  ne  chansons  faisant  mention  du  pape,  du 
roy  et  des  seigneurs  de  France  au  regard  de  ce  qui  touche  le  fait  de  l'Union 
de  l'Eglise,  etc..  »  (Ordonnance  citée  par  Leroux  de  L'mcy  diuifi  Pj ris  el  ses 
bistoiic'iis,  p.  451).  Christine  de  Pisan  rentrait  dans  la  catégorie  «  des  ùù- 
seurs  de  dictiez  »  et  n'avait  garde  de  désobéir  aux  édits  publics. 

De  même,  on  ne  trouve  nulle  mention  de  l'Université  dans  le  Livre  îles 
Trois  Vertus.  Il  est  vrai  que  ce  corps  savant  ne  touchait  guère  aux  femmes 
du  XV"  siècle,  mais  il  semblerait  plutôt  que  Christine  se  réservait  ce  sujet 
pour  sa  Vision,  ouvrage  qu'elle  écrivit  innnédiatement  après  le  Livre  des 
Trois  Vertus,  en  1405. 


4  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

leur  écho  comme  aussi  les  rumeurs  scandaleuses  qui  commen- 
çaient à  courir  dans  les  tavernes  et  sur  les  places  publiques 
sur  le  dérèglement  naissant  de  la  cour  d'Isabeau  de  Bavière. 
Des  taits  nombreux  viennent  apporter  leurs  précieux  témoi- 
gnages à  l'histoire  industrielle,  économique,  agricole  et  même 
politique  et  judiciaire  de  la  France  sous  Charles  VI.  On  y 
trouve  le  tableau  de  la  vie  privée  de  la  dame  de  cour,  de  la 
«  dame  d'estat  »,  de  la  bourgeoise,  de  la  «  femme  des  mes- 
tiers  »,  de  la  «  chamberiere  »,  de  la  «  petite  femme  des  vil- 
laiges  ».  Et  parmi  cette  théorie  des  différents  «  estas  »  ',  combien 
de  portraits  vivants  et  colorés  !  Des  individus  peints  sur  le  vif,, 
chacun  avec  son  caractère  propre,  ses  travers,  ses  manies.  On 
dirait  autant  de  figures  découpées  dans  ces  splendides  tapis- 
series d'Arras  de  la  belle  époque.  Telles,  la  dame  du  Gàtinais 
avec  ses  manches  à  bombarde  et  sa  queue  de  trois  quartiers 
d'aulne,  la  nouvelle  accouchée  dans  son  beau  lit  de  parement 
attendant  la  visite  de  ses  amies,  la  gouvernante,  sage,  pru- 
dente et  incorruptible,  la  chamberiere  au  caquet  bien  affilé, 
rusée  et  fourbe  etc..  Ce  ne  sont  plus  là  des  types  convention- 
nels, mais  des  femmes  bien  réelles  que  Christine  a  observées 
autour  d'elle  et  qu'elle  a  décrites  telles  qu'elle  les  voyait,  avec 
un  réalisme  sincère  et  discret. 

Le  même  accent  personnel  se  retrouve  dans  ses  euseiguenicns. 
à  la  jeune  fille  ou  à  la  dame.  L'idéal  de  courtoisie  n'avait  pas 
beaucoup  changé  depuis  les  années  du  sire  Geoffroy-de-la-Tour- 
Landry  et  du  Mesnagier  de  Paris  à  Christine  de  Pisan.  On 
pourrait  même  dire  qu'en  ce  qui  concerne  les  manières 
propres  les  préceptes  se  répètent  d'une  façon  uniforme  à  tra- 
vers les  siècles  et  les  civilisations.  Les  traités  latins,  ceux  des 
Pères  de  l'Eglise,  et  tous  ceux  du  moyen  âge  qui  s'en  inspirent, 
s'accordent  dans  leur  conception  de  la  femme  bien  élevée  : 
«  manières  coyeset  rassizes,  humble  contenance,  voix  attem- 
prée,    regard  sans   vagueté,   gestes  mesurés  ».  Jamais  ils  ne 


I.  Voir,  pour  la  littérature  du  mo\en  àgc  qui  traite  des  différens  «  estas  »,. 
un  article  de  M.  Paul  Mever  dans  la  Roiiuiiiiii,  t.  1\',  p.  585  et  suiv. 


INTRODUCTION    GENERALE  5 

manquentde  vanter  la  femme  «  pou  emparlée  »,  qui  garde  bien 
son  «  ostel  »  et  qui  porte  des  vêtements  sans  trop  de  «  curio- 
sité '  ».  Puis,  ils  passent  à  la  morale  proprement  dite. 

Christine  de  Pisan,  précisément  à  cause  du  dessein  de  son 
ouvrage  qui  est  de  s'adresser  à  toutes  les  classes  de  la  société, 
nous  donnera  des  instructions  ou  des  exemples  tirés  de  toutes 
les  circonstances  de  la  vie  et  de  toutes  les  castes  sociales  :  d'où 
une  variété  riche  et  curieuse. 

Ses  idées  sur  l'éducation  et  l'instruction  méritent  une  étude 
approfondie.  Michelet  a  pu  dire  que  l'éducation  de  la  femme 
au  moven  âge  se  ramène  à  l'imitation  de  la  \'ierge,  et  Chris- 
tine déborde  de  tendresse  quand  elle  exalte  la  douceur  et 
l'humilité  de  «  l'ancelle  de  Dieu  -  »,  mais  cependant  la  femme 
qu'elle  veut  former  n'est  pas  une  Madone  en  miniature.  C'est 
la  femme  qui  est  de  son  temps,  qui  en  a  les  idées,  les  préju- 
gés peut-être,  mais  qui  se  prépare  pour  le  monde,  pour  ses 
luttes  et  ses  joies,  contre  ses  tentations  et  ses  déceptions.  C'est 
déjà  la  femme  qui  combat  pour  la  vie,  qui  trouve  dans  sa 
volonté,  son  énergie,  son  sentiment  du  devoir  et  du  droit  la 
force  de  parer  à  toute  difficulté,  ou,  si  elle  ne  peut  la  surmonter, 
du  moins  de  la  supporter  avec  constance  ;  «  vaincre  par  bien 
souffrir  »,  comme  dit  le  Livre  des  Trois  Vertus.  C'est  la  femme 
forte  de  l'Evangile,  modèle  de  tous  les  temps,  mais  c'est  aussi  et 
surtout  la  Française  de  l'an  quatorze  cent  et  la  digne  sœur  de 
cette  fleur  de  piété  et  de  vaillance  qui  eut  nom  Jeanne  d'Arc  '>. 

1.  Eloge  habituel  de  la  matrone  romaine  qu'on  lit  sur  les  inscriptions 
funéraires:  doiiiiiiii  serravit,  laiiaiii  fecit. 

2.  Amie  et  contemporaine  de  Gerson,  dont  les  efforts  ne  contribuèrent 
pas  peu  à  étendre  le  culte  de  la  Vierge,  puis  de  saint  Joseph,  Christine 
trouvait  à  la  fois  dans  son  âme  et  dans  l'exemple  du  chancelier  un  besoin 
puissant  d'adresser  ses  prières  les  plus  tendres  à  la  Mère  de  Dieu.  Parmi 
ses  poèmes,  elle  en  écrivit  un  intitulé:  La  Oiiiii~i' Joies  de  Xostn-  Duiiie, 
Œuvres,  t.  III,  éd.  Maurice  Ro\-,  Paris,    1886-96. 

Voir  pour  l'influence  de  Gerson  pour  le  culte  de  Marie,  Reriic  du  Lyomuiis, 
1876,  DU,  141-148. 

5.  Onfait  naître  Jeanne  d'Arc  entre  i4ioet  1412.  Le  I/r/vi/t'i  Trois  Vertus, 
avant  été  écrit  en  1405,  la  Vierge  lorraine  et  la  femme  idéale  de  Christine 
sont  donc  à  peu  près  du  même  temps. 


6  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

A  cette  jeune  fille,  Christine  donnera  de  l'instruction,  non 
purement  livresque,  car  aux  enseignements  des  livres  elle 
ajoutera  ceux  de  la  vie  pratique.  Elle  nous  la  montrera  au 
foyer  paternel,  partageant  son  temps  entre  l'étude  de  ses 
devoirs,  de  la  science  qui  lui  est  appropriée  et  l'apprentissage 
de  la  vie  mondaine  ;  placée  sous  l'influence  et  la  garde  de  ses 
parents  et  de  sa  gouvernante  si  elle  est  née  noble  ;  bourgeoise 
ou  vilaine,  sous  l'œil  vigilant  de  sa  mère.  Elle  nous  la  fera 
voir  dans  son  rôle  d'épouse,  de  mère,  de  maîtresse  de  maison 
et  elle  nous  dira  ses  devoirs  envers  ses  proches,  envers  sa 
«  maisniée  »,  ses  supérieurs  et  ses  subordonnés.  On  nous  la 
présentera  jeune,  «  ancienne  »,  mariée,  veuve  ;  à  la  cour,  à 
la  ville,  en  son  manoir  et  dans  les  champs.  Avec  elle,  nous 
irons  à  l'église,  au  «  baiser  de  paix  »,  aux  pèlerinages,  aux 
assemblées,  aux  fêtes,  aux  danses,  aux  foires,  aux  «  étuves  ». 
Nous  apprendrons  d'elle  l'organisation  d'un  «  hostel  »,  noble 
ou  non  ;  nous  en  démêlerons  les  services,  les  occupations  et 
les  plaisirs,  les  embarras  et  les  ambitions.  Nous  nous  émer- 
veillerons du  luxe  ou  de  l'aisance  qui  y  régnent.  Nous  aurons 
quelques  aperçus  rapides  mais  nets  et  précis  sur  la  vie  opu- 
lente, souverainement  élégante  et  prodigue  d'une  maison 
princière  du  temps  de  Charles  M.  et  aussi  nous  pénétrerons 
dans  la  chaumière  du  paysan  de  «  plat  pays  »  ou  «  es  mon- 
taignes  »,  du  «  rural,  nourri  de  pain  bis,  de  lait,  lart,  potaiges, 
et  d'eau  abuvré  ».  Entre  ces  deux  mondes  extrêmes,  passera 
la  silhouette  triste  et  honnie  de  la  femme  folk  «  au  très  des- 
honneste  habit  »,  qui  elle  aussi,  ayant  sa  place  au  soleil, 
recevra  sa  part  d'enseignements.  Enfin  on  peut  dire  sans  exa- 
gération que  le  Livre  des  Trois  J\'riiis  est  un  miroir  de  la  vie 
en  France  au  moment  qui  a  immédiatement  précédé  les  grands 
désastres  et  les  hontes  de  la  2:uerre  de  Cent  ans. 


CHAPITRE  II 


LE    TITRE    DU    LIVRE 


Le  Livre  des  Trois  Vertus  tire  son  nom  de  la  vision  que 
Christine  est  censée  avoir  des  Vertus  inspiratrices  de  l'ouvrage  : 
Raison,  Droiture  et  Justice  (Livre  I,  §  7).  Chacune  à  son 
tour  dicte  ses  préceptes,  ses  exhortations,  ses  critiques,  de  sorte 
que  l'auteur  n'est  plus  que  leur  porte-parole  ;  et  si  quelque 
remontrance  sévère,  un  reproche  mérité  doit  se  faire  entendre 
à  haute  et  puissante  dame,  la  responsabilité  de  Christine  est 
ainsi  couverte  d'une  manière  ingénieuse  et  délicate  vis-à-vis 
de  ses  protectrices.  Raison,  Droiture,  Justice  ont  le  droit  de 
parler  sans  déguisement,  même  à  «  ceux  des  Lys  »,  tandis 
que  de  la  part  de  damoiselle  Christine,  il  ne  «  convendroit 
ni  n'appartendroit  ». 

Ces  apparitions  d'êtres  surnaturels,  anges  ou  vertus,  ces 
visions,  ces  songes  étaient  un  procédé  dont  on  a  usé  et  abusé 
au  moyen  âge.  Depuis  les  visions  classiques,  celle  de  Platon 
dans  sa  République,  celle  de  Thespeius  dans  Plutarque,  le  songe 
de  Cicéron  ;  les  visions  de  saint  Paul,  de  saint  Augustin,  de 
Grégoire  le  Grand,  de  saint  Grégoire,  etc..  presque  tous  les 
auteurs  ont  eu  leur  songe  ou  leur  vision  :  Bède,  Alcuin, 
Brunet  Latin,  Dante,  Francesco  da  Barberino,  Dino  Compa- 
gni,  Pétrarque,  Boccace,  Chaucer,  Guillaume  de  Lorris  et  Jean 
de  Meun,  Bunyan,  pour  ne  parler  que  des  plus  célèbres. 
Parmi  les  prédécesseurs  ou  successeurs  immédiats  de  Christine, 
ou  parmi  ses  contemporains  que  de  fois  le  procédé  n'a-t-il  pas 
été  repris  !  Les  livres  les  plus  populaires  avaient  été  écrits 
sous  l'empire  d'une  «  avision  »  :  les  trois  songes  de  Guillaume 
de  Deguilleville  dans  ses  Pèlerinages,  celui  d'Honoré  Bonnet, 


8  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

prieur  de  Salon,  le  Son(^e  du  Vergier,  le  Songe  Fer i table,  le  Songe 
du  Vieil  Pèlerin  de  Philippe  de  Mézières  ;  les  Jeux  d'Echecs, 
YArcbilogie  Sophie;  le  Songe  de  Michaiilt,  celui  de  la  Toison 
d'Or,  celui  du  Champion  des  Dames,  etc..  Le  grave  Gerson  ne 
manquera  pas  d'avoir  sa  vision  '  et  Christine  elle-même  n'en 
sera  pas  à  son  coup  d'essai  :  son  Chemin  de  Long  Esinde,  sa 
Miitacion  de  Fortune,  sa  Cité  des  Dames  et  après  le  Livre  des 
Trois  Fertiis,  sa  Fision,  tous  ces  ouvrages  lui  ont  été  obligeam- 
ment dictés  soit  par  la  Svhille,  soit  par  une  ou  plusieurs  \'ertus 
ou  par  «  Dame  Oppinion  ».  Les  apparitions  de  Christine  ont 
quelque  chose  de  plus  séculier  et  de  plus  rationnel  que  celles 
des  autres  écrivains  français  du  moyen  âge  ;  elles  ont  déjà  un 
vague  air  de  déesses  et  font  pressentir  l'essaim  des  divinités 
olympiennes  de  la  Renaissance.  Elles  ont  pris  des  traits  à  la 
Madona  -  de  Francesco  da  Barberino  ou  à  YlntelligoiT^a  '  de 
Dino  Compagni,  et  elles  sont  animées  du  même  souffle. 
Cependant  cette  allégorie  chez  Christine  ne  communique 
aucune  froideur.  Au  contraire,  elle  sait  la  présenter  de  telle 
sorte  que  même  ce  vieux  cliché  prend  de  la  grâce  et  de  la  vie. 
Il  serait  faux  de  croire  que  ces  Visions  qui  foisonnent  dans 
la  littérature  médiévale  ne  soient  qu'un  procédé  pur  et  simple. 
Elles  reflètent  des  phénomènes  psvchologiques  qui,  à  cette 
époque  de  passions  inquiètes  et  de  mysticisme  ardent,  se  sont 
produits  fréquemment.  Les  saints  et  les  saintes,  les  personnes 
de  religion  et  même  celles  du  siècle  entrent  alors  en  commu- 
nion directe  avec  Dieu  :  ce  ne  sont  que  révélations,  apparitions, 
extases,  songes  où  l'âme  se  détache  du  monde  pour  voler  dans 
les  régions  de  l'au  delà,  et  qui,  de  la  vie  réelle,  passent  dans  la 
littérature.  Christine  de  Pisan  a,  de  son  temps,  entendu  rela- 
ter les  visions  merveilleuses   des  saintes  Brigitte    de   Suède, 

1.  Voir  son  Songe  du  Roman  de  lu  Rose.  Bibl.  Nat.,  f.  fr.  1797. 

2.  Dans  Del  Reggiiiieiito  e  dei  Costunii  dette  Donne,  édition  Carlo  Baudi  di 
Vcsme,  Bologna,  1875. 

Voir  aussi  le  savant  ouvrage  de  M.  A.   Thomas  :  Fnincesco  du  Barberino 
et  ta  Lit  ter.  prav.  en  Italie  au  moyen  âge,  Paris,  1883. 

3.  M.  H.  Hauvette  donne  ce  poème  de  r/;;/r///Vé';/:^rt  comme  ^  attribué  »  à 
Dino  Compagni,  La  Littérature  italienne,  p.  74,  Paris,  1910. 


LE    TITRE    DU    LIVRE  ^  9 

Catherine  de  Sienne,  Colette  de  Corbie,  ses  contemporaines, 
et  de  bon  nombre  d'autres  qui,  pour  être  moins  illustres,  n'en 
ont  pas  moins  été  tenues  «  a  grant  reverance  ».  Christine  con- 
naît les  états  d'âme  qui  provoquent  ce  phénomène.  Elle  en 
parle  avec  conviction  dans  son  chapitre  sur  la  «  vie  contem- 
plative '  »  et  elle  fait  même  allusion  (§  56)  à  l'une  de  ces 
femmes  «  de  vie  très  esleue  et  singulière  en  devocion  et 
discipline  de  vivre  »  dont  elle  a  raconté  les  vertus  plus  longue- 
ment dans  son  Livre  des  faits  et  bonnes  meurs  du  bon  roy  Charles  -. 

«  Et  en  tel  estât  est  le  partait  contemplatif  souventeffovs  telle- 
ment ravis  qu'il  samble  qu'il  ne  soit  mie  en  soy  mesmes.  Et  la  con- 
solation et  doulce  joye  qu'il  sent  adont  ne  pourroit  estrc  racontée 
ne  nulle  autre  joye  mondaine  ne  pourroit  estrea  celle  comparée, 
car  il  sent  ja  et  gouste  des  gloires  et  joyes  de  paradis  en  esperit, 
c'est  assavoir,  il  voit  Dieu  en  esperit  par  contemplacion.  » 

Et  elle  ajoute  plus  loin  avec  une  candeur  touchante  : 

«  Et  que  ceste  vie  soit  sur  toutes  autres  aggreable  a  Dieu  est 
apparu  maintes  fovs  au  monde  visiblement,  sv  que  il  est  escript  de 
plusieurs  sains  et  sainctes  contemplatifs  qui  ont  esté  veus,  quant  ils 
estoient  en  leur  contemplacion,  eslevez  de  seure  terre  très  hault 
par  miracle  de  Dieu,  si  que  il  semblast  que  le  corps  voulsist  sicuvir 
a  pensée  qui  montée  cstoit  ou  ciel  »  (57). 


1.  Chap.  vu  du  livre  I,  5   )2  à  58. 

2.  Charles  V  fit  mander  à  Paris  «  par  grant  prière  »  dans  le  but  de  con- 
templer sa  sainteté,  mais  aussi  de  s'en  servir  comme  d'une  intermédiaire 
utile  entre  lui  et  Dieu,  une  certaine  Guillemette  de  La  Rochelle.  Elle  était  si 
avancée  dans  la  vie  contemplative  qu'elle  avait  obtenu  le  don  u  de  moult 
belles  revelacions  de  Xostre  Seigneur  ».  Elle  accomplit,  à  cause  de  sa 
grande  piété  différents  miracles  à  Paris  «  en  tant  que  j'ay  certainement  oy 
recorder  a  gens  dignes  de  fo\',  on  l'a  veiie  en  sa  contemplacion  soulevée  de 
terre  en  l'air  plus  de  deux  pie:^.  »  Livre  des  Fais  et  bonnes  meurs  du  bon  roy 
Charles,  édit.  Buchon,  chap.  xxn,  livre  III. 

C'est  peut-être  la  grande  réputation  de  cette  dame  Guillemette  et  de 
l'honneur  qu'on  lui  fit  à  la  cour  qui  a  suscité  à  la  Rochelle  cette  visionnaire 
Catherine,  l'une  des  ouailles  du  frère  Richart  et  qui  tâcha  de  se  faire  passer 
pour  l'émule  de  Jeanne  d'Arc.  «  C'est  toute  folie  que  de  Catherine  »,  disait 
la  vraie  inspirée  avec  un  sage  mépris. 


10  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

Aussi,  quelques  années  plus  tard,  les  visions  et  la  mission 
de  leanne  d'Arc  devaient-elles  rencontrer  chez  Christine, 
réfugiée  dans  son  cloitre,  et  chez  Gerson  ',  finissant  ses  jours  à 
Lyon,  ainsi  que  chez  presque  tout  le  peuple  français,  une  foi 
prompte  et  enthousiaste.  «  Des  faits  si  nombreux,  si  sem- 
blables et  si  autorisés  »,  dit  à  propos  de  ces  visions  le  dernier 
historien  de  Jeanne  d'Arc  dans  son  beau  livre  sur  l'héroïne  et 
la  sainte,  «  ne  peuvent  être  écartés  de  l'histoire  »  -. 

Ils  ne  sauraient  l'être  non  plus  de  la  littérature,  et  les  écri- 
vains de  la  fin  du  xiv-'  et  du  commencement  du  xv^  siècle  qui 
ont  présenté  leurs  œuvres  dans  le  ravissement  d'un  Songe  ou 
sous  l'inspiration  d'une  Avision  usaient  d'un  artifice  logique  en 
leur  temps  et  acceptable  dans  l'esprit  de  leurs  lecteurs  K 

C'est  dans  la  Cité  des  Dames  (Ms.  1177,  Bibl.  Nat.,  f.  fr., 
fol.  2)  que  Christine  raconte  comment  les  trois  Vertus  lui 
apparaissent  : 

«  En  telle  dolente  pensée  ensi  que  j'estoie,la  teste  baissée  comme 
personne  honteuse,  les  veulx  plains  de  larmes,  tenant  ma  main 
soubz  ma  joue,  acoutee  sus  le  pommel  de  ma  chavere,  soudaine- 
ment, sus  mon  geron,  vv  descendre  un  rav  de  lumière,  si  comme 
se  le  soleil  feust  ■*.  » 

Elle  voit  les  trois  .dames  de  Vertu  «  desquelles  la  resplen- 
deur de  leurs  chieres  faces  enluminoit  moy  meismes  et  toute 
la  place  ».  Elles  la  consolent  et  lui  prouvent  que  tous  ces 
«  mesdis  »  ne  sont  que  «  trufi'es  »  et  mensonges  et  que,  tout 

1.  C'est  en  faveur  de  Jeanne  d'Arc  que  Gerson  écrivit  en  1429  son  traité 
Des  vraies  et  des  fausses  Visions. 

2.  Jeanne  d'Arc,  par  M.  Gabriel  Hanotaux,  p.  140  et  141,  Paris  191 1. 

3.  «  Ces  phénomènes  ps\xhologiques  apparaissent  avec  une  fréquence 
et  une  efficacité  incontestables,  non  pas  chez  des  esprits  faibles  ou  dévoyés, 
mais  chez  des  natures  vigoureuses,  entières,  agissantes,  chez  des  âmes  mai- 
tresses.  »  Ibid.,  p.  141. 

4.  Christine  nous  raconte  qu'elle  venait  d'achever  les  turpitudes  du 
Livre  de  MattbeoJiis,  et  méditait  pourquoy  «  les  dits  des  clers,  des  philo- 
zophes  venaient  a  une  mesme  conclusion,  determinans  les  meurs  des 
femmes  enclins  et  plains  de  tous  vices  »,  lorsque  les  Vertus  vinrent  à  elle 
pour  l'éclairer  et  la  consoler. 


LE   TITRE    DU    LIVRE  I  I 

comme  l'homme,  la  femme  est  un  mélange  de  bien  et  Je  mal, 
où  néanmoins  le  bien  l'emporte. 

Christine  écrit  donc  sous  leur  dictée  et  pour  l'édification  et 
la  réhabilitation  de  la  femme  la  Cite  des  Dames  qu'elle  peuple 
de  femmes  vertueuses  ou  célèbres  par  leur  esprit,  les  unes 
tirées  de  l'antiquité,  les  autres  choisies  en  Italie  ou  en  France 
et  souvent  parmi  ses  contemporaines. 

«  Comme  je  me  reposais  »,  dit-elle,  «  de  ce  long  labeur,  se 
aparurent  a  moy  de  rechief,  les  dessus  dictes  trois  glorieuses  ». 
Elles  lui  ordonnent  de  se  mettre  à  l'œuvre  sans  délai  :  «  Com- 
ment, fille  d'estude,  as  tu  ja  remis  et  hchié  en  mue  l'oustil  de 
ton  entendement  ?  »  (8).  Maintenant  qu'est  bâtie  la  Cité  pour 
les  dames  vertueuses  et  honorées,  il  fliut  leur  montrer  les 
moyens  d'y  entrer,  et  même  «  happer  les  rebelles  »  :  et  voilà 
le  sujet  du  Livre  des  Trois  Vertus. 

D'ailleurs  les  Vertus  étaient  à  l'ordre  du  jour.  En  1403,  alors 
que  la  Cité  était  commencée,  Jean  de  Courtecuisse  n'avait-il 
pas  dédié  à  Jean  duc  de  Berry  le  Livre  des  Quatre  Vertus?  Cet 
ouvrage  était  supposé  être  une  traduction  française,  avec 
glose,  d'un  traité  faussement  attribué  à  Sénèque  ',  et  que 
Christine  elle-même  allait  bientôt  traduire  et  gloser,  et  publier 
sous  le  titre  de  Livre  de  Prudence. 


I .  Voirce  que  dit  du  Livre da  Quatre  t'erlus^A.  Arthur  Piaget,  Seniioiiiniires 
et  Traducteurs,  p.  266,  dans  Hist.  de  la  Lauij^ue  et  de  la  Lit  t.  fr.,  de  Petit  de 
Julleville,  t.  II  :  «  Pour  le  même  prince  (c'est-à-dire  Jean  de  Berr\-)  Jean  de 
Courtecuisse  traduisit  en  1403  «  le  livre  de  Sénèque  des  Quatre  Vertus 
cardinaulx  »,  c'est-à-dire  le  De  quatuor  Virtutibus,  qui  n'est  qu'un  remanie- 
ment de  la  première  partie  du  Liber  de  copia  verhoruiii,  œuvre  d'un  faussaire 
du  III"  ou  ive  siècle,  que  Martin  de  Braga  s'appropria  plus  tard  sous  le  titre 
de  Libellus  de  formula  de  bonesta'  vitiP  ». 

On  attribue  généralement  au  seul  Jean  de  Courtecuisse  la  iraduaion  du 
Livre  des  Quatre  Vertus  offerte  au  duc  de  Berry.  Cependant  le  hasard  m'a 
fait  découvrir  un  manuscrit  de  la  Bibliothèque  Nationale,  le  n"  1091,  fonds 
franc.,  catalogué  comme  le  Livre  de  Prudeuce  de  Christine  de  Pisan,  mais 
qui  en  réalité  contient  le  Livre  de  Prudence  de  niaistre  Laurens  de  Premier- 
fait  et  entrepris  sur  l'ordre  du  duc  Jean  de  Berry,  ainsi  que  l'affirme  le 
Prologue.  Il  est  étrange  que  le  duc  de  Berry  ait  voulu  avoir  deux  traductions 
du  même  traité  latin,  faites  par  deux  clercs  différents. 

D'ailleurs  ce  Livre  de  Prudeuce  ou  des  Quatre  Vertus  cardinaulx  de  maître 


12  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

Quant  au  sous-titre  Le  Trésor  de  la  Cité  des  Dames,  qui  a 
prêté  à  tant  de  confusions  à  cause  de  son  analogie  avec  la 
Cité  des  Dames,  il  témoigne  de  la  sagacité  qui  guidait  Christine 
dans  le  choix  de  ses  titres  de  livres.  Il  est  probable  que  la  Cité 
des  Dames  fui  édifiée,  ou  plutôt  ainsi  dénommée,  à  cause  de  la 
recrudescence  de  popularité  qu'obtenait  la  Cité  de  Dieu  de  saint 
Augustin  depuis  la  traduction  en  français  qu'en  avait  faite 
Raoul  de  Presles,  sur  les  ordres  du  roi  Charles  Y,  traduction 
achevée  en  1382  '. 

Les  Trésors  abondent  dans  les  littératures  antique  et  médié- 
vale. Les  encyclopédies  de  toutes  sortes  portent  ce  nom  quand 
elles  ne  sont  ni  «  bibles  »,  ni  «  miroirs  »,  ni  «  sommes  ».  On 
connaissait  le  Trésor  des  Ysloires,  le  Trésor  de  Sapience-,  le 
Trésor  de  Pierre  de  Corbiac.  Mais  surtout  Brunet  Latin  avait 
remis  ce  titre  à  la  mode  avec  son  Tesoro  et  son  Tcsoretto 
dont  le  premier,  écrit  par  ce  maître  italien  «  en  françois  pour 
ce  que  c'est  parleure  plus  delitable  »,  avait  eu  une  grande  vogue 
et  ne  l'avait  pas  encore  perdue  au  moment  où  Christine  compo- 
sait son  Trésor  de  la  Cité  des  Daines  \  Et  encore,  n'eût-elle  eu 
aucun  exemple  de  livres  fameux  portant  ce  nom,  il  eût  été 
naturel  que  Christine  appelât  Trésor,  la  somme  des  maximes, 
préceptes,  enseignements  qu'elle  avait  devises  pour  former  des 
dames  dignes  d'entrer  dans  sa  Cité  d'honneur. 

Laurent  n'occupe  que  1 5  pages  et  il  est  suivi  immédiatement  du  Livre  des 
'Irais  Vertus. 

La  version  glosée  qu'a  donnée  Christine  du  De  quatuor  Virtutihus  est 
différente  de  celle  de  Jean  Courtecuisse  et  de  celle  de  Laurent  de  Preniier- 
iait. 

1 .  M.  le  comte  de  Laborde,  dans  son  superbe  ouvrage  Les  Manuscrits  et 
Peintures  de  la  Cité  de  Dieu  (4  vol.  in-fo,  Paris,  1909),  écrit  que  l'œuvre  de 
-saint  Augustin  jouissait  d'une  telle  popularité  que  les  manuscrits  s'en 
multiplièrent  à  l'infini  à  la  fin  du  xiye  siècle  et  dans  tout  le  cours  du 
xve  siècle  (p.  69,  t.  I)  et  que  ces  nombreuses  copies  en  furent  faites 
surtout  entre  1373  et  1410  (I,  p.  173)  ;  et  enfin,  que  pour  Paris  et  ses 
environs,  on  en  connaît  pour  cette  époque  plus  de  50  manuscrits. 

2.  Voir  un  article  de  M.  Paul  Mever  sur  les  Compilations  historiques. 
Roman.,  XIV,  p.  61. 

3.  Jean  Gerson  nous  a  laissé  un  petit  traité  de  morale  en  français  qu'il 
■a  intitulé  lui  aussi  Trésor  de  Sapience.  Bibl.  Xat.,  f.  fr.  ms.  1541,  Nouv.  Acq. 


CHAPITRE  III 

DATE    DE    LA    COMPOSITION'    DE    l'oUVRAGE 

L'idée  génératrice  du  Livre  des  Trois  Vertus  c'est  l'honneur 
féminin,  le  culte  de  cette  renommée  «  de  moult  petit  hurt 
froissié  et  tachée  »  et  la  revendication  du  droit  de  la  femme 
vertueuse  au  respect  de  l'homme.  La  femme,  dénigrée  par 
l'homme,  est  un  thème  aussi  vieux  que  le  monde.  «Il  était 
déjà  né  ;),  dit  l'auteur  des  Légendes  Epiques,  ci  l'époque  patriar- 
cale, «  aux  temps  de  Seth  et  de  Japhet.  Les  plus  anciens  ves- 
tiges de  littérature  qui  nous  soient  parvenus  des  hommes 
quasi-préhistoriques,  des  textes  exhumés  des  nécropoles  mem- 
phitiques,  sont  précisément  des  contes  durs  aux  femmes  '.  » 
«  Dire  du  bien  et  surtout  dire  du  mal  des  femmes  a  été  pour 
le  moven  âge  ou  l'antiquité  un  des  lieux  communs  de  la 
littérature  »,  nous  affirme,  de  son  côté,  le  savant  M.  Paul 
Mever  -.  Si,  dès  Torigine,  les  femmes  s'étaient  adonnées  à 
«  clergie  »  et  eussent  manié  le  stylet  au  lieu  du  tuseau,  ce 
serait  l'homme  hélas  !  qui  eût  été  la  créature  vilipendée  et 
diffamée.  Christine  de  Pisan  était  trop  intelligente  et  trop 
lettrée  pour  prendre  à  cœur  toutes  ces  calomnies  tradition- 
nelles :  «  Xe  sçés  tu,  dit-elle,  que  les  très  meilleurs  choses 
sont  les  plus  debatues  et  plus  arguées  '  ?  » 

Mais  il  V  eut  autour  dé  l'an  1400  comme  une  recrudescence 

1.  Les  Fnhlitiii.w  par  M.  J.  Bcdier  dans  Hiit.  Je  la  Ltvi^iic  et  de  la  Litl. 
Jraiiç.  de  Petit  de  Julleville,  t.  II,  p.  89. 

2.  Rowania,  VI,  p.  499.  Voir  aussi  les  articles  du  même  auteur  sur  ia 
Lillêratiire  pour  et  contre  les  Feiiiines,  dAns  ]ii  Koiiiaiiia,  VI,  499-500:  XVI, 
5  15-3 31  ;  XXXVI.  i-ii  ;  et  Koviania,  XVI,  p.  389,  un  Seniion  sur  l'amour,. 
publié  par  M.  I-!;  Picot. 

3.  La  Cite  lies  Dames,  fol.  2    Bitil.Xat.,  t".  IV.  ms.  1177. 


14  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

du  mal  chronique  et  Christine  pensa  que  cehi  devenait  mono- 
tone et  tournait  au  mauvais  goût  :  d'où  sa  part  dans  la 
fameuse  querelle  des  Epistrcs  sur  le  RoDinii  de  la  Rose  où  elle 
combattit  aux  côtés  de  l'illustre  Gerson,  contres  les  doctes  et 
quelque  peu  rudes  humanistes^  Pierre  de  Montreuil,  Gontier  et 
Pierre  Col. 

M.  Arthur  Piaget  '  a  établi  que  ce  Débat  s'est  terminé 
en  1402  et  non  en  1407,  comme  on  l'avait  cru  d'après  une 
date  écrite  dans  l'un  des  manuscrits  (Ms.  835,  f.  fr.,  Bibl.  Nat.). 
Si  le  débat  devint  injurieux  par  la  suite,  ce  ne  fut  pas  la  fiiute 
de  Christine  qui  l'avait  rêvé  «  gracieux  et  non  hayneux  ».  Mais 
il  est  certain  que  pour  entrer  en  lice  avec  des  adversaires  si 
renommés,  elle  s'était  soigneusement  préparée  et  avait  amassé 
une  ample  provision  d'arguments.  Avant  une  fois  pris  les 
armes  au  sujet  d'une  matière  aussi  passionnante  que  la  défense 
de  l'honneur  de  son  sexe,  Christine  ne  pouvait  s'en  tenir  à 
cette  petite  escarmouche.  La  Cité  des  Dames  et  le  Trésor  sont 
la  conséquence  naturelle  et  directe  de  ce  Débat  sur  le  Roman  de 
la  Rose  :  c'est  le  prolongement  et  l'élargissement  de  la  ques- 
tion. 

Nous  savons  du  propre  aveu  de  Christine  -  «  qu'elle  pré- 
senta par  bonne  estreine  le  premier  jour  de  janvier,  que  nous 
disons  le  jour  de  l'an,  cest  an  de  grâce  1403  »  (c.-à.-d.  1404 
nouveau  style)  à  Philippe  de  Bourgogne,  sa  Mntacion  de 
Fortune'.  Puis,  elle  fut  informée  par  la  bouche  de  Montber- 
taut,  trésorier  dudit  seigneur,  «  que  il  lui  plairoit  que  elle 
compilât  un  traictié  touchant  certaine  matière...  »  Enfin,  elle 
se  rend  au  Louvre  où  le  duc  de  Bourgogne  la  reçoit  très  gra- 
cieusement et  l'invite   à  composer  l'histoire  de  son  frère,   le 

1.  Chronologie  des  Epities  sur  le  Roman  de  la  Rose,  p.  115-121,  dans  les 
Etudes  Romanes  dédiées  à  Gaston  Paris.,  Paris,  1891. 

2.  Le  Livre  des  Fais  et  bonnes  Meurs  du  hou  roy  Qmrles,  chap.  i,  livre  I. 
Désormais,  je  désignerai  cette  œuvre  par  l'abréviation  Charles  V. 

3.  Cet  ouvrage  avait  été  terminé  le  18  novembre  1403,  selon  une  note 
de  Christine  qu'elle  place  vers  la  fin  et  dans  laquelle  elle  s'excuse  de  l'avoir 
achevé  en  prose  à  cause  de  la  fièvre  qui  l'avait  prise  et  qui  la  laissait  souf- 
frante. 


DATE    DE    LA    COMPOSITION'    DE    L  OUVRAGE  I5 

sage  roi  Charles  \\  Elle  se  met  aussitôt  à  l'œuvre,  poussée 
d'un  côté  par  le  désir  de  plaire  à  son  puissant  protecteur,  mais 
heureuse  aussi  de  payer  sa  dette  de  reconnaissance  à  ce  bon 
roi,  «  ameur  de  sapience  et  de  toute  vertu  »,  qui  avait  su  tant 
apprécier  son  bon  père  Thomas  et  lui  avait  tait  à  elle,  enfant, 
une  jeunesse  si  douce  et  si  brillante  '.  Le  28  avril  1404,  c'est- 
à-dire  quatre  mois  plus  tard,  la  première  partie  de  ce  livre  était 
«  parachevée  ».  En  ce  court  espace  de  temps,  elle  avait  tait  ses 
recherches,  «  tant  par  croniques  comme  par  pluseurs  gens 
notables  encor  vivans  »,  interrogé  les  anciens  serviteurs  et 
familiers,  tous  ceux  qui  avaient  approché  de  la  personne 
ro3'ale.  Elle  avait  rassemblé  ses  notes,  classé  ses  matériaux, 
dressé  son  plan  et  rédigé  la  première  des  trois  parties  qui  com- 
posent l'ouvrage,  quand  la  nouvelle  de  la  mort  du  duc  Plii- 
lippe  parvint  à  Paris  et  jeta  la  cour  et  le  peuple  dans  la  cons- 
ternation et  le  deuil. 

Christine  ne  dut  pas  cependant  abandonner  son  œuvre, 
prise  qu'elle  était  par  un  sujet  doublement  attachant,  et  en 
novembre  1404,  elle  l'achevait.  Cette  tin  d'année  put  être  con- 
sacrée à  mettre  la  dernière  main  à  la  Cité  des  Dames',  proba- 
blement sur  le  métier  dès  le  temps  de  la  Oiierelle  sur  le  Roman 
de  la  Rose,  et  ensuite,  sans  relâche,  puisqu'elle  se  sent  «  lassée  de 
la  longue  escripture  »,  Christine  se  mit  à  la  partie  théorique  de 
la  Cité,  c'est-à-dire,  son  Trésor  ou  Livre  des  Trois  Vertus.  Avec 
sa  facilité,  sa  rapidité  de  production  '  il  n'y  a  rien  de  surpre- 
nant que  ces  deux  nouveaux  ouvrages  aient  vu  le  jour  entre 
le  mois  de  novembre   1404  et  le  mois  de   juillet    1405.  Et 


1.  (I  Hn  ma  jeunesse  et  enfance,  avec  mes  parens.  je  leusse  nourrie  de 
son  pain  ».  Charles  F,  ch.  Lxxi,  livre  III. 

2.  Christine  avait  déjà  dû  mettre  à  profit  le  temps  qui  s'était  écoulé  entre 
l'achèvement  de  la  Miitacion,  18  novembre  1405  et  le  commencement  de 
son  Charles  F,  janvier  1404. 

3.  «  Depuis  l'an  1589  que  je  commençav  jusques  a  cestui  CCCC  et  cinq, 
ouquel  encore  je  ne  cesse  de  compiler,  en  ce  tandis  XV  volumes  prmci- 
paulx,  sanz  les  autres  particuliers  petitz  dictiez,  lesquels  tous  ensamble 
contiennent  environ  LXX  quavers  de  grant  volume.  »  Vision,  toi.  62  r", 
Bibl.  Xat.,  1".  IV.  11 76. 


lé  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

non  seulement  cette  date  de  1405  est  plausible,  mais,  d'après 
quelques  faits  historiques,  des  allusions  à  des  événements  du 
jour,  d'autres  raisons  internes,  elle  semble  certaine. 

Avant  de  chercher  à  situer  dans  le  temps  avec  précision  le 
Trésor  de  la  Cité  des  Dames,  tâchons  d'abord  de  fixer  la  date 
de  la  Cité,  qui  l'a  immédiatement  précédé,  comme  le  déclare 
Christine  au  commencement  du  Trésur  :  «  nostre  dit  euvre, 
précédant  ceste,  de  la  Cité  des  Dames'....  »  Parmi  les  nobles 
dames  à  qui  Christine  fait  l'honneur  d'introduire  dans  sa  Cité, 
il  en  est  quelques-unes  qui  nous  fournissent  des  indications 
précieuses  pour  l'établissement  de  la  date  à  laquelle  fut  com- 
posé cet  ouvrage.  Au  folio  68  r",  elle  y  introduit  a  ceste  noble 
duchesse  de  Hollande  et  contesse  de  Haynaut,  fille  du  dessus- 
dit feu  Philippe  de  Bourgogne  et  suer  de  cellui  qui  a  présent 
est...  ;;  Philippe  de  Bourgongne  étant  mort  le  27  avril  1404  et 
sa  fille  la  comtesse  de  Hainaut  ^  n'étant  devenue  duchesse  de 
Hollande  que  le  13  décembre  1404,  jour  de  la  mort  de  son 
beau-père  Albert  de  Hollande,  nous  obtenons  ainsi  deux  dates 
approximatives  entre  lesquelles  la  Cité  fut  achevée.  D'autres 
événements  auxquels  il  est  fiiit  allusion,  tels  que  le  mariage  de 
la  comtesse  de  Clermont,  Marie  de  Berry,  qui  eut  lieu  le 
27  mai  1400,  celui  d'Anne  de  Bourbon,  qui  fut  célébré  le 
20  octobre  1402,  nous  rejetteraient  trop  loin  dans  le  passé. 
La  mort  de  la  duchesse  d'Anjou,  arrivée  le  12  novembre  1404  ', 
celle  de  la  comtesse  de  Saint-Pol,  fille  du  duc  de  Bar,  sur\'enue 
en  octobre  1404,  ne  nous  aident  pas  à  serrer  d'assez  près  la 
date  de  la  Cité.  Mais  cette  même  Anne  de  Bourbon  va  nous 


1.  Chapitre  i,  livre  I,  §  10,  du  Livre  des  Trois  Vertus. 

2.  Marguerite,  fille  de  Philippe  de  Bourgogne,  était  devenue  en  1585,  par 
son  mariage  avec  Guillaume  de  Hainaut,  comtesse  de  cette  province.  Son 
mari  ne  put  hériter  du  titre  de  duc  de  Hollande  qu'à  la  mort  de  son 
père  Albert.  Il  devint  alors  Guillaume  IV  duc  de  Hollande  le  1 3  décembre 
1404. 

3.  Juvénal  des  Ursins  dans  son  Histoire  de  CJkirles  VI  dit  simplement 
qu'elle  mourut  en  novembre  1404. 

Le  P.  Anselme  dans  ses  Généalogies  (t.  II,  article  Anjou)  la  fait  mourir 
le  12  novembre  et  VArt  de  vérifier  les  dates,  le  7  du  même  mois. 


DATE    DE    LA    COMPOSITION    DE    L  OUVRAGE  I7 

donner  un  point  de  repère  satistaisant.  «  Autresy  celle  que  tu 
aimes,  amie,  fille  jadiz  du  conte  de  la  xMarche  et  suer  de  cellui 
du  présent,  qui  est  mariée  au  frère  de  la  royne  de  France, 
Loys  de  Bavière  »  '  :  c'est  ainsi,  par  ces  gracieuses  paroles,  que 
Christine  ouvre  les  portes  de  sa  Cité  à  Anne  de  Bourbon, 
«  qui  est  mariée  »  à  Louis  de  Bavière,  dit  le  Barbu.  Tout 
indique  dans  cette  phrase  que  cette  princesse  était  vivante  au 
moment  où  Christine  parlait  d'elle.  Or,  d'après  le  Père 
Anselme  (maison  Bourbon-La  Marche,  tome  III  de  ses  Généa- 
logies), «  elle  mourut  en  1404  en  travail  d'enfant,  à  Paris,  et 
y  est  enterrée  en  l'église  des  Jacobins.  » 

D'autre  part  elle  était  encore  en  vie  le  5  février  1404  (nou- 
veau style  1405)  car,  si  elle  eût  été  morte,  on  en  trouverait  un 
indice  dans  la  formule  de  rédaction  d'un  acte  public  daté  de  ce 
jour,  et  issu  du  Conseil  du  roi:  «  Lettre  de  Charles  VI  dans 
laquelle  il  engage  une  partie  des  joyaux  de  la  couronne  pour 
procurer  la  somme  de  120.000  francs  qu'il  avoit  promise  à 
son  beau-frère  Louis  de  Bavière,  à  l'occasion  du  mariage  de 
ce  prince  avec  Anne  de  Bourbon,  contesse  de  Montpensier-.  » 
Cette  somme,  promise  dans  le  contrat  de  mariage  le  2  oc- 
tobre 1402,  n'avait  pas  encore  été  pavée.  Anne  de  Bourbon 
mourut  donc  entre  le  5  février  1405  et  Pâques  qui  tombait 
cette  année  le  14  avril.  D'où  il  suit  que  la  Cité  des  Dai)ies  a  été 
achevée  avant  avril  1405  et  que,  par  conséquent,  le  Trésor, 
vers  cette  même  époque,  occupait  l'attention  de  Christine  de 
Pisan.  La  fin  de  cette  année  voyant  éclore  la  Vision,  il  faut 
donc  que  notre  œuvre  ait  été  composée  au  printemps  et  dans, 
l'été  de  1405.  Pour  des  raisons  que  nous  allons  déduire  de  l'ou- 
vrage même,  il  nous  semble  pouvoir  assigner  le  mois  de  juillet 
comme  limite  du  temps  qui  a  été  consacré  au  Livre  des  Trois: 
Vertus. 

Etant  donnés  les  rapports  entre  Christine  et  la  cour  de  France, 
et  surtout  celle  de  Bourgogne,  il  était  tout  indiqué  de  dédier  le 

1.  Cité,  M.  68. 

2.  Lettre  citée  par  L.  Jarrv  dans  La  Vie  politique  de  Louis,  duc  d'Orléans,. 
p.  318.  Paris,  1889. 

2 


l8  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

Trésor  à  la  jeune  dauphine.  En  effet,  Marguerite  de  Bourgogne, 
fille  de  Jean  de  Nevers,  plus  tard  duc  de  Bourgogne,  avait 
épousé  le  30  août  1404,  au  Louvre,  le  dauphin  Louis  de 
Guyenne,  troisième  fils  de  Charles  VI  et  d'Isabeau,  et  le 
mariage  avait  été  béni  en  grande  solennité  le  6  septembre  sui- 
vant à  Notre-Dame.  La  dédicace  porte  ces  mots  : 

«  A  très  haulte,  puissante  et  redoubtce  princesse,  ma  dame 
Margarite  de  Bourgongne,  espouse  de  très  excellent  prince  Lovs, 
duc  de  Guyenne,  attendant  la  couronne,  aisné  fils  de  Charles » 

Or,  le  dauphin  Louis,  malgré  son  jeune  âge  (il  était  né 
le  22  janvier  1397),  fut  nommé  régent  pendant  une  des 
convalescences  du  pauvre  roi,  son  père,  et,  dit  Juvénal  des 
Ursins  à  l'année  1405, 

((  pour  ce  que  on  voyait  évidemment  que  tous  ces  brouillis  ne 
venoient  que  pour  avoir  le  gouvernement,  il  fut  ordonné  et  conclu 
le  septiesme  jour  de  novembre  que  monseigneur  le  dauphin  auroit 
le  gouvernement.  » 

Les  historiens  et  chroniqueurs  assignent  généralement  à 
cette  nomination  une  date  plus  tardive,  presque  tou- 
jours 1409'.  Il  est  vrai  qu'elle  fut  souvent  considérée  comme 
non  avenue,  puis  renouvelée,  suivant  les  fluctuations  de  la 
politique  ou  les  vicissitudes  de  la  santé  du  roi  Charles  VI. 
Cependant,  un  autre  témoignage  vient  appuyer  l'assertion 
de  Juvénal  des  Ursins,  qui  est  d'ailleurs  l'historien  le  mieux 
autorisé  de  Charles  VI.  Nicolas  de  Baye,  greffier  au  Parle- 
ment de  Paris,  rapporte  que  le  lundi  20  décembre  1406, 

('  après  la  cause  de  Hutin  de  Clamas  dessus  dicte  plaidoyee,  s'est 
levée  la  Court  et  en  est  alee  en  la  sale  de  saint  Loiz  derieres  la 
Tournelle  criminelle,  ou  estoient  assamblez  mon  seigneur  le 
Dauphin,  lequel  en  l'aage  de  X  ans,  ou  environ,  avoii  tenu    le   lieu 


I .  Le  Recueil  des  Onhnnances  des  Rois  de  France  n'enregistre  cette  régence 
qu'en  1409.  «  Ordonnance  qui  décide  que  Louis  dauphin  gouverncrcit  le 
Roj'aume  »,  51  décembre  1409,  t.  XII,  227  et  229. 


DATE  DE  LA  COMPOSITION  DE  L  OUVRAGE        I9 

du  Rov  au  Conseil  du  Roy,  ou  estoient  assemblez  les  Roy  de  Sicile, 
duc  de  Berry,  duc  de  Bourgogne,  conte  de  Nevers  et  les  prelas  de 
France,  l'Université  de  Paris  et  pluseurs  autres  barons  et  clers  et 
gens  d'église,  sur  ce  que  devoit  proposer  le  procureur  du  Rov  sur 
le  fait  de  l'Eglise  et  du  pape  Benedic  '.  » 

Il  est  inutile  de  dire  que  Christine,  si  scrupuleuse  en  ma- 
tière d'étiquette,  n'eût  point  failli  à  donner  au  dauphin  son 
nouveau  titre  s'il  y  eût  eu  droit  lorsqu'elle  écrivait  sa  dédi- 
cace. On  peut  donc  affirmer  que  le  Livre  des  Trois  Ferlus 
fut  achevé  avant  le  7  novembre  1405.  Selon  toute  apparence, 
il  le  fut  déjà  dès  le  mois  de  juillet. 

Tous  les  chroniqueurs,  les  pamphlétaires  de  ce  temps,  le 
Religieux  de  Saint-Denis,  Juvénal  des  Ursins,  Guillaume  Cou- 
sinot,  l'auteur  anonyme  du  Soii^e  Vérilable,  celui  du  Paslo- 
raJet^,  qu'ils  soient  du  parti  de  Bourgogne  ou  d'Orléans, 
s'accordent  à  dire  que  les  rumeurs  qui  jusque-là  avaient 
couru  secrètement  sur  le  compte  de  la  reine  et  de  la  cour,  se 
déchaînèrent  alors  en  accusations  à  peine  voilées  dans  le  cou- 
rant de  l'année  1405.  Elles  devinrent  âpres  et  violentes  dès  le 
mois  de  juillet. 

«  Et  si  disoit  on  beaucoup  de  choses  publiquement  qui 
estoient  bien  ordes  et  deshonnestes  '  »,  écrit  Juvénal  des  Ursins. 
Pour  qui  connaît  sa  retenue  habituelle,  cette  phrase  implique 
bien  du  scandale.  Et  au  mois  de  juillet,  le  19,  en  racontant 
la  visite  du  duc  d'Orléans  et  de  la  reine  à  l'abbaye  de  Poissy  où 
vivait  Marie ■+  la  quatrième  fille  d'Isabeau  :  «  Et  y  eut,  comme  on 

1.  Journal  de  Nicolas  de  Baxc  (1400-1417).  Edit.  par  A.  Tiictcn-,  Paris, 
1S85. 

2.  Monstrelet,  franchement  Bourguignon,  ne  dit  rien  des  médisances  qui 
•courent  sur  le  compte  d'Isabeau,  mais,  en  rapportant  le  discours  de  Jean 
■de  Bourgogne  au  roi  en  1405  (août),  parle  du  complet  dénuement  dan> 
lequel  on  laisse  Charles  VI.  Chroniques. 

5.  Histoire  de  Charles  VI,  année  1405. 

4.  Marie,  née  le  22  août  1595,  vouée  à  Dieu  pour  délivrer  de  la  folie 
le  roi,  son  père,  fut  confiée  aux  dames  de  Poiss\'  en  1 397,  et,  fidèle 
au  vœu  que  ses  parents  avaient  fait  à  Dieu,  ne  voulut  jamais  sortir  de  son 
iihbaye  pour  se  marier,  comme  le  désiraient  sa  mère  et  le  duc  d'Orléans. 
Elle  mourut  en  I4  3>S  après  une  vie  de  piété  et  de  recueillement. 


20  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

dit,  plusieurs  choses  non  honnestes  faites  en  ladite  abbaye,  et,, 
quoi  qu'il  en  feust,  renommée  en  estoit'.  »  Plus  loin,  il  rap- 
porte des  mêmes  personnages,  à  la  même  année  :  «  et  assez 
haultement  par  les  rues  on  les  maudissoit,  et  en  disoit  on  plu- 
seurs  paroles.  »  Le  Religieux  de  Saint-Denis  qui  jusqu'alors 
avait  été  favorable  à  la  reine  confirme  les  soupçons  par  ses 
réticences.  L'auteur  du  Songe  Véritable^  qui  écrivait  en  1406, 
dit  M.  Moranvillé,  son  poème  satirique,  est  plus  hardi  et 
énonce  nettement  l'accusation  : 

1727  «  Puis  je  la  mis  sv  en  l'avance  (c'est  la  Fortune  qui  parle} 
Qiie  je  la  fis  Rovne  de  France  ; 
Et  en  son  jardin  j'av  planté 
De  tous  mes  biens  a  grant  plenté, 
Et  ly  fais  hoii  rciioin  avoir. 
Mais  pour  ce  que  mist  mon  avoir 
En  maies  eures  elle  tourna 
Sv  que  eu  moins  li'iiiic  année 
Fil  Roxue  mal  clamée 
Et  le  sera  d'or  en  avant  » 

Il  n'y  avait  nulle  raison  autre  que  le  souci  de  la  vérité  pour 
que  le  pamphlétaire  précisât  avec  une  exactitude  si  rigoureuse 
le  moment  où  la  reine  cessa  de  jouir  de  l'estime  publique. 

Ajoutons  à  ces  témoignages  quelques  faits  historiques  qui' 
ont  à  juste  titre  déchaîné  Topinion  générale  et  ont  dû  anéantir 
les  dernières  résistances  des  cœurs  purs  qui,  comme  Christine, 
se  refusaient  à  croire  au  mal. 

Le  5  juillet  1405,  la  reine  et  le  duc  d'Orléans  vont  à  Saint- 
Germain-en-Laye  et  y  passent  quelques  jours  \  Le  13,  un 
orage  survient,  pendant  une  de  leurs  promenades  à  travers  la 
forêt,  qui   effraye  les  chevaux;  ils  s'emportent    et   le  couple 

1.  M.  Thibault  dans  son  intéressant  livre  sur  Isabeau  dit  que  c'est  vrai- 
semblablement en  1404  que  la  reine  «  se  détacha  complètement  du  roi.  » 
Isabeau  de  Bavière,  p.  405,  Paris,  1903. 

2.  Le  Songe  Véritable,  publ.  par  M.  Moranvillé  dans  Mémoires  de  la  Socicté- 
de  l'Histoire  de  France,  Paris,  1890,  fasc.  17,  p.  275. 

3.  Op.  cit.,  Marcel  Thibault,  p.  4o5. 


DATE  DE  LA  COMPOSITION  DE  L  OUVRAGE        21 

n'échappe  à  la  mort  que  grâce  à  la  présence  d'esprit  du  cocher 
qui  coupe  les  traits  avant  que  le  chariot  ne  soit  précipité  dans 
la  Seine.  De  retour  à  Paris, 

«  il  V  eut  gens  notables  et  catholiques  qui  advertirent  la  reine  et  le 
duc  d'Orléans  que  c'estoit  exemple  divin  et  punition  divine  et 
qu'ils  estoient  taillés  que  de  brief  leur  en  mescherroit  s'ilz  ne  tai- 
soient  cesser  les  aides...  » 

Dans  ce  même  mois  de  juillet  '  Isabeau  et  le  duc  d'Orléans 
s'en  vont  à  Meaux  et  y  font  un  séjour  de  près  de  deux  mois. 
C'est  alors  que  la  rupture  définitive  éclata  entre  le  duc  de 
Bourgogne  et  son  cousin  d'Orléans  et  que  Paris  devint  le 
théâtre  de  leurs  discordes  et  de  leurs  luttes  armées. 

A  cette  même  date,  on  rapporte  la  misère  profonde  du 
pauvre  roi  abandonné,  fou,  rongé  de  vermine,  infect.  Les 
enfants  ro3'aux  sont  si  négligés  que  même  le  dauphin  et  sa 
femme  «  n'avoientque  vestir  ni  que  manger  »,  disait  la  nour- 
rice -  et  que  depuis  trois  mois,  ajoute  un  autre  chroniqueur, 
la  reine  n'avait  pas  embrassé  son  fils  (il  avait  alors  huit  ans). 
Tout  haut  on  accuse  Isabeau  dans  l'entourage  du  roi  de  ne  pas 
s'occuper  de  l'éducation  de  ses  enfonts. 

De  plus,  un  scandale  éclate  à  la  cour  '  de  la  reine,  qui  bravait 
de  plus  en  plus  les  règles  de  la  bienséance  et  les  coutumes  de 
la  tradition  :  le  Parlement  intervient  et  on  effectue  «  dans  le 
jardin  de  la  royne  »  un  premier  «  sarclage  »  pour  le  «  nettoyer 

1.  A  la  date  du  26  juillet,  Juvénal  des  Ursins  représente  le  roi  malade 
en  son  château  de  Saint-Pol,  et  les  enfants  royaux  délaissés  au  Louvre. 
Rappelons  en  passant  que  la  douce  Valentine  de  Milan  était  exilée  de  la 
cour  depuis  1 396  et  promenait  sa  triste  existence  de  château  en  château 
sur  les  terres  de  son  mari. 

2.  Chroniques  Je  Saint-Denis,  III,  289-91. 

3.  Eustache  Deschamps  parle  des  «  mauvaises  herbes  qui  étouffent  le  lis 
royal  »  Ballade  XXVII,  t.  I. 

Le  1 5  août  1405,  plusieurs  dames  et  damoiselles  de  la  Reine  sont  congé- 
diées ou  mises  en  prison  «  pour  cause  de  calomnies  ».  Le  refus  absolu 
d' Isabeau  de  permettre  toute  enquête  régulière,  comme  le  demandaient 
quelques  femmes  accusées,  est  une  preuve  éloquente  qu'elle  redoutait  les 
révélations.  Chron.  de  Saint-Denis,  III,  290. 


22  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

des  mauvaises  herbes  »  '.  Quelques  dames  d'honneur  sont 
exilées,  d'autres  mises  en  prison  en  guise  de  salutaire  avertis- 
sement. 

Il  n'est  pas  douteux  que  si  ces  scandales  eussent  éclaté  avant 
l'achèvement  de  son  ouvrage  Christine  de  Pisan  n'eût  pris  un 
ton  plus  ferme  dans  ses  chapitres  sur  la  belle  ordonnance  des 
femmes  de  cour,  sur  les  devoirs  de  la  haute  princesse  envers 
son  mari  et  sur  la  tâche  délicate  et  sacrée  d'élever  des  enfants 
«  appelés  a  seignourir.  »  Le  désordre  de  la  cour,  les  jalousies, 
les  rivalités  des  demoiselles  d'honneur,  le  mépris  des  belles 
coutumes  qui  choquaient  si  gravement  l'opinion  se  lisent 
pourtant  dans  les  chapitres  sur  la  médisance  à  la  cour  et  sur  la 
fragilité  de  l'honneur  féminin.  Cependant,  il  n'y  a  pas  encore 
eu  scandale  public  ou  Christine  prendrait  une  autre  attitude. 
Pour  s'en  convaincre,  on  n'a  qu'à  lire  sa  Lettre  à  la  Roxue 
Madame  Isahl-,  datée  du  cinquiesme  jour  d'octobre  mil  quatre 
cent  et  cinq,  où  elle  l'exhorte  de  mettre  fin  à  la  «  desolacion  et 
misère  »  du  bon  peuple  de  Paris  en  se  faisant  «  moyenneresse 
de  paix  »  entre  les  «  deux  haulz  princes  germains  de  sanc  ».  Et 
ajoute-t-elle,  ^'' très  puissante  dame,  les  histoires  de  vos  devan- 
cières qui  deument  se  gouvernèrent  vous  doivent  estre  exemple 
de  bien  vivre.  »  Elle  lui  donne  comme  modèles  Véturie,  la  mère 
de  Coriolan,  Hester,  «  qui  fit  revocquer  la  sentence  contre  son 
peuple  »  et,  comme  exemples  de  «  crueuses  roynes,  ennemies 
de  nature  humaine  »,  Jézabel  et  autres  «  qui  pour  leurs 
démérites  sont  encore,  et  perpetuelment  seront,  diffiimees, 
maudites  et  dampnees.  Comment  seroit  jamais  si  lait  difiame, 
non  acconstumc  en  ce  Royaume,  repparé  ne  remis  ?  »  Isabeau,  qui 
n'était  pas  sotte  a  dû  saisir  sa  leçon. 

1.  Le  fameux  «  sarclage  »  fut  répété  encore  avec  plus  d'éclat  en  141 5  : 
«  fallait  sarcler  et  nettoyer  le  jardin  du  Rov  et  de  la  Reine,  et  le  débarras- 
ser de  certaines  mauvaises  herbes  très  périlleuses  ».  Le  propre  frère  de  la 
reine,  Louis,  fut  «  arraché  du  jardin  »  et  jeté  en  prison,  avec  treize  ou 
quatorze  dames  de  la  Reine.  Voir  pour  les  détails  Juvénal  des  Ursins, 
année  141 3,  Le  Journal  de  Kicolas  de  Baye  et  surtout  \e  Journal  d'un  Bour- 
geois de  Paris,  p.  29  et  50,  éd.  par  A.  Tuetey,  Paris,  188 1. 

2.  Voir  le  nis.  jSo,  fol.  53  ro  et  suivants  de  la  Bibl.  Xat..  f.  fr. 


DATE    DE    LA    COMPOSITION    DE    L  OUVRAGE  23 

Qu'il  V  a  loin  du  ton  de  cette  lettre  écrite  en  octobre  1405 
et  la  louange  sincère,  pure  de  toute  restriction  ',  qu'elle  lui 
adressait  dans  la  Cité  des  Dames,  peut-être  moins  d'un  an 
auparavant  ! 

«  Y  ail  des  dames  de  France  qui  doivent  estre  herbergees  en  nostre 
Cité  ?  Moult  en  v  a  de  très  vertueuses.  Premièrement  la  noble 
rovne  de  France,  Ysabel  de  Bavière,  ad  présent  par  grâce  de  Dieu 
régnant  ^,  en  laquelle  n'a  rain  de  cruauté,  extortion  ne  quelconques 
mal  vice,  mais  toute  amour  et  bénignité  vers  ses  subgetz  5.  » 

Dans  le  Livre  des  Trois  Vertus,  où  nous  retrouvons  si  fré- 
quemment sous  forme  d'enseignements  ou  de  critiques  le 
contre-coup  des  événements  contemporains,  il  n'y  a  pas  encore 
d'écho  direct  de  ces  scandales  qui  ont  bouleversé  le  peuple  dès 
la  lin  de  juillet  1405.  De  discrets  avertissements  plutôt  que  de 
franches  remontrances,  une  prudente  et  courtoise  réticence 
plutôt  qu'une  protestation  indignée,  indiquent  assez  que  ce 
traité  fut  achevé  avant  qu'Isabeau  de  Bavière,  reine  de  France, 
se  fût  ouvertement  compromise,  avant  que  sa  cour  par  son 
dérèglement  affichât  un  flagrant  mépris  des  coutumes  et  tra- 
ditions, si  respectées  jusque-là,  et  même  violât  publiquement 
les  lois  de  la  bienséance.  Christine  le  terminait  donc  pendant 
la  période  qui  a  précédé  l'éclat,  alors  que  les  gens  de  bien  se 
tenaient  encore  sur  la  réserve  et  repoussaient  les  soi-disant 
calomnies  qui  s'attachaient  à  presque  toute  la  cour  ;  peut-être 
à  la  fin  de  ce  mois  de  mai,  alors  que  le  retentissant  sermon  du 


1.  13.  «  Haulte  Dame  en  qui  sont  tous  biens  » 

64 mais  vostre  bénigne 

Condicion  qui  ne  décline 

D'inimitié » 

telles  sont  les  paroles  que  Christine  adresse  à  Isabeau  en  1402  dans  la 
dédicace  qu'elle  lui  fait  des  Ceiil  Balades  d'Amant  et  de  Dame,  Œuires 
Poétiques,  t.  I,  Iiitrod.,  xiv,  édit.  par  M.  Maurice  Roy. 

2.  Des  lettres  rovaulx  investissent  la  reine  du  pouvoir  suprême  :  ler  juillet 
1402,  pouvoir  des  finances  ;  24  août  1403,  présidence  du  Conseil  royal, 

5.  Bibl.  Nat.,  f.  fr.,  ms.  1177,  fol.  68  r". 


24  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

irère  augustin  Jacques  Legrand  stunéhait  son  auditoire  royal, 
—  causant  secrètement  à  Charles  M,  convalescent  et  «  retrait 
dans  son  hostel  »,  un  malin  plaisir,  —  et  se  répandait  d'un 
bout  à  l'autre  de  Paris  comme  porté  par  le  cry  public  : 

«  Noble  reine,  je  vous  avertis  que  dame  \'énus,  et  ce  n'est  un 
mvstère  pour  aucun,  règne  a  vostre  cour.  Elle  occupe  le  trosne  ou 
siège  vostre  roval  personne.  Debaucbe,  gourmandise,  ivresse  sont 
ses  féales  assidues.  Si  vous  voulez  m'en  croire,  ô  Reine,  parcourez 
la  ville  sous  le  desguisement  d'une  povre  femme  et  vous  entendrez 
ce  que  chascun  dit  '.  » 

Il  y  a,  au  contraire,  chez  Christine  un  tact,  une  mesure, 
une  discrète  manière  de  poser  un  doigt  délicat  sur  la  plaie,  qui 
prouve  qu'elle  ne  croyait  pas  encore  à  un  mal  incurable.  Les 
événements  de  la  seconde  moitié  de  cette  année  ^  1405  durent 
anéantir  chez  elle  toute  illusion. 

Il  résulte  d'extraits  manuscrits  de  la  Chambre  des  Comptes 
que  Christine  de  Pisan  reçut  du  duc  de  Bourgogne  une  pre- 
mière fois,  le  20  février  1405  (1406  nouveau  style),  la  somme 
de  100  escus  «  pour  les  livres  dont  elle  lui  avait  fait  hommage 
et  pour  marier  une  sienne  nièce  »,  et  «  50  frans  une  autre 
fois  '  ». 

Il  doit  s'agir  ici  du  Livre  des  Faicts  et  Bonnes  )iiciirs  du  sai^e  roy 
Charles,  offert  en  étrennes  le  '^'  janvier  1405  et  sans  doute 
de  la  Cité  des  Daines.  Peut-être  les  cinquante  francs  sont-ils 
une  gratification  du  duc  Jean,  en  reconnaissance  d'une  copie 
du  Livre  des  Trois  Vertus  dédié  à  sa  fille  la  dauphine  qui,  en 


1.  Sermon  du  28  mai  1405.  Voir  Juvénal  des  Ursins  à  cette  date. 

2.  Dom  Fclibien,  après  avoir  rapporté  à  la  date  du  7  novembre  1405 
l'audience  donnée  à  l'Université  en  l'Hôtel  de  la  Reine,  où  Jean  Gerson 
s'étendit  longuement  sur  les  vices  de  la  cour  et  la  nécessité  urgente  qu'il 
y  avait  de  mettre  fin  aux  désordres,  ajoute  :  «  Le  duc  d'Orléans  et  la  reine 
oublient  tellement  les  règles  et  les  devoirs  de  la  royauté  qu'ils  étaient 
devenus  un  objet  de  scandale  pour  la  France  et  la  fable  des  ctraii^^ers.  »  His- 
toire  de  la  Ville  de  Paris,  Paris,  1725. 

3.  Nouvelle  Bibliographie  gèn.,  F.  Didot,  t.  X,  note  i,  article  Pisan, 
Paris,  1854  et  aussi  Isabeau  de  Baviîre,  par  Vallet  de  Viriville,  Paris,  1862. 


DATE    DE    LA    COMPOSITION'    DE    L  OUVRAGE  2y 

effet,  contenait  de  ïwiabks  ejiseignemens  et  qui  se  composait  dj 
trois  livres,  présentés,  probablement,  non  reliés  : 

Année  1407  :  «  A  damoiselle  Cristine  de  Pisan,  en  recom- 
pense de  plusieurs  livres  ou  parchemins  contenant  pluseurs 
notables  enseignemens  par  elle  présentez  a  monseigneur  le 
duc  de  Bourgogne,  50  frans  ». 

La  plupart  des  anciens  auteurs  de  Répertoires,  de  Bibliothèques 
et  de  Dictionnaires  qui  se  sont  occupés  de  Christine  de  Pisan, 
tels  que  La  Croix  du  Maine  et  Duverdier,  Moréri,  Bayle,  l'abbé 
Goujet,  P.  Marchand,  mentionnent  le  Livre  des  Trois  Vertus 
sans  en  assigner  la  date.  Ceux  du  xix'-'  siècle  la  passent  aussi 
sous  silence,  ou  lui  en  fixent  une  qui  oscille  entre  1402  et 
141 3,  parfois  même  ils  lui  adjoignent  un  prudent  (?).  Les 
écrivains  qui  se  sont  le  plus  rapprochés  de  ce  qui  me  paraît 
être  la  date  exacte  sont  M.  Robineau  '  qui  s'arrête  avec  la 
Grande  Encyclopédie  à  1407,  M.  G.  Doutrepont  %  vers  1406, 
F.  Koch  5,  vers  1406  (?),  Didot  ■+,  1406.  R.  Thomassy  >,  qui  a 
perçu  tout  le  mérite  de  ce  traité,  ne  le  date  pas.  Quant  à 
M.  M.  Roy  '-\  il  émet  l'opinion  que  le  Trésor  «  a  été  écrit  tout 
de  suite  après  la  C/Vf'  des  Dames,  c'est-à-dire  vers  l'an  1404  », 
opinion  à  laquelle  je  serais  tentée  de  me  ranger  s'il  me  semblait 
possible  qu'en  une  courte  année  Christine  eût  pu  écrire  Le 
Livre  des  Faicts  et  Bonnes  Meurs  du  sage  roy  Charles,  mettre  la 
dernière  main  à  la  Cité  des  Dames  et  composer  le  Livre  des 
Trois  Vertus,  sans  compter  de  courts  poèmes  tels  que  VEpistre 
a  Eustachc  Mourel,  et  la  Coniplaiiile  sur  la  mort  du  duc  de 
Bourgogne.  Si  sa  Cité  eût  été  achevée  en  janvier  1404,  elle 
n'eût  pas  manqué  de  la  dédier  à  quelque  haut  personnage  et 


1.  Christine  de  Pisati,  Saint-Omer,  1882. 

2.  La  Littcrature  Irançaiseà  ta  cour  des  Ducs  de  Bourgogne,  Paris,  1909. 

3.  Leheii  und  IFerke  der  Cristine  vou  Piian,  Gossiar,  1885. 

4.  Xouvelle  Bibliograptiie.  Paris,  J 82  3. 

5.  Essai  sur  les  écrits  pot itiques  de  Cljrisline  de  Pisan,  Paris   1838. 

6.  Œuvres  Poétiques  de  Ctnistme  de  Pisan,  Paris,  1886.  Introduction,  w, 
t.  III. 


26  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

d'y  faire^  comme  à  sa  récente  Miitacion  de  Fortune,  une  adroite 
allusion  dans  son  Prologue  de  Charles  V.  Toute  rapide  qu'était 
sa  production,  on  ne  peut  cependant,  sans  trop  présumer,  la 
comparer  à  celle  d'un  Lope  de  Vega. 


CHAPITRE  IV 

SITUATION    DE    CHRISTINE    DE    PISAN    AU    MOMENT    OU    ELLE 
ÉCRIT    SON    «    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS    » 

Maintenant  que  nous  avons  une  idée  du  temps,  des  cir- 
constances et  de  la  société  où  le  Trésor  de  la  Cité  des  Dames 
prit  naissance,  essavons  de  replacer  cet  ouvrage  dans  la  vie  de 
son  auteur. 

Christine  de  Pisan  ',  en  1405,  est  âgée  de  quarante-deux  ans. 

«  Ja  passé  avoie  la  moitié  du  chemin  de  mon  pèlerinage  », 
ainsi  s'exprime-t-elledans  sa  Vision  -. 

Elle  est  dans  la  plénitude  de  ses  facultés.  Son  intelligence, 
mûrie  par  les  études  méthodiques  auxquelles  elle  s'est  livrée 
après  son  veuvage,  survenu  en  1389,  avivée  par  Texercice, 
éclairée  par  l'expérience,  devait,  dans  le  sentiment  du  succès 
légitime  que  ses  œuvres  obtenaient,  prendre  une  force  nou- 
velle et  s'affirmer  plus  librement.  Sa  santé,  d'abord  languis- 
sante lorsque  la  fortune  lui  fut  le  plus  adverse,  s'est  améliorée. 


1.  Le  nom  de  Pisan  est  une  formation  à  la  fois  italienne  et  frani,-aise. 
Thomas,  originaire  de  Pise,  fut,  soit  pour  les  Boulonais,  soit  pour  les  Véni- 
tiens chez  lesquels  il  séjourna,  il  Pisani,  comme  plus  tard  l'Arétin,  le 
Pérugino  et  beaucoup  d'autres  Italiens  ne  furent  connus  que  sous  le  nom 
de  leur  lieu  d'origine.  Les  membres  de  la  famille  ciel  Pisaiio  formèrent, 
selon  la  coutume,  la  famille  iiei  Pisani  ou  de'  Pisani,  et  celle-ci,  établie  à 
Paris,  devint  tout  naturellement  pour  les  Français  les  de  Pisan,  de  même 
que  les  deux  princesses  de'  Medici  devinrent  nos  reines  Catherine  et  Marie 
de  Mèdicis  et  que  la  duchesse  d'Orléans  n'était  appelée  par  les  contempo- 
rains de  Christine  de  Pisan  que  Valentine  de  Milan. 

Je  remercie  M.  A.  Cohn  et  M.  R.  Weeks  d'avoir  bien  voulu,  à  ma  sou- 
tenance, appeler  mon  attention  sur  le  nom  de  Pisan  et  de  m'avoir  signalé 
quelques  négligences  que  j'ai  corrigées  de  mon  mieux. 

2.  Visioi,  68  V". 


28  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

Elle  a  maintenant  «  corps  fort  assez  et  bien  compleccionné  ». 
Sa  réputation  comme  femme  de  lettres  est  bien  établie  en 
France  parmi  les  puissants  qui  achètent  ses  livres  et  chez  ses 
confrères,  les  écrivains.  Un  an  à  peine  s'est  écoulé  depuis 
l'épître  élogieuse  que  lui  adressa  le  vieux  poète  Deschamps, 
et  le  bruit  causé  par  le  débat  sur  le  Roman  de  la  Rose  a 
rehaussé  sa  gloire  en  s'éteignant.  Les  princes  français  envoient 
comme  présents  ses  ouvrages  à  leurs  amis  en  «  terres  es- 
tranges,  comme  chose  non  usagée  venant  de  sentemens  de 
femme  '  ».  Elle  a  ses  adversaires  et  ses  envieux,  «  3'gnorans 
qui  croient  que  science  ne  peut  venir  de  femme  ».  «  Et 
aulcuns  dient  »,  lui  rapporte  dame  Oppinion,  <»  que  clercs 
ou  religieux  les  te  forgent  \  »  Mais  ces  petites  attaques  ne 
troublent  pas  sa  sérénité,  et  même  elles  ne  sont  pas  pour 
nuire  à  son  prestige  d'auteur. 

Elle  a  aussi  des  amis  puissants  dont  la  bienveillance  ou 
l'amitié  lui  fournissent  un  appui  moral  dans  la  vie  :  Jean  de 
Montaigu,  grand  trésorier  de  France,  au  faîte  de  la  faveur,  et 
dont  la  chute,  aussi  cruelle  que  scandaleuse,  n'arrivera  que  quatre 
ans  plus  tard  '  ;  Guillaume  de  Tignonville,  l'auteur  des  Dits 
des  Philosophes  et  de  l'une  des  ballades  composées  en  réponse 
au  Livre  des  Cent  Ballades,  et  grand  prévôt  de  Paris,  mais  qui 
malheureusement  vient  de  commettre  la  maladresse  de  s'attirer 
l'inimitié  de  l'Université  ^,  ce  qui  causera  son  renvoi  trois  ans 
plus  tard  ;  Gerson  enfin,  dont  la  renommée  a  franchi  les  limites 


1.  Vision,  fol.  63  r". 

2.  Ibid.,  fol.  48  yo. 

3.  Il  fut  ignominieusement  décapité  aux  Halles,  son  corps  pendu  au 
gibet  de  Montfaucon  en  1409.  Voir  sur  son  histoire,  Bibl.  de  l'Ec.  des 
Chartes,  sér.  III,  t.  III,  p.  230  et  suiv. 

4.  L'affaire  du  sire  de  Savoisy  en  août  1404  lui  avait  déjà  nui  auprès  de 
l'Université.  Ayant  ensuite  osé  pendre  deux  écoliers  ribauds,  l'Université 
vit  dans  cet  acte  de  justice  un  odieux  empiétement  sur  ses  propres  privi- 
lèges et  résolut  la  perte  du  prévôt. 

Voici  comment  le  Bourgeois  de  Paris  note  cet  événement  {Jounial, 
Ire  partie,  p.  229):  «  Samedi  VI^  jour  de  may  1408  :  Ce  dit  jour  a  esté 
receu  en  prevost  de  Paris  messire  Pierre  des  Essars,  chevalier,  ou  lieu  de 
messire  Guillaume   de  Tignonville.    chevalier,  qui,  par  contemplacion  de 


SITUATION    DE    CHRISTINE    DE    PISAN  29 

de  l'Université  et  celles  de  Paris,  qui  a  déjà  commencé  de  jouer 
son  grand  rôle  dans  la  question  européenne  du  schisme,  et  qui, 
avant  su  gagner  les  bonnes  grâces  de  Benoît  XIII,  en  même 
temps  que  la  cause  de  l'Eglise,  est  rentré  de  sa  mission  avec 
l'expectative  de  la  riche  cure  de  Saint-Jean-en-Grève  '.  Son 
influence,  toute-puissante  à  l'Université,  et,  par  suite,  dans 
les  différents  collèges  de  Paris,  n'a  pas  dû  être  vaine  quand 
Christine  voulut  faire  étudier  les  sept  arts  à  son  fils-,  revenu 
d'Angleterre  en  1400.  Cependant,  le  beau  renom  que  Chris- 
tine avait  gagné,  toutes  ces  belles  et  hautes  amitiés,  ne  remplis- 
saient pas  sa  bourse,  et,  en  1405,  Christine  avait  encore  de 
nombreuses  charges  de  famille.  Elle  avait  à  soutenir  sa  bonne 
mère  «  en  viellesse  »  et  le  cœur  lui  fendait  de  ne  pouvoir  lui 
donner  ce  à  quoi  elle  avait  été  habituée,  «  a  elle  de  si  parfait 
honneur  et  de  si  noble  vie  ».  Elle  avait  son  fils  Jean  «  qui  ne 
passe  pas  vingt  ans  %  bel  et  gracieulx  et  bien  moriginez,  et  qui 

r  Université  de  Paris  et  occasion  de  deux  sov  disans  clers  et  escoliers, 
exécutez  au  gibet  de  Paris  par  le  jugement  dudit  prevost  des  la  saint  Denis 
derrain  passée,  ce  pourquov  la  dite  Université  a  cessé  ses  sermons  et  leçons 
jusques  a  ores.  A  esté  despoinctié  du  dit  office  de  prevost.  » 

1.  Voir  l'étude  de  N.  Valois,  Gersoii,  cure  de  Saint-Jeaii-eii-Grîi'e,  Paris, 
1901. 

2.  J'ai  cherché  en  vain  dans  le  Chailiilni  iiiiii  Uitivcrsitatis  Parisieiisis  de 
MM.  H.  Denifle  et  E.  Châtelain  (4  vol.  in-40,  Paris,  1894;  une  trace  du 
passage  à  l'Université  de  Jean  de  Castel.  entre  les  années  1400  et  1407. 
Son  nom  ne  se  trouve  pas  parmi  les  étudiants  ou  les  gradués  de  la  nation 
gallicane  ou  picarde.  M.  Châtelain  pense  que  ce  n'est  pas  là,  cependant, 
une  preuve  que  le  fils  de  Christine  n'v  ait  pas  étudié. 

3.  Les  deux  dates  que  donne  Christine  dans  sa  Vision  sur  la  naissance 
de  son  fils  Jean  présentent  un  petit  problème. 

Elle  lui  prête  treize  ans  quand  le  comte  de  Salisbuiy  l'emmène  en  Angle- 
terre «  environ  ce  temps  comme  la  fille  du  rov  tut  mariée  au  roy  Richart  » 
(fol.  62  ro).  Au  folio  68  v",  alors  que  dame  Oppinion  énumère  à  Christine 
les  biens  que  Fortune  lui  accorde  (,et  Christine  dit  que  ce  livre  est  écrit 
en  14O),  fob  62  r°)  elle  met  en  premier  lieu  ses  enfants  :  «  N'as  tu  un  filic 
bel  et  gracieux  et  bien  moriginez  et  tel  que  sa  jonèce  ne  passe  20  ans  ?  » 
(68  v).  S'il  a  vingt  ans  en  1405,  il  serait  né  en  1385,  et  s'il  en  a  treize 
environ  le  temps  du  mariage  de  Richard  II  avec  Isabelle  de  France,  c'est-à- 
dire  le  5  novembre  1396,  il  a  dû  naître  vers  1383.  Mais  en  admettant  que 
Christine  voulut  dire  qu'il  était  dans  sa  treizième  année,  ce  qui  serait  une 
manière  naturelle  de  s'exprimer,  cela  reculerait  sa  date  de  naissance  à  1384. 
Or  l'année  1384,  ancien   style,  allait  de  Pâques  1384  à  Pâques  à  1385  ;  il 


30  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

aestudié  en  nos  premières  sciences,  en  grammaire  '»,  et  qui  est 
si  fort  versé  «  en  riiet.oricque  et  poétique  lengage  ^  ».  Il  est  même 
déjà,  depuis  trois  ans  environ,  amoureux  dedamoiselle  Jehanne 
Cotton,  «  le  doulx  haut  Pin  de  la  Forest  lee  »,  à  qui  il  dédie  des 
vers  qui  paraissent  un  peu  pauvres  à  côté  des  jolis  «  dictiez 
d'amour  »  de  sa  mère  et  de  ses  piquantes  ou  tendres  ballades. 
Christine  abrite  encore  à  son  foyer  «  des  parentes  pauvres 
a  marier  »,  sans  doute  les  lilles  de  ses  deux  frères,  lesquels 
«  sages  preudes  hommes  et  de  belle  vie  »  n'a3'ant  pu  trouver 
à  s'établir  avantageusement  en  France,  sont  retournés  en  Italie 
pour  vivre  sur  «  les  héritages  venus  de  leur  père  ».  Christine 
mariera  l'une  de  ses  nièces  en  1406,  ainsi  que  le  témoigne  un 


aurait  donc  accompli  ses  vingt  ans  entre  Pâques  1404  et  Pâques  1403.  En 
comptant  son  âge  de  cette  manière  Christine  pourrait  dire  avec  exactitude 
que,  en  1405,  sa  jeunesse  ne  passe  pas  vingt  ans. 

Il  semblerait  donc  qu'il  faille  modifier  légèrement  la  date  de  naissance 
de  1383,  qu'on  fixe  généralement,  et  s'arrêter  plutôt  à  Tannée  1384. 

1.  Vision,  fol.  68  vo. 

2.  Les  contemporains  ont  loué  la  «  belle  éloquence  et  grant  rethorique  » 
de  Jehan  de  Castel.  Il  épousa  vers  1418,  alors  que,  secrétaire  du  dauphin 
Charles  il  fuyait  de  Paris  devant  l'invasion  bourguignonne,  une  demoi- 
selle de  Paris,  Jehanne  Cotton,  pour  qui  il  écrivit  le  Poème  du  Pin  (publié 
dans  la  Romauia  XXX,  37  et  suiv.,  par  M.  Arthur  Piaget)  et  où  il  est  dit 
qu'il  aime  sa  dame  depuis  quinze  ans. 

En  1416,  il  eut  l'honneur  d'être  nommé  l'un  des  vingt-quatre  ministres 
de  la  Cour  Amoureuse  de  Charles  VI  (Ronnniiii,  XXIII,  202,  A.  Piaget). 
Français  de  cœur,  comme  sa  mère,  il  prit  parti,  au  risque  de  sa  vie,  pour  la 
cause  du  dauphin  qu'il  servit  jusqu'à  sa  mort. 

En  1422,  un  acte  public  nous  le  montre  faisant  partie  de  l'ambassade 
envoj'ée  en  Espagne  par  le  «  roi  de  Bourges  »  (Remania,  XXI,  p.  273, 
M.  A.  Thomas)  et  trois  ans  plus  tard  il  meurt,  laissant  une  veuve  et  trois 
petits  enfants. 

M.  A.  Thomas  a  établi  d'une  manière  certaine  dans  la  Romania,  XXI, 
p.  271  et  suiv.,  que  le  fils  de  Christine  est  bien  l'époux  de  dame  Jeanne 
Cotton  qui,  en  1431,  obtenait  du  roi  Henri  VI  une  lettre  de  rémission 
l'autorisant  à  retourner  à  Paris  avec  ses  trois  enfants.  Il  a  aussi  prouvé 
pour  la  première  fois  que  ce  Jehan  de  Castel,  mort  en  1425,  est  le  père  de 
Jehan  de  Castel,  bénédictin,  mort  en  1476,  abbé  de  Saint-Maur-les-Fossés, 
qui  fut  secrétaire  de  Louis  XI  et  qui  prit  part  à  la  rédaction  des  Chroniques 
de  Saint-Denis. 

Jusqu'alors  la  tradition  voulait  que  les  deux  Castel  fussent  le  même  per- 
sounacre  et  fils  de  Christine. 


SITUATION    DE    CHRISTINE    DE    PISAN  3  I 

don  de  cent  éciis  fait  par  le  duc  de  Bourgogne  «  pour  livres 
à  lui  offerts  »,  par  Christine  «  et  pour  marier  une  sienne 
niepce.  » 

Des  vides  se  sont  faits  au  cercle  de  famille  :  le  bon  père 
Thomas  est  mort,  puis  le  cadet  des  fils  de  Qistel  ;  et  leur  sœur 
enfin,  l'aînée  des  enfants,  «  en  sa  flor  de  jonece  et  très  grant 
beaulté  »,  a  quitté  sa  mère  pour  se  donner  à  Dieu  »i  par  ins- 
piracion  divine,  et  oultre  mon  gré  »,  avoue  Christine.  Elle 
mène  une  vie  sainte  et  contemplative  à  la  noble  abbaye  de 
Poissy,  où,  sans  doute,  Christine  renouvelle  de  temps  en 
temps  la  visite  du  mois  de  mai  1400,  qu'elle  nous  a  décrite 
dans  son  charmant  Dit  de  Poissy. 

Ainsi,  dans  sa  maison  tranquille,  Christine  pleure  ses  morts, 
regrette  ses  absents,  se  prodigue  à  ceux  qui  lui  restent.  Elle 
est  fière  de  ce  beau  bachelier,  si  courtois,  si  bien  inorif^iiié,  qui 
s'est  poli  dans  la  fréquentation  du  monde  et  distingué  dans  la 
belle  étude  de  rhétorique.  Elle  songe  à  son  avenir.  Le  bon  duc 
Philippe  de  Bourgogne  l'a  «  retenu  a  gages  »  et  l'a  traité  en 
«  bien  amé  serviteur  »,  mais  cette  faveur  n'a  été  qu'un  sourire 
trompeur  de  dame  Fortune  et  bientôt  ce  protecteur  lui  sera 
enlevé  par  la  mort.  Jean-sans-Peur  n'a  pas  hérité  de  la  bien- 
veillance de  son  père,  ni  de  sa  fine  courtoisie.  Les  autres 
princes  français,  tout  absorbés  dans  leurs  luttes  politiques,  leurs 
intrigues  ou  leurs  amours,  ne  prêtent  pas  volontiers  l'oreille 
aux  suppliques  d'une  femme  qui  n'a  d'autre  mérite  que  son 
talent  d'écrivain,  son  honnêteté  et  sa  droiture.  Jean  de  Castel 
est  trop  jeune  encore  pour  embrasser,  comme  il  est  d'usage,  la 
profession  de  feu  son  père  '.  Ce  souci  du  bien-être  et  de  l'avenir 
des  siens  ne  pèse  pas  légèrement  sur  l'esprit  de  Christine  ;  il 
lui  a  dicté  des  décisions  qu'elle  n'aurait  pas  prises  dans  un 

I.  Encore  quelques  iinnécs  cependant,  et  il  entrera  dans  la  maison  du 
dauphin  Charles,  comme  secrétaire.  Il  le  suivra  dans  sa  fuite  en  1418  et 
c'est  alors  que  l'air  de  Paris,  devenant  dangereux  pour  ses  partisans,  Chris- 
tine se  retirera,  elle  aussi,  dans  son  couvent. 

Une  lettre  de  Louis  XI,  publiée  par  Quicherat,  dans  son  Procès  de  Jeaiiiie 
d'Arc,  nomme  Jean  Castel  «  notaire  et  sccrîtaire  de  feu  nostre  très  chier  sei- 
gneur et  père.  » 


32  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

pays  moins  ingrat,  mais  que  la  Fortune  ne  lui  permit  pas,, 
pour  le  grand  bien  de  la  France,  de  mettre  à  exécution. 

Trop  loyale  pour  accepter  les  offres  brillantes  que  lui  avait 
fait  faire  par  «  hérauts  d'armes  '■  »,  le  nouveau  roi  d'Angle- 
terre, Henri  de  Lancastre,  épris  de  ses  «  dictiez  »,  et  qui  lui  pro- 
mettait d'assurer  un  beau  sort  à  elle  et  à  son  fils,  car  elle  ne 
peut  croire  que  «  fin  de  desloyal  viengne  a  bon  terme  ^  »,  elle 
semble  avoir  été  disposée  à  se  laisser  persuader  par  le  puissant 
et  magnifique  duc  de  Milan,  Jean  Galéas  Visconti,  père  de 
^'alentine  '.  «  Très  grandement  avoit  ordené  démon  estât  par 
rentes  a  tousjours,  se  y  aller  vouloye  ;...  mais  Fortune  ne  volt 
mie  que  la  ruine  de  mon  estât  fust  réparée,  si  me  tollit  tantost 
par  mort  cil  qui    bien    me  vouloit  •^...  » 

Ces  propositions  étaient  bien  tentantes,  en  effet,  et  on  com- 
prend que  Christine  n'ait  ressenti,  avec  de  telles  promesses, 
aucune  répugnance  à  retourner  dans  cette  belle  Italie  le  pays  de 
sa  petite  enfance  et  où  ses  deux  frères  l'avaient  déjà  devancée  >. 
Mais  le  duc  mourut  subitement  le  3  septembre  1402  et  Chris- 
tine continua  à  lutter  à  Paris  contre  la  pauvreté.  Cependant,  sa 
situation  paraît  vouloir  s'adoucir  ;  ses  longs  procès,  commencés 
dès  1389,   vont   être  finis.   Ils  auront  duré  plus  de  quatorze 

1.  Elle  tiendra  Henri  IV  en  suspens  jusqu'à  ce  qu'elle  ait  obtenu  le 
«  congié  de  mon  fils  de  venir  me  quérir  par  deçà  pour  me  mener  là.  »  Une 
fois  que  son  fils  est  en  sûreté  auprès  d'elle,  elle  refuse  «  l'escheoite  »  :  «  et 
de  mes  livres  me  cousta  »  ajoute-t-elle  avec  humeur.  Fiston  62  v". 

2.  Pour  les  Français  ses  contemporains,  Henri  IV  n'était  que  l'usurpateur^ 
le  soi-disant  roi  d'Angleterre,  le  meurtrier  de  son  légitime  souverain  Ri- 
chard II. 

3.  Il  n'est  donc  pas  exact  de  dire,  comme  on  l'a  toujours  fait  jusqu'ici, 
que  Christine  refusa  les  offres  du  duc  de  Milan.  Elle  semblait  bien  dans  sa 
Vision  décidée,  au  contraire,  à  les  accepter. 

4.  Vision,  fol.  63  x". 

5.  La  France  aurait  ainsi  été  privée  d'œuvres  qui  comptent  pa'mi  les 
plus  belles  de  Christine  de  Pisan  et  d'ouvrages  très  intéressants  pour  l'his- 
toire de  cette  époque,  si  pauvre  en  écrits  de  quelque  valeur. 

Voici  la  liste  des  ouvrages  qu'elle  donna  à  la  littérature  française 
après  1403  : 

Le  Dit  de  la  Pastoure. 

Le  Débat  de  deux  Amans. 

1404  Epistre  a  Eustache  Morel.  —    Complainte  sur  la  mort  du  duc  de 


SITUATION    DE    CHRISTINE    DE    PISAN  33 

nns.  Elle  n'a  pas  recouvré  toutes  ses  créances,  «  car  encore  le 
reste  m'est  deu  »,  mais  quel  soulagement  n'éprouve-t-elle  pas 
à  la  pensée  qu'elle  a  vu  pour  la  dernière  fois  ces  maudits  juges 
et  avocats,  oiseaux  de  proie  «  au  bec  crochu  »  ! 

L'appui  pécuniaire  allait  venir,  pour  un  temps,  du  très  gra- 
cieux duc  Philippe  de  Bourgogne,  qui  avait  pris  Christine  «  a 
amour  par  l'acointance  de  ses  dis,  livres  et  volumes.  »  Il  lui 
envoie  un  «  bon  et  grand  secours  »,  prend  son  fils  à  gages, 
accepte  l'hommage  de  la  Miitacion  ^fFtV'//^«e(i"  janvier  1404), 
daigne  commander  l'histoire  du  bon  Charles  V,  et  semble 
enfin  vouloir  se  montrer  aussi  généreux  et  appréciateur  que 
les  princes  étrangers.  Mais  l'épidémie  de  1404  l'emporte  subi- 
tement le  27  avril  et  Christine  retombe  dans  la  gêne  et  la 
détresse. 

Jean-sans-Peur  lui  accorde,  il  est  vrai,  le  20  février  1406, 
les  quelques  gratifications  dont  nous  avons  déjà  parlé,  mais 
ses  libéralités  s'en  tiennent  là.  Il  avait  d'autres  ambitions  que 
celle  de  protéger  des  écrivains. 

Isabeau  va  recevoir  VEpitre  de  Christine  en  octobre  1405  et 
saura  lire  entre  les  lignes.  Sa  largesse  ne  s'étendra  plus  sur 
ce  gênant  auteur.  L'horizon  devient  de  plus  en  plus  noir  ; 
Christine  ne  trouvera  le  repos  et  la  paix  de  l'âme  que  dans  son 
abbave  close. 


Bourgogne.  —  La  Mutacion  de  Fortune.  —  Le  Livre  de  Charles  V.  —  La 
Cité  des  Dames. 

14O)  Le  Trésor  de  la  Cité  des  Dames.  —  La  Vision.  —  Epistre  a  la  reine 
Isabelle. 

1407?  Le  Corps  de  PoUicie.  —  Faits  d'armes  et  de  chevalerie. 

1408  Les  sept  Psaumes  allégorisés. 

1410  Les  Lamentations  sur  la  guerre  civile. 

1412-13  Le  Livre  delà  Paix. 

1414  Oraison  à  Nostre  Dame. 

1429  Poème  à  la  Pucelle. 


CHAPITRE  V 

l'histoire    du    a    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS    » 

Le  Livre  des  Trois  Vertus  a  donné  lieu  a  beaucoup  d'erreurs 
et  de  confusions,  soit  à  cause  de  la  ressemblance  qu'il  présente 
dans  son  titre  et  son  sous-titre  avec  d'autres  traités  moraux  et 
didactiques  de  la  même  époque,  soit  à  cause  de  la  variété 
même  de  titres  par  lesquels  les  scribes  du  quinzième  siècle 
l'ont  désigné. 

Sur  les  treize  manuscrits  '  que  j'ai  pu  en  trouver,  A,  B, 
H,  K,  L,  P,  R,  S,  X  sont  intitulés  Le  Livre  des  Trois  Vertus  ; 
ce  titre  s'allonge  en  quelques-uns  de  différentes  phrases  com- 
plémentaires :  a  Venseignement  des  dames,  ou  pour  le  gouvernement 
des  princesses,  des  dames  et  damoiselJes.  On  lui  adjoint  le  sous- 
titre  de  Trésor  de  la  Cité  des  Dames.  Les  manuscrits  O  et  C  ont 
pour  titre  :  LTnstruction  aux  Dames  (C,  aux  Princesses)  et  pour 
sous-titre  Le  Livre  des  Trois  Vertus.  D  s'intitule  à  tort  -  La 
Cité  des  Dames  ou  Livre  des  Trois  Vertus  ;  dans  E,  il  se 
dénomme,  ainsi  que  dans  le  catalogue  de  la  Bibliothèque 
Nationale,  Le  Livre  de  Sapieuce  et  dans  P,  Je  Livre  de  Prudence. 

1.  Manuscrits  de  la  Bibliothèque  Nationale,  f.  fr.  :  J,  no  1177;  B, 
no,  452  ;  C,  no  1180  ;  jD,  n"  25294  ;  E,  n"  22937  ;  P,  no  109 1. 

De  l'Arsenal,  Paris  :  S,  no  3356. 

De  la  Bibliothèque  de  Lille  :  L,  n"  152. 

Du  British  Muséum  :  R,  no  15  641. 

Delà  Bibl.  rov.  de  Bruxelles  :  H,  no  9235;  B,  no9237;X,  n"  10973. 

De  la  Kônigl.  offentl.  Bibl.  de  Dresde  :  O,  n°  o>5. 

2.  L'erreur  contraire  s'est  produite  dans  le  Catalogue  de  la  Bibl.  de  Lille 
et  dans  le  manuscrit  L  lui-même  :  le  numéro  390,  inscrit  sous  le  titre  de 
Livre  des  Trois  Vertus,  est  bien  la  Cité  des  Dames  et  L,  le  no  152  qui  est  le 
Trésor  de  la  Cilc  des  Daines  porte  dans  la  marge  du  manuscrit  le  titre  de 
Cite  des  Dames. 


L  HISTOIRE    DU    «  LIVRE    DES    TROIS    VERTUS  »  35 

Ce  dernier  manuscrit  est  donné  dans  le  susdit  catalogue 
comme  une  traduction  de  Sénèque  faite  par  Christine  de 
Pisan.  Or,  cette  traduction  n'est  pas  de  Christine,  mais  bien 
de  frère  Laurent  de  Premierfait,  ainsi  que  le  déclare  l'expficit, 
au  fol.  15  v°.  De  plus,  ce  Livre  de  Prudence  n'occupe  que 
quinze  pages,  après  quoi  suit,  au  complet,  le  Livre  des  Trois 
f\vtus,  non  mentionné  dans  le  catalogue  '. 

Quant  aux  éditions  incunables  ou  gothiques  et  à  la  traduc- 
tion qui  en  ont  été  faites  à  partir  de  1497,  elles  adoptent  uni- 
formément le  titre  de  Trésor  de  la  Cité  des  Dames. 

Lincunable  d'Antoine  Vérard,  Paris,  1497,  porte  :  Le  Trésor 
de  la  Cité  des  Dames,  selon  dame  Cristine. 

Celui  de  Michel  Lenoir,  Paris,  1503  :  Le  Trésor  de  la  Cité 
des  Dames  de  degré  en  degré  et  de  tons  esiat:;;^,  selon  dame  Cris- 
tine. 

L'édition  gothique  de  Jehan  André  et  Denis  Janot,  Paris,. 
1536  :  Le  Trésor  de  la  Cité  des  Dames,  selon  dame  Christine,  de  la 
cité  de  Pise,  livre  très  utile  et  prouffîtable  pour  V Introduction  des 
Roxnes,  Dames,  Princesses  et  autres  femnws  de  tous  estat:^,  etc 

La  traduction  portugaise,  publiée  à  Lisbonne  en  1 5  1 8,  reprend 
le  nom  de  Miroir  :  Espelbo  de  Christ ina  Oijual  falla  dos  très  estados 
das  mulheres,  tic...  Olisipone  Cardosus,  Lisboâ,  1518-. 

Comme  on  voit  par  les  dates  des  éditions  précédentes,  ce 
traité  d'éducation  et  de  morale  a  joui,  vers  l'extrême  fin  du 
quinzième  siècle  et  jusque  vers  le  milieu  du  seizième,  d'une 
juste  réputation.  Dans  le  premier  réveil  qui  a  suivi  la  décou- 
verte par  les  Français  de  l'Italie  artistique  et  intellectuelle, 
deux  éditions  en  furent  données  à  six  ans  d'intervalle,  en  1497 
et  en  1503.  Celle  de  1536  apparaît  à  un  moment  qui  fait 
époque  dans  l'histoire  des  idées  en   France,  dans  l'année  qui 


1.  Ce  manuscrit  1091,  f.  fr.,  porto  au  dos  cependant:  Le  Livre  îles  Trois 
Vertus  et  ce  même  titre  est  écrit  d'une  main  étrangère  sur  le  premier  feuillet 
du  Litre  de  Prudence. 

2.  On  trouvera  des  renseignements  plus  précis  sur  les  éditions  et  sur  la 
traduction  du  Livre  des  Trois  Vertus  dans  Vliilrodactioti  du  texte  critique 
que  je  vais  publier  prochainement  de  cet  ouvrage. 


3 6  LE    LIVRE    DES    TROLS    VERTUS 

suit  la  publication  à  Bàle  de  la  Christianœ  religionis  Insliliilio  ' 
de  Calvin,  trois  ans  après  celle  du  premier  livre  de  Pantagruel 
et  deux  à  peine  après  celle  de  Gargantua  %  et  quelques  mois 
avant  que  Jean  Chaperon  (si  toutefois  il  est  vrai  qu'il  en  eût 
fait  une  traduction)  offrît  sous  sa  forme  française  le  fameux 
Cortegiano  qui,  depuis  qu'il  était  sorti  des  presses  Aldine  en 
15 18,  était  devenu  le  nouveau  bréviaire  de  tout  gentilhomme 
accompli  en  Europe.  Ces  coïncidences  disent  assez  l'estime 
dans  laquelle  les  éditeurs,  toujours  soucieux  de  répondre  aux 
besoins  intellectuels  de  leur  public  ',  tenaient  l'ouvrage  de 
Christine  de  Pisan. 

Le  grand  nombre  des  manuscrits  du  Livre  des  Trois  Vertus 
qui  ont  échappé  à  la  destruction  ■♦,  les  trois  éditions  gothiques 
et  la  traduction  '>  dont  il  a  été  l'objet  sont  déjà  par  eux  seuls 


1.  La  traduction  en  français  tarda  jusqu'en  1559  et  fut  donnée  à 
Genève. 

2.  Premier  livre  de  Pantagruel,  Lyon,  Cl.  Nourry,  sans  date  ;  Lvon, 
Fr.  Juste,  1553. 

Gargantua,  édition  sans  date  antérieure  à  1535,  F.  Juste,  Lvon,  1535. 
{Histoire  de  la  Littérature  franc.,  par  AL  G.  Lanson,  note  i  de  p.  249, 
Paris,  1909.) 

3.  «  Le  libraire  calligraphe  et  miniaturiste,  Antoine  Vérard,  qui  suivit 
avec  soin  le  goût  du  public  et  cherchait  toujours  les  livres  à  succès  »  (Chro- 
nique Martiniane,  p.  II,  par  Pierre  Champion,  Paris,  1907)  n'aurait  pas  le  pre- 
mier choisi  le  Livre  des  Trois  Vertus  parmi  les  innombrables  traités  du 
même  genre  qui  foisonnaient  dans  la  littérature  didactique,  s'il  ne  l'avait 
jugé  supérieur  à  tous  les  autres. 

4.  A  cette  collection  de  treize  manuscrits  viendront  vraisemblablement 
s'en  ajouter  d'autres  qui  dorment  actuellement  dans  des  recoins  profonds 
et  inaccessibles  de  bibliothèques,  insoupçonnés  sous  leur  nom  d'emprunt 
ou  protégés  contre  les  curieux  par  l'absence  de  catalogues. 

5.  C'est  par  erreur  que  Paulin  Paris  (Maniisc.  franc,  de  la  Bibl.  du  Roi, 
t.  VI,  p.  181),  attribue  à  Caxton  une  traduction  anglaise  du  Trésor  de  la 
Cite  des  Daines.  Le  fameux  éditeur  anglais  a  traduit  beaucoup  d'ouvrages  de 
Christine^  mais  non  le  nôtre.  C'est  un  nouveau  cas  de  confusion  avec  la 
Citèdes  Dames  que  Bryan  Ansla}',  non  Caxton,  a  traduite  et  fait  imprimer  à 
Londres  par  Pepwell  en  1 5  2 1  sous  le  nom  de  The  boke  of  the  Cyte  of  Ladies. 
Je  rencontre  un  nouveau  cas  de  confusion  entre  ces  deux  ouvrages  de 
Christine  dans  la  revue  New  Shakespere  Society,  Séries  VI,  éd.  F.  Furnivall, 
Cambridge,  re-published  London,  1890.  Dans  un  commentaire  sur  The  Cyte 
of  Ladies,  page  xliii,  que  mentionne  la  Lettre  de  Rol>erl  Lanehani,  l'éditeur 


L  HISTOIRE    DU    «  LIVRE    DES    TROIS   VERTUS  ))  37 

une  preuve  indéniable  de  la  grande  vogue  dont  il  a  joui  jus- 
qu'à ce  que  Ronsard  et  son  école  eussent  tourné  les  esprits 
vers  un  autre  horizon.  Il  a  dû,  à  coup  sûr,  bénéficier  de  la 
célébrité  qui  entourait  le  nom  de  Christine  de  Pisan  dans  le 
monde  des  lettrés  et  dans  la  société  opulente  des  acheteurs  de 
manuscrits.  Mais  à  côté  de  la  réputation  que  le  talent  de  l'au- 
teur lui  avait  gagnée,  il  fliut  compter  pour  ces  lecteurs  d'au- 
trefois un  attrait  provenant  de  la  nouveauté  :  ces  livres  étaient 
l'œuvre  d'une  femme  !  Christine,  avec  sa  modestie  habituelle, 
s'excuse  de  cette  vogue  en  disant  :  «  choses  nouvelles  plaisent  «. 
Il  n'y  a  pour  ainsi  dire  pas  d'écrivain  qui  ne  lui  décerne  un 
éloge  :  le  grave  et  austère  Gerson  voit  en  elle  «"  la  femme 
remarquable  et  virile  »  ;  Eustache  Deschamps,  lui  qu'elle  pro- 
clame «  son  maistre  »,  se  déride  à  son  nom  et  de  ses  mains 
vieillies  lui  offre  ce  joli  bouquet  '  :  «  O  douce  suer,  dit-il,   » 

«  Dieu  t'a  donné  de  Salomon  le  sïiint  !  » 


«  Musc  éloquente  entre  les  neuf,  Christine, 
«  Nomparcille  que  je  saiche  au  jour  d'ui, 
«  En  sens  acquis  et  en  toute  doctrine, 
«  Tu  as  de  Dieu  science  et  non  d'autruy  ^.  » 

Guillebert  de  Metz  loue  dans  sa  Description  de  Paris  :  «  da- 
moisdle  Cristine  de  Pi:;au  qui  dictait  toutes  manières  de  doctrines 
et  divers  traicties  en  latin  et  en  jrançois.  » 

Gontier  Col,  son   ennemi   littéraire,  rend  les  armes  à  son 

dit  :  «  The  book  is  a  translation  of  the  French  work  of  Christine  de  Pise, 
printed  in  1496  (sic),  Le  Trésor  Je  la  Cité  des  Daines  contenant  plusieurs 
histoires  et  enseignements  notables  aux  roys,  roynes princesses  et  chevaliers,  etc.. 
Et  il  ajoute  le  colophon  d'Anthoine  Verard.  Quelques  lignes  plus  loin,  il 
identifie  le  livre  dont  il  vient  de  parler  avec  la  traduction  d'Henry  Pepwell, 
1521,  donc  avec  la  Cité  des  Daines. 

1 .  Elles  furent  ses  dernières  paroles  aimables  rimées,  car  le  vieux  poète 
mourut  vers  1406,  selon  G.  Ra\-naud,  Vie  d'Eustache  Deschainps,  tome  XI, 
des  Œuvres  CoinpUtes. 

2.  Réponse  à  l'Epître  de  Christine  du  10  frévrier  1405  dans  Œuvres 
Complètes,  t.  VI,  édit.  Queux  de  S«-Hilaire,  Paris,  1899. 


38  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

«  hault  et  eslevé  entendement,  digne  d'onneur  et  de  recom- 
mandacion  »  et  Martin  Lefranc  trouve  des  accents  lyriques 
pour  l'exalter  : 

«  Mais  elle  fut  Tulle  et  Caton, 
Tulle,  car  en  toute  éloquence 
Elle  eut  la  rose  et  le  bouton, 
Caton  aussi  en  sapicnce  '.  » 

D'autres  lui  rendent  hommage  en  l'imitant,  comme  Alain 
Chartier  «  le  très  noble  orateur  »  dans  son  poème  de  l'Espé- 
rance ou  Consolation  des  Trois  Vertus,  Olivier  de  la  Marche  dans 
son  Triomphe  des  Dames,  Jean  Boucher  -,  dit  «  le  Traverseur 
des  Voyes  Périlleuses  dans  ses  Annales  d'Aquitaine  »,  François 
Habert,  «  le  Banni  de  Liesse  »  ;  Jean  Chaperon,  «  le  Lassé  de 
Repos  »,  «  traduit  de  langue  romane  en  prose  françoyse  son 
Chemin  de  Long  Estude,  Jean  Meschinot  refait  en  l'imitant  son 
Epistre  d'Othea  a  Hector,  Jean  Marot  lui  reconnaît  «  d'avoir 
le  prix  en  science  et  d'estime  »  et  se  souvient  d'elle  dans  son 
Doctrinal  des  Princesses  et  Nobles  Dames  et  son  fils  Clément 
ne  dédaignera  pas,  en  pleine  Renaissance,  de  s'inspirer  de  ses 
œuvres. 

Sa  réputation  s'étend  au  loin,  en  Angleterre,  en  Italie,  en 
Flandres,  en  Espagne  et  en  Portugal  :  elle  est  déjà  européenne 
avant  que  l'humanisme  ait  vraiment  fait  tomber  les  frontières 


T.  Le  Cljdiiipion  des  Dames,  publ.  p.  A.  Piagct,  dans  la  Roiniiiia,  XVI, 
p.  381  et  SLiiv. 

2.  Jean  Bouchot  célèbre  Christine  parmi  toutes  les  femmes  illustres  du 
rnonde  antique,  biblique  et  contemporain  dans  son  Jugement poetic  de  Vhon- 
neur  féminin  et  Séjour  des  illustres  et  Jionnestes  dames  (Poitiers,  1536)  :  «je 
ne  scauroys  oublier  epistres,  rondeaux  et  ballades  en  langue  françoyse  de 
Jean-nette,  niepce  de  Pierre  de  Nesson,  et  de  Cristine  qui  avoit  la  langue 
grecque  et  latine  et  fut  mère  de  Castel,   homme  de   parfaite  éloquence  ». 

Il  renouvelle  son  éloge  dans  son  Epigrumme  en  commun  pour  autres  Dames 
Chrestiennes. 

Jo.  Ravisius  Texor  se  montre  moins  bien  informé,  car  dans  son  De  claris 
viulieribus  (Paris,  1571)  il  fait  entrer  Athalie,  Cléopâtre,  Zénobie,  les 
saintes,  les  martyres,  les  doaes  profanes,  parmi  lesquelles  Isota  Novarola, 
Cassandra,  viigine  veneta,  mais  il  oublie  Christine. 


L  HISTOIRE    DU    «LIVRE    DES    TROIS    VERTUS»  39 

dans  l'Europe  intellectuelle.  Son  Livre  des  Trois  Vertus  «  ven- 
tillé,  espandu  et  publié  en  tous  pays  »  deviendra  le  modèle 
caché  ou  avoué  d'autres  traités  d'éducation  et  de  savoir- 
vivre. 

L'un  d'eux,  du  xx^  siècle,  Enseigneinens  que  une  dame  laisse  a 
ses  deux  jil:^  en  forme  de  testament  \  est  intéressant  en  ce  qu'il 
nous  révèle  pour  Christine  une  de  ces  admirations  cachées  qui 
poussent  l'enthousiasme  jusqu'à  l'adulation.  Voici  comment 
s'exprime  cette  admiratrice  anouNnue  : 

«  Cristhie  de  Pizan  a  si  bien  et  honnestement  parlé,  faisant  dic- 
tiers  et  livres  a  l'enseignement  des  nobles  femmes  et  aultres,  que 
trop  seroit  mon  esprit  faillv  et  surpris  voulloir  emprendre  de  plus 
en  dire.  Car  quant  j'auroie  la  science  de  Palas  ou  l'éloquence  de 
Cicero,  et  que,  par  la  main  de  Prometeus,  tusse  femme  nouvelle, 
sy  ne  porroie  je  parvenir  ne  attaindre  a  sy  bien  dire  comme  elle 
a  faict  ^  » 

Le  Doctrinal  des  Filles  a  marier  '  n'offre  que  des  préceptes 
qu'on  trouve  mieux  exprimés  dans  le  Trésor,  et  La  Doctrine  du 
Père  a  son  Fils  •*  est  un  autre  Eiiseignenwnt  de  Christine  a  son 
fils  avec  la  banalité  en  plus  et  la  tendresse  de  sentiment  en 
moins.  Les  Enseignemens  a  mon  fils  sont  comme  un  premier  jet 
du  Trésor;  les  lignes  générales  sont  identiques. 

Un  autre  traité  d'éducation  et  de  manières,  écrit  entre  1503 
et  1505,  et  qui  a  pour  auteur  la  fameuse  Anne  de  Beaujeu  >, 
prouve  une  fois  de  plus  que  cette  fille  de  Louis  XI  «  était  la 
moins  folle  femme  du  royaume  »,  car,  parmi  les  innombrables 
ouvrages  de  ce  genre,  elle  a  eu  l'habileté  de  choisir  le  meilleur 
pour  son  modèle,  à  savoir  le  Livre  des  Trois  Vertus.  En  vérité, 
elle  le  serre  de  si  près  que  souvent  on  croit  lire  Christine  de  Pisan. 

1.  Biblioth.  Nat.,  f.  fr.,  199 19. 

2.  Ibid.,  fol.  27  r". 

3.  Anciennes  Poésies  françaises,  Bibl.  Elzévirienne,  t.  II,  p.  18-24  (Recueil 
A.  Montaiglon). 

4.  Ilnd.,  p.  238-245. 

5.  Les  Enseigncniens  d'Anne  de  France  a  sa  fille  Sii-aiine,  édit.  A.  M.Cha- 
zaud,  Moulins,  1878. 


40  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

Cette  liberté  d'emprunts  est  un  peu  choquante  chez  cette  dame 
de  si  grant  façon.  On  dit  bien  que  le  principe  de  la  propriété 
littéraire  n'existait  pas  à  cette  époque,  et  que  les  écrivains  se 
pillaient  les  uns  les  autres  sans  le  moindre  scrupule.  Cependant, 
on  découvre  dans  ce  plagiat  une  petite  ruse  diplomatique  qui 
déplaît  :  Anne  de  France  cite  loyalement  Boëce,  Senèque, 
Aristote,  Socrate  et  tous  les  maîtres  chers  au  moyen  âge  ;  elle 
invoque  à  satiété  l'autorité  de  son  «  docteur  Ly^nart  »,  mais  de 
Christine,  pas  un  mot  !  Il  y  avait  cependant  à  la  bibliothèque 
des  Bourbons,  au  château  de  Moulins,  qu'elle  occupait,  deux 
splendides  exemplaires  du  Trésor  de  la  Cité  des  Dames,  dont 
l'un  avait  été  apporté  par -sa  tante  Jeanne  de  France,  «  sœur 
et  fille  de  rov  »,  et  qui  est  le  manuscrit  B  de  mon  édition 
critique  '. 

Un  auteur  espagnol  distingué,  don  Luis  \'ivés,  qui  avait  été 
précepteur  de  Marie  Tudor  avant  d'enseigner  aux  Universités 
d'Oxford  et  de  Louvain^  écrivit  un  traité  De  institutioiie  chris- 
tianx  feminœ-  en  1523.  Don  Luis  Mvés  ne  cite  pas  Christine 
de  Pisan,  mais  il  s'accorde  si  souvent  avec  elle,  et  sur  des 
points  de  vue  qui  font  l'originalité  de  notre  auteur,  qu'il 
semble  peu  vraisemblable  qu'il  n'ait  pas  connu  le  Livre  des 
Trois  Vertus  >.  Comme  elle,  il  insiste  sur  la  nécessité  de  l'instruc- 
tion chez  la  femme,  sur  ses  avantages,  et  s'élève  contre  l'opi- 
nion que  l'instruction  ne  fait  qu'accroître  leur  malice  :  mêmes 
idées  sur  le  choix  des  lectures,  même  interdiction  des  romans 
d'amour  et  de  chevalerie,  même  horreur  de  l'oisiveté,  même 
injonction  de  ne  point  se  marier  «  par  plaisance.  »  Il  prescrit  la 


1.  C'était  le  n»  129  de  la  Bibl.  de  Moulins,  devenu  le  n^^  452  de  la  Biblio- 
thèque Nation.,  celui  que  je  désigne  par  la  lettre  B.  L'autre  exemplaire  a 
disparu.  Voir  Appendice  dans  Enseigiieinens  d'Anne  de  France. 

2.  Il  fut  traduit  en  espagnol,  puis  en  français,  par  Pierre  de  Changy. 
A.  Deboulle  lui  fit  récemment  l'honneur  d'une  seconde  édition,  Le 
Havre,    1891. 

3.  Il  pouvait  d'autant  mieux  le  connaître  qu'il  avait  passé  quelques  années 
de  sa  jeunesse  à  Paris,  ayant  fait  sa  philosophie  au  collège  de  Beauvais. 
Voir  Les  Manuscr.  et  Peint,  de  la  Cité  de  Dieu,  de  M.  le  comte  de  Laborde, 
t.  I,  p.  70. 


L  HISTOIRE    DU    «  LIVRE    DES    TROIS    VERTUS  »  4I 

même  réserve  dans  les  rapports  avec  les  hommes,  une  con- 
duite identique  avec  parents,  enfants,  domestiques.  Ce  qui 
m'a  surtout  frappée,  c'est  un  enseignement  qui  ne  se  trouve, 
à  ma  connaissance,  que  chez  lui,  chez  Francesco  da  Barbe- 
rino  '  et  dans  les  Dodici  awertimenti  d'un  anonyme  italien  ^ 
(1300)  et  chez  Christine  :  c'est  le  conseil  à  la  jeune  femme 
de  faire  plus  d'honticitis  et  de  démonstrations  d'amitié  aux 
parents  de  son  mari  qu'aux  siens  propres.  Don  Luis  Vives 
ajoute  :  vivre  en  bonne  harmonie  avec  sa  belle-mère,  mais  l'un 
comprend  l'autre. 

Un  autre  Espagnol,  établi  en  Italie,  Cristoval  de  Acosta, 
publiait  à  Venise  en  1592  son  Tratado  en  loor  de  las  vmjeres. 
Il  cite  les  noms  des  femmes  illustres  par  leur  vertu  et  par  leur 
science,  imitant  en  ceci  Boccace  et  \'alère  Maxime,  ou  Chris- 
tine dans  sa  Cité.  Ce  qui  prouve  que  ni  la  Cité  des  Dames, 
ni  le  Trésor  de  la  Cité  des  Dames,  ces  deux  œuvres  édifiées  elles 
aussi  eu  loor  de  las  mujeres,  ne  lui  étaient  étrangers,  c'est  qu'il 
en  vient  bientôt  à  Christine  elle-même  et  qu'il  parle  d'elle  en  ces 
termes  :  «  Tratemos  de  la  otra  bella  Dama  \  Cristina  de  Pisa, 
Ytaliana,  a  laquai  no  solo  se  da  el  nombre  de  mas  sabia  y  mas 
cumplida  con  todas  las  gracias  que  todas  las  otras  sabias  mu- 
geres  de  su  tiempo,  mas  aun  muchos  va  muy  doctos  varones, 
que  han  tomado  la  pluma  para  escrivir  haze  vantage,  como 
ella  misma  bien  mostro  en  aquel  tratado  que  con  tan  vivo  arti- 
ficio  escrivio  de  los  loores  e  virtudes  y  excellencias  de  las 
mugeres...  » 

Il  faut  donc  que  Christine  de  Pisan  et  ses  livres  +  eussent 
acquis  une  réputation  européenne  pour  qu'on  en  trouve  des 

1.  Del  Reggivieiito  e  dei  Costiitni  délie  Donne,  éd.  Carlo  Baudi  di  Vesme, 
Bologna,  1873. 

2.  Edit.  Torfani,  Firenze,  1847. 

3.  Tratado  eu  loor  de  las  Mujeres,  p.  97,  Venezia,  1592. 

4.  «  The  Mss.  of  Christine  de  Pizan  number  now  at  least  two  hun- 
drcds  ».  lutroductiou  du  Duc  des  Vrais  Amans  de  Christine,  traduit  par 
Alice  Kemp-Welch,  London,  1908.  Ces  reliques  nombreuses  font  présumer 
un  nombre  énorme  d'ouvrages  répandus  en  Europe  au  moment  de  leur 
apparition. 


42  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

échos  si  lointains,  et  qui  se  font  entendre  encore  si  longtemps 
après  qu'elle  se  fut,  pour  ainsi  dire,  éteinte  en  France  même. 
Car,  la  Renaissance  une  fois  établie,  Christine  fut  jetée  dans 
un  méprisant  oubli,  et  tout  le  moyen  âge  avec  elle.  Les  deux 
Marot,  les  seuls  écrivains  restés  fidèles  aux  traditions  natio- 
nales, sont  les  seuls  aussi  qui  osent  rompre  le  silence  général 
et  envoyer,  du  milieu  des  autels  élevés  aux  dieux  grecs  et 
latins,  un  pieux  souvenir  à  la  muse  française.  L'éclipsé  con- 
tinue pendant  le  xvii^  et  le  xvin''  siècles,,  maintenue  du  moins 
par  les  purs  lettrés,  qui  ne  peuvent  marquer  trop  de  dédain 
pour  tous  ces  barbares  gothiques,  que  du  reste  ils  ignorent  pro- 
fondément. Voltaire  cependant,  poussé  par  une  sorte  de 
probité  littéraire,  condescend  à  mentionner  «  la  fille  de  cet 
astrologue  de  Pise,  Catherine,  qui  écrivit  en  françois  '  ».  C'est 
chez  les  érudits  que  devait  se  produire  insensiblement  le  réveil. 

La  Croix  du  Maine  et  Duverdier  lui  consacrent  un  article 
honorable  dans  leur  Bibliothèque  française  ^,  article  qu'ont  répété 
avec  très  peu  de  variantes  et  d'additions  les  érudits  venus 
après  eux. 

Gabriel  Naudé  lui  consacre  une  étude  spéciale  ;  il  lui 
prodigue  ses  éloges  ;  elle  est  (y  rectissima,  doctissimaque 
puella,.  candida  et  erudita  virgo  »,  et  encore,  il  confond  la 
Cité  des  Dames  avec  le  Trésor,  lui  qui,  selon  R.  Thomassy,  a 
le  mieux  connu  Christine  de  Pisan  au  xvii'^  siècle.  Il  se  pro- 
posait de  remettre  au  jour  le  Livre  de  la  Paix  et  le  Trésor  de 
la  Cité  des  Dames  qu'il  admire  et  qu'il  croit  injustement  oubliés. 
Son  projet  ne  se  réalisa  point  ^.  Il  dit  encore  «  qu'une  de- 
moiselle de  Paris^  nommée  Christine,  avoit  traduit  en  françois 
l'ouvrage  de  Legrand  VArchilogie  Sophie  ^  ».   Et  la  Mon  noyé, 

1.  Essai  sur  tes  Mœurs,  t.  XVI,  p.  437,  édit.  Bouchot,  Paris,.  1829.  Les 
éditions  se  succèdent,  en  1756,  1761,  1769,  1775,.  etc..  et  Christine  reste 
affublée  du  nom  de  Catherine  jusqu'en  1825,  quand  M.  Daunou  remar- 
qua enfin  cette  substitution  de  nom. 

2.  Tome  I,   127-128,  et  III,  319-20,  édition  de  1722. 

3;.  Voir  sa  Lettre  à  Ttjomassini,.  Naudx  Epistolx  XLIX,  p..   369  et   370, 
Genevœ,  Epist.,  1667. 
4.  L'Architogie  Sophie  est  un  traité  moral  qui  date  de  1403. 


L  HISTOIRE    DU    «  LIVRE    DES    TROIS    VERTUS  »  43 

qui  au  xviii'^  siècle  suit  Naudé,  identifie  cette  «  traduction  » 
avec  le  Trésor  de  la  Cité  des  Dames.  Il  y  a  ici  une  double  erreur. 
Christine  n'a  traduit  aucun  livre  de  Jacques  Legrand  et 
l'Archilogie  Sophie  était  elle-même  une  traduction  française 
que  le  frère  augustin  avait  faite  en  1403  du  Sopholo^^iitin  que 
d'abord  il  avait  composé  en  latin,  comme  il  le  déclare  dans 
sa  dédicace  à  Loys,  fils  du  roy  de  France,  duc  d'Orléans'. 
Il  suffit  d'ailleurs  de  lire  une  page  de  YArchilogie  ou  du  Livre 
des  Bonnes  Meurs  pour  ne  pas  courir  le  risque  de  confondre 
la  prose  rude,  gauche,  heurtée  de  Jacques  Legrand  avec  celle 
de  Christine  de  Pisan.  Il  est  plus  intéressant  prédicateur  que 
bon  écrivain.  Ménage,  Le  Laboureur-,  Mabillon  connaissent 
et  apprécient  Christine  K 

Au  XVIII''  siècle,  à  côté  des  articles  de  l'abbé  Goujet  dans  sa 
Bibliothèque  françoise  et  de  Marchand  dans  son  Dictionnaire 
historique,  de  Lelong  dans  sa  Bibliothèque  françoise,  articles 
moins  complets  que  ceux  du  siècle  précédent,  trois  membres 
de  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres  commencèrent 
par  leurs  recherches  à  faire  revivre  sa  gloire  :  ce  sont  Boivin 
le  Cadet +,  l'abbé  Lebeuf>  et  l'abbé  Sallier'^. 

Les  écrits  de  Boivin  sont  un  peu  touffus  et  non  dénués 
d'erreurs  ;  ceux  de  l'abbé  Lebeuf  sont  plus  sûrs  et  bien  docu- 
mentés. 

«  J'aurois  pu,  dit-il,  me  contenter  de  renvoyer  à  la  vie  de  cette 
femme  sçavante  composée  par  M.  Boivin  le  Cadet —  Mais,  comme 
ces  Mémoires  (ceux  de  l' Académie)  ne  sont  pas  entre  les  mains  de 

1.  Bibl.  Nat.,  fonds  fr.,  143. 

2.  Histoire  de  Charles  VI  ;  la  page  79  contient  une  notice  sur  les  oeuvres 
de  Christine,  mais  le  Trésor  y  est  omis.  Paris,  1663,  2  vol. 

3.  M.  A.  Farinelli  dans  une  note  de  Dante  en  la  Frauda,  p.  184,  dit  que 
Ducange  cite  le  Trésor  des  Dames  dans  son  Catalooue  des  auteurs,  qui 
précède  son  Glossaire  de  la  Basse  Latinité,  Paris,  1678.  Il  m'a  été  impos- 
sible de  trouver  cette  précieuse  note  dans  aucune  édition  du  Glossaire. 

4.  Mémoires  de  VAcad.  des  Inscrip.  et  Belles-Lettres,  t.  II,  p.  762  et  sui- 
vantes, Paris,  1717. 

5.  Dissertations  sur  l'Hist.  civ.  et  ecdesiast.  de  Paris,  t.  III,  p.  89, 
Paris,  1843. 

6.  Mém.  de  F  Je.  des  Insc.  et  B.-Lettres,  t.  XVII,  p.  515-25,  Paris,  175 1. 


44  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

tout  le  monde,  j'ai  cru  qu'on  me  permettrait  d'en  insérer  ici  un 
extrait  avec  quelques  additions  de  ce  qui  est  venu  à  ma  connais- 
sance. » 

L'abbé  Lebeuf  précise  en  effet  certains  détails  avancés  par  Boi- 
vin  et  en  ajoute  de  nouveaux  qu'il  a  puisés  aux  meilleures 
sources,  je  veux  dire  dans  les  propres  ouvrages  de  Christine, 
sa  Vision  et  sa  Mutaciou  de  Fortune  particulièrement. 

Il  appartenait  au  xix^  siècle,  grâce  à  la  ferveur  avec  laquelle 
il  s'est  plongé  dans  les  études  philologiques  et  littéraires,  de 
ramener  à  la  lumière  tant  d'œuvres  intéressantes  ou  char- 
mantes de  nos  pères,  jusqu'alors  ignorées  ou  méconnues.  Le 
Romantisme,  avec  ses  négations  systématiques  des  règles  et 
des  traditions  de  l'idéal  classique,  et  son  retour  aux  formes  et 
aux  idées  de  la  poésie  et  de  l'art  du  moven  lîge,  avait  tourné 
l'esprit  des  Français  vers  cette  période  oubliée  de  leur  passé. 
Mais  ce  qu'avaient  fait  ses  porte-drapeau  et  ses  cénacles, 
animés,  les  uns  d'un  enthousiasme  un  peu  naïf,  les  autres 
d'un  esprit  de  bravade  ou  de  fantaisie  artistique,  devait  être 
repris  avec  conviction  sous  la  troisième  République  par  des 
érudits  à  la  conscience  éclairée  et  par  des  lettrés  au  goût  fin 
et  élargi.  L'Allemagne,  la  Belgique,  l'Italie,  l'Angleterre  et 
d'autres  nations  se  sont  jetées  dans  le  champ  des  études 
romanes  et  n'ont  pas  peu  contribué  à  en  enrichir  la  moisson. 

MUemain  '  a  su  se  détacher  assez  des  préjugés  contre  la 
littérature  du  moyen  âge  pour  y  consacrer  une  faible  partie 
de  son  attention.  Dès  1828  il  parlait  de  Dante  comme  du 
génie  qui  avait  renouvelé  la  pensée  au  moven  âge  et  dans  ce 
renouvellement  d'études  Christine  a  reçu  sa  part  d'intérêt. 
Chaque  décade  a  recueilli  une  gerbe  d'écrits  ^  ou  de  publica- 

1.  Tableau  de  la  Littér.  frauc.  au  moyen  âge,  p.  228,  tome  III  du  Cours  de 
Littér.  franc,  du  xviiiei.,  4  vol.  Paris,  édit.  de  1884. 

2.  La  meilleure  liste  bibliographique  concernant  Christine  de  Pisan  est 
celle  du  Répertoire  de  l'abbé  Ulysse  Chevalier,  Paris,  1905-1907,  2  vol., 
qui  contient  toutes  les  données  que  fournissent  Brunet,  Petzholdt,  Stein, 
Potthast,  etc..  Le  catalogue  du  British  Muséum  est  aussi   un   instrument 


L  HISTOIRE    DU    «   LIVRE    DES    TROIS    VERTUS  »  45 

tions  de  quelque  revue  savante,  trançaise  ou  étrangère,  visant 
à  la  faire  mieux  connaître  et  apprécier.  Les  deux  dernières,  les 
plus  fructueuses  et  celles  qui  sont  signées  des  noms  les  plus 
autorisés,  sont  celles  de  1880  et  de  1890.  Gaston  Paris  publie 
deux  articles  qui  consacrent  le  talent  de  Christine  '  et  par 
quelques  remarques  élogieuses  qu'il  fait,  en  passant,  dans  sa 
Poésie  du  Moxen  Age.  Son  père,  Paulin  Paris,  avait  déjà  inau- 
guré celle  de  1840  par  des  pages-  pleines  de  vues  neuves  sur 
les  manuscrits  de  ses  ouvrages  qu'il  avait  rencontrés  dans  la 
Bibliothèque  du  Roy. 

A  trois  reprises,  en  1880,  1882  et  1884,  l'Académie  mit 
au  concours  pour  le  prix  Bordin  cette  question  :  Etude  cri- 
tique sur  la  vie  et  les  œuvres  de  Christine  de  Pisan,  mais  aucun 
des  mémoires  présentés  ne  fut  jugé  digne  d'obtenir  la  récom- 
pense. 

La  Romania,  la  Bibliothèque  de  TEcolc  des  Chartes,  les 
revues  étrangères  de  philologie  et  de  littérature  médiévales 
publient  fréquemment  de  nouvelles  études'  qui  éclairent  soit 
un  point  de  sa  vie,  de  sa  langue,  de  ses  idées,  de  ses  sources  et 

de  travail  très  commode  à  consulter  et  sûr.  Celui  de  la  Bibliothèque  Natio- 
nale de  Paris  ne  va  que  jusqu'à  la  lettre  D  et  pour  Christine  de  Pisan,  on 
renvoie  à  «  Pisan  ». 

1.  Revue  Critique,  B  IX,  445-5 1,  Paris,  1880  et  ConipIcs-RenJiis  de  VAùid. 
des  Itisc.  et  Belles-Lettres,  D  VIII,  122-4,  Paris,  1880. 

2.  Manuscrits  de  la  Bibl.  du  Roi,  tome  V,  pages  72-3,  1 33-181,  94-100, 
399-405,  Paris,  1842. 

3 .  Voir  les  études  suivantes  : 

T.  Guichard  dansyo»/-«iî/  des  savants  de  Normandie,  1844. 

Gautier  ààns,  Actes  de  l'Acad.  de  Bordeaux,  1845. 

Revue  du  xixe  sikle,  1839,  article  par  Desalles  Régis. 

Essai  sut  les  Ecrits  politiques  de  Christine  de  Pisan,  R.  Thomassy, 
Paris,  1838. 

La  Question  des  femmes  an  xv*  5/<ï7<',  Campaux,  Paris,  1865. 

Le  Livre  du  Chemin  de  Long  Estude,  R.  Pùschel,  Berne,  1881. 

De  la  littérature  didactique  au  moyen  âge  s'adressant  spécialement  aux 
femmes,  Alice  Hentsch,  Halle-a-S.,  1903. 

Le  Dit  de  Poissy,  par  Paul  Pougin,  Bibl.  de  l'Ecole  des  Chartes,  1857, 
4e  série,  p.  538-55. 

Les  Sources  du  Livre  des  Fais  et  Bonnes  Meurs  du  sage  roi  Charles  V, 
par  Henri  Duchemin,  Position  des  Thèses,  Ecole  Nat.  des  Chartes,  1891, 


4é  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

de  ses  emprunts  ou  de  la  chronologie  de  l'une  de  ses  œuvres,  et 
rappellent,  incidemment,  Le  Livre  des  Trois  Vertus  ou  en  don- 
nent une  analyse  sommaire.  Des  sociétés  de  publication  repro- 
duisent son  Livre  des  Faicis  et  Bonnes  Meurs  du  sage  roy  Charles^ 
des  thèses  de  l'Ecole  des  Chartes,  des  thèses  d'Universités 
s'efforcent  de  rendre  dans  leur  texte  original  un  choix  de  ses 
écrits,  ou  de  remontera  leurs  sources.  L'Angleterre  nous  resti- 
tue LEpistre  d'Othea  a  Hector  '  et  ajoute  Le  duc  des  Vrais  Amans- 
aux  nombreuses  traductions  qu'elle  a  faites  de  Christine  dès  le 
règne  de  William  Caxton.  Son  œuvre  poétique  est  rassemblée 
presque  tout  entière  ">  et  le  temps  est  proche  où  les  auteurs 
de  manuels  de  littérature  française,  soucieux  de  justice,  se  croi- 
ront tenus  de  s'arrêter  au  nom  de  cette  femme  célèbre  jet  de  la 
saluer  autrement  que  par  une  fine  raillerie  sur  son  pédantisme 
ou  par  une  boutade  spirituelle  sur  son  étonnante  fécondité. 

La  Société  des  Anciens  Textes  aura  contribué  de  toute  l'auto- 
rité de  son  nom  et  de  toute  la  force  des  paroles  élogieuses 
qu'elle  lui  a  prodiguées  à  la  réhabilitation  littéraire  de  cet  écri- 
vain qui  mérite  l'une  des  premières  places  parmi  les  poètes  et 
les  prosateurs  de  son  temps  +,  et  qui,  d'après  les  jugements 
des  savants  rapporteurs  de  cette  Société,  se  distingue  de  tous 
par  un  remarquable  talent  de  description,  par  ses  sentiments 
délicats,  par  la  grâce  de  son  stvle. 

La  vérité  ne  sera  faite  complètement  sur  elle  que  lorsque 
son  œuvre,  qui  est  considérable,  aura  été  ainsi  étudiée  par  frag- 
ments et  que  toutes  ces  menues  parcelles,  réunies  en  un  fais- 
ceau, pourront  servir  de  base  sûre  à  une  étude  d'ensemble  et 
modifier,  rectifier,  compléter,  d'après  des  faits  nouveaux,  les 


1.  Editce  par  M.  G.  F.  Warner,  London,  Roxburgh  Club,  1904. 

2.  Alice  Kemp-Welcli,  London,  1908. 

3.  Œuvres  Poétiques,  en  III  tomes,  cdit.  par  M.  Maurice  Rov,  Paris,  [884- 

4.  Je  renvoie  au  ButJeliii  Je  ta  Société  des  Anciens  Textes  : 
Année  1890,  M.  Longnon,  p.   58. 

1891,  M.  P.  Meyer,  p.  54  et  56. 

1895,  G.  Paris,  p.  43. 

1898,  Petit  de  Julleville,  p.  57,  58  et  59. 


L  HISTOIRE    DU    «  LIVRE    DES    TROIS    VERTUS  »  47 

biographies  et  les  jugements  d'ailleurs  fort  méritoires',  dont 
elle  a  fait  l'objet.  Jusqu'alors,  un  jugement  général  sera  forcé- 
ment déparé  par  quelques  fautes  d'opinions  préconçues,  ou 
par  des  préjugés  séculaires  qui  n'ont  cessé  de  faire  leur 
chemin.  i.\insi  Leroux  de  Lincy,  qui  a  beaucoup  parlé  d'elle^ 
et  qui  semble,  malgré  tout,  en  avoir  eu  une  connaissance  quel- 
que peu  superficielle,  avance  que  : 

«  depuis  les  travaux  des  Xaudé,  des  Boivin,  des  Gautier,  des  Pou- 
joulat  et  des  Thomassv,  la  vie  de  cette  femme  célèbre  est  trop 
connue  et  a  été  trop  souvent  appréciée  pour  qu'il  ////"  soit  néces- 
saire de  revenir  dans  un  appendice  sur  un  sujet  cpiiisc  >.  » 

II  est  si  peu  épuisé  que  depuis  1867,  année  à  laquelle  ces 
lignes  étaient  publiées,  les  travaux  se  sont  succédé  sans  relâche 
—  ils  semblent  même  reprendre  actuellement  une  nouvelle 
impulsion  •♦,  —  et  cependant  la  lumière  est  loin  d'être  faite 
sur  cette  «  femme  célèbre  »  et  sur  toute  son  œuvre. 

Le  même  auteur  ajoute,  trois  pages  plus  loin,  que  le 
«  Livre  des  Trois  Vertus  a  été  inspiré  de  Sénèque  ».  On 
retrouve,  il  est  vrai,  du  Sénèque  à  la  base  de  tous  les  traités 


1.  Christine  de  Pisati,  sa  vie  et  ses  œuvres,  de  E.  M.  Robineau,  Saiut- 
Omer,   1882. 

Leben  iniJ  IVerke  der  Christine  von  Pi:(iin,  Fricderich  Kocli,  GossLir,  1885. 

2.  Dixns  Paris  et  ses  Historiens,  Paris,  1844. 

Les  Femmes  célèbres  de  l'iincienne  France,  Paris,  1847. 

Ecole  de  la  Bibliothèque  des  Chartes,  1840. 

5.  Paris  et  ses  Historiens,  p.  415. 

4.  Miss  Maud  Temple  de  Radclifife  Collège,  Cambridge,  Etats-Unis, 
prépare  une  thèse  sur  :  Christine  de  Pisan,  a  Prccnrsor  of  French  Classical 
Criticisni. 

M.  M.  Roy  continue  ses  travaux  sur  l'Œuvre  poétique  de  Christine  de 
Pisan  ;  trois  volumes  sont  déjà  publiés  par  la  Société  des  Anciens  Textes. 

M.  Earl  B.  Babcock,  de  l'Université  de  Chicago,  va  publier  le  texte 
critique  de  la  Vision,  et  Mr.  Charles  F.  Ward,  de  la  même  Université,  une 
nouvelle  édition  des  Epitres  sur  h  Roman  de  la  Rose  et  autres  Documents 
nouveaux  sur  le  Débat.  Je  dois  cette  dernière  information  à  la  bonté  de 
M.  A.  Thomas.  M.  Roujon,  membre  de-  l'Académie  Française,  va  donner 
aux  Annales  politiques  et  littéraires,  Paris,  une  série  de  conférences  sur  le 
Féminisme  littéraire  de  Christine  de  Pisan. 


48  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

moraux  du  moyen  âge,  mais  celui  de  Christine  n'en  a  retenu 
que  ce  qui  flottait  dans  l'air  ambiant.  Leroux  de  Lincy  a  con- 
fondu le  Livre  des  Trois  Vertus  avec  le  Livre  de  Prudence  qui, 
en  eff'et,  est  une  paraphrase  glosée  du  texte  latin  attribué  à 
Sénèque  et  qu'on  nommait  le  Livre  des  Quatre  Vertus. 

L'erreur  s'est  glissée  jusque  dans  l'Histoire  Littéraire,  ce 
beau  monument  de  l'histoire  et  de  la  critique  de  la  littérature 
française.  Elle  reproduit  dans  son  Tableau  des  Arts  au  quator- 
-iènie  siècle  une  citation',  d'ailleurs  inexacte,  de  la  soi-disant 
Cité  des  Dames,  et  qui  n'est  autre  que  la  description  de  la  gisant 
du  Trésor  de  la  Cité  des  Dames. 

Petit  de  Julleville  qui  assista  à  la  lente  mais  progressive 
élaboration  de  la  remise  au  point  de  l'œuvre  littéraire  de  Chris- 
tine s'efforce  d'être  impartial  ;  ses  critiques  sont  plus  modérées 
et  ses  éloges  plus  sincères.  «  Le  xix*-'  siècle,  dit-il,  qui  a  réha- 
bilité, ou  du  moins  réimprimé  tant  de  médiocrités,  choisies 
un  peu  au  hasard,  dans  notre  passé  littéraire,  n'est  venu  qu'hier 
à  s'occuper  de  Christine  de  Pisan.  Même  on  nous  restitue 
l'œuvre  en  vers  ;  mais  quand  aurons-nous  l'œuvre  en  prose 
(supérieure  en  somme)  ?  Quand  nous  rendra-t-on  la  Visio}i  de 
Christine  ou  le  Trésor  de  la  Cité  des  Dames  ?...  -  » 

J'ai  cru  que  ce  vœu  de  l'éminent  littérateur  pourrait  me  ser- 
vir d'excuse  auprès  du  public  et  je  me  suis  enhardie  à  satis- 
faire son  regret.  J'ose  espérer  que  le  Trésor  ne  sera  pas  estimé 
l'un  des  moindres  fleurons  de  la  couronne  littéraire  de  Chris- 
tine de  Pisan. 


1.  Tome  XXIV,  p.  675. 

2.  Histoire  de  la  Lutigue  et  de  la  Littcr.  fraiiç.,  t.  II,  p.  366,  Paris,  1896. 


DEUXIEME  PARTIE 


COMPOSITION  DU  «  LIVRE  DES  TROIS 
VERTUS  « 


CHAPITRE  PREMIER 

PROCÉDÉS    DE    COMPOSITION    ET    PLAN    DE  l'oUVRAGE 

Le  Livre  des  Trois  Vérins  nous  permet  de  saisir  la  vie 
morale  et  intellectuelle  de  la  femme  à  cette  époque  où  le 
moyen  âge  commence  à  s'affranchir  du  joug  pesant  de  la  sco- 
lastique  et  de  l'autorité  et  essaye  des  pas  timides  dans  le 
champ  de  la  pensée  nouvelle,  où  la  raison,  aidée  de  l'observa- 
tion individuelle,  commence  à  envisager  les  faits  et  les  idées 
en  eux-mêmes  et  à  les  juger  avec  une  liberté  qui  nous  sur- 
prend et  une  timidité  qui  nous  charme. 

La  Renaissance  italienne  a  déjà  soufflé  sur  la  France  :  Nicole 
Oresme,  Pierre  Bressuire,  Pierre  d'Ailly,  Nicholas  de  Claman- 
gis,  Pierre  de  Montreuil  et  Pierre  et  Gontier  Col  se  sont  déjà 
portés  avec  fer\-eur  à  une  étude  plus  serrée  des  anciens  textes  ; 
Jean  Gerson  et  Christine  de  Pisan  sont,  eux  aussi,  par  leur 
ardeur  à  chercher  la  vérité,  par  leur  révérence  des  Anciens, 
leur  amour  de  la  science,  par  leurs  efforts  pour  réagir  contre  les 
procédés  déprimants  de  la  scolastique,  par  leur  indépendance 
croissante  de  pensée,  des  humanistes,  mais  Christine,  Italienne 
de  naissance,  instruite  par  un  père,  docteur  de  Boiilongne-la- 
Grace,  nourrie  de  Dante,  de  Pétrarque,  de  Boccace,  non  entra- 
vée par  l'érudition  théologique,  a  l'esprit  plus  libre  et  plus 
moderne  que  le  chancelier  de  l'Université.  Elle  montre  même, 
que  ce  soit  chez  elle  une  idée  originale,  ou  que  ce  ne  soit 
qu'un  reflet  de  Pétrarque,  un  sens  critique  envers  les  Anciens, 
et  un  choix  dans  ses  admirations  qu'on  refuse  généralement 
au  moyen  âge  tout  entier.  «  Les  grands  philozophes,  les  plus 
grands  mesmes,  n'ont  ilz  point  déterminé  faulx  et  au  con- 
traire de  vray  ?  «  Et  ici,  elle  n'a  rien  moins  à  l'esprit,  que  le 


52  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

prince  des  philosophes,  Aristote.  Un  peu  plus  loin  elle  ajoute  r 
((  Guides  tu  que  toutes  les  paroUes  des  philozophes  soient 
articles  de  foi  ?  » 

Sans  doute,  ils  appliquent  encore  dans  leurs  écrits  les  pro- 
cédés scolastiques  de  développement  enseignés  aux  clercs  du 
moyen  âge  d'après  le  manuel  de  Matthieu  de  Vendosme,  par 
exemple,  ou  selon  les  préceptes  de  Brunet  Latin  ',  eux-mêmes 
écho  des  rhéteurs  latins,  Sénèque  principalement.  Les  amplifi- 
cations par  voie  de  description,  définition,  comparaison,  cita- 
tions, emploi  de  métaphores,  allégories,  etc..  frapperont  le 
critique  le  moins  vigilant,  et  tel  chapitre  sera  la  mise  en 
pratique  consciencieuse  de  la  méthode  suivie  par  les  prédica- 
teurs, de  ceux-là  qui  avaient  assez  d'idées  ou  d'assurance  pour 
se  passer  du  Doiiiii  sccurc  :  ihcuic,  prothcnie  avec  invocation 
finale  et  l'appel  à  la  prière,  la  teneur,  Fexenipie,  la  péroraison  ^^ 

Le  Livre  des  Trois  Vertus  offre  quelques  exemples  de  cette 
méthode  de  développement.  On  peut  en  suivre  toutes  les  divi- 
visions,  par  exemple,  dans  le  chapitre  vu  du  livre  I,  sur  le 
choix  de  la  voye  à  tenir  et  au  chapitre  xii,  même  livre,  sur 
l'ordre  de  vie. 

L'influence  du  style  des  sermons  et  des  livres  de  piété  se 
perçoit  visiblement  dans  les  écrits  didactiques.  Pour  se  fiiire- 
mieux  comprendre  et  afin  que  leur  leçon  fût  plus  facilement  rete- 
nue, les  auteurs  divisaient  et  subdivisaient  leur  matière,  énu- 
méraient  leurs  points  et  leurs  conclusions  ouvertement,  naïve- 
ment, sans  le  moindre  souci  d'art.  Les  anecdotes,  les  exemples, 
tirés  d'autorités  sacrées  ou  profanes,  historiques,  légendaires 
et  plus  rarement  des  exemples  contemporains,  les  descriptions 
et  les  belles  citations  d'Aristote,  de  Sénèque,  de  Boèce  ou  de 
Valère  Maxime,  émaillaient  le  corps  de  leur  discours  pour  repo- 
ser, distraire  l'esprit  du  public  lisant  et  pour  ranimer  son  intérêt', 

1.  Voir  Le  Livres  don  Trésor,  dont  toute  la  première  partie  du  livre  III 
traite  de  Rlhioricque,  édition  Chabaille,  Paris,  1863. 

2.  Voir  La  Cliaire  J)\tii:.  au  XI 11^  si',  de,  de  Lecoy  de  la  Marche,  Paris, 
1886,  p.  289. 

3.  Si  l'auteur  ou  l'orateur  dans  son  argumentation  oubliait  de  rillustrer 
par  un  exemple,  on  le  rappelait  à  l'ordre  : 


PROCÉDÉS    DE    COMPOSITION    ET    PLAN    DE    l'oUVRAGE        53 

La  passion  de  nos  contemporains  pour  la  politique,  nos 
tiïeux  l'avaient  au  moyen  âge  pour  la  morale  et  pour  les 
règles  de  «  Thonnesteté  »  :  elles  étaient  le  plaisir,  la  récréa- 
tion. Tout  servait  de  prétexte  à  moraliser,  les  oiseaux,  les 
plantes,  les  pierres,  les  jeux.  Le  fond  des  bibliothèques  se  com- 
posait de  livres  pieux  que  lisaient  les  croyants,  bons  ou  mau- 
vais, et  chacun  tâchait  d'y  trouver  des  formules  par  lesquelles 
il  pourrait  se  conduire  houucstcniciit  dans  la  vie  '. 

D'un  autre  côté  les  clercs  initient  volontiers  les  laïques  et  ne 
croient  pas  déroger  en  leur  donnant  des  leçons  qu'ils  jugent 
utiles  et  qu'ils  savent  appréciées. 

«  Ce  qui  caractérise  avant  tout  cette  époque,  dit  Gaston  Paris,  et 
ce  qui  lui  vaudra  toujours  une  mention  honorable  de  l'histoire,  c'est 
le  désir  des  laïques  de  s'initiera  la  science  des  clercs  -.  » 

Le  souci  d'enseigner,  de  ne  rien  laisser  ignorer  de  ce  qui 
touche  directement  ou  indirectement  à  leur  sujet  conduisait 
les  écrivains  à  des  développements  minutieux  et  interminables. 
Ils  puisaient  sans  réserve  dans  leurs  souvenirs  d'école,  de  lec- 
tures, sans  avoir  à  craindre  de  lasser  la  patience  d'un  public 
avide  d'apprendre  et  reconnaissant  d'être  initié  sommairement  à 
cette  littérature  de  cJergie  qui  lui  avait  été  si  longtemps  fermée. 
Les  digressions  qui  lui  faisaient  entrevoir  un  peu  des  mvstères 
des  sciences  philosophiques,  d'histoire  ancienne,  de  jurispru- 
dence, de  stratégie,  d'astrologie,  le  remplissaient  de  respect  et 
n'étaient  pas,  à  son  sens,  les  moindres  ornements  de  l'ouvrage. 

«  Pourquoi  n'el  faites  vous  entendre  ?  » 
réplique  IWmant  à  dame  Raison. 

6247.  «  Un  essample  oïr  en  vorroie 
Savoir  s'acorder  m'i  porroie  » 
Le  Koiiiiiii  de  la  Rose,  édit.  Fr.  Michel,  2  vol.,  Paris,  1864. 

1 .  «  Moins  dévote  sans  être  pour  cela  simplement  profane,  la  littérature 
didactique  prétendra  avec  telles  œuvres  de  la  savante  Christine  de  Pisan, 
viser  un  public  non  différent  du  précédent  (celui  qui  lisait  exclusivement 
des  livres  de  piété)  mais  qui  en  même  temps  que  des  lectures  pieuses, 
désire  en  posséder  d'autres  par  où  il  parviendra  à  se  conduire  hoiniesknient 
dans  la  vie  ».  La  Poésie  du  Moyen  Ji^w,  t.  II,  p.  188,  par  Gaston  Paris, 
Paris,  1906. 

2.  //'/(/.,  t.  II,  p.  196. 


54  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

Bien  des  lieux  communs  d'ailleurs  que  nous  entendons  ressasser 
depuis  des  siècles  avaient  pour  lui  la  saveur  de  la  nouveauté  ou 
n'étaient  point  encore  usés. 

Pour  les  lecteurs  du  moyen  âge,  l'abondance  des  citations, 
des  gloses  enrichissaient  le  texte,  et  satisfaisaient  leur  curiosité 
sans  offusquer  leur  goût.  Les  auteurs  les  plus  populaires, 
comme  Jean  de  Meun,  ont  pu  ainsi  déployer  leur  science 
sans  discrétion  aucune  et  même  on  a  encore  vu  l'un  des  plus 
grands  hommes  de  la  première  Renaissance  italienne,  Boccace, 
étaler  la  sienne  avec  une  complaisance  qui  nous  paraît  enfan- 
tine. Leurs  ouvrages  ressemblaient  à  une  mosaïque  dont  les 
raccords  les  plus  brillants,  à  leur  idée,  étaient  les  belles  sen- 
tences d'Aristote,  de  Tulle  ou  de  Boèce,  ou  les  nobles  exemples 
de  Justin  ou  d'Orose. 

Peut-être  v  avait-il  aussi  dans  ce  naïf  étalage  de  science  quel- 
que secrète  intention  de  l'auteur  d'en  imposer  par  son  savoir, 
moins  par  orgueil  littéraire  que  dans  l'espérance  de  faire 
mieux  apprécier  son  ouvrage  par  son  riche  patron  et,  par- 
tant, de  le  lui  faire  évaluer  plus  hautement  en  espèces  son- 
nantes ? 

La  prose  française  du  xix"  siècle  et  du  commencement 
du  xv%  si  près  encore  de  ses  origines  latines,  est  longue, 
enchevêtrée  d'incidentes  et  de  coordonnées,  embarrassée  et 
obscure.  Ce  n'est  que  graduellement  qu'elle  abandonnera  le 
modèle  accoutumé.  A  mesure  que  l'esprit  laïque  s'insinuera 
dans  la  science  et  dans  la  langue  des  clercs,  sa  structure  com- 
pliquée et  touffue  s'acheminera,  grâce  à  un  besoin  toujours  plus 
grand  de  clarté,  vers  une  imitation  plus  directe  de  la  phrase 
parlée.  Il  lui  faudra  trois  siècles  d'éniondations  et  de  perfec- 
tionnements pour  acquérir  cette  clarté  transparente  qui  est 
maintenant  sa  qualité  maîtresse.  Cette  lente  évolution  vers  la 
simplicité  et  la  souplesse,  activée  par  la  collaboration  incon- 
sciente du  peuple,  ne  s'est  pas  faite  sans  résistance  de  la  part 
du  clerc,  qui  regrettait  l'allure  majestueuse  et  l'articulation 
savante  de  la  période  cicéronienne.  Quand  le  sujet  s'élevait,  le 
moule  roman   lui  apparaissait  mesquin,  indigne  de  renfermer 


PROCÉDÉS    DE    COMPOSITION-    ET    PLAN    DE    L  OUVRAGE        55 

l'idée  noble,  et  il  reprenait  le  modèle  antique  avec  ses  grandes 
lignes  et  ses  enroulements  ingénieux. 

Tous  ces  défauts  communs  à  la  littérature  de  son  temps, 
on  les  retouve,  mais  moins  saillants,  chez  Christine  de  Pisan 
et  plus  atténués  encore  dans  le  Livre  des  Trois  Vertus  que  dans 
ses  deux  ouvrages  en  prose  qui  l'ont  précédé,  le  Livre  des 
Fais  et  des  bonnes  Meurs  du  sage  roy  Charles  et  la  Cité  des 
Dames.  Dans  ses  procédés  de  composition  et  de  sts'le,  elle 
présente  des  traits  qui  sont  traditionnels  et  d'autres  qui  lui 
sont  personnels.  Le  charme  de  ceux-ci  rachètent  la  lourdeur 
de  ceux-là  et  en  relèvent  la  banalité. 

On  constate  dans  le  Trésor  une  meilleure  ordonnance  du 
plan  général,  une  plus  juste  distribution  des  parties  et  un  plus 
étroit  enchaînement  des  idées.  Sa  croyance  en  la  vertu  mys- 
tique du  nombre  trois  a  déterminé  les  divisions  du  livre  ;  il 
aurait  pu  tout  aussi  logiquement  se  diviser  en  deux  parties  :  la 
noblesse  et  la  roture,  car  on  ne  voit  pas  bien  l'importance 
d'une  nouvelle  division  pour  la  deuxième  partie  qui  est  con- 
sacrée spécialement  aux  Dames  de  court  de  princesse,  aux  Dames 
baronnesses  vivant  dans  leurs  châteaux  et  aux  Dames  de  reli- 
gion ;  ou  bien,  elle  aurait  pu,  avec  raison,  réserver  une  partie 
entière  aux  enseignements  généraux  qui  sont  destinés  à  toutes 
classes  de  femmes,  grandes,  moyennes  et  petites,  et  alléger  ainsi 
ce  livre  I  qui  comprend  plus  de  la  moitié  de  l'ouvrage  entier. 
L'ordre  adopté  dans  le  Livre  des  Trois  Vertus  est  l'ordre  hié- 
rarchique social. 

Reine  et  princesses,  hautes  dames  de  cour,  nobles  dames 
vivant  sur  leurs  châteaux  ;  dames  d'estat,  bourgeoises,  femmes 
des  métiers  et  femmes  des  laboureurs,  c'est-à-dire  toutes  les 
castes  sociales  des  femmes,  que  Christine  les  ramène  au 
nombre  fatidique  de  trois,  pour  en  former  les  parties  de  son 
traité  et  qu'elle  expose  ainsi  dans  sa  Table  des  Rubriques  : 

«  L  La  première  s'adresse  aux  princesses  et  haultes  dames. 

IL  Et  la  seconde  aux  dames  et  damoiselles  et  principal- 
ment  à  celles  qui  demeurent  à  court  de  princesse  ou  haulte 
dame. 


56  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

III.  Et  la  tierce  aux  femmes  d'estat,  bourgeoises  et  femmes 
du  commun  peuple.  » 

La  première  partie  comprenant  une  bonne  moitié  du  livre  ', 
la  noblesse  y  a  donc,  comme  toujours  la  part  du  lion.  Cepen- 
dant celle  de  la  bourgeoisie  et  du  bas  peuple  est  plus  généreuse 
qu'il  ne  paraît  au  premier  abord,  car  les  enseignements  reli- 
gieux et  moraux,  développés  dans  les  deux  premiers  tiers  de 
l'œuvre  sont  destinés  à  tous  les  rangs  de  la  société  et  Chris- 
tine insiste  sur  ce  point  :  nos  devoirs  envers  Dieu  ou  envers 
nos  semblables  sont  les  mêmes,  que  nous  soyons  nées  sur  un 
trône  ou  dans  le  nicsûi::^ic  logis  d'un  vilain,  et  les  prescriptions 
générales  de  la  civilité  «  affierent  tant  a  la  plus  humble  comme 
a  la  plus  haulte  ».  Il  n'y  a  que  la  niaiiicre  du  vivre,  c'est-à-dire 
les  enseignemeiis  de  prudence  niondaiiie,  qui  se  modifient  d'un 
bout  à  l'autre  de  l'échelle  sociale. 

Quelquefois,  Christine  s'est  heurtée  à  la  contradiction  que 
présentait  l'idée  théorique  de  la  société  avec  la  réalité  vécue. 
Ainsi,  à  propos  des  Dames  de  religion,  l'auteur  dit  bien,  selon 
l'usage,  qu'elles  «  sont  de  moult  grant  haultesse  a  cause  de 
leur  Espoux,  de  qui  que  elles  soient  nées  »  et  que  «  pour 
reverender  Dieu  a  qui  sont  données  et  mariées,  peuent  bien 
aller  ou  renc,  voire  devant  toutes,  au  voir  jugier  »  ;  cepen- 
dant, ces  épouses  du  Christ  ne  viennent  dans  le  cortège  du 
Trésor  qu'avant  les  dames  d'estat  et  les  bourgeoises  et  après 
les  simples  baronnes. 

De  plus,  le  livre  III  s'adresse  aux  femmes  d'estat  des  bonnes 
villes,  aux  bourgeoises  et  aux  femmes  du  commun  peuple  et  puis 
aux  fenunes  des  laboureurs.  Christine  suit  d'abord  fidèlement  la 
rote  :  femmes  d'estat,  femmes  des  marchands.  Mais  alors,  elle 
s'aperçoit  qu'il  y  a  de  par  le  monde  beaucoup  diC  femmes  vieilles 
qui  ont  besoin  d'admonestations  sur  leur  manière  de  vivre,  et 
elle  intercale  entre  ses  fenniws  des  nmrchands  et  ses  femmes  des 
luestiers  trois  chapitres  de  considérations  d'ordre  moral  sur  l'état 


I.   La   Partie   I    compte   dans    le   texte    critique     322    paragraphes;    la 
Partie  II  va  du  'j  323  au  455,  et  la  Partie  III,  du  5  456  au  612. 


PROCEDES    DE    COMPOSITION    ET    PLAN    DE    L  OUVRAGE        57 

de  vieillesse,  sur  les  rapports  des  vieilles  i^ens  avec  les  jeunes 
et  des  jeunes  avec  les  vieux.  En  outre,  comme  sa  discussion 
sur  le  problème  du  remariage  l'a  conduite  au  cas  de  la  vieille 
prenant  un  jeune  mari,  Christine  éprouve  le  besoin  de  se  ra- 
fraîchir l'esprit  et  elle  introduit  ainsi,  à  la  hâte,  son  chapitre 
sur  la  pnccJle. 

Et  enfin,  ce  troisième  livre  donne  encore  asile  à  une  couple 
de  chapitres  qui  forment  antithèse  :  les  foiiuies  foies  et  les 
fenunes  homiesîes  et  chastes,  nouvelle  interpolation  à  dessein 
moral,  qui  se  glisse  entre  les  femmes  des  mestiers  et  les  femmes 
des  laboureurs.  Le  povre,  dénué  de  tout  bien  terrestre  comme 
de  tout  honneur  mondain,  s'assied,  comme  il  est  naturel,  au 
bas  échelon  du  monde  social,  après  la  femme  du  laboureur. 

Cette  division  captivante  des  trois  Estas  se  rencortre  dans 
d'autres  Miroirs  ou  Chastoiemens.  On  cherche  avec  avidité  des 
renseignements  sur  les  bourgeois,  les  ouvriers  ou  les  pavsans  et 
on  ne  trouve  que  des  banalités  ou  quelques  brèves  instructions 
qui  ne  caractérisent  rien  et  qui  peuvent  se  rapporter  aux  tra- 
vailleurs et  aux  pauvres  de  tous  les  temps  et  de  tous  les  pays, 
comme  pur  exemple,  dans  Le  Livre  des  Manières  d'Etienne  de 
Fougères,  dans  le  Besant  de  Dieu  de  Guillaume  Le  Clerc; 
dans  l'Arehilogie  Sophie  ou  Le  Livre  des  Bonnes  Meurs  de  Jacques 
Legrand  ' . 

Donc,  la  place  donnée  à  la  roture  et  aux  gens  des  cam- 
pagnes par  Christine  est  une  nouveauté  littéraire  et  témoigne 
de  sa  largeur  d'esprit  et  du  tendre  intérêt  que  lui  inspirait  le 
sort  des  petits.  Les  souffrances  du  peuple  émeuvent  sa  sym- 
pathie et  elle  n'est  jamais  plus  éloquente  que  lorsque  sa  pitié 
est  éveillée. 

On  remarquera  des  développements  longs  et  monotones 
sur  l'orgueil,  sur  l'envie  et  la  médisance,  sur  sobresce  ;  moins 
fatigants  cependant  que  chez  les  moralistes  contemporains, 
car  ils  s'animent  çà  et  là  par  des  remarques  prises  dans  la  vie. 


I .   Les  trois  estai  du  frère  Laurens  dans  la  Soiiiiiie-le-Ro\,  sont  des  états 
civils  :  état  de  célibat,  de  mariage,  de  veuvage. 


58  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

journalière,  ou  par  des  traits  piquants,  des  observations  per- 
sonnelles qui  ramènent  la  bienveillance  du  lecteur.  Ainsi  nous 
savons  pourquoi  les  docteurs  de  l'Eglise  condamnent  Dicdi- 
sancc,  mais  nous  apprenons  aussi  ce  qui  la  rendait  particuliè- 
rement blâmable  chez  les  demoiselles  de  court  : 

«  car  pourtant  se  elle  est  leur  dame  et  qu'llz  soient  nourris,  repeuz 
et  a  beaux  gaiges  de  ses  biens,  et  qu'ilz  facent  bien  les  obevssans, 
les  ijenoulx  a  terre,  a  grant  révérence  et  assez  de  flatteries,  sv  ne 
s'en  tairont  ilz  mie...  »  (314). 

Ou  des  remarques  comme  celle-ci,  qui,  évoquant  l'image 
des  choses  familières,  nous  aide  à  absorber  les  doctes  et 
excellentes  déductions  que  Christine  tire  de  cette  toute-puis- 
sante vertu  de  sohresse  : 

«  Icelle  sobresse  la  fera  estre  non  dangereuse  a  servir,  car  elle 
ne  vouldra  point  ser\-ice  plus  que  raison  ne  demande  ;  la  gardera 
de  curiosité  de  moult  de  souefves  oudeurs  en  quov  assez  de  dames 

ont  mis  grant  cure  et  despendu  foison  argent.  »  (109  et  1 1 1). 

Nous  ne  lui  ferons  pas  un  reproche  d'avoir  proportionné 
l'importance  de  son  développement  à  la  hauteur  de  J'estai  auquel 
elle  destine  son  enseignement.  L'éducation  de  la  princesse  ou 
haiiJte  daine,  l'ensemble  de  ses  devoirs,  de  ses  occupations  ne 
comprennent  pas  moins  d'une  centaine  de  paragraphes  '  ;  les 
dames  cà  court  de  princesse  n'occupent  déjà  plus  que  les  trois 
quarts  de  l'espace  alloué  à  leurs  maîtresses  (soixante-treize).  Les 
dames  baronnesses  vivant  sur  leurs  châteaux  en  ont  environ  la 
moitié,  quarante-deux)  Les  femmes  d'estat  continuent  la  gra- 
dation descendante  et  voient  leur  portion  réduite  à  la  trentaine,, 
(trente-deux).  Les  femmes  des  marchands,  qui  commencent  la 
catégorie  des  gens  gagnant  leur  vie,  ne  montent  pas  au  delà  de 
quatorze  et  les  femmes  des  métiers  et  celle  des  laboureurs,  qui 
travaillent  de  leurs  mains,  sont  encore  plus  parcimonieusement 


I.  Je  compte  par  paragraphes,  car,  quoique  ceux-ci,  obligés  de  suivre  la 
pensée  de  l'auteur,  soient  d'une  longueur  inégale,  ils  sont  pourtant  un 
nioven  d'approximation  plus  exact  que  les  chapitres  de  l'ouvrage. 


PROCEDES    DE    COMPOSITION'    ET    PLAN"    DE    L  OUVRAGE        59 

mesurées   et   n'atteignent    pas   à    la   dizaine,   (sept   et   huit). 

Nous  montrerons  que  Christine  de  Pisan  nourrissait  un 
profond  respect  pour  le  travail  et  qu'elle  en  parle  noblement 
dans  son  ouvrage.  Pourtant,  elle  était  de  son  temps  et  de  son 
milieu  et,  dans  son  esprit,  un  notaire  du  roi  ou  un  acteur 
devaient  légitimement  recevoir  "^Xvis  d'honneurs  qu'un  marchand 
de  chandelle  ou  un  batteur  de  blé. 

De  plus,  elle  écrivait  ses  livres  pour  qu'ils  fussent  lus  et 
achetés  et  son  public  de  lecteurs  ne  se  recrutait  point  parmi 
les  fileresses  ni  les  chambrières.  Il  était  donc  fort  naturel  que 
les  hautes  dames,  qui  seules  pouvaient  s'offrir  le  luxe  de 
manuscrits,  y  eussent  la  place  d'honneur  et  la  meilleure  part 
des  enseignements. 

Certains  critiques,  isolant  Christine  du  temps  où  elle 
écrivait,  se  sont  plu  à  parler  de  son  pédantisme.  C'était  une 
femme  instruite  autant  que  la  majorité  de  ses  confrères  les  écri- 
vains, sinon  plus;  mais  on  ne  saurait  l'accuser  sans  injustice, 
de  vouloir  faire  montre  de  son  érudition.  Qu'on  compare  ses 
ouvrages  à  ceux  que  son  époque  a  produits,  ceux  de  Nicole 
Oresme,  intelligence  solide  dénuée  de  toute  coquetterie,  de 
Gerson,  qui  joignait  à  une  grande  science  une  grande  simpli- 
cité d'esprit,  d'Eustache  Deschamps  qui  ne  prétendit  jamais  au 
titre  d'érudit,  jusqu'à  ceux  de  Jean  Courtecuisse  ou  de  Guil- 
laume de  Tignonville  :  on  sera  plutôt  tenté  d'admirer  sa 
réserve.  A  l'exemple  des  auteurs  classiques,  protanes  et  sacrés 
dont  ils  fiiisaient  leur  nourriture  intellectuelle  et  qui  n'osaient 
rien  affirmer  sans  s'abriter  derrière  des  noms  révérés,  ils  citaient 
eux  aussi  à  profusion  et  personne  ne  leur  reproche  d'être  pé- 
dants. Ils  sont  cependant  moins  discrets  que  Christine  de  Pisan. 
Telle  page  '  de  Jacques  Legrand,  qui,  à  la  même  date,  écri- 
vait des  traités  d'éducation  et  de  morale,  rassemble  dans  un 
ahurissant  pêle-mêle  Seuecques,  Aristole,  saint  Jerosines,  VaJcre, 
Nostrc  Sauveur,  le  Prophète  David,  Dioqenes,  Moyses,  Helys,  les 
appostres,  Zenon  et  Thohie. 

I.  Voir  Le  Livre  des  Bonnes  Meurs,  Bibl.  Xat.,  f.  fr.,  n"  919,  au  toi.  53  r". 


éo  LE    LIVRE    DÉS    TROIS    VERTUS 

Cette  riche  variété  de  noms  disparates  émaillait  déjà  les 
pages  de  \"alère  Maxime,  de  Vincent  de  Beauvais,  de  Brunet 
Latin,  de  Pierre  de  Crescens,  etc..  enfin  de  tous  les  ouvrages 
qui  formaient  la  base  de  l'instruction  des  clercs,  mais  Christine 
de  Pisan  ne  se  laisse  pas  grièvement  gagner  par  la  contagion. 
Elle  cite  sobrement  dans  son  Trésor  et  ses  citations  se  lient  bien 
avec  le  texte.  Si  sur  la  chasteté,  elle  fait  appel  à  saint  Ambroise 
et  à  saint  Bernard,  à  saint  Augustin  sur  l'orgueil,  à  saint  Paul 
sur  le  mariage,  c'est  qu'ils  étaient  les  autorités  compétentes  et 
incontestées  à  invoquer  en  la  matière. 

Son  intelligence  curieuse  et  souple  s'ouvrait  à  tous  les 
sujets  et  aucune  des  questions  de  philosophie  ou  d'intérêt 
public  qui  agitaient  son  temps  ne  l'a  laissée  indifférente. 
«  Questa  curiosità  scientifica  tutta  moderna,  ch'era  in  lei 
non  simplice  smania  di  figurare,  come  nei  bas-bleus  del 
modernissimo  mondo  feminino,  ma  bisogno  dell'  anima, 
precorre  al  sapere  umanistico  di  Francia,  che  le  guerre  et 
le  tristi  vicende  politiche  spensero  nel  primo  fiorire  '  ».  Ainsi 
s'exprime  un  savant  italien  dans  une  belle  étude  sur  Christine 
de  Pisan. 

Quand  elle  écrit  sur  un  sujet  donné,  elle  y  met  tout  ce 
qu'elle  juge  nécessaire  pour  instruire,  pour  convaincre  ou  pour 
édifier  et  ce  n'est  pas  le  pédantisme  qui  l'a  poussée  à  aborder 
des  questions  de  politique  et  de  stratégie.  Il  ne  fallait  pour 
cela  que  comprendre  \'égéce  et  Frontin,  regarder  autour  de 
soi,  et  bien  posséder  sa  langue  pour  rendre  en  bon  français 
de  l'époque,  les  auteurs  latins,  enrichis  du  fruit  de  ses  obser- 
vations personnelles.  Or,  qui  peut  disputer  qu'elle  ait  été  moins 
à  la  hauteur  de  la  tâche  que  Jean  de  Meun  -,  Jean  Priorat'^, 


1.  Doute  en  la  Francia,  t.  II,  p.  154,  Arturo  Farinelli,  Milauo,  1908. 

2.  Jean  dt  Meun  qui  donna  Li  Ars  de  chevalerie,  traduction  de  Végèce, 
dont  Ulysse  Robert  a  produit  une  édition. 

3.  Jean  Priorat  de  Besançon,  qui  remit  en  vers  Li  Ars  de  chevalerie  sous 
le  nom  de  Li  Abrejeance  de  chevalerie  (Ed.  d'Ulysse  Robert,  Société  des 
anciens  Textes,  Paris,  1897). 


PROCÉDÉS    DE    COMPOSITION    ET    PLAN    DE    l'oUVRAGE        6l 
%    „  ^,» 

Philippe  de  \  itry  '  et  Honoré  Baraille  ^  ?  Et  qui  peut  nier  aussi 
que  ces  questions  n'intéressaient  pas  les  protecteurs  qui  ache- 
taient ses  livres  et  n'aient  pas  été  alors  de  grande  utilité  ? 
Christine  n'est  donc  pas 

«  la  première  de  cette  insupportable  lignée  de  femmes  auteurs  à 
qui  nul  ouvrage  sur  aucun  sujet  ne  coûte  et  qui,  pendant  toute  la 
vie  que  Dieu  leur  prête,  n'ont  affiiire  que  de  multiplier  les  preuves 

de  leur  intatigable  tacilité  égale  à  leur  universelle  médiocrité  5,  » 

car  elle  a  connu  les  sujets  sur  lesquels  elle  a  parlé  +  autant  que 
les  plus  habiles  hommes  de  son  temps  et  on  la  lit  encore 
aujourd'hui  avec  plaisir  et  profit.  Il  se  peut  que  la  littérature 
française  soit  déparée  par  une  //>m'V  de  femmes  iTiiiie  iiniverseUe 
nicdiocriié,  mais  Christine  de  Pisan  n'en  est  pas  responsable, 
pas  plus  que  Marie  de  France  ou  Marguerite  de  Navarre.  Les 
lettres  étaient  sa  vocation  et  elles  devinrent  son  métier.  Tant 
pis  pour  celles  qui  en  font  leur  métier  sans  en  avoir  la  voca- 
tion. 


1.  Philippe  de  Vitry  qui  intercala  dans  son  Chapcl  des  FJciirs  de  Lis,  une 
partie  de  Végèce.  (Voir  Roman.  XXX,  p.  72,  un  article  de  M.  A.  Piaget  i. 

2.  Honoré  Bataille  qui  composa  pour  Charles  VI  à  la  fin  du  xiv^  siècle 
son  Arbre  des  Balailles,  aussi  inspiré  de  \'égèce. 

La  Koniain'a,  (XXV,  p.  582).  article  de  M.  Paul  Mever,  parle  encore 
d'une  traduction  faite  en  prose  en  1580  du  Rec^iihi'  Bellonim  Générales,  et  la 
même  revue,  n»  XXVII,  p.  582,  article  de  M.  A.  Piaget,  mentionne  encore 
un  autre  ouvrage  sur  l'art  de  la  guerre,  composé  en  1424,  Le  Chemin  de 
Vaillance,  de  Jean  de  Coucy.  Tous  ces  ouvrages  prouvent  donc  que  les 
Ars  de  Chevalerie  avaient  leur  utilité  au  temps  de  Christine  de  Pisan. 

3.  Hist.de  la  Litt.  franc.,  p.  167,  G.  Lanson,  Paris,  1909. 

4.  «  C'est  à  Christine  de  Pisan  que  nous  devons  la  relation  la  plus 
authentique  des  circonstances  qui  accompagnèrent  la  mort  de  Charles  V.  » 
Revne  des  Questions  Historiques,  T.  de  Lorav,  p.  432.  —  M.  Hauréau,  dans 
un  rapport  tait  à  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres  (voir  Comptes 
Rendus,  année  1885,  page  219)  mentionne  un  manuscrit  latin  qu'il  a  décou- 
vert à  la  Bibliothèque  Nationale  et  qui  contenait  la  relation  des  derniers 
moments  de  Charles  V,  relation  que  Miles  Dormans,  le  chancelier,  avait 
tait  disparaître  à  cause  des  impôts  que  révoquait  le  roi  mourant.  Il  ajoute 
que  Christine  de  Pisan  a  connu  au  moins  quelques  tVagmenls  de  cette  rela- 
tion et  les  a  traduits  dans  son  Charles  T. 


CHAPITRE  II 

LA    iMÉTHODE    DE    TRAVAIL    DE  l'aUTEUR, 
SOX    STYLE,    SA    LANGUE 

A  en  juger  par  ses  écrits  aussi  bien  que  par  les  témoignages 
qu'elle  nous  a  laissés  de  sa  méthode  de  travail,  il  semble 
que  Christine  de  Pisan  ait  eu  pour  principe  de  se  ménager 
avant  chaque  ouvrage  une  période  de  recueillement  et  de 
recherches.  Elle  aidait  ses  méditations  des  éléments  que 
l'expérience  et  la  science  de  ses  prédécesseurs  pouvaient  lui 
offrir,  v  ajoutait  le  résultat  de  ses  observations  sur  le  monde 
réel,  des  analyses  qu'elle  faisait  sur  sa  propre  nature  ^  et  ainsi 
fortement  préparée,  et  son  plan  arrêté,  se  livrait  à  une  rapide 
rédaction  sous  l'empire  d'une  inspiration  plus  ou  moins  sou- 
tenue. Ce  procédé  communique  à  son  st5'le  le  mouvement,  le 
naturel,  la  couleur  et  la  vie.  Par  contre,  il  le  marque  de 
quelques  légères  taches  :  négligences,  longueurs,  redites  qu'il 
lui  eût  été  facile  de  faire  disparaître.  Ainsi,  pour  citer  les  cas 
extrêmes,  elle  a  employé  cinq  fois  le  verbe  tenir  au  para- 
graphe 291,  quatre  fois,  au  494.  La  langue  était   pauvre  en 


I.  La  Cité  des  Danies  nous  offre  un  joli  tableau  de  Christine  travaillant 
en  sa  celle,  solitaire  et  soiihstraite  du  monde,  entourée  de  ses  volumes  et 
méditant  sur  les  «  traités  des  philozophes,  poètes  et  autres  orateurs  »  qu'elle 
vient  de  lire  sur  la  condicion  de  la  femme.  «  Je  pris  a  exemple  moy 
meismes  et  mes  meurs,  comme  femme  naturelle,  et  semblablement  discu- 
toye  des  autres  femmes  que  j'ai  hantées,  tant  princesses,  grandes  dames, 
moiennes  et  petites  a  grant  foison  qui,  de  leur  grâce,  m'ont  dit  de  leurs  pri- 
vetez  et  estroites  pensées  ».  Voici  une  enquête  menée  d'après  des  principes 
qui  ne  sont  plus  du  mo\-en  âge.  N'v  a-t-il  pas  déjà  un  peu  de  Montaigne 
dans  cette  analvse  réfléchie  d'elle-même  et  des  autres  ? 


LA  METHODE  DE  TRAVAIL  DE  L  AUTEUR         63 

synonymes  '  au  temps  du  Trésor,  mais  Christine  avait  un  voca- 
bulaire relativement  riche;  elle  maniait  le  français  avec  une 
aisance  extrême,  elle  savait  le  latin,  possédait  l'italien  comme 
une  première  langue  maternelle  ;  et  ces  trois  langues  n'ont  pas 
peu  contribué  à  lui  donner  sa  maîtrise  dans  l'art  de  l'expression. 
C'est  donc  simple  oubli  quand  elle  laisse  échapper  si  souvent 
le  même  terme,  ou  des  clichés  tels  que  :  par  adventure,  sans 
taille,  toutesvoies,  non  pourtant  que,  posons  que,  comme 
dit  est  devant,  etc.. 

Une  cause  autre  que  celle  de  la  pauvreté  relative  de  la 
langue  ou  de  la  négligence  de  l'écrivain  a,  semble-t-il,  puis- 
samment contribué  à  communiquer  à  la  prose  de  ce  temps  un 
mouvement  lâche  et  brisé,  une  articulation  cahoteuse, 
hérissée  de  qui,   de  que,    de  combien  que,  de   non   obstant 

que ,  un  style  dense,  traînant  cette  interminable  chaîne  de 

mots  en  couples,  de  verbes  qui  expriment  l'action  au  présent, 
au  passé  et  au  futur,  qui  la  limitent  ou  l'étendent  dans  le 
temps  et  dans  l'espace  :  c'est  l'influence  du  stvle  des  ordon- 
nances, édits,  proclamations,  lettres  royaux,  chartes,  contrats 
de  vente  ou  d'achat,  quittances,  bail  lances,  etc.,  en  un  mot 
des  documents  publics.  Les  officiers  du  roi  ne  visaient  certes 
pas  à  l'élégance,  mais  ils  s'efforçaient  d'atteindre  à  la  clarté, 
rendue  plus  difficile  par  la  disparition  des  derniers  vestiges 
de  la  déclinaison  latine,  par  voie  de  répétition,  de  gradations, 
d'énumérations,  et  ils  rédigeaient  leurs  actes  guidés  par  la 
pensée  de  ne  laisser  aucune  incertitude  peser  sur  la  teneur  de 
l'écrit,  et  de  prévenir  toute  contestation,  toute  prévarication, 
tout  ergotage.  Ils  connaissaient  leurs  formules  comme  leur 
Pater  et  n'avaient  cure  de  varier  ou  d'abréger.  On  n'a  qu'à 
lire  les  recueils  d'actes  de  cette  époque  :  qu'ils  émanent  des 
chancelleries  de  Charles  X,  de  Charles  M  ou  de  Charles  MI, 


I.  Nicole  Oresmes  se  plaint  de  la  disette  des  mots  eu  français.  Ainsi  fai 
le  traducteur  des  Quatre  Livres  des  Rois  (édition  Leroux  de  Lincy,  XLII). 
«  Aucune  fois  li  latins  a  plusours  mos  que  en  romans  nous  ne  poions 
exprimer  ne  dire  proprement.  »  Citation  prise  dans  Histoire  de  la  Law^iie 
françiiise  de  Brunot,  I,  p.  517,  Paris,  1905. 


64  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

qu'ils  soient  rédigés  par  un  trésorier,  un  bailli  ou  un  notaire, 
ils  ont  tous  un  frappant  air  de  famille,  et  les  clercs,  les  auteurs, 
qui  ne  se  sont  jamais  aventurés  dans  les  complexités  du  droit 
civil  ou  canon,  ont  pris  eux  aussi  l'habitude  d'accoupler  les 
noms,  fûiinue  et  manière,  descharge  et  quittance,  fait  et  gouverne- 
ment, congie  et  licence,  cousts  et  despens,  etc.;  les  adjectifs,  expé- 
dient et  nécessaire,  aine~  et  feaulx,  exécute^  et  peih1ii~,  escollete-  et 
mis  a  exécution,  au  plus  offrant  et  derrenier  enchérisseur  ;  les 
verbes,  verront  et  orront,  aveir  et  possider,  haiUier  et  délivrer, 
repairent  ne  conversent;  les  adverbes,  tantost  et  hastivenient, 
incontinent  et  sans  delay,  de  point  en  point  et  deuement.  Si  la 
couple  de  termes  ne  répond  pas  à  toutes  les  nuances  de  sens 
que  perçoit  l'esprit  du  clerc,  il  enrichira  prudemment  sa  liste 
de  quelques  membres,  et  il  dira,  par  exemple  :  de  quo\  garder, 
fortiffier  ne  emparer,  devront  se  rebouter  et  recouvrer  et  remelire 
en  l'obéissance,  avons  quitté,  donné,  cédé,  transporté  et  delaissié, 
nuilons  en  la  tuition,  garde  et  deffence,  octroyons  leurs  drois, 
nobleces,  privilèges,  prérogatives  et  aucunes  libertés,  etc.. 

Ce  style  d'actes  officiels,  avec  lequel  tout  le  monde  était 
plus  ou  moins  f^imilier,  a  laissé  des  traces  nombreuses  dans 
Le  Livre  des  III  Vertus  ;  Christine  voudra,  elle  aussi,  que  la 
bonne  et  saige  dame  s'apperçoive  et  saiche  que  ces  vagues  parolles 
ne  sont  que  blondisses  et  flatteries  et  qu'elle  ne  les   repute  ne 

tiengne  a  vérités Il  serait  ficile  de  multiplier  ces  exemples, 

qu'on  prenne  un  ouvrage  de  Christine  ou  tout  autre,  écrit 
avant  la  réforme  du  style  et  de  la  phrase  française.  Et  il  est  bien 
naturel  que  les  deux  seuls  modèles  de  prose  qui  fussent 
offerts  à  nos  écrivains,  les  actes  publics  et  les  livres  de  piété, 
aient  marqué  leur  langue  d'une  empreinte  indélébile. 

Le  Livre  des  Trois  Vertus  est  écrit  dans  une  langue  en  géné- 
ral simple  et  claire.  A  part  quelques  phrases  que  nous  signa- 
lerons au  prochain  paragraphe,  et  qui  tiennent  plus  aux  habi- 
tudes d'esprit  du  temps  qu'à  un  travers  personnel,  la  pensée 
se  laisse  saisir  sans  effort  et  se  déroule  librement  sous  une 
forme  tour  à  tour  familière  et  riche,  simple  ou  majestueuse, 
enjouée  ou  sérieuse.   Christine  sait   l'art  de   varier  son   style 


LA  METHODE  DE  TRAVAIL  DE  L  AUTEUR         6) 

avec  les  nuances  de  sa  pensée  et  elle  change  de  ton  avec  une 
grâce  parfaite.  Sous  le  coup  de  l'émotion,  les  mots  s'animent, 
s'échauffent,  se  colorent  et  font  vibrer  les  cordes  de  notre 
SN'mpathie.  Quand  elle  est  grave  et  qu'elle  veut  persuader,  où 
lorsque  sa  pensée  s'élève,  la  phrase  prend  de  l'ampleur,  s'étale 
€t  devient  une  majestueuse  période  aux  savantes  sinuosités. 
Cette  «  Italienne  qui  sait  le  latin  »  prouve  alors  qu'elle  a 
«  quelque  sentiment  des  beaux  développements  largement 
étoffés  '  » . 

Ses  enseignements  prendront  ici  la  forme  d'une  proclamation 
(15-17);  là,  celle  d'un  sermon  (chap.  viiiet  xii  du  livre  I)  et  ail- 
leurs, d'une  lettre (295-323)  et  cette  lettre,  conformément  aux 
usages  du  temps,  se  placera  à  la  fin  d'un  livre  et  le  résumera  \ 
Craignant  que  ses  longues  instructions  aux  dames  de  cour  ne 
provoquent  l'ennui,  elle  varie  son  ton  à  l'infini  :  elle  aban- 
donne la  forme  didactique  pour  prendre  le  discours  direct. 
Elle  apostrophe  son  adversaire  imaginaire,  la  met  en  scène, 
lui  prête  la  parole,  la  réfute  (332,  340)  '.  Elle  lui  fait  dire 
ses  griefs,  lui  soufiîe  ses  accusations  pour  la  rétorquer  et  la 
sermonner.  Dans  des  situations  délicates,  elle  fixe  une  ligne  de 
conduite  et  dicte  même  la  réponse  à  faire  : 

«  Sire,  se  vous  avez  pensé  a  mov,  voeillez  vous  en  retraire,  car 
je  vous  jure  niafov  qu'en  telle  amour  n'av  mon  intention,  ne  n'arav 
jour  de  ma  vie.  »  (481). 

D'autres  fois,  elle  rompra  le  cours  monotone  de  son  argu- 
mentation par  une  petite  leçon  à  la  manière  socratique  :  «  Et 

1.  Hisl.  cit'  la  Litt.  franc.,  G.  Lanson,  p.  167. 

2.  C'est  la  lettre  que  la  gouvernante,  Sébille,  dame  de  La  Tour,  écrit  à  sa 
maîtresse  qui  veut  se  «  desvoyer  en  folle  amour  »,  ch.  xxvii  du  livre  I  et 
qui  est  la  copie,  si  l'on  en  excepte  un  court  passage  au  commencement,  de 
celle  qui  se  trouve  au  Livre  du  Duc  des  J'rais  Amans,  voir  Œuvres  poé- 
tiques, tome  III.  Il  faut  remarquer  aussi  que  cette  lettre  est  écrite  d'après  le 
formulaire  en  usage  chez  les  clercs  au  moyen  âge,  tel  que  Ta  défini 
M.  Ch.-V.  Langlois  dans  son  Recueil  d'Arts  de  seconde  Rhétorique,  partie  IV, 
Paris,  1902. 

5.  Voir  encore  les  paragraphes  361,  362,  565,  sur  Tenvic,  les  588,  591, 
392,  sur  la  médisance. 


66  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

quelles  choses   conviennent    a    droitte    honneur  ?   »    (103). 

«  Et  quelles  choses  dont  y  sont  plus  convenables  »  ?  (104). 

Elle  piquera  son  discours  de  proverbes  ',  d'adages,  comme 
d'autant  de  fleurs  cueillies  sur  le  vieux  sol  gaulois  : 

Oiiaiit  la  hrchis  est  vidlc,  si  l'cmporfc  aiicuiicsfois  Je  loup  —  Fciuiuc 
yrcuse,  maison  pluvieuse,  cheminée  qui  lient  fumée  ehassent  l'ijoinme  du 
logis —  Feu  n'est  point  sans  fumée,  mais  fumée  est  souvent  sans  feu  — 
Mieux  vaut  prévenir  le  feu  que  île  l'esteimlre  quant  il  est  espris  — 
Mettre  le  Jeu  a  sa  maison  pour  ardre  celle  de  son  voisin  —  Faire  de 
Dieu  umhre  et  chappe  a  pluye  —  Battre  le  cahas  —  Compter  sans 
rabattre  —  Oui  dons  preut  se  vent  —  Bien  fait  vaint  tousjours  —  En 
la  manière  que  on  plo\e  la  verge  -...  ,  etc.,  etc.. 

Ou  bien,  une  belle  sentence  prise  aux  philosophes  anciens, 
aux  Pères  de  l'Eglise,  aux  Saintes-Ecritures,  ou  a  quelque 
poète  fimiilier  viendra  clore  un  argument,  comme  : 

Oui  des  bons  est  sonef faire  —  Vielle  coiiiti'^e  et  jolie  est  matere  de 
niocquerie  —  Point  n'est  congneue  la  constance  du  pèlerin  avant  le  terme 
du  voyage  —  N'est  pas  le  plus  grant  qui  plus  est  eslevé  en  estai  mais 
cellui  qui  est  le  plus  vertueulx  —  Geste  vie  n'est  qu'un  trespas,  un  pele- 
riiuiige  des  dons  de  fortune,  etc.. 

Si  ses  raisonnements  ont  fatigué  l'attention  de  son  lecteur, 
c'est  un  bel  exemple  ou  une  piquante  anecdote  qui  entraîne- 
ront la  conviction  soit  par  la  force  de  l'autorité  nouvelle, 
qu'elle  ajoutera  à  ses  preuves,  soit  par  la  malice  du  sourire 
qu'elle  provoquera. 

C'est  ainsi  que  la  sagesse  de  fliire  des  aumônes  en  ce  monde 
pour  acheter  la  joye  de  paradis,  est  puissamment  démontrée  par 
l'histoire  du  Roi  en  exil  ;  la  liberté  qu'a  tout  bienfaiteur  dans  la 
distribution  de  ses  dons,  par  la  parabole  du  Seigneur  de  la  vigne 


1.  N'en  déplaise  à  Leroux  de  Lincy,  les  proverbes  populaires  sont  plus 
nombreux  dans  le  Livre  des  Trois  Vertus'  que  les  sentences  morales  des 
anciens  philosophes.  Voir  ce  qu'il  dit  à  ce  sujet  dans  son  I/îvy  des  Pro- 
verbes, Introduction,  Liw 

2.  On  trouvera  à  la  fin  de  l'édition  critique  du  Livre  des  Trois  Ver'ais  un 
tableau  complet  des  proverbes  cités  dans  l'ouvrage. 


LA    iMÉTHODE    DE    TRAVAIL    DE    l'aUTEUR  67 

('/  des  ouvriers;  le  manque  de  jugement  dans  la  libéralité  est 
ridiculisé  par  l'anecdote  de  la  princesse  qui  récompense  plus 
largement  une  folle  pour  ses  traffes,  qu'une  sage  dame  pour 
ses  doctes  enseignements. 

Chez  Christine  de  Pisan,  la  satire  et  la  morale  tournent  sou- 
vent en  tableaux.  Elle  en  choisit  les  traits  représentatifs  avec 
tant  de  bonheur  qu'elle  donne  l'illusion  de  la  réalité.  Le  Livre 
des  Trois  Vertus  en  offre  quelques  exemples  qui  témoignent  d'un 
goût  sûr  et  d'un  souci  d'art  qu'on  n'est  pas  habitué  à  chercher 
au  xv-'  siècle.  Telle^  la  molle  esquisse  de  la  princesse  «  en  son 
lit  au  matin  resveillee  de  somme  »  : 

«  Et  elle  se  verra  couchiee  en  mol  lit,  entre  souefs  draps,  avi- 
ronnee  de  riches  paremens  et  de  toutes  choses  pour  aises  de  corps  ; 
dames  et  damoiselles  entour  elle  qui  l'oeil  n'ont  a  autre  chose  fors 
a  adviser  que  riens  ne  lui  taille  de  tous  deslices,  prestes  de  courir  a 
elle  se  elle  souspire  tant  soit  petit,  ou  se  elle  sonne  mot,  les 
genoulz  fléchis,  pour  ly  administrer  tout  service  et  obéir  a  tous  ses 
commendemens.  »   (22). 

Tels  encore,  les  rapides  croquis  au  dessin  ferme  et  expressif, 
et  d'un  réalisme  de  bon  aloi,  qui  nous  campent  cette  baronne, 
droitte  maisnagiere,  affublée  d'une  houppelande,  hurlknit  dès 
l'aube  grise  ses  domestiques  pour  les  faire  lever  et,  de  sa  fenê- 
tre, les  épiant  tant  qu'elle  les  voye  saillir  dehors  (410);  ou 
celui  de  la  pauvre  petite  veuve, 

«  simple  femme,  qui  s'accroupit  en  pleurs  et  en  larmes,  sans  autre 
deftence,  comme  ung  povre  chien  qui  s'acule  en  un  cuignet,  et  tous 
les  autres  lui  queurent  sus  »  (514)  ; 

ou  encore  celui-ci,  vraie  miniature  de  missel,  mettant  dans  la 
douce  lumière  d'une  église, 

«  la  pucelle  attempree,  a  maintien  honneste,  regardant  sur  son 
livre,  ou  les  yeulx.  baissiés  »  (524). 

La  gisant,  reposant  sur  son  lit  de  parade  est  un  tableau 
achevé,  égayé  de  fine  ironie  : 

«  Et  assez  de  telles  v  a  que  elle  feist  a  sa  gesine,  de  ung  entaiU 
qu'elle  eust   n'a   pas  loing  temps,    car    ains   que    on  entrast  en  sa 


68  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

chambre,  on  passoit  par  deux  autres  chambres  moult  belles  ou  il 
avoit  en  chascune  un  grant  lit  de  parement  bien  et  richement 
encourtiné.  Et  en  la  seconde  avoit  ung  grant  dressouer  couvert 
comme  ung  autel,  tout  cliergié  de  vaisselle  d'argent  blanche  '.  Et 
puis,  de  celle  on  entroit  en  la  chambre  de  la  gisant,  laquelle  estoit 
grande  et  belle,  toute  encourtinee  de  tapisserie  faite  a  la  devise 
d'elle,  ouvrée  très  richement  de  fin  or  de  Chyppre.  Le  lit  grant  et 
bel  encourtiné  tout  d'un  parement  et  le  tapis  d'entour  le  lit  mis 
parterre  sur  quoy  on  marchoit,  tous  parauz,  a  or  ouvrez.  Les  grans 
draps  de  parement  qui  passoient  plus  de  ung  espan  par  soubz  la 
couvreture,  de  si  fine  toille  de  Rains  que  ilz  estoient  prisiez  a  trois 
cens  frans.  Et  tout  par  dessus  le  dit  couvretoir  a  or  tissu,  avoit  ung 
autre  grant  drap  de  lin  aussi  délié  que  soye,  tout  d'une  pièce  et 
sans  couture,  qui  est  chose  nouvellement  trouvée  a  faire  et  de 
moult  grant  coust,  que  on  prisoit  deux  cens  frans  et  plus,  qui 
estoit  si  grant  et  si  large  qu'il  couvroit  de  tous  lez  le  très  grant  lit 
de  parement  et  passoit  le  bort  dudit  couvretoir  qui  traynoit  de  tous 
lez. 

«  Et  en  celle  chambre  avoit  un  grant  dressouer  tout  couvert  de 
vaisselle  dorée.  Et  en  ce  lit  estoit  la  gisant,  vestue  de  drap  de  sove 
taint  en  cramoisy,  appuiee  as  grans  oreillers  de  pareille  soye  a  gros 
boutons  de  perle,  atournee  comme   une    damoiselle  »  (494-497). 

Ce  choix  heureux  dans  les  traits,  cette  langue  simple,  aisée, 
vive,  personnelle,  nuancée,  qu'on  rencontre  dans  une  grande 
partie  du  Livre  des  Trois  Vertus  ne  sont  pas  l'effet  du  hasard. 
Ils  apparaissent  trop  souvent  pour  qu'on  n'y  reconnaisse  pas 
déjà  un  effort  vers  le  style  artiste.  Il  est  rare  que  Christine 
retombe  dans  la  longue  période  latine,  chère  aux  clercs  du 
moyen  âge,  et  si  touffue  et  enchevêtrée  qu'elle  en  devient 
inextricable  ;  plus  rarement  encore  y  trouve-t-on  des  sentences 
anipoulées  à  force  de  vouloir  être  majestueuses,  telles  qu'on  en 

I.  C'est  sans  doute  pour  distinguer  la  vaisselle  de  ce  premier  dressoir  de 
celle  du  second  qui  sera  dorce.  Ou  peut-être  pour  faire  entendre  la  pureté 
du  métal  dont  elle  était  fabriquée,  car  depuis  Philippe  de  Valois  on  avait 
émis  des  doubles  et  des  deniers  d'un  alliage  très  inférieur  qui  se  ternissait 
vite  et  qu'on  appelait  monnaie  noire  ou  argent  noir.  Voir  Les  Actes  de  V Aca- 
démie de  Bordeaux,  1845,  p.  287  et  suiv. 


LA    MÉTHODE    DE    TRAVAIL    DE    l'aUTEUR  6^ 

lit  par  endroits  dans  son  Charles  V.  C'est  qu'alors,  elle  avait  en 
effet  trouvé  son  style  propre.  «  Adont  fus  je  aise  quant  j'oz 
trouvé  le  stile  a  moy  naturel  »,  s'écrie-t-elle  joyeusement  dans 
sa  Vision.  Ce  progrès  marqué  dans  le  style  de  deux  ouvrages 
écrits  à  un  intervalle  si  rapproché  s'explique  par  un  phéno- 
mène psychologique  autant  que  par  le  perfectionnement  du 
métier  :  c'est  que  dans  l'histoire  du  sage  roi,  la  hauteur  du 
sujet  l'éblouissait.  Elle  se  sentait  écrasée,  elle,  «  pauvre  petit 
grillon  »  à  l'idée  de  chanter  dignement  les  louanges  de  si 
haut  prince. 

«  \'ueilles  mon  sens  amagistrer  a  plus  grant  besoing  !  C'est  que 
me  donnes  entendement  de  congnoistre  et  forme  de  parler  de  si 
haulte  chose  comme  bien  voulsisse  expliquer  en  cette  tierce  partie 
de  mon  volume,  c'est  à  savoir  de  sagesse,  el  quel  terme  ou  seul 
mot  par  la  consideracion  de  ma  foiblece,  espovantée  de  me  fichier 
en  si  haulte  matière,  j'appelle  en  soustcnail  et  ayde  a  partormer  et 
continuer  le  procès  de  ma  dicte  œuvre  !  » 

Ainsi  s'exprime-t-elle  dans  son  Invocation  à  Dieu,  au  Pro- 
logue du  livre  III  de  ÏHisloirc  de  Charles  V.  On  peut  faire 
la  part  de  la  modestie  traditionnelle  propre  aux  auteurs  dans 
leurs  préfaces;  il  n'en  reste  pas  moins  un  accent  de  détresse 
évidente.  Son  premier  Prologue,  au  commencement  de  l'ou- 
vrage, porte  les  mêmes  signes  de  révérence  pour  le  sujet 
commandé  par  le  très  noble  duc  de  Bourgogne,  Philippe,  et 
la  même  peur  de  se  montrer  au-dessous  de  la  tâche.  Et  ces 
deux  morceaux,  auxquels  on  peut  ajouter  quelques  autres  cha- 
pitres ',  sont  écrits  de  cette  prose  lourde,  contrainte  ou  préten- 
tieuse qui  pouvait  passer  pour  majestueuse  et  abondante  au 
xv"-'  siècle  mais  qui  nous  rebute  aujourd'hui.  Rappelons  encore, 
pour  excuser  Christine  de  ces  rechutes  dans  le  style  de  rhé- 
torique, qu'elle  était,  selon  son  expression,  iialurelleiiient  creine- 
teiise,  et  que  sa  timidité  habituelle  subit  une  forte  épreuve 
lorsqu'elle  entreprit  «   ceste  nouvelle  compillacion   menée  en 

I.  Les  chapitres  Lxn  et  lxv  spécialement,  du  livre  III. 


70  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

stile   prosal  et   Jjors  le  coiiuniin  ordre  de  ses  antres  passées  ' .  » 

Il  reste  cependant  dans  le  Livre  des  Trois  Vertus,  quelques 
traces  de  ces  efforts  laborieux  vers  l'éloquence,  de  ces  phrases 
à  l'enchaînement  confus,  dont  la  multiplicité  des  membres 
fait  perdre  en  route  l'idée  mère  et  égare  l'esprit  dans  la  com- 
plexité des  détails. 

Les  conjonctions  f/,  si  gne,  car,  répétées  à  l'infini,  s'embarras- 
sent l'une  l'autre  ;  on  ne  sait  parfois  si  on  a  affaire  à  des  pro- 
positions subordonnées  ou  coordonnées;  les  parenthèses 
ouvertes  pour  prévenir  des  objections  ou  pour  y  répondre 
arrêtent  encore  la  marche,  déjà  si  pénible,  de  ces  longues  pro- 
positions. 

Je  signalerai  parmi  les  phrases  les  plus  obscures,  celle  du 
paragraphe  142  où  le  verbe  viettera  est  tenu  en  suspens  pen- 
dant un  intervalle  de  dix-neuf  propositions;  celle  du  168  où 
gasteroit,  indiquant  le  résultat  d'une  clause  conditionnelle,  se 
cache  au  bout  d'un  labyrinthe  de  dix  propositions  réparties 
entre  trois  parenthèses  s'emboîtant  l'une  dans  l'autre,  la 
deuxième  dans  la  première  et  la  troisième  dans  la  seconde  ; 
celle  du  397  où  le  verbe  en  tendons  n'arrive  qu'après  l'inter- 
calation  de  sept  incises;  celle  du  571  où  dirons  nons  n'est 
joint  à  son  complément  que  lorsque  six  propositions  se  sont 
déroulées  avec  leur  train  de  relatives  et  de  subordonnées  ;  et 
enfin  celle  du  327  où  le  deuxième  membre  d'une  compa- 
raison, membre  formé  d'un  seul  mot  «  princesses  »  ne  vient 
soulager  l'impatience  qu'à  la  suite  de  quatre  propositions 
d'une  bonne  longueur. 

Si  la  place  des  verbes  cause  parfois  quelque  désarroi  dans 


I.  Déjà  en  1402,  dans  sa  lettre  à  Guillaume  de  Tiguonville  pour  lui 
demander  son  aide  contre  ses  adversaires  «  a  la  belle  éloquence  »  dans  le 
Débat  sur  te  Roiinvi  de  la  Rose,  elle  exprime  sa  crainte  à  écrire  en  prose  : 
«  Aussy,  chier  seigneur,  ne  vous  soit  a  merveilles,  pour  ce  que  mes  autres 
dittiez  ay  accoustumé  à  rimoyer,  cestui  estre  en  stile  prosal  ;  car  come  la 
matière  ne  le  requière,  autressi  est  droit  que  je  ensuive  le  stile  de  mes 
assaillans,  combien  que  mon  petit  savoir  soit  pou  respondam  à  leur*belle 
éloquence  ».  Clnviiotoo-ie  des  Episties  sur  le  Débat  du  Roiu.  de  la  Rose,  p.  115, 
A.  Piaget. 


LA  METHODE  DE  TRAVAIL  DE  L  AUTEUR         yi 

nos  habitudes  d'esprit,  les  verbes  sous-entendus  font  du  texte, 
en  quelques  cas,  une  vraie  énigme.  Ainsi  dans  cette  phrase  du 
paragraphe  591  : 

«  pourquov  ne  poez  (c.-à-d.  les  femmes  de  villages)  tant  vacquicr 
ne  entendre  a  le  servir  en  taisant  jeunnes,  disant  croisons,  ne 
a  réglisc  comme  autres  fc-mmes  des  bonnes  villes...  » 

on  cherche  en  vain  la  construction  logique  ;  on  s'adresse  inu- 
tilement à  toutes  les  variantes  des  manuscrits  pour  corriger 
cette  phrase,  en  apparence  boiteuse,  et  cotnme  nul  ne  donne  de 
verbe  devant  a  l'cglise  on  a  enfin  l'idée  de  le  reprendre  là  où 
il  a  déjà  été  exprimé,  à  vacqiiier,  et  ainsi  l'ordre  et  la  clarté  sont 
rétablis  '. 

Il  y  a  donc  dans  le  Livre  des  Trois  Vertus  des  passages  qui  ont 
leurs  difficultés  pour  nous,  désaccoutumés  des  interminables 
périodes,  des  libres  inversions  et  des  longues  suspensions  de 
sens;  le  même  terme  £tisant  double  fonction  nous  taquine,  l'ac- 
couplement de  propositions  subjonctives  et  infinitives  brise 
l'harmonie  de  la  phrase,  l'emploi  de  il^  pour  elles  nous 
frappe  comme  un  solécisme  et  nous  en  voulons  au  pronom 
personnel  de  se  présenter  avec  la  valeur  du  pronom  démons- 
tratif. En  un  mot  nous  avons  la  faiblesse  de  prendre  pour 
des  obscurités  ou  des  défauts  ce  qui   n'est  pas  conforme  à  la 

I.  Pour  une  étude  de  la  langue  de  Christine  de  Pisan,  je  renvoie  aux 
travaux  spéciaux  qui  en  ont  déjà  été  faits  : 

Koch  Friederich  :  Leben  iiinl  JVerke  der  Christine  de  Pisaii,  Gosslar,  1885. 

R.  Pûschel  :  Le  Livre  du  Chemin  de  Long  Estiide,  Paris  et  Berlin,    1881. 

Ferd.  Heuckenkampf  :  Le  dit  de  la  Rose,  Halle-a.-S.,  1891. 

E.  MûUer  :  Zur  Sxntaxder  Christine  dePisan,  Greifswald,  1886. 

Zeitschr.  neufranx.  Sprache  Litt.,  1886,  VIII,  251-269.  Ueber  die  ÎVerke 
der  Christine  de  Pisan  ;  et  d'autres  études  faites  sur  la  langue  d'auteurs  con- 
temporains, telle  que  Die  IVortstellnng  hei  Al.  Chirtier  und  Gerson,  Diss., 
Leipzig,  1891,   par  Hœpfner. 

Das  Personal  und  rehiliv  proncnien  in  den  Balades  und  Moralité^  hei  Eus- 
tache  Deschanips,  E>iss.,  Munich,  1896,  par  Voll. 

Ernst  Metzke  :  Der  Dialekt  von  Ile-de-France,  Halle,  1883. 

Consulter  aussi  la  bibliographie  donnée  sur  les  travaux  philologiques 
concernant  la  langue  du  moven-àge  par  M.  F.  Brunot,  Histoire  delà  Langue 
française,  tome  I,  p.  550  à  353,  Paris,  s.  d. 


7-2  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

langue  que  nous  parlons  aujourd'hui,  ce  que  notre  ignorance 
des  choses  du  passé  nous  fait  juger  comme  des  étrangetés.  En 
outre,  Christine,  en  écrivant  son  français  de  Paris,  se  sou- 
vient de  sa  langue  maternelle  et  lui  emprunte  quelques  termes 
et  quelques  expressions  :  accort,  calme,  crédit,  créditeurs, 
revendeurs,  congédier,  de  bien  en  mieux;  vague,  vagueté., 
dans  le  sens  de  vain  et  de  vanité.  Elle  aime  les  vieux  mots  du 
terroir,  les  tours,  les  graphies,  considérées  déjà  pour  son 
époque  comme  archaïsmes  par  les  savants  ;  les  latinismes 
abondent  sous  sa  plume  :  affuient  a  elle  a  reffuge...  estre  a 
aide  a  dame...  fiiire  aumosne  de  l'autrui...  estre  sur  le  meu- 
rir...  vaincre  par  bien  soufiVir,  et  ces  pages  sont  émaillées  de 
mots  savants  tels  que  :  abusion,  vitupère  machinacion,  sus- 
tentacion,  impossibilité,  frequentacion,  aménité,  oisiveté; 
mistionnés,  authentique,  inestimable,  transitoire  ;  exécuter, 
déclarer,  solliciter,  suppediter;  notablement,  incessamment, 
différemment,  etc..  Mais  ces  difficultés  de  style  n'existaient 
pas  au  même  degré  pour  les  lecteurs  de  Christine  de  Pisan, 
et  ces  phrases,  écrites  presque  toujours  pour  être  lues  à  haute 
voix,  où  nous  nous  perdons,  étaient  pour  les  plus  habiles  de 
clairs  chemins  dont  les  lacets  exerçaient  leur  ingéniosité  sans 
la  fatiguer;  le  clerc  qui  les  lisait  triomphait  quand  il  réussis- 
sait à  se  frayer  une  voie  sans  hésitation  à  travers  les  méandres 
de  leur  dessin.  L'un  d'eux,  Gilles  Malet,  valet  de  chambre  et 
lecteur  de  Charles  V,  se  fit  une  réputation  dans  l'art  de  faire 
ressortir  avec  grâce  tous  les  points  du  discours,  et  son  talent 
ajouté  à  d'autres  qualités  solides  lui  valut  la  charge  de  biblio- 
thécaire de  la  Librairie  du  Louvre  :  «  Le  roy  moult  amoit 
icelluy  par  especial  sur  tous  autres  ;  souverainement  bien  lisoit 
et  bien  pouctoit  '.  » 

Tous  n'étaient  pas  des  Gilles  Malet  et  les  plaintes  de  quelques 
lecteurs  sont  venues  jusqu'à  nous  par  le  propre  aveu  de  Chris- 
tine : 

I.  Charles  V,  livre  III,  chap.  xx. 


LA  METHODE  DE  TRAVAIL  DE  L  AUTEUR         75 

«  Les  autres  dient  que  ton  style  est  trop  obscur  et  que  on  ne 
l'entent.  Si  n'est  si  delitahle.  Et  ainsi  diversement  le  fais  aux  uns 
louer  et  aux  autres  reprimer  de  loz,  comme  chose  quelconques  estre 
a  tous  agréable  soit  impossible  '.  « 

Mais  la  plupart  du  temps,  le  style  du  Livre  des  Trois  Vertus 
n'exerce  ni  notre  perspicacité  ni  notre  patience.  Il  est  deJilabie, 
et  il  nous  charme  par  son  allure  aisée,  simple  et  gracieuse.  Nous 
croyions  trouver  un  auteur  et  nous  y  rencontrons  une  feiuuie. 
Par  la  richesse,  la  force,  la  chasteté,  la  souplesse  relative  de  sa 
langue,  autant  que  par  la  hauteur  de  sa  pensée,  la  vigueur  de 
son  intelligence  et  sa  conception  très  noble  de  la  vie,  Christine 
de  Pisan  mérite  une  place  d'honneur  parmi  les  meilleurs 
auteurs  du  règne  de  Charles  VI.  Elle  est  au-dessous  de  Froissart 
pour  la  richesse  du  coloris,  la  justesse  du  ton,  la  vivacité  de  la 
narration,  la  grâce  naïve  et  pittoresque  de  l'expression,  mais 
elle  lui  est  supérieure  par  la  solidité  de  sa  pensée,  la  rec- 
titude de  son  jugement  et  la  variété  de  ses  connaissances. 
Sa  prose  l'emporte  sur  celle  de  tous  les  autres  écrivains  du 
temps. 

I.  Vision,  fol.  48  V". 


CHAPITRE  III 

LES    SOURCES    DU    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

Nous  savons  de  source  authentique  la  manière  dont 
Christine  de  Pisan  envisageait  le  droit  qu'ont  les  auteurs  d'em- 
prunter leurs  idées  où  bon  leur  semble,  «  de  prendre  leur  bien 
où  ils  le  trouvent  ».  C'est  elle-même  qui  nous  renseigne  à  ce 
sujet  dans  son  Charles  F  par  sa  réponse  aux  «  redargueurs  »  de 
son  temps  qui  disaient  : 

«  Geste  femme  ne  dit  mie  de  soy  ce  qu'elle  explique  en  son  livre, 
ains  fait  son  traictié  par  procès  de  ce  que  autres  acteurs  ont  dit  a  la 
lectre.  » 

A  laquelle  accusation  Christine  répond  : 

«  Tout  ainsi  comme  l'ouvrier  de  architecture  ou  maçonnage  n'a 
mie  fait  les  pierres  et  estofes  dont  il  bastit  et  édifie  le  chastel  ou 
maison  qu'il  tient  a  perfaire  et  ou  il  laheure,  nonobstant  assemble 
les  matières  ensemble  chascune  ou  elle  doit  servir,  selon  la  fin  de 
l'entencion  ou  il  tent  :  aussi  les  brodeurs,  qui  font  diverses  devises, 
selon  la  soubtiveté  de  leur  vmagination,  sans  f;iute  ne  firent  mie  les 
soyes,  l'or  ne  les  matières,  et  ainsi  d'autres  ouvrages  :  tout  ainssi 
vrayement  n'ay  je  mie  faictes  toutes  les  matières  de  quoy  le  traictié 
de  ma  compilation  est  composé  :  il  me  souffit  seulement  que  les 
sache  appliquer  a  propoz,  si  que  bien  puissent  servir  a  la  fin  de 
l'ymaginacion  a  laquelle  je  tiens  a  perfaire  '.  » 

Elle  savait  déjà  que  les  idées  générales  appartiennent  à  tous 
et  qu'un  auteur  les  fait  siennes  en  les  assemblant  selon  le 
propre  de  son  génie  et  en  les  revêtant   d'une  forme  créée  par 

I.  Chap.  xvn,  partie  II. 


LES    SOURCES    DU    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS  75 

son  originalité.  Elle  prendra  donc  sans  scrupule  dans  cette 
mine  inépuisable  qu'étaient  pour  le  mo^'en  âge  les  moralistes 
latins,  les  Pères  de  l'Église,  les  Saintes-Ecritures,  les  «  pierres 
et  estofes  »  dont  elle  édifiera  sa  Cité;  elle  y  fouillera  les  par- 
celles d'or  et  les  gemmes  dont  elle  remplira  son  Trésor  ;  mais 
ces  matériaux  d'architecture,  ces  fragments  précieux,  elle  les 
disposera,  ordonnera,  assemblera  ou  «  orfèvrera  »  de  telle  sorte 
que  l'œuvre  achevée  aura  un  stvle  nouveau  et  un  cachet  bien 
déterminé  :  le  stvle  et  le  cachet  de  Christine  de  Pisan.  Son 
Livre  des  Trois  Vertus  fait  penser  à  ces  mosquées  d'Algérie  ou 
■d'Espagne  qui  présentent  dans  leur  ensemble  un  caractère  si 
harmonieux  et  si  purement  moresque.  On  pénètre  dans  ces 
riches  colonnades  de  marbre  rose  et  on  aperçoit  ici  un  chapi- 
teau gothique,  là  une  colonne  romaine  qui,  trop  haute  pour 
l'alignement,  fut  amputée  de  son  piédestal;  là  encore,  une 
autre,  byzantine,  qui  développe  les  torsades  de  son  fût  sur  une 
base  dorique  '.  Ailleurs,  on  s'engage  dans  de  profondes  et 
majestueuses  avenues  de  pierre  blanche  et  noire  conduisant  au 
lieu  sacré  de  la  prière,  le  mystérieux  iiiirhab,  et  on  constate 
que  ce  sanctuaire  fut  érigé  sur  les  vestiges  d'une  ancienne  cha- 
pelle chrétienne  \  Ainsi  le  Trésor  de  la  Cité  des  Dames  offre 
une  multitude  d'accessoires  hétérogènes  qui,  tout  en  portant 
la  marque  de  leur  origine  étrangère,  ne  troublent  cependant 
ni  l'harmonie,  ni  l'unité  de  l'ensemble  ;  on  y  verra  un  tragment 
de  saint  Augustin  reposant  sur  une  théorie  d'Aristote,  un 
détail  de  saint  Jérôme  ornant  un  argument  de  Sénèque,  un 
rinceau  du  Dionysius  Caton  se  mariant  à  une  fresque  dan- 
tesque, et  un  motif  de  Columelle  décorant  un  paysage  fran- 
çais et  médiéval. 

Christine  de  Pisan  a  puisé  dans  le  patrimoine  commun  les 
idées  générales  de  morale  et  de  philosophie.  Mais  qu'elles 
soient  un  emprunt  direct  aux  auteurs  anciens  ou  un  héritage 
inconscient  de  la    sagesse  antique,  Christine  les   a  fécondées 


1.  On  en  voit  de  frappants  exemples  à  TAlhambra  de  Grenade. 

2.  Dans  la  mosquée  de  Cordoue. 


76  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

par  son  observation  directe  du  monde  où  elle  a  vécu  et  les 
les  a  faites  siennes  par  le  travail  de  sa  propre  pensée. 

Elle  connaissait  les  auteurs  que.  d'après  Eustache  Des- 
champs, tout  bon  rhetoricien  devait  avoir  lus  :  \'alère  Maxime, 
Tulle,  Tite-Live,  Sénèque,  Jean  de  Salisbury,  Mrgile,  So- 
crate  \  à  l'exception  peut-être  de  Priscien  qu'elle  ne  men- 
tionne nulle  part  ;  mais  elle  avait  étudié  son  abréviateur 
Raban  Maur.  Elle  en  avait  lu  d'autres  encore,  qui  étaient 
restés  étrangers  à  son  chier  iiiaistre  et  ami  :  Dante,  Pétrarque, 
Boccace,  Cecco  d'Ascoli,  pour  ne  nommer  que  ceux  qu'elle 
avoue  dans  ses  ouvrages  -,  et  qui  ont  laissé  leur  marque  sur 
son  esprit  et  dans  sa  langue  et  en  outre,  le  Livre  don  Trésor 
de  Brunet  Latin  a  dû  lui  être  très  familier.  A  ceux-là,  si  l'on 
ajoute  la  liste  qu'elle  nous  donne  dans  sa  Vision,  on  pourra 
se  convaincre  que  son  esprit  était  richement  meublé  : 

«  Comme  l'enfant  que  au  premier  on  met  a  l'a.  b.  c.  d.  me  pris 
aux  hystoires  anciennes  des  le  commencement  du  monde,  les  hys- 
toires  des  Hebrieux,  des  Assiriens  et  des  principes  des  seigneuries, 
procédant  de  l'une  et  l'autre,  descendant  aux  Rommains  ;  des 
François,  des  Bretons  et  autres  pluseurs  hystoriografes.  Après,  aux 
deducions  des  sciences  selon  ce  que  en  l'espace  du  temps  que  je  y 
estuJiai  j'en  pos  comprendre  '.  » 

Elle  continue  ainsi  dans  sa  confidence  à  nous  faire  suivre  la 
marche  de  ses  études  et  cite  parmi  les  auteurs  dont  elle  fit  ses 
liumanités  :  Honier,  Plalo,  AristofeJes,  GalJien,  Avicenna,  TIjo- 
leniee,  Chrysostomus,  Democritus,  Virgile,  Hora::^,  Ovide,  Tihiille, 
Catulle,  Juvenal,  Boëtins,  Apuleiiis,  Vegetius,  Frontinus,  Trogus- 
Ponipeins,  Liican,  Cicero,  Suétone,  Seneca,  Angitstimts. 

Les  lectures  pieuses  venaient  satisfaire  au  besoin  de  son 
âme   de  chrétienne.  Elle   possédait   à   fond   les  Saintes  Ecri- 


1.  Ballade  1567,  Œuvres  couipllics,  t.  VIII. 

2.  Dans  la  Cite  principalement,  dans  son  Clieviin  de  Loii^  Estiide,  dans  sa 
Miititcion  et  dans  sa  Vision.  Voir  pour  l'influence  de  Dante  sur  Christine 
l'ouvrage  de  M.  Arturo  Farinclli,  Djnfe  en  ta  Frauda,  Milauo,  1908. 

3.  Vision,  fol.  59  v^^'. 


LES    SOURCES    DU    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 


// 


tures  ;  les  Pères  de  l'Eglise  lui  étaient  fomiliers  et  elle  aimait 
à  se  récréer  dans  la  Légende  Dorée  de  Jacques  de  \'ora/;ze'. 
Elle  n'ignorait  pas  davantage  la  littérature  contemporaine, 
les  poètes,  les  romanciers,  les  chroniqueurs  %  les  moralistes,  et 
parmi  ceux-ci,  ceux  qui  ont  laissé  une  profonde  empreinte  sur 
les  esprits  du  moyen  fige,  ce  fameux  Dionysius  Cato,  dont  les 
Distiques  ',  destinés  à  l'enseignement  delà  jeunesse,  ont  été  si 
souvent  traduits  et  remaniés  jusque  dans  la  Renaissance  et  le 
Moraliiiui  dogiita  philosophontm  ^  qui,  sous  le  nom  de  Dits  des 
philosophes,  Moralités  des  philosophes,  était  pour  les  écrivains  du 
moyen  âge  le  recueil  par  excellence  des  belles  maximes.  Elle 
était  familière  avec  les  auteurs  de  Chastoieiiie>its  et  les  compila- 


1.  Christine  de  Pisin  aurait  pu  lire  cet  ouvrage  en  latin,  tel  qu'il  avait 
été  écrit  par  son  auteur  à  la  fin  du  xnie  siècle  ;  mais  dès  la  même  époque 
on  en  avait  eu  en  français  des  traductions  partielles,  et  en  1334  Jehan  de 
Vignay  en  avait  fait  une  complète.  Voir  Roiiianic  Rei'inu,  july-september 
191 1,  page  324  et  suiv.  Columbia  University  Press,  New-York. 

2.  Christine  de  Pisan  ne  cite  nulle  part  Froissart  et  ne  semble  pas  avoir 
connu  ses  Cbroiiiqiies  ni  ses  poésies.  Serait-ce  que  le  chroniqueur  de 
Valenciennes,  trop  anglais  d'esprit,  ne  fût  pas  apprécié  en  France  à  ce 
moment-là  ? 

3.  On  attribuait  ces  Distiqin's  de  Dion\sius  Cato  à  Caton  le  Censeur. 
C'était  une  œuvre  écrite  au  w^  siècle  de  notre  ère,  donc  beaucoup  plus  tar- 
dive. Le  nombre  des  traductions  et  remaniements  qui  en  ont  été  faits  est 
infini.  Alcuin,  Adélard,  Isidore  de  Séville  s'v  sont  exercés. 

Dans  la  première  moitié  du  xii^  siècle,  le  moine  Everard  les  tourna  en 
français.  Jean  Lefebvre,  dans  la  première  moitié  du  xv^  siècle,  les  remet  en 
vers  et  les  attribue  à  Caton  d'Utique  et,  en  1553,  Pierre  Grosnet  en  publie 
une  nouvelle  édition  sous  le  titre  de  Mots  dorés  du  grand  et  saige  Catboii, 
Paris,  15 30-1 5 3 3,  2  vol.  in-80.  Voir  le  Li'ire  des  Proirrlrs,  Leroux  de 
Lincv,  Paris,   1589,  Introduction,  page  xvi  et  suiv. 

4.  Le  plus  grand  recueil  de  sentences  morales  attribuées  aux  grands  phi- 
losophes connus  au  moyen  âge,  tels  que  Platon,  Sénèque,  Aristote,  Vir- 
gile, Socrate,  Diogène,  Ovide,  eic,,  était  celui  d'Alart  de  Cambrai,  rédigé 
dans  la  première  moitié  du  xiii^  siècle.  On  en  a  fait  dans  la  suite  un  grand 
nombre  de  rédactions  différentes,  entre  autres  Guillaume  de  Tignonville, 
l'ami  de  Christine  de  Pisan.  (Voir  Le  Livre  des  Proverbes  de  Leroux,  de  Lincy, 
Introd.,  p.  xvin). 

«  Une  autre  traduction  du  Moralinin  Plnlosoplwrtim,  le  Livre  des  Moratités, 
longtemps  attribué,  dit  M.  Paul  Meyer,  à  Gautier  de  Lille,  appartient  en 
réalité,  comme  M.  Hauréau  l'a  prouvé  récemment,  à  Guillaume  de  Cou- 
ches. Voir  Biitletin  de  la  Socicte  des  Ane.  Textes,  1894,  p.  37  et  1879,  p.  73. 


7o  LE    LIVRE    DES    TROLS    VERTUS 

teurs  de  science  universelle,  comme  Vincent  de  Beauvais,  le 
moine  anglais  Barthélemv  et  même  elle  ne  craignait  pas 
d'aborder  des  ouvrages  spéciaux  tels  que  ceux  de  Columelle, 
de  Jean  de  Brie,  de  Jean  le  BoutilHer,  de  Pierre  de  Crescens  et 
de  ^'égèce. 

Son  esprit  montre  déjà  cette  curiosité  scientifique,  ce  besoin 
de  savoir  universel  qui  se  manifestera  pendant  la  Renaissance 
française,  un  peu  plus  tard,  mais  qui  avait  déjà  commencé  son 
œuvre  en  Italie  lorsque  Thomas  de  Pise  professait  à  l'univer- 
sité de  Boukvjguc-la-Grassc,  avant  qu'il  n'allât  servir  la  sérénis- 
sime  République  de  \^enise  de  ses  sages  conseils  et  de  ses 
doctes  prévisions,  et  avant  que  le  renom  de  sa  science  ne  le 
fit  appeler  à  la  cour  de  Charles  \'. 

On  peut  se  demander  où  Christine  de  Pisan,  pauvre  veuve 
«  demourant  en  son  mesnaige  »,  gênée  dans  ses  affaires,  pou- 
vait ainsi  trouver  cette  quantité  de  livres  précieux  pour  ali- 
menter sa  passion  de  lecture. 

D'abord,  elle  nous  informe  qu'elle  avait  chez  elle  un  petit 
fond  de  bibliothèque.  Son  père  avait  apporté  en  France  ses 
livres  d'Italie.  C'est  sans  doute  dans  cette  réserve  que  Christine 
trouva  parmi  les  Ptolémée,  les  Gallien,  les  Avicenne  du  savant 
astrologue,  une  partie  des  auteurs  latins  et  les  auteurs  italiens 
qu'elle  nomme.  De  plus,  la  famille  de  Pisan,  riche  et  bien 
posée  \  avait  dû  garder  longtemps  des  relations  étroites  avec 
l'Italie  et  Thomas  n'avait  pu  rester  ignorant  de  ce  que  la 
littérature  produisait  de  l'autre  côté  des  Alpes.  Ht  Christine, 


I.  Il  y  avait  au  xiv^  siècle  des  caravanes  de  mardiands  lombards  qui, 
deux  fois  par  an,  faisaient  le  voyage  de  Paris  à  Milan  ou  à  Florence. 
Thomas  de  Pisan  eut  même  pendant  plusieurs  années  des  relations  impor- 
tantes avec  Venise.  La  République  avant  eu  avec  Charles  V  des  démêlés  à 
propos  des  Lettres  patentes  accordées  par  Jean  le  Bon  aux  marchands  de 
Venise,  et  ces  lettres  ayant  été  violées,  elle  chargea  son  ancien  conseiller, 
Thomas,  alors  astrologue  et  conseiller  du  roi  de  France,  de  défendre  sa 
cause.  «  Elle  n'eut  qu'à  se  louer  de  son  mandataire  ».  Il  obtint,  peut-on 
croire,  toute  satisfaaion.  Voir  page  32  de  V Histoire  des  Relations  de  la 
France  avec  Venise  du  Xllh  siècle  à  Vavcnement  de  Charles  J'III,  par 
P.  M.  Perret,  Paris,  1896. 


LES    SOURCES    DU    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS  79 

«  encline  par  nature  »  a  dû  de  tous  temps  faire  son  profit  de 
ce  qui  se  disait  ou  lisait  dans  ce  milieu  cultivé  qu'était  sa 
famille  '. 

C'est  ainsi  qu'elle  connaissait  Pétrarque  par  ses  écrits, 
mais  elle  avait  pu  aussi  entendre  son  père  s'exalter  sur  le  génie 
italien  qu'il  avait  certainement  vu  à  \'enise  ^.  C'est  aussi  pour- 
quoi, bien  que  le  nom  de  Francesco  da  Barberino  ne  se  ren- 
contre pas  dans  ses  écrits,  Christine  a  dû  connaître  son  traité 
Del  Reggiffietito  edei  Cosfiinii  délie  Donne.  Peut-être  se  trouvait-il 
parmi  les  livres  de  Thomas;  peut-être  celui-ci  en  récitait-il  à  sa 
fille  les  rimes  familières  : 

«  Dio  non  va  ciL-rcando 
Pur  rompcr  di  <:;inochia 
Ma  ben  savc  che  va  ciercando  i  chuori  » 


ou 


Essè  avien  talora 
Le  convengna  caiitare 
D'una  maniera  bassa 
Soavemcnte  canti.  » 


Ou  bien,  la  prudente  mère,  ma  damoiselle  Thomas  de  Pisan 


1.  Sa  miire  était  la  fille  d'un  gentilhomme  de  Forli,  «  gradué  a  Testudc 
de  Boulogne-la-Grasse  »  qui  possédait  «  honneur,  richesses  et  gaings  à 
Venise  «  dont  il  était  un  conseiller.  Vision  (52  r»).  Même  si  elle  n'avait  pas 
étudié  dans  les  livres,  il  lui  avait  été  facile  d'acquérir  une  culture  générale 
par  son  association  avec  son  père  et  son  mari.  Thomas,  lui,  était  un  lettré, 
un  «  subtil  philozophe  »  qui  prenait  plaisir  à  développer  l'intelligence  et 
l'instruaion  de  sa  fille. 

2.  Pétrarque  vint  se  fixer  à  Venise  en  mai  1362  et  Thomas  de  Pisan  ne 
quitta  cette  ville  qu'en  1565.  Il  est  donc  plus  que  probable  que  Thomas  ait 
recherché  et  obtenu  l'honneur  de  connaître  personnellement  Pétrarque. 
Tous  deux  avaient  passé  une  partie  de  leur  jeunesse  à  Pise  ;  tous  deux  étaient 
avides  de  savoir  et  tous  deux  professaient  un  culte  ardent  pour  la  science 
et  pour  les  Anciens.  A  part  ces  liens  naturels,  Thomas  était  conseiller  de 
la  RépubHque  qui,  alors,  prodiguait  au  vieux  poète  toutes  ses  caresses  et 
tous  ses  honneurs.  Ils  ont  dû  assister  de  concert  à  cette  fête  magnifique, 
donnée  le  4  juin  1364  sur  la  place  Saint-Marc,  pour  célébrer  une  victoire  à 
Candie,  et  pendant  laquelle  Pétrarque,  assis  à  la  droite  du  doge,  son  ami, 
y  partagea  les  honneurs  souverains. 


80  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

aura  trouvé  quelques  occasions  de  proposer  comme  maximes 
de  conduite  des  vers  comme  ceux-ci  : 

«  Ferma,  cortese  e  cogli  occhi  chianti  » 

ou  encore  : 

«  Temperato  riso,  rado  c  alluogo  e  attcmpo  suo.  » 

Quoi  qu'il  en  soit,  leur  fille  s'est  souvenue  de  Francesco  en 
écrivant  son  Livre  des  Trois  Vertus,  comme  on  peut  s'en 
convaincre  par  plusieurs  passages  \  Il  est  fort  vraisemblable 
qu'elle  ait  connu  aussi  ses  Docuiiienti  tfanwre.  D'après  l'analyse 
qu'en  donne  M.  A.  Thomas  dans  son  livre  de  Francesco  da 
Btirbarino,  de  nombreux  rapprochements  s'imposent.  Par 
exemple,  dans  la  conduite  recommandée  aux  veuves  ;  dans  les 
préceptes  des  bonnes  manières  qui  offrent  entre  eux  une  ana- 
logie plus  étroite  qu'avec  les  autres  traités  de  savoir-vivre  ; 
dans  l'introduction  de  dame  Prudence  ;  dans  la  considération 
de  la  vie  à  tenir,  vie  active  ou  vie  contemplative  ;  dans  la 
manière  de  se  créer  des  adversaires  imaginaires  afin  de  les 
réfuter  et  dans  beaucoup  de  détails  d'expression  -. 

A  cette  petite  bibliothèque  de  savant  italien  du  xiV^  siècle 
vinrent  s'ajouter  sans  doute  quelques  livres  français  pendant 
les  années  prospères,  et  le  roi  Charles  \'  avait  confié  à  son  astro- 

1.  On  peut  bien  admettre  que  Thomas  de  Pisan  ait  eu  environ  35  ans 
lorsqu'il  vint  en  France.  Il  devait  donc  étudier  à  Bologne  vers  les  an- 
nées 1345  ou  1346,  c'est-à-dire  vers  les  dernières  années  de  la  vie  de  Fran- 
cesco, qui  mourut  en  1348.  Il  ne  serait  guère  vraisemblable  que  Thomas 
de  Pisan  n'eût  pas  connu  l'œuvre  de  celui  qui,  en  Italie,  passait  à  ce 
moment  «  pour  le  champion  par  excellence  du  bon  goût  et  de  la  bonne 
tenue  »,  selon  l'expression  de  M.  A.  Thomas.  Voir  son  Francesco  dii  Barhe- 
riiwetJa  littèr.  provenç.  en  Italie  an  moyen  dge,  Paris,  1883.  —  D'ailleurs  la 
multiplicité  des  rapprochements  qu'on  peut  établir  entre  Le  Livre  des  Trois 
Vertus  et  le  Regginiento  constitue  un  argument  plus  fort  en  faveur  d'une 
influence  directe. 

2.  Je  n'ai  pas  eu  les  Docunienti  d'aniore  entre  les  mains.  Tout  ce  que  j'en 
sais,  c'est  ce  que  j'ai  lu  dans  l'ouvrage  de  M.  Thomas  (je  renvoie  surtout 
aux  pages  59,  62,  63)  et  les  extraits  que  la  Scciétê  des  anciens  Textes  anglais 
en  a  publiés  (Original  séries  108),  éd.  F.  Furnivall,  London  1897,  page  45 
et  suiv. 


LES    SOURCES    DU    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS  8l 

logue  de  prédilection  un  petit  dépôt  de  livres  dont  le  recolle- 
ment '  nous  a  été  conservé  et  qui  n'avait  pas  encore  quitté 
le  logis  de  Christine  lorsque  celle-ci  composait  sa  Miifacioii. 

Le  clerc  maistre  Estienne  de  Castel  devait  avoir  laissé  aussi 
quelques  livres  de  classe  et  des  cahiers  de  notes  que  la 
jeune  veuve  tenait  pour  précieux  et  feuilletait  fréquemment. 

En  outre,  Gilles  Malet,  qui  fut  le  bibliothécaire  du  Louvre 
à  partir  de  1369,  jusqu'à  sa  mort,  survenue  en  1411  %  et  qui 
fut  l'ami  de  Christine,  ne  dut  pas  lui  fermer  l'accès  de  sa 
librairie,  riche  de  plus  de  douze  cents  volumes  ',  et  plus  vrai- 
semblablement encore,  Gerson,  le  puissant  chancelier  de  l'Uni- 
versité, son  ami  le  plus  vénéré,  prit  plaisir  à  ouvrir  à  la  femme 
qu'il  admirait  les  trésors  de  sa  Sorbonne,  aussi  bien  que  les 
livres,  sa  plus  chère  possession  +,  qu'il  avait  amassés  au  Cloître 
Notre-Dame. 

Ses  autres  amis,  mon  seigneur  Burel  de  la  Rivière,  Montaigu, 
Tignonville  possédaient  aussi  des  livres  et  il  est  à  présumer 
qu'ils  les  tenaient  à  la  disposition  de  Christine.  Pourquoi  n'en 
aurait-elle  pas  aussi  échangé  avec  son  confrère  Eustache 
Mourel  >  ?  Et  Digne  Raspondi  qui,  à  côté  de  son  bureau  de 


1.  Un  livre  de  Geuesis  en  hébreu  et   en   calde. 
Item,  un  autre  livre  de  Geuesis  en  hébreu  simple. 

Item,  un  diccionaire  sur  aucuns  livres  de  la  Bible  qu'on  appelle  le  Divin. 
(Note  de  l'éditeur  :  le  Divin  était  pour  les  Juifs  ce  que  la  Version  des  Sep- 
latite  était  pour  les  Chrétiens). 

Item,  un  livre  des  Prophètes. 

Item,  un  petit  livre  de  médecine. 

Item,  un  petit  livre  d'experimens. 

Item,  un  sautier  parfait. 

Revue  des  Questions  Historitjiies,  Siméon  Luce,  p.  369,  Paris,  1878. 

2.  KecbenL's  sur  ht  Librairie  de  Charles  V,  p.  11,  de  L.  Delisle,  Pa- 
ris, 1907. 

5.  Ibid.  Le  catalogue  des  ouvrages  renfermés  dans  cette  librairie  (p.  200 
et  suiv.)  fournit  une  liste  de  1.239  exemplaires. 

4.  Les  Cabochiens  allaient  en  141  3  envahir  sa  maison,  la  piller  et  jeter 
tous  ses  livres  dans  la  Seine,  pendant  que  Gerson,  pour  échapper  à  leur 
fureur,  se  tenait  caché  trois  jours  durant  dans  les  combles  de  Notre-Dame. 

5.  C'est  peut-être  de  l'exemplaire  de  Columelle,  que  devait  posséder 
Christine  de  Pisan,  sans  doute  un  héritage   de  sou  père,  qu'Eustache  Des- 

6 


g2  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

change  de  la  rue  de  la  Vieille-Monnoie,  tenait  les  plus  beaux 
manuscrits,  les  plus  riches  joyaux  et  les  draps  les  plus  soyeux 
de  Paris,  devait  bien  se  laisser  aller  quelquefois,  tout  mar- 
chand lombard  qu'il  était,  à  permettre  à  sa  compatriote  de 
jeter  quelques  coups  d'œil  sur  ses  livres  nouveaux. 

Grâce  à  cette  abondance  de  livres,  Christine  a  pu  acquérir 
une  culture  générale  variée  et  solide  et  se  livrer,  à  un  moment 
donné,  à  la  composition  d'ouvrages  dont  la  matière  première 
reposait  au  fond  de  son  cerveau.  Elle  complétait,  précisait  par 
des  recherches  dirigées  dans  un  sens  défini  cet  ensemble  de 
notions  générales,  les  contrôlait  par  son  expérience  et  par  son 
jugement,  leur  donnait  sa  façon  et  ainsi  sont  éclos  entre  1389 
et  1405  ces  «  quinze  gros  volumes  »  dont  notre  Trésor  est 
l'avant-dernier. 

En  traitant  des  lieux  communs  de  morale  et  de  philoso- 
phie qui  se  transmettent  immuables  de  siècle  en  siècle,  puisque 
le  fond  de  la  nature  humaine  est  éternellement  identique,  Chris- 
tine ne  pouvait  pas  ne  pas  se  rencontrer  avec  ceux  qui  en  ont 
traité  avant  elle,  avec  les  philosophes  anciens,  latins  ou  grecs, 
les  Pères  de  l'Eglise  et  la  Bible.  Chercher  les  origines  de  telle 
idée  sur  l'orgueil,  sur  l'envie,  sur  l'hypocrisie,  ce  serait  vouloir 
chercher  les  origines  de  toute  la  littérature  médiévale,  et  même 
de  la  pensée  humaine  ;  en  établir  les  rapports  avec  la  littérature 
latine,  la  littérature  sacrée,  et  par  delà,  pénétrer  chez  les  Grecs, 
chez  les  Persans,  les  Egyptiens,  que  sais-je  ?  Recherches  qui 
..  ne  rentrent  nullement  dans  le  cadre  de  cette  étude.  Je  me 
bornerai  donc  à  indiquer  d'une  façon  générale  la  parenté  qui 
existe  entre  certains  thèmes  généraux,  développés  par  Chris- 
tine, et  les  philosophes  de  l'antiquité  dont  était  imprégnée  la 
littérature  médiévale  tout  entière.  Loin  de  moi  la  prétention  de 


champs  a  pris  certains  passages  de  sa  ménagère  dans  le  Miroir  du  Mariage. 
M.  Gustave  Raynaud,  son  éditeur,  tome  XI,  page  185,  pense  qu'Eustache 
Deschamps  n'a  connu  le  De  Re  Rustica  que  par  une  traduction.  Une  tra- 
duction n'aurait  pu  faire  que  Christine  se  tînt  si  près  du  texte  latin  dans 
son  Livre  des  Trois  Vertus,  et  si  elle  l'avait  entre  les  mains,  pourquoi  pas 
Eustache,  qu'elle  proclamait  son  maître  et  ami  ? 


LES    SOURCES    DU    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS  83 

présenter   cette  étude  comme  précise  ou   comme  complète. 

D'ailleurs,  il  ne  s'ensuit  pas,  parce  quïme  même  idée  se 
retrouve  chez  deux  ou  plusieurs  auteurs' à  la  fois,  que  les  der- 
nier venus  l'ont  empruntée  aux  premiers.  Quand  il  s'agit  de 
vérité  universelle  des  esprits  peuvent  coïncider  fortuitement 
dans  la  manière  de  l'exprimer  à  travers  les  siècles  et  les  espaces. 
Il  serait  puéril,  parce  que  Christine  dit  dans  son  Livre  des  Trois 
Vertus  «  qu'une  bonne  temme  est  un  trésor  »,  de  vouloir  se 
reporter  au  Psaume  ce,  22,  ou  à  tel  passage  d'Aristote  ou 
de  Sénèque  pour  en  trouver  la  source.  Si,  comme  l'assure 
M.  Bédier,  les  lils  de  Seth  et  de  Japhet  médisaient  déjà  de  la 
femme,  Adam,  songeant  aux  joies  de  l'Eden  perdu,  a  pu  déjà, 
lui  aussi,  proférer  cette  Uième  parole  devant  ses  fils  et  petits- 
lils  Seth,  Enos  et  Kenan. 

De  même  Christine  n'ignorait  pas  ce  verset  des  Proverbes 
(ce,  23)  taisant  l'éloge  de  la  temme  qui  prend  plaisir  à  voir 
son  mari  bien  vêtu  : 

«  car  il  est  reconnu  dans  les  portes  quand  il  est  assis  avec  les 
anciens  du  pavs,  » 

mais  V  pensait-elle  lorsqu'elle  écrivait  : 

«  doit  estre  songncuse  que  son  mari  doibt  estre  nettement  tenu  en 
robes  et  touttes  choses,  car  le  net  liabillement  Ju  marv  est  l'onneur 
de  la  femme  »  ?(46)). 

La  temme  du  chef  Xavajo  dans  son  ivigivam  préparait  pour  son 
mari  la  plus  belle  parure  de  plumes  et,  de  ses  doigts,  lui 
tissait  la  plus  brillante  couverture  ahn  qu'il  fût  le  plus  beau  et 
le  mieux  paré  parmi  ses  trères,  et  la  squavj  '  indienne  n'avait 
pas  lu  Salomon. 

Nous  nous  garderons  également  d'invOv]uer  Aristote  et  ses 
Economiques  (livre  I,  ch.  vu)  lorsque  nous  lirons  dans  le  Livre 
des  Trois  Vertus  que  c'est  le  rôle  de  l'homme  «  d'acquerre  » 

I.  Sqitaiv,  mot  indien,  de  l'usage  courant  aux  Etats-Unis  pour  désigner 
la  femme  du  Peau-Rouge.  Les  Navajos  sont  actuellement  disséminés  dans 
l'Arizona  et  le  Nouveau-Mexique  et  leurs  couvertures  de  laine  aux  vives 
■couleurs,  finement  tissées,  sont  encore  très  recherchées. 


84  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

les  provisions  du  ménage  et  celui  de  la  femme  de  les  distri- 
buer. 

Il  y  a  ainsi  dans  le  courant  de  l'ouvrage  de  nombreuses 
coïncidences  qui  n'impliquent  pas  nécessairement  un  lien  de 
parenté,  de  ces  vérités  fondamentales  qu'Aristote  a  exprimées, 
que  Christine  a  observées  autour  d'elle  et  qui  restent  vraies 
dans  la  vie  journalière  que  nous  vivons.  Il  suffirait  donc  pour 
donner  une  idée  générale  des  sources  dont  Christine  s'est 
inspirée  dans  son  Livre  des  Trois  Vertus  de  mentionner  l'ori- 
gine des  thèmes  de  morale  et  de  philosophie  qu'elle  y  a  déve- 
loppés, et  de  citer  les  ouvrages  où  elle  a  puisé  directement 
pour  des  sujets  particuliers. 

En  faisant  un  petit  tableau  récapitulatif  des  auteurs  cités 
dans  le  cours  de  l'ouvrage  et  des  idées  à  propos  desquelles 
Christine  invoque  leur  autorité,  nous  verrons  apparaître 
devant  nous  la  phalange  des  écrivains  favoris  du  moyen  âge.. 
Nous  n'aurons  plus  qu'à  en  ajouter  d'autres  dont  les  traces 
et  l'influence  sont  manifestes  quoiqu'ils  ne  soient  pas  nom- 
més : 

Saint  Bernard  est  cité  aux  paragraphes  : 

(38)   «  Sur  Cantiques  «  :  oyseuseté  est  la  mère  de  touttes. 

truffes... 
(41)  3)  la  chasteté  garde  l'âme  de  péché. 
(583)  la  chasteté  fait  du  vil  corps  un  plaisant  habitacle  à_ 
Dieu. 
Saint  Ambroise  : 

(452)  la  chasteté  fait  de  l'homme  un  ange. 
(583)  répétition  du  paragraphe  (452). 
(454  et  455)  «  au    I"  Livre  des  Offices  »  ;  Bégnivolence- 
est  un  lien  qui  unit  tous  les  hommes. 
Saint  Augustin  : 

(102)  «    au   Livre  de   Correction    »    :   deux    choses  sont 
nécessaires  pour  bien  vivre  :  conscience  et  bonne 
renommée. 
(434)  «  au  Livre  des  Paroles  Nostre-Seigneur  »    :  remon- 
trances à  ceux  qui  cuident  être  nobles  par  lesang^ 


LES    SOURCES    DU    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS  8) 

les  vertus  seules  ennoblissent  et  la  première  est 
l'humilité. 
{447)  au  Livre  des  Saintes  Vierges  »  :  sobresse  est  la  garde 
des  vertus. 

SÉNÈaUE    : 

(     9)  L'entendement    du   sage    se    repose   après   grand 
labeur. 

(72)  Il  faut  laisser  aller  légèrement  le  mêlait. 

(79)  «    au  IIl"    Livre   d'Ire  »  :   La  bénignité  sied  aux 
princes. 
Saint  Grégoire  le  Grand  : 

(49)  «  Es  Ouielies  «  :  description  des  joies  du  Paradis. 

(73)  «  Le  XXIL  Livre  des  Moral  les  »  :  nul  n'est  parfait 

s'il  n'a  pacience  à  supporter  ses  maux. 
Saint  Basile  : 

(89)  Les  biens  temporels  ne  sont  que  des  richesses  prê- 
tées par  Dieu  pour  les  partager  avec  les  pauvres. 
Saint  Chrysostome  : 

(68)  Paroi  les  de  saint  Crysostonie  sur  saint   Matthieu  »  : 
Qui   veut   avoir   la   princeté    céleste    doit  être 
humble  en  ce  monde. 
Saint  Jérôme  : 

(449)  «  sur  le  Psaultier  »   :  \^ainc   et  suppédites  nature. 
LÉON  pape  : 

(502)  «  ou    Sermon  de  l'Apparition  »  :  charitable  miséri- 
corde est  la  première  des  vertus. 
Origène  : 

(447)  «  Yvresse  est  la  naissance  de  tous  vices  et  sobresse, 
la  mère  de  toutes  vertus, 
Guillaume  Machaut  : 

(534)  «  Vieille  cointise  et  jolie 

Estmatere  democquerie  ». 
Jean  Salisbury  : 

(204)  «  ou  tiers  Livre,  chapitre  XiV  du  Polycratico)i  »  .'La 
largesse  est  nécessaire  aux  princes. 


86  le  livre  des  trois  vertus 

Valère  Maxime  : 

(i8i)  Les  princes  autrefois  taignaient  d'être  parents  aux 
dieux  afin  que  leurs  sujets  les  eussent  en  plus 
grande  révérence. 

Citai  ions  de  la  Bible  : 

Salo.mon  est  cité  aux  paragraphes  : 

(  86)  «  Es  proverbes,  eh.  XXl^  »  /  doulceur  et   humilité 

assouagist  le  prince  et  la  langue  molle. 
(417)  «  Epistle  sur  la  femme  saige  »  est  citée. 
(581)  comme    exemple   de  sage   qui   trébucha   dans   le 
péché  :  Que   nul  ne  soit  trop   présomptueux. 
l'Ecclésiaste  : 

(45)  «  au  X"  chapitre  »  :  Dieu  a  détruit  les  sièges  des 
orgueilleux. 
(102)  Ayez  cure  de  bonne  renommée. 

L'ÉVANGILE  selon  SAINT  MaTHIEU    : 

(68)  Aime  ton  prochain  comme  toi-même. 
(58)  sans  citer,   Christine   rapporte   la  visite  de  Jésus 
chez  Marthe  et  Marie. 
(448)  sans  citer,  Christine  dit  que  le  royaume  des  cieux 
appartient  aux  humbles. 
Job'  : 

(  48)  Description  de  l'enfer  et  de  sa  pueur  merveilleuse... 
Judith  : 

(453)  Tu  es  la  leesse  d'Ysraël...,  tu  as  force  d'homme  car 
tu  as  chasteté. 

ESTHER   : 

(137)  «  dans  la  Bible  ou  i"  Livre,  »  exemple  d'humilité 
envers  son  sei2:neur. 


I .  Job  avait  été  popularisé  dans  le  moyen  âge  par  les  Moralles  du  pape 
saint  Grégoire,  qui  étaient  des  commentaires  en  35  livres.  M.  W.  Foerster 
les  a  imprimées  à  la  suite  de  son  édition  des  Dialogues  de  saint  Gré(;oire, 
Halle,  1876. 


LES    SOURCES    DU    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS  87 

David  et  saint  Pierre  (581)  sont  cités  comme  exemples  de 

sages  qui  tombèrent  dans  le  péché. 
Saint  Paul  n'est  pas  cité  ;  mais    plusieurs  allusions   à  ses 

épitres  sur  la  charité  et  sur  le  mariage  sont  transparentes. 

Comme  on  peut  facilement  s'en  rendre  compte,  ce  sont 
saint  Augustin,  saint  Bernard,  saint  Ambroise  et  Sénèque  qui 
se  disputent  la  palme  dans  le  livre  de  Christine  de  Pisan.  Les 
autres  saints  et  prophètes  ne  sont  guère  là  que  pour  donner 
de  la  couleur  locale  et,  pour  un  ouvrage  d'aussi  longue 
haleine  que  le  Livre  des  Trois  Vertus,  on  est  bien  forcé  de 
reconnaître  que  le  nombre  d'autorités  invoquées  est  restreint. 
En  trois  pages  de  TArchilogie  Sophie,  ou  du  Livre  des  Profits 
Champestres,  ou  du  Miroir  hislotial  de  Vincent  de  Beauvais,  on 
en  rencontrerait  autant  que  dans  les  trois  livres  du  Trésor. 

Pour  tout  ce  qui  concerne  les  devoirs  religieux,  la  poursuite 
des  vertus  chrétiennes,  la  réprobation  des  péchés  capitaux,  le 
châtiment  des  pécheurs,  la  récompense  des  élus,  Christine 
s'inspire  de  la  Bible,  des  sermons,  et  des  Pères  de  l'Eglise  et, 
sans  remonter  si  loin,  la  conception  de  Dante  dont  elle  con- 
naissait la  Divine  Comédie  a  pu  fournir  cette  belle  idée  de  la 
béatitude  consistant  dans  la  vision  de  Dieu. 

La  description  de  l'enfer  provient  des  mêmes  influences. 
Saint  Bernard  s'est  complu  à  détailler  l'horreur  du  royaume 
de  Satan,  rempli  «  d'horribles  et  espoentables  figures  et  faces 
de  dvables  qui  tourmentent  les  pécheurs  et  ardent  avec  eux  ; 
les  vers  crueux  mordans  les  pécheurs  jusque  dans   le   cuer'  ». 

Sans  faire,  comme  le  Menagier  de  Paris,  une  nomenclature 
complète  des  sept  péchés  mortels  et  des  sept  vertus  cardinales, 
Christine  cependant,  fixant  les  devoirs  moraux  de  ses  dames, 
leur  prêche  la  pratique  des  unes  et  «  l'eschivement  »  des 
autres.  Son  petit  catéchisme  ne  forme  pas  un  morceau  ennuyeux 
divisé  en  sept  points,  mais  est  distribué  sagement  dans  tout 
l'ensemble  du  traité  didactique   selon  l'enseignement  de  pru- 

I.  Eiiseigiieniens  de  saint  Bernait,  chup.  xii.  Bibl.  Nat.,  t".  tV.  919. 


88  LE    LIVRE    DES    TROLS    VERTUS 

dence  mondaine  qu'il  vient  fortifier.  Ici  encore,  nous  trouve- 
rons des  influences  générales  plutôt  que  des  sources  propre- 
ment dites,  celles  des  textes  sacrés,  des  moralistes  latins  et 
médiévaux  et,  sans  doute,  quelques  souvenirs  du  Purgatoire  et 
de  l'Enfer  de  Dante. 

Thèmes  généraux.  —  L'orgueil,  et  sa  vertu  contraire  /'/;//- 
milite  :  Ces  thèmes  sont  inspirés  par  la  Bible  ;  Evangile  selon 
saint  Matthieu,  dans  ses  Béatitudes,  V,  et  ch.  xvni  ;  Evangile 
selon  saint  Luc  I,  50-52  ;  Evangile  selon  saint  Marc  XI\',  12  ; 
II  Rois,  XVIII  -i)-!)  Les  écrits  de  saint  Bernard,  de  saint  Augus- 
tin, de  saint  Chn'sostome. 

On  peut  aussi  faire  des  rapprochements  avec  YEpître  à  Ljcile 
de  saint  Jérôme  qui  reproduit  Sénèque  et  Valère  Maxime, 
chap.  m,  livre  III;  le  Polycratique,  livre  III,  ch.  11. 

L'envie  et  l'ainitié.  —  Le  Nouveau  Testament,  en  général,  qui 
enseigne  à  aimer  son  prochain  comme  soi-même.  Saint  Mat- 
thieu VII,  I,  12  ;  V,  44,  et  XXII,  37-40  ;  saint  Jeau  XV,  12  ; 
Prov.  XIX,  4-8,  et  XXVIII,  22;  E-^échiel,  IV,  i,  4  ;  Saint 
Paul  aux  Rom.  XIII,  14;  Ecrits  de  saint  Jérôme;  Ethiques, 
d'Aristote,  livre  VII  ;  De  Amicitia  de  Cicéron  ;  Roman  de  la  Rose, 
I,  V.  157-158  et  160-1. 

Ire  et  dehonnaireté.  —  Saint  Matthieu,  V,  7  et  44  ;  Psaunu^s 
XVI,  32,  CXXXIII  sur  union  et  concorde  fraternelle. 

Epistre  aux  Corinthiens  XIII,  1-3.  Eloge  de  la  charité. 

P/w^r^É?5  XVII  et  XXVIII,  19-20  :  avantages  de  la  concorde 
et  danger  des  querelles. 

Saint  Bernard  sur  Begnivolence,  et  saint  Grégoire. 

Sénèque  :  de  Ire  et  de  Clémence. 

Moralités  des  Philosophes  :  diz  attribués  à  Pictagoras  '. 

Li  Trésors  de  Brunet  Latin,  livre  II,  part.  I,  chap.  xxiii. 


I.  «  Et  si  est  ire  si  mauvaise  que  une  petite  flnmesche  fait  de  legier  un 
bien  grand  feu  «.  Guillaume  de  Tignonville,  Bihl.  Nat.,  f.  fr.,  ms.  1105, 
fol.  72  vo. 


LES    SOURCES    DU    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS  89 

Paresse  et  diligence.  — •  Proverbes,   \\,  9,   MI,    n,  XX,  4, 
XXIV,  2j;Job  l,  21-22;  saint  Matthieu  MI,  17. 
Saint  Jérôme  sur  V Oisiveté. 
Saint  Augustin,  livre  de  TŒnvre  des  Moines. 

Avarice  et  largesse.  —  Ep.  de  saint  Paul,  I,  aux  Corinlbiens 
XIII,  1-3.  Prcv.  XX,  14-18  et  28  et  XXV ;  Ev.  saint  Luc,  XII. 
Mie  bée,  M,  1 1 . 

Boèce  :  De  la  Consolation  de  la  Philosophie. 

Sénèque  :  Des  Bienfaits  II,  4;  Li  Trésors,  livre  II,  part.  I, 
chap.  XX  et  xxi  et  livre  III,  part.  II,  ch.  xvi. 

Saint  Basile,  saint  Augustin  et  saint  Bernard. 

Tous  les  écrits  du  moven  âge  sur  les  qualités  du  vrai  cheva- 
lier et  sur  l'amour  courtois  prescrivent  en  premier  lieu  la 
largesse. 

Gloutonnerie  et  sobriété.  —  Proverbes  XX.  Dangers  de  l'ivro- 
gnerie. 

Saint  Jérôme  :  adversus  Joviniaiiu»!  II,  Xlll  :  la  gloutonnie 
est  un  vice  funeste  à  la  santé  et  à  l'âme. 

Saint  Bernard  sur  la  Sobriété  :  que  le  corps  doit  être  maîtrisé 
par  l'esprit,  «  que  la  chambrière  soit  dame  ;>  n'est  pas  raison. 
(Ms.  9i9.XIXfol.  5). 

Origène  et  saint  Augustin. 

Eclésiaste,  XXX  23-28  ;  Psaume  XXIII,  27-28. 

Luxure  et  chasteté.  —  E:^échiel,  XXXIII,  29  :  continence  et 
incontinence. 

Proverbes,  M,  24  et  chap.  vu  XXI,  XXIII,  27  et  XXV  It,  20  : 
les  artifices  d'une  femme  de  mauvaise  vie  et  préceptes  contre 
l'impureté. 

II  Samuel,  XI,  2-26  :  David  vaincu  par  les  charmes  de 
Bethsabé  et  puni  par  Dieu. 

I  Rois,  XI,  1-14  :  La  luxure  de  Salomon  le  pousse  à  l'ido- 
lâtrie. 

Saint  Augustin,  Pat.  lat.  XXX^'III,  col.  526. 

Saint  Jérôme,  ad.  Joviniam,  98  :  Pouvoir  de  la  virginité  et 
De  miracles. 


90  LE    LIVRE    DES   TROIS    VERTUS 

Saint  Bernard,  saint  Ambroise  et  saint  Chrysostome  : 
Pouvoir  de  la  virginité. 

Aristote  :  Etbiijiics,  Morale  à  Kicodcrue  \l\,  i-xi  ;  et  Grandes 
Morales,  \\\,  VI-MI  :  l'homme  doit  fuir  la  luxure. 

Vincent  de  Beauvais  dans  son  Miroir  historial  ;  Brunet 
Latin  dans  son  Trésors,  livre  II,  part.  I,  ch.  xix  et  ch.  xxii  ; 
livre  II,  part.  II,  chap.  lxiv. 

Les  conseils  que  donne  le  Livre  des  Trois  Vertus  relative- 
ment à  la  piété  :  sur  la  vraie  et  la  fausse  piété,  sur  la  prière,  la 
repentance,  les  pratiques  de  dévotion  telles  que  jeûnes, 
pèlerinages  étaient  des  lieux  communs  du  temps  qui  n'avaient 
besoin  d'autre  inspiration  que  celle  tirée  de  la  vie  quotidienne 
et  de  l'esprit  des  prédications.  On  peut  faire  quelques  rappro- 
chements, mais  Christine  parlait  d'abondance  et  si,  dans  le 
tour  de  ses  expressions,  elle  a  un  air  de  famille  avec  certains 
auteurs,  il  faut  l'attribuer  à  une  réminiscence  inconsciente  ou 
au  hasard. 

Piété.  —  Saint  Mattlnen  XXII,  37-40  :  le  principe  de  la 
vraie  piété  ;  XXIII  sur  l'hypocrisie. 

Saint  Luc  XII,  sur  l'hypocrisie. 

Saint  Bernard  dans  Enseignemeus,  ch.  xxx,  l'oraison  de 
bouche  sans  le  cuer  est  de  nulle  valeur. 

Juges  I,  12-16,  sur  la  fontaine  de  componction. 

Psaumes  XXXVIII,  4-23,  et  CXLIII  CXXXVI,  3-7;  saint 
Paul,  II,  Corinthiens  IV,  6. 

E:^échiel  XVIII,  20-24,  sur  la  repentance  du  pécheur  et  la 
miséricorde  de  Dieu. 

La  pratique  des  aumônes  est  non-seulement  un  devoir 
pour  le  chrétien  mais  une  sage  politique,  car  elle  assure  la  vie 
éternelle  et  le  souverain  bien,  enseignement  illustré  par 
l'exemple  du  Roi  en  exil  (60-61),  tiré  du  roman  de  Barlaani  et 
Josapbat,  popularisé  par  Gui  de  Cambrai  '. 

I.  Voir  l'édition  qu'en  a  donnée  M.  Cari  Appel.  Balabaiii  iiml  Josaphas, 
Halle,  1907.  On  v  trouvera  l'exemple  développé  du  vers  3015  au  vers 
31 15  et  la  glose  qu'en  fait  l'ermite  du  vers  3126  au  3419. 


LES    SOURCES    DU    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS  91 

Saint  Jérôme  et  saint  Chrysostome  :  point  d'excès  de  jeûnes. 

Roman  de  la  Rose,  v.  947-1030,  le  Livre  de  Matlheohis 
I  (42  et  73),  la  MIP  des  Ouiu:^e  joies  du  Mariage  et  une  foule 
d'autres  écrits  parlent  des  dangers  des  pèlerinages  et  des  faux 
prétextes  allégués  pour  s'y  rendre. 

Pour  retracer  l'origine  des  lieux  communs  de  philosophie 
et  de  morale  universelle,  il  faudrait  connaître  à  fond  la  littéra- 
ture latine  du  moyen  âge,  les  rapports  certains  de  celle-ci 
avec  ses  originaux,  et  ses  filiations  directes  ou  indirectes  avec 
la  philosophie  grecque  ou  musulmane  ou  peut-être  hindoue 
ou  chinoise.  Ce  domaine  de  la  littérature  est  encore  couvert 
d'ombre  et  attend  de  hardis  et  habiles  explorateurs.  Tout  ce 
qu'il  est  possible  de  faire  à  un  modeste  éditeur  c'est  de  donner 
quelques  indications  générales  sur  les  sources  probables  et  de 
noter  quelques  parallèles. 

PJjilosophie.  —  La  \raie  sagesse  :  Proverbes  de  Salonion, 
chap.  I,  II,  III  et  IV  ;  Psaume  XMII,  i-io  ;  parole  de  Socrate  : 
Connais-toi  toi-même  ;  saint  Bernard  :  Pair.  lat.  de  Migne, 
CCXVn,  col.  701-746,  et  dans  Euseignemens,  chap.  xx. 

Vanité  du  monde  :  Ecch'siasie  II;  XII,  10  ;  Job  XXX;  De 
Conteiiiptii  Af////^/ d'Innocent  III,  traduit  plus  tard  par  Guillaume 
Alexis  '  ;  De  la  Mutabilité  de  Fortune  de  Pétrarque  ;  Boèce^ 
Consolation,  livre  III. 

Brièveté  de  la  vie  :  Psaumes  :  XC  et  CXLM.  Ecriés.  I,  2  et 
XII,  10;  II,  IV;  Œuvres  de  l'abbé  Hugues  de  Saint-Mctor, 
Rouen,  in-fol.,  1648  ;  saint  Jérôme,  saint  Bernard;  AUart  de 
Cambrai  :  Moralités  des  Philosophes-;  Cité  de  Dieu  de  saint 
Augustin,  Liv.  XIII,  ch.  x. 

Fragilité  humaine  :  Ecriés.  Y,  1 5  et  M  ■,Job  W  ;  Psaunw  XC  ; 
Li  Romans  de  Carité  qi  du  Miserere  du  Reclus  de  Molliens;  De 
Contemptu  niundi,  Patr.  lat.,  CCXMI,  col.  701-46;  Philosophe 


1.  Edité  par  A.  Piaget  et  E.  Picot,  Paris,  1899  (72-76). 

2.  Bulletin  des  Anciens  Textes,  1895,  p.  96. 


^2  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

Secundus  ;  Comohiiion  de  Boèce  VII,  297  ;  saint  Bernard  :  con 
:gnois  que  tu  n'es  autre  chose  que  hoe  et  porriture,  etc.  le 
vaisseau  de  la  mort,  le  pèlerin  sans  repos,  l'oste  de  la  terre,  la 
viande  des  vers;  Les  Mcditacions,  ch.  ix  '. 

Recherche  de  la  bonne  réputation  :  E:iéchiel  VII,  i  ;  saint 
Augustin,  le  Polycraîigue,  livre  VI;  Distiques  du  pseudo-Caton, 
Catotiis,  I,  15  ;  Li  Trésors,  livre  II,  part.  II,  ch.  en. 

Vérité  dans  les  paroles  et  dans  les  actes  :  Ecclés.  XX,  28-29  ; 
Psaume,  CXVIII,  CIV,  CXXVIII  ;  saint  Augustin,  De  Men- 
Jacio  ;  Aristote,  Morales  à  Kiconiède  \\  et  MI  ;  le  PoJycratique, 
livre  III,  ch.  iv  et  v;  Li  Trésors,  livre  II,  part.  I,  chap.  xxv. 

Affabilité  :  Ps.  XVI,  24.  Proverbes  XXV,  15  ;  Ev.  saint  Mai- 
îhien  V.  5  ;  Tulle,  Livre  des  Offices  ;  Brunet  Latin,  Trésor. 

Obéissance  aux  autorités  :  Ecclés.  II,  17;  saint  Matlhieii 
XXII,  21  :  «  Rendez  à  César...  »  ;  Valère  Maxime  ;  Le  Ré<yime 
des  Princes,  Gilles  de  Rome. 

Egards  dus  aux  pauvres  :  Psaume  XXMII,  é  ;  saint  Luc  I, 
50-52;  saint  Jérôme;  saint  Marc,  X,  25;  saint  Augustin; 
Valère  Maxime,  IIP  livre,  iir'  chap. 

Egards  dus  à  la  vieillesse  :  Proverbes  XIV,  3 1  ;  Psaumes  XM, 
31  et  XXXVIII,  4;  Juges  I,  12-16;  Valère  Maxime,  IIL  livre, 
iv-'  chap.  ;  Distiques  du  pseudo-Caton,  Catoiiis,  II,  14. 

Histoire.  —  L'histoire  joue  un  rôle  secondaire  dans  le  Livre 
des  Trois  Terlus.  Christine  n'y  fiiit  appel  qu'en  manière 
d'exemples  et  elle  en  cite  les  faits  et  nomme  les  personnages 
brièvement  sans  se  laisser  entraîner  à  d'oiseuses  narrations. 
Les  faits  concernant  les  Anciens  ont  été  pris  dans  les  Faits  des 
Romains  "  ou  dans  les  romans  de  chevalerie  de  Benoît  de 
Sainte-More. 

Pour  les  Grecs  et  Assyriens  (Lycurgue,  Darius,  Xerxès), 
dans  Justin,  abréviateur  de  Trogue-Pompée  qu'elle  mentionne 


1.  Bibl.  Xat.,  f.  fr.,  nis.  919,  fol.  5. 

2.  Voir  l'article  de  M.  Paul  Mcyer,  Romauia,  XIV,  page  8  et  suiv.,  sur 
k'S  Coiiipiliitions  historiques. 


LES    SOURCES    DU    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS  95 

parmi  ses  livres  d'étude  (^Vision  et  Charles  F)  ou  dans  l'Histoire- 
Universelle  de  Pierre  le  Mangeur  '. 

Les  faits  bibliques  (Xabuchodonosor,  Judith,  Esther,  Salo- 
mon,  David,  saint  Pierre,  Marthe  et  Marie,  la  parabole  des 
ouvriers  dans  la  vigne),  dans  les  livres  qui  relatent  la  vie  de 
ces  personnages  ou  dans  les  Evangiles. 

Xabuchodonosor,  Daniel  IV,  33  ;  V,  30-31. 

Judith,  la  chasle,  le  Livre  de  Judith,  chap.  x,  xv. 

Esther,  rhuinhle,  le  Livre  d'Esther,  chap.  i. 

Job,  le  patient,  le  Livre  de  Job,  chap.  xiv. 

David,  qui  tombe  dans  le  péché  I.  Rois  XI,  2-26,  et  qui  en 
est  puni  I.  Rois  XXI\',  13-16. 

Salomon,  qui  tombe  dans  le  péché  IL  Rois  XI,  3-12. 

Msite  de  Jésus  chez  Marthe  et  Marie,  Saint  Luc  X,  38-42.. 

Reniement  de  saint  Pierre,  Saint  Matthieu  XX\'I,  69-75  j 
saint  Marc  XX,  66-72;  saint  Luc  XXII,  56-61  et  saint  Jeair 
XVIII,  25-27. 

Les  faits  concernant  les  saints  et  les  saintes,  sainte  Bathildc 
ou  Baudour,  sainte  Marguerite,  sainte  Agnès,  sainte  Marie 
l'Egyptienne,  sainte  Affre  proviennent  de  la  Légende  Dorée  de 
Jacques  de  Yovuzzq. 

Les  allusions  à  Clovis,  à  saint  Louis,  à  la  reine  Blanche,  à 
Robert  d'Artois,  aux  sires  de  Montlhéry,  de  Corbeil,  ont  été 
puisées  dans  les  Chroniques  de  Saint-Denis. 

Les  faits  contemporains  sont  le  fruit  de  l'observation  per- 
sonnelle de  Christine  de  Pisan  ou  de  ses  souvenirs  ou  de 
ceux  qui  en  avaient  été  témoins  :  la  reine  Jeanne  d'Evreux, 
la  reine  Blanche,  la  duchesse  d'Orléans,  la  comtesse  d'Eu,  la- 
duchesse  d'Anjou,  le  comte  d'Eu. 

Mœurs.  —  Parmi  les  traits  de  mœurs  qui  reflètent  l'époque,, 
beaucoup  étaient  devenus  des  thèmes  courants  de  la  littérature 

I.  Historia  scholastica  qui  comprenait  toute  l'histoire  ancienne  jusqu'à 
César.  Voir  Ronnui'ui,  XIV,  p.  58-59.  P.  Meyer.  Voir  aussi  sur  les  dirFé- 
rentes  versions  qui  furent  données  de  la  rédaction  latine  de  Pierre  Comes- 
tor,  La  Bille  fraiiçcisc  an  iiioyen-di^i',  de  M.  Samuel  Berger,  Paris,  1884,. 
pages  157-207. 


•94  LE   LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

morale  et  satirique,  desquels  les  auteurs  s'étaient  emparés, 
d'abord  parce  qu'ils  v  voyaient  un  vice  de  la  société  qu'il  fallait 
flageller  et  ensuite  parce  qu'ils  trouvaient  chez  les  anciens  des 
modèles  de  développements  analogues,  ce  qui  suffisait  à  don- 
ner à  leurs  attaques  plus  de  liberté  et  plus  de  violence.  Tel  est 
le  thème  que  «  la  France  court  à  sa  ruine  et  qu'elle  doit  s'amen- 
der »^  dont  les  écrivains  trouvaient  un  éloquent  exemple  dans 
le  Prologue  de  Catilina  de  Salluste,  prologue  imité  dans  les  Fails 
des  RoDiiiiaiiis  '.  Eustache  Deschamps,  Philippe  de  Mézières, 
Gerson  et  Christine  de  Pisan  ont  tout  particulièrement  insisté 
sur  la  grande  corruption  des  temps  et  en  ont  signalé  toutes 
les  manifestations  : 

Malversations  des  magistrats  et  des  officiers  publics  ;  leur 
injustice  et  leur  cupidité,  malheureusement  vraies,  sous  le 
règne  de  Charles  VI,  mais  déjà  flétries  avec  âpreté  par  Aristote 
{Morale  à  Niconiède  V,  i,  i-ii  ;  par  Yalère  Maxime,  par  la 
Bible  {Ecclés.,  X,  8  ;  Psaume,  CV,  3  ;  Michée,  III,  2,  3  ;  Lévi- 
iique,  II  Rois,  20-27)  ;  par  saint  Augustin,  Cité  de  Dieu,  liv.  IV; 
par  saint  Chrysostome  dans  ses  Polémiques,  par  les  Eslablisse- 
mens  de  saint  Louis,  le  moine  Hélinandus,  etc. 

Les  rois  sont  les  dépositaires  de  la  puissance  de  Dieu 
(I  Rois,X,  1-27)  :  Aristote,  dans  ses  P()//7/(y//«,  Nicole  Oresme, 
Traité  des  Monnaies,  LXXVIII. 

Devoirs  des  rois  et  des  princes  :  Aristote  :  Ethiques  ;  Du  Gou- 
z'erneiuent  des  Rois  par  Gilles  de  Rome-,  Establissenuvis  de  saint 
Louis,  le  Polycratique,  livre  IV;  Li  Trésors,  livre  III,  part.  II. 

Préséance  des  rois  de  France  :  idée  qui  date  de  la  gran- 
deur de  Charlemagne,  qui  fut  rehaussée  de  tout  l'éclat  du 
règne  de  saint  Louis,  et  qui  se  transmit  à  travers  les  dvnasties. 
Elle  est  principalement  ancrée  aux  xiii%  xiv''  et  xv"  siècles. 
Tous  les  auteurs,  même  étrangers,  s'accordent  à  attribuer  à  la 
France  le  plus  haut  degré  de  noblesse  et  à  son  roi  la  préémi- 


1.  Roiiiaiiia,  XIV,  p.  5-6.  Article  de  P.  Meyer. 

2.  Je  me  suis  servie  du  ms.  1201,  Bibl.  Nat.,  f.  IV.,  pour  ces  rapproclie- 
ments. 


LES    SOURCES    DU    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS  95 

nence  sur  tous  les  souverains  terrestres'.  Il  a  fallu  bien  des 
guerres  malheureuses  et  bien  des  vicissitudes  dans  la  prospé- 
rité du  royaume  pour  réduire  cette  croyance,  légitime  au 
moyen  âge  et  fondée  encore  pendant  les  belles  années  du  Roi- 
Soleil,  à  l'état  d'un  glorieux  souvenir  historique.  Christine  est 
toute  pénétrée  de  cette  idée  que  le  roi  de  France  reçoit  de  Dieu 
des  grâces  spéciales,  qu'il  est  le  plus  noble  monarque  de  la  chré- 
tienté et  que  la  France  est  la  fleur  de  la  chevalerie. 

Devoirs  des  seigneurs  et  chevaliers  :  Régime  des  Princes  % 
Roman  de  la  Rose,  Arbre  des  Batailles  d'Honoré  Bonnet,  le 
Polycraîigiie,  livre  VI,  Art  de  la  guerre  :  De  Re  Mililari  de 
\'égèce  et  RegiiliV  Belloriiin  geiieraJœ  de  Frontin, 

Danses  et  fêtes,  pèlerinages  étant  des  lieux  où  se  nouent  les 
intrigues  amoureuses  provoquent  les  mêmes  remarques  indi- 
gnées dans  tous  les  écrits  du  temps.  Juvénal  et  Ovide  avaient 
dit  la  même  chose  des  théâtres  romains  et  des  jeux  du  cirque. 
L'église,  lieu  où  se  déploient  l'orgueil  et  la  coquetterie  des 
femmes  principalement  est  un  des  thèmes  favoris  des  prédica- 
teurs et  des  moralistes. 


1.  L'Anglais  qui  a  son  débat  avec  le  chevalier  français  touchant  la  supé- 
riorité de  leur  pa\-s  respectif  dans  le  Dcbat  des  Hàaitts  d'Aniies,  publ.  par 
L.  Pannieret  P.  Meyer,  Paris,  et  antérieur  à  1461,  ne  le  conteste  pas  lorsque 
son  adversaire  s'écrie  : 

«  Veu  que  je  suis  herault  du  plus  grant  roy  des  crestiens  et  lequel, 
quelque  part  qu'il  soit  sur  tous  roys  tient  la  main  dextre  »  (§  11,  p.  4). 

C'était  une  vérité  universellement  acceptée.  Henri  Pasquier  la  confirme 
au  xvje  siècle  et  au  xvii^  voici  ce  qu'en  écrit  Sainte-Marthe  : 

La  Préséance  des  Rois  de  France  fut  reconnue  de  tous  temps  et  confir- 
mée souvent  par  bulles  des  papes.  Léon  X,  dans  une  bulle  du  mois  de 
mav  1 5 17,  nomme  François  !<='■  avant  Charles  d'Espagne.  Pie  IV,  sur  le 
notable  différend  qui  sur\'int  pour  la  préséance,  par  un  décret  solennel 
donné  de  l'avis  du  Sacré-Collège  des  Cardinaux,  conser\-a  le  Rov  Charles  IX 
au  droit  et  en  l'ancienne  jouissance  et  possession  de  cette  préséance  par 
dessus  Philippe  II,  roi  d'Espagne.  Histoire  Généalogique  de  la  iiiaisoii  de 
France,  t.  I,  c!i.  v,  p.  19.  Paris,  1647. 

M.  P.  Meyer,  dans  une  note  du  Débat  ci-dessus,  renvoie  à  la  disserta- 
tion XXVIIe  de  Du  Cange  sur  cette  question  de  prééminence  et  à  l'His- 
toire du  Languedoc,  III,  577-578,  de  D.  Vaissete. 

2.  De  Regiminc  de  Egidio  Colonna,  version  XIII  de  Henri  de  Gauchi. 
Voir  la  Roinania  XXVIII,  p.  644,  article  de  M.  Paul  Meyer. 


ç6  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

Amour  et  nécessité  de.  Tiustnicliûn.  —  Une  autre  idée  qui  n'est 
pas  particulière  à  Christine  mais  dont  elle  se  fit  le  champion 
le  plus  fidèle  et  le  plus  ambitieux  est  que  la  science,  autrement 
ment  dit  l'instruction,  est  un  droit,  un  devoir  et  un  bienfait 
pour  tous,  chacun  selon  son  degré.  Eustache  Deschamps 
reproche  aux  seigneurs  leur  ignorance  ;  ainsi  font  Philippe 
de  Mézières,  Gerson,  qui  n'épargne  pas  davantage  les  clercs  et 
officiers  du  royaume.  Mais  Christine  veut  la  science  pour  tous, 
clercs  ou  laïques,  nobles  ou  non-nobles,  hommes  ou  femmes, 
pour  tous  ceux  qui  sont  doués  d'entendement.  Elle  avait  eu 
des  devanciers  autorisés  pour  appuyer  une  partie,  du  moins, 
de  ses  prétentions  : 

Salomon  :  Psaume,  XXIII,  12. 

Aristote  :  Epitre  à  Alexandre  ;  Ethiques  et  Politique. 

Tulle  :  Livre  des  offices,  Livre  de  Dominacion. 

Pseudo-Sénèque  :  Le  Livre  des  Quatre  Vertus. 

Pseudo-Caton  :   Catonis  I,  28. 

Vincent  de  Beauvais  :  Miroir  historiaJ. 

Du  Gouvernement  des  Rois,  ch.  xi,  liv.  IV. 

Valère  Maxime,  Suétone,  Jean  de  Salisbury  {PoJycratique, 
livres  M  et  VII),  Saint  Jérôme  CE  pitre  89),  Dante,  Pétrarque, 
Boccace  et  l'exemple  de  Thomas  de  Pisan.  Ce  sont  ces  derniers 
surtout  qui  lui  ont  inculqué  ce  profond  respect  et  ce  touchant 
amour  pour  les  anciens  sages  qui  nous  ont  transmis  les  prin- 
cipes de  gouvernement  et  l'ensemble  des  connaissances 
humaines. 

Devoirs  dans  le  nuiria^^c.  —  Christine  introduit  ce  principe 
nouveau  que  la  femme,  quoique  humble,  soumise  à  son  mari 
en  «  fait,  en  paroles  et  en  révérence  »,  doit  par  son  industrie, 
son  intelligence  et  son  dévouement  être  la  collaboratrice  de 
son  mari,  son  substitut  et,  en  bien  des  cas,  sa  conscience. 
Elle  proteste  indirectement  contre  les  attaques  coutumières 
dirigées  contre  la  malice  et  l'impudicité  des  femmes  et  souvent 
prend  pour  celles-ci  la  contre-partie  des  exhortations  fiiites 
aux  hommes  dans  les  fimeux  traités  misogynies  latins,  base  des 


LES    SOURCES    DU    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS  9- 

■ccrits  du  moyen  :ige  ;  de  Théophraste,  FAiurolus  Liber  et  De 
Niiptis,  dont  quelques  passages  avaient  été  transmis  par  saint 
Jérôme,  dans  son  épître  Adversus  Joviniannm,  VArs  Amandis 
d'Ovide  et  les  Satires  de  Juvénal. 

Ainsi  l'homme  sage  ne  doit  pas  chercher  à  connaître  ses 
infortunes  conjugales,  disent  ÏEpislre  sur  le  Gouvernement  de 
maison,  de  Saint  Bernard  (Patr.  lut.  CXXXII,  col.  649),  le 
Décret  Gratien  et  le  Livre  de  Sidrach  '  et  Saint  Jérôme  :  ad.Jovi- 
uianuni,  Patr.  lat.  XXIII,  col.  289.  Christine  fera  à  la  femme 
sage  cette  même  recommandation. 

Une  «  maie  »  femme  est  le  martvre  du  mari,  selon  Ecclés.  MI, 
26;  Prov.  XXI,  19;  Saint  Jérôme,  dans  la  Pat  roi.  lat.  XXIII, 
col.  289,  et  le  Roman  de  la  Rose  II,  203-204,  Les  Lamentations 
de  Mathcolus  -.  D'après  Christine,  la  croi.K  la  plus  lourde  de  la 
femme  sera  d'être  mal  mariée. 

Les  écrits  du  moyen  âge  et  les  Livres  saints  s'appesantissent 
sur  la  méchanceté  de  la  temme,  sur  son  inconstance,  sa  ruse, 
sur  son  humeur  à  quereller  :  Christine  fera  défiler  sous  nos 
yeux  les  maris  rihoteux,  les  avares,  les  jaloux,  \ts  foloyeurs . 

Les  sources  des  uns  et  des  autres  viennent  directement  de  la 
vie,  avec  quelques  traits  hérités  de  VEcclésiaste  (VII,  6)  XXV, 
23-28,  des  Proverbes  XXIII,  27,  XXVI,  20,  XXI,  9  ;  de 
Saint  Matthieu  XW,  1-12,  des  écrits  de  Saint  Augustin  (Patr. 
lat.  XXXVIII,  col.  526),  etc..  ou  transmis  par  les  contes  rimes 


1.  Voir  Histoire  Littcrairc,  XXXI,  p.  299. 

2.  Mahieu  voit  un  angt  lui  apparaître.  Le  mari  lui  fait  un  violent  réqui- 
sitoire contre  le  mariage. 

«  Quelle  est  l'épreuve  la  plus  méritoire,  lui  demande-t-il,  pour  gagner  le 
ciel?  .. 

«  Beau  fils,  par  mov  pourras  conguoistre 

Des  maris  et  de  ceulx  du  cloistre 

Lesquels  aoront  plus  grans  mérites  : 

Les  raisons  t'en  seront  descrites. 

Les  mariés  seront  les  greigneurs 

Et  si  seront  plus  grans  seigneurs  ; 

Sièges  aoront  plus  precieus 

Que  prcstres  ne  religieus  ». 
V.  2067-2075,  éd.  Van  Hamel,  Paris,  1892. 


98  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

des  YsQpets'  ou  ceux  des  fabliaux  ou  même  par  Vincent  de 
Beauvais  -  ou  Jean  de  Salisbury  qui  répète  une  partie  de 
l'AtireoIiis  Liber,  emprunté  à  Saint  Jérôme. 

La  théorie  qu'il  ne  fitut  pas  se  marier  par  «  amours  », 
«  par  plaisance  »,  qu'on  lit  dans  tant  d'auteurs  contempo- 
rains, est  aussi  exprimée  dans  le  Livre  des  Trois  Vertus,  avec, 
cependant,  d'essentielles  atténuations.  Christine  veut  que  la 
femme  aime  son  mari  dans  toute  la  force  du  terme;  ce 
qu'elle  censure  ce  sont  les  mariages  conclus  à  la  légère  ou 
faits  sous  le  coup  d'une  passion  éphémère.  Saint  Jérôme  avait 
déjà  déclaré  ces  «  mariages  par  amours  »  aussi  coupables  que 
l'adultère  {Pair.  laL,  XXIII,  col.  293-4). 

Remariage.  —  Tous  les  auteurs  anciens  se  prononcent 
contre  un  deuxième  mariage  :  saint  Jérôme  (Pafrol.  Jat.,  XXIII, 
col.  289-290  et  col.  291);  saint  Ambroise,  saint  Paul; 
exemples  de  Socrate,  de  Cicéron.  Le  Roman  de  la  Rose  (I,  136- 
137)  et  Eustache  Deschamps,  dans  toutes  ses  ballades  et 
dans  son  Miroir,  sont  fortement  convaincus  de  la  sagesse  de 
s'en  tenir  à  une  première  épreuve. 

Le  mariage  d'une  vieille  avec  un  jeune  homme  a  son  pro- 
totype littéraire  dans  Juvénal,  Satire  I  (37-09),  dans  Ovide, 
(Métamorphoses  et  Art  d'aimer)  reproduit  dans  le  Roman  de  la 
Rose  et  dans  le  Miroir  de  mariage. 

Ménage.  —  Les  soins  du  ménage,  le  gouvernement  de  la 
maison,  les  dépenses  sont  un  tableau  de  la  vie  réelle  du 
XV^  siècle  qui  a  pu  tirer  quelque  couleur  des  auteurs 
anciens  : 

Activité  et  économie  de  la  ménagère  :  Prov.  XXXI  ;  S*  Jé- 
rôme, Patr.  Jat.,  XXXIII,  col.  228. 

Soins  et  gouvernement  de  la    maison  :   Aristote,    Econo- 


i.Voir   Ysopel  Jii    XW'-    siccJc   dans  Recueil    ociièral,  publ.  par   Ulysse 
Robert,  t.  III,  359,  et  t.  VI,  274. 

2,  Œuvres,  t.  lY ,  392"-393'*  et  livre  X,  70,  Beauvais,  1624. 


LES    SOURCES    DU    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS  99 

miijiics,  I,  ch.  VII  ;  Prav.  VII,  1 1  ;  Joh.  XXII  ;  \'alère  Maxime, 
III  et  VIII. 

Saint  Bernard  :  Epistre  sur  Je  gouveruemeut  de  la  Maison, 
Pair,  la  t.;  CLXXXII,  col.  648  et  649. 

Columelle  :  De  Re  Riistica,  livre  II  '. 

Toilettes  dispendieuses  interdites  :  saint  Bernard,  saint 
Jérôme  dans  les  ouvrages  cités  plus  haut,  et  ^l^eophraste 
dans  AnrcoJns  Liber,  dont  s'inspire  saint  Jérôme.  Aristote, 
Economiques  I,  ch.  \\\. 

Soin  de  la  toilette  du  mari  :  Proverbes  ^.Wl,  23. 

Economie  rurale  et  domestique.  —  Christine  a  beaucoup 
emprunté  à  Columelle,  De  Re  Rustica,  à  Pierre  de  Crescens, 
Proffils  Champeslres.  A  \'incent  de  Beauvais,  Spéculum  Uiii- 
versale,  au  moine  Barthélémy,  Propriété:^  des  Cl)oses  quelques 
détails.  C'est  le  Bon  Berger  de  Jehan  de  Brie  qui  a  enseigné  à 
Christine  à  parler  avec  autorité  des  soins  à  donner  aux  brebis. 

Les  parties  du  Livre  des  Trois  Vertus  qui  traitent  de  l'écono- 
mie domestique  et  de  «  marchandise  »  sont  le  résultat  de 
l'expérience  de  l'auteur  avec  peut-être  quelques  réminiscences 
de  ses  lectures  bibliques  et  autres  :  Exode,  XXII,  Levitique 
XXM  et  XIX  ;  Proverbes  XX  et  XI,  r  ;  Ecclésiaste,  XXI  ; 
saint  Ambroise  dans  le  11^  livre  des  Offices  et  saint  Chry- 
sostome  dans  la  5^  homélie  sur  saint  Matthieu. 

Manières.  —  La  proportion  et  mesure,  exigées  dans  les 
manières,  datent  de  loin  :  elles  sont  déjà  un  article  du  code 
de  savoir-vivre  d'Aristote  {Morales  à  Nicodème  V,  i  ;  i-i  i). 

Le  traité  latin  De  Quatuor  Virtutibus  en  fait  la  base  des 
belles  manières  et,  avant  lui,  Tulle,  que  reproduit  Brunet 
Latin  dans  son  Trésor,  avait  déclaré  que  l'excellence  des 
manières  résidait  dans  «  méenneté  «. 

Ce  même  idéal  de  «  mesure  »  imprègne  de  son  esprit  les 
Distiques  de  Caton  et  les  Moralités  des  Philosophes  et  la  seconde 
partie  du  livre  II  du  Trésors,  en  particulier  LM  à  LXM  et  le 
chap.  XXIV. 

I.  r.dit.  Panckoucke,  III,  p.  170,  année  1845. 


100  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

Retenue  dans  la  parole'  :  Bible  {Prov.  X,  14,  XVI,  23)  et 
tous  les  traités  latins  et  médiévaux. 

Attitude  digne  et  tranquille  dans  la  conversation,  non  dépa- 
rée par  les  gestes  de  la  main  et  les  mouvements  du  corps  : 
Tesoro,  de  Brunet  latin  et  Dccmueiiii  d'amore  de  Francesco  da 
Barbarino. 

Réserve  pudique  :  Salomon,  saint  Ambroise,  saint  Jérôme, 
saint  Chrysostome. 

Défense  de  se  farder,  de  se  «  desguiser  »  :  saint  Ambroise 
dans  son  Hexanicron  et  après  lui  tous  ceux  qui  se  sont  occupés 
des  beaux  «  deportemens  »  de  la  temme  depuis  Ovide  jus- 
qu'au Roman  de  la  Rose,  Philippe  de  Novare,  Robert  de  Blois, 
Francesco  da  Barberino,  le  sire  Geoffroy  de  la  Tour-Landry 
et  le  Menagier  de  Paris. 

Comme  on  peut  s'en  rendre  compte,  le  Livre  des  Trois 
Vertus  comprend  des  matériaux  de  toutes  provenances  •;  l'es 
idées  générales  remontent  à  toutes  sortes  de  sources.  Il  n'en 
reste  pas  moins  vrai  que  Christine  de  Pisan  a  traité  son  sujet 
d'une  façon  toute  personnelle  et  que  son  œuvre  porte  un  indé- 
niable cachet  d'originalité. 

Au-dessus  de  toutes  les  influences  intellectuelles  et  morales 
que  Christine  a  subies,  il  en  est  une  qu'on  devine  forte  et 
toujours  présente,  bien  que,  selon  les  habitudes  de  discrétion 
propres  aux  auteurs  du  temps  en  ce  qui  concernait  leurs 
amitiés,  elle  ne  soit  nulle  part  proclamée  :  c'est  celle  de  Jean 
Gerson,  chancelier  de  l'Université,  curé  de  Notre-Dame,  puis 
de  Saint-Jean-en-Grève. 

I.  «  Celui  qui  a  le  pouvoir  de  bien  retenir  sa  langue  a  pouvoir  de 
refraindre  ses  autres  volentez  »,  ou  «  On  congnoist  le  sage  a  lui  taire  et  a 
l'escouter,  et  cognoist  on  le  fol  au  long  parler  «  sont  parmi  les  «  diz  de 
Socrates  »  dans  les  Dits  des  Philosophes  de  Guillaume  de  Tignonville.  Bibl. 
Nat.,  f.  fr.  1105,  fol.  XXV,  v". 

Le  marquis   de   Santlllane  rapporte    un   proverbe   des  plus  pittoresques 
pour  exprimer  cette  vérité  de  la  sagesse  des  nations  que  le  silence  est  d"or  : 
«  En  bosca  cerrada 
Non  entra  mosca  ». 

Rcfraïu's  de  los  Viejos,  Ohras  de  Don  Iiiiç^o  Lope~  de  Meiido'a,  marques  de 
Saiililluiiii,  por  don  José  Arnador  de  los  Rios,  Madrid,  1852. 


LES    SOURCES    DU    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS  ICI 

Les  écrits  d'une  époque  si  bouleversée,  si  pleine  de 
menaces  pour  une  ruine  prochaine  que  celle  qui  a  produit  le 
Livre  des  Trois  Vertus,  portent  tous  un  certain  caractère  de 
ressemblance  :  la  France  est  agonisante,  on  pleure  sur  ses 
maux  et  on  demande  à  grands  cris  sa  guérison. 

Mais  si  on  lit  les  harangues  que  fit  Gerson  au  nom  de 
l'Université  devant  le  roi  et  la  cour,  si  on  parcourt  ses  ser- 
mons, ses  opuscules  de  piété,  on  est  frappé  de  l'analogie 
intime  qu'offrent  les  idées  du  grand  docteur  et  celles  de 
Christine.  Ils  ont  eu  le  même  idéal  comme  but  à  pour- 
suivre ;  l'une  s'v  est  appliquée  par  ses  écrits,  l'autre,  plutôt 
par  sa  parole,  du  haut  de  sa  chaire,  et  comme  représentant  du 
corps  le  plus  puissant  de  France,  l'Université  ;  et  tous  deux 
ont  combattu  sans  relâche,  de  toute  leur  âme,  jusqu'à  la  défaite 
et  à  la  persécution. 

Leur  destinée  même  présente  de  curieux  rapprochements  : 
nés  la  même  année,  ils  commencent  vers  le  même  temps  leur 
vie  active  et  publique,  vers  1390  :  Christine,  après  son  veu- 
vage, en  1389;  Gerson,  après  avoir  occupé  le  doyenné  de 
Bruges  de  1387  à  1389,  où,  de  retour  à  Paris  il  exerce  bientôt 
les  hautes  fonctions  qu'il  n'abandonnera  que  lorsque  la 
haine  de  Jean-sans-Peur,  devenu  tout-puissant  à  Paris,  l'aura 
forcé,  à  fuir  en  Allemagne.  Tous  deux,  d'abord  protégés  par 
le  duc  de  Bourgogne,  Philippe  le  Hardi,  se  rattacheront  insen- 
siblement au  parti  armagnac  alors  que  la  partie  adverse  mon- 
trera par  ses  crimes  et  ses  prétentions  sa  déloyauté  envers  le 
roi  Charles  VL  Tous  deux  s'efforcent  de  toute  leur  puissance 
de  ramener  la  paix  entre  les  partis,  d'empêcher  la  guerre  civile, 
et  mettent  leur  espoir  d'une  politique  régénérée  dans  la 
personne  du  jeune  dauphin,  Louis.  Tous  deux  enfin,  trop 
loyaux  et  trop  Français,  sont  en  butte  aux  persécutions  des 
Bourguignons  ;  Christine,  moins  dangereuse  parce  que  son 
pouvoir  est  moins  à  redouter,  cherche  un  refuge  dans  le 
cloître  où  elle  mourra;  Gerson,  en  pleine  gloire,  est  obligé  de 
prendre  promptement  la  route  de  l'exil  pour  ne  pas  tomber 
entre  les   mains   des  émissaires  du  duc  de  Bourgogne,  à  ce 


102  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

fameux  Concile  de  Constance  (141 3),  où  l'éclat  de  sa  parole 
et  la  solidité  de  sa  pensée  avaient  attiré  l'admiration  de  tous. 
Tous  deux  enfin,  réveillés  au  fond  de  leur  asile  cloîtré  par 
l'arrivée  de  Jeanne  d'Arc,  acclament  avant  de  mourir  cette 
fille  de  Dieu  et  sa  sainte  mission  :  Christine  dans  son  Poème  a 
la  PitcelJe,  Gerson,  la  défendant  par  anticipation  devant  ses 
bourreaux  de  Rouen  par  son  Traite  des  Fraies  et  des  Fausses 
Fisions.  Tous  deux  enfin  meurent  avec  cette  belle  illusion 
que  la  France  va  être  sauvée  et  que  l'heure  de  la  paix  qu'ils 
avaient  si  ardemment  souhaitée  est  enfin  venue  pour  le 
Royaume  des  Lis  ' . 

On  ne  rencontre  nulle  part  sous  la  plume  de  Christine  le 
nom  de  Gerson,  excepté  dans  le  Débat  sur  Je  Roman  de  la 
Rose,  en  1402,  où  ils  combattaient  ensemble,  comme  cham- 
pions des  principes  de  la  morale  et  de  la  chasteté  du  langage. 
Mais  partout  on  sent  une  communion  d'idées  qui  se  décèle, 
ici,  par  une  action,  là,  par  une  pensée  ou  même  par]une  expres- 
sion -.  Ils  éprouvent  la  même  tristesse  devant  la  corruption 
envahissante,  la  même  répulsion  devant  le  cynisme  croissant 
et  montrent  tous  deux  la  même  vaillance  à  les  combattre  et 
à  les  enrayer,  et  proposent  les  mêmes  moyens.  Il  semble  que 
Christine  se  soit  inclinée  toute  sa  vie  devant  la  beauté  morale 
de  «  l'élu  des  élus  «,  en  révérente  admiration  de  sa  haute 
science,  et  de  la  probité  de  sa  conscience  ;  qu'elle  se  soit 
attendrie  pieusement  devant  la  douce  gravité  et  l'exquise 
simplicité  de  cœur  de  cet  éminent  docteur,  qui  se  plaisait  à 

1.  Gerson  mourut  le  12  août  1429  au  monastère  de  Saint-Paul  de  L\-on. 
Christine  a  dû  s'éteindre  avant  le  30  mai  143 1,  jour  de  la  mort  de  Jeanne 
d'Arc,  car  si  elle  eût  été  vivante,  elle  n'eût  pas  laissé  passer  l'événement 
sans  protester  contre  la  grande  iniquité  du  siècle. 

2.  Je  citerai,  entre  autres,  l'emploi  du  mot  seulet  dont  Christine  a  tait  un 
si  habile  usage  dans  sa  ballade  :  «  Seulette  suvs,  seulette  vueil  estre  «,  et 
qui  fait  le  sujet  d'un  sermon  de  Gerson,  Le  eue?-  seulet.  Ce  détail  peut 
sembler  insignifiant.  Jl  le  serait  s'il  était  un  exemple  unique.  Mais  c'est 
le  grand  nombre  des  rapprochements  qu'on  peut  établir  entre  les  idées  et 
les  expressions  de  Gerson  et  celles  de  Christine  de  Pisan  qui  fait  la  force 
de  l'argument  que  Gerson  a  exercé  une  forte  influence  sur  l'esprit  de 
Christine. 


LES    SOURCES    DU    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS  IO3 

enseigner  aux  petits  enfonts  du  Cloître  Xotre-Dame,  puis  aux 
pauvres  garçons  de  Saint-Paul  à  Lyon.  Comme  lui  encore, 
elle  est  l'adversaire  en  religion  de  toute  exagération  dans  le 
sentiment,  de  tout  excès  dans  les  pratiques  ;  elle  laisse  les 
exaltés  s'envoler  sur  les  ailes  du  mysticisme  ardent,  se  perdre 
dans  les  régions  éthérées  pour  retomber  parfois  plus  lourde- 
ment sur  la  terre  ;  et  comme  lui  aussi,  elle  répugne  aux  sub- 
tilités scolastiques  qui  obscurcissent  la  connaissance  de  Dieu 
et  négligent,  dans  la  passion  des  discussions,  l'amour  et  la 
bonté  du  Créateur.  Comme  lui  enfin,  elle  veut  une  piété 
vraie,  solide,  simple,  vivante  ;  doucement  mystique,  elle  ne 
s'abandonne  pas  aux  élans  éperdus  des  tempéraments  exta- 
tiques, mais  elle  adore  Dieu  de  toute  son  âme,  l'aime  de  tout 
son  cœur,  tâche  de  concevoir  sa  toute-puissance  avec  toute  sa 
raison,  et  le  culte  qu'elle  lui  offre  est  d'abord  celui  que  prescrit 
Sainte  Mère  Eglise,  mais  encore,  le  parfum  d'une  vie  pure, 
utile,  réglée  par  la  discipline  morale  et  par  la  charité  envers 
autrui.  Elle  était  pénétrée  des  exhortations  du  Livre  de  contem- 
plation et  du  Miroir  de  F  âme  du  «  Docteur  très  chrétien  », 
et,  sans  doute,  sur  son  conseil,  elle  avait  médité  les  commen- 
taires de  Pierre  d'Ailly  sur  Le  Livre  des  Sentences  de  Pierre 
Lombard. 

Laissons  retomber  le  voile  qui  enveloppe  l'amitié  de  ces  deux 
belles  âmes,  mais  retenons  l'influence  particulière  que  l'un,  le 
plus  fort,  a  exercée  sur  l'autre,  plus  fine  et  plus  artiste.  Peut 
être  aussi  cet  échange  incessant  d'idées  et  d'opinions  s'est-il  fait 
autant  de  Christine  à  Gerson  que  de  Gerson  à  Christine. 
C'est  ce  qu'une  étude  approfondie  de  ces  deux  personnalités, 
si  célèbres  et  si  attirantes,  pourrait  seule  révéler. 


TROISIEME   PARTIE 


APERÇU  GENERAL  DES  IDEES 
DE  CHRISTINE 


CHAPITRE  PREMIER 

MORALE    PRATIQUE 

Le  Livre  des  Trois  Vertus  a  été  avant  tout  pour  Christine  un 
livre  utile,  rendu  nécessaire  par  le  relâchement  général  des 
mœurs,  de  l'étiquette  et  des  manières.  Il  fut  écrit  à  cette 
époque  où  la  France  était  arrivée  au  bord  de  ce  qu'un  chroni- 
queur a  appelé  le  Toiiibenii  des  meurs.  On  sent  l'agitation  ner- 
veuse, le  sentiment  d'insécurité,  de  frayeur  qui  précèdent  les 
heures  d'orage.  Le  moment  est  grave  :  Christine  en  prévoit 
les  dangers  et,  pour  sauver  de  la  ruine  son  pays  d'adoption, 
elle  tente  le  noble  effort  de  travailler  au  relèvement  social  en 
suppliant  les  femmes  «  de  tous  estats  »  de  revenir  aux  principes 
d'ordre,  de  travail,  d'économie  dans  la  vie  pratique;  de  justice, 
de  foi,  de  charité  dans  la  vie  sociale. 

Cependant  Christine  a  trop  de  bon  sens  pour  placer  son 
idéal  à  des  hauteurs  inaccessibles.  Elle  reste  sur  la  terre  et  ses 
préceptes  de  morale  ont  toujours  un  but  d'utilité  pratique. 
Bien  avant  Pascal,  elle  a  pensé  que  «  qui  veut  faire  l'ange  tait 
la  bête  »,  et  que  le  beau  et  le  bien  absolus  ne  sont  pas  de  notre 
monde. 

Par  exemple,  elle  exhorte  les  femmes  à  porter  grant  amour 
et  loyauté  à  leurs  maris  «  qui  qu'ilz  soient,  bons  ou  mauvais, 
paisibles  ou  rihoteux,  de  petite  leaulté  envers  elles  ou  preudom- 
mie  »  §  460.  Cette  conduite  exige  quelque  héroïsme  et  un 
philosophe  spéculatif  verrait  une  récompense  suffisante  dans  le 
sentiment  du  devoir  accompli  ;  mais  Christine,  plus  humaine, 
ajoute  : 

«  et  de  ce  en  acquerrez  trois  biens  :  l'un  est  grant  meritte  a  l'anie, 
«  l'autre  grant  honneur  au  monde  et  le  tiers  est  que  on  a  veu 


I08  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

(.(  maintes  fois,  et  voit  on  souvent,  que  quoy  que  plusieurs  riches 
«  hommes  et  de  divers  estas  aient  esté  et  soient  moult  merveilleux 
«  a  leurs  femmes  en  tout  temps,  que,  quant  vient  a  la  mort,  que 
«  conscience  les  reprent  et  ilz  advisentle  bien  de  leurs  femmes  qui 
«  sv  bonnement  les  ont  supportez  et  le  tort  que  ont  envers  elles, 
«  que  ilz  les  laissent  dames  et  maistresses  de  tout  quanques  ils  ont 
«  vaillant.  »  (§461). 

«  Soyez  humble  et  doux  à  vos  sujets  »,  dit-elle  au  prince, 
car  il  n'est  «  cité  ne  forteresse  de  aussi  grant  deffence,  force 
et  puissance  comme  peut  estre  l'amour  et  benivolence  des  vrais 
subgets,  et  vos  avances  d'affabilité  doubleront  en  eux  leur 
amour  et  loyauté  ». 

§335.  Servez  fidèlement  votre  maîtresse,  gardez  son  hon- 
neur ;  prodiguez  vos  peines  et,  s'il  le  faut,  sacrifiez-vous, 
recommande-t-elle,  aux  demoiselles  de  court  «  car  en  ce  vous 
ferez  votre  devoir  et  acquerrez  sa  grâce  ». 

Et  toujours,  à  côté  du  haut  enseignement  moral,  purifié  de 
toute  pensée  d'intérêt  mesquin,  se  trouve  l'appât  pour  les  âmes 
de  qualité  moyenne,  celles  qui  forment  la  presque  totalité  de 
l'humanité.  On  peut  faire  la  même  constatation  dans  de  nom- 
breux passages  ;  voir  les  paragraphes  188,  207,  227,  235,245, 
248,  278,  36-^,  368,  377,  402,  484,  549,  594,  etc.. 


CHAPITRE  II 


LA    FORCE    DE    LA    TRADITION 


La  tradition;  l'exemple  sont  souvent  invoqués  à  l'appui   de 
ses  leçons,  non  pas  que  Christine  soit  de  ces  moralistes  chagrins 

qui  croient  que 

((  Bons  fu  11  siècles  au  tens  ancienour' 
Quar  fois  i  ert  et  justice  et  amour  '.  » 

et  ne  savent  que  gémir  sur  le  temps  présent.  C'est  qu'en  effet 
les  mœurs  se  relâchaient  de  plus  en  plus  ;  le  désordre,  la  désor- 
ganisation envahissaient  l'édifice  social.  Christine,  qui  avait 
été  témoin  de  la  «  belle  ordonnance  et  convenable  mesure  » 
qui  régnaient  à  la  cour  de  Charles  V,  faisait  la  comparaison 
et,  comme  tous  les  esprits  justes  et  clairvoyants,  déplorait 
l'oubli  des  belles  traditions  anciennes,  les  caprices  du  luxe 
nouveau,  le  déploiement  des  richesses,  l'absence  de  dignité. 
Elle  se  récrie  contre  le  mauvais  goût  de  la  mode,  «  les  robes 
espirighlees  et  trop  estraintes,  les  grans  collés  »,  car  elle  se  sou- 
vient de 

«  celle  royne  couronnée  et  atournee  a  grans  richesces  de  joyaulx, 
vestue  es  habis  rovaulx.  Ions  et  flotans,  en  sambues  pontificales... 
des  plus  précieux  draps  d'or  ou  de  soves,  aornés  et  resplendissans 
de  riches  pierres  et  perles  précieuses  ^  », 

et  le  portrait  de  la  reine  Jeanne  de  Bourbon  dans  sa  beauté 
majestueuse  devient  une  critique  de  la  frivole  Isabeau  et  de 
son  luxe  extravagant. 

1.  Rcdactiou    interpolée    de    la    chanson   de   S^- Alexis    (Edit.    G.    Paris), 
Paris,  1872. 

2.  CImrles  V,  ch.  XIX,  livre  I. 


IIO  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

Si  elle  proteste  contre  les  hautes  cornes, — et  que  de  moralistes 
et  sermonnaires  ont  tonné  contre  cette  coiffure  «  dvabolicque  '»! 
—  c'est  que  ses  veux  gardaient  l'image  de  ces  gracieuses  Italiennes 
«  ornées  a  tout  de  leurs  cheveux  -  »,  peut-être  de  \'alentine, 
duchesse  d'Orléans,  la  seule  dame  de  France  qui  osât  montrer 
les  siens  ',  ou  encore  de  cette  délicieuse  Marguerite  de  la 
Rivière  qu'elle  nous  décrit  ^  à  une  fête  du  duc  d'Anjou,  parée 
«  d'un  chapel  de  pervenches  sur  ses  blonds  cheveux  »,  et  non 
moins  jolie  pour  le  sacrifice  qu'elle  vient  de  faire  de  sa  cou- 
ronne d'ortèvrerie,  afin  de  racheter  du  Chàtelet,  où  il  était 
emprisonné  pour  dettes,  (^  un  vaillant  povre  chevalier  »  dont 
elle  avait  remarqué  l'absence  '. 

Son  amour  de  J'ordre  établi,  consacré  par  l'usage,  lui  fait 
trouver  mauvais  que  chaque  état  ne  porte  plus  le  costume  qui 
lui  est  propre,  mais 

«  la  duchesse  veut  se  vestir  comme  la  rovne,  la  contesse  comme  la 
duchesse,  la  dame  comme  la  contesse,  la  femme  du  marchand 
comme  la  damoiselle,  et  celle  du  plat  pavs  comme  celle  de  hon- 
neste  mestier  ^.  » 


1.  «  Il  dit  que  les  femmes  ainsi  cornues  et  branchues  ressembloient  les 
«  limas  cornus  et  les  licornes.  Et  encore  dit  il  plus  fort  que  elles  ressem- 
«  bloieut  les  cerfs  branchus  qui  baissent  la  teste  au  menu  bovs...  Je  doubte 
«  que  l'ennemy  soit  assis  entre  leurs  branches  et  leurs  cornes.  »  (Sire 
G.  de  la  T.  Landry,  XLVII,  édit.  A.  Montaiglon,  Paris,  1854. 

2.  Un  Boccace  français  de  la  Bibl.  Nat.,  qui  date  de  1405  à  1410,  (Us 
Cent  XouveUes),  nous  montre  les  limites  de  cette  mode  (celle  du  hennin) 
lorsque  les  cheveux  ont  complètement  disparu  sous  l'escoffion,  dit  Mollet- 
le-Duc,  Dictionnaire  raisonne  du  mobilier  français,  tome  TV,  p.  57, 
Paris,  1875. 

Christine  n'aime  pas  cette  mode  et  regrette  les  cheveux,  parure  naturelle 
de  la  femme  :  «  il  n'est  au  monde  plus  gracieulx  atour  a  femme  que  beaux 
cheveux  blons  »    (424). 

3.  Voir  la  jolie  miniature  que  reproduit  M.  P.  Champion  de  Valentiue 
Visconti  recevant  l'Apparition  de  Jean  de  Meitn.  d'Honoré  Bonet  (Vie  de 
Charles  d'Orléans,  pi.  II),  Paris,  191 1. 

4.  Voir  La  Cité  des  Dames,  ms.  1177,  Bibl.  Nat.,  f.  fr.,  fol.  66. 

5.  J.  Quicherat  dans  son  Histoire  du  Costume  affirme  que,  dès  la  mort 
de  Jeanne  de  Bourbon,  la  mode  trouva  des  inventions  absurdes  et  extrava- 
gantes. 

6.  S  419»  422,  489,  490. 


LA    FORCE    DE    LA    TRADITION"  I  I  I 

Il  n'y  a  plus  nulle  règle  suivie. 

«  Deceus  esl  tout  le  monde  au  joud'hui 

«   Car  chascun  vcult  grant  estât  maintenir. 

V  A  peine  est-il  aujourd'ui  nul  ouvrier. 

«  A  grant  poines  congnoist  on  qui  est  Rov  '  », 

s'écrie  Eustache  Deschamps  -. 

Christine  regrette  cette  autre  belle  ancienne  coutume,  en 
usage  à  la  cour  de  Charles  \\  chez  la  reine  Jeanne,  chez  son 
frère,  le  bon  duc  de  Bourbon,  de  faire  lire  pendant  les  repas 

«  par  un  clerc  preudomme,  qui  se  tenoit  au  haut  du  dov,  les 
anciennes  gestes  ou  quelque  bonne  moralité.  » 

C'est  encore  au  nom  de  la  tradition  et  de  la  justice  qu'elle  pro- 
teste contre  la  vénalité  des  charges  qui  se  glisse  furtivement 
dans  un  gouvernement  cupide  et  toujours  besogneux  \  et  dont 
le  sac  se  vide  «  comme  si  c'eust  esté  un  sac  percé  ».  Isabeau  de 
Bavière,  pourvue  par  lettre  royale  du  i'-"'  juillet  1402  «  de 
pleins  pouvoirs  sur  le  fait  des  aides  et  finances  du  rovaume  », 
venait  d'avoir  de  retentissants  débats  avec  la  Chambre  des 
Comptes  à  propos  de  la  nomination  qu'elle  avait  faite  de 
certains  trésoriers,  parmi  lesquels  maistre  Gontier  Col,  sans 
tenir  compte  de  la  révocation  du  roi  ni  des  vives  résistances 
de  cette  cour.  Mais,  dit  Juvénal  des  Ursins,  les  quatre  nouveaux 


1.  Balhuk  CCLIX,  tomcl. 

2.  Dans  son  Miroir  de  Miiria^^e,  il  revient   à   la   même  idée  qu'il  déve- 
loppe longuement  : 

4199.  «  Car  H  homs  qui  se  contrefiùt, 
S'onneur   et   son  estât  diffiiit  » 


4203.  «   A  chascun  souftist  sa  forme 
La  feille  souffist  a  son  ourme 
Et  la  cerise  au  cerisier  ; 
Pos  ne  veut  devenir  pommier 
Ne  le  pommier  devenir  pin  ». 
5.  Dans  son  Sermon  du  7  nov.  1405,  prononcé  devant  Charles  VI  et  la 
cour,    Gerson  exprimera  aussi    le   vœu  «  que  les  officiers    de  justice  ou 
autres  ne  fussent  plus  pris  pour  argent  ».  Bibl.  Nat.,  f.  fr.  25552,  fol.  m  v. 


112  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

trésoriers  «  avoient  offert  de  prester  et  bailler  deux  mille 
cinq  cents  francs  »  à  la  reine,  «  laquelle  voye  est  bien  contre 
raison  d'acheter  offices  »  '. 

Lecoy  de  la  Marche,  dans  son  Roi  René^,  dit  que 

«  les  plus  importantes  recettes  étaient  affermées  ou  baillées  a  main 
ferme  »,  et  que  cette  ferme  était  adjugée  aux  enchères,  soit  pour 
une,  soit  pour  plusieurs  années,  ou  à  quelque  créancier  du  duc  qui 
se  trouvait  remboursé  de  cette  manière  ;  que  cesvstèmcde  perception 
était  fort  avantageux,  et  que  malgré  l'ordonnance  de  Louis  II,  père 
de  René, qui  le  désapprouvait,  il  tut  étendu  successivement  à  tous 
les-- o^enres  d'impôts  et  de  revenus,  et  que  le  roi  de  France 
(Charles  \'II)  venait  d'en  taire  autant  (1457). 

Déjà  en  1414,  Juvénal  des  Ursins  écrivait  :  «  et  se  bailloient 
les  esglises  au  plus  offrant  et  derrenier  enchérisseur  ».  De 
sorte  qu'on  voit  que  la  protestation  indignée  de  Christine  resta 
vaine;  l'argent  tint  lieu  de  mérite  et  on  accorda  à  l'intrigue  ce 
qu'auraient   dû    obtenir    l'expérience  et  les  bonnes   mœurs. 

«  Mais  ces  règles  ne  sont  mie  bien  gardées  aujourd'uv  en  France, 
ne  maintes  autres  bonnes  qui  estre  y  souloient.  Et  pour  ce,  appert 
a  l'effect  qui  en  ensieult,  car,  sans  faille,  les  orgueulx  et  les  estas 
n'y  furent  en  toutes  manières  de  gens,  depuis  les  grans  jusques  aux 
mendres,  si  oultrageux  que  ores  sont  »  (^  49 1)* 


1.  Voir  Thibault:  h.iheau  de  Bavière,    page   395,   et  les  actes  qu'il  cite 
Jr.  K.  P.  2520,  fol.  254  et  A.  X.  P.  2520,  fol.  254-261. 

2.  U,  pages  461  et  462  (2  vol.,  Paris,  1875). 


CHAPITRE  III 


LA    FORCE    DE    L  EXEMPLE 


On  est  frappé  en  lisant  les  écrits  de  Christine,  et  principale- 
ment son  Trésor,  de  l'importance  qu'elle  attache  à  l'enseigne- 
ment par  l'exemple  '.  Elle  en  est  pénétrée  au  point  de  taire 
fléchir,  parfois,  la  rectitude  de  ses  principes  afin  de  donner  à 
l'exemple  un  jeu  plus  large.  Ainsi,  en  règle  générale,  toute 
charité,  toute  aumône  doit  être  un  don  du  cœur,  fliit  en  secret. 
Cependant  si  la  princesse  «  ne  devoit  avoir  en  son  cœur  nulle 
élévation  »  pour  la  charité  qu'elle  aurait  faite  aux  collèges, 
nux  couvents,  aux  églises, 

«  miculx  scroit  la  donner  puhlicquement  que  en  secré,  pour  ce  que 
«  elle  donneroit  bon  exemple  a  autrui  ;  et  qui,  en  telle  intencion  le 
«  fait,  double  son  mérite  et  fait  bien  »  (177).  «  Et  se  ceste  manière 
«  de  donner...  semble  que  elle  touche  aucun  rain  d'ypocrisie  ou 
«  que  elle  en  preigne  le  nom,  toutesvoves  se  puet  elle  appeller, 
c<  par  manière  de  parler,  juste  vpocrisie,  car  elle  tend  a  fin  de  bien  » 
(180). 

Qui  pourrait  la  blâmer  d'encourager  ces  tableaux  commé- 
moratifs  aux  églises,  ces  registres,  qui  perpétuent  la  mémoire 
des  donateurs  ?  La  reconnaissance  publique  n'est-elle  pas  un 
besoin  encore  plus  qu'un  devoir  ?  Qui  ne  se  sent  le  cœur 
doucement  remué  à  la  vue  de  ces  belles  plaques  de  marbre  rose 
qui  jettent  sur   les  murs  de   la  Sorbonne  leur  note  joyeuse 

I .  «  Les  hommes  supérieurs  servent  d'entraîneurs  à  l'humanité  :  c'est 
pourquoi  ils  continuent  à  vivre,  parce  que  leurs  exemples  causent  des  actes, 
^omme  les  sources  créent  des  courants.  »  G.  Hanotaux, /m»»^  d'Air,  page 
397,  Paris,  191 1. 

8 


114  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

tt  dont  les  inscriptions  en  lettres  d'or  se  multiplient  si  rapi- 
dement ?  La  morale  de  Christine  n'est  donc  ni  sublime  ni 
grandiose;  elle  est  humaine,  elle  est  saine. 

Dès  le  premier  chapitre,  Christine  pose  ce  principe  qu'elle 
ne  se  lassera  de  répéter  : 

«  que  ceulx  ou  celles  que  Dieu  a  establis  es  haulz  sièges  de  puis- 
sance et  domination  doivent  estre  si  comme  mirouer  et  exemple 
de  toutes  bonnes  meurs  à  leurs  subgetz  '  »  (^  13). 

C'est  l'application  de  l'adage  féodal  :  noblesse  oblige.  Les 
grands  doivent  non  seulement  donner  l'exemple  des  bonnes 
mœurs,  mais  aussi  du  courtois  maintien.  Que  la  princesse  ne 
tolère  point  à  sa  cour  : 

«  dames  baudes,saillans,  ne  effraes  en  parolles,  contenance,  main- 
tieng,  ne  ris  ;  et  ne  voisent  la  teste  levée  comme  cerfs  ramaiges, 
lesquelles  contenances  et  maintiens  seroient  trop  mal  seans  et 
mocqueries  a  femmes  de  court,  ou  plus  doit  avoir  honnesté,  bonnes 
meurs  et  courtois  maintiens  qu'en  nulles  autres  ;  car  la  ou  est  le 
plus  d'honneur  doivent  estre  les  plus  parfaites  meurs  et  maintiens  » 
(192-3)- 

La  même  idée  est  attribuée  au  bon  roi  Charles  «  qui  approu- 
voit  la  parolle...  quedist  l'empereur  Helius  Adrians  : 

«  On  doit,  dist  il,  premier  les  enfens  nourrir  et  exciter  en  vertus, 
si  que  ilz  surmontent  en  meurs  ceuls  qu'ilz  veulent  surmonter  en 

honneurs  ^  ». 

(Même  leçon  aux  paragraphes  94,  193,  298,  303,  347). 

I.  «  Garde  que  cil  de  ton  hostel  »,  recommandait  saint  Louis  à  son  fils, 
«  soient  preudome  et  loial.  Car  selon  naturel!  membre  sont  volentiers  delà 
manière  du  chief  ».  Et  les  enseignements  de  saint  Louis  étaient  tenus  en 
grande  révérence  par  ses  descendants. 

On  lit  dans  le  préambule  de  Fordonnance  de  Charles  V,  sur  la  majo- 
rité des  Rois  (cité  par  G.  Hanotaux,  p.  62)  :  «  Par  dessus-tout,  demeure 
gravé  en  nostre  ceur,  en  caractères  indélébiles,  le  souvenir  du  gouverne- 
ment de  nostre  saint  aïeul,  prédécesseur,  patron  et  spécial  défenseur,  le 
bienheureux  Louis,  fleur,  honneur,  bannière  et  miroir,  non-seulement  de 
nostre  race  royale,  mais  de  tous  les  Français  ». 

1.  Le  Livre  des  Fais  el  bonnes  Meurs  du  sage  roy  Charles,  livre  I,  chap.  xx, 
Panlb.  ////.,  éd.  Buchon,  1841. 


LA    FORCE    DE    L  EXEMPLE  II5 

L'exemple  doit  venir  du  plus  grand  au  moindre  :  du  sei- 
gneur au  sujet,  des  parents  aux  enfonts  et  aux  serviteurs,  du 
maître  à  l'élève,  de  la  gouvernante  à  sa  pupille,  de  la  nourrice 
à  son  nourrisson,  du  riche  au  pauvre  et  du  sensé  au  simple. 
Aux  préceptes  positifs,  se  mêlent  les  instructions  négatives  : 
éviter  dans  sa  conduite  tout  ce  qui  pourrait  induire  les  autres  à 
commettre  des  erreurs  ou  des  «  oultrages  ».  Ne  soyons  pour 
personne  une  pierre  de  scandale.  Non  seulement  c'est  un  péché 
que 

«  d'cstrc  tant  oultrageux  dans  ses  vesteurcs,  tant  curieuse  de  son 
corps,  de  chairs  délicates  ou  estrangenient  mistionnez,  de  soueves 
odeurs  ;  » 

non  seulement  c'est  «  gastement  d'argent  et  videnge  de 
bourse  »,  mais  encore  c'est  «  qu'on  donne  occasion  a  autrui  de 
pechier,  ou  en  murmuracion,  ou  en  convoitise  désordonnée  » 

(§474)- 

A  propos  de  ces  «  souefves  odeurs  »  censurées  par  Christine, 

Legrand  d'Aussy  rapporte  '  que  l'usage  de  l'eau  de  rose  était 

si  général  qu'on  trouve  souvent  parmi  les  droits  seigneuriaux 

des  redevances  de  boisseaux  de  roses.  D'ailleurs  les  comptes  et 

inventaires  du  temps  ne  manquent  pas  de  mentions  «d'oyselés 

de  Chvpre  -  )),de  «  flacons  et  ampoulles  d'essence  d'Orient  ». 

En  fait  de  cuisine,  les  xiV^  et  xv^  siècles  aimaient  surtout  les 

pâtés,  les  ragoûts,  les  viandes  fortement  épicées,  les  volailles 

farcies,  le  tout  accompagné  de  sauces  variées,  «  sauce  cameline, 

jance,  eau  bénite  ',  sauce  au   pauvre  homme,  sauce  blanche, 


\.  Histoire  Je  la  Vie  privée  des  François   (édit.   Roquefort,   Paris,    1815), 
tome  II,  page  250. 

2.  Pâtes  parfumées  auxquelles  on  donnait  la  forme  d'oiseaux  et  qu'on 
tenait  quelquefois  dans  des  cages. 

3.  Recette  de  Taillevent  pour  faire  l'eau  bénite  : 
Un  demi-verre  d'eau  de  rose. 

Un  demi-verre  de  verjus, 
Du  gingembre,  de  la  marjolaine  : 
Bouillir  le  tout  ensemble, 
Passer  à  l'étamine  et  servir. 


Il6  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

rose,  rouge,  verte,  sauce  aux   cerises,  à  la  poivrade,  Robert, 
Poitevine,  à  madame,  etc.  » 

Les  reproches  de  Christine  sont  donc  fondés  ici  comme 
ailleurs. 

Le  chapitre  xii  du  livre  ÏI  est  un  des  plus  intéressants  de 
tout  l'ouvrage.  Le  tableau  des  luttes,  des  rivalités  de  femmes 
à  l'église  pour  la  préséance  à  l'offrande,  ou  au  baiser  de  paix, 
est  des  plus  piquants  ;  nous  assistons  à  de  vraies  scènes  de 
comédie  et  non  pas,  comme  dans  Flamenca,  à  un  ingénieux 
épisode  d'amour  '. 

«  Et  par  ainsi  advient  aucunes  fois  que  pour  ceste  cause  niesmcs 
les  folz  hommes  (c.-à-d.  les  maris  de  celles  qui  «  se  prenoient 
aux  mains  en  l'esglise  et  s'cntrefesoicnt  et  disoient  de  grans  oul- 
trages  »  touchant  l'honneur  de  haiser  la  paix  avant  les  autres)  s'en 
entrebattent  !  Ha,  Dieu,  quels  outraiges  et  quelle  fiulte  de  sens  !  » 
(429)- 

Christine  s'en  prend  au  curé,  à  l'évéque  de  ce  qu'ils  ne 
savent  point  maintenir  un  ordre  décent  dans  la  maison  de 
Dieu.  Mais  ce  qui  redouble  son  indignation  c'est  que  ces 
«  beubans  sont  une  mocquerie  envers  Dieu  »,  et  un  «  grant 
destourbier  et  empeschement  de  dévotion  »  (§  567).  Eustachc 
Deschamps  n'avait  pas  manqué  de  railler  avec  une  verve  mali- 
cieuse  ces   petites  vanités  de  femmes.  Il  faut  lire  dans   son 


I .  On  se  souvient  que  Guillaume  de  Nevers,  éperdument  amoureux  do 
Flamenca,  jalousement  gardée  par  son  mari,  se  fait  clerc,  afin  d'avoir  une 
occasion  de  déclarer  sa  passion  en  présentant  la  paix  à  l'église  ;  que  cette 
déclaration  se  fait  pendant  que  la  dame  baise  la  paix.  Un  soupir  le  premier 
dimanche.  Puis  Ai,  las  !  Même  plainte  le  dimanche  suivant,  suivie  du  (f  Que 
plans  ?  »  de  Flamenca,  et  ainsi  de  suite,  jusqu'à  ce  que  des  rendez-vous 
soient  bien  arrangés  entre  les  deux  amoureux  dans  la  maison  de  bains  de 
Pierre  Gui.  Flamenca,  édité  par  M.  Paul  Meyer,  Paris,  1865. 

Il  est  intéressant  de  rappeler  aussi  la  satire  de  Chaucer  au  sujet  de  ces 
rivalités  de  femmes  à  l'offrande  : 

V.    449     «  In  al  the  parisshe  wyf  ne  was  ther  noon 
That  to  the  offring  bifore  hir  shold  goon  ; 
And  if  ther  dide,  certevn,  so  wrooth  was  she, 
That  she  was  o'ut  of  aîl  charitee.  » 

Wyf  of  Bath  ///  Ihe  Canlerhury  Talcs,  éd.  W.  Skeat,  Oxford,  1894. 


LA    FORCE    DE    L  EXEMPLE  llj 

Miroir  de  Mariage  cette  page  si  amusante  au  sujet  de  l'offrande 
et  du  baiser  de  paix  : 

5262   <f  Et  se  moy  et  ses  parcns  sommes 
A  une  grant  teste  au  moustier  » 

enjoint  la  belle-mère  à  son  gendre, 

«  Elle  [ma  Jîlle'l  me  doit  la  compaignicr 
Pour  veoir  qui  fera  la  grande 
Et  qui  doit  aler  a  i'ofraude 
Devant,  ou  moien,  ou  dcrrain, 
Comment  on  se  prant  par  la  main,  etc.. 

3292  Et  quant  vient  a  la  paix  livrer. 
L'une  la  prant,  l'autre  la  saiche  ; 
Mais  je  vueil  bien  que  chascun  saiche 
Qu'om  ne  la  doit  pas  si  tost  prandre 
Que  l'en  ne  s'en  face  reprandrc. 
Respondre  doit  la  juene    tame  : 
cf  Prenez,  je  ne  prandrav  pas,  dame. 

—  Si  ferez,  prenez,  douce  amie. 

—  Certes,  je  ne  le  prandrov  mie  ; 
L'en  me  tendroit  pour  une  sote. 

—  Baillez,  damoiselle  Marote. 

—  Non  ferov,  Jhesucrist  m'en  gart  ! 
Portez  a  ma  dame  Ermagart. 

—  Dame,  prenez,  saincte  Marie, 
Portez  la  paix  a  la  baillie. 

—  Non,  mais  a  la  gouverneresse. 
Lors  prant,  et  despiece  la  presse. 
Et  les  autres  prannent  après. 

La  fait  on  grans  poses  et  très 
Et  certes  honnie  seroit 
Celle  qui  celle  paix  prandroit 
Au  premier  coup,  sans  refuser, 
Et  en  verriez  femme  ruser 
Et  l'estrangler  très  toute  vive  '. 

I.   Œuvres  CoiiiplUes,  tome  IX,  page  iio,    éd.  Gaston  Ravnaud,   Sixiflf 
des  Ane.  Textes,  Paris,  1894. 


Il8  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

On  a  peine  à  s'imaginer  aujourd'hui  comment  une  céré- 
monie religieuse  pouvait  dégénérer  en  scènes  si  scandaleuses, 
celle  du  baiser  de  paix  par-dessus  tout,  qui  «  odia  pax  pellit, 
castum  pax  nutrit  amorem  »,  affirme  G.  Durand  dans  son 
Rationale  Divinoriun  officionim  (de  pacis  osctilo  202'°).  Mais  c'est 
que  le  conflit  naissait  pour  les  mêmes  causes  à  la  paix  ou  à 
l'offrande  qu'  «  au  benoistier  ». 

«  Elle  a  part  au  benoistier 

Par  la  coustume  de  Champagne  ',  » 

lit-on  dans  les  Droits  Xotiveaux  de  Coquillart  et  l'éditeur, 
M.  Ch.  d'Héricault,  explique  ces  vers  ainsi  : 

V  elle  a  le  droit  d'avoir  l'eau  bénite  en  même  temps  qu'elle,  elle 
«  est  son  égale.  ^> Et  il  ajoute  cette  note  :  «  La  préséance  de  l'aspersion 
«  de  l'eau  bénite  était  un  droit  honorifique  réglé  par  les  coutumes, 
«  et  accordé  par  la  coutume  de  Champagne,  comme  la  plupart  des 
«  autres,  au  patron  de  l'église  plutôt  qu'au  seigneur  haut  justicier.  » 

On  conçoit,  dès  lors  ,que  le  seigneur,  bailli  ou  prévôt  de 
l'endroit  n'ait  pas  cédé  sans  regimber  ses  prérogatives  au  pre- 
mier riche  paroissien,  qui,  avant  gagné  les  bonnes  grâces  du 
curé  en  fondant  une  chapelle,  en  achetant  une  cloche  ou  en 
asseyant  une  rente  au  protit  de  l'église,  prétendait,  de  ce  fait, 
au  droit  de  préséance. 

Les  exemples  des  livres  complètent  les  enseignements  des 
hommes.  Toute  mère  aura  donc  pour  tâche  de  veiller  à  ce 
que  ses  filles,  ses  fils,  ses  demoiselles  n'aient  sous  les  yeux  que 
des  livres  purs,  car  les  livres  de  «  deshonnesteté  et  de  lubreté  » 
salissent  l'esprit  et  peuvent  corrompre  le  cœur. 

«  Si  bien  veulx  chastement  vivre, 
«  De  la  Rose  ne  lis  le  livre, 
«  De  Ovide  de  l'Art  d'aimer, 
«  Dont  l'exemple  fait  a  blasmer,  » 

I.  Œuvres  de  Coquillart,  p.  130,  éd.  Ch.  d'Héricault,  Paris,  1857. 


LA    FORCE    DE    L EXEMPLE  II9 

dit  Christine,  dans  Les  Ensci^mmens  uioraux  à  son  fils  Jehan 
de  Castel  '. 

Dans  ses  Epistres  sur  le  Roman  de  la  Rose  (1402),  dans 
son  Chemin  de  Long  Estude  (1403),  dans  sa  Mutacionde  Fortune 
(1403),  et  dans  sa  Cité  des  Dames  (1404),  Christine  a  fait  le 
départ  des  bons  et  des  mauvais  livres.  Elle  n'y  revient  qu'en 
termes  généraux  dans  son  Trésor. 

T.  Œuvres,  éd.  M.  Roy,  tome  III,  cns.  LXXVII. 


CHAPITRE  IV 

LE    PRÉTKNDU    FÉMINISME    DE    CHRISTINE    DE    PISAN 

On  a  beaucoup  parlé  ces  dernières  années  du  féminisme  de 
Christine  de  Pisan  '.  On  a  voulu  voir  en  elle  un  champion 
avancé  des  droits  de  la  femme.  Je  ne  sais  pas  le  sens  exact  qu'on 
attache  à  ce  mot  de  féminisme  à  propos  de  Christine,  mais^ 
d'après  le  Livre  des  Trois  Vertus,  les  revendications  qu'elle  pro- 
pose sont  toutes  dictées  par  le  respect  de  l'usage,  la  pratique 
des  devoirs,  le  culte  de  l'honneur,  tels  qu'une  femme  sensée  et 
vertueuse  les  concevait  au  xv^  siècle.  Il  semble  que  l'anti- 
féministe  le  plus  convaincu  ne  pourrait  que  gracieusement 
s'incliner  devant  le  féminisme  de  Christine  de  Pisan. 

Il  serait  plus  facile  de  constituer  un  embrvon  de  thèse 
féministe  en  en  cherchant  les  fragments  épars  dans  la  Cité  des 
Dames  que  dans  le  Trésor.  Là,  en  effet,  Christine  se  risque  à 
proclamer  pour  la  femme  des  aptitudes  à  s'instruire  égales 
à  celles  de  l'homme,  et,  par  conséquent,  un  droit  égal. 

«  Si  la  coustume  estoitdc  mettre  les  petites  filles  a  l'escole,  et  que 
communément  on  les  fist  apprendre  les  sciences  comme  on  foit  aux 
filz,  qu'elles  apprendroient  aussi  parfaitement  et  entenderoient  les 
subtilités  de  toutes  les  arz  et  sciences  comme  ils  font  -.  » 

Et  elle  ajoute  cette  réflexion  qui  ne  manque  pas  de  fonde- 
ment : 


1.  \'oir  surtout  un  article  de  W.  Minto  :  Ctiristiiic  Je  Pisan,  a  niedix- 
val  Cljiiinpion  0/  Ijlt  sex,  M''  Miltan  Magaiine,  1886.  LUI,  264  274  et  Livii!<r 
Age,  CLXVIII,  730,  du  même  auteur  dans  le  même  magazine  et  de  la 
même  année. 

2.  La  Cité  des  Dames,  Bibl.  Nat.,  f.  ir.,  ms.  1 177,  foi.  27. 


LE    PRETENDU    FEMINISME    DE    CHRISTINE    DE    PISAN        121 

«  Leur  corps  est  plus  faible,  mais  leur  entendement  est  plus 
délivre  et  plus  ngu  ou  il  s'applique  '.  » 

On  entend  même  le  murmure  léger  d'une  plainte  contre 
l'inégalité  faite  à  la  femme  en  matière  de  droit  et  contre 
l'égoïsme  invétéré  de  celui  qui  détient  la  force  : 

«  Et  ainssi,  a  tous  propos,  veullent  avoir  les  hommes  le  droit 
pour  eulx  et  les  deux  boutz  de  la  courroie  ^.  » 

Mais  a-t-on  vraiment  besoin  d'être  féministe  pour  s'aperce- 
voir d'un  état  de  choses  qui  est  inhérent  à  la  nature  humaine 
et  qui  existera  tant  que  la  force  physique  sera  l'apanage  de 
l'homme  ? 

Le  Livre  des  Trois  Vertus,  tout  attaché  aux  devoirs  et  non  aux 
droitsde  la  femme,  ne  porte  aucune  trace  de  ces  timides  protes- 
tations, et  si  Christine  nourrissait  quelques  secrètes  velléités 
de  révolte  contre  le  sort  injuste  réservé  à  ses  sœurs,  nous 
n'en  savons  rien.  Elle  n'en  parle  pas. 

La  Cité  des  Dames  nous  fournirait  aussi  bien  son  contingent 
d'idées  anti-féministes. 

«  Pourquoi  »,  lui  demandent  les  adversaires  de  l'instruction  des 
femmes,  «  puisque  les  femmes  ont  tant  d'entendement,  ne  siéent 
elles  pas  en  siège  de  plaidoirie  contre  les  hommes  '  ?  » 

«  Il  y  a  trop  de  raisons  »,  répond  Christine, 

«  mais  on  pourroit  vous  demander  pourquoi  les  hommes  ne  font 
ilz  les  offices  des  femmes?»  ir  Chacun  a  sa  tâche,  poursuit  cette 
sensée  Christine,  et  a  chascun  sexe  donne  telle  nature  et  inclinacion 
comme  a  faire  son  office  lui  appartient  et  compete —  Les  hommes 
sont  hardis  et  puissans  et  ont  force  pour  faire  exécuter  les  lois,  ce 
que  ne  porroient  les  femmes  K  » 


1.  //'/(/.,  ch.  XVII. 

2.  //'/(/.,  ch.  XLVII. 

3.  //'/(/.,  ch.  XX,   livre  L 

4.  //'/(/.,  ch.  XI,  1.  L 


122  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

Même  la  question  du  rôle  officiel  que  la  femme  pourrait 
jouer  est  abordée  et  nettement  tranchée  : 

«  Femmes  ont  l'entendement,  certes,  iimis  pour  ïhonncslelc  ou 
elles  sont  enclines,  ce  ne  seroit  pas  chose  convenable  que  elles  se 
alaissent  monsircr  eu  jiigcwcnî  aussi  haiildcnicut  que  les  boni  mes  ' —  » 

Christine,  invoquant  Thonucstcté,  c'est-à-dire  la  convenance, 
pour  empêcher  la  femme  de  paraître  en  public  et  la  retenir 
discrètement  dans  le  cercle  familial,  est  bien  de  son  temps,  et 
cinq  siècles  en  retard  sur  les  siifragettes.  Aussi  je  ne  s  ois  pas, 
pour  ma  part,  comment  on  pourrait  l'enrôler  sous  la  bannière 
duféminisme  sans  outrer  ou  dénaturer  la  portée  de  ses  opinions. 

Paulin  Paris  a  répondu  dès  1842  à  cette  théorie,  née  au 
dernier  quart  de  siècle,  de  Christine  de  Pisan  avocat  du  fémi- 
nisme. 

«  Christine  de  Pisan  avait  trop  bien  l'esprit  et  l'usage  du  monde 
pour  caresser  les  chimères  des  femmes  libres  de  nos  jours;  elle 
savait  que  la  première  vertu  des  femmes  était  la  réserve,  la  modestie, 
la  crainte  du  bruit  et  de  la  rumeur  publique  \  » 

On  ne  saurait  mieux  dire,  et  sauf  les  chimères  '  qui  sont 
en  partie  démenties  par  les  faits,  je  m'associe  de  tous  poins  au 
jugement  du  fin  romaniste. 

Voyons  la  femme  dans  toutes  les  circonstances  de  la  vie, 
telle  que  nous  la  montre  ce  traité  de  mœurs  et  d'éducation,  et 
examinons  la  conduite  souhaitée,  Enfont,  elle  est  sous  la 
tutelle  absolue  de  ses  parents,  ou  de  sa  gouvernante^  si  elle  en  a 
une  ;  mariée,  humble  et  soumise  à  son  mari  ;  veuve  et  jeune, 
elle  retombe  sous  la  «  baillie  »  de  ses  parents  ;  veuve  et  matrone, 

1.  Ihici.,  ch.xi,  1.  I. 

2.  Les  Manuscrits,  t.  IV,  p.  i<S6. 

3.  Paulin  Paris  serait  bien  étonné  s'il  pouvait  voir  comment  ses  chiiuhes 
ont  pris  corps.  Les  femmes  dans  la  Nouvelle-Zélande  jouissent  actuelle- 
ment de  droits  civils  et  politiques  égaux  à  ceux  des  hommes  et  s'en  pré- 
valent sans  détriment  aucun,  parait-il,  à  l'ordre  public  ;  et,  dans  plusieurs  Etats 
des  Etats-Unis  elles  ont  droit  de  vote  et  ont  accès  à  certaines  charges  et 
dignités  publiques,  en  ce  qui  est  du  ressort  de  leur  Etat  proprement  dit 
mais  non  du  gouvernement  national. 


LE    PRETENDU    FEMINISME    DE    CHRISTINE    DE    PISAN         I23 

elle  vit  dans  une  demi-retraite  et  consacre  son  temps  à  l'admi- 
nistration de  ses  biens  et  à  l'éducation  de  ses  enfants  ;  riche  et 
puissante,  elle  se  montre  courtoise  avec  tous,  douce  et 
humble  aux  petits  ;  pauvre,  elle  est  active,  loyale,  secourable 
à  son  prochain.  Mais  c'est  surtout  dans  le  type  de  sa  «  mau- 
mariée  »  qu'elle  est  admirable  de  patience  et  de  douce  rési- 
gnation. Ce  que  Christine  prêche,  ce  n'est  pas  le  murmure, 
la  rébellion  contre  les  lois  ou  usages  établis,  c'est  l'énergie  per- 
sonnelle, l'eifort  constant  pour  parer  au  mal  ;  l'éviter,  si 
possible,  l'atténuer,  si  on  ne  peut  l'anéantir,  ou  le  subir  avec 
courage,  s'il  est  plus  tort  que  la  volonté  humaine. 

Prenons  en  détail  ses  enseignements  sur  l'éducation  de  la 
femme  et  nous  relèverons,  au  passage,  les  données  qui,  mal 
interprétées,  isolées  de  leur  contexte,  pourraient  donner  raison 
à  ceux  qui  voudraient  voir  en  Christine  de  Pisan  un  champion 
de  l'émancipation  féminine. 


CHAPITRE  V 
l'amour  de  dieu,  base  de  l'éducation 

L'amour  et  crainte  de  Dieu  est  la  base  de  toutes  bonnes 
mœurs  et  de  toutes  vertus.  «  Dieu  premier  servy  »,  disait 
Jeanne  d'Arc  à  ses  juges.  Donc,  l'enseignement  religieux  sera 
la  pierre  angulaire  de  l'éducation  '  et  c'est  la  mère  -  qui 
placera  les  premières  prières  sur  les  lèvres  de  son  enfant  :  le 
Pater,  l'Ave  Maria,  le  Credo  et  quelques  courtes  oraisons  de 
circonstances,  telles  que  celles  que  ce  bon  chancelier  de  l'Uni- 
versité se  plaisait  à  enseigner  aux  simples  gens  K  La  prière  est 

1.  Charlemagne  avait  donné  à  renseignement  religieux  la  première  place 
dans  ses  écoles  (Voir  les  Capitidaires)  et  depuis,  on  continuait  à  suivre  en 
France  l'ordonnance  du  grand  empereur. 

2.  Christine  fut  élevée  et  vécut  dans  une  atmosphère  de  piété.  «  Scés  tu 
femme  plus  vertueuse  que  ta  noble  mère  ?  »  dit-elle  dans  sa  Vision 
(fol.  68  ro).  «  Depuis  sa  jonèce  jusque  aujourd'hui,  sa  vie  contemplative, 
constamment  ou  service  de  Dieu  quelque  occupacion  que  elle  eust  oncques, 
l'a  nul  jour  laissié.  O  quelle  noble  femme  !  Que  sa  vie  est  glorieuse  !  » 

Et  sa  fille,  du  couvent  des  nobles  dames  de  Poissv  où  elle  était  cloîtrée, 
réconfortait  sa  mère  par  ses  «  très  doulces  et  dévotes  lectres  ».  Son  petit-fils, 
frère  Jean  de  Castel,  entra  dans  l'ordre  de  saint  Benoit  et  mourut  abbé  de 
S'-Maur-les-Fossés  en  1476.  Voir  un  article  de  M.  A.  Thomas,  Koiiiatiid, 
XI,  271. 

Dans  son  C/.'ar/c5  V,  p.  252,  Christine  raconta  que  le  petit  Louis  de  Valois 
(plus  tard  duc  d'Orléans),  pouvait  à  peine  parler  que  sa  gouvernante,  Ma- 
dame Roussel,  lui  faisait  répéter  son  Ave  Maria  et  que  c'était  une  bien 
touchante  scène  que  de  voir  ce  bel  enfant,  ses  mains  jointes  devant  l'image 
de  Nostre-Dame,  dire  sa  prière  si  doucement. 

3.  Jeanne  d'Arc  avait  appris  de  sa  mère  S^otre  Pùe,  Je  vous  salue,  Marie 
itt  Je  crois  eu  Dieu.  \o\r  VA.  B.  C.  des  pauvres  geus  par  maistre  Jehan 
Jarson.  Bibl.  Nat.,  f.  fr.,  ms.  843,  loi.  16-19. 

«  Mon  bon  ange,  gardez-moi  bien,  defendez-moi,  gouvernez-moi  »,  telle 
était  la  prière  que  Gerson,  enfant,  adressait  à  son  ange  gardien  à  toute 
heure  du  jour. 


l'amour  de  dieu,  base  de  l'éducation  125 

un  devoir  et  une  sauvegarde,  mais  celle  du  coeur  seule  est 
agréable  au  Seigneur  et  si  la  petite  chamhcrierc  ou  la  sinipklte 
femme  du  Inhoureiir  «  ne  peuvent  aller  de  fait  au  moustier  », 
elles  diront  leurs  pastrenoslres  en  vaquant  à  leurs  besognes  et 
Dieu  les  entendra  ;  la  princesse,  retenue  au  conseil  par  le  soin 
de  la  chose  publique,  sera  excusée  si  elle  manque  la  messe  ou 
ne  peut  dire  ses  heures  avec  sa  chapelaine  (123). 

Il  tant  aimer  Jésus,  la  \'ierge,  les  saints.  La  pucelle  aura  une 
dévotion  particulière  à  mes  dames  sainte  Marguerite  et  sainet 
Catherine.  Le  plus  possible  on  doit  assister  aux  offices  reli- 
gieux, observer  les  jeûnes  prescrits  par  l'Eglise,  n'aller  en 
pèlerinage  que  par  piété  ;  il  faut  prier  pour  les  trépassés,  faire 
dire  des  messes  pour  racheter  leurs  âmes  et  alléger  leurs  peines 
au  purgatoire  et  il  convient  de  révérer  les  gens  de  religion. 

Le  ciel  de  Christine  est  celui  de  Dante  et  de  tout  le  moyen 
rge  :  c'est  le  ravissement  de  l'âme  dans  la  vision  de  Dieu,  un 
éblouissement  de  lumière  radieuse  ;  c'est  la  gloire  des  neuf 
hiérarchies  d'anges  ',  les  odeurs  suaves  qui  émanent  des  élus, 
et  les  voix  séries  des  bienheureux. 

Son  enfer  est  peuplé  «  d'horribles  dyables  en  ténèbres 
espoentables,  de  dampnés  qui  gettent  voix  et  cris  et  plains 
terribles,  maudissans  Dieu  et  leurs  parens  et  eulx  meismes, 
en  feu  ardans...  »  Le  docte  Gerson,  la  lumière  de  l'Université 
de   Paris,    ne  s'exprimait   pas  autrement  ^  et  c'est  sous  cette 

1 .  Jehan  de  Corbichou  dans  les  Propriété:;^  îles  Choses  en  compte  douze, 
Gautier  de  Metz  dans  Vliimi^e  du  Momie  n'en  a  que  onze  et  le  Meimfjier  ne 
connaît  que  «  neuf  paires  danges  que  l'en  dit  gerarchies  «. 

Dante  place  chacune  des  neuf  sphères  du  ciel  sous  la  domination  d'une 
hiérarchie  ,  et  sa  théorie  est  celle  que  les  auteuis  ecclésiastiques  du  moyen 
âge  acceptent  généralement,  théorie  qui  avait  été  développée  dans  De 
Visioiie  Dei  de  Jean  Scot  Erigène,  ouvrage  qui  était  une  traduction  de  la 
Hiérarchie  céleste,  longtemps  attribuée  à  Denvs  l'Aéropagite. 

D'après  ces  autorités,  la  multitude  des  anges  était  répartie  en  trois  onlns 
ou  chiVtirs  dont  chacun  comprenait  trois  hiériUchies  : 

fe  Séraphins,  chérubins,  trônes  ; 

2e  Dominations,  vertus,  puissances  ; 

5e  Principautés,  archanges,  anges. 

2.  L'enfer  qu'il  décrit  dans/'J.  B.  C.  des  simples  gens  est  encore  pk-s  naïf 
que  celui  du  Livre  des  Trois  Vertus. 


126  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

image  '  même  que  les  Confrères  de  la  Passion  représentaient  le 
paradis  et  l'enfer  sur  leur  scène  toute  neuve  -  du  Théâtre  de  la 
Trinité,  et  c'est  aussi  ce  que  contemplaient  sur  les  murs  des 
moutiers,  ou  au  portail  des  églises,  les  âmes  naïves  et  pieuses 
de  cet  âge  de  foi  populaire. 

«  Au  moustier  vois,  dont  suis  paroissienne, 
ce  Paradis  peint  où  sont  harpes  et  luths 
«  Et  un  enfer  ou  dampnés  sont  boulus  : 
(f  L'un  me  fait  peur,  l'autre  joie  et  liesse  5.  » 

La  foi,  certes,  était  plus  grande  et  moins  discutée  que  de 
nos  jours,  quoique  les  sceptiques  +  eussent  été  moins  rares 
qu'on  ne  le  croit  généralement  :  mais  souvent  cette  piété 
était  toute  de  pratiques  ;  on  confondait  la  dévotion  avec  la 
religion.  Le  duc  d'Orléans,  dont  la  conduite  était  loin  d'être 
exemplaire,  «  oyait  chascun  jour  cinq  ou  six  messes  par  grant 
devocion  ^  »,  et  la  reine  Isabeau,  qui  n'a  jamais  passé  pour  une 
sainte,  était  toujours  par  voies  et  par  chemins,  faisant  un 
vœu  à  Saint-Denis,  un  pèlermage  à  Sainte-Catherine-duA'al- 
des-Ecoliers   ou  à  Notre-Dame  de  Boulogne,   une  offrande  à 

1.  Voir  la  miniature  du  ms.  12536,  f.  fr.,  B.  Nat.,  de  la  Passion  de 
Vatcncieniu's  et  reproduite  au  tome  II,  p.  418-19,  de  t'Hist.  de  la  Lit  t.  fr.  de 
Petit  de  Julleville. 

2.  Lettres  royaux  du  4  décembre  1402  autorisant  les  Confrères  de  la 
Passion  Nostre  Seigneur  de  représenter  leurs  jeux  à  Paris. 

Voir  à  propos  du  théâtre  à  la  fin  du  xiv^  siècle  une  intéressante  étude  de 
M.  G.  Cohen  dans  la  Roinania  XXXVIII,  page  587  et  suiv. 

3.  Batlade  que  Villon  feit  a  ta  reqiieste  de  sa  inere  pour  prier  Xostre-Daïue, 
p.  45  des  Œuvres  complètes,  éd.  A.  Longnon,  Paris,  191 2. 

4.  Qu'on  se  rappelle  le  ton  frondeur  d'Aucassin  quand  il  parle  du  ciel, 
pour  ne  prendre  qu'un  gracieux  exemple  de  ce  détachement  des  choses  de 
la  foi  : 

«  En  paradis  qu'ai  je  a  faire  ?  Je  n"i  quier  encrer,  mais  que  j'aie  Nico- 
lete,  ma  très  douce  amie  que  j'aim  tant.  C'en  paradis  ne  vont  fors  tex  gens 
con  je  vous  dirai.  Il  i  vont  cil  viel  prestre  et  cil  viel  clop  et  cil  manke,  qui 
tote  jor  et  tote  nuit  cropent  devant  ces  autex  et  en  ces  vies  creutes,  et  cil  a 
ces  vies  capes  esreses  et  a  ces  vies  tatereles  vestues,  qui  sont  nu  et  descaué 
et  estrumelé,  qui  mourent  de  faim,  etc..  »  Aucassin  et  Nicolette,  p.  8,  éd. 
A.  Suchier,  Paderborn,  1909. 

5.  ^4^)0/00- /V  de  Jean  Petit,  1408. 


L  AMOUR    DE    DIEU,    BASE    DE    L  EDUCATION  12J 

Nostre-Dame,  une  retraite  à  Maubuisson   ou  à  Longchamps. 

Mais  ce  n'est  pas  une  piété  de  surface  que  veut  Christine.  Il 
fiiut  qu'elle  se  manifeste  non  seulement  par  l'observance  des 
rites,  mais  qu'elle  se  traduise  surtout  par  de  bonnes  œuvres  : 
aumônes,  dons  aux  églises  et  aux  couvents,  et  charité  morale 
envers  tous.  La  confession  est  bonne  en  soi,  mais  la  pénitente 
n'en  retirera  aucun  fruit  si  elle  n'est  franche  et  sincère  ;  qu'elle 
ne  s'adresse  pour  cet  acte  de  dévotion  si  intime  et  si  délicat 
qu'à  un  sage  confesseur  et  prendomme.  Que  les  jeûnes  soient 
observés  avec  discrétion  '  «  affin  que  le  cervel  n'en  soit 
troublé  »  ;  que  les  dons  et  aumônes  se  flissent  largement,  sans 
ostentation  et  sans  orgueil. 

Quant  aux  pèlerinages  et  processions,  vu  les  broiiillerics  et 
scandales  qui  souvent  s'y  produisent,  il  vaut  mieux  ne  pas  y 
«  trotter  »  à  toute  occasion,  et  surtout  une  pucelle  ne  doit  s'y 
rendre  que  bien  accompagnée.  Les  Registres  de  Police  du  règne 
de  Charles  M  sont  là  pour  prouver  que  ces  craintes  étaient 
justifiées  :  Lettre  de  rémission  accordée  à  un  homme  qui  avait 
participé  à  arracher  violemment  une  femme  d'une  église  de 
Paris  pendant  la  vigile  de  saint  Jean-Baptiste,  août  1390.  Une 
autre,  en  1385,  pour  un  certain  Perrin  qui  s'était  trouvé  mêlé 
à  des  scènes  scandaleuses  survenues  à  un  pèlerinage.  D'après 
Juvénal  des  Ursins,  deux  cents  personnes  périrent  étouflees  au 
pardon  de  Nostre-Dame  du  Puy  en  1407  -. 

1 .  c<  Il  ne  faut  point  jeusncr,  dit  Gcrson,  quant  on  greveroit  sa  nature,  ou 
par  veillc'sse,  ou  par  maladie,  ou  trop  grant  jeunesce,  ou  par  labour  ».  A.  B. 
C,  fol.  3). 

2.  Puces  inédites  relatives  au  rétine  de  Charles  VI,  publiées  par  L.  Douet 
d'Arcq,  dans  la  Soc.  de  l'Hist.  deFr.,  Paris,  1863. 

Voir  ce  que  dit  Suger  sur  les  grands  pèlerinages  :  «  Ceux  qui  entraient 
dans  les  églises  ne  pouvaient  plus  sortir  et  luttaient  contre  la  foule  qui  au 
dehors  assiégeait  les  portes  de  l'édifice...  Les  femmes  surtout,  serrées  comme 
dans  un  pressoir,  étouffées,  tombaient  et,  foulées  aux  pieds,  poussaient  des 
hurlements...  » 

Cité  par  Luchaire,  Les  Premiers  Capétiens,  dans  Hist.  de  Fr.  de  Lavisse, 
t.  II,  p.  420,  et  par  Gabriel  Hanotaux  dans.  Jeanne  d'Arc,  p.  56,  qui  ajoute 
cette  note  :  «  La  foule  a  dû  être  grande  en  tous  temps,  car  en  19 10,  le 
pèlerinage  à  Notre-Dame-du-Puy-en-Velay  atteignait  près  de  cent  mille 
personnes.  » 


Ï28  LE    LIVRE    DES    TROLS    VERTUS 

Nicolas  de  Baye  '  raconte  un  autre  scandale  arrivé  à  des 
bourgeoises  honorables  de  Paris,  et  Christine  avait  encore  toute 
fraîche  à  l'esprit  la  mêlée  survenue  le  13  juillet  1404  entre 
les  écoliers  de  l'Université  de  Paris  et  les  pages  du  sire  Charles 
de  Savoisy,  le  procès  retentissant  qui  s'en  était  suivi,  procès 
qui  montra  à  tout  Paris  intimidé  qu'il  ne  taisait  pas  bon  se 
jouer  de  la  Fille  aînée  du  Roi  très  chrétien. 

Geoffroy  de  la  Tour-Landry  exprime  déjà  la  même 
méfiance  à  l'endroit  des  pèlerinages  :  «  Et  ne  sont  que  pré- 
textes pour  prendre  eshatemens  et  foloyer  ^  ». 

Sans  prendre  le  bourdon  et  les  coquilles  pour  les  grands 
et  lointains  sanctuaires,  les  femmes  perdaient  beaucoup  de 
temps  à  pèleriner  à  Paris  et  aux  environs.  Ce  n'était  pas  non 
plus  toujours  la  piété  qui  les  y  guidait.  Les  ménages  en  souf- 
fraient, les  maris  se  plaignaient  ;  et  c'était  à  qui,  parmi  les  écri- 
vains, lancerait  les  traits  les  plus  acérés  : 

807  «  Se  je  di  :  Gardez  le  niesnaige, 
On  nie  faint  un  pelerinaige  : 
Lors,  faut  aler  a  Saint  Denis  ! 
Bien  sont  gens  mariez  honnis  !  » 
2982  «  Et  s'en  va  jouer  l'endemain 
Souhz  l'ombre  du  pelerinaige 
O  celli  qui  a  son  couraige  '.  » 

Matheolus  prétend  que  les  femmes  ne  vont  aux  pèlerinages 
que  pour  s'eshattre  avec  les  clercs  et  les  prêtres,  et  la  VIIL  des 
Onin~es  Joyes  de  Mariage  ne  nous  donne  pas  une  idée  plus 
édifiante  des  pèlerins  du  temps.  Il  faut  bien  qu'il  y  ait  eu 
abus  puisque  les  prédicateurs  et  les  docteurs  prêchent  la  réserve 
et  la  discrétion  en  la  matière  ■^. 

1.  Journal,  p.  237. 

2.  Chap.  xxxni,  éd.  A.  Montaiglon. 

3.  Miroir  de  Mariage,  Eust.  Deschamps,  Œuvres  Couipllles,  tome  IX. 

4.  Pour  Olivier  Maillart,  les  pèlerinages  sont  des  lieux  de  renJez-vous 
galants.  «  Etes-vous  là,  mesdames,  qui  aimez  à  courir  les  pèlerinages  ?  Ce 
n'est  ni  Dieu,  ni  les  saints  que  vous  allez  v  chercher.  « 

La  Chaire  au  xv^  silde,  p.  308,  par  A.  Samouillan,  Paris,  1891. 


L  AMOUR    DE    DIEU,    BASE    DE    L  EDUCATION  12^ 

Quoi  d'étonnant  d'ailleurs  à  ce  que,  dans  la  bigarrure  de 
cette  foule  priant,  chantant,  mendiant,  il  se  soit  glissé  quelques 
pervers  individus,  épiant  l'occasion  de  troubler  le  recueille- 
ment de  quelque  accorte  pèlerine  ?  Parmi  les  porteurs  et  por- 
teuses de  bourdon,  beaucoup  s'acheminaient  vers  le  saint 
tout-puissant,  non  par  contrition  ou  par  besoin  de  se  le  rendre 
propice,  mais  ils  y  allaient  les  uns  «  de  par  le  Roy  «,  les 
autres,  de  par  leur  profession'.  Car  il  y  avait  des  pèlerins 
et  des  pèlerines  professionnels  qui  se  chargeaient,  contre  beaux 
deniers  sonnants,  d'aller  capter  la  grâce  des  saints  en  faveur 
de  leurs  commanditaires,  et  les  cours  de  justice  comptaient 
les  pèlerinages  parmi  les  châtiments  infligés  à  leurs  condam- 
nés -. 

La  vraie  piété,  dit  Christine,  est  celle  du  cœur  ;  elle  est 
l'application  du  second  commandement  :  «  ne  fais  pas  à  autrui 
ce  que  tu  ne  voudrais  pas  que  Ton  te  fit  à  toi-uuîiu\  »  Elle  ne  se 
démontre  pas  par  une  surabondance  de  pratiques  et  d'orai- 
sons, mais  par  nos  actions  et  par  notre  belle  vie  (§  57).  Elle 
nous  aide  à  résister  aux  tentations,  à  éviter  orgueil  et  tous  les 
maux  qu'il  entraîne  :  arrogance  envers  nos  semblables,  dureté 
et  dédain  envers  les  souffreteux  et  rébellion  envers  Dieu.  Elle 
nous  fait  aimer  sohresce. 


1 .  La  reine  Isabcau,  empêchée  d'aller  aux  lieux  saints,  soit  par  ses 
affaires,  soit  par  son  indolence,  y  envoyait  des  religieuses  qu'elle  payait. 
Le  même  jour,  elle  faisait  taire  de  cette  façon  quatre  pèlerinages  différents. 
Isaheau  de  Bavière,  Vallet  de  Viriville,  p.  35.  Elle  jeûnait  aussi  par  procu- 
ration. Des  religieuses,  pavées  pour  leur  abstention,  «  jeusnaient  au  lieu  et 
à  l'intention  de  la  rovne  ».  Ibid.  Il  n'y  avait  pas  que  la  reine  qui  fît 
travailler  à  son  salut.  Les  chartes  ne  sont  pas  rares  où  tel  baron  fait 
une  donation  à  un  monastère  à  condition  que  les  moines  prient  pour  lui 
et  ff  chastient  leur  corps  pour  lui  obtenir  la  vie  éternelle  ».  La  Socicté  au 
Moven  âge,  2  v.,  R.  Rosières,  p.  151,  t.  II,   Paris,    1880. 

2.  Ainsi,  le  vilain  Jehan,  qui  avait  tué  sa  femme  d'un  coup  de  /ourdie 
fière  paniiy  la  gori^e,  iw-ïit  (:\.c  condixmné  en  i^Sj  «  à  tenir  prison  fermée 
l'espace  de  cinq  mois  »,  après  quoi  il  devait  faire  un  pèlerinage  à  Notre- 
Dame-du-Puv  en  Auvergne.  En  mai  1588,  à  un  autre  condamné  qui  ainit 
jure  te  vitain  serment,  on  inflige  25  jours  de  prison  au  pain  et  à  l'eau,  et  un 
pèlerinagj  à  Boulognc-sur-Mer.  Pièces  Iiu'dites,  tome  II,  Douël  d'Arcq, 
Paris,  1863. 


130  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

Sobresce,  cette  «  divine  '  »  vertu  du  chrétien  se  manifeste  dans 
le  manger,  dans  le  boire,  dans  le  dormir  qui  seront  pris  amesu- 
rement.  Par  elle,  nous  évitons  les  dépenses  excessives  «  en  veste- 
mens  oultraigeux  et  toutes  superfluités  »  et  nous  nous  tenons 
à  la  juste  limite  entre  «  folle  largesse  »  et  «  non  deue  eschar- 
ceté  »,  aussi  coupables  l'une  que  l'autre.  Sobresce  adoucit  nos 
paroles,  amodere  notre  vie,  mesure  nos  gestes  et  règle  nos 
manières.  Elle  étouffe  en  nous  les  appétits  grossiers  ;  elle  nous 
fait  fuir  les  plaisirs  excessifs,  en  un  mot,  elle  dompte  l'être 
physique.  Elle  maîtrise  notre  cœur  et  «  nourrit  et  engraisse 
notre  entendement^  ».  Sobresce  nous  garde  étroitement  dans  le 
droit  sentier  de  discipline  et  de  raison. 

La  seconde  vertu  féminine  est  chasteté.  Tout  imprégnée 
des  idées  de  saint  Ambroise,  de  saint  Jérôme,  de  saint  Chrysos- 
tome  et  de  saint  Augustin,  apôtres  de  la  virginité,  Christine 
voue  à  cette  vertu  une  sorte  de  pieux  respect.  Volontiers  elle 
dirait  avec  saint  Alexis  que  le  corps  de  la  vierge 

«  Doucement  flaire  comme  Hors  en  avril.  » 

Toutefois,  pour  que  le  parfum  de  chasteté  monte  jusqu'à 
Dieu,  il  faut  que  l'esprit  soit  pur,  les  pensées  nettes  d'envie,  de 
jalousie,  de  mensonge  et  que  le  cœur  reste  humble  et  compatis- 
sant «  aux  povres  detfaillans  ». 

Combien  nous  sommes  loin,  avec  cette  analyse  si  fine  du 
cœur  de  la  femme,  de  la  déclaration  quelque  peu  brutale  et 
dédaigneuse  de  Philippe  de  Novare,  qui,  par  ailleurs,  est  si 
plein  de  sagesse  : 

«  Famés  ont  grant  avantage  d'une  chose  :  legierement  puent  gar- 
der lor  honors,  se  eles  vuelent  estre  tenues  a  bones,  por  une  seule 
chose  ;  mes  a  l'ome  en  covient  plusors,  se  il  vuet  estre  por  bons 
tenuz  :  besoings  est  que  il  soit  cortois  et  larges  et  hardiz  et  sages. 
Et  la  famé,  se  ele  est  prode  famé  de  son  cors,  toutes  ses  autres 
taches  sont  covertes,  et  puet  aler  partot  teste  levée  3.  » 

1.  «  Sobriété  laquelle  est  divine  vertu...  »  Charles  F,  chap.xxix. 

2.  Charles  V,  chap.  xxix. 

3.  Les  un  Teni  d'aage  d'oiiie,  §  31.  édit.  de  Marcel  Fréville,  Paris,  1888, 


L  AMOUR    DE    DIEU,    BASE    DE    L  EDUCATION  I31 

Pour  Christine  de  Pisan,  la  chasteté  ne  suffira  pas  pour 
«  couvrir  toutes  les  autres  taches  »,  mais  toujours,  en  dépit 
d'elles,  elle  attirera  le  respect.  '<■  Ja  ne  sara  cstre  créature  raem- 
plie  de  tant  de  deffaulx  que,  se  il  est  renom  que  elle  soit 
chaste,  que  on  ne  l'ait  en  révérence  »  (584). 

Ce  pouvoir  magique  attribué  à  la  virginité  qui  a  donné  lieu 
à  la  séculaire  légende  de  la  licorne  '  apprivoisée  et  qui  a  si 
souvent  exercé  l'art  et  l'ingéniosité  des  tapissiers  de  haute 
lice,  des  orfèvres,  des  «  faiseurs  de  dictiez  »  %  devait  encore 
révéler  sa  force  d'une  manière  éclatante  dans  l'influence  pres- 
que surnaturelle  de  Jeanne   d'Arc  sur  la  rude   soldatesque. 


1 .  Ecoutons  ce  qu'en  dit  Brunet  Latin  : 

«  Unicorne  est  une  fiere  beste,  auques  semblables  a  cheval  de  son  cors, 
mais  il  a  piez  d'olifant  et  coe  de  cerf,  et  sa  voix  est  fièrement  espoen- 
table,  et  emmi  sa  teste  est  une  cornes  auz  plus  de  merveilleux  resplendis- 
sov,  qui  a  bien  m  piez  de  lonc,  mais  ele  est  si  fors  et  si  aguë,  que  il  perce 
legierement  quanque  il  ataint. 

Et  sachiez  que  unicorne  est  si  aspres  et  si  hers  que  nus  ne  la  puet  penre 
ne  ataindre  par  nul  engin  ;  ocis  puet  il  bien  estre,  mais  vif  ne  le  puet  on 
avoir. 

Et  ne  porquant  li  veneor  envoient  une  vierge  pucele  celc  part  ou  Tuni- 
corne  converse,  car  ce  est  sa  nature  que  maintenant  s'en  va  a  la  pucele 
tout  droit  et  dépose  toutes  fiertez  et  s'endort  soef  el  giron  a  la  pucele  ;  et 
en  ceste  manière  le  déçoivent  li  veneor.  »  Li  Livres  dou  Trésor,  li\re  I, 
part.  V,  chap.  cci,  éd.  P.  Chabaille,  Paris,  1863. 

Cette  légende,  boudhique  d'origine,  se  retrouve  aussi  dans  le  roman  de 
BarJaaDi  et  Josaphat.  Les  chrétiens  se  la  sont  appropriée  et  en  ont  fait  grand 
usage. 

2.  La  cathédrale  de  Reims  possède  une  magnifique  tapisserie,  aux  tons 
mourants,  de  la  licorne  aux  pieds  d'une  vierge,  et  j'en  connais  une  autre 
aussi  très  intéressante  qui  fait  partie  de  la  riche  collection  d'œuvres  gothi- 
ques de  Madame  Ch.  J.  Blair,  à  Paris.  Cette  légende  si  aimée  de  la  licorne 
se  retrouve  partout,  sur  les  bijoux  du  temps,  dans  les  charmes,  dans  les 
décorations  de  fêtes.  C'est  une  licorne  qui,  avec  un  ours,  traîne  la  litière 
remplie  d'orfèvrerie  que  les  bourgeois  de  Paris  offrent  à  Lsabeau  le  jour  de 
son  sacre  ;  Marie  de  Cleves,  la  jeune  duchesse  d'Orléans,  compte  parmi  ses 
reliques,  un  bijou  qui  enchâsse  de  la  dent  de  licorne,  et  qu'elle  porte  aux 
femmes  malades  pour  faciliter  leur  accouchement  {Vie  de  Clnirles  d'Orléans, 
P.  Champion,  p.  532).  Parmi  les  nombreux  J/75  inspirés  par  cet  animal 
fabuleux  de  la  littérature  du  moyen  âge,  il  reste  encore  un  Dit  de  l'Uiii- 
coriie,  voir  Z,«  Littér.  fraiir.  au  iiioxeii  d^'e  de  Gaston  Paris,  tome  II,  p.  251, 
Paris,  1909. 


1:^2  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

licorne  aux  cent  têtes,  qui  suivait,  domptée  et  émerveillée,  la 
petite  vierge  de  Donrémv. 

Christine,  dans  son  chapitre  sur  les  PuceUes  (V,  livre  II), 
distingue  entre  celles  qui  «  le  veulent  estre  toute  leur  vie  »• 
et  celles  qui  attendent  «  l'ordonnance  et  voulenté  de  leurs, 
parens  pour  leur  mariage.  »  A  toutes  il  convient,  dit-elle,  «  de 
se  garder  de  tout  péchié  en  fait  et  en  pensée,  car  petit  vaul- 
droit  estre  vierge  ou  chaste,  faire  abstinences  et  que,  avec  ce, 
on  feust  très  grant  pécheresse  »  (522).  Il  faut  être  humble, 
«  avoir  des  manières  rassizes,  sans  nulle  cointerie,  maintien 
acoisié,  humble  chiere,  yeulx  baissiés  et  parolles  basses.  »  Il 
faut  être  réservées  avec  les  hommes,  ne  leur  permettre  nulle 
familiarité  ;  être  pudiques  ',  en  un  mot. 

Mais  la  conduite  de  celles  qui  se  vouent  à  Dieu,  tout  en 
restant  dans  le  siècle,  demande  une  austérité  plus  grande  : 
vie  dévote  et  solitaire,  habits  sévères,  pratiques  religieuses 
plus  strictes.  On  peut  se  rendre  compte  de  ce  qu'étaient  ces 
demi-nonnes  en  se  i appelant  les  Béguines  de  Flandre  et  de 
Lorraine,  qui,  sans  faire  de  vœux,  consacraient  leur  \ie  à  ht 
piété  et  aux  bonnes  oeuvres  ;  ou  bien  en  lisant  la  Beaîa  eiuimo- 
lada,  de  Tirso  de  Molina^ 

1.  Les  privautés  accordées  aux  amoureux,  ou  simplement,  aux  amis^ 
étaient  plus  grandes  au  moven  âge  qu'elles  ne  l'ont  été  depuis.  Par 
exemple,  après  chaque  danse,  le  cavalier  baisait  sa  dame  (Voir  Les  Femmes 
de  la  Renaissance,  de  R.  de  Maulde  de  la  Clavière,  Paris  1898,  p.  319); 
même  les  assurances  de  respect,  d'amitié,  ou  de  simples  hommages  de 
courtoisie,  prenaient  volontiers  la  forme  de  baisers.  Dans  le  roman  de 
VEscoiifle,  le  comte  de  St-Gilles,  qui  a  pris  en  atîection  la  belle  Aelis, 
l'héroïne  du  roman,  alors  damoiselle  de  la  comtesse,  sa  femme,  «  repose 
sa  tête  dans  son  giron,  le  soir,  en  attendant  que  ses  pommes  soient 
cuites  ».  Le  héros  du  même  roman,  Guillaume,  indigné  que  le  pèrc- 
d'Aelis  lui  défende  de  pénétrer  dans  la  chambre  de  sa  fille,  proteste  haute- 
ment de  son  innocence  : 

5035  «  Et  bien  sachiés  certainement 
Qu'el  n'aora  ja  de  moi  reproce 
Se  je  baise  ses  ex,  sa  bouche. 
Gui  fais  je  tort  de  ceste  chose  ?  » 
Ronnui  de  l'Escoiifle,   publ.   par  H.  Michelant  et  P.  Meyer,  Paris,  1894. 

2.  Quoique  cette  œuvre  ne  soit  que  du  xviie  siècle,  elle  peut  cependant 
être  invoquée  ici,  car  on  sait  qu'en  Espagne  le  moven  âge  et  ses  coutumes. 
se  sont  prolongés  bien  au  delà  des  limites  historiques. 


L  AMOUR    DE    DIEU,    BASE    DE    L  EDUCATION  I33 

«  Una  ropa  de  baycta 
Ni  muv  fina,  ni  muv  basta  : 
Una  basquina  a  lo  llano, 
Que  llamaba  de  cilicio  : 
Un  descanso  en  un  puntillo, 
Rematado  en  el  verano 
Un  abanico  sin  plato 
Y,  en  invierno,  una  estutilla 
De  felpa,  o  de  cabritilla 
Que  abriga,  v  es  mas  barata  '.  » 

La  chasteté  est  donc  belle  et  exemplaire  en  ce  monde,  mais 
encore,  plus  que  toute  autre  vertu,  elle  aide  à  gagner  le  ciel. 
«  C'est  la  virginité,  dit  Saint  Grégoire  de  Nysse,  qui  donne  aux 
hommes  des  ailes  pour  prendre  leur  vol  vers  le  ciel.  » 


I.  La  Beata  enaiiioraihi  0  Marta  la  Piadcsa,  commencement  de  l'acte  II, 
p.  114,  (lel  Tesoro  del  Teairo  espauol,  édit.  de  Don  Eugenio  de  Ochoa,t.  IV, 
Paris,  1878. 


CHAPITRE  VI 

LE    CULTE    DE    l'hONNEUR    FEMININ 

Une  autre  particularité  du  Livre  des  Trois  Vertus,  c'est  le 
souci  de  Thonneur  féminin.  L'auteur  y  revient  avec  insis- 
tance à  toute  occasion.  Elle  le  place  en  tête  des  a  enseignements 
moraulx  de  prudence  mondaine  »  (chap.  xi,  liv,  I).  Elle  s'appuie 
sur  saint  Augustin,  sur  TEcclésiaste  (MI,  i,  lu  bonne  réputation 
■vaut  mieux  que  le  bon  parfum),  mais  surtout  sur  l'expérience  de 
la  vie,  pour  montrer  quel  bien  enviable,  et  fragile  à  la  fois, 
c'est  que  l'honneur  de  la  femme. 

L'honneur  prend  chez  Christine  un  sens  large  et  élevé  :  il 
ne  saurait  s'acquérir  que  «  par  bonnes  meurs  ».  L'état,  les 
richesses  mondaines  en  rehaussent  l'éclat,  «  selon  la  commune 
manière  du  monde  »,  mais  seule  une  belle  vie  bien  ordon- 
née, un  maintien  courtois  peuvent  «  parfaire  la  créature 
noble  ».  Et  c'est  le  plus  précieux  trésor  qu'elle  puisse  amas- 
ser puisqu'il  reste  à  jamais  à  ses  enfants  et  s'étend  au  loin 
sur  la  terre  : 

«  si  comme  il  cstoit  possible  que  du  corps  d'une  créature  vssist  si 
grant  oudeur  qu'elle  s'espandist  par  tout  le  monde,  si  que  toutte 
gent  le  flairassent  »  (io6). 

Et  renommée,  étant  le  parfum  d'une  vie  droite,  assure  le  salut 
dans  l'autre  monde,  «  car,  qui  bien  muert,  il  est  saulvez  ». 

Le  point  d'honneur  n'a  jamais  eu  en  France  les  farouches 
exigences  du  pundonor  espagnol  ;  cependant  on  le  sent  ici  plus 
près  de  sa  source  féodale,  plus  ombrageux  et  plus  inflexible 
que  de  nos  jours.    «   Bon  loz  »  se  gagnait  par  une  conduite 


LE    CULTE    DE    L  HONNEUR    FEMININ  I35 

pure,  mais  combien  facilement  aussi  il  se  perdait  sous  les  coups 
Je  la  médisance  !  La  peur  du  «  qu'en  dira-t-on  »  tenait  tout  le 
monde  en  haleine,  petits  et  grands.  C'est  pourquoi  on  redou- 
blait de  prudence,  d'affabilité  afin  de  ne  pas  se  créer  d'enne- 
mis, ou  de  ramener  les  malveillants  à  force  de  douceur.  Il 
fallait  mesurer  ses  regards,  ses  gestes,  ses  paroles  ;  ne  point 
s'écarter  de  la  tradition,  des  précédents,  afin  de  ne  donner 
lieu  à  aucun  blâme.  Si  parfois  le  sourire  de  la  fortune  vous 
élevait  du  rang,  il  fallait  désarmer  l'envie  par  un  surcroît 
d'humilité. 

L'honneur  était  donc  le  point  d'aboutissement  de  deux 
efforts  constants  :  pour  le  gagner,  on  était  astreint  à  vivre 
d'une  belle  vie  ;  pour  le  soutenir  intact,  à  louvoyer  entre  les 
pièges  de  Malehoiiche. 

Notre  conduite  peut  être  irréprochable  et  pourtant  prêter  à 
de  malveillantes  interprétations,  comme,  par  exemple,  si  nous 
sonmies  «  joyeuses  de  nostre  naturel  et  gentes  en  habille- 
ment »  (383).  Ne  sovons  pas  si  orgueilleuses  que  de  dédaigner 
les  propos  même  injustes  qu'on  tient  sur  notre  compte  ;  c'est 
nous  qui  en  souffrirons,  nous  et  notre  entourage;  renonçons 
donc  à  notre  goût  personnel  d'élégance  et  réprimons  en  public 
notre  gaieté,  plutôt  que  de  voir  un  malin  bruit  se  répandre 
sur  nous.  La  pureté  d'intentions  ne  suffit  pas,  car  le  monde 
ne  lit  pas  dans  nos  cœurs. 

La  dame  sera  «  exemplaire  d'honneur  et  de  maintien  à  ses 
demoiselles  de  court,  à  ses  enfiints  :  teUe  maistresse,  telle  mais- 
niée  diiite.  »  Sa  maison  devra  être  comme  une  abbaye  bien 
ordonnée,  dont  tous  les  membres  travaillent  à  maintenir  le  bon 
renom  commun  et  d'où  rien  de  ce  qui  pourrait  raiiieniiiser,  ne 
perce  au  dehors,  «  car  l'honneur  de  l'un,  ou  le  deshonneur, 
refiert  et  redonde  sur  l'autre  ». 

La  dame  honorera  afin  d'être  honorée  :  gens  de  religion, 
docteurs,  clercs,  gens  du  peuple,  tous  trouveront  bon  accueil 
et  courtoisie  auprès  d'elle  ;  en  retour,  ils  répandront  ses 
louanges  et,  en  cas  de  «  diffame  »,  leur  voix  s'élèvera  pour  la 
protéger. 


136  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

Elle  sera  large  «  comme  il  affiert  à  haulte  dame  »  et  don- 
nera «  tost  et  grandement  » 

475    «  Car  son  don  fait  mcndre 

cil  qui  atent  tout  c'on  le  ruevc  '.  » 

En  retour,  ces  familiers,  ces  «  privés  »  vanteront  sa  largesse 
et  augmenteront  son  «  loz  »  ;  ces  messagers,  particulièrement 
favorisés  s'ils  viennent  de  contrées  étrangères  %  sèmeront  au 
loin  le  bruit  de  sa  grandeur. 

Cette  préoccupation  constante  «  d'avancer  son  honneur  » 
c'est  déjà  pour  le  particulier  ce  que  sera  pour  le  lettré  de  la 
Renaissance  le  culte  de  la  gloire.  Tous,  grand  seigneur, 
homme  d'épée,  noble  dame  vovaient  déjà  clairement  «  comme 
«  l'uom  s'eterna  »,  et  Pétrarque  ne  fit  qu'appliquer  aux  œuvres 
de  son  esprit  cette  passion  de  la  renommée  que  d'autres 
recherchaient  pour  les  actions  de  leur  vie  journalière. 

Il  n'y  a  «  pas  plus  grant  honneur  a  femme  que  d'estre  vraie 
et  leale  a  son  mari  »,  et  à  la  demoiselle  de  court,  ou  à  la 
chambrière,  que  de  garder  celui  de  leur  maîtresse,  «  car  elles 
en  ont  fait  le  serment  »  (383.) 

C'est  une  chose  si  fragile,  que  le  soupçon  la  tache  en  l'effleu- 
rant : 

«  c'est  la  fleur  que   nous  appelons  lis,  lequel  est  blanc,  tendre  et 
souef  flairant  ;  mais  de  moult  petit  hurt  est  froissié  et  taché'.  » 

Il  faut  remarquer  avec  quel  redoublement  de  prudeiice, 
quel  tact  exquis  la  gouvernante  de  la  jeune   princesse  vient 


1.  Li  Miieor  as  ddiiies  par  Watriquet  de  Vaucouvin,  éd.  Aug.  Scheler, 
Bruxelles,   1868. 

2.  Les  seigneurs  et  dames  des  provinces  et  des  pavs  étrangers  qui 
étaient  venus  en  août  1398  assister  aux  magnifiques  fêtes  du  sacre  de  la 
reine  Isaheau,  partirent  comblés  de  dons.  «  Les  chevaliers  s'en  retournaient 
chez  eux,  faisaient  grans  nouvelles  en  tous  pays  de  ces  solennités  et  de 
l'accueil  qu'ils  avaient  reçu  ».  Richard  II  d'Angleterre  enrageait  de  jalousie. 

Ce  souci  d'étendre  au  loin  son  bon  renom  se  remarque  chez  tous  les 
grands  seigneurs  du  temps. 

3.  Charles  V,  livre  I,  chap.  ni. 


LE    CULTE    DE    L  HONNEUR    FEMININ  I37 

enlever  au  chevalier  amoureux  tout  espoir  «  de  se  mettre  en 
grâce  et  d'avoir  accointance  a  sa  jeune  maistresse  ».  C'est  une 
scène  d'une  habileté  savamment  nuancée.  Madame  Sébille, 
donc,  la  gouvernante,  a  découvert  par  tels  signes  indu- 
bitables que  le  chevalier  tâche  de  détourner  à  son  profit 
l'amour  que  la  jeune  princesse  doit  vouer  à  son  légitime  sei- 
gneur. Elle  fait  à  l'amoureux  si  bel  accueil  qu'il  se  sent  encou- 
ragé à  gagner  ses  bonnes  grâces  (264)  «  et  ce  fera  il  moult 
voulentiers  car  il  cuidera,  pour  ce  que  c'est  la  plus  pro- 
chain de  la  dame,  (celle  qu'il  convoite),  que  sa  besoingne  en 
doive  mieulx  valloir  ».  Il  ne  manque  pas  de  tomber  dans  le 
piège,  croit  à  la  bonne  volonté  de  la  gouvernante,  s'enhardit 
jusqu'à  lui  faire  confidence  de  son  amour, 

«  avec  les  grans  offres  de  ses  services  et  de  tous  biens  que  il  lui  fera, 
selon  les  coustumes  des  hommes  en  tel  cas  »  (265).  «  Adont  la 
dame,  qui  sera  toute  pourveue  de  sa  responce,  et  qui,  touttesvoies, 
parlera  a  lui  sans  le  sceu  de  sa  dame,  et  le  mains  d'autres  gens  que 
elle  porra,  lui  respondera  sans  nul  effrov,  bassement,  »  etc..  (265). 

Elle  lui  déclare  qu'il  ne  lui  apprend  rien  de  nouveau,  mais 
qu'elle  voulait  que  l'aveu  vînt  de  ses  propres  lèvres  et  avant 
que  nulle  autre  personne  pût  s'en  douter 

«  et  lui  affirme  tout  en  ung  brief  mot  :  que  tant  que  je  soye 
femme  vivant  et  je  soye  en  sa  compaignie,  ceste  josne  dame  qui, 
par  la  fiance  que  ses  amis  et  son  seigneur  ont  en  moy,  tout  n'en  soye 
digne,  m'ont  baillié  en  gouvernement,  ne  fera  mal,  ne  chose  dont 
reprouches,  ne  parolies  aultrcs  qu'il  n'appartient  avoir  a  telle  dame 
comme  elle  est,  et  du  noble  sang  dont  elle  est  yssue  (267).  Sy  vous 
supplie,  mon  seigneur,  tant  comme  je  puis,  que  vous  en  voeilliez 
oster  du  tout  et  plus  n'v  penser,  car  je  vous  jure  ma  chrestienté 
que  vous  v  perderiez  vostre  poine...  Donc,  plus  ne  laittes  tel/. 
allées,  ne  telz  venues,  ne  telz  semblans,  car,  sur  l'ame  de  moy,  je 
ne  le  porroye  souffrir,  et  convendroit  que  je  le  deisse  a  telz  qui  no 
vous  en  saroient  aucun  gré  »  (268). 

Tout  en  enlevant  le  plus  léger  espoir  au  jeune  chevalier, 
elle  tient  à  le  congédier  profondément  convaincu  que  la  vertu 


138  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

de  la  jeune  dame  est  invulnérable  pour  le  présent  et  pour 
l'avenir,  «  qu'elle  herroit  parfaitement  »  tout  galant  qui  oserait 
s'adresser  à  elle,  «  qu'elle  en  est  legiere  a  garder  et  qu'elle  est 
toute  bonne  et  bien  condicionnee  »  (267),  et  qu'enfin  «  toute 
s'amour  est  a  son  seigneur  »  (/W-)-  Et  ce  débat  aigu,  ces 
vifs  reproches  et  ces  protestations  véhémentes  se  feront  sous 
le  masque  du  plus  grand  calme  et  de  la  plus  suave  politesse, 
afin  de  n'éveiller  nul  soupçon  aux  alentours. 

«  Sv  gardera  bien  que  n'ait  la  chiure  muée,  ne  enflamhee,  ne  les 
veulx  félons  quant  partira  de  lui,  mais  le  visaige  rassis  et  la  manière 
asseuree,  si  comme  d'autres  choses  eussent  parlé  »  (279). 

Voilà  un  exemple  de  domination  de  soi  qui  qui  sent  déjà  son 
xvii^  siècle,  preuve,  comme  dit  l'Ecclésiaste,  qu'il  n'y  a  rien  de 
nouveau  sous  le  soleil. 

Et,  si,  malgré  toute  sa  vigilance,  ses  avertissements,  exhor- 
tations et  prières,  la  vertu  de  la  jeune  princesse  fléchissait  ? 
alors  son  devoir  serait  «  d'abaissier  les  parolles  »,  de  la  cou- 
vrir tant  qu'elle  pourrait,  mais  de  se  ménager  tout  doucement 
une  porte  de  sortie,  sous  prétexte  de  santé  ou  de  fatigue, 
afin  de  dégager  absolument  sa  responsabilité  et  d'éviter  pour 
elle-même  toute  éclaboussure. 

Mais  surtout,  dans  ces  cas  d'amours,  platoniques  ou  cou- 
pables, qu'on  n'aille  point  commettre  la  folie  d'avertir  le  mari. 
Si  même  l'honneur  de  l'épouse  n'était  pas  entamé,  elle  le 
mettrait,  en  lui  révélant  l'intrigue,  «  en  tel  frenaisie  que  ne 
l'en  osteroit  pas  quant  elle  vouldroit  ;  et  est  trop  grant  péril. 
Si  s'en  taise  »  (483).  Evidemment,  Christine  de  Pisan  n'au- 
rait pas  écrit  La  Princesse  de  Clèves.  Il  est  vrai  que  le  dénoue- 
ment du  roman  de  Madame  de  La  Favette  semblerait  lui  don- 
ner raison. 

S'il  s'agit  de  sauver  aux  yeux  du  monde  l'honneur  de  leur 
maîtresse,  les  chambrières  useront  de  «  cautèle  »  et  de  ruse  ; 
elles  pousseront  le  dévouement  jusqu'à  lui  sacrifier  leur  propre 
réputation.  L'une  (583)  ira, 

«  comme  bien  advisee,  bouter  le  feu  en  la  grange  afin  que  tous  cou- 


LE    CULTE    DE    L  HONNEUR    FEMININ  I39 

russent  la  et  que  sa  maistresse,  en  ce  tandis,  se  peust  tourner  et 
garder  d'estre  surprise.  » 

Une  autre  (344) 

«  qui  trouva  que  sa  maistresse  se  vouUoit  désespérer  et  occire  elle 
meismes  de  honte,  de  ce  que  elle  estoit  grosse  sans  estre  mariée,  la 
reconforta  et  rosta  de  ce  mauvais  vouloir,  et  elle  meismes,  affin 
que  quant  l'enfant  seroit  nez,  qu'elle  peust  dire  que  il  fust  sien,  fist 
entendant  que  elle  estoit  grosse,  et,  par  celle  voye,  la  sauva  de 
mort  et  garda  de  deshonneur.  » 

Et  Christine  ajoute  : 

«  Et  telz  choses  faire,  puisque  la  chose  est  faitte  et  le  conseil  en 
est  pris,  pour  garder  autruv  de  desesperation  ou  de  prendre  mau- 
vaise vove,  —  mais  que  au  fait  de  pechié  on  ne  soit  consentant  — 
n'est  pas  mal  mais  très  grant  charité,  et  doit  avoir  chascun  pitié  du 
pécheur  »  (54))- 

Ce  sacrifice  fait  par  une  femme  de  ce  qu'elle  a  de  plus 
cher,  l'honneur,  pour  racheter  une  femme  quia  failli,  a  quelque 
chose  de  choquant".  L'exemple  n'est  probablement  pas  ima- 
ginaire, c'est  un  fait  que  Christine  a  dû  simplement  enre- 
gistrer. Elle,  qui  est  connue  pour  son  grand  cœur,  accepte 
cependant  cet  acte  de  singulier  renoncement  comme  «  grant 
charité  ». 

Dans  la  balance  du  monde,  l'honneur  d'une  «chamberiere  » 
ne  pèse  pas  le  même  poids  que  celui  de  sa  maîtresse  ;  on  est 
obligé  de  l'admettre,  et  toutes  les  réformes  égalîtaires  n'em- 
pêcheront pas  que  les  distinctions  sociales  et  par  là,  le  respect 
du  monde,  ne  s'attachent  autant  à  la  fortune  et  au  rang  qu'à 
la  personne  même.  Si  l'on  ajoute  à  ce  préjugé  universel  l'effet 
des  lois  du  moyen  âge  sur  certaines  violations  de  la  morale, 
on  commence  à  comprendre  le  détachement  avec  lequel  Chris- 


I .  On  lit  dans  le  roman  du  Chdtehiiii  de  Coiicy  un  exemple  d'un  tel  dévoue- 
ment de  la  chambrière  (ici  c'est  plutôt  une  demoiselle  d'état)  pour  sa  mai- 
tresse,  la  dame  du  Faiel. 


Ï40  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

îine  de  Pisan  présente  cette  forme  étrange  de  dévouement. 
D'après  les  Estahlissemens  de  saint  Louis  ',  toute  jeune  fille  cou- 
pable était  condamnée  à  perdre  tous  ses  biens  et  à  passer  le 
reste  de  ses  jours  en  prison  ou  dans  un  couvent  cloîtré.  Son 
■complice  partageait  la  même  peine,  moins  la  confiscation  des 
biens.  La  femme  adultère  était  sévèrement  punie  au  temps  de 
Charles  VII,  quoique  les  lois  qui  donnaient  au  mari  le  droit 
de  mort  se  fussent  adoucies.  Le  Boutillier  ne  considère  que  la 
perte  des  biens  :  «  Si  le  mari  la  trouvoit  en  fornication  et  pour 
ce  l'en  chassoit,  sachiez  que  lors  la  femme  n'auroit  portion  de 
vivre  et  si  la  femme  estoit  douée,  elle  perderoit  son  douaire  ». 
(II,  titre  8). 

On  trouve  des  châtiments  plus  rigoureux  appliqués  pour  le 
même  méf;iit  : 

D'après  Marnier  %  on  enterre  toute  vive  la  femme  adul- 
tère. Ce  châtiment  fut  celui  d'une  certaine  Perrette  Mauger 
dans  la  Chroiiicjiic  de  Louis  XI,  dite  scaudaleuse  ;  et  en  Anjou,  la 
femme  de  Foulques  le  Rechin  fut  brûlée  vive. 

Jacques  Legrand,  qui  écrivit  le  Livre  des  Bonnes  Meurs  > 
quelques  années  après  le  Livre  des   Trois  Vertus,  rappelle  qu'en 

«  Saxonnie  et  chez  les  Rommains  jadis  tut  une  lov  que  les  pucelles 
•qui  se  souffroicnt  despuceler  cstoicnt  enfouves  toutes  vives  et  ceux 
qui  les  despuceloient  avec  elles  4  ». 

D'un  autre  côté,  la  loi  n'épargnait  pas  la  femme  de  service 
qui  avait  favorisé  l'inconduite  de  sa  maîtresse.  Pour  cette 
•cause,  une  certaine  Huguecte  fut  condamnée  «  à  mettre  et  tour- 
ner au  pilori  »,  le  6  septembre  1382  '.  Et  le  sire  de  La  Tour- 
Landry,  qui  acheva  son  traité  en  1372,  raconte  l'histoire  d'une 

1.  Etablissements  de  Saint  Louis  publiés  par  Paul  Viollet,  Paris,  188 1. 
Voir  tome  III,  p.  24,  article  XV,  De  foie  fiiine  i^wiitil. 

2.  Etats  de  Normandie,  p.   26. 

3.  Il  fut  dédié  au  duc  de  Berry  en  141 1. 

4.  Un  manuscrit  des  Gesta  Komanonim,  du  British  Muséum,  Harl.  3132, 
Cap.  XLiv,  parle  d'une  loi  de  l'empereur  Octavien  concernant  l'enlève- 
ment d'une  pucelle. 

5.  Doc.  hiid.,  tome  II,  page  235,  cdit.  par  Douët-d'Arcq,  publ.  par  la 
Société  de  l'Histoire  de  Eraiice,  Paris,  1863. 


LE    CULTE    DE    l'hONN'EUR    FÉMININ  I4I 

chamberiere  qui,  «  pour  un  cliapperon  que  un  chevalier  lu! 
donna,  fit  tomber  sa  dame  en  pechié  d'amour  ».  Le  mari  avant 
découvert  l'infidélité  de  sa  femme,  fit  venir  la  servante,  «  lui 
fit  vestir  le  chapperon  et  couppa  le  col  et  le  chapperon  tout 
ensemble  '  ». 

Il  faut  se  souvenir  aussi  que  d'après  le  Livre  des  Trois  Vertus, 
les  chambrières,  en  entrant  en  service,  «  faisaient  le  serment 
de  servir  fidèlement  et  loyaument  leur  maistresse  et  de  garder 
son  honneur  ».  Leur  dévouement  devenait  donc  une  obli- 
gation légale.  Rappelons  enfin  l'horreur  extrême  que  le  sui- 
cide inspirait  à  tout  chrétien.  C'était  la  damnation  éternelle 
assurée  sans  rémission  et  la  diffamation  pour  les  parents  du 
suicidé.  Les  rigueurs  de  la  loi  étant  donc  considérées,  ainsi  que 
la  part  de  responsabilité  qui  retombait  sur  la  servante,  cette 
abnégation  de  la  chambrière  de  Christine,  qui  nous  paraissait 
au  premier  abord  si  énorme,  prend  des  proportions  moins 
grandioses,  éclairée  par  les  coutumes  du  temps.  Ce  n'était  donc 
pas  simplement  honneur  de  femme  humble  et  pure  oflert 
contre  honneur  de  femme  riche  et  coupable,  mais  le  sacrifice 
d'une  bonne  renommée  fiùt  pour  éviter  des  maux  plus  grands, 
à  savoir  le  déshonneur  de  la  maîtresse,  et  de  sa  famille,  et  en 
outre,  la  perte  de  ses  biens  et  peut-être  de  sa  vie,  en  tout  cas,, 
de  sa  liberté.  Or,  comme  dit  Christine  d'après  Aristote,  la  fin 
vaut  mieux  que  les  moyens  \ 

Là  où  l'honneur  d'une  femme  peut  le  plus  aisément  îre- 
hiischier,  c'est  dans  les  tentations  de  l'amour.  Christine  de  Pisan 
qui  connaît  à  fond  les  subtiles  théories  de  l'amour  courtois  et 
leur  vanité  quand  il  s'agit  de  la  vie  pratique,  qui  les  sait  d'autant 
plus  dangereuses  qu'elles  sont  en  apparence  plus  innocentes 
et  séduisantes,  met  en  garde  les  jeunes  filles,  jeunes  femnies  et 

1.  Etiseii^iieiiiens,  ch.  LV. 

2.  Un  esprit  aussi  droit  et  pondéré  que  celui  de  Gerson  invoquait  ce- 
même  principe  pour  justifier  une  autre  bonne  cause,  au  concile  de  Cons- 
tance en  1414  :  «  L'Eglise  est  meilleure  que  le  Pape  parce  que  le  Pape  est 
fait  pour  l'Eglise  ;  or,  comme  dit  Aristote,  la  fin  est  meilleure  que  les 
movens  ».  On  n'avait  pas  encore  perçu  les  dangers  de  ce  principe  poussé  à 
l'extrême,  l.a  Société  de  Ji'stis  ne  devait  naître  qu'en  1554. 


142  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

jeunes  veuves  contre  les  douces  paroles,  les  protestations  de 
service  pur  et  désintéressé  des  chevaliers.  Ce  ne  sont  que 
«  folles  plaisances  et  decepvemens  »  et  celles  qui  prêtent 
l'oreille  à  ces  charmeurs  n'en  recueilleront  que  «  cuisançons  ». 
«  UoiscauJx,  de  chiens,  d'armes  et  d'amours,  pour  mig  plaisir 
cinq  cens  douleurs  '  «  dit  le  manuscrit  O  (§  309),  proverbe 
que  cite  d'ailleurs  Christine  dans  sa  Vision.  Non  seulement 
elles  n'y  trouvent  pas  le  bonheur  qu'elles  en  attendent,  mais 
«  propos  tost  en  sont  levez  »,  les  envieux  en  murmurent,  et 
voilà  l'honneur  entaché  ! 

i<  Dames  d'honneur,  gardez  vos  renommées 
«  Et  ne  croyez  flajolz  de  decepveurs  ^.  » 

1.  Geot.  de  la  T.  Landry  ajoute  :  «  et  pour  tni  hoiinin',  cent  hontes.  » 

2.  Autres  Balades,  XLIII,  d'Eust.  Deschamps,  tome  II. 


CHAPITRE  VII 


LES    MANIERES    H  ON  N'ESTES 


La  mode  des  traités  de  manières  et  de  morale  est  passée.  On 
a  peine  à  comprendre  aujourd'hui  pourquoi  ce  genre  de  litté- 
rature a  fleuri  si  longtemps  :  c'est  que,  sans  doute,  à  une  époque 
où  les  hommes  étaient  profondément  attachés  aux  traditions, 
où  chacun  tenait  à  se  faire  honneur,  à  lui  et  à  la  famille  dont 
il  était  issu,  où  les  relations  entre  les  membres  d'une  même 
caste,  comme  entre  les  différentes  classes  de  la  société,  étaient 
marquées  par  des  nuances  minutieusement  prescrites  d'égards 
et  de  politesse,  mesurées  suivant  le  lignage,  la  puissance  et  la 
richesse,  la  vraie  courtoisie  était  un  art  qui  demandait  de 
l'étude  et  un  long  exercice.  Les  classes  sociales  étant  nette- 
ment séparées  et,  dans  une  même  classe,  la  préséance  acquise 
par  la  naissance  et  les  alliances  faisant  loi,  il  fallait,  pour 
rendre  à  chacun  son  dû  et  pour  ne  rien  perdre  soi-même  de 
ses  prérogatives,  qu'un  précédent  maladroit  ou  étourdi  pouvait 
compromettre,  que  l'étiquette  traditionnelle  tût  observée  dans 
toute  sa  rigueur  et  dans  ses  détails  les  plus  menus.  Les  récep- 
tions des  grands  personnages  sont  des  scènes  d'une  diplomatie 
achevée.  Le  protocole  qui,  aujourd'hui,  règle  la  forme  des  rela- 
tions officielles  entre  souverains  peut  seul  nous  en  donner  une 
faible  idée.  Le  nombre  de  révérences,  la  distance  à  laquelle  elles 
commencent,  les  génuflexions  plus  ou  moins  parfaites,  les 
accolades,  tout  est  réglé  à  l'avance  ;  rien  n'est  laissé  à  la  spon- 
tanéité. 

Je  trouve  dans  un  Mémoire  du  xv-'  siècle  '   une  excellente 

I.  Les  Usûires  île  la  Court,  par  Alicnor  de  Poitiers,  publics  par  La  Curnc 
de  Sainte-Palaye,  tome  II,  p.  187  et  188  des  Mémoires  sur  }\iiieieiine  Che- 
valerie^ Paris,  1781. 


144  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

illustration  des  cérémonies  et  des  hésitations  auxquelles  don- 
naient lieu  les  prééminences  d'honneur. 

La  Duchesse  de  Bourgogne  vient  rendre  visite  à  Marie 
d'Anjou,  reine  de  France. 

«  Quant  niaditc  Dame  vint  a  l'huis,  clic  print  la  queue  de  sa 
robbe  en  sa  main,  et  l'osta  a  celle  qui  la  portoit  ;  et  quant  elle 
marcha  dedans  l'huis,  elle  la  laissa  trainer,  et  s'agenouilla  bien  près 
jusques  a  terre  et  puis  marcha  jusques  au  milieu  de  la  chambre,  la 
ou  elle  fit  encore  un  pareil  boniieiir,  et  puis  recommença  a  marcher 
tousiours  vers  la  Royne,  laquelle  estoit  toute  droicte.  Ht  la  trouva 
Madame  la  Duchesse  ainsi  auprez  le  chevet  de  son  lict,  et  quant 
Madame  la  Duchesse  recommença  à  faire  le  troisiesme  hoiiucur,  la 
Royne  démarcha  deux  ou  trois  pas,  et  Madame  se  mit  a  genouil.  La 
Royne  luv  mit  une  main  sur  l'espaulle  et  l'embrassa,  et  la  baisa  et 
la  fit  lever... 

Quant  maditte  Dame  fut  levée,  se  ragenouilla  bien  bas  ;  se  mit 
a  genouil  devant  la  Dauphine  (Marguerite  d'hxossc)  qui  k)rs  estoit 
à  quatre  ou  cinq  pieds  près  la  Rovne. 

Ensuite  la  Royne  de  Sicile  (Yolande,  mère  de  Marie  d'Anjou), 
laquelle  estoit  a  deux  ou  trois  pieds  près  de  Madame  la  Dauphine, 
Madame  la  Duchesse  alla  la  saluer.  Ht  a  ceste  la,  Madame  ne  fit 
plus  d'hoinii'ur  que  l'autre  lui  en  faisoit.  Nulle  d'elles  deux  rompit 
SCS  ai"^uillettes  de  force  de  s'ao;enouillcr  '.  » 

A  part  ces  minuties  exagérées  dans  la  prééminence  des 
honneurs  princiers,  il  faut  bien  reconnaître  que  la  plupart  des 
règles  de  la  bienséance  sont  l'essence  même  de  la  raison  et  de 
l'urbanité  appliquées  aux  petits  actes  de  la  vie,  et  le  bon  goût 
n'y  saurait  trouver  à  redire.  Pour  nos  aïeux,  rien  de  trop.  La 
mesure  est  la  règle  suprême  :  mesure  dure.  Et  nous  devons 
avouer  que  dans  notre  siècle  de  civilisation,  extrême,  dit-on, 


I.  Un  autre  exemple  de  ces  honitettrs  nous  est  fourni  par  la  Chronique 
d'Arthur  de  Richmont,  de  Guillaume  Gruel  (piibl.  par  A.  Le  Vavasseur, 
Paris,  1890)  là  où  il  raconte  l'arrivée  au  château  de  Saumur,  où  résidait 
momentanément  Charles  VII,  de  son  ancieni\e  belle-sœur  Marguerite  de 
Bourgogne,  alors  femme  d'Arthur  de  Bretagne,  mais  qu'on  continuait 
à  appeler  «  Madame  de  Cnivenne  d. 


LES    MANIERES    HONXESTES  I45 

nous  aurions  grand  besoin  de  nous  remettre  à  l'école  de  nos 
vieux  auteurs  de  civilités. 

Il  n'est  pas  beau  d'être  trop  «  acointable  ne  privée  a 
hommes  »  et  surtout  que  jeunes  tilles  ou  jeunes  veuves  ne 
souffrent 

«  qu'ils  fréquentent  trop  sans  raisonablc  accointanco  environ  elles, 
ne  qu'elles  les  reçoivent  en  leurs  chambres  (]^  239)  :  ce  seroit  l'oc- 
casion de  perdre  leur  bien  et  advancement  ». 

Christine  souhaite  une  pudique  réserve  chez  toutes  les 
lemmes,  sans  distinction  de  classe.  Ici  elle  s'adresse  particu- 
lièrement aux  jeunes  princesses.  Si  l'on  songe  au  château 
féodal  et  à  ses  murailles,  si  épaisses  '  que  les  profondes  encoi- 
gnures des  fenêtres  forment  comme  autant  de  charmants 
petits  réduits  s'ouvrant  sur  la  pièce  principale  et  donnant  sur 
la  campagne,  on  comprend  comment  la  châtelaine  pouvait, 
sans  choquer  la  bienséance,  recevoir  ses  hôtes  et  ses  amis  «  en 
sa  chambre  ».  Ils  s'asseyaient  sur  des  bancs  recouverts  de 
tapis,  de  cuirs  de  Cordoue  ou  de  brocarts,  et,  appuvés  contre 
les  pans  obliques  de  la  baie,  pouvaient  deviser  gaiement, 
tout  en  surveillant  d'un  œil  distrait  ce  qui  se  passait  au  dehors, 
dans  le  village  se  cachant  au  creux  de  la  vallée,  ou  sur  la 
route,  se  perdant  au  fond,  dans  les  bois.  D'ailleurs,  au  temps 
d'hiver,  il  eût  été  d'une  petite  hospitalité  que  de  les  tenir 
dans  la  grand'salle,  le  salon  d'alors,  qui  était  de  si  vastes  propor- 
tions que  les  énormes  cheminées  ne  parvenaient  qu'à  le 
chauffer  bien  imparfaitement.  Les  réceptions  ne  s'y  faisaient  que 
quand  la  dame  «  tenoit  estât  ».  Mais,  comme  les  jeunes  filles 
et  les  jeunes  veuves  ne  sauraient  avoir  tant  de  familiarité  avec 
les  chevaliers,  Christine  leur  interdit  de  les  recevoir  en  leurs 
chambres  particulières,  afin  de  se  garder  de  tout  «  mauvais 
parler  ». 


I .  Certains  murs  du  vieux  château  de  Fontainebleau,  édifiés  du  temps 
de  saint  Louis,  ont  cinq  mètres  de  profondeur  et  les  châteaux  qui  nous 
restent  de  ce  temps  d'architecture  solide  en  ont  souvent  d'une  ép.iisseur  de 
trois  ou  quatre  mètres. 


146  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

«  En  assemblées  ou  festcs,  qu'elles  ne  s'empressent  trop  entre 
hommes,  mais  toujours  se  tirent  vers  leurs  mères  ou  les  autres 
femmes,  et  qu'elles  aient  une  contenance  rassize,  qu'elles  soient 
coves  en  parolles,  maintien,  jeux  et  ris  et  que  leur  regard  soit 
tardif',  arresté  et  sans  vagueté,  ne  traçant  ça  ne  là,  mais  bon  et 
simple  ». 

Le  Mena^^icr  est  d'une  précision  militaire  à  propos  de  hi  portée 
du  regard  honnête.  Les  termes  arresté,  sans  vagueté,  ne  lui 
suffisent  pas  : 

«  Ayez  »,  dit-il  à  sa  jeune  femme,  «  la  teste  droite,  les  paupières 
basses  et  arrestees  et  la  veue  droit  devant  vous  quatre  toises,  et  bas 
a  terre,  sans  regarder  ou  espandre  vostre  regard  ». 

Le  Règlement  concernant  l'exercice  et  la  tenue  de  l'Infanterie 
française  s'en  tient  encore  aux  instructions  de  nos  Doctrinaux 
du  moyen  âge  :  «  Tenir  la  tète  droite  sans  être  gênée,  le 
menton  rapproché  du  cou  sans  le  couvrir  ;  les  yeux  fixés  à 
terre  à  environ  quinze  pas  devant  soi  »  -.  Les  quinze  pas  du 
soldat  ne  s'écartent  pas  sensiblement  des  quatre  toises  du  bon 
Menagier. 

Fidèle  observatrice  de  l'éternel  précepte  :  le  silence  est  iTor 
répété  infatigablement  à  toutes  les  descendantes  d'Eve,  Chris- 
tine parle,  elle  aussi,  de  la  «  maistrise  du  taire  »  et  recom- 
mande «  l'amodération  »  dans  les  paroles  et  dans  les  gestes 
qui  les  accompagne.  «  Trop  parler  est  moult  messéant  chose  à 
haulte  dame  et  à  toute  femme  de  value  «  ;  la  femme  de  bonne 
compagnie  aura  «  parler  ordonné  et  saige  éloquence,  non  pas 

1.  Ce  regard  «  tardif  »  de  Christine  est  peut-être  une  réminiscence  de 
l'émouvante  apostrophe  de  Dante  aux  vieux  poète  Sordcllo  : 

((  O  anima  Lombarda, 
Corne  ti  stavi  altéra  e  disdegnosa, 
E  nel  muover  degli  ochi  onesta  e  tarda  !  » 
Piirgat.,  V,  61-64,  édit.  G. -A.  Scartazzini,  Leipzig,  1875. 

2.  Première  partie,  première  leçon  :  Position  du  soldat,  §  2.  Le  décrcl  du 
jer  (foiit  ly^i,  reproduit  textuellement,  en  ce  qui  concerne  le  regard,  le 
(iccret  itti  ;  dccemhre  1904.  Je  tiens  ces  renseignements  grâce  à  l'obligeance 
de  M.  le  docteur  Marcel  Morin. 


LES    MAXIERES    HOXNESTES  I47 

mignotte,  mais  rassize,  cove,  assez  basse  et  a  beaux  trais,  sans 
taire  de  mouvements  du  corps,  de  la  teste  ne  des  mains,  ne 
grimaces  du  visage  (§  113). 

La  gesticulation,  ce  grave  attentat  à  la  dignité,  aux  yeux  de 
la  race  anglo-saxonne,  était  donc  déjà  un  travers  des  Françaises 
du  xiv^  siècle,  et  les  efforts  de  Christine  et  ceux  du  Ménagier 
et  ceux  de  sire  Geoffroy,  et  de  combien  d'autres  avant  eux, 
sont  venus  se  briser  contre  ce  flot  de  mouvements  inconscients 
et  irrépressibles  qui  font  croire  au  spectateur  désintéressé  que 
le  causeur  «  écrit  en  l'air  et  qu'il  peint  en  parlant  ».  Peut-être 
Christine  n'était-elle  pas  ennemie  du  geste  sobre  qui,  loin  de 
nuire  à  l'harmonie  de  l'attitude,  ajoute  à  l'expression  de  la 
parole,  mais,  comme  elle  s'élève  contre  un  excès,  les  termes 
de  son  injonction  forcent  un  peu  sa  pensée.  Le  sire  Geoffroy 
avait  montré  à  ses  filles  le  danger  d'être  trop  «  emparlées  »  par 
l'histoire  de  «  cette  ancelle  qui  perdy  le  roi  d'Angleterre  par  sa 
foie  contenance  :  elle  répondoit  menu  et  souvent  ça  et  la  tour- 
noit  la  teste  sur  l'espaule  et  avoit  le  regard  bien  vertilleux  » 
(ch.xi). 

Le  digne  Francesco  da  Barbarino,  lui  aussi,  est  choqué  de 
cette  surabondance  de  gestes  de  ses  compatriotes  ;  elle  est  mes- 
séante  et  il  y  voit  un  signe  de  la  muabilité  du  caractère.  Il  la 
condamne  dans  son  Rcirgiiiiciilo  et,  dans  ses  Docnmeuti  d'amore, 
il  la  censure  comme  le  plus  détestable  des  sept  vices  contre  le 
«  parler  plaisant  ». 

Dans  vos  ébatements  en  présence  d'hommes  ne  vous  aban- 
donnez jamais  :  point  de  jeux  «  renvoisiez  »,  point  de  paroles 
libres  ou  risquées,  point  de  rires  immodérés,  éclatants  ou  sans 
cause.  Franscesco  da  Barbcrino  ne  veut  pas  que  le  rire  soit 
si  franc  qu'il  tasse  voir  toutes  les  dents  '  ;  et  Jean  Courtecuisse  ' 
déclare  que  : 


1.  Son  compatriote  Messer  Angclo  Fircnzuola,  au  xvi^  siècle,  ne  pourra 
plus  tolérer  que  le  rire  ou  la  parole  ne  laissant  voir  qu'une  rangée  de  six 
dents.  The  Religion  of  Beauly  in  IVoinen,  by  Jefferson  B.  Fletcher,  in 
Atlantic  Monthly,  october  1908,  p.  475. 

2.  Le  Livre  des  Quatre  Vertus,  1405,  Bibl.  Kat.,  f.  fr.  2570. 


1^8  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

«  le  ris  est  a  reprandre  qui  est  trop  grant  ou  qui  est  enfantiblcmcnt 
espandu,  ou  comme  ris  de  femme  qui  s'escrie  comme  busche  qui 
se  esclate  fait  noise  a  cop  ». 

En  somme,  toutes  ces  idées  sur  le  rire,  sur  la  tenue  sont 
celles  de  Christine.  Elles  ont  pour  source  les  mêmes  origi- 
naux latins  ',  et  reviennent  à  dire  que,  dans  nos  moments 
d'abandon,  de  détente,  de  gaieté,  nous  devons  cependant 
rester  maîtresses  de  notre  nature  et  corriger  son  exubérance 
et  ses  gaucheries.  Les  lois  de  la  bienséance  ne  nous  permettent 
de  laisser  paraître  les  mouvements  intérieurs  de  notre  âme 
que  jusqu'à  un  certain  point  :  en  deçà,  c'est  de  la  raideur  ; 
au  delà,  un  manque  de  tenue.  La  femme  du  monde  comme  il 
faut,  rompue  aux  usages  dès  son  enfance,  sait  seule  le  secret 
difficile  de  s'arrêter  à  la  limite  précise.  C'est  là  le  grand  sens 
de  «  mesure  »,  qui  est  la  base  du  code  de  politesse. 

Christine  de  Pisan  ne  confond  pas  savoir-vivre  et  honn.eur  ; 
mais  elle  dit  avec  raison  qu'enfreindre  les  prescriptions  de  la 
bienséance,  c'est  amoindrir  l'honneur,  et  que  le  monde  ne  nous 
juge  pas  seulement  sur  nos  actions,  mais  sur  la  forme  exté- 
rieure que  nous  leur  faisons  revêtir. 

Donc  obser\-er  l'étiquette  jusque  dans  ses  nuances  les  plus 
légères  et  les  plus  délicates,  c'est  encore  un  moyen  de  valoir 
et  d'augmenter  notre  charme. 

Il  est  un  point  sur  lequel  Christine  va  paraître  bien 
archaïque  :  elle  ne  saurait  tolérer  le  (lirl  : 

I .  Brunet  Latin  condense  dans  un  paragraphe  de  son  Treuvs  une  soiiniie 
des  bonnes  manières  qu'il  emprunte,  dit-il,  à  Cicéron  : 

«  Tulles  dit  :  Ja  soit  ce  que  ti  dix  ne  soient  biau  ne  gucres  poli,  se  tu  les 
profères  gentilnient  et  de  bêle  manière  et  de  beau  déport,  si  seront  il  loé  ; 
et  se  il  sont  biau  et  bon  et  tu  ne  les  diz  bêlement,  si  seront  il  blasmé.  Por 
ce,  dois  tu  atemprer  et  atorner  ta  voiz  et  ton  esperit  et  tous  les  movemens 
dou  cors  et  de  la  langue  et  amender  les  paroles  a  l'issue  de  ta  bouche  en 
tel  manière  que  eles  ne  soient  enflées  ne  decassées  au  parler,  ne  trop  reso- 
nans. 

En  ta  porteure,  garde  que  tu  tiegnes  ta  face  droite,  non  mie  contremont 
le  ciel,  ne  les  yeulx  contreval  fichiez  en  terre  ;  ne  torne  mie  les  lèvres  laide- 
ment, ne  grocir  tes  sorcils,  ne  lieve  tes  mains,  ne  ne  soit  en  toi  nus  porte- 
mens  blaimables.  En  isneleté  et  en  tardeté  dou  parler,  garde  tozjors 
méenneté  ».  Chap.  LVi,  ^  4,  livre  II  de  la  lit-'  panie,  éd.  Chabaille. 


LES    MANIERES    HOWESTES  I49 

«  II  a  »,  dit-elle  (479),  «  aucunes  musardes  a  qui  moult  bien  plaist 
que  on  les  poursuive  par  grans  semblans  ;  et  leur  semble  belle 
chose  de  dire  :  «  Je  suv  amee  de  pluseurs  ;  c'est  signe  que  je  suv 
belle  et  qu'il  a  en  mov  assez  de  bien.  Je  n'aymerav  nul  pourtant, 
mais  à  tous  ferav  bonne  chiere  et  autant  v  ara  l'un  que  l'autre,  et 
tous  les  tiendrav  en  parolles.  » 

«  Geste  vove  n'est  mie  de  garder  honneur  »,  s'écrie-t-elle  avec 
dégoût.  Elle  connaît  un  certain  autre  type  de  fausses  prudes 
qui  feignent  de  détourner  les  attentions  galantes  et  disent  tout 
haut  :  «  \'oeillez  vous  ent  retraire,  »  mais  dont  les  yeux,  les 
les  gestes  démentent  les  paroles.  «  Celles  ne  sont  point  de 
nostre  escole  '  ».  D'ailleurs  il  est  impossible  qu'à  la  longue 
telle  coquette  ne  «  chee  en  blasme  ».  «  Mais  la  bonne  josne 
femme  saige  sera  ferme  en  ses  propos  »,  honnête  avec  elle- 
même  et  «  seront  ses  semblans  pareilz  aux  parolles  »  (482). 

Elle  ne  recevra  ni  don,  car  «  gui  doji  prcut  se  veut  »,  ni  mes- 
sage et  elle  montrera  à  l'importun  «  rechigné  visage  »  jusqu'à 
ce  qu'enfin  il  quitte  la  partie,  «  car  n'en  sera  ja  homme  si 
engrant  que,  s'elle  veut,  au  loncg  aller,  par  tenir  saiges  ma- 
nières, qu'il  ne  s'en  retraie  »  (  483). 

Et  que  nulle  ne  se  vante  de  ses  conquêtes,  c'est  contre  hon- 
neur %  mais  qu'au  contraire  elle  en  garde  le  secret.  Les  amou- 
reux éconduits  se  vengeraient  d'ailleurs  s'ils  savaient  qu'elle 
en  parle. 

1.  Mais  elles  seront  de  celle  de  Clément  Marot  : 

«  Un  doulx  nennv  avec  un  doulx  souhsrire 
Est  tant  honneste  ;  il  le  vous  faut  apprendre  ». 
De  Oui  et  ;/t';;//v,  LXVIII,  p.  29  édit.  des  Œuvres  coniplctes,  par  P.  Jannet, 
Paris,  s.  d. 

2.  Le  secret  absolu  gardé  en  matière  d'amour  était  la  première  règle  du 
code  de  l'amour  courtois.  Tous  les  écrits  du  moyen  âge  sont  pleins  de 
cette  injonction.  Voir  surtout  De  arte  honesle  aiiuvidi  d'André  le  Chapelain, 
ou  les  traductions  qu'en  fit  Drouaa  de  la  Vache  au  xive  siècle,  et  l'analyse 
de  l'amour  courtois  que  M.  A.  Jeanroy  tait  avec  tant  de  finesse  dans  son 
Elude  des  Chansons,  page  375  (Petit  de  JuUeville,  tome  I)  :  «  La  discrétion 
ne  lui  est  pas  seulement  commandée  par  la  prudence,  mais  aussi  et  surtout 
par  la  nature  d'un  sentiment  si  délicat  que  la  moindre  publicité  le  prota- 
ncrait.  n 


IjO  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

Quand  la  jeune  dame  va  dans  le  monde,  aux  festes,  aux  assem- 
blées, qu'elle  se  fasse  accompagner  à'aucienues  respectables,  car 
s'il  arrive  quelque  fâcheuse  aventure,  «  le  blâme  ou  le  diffame 
ne  cherra  pas  sur  elle  ». 

«  Et  se  doivent  garder  des  compaignies  qui  ne  sont  pas  bonnes  ne 
honnestes  ne  en  asssemblees  faittes  en  jardins  ou  autres  lieux  par 
prélats,  ne  par  seigneurs,  ne  autres  faittes  sous  quelque  umbre  de 
festover  gens,  et  que  ce  soit  pour  aucune  machinacion  de  quelque 
hrouillerie,  ou  pour  elles  pu  pour  d'autres  ». 

La  fête  donnée  à  Vannes  dans  un  jardin  par  le  duc  de  Bre- 
tagne, jaloux  de  Clisson,  et  pendant  laquelle  le  duc  essaya  de 
faire  tuer  le  connétable  au  beau  milieu  d'une  danse,  serait  un 
exemple  authentique  de  ces  «  brouilleries '  ».  Castiglione 
dans  son  Cortigiano  raconte  qu'un  cardinal  à  Rome  mena  ses 
visiteurs  danser  dans  son  jardin,  en  quoi  il  s'attira  les  railleries 
du  pape  qui  aurait,  lui,  montré  ses  trésors  d'art  pour  divertir 
ses  hôtes.  Ces  réunions  mondaines  dans  les  jardins,  si  en 
faveur  au  moyen  âge,  qui  se  sont  prolongées  jusqu'au 
xviii'^  siècle  en  Espagne,  et  dont  les  Cigarales  de  Tirso  de 
Molina  sont  un  intéressant  témoignage,  se  sont  aussi  conser- 
vées fidèlement  en  Angleterre  parmi  la  noblesse  normande  et 
nous  sont  revenues,  comme  bien  d'autres  choses,  sous  le  vête- 
ment britannique  du  «  garden-party  ». 

Les  «  miauvais  parlers  »,  les  médisances  inspirent  une  sorte 
de  terreur.  C'est  l'ennemi  invisible  toujours  aux  aguets,  contre 
lequel  on  est  sans  défense,  u  Quantes  contrées,  quantes  bonnes 
personnes  ont  elles  esté  destruites  parfaulx  rapports  (  394)  !  » 
Christine  en  a  souffert  comme  fille  et  comme  veuve.  N'a-t-elle 
pas  vu  son  bon  père  Thomas  éloigné  de  la  cour  et  mourir  en 
disgrâce  et  dans  la  pauvreté  par  la  faute  «  des  envieux  mes- 
disans  »  ?  Et  lorsque  son  cœur  pleurait  la  perte  «  d'ycellui 
très  bon  que  Fortune  lui  toli  en  fleur  de  jeunesse  »  et  qu'elle 
se  chantait  cette  triste  cantilène  : 

I.  Grandes  Chroniques  de  Saint-Denis  publiées  par  P.  Paris,  p.  428. 


LES    MANIERES    HOXNESTES  I5I 

«  Seulette  suv  et  seulette  vucil  cstre, 
Seulette  suv,  sans  amv  demouree  ^), 

«  n'alla  on  pas  dire  par  la  ville  que  elle  amoit  par  amour  ?  » 
parce  que  pour  gagner  son  pain  et  celui  de  ses  petits  orphelins, 
elle  écrivait,  afin  de  plaire  à  sa  noble  clientèle,  ses  tendres 
ballades  et  ses  beaux  ditiez  d'amour  ? 

l-^ien  que  de  son  temps,  que  de  victimes  illustres  l'envie, 
plus  cruelle  que  «  morsure  venimeuse  de  serpent  »,  fit  tom- 
ber !  Cette  douce  Blanche  de  Bourbon,  belle-sœur  de  Charles  V, 
qui,  sans  révolte,  mourut  avec  un  cri  d'amour  pour  sa  France 
lointaine  : 

«  Si  cl  rev,  mi  scnor,  lo   manda, 

Haga  se  lo  que  ordeno. 


O  Francia,  mi  nobretierra  ! 
O  mi  sandre  de  Borbon  '  !  » 


Valentine  de  Milan,  trop  belle  et  trop  pure  pour  la  cour 
■  d'Isabeau,  et  dont  les  ennemis  s'efforcèrent  de  flétrir  l'honneur, 
Hugues  Aubriot,  Bureau  de  la  Rivière,  Jean  de  Montagu,  le 
chancelir  d'Orgemont,  le  prévôt  Guillaume  de  Tignonville,  et 
plus  tard,  Gerson,  l'chi  des  chis.  Il  semblait  alors  que  la  vie, 
l'honneur  fussent  à  la  merci  d'un  coup  de  langue  : 

«  Trop  a  bon  los,  et  nequedent 
«  Un  pou  i  puis  fikiés  le  dent 
«  Por  mordre  en  amenuisant  -.  » 

«  Et  de  tant  que  la  femme  est  meilleur  et  plus  vertueuse, 
tant  l'y  fait  envie,  souvent  advient,  greigneur  guerre  »  (165). 

Ne  pourrait-on  voir  dans  cette  remarque  une  allusion  au  sort 
de  la  douce  ^'^alentine,  exilée  de  la  cour  d'Isabeau  parce  que 
sa  vertu  y  fiiisait  tache  ? 

1.  Romances  cspiu^noles,  relutives  à  Picne-le-Cniel,  publiées  dans  le  Piin- 
ihéoii  Litlcraire,  Paris,  1841. 

2.  Miserere,  CXVIII,  édit.  Van  Hamcl,  Bibl.  de  l'Ecole  des  Mautes- 
Etudes,  Paris,  1885. 


152  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

Le  Mciiagici  nous  apprend  que  pour  éviter  le  blâme  «  les 
reines  ne  lisent  elles  meismes  aucunes  lettres,  sauf  celles  du 
roy  ».  Si  les  reines  étaient  obligées  à  de  telles  précautions  pour 
garder  intact  l'honneur  de  leur  nom,  que  devait-ce  être  pour 
les  simples  femmes,  pour  les  bourgeoises,  exposées  à  la  mal- 
veillance ou  à  la  convoitise  des  voisins,  des  grands,  des 
envieux  ?  Et  quelle  voie  de  redressement  leur  restait-il  ? 
Aucune.  Cette  prudence  si  minutieuse,  ^i  persévérante,  recom- 
mandée par  Christine  de  Pisan,  était  donc  nécessitée  par  l'état 
des  mœurs. 


QUATRIEME  PARTIE 


EDUCATION   ET  INSTRUCTION 
DE  LA  JEUNESSE 


CHAPITRE  PREMIER 


LES    ENFANTS 


Le  Livre  des  Trois  Vertus  n'étant  pas  un  tmité  de  bonnes 
mœurs  destiné  aux  enfants,  nous  ne  trouvons  d'instructions 
qui  les  concernent  que  d'une  manière  indirecte,  soit  dans  les 
devoirs  des  mères.  Qu'on  lise  les  Chastoieiiiens  et  les  Miroirs 
de  cette  époque,  ou  les  Ei!scig)icnie}is  à  ses  filles  du  sire  Geof- 
froy de  la  Tour-Landry,  ou  ceux  du  Ménagier  de  Paris  à  sa 
jeune  femmme,  on  est  frappé  de  la  sécheresse  de  leur  langage 
dès  qu'ils  abordent  ce  sujet.  On  dirait  que  nulle  fibre  ne  tres- 
saille dans  leur  cœur  endurci,  qu'aucun  n'est  ému  par  la  grâce 
de  ces  petits  êtres.  Le  moyen  âge  n'a  point  de  poète  qui  ait 
chanté  «  le  doux  sourire  »  de  l'enfant, 

«  Sa  douce  bonne  foi,  sa  voix  qui  veut  tout  dire. 
Ses  pleurs  vite  apaisés...  » 

Philippe  de  Novare  est  bien  dans  le  ton  des  pédagogues, 
ses  confrères  :  discipline,  châtiments,  verge,  arrêts  : 

«  Ne  l'en  ne  doit  pas  mostrer  a  son  antant  grant  samblant 
d'amor  ;  car  il  s'an  orguillit,  et  en  prant  baudor  de  mal  faire.  S'il 
fait  mal,  il  faut  asprement  chastier  et  reprandre  de  langue,  et  se  il 
por  tant  ne  se  retrait,  lis  chastiz  doit  estre  de  verge  ;  et  si  ce  ne 
vaut,  si  soit  en  prison  ;  po  d'anfant  périssent  por  chastier,  et  trop 
por  soffrir  lor  maies  anfances  '.  » 

Heureusement  que  le  bon  évèque  de  Rennes  est  là  pour 
nous  empêcher  de  nous  apitoyer  sur  le  sort  de  ces  pauvres 

I.  Les  Quatre  di^cs  de  F  homme,  ^  8. 


1)6  LE    LIVRE    DES    TROLS    VERTUS 

petits  d'autrefois  et  nous  montrer  que  cette  sécheresse  n'est 
qu'une  attitude  ;  on  prêche  la  sévérité  là  où  elle  manque  le 
plus. 

«  Bon  sunt  li  effant  a  aveir 

«  duant  il  unt  et  scn  et  aveir. 

«  Por  els  norrissent  leur  aveir. 

«  Mais  une  rien  sai  bien  de  veir 

«  Que  il,  et  père  et  mère,  afolent 

«  Quant  ilz  les  baisent  et  acolent  ; 

«  Por  els  robent  et  por  els  tolent, 

«  Por  els  en  pruntentet  ne  soient, 

«  Lor  cors  en  usent  et  travaillent, 

«  Gages  prennent  et  gages  baillent  ' .  » 

Christine  a  été  aimée,  choyée,  par  sa  mère  et  par  son  père, 

et  elle  fut  à  son  tour  une  tendre  mère  pour  ses  petits  orphe- 
lins. 

Elle  se  reporte  avec  émotion  dans  sa  Miitacion  de  Fortune^ 
aux  jours  de  son  enfance  : 

401   «  Si  tu  comme  fille  nommée, 
Et  bien  nourrie  et  bien  amee 
De  ma  mère,  a  joveuse  chiere  ; 
Qui  m'ama  tant  et  tint  si  chiere 
Que  elle  meismes  me  alaicta. 


Et  doulcement  en  mon  enfance 
Me  tint...  » 


On  aime  à  recueillir  ces  témoignages  de  la  tendresse  ou 
de  la  faiblesse  des  parents  à  une  époque  qu'on  accuse  trop 
souvent  de  brutalité  à  l'égard  des  faibles.  Que  les  punitions  en 
famille  ou  à  l'école  aient  pris  habituellement  la  forme  de  coups  ', 

1.  Le  Livre  des  Manières,  par  Etienne  de  Fougères.  Quatrain  CCXCVIII. 
Hdit.  F.  Talbert,  Angers,   1868. 

2.  Bibl.  Xat.,  f.  fr.,  ms.  9508. 

5.  A  preuve,  la  fonction  du  «  correcteur  »  dans  les  collèges,  fonction- 
naire spécialement  chargé  d'administrer  les  coups  aux  élèves.  Une  bourse 


LES    ENTANTS  I57 

cela  n'est  pas  douteux  ;  les  tempéraments  étaient  plus  violents 
que  de  nos  jours  et,  grâce  aux  exercices  physiques  énergiques 
dont  nos  pères  étaient  amateurs,  leur  sensibilité  était  moins 
à  fleur  de  peau  que  la  nôtre  ou,  du  moins,  ils  ne  mettaient  pas 
leurs  susceptibilités  où  nous  mettons  les  nôtres.  Un  bon  Icr- 
îhon  humiliait  moins  que  tel  coup  de  langue  ou  tel  reproche. 
Christine  de  Pisan,  dont  nous  allons  vanter  la  douceur  dans 
son  système  d'éducation,  conseille  à  son  fils  Jean  de  battre 
ses  enfants  s'ils  ne  veulent  obéir'.  Mais  les  coups  sont  absents 
du  Livre  des  Trois  Vertus.  Si  l'enfant  (t  mesprend  »  la  mère  ou 
le  maître  «  le  reprendra  très  fort  et  asprement...,  le  menacera 
de  paroles...  »  et  c'est  tout;  ni  verge,  ni  férule.  Etant  femme 
et  mère,  et  plus  personnelle  que  les  moralistes  de  son  temps, 
il  a  fallu  que  ses  sentiments  se  fissent  jour,  que  les  rigueurs 
traditionnelles  s'atténuassent,  mais  on  dirait  qu'elle  aussi  se 
contraint;  les  signes  de  la  douceur  maternelle  sont  rapides  et 
fugitifs. 

«  La  saigc  dame,  qui  cliicrL'iTicnt  les  avniera,  sera  dilligente  que 

ilz  soient  bien  endoctrinez (i  56).  Sy  les  doit  bien  tenir  chière- 

ment  et  est  grant  les  de  dire  qu'elle  en  soit  soingneuse....  11  est 
chose  naturelle  et  accoustumee  que  toutte  saigc  mère  a  seing  du 
gouvernement  et  de  la  doctrine  de  ses  enlans  »  (162). 

La   mère  s'occupera  elle-même   de   la   nourriture  et  de  la 
santé  de  ses  enfans.  Point  de  gâteries  ni  de  «  mignotises  », 
ce   car,   en  vérité,  c'est  une  chose  qui  moult  lionnist  les  entans  des 


accordée  par  le   roi    de    France   au  collège  de   Navarre  était  consacrée  à 
«  l'achapt  de  verges  pour  la  discipline  scholastique  ». 

«  Je  ne  craignois  non  plus  le  fouet  que  si  ma  peau  eût  été  de  1er  »  disait 
Françion  (Charles  Sorel,  Histoire  de  Francien,  p.  129),  cité  par  A.  Fran- 
klin, page  214,  dans  son  Diclionnaire  historique  des  arts,  métiers  et  profes- 
sions, Paris,  1906. 

I.  «  Tes  filz  faiz  a  l'escoUe  apprendre 

«  Bas  les  si  tu  les  voiz  mesprendre 
«  Tiens  les  subjez  et  en  cremour 
«  Et  leur  celcs  ta  grant  amour  ». 
Enstigneniens  moraux,  tome  III  ;  Œuvres  poétiques,  éd.   par  M.  Maurice 
Roy,  Paris,  1884- 1896. 


158  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

bonnes  villes,  et  c'est  grand  pechic  a  pères  et  a  mères...  et  ïW.  sont 
aucunes  fois  occoison  de  leur  mal  et  perdicion  »  (558). 

Si  ces  enfants  sont  confiés  aux  soins  d'un  gouverneur  ou 
d'une  femme,  il  incombe  à  la  mère  de  s'assurer,  de  ses  yeux, 
que  ceux-ci  remplissent  bien  leur  devoir  et  non  pas  de  «  s'en 
attendre  au  rapport  d'autruy  ».  Elle  les  visitera  souvent  en 
leurs  chambres  «  et  verra  couchier  et  lever  et  jugera  comment 
ilz  seront  ordonnez  ».  Elle  portera  une  attention  plus  grande 
encore  à  «  tout  ce  qui  touche  discipline  de  meurs  et  d'ensei- 
gnemens  que  au  gouvernement  du  corps  »  (155). 


CHAPITRE  II 

LES    GARÇONS 

Il  appartient  au  père  de  procurer  à  ses  fils  maîtres  et  gouver- 
neurs. Mais  il  a  tant  de  charges  diverses  que  la  mère  doit  le 
seconder  en  cette  tâche.  Elle  les  surveillera  de  près;  tâchera  de 
voir  s'ils  sont  de  bonne  vie  et  mœurs,  s'ils  ne  donnent  que  de 
bons  exemples,  si  leur  influence  est  salutaire  «  car  l'enseigne- 
ment que  l'enfant  retient  en  sa  première  jeunesse,  il  en  a 
communément  recort  toutte  sa  vie  ».  (i6o).  Christine,  pour 
qui  Charles  V  est  un  modèle  de  sagesse  et  d'honneur,  rapporte 
un  beau  trait  de  la  vigilance  royale  sur  l'esprit  de  ses  enfants  : 

«  Dont  fut  une  fcnz  rapporté  au  rov  que  un  chevalier  de  sa  court, 
jeune  et  jolis  pour  le  temps,  avoit  le  dauphin  instruit  à  amours  et 
vagueté  ;  le  roy,  pour  celle  cause,  le  chaça  et  deffendy  sa  présence 
et  celle  de  sa  femme  et  enfens  '.  >■> 

Ils  apprendront  d'abord  à  servir  Dieu  %  puis  seront  «  ensei- 
gnez en  lettres  ». 

«  Et  mectra  paine,  la  saige  dame,  que  il  plaise  au  père  que  Hz 
soient  introduits  au  latin  et  que  aucunement  sentent  des  sciences, 
laquelle  chose  est  moult  convenable  a  enffans  de  princes  et  de  sei- 
gneurs »  (156). 

On  voit  que  Christine  de  Pisan,  comme  Eustache  Des- 
champs, n'était  pas  d'avis  à  ce  que  la  science  fût  l'apanage 
exclusif  des  clercs.  Jean  de  Salisbury  dans  son  Polycraiiais 
avait  déjà  dit  :  «  roy  non  lectré  est  aussi  comme  un  asne  cou- 
ronné »  (Livre  VI). 

I.  Charles  V,  ch.  xxviii,  liv.  I. 


3  60  LE    LIVRE    DES    TROLS    VERTUS 

L'étude  du  latin  était  indispensable  à  quiconque  se  piquait 
<l'ètre  tant  soit  peu  lettré,  puisque  les  œuvres  écrites  en  langue 
romane  étaient  à  cette  époque  la  minorité,  malgré  l'active 
école  de  traduction  qu'avait  inaugurée  Jean  II,  et  singulière- 
ment encouragée  Charles  \.  Le  latin  était,  comme  il  l'est 
encore,  du  reste,  quoiqu'à  un  moindre  degré,  la  langue  univer- 
selle, la  seule  qui  pût  servir  aux  écoliers,  professeurs,  docteurs, 
aux  diplomates,  aux  grands  seigneurs  dans  leurs  nombreux 
voyages   en  contrées  étrangères. 

«  Ce  langage  est  propice  pour  converser  ensamble 
Quant  le  parler  de  l'un  a  l'autre  ne  ressemble  '.  » 

L'étude  n'en  était  pas  très  répandue  parmi  les  gens  du 
monde  car  Charles  ^"  lui-même,  «  tout  ameur  de  sapience  » 
qu'il  se  montrât,  ne  put  suivre  les  belles  périodes  de  Pé- 
trarque ^  lorsque  celui-ci,  en  1361,  prononça  à  la  cour  de  France 
sa  harangue  sur  la  Mutabilité  de  la  Fortune  ;  et  l'une  des  rares 
louanges  accordées  au  jeune  duc  de  Guyenne,  fils  de  Charles  VI, 
par  Nicolas  de  Baye  et  Félibien,  c'est  qu'il  «  s'entendait  en 
latin  ». 

Par  «  qu'ilz  sentent  des  sciences  »,  Christine  devait  entendre 
acquérir  une  idée  générale  de  l'état  des  sciences  telles  qu'on 
les  trouvait  rassemblées  pêle-mêle  dans  les  Encyclopédies  du 
temps  comme  les  Propriétés  des  Choses,  translatées  du  moine 
anglais  Barthélémy  par  Jean  Corbichon,  le  Livre  de  Sidrach, 
Vlmage  du  Monde  de  Gautier  de  Metz,  le  Trésor  de  Brunetto 
Latini,  le  Secret  des  Secrets,  les  Jeux  d'Echecs  moralises  de 
Jacques  de  Cessoles,  et,  selon  les  cas,  les  ouvages  spéciaux  de 
vulgarisation  tels  que  le  Livre  des  Profits  Champestres  de  Pierre 
de  Crescens,  la  Somme  rurale  de  Jean  le  Boutillier,  ou  le  Grant 
Coustumier  de  Jacques  d'Ableiges,  le  Décret  de  Gratien,  ou 
le  Livre  de  Chevalerie,  de  Jean  de  Meun,  traduit  de  Végèce.  Les 


1.  ArclnJogie  Sopt)ie  de  Jacques  Legrant.  Bibl.  Xat.,  f.  fr.,  ms.  143,  f.  574 

2.  Il  lisait  cependant  le  latin,  et  sesen-ait  toujours,  dit  Christine  dansson 
CLniries  F,  de  sa  bible  latine. 


LES    GARÇONS  l6l 

Calendriers  ou  Composts,  si  curieux,  fournissaient  aussi  leur 
apport  de  notions  usuelles. 

Les  compilations  mi-historiques,  mi-légendaires  jouaient 
aussi  un  grand  rôle  dans  l'instruction  de  la  jeunesse:  «  Hys- 
loires  des  Hehrienx,  ou  la  Bible  bxsloriee  de  Pierre  le  Man- 
geur, Histoire  des  Assirieiis,  des  Roiiiinains  ;  Chrouigiies  des 
François,  des  Bretons,  etc..  '  Puis  les  livres  dits  «  classiques  » 
qu'on  s'était  repassés  de  génération  en  génération  avec  des 
textes  de  plus  en  plus  corrompus,  étouffés  sous  les  gloses 
des  commentateurs  ou  celles  d'audacieux  copistes,  —  et  dont 
les  continuateurs  de  Pierre  de  Bressuire,  de  Pierre  d'Aillv,  de 
Nicole  Oresme  s'efforçaient  de  reconstituer  dans  leur  pureté 
primitive,  —  absorbaient  la  plus  grande  part  de  l'attention  des 
maîtres  :  les  Dionisviis  Catonis,  les  Ethiques  et  Politiques,  les 
Morales  d'Aristote,  la  Consolacion  de  Boèce,  Valère  Maxime, 
Tite-Live,  YArs  aniandis,  d'Ovide,  la  Cité  de  Dieu,  de  saint 
Augustin,  le  Polycraticus,  de  Jean  de  Salisbury,  étaient  les  plus 
répandus.  Les  livres  de  piété  et  de  morale,  les  romans  his- 
toriques ou  d'amour,  les  chansons  de  geste,  les  contes  à  rire, 
lais,  diriez,  les  romances,  chansons  et  pastourelles  étaient  fort 
nombreux,  et  la  lecture  récréative  de  ce  temps-là,  comme  celle 
de  nos  jours,  n'avait  que  l'embarras  du  choix-.  Même  aux 
environs  de  l'an  1400,  le  maître,  s'il  le  voulait,  pouvait  initier 
son  élève  aux  mvstères  compliqués  de  la  grammaire  française, 
grâce  au  Douait  frauçois  du  clerc  Barton  '. 

Une  fois  ses  enfants  placés  sous  l'autorité  des  maîtres,  la 
mère  s'efface  un  peu,  mais  veille  toujours. 

1.  Vision,  fol.  59  vo.  «Me  pris  aux  hystoircs  anciennes  dès  le  commen- 
«  cernent  du  monde,  les  hystoires  des  Hebrieux,  des  Assiriens  et  des  prin- 
«  cipes  des  seigneuries,  procédant  de  l'une  et  de  l'autre  et  descendant  aux. 
«  Rommains,  des  François,  des  Bretons  et  autres  pluiseurs  hystorio- 
«  grafes...  »  Voir  aussi  un  article  de  M.  Paul  Meyer  dans  la  Roiinuiia,  XIV, 
page  I  et  suiv.,  Les  premières  conipilatioiis  françaises  de  l'Histoire  ancienne. 

2.  Pour  l'instruction  d'un  jeune  seigneur  de  ce  temps,  on  trouvera  d'in- 
téressantes pages  dans  le  livre  de  M.  P.  Champion,  Vie  de  Ct)arles  d'Or- 
léans, aux  cliapitrcs  11  et  xvii,  Paris,  191 1. 

3.  Voir  l'article  de  M.  Brunot  sur  la  langue  française  dans  Petit  de  Julle- 
villc,  tome  II,  p.  530. 


lé2  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

«  Elle  vouldra  que  ses  dis  enfans  soient  souvent  menés  vers  elle  ; 
considérera  leurs  manières  et  fais  et  dis  ;  les  araisonnera  pour 
sentir  de  leur  entendement  et  de  leur  savoir  »  (158). 

N'est-ce  pas  une  jolie  idée  que  celle  de  ces  petits  examens 
où  une  mère  adroite,  tout  en  écoutant  les  menus  bavardages 
et  les  naïves  confidences  de  ses  enfants,  tâte  de  leurs  progrès 
et  s'assure  de  la  méthode  ? 

Cette  mère  si  vigilante  pourvoit  ainsi  au  bien-être  du  corps 
et  au  développement  rationnel  de  l'esprit  de  son  enfant.  En 
même  temps  elle  lui  inculque  des  habitudes  de  discipline  et 
de  respect. 

Il  faut  qu'ils  «  apprennent  a  des  heures  régulières  et  compe- 
tans  »  ;  qu'il  y  ait  temps  pour  le  travail  et  temps  pour  le 
soûlas.  «  Elle  se  fera  craindre  et  vouldra  qu'iiz  lui  portent 
honneur  ».  Elle  sait  bien  que  la  courtoisie  entre  les  membres 
d'une  même  famille,  les  formes  respectueuses  dans  les  rela- 
tions entre  enfants  et  parents  ne  font  qu'embellir  et  fortifier 
les  liens  d'affection  qui  les  unissent.  D'ailleurs,  en  bonne  péda- 
gogie, la  fiimille  doit  être  l'école  des  relations  mondaines  %  et 
les  bonnes  manières^  devenir  une  seconde  nature  dès  les  jeunes 
années. 


I.  Les  écrits  du  temps  sont  pleins  d'indices  sur  les  habitudes  de  fine 
politesse  que  les  membres  d'une  tamille  avaient  vis-à-vis  l'un  de  l'autre. 

Les  enfants  s'agenouillaient  devant  leurs  parents  pour  les  saluer  ou  pour 
obtenir  une  grâce.  La  sympathique  gouvernante  du  Livre  des  Trois  Vertus, 
dame  Sebille,  qui  allègue  son  impotence  et  sa  vieillesse  afin  de  s'éloigner 
de  sa  jeune  maîtresse,  humblement  s'agenouille  devant  celle-ci  lorsqu'elle 
vient  prendre  son  congé. 

«  Qui  aimez  vous  le  plus  »,  demande  la  dame  des  Belles-Cousines  au 
petit  Jehan  de  Sainctré.  —  «  C'est  Madame  ma  mère  ». 

«  Et  un  matin  «  madame  sa  femme,  qui  estoit  une  bonne  et  dévote  dame, 
luv  dit  :  (cMon  amy  et  mary,  j'ai  ouy  au  matin  que  vous  disiez  ou  qu'on 
«  vous  disoit  ces  mots  contenus  en  mes  heures,  ou  il  y  a  :  Surgite 
«  cum  sederetis,  qui  manducatis  panent  dohrîs.  Qu'est-ce  a  dire  ?  »  Et  le  bon 
«  seigneur  luy  respoudit  :  «  Ma  mie,  nous  avons  onze  enfans,  et  est  bien 
«  mestier  que  nous  priions  Dieu  qu'il  nous  doint  bonne  paix...  » 

Anecdote  racontée  par  Juvénal  des  Ursins  sur  ses  propres  parents.  His- 
toire de  Charles  VI,  roi  de  France,  p.  482. 


LES    GARÇONS  1^3 

A  côté  de  l'enseignement  purement  livresque,  Tappren tissage 
de  la  vie,  sous  ses  aspects  variés,  commençait  pour  les  gar- 
çons et  pour  les  filles,  et  se  continuait  jusqu'à  ce  que  le  com- 
plet épanouissement  des  forces,  de  la  grâce,  de  Thabileté 
technique  fût  atteint  (137). 

«  Et  vouldra  aussi,  quant  leur  eaige  croisteni  et  que  ilz  aront 
entendement,  que  ilz  soient  admonnestez  des  choses  du  iiioiidc'  et  du 
goiivcnieiiieiit  qui  leur  afliert,  et  de  toutes  choses  qui  a  prince  appar- 
tiennent a  savoir.  » 

Les  choses  du  monde  et  du  gouvernement!  \'oilà  deux  mots 
qui  ((  en  disent  plus  gros  qu'ils  ne  sont  ».  C'était  taire, 
d'abord  en  ce  qui  concerne  le  monde,  autant  de  petits  Jehan  de 
Saiuctré.  C'était  apprendre  l'art  de  monter  à  cheval,  de  porter 
et  de  manier  les  armes;  l'escrime,  tous  les  exercices  phvsiques 
qui  pouvaient  donner  au  corps  la  force,  l'agilité,  la  souplesse 
et  l'endurance  ;  c'étaient  les  arts  d'agréments  :  danser,  chanter, 
savoir  parler,  conter,  tourner  un  tin  compliment  aux  dames, 
jouer  de  la  vielle,  de  l'épinette  ou  de  tout  autre  instrument 
de  musique  pour  accompagner  ses  chansons  ou  ses  caroles. 
Ajoutons  à  cela  l'art  de  la  guerre,  la  défense  ou  l'attaque  d'un 
château  ;  être  capable  d'administrer  ses  terres,  ses  revenus  et 
pensions  et  tenir  l'œil  ouvert  sur  les  comptes  et  rapports  des 
trésoriers,  receveurs,  baillis  et  prévôts. 

Nul  ne  pouvait  se  targuer  d'être  bon  chevalier  s'il  n'excellait 
dans  tous  les  jeux  et  exercices  et  ils  étaient  nombreux  :  le 
jeu  de  la  paume,  resté  si  longtemps  une  passion  française  % 
et  contre  lequel  les  ordonnances  répétées  de  Charles  V  et  de 
Charles  M  furent  vaines  : 

Ordonnance  du  22  janvier  1597  : 


I.  Joseph  Strutt,  dans  Sports  ami  Paslinies,  Londres,  1876,  raconte  que 
le  duc  de  Bourgogne,  Philippe  le  Hardi,  était  si  passionné  pour  ce  jeu  que, 
ayant  perdu  dans  une  partie  contre  le  duc  de  Bourbon  tout  ce  qu'il  avait  d'ar- 
gent, c'est-à-dire  soixante  francs,  il  laissa  en  gage  sa  ceinture  et  peu  de  temps 
iiprès  il  perdit  encore  quatre-vingts  francs  avec  le  comte  d'Eu  au  même 
jeu  (p.  160). 


1^4  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

«  interdisant  le  jeu  de  palmes  ou  de  boule  les  jours  ouvrables,  et  de- 
ne  plus  s'y  livrer  que  le  dimanche,  sous  peine  de  prison  et  d'amende 
arbitraire,  dont  les  dénonciateurs  auront  le  quart  », 

—  car  le  peuple  de  Paris  y  gaspillait  et  son  temps   et  ses 

biens  '. 

Les  jeux  de  houle,  de  palets,  de  quilles  ont  joui  aussi 
d'une  faveur  excessive  ;  celui  de  la  soûle,  choule  ou  choie, 
qui  était  le  foot-ball  du  moyen-age,  et  dont  les  équipes  rivales 
se  recrutaient  parmi  les  gars  de  deux  villages  voisins  et,  presque 
toujours  ennemis;  le  jeu  de  crosse,  qui  consistait  à  chasser  la 
balle  avec  un  bâton  recourbé,  et  qui  est  si  en  foveur  aujour- 
d'hui parmi  la  jeunesse  des  deux  sexes  aux  Etats-Unis  —  le 
oolf,  qui  nous  est  revenu  ces  dernières  années,  n'est  qu'une 
variété  de  l'ancien  «  cross  »  ;  —  le  jeu  de  mail  (croquet)  et 
tant  d'autres  qui  ont  tait  les  délices  de  la  robuste  jeunesse 
d'il  y  a  cinq  ou  six  cents  ans'. 

Comine  jeux  d'intérieur,  le  chevalier  se  devait  d'être  expert 
aux  tables,  aux  échecs,  au  tric-trac,  et,  quand  il  était  dans  «  les. 
chambres  des  dames  »,  il  ne  dédaignait  pas  de  s'associer  aux 
petits  jeux  à  forfoits  pour  recueillir  par-ci,  par-là,  un  baiser  que 
la  chance  lui  envoyait. 

Il- ne  faut  pas  oublier  une  autre  passion  de  l'ancienne  société, 
qui  lui  donnait,  en  temps  de  paix,  les  fortes  émotions  de  la 
guerre  :  la  chasse.  La  science  de  la  vénerie  et  de  la  fauconne- 
rie, dont  il  nous  reste  tant  de  traités,  n'était  lettre  close  pour 

1.  Il  faut  croire  que  les  temmes  s'en  mêlaient  aussi,  car  E.  Pasquier 
parle  de  «  Margot,  la  fameuse  joueuse,  qui  vint  de  Hainaut  à  Paris  en  1427, 
et  jouait  mieux  qu'oncques  homme  ;  et  avec  ce  jouait  de  l'avant-main  et 
l'arrière-main  très  puissamment...  et  y  avoit  peu  d'hommes  qu'elle  ne 
gagnast  >^.  Kecherches  de  la  France,  ch.  xv,  p.  382.  Cf.  Journal  iVun  Bourgeois 
de  Paris,  p.  222. 

2.  Voir  Les  Sports  de  l'ancienne  France  de  M.  Jusserand,  Revue  de  Paris, 
1900,  juillet-décembre,  et  Siméon  Luce  :  La  France  pendant  la  Guerre  de 
Cent  Ans.  Paris,  1890  94,  et  Sports  and  Pastimes  de  J.  Strutt,  Londres,  1876. 
Il  faut  se  garder  d'oublier  Les  Jeux  de  Gargantua,  ch.  xxii,  tome  I,  édit. 
Marty-Lavaux,  Paris  1868,  où  Rabelais  nous  accable  avec  une  liste  de 
deux  cent  dix-sept  jeux. 


LES    GARÇONS  I65 

personne  et  les  dames  rivalisaient  de  zèle  avec  leurs  seigneurs 
-dans  l'art  de  «  voler  » 

Quand  le  jeune  chevalier  avait  ainsi  parachevé  cette  éduca- 
tion, il  était  digne  de  commencer  sa  carrière  et  d'aller 
«  expletier  pour  avancer  son  honneur  ».  On  voit  que  le  type 
du  cortegiano  n'a  pas  eu  besoin  de  surgir  en  pied  du  cerveau  de 
Castiglione  et  qu'il  n'est  pas  un  produit  purement  italien.  L'an- 
cêtre français  n'a  pas  la  grâce  raffinée,  la  culture  exquise  du 
courtisan,  mais  c'est  le  don  de  l'Italie  de  la  Renaissance  d'em- 
bellir tout  ce  qu'elle  touche  et  de  le  frapper  du  cachet  de 
suprême  beauté. 


CHAPITRE  III 

LES     JEUNES     FILLES 

L'instruction  des  filles  •  était  moins  variée  que  celle  de  leurs 
frères. 

«  Quant  sa  fille  sera  en  cage,  vouldra  que  elle  aprengne  a  lire. 
Apres  ce  que  elle  sara  ses  heures  et  son  service,  que  on  lui  admi- 
nistre livres  de  devocion  ou  qui  parlent  de  bonnes  meurs  »  (i6o). 

La  licence  des  romans  d'amour  pouvait  être  poussée  très 
loin  et  quelque  romanciers  du  moven  âge  le  cèdent  à  peine  à 
certains  écrivains  du  xix"  siècle  dans  la  crudité  de  leurs  tableaux. 
Aussi  Christine  les  proscrit -elle  avec  véhémence.  Gerson 
demandait  même  que  la  loi  frappât  l'écrivain  coupable  de  tels 
écarts,  et  Philippe  de  Maizières  dans  Le  Songe  du  Vieil  Pclerin, 
composé  en  1389,  fitit  ainsi  parler  la  reine  J^erité  à  son 
«   jeune  taucon  aux  blanches  belles   »,   qui   n'est  autre  que 


I .  Christine  exprime  nettement  ses  idées  sur  l'instruction  des  filles  dans 
la  Cité  :  elle  ne  les  répète  pas  ici.  Elle  avait  déjà  dit  :  «  Thomas  de  Pisan, 
le  grand  naturien  et  philozophe,  ne  oppinoit  pas  que  femmes  fussent  pires 
par  apprendre  »  (Chemin  de  Long  Estude).  Mais  dans  la  Cité  (ch.  xxxvi), 
elle  revient,  avec  plus  de  complaisance  sur  l'opinion  de  son  père,  qui  était 
la  sienne  : 

«  Ton  père  qui  fut  grammairien  et  philozophe  n'était  pas  d'oppinion  que 
femmes  vaulsissent  pis  par  sciences,  ains  de  ce  que  encline  te  veoit  aux 
lettres,  si  que  tu  scés,  v  prenoit  grant  plaisir.  Mais  l'oppinion  de  ta  mère 
qui  te  vouloit  occupper  en  fillasses,  selon  Fusage  commun  des  femmes,  fut 
cause  de  l'empeschement  que  ne  fus  en  ton  enfance  plus  avant  boutée  es 
sciences  et  plus  parfont.  Si  ne  put  ta  mère  si  empeschier  le  sentir  des 
sciences  que  tu  par  inclinacion  naturelle  ne  aves  recueilli  a  tout  le  moins  de 
petites  gouttelettes,  desquelles  choses  je  tiens  que  tu  ne  cuides  pas  valoir 
mains,  ains  le  te  reputes  a  grant  trésor  ». 


LES    JEUNES    FILLES  iGj 

Charles  \i  :  Il  doit  bannir  de  sa  court  tous  ménestrels  et 
tous  faiseurs  de  dictiez,  hormis  ceux  qui  font  les  beaux 
dictiez  de  Dieu  et  de  la  A'ierge  Marie,  et  des  histoires  hon- 
n estes. 

ce  Que  tu  doyes  garder,  dit-elle,  de  trop  de  délit  es  escriptures  qui 
sont  Apocrifes,  et  des  Romans  qui  sont  remplis  de  bourdes,  de  folie, 
vanité  et  pechié,  et  qui  attrayent  le  lysant  souvent  a  impossibilité, 
sicomme  les  livres  de  Lancelot  et  semblables.  Hz  actraient  a  amer 
par  amours  ».  Mais  qu'il  prenne  son  plaisir  «  a  la  lecture  des  livres 
solempnels  comme  la  Bible,  Titus,  \'alerius  Maximus,  Senecque, 
Boece  de  la  Consolacion,  et  ceux  que  Nicole  Oresmes  a  translatez, 
les  Ethiques  et  Politiques,  et  toutes  autres  ystoires  des  payens  qui 
sont  auctentiques,  les  histoires  de  Joseph,  le  Polycriton  et  Polipo- 
menon  '.  » 

Le  programme  esquissé  pour  l'instruction  des  filles  est  bien 
sommaire  dans  ce  chapitre  ;  mais  il  s'étend,  se  complète  au  fur 
et  à  mesure  que  l'enfant  devient  jeune  fille,  puis  femme,  et 
nous  retrouvons  des  «  addenda  »  disséminés  tout  à  travers 
le  traité.  Il  n'est  pas  nécessaire,  pour  étudier  et  embellir  son 
esprit,  d'être  assis  sur  les  bancs  de  l'école  :  le  monde  est  une 
vaste  leçon.  L'habitude  de  la  lecture  qui  se  poursuit  toute  la 
vie,  est  aussi,  selon  Christine,  le  complément  nécessaire  des 
études  de  l'enfonce. 

La  seconde  étape  de  l'éducation  des  jeunes  filles  se  trouve 
au  chapitre  xxiv  du  livre  premier  :  «  Cy  devise  du  gouver- 
nement qui  doit  estre  baillié  et  tenu  a  josne  princesse  nou- 
vellement marvee  ». 

I.  Bibl.  Xat.,  f.  fr.  22542,  fol.  445. 


CHAPITRE  IV 


MARIAGES    POUR    LE    FUTUR 


L'âge  n'est  pas  fixé,  mais,  d'après  les  conseils  donnés  par  Chris- 
tine, les  jeax  et  récréations  proposés,  on  peut  imaginer  une 
fillette  de  huit  à  dix  ans,  ce  qui  était  un  nombre  d'années 
très  suffisant  pour  un  mariage  noble  '.  On  sait  que  les  préoccu- 
pations matrimoniales  furent  poussées  à  un  tel  excès  que  des 
mariages  furent  arrangés  avant  même  la  naissance  des  prin- 
cipaux intéressés  et  que  l'Eglise  dut  intervenir  pour  faire  cesser 
ces  trop  hâtifs  établissements. 

En  prenant  des  exemples  à  la  date  même  du  Livre  des  Trois 
Vertus  et  dans  l'entourage  de  la  jeune  princesse  à  qui  il  fut 
dédié,  nous  voyons  sa  petite  belle-sœur  Isabelle,  deuxième 
fille  de  Charles  VI  et  d'Isabeau,  épouser,  à  l'âge  de  sept  ans, 
Richard  II  d'Angleterre  qui  en  avait  trente-  ;  Jeanne,  sa  sœur, 
devenir  duchesse  de  Bretagne  à  l'âge  de  six  ans  ;  Michelle, 
une  autre  fille  royale,  entrer  à  l'âge  de  huit  ans  dans  la  maison 
de  Bourgogne,  comme  femme  de  Philippe,  frère  de  Marguerite. 

Marguerite  de  Bourgogne,  qui  épousa  le  dauphin,  Louis  de 
Guyenne,  le  30  août  1404,  et  qui  avait  alors  neuf  ou  dix  ans, 
était  déjà  une  petite  veuve.  On  lit  dans  Vltinéraire  de  E.  Petit  ' 


1.  Les  mariages  d'enfants  n'étaient  pas  une  coutume  propre  à  la  noblesse. 
La  bourgeoisie  et  le  peuple  la  pratiquaient  aussi.  Consulter  à  cet  égard 
ChiJd-Ma nitiges, dans EarJy  English  Text  Socieix,  séries  108, éd.  F.  Furnivall, 
London,  1897. 

2.  Devenue  veuve  en  1400,  elle  épouse  en  secondes  noces  son  cousin 
Charles  d'Orléans,  le  29  juin  1406.  Le  15  septembre  1409  elle  mourait 
après  avoir  donné  naissance  à  une  fille,  Jeanne,  et  au  mois  de  mai  1410, 
cette  même  petite  Jeanne,  âgée  de  9  mois,  était  fiancée  à  son  cousin  Jean, 
comte  d'Alençon. 

3.  Iliitc'nuic  des  Ducs  de  Bourgogne,  Paris,  1888. 


MARIAGES    POUR    LE    FUTUR  1 69 

à  la  date  du  13  avril  1396  :  «■  Ma  dame  la  dauphine  gite  a 
Dijon.  »  Et  elle  était  dauphine,  par  ses  fiançailles  avec  Charles, 
(mort  en  140 1),  avant  la  naissance  de  son  second  mari  Louis, 
(né  le  22  janvier  1397). 

Ces  mariages  «  pour  le  futur  »  conclus,  l'épousée  en  herbe, 
munie  de  son  douaire,  c'est-à-dire  de  sa  portion  de  l'héritage 
paternel,  «  ne  fut  ce  qu'un  chapel  de  roses  »,  passait  dans  la 
maison  de  son  petit  mari.  Elevés  ensemble,  ils  grandissaient 
côte  à  côte.  Suivant  la  fortune  et  la  «  haultesse  de  son  sei- 
gneur »  on  lui  composait  son  estât.  Une  dame  gouvernante, 
choisie  pour  son  bon  renom  et  sa  piété,  non  moins  que  pour 
son  sens  et  honneur  niondain,  était  chargée  de  son  éducation 
ainsi  que  de  son  instruction. 

«  Et  doit  estre  vcelle  assez  de  eage,  aftin  que  elle  soit  plus  sage 
en  meurs  et  plus  prisié  et  doubtee  mesmes  de  l'enfiint  que  elle  gou- 
vernera, et  aussi  de  tous  les  autres  de  la  court  plus  auctorisié  et 
plus  craincte,  combien  que,  par  adventure,  en  y  ara  a  la  court 
mainte  de  plus  grant  maistresse  ',  et  des  parentes  peut-être  de  la 
dicte  princesse,  mises  pour  honneur  et  compaignie  »  (246). 

En  somme,  de  haute  naissance,  de  mœurs  irréprochables 
d'aspect  à  la  fois  digne  et  aimable,  d'iige  mûr,  inspirant 
à  son  élève  et  aux  dames  de  la  cour,  peut-être  plus  haut  titrées 
qu'elle-même,  un  respect  qui  sert  de  frein,  telle  est  la  duègne 
idéale  de  Christine  de  Pisan. 

Ce  chapitre  xxiv  est  un  de  ceux  qui  reflètent  le  mieux 
l'histoire  des  mœurs  du  temps,  et  qui  témoignent  le  plus  du 
sens  pédagogique  de  l'auteur.  On  dit  généralement  qu'il  faut 
arriver  à  Montaigne  avant  de  rencontrer  un  système  d'éduca- 
tion où  la  douceur  joue  le  principal  rôle  entre  maitre  et  élève. 
Mais  celui  de  Christine  de  Pisan  est  tout  de  douceur  et  de 
tact  ;  il  n'a  pas  la  molle  liberté  de  celui  du  philosophe  gascon, 
on  y  sent  toujours  la  discipline,  une  volonté  ferme  qui  se 
cache  sous  des  sourires  et  des  paroles  aimables.  Elle  n'éveillera 

I.  C'est-à-dire,  de  plus  noble  lignage. 


lyO  LE    LIVRE    DES   TROIS    VERTUS 

pas  sa  pupille  aux  sons  du  violon,  on  se  défiait  un  peu 
de  l'effet  de  la  musique  sur  le  tempérament  féminin,  mais 
sitôt  éveillée,  «  elle  la  fera  saluer  Nostre-Seigneur,  la  Vierge 
Marie  »  (251).  La  prière  devait,  dans  sa  pensée,  comme  dans 
celle   de   Louise   de  Savoie,  «  embaumer  la  journée'  »,    car 

«  personne  qui  a  coustume  d'adresser  a  Dieu  ses  premières  parolles 
en  sov  levant  n'ara  ja  la  journée  mauvaise  aventure  »  (282). 

La  gouvernante  se  propose  ce  double  but  : 

I"  «  qu'elle  duise  et  maintiengne  sa  maistresse  en  santé,  gouver- 
nement et  bonnes  meurs,  si  tellement  que  nulles  voix,  ne  parolles 
puissent  sourdre  contre  son  honneur  (246)  ; 

2"  «  qu'elle  la  tiengne  en  amour  et  qu'elle  soit  en  sa  grâce, 
lesquelles  deux  choses,  c'est  assavoir  donner  correction  et  ensei- 
gnement a  josne  gent,  et  avoir  ensemble  leur  amour  et  grâce,  est 
souvent  moult  fort  a  faire  »  (246). 

Elle  dresse  son  plan  de  conduite  :  elle  usera  de  tact  et  de 
prudence  pour  ne  pas  heurter  de  front  les  volontés  de  l'enfant, 
l'amènera  doucement  et  par  degrés  à  l'observance  des  règles  et 
habitudes  quelle  jugera    le   mieux  adaptées  à    son  caractère, 

«  carde  la  manière  que  on  plove  la  verge  quant  elle  est  josne  si- 
comme  on  veult,  elle  demeure  ainsi  a  tousjours  —  et-  pour  ce,  de 
loings  et  non  mie  tôt  a  cop,  que  la  verge  ne  brise,  vra  querre  ses 
commencemens  pour  venir  et  attaindre  a  ses  conclusions  »  (247). 

La  gouvernante  a-t-elle  le  dessein  de  faire  de  sa  petite  maî- 
tresse un  modèle  de  bonnes  manières  et  de  fine  courtoisie  ? 
Qu'elle  soit  la  première  polie,  courtoise  et  aimable.  L'exemple 
est  contagieux.  Elle  mettra  donc  en  pratique  toutes  les  règles 
du  savoir-vivre  que  nous  avons  déjà  vues  à  propos  du  regard, 
de  la  voix,  de  la  démarche,  de  la  contenance,  des  gestes  et  en 
exigera  l'application  autour  d'elle  :  de  la  petite  princesse,  et 
de  ses  compagnes  de  jeu  et  de  travail. 

I.  Les  Feimiies  de  la  Renaissance,  de  Maulde  de  la  Claviére,  Paris,  1898. 


MARIAGES    POUR    LE    FUTUR  IJl 

Il  ne  suffit  pas  d'être  bonne,  vertueuse  et  bien  élevée  en  ce 
monde.  Encore  faut-il  être  heureuse  autant  qu'on  peut.  Que 
la  gouvernante  répande  donc  un  peu  de  bonheur  dans  la  vie 
de  cette  enfant  si  tôt  arrachée  à  l'amour  de  sa  mûre  par  les 
calculs  de  la  politique  ou  de  l'intérêt  :  elle  lui  offrira  de 
«  petites  chosettes  qui  tant  plaisent  a  l'enfance  »  (2.^8).  Chris- 
tine, enfant,  a  dû  beaucoup  aimer  les  poupées,  les  chiffons, 
les  rubans,  les  bouts  de  soie  avec  lesquels  les  petits  doigts 
gauches  contectionnent  de  minuscules  robes  et  chaperons  ;  et 
toutes  ces  chosettes  enfin  dont  elle  a  gardé  un  souvenir  heu- 
reux et  où  elle  voit  pour  sa  petite  princesse  une  source  facile 
de  plaisirs  innocents  :  les  perles  de  verre  multicolores  qui 
servent  à  fabriquer  colliers  et  «  verges  «  plus  magnifiques  que 
les  bijoux  de  mon  seigneur  Jehan  de  Berrv.  Et  que  sais-je  ? 
Des  bourses  de  perles  \  des  boutons  brodés  de  fil  d'or  -  pour 
suspendre  aux  patenôtres  ;  des  pelotons  de  fil  peut-être,  avec 
lesquels  on  tressera  de  superbes  chapeaux  de  marguerites,  de 
ne  m'obliés  mie,  ou  des  guirlandes  de  passeroses  ou  de  glai,  et 
sans  doute  des  balles  de  laine  bien  rebondissantes  et  magni- 
fiquement brodées  de  fil  d'escarlate  vermeille  ou  d'azur  clair. 
La  tendresse  rend  ingénieuse.  C'est  elle  qui,  se  faisant  la  con- 
seillère par  excellence  de  la  gouvernante,  lui  inspirera  ces  mille 
devises  par  lesquelles  la  règle  perdra  sa  pénible  rigidité,  la 
tâche,  son  irritante  contrainte,  et  qui  communiqueront  aux 
jeux  un  caractère  de  nouveauté  et  de  variété  imprévues. 

1.  La  petite  Marie,  fille  de  Marie  de  Cléves,  «  portait  une  bourse  de 
perles,  et  celle  faite  sans  doute  à  l'aiguille  par  sa  mère  ».  P.  Champion, 
Vie  lie  Charles  d'Orleaiis,  p.  553. 

2.  Mais,  comme  les  princesses  de  légende,  qui  chantent  en  filant,  la  fille 
du  bon  Adolf  (Marie  de  Clèves)  sait  aussi  ouvrer  de  son  métier  de  brode- 
rie, dévider  les  cannettes  de  fil  d'or  de  Chvpre,  broder  et  tricoter  au  cro- 
chet... Or,  c'est  un  fait  qu'un  gros  bouton  de  fil  d'or  de  Chvpre,  façonné  à 
l'aiguille,  est  porté  par  Monseigneur  au  bout  d'une  de  ses  patenôtres  ». 
//'/(/.,  p.  551. 


CHAPITRE  V 

SUITE    DE    l'ÉDUCATIOX    DE    LA    JEUNE   FILLE 

La  gouvernante  se  refera  jeune  et  gaie  «  car  jonesse  qui  est 
■encline  a  joye  et  a  solas,  ne  pourroit  souffrir  tousjours  pesans 
manières.  Elle  devisera  jeux  et  esbatemens  ;  dira  aucunes  fois 
-des  fables  et  des  contes,  ou  hystoires  de  sains  et  de  saintes  et  de 
leurs  vies  et  passions  ».  Cette  partie  des  «  esbas  »  ne  devait 
pas  être  la  moins  goûtée  par  ces  fillettes  à  Timagination  fraîche 
■et  avide  de  merveilles,  pour  qui  les  pages  véridiques  de  la 
Légende  Dorée  entr'ouvraient  déjcà  les  portes  du  glorieux  paradis. 
Et  elles    «  l'orront  et   seront  toutes  atropelées  entour  elle  » 

(249)- 

On  voit  ce  joli  ménage  de  gouvernante,  à  la  fois  mère  et 
institutrice,  prodiguant  les  ricliesses  de  son  cceur  et  les  res- 
sources de  son  esprit  à  sa  petite  famille  d'adoption.  Et  quel 
gracieux  tableau  que  ce  groupe  de  têtes  avides,  tendues  vers 
celle  qui,  par  sa  parole,  leur  fait  courir  tant  d'aventures 
héroïques  et  partager  tant  d'émotions  diverses  ! 

Cette  mstitutrice  des  temps  anciens  avait  un  vaste  réper- 
toire '  pour  divertir^  récréer,  élever,  attendrir  ou  édifier   son 


I.  Pour  dresser  ce  programme  de  livres  de  lecture  et  d'étude,  aussi  bien 
en  ce  qui  concerne  l'instruction  des  garçons  que  celle  des  filles,  je  me  suis 
aidée  des  recherches  qui  ont  été  faites  sur  les  bibliothèques  de  mon 
époque,  de  sorte  qu'il  n'v  a  aucun  ouvrage  dont  on  n'ait  pu  trouver  des 
manuscrits  vers  1405.  J'ai  surtout  eu  recours  à  VI  m'en  ta  ire  Général  des 
Livres  ayant  appartenu  aux  rois  Charles  V  et  Charles  VI  et  dont  on  trouve 
im  catalogue  complet  (celui  de  Gilles  Malet  fait  en  1572  et  celui  de  Jean  le 
Bègue  fait  en  141 1)  dans  les  Recherclies  sur  la  Lil'iiiiiie  île  Cliarles  V  et  de 
ClkirJes  VI,  de  L.  Delisle,  Paris,  1907,  p.  200  et  suiv.  —  J'ai  aussi  utilisé 
les  indications  recueillies  dans  la  BibJiothlqite  de  Charles  d'Orléans,  et  dans 


SUITE    DE    L  EDUCATION    DE    LA    JEUNE    FILLE  I75 

auditoire.  Après  les  vies  miraculeuses  des  saints  et  des  saintes 
ou  les  pages  choisies  des  Gesta  Romauoniiii,  c'étaient  les  belles 
gestes  de  Rolami,  le  preux,  de  Guillaume  d'Orange  et  de  Gui- 
bourt,  de  Girort  de  Roussillon  et  de  la  pieuse  Berthe,  des  Enfances 
Gariu,  des  Quatre  fils  Aynwn,  d'Aitneri  de  Narbonne,  etc..  ; 
c'étaient  les  émouvantes  histoires  de  Berthe  au  grant  pie,  de 
Grisélidis,  de  Melibee  et  Prudence,  de  Cuillnme  au  Faucon,  du 
Chei'alier  au  Bari~el,  du  Tonibeor  de  Nostre  Dame;  ou  bien  on 
s'amusait  avec  les  fabliaux  du  Vilain  Mire,  du  Vilain  qui  conquiert 
le  paradis  par  plait,  du  Dit  des  Perdri~  ou  de  Sire  Hain  et  dame 
Anieuse,  des  Trois  Aveugles  de  Compiègne ;  ou  peut-être,  c'étaient 
les  aventures  de  Renart  et  de  Chantecler  qui  faisaient  éclater  les 
rires;  d'autres  fois,  les  jolis  romans  de  Guillaume  de  Dole,  de  la 
Reine  Sibile.,  du  Chastelain  de  Coucx  ou  de  la  Dame  du  Vergy, 
adroitement  adaptés  à  ce  petit  monde  ingénu,  avaient  pour  but 
de  donner  les  premiers  enseignements  de  l'amour  courtois,  à 
moins  que  ce  ne  fût  quelque  épisode  choisi  des  fines  et  pathé- 
tiques amours  de  Tristan  et  d' Yseult  «  la  blonde  aux  crins  d'or  », 
ou  de  Percerai  et  Blancheflor.  A  d'autres  moments,  on  se  plon- 
geait dans  les  pages  mi-instructives,  mi-récréatives  des  Fleurs 
des  Chroniques,  des  Romans  de  Troie  ou  d'Encas  ou  d'Alexandre. 

Le  choix  était  infini  et  il  y  en  avait  pour  répondre  à  tous 
les  goûts,  à  toutes  les  humeurs  et  à  toutes  les  fins.  Si  parfois 
quelque  autre  charmant  récit  avait  disparu  de  la  littérature 
écrite  du  temps,  la  gouvernante,  pour  le  recueillir,  «  n'avait 
qu'à  se  baisser  vers  l'obscure  tradition  orale  où,  depuis  le  haut 
moyen  âge,  végétaient  les  contes  '  ». 

Comme  l'art  de  conter  était  l'un  des  talents  de  toute  femme 
accomplie,  la  gouvernante  «  voldra  que  les  autres  dient  aussi, 
affin  que  chascune  devise  a  son  tour  ».  On  ne  saurait  mieux 


d'autres  publications  qui  s'occupent  des  livres  de  Jean  de  Berrv,  du  duc 
d'Anjou,  des  ducs  de  Bourgogne,  d'Isabeau  de  Bavière,  de  Valentine  de 
Milan,  de  Marie  de  Clèves,  ainsi  que  celles  qu'on  trouve  éparses  dans  les 
poésies  d'Eustache  Deschamps  et  de  Christine  de  Pisan. 

I.  Les  Fabliaux,  M.  J.  Bédier,  dans  Hist.  Je  la  Langue  et  de  la  Litt.  frauç. 
de  Petit  de  Julleville,  t.  II,  p.  67. 


174  L^    LIVRE    DES   TROIS    VERTUS 

former  la  «  parleure  »  de  l'enfant.  A  cet  exercice  journalier, 
sous  l'influence  de  l'exemple,  du  milieu,  elle  acquerra  sans 
effort  cette  «  sage  éloquence  aornee  naturellement,  tant  orde- 
nee  et  sans  aucune  superfluité  '  »  que  les  contemporains  ont 
vantée  chez  Charles  V  et  chez  son  hls,  le  duc  d'Orléans  -. 

Cet  art  de  la  conversation  n'aura  pas  la  finesse  et  la  solidité 
du  salon  de  Madame  de  Rambouillet,  ni  les  facettes  brillantes 
et  les  subtilités  des  galantes  causeries  du  xviii'-'  siècle,  mais  elle 
aura  plus  de  couleur  que  l'un  et  l'autre  et  elle  fleurera  bon  la 
courtoisie  et  la  grâce  naïve. 

Cet  enseignement  n'ira  pas  sans  la  culture  de  la  voix  parlée, 
car  Christine  admire  un  beau  ton  de  voix.  «  Il  eut  belle 
aleure,  dit-elle  du  duc  d'Orléans  (dans  Charles  F),  voix  d'ome, 
de  beau  ton  ».  Tout  éclat  sera  réprimé,  toute  intonation  vul- 
gaire rectifiée  K 

On  enseignera  aussi  à  la  jeune  princesse  à  choisir  ses  mots, 
à  se  faire  un  vocabulaire  «  honneste  »  où  «  ne  sonnera  nul 
mot  hardi,  bault  ou  vilain  ».  Elle  aura  toujours  le  souci  de  sa 
dignité  et  ne  sera  ni  «  tanceresse,  ni  ramponneuse  »  ;  si  elle 
doit  reprendre,  plus  tard,  ses  gens  ou  sa  maisnie  «  qu'elle  le 
fasse  coyement,  sans  trop  de  parolles  »  ;  et  que  surtout  elle  ne 
se  laisse  pas  emporter  par  la  colère  au  point  de  laisser  échapper 
une  villenie  :  «  car  la  villenie  retombe  plus  sur  celui  qui  la  dit 
que  a  celui  a  qui  elle  est  ditte  ».  Cette  pudeur  du  langage  est 
une  idée  chère  à  Christine.  X'a-t-elle  pas  déjà  brisé  des  lances  en 
son  honneur  contre  les  humanistes,  maistres  Jehan  de  Mon- 
treuil  et  Gontier  Col,  qui  soutenaient  que  la  «  deshonnesteté 
n'estoit  pas  dans  les  mots  mais  dans  les  choses  »  ?  Ce  maussade 
notaire  du  Roy  a  beau  faire  la  grosse  voix  et  vouloir  écraser 

1.  «  Car  a  bien  parler  est  maistrise,  mais  a  sov  taire  n'y  gist  pas  grant 
«  paine  ».  Livre  des  Bonnes  Meurs,  Bibl.  Nat.,  ms.  919. 

2.  Le  bon  seneschal  de  Hainaut  dans  le  Livre  des  Trois  Jugements, 
Œuvres,  t.  II,  est  «  de  langage  duit  et  appris  ». 

3.  «  Tu  dois  atemprer  et  aorner  ta  voiz...  et  amender  les  parolles  a  l'issue 
«  de  ta  bouche  en  tel  manière  que  elles  ne  soient  enflées,  ne  decassees  au 
«  parler,  ne  trop  resonanz  de  fiere  voiz,  ne  aspres  a  la  levée  des  lèvres  ». 
lesoro,  de  Brunet  Latin,  1.  II,  partie  II,  ch.  lvi. 


SUITE    DE    LEDUCATIOX    DE    LA    JEUNE    FILLE  I75 

cette  femmelette  qui  ose  avoir  une  opinion  contraire  à  la 
sienne,  Christine  n'en  démordra  pas  : 

«  Si  m'as  escript  tes  deuxiesmes  lettres  plus  injurieuses et 

de  ce  m'enortes  que  moult  je  m'en  desdie  et  repente,  ou,  se  non,  de 
moy  sera  tait  comme  du  publicain —  Je  dis  de  rechief  et  réplique 
et  triplique  tant  de  fois  comme  tu  vouldras,  que  si  le  nom  ne  fait 
la  deshonnesteté  de  la  chose,  la  chose  tait  le  nom  deshonneste  '.  » 

Il  faut  le  dire  à  la  louange  de  Christine,  personne  n'a  eu 
comme  elle  et  au  même  degré,  de  son  temps,  un  sens  si  délicat 
et  si  juste  de  la  pudeur  dans  les  mots  :  elle  tient  des  poètes  du 
doke  stil  niiovo  la  dignité  du  langage,  la  chasteté  de  la  pensée. 
Elle  n'écarte  pas  de  parti-pris  tout  sujet  laid  en  lui-même, 
puisqu'elle  peint  la  vie  ;  mais  lorsqu'il  se  présente,  elle  l'aborde 
bravement  et  dit  tout  ce  qu'il  fiut  dire  sans  une  parole  mal 
sonnante.  On  n'a,  pour  s'en  convaincre,  qu'à  se  reporter  à  son 
chapitre  des  «  fcnniies  de  foie  vie  »  livre  III,  ch.  x.  Jamais  ce 
thème  impur  n'aura  été  traité  par  un  esprit  plus  pur. 

Pour  parachever  l'éducation  de  la  voix,  on  initiera  la  jeune 
fille  à  l'art  exquis  des  chansons  :  toutes  les  héroïnes  des  romans 
du  moyen  âge  chantent.  Il  n'v  a  pas  de  réunions  ou  de  diners 
sans  chansons  et  sans  contes. 

Dans  le  roman  de  Giiilhimiie  de  Dole,  «  Liénor  entre  dans  la 
salle  a  plus  droite  qu'une  ente,  plus  fraîche  qu'une  rose  »  avec 
ses  tresses  blondes  et  son  bliaut  blanc.  Elle  sourit  car  elle 
devine  qu'on  attend  d'elle  une  chanson  et  elle  s'exécute  de 
bonne  grâce  ». 

C'est  la  dame  du  Faiel  qui  donne  l'exemple  dans  le  Chastelain 
de  Coiicy  : 

3863  «  Ma  dame  de  Faiel  s'esmut 
«  Et  d'entre  les  rens  se  leva, 
«  Ht  prist  entour  sov,  sa  et  la, 


I.  Réponse  de  Christine  à  Gonticr  Col,  dans  le  Dcbat   sur  le  Roman  de  lu 
Rose,  Bibl.  Nat.,  f.  fr.,  835. 


IJÔ  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

«  Parles  mains  dames,  chevaliers 
«  Pour  caroller,  et  dist  premiers 
«  Une  chanson  de  sentement  '.  » 


Christine  recommande  à  sa  pucelle  de  chanter  «  bassement  «^ 
gracieusement,  sans  se  faire  prier,  presque  dans  les  mêmes 
terir.es  que  Francesco  da  Barberino  : 

i6  «  Essè  avien  talora 

(<  Le  convengna  cantare, 
«  D'una  maniera  bassa 
«  Soavementc  canti  ^.  » 

Dans  les  poèmes  de  Ciiristine,  ses  belles  dames,  ses  galants 
chevaliers,  tous,  à  l'occasion,  savent  dire  leur  chanson. 

On  peut  imaginer  le  genre  de  ces  ballades  et  pastourelles  en  par- 
courant le  précieux  recueil  de  Chansons  du  XV"  siècle  publié 
par  Gaston  Paris  '.  Celle-ci,  par  exemple,  pouvait  plaire  à  une 
rougissante  «  bachelette  »   : 

('  L'amour  de  mov  sv  est  enclose 
Dedans  un  jolv  jardinet, 
Ou  croist  la  rose  et  le  muguet, 
Et  aussi  tait  la  passerose  4.  » 

Une  autre  préférait  le  rythme  de  : 

«  Par  ung  matin,  l'oree  d'un  bois 

Le  long  d'une  sentelle, 
Je  ouv  chanter  a  haulte  voix 

Une  chanson  nouvelle  '•>.  » 


1.  La  Société  française  cm  XI H^  siècle  d'après  dix  roiiiaiis  d\iveiiturc,  Cli. 
Langlois,  Paris,  1903. 

2.  Del  re^^iinento  e  dji  costiiiiii  délie  donne,  Carlo  Baudi  di    Vcsnie  Ediu 
Bologna,  1873. 

3.  Société  des  Anciens  Textes,  Paris,  1875. 

4.  Chanson,  XXVH. 

5.  Ibid.,  XLIX. 


SUITE    DE    L  EDUCATIAX  I77 

OU  peut-être  une  «  maumariée  »  exhalait  ainsi  sa  plainte  : 

«   Hîi  !  la  doloreuse  journée 
Que  de  mes  amours  departv  ■   »  ! 

■ou  encore  un  chevalier  «  rameute N'oit  »  une  gracieuse  aven- 
ture : 

«  Dessoubz  ung  genectav  fleurv 

Je  trouvav  une  gaie  bergère, 
Qui  faisait  chappel  de  fougère 
«  En  actendant  le  sien  amv  ^.  » 

Je  ne  sais  si  Christine  rêvait  pour  sa  jeune  fille  idéale  «  la 
voix  de  perle  et  de  violette  »  dont  la  belle  Simonetta,  célébrée 
par  le  Politien,  allait  faire  les  délices  de  Julien  de  Médicis, 
mais  il  est  certain  qu'elle  considère  la  voix,  parlée  ou  chantée, 
comme  un  don  charmant  et  précieux.  Bercée  dès  l'enfance  par 
les  paroles  riches  et  musicales  de  la  langue  de  si,  écoutant 
chanter  dans  son  esprit  les  timbres  graves  et  mélodieux  des 
Italiens,  aimant  sans  doute  à  chercher  dans  son  souvenir  l'écho 
des  barcaroles  de  \'enise,  toute  pénétrée  enfin  de  la  grâce  et  de 
l'harmonie  des  Souiicis  de  Pétrarque,  elle  a  dû  être  douée 
d'une  oreille  fine  et  délicate,  capable  d'apprécier  les  nuances 
exquises  d'inflexions,  les  modulations  subtiles,  les  moelleuses 
intonations  d'une  voix  cultivée.  Aussi,  l'un  des  premiers  traits 
qu'elle  se  plaise  à  noter  dans  ses  héros,  fictifs  ou  historiques, 
c'est  «  la  voix  douce  »,  «  la  voix  claire  et  bassette  »,  «  le  beau 
ton  de  voix  »,  «  la  voix  de  belle  alleure  »,  «  le  parler  gracieux  », 
«  la  parleure  noble  et  délitable  ». 

Qui  peut  assurer  que  la  voix  ait  gagné  en  beauté,  en  finesse 
depuis  ces  temps  lointains? 

«   Semblablement,  où  est 
La  rovne  Blanche  comme  lis 
Qui  chantoit  a  voix  de  sereine? 
Mais  où  sont  les  neiges  d'antan  !  >  » 

1.  Ihù}.,  XC. 

2.  IhU.,  CXVI. 

3.  Le  Grand  Teslanicnt,  Ballade  des  Dames  du  Temps  jadis,  p.  54,  édit, 
A.  Longncn,  Paris,  1892. 


CHAPITRE  \l 

JEUX    ET    ESBATEMEXS 

«  La  saige  gouvernante,  qui  sara  bien  que  il  faut  que  jonesse  se 
Joulve  et  rve,  luv  en  donnera  et  souffera  assez  espace,  convenable- 
ment a  certaines  heures  avec  les  josnes  de  ses  femmes  »  (235). 

Alors  se  succéderont  parties  de  balles  ',  de  clinicr  de  l'œil  ou 
cache-cache,  jà'eslmhi  ou  de  pince-merille  (colin-maillard),  de 
paumelle  ou  quy  fer}-  ^  ?  (main-chaude),  de  à  la  queu-leu-leu  K 
Si  les  membres  sont  détendus  et  las,  on  aura  recours  aux  jeux 
tranquilles  :  jeux  à  forfaits,  devinettes,  jeux  de  martres  (osse- 
lets) ou  à  ces  jeux  à  vendre,  frères  de  notre  innocent  corbillon, 
ou  de  «  je  vous  jette  mon  gant  «  dont  Christine  de  Pisan 
nous  a  laissé  de  si  jolis  modèles  : 

«  Je  vous  vens  la  fleur  de  mellier. 
«  —  Sire  jolv  chevalier, 
«  Telle  pour  vous  souvent  souspire 
«  Qui  vous  aime  et  ne  l'ose  dire.  » 


1.  Les  pastoures  de  Christine  dans  le  Dit  Je  la  Pastourc  Jouent  «  a  la 
pelote  ».  Œuvres  Poétiques,  t.  IL 

2.  Noir  Danses  et  Jeux,  recueillis  par  G.  Raynaud,  t.  W,  p.  317  des 
Œuvres  complètes.  Voir  aussi  les  gravures  tirées  de  manuscrits  reproduites 
dans  A  History  of  Doviestic  Manirers  and  Sentiments,  par  Thomas  ^^'^ight, 
London,  1862.  Les  nos  160,  161,  162  représentent  des  jeunes  filles  jouant 
au  colin-maillard,  et  à  k  main-chaude;  la  gravure  page  189  représente 
une  danse  à  la  cour,  celle  de  la  page  190,  une  carole  au  jardin  de  Déduit 
dans  le  Roman  de  la  Rose  et  celle  de  la  page  191,  des  dames  jouant  aux 
échecs  et  aux  dames. 

5.  «  Puis  jouions  a  autre  jeu 

Qu'on  dit  à  la  queue  leu  leu...  » 
Froissan,  Espinette  Amoureuse.  * 


JEUX    ET    ESBATEMENS  I79 

OU  cet  autre  : 

V  Je  vous  vens  l'aloe  qui  vole. 

«  —  \'ostre  gracieuse  parole 

«  Et  vostre  doulz  et  bel  semblant, 

«  Doulz  ami,  va  mon  cuer  ambiant  '.  » 

A  ce  jeu,  on  trafiquait  de  tout  :  du  vert  muguet,  de  l'oise- 
let en  cage,  de  la  fleur  d'ortie  et  de  la  perle  fine,  de  l'anelet 
d'argent  et  de  la  feuille  de  tremble,  de  la  blonde  tresse,  du 
touret  de  nez-,  etc.  L'acheteur  novice  était  exposé  ci  laisser 
longtemps  la  marchandise  en  suspens  si  les  rimes  s'obsti- 
naient à  ne  pas  venir. 

Le  Mtnmgicr  parle  «  d'esbatemens  qui,  par  le  sort  des  dez, 
par  rocs  et  par  roys,  sont  avérées  et  respondues  par  estrange 
manière  »,  et  le  chevalier  de  la  Tour-Landry  (ch.  cxxiv)  met 
en  scène  des  chevaliers  et  des  dames  jouant  au  a  rov  qui  ne 
ment  pour  dire  vérité  du  nom  de  s'amie  ».  Ces  deux  jeux 
ont  pour  descendants  notre  jeu  de  la  sellette,  ou  celui  des 
trois  oui  et  trois  non,  car  voici  comment  l'explique  un  savant 
anglais,  d'après  ce  qu'il  en  a  lu  dans  un  poète  du  xiir'  siècle 
dont  il  tait  le  nom  :  «  L'un  dé  ces  jeux  était  appelé  le  roi  qui 
ne  meut,  dans  lequel  un  chevalier  ou  une  dame  s'asseyait  sur 
la  sellette  et  chacun  des  autres  joueurs  avait  le  droit  de  lui 
adresser  une  question  et  d'en  recevoir  la  réponse  vraie.  Les 
questions  et  réponses  étaient  généralement  satiriques,  de  véri- 
tables gabs  \..  » 

Cette  compagnie  courtoise,  où  les  fins  amants  ne  manquaient 


1.  Jeux  à  veihlre.  Œuvres  poétiques,  tome  I. 

2.  D'après  .\.  Franklin  {Dictioimairc  historique  des  Arts,  Métiers  et  Pro- 
fessions, article  cache-nez,  page  118,  un  touret  de  nez  «  se  portait  seule- 
ment en  hiver  ;  il  s'attachait  aux  oreillettes  du  chaperon,  et  couvrait  seule- 
ment le  bas  du  visage.  C'était  bien  notre  cache-nez  ». 

3.  ff  A  poet  of  the  thirteenih  century  tells  us  a  story  of  one  of  thèse  games 
which  was  called  Le  roi  qui  ne  ment  pas,  the  king  does  not  lie,  in  which,  as 
it  might  happen,  a  lady  or  a  gentleman  was  placed  on  the  plavful  throne, 
and  each  of  the  othcrs  had  the  right  ot"  putting  a  question  and  receiving  a 
truthtul  rcply.  The  questions  and   answers  were  generally  satirical,  veri- 


l80  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

pas,  se  plaisait  aussi  aux  jeux  des  questions  d'amour,  comme 
celui  des  demandes  gracieuses  ou  des  énigmes  amoureuses  ou 
partures,  si  bien  faites  pour  provoquer  des  réponses  spiri- 
tuelles, piquantes  ou  malicieuses,  ou  de  tendres  aveux,  plus 
ou  moins  voilés  : 

—  Beau  sire,  je  vous  demans  qui  sont  les  .iii.  choses  pour  quoi 
l'on  garde  miex  amours  et  merci  ? 

—  Dame,  c'est  liaulté,  sens  et  bien  celer  '. 

—  Dame,  du'est  l'ensegne  d'Amours  apperte 

Et  si  ne  puet  estre  couverte  ? 

—  Coleur  muer  -. 

Il  V  avait  encore  comme  distractions  les  courses  au  grand 
air,  à  pied,  à  cheval  ou  à  dos  de  mule,  les  rondes  dans  les 
vergers,  les  promenades  au  jardin  où,  tout  en  devisant,  on 
cueillait  lavandes  et  muguets.  Il  y  avait  l'apprentissage  de  la 
danse,  qui  comptait  pour  beaucoup  dans  les  grâces  de  la 
femme  '.  Nos  aïeux  semblent  avoir  eu  déjà  pour  cet  exercice 
une  prédilection  marquée  ;    ils  avaient  tous  les  mouvements 

table  gabs...  «  Woiuoihind  iii  Ail  i7<;^5  of  IFestcni  Europe,  hy  Thomas 
Wright,  p.  187  et  188. 

Le  Dit  du  Renicde  de  Fortune  de  Guillaume  de  Machaut  nous  présente, 
de  son  côté,  un  groupe  de  seigneurs  et  de  dames,  dans  un  «  congnet  »  du 
château,  «  s'esbatant  bonnement 

A  jouer  au  «  Rov  qui  ne  ment  ». 

Vers  770,  page  28,  tome  II,  GuiUauiiw  de  Mijebtnit,  publ.  par  la  Sec.  des 
Ane.  Textes,  Paris,  191 1. 

Voir  également  pour  les  jeux  de  questions  et  réponses,  l'intéressante 
élude  qu'a  publiée  l'éditeur  de  Guillaume  de  Machaut,  M.  E.  HœpfTner, 
dans  la  Zeitschnft  fïir  roiii.  Philologie,  XXXIII,  décembre  1909,  intitulée: 
Frageund  Antivortspiele  in  der  fran:[i'>ssischen  Literatnr  des  14  Jdbrhiinderls, 
p.  695-711. 

Consulter  aussi,  à  propos  du  jeu  le  rov  qui  ne  ment,  un  article  de 
M.  E.  Langlois  dans  la  Rom.  Forschungen ,  XXIII,  1906,  p.  163-173. 

1.  Page  698,  de  l'étude  ci-dessus  nommée  de  M.  E.  Hœpffner. 

2.  Page  704,  id. 

5.  C'est  par  sa  grâce  à  danser  que  a  Maret  la  tonse,  mignotc  »,  et  qui 
«  le  mieux  dansoit  »,  Mariette  d'Enghien,  dame  de  Carv,  conquit  d'abord 
le  cœur  du  duc  d'Orléans.  Cité  par  P.  Champion,  p.  23,  dans  Vie  de  Charles 
d'Orléans,  Paris,  1 9 1 1 . 


JEUX    ET    ESBATAMENS  l8l 

et  tous  les  rythmes,  depuis  la  trippc  ',  vive  et  trépignée,  jus- 
qu'aux molles  ondulations  de  la  enrôle,  qui,  à  la  fois  chantée 
par  tous  les  assistants,  dansée  et  mimée  par  un  seul  couple-, 
était  si  propre  à  faire  valoir  la  beauté  des  pas  et  des  attitudes 
de  la  femme  et  aussi  la  finesse  du  jeu  nuancé  de  sa  physiono- 
mie. Sans  doute,  quand  la  gente  jeunesse  du  temps  de  Chris- 
tine avait  dépensé  sa  fougue  dans  le  eoiirsaiilt\  le  vireli^,  la 
iresche  >  et  Testrive  ''  ou  dans  les  danses  nouvelles  de  T allemande  ' 
ou  de   la  basse-bourgogne  ^  revenait-elle  volontiers  aux  jolies 

1 .  Lj.  trippe  était  une  sorte  de  trépignement  fait  sur  place,  quelque  chose 
d'approchant  la  gigue  anglaise.  Le  clerc  Nicolas,  de  Chaucer,  y  excellait  : 

«  In  twentv  manere  coude  he  trippe  and  daunce, 

After  the  scole  ot'  Oxenforde  tho, 

And  with  his  legges  casten  to  and  tro.  » 

The  Milleres  Taie,  v.  5528-5350. 

2.  Voir  la  belle  étude  de  M.  J.  Bédier  sur  Les  plus  ancieniies  Danses  fran- 
çaises, dans  la  Revue  des  Deux-Moudes,  1906,  t.  I,  p.  598-425.  Et  aussi  ce 
qu'en  dit  M.  G.  Ravnaud  dans  son  Introduction  des  Œuvres  Complètes 
d'Eustache  Deschamps,  t.  IX,  p.  317  et  518. 

5.  Le  coursault  était  sans  doute  un  galop  mené  par  couples. 

4.  Le  vireli  était  une  danse  tournante  qui  s'exécutait  par  couples. 

5.  La  tresche  ou  tresque  était  une  sorte  de  farandole  où  les  danseurs  se 
tenaient  par  la  main. 

Ces  définitions  sont  prises  dans  Y  Introduction  ci-dessus  mentionnée. 
Le  branle  et  la  tresque  sont  décrits  avec  détail  dans  une  note  de   M.   van 
Hamel,  p.  215,  t.  II,  de  son  édit.  des  Lamentations  de  Malheohis. 

6.  1204  Adonc  a  moult  belle  route 

De  gentilz  hommes  m'en  tourne 
En  sale  ou  nul  ne  fut  mourne 
Ains  dançovent  a  l'estrive. 
Le  Livre  du  Duc  des  Vrais  Amans,  Œuvres  Poétiques,  t.  III. 

7.  716  Me  vest\-  et  atyray 

Pour  dancier  sus  î'alemagne. 

8.  La  seule  description  que  j'aie  pu  trouver  de  l'allemande  et  de  ce  qui 
parait  être  la  basse-bourgogne  se  lit  dans  un  appendice  joint  au  traité  de 
l'Anglais  Barclav  sur  l'art  d'écrire  et  de  parler  le  français  :  The  introductory 
toivryteand  topronounce  Frenchecompyled  hy  Alexander  Barcley,  London,  1521: 

[leaf  16].  Hère  foloweth  the  maner  of  dauncynge  of  bace  daunces  after 
the  use  of  fraunce  and  otlicr  places  translated  out  of  frenche  into  englysche 
bv  Robert  Coplande  : 

«  For  to  daunce  onv  bace  daunce  there  behoueth  .iiii.  paces  that  is  to 
wite,  svngle  double  :  reprvse  and  branle.  And  ye  ought  fyrst  to  makc 
révérence  towarde  the  ladv,  than  make  .ii.  syngles  .i.  double,  a  reprysc 
and  a  branle.  And  ihis  rule  ve  ought  ahvay  to  kecpe  at  the  begynnynge  as 


l82  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

caroles  qui  éprouvaient  moins  les  membres  mais  travaillaient 
davantage  l'imagination,  comme  celle  du  chapelet  de  fleurs,  par 
exemple,  ou  de  la  Belle  Aelis  ou  encore  celle  de  la  'Balerie  du 
Printemps  '. 

728  «  Cy  que  ferons  ?  dit  une  belle  demoiselle  a  chiere  lie, 
Se  vous  m'en  créez,  trestous  nous  dancerons 
Et  la  carole  ici  commencerons.  » 
Lors  distrent  tous  :  «  Ne  vous  en  dédirons.  » 

Sv  commença 
La  dance  adonc,  et  chascun  se  pensa 
De  sa  chanson  dire  ;  si  s'avança 
Celle  qui  au  premier  les  empressa 
Et  de  sa  chanson 
Dist  haultement  et  de  gracieux  son 
Ou  il  avoit  en  la  prime  leçon  : 
«  Très  doulz  amis,  de  bien  amer  penson  -.  » 

Tel  est  le  divertissement  que  choisissent  les  compagnons  de 
Christine  en  mai  1400  lorsqu'ils  rentrent  dans  leur  hostellerie 
et  viennent  s'ébattre  «  en  un  jardin  joli  »  après  avoir  visité 
l'abbaye  des  Dames  de  Poissy,  et  mangé  les  «  bonnes  goieres 
bien  sucrées  »  et  bu  le  bon  vin  de  Saint-Pourçain  que  ma 
dame  Marie  de  Bourbon,  l'abbesse,  leur  avait  envoyés  à 
l'hôtel. 

Le  corps,  assoupli  par  tous  cqs  exercices,  se  pliait  gracieu- 
sement, comme  une  herbe  sous  la  brise,  pour  les  multiples 
formes  du  salut  et  de  la  révérence.  Plus  tard,  lorsque  les  fil- 
lettes auront  grandi,  on  leur  permettra  le  vol  à  l'oiseau  et  la 


it  is  said  ».  Et  Robert  Coplande  continue  à  indiquer  des  variantes  de  pas. 

The  Almayne  or  Gennan  baye  est  décrite  comme  une  variété  de  irel, 
c'est-à-dire  de  branle  : 

«  The  women  stand  still,  the  men  going  the  hcy  between  them  ».  This 
is  evidently,  ajoute  l'éditeur,  winding  in  and  out.  » 

Reproduit  dans  Tl^e  Complaynt  of  Scotlarid,  Soutes  and  Dances,  pages  cl.\ 
et  CLXi  de  Neiu  Shakspere  Society,  séries  VI,  republished  London,  1890. 

1.  Les  plus  anciennes  danses,  M.  Bédier,  p.  420  et  suiv. 

2.  Dit  de  Poissv,  Œuvres  Poétiques,  t.  IL 


JEUX    ET    ESBATEMENS  185 

chasse'.  En  temps  pluvieux  elles  prendront,  sans  sortir  de 
leurs  appartements,  alouettes  et  émerillons,  tendant  leurs  lacs 
aux  fenêtres  qui  donnent  sur  la  campagne,  et,  aux  beaux 
jours,  elles  iront,  l'épervier  sur  le  poing,  chercher  leurs  proies 
aux  bords  des  rivières,  dans  les  guérets  ou  dans  les  bois  -. 

Les  femmes  des  viv"  et  xv^  siècles  que  l'art  de  la 
sculpture,  de  la  peinture,  de  la  verrerie  ou  de  la  tapisserie 
nous  a  transmises  sont,  en  général,  minces  et  fluettes  :  c'était 
l'idéal  d'alors.  On  aimait  les  types  où  l'esprit  l'emporte  sur 
la  matière,  avec  des  lignes  onduleuses  et  allongées  et  d'un 
modelé  légèrement  accusé.  Les  deux  meschines  que  le  gentil- 
homme anglais  trouva  chez  l'hôtelier  d'Orléans  «  estoient 
gracieusement  entaillez  du  corps  et  aussi  gresles  que  vous  les 
poriez  empoigner  entre  voz  deux  mains  >  »,  et  la  jeune  femme 
du  Meunier  de  Chaucer  était  si  jolie  qu'elle  rendît  follement 
amoureux  le  clerc  Nicholas,  car  elle  avait 

«  ther-with-iil 

As  anv  wesele  hir  bodv  gcnt  and  smal  +.  » 

De  là,  la  funeste  habitude  qu'avaient  les  femmes  de  s'  «  es- 
traindre  »  dans  leurs  haiidciuix,  les  corsets  d'alors,  et  dans  leurs 

1 .  Voici  comment  nous  représente  Valentine  de  Milan  à  la  chasse  le  plus 
récent  historien  de  Charles  d'Orléans,  M.  P.  Champion  {Vie  de  Charles 
d'Oilàins,  p.  15,  Paris,  191 1)  : 

«  Elle  montait  à  cheval,  et  nous  savons  que  la  selle  dont  elle  usait,  était 
brodée,  bien  garnie  et  étoffée,  à  franges  de  soie  et  rubans  d'or  à  sa 
devise  ;  son  haruois,  décoré  de  broderies  à  clous  d'or  fin  ;  que  les  mors  et 
les  étriers  de  son  cheval  étaient  dorés.  Elle  chassait  aussi  à  l'épervier ,  et  ses 
oiseaux,  retenus  par  des  longes  de  soie  à  gros  boutons,  portaient  des  son- 
nettes à  la  façon  de  Milan  ». 

2.  Th.  Wright  reproduit  plusieurs  miniatures  de  dames  «  volant  »  et 
«  chassant  »  dans  son  livre  A  Hislory  oj  doniestic  Maniiers,  London,  1862, 
p.  506  :  Ladies  haicking  ;  p.  308:  Lad  t'es  roiisimr  game  ;  p.  510:  Shoot  imr 
rabbits  ;  p.  509  :  Hiititiug  the  slav. 

Voir  aussi  :  Les  Sports  de  !\viiieiine  France,  p.io8-iio,  de  M.  Jusserand, 
dans  Revue  de  Paris,  1900  (juillet-août). 

3.  La  Manière  de  Langage,  ch.  m,  œuvre  écrite  en  1596  et  publiée  par 
P.  Meyer  en  1875. 

4.  The  MiUeres  Taie,  dans  Canterbury  Taies,  v.  3254,  éd.  ^\'.  Sheat, 
Oxford,  1894. 


1S4  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

robes  pour  se  faire  paraître  plus  sveltes,  habitude  contre  laquelle 
Christine  et  Eustache  Deschamps  protestent  si  véhémente- 
ment. 

Les  exercices  phvsiques  auxquels  se  livraient  les  jeunes 
filles,  les  trois  jours  de  jeûne  dans  la  semaine  prescrits  par 
l'Eglise,  sans  compter  les  Vigiles,  le  Carême,  les  Quatre- 
Temps,  etc..  auraient  dû,  en  effet,  prévenir  l'ampleur  des 
formes  et  fiworiser  cette  souplesse  des  membres,  cette  grâce 
aisée  des  mouvements,  cette  sveltesse  du  corps  qui  consti- 
tuaient la  beauté  et  que  nous  admirons  encore  dans  les  vierges 
exquises  que  la  statuaire  gothique  française  nous  a  laissées. 
Seulement,  on  jouissait  autrefois  de  robustes  appétits  et,  les 
jours  gras,  on  mangeait  fort  et  on  buvait  d'autant.  La  chair 
se  rattrapait  de  ce  côté-là  et  il  est  fort  probable  qu'en  dépit 
du  type  idéal  auquel  il  aspirait,  le  vieux  Paris  n'ait  été,  alors 
comme  aujourd'hui,  abondamment  pourvu  de  réjouissantes 
matrones  aux  proportions  amples  et  vigoureuses  '. 


I.  Christine  elle-même  n'était  pas  une  svlphide.  Dans  quelques  passages 
de  son  Chemin  de  Long  Esliide  et  de  sa  Mutacion,  elle  laisse  entrevoir 
qu'elle  jouissait  d"un  certain  embonpoint.  Par  exemple,  lorsque,  dans  le 
Chemin  ih  Long  Eslude,  suivant  la  Sybille  dans  son  ascension  vers  le  ciel, 
l'Esprit  qui  les  guide  est  prévenu  qu'il  doit  tenir  compte  du  «  volunie  «  de 
Christine  : 

1391   "  Lui  fais  eschiele  convenable 

Pour  y  aler,  si  raisonnable 

Com  pues  veoir  qu'il  appartient 

Au  volume  que  son  corps  tient  ». 


CHAPITRE  MI 

CHRISTINE    DE    PISAX,    CHAMPION    DE    l'iNSTRLXTION 
DES    FEMMES 

Christine  répète  dans  toutes  ses  œuvres  que  l'instruction 
ne  saurait  nuire,  qu'on  en  vaut  mieux,  liomnie  ou  femme 
pour  avoir  étudié,  et  que  le  savoir  est  le  meilleur  trésor  qu'on 
peut  amasser^  celui  que  nul  «  ne  peut  tollir  »  : 

«  Sçavoir  les  sciences  morales  et  qui  enseignent  les  vertus  et  les 
mœurs  ne  doivent  empirer  ains  n'est  point  de  doubte  qu'ilz  (les 
femmes)  en  entendent  et  anoblissent.  Q.ue  les  femmes  empirent  de 
savoir  le  bien,  ce  n'est  pas  à  croire  '  ». 

Déjà  dans  sa  Cifé  des  Dames,  Christine  avait  hautement 
admiré  les  femmes  qui  s'étaient  rendues  célèbres  par  leur 
science,  celles  de  la  légende,  qui  passaient  alors  pour  authen- 
tiques, et  celles  de  l'histoire,  comme  la 

«  belle  Xichostratc  que  ceulx  d'Italie  appellent  Carmcritc  et  qui 
inventa  le  latin  et  la  science  de  grammaire  ;  Miner^-a,  une  pucelle 
de  Grèce,  qui  trouva  par  sa  subtilité  aucunes  lettres  grecques  et  l'art 
de  la  laine  et  de  faire  draps  ». 

Surtout  elle  loue  cette  fille  de  Boulongne-la-Grasse, 

«  la  Novella,  fille  de  Jehan  Andrv,  le  solempnel  légiste,  qui  fut  si 
lectrec  et  si  avant  es  loix  que,  quant  il  cstoit  occupez,  qu'il  ne 
pouvait  vacquicr  a  lire  les  leçons  a  ses  escoliers,  il  envovait  Nou- 
velle, sa  fille,  en  son  lieu,  lire  aux  cscolcs  en  chavere.  Et  afiin  que 

I.  La  Cilc  iks  Dames,  cli.  xxiv.  Bibl.  Nat.,  f.  i"r.,  ms.  1177. 


l86  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

la  beauté  d'elle  n'empeschast  la  pensée  des  ovans,  elle  avoit  une 
petite  courtine  au  devant  d'elle  '  ». 

On  peut  lire  sa  passion  sincère  pour  la  science  dans  toutes 
ses  œuvres,  elle  qui  se  disait  «  l'ancelle  de  science  -  »  et  qui,  au 
Chemin  de  Long  Esiude,  lui  pa^-e  ce  beau  tribut  : 

«  Science...  c'est  celle  qui  puet  le  mortel 
Faire  muer  en  immortel.  » 

Christine  ne  réclarne  pas  le  latin  '  pour  les  filles,  sans  doute 
pour  ne  pas  trop  contrecarrer  les  idées  de  Gerson  •*  qui  voyait 
d'un  œil  défiant  des  velléités  d'instruction  chez  les  femmes. 
Selon  lui,  une  femiTie  en  savait  toujours  assez  quand  elle 
pouvait  lire  ses  heures,  moins  généreux,  sur  ce  point,  que 
l'adversaire  qu'il  avait  si  vigoureusement  combattu,  Jean  de 
Meun,  qui  rachète  en  partie  ses  grossières  calomnies  contre 
le  sexe  fragile  par  son  admiration  pour  l'instruction  et  pour 
le  noble  renoncement  de  la  pieuse  Héloïse  >. 


1.  Bibl.  Xat.,  f.  fr.,  ms.  1177. 

2.  Epistve  à  Eustaclie  Mourel,  Œuvres,  t.  II. 

3.  Le  cardinal  Bembo,  venu  plus  tard  et  dans  un  pa\-s  où  les  femmes  le 
disputaient  aux  hommes  pour  l'étendue  et  la  profondeur  de  leurs  connais- 
sances, ne  craignait  pas  de  le  revendiquer  hautement,  comme  la  dernière 
grâce  féminine  :  «  Le  latin,  disait-il,  met  le  comble  aux  charmes  d'une 
petite  fille  ». 

4.  Cependant  Gerson  était  partisan  de  l'instruction  du  peuple.  Dans  une 
de  ses  lettres,  il  recommande  aux  prélats  de  s'enquérir  dans  les  paroisses 
qu'ils  visitent  s'il  y  a  des  écoles,  comment  elles  fonctionnent,  et  d'en  fonder 
là  où  il  n'y  en  a  point  encore.  Voir  la  note  9,  page  176,  de  la  Classe  Ai^ri- 
coleeii  Xoniiainlie,  de  L.  Delisle,  Paris,  1905. 

Vincent  de  Beauvais,  dans  son  Miroir  bistorial,  avait  déjà  réclamé  l'ins- 
truction pour  les  jeunes  filles  nobles. 

5.  Il  vante  la  «  jeune  dame  », 

9516  «  Bien  entendant  et  bien  letree 
Et  bien  amant  et  bien  amee  ». 


9524  «   Car  les  livres  avoit  leus. 
Et  estudiés  et  sens  », 
mais  ce  qui  le  conquiert  complètement  à  sa  cause,  c'est  qu'elle  s'est  refusée 
au  mariage,  par  dévouement  pour  la   carrière  d'Abélard^    semblant  ainsi 


CHRISTIN'E    DE    PISAN,    CHAMPION    DE    l'iNSTRUCTION       187 

Dans  le  Livre  des  Trois  Vertus  elle  ne  s'étend  pas  longuement 
sur  l'instruction  des  femmes.  Ce  n'était  pas  son  but,  puis- 
qu'elle se  proposait  de  faire  un  traité  de  manières  et  de  bonnes 
mœurs,  et  l'instruction  ne  rentre  dans  son  programme  qu'au- 
tant qu'elle  fait  partie  du  développement  complet  de  la 
femme  et  qu'elle  l'aide  à  atteindre  aux  vertus,  car  «  science 
tend  à  l'annoblissement  de  l'âme  »,  dit-elle.  C'est  la  parole 
de  Dante  dans  cl  Convivio  ;  «  la  scienza,  l'ultima  perfezione 
délia  nostra  anima  ». 

Donc,  le  savoir  conduit  à  l'élévation  du  caractère  ;  seule- 
ment il  y  a  une  restriction  :  le  savoir  tout  seul,  sans  la  vertu, 
car  le  cas  peut  se  présenter  exceptionnellement,  est  dange- 
reux :  «  Science  sans  conscience,  est  la  ruine  de  l'âme  ». 

3396  «  Car  savoir  je  ne  prise  riens 

Sanz  bonté  ;  bien  siéent  ensemble  '.  » 

Dans  son  chapitre  ix  du  livre  II,  qui  traite  des  dames  et 
haronnesses  qui  demeurent  sur  leurs  terres,  et  de  la  manière 
de  savoir  qui  leur  appartient,  Christine  se  sert  d'une  phrase 
qui  rappelle  singulièrement  le 

«  Je  consens  qu'une  femme  ait  des  clartés  de  tout  »  : 
.«  Si  nous  convient  »,  dit-elle  (398),  «  adviser  comment  s'estendra 
son  savoir  :  ("V.v/  qu'elle  se  saehe  entendre  de  toiittes  eboses,  car,  dit  le 
philosophe,  que  celui  n'est  pas  sage  qui  ne  congnoist  aucune  part 
de  chascune  chose.  » 

On  ne  saurait,  sans  forcer  la  pensée  de  Christine,  prétendre 
qu'elle  a  en  vue  les  sciences  proprement  dites.  Elle  pense 
surtout  ici  aux  connaissances  pratiques  qu'exigent  l'adminis- 
tration des  terres,  la  gestion  des  revenus,  le  gouvernement  du 
château,  qui  retombent  sur  la  baronne  quand  son  mari  est 
absent,  en  voyage,  ou  en  guerre.  Cette  lourde  tâche  ne  pou- 
vait s'assumer  sans  une  préparation  préalable,  car,  rien   que 

donner  raison  à  Jean   de  Meun  dans  son   réquisitoire  contre   le  mariage. 
Roiiiiin  delà  Rose,  t.  II,  édit.  Fr.  Micliel,  Paris,  1864. 
I.  Chemin  de  Long  Estiide,  édit.  R.  Puschel. 


l88  LE    LIVRE    DES    TROIS    VER'IUS 

poui  être  capable  de  vérifier  ses  comptes  il  lui  fallait  avoir 
acquis  pendant  sa  jeunesse  quelques  notions  de  calcul.  Sans 
doute  son  bagage  mathématique  n'allait  pas  au  delà  des  quatre 
opérations,  mais  ces  rudiments,  qui  nous  semblent  aujour- 
d'hui si  simples  avec  notre  svstème  décimal,  l'étaient  beau- 
coup moins,  alors  que  la  variété  infinie,  la  complication  des 
poids  et  mesures  et  des  monnaies,  et  accidentellement  l'altéra- 
tion de  celles-ci  '  demandaient  une  certaine  gvmnastique 
d'esprit  pour  se  démêler  entre  ces  gros  tournois,  petits  tour- 
nois, ces  deniers,  ces  liards,  ces  blancs  ;  ces  écus  agnels,  ces 
florins  et  ces  sols  d'or;  entre  l'écu  à  la  couronne,  le  heaume; 
entre  sols,  livres  tournois  -  et  sols,  livres  parisis  ;  entre  aulnes, 
quartiers,  muids,  boisseaux,  quarterons,  pintes  et  chopes. 
Telle  aspirante  de  191 1  au  Certificat  d'Etudes  se  joue  d'un 
problèmes  d'intérêts  qui  n'eût  pu  vérifier  l'exactitude  d'une 
cédule  d'épicier  si  elle  eût  vécu  cinq  siècles  plus  tôt.  Christine 
de  Pisan  voulait  qu'elle  sût  le  faire  et  non  seulement  à  Paris, 
mais  dans  ses  propres  terres,  qui  pouvaient  être  disséminées 
dans  tout  le  royaume  ',  et  dont  chacune  avait  un  système  de 
mesures  différent.  Nous  sommes  donc  obligés  d'accorder  dans 
le  programme  des  études  de  la  petite  fille  de  1405,  quelques 
heures  pour  apprendre  à  compter  et  à  calculer. 


1.  Le  29  avril  1405,  le  duc  d'Orléans  fait  altérer  les  monnaies. 

2.  Le  Bulletin  dn  Bibliophile,  1858,  contient  un  article  sur  les  monnaies 
de  ce  temps-là.  Voir  aussi  Les  Monnaies  royales  de  France,  Paris,  1878,  par 
H.  Hoffmann,  pages  47-48-49. 

3.  Telle  grande  dame  avant  des  terres  en  Provence,  par  exemple,  en 
Lorraine,  dans  l'Ile-de-France,  devait,  pour  répondre  au  vœu  de  Christine, 
et  savoir  se  démêler  dans  les  comptes  de  ses  trésoriers  des  trois  provinces, 
être  aussi  alerte  à  calculer  que  le  serait  une  femme  du  xx^  siècle  versée 
à  la  fois  dans  les  s\-stèmes  de  monnaie  et  de  poids  et  mesures  de  la  France, 
de  l'Angleterre  et  de  l'Allemagne. 


CHAPITRE  Mil 

l'éducation  pratique 

L'éducation  pratique  dans  ses  multiples  objets  marciie  de  front 
avec  l'instruction  littéraire.  Toutes  les  jeunes  rilles,  nobles,  bour- 
geoises et  vilaines,  apprendront  à  coudre,  à  iiler,  tisser,  broder, 
tricoter  \  C'est  le  meilleur  moyen  de  les  tenir  constamment 
occupées  et  d'esquiver  cette  redoutable  «  Oiseuse  »,  qui  guette 
les  jeunes  esprits  pour  les  foire  tomber  en  péché.  En  filant, 
teillant,  ouvrant,  elles  diront  de  jolis  contes  et  peut-être 
quelque  vieille  mère-grand  leur  chantera-t-elle  encore  une 
ancienne  «  chanson  d'estoire  ou  de  toile  »  qu'elle  aura  rete- 
nue des  soirées  d'antan.  Elles  feront  des  courtines  dont  elles 
pareront  leurs  chambres,  des  carreaux  à  grains  de  perle,  des 
tapis  «  nostrés  '  »  ;  elles  ouvreront  de  beaux  lins  draps  de 
toile,  déliés  comme  soie,  des  nappes,  des  touailles,  dont 
elles  feront  honneur  à  leur  mari  lorsqu'il  recevra  des  hôtes 
de  distinction  et  qu'elles  tiendront  en  leurs  coffres,  bien  blancs 
et  «  souef  flairans  ».  Elles  feront  chaperons,  corsages,  de  belles 
manches  de  panne,  de  samit  ou  de  cendal  qu'elles  orneront 
de  leurs  devises  en  fils  d'or  ou  d'argent  ;  ou  bien,  comme  la 
belle  Aelis  du  roman  de  VEsivitflc,  elles  travailleront  orfrois, 
aumosnières,  lacs  de  heaumes  ou  garnemens  de  moustiers; 
comme  Liénor,  sœur  de  Guillaume  de  Dole,  et  sa  mère 


1.  «  Pour  iiler  et  coudre  »,  répondait  Jeanne  d'Arc  à  ses  juges,  «  je  ne 
crains  femme  de  Rouen  ».  Procès,  t.  I,  p.  51,  cité  par  Anatole  France,  Fie 
de  Jeanne  (F Arc,  t.  II,  p.  260. 

2.  On  appelait  tapis  twslrcs  ceux  qui  se  taisaient  ciiez  soi,  par  opposition 
jux  .«///'if-iv/o/i'  qui  venaient  d'Orient. 


1^0  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

«  Chasubles  et  aubes  parées 

«  Ont  amdeus  maintes  fois  ouvrez  '.  » 


Le  Livre  du  dit  de  Poissy  (tome  III)  nous  fait  une  énumé- 
ration  d'objets  plus  modestes,  sortis  des  doigts  des  nonnes 
«  a  la  gonnelle  blanche  comme  noif  nouvelle  ». 

Christine  s'en  était  allée  avec  une  bande  d'amis  visiter  sa  fille 
dans  cet  aristocratique  couvent.  On  les  avait  reçus  avec  grand 
honneur  : 

682   «  Si  nous  convint  le  vin  attendre, 

«  Si  mengiames  et  bunies  ;  et  reprendre 

«  De  leurs  jovaulx 
«  Il  nous  covint,  non  fermillez,  n'aniaulx, 
«  Mais  boursetes  ouvrées  a  ovsiauix 
«  D'or  et  soies,  ceintures  et  las  biaulx 
«  Moult  bien  ouvrez  ^.  » 

Selon  leur  condition  sociale,  les  jeunes  filles  apprendront, 
sous  l'œil  de  la  mère  ou  de  la  gouvernante,  à  diriger  un  hostel, 
câ  faire  valoir  une  terre,  à  tenir  un  ménage  ou  elles  prendront 
part  aux  gros  travaux  des  champs.  Riches  ou  pauvres,  il  faut 
qu'elles  sachent  en  outre  appareillier  à  manger,  afin  qu'elles 
puissent  ou  ordonner  les  mets  à  la  cuisinière  ou  au  maître- 
queux,  ou  les  préparer  elles-mêmes.  Avec  une  cuisine  com- 
pliquée comme  l'était  celle  du  moyen  âge,  cette  branche  de 
l'éducation  féminine  ne  devait  pas  être  un  jeu. 


1.  La  Société  en  France  au  XIII^  siècle,  Ch.  Langlois. 

2.  Œuvres  Poétiques,  t.  II. 


CHAPITRE  IX 


L  EDUCATION    DU    CŒUR 


Dans  le  cas  particulier  de  la  jeune  noble^  mariée  enfant,  la 
gouvernante  assume  une  autre  tâche  des  plus  délicates  :  c'est 
de  faire  naître  et  de  nourrir  chez  sa  pupille  l'amour  de  son 
seigneur,  de  veiller  comme  un  Argus  à  ce  que  tout  autre  sen- 
timent ne  puisse  germer  dans  ce  cœur  novice,  d'en  écarter 
les  occasions,  de  chasser  les  audacieux  et  déjouer  leurs 
manœuvres.  En  un  mot,  elle  doit  jouer  le  rôle  de  Daiigicr, 
Honte,  Pciir,  Chasteté  auprès  de  cette  nouvelle  Rose  à  l'égard 
des  amants,  de  Bel-Accueil,  Franchise,  Pitié  en  faveur  du 
mari. 

Le  soir  d'une  fête  où  la  jeune  dame  aura  vu  de  beaux  che- 
valiers, —  et  c'est  une  engeance  dangereuse,  ayant  toujours 
«  lacs  appareilliez  et  tendus  a  prendre  pucelles  o,  —  la 
gouvernante  viendra  auprès  d'elle,  retraite  ;  et,  sans  faire 
semblant,  attendra  que  la  jeune  maîtresse  entre  en  propos  sur 
la  fête  :  «  Nous  avons  bien  dansé  »,  «  telz  et  telz  sont  gra- 
cieux )^...  La  gouvernante  se  prêtera  de  bonne  grâce  à  la  con- 
versation, cherchant  une  occasion  de  faire  valoir  la  supériorité 
du  mari  sur  tous  ces  muguets. 

«  Je  ne  sçav  que  c'est,  mais  je  n'en  vois  nul  qui  me  semble  tant 
plaisant  ne  tant  gracieulx  que  fait  monseigneur  !  Et  m'en  suis  bien 
gardée  !  Mais  il  m'est  avis  que  oultre  les  autres,  est  cil  a  qui  plus 
advient  touttes  choses  a  faire  et  dire  !  »  (^  262). 

Ce/t'  ne  sçay  que  c'est  est  admirable  de  spontanéité  jouée.  Elle, 
étant  ancienne,  a  l'expérience  du  cœur.  Elle  sait  que  rien  ne 
conduit  à  l'amour  comme  l'admiration,  et  qu'un  éloge  adroite- 


192  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

ment  présenté  entraîne  presque  toujours  la  conviction  dans  un 
esprit  simple  et  naïf. 

Cependant,  il  peut  arriver  que  le  seigneur  soit  vieil  ou  laid  ! 
Alors  on  se  rejettera  du  côté  de  l'esprit.  Que  valent  la  beauté, 
la  jeunesse  à  côté  de  la  sagesse  qui  croît  et  s'embellit  avec 
les  années?  «  Trompeuse  est  la  ^râce  et  vaine   est  la   beauté  »  '. 

«  Certes,  je  ne  me  prenove  garde  a  nul  de  la  compaignie  fors  a 
mon  seigneur,  car  il  m'estoit  advis  que,  entre  les  autres,  il  estoit 
si  bien  seigneur  et  prince  !  Et  comme  le  fait  il  bon  oyr  !  Qiie  parle 
il  sagement  !  »  (262). 

Ce  mari  était-il  absent  de  la  fête  ?  Alors, 

«  on  le  ramentevra  en  quelque  guise  et  disant  bien  de  lui  »  (^  259), 
«  devisant  les  bons  moz  qu'elle  lui  aura  oy  dire,  de  l'amour  qu'il  a  a 
elle,  et  comment  il  est  bon,  etc..  » 

Et  la  jeune  femme  s'endormira  sur  cette  douce  pensée 
qu'elle  a  épousé  ou  le  plus  beau,  ou  le  plus  sage  ou  le  plus 
épris  des  hommes. 

La  gouvernante  est  d'opinion  qu'il  faut  soigner  son  bonheur 
comme  une  plante  précieuse. 

«  Etprendera  grant  cure  d'elle  mesmes  rapporter  entre  eulx  gra- 
cieulx  messaiges  de  dons,  de  choses  plaisans,  recommendacions  et 
salus,  pour  les  nourrir  en  celle  paix  et  amour  ^  »  (^  259). 

Toutes  ces  manœuvres  ingénues  sont  délicieuses.  La  des- 
tinée de  cette  jeune  femme  est  de  vivre  avec  l'homme  que  ses 
parents  lui  ont  choisi  ;  elle  est  attachée  à  lui,  irrémédiable- 
ment, pour  la  vie.  Le  divorce  n'existe  pas  ;  la  séparation  n'est  pas 
défendue  par  la  loi,  en  théorie,  mais,  en  fait,  elle  est  rarement 

1.  Proverbes,  XXXI,  30. 

2.  Christine  se  plait  à  noter  dans  la  Fie  de  CIjarles  V  ces  fréquents  témoi- 
gnages d'amour  entre  le  roy  et  la  reine  Jeanne.  Livre  I,  ch.  xix  : 

«  En  tel  manière  le  roy  gouvernoit  sa  loyale  espouse,  laquelle  il  tcnoit 
«  en  toute  paix  et  amour  et  en  continuels  plaisirs,  comme  d'estranges  et 
«  belles  choses  lui  envoyer,  tant  jovaulx  comme  autres  dons,  se  présentés 
«  lui  t'eussent  ou  qu'il  pensast  que  a  elle  deussent  plaire...  » 


L  ÉDUCATION    DU    CŒUR  I93 

accordée,  et  demeure  honnie  par  l'usage.  Un  auteur  parle  de 
couvents  spéciaux  où  l'on  enfermait  les  femmes  séparées  comme 
autant  de  brebis  galeuses  '.  Le  plus  sage  était  donc  d'aimer 
l'homme  que  le  destin  lui  avait  envoyé  à  défaut  de  l'homme 
de  son  choix,  de  suivre  honneur  «  qui  que  face  le  contraire  »  et 
d'ignorer  qu'il  y  a  en  ce  monde  une  triste  chose  appelée  incom- 
patibilité d'humeurs.  Christine  de  Pisan  aurait  acquiescé  au 
jugement  de  la  comtesse  Marie  de  Champagne  :  «  Car  nous 
tenons  et  affirmons  que  J'aiiioiir  ne  saurait  exister  entre  mari 
et  femme  ^  »,  avec  cette  réserve  qu'un  amour  fait  de  tendresse, 
de  confiance  et  de  respect  réciproques  seul  est  à  rechercher 
et  que  le  mariage  ne  s'accommode  pas  des  subtilités  et  des 
complications  raffinées  du  code  de  l'amour  courtois  \ 

La  gouvernante  se  travaille  à  rendre  sa  jeune  maîtresse, 
«  prode  et  loyale  espouse  »,  ce  qui  est  bien,  mais  aussi  heu- 
reuse par  l'amour  et  l'admiration  qu'elle  portera  à  son  mari, 
ce  qui  est  encore  mieux.  C'est  le  bonheur  tranquille  du  foyer, 
la  joie  de  vivre  qu'elle  lui  assure,  et  sa  vie  sera  dès  lors,  non 
plus  seulement  l'acceptation  passive  et  courageuse  de  son  lot  et 
l'immolation  raisonnée  de  sa  personne  et  de  ses  goûts,  mais  le 
sacrifice  volontaire  et  joyeusement  offert  d'un  cœur  aimant, 
réchauffé,  éclairé  par  un  amour  plus  grand  et  plus  haut.  Plût 
à  Dieu  qu'il  y  eût  eu  des  dames  Schille  de  Moiilhatilt  dans 
tous  les  hôtels  princiers  du  xv-  siècle  !  Le  niveau  moral  ne 
serait  pas  tombé  si  bas  et  la  noblesse,   cette  tête   du   Corps  de 


1.  Christine  loue  Charles  V  de  n'avoir  jamais  donné  licence  «  a  homme, 
pour  meffait  de  corps,  qu'il  emmurast  sa  femme  a  pénitence  perpétuelle, 
tout  en  fut  il  maintes  foiz  supplié  »  (Livre  îles  Fais  et  bonnes  Meurs),  et 
Charles  VI  a  publié  plusieurs  ordonnances  à  cet  efl'et. 

2.  André  le  Chapelain,  ch.  x  :  «  Dicimus  enim  et  stabilito  tenore  fir- 
mamus  amorem  non  posse  inter  duos  conjugales  suas  extendere  vires  ». 

Cité  par  E.  Langlois  dans  Les  On'oines  et  Sources  du  Konnni  de  la  Rose, 
p.  4,  Paris,   1890. 

3.  Tel  que  cet  amour  courtois  a  été  analvsé  si  finement  par  M.  A.  Jean- 
roy  dans  son  étude  des  Chansons.  Voir  principalement  les  pages  371, 
372  et  373  de  VHist.  de  hi  Langue  et  de  la  Litt,  franc..  Petit  de  Jullevilie, 
tome  I. 

13 


1^4  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

Pollicie,  se  relevant  sous  l'influence  fortifiante  de  la  femme, 
aurait  peut-être  fait  remonter  à  sa  suite  toute  la  masse  du 
corps  qui  allait  s'affaissant  sous  le  poids  des  misères  maté- 
rielles et  des  ruines  morales. 


CINQ  UIÈME   PAR  TIE 


LA  FEMME  ÉMANCIPÉE 


CHAPITRE  PREMIER 

FRUGALITÉ    DANS    LE    BOIRE    ET    LE    MANGER 

Il  nous  resre  à  voir  le  rôle  de  la  femme  dans  une  sphère 
plus  large,  au  sein  de  sa  famille,  et  dans  la  société  qui 
l'entoure.  A  présent,  elle  est  hors  de  la  baillie  de  ses  parents 
ou  de  sa  gouvernante.  Elle  ne  dépend  plus  que  de  son  mari, 
•ou  de  celui  qui  le  remplace,  si  elle  est  veuve.'  Elle  a  atteint  le 
plein  développement  de  ses  facultés  ;  elle  connaît  ses  devoirs, 
«lie  sait  ses  volontés  et,  comme  le  jeune  faucon  qui  essaye  ses 
ailes,  elle  peut  voler  de  son  propre  vol  sans  trop  sentir  le  fil 
qu'on  lui  a  mis  à  la  patte. 

Si  sa  première  éducation  n'a  pas  été  vaine,  elle  n'oubliera 
pas,  dans  la  douce  griserie  de  sa  liberté,  les  beaux  enseigne- 
ments que  chasteté,  sohrcsce  Ql  prudence  vionâaiue  lui  ont  donnés. 
Elle-même  mettra  le  frein  à  ses  appétits  et  tiendra  les  rênes  à 
ses  désirs.  Elle  gardera  ses  liabitudes  de  frugalité  dans  le  boire 
et  dans  le  manger,  ne  se  laissera  pas  amollir  par  un  «  dormir  » 
trop  prolongé,  par  le  parfum  de  «  moult  soueves  odeurs  ».  Les 
tentations  se  multiplieront  autour  d'elle,  maintenant  que  le 
monde  lui  ouvrira  toutes  grandes  ses  portes  pour  la  fêter  et 
qu'à  son  tour  elle  festoyera  ses  amis.  Dîners,  danses  et  autres 
ébatements  propres  à  son  âge  et  à  son  rang  se  succéderont 
sans  trêve.  «  Que  surtout  jamais  on  ne  la  vovc  changié  par 
boire  vins  trop  largement  ».  Ce  conseil,  répété  avec  plus 
d'instance  encore  aux  vieilles  femmes  (chapitre  vi  du  livre  III, 
§  537)5  4ui  revient  net,  explicite  chez  chaque  moraliste  du 
moyen  âge,  avait  sa  raison  d'être  vraisemblablement.  Tous 
s'arrêtent  à  cette  laide  tiiscJ)e  et  prodiguent  leurs  exhortations. 
«  Vous  devez  moult  garder,  dit  Robert  de  Blois,  de  sorboivre 


198  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

et  de  sormengier  '  «.  Ils  croient  utile  d'engager  les  dames  à 
mettre  de  l'eau  dans  leur  vin  \  Ces  avis  sont  suggestifs,  La 
France,  le  pavs  du  vin  par  excellence,  s'est  toujours  montrée 
d'une  faiblesse  maternelle  à  l'endroit  du  vice  d'ivresse  chez 
les  hommes,  et  la  langue  est  riche  en  expressions  faites  pour 
voiler  sa  laideur  et  pallier  sa  grossièreté.  On  sait  d'ailleurs  la 
réputation  de  bons  compagnons  qu'ont  les  buveurs  d'eau  : 
«  Jamais  hitvcttr  d'eau  n'a  fail  belle  acliou  »,  dit  le  proverbe. 
Le  moven  âge  chrétien  ne  dressait  plus  d'autels  à  Bacchus, 
mais  il  le  fêtait  néanmoins  souvent  et  dévotement.  Aux 
festins,  les  hanaps  se  vidaient  comme  par  enchantement  et 
les  chevaliers  mettaient  leur  honneur  à  répondre  gaillarde- 
ment aux  santés  portées  '.  Le  Grand  d'Aussy  nous  raconte 
que  si  l'un  d'eux  se  dérobait  à  de  si  copieuses  libations,  on 
lui  coupait  son  chaperon  par  insulte.  Il  dit  encore  que  les 
gens  du  commun  tenaient  pour  principe  d'hygiène  qu'il  fitllait 
s'enivrer  au  moins  une  fois  par  mois.  Les  vins  d'Orléans,  de 
Saint-Pourçain  en  Auvergne,  ceux  de  Beaune,  d'Irancey, 
d'Ausscne,  font  claquer  la  langue  des  gourmets  et,  chez  les 
vieux  auteurs,  le  bùu  v'ni  a  une  saveur,  un  bouquet  qui  les 
pénètrent  de   respect    et  d'attendrissement  +.    Le  Champenois 

1.  CJhhiiciiicnt  des  Dames j  édition  A.  Montaiglon,  t.  II    du  Recueil. 

2.  Le  troisième  des  sept  enseignements  que  Gerson  a  écrits  avec  une  si 
grande  simplicité  d'âme  et  une  si  touchante  tendresse  pour  ses  soeurs,  se 
lit  ainsi  : 

«  Vives  sobrement  le  plus  que  vos  porrés...  et  par  especial  que  vous  ne 
buvés  point  de  vin  sans  eaue  grant  toison  ».  Joannis  Gersonii,  Opéra 
Oii/uia,  Anvers,  1706,  p.  841. 

3.  Les  défis  que  se  portent  dans  les  tavernes  les  étudiants  allemands 
doivent  être  un  reste  de  cette  coutume  médiévale.  Il  est  vrai  que  Fart  de 
bien  boire  figure  parmi  les  vertus  des  hommes  de  bonne  compagnie  à 
toutes  les  époques  où  domine  ce  qu'on  pourrait  appeler  la  chevalerie  mili- 
taire. Voir  encore  Gaijaiitiia,  liv.  I,  ch.  xxiv  où  Rabelais  nous  montre 
«l'élève  de  Ponocrates  taisant  grand  chère  et  beuvant  d'autant  aux  jours  de 
congé  ». 

4.  Xe  dirait-on  pas  à  entendre  cette  commère  de  Paris  qu'elle  a  goûté 
le  nectar  des  dieux  ? 

—   <(  Je  sais  bon  vin  de  rivière 
Si  bon  qu'ainz  tieus  ne  fu  plantez  ! 
Qui  en  boit  c'est  droite  sautez, 


FRUGALITE    DANS    LE    BOIRE    ET    LE    MAXGER  I99 

EustacheDeschainps  a  maintes  fois  célébré  les  bons  vins  de  sa 
province  «  qui  estoient  de  son  corps  médecin  »,  et  déjà  Colin 
Muset  ne  pouvait  pas  «  mener  bonne  vie  »  sans  avoir,  pour 
savourer  ses  «  gras  chaipons  et  blancs  gastels  »,  une  coupe 
pleine  de  vin  sor  lie.  De  ce  goût  si  vif  pour  le  vin  à  l'abus  il 
n'y  avait  qu'un  pas,  et  les  belles  dames  du  xv^  siècle  le 
franchissaient,  paraît-il,  avec  une  désinvolture  toute  mascu- 
line '  : 

«  Noble  rtine,  je  vous  avertis  que  Dame  ^'enus,  et  ce  n'est  un 
mystère  pour  aucun,  règne  a  vostre  cour;  elle  occupe  le  trône  ou 
siège  vostre  royale  personne.  Débauche,  Gourmandise,  Ivresse  sont 
ses  féales  assidues  », 

osait  dire  Jacques  Legrand  à  la  propre  reine  de  France,  en 
mai  1405  ;  et  Gerson  dans  sa  harangue  au  roi  Charles  \l  et 
aux  grands  princes  du  7  novembre  1405,  reprochait  les  mêmes 
vices  à  la  chevalerie  de  France  :  «  Qui  s'emplit  tellement  de 
vins  et  viandes  qui  chancelle  et  tresbusche  en  la  boe,  comment 
sera  il  ferme  contre  hasche  et  espee  -  ?  » 

Ivresse,  si  l'on  en  croit  les  moralistes  du  temps,  régnait  par- 
tout, chez  les  grands  seigneurs  et  chez  le  peuple.  Christine 
témoignera  souvent  son  horreur  '  pour  ce  vice  :  dans  sa  Vision, 
elle  dira  son  dégoût  pour  les  juges  pleins  devin  qu'elle  rencon- 

Car  c'est  uns  vins  clercs,  fremians, 
Fors,  fins,  frès,  sus  langue  frians, 
Douz  et  plaisanz  a  l'avaler...  » 
Cité  par  M.  J.   Bédier,  Les  Fabliaux,  p.  84,   Hisl.  de  la  Langue  et  île  la 
Littér.  franc.,  Petit  de  JuUeville. 

1 .  Jean  de  Mcun  avait  aussi  prodigué  aux  dames  de  sou  temps  les  con- 
seils de  boire  «  petit  à  petit  »,  «  delieement  »  et  non  à  «  gloute  gorge  »  et 
les  avait  mises  en  garde  contre  le  danger  de  s'enivrer.  Voir  le  Roniau  Je  Ui 
Rose,  V.  1437 3-14597,  ^^''^-  Franc.  Michel,  Paris,  1864. 

2.  Bibl.  Nat.,  f.  tr.,  ms.  25552,  fol.  ni  vo. 

3.  Horreur  partagée  par  Gerson,  qui,  dans  son  Trésor  Je  Sapiettce, 
réserve  un  supplice  horrible  aux  ivrognes  :  <(  les  dyables  leur  gettent  a 
grans  fioUes  en  la  gorge  plomb  et  souffre  bouUant,  puant  et  ardant  ».  (B. 
Kat.,  1795.  nouv.  f.  fr.).  Il  y  a  dans  ce  manuscrit  (fol.  24)  une  miniature 
pour  illustrer  ce  supplice  et  elle  représente  deux  ivrognes  damnés,  dont  un 
homme  et  une  femme.  Ce  détail  est  significatif. 


200  LE   LIVRE    DES   TROIS    VERTUS 

trait  au  Palais,  et,  dans  son  Livre  de  Prudence,  écrit  sans  doute 
avant  le  Trésor,  elle  ajoute  au  texte  de  Sénèque  sur  la  glotonie, 
une  glosse  indignée  : 

«  oncques  ne  fut  vice  tant  commun  en  toutes  manières  d'estas  en 
vins  et  en  viandes  prendre  si  superfluement  que  la  honte  leur  est 
venue  en  acoustumance,  si  que  ils  ne  le  tiennent  point  en  vitupère 
d'estre  ramenés  a  Testât  de  beste  ;  et  puis  s'en  rient  et  s'en  vantent 
ensemble,  et  s'entrerigolent  et  leur  semble  belle  chose  '.  » 

Il  s'ensuit  que  les  serviteurs  marchent  sur  les  traces  du 
maître  et  que  toute  la  iiiaisiiie  s'enivre  impudemment  et 
impunément. 

Les  occasions  de  boire  s'offraient  si  souvent  que^  le  diable 
aidant,  les  imprudentes  pouvaient  se  laisser  aller  à  sorboivre 
sans  en  avoir  conscience.  A  l'entrée  des  grands  personnages, 
les  villes  offraient  le  vin  d'honneur  ;  atix  fêtes,  les  fontaines 
publiques  versaient  du  vin  et  le  peuple  s'y  abreuvait  a  bon 
gaiideatmis  ;  entre  amis,  en  visites,  dans  les  hôtelleries  ou 
dans  les  couvents,  le  vin  arrosait  l'amitié  ou  les  plaisantes 
relations^.  L'abbesse  du  couvent  de  Poissy,  après  avoir  royale- 
ment reçu  et  hébergé  Christine  de  Pisan  et  ses  amis  dans 
l'abbaye  même^  leur  envoie  à  l'hostellerie  des  pots  de  vin  de 
Saint- Pourçain  \ 

On  doit  encore  ajouter  à  la  décharge  de  ces  pauvres  femmes 
qui  se  hourdoient  de  vin  que  les  mets  si  fortement  épicés  qu'on 
leur  présentait,  l'abondance  et  la  variété  des  viandes,  avec  leurs 
sauces  poivrées,  pimentées,  safranées,  acidulées,  miellées  et 
aromatisées  de  toutes  les  herbes  potagères  fournies  par  les 
courtils  aussi  bien  que  par  les  boutiques  d'apothicaires  ;  les 
courtoises  invitations,  souvent  réitérées,  de  leur  chevalier  de 


1.  Bibl.  Xat.,  ms.  605,  f.  fr.,  fol.  10  ro. 

2.  L'auteur  des  Oii!ii:;^e  Joyes  du  Mariage  nous  montre  dans  la  III^  joye  les 
commères  autour  du  lit  de  l'accouchée,  «  beuvant  plus  de  vin  qu'il  en  tien- 
drait dans  une  botte  «,  déjeunant,  dînant,  bavardant,  s'esbaudissant  pendant 
que  le  pauvre  mari  est  dehors  à  la  bise. 

3.  Dit  de  Poissv,  Œuvres  Poétiques,  tome  II. 


FRUGALITE    DANS    LE    BOIRE    ET    LE    MANGER  201 

table  qui,  presque  toujours,  partageait  la  coupe  de  sa  dame  '  ; 
tout  cela  les  portait  fatalement  à  boire  à  l'excès  et  si  elles 
négligeaient  la  précaution  «  d'ajouter  de  l'eaue  largement  » 
à  leur  vin,  avec  le  long  service  des  repas,  l'atmosphère  chaude 
de  la  grand'salle,  leur  tête  s'embrumait  insensiblement.  Et  si 
les  assicitcs  les  laissaient  indemnes,  il  y  avait  encore  des  risques 
pour  que  Vissuc  avec  son  hypocras,  puis  le  honte-hors  avec  son 
nouveau  service  de  vins  et  épices,  vinssent  alourdir  leurs  pau- 
pières et  noyer  leur  regard.  On  avait  eu  raison  de  faire  de 
gloutonnie  l'un  des  sept  péchés  mortels,  niais  la  vie  était 
arrangée  à  souhait  pour  remplir  les  abîmes  de  Satan. 

On  sait  que  la  cuisine  française  s'est  simplifiée  à  partir  du 
règne  de  Henri  IV,  et  que,  sous  celui  de  son  fils  Louis  XIII,  les 
épices,  devenues  un  article  commun  par  suite  de  leur  bon 
marché  relatif,  furent  peu  à  peu  négligées.  Mais  aux  xiV  et 
xV  siècles,  la  cuisine  fut  plantureuse,  bizarrement  épicée  et 
généreusement  assaisonnée.  Nos  pères  jouissaient  plus  que 
nous,  semble-t-il,  de  la  joie  de  manger  et  ils  aimaient  à 
marier  dans  leurs  plats  la  saveur  du  goût  à  celle  des  arômes; 
nulle  sauce  ne  pouvait  être  parfaite  et  nul  ragoût  à  point  si, 
parmi  le  fumet  des  multiples  pointes,  d'aulx,  d'oignons,  de 
sauge,  de  gingembre,  de  graine  de  paradis  -,  etc.,  l'odorat  ne 
saisissait  une  onde  imprégnée  d'eau  de  rose  >.  On  croirait,  en 

1.  Dans  certaines  parties  de  l'Allemagne,  à  Dusseldorf  par  exemple,  ou 
voit  encore  les  jeunes  gens,  qui  se  piquent  de  politesse,  offrir  à  la  dame 
qu'ils  désirent  honorer  de  boire  l'écume  de  leur  pot  de  bière  avant  d'v 
porter  eux-mêmes  les  lèvres. 

2.  Les  comptes  de  la  reine  Jeanne  d'Evreux  uoustburnissent  une  liste  com- 
plète des  épices  en  usage  en  1572  :  on  v  trouve  poivre,  safran,  gingembre, 
cannelle,  graines  de  paradis,  girofle,  massis,  sauge,  thvm,  basilic,  baume, 
hissope.  A  cela,  il  faut  ajouter  les  «  verdeures  »  qui  venaient  directement 
des  jardins. 

3.  L'eau  de  rose  jouait  alors  le  rcMe  que  la  fleur  d'oranger  ou  nos  diverses 
essences  de  vanille,  citron,  etc..  remplissent  dans  nos  plats  doux.  Seule- 
ment, au  moyen  âge  on  la  mettait  partout.  On  l'employait  d'autant  plus 
largement  qu'on  lui  attribuait  des  vertus  pharmaceutiques  particulières  :  elle 
fortifiait  l'estomac  et  le  foie,  calmait  la  flèvre,  apaisait  les  douleurs  d'oreilles, 
d'yeux,  guérissait  les  irritations  de  la  peau,  etc..  Voir  Charles  Joret,  La 
Rose  (laits  F  Antiquité  et  au  Moveii  W;v,  Paris,  1892. 


202  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

lisant  les  quelques  traités  culinaires  du  temps  qui  nous  sont 
parvenus,  que  le  queux  dans  sa  cuisine  ait  suivi  les  procédés  du 
clerc  dans  son  escriptoriiim  :  il  «  compilait,  compilait,  compi- 
lait »,  et  les  poiaiges  de  l'un  offraient  bien  l'aspect  hétérogène 
et  bariolé  des  Sommes  morales  de  l'autre.  Ou  bien,  il  procédait 
encore,  lui  aussi,  par  allégorie,  et  son  triomphe  était  d'étonner, 
d'intriguer  les  convives  par  une  fantaisie  laborieuse  '.  Présen- 
ter sous  le  couvert  d'un  beau  pourcel  aux  flancs  dorés  des 
chapelets  de  mauviettes  rôties  qui  avaient  trouvé  asile  dans 
ces  mêmes  flancs  évidés  ;  offrir  sous  la  forme  d'un  gros  pois- 
son, dont  la  bouche  rosée  tenait  un  brin  de  romarin,  une  pâte 
d'ahnanâes  et  de  pigmvis  cuite  au  miel  et  aromatisée  de  nois 
miigaites,  c'était,  pour  un  cuisinier,  atteindre  à  la  dernière  limite 
de  son  art.  Froissart,  qui  ne  goûte  le  voile  allégorique  que  dans 
son  Joli  buisson  de  Jonesce,  se  plaint  de  ces  déguisements  de 
nature.  «  Ils  sont,  dit-il,  de  ces  mes  et  entremès  si  estragnes  et 
si  desghisés  que  on  ne  les  poroit  deviser  -.» 

Les  lois  de  la  Grant  Rheloriq.ie  tenaillaient  les  cerveaux  des 
disciples  de  Taillevent  aussi  bien  que  ceux  de  Guillaume  de 
Machault,  car  les  œufs  a  la  broche  valaient,  comme  tour  de 
force,  les  rimes  serpentines  ou  léonines,  et  un  plat  de  beurre  frit 
ou  rôti  ne  le  cédait  en  rien,  comme  difficulté  vaincue,  à  une 
ballade  équivoque  et  rétrograde  ou  à  un  rondeau  a  doubles  layés. 
Déjà  Pétrone,  l'arbitre  des  élégances,  avait  relevé,  treize  siècles 
auparavant  dans  sa  Cena,  des  exemples  tout  aussi  merveilleux 
d'acrobatie  culinaire. 

C'est  à  la  fois  contre  l'abondance  excessive  et  la  fantaisie 
ridicule  de  la  table  que  Christine  de  Pisan  veut  réagir.  Elle 
sait  avec  tous  les  moralistes  qui  l'ont  précédée,  et  suivie, 
qu'une  nourriture  trop  riche  et  trop  recherchée  nuit  à  la  santé 


1.  Voir  pour  la  cuisine  au  Moven  Age,  Le  t'iaiidicr  àc  Guillaume  Tirel, 
dit  Taillevent,  maistre-queux  de  Charles  V  ('édité  par  J.  Pichon  et  G.  Vi- 
caire, Paris,  1892),  ou  le  Grand  d'Auss\-  :  Histoire  de  la  Fie  privée  des  Fran- 
çois, édit.  Roquefort,  Paris,  181 5,  ou  encore  dans  le  Meiiagier  de  Paris,  à 
la  fin  du  tome  II. 

2.  Chroniques,   livre  I,  §  25,  p.  45,  édit.  S.  Luce,  Paris,  1869. 


IRUGALITE  DANS  LE  BOIRE  ET  LE  MANGER      205 

et  amollit  l'âme.  Le  péché  se  trouve  à  son  aise  dans  ce  «  souef 
nourrissement  ».  Elle  ne  veut  pas  que  ses  dames  se  laissent 
aller  à  toutes  ces 

«  mignotises  et  delicatifs  vivres,  ennemis  de  sens  »,  qu'elles  s'aban- 
donnent à  ces  «  superfluités  de  viandes  et  de  sauces  cstrangenient 
mistionnees,  ne  qu'elles  soient  trop  nourries  en  chambres.  » 

Elle  qui,  dans  ce  siècle  de  relâchement  général,  prêche  tou- 
jours les  habitudes  d'ordre  et  de  discipline,  voit  bien  que 
cet  épicurisme,  ces  friands  repas  servis  privccment  dénotent  un 
manque  de  tenue  et  un  égoïsme  trop  abandonné.  C'est  la  chair 
qui  niûistrisc  l'esprit,  lui  qui  devrait  la  gouverner  comme  son 
anceîle.  Elle  n'oubliera  pas  de  louer  Charles  Y,  son  roi  modèle, 
si  frugal  qu'il  se  contentait  d'un  souper  bien  simple,  «  auquel 
s'asseoit  d'assez  bonne  heure  et  estoit  legierement  pris  '  »,  et 
la  reine  Jeanne,  cet  autre  exemplaire  de  vertus,  qui,  à  moins 

«  d'impediment  »,  prenait  son  diner  «  entre  ses  princesses  et  dames, 
servve  de  gentilshommes,  de  par  le  rov  commis,  sages,  lovaulx, 
bons  et  honnestes.  Et  durant  son  mangier,  par  ancienne  bonne 
coustume  des  rovs,  bien  ordonnée  pour  obvier  a  vaines  et  vagues 
paroUes  et  pensées,  avoit  un  preudomme  en  estant  au  bout  de  la 
table,  qui,  sans  cesser,  disoit  gestes  de  meurs  virtueulx  d'aucuns 
bons  trespassez  -.  » 

La  cour  de  Charles  M  et  d'Isaheau  avait  bien  déchu  de  cette 
simplicité  dans  le  prive  et  de  cette  dignité  majestueuse  dans 
le  public.  Les  conseils  et  admonnestemens  du  Ileil  Pèlerin  à  son 
blanc  faucon,  si  graves  et  mesurés  soient-ils  quand  ils  s'adressent 
à  la  personne  royale,  nous  disent  clairement  que  le  jeune  roi 
était  glouton  et  nous  savons,  d'autre  part,  que  la  Bavaroise 
Isabeau  passait  pour  être  grandement  portée  sur  sa  bouche.  Les 
Registres  de  ses  trésoriers  '  nous   montrent  qu'en  dehors  des 

1.  Chartes  V,  ch.  xv,  livre  I. 

2.  //'/(/.,  ch.  XIX,  livre  I. 

5.  Le  jour  de  Pâques,  1409,  elle  envoie  chercher,  pendant  l'office  reli- 
gieux auquel  elle  assistait  à  Xotre-Danie,  un  pasic  de  veau  pour  elle  et  ses 
femmes,  à  la  Cressounerie  devant  te  Seputclire. 


204  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

comptes  de  cuisine,  elle  fiiisait  des  dépenses  considérables  en 
fruits,  confitures,  poissons  rares,  tniflcs  Iwuics  a  mander,  etc. 
(qu'elle  appréciait  malgré  les  dénigrements  d'Eustache 
Deschamps). 

La  gourmandise  était  donc  à  l'ordre  du  jour  et  celle  du 
xV  siècle  avait  cela  de  particulièrement  repoussant  qu'à  la 
qualité  du  morceau  elle  adjoignait  le  volume  et  la  multi- 
plicité. 

5369  «  Ce  ne  sont  que  gloutonnaille 
A  cui  ne  chaut  comment  aille 
Mes  que  soient  bien  aoullcs  '...  » 


1.   Pèlerinage  de  l'aine  humaine  de  Guill.  de  Deguileville,  édit.  J.  J.  Stïir- 
zinger,  Londres,  1895. 


CHAPITRE  II 


MODERATION    DANS  LE  LUXE  DES   VETEMENTS 


«  11  appartient  bien  que  toute  princesse  ou  dame  terrienne,  selon 
son  degré,  soit  richement  atournee  tant  de  vestemens,  d'atours,  de 
paremens,  de  jovaulx,  comme  de  grant  court  de  gens  et  d'estat, 
pour  l'onneur  de  l'office  ou  Dieu  l'a  assize  ^)  (^  i  lo). 

Mais  qu'elle  se  contente  de  l'habillement  de  ses  nobles  devan- 
cières et  qu'elle  ne  soit  pas  «  grant  trouveresse  de  choses  nou- 
velles ».  Christine  n'est  pas,  on  le  voit,  ennemie  d'une  toi- 
lette riche  et  élégante  là  où  elle  sied,  mais  elle  s'impatiente 
contre  les  caprices  de  la  mode,  contre  ses  inventions  bizarres  et 
ses  nouveautés  à  sensation.  Elle  professerait  volontiers  à  son 
égard  les  principes  qu'avait  posés  Nicole  Oresme  dans  son 
Traité  des  Monnoies  : 

il  ne  faut  remplacer  une  loi  ancienne  par  une  loi  nouvelle  qu'à 
moins  d'un  progrès  très  notable  :  la  stabilité  est  la  pierre  angulaire 
de  toute  sagesse  d'estat  '. 

Selon  Quicherat,  c'est  la  reine  Isabeau  qui  est  responsable 
des  changements  soudains  et  fréquents  de  la  mode.  Il  affirme 
que  la  muabilité  de  «  cette  reine  aux  mille  caprices  »  date 
du  xv^  siècle  ^.  «  Etre  grant  trouveresse  de  choses  nouvelles  » 
ne  décèle  pas  seulement  un  esprit  frivole  aux  yeux  de  Chris- 

1.  Traité  de  la  Preiiiiere  luveiitioii  des  Moiiiroie.<:,  Nicole  Orosme,  édit.  par 
M.  L.  Wolowski,  Paris,  1864. 

2.  Histoire  du  Costume  en  France,  Paris,  1879,  p.  260. 

«  Une  femme  qui  se  respectait  n'osait  porter  de  parure  qui  datait  de 
plusieurs  années  »,  dit  Viollet-le-Duc,  dans  son  Dictionnaire,  t.  I\',  p.  44. 


206  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

tine,  mais  aussi  un  manque  de  respect  pour  la  tradition  et 
pour  l'exemple  des  devancières.  C'est  un  signe  de  mauvais 
goût  que  de  se  tenir  à  l'affût  des  dernières  nouveautés  pour 
s'en  parer  et  faire  sensation.  Le  Polvcratiavi,  un  livre  cher  à 
Christine,  y  voit  même  un  signe  de  folie  :  «  Folie  est  de  autrui 
sotement  regarder  et  voloir  estre  regardé  '.  » 

Les  ornements  de  tête  étaient  des  plus  dispendieux-.  Les 
cheveux  disparaissaient  entièrement,  hors  une  boucle  qui 
dépassait  légèrement  au  milieu  du  front,  sous  les  énormes 
escoflions  '  ou  hennins  et  ces  coiffures,  qui  affectaient  la 
forme  de  turbans  variés,  étaient  elles-mêmes  enrichies  de 
bijoux  précieux.  La  dame  d'une  miniature  des  Cent  Nou- 
velles de  Boccace,  faite  entre  1405  et  1410  porte  le  haut  escof- 
fion,  un  peu  plus  large  au  bord  supérieur  qu'à  celui  qui 
repose  sur  la  tète.  Il  est  fait  de  riche  étoffe  bleue  recouverte 
d'une  résille  enrichie  de  passementerie.  De  plus,  deux  bandes 
d'orfèvrerie  viennent  se  croiser  sur  le  turban.  Des  voiles 
légers  s'accrochaient  à  ces  coiffures  et  retombaient  en  arrière. 
Quelquefois  l'un  des  bords  voilait  le  visage  jusqu'au-dessous 
du  nez.  Ces  voiles  étaient  bordés  de  perles  ou  de  papillettes 
d'or. 

La  magnificence  dans  les   vêtements  masculins  aussi   bien 


1.  Le  Polie  rat  iquc  de  Jean  de  Salisburv,  traduit  par  Denys  Foulechat, 
en  1372,  Bibl.  Nat.,f.  fr.,  ms.  24287. 

2.  En  1395,  Louis  d'Orléans  achète  à  Manuel  de  Lamer,  marchand  de 
Gênes,  «  un  chapel  d'or  garny  de  pierreries  et  de  perles  pour  ma  dame  la 
duchesse,  du  prix  de  3.000  francs  d'or.   » 

Ces  3.000  francs  d'or,  dit  M.  VioUet-le-Duc,  équivalent  à  plus  de 
40.000  francs  de  notre  monnaie.  Dictionii.  raisonné  du  Mobilier  jriuiçais, 
p.   33,  t.  rV^,  Viollet-le-Duc,  Paris,   1873. 

La  même  année,  1395,  Philippe  le  Hardi  offrait  en  étrennes  à  sa 
femme  :  un  chapeau  d'or  garni  de  20  balais,  de  20  saphirs  et  et  de  60  perles, 
du  prix  de  2.500  livres. 

\'alentine  de  Milan  avait  apporté  parmi  les  trésors  de  son  trousseau  «  un 
chapeau  d'or  à  feuilles  de  ronces  garni  de  dix-huit  rangs  de  grosses  perles 
et  de  neuf  gros  saphirs.  »  Vie  de  Charles  d'Orléans,  P.  Champion,  p.  10. 

3.  Escoffion,  sorte  de  bourrelet,  ou  plutôt  de  coussin,  couvert  de  résille 
ornée  de  grains  d'or,  de  perle,  de  verre.  Il  se  développa  en  hauteur  de  plus 
en  plus,  jusqu'à  atteindre  un  mètre,  et  fut  alors  appelé  hennin. 


.MODERATION   DANS    LE    LUXE  DES    VETEMENTS  20'J 

que  féminins  avait  atteint  une  limite  qui  n'a  jamais  été  dépas- 
sée. Fous  de  luxe  et  de  raretés,  les  disciples  de  la  mode  de  1400, 
à  la  tète  desquels  brillaient  la  reine  et  le  duc  d'Orléans,  ne  se 
contentaient  pas  de  jeter  à  profusion  sur  leurs  riches  draps 
d'or  et  d'argent,  leurs  lins  veliiets,  leurs  souples  draps  de 
Bruxelles,  orfrois,  pierreries  et  perles  fines,  de  les  doubler 
d'hermine  et  de  menu-vair,  de  les  surcharger  de  colliers,  fer- 
mails,  ceintures,  où  la  beauté  du  travail  le  disputait  à  la 
richesse  de  la  matière,  il  leur  fallait  encore  de  «  l'inédit  ».  Les 
robes  des  dames  se  rétrécissaient  de  saison  en  saison  et  cho- 
quaient la  bonne  Christine  qui  ne  pouvait  souffrir  les  «  entra- 
vées »  de  1405  '.  De  plus  elles  se  décolletaient  outrageuse- 
ment sur  la  gorge  et  dans  le  dos,  échancraient  leurs  robes  sur  les 
côtés  pour  laisser  deviner  la  blancheur  des  chairs  et  montrer  la 
finesse  du  linge  ^.  Les  queues  s'allongeaient  par  derrière,  et 
non  seulement  les  grandes  princesses  traînaient  les  précieuses 
fourmres  de  menu  vair  ou  d'hermine  qui  les  bordaient  à  se 
promener  dans  les  longues  galeries  de  leurs  châteaux,  mais  les 
petites  chaiiihericrcs  fripaient  leurs  couuins  dans  les  boues  de 
Paris  et  revenaient  crottées  du  marché. 

Les  robes  d'hommes  se  déchiquetaient,  se  fendaient  se 
bariolaient.  Elles  en  vinrent  à  affecter  des  formes  d'objets  déter- 
minés, de  fleurs,  de  lettres.  La  folie  du  pauvre  roi  avait  gagné 
la  mode  et  celle-ci  exerçait  ses  ravages  sur  la  France  d'abord, 
puis  sur  l'Europe,  car,  depuis  les  \'aIois,  c'est  la  France  qui 
donne  le  ton  au  monde  occidental.  Les  modes  françaises  et 


1.  Les  protestations  de  Philippe  de  Méziéres  contre  les  modes  nidscu- 
lines  sont  encore  plus  âpres  :  «  Quelques  uns,  dit-il,  a  cause  de  leurs  cours  hahis 
se  sont  laissés  mourir  île  froid.  Et  les  autres  par  force  d'estrainture  ne  peuvent 
digérer  les  viandes  dont  maladies  viennent  en  place  et  sont  multipliées  ».  Le 
Songe  du  Vieil  Pèlerin. 

2.  Voir,  sur  le  décolletage  des  robes,  Viollet-le-Duc,  Dictionnaire  rai- 
sonne' des  Bijoux,  t.  III,  p.  2)8  et  259,  et  Eustache  Deschanips  dans  le 
Miroir  de  Mariage,  vers  142 1- 1430,  d'où  il  découle  que  large  colet  signifie 
un  large  décolletage.  Voir  aussi  le  décolletage  exagéré  de  Valentine  de 
Milan  et  de  sa  suivante  dans  la  miniature  que  reproduit  M.  P.  Champion 
dans  sa  Fie  de  Charles  d'Orléans,  planche  II. 


208  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

leur  extravagance  n'ont  pas  été  l'un  des  moindres  griefs  des. 
Anglais,  partisans  du  duc  de  Lancastre,  contre  ce  malheureux 
Richard  II.  Sa  petite  reine  de  sept  ans  était  débarquée  en 
grande  pompe,  avec  son  estât  de  dames  de  France,  choisies 
par  monseigneur  son  père,  Charles  \l,  et  madame  sa  mère^ 
Isabeau,  et  grandement  pensionnées,  afin  de  représenter 
dignement  l'honneur  et  l'élégance  de  la  plus  noble  cour  du 
monde.  Mais  les  Anglais,  qui  n'aiment  pas  à  défrayer  de  leurs 
de  deniers  le  luxe  des  étrangers,  eurent  bien  vite  fait  de  ren- 
voyer à  Paris  la  d'e  moitié  Vette  troupe  magnifique  ',  non  sans 
avoir  toutefois  "subi  la  contagion. 

«  A  host  of  contemponirv  writcrs  inveigh  bitterlv  against  tlie 
vain  fopperv  of  the  times.  A  satirist,  author  of  the  remarkable  allite- 
rative  poem  on  tlie  Depositicvi  of  Richard  II,  describes  thèse  costlv 
fashions  as  tlie  immédiate  causes  of  mosl  of  tlie  misfortunes  of 
his  reign  : 

cf  That  lewd  lad  ought  evil  to  thrive 

That  hangeth  on  his  hips  more  than  he  earneth, 

And  fcareth  no  debt,  so  that  dukes  praise  them, 

But  bcg  and  borrow  of  burgesses  in  towns 

Furs  of  «  flovne  »  and  manv  other  wares  ^.  » 

Uauteur  ajoute  que  des  tentatives  de  réformes  furent  essayées 
sous  les  règnes  de  Henri  lY  et  et  de  Henri  \,  et  que  des  ordon- 
nances furent  publiées,  interdisant  expressément  : 

«  ail  dagged  and  slashed  garments,  eut  in  the  form  of  letters,  rose- 
leavcs  and  posies  of  varions  kinds,  or  anv  such  like  devices.  » 

Les  ordonnances,  pas  plus  en  Angleterre  qu'en  France,  ne 
pouvaient  lutter  contre  cette  fureur  de  luxe  qui  soulevait 
toutes  les  classes  et  menaçait  de  confondre  la  belle  ordonnance  des 


1.  Madame  de  Courty,  dame  d'honneur,  avait  i8  chevaux  dans  son 
écurie  ;  3  couturières,  8  brodeurs  et  2  tailleurs  dans  son  hôtel,  dit  Juvé- 
nal  des  Ursins,  année  1396. 

2.  Schaw,  Dresses  aiid  Décorations  of  tljc  MidiUe  A^es,  2  vol.,  London, 
1845- 


MODERATION    DAXS    LE    LUXE    DES    VETEMENTS  209 

t'stûts ;  les  bourgeois  s'aventuraient  à  porter  velours  et  ortVois 
et  la  simple  dame  du  Gàtinais  se  commandait  chez  un  tail- 
landier de  Paris  une  cotte-hardie,  où  il  fallait 

«  cinq  aulnes  a  la  mesure  de  Paris  de  drap  de  Bruxelles  de  la.grant 
moison,  et  traine  bien  par  terre  trois  quartiers  de  queue  ;  et  aux 
manches  a  bombardes,  qui  vont  jusques  aux  pies  !  Mais  Dieu  scet  se 
selon  cest  habit  convient  hault  atour  et  haultes  cornes  !  qui  est  en 
vérité  un  très  lait  habillement  et  qui  messiet  »  (423). 

«  Mais  ce  fait  tout  l'abondance  de  iirant  orgueil  qui  rengne  au 
jour  duv  sans  foille  plus  que  oncques  mais,  car  a  nul  ne  souffist 
son  estât,  ains  vouldroit  chascun  sembler  un  rov  »  (422). 

«  Mais  à  poine  congnoist  on  aujourduv  qui  est  rov  », 
s'écriera  de  son   côté  Eustache  Deschamps  dans  une  ballade. 

Ces  manches  à  bombarde  ont  déchainé  la  mauvaise  humeur 
de  tous  les  gens  sensés  du  temps  : 

«  Si  la  robe  traine  deux  pies  par  terre,  et  les  manches  sont  larges 
a  desmesure,  et  les  poulaines  de  demy  pyé,  que  pourfite  tout  cecy 
pour  poursieuvre  vigoureusement  les  ennemis  ?  » 

demande  le  harangueur  de  l'Université  de  Paris,  Gerson, 
à  la  fleur  de  la  noblesse  de  France  rangée  sous  sa  chaire 
en  1405. 

<'  And  unless  the  sleeves  slide  on  the  earth 

Thev  will  be  as  wroth  as  the  wind,  and  vvorrv  those  that  made  it  ; 

And  if  the  elbows  were  onlv  down  to  the  heels 

Or  passing  the  knee,  it  was  no  accounted  '.  » 

Les  manches  étaient  devenues  non  seulement  par  leurs 
dimensions,  mais  aussi  par  la  richesse  d'ornements  qu'elles 
comportaient,  le  principal  garment  de  la  robe  de  la  femme  ou 
de  l'homme*.  On  peut  compter  la  quantité  de  peaux  d'her- 

1.  Cite  par  Schaw,  Dresses  aiul  Décorations  of  the  MidiUe  Ai:;es,  Loiidon, 
1.S45. 

2.  Christine  aurait  été  affligée,  elle  qui  vante  la  riche  simplicité  des  dames 
italiennes  dans  son  Trésor  si  elle  avait  pu  voir  le  luxe  extravagant  qui  vers 
la  fin  du  xvc  siècle  s'était  glissé  dans  les  cours  de  Milan,  de  Mantoue,  de 

14 


2IO  LE    LIVRE    DES    TROLS    VERTUS 

mine  qu'elles  exigeaient  pour  la  doublure!  En  outre,  telle 
manche  représentait  le  travail  d'une  brodeuse  pendant  six 
mois,  pendant  un  an.  Les  fils  de  soye,  d'or  ou  d'argent  y  dessi- 
naient des  figures,  des  scènes,  et  toujours,  une  devise.  Une 
manche  du  jeune  duc  Charles  d'Orléans  portait  le  premier 
vers  d'une  chanson  à  la  mode  avec  la  musique  :  Ma  dame,  je 
suis  tant  joyeux.  La  portée  et  les  barres  étaient  de  fils  d'or, 
et  chaque  note,  formée  de  quatre  perles  cousues  en  carré  ;  on 
avait  employé  960  perles  pour  la  décoration  de  la  houppe- 
lande tout  entière'.  Le  duc  de  Guyenne,  en  1414,  affichera 
sur  la  sienne  le  nom  de  la  femme  qu'il  aime,  la  belle  Cassinel, 
sous  forme  de  rébus  :  un  K,  suivi  d'un  cygne  et  d'une  aile. 
Il  est  vrai  que  la  mode  pousse  un  peu  loin  sa  fantaisie, 
mais  les  comptes  de  nos  rois,  de  nos  reines,  de  nos  princes  du 
temps,  les  descriptions  des  toilettes  que  nous  lisons  dans  nos 
chroniqueurs  nous  font  croire  à  la  réalité  des  vêtements  tissus 
de  pierreries  et  d'or  dont  Charles  Perrault  pare  ses  Peaux- 
cfâne  et  ses  Princes  channaiils  -. 


Ferrare,  d'Urbino  etc..  Le  Quattro  Centra  de  Philippe  Monnier  nous 
montre  la  jeune  Bianca  Sforza  dans  une  robe  si  somptueuse  qu'il  lui  faut 
deux  comtes  pour  porter  ses  manches,  lourdes  de  pierreries  et  de  fourrures  ; 
Isabella  d'Esté  attache  la  sienne  avec  609  boutons  d'or  ;  Hippolita  Sforza 
s'enorgueillit  d'en  porter  une  qui  vaut  un  quart  de  million.  San  Bernardine 
qui  mourut  eu  1444,  reproche  aux  princesses  leur  luxe  et  spécialement 
l'absurdité  de  leurs  manches,  si  longues  qu'on  en  vêtirait  plusieurs  pauvres. 

1.  Quicherat  :  Histoire  du  Ccstiiiiie  en  France,  p.  254,  Paris,  1879. 

2.  Description  d'une  houppelande  donnée  par  Charles  VI  au  duc  de 
Guyenne,  son  fils,  le  i^r  mai  1400  (le  dauphin  alors  a  treize  ans)  :  c  A 
Simonnet  Monnard,  pelletier,  demeurant  a  Paris,  pour  la  fourreure  d'une 
houppelande  bastarde  de  drap  vert  gay  pour  monseigneur  le  duc  de 
Guvenne...  laquelle  houppelande  est  ouvrée  de  broderie  autour  de  l'as- 
siette de  la  manche  senestre,  a  œillés  d"or  cler  fais  en  façon  de  plumes  de 
paon,  a  branche  de  may  (c.-à.-d.  de  rameaux  verts)  et  de  genests,  conte- 
nant la  panne  en  icelle  mise  et  employée  par  Jehan  Pichon  883  ventres  de 
menu  vair,  au  pris  de  25  livres  12  s.  p.  le  millier,  valant  22  1.  11  s.  8  d.  p. 
et  pour  8  douzaines  de  lettices  (c.-à.-d.  bordure  d'hermine  sans  taclie) 
mises  et  emploiees  en  la  pourfileure  des  manches,  des  fentes  de  devant  et 
des  costelz  par  dessoulz  et  aux  decoppeures  d'icelles,  au  pris  de  32  s.  p.  la 
douz.  valant  13  1.  19  s.  4  d.  p.  pour  tout...  37  1.  1 1  s.  p.  »  Revue  archéologique, 
1873,  p.  217,  Leopold  Pannier. 


MODERATION    DANS    LE    LUXE    DES    VETEMENTS  211 

1175   «  N'v  a  cellui  qui  n'v  porte 
Riche  habit  de  broderie 
Tout  semé  d'ortavrerie 
D'or  et  d'argent  a  grans  lames  '.  » 

Le  Religieux  de  S'-Denis  racontant  la  prise  d'Etampes  par 
le  dauphin  Louis  et  le  duc  de  Bourgogne,  nous  montre  le 
capitaine  de  Bosredon  %  sortant  de  la  ville  qu'il  n'avait  pu 
défendre,  «  vestu  d'un  habit  de  couleur  escarlate  tout  brodé 
d'or  et  de  pierreries  ». 

Il  n'y  avait  donc  pas  que  les  princes  ou  les  princesses  qui 
fissent  de  leurs  robes  des  écrins  à  joyaulx.  Aussi  peu  de  bourses 
suffisaient  à  couvrir  de  telles  dépenses  : 

«  Et  plus  graat  honte  y  a  a  pluseurs  :  c'est  des  debtes  que  sou- 
vent font  as  cousturiers,  pelletiers,  drapiers  et  orphevres,  desquelz 
sont  a  la  fois  exécutez  et  faut  que  Hz  baillent  une  robe  en  gaige 
pour  avoir  l'autre.  Et  Dieu  scet  se  on  leur  salle  bien  ce  qu'ilz  pren- 
nent a  créance  et  se  ta  denrée  leur  couste  au  double  >  »  (422). 

Etienne  de  Bavière,  venu  en  France  en  1400  pour  raisons 
politiques  (à  cause  du  schisme),  fut  ébloui  par  la  splendeur 
des  toilettes  de  sa  fille  Isabeau  et  la  magnificence  de  son 
train  de  reine.  De  retour  dans  ses  Etats,  il  voulut  modeler  sa 
petite  cour  d'Ingolstadt  sur  celle  de  Paris,  et  fit  si  bien  qu'au 
bout  de  l'an,  il  fut  déclaré  insolvable. 

Le  linge  et  tous  les  accessoires  de  la  toilette  allaient  de 
pair  avec  ces   robes   et  ces  manteaux   somptueux.  Dans  les 


1.  Le  Duc  des  Frais  Aiiniiis,  Œuvres  Poétiques,  tome  III. 

2.  Ce  capitaine  de  Bosredon  fut,  dit-on,  l'un  des  amants  tardifs  d'Isa- 
beau,  devenue  vieille  et  obèse.  Arrêté  en  141 7  par  le  parti  Armagnac,  on 
lui  fit  un  procès  sommaire  :  il  fut  cousu  dans  un  sac  et  jeté  en  Seine  avec 
cet  écriteau  :  «  Laissez  passer  la  justice  du  Roy  ». 

3.  Dans  quelques  cas  même  l'Eglise  excommuniait  les  gens  insolvables. 
Voir  la  I^e  des  Ouiii:^e  Joyes  de  Mariage  : 

«  Briefment  la  robe  se  fait  et  la  sainture  et  le  chaperon.  Or  est  venu  le 
terme  qu'il  fault  payer  les  créanciers  et  le  poure  homme  ne  peut  fournir, 
Hz  ne  veullent  déporter  et  le  font  excommenitr  et  exécuter  ».  Éd.  Ferd. 
Heuckeniiamp,  Halle,  1901. 


212  LE    LIVRE    DES    TROLS    VERTUS 

trousseaux  de  princesses  on  lit  l'énumération  de  cliemises  de 
fine  toile  de  Reims  ou  de  Hollande,  de  soye  blanche,  de  soye 
barrée  de  rouge  et  brodée  de  lettres  d'or.  Les  cordouauiiiers  ont 
dans  leurs  échoppes  des  souliers  de  toutes  les  peaux,  des  sou- 
liers blancs,  des  verts,  des  bleus,  des  jaunes,  des  dorés,  pour 
assortir  les  toilettes.  Les  gantiers  brodent  leur  marchandise  et 
la  parfument  et  les  orfèvres  complètent  les  ornements  des 
brodeurs  sur  les  robes  et  manteaux  et  sur  les  chapeaux.  On 
trouve  dans  l'inventaire  des  joyaulx  de  Charles  V,  1 1  paires 
de  boutonnières  et  4  boutons,  «  chascun  de  6  grosses  perles  et 
I  saphir  au  milieu  ». 

On  aurait  donc  tort  de  prendre  ces  critiques  répétées  de 
Christine  sur  la  mode  outrée  et  le  faste  intempestif  pour  des 
boutades  de  mentor  sévère.  En  réalité,  les  vêtements  étaient 
ouJlra^eiix  et  les  sitperfliiités  révoltantes. 

La  sage  dame  donc  ne  se  «  délitera  point  tant  en  cousteux 
habillemens  »  et  ne  sera  pas  la  première  à  accepter  une  mode 
nouvelle.  L'excuse  alléguée  «  qu'il  laut  faire  comme  les 
autres  »  ne  vaut  rien.  Pourquoi  faire  «  comme  les  brebis 
qui  suivent  l'une  l'autre  »,  quand  ce  n'est  que  pour  «  oultrage 
ou  desordonnance  »  ?  (420).  Celle  qui  se  livre  ainsi  à  un  tel 
raffinement  de  luxe  dans  sa  toilette  pèche  contre  le  goût  qui 
veut  la  modération  en  tout  ;  contre  le  sens,  car  «  elle  en  sera 
moins  prisié  de  ceulx  ou  celles  qui  sont  sages,  et  elle  se 
mettra  a  povreté  »  ;  contre  l'humilité,  qui  défend  d'être  si 
«  curieux  de  son  corps  »  ;  et  enfin,  contre  la  charité,  car  c'est 
enlever  aux  pauvres  la  part  qui  leur  revient  dans  les  biens 
que  Dieu  lui  a  confiés. 


CHAPITRE  III 

MODÉRATION    DANS    LEMPLOI    DES    PARFUMS 

Il  y  a  dans  le  monde  une  opinion  commune  que  le  goût 
des  parfums  chez  un  peuple  est  en  raison  inverse  avec  celui 
des  ablutions.  Cependant  la  belle  société  au  xv^'  siècle  se 
baignait  avec  délice  et  se  parfumait  à  profusion  '.  Les  soitefves 
odeurs  se  répandaient  partout,  sur  le  corps,  sur  les  cheveux,  les 
vêtements,   les  fourrures,    les    bijoux  -.    Les  salles  de  festin 


1.  Le  peuple  se  baignait  aussi,  celui  des  villes  en  tout  cas,  puisque  nous 
verrons  la  «  chamberiere  »  s'enfuir  aux  estuves  au  lieu  d'aller  laver  à  la 
rivière  (§  566,  ch.  ix,  livre  III),  et  que  dans  les  statuts  de  la  corporation 
des  tisserands  de  Paris,  on  leur  accordait  trois  heures  de  loisir  dans  la  journée 
pour  déjeuner,  disner,  gouster  et  les  luuugs.  Janssen  nous  dit  qu'en  Alle- 
magne on  se  baignait  souvent  trois  fois  par  jour  et  que  dans  les  bains  d'eau 
minérale  on  restait  jusqu'à  dix  heures  par  jour.  L'AUeiiiagiie  vers  la  fin  du 
Moyeu  Ji^n\  p.  370.  La  pathétique  phrase  de  Michelet  :  «  Pendant  mille  ans 
le  moyen  âge  n'a  pas  pris  un  bain  »  porte  heureusement  à  faux.  Le  moyen 
âge  avait,  au  coutraire,  la  passion  des  bains.  Consulter  à  cet  eflet,  l'article 
Kechenbe  sur  les  Etablisseu/euts  de  haius  publics  à  Paris  depuis  le  VI'^  siècle 
jusqu'à  présent  dans  les  Juuales  d'Hygiiue publique,  i^e  série,  tome  VII,  p.  5, 
Paris,  1832  et  Les  Bains  au  uioveu  âge  par  Leco\-  de  la  Marche  dans  la 
Revue  du  monde  catholique,  tome  XIV,  p.  870-884,  Paris,   1886. 

2.  «  Tout  ainss\'  comme  une  pierre  précieuse  digue  et  fine  et  de  graut 
cbieiic  on  enveloppe  en  or,  en  esniail,  en  drap  de  soye  et  soueves  odeurs,  est 
bien  raison  que  la  juste  véritable  narracion  de  .ses  dignes  meurs  soit  fleur- 
rectee  de  mémoires  proutlitables  et  de  digne  efficace.  »  Charles  I',  ch.  it, 
livre  I. 

Les  Italiens  de  la  Renaissance  ont  poussé  plus  loin  encore  cette  passion 
des  parfums.  Aux  jours  de  fête,  nous  dit-on,  les  mules  étaient  ointes  de 
ponmiades  odorantes  et  Pietro  Aretino  remercie  dans  une  lett.e  Cosme  [er 
pour  un  rouleau  d'or  parfumé  que  ce  prince  lui  avait  envové.  Quelques 
objets  qui  remontent  â  cette  époque,  n'ont  pas  encore  perdu  leur  odeur. 
\'oir  Li!  (Civilisation  de  la  Renaissance  en  Italie,  par  Jacob  Burckhardt,  page 
374  de  l'édition  anglaise  par  S.  G.  C.  Middlemorc,  London,  1878. 


214  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

étaient  jonchées  de  fleurs,  les  conviés,  souvent  parés  d'un 
chapel  de  roses  et  les  rues,  pour  l'entrée  des  grands  person- 
nages, se  couvraient  de  joncs  verts  et  des  fleurs  de  la  saison. 
Les  lits  qu'on  off'rait  aux  hôtes  distingués  étaient  fleiirectés,  et 
les  bains,  parfumés  d'essences  fines. 

Un  détail  tiré  de  la  vie  d'Isateau  nous  dira  jusqu'où  allait 
cette  passion  des  soiieves  odeurs  et  les  dépenses  folles  qu'elle 
devait  entraîner.  En  1401,  la  reine  off're  en  son  hôtel  Barbette 
un  somptueux  souper  au  duc  d'Orléans  et  au  duc  de  Gueldre. 
Par  une  attention  raffinée  d'hôtesse,  les  deux  invités  sont  con- 
duits, avant  le  repas,  dans  les  propres  csiiives  de  la  reine  '. 

«  dont  les  murs  avaient  été  tendus  pour  la  circonstance  de  fine  toile 
de  Reims  piquée  de  roses  et  de  fleurs  de  toute  espèce.  Puis,  après 
le  bain,  ils  furent  conduits  dans  la  chambre  dite  des  eaux  de  rose,  où 
ils  se  parfumèrent  avec  les  essences  d'Orient  que  la  reine  de  France, 
chaque  année,  se  faisait  apporter  de  Damas  -.  » 

Les  vaisseaux  vénitiens  et  génois  amenaient  du  Levant  en 
Europe  ces  essences  exquises,  qui  n'ont  point  encore  de 
rivales,  et  les  marchands  lombards  établis  à  Paris  trouvaient 
dans  la  noblesse  et  la  riche  bourgeoisie  une  clientèle  toujours 
avide  de  s'approvisionner  de  flacons  d'essence  à  la  rose,  à  la 
fleur  d'oranger,  à  l'œillet  ;  de  musc  5,  d'ambre  et  de  ces 
oiselés  de  Chypre,  dont  on  faisait  une  si  large  consommation 
dans  les  hôtels  seigneuriaux. 

Ce  n'est  pas  que  Christine  veuille  proscrire  absolument 
l'usage  des  parfums,  elle  n'est  point  rigoriste  :  elle  en  défend 
simplement  l'abus,  et  dans  cet  abus  particulier,  la  France 
du  xV  siècle  rappelle  encore  la  Rome  de  la  décadence. 

1.  En  offrant  un  bain  à  ses  hôtes,  la  reine  ne  faisait  que  suivre  les  usages 
de  son  temps.  A  l'arrivée  des  voyageurs  ou  des  hôtes,  nos  ancêtres  se 
hâtaient  de  leur  laver  les  pieds  ou  de  leur  préparer  un  bain. 

2.  Louis  Jarrv.  La  Vie  politique  de  Louis  d'Orléans,  p.  251. 

3.  La  petite  Marie  d'Orléans,  fille  de  Marie  de  Clèves  et  de  Charles  d'Or- 
léans, était  encore  sous  les  soins  de  sa  nourrice  qu'elle  avait  déjà  «  des 
pommes  de  musc  à  parfumeries  doigts  ».  Voir  P.  Champion,  Vie  de  Charles 
d'Orlèaus,  p.  533. 


CHAPITRE  IV 

PRATIQUES    DIVERSES    DE    LA    CHARITÉ 

La  sage  dame  au  lieu  d'afficher  cette  soif  de  luxe,  cette  pas- 
sion de  frivolités,  retranchera  de  son  superflu. 

«  Se  elle  se  restraint  des  superliuités  que  elle  pourroit  bien  taire, 
se  elle  voulloit,  de  tant  de  robes  et  de  tant  de  jovaulx  qui  ne  lui 
sont  nécessaires,  pour  emplover  en  telz  usaiges,  la  est  la  pure  el 
droitte  auniosne  et  le  grant  mérite  »  (97). 

«  \'oire,  elle  prendra  du  sien,  fera  l'aumosne  de  sa  propre  boisson 
et  de  la  viande  de  sa  table  pour  soulager  povres  honteux,  povres 
gentilz  femmes  decheues  de  leur  estât,  malades  dans  les  hospi- 
taux  »  ;  pour  aider  «  povres  escoliers  et  prestres,  mesnaigers  souf- 
fraiteux.   » 

Elle  visitera  les  accouchées,  dotera  les  «  povres  pucelles  a 
marier  »  et  viendra  en  aide  «  a  chevalier  de  bon  couraige  qui 
ait  grant  volonté  de  soy  avancer  en  honneur,  afin  de  tousjours 
eslever  noblesse  de  vaillance  »  (206)  ;  ou  à  ceux  qui  ont  à  payer 
rançon  à  Africains,  Turcs  ou  Anglais. 

Christine  de  Pisan,  dans  sa  continuelle  détresse  d'argent,  a 
su  quand  même  faire  la  part  de  ses  charités.  En  1406,  recevant 
100  écus  du  duc  de  Bourgogne,  elle  en  consacre  une  partie  à 
doter  «  une  sienne  parente  ». 

La  plupart  des  comptes  et  testaments  de  l'époque  témoignent 
de  cette  sollicitude  pour  les  pauvres  et  les  besogneux.  Ceuxde  la 
maison  d'Anjou,  de  Bourbon,  d'Orléans,  de  Bourgogne,  de 
Hainaut,  etc.,  pour  ne  parler  que  des  plus  illustres,  ont  un 
large  budget  absorbé  par  les  bonnes  œuvres.  Blanche  d'Or- 
léans, morte  en  1393,   menait  si  sainte  vie  qu'elle  distribuait 


21 6  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

aux  pauvres  tous  ses  biens  meubles  «  tellement  qu'on  n'y 
trouva  comme  rien  »,  écrit  Juvénal  des  Ursins.  Marie  de 
Clèves,  duchesse  d'Orléans,  avait  la  spécialité  des  «  povres 
acouchees  »  et  plus  tard,  Anne  de  Beaujeu  et  Anne  de  Bre- 
tagne, continuant  les  traditions,  méritèrent  pat  leur  dévoue- 
ment aux  «  povres  pucelles  »  d'être  appelées  les  Mcrcs  des 
vierges. 

Il  semble  que  les  Eiiseigiicinens  de  saint  Louis  \  qui  se  trou- 
vaient alors  dans  quasi  toutes  les  bibliothèques  avec  leurs  pré- 
ceptes répétés  de  «  amez  les  povres  »,  et  l'exemple  que  toute 
sa  vie  donna  ce  bon  roi,  n'ont  pas  peu  contribué  à  renforcer 
chez  SCS  successeurs  et  parmi  la  noblesse  cette  vertu  de  charité, 
la  vertu  par  excellence  du  chrétien,  et  qui  avait  tant  de 
points  de  contact  avec  la  largesse  mondaine,  cette  autre  vertu 
du  chevalier. 

208  «  Mes  tost  ausi  corne  la  rose 

Est  plus  que  nule  autre  flors  bêle, 
Quant  elle  sest  fresche  et  novele  : 
Einsi  la  ou  largesce  vient 
Desor  totes  vertuz  se  tient  -.  » 

Les  pauvres  étaient  vraiment  considérés  comme  les  membres 
de  Dieu  et  ce  qu'on  leur  donnait  était  prêté  à  Dieu  qui  le  ren- 
drait avec  usure  au  jour  du  jugement'.  Il  est  évident  que 
l'idée  de  calcul,  d'intérêt  personnel  se  glisse  dans  beaucoup 
de  ces  belles  charités  et  les  déflore  ;  cependant,  désintéressées 

1.  Voir  en  quels  termes  de  touchant  respect  Charles  V  en  parle  dans 
VOrdoniance  de  la  majorité  des  rois.  Citée  par  Covielle  dans  Hist.  de  France, 
Lavisse,  tome  IV,  p.  18/  et  partiellement  reproduite  dans  la  note  de  la 
page  82. 

2.  Clii:^(S  de  Troves,  de  Chrestien,  éd.  von  W .  Foerster,  Halle,  1888. 

3.  Voir  les  dons  généreux  et  variés  faits  aux  églises  et  aux  pauvres  de. 
Paris  par  les  époux  Nicolas  Flamel  et  Catherine,  entre  1402  et  141 3,  date 
de  leur  mort,  dans  Méiii.  de  t'Ac.  des  Iiiscript.  et  Bettes-Lettres,  tome  XVI,. 
p.  168,  par  l'abbé  de  Guasco.  «  Ils  avaient  fait  bâtir  le  Portail  Sainte-Gene- 
viève et  celui  des  Ardens,  celui  de  l'Eglise  des  Quinze-Vingts  ;  trois  cha- 
pelles ;  et  réparer  sept  autres  églises.  Ils  avaient  fondé  quatorze  hôpitaux 
dans  Paris,  tous  bâtis  à  neuf.  »  Ihid.,  p.  89. 


PRAT1Q.UHS    DIVERSES    DE    LA    CHARITE  21'] 

OU  non,  elles  étaient  dans  les  coutunies  du  temps.  Les  rois  et 
les  princes  s'humiliaient,  à  certains  jours  de  fêtes  chrétiennes, 
celle  de  Pâques  surtout,  à  laver  les  pieds  et  à  nourrir  de  leurs 
mains  des  bandes  de  misérables,  recueillis  au  portail  des 
églises.  Les  couvents,  les  hôpitaux  faisaient  des  distributions 
régulières  de  vivres  et  souvent  servaient  d'asile  ;  les  bourgeois, 
les  gens  de  métier,  les  laboureurs,  tous  ouvraient  volontiers 
leur  escarcelle  ou  couraient  à  la  huche  pour  secourir  le  pauvre 
«  de  Dieu  amé  ».  Les  confréries  prélevaient  sur  leurs  mem- 
bres la  taxe  de  Tamuosuc  gnicrale,  destinée  à  la  charité  pour 
tous  et  celle  de  l'amiiosNC  liii  iiiâier,  pour  soulager  les  indigents 
ou  les  malades  de  la  corporation. 

Le  jour  de  Pâques,  les  malades  de  l'Hôtel-Dieu,  les  pri- 
sonniers et  de  nombreux  pauvres  se  voyaient  servir,  des 
propres  mains  des  orfèvres  de  Paris,  un  dîner  avec  vaisselle 
d'or  et  d'argent  '.  Une  autre  corporation  instituait  un  chauffoir 
public  ;  et  ainsi,  les  sociétés  privées  se  chargeaient  autrefois  du 
rôle  que  remplit  actuellement  le  bureau  de  bienfaisance.  Par 
ces  charités  aux  pauvres  et  leurs  dons  aux  églises,  les  pécheurs 
rachetaient  leurs  fautes,  abrégeaient  la  durée  de  leur  séjour  au 
purgatoire  et  pensaient  ainsi  s'assurer  une  place  au  paradis. 

Le  Doctrinal  Sauvage  -  nous  raconte  une  plaisante  anecdote 
qui  nous  montre  jusqu'à  quel  point  les  simples  gens  du 
moyen  âge  identifiaient  les  pauvres  avec  Dieu  : 

«  Ung  riche  homme  ne  pouvoit  jeusner.  Alors,  il  faisoit  venir 
matin  une  troupe  de  pauvres  avec  qui  il  mangeoit,  et  il  disoit  a 
Nostre  Seigneur  :  «  Sire,  se  tu  me  reprens  au  Jour  du  Jugement 
que  je  n'ay  point  jeusné  et  que  j'ai  mangié  au  matin,  je  respondroy 


1.  M.  A.  Franklin  nous  indique  comment  se  couvrait  la  dépense  de  ce 
dîner  :  «  chez.  les  orfèvres,  une  boutique  restait  ouverte  chaque  dimanche 
à  tour  de  rôle.  Ce  gain  fait  pendant  cette  journée  était  mis  de  côté,  et 
employé  à  donner  le  jour  de  Pâques  un  repas  aux  pauvres  malades  de 
l'Hôtel-Dieu.  »  Diitioumure  historique  des  Arts,  Métiers  et  Professions,  p.  80. 
Le  même  auteur  assure  que  ce  sentiment  de  confraternité  et  cette  habitude 
de  bienfaisance  étaient  partagés  par  toutes  les  corporations  en  général  au 
moyen  âge.  Voir  ses  articles  Bieiifaisctiice et  CorporiUions  du  nièmu  ovwr-^ig'i, 

2.  Bibi.  Nat.,  f.  fr.,  17088,  fol."  125. 


2l8  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

que  tu  as  mengic  aussi  matin  comme  moy,  car  ce  qu'on   fait  aux 
povres  en  ton  nom,  tu  nous  dis  qu'on  le  fait  a  tov  j). 

Nous  lisons  souvent  les  textes  du  moyen  âge  avec  un 
esprit  nonchalant  qui  ne  perçoit  pas  tout  ce  que  les  mots 
contiennent  d'idées  et  notre  indifférence,  ou  notre  ignorance, 
nous  font  accepter  comme  lieux  communs,  relevés  toutefois 
d'une  légère  saveur  d'archaïsme,  des  expressions  qui,  au 
contraire,  éveillaient  chez  ceux  qui  les  écrivaient,  ou  lisaient, 
un  intérêt  palpitant.  Quand  Christine  parlait  de  secourir  de 
povres  chevaliers,  de  les  aider  à  payer  leur  rançon,  les  contem- 
porains avaient  certes  dans  les  yeux  une  autre  image  que  celle 
que  nous  nous  faisons.  Pour  nous,  c'est  un  vague  chevalier, 
prisonnier  de  paroJlc,  chevauchant  par  voies  et  par  chemins  et 
frappant  de  château  en  château  pour  amasser  la  bourse  qui  le 
libérera  ;  ou  bien,  pour  quelques  tempéraments  romanesques, 
il  attend  mélancoliquement  derrière  la  meurtrière  de  sa  tou- 
relle la  venue  d'un  sien  écuyer  parti  pour  France  la  douce,  et 
dont  le  joyeux  retour  s'annoncera  de  loin  par  une  chanson.  Le 
chevalier  rançonné  est  un  trait  pittoresque  dans  le  paysage 
féodal,  comme  le  ménestrel  avec  sa  viole,  comme  le  pèlerin 
avec  son  bourdon,  et  rien  de  plus.  Mais  pour  les  lecteurs  et 
lectrices  de  1405,  ce  povre  chevalier  était  quelqu'un  de  vivant. 
Il  avait  un  nom,  celui  d'un  fiancé,  d'un  époux  ou  d'un  père. 
Le  cœur  se  serrait,  les  larmes  coulaient.  Nicopolis,  ce  tom- 
beau de  la  chevalerie,  était  si  récent  que  la  France  en  était 
encore  endeuillée.  Depuis  cette  sanglante  journée  du  25  sep- 
tembre 1396,  combien  étaient  revenus  maigres  et  hâves  des 
tortures  infligées  par  le  Basha,  humiliés  des  insultes  souf- 
fertes, hantés  par  le  souvenir  de  leurs  braves  compagnons 
d'armes,  dont  les  os  maintenant  blanchissaient  la  plaine  sarra- 
sine  ',  parce  que  leur  rançon  avait  été  dédaignée,  ou  n'avait 
pu  arriver  à  temps  ! 


I.  «  Car  les  Sarrasins  laissèrent  les  chrestiens  morts  enimv  les  champs 
pour  les  faire  dévorer  aux  loups  et  bestes  sauvages,  sans  vouloir  souffrir 
qu'ils  feussent  mis  en  terre.  Et  furent  en  treize  mois  tous  nets  et  blancs  sans 


PRATIQUES    DIVERSES    DE    LA    CHARITE  219 

1289  «  Ha  !  vovagc  mauvais  de  Honguerie, 
La  ou  péri  tant  de  chevalerie  '  !  » 

Que  de  terres  vendues,  que  de  joyaux  engagés,  que  de 
gênes  pour  recueillir  hsjinajices  exigées  par  ce  rapace  Bajazet. 
La  France  n'aura  pas  eu  le  temps  de  se  relever  qu'Azincourt 
viendra  la  terrasser  de  rechef. 

A  côté  de  ces  deux  grands  désastres  nationaux,  il  y  avait 
comme  toujours,  les  guerres  entre  seigneurs,  les  croisades  contre 
les  «  Prussiens  »,  contre  les  Maures  d'Espagne  ou  de  Barbarie  % 
et  les  éternelles  escarmouches  avec  l'Anglais,  où  l'art  consis- 
tait non  plus  à  se  tuer  mais  à  se  prendre  afin  de  gaingncr. 

«  En  ce  temps  vavoit  forte  guerre  entre  les  Anglois  et  les  Escos- 
sois  ;  pluseurs  nobles  du  rovaume  de  France  allèrent  pour  aider 
aux  Escossois.  Et  v  eut  bataille  dure  et  aspre  en  laquelle  les  Escos- 
sois  et  les  François  furent  desconfits  pour  s'estre  trop  advancés,  en 
Guidant  faire  vaillance  par  oultrecuidance  plus  que  par  sens  et  dis- 
crécion.  Pluseurs  furent  pris  et  mis  a  finance  entre  lesquels  messire 
Pierre  des  Essarts...  et  autres  François  lesquels  furent  rachetés  tant 
par  dons  du  rov  et  des  princes,  connue  par  aiimosiics.  Et  les  recom- 
mandoit  on  aux  prosnes  des  paroisses  et  es  sermons  ;  pluseurs 
bonnes  gens.,  hommes  et  femmes,  leur  donnoient,  tellement  que 
par  ce  moven  ils  furent  délivrés  3.  » 

Ainsi  donc,  en  1402,  les  prêtres  imploraient  des  aumônes 
particulières  pour  racheter  des  prisonniers,  comme  aujour- 
d'hui ils  en  demanderaient  pour  une  calamité  publique,  inon- 
dations, incendies  ou  tremblements  de  terre. 


ce  que  oncqucs  bestc  v  touchast  et  disoient  les  Sarrasins  que  les  bestes  n'en 
daignoient  mangier  ».  Juvetial  des  Ursius.,  année  1396. 

1.  Le  Dit  de  Poissx,  Œuvres  Poétiques,  tome  II. 

2.  Boucicaut,  contemporain  et  ami  de  Christine,  fit  plusieurs  expéditions 
en  Allemagne  contre  les  Slaves  et  en  Orient  contre  les  Turcs.  Le  duc  de 
Bourbon'en  fit  une  en  1 591  en  Barbarie,  contre  Tunis,  et  une  autre  en  Prusse 
de  novembre  1590  à  avril  1391.  Il  alla,  de  plus,  deux  lois  en  Espagne, 
porter  secours  à  Henri  de  Transtamare  contre  les  Maures  de  Grenade,  en 
1575  et  en  1386. 

3.  JuveiiaJ  des  Ursius,  année  i-|02. 


220  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

Cette  appréhension  constante  de  la  rançon  à  payer  ne 
saurait  être  mieux  dépeinte  que  par  l'anecdote  que  conte 
juvénal  des  Ursins  à  propos  de  la  duchesse  d'Anjou,  reine  de 
Sicile  (morte  en  1404)  : 

«  Kt  déclara  son  meuble  qu'elle  avoit,  c'est  a  sçavoir  deux  cens 
mille  escus  et  plusieurs  jovaulx.  Il  lui  fut  demandé  pourquo)-  elle 
les  avoit  gardés,  veu  la  grande  nécessité  en  laquelle  avoit  esté  le  rov 
de  Sicile,  son  marv.  Elle  respondit  que  elle  doubtoit  que  son  dit 
marv  ne  fust  prisonnier  au  dit  pavs,  et  les  avoit  espargnéset  gardés 
pour  le  racheter...  » 

Il  est  fort  regrettable  que  son  hls  René  ne  pût  trouver  dans 
les  trésors  de  sa  femme  une  seniblable  provision,  quand, 
prisonnier  du  duc  Philippe  de  Bourgogne,  il  eut  à  payer 
pour  recouvrer  sa  liberté  une  rançon  si  énorme  que  les 
finances  de  la  maison  d'Anjou  ne  s'en  relevèrent  jamais. 

L'Anonyme  qui  a  écrit  vers  1425  la  Chronique  de  Siic  Bcr- 
Irand  Du  GuescJin  raconte  une  autre  anecdote  qui  montre 
avec  quelle  libéralité  les  dames  nobles  venaient  au  secours 
des  chevaliers  rançonnés.  Bertrand  vient  de  fixer  sa  rançon  au 
Prince  Noir  à  la  somtne  formidable  de  60.000  doubles  d'or  et 
il  court  le  royaume  pour  «  assembler  sa  finance  ».  Il  arrive  à 
la  Roche-Darien  auprès  de  ma  dame  Tiphaine  Raguenel,  et 
lui  demande  les  100.000  francs  qu'ils  avaient  déposés  en 
trésor  à  l'abbaye  du  Mont  Saint-Michel,  le  jour  de  son 
départ  pour  sa  campagne  d'Espagne. 

«  Rapporté  lui  fut  que  despendu  avoit  ma  dame  Tiphaine,  sa 
femme,  tout  le  trésor.  Lors  la  manda  a  venir  a  luy  et  luv  dit  : 
(.'  Dame,  voulentiers  sçaurove  que  de  mon  trésor  avez  fait  ?  »  Ht 
doulcement  elle  luv  respondit  :  «  Mon  seigneur,  aux  chevaliers  et 
escuvers  qui  servi  vous  ont,  qui  veoir  me  sont  venus,  l'av  départi 
pour  leurs  rançons  paier  et  eulx  remonter,  dont  encore  serez  servy  ; 
et  ce  sçaurez  vous  par  eux.  Si  ne  m'en  vueillez  rien  demander.  » 
Grant  jove  en  eut  messire  Bertrand,  et  luv  dit  qu'elle  avoit  bien 
fait  '. 

I.   Paulhùvi  Lillénu're,  1841,  page  59. 


PRATIQUES    DIVERSES    DE    LA    CHARITE  221 

La  femme  qui,  d'aprùs  Christine,  accomplira  les  œuvres 
de  miséricorde,  ne  se  bornera  pas  à  donner  froidement, 
indifféremment  de  son  superflu  ;  elle  se  restreindra  ;  elle  ne 
s'imaginera  pas  avoir  acquitté  ses  devoirs  envers  les  souffreteux 
si  elle  s'est  simplement  gardée  «  que  le  pain  du  familleux  ne 
moisisse  dans  sa  huche,  que  la  co:te  du  nud  ne  fust  mangiée 
des  vers,  et  qu'elle  ne  tiengne  enclos  le  soûler  du  des- 
chaux ))  (92).  Si  elle  ne  peine  de  sa  personne,  si  son  cœur 
est  absent  quand  elle  tend  la  main,  alors  son  offrande  ne 
peut  être  agréable  à  Dieu.  Mais  elle  visitera  les  hôpitaux  elle- 
même,  si  grant  princesse  soit-elle,  parlera  aux  malades,  les 
touchera,  les  «  réconfortera  doulcement  »,  car  la  vraie  charité, 
comme  la  vraie  largesse  «  ne  s'estend  mie  en  dons  seulle- 
ment  mais  en  reconfort  de  parolles  »  (205).  Et  quand  elle 
aura  ainsi  vivifié  sa  charité  par  le  don  d'elle-même,  de  son 
temps,  de  sa  pensée,  de  sa  bonté,  alors,  et  seulement  alors, 
aura-t-elle  fait  sonveiaiuc  et  flou  rie  tiiiiiiosiie. 

«  Mais  ccstcs  valent  mieux  cncores 
Les  bontez  qui  viennent  de  l'anie  '.  » 

I.  Le  DU  lie  la  Rose,  Œuvres  Poéliqiies,  tome  II. 


CHAPITRE  V 

IL    FyVUT    recevoir    AVEC    GRACE 

La  dame  charitable  saura  donc  donner  avec  grâce,  mais  elle 
possédera  aussi  Tart  non  moins  précieux  de  recevoir'.  Lors- 
qu'elle sera  sur  son  manoir  ou  en  son  château,  elle  voudra  que 
même  les  «  petites  femmes  des  villaiges  »  viennent  la  voir; 
elle  leur  fera  cbior  lie,  s'enquerra  de  leurs  uoiirrilures,  parlera 
de  leur  ménage.  Quand  elles  lui  apporteront  de  leurs  petites 
choseltes,  «  elle  s'en  montrera  joyeuse,  disant  qu'il  n'est  rien  de 
si  beau  ne  si  bon  !  » 

Combien  aimable  nous  paraît  cette  haute  dame  qui  sait 
oublier  ses  grandeurs,  se  faire  petite  avec  les  humbles,  entrer 
dans  leurs  intérêts,  partager  leurs  soucis  et  leurs  joies^  et  leur 
montrer,  par  son  appréciation  toute  gracieuse  et  spontanée  de 
leurs  pauvres  petites  offrandes,  que  les  dons  ne  valent  à  ses 
yeux  que  par  le  cœur  qu'on  y  a  mis.  On  ne  s'aperçoit  pas 
qu'elle  descend  jusqu'à  eux  ;  elle  trouve,  dans  sa  délicatesse,  le 
secret  de  les  relever  dans  leur  propre  esprit  «  du  despris  et 
deboutement  du  monde  ».  Ils  la  quitteront  heureux  et  récon- 
fortés d'un  sentiment  nouveau  de  dignité  personnelle.  Leur 
pauvreté  leur  paraîtra  légère  à  porter  quand  la  conduite  de 
leur  châtelaine  à  leur  égard  les  aura  persuadés  que  bous 
cnenrs 


I.  La  reine  Isabeau  en  était  dépourvue.  Le  jour  de  son  sacre,  en  août 
1385,  alors  que  les  notables  bourgeois  de  Paris  se  faisaient  une  fête  de  lui 
offrir  gracieusement  une  litière  pleine  de  vaisselle  d'or  et  d'argent  magni- 
fiquement ouvrée,  la  reine  les  reçut  froidement,  eux  et  leur  don,  et  les 
chroniqueurs  n'eurent  pas  un  mot  affable  à  relever  en  cette  circonstance. 
\o\r  Jiivcnat  iU's  L'T5/«5,  année  1385. 


IL  FAUT  RECEVOIR  AVEC  GRACE  223 

ce  a  SOUS  bureaux 

Et  dessous  fourreures  d'aigneaux.  » 

aussi  bien  qinJ  n'a  : 

«  sous  vaii's  et  sous  ermines  '  ». 

En  feuilletant  les  vieilles  pages,  on  rencontre  souvent  ces 
dons  de  c'hoseltes  qui  montent  de  la  chaumière  du  laboureur 
au  château  du  seigneur. 

«  S'il  a  grasse  oie  ou  geline, 

Ne  gastel  de  blanche  farine, 

A  son  saignor  tôt  la  destine 

Ou  a  sa  dame  en  sa  gesine  -,  » 
gronde  Etienne  de  Eougère,  qui  méconnaît  la  grande  joie 
qu'éprouve  celui  qui  n'a  rien  d'offrir  à  celui  qui  a  tout.  A 
défaut  de  grasse  oie,  ou  de  geline,  ce  sera  un  poitkt  de  pailler 
ou  un  tendre  porcellel  ;  ici,  un  rayon  de  miel  ;  là,  un  panier  de 
noix  fresches  de  coiildre,  ou  de  poires  de  basiivel  ;  ou  peut-être 
encore  un  plat  d'oubliés  ou  une  chaude  tarte  aux  cerises.  On 
présente  à  Mahaut  ',  comtesse  d'Artois,  des  fonrniaiges  et  de  la 
eroeinie  de  lait,  à  Marie  de  Clèves,  duchesse  d'Orléans,  un 
mouton  ou  des  pommes  de  choux  ■^,  à  René  d'Anjou,  un  plat 
d'ablettes  >,  tribut  annuel  d'un  pauvre  pêcheur  d'Angers  que  le 
bon  duc  a  exonéré  du  cens.  Ainsi  cette  bonté  familière  tem- 
pérait ce  qu'il  y  avait  de  rude  et  d'égoïste  dans  les  rapports 
légaux  de  seigneur  à  sujet  ^\  «  Les  mœurs  valaient,  en  effet, 
mieux  que  les  institutions  '  ». 

1.  Renaît  te  Coiitiefait ,  cité  par  L.  Sudre  dans  la  Lilter.  franc,  de  Petit 
de  Juleville. 

2.  Quatrain,  165,  édit.  F.  Talhert. 

5.  Mahaut,  comtesse  d'Artois,  p.  J.  Finot,  p.  82. 

4.    Jl'e  lie  Cljarles  it'Orlians,  p.  P.  Champion,  p.  51 7. 
).  Le  roi  René,  par  Lecoy  de  la  Marche,  p.  429,  t.  I. 

6.  Matiaut,  comtesse  d'Artois,  J.  Finot,  p.  36. 

7.  Bien  des  redevances  féodales  légères  prenaient  la  tornie  de  don  du 
vassal  plutôt  que  celle  d'obligation  imposée  par  le  seigneur.  Ainsi,  sur  le 
perron  du  château  de  Coucv,  devant  le  lion  assis,  se  payait,  dit  M.  Lefèvre- 
Pontalis,   certain  tribut  par   les  voisins  du  lieu,    «  sçavoir  est   qu'ils   sont 


224  ^^    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

Le  portrait  de  la  femme  charitable  sera  achevé  si  nous  ajou- 
tons qu'elle  étendra  cette  charité  dans  tous  ses  actes;  qu'elle 
veillera  à  ce  que  les  sujets  de  son  mari  ne  soient  pas  trop 
lourdement  grevés,  qu'ils  soient  gouvernés  avec  justice  et  que 
tous  puissent  recourir  à  elle  pour  «  tous  reffuges  après  leur 
seigneur  ».  Elle  sera  douce  et  affable  aux  petits,  les  recevra 
sans  «  trop  grant  magnificence  de  longue  attente  », 

«  orra  leurs  requestcs  piteusement  a  l'issue  de  sa  chapelle  et  donra 
a  chascun  gracieuse  response.  Et  ceulx  que  elle  porra  en  briet 
temps  expédier  ne  tendra  pas  longue  dillacion.  Et  de  ce  acroistra 
l'aumosne  et  aussi  sa  renommée  »  (124). 


tenus  envoyer  tous  les  ans  un  rustique,  aj-ant  en  sa  main  un  fouet,  pour 
sonner  d'icelui  trois  coups  ;  avec  ce,  une  liotte  pleine  de  tartes  et  gasteaux, 
qu'il  faut  qu'il  distribue  aux  seigneurs  de  là  ».  Cbdtcaii  de  Coiicv,  p.  61.  «  La 
redevance  de  quarante  rissoles,  par  l'abbé  de  Nogcnt,  donnait  lieu  à  une 
bizarre  cérémonie.  »  Ibid.,  p.  62. 


CHAPITRE  VI 


AMOUR     DE     LA     VERITE 


La  bonté,  la  charité,  la  justice,  la  courtoisie  de  la  femme 
idéale  du  Trésor  de  la  Cité  des  Daines  viendront  se  parer  d'une 
dernière  vertu  :  l'amour  et  la  pratique  de  la  vérité.  Elle  sera 
vraie  non  seulement  pour  obéir  à  la  morale  et  à  l'Eglise,  mais 
par  respect  pour  elle-même,  par  un  sentiment  de  haute  dignité, 
et  ceci  est  une  note  nouvelle. 

«  Elle  haïra  le  vice  de  mençonge  et  amera  vérité,  laquelle  sera 
tant  acoustumee  en  sa  bouche  que  on  croira  ce  qu'elle  dira  et  v 
adjoustera  on  [o\,  comme  à  celle  que  jamais  on  orra  mentir  ■   j> 

(112). 

Que  les  grands  de  ce  monde  n'aillent  pas  se  bercer  de  ce 
sophisme  que  l'intérêt  de  la  politique  peut  violer  une  promesse 
faite  et  que  la  vérité  doit  être  sacrifiée  pour  assurer  le  succès  ; 
«  la  vertu  de  vérité  affiert  plus  en  bouche  de  princes  et  de 
princesses  que  a  autre  gent  ».  Ce  conseil  venait  bien  dans  une 
cour  qui  aurait  déjà  pu  servir  de  champ  d'observation  à  Machia- 
vel, où  l'on  ne  pouvait  compter  ni  sur  une  parole,  ni  sur  un 
serment  ;  où  les  traités  de  paix  entre  les  Armagnacs  et  les 
Bourguignons  vont  bientôt  étaler  la  fausseté  et  la  perfidie  des 
chets  de  parti  ^  Dans  sa  Compilation  du  Livre  de  Prudence  d'après 


1.  (c  II  faut  dire  la  vérité  »,  enjoint  la  Soiinne-le-Rov  (Bibl.  Nat.,  f.  fr. 
945,  fol.  1)8  r"),  «  si  comme  elle  est  ou  cuer.  » 

2.  On  n'a  qu'à  suivre  dans  l'histoire  la  série  lamentable  de  traités  violés 
aussitôt  que  conclus  : 

Pacification  de  Vincennes,  1405.  Paix  de  Chartres,  appelée  par  dérision 
piiix  foiirrû',  1406.  Paix  de  Bicétre,  1410.  Paix  d'Auxerre,  1412.  Paix  de 
Pontoise,  141 5,  etc. 

15 


22é  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

Seneque',  Christine  commente  ainsi  texte  de  l'auteur  latin  sur 
le  mensonge  : 

«  Et  toutefois,  dit  Sénèque,  tu  es  quelquefois  constraint  de  user 
de  mençonge.  Uses  ent  non  mie  a  faulseté  mais  a  la  garde  de  la 
chose.  »  Glose  :  Il  semble  que  l'auteur  veuille  donner  licence  de 
mentir  en  aucun  cas.  Et  toutes  voyes,  mençonge  ne  peut  estre 
excusé  qu'il  n'y  ait  vice.  » 

Elle  ne  le  tolère  que  lorsque  «  loyaulté  et  feaulté  le  requiè- 
rent, et  si  c'est  un  cas  de  mort  ou  de  deshonneur  -. 

Il  a  dû  y  avoir  au  temps  de  la  féodalité,  qui  liait  l'homme 
à  son  seigneur  par  les  rigoureuses  lois  de  l'honneur,  bien 
des  cas  où  la  conscience  humaine,  tiraillée  entre  les  préceptes 
inflexibles  du  devoir  social  et  ceux  de  la  morale  absolue  et 
éternelle,  hésitait  entre  deux  partis  contraires,  et  le  mensonge 
a  pu  alors  être  quelquefois  un  péché  sublime.  Cest  à  celui-ci 
que  Christine  de  Pisan  se  résigne. 

Sa  femme  idéale,  toute  pétrie  d'humilité  envers  les  autres, 
cette  fleur  de  modestie,  sera  vis-à-vis  d'elle-même  d'une  fierté 
virile.  Comme  la  Primavera  de  Botticelli,  qu'elle  devance,  elle 
passera  dans  le  monde  «  le  front  humblement  fier  »  : 

«  Elle  est  candide  et  sa  robe  est  candide,  mais  aussi  peinte  de 
roses,  de  fleurs  et  d'herbes  ». 

Et  cependant  sa  droiture  fléchira  devant  les  périlleuses 
nécessités  de  la  politique  comme  devant  la  discorde  au 
ménage.  Pour  déjouer  les  intrigues  d'ennemis  envieux  et 
hypocrites,  pour  détruire  l'effet  des  faulx  rappors  de  flatteurs 
au  mari,  il  faudra  qu'elle  mette  de  l'art  dans  sa  conduite  : 

ff  cette  saige  dame  usera  de  discrète  dissimulacion  et  prudente 
cautelle,  laquelle  chose  ne  crove  nul  que  ce  soit  vice  mais  grant 
vertu  quant  faite  est  à  cause  de  bien  et  de  paix,  et  sans  a  nul  nuire, 
pour  eschiver  greigneur  inconvénient  »  (170). 


1.  Voir  note  i,  p.  11  et  12,  à  propos  de  Sénèque. 

2.  Bibl.  Nat.,  f.  fr.  605,  fol.  17  v°. 


AMOUR    DE    LA    VERITE  227 

Un  caractère  foncièrement  droit  répugnerait  à  cette  habileté 
en  conduite  et  en  paroles  et,  fort  de  sa  conscience,  dédaignerait 
l'exercice  de  cette  prudente  cauieJJc.  Cependant  il  ne  fiiut  pas 
se  montrer  trop  sévère  pour  ce  manque  de  rigueur  dans  les 
principes  à  une  époque  où  foy  ne  loxatife  n'étaient  tenues,  et  où 
les  querelles  entre  puissantes  familles  dégénéraient  si  facile- 
ment en  combats  armés.  Il  faut  voir  dans  cette  prudence 
excessive  la  marque  du  temps  sur  un  esprit  qui  n'en  est  pas 
moins  l'un  des  plus  droits  et  des  plus  purs  du  xv-'  siècle. 

Nous  avons  déjà  vu  Gerson  alléguer  à  l'occasion  ce  dange- 
reux principe  que  la  fin  justifie  les  moyens  et  Olivier  Maillart, 
ce  grand  flagelleur  des  vices  du  xv'  siècle,  aurait  applaudi  des 
deux  mains  à  ce  conseil  de  Christine,  lui  qui  disait  dans  ses 
sermons  :  «  Voulez-vous  apprécier  la  moralité  d'un  acte  ? 
Cherchez  le  motif.  » 


SIXIEME  PARTIE 


SITUATION   MORALE  ET   CIVILE 

DE  LA  FEMME 

VIS-A-VIS  DE  SON  MARI 


CHAPITRE  PREMIER 

MÉDIT    TRADITIONNEL    DE    LA    FEMME  ;    SA    SUBORDINATION 
A    l'homme 

La  femme  devant  la  loi  n'a  jamais  cessé  d'être  mineure. 
Placée  par  sa  naissance  sous  la  puissance  de  son  père,  elle  n'y 
échappe  que  pour  rentrer  sous  celle  de  son  mari.  Lorsque  l'un 
et  l'autre  viennent  à  manquer,  une  partie  de  cette  autorité  est 
dévolue  au  frère  aîné  ou  au  magistrat. 

Dans  la  vie  civile,  elle  porte  la  peine  du  vieil  adage  romain, 
dont  l'origine  se  perd  dans  l'abîme  des  temps  :  fra^ilitaSy 
imprudentin,  iuheciUitos  sexus.  Son  sexe  consacrait  donc  son 
incapacité.  La  «  sagesse  des  nations  »,  la  Bible,  le  Coran, 
les  Pères  de  l'Eglise  comme  les  auteurs  profanes,  les  phi- 
losophes comme  les  écrivains  comiques,  tous  s'accordent  à 
proclamer  son  infériorité  morale  et  intellectuelle.  «  Son  cœur 
est  un  piège  et  ses  mains  sont  comme  des  lacets.  Elle  est  plus 
amère  que  la  mort  »,  dit  Salomon.  Pour  saint  Paul  et 
saint  Chrvsostome,  elle  est  un  mal  nécessaire.  L'Eglise,  tou- 
jours tendre  et  secourable  aux  faibles,  n'a  jamais  pu  se 
défendre  d'une  invincible  défiance  à  l'égard  de  la  nature  fémi- 
nine. Elle  agite  gravement  à  un  concile  '  la  question  de  savoir 
si  vraiment  Dieu  lui  a  donné  une  âme,  et  elle  est  si  pénétrée 
de  sa  déchéance  que  les  formules  d'exorcisme  que  récite  le 
prêtre  h  la  cérémonie  du  baptême  sont  beaucoup  plus  longues. 


r.  Concile  de  Màcon,  \^e  siècle,  cité  par  Sainte-Poix  dans  son  Essai  sur 
Paris,  t.  II,  p.  79,  Paris,  1759. 

La  rétutation  qu'en  fait  Leco\-  de  la  Marclie  dans  La  Chaire  au 
XlIIe  siècle,  ne  parait  pas  absolument  convaincante. 


232  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

parce  que  plus  nécessaires,  pour  les  filles  que  pour  les 
garçons  ' . 

Dans  la  littérature  médiévale,  la  femme  est  ornée  de  tous 
les  défauts  et  parée  de  tous  les  vices.  C'est  un  animal  pervers, 
inconstant,  «  plus  mobile  qu'une  feuille  emportée  par  le 
vent  ^  »  ;  elle  est  pétrie  de  ruse,  «  moût  scet  femme  de 
renardie  ».  Elle  est  fort  dangereuse  et  «  ressemble  a  un  arbre 
nommé  adesla  qui  est  moult  bel  a  regarder,  mais  il  est  plain 
de  venin  '  ». 

Les  légistes  renchérissent  sur  les  écrivains.  Le  Boutillier, 
qui  n'a  pourtant  point  de  malice,  nous  dira  dans  sa  Somiue 
Rurale 

«  car  fresle  chose  est  de  femme,  ne  n'est  garnie  de  sa  propre  nature 
de  constance  et  discrecion  4,  » 

et  son  confrère  et  contemporain  du  Songe  du  Vergier  énumère 
ainsi  les  neuf  conditions  ordinaires  des  femmes  : 

«  1°  elles  procurent  leur  propre  dommage, 

2°  elles  sont  si  très  avares, 

3°  elles  ont  des  volontés  soudaines, 

4°  de  leurs  propres  volontés  sont  mauvaises, 

5°  sont  jangleresses  de  leur  propre  nature, 

6°  sont  fausses, 

7°  sont  contraliantes, 

8°  sont  bavardes  et  racontent  leur  propre  vitupère  et  honte, 

9°  sont  cautes  et  malicieuses  ^  ». 

«  Je  ne  dis  pas  »,  reprend  le  clerc,  «  qu'il  ne  soit  aucune 
bonne  femme,  mais  elles  sont  clercs  semées  ».  Elles  l'étaient 
sans  doute  autant  dans  l'esprit  du  légiste  de  Charles  V  que 


1.  Fait  rapporté  par  A.  Monteil  dans  Histoire  des  Fiançais,  t.  II,  p.  194, 
Paris,  1853,  comme  se  passant  vers  1410  ou  141 2. 

2.  El  Filostrato. 

3.  Le  Dit  des  Philosophes,  traduction  de  Guillaume  de  Tignonville.   Bibl. 
Nat.,  f.  fr.,  ms.  1105,  fol.  27. 

4.  II,  2,  6-10. 

5.  Bibl.  Nat.,  f.  fr.,  no  215. 


MEDIT    TRADITIONNEL    DE    LA    FEMME  233 

dans  celui  du  satiriste  latin  :  «  Rara  avis  in  terris  nigroque 
simillima  cygno  '  ».  Un  autre,  vers  le  milieu  du  xV  siècle, 
s'amusera  à  rassembler  ces  jugements  divers,  à  les  cataloguer 
et  à  en  faire  un  alphabet  glosé,  une  sorte  de  catéchisiiie  à 
l'usage  des  dévots  misogynes  : 

«  Avidissimum  animal, 
Bestiale  hnratrum, 
Concupiscentia  carnis, 
Duellum  damnosuni, 
Estuans  œstus, 
Falsa  fides, 
Qarrulum  guttur, 
Herinnis  armata, 
Invidiosus  ignis, 
Kaos  calumniarum, 
Lepida  lues, 

Mendacum  monstruosum, 
Naufragiuni  vitce, 
Odii  opifcx, 
Piccati  auctrix, 
Quietis  cassatio, 
Regnorum  ruina, 
Svlvia  superbiit, 
Truculenta  tyrannis, 
Vanitas  vanitatum, 
Zelus  zelotvpus  ^.  » 

Le  mépris  de  la  femme  est  peut-être  le  seul  dogme  universel 
qui  ait  une  tradition  ininterrompue  dès  l'origine  du  monde. 
«  Il  est,  dit  M.  Bédier,  bien  défini,  profondément  enraciné  : 
les  femmes  sont  des  êtres  inférieurs  et  malfaisants  '  ». 

1 .  Juvénal,  5fl/nY,  VI,  v.  165. 

2.  Alphabet  de  V  Imperfection  et  Malice  des  Femmes  attribué  à  S.  Olivier 
dans  le  Bulletin  du  Bibliophile,  janvier  1836-37,  p.  26. 

3.  Voir  pour  le  rôle  des  femmes  dans  la  littérature  satirique  du  moven 
âge  la  belle  et  grave  étude  qu'a  faite  M.  J.  Bédier  «  sur  cette  matière  fri- 
vole »  des  fabliaux,  dans  la-^euxiéme  partie  de  ses  Fabliaux,  Paris,  1893, 
sunout  les  chapitres  x,  xn,  xiii. 


234  ^^    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

Voilà  pour  les  témoignages  de  ceux  que  l'on  nomme 
réalistes,  ceux  qui  cherchent  sur  la  terre  la  boue  plutôt  que  sa 
verte  parure,  et  dans  le  cœur  de  l'homme  le  laid  plutôt  que 
le  beau.  Même  au  temps  de  Christine,  la  femme  a  suscité  une 
école  d'ardents  défenseurs,  les  idéalistes,  imbus  de  l'esprit 
chevaleresque.  Pour  ceux-ci,  elle  est  la  source  de  toute  vertu, 
le  principe  de  tout  bien  et  de  toute  valeur.  On  la  confond, 
dans  un  généreux  élan  d'enthousiasme,  avec  l'amour  qu'elle 
inspire  : 

(f  Amours  fut  faittc  pour  l'homme  parfaire  '.  » 

Et  cette  belle  croyance  qui  purifie,  divinise  l'amour  par  la 
femme,  «  et  qui  repose  sur  des  conceptions  féodales  et  fran- 
çaises- »,  jetait  son  dernier  reflet  pendant  ce  moyen  âge  finis- 
sant. 

Notre  bon  roi  Charles  V  qui,  selon  toute  apparence,  se 
«  délitait  »  à  lire  les  tirades  du  Songe  du  Vergicr  contre  les 
femmes,  appelait  la  reine  Jeanne  «  le  soleil  de  son  royaume  »  et 
lui  faisait  parfois  prendre  séance  à  ses  côtés  au  Parlement. 
Au  moment  où  Matheolus,  le  mal  marié,  déversait  dans  ses 
Lauieiilatious  le  fiel  de  son  âme  contre  toutes  les  filles  d'Eve 
parce  que  l'une  d'elles  lui  rendait  la  vie  dure,  un  vaillant 
d'armes,  Jean  le  Meingre,  dit  Boucicaut,  fondait  en  l'honneur 
de  la  femme  l'Ordre  de  VEscu  Fert  et  «  toutes  les  honoroit 
pour  l'amour  d'une  »  ;  un  groupe  de  fins  amants  composait 
les  Cent  Ballades  «  vrai  bouquet  de  fleurs  de  grâce  et  de  cour- 
toisie '  »;  et  enfin,  la  Cour  Amoureuse  de  Charles  VI  ^,  aux 
années  mêmes  où  la  cour  de  France  allait  devenir  «  l'école 


1.  Débat  des  deux  Amans,  Œuvres  Poétiques,  t.  II. 

2.  Le  roman  de  Tristan,  de  Thomas,  t.  II,  p.  114,  édité  par  M.  Bédicr, 
Société  des  Anciens  Textes,  Paris,  1905. 

3.  La  Pocsie  au  Moyen  Age,  t.  II,  p.  229,  G.  Paris. 

4.  ('  La  Cour  amoureuse  »  de  Charles  VI  fut  fondée  dans  le  but  «  d'ho- 
norer le  sexe  féminin  et  de  cultiver  la  poésie  ».  Elle  dura  de  1401  à  141 7. 
Voir  pour  les  détails  de  son  organisation  ce  qu'en  disent  M.  A.  Piaget  dans 
Remania,  XX,  p.  417-454  et  XXI,  p.  602,  et  M.  Potvin  dans  le  Bulletin  de 
TAc.   ro\.  de  Belgique,  Y  série,  1886,  p.  191-220. 


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MEDIT    TRADITIONNEL    DE    LA    FEMME  23) 

du  scandale  »,  tentait  de  ranimer  les  flammes  mourantes  de 
l'amour  courtois. 

Malheureusement  ceux  qui  font  les  lois  et  règlent  les  Etats 
n'ont,  jamais  été  de  l'école  courtoise  ;  et  les  juristes  qui,  au 
xiv-'  et  au  xv''  siècle,  se  jettent  dans  l'étude  du  droit  romain, 
trouvent  dans  les  vieux  textes  un  nouveau  stimulant  à  leur 
verve  caustique  et  une  raison  de  modifier  les  Coutumes  fran- 
çoises  dans  le  sens  de  leurs  préjugés.  Sous  leurs  efforts,  l'auto- 
rité maritale  va  se  transformer  en  une  sorte  de  tutelle  à  la 
romaine,  destinée  à  secourir  la  femme  comme  une  pupille  et 
à  la  protéger  contre  sa  propre  faiblesse,  c'est-à-dire  à  lui  enle- 
ver les  quelques  droits  que  la  législation  féodale  du  temps 
de  saint  Louis  lui  avait  reconnus  ou  hénignement  laissés 
prendre  ' . 

Ce  lieu  commun  de  l'incapacité  de  la  femme,  de  son  infé- 
riorité vis-à-vis  de  l'homme,  consacré  à  la  fois  par  l'Eglise, 
par  les  Lois  et  par  la  Littérature,  s'est  profondément  ancré 
dans  la  masse  du  troupeau  humain.  En  principe  général, 
la  femme  l'accepte  passivement.  La  soumission,  l'obéissance, 
l'humilité  qui  lui  sont  enjointes  envers  son  seigneur  lui 
semblent  naturelles  et  dans  l'ordre  des  choses.  Mais  que  sous 
cette  attitude  traditionnelle,  l'esprit  se  soit  tout  aussi  naturel- 
lement et  éternellement  effacé  devant  celui  du  mari,  que  la 
volonté  se  soit  constamment  annihilée  sous  celle  du  maître, 
c'est  ce  que  la  réalité  dément  dans  tous  les  temps  et  ce  qui 
serait  contraire  à  la  nature  humaine.  A  moins  d'être  une 
sainte,  on  ne  saurait  toujours  céder,  et  à  moins  d'être  un 
tyran,  on  ne  saurait  toujours  vouloir  écraser  la  volonté 
d'autrui.  Or  le  tvran  et  la  sainte  sont  tous  deux  des  excep- 
tions à  la  loi  de  nature. 

Aussi,  malgré  la  dureté  et  l'injustice  des  lois  à  son  égard,  la 
femme  qui  en  est  digne  a  toujours  su  se  faire  à  son  foyer  une 
place  d'honneur.  C'est  ce  que  Christine  de  Pisan    ne  cesse  de 


I.  La   femme  liaiis   le    droit   ancien    et    iiiodenie,    P.    Gide,    p.    425,    et 
Recherches  sur  la  condition  civile  et  politique  des  femmes,  E.  Labouhiyc,  p.  455. 


2^6  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

répéter  à  ses  contemporaines.  Loin  de  les  pousser  à  la  révolte, 
elle  leur  prêche  la  soumission  à  ce  qui  est,  l'attachement  au 
<levoir  sous  toutes  ses  formes,  l'abnégation  dans  les  circons- 
tances douloureuses  du  mariage.  C'est  une  réforme  toute 
pacifique  qu'elle  veut  opérer,  réforme  du  cœur  et  de  la 
volonté,  qui  commencera  d'abord  chez  l'individu,  chez  la 
femme  tout  spécialement,  épouse  et  mère,  pour  s'étendre,  par 
elle,  sur  la  famille,  puis  embrasser,  dans  une  étreinte  gran- 
<iiose,  cette  plus  grande  famille  qui  alors  ne  portait  pas  encore 
le  nom  de  pairie  mais  qui  était  déjà,  dans  les  premiers  chants 
des  lointains  ancêtres  «  France  la  douce  »  avant  qu'elle  devînt 
<(  France  la  noble,  reine  de  chrétienté  et  fleur  de  chevalerie  ». 
Christine  observe  autour  d'elle.  Elle  voit  des  ménages  où 
les  maris  respectent  la  liberté  d'action  de  la  femme,  consultent 
sa  sagesse,  admirent  son  savoir-faire.  Elle,  qui  est  nourrie 
d'antiques  <'ATm^/^^,  médite  sur  celui  de  Thémistocle,  l'un  des 
plus  sages  de  la  sage  Grèce,  qui  se  laissa  entièrement  gouverner 
par  sa  femme  Archippa,  à  une  époque  où  l'épouse  grecque 
était  le  plus  jalousement  refoulée  dans  son  gynécée.  Elle  rap- 
proche des  petits /<:7/75-tim'r5  de  son  vieux  Paris  les  gausseries, 
les  grosses  truffes  qu'elle  a  lues  dans  les  fabliaux  ou  dans 
quelques  plaisants  diis  ou  jeux,  et  elle  s'amuse  de  voir  que  ce  ne 
sont  pas  toujours  les  femmes  qui  sont  gourmandées  et  battues, 
ni  les  maris  qui  ont  la  main  haute  dans  la  direction  du 
ménage  '.  Les  hommes  ont  beau  se  plaindre,  beau  récriminer, 
ils  n'ont  pu  s'empêcher  de  reconnaître  «  la  ou  est  sens  et 
vertu,  a  moms  qu'ils  ne  fussent  des  malostrus  »,  comme  dit 
Christine.  Et  si  par  hasard  «  sens  et  vertu  »  faisaient  défaut, 
la  ruse,  cette  autre  arme  féminine,  renversait  dans  Vostel  du 
bourgeois  les  lois  et  cousluiues  malignement  élaborées  au 
Palais. 


I.  On  ne  peut  s'empêcher  de  penser  à  l'attitude  liumble  et  soumise  du 
mari  dans  la  XII^  des  Quiti:(^e  Joyes  de  mariage.  «  J'en  parlerai  à  la  dame  de 
notre  maison,  et,  si  elle  veut,  il  sera  »,  répond  le  pauvre  homme  avec  une 
iiouceur  lasse  et  pathétique  quand  il  s'agit  de  prendre  une  initiative. 


CHAPITRE  II 

LA    FEMME    HUMBLE    ENVERS    SON    MARI 

Le  Livre  des  Trois  Vertus  admet  sans  protestation  aucune  le 
rang  subalterne  officiellement  assigné  à  la  femme.  A  la  vérité^ 
Christine  de  Pisan  ne  voit  pas  comment  une  famille  bien 
ordence  pourrait  avoir  une  autre  tête  que  le  mari,  ni  comment 
un  même  corps  pourrait  avoir  deux  chefs.  Tout  son  cha- 
pitre XIII  du  libre  I  respire  cet  antique  parfum  d'humilité,  de 
révérence  portée  au  maitre. 

«  Elle  se  rendra  humble  vers  lui  en  fait,  en  révérence  et  eiT 
parolle  ;  l'obeyra  sans  murmuration  et  gardera  sa  paix,  a  son 
pouoir,  songneusement  »  (137). 

Et  ici,  Christine  s'adresse  expressément  à  «  touttes  femmes,, 
grandes,  moyennes  et  petittes  »  (135). 

Le  Mena^ier,  mari  peu  despotique  s'il  en  fut,  est  de  la  même 
opinion,  il  invoque  l'autorité  de  la  Bible,  de  saint  Jérôme  et 
du  Décret  de  Gratien.  «  François  Petrac  '  le  dit  aussi  dans 
sa  Grisélidis  ^  ».  Il  montre  par  un  exemple  impressionnant, 
celui  d'une  femme  impertinente  qui  répondait  à  son  mari  et 
que  celui-ci  fit  saigner  à  chaque  récidive  jusqu'à  ce  qu'elle 
s'évanouît,  le  danger  auquel  s'exposent  les  obstinées  et  les 
contraliantes.  Et  le  sire  Geoffroy  ne  se  gêne  pas  pour  déclarer 
que  «  le  seigneur  de  son  droit  doit  avoir  sur  la  femme  le 
haut  parler,  soit  tort  soit  droit,  et  especialmcnt  en  son  gré 
devant  les  gens  »  '  (ch.  lxiii). 

1.  Pétrarque  avait  mis  en  beau  latin  cet  exemple  de  la  patience  conju- 
gale que  son  ami  Boccace  avait  déjà  traité  dans  son  Dccanwrou. 

2.  Le  Meihtgier  ile  Paris,  p.  97. 

3.  Parmi  les  meilleurs  exemples  racontés  au  mo\'en  âge  en  guise  d'aver- 


238  LE    LIVRE    DES    TROLS    VERTUS 

Humhhsce  est  un  des  plus  jolis  mots  de  Tancienne  langue  ; 
il  n'avait  pas  encore  le  sens  étroit  qu'il  a  pris  de  nos  jours  ; 
alors,  l'humilité  participait  de  l'affabilité,  de  l'amabilité  et  de 
la  déférence.  C'était  cette  goutte  d'huile  fine  que  la  femme 
versait  sur  les  rouages  délicats  de  la  machine  matrimoniale  ; 
on  n'en  a  point  perdu  l'usage  aujourd'hui,  mais  peut-être  est- 
elle  de  moins  bonne  qualité.  La  sage  ménagère  du  x^"'-  siècle 
en  gardait  une  précieuse  petite  fiole  qui  restait,  avec  l'aide 
de  Dieu,  toujours  remplie,  comme  l'ampoule  de  saint  Rem}'. 

«  Femme  doit  souffrir  courtoisement  le  courroux  de  son 
seigneur.  Humblesce  doit  premièrement  venir  d'elle  '  ». 

Lorsque  le  vent  d'orage  soufflera  dans  sa  maison,  que  le  mari 
arrivera  «  troublé  en  couraige  «  ou  «  despiteux  »,  la  sage  femme 
courbera  la  tête,  tenant  «  sa  parole  moult  close  »  et  attendant 
que  le  ciel  redevienne  serein.  Le  mari  est  le  maitre  ;  il  est 
fort  de  toute  la  puissance  dont  l'ont  revêtu  dame  Nature  et  la 
tradition  d'une  longue  suite  de  siècles  de  domination.  Les  sou- 
verains de  ce  monde  usent  de  privilèges  qui  ne  relèvent  que 
de  leur  bon  plaisir,  et  le  mari  est  roi  dans  son  hostel.  Si,  de  sa 
grâce,  il  daigne  octroyer  à  sa  femme  une  partie  de  son  autorité 
sur  les  enfants  et  la  mesnie,  elle  doit  la  recevoir  comme  une 
faveur,  avec  respect  et  gratitude.  Mais  qu'elle  repousse  toute 
coupable  pensée  d'orgueil  qui  lui  ferait  oublier  sa  vraie  place, 
et  qu'elle  se  souvienne  que  l'Eternel  même  a  voulu  qu'elle 
portât  «  le  signe  de  la  puissance  sous  laquelle  elle  est  -  ». 
Serait-elle  disposée  à  l'oublier  que  le  curé  au  prône  se  chargerait 
de  le  lui  rappeler  et  souvent  :  C'est  par  vous,  ô  femmes,  que 
le  péché  est  entré  dans  le  monde.  Baissez  le  front  !  Femmes, 
c'est  par  vous  que  l'universalité  des  hommes  a  été  marquée 
de  la  tache  originelle  et  a  perdu  la  vie  éternelle.  Baissez  le 
front  ! 

tissement  aux  femmes  manquant  d'humilité,  celles  qui  aiment  à  contredire 
et  celles  qui  ont  la  hardiesse  de  soutenir  leur  opinion,  il  faut  citer  les  deux 
fameux  contes  de  la  Femme  au  pouilleux,  et  du  Prc  Tondu,  reproduits  dans 
les  Fabliaux  de  M.  J.  Bédier,  page  19. 

1.  Enseignemens  du  sire  de  Geoffroy  de  lu    Tour-Landry,  LXXI  et  LXXII. 

2.  Epitre  de  saint  Paul  aux  Corinthiens,  XI,  9. 


LA    FEMME    HUMBLE    ET    SOUMISE    A    SON    .NL\RI  239 

Ces  salutaires  leçons  impriment  dans  son  cœur  le  sentiment 
de  sa  propre  faiblesse  et  de  son  insuffisance,  et  entretiennent 
cet  abaissement  volontaire,  cette  détérence  tant  agréables  aux 
veux  du  mari,  hommages  candides  sans  cesse  offerts  à  sa  supé- 
riorité. D'ailleurs,  cette  femme  chrétienne  ne  garde-t-elle  pas 
vivante  dans  sa  mémoire  la  solennelle  promesse  qu'elle  a  faite 
au  prêtre,  c'est-à-dire  à  Dieu,  le  jour  de  son  mariage,  de  res- 
pecter son  seigneur  et  de  lui  obéir  en  toutes  choses  ?  «  Femmes, 
soyez  soumises  à  vos  propres  maris  comme  au  Seigneur... 
parce  que  le  mari  est  le  chef  de  la  femme  comme  Christ  est 
le  chef  de  l'Eglise'.  »  C'est  ainsi  que  parle  le  grand  apôtre 
saint  Paul.  Et  comment  pourrait-elle  se  «  forjurer  »  et  encou- 
rir dès  cette  vie  la  vengeance  divine  ? 

«   W'om  mcn  arc  born  to  thraldom  and  penance, 
And  to  be  under  mannes  governance  ~  », 

s'écrie  plaintivement  dame  Custance,  «  the  emperoures  dogh- 
ter  »,  obligée  d'épouser  le  Soudan  de  Mahometrie. 

Mais  Christine  veut  quelque  chose  de  meilleur  que  cette 
soumission  passive  et  résignée.  Il  lui  faut  une  douceur 
modeste,  souriante,  gracieuse  et  qui  se  manifeste  dans  ses 
paroles,  dans  ses  regards,  dans  son  attitude,  dans  toute  sa 
conduite.  Et  ainsi,  comme  autrefois  Esther,  l'épouse,  vêtue 
d'humilité,  parée  de  candeur  et  couronnée  de  patience,  trou- 
vera grâce  devant  son  seigneur  et  gardera  sa  paix. 


1.  Epitre  de  saint  Paul  aux  Ephésiens,V,  22,  25  et  aux  Colossieiis,  III,  18. 

2.  Taie  of  the  Man  of  Laii'e,V ,  286  et  287,  dai^  Caiiterhury  Taies,  de 
Chaucer,  édit.  W.  Skeat,  Oxford,  1894. 


CHAPITRE  III 

LA    FEMME    GARDIENNE    DE    LA    PAIX    ET    DE    l'hONNEUR 
DU    FOYER 

Si  le  mari  trouve  bon  de  jouer  au  matamore,  que  la  femme 
obéisse  alors  sans  murmurer,  ni  rechigner.  Il  y  a  des  cas  où 
l'obéissance  est  une  marque  de  sagesse  tout  autant  que  de 
docilité.  Mais  surtout  que  la  paix  soit  gardée.  C'est  la  grande 
clameur  du  temps  :  paix  dans  le  ménage,  paix  dans  le  royaume, 
a  Pax,  pax,  vivat  pax  !  »  implorait  Gerson  du  haut  de  la  chaire 
dans  son  fameux  sermon  devant  le  roi.  «  Crions  tous,  les  plus 
grans  et  les  plus  petits  !  Crions  a  la  paix  ainsi  que  l'en  crie  au 
feu  et  a  l'eau  !  »  Paix  dans  vos  foyers,  suppliait  Christine. 
Sacrifiez-lui  votre  repos,  vos  aises,  votre  fierté.  Il  y  a  un  devoir 
supérieur  à  votre  souci  de  dignité  personnelle  :  c'est  le  main- 
tien de  la  bonne  harmonie  dans  votre  famille  ;  les  concessions 
et  les  moyens  de  conciliation  doivent  venir  d'abord  de  vous. 
Votre  vocation  est  d'être  luoyemieresse  de  paix  ',  d'intervenir 
entre  votre  mari  et  ses  voisins,  ses  sujets  ou  ses  barons,  pour 
empêcher  «  griefs  ou  extortions  et  eschiver  guerre,  ou  rébellion,, 
ou  murmuration  ))  (§  80,  81,  453).  C'est  à  vous  démontrer 
«  les  grans  maux,  et  infinies  cruautés,  pertes,  ocisions  et 
destruction  de  païs  et  de  gens  »  (80),  que  la  guerre  amène  à 
sa  suite  et  de  faire  tout  en  votre  pouvoir,  honneur  gardée,  pour 
rétablir  la  concorde.  Isabelle  de  Lorraine,  première  femme  de 


I.  Isabeau  joua  d'abord  ce  beau  rôle  entre  les  deux  adversaires,  le  duc  de 
Bourgogne  et  Louis  d'Orléans.  Dès  le  6  janvier  1402,  tous  leurs  différends 
devaient  être  soumis  à  son  arbitrage,  et  des  lettres  royales  du  16  mars  de 
la  même  année  lui  donnaient  pleins  pouvoirs  de  «  connaître  et  juger  des 
debaz  et  discors  qui  peuent  survenir  entre  nos  seigneurs  les  ducs  et  ceux  de 
sanc  royal  ». 


LA    FEMME    GARDIENNE    DE    L  HONNEUR  24 1 

René  d'Anjou,  n'avait-elle  donc  pas  lu  le  Livre  des  Trois  î'erliis, 
ou  manquait-elle  du  don  de  persuasion,  lorsqu'en  1429  elle 
laissa  son  mari  entreprendre  une  guerre  contre  Metz  pour  une 
malheureuse  hottée  de  pommes  '  ? 

Les  caractères  des  époux  réagissent  l'un  sur  l'autre;  la 
grande  science  est  de  rendre  cette  action  harmonieuse  et 
bienfaisante.  Certains  défauts  de  l'un,  pour  être  légers,  n'en 
froissent  pas  moins  la  sensibilité  de  l'autre  :  il  faut  s'amender 
réciproquement.  C'est  la  petite  école  du  mariage,  faite  de  con- 
cessions mutuelles,  d'indulgences  souvent  renouvelées  et  de  par- 
dons faciles.  La  femme,  douée  d'une  âme  peut-être  plus  fine, 
d'un  sens  des  convenances  plus  sûr,  reprendra  son  mari  douce- 
ment, par  belles  paroles.  Elle  veillera  sur  son  âme  : 

«  si  elle  vovait  en  son  dit  seigneur  (138)  aucune  tache  de  lait 
pechié,  duquel  l'acoustumance  lui  peust  tourner  a  dampnation,  et 
elle  ne  lui  ozast  dire,  de  doute  qu'il  ne  lui  en  despleusit,  et  aussi 
qu'il  n'appartient  », 

elle  le  lui  fera  dire  par  son  confesseur. 

Cette  qualité  si  précieuse  du  tact  dans  la  vie  commune 
jamais  n'abandonne  Christine.  Une  laide  lâche  n'est  plus  un 
Je  ces  péchés  mignons  qui  se  greffent  sur  nous  comme  les 
branchettes  de  gui  sur  le  tronc  d'un  arbre  et  qu'on  peut  arra- 
cher sans  causer  de  blessure.  Il  s'agit  ici  d'un  mal  plus  pro- 
fond. En  face  d'un  vice  grave,  la  femme  éprouve  la  pudeur 
du  reproche,  recule  devant  l'humiliation  que  sa  remontrance 
infligerait.  Le  prêtre  seul,  parlant  au  nom  de  Dieu,  a  le  droit 
de  soulever  ces  voiles  intimes  et  de  jeter  sur  ces  bas-fonds  de 
la  nature  humaine  une  lumière  purificatrice.  Voilà  pourquoi 
Christine  fera  intervenir  le  confesseur  entre  la  femme  et  le 
mari. 

I.  Lf  Roi  Rt'ih',  par  Lecov  de  la  Marche,  t.  1,  p.  68.  et  Anatole  France, 
Vie  de  Jeanne  iV Arc,  p.  106,  Paris,  190).  «  Ht  précisément  en  1429,  il 
(René)  taisait  aux  habitants  de  Metz  la  guerre  de  la  Hottée  de  pommes. 
On  la  nommait  ainsi  parce  que  la  cause  en  était  une  hottée  de  pommes 
entrée  dans  la  ville  de  Metz,  sans  qu'aucuns  droits  eussent  été  pa\és  aux 
officiers  du  duc  de  Lorraine.  » 

16 


CHAPITRE  n^ 

CONDUITE    DE    LA    FE.\h\IE    ENVERS    UN    MAUVAIS    MARI 

Parmi  la  théorie  des  mauvais  maris  que  Christine  fait  défiler 
soiis  nos  yeux  se  dressent  au  premier  plan  le  mari  rude  et  per- 
vers, le  jaloux,  l'avare  et  celui  qui  foloye. 

Que  si  vous  avez  eu  le  malheur  de  tomber  sur  «  un  mari  de 
merveilleuses  meurs,  rude  ou  pervers,  ou  desvoyé  en  l'amour 
d'autre  femme  »,  il  vous  faut  tout  supporter  en  silence,  afin 
que  l'honneur  du  nom  n'en  soit  pas  diminué.  Je  ne  sais  si 
Christine  pousserait  l'abnégation,  en  cas  de  hateiire,  jusqu'à  ne 
pas  se  souvenir  des  coups  reçus,  comme  Francesco  da  Barbe- 
rino  le  recommande  avec  une  facile  grandeur.  Elle  gard£  le 
silence  sur  cette  conjugale  occurrence.  La  vulgarité  du  pro- 
cédé lui  répugne-t-elle  trop  pour  s'v  arrêter  ?  Pense-t-elle 
aussi  que  c'est  une  habitude  domestique  dont  on  a  déjà  trop 
ri  et  trop  parlé  ?  Ou  serait-ce  que  l'admonestement  qui  lui 
convient  viserait  exclusivement  les  hommes  dont  elle  ne 
s'occupe  pas  «  quoique  il  en  feust  bien  besoing  »  ?  Cependant 
les  lois  sont  là  qui  les  autorisent  ces  coups  du  mari  ;  les  Registres 
de  Police  parlent  quand  la  main  s'est  faite  trop  brutale  ou 
meurtrière  : 

c(   En  plusieurs  cas  peuvent  les  hommes  estre  escusés  des  griefs 

«  qu'ils  font  à  leur  femme  ;  si  ne  s'en  doit  la  justice  entremettre, 

«  car  il  hit  bien   a   rhoninic  de  battre  sa  feiiiine  .unis  iiiori  et  sans 

«  mcJming  quant  elle  meffait,  si  comme  quant  elle  est  en  voie  de 

«  folie  de  son  corps  ou  quant  elle  dément  son  mari,  ou  maudit, 

«  ou  quant  elle  ne  veut  obeïr  a  ses  raisonnables  commandemens 

«  que  preude  femme  doit  faire  :  en  tous  cas  et  en  semblables  est  il 

«  bien  mestier  que  le  mari  chastie  sa  femme  raisonnablement  ■  ». 

I.  Beaumanoir,  Coiistinncs  iic  Bcauvoisis,  tit.  57. 


CONDUITE   DE  LA   FEMME   EXVERS  UX   MAUVAIS    MARI       243 

Et  Jean  le  Bouteillier  qui  écrivait  sa  Somme  Rurale  vers  1392, 
disent  les  uns,  1402,  affirment  les  autres,  donc  très  près  de  la 
date  du  Livre  des  Trois  î^ertus,  montre  que  ses  contemporains 
envisageaient  les  mauvais  traitements  subis  par  la  fenmie  avec 
la  même  placidité  que  ceux  de  Beaumanoir  : 

«  Item...  se  peut  faire  diverse  quant  le  marv  s'atourne  de  telle 
voulenté  que  acoustumer  a  batre  et  a  navrer  sa  femme,  car  ne  ce 
peut  ne  doit  attendre  ne  souffrir  la  femme  s'il  ne  lui  plaist,  mais 
ceste  divorse  ne  se  fait  que  du  lit.  Car  ensemble  peuent  remettre  si 
tost  qu'il  leur  plaist '.  » 

Le  sire  Geoffroy  de  la  Tour-Landry  nous  raconte  le  traite- 
ment d'une  bourgeoise  qui  répondait  à  son  seigneur  :  «  il  fut 
grié,  haulça  le  poing  et  l'abbati  a  terre,  et  oultre,  la  ferv  du 
pied  au  visaige,  et  lui  rompit  le  nez  ».  Sa  morale  est  que  toute 
«  sa  vie  fut  dcffaite  ;  car  elle  perdit  sa  beauté  »  (le  nez  étant 
pour  sire  Geoffroy  le  plus  beau  meiid^re  du  visage,  car  il  siet  an 
milieii)  «  et  l'amour  de  son  seigneur  ».  Pas  un  mot  de  blâme 
pour  cette  brute  de  mari.  Philippe  de  Novare  est  trop  gen- 
tilhomme pour  admettre  les  coups.  «  Ils  ne  servent  à  rien, 
car  pour  les  bonnes  il  ne  faut,  et  point  ne  s'en  amendent  les 
mauvaises  -  » . 

On  a  pu  de  tout  temps  naitre  grand  seigneur  sans  être  gen- 
tilhomme, et  nombre  de  belles  princesses  ont  été  traitées 
dans  leurs  chambres  de  parement  avec  la  même  brutalité  que  de 
simples  commères  en  leurtv/e/5.  Marguerite  de  Navarre  et  de 


1.  Ch.  XXI,  B.  Nat.,  Rés.  F.  124S,  Vérard,  1497. 

2.  «  On  pourroit  aussi  bien  les  reprendre  et  chastoier  de  leurs  vices 
com  l'en  porroiî  la  mer  d'un  panier  épuiser  ». 

L'Evangile  des  Fennites,  str.  u,  reproduit  par  M.  Paul  Meyer  dans  la 
Rom.  XXXVI,  p.  5. 

3 .  D'après  Olivier  Maillart,  les  gros  messieurs  de  la  Cour  des  Comptes 
et  les  juges  du  Parlement  ne  répugnaient  pas  à  frapper  leurs  femmes. 
S'adressant  dans  un  sermon  aux  juges  qui  viennent  écouter  les  brutales 
semonces  du  fameux  prédicateur  :  «  Ma  dame,  vous  la  battez,  mais  la  ser- 
vante a  votre  oreille  et  vos  faveurs  ».  La  Chaire  au  XF^  siècle,  p.  257,  par 
l'abbé  Samouillan,  Paris,  1901. 


244  LE    LIVRE    DES    TROIS    ^■ERTUS 

Renée  de  France  ont  pu  sentir,  elles  aussi,  la  lourdeur  du  poing 
marital  sur  leurs  royales  épaules,  si  nous  en  voulons  croire 
les  biographes,  et  notre  doux  Charles  M  ne  s'oubliait-il  pas  au 
point  de  frapper  dans  ses  moments  d'absence  «  sa  chiere  com- 
paigne  »  Isabeau  ?  Hélas  !  le  moyen  âge  chrétien  ne  connais- 
sait pas  la  loi  de  Manou  :  «  Ne  frappez  pas...  même  avec  une 
fleur...  une  femme  chargée  de  foutes.  » 

Le  foJoyeiir  est  le  type  de  mauvais  mari  qui  est  dessiné 
avec  le  plus  de  vigueur  et  de  sévérité.  Encore  ici,  Christine  se 
rencontre  avec  Gerson  pour  voir  dans  l'infidélité  «  l'une  des 
premières  empoisonnées  saiettes  que  lance  l'ennemi  d'umaine 
créature  contre  le  chastel  de  l'ame  »  '. 

Elle  n'essaye  pas  de  s'élever  contre  ce  mal  de  Foie  Amûitr, 
toléré  par  les  mœurs  indulgentes  du  temps  -.  Elle  garde  sa 
force  pour  une  cause  moins  ingrate,  celle  d'aider  l'épouse  à 
porter  noblement  son  épreuve. 

«  Si  vostre  mary  est  desvoyé  en  l'amour  d'autre  temme  » 
(142)  il  faut  faire  contre  mauvaise  fortune  bon  cœur  ;  dissi- 
muler vos  souffrances  et  faire  semblant  de  tout  ignorer,  avoir 
«  oreilles  de  vache  »  ^  comme  on  disait  autrefois,  c'est-à-dire 
n'entendre  que  ce  qu'il  faut.  Elle  ne  se  plaindra  pas  : 

«  car  le  mari  lui  nieneroit  malle  vie  ;  elle  poindroit  sous  raguillon 
et,  par  adventure,  il  l'eslongneroit  et  tant  plus  croisteroit  la  honte 
et  le  diffame  »  (142). 

Mais  elle  essayera  par  tous  les  moyens  de  ramener  l'infi- 
dèle en  bonne   voie-*  ;  d'abord    «  par    bel  et  par  doulceur. 


1.  Sermon  de  Gerson  cité  dans  Sennoiiiiaires  et  TniJuclciirs  de  A.  Pi.i- 
get,  t.  II,  p.  248,  de  Petit  de  Julleville. 

2.  «  Se  j'ay  aimé  et  qu'on  m'a  aimé,  quel  mal  v  a  il  ?  »  demande  avec 
une  per\-erse  candeur  le  duc  d'Orléans. 

3.  Le  Doctriiiiil  des  Bons  Serviteurs  dit  qu'il  faut  avoir  :  »  Oreille  de  vache, 
groing  de  porc  et  dos  d'une  «.  Recueil  d'anciennes  poésies  de  Moiitai;^lon,i.  Il, 
Paris,   1855. 

4.  «  Taunt  est  femme  humble  et  sofrauute, 
Mes  que  son  seigneur  autre  hante 

Qe  voit  celer  ; 


CONDUITE   DE   LA   FEMME  ENVERS   UN    MAUVAIS  MARI       245 

mettera  paine  de  l'attraire  a  soy  »  (143)-  L'attraire,  c'est-à 
dire  reconquérir  ce  cœur  volage  par  une  grâce,  un  charme 
nouveaux  et  enveloppants,  redoubler  de  séduction,  d'esprit, 
d'intelligence  pour  le  reprendre  à  l'ennemie.  Et  cette  coquet- 
terie est  bien  légitime  «  puisqu'elle  tend  a  fin  de  bien  ».  Ou, 
«  elle  lui  en  touchera  a  part  benignement  »  et  selon  le  caractère 
de  l'infidèle,  fera  appel  à  sa  conscience  ou  à  sa  pitié,  ou  bien 
encore,  par  une  fine  raillerie  enjouée,  piquera  son  esprit. 

«  Si  tout  ce  ne  sert  »,  elle  aura  recours  à  ses  amis,  puis  à 
son  confesseur.  Si  même  alors  le  foloxciir  ne  se  laisse  ébranler, 
la  pauvre  délaissée  n'aura  plus  de  refuge  qu'en  Dieu  '.  Son 
cœur  se  cuirassera  insensiblement,  se  fermera  de  plus  en 
plus  du  côté  de  la  terre  pour  s'ouvrir  plus  largement  vers 
le  ciel.  «  Plus  est  en  la  fournaise,  plus  sera  afiinee  »,  lisons- 
nous  dans  la  Cite.  Elle  ne  fera  entendre  ni  pleurs,  ni  gémisse- 
ments. Elle  ne  se  révoltera  pas  ;  elle  ne  murmurera  pas  :  «  ma 
peine  est  plus  grande  que  je  ne  puis  porter-  »,  mais  au  con- 
traire, elle  l'acceptera  stoïquement,  avec  un  courage  fait  de 
patience  et  de  douceur,  et,  pour  l'honneur  du  nom  et  celui  de 
ses  enfants,  «  couvrira  les  fautes  de  son  mari  '  »  et  défendra 
sa  réputation. 

Ja  ne  dirra  a  uncle  ne  aunte, 
Mes  par  douceur  li  en  chaume 
De  mal  lessier.  » 
Strophe  xxx   du  dit  De  la    Bonté  des  Feintiies,  publié  dans  Iiitrcdticlioiiy 
p.  XL  des  Coûtes  Moralises  de  Xicole  Bo:;;^on,  éd.  par  Lucie  Toulmin-Smith  et 
Paul  Me\er,  Soa'ëté  des  Anciens  Textes,  Paris,  1899. 

1.  Espérons  que  la  dauphine  Marguerite  a  su  profiter  de  ces  enseigne- 
ments lorsque  son  mari  commença  à  lui  f^xire,  dés  14 14,  des  infidélités  et 
même  à  la  prendre  en  aversion  (Relii^neux  de  Saint-Denis,  t.  V,  p.  587^  et  à 
\ouer  à  la  (ille  de  Guillaume  de  Cassinel  la  plus  tendre  affection.  Il  portait 
publiquement  la  devise  de  cette  belle  amie.  L'année  suivante,  la  Dauphine 
était  reléguée  à  Saint-Germain  et  son  mari  gardait  auprès  de  lui  «  une  sienne 
amve  (la  même)  qu'il  tenoit  en  lieu  de  sa  dicte  femme  ». 

2.  Geuîse,  IV,  13. 

3.  Christine  avait  un  triste  exemple  de  mari /o/tnrwr  sous  les  veux  dans 
la  personne  de  Louis  d'Orléans,  et  en  même  temps  un  bel  exemple  de 
dignité  dans  la  souffrance  et  d'indulgence  devant  les  fautes  dans  la  conduite 
de  Valentine.  On  se  rappelle  ses  touchantes  paroles  à  propos  du  «  bastard 
d'Orléans  »,  plus  tard  comte  de  Dunois,  né  en  1405.  «  Ah,  dit  elle,  celui- 


246  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

Elle  repoussera  avec  véhémence  tout  mauvais  rapport  et 
elle  Je  deffendra  «  quand  elle  oyra  mal  de  lui  ».  Le  relever 
à  la  face  du  monde,  le  réconcilier  avec  Dieu,  telle  sera  sa 
tâche.  «  Elle  se  penera  de  luv  en  mettre  en  paix  »  par  ses 
prières  (§  144). 

Accepter  une  telle  situation  avec  une  philosophie  si  haute, 
un  courage  si  soutenu  et  une  générosité  si  noble,  c'est  atteindre, 
pensons-nous,  aux  limites  du  beau  humain.  Christine  de 
Pisan  s'en  tient  là  ;  même  dans  son  idéal,  elle  esganh  mesure. 
D'autres  sont  allés  au  delà,  et  notre  esprit  déconcerté  a  peine 
à  les  comprendre.  Est-ce  beau  ou  grotesque  ?  Bon  ou  repous- 
sant ?  Tel,  le  Ména^ier  -^s'tc  son  exemple  de  Jehanne  la  Quin- 
tine,  Y HeptaDiéron  avec  sa  bonne  bourgeoise  de  Tours  ',  qui 
poussent  l'héroïque  sollicitude  jusqu'à  pourvoir  le  mari 
luxurieux,  dans  l'autre  maison,  du  confort  auquel  il  est  accou- 
tumé chez  lui.  C'est  ce  qu'on  peut  appeler  un  trop  complet 
détachement  de  soy. 

Quelle  sera  la  récompense  d'une  telle  conduite  ?  Il  peut 
arriver  qu'au  «  loncq  aller  »  le  foJoyeur  vienne  à  résipiscence, 
et  que  : 

«  conscience  et  raison  ne  luv  dve  :  Tu  as  grand  tort  et  grant  pechié 
«  contre  ta  bonne  et  honneste  femme.  Et  que  il  ne  s'amende  et 
«  l'aime  plus,  ou  autant,  que  font  ceux  qui  oncques  ne  se  desvove- 
«  rent.  Et  ainsi  aura  sa  cause  gaignié  par  bien  souffrir  »  (144). 

Même,  le  vieil  endurci,  troublé  par  la  peur  de  l'enfer, 
tiraillé  par  le  remords,  fera  son  testament-  et  : 

«  avisant  la  sagesse  et  la  douceur  de  celle  qui  si  longtemps  l'a  sup- 


ci  me  fut  emblé  de  l'amour  de  mon  seigneur  ».  Elle  raccueillit  dans  sa 
famille  et  «  Jean,  Bâtard  d'Orléans,  vécut  désormais  avec  les  autres  enfants 
et  ne  fut  pas  le  moins  aimé  )>,  dit  ^L  P.  Champion  dans  sa  Vie  de  Charles 
iVOrlèaus,  p.  23,  Paris,  191 1. 

1.  Nouvelle,  38.  Edit.  Leroux  de  Lincv  et  H.  Moutaiglon,  Paris,  1880. 

2.  Le  testament  du  duc  d'Orléans,  fait  de  sa  main  le  19  octobre  1403, 
témoigne  de  son  estime  et  de  sa  reconnaissance  pour  la  noble  Valentine 
qu'il  dédaigna  si  vite  et  si  complètement. 


CONDUITE  DE  LA   FEMME  ENVERS  UN   MAUVAIS  MARI       247 

«  porté,  la  laissera  dame  et   maistresse  de  tout  quanques  il  a  vail- 
«  iant  »  (462). 

Il  ne  vient  pas  à  l'idée  de  Christine  d'évoquer  en  un  tel 
cas  le  thème  de  vie  sacrifiée,  de  droit  au  bonheur  pour 
chacun,  etc..  Pour  elle,  le  droit  le  plus  beau  de  la  femme  est 
son  attachement  inviolable  aux  vertus  du  foyer  «  qui  que  face 
le  contraire  ».  Et  ce  serait  grande  folie  de  vouloir  se  venger  des 
écarts  du  mari  en  imitant  son  exemple  : 

«  ce  seroit  cornaie  qui  bouteroit  le  feu  en  sa  propre  maison  pour 
ardoir  celle  de  son  voisin.  » 

Passons  maintenant  aux  «  maris  de  merveilleuses  meurs  et 
qui  si  court  les  tiennent  que  a  peine  osent  elles  parler  mesmes 
a  leurs  serviteurs  et  gens  de  leur  hostel  »  (213),  et  à  ceux 
qui  «  tant  les  tiennent  courtes  d'argent  que  elles  n'ont  ung 
denier  »  (214). 

«  Sv  respondons  a  ces  deux  questions  ensamble  tout  en  une 
mesmes  sentence  :  aux  princesses  et  dames  tenues  en  tel  servaige, 
prudence  ne  puet  donner  autre  enseignement,  et  si  n'est  i\  pas  petit, 
ne  mes  prendre  pacience,  faire  tousjours  bien  a  leur  pouoir,  et 
obevr  pour  avoir  paix  »  (216). 

Leurs  amis  et  leurs  sujets  les  aimeront  pour  leurs  bonnes 
intentions,  leur  tiendront  compte  de  leur  servnige  ;  «  et  sera 
réputée  leur  bonne  voulenté  pour  fait,  par  les  discrettes  et 
bonnes  apparences  que  on  verra  d'elles  »  (217). 

Philippe  de  Xovare  prévoit  la  curieuse  combinaison  du  mari 
eschars  et  de  la  femme  large'.  On  s'attendrait  à  ce  que  la 
qualité  de  l'une  rachetât  le  vice  de  l'autre  ?  Non  pas.  Le 
vieux  légiste,  fidèle  à  l'esprit  Je  solidarité  qui  unit  tous  les 
hommes,  prend  au  contraire  fait  et  cause  pour  l'avare,  car, 
dans  son  opinion,  les  largesses  de  la  femme  provoqueraient 
une  regrettable  comparaison  qu'il  faut  éviter  pour  l'honneur 


I.  Les  Quatre  Teii:^  d\u}ge,l  25. 


248  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

du  mari.  «  Et  si  le  mary  est  eschars  et  elle  est  large,  elle  fait 
honte  a  son  seignor  «.  Qu'elle  s'abstienne  donc. 

On  ne  trouve  pas  chez  Christine  de  ces  raffinements  d'humi- 
lité féminine,  et  elle  n'arrachera  pas  un  œil  à  la  femme  parce 
que  son  mari  est  borgne.  Il  est  vrai  que  Philippe  de  Novare 
prend  soin  de  nous  avertir  qu'une  femme  est  toujours  assez 
vertueuse  si  elle  est  preude  de  son  corps. 


CHAPITRE  \' 


LA    FEMME    BONNE    MENAGERE 


Aux  jours  d'ennui,  de  soucis  d'affaires,  quand  le  marî 
arrive  en  son  hôtel  le  front  rembruni  et  «  troublé  en  couraige, 
si  comme  diverses  choses  que  les  hommes  ont  à  faire  livrent 
aucunes  fois  mains  desplaisirs  »,  que  sa  femme,  par  son  gra- 
cieux accueil,  lui  fasse  eiil /oublier  ses  soucis,  change  le  cours 
de  ses  pensées.  «  Et  dira  a  son  pouoir  toute  chose  qui  plaire 
lui  devroit,  et  a  joyeux  visaige  se  contendra  ».  Il  faut  que 
tout  dans  sa  maison  réjouisse  ses  yeux  et  rassérène  son  esprit  : 
repas  prêts  à  temps,  tables  bien  ordonnées  et  le  dressoir  ',  l'orgueil 
du  ménage,  bien  paré,  selon  Ttstal.  Que  les  enfonts  soient 
droicîemenl  ensai^ne:^  et  contribuent  à  lui  f;iire  fête  par  une  bonne 
tenue,  de  gentilles  manières.  Que  le  père  ne  les  entende  ni 
pleurer,  ni  niignoter,  ne  mener  noise.  S'il  y  a  quelque  chose  à 
reprendre  dans  le  service,  la  dame  le  fera  tranquillement  «  en 
briefves  parolles  et  sans  tençon  »  pour  épargner  à  son  mari 
«  celle  note  désagréable  ». 

«  Et  c'est  bien  raison  que  cellui  qui  pourchasse  le  vivre  et  Testât 
et  qui  en  a  la  paine  et  le  soussv  ne  puet  a  mains  que  d'estre  bien 
acqueilli  en  son  hostel  >>  (467). 

Ces  attentions  aim.ables  de  la  femme,  toujours  préoccupée 
du  bien-être  et  du  bonheur  de   son   mari,  se  trahissent  dans 


I.  «  Et  en  celle  chambre  avoit  un  grant  dressouer  paré  et  tout  couvert 
de  vaisselle  dorée  »  (496).  Christine  critique  non  le  «  dressouer  »  mais  la 
vaisselle  dorée  qui  était  prétentieuse  de  la  part  d'une  femme  de  «  mar- 
chand qui  achate  en  gros  et  vent  a  détail  pour  quatre  solz  de  denrées,  se 
besointî  est  ». 


250  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

mille  détails  :  son  exactitude  à  tenir  ses  repas  prêts  aux  heures 
réglées  montrera  qu'elle  a  le  respect  du  tra\  ail  et  de  la  liberté 
du  maître  de  la  maison,  forme  de  politesse  assez  rare  pour 
être  appréciée  ;  son  ingéniosité  à  lui  préparer  des  mets  succu- 
lents, agréablement  présentés,  le  tiendra  en  bonne  humeur, 
car,  si  ces  menus  plaisirs  de  la  vie  matérielle  ne  sont  pas  le 
bonheur,  toutefois  ils  n'y  peuvent  nuire.  Son  argenterie,  ou  sa 
vaisselle  d'étain,  sera  bien  polie,  disposée  avec  goût,  sur  une 
nappe  et  un  donhlicr  immaculés.  Les  tables  bien  ordonnes  signi- 
fient tout  cela,  et  en  outre,,  impliquent  la  composition  du  menu 
et  l'ordre  du  service.  Comme  on  n'avait  pas  de  pièce  spéciale- 
ment affectée  au  «  manger  »,  on  faisait  dresser  pour  chaque 
dîner  dans  la  salle  commune  des  tables  pour  le  repas  du 
maître  et  de  sa  famille.  Les  gens  du  commun  dînaient  à  la  cui- 
sine, maîtres  et  serviteurs  à  la  même  table,  séparés  par  la  ligne 
idéale  que  marquait  la  salière. 

Le  dressoner  que  Christine  recommande  d'avoir  bien  paré, 
selon  l'estat,  était  le  meuble  de  parade  qui  posait  le  mieux  la 
maison.  Le  Grand  d'Aussv  nous  dit  qu'ordinairement 

cf  les  dressoirs  n'étoient  qu'une  table  qu'on  couvrait  d'une  étotie 
précieuse,  mais  que  ces  tables  étaient  taillées  en  gradins  aiin  que 
l'hôte  put  faire  ostentation  de  sa  vaisselle.  Chez  les  souverains  qui 
affectaient  beaucoup  de  magnificence,  il  v  en  avait  trois,  l'un  pour 
l'argenterie,  l'autre,  pour  la  vaisselle  dorée  et  le  troisième  pour  la 
vaisselle  d'or.  C'est  ce  qui  arriva  au  repas  que  donna  Charles  ^' 
dans  la  grande  salle  du  Palais  à  l'empereur  Charles  I\',  son 
oncle.  » 

Aliénor  de  Poitiers,  qui  écrivit  un  Mémoire  sur  les  Usûi^es 
de  la  Conr  remontant  au  temps  de  Charles  \'I,  complète  les 
renseignements  du  Grand  d'Aussv  : 

«  Le  dressoir,  dit-elle,  avait  quatre  degrés  tout  le-  long  pour  prin- 
cesses, trois  pour  les  duchesses  et  comtesses,  deux  pour  les  femmes 
de  bannerets  ou  un  sehvi  les  lieux  dont  ils  sont.  «  Autres  femmes  qui 
sont  de  quelque  estât  peuvent  avoir  le  dressoir  chargé  de  vaisselle, 
et  leur  lict  et  couchette  de  menu  vair  ». 


LA    FEMME    BONNE    MENAGERE  25  I 

Les  jours  de  fête,  de  festin,  de  noces,  de  gesiuc,  le  drcs- 
soiier  se  chargeiiit  de  toute  la  vaisselle  précieuse  qu'en  temps 
ordinaire  on  serrait  dans  des  coffres.  Les  visiteurs  jugeaient  par 
là  du  degré  de  noblesse  ou  de  richesse  de  leurs  hôtes. 

Quels  mets  pouvait  donc  offrir  à  son  mari  cette  maîtresse 
de  maison  si  entendue  ? 

Il  est  possible  d'imaginer,  d'après  les  traités  de  Taillevent,. 
le  célèbre  gueux  de  Charles  V,  d'après  les  recettes  du  Mciias^ier, 
et  du  Grand  d'Aussy,  ce  que  pouvait  être  la  table  d'un  bon 
bourgeois  de  Paris  en  1405  '. 

Par  une  chaude  journée  de  juillet^  on  lui  aurait  peut-être 
servi  un  potaige  vcrd,  fait  de  jeunes  orties,  de  porpier  et  à'es- 
chaloiu^ncs  d'Etampcs  ;  une  galimafrée-,  liée  à  la  sauce  came- 
line  ',  suivie  d'un  plat  d'asperges  croquantes  (c'est  ainsi  qu'on 
les  aimait),  à  moins  que  ce  ne  soit  le  jour  du  rost  d'aigneau 
qu'on  aurait  mangé  avec  une  sauce  à  la  menthe.  Comme 
salade,  un  beau  plat  de  romaine  +  à  la  pimprenelle,  ou  de  bour- 
rache, généreusement  assaisonné  de  verjus  et  de  sucre,  et  par- 
semé, pour  plaire  à  l'œil,  de  pétales  de  lis  ou  de  buglose.  Au 
dessert,  apparaîtront  les  poires  cuites,  fleurant  la  cannelle  et 
l'eau  de  rose  ;   une  tourte  aux  damas  de  Tours  >,  tentante  sous 

1.  Voir  pour  la  cuisine  au  mox'en  âge  :  Le  livre  Jort  excellent  de  cuisine, 
d'Olivier  Arnoullet  ou  Le  Viandier  de  Guillaume  Tirel,  dit  Taillevent, 
maître-queux  de  Charles  V  (p.  p.  le  baron  Pichon  et  G.  Vicaire,  1892),  ou 
Le  Grand  d'Aussy,  Histoire  de  la  l'ie  privée  de  Français,  édit.  Roquefort, 
Paris,  181 5,  et  le  Mencigier  de  Paris,  t.  II.  Pour  l'Ordonnance  des  repas, 
consulter  Les  Propriete:^^  des  Choses,  Bibl.  Xat.,  t".  tV.,  vas.  216,  fol.  ici. 

2.  Galimafrée,  fricassée  de  volailles  assaisonnée  de  vin,  verjus,  épices,  et 
servie  avec  une  sauce  cameline. 

3.  Il  v  avait  différentes  variétés  de  sauce  cameline  ;  selon  les  ingrédients 
qui  la  composaient,  on  avait  la  cameline  au.\  aulx  blancs,  aux  aulx  vers,  la 
cameline  verte...  Le  Taillandier  donne  cette  recette  pour  la  cameline  ordi- 
naire :  Broies  gingembre,  canelle  grant  foison,  girofle,  graisse,  macis,  une 
écorce  intérieure  de  noix  muqaite  (muscade),  poivre,  lart  qui  veult,  puis 
coullés  pain  trempé  en  vain  aigre,  atrempés  tout  et  salés. 

4.  La  ronniine  avait  été  rapportée  d'Avignon  par  le  seigneur  Bureau  de  la 
Rivière  et  acclimatée  dans  ses  splendides  jardins  de  Crécv  et  d'.\uneau. 
Siméon  Luce,  La  France  pendant  la  guerre  de  Cent  Ans. 

5.  Les  damas  de  Tours,  soit  le  rouge,  soit  le  noir,  soit  le  violet,  avaient 
été  apportés  en  France  au  temps  des  croisades  par  les  comtes  d'Anjou. 


2)2  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

sa  croûte  dorée  '  et  laissant  échapper  son  pénétrant  arôme  de 
muscade.  Et  enfin,  pour  parfumer  la  bouche  et  fortifier  l'esto- 
mac, on  offrira  les  cspiccs  -. 

Un  beau  jour  de  printemps,  le  menu  pourra  se  composer 
d'un  potaige  aux  (Viifs  an  lait  d'aiiiandes,  d'un  chapon,  tarci  de 
viandes  hachées  et  de  roisins,  le  tout  relevé  d'un  brin  de  sauge 
et  de  thvm,  et  servi  avec  une  sauce  jaiice  '  fumante  ;  d'un 
plat  de  tendres  porreaitx  cuits  sous  la  cendre,  salés  à  point  et 
glacés  de  miel  ambré  ;  d'une  salade  de  mauves  ou  de  cresson  + 
alénois  piquée  de  ne  uCohliés  niic  ou  de  feuilles  d'aiglantine  ;  au 
dessert,  des  flancianx  sucrés  >  ou  du  lait  lardé'',  bien  aroma- 
tisés d'eau  de  rose  qu'on  prendra  avec  des  oublies  "  sortant 
des  fers  ;  puis,  des  fruits  confits,  ou  un  plat  de  fraises  nouvelles 
au  sucre  et  au  vin  épicé. 

S'il  fait  froid,  la  ménagère  préparera  un  bon  potage  jaune, 
aux  fèves  ou  à  la  citrouille,  où  le  safran  ne  sera  point  épargné  ; 
de  bonnes  viandes  nourrissantes,  telles  qu'un  cuissot  de  venai- 
son, ou  un  substantiel  pâté  de  lièvre  où  toutes  les  épices,  tous 
les  condiments  viendront  marier  leurs   saveurs  et    leurs  par- 

1 .  Les  pies  actuels  d'Angleterre  ou  des  Etats-Unis  représentent  bien  nos 
tourtes  du  moyen  âge,  laites  de  deux  croûtes  de  pâte  mince  entre  les- 
quelles cuisent  les  fruits. 

2.  Ltis  espices  de  tV^»/ /'/y  consistaient  en  dragées,  sucre  de  Candie,  sucre 
rosat,  écorces  d'oranges,  noix  confites,  etc. 

3.  Le  Tailtanâier  donne  la  recette  de  trois  sauces  Jance  : 

La  Jance  au  lait  de  vactie  :  broies  gingembre,  moieux  d'eufs  ;  deffaites  du 
lait  de  vache  et  faites  bouillir. 

Jance  aux  aulx  :  broies  du  gingembre,  des  aux,  des  almendes.  Le  reste 
comme  la  précédente. 

fance  de  gingembre  :  broies  du  gingembre  et  almendes  sans  aulx.  Le  reste 
comme  la  précédente.  Aulcuns  y  mettent  du  vin  blanc. 

4.  Le  cresson  possédait  la  vertu  de  dissiper  «  l'humeur  superflue  du 
cervel  »  et  de  remédier  «  contre  la  relaxation  de  la  luette  »  (Proffits  cl.uun- 
peslres,  livre  VI. 

5.  Les  flanciaux  étaient  ce  qu'on  appelle  encore  aujourd'hui  flanc  ou 
crème  renversée. 

6.  C'est  la  même  recette  que  la  froumentée  du  Menagier.  \o\x  note  2, 
page  suivante. 

7.  Les  oublies  étaient  des  sortes  de  gaufres  très  minces  qu'on  cuisait 
entre  deux  fers. 


LA  FEMME  BONNE  MENAGERE  253 

fums,  et  qu'on  mangera  tout  chaud  avec  des  confitures.  Un 
mets  d'oignons  cuits  au  vin  doux  v  fera  suite  et,  pour  tempé- 
rer l'effet  de  ces  plats  de  hattJt  goult,  on  achèvera  le  repas  par 
une  ahtmeJJe  '  frite  au  sucre  ou  une  fwiiieiitee  ^  bien  veloutée. 
Et  si  le  temps  est  fort  et  aspre,  ce  cher  mari  ne  quittera  pas 
son  hostel  sans  avoir  pris  une  soupe  au  vin  chaud,  saisissant 
d'abord  l'odorat  par  son  plaisant  fumet  de  citron,  de  cannelle, 
de  clous  de  girofle  et  de  feuille  de  laurier. 

En  temps  de  carême,  aux  jours  maigres,  on  se  contentera 
d'une  table  plus  frugale  ;  le  poisson  sera  substitué  cà  la  cJ:air, 
les  laitages  aux  mets  épicés  et  la  ctènie  chauffée  '  ou  le  lard  de 
baleine  ■*  prendront  dans  les  légumes  la  place  du  salé  ou  du 
beurre  interdits. 

Ce  bourgeois  de  Paris  mange  de  bon  pain  de  pur  fro- 
ment tamisé,  peut-être  du  pain  de  Chailly  >  ou  de  Go- 
nesse  ^,  gardant  le  gros  pain  de  Corbeil  pour  ses  tranchouers  '  ; 

1.  Aliinietle,  c'est  à-dire  omelette.  Voici  la  recette  qu'en  donne  le  Moui- 
gier  Je  Paris  :  «  Ostez  tous  les  aiil'iiiis  (blancs)  et  bâtez  les  iiioyeiix  (jaunes), 
«  puis  mettez  du  sucre  en  la  poelle  et  il  se  fondra,  et  après  ce,  frisiez  dedens 
«  vos  aubuns,  puis  mettez  en  un  plat,  et  du  succre  dessus  ». 

2.  FroiDiieutee  (Memicrier)  serait,  d'après  la  recette  donnée,  comme  une 
crème  au  caramel  où  on  ne  caraiiicliseniit  pas  le  sucre. 

3.  Crime  chaiiffi'e,  c'est  l'écume  qu'on  retire  du  lait  chautté  sur  un  feu 
doux  ;  on  la  saupoudrait  de  sucre  et  on  la  mettait  sur  les  légumes.  On  n'en 
a  pas  encore  perdu  la  tradition  aujourd'hui  dans  la  Creuse. 

4.  Le  craspois  ou  lard  de  carême,  tiré  de  la  baleine,  était  fort  usité  au 
moven  âge.  La  langue  de  ce  cétacé  était  un  morceau  estimé.  L'un  des  cent 
et  sept  cris  de  Paris  recueillis  par  Anthoine  Truquet  en  1545,  reproduits  par 
M.  A.  Franklin  dans  Y  Appendice  à  son  Dictionihiire  liistorique  des  Arts,  Mé- 
tiers et  professions,  témoigne  qu'au  xvie  siècle  la  baleine  jouissait  encore  de 
toute  sa  popularité  : 

«  Lart  à  poix,  lart  à  poix,  baleine  ! 
De  crier  je  suis  hors  d'alaine, 
C'est  viande  de  Karesme, 
Elle  est  bonne  a  gens  qui  l'avme.  » 

Appendice  (XVI^  siîcle),  p.  766. 

5.  M.  Franklin  dans  loc.  cit.,  page  96,  article  Bouhitigers  dit  qu'il  faut 
■dire  Chilly  et  non  Chaillv,  car  ce  pain  était  apporté  à  Paris  de  Chilly,  aujour- 
d'hui Chillv-Mazarin  (Seine-et-Oise). 

6.  La  vogue  du  pain  de  Gonesse  se  soutint  jusqu'à  la  Révolution,  //'/(/, 
ç.  96. 

7.  Tranchouers  ou  tailloirs  étaient  des  tranches  de  gros  pain  qui  tenaient 


2)4  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

il  boit,  sans  doute,  du  vin  de  sa  vigne  qu'il  va  voir  les  beaux 
dimanches  et  jours  de  saints  sur  les  coteaux  de  Meudon,  de 
Suresnes  ou  par  devers  Clichy  ;  ou,  si  sa  provision  est  épuisée, 
du  vin  nouvellement  cric  au  carrefour,  que  les  bateaux  de 
Troves  ou  les  convois  d'Orléans  ont  amené  a  gransfaix.  Il  le 
coupera  prudemment  d'eau  chauffée  que  sa  dame  tient  tou- 
jours dans  un  pot  et  où  elle  aura,  par  précaution  hygiénique, 
fait  plonger  une  lame  d'argent  ou  une  barre  de  ter  rougies  au 
feu  '. 

Une  fois  maître  Gaster  satisfait,  le  mari  sera  plus  dispos  et 
confiera  plus  volontiers  ses  ennuis  à  sa  femme.  Celle-ci  s'en 
enquerra  non  f  devant  la  maisniee,  mais  en  leur  privé,  en  la 
chambre,  quant  ils  seront  seuls  et  retirés  ».  Le  mari  alors 
sera  d'humeur  à  les  discuter  avec  elle  et  sans  doute  à  la  con- 
sulter, car  les  femmes  trouvent  dans  leur  amour  et  dans  leur 
instinct  des  inspirations  qui  quelquefois  échappent  à  une  expé- 
rience plus  éprouvée.  Cette  communauté  d'intérêts,  de  joies  et 
de  soucis  a  dû  être  le  partage  de  Christine,  épouse  de  maistre 
Etienne  de  Castel.  «  Si  avions  toute  ordennée  »,  dit-elle  dans 
son  Chemin  de  Long  Estude, 

«  Xostre  amour  et  nos  deux  cuers, 
«  Très  plus  que  frères  ne  suers, 
('  En  un  seul  entier  vouloir, 
«  Feust  de  joie  ou  de  douloir.  » 

lieu  d'assiette  pour  la  viande.  On  y  déposait  les  morceaux  servis  du  plat  et 
ce  pain,  humecté  de  sauce,  se  mangeait  ensuite  comme  une  tartine.  Les 
riches,  d'habitude,  les  mettaient  de  côté  pour  les  pauvres. 

Dans  sa  Ballade  84,  le  gourmet  Eustache  Deschamps  préfère  le  pain 
léger  de  Carpentras. 

I .  A  l'e.xception  des  boissons  chaudes,  la  table  actuelle  des  Américains 
du  Nord  a  beaucoup  de  rapports  avec  la  cuisine  française  du  moyen  âge.  On 
y  retrouve  les  salades  sucrées,  le  mélange  d'herbes  aromatiques,  la  sauge 
par  exemple,  à  la  farce  des  volailles  ;  mélange  de  viandes  hachées,  iruits 
confits,  raisins,  gingembre  (mince-pie)  ;  gelées  ser\-ies  avec  la  viande,  abus 
de  clous  de  girofle  dans  certaines  soupes,  de  muscade  et  de  gingembre  dans 
certains  desserts,  de  sel  et  de  poivre  partout  et,  en  général,  légumes  pas 
assez  cuits  pour  satisfaire  le  goût  français.  Habitudes  que  leur  ont  sans 
doute  transmises  leurs  ancêtres  anglais,  qui  les  tenaient  eux-mêmes  des 
Normands. 


LA  FEMME  BONNE  MENAGERE  255 

On  voit  donc  que  cette  épouse  humble,  soiiiiiise,  obéissant , 
n'était  ni  la  servante,  ni  l'esclave  du  mari,  mais  une  compagne 
dévouée  et  qu'elle  pouvait  être  une  collaboratrice  appréciée. 
(\'oir  à  cet  effet  les  paragraphes  406,  553,  534,  594). 

«  et  si  soit  dame 

De  l'ostel  après  tov,  non  serve. 
Fav  que  ta  maignee  la  serve  ■  » 

recommande  Christine  à  son  jeune  fils  comme  règle  de  con- 
duite future. 

La  sollicitude  de  la  bonne  femme  s'étendra  sur  le  cœur, 
sur  l'âme  et  sur  le  corps  de  son  mari.  Il  sera  bien  nourri, 
«  nettement  tenu  en  habit,  car  le  bel  habillement  du  marv 
est  l'honneur  de  la  femme  »  (§  141);  elle  veillera  à  ce  qu'il 
soit  bien  servi  et,  toute  grande  princesse  qu'elle  sera, 

«  ne  tiendra  pas  a  honte  de  s'informer  elle  mesme,  auprès  des 
cliambellans,  de  son  sers"ice  et  de  sa  santé  ».  <f  Et  elle  voudra  que 
leurs  coUacions  soient  faites  maintes  fois  au  sujet  d'elle  »  (138)- 

Lecoy  de  la  Marché  explique  ainsi  ce  mot  de  collation  -  qui 
se  rencontre  souvent  dans  les  chroniques  du  temps  et  dans 
les  écrits  de  Christine  : 

«  Les  strmons  du  soir  ou  post  praiidiiiiii  sont  souvent  appelés 
«  Collalioiics.  Cette  dernièi'e  dénomination  tire  son  origine  des  con- 
«  férences,  c'est-à-dire  des  entretiens  mêlés  de  questions,  de 
«réponses  et  d'éclaircissements  mutuels,  auxquels  se -livraient, 
«  après  souper,  les  religieux  de  l'ordre  de  saint  Benoit.   » 

«  Elle  s'étendit  ensuite  aux  lectures  pieuses  qui  suivaient  la  ai'//<?, 
«  puis  au  repas  lui-même.  » 

Ces  collations  auraient  donc  passé  des  couvents  dans  les 
écoles,  des  écoles  avec  les  clercs  dans  les  maisons  des  grands. 
Les  maîtres  v  prenaient  part  avec  leurs  chapelains,  leurs  offi- 
ciers, et  leur  astrologue,  s'ils  en  avaient  un  à  leurs  gages  ''. 

1.  Eiisciv^iieiiu'iis  il  moi  Fits,  Œuvres  Poétiques,  t.  I,  XCI. 

2.  La  Chaire  an  XII I^  siède,  p.  225. 

3.  Ce  serait  une  nouvelle  preuve  du  désir  général  qu'avaient  les  gens 
des  xive  et  XV  siècles  de  s'instruire. 


CHAPITRE  VI 

CONDUITE    DE    LA    FEMME    EXVERS    LES    PARENTS 
ET    LES    AMIS    DE    SON    MARI 

La  preude  femme  fera  honneur  à  son  seigneur  dans  la 
manière  dont  elle  recevra  ses  parents,  ses  amis  ou  ses  hôtes. 
Elle  leur  doit  un  bienveillant,  courtois  accueil  et  une  large 
hospitalité.  Elle  se  montrera  maîtresse  de  maison  accomplie 
en  les  «  festoyant  »  et  en  faisant  les  honneurs  de  sa  cour  à 
tous,  selon  leur  degré  (§  130).  Elle  et  ses  dames  d'eslat  paraî- 
tront dans  leurs  plus  beaux  atours,  deviseront  nnieûbleniciit, 
danseront,  caroleront,  s'eshalroiit  eu  jeux  honiiesles,  comme  il 
convient. 

Quant  aux  parents  du  mari,  elle  s'ingéniera  à  les  gagner  à 
force  de  prévenances  aimables  et  de  déférence  adroitement 
marquée  '  : 

«  Elle  leur  fera  honneur,  de  toutes  pars  que  ilz  viennent,  et  très 
bonne  chierc,  et  devant  les  gens  meilleure  que  aux  siens  propres  » 
(149)- 

Au  fait,  en  épousant  son  mari,  la  jeune  dame  avait  épousé 
la  famille  de  ce  mari  et  avait  renoncé  à  la  sienne,  selon  la  loi. 
Il  était  donc  légitime  que  ses  beaux-parents  eussent  auprès 
d'elle,  dans  la  maison  de  leur  fils,  la  préséance  sur  ceux  de  la 

I.  <i  Al  Ivnage  son  seigneur 

Sovent  moustre  grant  amour 

E  fct  grauns  bens 

E  par  ce  se  quert  honour  », 
lit-on  dans  le  Dit  de  la  Bonté  des  Fciiiiiies,  str.  xxxvni,  publié  dans  Vliilro- 
tliictlon,  page   XL    des   Contes    moralises  de    Nicole   Bosoii,    éd.    par    Lucv 
'Joulmin-Smith  et  Paul  Me\cr,  S.  d.  A.  T.,  Paris,  1899. 


condljite  de  la  femme  exvers  les  parents        257 

famille  d'alliance.  C'est  ce  que  les  jeunes  épousées  du  temps 
jadis  avaient  de  la  peine  à  ne  pas  oublier,  et  cet  oubli  pouvait 
avoir  des  suites  funestes.  Telle  belle-mère  aurait  difficilement 
pardonné  à  sa  bru  de  l'avoir  fait  asseoir  att-dcssotis  d'elle,  tandis 
qu'elle  aurait  vu  la  propre  mère  de  la  jeune  dame  placée 
aii-dessns  '. 

«  MiKianie  Isahcl  de  Portugal  disoit  qu'elle  ne  vouloit  point  que 
(c  sa  nicpce  allast  devant  celles  de  Monseigneur  le  ducq  Philippe, 
«  pour  nionstrer  que  toutes  femmes  doivent  faire  honneur  aux 
«  parens  deleurs  maris  devant  les  leurs.  » 

Et  madame  Isabel  de  Portugal  devait  être  bien  renseignée 
sur  les  beaux  usages,  ne  faisant  rien  à  la  cour  de  son  mari,, 
Philippe  de  Bourgogne,  sans  avoir,  auparavant,  consulté  la 
vieille  duchesse  de  Namur-  qui  «  avoit  un  Grand  Livre  des. 
«  Estais  de  France  et  qui  passoit  pour  la  femme  de  la  cour  la 
a  mieux  instruite  des  honneurs  rovaux  ». 

Christine  sent  qu'elle  touche  un  point  épineux.  Elle  insiste  : 

«  Et  plus  sceure  sera  quant  elle  aura  la  faveur  des  parens  de  son 
seigneur,  car  on  a  veu  maint  mal  avoir  a  femmes,  a  cause  des. 
parens  de  leurs  maris  ». 

Suit  le  petit  encouragement  affectueux  : 

«  et  cestui  signe  sera  la  certitïication  de  l'amour  et  loyaulté  que 
elle  a  a  son  seigneur  »  (i  53). 

Le  moyen  de  se  refuser  à  cette  concession,  qui  est  en  outre  un 
devoir,  si  elle  doit  être  une  preuve  d'amour  et  de  loyauté  ?' 
Car  ce  sont  là  les  deux  conditions  essentielles  à  son  honneur. 
Mais  l'offense  peut  venir  de  ces  parents  mêmes  qu'elle 
s'efforce  de  captiver. 

1.  Au-dessous  signifiait  à  hi  main  droite;  au-dessus,  à  la  main  gauche.  La 
gauche  avait  l'avantage  sur  la  droite,  étant  le  côté  du  cœur. 

2.  La  duchesse  de  Nanuir  dont  le  Graud  Livre  des  Estais  faisait  loi,  était 
née  en  1 572  ;  elle  avait  ^^pousé  en  1591  le  duc  de  Namur.  Fille  de  Jean  VI 
d'Harcourt  et  de  Catherine  de  Bourbon,  belle-sœur  de  (Charles  V,  elle  était 
donc  la  cousine  germaine  de  Charles  VL  et  ses  renseignements  sur  l'éti- 
quette sont  bien  de  l'époque  dont  nous  nous  occupons. 

17 


238  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

«  Se  gardera  surtout  de  querelles,  de  prendre  estrif  de  parollcs 
et,  de  toutes  manières,  eschivera  que  contens  ne  aucune  rancune 
naisse  ou  sourde  entre  elle  et  eulx.  » 

Si  même  elle  est  veuve,  elle  ne  se  croira  pas  dégagée  envers  eux 
de  ces  aimables  obligations,  car  de  graves  questions  peuvent 
surgir  où  leur  faveur  lui  sera  grandement  a  aide,  telles  que 
son  douaire,  le  partage  des  biens,  la  tutelle  des  enfans.  Donc, 
elle  se  «  tirera  auprès  d'eux  plus  tost  que  dans  sa  propre 
famille  ». 

Et  qu'on  ne  puisse  pas  dire  d'elle  «  que  femme  mi  ayuiera  ja 
personne  que  son  viary  ayme  »,  comme  dit  le  proverbe.  Un  mari, 
pour  nous  aimer,  ne  renonce  pas  au  monde  ni  à  tout  ce  qui 
lui  est  cher  en  dehors  de  nous.  Au  lieu  de  le  détourner  de  la 
hantise  quil  a  a  ses  amis,  faisons  à  ceux-ci  «  bonne  chiere  » 
(151);  attachons-nous  à  eux,  au  contraire,  à  moins  qu'ils  ne 
soient  vicieux  ou  n'exercent  une  dangereuse  influence  sur 
l'esprit  du  mari,  auquel  cas  il  est  de  notre  devoir  de  nous 
entremettre.  Mais  encore  faut-il  que  le  fait  soit  prouvé  et  que 
nous  usions  de  grands  ménagements,  car  une  intervention 
maladroite  ou  prématurée  amènerait  la  guerre  au  ménage. 

La  femme  idéale  du  Livre  des  Trois  Vertus  a  maintenant  son 
portrait  achevé.  Elle  a  dû  recevoir,  quand  Christine  la  pré- 
senta au  monde,  et  malgré  son  petit  bagage  de  livres  autres  que 
le  psautier,  l'approbation  de  Jehan  Gerson,  lui  qui,  dans  un  de 
ses  sermons,  plaçait  ainsi  dans- les  mains  de  sa  femme  modèle 
«  la  soussie  d'Obéissance,  la  margarite  d'Humilité,  la  violette 
d'Abstinence  et  la  fleur  de  liz  de  Franchise  et  de  Toute  Excel- 
cence  '  ».  Christine,  mieux   versée  dans  la  connaissance  des 


I.  6153   «  L'olive  de  miséricorde 

Nourris!  caste  humcau',  si  recorde 
Mon  livre,  et  la  rose  ensement 
De  martire,  et  semblablement 
De  chasteté  le  très  doulz  lis, 
Les  violiers  doulz  et  polis 
Fait  naistre,  et  douces  violettes 
De  virginité  pures  nettes...  » 

Le  Miroir  de  Mariage,  Eustache  Deschamps,  Œuvres,  t.  IX. 


CONDUITE    DE    LA   FEMME    ENVERS    LES    PARENTS  259 

devoirs  mondains  que  le  bon  chancelier  de  Notre-Dame,  aurait 
ajouté  à  ce  bouquet  théologal  quelques  autres  fleurs  cueillies 
dans  le  jardin  du  monde,  comme  par  exemple  l'odorant 
«  violier  '  de  courtoisie  »  et  d'autres,  non  moins  belles  et  non 
moins  gracieuses  qui,  à  ses  yeux,  auraient  symbolisé  l'intelli- 
gence claire,  la  volonté  active,  le  cœur  délicat  et  l'esprit 
aimable  et  cultivé. 

I.  Le  violier  est  ce  que  nous  appelons  actuellement  la  girotlée  ou  violette 
de  Saint-George. 

L'Histoire  Littcraire,  tome  XXIII,  p.  249,  mentionne  un  poème  ano- 
n\-me  du  xiii^  siècle,  Le  Chapcl  a  sept  Fleurs  qui  couronne  la  femme 
parfaite  d'un  chapel  composé  du  lis,  dont  elle  doit  avoir  la  blancheur  et 
qui  est  le  s\'mbole  de  l'amour  de  Dieu  ;  de  la  violette,  svmbole  de  l'hu- 
milité et  de  la  discrétion  ;  de  la  belle  fleur  du  souci,  qui  lui  enseigne  à 
garder  pur  et  sans  tache  le  trésor  de  la  sagesse  ;  de  Vache,  qui  lui  recom- 
mande d'être  bonne  pour  les  pauvres  et  les  faibles  ;  de  la  consolide,  qui 
l'avertit  de  n'accueillir  que  loyale  courtoisie  ;  de  la  rose  qui  tient  de  la 
sainte  Mère  de  Dieu  l'empire  de  la  beauté  morale  et  enfin  de  Vaiicolie  qui 
sert  à  lier  toutes  les  autres  fleurs,  et  les  vertus  qu'elles  symbolisent. 


SHPTIHME  PARTIE 


LA  GESTION  DES  FINANCES  ET  DES 
REVENUS  DU  MÉNAGE 


CHAPITRE  PREMIER 

SITUATION    FINANCIÈRE   ET    ÉCONOMIQUE    DE    LA    FRANCE 
VERS    1405 

On  trouvera  que  parmi  les  devoirs  pratiques  de  la  femme, 
la  gestion  des  finances  et  l'administration  des  domaines  sont 
considérées  comme  de  la  première  importance.  Christine  sV 
étend  largement  à  propos  des  dames  vivant  sur  leurs  terres  et 
elle  v  revient  en  particulier  pour  chaque  classe,  «  temme 
d'estat,  femme  de  marchand,  femme  de  mestier  et  femme  de 
laboureur.   » 

Cherchons  dans  l'histoire  du  temps  la  raison  de  ces  exhor- 
tations si  pressantes  à  l'économie,  à  la  réduction  des  dépenses, 
à  la  restriction  des  siiperfluités. 

Le  budget  du  ménage  semble  avoir  été  au  début  du 
xv-  siècle  une  question  grosse  de  soucis.  Non  que  ht  terre  eût 
déprécié  en  valeur  ;  elle  ne  tombera  que  plus  tard,  alors  que  la 
guerre,  le  pillage  à  main  armée  auront  dépeuplé  les  cam- 
pagnes. L'heure  n'était  pas  encore  venue  où  Gerson  pût 
avec  raison  reprocher  au  roi  la  désolation  des  champs  : 

«  Quans  ménages  se  sont  partis  du  royaume  pour  telz  outrages  ! . . . 
Ils  n'ont  dequov  semer  ne  ne  osent  tenir  chevaux  ne  bœufs  pour 
doubte  des  princes  ou  des  gens  d'armes,  ou  n'ont  courage  de 
labourer  parce  que  rien  ne  leur  demeure  '.  » 

Non  que  le  travail  fût  peu  rémunéré  :  «  les  bras  mâles  et 
femelles,  les  simples  bras  du  xv^  siècle  sont  plus   rémunérés 

I.  Harangue  prononcée  devant  le  roi  Charles  VI  au  nom  de  l'Université 
en  141 3,  publiée  par  M.  Moranvillé,  Bibl.  de  l'Ecole  des  Chartes,  1890, 
tome  LI,  p.  424  et  suiv. 


264  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

que  ceux  du  xix'^  siècle  si  l'on  n'envisage  que  la  paye  de  la 
journée'».  Non  que  la  vie  fût  devenue  plus  chère,  car  elle 
n'avait  pas  augmenté  depuis  le  règne  de  Charles  V.  «  Entre 
1401  et  1425  la  nourriture  n'était  que  3,10  plus  bas  que  de 
nos  jours  ;  cependant  le  «  prix  de  la  vie  »  était  de  4,30  au- 
dessus  de  ce  qu'il  est  aujourd'hui  ^  ».  Non  que  le  pouvoir  de 
l'argent  se  fût  affaissé  :  «  de  1375  à  1400  il  avait  monté, 
autrement  dit,  la  vie  avait  baissé  du  13  au  1/4  de  ce  qu'elle 
coûte  aujourd'hui  K  » 

Cependant  la  gêne  se  sentait  partout.  Si  l'ouvrier  gagnait 
plus  en  proportion  en  1405  qu'en  1901,  il  était  paralvsé  dans 
son  travail  par  115  jours  chômés-*.  Le  commerce  étranger,  les 
affaires  de  banque  étaient  presque  tout  entiers  entre  les 
mains  des  Lombards  et  des  Juifs  établis  à  Paris  et  dans  les 
grands  centres  européens.  L'énorme  quantité  de  métal  précieux 
employée  dans  la  vaisselle,  voire  dans  des  meubles  de  prix,  ou 
qui  s'accumulait  dans  les  églises  et  les  couvents,  par  consé- 
quent retirée  de  la  circulation,  rendait  l'argent  rare  5 .  Le  taux 


1.  Histoire  êcoiw»iique  de  la  Propriété,  des  Salaires,  des  Denrées...  depuis 
Van  1200  jusqu'en  l\xn  1800,  par  M.  le  Vicomte  G.  d'Avenel,  Paris,  1898, 
livre  III,  ch.  i,  p.  17. 

2.  «  La  viande  était  par  rapport  au  salaire  a  moitié  prix  de  ce  qu'elle  est 
en  1897  ».  Ihid.,  III,  ch.  vin,  p.  244. 

5.  «  Il  est  admis  que  l'entretien  du  costume  est  l'une  des  dépenses  qui 
ont  le  moins  augmenté.  L'habillement  coûtait  plus  à  proportion  au  xve  siècle 
que  de  nos  jours.  «  Ibid.,  III,  ch.  x,  p.  341. 

4.  «  De  gré  ou  de  force,  l'ouvrier  se  reposait  la  veille  des  grandes  fêtes, 
et  Dieu  sait  si  elles  étaient  nombreuses.  Les  boulangers  nous  en  ont  fourni 
{Livre  des  métiers,  titre  i),  la  curieuse  énumération  que  voici.  »  Suit  l'énu- 
mération  des  fêtes  mobiles  et  fixes.  Dictioiin.  hist.  des  Arts,  Métiers  et  Prof., 
article  Dimanches  et  Fêtes,  p.  262.  L'auteur,  M.  A.  Franklin,  arrive  à  la  con- 
clusion que  le  total  des  jours  chômés,  était  pour  les  boulangers,  de  141  et, 
pour  les  trefiliers  d'archal  et  autres,  de  171. 

5.  Par  exemple,  voici  une  petite  partie  des  jovaux  de  Charles  V  qu'on 
relève  dans  ses  inventaires  : 

20  couronnes  d'or. 

10  chapels  d'or. 

I   frontier  de  la  reine  Jeanne  garni  d'or. 
I  coeffeg;irnie  de  perles. 

1 1  paires  de  boutonnières. 


SITUATION    FINANCIÈRE   ET  ÉCONOMIQUE   DE   LA   IRANCE       26) 

<le  l'intérêt  était  plus  élevé  sous  Charles  V  et  sous  son  tils  que 
sous  Louis  XII  et  la  valeur  de  la  monnaie  était  redevenue 
instable  pendant  le  règne  de  Charles  VI  '.  «  Les  altérations  du 
numéraire  après  avoir  ainsi  repris  leur  cours  ne  s'arrêtent  qu'à 
Ja  grande  Révolution  de  1789-  ». 


4  boutons  chacun  de  6  grosses  perles  et  i  saphir  au  milieu. 

La  grant  nef  d'argent  a  deux  chasteaux  aux  deux  bouts  et  a  tournelles 
iiutour,  pesant  70  marcs...  Et  le  reste  est  à  l'avenant. 

Nicolas  de  Baye  qui  rapporte  l'inventaire  fait,  en  1408,  des  biens  de 
Gérard  d'Athies,  archevêque  de  Besançon,  dit  qu'il  laissait,  outre  des 
joyaux  d'or  de  très  grande  valeur,  au  moins  120  calices  d'or  et  12  cha- 
pelles neuves. 

1.  «  Les  Juifs  rentrés  en  France  en  1361  s'engageaient  à  n'exiger  par 
semaine  que  4  deniers  d'intérêt  par  livre  ».  Siméon  Luce  dans  Revue  His- 
torique, 1878,  page  365.  Cet  intérêt  jugé  légal  ne  dépassait  guère  86  0/0! 

L'Eglise  enseignant  que  tout  prêt  d'argent  à  intérêt  était  usuraire,  les 
affaires  de  banque  n'étaient  entreprises  que  par  les  Juifs  et  les  Lombards, 
chrétiens  dépourvus  de  scrupules  en  matière  d'argent.  Olivier  Maillart  ful- 
minant contre  les  roueries  de  ces  banquiers  du  xv^  siècle  prête  à  l'un  d'eux 
les  mots  suivants  :  «  Je  vous  donnerai  100  francs,  mais  si  vous  les  gardez 
un  mois,  j'en  retiendrai  10  francs.  » 

2.  Introduction,  p.  xxv  du  Traiciié  de  la  Première  Invenlion  ties  Monnaies 
lie  KicoJe  Oresnie,  édit.  par  M.  L.  \\'olovsl<i,  Paris,  1864. 


CHAPITRE  II 

DIVERSES    CAUSES    DES    EMBARRAS   d'aRGENT 

Les  aides  tombaient  lourdement  et  arbitrairement  sur  le 
peuple.  «  Ils  me  taillent  et  retaillent  «,  murmurait  un  pauvre 
juponnier  d'Orléans,  luv  estant  en  l'ostel  de  Jean  Castel  à 
Paris,  «  et  leur  poise  qu'ilz  ne  povent  avoir  tout  le  nostre. 
Que  a  //  (le  duc  d'Anjou)  a  faire  de  mov  oster  ce  que  je 
gaigne  a  mon  aguille  '  ?  »  Pour  lesquelles  imprudentes  paroles 
le  vilain  fut  condamné  a  estre  mis  en  prison  et  a  estre  signé 
au  front  du  saing  de  lis  pour  injures  proférées  contre  le  roy 
(Charles  VI).   Autre  sentence  pour  le  même  délit  en  1398. 

Vers  1405,  les  plaintes  s'élèvent  de  tous  côtés  et  se  font  plus 
menaçantes.  Celles  de  Gerson,  prononcées  au  nom  de  l'Uni- 
versité de  Paris,  dans  un  sermon  solennel,  sont  éloquentes 
par  leurs  accusations  et  leurs  réticences  ; 

«  L'Université  vient  pour  tous  les  estas  desquelz  elle  a  aucuns 
estudians,  comme  pour  tous  les  parens  et  amis  estans  en  grieve 
affliction,  qui  ne  peuent  venir  icv  ou  estre  ovs  en  leur  doloreuse 
lamentaclon...  L'Université  exhorte  toujours  le  bon  peuple  de 
France  a  pacience  et  a  obéissance  par  ses  suppos,  mais  que  dira  il  si 
le  roi  ne  se  porte  benignement,  justement  et  raisonnablement 
envers  lui  ^  ?  » 

Il  représente  ce  peuple  ruiné  par  les  exactions  des  grands, 
par  la  gabelle,  les  tailles,  les  impôts  ;  excédé  par  les  gens  du 
fisc  «  mangeurs  de  povres  gens  ». 

1.  Choix  de  Pièces  Liédites  relalives  an  règne  de  Charles  J'I,  D.  d'Arcq. 
t.  I,  1863. 

2.  Sermon  prononcé  par  Gerson  devant  le  ro\-  et  sa  court,  le  7  novem- 
bre 1405.  B.  Nat.,  f.  fr.,  25552. 


DIVERSES    CAUSES    DES    EMBARRAS    D  ARGENT  267 

En  effet,  dès  l'année  1402  où  Isabeau  obtint  le  pouvoir  des 
finances  du  royaume',  et  où  elle  s'adjoignit  le  duc  d'Orléans 
comme  «  souverain  gouverneur  des  aides  sur  le  fait  de  la 
guerre  -  »,  les  levées  d'aides  se  succédaient  d'autant  plus  rapide- 
ment qu'elles  n'arrivaient  jamais  jusqu'au  trésor  royal,  intercep- 
tées qu'elles  étaient  par  ceux  qui  avaient  la  charge  d'en  disposer 
pour  le  bien  public.  \"oici  ce  que  rapporte  Juvénal  des  Ursins 
au  sujet  du  gouvernement  des  aides  du  duc  d'Orléans  : 

«  Et  commença  a  faire  aucunes  exactions.  Ht  fit  faire  une  grosse 
taille  sur  le  peuple,  en  laquelle  furent  compris  les  gens  d'église, 
voire  comme  contraints,  et  si  vouloit  qu'ilz  pavassent  des  imposi- 
tions et  des  aides...  Et  y  avoit  grands  brouillis  et  murmures  '.  » 

Nouvel  édit  qu'une  aide  serait  : 

«  levée  et  recueillie  avant  la  iin  d'avril.  Et  disoit  on  qu'elle  mon- 
toit  a  dix  huict  cens  mille  livres...  mais  elle  ne  porta  oncques 
profit.  Et  si  disoit  on  que  le  duc  d'Orléans  avoit  esté  rompre  les 
huis  ou  le  trésor  du  rov  estoit  amassé  et  qu'il  v  prit  tout  ce  qu'il  y 
trouva  ■+.  ;) 

Autre  taille  à  la  fin  de  ladite  année  1404  >  «  dont  tout  le 
profit  alla  en  bourses  particulières  ». 

Nouvelle  taille  «  pour  résister  aux  entreprises  de  Henry  de 
Lancastre,  soy  disant  roy  d'Angleterre  ^  ». 

Jean  Sans-Peur,  qui  cultive  sa  popularité,  se  pose  en  défen- 
seur et  en  réformateur  et,  le  26  août,  fait  des  remontrances 
au  Parlement  '.  Entre  autres  griefs,  il  lui  reproche  les  e.s.actions 
qui  ont  frappé  le  clergé,  la  noblesse  et  le  peuple. 

1.  Lettres  ro\aiiIx  du   18  avril  1402. 

2.  Ibùl.  (ler  juillet  1402). 

3.  Hist.  de  Charles   VI,  juillet  1402. 

4.  /frîW.,  30  janvier  1404. 

5.  Pour  cette  levée  d'impôts,  les  collecteurs  usèrent  d'une  rigueur  exces- 
sive «  Ceux  qui  différaient  de  payer  étaient  jetés  en  prison  sur-le-champ. 
Les  pauvres  étaient  obligés  de  vendre  même  la  paille  de  leurs  lits...  »  Dom 
Félibien,  Histoire  de  Ici  Ville  de  Paris,  Paris,  1725. 

6.  5  mars  1405. 

7.  La  vie  politique  de  Louis,  duc  d'Orléans,  L.  Jarry,  p.  527. 


268  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

Comment  les  coffres  de  Charles  M  se  seraient-ils  remplis, 
malgré  ses  demandes  constantes,  quand  chacun  venait  y 
puiser  à  pleines  mains.  La  guerre  avec  l'Anglais  se  déclarera 
et  le  trésor  sera  vide  pour  y  faire  face. 

Les  trêves  signées  avec  l'Angleterre  le  19  mars  1390,  et  qui 
devaient  assurer  la  paix  pendant  vingt  ans,  sont  rompues  en 
1403.  Des  préparatifs  de  guerre  se  font  des  deux  côtés.  Le 
duc  de  Bourgogne  va  assiéger  Calais  et  Henri  IV  opère  une 
descente  en  France.  La  Picardie,  la  Normandie,  le  Poitou 
sont  envahis  et  pillés,  les  récoltes  ravagées,  les  maisons  brûlées. 
La  Bretagne  est  menacée  '. 

L'ordonnance  de  Charles  VI  du  30  janvier  1404,  deman- 
dant de  nouveaux  subsides,  récrimine  contre  les  Anglais  qui 
lui  font  la  guerre  «  par  terre  et  par  mer,  en  pillant,  desrobant, 
et  emmenant  avecques  tous  les  navires  personnes,  biens  et 
marchandises  ».  Entre  deux  campagnes  les  soldats  du  roi  ou 
des  princes,  ou  des  capitaines  à  solde  continuent  à  piller  le 
pauvre  habitant  des  campagnes  et  à  ravager  ses  champs.  «  Ils 
ressemblent  à  des  loups  plutôt  qu'à  des  hommes  »,  écrit  Nicolas 
de  Clamangis  à  Gerson  : 

«  Quatre  soldats  armés  de  fourches  abattent  de  quoi  nourrir  une 
cohorte.  Ils  ne  laissent  rien  dans  les  maisons  qu'ils  pillent,  pas  un 
poulet,  pas  une  poule,  pas  un  coq  -  ». 

Les  gens  d'armes.  Français  ou  «  Godons  »,  passés  maîtres 
pillards,  étaient  la  terreur  des  gens  des  campagnes  et  leur 
ruine  '. 


1.  1404.  Messirc  Olivier  de  Clisson  et  messirc  Guillaume  du  Chasteau, 
vaillans  chevaliers,  mirent  sur  mer  30  vaisseaux. 

Expédition  infructueuse  du  comte  de  la  Marche  au  secours  des  Gallois 
révoltés. 

1405.  «  Les  Anglois  ardoient  et  mettoient  a  destruction  le  pa\'s  de  Coten- 
tin  ». 

Boucicaut  était  à  Gênes  et  s'occupait  des  démêlés  avee  les  Vénitiens. 

2.  Epître  citée  par  les. -^H/zj/iw  de  la  Faculté  des  Lettres  de  Caen,  2^  année, 
n"  4. 

3.  On  se  souvient  des  premiers  exploits  du  Joiiveiicel  de  Jean  de  Bueil  : 
«  Si  alla  et  vint  tant  de  fois  qu'il  conquesta  les  chievres  de  la  forteresse  de 


DIVERSES    CAUSES    DES    EMBARRAS    d'aRGENT  269 

Le  désarroi  était  dans  toutes  les  finances,  depuis  celles  du 
roi  jusqu'à  celles  des  particuliers.  Les  dons  excessifs  de 
Charles  VI  à  ses  proches,  à  son  frère  particulièrement,  et  à 
ses  courtisans,  les  pensions,  les  dépenses  toujours  croissantes 
de  la  reine  '  avaient  jeté  les  ressources  royales  dans  une  pé- 
nurie extrême.  Une  partie  des  joyaux  de  la  couronne,  et 
bientôt  la  couronne  de  France  elle-même,  sont  engagés  -  pour 
subvenir  aux  dépenses  ou  parer  aux  dettes  les  plus  pressantes  '. 

La  longue  querelle  du  schisme  (i 378-1417)  ajoutait  à 
l'inquiétude  générale.  Dès  le  50  juillet  1403,  cependant,  la 
Restittiiion  d'obcdieucc  à  Benoît  XIII  avait  rétabli  un  calme 
momentané  entre  la  cour  de  France  et  celle  d'Avignon. 

Comme  si  la  guerre  avec  les  Anglais  et  le  détes- 
table gouvernement  de  Charles  M,  ou  plutôt  d'Isa- 
beau,  ne  suffisaient  pas  à  accabler  le  peuple  de  France, 
d'autres  calamités  venaient  encore  accroître  son  malheur.  Les 
inondations  et  la  peste  de  1399  ruinent  et  dépeuplent  Paris  et 
ses  environs.   Une  épidémie    de  hccc  '   s'ensuit  qui    alflige  la 

Verset.  Mais  à  tant  ne  se  tint  pas,  ainçois  gaingna  la  buée  dont  il  fit  son 
jacque  ;  de  quov  ceulx  de  Verset  s'esmerveillerent.  Et  une  fois  entre  les 
autres,  se  advisa  d'appeler  ung  autre  avecques  soy  et  approcha  si  près  de 
Verset,  qu'il  trouva  la  vache  au  cappitaine  qui  estoit  en  pasturage.  Si 
la  prist  et  emmena...  »  ch.  m,  p.  25,  texte  établi  par  Léon  Lecestre, 
Paris,  1887. 

1.  Et  pareillement  en  Thostel  de  la  Ro\ne  pour  la  despence  duquel 
anciennement  on  ne  levoit  que  XXXVI'"  frans,  présentement  on  en  lieve 
sur  les  aides  VU"»  XIIII'"  frans,  nonobstant  son  demaine  et  les  aides  d'icel- 
lui.  Bihl.  Ec.  des  Chartes,  1890,  p.  424,  tome  LI,  .M.  Moranvillé. 

En  1405.  le  budget  d'Isabeau  se  bouclait  avec  un  déficit  de  450.000  francs. 

2.  Lettre  du  5  février  1405  de  Charles  VI  à  Isabeau  engageant  une 
partie  des  joyaux  de  la  couronne  pour  paver  la  dot  de  1.200.000  francs  de 
notre  monnaie,  de  Louis  de  Bavière,  frère  de  la  reine,  dot  qui  lui  avait  été 
promise  à  son  mariage  en  1402.  Voir  Revue  Archéologique,  XlIIe  année. 
1857,  article  de  L.  Pannier,  pages  599-603. 

3.  «  Mais  bientôt  les  conseillers  de  Charles  VI  en  arrivèrent  à  donner  en 
nantissement  de  l'argent  que  leur  avançaient  les  riches  banquiers  italiens  la 
couronne  de  France  elle-même.  »  (Recueil  Jes  Ordoinnnices  des  Rois,  t.  X, 
P-  221). 

La  couronne  ne  fut  retirée  qu'en  14 14  de  chez  Gauvain  Trente,  qui 
détenait  ce  gage  contre  le  remboursement  de  2.030  livres  tournois.  //'/(/. 

4.  D'après  le  Reli'^neiix  de  Saiul-Deiiis,   la   boce  causait    aux  malades  de 


270  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

Bourgogne,  la  Brie,  le  pays  de  Meaux  et  de  Paris  dès  la  fin  de 
mai.  La  cour,  fuyant  la  maladie,  se  réfugie  en  Normandie  et 
ne  rentre  dans  la  capitale  qu'en  décembre. 

Le  Journal  d'un  honroeois  de  Paris  mentionne  un  nouveau 
fléau  de  la  boce  en  1401  et  le  Religieux  de  Sa i.it -Denis,  un 
autre  en  1402. 

Au  printemps  de  1404,  l'épidémie  s'abat  de  nouveau  sur  la 
France  et  les  pays  voisins  (celle  dont  mourut  Philippe  de 
Bourgogne,  le  27  avril)  et  cause  partout  une  grande  mor- 
talité. 

En  1405,  nouvelles  dévastations  amenées  par  les  pluies 
prolongées  et  les  crues  excessives  des  rivières  :  «  En  ce  temps, 
les  eaux  furent  merveilleusement  grandes  et  horribles,  et 
firent  moult  de  maux  tant  es  bleds  qu'es  prés.  » 

Les  impôts,  la  guerre,  les  éléments,  les  épidémies,  un 
gouvernement  exécrable,  voilà  des  fléaux  qui,  à  toute  époque, 
suffisent  à  causer  la  gêne  et  à  préparer  la  ruine.  Vers  1400,  il 
3'  en  avait  un  autre  encore  plus  dévastateur,  parce  que 
plus  général  et  plus  continu,  et  qui  avançait  d'une  marche 
progressive  depuis  que  le  premier  des  Valois  avait  posé  le 
pied  sur  le  trône  de  France  :  c'était  la  passion  du  luxe  et  la 
folie  des  dépenses  ^  La  famille  rovale  donnait  l'exem.ple,  et,  à 
sa  suite,  les  grands  seigneurs,  les  riches  bourgeois  dépensaient 
à  l'envi  leurs  revenus  et  leurs  biens  pour  se  parer  de  vêtements 
magnifiques  et  de  précieux  bijoux,  pour  remplir  leurs  hôtels 
de  meubles  somptueux,  de  vaisselle  d'or  et  d'argent,  pour 
s'éclipser  les  uns  les  autres  en  fêtes  brillantes  et  ruineuses. 

«  Le  règne  de  Charles  Yl  est  certainement  le  temps  où  Ton 
remarque  la  passion  de  l'art  la  plus  forte,  et  par  suite,  la  prodiga- 


violentes  douleurs  de  tête  qui  étaient  l'appétit  et  Nicolas  de  Bave  ajoute 
qu'ils  souffraient  de  «  rheumes  et  de  fièvres,  et  qu'aux  jours  d'audience  l'on 
entendait  de  tous  costés  une  telle  tousserie  qu'il  était  difficile  de  tenir  les 
Registres.  «  Journal,  fin  avril  1404. 

I.  «  Il  est  un  fait  étrange  dans  l'histoire  de  notre  pavs  :  le  luxe  des  habits 
semble  s'accroître  dans  les  époques  calamiteuses  ».  Viollet-le-Duc,  Diction- 
naire raisonné  du  mobilier  franc.,  page  23,  Paris,  1873. 


DIVERSES    CAUSES    DES    EMBARRAS    D  ARGENT  27 1 

litc  kl  plus  inconsidérée.  Mais  aussi  jamais  les  aliénations,  les  des- 
tructions et  les  engagements  ne  furent  plus  fréquents  '.  » 

Si  l'architecture  perdait  dans  l'art  religieux  la  pureté  des 
lignes  et  la  sûreté  du  goût  auxquels  elle  avait  atteint  au 
xiiî"  siècle,  en  revanche  elle  produisait  dans  l'art  civil  des 
demeures  dont  la  beauté  n'a  pas  été  surpassée  depuis-.  Les 
quelques  hôtels  ou  châteaux  qui  nous  restent  de  ce  temps,  ou 
qui  ont  pu  être  reconstitués,  grâce  aux  soins  d'architectes, 
artistes  autant  que  savants,  nous  laissent  dans  une  admiration 
étonnée  devant  tant  de  grâce  unie  à  tant  de  solidité,  devant 
la  majesté  des  proportions,  la  beauté  et  la  richesse  des  orne- 
ments, et  la  fantaisie  inépuisable  de  l'ouvrier  qui  semble  se 
jouer  avec  la  pierre  ou  le  bois  '.  Combien  nos  demeures  de 
riches  d'à  présent  semblent,  pour  la  plupart,  petites  et  banales 
en  comparaison  ! 

Ces  hôtels  du  temps  de  Christine  se  paraient  de  tout  ce 
que  l'art  de  l'ébéniste,  du  serrurier,  de  l'armurier,  de  l'orfèvre, 
du  brodeur,  du  tapissier,  du  tisserand,  du  tailleur  d'images, 
du  peintre,  du  verrier  pouvait  fournir  de  plus  exquis.  Les 
inventaires  de  trousseaux,  de  testaments  et  les  registres  de 
comptes  se  lisent  comme  des  contes  de  fées.  Il  en  reste 
dans  l'esprit  un  éblouissement  de  draps  d'or  et  d'argent,  un 
chatoiement  de  tapisseries  et  de  tapis  sarrazinois,  un  scintil- 
lement d'orfèverie.  A  l'amoncellement  des  nefs,  aiguières, 
hanaps,  pots,  tasses,  plats,  salières  ^,  gobelets,  dmi^ouers,  chan- 
deliers, lanternes,   cscriptoircs,  iiiinniers,  dont  chacun   est  un 


1.  Kt'i'iie  iircbcoloi^iqiit',  année  1875-4,  t.  II,  p.  159,  L.  Pannicr. 

2.  Brunet  Latin  dans  son  Trésor  vante  la  beauté  et  le  contort  des  mai- 
sons françaises  et  les  dit  supérieures  à  celles  d'Italie. 

3.  Par  exemple,  le  château  de  Pierrefonds  qui  appartenait  au  duc  d'Or- 
léans, celui  de  Coucv,  la  iiierveille,  considérablement  agrandi  et  embelli 
par  Enguerrand  VII  vers  1387,  l'Hôte!  de  Ville  de  Bruxelles,  dont  la 
reconstruction  date  de  1402,  etc. 

4.  Panni  les  joyaux  du  duc  de  Guvenne  on  trouve  : 

I  salière  d'or  faicte  d'un  paon  et  d'une  dame  a  genoulx. 
I  salière  de  cassidoine  garnie  d'or. 


272  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

objet  de  prix,  s'ajoute  ce  qui,  de  nos  jours,  constitue  les  trésors- 
d'églises  :  chapes,  draps  d'autels,  chasubles,  croix,  images 
saintes,  évangiles,  missels,  ciboires,  reliquaires,  etc.,  pour 
les  chapelles  particulières  ou  pour  orner  les  alcôves  à  dévotion 
des  chambres  à  coucher'.  Les  patenostres,  les  chapelets  sont 
de  véritables  bijoux.  Ce  sont  tapis  dynprés  pour  recouvrir  les 
carreaux  des  chambres  ;  tapisseries  de  haute  et  de  basse  lice  - 
et  lambris  de  bois  d'Irlande  pour  les  murailles  ;  draps  de 
parement,  couvertures  doublées  d'hermine  ou  de  menu-vair 
pour  les  lits  ;  ce  sont  ces  belles  verrières  aux  couleurs  de  joyaux 
qui  versent  dans  les  salles  une  mvstérieuse  lumière  de  cathé- 
drale. Les  superbes  grilles,  les  rampes  en  fer  forgé,  les  chieii- 
jiels,  les  admirables  heurtoirs  et  serrures  du  temps  s'harmo- 
nisent avec  le  style  de  l'hôtel,  de  la  salle,  du  meuble  qu'ils 
décorent  et  protègent  ;  les  tables,  les  bancs,  les  dressoirs,  tres- 
tiaulx,  fourmes,  escrans,  les  bahuts,  les  lits,  les  cha\eres,  les 
coffres  s'enrichissent  de  précieux  ornements  de  métal  fin,  ou 


1.  Testament  de  la  reine  Jeanne  d'Hvreux  exécuté  en  1370  : 
«  Tableaux  prisiés  par  le  peintre  Jehan  d'Orléans  : 

Arbre  de  vie  ou  crucifiement,  XXX  trs.  d'or. 

5  tableaux  entretenans  (c.-à.-d.  qui  tenaient  dans  un  même  châssis)  ou 
sont  pluseurs  histoires  de  Nostre  Seigneur  et  de  Xostre  Dame  et  a  au  com- 
mencement des  tableaux  de  l'Annonciation,  pris  IIII''»  frs  d'or. 

Item,  une  paix  d'argent  doré,  ou  est  le  crucifiement,  esmaillé,  pesant 
I  marc  d'argent,  gaine  de  perles  et  de  perreries  pesant  i  marc  3  onces, 
prisié  XV  frs  d'or. 

Item,  I  agnus  dei  d'argent,  gaine  de  perles  et  de  perreries,  pris  VI  frs. 

Item,  I  episne  de  la  couronne  X.-S.,  i  jointe  de  saint  Denis  (main),  de 
Tuille  de  madame  sainte  Madeleine,  de  la  vraye  croix  et  du  laict  et  cheveux 
de  Xostre  Dame. 

Item,  un  aigle  d'or  estant  sur  une  pomme  a  faillettes  et  est  sur  un  enta- 
blement d'or  a  grenas  et  esmeraudes  et  tient  ledit  aigle  en  son  bec  un  petit 
reliquaire  ou  il  a  une  jointe  de  saint  Denis  et  un  est  garny  d'or. 

Item,  laisse  a  madame  la  rovne  Blanche  des  os  de  saint  Vincent  et  de 
saint  Eustache.  » 

Extraits  des  Registres  de  la  Chambre  des  Comptes,  Collection  Leber,. 
tome  XIX,  p.  139,  148  et  150. 

2.  Tapisserie  de  haute  lice,  celle  où  la  chaîne  ser\-ant  à  faire  le  tissu  est 
placée  sur  un  métier  vertical  ;  de  basse  lice,  où  elle  est  placée  sur  un 
métier  horizontal. 


DIVERSES    CAUSES    DES    EMBARRAS    D  ARGENT  275 

de  perle  ou  de  bois  rares,  et  se  fouillent  adorablement  sous  le 
ciseau  sur  et  capricieux  du  menuisier  ;  il  n'est  pas  jusqu'à  la 
huche  du  laboureui"  ou  le  bers  de  son  enfant  qui  ne  portent 
les  signes  de  la  probité  dans  le  travail  et  du  goût  de  l'ouvrier 
du  xv''  siècle,  amoureux  de  son  art  et  expert  dans  son 
métier.  Les  salles  d'armes  reluisent  sous  l'éclat  des  armures 
forgées  à  Lyon  ou  à  Milan  ou  à  Tolède  par  les  maîtres  de 
l'art,  dorées,  damasquinées  et  ornées  des  hers  écussons  des 
chevaliers.  ^ 

Les  coffres  précieux  sont  remplis  de  bijoux  '  plus  précieux 
encore  où  le  travail  de  l'artisan  double  le  prix  du  métal  fin  : 
anneaux,  verges,  aguilles  d'or,  iresoirs  a  pierres,  frontiaux, 
bracelets,  chayeunes,  lacs  ouvrés,  couronnes,  croix,  ceintures, 
fcniiails,  boutons  orfèvres,  etc..  Les  bahuts  recèlent  les  vête- 
ments de  prix,  les  riches  tourrures,  les  provisions  de  soies, 
de  velours,  de  brocarts,  lescamocas-  et  les  brunettes  %  et  les 
présents  de  différente  nature  où  viendront  puiser  le  seigneur 
€t  la  dame  lorsqu'ils  voudront  faire  hirgessse,  —  et  l'occasion 
se  présente  souvent,  —  à  messagers,  hôtes,  amis,  étrangers 
de  passage  ;  ou  pour  les  fêtes  des  proches  et  des  intimes,  ou 
pour  les  étrennes  du  premier  janvier  et  du  premier  mai  de  la 
Duùsiiie  tout  entière. 


1.  Parmi  les  libéralités  de  Jeau  de  Bourgogne  en  14 12  on  remarque  : 
Deux  dyamans  faits  par  manière  de  fleurs  de  quatre  pierres  de  dyamans 

■donnés  l'un  à  la  duchesse  de  Guienne,  l'autre  à  sa  sœur  la  duchesse  de  Cha- 
rolais.  Comptes  de  THôlel  de  Bourgogne,  Soc.  Hist.  de  Fr.,  Paris,  1865. 

L'inventaire  des  bijoux  de  Charles  V  nous  donne  la  description  de  la 
ceinture  suivante  : 

Item,  une  seincture  en  laquelle  a  60  assiettes  (c.-à-d.  pierres  enchâssées 
sur  plaques  d'or)  et  en  trente  d'icelles  a  en  chascune  2  saphirs,  2  rubis  et 
4  grosses  perles  et  en  chascune  des  autres  30  assiettes  a  un  rubv  au  milieu 
•et  au  mordant  de  ladicte  ceincture  a  5  gros  saphirs,  5  rubys,  4  dvamans  et 
200  grosses  perles  et  en  la  boucle  a  3  gros  rubys  et  6  petiz,  3  gros  saphirs, 
4  dvamans  et  16  grosses  perles. 

L'inventaire  des  bijoux  apportés  en  France  par  Valentine  se  trouve  dans 
La  Vernie  en  France  de  Valentine  Visconti,  J.  Camus,  Turin,  1898,  dans 
Mi^c.  dl  stor.  it.,  série  III,  vol.  V,  p.  34  et  suiv. 

2.  Camocas,  étoffes  de  poils  de  chèvre. 
5.  Brunette,  drap  fin  de  couleur  foncée. 

18 


2  74  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

La  description  des  bijoux  de  cette  époque,  de  la  vaisselle, 
des  robes,  houppelandes,  chapeaux,  celle  des  chambres  de 
parement  ',  témoignent  d'un  goût  si  raffiné,  si  délicat  presque 
toujours,  que  l'on  voudrait  que  ce  luxe  n'eût  rien  de  coupable. 
A  suivre  la  composition  et  les  détails  d'ornementation  de  tel 
fermail  ou  de  telle  salière,  on  sent  proche  l'ère  de  Benvenuto 
Cellini  ;  à  parcourir  les  chambres  de  tel  hôtel  seigneurial,  on 
se  demande  si  l'art  de  l'ameublement  de  la  Renaissance,  ou 
celui  de  Louis  XVI  ont  rien  pu  produire  de  plus  somptueux 
et  de  plus  charmant. 

Cette  époque  avait  aussi  ses  bibliophiles  qui  rassemblaient 
avec  amour  dans  les  armoires  de  leur  librairie  les  coûteux 
manuscrits  /.vV/or/w  des  Anciens,  tels  que  les  leur  livraient  les 
copistes  et  traducteurs  du  jour,  ou  dont  ils  héritaient  de 
quelque  ancêtre,  ami  de  clergie,  et  qui  n'étaient  pas  la  partie  la 
moins  estimée  de  leur  patrimoine  ;  ou  bien  ils  commandaient 
ou  achetaient  quelque  ouvrage  nouveau,  histoire,  roman, 
ditié  à  un  poète  ou  docte  clerc  en  renom.  Elle  avait  aussi  ses 
bibliomanes,  pour  qui  la  valeur  du  livre  reposait  dans  la  cou- 
verture d'étoffe  rare,  ornée  de   fermoirs  d'or  ou  d'argent  et 

I.  Description  d'une  chambre  du  duc  de  Guvenne  : 

«  Item,  chambre  de  sove  a  bandes  d'or,  garnie  de  ciel,  dossier,  couver- 
ture de  lit  ;  3  courtines  de  satin  blanc,  6  quarreaux  pareils  de  la  dicte 
chambre  et  20  tapiz  blans,  que  granz  que  petiz,  parmi  les  bancqueries, 
faiz  de  haulte  lice  a  petites  longues  ro\'es  rouges  et  entre  icelles  semez  de 
touffes  d'erbages  et  fleurs  de  marguerites  et  de  ne  m'obliés  mie  ».  (Le 
mxosotis  était  la  fleur  de  prédilection  du  dauphin  et  la  marguerite,  l'em- 
blème de  sa  femme).  Revue  archcologique,  1873,  11^  partie,  p.  14,  L.  Pan- 
nier. 

Deux  chambres  de  l'Hôtel  de  Bohême,  appartenant  au  duc  d'Orléans. 
(Il  occupait  l'emplacement  de  la  Halle  au  Blé,  entre  la  rue  Croix-des- 
Petits-Champs  et  la  rue  Coquillière).  Chambre  du  duc  :  Lambris  et  pla- 
fond de  bois  d'Irlande,  tendue  de  drap  d'or  a  roses,  bordé  de  velours 
vermeil  ;  celle  de  Valentine,  mêmes  plafonds  et  lambris,  tendue  de  satin 
vermeil,  brodé  d'arbalètes  ;    10  tapis  de  haute  lisse  à  fleurs  d'or. 

Toutes  deux  étaient  éclairées  par  des  verrières  de  13  pieds  12  de  haut  et 
4  pieds  1/2  de  large.  Sauvai,  t.  II,  p.  2i  i. 

Dans  un  autre  compte  on  trouvera  une  chambre  d'Isabeau  tendue  de 
taftetas  blanc  à  raies  bleues  et  ainsi  peut-on  voir  que  l'ameublement  était 
aussi  riche  que  \arié  dans  ses  nuances. 


DIVERSES    CAUSES    DES    EMBARRAS    D  ARGENT  275 

quelquefois  émaillée  de  pierres  fines  ;  dans  l'abondance  des 
belles  miniatures,  vignettes,  encadrements  ;  dans  les  superbes 
initiales  historiées,  fieuronnées,  ornées  d'or,  de  bleu,  de  rouge, 
et  dans  une  calligraphie  ressemblant  à  une  broderie  gothique  '. 
Parmi  les  personnages  qui  avaient  la  passion  des  beaux  manus- 
crits et  des  splendides  reliures,  les  quatre  fils  de  Jean  le  Bon, 
le  duc  de  Berry  surtout,  se  tiennent  au  premier  rang  ;  puis  le 
duc  d'Orléans,  Jean  de  Montaigu,  le  duc  de  Guyenne,  René 
d'Anjou,  Jeanne  de  Valois,  Bonne  de  Luxembourg,  première 
femme  de  Jean  le  Bon,  Isabeau  de  Bavière,  Valentine  Visconti 
et  après  elle,  sa  bru,  Marie  de  Clèves. 

Ce  goût  des  beaux  manuscrits  grevait  considérablement  les 
budgets.  Quoique  fort  chers  ^  en  général,  il  s'en  trouvait  cepen- 
dant à  la  portée  de  bourses  plus  modestes  :  le  greffier  du 
Palais,  Nicolas  de  Baye,  en  possédait  une  assez  belle  collection 
et  il  n'y  avait  pas  de  bourgeoise  qui  voulût  aller  à  la  messe  sans 
porter  avec  orgueil  son  coquet  livre  d'heures,  ou  qui  ne  pût 
montrer  chez  elle  quelque  belle  vie  de  saint  ou  de  sainte. 

Quelques  livres  même,  qui  sait  après  combien  de  péripéties, 
allaient  s'égarer  jusque  dans  la  pauvre  demeure  du  pavsan. 
On  se  souvient  de  l'admiration  que  provoquait  dans  le  cercle 
de  ses  amies    cette  cousine  de  Jeanne  d'Arc,  dame  A'outhier, 

1 .  Voir  Les  plus  beaux  Manuscrits,  de  Leroux  de  Linc\-,  Paris,  ou  La 
Bibliothèque  de  Charles  iVOrléans,  P.  Champion,  Paris,  1910,  et  Recherches 
sur  la  Librairie  de  Charles  V,  L.  Delisle,  Paris,  1907. 

2.  Une  comtesse  d'Anjou  donna  pour  prix  d'un  livre  d'homélies  deux 
cents  moutons,  plusieurs  peaux  de  martres  et  quelques  boisseaux  de  seio^le 
et  de  froment.  Vapereau,  Diction,  des  Litt.,  p.  1527,  Paris,  187^. 

En  1397,  le  duc  d'Orléans  pavait  20  écus  d'or  (i.ooo  fr.  de  notre  mon- 
naie) ime  Histoire  romaine  de  Lucain,  Suétone  et  d'Isidore  de  Séville  et 
8  écus  d'or  (400;  fr.  pour  une  Bible. 

Le  7  septembre  1398,  Eustache  Deschamps  achetait  de  Jean  Bizet,  pour 
le  compte  du  duc  d'Orléans  et  moyennant  la  somme  de  «  24  escus  d'or, 
en  blans  de  huit  deniers  parisis  la  pièce,  »  les  trois  volumes  de  Guillaume 
de  Deguilleville,  le  Pèlerinage  de  la  vie  humaine,  le  Pèlerinage  de  l'âme 
humaine,  le  Pèlerinage  de  Jésus  Christ,  ce  qui  ferait  au  delà  de  200  francs 
de  notre  monnaie  actuelle. 

Le  3!  mars  141 5  on  achetait  pour  la  petite  fille  de  Charles  d'Orléans  un 
Abécédaire  qui  coûtait  72  francs  (45  sous  tournois). 


276  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

qui  savait  des  histoires  que  son  mari,  quelque  peu  clerc, 
«  lisait  dans  des  livres  »  ;  et  Christine  nous  en  donne  un 
autre  témoignage  dans  son  Dit  de  la  Pastoitre.  «  On  sait  assez  », 
dit  la  compagne  de  la  petite  bergère  à  l'héroïne   du  poème  : 

1325   «  Que  ton  père,  Jehan  Burote, 
Qui  est  sage  homme  entre  mille, 
A  de  beaulx  rommans  assez  '.  » 

Ces  dépenses  et  ce  luxe  sont  coupables  par  leur  exagération 
dans  un  temps  où  la  France  était  épuisée.  Le  bourgeois  imite 
dans  sa  mesure  les  prodigalités  du  seigneur;  il  veut  porter  la 
fourrure  interdite  et  étaler  sur  son  dressoir  la  vaisselle  précieuse 
qui  lui  est  défendue.  Sa  femme  triomphe  de  recevoir,  à  sa 
gésine,  ses  visiteurs  dans  une  chambre  qui  ne  déparerait  pas 
l'hôtel  de  son  noble  voisin  -. 

Le  campagnard  contemple  avec  un  regard  d'orgueil  quelques 
hanaps  d'argent  qui  brillent  parmi  ses  plats  d'étain  ou  ses 
écuelles  de  bois  '  : 

«  Car  chascun  vcult  grant  estât  tenir 

A  paine  est  il  aujourdui  nul  ouvrier 

A  grand  paine  congnoist  on  qui  est  Roy  4.  » 

Cette  soif  du  luxe  nuisit  plus  gravement  à  la  France,  parce 
que  celle-ci  se  trouvait  dans  une  position  spécialement  cri- 
tique, mais  elle  était  partagée  par  tous  les  pays  civilisés  de 
l'Europe.  L'Italie,  dont  l'amour  des  belles  choses  datait  déjà  de 
loin,  plongea  Charles  Mil  et  ses  chevaliers  dans  l'émerveille- 
ment.  Les   Flandres   comptaient   parmi    les    pays   riches  de 


1.  Œuvres,  t.  II. 

2.  Voir  aux  pages  66  et  67  la  description  de  la  chambre  de  la  gisant.  Voir 
aussi  dans  VHistoire  Littéraire,  XXIV,  p.  75,  la  description  du  magnifique 
hôtel  de  maistre  Jacques  Duchié,  en  la  rue  des  Prouvelles,  d'après  Guille- 
bert  de  Metz. 

3.  En  Bourgogne  sous  Philippe  le  Bon,  il  n'y  avoit,  dit  un  chroniqueur, 
si  petite  maison  bourgeoise  oia  l'on  ne  but  en  vaisselle  d'argent.  Hist.  Ecoii. 
du  Vte  d'Avenel,  t.  I,  note  p.  25. 

4.  Œuvres  Complètes  d'Eustache  Deschamps,  t.  I,  bal!.  CCLIX. 


DIVERSES    CAUSES    DES    EMBARRAS    d'aRGEXT  277 

l'Europe,  et  les  nombreuses  villes  allemandes,  flamandes  et 
françaises,  afliliées  à  la  Ligue  Hanséatiqiie,  prospéraient  sous 
l'essor  du  commerce  qui  se  faisait  d'année  en  année  plus  actit 
et  plus  entreprenant  '.  «  J'ai  été  traité  à  Cologne  »,  dit  un 
auteur,  «  avec  onze  autres  invités  dans  de  la  vaisselle  d'argent. 
Des  marchands  font  venir  pour  leur  ameublement  personnel 
des  objets  d'or  et  d'argent  pesant  trente,  quarante  et  jusqu'à 
cent  cinquante  livres  -  ». 

Cette  passion  du  beau  et  du  rare,  cette  folie  de  dépenses, 
ne   pouvaient  manquer  d'amener  l'embarras  ',  les  dettes,  les 


1.  M.  Paul  Meyer  parle  dans  sa  Préface  au  Débat  des  Hérauts  d'Armes 
(page  XXV,  note  i),  «  d'une  célèbre  compagnie  des  Marchands  Aventuriers,  » 
c.-à-d.  de  ceux  qui  font  le  commerce  au  loin,  établie  à  Anvers,  et  M.  Lefèvre- 
Pontalis,  dans  ses  savantes  annotations  de  la  Chronique  de  Morosini 
(texte  établi  par  M.  L.  Dorez),  nous  p^rle  d'une  autre  corporation  com- 
merciale : 

«  La  Mahoue  était  une  société  financière  constituée  par  la  mise  en  com- 
mun de  capitaux  individuels  versés  par  des  actionnaires  dénommés  Mahons 
ou  Mahonais,  en  vue  d'une  certaine  exploitation  temporaire  et  déterminée, 
les"  bénéfices  se  répartissant  au  prorata  des  mises.  La  forme  d'association 
légale  actuelle  qui  représenterait  le  plus  exactement  ce  svstème  serait  la 
Société  en  Participation  de  nos  Codes  commerciaux  modernes.  »  Xotc 
page  S4,  tome  I,  Chronique  d'Antonio  Morosini,  Paris,  1898. 

2.  Janssen  :  L'Allemagne  à  la  fin  du  Moyen  Age,  trad.  Hunnich,  Paris, 
1887,  cité  par  M.  le  Vicomte  d'Avenel  dans  Hist.  Econ.,  t.  I,  p.  544. 

3.  Ecoutons  ce  que  dit  M.  P.  Champion  du  luxe  des  toilettes  de 
Louis,  duc  d'Orléans,  et  des  combinaisons  auxquelles  il  se  résignait  pour 
les  solder  : 

«  Mais  c'est  surtout  dans  la  recherche  et  l'éclat  de  son  costume  que 
Louis  d'Orléans  se  montra  magnifique.  Ses  habits  étaient  éblouissants,  bro- 
dés des  attributs  qu'il  adopta  successivement,  les  loups,  les  six  couleurs, 
les  arbalètes,  plus  tard  les  orties  et  le  porc-épic  :  pourpoint  de  satin,  robe 
de  frise  noire,  à  colliers  et  sonnettes  d'or  ;  longues  houppelandes  de  satin 
noir,  rayées  d'or,  brodées  d'or  et  de  perles  ;  belles  robes  à  bandes  d'or  et 
d'argent,  semées  de  loups  et  à  clochettes,  et...  »  Vie  de  Charles  d'Orléans, 
P-  8.  _ 

Il  s'agit  maintenant  des  vêtements  qu  il  fit  taire  pour  le  double  mariage, 
célébré  le  29  juin  1406  à  Compiègne,  de  son  fils  Charles  avec  la  jeune 
Isabelle,  «  reine  d'Angleterre  »,  et  de  Jean,  duc  de  Touraine,  fils  de 
Charles  VI  avec  la  fille  du  comte  de  Hainaut  : 

«  Louis  d'Orléans  n'était  pas  le  moins  magnifique.  A  cette  occasion,  il 
donna  l'ordre  de  faire  monnayer  ce  qui  restait  des  bijoux  jadis  engagés 
pour  le  voyage  de  Lombardie  ;    Jean  de  Clarcy,  son  brodeur,  lui  confec- 


278  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

«  saisines  »  même  chez  les  plus  riches.  A  fréquenter  trop 
assidûment  le  Grand  Pont,  où  retentissaient  fiévreusement  les 
marteaux  des  orfèvres,  et  les  échoppes  des  Chanipeaiix  (la 
rue  de  la  Paix  du  xiV  siècle),  à  visiter  trop  souvent  les  éta- 
lages de  maistre  Jehan  Tarenne  et  de  Gauvain  Trente  ',  joail- 
1ers,  ceux  de  Thibault  de  Cuisot,  de  Digne  Rapondi  -,  et  de 
Jean  Spifame,  gendre  de  maître  Gontier  Col,  qui  tenaient  les 
plus  beaux  draps  de  Bruxelles  et  draps  de  sove  de  Paris  ;  les 
tapisseries  et  étoffes  précieuses  de  Colin  Bataille,  les  beaux 
livres  enluminés  de  maistre  Huguet  Foubert  ou  de  Jacques 
Richer,  etc.,  les  beaux  seigneurs  et  les  belles  dames  de  la  cour 
de  Charles  VI  étaient  obligés  d'apprendre  le  chemin  de  la  rue 
des  Lombards  ou  du  quartier  Saint-Antoine,  où  les  chan- 
geurs vénitiens,  florentins,  génois  et  les  Juifs  les  sauvaient 
momentanément  de  la  gène  sur  bons  gaiges  de  vaisselle  ou  de 
bijou,  et  à  haut  intérêt. 

«  Engaiger  aucune  chose  si  est  mettre  aucun  meuble  par  devers 
aucun,  en  nampt  de  la  debte  paver,  jusques  a  tout  qu'il  soit  satis- 
fait et  paie  ce  pour  quoy  on  l'engaige,  espérant  que  ce  paie,  doive 
ravoir  son  gaige  3,  » 

dit  dans  son  français  embarrassé  Jean  le  Boutillier. 


tionna  deux  houppelandes,  l'une  longue,  de  velours  cramoisi  à  figures, 
l'autre  à  mi-corps,  de  velours  tanné.  Celle  de  velours  cramoisi  était  brodée 
de  714  perles,  l'autre  de  8t.  Pour  les  solder,  on  dut  fondre  deux  hanaps, 
une  aiguière  d'or,  les  images  d'or  d'une  Notre-Dame  tenant  son  enfant, 
celles  d'un  Charlemagne,  d'un  saint  Georges,  d'un  saint  Louis,  de  saint 
Antoine,  de  saint  Jean  TEvangéliste,  de  saint  Etienne,  le  jovau  de  la  gésine 
de  Notre-Dame  et  des  trois  rois  de  Cologne,  une  image  d'or  de  saint 
Paul,  une  autre  de  la  Madeleine  ».  IbiiL,  pages  37  et  38. 

1.  Simon  de  Dammartin  fournissait  les  bijoux  d'étrennes  à  Valentine 
Visconti  en  1391.  Voir  Bibl.  Nat.,  Pièces  originales,  vol.  967,  dossier 
21581,  no  23. 

2.  Digne  Respondi  ou  Rapondi  était  banquier,  marchand  de  livres,  de 
bijoux,  de  tapisseries,  etc..  Il  avait  reçu  de  Charles  VI  le  titre  de  bour- 
geois de  Paris.  Devenu  officier  de  la  maison  de  Jean-sans-Peur,  il  fut 
accusé  d'avoir  pris  part  au  meurtre  du  duc  d'Orléans  qu'il  détestait  comme 
débiteur  insolvable. 

3.  Soiiniie  Rurale,  fol.  46  \°.  Bibl.  Nat.,  Incunable,  Res.  F.  1248. 


DIVERSES    CAUSES    DES    EMBARRAS    d'aRGEXT  279 

Pour  racheter  ces  gages  encombrants;,  les  grands  seigneurs 
avaient  recours  à  divers  expédients  :  extortions  d'impôts,  sous 
des  prétextes  illusoires,  sur  les  hommes  de  leurs  terres,  leurs 
hostes,  ou,  s'ils  étaient  assez  près  du  trône,  dons  mendiés  au 
roi  trop  faible'.  Ils  remettaient  indéfiniment  le  paiement  de 
leurs  dettes  envers  les  marchands  et  pourvoyeurs,  en  contrac- 
taient de  nouvelles  avec  l'insouciance  du  grand  seigneur  qui 
ne  s'abaisse  pas  à  compter-.  Ils  prenaient  chez  les  marchands  ce 
qu'il  leur  fallait  pour  l'entretien  de  leur  hôtel  jusqu'à  ce  que 
la  patience  de  ceux-ci  fut  à  bout,  et  que  le  sentiment  des 
injustices  criantes  dont  ils  étaient  victimes  les  poussât  à  venir 
cryer  et  braire  et  lever  les  vasseaiilx,  c'est-à-dire,  opérer  une 
saisie  sur  les  biens  meubles  du  débiteur  dédaigneux  de  ses 
engagements.  Ces  protestations  indignées  contre  cette  tyran- 
nie des  prises  réapparaissent  invariablement  chez  tous  les 
auteurs  du  temps.  Philippe  de  xMézières,  Eustache  Deschamps, 
Froissart,  les  chroniqueurs  anonymes,  Christine  de  Pisan, 
Gerson,  etc.,  etc..  tous  ont  élevé  la  voix  contre  ce  vol 
déguisé  des  grands  au  détriment  des  petits.  En  1405,  Gerson 
dans  son  sermon  devant  la  cour,  supplie  avec  douceur  : 
«  N'en  portés  rien,  ne  prenés  rien  sans  deument  paier  ». 

Le  Songe  Véritable  en  1406  ne  connaît  pas  l'onction  du  bon 
chancelier.  Il  flagelle  ces  courtisans  : 

1.  Il  estoit  large  et  abandonné  a  l'argent  distribuer  et  donner  finances, 
et  là  où  feu  son  père  donnoit  100  escus,  il  en  donnoit  1000.  Dont  estoient 
ceux  de  la  Chambre  des  Comptes  très  mal  contents  »,  écrit  Juvénal  des 
Ursins  à  l'année  1589,  en  se  plaignant  de  la  folle  largesse  du  roi  et  des 
demandes  d'argent  des  courtisans  éhontés. 

De  son  côté,  Belieforest  peint  les  désordres  que  produisit  dans  les 
finances  royales  cette  faiblesse  de  Charles  VI  et  les  remèdes  que  tâchaient 
d'y  apporter  les  trésoriers  :  «  Et  estoient.  si  excessifs  les  dons  que  le  jeune 
roy  faisoit  que  ceux  qui  prendoient  aux  comptes  estoient  contraints  d'écrire 
sur  les  lettres  de  don  :  cecy  trop  donné,  et  qu'il  soit  rendu.  »  Histoire  îles 
neuf  rois  de  France  qui  ont  eu  Je  nom  île  Charles,  Paris,  1568,  in-fol. 

2.  «  Le  duc  de  Bourgogne  n'aimait  pas  payer  ses  dettes  et  chaque  fois 
que  ses  créanciers  venaient  demander  de  l'argent  pour  les  fournitures  de 
tous  les  jours,  les  intendants  de  sa  maison  considéraient  leur  demande 
comme  un  crime  digne  de  châtiment.  »  Histoire  de  lu  ville  de  Paris, 
année  1404,  par  Dom  Félibien,  Paris,  1755,  in-fol. 


28o  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

778   «  Qiii  prennent  et  dons  et  avanturcs, 
Qiii  rifflent  ce  qu'on  peut  riffler. 

871    Chascun  en  prend,  chascun  en  pille, 
A  fort  happer  chascun  s'ahbille. 

1033   Quant  est  aussi  de  la  Royne 

Tout  son  penser,  tout  son  attaine 
Est  d'en  prendre  ce  qu'elle  en  peut 
Mais  non  pas  tant  comme  elle  veult  '.  » 

Que  ce  soit  dans  le  trésor  du  roi  ou  dans  l'hôtel  du  bour- 
geois, dans  le  cellier  du  vilain,  ou  dans  la  boutique  du  mar- 
chand, tout  était  considéré  de  bonne  prise  par  cette  noblesse 
besogneuse  et  affranchie  de  scrupules  en  matière  d'argent. 

Paulin  Paris  a  émis  l'opinion  dans  une  note  de  ses  Grandes 
Chrouiqnes  -  qu'on  avait  beaucoup  exagéré  le  fléau  des  prises. 
Quand  on  lit  h  Livre  des  Trois   Vertus  et  les  ouvrages  con- 

1.  Publié  par  M.  Moranvillc  dans  Mciiioires  de  la  Soc.  dr  VHisl.  de  Frn)ice, 
1890,  fasc.  17,  p.  275  et  suiv. 

2.  6  vol.,  Paris,  1836-38.  Tome  VI,  note  8,  p.  351  :  «  Je  suis  surpris  de 
voir  une  pareille  conjecture  sous  la  plume  de  M.  Michelet  (il  proteste 
contre  le  droit  de  prise)  qui  aurait  dû  la  laisser  à  Dulaure  ou  à  Sismondi.  Il 
ne  peut  ignorer  que  ce  droit  de  prise  dont  on  a  fait  tant  de  bruit,  n'était  que 
celui  d'emprunter  pour  un  très  court  espace  de  temps  des  objets  de  pre- 
mière nécessité  que  ne  pouvaient  emporter  avec  eux  dans  leurs  tournées 
les  grands  officiers  de  la  couronne.  C'étaient  des  matelas,  de  la  vaisselle  et 
des  fourrages.  Mais  jamais  il  n'arrivait  aux  emprunteurs  de  prétendre  à  la 
propriété  de  ces  objets.  Et,  si  des  cito\ens  ne  devaient  pas  les  refuser,  on 
ne  pouvait  se  dispenser  de  leur  tenir  compte  de  ceux  qu'on  ne  leur  retenait 
pas  ». 

Froissart  parlant  des  prises  pendant  la  campagne  de  Flandres  de 
Charles  VI  dit  que  «  les  gens  de  guerre  pilloient  les  laboureurs,  emportoient 
graines  et  ne  restoit  que  la  paille.  S'ils  se  plaignoient,  on  les  battoit  ou 
tuoit  ». 

Le  Bourgeois  de  Paris  recommencera  les  mêmes  plaintes  en  1418  (Jour- 
nal, p.  87)  :  «  et  avoient  prinses  par  force  leurs  toilles  aux  marchans  et  a 
autres  sans  paier,  disant  que  c'estoit  pour  faire  des  tantes  et  des  pavillons 
pour  le  ro)',  et  c'estoit  pour  faire  des  sacs  pour  no\-er  les  dictes  femmes  »■ 
(les  femmes  de  ceux  «  qui  gouvernoient  faulcement  Paris  »). 

Consulter  encore  au  sujet  dus  prises  l'Histoire  des  Iiistifutious,  Paris,  1891,, 
de  E.  Glasson,  tome  VI,  pages  46  et  47. 


DIVERSES    CAUSES    DES    EMBARRAS    d'aRGENT  28 1 

temporains,  on  a,  au  contraire,  le  sentiment  très  net  que  les 
prises  des  seigneurs  étaient  une  calamité  publique.  Juvénal  des 
Ursins  écrit  au  commencement  de  1407  : 

(c  En  ce  mesmc  temps  plusieurs  choses  se  faisoiont  par  les  sei- 
gneurs comme  prises  de  bleds  et  de  vins  sur  les  rivières  et  autres 
vivres,  et  se  taisoient  pluseurs  mangeries  par  les  officiers  particu- 
liers, et  pour  ce,  par  le  roy  et  son  conseil,  fut  ordonné  que  telles 
manières  ne  se  fissent  et  tut  crié  publiquement  a  son  de  trompe  que 
plus  ne  se  fist.  » 

Mais  les  seigneurs  se  riaient  de  telles  ordonnances,  et 
ils  continuaient  comme  devant  une  habitude  si  vieille  et  si 
commode. 

Cependant  il  se  trouve  encore  quelques  seigneurs  qui  ont 
conservé  la  vieille  vertu  plébéienne  de  payer  leurs  dettes  \ 
comme  ce  bon  duc,  Louis  de  Bourbon,  frère  de  la  reine 
Jeanne  qui  en  1407  est  obligé  de  quitter  son  hôtel  de  Bourbon 
à  Paris  et  de  se  retirer  dans  ses  terres^  afin  de  faire  des  écono- 
mies et  de  payer  les  «  60.000  frans  d'or  qu'il  devoit  aux 
marchans".  » 

D'autres  projetaient  de  le  taire  sous  le  coup  d'une  grosse 
émotion,  comme  par  exemple,  la  terreur  de  la  mort.  Tel, 
Louis,  duc  d'Orléans.  Félibien  et  le  Religieux  de  S'-Denis 
racontent  comment,  remué  dans  sa  conscience  par  le  danger 
qu'il  venait  de  courir  à  S*-Germain-en-Laye,  en  juillet  1405  >, 

<f  il  fit  publier  par  un  héraut  d'armes  à  Paris,  à  Saint-Denis  et  ailleurs 
que  tous  ses  créanciers  eussent  à  se  présenter  le  dimanche  suivant, 
en  son  hostel  de  Bohême,  et  qu'il  acquitterait  ses  dettes.  Plus  de 
huit  cens  personnes  se  présentèrent  de  tous  costés  avec  leurs  titres 
de  créances.  Mais  les  promesses  du   duc  restèrent   sans   etfet.    Ses 


1 .  La  reine  à  cet  égard  avait  si  mauvaise  réputation  qu'elle  voulut, 
en  Ij^oS,  emprunter  de  l'argent,  «  mais  elle  ne  trouva  oncques  personne 
qui  luy  voulsist  rien  prester  »,  dit  Juvénal  des  Ursins. 

2.  Vie  de  Louis  de  Bourbon  par  Cabaret  d'Orouville,  ch.  lxxxvi,  Paiithéoir 
Littéraire,  édit.  Buchon,  Paris,  1841. 

3.  C'est  quand  il  faillit  être  nové  dans  la  Seine  en  compagnie  de  la  reine. 


282  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

gens,  au  lieu  de  payer  les  créanciers,  ne  firent  que  se  moquer  d'eux. 
Quant  aux  estrangers  et  a  ceux  qui  estoient  venus  de  loin,  on  offrit 
de  leur  paver  le  tiers  de  l'argent  qui  leur  était  dû,  ce  qui  n'aurait 
pas  suffi  pour  leurs  frais  de  retour...  etc.  » 

Les  formidables  ducs  de  Bourgogne  qui,  pendant  si  long- 
temps, éclipsèrent  la  France  de  leur  faste,  meurent  tous  criblés 
de  dettes'.  Albert  duc  de  Hollande  et  comte  de  Hainaut, 
gendre  de  Philippe  le  Hardi,  mourut  le  13  décembre  1404 
insolvable,  et  sa  veuve  dut,  pour  se  libérer  du  fardeau  de 
dettes  qu'il  lui  avait  léguées,  selon  la  coutume  du  pavs,  suivre 
son  convoi  «  vestue  d'habits  empruntés,  une  paille  à  la  main, 
qu'elle  jeta  devant  le  cercueil  pour  montrer  qu'elle  renonçoit 
à  sa  succession  -  ». 

Ces  exemples  d'extrême  pénurie  chez  les  familles  les  plus 
opulentes  des  xiV  et  xv^  siècles  peuvent  donner  une  idée  de 
ce  qiii  se  passait  dans  le  reste  de  la  noblesse.  Comme  le  désordre 
se  fait  de  plus  en  plus  grand  dans  le  gouvernement,  que  la 
guerre  avec  l'Angleterre  et  les  rivalités  armées  entre  Bourgui- 
gnons et  Armagnacs  rendent  la  détresse  financière  plus  poi- 
gnante, on  n'est  pas  étonné  de  voir  l'Université  peindre  un 
tableau  si  sombre  de  l'état  de  la  France  dans  ses  RenioHSlrances 
au  Roi  de  l'an  141 3  : 

«  Et  y  est  trouvé  que  pour  la  despence  de  vous  et  de  mon  sei- 
gneur de  Guyenne  [en  lieve]  tant  sur  le  demaine  comme  sur  les 
aides  IIIF  L"'  frans  et  pour  icelle  despence  [au  temps  passé]  on  ne 
levoit  que  quatre  vins  quatorze  mil  frans,  et  menoient  lors  vos 
prédécesseurs  Roys  grant  et  noble  et  bel  estât,  et  estoient  bien 
paiez  les  marchans  de  leurs  denrées,  et  autres  gens.  Mais  nonobs- 
tant la  dicte  somme  de  IIII''  L™  franz  ne  sont  point  paiez  les  mar- 
chans de  leurs  dictes  denrées,  li  adviciii  soirvciiics  foi'^  (.jiic  rostre 
bosk'l  et  cclliiv  de  la  Roxiie  et  de  mon  seigneni'  de  Giiieime  sont  l'onipiis, 


1.  La  veuve  de  Philippe  le  Hardi,  Marguerite  d'Artois,  ne  pouvant 
éteindre  les  dettes  laissées  par  son  mari,  dut  renoncer  à  sa  succession  de 
biens  meubles.  Dom  Félibien,  Histoire  de  la  Fille  de  Paris,  Paris,  1725. 

2.  L'Art  de  vérifier  les  Dates,  tome  III,  article  Hainaiil. 


DIVERSES    CAUSES    DES    EMBARRAS    DARGEXT  283 

par  cspccial  puis  pou  de  temps  a   l'en  veii  l'hoslel  de  iiioii  seigneur  de 
G  m'en  ne  estre  ronipu  et,  jeudi  derriiin  passé,  l'osteî  de  la  Rovne'^...  » 

On  le  voit  :  en  1403,  quand  les  gens  du  duc  d'Orléans  les 
insultaient  et  les  battaient  au  lieu  de  les  paver,  et  141 3,  où 
ils  osaient  rompre  les  hôtels  du  roi,  de  la  reine  et  du  dauphin, 
les  marchands  de  Paris  s'étant  enhardis  à  réclamer  leur  dû. 
D'où  leur  était  venue  cette  soudaine  audace  ?  C'est  que  Jean- 
sans-Peur,  Fa  mi  du  bon  peuple  de  Paris,  était  depuis  1407 
entré  plusieurs  fois  dans  la  capitale,  suivi  de  ses  fidèles  Fla- 
mands et  Lorrains  et  avait  fait  fuir  devant  lui  le  roi,  la  reine,  le 
dauphin  et  tous  les  chaperons  rouges^  ;  et  que  Caboche,  son 
cher  allié,  aidé  de  tous  les  couteaux  de  sa  corporation,  avait 
déjà  «  commis  ses  très  inhumains  excès  ».  Les  princes  du  sang, 
apeurés,  avaient  été  bannis,  leurs  biens  confisqués  et  le  bon 
peuple  an  hlauc  chaperon  avait  ainsi  appris  à  pénétrer  en 
maître  dans  les  hôtels  princiers. 

1.  Biht.  de  VEc.  des  Chartes,  1890,  p.  424,  tome  LI,  M.  Mornnvillé. 

2.  Le  roi  et  le  dauphin  rentrèrent  dans  Paris,  mais  coiffés  du  cliaperon 
blanc  des  Cabochiens,  et  décorés  de  la  croix  bourguignonne  de  Saint- 
André. 


CHAPITRE  III 

CHRISTIXE    CONSEILLE    l'ÉCOXOMIE    ET    LA    REDUCTION 
DES    SUPERFLUITÉS 

Christine  de  Pisan  pesait  la  gravité  de  ces  multiples  pro- 
blèmes et  en  prévoyait  les  résultats  lorsqu'elle  composait  dans 
le  Trésor  de  la  Cité  des  Dames  ses  chapitres  sur  la  nécessité  de 
restreindre  ses  dépenses,  de  se  retrancher  de  ses  siiperfliiités, 
quand  elle  prêchait  l'économie  et  une  prudente  gestion  des 
revenus  de  la  famille.  A  défaut  d'expérience  publique,  son 
expérience  personnelle  aurait  pu  lui  suggérer  ces  principes 
d'ordre  pratique.  Ayant  connu  la  gène  dès  son  veuvage,  les 
procès  pour  dettes,  les  poursuites  des  sergens,  elle  avait  gardé 
dans  son  cœur  l'angoisse  des  jours  mauvais  et  la  terreur  des 
embarras  d'argent.  Elle-même  avait  vu  : 

«  ses  povrcs  chosettes  levées  par  sergens  ;  le  dommage  grant  m'es- 
toit,  mais  plus  craignoie  la  honte  '.  » 

Son  mari  Tavait.  laissée  dans  une  position  si  difficile, 
qu'elle  avait  étc  obligée  quelques  fois  d'emprunter  à  ses  amis 
«  a  face  rougie  ».  Ses  vingt-cinq  premières  années  avaient 
passé  comme  un  beau  rêve,  entre  un  père  qu'elle  chérissait, 
une  mère  tendre,  puis  un  mari  «  de  qui  les  vertus  passaient 
la  richesse  »,  qu'elle  aima  profondément  et  qui  la  rendit  par- 
faitement heureuse.  Elevée  d'abord  dans  la  richesse,  elle 
connut  encore,  après  la  disgrâce  de  Thomas  et  jusqu'à  la 
mort   d'Etienne  de   Castel,  une   large  aisance.  T(>ut  à  coup, 

I .  Mulaciou  tic  Fortune. 


CHRISTINE    CONSEILLE    l'ÉCONOMIE  285 

sans  aucune  préparation  à  la  conduite  des  affaires  du  ménage  \ 
la  voilà  seule,  pauvre,  «  foible  de  corps  et  naturellement 
cremeteuse  »,  avec  une  grande  famille  à  entretenir,  et  des 
procès  à  elle  intentés  de  tous  côtés  par  des  parents  et  des 
obligés  déloyaux  et  ingrats,  et  procès  intenté  par  elle  à  la 
Cour  des  Comptes  pour  se  faire  paver  des  arrérages-  dus  à 
son  mari.  La  lutte  commença  longue  ',  pénible,  douloureuse, 
mais  où  elle  ne  s'avoua  jamais  vaincue  et  où  elle  déplova  un 
beau  courage  et  une  dignité  fière. 

Parmi  tous  les  souvenirs  d'amiration  émue  et  d'amour  recon- 
naissant qu'elle  prodigue  à  son  père  et  à  son  mari,  il  se  glisse 
néanmoins  une  critique  à  l'adresse  de  chacun  d'eux,  critique 
adoucie  de  toute  la  délicatesse  dont  elle  est  coutumière,  mais 
qu'elle  se  croit  le  devoir  de  faire  pour  servir  de  leçon  à 
d'autres  pères  et  à  d'autres  maris. 

«  Nulle  l'espargne  de  la  pecune  et  avoir,  sauve  la  révérence,  je 
ne  repute  mie  louable  en  Testât  des  mariez,  sous  laquelle  main  doit 
estre  la  cure  de  leur  maisnage,  souffreteux  après  eulx,  peut  estre,  a 
cause  de  leur  prodigalité  +.  » 

Cette  observation  judicieuse  vient  après  l'énumération  des 
pensions,  gages,  promesses  que  le  libéral  Charles  V  avait  faits 
à  son  conseiller  et  astrologien  favori.  Mais  Christine  n'est  pas 
sans  l'atténuer  et  même  sans  excuser  cette  prodigalité  pater- 


1.  «  Me  convint  mettre  mains  a  œuvre,  ce  que  mo\',  nourrie  en- délices 
et  mignotement,  u'avoie  appris,  et  estre  conduisaresse  de  la  nef  demouree 
en  la  merourageet  sanz  patron.  »  Fisioii,{o\.  55  v".  Bibl.  Nat.,  f.fr.,  1176. 

2.  Christine  ne  recouvra  ces  arrérages  qu'en  i.]!!  et  le  paiement  de  cette 
longue  dette  se  fait  encore  comme  par  manière  de  gratification  «  pour  bons 
et  loyaux  services  de  feu  son  père  Thomas  et  de  feu  son  mari  maistre 
Estienne  de  Castel,  nostre  notaire  et  secrétaire  ».  Peut-être  ûiut-il  voir  dans 
cet  acquittement  une  louable  intervention  de  Guillaume  de  Tignonville 
qui,  après  avoir  été  révoqué  de  sa  charge  de  prévôt  en  1408,  avait  été 
nommé  président  de  la  Chambre  des  Comptes. 

3.  D'après  ce  qu'elle  raconte  de  sa  vie  dans  sa  Vision,  ses  procès,  com- 
mencés en  1389,  année  de  son  veuvage,  ne  se  terminèrent  qu'en  1403 
ou  1404.  «  Ce  a  duré  l'espace  de  plus  de  XIV  ans  ». 

4.  Vision,  Bibl.  Nat.,  f.  fr.  1176,  f.  53  vo. 


286  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

nelle  :  «  nulle  reprehension  n'affiert  »,  se  reprend-elle,  «  se 
trop  grant  libéralité  de  non  refuser  riens  que  il  eust  aux 
povres  »  '. 

Quant  au  hlàme  attendri  qu'elle  jette  sur  son  mari,  il  a 
trait  cà  l'ignorance  complète  dans  laquelle,  par  bonté  et  non 
par  défiance,  il  l'avait  laissée  sur  l'état  de  ses  affaires. 
Etienne  de  Castel,  notaire  et  secrétaire  de  Charles  VI,  a  bourses 
et  a  gaiges,  «  fut  surpris  de  hastive  espidemie  a  Beauvais  ou 
avec  le  Rov  estoit  alez  »  et  mourut  sans  que  sa  femme  fût  au 
«  trespassement  »  ^  : 

«  Si  ne  poz  savoir  Testât  de  sa  chevancc,  car,  comme  ce  soit  la 
coustume  des  hommes  mariez  de  non  dire  et  declarier  leurs  affaires 
entièrement  a  leurs  femmes,  de  laquelle  chose  vient  souvent  mal  3.  » 

De  là,  tant  de  réclamations  non  fondées,  de  négations  de 
dettes,  tant  de  soucis  et  de  pertes. 

Aussi  Christine  revient  sans  se  lasser  sur  ce  sujet  de  la  dr- 
vance  du  ménage,  sur  les  dépenses  qui  doivent  être  réglées, 
de  telle  sorte  que  «  elles  ne  passent  le  gaingne,  si  que  au  bout 
de  l'an  se  trœuvent  en  debtes  »  (358). 

«  La  noble  baronnesse  vivant  sur  ses  terres  doit  savoir,  se  elle 
veult  user  de  sens,  combien  monte  par  an  et  vault  communément 
la  revenue  de  sa  terre.  Et  doit  tant  faire,  si  elle  peut,  vers  son  marv 
par  doulces  parolles  et  bons  admonnestemens  que  ilz  advisent 
ensemble  et  disposent  de  tenir  tel  estât  comme  leur  ditte  revenue 
pora  furnir,  et  non  mie  si  grant  par  dessus  que  au  bout  de  l'an  se 
treuvent  endebtez  vers  leurs  maisnies  ou  leurs  créditeurs,  car,  sans 
faille,  ce  n'est  point  de  honte  de  tenir  estât  selon  sa  terre  ou  rente, 
soit  ores  petit,  mais  c'est  honte  de  le  tenir  si  grant  que  les  debteurs 
viennent  tous  les  jours  crver  et  braire,  et  lever  les  vasseaulx  » 
(406). 

Avec  son  sens  profond  de  ce  qui  est  bon  et  sain,  elle  démê- 
lait très  bien  dans  cette  rage  de  jovaux,  d'orfèvrerie,   de  luxe 

1.  Vision,  fol.  55  r°. 

2.  //'/(/.,  fol.  55  v». 

3.  Ibid.,  fol.  5  il  V". 


CHRISTINE    CONSEILLE    l'ÉCOXO.MIE  287 

SOUS  toutes  ses  formes,  la  part  d'un  égoïsnie  monstrueux  et 
insatiable  ;  et  sa  perspicacité,  toujours  en  éveil,  )•  discernait 
les  signes  d'une  décadence  morale  plus  encore  que  d'une  pas- 
sion pour  le  beau.  Elle  y  percevait  moins  un  besoin  intellec- 
tuel et  artistique  qu'un  appétit  sensuel.  «  Telles  superfluités 
ne  sont  bonnes  ne  a  corps,  ne  a  ame  »,  dit -elle.  (500). 

«  Generaument  en  ce  rovaume  sont  envers  touttes  manières  de 
gens  les  estas  trop  oultrageux  et  les  despenses,  tant  de  vesteures, 
de  saintures  de  Behaigne,  de  monteures,  d'abillemens  de  chevaux 
comme  de  dépense  de  bouche  trop  excessives  et  trop  fort  a 
doubter  ■.  » 

«  Dieu  s'en  courrouce  »,  pensait  Christine  avec  l'Univer- 
sité. 

C'est  pourquoi,  elle  s'efforce  de  persuader  aux  nobles  dames 
d'établir  leur  budget,  de  s'y  tenir,  d'avoir  l'œil  ouvert  sûr 
les  comptes  des  receveurs  et  des  trésoriers.  Le  chapitre  xix, 
livre  I,  est  consacré  tout  entier  à  cette  question  financière  : 
«  comment  la  sage  princesse  se  prendra  garde  sur  ses  reve- 
nues et  comment  ses  finances  seront  dispensées  ». 

I.  Renioiislrances  lie  VUniversitc.  141 3,  article  XXXMII. 


CHAPITRE  IV 

LES    COMPTES    d'uNE    GRANDE    DAME 

Ce  n'était  pas  chose  habituelle  qu'une  grande  dame  daignât 
s'occuper  de  chose  aussi  vulgaire  et  pratique  que  les  comptes 
de  sa  maison.  Christine  ne  voit  dans  cette  répugnance  qu'un 
préjugé  aristocratique  qu'il  faut  combattre. 

«  N'ara  pas  honte  de  vouloir  savoir  la  somme  de  ses  revenues  et 
pensions...  et  que  son  seigneur  ne  lui  administre  (la  dépense  de 
son  hostel)  sans  ce  qu'elle  s'en  mesle  »  (200). 

Elle  veut  que  les  comptes  de  ses  receveurs  et  ceux  des 
despensiers  de  ses  revenus  et  finances  soient  à  certains  jours  faits 
devant  elle  «  et  que  souvent  les  oie  ». 

Elle  entre  dans  le  détail  :  les  dépenses  de  l'hôtel,  ce  qu'on 
aura  pris  sur  les  marchands  et  sur  le  peuple... 

«  Si  ses  officiers  doivent  prendre  sur  le  peuple  que  ce  ne  soit 
malgré  eux  et  qu'on  les  paye  a  juste  prix,  et  tantost  paver...  et 
non  mie  faire  aller  les  pauvres  gens  des  villaiges  et  ailleurs,  a  leur 
grand  coust  et  destourbier  et  frais,  cent  fois  et  plus  a  toute  une 
cedulle  en  sa  chambre  aux  deniers  ou  a  ses  receveurs  ains  que  puis- 
sent estre  payez  '-  »  (232). 

On  avait  bien  inauguré  de  la  jeune  reine  Isabeau  lorsque, 
dans  les  premières  années  de  son  mariage  on  l'avait  vue  veiller 
à  ce  que  les  officiers  de  son  hôtel  n'exerçassent  pas  le  droit  de 
prise  sur  les  localités  voisines  de  ses  résidences  et  terres  en 
dépendant.  Le  premier  de  ses  actes  qui  nous  ait  été  conservé, 

I.  i(  Me  convenoit  trotter  après  eulx,  selon  le  stile,  puis,  en  leurs  cours  et 
sales  en  commun,  muser  a  toute  ma  boîte  et  mandement,  le  plus  de  jours 
sans  y  rien  faire,  ou,  par  lonc  train,  avoir  responscs  doubles  en  espérance. 
Mais  longue  estoit  l'attente  ».  Vision,  fol.  58  vo. 


LES    COMPTES    d'uXE    GRANDE    DAME  289 

daté  du  8  février  1389,  est  précisément  son  interdiction  for- 
melle de  commettre  le  moins  de  larcins  possible  dans  l'abbaye 
de  Longchamps  '. 

«  La  bonne  dame  ne  voldra  rien  devoir  :  mieux  aymera 
soy  passer  a  mains  et  plus  sobrement  desprendre  »  (202). 

Se  passer  à  moins,  c'est  ce  qui  semblait  presque  impossible 
ou  dérisoire  à  la  plupart  des  seigneurs  et  dames  de  ce  temps 
qui,  s'ils  n'avaient  pas  gravée,  sur  la  porte  de  leur  hôtel, 
l'unique  clause  de  l'abbaye  de  Thélème  Fay  ce  que  vouldras  -, 
semblaient  du  moins  y  conformer  leur  vie  admirablement. 

Que  surtout  la  dame  n'aille  pas  s'accorder  le  plaisir  vaniteux 
et  deshonneste  de  faire  des  aumônes  et  de  distribuer  des  charités 
si  auparavant  elle  n^a  pas  payé  ses  dettes  : 

«  devant  toutes  aulmosnes,  debtes  doivent  estre  paiees  car  néant 
vauldroit  faire  aulmosne  de  l'autrui  avoir  »  (97). 

C'est  une  leçon  d'ordre  et  de  comptabilité  que  Christine 
donne  à  ses  belles  dames,  mais  c'est  aussi  une  leçon  de  pro- 
bité. La  conscience  des  grands,  si  chatouilleuse  sur  Je  point 
d'honneur  tels  qu'ils  l'entendaient,  était  étrangement  cuirassée  à 
l'égard  de  certaines  obligations  élémentaires. 

Le  devis  du  budget  que  Christine  propose  dans  ce  même 
chapitre  xix  du  livre  I,  a  dû  avoir  pour  base  celui  de  Charles  V, 
réduit  à  une  échelle  simplifiée  et  celui  du  sage  roi  de  France 
avait  été  modelé,  dit-elle,  sur  celui  d'Ecfrede,  «  le  vaillant  roy  • 
d'Angleterre,  homme  de  science  et  virtueus  ». 

«  Ce  roi  divisa  ses  rentes  en  deux  parties  : 

L  L'une,  il  divisa  en  trois  parties,  dont  l'une  estoit  pour  les  ser- 
viteurs de  sa  court  ;  l'autre  a  ses  œuvres,  car  il  fist  faire  mains  beaux 
édifices  ;  et  la  tierce,  il  mettoit  en  trésor. 

II.  L'autre  partie,  il  divisa  en  quatre  parties,  dont  l'une  estoit 
pour  les  povres,  l'autre,  aux  esglises,  l'autre,  pour  les  povres  esco- 
liers,  et  la  quarte,  pour  les  prisonniers  d'outre-mer. 


1.  Arch.  Nat.,  K.  53, n"  79,  cité  par  M.  Thibault,  dans  Isahean  deBavière, 
p.  117,  Paris,  1905. 

2.  Œuvres  de  Rabehiis,  t.   I,  p.   205,  édit.   Marty-Laveaux,   Paris,   i868. 

19 


290  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

«  A  propos,  je  treuve  pareille  pollicie  ou  semblable  ordre  eu 
nostre  sage  roy  Charles  '  ». 

Le  budget  de  la  noble  dame  se  répartit  ainsi  (§  200  et  201): 

!'■''  portion  :  a  mettre  en  aulmosnes  et  donner  as  povres. 

if"  portion  :  a  pourvoir  a  la  despense  de  son  hostel. 

3^  portion  :  a  payer  ses  officiers  et  femmes. 

4'-'  portion  :  a  faire  dons  aux  estrangers  ou  autres  qui  l'aront 
desservy  extraordinairement. 

5^  portion  :  a  mettre  en  trésor. 

Et  sur  cette  dernière,  «  elle  prendra  a  sa  plaisance  ce  qu'elle 
vouldra  mettre  en  joyaulx,  robes  et  habillemens.  » 

Déjà  au  paragraphe  97,  où  elle  traite  des  aumônes,  Chris- 
tine avait  dressé  en  passant  un  budget  sommaire  où  elle  avait 
consacré  une  fraction  spéciale  aux  prises  et  aux  dettes. 

Elle  avait  dû  s'enquérir  auprès  de  quelque  grande  dame  de 
ses  amies  %  dont  elle  admirait  la  sage  ordonnance,  comme  la 
duchesse  d'Anjou  ">,  ou  cette  dame  Marguerite,  femme  de  Bureau 
de  la  Rivière,  «  qui  encore  est  en  vie  »,  dit-elle  dans  sa  C\h\ 
de  la  meilleure  répartition  de  grands  revenus,  car  ici  l'expé- 
rience personnelle  lui  fusait  défiut,  n'a^^ant  jamais  pu  aller, 
dans  son  propre  ménage,  que  d'un  pain  à  l'autre.  D'un  autre 
côté^  elle  était  douée  de  trop  de  bon  sens  pour  se  figurer  qu'un 
budget  considérable  puisse  s'établir  d'une  façon  solide  autre- 
ment que  par  une  suite  de  tâtonnements  et  d'essais  pratiques. 
Nous  aurions  donc  encore  ici  un  nouvel  exemple  du  souci 
constant  qu'avait  Christine  de  fonder  ses  enseignements  sur 
des  faits  recueillis  dans  la  vie  réelle  et  sur  l'observation  exacte. 


1.  Charles  V,  chap.  xv,  liv.  I. 

2.  Christine  raconte  comment  elle  se  renseignait  sur  la  vie  de  Charles  V. 
«  J'allais,    dit-elle,  par  diligent  information  enquérir,  a  ce  propos,  ce  que 

ne  sceusse  de  moy  mesme,  et  que  expédient   savoir  m'estoit ;    mais 

comme  de  ce  ne  sceusse  de  moy  parler,  fors  a  l'aventure  et  non  vivement, 
me  soye  informée  diligemment  de  chascun  d'eulx  par  ceux  qui  fréquentent 
et  qui  mieulx  le  doivent  savoir,  sages  dignes  de  foi  ».  Charles  V,  livre  II, 
ch.  XVII. 

5.  Marie  de  Blois,  duchesse  d'Anjou,  mourut    le  12   novembre  1404  à 
Angers. 


CHAPITRE  V 

LES  DÉPENSES    d'uN    MÉNAGE    BOURGEOIS    PROPORTIONNÉES 
A    LA    CHEVANCE    DU    AU   GAIN    DU    .MARI 

Le  second  point  de  renseignement  particulier  que  le  Livre 
des  Trois  Vcrius  donne  aux  fcnuiics  f estât  '  et  aux  bourgeoises-, 
touche  «  au  foit  de  menaige  ». 

«  Vous  devez  mettre  graiit  cure,  leur  dit-elle,  et  dilligence  de  dis- 
tribuer saigement  et  mettre  a  protïït  les  biens  et  la  chevance  que 
voz  maris  par  leurs  labours,  office  ou  rente  amassent  ou  pourchas- 
sent a  l'ostel  »  (456). 

Si  c'est  la  tâche  de  l'homme  de  «  acquerre  et  faire  venir  ens 
les  provisions  », 

«  c'est  le  devoir  de  la  temme  de  les  «  ordonner  et  despenser  par 
bonne  discrccion  et  ordre  convenable  ;  bien  adviser  que  gast  n'en 
puis  estre  tait,  ne  s'en  attendre  du  tout  a  la  maisnie,  ains  ellemesmes 
c'stre  dessus  et  s'en  prendre  souvent  garde  et  de  ses  choses  vouloir 
avoir  le  compte  »  (463). 

Si  riches  et  prospères  que  vous  soyez,  ne  tente/  pas  de  sortir 
de  votre  rang,  conseille-t-elle  aux  bourgeoises  et  aux  femmes 
d'état.  YotYQ  habit  est  bel  et  beau  à  qui  bien  le  porte,  et  les 

1.  Les  feiiDiies  d'eslal  sont,  d'après  le  LiiTc  des  Trois  Vertus,  celles  qui 
sont  mariées  aux  clers,  gens  de  conseil  de  rois  ou  de  princes,  ou  gardans 
justice  ou  en  divers  offices...  C'étaient  donc  les  fennnes  de  fonctionnaires 
du  xve  siècle. 

2.  Voici  comment  Christine  définit  la  classe  des  bourgeois  dans  son 
Livre  du  Corps  de  Pollicie  :  «  Bourc^eois  sont  ceux  qui  sont  de  nacion  ancienne 
en  lignaige  es  citez  et  ont  propre  surnom  et  armes  antiques,  et  sont  les 
principaulx  demourans  et  habitans  es  villes,  rentez  et  héritez  de  maisons  et 
de  manoirs  de  quoy  ils  se  vivent  purement,  et  les  appellent  les  livres  qui 
parlent  de  eulx,  ciloyens  ».  Bibl.  Nat.,  f.  IV.  1197,  toi.   96  v^. 


292  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

gens  de  bien  vous  estimeront  davantage  et  vous  feront  plus  d'hon- 
neur pour  vouloir  le  garder  tel  que  la  tradition  vous  le  fixe. 

Ces  qualités  médiocres  d'ordre  pratique  que  demande  le 
bon  gouvernement  d'un  ménage,  petit  ou  grand,  et  qui  con- 
sistent dans  un  habile  emploi  des  ressources  actuelles  et  dans 
une  sage  prévoj'ance  des  besoins  à  venir,  sont  restées,  dit-on, 
un  apanage  de  la  femme  française.  On  lui  a  fait  à  l'étranger 
la  réputation  de  savoir  tirer  parti  de  tout  et  de  faire  de  rien 
quelque  chose.  Mais  cette  discipline  a  été  acquise  par  des 
siècles  de  vie  un  peu  serrée  et  les  ménagères  de  1405  ne 
paraissent  pas  avoir  eu  déjà  l'habitude  d'observer  l'ordre  rigou- 
reux et  la  stricte  économie  qui,  plus  tard,  se  sont  insinués 
dans  les  mœurs  françaises.  D'ailleurs,  ce  sont  des  qualités 
((  peuple  »,  qui  ne  sauraient  fleurir  que  sur  un  sol  démocra- 
tique ;  elles  ne  pénètrent  dans  les  hautes  classes  que  par  suite 
d'infiltrations  plébéiennes. 

La  bourgeoise  surveillera  donc  incessamment  les  comptes 
de  son  ménage,  les  garnisons  qui  entrent  à  son  hostel  et  qui  v 
sont  employées  ;  elle  ne  s'en  tiendra  pas  au  rapport  de  ses  servi- 
teurs et  se  souviendra  qu'  «  //  nest  pour  voir  que  Tœil  du  maître.  » 

Cependant  dans  son  trop  grand  désir  d'accroître  sa  chevancey. 
elle  doit  bien  se  garder  de  se  laisser  aller  à  quoi  que  ce  soit  de 
repréhensible  ou  «  non  honneste  »  ;  «  et  se  elle  acheté  aux  foires 
lin  ou  chanvre  a  bon  marchié,  et  qu'elle  le  donne  a  filer  eiT 
ville  aux  povres  femmes  »,  qu'elle  paye  leur  travail  conscien- 
cieusement, ((  et  ne  retiengne  leur  paine  par  quelque  engingne- 
ment,  ou  par  sa  maistrise,  car  elle  se  dampneroit,  ne  ja  a  son 
prouffit  n'iroit  »  (469). 

Bourgeoises  et  femmes  d'estat  ne  doivent  tenir  estât  que 
selon  les  revenus  de  leurs  maris.  Les  vêtements  c  oultrageux,. 
tant  es  coustemens  comme  es  façons»  ne  leur  affierent,  car  c'est 
gastement  d'argent,  et  en  outre,  on  les  en  estimera  moins  si 
elles  s'y  adonnent  et  enfin  elles  seront  d'un  mauvais  exemple. 

«  Et  pour  ce,  mes  chieres  amies,  veu  que  ce  ne  vous  puet  riens 
valloir  et  beaucoup  nuire,  ne  vous  vœillez  en  telz  fafelues  trop 
déliter  »  (475). 


CHAPITRE  M 

LES  FEMMES  DES  MARCHANDS,,  CELLES  DES  METIERS  ET  CELLES 
DES  LABOUREURS,  COLLABORATRICES  DE  LEURS  MARIS  ET  GAR- 
DIENNES  DE   LEUR  CONSCIENCE. 

Les  femmes  des  marchands  et  celles  des  lahoiireiirs  ont  parti- 
culièrement dans  le  Livre  des  Trois  Vertus  la  responsabilité  de  la 
conscience  professionnelle  de  leurs  maris.  Sans  doute  elles  ont, 
comme  les  autres,  la  tâche  de  veiller  à  la  dépense  du  ménage, 
au  profit  de  la  chevance,  mais  encore  elles  ont  le  devoir  spécial 
d'empêcher  leurs  maris  de  forfaire  aux  lois  de  Thonneur  et  de 
l'honnêteté. 

Christine  établit  une  différence  entre  le  haut  commerce^  tel 
qu'il  est  pratiqué  à  \"enise,  à  Gênes,  dont  les  maîtres 

«  vont  oultre  mer  et  par  tous  pays,  ont  leurs  facteurs,  achettent  en 
gros  et  font  grans  fais,  et  puis  semblablement  envoient  leurs  mar- 
chandises en  toutes  terres  en  grans  fardeaus,  et  ainsi  gaingncnt 
grans  richesses  »  (495), 

et  les  gens  de  commerce  ordinaire, 

«  qui  achètent  en  gros  et  vendent  a  détail  pour  quatre  solz  de  den- 
rées, se  besoings  est  ou  pour  moins  »  (493). 

Les  premiers  sont  appelés  nobles  marcinius  et  leurs  femmes 
portent  avec  raison  grant  estât  ;  mais  celles  des  seconds, 

«  quov  qu'elles  prennent  les  estas  des  haultes  dames  ou  des  prin- 
cesses, si  ne  le  sont  mie,  ne  on  ne  les  v  appelle,  ains  ne  perdent 
point  le  nom  de  marchandes  ou  femmes  de  marchans,  voirt  telz 
que  on  les  appelleroit  en  Lombardie  non  mie  marchans  mais 
revendeurs  ■  »  (498). 

I.  Christine  traduit  ici  le  riiemlitori  it.ilien. 


294  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

Il  est  donc  ridicule  qu'elles  s'affublent  de  riches  robes,  de 
beaux  bijoux,  de  fourrures,  qu'elles  aient  des  chambres  de 
parement  comme  celle  de  la  gisant  et  qu'elles  se  livrent  à  «  de 
superflus  despens  de  festes,  de  baigneries,  de  disners,  d'assem- 
blées j)  (496),  et  toutes  «telles  fanfelues».  Elles  seront  cause 
quelque  jour, 

par  leur  presiiiiipcioii  cl  non  sens,  que  le  roy  chargera  leurs  maris 
«  d'aucune  ayde  ou  taille  par  cov  elles  ne  se  alassent  point  comparer 
a  la  royne  de  France,  qui  gueres  plus  n'en  teroit  », 

selon  le  charitable  conseil  émis  en  la  chambre  de  la  reine  (419), 
par  quelque  seigneur  irrité  de  ce  luxe  prétentieux. 

Les  femmes  des  marchands  travailleront  à  leur  salut  en  se 
«  gardant  d'escandes  et  de  barats  en  leurs  marchandises  contre 
leurs  prochains  »  (502).  «  Dieu  a  en  abhomination  mauvais 
pois  et  balance  frauduleusement  meue  '  »,  écrit  vers  le  même 
temps  Jacques  Legrand,  paraphrasant  les  Proverbes. 

La  vigilance  des  rois  ne  cesse  de  veiller  sur  les  poids  et 
mesures  des  marchands,  sur  les  dimensions  légales  des  draps 
et  des  toiles,  sur  la  qualité  des  marchandises,  pour  prévenir 
ou  punir  les  mille  et  une  manières  qu'ont  toujours  eues  ceux 
qui  vendent  de  tromper  ceux  qui  achètent  -.  Les  ordonnances 
sont  précises  et  minutieuses  ;  les  sergens  du  roi  parcourent 
les  marchés,  les  foires,  entrent  dans  les  boutiques,  saisissent 
les  draps  étirés,  le  sel  mouillé,  les  cierges  ou  chandelles  qui 
n'ont  point  le  poids,  ou  qui  sont  faites  de  graisse  de  porc  au 
lieu  de  suif  de  mouton  ;  ils  brisent  les  fousses  mesures,  brûlent 
les    marchandises   frauduleuses  5,    murent,     par    représailles, 

1.  Livre  lU's  Bonnes  Meurs,  Proi'.  XX,  v.  10. 

2.  «  a  une  aune  achaste  et  vende 
Son  drap  nc'tirs;ene  n'estcnde  ». 

Quatrain  CCXXIII. 
c<  Dras  corz  por  Ions  et  veil  por  nof 
Trie  por  porc,  vache  por  bot".  » 

Quatrain  CCXXXI. 
Le  Livre  des  yLuiiires. 

3.  Etahlisseniens  de  Siiiul  Louis,  III,  93,  182,  condamnent  les  «  faus  draps 
a  estre  bruslés  ». 


LES    FEMMES    DES    MARCHANDS,    ETC.  295 

échoppes  et  ateliers et   la  fraude  continue  et  prospère'. 

Maistre  Guillaume  Joceaume,  dont  l'honorabilité  est  sujette 
à  caution,  expose  les  principes  de  sa  confrérie  : 

347  ft  Or  n'est  il  si  fort  entendeur 
Qui  ne  treuve  plus  fort  vendeur. 
Ce  trompeur  la  est  bien  bec  jaune 
QjLiant  pour  vingt  et  quatre  solz  l'aulne 
A  prins  drap  qui  n'en  vault  pas  vingt  -.  » 

Il  est  curieux  de  voir  que  la  rancune  contre  le  marchand  de 
mauvaise  foi  s'attachait  aussi  à  sa  marchandise.  Les  marchan- 
dises difamees  étaient  parfois,  avant  d'être  détruites,  exposées 
au  pilori.  On  a  même  vu  toute  une  communauté  frappée 
d'interdit  parce  que  l'un  de  ses  membres  avait  exposé  des  mar- 
chandises sophistiquées.  «  Ainsi,  un  drapier  de  Saint-Omer  avait, 
en  14 10,  porté  aux  foires  de  Champagne  des  draps  fabriqués 
dans  cette  ville,  et  vendu  ces  draps  à  un  prix  égal  quoiqu'ils 
tussent  de  longueurs  différentes.  Il  fut  banni  de  ces  foires 
sous  peine  de  mort,  et  défense  fut  faite  à  tous  les  marchands 
de  Saint-Omer  de  s'y  présenter  de  nouveau  '.  » 

De  même  que  Christine  a  établi  une  hiérarchie  dans  le 
commerce,  de  même  elle  admet,  à  bon  droit,  dans  les  métiers 
des  rangs  de  mérite.  Elle  sait  qu'il  v  en  a  «  où  l'artisan  est  un 

1.  Il  faut  lire  la  spirituelle  anecdote  qu'Olivier  Maillart  conte  à  ses 
ouailles  pour  leur  peindre  l'imposture  des  marchands  de  Paris  :  «  Un  jour, 
dit-il,  un  honnête  homme  eut  la  pensée  de  visiter  toutes  les  maisons  de 
commerce  de  la  capitale  pour  voir  s'il  pourrait  découvrir  dans  quelqu'une 
une  once  d'équité  et  de  sincérité  ».  Il  se  rend  chez  l'ort'évre.  «  Cherchez 
plus  loin  )),  lui  dit  celui-ci.  Il  va  chez  l'aubergiste,  chez  le  marchand  de  blé^ 
chez  le  boulanger  :  «  Nous  ne  tenons  point  telle  marchandise  »,  répondent- 
ils.  Il  poursuit  sa  recherche  chez  l'épicier,  chez  le  mercier,  chez  le  boucher, 
chez  le  drapier,  chez  l'acquéreur  de  terres,  etc.,  mais  partout  sans  succès. 
»  Ecœuré  et  navré  par  cette  longue  et  désespérante  tournée  à  travers  les  bas- 
fonds  et  les  coulisses  du  commerce,  l'honnête  homme  rentre  chez  lui  en 
se  disant  que  l'équité  est  la  seule  marchandise  introuvable  à  Paris  ».  La 
Chaire  et  la  Société  française  au  XV^  siècle,  par  l'abbé  Samouillan,  p.  285-7, 
Paris,  1891. 

2.  Maistre  Pierre  PatheJin,  Bibliotheca  Romanica,  Strasbourg,  s.  d. 

3.  Histoire  de  T Industrie  fratiçaise,  p.  45,  A.  Monteil,  Paris,  1872. 


296  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

artiste  '  »,  et  d'autres,  où  une  intelligence  moyenne,  ou  même 
inférieure,    aidée   de    l'expérience,  peut    suffire    à    l'ouvrier. 

«  Mais  non  pourtant  que  les  mestiers  sont  plus  honnestes  les  uns 
que  les  autres,  sicomme  orphevre,  broudeur,  serrurier,  armurier, 
tapisseur  et  autres  plus  que  ne  sont  maçons,  cordouanniers  et  telz 
semblables  »  (552). 

Les  femmes  de  tous  ceux  qui  labourent,  femmes  des  hommes 
de  mestier  ou  des  laboureurs,  sont  tenues  d'exercer  leur  vigi- 
lance sur  leur  maisnie.  La  plupart  du  temps,  elles  n'ont  qu'une 
meschine  pour  les  aider  dans  les  grosses  besognes  ou  bien 
elles  font  elles-mêmes  tout  leur  ouvrage.  Mais  par  leur  activité, 
leur  esprit  alerte,  elles  peuvent  mettre  à  profit  le  gain  du  mari  : 
«  A  toutes  appartient  que  elles  soient  très  songneuses  et  dilli- 
gentes,  se  chevance  veullent  avoir  par  honneur,  de  solliciter 
leurs  maris  et  leurs  ouvriers  de  eulx  prendre  matin  a  la 
besoigne  et  tart  laissier  »  (533). 

Elles  doivent  mettre  les  mains  à  la  pâte,  apprendre  ce  qu'elles 
peuvent  du  métier  afin  d'être  capables,  en  l'absence  du  maître, 
de  distribuer  l'ouvrage  aux  ouvriers  et  «  de  les  reprendre  se  ils  ne 
font  bien  »  (534). 

Les  marchés  ne  se  concluront  pas  sans  que  la  femme  y 
apporte  son  grain  de  perspicacité,  afin  que  son  mari  ne  s'y 
fasse  duper  par  une  «  trop  grant  confiance  ou  trop  grant  con- 
voitise ». 

«  Et  luy  admonnestera  que  il  n'entreprengne  riens  ou  il  puist 
perdre,  et,  que  le  moins  qu'il  peut,  face  de  créances,  s'il  ne  scet 
bien  ou  et  a  qui  »  (555). 

Elle  sollicitera  les  ouvriers  à  l'ouvrage,  les  gardera  (faiseuse, 
«  car  par  ouvriers  mal  songneux  est  souventes  fois  desers  le 
maistre  »  (554). 

«  Avec  ce,  doitadmonnester  son  mary  que  ilz  vivent  si  sobrement 
I.  Fahliaiix,  p.  93,  M.  Bcdier,  Paris,  1895. 


LES    FEMMES    DES    MARCHANDS,    ETC.  297 

que  la  despence  ne  passe  le  gaaingne  »,  «  et  se  gardera  de  tant  de 
compaignies  faire  par  villes,  ne  trotcr  a  ses  pèlerinages,  trouvez 
sans  besoing,  qui_  ne  sont  tous  fors  despens  sans  nécessité  »  (537). 

Ne  voilà-t-il  pas  cette  femme  humble  passée  au  rang  d'as- 
sociée du  mari  ?  Et  n'est-ce  pas  une  des  conditions  de  leur 
bonheur  que  cette  communauté  d'intérêts  et  d'occupations  ? 
Ces  femmes  d'artisans,  prêtes  à  devenir  les  dociles  élèves  de 
leurs  maris  avant  de  devenir  leurs  collaboratrices,  ne  possédaient 
certainement  pas  l'habileté  du  métier  que  seul  un  appren- 
tissage de  plusieurs  années  pouvait  donner;  mais  elles  acqué- 
raient, par  l'exercice,  la  connaissance  de  la  qualité  du  travail 
et  étaient  initiées  aux  secrets  '  de  la  fabrication.  En  cas  de 
veuvage  -  elles  étaient  à  même  de  continuer  les  affaires  ;  elles 
héritaient  des  droits  au  travail  du  défunt,  gardaient  son  enseigne 
et  tâchaient  de  maintenir  intact  le  bon  renom  de  sa  maison. 
C'est  ce  qui  explique  comment,  dans  les  comptes  du  temps,  on 
Trouve  tant  de  femiues  relieresses,  orfèvre resses,  ferroiinieres, 
serrurières  ou  mercières. 

Rappelons  que  sur  les  cent  métiers  énumérés  par  Etienne 
Boileau,  trois  sont  dévolus  aux  femmes  :  ce  sont  ceux  de  file- 
resses  de  soie  a  grans  fuseaux,  fileresses  de  soie  a  petis  fuseaux, 
et  fabricantes  de  chapeaux  d'orfrois  '. 

«  Les  simples  femmes  de  labour  es  vilaiges,  auxquelles  n'est 
mestier  de  detfendre  les  grans  paremens  ne  oultrageux  habis,  car  de 
ce  sont  bien  gardées  »,  (5 88) 

1.  On  appelait  secrets  \cs  procédés  de  t'abrication  propres  à  cliaque  corpo- 
ration et  jalousement  gardé.s. 

2.  I'  Il  leur  était  permis  dans  le  veuvage  de  tenir  ouvroir  et  de  faire  tra- 
vailler dts  compagnons  ou  valets,  mais  à  la  condition  expresse  qu'elles  res- 
teraient veuves.  Elles  étaient  déchues  de  leurs  droits  si  elles  épousaient  un 
homme  étranger,!  la  profession  ».  Histoire V Industrie  française,  t.  I,  p.  25, 
A.  Monteil,  Paris,  1872. 

5.  Dans  les  statuts  de  1268,  ces  ouvrières  s'intitulent  feseresses  de  cha- 
peaux d'or  et  fesseresses  de  cJiapeaux  d'orfreis.  •<  La  corporation  était  surtout 
■composée  de  femmes,  mais  l'on  n'en  excluait  pas  les  hommes  »,  dit  A.  Fran- 
klin dans  son  Dictionnaire  historique  des  Arts,  Métiers  et  Professions  exercées 
dans  Paris  dis  le  trei:iiinie  sièch\  Paris,  1906,  article  ch,ipeliers  d'orfrois, 
page  144. 


298  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

ont  une  tâche  sommaire  au  fait  du  budget,  car  leur  chevance  se 
compte  plus  par  têtes  de  bétail  et  par  boisseaux  de  froment  que 
par  sols  et  par  deniers.  Elles  peuvent  cependant  l'accroitre  par 
une  bonne  direction  de  leur  ménage  et  par  une  participation 
à  la  fois  effective  et  morale  aux  travaux  de  leurs  maris.  «  Elles 
mesmes  leur  doivent  aider  en  ce  qu'elles  peuent  '  »  (594). 
On  rencontre  dans  un  manuscrit  avant  appartenu  au  duc  de 
Berry  -  d'exquises  miniatures  représentant  des  paysannes 
fanant,  moissonnant,  boitant,  comme  on  en  voit  encore  au- 
jourd'hui dans  nos  provinces.  Ce  sont  des  femmes  bien  taillées, 
aux  attitudes  aisées,  qui  se  Iivrent,sous  le  ciel  bleu,  à  l'air  libre, 
dans  la  bonne  senteur  des  herbes  ou  de  la  terre  fraîchement 
remuée,  à  un  travail  qui  absorbe  leurs  forces  sans  les  accabler. 

La  poésie  pathétique  des  paysans  de  Barbizon  ou  la  vision 
farouche  de  La  Bruyère  n'ont  jamais  effleuré  l'âme  simple  de 
Christine  de  Pisan.  Elle  ne  s'attendrira  pas  plus  sur  le  sort  de 
ces  femmes  penchées  vers  la  terre  que  sur  celui  de  la  petite 
boutiquière  assise  derrière  son  comptoir  ou  de  la  brodeuse 
courbée  sur  son  métier.  Le  travail  est  la  loi  de  ce  monde  ; 
personne  ne  saurait,  sans  décheoir,  s'y  dérober.  C'est  encore  ici 
l'un  des  beaux  points  de  la  doctrine  de  notre  auteur  :  elle  pro- 
clame la  beauté  et  la  vertu  saine  du  travail  ;  que  ce  soit  le 
travail  vigoureux  du  corps,  ou  le  travail  agile  et  ingénieux  des 
doigts,  ou  le  noble  travail  de  la  pensée,  son  effet  moral  est  le 
même  pour  chacun,  bienfaisant  pour  tous.  Que  bénie  soit  la 
mémoire  de  cette  Française  du  xn-^  siècle  qui  a  osé  parler  libre- 
ment de  la  noblesse  du  labeur  et  qui  en  a  donné  un  exemple 
si  digne  et  si  touchant  ! 

L'état  de  laboureur  est  au  moyen  âge  le  plus  infime.  Les 
gens  des  mestiers  forment  les  jambes,  et  les  laboureurs,  les 
pieds  ^//  corps  de  PoJlicie  kM:hïs  Christine  montre  avec  douceur 


1.  Columelle  recommande  aussi  à  la  femme  du  méta\-er  «  d'aider  son 
mari  dans  certaines  fonctions  ».  De  Rf  Rustica,  trad.  par  Saboureux  de  la 
Bonneterie,  ch.  viii,  p.  76,  Paris,  1772. 

2.  Léopold  Delisle,  Cabiuet  des  Manuscrits,  III,  192. 

3.  Le  Livre  du  Corps  de  Poil icie,  Bibl.  Xat.,  f.  fr.  1 197,  fol.  loi  v^. 


LES    FEMMES    DES    MARCHANDS,    ETC.  299 

les  avantages  des  simplettes  femmes  des  villaiges  à  celles  qui 
seraient  tentées  de  les  desprisier. 

«  Comment  qu'elles  soient  nourries  communément  de  pain  bis, 
de  lait,  de  lart,  de  potaige,  et  d'eaue  abuvrees,  et  que  assez  de  peine 
troyent,  est  leur  vie  plus  sceure  et  mesmes  en  plus  grant  souftisance 
que  telles  sont  bien  haultes  assises  »  (588). 

En  effet,  pour  qui  connaît  la  saveur  des  légumes  qui  com- 
posent le  menu  ordinaire  de  la  table  du  simple  paysan,  la  fraî- 
cheur des  œufs,  l'intégrité  du  lait,  l'arôme  du  fruit  cueilli  sur 
la  branche,  ces  produits  de  même  nom,  servis  sur  la  table  du 
citadin,  semblent  venir  d'une  terre  abâtardie  ou  d'animaux 
anémiés.  Christine  en  avait-elle  déjà  fait  la  décevante  expé- 
rience en  1405  ? 

Elle  veut  relever  l'humilité  de  leur  tâche  par  la  grandeur 
du  rôle  qu'ils  remplissent  en  ce  monde.  Par  eux,  dit-elle, 

«  il  est  nécessité  que  le  monde  soit  secouru  ou  labour  qui  est  pour 
la  substantacion,  vie  et  nourrissement  de  toutte  créature  humaine  » 
()90- 

Et  dans  son  Livre  de  Pollicie,  elle  prend  encore  leur  défense 
devant  le  préjugé  commun  : 

«  Nonobstant  que  assez  de  gens  les  desprisent  et  foullent,  si  sont 
ils  de  tous  les  estas  les  plus  nécessaires  ;  ils  sont  les  cultivateurs  des 
vins  dont  est  repeue  et  nourrie  créature  humaine  et  sans  lesquelz 
le  monde  mortel  fauldroit  en  peu  de  temps.  » 

Ils  sont  les  pic~,  ajoute-t-elle,  car,  en  effet,  ils  soutiennent  tout 
le  corps  de  Pollicie  ' . 

Eustache  Deschamps  a  lui  aussi  plus  d'une  fois  exprimé  sa 
sympathie  pour  ceux  qui  vont  a  la  bise.  Il  rend  honneur  au 
labour  de  la  terre  :  «  Chascun  est  hardi  en  son  art.  »  Il  fliit 
«  croistre  et  venir  les  biens  -  »  si  utiles  à  la  vie. 


1.  //'/(/.,  fol.  108  yo. 

2.  Ballade,  13 12,  I.  Chaut  royal,  577, 


300  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

La  cautèle  du  paysan  et  son  âpreté  au  gain  ne  sont  pas 
insoupçonnées  de  Christine.  Elle  confie  à  sa  femme  la  charge 
de  veiller  à  ce  qu'elles  n'outrepassent  pas  les  limites  d'une 
prudence  honnête  : 

«  Si  vos  maris  labeurent  terres  pour  autruv,  qu'ils  le  facent  bien 
«  et  lovaument,  comme  pour  eulx  meismes  ;  et  se  c'est  a  moison  ', 
qu'ils  paient  leur  maistre  du  forment  qui  ara  creu  en  la  terre  et  non 
mie  mesler  seigle  avœc  et  faire  entendant  que  autre  n'a  rendu  -  » 
(6ii).  «  Qu'ils  ne  mucent  pas  les  bonnes  brebis  ne  les  meilleurs 
moutons  chiez  les  voisins  pour  paier  le  maistre,  quant  vient  au 
partaige,  des  pires  ;  ne  facent  acroire  que  mortes  soient  par  lui 
monstrer  les  peaux  des  autres  bestes  ;  ne  le  paient  des  pires  toisons 
des  laines,  ne  mauvais  conte  ne  lui  rendent  de  ses  voitures  ne  de 
ses  choses  ou  de  sa  volaille  »  (Ibid.). 

Ce  laboureur  que  connaissait  Christine  avait,  lui  aussi,  plus 
d'un  tour  dans  son  bissac  et  Thibaut  Aignelet  qui  c  faisoit 
mourir  et  périr  ses  bestes  toutes  saines  » 

1538  Par  les  assommer  et  ferir 

De  gros  bastons  sur  la  cervelle  3...  » 

ne  l'aurait  pas  désavoué  pour  compagnon. 

Le  joug  du  seigneur  s'était  fait  si  pesant  sur  ses  pauvres 
hostes  que  ceux-ci,  pour  recouvrer  une  part  plus  équitable  du 
fruit  de  leurs  peines,  étaient  passés  maîtres  prévaricateurs  et 
que,  pour  tout  vilain,  c'était  pain  bénit  que  d'accrocher  quelque 
petit  profit  au  détriment  du  châtelain. 


1 .  «  Se  il  met  taulses  mesures  en  sa  terre  ou  s'il  va  son  stigneur  dcf- 
fiant,  ou  s'il  pesche  eu  ses  estangs  ou  s'il  emble  ses  connins...  ce  engendre 
action  de  perdre  ses  meubles  au  profFit  de  son  seigneur  ».  Soiiniie  rurale, 
fol.  77  ro. 

2.  Avone  porrie  por  saine. 

Quatrain  CCXXX. 
Livre  des  Manières. 

3.  Maistre  Pierre  Patlidiii,  Biblioth.  roman,  Strasbourg. 


LES    FEMMES    DES    MARCHANDS,    ETC.  3O) 

1 120  «  Li  est  avis,  por  veir. 

Que  se  il  puet  del  riche  aveir, 
Cornent  que  seit,  n'est  pas  pcché  '.  » 

C'était  une  revanche  presque  glorieuse  de  la  longue  oppres- 
sion qui  se  formulait  en  ce  dicton  : 

«  Ci  le  me  foule,  foule,  foule. 
Ci  le  nie  foule,  le  vilain  -  ». 

II  lui  falsifiait  son  blé,  lui  volait  ses  brebis,  se  régalait  de  ses 
grasses  oies,  substituait  de  vieilles  voitures  et  des  outils  hors 
d'usage  à  ceux  qui  lui  avaient  été  remis  en  bon  état.  Quand 
il  s'agissait  de  biner  la  vigne  du  maître  ou  de  sarcler  ses 
avoines,  ou  de  fumer  ses  oiirhes,  il  n'y  allait  que  pour  sauver 
les  apparences.  Cevoi.sin.  si  complaisant  pour  receler  les  plus 
belles  brebis  et  les  meilleurs  moutons  afin  de  tromper 
l'ennemi  commun,  on  le  volait  à  son  tour  à  la  première  occa- 
sion. Fallait-il  de  bons  madriers  pour  «  lever  une  maison  »  ? 
on  allait  la  nuit  lui  couper  ses  chênes  dans  son  bois  '  ;  on 
lui  lâchait  des  bêtes  dans  ses  «  prez  ou  gaignages  »  ;  on  lui 
maraudait  ses  fruits,  on  lui  rompait  les  haies  de  son  courtil 
pour  lui  enlever  ses  plus  belles  têtes  de  choux. 

«  Ne  ne  seuffrent  leurs  enfms  »,  enjoint  Christine  aux  femmes 
des  laboureurs,  «  rompans  hâves  pour  en  autruv  courtilz  embler 
roisins  par  nuit  ou  par  jour,  ne  autres  fruitaiges  »  (61 1). 

Ces  larcins  répétés  d'objets  en  nature  aguerrissaient  la  cons- 
cience du  laboureur  qui  s'enhardissait,  délit  plus  grave,  à 
subtiliser  de  l'argent  au  maître.  «  Et  quant  ils  sont  commis 
pour  leurs  maistres  de  prendre  des  ouvriers,  se  ils  les  louent 
six  blancs  +  le  jour,  ne  facent  mie  a  croire  que  sept  coustent.  » 

1.  Le  Besaiit  de  Dieu  par  Guillaume  Alexis.  Cité  par  Langlois  dans  Lit 
Société  dît  XI Ih  siècle. 

2.  Cité  page  291  des  Fabliaux  de  M.  J.  Bédier. 

5.  Le  méfait  devait  être  commun  puisqu'il  fait  le  sujet  d'une  loi  spéciale 
recueillie  dans  la  Somme  Rurale  de  Jean  le  Boutillier.  Voir  fol.  73  v°  : 
Res.  F.  1248,  Bibl.  Xat.  :  «  De  maisonner  d'autruv  matière  ». 

4.  Le  blanc  était  une  petite  monnaie  d'une  valeur  de  5  deniers.  Il  y  avait 


302  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

Notre  madré  laboureur,  en  prélevant  un  blanc  par  ouvrier  loué 
pour  la  saison  des  gros  travaux,  se  ferait  ainsi  une  somme 
rondelette  ',  avec  laquelle  il  pourrait  acheter  une  provision  de 
sel  de  Paris,  une  bonne  cotte  de  futaine  pour  sa  femme  et  un 
joli  chaperon  pour  sa  fille. 

Les  gens  d'église  et  même  les  séculiers  se  lèvent  comme  un 
seul  homme  pour  dénoncer  les  tricheries  du  paysan  vis-à-vis 
de  Dieu  même  !  On  lui  prêche  :  «  Vilain,  paie  ta  disme  au 
Seigneur!  »  Et  la  loi  l'y  oblige.  Il  ne  peut  donc  s'y  dérober. 
Il  laissera  sur  son  champ  la  quotité  de  gerbes,  dans  son 
verger  celle  de  fruits,  au  moulin  la  fu'ine,  au  four  banal  le 
pain..:  que  réclame  impérieusement  l'Eglise  de  chacun  de  ses 
enfants  \  Mais  les  fruits  offerts  à  Dieu  sont  avariés  et  les  gerbes 
ont  été  au  préalable  secouées  dans  l'aire  et  soulagées  de  leurs 
grains  les  plus  lourds. 


12  deniers  dans  i  sol.  Donc,  la  journée  de  ces  ouvriers  se  montait  à 
30  deniers,  c'est-à-dire  2  sols  6  deniers.  En  1396,  un  fosseour  qui  foue  les 
terres  ou  les  fosses  n'a  gagné  en  une  semaine  que  XII  deniers  et  ses  des- 
pens,  dit-il.  Son  ami,  le  closier,  qui  a  foué  un  jardin  et  planté  des  choux, 
porre,  perséles,  sauge,  réplique  :  «  Je  n'ai  gaaigné  ce  semavne  que  troys 
deniers  et  mes  despens,  mais  je  gaaignai  la  derraine  semavne  que  fut,  de 
ce  chief  autant  ».  Manière  de  langage,  ch.  iv,  édit.  de  M.  Paul  Mever. 

1.  D'après  les  indications  de  M.  le  vicomte  d'Aveuel,  le  sou  en  141 2 
valait  G  fr.  34  de  notre  monnaie.  En  admettant  donc  que  le  laboureur  eût 
loué  au  nom  de  son  maître  12  ouvriers  pour  les  moissons,  soit  pour 
2  semaines,  ilnurait  ainsi  prélevé  174  blancs  =  60  sous  =  20  fr.  40  de 
notre  monnaie. 

2.  La  dîme  ne  correspondait  pas  à  la  dixième  partie  du  revenu  ;  elle 
variait  entre  la  treizième  et  la  vingt  et  unième  partie,  selon  les  lieux  et  les 
produits  auxquels  elle  s'appliquait.  Position  des  thèses  de  l'Ecole  des 
Chartes,  année  1893.  Z-rt  Classe  agricole  tJans  le  diocèse  de  Troyes,  par  Arbois 
de  Jubainville. 

M.  Rosières  (Lrt  Société  an  moyen  âge,  Paris,  1880,  2  vol.,  p.  129,  t.  II), 
distingue  trois  sortes  de  dîmes  :  le  droit  de  grosses  dîmes,  par  lequel  l'abbé 
exigeait  la  dixième  partie  des  produits  des  champs  et  des  vignes  ;  le  droit 
de  menues  dîmes,  par  lequel  il  prélevait  la  dixième  partie  du  rapport  annuel 
des  bestiaux,  des  volailles  et  des  vergers  et  le  droit  de  prémices,  par  lequel  il 
demandait  aux  artisans  soit  le  trentième  ou  le  soixantième  de  leurs  béné- 
fices, soit  quelque  produit  de  leur  industrie. 


LES    FEMMES    DES    MARCHANDS,    ETC.  303 

«  Il  secœrt  sa  jarbe  en  l'aire 
Ainz  qu'il  veille  sa  disme  faire. 


Sor  autres  estes  pecheor 
Se  vers  Die  estes  tricheor  ', 


se  lamente   l'évèque  de  Rennes.  Cette  tricherie  était  si  com- 
mune que  la  «  gerbe  de  fouarre  »  était  passée  en  proverbe  -. 

Christine  réprouve  ces  agissements.  «  Les  bonnes  femmes 
doivent  acointier  leurs  maris  que  ilz  s'en  gardent  »  (594). 
Qu'elles  se  guident,  eux  et  leurs  maris,  d'après  ce  principe 
général  «  qu'ils  ne  tollent  a  autrui  ne  que  /7.t  voldroient  que 
on  leur  tollist  »  (595).  Quant  à  leurs  dîmes,  c'est  un  devoir 
religieux  essentiel  «  qu'ils  les  paient  a  Dieu  lovaument  et  non 
des  pires  choses  »  (595). 


1.  Lii're  des  Miinières,  IV,  quatrains  189  et  197. 

2.  ^"oir  Xicot  :   Thresor  de   la    Langue  fratiçoyse,  Paris,  1606,  à  l'article 

fouarre. 


HUITIEME  PARTIE 


DEVOIRS  ET  CONNAISSANCES  SPECIALES 
DE  LA  DAME  TERRIENNE 


CHAPITRE  PREMIER 

CAPRICE     DE     VIE     RUSTIQUE;    LE     «  PETIT-TRIAXON  »    d'iSABEAU 

Ces  enseignements  aux  femmes  des  laboureurs  nous  donnent 
un  aperçu  sur  la  vie  des  gens  de  la  campagne.  Le  chapitre 
qui  traite  des  devoirs  des  «  dames  et  damoiselles  demourans 
en  leurs  manoirs  ou  sur  leurs  chasteaux  »  le  complète,  et  nous 
fournit  une  sorte  de  traité  d'économie  rurale  au  commen- 
cement du  xv^'  siècle.  Christine  n'avait  certes  pas  la  prétention 
d'enseigner  au  gaigueur  la  manière  de  tenir  sa  charrue  ou  de 
nourrir  ses  bœufs,  ni  à  sa  femme  comment  sarcler,  courtiller, 
ou  tondre  ses  brebis.  Il  en  était  tout  autrement  de  la  dame 
noble  qui,  pour  faire  valoir  ses  terres,  devait  se  mettre  à  une 
nouvelle  école. 

Il  y  avait  au  moment  de  la  composition  du  Livre  des  Trois 
Vertus  quelques  traités  d'agriculture  et  d'économie  rurale  et 
domestique  que  Christine  a  mis  à  profit  '.  De  plus,  elle  fit  appel 
à  son  don  d'observation,  à  son  jugement  et  à  une  certaine 
connaissance  qu'elle  devait  avoir  de  la  vie  et  des  mœurs  de  la 
campagne.  Son  Dit  de  Poissy-  et  surtout  celui  de  la  Pastonre  >■ 
révèlent  un  sens  fin  de  la  fraîcheur  des  prés  et  des  bois,  et 
une  justesse  et  une  sincérité  de   perception  des  sentiments  et 

1.  RiiraVudii  coiiiniodondii  de  Pierre  de  Crescens,  traduit  scuis  (iliarles  V 
sous  le  titre  de  Livre  des  Projjils  champeslres. 

De  Propiietatibus  reruiii  de  frère  Bartholomé  de  Glanville,  cordeiier 
anglais,  dont  Jehan  Corbichon  traduisit  les  dix-neuf  premiers  livres. 

Le  Bon  Bercrier  de  Jehan  de  Brie. 

Elle  connaissait  en  outre  le  De  ReRusIied  de  Colunielle  et  elle  lui  a  fait  des 
emprunts  certains. 

2.  Œuvres  Poêliqiies,  t.  II. 

3.  Ibid. 


3o8  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

des  émotions  de  la  bergerette  et  de  ses  rustiques  compagnes 
qui  ne  sauraient  être  que  le  fruit  d'impressions  éprouvées  par 
l'auteur  et  d'observations  recueillies  au  milieu  même  des 
scènes  agrestes  qu'elle  décrit.  Il  y  avait  de  plus  vers  l'an  1400  à 
la  cour  de  France  un  certain  engouement  pour  la  vie  des 
champs.  Isabeau  a  eu,  elle  aussi,  son  Pclit-Triaium,  plus  simple 
sans  doute  et  plus  vraiment  rustique  que  celui  de  Versailles 
car,  au  xV-'  siècle,  la  littérature  française  n'avait  pas  encore  été 
dotée  d'une  Nouvelle  Asîrce  ni  d'opérettes  de  bergerie.  En  1397, 
Charles  M  avait  donné  à  la  reine  une  résidence  de  Saint-Ouen 
appelée  la  Noble  Maison,  dont  le  luxe,  paraît-il,  éclipsait  celui 
du  château  de  \'incennes,  sujet  de  l'admiration  et  de  l'envie 
des  hôtes  étrangers  qui  y  passaient.  Mais  Isabeau  n'était  point 
satisfaite  encore,  (elle  ne  le  fut  jamais)  ;  elle  désira  posséder 
une  ferme  «  pour  esbattemens  et  plaisance  »,  où  elle  pût  jouer 
à  la  fermière  avec  ses  dames  favorites.  Le  4  mars  1398, 
Charles  VI  acquiert  pour  elle,  au  prix  de  4.000  écus  d'or, 
d'un  bourgeois  de  Paris,  Gilles  de  Clamecy  et  de  Catherine,  sa 
femme,  «  certains  héritages  assis  et  situés  à  Saint-Ouen,  avec 
granges,  estables,  bergerie,  colombier  et  tout  le  pourpris  ', 
villes  et  isles,  et  une  immense  étendue  de  champs  -.  »  Isabeau 
donne  à  cette  maison  des  champs  le  nom  de  Hostel  des  Bergeries. 
Elle  va  s'v  livrer  momentanément  à  des  caprices  de  vie  rus- 
tique et  ainsi  la  simplicité  relative  de  cette  retraite  donnera 
un  nouvel  assaisonnement  à  ses  jouissances  ordinaires  de  luxe 
effréné.  «  Elle  v  ht  faire  aucun  labourage  et  nourrir  de  la 
volaille  et  du  bétail  '.  » 

Serait-il  téméraire  de  supposer  que  ce  caprice  pour  la  vie 
des  champs  qui  avait  saisi  Isabeau,  reine  de  la  mode,  aurait 
entraîné  à  sa  suite  les  belles  dames  de  la  haute  noblesse  et  que 
celles-ci  voulurent  aussi  avoir  à  portée  de  Paris  quelque  maison 
de  plaisance  pour  aller  y  jouer  à  la  fermière  ? 


1.  Le  pourpris  est  un  jardin. 

2.  Arcli.  Nat.,  AK,  KK,  LI,  fol.  190  \-°. 

3.  Ibid.,  N,  JJ,  154,  fol.  20. 


CAPRICE    DE    LA    VIE    RUSTIQUE  3O9 

Si  cela  était,  Christine  pouvait  s'appesantir  sur  les  occu- 
pations champêtres  de  la  dame  demonrant  en  son  manoir,  comme 
elle  l'a  fait,  sans  craindre  d'ennuyer  sa  noble  clientèle,  et 
surtout  sans  encourir  le  reproche  d'avoir  l'entendement  ntraJ. 
Et  serait-ce  extraordinaire  que  ce  xv^  siècle,  tombé  dans  un 
état  navrant  d'immoralité  et  qui  avait  atteint  le  dernier  raffi- 
nement de  luxe,  eût  montré  le  goût  qu'on  a  constaté  à  toutes 
les  époques  de  décadence,  où  l'esprit  de  l'homme  blasé  se  sent 
invinciblement  attiré  vers  la  vie  simple  et  purificatrice  des 
champs  et  des  bois  ? 


CHAPITRE  II 


ECONOMIE    RURALE 


Cependant,  ce  n'est  pas  par  un  retour  en  arrière  vers  la 
saine  rudesse  de  la  vie  des  chevriers  et  des  laboureurs  primitifs 
que  Christine  nous  transporte  dans  les  campagnes  de  France. 
Christine  de  Pisan  n'avait  pas  l'âme  pastorale.  Elle  est  mue, 
au  contraire,  par  une  ferme  volonté  de  faire  face  au  présent  ; 
par  un  désir  généreux  et  énergique  de  l'améliorer  par  une 
activité  soutenue  et  par  une  intelligente  direction  des  affaires. 
Son  laboureur  tracera  allègrement  des  «  sillons  droits  et  omne- 
ment  fais  »  ;  il  donnera,  sans  compter  sa  peine,  toutes  les  façons 
aux  vignes.  Son  berger  conduira  ses  brebis  dans  les  champs 
maigres  ;  il  les  gardera  de  trop  ardant  soleil  '  et  de  pluye  %  il 
les  aimera,  les  guérira  de  la  rongne  et  ne  se  montrera  point 
«  despiteux  »  envers  elles  mais  en  sera  «  droit  maistre  »  ;  il  ne 
les  assommera  pas  à  coups  de  bâton,  car  c'est  ainsi  qu'  «  ils  les 
font  mourir  quant  ils  vueillent  en  despit  de  la  maistresse  ou 
du  maistre  »  (413),  comme,  par  exemple,  faisait  maître  Thi- 
bault avec  les  brebis  de  Guillaume  Joceaume  : 

1091   11  est  vray  et  vérité,  sire, 
Q.ue  je  les  y  ai  assommées, 
Tant  que  plusieurs  se  sont  pasmees. 
Maintes  fois  se  sont  cheues  mortes 


1.  Le  bon  bergier  «  les  doit  unibrager  et  refroidir  soubz  ung  ourmel  ou 
tilleul  ou  autre  arbre  spacieux  »,  p.  45.  Le  Bon  Beroier.  de  Jean  de  Brie, 
édit.  par  P.  Lacroix,  Paris,   1879. 

2.  «  La  pluie  est  contraire  et  nuvsit  aux  oeilles  et  les  fait  descroistre  et 
empirer  ».  Ibid.,  p.  47. 


ECONOMIE    RURALE  3II 

Tant  fcusscnt  ils  saines  et  fortes. 
Et  puis  je  luv  faisove  entendre, 
Affin  qu'il  ne  m'en  peust  reprendre, 
Qii'ilzmouroient  de  la  clavelee  ■.  » 

Mais  Thibault  l'Aignelet  n'avait  pas  les  qualités  requises 
pour  être  «  droit  bon  bregier.  »  Jehan  de  Brie,  qui  a  auto- 
rité pour  parler  sur  la  matière,  puisqu'il  avait  été  jugé  digne, 
à  l'âge  de  quatorze  ans,  d'avoir  deux  cents  brebis  portières  sous 
ses  soins,  le  veut  de  «  bonne  meurs^  sobre,  chaste  et  débon- 
naire. Il  doit  eschever  la  taverne  et  tous  lieux  deshonnestes  -.  » 
Il  n'admet  pas  que  les  brebis  soient  frappées  de  «  verges, 
bastons,  de  corgies  %  ne  d'autres  manières  de  basteures  qui  les 
pourroient  blecier  ou  froissier,  car  ils  en  descroisteroient  et 
seroient  maigres  et  chestives  +.  » 

La  baronne  sur  ses  terres  ira  visiter  ses  «  bleds  sur  le  meu- 
rir  >  »,  et  quand  elle  verra  les  épis  dorés  à  point,  elle  «  bail- 
lera son  aoust  a  soyer  a  compaignons  bons,  fors  et  dilligens, 
et  a  eux  marchandera  a  argent  ou  a  bled  »  (412).  Puis  elle  fera 
rentrer  les  lourdes  gerbes  et  les  «  fera  battre  en  grange  »  par 
ses  varlets  aux  jours  d'hiver  quant  il  fera  «  trop  fort  temps 
dehors  ». 

Elle  ira  se  promener  «  à  tout  une  de  ses  femmes  »  par 
devers  ses  grans  prairies  et  frais  herbages  »  pour  y  faire 
«  cueillir  »  les  foins  en  bonne  saison  et  s'asseurer  qu'on  y 
tient  «  foison  de  bestes  a  cornes.  »  Elle  parcourra  ses  «  bos- 
caiges  »  et  voudra  v  avoir  des  «  haras,  qui  sont  prouffitables 
choses.  » 


1.  Maistre  Patbclin,  V.  1091-1099. 

2.  Le  Bon  Bergier,  p.  69. 

5.  «  Les  corgies,  explique  l'auteur,  sont  faites  de  trois  lanières  decuyrou 
de  trois  cordeles  menues  pour  corriger  et  chastier  les  brebis  en  temps  deu  ». 

4.  Ihiii.,  p.  43. 

5.  Columelie  recommande  de  faire  la  moisson  dès  qu'elle  sera  mûre  et 
avant  qu'elle  soit  brûlée  par  les  chaleurs  du  soleil  d'été,  dès  que  les  blés 
sont  uniformément  jaunis,  recommandations  que  Christine  rend  heureuse- 
ment par  son  expression  «  être  sur  le  meurir  ».  Op.  cit.,  ch.  xxi,  p.  177. 


312  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

«  Qu'elle  se  voise  souvent  esbattre  '  aux  champs  pour  vcoir 
comment  ilz  labeurent...  et  qu'elle  soit  songneusede  les  faire  lever 
matin.  Ne  se  atende  a  nul,  se  elle  est  droitte  mesnaigiere,  ains 
elles  mesmes  se  lieve  et  affuble  une  houppelande,  voise  a  la  fenestre 
et  huche  tant  qu'elle  les  voye  saillir  dehors,  car  de  ce  sont  ilz  vou- 
lenticrs  paresseux  »  (410). 

Il  n'y  a  rien  d'un  dilettante  dans  ces  occupations  de  la 
baronnesse  sur  ses  terres.  Ce  n'est  pas  une  grande  dame  qui 
va  se  récréer  aux  champs  ou  rêver  dans  d'ombreux  paysages. 
C'est  la  propriétaire  qui  inspecte  ses  domaines,  soucieuse  d'une 
exploitation  productive  et  de  la  prospérité  de  sa  maison. 

«  Pour  ce  que  les  chevaliers,  escuvers  et  gentilz  hommes 
voyagent  et  suivent  guerres,  est  convenable  a  leurs  femmes  que 
elles  soient  saiges  et  de  grant  gouvernement,  et  voient  cler  en  leurs 
fais,  pour  ce  que,  le  plus  du  temps,  elles  demeurent  a  leurs  mes- 
naiges  sans  leurs  maris,  qui  a  court  sont,  ou  en  divers  pays  »  (405). 

Tout  le  faix  du  gouvernement  retombe  donc  sur  elle.  Elle 
porte  les  inombrables  soins  de  la  mère  de  famille,  de  la  maîtresse 
d'une  maisnie  nombreuse,  de  la  (hiifie  d'un  domaine  étendu. 

S'il  n'y  avait  pas  cet  air  de  méchante  humeur  qui  rend  la 
ménagère  d'Eustache  Deschamps  si  peu  aimable,  nous  pour- 
rions transporter  dans  notre  manoir  cette  matrone  affairée  du 
Miroir  dé  Mariasse  : 

1793  J'ay  le  soing  de  tout  gouverner; 
Je  ne  sçay  pas  mon  piet  tourner 
Qii'en  vint  lieux  ne  f;)ille  respondre. 
L'un  me  dit  :  «  Les  brebis  faut  tondre  »  ; 
L'autre  dit  :  «  Les  aigneaulx  sevrer  ». 
L'autre  :  «  Il  faut  es  vignes  ouvrer  »  ; 
L'autre  s'en  va  a  la  charrue  ; 
L'autre  dit  :  «  Getter  fliult  en  rue 


I.  Que  le  maître,  dit  Columtllc,  aille  souvent  visiter  ses   champs.    Op. 
cit.,  ch.  II,  liv.  I,  p.  38. 


ECONOxMIE    RURALE  313 

Les  vaches  Liprès  lu  vachicr;  » 
L'autre  dit  :  «  Il  faut  escorchier 
Un  buef  qui  s'est  laissé  mourir  »  ; 
L'autre  dit  :  «  Il  faut  recouvrir 
Es  estables  et  sur  la  grange.  » 

De  l'argent  huit  pour  le  hergier, 
Du  bief  pour  porter  au  moulin  ; 
Or  faut  pourveance  de  vin. 
De  l'uille,  des  fèves,  des  poys; 
Or  taut  du  lin  et  de  la  chanvre 
Et  un  cuir  qui  ne  soit  pas  tanve 
Pour  solers  et  pour  estivaux  '...  » 

Pour  remplir  dignement  son  rôle,  il  faut  à  cette  dame  ter- 
rienne des  connaissances  spéciales.  Il  lui 

«  afiiert  a  estre  très  bonne  maisnagiere  ;  qu'elle  se  congnoisse  de 
labour  ;  en  quel  temps  -  et  en  quelle  saison  on  doit  donner  as  terres 
les  foçons  3  ;  de  quel  manière  est  le  meilleur  que  les  sillons  aillent 
selon  l'assiette  du  ghcret  4,  s'il  est  en  pays  secq  ou  moiste,  et  de  la 
parfondeur  i  »  (409). 

Elle  doit  savoir  quand  il  faut  semer  à  point  *'  et  quel  grain 
la  terre  désire;  quelles  cultures  conviennent  en  terres  grasses 
ou  moistes  '  ;  où  semer  ses  avoines  et  que  faire  de  sa  récolte. 


1.  Miroir  de  Mdrias:c,  Hustachc  Deschamps,  t.  IX,  Œuvra  coiiiplitcs,  éd. 
G.  Raynaud. 

2.  Columelle  au  livre  II,  ch.  iv,  p.  108,  fixe  le  temps  des  labours. 

5.  Ihid.,  p.  110,  indique  les  façons  à  donner  aux  terres,  ainsi  qu'au 
ch.  VI  du  même  livre  et  livre  III,  ch.  v  et  xni,  pour  la  vigne. 

4.  IhicL,  ch.  IV,  1.  II,  p.  III,  donne  des  conseils  sur  la  direction  des  sil- 
lons selon  l'assiette  des  lieux. 

5.  Ibid.,  livre  II,  ch.  11,  p.  96  :  Il  faut  examiner  le  champ  avant  de  le 
cultiver;  voir  s'il  est  sec  ou  humide,  s'il  est  garni  d'arbres  ou  pierreux,  etc., 
et  on  lit  de  même  dans  Le  Livre  des  Proffits  chaiiipestres,  W  :  «  Qiii  veut 
ouvrir  et  labourer  un  champ,  il  doit  considérer  se  il  est  moiste  ou  sec  ». 

6.  //'/(/.,  livre  II,  ch.  iv,  les  p.  107  et  108  parlent  de  la  manière  de  semer 
et  quand  il  faut  le  faire. 

7.  Ibid.,  livre  II,  ch.  11,  p.  93,  explique  que  certaines  plantes  se  plaisent 


314  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

«  Peu  se  vendent  »,  mais  si  elle  est  sage,  «  des  beufs  en 
engraissera  dont  fera  grant  argent  quant  seront  gras  '  »  (414). 
Ses  gaignages  et  ses  bois,  bien  mis  en  valeur,  ne  satisferont 
pas  encore  notre  ambitieuse  propriétaire.  Les  gros  travaux  finis, 
((  elle  embesoignera  ses  varlets  a  copper  ses  saussoyes  ou  coul- 
droies  et  faire  eschalas  -,  a  copper  bois...  ou  a  deffrichier  quelque 
champ  »  (415)-  Elle  tiendra  ses  femmes  les  chainberieres  cons- 
tamment occupées  :  car  il  ii'csl  chose  plus  gaste  en  iiiig  bosiel  que 
mai  s  nie  oyseuse  : 

«  elle  les  fera  penser  du  bestail,  de  fliire  a  mengicr  as  laboureurs, 
et  des  laitages,  sarcler  les  courtilz,  aller  a  l'herbe  et  estre  crottées 
jusques  aux  genoulx  »  (415). 

Voici  un  tableau  peint  d'après  nature.  Christine  a  dû  ren- 
contrer elle-même  au  bord  des  chemins,  revenant  des  ouches 
avec  leur  charge  d'herbes  fraîches  ces  chamberieres  «  crottées 
jusqu'aux  genoulx  »,  de  la  terre  humide  de  rosée  qui  s'est  atta- 
chée à  leurs  sabots  et  à  leurs  cottes. 

La  noble  dame  aura  la  sagesse  de  la  fourmi,  et  dès  les  beaux 
jours  préparera  pour  occuper  sa  maisnie  en  hiver,  une  provision 
de  travail  qui  aura  le  louable  but  de  garder  celle-ci  à'oyseitsc  et 
en  même  temps  de  lui  rapporter,  à  elle,  un  clair  revenu  :  «  elle 
fera  cultiver  des  chanvres  par  ses  fourmiers  et,  a  ces  soirs  d'hi- 
ver, ses  servantes  teilleront  et  fileront  pour  en  faire  de  grosses 
toiles  »  (413).  Les  toiles  fines,  celles  qu'elle  emploiera  pour 
ses  hôtes  d'honneur,  pour  ses  lits  de  parement,  ne  seront  rien 
moins  que  des  toiles  de  Reims  ou  de  Troves  ;  celles  qui  seront 
converties  en  fines  touailles  et  doubliers  viendront  de  Venise 
et  le  beau  linge  de  corps  se  taillera  dans  de  la  toile  de  Hol- 

dans  les  campagnes,  d'autres  sur  les  collines  et  d'autres  encore  sur  les  sols 
gras. 

1.  Ibid.,  livre  I,  cli.  vi,  p.  45,  enseigne  quels  sont  les  terrains  propres 
aux  pâturages  pour  le  gros  bétail  et  lesquels  pour  le  petit. 

2.  Columelle  veut  que  le  propriétaire  ait  ses  collines  couvertes  d'oliviers, 
de  vignes  ou  d'arbres  dont  il  tirera  des  échalas  pour  la  vigne  ;  il  veut  aussi 
qu'il  ait  des  sources  vives  pour  arroser  ses  jardins  et  ses  saussaies.  Op.  cit., 
ch.  VI,  p.  40. 


ECONOMIE    RURALE  315 

hinde.  Elle  ira  les  acheter  aux  foires,  ou  bien  son  seigneur  le 
baron  lui  en  rapportera  de  Paris  des  coffres  pleins  qu'il  lui 
offrira  en  présent  '. 

Elle  se  connaîtra  aussi  dans  l'élevage  des  brebis  afin  de  tenir 
le  bergier  sous  sa  main.  «  Et  qu'elle  soit  présente  au  tondre  et 
que  ce  soit  en  saison  -  »  (414). 

«  Elle,  et  ses  filles  et  damoiselles,  se  embesoignera  de  drapper,  de 
trier  celle  laine  et  sortir  ;  mettra  les  collés  et  la  fine  a  part  pour  faire 
fins  draps  pour  son  mari  et  pour  elle,  et  pour  vendre  se  mcstier 
est  ;  des  gros,  pour  les  petits  enfans  et  pour  ses  femmes  et  maisnie, 
et  fera  couvretures  des  gros  bourdons  de  la  laine  »  (416). 

Ainsi,  voilcà  la  maisonnée,  maîtres  et  serviteurs,  nourrie, 
chauffée,  vêtue,  grâce  aux  soins  prévoyants  de  la  dame,  des 
produits  de  la  terre  et  par  le  travail  commun.  Le  reste  des 
provisions  sera  vendu  «  a  bon  proffit  »,  ainsi  que  les  nourri- 
tures qu'on  élève  dans  les  étables,  les  chevaux  qu'on  tire  des 
haras  et  les  bœufs  «  engraissés  en  crèche  ».  Il  sera  facile  décou- 
vrir les  frais  de  vêtements  plus  élégants,  qu'on  tiendra  en 
réserve  pour  les  jours  de  fêtes  et  d\'stal,  et  de  pourvoir  aux 
dépenses  de  voyages  ou  de  représentation  du  seigneur;  la  dame 
trouvera  amplement  de  quoi  remplir  sa  bourse  pour  dons  et 
aumônes  et,  avec  les  revenus  du  cens,  les  rentes,  il  lui  restera, 
pour  mettre  en  trésor,  des  sommes  où  elle  puisera  pour  faire 
face  aux  dépenses  extraordinaires,  comme  le  mariage  d'une 
fille,  la  chevalerie  d'un  fils,  les  guerres  du  mari  ou  peut-être  sa 
rançon. 


1.  1292    «  Encor  vov  je  que  leurs  maris, 

Quant  ilz  reviennent  de  Paris, 
De  Reins,  de  Rouen  ou  de  Trêves, 
Leur  apportent  gans  ou  courro\'es, 
Pelices,  anneaulx,  tremillez, 
Tasses  d'argent  ou  gobclcz 
Pièces  de  cuevrecliiés  entiers  ». 
Miroir  de  Mariage,  t.  IX. 

2.  Jehan  de  Brie  nous  dit  que  k  brebis  doivent  estres  tondues  en  ma}-  car 
lors  est  la  laine  meure-»,  p.  102. 


3l6  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

«  Et  ceste  vove  tenir  a  saige  mesnagiere  rcnt  aucunes  fois  plus 
de  pourfit  que  mesmes  la  droitte  revenue  de  la  terre  ',  sicomnie  le 
savoit  bien  f;iire  la  sage  et  prudente  mesnaigicre,  contasse  de  Eu, 
mère  du  bon  josne  conte  qui  mourut  au  voyage  de  Honguerie,  qui 
n'avoit  point  de  honte  elles  mesmes  de  s'employer  en  tout  hon- 
neste  labour  de  maisnage,  tant  que  plus  valloit  par  an  le  prouffit 
qui  en  vssoit  que  toute  la  revenue  de  sa  terre  »  (4^7)- 

La  comtesse  d'Eu  -,  la  mère  du  hou  jeune  conte,  qui  daignait 
s'employer  en  tout  honneste  labour  de  ménage,  n'était  pas  un 
mince  personnage  dans  la  France  de  Charles  VI.  Elle  était  de 
très  haute  noblesse  et  la  plupart  des  baronnes  pouvaient  suivre 
son  exemple  sans  crainte  de  déroger.  Christine  ne  devait  pas 
pas  faillir  à  invoquer  ce  nom  d'un  si  puissant  exemple  dans  sa 
thèse  pour  le  travail. 


1.  Les  revenus  d'un  seigneur  se  composaient  des  droits  féodaux,  des 
produits  des  domaines,  vente  des  récoltes,  pèche  des  viviers,  coupe  des 
bois,  élève  du  bétail.  La  choit  te  levemie  consistait  dans  le  cens,  rente  sei- 
gneuriale et  foncière  dont  l'héritage  était  chargé.  Il  se  payait  en  argent  ou 
en  nature  ;  dans  le  revenu  de  la  ceiisc,  ferme  ou  métairie  seigneuriale  que 
l'on  donnait  à  ferme  movennant  une  redevance  annuelle  ;  de  Vt)ostetage, 
redevance  qu'on  pa\-ait  au  seigneur  pour  avoir  le  droit  de  logis  sur 
sa  terre  ou  de  louer  des  maisons  ou  -  des  boutiques  sur  ses  marchés. 
L'hôte  était  un  fermier  par  usufruit  (précaire  ou  perpétuel).  Il  avait  l'obliga- 
tion d'une  rente  annuelle  et  était  tenu  de  payer  une  taille  quand  son  sei- 
gneur était  captif.  A  côté  de  ces  principaux  revenus  réguliers,  le  seigneur 
jouissait  de  beaucoup  d'autres  droits  compliqués  qui  lui  rapportaient  bon 
profit. 

2.  Elle  avait  épousé  le  petit-fils  du  fameux  Robert  d'Artois,  Jean,  qui 
était  rentré  en  grâce  sous  Jean  le  Bon,  et  pour  qui  le  comté  d'Eu  avait  été 
érigé  en  pairie.  Son  fils  Philippe  avait  eu  l'honneur  d'épouser  Marie  de 
Berrv,  fille  de  Jehan,  la  propre  cousine  de  Charles  VI  ;  malgré  sa  jeu- 
nesse, il  avait  reçu  l'épée  de  connétable  de  France. 


CHAPITRE  m 


DROIT    USUEL 


La  dame  terrienne  est  en  outre,  en  l'absence  de  son  mari,  maî- 
tresse souveraine  ;  elle  a  en  main  le  gouvernement  des  hommes 
comme  l'administration  des  propriétés.  Parmi  ses  censiers,  il 
pourra  s'en  trouver  d'assez  desloyatix  et  fourbes  pour  profiter  de 
son  ignorance  et  se  faire  réduire  leur  rente  sous  des  prétextes 
fallacieux  ;  des  bostes  madrés  qui  tenteront  de  transformer  subti- 
lement leur  hoslclagc  précaire  en  hostelas;e  perpétuel  ;  des  engigiieitx 
mainmortables,  à  l'affût,  pour  détruire  leurs  couvents  avec  le 
seigneur.  Elle  aura  aussi  des  voisins  convoiteux  qui  guetteront 
le  moment  de  lui  «  pourchassier  encombriers  »  et  d'empiéter 
sur  les  limites  de  ses  domaines  et  sur  ses  droits,  ou  un  suzerain, 
ou  des  officiers  du  roi  qui  chercheront  à  la  léser  dans  ses  privi- 
lèges et  prérogatives  :  Qui  terre  a  guerre  a  !  Il  faut  donc  qu'elle 
sache  de  son  estre. 

«   Il  lui   appartient  qu'elle  soit  toute  aprise  en  drois  de  fietz,  d'ar- 
ricrc-Jiefs',  de  censures-,  de  droittures',  de  chanipars^,  de  prinses 


1 .  De  tenir  un  anieic-fief  si  est  comme  quant  on  tient  aucun  tief  par 
seconde  ou  tierce  main.  Soimne  rurale,  fol.  140  vo. 

2.  Censures,  ensemble  des  droits  de  cens  sur  les  terres  d'un  fief. 

3.  Droittures,  possession  directe,  sans  intermédiaire  et  sans  redevances. 

4.  Chanipart.  En  droit  féodal,  c'était  une  redevance  foncière  consistant 
dans  une  certaine  quotité  de  fruits  qui  se  recueillait  sur  la  terre  grevée.  On 
prélevait  ce  droit  avant  l'enlèvement  de  la  récolte.  Voir  Estai'!,  de  saint 
Louis,  IV,  77. 

Léopold  Delisle  définit  avec  précision  le  chanipart  en  Normandie  :  «  Dans 
les  tcnurcs  dites  ùi  chainpart,  ou  tel  rage  ou  à  la  gerbe...  le  seigneur  restait 
associé  aux  chances  du  laboureur.  Sa  rente  était  proportionnée  tous  les 
ans  au  produit  de   la  terre  <>.  Sa  portion   n'était   pas  partout   uniforme    et 


3l8  LE    LIVRE    DES   TROIS    VERTUS 

de  pluiseurs  mains  ',  et  de  toutes  telz  choses  qui  sont  en  droit  de 
seigneurie,  selon  les  coustumes  de  divers  pavs.  Et  pour  ce  qu'il  est 
plain  de  gouverneurs  de  terres  et  de  juridicions  de  seigneurs  qui 
voulentiers  trompent,  doit  estre  de  tout  ce  advise  et  bien  s'en 
prengne  garde  »  (407). 

Notre  baronne  pouvait  faire  son  instruction  de  droit  soit 
d'après  les  leçons  de  quelque  bailli  expérimenté,  soit  d'après 
les  ouvrages  de  vulgarisation  qui  depuis  quelques  années  com- 
mençaient à  enrichir  les  bibliothèques  :  la  Soiiinie  rurale  de 
Jean  de  Boutillier,  le  Graiit  coustumier  dit  de  Charles  Jl  de 
Jacques  d'Ableiges,  rédigé  entre  1387  et  1389,  ou  encore  le 
Coustumier  de  Jean  le  Coq. 

Ces  notions  de  droit  usuel  que  revendique  Christine  ont  été 
introduites  depuis  peu,  et  à  titre  facultatif,  dans  nos  programmes 
de  l'enseignement  secondaire  des  jeunes  filles.  Si  les  légis- 
lateurs de  nos  écoles  avaient  connu  le  Livre  des  Trois  Vertus 
et  vu  leur  innovation  déjà  mise  en  pratique  au  xV  siècle, 
peut-être  auraient-ils  été  moins  circonspects  dans  son  mode 
d'application  au  xx''  siècle.  Les  jeunes  Françaises  entreraient 
ainsi  dans  le  monde  avec  une  idée  moins  nuageuse  des  lois  qui 
vont  les  régir  toute  leur  vie. 

Cette  époque  nous  a  laissé  le  nom  de  deux  femmes  qui  se 
sont  distinguées  dans  la  jurisprudence  :  La  Noi'eîîa,  cette  fille  de 
Boulongne-Ia-Grasse,  que  cite  Christine  dans  sa  Cité,  «  qui 
avoir  estudié  si  avant  es  loix  que  elle  alloit  lire  en  chavere  » 
aux  écoliers  de  l'université  quand  son  père  en  était  empêché, 

pouvait  consister  dans  la  sixième,  la  dixième  ou  la  douzième  partie.  Le 
champart  était  une  cause  de  vexation  pour  le  laboureur,  car  celui-ci  devait 
rentrer  les  gerbes  du  seigneur  avant  de  pouvoir  serrer  les  siennes  dans  sa 
grange,  les  laissant  exposer  aux  intempéries.  Dans  plusieurs  fiefs,  les  tenan- 
ciers rachetèrent  cette  sersiaide  par  une  rente  connue  sous  le  nom  d\ir- 
rihe-clMiiipart.  La  Chuse  agricole  en  Xonnaiulie,  Paris,  1903,  pages  48  et  4^. 
I.  Droit  de  réquisition,  forme  de  droit  de  gîte,  dit  Godefroy  (Glossaire 
d£  raucieii  fraiiçois),  définition  peu  satisfaisante.  Par  prises  d£  plusieurs  mains, 
Cliristine  de  Pisan  veut  dire  les  titres  ou  droits  de  possession  divers,  selon 
qu'il  y  avait  tnainmise,  main  assise  ou  main  hfée,  ou  main  souveraine,  main 
de  justice,  main  bournie  ou  main  morte. 


DROIT    USUEL  319 

et  Eléonore  de  Siirdaigne,  qui  prit  une  si  gmnde  part  à  la 
rédaction  du  Code  qui  depuis  régit  sa  principauté  qu'on  lui 
donna  en  son  honneur  le  nom  de  Constitution  d'Eléonore  '. 

I.  C'est  encore  le  Code  qui  régit  l;i  Sanlaigne  aujourd'hui.  Il  fut  publié 
le  jour  de  Pâques  1395.  Voir  Xotice  Littéraire  sur  ï Ambassade  au  Juge  d'Ar- 
borée, publiée  par  J.  A.  Buchon,  Paris,  1841,  dans  CIjoix  de  CJironiques 
et  Mémoires. 


CHAPITRE    IV 


DROITS    D  ARMES 


Les  baronnesses  demeurant  en  leurs  chasteaux  ou  es  fors,  ou 
villes  fermées  ont,  par  leur  situation  et  par  la  responsabilité  qui 
en  découle,  une  autre  étude  à  faire  :  celle  des  droits  d'armes. 

«  Il  n'est  pas  doubte  que  il  appartient  a  tout  baron,  se  il  veult 
cstre  honnourez  en  son  degré,  que  le  mains  du  temps  soit  sur  ses 
manoirs  et  en  son  propre  lieu,  car  suivre  armes,  la  court  de  son 
prince  et  voyagier  sont  ses  offices  '.  Or  demeure  la  dame,  sa  com- 
paigne,  laquelle  doit  représenter  son  lieu,  et,  quoi  qu'il  ait  assez 
baillis,  prevost,  receveurs,  gouverneurs,  il  affiert  que  souveraine- 
ment soit  principale  sur  tous  »  (400). 

Les  routes  ont  beau  être  en  mauvais  état,  peu  sûres,  les 
hôtelleries  rares  et  détestables,  les  voyages  longs  et  pénibles, 
rien  n'empêchera  notre  grand  seigneur  de  voyager  avec  sa 
suite,  traînant  le  plus  souvent  derrière  lui  sa  vaisselle,  ses 
tapisseries,  sa  literie.  Il  faut  aller  à  la  cour,  comme  dit  Christine, 
sous  peine  de  passer  pour  rural  -,  suivre  les  armes,  se  rendre  aux 
joutes,  aux  tournois,  à  Paris,  en  Angleterre,  dans  les  Flandres, 
en  Allemagne...  être  partout  enfin,  excepté  dans  son  tranquille 
manoir  «  se  on  vuelt  estre  honouré  en  son  degré  ».  Quand  on 
suit  les  allées  et  venues  d'un  duc  de  Bourbon,  de  Bourgogne, 
d'Orléans,  d'Anjou,  etc.,  on  se  demande  à  quelle  source 
leurs  corps  d'acier  avaient  puisé  une  telle  endurance.  «  Philippe 


1.  XoLiveim  témoignage  à  ajouter  à  ceux  qu'on  a  déjà  rassemblés  sur  la 
fréquence  des  vovages  au  mo\en  âge. 

2.  Voir  le  Bulletin  Hispanique,  juillet-septembre  1910. 


DROITS    D  ARMES  32  I 

le  Hardi  mourut  comme  il  avait  vécu,  en  voyageant  '.  »  C'est 
ce  qu'on  pourrait  dire  de  la  plupart  des  seigneurs  de  ce  temps 
et  également  de  beaucoup  de  dames  nobles. 

La  dame,  si  souvent  et  si  longtemps  seule  maîtresse  de  la 
baronnie,  doit  avoir  ceiir  d'hoiiimc  : 

<f  C'est  qu'elle  doit  saivir  les  droits  d'armes  et  touttes  choses  qui  y 
affierent,  affiii  que  elle  soit  preste  de  ordonner  ses  hommes,  se 
besoing  est,  et  le  sache  faire  pour  assaillir  ou  pour  deffendre,  se  le 
cas  s'y  adonne  ;  prendre  garde  que  ses  fortresses  soient  bien  garnies 
se  elle  est  en  aucun  double,  ou  ains  que  elle  emprengne,  aucune 
lois  essaye  ses  gens  et  saiche  de  leurs  courages  et  voulentez  ains  que 
trop  se  fie  »  (402). 

Il  est  certain  que,  dans  l'esprit  de  beaucoup,  les  droits  d'armes 
ne  sont  pas  du  ressort  de  la  femme.  En  général  une  telle 
science  serait  aussi  ridicule  qu'inutile.  Aussi  Christine  ne  la 
demande-t-elle  qu'aux  dames  baronnessesexposées,  en  l'absence 
de  leurs  maris,  aux  attaques  d'ennemis  armés,  de  bandes  de 
routiers  pillards,  ou  à  un  coup  de  main  quelconque  de  la  part 
de  gens  d'armes  en  quêtes  d'aventures.  Ce  n'était  pas  pour  rien 
que  les  châteaux  féodaux  dressaient  sur  le  faîte  des  collines 
leur  formidable  architecture,  si  solide,  que  plus  tard  les  boulets 
de  Louis  XIII  venaient  s'y  figer  et  que  les  mines  de  Mazarin 
ne  pouvaient  qu'y  creuser  quelques  misérables  fissures  -.  A 
l'extérieur,  ils  se  hérissaient  de  fer  derrière  leur  enceinte  de 
fossés,  de  remparts,  et  leur  protection  de  ponts-levis  et  de 
herses.  A  l'intérieur,  la  distribution  ingénieusement  compliquée 
du  logis,  le  labyrinthe  des  galeries  souterraines,  les  portes 
secrètes,  les  puits,  tout  était  combiné  encore  pour  déjouer  la 
trahison  et  la  surprise. 

1.  Introduction,  v,  à  Itinéraiies  des  ducs  de  Bourgocrne,  de  E.  Petit  Pa- 
ris, 1888. 

2.  On  voit  encore  à  Pierrcfonds  quelques  éraflures  causées  par  les  bou- 
lets de  Louis  XIII  et  l'un  de  ceux-ci  à  demi  encastré  dans  la  muraille.  Et  à 
Coucy,  les  centaines  de  barils  de  poudre  que  Mazarin  avait  destinées  à  faire 
tomber  la  tour  centrale,  ne  purent  l'ébranler  et  ne  parvinrent  qu'.i  y  tracer 
quelques  capricieuses  lézardes. 


322  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

La  châtelaine,  née  derrière  ces  tours,  s'habituait  peu  à  peu, 
par  un  contact  journalier  avec  les  chevaliers,  à  l'art  de  les 
défendre.  C'était  une  initiation  de  tous  les  instants.  Elle  savait 
où  porter  l'effort  de  la  défense  et  prévoyait  d'où  viendraient 
les  coups  de  l'attaque. 

Combien  de  femmes  «  au  courage  d'homme  »  cette  époque 
de  guerre  incessante  n'a-t-elle  pas  vues  se  lever  à  l'heure  du 
danger  et  partir  en  armes  à  la  rencontre  de  l'ennemi,  ou  lui 
faire  échec  des  remparts  d'une  forteresse,  ou  présider  aux 
armées  !  Ainsi  les  deux  Jeannes  dans  la  guerre  qui,  depuis,  a 
porté  leur  nom,  Perrette  de  la  Rivière,  dame  de  La  Roche- 
Guyon  '  qui,  réduite  enfin  par  les  armées  anglaises,  malgré 
son  héroïque  résistance,  tint  une  conduite  si  noble  devant 
Henri  V,  son  vainqueur.  Félibien  nous  donne  le  nom  d'une 
autre  femme  guerrière  :  la  dame  de  Mortagne  qui,  en  1404, 
résista  en  Saintonge  à  une  troupe  de  Français  et  soutint  brave- 
ment le  siège.  Éléonore  de  Sardaigne,  morte  en  1403,  avait  con- 
duit en  personne,- avant  de  présider  au  conseil  de  ses  juriscon- 
sultes, des  armées  contre  ses  sujets  révoltés  et  les  avait  vaincus; 
et  l'histoire  du  Danemark  compte  parmi  ses  glorieux  souve- 
rains la  fameuse  Marguerite,  «  la  Sémiramis  du  Nord  -  »  qui 
joignait  l'énergie  d'un  grand  homme  aux  grâces  et  aux  qualités 
de  la  femme. 

Le  peuple  aussi  a  produit  ses  héroïnes,  la  Grant  Margot,  par 
exemple,  dont  parle  Cabaret  d'Oronville,  dans  la  campagne 
de  Flandres  en  1382  :  «  Si  fut  le  capitaine  Jacques  d'Artewelde 
mort,  et  sa  bannière  abattue  que  portoit  une  femme  armée, 
appelée  la  Grant  Margot,  qui  illec  demeura  morte  '.  »  Puis 
enfin,  Jeanne  d'Arc,  la  plus  illustre  de  toutes  et,  un  peu  plus 

1.  La  France  pendant  la  guerre  de  Cent  Ans,  Siméon  Lucc,  Paris,  1890- 
1894  et  Histoire  de  Charles  VII,  tome  I,  p.  143,  de  VoUet  de  Viriville. 

2.  Elle  régna  sur  la  Xorwège  en  1363  après  son  mariage  avec  le  roi 
Haquin  et  mourut  en  1412  reine  de  Norwège,  de  Danemark  et  de  Suède. 
C'est  elle  qui  fit  rédiger  le  fameux  Acte  d'Union  en  1397,  qui  liait  à  per- 
pétuité ces  trois  pa}'s. 

3.  Vie  de  Louis  de  Bourbon,  ch.  Lvi,  publiée  dans  le  Panthéon  Litli'r.. 
édit.  Buchon,  Paris,  1841. 


DROITS    D  ARMES  323 

tard,  Jeanne  Hachette.  Les  contemporains  d'Enguerrand  VII  de 
Coucv  ont  été  sans  doute  moins  étonnés  que  nous  ne  le 
sommes  à  la  vue  de  cette  salle  magnifique  édifiée  à  la  gloire 
des  neuf  Prciiscs  ',  le  digne  pendant  d'une  autre  salle  non 
moins  belle,  celle  des  neuf  Preux  -.  Les  noms  des  Prenscs 
étaient  empruntés  à  l'antiquité  :  Tamaris,  Hippolyte,  Sémi- 
ramis,  Panthasilée,  etc..  mais  ils  auraient  pu  être  tirés  des 
Chroniques  de  France  et  de  la  mémoire  même  des  hommes 
de  guerre. 

La  dame  baronnesse,  selon  Christine,  sera  donc  poiirveiic 
en  cas  de  guerre  : 

«  Elle  prendra  garde  comment  elle  pourra  fournir  ains  que  son 
seigneur  viengne,  et  quel  finance  elle  en  a  et  puet  avoir  pour  ce 
faire  »  (482). 

Elle  ne  manquera  donc  de  rien,  ni  de  garnisons  dans  ses  cel- 
liers, greniers  et  salles  d'armes,  ni  d'argent  pour  entretenir  le 
courage  et  fortifier  la  loyauté  de  ses  hommes.  Elle  se  mon- 
trera ferme  avec  eux,  les  tiendra  au  courant  de  ce  qui  sera 
délibéré  au  conseil,  et,  la  confiance  secondant  la  discipline, 
elle  viendra  mieux  à  bout  de  sa  tâche.  Elle  assayera  ses  gens, 
surveillera  les  opérations  du  gouverneur  et  des  chefs,  car  la 
foi,  en  ces  jours  de  discordes,  n'était  pas  toujours  solide  >  et 
devant  une  belle  promesse  de  l'ennemi,  la  vertu  vacillante 
aurait  pu  lever  herses  et  pont-levis,  ou  négliger  de  garder  la 
bouche  d'un  puits  ou  l'issue  d'une  galerie. 

1.  Cette  salle  avait  été  édifiée  en  1586-87.  Il  reste  dans  le  musée  lapi- 
daire du  château  de  Coucy  un  beau  fragment  de  tête  de  l'une  des  Pieuses. 
Elle  a  un  large  front,  des  \'eux  ouverts  et  bien  fendus,  l'arcade  sourcilliére 
bien  dessinée  ;  elle  porte  un  chapeau  d'orfèvrerie  et,  sur  ses  tempes,  les 
truffeaux,  à  la  mode  du  jour. 

2.  C'est  peut-être  la  salle  des  Xeuf  Preux  d'Enguerrand  qui  donna  l'idée 
à  Louis  d'Orléans  d'édifier  la  sienne  au  château  de  Pierrefonds. 

5.  Voici  le  jugement  porté  par  Anatole  France  sur  les  gouverneurs  de 
forteresses  en  général  :  «  Sire  Robert  (le  gouverneur  de  Vaucouleurs)  res- 
semblait à  tous  les  hommes  de  guerre  de  son  temps  et  de  son  pavs...  Il 
avait  beaucoup  d'amis  parmi  ses  ennemis  et  beaucoup  d'ennemis  parmi  les 
siens;  se  battait  parfois  pour  son  parti,  parfois  contre,  et  toujours  à  pro- 
fit ».  Lu  Vie  de  Jeanne  d'Arc,  t.  I,  p.  71. 


324  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

Christine  était  familière  avec  le  De  Rc  militari  de  Végèce, 
—  elle  le  cite  déjà  dans  son  Charles  V,  —  et  connaissait  les 
préceptes  de  Frontin,  ainsi  que  ceux  de  Gilles  de  Rome  sur 
TArî  de  la  Chevalerie,  dans  le  Régime  des  Princes.  C'est  là  qu'elle  a 
dû  faire  son  instruction  chevaleresque  avant  de  la  répandre  sur 
les  nobles  dames  et  baronnesses  qui  avaient  besoin  de  com- 
pléter leurs  notions  pratiques.  Il  est  facile  de  remonter  à  ses 
sources.  Nous  lisons  dans  F  Art  de  Chevalerie  de  Jean  de  Meun, 
traduction  du  de  Re  militari  : 

«  Le  jour  que  li  chevalier  se  doivent  combattre,  convient  diligan- 
ment  enquerre  comment  il  se  sentent  et  qu'il  lor  est  avis,  car  la 
fiance  de  l'home,  li  hardimens  ou  la  paours  est  souvent  aparceuè 
par  le  voust  ^visage),  parles  paroles,  par  l'aler  et  par  le  mouvoir  '.  » 

Le  quart  livre  traite  des  garnisons,  «  lart,  c'est-a-dire  char  salée, 
fourment,  oysiaux  compaignables,  vin,  vin  aigre,  pommes, 
fruits,  etc.  »  ;  des  provisions  de  guerre,  «  ciment,  soutfre,  poys 
clere,  oyle  ardant...,  fer,  charbon,  saietes,  pierres  rondes, etc..  » 
Christine  de  Pisan,  qui  savait,  aussi  bien  que  Jean  deMeun,  en 
quoi  consistaient  ces  garnisons  ne  les  énumère  pas.  Elle  insinue 
l'idée  et  s'en  tient  là,  sûre  d'être  comprise.  «  A  bon  entendeur 
demi-mot  suffit  ».  Si  elle  aborde  le  sujet,  elle  le  fliit  avec  réserve 
et  elle  le  traite  parce  qu'il  a  sa  place  nécessaire  dans  l'éduca- 
tion de  la  femme  noble  de  son  temps.  Il  serait  donc  bien 
injuste  de  la  taxer  de  pédantisme  à  cet  égard  \  Cette  idée  d'une 
instruction  militaire  et  stratégique  n'était  même  pas  une  har- 
diesse de  Christine  : 

«  Tout  li  quart  livre,  en  gênerai,  devroit  estre  appris  par  les 
dames  nobles  », 


1.  Livre  III,  ch.  Xii,  p.  105,  édit.  Ulysse  Robert,  Paris,  1897. 

2.  Il  faut  lire  dans  son  Omîtes  V  (livre  II,  chap.  xx),  la  candide  excuse 
qu'elle  oflfre  au  public  «  de  se  niesler  de  chose  non  pertinente  a  femme  ». 
«  Presumpcion  meut  ceste  ignorant  femme  oser  dilater  de  si  haulte  chose 
comme  chevalerie,  aussi  comme  se  elle  tendist  ad  ce  donner  discipline  et 
doctrine  !  »  Ce  à  quoi  elle  répond  :  «  Laquelle  chose  ne  s'adresse  mie  du 
tout  aus  maistres  d'icelle  art,  mais  a  ceulx  qui  l'ignorent  ». 


DROITS    D  ARMES  325 

déclare  le  second  auteur  du  Roman  de  la  Rose  ',  qu'on  n'a  jamais 
accusé  de  prétentions  excessives  pour  le  développement  intel- 
lectuel ou  moral  de  la  femme. 

Ainsi  occupée  d'esprit  et  de  corps,  notre  noble  dame  ter- 
rienne, preude  femme,  juste,  large,  gracieuse  et  affable, 
compatissante  envers  toutes  les  souffrances,  ferme  dans  son 
droit,  opiniâtre  contre  l'agression,  vaillante  dans  l'épreuve, 
par  conséquent  aimée  et  respectée  de  tous,  passera  des  jours 
bien  remplis  dans  son  manoir  féodal,  reine  de  sa  maisuie,  dame 
de  ses  sujets.  Ce  n'est  pas  à  son  foyer  que  viendra  s'asseoir 
merencoUc  aux  gris  vêtements,  l'hôtesse  redoutée,  déjà,  des 
oisifs  de  ce  temps.  Mais,  au  contraire,  elle  débordera  de  bonne 
humeur,  de  santé  et  d'entrain.  Elle  communiquera  son  courage 
à  ceux  qui  l'entoureront  ;  ses  filles,  ses  damoiselles  se  sentiront 
désireuses  d'imiter  son  exemple;  quant  à  leur  tour  elles  devien- 
dront dames,  ayant  pris  le  goût  d'une  vie  noble  et  utile,  elles 
ne  pourront,  sans  perdre  le  respect  d'elles-mêmes,  s'adonner 
aux  bohans  et  frivolités.  Sa  maisnie,  ses  hommes,  ses  tenan- 
ciers, tous  tenus  sous  une  forte  discipline,  non  trop  rigoureuse 
mais  jamais  relâchée,  seront  plus  ardents  à  l'ouvrage  et  plus 
dévoués  à  sa  cause.  Son  seigneur  enfin,  revenant  de  voyage 
ou  de  guerre,  trouvant  ses  domaines  prospères,  sa  maison 
bien  ordonnée  et  sa  famille  en  fête  pour  saluer  sa  bienvenue, 
sentira  son  cœur  se  gonfler  de  fierté  et,  plein  d'une  recon- 
naissance émue  se  dira  : 

8861  «  Bonne  dame  fait  a  prisier. 
Si  la  doit  on  plus  exauchier 
Et  plus  amer  que  nul  trésor. 
Si  com  la  pierre  siet  en  l'or, 
Einsi  siet  dame  en  la  maison  -.  » 


1.  UAil  de  Clh'valerit',  livre  III,  ch.  xii,  p.  105,  édit.  Ulysse  Robert. 

2.  Bahhim  el  Josiiphal  de  Gui  de  Cambrai,  édit.  Cari  Appel,  Halle,  1907. 


XEUVIHME  PARTIE 


LA  FEMME  PRISE  DANS  CERTAINES 
CONDITIONS  PARTICULIÈRES 


CHAPITRE  PREMIER 


LA    VEUVE 


Le  Livre  des  Trois  J^eriiis  a  maintenant  achevé  de  traiter  de 
l'éducation  et  des  devoirs  de  la  femme  en  général.  Il  a  exposé 
un  corps  de  doctrine  qui  comprend  les  enseignements  dus  à 
l'âme  et  à  l'esprit  et  ceux  de  prudence  mondaine.  Il  a  passé  en 
revue  toutes  les  catégories  sociales,  modifiant  pour  chacune 
les  préceptes  de  la  conduite  pratique  afin  de  les  mettre  en  har- 
monie avec  son  milieu  propre.  Mais  il  y  a  des  vicissitudes 
humaines  qui  rejettent  la  créature  hors  de  son  cadre  naturel  : 
la  mort  privera  la  femme  devenue  veuve  de  beaucoup  de  ses 
privilèges  sociaux  et  la  plongera  dans  une  semi-retraite  ;  la 
pauvreté  obligera  la  chamheriere  à  sacrifier  son  indépendance  et 
à  aller  chercher  sous  un  toit  étranger  son  pain  et  sa  subsis- 
tance ;  la  dépravation  poussera  la  femme  folle  dans  la  rue  et 
hors  du  giron  de  la  société. 

Et  enfin  les  vieilles  femmes,  mariées,  veuves  ou  célibataires^ 
semblent  avoir  eu,  dans  l'esprit  de  Christine,  besoin  d'ins- 
tructions personnelles  quant  à  leur  humeur  acariâtre,  bou- 
gonne et  à  certaines  petites  faiblesses  particulières  à  leur  âge. 

Les  chapitres  xxii,  xxiii  et  xxiv  du  livre  premier  qui  devisent 
du  gouvernement  des  veuves  sont  une  réminiscence  du  veu- 
vage de  Christine  de  Pisan.  On  pourrait  suivre,  pour  ainsi  dire, 
pas  à  pas,  dans  les  conseils  et  les  touchantes  exhortations 
qu'elle  leur  adresse,  le  souvenir  de  ses  épreuves  telles  qu'elle 
nous  les  a  confiées  dans  son  Chemin  de  Long  Estude,  dans  sa 
Miitacion  de  Fortune  et  dans  sa  Fision.  Cette  portion  du  Trésor 
est  un  ouvrage  de  contemplation  intérieure.  Christine  s'est 
repliée  sur  elle-même    et  s'est  remémorée  les  seize  dernières 


330  LE    LIVAE    DES    TROIS    VERTUS 

années  de  sa  vie,  alors  que  «  seulette  »  l'avait  «  son  doulz 
ami  laissiée.  »  Elle  tire  de  ses  amères  expériences  une  leçon 
de  courage  et  de  philosophie  au  profit  d'autres  femmes  demeu- 
rées, comme  elle,  condiiisaresses  de  la  nef.  Elle  oublie  pour  lors 
Sénèque  et  Aristote,  elle  néglige  les  Pères  de  l'Eglise  et  lePoly- 
cratique  «  pour  écouter  parler  le  cœur.  » 

«  Quantes  larmes,  soupirs,  pkiins,  lamentations  et  griefs  poin- 
tures cuides  tu  que  quant  je  estoye  seulete  a  mon  retrait  que  je 
eusse  et  gitasse  en  ce  tandis  ?  Ou  quant  a  mon  fouier  je  vcoie  envi- 
ron moy  mes  petiz  enfans  et  povres  parens  et  consideroye  le  temps, 
passé  et  les  infortunes  présentes  '  !  » 

La  femme  demeurée  veuve,  plaindra  et  ploiera  sa  partie. 
Riche  ou  pauvre  les  rigueurs  du  monde  l'accableront  dans  son 
affliction.  Riche,  «  on  ne  pensera  communément  qu'a  la  des- 
pouiller  et  fouler  et  chascun  emportera  sa  pièce  »  ;  pauvre, 
«  elle  trouvera  pou  de  pris  et  de  pitié  en  toutte  personne  et 
assez  de  gens  qui  le  pain  lui  osteroient  de  la  main  »  (504). 

<f  Et  tclz  vous  souloient  honnourer  ou  temps  de  voz  maris,  qui 
officiers  ou  de  grant  estât  estoient,  qui  ores  en  font  pou  de  compte 
et  pou  les  trouvez  amis.  » 

Ne  voit-on  pas  son  front  rougir,  sa  gorge  se  serrer  au  sou- 
venir de  ces  humiliations  ? 

«  Et  tel  qui  l'a  maintefois  cheyee 
Et  flatee,  et  honneur  lui  faist, 
Et  moult  s'v  offroit  en  tout  fait 
Ou  temps  que  le  marv  vivoit, 
Qui  grant  estât  et  bel  avoit, 
Qui  a  présent  le  dos  lui  tourne  ^.  » 

Qui  donc  a  eu  la  petitesse  de  «  tourner  le  dos  »  à  la  jeune 
veuve  du  notaire  du  roi  ?  N'était-elle  pas  honorable,  vertueuse 


1.  Vision,  55  V". 

2.  Miitdcion  de  Forlinie,  IV. 


LA    VEUVE  331 

et  ne  méritait-elle  pas  tous  les  respects  et  toutes  les  sym- 
pathies ?  N'est-elle  pas  restée  digne  et  hère  en  sa  pauvreté  si 
jalousement  cachée  ?  Le  déchéement  fut  cruel  à  cette  femme 
née  aristocratique, 

«  lequel  [luxe]  mon  ignorance  tant  amer  me  faisoitque  mieulx  eusse 
choisi  mourir  que  decheoir...  A  mes  semhlans  et  abiz  peu  apparoit 
le  taissel  de  mes  ennuvs,  ains  soubz  mantel  fourré  de  gris  et  soubz 
surcot  d'escarlate,  non  pas  souvent  renouvelle  mais  bien  gardé, 
avoie  espesses  foiz  de  grans  friçons  '.  » 

A  ce  mépris  du  monde  aux  jours  d'infortune,  Christine  ne 
voit  qu'un  remède  :  se  tourner  vers  Dieu,  le  vrai  consolateur  : 

«  et  se  a  droit  y  mettez  le  ceur,  pou  tendrez  compte  du  pris  et  de 
l'onneur  du  monde,  car  ores  au  primes  porrez  apprendre  comment 
les  choses  du  monde  sont  tournables  »  (507). 

Le  deuxième  remède,  c'est  que  la  veuve  soit  si 

«  doulce  et  bénigne  en  parolles  et  en  révérence  a  toute  gent,  sy 
que  par  ceste  voye  elle  matte  et  flexisse  le  courage  des  félons  »  (508). 

Le  troisième  est  de  tuir  les  compagnies  de  ceux  qui 

«  les  vouldront  trop  fouler,  se  tenir  closement  en  leurs  hostelz  et 
ne  prendre  débat  a  personne,  pas  même  a  chamberiere  ou  varlet  » 
(509)- 

Mesures  toutes  de  douceur,  d'humilité  et  de  prudence.  Le 
mari  mort,  sa  femme  doit  se  tenir  dans  l'ombre,  se  faire  toute 
petite  afin  de  rester  inaperçue  du  monde  avide  et  convoi- 
teux.  Ses  «  heritaiges  »  courraient  grand  risque  de  lui  être 
disputés  et  ravis  ;  elle  serait  assaillie  de  «  divers  plais  et  de 
demandes  de  pluseurs  gens  en  fait  de  debtes  ou  de  chalenges 
de  terres  ou  de  rentes  »  (506),  précisément  ce  qui  arriva  à 
Christine  elle-même  :  «  Eschivez  »,  dit-elle,  «  plais  et  procez 
tout  le  plus  que  vous  porrez  »  (510).  Procès  «  peuvent  grever 

I.  Vision,  57  \°. 


332  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

femmes  veuves  pour  plusieurs  raisons  :  D'abord,  la  femme  ne 
se  connaît  pas  aux  choses  Je  loi  ;  elle  est  obligée  de  s'adresser  à 
des  avocats 

«  mal  diligens  des  besoingnes  aux  femmes  et  qui  voulentiers  les 
trompent  et  mettent  en  despens  huit  solz  pour  six.  Et  enlin  qu'elle 
n'v  peut  à  toutes  heures  aller  comme  feroit  ung  homme.  »  (510). 

Les  tribunaux  d'alors  ouvraient  leurs  séances  dès  le  petit 
matin,  entre  six  et  sept  heures  en  hiver: 

«  Et  ce  dit  jour,  entre  VI  et  MI  heures  a  matin,  et  assez  tost 
après  Yl  heures,  quant  l'en  visitoit  les  requestes  en  la  Chambre, 
apparu  une  éclipse  de  soleil  '.  » 

Les  salles  du  palais  étaient,  d'autre  part,  assez  mal  fréquen- 
tées. Le  même  greffier  rapporte  au  mois  de  juin  1404  que  les 
conseillers  «  non  seulement  aimaient  a  voyager  mais  encore 
perdaient  trop  fréquemment  leur  temps  en  buveries  et  que 
on  se  plaignit  que  la  Chambre  estoit  desgarnie.  »  Il  écrit  encore 
que  «  la  Chambre  des  Enquestes  (1404)  estoit  envahie  le 
matin  par  des  valets  et  autres  gens  estranges,  se  meslant  au 
monde  de  la  cour  et  qu'on  y  faisoit  trop  grans  buveries  et  trop 
excessive  despense...  )>  On  dut  limiter,  pour  couper  court  à 
cet  abus,  la  dépense  de  tout  homme  à  la  buvette  à  huit  sols 
parisis  par  jour.  En  1410,  l'honnête  greffier  déplore 

«  les  horribles  blasphèmes  que  proferoient  tant  les  juges  que  autres 
garsons  et  enfans  et  gens  d'église,  sans  compter  autres  péchiez  non 
dicibles.   » 

Ces  témoignages  successifs  du  greffier  au  Parlement  de 
Paris,  qui  tenait  son  journal  pendant  que  se  composait  le 
Livre  des  Trois  Vertus,  nous  font  apprécier  les  termes  mesurés 

I.  Journal  lie  Nicolas  de  Baye,  mercredi  XM»-"  jour  de  juin  1406,  tome  I, 
et  vendredi  XXVII  de  janvier,  la  crue  de  la  Seine  abat  le  Petit  Pont  de  la 
rue  Saint-Jacques  «  comme  vit  le  graphier,  qui  courboit,  que  entre  VI  et 
VII  heures  au  matin  fust  passé  par  ledit  pont  de  pierre  en  alant  au  Palaiz  » 
[Année  1408.  Ibid]. 


LA    VEUVE  33^ 

de  Christine  quand  elle  se  plaint  d'y  avoir  essuyé  des  dégoûts 
€t  quand  elle  avertit  les  jeunes  veuves  que  la  Cour  du  Palais 
leur  réserve  maints  déboires. 

«  Quans  regars  nices  !  que  de  rigolaiges  de  aucuns  remplis  de 
vins  et  graisse  souvent  y  ouoye  !  »  «  Et,  ajoute-t-elle,  «  de  paour 
d'empirer  mon  fait,  comme  celle  que  besoing  avoit,  je  dissimuloie 
sanz  riens  respondre,  me  retournant  de  autre  part,  ou,  faisant  sem- 
blant que  je  ne  l'entendisse,  le  gitoie  a  truffe  '.  » 

De  telles  insultes  sont  à  prévoir  pour  toute  femme  seule, 
c'est  pourquoi  «  laissez  aller  une  partie  de  vostre  droit,  — 
Bonne  est  la  maille  qui  sauve  le  denier,  dit  le  proverbe,  — 
mais  que  ce  ne  soit  a  trop  grant  oultrage  (5  10),  —  plutôt  que 
d'entrer  en  procès.  Faites  des  offres  raisonnables,  proposez  des 
arrangements.  Tentez  tout  ce  que  votre  prudence  vous  inspi- 
rera et  ce  que  vous  dictera  le  sentiment  de  votre  droit  pour 
vous  sauver  de  ces  chats-fourrés  qui  mangeront  votre  subs- 
tance et  blesseront  votre  pudeur. 

Mais  si  quelqu'un  veut  vous  faire  tort  de  ce  qui  vous  appar- 
tient «  comme  ce  soient  les  mez  accoutumés  des  veufves  ""  », 
défendez-vous  hardiment  :  La  veuve  aura  recours,  dit-elle,  en 
cas  de  procès,  à 

«  bon  conseil  et  en  usera  en  gardant  et  deffendant  son  droit  hardie- 
Tuent,  par  droit  et  par  raison,  sans  se  eschauffer  en  hautaineté  de 
parolles  vers  nullui,  ains  dira  sa  raison,  ou  fera  dire,  courtoise- 
ment a  tous,  par  bel,  mais  elle  gardera  son  droit  »  (224). 


1.  Vision,  57  r". 

2.  Vision,  56  ro.  «  Comme  ce  soient  les  niez  des  veufves,  plais  et  procès 
m'avironnoient  de  tous  lez...  »  ;  un  fourbe  lui  réclame  une  dette  non  due...  ; 
empeschement  est  mis  en  l'heritaige  que  son  mari  avait  acheté  ;  elle  est 
assignée  en  la  Chambre  des  Comptes  où  on  lui  dénie  ses  droits  ;  les  deniers 
de  ses  petits  orphelins  «  par  leurs  tuteurs,  de  mon  consentement,  baillez 
•en  mains  de  marchant  réputé  preudhomme  »  emportés  par  ce  marchand, 
sans  doute  un  marchand  de  la  wahonerie.  (Voir  note  i,  p.  275).  «  Je  xy 
le  temps  que  a  quatre  cours  de  Paris  estoie  en  plait  et  procès  det- 
fenderesse  et,  sur  mon  ame,  jeté  jure  que  a  tort  estoie  grevée  de  mauvaises 
parties  ».  Ibid.,  56  vo. 


334  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

«   Et  ainsi  la  doulente  vefve 
Sera  semonce  etadjournee 
En  pluseurs  cours  et  mal  menée 
Par  ahusemens  et  plais,  guerre, 
Contre  elle  d'héritage  et  de  terre 
Déshéritée  et  desnuee  '.  » 

Si  donc  elle  est  forcée  d'avoir  à  faire  aux  gens  de  justice, 

«  elle  doit  savoir  que  trois  choses  sont  principalles  a  toutes  per- 
sonnes qui  plaident  :  l'une  est  ouvrer  par  conseil  de  sages  coustu- 
miers  et  clercs  bien  apris  es  sciences  de  drois  et  de  lois  ;  l'autre  est 
grant  soing  et  grant  dilligence  de  faire  solliciter  sa  cause  par  d'an- 
ciens coustumiers  et  non  mie  par  les  plus  josnes  »  (5 12). 

Et  surtout  qu'elle  lui  montre  bien  ses  lettres,  ses  titres,  lui 
expose  ses  raisons  sans  cautèle,  soit  pour  elle  ou  contre  elle,  et 
qu'elle  ne  lui  cèle  rien, 

«  Car  a  son  conseil  doit  on  tout  dire,  » 

et  ses  conseillers  ne  peuvent  agir  «  fors  par  ce  qu'elle  leur 
dit.  » 

La  troisième  recommandation  en  matière  de  procès,  c'est 
d'avoir  beaucoup  d'argent  «  car  meilleure  en  sera  sa  cause  », 
ajoute  ironiquement  Christine,  en  pensant  aux  maistres  Pathe- 
lins  du  Palais. 

II  27   «  Donc  auras  tu  ta  cause  bonne 
Et  fust  elle  la  moitié  pire,  » 

promet  l'avocat  de  Thibault  l'Aignelet  à  qui  son  client  fait 
espérer  de  bel  or  a  la  couronne.  Christine  revient  à  son  expres- 
sion favorite  :  qu'elle  prenne  cœur  d'homme  ! 

«  c'est  assavoir,  constant,  fort  et  saige  pour  adviser  et  pour  pour- 
suivre ce  qui  lui  est  bon  a  faire,  non  mie  comme  simple  femme 
s'accrouppir  en   pleurs  et  en  larmes,  sans  autre  deftence  comme 

I.  Mtilacion,  III. 


LA    VEUVE  335 

ung  povrc  chien  qui  s'aculc  en  un   cuignct  et  tous  les  autres  lui 
queurent  sus...  »  (514). 

On  perçoit  ici  cette  nuance  d'impatience  et  de  doux  mépris 
que  la  femme,  même  bonne  et  compatissante,  ne  peut  s'empê- 
cher d'éprouver  devant  celles  qui  ne  veulent  pas  s'aider  et  qui 
s'épuisent  en  plaintes  stériles.  Parfois  la  faiblesse  touche  de 
si  près  à  la  lâcheté  qu'elle  provoque  chez  ceux  qui  en  sont 
témoins  de  la  froideur  et  de  l'éloignement.  Une  douleur  qui 
s'abandonne,  qui  insatiablement  se  repaît  d'elle-même,  lasse 
la  compassion.  Celle  qui  lutte  pour  se  maîtriser,  qui  cherche 
un  dérivatif  dans  l'action  utile  est  bien  plus  touchante  dans 
son  silence.  C'est  devant  cette  dernière  douleur  que  Christine 
s'incline  pieusement. 

«  Sy  poroit  bien  pechier  et  courroucier  Xostre  Seigneur  de  tant 
estre  adolee  et  par  si  long  espace  »  (221). 

Son  âme  et  sa  santé  en  souffriraient  et  ses  pauvres  enfants 
qui  maintenant  ont  doublement  besoin  de  ses  soins  en  vau- 
draient de  pis.  Elle  secouera  donc  le  poids  de  cette  affliction 
et  se  remettra  à.  vivre  dans  le  présent,  tout  vide  et  désolé  qu'il 
lui  paraisse.  (^  Et  toutefois  vivre  convient.  » 

Elle  s'enquerra  au  plus  tôt  du  testament  de  son  mari  afin 
de  pouvoir  accomplir  ses  dons,  offrandes  et  oblacions  à 
l'Eglise,  faire  dire  des  messes  pour  son  âme  et  le  recommander 
à  toute  gent  de  dévotion. 

<'  Ht  ne  durera  pas  pou  de  temps  cestc  memore  et  ces  biens  fais 
mais  tant  comme  elle  vixera  »  (221). 

Nul  ne  mourait  sans  fiiire  à  l'Eglise  dans  son  testament  une 
généreuse  part  de  ses  possessions  et  revenus  pour  le  rachat  de 
son  âme.  Jean  Gerson,  exilé,  mort  dans  le  dénuement  à  Lyon, 
avait  cependant  trouvé  de  quoi  fonder  un  obit  ou  anniversaire 
de  pain  et  de  vin  '    pour  le  repos  de  la  sienne.    Un  châtiment 

I.  C'c-taicnt  des  distributions  aux  pauvres,  d'usage  en  ce  temps-là. 


336  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

terrible  attendait  les  exécuteurs  qui  se  dérobaient  à  leurs  obli- 
gations envers  les  trépassés.  Guillaume  de  Deguilleville  les 
montre  aux  enfers  liés  pour  l'éternité  à  la  huche  où  ils  ont 
caché  les  deniers  destinés  aux  prières  et  «  très  forment  en 
chaînés  \  » 

Ensuite,  si  la  veuve  a  des  enfants 

«  et  que  le  père  ne  les  a  partis  a  son  vivant,  prendra  grant  cure  que 
les  partaiges  des  terres  et  des  seigneuries  soient  faiz  entre  eulx  par 
bon  regart  et  advis  des  barons  et  de  saige  conseil,  sy  que  au  gré  de 
chascun  soit  »  (222). 

Cette  mère  prudente,  fidèle  aux  traditions,  habituera  dès  main- 
tenant 

«  les  mains  nez  a  servir  et  honnourer  l'aisnc,  leur  seigneur,  si  que 
raison  est,  et  de  tout  son  pouoir  les  tendra  en  paix  et  en  amour  » 
(223). 

Ce  dernier  membre  de  phrase,  venant  à  la  suite  des  préro- 
gatives de  l'aîné,  pourrait  laisser  croire  que  le  droit  d'aînesse 
n'était  pas  sans  amener  des  discordes  et  des  rivalités  dans  le 
sein  de  la  famille. 

Enfin,  la  veuve  s'occupera  de  son  douaire,  de  la  part  qui 
lui  est  due  dans  les  nieiihJes,  c'est-à-dire  la  possession  mobilière 
en  vaisselle,  linge,  tapisseries,  tapis,  meubles,  bijoux,  four- 
rures, etc.. 

La  femme  avait  dans  l'ancienne  société  ce  qui  lui  manque 
dans  la  société  moderne  :  un  droit  sur  les  biens  propres  du 
mari,  un  douaire^.  En  général,  il  est  du  tiers  ou  de  la  moitié. 
Les  Copititlaires  de  Charlemagne  (V,  295)  lui  allotiaient  un 
tiers  du  bénéfice  commun  et  une  part  d'enfants  dans  les  autres 
biens  du  mari.  Les  EstahlisscDieiis  de  Saint  Louis  l'avaient  élevé 
à  la  moitié.  Le  Boutillier  dit  du  douaire  que  «  aussi  bien  en  est 


1.  Le  Pckrinage  de  l'Ame,  vers  5987   et  suivants,  édité  par  J.  J.  Stûrziii- 
ger,  Ph.  D.,  London,  1895. 

2.  La  Feimiie  dans  le  Droit  ancien  et  moderne,  P.  Gide,  Paris,  1885. 


LA    VEUVE  337 

la  femme  dame  corne  le  mary  en  est  seigneur  »  (I,  99).  Il 
lui  était  assuré  dans  son  contrat  de  mariage.  La  femme  avait 
encore  droit  à  la  moitié  des  biens  acquis  pendant  le  mariage  ou 
advenus  à  son  mari  par  voie  de  succession.  Le  sort  des  veuves 
de  1405  était  donc  légalement  mieux  assuré  que  celui  des 
veuves  de  191 1. 

Quand  le  duc  d'Orléans  épouse  Valentine  de  Milan,  il  lui 
assure  un  douaire  de  six  mille  francs  par  mois  pris  sur  ses 
revenus  et  un  douaire  territorial  laissé  au  choix  de  sa  femme. 
En  1392,  une  ordonnance  fixe  le  douaire  d'Isabeau  de  Bavière 
à  vingt-cinq  mille  francs  de  revenus  et,  au  cas  où  le  roi 
mourrait,  lui  assigne  la  Normandie,  la  Vicomte  de  Paris, 
Senlis  et  xMelun. 

A  la  mort  du  duc  de  Guyenne,  en  141 5,  le  duc  de  Bour- 
gogne, son  beau-père,  envoie  immédiatement  messire  Régnier 
Pot  et  autres  requérir  du  Conseil  du  Roy 

«  que  Madame  de  Guyenne  leur  feust  délivrée  et  hiullic  pour  déli- 
vrer et  envoyer  a  son  père  ;  secondement,  que  son  douaire  luy  fust 
assigné  ;  tiercement,  qu'elle  eust  la  moitié  des  biens  meubles  '.  » 

Le  roi  éluda  pour  le  présent  les  deux  dernières  demandes 
«  n'étant  pas  en  point»,  mais  on  voit  que  c'était  encore  l'usage 
d'observer  les  ordonnances  de  saint  Louis. 

Quand  la  mort  survenait,  les  contrats  et  promesses  n'assu- 
raient pas  toujours  sans  conteste  le  douaire  de  la  veuve.  Des 
oppositions,  des  difficultés  surgissaient,  qu'on  réglait  le  plus 
souvent  par  des  procès,  ou  les  armes  cà  la  main.  C'est  ainsi 
que  le  duc  de  Bourbon,  à  son  retour  d'Afrique  en  1391,  va 
aider  avec  ses  gens  d'armes  la  comtesse  de  Savoie,  sa  sœur,  à 
recouvrer  son  douaire  qu'on  lui  retenait  à  tort. 

Par  contre,  la  dot  de  la  femme  appartenait  au  mari.  Elle 
consistait,  comme  aujourd'hui,  en  argent,  en  terres  et  en  biens 
meubles.  Chez  les  princes,  une  ville,  une  principauté,  un 
duché  pouvaient  ainsi  écheoirà  un  étranger.  Philippe  le  Hardi, 

I.  Juvénal  des  Ursins,  année  141 5. 


jjS  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

frère  de  Charles  V,  était  censé  avoir  fait  un  superbe  mariage 
quand  il  avait  épousé  Marguerite  de  Flandres  et  d'Artois,  la 
plus  riche  héritière  de  l'Europe.  Son  neveu,  Louis  d'Orléans, 
avait  reçu  comme  dot  de  sa  femme,  la  cité  d'Asti  «  et  ses  diz 
revenus  »,  plus  quatre  cent  cinquante  mille  florins.  De  plus  la 
richesse  du  trousseau  ajoutait  encoie  considérablement  à  la 
valeur  de  la  dot.  Ainsi,  parmi  les  objets  de  prix  apportés  en 
France  par  la  fille  de  Jean  Galéas  Visconti,  on  remarquait 
soixante  assortiments  de  tentures,  parmi  lesquelles  : 

Une  chambre  avec  les  tentures  complètes  des  Victoires  de 
Thésée  ; 

Une  autre  avec  des  anges  sur  le  baldaquin  du  lit,  et,  sur  les 
courtines,  bergers  et  bergères  mangeant  des  cerises  et  des 
noix  ; 

Une  chambre  blanche  semée  de  glaïeuls,  avec  lit,  meubles," 
tentures  ; 

Une  chambre  de  drap  d'or  ',  etc. 
.  La  chape  de  velours  azuré,  semée  de  fleurs  de  h^s  d'or,  que 
portait  la  reine  Isabeau  le  jour  de  son  couronnement 
(23  août  1389),  venait  du  trousseau  de  Yalentine  qui  l'avait 
portée  le  jour  de  son  mariage.  Elle  fut  payée  480  livres 
parisis  -. 

Lorsque  la  veuve  aura  obtenu  son  douaire  et  ses  meubles, 
elle  se  retirera  sur  son  domaine,  vivra  simplement  et  pieu- 
sement, 

«  ne  tiendra  pas  trop  grant  estât  ne  en  gens,  ne  en  robes,  ne  en 
viandes,  car  c'est  le  droit  estât  des  femmes  vefves  estre  sobres  et 
sans  superfluitez  de  quelconques  choses  »(5i7). 


1 .  La  liste  complète  se  trouve  dans  un  manuscrit  appartenant  à  M™''  Du- 
claux,  cité  par  Christopher  Hare,  dans  TIk  Most  ilhistrious  ladies  oj  the  Ita- 
Uan  Renaissance,  p.  23,  Harper  Brothers,  1907.  Voir  aussi  La  Venue  eti 
France  de  Valeutine  Visconti,  article  de  J.  Camus  dans  Mise,  di  stor.  it., 
série  III,  vol  V,  p.  34. 

2.  Arch.  Nat.^  KK  20,  fol.  10  vo,  cité  par  L.  Jarry  dans  La  Vie  politique 
(le  Louis,  chic  d'Orléans. 


LA    VEUVE  339 

Elle  s'occupera  de  Téducation  de  ses  enfants,  s'efforcera  de 
maintenir  la  paix  parmi  ses  barons  et  la  loyauté  chez  ses 
sujets;  s'informera  de  la  conduite  de  ses  prévôts  et  baillis, 
purgera  ses  terres  de  toute  mauvaise  ribaudaille,  niaugeiirs  de 
gens,  et  la  remplacera  par  de  preudeshommes  officiers.  «  Soies 
diligent,  biaus  douz  hz,  d'avoir  bons  bailliz  et  bons  prevoz  en 
ta  terre,  et  enquérir  souvent  de  leur  fait  et  comment  il  se 
maintiennent  et  s'il  font  bien  justice  '.  » 

Les  femmes  veuves  n'oublieront  pas  qu'elles  sont 

«  ou  dongier  du  mauvais  langaige  des  gens  et  que  elles  se  doivent 
garder  en  touttes  manières  de  non  donner  occasion  de  mal  parler 
sur  elles,  en  contenances,  maintiens  et  habis  qui  doivent  estre 
simples  et  honnestes  ;  en  leurs  manières,  coves,  et  doubteuses  du 
fait  de  leurs  corps,  que  on  ne  puisse  en  mal  murmurer  >>  (5 16). 

Il  n'y  a  point  de  cause  «  qui  meuve  tant  a  impacience  et  tant 
fasse  souffrir  que  de  ouyr  soy  diffamer  sans  cause  »,  affrrme-t-elle 
dans  sa  Vision,  et  les  veuves  sont  des  victimes  toutes  désignées- 
pour  la  médisance.  Aussi  se  garderont-elles,  dans  leur  retraite, 
de  toute  familiarité  ?i\'tc  parents,  amis,  heaiix-peres,  frères  et  con- 
fesseurs. Tout  innocentes  et  légitimes  que  soient  de  telles  rela- 
tions, le  monde  v  chercherait  et  y  verrait  du  mal. 

«  Et  se  garde  de  tenir  maisnie  ou  l'en  puist  avoir  aucun  soup- 
peçon  ;  ne  moult  grantpriveté  ne  tamiliarité,  quelque  bons  que  elle 
les  sache  »  (5 17). 

Cette  pauvre  veuve  du  xv'  siècle  semble  avoir  liù  obser\-er 
toutes  les  resfniintes  de  la  femme  cloîtrée  sans  avoir  ni  la  sécu- 
rité ni  la  protection  morale  que  le  couvent  assurait  à  cette  der- 
nière. Les  plaisirs  du  monde  lui  étaient  fermés  ;  il  ne  lui  res- 
tait que  les  joies  de  la  famille  et  celles  de  la  piété.  C'est  à 
celles-ci  que  Christine  la  renvoie  «  pour  le  bien  d'elle  et  de 
ses  enfants  ». 


I.  Eiiseigiicniciis  de  sahit  Louis  à  son  Fils,  publ.  par  Paul  V'iollet,   5  vol., 
Paris,  1881. 


340  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

Et  ainsi  s'écoulera  dans  le  silence  et  dans  l'ombre  l'exis- 
tence de  la  femme  qui  veut  rester  fidèle  à  la  mémoire  de  son 
mari.  La  reine  Jeanne,  la  reine  Blanche  et  la  duchesse  d'Or- 
léans, fille  jadis  du  roi  Charles  W  et  d'autres,  «  qui  en  telle 
manière  se  gouvernèrent  en  toute  bonté  et  sagesse  »,  pourront 
leur  servir  d'exemplaires  (236). 

Si  la  veuve  est  jeune,  elle  retombera  sous  la  baillie  de  ses 
parens.  Elle  v  restera  <f  tant  que  remariée  soit  »,  c'est-à-dire 
jusqu'à  ce  que  ses  amis  lui  aient  arrangé  une  nouvelle  alliance, 
et  souvent,  les  négociations  ne  tardaient  guère  à  s'orienter 
vers  de  nouveaux  partis.  Mais  pendant  son  veuvage  tempo- 
raire, la  jeune  femme  sera  tenue  d'obéir  à  ses  parents,  de  se 
laisser  gouverner  complètement  par  eux,  de  ne  rien  entreprendre 
sans  leur  sceii  et  voiilcuîe  et  tout  particulièrement  de  s'en 
remettre  entièrement  à  leurs  soins  du  fait  de  son  nouveau 
mariage  «  car  ils  saront  congnoistre  ce  qui  lui  est  bon  mieux 
qu'elles  mesmes  ne  feroit  »  (240).  Entre  temps,  sa  mise 
devra  être  d'une  grande  simplicité  et  ses  manières  d'une 
réserve  irréprochable  :  a  Point  de  robes  estroittes  ;  touttes 
jolivetez  lui  sont  vëez  et  defi"endues  »  ;  ni  danses,  ni  chants, 
ni  jeux  trop  reiivoisics,  et  surtout  ne  jamais  se  déporter  devant 
hommes,  mais  seulement  a  son  privé  (239). 


CHAPITRE  II 


REMARIAGE 


Les  renia riitij^i's  étaient  bien  dans  les  mœurs  du  temps  '.  Les 
unions  commençant  dès  le  jeune  âge,  il  n'était  pas  rare  de 
voir  une  vie  humaine  se  répartir  entre  trois  ou  quatre  mariages 
successifs.  Christine  déclare  que 

«  quant  est  des  josnes,  c'est  chose  comme  de  nécessité,  outres  con- 
venable »  que  de  se  remarier  (518).  «A  celles  qui  ont  passé  josne 
eaige  et  qui  assez  ont  du  leur,  ne  povreté  ne  les  v  constraint,  c'est 
toute  follie,  quov  que  aucunes  qui  le  veullent  taire  dient  que  ce 
n'est  riens  d'une  femme  seule,  et  si  pou  se  fient  en  leur  sens  que 
elles  se  excusent  que  gouverner  ne  se  saroient  »  (519). 

L'état  de  veuvage  rencontre  bien  des  duretés,  mais  celui  de 
mariage  n'a-t-il  pas  les  siennes  ?  Christine,  qui  lui  doit  les  plus 
belles  années  de  sa  vie,  et  dont  le  veuvage  a  été  une  suite 
d'amertumes,  de  privations  et  de  soucis,  ne  penche  pas  cepen- 
dant pour  une  seconde  épreuve. 

(c  S'il  estoit  ainsi  que  en  la  vie  de  mariage  eust  tout  rcpoz  et 
paix,  voirement  seroit  sens  a  femme  de  s'v  rebouter;  mais  pour  ce 
que  on  voit  tant  le  contraire,  le  doit  moult  ressoingner  toutte 
femme  »  (>  18). 


I.  Jusqu'à  la  Grande  Clhirtc,  en  Angleterre  la  veuve  était,  comme  la 
vierge,  obligée  de  se  marier.  Ainsi,  lorsque  le  douaire  et  le  bail  lui 
échéaient  en  même  temps,  elle  pouvait  se  soustraire  à  l'obligation  de 
prendre  un  mari  si  elle  renonçait  au  bail  pour  se  tenir  au  douaire.  Ce 
n'était  qu'à  soixante  ans  que  la  veuve  n'était  plus  obligée  de  se  remarier. 
Recherche  sur  la  conduite  civique  et  politique  de  hi  feiiinte,  p.  57,  E.  Labou- 
lave,  Paris,  1843. 


342  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERRUS 

Dans  un  iuitre  passage,  elle  pense  aux  pauvres  enfants  qui 
courent  le  risque  de  ne  pas  trouver  un  père  dans  le  nouvel  époux 
de  leur  mère.  Mais  ici,  elle  envisage  la  question  du  second 
mariage  pure  et  simple  et  il  est  facile  de  discerner  à  travers  sa 
grave  hésitation  un  éloignement  manifeste.  Elle  l'a  senti  en 
effet,  elle,  pour  qui  la  pauvreté  ne  fut  pas  une  con- 
trainte, ni  la  jeunesse,  une  excuse,  et  nous  lui  savons  gré 
d'avoir  gardé  à  Etienne  de  Castel  mort,  dans  toute  son  inté- 
grité, l'amour  qu'elle  lui  avait  porté  de  son  vivant. 

Eustache  Deschamps  se  prononce  franchement  contre  : 

Dont  est  cils  foulz  qui  deux  fois  se  marie  ! 
Envoi  :  Prince,  autant  vaut  d'aler  noier  en  Rin 
due  rencheoir  en  tel  forsennerie  '  !  » 

Le  sire  Geoffrov  de  la  Tour  Landrv  admet  le  second  mariage 
«  fors  par  plaisance  et  par  amourettes  »,  et  le  touchant  Mciia- 
gicr  s'v  oppose  si  peu  qu'il  rédige  ses  cnscii^nciiiciis  à  sa  jeune 
femme  afin  qu'elle  ne  «  peust  estre  reprise  par  son  mari  gui 
sera-  ». 

«  Mais  le  comble  des  follies  et  la  grant  mocquerie  est  quant  une 
vielle  prentun  josne  homme,  dont  petit  voit  on  longuement  bonne 
chanson  chanter.  Mais  tant  y  a  que  de  leur  malle  mescheance  on  ne 
les  plaint  et  a  bon  droit  »  (519). 

1.  Balade,  CCCXL,  t.  II,  Œuvres  Complètes.. 

2.  Fnincesco  da  Barberino  aborde  lui  aussi  cette  question  de  remariage, 
mais  au  lieu  de  conclure,  il  s'en  tire  par  une  histoire  : 

Une  comtesse  en  vo3-age  descend  dans  une  hôtellerie  et  \-  rencontre  une 
bourgeoise  et  ses  deux  filles  dont  l'une  avait  eu  déjà  quatre  maris  et  l'autre 
cinq. 

«  E  como  vi  sta  di  tutte  ?  demande  la  comtesse  à  la  femme  aux  quatre 
maris. 

—  Madonna,  che  sempre  son  andata  di  maie  en  preggio  ». 

Se  tournant  vers  la  seconde,  la  comtesse  pose  la  même  question.  Celle 
aux  cinq  époux  répond  : 

«  Che  sempre  son  andata  di  bene  in  meglio  >^. 

Le  secret  de  ces  deux  réponses  contradictoires,  c'est  que  celle  des  quatre 
avait  commencé  par  un  bon  mari  et  sa  sœur  par  un  mauvais.  Del  regs^i- 
vieiito  e  dei  cosliimi  clelle  Donne,  libro  VIII,  edit.  par  Carlo  Baudi  di  Vesme, 
Bologna,  1875. 


REMARIAGE  343 

L'auteur  du  Miserere  est  encore  plus  cruel  pour  ces  jeunes 
amours  éclosant  dans  un  vieux  cœur  : 

«  N'est  pas  bel, 
Le  jovene  cuer  sous  vielle  pel  '.  » 

Eustache  Deschamps,  presque  toujours  brutal  à  propos  du 
mariage,  traite  ce  genre  d'union  comme  une  affaire  toute 
matérielle  et,  sans  vergogne,  le  conseille  «  à  pauvre  che- 
valier  qui  veut  s'avancer  en  honneur  »  : 

«  Aucune  riche  vieille  advise 
Qui  ait  terre  et  gouvernement, 
Et  grant  finance  promptement.  » 

...  Il  partira  en  voyage,  en  expéditions,  lui  dit-il  en 
manière  de  tentations, 

«  Et  si  aras  au  retourner,  » 

«  Toudis  or  et  nouvel  argent  -.  » 

La  vieille,  morte,  il  recueillera  son  héritage,  et,  sans  plus 
attendre,  se  mettra  en  quête  d'une  jeune  épousée. 

Ces  couples  mal  assortis  devaient  être  moins  rares  à  une 
époque  où  le  mariage  était,  plus  ouvertement  encore  que  de 
nos  jours,  une  affaire,  une  convenance  d'intérêts  '.  Néanmoins 

1.  Op.  cit.,  CCXIX. 

2.  Miroir  de  Mariage,  Œuvres  coinplites,  t.  IX. 

3.  Il  semblerait,  d'après  la  littérature  et  l'histoire  du  moyen  âge,  qu'une 
grande  différence  d'âge  n'inspirât  pas,  en  amour,  autant  de  répulsion  qu'au- 
jourd'hui. Rappelons  les  belles  et  loyales  amours  qui  durèrent  quinze  mois 
entre  la  Dame  des  Belles-Cousines,  certainement  pas  loin  de  la  trentaine, 
et  le  petit  Jehan  de  Sainctré  qui  était  dans  la  fleur  de  sa  jeunesse.  Et  les 
monstrueuses  fiançailles  de  Marie  de  Bourgogne,  âgée  de  vingt  et  un  ans 
et  de  Charles,  dauphin,  qui  en  avait  huit  et  qui  ont  pu  être  un  projet 
caressé  par  le  roi  Louis  XI  !  De  même,  lorsque  Isabeau,  veuve  de  Richard  II 
d'Angleterre,  épousa  son  cousin  Charles  d'Orléans  le  29  juin  1406,  elle 
avait  16  ans  passés  et  son  mari  n'en  avait  que  11.  On  comprend  les  pleurs 
de  cette  pauvre  princesse  qui  semblait  vouée  à  tous  les  extrêmes  en  fait  de 
maris. 

D'un  autre  côté,  L.  Delisle,  parlant  des  scandaleux  débordements  de  la 
classe  agricole  en  Normandie  vers  cette  époque,  écrit  :   «  nos   malheureux 


344  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

Christine  s'en  irrite.  Il  lui  semble  que  la  folie  Je  cette  vieille 
amoureuse  jette  du  ridicule  sur  toute  l'université  des  femmes, 
et  elle  en  prend  de  l'humeur.  Elle,  si  bonne  chrétienne,  n'est 
pas  loin  de  souhaiter  à  cette  nouvelle  mariée  aux  nombreux 
printemps  la  meschcance  dont  tôt  on  parlera  :  «  trois  semaines 
en  accordailles  et  le  reste  en  repentailles  »  comme  prophétisait 
un  fameux  cordelier  du  xv  siècle. 


pavsans  ne  voient  dans  le  mariage  qu'un  marché  peu  différent  de  ceux  qu'ils 
concluent  journellement.  »  La  Classe  agricole  eu  Xonuandie,  p.  i88,  Paris, 
1903. 


CHAPITRE  III 

LE    DEUIL    VERS    l'aN    QUATORZE    CENT 

Les  coutumes  du  moyen  ;ige  dans  les  événements  solennels 
de  la  vie,  tels  que  la  naissance,  le  mariage,  la  mort,  étaient 
encore  tout  empreintes  de  svmbolisme.  Mais  c'est  surtout 
dans  le  deuil  que  nos  ancêtres  aimaient  à  déployer  un  appa- 
reil fait  pour  frapper  les  imaginations  et  ébranler  les  nerfs.  Le 
noir  et  sa  funèbre  tristesse  était  la  seule  couleur  qui  s'offrît 
pendant  de  longues  semaines  aux  yeux  de  la  veuve.  La  mai- 
son même  portait  le  deuil  du  maître  disparu.  Les  vêtements  de 
îa  famille,  les  livrées  offertes  aux  privés  et  aux  domestiques,  les 
harnachements  des  chevaux  et,  dans  quelques  cas,  les  tentures 
des  voitures  ',  passaient  subitement  du  rouge  vermeil  ou  bleu 
pers  au  noir  traditionnel  -.  L'usage  réglait  jusqu'à  la  coupe  des 
vêtements. 

«  Je  suis  veuve,  seulette  et  noir  vcstue 
A  triste  vis,  simplement  affulee  >,  » 

soupire  Christine  dans   un  de  ses  rondeaux.  Le    chaperon   se 

1 .  «  Ce  dit  jour  entra  à  Paris  la  ducliesse  d'Orlcans.  mère  du  duc  qui 
il  présent  est  (c'est-à-dire  Charles)  et  la  Royne  d'Angleterre,  femme  dudit 
duc  et  fille  du  Roy,  oncle  dudit  duc,  en  une  litière  couverte  de  noir  a 
chevaulx  couvers  de  drap  noirs,  a  heure  de  vespre,  acompaignez  de  plu- 
seurs  charios  noirs,  pleins  de  dames  et  femmes  et  de  pluseurs  ducs  et 
contes  et  gens  d'armes,  tous  en  habit  de  deuil  ».  Pilces  inédites,  t.  I,  p.  31, 
Douët  d'Arcq,  Paris,  1863. 

2.  Je  trouve  ailleurs,  dit  M.  Franklin,  op.  cit.,  p.  219,  que  dés  le 
xv  siècle,  l'on  tendait  «  de  pers  la  maison  d'un  treppassé  »,  sans  doute  de 
pers  noir.  Consulter  pour  de  plus  amples  détails  ses  articles  aux  mots 
deuil,  conreeurs,  crieiirs  et  couleurs. 

3.  Kouiieaux,  III,  t.  I. 


346  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

rabattait  sur  les  yeux  et  la  robe,  nue  de  tout  ornement, 
s'allongeait  en  plis  austères  : 

«  Car  il  faut  porter  le  deuil 
Tout  le  long-  de  l'année 
Le  chapperon  tout  rebattu 
La  robe  deifouree  '.  » 

Chez  les  riches,  les  appartements  se  tendaient  de  drap  noir  ou 
de  couleur  très  foncée  ;  les  murs,  le  lit,  les  meubles,  tout  contri- 
buait à  faire  de  la  chambre  de  la  veuve  une  chapelle  mortuaire 
où  elle  s'enfermait  pendant  un  temps  fixé  pour  prier,  méditer 
sur  la  mort  et  se  livrer  à  ses  regrets.  On  fermait  les  fenêtres  de 
peur  qu'un  clair  rayon  ne  vienne,  par  sa  gaieté  insolite,  blesser 
la  tristesse  du  lieu.  Seuls  quelques  rares  amis  enveloppés  du 
long  manteau  de  deuil,  pénétraient  en  silence  auprès  de  l'affli- 
gée et  venaient  la  réconforter  en  remémorant  les  vertus  du 
défunt  et  le  néant  des  joies  d'ici-bas. 

Madame  Aliénor  de  Poitiers  ne  nous  laisse  rien  ignorer  des 
bienséances  et  de  l'étiquette  du  deuil  au  xv-  siècle. 

«  Une  reine  de  France  doit  deniourer  un  an  entier  sans  sortir  de  sa 
chambre,  la  ou  on  luv  dit  la  mort  du  Roy  son  marit,  et  doit  estre 
la  chambre  toute  tendue  de  noir  et  les  salles  tapissées  de  drap 
noir-.  » 

C'était  le  degré  de  parenté  qui  fixait  la  durée  de  la  retraite 
en  chambre.  Madame  de  Charolais,  à  la  mort  de  son  père  le 
duc  de  Bourbon,  reste  six  semaines  en  sa  chambre  : 

«  et  estoit  toujours  couchée  sur  un  list  couvert  de  drap  hlancq  de 
toille  et  appuvee  d'oreillers  ;  mais  elle  avoit  mis  sa  barbette  3  et  son 

1.  Chiinsons  du  XV^  siècle,  CXXX,  puhl.  par  G.  Paris. 

2.  «  Le  deuil  du  Rov  de  France  n'est  jamais  noir  quant  seroit  de  son 
père,  mais  rouge,  et  manteaux  et  robes  et  chapeaux».  Celui  des  reines  était 
en  blanc,  d'où  la  multitude  de  nos  Reines  Blanches.  Publié  dans  Mémoires 
sur  Vancienne  Chevalerie  de  La  Curne  de  Sainte-Palaye,  II,  p.  254,  édit. 
de  1781. 

3.  Barbette,  appelé  aussi  touret  de  nez.  D'après  Christine,  dans  sa 
Mutaciou  de  Fortune,  ce  serait  une  sorte  de  voile  que  les  femmes  portaient 


LE  DEUIL  VERS  L  A\  QUATORZE  CENT         347 

manteau  et  son  chaperon,  lesquels  ostoient  fourrés  de  menu  vair  et 
le  menu  vair  estoit  crespé  dehors  ». 

«  En  grant  deuil  de  marit  ou  de  père  on  ne  souloit  porter  ni 
verse,  ni  gantz  ez  mains,  nulles  ceintures  ne  rubans  de  sove  ne 
autre  que  ce  soit  ». 

Elle  nous  donne  le  temps  pendant  lequel  les  veuves  devaient 
rester  ainsi  étendues  sur  leur  lit  et  encloses  en  chambre  :  tant 
pour  les  baronnesses,  tant  pour  les  dames  ;  tant  pour  un  mari, 
tant  pour  un  frère,  un  oncle  ou  un  cousin. 

On  se  demande  comment  les  femmes  en  deuil  pouvaient 
résister  à  une  coutume  si  barbare  et  comment  elles  pouvaient 
subir  un  si  long  emprisonnement  sans  que  leur  esprit  en  fût 
ébranlé  ? 

Madame  Aliénor  de  Poitiers  prend  la  peine  de  nous  soulager 
de  cette  angoissante  pensée.  «  En  son  particulier,  Madame 
n'estoit  point  toujours  couchée,  ne  en  chambre  ». 

Nous  savons,  d'autre  part,  que  les  amis  de  la  princesse  veuve, 
astreinte  à  un  deuil  si  pénible,  lui  envoyaient,  pour  la  distraire, 
des  cadeaux  d'animaux  rares  et  apprivoisés,  de  beaux  chiens, 
des  singes,  et  lui  prêtaient,  pour  eschiver  niereiicolie,  leurs  fous  et 
leurs  folles.  «  Et  toutes  voies,  vivre  convient  »,  comme  dit 
Christine.  La  nature  humaine  si  durement  comprimée  était 
obligée  de  reprendre  ses  droits  par  échappées. 

Christine  respecte  rkvineste  iisaige.  Elle  a  comme  ses  con- 
temporains le  culte  des  morts  et  le  leur  rend  par  des  actes 
extérieurs  que  la  coutume  et  l'Eglise  sanctionnent  et  par  le 
souvenir  fidèle  du  cœur. 

«  Se  tendra  closement  ung  temps  après  le  service  et  les  obsèques, 
a  petitte  lumière  de  jour,  en  piteux  et  adoulé  liabit  et  atour  » 
(201). 

Il  faut  donc  qu'on  ait  pour  les  morts  la  révérence  qui  leur  est 
due,  mais  aussi  on  doit  vivre  pour  les  vivants.  «  Si  porroit  bien 

pour  se  protéger  contre  le  vent,  ou  simplement  pour  se  voiler,  ^'oir  la  note 
2,  page  177. 


348  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

pechier  et  courroucier  Nostre  Seigneur  de  tant  estre  adolee  et 
par  si  long  espace  ».  La  mesure  est  bonne  à  garder,  dans  la 
manifestation  de  la  douleur  comme  dans  celle  de  la  joie. 

Les  règles  devaient  perdre  de  leur  rigueur  pour  les  classes 
moins  élevées.  Mais  le  peuple  aimait  autrefois,  plus  encore 
qu'aujourd'hui,  l'éclat  dans  les  funérailles.  L'artisan  trouvait 
un  adoucissement  à  sa  douleur  quand  les  membres  de  sa  con- 
frérie venaient,  en  imposant  cortège,  assister  aux  honneurs  du. 
corps  et  les  ménagères  de  Paris  se  rendaient  aux  convois 
comme  à  un  pèlerinage,  en  manière  d'esbatement  et  pour 
satisfaire  leur  curiosité,  surtout  si  c'étaient  les  obsèques  de 
quelque  riche  personnage  : 

3361    «  Or  s'en  va  souvent  a  l'église, 
Or  s'est  tost  a  la  feste  mise  ; 
Or  va  aux  nopccs,  or  va  aux  corps, 
Or  aux  cstuvcs,  puis  dehors  '...  » 


I.  Miroir  âc  Maria^ie,  t.  IX. 

On  trouvera  l'ordonnance  détaillée  des  funérailles  des  nobles  dans 
A  Booke  of  Precedciice,  ch.  iv,  A  Finicral  in  Popish  limes  et,  ch.  ni,  The 
orderiiig  of  a  F  une  rail  for  a  noble  per  son  in  Henry  /V/'^  finies,  Earl\  English 
Text  Society,  Extra  Séries  VIII,  London,  ;869. 


CHAPITRE  IV 


LA    VIEILLE    FEMME 


On  dirait  à  lire  les  mots  durs  que  Christine  et  ses  contem- 
porains ont  laissés  s'échapper  à  propos  des  vieilles  gens  que. 
depuis  le  xV  siècle,  nous  avons  appris  à  vieillir  avec  grâce  '.  Il 
n'y  aurait  plus  lieu,  semble-t-il,  de  tant  insister  sur  leur 
caractère  ranipoiiiieiix,  rechigne'  et  yreiix  ;  de  relever  leur  oJou- 
hmnic,  par  especial  de  vins.  Ces  vilaines  tacJjcs  ne  sont  pas 
l'apanage  de  la  vieillesse  d'aujourd'hui,  pas  plus  que  la  dou- 
ceur, l'affabilité,  la  bénignité  ne  sont  des  qualités  éminem- 
ment propres  à  la  jeunesse.  Peut-être  les  vieux  d'antan 
étaient-ils  plus  gâtés  par  le  long  exercice  d'une  autorité  sans 
appel  ?  Peut-être  les  infirmités  qui  viennent  avec  les  années,  et 
que  leurs  physiciens  savaient,  moins  que  nos  experts  docteurs, 
soulager  et  guérir,  les  rendaient-ils  plus  irritables  ?  La  peur  de  la 
mort  qui  hantait  leurs  esprits,  et  qu'entretenaient  avez  zèle  les 
prêtres,  les  moralistes  et  les  imagiers  ',  leur  communiquait- 
elle  une  impatience  plus  aiguë  pour  les  vains  plaisirs  du  siècle 
auxquels  ils  ne  pouvaient  plus  goûter  ?  Peut-être  encore  pas- 
saient-ils trop  de  temps  à  méditer  sur  cette  parole  de  l'Ecclé- 


1.  On  pourrait  croire  qu'il  v  a  dans  cotte  tendance  à  accentuer  les  incon- 
vénients et  les  vices  de  la  vieillesse,  une  mode  littéraire  dont  l'influence 
remonterait  au  traité,  bien  connu  au  mo\-en  âge,  De  Coiiteniptu  Miimli 
du  pape  Innocent  III  (ch.  x,  De  iiicoiiniwdis  senecfiilis)  s'il  n'y  avait,  ou  à 
côté,  un  autre  ouvrage  latin  d'une  influence  aussi  grande,  qui  représente  le 
vieil  âge  sous  un  riant  aspect,  le  De  Seiiectule,  de  Cicéron. 

2.  C'est  en  1402  que  Nicolas  Flamel  faisait  bâtir  la  ianiouse  Arcade  du 
Clniniier  des  Innocents.  Les  peintres  ne  devaient  pas  tarder  à  la  décorer  des 
sujets,  devenus  si  célèbres  depuis,  de  la  Danse  Macabre.  Les  Ars  Moriendi 
étaient  parmi  les  traités  les  plus  répandus  au  mo\'en  âge. 


350  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

siaste  :  «  J'ai  dit  touchant  le  ris  :  il  est  insensé,  et  touchant  la 
joie  :  de  quoi  sert-elle  '  ?  «  Quoiqu'il  en  soit,  on  ne  trouve  pas 
chez  eux,  d'après  les  peintures  que  nous  en  ont  laissées  les  écri- 
vains qui  les  ont  vus  vivre  et  entendus  maugréer,  cette  tolérance 
aimable  des  jeux  et  des  plaisirs  de  la  jeunesse  que  nous  nous 
plaisons  à  observer  chez  nos  bons  grands-pères  et  grand'mères 
du  xx"^  siècle.  Il  est  vrai  qu'il  y  avait  quelque  excuse  à 
leur  rancune  contre  les  jeunes,  car  alors,  ceux-ci  les  poussaient 
hors  des  rangs  avec  une  hâte  excessive.  Un  homme  avait  à 
peine  atteint  la  quarantaine  que  l'opinion  de  ses  contempo- 
rains le  reléguait  dans  le  cercle  des  hommes  d'âge,  et  une  femme 
n'avait  pas  encore  vu  son  premier  cheveu  gris  qu'on  venait 
déjà  lui  déposer  un  petit-fils  sur  les  genoux. 

«  Pour  ce  que  assez  communément  a  débat  et  discort  tant  en 
oppinions  comme  en  parolles  entre  vieilles  gens  et  les  josnes,  si 
que  a  peine  se  peuent  entresouffrir,  comme  se  ils  feussent  de  deux 
espèces,  laquelle  chose  foit  l'eaige...  »  (529). 

il  nous  paraît  propice,  dit  Christine,  de  répandre  notre  doc- 
trine sur  les  femmes  d'âges  divers. 

D'abord  les  vieilles  gens  sont,  en  général,  plus  sages  que  les 
jeunes;  «  leur  entendement  est  plus  parfait  «,  plus  porté  à  la 
réflexion.  Leur  longue  expérience  des  choses  de  la  vie  leur 
donne  sur  les  novices  une  supériorité  évidente. 

«  Quiconque  a  beaucoup  vu 
Peut  avoir  beaucoup  retenu,  » 

a  dit  un  autre  philosophe. 

«  Et  s'ils  ne  sont  plus  sages,  ajoute  Christine,  sont  a 
reprendre  ».  Il  y  en  a  même  qui  le  sont  si  peu  que  C'est grnHt 
mocqiierie  ;  mais  puisque  la  vie  n'a  pu  ni  les  mûrir  ni  les 
assouager,  ils  sont  sans  remède  et  la  dame  de  Pisan  ne  perdra 
passes  peines  à  leur  prêcher  une  doctrine  inutile.  Elle  laissera 
donc  de  côté  ces  «  maleurez  vieilarts  et  vielles  endurcies  en 

I.  El  des.,  II,  2. 


LA    VIEILLE    FEMME  35  I 

leurs  pechiés  et  vices,  ou  n'a  quelconques  sens,  ne  bonté  :  ceux 
font  a  fuyr  plus  que  chose  née  »  (551). 

Le  type  de  la  maie  vielle  de  Philippe  de  Xovare  est  non  moins 
détestable  que  celui  de  Christine  : 

«  Mais  il  i  a  sanz  faille  aucunes  mauveses  vielles  qui  ne  sont 
mie  tieus  corne  il  est  dit  devant,  ainz  sont  volanteives  de  pechier  de 
leur  cors  a  vilain  tort  ;  et  se  parent  et  amplastrent  lor  chieres  et 
taingnent  lor  chevous  ;  et  ne  veulent  quenoistre  qu'elles  soient 
vielles  ne  remeses  ;  et  se  aucuns  leur  dit,  elles  se  couroucent'.  » 

Ce  à  quoi  tend  Christine  dans  ses  instructions  aux  vieilles 
femmes,  c'est  de  corriger  leurs  manies  en  leur  en  montrant  le 
ridicule.  Elle  ne  leur  demandera  donc  pas  de  renoncer  à  tout 
eshatement.  En  dépit  de  leurs  cheveux  blanchis  et  de  leur  iacc 
ridée,  «  se  elles  sont  restées  joyeuses  par  nature  »,  les  anciennes 
peuvent  jouir  légitimement  des  plaisirs  qui  se  présentent  à  elles, 
mais  qu'elles  les  prennent  «  par  a  point,  non  mie  de  la 
manière  des  josnes,  mais  plus  rassizement  »  (532).  «  Il  ne  leur 
appartient  ne  baler,  ne  danser,  ne  rire  folement.  »  Est-ce  trop 
de  sévérité  de  la  part  de  Christine  ou  n'est-ce  pas  plutôt  un 
sentiment  très  juste  de  ce  qui  convient  ?  Ces  pauvres  membres 
roidis,  qui  ont  perdu  l'aisance  et  Télasticité,  comment  un 
spectateur,  même  bienveillant,  peut-il  les  regarder  se  livrer  à  ce 
qui  est,  par  essence,  la  grâce  en  mouvement,  sans  éprouver  un 
pénible  malaise  ?  «  Kc  forçons  point  notre  talent,  »  conseillera 
encore  sensément  le  cher  «  bonhomme  »,  nous  ne  ferions  rien 
avec  s;râce.  » 

L'ancienne  dame  se  vestira  d'habillements  «  larges  et  hon- 
nestes,  car  a  ce  propos  dit  un  vray  mot  Machault  :  «  Vieille 
cointi:^e  et  jolie  est  niatere  de  niocqnerie  -.  »  Elle  choisira  des  façons 
appropriées  à  son  âge  et  ne  commettra  pas,  par  une  coquetterie 


1.  Des  quatre  teii:^  iVaage  d'ome,  §  173. 

2.  C'est  en  vain  que  j'ai  cherché  ce  vers  dans  k  premier  et  dans  le 
second  volume  des  Poèmes  de  Guiltaitine  de  Muiljault,  édités  par  E.  Hœpff- 
ner,  ic)o8  et  191 1,  publiés  dans  la  Sociêlè  des  Anciens  Textes. 


352  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

mal  entendue,  la  folie  de  vouloir  porter  des  robes  qui,  loin 
de  les  cacher,  mettront  en  relief  les  tristesses  de  son  teint  et  les 
fatigues  de  sa  taille.  Anne  de  Beaujeu,  s'adressant  à  sa  fille 
Suzanne,  fixe  la  limite  d'âge  où  la  femme  sensée  doit  aban- 
donner coinli:^'  : 

«  Quand  vos  filles  seront  en  saige  de  porter  atours,  peu  a  peu  devez 
laissier  de  porter  les  vostres...  Et  depuis  que  la  femme  a  quarante 
ans,  quelque  beauté  que  jamais  elle  ait  eue,  l'on  voit  qu'il  n'est 
habillement  tant  soit  bien  fait  qui  lui  puisse  musser  les  fronces  du 
visage  '.  » 

«  Elle  aura  contenance  de  beau  port  et  honnourable  »  (534). 
«  Sa  parolledoit  toutte  estre  meue  par  discrecion. 

«  Se  garde  bien  que  de  sa  bouche  n'isse  follie,  paroUes  deshon- 
nestes  ne  mal  assemblées  et  desordonnes  car  chose  de  plus  grant 
dérision  n'est  que  sotte  parolle  et  mal  honneste  en  vieilles  gens  » 
()35)- 

La  race  de  ces  vieux  qui,  sous  prétexte  de  franchise,  «  dans  les 
mots  bravent  l'honnêteté  »  n'a  pas  encore  disparu,  ni  ceux  qui 
assaisonnent  leurs  propos  de  vilains  calembours.  Eux,  qui 
devraient  être  pour  la  jeunesse,  un  exemple  de  décence  et 
qu'on  devrait  aimer  à  écouter,  sont  plus  coupables  lorsqu'ils  se 
laissent  aller  à  de  tels  écarts  que  s'ils  étaient  encore  pétillants 
de  vie  et  d'espérances. 

Il  fimt  se  montrer  indulgent  envers  la  jeunesse  -,  et  non 
pas  «  lui  courir  sus  »  à  la  plus  légère  incartade,  se  souvenant 
des  années  d'autrefois  et  des  aiguillons  qui  poussent  à  une 
exubérance,  à  une  ardeur  éteintes  aujourd'hui  chez  soi,  «  non 
par  vertu  »,  inais  parce  que  l'âge  mûrit  et  refroidit. 

1.  Enseigiiciiiciis  à  ma  file,  chap.  xxv. 

2.  «  Se  tu  es  ja  vieux  devenus 
Les  joennes  qui  ne  sont  chanus 
Ne  soient  de  toy  trop  confus  : 
Souvienne  toy  que  jouennes  fus  », 

conseille  Christine  à  son  fils  dans  ses  Enscigneniens  iiionnix,  LIX,  Œuvres- 
Poe  tique  s,  t.  III. 


LA    VIEILLE    FEMME 


353 


«  Se  les  vices  de  jonesse  te  ont  laissic  ce  n'est  mie  par  ta  vertu 
mais  par  ce  que  nature  plus  ne  t'v  encline  »  (538). 

Que  l'ancienne  femme  ne  soit  pas  une  de  ces  vieilles  rechi- 
gnées  et  viaJlcs,  d'humeur  tracassière  qui  rendent  la  vie  insup- 
portable aux  autres  et  à  elles-mêmes  ;  Fire  ne  «  vaut  rien  à  la 
santé  du  corps  »  et  moins  encore  à  celle  de  l'àme.  Mais  au  con- 
traire, sa  «  debonnaireté  envers  ses  gens  ))^  son  aménité  et  son 
indulgence  envers  tous  la  feront  aimer  et  chérir.  Elle  prouvera 
ainsi  que  c'est 

«  beau  parement  que  viellesse,  quov  que  nul  dve,  et  chose  de  grant 
honneur  et  révérence  »  ()34)- 

La  conduite  des  jeunes  gens  envers  les  vieillards  n'était  pas 
non  plus,  à  en  juger  par  les  témoignages  recueillis  çà  et  là, 
inspirée  par  de  louables  sentiments  de  déférence  et  d'amour,  et 
leurs  malices  à  l'égard  des  sermonneurs  et  des  grincheux 

(t  Qiii  parlent  de  nos  enffimces  » 
et  «  plus  en  dient  qu'il  n'v  en  a  ',  » 

nous  laissent  une  idée  peu  édifiante  de  leur  respect  pour  les 
cheveux  blancs. Témoin,  les  cruelles  plaisanteries  que  jouaient  au 
pauvre  Eustache  Morel  les  jeunes  écuyers,  ses  compagnons,  qui 
à  la  cour  lui  rognaient  ses  portions  et  l'empêchaient  de  manger, 
s'amusaient  à  ses  dépens,  lui  coupaient  les  cheveux  et  l'enfer- 
maient-. Jusqu'aux  petits  polissons  de  la  rue  qui  lui  couraient 
après  pour  l'injurier  et  lui  jeter  de  la  boue  '.  Ce  vieillard  qui, 
au  xV  siècle,  est  en  butte  aux  insultes  des  gamins  de  Paris,  n'a 
pas  encore  soixante  ans  ;  c'est  un  écuver  et  un  bailli  du  roi  ! 
sans  compter  qu'il  est  un  des  grands  poètes  de  son  temps. 

Et  cette  bonne  et  honnête  dame  Sébille  de  Monthault, 
dame  de  La  Tour,  qui,  elle,  n'a  rien  de  hargneux  ni  de  déplai- 

i.  Laissicr  jouer  les  jeunes  i^eus,  CWll,  Eustache  Doschamps,  Œuvres, 
î.  IX. 

2.  G.  Raynaud  dans  Œuvres  aviiph'les,  XI,  p.  92. 

3.  //'/(/.,  cite  Bill  lotie,  901. 

23 


354  I-E    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

sant,  qui  n'est  ni  aigrie  ni  ridicule,  ne  devient-elle  pas  le  jouet 
des  petites  dames  d'honneur  impertinentes  et  per\-erses,  qui, 
pour  la  punir  d'avoir  voulu  empêcher  leur  maîtresse  de  se 
desvôyer  en  foie  anioiir,  s'en  vont  : 

«  semer  des  pois  sur  les  degrez,  sy  se  rompeni  le  col  !  »  «  Que 
deable  ferons  nous  de  ceste  vielle  ?  Elle  ne  fait  que  rechigner  !  Feu 
d'enfer  Tarde  !  Ja,  n'en  serons  délivres  ?  »  (283). 

Telles  sont  les  aménités  qui  coulent  de  ces  jeunes  lèvres  à 
l'adresse  de  la  bonne  gouvernante. 

«  Vous  devez  garder  de  les  mocquier  ,  ne  faire  ou  dire  dérisions, 
injures,  oultrages  ne  vilonnies  ne  quelconques  desplaisirs;  n'arguer 
a  eulx  si  comme  font  aucuns  mauvais  enfans.  Il  vous  affiert  redoub- 
ler leur  présence  »,  (544  et  546) 

commande  Christine  aux  jeunes,  et  par  une  touchante  associa- 
tion de  pensées  et  un  délicieux  escamotage  de  sens,  elle  trans- 
porte sur  les  anciens  de  son  temps  et  de  tous  les  temps  la  véné- 
ration qu'elle  nourrit  pour  les  Anciens  de  l'antiquité  : 

«  car  ce  sont  eulx  qui  ont  trouvées  les  sciences  et  mesmement  les 
loix  par  quoy  estes  enseignez  et  réglez  en  ordene  de  droit  —  sy  ne 
porriez  jamais  rendre  ces  grans  bénéfices,  —  et  qui  soustiennent 
aussi  tous  les  jours  en  toutes  terres,  pavs  et  rovaulmcs  les  belles 
règles  et  ordonnances  du  monde,  car,  non  obstant  la  grant  force 
des  jeunes,  se  ne  feussent  les  saiges  anciens,  le  nionde  vroit  a  con- 
fusion »  (54iS). 


CHAPITRE  V 


LA    SERVANTE 


Les  serviteurs  du  Livre  des  Trois  Fertiis  viennent  compléter 
le  tableau  de  la  vie  de  famille.  Les  enseignements  s'adressent 
surtout  aux  «  cbaniherieres  de  Paris  et  aultre  part  »  ;  mais  leurs 
confrères  les  varJets,  instruments  de  travail  dans  les  hôtels  des 
dames,  attrapent  aussi  quelques  bribes  des  admomiestemens  de 
Christine  et  quelques  pointes  de  ses  satires.  Nous  n'aurons  pas 
le  portrait  du  bon  serviteur;  les  qualités  inhérentes  au  métier^ 
industrie,  fidélité,  probité  se  déduisent  comme  une  conclusion 
naturelle  des  défiuits  reprochés  à  celui  qui  n'est  ni  probe,  ni 
fidèle,  ni  industrieux.  Les  petites  friponneries  des  serviteurs, 
pour  alléger  leur  tiiche  ou  la  supprimer,  les  perfides  ma- 
nœuvres auxquelles  ils  se  livrent  «  pour  corriger  la  fortune  » 
nous  intéressent  par  leur  mode  d'action  et  les  usages  qu'elles 
révèlent. 

D'abord  qu'est-ce  qu'une  chamheriere  ?  Nous  trouvons  ses 
fonctions  et  sa  condition  nettement  définies  dans  les  Propriété- 
des  Choses,  ouvrage  mis  en  français  en  1372  sur  l'ordre  de 
Charles  V  : 

('  Chamheriere  est  une  servante  députée  au  service  de  la  femme 
ou  du  seigneur  de  l'ostel  pour  faire  les  plus  vilz  et  les  plus  labou- 
rieux  offices  qui  soient.  Et  est  nourrie  des  plus  grosses  viandes  et 
vestue  des  plus  gros  dras,  et  est  chargiee  du  fais  de  servitude.  Et  se 
clic  a  cnfans,  ils  sont  sers  du  seigneur  et  de  la  mère,  et  se  la  cham- 
heriere est  serve,  elle  ne  puet  se  marie^-  a  sa  voulenté  et  cellui  qui 
la  prent  a  fcnuue  si  se  met  en  servitude,  et  le  puet  le  seigneur 
vendre  a  denier  comme  une  beste.  Si  affranchie,  elle  puet  estre 
rappcUee  en  servitude  pour  vice  d'ingratitude.  La  chamheriere  est 
souvent  batue  et  laidengiee  et  traveilliee,  et,  contre  ses  douleurs,  a 
peine  la  lesse  l'en  rire  ne  jouer  '.  » 

I.  Les  Propriété-  des  Choses,  mises  en  françois  par  Jean  Corbichon,  du 
moine  anglais  Barthélémy.  Bibl.   Nat.,   f.  fr.,  ms.  216,  fol.  94  v»  et  95  r". 


356  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

Christine  de  Pisan  ne  s'attendrit  pas  sur  le  servage  de  ses 
femmes  servans,  preuve  qu'il  n'y  avait  pas  lieu  de  le  faire,  mais 
elle  s'apitoie  sur  leur  vie  pénible  : 

«  se  lever  matin,  se  coucher  tard,  disner  et  soupper  après  les  autres 
et  mal  a  loisir,  mangant  ça  et  la  tousjours  en  servam,  ayant  sa  subs- 
tantiacion  assez  escharcement  et  rie  a  rie  »  (560). 

Les  exhortations  qu'elle  leur  destine  sont  presque  toutes 
négatives  :  ne  faites,  garde:^-vons,  il  n'appartient.  Elle  nous  fiiit 
ainsi,  sans  le  vouloir,  un  tableau  instructif  des  fourberies  dont 
la  plupart  étaient  coutumières. 

Pour  capter  la  confiance  de  leurs  maîtres  et  se  hixt  donner 
plus  grand  gouvernement,  les  rusées  emploient  la  flatterie,  étalent 
leur  savoir-foire  comme  cette  autre  si  bien  emparlee  : 

c(  Je  sais  besoigner  de  couture,  carder  cotton,  broyer,  filer  ». 
«  J'entends  par  cœur  le  petit  poinct. 
Le  grand  et  celuy  de  Hongrie 
En  carreaux  et  tapisserie. 
Je  sçay  bouter  dans  la  trémie, 
Sasser,  bluter,  paste  tourner 
En  pain,  et  le  tout  enfourner,  etc.  ^  » 

Elles  se  «  mêlent  encore  de  dévotion  pour  mieux  tromper  »  ; 
celles-ci  sont  les  plus  dangereuses...  Les  maîtres  gagnés,  et  leur 
prudence  endormie,  elles  ont  «  office  d'acheter  la  viande  et  la 
char  ou  trop  bien  battent  le  cabas,  qui  est  un  mot  communé- 
ment dit,  qui  est  a  entendre  faire  acroire  que  la  chose  couste  plus 
que  elle  ne  fiiit  »  (564).  Vont-elles  à  la  char?  «  Elles  feront 
entendant  que  le  quartier  de  bon  mouton  leur  couste  quatre 
solz  que  elles  ont  pour  dix  blans  ou  moins...  »  (564).  Ou  bien 
elles  rapporteront  «  a  part  de  la  boucherie  ung  morselet  de 
friandise  ». 

«   Si  font  faire  un  pasté,  et  sur  la  taille  de  leur  maistre  le  comptent 
au  four  et  puis  quant  leur  maistre  est  ou  palais  ou  en  la  ville  et  leur 

I.  Recueil  des  poàies  fi\Ji!çaises  des  AT^  et  XV I<^  siècles,  éd.  de  Montaiglon, 
t.  I,  Paris,  1835. 


LA    SERVANTE 


357 


maistresse  ou  moustier  a  la  grant  messe,  la  desjeunerie  est  faitte 
en  la  cuisine  a  bon  gaudeamus,  et  n'est  pas  sans  boire  et  du  meil- 
leur »  (565). 

Viennent  les  grands  jours  de  lessive  qui  transforment  l'ostel 
en  un  rucher  affairé  :  les  cuviers  sont  pleins,  les  chaudières 
fument  et  le  linge  bue  répand  une  bonne  odeur  de  cendre 
gravelée  %  de  savon  et  d'iris-  ;  les  servantes  sont  embesoignées 
et  les  lavandières  du  dehors  viennent  leur  prêter  main  forte. 
Il  faut  biier,  savonner,  frotter,  laver  à  l'eau  courante,  étendre 
au  soleil  et  sécher  cette  grosse  masse  de  toves,  draps,  drap- 
peaux,  de  touailles,  nappes,  de  doubliers,  de  chemise,  de 
cottes,  futaines  (camisoles  de  coton),  de  guimpes,  couvre- 
chiefs,  chausses,  coeffes,  mouchouers,  etc.. 

La  maîtresse  de  maison,  appliquée  à  surveiller  son 
monde,  cnidera  sa  chamberiere  occupée  à  la  rivière  ?  «  celle-ci 
est  aux  estuves,  paix  et  aise  !  »  La  meschine  a  pu  partir   à 


1.  Cendre  gravelée,  lie  de  vin  séchée  et  calcinée,  explique  M.  A.  Fran- 
klin, op.  cit.,  p.  151. 

2.  On  a  encore  gardé  en  province  l'habitude  de  ces  grandes  lessives  dans 
les  maisons  bourgeoises.  On  entasse  le  linge,  essangé  au  préalable,  dans  un 
énorme  cuvier,  au  iond  duquel  on  a  mis,  enfermées  dans  un  drap  grossier, 
des  cendres  de  foyard,  et  au-dessus,  des  chapelets  de  racines  d'iris  (rhizo- 
mes). L'eau  bouillante  qu'on  verse  incessamment  pendant  des  heures  sur  le 
linge,  s'imprègne  du  parfum  de  l'iris  et  le  communique  à  toute  la  lessive. 

Eustache  Deschamps  parle  dans  une  ballade  des  bons  draps  blancs  fleu- 
rant les  graines  (?').  S'agirait-il  du  fœniculuin  ihilcc,  fenoil,  fenouil,  fennel, 
l'une  des  plantes  favorites  du  moyen  âge,  qu'on  cuhivait  pour  la  beauté  de 
ses  feuilles,  mais  surtout  aussi  pour  la  douceur  aromatique  de  ses  graines 
que  les  ménagères  mettaient  dans  les  armoires  pour  parfumer  leur  linge  ; 
ou  bien  serait-il  question  des  herbes  à  graines,  graminées,  sur  lesquelles 
on  étendait  les  draps  pour  les  sécher  au  soleil,  odeur  qui  correspondrait 
alors  à  celle  que  nous  appelons  «  foin  coupé  ». 
6721   «  Si  s'est  sur  la  rive  acousté, 

La  a  estendu  son  costé 

Sent  les  odeurs  souefs  flairens 

Et  voit  les  ruisseaulx  ressonnens, 

La  douce  graine,  les  flourettes 

Saillir,  la  grève  et  les  pierrettes 

Parmi  la  duis  du  fonteniz  ». 
Miioir  de  Mariage,  LXII,  t.  IX. 


^^8  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

bonne  intention  vers  la  rivière  pour  y  laver  son  linge  et 
caqueter  avec  les  commères  sur  les  nouvelles  du  quartier.  Mais 
elle  aura  entendu  au  prochain  carrefour  le  cry  tentateur  : 

«  Seignor,  quar  vous  aler  haingner, 
Et  estuver  sans  delaier  ! 
Li  baing  sont  chaut  !  '   » 

Et,  le  diable  la  poussant,  la  chamberiere  s'esquive  au  baing, 
paix  et  aise  ^  ! 

Cependant  ses  bonnes  amies,  gui  Scvit  de  la  cordellc,  lui  font 
sa  besogne  ;  celle-ci  reconnaitra  leurs  bons  offices  en  les  ren- 
vovant  le  soir  «  hourdees  de  vins  et  viandes.  Dieu  sait  !  »  et 
bien  payées,  mais  non  du  sien. 

D'autres  jours,  c'est  un  gentil  galant  qu'on  régale  à  l'hôtel, 
en  compagnie  des  commères  de  la  rue,  et  maintes  bonnes 
bouteilles  de  vin  y  passent,  car  ces  goiiliardes  sccvcni  «  du  bas 
voler  »  de  toutes  façons  (568), 

«  Et  adont  vins,  viandes,  cliandelle,  pain,  lart,  sel  et  toutes 
despenses  d'ostel  » 

disparaissent  comme  par  enchantement,  et,  si  le  maître  ose  en 
faire  la  remarque,  on  vous  lui  ferme  la  bouche  incontinent 
par  une  belle  réponse  :  c'est  lui  qui  fait  trop  de  grans  disners  »  ; 
c'est  lui  «  qui  semont  tant  les  gens  de  boire  »  (568).  //  liest 
bon  bec  que  de  Paris,  dira  Villon. 

Telle  chaiTiberiere  vient  bien  chez  un  jeune  ménage  où  la 
mariée  est  un  peu  uicelie  !  Elle  les  enjôle  par  ses  «  blandis- 
semens  »,    les  étourdit  par   ses  vanteries.  Tous  les  travaux, 

1.  Cris  de  Paris,  dans  Fabliaux  el  Contes,  t.  II,  p.  276,  collcct.  Barbazan 
et  Méon,  Paris,  1808. 

2.  La  réprobation  de  Christine  ne  porte  pas  tant  sur  le  fait  que  la  cham- 
brière va  prendre  un  bain  au  lieu  d'accomplir  la  tâche  qui  lui  a  été  con- 
fiée que  sur  la  faute  plus  grave  qu'elle  peut  commettre  en  se  rendant  dans 
un  de  ces  lieux  qui  avaient  déjà  fort  mauvaise  réputation,  car  beaucoup  de 
bains  publics  étaient  devenus  des  rendez- vous  de  plaisir.  D'où  les  rancunes 
des  prédicateurs  de  l'époque  contre  ces  établissements.  Voir  Du  Cange, 
Dict.  de  la  basse  latinité,  au  mot  stupha. 


LA    SERVANTE  3  59 

même  les  plus  délicats,  lui  sont  aussi  coiiiiiiiius  comme  d'avaler 
une  fraise  !  «  Par  ceste  manière  les  tendra  tous  deux  qu'ils  ne 
croiront  en  autre  dieu  !  »  (568).  Et  alors,  elle  aura  le  champ 
libre  pour  cahasser.  Les  services  d'entremetteuse  ne  lui  répu- 
gneront point  : 

«  et  pour  un  chapperon  ou  robe  que  lui  donne  ou  promette  aucun 
gallant  pour  faire  un  message  a  sa  maistresse,  »  (369) 

elle  se  prêtera  des  deux  mains  à  l'intrigue,  «  et  se  elle  ne  le 
fait  de  bonne  manière  que  elle  soit  arsse  !  »  s'écrie  Christine 
avec  dégoût  ;  «  beaucoup  sont  vives  enfouies  qui  tant  ne  l'ont 
mérité  !  »  (570). 

Les  chamberieres  aux  champs  sont  esquissées  d'un  cravon 
plus  doux  ;  on  ne  les  voit  ni  rouées,  ni  félonnes,  simplement 
négligentes  et  nonchalantes  quand  la  maîtresse  a  tourné  le 
dos  (413).  Nous  avons  déjà  vu  leurs  occupations  dans  le  cha- 
pitre sur  les  devoirs  de  la  dame  terrienne. 

Les  varlets,  ne  méritent  guère  plus  de  confiance  que  les 
chamberieres.  Le  fond  de  leur  nature,  c'est  l'astuce  et  la  paresse. 
Ils  ne  cherchent  qu'à  se  débarrasser  au  plus  vite  de  leur  tache 
et  ne  sont  heureux  qu'en  compagnie  de  «  dame  oiseuse.  » 

«  Que  la  maistresse  se  voise  souvent  esbattre  aux  champs  veoir 
comme  ilz  labeurent,  car  assez  en  est  qui  voulentiers  se  passeroient 
de  gratter  sans  plus  la  terre  par  dessus  pour  eulx  s'en  délivrer,  se  ilz 
cuidoient  qu'on  ne  s'en  presist  garde  »  (410). 

On  ne  peut  tromper  Christine  ni  sa  baronne  sur  la  droilte 
façon  à  donner  à  la  terre,  car  elles  ont  lu  Pierre  de  Crescens 
et  savent  que 

«  il  convient  briser  la  terre  et  fiire  subtille  et  menue  afin  que  la 
viande  puisse  venir  de  la  racine  et  que  les  racines  se  puissent 
espandre  sous  la  terre  sans  pression  '.  » 

Au  lieu  à'arcr  son  joiinml,  comme  tout  bon  laboureur  est 
tenu  de  taire,  à  peine  aura-t-il  ouvert  quelques  sillons, 

I.  Proffits  Choiiipestrcs,  ch.  xv. 


360  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

«qu'il  s'en  ira  dormir  soubz  l'ombre  d'une  saulz  »  et  laissera  «  les 
chevaux  de  labour  ou  les  beufs,  en  ce  tandis,  paistre  en  ung  pré  » 
(411). 

Et  il  exposera  ainsi  sa  maîtresse,  par  sa  paresse  et  sa  négligence,, 
à  une  amende  de  cinq  soulz  :  Item,  gui  est  trouvé  eu  bh\  vers 
herhehiiil  en  temps  ileffemiii,  il  clnet  eu  la  dicte  amende  de  cinq 
souI~  '. 

a  Et  ne  leur  chaut,  mais  qu'ilz  puissent  dire  au  soir  qu'ilz 
ont  fliitte  leur  journée.  » 

<f  Chil  ouvrier  par  journées  ne  font  que  longarder 

Par  h'oit  font  pou  d'ouvrage,  par  caut  vont  enflarder  -.  » 

L'engeance  n'avait  guère  changé  du  xiii"'  au  xV'  siècle. 

Quand  il  «  cueillera  le  foin  »  ou  moissonnera  le  blé,  s'il  ne 
se  sent  surveillé,  il  laissera  derrière  lui  belles  bottelées  d'herbe 
et  beaux  épis  bien  venus, 

«  et  tant  d'autres  faulcetez  que  telz  gens  scevent  bien  faire  qui  n'est 
dessus  »  (412). 

Les  temps  de  la  belle  idylle  biblique  ne  sont  plus  où  le 
maître  du  champ  ordonnait  aux  moissonneurs  :  «  laissc~louil>er 
quelques  épis  !  »  Mais  si  la  dame  de  Christine  fait  ramasser  ses 
gerbes  sans  souci  des  glaneuses,  ce  n'est  pas  que  son  cœur 
restât  fermé  devant  le  muet  appel  des  Ruth  de  son  temps.  Sa 
charité  saura,  en  temps  et  lieu,  les  dédommager  des  épis  dont 
son  économie  les  frustre  pour  le  présent.  C'est  pour  rester 
fidèle  à  la  devise  qui  règle  tous  ses  actes  et  qui,  dans  sa  volonté, 
doit  régler  ceux  de  sa  maisnie,  qu'elle  exige  que  le  pré  ou  le 
champ  soient  nets  après  le  passage  du  faneur  ou  du  moisson- 
neur et  que  «  rien  ne  soit  laissié  derrière.  »  Et  cette  devise, 
non  exprimée,  mais  qui  se  lit  dans  toute  sa  conduite,  est  : 
«  Fais  ce  que  tu  tais  ». 


1.  Sûiinae  Rurale,  fol.   140  v". 

2.  Gilles  le  Miiisis,  lxix  r".  E.  Lano;lois,  Société  au  XIII<^  siècle. 


CHAPITRE  M 


LA    FEMME    DE    FOLE    VIE  ' 


«  Et  tout  ainsi  comme  le  soleil  luist  sur  les  bons  et  sur  les  mau- 
vais, n'arons  point  de  honte  d'espandre  nostre  doctrine  mesmes  sur 
celles  femmes  qui  sont  folles,  legieres  et  de  désordonnées  vies, 
quoy  qu'il  ne  soit  riens  plus  ahhominahle  »  (744). 

C'est  par  ces  paroles  que  Christine  de  Pisan  introduit  dans 
son  Trésor  de  la  Cité  des  Dames  ces,  foies  feiii mes,  pauvre  petite 
écume  fangeuse  du  moyen  âge.  Elle  les  rencontrait  sur  son 
chemin  en  allant  consulter  quelque  précieux  manuscrit  à  la 
librairie  de  la  Sorbonne  ou  de  l'abbaye  Saint- Victor,  ou  s'en- 
quérir du  travail  de  ses  copistes  à  Saint-Jacques  la  Boucherie, 
en  revenant  d'entendre  à  Notre-Dame  -  les  doctes  et  édifiants 
sermons  de  son  grand  ami  le  chancelier.  Leurs  allures  effraees, 
leurs  robes  voyantes,  estraintes  jusqu'à  l'indécence,  leurs  faces 
éhontées  blessaient  ses  yeux  et  froissaient  sa  nature  de  femme. 
Elle  les  voyait  même  venir  s'exhiber  dans  les  églises,  jusqu'au 
pied  des  autels  \ 

1.  Ce  sujet  n'était  point  prohibe  delà  littérature  honnête  puisque,  d'après 
Lecoy  de  la  Marche  (/.</  Chaire  ,111  XI 11^  siècle,  p.  208),  les  prédicateurs 
avaient  des  sermons  spéciaux  qu'ils  prononçaient  en  public,  et  qui  étaient 
destinés  aux  iiiulieres  nierctrices. 

Frère  Laurens,  dans  sa  Soniine-le-Koy  (Bibl.  Nat.,  f.  fr.  945,  fol.  24), 
parle  aussi  des  foies  feiii mes  dans  son  chapitre  sur  les  mauvais  métiers. 

2.  Jean  Gerson  ne  fut  curé  de  la  paroisse  de  Saint-Jean-en-Grève 
qu'en  1408,  sur  une  bulle  de  Benoît  XIII  qui  lui  accordait  cette  riche  pré- 
bende, l'office  de  chancelier  de  Nostre-Dame  «  estant  de  grant  chage  t't  de 
petite  revenue  ».  Voir  étude  de  Noël  Valois,  Gerson,  cure  Je  S.iiiit-Jean-efi- 
Grève,  Paris,  1901. 

3.  L'abbé  de  Samouillan  les  représente  postées  aux  portes  des  collèges, 
mêlées  au  train   quotidien  de  la  vie.  «  Non  seulement   elles    avaient  accès 


362  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

«  Le  monde  tant  vous  desprise  que  toute  personne  honneste  vous 
fuit  comme  chose  excommeniee  et,  en  rue,  détourne  sa  veue  que 
ne  vous  veoye  »  (572). 

Puis,  par  un  retour  sur  la  fragilité  humaine  et  sur  la  force 
des  tentations  du  malin,  elle  se  prend  de  pitié  pour  ces 
povres  defaiIJans.  Elle  ne  voit  plus  en  elles  que  de  malheu- 
reuses créatures  qui  ont  erré  et  qu'une  chaude  bonté  et  un  peu 
de  sympathie  vraie  pourraient  ramener  peut-être  à  «  la  droicte 
condition  de  femme,  qui  est  honneste,  simple  et  honteuse  « 
(573)- 

«  Levez  sus  !  et  vous  sordez  de  la  boe  !  leur  crie-t-elle.  Dieu  est 
piteux  et  appareillié  de  vous  recevoir  a  mercv,  se  repentir  vous 
voulez  »  (573)- 

Comme  les  paroles  de  Christine  reflètent  bien  cette  tou- 
chante morale  du  mo^^en  âge  pour  qui  la  beauté  de  la  repen- 
tance  l'emportait  sur  la  laideur  de  la  faute  '  !  Nous  avons 
perdu  la  foi  facile,  et  les  conversions  soudaines  rencontrent 
souvent  chez  nous  un  étonnement  mêlé  de  scepticisme. 
Autrefois,  les  actes  de  contrition  étaient  encouragés  par  la 
bienveillance  qu'ils  faisaient  naître  et  les  femmes  foies  pou- 
vaient rentrer,  sous  l'égide  de  Madeleine  la  pécheresse  et 
d'autres  saintes  révérées,  comme  sainte  Aflre,  sainte  Thaïs, 
dans  le  sein  de  la  société  honnête  et  regagner  la  confiance  et 
l'estime.  «  Il  ne  faut  pas  juger  durement  une  femme  péche- 
resse, ni  désespérer  de  son  amendement  »,  dit  Gerson  ;  «  car 
en  un  moment  le  Saint  Espcrit  la  peut  faire  bonne  -.  » 

Les  Gcsta  Romanonim,  ce  trésor  de  leçons  morales  cachées 
sous   le   voile  d'histoires  délectables   autant   que  véridiques, 


dans  les  maisons,  dans  les  rues,  en  dépit  de  toutes  les  ordonnances,  niais 
encore  elles  venaient  jusque  dans  les  églises  coudo\er  au  sermon  la  femme 
qui  se  respectait  >>.  {La  Chaire  au  ATe  siècle,  p.  222). 

1.  Morale  d'ailleurs  toute  évangélique.  Voir  saint  Mattliieii,  cli.  vui,  48  et 
)0,  sur  le  pardon  des  fautes  de  Madeleine  la  pécheresse  par  Jésus. 

2.  ISA  B  C  des  simples  gens,  fol.  26. 


LA   FEMME    DE    FOLE    VIE  36^ 

enseignaient  combien  grande  était  la  miséricorde  divine  pour 
ces  créatures,  et  comment  aussi  elles  pouvaient  mourir  en 
odeur  de  sainteté.  L'une  d'elles  longtemps  endurcie  dans 
«  Tort  péchié  »  échoue  en  prison,  est  visitée  par  un  prêtre, 
se  repent,  se  confesse,  puis  meurt.  Le  confesseur,  allant  le  len- 
demain voir  sa  nouvelle  convertie,  entend  une  voix  dans  les 
airs  qui  lui  crie  :  «  Elle  est  ores  bien  eùree  et  siet  lassus  en  la 
félicité  céleste  et  est  blanche  comme  une  petite  ftor  ^  « 

Que  la  pauvre  femme  n'aille  pas  croire  que,  si  elle  essaye  de 
recouvrer  «  honneur  pour  honte,  le  monde  la  debouteroit  et 
chasseroit  »  : 

Au  contraire,  «  les  preudes  femmes  l'appelleront  et  lui  diront 
bonnes  parolles  et  l'aideront  et  la  tiendront  chiere  »  (578). 

Remarquons,  en  passant,  cette  exquise  délicatesse  qui  pousse 
la  femme  pure  à  taire  les  avances  à  la  dcfailhint. 

Christine  n'oublie  jamais  les  difficultés  de  la  vie  pratique. 
Aussi,  elle  s'ingénie  par  tous  les  moyens  possibles  à  persuader 
à  cette  femme,  déshabituée  du  travail,  que  le  travail  n'est 
point  pénible,  qu'il  procure  des  jouissances  saines  et  pures, 
qu'il  devient  un  besoin  et  qu'il  est  une  fierté.  Qu'elle  n'ait 
donc  aucune  crainte  pour  son  nouvel  avenir  :  elle  gagnera 
aisément  sa  vie.  La  force,  certes,  ne  lui  manquera  pas, 

«  car  se  elle  a  corps  fort  et  puissant  pour  supporter  batteries  et 
mauvais  traitemens,  elle  l'a  aussi  pour  travailler.  Chascune  la 
prendroit  voulentiers  a  aider  a  lessives  en  ces  grans  hostelz  —  elle 
tîHeroit,  garderoit  les  acouchiees  et  malades,  sv  lui  feroit  plus  de 
bien  ung  denier  que  cent  receuz  en  pechié  »  ()8o). 

Le  pain  gagné  à  la  sueur  du  front  a  une  saveur  et  une 
vertu  que  l'autre  n'a  pas.  C'est  le  pain  que  Dieu  bénit. 

Il  lui  faudra  désormais  se  «  vestir  de  cotte  large  et 
honneste»  ;  fuir  les  repaires  «  que  hanter  souloit  »,  et  venir 
habiter  «  une  petitte  chambre  en  bonne  rue  et  entre  bonnes 
gens  ))  (576). 

I.   Gi-sta  Rovijuoriini,  Br.  Mus.  Ms.  Harl,  luldiliou,  cap.  xxxn. 


364  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

Pendant  longtemps  ces  sortes  de  femmes  ne  pouvaient 
habiter  les  rues  «  honnestes  »  et  elles  étaient  reléguées  dans 
certaines  circonscriptions  fixées  par  la  police  \  Beaucoup  d'or- 
donnances précisent  les  limites  de  leurs  quartiers,  ou  les  expul- 
sent de  certains  endroits  à  proximité  de  quelque  église,  ou 
d'autre  lieu  saint. 

Charles  VI,  au  cours  de  son  voyage  en  Languedoc,  en 
1389,  en  publie  une  à  Toulouse  relativement  à  leur  costume, 
et  en  amende  d'autres  que  les  capitouls  et  autres  officiers 
avaient  rendues  et  «  dont  elles  avoient  souffert  et  soutenu 
pluseurs  injures,  vitupères  et  dommages.  » 

«  Avons  de  grâce  especial  octrové  et  octrovons  aux  dictes  sup- 
pliantes que  doresenavant,  elles  ne  leurs  successeurs,  en  la  dicte 
abbave  portent  et  puissent  porter  et  vestir  telles  robes  et  chappe- 
rons  et  de  telles  couleurs  comme  elles  voudront  vestir  et  porter, 
parmi  ce  qu'elles  seront  tenues  de  porter  entour  l'un  de  leurs 
bras  une  ensaingne  en  differance,  d'un  jaretier  ou  lisière  de  drap 
d'autre  couleur  que  la  robe  qu'ils  auront  vestue  ^.  » 

Il  semblerait  donc  d'après  cette  ordonnance  que  ces  «  sup- 
pliantes »  de  Charles  \l  étaient  astreintes  à  porter,  comme 
les  Juifs,  leur  ;(im7/t'distinctive5. 


1.  Voir  Piin's  sons  la  doviinatiou  anglaise,  p.  154,  Longnon,  Paris,  1878. 

Les  ordonnances  de  saint  Louis  s'étaient  efforcées  d'en  détruire  l'en- 
geance. Par  une  ordonnance  de  1250,  il  ordonnait  à  ses  baillis  de  les 
chasser  des  villes  et  villages,  de  saisir  leurs  biens  et  de  confisquer  au  besoin 
la  maison  de  ceux  qui  leur  auraient  loué  un  logement.  Pour  les  aider  à 
renoncer  à  leur  vie  dépravée,  il  rentait  à  Paris,  pour  les  v  recueillir,  la 
Maison  des  Filles  de  Dien.  {Ordonnances,  t.  I,  p.  74.) 

2.  Ordonnances  des  Rois  de  France,  t.  VII,  p.  322.  Une  autre  ordonnance 
de  Charles  VI,  en  1395,  leur  interdit  de  sortir  de  leurs  maisons  après  le 
couvre-feu  sonné  et  de  se  montrer  dans  les  places  publiques  sous  peine  de 
prison  et  d'amende.  Traité  de  la  Police,  de  la  Mare,  t.  I,  p.  490,  Paris, 
1707-38,  4  vol.  in-fol. 

3.  Les  chroniqueurs  rapportent  qu'un  jour  à  l'église,  Blanche  de  Cas- 
tille,  ayant  reçu  du  prêtre  le  baiser  de  paix,  le  passa  à  sa  voisine,  une  dame 
richement  habillée  et  portant  une  ceinture  magnifique.  Ayant  appris  dans 
la  suite  que  cette  cointe  voisine  n'était  autre  qu  une  femme  folle,  la  reine, 
humiliée,  publia  une  ordonnance  qui  interdisait  aux  courtisanes  de  porter 


LA    FEMME    DE    FOLE    VIE  36) 

De  même  que  rien  dans  son  apparence  ne  doit  rappeler  sa 
vie  passée,  de  même  dans  ses  manières,  dans  son  regard,  dans 
son  langage,  rien  ne  doit  trahir  son  ancien  vice  de  hauderie  : 

«  Qu'elle  se  traie  vers  le  moustier,  choisisse  un  sage  confesseur 
et  prie  souvent  de  tout  son  cœur  et  Dieu  la  gardera.  » 

Et  si  ces  mauvais  goiiJiaris  étaient  assez  osés  que  de  la  pour- 
suivre jusque  dans  sa  nouvelle  retraite,  «  qu'elle  s'en  aille 
conter  son  fait  a  la  justice  qui  pitié  en  ara  et  v  sera  pourveu» 

(577). 

Peut-être  restait-il  encore  dans  la  prévôté  de  Paris,  au 
moment  où  Christine  écrivait  ces  lignes,  quelque  vestige  de 
la  sévérité  que  Hugues  Aubriot  avait  montrée  à  l'égard  des 
femmes  communes  '  et,  par  contre-coup,  un  indulgent  intérêt 
pour  celles  qui  se  réformaient.  C'est  une  réconfortante  image 
que  celle  de  ces  sergents,  osant  braver  l'insolence  des  clercs 
vagants  et  des  ribauds,  pour  protéger  une  pauvre  femme,  de 
réputation  encore  douteuse,  et  l'aider  à  redevenir  honnête. 

Tout  n'était  donc  pas  corrompu  et  désespéré  dans  le  gouver- 
nement de  Charles  le  Bien-Aimé.  Il  restait  au  Corps  de  Policie 
quelques  membres  sains. 

la  ceinture,  désormais  exclusivement  réservée  aux  femmes  honnestes.  Une 
.aventure  semblable,  survenue  à  la  femme  de  Louis  VII,  les  avait  déjà,  par 
un  autre  édit,  dépouillées  de  la  chape. 

I.  Le  prévôt  Hugues  Aubriot  avait  tenté  de  purifier  les  rues  de  Paris  et 
il  paraît  que  ses  ordonnances,  ainsi  que  sa  tolérance  pour  les  Juifs,  furent 
la  cause  de  sa  chute.  La  rancune  des  écoliers  de  l'Université  se  manifesta 
alors  comme  toujours  par  une  chanson  : 

«  Quant  en  haut  degré  te  veis 

De  tout  le  voulus  entremettre 

Et  trop  d'ordenances  feis 

Sur  feines  et  gens  saichans  lectres.  » 
Grandes  Chroniques  de  France,  édit.  Paulin  Paris,  p.  478-9. 


CONCLUSION 


Et  ainsi,  suivant  «  la  robe  et  la  rote  »,  selon  l'expression 
de  Christine,  partant  du  sommet  de  la  pyramide  sociale,  nous 
en  avons  descendu  tous  les  degrés  et  avons  atteint  le  pied  ; 
nous  avons  considéré  ses  contemporaines,  chacune  dans  sa 
sphère,  avec  les  privilèges  et  les  servitudes  de  sa  condition,  les 
devoirs  qui  y  sont  liés,  les  vices  qui  l'entachent,  les  beautés  qui 
la  relèvent  et  les  bassesses  qui  la  souillent.  Nous  avons  vu  la 
reine  et  les  princesses,  les  duchesses,  les  comtesses,  les 
baronnes  ;  les  dames  d'estat  et  les  bourgeoises  ;  les  femmes  des 
marchands,  celles  des  métiers  et  celles  des  laboureurs.  Nulle 
n'a  été  si  haute  que  Christine  n'ait  osé  lui  faire  entendre  sa 
leçon,  nulle  si  humble  qu'elle  n'ait  ému  sa  tendresse,  nulle  si 
vile  qu'elle  n'ait  éveillé  sa  pitié.  La  splendeur  des  unes  ne  l'a 
point  éblouie  et  la  bassesse  des  autres  ne  l'a  point  rebutée.  Elle 
les  a  toutes  regardées  de  ses  yeux  clairs,  avec  son  droit  juge- 
ment et  sa  conscience  honnête,  et  le  mal  n'a  pu  se  voiler  sous 
des  dehors  si  séduisants,  ni  le  bien  disparaître  derrière  des 
habitudes  si  dégradées  qu'elle  ne  les  ait  découverts  pour  flétrir 
l'un  et  encourager  l'autre.  Elle  prescrit  à  la  femme  ses  devoirs 
envers  Dieu,  envers  elle-même,  envers  sa  famille  et  envers  la 
société  dont  elle  est  membre  ;  elle  voudrait  lui  voir  remplir  un 
rôle  d'amour,  d'humanité,  d'équité  et  de  paix. 

Elle  croit  en  sa  native  bonté  et  en  sa  pureté  innée,  réserve 
faite  de  la  tache  originelle,  dont  elle  subit  la  peine  au  même 
titre  que  l'homme  et  qui  combat  dans  son  âme  les  semences  de 
bien  que  Dieu  y  a  déposées,  mais  contre  laquelle  elle  doit  lutter 
chrétiennement.  Son  cœur,  plus  délicat  que  celui  de  l'homme, 
est  capable  de  constance  et  de  dévouement  ;  par  l'éducation, 
par  les  bons  exemples  et  par  l'observation  de  la  vie,  il  se  forti- 


CONXLUSION  367 

liera  et  apprendra  à  n'aspirer  que  vers  ce  qui  est  beau  et  utile. 

Elle  la  croit  douée  d'une  intelligence  sinon  identique,  du 
moins  pas  inférieure  '  à  celle  de  l'homme  et  cette  intelli- 
gence, elle  a  non  seulement  le  droit,  mais  le  devoir,  de  la  déve- 
lopper, de  la  fiiire  fructifier  pendant  sa  vie  tout  entière  et  de 
l'appliquer  aux  formes  diverses  que  prendra  son  activité  -. 

Sa  volonté  sera  ferme,  agissante  et  se  tendra  vers  un  but 
déterminé.  Elle  saura  la  taire  fléchir  sous  le  joug  du  devoir 
ou  de  la  nécessité;  elle  trouvera  en  elle  la  force  de  résister 
fièrement  aux  attaques  injustes  et  aux  entreprises  non  sanc- 
tionnées par  l'usage.  Sa  conscience,  éclairée  par  son  jugement 
et  guidée  par  son  amour  de  l'équité  et  par  sa  piété,  décidera 
en  dernier  ressort  de  ses  actes  et  les  voudra  non  seulement 
honnêtes  aux  yeux  des  hommes  et  justes  selon  les  lois,  mais 
purs  au  regard  de  Dieu. 

Sa  piété  sera  sincère,  chaude  et  vivante.  Elle  ne  s'égarera 
point  dans  des  pratiques  trop  minutieuses  ou  excessives,  mais 
se  traduira  premièrement  par  des  taits  dont  le  monde  ait  à  se 
louer.  Deux  voies  lui  sont  offertes  pour  gagner  le  ciel  :  si 
elle  renonce  aux  joies  de  cette  vie  pour  se  jeter  dans  la  vie 
contemplative,  grâces  en  soient  rendues  à  Dieu,  c'est  le  meil- 
leur chemin  pour  faire  son  salut.  Mais  cette  sainte  vocation 
est  rare  «  et  seulement  ceulx  de  la  très  plus  parfaite  vie  y 
sont  appelés  et  peuent  v  persévérer  ».  Cependant,  elle  peut 
se  sauver  en  restant  dans  le  siècle.  La  vie  active  n'a  pas 
empêché  maint  homme  et  mainte  femme  de  devenir  saints  et 
saintes,  comme  saint  Louis,  sainte  Bathilde,  sainte  Elizabeth 
de  Hongrie  et  «  assez  d'autres  ».  Ils  ont,  au  contraire,  en  accep- 
tant la  vie   du  monde  donné  un    merveilleux  exemplaire  de 


1 .  Elle  dit  dans  sa  Cite  que  Dieu  a  donné  à  l'homme  et  à  la  femme  une 
nature  différente  et  des  dons  particuliers  :  «  a  chascun  sexe,  telle  nature  et 
inclinacion  comme  a  faire  son  office  lui  appartient  et  compète  »  et  que  si 
la  femme  parait  moins  intelligente  que  l'homme,  ce  n'est  pas  faute  de  qua- 
lités naturelles,  mais  manque  de  culture. 

2.  «  Garde  que  tel  entendement  que  Dieu  \-  a  mis  bien  en  uses  ».  Vi- 
sion, 68  vo. 


3  68  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

conduite.  Le  mieux  est  de  tenir  le  moxeii,  de  prendre  de  l'une 
et  de  l'autre  vie  selon  sa  possibilité,  car  «  Testât  ne  fait  mie 
le  dampnement,  mais,  non  savoir  en  user  sagement,  c'est  ce 
qui  dampne  la  créature.  » 

La  temme  telle  que  la  souhaite  Christine  de  Pisan  sera  une 
fille  tendre  et  obéissante  ;  les  manifestations  de  son  amour 
envers  ses  parents  seront  tempérées  par  le  respect  qu'elle  leur 
portera.  Elle  acceptera  avec  déférence  toutes  les  décisions  qu'ils 
prendront  à  son  égard,  y  compris  le  mari  que,  dans  leur  sagesse 
ou  leur  intérêt,  ils  lui  auront  choisi. 

Le  mariage  est  bon  en  soi  ;  la  place  naturelle  de  la  femme 
est  à  son  foyer,  d'où  elle  fera  rayonner  la  chaleur  de  son  cœur 
sur  son  mari  et  sur  ses  enfants.  Elle  sera  une  épouse  loyale 
et  dévouée  ;  elle  adroit  aune  fidélité  égale  et  à  une  confiance 
entière.  Toutefois,  si  sa  destinée  voulait  qu'elle  fût  déçue 
dans  son  attente  et  qu'elle  soufii'it,  qu'elle  montre  bon 
visage  au  monde  et  garde  dans  le  secret  de  son  cœur  les  déchi- 
rements de  son  amour,  pour  la  paix  du  ménage  et  l'honneur 
du  nom. 

Elle  gouvernera  sa  maisnie  par  bonne  discipline,  à  la  fois 
par  amour  et  par  crainte.  Ses  enfants  seront  élevés  avec  dou- 
ceur et  fermeté  ;  elle  ne  se  laissera  pas  aller  par  faiblesse  mater- 
nelle à  de  coupables  indulgences,  mais  elle  leur  apprendra  le  res- 
pect de  la  règle  et  de  l'autorité,  sans  toutefois  étouffer  en  eux 
la  volonté  ni  anéantir  l'esprit  d'initiative.  Elle  leur  doit  une  ins- 
truction appropriée  à  leur  condition  dans  ce  monde,  et  le  plus 
possible,  elle  développera  leurs  facultés,  dans  la  conviction  que 
l'instruction  embellit  l'esprit  et  ennoblit  l'âme.  Elle  pourvoira 
à  leur  avenir,  munissant  ses  garçons  d'une  profession  ou  d'un 
métier,  ou  les  rendant  aptes  à  gouverner  sagement  leurs  sujets, 
en  initiant  ses  filles  à  tous  les  secrets  de  la  conduite  d'une 
maison  avant  de  les  donner  à  un  mari.  Elle  aura  la  louable 
ambition  de  vouloir  améliorer  sa  situation  et  celle  de  sa  famille. 
Par  ses  qualités  d'ordre  et  d'économie,  elle  fera  prospérer  la 
chevance  de  son  mari  pour  que  ses  enfants  pussent  faire  meil- 
leure figure  dans  le  monde;  mais,  avant  les  biens  terrestres,  elle 


CONCLUSION  369 

cherchera  à  leur  léguer  rinestimable  trésor  d'un  nom  sans  tache 
et  honoré  de  tous. 

Ses  serviteurs  seront  traités  avec  bonté  sans  trop  de  fami- 
liarité ;  elle  exigera  d'eux  du  soin,  de  l'industrie  dans  l'ac- 
complissement de  leur  travail,  mais  ne  tolérera  ni  servilité, 
ni  flatterie,  ni  paroles  'grossières,  ni  conduite  blâmable.  Elle 
donnera  des  ordres  précis,  en  temps  et  en  lieu,  et  ne  rendra 
pas  par  des  exigences  déraisonnables  son  service  dangereux. 

Dans  le  monde,  elle  se  montrera  d'une  modestie  digne  et 
vraie.  Courtoise  et  affable  envers  tous,  réservée  avec  les 
hommes,  honorant  ceux  qui  sont  ses  supérieurs  par  le  rang, 
par  l'âge  ou  par  l'esprit,  pleine  d'une  révérence  pieuse  pour 
ceux  qui  ont  accompli  de  belles  choses  ou  mené  une  vie  sainte; 
compatissante  et  secourable  aux  petits,  à  tous  ceux  qui 
souffrent  ;  prudente  et  généreuse  dans  ses  rapports  mondains, 
cherchant  à  exhausser  le  bien  et  à  excuser  le  mai,  redoutant 
les  médisances  et  s'efforçant  par  sa  douceur  et  sa  discrétion  de 
ne  pas  v  donner  prise;  sincère  avec  les  autres,  habile  contre  les 
envieux,  vraie  avec  elle-même,  généreuse  dans  la  fortune, 
courageuse  dans  l'adversité,  elle  possède  les  vertus  solides  de 
la  femme  torte  et  est  parée  des  grâces  aimables  qui  viennent 
d'un  cœur  délicat,  d'un  esprit  fin  et  cultivé. 

La  sûreté  de  son  goût  se  manifestera  dans  la  justesse  avec 
laquelle  elle  réglera  le  luxe  de  sa  maison  ou  l'élégance  de  ses 
vêtements.  Elle  aura  le  sentiment  des  heureuses  proportions  et 
des  convenances  ;  recherchera  la  beauté  plutôt  que  la  magni- 
ficence, la  richesse  plutôt  que  le  faste,  la  finesse  plutôt  que  l'éclat 
et  la  grâce  plutôt  que  la  mode.  Rien  d'outré,  ni  de  violent,  ni  de 
bizarre,  ne  pourra  lui  plaire,  mais  la  simplicité,  la  mesure, 
l'harmonie  seront  sa  loi. 

Cette  femme  du  xv''  siècle  avait  foi  dans  l'amélioration  de 
l'individu  par  la  discipline  et  le  travail.  Son  optimisme  repo- 
sait sur  cette  idée  que  Dieu  aide  celui  qui  veut  s'aider.  «  Les 
soldats  batailleront  et  Dieu  donnera  la  victoire  »,  c'est  ainsi  que 
traduisait  en  sa  langue  pittoresque  une  autre  fille  du  xv^  siècle 
qui  ignorait  profondément  le  Livre  des  Trois  rertiis,  ou  tout 

24 


370  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

autre  livre  écrit  de  main  d'homme,  mais  qui  trouvait  dans  sa 
foi,  dans  son  bon  sens  et  dans  sa  vaillance  les  mêmes  inspi- 
rations que  Christine  de  Pisan. 

Elle  encourageait  tout  effort,  toute  tentative  d'énergie  entre- 
prise pour  le  bien,  comme  anssi  tout  acte  de  renoncement  qui 
impliquait  une  victoire  sur  soi-même:  «  car  de  se  vaincre  soy 
mesmes,  la  est  la  maistrise  ».  A  une  époque  portée  comme 
la  sienne  à  la  satisfaction  de  tous  les  égoïsmes,  où  les  cœurs 
s'amollissaient  à  mesure  que  les  passions  s'épaississaient,  où  la 
lovauté  et  l'honneur  dans  les  relations  mondaines  et  publiques 
étaient  méconnues  et  foulées  aux  pieds,  les  paroles  données 
reprises  sans  vergogne,  les  traités  violés,  la  régénération  du 
pays  ne  pouvait  venir  que  par  celle  de  l'individu  et  celle  de 
la  famille,  et,  dans  celle-ci,  la  direction  morale  appartient  à  la 
femme. 

Elle  comprenait  que,  pour  remplir  un  rôle  si  noble,  il  fallait 
qu'elle  pavât  de  sa  personne  et  qu'elle  devînt,  la  première,  un 
modèle  de  prudence,  de  droiture,  de  sagesse  dans  les  affaires 
pratiques  de  la  vie,  de  soumission  à  l'ordre  établi,  de  courage, 
de  bonté  et  de  noblesse  dans  l'ordre  moral.  Son  influence  devait 
s'étendre  chez  elle  d'abord,  puis  franchir  les  limites  de  son  foyer 
pour  se  répandre  au  près  et  au  loin,  selon  que  le  hasard  de  sa 
destinée  la  mettait  en  contact  avec  un  cercle  plus  ou  moins 
étendu  d'amis  et  d'hôtes. 

Christine  de  Pisan,  née  dans  un  siècle  où,  dit-on,  le  patrio- 
tisme était  à  naître,  fut  cependant  une  patriote.  Elle  eut  tou- 
jours à  cœur  le  bien  de  la  France  et  Mmineur  des  lis.  Son 
attachement  à  son  pavs  imprègne  tous  ses  écrits  et  son  dernier 
poème  fut  un  chant  de  triomphe  pour  saluer  la  PuaJk  d'Or- 
leans.  Obligée  sans  doute  de  fuir  devant  les  persécutions  des 
Cabochiens  en  141 8,  son  fils  marié  et  attaché  au  dauphin 
Charles,  qui  abandonne  Paris  pour  ne  pas  tomber  aux  mains, 
des  Bourguignons,  elle  cherche  un  refuge  dans  son  abbaye  dose  \ 

I.  On  ne  sait  encore  dans  quelle  abbaye  Christine  alla  finir  ses  jours.  Il' 
serait  naturel  de  i>enser  à  celle  de  Poissy  où  déjà  sa  fille  unique  était  reli- 
gieuse depuis  plusieurs  années,  dix  ans  environ. 


CONXLUSIOX  3  7  I 

où  elle  passe  onze  ans  dans  le  silence  et  le  recueillement. 
Elle  y  entend  au  mois  de  juillet  1429  la  rumeur  des  merveil- 
leuses nouvelles  de  Reims.  Vieillie,  mais  non  diminuée,  elle 
exhale,  avant  de-  s'éteindre  dans  la  paix,  son  beau  cantique 
d'action  de  grâces  où  elle  confond  dans  un  élan  de  pure  adora- 
tion Jehanne,  la  Vierge  tendre  de  bonne  heure  née  et  Dieu  qui, 
dans  sa  toute-puissante  miséricorde,  daigne 

(f  Sur  France  si  grant  grâce  estendrc  >^, 

et  remettre  les  ennemis  «  sous  le  pennon  de  Charles.  » 
«  Tu  en  soies  loué,  hault  Dieu  '  !  » 

Et  nous  sommes  heureux  de  trouver  dans  cet  enthousiaste 
Poème  à  la  Piicelle,  qui  est,  pour  ainsi  dire,  le  testament  litté- 
raire de  Christine  de  Pisan,  la  confirmation  suprême  des  idées 
qui,  pendant  sa  vie  dans  le  siècle,  lui  avaient  été  chères  sur 
l'honneur  de  la  femme,  et  dont  elle  voyait  la  glorification  en  la 
personne  de  Jeanne  d'Arc  : 

i<  Hc'c  !  quel  honneur  au  fcminin 
Sexe  !  Qiic  [Dieu]  l'avme,  il  appert, 
Quant  tout  ce  grant  peuple  chenin, 
Par  qui  tout  le  règne  est  désert, 
Par  femme  est  sours  et  recouvert  -  !  » 

L'accroissement  de  l'honneur  féminin,  «  l'augmentacion  des 
meurs  vertueulx,  »  telle  fut  la  constante  pensée  de  Christine  de 
Pisan.  Elle  émet,  avant  de  prendre  congé  de  1'  «  université 
des  femmes  »  dans  le  Livre  des  Trois  Vertus,  ce  vœu  naïf  et 
touchant,  que  son  œuvre  ne  reste  pas  «  vague  et  non  utile  » 
et  que  ses  leçons  soient  encore  entendues  par  les  futures  géné- 
rations : 


1.  Procès  de  condaiiitiat  ion  et  de  réhabilitation  de  Jeanne  d' Arc,].  Quicherat, 
tome  V,  Paris,  1849. 

2.  Ibid.,  XXXIV. 


372  LE    LIVRE    DES    TROIS    VERTUS 

«  Si  la  verront  et  orront  maintes  vaillans  dames  et  femmes  d'auc- 
torité  ou  temps  présent  et  en  cil  advenir,  qui  prieront  Dieu  pour 
leur  servante  Xpristienne  ',  desirans  que  de  leur  temps  fust  sa  vie 
ou  siècle,  ou  que  veoir  la  peussent.  ». 

Ce  vœu  de  Christine  sera  plus  que  comblé  car,  grâce  à 
l'universalité  de  la  langue  française,  qu'elle  célébrait  déjà  alors 
que  ses  copistes  multipliaient  les  exemplaires  de  son  œuvre 
pour  la  «  ventiller  par  le  monde  »,  et  qui  reste  vraie  aujour- 
d'hui, le  Livre  des  Trois  VerUis  pourra  la  faire  connaître  et 
aimer  par  «  mains  vaillans  dames  et  femmes  d'auctorité  », 
peut-être,  mais  certainement  par  beaucoup  de  lectrices  qui, 
sans  prétendre  être  «  vaillans  »  ni  avoir  «  auctorité  »,  seront 
charmées  d'entendre  les  «  ammonestemens  »  de  cette  femme 
au  grand  cœ-ur,  au  jugement  droit,  à  l'esprit  aimable,  et  qui, 
émerveillées  de  rencontrer  dans  ces  pages  vieilles  de  cinq  siècles 
tant  d'idées  jeunes  et  fraîches  et  tant  de  pensées  justes,  gra- 
cieuses et  élevées,  se  prendront  à  murmurer  :  «  Les  abeilles 
de  Platon  ont  voltigé  sur  les  lèvres  de  Christine  de  Pisan.  » 

Paris,  25  octobre  191 1. 


I.  Les  clercs  avaient  adopté  pour  Christ  la  transcription  mi-grccquc,  nù- 
latine  Xpristus,  prenant  ainsi  le  p  grec  pour  un  p  latin  et  ajoutant  r  pour 
représenter  le  son  qu'ils  entendaient  dans  XpiaToc;.  De  là  Xpristienne,  Xpris- 
tieii  pour  Christine  ou  Christienne  et  chrétien,  qui  se  rencontrent  dans  les 
manuscrits  du  Livre  des  Trois  Vertus  et  autres  ouvrages  du  moyen  âge. 


TABLlî    DES    MATIERES 


l'agcs 
PrÉI  ACt IX 


PREMIERK  PARTIH 

Le  Livre  des  Trois  Vertus  de  Cliristiite  de  Pisaii. 

Chap.         I.  —  Introduction   gcntralc 5 

—  II.  —  Le  titre  du  livre 7 

—  m.  — Date  de  la  composition  de   l'ouvratie i^ 

—  IV.  —  Situation  de  Christine  de  Pisan  au  moment  où  elle 

écrit  son  /../;';•(•  (/(':;  Trois   Terliis 2~ 

—  \  .  —  L'histoire  du    Lii-re  des  Trois    Vertus j.j 


Si:COXDH  PARTIH 

Composition  de  l'oiivriii^'e. 

Chah.         I.  —  Procédés    de  composition  et  plan  de  l'ouvrage.     .  51 

—  IL  —  Méthode    de   travail    de    l'auteur  ;    son    st\le,    sa 

langue 62 

—  III.  —  Les  sources  du  Livre  des  Trois  Vertus 74 

TROISIHMK  PARTIE 

Aperçu  '^éuèral  des  idées  de  Christine. 

CiiAi'.         I.  —  Morale  pratitjue 107 

—  11.  ---  La  force  de  la  tradition mg 

—  m.  —  La  torce  de    l'exemple 11^ 

—  I\  .  —  Le  prétendu  féminisme  de  Christine  de  Pisan    .      .  120 

—  \".  —  L'amour  de  Dieu,  base  de  l'éducation 12.1 

—  VI.  —  Le   cuhe   de   l'honneur  féminin i^l 

—  \'II.  — Les  manières  honnêtes i.\] 


374  TABLE    DES    MATIERES 

QUATRIÈME  PARTIE. 
Education  et  Instruction  âe  la  Jeunesse. 

Chap.        I.  —  Les  enfants 155 

—  II.  —  Les  garçons 159 

—  III.  —  Les  jeunes  filles 166 

— •        IV.  • —  Mariages  pour  le  futur 168 

—  V.  —  Suite  de  l'éducation  de  la  jeune  fille 172 

—  VI.  —  Jeux  et  esbatemens 178 

—  \'II.  —  Christine,  champion  de  l'instruction  des  femmes    .  185 

—  MIL  —  Education  pratique 189 

—  IX.  —  L'éducation  du  cœur 191 

CINQUIÈME  PARTIE 

La  JeuiDie  cniaiicipée  :  ses  devoirs  nioraux  et  sociaux. 

Chap.         I.  —  Frugalité  dans  le  boire  et  le  manger 197 

—  II.  —  Modération  dans  le  luxe  des  vêtements    ....  205 

—  III.  —  Modération  dans  l'emploi  des  parfums     .     .     .     .  215 

—  IV.  —  Pratiques  diverses  de  la  charité 215 

—  V.  —  Il  faut  recevoir  avec  grâce 222 

—  VI.  —  Amour  de  la  vérité 225 

SIXIÈME  PARTIE 

Situation  morale  et  civile  de  la  femme  l'is-à-i'is  de  soni  mari. 

Chap.         I.  —  Médit  traditionnel  de  la  femme:   sa  subordination 

à  l'homme 231 

—  II.  —  La  femme  humble  envers  son  mari 237 

—  III.  —  La  femme  gardienne  de  la  paix   et  de  l'honneur  du 

foyer 240 

—  IV.  —  Conduite  de  la  femme  envers  un  mauvais  mari.     .  242 

—  \'.  —  La  femme  bonne  ménagère 249 

—  \'l.  —  Conduite  de  la   femme  envers  les    parents  et    les 

arnis  du   mari 256 


TABLE    DES    MATIERES  ^jj 


SEPTIÈME  PARTIE 

Gestion  lies  finances  el  des  revenns  dn  iinhinoe. 

Chap.         I.  —  Situation  financière   de  la  France  vers  1405.     .     .       26^ 

—  II.  —  Diverses  causes  des  embarras  d'argent     ....        266 
—        III.  —  Christine  conseille  l'économie  et   la  réduction  des 

superfluités     ....  284 

—  ly.  —  Les  comptes  d'une  grande  dame 288 

—  V.  —  Les  dépenses  d'un  ménage  proportionnées  à  la  che- 


vance  ou  au  çain  du  mari. 


291 


—  VI.  —  Les  femmes  des  marchands,  celles   des  métiers,   et 

celles   des  laboureurs,    collaboratrices     de    leurs 
maris  et  gardiennes  de  leur  conscience.     ...       293 

HUITIÈME  PARTIE 
Devoirs  el  avniaisscUices  spéciales  de  la  dame  terrienne. 

Ch.\p.         I.  —  Caprice     de     vie     rustique    :     le     Petit     Trianon 

d'Isabeau ^0- 

—  II.  —  Economie  rurale ^iq 

—  III.  —  Droit  usuel ^j- 

—  IV.  —  Droits  d'armes -20 

NEUVIÈME   PARTIE 

La  femme  prise  dans  certaines  conditions  parlicnlières. 

Ch.\p.         I.  —  La  veuve 5  2,^ 

—  IL  —  Remariage 5_^i 

—  III.  — Le  deuil  vers  l'an  quatorze   cent 345 

—  IV.  —  La  vieille  femme :>  lo 

—  V.  —  La  chambrière -^zz 

—  IV.  —  La  femme  de  foie  vie ■>Si 

Conclusion' ^f,- 


.\BBEVILLE.    —    IMPRIMERIE   F.    PAILLARr 


LIBRAIRIE   ANCIENNE    H.    CHAMPION,    ÉDITEUR 

j.  Quai  Malaqitais,  ),  —  PARIS 

BIBLIOTHÊQ.UE    LITTÉRAIRE    DE    LA    RENAISSANCE 

Publiée  sous  la  direction  ck  MM.  Pierre  de  Nolhac  et  Léon  Dorez 

T.  I.  H.  CocHiN.  Ln  Chrcuologic  du  Canxsmiere  de  Pétrarque,  1908.  4  tr. 

T.  II-III.    !..    TnuASNK.    R.    Gi/<^h/«/ ZT/x'-ç/c/t;  c/ o/rt/Zciir.';,  texte  publié  sur  les  éditions  originales 

de  1498,  1904.  2^  fr. 

'1'.  IV.   H.  CocHiN.  Le  frère  de  Pétrarque  et  le  livre  du  répits  des  religieux,  1904.  6  fr. 

T.  V.    M.    Thlwsne.    Etude  sur  Rabelais  (sources  monastiques  du  7-o)nan  de  Rabelais.         Rabelais  et 

Erasme.  —  Rabelais  et  Foleugo.  —  Rabelais  et  Cohvuia.  —  Mélanges),  1904.  10  fr. 

T.  VI.  L.  M.  Capelli.  Pétrarque.  Le  traité  «  de  suis  ipsius  et  multorum  igiiorantia  »,  1906.  6  fr. 

T.  VII.  J.  UE  Zangroniz,  Montaigne,  .Ainvot  et  Saliat.  Etude  sur  les  sources  des  Essais  de  Mon- 
taigne, 1906.  6  tr. 
T.  VIII.  R.  Sturel.  Amyot  traducteur  de  Plutarque,  1909,  planches.  12  fr. 
T.  IX.    Pierre    Villey.    Les    Sources  italiennes  de  la   «   Dcffense  et  illustration  de  la  langue  fran- 

çoise  »  dé  Joachim  du  Bellay,  1908.  5  fr. 

T.  X.  Mario  Schiff.  La  fille  d'alliance  de  Montaigne,  M""  de  Gournay,  1910,  portrait.  5  fr. 

T.  XI.  H.  LoNGNON.  Essai  sur  P.  de  Ronsard,  191 1,  avec  un  portrait.  8  fr. 

Nouvelle  série,  gr.  in-8,  t.  I  et  II.  —  P.  de  Nolhac.  Pétrarque  et  l'humanisme,  1907.  2  vol.  et 

planches.  20  fr. 

T.  III.     CouRTEAULT.  Geoffroy  de  Malvyn,   magistrat    et  humaniste  bordelais  (i )4)-i6i7),  étude 

biogniphique  et  littéraire,  suivie  de  harangues,  poésies  et  lettres  inédites,  1907.  7  fr.  50 

T.  IV.    H.    Guy.    Histoire   de   la  poésie  française  au  XVI'  siècle.    T.  I.    L'école  des  rhétoriqucurs, 

u)io,  in-8.  10  fr. 

LFS    CLASSIQUES    FRANÇAIS    DU    MOYEN    AGE 

Collection  publiée  sous  la  direction  de  Mario  Roques 

ONT    l'ARU   : 

/.Il  Chastelaine  de  Vergi,  poème  du    xtii"  siècle,  éd.  par  Gaston  Raynaud.  Un  volume  in-S  de 

viii-ji  pages  (2'  édit.  revue  par  L.  Foulet).  o  fr.  80 

François  V^illon.  Œuvres,  édit.  par  un  ancien  archiviste  (Auguste   Longnon).   Un  volume 

in-8  de  .\v1-124  pages.  2  fr. 

Courtois  d'Arras,  jeu  du  xiii=  siècle,  édit.  par  Edmond  Faral.  Un  vol.  de  vi-34  p.  o  fr.  80 
La  Fie  de  saint  Alexis,  poème  du  xi°  siècle,  texte  critique  de  Ga.ston   Paris.    Un  volume  in-8 

de  VI- 50  pages.  I  fr.  50 

Le    Garçon   et    l'Aveugle,    jeu    du    xuT    siècle,    éd.    par    Mario    Roques.    Un   volume    in-8   de 

VI-18  pages.  •  o  fr.  50 

Adam    le    Bossu,  trouvère  artésien  du  xiir'  siècle.  Le  Jeu  de  la  feuillée,  éd.  par  Frnest  Lan- 

GLors.  Un  volume  in-8  de  xiv-76  pages.  2  fr. 

Les  Chansons  de  Colin  Muset,  éd.  par  Joseph  Hfdiek,  avec  transcription  des    mélodies  par  Jean 

I5eck.  Un  volume  in-8  de  xiv-44  pages.  i  fr.  '50 

Bédier  (Joseph),  professeur  au  Collège  de  France.  Les  légendes  épiques.  Recherches  sur  la  forma- 
tion des  chansons  de  geste.  1908-1909,  2  in-8  chaque.  (Grand  prix  Gobert  à  l'Académie  fran- 
çaise.) 8  fr. 

Demoiselle  à  la  tuule  (ht)  (la  Mule  san;  frain).  Conte  en  vers  du  cycle  arthurien,  par  Païen 
DE  Maisières.  Nouvelle  édition  critique  accompagnée  d'une  étude  philologique  de  recherches 
sur  les  thèmes  compris  dans  le  conte  et  d'un  index  complet  des  formes,  par  B.  Orlowski. 
ln-8,  xi-224  pages.  5   fr. 

Martinon  (Ph.).  Les  Strophes.  Etude  historique  et  critique  sur  les  formes  de  la  poésie 
lyrique  en  France  depuis  la  Renaissance  avec  une  bibliographie  chronologique  et  un  réper- 
toire général.  191 1,  in-8,  xx-6r5  pages.  15  fr. 

Nêve  (Joseph).  Antoine  de  la  Salle,  sa  vie  et  ses  ouvrages.  In-12.  4  fr. 

Pages  (Amcdée).  Au:;^ias  March  et  ses  prédécesseurs.  Essai  sur  '  poésie  amoureuse  et  philoso- 
phique en  Catalogne  aux  xiV  et  xV  siècles.  In-8,  xiii-47r  pages  et  planche  en  cou- 
leurs, j^  10  fr.  50 

Revue  de  Philologie  française  et  de  littérature,  publiée  T^^L.  Clédat.  Abonnement  :  France, 
I)  fr.;  U.   P.,  16  fr.  ("ollectiovi  complète,  23  volumes.  2^0  fr. 

Roniiuria,  fondée  par  G.  Paris  et  P.  Meyer,  de  l'Institut.  Dir.,  Mario  Roques.  Abonnement  : 
Paris,  20  fr.  Département  et  U.  P.,  22  fr.  —  Année  écoulée,  25  fr.  Collection  complète, 
39  tomes.  1.125  fr. 

Table  de  la  Romania,  t.  I-XXX,  par  le  D'  Bos  (1872-1901).  1907,  in-S.  20  fr. 

AMUl  aille.    IMPRIMKIUI      T.     PAILLART.