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LE LIVRE DES TROIS VERTUS
DE
CHRISTINE DE PISAN
ET
SON MILIEU HISTORIQUE ET LITTÉRAIRE
THÈSE POUR LE DOCTORAT
Preseutée à VLuiversité de CoUtmhia, Neu'-York
MATiin m- i.Aici.i-
nOCTECJR EN PIIII.OSOPIIIE
A VEC DELX P/.AACHES HORS TEXTE
PARIS
LIBRAIRIE SPÉCIALE POUR L'HISTOIRE DE ERJl^CE
HONORÉ CHAMPION, KOniaK
5, QUAI MALAQUAIS, 5
I912
LE LIVRE DES TROIS VERTUS
CHRISTINE DE PISAN
SON MILIEU HISTORIQ.UE ET LITTERAIRE
BIBLIOTHÈQUE DU XV^ SIÈCLE
T. I. P. Champion, archiviste-paléographe. Guillaume de Flavy, capitaine de Compiègne.
Contribution à l'histoire de Jeanne d'Arc et à l'étude de la vie militaire et privée au XV' siècle,
190S, in-8, 5 planches hors texte. Couronné par l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.
Prix BoRDiN. (Presque épuisé.) 10 fr.
T. II. Le même. Cronique Martiniane. Edition critique d'une interpolation originale pour le
régne de Charles VII, restituée à Jean Le Clerc. In-8, 1907. Honoré d'une souscription du
Ministère de l'Instruction publique. — Mention au Concours des Antiquités nationales.
T. III. Le même. Le Manuscrit autographe des poésies de Charles d'Orléans. In-8, 1907, 18 fac-
similés. Honoré d'une souscription du Ministère de l'Instruction publique. — Mention au
Concours des Antiquités nationales. 10 tr.
T. I\'. II. Chatel.\in, docteur es-lettres. Recherches sur le vers français an XV' siècle. Rimes,
mètres et strophes. In-8, 1907. 10 tr.
T. V. P. Champion, Charles d'Orléans, joueur d'échecs, 1908. In-4 et planches. , tr.
T. VI. E. Langlois, professeur à l'Université de Lille. Nouvelles françaises inrdiirs du
XV" siècle. In-8, 1909. Honoré d'une souscription du Ministère c'e l'Instruction publique. 5 fr.
T. VII. P. Champion. Le Prisonnier desconforté (du château de Loches), poème inédit du
XV' siècle, avec une introduction, des notes, un glossaire et deux fac-similés. In-8. 190H.
Honoré d'une souscription du Ministère de l'Instruction publique. 5 tr.
T. VIII. G. DouTREPONT, professeur à l'Université de Louvain. La littérature fraucaisc à lu
cour des ducs de Bourgogne. In-8, 1909. Honoré d'une souscription du Ministère de l'Instruc-
tion publique. 12 tr.
T. IX. Ch. Petit-Dut.\illis, recteur de l'Académie de Grenoble. Documents nouveaux sur les
mœurs populaires et le droit de vengeance dans les Pays-Bas au XV' siècle. Lettres de rémission
de Philippe le Bon. In-8, 1908. 6 fr.
T. X. Caillet. Relations de Lyon avec la Bresse et le Maçonnais. 2 fr. ^o
r. XI. P. Champion. La librairie de Charles d'Orléans, 1910. In-8 et album de 54 phott)-
tj'pies. Honoré d'une souscription du Ministère de l'Instruction publique. 20 fr.
T. XII. SôDERHjELM. La nouvelle française au XV' siècle. Couronné par l'Académie française.
Honoré d'une souscription du Ministère de l'Instruction publique, igii. In-8. 7 fr. jo
T. XIII. P. Champion. La Vie de Charles d'Orléans, in-8 et 16 phototypies, 1911. Couronné
par l'Académie française (2° prix Gobert). Honoré d'une souscription du Ministère de l'Ins-
truction publique. 15 fr.
T. XIV. Charles Oiilmont. La poésie morale, politique et dramatique « la veille de la Renaissance.
Pierre Gringore, in-8, 1911. Couronné par l'Académie française. 7 fr. 50
T. XV. Le même. Etude sur la langue de Pierre Gringore, in-8, 1911. 4 fr.
T. XVII (sous presse). F. -M. Graves. Quelques pièces relatives à la vie de Louis I duc d'Orlcnis
et de Valent ine Visconti, sa femme, in-8.
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LE LIVRE DES TROIS VERTUS
CHRISTINE DE PISAN
ET
SON MILIEU HISTORIQUE ET LITTÉRAIRE
THÈSE POUR LE DOCTORAT
Prcsetitée à F Université de Coliinihia, Keic-York
PAR
MATHILDE LAIGLE
DOCTEUR EN PHILOSOPHIE
Al'EC DECX PLAXCHES HORS TEXTE
PARIS
lAHKAlRlh SPÉCULE POUR L'HISTOIRE DE ER.^\CE
HONORÉ CHAMPION, ÉDITEUR
5, QUAI MALAQUAIS, 5
I912
// a été tiré 2/ exemplaires sur papier vergé de Hollande
Mrs. William LARRABEE
and
Mr. William LARRABEE, former governor of lowa,
To you, exemplars of the noblest lifc,
I reverently dedicate this work
as a token
ot my love and profound gratitude.
\«
y
L
PREFACE
Cet ouvrage est destiné à servir d'introduction au texte cri-
tique du Livre des Trois Vertus qui sera publié prochainement.
Je me suis efforcée de replacer dans son milieu historique
et littéraire ce livre de Christine de Pisan, d'en expliquer les
idées et d'en montrer le rapport intime avec le moment qui
l'a fait naître ; de saisir les analogies ou les différences qu'il
présente avec les ouvrages de même nature de ses devanciers,
d'en suivre les influences ou les traces sur ceux qui sont venus
après.
J'ai aussi essa3'é de montrer que ce traité, produit à une
période du moyen âge dite de décadence, mérite notre intérêt
à un autre point de vue que celui de la philologie pure et
qu'il peut parfois forcer notre admiration, en tout cas, éveiller
notre curiosité et gagner notre sympathie et notre estime. Si
ce petit ouvrage contribue en quelque manière à fiiire con-
naître un peu mieux Christine de Pisan et à la faire apprécier
davantage, car la connaître c'est l'aimer, le bonheur que j'ai
éprouvé à lui consacrer de longues heures de travail sera
doublé.
C'est pour moi un honneur et une grande joie que de pouvoir
adresser à M. Joseph Bédier, professeur au Collège de France,
mes remerciements les plus profonds pour l'attention qu'il a
bien voulu donner à ce travail, pour les précieux conseils qu'il
m'a prodigués et pour la bienveillante indulgence avec laquelle
lui, le maître dans l'art d'écrire, le critique au goût hn et sûr.
X PREFACE
a daigné accueillir ce pauvre petit essai littéraire et l'améliorer
dans la mesure où il lui a été possible de le faire.
Je me fais aussi un plaisir de reconnaître ici la lourde dette
que j'ai contractée envers M. Mario Roques, directeur de la
Romania et mon professeur à l'Ecole des Hautes-Etudes qui,
pendant deux ans, a suivi de près l'établissement de mon
texte et dont la science approfondie, l'esprit si précis et si vit
et le jugement critique si droit ont éclairé tant de points
obscurs et m'ont été d'un secours inappréciable.
Je voudrais encore présenter l'hommage de ma reconnais-
sance à MM. mes Professeurs de la Sorbonne, du Collège
de France et de l'Ecole des Hautes-Etudes, dont l'enseigne-
ment si haut et si lumineux est une source constante d'inspira-
tion aux étudiants qui ont le privilège de les entendre, à
MM. Bédier, Morel-Fatio, membre de l'Institut, Balsdenberger,
Lefranc, Martinenche, Chamard, Hauvette, Reynier, Lanson,
Gazier et Barrau-Dihigo ; mais je tiens à adresser des remer-
ciements tout particuliers à M. A. Thomas, membre de l'Ins-
titut et à M. A. Jeanroy pour la bonté inépuisable avec
laquelle ils m'ont laissée recourir à leur profonde érudition.
M. Paul Meyer, membre de l'Institut, directeur de l'Ecole
des Chartes, le philologue connu et écouté du monde roma-
nisant tout entier, a bien voulu aussi me permettre de faire
appel à sa vaste science, et, en bien des cas, j'ai été fière de
mettre à profit ses observations et ses renseignements.
Qu'il me soit permis en outre d'offrir le tribut de ma res-
pectueuse admiration et de ma vive gratitude à mes chers
maîtres, M. A. Cohn et M. A. H. Todd, professeurs à Colum-
bia University, à New-York, qui ont suivi le cours de mes
études avec un bienveillant intérêt et m'ont conduite dans la
voie où tant de joies intellectuelles m'allaient être révélées et
dans laquelle ils m'ont aidée de leurs avis éclairés et de leurs
doctes leçons. J'aimerais encore adresser un sentiment recon-
PREFACE XI
naissant à MM. mes Professeurs de Columbia University
et de Harvard University, MM. J. Fitz-Gerald, J. B. Fletcher
etj. Spingarn, C. H. Grandgent et G. Lincoln, qui, parleur
enseignement, ont contribué si généreusement à élargir mon
horizon. Et surtout, il m'est bien doux d'envover un souvenir
fidèle et ému à celle qui a été le cher guide intellectuel et
moral de ma jeunesse, à Mademoiselle Sophie Banzet, ancienne
directrice des Cours secondaires de Montbéliard, actuellement
missionnaire à l'île Tahiti.
Je n'oublie pas les bibliothèques où j'ai fait mes recherches
et où j'ai rencontré tant d'obligeance, la Bibliothèque Natio-
nale, l'Arsenal, la Bibliothèque Gaston Paris, celle de la Sor-
bonne, où M. \'ictor Mortet, bibliothécaire, a si gracieuse-
ment mis son domaine a ma disposition ; les bibliothèques
de Columbia University, d'Iowa State University, mais j'ai
eu particulièrement à me louer de l'exquise courtoisie et de
la parfaite bonté avec lesquelles M. G. Ward au British
Muséum, M. Mahieu à la Bibliothèque municipale de Lille et
M. E. Bâcha, à la Bibliothèque royale de Bruxelles, ont mis
leur savoir et leur autorité à mon service pour me rendre le
travail facile et agréable.
M. H. Champion a bien voulu, avec son affabilité coutu-
mière, entreprendre la publication de cet ouvrage et m'épar-
gner autant qu'il a été en son pouvoir les ennuis et les soucis
d'affaires, et M. P. Champion, dont le charmant livre, La Vie
de Charles d'Orléans, a versé une claire lumière sur plus d'un
recoin du Livre des Trois Vertus, a eu l'extrême obligeance de
surveiller les troisièmes épreuves, faveur dont je sens tout le
prix. Et M. Paillart, l'imprimeur, a mis à l'impression de ce
travail une complaisance, une célérité, un soin dont je ne puis
trop me féliciter.
Je suis heureuse enfin d'adresser l'expression de ma sincère
reconnaissance à tous les parents et amis qui, de près ou de
XII PREFACE
loin, n'ont cessé de me soutenir de leur aft'ection et de leurs
encouragements et qui m'ont fourni des renseignements utiles
ou suggéré d'heureuses corrections. A toutes et à tous je leur
dis merci du fond du cœur.
Avant de terminer cet avant-propos, je prie M. E. B. Bab-
cock, le futur éditeur de la Vision de Christine de Pisan, de me
pardonner les fréquentes incursions que j'ai faites dans son
domaine. Sans compter que la Vision est le plus précieux docu-
ment autobiographique que Christine nous ait laissé, et que
personne ne saurait négliger, j'invoquerai, pour m'excuser de
mon indiscrétion forcée, la nécessité où je me trouvais de
suivre la pensée de l'auteur dans l'ouvrage qui a immédiate-
ment succédé au Livre des Trois Vertus. J'espère que les cita-
tions que je lui ai empruntées laisseront cependant à la Vision
toute sa fleur de nouveauté.
M. L.
PREMIERE PARTIE
LE LIVRE DES TROIS VERTUS, SON ORIGINE
ET SON TEMPS
CHAPITRE PREMIER
IXTRODUCTIOX GENERALE
Le Livre des Trois Vertus ou Je Trésor de la Cité des Dames
est un de ces traités d'éducation et de savoir-vivre qui furent
si communs et si populaires au moven âge.
Celui de Christine de Pisan est particulièrement intéressant
parce qu'il est plus et mieux qu'un Doctrinal, qu'un Chastoie-
nietit ou qu'un Facetiis ; non seulement c'est un guide de
morale et de « prud( nce mondaine » à l'adresse de tous les
estas de femmes, depuis la plus haute princesse jusqu'à la
simplette villageoise, mais encore un traité où viennent se
refléter, grâce à la personnalité de l'auteur et à son don
d'observation exacte, la plupart des grands problèmes qui
préoccupaient les esprits au début du xv-' siècle, tous les
traits de mœurs qui donnent à cette époque sa phvsionomie
si diverse et si agitée'. Les événements historiques v ont
I. Dans tout le cours de l'ouvrage on voit Christine de Pisan préoc-
cupée de paix et de concorde. Cependant on n'v trouve pas la moindre
allusion à cette question brûlante du schisme qui désolait l'Europe chré-
tienne depuis 1578. C'est que le 14 septembre 1395 Charles VI avait
édicté une ordonnance interdisant à « tous dicteurs, faiseurs de ditz et de
chansons de chanter ditz, rimes ne chansons faisant mention du pape, du
roy et des seigneurs de France au regard de ce qui touche le fait de l'Union
de l'Eglise, etc.. » (Ordonnance citée par Leroux de L'mcy diuifi Pj ris el ses
bistoiic'iis, p. 451). Christine de Pisan rentrait dans la catégorie « des ùù-
seurs de dictiez » et n'avait garde de désobéir aux édits publics.
De même, on ne trouve nulle mention de l'Université dans le Livre îles
Trois Vertus. Il est vrai que ce corps savant ne touchait guère aux femmes
du XV" siècle, mais il semblerait plutôt que Christine se réservait ce sujet
pour sa Vision, ouvrage qu'elle écrivit innnédiatement après le Livre des
Trois Vertus, en 1405.
4 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
leur écho comme aussi les rumeurs scandaleuses qui commen-
çaient à courir dans les tavernes et sur les places publiques
sur le dérèglement naissant de la cour d'Isabeau de Bavière.
Des taits nombreux viennent apporter leurs précieux témoi-
gnages à l'histoire industrielle, économique, agricole et même
politique et judiciaire de la France sous Charles VI. On y
trouve le tableau de la vie privée de la dame de cour, de la
« dame d'estat », de la bourgeoise, de la « femme des mes-
tiers », de la « chamberiere », de la « petite femme des vil-
laiges ». Et parmi cette théorie des différents « estas » ', combien
de portraits vivants et colorés ! Des individus peints sur le vif,,
chacun avec son caractère propre, ses travers, ses manies. On
dirait autant de figures découpées dans ces splendides tapis-
series d'Arras de la belle époque. Telles, la dame du Gàtinais
avec ses manches à bombarde et sa queue de trois quartiers
d'aulne, la nouvelle accouchée dans son beau lit de parement
attendant la visite de ses amies, la gouvernante, sage, pru-
dente et incorruptible, la chamberiere au caquet bien affilé,
rusée et fourbe etc.. Ce ne sont plus là des types convention-
nels, mais des femmes bien réelles que Christine a observées
autour d'elle et qu'elle a décrites telles qu'elle les voyait, avec
un réalisme sincère et discret.
Le même accent personnel se retrouve dans ses euseiguenicns.
à la jeune fille ou à la dame. L'idéal de courtoisie n'avait pas
beaucoup changé depuis les années du sire Geoffroy-de-la-Tour-
Landry et du Mesnagier de Paris à Christine de Pisan. On
pourrait même dire qu'en ce qui concerne les manières
propres les préceptes se répètent d'une façon uniforme à tra-
vers les siècles et les civilisations. Les traités latins, ceux des
Pères de l'Eglise, et tous ceux du moyen âge qui s'en inspirent,
s'accordent dans leur conception de la femme bien élevée :
« manières coyeset rassizes, humble contenance, voix attem-
prée, regard sans vagueté, gestes mesurés ». Jamais ils ne
I. Voir, pour la littérature du mo\en àgc qui traite des différens « estas »,.
un article de M. Paul Mever dans la Roiiuiiiiii, t. 1\', p. 585 et suiv.
INTRODUCTION GENERALE 5
manquentde vanter la femme « pou emparlée », qui garde bien
son « ostel » et qui porte des vêtements sans trop de « curio-
sité ' ». Puis, ils passent à la morale proprement dite.
Christine de Pisan, précisément à cause du dessein de son
ouvrage qui est de s'adresser à toutes les classes de la société,
nous donnera des instructions ou des exemples tirés de toutes
les circonstances de la vie et de toutes les castes sociales : d'où
une variété riche et curieuse.
Ses idées sur l'éducation et l'instruction méritent une étude
approfondie. Michelet a pu dire que l'éducation de la femme
au moven âge se ramène à l'imitation de la \'ierge, et Chris-
tine déborde de tendresse quand elle exalte la douceur et
l'humilité de « l'ancelle de Dieu - », mais cependant la femme
qu'elle veut former n'est pas une Madone en miniature. C'est
la femme qui est de son temps, qui en a les idées, les préju-
gés peut-être, mais qui se prépare pour le monde, pour ses
luttes et ses joies, contre ses tentations et ses déceptions. C'est
déjà la femme qui combat pour la vie, qui trouve dans sa
volonté, son énergie, son sentiment du devoir et du droit la
force de parer à toute difficulté, ou, si elle ne peut la surmonter,
du moins de la supporter avec constance ; « vaincre par bien
souffrir », comme dit le Livre des Trois Vertus. C'est la femme
forte de l'Evangile, modèle de tous les temps, mais c'est aussi et
surtout la Française de l'an quatorze cent et la digne sœur de
cette fleur de piété et de vaillance qui eut nom Jeanne d'Arc '>.
1. Eloge habituel de la matrone romaine qu'on lit sur les inscriptions
funéraires: doiiiiiiii serravit, laiiaiii fecit.
2. Amie et contemporaine de Gerson, dont les efforts ne contribuèrent
pas peu à étendre le culte de la Vierge, puis de saint Joseph, Christine
trouvait à la fois dans son âme et dans l'exemple du chancelier un besoin
puissant d'adresser ses prières les plus tendres à la Mère de Dieu. Parmi
ses poèmes, elle en écrivit un intitulé: La Oiiiii~i' Joies de Xostn- Duiiie,
Œuvres, t. III, éd. Maurice Ro\-, Paris, 1886-96.
Voir pour l'influence de Gerson pour le culte de Marie, Reriic du Lyomuiis,
1876, DU, 141-148.
5. Onfait naître Jeanne d'Arc entre i4ioet 1412. Le I/r/vi/t'i Trois Vertus,
avant été écrit en 1405, la Vierge lorraine et la femme idéale de Christine
sont donc à peu près du même temps.
6 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
A cette jeune fille, Christine donnera de l'instruction, non
purement livresque, car aux enseignements des livres elle
ajoutera ceux de la vie pratique. Elle nous la montrera au
foyer paternel, partageant son temps entre l'étude de ses
devoirs, de la science qui lui est appropriée et l'apprentissage
de la vie mondaine ; placée sous l'influence et la garde de ses
parents et de sa gouvernante si elle est née noble ; bourgeoise
ou vilaine, sous l'œil vigilant de sa mère. Elle nous la fera
voir dans son rôle d'épouse, de mère, de maîtresse de maison
et elle nous dira ses devoirs envers ses proches, envers sa
« maisniée », ses supérieurs et ses subordonnés. On nous la
présentera jeune, « ancienne », mariée, veuve ; à la cour, à
la ville, en son manoir et dans les champs. Avec elle, nous
irons à l'église, au « baiser de paix », aux pèlerinages, aux
assemblées, aux fêtes, aux danses, aux foires, aux « étuves ».
Nous apprendrons d'elle l'organisation d'un « hostel », noble
ou non ; nous en démêlerons les services, les occupations et
les plaisirs, les embarras et les ambitions. Nous nous émer-
veillerons du luxe ou de l'aisance qui y régnent. Nous aurons
quelques aperçus rapides mais nets et précis sur la vie opu-
lente, souverainement élégante et prodigue d'une maison
princière du temps de Charles M. et aussi nous pénétrerons
dans la chaumière du paysan de « plat pays » ou « es mon-
taignes », du « rural, nourri de pain bis, de lait, lart, potaiges,
et d'eau abuvré ». Entre ces deux mondes extrêmes, passera
la silhouette triste et honnie de la femme folk « au très des-
honneste habit », qui elle aussi, ayant sa place au soleil,
recevra sa part d'enseignements. Enfin on peut dire sans exa-
gération que le Livre des Trois J\'riiis est un miroir de la vie
en France au moment qui a immédiatement précédé les grands
désastres et les hontes de la 2:uerre de Cent ans.
CHAPITRE II
LE TITRE DU LIVRE
Le Livre des Trois Vertus tire son nom de la vision que
Christine est censée avoir des Vertus inspiratrices de l'ouvrage :
Raison, Droiture et Justice (Livre I, § 7). Chacune à son
tour dicte ses préceptes, ses exhortations, ses critiques, de sorte
que l'auteur n'est plus que leur porte-parole ; et si quelque
remontrance sévère, un reproche mérité doit se faire entendre
à haute et puissante dame, la responsabilité de Christine est
ainsi couverte d'une manière ingénieuse et délicate vis-à-vis
de ses protectrices. Raison, Droiture, Justice ont le droit de
parler sans déguisement, même à « ceux des Lys », tandis
que de la part de damoiselle Christine, il ne « convendroit
ni n'appartendroit ».
Ces apparitions d'êtres surnaturels, anges ou vertus, ces
visions, ces songes étaient un procédé dont on a usé et abusé
au moyen âge. Depuis les visions classiques, celle de Platon
dans sa République, celle de Thespeius dans Plutarque, le songe
de Cicéron ; les visions de saint Paul, de saint Augustin, de
Grégoire le Grand, de saint Grégoire, etc.. presque tous les
auteurs ont eu leur songe ou leur vision : Bède, Alcuin,
Brunet Latin, Dante, Francesco da Barberino, Dino Compa-
gni, Pétrarque, Boccace, Chaucer, Guillaume de Lorris et Jean
de Meun, Bunyan, pour ne parler que des plus célèbres.
Parmi les prédécesseurs ou successeurs immédiats de Christine,
ou parmi ses contemporains que de fois le procédé n'a-t-il pas
été repris ! Les livres les plus populaires avaient été écrits
sous l'empire d'une « avision » : les trois songes de Guillaume
de Deguilleville dans ses Pèlerinages, celui d'Honoré Bonnet,
8 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
prieur de Salon, le Son(^e du Vergier, le Songe Fer i table, le Songe
du Vieil Pèlerin de Philippe de Mézières ; les Jeux d'Echecs,
YArcbilogie Sophie; le Songe de Michaiilt, celui de la Toison
d'Or, celui du Champion des Dames, etc.. Le grave Gerson ne
manquera pas d'avoir sa vision ' et Christine elle-même n'en
sera pas à son coup d'essai : son Chemin de Long Esinde, sa
Miitacion de Fortune, sa Cité des Dames et après le Livre des
Trois Fertiis, sa Fision, tous ces ouvrages lui ont été obligeam-
ment dictés soit par la Svhille, soit par une ou plusieurs \'ertus
ou par « Dame Oppinion ». Les apparitions de Christine ont
quelque chose de plus séculier et de plus rationnel que celles
des autres écrivains français du moyen âge ; elles ont déjà un
vague air de déesses et font pressentir l'essaim des divinités
olympiennes de la Renaissance. Elles ont pris des traits à la
Madona - de Francesco da Barberino ou à YlntelligoiT^a ' de
Dino Compagni, et elles sont animées du même souffle.
Cependant cette allégorie chez Christine ne communique
aucune froideur. Au contraire, elle sait la présenter de telle
sorte que même ce vieux cliché prend de la grâce et de la vie.
Il serait faux de croire que ces Visions qui foisonnent dans
la littérature médiévale ne soient qu'un procédé pur et simple.
Elles reflètent des phénomènes psvchologiques qui, à cette
époque de passions inquiètes et de mysticisme ardent, se sont
produits fréquemment. Les saints et les saintes, les personnes
de religion et même celles du siècle entrent alors en commu-
nion directe avec Dieu : ce ne sont que révélations, apparitions,
extases, songes où l'âme se détache du monde pour voler dans
les régions de l'au delà, et qui, de la vie réelle, passent dans la
littérature. Christine de Pisan a, de son temps, entendu rela-
ter les visions merveilleuses des saintes Brigitte de Suède,
1. Voir son Songe du Roman de lu Rose. Bibl. Nat., f. fr. 1797.
2. Dans Del Reggiiiieiito e dei Costunii dette Donne, édition Carlo Baudi di
Vcsme, Bologna, 1875.
Voir aussi le savant ouvrage de M. A. Thomas : Fnincesco du Barberino
et ta Lit ter. prav. en Italie au moyen âge, Paris, 1883.
3. M. H. Hauvette donne ce poème de r/;;/r///Vé';/:^rt comme ^ attribué » à
Dino Compagni, La Littérature italienne, p. 74, Paris, 1910.
LE TITRE DU LIVRE ^ 9
Catherine de Sienne, Colette de Corbie, ses contemporaines,
et de bon nombre d'autres qui, pour être moins illustres, n'en
ont pas moins été tenues « a grant reverance ». Christine con-
naît les états d'âme qui provoquent ce phénomène. Elle en
parle avec conviction dans son chapitre sur la « vie contem-
plative ' » et elle fait même allusion (§ 56) à l'une de ces
femmes « de vie très esleue et singulière en devocion et
discipline de vivre » dont elle a raconté les vertus plus longue-
ment dans son Livre des faits et bonnes meurs du bon roy Charles -.
« Et en tel estât est le partait contemplatif souventeffovs telle-
ment ravis qu'il samble qu'il ne soit mie en soy mesmes. Et la con-
solation et doulce joye qu'il sent adont ne pourroit estrc racontée
ne nulle autre joye mondaine ne pourroit estrea celle comparée,
car il sent ja et gouste des gloires et joyes de paradis en esperit,
c'est assavoir, il voit Dieu en esperit par contemplacion. »
Et elle ajoute plus loin avec une candeur touchante :
« Et que ceste vie soit sur toutes autres aggreable a Dieu est
apparu maintes fovs au monde visiblement, sv que il est escript de
plusieurs sains et sainctes contemplatifs qui ont esté veus, quant ils
estoient en leur contemplacion, eslevez de seure terre très hault
par miracle de Dieu, si que il semblast que le corps voulsist sicuvir
a pensée qui montée cstoit ou ciel » (57).
1. Chap. vu du livre I, 5 )2 à 58.
2. Charles V fit mander à Paris « par grant prière » dans le but de con-
templer sa sainteté, mais aussi de s'en servir comme d'une intermédiaire
utile entre lui et Dieu, une certaine Guillemette de La Rochelle. Elle était si
avancée dans la vie contemplative qu'elle avait obtenu le don u de moult
belles revelacions de Xostre Seigneur ». Elle accomplit, à cause de sa
grande piété différents miracles à Paris « en tant que j'ay certainement oy
recorder a gens dignes de fo\', on l'a veiie en sa contemplacion soulevée de
terre en l'air plus de deux pie:^. » Livre des Fais et bonnes meurs du bon roy
Charles, édit. Buchon, chap. xxn, livre III.
C'est peut-être la grande réputation de cette dame Guillemette et de
l'honneur qu'on lui fit à la cour qui a suscité à la Rochelle cette visionnaire
Catherine, l'une des ouailles du frère Richart et qui tâcha de se faire passer
pour l'émule de Jeanne d'Arc. « C'est toute folie que de Catherine », disait
la vraie inspirée avec un sage mépris.
10 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
Aussi, quelques années plus tard, les visions et la mission
de leanne d'Arc devaient-elles rencontrer chez Christine,
réfugiée dans son cloitre, et chez Gerson ', finissant ses jours à
Lyon, ainsi que chez presque tout le peuple français, une foi
prompte et enthousiaste. « Des faits si nombreux, si sem-
blables et si autorisés », dit à propos de ces visions le dernier
historien de Jeanne d'Arc dans son beau livre sur l'héroïne et
la sainte, « ne peuvent être écartés de l'histoire » -.
Ils ne sauraient l'être non plus de la littérature, et les écri-
vains de la fin du xiv-' et du commencement du xv^ siècle qui
ont présenté leurs œuvres dans le ravissement d'un Songe ou
sous l'inspiration d'une Avision usaient d'un artifice logique en
leur temps et acceptable dans l'esprit de leurs lecteurs K
C'est dans la Cité des Dames (Ms. 1177, Bibl. Nat., f. fr.,
fol. 2) que Christine raconte comment les trois Vertus lui
apparaissent :
« En telle dolente pensée ensi que j'estoie,la teste baissée comme
personne honteuse, les veulx plains de larmes, tenant ma main
soubz ma joue, acoutee sus le pommel de ma chavere, soudaine-
ment, sus mon geron, vv descendre un rav de lumière, si comme
se le soleil feust ■*. »
Elle voit les trois .dames de Vertu « desquelles la resplen-
deur de leurs chieres faces enluminoit moy meismes et toute
la place ». Elles la consolent et lui prouvent que tous ces
« mesdis » ne sont que « trufi'es » et mensonges et que, tout
1. C'est en faveur de Jeanne d'Arc que Gerson écrivit en 1429 son traité
Des vraies et des fausses Visions.
2. Jeanne d'Arc, par M. Gabriel Hanotaux, p. 140 et 141, Paris 191 1.
3. « Ces phénomènes ps\xhologiques apparaissent avec une fréquence
et une efficacité incontestables, non pas chez des esprits faibles ou dévoyés,
mais chez des natures vigoureuses, entières, agissantes, chez des âmes mai-
tresses. » Ibid., p. 141.
4. Christine nous raconte qu'elle venait d'achever les turpitudes du
Livre de MattbeoJiis, et méditait pourquoy « les dits des clers, des philo-
zophes venaient a une mesme conclusion, determinans les meurs des
femmes enclins et plains de tous vices », lorsque les Vertus vinrent à elle
pour l'éclairer et la consoler.
LE TITRE DU LIVRE I I
comme l'homme, la femme est un mélange de bien et Je mal,
où néanmoins le bien l'emporte.
Christine écrit donc sous leur dictée et pour l'édification et
la réhabilitation de la femme la Cite des Dames qu'elle peuple
de femmes vertueuses ou célèbres par leur esprit, les unes
tirées de l'antiquité, les autres choisies en Italie ou en France
et souvent parmi ses contemporaines.
« Comme je me reposais », dit-elle, « de ce long labeur, se
aparurent a moy de rechief, les dessus dictes trois glorieuses ».
Elles lui ordonnent de se mettre à l'œuvre sans délai : « Com-
ment, fille d'estude, as tu ja remis et hchié en mue l'oustil de
ton entendement ? » (8). Maintenant qu'est bâtie la Cité pour
les dames vertueuses et honorées, il fliut leur montrer les
moyens d'y entrer, et même « happer les rebelles » : et voilà
le sujet du Livre des Trois Vertus.
D'ailleurs les Vertus étaient à l'ordre du jour. En 1403, alors
que la Cité était commencée, Jean de Courtecuisse n'avait-il
pas dédié à Jean duc de Berry le Livre des Quatre Vertus? Cet
ouvrage était supposé être une traduction française, avec
glose, d'un traité faussement attribué à Sénèque ', et que
Christine elle-même allait bientôt traduire et gloser, et publier
sous le titre de Livre de Prudence.
I . Voirce que dit du Livre da Quatre t'erlus^A. Arthur Piaget, Seniioiiiniires
et Traducteurs, p. 266, dans Hist. de la Lauij^ue et de la Lit t. fr., de Petit de
Julleville, t. II : « Pour le même prince (c'est-à-dire Jean de Berr\-) Jean de
Courtecuisse traduisit en 1403 « le livre de Sénèque des Quatre Vertus
cardinaulx », c'est-à-dire le De quatuor Virtutibus, qui n'est qu'un remanie-
ment de la première partie du Liber de copia verhoruiii, œuvre d'un faussaire
du III" ou ive siècle, que Martin de Braga s'appropria plus tard sous le titre
de Libellus de formula de bonesta' vitiP ».
On attribue généralement au seul Jean de Courtecuisse la iraduaion du
Livre des Quatre Vertus offerte au duc de Berry. Cependant le hasard m'a
fait découvrir un manuscrit de la Bibliothèque Nationale, le n" 1091, fonds
franc., catalogué comme le Livre de Prudeuce de Christine de Pisan, mais
qui en réalité contient le Livre de Prudence de niaistre Laurens de Premier-
fait et entrepris sur l'ordre du duc Jean de Berry, ainsi que l'affirme le
Prologue. Il est étrange que le duc de Berry ait voulu avoir deux traductions
du même traité latin, faites par deux clercs différents.
D'ailleurs ce Livre de Prudeuce ou des Quatre Vertus cardinaulx de maître
12 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
Quant au sous-titre Le Trésor de la Cité des Dames, qui a
prêté à tant de confusions à cause de son analogie avec la
Cité des Dames, il témoigne de la sagacité qui guidait Christine
dans le choix de ses titres de livres. Il est probable que la Cité
des Dames fui édifiée, ou plutôt ainsi dénommée, à cause de la
recrudescence de popularité qu'obtenait la Cité de Dieu de saint
Augustin depuis la traduction en français qu'en avait faite
Raoul de Presles, sur les ordres du roi Charles Y, traduction
achevée en 1382 '.
Les Trésors abondent dans les littératures antique et médié-
vale. Les encyclopédies de toutes sortes portent ce nom quand
elles ne sont ni « bibles », ni « miroirs », ni « sommes ». On
connaissait le Trésor des Ysloires, le Trésor de Sapience-, le
Trésor de Pierre de Corbiac. Mais surtout Brunet Latin avait
remis ce titre à la mode avec son Tesoro et son Tcsoretto
dont le premier, écrit par ce maître italien « en françois pour
ce que c'est parleure plus delitable », avait eu une grande vogue
et ne l'avait pas encore perdue au moment où Christine compo-
sait son Trésor de la Cité des Daines \ Et encore, n'eût-elle eu
aucun exemple de livres fameux portant ce nom, il eût été
naturel que Christine appelât Trésor, la somme des maximes,
préceptes, enseignements qu'elle avait devises pour former des
dames dignes d'entrer dans sa Cité d'honneur.
Laurent n'occupe que 1 5 pages et il est suivi immédiatement du Livre des
'Irais Vertus.
La version glosée qu'a donnée Christine du De quatuor Virtutihus est
différente de celle de Jean Courtecuisse et de celle de Laurent de Preniier-
iait.
1 . M. le comte de Laborde, dans son superbe ouvrage Les Manuscrits et
Peintures de la Cité de Dieu (4 vol. in-fo, Paris, 1909), écrit que l'œuvre de
-saint Augustin jouissait d'une telle popularité que les manuscrits s'en
multiplièrent à l'infini à la fin du xiye siècle et dans tout le cours du
xve siècle (p. 69, t. I) et que ces nombreuses copies en furent faites
surtout entre 1373 et 1410 (I, p. 173) ; et enfin, que pour Paris et ses
environs, on en connaît pour cette époque plus de 50 manuscrits.
2. Voir un article de M. Paul Mever sur les Compilations historiques.
Roman., XIV, p. 61.
3. Jean Gerson nous a laissé un petit traité de morale en français qu'il
■a intitulé lui aussi Trésor de Sapience. Bibl. Xat., f. fr. ms. 1541, Nouv. Acq.
CHAPITRE III
DATE DE LA COMPOSITION' DE l'oUVRAGE
L'idée génératrice du Livre des Trois Vertus c'est l'honneur
féminin, le culte de cette renommée « de moult petit hurt
froissié et tachée » et la revendication du droit de la femme
vertueuse au respect de l'homme. La femme, dénigrée par
l'homme, est un thème aussi vieux que le monde. «Il était
déjà né ;), dit l'auteur des Légendes Epiques, ci l'époque patriar-
cale, « aux temps de Seth et de Japhet. Les plus anciens ves-
tiges de littérature qui nous soient parvenus des hommes
quasi-préhistoriques, des textes exhumés des nécropoles mem-
phitiques, sont précisément des contes durs aux femmes '. »
« Dire du bien et surtout dire du mal des femmes a été pour
le moven âge ou l'antiquité un des lieux communs de la
littérature », nous affirme, de son côté, le savant M. Paul
Mever -. Si, dès Torigine, les femmes s'étaient adonnées à
« clergie » et eussent manié le stylet au lieu du tuseau, ce
serait l'homme hélas ! qui eût été la créature vilipendée et
diffamée. Christine de Pisan était trop intelligente et trop
lettrée pour prendre à cœur toutes ces calomnies tradition-
nelles : « Xe sçés tu, dit-elle, que les très meilleurs choses
sont les plus debatues et plus arguées ' ? »
Mais il V eut autour dé l'an 1400 comme une recrudescence
1. Les Fnhlitiii.w par M. J. Bcdier dans Hiit. Je la Ltvi^iic et de la Litl.
Jraiiç. de Petit de Julleville, t. II, p. 89.
2. Rowania, VI, p. 499. Voir aussi les articles du même auteur sur ia
Lillêratiire pour et contre les Feiiiines, dAns ]ii Koiiiaiiia, VI, 499-500: XVI,
5 15-3 31 ; XXXVI. i-ii ; et Koviania, XVI, p. 389, un Seniion sur l'amour,.
publié par M. I-!; Picot.
3. La Cite lies Dames, fol. 2 Bitil.Xat., t". IV. ms. 1177.
14 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
du mal chronique et Christine pensa que cehi devenait mono-
tone et tournait au mauvais goût : d'où sa part dans la
fameuse querelle des Epistrcs sur le RoDinii de la Rose où elle
combattit aux côtés de l'illustre Gerson, contres les doctes et
quelque peu rudes humanistes^ Pierre de Montreuil, Gontier et
Pierre Col.
M. Arthur Piaget ' a établi que ce Débat s'est terminé
en 1402 et non en 1407, comme on l'avait cru d'après une
date écrite dans l'un des manuscrits (Ms. 835, f. fr., Bibl. Nat.).
Si le débat devint injurieux par la suite, ce ne fut pas la fiiute
de Christine qui l'avait rêvé « gracieux et non hayneux ». Mais
il est certain que pour entrer en lice avec des adversaires si
renommés, elle s'était soigneusement préparée et avait amassé
une ample provision d'arguments. Avant une fois pris les
armes au sujet d'une matière aussi passionnante que la défense
de l'honneur de son sexe, Christine ne pouvait s'en tenir à
cette petite escarmouche. La Cité des Dames et le Trésor sont
la conséquence naturelle et directe de ce Débat sur le Roman de
la Rose : c'est le prolongement et l'élargissement de la ques-
tion.
Nous savons du propre aveu de Christine - « qu'elle pré-
senta par bonne estreine le premier jour de janvier, que nous
disons le jour de l'an, cest an de grâce 1403 » (c.-à.-d. 1404
nouveau style) à Philippe de Bourgogne, sa Mntacion de
Fortune'. Puis, elle fut informée par la bouche de Montber-
taut, trésorier dudit seigneur, « que il lui plairoit que elle
compilât un traictié touchant certaine matière... » Enfin, elle
se rend au Louvre où le duc de Bourgogne la reçoit très gra-
cieusement et l'invite à composer l'histoire de son frère, le
1. Chronologie des Epities sur le Roman de la Rose, p. 115-121, dans les
Etudes Romanes dédiées à Gaston Paris., Paris, 1891.
2. Le Livre des Fais et bonnes Meurs du hou roy Qmrles, chap. i, livre I.
Désormais, je désignerai cette œuvre par l'abréviation Charles V.
3. Cet ouvrage avait été terminé le 18 novembre 1403, selon une note
de Christine qu'elle place vers la fin et dans laquelle elle s'excuse de l'avoir
achevé en prose à cause de la fièvre qui l'avait prise et qui la laissait souf-
frante.
DATE DE LA COMPOSITION' DE L OUVRAGE I5
sage roi Charles \\ Elle se met aussitôt à l'œuvre, poussée
d'un côté par le désir de plaire à son puissant protecteur, mais
heureuse aussi de payer sa dette de reconnaissance à ce bon
roi, « ameur de sapience et de toute vertu », qui avait su tant
apprécier son bon père Thomas et lui avait tait à elle, enfant,
une jeunesse si douce et si brillante '. Le 28 avril 1404, c'est-
à-dire quatre mois plus tard, la première partie de ce livre était
« parachevée ». En ce court espace de temps, elle avait tait ses
recherches, « tant par croniques comme par pluseurs gens
notables encor vivans », interrogé les anciens serviteurs et
familiers, tous ceux qui avaient approché de la personne
ro3'ale. Elle avait rassemblé ses notes, classé ses matériaux,
dressé son plan et rédigé la première des trois parties qui com-
posent l'ouvrage, quand la nouvelle de la mort du duc Plii-
lippe parvint à Paris et jeta la cour et le peuple dans la cons-
ternation et le deuil.
Christine ne dut pas cependant abandonner son œuvre,
prise qu'elle était par un sujet doublement attachant, et en
novembre 1404, elle l'achevait. Cette tin d'année put être con-
sacrée à mettre la dernière main à la Cité des Dames', proba-
blement sur le métier dès le temps de la Oiierelle sur le Roman
de la Rose, et ensuite, sans relâche, puisqu'elle se sent « lassée de
la longue escripture », Christine se mit à la partie théorique de
la Cité, c'est-à-dire, son Trésor ou Livre des Trois Vertus. Avec
sa facilité, sa rapidité de production ' il n'y a rien de surpre-
nant que ces deux nouveaux ouvrages aient vu le jour entre
le mois de novembre 1404 et le mois de juillet 1405. Et
1. (I Hn ma jeunesse et enfance, avec mes parens. je leusse nourrie de
son pain ». Charles F, ch. Lxxi, livre III.
2. Christine avait déjà dû mettre à profit le temps qui s'était écoulé entre
l'achèvement de la Miitacion, 18 novembre 1405 et le commencement de
son Charles F, janvier 1404.
3. « Depuis l'an 1589 que je commençav jusques a cestui CCCC et cinq,
ouquel encore je ne cesse de compiler, en ce tandis XV volumes prmci-
paulx, sanz les autres particuliers petitz dictiez, lesquels tous ensamble
contiennent environ LXX quavers de grant volume. » Vision, toi. 62 r",
Bibl. Xat., 1". IV. 11 76.
lé LE LIVRE DES TROIS VERTUS
non seulement cette date de 1405 est plausible, mais, d'après
quelques faits historiques, des allusions à des événements du
jour, d'autres raisons internes, elle semble certaine.
Avant de chercher à situer dans le temps avec précision le
Trésor de la Cité des Dames, tâchons d'abord de fixer la date
de la Cité, qui l'a immédiatement précédé, comme le déclare
Christine au commencement du Trésur : « nostre dit euvre,
précédant ceste, de la Cité des Dames'.... » Parmi les nobles
dames à qui Christine fait l'honneur d'introduire dans sa Cité,
il en est quelques-unes qui nous fournissent des indications
précieuses pour l'établissement de la date à laquelle fut com-
posé cet ouvrage. Au folio 68 r", elle y introduit a ceste noble
duchesse de Hollande et contesse de Haynaut, fille du dessus-
dit feu Philippe de Bourgogne et suer de cellui qui a présent
est... ;; Philippe de Bourgongne étant mort le 27 avril 1404 et
sa fille la comtesse de Hainaut ^ n'étant devenue duchesse de
Hollande que le 13 décembre 1404, jour de la mort de son
beau-père Albert de Hollande, nous obtenons ainsi deux dates
approximatives entre lesquelles la Cité fut achevée. D'autres
événements auxquels il est fiiit allusion, tels que le mariage de
la comtesse de Clermont, Marie de Berry, qui eut lieu le
27 mai 1400, celui d'Anne de Bourbon, qui fut célébré le
20 octobre 1402, nous rejetteraient trop loin dans le passé.
La mort de la duchesse d'Anjou, arrivée le 12 novembre 1404 ',
celle de la comtesse de Saint-Pol, fille du duc de Bar, sur\'enue
en octobre 1404, ne nous aident pas à serrer d'assez près la
date de la Cité. Mais cette même Anne de Bourbon va nous
1. Chapitre i, livre I, § 10, du Livre des Trois Vertus.
2. Marguerite, fille de Philippe de Bourgogne, était devenue en 1585, par
son mariage avec Guillaume de Hainaut, comtesse de cette province. Son
mari ne put hériter du titre de duc de Hollande qu'à la mort de son
père Albert. Il devint alors Guillaume IV duc de Hollande le 1 3 décembre
1404.
3. Juvénal des Ursins dans son Histoire de CJkirles VI dit simplement
qu'elle mourut en novembre 1404.
Le P. Anselme dans ses Généalogies (t. II, article Anjou) la fait mourir
le 12 novembre et VArt de vérifier les dates, le 7 du même mois.
DATE DE LA COMPOSITION DE L OUVRAGE I7
donner un point de repère satistaisant. « Autresy celle que tu
aimes, amie, fille jadiz du conte de la xMarche et suer de cellui
du présent, qui est mariée au frère de la royne de France,
Loys de Bavière » ' : c'est ainsi, par ces gracieuses paroles, que
Christine ouvre les portes de sa Cité à Anne de Bourbon,
« qui est mariée » à Louis de Bavière, dit le Barbu. Tout
indique dans cette phrase que cette princesse était vivante au
moment où Christine parlait d'elle. Or, d'après le Père
Anselme (maison Bourbon-La Marche, tome III de ses Généa-
logies), « elle mourut en 1404 en travail d'enfant, à Paris, et
y est enterrée en l'église des Jacobins. »
D'autre part elle était encore en vie le 5 février 1404 (nou-
veau style 1405) car, si elle eût été morte, on en trouverait un
indice dans la formule de rédaction d'un acte public daté de ce
jour, et issu du Conseil du roi: « Lettre de Charles VI dans
laquelle il engage une partie des joyaux de la couronne pour
procurer la somme de 120.000 francs qu'il avoit promise à
son beau-frère Louis de Bavière, à l'occasion du mariage de
ce prince avec Anne de Bourbon, contesse de Montpensier-. »
Cette somme, promise dans le contrat de mariage le 2 oc-
tobre 1402, n'avait pas encore été pavée. Anne de Bourbon
mourut donc entre le 5 février 1405 et Pâques qui tombait
cette année le 14 avril. D'où il suit que la Cité des Dai)ies a été
achevée avant avril 1405 et que, par conséquent, le Trésor,
vers cette même époque, occupait l'attention de Christine de
Pisan. La fin de cette année voyant éclore la Vision, il faut
donc que notre œuvre ait été composée au printemps et dans,
l'été de 1405. Pour des raisons que nous allons déduire de l'ou-
vrage même, il nous semble pouvoir assigner le mois de juillet
comme limite du temps qui a été consacré au Livre des Trois:
Vertus.
Etant donnés les rapports entre Christine et la cour de France,
et surtout celle de Bourgogne, il était tout indiqué de dédier le
1. Cité, M. 68.
2. Lettre citée par L. Jarrv dans La Vie politique de Louis, duc d'Orléans,.
p. 318. Paris, 1889.
2
l8 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
Trésor à la jeune dauphine. En effet, Marguerite de Bourgogne,
fille de Jean de Nevers, plus tard duc de Bourgogne, avait
épousé le 30 août 1404, au Louvre, le dauphin Louis de
Guyenne, troisième fils de Charles VI et d'Isabeau, et le
mariage avait été béni en grande solennité le 6 septembre sui-
vant à Notre-Dame. La dédicace porte ces mots :
« A très haulte, puissante et redoubtce princesse, ma dame
Margarite de Bourgongne, espouse de très excellent prince Lovs,
duc de Guyenne, attendant la couronne, aisné fils de Charles »
Or, le dauphin Louis, malgré son jeune âge (il était né
le 22 janvier 1397), fut nommé régent pendant une des
convalescences du pauvre roi, son père, et, dit Juvénal des
Ursins à l'année 1405,
(( pour ce que on voyait évidemment que tous ces brouillis ne
venoient que pour avoir le gouvernement, il fut ordonné et conclu
le septiesme jour de novembre que monseigneur le dauphin auroit
le gouvernement. »
Les historiens et chroniqueurs assignent généralement à
cette nomination une date plus tardive, presque tou-
jours 1409'. Il est vrai qu'elle fut souvent considérée comme
non avenue, puis renouvelée, suivant les fluctuations de la
politique ou les vicissitudes de la santé du roi Charles VI.
Cependant, un autre témoignage vient appuyer l'assertion
de Juvénal des Ursins, qui est d'ailleurs l'historien le mieux
autorisé de Charles VI. Nicolas de Baye, greffier au Parle-
ment de Paris, rapporte que le lundi 20 décembre 1406,
(' après la cause de Hutin de Clamas dessus dicte plaidoyee, s'est
levée la Court et en est alee en la sale de saint Loiz derieres la
Tournelle criminelle, ou estoient assamblez mon seigneur le
Dauphin, lequel en l'aage de X ans, ou environ, avoii tenu le lieu
I . Le Recueil des Onhnnances des Rois de France n'enregistre cette régence
qu'en 1409. « Ordonnance qui décide que Louis dauphin gouverncrcit le
Roj'aume », 51 décembre 1409, t. XII, 227 et 229.
DATE DE LA COMPOSITION DE L OUVRAGE I9
du Rov au Conseil du Roy, ou estoient assemblez les Roy de Sicile,
duc de Berry, duc de Bourgogne, conte de Nevers et les prelas de
France, l'Université de Paris et pluseurs autres barons et clers et
gens d'église, sur ce que devoit proposer le procureur du Rov sur
le fait de l'Eglise et du pape Benedic '. »
Il est inutile de dire que Christine, si scrupuleuse en ma-
tière d'étiquette, n'eût point failli à donner au dauphin son
nouveau titre s'il y eût eu droit lorsqu'elle écrivait sa dédi-
cace. On peut donc affirmer que le Livre des Trois Ferlus
fut achevé avant le 7 novembre 1405. Selon toute apparence,
il le fut déjà dès le mois de juillet.
Tous les chroniqueurs, les pamphlétaires de ce temps, le
Religieux de Saint-Denis, Juvénal des Ursins, Guillaume Cou-
sinot, l'auteur anonyme du Soii^e Vérilable, celui du Paslo-
raJet^, qu'ils soient du parti de Bourgogne ou d'Orléans,
s'accordent à dire que les rumeurs qui jusque-là avaient
couru secrètement sur le compte de la reine et de la cour, se
déchaînèrent alors en accusations à peine voilées dans le cou-
rant de l'année 1405. Elles devinrent âpres et violentes dès le
mois de juillet.
« Et si disoit on beaucoup de choses publiquement qui
estoient bien ordes et deshonnestes ' », écrit Juvénal des Ursins.
Pour qui connaît sa retenue habituelle, cette phrase implique
bien du scandale. Et au mois de juillet, le 19, en racontant
la visite du duc d'Orléans et de la reine à l'abbaye de Poissy où
vivait Marie ■+ la quatrième fille d'Isabeau : « Et y eut, comme on
1. Journal de Nicolas de Baxc (1400-1417). Edit. par A. Tiictcn-, Paris,
1S85.
2. Monstrelet, franchement Bourguignon, ne dit rien des médisances qui
•courent sur le compte d'Isabeau, mais, en rapportant le discours de Jean
■de Bourgogne au roi en 1405 (août), parle du complet dénuement dan>
lequel on laisse Charles VI. Chroniques.
5. Histoire de Charles VI, année 1405.
4. Marie, née le 22 août 1595, vouée à Dieu pour délivrer de la folie
le roi, son père, fut confiée aux dames de Poiss\' en 1 397, et, fidèle
au vœu que ses parents avaient fait à Dieu, ne voulut jamais sortir de son
iihbaye pour se marier, comme le désiraient sa mère et le duc d'Orléans.
Elle mourut en I4 3>S après une vie de piété et de recueillement.
20 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
dit, plusieurs choses non honnestes faites en ladite abbaye, et,,
quoi qu'il en feust, renommée en estoit'. » Plus loin, il rap-
porte des mêmes personnages, à la même année : « et assez
haultement par les rues on les maudissoit, et en disoit on plu-
seurs paroles. » Le Religieux de Saint-Denis qui jusqu'alors
avait été favorable à la reine confirme les soupçons par ses
réticences. L'auteur du Songe Véritable^ qui écrivait en 1406,
dit M. Moranvillé, son poème satirique, est plus hardi et
énonce nettement l'accusation :
1727 « Puis je la mis sv en l'avance (c'est la Fortune qui parle}
Qiie je la fis Rovne de France ;
Et en son jardin j'av planté
De tous mes biens a grant plenté,
Et ly fais hoii rciioin avoir.
Mais pour ce que mist mon avoir
En maies eures elle tourna
Sv que eu moins li'iiiic année
Fil Roxue mal clamée
Et le sera d'or en avant »
Il n'y avait nulle raison autre que le souci de la vérité pour
que le pamphlétaire précisât avec une exactitude si rigoureuse
le moment où la reine cessa de jouir de l'estime publique.
Ajoutons à ces témoignages quelques faits historiques qui'
ont à juste titre déchaîné Topinion générale et ont dû anéantir
les dernières résistances des cœurs purs qui, comme Christine,
se refusaient à croire au mal.
Le 5 juillet 1405, la reine et le duc d'Orléans vont à Saint-
Germain-en-Laye et y passent quelques jours \ Le 13, un
orage survient, pendant une de leurs promenades à travers la
forêt, qui effraye les chevaux; ils s'emportent et le couple
1. M. Thibault dans son intéressant livre sur Isabeau dit que c'est vrai-
semblablement en 1404 que la reine « se détacha complètement du roi. »
Isabeau de Bavière, p. 405, Paris, 1903.
2. Le Songe Véritable, publ. par M. Moranvillé dans Mémoires de la Socicté-
de l'Histoire de France, Paris, 1890, fasc. 17, p. 275.
3. Op. cit., Marcel Thibault, p. 4o5.
DATE DE LA COMPOSITION DE L OUVRAGE 21
n'échappe à la mort que grâce à la présence d'esprit du cocher
qui coupe les traits avant que le chariot ne soit précipité dans
la Seine. De retour à Paris,
« il V eut gens notables et catholiques qui advertirent la reine et le
duc d'Orléans que c'estoit exemple divin et punition divine et
qu'ils estoient taillés que de brief leur en mescherroit s'ilz ne tai-
soient cesser les aides... »
Dans ce même mois de juillet ' Isabeau et le duc d'Orléans
s'en vont à Meaux et y font un séjour de près de deux mois.
C'est alors que la rupture définitive éclata entre le duc de
Bourgogne et son cousin d'Orléans et que Paris devint le
théâtre de leurs discordes et de leurs luttes armées.
A cette même date, on rapporte la misère profonde du
pauvre roi abandonné, fou, rongé de vermine, infect. Les
enfants ro3'aux sont si négligés que même le dauphin et sa
femme « n'avoientque vestir ni que manger », disait la nour-
rice - et que depuis trois mois, ajoute un autre chroniqueur,
la reine n'avait pas embrassé son fils (il avait alors huit ans).
Tout haut on accuse Isabeau dans l'entourage du roi de ne pas
s'occuper de l'éducation de ses enfonts.
De plus, un scandale éclate à la cour ' de la reine, qui bravait
de plus en plus les règles de la bienséance et les coutumes de
la tradition : le Parlement intervient et on effectue « dans le
jardin de la royne » un premier « sarclage » pour le « nettoyer
1. A la date du 26 juillet, Juvénal des Ursins représente le roi malade
en son château de Saint-Pol, et les enfants royaux délaissés au Louvre.
Rappelons en passant que la douce Valentine de Milan était exilée de la
cour depuis 1 396 et promenait sa triste existence de château en château
sur les terres de son mari.
2. Chroniques Je Saint-Denis, III, 289-91.
3. Eustache Deschamps parle des « mauvaises herbes qui étouffent le lis
royal » Ballade XXVII, t. I.
Le 1 5 août 1405, plusieurs dames et damoiselles de la Reine sont congé-
diées ou mises en prison « pour cause de calomnies ». Le refus absolu
d' Isabeau de permettre toute enquête régulière, comme le demandaient
quelques femmes accusées, est une preuve éloquente qu'elle redoutait les
révélations. Chron. de Saint-Denis, III, 290.
22 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
des mauvaises herbes » '. Quelques dames d'honneur sont
exilées, d'autres mises en prison en guise de salutaire avertis-
sement.
Il n'est pas douteux que si ces scandales eussent éclaté avant
l'achèvement de son ouvrage Christine de Pisan n'eût pris un
ton plus ferme dans ses chapitres sur la belle ordonnance des
femmes de cour, sur les devoirs de la haute princesse envers
son mari et sur la tâche délicate et sacrée d'élever des enfants
« appelés a seignourir. » Le désordre de la cour, les jalousies,
les rivalités des demoiselles d'honneur, le mépris des belles
coutumes qui choquaient si gravement l'opinion se lisent
pourtant dans les chapitres sur la médisance à la cour et sur la
fragilité de l'honneur féminin. Cependant, il n'y a pas encore
eu scandale public ou Christine prendrait une autre attitude.
Pour s'en convaincre, on n'a qu'à lire sa Lettre à la Roxue
Madame Isahl-, datée du cinquiesme jour d'octobre mil quatre
cent et cinq, où elle l'exhorte de mettre fin à la « desolacion et
misère » du bon peuple de Paris en se faisant « moyenneresse
de paix » entre les « deux haulz princes germains de sanc ». Et
ajoute-t-elle, ^'' très puissante dame, les histoires de vos devan-
cières qui deument se gouvernèrent vous doivent estre exemple
de bien vivre. » Elle lui donne comme modèles Véturie, la mère
de Coriolan, Hester, « qui fit revocquer la sentence contre son
peuple » et, comme exemples de « crueuses roynes, ennemies
de nature humaine », Jézabel et autres « qui pour leurs
démérites sont encore, et perpetuelment seront, diffiimees,
maudites et dampnees. Comment seroit jamais si lait difiame,
non acconstumc en ce Royaume, repparé ne remis ? » Isabeau, qui
n'était pas sotte a dû saisir sa leçon.
1. Le fameux « sarclage » fut répété encore avec plus d'éclat en 141 5 :
« fallait sarcler et nettoyer le jardin du Rov et de la Reine, et le débarras-
ser de certaines mauvaises herbes très périlleuses ». Le propre frère de la
reine, Louis, fut « arraché du jardin » et jeté en prison, avec treize ou
quatorze dames de la Reine. Voir pour les détails Juvénal des Ursins,
année 141 3, Le Journal de Kicolas de Baye et surtout \e Journal d'un Bour-
geois de Paris, p. 29 et 50, éd. par A. Tuetey, Paris, 188 1.
2. Voir le nis. jSo, fol. 53 ro et suivants de la Bibl. Xat.. f. fr.
DATE DE LA COMPOSITION DE L OUVRAGE 23
Qu'il V a loin du ton de cette lettre écrite en octobre 1405
et la louange sincère, pure de toute restriction ', qu'elle lui
adressait dans la Cité des Dames, peut-être moins d'un an
auparavant !
« Y ail des dames de France qui doivent estre herbergees en nostre
Cité ? Moult en v a de très vertueuses. Premièrement la noble
rovne de France, Ysabel de Bavière, ad présent par grâce de Dieu
régnant ^, en laquelle n'a rain de cruauté, extortion ne quelconques
mal vice, mais toute amour et bénignité vers ses subgetz 5. »
Dans le Livre des Trois Vertus, où nous retrouvons si fré-
quemment sous forme d'enseignements ou de critiques le
contre-coup des événements contemporains, il n'y a pas encore
d'écho direct de ces scandales qui ont bouleversé le peuple dès
la lin de juillet 1405. De discrets avertissements plutôt que de
franches remontrances, une prudente et courtoise réticence
plutôt qu'une protestation indignée, indiquent assez que ce
traité fut achevé avant qu'Isabeau de Bavière, reine de France,
se fût ouvertement compromise, avant que sa cour par son
dérèglement affichât un flagrant mépris des coutumes et tra-
ditions, si respectées jusque-là, et même violât publiquement
les lois de la bienséance. Christine le terminait donc pendant
la période qui a précédé l'éclat, alors que les gens de bien se
tenaient encore sur la réserve et repoussaient les soi-disant
calomnies qui s'attachaient à presque toute la cour ; peut-être
à la fin de ce mois de mai, alors que le retentissant sermon du
1. 13. « Haulte Dame en qui sont tous biens »
64 mais vostre bénigne
Condicion qui ne décline
D'inimitié »
telles sont les paroles que Christine adresse à Isabeau en 1402 dans la
dédicace qu'elle lui fait des Ceiil Balades d'Amant et de Dame, Œuires
Poétiques, t. I, Iiitrod., xiv, édit. par M. Maurice Roy.
2. Des lettres rovaulx investissent la reine du pouvoir suprême : ler juillet
1402, pouvoir des finances ; 24 août 1403, présidence du Conseil royal,
5. Bibl. Nat., f. fr., ms. 1177, fol. 68 r".
24 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
irère augustin Jacques Legrand stunéhait son auditoire royal,
— causant secrètement à Charles M, convalescent et « retrait
dans son hostel », un malin plaisir, — et se répandait d'un
bout à l'autre de Paris comme porté par le cry public :
« Noble reine, je vous avertis que dame \'énus, et ce n'est un
mvstère pour aucun, règne a vostre cour. Elle occupe le trosne ou
siège vostre roval personne. Debaucbe, gourmandise, ivresse sont
ses féales assidues. Si vous voulez m'en croire, ô Reine, parcourez
la ville sous le desguisement d'une povre femme et vous entendrez
ce que chascun dit '. »
Il y a, au contraire, chez Christine un tact, une mesure,
une discrète manière de poser un doigt délicat sur la plaie, qui
prouve qu'elle ne croyait pas encore à un mal incurable. Les
événements de la seconde moitié de cette année ^ 1405 durent
anéantir chez elle toute illusion.
Il résulte d'extraits manuscrits de la Chambre des Comptes
que Christine de Pisan reçut du duc de Bourgogne une pre-
mière fois, le 20 février 1405 (1406 nouveau style), la somme
de 100 escus « pour les livres dont elle lui avait fait hommage
et pour marier une sienne nièce », et « 50 frans une autre
fois ' ».
Il doit s'agir ici du Livre des Faicts et Bonnes )iiciirs du sai^e roy
Charles, offert en étrennes le '^' janvier 1405 et sans doute
de la Cité des Daines. Peut-être les cinquante francs sont-ils
une gratification du duc Jean, en reconnaissance d'une copie
du Livre des Trois Vertus dédié à sa fille la dauphine qui, en
1. Sermon du 28 mai 1405. Voir Juvénal des Ursins à cette date.
2. Dom Fclibien, après avoir rapporté à la date du 7 novembre 1405
l'audience donnée à l'Université en l'Hôtel de la Reine, où Jean Gerson
s'étendit longuement sur les vices de la cour et la nécessité urgente qu'il
y avait de mettre fin aux désordres, ajoute : « Le duc d'Orléans et la reine
oublient tellement les règles et les devoirs de la royauté qu'ils étaient
devenus un objet de scandale pour la France et la fable des ctraii^^ers. » His-
toire de la Ville de Paris, Paris, 1725.
3. Nouvelle Bibliographie gèn., F. Didot, t. X, note i, article Pisan,
Paris, 1854 et aussi Isabeau de Baviîre, par Vallet de Viriville, Paris, 1862.
DATE DE LA COMPOSITION' DE L OUVRAGE 2y
effet, contenait de ïwiabks ejiseignemens et qui se composait dj
trois livres, présentés, probablement, non reliés :
Année 1407 : « A damoiselle Cristine de Pisan, en recom-
pense de plusieurs livres ou parchemins contenant pluseurs
notables enseignemens par elle présentez a monseigneur le
duc de Bourgogne, 50 frans ».
La plupart des anciens auteurs de Répertoires, de Bibliothèques
et de Dictionnaires qui se sont occupés de Christine de Pisan,
tels que La Croix du Maine et Duverdier, Moréri, Bayle, l'abbé
Goujet, P. Marchand, mentionnent le Livre des Trois Vertus
sans en assigner la date. Ceux du xix'-' siècle la passent aussi
sous silence, ou lui en fixent une qui oscille entre 1402 et
141 3, parfois même ils lui adjoignent un prudent (?). Les
écrivains qui se sont le plus rapprochés de ce qui me paraît
être la date exacte sont M. Robineau ' qui s'arrête avec la
Grande Encyclopédie à 1407, M. G. Doutrepont % vers 1406,
F. Koch 5, vers 1406 (?), Didot ■+, 1406. R. Thomassy >, qui a
perçu tout le mérite de ce traité, ne le date pas. Quant à
M. M. Roy '-\ il émet l'opinion que le Trésor « a été écrit tout
de suite après la C/Vf' des Dames, c'est-à-dire vers l'an 1404 »,
opinion à laquelle je serais tentée de me ranger s'il me semblait
possible qu'en une courte année Christine eût pu écrire Le
Livre des Faicts et Bonnes Meurs du sage roy Charles, mettre la
dernière main à la Cité des Dames et composer le Livre des
Trois Vertus, sans compter de courts poèmes tels que VEpistre
a Eustachc Mourel, et la Coniplaiiile sur la mort du duc de
Bourgogne. Si sa Cité eût été achevée en janvier 1404, elle
n'eût pas manqué de la dédier à quelque haut personnage et
1. Christine de Pisati, Saint-Omer, 1882.
2. La Littcrature Irançaiseà ta cour des Ducs de Bourgogne, Paris, 1909.
3. Leheii und IFerke der Cristine vou Piian, Gossiar, 1885.
4. Xouvelle Bibliograptiie. Paris, J 82 3.
5. Essai sur les écrits pot itiques de Cljrisline de Pisan, Paris 1838.
6. Œuvres Poétiques de Ctnistme de Pisan, Paris, 1886. Introduction, w,
t. III.
26 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
d'y faire^ comme à sa récente Miitacion de Fortune, une adroite
allusion dans son Prologue de Charles V. Toute rapide qu'était
sa production, on ne peut cependant, sans trop présumer, la
comparer à celle d'un Lope de Vega.
CHAPITRE IV
SITUATION DE CHRISTINE DE PISAN AU MOMENT OU ELLE
ÉCRIT SON « LIVRE DES TROIS VERTUS »
Maintenant que nous avons une idée du temps, des cir-
constances et de la société où le Trésor de la Cité des Dames
prit naissance, essavons de replacer cet ouvrage dans la vie de
son auteur.
Christine de Pisan ', en 1405, est âgée de quarante-deux ans.
« Ja passé avoie la moitié du chemin de mon pèlerinage »,
ainsi s'exprime-t-elledans sa Vision -.
Elle est dans la plénitude de ses facultés. Son intelligence,
mûrie par les études méthodiques auxquelles elle s'est livrée
après son veuvage, survenu en 1389, avivée par Texercice,
éclairée par l'expérience, devait, dans le sentiment du succès
légitime que ses œuvres obtenaient, prendre une force nou-
velle et s'affirmer plus librement. Sa santé, d'abord languis-
sante lorsque la fortune lui fut le plus adverse, s'est améliorée.
1. Le nom de Pisan est une formation à la fois italienne et frani,-aise.
Thomas, originaire de Pise, fut, soit pour les Boulonais, soit pour les Véni-
tiens chez lesquels il séjourna, il Pisani, comme plus tard l'Arétin, le
Pérugino et beaucoup d'autres Italiens ne furent connus que sous le nom
de leur lieu d'origine. Les membres de la famille ciel Pisaiio formèrent,
selon la coutume, la famille iiei Pisani ou de' Pisani, et celle-ci, établie à
Paris, devint tout naturellement pour les Français les de Pisan, de même
que les deux princesses de' Medici devinrent nos reines Catherine et Marie
de Mèdicis et que la duchesse d'Orléans n'était appelée par les contempo-
rains de Christine de Pisan que Valentine de Milan.
Je remercie M. A. Cohn et M. R. Weeks d'avoir bien voulu, à ma sou-
tenance, appeler mon attention sur le nom de Pisan et de m'avoir signalé
quelques négligences que j'ai corrigées de mon mieux.
2. Visioi, 68 V".
28 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
Elle a maintenant « corps fort assez et bien compleccionné ».
Sa réputation comme femme de lettres est bien établie en
France parmi les puissants qui achètent ses livres et chez ses
confrères, les écrivains. Un an à peine s'est écoulé depuis
l'épître élogieuse que lui adressa le vieux poète Deschamps,
et le bruit causé par le débat sur le Roman de la Rose a
rehaussé sa gloire en s'éteignant. Les princes français envoient
comme présents ses ouvrages à leurs amis en « terres es-
tranges, comme chose non usagée venant de sentemens de
femme ' ». Elle a ses adversaires et ses envieux, « 3'gnorans
qui croient que science ne peut venir de femme ». « Et
aulcuns dient », lui rapporte dame Oppinion, <» que clercs
ou religieux les te forgent \ » Mais ces petites attaques ne
troublent pas sa sérénité, et même elles ne sont pas pour
nuire à son prestige d'auteur.
Elle a aussi des amis puissants dont la bienveillance ou
l'amitié lui fournissent un appui moral dans la vie : Jean de
Montaigu, grand trésorier de France, au faîte de la faveur, et
dont la chute, aussi cruelle que scandaleuse, n'arrivera que quatre
ans plus tard ' ; Guillaume de Tignonville, l'auteur des Dits
des Philosophes et de l'une des ballades composées en réponse
au Livre des Cent Ballades, et grand prévôt de Paris, mais qui
malheureusement vient de commettre la maladresse de s'attirer
l'inimitié de l'Université ^, ce qui causera son renvoi trois ans
plus tard ; Gerson enfin, dont la renommée a franchi les limites
1. Vision, fol. 63 r".
2. Ibid., fol. 48 yo.
3. Il fut ignominieusement décapité aux Halles, son corps pendu au
gibet de Montfaucon en 1409. Voir sur son histoire, Bibl. de l'Ec. des
Chartes, sér. III, t. III, p. 230 et suiv.
4. L'affaire du sire de Savoisy en août 1404 lui avait déjà nui auprès de
l'Université. Ayant ensuite osé pendre deux écoliers ribauds, l'Université
vit dans cet acte de justice un odieux empiétement sur ses propres privi-
lèges et résolut la perte du prévôt.
Voici comment le Bourgeois de Paris note cet événement {Jounial,
Ire partie, p. 229): « Samedi VI^ jour de may 1408 : Ce dit jour a esté
receu en prevost de Paris messire Pierre des Essars, chevalier, ou lieu de
messire Guillaume de Tignonville. chevalier, qui, par contemplacion de
SITUATION DE CHRISTINE DE PISAN 29
de l'Université et celles de Paris, qui a déjà commencé de jouer
son grand rôle dans la question européenne du schisme, et qui,
avant su gagner les bonnes grâces de Benoît XIII, en même
temps que la cause de l'Eglise, est rentré de sa mission avec
l'expectative de la riche cure de Saint-Jean-en-Grève '. Son
influence, toute-puissante à l'Université, et, par suite, dans
les différents collèges de Paris, n'a pas dû être vaine quand
Christine voulut faire étudier les sept arts à son fils-, revenu
d'Angleterre en 1400. Cependant, le beau renom que Chris-
tine avait gagné, toutes ces belles et hautes amitiés, ne remplis-
saient pas sa bourse, et, en 1405, Christine avait encore de
nombreuses charges de famille. Elle avait à soutenir sa bonne
mère « en viellesse » et le cœur lui fendait de ne pouvoir lui
donner ce à quoi elle avait été habituée, « a elle de si parfait
honneur et de si noble vie ». Elle avait son fils Jean « qui ne
passe pas vingt ans % bel et gracieulx et bien moriginez, et qui
r Université de Paris et occasion de deux sov disans clers et escoliers,
exécutez au gibet de Paris par le jugement dudit prevost des la saint Denis
derrain passée, ce pourquov la dite Université a cessé ses sermons et leçons
jusques a ores. A esté despoinctié du dit office de prevost. »
1. Voir l'étude de N. Valois, Gersoii, cure de Saint-Jeaii-eii-Grîi'e, Paris,
1901.
2. J'ai cherché en vain dans le Chailiilni iiiiii Uitivcrsitatis Parisieiisis de
MM. H. Denifle et E. Châtelain (4 vol. in-40, Paris, 1894; une trace du
passage à l'Université de Jean de Castel. entre les années 1400 et 1407.
Son nom ne se trouve pas parmi les étudiants ou les gradués de la nation
gallicane ou picarde. M. Châtelain pense que ce n'est pas là, cependant,
une preuve que le fils de Christine n'v ait pas étudié.
3. Les deux dates que donne Christine dans sa Vision sur la naissance
de son fils Jean présentent un petit problème.
Elle lui prête treize ans quand le comte de Salisbuiy l'emmène en Angle-
terre « environ ce temps comme la fille du rov tut mariée au roy Richart »
(fol. 62 ro). Au folio 68 v", alors que dame Oppinion énumère à Christine
les biens que Fortune lui accorde (,et Christine dit que ce livre est écrit
en 14O), fob 62 r°) elle met en premier lieu ses enfants : « N'as tu un filic
bel et gracieux et bien moriginez et tel que sa jonèce ne passe 20 ans ? »
(68 v). S'il a vingt ans en 1405, il serait né en 1385, et s'il en a treize
environ le temps du mariage de Richard II avec Isabelle de France, c'est-à-
dire le 5 novembre 1396, il a dû naître vers 1383. Mais en admettant que
Christine voulut dire qu'il était dans sa treizième année, ce qui serait une
manière naturelle de s'exprimer, cela reculerait sa date de naissance à 1384.
Or l'année 1384, ancien style, allait de Pâques 1384 à Pâques à 1385 ; il
30 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
aestudié en nos premières sciences, en grammaire '», et qui est
si fort versé « en riiet.oricque et poétique lengage ^ ». Il est même
déjà, depuis trois ans environ, amoureux dedamoiselle Jehanne
Cotton, « le doulx haut Pin de la Forest lee », à qui il dédie des
vers qui paraissent un peu pauvres à côté des jolis « dictiez
d'amour » de sa mère et de ses piquantes ou tendres ballades.
Christine abrite encore à son foyer « des parentes pauvres
a marier », sans doute les lilles de ses deux frères, lesquels
« sages preudes hommes et de belle vie » n'a3'ant pu trouver
à s'établir avantageusement en France, sont retournés en Italie
pour vivre sur « les héritages venus de leur père ». Christine
mariera l'une de ses nièces en 1406, ainsi que le témoigne un
aurait donc accompli ses vingt ans entre Pâques 1404 et Pâques 1403. En
comptant son âge de cette manière Christine pourrait dire avec exactitude
que, en 1405, sa jeunesse ne passe pas vingt ans.
Il semblerait donc qu'il faille modifier légèrement la date de naissance
de 1383, qu'on fixe généralement, et s'arrêter plutôt à Tannée 1384.
1. Vision, fol. 68 vo.
2. Les contemporains ont loué la « belle éloquence et grant rethorique »
de Jehan de Castel. Il épousa vers 1418, alors que, secrétaire du dauphin
Charles il fuyait de Paris devant l'invasion bourguignonne, une demoi-
selle de Paris, Jehanne Cotton, pour qui il écrivit le Poème du Pin (publié
dans la Romauia XXX, 37 et suiv., par M. Arthur Piaget) et où il est dit
qu'il aime sa dame depuis quinze ans.
En 1416, il eut l'honneur d'être nommé l'un des vingt-quatre ministres
de la Cour Amoureuse de Charles VI (Ronnniiii, XXIII, 202, A. Piaget).
Français de cœur, comme sa mère, il prit parti, au risque de sa vie, pour la
cause du dauphin qu'il servit jusqu'à sa mort.
En 1422, un acte public nous le montre faisant partie de l'ambassade
envoj'ée en Espagne par le « roi de Bourges » (Remania, XXI, p. 273,
M. A. Thomas) et trois ans plus tard il meurt, laissant une veuve et trois
petits enfants.
M. A. Thomas a établi d'une manière certaine dans la Romania, XXI,
p. 271 et suiv., que le fils de Christine est bien l'époux de dame Jeanne
Cotton qui, en 1431, obtenait du roi Henri VI une lettre de rémission
l'autorisant à retourner à Paris avec ses trois enfants. Il a aussi prouvé
pour la première fois que ce Jehan de Castel, mort en 1425, est le père de
Jehan de Castel, bénédictin, mort en 1476, abbé de Saint-Maur-les-Fossés,
qui fut secrétaire de Louis XI et qui prit part à la rédaction des Chroniques
de Saint-Denis.
Jusqu'alors la tradition voulait que les deux Castel fussent le même per-
sounacre et fils de Christine.
SITUATION DE CHRISTINE DE PISAN 3 I
don de cent éciis fait par le duc de Bourgogne « pour livres
à lui offerts », par Christine « et pour marier une sienne
niepce. »
Des vides se sont faits au cercle de famille : le bon père
Thomas est mort, puis le cadet des fils de Qistel ; et leur sœur
enfin, l'aînée des enfants, « en sa flor de jonece et très grant
beaulté », a quitté sa mère pour se donner à Dieu »i par ins-
piracion divine, et oultre mon gré », avoue Christine. Elle
mène une vie sainte et contemplative à la noble abbaye de
Poissy, où, sans doute, Christine renouvelle de temps en
temps la visite du mois de mai 1400, qu'elle nous a décrite
dans son charmant Dit de Poissy.
Ainsi, dans sa maison tranquille, Christine pleure ses morts,
regrette ses absents, se prodigue à ceux qui lui restent. Elle
est fière de ce beau bachelier, si courtois, si bien inorif^iiié, qui
s'est poli dans la fréquentation du monde et distingué dans la
belle étude de rhétorique. Elle songe à son avenir. Le bon duc
Philippe de Bourgogne l'a « retenu a gages » et l'a traité en
« bien amé serviteur », mais cette faveur n'a été qu'un sourire
trompeur de dame Fortune et bientôt ce protecteur lui sera
enlevé par la mort. Jean-sans-Peur n'a pas hérité de la bien-
veillance de son père, ni de sa fine courtoisie. Les autres
princes français, tout absorbés dans leurs luttes politiques, leurs
intrigues ou leurs amours, ne prêtent pas volontiers l'oreille
aux suppliques d'une femme qui n'a d'autre mérite que son
talent d'écrivain, son honnêteté et sa droiture. Jean de Castel
est trop jeune encore pour embrasser, comme il est d'usage, la
profession de feu son père '. Ce souci du bien-être et de l'avenir
des siens ne pèse pas légèrement sur l'esprit de Christine ; il
lui a dicté des décisions qu'elle n'aurait pas prises dans un
I. Encore quelques iinnécs cependant, et il entrera dans la maison du
dauphin Charles, comme secrétaire. Il le suivra dans sa fuite en 1418 et
c'est alors que l'air de Paris, devenant dangereux pour ses partisans, Chris-
tine se retirera, elle aussi, dans son couvent.
Une lettre de Louis XI, publiée par Quicherat, dans son Procès de Jeaiiiie
d'Arc, nomme Jean Castel « notaire et sccrîtaire de feu nostre très chier sei-
gneur et père. »
32 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
pays moins ingrat, mais que la Fortune ne lui permit pas,,
pour le grand bien de la France, de mettre à exécution.
Trop loyale pour accepter les offres brillantes que lui avait
fait faire par « hérauts d'armes '■ », le nouveau roi d'Angle-
terre, Henri de Lancastre, épris de ses « dictiez », et qui lui pro-
mettait d'assurer un beau sort à elle et à son fils, car elle ne
peut croire que « fin de desloyal viengne a bon terme ^ », elle
semble avoir été disposée à se laisser persuader par le puissant
et magnifique duc de Milan, Jean Galéas Visconti, père de
^'alentine '. « Très grandement avoit ordené démon estât par
rentes a tousjours, se y aller vouloye ;... mais Fortune ne volt
mie que la ruine de mon estât fust réparée, si me tollit tantost
par mort cil qui bien me vouloit •^... »
Ces propositions étaient bien tentantes, en effet, et on com-
prend que Christine n'ait ressenti, avec de telles promesses,
aucune répugnance à retourner dans cette belle Italie le pays de
sa petite enfance et où ses deux frères l'avaient déjà devancée >.
Mais le duc mourut subitement le 3 septembre 1402 et Chris-
tine continua à lutter à Paris contre la pauvreté. Cependant, sa
situation paraît vouloir s'adoucir ; ses longs procès, commencés
dès 1389, vont être finis. Ils auront duré plus de quatorze
1. Elle tiendra Henri IV en suspens jusqu'à ce qu'elle ait obtenu le
« congié de mon fils de venir me quérir par deçà pour me mener là. » Une
fois que son fils est en sûreté auprès d'elle, elle refuse « l'escheoite » : « et
de mes livres me cousta » ajoute-t-elle avec humeur. Fiston 62 v".
2. Pour les Français ses contemporains, Henri IV n'était que l'usurpateur^
le soi-disant roi d'Angleterre, le meurtrier de son légitime souverain Ri-
chard II.
3. Il n'est donc pas exact de dire, comme on l'a toujours fait jusqu'ici,
que Christine refusa les offres du duc de Milan. Elle semblait bien dans sa
Vision décidée, au contraire, à les accepter.
4. Vision, fol. 63 x".
5. La France aurait ainsi été privée d'œuvres qui comptent pa'mi les
plus belles de Christine de Pisan et d'ouvrages très intéressants pour l'his-
toire de cette époque, si pauvre en écrits de quelque valeur.
Voici la liste des ouvrages qu'elle donna à la littérature française
après 1403 :
Le Dit de la Pastoure.
Le Débat de deux Amans.
1404 Epistre a Eustache Morel. — Complainte sur la mort du duc de
SITUATION DE CHRISTINE DE PISAN 33
nns. Elle n'a pas recouvré toutes ses créances, « car encore le
reste m'est deu », mais quel soulagement n'éprouve-t-elle pas
à la pensée qu'elle a vu pour la dernière fois ces maudits juges
et avocats, oiseaux de proie « au bec crochu » !
L'appui pécuniaire allait venir, pour un temps, du très gra-
cieux duc Philippe de Bourgogne, qui avait pris Christine « a
amour par l'acointance de ses dis, livres et volumes. » Il lui
envoie un « bon et grand secours », prend son fils à gages,
accepte l'hommage de la Miitacion ^fFtV'//^«e(i" janvier 1404),
daigne commander l'histoire du bon Charles V, et semble
enfin vouloir se montrer aussi généreux et appréciateur que
les princes étrangers. Mais l'épidémie de 1404 l'emporte subi-
tement le 27 avril et Christine retombe dans la gêne et la
détresse.
Jean-sans-Peur lui accorde, il est vrai, le 20 février 1406,
les quelques gratifications dont nous avons déjà parlé, mais
ses libéralités s'en tiennent là. Il avait d'autres ambitions que
celle de protéger des écrivains.
Isabeau va recevoir VEpitre de Christine en octobre 1405 et
saura lire entre les lignes. Sa largesse ne s'étendra plus sur
ce gênant auteur. L'horizon devient de plus en plus noir ;
Christine ne trouvera le repos et la paix de l'âme que dans son
abbave close.
Bourgogne. — La Mutacion de Fortune. — Le Livre de Charles V. — La
Cité des Dames.
14O) Le Trésor de la Cité des Dames. — La Vision. — Epistre a la reine
Isabelle.
1407? Le Corps de PoUicie. — Faits d'armes et de chevalerie.
1408 Les sept Psaumes allégorisés.
1410 Les Lamentations sur la guerre civile.
1412-13 Le Livre delà Paix.
1414 Oraison à Nostre Dame.
1429 Poème à la Pucelle.
CHAPITRE V
l'histoire du a LIVRE DES TROIS VERTUS »
Le Livre des Trois Vertus a donné lieu a beaucoup d'erreurs
et de confusions, soit à cause de la ressemblance qu'il présente
dans son titre et son sous-titre avec d'autres traités moraux et
didactiques de la même époque, soit à cause de la variété
même de titres par lesquels les scribes du quinzième siècle
l'ont désigné.
Sur les treize manuscrits ' que j'ai pu en trouver, A, B,
H, K, L, P, R, S, X sont intitulés Le Livre des Trois Vertus ;
ce titre s'allonge en quelques-uns de différentes phrases com-
plémentaires : a Venseignement des dames, ou pour le gouvernement
des princesses, des dames et damoiselJes. On lui adjoint le sous-
titre de Trésor de la Cité des Dames. Les manuscrits O et C ont
pour titre : LTnstruction aux Dames (C, aux Princesses) et pour
sous-titre Le Livre des Trois Vertus. D s'intitule à tort - La
Cité des Dames ou Livre des Trois Vertus ; dans E, il se
dénomme, ainsi que dans le catalogue de la Bibliothèque
Nationale, Le Livre de Sapieuce et dans P, Je Livre de Prudence.
1. Manuscrits de la Bibliothèque Nationale, f. fr. : J, no 1177; B,
no, 452 ; C, no 1180 ; jD, n" 25294 ; E, n" 22937 ; P, no 109 1.
De l'Arsenal, Paris : S, no 3356.
De la Bibliothèque de Lille : L, n" 152.
Du British Muséum : R, no 15 641.
Delà Bibl. rov. de Bruxelles : H, no 9235; B, no9237;X, n" 10973.
De la Kônigl. offentl. Bibl. de Dresde : O, n° o>5.
2. L'erreur contraire s'est produite dans le Catalogue de la Bibl. de Lille
et dans le manuscrit L lui-même : le numéro 390, inscrit sous le titre de
Livre des Trois Vertus, est bien la Cité des Dames et L, le no 152 qui est le
Trésor de la Cilc des Daines porte dans la marge du manuscrit le titre de
Cite des Dames.
L HISTOIRE DU « LIVRE DES TROIS VERTUS » 35
Ce dernier manuscrit est donné dans le susdit catalogue
comme une traduction de Sénèque faite par Christine de
Pisan. Or, cette traduction n'est pas de Christine, mais bien
de frère Laurent de Premierfait, ainsi que le déclare l'expficit,
au fol. 15 v°. De plus, ce Livre de Prudence n'occupe que
quinze pages, après quoi suit, au complet, le Livre des Trois
f\vtus, non mentionné dans le catalogue '.
Quant aux éditions incunables ou gothiques et à la traduc-
tion qui en ont été faites à partir de 1497, elles adoptent uni-
formément le titre de Trésor de la Cité des Dames.
Lincunable d'Antoine Vérard, Paris, 1497, porte : Le Trésor
de la Cité des Dames, selon dame Cristine.
Celui de Michel Lenoir, Paris, 1503 : Le Trésor de la Cité
des Dames de degré en degré et de tons esiat:;;^, selon dame Cris-
tine.
L'édition gothique de Jehan André et Denis Janot, Paris,.
1536 : Le Trésor de la Cité des Dames, selon dame Christine, de la
cité de Pise, livre très utile et prouffîtable pour V Introduction des
Roxnes, Dames, Princesses et autres femnws de tous estat:^, etc
La traduction portugaise, publiée à Lisbonne en 1 5 1 8, reprend
le nom de Miroir : Espelbo de Christ ina Oijual falla dos très estados
das mulheres, tic... Olisipone Cardosus, Lisboâ, 1518-.
Comme on voit par les dates des éditions précédentes, ce
traité d'éducation et de morale a joui, vers l'extrême fin du
quinzième siècle et jusque vers le milieu du seizième, d'une
juste réputation. Dans le premier réveil qui a suivi la décou-
verte par les Français de l'Italie artistique et intellectuelle,
deux éditions en furent données à six ans d'intervalle, en 1497
et en 1503. Celle de 1536 apparaît à un moment qui fait
époque dans l'histoire des idées en France, dans l'année qui
1. Ce manuscrit 1091, f. fr., porto au dos cependant: Le Livre îles Trois
Vertus et ce même titre est écrit d'une main étrangère sur le premier feuillet
du Litre de Prudence.
2. On trouvera des renseignements plus précis sur les éditions et sur la
traduction du Livre des Trois Vertus dans Vliilrodactioti du texte critique
que je vais publier prochainement de cet ouvrage.
3 6 LE LIVRE DES TROLS VERTUS
suit la publication à Bàle de la Christianœ religionis Insliliilio '
de Calvin, trois ans après celle du premier livre de Pantagruel
et deux à peine après celle de Gargantua % et quelques mois
avant que Jean Chaperon (si toutefois il est vrai qu'il en eût
fait une traduction) offrît sous sa forme française le fameux
Cortegiano qui, depuis qu'il était sorti des presses Aldine en
15 18, était devenu le nouveau bréviaire de tout gentilhomme
accompli en Europe. Ces coïncidences disent assez l'estime
dans laquelle les éditeurs, toujours soucieux de répondre aux
besoins intellectuels de leur public ', tenaient l'ouvrage de
Christine de Pisan.
Le grand nombre des manuscrits du Livre des Trois Vertus
qui ont échappé à la destruction ■♦, les trois éditions gothiques
et la traduction '> dont il a été l'objet sont déjà par eux seuls
1. La traduction en français tarda jusqu'en 1559 et fut donnée à
Genève.
2. Premier livre de Pantagruel, Lyon, Cl. Nourry, sans date ; Lvon,
Fr. Juste, 1553.
Gargantua, édition sans date antérieure à 1535, F. Juste, Lvon, 1535.
{Histoire de la Littérature franc., par AL G. Lanson, note i de p. 249,
Paris, 1909.)
3. « Le libraire calligraphe et miniaturiste, Antoine Vérard, qui suivit
avec soin le goût du public et cherchait toujours les livres à succès » (Chro-
nique Martiniane, p. II, par Pierre Champion, Paris, 1907) n'aurait pas le pre-
mier choisi le Livre des Trois Vertus parmi les innombrables traités du
même genre qui foisonnaient dans la littérature didactique, s'il ne l'avait
jugé supérieur à tous les autres.
4. A cette collection de treize manuscrits viendront vraisemblablement
s'en ajouter d'autres qui dorment actuellement dans des recoins profonds
et inaccessibles de bibliothèques, insoupçonnés sous leur nom d'emprunt
ou protégés contre les curieux par l'absence de catalogues.
5. C'est par erreur que Paulin Paris (Maniisc. franc, de la Bibl. du Roi,
t. VI, p. 181), attribue à Caxton une traduction anglaise du Trésor de la
Cite des Daines. Le fameux éditeur anglais a traduit beaucoup d'ouvrages de
Christine^ mais non le nôtre. C'est un nouveau cas de confusion avec la
Citèdes Dames que Bryan Ansla}', non Caxton, a traduite et fait imprimer à
Londres par Pepwell en 1 5 2 1 sous le nom de The boke of the Cyte of Ladies.
Je rencontre un nouveau cas de confusion entre ces deux ouvrages de
Christine dans la revue New Shakespere Society, Séries VI, éd. F. Furnivall,
Cambridge, re-published London, 1890. Dans un commentaire sur The Cyte
of Ladies, page xliii, que mentionne la Lettre de Rol>erl Lanehani, l'éditeur
L HISTOIRE DU « LIVRE DES TROIS VERTUS )) 37
une preuve indéniable de la grande vogue dont il a joui jus-
qu'à ce que Ronsard et son école eussent tourné les esprits
vers un autre horizon. Il a dû, à coup sûr, bénéficier de la
célébrité qui entourait le nom de Christine de Pisan dans le
monde des lettrés et dans la société opulente des acheteurs de
manuscrits. Mais à côté de la réputation que le talent de l'au-
teur lui avait gagnée, il fliut compter pour ces lecteurs d'au-
trefois un attrait provenant de la nouveauté : ces livres étaient
l'œuvre d'une femme ! Christine, avec sa modestie habituelle,
s'excuse de cette vogue en disant : « choses nouvelles plaisent «.
Il n'y a pour ainsi dire pas d'écrivain qui ne lui décerne un
éloge : le grave et austère Gerson voit en elle «" la femme
remarquable et virile » ; Eustache Deschamps, lui qu'elle pro-
clame « son maistre », se déride à son nom et de ses mains
vieillies lui offre ce joli bouquet ' : « O douce suer, dit-il, »
« Dieu t'a donné de Salomon le sïiint ! »
« Musc éloquente entre les neuf, Christine,
« Nomparcille que je saiche au jour d'ui,
« En sens acquis et en toute doctrine,
« Tu as de Dieu science et non d'autruy ^. »
Guillebert de Metz loue dans sa Description de Paris : « da-
moisdle Cristine de Pi:;au qui dictait toutes manières de doctrines
et divers traicties en latin et en jrançois. »
Gontier Col, son ennemi littéraire, rend les armes à son
dit : « The book is a translation of the French work of Christine de Pise,
printed in 1496 (sic), Le Trésor Je la Cité des Daines contenant plusieurs
histoires et enseignements notables aux roys, roynes princesses et chevaliers, etc..
Et il ajoute le colophon d'Anthoine Verard. Quelques lignes plus loin, il
identifie le livre dont il vient de parler avec la traduction d'Henry Pepwell,
1521, donc avec la Cité des Daines.
1 . Elles furent ses dernières paroles aimables rimées, car le vieux poète
mourut vers 1406, selon G. Ra\-naud, Vie d'Eustache Deschainps, tome XI,
des Œuvres CoinpUtes.
2. Réponse à l'Epître de Christine du 10 frévrier 1405 dans Œuvres
Complètes, t. VI, édit. Queux de S«-Hilaire, Paris, 1899.
38 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
« hault et eslevé entendement, digne d'onneur et de recom-
mandacion » et Martin Lefranc trouve des accents lyriques
pour l'exalter :
« Mais elle fut Tulle et Caton,
Tulle, car en toute éloquence
Elle eut la rose et le bouton,
Caton aussi en sapicnce '. »
D'autres lui rendent hommage en l'imitant, comme Alain
Chartier « le très noble orateur » dans son poème de l'Espé-
rance ou Consolation des Trois Vertus, Olivier de la Marche dans
son Triomphe des Dames, Jean Boucher -, dit « le Traverseur
des Voyes Périlleuses dans ses Annales d'Aquitaine », François
Habert, « le Banni de Liesse » ; Jean Chaperon, « le Lassé de
Repos », « traduit de langue romane en prose françoyse son
Chemin de Long Estude, Jean Meschinot refait en l'imitant son
Epistre d'Othea a Hector, Jean Marot lui reconnaît « d'avoir
le prix en science et d'estime » et se souvient d'elle dans son
Doctrinal des Princesses et Nobles Dames et son fils Clément
ne dédaignera pas, en pleine Renaissance, de s'inspirer de ses
œuvres.
Sa réputation s'étend au loin, en Angleterre, en Italie, en
Flandres, en Espagne et en Portugal : elle est déjà européenne
avant que l'humanisme ait vraiment fait tomber les frontières
T. Le Cljdiiipion des Dames, publ. p. A. Piagct, dans la Roiniiiia, XVI,
p. 381 et SLiiv.
2. Jean Bouchot célèbre Christine parmi toutes les femmes illustres du
rnonde antique, biblique et contemporain dans son Jugement poetic de Vhon-
neur féminin et Séjour des illustres et Jionnestes dames (Poitiers, 1536) : «je
ne scauroys oublier epistres, rondeaux et ballades en langue françoyse de
Jean-nette, niepce de Pierre de Nesson, et de Cristine qui avoit la langue
grecque et latine et fut mère de Castel, homme de parfaite éloquence ».
Il renouvelle son éloge dans son Epigrumme en commun pour autres Dames
Chrestiennes.
Jo. Ravisius Texor se montre moins bien informé, car dans son De claris
viulieribus (Paris, 1571) il fait entrer Athalie, Cléopâtre, Zénobie, les
saintes, les martyres, les doaes profanes, parmi lesquelles Isota Novarola,
Cassandra, viigine veneta, mais il oublie Christine.
L HISTOIRE DU «LIVRE DES TROIS VERTUS» 39
dans l'Europe intellectuelle. Son Livre des Trois Vertus « ven-
tillé, espandu et publié en tous pays » deviendra le modèle
caché ou avoué d'autres traités d'éducation et de savoir-
vivre.
L'un d'eux, du xx^ siècle, Enseigneinens que une dame laisse a
ses deux jil:^ en forme de testament \ est intéressant en ce qu'il
nous révèle pour Christine une de ces admirations cachées qui
poussent l'enthousiasme jusqu'à l'adulation. Voici comment
s'exprime cette admiratrice anouNnue :
« Cristhie de Pizan a si bien et honnestement parlé, faisant dic-
tiers et livres a l'enseignement des nobles femmes et aultres, que
trop seroit mon esprit faillv et surpris voulloir emprendre de plus
en dire. Car quant j'auroie la science de Palas ou l'éloquence de
Cicero, et que, par la main de Prometeus, tusse femme nouvelle,
sy ne porroie je parvenir ne attaindre a sy bien dire comme elle
a faict ^ »
Le Doctrinal des Filles a marier ' n'offre que des préceptes
qu'on trouve mieux exprimés dans le Trésor, et La Doctrine du
Père a son Fils •* est un autre Eiiseignenwnt de Christine a son
fils avec la banalité en plus et la tendresse de sentiment en
moins. Les Enseignemens a mon fils sont comme un premier jet
du Trésor; les lignes générales sont identiques.
Un autre traité d'éducation et de manières, écrit entre 1503
et 1505, et qui a pour auteur la fameuse Anne de Beaujeu >,
prouve une fois de plus que cette fille de Louis XI « était la
moins folle femme du royaume », car, parmi les innombrables
ouvrages de ce genre, elle a eu l'habileté de choisir le meilleur
pour son modèle, à savoir le Livre des Trois Vertus. En vérité,
elle le serre de si près que souvent on croit lire Christine de Pisan.
1. Biblioth. Nat., f. fr., 199 19.
2. Ibid., fol. 27 r".
3. Anciennes Poésies françaises, Bibl. Elzévirienne, t. II, p. 18-24 (Recueil
A. Montaiglon).
4. Ilnd., p. 238-245.
5. Les Enseigncniens d'Anne de France a sa fille Sii-aiine, édit. A. M.Cha-
zaud, Moulins, 1878.
40 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
Cette liberté d'emprunts est un peu choquante chez cette dame
de si grant façon. On dit bien que le principe de la propriété
littéraire n'existait pas à cette époque, et que les écrivains se
pillaient les uns les autres sans le moindre scrupule. Cependant,
on découvre dans ce plagiat une petite ruse diplomatique qui
déplaît : Anne de France cite loyalement Boëce, Senèque,
Aristote, Socrate et tous les maîtres chers au moyen âge ; elle
invoque à satiété l'autorité de son « docteur Ly^nart », mais de
Christine, pas un mot ! Il y avait cependant à la bibliothèque
des Bourbons, au château de Moulins, qu'elle occupait, deux
splendides exemplaires du Trésor de la Cité des Dames, dont
l'un avait été apporté par -sa tante Jeanne de France, « sœur
et fille de rov », et qui est le manuscrit B de mon édition
critique '.
Un auteur espagnol distingué, don Luis \'ivés, qui avait été
précepteur de Marie Tudor avant d'enseigner aux Universités
d'Oxford et de Louvain^ écrivit un traité De institutioiie chris-
tianx feminœ- en 1523. Don Luis Mvés ne cite pas Christine
de Pisan, mais il s'accorde si souvent avec elle, et sur des
points de vue qui font l'originalité de notre auteur, qu'il
semble peu vraisemblable qu'il n'ait pas connu le Livre des
Trois Vertus >. Comme elle, il insiste sur la nécessité de l'instruc-
tion chez la femme, sur ses avantages, et s'élève contre l'opi-
nion que l'instruction ne fait qu'accroître leur malice : mêmes
idées sur le choix des lectures, même interdiction des romans
d'amour et de chevalerie, même horreur de l'oisiveté, même
injonction de ne point se marier « par plaisance. » Il prescrit la
1. C'était le n» 129 de la Bibl. de Moulins, devenu le n^^ 452 de la Biblio-
thèque Nation., celui que je désigne par la lettre B. L'autre exemplaire a
disparu. Voir Appendice dans Enseigiieinens d'Anne de France.
2. Il fut traduit en espagnol, puis en français, par Pierre de Changy.
A. Deboulle lui fit récemment l'honneur d'une seconde édition, Le
Havre, 1891.
3. Il pouvait d'autant mieux le connaître qu'il avait passé quelques années
de sa jeunesse à Paris, ayant fait sa philosophie au collège de Beauvais.
Voir Les Manuscr. et Peint, de la Cité de Dieu, de M. le comte de Laborde,
t. I, p. 70.
L HISTOIRE DU « LIVRE DES TROIS VERTUS » 4I
même réserve dans les rapports avec les hommes, une con-
duite identique avec parents, enfants, domestiques. Ce qui
m'a surtout frappée, c'est un enseignement qui ne se trouve,
à ma connaissance, que chez lui, chez Francesco da Barbe-
rino ' et dans les Dodici awertimenti d'un anonyme italien ^
(1300) et chez Christine : c'est le conseil à la jeune femme
de faire plus d'honticitis et de démonstrations d'amitié aux
parents de son mari qu'aux siens propres. Don Luis Vives
ajoute : vivre en bonne harmonie avec sa belle-mère, mais l'un
comprend l'autre.
Un autre Espagnol, établi en Italie, Cristoval de Acosta,
publiait à Venise en 1592 son Tratado en loor de las vmjeres.
Il cite les noms des femmes illustres par leur vertu et par leur
science, imitant en ceci Boccace et \'alère Maxime, ou Chris-
tine dans sa Cité. Ce qui prouve que ni la Cité des Dames,
ni le Trésor de la Cité des Dames, ces deux œuvres édifiées elles
aussi eu loor de las mujeres, ne lui étaient étrangers, c'est qu'il
en vient bientôt à Christine elle-même et qu'il parle d'elle en ces
termes : « Tratemos de la otra bella Dama \ Cristina de Pisa,
Ytaliana, a laquai no solo se da el nombre de mas sabia y mas
cumplida con todas las gracias que todas las otras sabias mu-
geres de su tiempo, mas aun muchos va muy doctos varones,
que han tomado la pluma para escrivir haze vantage, como
ella misma bien mostro en aquel tratado que con tan vivo arti-
ficio escrivio de los loores e virtudes y excellencias de las
mugeres... »
Il faut donc que Christine de Pisan et ses livres + eussent
acquis une réputation européenne pour qu'on en trouve des
1. Del Reggivieiito e dei Costiitni délie Donne, éd. Carlo Baudi di Vesme,
Bologna, 1873.
2. Edit. Torfani, Firenze, 1847.
3. Tratado eu loor de las Mujeres, p. 97, Venezia, 1592.
4. « The Mss. of Christine de Pizan number now at least two hun-
drcds ». lutroductiou du Duc des Vrais Amans de Christine, traduit par
Alice Kemp-Welch, London, 1908. Ces reliques nombreuses font présumer
un nombre énorme d'ouvrages répandus en Europe au moment de leur
apparition.
42 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
échos si lointains, et qui se font entendre encore si longtemps
après qu'elle se fut, pour ainsi dire, éteinte en France même.
Car, la Renaissance une fois établie, Christine fut jetée dans
un méprisant oubli, et tout le moyen âge avec elle. Les deux
Marot, les seuls écrivains restés fidèles aux traditions natio-
nales, sont les seuls aussi qui osent rompre le silence général
et envoyer, du milieu des autels élevés aux dieux grecs et
latins, un pieux souvenir à la muse française. L'éclipsé con-
tinue pendant le xvii^ et le xvin'' siècles,, maintenue du moins
par les purs lettrés, qui ne peuvent marquer trop de dédain
pour tous ces barbares gothiques, que du reste ils ignorent pro-
fondément. Voltaire cependant, poussé par une sorte de
probité littéraire, condescend à mentionner « la fille de cet
astrologue de Pise, Catherine, qui écrivit en françois ' ». C'est
chez les érudits que devait se produire insensiblement le réveil.
La Croix du Maine et Duverdier lui consacrent un article
honorable dans leur Bibliothèque française ^, article qu'ont répété
avec très peu de variantes et d'additions les érudits venus
après eux.
Gabriel Naudé lui consacre une étude spéciale ; il lui
prodigue ses éloges ; elle est (y rectissima, doctissimaque
puella,. candida et erudita virgo », et encore, il confond la
Cité des Dames avec le Trésor, lui qui, selon R. Thomassy, a
le mieux connu Christine de Pisan au xvii'^ siècle. Il se pro-
posait de remettre au jour le Livre de la Paix et le Trésor de
la Cité des Dames qu'il admire et qu'il croit injustement oubliés.
Son projet ne se réalisa point ^. Il dit encore « qu'une de-
moiselle de Paris^ nommée Christine, avoit traduit en françois
l'ouvrage de Legrand VArchilogie Sophie ^ ». Et la Mon noyé,
1. Essai sur tes Mœurs, t. XVI, p. 437, édit. Bouchot, Paris,. 1829. Les
éditions se succèdent, en 1756, 1761, 1769, 1775,. etc.. et Christine reste
affublée du nom de Catherine jusqu'en 1825, quand M. Daunou remar-
qua enfin cette substitution de nom.
2. Tome I, 127-128, et III, 319-20, édition de 1722.
3;. Voir sa Lettre à Ttjomassini,. Naudx Epistolx XLIX, p.. 369 et 370,
Genevœ, Epist., 1667.
4. L'Architogie Sophie est un traité moral qui date de 1403.
L HISTOIRE DU « LIVRE DES TROIS VERTUS » 43
qui au xviii'^ siècle suit Naudé, identifie cette « traduction »
avec le Trésor de la Cité des Dames. Il y a ici une double erreur.
Christine n'a traduit aucun livre de Jacques Legrand et
l'Archilogie Sophie était elle-même une traduction française
que le frère augustin avait faite en 1403 du Sopholo^^iitin que
d'abord il avait composé en latin, comme il le déclare dans
sa dédicace à Loys, fils du roy de France, duc d'Orléans'.
Il suffit d'ailleurs de lire une page de YArchilogie ou du Livre
des Bonnes Meurs pour ne pas courir le risque de confondre
la prose rude, gauche, heurtée de Jacques Legrand avec celle
de Christine de Pisan. Il est plus intéressant prédicateur que
bon écrivain. Ménage, Le Laboureur-, Mabillon connaissent
et apprécient Christine K
Au XVIII'' siècle, à côté des articles de l'abbé Goujet dans sa
Bibliothèque françoise et de Marchand dans son Dictionnaire
historique, de Lelong dans sa Bibliothèque françoise, articles
moins complets que ceux du siècle précédent, trois membres
de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres commencèrent
par leurs recherches à faire revivre sa gloire : ce sont Boivin
le Cadet +, l'abbé Lebeuf> et l'abbé Sallier'^.
Les écrits de Boivin sont un peu touffus et non dénués
d'erreurs ; ceux de l'abbé Lebeuf sont plus sûrs et bien docu-
mentés.
« J'aurois pu, dit-il, me contenter de renvoyer à la vie de cette
femme sçavante composée par M. Boivin le Cadet — Mais, comme
ces Mémoires (ceux de l' Académie) ne sont pas entre les mains de
1. Bibl. Nat., fonds fr., 143.
2. Histoire de Charles VI ; la page 79 contient une notice sur les oeuvres
de Christine, mais le Trésor y est omis. Paris, 1663, 2 vol.
3. M. A. Farinelli dans une note de Dante en la Frauda, p. 184, dit que
Ducange cite le Trésor des Dames dans son Catalooue des auteurs, qui
précède son Glossaire de la Basse Latinité, Paris, 1678. Il m'a été impos-
sible de trouver cette précieuse note dans aucune édition du Glossaire.
4. Mémoires de VAcad. des Inscrip. et Belles-Lettres, t. II, p. 762 et sui-
vantes, Paris, 1717.
5. Dissertations sur l'Hist. civ. et ecdesiast. de Paris, t. III, p. 89,
Paris, 1843.
6. Mém. de F Je. des Insc. et B.-Lettres, t. XVII, p. 515-25, Paris, 175 1.
44 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
tout le monde, j'ai cru qu'on me permettrait d'en insérer ici un
extrait avec quelques additions de ce qui est venu à ma connais-
sance. »
L'abbé Lebeuf précise en effet certains détails avancés par Boi-
vin et en ajoute de nouveaux qu'il a puisés aux meilleures
sources, je veux dire dans les propres ouvrages de Christine,
sa Vision et sa Mutaciou de Fortune particulièrement.
Il appartenait au xix^ siècle, grâce à la ferveur avec laquelle
il s'est plongé dans les études philologiques et littéraires, de
ramener à la lumière tant d'œuvres intéressantes ou char-
mantes de nos pères, jusqu'alors ignorées ou méconnues. Le
Romantisme, avec ses négations systématiques des règles et
des traditions de l'idéal classique, et son retour aux formes et
aux idées de la poésie et de l'art du moven lîge, avait tourné
l'esprit des Français vers cette période oubliée de leur passé.
Mais ce qu'avaient fait ses porte-drapeau et ses cénacles,
animés, les uns d'un enthousiasme un peu naïf, les autres
d'un esprit de bravade ou de fantaisie artistique, devait être
repris avec conviction sous la troisième République par des
érudits à la conscience éclairée et par des lettrés au goût fin
et élargi. L'Allemagne, la Belgique, l'Italie, l'Angleterre et
d'autres nations se sont jetées dans le champ des études
romanes et n'ont pas peu contribué à en enrichir la moisson.
MUemain ' a su se détacher assez des préjugés contre la
littérature du moyen âge pour y consacrer une faible partie
de son attention. Dès 1828 il parlait de Dante comme du
génie qui avait renouvelé la pensée au moven âge et dans ce
renouvellement d'études Christine a reçu sa part d'intérêt.
Chaque décade a recueilli une gerbe d'écrits ^ ou de publica-
1. Tableau de la Littér. frauc. au moyen âge, p. 228, tome III du Cours de
Littér. franc, du xviiiei., 4 vol. Paris, édit. de 1884.
2. La meilleure liste bibliographique concernant Christine de Pisan est
celle du Répertoire de l'abbé Ulysse Chevalier, Paris, 1905-1907, 2 vol.,
qui contient toutes les données que fournissent Brunet, Petzholdt, Stein,
Potthast, etc.. Le catalogue du British Muséum est aussi un instrument
L HISTOIRE DU « LIVRE DES TROIS VERTUS » 45
tions de quelque revue savante, trançaise ou étrangère, visant
à la faire mieux connaître et apprécier. Les deux dernières, les
plus fructueuses et celles qui sont signées des noms les plus
autorisés, sont celles de 1880 et de 1890. Gaston Paris publie
deux articles qui consacrent le talent de Christine ' et par
quelques remarques élogieuses qu'il fait, en passant, dans sa
Poésie du Moxen Age. Son père, Paulin Paris, avait déjà inau-
guré celle de 1840 par des pages- pleines de vues neuves sur
les manuscrits de ses ouvrages qu'il avait rencontrés dans la
Bibliothèque du Roy.
A trois reprises, en 1880, 1882 et 1884, l'Académie mit
au concours pour le prix Bordin cette question : Etude cri-
tique sur la vie et les œuvres de Christine de Pisan, mais aucun
des mémoires présentés ne fut jugé digne d'obtenir la récom-
pense.
La Romania, la Bibliothèque de TEcolc des Chartes, les
revues étrangères de philologie et de littérature médiévales
publient fréquemment de nouvelles études' qui éclairent soit
un point de sa vie, de sa langue, de ses idées, de ses sources et
de travail très commode à consulter et sûr. Celui de la Bibliothèque Natio-
nale de Paris ne va que jusqu'à la lettre D et pour Christine de Pisan, on
renvoie à « Pisan ».
1. Revue Critique, B IX, 445-5 1, Paris, 1880 et ConipIcs-RenJiis de VAùid.
des Itisc. et Belles-Lettres, D VIII, 122-4, Paris, 1880.
2. Manuscrits de la Bibl. du Roi, tome V, pages 72-3, 1 33-181, 94-100,
399-405, Paris, 1842.
3 . Voir les études suivantes :
T. Guichard dansyo»/-«iî/ des savants de Normandie, 1844.
Gautier ààns, Actes de l'Acad. de Bordeaux, 1845.
Revue du xixe sikle, 1839, article par Desalles Régis.
Essai sut les Ecrits politiques de Christine de Pisan, R. Thomassy,
Paris, 1838.
La Question des femmes an xv* 5/<ï7<', Campaux, Paris, 1865.
Le Livre du Chemin de Long Estude, R. Pùschel, Berne, 1881.
De la littérature didactique au moyen âge s'adressant spécialement aux
femmes, Alice Hentsch, Halle-a-S., 1903.
Le Dit de Poissy, par Paul Pougin, Bibl. de l'Ecole des Chartes, 1857,
4e série, p. 538-55.
Les Sources du Livre des Fais et Bonnes Meurs du sage roi Charles V,
par Henri Duchemin, Position des Thèses, Ecole Nat. des Chartes, 1891,
4é LE LIVRE DES TROIS VERTUS
de ses emprunts ou de la chronologie de l'une de ses œuvres, et
rappellent, incidemment, Le Livre des Trois Vertus ou en don-
nent une analyse sommaire. Des sociétés de publication repro-
duisent son Livre des Faicis et Bonnes Meurs du sage roy Charles^
des thèses de l'Ecole des Chartes, des thèses d'Universités
s'efforcent de rendre dans leur texte original un choix de ses
écrits, ou de remontera leurs sources. L'Angleterre nous resti-
tue LEpistre d'Othea a Hector ' et ajoute Le duc des Vrais Amans-
aux nombreuses traductions qu'elle a faites de Christine dès le
règne de William Caxton. Son œuvre poétique est rassemblée
presque tout entière "> et le temps est proche où les auteurs
de manuels de littérature française, soucieux de justice, se croi-
ront tenus de s'arrêter au nom de cette femme célèbre jet de la
saluer autrement que par une fine raillerie sur son pédantisme
ou par une boutade spirituelle sur son étonnante fécondité.
La Société des Anciens Textes aura contribué de toute l'auto-
rité de son nom et de toute la force des paroles élogieuses
qu'elle lui a prodiguées à la réhabilitation littéraire de cet écri-
vain qui mérite l'une des premières places parmi les poètes et
les prosateurs de son temps +, et qui, d'après les jugements
des savants rapporteurs de cette Société, se distingue de tous
par un remarquable talent de description, par ses sentiments
délicats, par la grâce de son stvle.
La vérité ne sera faite complètement sur elle que lorsque
son œuvre, qui est considérable, aura été ainsi étudiée par frag-
ments et que toutes ces menues parcelles, réunies en un fais-
ceau, pourront servir de base sûre à une étude d'ensemble et
modifier, rectifier, compléter, d'après des faits nouveaux, les
1. Editce par M. G. F. Warner, London, Roxburgh Club, 1904.
2. Alice Kemp-Welcli, London, 1908.
3. Œuvres Poétiques, en III tomes, cdit. par M. Maurice Rov, Paris, [884-
4. Je renvoie au ButJeliii Je ta Société des Anciens Textes :
Année 1890, M. Longnon, p. 58.
1891, M. P. Meyer, p. 54 et 56.
1895, G. Paris, p. 43.
1898, Petit de Julleville, p. 57, 58 et 59.
L HISTOIRE DU « LIVRE DES TROIS VERTUS » 47
biographies et les jugements d'ailleurs fort méritoires', dont
elle a fait l'objet. Jusqu'alors, un jugement général sera forcé-
ment déparé par quelques fautes d'opinions préconçues, ou
par des préjugés séculaires qui n'ont cessé de faire leur
chemin. i.\insi Leroux de Lincy, qui a beaucoup parlé d'elle^
et qui semble, malgré tout, en avoir eu une connaissance quel-
que peu superficielle, avance que :
« depuis les travaux des Xaudé, des Boivin, des Gautier, des Pou-
joulat et des Thomassv, la vie de cette femme célèbre est trop
connue et a été trop souvent appréciée pour qu'il ////" soit néces-
saire de revenir dans un appendice sur un sujet cpiiisc >. »
II est si peu épuisé que depuis 1867, année à laquelle ces
lignes étaient publiées, les travaux se sont succédé sans relâche
— ils semblent même reprendre actuellement une nouvelle
impulsion •♦, — et cependant la lumière est loin d'être faite
sur cette « femme célèbre » et sur toute son œuvre.
Le même auteur ajoute, trois pages plus loin, que le
« Livre des Trois Vertus a été inspiré de Sénèque ». On
retrouve, il est vrai, du Sénèque à la base de tous les traités
1. Christine de Pisati, sa vie et ses œuvres, de E. M. Robineau, Saiut-
Omer, 1882.
Leben iniJ IVerke der Christine von Pi:(iin, Fricderich Kocli, GossLir, 1885.
2. Dixns Paris et ses Historiens, Paris, 1844.
Les Femmes célèbres de l'iincienne France, Paris, 1847.
Ecole de la Bibliothèque des Chartes, 1840.
5. Paris et ses Historiens, p. 415.
4. Miss Maud Temple de Radclifife Collège, Cambridge, Etats-Unis,
prépare une thèse sur : Christine de Pisan, a Prccnrsor of French Classical
Criticisni.
M. M. Roy continue ses travaux sur l'Œuvre poétique de Christine de
Pisan ; trois volumes sont déjà publiés par la Société des Anciens Textes.
M. Earl B. Babcock, de l'Université de Chicago, va publier le texte
critique de la Vision, et Mr. Charles F. Ward, de la même Université, une
nouvelle édition des Epitres sur h Roman de la Rose et autres Documents
nouveaux sur le Débat. Je dois cette dernière information à la bonté de
M. A. Thomas. M. Roujon, membre de- l'Académie Française, va donner
aux Annales politiques et littéraires, Paris, une série de conférences sur le
Féminisme littéraire de Christine de Pisan.
48 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
moraux du moyen âge, mais celui de Christine n'en a retenu
que ce qui flottait dans l'air ambiant. Leroux de Lincy a con-
fondu le Livre des Trois Vertus avec le Livre de Prudence qui,
en eff'et, est une paraphrase glosée du texte latin attribué à
Sénèque et qu'on nommait le Livre des Quatre Vertus.
L'erreur s'est glissée jusque dans l'Histoire Littéraire, ce
beau monument de l'histoire et de la critique de la littérature
française. Elle reproduit dans son Tableau des Arts au quator-
-iènie siècle une citation', d'ailleurs inexacte, de la soi-disant
Cité des Dames, et qui n'est autre que la description de la gisant
du Trésor de la Cité des Dames.
Petit de Julleville qui assista à la lente mais progressive
élaboration de la remise au point de l'œuvre littéraire de Chris-
tine s'efforce d'être impartial ; ses critiques sont plus modérées
et ses éloges plus sincères. « Le xix*-' siècle, dit-il, qui a réha-
bilité, ou du moins réimprimé tant de médiocrités, choisies
un peu au hasard, dans notre passé littéraire, n'est venu qu'hier
à s'occuper de Christine de Pisan. Même on nous restitue
l'œuvre en vers ; mais quand aurons-nous l'œuvre en prose
(supérieure en somme) ? Quand nous rendra-t-on la Visio}i de
Christine ou le Trésor de la Cité des Dames ?... - »
J'ai cru que ce vœu de l'éminent littérateur pourrait me ser-
vir d'excuse auprès du public et je me suis enhardie à satis-
faire son regret. J'ose espérer que le Trésor ne sera pas estimé
l'un des moindres fleurons de la couronne littéraire de Chris-
tine de Pisan.
1. Tome XXIV, p. 675.
2. Histoire de la Lutigue et de la Littcr. fraiiç., t. II, p. 366, Paris, 1896.
DEUXIEME PARTIE
COMPOSITION DU « LIVRE DES TROIS
VERTUS «
CHAPITRE PREMIER
PROCÉDÉS DE COMPOSITION ET PLAN DE l'oUVRAGE
Le Livre des Trois Vérins nous permet de saisir la vie
morale et intellectuelle de la femme à cette époque où le
moyen âge commence à s'affranchir du joug pesant de la sco-
lastique et de l'autorité et essaye des pas timides dans le
champ de la pensée nouvelle, où la raison, aidée de l'observa-
tion individuelle, commence à envisager les faits et les idées
en eux-mêmes et à les juger avec une liberté qui nous sur-
prend et une timidité qui nous charme.
La Renaissance italienne a déjà soufflé sur la France : Nicole
Oresme, Pierre Bressuire, Pierre d'Ailly, Nicholas de Claman-
gis, Pierre de Montreuil et Pierre et Gontier Col se sont déjà
portés avec fer\-eur à une étude plus serrée des anciens textes ;
Jean Gerson et Christine de Pisan sont, eux aussi, par leur
ardeur à chercher la vérité, par leur révérence des Anciens,
leur amour de la science, par leurs efforts pour réagir contre les
procédés déprimants de la scolastique, par leur indépendance
croissante de pensée, des humanistes, mais Christine, Italienne
de naissance, instruite par un père, docteur de Boiilongne-la-
Grace, nourrie de Dante, de Pétrarque, de Boccace, non entra-
vée par l'érudition théologique, a l'esprit plus libre et plus
moderne que le chancelier de l'Université. Elle montre même,
que ce soit chez elle une idée originale, ou que ce ne soit
qu'un reflet de Pétrarque, un sens critique envers les Anciens,
et un choix dans ses admirations qu'on refuse généralement
au moyen âge tout entier. « Les grands philozophes, les plus
grands mesmes, n'ont ilz point déterminé faulx et au con-
traire de vray ? « Et ici, elle n'a rien moins à l'esprit, que le
52 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
prince des philosophes, Aristote. Un peu plus loin elle ajoute r
(( Guides tu que toutes les paroUes des philozophes soient
articles de foi ? »
Sans doute, ils appliquent encore dans leurs écrits les pro-
cédés scolastiques de développement enseignés aux clercs du
moyen âge d'après le manuel de Matthieu de Vendosme, par
exemple, ou selon les préceptes de Brunet Latin ', eux-mêmes
écho des rhéteurs latins, Sénèque principalement. Les amplifi-
cations par voie de description, définition, comparaison, cita-
tions, emploi de métaphores, allégories, etc.. frapperont le
critique le moins vigilant, et tel chapitre sera la mise en
pratique consciencieuse de la méthode suivie par les prédica-
teurs, de ceux-là qui avaient assez d'idées ou d'assurance pour
se passer du Doiiiii sccurc : ihcuic, prothcnie avec invocation
finale et l'appel à la prière, la teneur, Fexenipie, la péroraison ^^
Le Livre des Trois Vertus offre quelques exemples de cette
méthode de développement. On peut en suivre toutes les divi-
visions, par exemple, dans le chapitre vu du livre I, sur le
choix de la voye à tenir et au chapitre xii, même livre, sur
l'ordre de vie.
L'influence du style des sermons et des livres de piété se
perçoit visiblement dans les écrits didactiques. Pour se fiiire-
mieux comprendre et afin que leur leçon fût plus facilement rete-
nue, les auteurs divisaient et subdivisaient leur matière, énu-
méraient leurs points et leurs conclusions ouvertement, naïve-
ment, sans le moindre souci d'art. Les anecdotes, les exemples,
tirés d'autorités sacrées ou profanes, historiques, légendaires
et plus rarement des exemples contemporains, les descriptions
et les belles citations d'Aristote, de Sénèque, de Boèce ou de
Valère Maxime, émaillaient le corps de leur discours pour repo-
ser, distraire l'esprit du public lisant et pour ranimer son intérêt',
1. Voir Le Livres don Trésor, dont toute la première partie du livre III
traite de Rlhioricque, édition Chabaille, Paris, 1863.
2. Voir La Cliaire J)\tii:. au XI 11^ si', de, de Lecoy de la Marche, Paris,
1886, p. 289.
3. Si l'auteur ou l'orateur dans son argumentation oubliait de rillustrer
par un exemple, on le rappelait à l'ordre :
PROCÉDÉS DE COMPOSITION ET PLAN DE l'oUVRAGE 53
La passion de nos contemporains pour la politique, nos
tiïeux l'avaient au moyen âge pour la morale et pour les
règles de « Thonnesteté » : elles étaient le plaisir, la récréa-
tion. Tout servait de prétexte à moraliser, les oiseaux, les
plantes, les pierres, les jeux. Le fond des bibliothèques se com-
posait de livres pieux que lisaient les croyants, bons ou mau-
vais, et chacun tâchait d'y trouver des formules par lesquelles
il pourrait se conduire houucstcniciit dans la vie '.
D'un autre côté les clercs initient volontiers les laïques et ne
croient pas déroger en leur donnant des leçons qu'ils jugent
utiles et qu'ils savent appréciées.
« Ce qui caractérise avant tout cette époque, dit Gaston Paris, et
ce qui lui vaudra toujours une mention honorable de l'histoire, c'est
le désir des laïques de s'initiera la science des clercs -. »
Le souci d'enseigner, de ne rien laisser ignorer de ce qui
touche directement ou indirectement à leur sujet conduisait
les écrivains à des développements minutieux et interminables.
Ils puisaient sans réserve dans leurs souvenirs d'école, de lec-
tures, sans avoir à craindre de lasser la patience d'un public
avide d'apprendre et reconnaissant d'être initié sommairement à
cette littérature de cJergie qui lui avait été si longtemps fermée.
Les digressions qui lui faisaient entrevoir un peu des mvstères
des sciences philosophiques, d'histoire ancienne, de jurispru-
dence, de stratégie, d'astrologie, le remplissaient de respect et
n'étaient pas, à son sens, les moindres ornements de l'ouvrage.
« Pourquoi n'el faites vous entendre ? »
réplique IWmant à dame Raison.
6247. « Un essample oïr en vorroie
Savoir s'acorder m'i porroie »
Le Koiiiiiii de la Rose, édit. Fr. Michel, 2 vol., Paris, 1864.
1 . « Moins dévote sans être pour cela simplement profane, la littérature
didactique prétendra avec telles œuvres de la savante Christine de Pisan,
viser un public non différent du précédent (celui qui lisait exclusivement
des livres de piété) mais qui en même temps que des lectures pieuses,
désire en posséder d'autres par où il parviendra à se conduire hoiniesknient
dans la vie ». La Poésie du Moyen Ji^w, t. II, p. 188, par Gaston Paris,
Paris, 1906.
2. //'/(/., t. II, p. 196.
54 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
Bien des lieux communs d'ailleurs que nous entendons ressasser
depuis des siècles avaient pour lui la saveur de la nouveauté ou
n'étaient point encore usés.
Pour les lecteurs du moyen âge, l'abondance des citations,
des gloses enrichissaient le texte, et satisfaisaient leur curiosité
sans offusquer leur goût. Les auteurs les plus populaires,
comme Jean de Meun, ont pu ainsi déployer leur science
sans discrétion aucune et même on a encore vu l'un des plus
grands hommes de la première Renaissance italienne, Boccace,
étaler la sienne avec une complaisance qui nous paraît enfan-
tine. Leurs ouvrages ressemblaient à une mosaïque dont les
raccords les plus brillants, à leur idée, étaient les belles sen-
tences d'Aristote, de Tulle ou de Boèce, ou les nobles exemples
de Justin ou d'Orose.
Peut-être v avait-il aussi dans ce naïf étalage de science quel-
que secrète intention de l'auteur d'en imposer par son savoir,
moins par orgueil littéraire que dans l'espérance de faire
mieux apprécier son ouvrage par son riche patron et, par-
tant, de le lui faire évaluer plus hautement en espèces son-
nantes ?
La prose française du xix" siècle et du commencement
du xv% si près encore de ses origines latines, est longue,
enchevêtrée d'incidentes et de coordonnées, embarrassée et
obscure. Ce n'est que graduellement qu'elle abandonnera le
modèle accoutumé. A mesure que l'esprit laïque s'insinuera
dans la science et dans la langue des clercs, sa structure com-
pliquée et touffue s'acheminera, grâce à un besoin toujours plus
grand de clarté, vers une imitation plus directe de la phrase
parlée. Il lui faudra trois siècles d'éniondations et de perfec-
tionnements pour acquérir cette clarté transparente qui est
maintenant sa qualité maîtresse. Cette lente évolution vers la
simplicité et la souplesse, activée par la collaboration incon-
sciente du peuple, ne s'est pas faite sans résistance de la part
du clerc, qui regrettait l'allure majestueuse et l'articulation
savante de la période cicéronienne. Quand le sujet s'élevait, le
moule roman lui apparaissait mesquin, indigne de renfermer
PROCÉDÉS DE COMPOSITION- ET PLAN DE L OUVRAGE 55
l'idée noble, et il reprenait le modèle antique avec ses grandes
lignes et ses enroulements ingénieux.
Tous ces défauts communs à la littérature de son temps,
on les retouve, mais moins saillants, chez Christine de Pisan
et plus atténués encore dans le Livre des Trois Vertus que dans
ses deux ouvrages en prose qui l'ont précédé, le Livre des
Fais et des bonnes Meurs du sage roy Charles et la Cité des
Dames. Dans ses procédés de composition et de sts'le, elle
présente des traits qui sont traditionnels et d'autres qui lui
sont personnels. Le charme de ceux-ci rachètent la lourdeur
de ceux-là et en relèvent la banalité.
On constate dans le Trésor une meilleure ordonnance du
plan général, une plus juste distribution des parties et un plus
étroit enchaînement des idées. Sa croyance en la vertu mys-
tique du nombre trois a déterminé les divisions du livre ; il
aurait pu tout aussi logiquement se diviser en deux parties : la
noblesse et la roture, car on ne voit pas bien l'importance
d'une nouvelle division pour la deuxième partie qui est con-
sacrée spécialement aux Dames de court de princesse, aux Dames
baronnesses vivant dans leurs châteaux et aux Dames de reli-
gion ; ou bien, elle aurait pu, avec raison, réserver une partie
entière aux enseignements généraux qui sont destinés à toutes
classes de femmes, grandes, moyennes et petites, et alléger ainsi
ce livre I qui comprend plus de la moitié de l'ouvrage entier.
L'ordre adopté dans le Livre des Trois Vertus est l'ordre hié-
rarchique social.
Reine et princesses, hautes dames de cour, nobles dames
vivant sur leurs châteaux ; dames d'estat, bourgeoises, femmes
des métiers et femmes des laboureurs, c'est-à-dire toutes les
castes sociales des femmes, que Christine les ramène au
nombre fatidique de trois, pour en former les parties de son
traité et qu'elle expose ainsi dans sa Table des Rubriques :
« L La première s'adresse aux princesses et haultes dames.
IL Et la seconde aux dames et damoiselles et principal-
ment à celles qui demeurent à court de princesse ou haulte
dame.
56 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
III. Et la tierce aux femmes d'estat, bourgeoises et femmes
du commun peuple. »
La première partie comprenant une bonne moitié du livre ',
la noblesse y a donc, comme toujours la part du lion. Cepen-
dant celle de la bourgeoisie et du bas peuple est plus généreuse
qu'il ne paraît au premier abord, car les enseignements reli-
gieux et moraux, développés dans les deux premiers tiers de
l'œuvre sont destinés à tous les rangs de la société et Chris-
tine insiste sur ce point : nos devoirs envers Dieu ou envers
nos semblables sont les mêmes, que nous soyons nées sur un
trône ou dans le nicsûi::^ic logis d'un vilain, et les prescriptions
générales de la civilité « affierent tant a la plus humble comme
a la plus haulte ». Il n'y a que la niaiiicre du vivre, c'est-à-dire
les enseignemeiis de prudence niondaiiie, qui se modifient d'un
bout à l'autre de l'échelle sociale.
Quelquefois, Christine s'est heurtée à la contradiction que
présentait l'idée théorique de la société avec la réalité vécue.
Ainsi, à propos des Dames de religion, l'auteur dit bien, selon
l'usage, qu'elles « sont de moult grant haultesse a cause de
leur Espoux, de qui que elles soient nées » et que « pour
reverender Dieu a qui sont données et mariées, peuent bien
aller ou renc, voire devant toutes, au voir jugier » ; cepen-
dant, ces épouses du Christ ne viennent dans le cortège du
Trésor qu'avant les dames d'estat et les bourgeoises et après
les simples baronnes.
De plus, le livre III s'adresse aux femmes d'estat des bonnes
villes, aux bourgeoises et aux femmes du commun peuple et puis
aux fenunes des laboureurs. Christine suit d'abord fidèlement la
rote : femmes d'estat, femmes des marchands. Mais alors, elle
s'aperçoit qu'il y a de par le monde beaucoup diC femmes vieilles
qui ont besoin d'admonestations sur leur manière de vivre, et
elle intercale entre ses fenniws des nmrchands et ses femmes des
luestiers trois chapitres de considérations d'ordre moral sur l'état
I. La Partie I compte dans le texte critique 322 paragraphes; la
Partie II va du 'j 323 au 455, et la Partie III, du 5 456 au 612.
PROCEDES DE COMPOSITION ET PLAN DE L OUVRAGE 57
de vieillesse, sur les rapports des vieilles i^ens avec les jeunes
et des jeunes avec les vieux. En outre, comme sa discussion
sur le problème du remariage l'a conduite au cas de la vieille
prenant un jeune mari, Christine éprouve le besoin de se ra-
fraîchir l'esprit et elle introduit ainsi, à la hâte, son chapitre
sur la pnccJle.
Et enfin, ce troisième livre donne encore asile à une couple
de chapitres qui forment antithèse : les foiiuies foies et les
fenunes homiesîes et chastes, nouvelle interpolation à dessein
moral, qui se glisse entre les femmes des mestiers et les femmes
des laboureurs. Le povre, dénué de tout bien terrestre comme
de tout honneur mondain, s'assied, comme il est naturel, au
bas échelon du monde social, après la femme du laboureur.
Cette division captivante des trois Estas se rencortre dans
d'autres Miroirs ou Chastoiemens. On cherche avec avidité des
renseignements sur les bourgeois, les ouvriers ou les pavsans et
on ne trouve que des banalités ou quelques brèves instructions
qui ne caractérisent rien et qui peuvent se rapporter aux tra-
vailleurs et aux pauvres de tous les temps et de tous les pays,
comme pur exemple, dans Le Livre des Manières d'Etienne de
Fougères, dans le Besant de Dieu de Guillaume Le Clerc;
dans l'Arehilogie Sophie ou Le Livre des Bonnes Meurs de Jacques
Legrand ' .
Donc, la place donnée à la roture et aux gens des cam-
pagnes par Christine est une nouveauté littéraire et témoigne
de sa largeur d'esprit et du tendre intérêt que lui inspirait le
sort des petits. Les souffrances du peuple émeuvent sa sym-
pathie et elle n'est jamais plus éloquente que lorsque sa pitié
est éveillée.
On remarquera des développements longs et monotones
sur l'orgueil, sur l'envie et la médisance, sur sobresce ; moins
fatigants cependant que chez les moralistes contemporains,
car ils s'animent çà et là par des remarques prises dans la vie.
I . Les trois estai du frère Laurens dans la Soiiiiiie-le-Ro\, sont des états
civils : état de célibat, de mariage, de veuvage.
58 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
journalière, ou par des traits piquants, des observations per-
sonnelles qui ramènent la bienveillance du lecteur. Ainsi nous
savons pourquoi les docteurs de l'Eglise condamnent Dicdi-
sancc, mais nous apprenons aussi ce qui la rendait particuliè-
rement blâmable chez les demoiselles de court :
« car pourtant se elle est leur dame et qu'llz soient nourris, repeuz
et a beaux gaiges de ses biens, et qu'ilz facent bien les obevssans,
les ijenoulx a terre, a grant révérence et assez de flatteries, sv ne
s'en tairont ilz mie... » (314).
Ou des remarques comme celle-ci, qui, évoquant l'image
des choses familières, nous aide à absorber les doctes et
excellentes déductions que Christine tire de cette toute-puis-
sante vertu de sohresse :
« Icelle sobresse la fera estre non dangereuse a servir, car elle
ne vouldra point ser\-ice plus que raison ne demande ; la gardera
de curiosité de moult de souefves oudeurs en quov assez de dames
ont mis grant cure et despendu foison argent. » (109 et 1 1 1).
Nous ne lui ferons pas un reproche d'avoir proportionné
l'importance de son développement à la hauteur de J'estai auquel
elle destine son enseignement. L'éducation de la princesse ou
haiiJte daine, l'ensemble de ses devoirs, de ses occupations ne
comprennent pas moins d'une centaine de paragraphes ' ; les
dames cà court de princesse n'occupent déjà plus que les trois
quarts de l'espace alloué à leurs maîtresses (soixante-treize). Les
dames baronnesses vivant sur leurs châteaux en ont environ la
moitié, quarante-deux) Les femmes d'estat continuent la gra-
dation descendante et voient leur portion réduite à la trentaine,,
(trente-deux). Les femmes des marchands, qui commencent la
catégorie des gens gagnant leur vie, ne montent pas au delà de
quatorze et les femmes des métiers et celle des laboureurs, qui
travaillent de leurs mains, sont encore plus parcimonieusement
I. Je compte par paragraphes, car, quoique ceux-ci, obligés de suivre la
pensée de l'auteur, soient d'une longueur inégale, ils sont pourtant un
nioven d'approximation plus exact que les chapitres de l'ouvrage.
PROCEDES DE COMPOSITION' ET PLAN" DE L OUVRAGE 59
mesurées et n'atteignent pas à la dizaine, (sept et huit).
Nous montrerons que Christine de Pisan nourrissait un
profond respect pour le travail et qu'elle en parle noblement
dans son ouvrage. Pourtant, elle était de son temps et de son
milieu et, dans son esprit, un notaire du roi ou un acteur
devaient légitimement recevoir "^Xvis d'honneurs qu'un marchand
de chandelle ou un batteur de blé.
De plus, elle écrivait ses livres pour qu'ils fussent lus et
achetés et son public de lecteurs ne se recrutait point parmi
les fileresses ni les chambrières. Il était donc fort naturel que
les hautes dames, qui seules pouvaient s'offrir le luxe de
manuscrits, y eussent la place d'honneur et la meilleure part
des enseignements.
Certains critiques, isolant Christine du temps où elle
écrivait, se sont plu à parler de son pédantisme. C'était une
femme instruite autant que la majorité de ses confrères les écri-
vains, sinon plus; mais on ne saurait l'accuser sans injustice,
de vouloir faire montre de son érudition. Qu'on compare ses
ouvrages à ceux que son époque a produits, ceux de Nicole
Oresme, intelligence solide dénuée de toute coquetterie, de
Gerson, qui joignait à une grande science une grande simpli-
cité d'esprit, d'Eustache Deschamps qui ne prétendit jamais au
titre d'érudit, jusqu'à ceux de Jean Courtecuisse ou de Guil-
laume de Tignonville : on sera plutôt tenté d'admirer sa
réserve. A l'exemple des auteurs classiques, protanes et sacrés
dont ils fiiisaient leur nourriture intellectuelle et qui n'osaient
rien affirmer sans s'abriter derrière des noms révérés, ils citaient
eux aussi à profusion et personne ne leur reproche d'être pé-
dants. Ils sont cependant moins discrets que Christine de Pisan.
Telle page ' de Jacques Legrand, qui, à la même date, écri-
vait des traités d'éducation et de morale, rassemble dans un
ahurissant pêle-mêle Seuecques, Aristole, saint Jerosines, VaJcre,
Nostrc Sauveur, le Prophète David, Dioqenes, Moyses, Helys, les
appostres, Zenon et Thohie.
I. Voir Le Livre des Bonnes Meurs, Bibl. Xat., f. fr., n" 919, au toi. 53 r".
éo LE LIVRE DÉS TROIS VERTUS
Cette riche variété de noms disparates émaillait déjà les
pages de \"alère Maxime, de Vincent de Beauvais, de Brunet
Latin, de Pierre de Crescens, etc.. enfin de tous les ouvrages
qui formaient la base de l'instruction des clercs, mais Christine
de Pisan ne se laisse pas grièvement gagner par la contagion.
Elle cite sobrement dans son Trésor et ses citations se lient bien
avec le texte. Si sur la chasteté, elle fait appel à saint Ambroise
et à saint Bernard, à saint Augustin sur l'orgueil, à saint Paul
sur le mariage, c'est qu'ils étaient les autorités compétentes et
incontestées à invoquer en la matière.
Son intelligence curieuse et souple s'ouvrait à tous les
sujets et aucune des questions de philosophie ou d'intérêt
public qui agitaient son temps ne l'a laissée indifférente.
« Questa curiosità scientifica tutta moderna, ch'era in lei
non simplice smania di figurare, come nei bas-bleus del
modernissimo mondo feminino, ma bisogno dell' anima,
precorre al sapere umanistico di Francia, che le guerre et
le tristi vicende politiche spensero nel primo fiorire ' ». Ainsi
s'exprime un savant italien dans une belle étude sur Christine
de Pisan.
Quand elle écrit sur un sujet donné, elle y met tout ce
qu'elle juge nécessaire pour instruire, pour convaincre ou pour
édifier et ce n'est pas le pédantisme qui l'a poussée à aborder
des questions de politique et de stratégie. Il ne fallait pour
cela que comprendre \'égéce et Frontin, regarder autour de
soi, et bien posséder sa langue pour rendre en bon français
de l'époque, les auteurs latins, enrichis du fruit de ses obser-
vations personnelles. Or, qui peut disputer qu'elle ait été moins
à la hauteur de la tâche que Jean de Meun -, Jean Priorat'^,
1. Doute en la Francia, t. II, p. 154, Arturo Farinelli, Milauo, 1908.
2. Jean dt Meun qui donna Li Ars de chevalerie, traduction de Végèce,
dont Ulysse Robert a produit une édition.
3. Jean Priorat de Besançon, qui remit en vers Li Ars de chevalerie sous
le nom de Li Abrejeance de chevalerie (Ed. d'Ulysse Robert, Société des
anciens Textes, Paris, 1897).
PROCÉDÉS DE COMPOSITION ET PLAN DE l'oUVRAGE 6l
% „ ^,»
Philippe de \ itry ' et Honoré Baraille ^ ? Et qui peut nier aussi
que ces questions n'intéressaient pas les protecteurs qui ache-
taient ses livres et n'aient pas été alors de grande utilité ?
Christine n'est donc pas
« la première de cette insupportable lignée de femmes auteurs à
qui nul ouvrage sur aucun sujet ne coûte et qui, pendant toute la
vie que Dieu leur prête, n'ont affiiire que de multiplier les preuves
de leur intatigable tacilité égale à leur universelle médiocrité 5, »
car elle a connu les sujets sur lesquels elle a parlé + autant que
les plus habiles hommes de son temps et on la lit encore
aujourd'hui avec plaisir et profit. Il se peut que la littérature
française soit déparée par une //>m'V de femmes iTiiiie iiniverseUe
nicdiocriié, mais Christine de Pisan n'en est pas responsable,
pas plus que Marie de France ou Marguerite de Navarre. Les
lettres étaient sa vocation et elles devinrent son métier. Tant
pis pour celles qui en font leur métier sans en avoir la voca-
tion.
1. Philippe de Vitry qui intercala dans son Chapcl des FJciirs de Lis, une
partie de Végèce. (Voir Roman. XXX, p. 72, un article de M. A. Piaget i.
2. Honoré Bataille qui composa pour Charles VI à la fin du xiv^ siècle
son Arbre des Balailles, aussi inspiré de \'égèce.
La Koniain'a, (XXV, p. 582). article de M. Paul Mever, parle encore
d'une traduction faite en prose en 1580 du Rec^iihi' Bellonim Générales, et la
même revue, n» XXVII, p. 582, article de M. A. Piaget, mentionne encore
un autre ouvrage sur l'art de la guerre, composé en 1424, Le Chemin de
Vaillance, de Jean de Coucy. Tous ces ouvrages prouvent donc que les
Ars de Chevalerie avaient leur utilité au temps de Christine de Pisan.
3. Hist.de la Litt. franc., p. 167, G. Lanson, Paris, 1909.
4. « C'est à Christine de Pisan que nous devons la relation la plus
authentique des circonstances qui accompagnèrent la mort de Charles V. »
Revne des Questions Historiques, T. de Lorav, p. 432. — M. Hauréau, dans
un rapport tait à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres (voir Comptes
Rendus, année 1885, page 219) mentionne un manuscrit latin qu'il a décou-
vert à la Bibliothèque Nationale et qui contenait la relation des derniers
moments de Charles V, relation que Miles Dormans, le chancelier, avait
tait disparaître à cause des impôts que révoquait le roi mourant. Il ajoute
que Christine de Pisan a connu au moins quelques tVagmenls de cette rela-
tion et les a traduits dans son Charles T.
CHAPITRE II
LA iMÉTHODE DE TRAVAIL DE l'aUTEUR,
SOX STYLE, SA LANGUE
A en juger par ses écrits aussi bien que par les témoignages
qu'elle nous a laissés de sa méthode de travail, il semble
que Christine de Pisan ait eu pour principe de se ménager
avant chaque ouvrage une période de recueillement et de
recherches. Elle aidait ses méditations des éléments que
l'expérience et la science de ses prédécesseurs pouvaient lui
offrir, v ajoutait le résultat de ses observations sur le monde
réel, des analyses qu'elle faisait sur sa propre nature ^ et ainsi
fortement préparée, et son plan arrêté, se livrait à une rapide
rédaction sous l'empire d'une inspiration plus ou moins sou-
tenue. Ce procédé communique à son st5'le le mouvement, le
naturel, la couleur et la vie. Par contre, il le marque de
quelques légères taches : négligences, longueurs, redites qu'il
lui eût été facile de faire disparaître. Ainsi, pour citer les cas
extrêmes, elle a employé cinq fois le verbe tenir au para-
graphe 291, quatre fois, au 494. La langue était pauvre en
I. La Cité des Danies nous offre un joli tableau de Christine travaillant
en sa celle, solitaire et soiihstraite du monde, entourée de ses volumes et
méditant sur les « traités des philozophes, poètes et autres orateurs » qu'elle
vient de lire sur la condicion de la femme. « Je pris a exemple moy
meismes et mes meurs, comme femme naturelle, et semblablement discu-
toye des autres femmes que j'ai hantées, tant princesses, grandes dames,
moiennes et petites a grant foison qui, de leur grâce, m'ont dit de leurs pri-
vetez et estroites pensées ». Voici une enquête menée d'après des principes
qui ne sont plus du mo\-en âge. N'v a-t-il pas déjà un peu de Montaigne
dans cette analvse réfléchie d'elle-même et des autres ?
LA METHODE DE TRAVAIL DE L AUTEUR 63
synonymes ' au temps du Trésor, mais Christine avait un voca-
bulaire relativement riche; elle maniait le français avec une
aisance extrême, elle savait le latin, possédait l'italien comme
une première langue maternelle ; et ces trois langues n'ont pas
peu contribué à lui donner sa maîtrise dans l'art de l'expression.
C'est donc simple oubli quand elle laisse échapper si souvent
le même terme, ou des clichés tels que : par adventure, sans
taille, toutesvoies, non pourtant que, posons que, comme
dit est devant, etc..
Une cause autre que celle de la pauvreté relative de la
langue ou de la négligence de l'écrivain a, semble-t-il, puis-
samment contribué à communiquer à la prose de ce temps un
mouvement lâche et brisé, une articulation cahoteuse,
hérissée de qui, de que, de combien que, de non obstant
que , un style dense, traînant cette interminable chaîne de
mots en couples, de verbes qui expriment l'action au présent,
au passé et au futur, qui la limitent ou l'étendent dans le
temps et dans l'espace : c'est l'influence du stvle des ordon-
nances, édits, proclamations, lettres royaux, chartes, contrats
de vente ou d'achat, quittances, bail lances, etc., en un mot
des documents publics. Les officiers du roi ne visaient certes
pas à l'élégance, mais ils s'efforçaient d'atteindre à la clarté,
rendue plus difficile par la disparition des derniers vestiges
de la déclinaison latine, par voie de répétition, de gradations,
d'énumérations, et ils rédigeaient leurs actes guidés par la
pensée de ne laisser aucune incertitude peser sur la teneur de
l'écrit, et de prévenir toute contestation, toute prévarication,
tout ergotage. Ils connaissaient leurs formules comme leur
Pater et n'avaient cure de varier ou d'abréger. On n'a qu'à
lire les recueils d'actes de cette époque : qu'ils émanent des
chancelleries de Charles X, de Charles M ou de Charles MI,
I. Nicole Oresmes se plaint de la disette des mots eu français. Ainsi fai
le traducteur des Quatre Livres des Rois (édition Leroux de Lincy, XLII).
« Aucune fois li latins a plusours mos que en romans nous ne poions
exprimer ne dire proprement. » Citation prise dans Histoire de la Law^iie
françiiise de Brunot, I, p. 517, Paris, 1905.
64 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
qu'ils soient rédigés par un trésorier, un bailli ou un notaire,
ils ont tous un frappant air de famille, et les clercs, les auteurs,
qui ne se sont jamais aventurés dans les complexités du droit
civil ou canon, ont pris eux aussi l'habitude d'accoupler les
noms, fûiinue et manière, descharge et quittance, fait et gouverne-
ment, congie et licence, cousts et despens, etc.; les adjectifs, expé-
dient et nécessaire, aine~ et feaulx, exécute^ et peih1ii~, escollete- et
mis a exécution, au plus offrant et derrenier enchérisseur ; les
verbes, verront et orront, aveir et possider, haiUier et délivrer,
repairent ne conversent; les adverbes, tantost et hastivenient,
incontinent et sans delay, de point en point et deuement. Si la
couple de termes ne répond pas à toutes les nuances de sens
que perçoit l'esprit du clerc, il enrichira prudemment sa liste
de quelques membres, et il dira, par exemple : de quo\ garder,
fortiffier ne emparer, devront se rebouter et recouvrer et remelire
en l'obéissance, avons quitté, donné, cédé, transporté et delaissié,
nuilons en la tuition, garde et deffence, octroyons leurs drois,
nobleces, privilèges, prérogatives et aucunes libertés, etc..
Ce style d'actes officiels, avec lequel tout le monde était
plus ou moins f^imilier, a laissé des traces nombreuses dans
Le Livre des III Vertus ; Christine voudra, elle aussi, que la
bonne et saige dame s'apperçoive et saiche que ces vagues parolles
ne sont que blondisses et flatteries et qu'elle ne les repute ne
tiengne a vérités Il serait ficile de multiplier ces exemples,
qu'on prenne un ouvrage de Christine ou tout autre, écrit
avant la réforme du style et de la phrase française. Et il est bien
naturel que les deux seuls modèles de prose qui fussent
offerts à nos écrivains, les actes publics et les livres de piété,
aient marqué leur langue d'une empreinte indélébile.
Le Livre des Trois Vertus est écrit dans une langue en géné-
ral simple et claire. A part quelques phrases que nous signa-
lerons au prochain paragraphe, et qui tiennent plus aux habi-
tudes d'esprit du temps qu'à un travers personnel, la pensée
se laisse saisir sans effort et se déroule librement sous une
forme tour à tour familière et riche, simple ou majestueuse,
enjouée ou sérieuse. Christine sait l'art de varier son style
LA METHODE DE TRAVAIL DE L AUTEUR 6)
avec les nuances de sa pensée et elle change de ton avec une
grâce parfaite. Sous le coup de l'émotion, les mots s'animent,
s'échauffent, se colorent et font vibrer les cordes de notre
SN'mpathie. Quand elle est grave et qu'elle veut persuader, où
lorsque sa pensée s'élève, la phrase prend de l'ampleur, s'étale
€t devient une majestueuse période aux savantes sinuosités.
Cette « Italienne qui sait le latin » prouve alors qu'elle a
« quelque sentiment des beaux développements largement
étoffés ' » .
Ses enseignements prendront ici la forme d'une proclamation
(15-17); là, celle d'un sermon (chap. viiiet xii du livre I) et ail-
leurs, d'une lettre (295-323) et cette lettre, conformément aux
usages du temps, se placera à la fin d'un livre et le résumera \
Craignant que ses longues instructions aux dames de cour ne
provoquent l'ennui, elle varie son ton à l'infini : elle aban-
donne la forme didactique pour prendre le discours direct.
Elle apostrophe son adversaire imaginaire, la met en scène,
lui prête la parole, la réfute (332, 340) '. Elle lui fait dire
ses griefs, lui soufiîe ses accusations pour la rétorquer et la
sermonner. Dans des situations délicates, elle fixe une ligne de
conduite et dicte même la réponse à faire :
« Sire, se vous avez pensé a mov, voeillez vous en retraire, car
je vous jure niafov qu'en telle amour n'av mon intention, ne n'arav
jour de ma vie. » (481).
D'autres fois, elle rompra le cours monotone de son argu-
mentation par une petite leçon à la manière socratique : « Et
1. Hisl. cit' la Litt. franc., G. Lanson, p. 167.
2. C'est la lettre que la gouvernante, Sébille, dame de La Tour, écrit à sa
maîtresse qui veut se « desvoyer en folle amour », ch. xxvii du livre I et
qui est la copie, si l'on en excepte un court passage au commencement, de
celle qui se trouve au Livre du Duc des J'rais Amans, voir Œuvres poé-
tiques, tome III. Il faut remarquer aussi que cette lettre est écrite d'après le
formulaire en usage chez les clercs au moyen âge, tel que Ta défini
M. Ch.-V. Langlois dans son Recueil d'Arts de seconde Rhétorique, partie IV,
Paris, 1902.
5. Voir encore les paragraphes 361, 362, 565, sur Tenvic, les 588, 591,
392, sur la médisance.
66 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
quelles choses conviennent a droitte honneur ? » (103).
« Et quelles choses dont y sont plus convenables » ? (104).
Elle piquera son discours de proverbes ', d'adages, comme
d'autant de fleurs cueillies sur le vieux sol gaulois :
Oiiaiit la hrchis est vidlc, si l'cmporfc aiicuiicsfois Je loup — Fciuiuc
yrcuse, maison pluvieuse, cheminée qui lient fumée ehassent l'ijoinme du
logis — Feu n'est point sans fumée, mais fumée est souvent sans feu —
Mieux vaut prévenir le feu que île l'esteimlre quant il est espris —
Mettre le Jeu a sa maison pour ardre celle de son voisin — Faire de
Dieu umhre et chappe a pluye — Battre le cahas — Compter sans
rabattre — Oui dons preut se vent — Bien fait vaint tousjours — En
la manière que on plo\e la verge -... , etc., etc..
Ou bien, une belle sentence prise aux philosophes anciens,
aux Pères de l'Eglise, aux Saintes-Ecritures, ou a quelque
poète fimiilier viendra clore un argument, comme :
Oui des bons est sonef faire — Vielle coiiiti'^e et jolie est matere de
niocquerie — Point n'est congneue la constance du pèlerin avant le terme
du voyage — N'est pas le plus grant qui plus est eslevé en estai mais
cellui qui est le plus vertueulx — Geste vie n'est qu'un trespas, un pele-
riiuiige des dons de fortune, etc..
Si ses raisonnements ont fatigué l'attention de son lecteur,
c'est un bel exemple ou une piquante anecdote qui entraîne-
ront la conviction soit par la force de l'autorité nouvelle,
qu'elle ajoutera à ses preuves, soit par la malice du sourire
qu'elle provoquera.
C'est ainsi que la sagesse de fliire des aumônes en ce monde
pour acheter la joye de paradis, est puissamment démontrée par
l'histoire du Roi en exil ; la liberté qu'a tout bienfaiteur dans la
distribution de ses dons, par la parabole du Seigneur de la vigne
1. N'en déplaise à Leroux de Lincy, les proverbes populaires sont plus
nombreux dans le Livre des Trois Vertus' que les sentences morales des
anciens philosophes. Voir ce qu'il dit à ce sujet dans son I/îvy des Pro-
verbes, Introduction, Liw
2. On trouvera à la fin de l'édition critique du Livre des Trois Ver'ais un
tableau complet des proverbes cités dans l'ouvrage.
LA iMÉTHODE DE TRAVAIL DE l'aUTEUR 67
('/ des ouvriers; le manque de jugement dans la libéralité est
ridiculisé par l'anecdote de la princesse qui récompense plus
largement une folle pour ses traffes, qu'une sage dame pour
ses doctes enseignements.
Chez Christine de Pisan, la satire et la morale tournent sou-
vent en tableaux. Elle en choisit les traits représentatifs avec
tant de bonheur qu'elle donne l'illusion de la réalité. Le Livre
des Trois Vertus en offre quelques exemples qui témoignent d'un
goût sûr et d'un souci d'art qu'on n'est pas habitué à chercher
au xv-' siècle. Telle^ la molle esquisse de la princesse « en son
lit au matin resveillee de somme » :
« Et elle se verra couchiee en mol lit, entre souefs draps, avi-
ronnee de riches paremens et de toutes choses pour aises de corps ;
dames et damoiselles entour elle qui l'oeil n'ont a autre chose fors
a adviser que riens ne lui taille de tous deslices, prestes de courir a
elle se elle souspire tant soit petit, ou se elle sonne mot, les
genoulz fléchis, pour ly administrer tout service et obéir a tous ses
commendemens. » (22).
Tels encore, les rapides croquis au dessin ferme et expressif,
et d'un réalisme de bon aloi, qui nous campent cette baronne,
droitte maisnagiere, affublée d'une houppelande, hurlknit dès
l'aube grise ses domestiques pour les faire lever et, de sa fenê-
tre, les épiant tant qu'elle les voye saillir dehors (410); ou
celui de la pauvre petite veuve,
« simple femme, qui s'accroupit en pleurs et en larmes, sans autre
deftence, comme ung povre chien qui s'acule en un cuignet, et tous
les autres lui queurent sus » (514) ;
ou encore celui-ci, vraie miniature de missel, mettant dans la
douce lumière d'une église,
« la pucelle attempree, a maintien honneste, regardant sur son
livre, ou les yeulx. baissiés » (524).
La gisant, reposant sur son lit de parade est un tableau
achevé, égayé de fine ironie :
« Et assez de telles v a que elle feist a sa gesine, de ung entaiU
qu'elle eust n'a pas loing temps, car ains que on entrast en sa
68 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
chambre, on passoit par deux autres chambres moult belles ou il
avoit en chascune un grant lit de parement bien et richement
encourtiné. Et en la seconde avoit ung grant dressouer couvert
comme ung autel, tout cliergié de vaisselle d'argent blanche '. Et
puis, de celle on entroit en la chambre de la gisant, laquelle estoit
grande et belle, toute encourtinee de tapisserie faite a la devise
d'elle, ouvrée très richement de fin or de Chyppre. Le lit grant et
bel encourtiné tout d'un parement et le tapis d'entour le lit mis
parterre sur quoy on marchoit, tous parauz, a or ouvrez. Les grans
draps de parement qui passoient plus de ung espan par soubz la
couvreture, de si fine toille de Rains que ilz estoient prisiez a trois
cens frans. Et tout par dessus le dit couvretoir a or tissu, avoit ung
autre grant drap de lin aussi délié que soye, tout d'une pièce et
sans couture, qui est chose nouvellement trouvée a faire et de
moult grant coust, que on prisoit deux cens frans et plus, qui
estoit si grant et si large qu'il couvroit de tous lez le très grant lit
de parement et passoit le bort dudit couvretoir qui traynoit de tous
lez.
« Et en celle chambre avoit un grant dressouer tout couvert de
vaisselle dorée. Et en ce lit estoit la gisant, vestue de drap de sove
taint en cramoisy, appuiee as grans oreillers de pareille soye a gros
boutons de perle, atournee comme une damoiselle » (494-497).
Ce choix heureux dans les traits, cette langue simple, aisée,
vive, personnelle, nuancée, qu'on rencontre dans une grande
partie du Livre des Trois Vertus ne sont pas l'effet du hasard.
Ils apparaissent trop souvent pour qu'on n'y reconnaisse pas
déjà un effort vers le style artiste. Il est rare que Christine
retombe dans la longue période latine, chère aux clercs du
moyen âge, et si touffue et enchevêtrée qu'elle en devient
inextricable ; plus rarement encore y trouve-t-on des sentences
anipoulées à force de vouloir être majestueuses, telles qu'on en
I. C'est sans doute pour distinguer la vaisselle de ce premier dressoir de
celle du second qui sera dorce. Ou peut-être pour faire entendre la pureté
du métal dont elle était fabriquée, car depuis Philippe de Valois on avait
émis des doubles et des deniers d'un alliage très inférieur qui se ternissait
vite et qu'on appelait monnaie noire ou argent noir. Voir Les Actes de V Aca-
démie de Bordeaux, 1845, p. 287 et suiv.
LA MÉTHODE DE TRAVAIL DE l'aUTEUR 6^
lit par endroits dans son Charles V. C'est qu'alors, elle avait en
effet trouvé son style propre. « Adont fus je aise quant j'oz
trouvé le stile a moy naturel », s'écrie-t-elle joyeusement dans
sa Vision. Ce progrès marqué dans le style de deux ouvrages
écrits à un intervalle si rapproché s'explique par un phéno-
mène psychologique autant que par le perfectionnement du
métier : c'est que dans l'histoire du sage roi, la hauteur du
sujet l'éblouissait. Elle se sentait écrasée, elle, « pauvre petit
grillon » à l'idée de chanter dignement les louanges de si
haut prince.
« \'ueilles mon sens amagistrer a plus grant besoing ! C'est que
me donnes entendement de congnoistre et forme de parler de si
haulte chose comme bien voulsisse expliquer en cette tierce partie
de mon volume, c'est à savoir de sagesse, el quel terme ou seul
mot par la consideracion de ma foiblece, espovantée de me fichier
en si haulte matière, j'appelle en soustcnail et ayde a partormer et
continuer le procès de ma dicte œuvre ! »
Ainsi s'exprime-t-elle dans son Invocation à Dieu, au Pro-
logue du livre III de ÏHisloirc de Charles V. On peut faire
la part de la modestie traditionnelle propre aux auteurs dans
leurs préfaces; il n'en reste pas moins un accent de détresse
évidente. Son premier Prologue, au commencement de l'ou-
vrage, porte les mêmes signes de révérence pour le sujet
commandé par le très noble duc de Bourgogne, Philippe, et
la même peur de se montrer au-dessous de la tâche. Et ces
deux morceaux, auxquels on peut ajouter quelques autres cha-
pitres ', sont écrits de cette prose lourde, contrainte ou préten-
tieuse qui pouvait passer pour majestueuse et abondante au
xv"-' siècle mais qui nous rebute aujourd'hui. Rappelons encore,
pour excuser Christine de ces rechutes dans le style de rhé-
torique, qu'elle était, selon son expression, iialurelleiiient creine-
teiise, et que sa timidité habituelle subit une forte épreuve
lorsqu'elle entreprit « ceste nouvelle compillacion menée en
I. Les chapitres Lxn et lxv spécialement, du livre III.
70 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
stile prosal et Jjors le coiiuniin ordre de ses antres passées ' . »
Il reste cependant dans le Livre des Trois Vertus, quelques
traces de ces efforts laborieux vers l'éloquence, de ces phrases
à l'enchaînement confus, dont la multiplicité des membres
fait perdre en route l'idée mère et égare l'esprit dans la com-
plexité des détails.
Les conjonctions f/, si gne, car, répétées à l'infini, s'embarras-
sent l'une l'autre ; on ne sait parfois si on a affaire à des pro-
positions subordonnées ou coordonnées; les parenthèses
ouvertes pour prévenir des objections ou pour y répondre
arrêtent encore la marche, déjà si pénible, de ces longues pro-
positions.
Je signalerai parmi les phrases les plus obscures, celle du
paragraphe 142 où le verbe viettera est tenu en suspens pen-
dant un intervalle de dix-neuf propositions; celle du 168 où
gasteroit, indiquant le résultat d'une clause conditionnelle, se
cache au bout d'un labyrinthe de dix propositions réparties
entre trois parenthèses s'emboîtant l'une dans l'autre, la
deuxième dans la première et la troisième dans la seconde ;
celle du 397 où le verbe en tendons n'arrive qu'après l'inter-
calation de sept incises; celle du 571 où dirons nons n'est
joint à son complément que lorsque six propositions se sont
déroulées avec leur train de relatives et de subordonnées ; et
enfin celle du 327 où le deuxième membre d'une compa-
raison, membre formé d'un seul mot « princesses » ne vient
soulager l'impatience qu'à la suite de quatre propositions
d'une bonne longueur.
Si la place des verbes cause parfois quelque désarroi dans
I. Déjà en 1402, dans sa lettre à Guillaume de Tiguonville pour lui
demander son aide contre ses adversaires « a la belle éloquence » dans le
Débat sur te Roiinvi de la Rose, elle exprime sa crainte à écrire en prose :
« Aussy, chier seigneur, ne vous soit a merveilles, pour ce que mes autres
dittiez ay accoustumé à rimoyer, cestui estre en stile prosal ; car come la
matière ne le requière, autressi est droit que je ensuive le stile de mes
assaillans, combien que mon petit savoir soit pou respondam à leur*belle
éloquence ». Clnviiotoo-ie des Episties sur le Débat du Roiu. de la Rose, p. 115,
A. Piaget.
LA METHODE DE TRAVAIL DE L AUTEUR yi
nos habitudes d'esprit, les verbes sous-entendus font du texte,
en quelques cas, une vraie énigme. Ainsi dans cette phrase du
paragraphe 591 :
« pourquov ne poez (c.-à-d. les femmes de villages) tant vacquicr
ne entendre a le servir en taisant jeunnes, disant croisons, ne
a réglisc comme autres fc-mmes des bonnes villes... »
on cherche en vain la construction logique ; on s'adresse inu-
tilement à toutes les variantes des manuscrits pour corriger
cette phrase, en apparence boiteuse, et cotnme nul ne donne de
verbe devant a l'cglise on a enfin l'idée de le reprendre là où
il a déjà été exprimé, à vacqiiier, et ainsi l'ordre et la clarté sont
rétablis '.
Il y a donc dans le Livre des Trois Vertus des passages qui ont
leurs difficultés pour nous, désaccoutumés des interminables
périodes, des libres inversions et des longues suspensions de
sens; le même terme £tisant double fonction nous taquine, l'ac-
couplement de propositions subjonctives et infinitives brise
l'harmonie de la phrase, l'emploi de il^ pour elles nous
frappe comme un solécisme et nous en voulons au pronom
personnel de se présenter avec la valeur du pronom démons-
tratif. En un mot nous avons la faiblesse de prendre pour
des obscurités ou des défauts ce qui n'est pas conforme à la
I. Pour une étude de la langue de Christine de Pisan, je renvoie aux
travaux spéciaux qui en ont déjà été faits :
Koch Friederich : Leben iiinl JVerke der Christine de Pisaii, Gosslar, 1885.
R. Pûschel : Le Livre du Chemin de Long Estiide, Paris et Berlin, 1881.
Ferd. Heuckenkampf : Le dit de la Rose, Halle-a.-S., 1891.
E. MûUer : Zur Sxntaxder Christine dePisan, Greifswald, 1886.
Zeitschr. neufranx. Sprache Litt., 1886, VIII, 251-269. Ueber die ÎVerke
der Christine de Pisan ; et d'autres études faites sur la langue d'auteurs con-
temporains, telle que Die IVortstellnng hei Al. Chirtier und Gerson, Diss.,
Leipzig, 1891, par Hœpfner.
Das Personal und rehiliv proncnien in den Balades und Moralité^ hei Eus-
tache Deschanips, E>iss., Munich, 1896, par Voll.
Ernst Metzke : Der Dialekt von Ile-de-France, Halle, 1883.
Consulter aussi la bibliographie donnée sur les travaux philologiques
concernant la langue du moven-àge par M. F. Brunot, Histoire delà Langue
française, tome I, p. 550 à 353, Paris, s. d.
7-2 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
langue que nous parlons aujourd'hui, ce que notre ignorance
des choses du passé nous fait juger comme des étrangetés. En
outre, Christine, en écrivant son français de Paris, se sou-
vient de sa langue maternelle et lui emprunte quelques termes
et quelques expressions : accort, calme, crédit, créditeurs,
revendeurs, congédier, de bien en mieux; vague, vagueté.,
dans le sens de vain et de vanité. Elle aime les vieux mots du
terroir, les tours, les graphies, considérées déjà pour son
époque comme archaïsmes par les savants ; les latinismes
abondent sous sa plume : affuient a elle a reffuge... estre a
aide a dame... fiiire aumosne de l'autrui... estre sur le meu-
rir... vaincre par bien soufiVir, et ces pages sont émaillées de
mots savants tels que : abusion, vitupère machinacion, sus-
tentacion, impossibilité, frequentacion, aménité, oisiveté;
mistionnés, authentique, inestimable, transitoire ; exécuter,
déclarer, solliciter, suppediter; notablement, incessamment,
différemment, etc.. Mais ces difficultés de style n'existaient
pas au même degré pour les lecteurs de Christine de Pisan,
et ces phrases, écrites presque toujours pour être lues à haute
voix, où nous nous perdons, étaient pour les plus habiles de
clairs chemins dont les lacets exerçaient leur ingéniosité sans
la fatiguer; le clerc qui les lisait triomphait quand il réussis-
sait à se frayer une voie sans hésitation à travers les méandres
de leur dessin. L'un d'eux, Gilles Malet, valet de chambre et
lecteur de Charles V, se fit une réputation dans l'art de faire
ressortir avec grâce tous les points du discours, et son talent
ajouté à d'autres qualités solides lui valut la charge de biblio-
thécaire de la Librairie du Louvre : « Le roy moult amoit
icelluy par especial sur tous autres ; souverainement bien lisoit
et bien pouctoit '. »
Tous n'étaient pas des Gilles Malet et les plaintes de quelques
lecteurs sont venues jusqu'à nous par le propre aveu de Chris-
tine :
I. Charles V, livre III, chap. xx.
LA METHODE DE TRAVAIL DE L AUTEUR 75
« Les autres dient que ton style est trop obscur et que on ne
l'entent. Si n'est si delitahle. Et ainsi diversement le fais aux uns
louer et aux autres reprimer de loz, comme chose quelconques estre
a tous agréable soit impossible '. «
Mais la plupart du temps, le style du Livre des Trois Vertus
n'exerce ni notre perspicacité ni notre patience. Il est deJilabie,
et il nous charme par son allure aisée, simple et gracieuse. Nous
croyions trouver un auteur et nous y rencontrons une feiuuie.
Par la richesse, la force, la chasteté, la souplesse relative de sa
langue, autant que par la hauteur de sa pensée, la vigueur de
son intelligence et sa conception très noble de la vie, Christine
de Pisan mérite une place d'honneur parmi les meilleurs
auteurs du règne de Charles VI. Elle est au-dessous de Froissart
pour la richesse du coloris, la justesse du ton, la vivacité de la
narration, la grâce naïve et pittoresque de l'expression, mais
elle lui est supérieure par la solidité de sa pensée, la rec-
titude de son jugement et la variété de ses connaissances.
Sa prose l'emporte sur celle de tous les autres écrivains du
temps.
I. Vision, fol. 48 V".
CHAPITRE III
LES SOURCES DU LIVRE DES TROIS VERTUS
Nous savons de source authentique la manière dont
Christine de Pisan envisageait le droit qu'ont les auteurs d'em-
prunter leurs idées où bon leur semble, « de prendre leur bien
où ils le trouvent ». C'est elle-même qui nous renseigne à ce
sujet dans son Charles F par sa réponse aux « redargueurs » de
son temps qui disaient :
« Geste femme ne dit mie de soy ce qu'elle explique en son livre,
ains fait son traictié par procès de ce que autres acteurs ont dit a la
lectre. »
A laquelle accusation Christine répond :
« Tout ainsi comme l'ouvrier de architecture ou maçonnage n'a
mie fait les pierres et estofes dont il bastit et édifie le chastel ou
maison qu'il tient a perfaire et ou il laheure, nonobstant assemble
les matières ensemble chascune ou elle doit servir, selon la fin de
l'entencion ou il tent : aussi les brodeurs, qui font diverses devises,
selon la soubtiveté de leur vmagination, sans f;iute ne firent mie les
soyes, l'or ne les matières, et ainsi d'autres ouvrages : tout ainssi
vrayement n'ay je mie faictes toutes les matières de quoy le traictié
de ma compilation est composé : il me souffit seulement que les
sache appliquer a propoz, si que bien puissent servir a la fin de
l'ymaginacion a laquelle je tiens a perfaire '. »
Elle savait déjà que les idées générales appartiennent à tous
et qu'un auteur les fait siennes en les assemblant selon le
propre de son génie et en les revêtant d'une forme créée par
I. Chap. xvn, partie II.
LES SOURCES DU LIVRE DES TROIS VERTUS 75
son originalité. Elle prendra donc sans scrupule dans cette
mine inépuisable qu'étaient pour le mo^'en âge les moralistes
latins, les Pères de l'Église, les Saintes-Ecritures, les « pierres
et estofes » dont elle édifiera sa Cité; elle y fouillera les par-
celles d'or et les gemmes dont elle remplira son Trésor ; mais
ces matériaux d'architecture, ces fragments précieux, elle les
disposera, ordonnera, assemblera ou « orfèvrera » de telle sorte
que l'œuvre achevée aura un stvle nouveau et un cachet bien
déterminé : le stvle et le cachet de Christine de Pisan. Son
Livre des Trois Vertus fait penser à ces mosquées d'Algérie ou
■d'Espagne qui présentent dans leur ensemble un caractère si
harmonieux et si purement moresque. On pénètre dans ces
riches colonnades de marbre rose et on aperçoit ici un chapi-
teau gothique, là une colonne romaine qui, trop haute pour
l'alignement, fut amputée de son piédestal; là encore, une
autre, byzantine, qui développe les torsades de son fût sur une
base dorique '. Ailleurs, on s'engage dans de profondes et
majestueuses avenues de pierre blanche et noire conduisant au
lieu sacré de la prière, le mystérieux iiiirhab, et on constate
que ce sanctuaire fut érigé sur les vestiges d'une ancienne cha-
pelle chrétienne \ Ainsi le Trésor de la Cité des Dames offre
une multitude d'accessoires hétérogènes qui, tout en portant
la marque de leur origine étrangère, ne troublent cependant
ni l'harmonie, ni l'unité de l'ensemble ; on y verra un tragment
de saint Augustin reposant sur une théorie d'Aristote, un
détail de saint Jérôme ornant un argument de Sénèque, un
rinceau du Dionysius Caton se mariant à une fresque dan-
tesque, et un motif de Columelle décorant un paysage fran-
çais et médiéval.
Christine de Pisan a puisé dans le patrimoine commun les
idées générales de morale et de philosophie. Mais qu'elles
soient un emprunt direct aux auteurs anciens ou un héritage
inconscient de la sagesse antique, Christine les a fécondées
1. On en voit de frappants exemples à TAlhambra de Grenade.
2. Dans la mosquée de Cordoue.
76 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
par son observation directe du monde où elle a vécu et les
les a faites siennes par le travail de sa propre pensée.
Elle connaissait les auteurs que. d'après Eustache Des-
champs, tout bon rhetoricien devait avoir lus : \'alère Maxime,
Tulle, Tite-Live, Sénèque, Jean de Salisbury, Mrgile, So-
crate \ à l'exception peut-être de Priscien qu'elle ne men-
tionne nulle part ; mais elle avait étudié son abréviateur
Raban Maur. Elle en avait lu d'autres encore, qui étaient
restés étrangers à son chier iiiaistre et ami : Dante, Pétrarque,
Boccace, Cecco d'Ascoli, pour ne nommer que ceux qu'elle
avoue dans ses ouvrages -, et qui ont laissé leur marque sur
son esprit et dans sa langue et en outre, le Livre don Trésor
de Brunet Latin a dû lui être très familier. A ceux-là, si l'on
ajoute la liste qu'elle nous donne dans sa Vision, on pourra
se convaincre que son esprit était richement meublé :
« Comme l'enfant que au premier on met a l'a. b. c. d. me pris
aux hystoires anciennes des le commencement du monde, les hys-
toires des Hebrieux, des Assiriens et des principes des seigneuries,
procédant de l'une et l'autre, descendant aux Rommains ; des
François, des Bretons et autres pluseurs hystoriografes. Après, aux
deducions des sciences selon ce que en l'espace du temps que je y
estuJiai j'en pos comprendre '. »
Elle continue ainsi dans sa confidence à nous faire suivre la
marche de ses études et cite parmi les auteurs dont elle fit ses
liumanités : Honier, Plalo, AristofeJes, GalJien, Avicenna, TIjo-
leniee, Chrysostomus, Democritus, Virgile, Hora::^, Ovide, Tihiille,
Catulle, Juvenal, Boëtins, Apuleiiis, Vegetius, Frontinus, Trogus-
Ponipeins, Liican, Cicero, Suétone, Seneca, Angitstimts.
Les lectures pieuses venaient satisfaire au besoin de son
âme de chrétienne. Elle possédait à fond les Saintes Ecri-
1. Ballade 1567, Œuvres couipllics, t. VIII.
2. Dans la Cite principalement, dans son Clieviin de Loii^ Estiide, dans sa
Miititcion et dans sa Vision. Voir pour l'influence de Dante sur Christine
l'ouvrage de M. Arturo Farinclli, Djnfe en ta Frauda, Milauo, 1908.
3. Vision, fol. 59 v^^'.
LES SOURCES DU LIVRE DES TROIS VERTUS
//
tures ; les Pères de l'Eglise lui étaient fomiliers et elle aimait
à se récréer dans la Légende Dorée de Jacques de \'ora/;ze'.
Elle n'ignorait pas davantage la littérature contemporaine,
les poètes, les romanciers, les chroniqueurs % les moralistes, et
parmi ceux-ci, ceux qui ont laissé une profonde empreinte sur
les esprits du moyen fige, ce fameux Dionysius Cato, dont les
Distiques ', destinés à l'enseignement delà jeunesse, ont été si
souvent traduits et remaniés jusque dans la Renaissance et le
Moraliiiui dogiita philosophontm ^ qui, sous le nom de Dits des
philosophes, Moralités des philosophes, était pour les écrivains du
moyen âge le recueil par excellence des belles maximes. Elle
était familière avec les auteurs de Chastoieiiie>its et les compila-
1. Christine de Pisin aurait pu lire cet ouvrage en latin, tel qu'il avait
été écrit par son auteur à la fin du xnie siècle ; mais dès la même époque
on en avait eu en français des traductions partielles, et en 1334 Jehan de
Vignay en avait fait une complète. Voir Roiiianic Rei'inu, july-september
191 1, page 324 et suiv. Columbia University Press, New-York.
2. Christine de Pisan ne cite nulle part Froissart et ne semble pas avoir
connu ses Cbroiiiqiies ni ses poésies. Serait-ce que le chroniqueur de
Valenciennes, trop anglais d'esprit, ne fût pas apprécié en France à ce
moment-là ?
3. On attribuait ces Distiqin's de Dion\sius Cato à Caton le Censeur.
C'était une œuvre écrite au w^ siècle de notre ère, donc beaucoup plus tar-
dive. Le nombre des traductions et remaniements qui en ont été faits est
infini. Alcuin, Adélard, Isidore de Séville s'v sont exercés.
Dans la première moitié du xii^ siècle, le moine Everard les tourna en
français. Jean Lefebvre, dans la première moitié du xv^ siècle, les remet en
vers et les attribue à Caton d'Utique et, en 1553, Pierre Grosnet en publie
une nouvelle édition sous le titre de Mots dorés du grand et saige Catboii,
Paris, 15 30-1 5 3 3, 2 vol. in-80. Voir le Li'ire des Proirrlrs, Leroux de
Lincv, Paris, 1589, Introduction, page xvi et suiv.
4. Le plus grand recueil de sentences morales attribuées aux grands phi-
losophes connus au moyen âge, tels que Platon, Sénèque, Aristote, Vir-
gile, Socrate, Diogène, Ovide, eic,, était celui d'Alart de Cambrai, rédigé
dans la première moitié du xiii^ siècle. On en a fait dans la suite un grand
nombre de rédactions différentes, entre autres Guillaume de Tignonville,
l'ami de Christine de Pisan. (Voir Le Livre des Proverbes de Leroux, de Lincy,
Introd., p. xvin).
« Une autre traduction du Moralinin Plnlosoplwrtim, le Livre des Moratités,
longtemps attribué, dit M. Paul Meyer, à Gautier de Lille, appartient en
réalité, comme M. Hauréau l'a prouvé récemment, à Guillaume de Cou-
ches. Voir Biitletin de la Socicte des Ane. Textes, 1894, p. 37 et 1879, p. 73.
7o LE LIVRE DES TROLS VERTUS
teurs de science universelle, comme Vincent de Beauvais, le
moine anglais Barthélemv et même elle ne craignait pas
d'aborder des ouvrages spéciaux tels que ceux de Columelle,
de Jean de Brie, de Jean le BoutilHer, de Pierre de Crescens et
de ^'égèce.
Son esprit montre déjà cette curiosité scientifique, ce besoin
de savoir universel qui se manifestera pendant la Renaissance
française, un peu plus tard, mais qui avait déjà commencé son
œuvre en Italie lorsque Thomas de Pise professait à l'univer-
sité de Boukvjguc-la-Grassc, avant qu'il n'allât servir la sérénis-
sime République de \^enise de ses sages conseils et de ses
doctes prévisions, et avant que le renom de sa science ne le
fit appeler à la cour de Charles \'.
On peut se demander où Christine de Pisan, pauvre veuve
« demourant en son mesnaige », gênée dans ses affaires, pou-
vait ainsi trouver cette quantité de livres précieux pour ali-
menter sa passion de lecture.
D'abord, elle nous informe qu'elle avait chez elle un petit
fond de bibliothèque. Son père avait apporté en France ses
livres d'Italie. C'est sans doute dans cette réserve que Christine
trouva parmi les Ptolémée, les Gallien, les Avicenne du savant
astrologue, une partie des auteurs latins et les auteurs italiens
qu'elle nomme. De plus, la famille de Pisan, riche et bien
posée \ avait dû garder longtemps des relations étroites avec
l'Italie et Thomas n'avait pu rester ignorant de ce que la
littérature produisait de l'autre côté des Alpes. Ht Christine,
I. Il y avait au xiv^ siècle des caravanes de mardiands lombards qui,
deux fois par an, faisaient le voyage de Paris à Milan ou à Florence.
Thomas de Pisan eut même pendant plusieurs années des relations impor-
tantes avec Venise. La République avant eu avec Charles V des démêlés à
propos des Lettres patentes accordées par Jean le Bon aux marchands de
Venise, et ces lettres ayant été violées, elle chargea son ancien conseiller,
Thomas, alors astrologue et conseiller du roi de France, de défendre sa
cause. « Elle n'eut qu'à se louer de son mandataire ». Il obtint, peut-on
croire, toute satisfaaion. Voir page 32 de V Histoire des Relations de la
France avec Venise du Xllh siècle à Vavcnement de Charles J'III, par
P. M. Perret, Paris, 1896.
LES SOURCES DU LIVRE DES TROIS VERTUS 79
« encline par nature » a dû de tous temps faire son profit de
ce qui se disait ou lisait dans ce milieu cultivé qu'était sa
famille '.
C'est ainsi qu'elle connaissait Pétrarque par ses écrits,
mais elle avait pu aussi entendre son père s'exalter sur le génie
italien qu'il avait certainement vu à \'enise ^. C'est aussi pour-
quoi, bien que le nom de Francesco da Barberino ne se ren-
contre pas dans ses écrits, Christine a dû connaître son traité
Del Reggiffietito edei Cosfiinii délie Donne. Peut-être se trouvait-il
parmi les livres de Thomas; peut-être celui-ci en récitait-il à sa
fille les rimes familières :
« Dio non va ciL-rcando
Pur rompcr di <:;inochia
Ma ben savc che va ciercando i chuori »
ou
Essè avien talora
Le convengna caiitare
D'una maniera bassa
Soavemcnte canti. »
Ou bien, la prudente mère, ma damoiselle Thomas de Pisan
1. Sa miire était la fille d'un gentilhomme de Forli, « gradué a Testudc
de Boulogne-la-Grasse » qui possédait « honneur, richesses et gaings à
Venise « dont il était un conseiller. Vision (52 r»). Même si elle n'avait pas
étudié dans les livres, il lui avait été facile d'acquérir une culture générale
par son association avec son père et son mari. Thomas, lui, était un lettré,
un « subtil philozophe » qui prenait plaisir à développer l'intelligence et
l'instruaion de sa fille.
2. Pétrarque vint se fixer à Venise en mai 1362 et Thomas de Pisan ne
quitta cette ville qu'en 1565. Il est donc plus que probable que Thomas ait
recherché et obtenu l'honneur de connaître personnellement Pétrarque.
Tous deux avaient passé une partie de leur jeunesse à Pise ; tous deux étaient
avides de savoir et tous deux professaient un culte ardent pour la science
et pour les Anciens. A part ces liens naturels, Thomas était conseiller de
la RépubHque qui, alors, prodiguait au vieux poète toutes ses caresses et
tous ses honneurs. Ils ont dû assister de concert à cette fête magnifique,
donnée le 4 juin 1364 sur la place Saint-Marc, pour célébrer une victoire à
Candie, et pendant laquelle Pétrarque, assis à la droite du doge, son ami,
y partagea les honneurs souverains.
80 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
aura trouvé quelques occasions de proposer comme maximes
de conduite des vers comme ceux-ci :
« Ferma, cortese e cogli occhi chianti »
ou encore :
« Temperato riso, rado c alluogo e attcmpo suo. »
Quoi qu'il en soit, leur fille s'est souvenue de Francesco en
écrivant son Livre des Trois Vertus, comme on peut s'en
convaincre par plusieurs passages \ Il est fort vraisemblable
qu'elle ait connu aussi ses Docuiiienti tfanwre. D'après l'analyse
qu'en donne M. A. Thomas dans son livre de Francesco da
Btirbarino, de nombreux rapprochements s'imposent. Par
exemple, dans la conduite recommandée aux veuves ; dans les
préceptes des bonnes manières qui offrent entre eux une ana-
logie plus étroite qu'avec les autres traités de savoir-vivre ;
dans l'introduction de dame Prudence ; dans la considération
de la vie à tenir, vie active ou vie contemplative ; dans la
manière de se créer des adversaires imaginaires afin de les
réfuter et dans beaucoup de détails d'expression -.
A cette petite bibliothèque de savant italien du xiV^ siècle
vinrent s'ajouter sans doute quelques livres français pendant
les années prospères, et le roi Charles \' avait confié à son astro-
1. On peut bien admettre que Thomas de Pisan ait eu environ 35 ans
lorsqu'il vint en France. Il devait donc étudier à Bologne vers les an-
nées 1345 ou 1346, c'est-à-dire vers les dernières années de la vie de Fran-
cesco, qui mourut en 1348. Il ne serait guère vraisemblable que Thomas
de Pisan n'eût pas connu l'œuvre de celui qui, en Italie, passait à ce
moment « pour le champion par excellence du bon goût et de la bonne
tenue », selon l'expression de M. A. Thomas. Voir son Francesco dii Barhe-
riiwetJa littèr. provenç. en Italie an moyen dge, Paris, 1883. — D'ailleurs la
multiplicité des rapprochements qu'on peut établir entre Le Livre des Trois
Vertus et le Regginiento constitue un argument plus fort en faveur d'une
influence directe.
2. Je n'ai pas eu les Docunienti d'aniore entre les mains. Tout ce que j'en
sais, c'est ce que j'ai lu dans l'ouvrage de M. Thomas (je renvoie surtout
aux pages 59, 62, 63) et les extraits que la Scciétê des anciens Textes anglais
en a publiés (Original séries 108), éd. F. Furnivall, London 1897, page 45
et suiv.
LES SOURCES DU LIVRE DES TROIS VERTUS 8l
logue de prédilection un petit dépôt de livres dont le recolle-
ment ' nous a été conservé et qui n'avait pas encore quitté
le logis de Christine lorsque celle-ci composait sa Miifacioii.
Le clerc maistre Estienne de Castel devait avoir laissé aussi
quelques livres de classe et des cahiers de notes que la
jeune veuve tenait pour précieux et feuilletait fréquemment.
En outre, Gilles Malet, qui fut le bibliothécaire du Louvre
à partir de 1369, jusqu'à sa mort, survenue en 1411 % et qui
fut l'ami de Christine, ne dut pas lui fermer l'accès de sa
librairie, riche de plus de douze cents volumes ', et plus vrai-
semblablement encore, Gerson, le puissant chancelier de l'Uni-
versité, son ami le plus vénéré, prit plaisir à ouvrir à la femme
qu'il admirait les trésors de sa Sorbonne, aussi bien que les
livres, sa plus chère possession +, qu'il avait amassés au Cloître
Notre-Dame.
Ses autres amis, mon seigneur Burel de la Rivière, Montaigu,
Tignonville possédaient aussi des livres et il est à présumer
qu'ils les tenaient à la disposition de Christine. Pourquoi n'en
aurait-elle pas aussi échangé avec son confrère Eustache
Mourel > ? Et Digne Raspondi qui, à côté de son bureau de
1. Un livre de Geuesis en hébreu et en calde.
Item, un autre livre de Geuesis en hébreu simple.
Item, un diccionaire sur aucuns livres de la Bible qu'on appelle le Divin.
(Note de l'éditeur : le Divin était pour les Juifs ce que la Version des Sep-
latite était pour les Chrétiens).
Item, un livre des Prophètes.
Item, un petit livre de médecine.
Item, un petit livre d'experimens.
Item, un sautier parfait.
Revue des Questions Historitjiies, Siméon Luce, p. 369, Paris, 1878.
2. KecbenL's sur ht Librairie de Charles V, p. 11, de L. Delisle, Pa-
ris, 1907.
5. Ibid. Le catalogue des ouvrages renfermés dans cette librairie (p. 200
et suiv.) fournit une liste de 1.239 exemplaires.
4. Les Cabochiens allaient en 141 3 envahir sa maison, la piller et jeter
tous ses livres dans la Seine, pendant que Gerson, pour échapper à leur
fureur, se tenait caché trois jours durant dans les combles de Notre-Dame.
5. C'est peut-être de l'exemplaire de Columelle, que devait posséder
Christine de Pisan, sans doute un héritage de sou père, qu'Eustache Des-
6
g2 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
change de la rue de la Vieille-Monnoie, tenait les plus beaux
manuscrits, les plus riches joyaux et les draps les plus soyeux
de Paris, devait bien se laisser aller quelquefois, tout mar-
chand lombard qu'il était, à permettre à sa compatriote de
jeter quelques coups d'œil sur ses livres nouveaux.
Grâce à cette abondance de livres, Christine a pu acquérir
une culture générale variée et solide et se livrer, à un moment
donné, à la composition d'ouvrages dont la matière première
reposait au fond de son cerveau. Elle complétait, précisait par
des recherches dirigées dans un sens défini cet ensemble de
notions générales, les contrôlait par son expérience et par son
jugement, leur donnait sa façon et ainsi sont éclos entre 1389
et 1405 ces « quinze gros volumes » dont notre Trésor est
l'avant-dernier.
En traitant des lieux communs de morale et de philoso-
phie qui se transmettent immuables de siècle en siècle, puisque
le fond de la nature humaine est éternellement identique, Chris-
tine ne pouvait pas ne pas se rencontrer avec ceux qui en ont
traité avant elle, avec les philosophes anciens, latins ou grecs,
les Pères de l'Eglise et la Bible. Chercher les origines de telle
idée sur l'orgueil, sur l'envie, sur l'hypocrisie, ce serait vouloir
chercher les origines de toute la littérature médiévale, et même
de la pensée humaine ; en établir les rapports avec la littérature
latine, la littérature sacrée, et par delà, pénétrer chez les Grecs,
chez les Persans, les Egyptiens, que sais-je ? Recherches qui
.. ne rentrent nullement dans le cadre de cette étude. Je me
bornerai donc à indiquer d'une façon générale la parenté qui
existe entre certains thèmes généraux, développés par Chris-
tine, et les philosophes de l'antiquité dont était imprégnée la
littérature médiévale tout entière. Loin de moi la prétention de
champs a pris certains passages de sa ménagère dans le Miroir du Mariage.
M. Gustave Raynaud, son éditeur, tome XI, page 185, pense qu'Eustache
Deschamps n'a connu le De Re Rustica que par une traduction. Une tra-
duction n'aurait pu faire que Christine se tînt si près du texte latin dans
son Livre des Trois Vertus, et si elle l'avait entre les mains, pourquoi pas
Eustache, qu'elle proclamait son maître et ami ?
LES SOURCES DU LIVRE DES TROIS VERTUS 83
présenter cette étude comme précise ou comme complète.
D'ailleurs, il ne s'ensuit pas, parce quïme même idée se
retrouve chez deux ou plusieurs auteurs' à la fois, que les der-
nier venus l'ont empruntée aux premiers. Quand il s'agit de
vérité universelle des esprits peuvent coïncider fortuitement
dans la manière de l'exprimer à travers les siècles et les espaces.
Il serait puéril, parce que Christine dit dans son Livre des Trois
Vertus « qu'une bonne temme est un trésor », de vouloir se
reporter au Psaume ce, 22, ou à tel passage d'Aristote ou
de Sénèque pour en trouver la source. Si, comme l'assure
M. Bédier, les lils de Seth et de Japhet médisaient déjà de la
femme, Adam, songeant aux joies de l'Eden perdu, a pu déjà,
lui aussi, proférer cette Uième parole devant ses fils et petits-
lils Seth, Enos et Kenan.
De même Christine n'ignorait pas ce verset des Proverbes
(ce, 23) taisant l'éloge de la temme qui prend plaisir à voir
son mari bien vêtu :
« car il est reconnu dans les portes quand il est assis avec les
anciens du pavs, »
mais V pensait-elle lorsqu'elle écrivait :
« doit estre songncuse que son mari doibt estre nettement tenu en
robes et touttes choses, car le net liabillement Ju marv est l'onneur
de la femme » ?(46)).
La temme du chef Xavajo dans son ivigivam préparait pour son
mari la plus belle parure de plumes et, de ses doigts, lui
tissait la plus brillante couverture ahn qu'il fût le plus beau et
le mieux paré parmi ses trères, et la squavj ' indienne n'avait
pas lu Salomon.
Nous nous garderons également d'invOv]uer Aristote et ses
Economiques (livre I, ch. vu) lorsque nous lirons dans le Livre
des Trois Vertus que c'est le rôle de l'homme « d'acquerre »
I. Sqitaiv, mot indien, de l'usage courant aux Etats-Unis pour désigner
la femme du Peau-Rouge. Les Navajos sont actuellement disséminés dans
l'Arizona et le Nouveau-Mexique et leurs couvertures de laine aux vives
■couleurs, finement tissées, sont encore très recherchées.
84 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
les provisions du ménage et celui de la femme de les distri-
buer.
Il y a ainsi dans le courant de l'ouvrage de nombreuses
coïncidences qui n'impliquent pas nécessairement un lien de
parenté, de ces vérités fondamentales qu'Aristote a exprimées,
que Christine a observées autour d'elle et qui restent vraies
dans la vie journalière que nous vivons. Il suffirait donc pour
donner une idée générale des sources dont Christine s'est
inspirée dans son Livre des Trois Vertus de mentionner l'ori-
gine des thèmes de morale et de philosophie qu'elle y a déve-
loppés, et de citer les ouvrages où elle a puisé directement
pour des sujets particuliers.
En faisant un petit tableau récapitulatif des auteurs cités
dans le cours de l'ouvrage et des idées à propos desquelles
Christine invoque leur autorité, nous verrons apparaître
devant nous la phalange des écrivains favoris du moyen âge..
Nous n'aurons plus qu'à en ajouter d'autres dont les traces
et l'influence sont manifestes quoiqu'ils ne soient pas nom-
més :
Saint Bernard est cité aux paragraphes :
(38) « Sur Cantiques « : oyseuseté est la mère de touttes.
truffes...
(41) 3) la chasteté garde l'âme de péché.
(583) la chasteté fait du vil corps un plaisant habitacle à_
Dieu.
Saint Ambroise :
(452) la chasteté fait de l'homme un ange.
(583) répétition du paragraphe (452).
(454 et 455) « au I" Livre des Offices » ; Bégnivolence-
est un lien qui unit tous les hommes.
Saint Augustin :
(102) « au Livre de Correction » : deux choses sont
nécessaires pour bien vivre : conscience et bonne
renommée.
(434) « au Livre des Paroles Nostre-Seigneur » : remon-
trances à ceux qui cuident être nobles par lesang^
LES SOURCES DU LIVRE DES TROIS VERTUS 8)
les vertus seules ennoblissent et la première est
l'humilité.
{447) au Livre des Saintes Vierges » : sobresse est la garde
des vertus.
SÉNÈaUE :
( 9) L'entendement du sage se repose après grand
labeur.
(72) Il faut laisser aller légèrement le mêlait.
(79) « au IIl" Livre d'Ire » : La bénignité sied aux
princes.
Saint Grégoire le Grand :
(49) « Es Ouielies « : description des joies du Paradis.
(73) « Le XXIL Livre des Moral les » : nul n'est parfait
s'il n'a pacience à supporter ses maux.
Saint Basile :
(89) Les biens temporels ne sont que des richesses prê-
tées par Dieu pour les partager avec les pauvres.
Saint Chrysostome :
(68) Paroi les de saint Crysostonie sur saint Matthieu » :
Qui veut avoir la princeté céleste doit être
humble en ce monde.
Saint Jérôme :
(449) « sur le Psaultier » : \^ainc et suppédites nature.
LÉON pape :
(502) « ou Sermon de l'Apparition » : charitable miséri-
corde est la première des vertus.
Origène :
(447) « Yvresse est la naissance de tous vices et sobresse,
la mère de toutes vertus,
Guillaume Machaut :
(534) « Vieille cointise et jolie
Estmatere democquerie ».
Jean Salisbury :
(204) « ou tiers Livre, chapitre XiV du Polycratico)i » .'La
largesse est nécessaire aux princes.
86 le livre des trois vertus
Valère Maxime :
(i8i) Les princes autrefois taignaient d'être parents aux
dieux afin que leurs sujets les eussent en plus
grande révérence.
Citai ions de la Bible :
Salo.mon est cité aux paragraphes :
( 86) « Es proverbes, eh. XXl^ » / doulceur et humilité
assouagist le prince et la langue molle.
(417) « Epistle sur la femme saige » est citée.
(581) comme exemple de sage qui trébucha dans le
péché : Que nul ne soit trop présomptueux.
l'Ecclésiaste :
(45) « au X" chapitre » : Dieu a détruit les sièges des
orgueilleux.
(102) Ayez cure de bonne renommée.
L'ÉVANGILE selon SAINT MaTHIEU :
(68) Aime ton prochain comme toi-même.
(58) sans citer, Christine rapporte la visite de Jésus
chez Marthe et Marie.
(448) sans citer, Christine dit que le royaume des cieux
appartient aux humbles.
Job' :
( 48) Description de l'enfer et de sa pueur merveilleuse...
Judith :
(453) Tu es la leesse d'Ysraël..., tu as force d'homme car
tu as chasteté.
ESTHER :
(137) « dans la Bible ou i" Livre, » exemple d'humilité
envers son sei2:neur.
I . Job avait été popularisé dans le moyen âge par les Moralles du pape
saint Grégoire, qui étaient des commentaires en 35 livres. M. W. Foerster
les a imprimées à la suite de son édition des Dialogues de saint Gré(;oire,
Halle, 1876.
LES SOURCES DU LIVRE DES TROIS VERTUS 87
David et saint Pierre (581) sont cités comme exemples de
sages qui tombèrent dans le péché.
Saint Paul n'est pas cité ; mais plusieurs allusions à ses
épitres sur la charité et sur le mariage sont transparentes.
Comme on peut facilement s'en rendre compte, ce sont
saint Augustin, saint Bernard, saint Ambroise et Sénèque qui
se disputent la palme dans le livre de Christine de Pisan. Les
autres saints et prophètes ne sont guère là que pour donner
de la couleur locale et, pour un ouvrage d'aussi longue
haleine que le Livre des Trois Vertus, on est bien forcé de
reconnaître que le nombre d'autorités invoquées est restreint.
En trois pages de TArchilogie Sophie, ou du Livre des Profits
Champestres, ou du Miroir hislotial de Vincent de Beauvais, on
en rencontrerait autant que dans les trois livres du Trésor.
Pour tout ce qui concerne les devoirs religieux, la poursuite
des vertus chrétiennes, la réprobation des péchés capitaux, le
châtiment des pécheurs, la récompense des élus, Christine
s'inspire de la Bible, des sermons, et des Pères de l'Eglise et,
sans remonter si loin, la conception de Dante dont elle con-
naissait la Divine Comédie a pu fournir cette belle idée de la
béatitude consistant dans la vision de Dieu.
La description de l'enfer provient des mêmes influences.
Saint Bernard s'est complu à détailler l'horreur du royaume
de Satan, rempli « d'horribles et espoentables figures et faces
de dvables qui tourmentent les pécheurs et ardent avec eux ;
les vers crueux mordans les pécheurs jusque dans le cuer' ».
Sans faire, comme le Menagier de Paris, une nomenclature
complète des sept péchés mortels et des sept vertus cardinales,
Christine cependant, fixant les devoirs moraux de ses dames,
leur prêche la pratique des unes et « l'eschivement » des
autres. Son petit catéchisme ne forme pas un morceau ennuyeux
divisé en sept points, mais est distribué sagement dans tout
l'ensemble du traité didactique selon l'enseignement de pru-
I. Eiiseigiieniens de saint Bernait, chup. xii. Bibl. Nat., t". tV. 919.
88 LE LIVRE DES TROLS VERTUS
dence mondaine qu'il vient fortifier. Ici encore, nous trouve-
rons des influences générales plutôt que des sources propre-
ment dites, celles des textes sacrés, des moralistes latins et
médiévaux et, sans doute, quelques souvenirs du Purgatoire et
de l'Enfer de Dante.
Thèmes généraux. — L'orgueil, et sa vertu contraire /'/;//-
milite : Ces thèmes sont inspirés par la Bible ; Evangile selon
saint Matthieu, dans ses Béatitudes, V, et ch. xvni ; Evangile
selon saint Luc I, 50-52 ; Evangile selon saint Marc XI\', 12 ;
II Rois, XVIII -i)-!) Les écrits de saint Bernard, de saint Augus-
tin, de saint Chn'sostome.
On peut aussi faire des rapprochements avec YEpître à Ljcile
de saint Jérôme qui reproduit Sénèque et Valère Maxime,
chap. m, livre III; le Polycratique, livre III, ch. 11.
L'envie et l'ainitié. — Le Nouveau Testament, en général, qui
enseigne à aimer son prochain comme soi-même. Saint Mat-
thieu VII, I, 12 ; V, 44, et XXII, 37-40 ; saint Jeau XV, 12 ;
Prov. XIX, 4-8, et XXVIII, 22; E-^échiel, IV, i, 4 ; Saint
Paul aux Rom. XIII, 14; Ecrits de saint Jérôme; Ethiques,
d'Aristote, livre VII ; De Amicitia de Cicéron ; Roman de la Rose,
I, V. 157-158 et 160-1.
Ire et dehonnaireté. — Saint Matthieu, V, 7 et 44 ; Psaunu^s
XVI, 32, CXXXIII sur union et concorde fraternelle.
Epistre aux Corinthiens XIII, 1-3. Eloge de la charité.
P/w^r^É?5 XVII et XXVIII, 19-20 : avantages de la concorde
et danger des querelles.
Saint Bernard sur Begnivolence, et saint Grégoire.
Sénèque : de Ire et de Clémence.
Moralités des Philosophes : diz attribués à Pictagoras '.
Li Trésors de Brunet Latin, livre II, part. I, chap. xxiii.
I. « Et si est ire si mauvaise que une petite flnmesche fait de legier un
bien grand feu «. Guillaume de Tignonville, Bihl. Nat., f. fr., ms. 1105,
fol. 72 vo.
LES SOURCES DU LIVRE DES TROIS VERTUS 89
Paresse et diligence. — • Proverbes, \\, 9, MI, n, XX, 4,
XXIV, 2j;Job l, 21-22; saint Matthieu MI, 17.
Saint Jérôme sur V Oisiveté.
Saint Augustin, livre de TŒnvre des Moines.
Avarice et largesse. — Ep. de saint Paul, I, aux Corinlbiens
XIII, 1-3. Prcv. XX, 14-18 et 28 et XXV ; Ev. saint Luc, XII.
Mie bée, M, 1 1 .
Boèce : De la Consolation de la Philosophie.
Sénèque : Des Bienfaits II, 4; Li Trésors, livre II, part. I,
chap. XX et xxi et livre III, part. II, ch. xvi.
Saint Basile, saint Augustin et saint Bernard.
Tous les écrits du moven âge sur les qualités du vrai cheva-
lier et sur l'amour courtois prescrivent en premier lieu la
largesse.
Gloutonnerie et sobriété. — Proverbes XX. Dangers de l'ivro-
gnerie.
Saint Jérôme : adversus Joviniaiiu»! II, Xlll : la gloutonnie
est un vice funeste à la santé et à l'âme.
Saint Bernard sur la Sobriété : que le corps doit être maîtrisé
par l'esprit, « que la chambrière soit dame ;> n'est pas raison.
(Ms. 9i9.XIXfol. 5).
Origène et saint Augustin.
Eclésiaste, XXX 23-28 ; Psaume XXIII, 27-28.
Luxure et chasteté. — E:^échiel, XXXIII, 29 : continence et
incontinence.
Proverbes, M, 24 et chap. vu XXI, XXIII, 27 et XXV It, 20 :
les artifices d'une femme de mauvaise vie et préceptes contre
l'impureté.
II Samuel, XI, 2-26 : David vaincu par les charmes de
Bethsabé et puni par Dieu.
I Rois, XI, 1-14 : La luxure de Salomon le pousse à l'ido-
lâtrie.
Saint Augustin, Pat. lat. XXX^'III, col. 526.
Saint Jérôme, ad. Joviniam, 98 : Pouvoir de la virginité et
De miracles.
90 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
Saint Bernard, saint Ambroise et saint Chrysostome :
Pouvoir de la virginité.
Aristote : Etbiijiics, Morale à Kicodcrue \l\, i-xi ; et Grandes
Morales, \\\, VI-MI : l'homme doit fuir la luxure.
Vincent de Beauvais dans son Miroir historial ; Brunet
Latin dans son Trésors, livre II, part. I, ch. xix et ch. xxii ;
livre II, part. II, chap. lxiv.
Les conseils que donne le Livre des Trois Vertus relative-
ment à la piété : sur la vraie et la fausse piété, sur la prière, la
repentance, les pratiques de dévotion telles que jeûnes,
pèlerinages étaient des lieux communs du temps qui n'avaient
besoin d'autre inspiration que celle tirée de la vie quotidienne
et de l'esprit des prédications. On peut faire quelques rappro-
chements, mais Christine parlait d'abondance et si, dans le
tour de ses expressions, elle a un air de famille avec certains
auteurs, il faut l'attribuer à une réminiscence inconsciente ou
au hasard.
Piété. — Saint Mattlnen XXII, 37-40 : le principe de la
vraie piété ; XXIII sur l'hypocrisie.
Saint Luc XII, sur l'hypocrisie.
Saint Bernard dans Enseignemeus, ch. xxx, l'oraison de
bouche sans le cuer est de nulle valeur.
Juges I, 12-16, sur la fontaine de componction.
Psaumes XXXVIII, 4-23, et CXLIII CXXXVI, 3-7; saint
Paul, II, Corinthiens IV, 6.
E:^échiel XVIII, 20-24, sur la repentance du pécheur et la
miséricorde de Dieu.
La pratique des aumônes est non-seulement un devoir
pour le chrétien mais une sage politique, car elle assure la vie
éternelle et le souverain bien, enseignement illustré par
l'exemple du Roi en exil (60-61), tiré du roman de Barlaani et
Josapbat, popularisé par Gui de Cambrai '.
I. Voir l'édition qu'en a donnée M. Cari Appel. Balabaiii iiml Josaphas,
Halle, 1907. On v trouvera l'exemple développé du vers 3015 au vers
31 15 et la glose qu'en fait l'ermite du vers 3126 au 3419.
LES SOURCES DU LIVRE DES TROIS VERTUS 91
Saint Jérôme et saint Chrysostome : point d'excès de jeûnes.
Roman de la Rose, v. 947-1030, le Livre de Matlheohis
I (42 et 73), la MIP des Ouiu:^e joies du Mariage et une foule
d'autres écrits parlent des dangers des pèlerinages et des faux
prétextes allégués pour s'y rendre.
Pour retracer l'origine des lieux communs de philosophie
et de morale universelle, il faudrait connaître à fond la littéra-
ture latine du moyen âge, les rapports certains de celle-ci
avec ses originaux, et ses filiations directes ou indirectes avec
la philosophie grecque ou musulmane ou peut-être hindoue
ou chinoise. Ce domaine de la littérature est encore couvert
d'ombre et attend de hardis et habiles explorateurs. Tout ce
qu'il est possible de faire à un modeste éditeur c'est de donner
quelques indications générales sur les sources probables et de
noter quelques parallèles.
PJjilosophie. — La \raie sagesse : Proverbes de Salonion,
chap. I, II, III et IV ; Psaume XMII, i-io ; parole de Socrate :
Connais-toi toi-même ; saint Bernard : Pair. lat. de Migne,
CCXVn, col. 701-746, et dans Euseignemens, chap. xx.
Vanité du monde : Ecch'siasie II; XII, 10 ; Job XXX; De
Conteiiiptii Af////^/ d'Innocent III, traduit plus tard par Guillaume
Alexis ' ; De la Mutabilité de Fortune de Pétrarque ; Boèce^
Consolation, livre III.
Brièveté de la vie : Psaumes : XC et CXLM. Ecriés. I, 2 et
XII, 10; II, IV; Œuvres de l'abbé Hugues de Saint-Mctor,
Rouen, in-fol., 1648 ; saint Jérôme, saint Bernard; AUart de
Cambrai : Moralités des Philosophes-; Cité de Dieu de saint
Augustin, Liv. XIII, ch. x.
Fragilité humaine : Ecriés. Y, 1 5 et M ■,Job W ; Psaunw XC ;
Li Romans de Carité qi du Miserere du Reclus de Molliens; De
Contemptu niundi, Patr. lat., CCXMI, col. 701-46; Philosophe
1. Edité par A. Piaget et E. Picot, Paris, 1899 (72-76).
2. Bulletin des Anciens Textes, 1895, p. 96.
^2 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
Secundus ; Comohiiion de Boèce VII, 297 ; saint Bernard : con
:gnois que tu n'es autre chose que hoe et porriture, etc. le
vaisseau de la mort, le pèlerin sans repos, l'oste de la terre, la
viande des vers; Les Mcditacions, ch. ix '.
Recherche de la bonne réputation : E:iéchiel VII, i ; saint
Augustin, le Polycraîigue, livre VI; Distiques du pseudo-Caton,
Catotiis, I, 15 ; Li Trésors, livre II, part. II, ch. en.
Vérité dans les paroles et dans les actes : Ecclés. XX, 28-29 ;
Psaume, CXVIII, CIV, CXXVIII ; saint Augustin, De Men-
Jacio ; Aristote, Morales à Kiconiède \\ et MI ; le PoJycratique,
livre III, ch. iv et v; Li Trésors, livre II, part. I, chap. xxv.
Affabilité : Ps. XVI, 24. Proverbes XXV, 15 ; Ev. saint Mai-
îhien V. 5 ; Tulle, Livre des Offices ; Brunet Latin, Trésor.
Obéissance aux autorités : Ecclés. II, 17; saint Matlhieii
XXII, 21 : « Rendez à César... » ; Valère Maxime ; Le Ré<yime
des Princes, Gilles de Rome.
Egards dus aux pauvres : Psaume XXMII, é ; saint Luc I,
50-52; saint Jérôme; saint Marc, X, 25; saint Augustin;
Valère Maxime, IIP livre, iir' chap.
Egards dus à la vieillesse : Proverbes XIV, 3 1 ; Psaumes XM,
31 et XXXVIII, 4; Juges I, 12-16; Valère Maxime, IIL livre,
iv-' chap. ; Distiques du pseudo-Caton, Catoiiis, II, 14.
Histoire. — L'histoire joue un rôle secondaire dans le Livre
des Trois Terlus. Christine n'y fiiit appel qu'en manière
d'exemples et elle en cite les faits et nomme les personnages
brièvement sans se laisser entraîner à d'oiseuses narrations.
Les faits concernant les Anciens ont été pris dans les Faits des
Romains " ou dans les romans de chevalerie de Benoît de
Sainte-More.
Pour les Grecs et Assyriens (Lycurgue, Darius, Xerxès),
dans Justin, abréviateur de Trogue-Pompée qu'elle mentionne
1. Bibl. Xat., f. fr., nis. 919, fol. 5.
2. Voir l'article de M. Paul Mcyer, Romauia, XIV, page 8 et suiv., sur
k'S Coiiipiliitions historiques.
LES SOURCES DU LIVRE DES TROIS VERTUS 95
parmi ses livres d'étude (^Vision et Charles F) ou dans l'Histoire-
Universelle de Pierre le Mangeur '.
Les faits bibliques (Xabuchodonosor, Judith, Esther, Salo-
mon, David, saint Pierre, Marthe et Marie, la parabole des
ouvriers dans la vigne), dans les livres qui relatent la vie de
ces personnages ou dans les Evangiles.
Xabuchodonosor, Daniel IV, 33 ; V, 30-31.
Judith, la chasle, le Livre de Judith, chap. x, xv.
Esther, rhuinhle, le Livre d'Esther, chap. i.
Job, le patient, le Livre de Job, chap. xiv.
David, qui tombe dans le péché I. Rois XI, 2-26, et qui en
est puni I. Rois XXI\', 13-16.
Salomon, qui tombe dans le péché IL Rois XI, 3-12.
Msite de Jésus chez Marthe et Marie, Saint Luc X, 38-42..
Reniement de saint Pierre, Saint Matthieu XX\'I, 69-75 j
saint Marc XX, 66-72; saint Luc XXII, 56-61 et saint Jeair
XVIII, 25-27.
Les faits concernant les saints et les saintes, sainte Bathildc
ou Baudour, sainte Marguerite, sainte Agnès, sainte Marie
l'Egyptienne, sainte Affre proviennent de la Légende Dorée de
Jacques de Yovuzzq.
Les allusions à Clovis, à saint Louis, à la reine Blanche, à
Robert d'Artois, aux sires de Montlhéry, de Corbeil, ont été
puisées dans les Chroniques de Saint-Denis.
Les faits contemporains sont le fruit de l'observation per-
sonnelle de Christine de Pisan ou de ses souvenirs ou de
ceux qui en avaient été témoins : la reine Jeanne d'Evreux,
la reine Blanche, la duchesse d'Orléans, la comtesse d'Eu, la-
duchesse d'Anjou, le comte d'Eu.
Mœurs. — Parmi les traits de mœurs qui reflètent l'époque,,
beaucoup étaient devenus des thèmes courants de la littérature
I. Historia scholastica qui comprenait toute l'histoire ancienne jusqu'à
César. Voir Ronnui'ui, XIV, p. 58-59. P. Meyer. Voir aussi sur les dirFé-
rentes versions qui furent données de la rédaction latine de Pierre Comes-
tor, La Bille fraiiçcisc an iiioyen-di^i', de M. Samuel Berger, Paris, 1884,.
pages 157-207.
•94 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
morale et satirique, desquels les auteurs s'étaient emparés,
d'abord parce qu'ils v voyaient un vice de la société qu'il fallait
flageller et ensuite parce qu'ils trouvaient chez les anciens des
modèles de développements analogues, ce qui suffisait à don-
ner à leurs attaques plus de liberté et plus de violence. Tel est
le thème que « la France court à sa ruine et qu'elle doit s'amen-
der »^ dont les écrivains trouvaient un éloquent exemple dans
le Prologue de Catilina de Salluste, prologue imité dans les Fails
des RoDiiiiaiiis '. Eustache Deschamps, Philippe de Mézières,
Gerson et Christine de Pisan ont tout particulièrement insisté
sur la grande corruption des temps et en ont signalé toutes
les manifestations :
Malversations des magistrats et des officiers publics ; leur
injustice et leur cupidité, malheureusement vraies, sous le
règne de Charles VI, mais déjà flétries avec âpreté par Aristote
{Morale à Niconiède V, i, i-ii ; par Yalère Maxime, par la
Bible {Ecclés., X, 8 ; Psaume, CV, 3 ; Michée, III, 2, 3 ; Lévi-
iique, II Rois, 20-27) ; par saint Augustin, Cité de Dieu, liv. IV;
par saint Chrysostome dans ses Polémiques, par les Eslablisse-
mens de saint Louis, le moine Hélinandus, etc.
Les rois sont les dépositaires de la puissance de Dieu
(I Rois,X, 1-27) : Aristote, dans ses P()//7/(y//«, Nicole Oresme,
Traité des Monnaies, LXXVIII.
Devoirs des rois et des princes : Aristote : Ethiques ; Du Gou-
z'erneiuent des Rois par Gilles de Rome-, Establissenuvis de saint
Louis, le Polycratique, livre IV; Li Trésors, livre III, part. II.
Préséance des rois de France : idée qui date de la gran-
deur de Charlemagne, qui fut rehaussée de tout l'éclat du
règne de saint Louis, et qui se transmit à travers les dvnasties.
Elle est principalement ancrée aux xiii% xiv'' et xv" siècles.
Tous les auteurs, même étrangers, s'accordent à attribuer à la
France le plus haut degré de noblesse et à son roi la préémi-
1. Roiiiaiiia, XIV, p. 5-6. Article de P. Meyer.
2. Je me suis servie du ms. 1201, Bibl. Nat., f. IV., pour ces rapproclie-
ments.
LES SOURCES DU LIVRE DES TROIS VERTUS 95
nence sur tous les souverains terrestres'. Il a fallu bien des
guerres malheureuses et bien des vicissitudes dans la prospé-
rité du royaume pour réduire cette croyance, légitime au
moyen âge et fondée encore pendant les belles années du Roi-
Soleil, à l'état d'un glorieux souvenir historique. Christine est
toute pénétrée de cette idée que le roi de France reçoit de Dieu
des grâces spéciales, qu'il est le plus noble monarque de la chré-
tienté et que la France est la fleur de la chevalerie.
Devoirs des seigneurs et chevaliers : Régime des Princes %
Roman de la Rose, Arbre des Batailles d'Honoré Bonnet, le
Polycraîigiie, livre VI, Art de la guerre : De Re Mililari de
\'égèce et RegiiliV Belloriiin geiieraJœ de Frontin,
Danses et fêtes, pèlerinages étant des lieux où se nouent les
intrigues amoureuses provoquent les mêmes remarques indi-
gnées dans tous les écrits du temps. Juvénal et Ovide avaient
dit la même chose des théâtres romains et des jeux du cirque.
L'église, lieu où se déploient l'orgueil et la coquetterie des
femmes principalement est un des thèmes favoris des prédica-
teurs et des moralistes.
1. L'Anglais qui a son débat avec le chevalier français touchant la supé-
riorité de leur pa\-s respectif dans le Dcbat des Hàaitts d'Aniies, publ. par
L. Pannieret P. Meyer, Paris, et antérieur à 1461, ne le conteste pas lorsque
son adversaire s'écrie :
« Veu que je suis herault du plus grant roy des crestiens et lequel,
quelque part qu'il soit sur tous roys tient la main dextre » (§ 11, p. 4).
C'était une vérité universellement acceptée. Henri Pasquier la confirme
au xvje siècle et au xvii^ voici ce qu'en écrit Sainte-Marthe :
La Préséance des Rois de France fut reconnue de tous temps et confir-
mée souvent par bulles des papes. Léon X, dans une bulle du mois de
mav 1 5 17, nomme François !<='■ avant Charles d'Espagne. Pie IV, sur le
notable différend qui sur\'int pour la préséance, par un décret solennel
donné de l'avis du Sacré-Collège des Cardinaux, conser\-a le Rov Charles IX
au droit et en l'ancienne jouissance et possession de cette préséance par
dessus Philippe II, roi d'Espagne. Histoire Généalogique de la iiiaisoii de
France, t. I, c!i. v, p. 19. Paris, 1647.
M. P. Meyer, dans une note du Débat ci-dessus, renvoie à la disserta-
tion XXVIIe de Du Cange sur cette question de prééminence et à l'His-
toire du Languedoc, III, 577-578, de D. Vaissete.
2. De Regiminc de Egidio Colonna, version XIII de Henri de Gauchi.
Voir la Roinania XXVIII, p. 644, article de M. Paul Meyer.
ç6 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
Amour et nécessité de. Tiustnicliûn. — Une autre idée qui n'est
pas particulière à Christine mais dont elle se fit le champion
le plus fidèle et le plus ambitieux est que la science, autrement
ment dit l'instruction, est un droit, un devoir et un bienfait
pour tous, chacun selon son degré. Eustache Deschamps
reproche aux seigneurs leur ignorance ; ainsi font Philippe
de Mézières, Gerson, qui n'épargne pas davantage les clercs et
officiers du royaume. Mais Christine veut la science pour tous,
clercs ou laïques, nobles ou non-nobles, hommes ou femmes,
pour tous ceux qui sont doués d'entendement. Elle avait eu
des devanciers autorisés pour appuyer une partie, du moins,
de ses prétentions :
Salomon : Psaume, XXIII, 12.
Aristote : Epitre à Alexandre ; Ethiques et Politique.
Tulle : Livre des offices, Livre de Dominacion.
Pseudo-Sénèque : Le Livre des Quatre Vertus.
Pseudo-Caton : Catonis I, 28.
Vincent de Beauvais : Miroir historiaJ.
Du Gouvernement des Rois, ch. xi, liv. IV.
Valère Maxime, Suétone, Jean de Salisbury {PoJycratique,
livres M et VII), Saint Jérôme CE pitre 89), Dante, Pétrarque,
Boccace et l'exemple de Thomas de Pisan. Ce sont ces derniers
surtout qui lui ont inculqué ce profond respect et ce touchant
amour pour les anciens sages qui nous ont transmis les prin-
cipes de gouvernement et l'ensemble des connaissances
humaines.
Devoirs dans le nuiria^^c. — Christine introduit ce principe
nouveau que la femme, quoique humble, soumise à son mari
en « fait, en paroles et en révérence », doit par son industrie,
son intelligence et son dévouement être la collaboratrice de
son mari, son substitut et, en bien des cas, sa conscience.
Elle proteste indirectement contre les attaques coutumières
dirigées contre la malice et l'impudicité des femmes et souvent
prend pour celles-ci la contre-partie des exhortations fiiites
aux hommes dans les fimeux traités misogynies latins, base des
LES SOURCES DU LIVRE DES TROIS VERTUS 9-
■ccrits du moyen :ige ; de Théophraste, FAiurolus Liber et De
Niiptis, dont quelques passages avaient été transmis par saint
Jérôme, dans son épître Adversus Joviniannm, VArs Amandis
d'Ovide et les Satires de Juvénal.
Ainsi l'homme sage ne doit pas chercher à connaître ses
infortunes conjugales, disent ÏEpislre sur le Gouvernement de
maison, de Saint Bernard (Patr. lut. CXXXII, col. 649), le
Décret Gratien et le Livre de Sidrach ' et Saint Jérôme : ad.Jovi-
uianuni, Patr. lat. XXIII, col. 289. Christine fera à la femme
sage cette même recommandation.
Une « maie » femme est le martvre du mari, selon Ecclés. MI,
26; Prov. XXI, 19; Saint Jérôme, dans la Pat roi. lat. XXIII,
col. 289, et le Roman de la Rose II, 203-204, Les Lamentations
de Mathcolus -. D'après Christine, la croi.K la plus lourde de la
femme sera d'être mal mariée.
Les écrits du moyen âge et les Livres saints s'appesantissent
sur la méchanceté de la temme, sur son inconstance, sa ruse,
sur son humeur à quereller : Christine fera défiler sous nos
yeux les maris rihoteux, les avares, les jaloux, \ts foloyeurs .
Les sources des uns et des autres viennent directement de la
vie, avec quelques traits hérités de VEcclésiaste (VII, 6) XXV,
23-28, des Proverbes XXIII, 27, XXVI, 20, XXI, 9 ; de
Saint Matthieu XW, 1-12, des écrits de Saint Augustin (Patr.
lat. XXXVIII, col. 526), etc.. ou transmis par les contes rimes
1. Voir Histoire Littcrairc, XXXI, p. 299.
2. Mahieu voit un angt lui apparaître. Le mari lui fait un violent réqui-
sitoire contre le mariage.
« Quelle est l'épreuve la plus méritoire, lui demande-t-il, pour gagner le
ciel? ..
« Beau fils, par mov pourras conguoistre
Des maris et de ceulx du cloistre
Lesquels aoront plus grans mérites :
Les raisons t'en seront descrites.
Les mariés seront les greigneurs
Et si seront plus grans seigneurs ;
Sièges aoront plus precieus
Que prcstres ne religieus ».
V. 2067-2075, éd. Van Hamel, Paris, 1892.
98 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
des YsQpets' ou ceux des fabliaux ou même par Vincent de
Beauvais - ou Jean de Salisbury qui répète une partie de
l'AtireoIiis Liber, emprunté à Saint Jérôme.
La théorie qu'il ne fitut pas se marier par « amours »,
« par plaisance », qu'on lit dans tant d'auteurs contempo-
rains, est aussi exprimée dans le Livre des Trois Vertus, avec,
cependant, d'essentielles atténuations. Christine veut que la
femme aime son mari dans toute la force du terme; ce
qu'elle censure ce sont les mariages conclus à la légère ou
faits sous le coup d'une passion éphémère. Saint Jérôme avait
déjà déclaré ces « mariages par amours » aussi coupables que
l'adultère {Pair. laL, XXIII, col. 293-4).
Remariage. — Tous les auteurs anciens se prononcent
contre un deuxième mariage : saint Jérôme (Pafrol. Jat., XXIII,
col. 289-290 et col. 291); saint Ambroise, saint Paul;
exemples de Socrate, de Cicéron. Le Roman de la Rose (I, 136-
137) et Eustache Deschamps, dans toutes ses ballades et
dans son Miroir, sont fortement convaincus de la sagesse de
s'en tenir à une première épreuve.
Le mariage d'une vieille avec un jeune homme a son pro-
totype littéraire dans Juvénal, Satire I (37-09), dans Ovide,
(Métamorphoses et Art d'aimer) reproduit dans le Roman de la
Rose et dans le Miroir de mariage.
Ménage. — Les soins du ménage, le gouvernement de la
maison, les dépenses sont un tableau de la vie réelle du
XV^ siècle qui a pu tirer quelque couleur des auteurs
anciens :
Activité et économie de la ménagère : Prov. XXXI ; S* Jé-
rôme, Patr. Jat., XXXIII, col. 228.
Soins et gouvernement de la maison : Aristote, Econo-
i.Voir Ysopel Jii XW'- siccJc dans Recueil ociièral, publ. par Ulysse
Robert, t. III, 359, et t. VI, 274.
2, Œuvres, t. lY , 392"-393'* et livre X, 70, Beauvais, 1624.
LES SOURCES DU LIVRE DES TROIS VERTUS 99
miijiics, I, ch. VII ; Prav. VII, 1 1 ; Joh. XXII ; \'alère Maxime,
III et VIII.
Saint Bernard : Epistre sur Je gouveruemeut de la Maison,
Pair, la t.; CLXXXII, col. 648 et 649.
Columelle : De Re Riistica, livre II '.
Toilettes dispendieuses interdites : saint Bernard, saint
Jérôme dans les ouvrages cités plus haut, et ^l^eophraste
dans AnrcoJns Liber, dont s'inspire saint Jérôme. Aristote,
Economiques I, ch. \\\.
Soin de la toilette du mari : Proverbes ^.Wl, 23.
Economie rurale et domestique. — Christine a beaucoup
emprunté à Columelle, De Re Rustica, à Pierre de Crescens,
Proffils Champeslres. A \'incent de Beauvais, Spéculum Uiii-
versale, au moine Barthélémy, Propriété:^ des Cl)oses quelques
détails. C'est le Bon Berger de Jehan de Brie qui a enseigné à
Christine à parler avec autorité des soins à donner aux brebis.
Les parties du Livre des Trois Vertus qui traitent de l'écono-
mie domestique et de « marchandise » sont le résultat de
l'expérience de l'auteur avec peut-être quelques réminiscences
de ses lectures bibliques et autres : Exode, XXII, Levitique
XXM et XIX ; Proverbes XX et XI, r ; Ecclésiaste, XXI ;
saint Ambroise dans le 11^ livre des Offices et saint Chry-
sostome dans la 5^ homélie sur saint Matthieu.
Manières. — La proportion et mesure, exigées dans les
manières, datent de loin : elles sont déjà un article du code
de savoir-vivre d'Aristote {Morales à Nicodème V, i ; i-i i).
Le traité latin De Quatuor Virtutibus en fait la base des
belles manières et, avant lui, Tulle, que reproduit Brunet
Latin dans son Trésor, avait déclaré que l'excellence des
manières résidait dans « méenneté «.
Ce même idéal de « mesure » imprègne de son esprit les
Distiques de Caton et les Moralités des Philosophes et la seconde
partie du livre II du Trésors, en particulier LM à LXM et le
chap. XXIV.
I. r.dit. Panckoucke, III, p. 170, année 1845.
100 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
Retenue dans la parole' : Bible {Prov. X, 14, XVI, 23) et
tous les traités latins et médiévaux.
Attitude digne et tranquille dans la conversation, non dépa-
rée par les gestes de la main et les mouvements du corps :
Tesoro, de Brunet latin et Dccmueiiii d'amore de Francesco da
Barbarino.
Réserve pudique : Salomon, saint Ambroise, saint Jérôme,
saint Chrysostome.
Défense de se farder, de se « desguiser » : saint Ambroise
dans son Hexanicron et après lui tous ceux qui se sont occupés
des beaux « deportemens » de la temme depuis Ovide jus-
qu'au Roman de la Rose, Philippe de Novare, Robert de Blois,
Francesco da Barberino, le sire Geoffroy de la Tour-Landry
et le Menagier de Paris.
Comme on peut s'en rendre compte, le Livre des Trois
Vertus comprend des matériaux de toutes provenances •; l'es
idées générales remontent à toutes sortes de sources. Il n'en
reste pas moins vrai que Christine de Pisan a traité son sujet
d'une façon toute personnelle et que son œuvre porte un indé-
niable cachet d'originalité.
Au-dessus de toutes les influences intellectuelles et morales
que Christine a subies, il en est une qu'on devine forte et
toujours présente, bien que, selon les habitudes de discrétion
propres aux auteurs du temps en ce qui concernait leurs
amitiés, elle ne soit nulle part proclamée : c'est celle de Jean
Gerson, chancelier de l'Université, curé de Notre-Dame, puis
de Saint-Jean-en-Grève.
I. « Celui qui a le pouvoir de bien retenir sa langue a pouvoir de
refraindre ses autres volentez », ou « On congnoist le sage a lui taire et a
l'escouter, et cognoist on le fol au long parler « sont parmi les « diz de
Socrates » dans les Dits des Philosophes de Guillaume de Tignonville. Bibl.
Nat., f. fr. 1105, fol. XXV, v".
Le marquis de Santlllane rapporte un proverbe des plus pittoresques
pour exprimer cette vérité de la sagesse des nations que le silence est d"or :
« En bosca cerrada
Non entra mosca ».
Rcfraïu's de los Viejos, Ohras de Don Iiiiç^o Lope~ de Meiido'a, marques de
Saiililluiiii, por don José Arnador de los Rios, Madrid, 1852.
LES SOURCES DU LIVRE DES TROIS VERTUS ICI
Les écrits d'une époque si bouleversée, si pleine de
menaces pour une ruine prochaine que celle qui a produit le
Livre des Trois Vertus, portent tous un certain caractère de
ressemblance : la France est agonisante, on pleure sur ses
maux et on demande à grands cris sa guérison.
Mais si on lit les harangues que fit Gerson au nom de
l'Université devant le roi et la cour, si on parcourt ses ser-
mons, ses opuscules de piété, on est frappé de l'analogie
intime qu'offrent les idées du grand docteur et celles de
Christine. Ils ont eu le même idéal comme but à pour-
suivre ; l'une s'v est appliquée par ses écrits, l'autre, plutôt
par sa parole, du haut de sa chaire, et comme représentant du
corps le plus puissant de France, l'Université ; et tous deux
ont combattu sans relâche, de toute leur âme, jusqu'à la défaite
et à la persécution.
Leur destinée même présente de curieux rapprochements :
nés la même année, ils commencent vers le même temps leur
vie active et publique, vers 1390 : Christine, après son veu-
vage, en 1389; Gerson, après avoir occupé le doyenné de
Bruges de 1387 à 1389, où, de retour à Paris il exerce bientôt
les hautes fonctions qu'il n'abandonnera que lorsque la
haine de Jean-sans-Peur, devenu tout-puissant à Paris, l'aura
forcé, à fuir en Allemagne. Tous deux, d'abord protégés par
le duc de Bourgogne, Philippe le Hardi, se rattacheront insen-
siblement au parti armagnac alors que la partie adverse mon-
trera par ses crimes et ses prétentions sa déloyauté envers le
roi Charles VL Tous deux s'efforcent de toute leur puissance
de ramener la paix entre les partis, d'empêcher la guerre civile,
et mettent leur espoir d'une politique régénérée dans la
personne du jeune dauphin, Louis. Tous deux enfin, trop
loyaux et trop Français, sont en butte aux persécutions des
Bourguignons ; Christine, moins dangereuse parce que son
pouvoir est moins à redouter, cherche un refuge dans le
cloître où elle mourra; Gerson, en pleine gloire, est obligé de
prendre promptement la route de l'exil pour ne pas tomber
entre les mains des émissaires du duc de Bourgogne, à ce
102 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
fameux Concile de Constance (141 3), où l'éclat de sa parole
et la solidité de sa pensée avaient attiré l'admiration de tous.
Tous deux enfin, réveillés au fond de leur asile cloîtré par
l'arrivée de Jeanne d'Arc, acclament avant de mourir cette
fille de Dieu et sa sainte mission : Christine dans son Poème a
la PitcelJe, Gerson, la défendant par anticipation devant ses
bourreaux de Rouen par son Traite des Fraies et des Fausses
Fisions. Tous deux enfin meurent avec cette belle illusion
que la France va être sauvée et que l'heure de la paix qu'ils
avaient si ardemment souhaitée est enfin venue pour le
Royaume des Lis ' .
On ne rencontre nulle part sous la plume de Christine le
nom de Gerson, excepté dans le Débat sur Je Roman de la
Rose, en 1402, où ils combattaient ensemble, comme cham-
pions des principes de la morale et de la chasteté du langage.
Mais partout on sent une communion d'idées qui se décèle,
ici, par une action, là, par une pensée ou même par]une expres-
sion -. Ils éprouvent la même tristesse devant la corruption
envahissante, la même répulsion devant le cynisme croissant
et montrent tous deux la même vaillance à les combattre et
à les enrayer, et proposent les mêmes moyens. Il semble que
Christine se soit inclinée toute sa vie devant la beauté morale
de « l'élu des élus «, en révérente admiration de sa haute
science, et de la probité de sa conscience ; qu'elle se soit
attendrie pieusement devant la douce gravité et l'exquise
simplicité de cœur de cet éminent docteur, qui se plaisait à
1. Gerson mourut le 12 août 1429 au monastère de Saint-Paul de L\-on.
Christine a dû s'éteindre avant le 30 mai 143 1, jour de la mort de Jeanne
d'Arc, car si elle eût été vivante, elle n'eût pas laissé passer l'événement
sans protester contre la grande iniquité du siècle.
2. Je citerai, entre autres, l'emploi du mot seulet dont Christine a tait un
si habile usage dans sa ballade : « Seulette suvs, seulette vueil estre «, et
qui fait le sujet d'un sermon de Gerson, Le eue?- seulet. Ce détail peut
sembler insignifiant. Jl le serait s'il était un exemple unique. Mais c'est
le grand nombre des rapprochements qu'on peut établir entre les idées et
les expressions de Gerson et celles de Christine de Pisan qui fait la force
de l'argument que Gerson a exercé une forte influence sur l'esprit de
Christine.
LES SOURCES DU LIVRE DES TROIS VERTUS IO3
enseigner aux petits enfonts du Cloître Xotre-Dame, puis aux
pauvres garçons de Saint-Paul à Lyon. Comme lui encore,
elle est l'adversaire en religion de toute exagération dans le
sentiment, de tout excès dans les pratiques ; elle laisse les
exaltés s'envoler sur les ailes du mysticisme ardent, se perdre
dans les régions éthérées pour retomber parfois plus lourde-
ment sur la terre ; et comme lui aussi, elle répugne aux sub-
tilités scolastiques qui obscurcissent la connaissance de Dieu
et négligent, dans la passion des discussions, l'amour et la
bonté du Créateur. Comme lui enfin, elle veut une piété
vraie, solide, simple, vivante ; doucement mystique, elle ne
s'abandonne pas aux élans éperdus des tempéraments exta-
tiques, mais elle adore Dieu de toute son âme, l'aime de tout
son cœur, tâche de concevoir sa toute-puissance avec toute sa
raison, et le culte qu'elle lui offre est d'abord celui que prescrit
Sainte Mère Eglise, mais encore, le parfum d'une vie pure,
utile, réglée par la discipline morale et par la charité envers
autrui. Elle était pénétrée des exhortations du Livre de contem-
plation et du Miroir de F âme du « Docteur très chrétien »,
et, sans doute, sur son conseil, elle avait médité les commen-
taires de Pierre d'Ailly sur Le Livre des Sentences de Pierre
Lombard.
Laissons retomber le voile qui enveloppe l'amitié de ces deux
belles âmes, mais retenons l'influence particulière que l'un, le
plus fort, a exercée sur l'autre, plus fine et plus artiste. Peut
être aussi cet échange incessant d'idées et d'opinions s'est-il fait
autant de Christine à Gerson que de Gerson à Christine.
C'est ce qu'une étude approfondie de ces deux personnalités,
si célèbres et si attirantes, pourrait seule révéler.
TROISIEME PARTIE
APERÇU GENERAL DES IDEES
DE CHRISTINE
CHAPITRE PREMIER
MORALE PRATIQUE
Le Livre des Trois Vertus a été avant tout pour Christine un
livre utile, rendu nécessaire par le relâchement général des
mœurs, de l'étiquette et des manières. Il fut écrit à cette
époque où la France était arrivée au bord de ce qu'un chroni-
queur a appelé le Toiiibenii des meurs. On sent l'agitation ner-
veuse, le sentiment d'insécurité, de frayeur qui précèdent les
heures d'orage. Le moment est grave : Christine en prévoit
les dangers et, pour sauver de la ruine son pays d'adoption,
elle tente le noble effort de travailler au relèvement social en
suppliant les femmes « de tous estats » de revenir aux principes
d'ordre, de travail, d'économie dans la vie pratique; de justice,
de foi, de charité dans la vie sociale.
Cependant Christine a trop de bon sens pour placer son
idéal à des hauteurs inaccessibles. Elle reste sur la terre et ses
préceptes de morale ont toujours un but d'utilité pratique.
Bien avant Pascal, elle a pensé que « qui veut faire l'ange tait
la bête », et que le beau et le bien absolus ne sont pas de notre
monde.
Par exemple, elle exhorte les femmes à porter grant amour
et loyauté à leurs maris « qui qu'ilz soient, bons ou mauvais,
paisibles ou rihoteux, de petite leaulté envers elles ou preudom-
mie » § 460. Cette conduite exige quelque héroïsme et un
philosophe spéculatif verrait une récompense suffisante dans le
sentiment du devoir accompli ; mais Christine, plus humaine,
ajoute :
« et de ce en acquerrez trois biens : l'un est grant meritte a l'anie,
« l'autre grant honneur au monde et le tiers est que on a veu
I08 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
(.( maintes fois, et voit on souvent, que quoy que plusieurs riches
« hommes et de divers estas aient esté et soient moult merveilleux
« a leurs femmes en tout temps, que, quant vient a la mort, que
« conscience les reprent et ilz advisentle bien de leurs femmes qui
« sv bonnement les ont supportez et le tort que ont envers elles,
« que ilz les laissent dames et maistresses de tout quanques ils ont
« vaillant. » (§461).
« Soyez humble et doux à vos sujets », dit-elle au prince,
car il n'est « cité ne forteresse de aussi grant deffence, force
et puissance comme peut estre l'amour et benivolence des vrais
subgets, et vos avances d'affabilité doubleront en eux leur
amour et loyauté ».
§335. Servez fidèlement votre maîtresse, gardez son hon-
neur ; prodiguez vos peines et, s'il le faut, sacrifiez-vous,
recommande-t-elle, aux demoiselles de court « car en ce vous
ferez votre devoir et acquerrez sa grâce ».
Et toujours, à côté du haut enseignement moral, purifié de
toute pensée d'intérêt mesquin, se trouve l'appât pour les âmes
de qualité moyenne, celles qui forment la presque totalité de
l'humanité. On peut faire la même constatation dans de nom-
breux passages ; voir les paragraphes 188, 207, 227, 235,245,
248, 278, 36-^, 368, 377, 402, 484, 549, 594, etc..
CHAPITRE II
LA FORCE DE LA TRADITION
La tradition; l'exemple sont souvent invoqués à l'appui de
ses leçons, non pas que Christine soit de ces moralistes chagrins
qui croient que
(( Bons fu 11 siècles au tens ancienour'
Quar fois i ert et justice et amour '. »
et ne savent que gémir sur le temps présent. C'est qu'en effet
les mœurs se relâchaient de plus en plus ; le désordre, la désor-
ganisation envahissaient l'édifice social. Christine, qui avait
été témoin de la « belle ordonnance et convenable mesure »
qui régnaient à la cour de Charles V, faisait la comparaison
et, comme tous les esprits justes et clairvoyants, déplorait
l'oubli des belles traditions anciennes, les caprices du luxe
nouveau, le déploiement des richesses, l'absence de dignité.
Elle se récrie contre le mauvais goût de la mode, « les robes
espirighlees et trop estraintes, les grans collés », car elle se sou-
vient de
« celle royne couronnée et atournee a grans richesces de joyaulx,
vestue es habis rovaulx. Ions et flotans, en sambues pontificales...
des plus précieux draps d'or ou de soves, aornés et resplendissans
de riches pierres et perles précieuses ^ »,
et le portrait de la reine Jeanne de Bourbon dans sa beauté
majestueuse devient une critique de la frivole Isabeau et de
son luxe extravagant.
1. Rcdactiou interpolée de la chanson de S^- Alexis (Edit. G. Paris),
Paris, 1872.
2. CImrles V, ch. XIX, livre I.
IIO LE LIVRE DES TROIS VERTUS
Si elle proteste contre les hautes cornes, — et que de moralistes
et sermonnaires ont tonné contre cette coiffure « dvabolicque '»!
— c'est que ses veux gardaient l'image de ces gracieuses Italiennes
« ornées a tout de leurs cheveux - », peut-être de \'alentine,
duchesse d'Orléans, la seule dame de France qui osât montrer
les siens ', ou encore de cette délicieuse Marguerite de la
Rivière qu'elle nous décrit ^ à une fête du duc d'Anjou, parée
« d'un chapel de pervenches sur ses blonds cheveux », et non
moins jolie pour le sacrifice qu'elle vient de faire de sa cou-
ronne d'ortèvrerie, afin de racheter du Chàtelet, où il était
emprisonné pour dettes, (^ un vaillant povre chevalier » dont
elle avait remarqué l'absence '.
Son amour de J'ordre établi, consacré par l'usage, lui fait
trouver mauvais que chaque état ne porte plus le costume qui
lui est propre, mais
« la duchesse veut se vestir comme la rovne, la contesse comme la
duchesse, la dame comme la contesse, la femme du marchand
comme la damoiselle, et celle du plat pavs comme celle de hon-
neste mestier ^. »
1. « Il dit que les femmes ainsi cornues et branchues ressembloient les
« limas cornus et les licornes. Et encore dit il plus fort que elles ressem-
« bloieut les cerfs branchus qui baissent la teste au menu bovs... Je doubte
« que l'ennemy soit assis entre leurs branches et leurs cornes. » (Sire
G. de la T. Landry, XLVII, édit. A. Montaiglon, Paris, 1854.
2. Un Boccace français de la Bibl. Nat., qui date de 1405 à 1410, (Us
Cent XouveUes), nous montre les limites de cette mode (celle du hennin)
lorsque les cheveux ont complètement disparu sous l'escoffion, dit Mollet-
le-Duc, Dictionnaire raisonne du mobilier français, tome TV, p. 57,
Paris, 1875.
Christine n'aime pas cette mode et regrette les cheveux, parure naturelle
de la femme : « il n'est au monde plus gracieulx atour a femme que beaux
cheveux blons » (424).
3. Voir la jolie miniature que reproduit M. P. Champion de Valentiue
Visconti recevant l'Apparition de Jean de Meitn. d'Honoré Bonet (Vie de
Charles d'Orléans, pi. II), Paris, 191 1.
4. Voir La Cité des Dames, ms. 1177, Bibl. Nat., f. fr., fol. 66.
5. J. Quicherat dans son Histoire du Costume affirme que, dès la mort
de Jeanne de Bourbon, la mode trouva des inventions absurdes et extrava-
gantes.
6. S 419» 422, 489, 490.
LA FORCE DE LA TRADITION" I I I
Il n'y a plus nulle règle suivie.
« Deceus esl tout le monde au joud'hui
« Car chascun vcult grant estât maintenir.
V A peine est-il aujourd'ui nul ouvrier.
« A grant poines congnoist on qui est Rov ' »,
s'écrie Eustache Deschamps -.
Christine regrette cette autre belle ancienne coutume, en
usage à la cour de Charles \\ chez la reine Jeanne, chez son
frère, le bon duc de Bourbon, de faire lire pendant les repas
« par un clerc preudomme, qui se tenoit au haut du dov, les
anciennes gestes ou quelque bonne moralité. »
C'est encore au nom de la tradition et de la justice qu'elle pro-
teste contre la vénalité des charges qui se glisse furtivement
dans un gouvernement cupide et toujours besogneux \ et dont
le sac se vide « comme si c'eust esté un sac percé ». Isabeau de
Bavière, pourvue par lettre royale du i'-"' juillet 1402 « de
pleins pouvoirs sur le fait des aides et finances du rovaume »,
venait d'avoir de retentissants débats avec la Chambre des
Comptes à propos de la nomination qu'elle avait faite de
certains trésoriers, parmi lesquels maistre Gontier Col, sans
tenir compte de la révocation du roi ni des vives résistances
de cette cour. Mais, dit Juvénal des Ursins, les quatre nouveaux
1. Balhuk CCLIX, tomcl.
2. Dans son Miroir de Miiria^^e, il revient à la même idée qu'il déve-
loppe longuement :
4199. « Car H homs qui se contrefiùt,
S'onneur et son estât diffiiit »
4203. « A chascun souftist sa forme
La feille souffist a son ourme
Et la cerise au cerisier ;
Pos ne veut devenir pommier
Ne le pommier devenir pin ».
5. Dans son Sermon du 7 nov. 1405, prononcé devant Charles VI et la
cour, Gerson exprimera aussi le vœu « que les officiers de justice ou
autres ne fussent plus pris pour argent ». Bibl. Nat., f. fr. 25552, fol. m v.
112 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
trésoriers « avoient offert de prester et bailler deux mille
cinq cents francs » à la reine, « laquelle voye est bien contre
raison d'acheter offices » '.
Lecoy de la Marche, dans son Roi René^, dit que
« les plus importantes recettes étaient affermées ou baillées a main
ferme », et que cette ferme était adjugée aux enchères, soit pour
une, soit pour plusieurs années, ou à quelque créancier du duc qui
se trouvait remboursé de cette manière ; que cesvstèmcde perception
était fort avantageux, et que malgré l'ordonnance de Louis II, père
de René, qui le désapprouvait, il tut étendu successivement à tous
les-- o^enres d'impôts et de revenus, et que le roi de France
(Charles \'II) venait d'en taire autant (1457).
Déjà en 1414, Juvénal des Ursins écrivait : « et se bailloient
les esglises au plus offrant et derrenier enchérisseur ». De
sorte qu'on voit que la protestation indignée de Christine resta
vaine; l'argent tint lieu de mérite et on accorda à l'intrigue ce
qu'auraient dû obtenir l'expérience et les bonnes mœurs.
« Mais ces règles ne sont mie bien gardées aujourd'uv en France,
ne maintes autres bonnes qui estre y souloient. Et pour ce, appert
a l'effect qui en ensieult, car, sans faille, les orgueulx et les estas
n'y furent en toutes manières de gens, depuis les grans jusques aux
mendres, si oultrageux que ores sont » (^ 49 1)*
1. Voir Thibault: h.iheau de Bavière, page 395, et les actes qu'il cite
Jr. K. P. 2520, fol. 254 et A. X. P. 2520, fol. 254-261.
2. U, pages 461 et 462 (2 vol., Paris, 1875).
CHAPITRE III
LA FORCE DE L EXEMPLE
On est frappé en lisant les écrits de Christine, et principale-
ment son Trésor, de l'importance qu'elle attache à l'enseigne-
ment par l'exemple '. Elle en est pénétrée au point de taire
fléchir, parfois, la rectitude de ses principes afin de donner à
l'exemple un jeu plus large. Ainsi, en règle générale, toute
charité, toute aumône doit être un don du cœur, fliit en secret.
Cependant si la princesse « ne devoit avoir en son cœur nulle
élévation » pour la charité qu'elle aurait faite aux collèges,
nux couvents, aux églises,
« miculx scroit la donner puhlicquement que en secré, pour ce que
« elle donneroit bon exemple a autrui ; et qui, en telle intencion le
« fait, double son mérite et fait bien » (177). « Et se ceste manière
« de donner... semble que elle touche aucun rain d'ypocrisie ou
« que elle en preigne le nom, toutesvoves se puet elle appeller,
c< par manière de parler, juste vpocrisie, car elle tend a fin de bien »
(180).
Qui pourrait la blâmer d'encourager ces tableaux commé-
moratifs aux églises, ces registres, qui perpétuent la mémoire
des donateurs ? La reconnaissance publique n'est-elle pas un
besoin encore plus qu'un devoir ? Qui ne se sent le cœur
doucement remué à la vue de ces belles plaques de marbre rose
qui jettent sur les murs de la Sorbonne leur note joyeuse
I . « Les hommes supérieurs servent d'entraîneurs à l'humanité : c'est
pourquoi ils continuent à vivre, parce que leurs exemples causent des actes,
^omme les sources créent des courants. » G. Hanotaux, /m»»^ d'Air, page
397, Paris, 191 1.
8
114 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
tt dont les inscriptions en lettres d'or se multiplient si rapi-
dement ? La morale de Christine n'est donc ni sublime ni
grandiose; elle est humaine, elle est saine.
Dès le premier chapitre, Christine pose ce principe qu'elle
ne se lassera de répéter :
« que ceulx ou celles que Dieu a establis es haulz sièges de puis-
sance et domination doivent estre si comme mirouer et exemple
de toutes bonnes meurs à leurs subgetz ' » (^ 13).
C'est l'application de l'adage féodal : noblesse oblige. Les
grands doivent non seulement donner l'exemple des bonnes
mœurs, mais aussi du courtois maintien. Que la princesse ne
tolère point à sa cour :
« dames baudes,saillans, ne effraes en parolles, contenance, main-
tieng, ne ris ; et ne voisent la teste levée comme cerfs ramaiges,
lesquelles contenances et maintiens seroient trop mal seans et
mocqueries a femmes de court, ou plus doit avoir honnesté, bonnes
meurs et courtois maintiens qu'en nulles autres ; car la ou est le
plus d'honneur doivent estre les plus parfaites meurs et maintiens »
(192-3)-
La même idée est attribuée au bon roi Charles « qui approu-
voit la parolle... quedist l'empereur Helius Adrians :
« On doit, dist il, premier les enfens nourrir et exciter en vertus,
si que ilz surmontent en meurs ceuls qu'ilz veulent surmonter en
honneurs ^ ».
(Même leçon aux paragraphes 94, 193, 298, 303, 347).
I. « Garde que cil de ton hostel », recommandait saint Louis à son fils,
« soient preudome et loial. Car selon naturel! membre sont volentiers delà
manière du chief ». Et les enseignements de saint Louis étaient tenus en
grande révérence par ses descendants.
On lit dans le préambule de Fordonnance de Charles V, sur la majo-
rité des Rois (cité par G. Hanotaux, p. 62) : « Par dessus-tout, demeure
gravé en nostre ceur, en caractères indélébiles, le souvenir du gouverne-
ment de nostre saint aïeul, prédécesseur, patron et spécial défenseur, le
bienheureux Louis, fleur, honneur, bannière et miroir, non-seulement de
nostre race royale, mais de tous les Français ».
1. Le Livre des Fais el bonnes Meurs du sage roy Charles, livre I, chap. xx,
Panlb. ////., éd. Buchon, 1841.
LA FORCE DE L EXEMPLE II5
L'exemple doit venir du plus grand au moindre : du sei-
gneur au sujet, des parents aux enfonts et aux serviteurs, du
maître à l'élève, de la gouvernante à sa pupille, de la nourrice
à son nourrisson, du riche au pauvre et du sensé au simple.
Aux préceptes positifs, se mêlent les instructions négatives :
éviter dans sa conduite tout ce qui pourrait induire les autres à
commettre des erreurs ou des « oultrages ». Ne soyons pour
personne une pierre de scandale. Non seulement c'est un péché
que
« d'cstrc tant oultrageux dans ses vesteurcs, tant curieuse de son
corps, de chairs délicates ou estrangenient mistionnez, de soueves
odeurs ; »
non seulement c'est « gastement d'argent et videnge de
bourse », mais encore c'est « qu'on donne occasion a autrui de
pechier, ou en murmuracion, ou en convoitise désordonnée »
(§474)-
A propos de ces « souefves odeurs » censurées par Christine,
Legrand d'Aussy rapporte ' que l'usage de l'eau de rose était
si général qu'on trouve souvent parmi les droits seigneuriaux
des redevances de boisseaux de roses. D'ailleurs les comptes et
inventaires du temps ne manquent pas de mentions «d'oyselés
de Chvpre - )),de « flacons et ampoulles d'essence d'Orient ».
En fait de cuisine, les xiV^ et xv^ siècles aimaient surtout les
pâtés, les ragoûts, les viandes fortement épicées, les volailles
farcies, le tout accompagné de sauces variées, « sauce cameline,
jance, eau bénite ', sauce au pauvre homme, sauce blanche,
\. Histoire Je la Vie privée des François (édit. Roquefort, Paris, 1815),
tome II, page 250.
2. Pâtes parfumées auxquelles on donnait la forme d'oiseaux et qu'on
tenait quelquefois dans des cages.
3. Recette de Taillevent pour faire l'eau bénite :
Un demi-verre d'eau de rose.
Un demi-verre de verjus,
Du gingembre, de la marjolaine :
Bouillir le tout ensemble,
Passer à l'étamine et servir.
Il6 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
rose, rouge, verte, sauce aux cerises, à la poivrade, Robert,
Poitevine, à madame, etc. »
Les reproches de Christine sont donc fondés ici comme
ailleurs.
Le chapitre xii du livre ÏI est un des plus intéressants de
tout l'ouvrage. Le tableau des luttes, des rivalités de femmes
à l'église pour la préséance à l'offrande, ou au baiser de paix,
est des plus piquants ; nous assistons à de vraies scènes de
comédie et non pas, comme dans Flamenca, à un ingénieux
épisode d'amour '.
« Et par ainsi advient aucunes fois que pour ceste cause niesmcs
les folz hommes (c.-à-d. les maris de celles qui « se prenoient
aux mains en l'esglise et s'cntrefesoicnt et disoient de grans oul-
trages » touchant l'honneur de haiser la paix avant les autres) s'en
entrebattent ! Ha, Dieu, quels outraiges et quelle fiulte de sens ! »
(429)-
Christine s'en prend au curé, à l'évéque de ce qu'ils ne
savent point maintenir un ordre décent dans la maison de
Dieu. Mais ce qui redouble son indignation c'est que ces
« beubans sont une mocquerie envers Dieu », et un « grant
destourbier et empeschement de dévotion » (§ 567). Eustachc
Deschamps n'avait pas manqué de railler avec une verve mali-
cieuse ces petites vanités de femmes. Il faut lire dans son
I . On se souvient que Guillaume de Nevers, éperdument amoureux do
Flamenca, jalousement gardée par son mari, se fait clerc, afin d'avoir une
occasion de déclarer sa passion en présentant la paix à l'église ; que cette
déclaration se fait pendant que la dame baise la paix. Un soupir le premier
dimanche. Puis Ai, las ! Même plainte le dimanche suivant, suivie du (f Que
plans ? » de Flamenca, et ainsi de suite, jusqu'à ce que des rendez-vous
soient bien arrangés entre les deux amoureux dans la maison de bains de
Pierre Gui. Flamenca, édité par M. Paul Meyer, Paris, 1865.
Il est intéressant de rappeler aussi la satire de Chaucer au sujet de ces
rivalités de femmes à l'offrande :
V. 449 « In al the parisshe wyf ne was ther noon
That to the offring bifore hir shold goon ;
And if ther dide, certevn, so wrooth was she,
That she was o'ut of aîl charitee. »
Wyf of Bath /// Ihe Canlerhury Talcs, éd. W. Skeat, Oxford, 1894.
LA FORCE DE L EXEMPLE llj
Miroir de Mariage cette page si amusante au sujet de l'offrande
et du baiser de paix :
5262 <f Et se moy et ses parcns sommes
A une grant teste au moustier »
enjoint la belle-mère à son gendre,
« Elle [ma Jîlle'l me doit la compaignicr
Pour veoir qui fera la grande
Et qui doit aler a i'ofraude
Devant, ou moien, ou dcrrain,
Comment on se prant par la main, etc..
3292 Et quant vient a la paix livrer.
L'une la prant, l'autre la saiche ;
Mais je vueil bien que chascun saiche
Qu'om ne la doit pas si tost prandre
Que l'en ne s'en face reprandrc.
Respondre doit la juene tame :
cf Prenez, je ne prandrav pas, dame.
— Si ferez, prenez, douce amie.
— Certes, je ne le prandrov mie ;
L'en me tendroit pour une sote.
— Baillez, damoiselle Marote.
— Non ferov, Jhesucrist m'en gart !
Portez a ma dame Ermagart.
— Dame, prenez, saincte Marie,
Portez la paix a la baillie.
— Non, mais a la gouverneresse.
Lors prant, et despiece la presse.
Et les autres prannent après.
La fait on grans poses et très
Et certes honnie seroit
Celle qui celle paix prandroit
Au premier coup, sans refuser,
Et en verriez femme ruser
Et l'estrangler très toute vive '.
I. Œuvres CoiiiplUes, tome IX, page iio, éd. Gaston Ravnaud, Sixiflf
des Ane. Textes, Paris, 1894.
Il8 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
On a peine à s'imaginer aujourd'hui comment une céré-
monie religieuse pouvait dégénérer en scènes si scandaleuses,
celle du baiser de paix par-dessus tout, qui « odia pax pellit,
castum pax nutrit amorem », affirme G. Durand dans son
Rationale Divinoriun officionim (de pacis osctilo 202'°). Mais c'est
que le conflit naissait pour les mêmes causes à la paix ou à
l'offrande qu' « au benoistier ».
« Elle a part au benoistier
Par la coustume de Champagne ', »
lit-on dans les Droits Xotiveaux de Coquillart et l'éditeur,
M. Ch. d'Héricault, explique ces vers ainsi :
V elle a le droit d'avoir l'eau bénite en même temps qu'elle, elle
« est son égale. ^> Et il ajoute cette note : « La préséance de l'aspersion
« de l'eau bénite était un droit honorifique réglé par les coutumes,
« et accordé par la coutume de Champagne, comme la plupart des
« autres, au patron de l'église plutôt qu'au seigneur haut justicier. »
On conçoit, dès lors ,que le seigneur, bailli ou prévôt de
l'endroit n'ait pas cédé sans regimber ses prérogatives au pre-
mier riche paroissien, qui, avant gagné les bonnes grâces du
curé en fondant une chapelle, en achetant une cloche ou en
asseyant une rente au protit de l'église, prétendait, de ce fait,
au droit de préséance.
Les exemples des livres complètent les enseignements des
hommes. Toute mère aura donc pour tâche de veiller à ce
que ses filles, ses fils, ses demoiselles n'aient sous les yeux que
des livres purs, car les livres de « deshonnesteté et de lubreté »
salissent l'esprit et peuvent corrompre le cœur.
« Si bien veulx chastement vivre,
« De la Rose ne lis le livre,
« De Ovide de l'Art d'aimer,
« Dont l'exemple fait a blasmer, »
I. Œuvres de Coquillart, p. 130, éd. Ch. d'Héricault, Paris, 1857.
LA FORCE DE L EXEMPLE II9
dit Christine, dans Les Ensci^mmens uioraux à son fils Jehan
de Castel '.
Dans ses Epistres sur le Roman de la Rose (1402), dans
son Chemin de Long Estude (1403), dans sa Mutacionde Fortune
(1403), et dans sa Cité des Dames (1404), Christine a fait le
départ des bons et des mauvais livres. Elle n'y revient qu'en
termes généraux dans son Trésor.
T. Œuvres, éd. M. Roy, tome III, cns. LXXVII.
CHAPITRE IV
LE PRÉTKNDU FÉMINISME DE CHRISTINE DE PISAN
On a beaucoup parlé ces dernières années du féminisme de
Christine de Pisan '. On a voulu voir en elle un champion
avancé des droits de la femme. Je ne sais pas le sens exact qu'on
attache à ce mot de féminisme à propos de Christine, mais^
d'après le Livre des Trois Vertus, les revendications qu'elle pro-
pose sont toutes dictées par le respect de l'usage, la pratique
des devoirs, le culte de l'honneur, tels qu'une femme sensée et
vertueuse les concevait au xv^ siècle. Il semble que l'anti-
féministe le plus convaincu ne pourrait que gracieusement
s'incliner devant le féminisme de Christine de Pisan.
Il serait plus facile de constituer un embrvon de thèse
féministe en en cherchant les fragments épars dans la Cité des
Dames que dans le Trésor. Là, en effet, Christine se risque à
proclamer pour la femme des aptitudes à s'instruire égales
à celles de l'homme, et, par conséquent, un droit égal.
« Si la coustume estoitdc mettre les petites filles a l'escole, et que
communément on les fist apprendre les sciences comme on foit aux
filz, qu'elles apprendroient aussi parfaitement et entenderoient les
subtilités de toutes les arz et sciences comme ils font -. »
Et elle ajoute cette réflexion qui ne manque pas de fonde-
ment :
1. \'oir surtout un article de W. Minto : Ctiristiiic Je Pisan, a niedix-
val Cljiiinpion 0/ Ijlt sex, M'' Miltan Magaiine, 1886. LUI, 264 274 et Livii!<r
Age, CLXVIII, 730, du même auteur dans le même magazine et de la
même année.
2. La Cité des Dames, Bibl. Nat., f. ir., ms. 1 177, foi. 27.
LE PRETENDU FEMINISME DE CHRISTINE DE PISAN 121
« Leur corps est plus faible, mais leur entendement est plus
délivre et plus ngu ou il s'applique '. »
On entend même le murmure léger d'une plainte contre
l'inégalité faite à la femme en matière de droit et contre
l'égoïsme invétéré de celui qui détient la force :
« Et ainssi, a tous propos, veullent avoir les hommes le droit
pour eulx et les deux boutz de la courroie ^. »
Mais a-t-on vraiment besoin d'être féministe pour s'aperce-
voir d'un état de choses qui est inhérent à la nature humaine
et qui existera tant que la force physique sera l'apanage de
l'homme ?
Le Livre des Trois Vertus, tout attaché aux devoirs et non aux
droitsde la femme, ne porte aucune trace de ces timides protes-
tations, et si Christine nourrissait quelques secrètes velléités
de révolte contre le sort injuste réservé à ses sœurs, nous
n'en savons rien. Elle n'en parle pas.
La Cité des Dames nous fournirait aussi bien son contingent
d'idées anti-féministes.
« Pourquoi », lui demandent les adversaires de l'instruction des
femmes, « puisque les femmes ont tant d'entendement, ne siéent
elles pas en siège de plaidoirie contre les hommes ' ? »
« Il y a trop de raisons », répond Christine,
« mais on pourroit vous demander pourquoi les hommes ne font
ilz les offices des femmes?» ir Chacun a sa tâche, poursuit cette
sensée Christine, et a chascun sexe donne telle nature et inclinacion
comme a faire son office lui appartient et compete — Les hommes
sont hardis et puissans et ont force pour faire exécuter les lois, ce
que ne porroient les femmes K »
1. //'/(/., ch. XVII.
2. //'/(/., ch. XLVII.
3. //'/(/., ch. XX, livre L
4. //'/(/., ch. XI, 1. L
122 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
Même la question du rôle officiel que la femme pourrait
jouer est abordée et nettement tranchée :
« Femmes ont l'entendement, certes, iimis pour ïhonncslelc ou
elles sont enclines, ce ne seroit pas chose convenable que elles se
alaissent monsircr eu jiigcwcnî aussi haiildcnicut que les boni mes ' — »
Christine, invoquant Thonucstcté, c'est-à-dire la convenance,
pour empêcher la femme de paraître en public et la retenir
discrètement dans le cercle familial, est bien de son temps, et
cinq siècles en retard sur les siifragettes. Aussi je ne s ois pas,
pour ma part, comment on pourrait l'enrôler sous la bannière
duféminisme sans outrer ou dénaturer la portée de ses opinions.
Paulin Paris a répondu dès 1842 à cette théorie, née au
dernier quart de siècle, de Christine de Pisan avocat du fémi-
nisme.
« Christine de Pisan avait trop bien l'esprit et l'usage du monde
pour caresser les chimères des femmes libres de nos jours; elle
savait que la première vertu des femmes était la réserve, la modestie,
la crainte du bruit et de la rumeur publique \ »
On ne saurait mieux dire, et sauf les chimères ' qui sont
en partie démenties par les faits, je m'associe de tous poins au
jugement du fin romaniste.
Voyons la femme dans toutes les circonstances de la vie,
telle que nous la montre ce traité de mœurs et d'éducation, et
examinons la conduite souhaitée, Enfont, elle est sous la
tutelle absolue de ses parents, ou de sa gouvernante^ si elle en a
une ; mariée, humble et soumise à son mari ; veuve et jeune,
elle retombe sous la « baillie » de ses parents ; veuve et matrone,
1. Ihici., ch.xi, 1. I.
2. Les Manuscrits, t. IV, p. i<S6.
3. Paulin Paris serait bien étonné s'il pouvait voir comment ses chiiuhes
ont pris corps. Les femmes dans la Nouvelle-Zélande jouissent actuelle-
ment de droits civils et politiques égaux à ceux des hommes et s'en pré-
valent sans détriment aucun, parait-il, à l'ordre public ; et, dans plusieurs Etats
des Etats-Unis elles ont droit de vote et ont accès à certaines charges et
dignités publiques, en ce qui est du ressort de leur Etat proprement dit
mais non du gouvernement national.
LE PRETENDU FEMINISME DE CHRISTINE DE PISAN I23
elle vit dans une demi-retraite et consacre son temps à l'admi-
nistration de ses biens et à l'éducation de ses enfants ; riche et
puissante, elle se montre courtoise avec tous, douce et
humble aux petits ; pauvre, elle est active, loyale, secourable
à son prochain. Mais c'est surtout dans le type de sa « mau-
mariée » qu'elle est admirable de patience et de douce rési-
gnation. Ce que Christine prêche, ce n'est pas le murmure,
la rébellion contre les lois ou usages établis, c'est l'énergie per-
sonnelle, l'eifort constant pour parer au mal ; l'éviter, si
possible, l'atténuer, si on ne peut l'anéantir, ou le subir avec
courage, s'il est plus tort que la volonté humaine.
Prenons en détail ses enseignements sur l'éducation de la
femme et nous relèverons, au passage, les données qui, mal
interprétées, isolées de leur contexte, pourraient donner raison
à ceux qui voudraient voir en Christine de Pisan un champion
de l'émancipation féminine.
CHAPITRE V
l'amour de dieu, base de l'éducation
L'amour et crainte de Dieu est la base de toutes bonnes
mœurs et de toutes vertus. « Dieu premier servy », disait
Jeanne d'Arc à ses juges. Donc, l'enseignement religieux sera
la pierre angulaire de l'éducation ' et c'est la mère - qui
placera les premières prières sur les lèvres de son enfant : le
Pater, l'Ave Maria, le Credo et quelques courtes oraisons de
circonstances, telles que celles que ce bon chancelier de l'Uni-
versité se plaisait à enseigner aux simples gens K La prière est
1. Charlemagne avait donné à renseignement religieux la première place
dans ses écoles (Voir les Capitidaires) et depuis, on continuait à suivre en
France l'ordonnance du grand empereur.
2. Christine fut élevée et vécut dans une atmosphère de piété. « Scés tu
femme plus vertueuse que ta noble mère ? » dit-elle dans sa Vision
(fol. 68 ro). « Depuis sa jonèce jusque aujourd'hui, sa vie contemplative,
constamment ou service de Dieu quelque occupacion que elle eust oncques,
l'a nul jour laissié. O quelle noble femme ! Que sa vie est glorieuse ! »
Et sa fille, du couvent des nobles dames de Poissv où elle était cloîtrée,
réconfortait sa mère par ses « très doulces et dévotes lectres ». Son petit-fils,
frère Jean de Castel, entra dans l'ordre de saint Benoit et mourut abbé de
S'-Maur-les-Fossés en 1476. Voir un article de M. A. Thomas, Koiiiatiid,
XI, 271.
Dans son C/.'ar/c5 V, p. 252, Christine raconta que le petit Louis de Valois
(plus tard duc d'Orléans), pouvait à peine parler que sa gouvernante, Ma-
dame Roussel, lui faisait répéter son Ave Maria et que c'était une bien
touchante scène que de voir ce bel enfant, ses mains jointes devant l'image
de Nostre-Dame, dire sa prière si doucement.
3. Jeanne d'Arc avait appris de sa mère S^otre Pùe, Je vous salue, Marie
itt Je crois eu Dieu. \o\r VA. B. C. des pauvres geus par maistre Jehan
Jarson. Bibl. Nat., f. fr., ms. 843, loi. 16-19.
« Mon bon ange, gardez-moi bien, defendez-moi, gouvernez-moi », telle
était la prière que Gerson, enfant, adressait à son ange gardien à toute
heure du jour.
l'amour de dieu, base de l'éducation 125
un devoir et une sauvegarde, mais celle du coeur seule est
agréable au Seigneur et si la petite chamhcrierc ou la sinipklte
femme du Inhoureiir « ne peuvent aller de fait au moustier »,
elles diront leurs pastrenoslres en vaquant à leurs besognes et
Dieu les entendra ; la princesse, retenue au conseil par le soin
de la chose publique, sera excusée si elle manque la messe ou
ne peut dire ses heures avec sa chapelaine (123).
Il tant aimer Jésus, la \'ierge, les saints. La pucelle aura une
dévotion particulière à mes dames sainte Marguerite et sainet
Catherine. Le plus possible on doit assister aux offices reli-
gieux, observer les jeûnes prescrits par l'Eglise, n'aller en
pèlerinage que par piété ; il faut prier pour les trépassés, faire
dire des messes pour racheter leurs âmes et alléger leurs peines
au purgatoire et il convient de révérer les gens de religion.
Le ciel de Christine est celui de Dante et de tout le moyen
rge : c'est le ravissement de l'âme dans la vision de Dieu, un
éblouissement de lumière radieuse ; c'est la gloire des neuf
hiérarchies d'anges ', les odeurs suaves qui émanent des élus,
et les voix séries des bienheureux.
Son enfer est peuplé « d'horribles dyables en ténèbres
espoentables, de dampnés qui gettent voix et cris et plains
terribles, maudissans Dieu et leurs parens et eulx meismes,
en feu ardans... » Le docte Gerson, la lumière de l'Université
de Paris, ne s'exprimait pas autrement ^ et c'est sous cette
1 . Jehan de Corbichou dans les Propriété:;^ îles Choses en compte douze,
Gautier de Metz dans Vliimi^e du Momie n'en a que onze et le Meimfjier ne
connaît que « neuf paires danges que l'en dit gerarchies «.
Dante place chacune des neuf sphères du ciel sous la domination d'une
hiérarchie , et sa théorie est celle que les auteuis ecclésiastiques du moyen
âge acceptent généralement, théorie qui avait été développée dans De
Visioiie Dei de Jean Scot Erigène, ouvrage qui était une traduction de la
Hiérarchie céleste, longtemps attribuée à Denvs l'Aéropagite.
D'après ces autorités, la multitude des anges était répartie en trois onlns
ou chiVtirs dont chacun comprenait trois hiériUchies :
fe Séraphins, chérubins, trônes ;
2e Dominations, vertus, puissances ;
5e Principautés, archanges, anges.
2. L'enfer qu'il décrit dans/'J. B. C. des simples gens est encore pk-s naïf
que celui du Livre des Trois Vertus.
126 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
image ' même que les Confrères de la Passion représentaient le
paradis et l'enfer sur leur scène toute neuve - du Théâtre de la
Trinité, et c'est aussi ce que contemplaient sur les murs des
moutiers, ou au portail des églises, les âmes naïves et pieuses
de cet âge de foi populaire.
« Au moustier vois, dont suis paroissienne,
ce Paradis peint où sont harpes et luths
« Et un enfer ou dampnés sont boulus :
(f L'un me fait peur, l'autre joie et liesse 5. »
La foi, certes, était plus grande et moins discutée que de
nos jours, quoique les sceptiques + eussent été moins rares
qu'on ne le croit généralement : mais souvent cette piété
était toute de pratiques ; on confondait la dévotion avec la
religion. Le duc d'Orléans, dont la conduite était loin d'être
exemplaire, « oyait chascun jour cinq ou six messes par grant
devocion ^ », et la reine Isabeau, qui n'a jamais passé pour une
sainte, était toujours par voies et par chemins, faisant un
vœu à Saint-Denis, un pèlermage à Sainte-Catherine-duA'al-
des-Ecoliers ou à Notre-Dame de Boulogne, une offrande à
1. Voir la miniature du ms. 12536, f. fr., B. Nat., de la Passion de
Vatcncieniu's et reproduite au tome II, p. 418-19, de t'Hist. de la Lit t. fr. de
Petit de Julleville.
2. Lettres royaux du 4 décembre 1402 autorisant les Confrères de la
Passion Nostre Seigneur de représenter leurs jeux à Paris.
Voir à propos du théâtre à la fin du xiv^ siècle une intéressante étude de
M. G. Cohen dans la Roinania XXXVIII, page 587 et suiv.
3. Batlade que Villon feit a ta reqiieste de sa inere pour prier Xostre-Daïue,
p. 45 des Œuvres complètes, éd. A. Longnon, Paris, 191 2.
4. Qu'on se rappelle le ton frondeur d'Aucassin quand il parle du ciel,
pour ne prendre qu'un gracieux exemple de ce détachement des choses de
la foi :
« En paradis qu'ai je a faire ? Je n"i quier encrer, mais que j'aie Nico-
lete, ma très douce amie que j'aim tant. C'en paradis ne vont fors tex gens
con je vous dirai. Il i vont cil viel prestre et cil viel clop et cil manke, qui
tote jor et tote nuit cropent devant ces autex et en ces vies creutes, et cil a
ces vies capes esreses et a ces vies tatereles vestues, qui sont nu et descaué
et estrumelé, qui mourent de faim, etc.. » Aucassin et Nicolette, p. 8, éd.
A. Suchier, Paderborn, 1909.
5. ^4^)0/00- /V de Jean Petit, 1408.
L AMOUR DE DIEU, BASE DE L EDUCATION 12J
Nostre-Dame, une retraite à Maubuisson ou à Longchamps.
Mais ce n'est pas une piété de surface que veut Christine. Il
fiiut qu'elle se manifeste non seulement par l'observance des
rites, mais qu'elle se traduise surtout par de bonnes œuvres :
aumônes, dons aux églises et aux couvents, et charité morale
envers tous. La confession est bonne en soi, mais la pénitente
n'en retirera aucun fruit si elle n'est franche et sincère ; qu'elle
ne s'adresse pour cet acte de dévotion si intime et si délicat
qu'à un sage confesseur et prendomme. Que les jeûnes soient
observés avec discrétion ' « affin que le cervel n'en soit
troublé » ; que les dons et aumônes se flissent largement, sans
ostentation et sans orgueil.
Quant aux pèlerinages et processions, vu les broiiillerics et
scandales qui souvent s'y produisent, il vaut mieux ne pas y
« trotter » à toute occasion, et surtout une pucelle ne doit s'y
rendre que bien accompagnée. Les Registres de Police du règne
de Charles M sont là pour prouver que ces craintes étaient
justifiées : Lettre de rémission accordée à un homme qui avait
participé à arracher violemment une femme d'une église de
Paris pendant la vigile de saint Jean-Baptiste, août 1390. Une
autre, en 1385, pour un certain Perrin qui s'était trouvé mêlé
à des scènes scandaleuses survenues à un pèlerinage. D'après
Juvénal des Ursins, deux cents personnes périrent étouflees au
pardon de Nostre-Dame du Puy en 1407 -.
1 . c< Il ne faut point jeusncr, dit Gcrson, quant on greveroit sa nature, ou
par veillc'sse, ou par maladie, ou trop grant jeunesce, ou par labour ». A. B.
C, fol. 3).
2. Puces inédites relatives au rétine de Charles VI, publiées par L. Douet
d'Arcq, dans la Soc. de l'Hist. deFr., Paris, 1863.
Voir ce que dit Suger sur les grands pèlerinages : « Ceux qui entraient
dans les églises ne pouvaient plus sortir et luttaient contre la foule qui au
dehors assiégeait les portes de l'édifice... Les femmes surtout, serrées comme
dans un pressoir, étouffées, tombaient et, foulées aux pieds, poussaient des
hurlements... »
Cité par Luchaire, Les Premiers Capétiens, dans Hist. de Fr. de Lavisse,
t. II, p. 420, et par Gabriel Hanotaux dans. Jeanne d'Arc, p. 56, qui ajoute
cette note : « La foule a dû être grande en tous temps, car en 19 10, le
pèlerinage à Notre-Dame-du-Puy-en-Velay atteignait près de cent mille
personnes. »
Ï28 LE LIVRE DES TROLS VERTUS
Nicolas de Baye ' raconte un autre scandale arrivé à des
bourgeoises honorables de Paris, et Christine avait encore toute
fraîche à l'esprit la mêlée survenue le 13 juillet 1404 entre
les écoliers de l'Université de Paris et les pages du sire Charles
de Savoisy, le procès retentissant qui s'en était suivi, procès
qui montra à tout Paris intimidé qu'il ne taisait pas bon se
jouer de la Fille aînée du Roi très chrétien.
Geoffroy de la Tour-Landry exprime déjà la même
méfiance à l'endroit des pèlerinages : « Et ne sont que pré-
textes pour prendre eshatemens et foloyer ^ ».
Sans prendre le bourdon et les coquilles pour les grands
et lointains sanctuaires, les femmes perdaient beaucoup de
temps à pèleriner à Paris et aux environs. Ce n'était pas non
plus toujours la piété qui les y guidait. Les ménages en souf-
fraient, les maris se plaignaient ; et c'était à qui, parmi les écri-
vains, lancerait les traits les plus acérés :
807 « Se je di : Gardez le niesnaige,
On nie faint un pelerinaige :
Lors, faut aler a Saint Denis !
Bien sont gens mariez honnis ! »
2982 « Et s'en va jouer l'endemain
Souhz l'ombre du pelerinaige
O celli qui a son couraige '. »
Matheolus prétend que les femmes ne vont aux pèlerinages
que pour s'eshattre avec les clercs et les prêtres, et la VIIL des
Onin~es Joyes de Mariage ne nous donne pas une idée plus
édifiante des pèlerins du temps. Il faut bien qu'il y ait eu
abus puisque les prédicateurs et les docteurs prêchent la réserve
et la discrétion en la matière ■^.
1. Journal, p. 237.
2. Chap. xxxni, éd. A. Montaiglon.
3. Miroir de Mariage, Eust. Deschamps, Œuvres Couipllles, tome IX.
4. Pour Olivier Maillart, les pèlerinages sont des lieux de renJez-vous
galants. « Etes-vous là, mesdames, qui aimez à courir les pèlerinages ? Ce
n'est ni Dieu, ni les saints que vous allez v chercher. «
La Chaire au xv^ silde, p. 308, par A. Samouillan, Paris, 1891.
L AMOUR DE DIEU, BASE DE L EDUCATION 12^
Quoi d'étonnant d'ailleurs à ce que, dans la bigarrure de
cette foule priant, chantant, mendiant, il se soit glissé quelques
pervers individus, épiant l'occasion de troubler le recueille-
ment de quelque accorte pèlerine ? Parmi les porteurs et por-
teuses de bourdon, beaucoup s'acheminaient vers le saint
tout-puissant, non par contrition ou par besoin de se le rendre
propice, mais ils y allaient les uns « de par le Roy «, les
autres, de par leur profession'. Car il y avait des pèlerins
et des pèlerines professionnels qui se chargeaient, contre beaux
deniers sonnants, d'aller capter la grâce des saints en faveur
de leurs commanditaires, et les cours de justice comptaient
les pèlerinages parmi les châtiments infligés à leurs condam-
nés -.
La vraie piété, dit Christine, est celle du cœur ; elle est
l'application du second commandement : « ne fais pas à autrui
ce que tu ne voudrais pas que Ton te fit à toi-uuîiu\ » Elle ne se
démontre pas par une surabondance de pratiques et d'orai-
sons, mais par nos actions et par notre belle vie (§ 57). Elle
nous aide à résister aux tentations, à éviter orgueil et tous les
maux qu'il entraîne : arrogance envers nos semblables, dureté
et dédain envers les souffreteux et rébellion envers Dieu. Elle
nous fait aimer sohresce.
1 . La reine Isabcau, empêchée d'aller aux lieux saints, soit par ses
affaires, soit par son indolence, y envoyait des religieuses qu'elle payait.
Le même jour, elle faisait taire de cette façon quatre pèlerinages différents.
Isaheau de Bavière, Vallet de Viriville, p. 35. Elle jeûnait aussi par procu-
ration. Des religieuses, pavées pour leur abstention, « jeusnaient au lieu et
à l'intention de la rovne ». Ibid. Il n'y avait pas que la reine qui fît
travailler à son salut. Les chartes ne sont pas rares où tel baron fait
une donation à un monastère à condition que les moines prient pour lui
et ff chastient leur corps pour lui obtenir la vie éternelle ». La Socicté au
Moven âge, 2 v., R. Rosières, p. 151, t. II, Paris, 1880.
2. Ainsi, le vilain Jehan, qui avait tué sa femme d'un coup de /ourdie
fière paniiy la gori^e, iw-ïit (:\.c condixmné en i^Sj « à tenir prison fermée
l'espace de cinq mois », après quoi il devait faire un pèlerinage à Notre-
Dame-du-Puv en Auvergne. En mai 1588, à un autre condamné qui ainit
jure te vitain serment, on inflige 25 jours de prison au pain et à l'eau, et un
pèlerinagj à Boulognc-sur-Mer. Pièces Iiu'dites, tome II, Douël d'Arcq,
Paris, 1863.
130 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
Sobresce, cette « divine ' » vertu du chrétien se manifeste dans
le manger, dans le boire, dans le dormir qui seront pris amesu-
rement. Par elle, nous évitons les dépenses excessives « en veste-
mens oultraigeux et toutes superfluités » et nous nous tenons
à la juste limite entre « folle largesse » et « non deue eschar-
ceté », aussi coupables l'une que l'autre. Sobresce adoucit nos
paroles, amodere notre vie, mesure nos gestes et règle nos
manières. Elle étouffe en nous les appétits grossiers ; elle nous
fait fuir les plaisirs excessifs, en un mot, elle dompte l'être
physique. Elle maîtrise notre cœur et « nourrit et engraisse
notre entendement^ ». Sobresce nous garde étroitement dans le
droit sentier de discipline et de raison.
La seconde vertu féminine est chasteté. Tout imprégnée
des idées de saint Ambroise, de saint Jérôme, de saint Chrysos-
tome et de saint Augustin, apôtres de la virginité, Christine
voue à cette vertu une sorte de pieux respect. Volontiers elle
dirait avec saint Alexis que le corps de la vierge
« Doucement flaire comme Hors en avril. »
Toutefois, pour que le parfum de chasteté monte jusqu'à
Dieu, il faut que l'esprit soit pur, les pensées nettes d'envie, de
jalousie, de mensonge et que le cœur reste humble et compatis-
sant « aux povres detfaillans ».
Combien nous sommes loin, avec cette analyse si fine du
cœur de la femme, de la déclaration quelque peu brutale et
dédaigneuse de Philippe de Novare, qui, par ailleurs, est si
plein de sagesse :
« Famés ont grant avantage d'une chose : legierement puent gar-
der lor honors, se eles vuelent estre tenues a bones, por une seule
chose ; mes a l'ome en covient plusors, se il vuet estre por bons
tenuz : besoings est que il soit cortois et larges et hardiz et sages.
Et la famé, se ele est prode famé de son cors, toutes ses autres
taches sont covertes, et puet aler partot teste levée 3. »
1. « Sobriété laquelle est divine vertu... » Charles F, chap.xxix.
2. Charles V, chap. xxix.
3. Les un Teni d'aage d'oiiie, § 31. édit. de Marcel Fréville, Paris, 1888,
L AMOUR DE DIEU, BASE DE L EDUCATION I31
Pour Christine de Pisan, la chasteté ne suffira pas pour
« couvrir toutes les autres taches », mais toujours, en dépit
d'elles, elle attirera le respect. '<■ Ja ne sara cstre créature raem-
plie de tant de deffaulx que, se il est renom que elle soit
chaste, que on ne l'ait en révérence » (584).
Ce pouvoir magique attribué à la virginité qui a donné lieu
à la séculaire légende de la licorne ' apprivoisée et qui a si
souvent exercé l'art et l'ingéniosité des tapissiers de haute
lice, des orfèvres, des « faiseurs de dictiez » % devait encore
révéler sa force d'une manière éclatante dans l'influence pres-
que surnaturelle de Jeanne d'Arc sur la rude soldatesque.
1 . Ecoutons ce qu'en dit Brunet Latin :
« Unicorne est une fiere beste, auques semblables a cheval de son cors,
mais il a piez d'olifant et coe de cerf, et sa voix est fièrement espoen-
table, et emmi sa teste est une cornes auz plus de merveilleux resplendis-
sov, qui a bien m piez de lonc, mais ele est si fors et si aguë, que il perce
legierement quanque il ataint.
Et sachiez que unicorne est si aspres et si hers que nus ne la puet penre
ne ataindre par nul engin ; ocis puet il bien estre, mais vif ne le puet on
avoir.
Et ne porquant li veneor envoient une vierge pucele celc part ou Tuni-
corne converse, car ce est sa nature que maintenant s'en va a la pucele
tout droit et dépose toutes fiertez et s'endort soef el giron a la pucele ; et
en ceste manière le déçoivent li veneor. » Li Livres dou Trésor, li\re I,
part. V, chap. cci, éd. P. Chabaille, Paris, 1863.
Cette légende, boudhique d'origine, se retrouve aussi dans le roman de
BarJaaDi et Josaphat. Les chrétiens se la sont appropriée et en ont fait grand
usage.
2. La cathédrale de Reims possède une magnifique tapisserie, aux tons
mourants, de la licorne aux pieds d'une vierge, et j'en connais une autre
aussi très intéressante qui fait partie de la riche collection d'œuvres gothi-
ques de Madame Ch. J. Blair, à Paris. Cette légende si aimée de la licorne
se retrouve partout, sur les bijoux du temps, dans les charmes, dans les
décorations de fêtes. C'est une licorne qui, avec un ours, traîne la litière
remplie d'orfèvrerie que les bourgeois de Paris offrent à Lsabeau le jour de
son sacre ; Marie de Cleves, la jeune duchesse d'Orléans, compte parmi ses
reliques, un bijou qui enchâsse de la dent de licorne, et qu'elle porte aux
femmes malades pour faciliter leur accouchement {Vie de Clnirles d'Orléans,
P. Champion, p. 532). Parmi les nombreux J/75 inspirés par cet animal
fabuleux de la littérature du moyen âge, il reste encore un Dit de l'Uiii-
coriie, voir Z,« Littér. fraiir. au iiioxeii d^'e de Gaston Paris, tome II, p. 251,
Paris, 1909.
1:^2 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
licorne aux cent têtes, qui suivait, domptée et émerveillée, la
petite vierge de Donrémv.
Christine, dans son chapitre sur les PuceUes (V, livre II),
distingue entre celles qui « le veulent estre toute leur vie »•
et celles qui attendent « l'ordonnance et voulenté de leurs,
parens pour leur mariage. » A toutes il convient, dit-elle, « de
se garder de tout péchié en fait et en pensée, car petit vaul-
droit estre vierge ou chaste, faire abstinences et que, avec ce,
on feust très grant pécheresse » (522). Il faut être humble,
« avoir des manières rassizes, sans nulle cointerie, maintien
acoisié, humble chiere, yeulx baissiés et parolles basses. » Il
faut être réservées avec les hommes, ne leur permettre nulle
familiarité ; être pudiques ', en un mot.
Mais la conduite de celles qui se vouent à Dieu, tout en
restant dans le siècle, demande une austérité plus grande :
vie dévote et solitaire, habits sévères, pratiques religieuses
plus strictes. On peut se rendre compte de ce qu'étaient ces
demi-nonnes en se i appelant les Béguines de Flandre et de
Lorraine, qui, sans faire de vœux, consacraient leur \ie à ht
piété et aux bonnes oeuvres ; ou bien en lisant la Beaîa eiuimo-
lada, de Tirso de Molina^
1. Les privautés accordées aux amoureux, ou simplement, aux amis^
étaient plus grandes au moven âge qu'elles ne l'ont été depuis. Par
exemple, après chaque danse, le cavalier baisait sa dame (Voir Les Femmes
de la Renaissance, de R. de Maulde de la Clavière, Paris 1898, p. 319);
même les assurances de respect, d'amitié, ou de simples hommages de
courtoisie, prenaient volontiers la forme de baisers. Dans le roman de
VEscoiifle, le comte de St-Gilles, qui a pris en atîection la belle Aelis,
l'héroïne du roman, alors damoiselle de la comtesse, sa femme, « repose
sa tête dans son giron, le soir, en attendant que ses pommes soient
cuites ». Le héros du même roman, Guillaume, indigné que le pèrc-
d'Aelis lui défende de pénétrer dans la chambre de sa fille, proteste haute-
ment de son innocence :
5035 « Et bien sachiés certainement
Qu'el n'aora ja de moi reproce
Se je baise ses ex, sa bouche.
Gui fais je tort de ceste chose ? »
Ronnui de l'Escoiifle, publ. par H. Michelant et P. Meyer, Paris, 1894.
2. Quoique cette œuvre ne soit que du xviie siècle, elle peut cependant
être invoquée ici, car on sait qu'en Espagne le moven âge et ses coutumes.
se sont prolongés bien au delà des limites historiques.
L AMOUR DE DIEU, BASE DE L EDUCATION I33
« Una ropa de baycta
Ni muv fina, ni muv basta :
Una basquina a lo llano,
Que llamaba de cilicio :
Un descanso en un puntillo,
Rematado en el verano
Un abanico sin plato
Y, en invierno, una estutilla
De felpa, o de cabritilla
Que abriga, v es mas barata '. »
La chasteté est donc belle et exemplaire en ce monde, mais
encore, plus que toute autre vertu, elle aide à gagner le ciel.
« C'est la virginité, dit Saint Grégoire de Nysse, qui donne aux
hommes des ailes pour prendre leur vol vers le ciel. »
I. La Beata enaiiioraihi 0 Marta la Piadcsa, commencement de l'acte II,
p. 114, (lel Tesoro del Teairo espauol, édit. de Don Eugenio de Ochoa,t. IV,
Paris, 1878.
CHAPITRE VI
LE CULTE DE l'hONNEUR FEMININ
Une autre particularité du Livre des Trois Vertus, c'est le
souci de Thonneur féminin. L'auteur y revient avec insis-
tance à toute occasion. Elle le place en tête des a enseignements
moraulx de prudence mondaine » (chap. xi, liv, I). Elle s'appuie
sur saint Augustin, sur TEcclésiaste (MI, i, lu bonne réputation
■vaut mieux que le bon parfum), mais surtout sur l'expérience de
la vie, pour montrer quel bien enviable, et fragile à la fois,
c'est que l'honneur de la femme.
L'honneur prend chez Christine un sens large et élevé : il
ne saurait s'acquérir que « par bonnes meurs ». L'état, les
richesses mondaines en rehaussent l'éclat, « selon la commune
manière du monde », mais seule une belle vie bien ordon-
née, un maintien courtois peuvent « parfaire la créature
noble ». Et c'est le plus précieux trésor qu'elle puisse amas-
ser puisqu'il reste à jamais à ses enfants et s'étend au loin
sur la terre :
« si comme il cstoit possible que du corps d'une créature vssist si
grant oudeur qu'elle s'espandist par tout le monde, si que toutte
gent le flairassent » (io6).
Et renommée, étant le parfum d'une vie droite, assure le salut
dans l'autre monde, « car, qui bien muert, il est saulvez ».
Le point d'honneur n'a jamais eu en France les farouches
exigences du pundonor espagnol ; cependant on le sent ici plus
près de sa source féodale, plus ombrageux et plus inflexible
que de nos jours. « Bon loz » se gagnait par une conduite
LE CULTE DE L HONNEUR FEMININ I35
pure, mais combien facilement aussi il se perdait sous les coups
Je la médisance ! La peur du « qu'en dira-t-on » tenait tout le
monde en haleine, petits et grands. C'est pourquoi on redou-
blait de prudence, d'affabilité afin de ne pas se créer d'enne-
mis, ou de ramener les malveillants à force de douceur. Il
fallait mesurer ses regards, ses gestes, ses paroles ; ne point
s'écarter de la tradition, des précédents, afin de ne donner
lieu à aucun blâme. Si parfois le sourire de la fortune vous
élevait du rang, il fallait désarmer l'envie par un surcroît
d'humilité.
L'honneur était donc le point d'aboutissement de deux
efforts constants : pour le gagner, on était astreint à vivre
d'une belle vie ; pour le soutenir intact, à louvoyer entre les
pièges de Malehoiiche.
Notre conduite peut être irréprochable et pourtant prêter à
de malveillantes interprétations, comme, par exemple, si nous
sonmies « joyeuses de nostre naturel et gentes en habille-
ment » (383). Ne sovons pas si orgueilleuses que de dédaigner
les propos même injustes qu'on tient sur notre compte ; c'est
nous qui en souffrirons, nous et notre entourage; renonçons
donc à notre goût personnel d'élégance et réprimons en public
notre gaieté, plutôt que de voir un malin bruit se répandre
sur nous. La pureté d'intentions ne suffit pas, car le monde
ne lit pas dans nos cœurs.
La dame sera « exemplaire d'honneur et de maintien à ses
demoiselles de court, à ses enfiints : teUe maistresse, telle mais-
niée diiite. » Sa maison devra être comme une abbaye bien
ordonnée, dont tous les membres travaillent à maintenir le bon
renom commun et d'où rien de ce qui pourrait raiiieniiiser, ne
perce au dehors, « car l'honneur de l'un, ou le deshonneur,
refiert et redonde sur l'autre ».
La dame honorera afin d'être honorée : gens de religion,
docteurs, clercs, gens du peuple, tous trouveront bon accueil
et courtoisie auprès d'elle ; en retour, ils répandront ses
louanges et, en cas de « diffame », leur voix s'élèvera pour la
protéger.
136 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
Elle sera large « comme il affiert à haulte dame » et don-
nera « tost et grandement »
475 « Car son don fait mcndre
cil qui atent tout c'on le ruevc '. »
En retour, ces familiers, ces « privés » vanteront sa largesse
et augmenteront son « loz » ; ces messagers, particulièrement
favorisés s'ils viennent de contrées étrangères % sèmeront au
loin le bruit de sa grandeur.
Cette préoccupation constante « d'avancer son honneur »
c'est déjà pour le particulier ce que sera pour le lettré de la
Renaissance le culte de la gloire. Tous, grand seigneur,
homme d'épée, noble dame vovaient déjà clairement « comme
« l'uom s'eterna », et Pétrarque ne fit qu'appliquer aux œuvres
de son esprit cette passion de la renommée que d'autres
recherchaient pour les actions de leur vie journalière.
Il n'y a « pas plus grant honneur a femme que d'estre vraie
et leale a son mari », et à la demoiselle de court, ou à la
chambrière, que de garder celui de leur maîtresse, « car elles
en ont fait le serment » (383.)
C'est une chose si fragile, que le soupçon la tache en l'effleu-
rant :
« c'est la fleur que nous appelons lis, lequel est blanc, tendre et
souef flairant ; mais de moult petit hurt est froissié et taché'. »
Il faut remarquer avec quel redoublement de prudeiice,
quel tact exquis la gouvernante de la jeune princesse vient
1. Li Miieor as ddiiies par Watriquet de Vaucouvin, éd. Aug. Scheler,
Bruxelles, 1868.
2. Les seigneurs et dames des provinces et des pavs étrangers qui
étaient venus en août 1398 assister aux magnifiques fêtes du sacre de la
reine Isaheau, partirent comblés de dons. « Les chevaliers s'en retournaient
chez eux, faisaient grans nouvelles en tous pays de ces solennités et de
l'accueil qu'ils avaient reçu ». Richard II d'Angleterre enrageait de jalousie.
Ce souci d'étendre au loin son bon renom se remarque chez tous les
grands seigneurs du temps.
3. Charles V, livre I, chap. ni.
LE CULTE DE L HONNEUR FEMININ I37
enlever au chevalier amoureux tout espoir « de se mettre en
grâce et d'avoir accointance a sa jeune maistresse ». C'est une
scène d'une habileté savamment nuancée. Madame Sébille,
donc, la gouvernante, a découvert par tels signes indu-
bitables que le chevalier tâche de détourner à son profit
l'amour que la jeune princesse doit vouer à son légitime sei-
gneur. Elle fait à l'amoureux si bel accueil qu'il se sent encou-
ragé à gagner ses bonnes grâces (264) « et ce fera il moult
voulentiers car il cuidera, pour ce que c'est la plus pro-
chain de la dame, (celle qu'il convoite), que sa besoingne en
doive mieulx valloir ». Il ne manque pas de tomber dans le
piège, croit à la bonne volonté de la gouvernante, s'enhardit
jusqu'à lui faire confidence de son amour,
« avec les grans offres de ses services et de tous biens que il lui fera,
selon les coustumes des hommes en tel cas » (265). « Adont la
dame, qui sera toute pourveue de sa responce, et qui, touttesvoies,
parlera a lui sans le sceu de sa dame, et le mains d'autres gens que
elle porra, lui respondera sans nul effrov, bassement, » etc.. (265).
Elle lui déclare qu'il ne lui apprend rien de nouveau, mais
qu'elle voulait que l'aveu vînt de ses propres lèvres et avant
que nulle autre personne pût s'en douter
« et lui affirme tout en ung brief mot : que tant que je soye
femme vivant et je soye en sa compaignie, ceste josne dame qui,
par la fiance que ses amis et son seigneur ont en moy, tout n'en soye
digne, m'ont baillié en gouvernement, ne fera mal, ne chose dont
reprouches, ne parolies aultrcs qu'il n'appartient avoir a telle dame
comme elle est, et du noble sang dont elle est yssue (267). Sy vous
supplie, mon seigneur, tant comme je puis, que vous en voeilliez
oster du tout et plus n'v penser, car je vous jure ma chrestienté
que vous v perderiez vostre poine... Donc, plus ne laittes tel/.
allées, ne telz venues, ne telz semblans, car, sur l'ame de moy, je
ne le porroye souffrir, et convendroit que je le deisse a telz qui no
vous en saroient aucun gré » (268).
Tout en enlevant le plus léger espoir au jeune chevalier,
elle tient à le congédier profondément convaincu que la vertu
138 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
de la jeune dame est invulnérable pour le présent et pour
l'avenir, « qu'elle herroit parfaitement » tout galant qui oserait
s'adresser à elle, « qu'elle en est legiere a garder et qu'elle est
toute bonne et bien condicionnee » (267), et qu'enfin « toute
s'amour est a son seigneur » (/W-)- Et ce débat aigu, ces
vifs reproches et ces protestations véhémentes se feront sous
le masque du plus grand calme et de la plus suave politesse,
afin de n'éveiller nul soupçon aux alentours.
« Sv gardera bien que n'ait la chiure muée, ne enflamhee, ne les
veulx félons quant partira de lui, mais le visaige rassis et la manière
asseuree, si comme d'autres choses eussent parlé » (279).
Voilà un exemple de domination de soi qui qui sent déjà son
xvii^ siècle, preuve, comme dit l'Ecclésiaste, qu'il n'y a rien de
nouveau sous le soleil.
Et, si, malgré toute sa vigilance, ses avertissements, exhor-
tations et prières, la vertu de la jeune princesse fléchissait ?
alors son devoir serait « d'abaissier les parolles », de la cou-
vrir tant qu'elle pourrait, mais de se ménager tout doucement
une porte de sortie, sous prétexte de santé ou de fatigue,
afin de dégager absolument sa responsabilité et d'éviter pour
elle-même toute éclaboussure.
Mais surtout, dans ces cas d'amours, platoniques ou cou-
pables, qu'on n'aille point commettre la folie d'avertir le mari.
Si même l'honneur de l'épouse n'était pas entamé, elle le
mettrait, en lui révélant l'intrigue, « en tel frenaisie que ne
l'en osteroit pas quant elle vouldroit ; et est trop grant péril.
Si s'en taise » (483). Evidemment, Christine de Pisan n'au-
rait pas écrit La Princesse de Clèves. Il est vrai que le dénoue-
ment du roman de Madame de La Favette semblerait lui don-
ner raison.
S'il s'agit de sauver aux yeux du monde l'honneur de leur
maîtresse, les chambrières useront de « cautèle » et de ruse ;
elles pousseront le dévouement jusqu'à lui sacrifier leur propre
réputation. L'une (583) ira,
« comme bien advisee, bouter le feu en la grange afin que tous cou-
LE CULTE DE L HONNEUR FEMININ I39
russent la et que sa maistresse, en ce tandis, se peust tourner et
garder d'estre surprise. »
Une autre (344)
« qui trouva que sa maistresse se vouUoit désespérer et occire elle
meismes de honte, de ce que elle estoit grosse sans estre mariée, la
reconforta et rosta de ce mauvais vouloir, et elle meismes, affin
que quant l'enfant seroit nez, qu'elle peust dire que il fust sien, fist
entendant que elle estoit grosse, et, par celle voye, la sauva de
mort et garda de deshonneur. »
Et Christine ajoute :
« Et telz choses faire, puisque la chose est faitte et le conseil en
est pris, pour garder autruv de desesperation ou de prendre mau-
vaise vove, — mais que au fait de pechié on ne soit consentant —
n'est pas mal mais très grant charité, et doit avoir chascun pitié du
pécheur » (54))-
Ce sacrifice fait par une femme de ce qu'elle a de plus
cher, l'honneur, pour racheter une femme quia failli, a quelque
chose de choquant". L'exemple n'est probablement pas ima-
ginaire, c'est un fait que Christine a dû simplement enre-
gistrer. Elle, qui est connue pour son grand cœur, accepte
cependant cet acte de singulier renoncement comme « grant
charité ».
Dans la balance du monde, l'honneur d'une «chamberiere »
ne pèse pas le même poids que celui de sa maîtresse ; on est
obligé de l'admettre, et toutes les réformes égalîtaires n'em-
pêcheront pas que les distinctions sociales et par là, le respect
du monde, ne s'attachent autant à la fortune et au rang qu'à
la personne même. Si l'on ajoute à ce préjugé universel l'effet
des lois du moyen âge sur certaines violations de la morale,
on commence à comprendre le détachement avec lequel Chris-
I . On lit dans le roman du Chdtehiiii de Coiicy un exemple d'un tel dévoue-
ment de la chambrière (ici c'est plutôt une demoiselle d'état) pour sa mai-
tresse, la dame du Faiel.
Ï40 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
îine de Pisan présente cette forme étrange de dévouement.
D'après les Estahlissemens de saint Louis ', toute jeune fille cou-
pable était condamnée à perdre tous ses biens et à passer le
reste de ses jours en prison ou dans un couvent cloîtré. Son
■complice partageait la même peine, moins la confiscation des
biens. La femme adultère était sévèrement punie au temps de
Charles VII, quoique les lois qui donnaient au mari le droit
de mort se fussent adoucies. Le Boutillier ne considère que la
perte des biens : « Si le mari la trouvoit en fornication et pour
ce l'en chassoit, sachiez que lors la femme n'auroit portion de
vivre et si la femme estoit douée, elle perderoit son douaire ».
(II, titre 8).
On trouve des châtiments plus rigoureux appliqués pour le
même méf;iit :
D'après Marnier % on enterre toute vive la femme adul-
tère. Ce châtiment fut celui d'une certaine Perrette Mauger
dans la Chroiiicjiic de Louis XI, dite scaudaleuse ; et en Anjou, la
femme de Foulques le Rechin fut brûlée vive.
Jacques Legrand, qui écrivit le Livre des Bonnes Meurs >
quelques années après le Livre des Trois Vertus, rappelle qu'en
« Saxonnie et chez les Rommains jadis tut une lov que les pucelles
•qui se souffroicnt despuceler cstoicnt enfouves toutes vives et ceux
qui les despuceloient avec elles 4 ».
D'un autre côté, la loi n'épargnait pas la femme de service
qui avait favorisé l'inconduite de sa maîtresse. Pour cette
•cause, une certaine Huguecte fut condamnée « à mettre et tour-
ner au pilori », le 6 septembre 1382 '. Et le sire de La Tour-
Landry, qui acheva son traité en 1372, raconte l'histoire d'une
1. Etablissements de Saint Louis publiés par Paul Viollet, Paris, 188 1.
Voir tome III, p. 24, article XV, De foie fiiine i^wiitil.
2. Etats de Normandie, p. 26.
3. Il fut dédié au duc de Berry en 141 1.
4. Un manuscrit des Gesta Komanonim, du British Muséum, Harl. 3132,
Cap. XLiv, parle d'une loi de l'empereur Octavien concernant l'enlève-
ment d'une pucelle.
5. Doc. hiid., tome II, page 235, cdit. par Douët-d'Arcq, publ. par la
Société de l'Histoire de Eraiice, Paris, 1863.
LE CULTE DE l'hONN'EUR FÉMININ I4I
chamberiere qui, « pour un cliapperon que un chevalier lu!
donna, fit tomber sa dame en pechié d'amour ». Le mari avant
découvert l'infidélité de sa femme, fit venir la servante, « lui
fit vestir le chapperon et couppa le col et le chapperon tout
ensemble ' ».
Il faut se souvenir aussi que d'après le Livre des Trois Vertus,
les chambrières, en entrant en service, « faisaient le serment
de servir fidèlement et loyaument leur maistresse et de garder
son honneur ». Leur dévouement devenait donc une obli-
gation légale. Rappelons enfin l'horreur extrême que le sui-
cide inspirait à tout chrétien. C'était la damnation éternelle
assurée sans rémission et la diffamation pour les parents du
suicidé. Les rigueurs de la loi étant donc considérées, ainsi que
la part de responsabilité qui retombait sur la servante, cette
abnégation de la chambrière de Christine, qui nous paraissait
au premier abord si énorme, prend des proportions moins
grandioses, éclairée par les coutumes du temps. Ce n'était donc
pas simplement honneur de femme humble et pure oflert
contre honneur de femme riche et coupable, mais le sacrifice
d'une bonne renommée fiùt pour éviter des maux plus grands,
à savoir le déshonneur de la maîtresse, et de sa famille, et en
outre, la perte de ses biens et peut-être de sa vie, en tout cas,,
de sa liberté. Or, comme dit Christine d'après Aristote, la fin
vaut mieux que les moyens \
Là où l'honneur d'une femme peut le plus aisément îre-
hiischier, c'est dans les tentations de l'amour. Christine de Pisan
qui connaît à fond les subtiles théories de l'amour courtois et
leur vanité quand il s'agit de la vie pratique, qui les sait d'autant
plus dangereuses qu'elles sont en apparence plus innocentes
et séduisantes, met en garde les jeunes filles, jeunes femnies et
1. Etiseii^iieiiiens, ch. LV.
2. Un esprit aussi droit et pondéré que celui de Gerson invoquait ce-
même principe pour justifier une autre bonne cause, au concile de Cons-
tance en 1414 : « L'Eglise est meilleure que le Pape parce que le Pape est
fait pour l'Eglise ; or, comme dit Aristote, la fin est meilleure que les
movens ». On n'avait pas encore perçu les dangers de ce principe poussé à
l'extrême, l.a Société de Ji'stis ne devait naître qu'en 1554.
142 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
jeunes veuves contre les douces paroles, les protestations de
service pur et désintéressé des chevaliers. Ce ne sont que
« folles plaisances et decepvemens » et celles qui prêtent
l'oreille à ces charmeurs n'en recueilleront que « cuisançons ».
« UoiscauJx, de chiens, d'armes et d'amours, pour mig plaisir
cinq cens douleurs ' « dit le manuscrit O (§ 309), proverbe
que cite d'ailleurs Christine dans sa Vision. Non seulement
elles n'y trouvent pas le bonheur qu'elles en attendent, mais
« propos tost en sont levez », les envieux en murmurent, et
voilà l'honneur entaché !
i< Dames d'honneur, gardez vos renommées
« Et ne croyez flajolz de decepveurs ^. »
1. Geot. de la T. Landry ajoute : « et pour tni hoiinin', cent hontes. »
2. Autres Balades, XLIII, d'Eust. Deschamps, tome II.
CHAPITRE VII
LES MANIERES H ON N'ESTES
La mode des traités de manières et de morale est passée. On
a peine à comprendre aujourd'hui pourquoi ce genre de litté-
rature a fleuri si longtemps : c'est que, sans doute, à une époque
où les hommes étaient profondément attachés aux traditions,
où chacun tenait à se faire honneur, à lui et à la famille dont
il était issu, où les relations entre les membres d'une même
caste, comme entre les différentes classes de la société, étaient
marquées par des nuances minutieusement prescrites d'égards
et de politesse, mesurées suivant le lignage, la puissance et la
richesse, la vraie courtoisie était un art qui demandait de
l'étude et un long exercice. Les classes sociales étant nette-
ment séparées et, dans une même classe, la préséance acquise
par la naissance et les alliances faisant loi, il fallait, pour
rendre à chacun son dû et pour ne rien perdre soi-même de
ses prérogatives, qu'un précédent maladroit ou étourdi pouvait
compromettre, que l'étiquette traditionnelle tût observée dans
toute sa rigueur et dans ses détails les plus menus. Les récep-
tions des grands personnages sont des scènes d'une diplomatie
achevée. Le protocole qui, aujourd'hui, règle la forme des rela-
tions officielles entre souverains peut seul nous en donner une
faible idée. Le nombre de révérences, la distance à laquelle elles
commencent, les génuflexions plus ou moins parfaites, les
accolades, tout est réglé à l'avance ; rien n'est laissé à la spon-
tanéité.
Je trouve dans un Mémoire du xv-' siècle ' une excellente
I. Les Usûires île la Court, par Alicnor de Poitiers, publics par La Curnc
de Sainte-Palaye, tome II, p. 187 et 188 des Mémoires sur }\iiieieiine Che-
valerie^ Paris, 1781.
144 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
illustration des cérémonies et des hésitations auxquelles don-
naient lieu les prééminences d'honneur.
La Duchesse de Bourgogne vient rendre visite à Marie
d'Anjou, reine de France.
« Quant niaditc Dame vint a l'huis, clic print la queue de sa
robbe en sa main, et l'osta a celle qui la portoit ; et quant elle
marcha dedans l'huis, elle la laissa trainer, et s'agenouilla bien près
jusques a terre et puis marcha jusques au milieu de la chambre, la
ou elle fit encore un pareil boniieiir, et puis recommença a marcher
tousiours vers la Royne, laquelle estoit toute droicte. Ht la trouva
Madame la Duchesse ainsi auprez le chevet de son lict, et quant
Madame la Duchesse recommença à faire le troisiesme hoiiucur, la
Royne démarcha deux ou trois pas, et Madame se mit a genouil. La
Royne luv mit une main sur l'espaulle et l'embrassa, et la baisa et
la fit lever...
Quant maditte Dame fut levée, se ragenouilla bien bas ; se mit
a genouil devant la Dauphine (Marguerite d'hxossc) qui k)rs estoit
à quatre ou cinq pieds près la Rovne.
Ensuite la Royne de Sicile (Yolande, mère de Marie d'Anjou),
laquelle estoit a deux ou trois pieds près de Madame la Dauphine,
Madame la Duchesse alla la saluer. Ht a ceste la, Madame ne fit
plus d'hoinii'ur que l'autre lui en faisoit. Nulle d'elles deux rompit
SCS ai"^uillettes de force de s'ao;enouillcr '. »
A part ces minuties exagérées dans la prééminence des
honneurs princiers, il faut bien reconnaître que la plupart des
règles de la bienséance sont l'essence même de la raison et de
l'urbanité appliquées aux petits actes de la vie, et le bon goût
n'y saurait trouver à redire. Pour nos aïeux, rien de trop. La
mesure est la règle suprême : mesure dure. Et nous devons
avouer que dans notre siècle de civilisation, extrême, dit-on,
I. Un autre exemple de ces honitettrs nous est fourni par la Chronique
d'Arthur de Richmont, de Guillaume Gruel (piibl. par A. Le Vavasseur,
Paris, 1890) là où il raconte l'arrivée au château de Saumur, où résidait
momentanément Charles VII, de son ancieni\e belle-sœur Marguerite de
Bourgogne, alors femme d'Arthur de Bretagne, mais qu'on continuait
à appeler « Madame de Cnivenne d.
LES MANIERES HONXESTES I45
nous aurions grand besoin de nous remettre à l'école de nos
vieux auteurs de civilités.
Il n'est pas beau d'être trop « acointable ne privée a
hommes » et surtout que jeunes tilles ou jeunes veuves ne
souffrent
« qu'ils fréquentent trop sans raisonablc accointanco environ elles,
ne qu'elles les reçoivent en leurs chambres (]^ 239) : ce seroit l'oc-
casion de perdre leur bien et advancement ».
Christine souhaite une pudique réserve chez toutes les
lemmes, sans distinction de classe. Ici elle s'adresse particu-
lièrement aux jeunes princesses. Si l'on songe au château
féodal et à ses murailles, si épaisses ' que les profondes encoi-
gnures des fenêtres forment comme autant de charmants
petits réduits s'ouvrant sur la pièce principale et donnant sur
la campagne, on comprend comment la châtelaine pouvait,
sans choquer la bienséance, recevoir ses hôtes et ses amis « en
sa chambre ». Ils s'asseyaient sur des bancs recouverts de
tapis, de cuirs de Cordoue ou de brocarts, et, appuvés contre
les pans obliques de la baie, pouvaient deviser gaiement,
tout en surveillant d'un œil distrait ce qui se passait au dehors,
dans le village se cachant au creux de la vallée, ou sur la
route, se perdant au fond, dans les bois. D'ailleurs, au temps
d'hiver, il eût été d'une petite hospitalité que de les tenir
dans la grand'salle, le salon d'alors, qui était de si vastes propor-
tions que les énormes cheminées ne parvenaient qu'à le
chauffer bien imparfaitement. Les réceptions ne s'y faisaient que
quand la dame « tenoit estât ». Mais, comme les jeunes filles
et les jeunes veuves ne sauraient avoir tant de familiarité avec
les chevaliers, Christine leur interdit de les recevoir en leurs
chambres particulières, afin de se garder de tout « mauvais
parler ».
I . Certains murs du vieux château de Fontainebleau, édifiés du temps
de saint Louis, ont cinq mètres de profondeur et les châteaux qui nous
restent de ce temps d'architecture solide en ont souvent d'une ép.iisseur de
trois ou quatre mètres.
146 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
« En assemblées ou festcs, qu'elles ne s'empressent trop entre
hommes, mais toujours se tirent vers leurs mères ou les autres
femmes, et qu'elles aient une contenance rassize, qu'elles soient
coves en parolles, maintien, jeux et ris et que leur regard soit
tardif', arresté et sans vagueté, ne traçant ça ne là, mais bon et
simple ».
Le Mena^^icr est d'une précision militaire à propos de hi portée
du regard honnête. Les termes arresté, sans vagueté, ne lui
suffisent pas :
« Ayez », dit-il à sa jeune femme, « la teste droite, les paupières
basses et arrestees et la veue droit devant vous quatre toises, et bas
a terre, sans regarder ou espandre vostre regard ».
Le Règlement concernant l'exercice et la tenue de l'Infanterie
française s'en tient encore aux instructions de nos Doctrinaux
du moyen âge : « Tenir la tète droite sans être gênée, le
menton rapproché du cou sans le couvrir ; les yeux fixés à
terre à environ quinze pas devant soi » -. Les quinze pas du
soldat ne s'écartent pas sensiblement des quatre toises du bon
Menagier.
Fidèle observatrice de l'éternel précepte : le silence est iTor
répété infatigablement à toutes les descendantes d'Eve, Chris-
tine parle, elle aussi, de la « maistrise du taire » et recom-
mande « l'amodération » dans les paroles et dans les gestes
qui les accompagne. « Trop parler est moult messéant chose à
haulte dame et à toute femme de value « ; la femme de bonne
compagnie aura « parler ordonné et saige éloquence, non pas
1. Ce regard « tardif » de Christine est peut-être une réminiscence de
l'émouvante apostrophe de Dante aux vieux poète Sordcllo :
(( O anima Lombarda,
Corne ti stavi altéra e disdegnosa,
E nel muover degli ochi onesta e tarda ! »
Piirgat., V, 61-64, édit. G. -A. Scartazzini, Leipzig, 1875.
2. Première partie, première leçon : Position du soldat, § 2. Le décrcl du
jer (foiit ly^i, reproduit textuellement, en ce qui concerne le regard, le
(iccret itti ; dccemhre 1904. Je tiens ces renseignements grâce à l'obligeance
de M. le docteur Marcel Morin.
LES MAXIERES HOXNESTES I47
mignotte, mais rassize, cove, assez basse et a beaux trais, sans
taire de mouvements du corps, de la teste ne des mains, ne
grimaces du visage (§ 113).
La gesticulation, ce grave attentat à la dignité, aux yeux de
la race anglo-saxonne, était donc déjà un travers des Françaises
du xiv^ siècle, et les efforts de Christine et ceux du Ménagier
et ceux de sire Geoffroy, et de combien d'autres avant eux,
sont venus se briser contre ce flot de mouvements inconscients
et irrépressibles qui font croire au spectateur désintéressé que
le causeur « écrit en l'air et qu'il peint en parlant ». Peut-être
Christine n'était-elle pas ennemie du geste sobre qui, loin de
nuire à l'harmonie de l'attitude, ajoute à l'expression de la
parole, mais, comme elle s'élève contre un excès, les termes
de son injonction forcent un peu sa pensée. Le sire Geoffroy
avait montré à ses filles le danger d'être trop « emparlées » par
l'histoire de « cette ancelle qui perdy le roi d'Angleterre par sa
foie contenance : elle répondoit menu et souvent ça et la tour-
noit la teste sur l'espaule et avoit le regard bien vertilleux »
(ch.xi).
Le digne Francesco da Barbarino, lui aussi, est choqué de
cette surabondance de gestes de ses compatriotes ; elle est mes-
séante et il y voit un signe de la muabilité du caractère. Il la
condamne dans son Rcirgiiiiciilo et, dans ses Docnmeuti d'amore,
il la censure comme le plus détestable des sept vices contre le
« parler plaisant ».
Dans vos ébatements en présence d'hommes ne vous aban-
donnez jamais : point de jeux « renvoisiez », point de paroles
libres ou risquées, point de rires immodérés, éclatants ou sans
cause. Franscesco da Barbcrino ne veut pas que le rire soit
si franc qu'il tasse voir toutes les dents ' ; et Jean Courtecuisse '
déclare que :
1. Son compatriote Messer Angclo Fircnzuola, au xvi^ siècle, ne pourra
plus tolérer que le rire ou la parole ne laissant voir qu'une rangée de six
dents. The Religion of Beauly in IVoinen, by Jefferson B. Fletcher, in
Atlantic Monthly, october 1908, p. 475.
2. Le Livre des Quatre Vertus, 1405, Bibl. Kat., f. fr. 2570.
1^8 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
« le ris est a reprandre qui est trop grant ou qui est enfantiblcmcnt
espandu, ou comme ris de femme qui s'escrie comme busche qui
se esclate fait noise a cop ».
En somme, toutes ces idées sur le rire, sur la tenue sont
celles de Christine. Elles ont pour source les mêmes origi-
naux latins ', et reviennent à dire que, dans nos moments
d'abandon, de détente, de gaieté, nous devons cependant
rester maîtresses de notre nature et corriger son exubérance
et ses gaucheries. Les lois de la bienséance ne nous permettent
de laisser paraître les mouvements intérieurs de notre âme
que jusqu'à un certain point : en deçà, c'est de la raideur ;
au delà, un manque de tenue. La femme du monde comme il
faut, rompue aux usages dès son enfance, sait seule le secret
difficile de s'arrêter à la limite précise. C'est là le grand sens
de « mesure », qui est la base du code de politesse.
Christine de Pisan ne confond pas savoir-vivre et honn.eur ;
mais elle dit avec raison qu'enfreindre les prescriptions de la
bienséance, c'est amoindrir l'honneur, et que le monde ne nous
juge pas seulement sur nos actions, mais sur la forme exté-
rieure que nous leur faisons revêtir.
Donc obser\-er l'étiquette jusque dans ses nuances les plus
légères et les plus délicates, c'est encore un moyen de valoir
et d'augmenter notre charme.
Il est un point sur lequel Christine va paraître bien
archaïque : elle ne saurait tolérer le (lirl :
I . Brunet Latin condense dans un paragraphe de son Treuvs une soiiniie
des bonnes manières qu'il emprunte, dit-il, à Cicéron :
« Tulles dit : Ja soit ce que ti dix ne soient biau ne gucres poli, se tu les
profères gentilnient et de bêle manière et de beau déport, si seront il loé ;
et se il sont biau et bon et tu ne les diz bêlement, si seront il blasmé. Por
ce, dois tu atemprer et atorner ta voiz et ton esperit et tous les movemens
dou cors et de la langue et amender les paroles a l'issue de ta bouche en
tel manière que eles ne soient enflées ne decassées au parler, ne trop reso-
nans.
En ta porteure, garde que tu tiegnes ta face droite, non mie contremont
le ciel, ne les yeulx contreval fichiez en terre ; ne torne mie les lèvres laide-
ment, ne grocir tes sorcils, ne lieve tes mains, ne ne soit en toi nus porte-
mens blaimables. En isneleté et en tardeté dou parler, garde tozjors
méenneté ». Chap. LVi, ^ 4, livre II de la lit-' panie, éd. Chabaille.
LES MANIERES HOWESTES I49
« II a », dit-elle (479), « aucunes musardes a qui moult bien plaist
que on les poursuive par grans semblans ; et leur semble belle
chose de dire : « Je suv amee de pluseurs ; c'est signe que je suv
belle et qu'il a en mov assez de bien. Je n'aymerav nul pourtant,
mais à tous ferav bonne chiere et autant v ara l'un que l'autre, et
tous les tiendrav en parolles. »
« Geste vove n'est mie de garder honneur », s'écrie-t-elle avec
dégoût. Elle connaît un certain autre type de fausses prudes
qui feignent de détourner les attentions galantes et disent tout
haut : « \'oeillez vous ent retraire, » mais dont les yeux, les
les gestes démentent les paroles. « Celles ne sont point de
nostre escole ' ». D'ailleurs il est impossible qu'à la longue
telle coquette ne « chee en blasme ». « Mais la bonne josne
femme saige sera ferme en ses propos », honnête avec elle-
même et « seront ses semblans pareilz aux parolles » (482).
Elle ne recevra ni don, car « gui doji prcut se veut », ni mes-
sage et elle montrera à l'importun « rechigné visage » jusqu'à
ce qu'enfin il quitte la partie, « car n'en sera ja homme si
engrant que, s'elle veut, au loncg aller, par tenir saiges ma-
nières, qu'il ne s'en retraie » ( 483).
Et que nulle ne se vante de ses conquêtes, c'est contre hon-
neur % mais qu'au contraire elle en garde le secret. Les amou-
reux éconduits se vengeraient d'ailleurs s'ils savaient qu'elle
en parle.
1. Mais elles seront de celle de Clément Marot :
« Un doulx nennv avec un doulx souhsrire
Est tant honneste ; il le vous faut apprendre ».
De Oui et ;/t';;//v, LXVIII, p. 29 édit. des Œuvres coniplctes, par P. Jannet,
Paris, s. d.
2. Le secret absolu gardé en matière d'amour était la première règle du
code de l'amour courtois. Tous les écrits du moyen âge sont pleins de
cette injonction. Voir surtout De arte honesle aiiuvidi d'André le Chapelain,
ou les traductions qu'en fit Drouaa de la Vache au xive siècle, et l'analyse
de l'amour courtois que M. A. Jeanroy tait avec tant de finesse dans son
Elude des Chansons, page 375 (Petit de JuUeville, tome I) : « La discrétion
ne lui est pas seulement commandée par la prudence, mais aussi et surtout
par la nature d'un sentiment si délicat que la moindre publicité le prota-
ncrait. n
IjO LE LIVRE DES TROIS VERTUS
Quand la jeune dame va dans le monde, aux festes, aux assem-
blées, qu'elle se fasse accompagner à'aucienues respectables, car
s'il arrive quelque fâcheuse aventure, « le blâme ou le diffame
ne cherra pas sur elle ».
« Et se doivent garder des compaignies qui ne sont pas bonnes ne
honnestes ne en asssemblees faittes en jardins ou autres lieux par
prélats, ne par seigneurs, ne autres faittes sous quelque umbre de
festover gens, et que ce soit pour aucune machinacion de quelque
hrouillerie, ou pour elles pu pour d'autres ».
La fête donnée à Vannes dans un jardin par le duc de Bre-
tagne, jaloux de Clisson, et pendant laquelle le duc essaya de
faire tuer le connétable au beau milieu d'une danse, serait un
exemple authentique de ces « brouilleries ' ». Castiglione
dans son Cortigiano raconte qu'un cardinal à Rome mena ses
visiteurs danser dans son jardin, en quoi il s'attira les railleries
du pape qui aurait, lui, montré ses trésors d'art pour divertir
ses hôtes. Ces réunions mondaines dans les jardins, si en
faveur au moyen âge, qui se sont prolongées jusqu'au
xviii'^ siècle en Espagne, et dont les Cigarales de Tirso de
Molina sont un intéressant témoignage, se sont aussi conser-
vées fidèlement en Angleterre parmi la noblesse normande et
nous sont revenues, comme bien d'autres choses, sous le vête-
ment britannique du « garden-party ».
Les « miauvais parlers », les médisances inspirent une sorte
de terreur. C'est l'ennemi invisible toujours aux aguets, contre
lequel on est sans défense, u Quantes contrées, quantes bonnes
personnes ont elles esté destruites parfaulx rapports ( 394) ! »
Christine en a souffert comme fille et comme veuve. N'a-t-elle
pas vu son bon père Thomas éloigné de la cour et mourir en
disgrâce et dans la pauvreté par la faute « des envieux mes-
disans » ? Et lorsque son cœur pleurait la perte « d'ycellui
très bon que Fortune lui toli en fleur de jeunesse » et qu'elle
se chantait cette triste cantilène :
I. Grandes Chroniques de Saint-Denis publiées par P. Paris, p. 428.
LES MANIERES HOXNESTES I5I
« Seulette suv et seulette vucil cstre,
Seulette suv, sans amv demouree ^),
« n'alla on pas dire par la ville que elle amoit par amour ? »
parce que pour gagner son pain et celui de ses petits orphelins,
elle écrivait, afin de plaire à sa noble clientèle, ses tendres
ballades et ses beaux ditiez d'amour ?
l-^ien que de son temps, que de victimes illustres l'envie,
plus cruelle que « morsure venimeuse de serpent », fit tom-
ber ! Cette douce Blanche de Bourbon, belle-sœur de Charles V,
qui, sans révolte, mourut avec un cri d'amour pour sa France
lointaine :
« Si cl rev, mi scnor, lo manda,
Haga se lo que ordeno.
O Francia, mi nobretierra !
O mi sandre de Borbon ' ! »
Valentine de Milan, trop belle et trop pure pour la cour
■ d'Isabeau, et dont les ennemis s'efforcèrent de flétrir l'honneur,
Hugues Aubriot, Bureau de la Rivière, Jean de Montagu, le
chancelir d'Orgemont, le prévôt Guillaume de Tignonville, et
plus tard, Gerson, l'chi des chis. Il semblait alors que la vie,
l'honneur fussent à la merci d'un coup de langue :
« Trop a bon los, et nequedent
« Un pou i puis fikiés le dent
« Por mordre en amenuisant -. »
« Et de tant que la femme est meilleur et plus vertueuse,
tant l'y fait envie, souvent advient, greigneur guerre » (165).
Ne pourrait-on voir dans cette remarque une allusion au sort
de la douce ^'^alentine, exilée de la cour d'Isabeau parce que
sa vertu y fiiisait tache ?
1. Romances cspiu^noles, relutives à Picne-le-Cniel, publiées dans le Piin-
ihéoii Litlcraire, Paris, 1841.
2. Miserere, CXVIII, édit. Van Hamcl, Bibl. de l'Ecole des Mautes-
Etudes, Paris, 1885.
152 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
Le Mciiagici nous apprend que pour éviter le blâme « les
reines ne lisent elles meismes aucunes lettres, sauf celles du
roy ». Si les reines étaient obligées à de telles précautions pour
garder intact l'honneur de leur nom, que devait-ce être pour
les simples femmes, pour les bourgeoises, exposées à la mal-
veillance ou à la convoitise des voisins, des grands, des
envieux ? Et quelle voie de redressement leur restait-il ?
Aucune. Cette prudence si minutieuse, ^i persévérante, recom-
mandée par Christine de Pisan, était donc nécessitée par l'état
des mœurs.
QUATRIEME PARTIE
EDUCATION ET INSTRUCTION
DE LA JEUNESSE
CHAPITRE PREMIER
LES ENFANTS
Le Livre des Trois Vertus n'étant pas un tmité de bonnes
mœurs destiné aux enfants, nous ne trouvons d'instructions
qui les concernent que d'une manière indirecte, soit dans les
devoirs des mères. Qu'on lise les Chastoieiiiens et les Miroirs
de cette époque, ou les Ei!scig)icnie}is à ses filles du sire Geof-
froy de la Tour-Landry, ou ceux du Ménagier de Paris à sa
jeune femmme, on est frappé de la sécheresse de leur langage
dès qu'ils abordent ce sujet. On dirait que nulle fibre ne tres-
saille dans leur cœur endurci, qu'aucun n'est ému par la grâce
de ces petits êtres. Le moyen âge n'a point de poète qui ait
chanté « le doux sourire » de l'enfant,
« Sa douce bonne foi, sa voix qui veut tout dire.
Ses pleurs vite apaisés... »
Philippe de Novare est bien dans le ton des pédagogues,
ses confrères : discipline, châtiments, verge, arrêts :
« Ne l'en ne doit pas mostrer a son antant grant samblant
d'amor ; car il s'an orguillit, et en prant baudor de mal faire. S'il
fait mal, il faut asprement chastier et reprandre de langue, et se il
por tant ne se retrait, lis chastiz doit estre de verge ; et si ce ne
vaut, si soit en prison ; po d'anfant périssent por chastier, et trop
por soffrir lor maies anfances '. »
Heureusement que le bon évèque de Rennes est là pour
nous empêcher de nous apitoyer sur le sort de ces pauvres
I. Les Quatre di^cs de F homme, ^ 8.
1)6 LE LIVRE DES TROLS VERTUS
petits d'autrefois et nous montrer que cette sécheresse n'est
qu'une attitude ; on prêche la sévérité là où elle manque le
plus.
« Bon sunt li effant a aveir
« duant il unt et scn et aveir.
« Por els norrissent leur aveir.
« Mais une rien sai bien de veir
« Que il, et père et mère, afolent
« Quant ilz les baisent et acolent ;
« Por els robent et por els tolent,
« Por els en pruntentet ne soient,
« Lor cors en usent et travaillent,
« Gages prennent et gages baillent ' . »
Christine a été aimée, choyée, par sa mère et par son père,
et elle fut à son tour une tendre mère pour ses petits orphe-
lins.
Elle se reporte avec émotion dans sa Miitacion de Fortune^
aux jours de son enfance :
401 « Si tu comme fille nommée,
Et bien nourrie et bien amee
De ma mère, a joveuse chiere ;
Qui m'ama tant et tint si chiere
Que elle meismes me alaicta.
Et doulcement en mon enfance
Me tint... »
On aime à recueillir ces témoignages de la tendresse ou
de la faiblesse des parents à une époque qu'on accuse trop
souvent de brutalité à l'égard des faibles. Que les punitions en
famille ou à l'école aient pris habituellement la forme de coups ',
1. Le Livre des Manières, par Etienne de Fougères. Quatrain CCXCVIII.
Hdit. F. Talbert, Angers, 1868.
2. Bibl. Xat., f. fr., ms. 9508.
5. A preuve, la fonction du « correcteur » dans les collèges, fonction-
naire spécialement chargé d'administrer les coups aux élèves. Une bourse
LES ENTANTS I57
cela n'est pas douteux ; les tempéraments étaient plus violents
que de nos jours et, grâce aux exercices physiques énergiques
dont nos pères étaient amateurs, leur sensibilité était moins
à fleur de peau que la nôtre ou, du moins, ils ne mettaient pas
leurs susceptibilités où nous mettons les nôtres. Un bon Icr-
îhon humiliait moins que tel coup de langue ou tel reproche.
Christine de Pisan, dont nous allons vanter la douceur dans
son système d'éducation, conseille à son fils Jean de battre
ses enfants s'ils ne veulent obéir'. Mais les coups sont absents
du Livre des Trois Vertus. Si l'enfant (t mesprend » la mère ou
le maître « le reprendra très fort et asprement..., le menacera
de paroles... » et c'est tout; ni verge, ni férule. Etant femme
et mère, et plus personnelle que les moralistes de son temps,
il a fallu que ses sentiments se fissent jour, que les rigueurs
traditionnelles s'atténuassent, mais on dirait qu'elle aussi se
contraint; les signes de la douceur maternelle sont rapides et
fugitifs.
« La saigc dame, qui cliicrL'iTicnt les avniera, sera dilligente que
ilz soient bien endoctrinez (i 56). Sy les doit bien tenir chière-
ment et est grant les de dire qu'elle en soit soingneuse.... 11 est
chose naturelle et accoustumee que toutte saigc mère a seing du
gouvernement et de la doctrine de ses enlans » (162).
La mère s'occupera elle-même de la nourriture et de la
santé de ses enfans. Point de gâteries ni de « mignotises »,
ce car, en vérité, c'est une chose qui moult lionnist les entans des
accordée par le roi de France au collège de Navarre était consacrée à
« l'achapt de verges pour la discipline scholastique ».
« Je ne craignois non plus le fouet que si ma peau eût été de 1er » disait
Françion (Charles Sorel, Histoire de Francien, p. 129), cité par A. Fran-
klin, page 214, dans son Diclionnaire historique des arts, métiers et profes-
sions, Paris, 1906.
I. « Tes filz faiz a l'escoUe apprendre
« Bas les si tu les voiz mesprendre
« Tiens les subjez et en cremour
« Et leur celcs ta grant amour ».
Enstigneniens moraux, tome III ; Œuvres poétiques, éd. par M. Maurice
Roy, Paris, 1884- 1896.
158 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
bonnes villes, et c'est grand pechic a pères et a mères... et ïW. sont
aucunes fois occoison de leur mal et perdicion » (558).
Si ces enfants sont confiés aux soins d'un gouverneur ou
d'une femme, il incombe à la mère de s'assurer, de ses yeux,
que ceux-ci remplissent bien leur devoir et non pas de « s'en
attendre au rapport d'autruy ». Elle les visitera souvent en
leurs chambres « et verra couchier et lever et jugera comment
ilz seront ordonnez ». Elle portera une attention plus grande
encore à « tout ce qui touche discipline de meurs et d'ensei-
gnemens que au gouvernement du corps » (155).
CHAPITRE II
LES GARÇONS
Il appartient au père de procurer à ses fils maîtres et gouver-
neurs. Mais il a tant de charges diverses que la mère doit le
seconder en cette tâche. Elle les surveillera de près; tâchera de
voir s'ils sont de bonne vie et mœurs, s'ils ne donnent que de
bons exemples, si leur influence est salutaire « car l'enseigne-
ment que l'enfant retient en sa première jeunesse, il en a
communément recort toutte sa vie ». (i6o). Christine, pour
qui Charles V est un modèle de sagesse et d'honneur, rapporte
un beau trait de la vigilance royale sur l'esprit de ses enfants :
« Dont fut une fcnz rapporté au rov que un chevalier de sa court,
jeune et jolis pour le temps, avoit le dauphin instruit à amours et
vagueté ; le roy, pour celle cause, le chaça et deffendy sa présence
et celle de sa femme et enfens '. >■>
Ils apprendront d'abord à servir Dieu % puis seront « ensei-
gnez en lettres ».
« Et mectra paine, la saige dame, que il plaise au père que Hz
soient introduits au latin et que aucunement sentent des sciences,
laquelle chose est moult convenable a enffans de princes et de sei-
gneurs » (156).
On voit que Christine de Pisan, comme Eustache Des-
champs, n'était pas d'avis à ce que la science fût l'apanage
exclusif des clercs. Jean de Salisbury dans son Polycraiiais
avait déjà dit : « roy non lectré est aussi comme un asne cou-
ronné » (Livre VI).
I. Charles V, ch. xxviii, liv. I.
3 60 LE LIVRE DES TROLS VERTUS
L'étude du latin était indispensable à quiconque se piquait
<l'ètre tant soit peu lettré, puisque les œuvres écrites en langue
romane étaient à cette époque la minorité, malgré l'active
école de traduction qu'avait inaugurée Jean II, et singulière-
ment encouragée Charles \. Le latin était, comme il l'est
encore, du reste, quoiqu'à un moindre degré, la langue univer-
selle, la seule qui pût servir aux écoliers, professeurs, docteurs,
aux diplomates, aux grands seigneurs dans leurs nombreux
voyages en contrées étrangères.
« Ce langage est propice pour converser ensamble
Quant le parler de l'un a l'autre ne ressemble '. »
L'étude n'en était pas très répandue parmi les gens du
monde car Charles ^" lui-même, « tout ameur de sapience »
qu'il se montrât, ne put suivre les belles périodes de Pé-
trarque ^ lorsque celui-ci, en 1361, prononça à la cour de France
sa harangue sur la Mutabilité de la Fortune ; et l'une des rares
louanges accordées au jeune duc de Guyenne, fils de Charles VI,
par Nicolas de Baye et Félibien, c'est qu'il « s'entendait en
latin ».
Par « qu'ilz sentent des sciences », Christine devait entendre
acquérir une idée générale de l'état des sciences telles qu'on
les trouvait rassemblées pêle-mêle dans les Encyclopédies du
temps comme les Propriétés des Choses, translatées du moine
anglais Barthélémy par Jean Corbichon, le Livre de Sidrach,
Vlmage du Monde de Gautier de Metz, le Trésor de Brunetto
Latini, le Secret des Secrets, les Jeux d'Echecs moralises de
Jacques de Cessoles, et, selon les cas, les ouvages spéciaux de
vulgarisation tels que le Livre des Profits Champestres de Pierre
de Crescens, la Somme rurale de Jean le Boutillier, ou le Grant
Coustumier de Jacques d'Ableiges, le Décret de Gratien, ou
le Livre de Chevalerie, de Jean de Meun, traduit de Végèce. Les
1. ArclnJogie Sopt)ie de Jacques Legrant. Bibl. Xat., f. fr., ms. 143, f. 574
2. Il lisait cependant le latin, et sesen-ait toujours, dit Christine dansson
CLniries F, de sa bible latine.
LES GARÇONS l6l
Calendriers ou Composts, si curieux, fournissaient aussi leur
apport de notions usuelles.
Les compilations mi-historiques, mi-légendaires jouaient
aussi un grand rôle dans l'instruction de la jeunesse: « Hys-
loires des Hehrienx, ou la Bible bxsloriee de Pierre le Man-
geur, Histoire des Assirieiis, des Roiiiinains ; Chrouigiies des
François, des Bretons, etc.. ' Puis les livres dits « classiques »
qu'on s'était repassés de génération en génération avec des
textes de plus en plus corrompus, étouffés sous les gloses
des commentateurs ou celles d'audacieux copistes, — et dont
les continuateurs de Pierre de Bressuire, de Pierre d'Aillv, de
Nicole Oresme s'efforçaient de reconstituer dans leur pureté
primitive, — absorbaient la plus grande part de l'attention des
maîtres : les Dionisviis Catonis, les Ethiques et Politiques, les
Morales d'Aristote, la Consolacion de Boèce, Valère Maxime,
Tite-Live, YArs aniandis, d'Ovide, la Cité de Dieu, de saint
Augustin, le Polycraticus, de Jean de Salisbury, étaient les plus
répandus. Les livres de piété et de morale, les romans his-
toriques ou d'amour, les chansons de geste, les contes à rire,
lais, diriez, les romances, chansons et pastourelles étaient fort
nombreux, et la lecture récréative de ce temps-là, comme celle
de nos jours, n'avait que l'embarras du choix-. Même aux
environs de l'an 1400, le maître, s'il le voulait, pouvait initier
son élève aux mvstères compliqués de la grammaire française,
grâce au Douait frauçois du clerc Barton '.
Une fois ses enfants placés sous l'autorité des maîtres, la
mère s'efface un peu, mais veille toujours.
1. Vision, fol. 59 vo. «Me pris aux hystoircs anciennes dès le commen-
« cernent du monde, les hystoires des Hebrieux, des Assiriens et des prin-
« cipes des seigneuries, procédant de l'une et de l'autre et descendant aux.
« Rommains, des François, des Bretons et autres pluiseurs hystorio-
« grafes... » Voir aussi un article de M. Paul Meyer dans la Roiinuiia, XIV,
page I et suiv., Les premières conipilatioiis françaises de l'Histoire ancienne.
2. Pour l'instruction d'un jeune seigneur de ce temps, on trouvera d'in-
téressantes pages dans le livre de M. P. Champion, Vie de Ct)arles d'Or-
léans, aux cliapitrcs 11 et xvii, Paris, 191 1.
3. Voir l'article de M. Brunot sur la langue française dans Petit de Julle-
villc, tome II, p. 530.
lé2 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
« Elle vouldra que ses dis enfans soient souvent menés vers elle ;
considérera leurs manières et fais et dis ; les araisonnera pour
sentir de leur entendement et de leur savoir » (158).
N'est-ce pas une jolie idée que celle de ces petits examens
où une mère adroite, tout en écoutant les menus bavardages
et les naïves confidences de ses enfants, tâte de leurs progrès
et s'assure de la méthode ?
Cette mère si vigilante pourvoit ainsi au bien-être du corps
et au développement rationnel de l'esprit de son enfant. En
même temps elle lui inculque des habitudes de discipline et
de respect.
Il faut qu'ils « apprennent a des heures régulières et compe-
tans » ; qu'il y ait temps pour le travail et temps pour le
soûlas. « Elle se fera craindre et vouldra qu'iiz lui portent
honneur ». Elle sait bien que la courtoisie entre les membres
d'une même famille, les formes respectueuses dans les rela-
tions entre enfants et parents ne font qu'embellir et fortifier
les liens d'affection qui les unissent. D'ailleurs, en bonne péda-
gogie, la fiimille doit être l'école des relations mondaines % et
les bonnes manières^ devenir une seconde nature dès les jeunes
années.
I. Les écrits du temps sont pleins d'indices sur les habitudes de fine
politesse que les membres d'une tamille avaient vis-à-vis l'un de l'autre.
Les enfants s'agenouillaient devant leurs parents pour les saluer ou pour
obtenir une grâce. La sympathique gouvernante du Livre des Trois Vertus,
dame Sebille, qui allègue son impotence et sa vieillesse afin de s'éloigner
de sa jeune maîtresse, humblement s'agenouille devant celle-ci lorsqu'elle
vient prendre son congé.
« Qui aimez vous le plus », demande la dame des Belles-Cousines au
petit Jehan de Sainctré. — « C'est Madame ma mère ».
« Et un matin « madame sa femme, qui estoit une bonne et dévote dame,
luv dit : (cMon amy et mary, j'ai ouy au matin que vous disiez ou qu'on
« vous disoit ces mots contenus en mes heures, ou il y a : Surgite
« cum sederetis, qui manducatis panent dohrîs. Qu'est-ce a dire ? » Et le bon
« seigneur luy respoudit : « Ma mie, nous avons onze enfans, et est bien
« mestier que nous priions Dieu qu'il nous doint bonne paix... »
Anecdote racontée par Juvénal des Ursins sur ses propres parents. His-
toire de Charles VI, roi de France, p. 482.
LES GARÇONS 1^3
A côté de l'enseignement purement livresque, Tappren tissage
de la vie, sous ses aspects variés, commençait pour les gar-
çons et pour les filles, et se continuait jusqu'à ce que le com-
plet épanouissement des forces, de la grâce, de Thabileté
technique fût atteint (137).
« Et vouldra aussi, quant leur eaige croisteni et que ilz aront
entendement, que ilz soient admonnestez des choses du iiioiidc' et du
goiivcnieiiieiit qui leur afliert, et de toutes choses qui a prince appar-
tiennent a savoir. »
Les choses du monde et du gouvernement! \'oilà deux mots
qui (( en disent plus gros qu'ils ne sont ». C'était taire,
d'abord en ce qui concerne le monde, autant de petits Jehan de
Saiuctré. C'était apprendre l'art de monter à cheval, de porter
et de manier les armes; l'escrime, tous les exercices phvsiques
qui pouvaient donner au corps la force, l'agilité, la souplesse
et l'endurance ; c'étaient les arts d'agréments : danser, chanter,
savoir parler, conter, tourner un tin compliment aux dames,
jouer de la vielle, de l'épinette ou de tout autre instrument
de musique pour accompagner ses chansons ou ses caroles.
Ajoutons à cela l'art de la guerre, la défense ou l'attaque d'un
château ; être capable d'administrer ses terres, ses revenus et
pensions et tenir l'œil ouvert sur les comptes et rapports des
trésoriers, receveurs, baillis et prévôts.
Nul ne pouvait se targuer d'être bon chevalier s'il n'excellait
dans tous les jeux et exercices et ils étaient nombreux : le
jeu de la paume, resté si longtemps une passion française %
et contre lequel les ordonnances répétées de Charles V et de
Charles M furent vaines :
Ordonnance du 22 janvier 1597 :
I. Joseph Strutt, dans Sports ami Paslinies, Londres, 1876, raconte que
le duc de Bourgogne, Philippe le Hardi, était si passionné pour ce jeu que,
ayant perdu dans une partie contre le duc de Bourbon tout ce qu'il avait d'ar-
gent, c'est-à-dire soixante francs, il laissa en gage sa ceinture et peu de temps
iiprès il perdit encore quatre-vingts francs avec le comte d'Eu au même
jeu (p. 160).
1^4 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
« interdisant le jeu de palmes ou de boule les jours ouvrables, et de-
ne plus s'y livrer que le dimanche, sous peine de prison et d'amende
arbitraire, dont les dénonciateurs auront le quart »,
— car le peuple de Paris y gaspillait et son temps et ses
biens '.
Les jeux de houle, de palets, de quilles ont joui aussi
d'une faveur excessive ; celui de la soûle, choule ou choie,
qui était le foot-ball du moyen-age, et dont les équipes rivales
se recrutaient parmi les gars de deux villages voisins et, presque
toujours ennemis; le jeu de crosse, qui consistait à chasser la
balle avec un bâton recourbé, et qui est si en foveur aujour-
d'hui parmi la jeunesse des deux sexes aux Etats-Unis — le
oolf, qui nous est revenu ces dernières années, n'est qu'une
variété de l'ancien « cross » ; — le jeu de mail (croquet) et
tant d'autres qui ont tait les délices de la robuste jeunesse
d'il y a cinq ou six cents ans'.
Comine jeux d'intérieur, le chevalier se devait d'être expert
aux tables, aux échecs, au tric-trac, et, quand il était dans « les.
chambres des dames », il ne dédaignait pas de s'associer aux
petits jeux à forfoits pour recueillir par-ci, par-là, un baiser que
la chance lui envoyait.
Il- ne faut pas oublier une autre passion de l'ancienne société,
qui lui donnait, en temps de paix, les fortes émotions de la
guerre : la chasse. La science de la vénerie et de la fauconne-
rie, dont il nous reste tant de traités, n'était lettre close pour
1. Il faut croire que les temmes s'en mêlaient aussi, car E. Pasquier
parle de « Margot, la fameuse joueuse, qui vint de Hainaut à Paris en 1427,
et jouait mieux qu'oncques homme ; et avec ce jouait de l'avant-main et
l'arrière-main très puissamment... et y avoit peu d'hommes qu'elle ne
gagnast >^. Kecherches de la France, ch. xv, p. 382. Cf. Journal iVun Bourgeois
de Paris, p. 222.
2. Voir Les Sports de l'ancienne France de M. Jusserand, Revue de Paris,
1900, juillet-décembre, et Siméon Luce : La France pendant la Guerre de
Cent Ans. Paris, 1890 94, et Sports and Pastimes de J. Strutt, Londres, 1876.
Il faut se garder d'oublier Les Jeux de Gargantua, ch. xxii, tome I, édit.
Marty-Lavaux, Paris 1868, où Rabelais nous accable avec une liste de
deux cent dix-sept jeux.
LES GARÇONS I65
personne et les dames rivalisaient de zèle avec leurs seigneurs
-dans l'art de « voler »
Quand le jeune chevalier avait ainsi parachevé cette éduca-
tion, il était digne de commencer sa carrière et d'aller
« expletier pour avancer son honneur ». On voit que le type
du cortegiano n'a pas eu besoin de surgir en pied du cerveau de
Castiglione et qu'il n'est pas un produit purement italien. L'an-
cêtre français n'a pas la grâce raffinée, la culture exquise du
courtisan, mais c'est le don de l'Italie de la Renaissance d'em-
bellir tout ce qu'elle touche et de le frapper du cachet de
suprême beauté.
CHAPITRE III
LES JEUNES FILLES
L'instruction des filles • était moins variée que celle de leurs
frères.
« Quant sa fille sera en cage, vouldra que elle aprengne a lire.
Apres ce que elle sara ses heures et son service, que on lui admi-
nistre livres de devocion ou qui parlent de bonnes meurs » (i6o).
La licence des romans d'amour pouvait être poussée très
loin et quelque romanciers du moven âge le cèdent à peine à
certains écrivains du xix" siècle dans la crudité de leurs tableaux.
Aussi Christine les proscrit -elle avec véhémence. Gerson
demandait même que la loi frappât l'écrivain coupable de tels
écarts, et Philippe de Maizières dans Le Songe du Vieil Pclerin,
composé en 1389, fitit ainsi parler la reine J^erité à son
« jeune taucon aux blanches belles », qui n'est autre que
I . Christine exprime nettement ses idées sur l'instruction des filles dans
la Cité : elle ne les répète pas ici. Elle avait déjà dit : « Thomas de Pisan,
le grand naturien et philozophe, ne oppinoit pas que femmes fussent pires
par apprendre » (Chemin de Long Estude). Mais dans la Cité (ch. xxxvi),
elle revient, avec plus de complaisance sur l'opinion de son père, qui était
la sienne :
« Ton père qui fut grammairien et philozophe n'était pas d'oppinion que
femmes vaulsissent pis par sciences, ains de ce que encline te veoit aux
lettres, si que tu scés, v prenoit grant plaisir. Mais l'oppinion de ta mère
qui te vouloit occupper en fillasses, selon Fusage commun des femmes, fut
cause de l'empeschement que ne fus en ton enfance plus avant boutée es
sciences et plus parfont. Si ne put ta mère si empeschier le sentir des
sciences que tu par inclinacion naturelle ne aves recueilli a tout le moins de
petites gouttelettes, desquelles choses je tiens que tu ne cuides pas valoir
mains, ains le te reputes a grant trésor ».
LES JEUNES FILLES iGj
Charles \i : Il doit bannir de sa court tous ménestrels et
tous faiseurs de dictiez, hormis ceux qui font les beaux
dictiez de Dieu et de la A'ierge Marie, et des histoires hon-
n estes.
ce Que tu doyes garder, dit-elle, de trop de délit es escriptures qui
sont Apocrifes, et des Romans qui sont remplis de bourdes, de folie,
vanité et pechié, et qui attrayent le lysant souvent a impossibilité,
sicomme les livres de Lancelot et semblables. Hz actraient a amer
par amours ». Mais qu'il prenne son plaisir « a la lecture des livres
solempnels comme la Bible, Titus, \'alerius Maximus, Senecque,
Boece de la Consolacion, et ceux que Nicole Oresmes a translatez,
les Ethiques et Politiques, et toutes autres ystoires des payens qui
sont auctentiques, les histoires de Joseph, le Polycriton et Polipo-
menon '. »
Le programme esquissé pour l'instruction des filles est bien
sommaire dans ce chapitre ; mais il s'étend, se complète au fur
et à mesure que l'enfant devient jeune fille, puis femme, et
nous retrouvons des « addenda » disséminés tout à travers
le traité. Il n'est pas nécessaire, pour étudier et embellir son
esprit, d'être assis sur les bancs de l'école : le monde est une
vaste leçon. L'habitude de la lecture qui se poursuit toute la
vie, est aussi, selon Christine, le complément nécessaire des
études de l'enfonce.
La seconde étape de l'éducation des jeunes filles se trouve
au chapitre xxiv du livre premier : « Cy devise du gouver-
nement qui doit estre baillié et tenu a josne princesse nou-
vellement marvee ».
I. Bibl. Xat., f. fr. 22542, fol. 445.
CHAPITRE IV
MARIAGES POUR LE FUTUR
L'âge n'est pas fixé, mais, d'après les conseils donnés par Chris-
tine, les jeax et récréations proposés, on peut imaginer une
fillette de huit à dix ans, ce qui était un nombre d'années
très suffisant pour un mariage noble '. On sait que les préoccu-
pations matrimoniales furent poussées à un tel excès que des
mariages furent arrangés avant même la naissance des prin-
cipaux intéressés et que l'Eglise dut intervenir pour faire cesser
ces trop hâtifs établissements.
En prenant des exemples à la date même du Livre des Trois
Vertus et dans l'entourage de la jeune princesse à qui il fut
dédié, nous voyons sa petite belle-sœur Isabelle, deuxième
fille de Charles VI et d'Isabeau, épouser, à l'âge de sept ans,
Richard II d'Angleterre qui en avait trente- ; Jeanne, sa sœur,
devenir duchesse de Bretagne à l'âge de six ans ; Michelle,
une autre fille royale, entrer à l'âge de huit ans dans la maison
de Bourgogne, comme femme de Philippe, frère de Marguerite.
Marguerite de Bourgogne, qui épousa le dauphin, Louis de
Guyenne, le 30 août 1404, et qui avait alors neuf ou dix ans,
était déjà une petite veuve. On lit dans Vltinéraire de E. Petit '
1. Les mariages d'enfants n'étaient pas une coutume propre à la noblesse.
La bourgeoisie et le peuple la pratiquaient aussi. Consulter à cet égard
ChiJd-Ma nitiges, dans EarJy English Text Socieix, séries 108, éd. F. Furnivall,
London, 1897.
2. Devenue veuve en 1400, elle épouse en secondes noces son cousin
Charles d'Orléans, le 29 juin 1406. Le 15 septembre 1409 elle mourait
après avoir donné naissance à une fille, Jeanne, et au mois de mai 1410,
cette même petite Jeanne, âgée de 9 mois, était fiancée à son cousin Jean,
comte d'Alençon.
3. Iliitc'nuic des Ducs de Bourgogne, Paris, 1888.
MARIAGES POUR LE FUTUR 1 69
à la date du 13 avril 1396 : «■ Ma dame la dauphine gite a
Dijon. » Et elle était dauphine, par ses fiançailles avec Charles,
(mort en 140 1), avant la naissance de son second mari Louis,
(né le 22 janvier 1397).
Ces mariages « pour le futur » conclus, l'épousée en herbe,
munie de son douaire, c'est-à-dire de sa portion de l'héritage
paternel, « ne fut ce qu'un chapel de roses », passait dans la
maison de son petit mari. Elevés ensemble, ils grandissaient
côte à côte. Suivant la fortune et la « haultesse de son sei-
gneur » on lui composait son estât. Une dame gouvernante,
choisie pour son bon renom et sa piété, non moins que pour
son sens et honneur niondain, était chargée de son éducation
ainsi que de son instruction.
« Et doit estre vcelle assez de eage, aftin que elle soit plus sage
en meurs et plus prisié et doubtee mesmes de l'enfiint que elle gou-
vernera, et aussi de tous les autres de la court plus auctorisié et
plus craincte, combien que, par adventure, en y ara a la court
mainte de plus grant maistresse ', et des parentes peut-être de la
dicte princesse, mises pour honneur et compaignie » (246).
En somme, de haute naissance, de mœurs irréprochables
d'aspect à la fois digne et aimable, d'iige mûr, inspirant
à son élève et aux dames de la cour, peut-être plus haut titrées
qu'elle-même, un respect qui sert de frein, telle est la duègne
idéale de Christine de Pisan.
Ce chapitre xxiv est un de ceux qui reflètent le mieux
l'histoire des mœurs du temps, et qui témoignent le plus du
sens pédagogique de l'auteur. On dit généralement qu'il faut
arriver à Montaigne avant de rencontrer un système d'éduca-
tion où la douceur joue le principal rôle entre maitre et élève.
Mais celui de Christine de Pisan est tout de douceur et de
tact ; il n'a pas la molle liberté de celui du philosophe gascon,
on y sent toujours la discipline, une volonté ferme qui se
cache sous des sourires et des paroles aimables. Elle n'éveillera
I. C'est-à-dire, de plus noble lignage.
lyO LE LIVRE DES TROIS VERTUS
pas sa pupille aux sons du violon, on se défiait un peu
de l'effet de la musique sur le tempérament féminin, mais
sitôt éveillée, « elle la fera saluer Nostre-Seigneur, la Vierge
Marie » (251). La prière devait, dans sa pensée, comme dans
celle de Louise de Savoie, « embaumer la journée' », car
« personne qui a coustume d'adresser a Dieu ses premières parolles
en sov levant n'ara ja la journée mauvaise aventure » (282).
La gouvernante se propose ce double but :
I" « qu'elle duise et maintiengne sa maistresse en santé, gouver-
nement et bonnes meurs, si tellement que nulles voix, ne parolles
puissent sourdre contre son honneur (246) ;
2" « qu'elle la tiengne en amour et qu'elle soit en sa grâce,
lesquelles deux choses, c'est assavoir donner correction et ensei-
gnement a josne gent, et avoir ensemble leur amour et grâce, est
souvent moult fort a faire » (246).
Elle dresse son plan de conduite : elle usera de tact et de
prudence pour ne pas heurter de front les volontés de l'enfant,
l'amènera doucement et par degrés à l'observance des règles et
habitudes quelle jugera le mieux adaptées à son caractère,
« carde la manière que on plove la verge quant elle est josne si-
comme on veult, elle demeure ainsi a tousjours — et- pour ce, de
loings et non mie tôt a cop, que la verge ne brise, vra querre ses
commencemens pour venir et attaindre a ses conclusions » (247).
La gouvernante a-t-elle le dessein de faire de sa petite maî-
tresse un modèle de bonnes manières et de fine courtoisie ?
Qu'elle soit la première polie, courtoise et aimable. L'exemple
est contagieux. Elle mettra donc en pratique toutes les règles
du savoir-vivre que nous avons déjà vues à propos du regard,
de la voix, de la démarche, de la contenance, des gestes et en
exigera l'application autour d'elle : de la petite princesse, et
de ses compagnes de jeu et de travail.
I. Les Feimiies de la Renaissance, de Maulde de la Claviére, Paris, 1898.
MARIAGES POUR LE FUTUR IJl
Il ne suffit pas d'être bonne, vertueuse et bien élevée en ce
monde. Encore faut-il être heureuse autant qu'on peut. Que
la gouvernante répande donc un peu de bonheur dans la vie
de cette enfant si tôt arrachée à l'amour de sa mûre par les
calculs de la politique ou de l'intérêt : elle lui offrira de
« petites chosettes qui tant plaisent a l'enfance » (2.^8). Chris-
tine, enfant, a dû beaucoup aimer les poupées, les chiffons,
les rubans, les bouts de soie avec lesquels les petits doigts
gauches contectionnent de minuscules robes et chaperons ; et
toutes ces chosettes enfin dont elle a gardé un souvenir heu-
reux et où elle voit pour sa petite princesse une source facile
de plaisirs innocents : les perles de verre multicolores qui
servent à fabriquer colliers et « verges « plus magnifiques que
les bijoux de mon seigneur Jehan de Berrv. Et que sais-je ?
Des bourses de perles \ des boutons brodés de fil d'or - pour
suspendre aux patenôtres ; des pelotons de fil peut-être, avec
lesquels on tressera de superbes chapeaux de marguerites, de
ne m'obliés mie, ou des guirlandes de passeroses ou de glai, et
sans doute des balles de laine bien rebondissantes et magni-
fiquement brodées de fil d'escarlate vermeille ou d'azur clair.
La tendresse rend ingénieuse. C'est elle qui, se faisant la con-
seillère par excellence de la gouvernante, lui inspirera ces mille
devises par lesquelles la règle perdra sa pénible rigidité, la
tâche, son irritante contrainte, et qui communiqueront aux
jeux un caractère de nouveauté et de variété imprévues.
1. La petite Marie, fille de Marie de Cléves, « portait une bourse de
perles, et celle faite sans doute à l'aiguille par sa mère ». P. Champion,
Vie lie Charles d'Orleaiis, p. 553.
2. Mais, comme les princesses de légende, qui chantent en filant, la fille
du bon Adolf (Marie de Clèves) sait aussi ouvrer de son métier de brode-
rie, dévider les cannettes de fil d'or de Chvpre, broder et tricoter au cro-
chet... Or, c'est un fait qu'un gros bouton de fil d'or de Chvpre, façonné à
l'aiguille, est porté par Monseigneur au bout d'une de ses patenôtres ».
//'/(/., p. 551.
CHAPITRE V
SUITE DE l'ÉDUCATIOX DE LA JEUNE FILLE
La gouvernante se refera jeune et gaie « car jonesse qui est
■encline a joye et a solas, ne pourroit souffrir tousjours pesans
manières. Elle devisera jeux et esbatemens ; dira aucunes fois
-des fables et des contes, ou hystoires de sains et de saintes et de
leurs vies et passions ». Cette partie des « esbas » ne devait
pas être la moins goûtée par ces fillettes à Timagination fraîche
■et avide de merveilles, pour qui les pages véridiques de la
Légende Dorée entr'ouvraient déjcà les portes du glorieux paradis.
Et elles « l'orront et seront toutes atropelées entour elle »
(249)-
On voit ce joli ménage de gouvernante, à la fois mère et
institutrice, prodiguant les ricliesses de son cceur et les res-
sources de son esprit à sa petite famille d'adoption. Et quel
gracieux tableau que ce groupe de têtes avides, tendues vers
celle qui, par sa parole, leur fait courir tant d'aventures
héroïques et partager tant d'émotions diverses !
Cette mstitutrice des temps anciens avait un vaste réper-
toire ' pour divertir^ récréer, élever, attendrir ou édifier son
I. Pour dresser ce programme de livres de lecture et d'étude, aussi bien
en ce qui concerne l'instruction des garçons que celle des filles, je me suis
aidée des recherches qui ont été faites sur les bibliothèques de mon
époque, de sorte qu'il n'v a aucun ouvrage dont on n'ait pu trouver des
manuscrits vers 1405. J'ai surtout eu recours à VI m'en ta ire Général des
Livres ayant appartenu aux rois Charles V et Charles VI et dont on trouve
im catalogue complet (celui de Gilles Malet fait en 1572 et celui de Jean le
Bègue fait en 141 1) dans les Recherclies sur la Lil'iiiiiie île Cliarles V et de
ClkirJes VI, de L. Delisle, Paris, 1907, p. 200 et suiv. — J'ai aussi utilisé
les indications recueillies dans la BibJiothlqite de Charles d'Orléans, et dans
SUITE DE L EDUCATION DE LA JEUNE FILLE I75
auditoire. Après les vies miraculeuses des saints et des saintes
ou les pages choisies des Gesta Romauoniiii, c'étaient les belles
gestes de Rolami, le preux, de Guillaume d'Orange et de Gui-
bourt, de Girort de Roussillon et de la pieuse Berthe, des Enfances
Gariu, des Quatre fils Aynwn, d'Aitneri de Narbonne, etc.. ;
c'étaient les émouvantes histoires de Berthe au grant pie, de
Grisélidis, de Melibee et Prudence, de Cuillnme au Faucon, du
Chei'alier au Bari~el, du Tonibeor de Nostre Dame; ou bien on
s'amusait avec les fabliaux du Vilain Mire, du Vilain qui conquiert
le paradis par plait, du Dit des Perdri~ ou de Sire Hain et dame
Anieuse, des Trois Aveugles de Compiègne ; ou peut-être, c'étaient
les aventures de Renart et de Chantecler qui faisaient éclater les
rires; d'autres fois, les jolis romans de Guillaume de Dole, de la
Reine Sibile., du Chastelain de Coucx ou de la Dame du Vergy,
adroitement adaptés à ce petit monde ingénu, avaient pour but
de donner les premiers enseignements de l'amour courtois, à
moins que ce ne fût quelque épisode choisi des fines et pathé-
tiques amours de Tristan et d' Yseult « la blonde aux crins d'or »,
ou de Percerai et Blancheflor. A d'autres moments, on se plon-
geait dans les pages mi-instructives, mi-récréatives des Fleurs
des Chroniques, des Romans de Troie ou d'Encas ou d'Alexandre.
Le choix était infini et il y en avait pour répondre à tous
les goûts, à toutes les humeurs et à toutes les fins. Si parfois
quelque autre charmant récit avait disparu de la littérature
écrite du temps, la gouvernante, pour le recueillir, « n'avait
qu'à se baisser vers l'obscure tradition orale où, depuis le haut
moyen âge, végétaient les contes ' ».
Comme l'art de conter était l'un des talents de toute femme
accomplie, la gouvernante « voldra que les autres dient aussi,
affin que chascune devise a son tour ». On ne saurait mieux
d'autres publications qui s'occupent des livres de Jean de Berrv, du duc
d'Anjou, des ducs de Bourgogne, d'Isabeau de Bavière, de Valentine de
Milan, de Marie de Clèves, ainsi que celles qu'on trouve éparses dans les
poésies d'Eustache Deschamps et de Christine de Pisan.
I. Les Fabliaux, M. J. Bédier, dans Hist. Je la Langue et de la Litt. frauç.
de Petit de Julleville, t. II, p. 67.
174 L^ LIVRE DES TROIS VERTUS
former la « parleure » de l'enfant. A cet exercice journalier,
sous l'influence de l'exemple, du milieu, elle acquerra sans
effort cette « sage éloquence aornee naturellement, tant orde-
nee et sans aucune superfluité ' » que les contemporains ont
vantée chez Charles V et chez son hls, le duc d'Orléans -.
Cet art de la conversation n'aura pas la finesse et la solidité
du salon de Madame de Rambouillet, ni les facettes brillantes
et les subtilités des galantes causeries du xviii'-' siècle, mais elle
aura plus de couleur que l'un et l'autre et elle fleurera bon la
courtoisie et la grâce naïve.
Cet enseignement n'ira pas sans la culture de la voix parlée,
car Christine admire un beau ton de voix. « Il eut belle
aleure, dit-elle du duc d'Orléans (dans Charles F), voix d'ome,
de beau ton ». Tout éclat sera réprimé, toute intonation vul-
gaire rectifiée K
On enseignera aussi à la jeune princesse à choisir ses mots,
à se faire un vocabulaire « honneste » où « ne sonnera nul
mot hardi, bault ou vilain ». Elle aura toujours le souci de sa
dignité et ne sera ni « tanceresse, ni ramponneuse » ; si elle
doit reprendre, plus tard, ses gens ou sa maisnie « qu'elle le
fasse coyement, sans trop de parolles » ; et que surtout elle ne
se laisse pas emporter par la colère au point de laisser échapper
une villenie : « car la villenie retombe plus sur celui qui la dit
que a celui a qui elle est ditte ». Cette pudeur du langage est
une idée chère à Christine. X'a-t-elle pas déjà brisé des lances en
son honneur contre les humanistes, maistres Jehan de Mon-
treuil et Gontier Col, qui soutenaient que la « deshonnesteté
n'estoit pas dans les mots mais dans les choses » ? Ce maussade
notaire du Roy a beau faire la grosse voix et vouloir écraser
1. « Car a bien parler est maistrise, mais a sov taire n'y gist pas grant
« paine ». Livre des Bonnes Meurs, Bibl. Nat., ms. 919.
2. Le bon seneschal de Hainaut dans le Livre des Trois Jugements,
Œuvres, t. II, est « de langage duit et appris ».
3. « Tu dois atemprer et aorner ta voiz... et amender les parolles a l'issue
« de ta bouche en tel manière que elles ne soient enflées, ne decassees au
« parler, ne trop resonanz de fiere voiz, ne aspres a la levée des lèvres ».
lesoro, de Brunet Latin, 1. II, partie II, ch. lvi.
SUITE DE LEDUCATIOX DE LA JEUNE FILLE I75
cette femmelette qui ose avoir une opinion contraire à la
sienne, Christine n'en démordra pas :
« Si m'as escript tes deuxiesmes lettres plus injurieuses et
de ce m'enortes que moult je m'en desdie et repente, ou, se non, de
moy sera tait comme du publicain — Je dis de rechief et réplique
et triplique tant de fois comme tu vouldras, que si le nom ne fait
la deshonnesteté de la chose, la chose tait le nom deshonneste '. »
Il faut le dire à la louange de Christine, personne n'a eu
comme elle et au même degré, de son temps, un sens si délicat
et si juste de la pudeur dans les mots : elle tient des poètes du
doke stil niiovo la dignité du langage, la chasteté de la pensée.
Elle n'écarte pas de parti-pris tout sujet laid en lui-même,
puisqu'elle peint la vie ; mais lorsqu'il se présente, elle l'aborde
bravement et dit tout ce qu'il fiut dire sans une parole mal
sonnante. On n'a, pour s'en convaincre, qu'à se reporter à son
chapitre des « fcnniies de foie vie » livre III, ch. x. Jamais ce
thème impur n'aura été traité par un esprit plus pur.
Pour parachever l'éducation de la voix, on initiera la jeune
fille à l'art exquis des chansons : toutes les héroïnes des romans
du moyen âge chantent. Il n'v a pas de réunions ou de diners
sans chansons et sans contes.
Dans le roman de Giiilhimiie de Dole, « Liénor entre dans la
salle a plus droite qu'une ente, plus fraîche qu'une rose » avec
ses tresses blondes et son bliaut blanc. Elle sourit car elle
devine qu'on attend d'elle une chanson et elle s'exécute de
bonne grâce ».
C'est la dame du Faiel qui donne l'exemple dans le Chastelain
de Coiicy :
3863 « Ma dame de Faiel s'esmut
« Et d'entre les rens se leva,
« Ht prist entour sov, sa et la,
I. Réponse de Christine à Gonticr Col, dans le Dcbat sur le Roman de lu
Rose, Bibl. Nat., f. fr., 835.
IJÔ LE LIVRE DES TROIS VERTUS
« Parles mains dames, chevaliers
« Pour caroller, et dist premiers
« Une chanson de sentement '. »
Christine recommande à sa pucelle de chanter « bassement «^
gracieusement, sans se faire prier, presque dans les mêmes
terir.es que Francesco da Barberino :
i6 « Essè avien talora
(< Le convengna cantare,
« D'una maniera bassa
« Soavementc canti ^. »
Dans les poèmes de Ciiristine, ses belles dames, ses galants
chevaliers, tous, à l'occasion, savent dire leur chanson.
On peut imaginer le genre de ces ballades et pastourelles en par-
courant le précieux recueil de Chansons du XV" siècle publié
par Gaston Paris '. Celle-ci, par exemple, pouvait plaire à une
rougissante « bachelette » :
(' L'amour de mov sv est enclose
Dedans un jolv jardinet,
Ou croist la rose et le muguet,
Et aussi tait la passerose 4. »
Une autre préférait le rythme de :
« Par ung matin, l'oree d'un bois
Le long d'une sentelle,
Je ouv chanter a haulte voix
Une chanson nouvelle '•>. »
1. La Société française cm XI H^ siècle d'après dix roiiiaiis d\iveiiturc, Cli.
Langlois, Paris, 1903.
2. Del re^^iinento e dji costiiiiii délie donne, Carlo Baudi di Vcsnie Ediu
Bologna, 1873.
3. Société des Anciens Textes, Paris, 1875.
4. Chanson, XXVH.
5. Ibid., XLIX.
SUITE DE L EDUCATIAX I77
OU peut-être une « maumariée » exhalait ainsi sa plainte :
« Hîi ! la doloreuse journée
Que de mes amours departv ■ » !
■ou encore un chevalier « rameute N'oit » une gracieuse aven-
ture :
« Dessoubz ung genectav fleurv
Je trouvav une gaie bergère,
Qui faisait chappel de fougère
« En actendant le sien amv ^. »
Je ne sais si Christine rêvait pour sa jeune fille idéale « la
voix de perle et de violette » dont la belle Simonetta, célébrée
par le Politien, allait faire les délices de Julien de Médicis,
mais il est certain qu'elle considère la voix, parlée ou chantée,
comme un don charmant et précieux. Bercée dès l'enfance par
les paroles riches et musicales de la langue de si, écoutant
chanter dans son esprit les timbres graves et mélodieux des
Italiens, aimant sans doute à chercher dans son souvenir l'écho
des barcaroles de \'enise, toute pénétrée enfin de la grâce et de
l'harmonie des Souiicis de Pétrarque, elle a dû être douée
d'une oreille fine et délicate, capable d'apprécier les nuances
exquises d'inflexions, les modulations subtiles, les moelleuses
intonations d'une voix cultivée. Aussi, l'un des premiers traits
qu'elle se plaise à noter dans ses héros, fictifs ou historiques,
c'est « la voix douce », « la voix claire et bassette », « le beau
ton de voix », « la voix de belle alleure », « le parler gracieux »,
« la parleure noble et délitable ».
Qui peut assurer que la voix ait gagné en beauté, en finesse
depuis ces temps lointains?
« Semblablement, où est
La rovne Blanche comme lis
Qui chantoit a voix de sereine?
Mais où sont les neiges d'antan ! > »
1. Ihù}., XC.
2. IhU., CXVI.
3. Le Grand Teslanicnt, Ballade des Dames du Temps jadis, p. 54, édit,
A. Longncn, Paris, 1892.
CHAPITRE \l
JEUX ET ESBATEMEXS
« La saige gouvernante, qui sara bien que il faut que jonesse se
Joulve et rve, luv en donnera et souffera assez espace, convenable-
ment a certaines heures avec les josnes de ses femmes » (235).
Alors se succéderont parties de balles ', de clinicr de l'œil ou
cache-cache, jà'eslmhi ou de pince-merille (colin-maillard), de
paumelle ou quy fer}- ^ ? (main-chaude), de à la queu-leu-leu K
Si les membres sont détendus et las, on aura recours aux jeux
tranquilles : jeux à forfaits, devinettes, jeux de martres (osse-
lets) ou à ces jeux à vendre, frères de notre innocent corbillon,
ou de « je vous jette mon gant « dont Christine de Pisan
nous a laissé de si jolis modèles :
« Je vous vens la fleur de mellier.
« — Sire jolv chevalier,
« Telle pour vous souvent souspire
« Qui vous aime et ne l'ose dire. »
1. Les pastoures de Christine dans le Dit Je la Pastourc Jouent « a la
pelote ». Œuvres Poétiques, t. IL
2. Noir Danses et Jeux, recueillis par G. Raynaud, t. W, p. 317 des
Œuvres complètes. Voir aussi les gravures tirées de manuscrits reproduites
dans A History of Doviestic Manirers and Sentiments, par Thomas ^^'^ight,
London, 1862. Les nos 160, 161, 162 représentent des jeunes filles jouant
au colin-maillard, et à k main-chaude; la gravure page 189 représente
une danse à la cour, celle de la page 190, une carole au jardin de Déduit
dans le Roman de la Rose et celle de la page 191, des dames jouant aux
échecs et aux dames.
5. « Puis jouions a autre jeu
Qu'on dit à la queue leu leu... »
Froissan, Espinette Amoureuse. *
JEUX ET ESBATEMENS I79
OU cet autre :
V Je vous vens l'aloe qui vole.
« — \'ostre gracieuse parole
« Et vostre doulz et bel semblant,
« Doulz ami, va mon cuer ambiant '. »
A ce jeu, on trafiquait de tout : du vert muguet, de l'oise-
let en cage, de la fleur d'ortie et de la perle fine, de l'anelet
d'argent et de la feuille de tremble, de la blonde tresse, du
touret de nez-, etc. L'acheteur novice était exposé ci laisser
longtemps la marchandise en suspens si les rimes s'obsti-
naient à ne pas venir.
Le Mtnmgicr parle « d'esbatemens qui, par le sort des dez,
par rocs et par roys, sont avérées et respondues par estrange
manière », et le chevalier de la Tour-Landry (ch. cxxiv) met
en scène des chevaliers et des dames jouant au a rov qui ne
ment pour dire vérité du nom de s'amie ». Ces deux jeux
ont pour descendants notre jeu de la sellette, ou celui des
trois oui et trois non, car voici comment l'explique un savant
anglais, d'après ce qu'il en a lu dans un poète du xiir' siècle
dont il tait le nom : « L'un dé ces jeux était appelé le roi qui
ne meut, dans lequel un chevalier ou une dame s'asseyait sur
la sellette et chacun des autres joueurs avait le droit de lui
adresser une question et d'en recevoir la réponse vraie. Les
questions et réponses étaient généralement satiriques, de véri-
tables gabs \.. »
Cette compagnie courtoise, où les fins amants ne manquaient
1. Jeux à veihlre. Œuvres poétiques, tome I.
2. D'après .\. Franklin {Dictioimairc historique des Arts, Métiers et Pro-
fessions, article cache-nez, page 118, un touret de nez « se portait seule-
ment en hiver ; il s'attachait aux oreillettes du chaperon, et couvrait seule-
ment le bas du visage. C'était bien notre cache-nez ».
3. ff A poet of the thirteenih century tells us a story of one of thèse games
which was called Le roi qui ne ment pas, the king does not lie, in which, as
it might happen, a lady or a gentleman was placed on the plavful throne,
and each of the othcrs had the right ot" putting a question and receiving a
truthtul rcply. The questions and answers were generally satirical, veri-
l80 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
pas, se plaisait aussi aux jeux des questions d'amour, comme
celui des demandes gracieuses ou des énigmes amoureuses ou
partures, si bien faites pour provoquer des réponses spiri-
tuelles, piquantes ou malicieuses, ou de tendres aveux, plus
ou moins voilés :
— Beau sire, je vous demans qui sont les .iii. choses pour quoi
l'on garde miex amours et merci ?
— Dame, c'est liaulté, sens et bien celer '.
— Dame, du'est l'ensegne d'Amours apperte
Et si ne puet estre couverte ?
— Coleur muer -.
Il V avait encore comme distractions les courses au grand
air, à pied, à cheval ou à dos de mule, les rondes dans les
vergers, les promenades au jardin où, tout en devisant, on
cueillait lavandes et muguets. Il y avait l'apprentissage de la
danse, qui comptait pour beaucoup dans les grâces de la
femme '. Nos aïeux semblent avoir eu déjà pour cet exercice
une prédilection marquée ; ils avaient tous les mouvements
table gabs... « Woiuoihind iii Ail i7<;^5 of IFestcni Europe, hy Thomas
Wright, p. 187 et 188.
Le Dit du Renicde de Fortune de Guillaume de Machaut nous présente,
de son côté, un groupe de seigneurs et de dames, dans un « congnet » du
château, « s'esbatant bonnement
A jouer au « Rov qui ne ment ».
Vers 770, page 28, tome II, GuiUauiiw de Mijebtnit, publ. par la Sec. des
Ane. Textes, Paris, 191 1.
Voir également pour les jeux de questions et réponses, l'intéressante
élude qu'a publiée l'éditeur de Guillaume de Machaut, M. E. HœpfTner,
dans la Zeitschnft fïir roiii. Philologie, XXXIII, décembre 1909, intitulée:
Frageund Antivortspiele in der fran:[i'>ssischen Literatnr des 14 Jdbrhiinderls,
p. 695-711.
Consulter aussi, à propos du jeu le rov qui ne ment, un article de
M. E. Langlois dans la Rom. Forschungen , XXIII, 1906, p. 163-173.
1. Page 698, de l'étude ci-dessus nommée de M. E. Hœpffner.
2. Page 704, id.
5. C'est par sa grâce à danser que a Maret la tonse, mignotc », et qui
« le mieux dansoit », Mariette d'Enghien, dame de Carv, conquit d'abord
le cœur du duc d'Orléans. Cité par P. Champion, p. 23, dans Vie de Charles
d'Orléans, Paris, 1 9 1 1 .
JEUX ET ESBATAMENS l8l
et tous les rythmes, depuis la trippc ', vive et trépignée, jus-
qu'aux molles ondulations de la enrôle, qui, à la fois chantée
par tous les assistants, dansée et mimée par un seul couple-,
était si propre à faire valoir la beauté des pas et des attitudes
de la femme et aussi la finesse du jeu nuancé de sa physiono-
mie. Sans doute, quand la gente jeunesse du temps de Chris-
tine avait dépensé sa fougue dans le eoiirsaiilt\ le vireli^, la
iresche > et Testrive '' ou dans les danses nouvelles de T allemande '
ou de la basse-bourgogne ^ revenait-elle volontiers aux jolies
1 . Lj. trippe était une sorte de trépignement fait sur place, quelque chose
d'approchant la gigue anglaise. Le clerc Nicolas, de Chaucer, y excellait :
« In twentv manere coude he trippe and daunce,
After the scole ot' Oxenforde tho,
And with his legges casten to and tro. »
The Milleres Taie, v. 5528-5350.
2. Voir la belle étude de M. J. Bédier sur Les plus ancieniies Danses fran-
çaises, dans la Revue des Deux-Moudes, 1906, t. I, p. 598-425. Et aussi ce
qu'en dit M. G. Ravnaud dans son Introduction des Œuvres Complètes
d'Eustache Deschamps, t. IX, p. 317 et 518.
5. Le coursault était sans doute un galop mené par couples.
4. Le vireli était une danse tournante qui s'exécutait par couples.
5. La tresche ou tresque était une sorte de farandole où les danseurs se
tenaient par la main.
Ces définitions sont prises dans Y Introduction ci-dessus mentionnée.
Le branle et la tresque sont décrits avec détail dans une note de M. van
Hamel, p. 215, t. II, de son édit. des Lamentations de Malheohis.
6. 1204 Adonc a moult belle route
De gentilz hommes m'en tourne
En sale ou nul ne fut mourne
Ains dançovent a l'estrive.
Le Livre du Duc des Vrais Amans, Œuvres Poétiques, t. III.
7. 716 Me vest\- et atyray
Pour dancier sus î'alemagne.
8. La seule description que j'aie pu trouver de l'allemande et de ce qui
parait être la basse-bourgogne se lit dans un appendice joint au traité de
l'Anglais Barclav sur l'art d'écrire et de parler le français : The introductory
toivryteand topronounce Frenchecompyled hy Alexander Barcley, London, 1521:
[leaf 16]. Hère foloweth the maner of dauncynge of bace daunces after
the use of fraunce and otlicr places translated out of frenche into englysche
bv Robert Coplande :
« For to daunce onv bace daunce there behoueth .iiii. paces that is to
wite, svngle double : reprvse and branle. And ye ought fyrst to makc
révérence towarde the ladv, than make .ii. syngles .i. double, a reprysc
and a branle. And ihis rule ve ought ahvay to kecpe at the begynnynge as
l82 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
caroles qui éprouvaient moins les membres mais travaillaient
davantage l'imagination, comme celle du chapelet de fleurs, par
exemple, ou de la Belle Aelis ou encore celle de la 'Balerie du
Printemps '.
728 « Cy que ferons ? dit une belle demoiselle a chiere lie,
Se vous m'en créez, trestous nous dancerons
Et la carole ici commencerons. »
Lors distrent tous : « Ne vous en dédirons. »
Sv commença
La dance adonc, et chascun se pensa
De sa chanson dire ; si s'avança
Celle qui au premier les empressa
Et de sa chanson
Dist haultement et de gracieux son
Ou il avoit en la prime leçon :
« Très doulz amis, de bien amer penson -. »
Tel est le divertissement que choisissent les compagnons de
Christine en mai 1400 lorsqu'ils rentrent dans leur hostellerie
et viennent s'ébattre « en un jardin joli » après avoir visité
l'abbaye des Dames de Poissy, et mangé les « bonnes goieres
bien sucrées » et bu le bon vin de Saint-Pourçain que ma
dame Marie de Bourbon, l'abbesse, leur avait envoyés à
l'hôtel.
Le corps, assoupli par tous cqs exercices, se pliait gracieu-
sement, comme une herbe sous la brise, pour les multiples
formes du salut et de la révérence. Plus tard, lorsque les fil-
lettes auront grandi, on leur permettra le vol à l'oiseau et la
it is said ». Et Robert Coplande continue à indiquer des variantes de pas.
The Almayne or Gennan baye est décrite comme une variété de irel,
c'est-à-dire de branle :
« The women stand still, the men going the hcy between them ». This
is evidently, ajoute l'éditeur, winding in and out. »
Reproduit dans Tl^e Complaynt of Scotlarid, Soutes and Dances, pages cl.\
et CLXi de Neiu Shakspere Society, séries VI, republished London, 1890.
1. Les plus anciennes danses, M. Bédier, p. 420 et suiv.
2. Dit de Poissv, Œuvres Poétiques, t. IL
JEUX ET ESBATEMENS 185
chasse'. En temps pluvieux elles prendront, sans sortir de
leurs appartements, alouettes et émerillons, tendant leurs lacs
aux fenêtres qui donnent sur la campagne, et, aux beaux
jours, elles iront, l'épervier sur le poing, chercher leurs proies
aux bords des rivières, dans les guérets ou dans les bois -.
Les femmes des viv" et xv^ siècles que l'art de la
sculpture, de la peinture, de la verrerie ou de la tapisserie
nous a transmises sont, en général, minces et fluettes : c'était
l'idéal d'alors. On aimait les types où l'esprit l'emporte sur
la matière, avec des lignes onduleuses et allongées et d'un
modelé légèrement accusé. Les deux meschines que le gentil-
homme anglais trouva chez l'hôtelier d'Orléans « estoient
gracieusement entaillez du corps et aussi gresles que vous les
poriez empoigner entre voz deux mains > », et la jeune femme
du Meunier de Chaucer était si jolie qu'elle rendît follement
amoureux le clerc Nicholas, car elle avait
« ther-with-iil
As anv wesele hir bodv gcnt and smal +. »
De là, la funeste habitude qu'avaient les femmes de s' « es-
traindre » dans leurs haiidciuix, les corsets d'alors, et dans leurs
1 . Voici comment nous représente Valentine de Milan à la chasse le plus
récent historien de Charles d'Orléans, M. P. Champion {Vie de Charles
d'Oilàins, p. 15, Paris, 191 1) :
« Elle montait à cheval, et nous savons que la selle dont elle usait, était
brodée, bien garnie et étoffée, à franges de soie et rubans d'or à sa
devise ; son haruois, décoré de broderies à clous d'or fin ; que les mors et
les étriers de son cheval étaient dorés. Elle chassait aussi à l'épervier , et ses
oiseaux, retenus par des longes de soie à gros boutons, portaient des son-
nettes à la façon de Milan ».
2. Th. Wright reproduit plusieurs miniatures de dames « volant » et
« chassant » dans son livre A Hislory oj doniestic Maniiers, London, 1862,
p. 506 : Ladies haicking ; p. 308: Lad t'es roiisimr game ; p. 510: Shoot imr
rabbits ; p. 509 : Hiititiug the slav.
Voir aussi : Les Sports de !\viiieiine France, p.io8-iio, de M. Jusserand,
dans Revue de Paris, 1900 (juillet-août).
3. La Manière de Langage, ch. m, œuvre écrite en 1596 et publiée par
P. Meyer en 1875.
4. The MiUeres Taie, dans Canterbury Taies, v. 3254, éd. ^\'. Sheat,
Oxford, 1894.
1S4 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
robes pour se faire paraître plus sveltes, habitude contre laquelle
Christine et Eustache Deschamps protestent si véhémente-
ment.
Les exercices phvsiques auxquels se livraient les jeunes
filles, les trois jours de jeûne dans la semaine prescrits par
l'Eglise, sans compter les Vigiles, le Carême, les Quatre-
Temps, etc.. auraient dû, en effet, prévenir l'ampleur des
formes et fiworiser cette souplesse des membres, cette grâce
aisée des mouvements, cette sveltesse du corps qui consti-
tuaient la beauté et que nous admirons encore dans les vierges
exquises que la statuaire gothique française nous a laissées.
Seulement, on jouissait autrefois de robustes appétits et, les
jours gras, on mangeait fort et on buvait d'autant. La chair
se rattrapait de ce côté-là et il est fort probable qu'en dépit
du type idéal auquel il aspirait, le vieux Paris n'ait été, alors
comme aujourd'hui, abondamment pourvu de réjouissantes
matrones aux proportions amples et vigoureuses '.
I. Christine elle-même n'était pas une svlphide. Dans quelques passages
de son Chemin de Long Esliide et de sa Mutacion, elle laisse entrevoir
qu'elle jouissait d"un certain embonpoint. Par exemple, lorsque, dans le
Chemin ih Long Eslude, suivant la Sybille dans son ascension vers le ciel,
l'Esprit qui les guide est prévenu qu'il doit tenir compte du « volunie « de
Christine :
1391 " Lui fais eschiele convenable
Pour y aler, si raisonnable
Com pues veoir qu'il appartient
Au volume que son corps tient ».
CHAPITRE MI
CHRISTINE DE PISAX, CHAMPION DE l'iNSTRLXTION
DES FEMMES
Christine répète dans toutes ses œuvres que l'instruction
ne saurait nuire, qu'on en vaut mieux, liomnie ou femme
pour avoir étudié, et que le savoir est le meilleur trésor qu'on
peut amasser^ celui que nul « ne peut tollir » :
« Sçavoir les sciences morales et qui enseignent les vertus et les
mœurs ne doivent empirer ains n'est point de doubte qu'ilz (les
femmes) en entendent et anoblissent. Q.ue les femmes empirent de
savoir le bien, ce n'est pas à croire ' ».
Déjà dans sa Cifé des Dames, Christine avait hautement
admiré les femmes qui s'étaient rendues célèbres par leur
science, celles de la légende, qui passaient alors pour authen-
tiques, et celles de l'histoire, comme la
« belle Xichostratc que ceulx d'Italie appellent Carmcritc et qui
inventa le latin et la science de grammaire ; Miner^-a, une pucelle
de Grèce, qui trouva par sa subtilité aucunes lettres grecques et l'art
de la laine et de faire draps ».
Surtout elle loue cette fille de Boulongne-la-Grasse,
« la Novella, fille de Jehan Andrv, le solempnel légiste, qui fut si
lectrec et si avant es loix que, quant il cstoit occupez, qu'il ne
pouvait vacquicr a lire les leçons a ses escoliers, il envovait Nou-
velle, sa fille, en son lieu, lire aux cscolcs en chavere. Et afiin que
I. La Cilc iks Dames, cli. xxiv. Bibl. Nat., f. i"r., ms. 1177.
l86 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
la beauté d'elle n'empeschast la pensée des ovans, elle avoit une
petite courtine au devant d'elle ' ».
On peut lire sa passion sincère pour la science dans toutes
ses œuvres, elle qui se disait « l'ancelle de science - » et qui, au
Chemin de Long Esiude, lui pa^-e ce beau tribut :
« Science... c'est celle qui puet le mortel
Faire muer en immortel. »
Christine ne réclarne pas le latin ' pour les filles, sans doute
pour ne pas trop contrecarrer les idées de Gerson •* qui voyait
d'un œil défiant des velléités d'instruction chez les femmes.
Selon lui, une femiTie en savait toujours assez quand elle
pouvait lire ses heures, moins généreux, sur ce point, que
l'adversaire qu'il avait si vigoureusement combattu, Jean de
Meun, qui rachète en partie ses grossières calomnies contre
le sexe fragile par son admiration pour l'instruction et pour
le noble renoncement de la pieuse Héloïse >.
1. Bibl. Xat., f. fr., ms. 1177.
2. Epistve à Eustaclie Mourel, Œuvres, t. II.
3. Le cardinal Bembo, venu plus tard et dans un pa\-s où les femmes le
disputaient aux hommes pour l'étendue et la profondeur de leurs connais-
sances, ne craignait pas de le revendiquer hautement, comme la dernière
grâce féminine : « Le latin, disait-il, met le comble aux charmes d'une
petite fille ».
4. Cependant Gerson était partisan de l'instruction du peuple. Dans une
de ses lettres, il recommande aux prélats de s'enquérir dans les paroisses
qu'ils visitent s'il y a des écoles, comment elles fonctionnent, et d'en fonder
là où il n'y en a point encore. Voir la note 9, page 176, de la Classe Ai^ri-
coleeii Xoniiainlie, de L. Delisle, Paris, 1905.
Vincent de Beauvais, dans son Miroir bistorial, avait déjà réclamé l'ins-
truction pour les jeunes filles nobles.
5. Il vante la « jeune dame »,
9516 « Bien entendant et bien letree
Et bien amant et bien amee ».
9524 « Car les livres avoit leus.
Et estudiés et sens »,
mais ce qui le conquiert complètement à sa cause, c'est qu'elle s'est refusée
au mariage, par dévouement pour la carrière d'Abélard^ semblant ainsi
CHRISTIN'E DE PISAN, CHAMPION DE l'iNSTRUCTION 187
Dans le Livre des Trois Vertus elle ne s'étend pas longuement
sur l'instruction des femmes. Ce n'était pas son but, puis-
qu'elle se proposait de faire un traité de manières et de bonnes
mœurs, et l'instruction ne rentre dans son programme qu'au-
tant qu'elle fait partie du développement complet de la
femme et qu'elle l'aide à atteindre aux vertus, car « science
tend à l'annoblissement de l'âme », dit-elle. C'est la parole
de Dante dans cl Convivio ; « la scienza, l'ultima perfezione
délia nostra anima ».
Donc, le savoir conduit à l'élévation du caractère ; seule-
ment il y a une restriction : le savoir tout seul, sans la vertu,
car le cas peut se présenter exceptionnellement, est dange-
reux : « Science sans conscience, est la ruine de l'âme ».
3396 « Car savoir je ne prise riens
Sanz bonté ; bien siéent ensemble '. »
Dans son chapitre ix du livre II, qui traite des dames et
haronnesses qui demeurent sur leurs terres, et de la manière
de savoir qui leur appartient, Christine se sert d'une phrase
qui rappelle singulièrement le
« Je consens qu'une femme ait des clartés de tout » :
.« Si nous convient », dit-elle (398), « adviser comment s'estendra
son savoir : ("V.v/ qu'elle se saehe entendre de toiittes eboses, car, dit le
philosophe, que celui n'est pas sage qui ne congnoist aucune part
de chascune chose. »
On ne saurait, sans forcer la pensée de Christine, prétendre
qu'elle a en vue les sciences proprement dites. Elle pense
surtout ici aux connaissances pratiques qu'exigent l'adminis-
tration des terres, la gestion des revenus, le gouvernement du
château, qui retombent sur la baronne quand son mari est
absent, en voyage, ou en guerre. Cette lourde tâche ne pou-
vait s'assumer sans une préparation préalable, car, rien que
donner raison à Jean de Meun dans son réquisitoire contre le mariage.
Roiiiiin delà Rose, t. II, édit. Fr. Micliel, Paris, 1864.
I. Chemin de Long Estiide, édit. R. Puschel.
l88 LE LIVRE DES TROIS VER'IUS
poui être capable de vérifier ses comptes il lui fallait avoir
acquis pendant sa jeunesse quelques notions de calcul. Sans
doute son bagage mathématique n'allait pas au delà des quatre
opérations, mais ces rudiments, qui nous semblent aujour-
d'hui si simples avec notre svstème décimal, l'étaient beau-
coup moins, alors que la variété infinie, la complication des
poids et mesures et des monnaies, et accidentellement l'altéra-
tion de celles-ci ' demandaient une certaine gvmnastique
d'esprit pour se démêler entre ces gros tournois, petits tour-
nois, ces deniers, ces liards, ces blancs ; ces écus agnels, ces
florins et ces sols d'or; entre l'écu à la couronne, le heaume;
entre sols, livres tournois - et sols, livres parisis ; entre aulnes,
quartiers, muids, boisseaux, quarterons, pintes et chopes.
Telle aspirante de 191 1 au Certificat d'Etudes se joue d'un
problèmes d'intérêts qui n'eût pu vérifier l'exactitude d'une
cédule d'épicier si elle eût vécu cinq siècles plus tôt. Christine
de Pisan voulait qu'elle sût le faire et non seulement à Paris,
mais dans ses propres terres, qui pouvaient être disséminées
dans tout le royaume ', et dont chacune avait un système de
mesures différent. Nous sommes donc obligés d'accorder dans
le programme des études de la petite fille de 1405, quelques
heures pour apprendre à compter et à calculer.
1. Le 29 avril 1405, le duc d'Orléans fait altérer les monnaies.
2. Le Bulletin dn Bibliophile, 1858, contient un article sur les monnaies
de ce temps-là. Voir aussi Les Monnaies royales de France, Paris, 1878, par
H. Hoffmann, pages 47-48-49.
3. Telle grande dame avant des terres en Provence, par exemple, en
Lorraine, dans l'Ile-de-France, devait, pour répondre au vœu de Christine,
et savoir se démêler dans les comptes de ses trésoriers des trois provinces,
être aussi alerte à calculer que le serait une femme du xx^ siècle versée
à la fois dans les s\-stèmes de monnaie et de poids et mesures de la France,
de l'Angleterre et de l'Allemagne.
CHAPITRE Mil
l'éducation pratique
L'éducation pratique dans ses multiples objets marciie de front
avec l'instruction littéraire. Toutes les jeunes rilles, nobles, bour-
geoises et vilaines, apprendront à coudre, à iiler, tisser, broder,
tricoter \ C'est le meilleur moyen de les tenir constamment
occupées et d'esquiver cette redoutable « Oiseuse », qui guette
les jeunes esprits pour les foire tomber en péché. En filant,
teillant, ouvrant, elles diront de jolis contes et peut-être
quelque vieille mère-grand leur chantera-t-elle encore une
ancienne « chanson d'estoire ou de toile » qu'elle aura rete-
nue des soirées d'antan. Elles feront des courtines dont elles
pareront leurs chambres, des carreaux à grains de perle, des
tapis « nostrés ' » ; elles ouvreront de beaux lins draps de
toile, déliés comme soie, des nappes, des touailles, dont
elles feront honneur à leur mari lorsqu'il recevra des hôtes
de distinction et qu'elles tiendront en leurs coffres, bien blancs
et « souef flairans ». Elles feront chaperons, corsages, de belles
manches de panne, de samit ou de cendal qu'elles orneront
de leurs devises en fils d'or ou d'argent ; ou bien, comme la
belle Aelis du roman de VEsivitflc, elles travailleront orfrois,
aumosnières, lacs de heaumes ou garnemens de moustiers;
comme Liénor, sœur de Guillaume de Dole, et sa mère
1. « Pour iiler et coudre », répondait Jeanne d'Arc à ses juges, « je ne
crains femme de Rouen ». Procès, t. I, p. 51, cité par Anatole France, Fie
de Jeanne (F Arc, t. II, p. 260.
2. On appelait tapis twslrcs ceux qui se taisaient ciiez soi, par opposition
jux .«///'if-iv/o/i' qui venaient d'Orient.
1^0 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
« Chasubles et aubes parées
« Ont amdeus maintes fois ouvrez '. »
Le Livre du dit de Poissy (tome III) nous fait une énumé-
ration d'objets plus modestes, sortis des doigts des nonnes
« a la gonnelle blanche comme noif nouvelle ».
Christine s'en était allée avec une bande d'amis visiter sa fille
dans cet aristocratique couvent. On les avait reçus avec grand
honneur :
682 « Si nous convint le vin attendre,
« Si mengiames et bunies ; et reprendre
« De leurs jovaulx
« Il nous covint, non fermillez, n'aniaulx,
« Mais boursetes ouvrées a ovsiauix
« D'or et soies, ceintures et las biaulx
« Moult bien ouvrez ^. »
Selon leur condition sociale, les jeunes filles apprendront,
sous l'œil de la mère ou de la gouvernante, à diriger un hostel,
câ faire valoir une terre, à tenir un ménage ou elles prendront
part aux gros travaux des champs. Riches ou pauvres, il faut
qu'elles sachent en outre appareillier à manger, afin qu'elles
puissent ou ordonner les mets à la cuisinière ou au maître-
queux, ou les préparer elles-mêmes. Avec une cuisine com-
pliquée comme l'était celle du moyen âge, cette branche de
l'éducation féminine ne devait pas être un jeu.
1. La Société en France au XIII^ siècle, Ch. Langlois.
2. Œuvres Poétiques, t. II.
CHAPITRE IX
L EDUCATION DU CŒUR
Dans le cas particulier de la jeune noble^ mariée enfant, la
gouvernante assume une autre tâche des plus délicates : c'est
de faire naître et de nourrir chez sa pupille l'amour de son
seigneur, de veiller comme un Argus à ce que tout autre sen-
timent ne puisse germer dans ce cœur novice, d'en écarter
les occasions, de chasser les audacieux et déjouer leurs
manœuvres. En un mot, elle doit jouer le rôle de Daiigicr,
Honte, Pciir, Chasteté auprès de cette nouvelle Rose à l'égard
des amants, de Bel-Accueil, Franchise, Pitié en faveur du
mari.
Le soir d'une fête où la jeune dame aura vu de beaux che-
valiers, — et c'est une engeance dangereuse, ayant toujours
« lacs appareilliez et tendus a prendre pucelles o, — la
gouvernante viendra auprès d'elle, retraite ; et, sans faire
semblant, attendra que la jeune maîtresse entre en propos sur
la fête : « Nous avons bien dansé », « telz et telz sont gra-
cieux )^... La gouvernante se prêtera de bonne grâce à la con-
versation, cherchant une occasion de faire valoir la supériorité
du mari sur tous ces muguets.
« Je ne sçav que c'est, mais je n'en vois nul qui me semble tant
plaisant ne tant gracieulx que fait monseigneur ! Et m'en suis bien
gardée ! Mais il m'est avis que oultre les autres, est cil a qui plus
advient touttes choses a faire et dire ! » (^ 262).
Ce/t' ne sçay que c'est est admirable de spontanéité jouée. Elle,
étant ancienne, a l'expérience du cœur. Elle sait que rien ne
conduit à l'amour comme l'admiration, et qu'un éloge adroite-
192 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
ment présenté entraîne presque toujours la conviction dans un
esprit simple et naïf.
Cependant, il peut arriver que le seigneur soit vieil ou laid !
Alors on se rejettera du côté de l'esprit. Que valent la beauté,
la jeunesse à côté de la sagesse qui croît et s'embellit avec
les années? « Trompeuse est la ^râce et vaine est la beauté » '.
« Certes, je ne me prenove garde a nul de la compaignie fors a
mon seigneur, car il m'estoit advis que, entre les autres, il estoit
si bien seigneur et prince ! Et comme le fait il bon oyr ! Qiie parle
il sagement ! » (262).
Ce mari était-il absent de la fête ? Alors,
« on le ramentevra en quelque guise et disant bien de lui » (^ 259),
« devisant les bons moz qu'elle lui aura oy dire, de l'amour qu'il a a
elle, et comment il est bon, etc.. »
Et la jeune femme s'endormira sur cette douce pensée
qu'elle a épousé ou le plus beau, ou le plus sage ou le plus
épris des hommes.
La gouvernante est d'opinion qu'il faut soigner son bonheur
comme une plante précieuse.
« Etprendera grant cure d'elle mesmes rapporter entre eulx gra-
cieulx messaiges de dons, de choses plaisans, recommendacions et
salus, pour les nourrir en celle paix et amour ^ » (^ 259).
Toutes ces manœuvres ingénues sont délicieuses. La des-
tinée de cette jeune femme est de vivre avec l'homme que ses
parents lui ont choisi ; elle est attachée à lui, irrémédiable-
ment, pour la vie. Le divorce n'existe pas ; la séparation n'est pas
défendue par la loi, en théorie, mais, en fait, elle est rarement
1. Proverbes, XXXI, 30.
2. Christine se plait à noter dans la Fie de CIjarles V ces fréquents témoi-
gnages d'amour entre le roy et la reine Jeanne. Livre I, ch. xix :
« En tel manière le roy gouvernoit sa loyale espouse, laquelle il tcnoit
« en toute paix et amour et en continuels plaisirs, comme d'estranges et
« belles choses lui envoyer, tant jovaulx comme autres dons, se présentés
« lui t'eussent ou qu'il pensast que a elle deussent plaire... »
L ÉDUCATION DU CŒUR I93
accordée, et demeure honnie par l'usage. Un auteur parle de
couvents spéciaux où l'on enfermait les femmes séparées comme
autant de brebis galeuses '. Le plus sage était donc d'aimer
l'homme que le destin lui avait envoyé à défaut de l'homme
de son choix, de suivre honneur « qui que face le contraire » et
d'ignorer qu'il y a en ce monde une triste chose appelée incom-
patibilité d'humeurs. Christine de Pisan aurait acquiescé au
jugement de la comtesse Marie de Champagne : « Car nous
tenons et affirmons que J'aiiioiir ne saurait exister entre mari
et femme ^ », avec cette réserve qu'un amour fait de tendresse,
de confiance et de respect réciproques seul est à rechercher
et que le mariage ne s'accommode pas des subtilités et des
complications raffinées du code de l'amour courtois \
La gouvernante se travaille à rendre sa jeune maîtresse,
« prode et loyale espouse », ce qui est bien, mais aussi heu-
reuse par l'amour et l'admiration qu'elle portera à son mari,
ce qui est encore mieux. C'est le bonheur tranquille du foyer,
la joie de vivre qu'elle lui assure, et sa vie sera dès lors, non
plus seulement l'acceptation passive et courageuse de son lot et
l'immolation raisonnée de sa personne et de ses goûts, mais le
sacrifice volontaire et joyeusement offert d'un cœur aimant,
réchauffé, éclairé par un amour plus grand et plus haut. Plût
à Dieu qu'il y eût eu des dames Schille de Moiilhatilt dans
tous les hôtels princiers du xv- siècle ! Le niveau moral ne
serait pas tombé si bas et la noblesse, cette tête du Corps de
1. Christine loue Charles V de n'avoir jamais donné licence « a homme,
pour meffait de corps, qu'il emmurast sa femme a pénitence perpétuelle,
tout en fut il maintes foiz supplié » (Livre îles Fais et bonnes Meurs), et
Charles VI a publié plusieurs ordonnances à cet efl'et.
2. André le Chapelain, ch. x : « Dicimus enim et stabilito tenore fir-
mamus amorem non posse inter duos conjugales suas extendere vires ».
Cité par E. Langlois dans Les On'oines et Sources du Konnni de la Rose,
p. 4, Paris, 1890.
3. Tel que cet amour courtois a été analvsé si finement par M. A. Jean-
roy dans son étude des Chansons. Voir principalement les pages 371,
372 et 373 de VHist. de hi Langue et de la Litt, franc.. Petit de Jullevilie,
tome I.
13
1^4 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
Pollicie, se relevant sous l'influence fortifiante de la femme,
aurait peut-être fait remonter à sa suite toute la masse du
corps qui allait s'affaissant sous le poids des misères maté-
rielles et des ruines morales.
CINQ UIÈME PAR TIE
LA FEMME ÉMANCIPÉE
CHAPITRE PREMIER
FRUGALITÉ DANS LE BOIRE ET LE MANGER
Il nous resre à voir le rôle de la femme dans une sphère
plus large, au sein de sa famille, et dans la société qui
l'entoure. A présent, elle est hors de la baillie de ses parents
ou de sa gouvernante. Elle ne dépend plus que de son mari,
•ou de celui qui le remplace, si elle est veuve.' Elle a atteint le
plein développement de ses facultés ; elle connaît ses devoirs,
«lie sait ses volontés et, comme le jeune faucon qui essaye ses
ailes, elle peut voler de son propre vol sans trop sentir le fil
qu'on lui a mis à la patte.
Si sa première éducation n'a pas été vaine, elle n'oubliera
pas, dans la douce griserie de sa liberté, les beaux enseigne-
ments que chasteté, sohrcsce Ql prudence vionâaiue lui ont donnés.
Elle-même mettra le frein à ses appétits et tiendra les rênes à
ses désirs. Elle gardera ses liabitudes de frugalité dans le boire
et dans le manger, ne se laissera pas amollir par un « dormir »
trop prolongé, par le parfum de « moult soueves odeurs ». Les
tentations se multiplieront autour d'elle, maintenant que le
monde lui ouvrira toutes grandes ses portes pour la fêter et
qu'à son tour elle festoyera ses amis. Dîners, danses et autres
ébatements propres à son âge et à son rang se succéderont
sans trêve. « Que surtout jamais on ne la vovc changié par
boire vins trop largement ». Ce conseil, répété avec plus
d'instance encore aux vieilles femmes (chapitre vi du livre III,
§ 537)5 4ui revient net, explicite chez chaque moraliste du
moyen âge, avait sa raison d'être vraisemblablement. Tous
s'arrêtent à cette laide tiiscJ)e et prodiguent leurs exhortations.
« Vous devez moult garder, dit Robert de Blois, de sorboivre
198 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
et de sormengier ' «. Ils croient utile d'engager les dames à
mettre de l'eau dans leur vin \ Ces avis sont suggestifs, La
France, le pavs du vin par excellence, s'est toujours montrée
d'une faiblesse maternelle à l'endroit du vice d'ivresse chez
les hommes, et la langue est riche en expressions faites pour
voiler sa laideur et pallier sa grossièreté. On sait d'ailleurs la
réputation de bons compagnons qu'ont les buveurs d'eau :
« Jamais hitvcttr d'eau n'a fail belle acliou », dit le proverbe.
Le moven âge chrétien ne dressait plus d'autels à Bacchus,
mais il le fêtait néanmoins souvent et dévotement. Aux
festins, les hanaps se vidaient comme par enchantement et
les chevaliers mettaient leur honneur à répondre gaillarde-
ment aux santés portées '. Le Grand d'Aussy nous raconte
que si l'un d'eux se dérobait à de si copieuses libations, on
lui coupait son chaperon par insulte. Il dit encore que les
gens du commun tenaient pour principe d'hygiène qu'il fitllait
s'enivrer au moins une fois par mois. Les vins d'Orléans, de
Saint-Pourçain en Auvergne, ceux de Beaune, d'Irancey,
d'Ausscne, font claquer la langue des gourmets et, chez les
vieux auteurs, le bùu v'ni a une saveur, un bouquet qui les
pénètrent de respect et d'attendrissement +. Le Champenois
1. CJhhiiciiicnt des Dames j édition A. Montaiglon, t. II du Recueil.
2. Le troisième des sept enseignements que Gerson a écrits avec une si
grande simplicité d'âme et une si touchante tendresse pour ses soeurs, se
lit ainsi :
« Vives sobrement le plus que vos porrés... et par especial que vous ne
buvés point de vin sans eaue grant toison ». Joannis Gersonii, Opéra
Oii/uia, Anvers, 1706, p. 841.
3. Les défis que se portent dans les tavernes les étudiants allemands
doivent être un reste de cette coutume médiévale. Il est vrai que Fart de
bien boire figure parmi les vertus des hommes de bonne compagnie à
toutes les époques où domine ce qu'on pourrait appeler la chevalerie mili-
taire. Voir encore Gaijaiitiia, liv. I, ch. xxiv où Rabelais nous montre
«l'élève de Ponocrates taisant grand chère et beuvant d'autant aux jours de
congé ».
4. Xe dirait-on pas à entendre cette commère de Paris qu'elle a goûté
le nectar des dieux ?
— <( Je sais bon vin de rivière
Si bon qu'ainz tieus ne fu plantez !
Qui en boit c'est droite sautez,
FRUGALITE DANS LE BOIRE ET LE MAXGER I99
EustacheDeschainps a maintes fois célébré les bons vins de sa
province « qui estoient de son corps médecin », et déjà Colin
Muset ne pouvait pas « mener bonne vie » sans avoir, pour
savourer ses « gras chaipons et blancs gastels », une coupe
pleine de vin sor lie. De ce goût si vif pour le vin à l'abus il
n'y avait qu'un pas, et les belles dames du xv^ siècle le
franchissaient, paraît-il, avec une désinvolture toute mascu-
line ' :
« Noble rtine, je vous avertis que Dame ^'enus, et ce n'est un
mystère pour aucun, règne a vostre cour; elle occupe le trône ou
siège vostre royale personne. Débauche, Gourmandise, Ivresse sont
ses féales assidues »,
osait dire Jacques Legrand à la propre reine de France, en
mai 1405 ; et Gerson dans sa harangue au roi Charles \l et
aux grands princes du 7 novembre 1405, reprochait les mêmes
vices à la chevalerie de France : « Qui s'emplit tellement de
vins et viandes qui chancelle et tresbusche en la boe, comment
sera il ferme contre hasche et espee - ? »
Ivresse, si l'on en croit les moralistes du temps, régnait par-
tout, chez les grands seigneurs et chez le peuple. Christine
témoignera souvent son horreur ' pour ce vice : dans sa Vision,
elle dira son dégoût pour les juges pleins devin qu'elle rencon-
Car c'est uns vins clercs, fremians,
Fors, fins, frès, sus langue frians,
Douz et plaisanz a l'avaler... »
Cité par M. J. Bédier, Les Fabliaux, p. 84, Hisl. de la Langue et île la
Littér. franc., Petit de JuUeville.
1 . Jean de Mcun avait aussi prodigué aux dames de sou temps les con-
seils de boire « petit à petit », « delieement » et non à « gloute gorge » et
les avait mises en garde contre le danger de s'enivrer. Voir le Roniau Je Ui
Rose, V. 1437 3-14597, ^^''^- Franc. Michel, Paris, 1864.
2. Bibl. Nat., f. tr., ms. 25552, fol. ni vo.
3. Horreur partagée par Gerson, qui, dans son Trésor Je Sapiettce,
réserve un supplice horrible aux ivrognes : <( les dyables leur gettent a
grans fioUes en la gorge plomb et souffre bouUant, puant et ardant ». (B.
Kat., 1795. nouv. f. fr.). Il y a dans ce manuscrit (fol. 24) une miniature
pour illustrer ce supplice et elle représente deux ivrognes damnés, dont un
homme et une femme. Ce détail est significatif.
200 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
trait au Palais, et, dans son Livre de Prudence, écrit sans doute
avant le Trésor, elle ajoute au texte de Sénèque sur la glotonie,
une glosse indignée :
« oncques ne fut vice tant commun en toutes manières d'estas en
vins et en viandes prendre si superfluement que la honte leur est
venue en acoustumance, si que ils ne le tiennent point en vitupère
d'estre ramenés a Testât de beste ; et puis s'en rient et s'en vantent
ensemble, et s'entrerigolent et leur semble belle chose '. »
Il s'ensuit que les serviteurs marchent sur les traces du
maître et que toute la iiiaisiiie s'enivre impudemment et
impunément.
Les occasions de boire s'offraient si souvent que^ le diable
aidant, les imprudentes pouvaient se laisser aller à sorboivre
sans en avoir conscience. A l'entrée des grands personnages,
les villes offraient le vin d'honneur ; atix fêtes, les fontaines
publiques versaient du vin et le peuple s'y abreuvait a bon
gaiideatmis ; entre amis, en visites, dans les hôtelleries ou
dans les couvents, le vin arrosait l'amitié ou les plaisantes
relations^. L'abbesse du couvent de Poissy, après avoir royale-
ment reçu et hébergé Christine de Pisan et ses amis dans
l'abbaye même^ leur envoie à l'hostellerie des pots de vin de
Saint- Pourçain \
On doit encore ajouter à la décharge de ces pauvres femmes
qui se hourdoient de vin que les mets si fortement épicés qu'on
leur présentait, l'abondance et la variété des viandes, avec leurs
sauces poivrées, pimentées, safranées, acidulées, miellées et
aromatisées de toutes les herbes potagères fournies par les
courtils aussi bien que par les boutiques d'apothicaires ; les
courtoises invitations, souvent réitérées, de leur chevalier de
1. Bibl. Xat., ms. 605, f. fr., fol. 10 ro.
2. L'auteur des Oii!ii:;^e Joyes du Mariage nous montre dans la III^ joye les
commères autour du lit de l'accouchée, « beuvant plus de vin qu'il en tien-
drait dans une botte «, déjeunant, dînant, bavardant, s'esbaudissant pendant
que le pauvre mari est dehors à la bise.
3. Dit de Poissv, Œuvres Poétiques, tome II.
FRUGALITE DANS LE BOIRE ET LE MANGER 201
table qui, presque toujours, partageait la coupe de sa dame ' ;
tout cela les portait fatalement à boire à l'excès et si elles
négligeaient la précaution « d'ajouter de l'eaue largement »
à leur vin, avec le long service des repas, l'atmosphère chaude
de la grand'salle, leur tête s'embrumait insensiblement. Et si
les assicitcs les laissaient indemnes, il y avait encore des risques
pour que Vissuc avec son hypocras, puis le honte-hors avec son
nouveau service de vins et épices, vinssent alourdir leurs pau-
pières et noyer leur regard. On avait eu raison de faire de
gloutonnie l'un des sept péchés mortels, niais la vie était
arrangée à souhait pour remplir les abîmes de Satan.
On sait que la cuisine française s'est simplifiée à partir du
règne de Henri IV, et que, sous celui de son fils Louis XIII, les
épices, devenues un article commun par suite de leur bon
marché relatif, furent peu à peu négligées. Mais aux xiV et
xV siècles, la cuisine fut plantureuse, bizarrement épicée et
généreusement assaisonnée. Nos pères jouissaient plus que
nous, semble-t-il, de la joie de manger et ils aimaient à
marier dans leurs plats la saveur du goût à celle des arômes;
nulle sauce ne pouvait être parfaite et nul ragoût à point si,
parmi le fumet des multiples pointes, d'aulx, d'oignons, de
sauge, de gingembre, de graine de paradis -, etc., l'odorat ne
saisissait une onde imprégnée d'eau de rose >. On croirait, en
1. Dans certaines parties de l'Allemagne, à Dusseldorf par exemple, ou
voit encore les jeunes gens, qui se piquent de politesse, offrir à la dame
qu'ils désirent honorer de boire l'écume de leur pot de bière avant d'v
porter eux-mêmes les lèvres.
2. Les comptes de la reine Jeanne d'Evreux uoustburnissent une liste com-
plète des épices en usage en 1572 : on v trouve poivre, safran, gingembre,
cannelle, graines de paradis, girofle, massis, sauge, thvm, basilic, baume,
hissope. A cela, il faut ajouter les « verdeures » qui venaient directement
des jardins.
3. L'eau de rose jouait alors le rcMe que la fleur d'oranger ou nos diverses
essences de vanille, citron, etc.. remplissent dans nos plats doux. Seule-
ment, au moyen âge on la mettait partout. On l'employait d'autant plus
largement qu'on lui attribuait des vertus pharmaceutiques particulières : elle
fortifiait l'estomac et le foie, calmait la flèvre, apaisait les douleurs d'oreilles,
d'yeux, guérissait les irritations de la peau, etc.. Voir Charles Joret, La
Rose (laits F Antiquité et au Moveii W;v, Paris, 1892.
202 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
lisant les quelques traités culinaires du temps qui nous sont
parvenus, que le queux dans sa cuisine ait suivi les procédés du
clerc dans son escriptoriiim : il « compilait, compilait, compi-
lait », et les poiaiges de l'un offraient bien l'aspect hétérogène
et bariolé des Sommes morales de l'autre. Ou bien, il procédait
encore, lui aussi, par allégorie, et son triomphe était d'étonner,
d'intriguer les convives par une fantaisie laborieuse '. Présen-
ter sous le couvert d'un beau pourcel aux flancs dorés des
chapelets de mauviettes rôties qui avaient trouvé asile dans
ces mêmes flancs évidés ; offrir sous la forme d'un gros pois-
son, dont la bouche rosée tenait un brin de romarin, une pâte
d'ahnanâes et de pigmvis cuite au miel et aromatisée de nois
miigaites, c'était, pour un cuisinier, atteindre à la dernière limite
de son art. Froissart, qui ne goûte le voile allégorique que dans
son Joli buisson de Jonesce, se plaint de ces déguisements de
nature. « Ils sont, dit-il, de ces mes et entremès si estragnes et
si desghisés que on ne les poroit deviser -.»
Les lois de la Grant Rheloriq.ie tenaillaient les cerveaux des
disciples de Taillevent aussi bien que ceux de Guillaume de
Machault, car les œufs a la broche valaient, comme tour de
force, les rimes serpentines ou léonines, et un plat de beurre frit
ou rôti ne le cédait en rien, comme difficulté vaincue, à une
ballade équivoque et rétrograde ou à un rondeau a doubles layés.
Déjà Pétrone, l'arbitre des élégances, avait relevé, treize siècles
auparavant dans sa Cena, des exemples tout aussi merveilleux
d'acrobatie culinaire.
C'est à la fois contre l'abondance excessive et la fantaisie
ridicule de la table que Christine de Pisan veut réagir. Elle
sait avec tous les moralistes qui l'ont précédée, et suivie,
qu'une nourriture trop riche et trop recherchée nuit à la santé
1. Voir pour la cuisine au Moven Age, Le t'iaiidicr àc Guillaume Tirel,
dit Taillevent, maistre-queux de Charles V ('édité par J. Pichon et G. Vi-
caire, Paris, 1892), ou le Grand d'Auss\- : Histoire de la Fie privée des Fran-
çois, édit. Roquefort, Paris, 181 5, ou encore dans le Meiiagier de Paris, à
la fin du tome II.
2. Chroniques, livre I, § 25, p. 45, édit. S. Luce, Paris, 1869.
IRUGALITE DANS LE BOIRE ET LE MANGER 205
et amollit l'âme. Le péché se trouve à son aise dans ce « souef
nourrissement ». Elle ne veut pas que ses dames se laissent
aller à toutes ces
« mignotises et delicatifs vivres, ennemis de sens », qu'elles s'aban-
donnent à ces « superfluités de viandes et de sauces cstrangenient
mistionnees, ne qu'elles soient trop nourries en chambres. »
Elle qui, dans ce siècle de relâchement général, prêche tou-
jours les habitudes d'ordre et de discipline, voit bien que
cet épicurisme, ces friands repas servis privccment dénotent un
manque de tenue et un égoïsme trop abandonné. C'est la chair
qui niûistrisc l'esprit, lui qui devrait la gouverner comme son
anceîle. Elle n'oubliera pas de louer Charles Y, son roi modèle,
si frugal qu'il se contentait d'un souper bien simple, « auquel
s'asseoit d'assez bonne heure et estoit legierement pris ' », et
la reine Jeanne, cet autre exemplaire de vertus, qui, à moins
« d'impediment », prenait son diner « entre ses princesses et dames,
servve de gentilshommes, de par le rov commis, sages, lovaulx,
bons et honnestes. Et durant son mangier, par ancienne bonne
coustume des rovs, bien ordonnée pour obvier a vaines et vagues
paroUes et pensées, avoit un preudomme en estant au bout de la
table, qui, sans cesser, disoit gestes de meurs virtueulx d'aucuns
bons trespassez -. »
La cour de Charles M et d'Isaheau avait bien déchu de cette
simplicité dans le prive et de cette dignité majestueuse dans
le public. Les conseils et admonnestemens du Ileil Pèlerin à son
blanc faucon, si graves et mesurés soient-ils quand ils s'adressent
à la personne royale, nous disent clairement que le jeune roi
était glouton et nous savons, d'autre part, que la Bavaroise
Isabeau passait pour être grandement portée sur sa bouche. Les
Registres de ses trésoriers ' nous montrent qu'en dehors des
1. Chartes V, ch. xv, livre I.
2. //'/(/., ch. XIX, livre I.
5. Le jour de Pâques, 1409, elle envoie chercher, pendant l'office reli-
gieux auquel elle assistait à Xotre-Danie, un pasic de veau pour elle et ses
femmes, à la Cressounerie devant te Seputclire.
204 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
comptes de cuisine, elle fiiisait des dépenses considérables en
fruits, confitures, poissons rares, tniflcs Iwuics a mander, etc.
(qu'elle appréciait malgré les dénigrements d'Eustache
Deschamps).
La gourmandise était donc à l'ordre du jour et celle du
xV siècle avait cela de particulièrement repoussant qu'à la
qualité du morceau elle adjoignait le volume et la multi-
plicité.
5369 « Ce ne sont que gloutonnaille
A cui ne chaut comment aille
Mes que soient bien aoullcs '... »
1. Pèlerinage de l'aine humaine de Guill. de Deguileville, édit. J. J. Stïir-
zinger, Londres, 1895.
CHAPITRE II
MODERATION DANS LE LUXE DES VETEMENTS
« 11 appartient bien que toute princesse ou dame terrienne, selon
son degré, soit richement atournee tant de vestemens, d'atours, de
paremens, de jovaulx, comme de grant court de gens et d'estat,
pour l'onneur de l'office ou Dieu l'a assize ^) (^ i lo).
Mais qu'elle se contente de l'habillement de ses nobles devan-
cières et qu'elle ne soit pas « grant trouveresse de choses nou-
velles ». Christine n'est pas, on le voit, ennemie d'une toi-
lette riche et élégante là où elle sied, mais elle s'impatiente
contre les caprices de la mode, contre ses inventions bizarres et
ses nouveautés à sensation. Elle professerait volontiers à son
égard les principes qu'avait posés Nicole Oresme dans son
Traité des Monnoies :
il ne faut remplacer une loi ancienne par une loi nouvelle qu'à
moins d'un progrès très notable : la stabilité est la pierre angulaire
de toute sagesse d'estat '.
Selon Quicherat, c'est la reine Isabeau qui est responsable
des changements soudains et fréquents de la mode. Il affirme
que la muabilité de « cette reine aux mille caprices » date
du xv^ siècle ^. « Etre grant trouveresse de choses nouvelles »
ne décèle pas seulement un esprit frivole aux yeux de Chris-
1. Traité de la Preiiiiere luveiitioii des Moiiiroie.<:, Nicole Orosme, édit. par
M. L. Wolowski, Paris, 1864.
2. Histoire du Costume en France, Paris, 1879, p. 260.
« Une femme qui se respectait n'osait porter de parure qui datait de
plusieurs années », dit Viollet-le-Duc, dans son Dictionnaire, t. I\', p. 44.
206 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
tine, mais aussi un manque de respect pour la tradition et
pour l'exemple des devancières. C'est un signe de mauvais
goût que de se tenir à l'affût des dernières nouveautés pour
s'en parer et faire sensation. Le Polvcratiavi, un livre cher à
Christine, y voit même un signe de folie : « Folie est de autrui
sotement regarder et voloir estre regardé '. »
Les ornements de tête étaient des plus dispendieux-. Les
cheveux disparaissaient entièrement, hors une boucle qui
dépassait légèrement au milieu du front, sous les énormes
escoflions ' ou hennins et ces coiffures, qui affectaient la
forme de turbans variés, étaient elles-mêmes enrichies de
bijoux précieux. La dame d'une miniature des Cent Nou-
velles de Boccace, faite entre 1405 et 1410 porte le haut escof-
fion, un peu plus large au bord supérieur qu'à celui qui
repose sur la tète. Il est fait de riche étoffe bleue recouverte
d'une résille enrichie de passementerie. De plus, deux bandes
d'orfèvrerie viennent se croiser sur le turban. Des voiles
légers s'accrochaient à ces coiffures et retombaient en arrière.
Quelquefois l'un des bords voilait le visage jusqu'au-dessous
du nez. Ces voiles étaient bordés de perles ou de papillettes
d'or.
La magnificence dans les vêtements masculins aussi bien
1. Le Polie rat iquc de Jean de Salisburv, traduit par Denys Foulechat,
en 1372, Bibl. Nat.,f. fr., ms. 24287.
2. En 1395, Louis d'Orléans achète à Manuel de Lamer, marchand de
Gênes, « un chapel d'or garny de pierreries et de perles pour ma dame la
duchesse, du prix de 3.000 francs d'or. »
Ces 3.000 francs d'or, dit M. VioUet-le-Duc, équivalent à plus de
40.000 francs de notre monnaie. Dictionii. raisonné du Mobilier jriuiçais,
p. 33, t. rV^, Viollet-le-Duc, Paris, 1873.
La même année, 1395, Philippe le Hardi offrait en étrennes à sa
femme : un chapeau d'or garni de 20 balais, de 20 saphirs et et de 60 perles,
du prix de 2.500 livres.
\'alentine de Milan avait apporté parmi les trésors de son trousseau « un
chapeau d'or à feuilles de ronces garni de dix-huit rangs de grosses perles
et de neuf gros saphirs. » Vie de Charles d'Orléans, P. Champion, p. 10.
3. Escoffion, sorte de bourrelet, ou plutôt de coussin, couvert de résille
ornée de grains d'or, de perle, de verre. Il se développa en hauteur de plus
en plus, jusqu'à atteindre un mètre, et fut alors appelé hennin.
.MODERATION DANS LE LUXE DES VETEMENTS 20'J
que féminins avait atteint une limite qui n'a jamais été dépas-
sée. Fous de luxe et de raretés, les disciples de la mode de 1400,
à la tète desquels brillaient la reine et le duc d'Orléans, ne se
contentaient pas de jeter à profusion sur leurs riches draps
d'or et d'argent, leurs lins veliiets, leurs souples draps de
Bruxelles, orfrois, pierreries et perles fines, de les doubler
d'hermine et de menu-vair, de les surcharger de colliers, fer-
mails, ceintures, où la beauté du travail le disputait à la
richesse de la matière, il leur fallait encore de « l'inédit ». Les
robes des dames se rétrécissaient de saison en saison et cho-
quaient la bonne Christine qui ne pouvait souffrir les « entra-
vées » de 1405 '. De plus elles se décolletaient outrageuse-
ment sur la gorge et dans le dos, échancraient leurs robes sur les
côtés pour laisser deviner la blancheur des chairs et montrer la
finesse du linge ^. Les queues s'allongeaient par derrière, et
non seulement les grandes princesses traînaient les précieuses
fourmres de menu vair ou d'hermine qui les bordaient à se
promener dans les longues galeries de leurs châteaux, mais les
petites chaiiihericrcs fripaient leurs couuins dans les boues de
Paris et revenaient crottées du marché.
Les robes d'hommes se déchiquetaient, se fendaient se
bariolaient. Elles en vinrent à affecter des formes d'objets déter-
minés, de fleurs, de lettres. La folie du pauvre roi avait gagné
la mode et celle-ci exerçait ses ravages sur la France d'abord,
puis sur l'Europe, car, depuis les \'aIois, c'est la France qui
donne le ton au monde occidental. Les modes françaises et
1. Les protestations de Philippe de Méziéres contre les modes nidscu-
lines sont encore plus âpres : « Quelques uns, dit-il, a cause de leurs cours hahis
se sont laissés mourir île froid. Et les autres par force d'estrainture ne peuvent
digérer les viandes dont maladies viennent en place et sont multipliées ». Le
Songe du Vieil Pèlerin.
2. Voir, sur le décolletage des robes, Viollet-le-Duc, Dictionnaire rai-
sonne' des Bijoux, t. III, p. 2)8 et 259, et Eustache Deschanips dans le
Miroir de Mariage, vers 142 1- 1430, d'où il découle que large colet signifie
un large décolletage. Voir aussi le décolletage exagéré de Valentine de
Milan et de sa suivante dans la miniature que reproduit M. P. Champion
dans sa Fie de Charles d'Orléans, planche II.
208 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
leur extravagance n'ont pas été l'un des moindres griefs des.
Anglais, partisans du duc de Lancastre, contre ce malheureux
Richard II. Sa petite reine de sept ans était débarquée en
grande pompe, avec son estât de dames de France, choisies
par monseigneur son père, Charles \l, et madame sa mère^
Isabeau, et grandement pensionnées, afin de représenter
dignement l'honneur et l'élégance de la plus noble cour du
monde. Mais les Anglais, qui n'aiment pas à défrayer de leurs
de deniers le luxe des étrangers, eurent bien vite fait de ren-
voyer à Paris la d'e moitié Vette troupe magnifique ', non sans
avoir toutefois "subi la contagion.
« A host of contemponirv writcrs inveigh bitterlv against tlie
vain fopperv of the times. A satirist, author of the remarkable allite-
rative poem on tlie Depositicvi of Richard II, describes thèse costlv
fashions as tlie immédiate causes of mosl of tlie misfortunes of
his reign :
cf That lewd lad ought evil to thrive
That hangeth on his hips more than he earneth,
And fcareth no debt, so that dukes praise them,
But bcg and borrow of burgesses in towns
Furs of « flovne » and manv other wares ^. »
Uauteur ajoute que des tentatives de réformes furent essayées
sous les règnes de Henri lY et et de Henri \, et que des ordon-
nances furent publiées, interdisant expressément :
« ail dagged and slashed garments, eut in the form of letters, rose-
leavcs and posies of varions kinds, or anv such like devices. »
Les ordonnances, pas plus en Angleterre qu'en France, ne
pouvaient lutter contre cette fureur de luxe qui soulevait
toutes les classes et menaçait de confondre la belle ordonnance des
1. Madame de Courty, dame d'honneur, avait i8 chevaux dans son
écurie ; 3 couturières, 8 brodeurs et 2 tailleurs dans son hôtel, dit Juvé-
nal des Ursins, année 1396.
2. Schaw, Dresses aiid Décorations of tljc MidiUe A^es, 2 vol., London,
1845-
MODERATION DAXS LE LUXE DES VETEMENTS 209
t'stûts ; les bourgeois s'aventuraient à porter velours et ortVois
et la simple dame du Gàtinais se commandait chez un tail-
landier de Paris une cotte-hardie, où il fallait
« cinq aulnes a la mesure de Paris de drap de Bruxelles de la.grant
moison, et traine bien par terre trois quartiers de queue ; et aux
manches a bombardes, qui vont jusques aux pies ! Mais Dieu scet se
selon cest habit convient hault atour et haultes cornes ! qui est en
vérité un très lait habillement et qui messiet » (423).
« Mais ce fait tout l'abondance de iirant orgueil qui rengne au
jour duv sans foille plus que oncques mais, car a nul ne souffist
son estât, ains vouldroit chascun sembler un rov » (422).
« Mais à poine congnoist on aujourduv qui est rov »,
s'écriera de son côté Eustache Deschamps dans une ballade.
Ces manches à bombarde ont déchainé la mauvaise humeur
de tous les gens sensés du temps :
« Si la robe traine deux pies par terre, et les manches sont larges
a desmesure, et les poulaines de demy pyé, que pourfite tout cecy
pour poursieuvre vigoureusement les ennemis ? »
demande le harangueur de l'Université de Paris, Gerson,
à la fleur de la noblesse de France rangée sous sa chaire
en 1405.
<' And unless the sleeves slide on the earth
Thev will be as wroth as the wind, and vvorrv those that made it ;
And if the elbows were onlv down to the heels
Or passing the knee, it was no accounted '. »
Les manches étaient devenues non seulement par leurs
dimensions, mais aussi par la richesse d'ornements qu'elles
comportaient, le principal garment de la robe de la femme ou
de l'homme*. On peut compter la quantité de peaux d'her-
1. Cite par Schaw, Dresses aiul Décorations of the MidiUe Ai:;es, Loiidon,
1.S45.
2. Christine aurait été affligée, elle qui vante la riche simplicité des dames
italiennes dans son Trésor si elle avait pu voir le luxe extravagant qui vers
la fin du xvc siècle s'était glissé dans les cours de Milan, de Mantoue, de
14
2IO LE LIVRE DES TROLS VERTUS
mine qu'elles exigeaient pour la doublure! En outre, telle
manche représentait le travail d'une brodeuse pendant six
mois, pendant un an. Les fils de soye, d'or ou d'argent y dessi-
naient des figures, des scènes, et toujours, une devise. Une
manche du jeune duc Charles d'Orléans portait le premier
vers d'une chanson à la mode avec la musique : Ma dame, je
suis tant joyeux. La portée et les barres étaient de fils d'or,
et chaque note, formée de quatre perles cousues en carré ; on
avait employé 960 perles pour la décoration de la houppe-
lande tout entière'. Le duc de Guyenne, en 1414, affichera
sur la sienne le nom de la femme qu'il aime, la belle Cassinel,
sous forme de rébus : un K, suivi d'un cygne et d'une aile.
Il est vrai que la mode pousse un peu loin sa fantaisie,
mais les comptes de nos rois, de nos reines, de nos princes du
temps, les descriptions des toilettes que nous lisons dans nos
chroniqueurs nous font croire à la réalité des vêtements tissus
de pierreries et d'or dont Charles Perrault pare ses Peaux-
cfâne et ses Princes channaiils -.
Ferrare, d'Urbino etc.. Le Quattro Centra de Philippe Monnier nous
montre la jeune Bianca Sforza dans une robe si somptueuse qu'il lui faut
deux comtes pour porter ses manches, lourdes de pierreries et de fourrures ;
Isabella d'Esté attache la sienne avec 609 boutons d'or ; Hippolita Sforza
s'enorgueillit d'en porter une qui vaut un quart de million. San Bernardine
qui mourut eu 1444, reproche aux princesses leur luxe et spécialement
l'absurdité de leurs manches, si longues qu'on en vêtirait plusieurs pauvres.
1. Quicherat : Histoire du Ccstiiiiie en France, p. 254, Paris, 1879.
2. Description d'une houppelande donnée par Charles VI au duc de
Guyenne, son fils, le i^r mai 1400 (le dauphin alors a treize ans) : c A
Simonnet Monnard, pelletier, demeurant a Paris, pour la fourreure d'une
houppelande bastarde de drap vert gay pour monseigneur le duc de
Guvenne... laquelle houppelande est ouvrée de broderie autour de l'as-
siette de la manche senestre, a œillés d"or cler fais en façon de plumes de
paon, a branche de may (c.-à.-d. de rameaux verts) et de genests, conte-
nant la panne en icelle mise et employée par Jehan Pichon 883 ventres de
menu vair, au pris de 25 livres 12 s. p. le millier, valant 22 1. 11 s. 8 d. p.
et pour 8 douzaines de lettices (c.-à.-d. bordure d'hermine sans taclie)
mises et emploiees en la pourfileure des manches, des fentes de devant et
des costelz par dessoulz et aux decoppeures d'icelles, au pris de 32 s. p. la
douz. valant 13 1. 19 s. 4 d. p. pour tout... 37 1. 1 1 s. p. » Revue archéologique,
1873, p. 217, Leopold Pannier.
MODERATION DANS LE LUXE DES VETEMENTS 211
1175 « N'v a cellui qui n'v porte
Riche habit de broderie
Tout semé d'ortavrerie
D'or et d'argent a grans lames '. »
Le Religieux de S'-Denis racontant la prise d'Etampes par
le dauphin Louis et le duc de Bourgogne, nous montre le
capitaine de Bosredon % sortant de la ville qu'il n'avait pu
défendre, « vestu d'un habit de couleur escarlate tout brodé
d'or et de pierreries ».
Il n'y avait donc pas que les princes ou les princesses qui
fissent de leurs robes des écrins à joyaulx. Aussi peu de bourses
suffisaient à couvrir de telles dépenses :
« Et plus graat honte y a a pluseurs : c'est des debtes que sou-
vent font as cousturiers, pelletiers, drapiers et orphevres, desquelz
sont a la fois exécutez et faut que Hz baillent une robe en gaige
pour avoir l'autre. Et Dieu scet se on leur salle bien ce qu'ilz pren-
nent a créance et se ta denrée leur couste au double > » (422).
Etienne de Bavière, venu en France en 1400 pour raisons
politiques (à cause du schisme), fut ébloui par la splendeur
des toilettes de sa fille Isabeau et la magnificence de son
train de reine. De retour dans ses Etats, il voulut modeler sa
petite cour d'Ingolstadt sur celle de Paris, et fit si bien qu'au
bout de l'an, il fut déclaré insolvable.
Le linge et tous les accessoires de la toilette allaient de
pair avec ces robes et ces manteaux somptueux. Dans les
1. Le Duc des Frais Aiiniiis, Œuvres Poétiques, tome III.
2. Ce capitaine de Bosredon fut, dit-on, l'un des amants tardifs d'Isa-
beau, devenue vieille et obèse. Arrêté en 141 7 par le parti Armagnac, on
lui fit un procès sommaire : il fut cousu dans un sac et jeté en Seine avec
cet écriteau : « Laissez passer la justice du Roy ».
3. Dans quelques cas même l'Eglise excommuniait les gens insolvables.
Voir la I^e des Ouiii:^e Joyes de Mariage :
« Briefment la robe se fait et la sainture et le chaperon. Or est venu le
terme qu'il fault payer les créanciers et le poure homme ne peut fournir,
Hz ne veullent déporter et le font excommenitr et exécuter ». Éd. Ferd.
Heuckeniiamp, Halle, 1901.
212 LE LIVRE DES TROLS VERTUS
trousseaux de princesses on lit l'énumération de cliemises de
fine toile de Reims ou de Hollande, de soye blanche, de soye
barrée de rouge et brodée de lettres d'or. Les cordouauiiiers ont
dans leurs échoppes des souliers de toutes les peaux, des sou-
liers blancs, des verts, des bleus, des jaunes, des dorés, pour
assortir les toilettes. Les gantiers brodent leur marchandise et
la parfument et les orfèvres complètent les ornements des
brodeurs sur les robes et manteaux et sur les chapeaux. On
trouve dans l'inventaire des joyaulx de Charles V, 1 1 paires
de boutonnières et 4 boutons, « chascun de 6 grosses perles et
I saphir au milieu ».
On aurait donc tort de prendre ces critiques répétées de
Christine sur la mode outrée et le faste intempestif pour des
boutades de mentor sévère. En réalité, les vêtements étaient
ouJlra^eiix et les sitperfliiités révoltantes.
La sage dame donc ne se « délitera point tant en cousteux
habillemens » et ne sera pas la première à accepter une mode
nouvelle. L'excuse alléguée « qu'il laut faire comme les
autres » ne vaut rien. Pourquoi faire « comme les brebis
qui suivent l'une l'autre », quand ce n'est que pour « oultrage
ou desordonnance » ? (420). Celle qui se livre ainsi à un tel
raffinement de luxe dans sa toilette pèche contre le goût qui
veut la modération en tout ; contre le sens, car « elle en sera
moins prisié de ceulx ou celles qui sont sages, et elle se
mettra a povreté » ; contre l'humilité, qui défend d'être si
« curieux de son corps » ; et enfin, contre la charité, car c'est
enlever aux pauvres la part qui leur revient dans les biens
que Dieu lui a confiés.
CHAPITRE III
MODÉRATION DANS LEMPLOI DES PARFUMS
Il y a dans le monde une opinion commune que le goût
des parfums chez un peuple est en raison inverse avec celui
des ablutions. Cependant la belle société au xv^' siècle se
baignait avec délice et se parfumait à profusion '. Les soitefves
odeurs se répandaient partout, sur le corps, sur les cheveux, les
vêtements, les fourrures, les bijoux -. Les salles de festin
1. Le peuple se baignait aussi, celui des villes en tout cas, puisque nous
verrons la « chamberiere » s'enfuir aux estuves au lieu d'aller laver à la
rivière (§ 566, ch. ix, livre III), et que dans les statuts de la corporation
des tisserands de Paris, on leur accordait trois heures de loisir dans la journée
pour déjeuner, disner, gouster et les luuugs. Janssen nous dit qu'en Alle-
magne on se baignait souvent trois fois par jour et que dans les bains d'eau
minérale on restait jusqu'à dix heures par jour. L'AUeiiiagiie vers la fin du
Moyeu Ji^n\ p. 370. La pathétique phrase de Michelet : « Pendant mille ans
le moyen âge n'a pas pris un bain » porte heureusement à faux. Le moyen
âge avait, au coutraire, la passion des bains. Consulter à cet eflet, l'article
Kechenbe sur les Etablisseu/euts de haius publics à Paris depuis le VI'^ siècle
jusqu'à présent dans les Juuales d'Hygiiue publique, i^e série, tome VII, p. 5,
Paris, 1832 et Les Bains au uioveu âge par Leco\- de la Marche dans la
Revue du monde catholique, tome XIV, p. 870-884, Paris, 1886.
2. « Tout ainss\' comme une pierre précieuse digue et fine et de graut
cbieiic on enveloppe en or, en esniail, en drap de soye et soueves odeurs, est
bien raison que la juste véritable narracion de .ses dignes meurs soit fleur-
rectee de mémoires proutlitables et de digne efficace. » Charles I', ch. it,
livre I.
Les Italiens de la Renaissance ont poussé plus loin encore cette passion
des parfums. Aux jours de fête, nous dit-on, les mules étaient ointes de
ponmiades odorantes et Pietro Aretino remercie dans une lett.e Cosme [er
pour un rouleau d'or parfumé que ce prince lui avait envové. Quelques
objets qui remontent â cette époque, n'ont pas encore perdu leur odeur.
\'oir Li! (Civilisation de la Renaissance en Italie, par Jacob Burckhardt, page
374 de l'édition anglaise par S. G. C. Middlemorc, London, 1878.
214 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
étaient jonchées de fleurs, les conviés, souvent parés d'un
chapel de roses et les rues, pour l'entrée des grands person-
nages, se couvraient de joncs verts et des fleurs de la saison.
Les lits qu'on off'rait aux hôtes distingués étaient fleiirectés, et
les bains, parfumés d'essences fines.
Un détail tiré de la vie d'Isateau nous dira jusqu'où allait
cette passion des soiieves odeurs et les dépenses folles qu'elle
devait entraîner. En 1401, la reine off're en son hôtel Barbette
un somptueux souper au duc d'Orléans et au duc de Gueldre.
Par une attention raffinée d'hôtesse, les deux invités sont con-
duits, avant le repas, dans les propres csiiives de la reine '.
« dont les murs avaient été tendus pour la circonstance de fine toile
de Reims piquée de roses et de fleurs de toute espèce. Puis, après
le bain, ils furent conduits dans la chambre dite des eaux de rose, où
ils se parfumèrent avec les essences d'Orient que la reine de France,
chaque année, se faisait apporter de Damas -. »
Les vaisseaux vénitiens et génois amenaient du Levant en
Europe ces essences exquises, qui n'ont point encore de
rivales, et les marchands lombards établis à Paris trouvaient
dans la noblesse et la riche bourgeoisie une clientèle toujours
avide de s'approvisionner de flacons d'essence à la rose, à la
fleur d'oranger, à l'œillet ; de musc 5, d'ambre et de ces
oiselés de Chypre, dont on faisait une si large consommation
dans les hôtels seigneuriaux.
Ce n'est pas que Christine veuille proscrire absolument
l'usage des parfums, elle n'est point rigoriste : elle en défend
simplement l'abus, et dans cet abus particulier, la France
du xV siècle rappelle encore la Rome de la décadence.
1. En offrant un bain à ses hôtes, la reine ne faisait que suivre les usages
de son temps. A l'arrivée des voyageurs ou des hôtes, nos ancêtres se
hâtaient de leur laver les pieds ou de leur préparer un bain.
2. Louis Jarrv. La Vie politique de Louis d'Orléans, p. 251.
3. La petite Marie d'Orléans, fille de Marie de Clèves et de Charles d'Or-
léans, était encore sous les soins de sa nourrice qu'elle avait déjà « des
pommes de musc à parfumeries doigts ». Voir P. Champion, Vie de Charles
d'Orlèaus, p. 533.
CHAPITRE IV
PRATIQUES DIVERSES DE LA CHARITÉ
La sage dame au lieu d'afficher cette soif de luxe, cette pas-
sion de frivolités, retranchera de son superflu.
« Se elle se restraint des superliuités que elle pourroit bien taire,
se elle voulloit, de tant de robes et de tant de jovaulx qui ne lui
sont nécessaires, pour emplover en telz usaiges, la est la pure el
droitte auniosne et le grant mérite » (97).
« \'oire, elle prendra du sien, fera l'aumosne de sa propre boisson
et de la viande de sa table pour soulager povres honteux, povres
gentilz femmes decheues de leur estât, malades dans les hospi-
taux » ; pour aider « povres escoliers et prestres, mesnaigers souf-
fraiteux. »
Elle visitera les accouchées, dotera les « povres pucelles a
marier » et viendra en aide « a chevalier de bon couraige qui
ait grant volonté de soy avancer en honneur, afin de tousjours
eslever noblesse de vaillance » (206) ; ou à ceux qui ont à payer
rançon à Africains, Turcs ou Anglais.
Christine de Pisan, dans sa continuelle détresse d'argent, a
su quand même faire la part de ses charités. En 1406, recevant
100 écus du duc de Bourgogne, elle en consacre une partie à
doter « une sienne parente ».
La plupart des comptes et testaments de l'époque témoignent
de cette sollicitude pour les pauvres et les besogneux. Ceuxde la
maison d'Anjou, de Bourbon, d'Orléans, de Bourgogne, de
Hainaut, etc., pour ne parler que des plus illustres, ont un
large budget absorbé par les bonnes œuvres. Blanche d'Or-
léans, morte en 1393, menait si sainte vie qu'elle distribuait
21 6 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
aux pauvres tous ses biens meubles « tellement qu'on n'y
trouva comme rien », écrit Juvénal des Ursins. Marie de
Clèves, duchesse d'Orléans, avait la spécialité des « povres
acouchees » et plus tard, Anne de Beaujeu et Anne de Bre-
tagne, continuant les traditions, méritèrent pat leur dévoue-
ment aux « povres pucelles » d'être appelées les Mcrcs des
vierges.
Il semble que les Eiiseigiicinens de saint Louis \ qui se trou-
vaient alors dans quasi toutes les bibliothèques avec leurs pré-
ceptes répétés de « amez les povres », et l'exemple que toute
sa vie donna ce bon roi, n'ont pas peu contribué à renforcer
chez SCS successeurs et parmi la noblesse cette vertu de charité,
la vertu par excellence du chrétien, et qui avait tant de
points de contact avec la largesse mondaine, cette autre vertu
du chevalier.
208 « Mes tost ausi corne la rose
Est plus que nule autre flors bêle,
Quant elle sest fresche et novele :
Einsi la ou largesce vient
Desor totes vertuz se tient -. »
Les pauvres étaient vraiment considérés comme les membres
de Dieu et ce qu'on leur donnait était prêté à Dieu qui le ren-
drait avec usure au jour du jugement'. Il est évident que
l'idée de calcul, d'intérêt personnel se glisse dans beaucoup
de ces belles charités et les déflore ; cependant, désintéressées
1. Voir en quels termes de touchant respect Charles V en parle dans
VOrdoniance de la majorité des rois. Citée par Covielle dans Hist. de France,
Lavisse, tome IV, p. 18/ et partiellement reproduite dans la note de la
page 82.
2. Clii:^(S de Troves, de Chrestien, éd. von W . Foerster, Halle, 1888.
3. Voir les dons généreux et variés faits aux églises et aux pauvres de.
Paris par les époux Nicolas Flamel et Catherine, entre 1402 et 141 3, date
de leur mort, dans Méiii. de t'Ac. des Iiiscript. et Bettes-Lettres, tome XVI,.
p. 168, par l'abbé de Guasco. « Ils avaient fait bâtir le Portail Sainte-Gene-
viève et celui des Ardens, celui de l'Eglise des Quinze-Vingts ; trois cha-
pelles ; et réparer sept autres églises. Ils avaient fondé quatorze hôpitaux
dans Paris, tous bâtis à neuf. » Ihid., p. 89.
PRAT1Q.UHS DIVERSES DE LA CHARITE 21']
OU non, elles étaient dans les coutunies du temps. Les rois et
les princes s'humiliaient, à certains jours de fêtes chrétiennes,
celle de Pâques surtout, à laver les pieds et à nourrir de leurs
mains des bandes de misérables, recueillis au portail des
églises. Les couvents, les hôpitaux faisaient des distributions
régulières de vivres et souvent servaient d'asile ; les bourgeois,
les gens de métier, les laboureurs, tous ouvraient volontiers
leur escarcelle ou couraient à la huche pour secourir le pauvre
« de Dieu amé ». Les confréries prélevaient sur leurs mem-
bres la taxe de Tamuosuc gnicrale, destinée à la charité pour
tous et celle de l'amiiosNC liii iiiâier, pour soulager les indigents
ou les malades de la corporation.
Le jour de Pâques, les malades de l'Hôtel-Dieu, les pri-
sonniers et de nombreux pauvres se voyaient servir, des
propres mains des orfèvres de Paris, un dîner avec vaisselle
d'or et d'argent '. Une autre corporation instituait un chauffoir
public ; et ainsi, les sociétés privées se chargeaient autrefois du
rôle que remplit actuellement le bureau de bienfaisance. Par
ces charités aux pauvres et leurs dons aux églises, les pécheurs
rachetaient leurs fautes, abrégeaient la durée de leur séjour au
purgatoire et pensaient ainsi s'assurer une place au paradis.
Le Doctrinal Sauvage - nous raconte une plaisante anecdote
qui nous montre jusqu'à quel point les simples gens du
moyen âge identifiaient les pauvres avec Dieu :
« Ung riche homme ne pouvoit jeusner. Alors, il faisoit venir
matin une troupe de pauvres avec qui il mangeoit, et il disoit a
Nostre Seigneur : « Sire, se tu me reprens au Jour du Jugement
que je n'ay point jeusné et que j'ai mangié au matin, je respondroy
1. M. A. Franklin nous indique comment se couvrait la dépense de ce
dîner : « chez. les orfèvres, une boutique restait ouverte chaque dimanche
à tour de rôle. Ce gain fait pendant cette journée était mis de côté, et
employé à donner le jour de Pâques un repas aux pauvres malades de
l'Hôtel-Dieu. » Diitioumure historique des Arts, Métiers et Professions, p. 80.
Le même auteur assure que ce sentiment de confraternité et cette habitude
de bienfaisance étaient partagés par toutes les corporations en général au
moyen âge. Voir ses articles Bieiifaisctiice et CorporiUions du nièmu ovwr-^ig'i,
2. Bibi. Nat., f. fr., 17088, fol." 125.
2l8 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
que tu as mengic aussi matin comme moy, car ce qu'on fait aux
povres en ton nom, tu nous dis qu'on le fait a tov j).
Nous lisons souvent les textes du moyen âge avec un
esprit nonchalant qui ne perçoit pas tout ce que les mots
contiennent d'idées et notre indifférence, ou notre ignorance,
nous font accepter comme lieux communs, relevés toutefois
d'une légère saveur d'archaïsme, des expressions qui, au
contraire, éveillaient chez ceux qui les écrivaient, ou lisaient,
un intérêt palpitant. Quand Christine parlait de secourir de
povres chevaliers, de les aider à payer leur rançon, les contem-
porains avaient certes dans les yeux une autre image que celle
que nous nous faisons. Pour nous, c'est un vague chevalier,
prisonnier de paroJlc, chevauchant par voies et par chemins et
frappant de château en château pour amasser la bourse qui le
libérera ; ou bien, pour quelques tempéraments romanesques,
il attend mélancoliquement derrière la meurtrière de sa tou-
relle la venue d'un sien écuyer parti pour France la douce, et
dont le joyeux retour s'annoncera de loin par une chanson. Le
chevalier rançonné est un trait pittoresque dans le paysage
féodal, comme le ménestrel avec sa viole, comme le pèlerin
avec son bourdon, et rien de plus. Mais pour les lecteurs et
lectrices de 1405, ce povre chevalier était quelqu'un de vivant.
Il avait un nom, celui d'un fiancé, d'un époux ou d'un père.
Le cœur se serrait, les larmes coulaient. Nicopolis, ce tom-
beau de la chevalerie, était si récent que la France en était
encore endeuillée. Depuis cette sanglante journée du 25 sep-
tembre 1396, combien étaient revenus maigres et hâves des
tortures infligées par le Basha, humiliés des insultes souf-
fertes, hantés par le souvenir de leurs braves compagnons
d'armes, dont les os maintenant blanchissaient la plaine sarra-
sine ', parce que leur rançon avait été dédaignée, ou n'avait
pu arriver à temps !
I. « Car les Sarrasins laissèrent les chrestiens morts enimv les champs
pour les faire dévorer aux loups et bestes sauvages, sans vouloir souffrir
qu'ils feussent mis en terre. Et furent en treize mois tous nets et blancs sans
PRATIQUES DIVERSES DE LA CHARITE 219
1289 « Ha ! vovagc mauvais de Honguerie,
La ou péri tant de chevalerie ' ! »
Que de terres vendues, que de joyaux engagés, que de
gênes pour recueillir hsjinajices exigées par ce rapace Bajazet.
La France n'aura pas eu le temps de se relever qu'Azincourt
viendra la terrasser de rechef.
A côté de ces deux grands désastres nationaux, il y avait
comme toujours, les guerres entre seigneurs, les croisades contre
les « Prussiens », contre les Maures d'Espagne ou de Barbarie %
et les éternelles escarmouches avec l'Anglais, où l'art consis-
tait non plus à se tuer mais à se prendre afin de gaingncr.
« En ce temps vavoit forte guerre entre les Anglois et les Escos-
sois ; pluseurs nobles du rovaume de France allèrent pour aider
aux Escossois. Et v eut bataille dure et aspre en laquelle les Escos-
sois et les François furent desconfits pour s'estre trop advancés, en
Guidant faire vaillance par oultrecuidance plus que par sens et dis-
crécion. Pluseurs furent pris et mis a finance entre lesquels messire
Pierre des Essarts... et autres François lesquels furent rachetés tant
par dons du rov et des princes, connue par aiimosiics. Et les recom-
mandoit on aux prosnes des paroisses et es sermons ; pluseurs
bonnes gens., hommes et femmes, leur donnoient, tellement que
par ce moven ils furent délivrés 3. »
Ainsi donc, en 1402, les prêtres imploraient des aumônes
particulières pour racheter des prisonniers, comme aujour-
d'hui ils en demanderaient pour une calamité publique, inon-
dations, incendies ou tremblements de terre.
ce que oncqucs bestc v touchast et disoient les Sarrasins que les bestes n'en
daignoient mangier ». Juvetial des Ursius., année 1396.
1. Le Dit de Poissx, Œuvres Poétiques, tome II.
2. Boucicaut, contemporain et ami de Christine, fit plusieurs expéditions
en Allemagne contre les Slaves et en Orient contre les Turcs. Le duc de
Bourbon'en fit une en 1 591 en Barbarie, contre Tunis, et une autre en Prusse
de novembre 1590 à avril 1391. Il alla, de plus, deux lois en Espagne,
porter secours à Henri de Transtamare contre les Maures de Grenade, en
1575 et en 1386.
3. JuveiiaJ des Ursius, année i-|02.
220 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
Cette appréhension constante de la rançon à payer ne
saurait être mieux dépeinte que par l'anecdote que conte
juvénal des Ursins à propos de la duchesse d'Anjou, reine de
Sicile (morte en 1404) :
« Kt déclara son meuble qu'elle avoit, c'est a sçavoir deux cens
mille escus et plusieurs jovaulx. Il lui fut demandé pourquo)- elle
les avoit gardés, veu la grande nécessité en laquelle avoit esté le rov
de Sicile, son marv. Elle respondit que elle doubtoit que son dit
marv ne fust prisonnier au dit pavs, et les avoit espargnéset gardés
pour le racheter... »
Il est fort regrettable que son hls René ne pût trouver dans
les trésors de sa femme une seniblable provision, quand,
prisonnier du duc Philippe de Bourgogne, il eut à payer
pour recouvrer sa liberté une rançon si énorme que les
finances de la maison d'Anjou ne s'en relevèrent jamais.
L'Anonyme qui a écrit vers 1425 la Chronique de Siic Bcr-
Irand Du GuescJin raconte une autre anecdote qui montre
avec quelle libéralité les dames nobles venaient au secours
des chevaliers rançonnés. Bertrand vient de fixer sa rançon au
Prince Noir à la somtne formidable de 60.000 doubles d'or et
il court le royaume pour « assembler sa finance ». Il arrive à
la Roche-Darien auprès de ma dame Tiphaine Raguenel, et
lui demande les 100.000 francs qu'ils avaient déposés en
trésor à l'abbaye du Mont Saint-Michel, le jour de son
départ pour sa campagne d'Espagne.
« Rapporté lui fut que despendu avoit ma dame Tiphaine, sa
femme, tout le trésor. Lors la manda a venir a luy et luv dit :
(.' Dame, voulentiers sçaurove que de mon trésor avez fait ? » Ht
doulcement elle luv respondit : « Mon seigneur, aux chevaliers et
escuvers qui servi vous ont, qui veoir me sont venus, l'av départi
pour leurs rançons paier et eulx remonter, dont encore serez servy ;
et ce sçaurez vous par eux. Si ne m'en vueillez rien demander. »
Grant jove en eut messire Bertrand, et luv dit qu'elle avoit bien
fait '.
I. Paulhùvi Lillénu're, 1841, page 59.
PRATIQUES DIVERSES DE LA CHARITE 221
La femme qui, d'aprùs Christine, accomplira les œuvres
de miséricorde, ne se bornera pas à donner froidement,
indifféremment de son superflu ; elle se restreindra ; elle ne
s'imaginera pas avoir acquitté ses devoirs envers les souffreteux
si elle s'est simplement gardée « que le pain du familleux ne
moisisse dans sa huche, que la co:te du nud ne fust mangiée
des vers, et qu'elle ne tiengne enclos le soûler du des-
chaux )) (92). Si elle ne peine de sa personne, si son cœur
est absent quand elle tend la main, alors son offrande ne
peut être agréable à Dieu. Mais elle visitera les hôpitaux elle-
même, si grant princesse soit-elle, parlera aux malades, les
touchera, les « réconfortera doulcement », car la vraie charité,
comme la vraie largesse « ne s'estend mie en dons seulle-
ment mais en reconfort de parolles » (205). Et quand elle
aura ainsi vivifié sa charité par le don d'elle-même, de son
temps, de sa pensée, de sa bonté, alors, et seulement alors,
aura-t-elle fait sonveiaiuc et flou rie tiiiiiiosiie.
« Mais ccstcs valent mieux cncores
Les bontez qui viennent de l'anie '. »
I. Le DU lie la Rose, Œuvres Poéliqiies, tome II.
CHAPITRE V
IL FyVUT recevoir AVEC GRACE
La dame charitable saura donc donner avec grâce, mais elle
possédera aussi Tart non moins précieux de recevoir'. Lors-
qu'elle sera sur son manoir ou en son château, elle voudra que
même les « petites femmes des villaiges » viennent la voir;
elle leur fera cbior lie, s'enquerra de leurs uoiirrilures, parlera
de leur ménage. Quand elles lui apporteront de leurs petites
choseltes, « elle s'en montrera joyeuse, disant qu'il n'est rien de
si beau ne si bon ! »
Combien aimable nous paraît cette haute dame qui sait
oublier ses grandeurs, se faire petite avec les humbles, entrer
dans leurs intérêts, partager leurs soucis et leurs joies^ et leur
montrer, par son appréciation toute gracieuse et spontanée de
leurs pauvres petites offrandes, que les dons ne valent à ses
yeux que par le cœur qu'on y a mis. On ne s'aperçoit pas
qu'elle descend jusqu'à eux ; elle trouve, dans sa délicatesse, le
secret de les relever dans leur propre esprit « du despris et
deboutement du monde ». Ils la quitteront heureux et récon-
fortés d'un sentiment nouveau de dignité personnelle. Leur
pauvreté leur paraîtra légère à porter quand la conduite de
leur châtelaine à leur égard les aura persuadés que bous
cnenrs
I. La reine Isabeau en était dépourvue. Le jour de son sacre, en août
1385, alors que les notables bourgeois de Paris se faisaient une fête de lui
offrir gracieusement une litière pleine de vaisselle d'or et d'argent magni-
fiquement ouvrée, la reine les reçut froidement, eux et leur don, et les
chroniqueurs n'eurent pas un mot affable à relever en cette circonstance.
\o\r Jiivcnat iU's L'T5/«5, année 1385.
IL FAUT RECEVOIR AVEC GRACE 223
ce a SOUS bureaux
Et dessous fourreures d'aigneaux. »
aussi bien qinJ n'a :
« sous vaii's et sous ermines ' ».
En feuilletant les vieilles pages, on rencontre souvent ces
dons de c'hoseltes qui montent de la chaumière du laboureur
au château du seigneur.
« S'il a grasse oie ou geline,
Ne gastel de blanche farine,
A son saignor tôt la destine
Ou a sa dame en sa gesine -, »
gronde Etienne de Eougère, qui méconnaît la grande joie
qu'éprouve celui qui n'a rien d'offrir à celui qui a tout. A
défaut de grasse oie, ou de geline, ce sera un poitkt de pailler
ou un tendre porcellel ; ici, un rayon de miel ; là, un panier de
noix fresches de coiildre, ou de poires de basiivel ; ou peut-être
encore un plat d'oubliés ou une chaude tarte aux cerises. On
présente à Mahaut ', comtesse d'Artois, des fonrniaiges et de la
eroeinie de lait, à Marie de Clèves, duchesse d'Orléans, un
mouton ou des pommes de choux ■^, à René d'Anjou, un plat
d'ablettes >, tribut annuel d'un pauvre pêcheur d'Angers que le
bon duc a exonéré du cens. Ainsi cette bonté familière tem-
pérait ce qu'il y avait de rude et d'égoïste dans les rapports
légaux de seigneur à sujet ^\ « Les mœurs valaient, en effet,
mieux que les institutions ' ».
1. Renaît te Coiitiefait , cité par L. Sudre dans la Lilter. franc, de Petit
de Juleville.
2. Quatrain, 165, édit. F. Talhert.
5. Mahaut, comtesse d'Artois, p. J. Finot, p. 82.
4. Jl'e lie Cljarles it'Orlians, p. P. Champion, p. 51 7.
). Le roi René, par Lecoy de la Marche, p. 429, t. I.
6. Matiaut, comtesse d'Artois, J. Finot, p. 36.
7. Bien des redevances féodales légères prenaient la tornie de don du
vassal plutôt que celle d'obligation imposée par le seigneur. Ainsi, sur le
perron du château de Coucv, devant le lion assis, se payait, dit M. Lefèvre-
Pontalis, certain tribut par les voisins du lieu, « sçavoir est qu'ils sont
224 ^^ LIVRE DES TROIS VERTUS
Le portrait de la femme charitable sera achevé si nous ajou-
tons qu'elle étendra cette charité dans tous ses actes; qu'elle
veillera à ce que les sujets de son mari ne soient pas trop
lourdement grevés, qu'ils soient gouvernés avec justice et que
tous puissent recourir à elle pour « tous reffuges après leur
seigneur ». Elle sera douce et affable aux petits, les recevra
sans « trop grant magnificence de longue attente »,
« orra leurs requestcs piteusement a l'issue de sa chapelle et donra
a chascun gracieuse response. Et ceulx que elle porra en briet
temps expédier ne tendra pas longue dillacion. Et de ce acroistra
l'aumosne et aussi sa renommée » (124).
tenus envoyer tous les ans un rustique, aj-ant en sa main un fouet, pour
sonner d'icelui trois coups ; avec ce, une liotte pleine de tartes et gasteaux,
qu'il faut qu'il distribue aux seigneurs de là ». Cbdtcaii de Coiicv, p. 61. « La
redevance de quarante rissoles, par l'abbé de Nogcnt, donnait lieu à une
bizarre cérémonie. » Ibid., p. 62.
CHAPITRE VI
AMOUR DE LA VERITE
La bonté, la charité, la justice, la courtoisie de la femme
idéale du Trésor de la Cité des Daines viendront se parer d'une
dernière vertu : l'amour et la pratique de la vérité. Elle sera
vraie non seulement pour obéir à la morale et à l'Eglise, mais
par respect pour elle-même, par un sentiment de haute dignité,
et ceci est une note nouvelle.
« Elle haïra le vice de mençonge et amera vérité, laquelle sera
tant acoustumee en sa bouche que on croira ce qu'elle dira et v
adjoustera on [o\, comme à celle que jamais on orra mentir ■ j>
(112).
Que les grands de ce monde n'aillent pas se bercer de ce
sophisme que l'intérêt de la politique peut violer une promesse
faite et que la vérité doit être sacrifiée pour assurer le succès ;
« la vertu de vérité affiert plus en bouche de princes et de
princesses que a autre gent ». Ce conseil venait bien dans une
cour qui aurait déjà pu servir de champ d'observation à Machia-
vel, où l'on ne pouvait compter ni sur une parole, ni sur un
serment ; où les traités de paix entre les Armagnacs et les
Bourguignons vont bientôt étaler la fausseté et la perfidie des
chets de parti ^ Dans sa Compilation du Livre de Prudence d'après
1. (c II faut dire la vérité », enjoint la Soiinne-le-Rov (Bibl. Nat., f. fr.
945, fol. 1)8 r"), « si comme elle est ou cuer. »
2. On n'a qu'à suivre dans l'histoire la série lamentable de traités violés
aussitôt que conclus :
Pacification de Vincennes, 1405. Paix de Chartres, appelée par dérision
piiix foiirrû', 1406. Paix de Bicétre, 1410. Paix d'Auxerre, 1412. Paix de
Pontoise, 141 5, etc.
15
22é LE LIVRE DES TROIS VERTUS
Seneque', Christine commente ainsi texte de l'auteur latin sur
le mensonge :
« Et toutefois, dit Sénèque, tu es quelquefois constraint de user
de mençonge. Uses ent non mie a faulseté mais a la garde de la
chose. » Glose : Il semble que l'auteur veuille donner licence de
mentir en aucun cas. Et toutes voyes, mençonge ne peut estre
excusé qu'il n'y ait vice. »
Elle ne le tolère que lorsque « loyaulté et feaulté le requiè-
rent, et si c'est un cas de mort ou de deshonneur -.
Il a dû y avoir au temps de la féodalité, qui liait l'homme
à son seigneur par les rigoureuses lois de l'honneur, bien
des cas où la conscience humaine, tiraillée entre les préceptes
inflexibles du devoir social et ceux de la morale absolue et
éternelle, hésitait entre deux partis contraires, et le mensonge
a pu alors être quelquefois un péché sublime. Cest à celui-ci
que Christine de Pisan se résigne.
Sa femme idéale, toute pétrie d'humilité envers les autres,
cette fleur de modestie, sera vis-à-vis d'elle-même d'une fierté
virile. Comme la Primavera de Botticelli, qu'elle devance, elle
passera dans le monde « le front humblement fier » :
« Elle est candide et sa robe est candide, mais aussi peinte de
roses, de fleurs et d'herbes ».
Et cependant sa droiture fléchira devant les périlleuses
nécessités de la politique comme devant la discorde au
ménage. Pour déjouer les intrigues d'ennemis envieux et
hypocrites, pour détruire l'effet des faulx rappors de flatteurs
au mari, il faudra qu'elle mette de l'art dans sa conduite :
ff cette saige dame usera de discrète dissimulacion et prudente
cautelle, laquelle chose ne crove nul que ce soit vice mais grant
vertu quant faite est à cause de bien et de paix, et sans a nul nuire,
pour eschiver greigneur inconvénient » (170).
1. Voir note i, p. 11 et 12, à propos de Sénèque.
2. Bibl. Nat., f. fr. 605, fol. 17 v°.
AMOUR DE LA VERITE 227
Un caractère foncièrement droit répugnerait à cette habileté
en conduite et en paroles et, fort de sa conscience, dédaignerait
l'exercice de cette prudente cauieJJc. Cependant il ne fiiut pas
se montrer trop sévère pour ce manque de rigueur dans les
principes à une époque où foy ne loxatife n'étaient tenues, et où
les querelles entre puissantes familles dégénéraient si facile-
ment en combats armés. Il faut voir dans cette prudence
excessive la marque du temps sur un esprit qui n'en est pas
moins l'un des plus droits et des plus purs du xv-' siècle.
Nous avons déjà vu Gerson alléguer à l'occasion ce dange-
reux principe que la fin justifie les moyens et Olivier Maillart,
ce grand flagelleur des vices du xv' siècle, aurait applaudi des
deux mains à ce conseil de Christine, lui qui disait dans ses
sermons : « Voulez-vous apprécier la moralité d'un acte ?
Cherchez le motif. »
SIXIEME PARTIE
SITUATION MORALE ET CIVILE
DE LA FEMME
VIS-A-VIS DE SON MARI
CHAPITRE PREMIER
MÉDIT TRADITIONNEL DE LA FEMME ; SA SUBORDINATION
A l'homme
La femme devant la loi n'a jamais cessé d'être mineure.
Placée par sa naissance sous la puissance de son père, elle n'y
échappe que pour rentrer sous celle de son mari. Lorsque l'un
et l'autre viennent à manquer, une partie de cette autorité est
dévolue au frère aîné ou au magistrat.
Dans la vie civile, elle porte la peine du vieil adage romain,
dont l'origine se perd dans l'abîme des temps : fra^ilitaSy
imprudentin, iuheciUitos sexus. Son sexe consacrait donc son
incapacité. La « sagesse des nations », la Bible, le Coran,
les Pères de l'Eglise comme les auteurs profanes, les phi-
losophes comme les écrivains comiques, tous s'accordent à
proclamer son infériorité morale et intellectuelle. « Son cœur
est un piège et ses mains sont comme des lacets. Elle est plus
amère que la mort », dit Salomon. Pour saint Paul et
saint Chrvsostome, elle est un mal nécessaire. L'Eglise, tou-
jours tendre et secourable aux faibles, n'a jamais pu se
défendre d'une invincible défiance à l'égard de la nature fémi-
nine. Elle agite gravement à un concile ' la question de savoir
si vraiment Dieu lui a donné une âme, et elle est si pénétrée
de sa déchéance que les formules d'exorcisme que récite le
prêtre h la cérémonie du baptême sont beaucoup plus longues.
r. Concile de Màcon, \^e siècle, cité par Sainte-Poix dans son Essai sur
Paris, t. II, p. 79, Paris, 1759.
La rétutation qu'en fait Leco\- de la Marclie dans La Chaire au
XlIIe siècle, ne parait pas absolument convaincante.
232 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
parce que plus nécessaires, pour les filles que pour les
garçons ' .
Dans la littérature médiévale, la femme est ornée de tous
les défauts et parée de tous les vices. C'est un animal pervers,
inconstant, « plus mobile qu'une feuille emportée par le
vent ^ » ; elle est pétrie de ruse, « moût scet femme de
renardie ». Elle est fort dangereuse et « ressemble a un arbre
nommé adesla qui est moult bel a regarder, mais il est plain
de venin ' ».
Les légistes renchérissent sur les écrivains. Le Boutillier,
qui n'a pourtant point de malice, nous dira dans sa Somiue
Rurale
« car fresle chose est de femme, ne n'est garnie de sa propre nature
de constance et discrecion 4, »
et son confrère et contemporain du Songe du Vergier énumère
ainsi les neuf conditions ordinaires des femmes :
« 1° elles procurent leur propre dommage,
2° elles sont si très avares,
3° elles ont des volontés soudaines,
4° de leurs propres volontés sont mauvaises,
5° sont jangleresses de leur propre nature,
6° sont fausses,
7° sont contraliantes,
8° sont bavardes et racontent leur propre vitupère et honte,
9° sont cautes et malicieuses ^ ».
« Je ne dis pas », reprend le clerc, « qu'il ne soit aucune
bonne femme, mais elles sont clercs semées ». Elles l'étaient
sans doute autant dans l'esprit du légiste de Charles V que
1. Fait rapporté par A. Monteil dans Histoire des Fiançais, t. II, p. 194,
Paris, 1853, comme se passant vers 1410 ou 141 2.
2. El Filostrato.
3. Le Dit des Philosophes, traduction de Guillaume de Tignonville. Bibl.
Nat., f. fr., ms. 1105, fol. 27.
4. II, 2, 6-10.
5. Bibl. Nat., f. fr., no 215.
MEDIT TRADITIONNEL DE LA FEMME 233
dans celui du satiriste latin : « Rara avis in terris nigroque
simillima cygno ' ». Un autre, vers le milieu du xV siècle,
s'amusera à rassembler ces jugements divers, à les cataloguer
et à en faire un alphabet glosé, une sorte de catéchisiiie à
l'usage des dévots misogynes :
« Avidissimum animal,
Bestiale hnratrum,
Concupiscentia carnis,
Duellum damnosuni,
Estuans œstus,
Falsa fides,
Qarrulum guttur,
Herinnis armata,
Invidiosus ignis,
Kaos calumniarum,
Lepida lues,
Mendacum monstruosum,
Naufragiuni vitce,
Odii opifcx,
Piccati auctrix,
Quietis cassatio,
Regnorum ruina,
Svlvia superbiit,
Truculenta tyrannis,
Vanitas vanitatum,
Zelus zelotvpus ^. »
Le mépris de la femme est peut-être le seul dogme universel
qui ait une tradition ininterrompue dès l'origine du monde.
« Il est, dit M. Bédier, bien défini, profondément enraciné :
les femmes sont des êtres inférieurs et malfaisants ' ».
1 . Juvénal, 5fl/nY, VI, v. 165.
2. Alphabet de V Imperfection et Malice des Femmes attribué à S. Olivier
dans le Bulletin du Bibliophile, janvier 1836-37, p. 26.
3. Voir pour le rôle des femmes dans la littérature satirique du moven
âge la belle et grave étude qu'a faite M. J. Bédier « sur cette matière fri-
vole » des fabliaux, dans la-^euxiéme partie de ses Fabliaux, Paris, 1893,
sunout les chapitres x, xn, xiii.
234 ^^ LIVRE DES TROIS VERTUS
Voilà pour les témoignages de ceux que l'on nomme
réalistes, ceux qui cherchent sur la terre la boue plutôt que sa
verte parure, et dans le cœur de l'homme le laid plutôt que
le beau. Même au temps de Christine, la femme a suscité une
école d'ardents défenseurs, les idéalistes, imbus de l'esprit
chevaleresque. Pour ceux-ci, elle est la source de toute vertu,
le principe de tout bien et de toute valeur. On la confond,
dans un généreux élan d'enthousiasme, avec l'amour qu'elle
inspire :
(f Amours fut faittc pour l'homme parfaire '. »
Et cette belle croyance qui purifie, divinise l'amour par la
femme, « et qui repose sur des conceptions féodales et fran-
çaises- », jetait son dernier reflet pendant ce moyen âge finis-
sant.
Notre bon roi Charles V qui, selon toute apparence, se
« délitait » à lire les tirades du Songe du Vergicr contre les
femmes, appelait la reine Jeanne « le soleil de son royaume » et
lui faisait parfois prendre séance à ses côtés au Parlement.
Au moment où Matheolus, le mal marié, déversait dans ses
Lauieiilatious le fiel de son âme contre toutes les filles d'Eve
parce que l'une d'elles lui rendait la vie dure, un vaillant
d'armes, Jean le Meingre, dit Boucicaut, fondait en l'honneur
de la femme l'Ordre de VEscu Fert et « toutes les honoroit
pour l'amour d'une » ; un groupe de fins amants composait
les Cent Ballades « vrai bouquet de fleurs de grâce et de cour-
toisie ' »; et enfin, la Cour Amoureuse de Charles VI ^, aux
années mêmes où la cour de France allait devenir « l'école
1. Débat des deux Amans, Œuvres Poétiques, t. II.
2. Le roman de Tristan, de Thomas, t. II, p. 114, édité par M. Bédicr,
Société des Anciens Textes, Paris, 1905.
3. La Pocsie au Moyen Age, t. II, p. 229, G. Paris.
4. (' La Cour amoureuse » de Charles VI fut fondée dans le but « d'ho-
norer le sexe féminin et de cultiver la poésie ». Elle dura de 1401 à 141 7.
Voir pour les détails de son organisation ce qu'en disent M. A. Piaget dans
Remania, XX, p. 417-454 et XXI, p. 602, et M. Potvin dans le Bulletin de
TAc. ro\. de Belgique, Y série, 1886, p. 191-220.
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MEDIT TRADITIONNEL DE LA FEMME 23)
du scandale », tentait de ranimer les flammes mourantes de
l'amour courtois.
Malheureusement ceux qui font les lois et règlent les Etats
n'ont, jamais été de l'école courtoise ; et les juristes qui, au
xiv-' et au xv'' siècle, se jettent dans l'étude du droit romain,
trouvent dans les vieux textes un nouveau stimulant à leur
verve caustique et une raison de modifier les Coutumes fran-
çoises dans le sens de leurs préjugés. Sous leurs efforts, l'auto-
rité maritale va se transformer en une sorte de tutelle à la
romaine, destinée à secourir la femme comme une pupille et
à la protéger contre sa propre faiblesse, c'est-à-dire à lui enle-
ver les quelques droits que la législation féodale du temps
de saint Louis lui avait reconnus ou hénignement laissés
prendre ' .
Ce lieu commun de l'incapacité de la femme, de son infé-
riorité vis-à-vis de l'homme, consacré à la fois par l'Eglise,
par les Lois et par la Littérature, s'est profondément ancré
dans la masse du troupeau humain. En principe général,
la femme l'accepte passivement. La soumission, l'obéissance,
l'humilité qui lui sont enjointes envers son seigneur lui
semblent naturelles et dans l'ordre des choses. Mais que sous
cette attitude traditionnelle, l'esprit se soit tout aussi naturel-
lement et éternellement effacé devant celui du mari, que la
volonté se soit constamment annihilée sous celle du maître,
c'est ce que la réalité dément dans tous les temps et ce qui
serait contraire à la nature humaine. A moins d'être une
sainte, on ne saurait toujours céder, et à moins d'être un
tyran, on ne saurait toujours vouloir écraser la volonté
d'autrui. Or le tvran et la sainte sont tous deux des excep-
tions à la loi de nature.
Aussi, malgré la dureté et l'injustice des lois à son égard, la
femme qui en est digne a toujours su se faire à son foyer une
place d'honneur. C'est ce que Christine de Pisan ne cesse de
I. La femme liaiis le droit ancien et iiiodenie, P. Gide, p. 425, et
Recherches sur la condition civile et politique des femmes, E. Labouhiyc, p. 455.
2^6 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
répéter à ses contemporaines. Loin de les pousser à la révolte,
elle leur prêche la soumission à ce qui est, l'attachement au
<levoir sous toutes ses formes, l'abnégation dans les circons-
tances douloureuses du mariage. C'est une réforme toute
pacifique qu'elle veut opérer, réforme du cœur et de la
volonté, qui commencera d'abord chez l'individu, chez la
femme tout spécialement, épouse et mère, pour s'étendre, par
elle, sur la famille, puis embrasser, dans une étreinte gran-
<iiose, cette plus grande famille qui alors ne portait pas encore
le nom de pairie mais qui était déjà, dans les premiers chants
des lointains ancêtres « France la douce » avant qu'elle devînt
<( France la noble, reine de chrétienté et fleur de chevalerie ».
Christine observe autour d'elle. Elle voit des ménages où
les maris respectent la liberté d'action de la femme, consultent
sa sagesse, admirent son savoir-faire. Elle, qui est nourrie
d'antiques <'ATm^/^^, médite sur celui de Thémistocle, l'un des
plus sages de la sage Grèce, qui se laissa entièrement gouverner
par sa femme Archippa, à une époque où l'épouse grecque
était le plus jalousement refoulée dans son gynécée. Elle rap-
proche des petits /<:7/75-tim'r5 de son vieux Paris les gausseries,
les grosses truffes qu'elle a lues dans les fabliaux ou dans
quelques plaisants diis ou jeux, et elle s'amuse de voir que ce ne
sont pas toujours les femmes qui sont gourmandées et battues,
ni les maris qui ont la main haute dans la direction du
ménage '. Les hommes ont beau se plaindre, beau récriminer,
ils n'ont pu s'empêcher de reconnaître « la ou est sens et
vertu, a moms qu'ils ne fussent des malostrus », comme dit
Christine. Et si par hasard « sens et vertu » faisaient défaut,
la ruse, cette autre arme féminine, renversait dans Vostel du
bourgeois les lois et cousluiues malignement élaborées au
Palais.
I. On ne peut s'empêcher de penser à l'attitude liumble et soumise du
mari dans la XII^ des Quiti:(^e Joyes de mariage. « J'en parlerai à la dame de
notre maison, et, si elle veut, il sera », répond le pauvre homme avec une
iiouceur lasse et pathétique quand il s'agit de prendre une initiative.
CHAPITRE II
LA FEMME HUMBLE ENVERS SON MARI
Le Livre des Trois Vertus admet sans protestation aucune le
rang subalterne officiellement assigné à la femme. A la vérité^
Christine de Pisan ne voit pas comment une famille bien
ordence pourrait avoir une autre tête que le mari, ni comment
un même corps pourrait avoir deux chefs. Tout son cha-
pitre XIII du libre I respire cet antique parfum d'humilité, de
révérence portée au maitre.
« Elle se rendra humble vers lui en fait, en révérence et eiT
parolle ; l'obeyra sans murmuration et gardera sa paix, a son
pouoir, songneusement » (137).
Et ici, Christine s'adresse expressément à « touttes femmes,,
grandes, moyennes et petittes » (135).
Le Mena^ier, mari peu despotique s'il en fut, est de la même
opinion, il invoque l'autorité de la Bible, de saint Jérôme et
du Décret de Gratien. « François Petrac ' le dit aussi dans
sa Grisélidis ^ ». Il montre par un exemple impressionnant,
celui d'une femme impertinente qui répondait à son mari et
que celui-ci fit saigner à chaque récidive jusqu'à ce qu'elle
s'évanouît, le danger auquel s'exposent les obstinées et les
contraliantes. Et le sire Geoffroy ne se gêne pas pour déclarer
que « le seigneur de son droit doit avoir sur la femme le
haut parler, soit tort soit droit, et especialmcnt en son gré
devant les gens » ' (ch. lxiii).
1. Pétrarque avait mis en beau latin cet exemple de la patience conju-
gale que son ami Boccace avait déjà traité dans son Dccanwrou.
2. Le Meihtgier ile Paris, p. 97.
3. Parmi les meilleurs exemples racontés au mo\'en âge en guise d'aver-
238 LE LIVRE DES TROLS VERTUS
Humhhsce est un des plus jolis mots de Tancienne langue ;
il n'avait pas encore le sens étroit qu'il a pris de nos jours ;
alors, l'humilité participait de l'affabilité, de l'amabilité et de
la déférence. C'était cette goutte d'huile fine que la femme
versait sur les rouages délicats de la machine matrimoniale ;
on n'en a point perdu l'usage aujourd'hui, mais peut-être est-
elle de moins bonne qualité. La sage ménagère du x^"'- siècle
en gardait une précieuse petite fiole qui restait, avec l'aide
de Dieu, toujours remplie, comme l'ampoule de saint Rem}'.
« Femme doit souffrir courtoisement le courroux de son
seigneur. Humblesce doit premièrement venir d'elle ' ».
Lorsque le vent d'orage soufflera dans sa maison, que le mari
arrivera « troublé en couraige « ou « despiteux », la sage femme
courbera la tête, tenant « sa parole moult close » et attendant
que le ciel redevienne serein. Le mari est le maitre ; il est
fort de toute la puissance dont l'ont revêtu dame Nature et la
tradition d'une longue suite de siècles de domination. Les sou-
verains de ce monde usent de privilèges qui ne relèvent que
de leur bon plaisir, et le mari est roi dans son hostel. Si, de sa
grâce, il daigne octroyer à sa femme une partie de son autorité
sur les enfants et la mesnie, elle doit la recevoir comme une
faveur, avec respect et gratitude. Mais qu'elle repousse toute
coupable pensée d'orgueil qui lui ferait oublier sa vraie place,
et qu'elle se souvienne que l'Eternel même a voulu qu'elle
portât « le signe de la puissance sous laquelle elle est - ».
Serait-elle disposée à l'oublier que le curé au prône se chargerait
de le lui rappeler et souvent : C'est par vous, ô femmes, que
le péché est entré dans le monde. Baissez le front ! Femmes,
c'est par vous que l'universalité des hommes a été marquée
de la tache originelle et a perdu la vie éternelle. Baissez le
front !
tissement aux femmes manquant d'humilité, celles qui aiment à contredire
et celles qui ont la hardiesse de soutenir leur opinion, il faut citer les deux
fameux contes de la Femme au pouilleux, et du Prc Tondu, reproduits dans
les Fabliaux de M. J. Bédier, page 19.
1. Enseignemens du sire de Geoffroy de lu Tour-Landry, LXXI et LXXII.
2. Epitre de saint Paul aux Corinthiens, XI, 9.
LA FEMME HUMBLE ET SOUMISE A SON .NL\RI 239
Ces salutaires leçons impriment dans son cœur le sentiment
de sa propre faiblesse et de son insuffisance, et entretiennent
cet abaissement volontaire, cette détérence tant agréables aux
veux du mari, hommages candides sans cesse offerts à sa supé-
riorité. D'ailleurs, cette femme chrétienne ne garde-t-elle pas
vivante dans sa mémoire la solennelle promesse qu'elle a faite
au prêtre, c'est-à-dire à Dieu, le jour de son mariage, de res-
pecter son seigneur et de lui obéir en toutes choses ? « Femmes,
soyez soumises à vos propres maris comme au Seigneur...
parce que le mari est le chef de la femme comme Christ est
le chef de l'Eglise'. » C'est ainsi que parle le grand apôtre
saint Paul. Et comment pourrait-elle se « forjurer » et encou-
rir dès cette vie la vengeance divine ?
« W'om mcn arc born to thraldom and penance,
And to be under mannes governance ~ »,
s'écrie plaintivement dame Custance, « the emperoures dogh-
ter », obligée d'épouser le Soudan de Mahometrie.
Mais Christine veut quelque chose de meilleur que cette
soumission passive et résignée. Il lui faut une douceur
modeste, souriante, gracieuse et qui se manifeste dans ses
paroles, dans ses regards, dans son attitude, dans toute sa
conduite. Et ainsi, comme autrefois Esther, l'épouse, vêtue
d'humilité, parée de candeur et couronnée de patience, trou-
vera grâce devant son seigneur et gardera sa paix.
1. Epitre de saint Paul aux Ephésiens,V, 22, 25 et aux Colossieiis, III, 18.
2. Taie of the Man of Laii'e,V , 286 et 287, dai^ Caiiterhury Taies, de
Chaucer, édit. W. Skeat, Oxford, 1894.
CHAPITRE III
LA FEMME GARDIENNE DE LA PAIX ET DE l'hONNEUR
DU FOYER
Si le mari trouve bon de jouer au matamore, que la femme
obéisse alors sans murmurer, ni rechigner. Il y a des cas où
l'obéissance est une marque de sagesse tout autant que de
docilité. Mais surtout que la paix soit gardée. C'est la grande
clameur du temps : paix dans le ménage, paix dans le royaume,
a Pax, pax, vivat pax ! » implorait Gerson du haut de la chaire
dans son fameux sermon devant le roi. « Crions tous, les plus
grans et les plus petits ! Crions a la paix ainsi que l'en crie au
feu et a l'eau ! » Paix dans vos foyers, suppliait Christine.
Sacrifiez-lui votre repos, vos aises, votre fierté. Il y a un devoir
supérieur à votre souci de dignité personnelle : c'est le main-
tien de la bonne harmonie dans votre famille ; les concessions
et les moyens de conciliation doivent venir d'abord de vous.
Votre vocation est d'être luoyemieresse de paix ', d'intervenir
entre votre mari et ses voisins, ses sujets ou ses barons, pour
empêcher « griefs ou extortions et eschiver guerre, ou rébellion,,
ou murmuration )) (§ 80, 81, 453). C'est à vous démontrer
« les grans maux, et infinies cruautés, pertes, ocisions et
destruction de païs et de gens » (80), que la guerre amène à
sa suite et de faire tout en votre pouvoir, honneur gardée, pour
rétablir la concorde. Isabelle de Lorraine, première femme de
I. Isabeau joua d'abord ce beau rôle entre les deux adversaires, le duc de
Bourgogne et Louis d'Orléans. Dès le 6 janvier 1402, tous leurs différends
devaient être soumis à son arbitrage, et des lettres royales du 16 mars de
la même année lui donnaient pleins pouvoirs de « connaître et juger des
debaz et discors qui peuent survenir entre nos seigneurs les ducs et ceux de
sanc royal ».
LA FEMME GARDIENNE DE L HONNEUR 24 1
René d'Anjou, n'avait-elle donc pas lu le Livre des Trois î'erliis,
ou manquait-elle du don de persuasion, lorsqu'en 1429 elle
laissa son mari entreprendre une guerre contre Metz pour une
malheureuse hottée de pommes ' ?
Les caractères des époux réagissent l'un sur l'autre; la
grande science est de rendre cette action harmonieuse et
bienfaisante. Certains défauts de l'un, pour être légers, n'en
froissent pas moins la sensibilité de l'autre : il faut s'amender
réciproquement. C'est la petite école du mariage, faite de con-
cessions mutuelles, d'indulgences souvent renouvelées et de par-
dons faciles. La femme, douée d'une âme peut-être plus fine,
d'un sens des convenances plus sûr, reprendra son mari douce-
ment, par belles paroles. Elle veillera sur son âme :
« si elle vovait en son dit seigneur (138) aucune tache de lait
pechié, duquel l'acoustumance lui peust tourner a dampnation, et
elle ne lui ozast dire, de doute qu'il ne lui en despleusit, et aussi
qu'il n'appartient »,
elle le lui fera dire par son confesseur.
Cette qualité si précieuse du tact dans la vie commune
jamais n'abandonne Christine. Une laide lâche n'est plus un
Je ces péchés mignons qui se greffent sur nous comme les
branchettes de gui sur le tronc d'un arbre et qu'on peut arra-
cher sans causer de blessure. Il s'agit ici d'un mal plus pro-
fond. En face d'un vice grave, la femme éprouve la pudeur
du reproche, recule devant l'humiliation que sa remontrance
infligerait. Le prêtre seul, parlant au nom de Dieu, a le droit
de soulever ces voiles intimes et de jeter sur ces bas-fonds de
la nature humaine une lumière purificatrice. Voilà pourquoi
Christine fera intervenir le confesseur entre la femme et le
mari.
I. Lf Roi Rt'ih', par Lecov de la Marche, t. 1, p. 68. et Anatole France,
Vie de Jeanne iV Arc, p. 106, Paris, 190). « Ht précisément en 1429, il
(René) taisait aux habitants de Metz la guerre de la Hottée de pommes.
On la nommait ainsi parce que la cause en était une hottée de pommes
entrée dans la ville de Metz, sans qu'aucuns droits eussent été pa\és aux
officiers du duc de Lorraine. »
16
CHAPITRE n^
CONDUITE DE LA FE.\h\IE ENVERS UN MAUVAIS MARI
Parmi la théorie des mauvais maris que Christine fait défiler
soiis nos yeux se dressent au premier plan le mari rude et per-
vers, le jaloux, l'avare et celui qui foloye.
Que si vous avez eu le malheur de tomber sur « un mari de
merveilleuses meurs, rude ou pervers, ou desvoyé en l'amour
d'autre femme », il vous faut tout supporter en silence, afin
que l'honneur du nom n'en soit pas diminué. Je ne sais si
Christine pousserait l'abnégation, en cas de hateiire, jusqu'à ne
pas se souvenir des coups reçus, comme Francesco da Barbe-
rino le recommande avec une facile grandeur. Elle gard£ le
silence sur cette conjugale occurrence. La vulgarité du pro-
cédé lui répugne-t-elle trop pour s'v arrêter ? Pense-t-elle
aussi que c'est une habitude domestique dont on a déjà trop
ri et trop parlé ? Ou serait-ce que l'admonestement qui lui
convient viserait exclusivement les hommes dont elle ne
s'occupe pas « quoique il en feust bien besoing » ? Cependant
les lois sont là qui les autorisent ces coups du mari ; les Registres
de Police parlent quand la main s'est faite trop brutale ou
meurtrière :
c( En plusieurs cas peuvent les hommes estre escusés des griefs
« qu'ils font à leur femme ; si ne s'en doit la justice entremettre,
« car il hit bien a rhoninic de battre sa feiiiine .unis iiiori et sans
« mcJming quant elle meffait, si comme quant elle est en voie de
« folie de son corps ou quant elle dément son mari, ou maudit,
« ou quant elle ne veut obeïr a ses raisonnables commandemens
« que preude femme doit faire : en tous cas et en semblables est il
« bien mestier que le mari chastie sa femme raisonnablement ■ ».
I. Beaumanoir, Coiistinncs iic Bcauvoisis, tit. 57.
CONDUITE DE LA FEMME EXVERS UX MAUVAIS MARI 243
Et Jean le Bouteillier qui écrivait sa Somme Rurale vers 1392,
disent les uns, 1402, affirment les autres, donc très près de la
date du Livre des Trois î^ertus, montre que ses contemporains
envisageaient les mauvais traitements subis par la fenmie avec
la même placidité que ceux de Beaumanoir :
« Item... se peut faire diverse quant le marv s'atourne de telle
voulenté que acoustumer a batre et a navrer sa femme, car ne ce
peut ne doit attendre ne souffrir la femme s'il ne lui plaist, mais
ceste divorse ne se fait que du lit. Car ensemble peuent remettre si
tost qu'il leur plaist '. »
Le sire Geoffroy de la Tour-Landry nous raconte le traite-
ment d'une bourgeoise qui répondait à son seigneur : « il fut
grié, haulça le poing et l'abbati a terre, et oultre, la ferv du
pied au visaige, et lui rompit le nez ». Sa morale est que toute
« sa vie fut dcffaite ; car elle perdit sa beauté » (le nez étant
pour sire Geoffroy le plus beau meiid^re du visage, car il siet an
milieii) « et l'amour de son seigneur ». Pas un mot de blâme
pour cette brute de mari. Philippe de Novare est trop gen-
tilhomme pour admettre les coups. « Ils ne servent à rien,
car pour les bonnes il ne faut, et point ne s'en amendent les
mauvaises - » .
On a pu de tout temps naitre grand seigneur sans être gen-
tilhomme, et nombre de belles princesses ont été traitées
dans leurs chambres de parement avec la même brutalité que de
simples commères en leurtv/e/5. Marguerite de Navarre et de
1. Ch. XXI, B. Nat., Rés. F. 124S, Vérard, 1497.
2. « On pourroit aussi bien les reprendre et chastoier de leurs vices
com l'en porroiî la mer d'un panier épuiser ».
L'Evangile des Fennites, str. u, reproduit par M. Paul Meyer dans la
Rom. XXXVI, p. 5.
3 . D'après Olivier Maillart, les gros messieurs de la Cour des Comptes
et les juges du Parlement ne répugnaient pas à frapper leurs femmes.
S'adressant dans un sermon aux juges qui viennent écouter les brutales
semonces du fameux prédicateur : « Ma dame, vous la battez, mais la ser-
vante a votre oreille et vos faveurs ». La Chaire au XF^ siècle, p. 257, par
l'abbé Samouillan, Paris, 1901.
244 LE LIVRE DES TROIS ^■ERTUS
Renée de France ont pu sentir, elles aussi, la lourdeur du poing
marital sur leurs royales épaules, si nous en voulons croire
les biographes, et notre doux Charles M ne s'oubliait-il pas au
point de frapper dans ses moments d'absence « sa chiere com-
paigne » Isabeau ? Hélas ! le moyen âge chrétien ne connais-
sait pas la loi de Manou : « Ne frappez pas... même avec une
fleur... une femme chargée de foutes. »
Le foJoyeiir est le type de mauvais mari qui est dessiné
avec le plus de vigueur et de sévérité. Encore ici, Christine se
rencontre avec Gerson pour voir dans l'infidélité « l'une des
premières empoisonnées saiettes que lance l'ennemi d'umaine
créature contre le chastel de l'ame » '.
Elle n'essaye pas de s'élever contre ce mal de Foie Amûitr,
toléré par les mœurs indulgentes du temps -. Elle garde sa
force pour une cause moins ingrate, celle d'aider l'épouse à
porter noblement son épreuve.
« Si vostre mary est desvoyé en l'amour d'autre temme »
(142) il faut faire contre mauvaise fortune bon cœur ; dissi-
muler vos souffrances et faire semblant de tout ignorer, avoir
« oreilles de vache » ^ comme on disait autrefois, c'est-à-dire
n'entendre que ce qu'il faut. Elle ne se plaindra pas :
« car le mari lui nieneroit malle vie ; elle poindroit sous raguillon
et, par adventure, il l'eslongneroit et tant plus croisteroit la honte
et le diffame » (142).
Mais elle essayera par tous les moyens de ramener l'infi-
dèle en bonne voie-* ; d'abord « par bel et par doulceur.
1. Sermon de Gerson cité dans Sennoiiiiaires et TniJuclciirs de A. Pi.i-
get, t. II, p. 248, de Petit de Julleville.
2. « Se j'ay aimé et qu'on m'a aimé, quel mal v a il ? » demande avec
une per\-erse candeur le duc d'Orléans.
3. Le Doctriiiiil des Bons Serviteurs dit qu'il faut avoir : » Oreille de vache,
groing de porc et dos d'une «. Recueil d'anciennes poésies de Moiitai;^lon,i. Il,
Paris, 1855.
4. « Taunt est femme humble et sofrauute,
Mes que son seigneur autre hante
Qe voit celer ;
CONDUITE DE LA FEMME ENVERS UN MAUVAIS MARI 245
mettera paine de l'attraire a soy » (143)- L'attraire, c'est-à
dire reconquérir ce cœur volage par une grâce, un charme
nouveaux et enveloppants, redoubler de séduction, d'esprit,
d'intelligence pour le reprendre à l'ennemie. Et cette coquet-
terie est bien légitime « puisqu'elle tend a fin de bien ». Ou,
« elle lui en touchera a part benignement » et selon le caractère
de l'infidèle, fera appel à sa conscience ou à sa pitié, ou bien
encore, par une fine raillerie enjouée, piquera son esprit.
« Si tout ce ne sert », elle aura recours à ses amis, puis à
son confesseur. Si même alors le foloxciir ne se laisse ébranler,
la pauvre délaissée n'aura plus de refuge qu'en Dieu '. Son
cœur se cuirassera insensiblement, se fermera de plus en
plus du côté de la terre pour s'ouvrir plus largement vers
le ciel. « Plus est en la fournaise, plus sera afiinee », lisons-
nous dans la Cite. Elle ne fera entendre ni pleurs, ni gémisse-
ments. Elle ne se révoltera pas ; elle ne murmurera pas : « ma
peine est plus grande que je ne puis porter- », mais au con-
traire, elle l'acceptera stoïquement, avec un courage fait de
patience et de douceur, et, pour l'honneur du nom et celui de
ses enfants, « couvrira les fautes de son mari ' » et défendra
sa réputation.
Ja ne dirra a uncle ne aunte,
Mes par douceur li en chaume
De mal lessier. »
Strophe xxx du dit De la Bonté des Feintiies, publié dans Iiitrcdticlioiiy
p. XL des Coûtes Moralises de Xicole Bo:;;^on, éd. par Lucie Toulmin-Smith et
Paul Me\er, Soa'ëté des Anciens Textes, Paris, 1899.
1. Espérons que la dauphine Marguerite a su profiter de ces enseigne-
ments lorsque son mari commença à lui f^xire, dés 14 14, des infidélités et
même à la prendre en aversion (Relii^neux de Saint-Denis, t. V, p. 587^ et à
\ouer à la (ille de Guillaume de Cassinel la plus tendre affection. Il portait
publiquement la devise de cette belle amie. L'année suivante, la Dauphine
était reléguée à Saint-Germain et son mari gardait auprès de lui « une sienne
amve (la même) qu'il tenoit en lieu de sa dicte femme ».
2. Geuîse, IV, 13.
3. Christine avait un triste exemple de mari /o/tnrwr sous les veux dans
la personne de Louis d'Orléans, et en même temps un bel exemple de
dignité dans la souffrance et d'indulgence devant les fautes dans la conduite
de Valentine. On se rappelle ses touchantes paroles à propos du « bastard
d'Orléans », plus tard comte de Dunois, né en 1405. « Ah, dit elle, celui-
246 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
Elle repoussera avec véhémence tout mauvais rapport et
elle Je deffendra « quand elle oyra mal de lui ». Le relever
à la face du monde, le réconcilier avec Dieu, telle sera sa
tâche. « Elle se penera de luv en mettre en paix » par ses
prières (§ 144).
Accepter une telle situation avec une philosophie si haute,
un courage si soutenu et une générosité si noble, c'est atteindre,
pensons-nous, aux limites du beau humain. Christine de
Pisan s'en tient là ; même dans son idéal, elle esganh mesure.
D'autres sont allés au delà, et notre esprit déconcerté a peine
à les comprendre. Est-ce beau ou grotesque ? Bon ou repous-
sant ? Tel, le Ména^ier -^s'tc son exemple de Jehanne la Quin-
tine, Y HeptaDiéron avec sa bonne bourgeoise de Tours ', qui
poussent l'héroïque sollicitude jusqu'à pourvoir le mari
luxurieux, dans l'autre maison, du confort auquel il est accou-
tumé chez lui. C'est ce qu'on peut appeler un trop complet
détachement de soy.
Quelle sera la récompense d'une telle conduite ? Il peut
arriver qu'au « loncq aller » le foJoyeur vienne à résipiscence,
et que :
« conscience et raison ne luv dve : Tu as grand tort et grant pechié
« contre ta bonne et honneste femme. Et que il ne s'amende et
« l'aime plus, ou autant, que font ceux qui oncques ne se desvove-
« rent. Et ainsi aura sa cause gaignié par bien souffrir » (144).
Même, le vieil endurci, troublé par la peur de l'enfer,
tiraillé par le remords, fera son testament- et :
« avisant la sagesse et la douceur de celle qui si longtemps l'a sup-
ci me fut emblé de l'amour de mon seigneur ». Elle raccueillit dans sa
famille et « Jean, Bâtard d'Orléans, vécut désormais avec les autres enfants
et ne fut pas le moins aimé )>, dit ^L P. Champion dans sa Vie de Charles
iVOrlèaus, p. 23, Paris, 191 1.
1. Nouvelle, 38. Edit. Leroux de Lincv et H. Moutaiglon, Paris, 1880.
2. Le testament du duc d'Orléans, fait de sa main le 19 octobre 1403,
témoigne de son estime et de sa reconnaissance pour la noble Valentine
qu'il dédaigna si vite et si complètement.
CONDUITE DE LA FEMME ENVERS UN MAUVAIS MARI 247
« porté, la laissera dame et maistresse de tout quanques il a vail-
« iant » (462).
Il ne vient pas à l'idée de Christine d'évoquer en un tel
cas le thème de vie sacrifiée, de droit au bonheur pour
chacun, etc.. Pour elle, le droit le plus beau de la femme est
son attachement inviolable aux vertus du foyer « qui que face
le contraire ». Et ce serait grande folie de vouloir se venger des
écarts du mari en imitant son exemple :
« ce seroit cornaie qui bouteroit le feu en sa propre maison pour
ardoir celle de son voisin. »
Passons maintenant aux « maris de merveilleuses meurs et
qui si court les tiennent que a peine osent elles parler mesmes
a leurs serviteurs et gens de leur hostel » (213), et à ceux
qui « tant les tiennent courtes d'argent que elles n'ont ung
denier » (214).
« Sv respondons a ces deux questions ensamble tout en une
mesmes sentence : aux princesses et dames tenues en tel servaige,
prudence ne puet donner autre enseignement, et si n'est i\ pas petit,
ne mes prendre pacience, faire tousjours bien a leur pouoir, et
obevr pour avoir paix » (216).
Leurs amis et leurs sujets les aimeront pour leurs bonnes
intentions, leur tiendront compte de leur servnige ; « et sera
réputée leur bonne voulenté pour fait, par les discrettes et
bonnes apparences que on verra d'elles » (217).
Philippe de Xovare prévoit la curieuse combinaison du mari
eschars et de la femme large'. On s'attendrait à ce que la
qualité de l'une rachetât le vice de l'autre ? Non pas. Le
vieux légiste, fidèle à l'esprit Je solidarité qui unit tous les
hommes, prend au contraire fait et cause pour l'avare, car,
dans son opinion, les largesses de la femme provoqueraient
une regrettable comparaison qu'il faut éviter pour l'honneur
I. Les Quatre Teii:^ d\u}ge,l 25.
248 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
du mari. « Et si le mary est eschars et elle est large, elle fait
honte a son seignor «. Qu'elle s'abstienne donc.
On ne trouve pas chez Christine de ces raffinements d'humi-
lité féminine, et elle n'arrachera pas un œil à la femme parce
que son mari est borgne. Il est vrai que Philippe de Novare
prend soin de nous avertir qu'une femme est toujours assez
vertueuse si elle est preude de son corps.
CHAPITRE \'
LA FEMME BONNE MENAGERE
Aux jours d'ennui, de soucis d'affaires, quand le marî
arrive en son hôtel le front rembruni et « troublé en couraige,
si comme diverses choses que les hommes ont à faire livrent
aucunes fois mains desplaisirs », que sa femme, par son gra-
cieux accueil, lui fasse eiil /oublier ses soucis, change le cours
de ses pensées. « Et dira a son pouoir toute chose qui plaire
lui devroit, et a joyeux visaige se contendra ». Il faut que
tout dans sa maison réjouisse ses yeux et rassérène son esprit :
repas prêts à temps, tables bien ordonnées et le dressoir ', l'orgueil
du ménage, bien paré, selon Ttstal. Que les enfonts soient
droicîemenl ensai^ne:^ et contribuent à lui f;iire fête par une bonne
tenue, de gentilles manières. Que le père ne les entende ni
pleurer, ni niignoter, ne mener noise. S'il y a quelque chose à
reprendre dans le service, la dame le fera tranquillement « en
briefves parolles et sans tençon » pour épargner à son mari
« celle note désagréable ».
« Et c'est bien raison que cellui qui pourchasse le vivre et Testât
et qui en a la paine et le soussv ne puet a mains que d'estre bien
acqueilli en son hostel >> (467).
Ces attentions aim.ables de la femme, toujours préoccupée
du bien-être et du bonheur de son mari, se trahissent dans
I. « Et en celle chambre avoit un grant dressouer paré et tout couvert
de vaisselle dorée » (496). Christine critique non le « dressouer » mais la
vaisselle dorée qui était prétentieuse de la part d'une femme de « mar-
chand qui achate en gros et vent a détail pour quatre solz de denrées, se
besointî est ».
250 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
mille détails : son exactitude à tenir ses repas prêts aux heures
réglées montrera qu'elle a le respect du tra\ ail et de la liberté
du maître de la maison, forme de politesse assez rare pour
être appréciée ; son ingéniosité à lui préparer des mets succu-
lents, agréablement présentés, le tiendra en bonne humeur,
car, si ces menus plaisirs de la vie matérielle ne sont pas le
bonheur, toutefois ils n'y peuvent nuire. Son argenterie, ou sa
vaisselle d'étain, sera bien polie, disposée avec goût, sur une
nappe et un donhlicr immaculés. Les tables bien ordonnes signi-
fient tout cela, et en outre,, impliquent la composition du menu
et l'ordre du service. Comme on n'avait pas de pièce spéciale-
ment affectée au « manger », on faisait dresser pour chaque
dîner dans la salle commune des tables pour le repas du
maître et de sa famille. Les gens du commun dînaient à la cui-
sine, maîtres et serviteurs à la même table, séparés par la ligne
idéale que marquait la salière.
Le dressoner que Christine recommande d'avoir bien paré,
selon l'estat, était le meuble de parade qui posait le mieux la
maison. Le Grand d'Aussv nous dit qu'ordinairement
cf les dressoirs n'étoient qu'une table qu'on couvrait d'une étotie
précieuse, mais que ces tables étaient taillées en gradins aiin que
l'hôte put faire ostentation de sa vaisselle. Chez les souverains qui
affectaient beaucoup de magnificence, il v en avait trois, l'un pour
l'argenterie, l'autre, pour la vaisselle dorée et le troisième pour la
vaisselle d'or. C'est ce qui arriva au repas que donna Charles ^'
dans la grande salle du Palais à l'empereur Charles I\', son
oncle. »
Aliénor de Poitiers, qui écrivit un Mémoire sur les Usûi^es
de la Conr remontant au temps de Charles \'I, complète les
renseignements du Grand d'Aussv :
« Le dressoir, dit-elle, avait quatre degrés tout le- long pour prin-
cesses, trois pour les duchesses et comtesses, deux pour les femmes
de bannerets ou un sehvi les lieux dont ils sont. « Autres femmes qui
sont de quelque estât peuvent avoir le dressoir chargé de vaisselle,
et leur lict et couchette de menu vair ».
LA FEMME BONNE MENAGERE 25 I
Les jours de fête, de festin, de noces, de gesiuc, le drcs-
soiier se chargeiiit de toute la vaisselle précieuse qu'en temps
ordinaire on serrait dans des coffres. Les visiteurs jugeaient par
là du degré de noblesse ou de richesse de leurs hôtes.
Quels mets pouvait donc offrir à son mari cette maîtresse
de maison si entendue ?
Il est possible d'imaginer, d'après les traités de Taillevent,.
le célèbre gueux de Charles V, d'après les recettes du Mciias^ier,
et du Grand d'Aussy, ce que pouvait être la table d'un bon
bourgeois de Paris en 1405 '.
Par une chaude journée de juillet^ on lui aurait peut-être
servi un potaige vcrd, fait de jeunes orties, de porpier et à'es-
chaloiu^ncs d'Etampcs ; une galimafrée-, liée à la sauce came-
line ', suivie d'un plat d'asperges croquantes (c'est ainsi qu'on
les aimait), à moins que ce ne soit le jour du rost d'aigneau
qu'on aurait mangé avec une sauce à la menthe. Comme
salade, un beau plat de romaine + à la pimprenelle, ou de bour-
rache, généreusement assaisonné de verjus et de sucre, et par-
semé, pour plaire à l'œil, de pétales de lis ou de buglose. Au
dessert, apparaîtront les poires cuites, fleurant la cannelle et
l'eau de rose ; une tourte aux damas de Tours >, tentante sous
1. Voir pour la cuisine au mox'en âge : Le livre Jort excellent de cuisine,
d'Olivier Arnoullet ou Le Viandier de Guillaume Tirel, dit Taillevent,
maître-queux de Charles V (p. p. le baron Pichon et G. Vicaire, 1892), ou
Le Grand d'Aussy, Histoire de la l'ie privée de Français, édit. Roquefort,
Paris, 181 5, et le Mencigier de Paris, t. II. Pour l'Ordonnance des repas,
consulter Les Propriete:^^ des Choses, Bibl. Xat., t". tV., vas. 216, fol. ici.
2. Galimafrée, fricassée de volailles assaisonnée de vin, verjus, épices, et
servie avec une sauce cameline.
3. Il v avait différentes variétés de sauce cameline ; selon les ingrédients
qui la composaient, on avait la cameline au.\ aulx blancs, aux aulx vers, la
cameline verte... Le Taillandier donne cette recette pour la cameline ordi-
naire : Broies gingembre, canelle grant foison, girofle, graisse, macis, une
écorce intérieure de noix muqaite (muscade), poivre, lart qui veult, puis
coullés pain trempé en vain aigre, atrempés tout et salés.
4. La ronniine avait été rapportée d'Avignon par le seigneur Bureau de la
Rivière et acclimatée dans ses splendides jardins de Crécv et d'.\uneau.
Siméon Luce, La France pendant la guerre de Cent Ans.
5. Les damas de Tours, soit le rouge, soit le noir, soit le violet, avaient
été apportés en France au temps des croisades par les comtes d'Anjou.
2)2 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
sa croûte dorée ' et laissant échapper son pénétrant arôme de
muscade. Et enfin, pour parfumer la bouche et fortifier l'esto-
mac, on offrira les cspiccs -.
Un beau jour de printemps, le menu pourra se composer
d'un potaige aux (Viifs an lait d'aiiiandes, d'un chapon, tarci de
viandes hachées et de roisins, le tout relevé d'un brin de sauge
et de thvm, et servi avec une sauce jaiice ' fumante ; d'un
plat de tendres porreaitx cuits sous la cendre, salés à point et
glacés de miel ambré ; d'une salade de mauves ou de cresson +
alénois piquée de ne uCohliés niic ou de feuilles d'aiglantine ; au
dessert, des flancianx sucrés > ou du lait lardé'', bien aroma-
tisés d'eau de rose qu'on prendra avec des oublies " sortant
des fers ; puis, des fruits confits, ou un plat de fraises nouvelles
au sucre et au vin épicé.
S'il fait froid, la ménagère préparera un bon potage jaune,
aux fèves ou à la citrouille, où le safran ne sera point épargné ;
de bonnes viandes nourrissantes, telles qu'un cuissot de venai-
son, ou un substantiel pâté de lièvre où toutes les épices, tous
les condiments viendront marier leurs saveurs et leurs par-
1 . Les pies actuels d'Angleterre ou des Etats-Unis représentent bien nos
tourtes du moyen âge, laites de deux croûtes de pâte mince entre les-
quelles cuisent les fruits.
2. Ltis espices de tV^»/ /'/y consistaient en dragées, sucre de Candie, sucre
rosat, écorces d'oranges, noix confites, etc.
3. Le Tailtanâier donne la recette de trois sauces Jance :
La Jance au lait de vactie : broies gingembre, moieux d'eufs ; deffaites du
lait de vache et faites bouillir.
Jance aux aulx : broies du gingembre, des aux, des almendes. Le reste
comme la précédente.
fance de gingembre : broies du gingembre et almendes sans aulx. Le reste
comme la précédente. Aulcuns y mettent du vin blanc.
4. Le cresson possédait la vertu de dissiper « l'humeur superflue du
cervel » et de remédier « contre la relaxation de la luette » (Proffits cl.uun-
peslres, livre VI.
5. Les flanciaux étaient ce qu'on appelle encore aujourd'hui flanc ou
crème renversée.
6. C'est la même recette que la froumentée du Menagier. \o\x note 2,
page suivante.
7. Les oublies étaient des sortes de gaufres très minces qu'on cuisait
entre deux fers.
LA FEMME BONNE MENAGERE 253
fums, et qu'on mangera tout chaud avec des confitures. Un
mets d'oignons cuits au vin doux v fera suite et, pour tempé-
rer l'effet de ces plats de hattJt goult, on achèvera le repas par
une ahtmeJJe ' frite au sucre ou une fwiiieiitee ^ bien veloutée.
Et si le temps est fort et aspre, ce cher mari ne quittera pas
son hostel sans avoir pris une soupe au vin chaud, saisissant
d'abord l'odorat par son plaisant fumet de citron, de cannelle,
de clous de girofle et de feuille de laurier.
En temps de carême, aux jours maigres, on se contentera
d'une table plus frugale ; le poisson sera substitué cà la cJ:air,
les laitages aux mets épicés et la ctènie chauffée ' ou le lard de
baleine ■* prendront dans les légumes la place du salé ou du
beurre interdits.
Ce bourgeois de Paris mange de bon pain de pur fro-
ment tamisé, peut-être du pain de Chailly > ou de Go-
nesse ^, gardant le gros pain de Corbeil pour ses tranchouers ' ;
1. Aliinietle, c'est à-dire omelette. Voici la recette qu'en donne le Moui-
gier Je Paris : « Ostez tous les aiil'iiiis (blancs) et bâtez les iiioyeiix (jaunes),
« puis mettez du sucre en la poelle et il se fondra, et après ce, frisiez dedens
« vos aubuns, puis mettez en un plat, et du succre dessus ».
2. FroiDiieutee (Memicrier) serait, d'après la recette donnée, comme une
crème au caramel où on ne caraiiicliseniit pas le sucre.
3. Crime chaiiffi'e, c'est l'écume qu'on retire du lait chautté sur un feu
doux ; on la saupoudrait de sucre et on la mettait sur les légumes. On n'en
a pas encore perdu la tradition aujourd'hui dans la Creuse.
4. Le craspois ou lard de carême, tiré de la baleine, était fort usité au
moven âge. La langue de ce cétacé était un morceau estimé. L'un des cent
et sept cris de Paris recueillis par Anthoine Truquet en 1545, reproduits par
M. A. Franklin dans Y Appendice à son Dictionihiire liistorique des Arts, Mé-
tiers et professions, témoigne qu'au xvie siècle la baleine jouissait encore de
toute sa popularité :
« Lart à poix, lart à poix, baleine !
De crier je suis hors d'alaine,
C'est viande de Karesme,
Elle est bonne a gens qui l'avme. »
Appendice (XVI^ siîcle), p. 766.
5. M. Franklin dans loc. cit., page 96, article Bouhitigers dit qu'il faut
■dire Chilly et non Chaillv, car ce pain était apporté à Paris de Chilly, aujour-
d'hui Chillv-Mazarin (Seine-et-Oise).
6. La vogue du pain de Gonesse se soutint jusqu'à la Révolution, //'/(/,
ç. 96.
7. Tranchouers ou tailloirs étaient des tranches de gros pain qui tenaient
2)4 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
il boit, sans doute, du vin de sa vigne qu'il va voir les beaux
dimanches et jours de saints sur les coteaux de Meudon, de
Suresnes ou par devers Clichy ; ou, si sa provision est épuisée,
du vin nouvellement cric au carrefour, que les bateaux de
Troves ou les convois d'Orléans ont amené a gransfaix. Il le
coupera prudemment d'eau chauffée que sa dame tient tou-
jours dans un pot et où elle aura, par précaution hygiénique,
fait plonger une lame d'argent ou une barre de ter rougies au
feu '.
Une fois maître Gaster satisfait, le mari sera plus dispos et
confiera plus volontiers ses ennuis à sa femme. Celle-ci s'en
enquerra non f devant la maisniee, mais en leur privé, en la
chambre, quant ils seront seuls et retirés ». Le mari alors
sera d'humeur à les discuter avec elle et sans doute à la con-
sulter, car les femmes trouvent dans leur amour et dans leur
instinct des inspirations qui quelquefois échappent à une expé-
rience plus éprouvée. Cette communauté d'intérêts, de joies et
de soucis a dû être le partage de Christine, épouse de maistre
Etienne de Castel. « Si avions toute ordennée », dit-elle dans
son Chemin de Long Estude,
« Xostre amour et nos deux cuers,
« Très plus que frères ne suers,
(' En un seul entier vouloir,
« Feust de joie ou de douloir. »
lieu d'assiette pour la viande. On y déposait les morceaux servis du plat et
ce pain, humecté de sauce, se mangeait ensuite comme une tartine. Les
riches, d'habitude, les mettaient de côté pour les pauvres.
Dans sa Ballade 84, le gourmet Eustache Deschamps préfère le pain
léger de Carpentras.
I . A l'e.xception des boissons chaudes, la table actuelle des Américains
du Nord a beaucoup de rapports avec la cuisine française du moyen âge. On
y retrouve les salades sucrées, le mélange d'herbes aromatiques, la sauge
par exemple, à la farce des volailles ; mélange de viandes hachées, iruits
confits, raisins, gingembre (mince-pie) ; gelées ser\-ies avec la viande, abus
de clous de girofle dans certaines soupes, de muscade et de gingembre dans
certains desserts, de sel et de poivre partout et, en général, légumes pas
assez cuits pour satisfaire le goût français. Habitudes que leur ont sans
doute transmises leurs ancêtres anglais, qui les tenaient eux-mêmes des
Normands.
LA FEMME BONNE MENAGERE 255
On voit donc que cette épouse humble, soiiiiiise, obéissant ,
n'était ni la servante, ni l'esclave du mari, mais une compagne
dévouée et qu'elle pouvait être une collaboratrice appréciée.
(\'oir à cet effet les paragraphes 406, 553, 534, 594).
« et si soit dame
De l'ostel après tov, non serve.
Fav que ta maignee la serve ■ »
recommande Christine à son jeune fils comme règle de con-
duite future.
La sollicitude de la bonne femme s'étendra sur le cœur,
sur l'âme et sur le corps de son mari. Il sera bien nourri,
« nettement tenu en habit, car le bel habillement du marv
est l'honneur de la femme » (§ 141); elle veillera à ce qu'il
soit bien servi et, toute grande princesse qu'elle sera,
« ne tiendra pas a honte de s'informer elle mesme, auprès des
cliambellans, de son sers"ice et de sa santé ». <f Et elle voudra que
leurs coUacions soient faites maintes fois au sujet d'elle » (138)-
Lecoy de la Marché explique ainsi ce mot de collation - qui
se rencontre souvent dans les chroniques du temps et dans
les écrits de Christine :
« Les strmons du soir ou post praiidiiiiii sont souvent appelés
« Collalioiics. Cette dernièi'e dénomination tire son origine des con-
« férences, c'est-à-dire des entretiens mêlés de questions, de
«réponses et d'éclaircissements mutuels, auxquels se -livraient,
« après souper, les religieux de l'ordre de saint Benoit. »
« Elle s'étendit ensuite aux lectures pieuses qui suivaient la ai'//<?,
« puis au repas lui-même. »
Ces collations auraient donc passé des couvents dans les
écoles, des écoles avec les clercs dans les maisons des grands.
Les maîtres v prenaient part avec leurs chapelains, leurs offi-
ciers, et leur astrologue, s'ils en avaient un à leurs gages ''.
1. Eiisciv^iieiiu'iis il moi Fits, Œuvres Poétiques, t. I, XCI.
2. La Chaire an XII I^ siède, p. 225.
3. Ce serait une nouvelle preuve du désir général qu'avaient les gens
des xive et XV siècles de s'instruire.
CHAPITRE VI
CONDUITE DE LA FEMME EXVERS LES PARENTS
ET LES AMIS DE SON MARI
La preude femme fera honneur à son seigneur dans la
manière dont elle recevra ses parents, ses amis ou ses hôtes.
Elle leur doit un bienveillant, courtois accueil et une large
hospitalité. Elle se montrera maîtresse de maison accomplie
en les « festoyant » et en faisant les honneurs de sa cour à
tous, selon leur degré (§ 130). Elle et ses dames d'eslat paraî-
tront dans leurs plus beaux atours, deviseront nnieûbleniciit,
danseront, caroleront, s'eshalroiit eu jeux honiiesles, comme il
convient.
Quant aux parents du mari, elle s'ingéniera à les gagner à
force de prévenances aimables et de déférence adroitement
marquée ' :
« Elle leur fera honneur, de toutes pars que ilz viennent, et très
bonne chierc, et devant les gens meilleure que aux siens propres »
(149)-
Au fait, en épousant son mari, la jeune dame avait épousé
la famille de ce mari et avait renoncé à la sienne, selon la loi.
Il était donc légitime que ses beaux-parents eussent auprès
d'elle, dans la maison de leur fils, la préséance sur ceux de la
I. <i Al Ivnage son seigneur
Sovent moustre grant amour
E fct grauns bens
E par ce se quert honour »,
lit-on dans le Dit de la Bonté des Fciiiiiies, str. xxxvni, publié dans Vliilro-
tliictlon, page XL des Contes moralises de Nicole Bosoii, éd. par Lucv
'Joulmin-Smith et Paul Me\cr, S. d. A. T., Paris, 1899.
condljite de la femme exvers les parents 257
famille d'alliance. C'est ce que les jeunes épousées du temps
jadis avaient de la peine à ne pas oublier, et cet oubli pouvait
avoir des suites funestes. Telle belle-mère aurait difficilement
pardonné à sa bru de l'avoir fait asseoir att-dcssotis d'elle, tandis
qu'elle aurait vu la propre mère de la jeune dame placée
aii-dessns '.
« MiKianie Isahcl de Portugal disoit qu'elle ne vouloit point que
(c sa nicpce allast devant celles de Monseigneur le ducq Philippe,
« pour nionstrer que toutes femmes doivent faire honneur aux
« parens deleurs maris devant les leurs. »
Et madame Isabel de Portugal devait être bien renseignée
sur les beaux usages, ne faisant rien à la cour de son mari,,
Philippe de Bourgogne, sans avoir, auparavant, consulté la
vieille duchesse de Namur- qui « avoit un Grand Livre des.
« Estais de France et qui passoit pour la femme de la cour la
a mieux instruite des honneurs rovaux ».
Christine sent qu'elle touche un point épineux. Elle insiste :
« Et plus sceure sera quant elle aura la faveur des parens de son
seigneur, car on a veu maint mal avoir a femmes, a cause des.
parens de leurs maris ».
Suit le petit encouragement affectueux :
« et cestui signe sera la certitïication de l'amour et loyaulté que
elle a a son seigneur » (i 53).
Le moyen de se refuser à cette concession, qui est en outre un
devoir, si elle doit être une preuve d'amour et de loyauté ?'
Car ce sont là les deux conditions essentielles à son honneur.
Mais l'offense peut venir de ces parents mêmes qu'elle
s'efforce de captiver.
1. Au-dessous signifiait à hi main droite; au-dessus, à la main gauche. La
gauche avait l'avantage sur la droite, étant le côté du cœur.
2. La duchesse de Nanuir dont le Graud Livre des Estais faisait loi, était
née en 1 572 ; elle avait ^^pousé en 1591 le duc de Namur. Fille de Jean VI
d'Harcourt et de Catherine de Bourbon, belle-sœur de (Charles V, elle était
donc la cousine germaine de Charles VL et ses renseignements sur l'éti-
quette sont bien de l'époque dont nous nous occupons.
17
238 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
« Se gardera surtout de querelles, de prendre estrif de parollcs
et, de toutes manières, eschivera que contens ne aucune rancune
naisse ou sourde entre elle et eulx. »
Si même elle est veuve, elle ne se croira pas dégagée envers eux
de ces aimables obligations, car de graves questions peuvent
surgir où leur faveur lui sera grandement a aide, telles que
son douaire, le partage des biens, la tutelle des enfans. Donc,
elle se « tirera auprès d'eux plus tost que dans sa propre
famille ».
Et qu'on ne puisse pas dire d'elle « que femme mi ayuiera ja
personne que son viary ayme », comme dit le proverbe. Un mari,
pour nous aimer, ne renonce pas au monde ni à tout ce qui
lui est cher en dehors de nous. Au lieu de le détourner de la
hantise quil a a ses amis, faisons à ceux-ci « bonne chiere »
(151); attachons-nous à eux, au contraire, à moins qu'ils ne
soient vicieux ou n'exercent une dangereuse influence sur
l'esprit du mari, auquel cas il est de notre devoir de nous
entremettre. Mais encore faut-il que le fait soit prouvé et que
nous usions de grands ménagements, car une intervention
maladroite ou prématurée amènerait la guerre au ménage.
La femme idéale du Livre des Trois Vertus a maintenant son
portrait achevé. Elle a dû recevoir, quand Christine la pré-
senta au monde, et malgré son petit bagage de livres autres que
le psautier, l'approbation de Jehan Gerson, lui qui, dans un de
ses sermons, plaçait ainsi dans- les mains de sa femme modèle
« la soussie d'Obéissance, la margarite d'Humilité, la violette
d'Abstinence et la fleur de liz de Franchise et de Toute Excel-
cence ' ». Christine, mieux versée dans la connaissance des
I. 6153 « L'olive de miséricorde
Nourris! caste humcau', si recorde
Mon livre, et la rose ensement
De martire, et semblablement
De chasteté le très doulz lis,
Les violiers doulz et polis
Fait naistre, et douces violettes
De virginité pures nettes... »
Le Miroir de Mariage, Eustache Deschamps, Œuvres, t. IX.
CONDUITE DE LA FEMME ENVERS LES PARENTS 259
devoirs mondains que le bon chancelier de Notre-Dame, aurait
ajouté à ce bouquet théologal quelques autres fleurs cueillies
dans le jardin du monde, comme par exemple l'odorant
« violier ' de courtoisie » et d'autres, non moins belles et non
moins gracieuses qui, à ses yeux, auraient symbolisé l'intelli-
gence claire, la volonté active, le cœur délicat et l'esprit
aimable et cultivé.
I. Le violier est ce que nous appelons actuellement la girotlée ou violette
de Saint-George.
L'Histoire Littcraire, tome XXIII, p. 249, mentionne un poème ano-
n\-me du xiii^ siècle, Le Chapcl a sept Fleurs qui couronne la femme
parfaite d'un chapel composé du lis, dont elle doit avoir la blancheur et
qui est le s\'mbole de l'amour de Dieu ; de la violette, svmbole de l'hu-
milité et de la discrétion ; de la belle fleur du souci, qui lui enseigne à
garder pur et sans tache le trésor de la sagesse ; de Vache, qui lui recom-
mande d'être bonne pour les pauvres et les faibles ; de la consolide, qui
l'avertit de n'accueillir que loyale courtoisie ; de la rose qui tient de la
sainte Mère de Dieu l'empire de la beauté morale et enfin de Vaiicolie qui
sert à lier toutes les autres fleurs, et les vertus qu'elles symbolisent.
SHPTIHME PARTIE
LA GESTION DES FINANCES ET DES
REVENUS DU MÉNAGE
CHAPITRE PREMIER
SITUATION FINANCIÈRE ET ÉCONOMIQUE DE LA FRANCE
VERS 1405
On trouvera que parmi les devoirs pratiques de la femme,
la gestion des finances et l'administration des domaines sont
considérées comme de la première importance. Christine sV
étend largement à propos des dames vivant sur leurs terres et
elle v revient en particulier pour chaque classe, « temme
d'estat, femme de marchand, femme de mestier et femme de
laboureur. »
Cherchons dans l'histoire du temps la raison de ces exhor-
tations si pressantes à l'économie, à la réduction des dépenses,
à la restriction des siiperfluités.
Le budget du ménage semble avoir été au début du
xv- siècle une question grosse de soucis. Non que ht terre eût
déprécié en valeur ; elle ne tombera que plus tard, alors que la
guerre, le pillage à main armée auront dépeuplé les cam-
pagnes. L'heure n'était pas encore venue où Gerson pût
avec raison reprocher au roi la désolation des champs :
« Quans ménages se sont partis du royaume pour telz outrages ! . . .
Ils n'ont dequov semer ne ne osent tenir chevaux ne bœufs pour
doubte des princes ou des gens d'armes, ou n'ont courage de
labourer parce que rien ne leur demeure '. »
Non que le travail fût peu rémunéré : « les bras mâles et
femelles, les simples bras du xv^ siècle sont plus rémunérés
I. Harangue prononcée devant le roi Charles VI au nom de l'Université
en 141 3, publiée par M. Moranvillé, Bibl. de l'Ecole des Chartes, 1890,
tome LI, p. 424 et suiv.
264 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
que ceux du xix'^ siècle si l'on n'envisage que la paye de la
journée'». Non que la vie fût devenue plus chère, car elle
n'avait pas augmenté depuis le règne de Charles V. « Entre
1401 et 1425 la nourriture n'était que 3,10 plus bas que de
nos jours ; cependant le « prix de la vie » était de 4,30 au-
dessus de ce qu'il est aujourd'hui ^ ». Non que le pouvoir de
l'argent se fût affaissé : « de 1375 à 1400 il avait monté,
autrement dit, la vie avait baissé du 13 au 1/4 de ce qu'elle
coûte aujourd'hui K »
Cependant la gêne se sentait partout. Si l'ouvrier gagnait
plus en proportion en 1405 qu'en 1901, il était paralvsé dans
son travail par 115 jours chômés-*. Le commerce étranger, les
affaires de banque étaient presque tout entiers entre les
mains des Lombards et des Juifs établis à Paris et dans les
grands centres européens. L'énorme quantité de métal précieux
employée dans la vaisselle, voire dans des meubles de prix, ou
qui s'accumulait dans les églises et les couvents, par consé-
quent retirée de la circulation, rendait l'argent rare 5 . Le taux
1. Histoire êcoiw»iique de la Propriété, des Salaires, des Denrées... depuis
Van 1200 jusqu'en l\xn 1800, par M. le Vicomte G. d'Avenel, Paris, 1898,
livre III, ch. i, p. 17.
2. « La viande était par rapport au salaire a moitié prix de ce qu'elle est
en 1897 ». Ihid., III, ch. vin, p. 244.
5. « Il est admis que l'entretien du costume est l'une des dépenses qui
ont le moins augmenté. L'habillement coûtait plus à proportion au xve siècle
que de nos jours. « Ibid., III, ch. x, p. 341.
4. « De gré ou de force, l'ouvrier se reposait la veille des grandes fêtes,
et Dieu sait si elles étaient nombreuses. Les boulangers nous en ont fourni
{Livre des métiers, titre i), la curieuse énumération que voici. » Suit l'énu-
mération des fêtes mobiles et fixes. Dictioiin. hist. des Arts, Métiers et Prof.,
article Dimanches et Fêtes, p. 262. L'auteur, M. A. Franklin, arrive à la con-
clusion que le total des jours chômés, était pour les boulangers, de 141 et,
pour les trefiliers d'archal et autres, de 171.
5. Par exemple, voici une petite partie des jovaux de Charles V qu'on
relève dans ses inventaires :
20 couronnes d'or.
10 chapels d'or.
I frontier de la reine Jeanne garni d'or.
I coeffeg;irnie de perles.
1 1 paires de boutonnières.
SITUATION FINANCIÈRE ET ÉCONOMIQUE DE LA IRANCE 26)
<le l'intérêt était plus élevé sous Charles V et sous son tils que
sous Louis XII et la valeur de la monnaie était redevenue
instable pendant le règne de Charles VI '. « Les altérations du
numéraire après avoir ainsi repris leur cours ne s'arrêtent qu'à
Ja grande Révolution de 1789- ».
4 boutons chacun de 6 grosses perles et i saphir au milieu.
La grant nef d'argent a deux chasteaux aux deux bouts et a tournelles
iiutour, pesant 70 marcs... Et le reste est à l'avenant.
Nicolas de Baye qui rapporte l'inventaire fait, en 1408, des biens de
Gérard d'Athies, archevêque de Besançon, dit qu'il laissait, outre des
joyaux d'or de très grande valeur, au moins 120 calices d'or et 12 cha-
pelles neuves.
1. « Les Juifs rentrés en France en 1361 s'engageaient à n'exiger par
semaine que 4 deniers d'intérêt par livre ». Siméon Luce dans Revue His-
torique, 1878, page 365. Cet intérêt jugé légal ne dépassait guère 86 0/0!
L'Eglise enseignant que tout prêt d'argent à intérêt était usuraire, les
affaires de banque n'étaient entreprises que par les Juifs et les Lombards,
chrétiens dépourvus de scrupules en matière d'argent. Olivier Maillart ful-
minant contre les roueries de ces banquiers du xv^ siècle prête à l'un d'eux
les mots suivants : « Je vous donnerai 100 francs, mais si vous les gardez
un mois, j'en retiendrai 10 francs. »
2. Introduction, p. xxv du Traiciié de la Première Invenlion ties Monnaies
lie KicoJe Oresnie, édit. par M. L. \\'olovsl<i, Paris, 1864.
CHAPITRE II
DIVERSES CAUSES DES EMBARRAS d'aRGENT
Les aides tombaient lourdement et arbitrairement sur le
peuple. « Ils me taillent et retaillent «, murmurait un pauvre
juponnier d'Orléans, luv estant en l'ostel de Jean Castel à
Paris, « et leur poise qu'ilz ne povent avoir tout le nostre.
Que a // (le duc d'Anjou) a faire de mov oster ce que je
gaigne a mon aguille ' ? » Pour lesquelles imprudentes paroles
le vilain fut condamné a estre mis en prison et a estre signé
au front du saing de lis pour injures proférées contre le roy
(Charles VI). Autre sentence pour le même délit en 1398.
Vers 1405, les plaintes s'élèvent de tous côtés et se font plus
menaçantes. Celles de Gerson, prononcées au nom de l'Uni-
versité de Paris, dans un sermon solennel, sont éloquentes
par leurs accusations et leurs réticences ;
« L'Université vient pour tous les estas desquelz elle a aucuns
estudians, comme pour tous les parens et amis estans en grieve
affliction, qui ne peuent venir icv ou estre ovs en leur doloreuse
lamentaclon... L'Université exhorte toujours le bon peuple de
France a pacience et a obéissance par ses suppos, mais que dira il si
le roi ne se porte benignement, justement et raisonnablement
envers lui ^ ? »
Il représente ce peuple ruiné par les exactions des grands,
par la gabelle, les tailles, les impôts ; excédé par les gens du
fisc « mangeurs de povres gens ».
1. Choix de Pièces Liédites relalives an règne de Charles J'I, D. d'Arcq.
t. I, 1863.
2. Sermon prononcé par Gerson devant le ro\- et sa court, le 7 novem-
bre 1405. B. Nat., f. fr., 25552.
DIVERSES CAUSES DES EMBARRAS D ARGENT 267
En effet, dès l'année 1402 où Isabeau obtint le pouvoir des
finances du royaume', et où elle s'adjoignit le duc d'Orléans
comme « souverain gouverneur des aides sur le fait de la
guerre - », les levées d'aides se succédaient d'autant plus rapide-
ment qu'elles n'arrivaient jamais jusqu'au trésor royal, intercep-
tées qu'elles étaient par ceux qui avaient la charge d'en disposer
pour le bien public. \"oici ce que rapporte Juvénal des Ursins
au sujet du gouvernement des aides du duc d'Orléans :
« Et commença a faire aucunes exactions. Ht fit faire une grosse
taille sur le peuple, en laquelle furent compris les gens d'église,
voire comme contraints, et si vouloit qu'ilz pavassent des imposi-
tions et des aides... Et y avoit grands brouillis et murmures '. »
Nouvel édit qu'une aide serait :
« levée et recueillie avant la iin d'avril. Et disoit on qu'elle mon-
toit a dix huict cens mille livres... mais elle ne porta oncques
profit. Et si disoit on que le duc d'Orléans avoit esté rompre les
huis ou le trésor du rov estoit amassé et qu'il v prit tout ce qu'il y
trouva ■+. ;)
Autre taille à la fin de ladite année 1404 > « dont tout le
profit alla en bourses particulières ».
Nouvelle taille « pour résister aux entreprises de Henry de
Lancastre, soy disant roy d'Angleterre ^ ».
Jean Sans-Peur, qui cultive sa popularité, se pose en défen-
seur et en réformateur et, le 26 août, fait des remontrances
au Parlement '. Entre autres griefs, il lui reproche les e.s.actions
qui ont frappé le clergé, la noblesse et le peuple.
1. Lettres ro\aiiIx du 18 avril 1402.
2. Ibùl. (ler juillet 1402).
3. Hist. de Charles VI, juillet 1402.
4. /frîW., 30 janvier 1404.
5. Pour cette levée d'impôts, les collecteurs usèrent d'une rigueur exces-
sive « Ceux qui différaient de payer étaient jetés en prison sur-le-champ.
Les pauvres étaient obligés de vendre même la paille de leurs lits... » Dom
Félibien, Histoire de Ici Ville de Paris, Paris, 1725.
6. 5 mars 1405.
7. La vie politique de Louis, duc d'Orléans, L. Jarry, p. 527.
268 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
Comment les coffres de Charles M se seraient-ils remplis,
malgré ses demandes constantes, quand chacun venait y
puiser à pleines mains. La guerre avec l'Anglais se déclarera
et le trésor sera vide pour y faire face.
Les trêves signées avec l'Angleterre le 19 mars 1390, et qui
devaient assurer la paix pendant vingt ans, sont rompues en
1403. Des préparatifs de guerre se font des deux côtés. Le
duc de Bourgogne va assiéger Calais et Henri IV opère une
descente en France. La Picardie, la Normandie, le Poitou
sont envahis et pillés, les récoltes ravagées, les maisons brûlées.
La Bretagne est menacée '.
L'ordonnance de Charles VI du 30 janvier 1404, deman-
dant de nouveaux subsides, récrimine contre les Anglais qui
lui font la guerre « par terre et par mer, en pillant, desrobant,
et emmenant avecques tous les navires personnes, biens et
marchandises ». Entre deux campagnes les soldats du roi ou
des princes, ou des capitaines à solde continuent à piller le
pauvre habitant des campagnes et à ravager ses champs. « Ils
ressemblent à des loups plutôt qu'à des hommes », écrit Nicolas
de Clamangis à Gerson :
« Quatre soldats armés de fourches abattent de quoi nourrir une
cohorte. Ils ne laissent rien dans les maisons qu'ils pillent, pas un
poulet, pas une poule, pas un coq - ».
Les gens d'armes. Français ou « Godons », passés maîtres
pillards, étaient la terreur des gens des campagnes et leur
ruine '.
1. 1404. Messirc Olivier de Clisson et messirc Guillaume du Chasteau,
vaillans chevaliers, mirent sur mer 30 vaisseaux.
Expédition infructueuse du comte de la Marche au secours des Gallois
révoltés.
1405. « Les Anglois ardoient et mettoient a destruction le pa\'s de Coten-
tin ».
Boucicaut était à Gênes et s'occupait des démêlés avee les Vénitiens.
2. Epître citée par les. -^H/zj/iw de la Faculté des Lettres de Caen, 2^ année,
n" 4.
3. On se souvient des premiers exploits du Joiiveiicel de Jean de Bueil :
« Si alla et vint tant de fois qu'il conquesta les chievres de la forteresse de
DIVERSES CAUSES DES EMBARRAS d'aRGENT 269
Le désarroi était dans toutes les finances, depuis celles du
roi jusqu'à celles des particuliers. Les dons excessifs de
Charles VI à ses proches, à son frère particulièrement, et à
ses courtisans, les pensions, les dépenses toujours croissantes
de la reine ' avaient jeté les ressources royales dans une pé-
nurie extrême. Une partie des joyaux de la couronne, et
bientôt la couronne de France elle-même, sont engagés - pour
subvenir aux dépenses ou parer aux dettes les plus pressantes '.
La longue querelle du schisme (i 378-1417) ajoutait à
l'inquiétude générale. Dès le 50 juillet 1403, cependant, la
Restittiiion d'obcdieucc à Benoît XIII avait rétabli un calme
momentané entre la cour de France et celle d'Avignon.
Comme si la guerre avec les Anglais et le détes-
table gouvernement de Charles M, ou plutôt d'Isa-
beau, ne suffisaient pas à accabler le peuple de France,
d'autres calamités venaient encore accroître son malheur. Les
inondations et la peste de 1399 ruinent et dépeuplent Paris et
ses environs. Une épidémie de hccc ' s'ensuit qui alflige la
Verset. Mais à tant ne se tint pas, ainçois gaingna la buée dont il fit son
jacque ; de quov ceulx de Verset s'esmerveillerent. Et une fois entre les
autres, se advisa d'appeler ung autre avecques soy et approcha si près de
Verset, qu'il trouva la vache au cappitaine qui estoit en pasturage. Si
la prist et emmena... » ch. m, p. 25, texte établi par Léon Lecestre,
Paris, 1887.
1. Et pareillement en Thostel de la Ro\ne pour la despence duquel
anciennement on ne levoit que XXXVI'" frans, présentement on en lieve
sur les aides VU"» XIIII'" frans, nonobstant son demaine et les aides d'icel-
lui. Bihl. Ec. des Chartes, 1890, p. 424, tome LI, .M. Moranvillé.
En 1405. le budget d'Isabeau se bouclait avec un déficit de 450.000 francs.
2. Lettre du 5 février 1405 de Charles VI à Isabeau engageant une
partie des joyaux de la couronne pour paver la dot de 1.200.000 francs de
notre monnaie, de Louis de Bavière, frère de la reine, dot qui lui avait été
promise à son mariage en 1402. Voir Revue Archéologique, XlIIe année.
1857, article de L. Pannier, pages 599-603.
3. « Mais bientôt les conseillers de Charles VI en arrivèrent à donner en
nantissement de l'argent que leur avançaient les riches banquiers italiens la
couronne de France elle-même. » (Recueil Jes Ordoinnnices des Rois, t. X,
P- 221).
La couronne ne fut retirée qu'en 14 14 de chez Gauvain Trente, qui
détenait ce gage contre le remboursement de 2.030 livres tournois. //'/(/.
4. D'après le Reli'^neiix de Saiul-Deiiis, la boce causait aux malades de
270 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
Bourgogne, la Brie, le pays de Meaux et de Paris dès la fin de
mai. La cour, fuyant la maladie, se réfugie en Normandie et
ne rentre dans la capitale qu'en décembre.
Le Journal d'un honroeois de Paris mentionne un nouveau
fléau de la boce en 1401 et le Religieux de Sa i.it -Denis, un
autre en 1402.
Au printemps de 1404, l'épidémie s'abat de nouveau sur la
France et les pays voisins (celle dont mourut Philippe de
Bourgogne, le 27 avril) et cause partout une grande mor-
talité.
En 1405, nouvelles dévastations amenées par les pluies
prolongées et les crues excessives des rivières : « En ce temps,
les eaux furent merveilleusement grandes et horribles, et
firent moult de maux tant es bleds qu'es prés. »
Les impôts, la guerre, les éléments, les épidémies, un
gouvernement exécrable, voilà des fléaux qui, à toute époque,
suffisent à causer la gêne et à préparer la ruine. Vers 1400, il
3' en avait un autre encore plus dévastateur, parce que
plus général et plus continu, et qui avançait d'une marche
progressive depuis que le premier des Valois avait posé le
pied sur le trône de France : c'était la passion du luxe et la
folie des dépenses ^ La famille rovale donnait l'exem.ple, et, à
sa suite, les grands seigneurs, les riches bourgeois dépensaient
à l'envi leurs revenus et leurs biens pour se parer de vêtements
magnifiques et de précieux bijoux, pour remplir leurs hôtels
de meubles somptueux, de vaisselle d'or et d'argent, pour
s'éclipser les uns les autres en fêtes brillantes et ruineuses.
« Le règne de Charles Yl est certainement le temps où Ton
remarque la passion de l'art la plus forte, et par suite, la prodiga-
violentes douleurs de tête qui étaient l'appétit et Nicolas de Bave ajoute
qu'ils souffraient de « rheumes et de fièvres, et qu'aux jours d'audience l'on
entendait de tous costés une telle tousserie qu'il était difficile de tenir les
Registres. « Journal, fin avril 1404.
I. « Il est un fait étrange dans l'histoire de notre pavs : le luxe des habits
semble s'accroître dans les époques calamiteuses ». Viollet-le-Duc, Diction-
naire raisonné du mobilier franc., page 23, Paris, 1873.
DIVERSES CAUSES DES EMBARRAS D ARGENT 27 1
litc kl plus inconsidérée. Mais aussi jamais les aliénations, les des-
tructions et les engagements ne furent plus fréquents '. »
Si l'architecture perdait dans l'art religieux la pureté des
lignes et la sûreté du goût auxquels elle avait atteint au
xiiî" siècle, en revanche elle produisait dans l'art civil des
demeures dont la beauté n'a pas été surpassée depuis-. Les
quelques hôtels ou châteaux qui nous restent de ce temps, ou
qui ont pu être reconstitués, grâce aux soins d'architectes,
artistes autant que savants, nous laissent dans une admiration
étonnée devant tant de grâce unie à tant de solidité, devant
la majesté des proportions, la beauté et la richesse des orne-
ments, et la fantaisie inépuisable de l'ouvrier qui semble se
jouer avec la pierre ou le bois '. Combien nos demeures de
riches d'à présent semblent, pour la plupart, petites et banales
en comparaison !
Ces hôtels du temps de Christine se paraient de tout ce
que l'art de l'ébéniste, du serrurier, de l'armurier, de l'orfèvre,
du brodeur, du tapissier, du tisserand, du tailleur d'images,
du peintre, du verrier pouvait fournir de plus exquis. Les
inventaires de trousseaux, de testaments et les registres de
comptes se lisent comme des contes de fées. Il en reste
dans l'esprit un éblouissement de draps d'or et d'argent, un
chatoiement de tapisseries et de tapis sarrazinois, un scintil-
lement d'orfèverie. A l'amoncellement des nefs, aiguières,
hanaps, pots, tasses, plats, salières ^, gobelets, dmi^ouers, chan-
deliers, lanternes, cscriptoircs, iiiinniers, dont chacun est un
1. Kt'i'iie iircbcoloi^iqiit', année 1875-4, t. II, p. 159, L. Pannicr.
2. Brunet Latin dans son Trésor vante la beauté et le contort des mai-
sons françaises et les dit supérieures à celles d'Italie.
3. Par exemple, le château de Pierrefonds qui appartenait au duc d'Or-
léans, celui de Coucv, la iiierveille, considérablement agrandi et embelli
par Enguerrand VII vers 1387, l'Hôte! de Ville de Bruxelles, dont la
reconstruction date de 1402, etc.
4. Panni les joyaux du duc de Guvenne on trouve :
I salière d'or faicte d'un paon et d'une dame a genoulx.
I salière de cassidoine garnie d'or.
272 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
objet de prix, s'ajoute ce qui, de nos jours, constitue les trésors-
d'églises : chapes, draps d'autels, chasubles, croix, images
saintes, évangiles, missels, ciboires, reliquaires, etc., pour
les chapelles particulières ou pour orner les alcôves à dévotion
des chambres à coucher'. Les patenostres, les chapelets sont
de véritables bijoux. Ce sont tapis dynprés pour recouvrir les
carreaux des chambres ; tapisseries de haute et de basse lice -
et lambris de bois d'Irlande pour les murailles ; draps de
parement, couvertures doublées d'hermine ou de menu-vair
pour les lits ; ce sont ces belles verrières aux couleurs de joyaux
qui versent dans les salles une mvstérieuse lumière de cathé-
drale. Les superbes grilles, les rampes en fer forgé, les chieii-
jiels, les admirables heurtoirs et serrures du temps s'harmo-
nisent avec le style de l'hôtel, de la salle, du meuble qu'ils
décorent et protègent ; les tables, les bancs, les dressoirs, tres-
tiaulx, fourmes, escrans, les bahuts, les lits, les cha\eres, les
coffres s'enrichissent de précieux ornements de métal fin, ou
1. Testament de la reine Jeanne d'Hvreux exécuté en 1370 :
« Tableaux prisiés par le peintre Jehan d'Orléans :
Arbre de vie ou crucifiement, XXX trs. d'or.
5 tableaux entretenans (c.-à.-d. qui tenaient dans un même châssis) ou
sont pluseurs histoires de Nostre Seigneur et de Xostre Dame et a au com-
mencement des tableaux de l'Annonciation, pris IIII''» frs d'or.
Item, une paix d'argent doré, ou est le crucifiement, esmaillé, pesant
I marc d'argent, gaine de perles et de perreries pesant i marc 3 onces,
prisié XV frs d'or.
Item, I agnus dei d'argent, gaine de perles et de perreries, pris VI frs.
Item, I episne de la couronne X.-S., i jointe de saint Denis (main), de
Tuille de madame sainte Madeleine, de la vraye croix et du laict et cheveux
de Xostre Dame.
Item, un aigle d'or estant sur une pomme a faillettes et est sur un enta-
blement d'or a grenas et esmeraudes et tient ledit aigle en son bec un petit
reliquaire ou il a une jointe de saint Denis et un est garny d'or.
Item, laisse a madame la rovne Blanche des os de saint Vincent et de
saint Eustache. »
Extraits des Registres de la Chambre des Comptes, Collection Leber,.
tome XIX, p. 139, 148 et 150.
2. Tapisserie de haute lice, celle où la chaîne ser\-ant à faire le tissu est
placée sur un métier vertical ; de basse lice, où elle est placée sur un
métier horizontal.
DIVERSES CAUSES DES EMBARRAS D ARGENT 275
de perle ou de bois rares, et se fouillent adorablement sous le
ciseau sur et capricieux du menuisier ; il n'est pas jusqu'à la
huche du laboureui" ou le bers de son enfant qui ne portent
les signes de la probité dans le travail et du goût de l'ouvrier
du xv'' siècle, amoureux de son art et expert dans son
métier. Les salles d'armes reluisent sous l'éclat des armures
forgées à Lyon ou à Milan ou à Tolède par les maîtres de
l'art, dorées, damasquinées et ornées des hers écussons des
chevaliers. ^
Les coffres précieux sont remplis de bijoux ' plus précieux
encore où le travail de l'artisan double le prix du métal fin :
anneaux, verges, aguilles d'or, iresoirs a pierres, frontiaux,
bracelets, chayeunes, lacs ouvrés, couronnes, croix, ceintures,
fcniiails, boutons orfèvres, etc.. Les bahuts recèlent les vête-
ments de prix, les riches tourrures, les provisions de soies,
de velours, de brocarts, lescamocas- et les brunettes % et les
présents de différente nature où viendront puiser le seigneur
€t la dame lorsqu'ils voudront faire hirgessse, — et l'occasion
se présente souvent, — à messagers, hôtes, amis, étrangers
de passage ; ou pour les fêtes des proches et des intimes, ou
pour les étrennes du premier janvier et du premier mai de la
Duùsiiie tout entière.
1. Parmi les libéralités de Jeau de Bourgogne en 14 12 on remarque :
Deux dyamans faits par manière de fleurs de quatre pierres de dyamans
■donnés l'un à la duchesse de Guienne, l'autre à sa sœur la duchesse de Cha-
rolais. Comptes de THôlel de Bourgogne, Soc. Hist. de Fr., Paris, 1865.
L'inventaire des bijoux de Charles V nous donne la description de la
ceinture suivante :
Item, une seincture en laquelle a 60 assiettes (c.-à-d. pierres enchâssées
sur plaques d'or) et en trente d'icelles a en chascune 2 saphirs, 2 rubis et
4 grosses perles et en chascune des autres 30 assiettes a un rubv au milieu
•et au mordant de ladicte ceincture a 5 gros saphirs, 5 rubys, 4 dvamans et
200 grosses perles et en la boucle a 3 gros rubys et 6 petiz, 3 gros saphirs,
4 dvamans et 16 grosses perles.
L'inventaire des bijoux apportés en France par Valentine se trouve dans
La Vernie en France de Valentine Visconti, J. Camus, Turin, 1898, dans
Mi^c. dl stor. it., série III, vol. V, p. 34 et suiv.
2. Camocas, étoffes de poils de chèvre.
5. Brunette, drap fin de couleur foncée.
18
2 74 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
La description des bijoux de cette époque, de la vaisselle,
des robes, houppelandes, chapeaux, celle des chambres de
parement ', témoignent d'un goût si raffiné, si délicat presque
toujours, que l'on voudrait que ce luxe n'eût rien de coupable.
A suivre la composition et les détails d'ornementation de tel
fermail ou de telle salière, on sent proche l'ère de Benvenuto
Cellini ; à parcourir les chambres de tel hôtel seigneurial, on
se demande si l'art de l'ameublement de la Renaissance, ou
celui de Louis XVI ont rien pu produire de plus somptueux
et de plus charmant.
Cette époque avait aussi ses bibliophiles qui rassemblaient
avec amour dans les armoires de leur librairie les coûteux
manuscrits /.vV/or/w des Anciens, tels que les leur livraient les
copistes et traducteurs du jour, ou dont ils héritaient de
quelque ancêtre, ami de clergie, et qui n'étaient pas la partie la
moins estimée de leur patrimoine ; ou bien ils commandaient
ou achetaient quelque ouvrage nouveau, histoire, roman,
ditié à un poète ou docte clerc en renom. Elle avait aussi ses
bibliomanes, pour qui la valeur du livre reposait dans la cou-
verture d'étoffe rare, ornée de fermoirs d'or ou d'argent et
I. Description d'une chambre du duc de Guvenne :
« Item, chambre de sove a bandes d'or, garnie de ciel, dossier, couver-
ture de lit ; 3 courtines de satin blanc, 6 quarreaux pareils de la dicte
chambre et 20 tapiz blans, que granz que petiz, parmi les bancqueries,
faiz de haulte lice a petites longues ro\'es rouges et entre icelles semez de
touffes d'erbages et fleurs de marguerites et de ne m'obliés mie ». (Le
mxosotis était la fleur de prédilection du dauphin et la marguerite, l'em-
blème de sa femme). Revue archcologique, 1873, 11^ partie, p. 14, L. Pan-
nier.
Deux chambres de l'Hôtel de Bohême, appartenant au duc d'Orléans.
(Il occupait l'emplacement de la Halle au Blé, entre la rue Croix-des-
Petits-Champs et la rue Coquillière). Chambre du duc : Lambris et pla-
fond de bois d'Irlande, tendue de drap d'or a roses, bordé de velours
vermeil ; celle de Valentine, mêmes plafonds et lambris, tendue de satin
vermeil, brodé d'arbalètes ; 10 tapis de haute lisse à fleurs d'or.
Toutes deux étaient éclairées par des verrières de 13 pieds 12 de haut et
4 pieds 1/2 de large. Sauvai, t. II, p. 2i i.
Dans un autre compte on trouvera une chambre d'Isabeau tendue de
taftetas blanc à raies bleues et ainsi peut-on voir que l'ameublement était
aussi riche que \arié dans ses nuances.
DIVERSES CAUSES DES EMBARRAS D ARGENT 275
quelquefois émaillée de pierres fines ; dans l'abondance des
belles miniatures, vignettes, encadrements ; dans les superbes
initiales historiées, fieuronnées, ornées d'or, de bleu, de rouge,
et dans une calligraphie ressemblant à une broderie gothique '.
Parmi les personnages qui avaient la passion des beaux manus-
crits et des splendides reliures, les quatre fils de Jean le Bon,
le duc de Berry surtout, se tiennent au premier rang ; puis le
duc d'Orléans, Jean de Montaigu, le duc de Guyenne, René
d'Anjou, Jeanne de Valois, Bonne de Luxembourg, première
femme de Jean le Bon, Isabeau de Bavière, Valentine Visconti
et après elle, sa bru, Marie de Clèves.
Ce goût des beaux manuscrits grevait considérablement les
budgets. Quoique fort chers ^ en général, il s'en trouvait cepen-
dant à la portée de bourses plus modestes : le greffier du
Palais, Nicolas de Baye, en possédait une assez belle collection
et il n'y avait pas de bourgeoise qui voulût aller à la messe sans
porter avec orgueil son coquet livre d'heures, ou qui ne pût
montrer chez elle quelque belle vie de saint ou de sainte.
Quelques livres même, qui sait après combien de péripéties,
allaient s'égarer jusque dans la pauvre demeure du pavsan.
On se souvient de l'admiration que provoquait dans le cercle
de ses amies cette cousine de Jeanne d'Arc, dame A'outhier,
1 . Voir Les plus beaux Manuscrits, de Leroux de Linc\-, Paris, ou La
Bibliothèque de Charles iVOrléans, P. Champion, Paris, 1910, et Recherches
sur la Librairie de Charles V, L. Delisle, Paris, 1907.
2. Une comtesse d'Anjou donna pour prix d'un livre d'homélies deux
cents moutons, plusieurs peaux de martres et quelques boisseaux de seio^le
et de froment. Vapereau, Diction, des Litt., p. 1527, Paris, 187^.
En 1397, le duc d'Orléans pavait 20 écus d'or (i.ooo fr. de notre mon-
naie) ime Histoire romaine de Lucain, Suétone et d'Isidore de Séville et
8 écus d'or (400; fr. pour une Bible.
Le 7 septembre 1398, Eustache Deschamps achetait de Jean Bizet, pour
le compte du duc d'Orléans et moyennant la somme de « 24 escus d'or,
en blans de huit deniers parisis la pièce, » les trois volumes de Guillaume
de Deguilleville, le Pèlerinage de la vie humaine, le Pèlerinage de l'âme
humaine, le Pèlerinage de Jésus Christ, ce qui ferait au delà de 200 francs
de notre monnaie actuelle.
Le 3! mars 141 5 on achetait pour la petite fille de Charles d'Orléans un
Abécédaire qui coûtait 72 francs (45 sous tournois).
276 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
qui savait des histoires que son mari, quelque peu clerc,
« lisait dans des livres » ; et Christine nous en donne un
autre témoignage dans son Dit de la Pastoitre. « On sait assez »,
dit la compagne de la petite bergère à l'héroïne du poème :
1325 « Que ton père, Jehan Burote,
Qui est sage homme entre mille,
A de beaulx rommans assez '. »
Ces dépenses et ce luxe sont coupables par leur exagération
dans un temps où la France était épuisée. Le bourgeois imite
dans sa mesure les prodigalités du seigneur; il veut porter la
fourrure interdite et étaler sur son dressoir la vaisselle précieuse
qui lui est défendue. Sa femme triomphe de recevoir, à sa
gésine, ses visiteurs dans une chambre qui ne déparerait pas
l'hôtel de son noble voisin -.
Le campagnard contemple avec un regard d'orgueil quelques
hanaps d'argent qui brillent parmi ses plats d'étain ou ses
écuelles de bois ' :
« Car chascun vcult grant estât tenir
A paine est il aujourdui nul ouvrier
A grand paine congnoist on qui est Roy 4. »
Cette soif du luxe nuisit plus gravement à la France, parce
que celle-ci se trouvait dans une position spécialement cri-
tique, mais elle était partagée par tous les pays civilisés de
l'Europe. L'Italie, dont l'amour des belles choses datait déjà de
loin, plongea Charles Mil et ses chevaliers dans l'émerveille-
ment. Les Flandres comptaient parmi les pays riches de
1. Œuvres, t. II.
2. Voir aux pages 66 et 67 la description de la chambre de la gisant. Voir
aussi dans VHistoire Littéraire, XXIV, p. 75, la description du magnifique
hôtel de maistre Jacques Duchié, en la rue des Prouvelles, d'après Guille-
bert de Metz.
3. En Bourgogne sous Philippe le Bon, il n'y avoit, dit un chroniqueur,
si petite maison bourgeoise oia l'on ne but en vaisselle d'argent. Hist. Ecoii.
du Vte d'Avenel, t. I, note p. 25.
4. Œuvres Complètes d'Eustache Deschamps, t. I, bal!. CCLIX.
DIVERSES CAUSES DES EMBARRAS d'aRGEXT 277
l'Europe, et les nombreuses villes allemandes, flamandes et
françaises, afliliées à la Ligue Hanséatiqiie, prospéraient sous
l'essor du commerce qui se faisait d'année en année plus actit
et plus entreprenant '. « J'ai été traité à Cologne », dit un
auteur, « avec onze autres invités dans de la vaisselle d'argent.
Des marchands font venir pour leur ameublement personnel
des objets d'or et d'argent pesant trente, quarante et jusqu'à
cent cinquante livres - ».
Cette passion du beau et du rare, cette folie de dépenses,
ne pouvaient manquer d'amener l'embarras ', les dettes, les
1. M. Paul Meyer parle dans sa Préface au Débat des Hérauts d'Armes
(page XXV, note i), « d'une célèbre compagnie des Marchands Aventuriers, »
c.-à-d. de ceux qui font le commerce au loin, établie à Anvers, et M. Lefèvre-
Pontalis, dans ses savantes annotations de la Chronique de Morosini
(texte établi par M. L. Dorez), nous p^rle d'une autre corporation com-
merciale :
« La Mahoue était une société financière constituée par la mise en com-
mun de capitaux individuels versés par des actionnaires dénommés Mahons
ou Mahonais, en vue d'une certaine exploitation temporaire et déterminée,
les" bénéfices se répartissant au prorata des mises. La forme d'association
légale actuelle qui représenterait le plus exactement ce svstème serait la
Société en Participation de nos Codes commerciaux modernes. » Xotc
page S4, tome I, Chronique d'Antonio Morosini, Paris, 1898.
2. Janssen : L'Allemagne à la fin du Moyen Age, trad. Hunnich, Paris,
1887, cité par M. le Vicomte d'Avenel dans Hist. Econ., t. I, p. 544.
3. Ecoutons ce que dit M. P. Champion du luxe des toilettes de
Louis, duc d'Orléans, et des combinaisons auxquelles il se résignait pour
les solder :
« Mais c'est surtout dans la recherche et l'éclat de son costume que
Louis d'Orléans se montra magnifique. Ses habits étaient éblouissants, bro-
dés des attributs qu'il adopta successivement, les loups, les six couleurs,
les arbalètes, plus tard les orties et le porc-épic : pourpoint de satin, robe
de frise noire, à colliers et sonnettes d'or ; longues houppelandes de satin
noir, rayées d'or, brodées d'or et de perles ; belles robes à bandes d'or et
d'argent, semées de loups et à clochettes, et... » Vie de Charles d'Orléans,
P- 8. _
Il s'agit maintenant des vêtements qu il fit taire pour le double mariage,
célébré le 29 juin 1406 à Compiègne, de son fils Charles avec la jeune
Isabelle, « reine d'Angleterre », et de Jean, duc de Touraine, fils de
Charles VI avec la fille du comte de Hainaut :
« Louis d'Orléans n'était pas le moins magnifique. A cette occasion, il
donna l'ordre de faire monnayer ce qui restait des bijoux jadis engagés
pour le voyage de Lombardie ; Jean de Clarcy, son brodeur, lui confec-
278 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
« saisines » même chez les plus riches. A fréquenter trop
assidûment le Grand Pont, où retentissaient fiévreusement les
marteaux des orfèvres, et les échoppes des Chanipeaiix (la
rue de la Paix du xiV siècle), à visiter trop souvent les éta-
lages de maistre Jehan Tarenne et de Gauvain Trente ', joail-
1ers, ceux de Thibault de Cuisot, de Digne Rapondi -, et de
Jean Spifame, gendre de maître Gontier Col, qui tenaient les
plus beaux draps de Bruxelles et draps de sove de Paris ; les
tapisseries et étoffes précieuses de Colin Bataille, les beaux
livres enluminés de maistre Huguet Foubert ou de Jacques
Richer, etc., les beaux seigneurs et les belles dames de la cour
de Charles VI étaient obligés d'apprendre le chemin de la rue
des Lombards ou du quartier Saint-Antoine, où les chan-
geurs vénitiens, florentins, génois et les Juifs les sauvaient
momentanément de la gène sur bons gaiges de vaisselle ou de
bijou, et à haut intérêt.
« Engaiger aucune chose si est mettre aucun meuble par devers
aucun, en nampt de la debte paver, jusques a tout qu'il soit satis-
fait et paie ce pour quoy on l'engaige, espérant que ce paie, doive
ravoir son gaige 3, »
dit dans son français embarrassé Jean le Boutillier.
tionna deux houppelandes, l'une longue, de velours cramoisi à figures,
l'autre à mi-corps, de velours tanné. Celle de velours cramoisi était brodée
de 714 perles, l'autre de 8t. Pour les solder, on dut fondre deux hanaps,
une aiguière d'or, les images d'or d'une Notre-Dame tenant son enfant,
celles d'un Charlemagne, d'un saint Georges, d'un saint Louis, de saint
Antoine, de saint Jean TEvangéliste, de saint Etienne, le jovau de la gésine
de Notre-Dame et des trois rois de Cologne, une image d'or de saint
Paul, une autre de la Madeleine ». IbiiL, pages 37 et 38.
1. Simon de Dammartin fournissait les bijoux d'étrennes à Valentine
Visconti en 1391. Voir Bibl. Nat., Pièces originales, vol. 967, dossier
21581, no 23.
2. Digne Respondi ou Rapondi était banquier, marchand de livres, de
bijoux, de tapisseries, etc.. Il avait reçu de Charles VI le titre de bour-
geois de Paris. Devenu officier de la maison de Jean-sans-Peur, il fut
accusé d'avoir pris part au meurtre du duc d'Orléans qu'il détestait comme
débiteur insolvable.
3. Soiiniie Rurale, fol. 46 \°. Bibl. Nat., Incunable, Res. F. 1248.
DIVERSES CAUSES DES EMBARRAS d'aRGEXT 279
Pour racheter ces gages encombrants;, les grands seigneurs
avaient recours à divers expédients : extortions d'impôts, sous
des prétextes illusoires, sur les hommes de leurs terres, leurs
hostes, ou, s'ils étaient assez près du trône, dons mendiés au
roi trop faible'. Ils remettaient indéfiniment le paiement de
leurs dettes envers les marchands et pourvoyeurs, en contrac-
taient de nouvelles avec l'insouciance du grand seigneur qui
ne s'abaisse pas à compter-. Ils prenaient chez les marchands ce
qu'il leur fallait pour l'entretien de leur hôtel jusqu'à ce que
la patience de ceux-ci fut à bout, et que le sentiment des
injustices criantes dont ils étaient victimes les poussât à venir
cryer et braire et lever les vasseaiilx, c'est-à-dire, opérer une
saisie sur les biens meubles du débiteur dédaigneux de ses
engagements. Ces protestations indignées contre cette tyran-
nie des prises réapparaissent invariablement chez tous les
auteurs du temps. Philippe de xMézières, Eustache Deschamps,
Froissart, les chroniqueurs anonymes, Christine de Pisan,
Gerson, etc., etc.. tous ont élevé la voix contre ce vol
déguisé des grands au détriment des petits. En 1405, Gerson
dans son sermon devant la cour, supplie avec douceur :
« N'en portés rien, ne prenés rien sans deument paier ».
Le Songe Véritable en 1406 ne connaît pas l'onction du bon
chancelier. Il flagelle ces courtisans :
1. Il estoit large et abandonné a l'argent distribuer et donner finances,
et là où feu son père donnoit 100 escus, il en donnoit 1000. Dont estoient
ceux de la Chambre des Comptes très mal contents », écrit Juvénal des
Ursins à l'année 1589, en se plaignant de la folle largesse du roi et des
demandes d'argent des courtisans éhontés.
De son côté, Belieforest peint les désordres que produisit dans les
finances royales cette faiblesse de Charles VI et les remèdes que tâchaient
d'y apporter les trésoriers : « Et estoient. si excessifs les dons que le jeune
roy faisoit que ceux qui prendoient aux comptes estoient contraints d'écrire
sur les lettres de don : cecy trop donné, et qu'il soit rendu. » Histoire îles
neuf rois de France qui ont eu Je nom île Charles, Paris, 1568, in-fol.
2. « Le duc de Bourgogne n'aimait pas payer ses dettes et chaque fois
que ses créanciers venaient demander de l'argent pour les fournitures de
tous les jours, les intendants de sa maison considéraient leur demande
comme un crime digne de châtiment. » Histoire de lu ville de Paris,
année 1404, par Dom Félibien, Paris, 1755, in-fol.
28o LE LIVRE DES TROIS VERTUS
778 « Qiii prennent et dons et avanturcs,
Qiii rifflent ce qu'on peut riffler.
871 Chascun en prend, chascun en pille,
A fort happer chascun s'ahbille.
1033 Quant est aussi de la Royne
Tout son penser, tout son attaine
Est d'en prendre ce qu'elle en peut
Mais non pas tant comme elle veult '. »
Que ce soit dans le trésor du roi ou dans l'hôtel du bour-
geois, dans le cellier du vilain, ou dans la boutique du mar-
chand, tout était considéré de bonne prise par cette noblesse
besogneuse et affranchie de scrupules en matière d'argent.
Paulin Paris a émis l'opinion dans une note de ses Grandes
Chrouiqnes - qu'on avait beaucoup exagéré le fléau des prises.
Quand on lit h Livre des Trois Vertus et les ouvrages con-
1. Publié par M. Moranvillc dans Mciiioires de la Soc. dr VHisl. de Frn)ice,
1890, fasc. 17, p. 275 et suiv.
2. 6 vol., Paris, 1836-38. Tome VI, note 8, p. 351 : « Je suis surpris de
voir une pareille conjecture sous la plume de M. Michelet (il proteste
contre le droit de prise) qui aurait dû la laisser à Dulaure ou à Sismondi. Il
ne peut ignorer que ce droit de prise dont on a fait tant de bruit, n'était que
celui d'emprunter pour un très court espace de temps des objets de pre-
mière nécessité que ne pouvaient emporter avec eux dans leurs tournées
les grands officiers de la couronne. C'étaient des matelas, de la vaisselle et
des fourrages. Mais jamais il n'arrivait aux emprunteurs de prétendre à la
propriété de ces objets. Et, si des cito\ens ne devaient pas les refuser, on
ne pouvait se dispenser de leur tenir compte de ceux qu'on ne leur retenait
pas ».
Froissart parlant des prises pendant la campagne de Flandres de
Charles VI dit que « les gens de guerre pilloient les laboureurs, emportoient
graines et ne restoit que la paille. S'ils se plaignoient, on les battoit ou
tuoit ».
Le Bourgeois de Paris recommencera les mêmes plaintes en 1418 (Jour-
nal, p. 87) : « et avoient prinses par force leurs toilles aux marchans et a
autres sans paier, disant que c'estoit pour faire des tantes et des pavillons
pour le ro)', et c'estoit pour faire des sacs pour no\-er les dictes femmes »■
(les femmes de ceux « qui gouvernoient faulcement Paris »).
Consulter encore au sujet dus prises l'Histoire des Iiistifutious, Paris, 1891,,
de E. Glasson, tome VI, pages 46 et 47.
DIVERSES CAUSES DES EMBARRAS d'aRGENT 28 1
temporains, on a, au contraire, le sentiment très net que les
prises des seigneurs étaient une calamité publique. Juvénal des
Ursins écrit au commencement de 1407 :
(c En ce mesmc temps plusieurs choses se faisoiont par les sei-
gneurs comme prises de bleds et de vins sur les rivières et autres
vivres, et se taisoient pluseurs mangeries par les officiers particu-
liers, et pour ce, par le roy et son conseil, fut ordonné que telles
manières ne se fissent et tut crié publiquement a son de trompe que
plus ne se fist. »
Mais les seigneurs se riaient de telles ordonnances, et
ils continuaient comme devant une habitude si vieille et si
commode.
Cependant il se trouve encore quelques seigneurs qui ont
conservé la vieille vertu plébéienne de payer leurs dettes \
comme ce bon duc, Louis de Bourbon, frère de la reine
Jeanne qui en 1407 est obligé de quitter son hôtel de Bourbon
à Paris et de se retirer dans ses terres^ afin de faire des écono-
mies et de payer les « 60.000 frans d'or qu'il devoit aux
marchans". »
D'autres projetaient de le taire sous le coup d'une grosse
émotion, comme par exemple, la terreur de la mort. Tel,
Louis, duc d'Orléans. Félibien et le Religieux de S'-Denis
racontent comment, remué dans sa conscience par le danger
qu'il venait de courir à S*-Germain-en-Laye, en juillet 1405 >,
<f il fit publier par un héraut d'armes à Paris, à Saint-Denis et ailleurs
que tous ses créanciers eussent à se présenter le dimanche suivant,
en son hostel de Bohême, et qu'il acquitterait ses dettes. Plus de
huit cens personnes se présentèrent de tous costés avec leurs titres
de créances. Mais les promesses du duc restèrent sans etfet. Ses
1 . La reine à cet égard avait si mauvaise réputation qu'elle voulut,
en Ij^oS, emprunter de l'argent, « mais elle ne trouva oncques personne
qui luy voulsist rien prester », dit Juvénal des Ursins.
2. Vie de Louis de Bourbon par Cabaret d'Orouville, ch. lxxxvi, Paiithéoir
Littéraire, édit. Buchon, Paris, 1841.
3. C'est quand il faillit être nové dans la Seine en compagnie de la reine.
282 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
gens, au lieu de payer les créanciers, ne firent que se moquer d'eux.
Quant aux estrangers et a ceux qui estoient venus de loin, on offrit
de leur paver le tiers de l'argent qui leur était dû, ce qui n'aurait
pas suffi pour leurs frais de retour... etc. »
Les formidables ducs de Bourgogne qui, pendant si long-
temps, éclipsèrent la France de leur faste, meurent tous criblés
de dettes'. Albert duc de Hollande et comte de Hainaut,
gendre de Philippe le Hardi, mourut le 13 décembre 1404
insolvable, et sa veuve dut, pour se libérer du fardeau de
dettes qu'il lui avait léguées, selon la coutume du pavs, suivre
son convoi « vestue d'habits empruntés, une paille à la main,
qu'elle jeta devant le cercueil pour montrer qu'elle renonçoit
à sa succession - ».
Ces exemples d'extrême pénurie chez les familles les plus
opulentes des xiV et xv^ siècles peuvent donner une idée de
ce qiii se passait dans le reste de la noblesse. Comme le désordre
se fait de plus en plus grand dans le gouvernement, que la
guerre avec l'Angleterre et les rivalités armées entre Bourgui-
gnons et Armagnacs rendent la détresse financière plus poi-
gnante, on n'est pas étonné de voir l'Université peindre un
tableau si sombre de l'état de la France dans ses RenioHSlrances
au Roi de l'an 141 3 :
« Et y est trouvé que pour la despence de vous et de mon sei-
gneur de Guyenne [en lieve] tant sur le demaine comme sur les
aides IIIF L"' frans et pour icelle despence [au temps passé] on ne
levoit que quatre vins quatorze mil frans, et menoient lors vos
prédécesseurs Roys grant et noble et bel estât, et estoient bien
paiez les marchans de leurs denrées, et autres gens. Mais nonobs-
tant la dicte somme de IIII'' L™ franz ne sont point paiez les mar-
chans de leurs dictes denrées, li adviciii soirvciiics foi'^ (.jiic rostre
bosk'l et cclliiv de la Roxiie et de mon seigneni' de Giiieime sont l'onipiis,
1. La veuve de Philippe le Hardi, Marguerite d'Artois, ne pouvant
éteindre les dettes laissées par son mari, dut renoncer à sa succession de
biens meubles. Dom Félibien, Histoire de la Fille de Paris, Paris, 1725.
2. L'Art de vérifier les Dates, tome III, article Hainaiil.
DIVERSES CAUSES DES EMBARRAS DARGEXT 283
par cspccial puis pou de temps a l'en veii l'hoslel de iiioii seigneur de
G m'en ne estre ronipu et, jeudi derriiin passé, l'osteî de la Rovne'^... »
On le voit : en 1403, quand les gens du duc d'Orléans les
insultaient et les battaient au lieu de les paver, et 141 3, où
ils osaient rompre les hôtels du roi, de la reine et du dauphin,
les marchands de Paris s'étant enhardis à réclamer leur dû.
D'où leur était venue cette soudaine audace ? C'est que Jean-
sans-Peur, Fa mi du bon peuple de Paris, était depuis 1407
entré plusieurs fois dans la capitale, suivi de ses fidèles Fla-
mands et Lorrains et avait fait fuir devant lui le roi, la reine, le
dauphin et tous les chaperons rouges^ ; et que Caboche, son
cher allié, aidé de tous les couteaux de sa corporation, avait
déjà « commis ses très inhumains excès ». Les princes du sang,
apeurés, avaient été bannis, leurs biens confisqués et le bon
peuple an hlauc chaperon avait ainsi appris à pénétrer en
maître dans les hôtels princiers.
1. Biht. de VEc. des Chartes, 1890, p. 424, tome LI, M. Mornnvillé.
2. Le roi et le dauphin rentrèrent dans Paris, mais coiffés du cliaperon
blanc des Cabochiens, et décorés de la croix bourguignonne de Saint-
André.
CHAPITRE III
CHRISTIXE CONSEILLE l'ÉCOXOMIE ET LA REDUCTION
DES SUPERFLUITÉS
Christine de Pisan pesait la gravité de ces multiples pro-
blèmes et en prévoyait les résultats lorsqu'elle composait dans
le Trésor de la Cité des Dames ses chapitres sur la nécessité de
restreindre ses dépenses, de se retrancher de ses siiperfliiités,
quand elle prêchait l'économie et une prudente gestion des
revenus de la famille. A défaut d'expérience publique, son
expérience personnelle aurait pu lui suggérer ces principes
d'ordre pratique. Ayant connu la gène dès son veuvage, les
procès pour dettes, les poursuites des sergens, elle avait gardé
dans son cœur l'angoisse des jours mauvais et la terreur des
embarras d'argent. Elle-même avait vu :
« ses povrcs chosettes levées par sergens ; le dommage grant m'es-
toit, mais plus craignoie la honte '. »
Son mari Tavait. laissée dans une position si difficile,
qu'elle avait étc obligée quelques fois d'emprunter à ses amis
« a face rougie ». Ses vingt-cinq premières années avaient
passé comme un beau rêve, entre un père qu'elle chérissait,
une mère tendre, puis un mari « de qui les vertus passaient
la richesse », qu'elle aima profondément et qui la rendit par-
faitement heureuse. Elevée d'abord dans la richesse, elle
connut encore, après la disgrâce de Thomas et jusqu'à la
mort d'Etienne de Castel, une large aisance. T(>ut à coup,
I . Mulaciou tic Fortune.
CHRISTINE CONSEILLE l'ÉCONOMIE 285
sans aucune préparation à la conduite des affaires du ménage \
la voilà seule, pauvre, « foible de corps et naturellement
cremeteuse », avec une grande famille à entretenir, et des
procès à elle intentés de tous côtés par des parents et des
obligés déloyaux et ingrats, et procès intenté par elle à la
Cour des Comptes pour se faire paver des arrérages- dus à
son mari. La lutte commença longue ', pénible, douloureuse,
mais où elle ne s'avoua jamais vaincue et où elle déplova un
beau courage et une dignité fière.
Parmi tous les souvenirs d'amiration émue et d'amour recon-
naissant qu'elle prodigue à son père et à son mari, il se glisse
néanmoins une critique à l'adresse de chacun d'eux, critique
adoucie de toute la délicatesse dont elle est coutumière, mais
qu'elle se croit le devoir de faire pour servir de leçon à
d'autres pères et à d'autres maris.
« Nulle l'espargne de la pecune et avoir, sauve la révérence, je
ne repute mie louable en Testât des mariez, sous laquelle main doit
estre la cure de leur maisnage, souffreteux après eulx, peut estre, a
cause de leur prodigalité +. »
Cette observation judicieuse vient après l'énumération des
pensions, gages, promesses que le libéral Charles V avait faits
à son conseiller et astrologien favori. Mais Christine n'est pas
sans l'atténuer et même sans excuser cette prodigalité pater-
1. « Me convint mettre mains a œuvre, ce que mo\', nourrie en- délices
et mignotement, u'avoie appris, et estre conduisaresse de la nef demouree
en la merourageet sanz patron. » Fisioii,{o\. 55 v". Bibl. Nat., f.fr., 1176.
2. Christine ne recouvra ces arrérages qu'en i.]!! et le paiement de cette
longue dette se fait encore comme par manière de gratification « pour bons
et loyaux services de feu son père Thomas et de feu son mari maistre
Estienne de Castel, nostre notaire et secrétaire ». Peut-être ûiut-il voir dans
cet acquittement une louable intervention de Guillaume de Tignonville
qui, après avoir été révoqué de sa charge de prévôt en 1408, avait été
nommé président de la Chambre des Comptes.
3. D'après ce qu'elle raconte de sa vie dans sa Vision, ses procès, com-
mencés en 1389, année de son veuvage, ne se terminèrent qu'en 1403
ou 1404. « Ce a duré l'espace de plus de XIV ans ».
4. Vision, Bibl. Nat., f. fr. 1176, f. 53 vo.
286 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
nelle : « nulle reprehension n'affiert », se reprend-elle, « se
trop grant libéralité de non refuser riens que il eust aux
povres » '.
Quant au hlàme attendri qu'elle jette sur son mari, il a
trait cà l'ignorance complète dans laquelle, par bonté et non
par défiance, il l'avait laissée sur l'état de ses affaires.
Etienne de Castel, notaire et secrétaire de Charles VI, a bourses
et a gaiges, « fut surpris de hastive espidemie a Beauvais ou
avec le Rov estoit alez » et mourut sans que sa femme fût au
« trespassement » ^ :
« Si ne poz savoir Testât de sa chevancc, car, comme ce soit la
coustume des hommes mariez de non dire et declarier leurs affaires
entièrement a leurs femmes, de laquelle chose vient souvent mal 3. »
De là, tant de réclamations non fondées, de négations de
dettes, tant de soucis et de pertes.
Aussi Christine revient sans se lasser sur ce sujet de la dr-
vance du ménage, sur les dépenses qui doivent être réglées,
de telle sorte que « elles ne passent le gaingne, si que au bout
de l'an se trœuvent en debtes » (358).
« La noble baronnesse vivant sur ses terres doit savoir, se elle
veult user de sens, combien monte par an et vault communément
la revenue de sa terre. Et doit tant faire, si elle peut, vers son marv
par doulces parolles et bons admonnestemens que ilz advisent
ensemble et disposent de tenir tel estât comme leur ditte revenue
pora furnir, et non mie si grant par dessus que au bout de l'an se
treuvent endebtez vers leurs maisnies ou leurs créditeurs, car, sans
faille, ce n'est point de honte de tenir estât selon sa terre ou rente,
soit ores petit, mais c'est honte de le tenir si grant que les debteurs
viennent tous les jours crver et braire, et lever les vasseaulx »
(406).
Avec son sens profond de ce qui est bon et sain, elle démê-
lait très bien dans cette rage de jovaux, d'orfèvrerie, de luxe
1. Vision, fol. 55 r°.
2. //'/(/., fol. 55 v».
3. Ibid., fol. 5 il V".
CHRISTINE CONSEILLE l'ÉCOXO.MIE 287
SOUS toutes ses formes, la part d'un égoïsnie monstrueux et
insatiable ; et sa perspicacité, toujours en éveil, )• discernait
les signes d'une décadence morale plus encore que d'une pas-
sion pour le beau. Elle y percevait moins un besoin intellec-
tuel et artistique qu'un appétit sensuel. « Telles superfluités
ne sont bonnes ne a corps, ne a ame », dit -elle. (500).
« Generaument en ce rovaume sont envers touttes manières de
gens les estas trop oultrageux et les despenses, tant de vesteures,
de saintures de Behaigne, de monteures, d'abillemens de chevaux
comme de dépense de bouche trop excessives et trop fort a
doubter ■. »
« Dieu s'en courrouce », pensait Christine avec l'Univer-
sité.
C'est pourquoi, elle s'efforce de persuader aux nobles dames
d'établir leur budget, de s'y tenir, d'avoir l'œil ouvert sûr
les comptes des receveurs et des trésoriers. Le chapitre xix,
livre I, est consacré tout entier à cette question financière :
« comment la sage princesse se prendra garde sur ses reve-
nues et comment ses finances seront dispensées ».
I. Renioiislrances lie VUniversitc. 141 3, article XXXMII.
CHAPITRE IV
LES COMPTES d'uNE GRANDE DAME
Ce n'était pas chose habituelle qu'une grande dame daignât
s'occuper de chose aussi vulgaire et pratique que les comptes
de sa maison. Christine ne voit dans cette répugnance qu'un
préjugé aristocratique qu'il faut combattre.
« N'ara pas honte de vouloir savoir la somme de ses revenues et
pensions... et que son seigneur ne lui administre (la dépense de
son hostel) sans ce qu'elle s'en mesle » (200).
Elle veut que les comptes de ses receveurs et ceux des
despensiers de ses revenus et finances soient à certains jours faits
devant elle « et que souvent les oie ».
Elle entre dans le détail : les dépenses de l'hôtel, ce qu'on
aura pris sur les marchands et sur le peuple...
« Si ses officiers doivent prendre sur le peuple que ce ne soit
malgré eux et qu'on les paye a juste prix, et tantost paver... et
non mie faire aller les pauvres gens des villaiges et ailleurs, a leur
grand coust et destourbier et frais, cent fois et plus a toute une
cedulle en sa chambre aux deniers ou a ses receveurs ains que puis-
sent estre payez '- » (232).
On avait bien inauguré de la jeune reine Isabeau lorsque,
dans les premières années de son mariage on l'avait vue veiller
à ce que les officiers de son hôtel n'exerçassent pas le droit de
prise sur les localités voisines de ses résidences et terres en
dépendant. Le premier de ses actes qui nous ait été conservé,
I. i( Me convenoit trotter après eulx, selon le stile, puis, en leurs cours et
sales en commun, muser a toute ma boîte et mandement, le plus de jours
sans y rien faire, ou, par lonc train, avoir responscs doubles en espérance.
Mais longue estoit l'attente ». Vision, fol. 58 vo.
LES COMPTES d'uXE GRANDE DAME 289
daté du 8 février 1389, est précisément son interdiction for-
melle de commettre le moins de larcins possible dans l'abbaye
de Longchamps '.
« La bonne dame ne voldra rien devoir : mieux aymera
soy passer a mains et plus sobrement desprendre » (202).
Se passer à moins, c'est ce qui semblait presque impossible
ou dérisoire à la plupart des seigneurs et dames de ce temps
qui, s'ils n'avaient pas gravée, sur la porte de leur hôtel,
l'unique clause de l'abbaye de Thélème Fay ce que vouldras -,
semblaient du moins y conformer leur vie admirablement.
Que surtout la dame n'aille pas s'accorder le plaisir vaniteux
et deshonneste de faire des aumônes et de distribuer des charités
si auparavant elle n^a pas payé ses dettes :
« devant toutes aulmosnes, debtes doivent estre paiees car néant
vauldroit faire aulmosne de l'autrui avoir » (97).
C'est une leçon d'ordre et de comptabilité que Christine
donne à ses belles dames, mais c'est aussi une leçon de pro-
bité. La conscience des grands, si chatouilleuse sur Je point
d'honneur tels qu'ils l'entendaient, était étrangement cuirassée à
l'égard de certaines obligations élémentaires.
Le devis du budget que Christine propose dans ce même
chapitre xix du livre I, a dû avoir pour base celui de Charles V,
réduit à une échelle simplifiée et celui du sage roi de France
avait été modelé, dit-elle, sur celui d'Ecfrede, « le vaillant roy •
d'Angleterre, homme de science et virtueus ».
« Ce roi divisa ses rentes en deux parties :
L L'une, il divisa en trois parties, dont l'une estoit pour les ser-
viteurs de sa court ; l'autre a ses œuvres, car il fist faire mains beaux
édifices ; et la tierce, il mettoit en trésor.
II. L'autre partie, il divisa en quatre parties, dont l'une estoit
pour les povres, l'autre, aux esglises, l'autre, pour les povres esco-
liers, et la quarte, pour les prisonniers d'outre-mer.
1. Arch. Nat., K. 53, n" 79, cité par M. Thibault, dans Isahean deBavière,
p. 117, Paris, 1905.
2. Œuvres de Rabehiis, t. I, p. 205, édit. Marty-Laveaux, Paris, i868.
19
290 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
« A propos, je treuve pareille pollicie ou semblable ordre eu
nostre sage roy Charles ' ».
Le budget de la noble dame se répartit ainsi (§ 200 et 201):
!'■'' portion : a mettre en aulmosnes et donner as povres.
if" portion : a pourvoir a la despense de son hostel.
3^ portion : a payer ses officiers et femmes.
4'-' portion : a faire dons aux estrangers ou autres qui l'aront
desservy extraordinairement.
5^ portion : a mettre en trésor.
Et sur cette dernière, « elle prendra a sa plaisance ce qu'elle
vouldra mettre en joyaulx, robes et habillemens. »
Déjà au paragraphe 97, où elle traite des aumônes, Chris-
tine avait dressé en passant un budget sommaire où elle avait
consacré une fraction spéciale aux prises et aux dettes.
Elle avait dû s'enquérir auprès de quelque grande dame de
ses amies % dont elle admirait la sage ordonnance, comme la
duchesse d'Anjou ">, ou cette dame Marguerite, femme de Bureau
de la Rivière, « qui encore est en vie », dit-elle dans sa C\h\
de la meilleure répartition de grands revenus, car ici l'expé-
rience personnelle lui fusait défiut, n'a^^ant jamais pu aller,
dans son propre ménage, que d'un pain à l'autre. D'un autre
côté^ elle était douée de trop de bon sens pour se figurer qu'un
budget considérable puisse s'établir d'une façon solide autre-
ment que par une suite de tâtonnements et d'essais pratiques.
Nous aurions donc encore ici un nouvel exemple du souci
constant qu'avait Christine de fonder ses enseignements sur
des faits recueillis dans la vie réelle et sur l'observation exacte.
1. Charles V, chap. xv, liv. I.
2. Christine raconte comment elle se renseignait sur la vie de Charles V.
« J'allais, dit-elle, par diligent information enquérir, a ce propos, ce que
ne sceusse de moy mesme, et que expédient savoir m'estoit ; mais
comme de ce ne sceusse de moy parler, fors a l'aventure et non vivement,
me soye informée diligemment de chascun d'eulx par ceux qui fréquentent
et qui mieulx le doivent savoir, sages dignes de foi ». Charles V, livre II,
ch. XVII.
5. Marie de Blois, duchesse d'Anjou, mourut le 12 novembre 1404 à
Angers.
CHAPITRE V
LES DÉPENSES d'uN MÉNAGE BOURGEOIS PROPORTIONNÉES
A LA CHEVANCE DU AU GAIN DU .MARI
Le second point de renseignement particulier que le Livre
des Trois Vcrius donne aux fcnuiics f estât ' et aux bourgeoises-,
touche « au foit de menaige ».
« Vous devez mettre graiit cure, leur dit-elle, et dilligence de dis-
tribuer saigement et mettre a protïït les biens et la chevance que
voz maris par leurs labours, office ou rente amassent ou pourchas-
sent a l'ostel » (456).
Si c'est la tâche de l'homme de « acquerre et faire venir ens
les provisions »,
« c'est le devoir de la temme de les « ordonner et despenser par
bonne discrccion et ordre convenable ; bien adviser que gast n'en
puis estre tait, ne s'en attendre du tout a la maisnie, ains ellemesmes
c'stre dessus et s'en prendre souvent garde et de ses choses vouloir
avoir le compte » (463).
Si riches et prospères que vous soyez, ne tente/ pas de sortir
de votre rang, conseille-t-elle aux bourgeoises et aux femmes
d'état. YotYQ habit est bel et beau à qui bien le porte, et les
1. Les feiiDiies d'eslal sont, d'après le LiiTc des Trois Vertus, celles qui
sont mariées aux clers, gens de conseil de rois ou de princes, ou gardans
justice ou en divers offices... C'étaient donc les fennnes de fonctionnaires
du xve siècle.
2. Voici comment Christine définit la classe des bourgeois dans son
Livre du Corps de Pollicie : « Bourc^eois sont ceux qui sont de nacion ancienne
en lignaige es citez et ont propre surnom et armes antiques, et sont les
principaulx demourans et habitans es villes, rentez et héritez de maisons et
de manoirs de quoy ils se vivent purement, et les appellent les livres qui
parlent de eulx, ciloyens ». Bibl. Nat., f. IV. 1197, toi. 96 v^.
292 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
gens de bien vous estimeront davantage et vous feront plus d'hon-
neur pour vouloir le garder tel que la tradition vous le fixe.
Ces qualités médiocres d'ordre pratique que demande le
bon gouvernement d'un ménage, petit ou grand, et qui con-
sistent dans un habile emploi des ressources actuelles et dans
une sage prévoj'ance des besoins à venir, sont restées, dit-on,
un apanage de la femme française. On lui a fait à l'étranger
la réputation de savoir tirer parti de tout et de faire de rien
quelque chose. Mais cette discipline a été acquise par des
siècles de vie un peu serrée et les ménagères de 1405 ne
paraissent pas avoir eu déjà l'habitude d'observer l'ordre rigou-
reux et la stricte économie qui, plus tard, se sont insinués
dans les mœurs françaises. D'ailleurs, ce sont des qualités
(( peuple », qui ne sauraient fleurir que sur un sol démocra-
tique ; elles ne pénètrent dans les hautes classes que par suite
d'infiltrations plébéiennes.
La bourgeoise surveillera donc incessamment les comptes
de son ménage, les garnisons qui entrent à son hostel et qui v
sont employées ; elle ne s'en tiendra pas au rapport de ses servi-
teurs et se souviendra qu' « // nest pour voir que Tœil du maître. »
Cependant dans son trop grand désir d'accroître sa chevancey.
elle doit bien se garder de se laisser aller à quoi que ce soit de
repréhensible ou « non honneste » ; « et se elle acheté aux foires
lin ou chanvre a bon marchié, et qu'elle le donne a filer eiT
ville aux povres femmes », qu'elle paye leur travail conscien-
cieusement, (( et ne retiengne leur paine par quelque engingne-
ment, ou par sa maistrise, car elle se dampneroit, ne ja a son
prouffit n'iroit » (469).
Bourgeoises et femmes d'estat ne doivent tenir estât que
selon les revenus de leurs maris. Les vêtements c oultrageux,.
tant es coustemens comme es façons» ne leur affierent, car c'est
gastement d'argent, et en outre, on les en estimera moins si
elles s'y adonnent et enfin elles seront d'un mauvais exemple.
« Et pour ce, mes chieres amies, veu que ce ne vous puet riens
valloir et beaucoup nuire, ne vous vœillez en telz fafelues trop
déliter » (475).
CHAPITRE M
LES FEMMES DES MARCHANDS,, CELLES DES METIERS ET CELLES
DES LABOUREURS, COLLABORATRICES DE LEURS MARIS ET GAR-
DIENNES DE LEUR CONSCIENCE.
Les femmes des marchands et celles des lahoiireiirs ont parti-
culièrement dans le Livre des Trois Vertus la responsabilité de la
conscience professionnelle de leurs maris. Sans doute elles ont,
comme les autres, la tâche de veiller à la dépense du ménage,
au profit de la chevance, mais encore elles ont le devoir spécial
d'empêcher leurs maris de forfaire aux lois de Thonneur et de
l'honnêteté.
Christine établit une différence entre le haut commerce^ tel
qu'il est pratiqué à \"enise, à Gênes, dont les maîtres
« vont oultre mer et par tous pays, ont leurs facteurs, achettent en
gros et font grans fais, et puis semblablement envoient leurs mar-
chandises en toutes terres en grans fardeaus, et ainsi gaingncnt
grans richesses » (495),
et les gens de commerce ordinaire,
« qui achètent en gros et vendent a détail pour quatre solz de den-
rées, se besoings est ou pour moins » (493).
Les premiers sont appelés nobles marcinius et leurs femmes
portent avec raison grant estât ; mais celles des seconds,
« quov qu'elles prennent les estas des haultes dames ou des prin-
cesses, si ne le sont mie, ne on ne les v appelle, ains ne perdent
point le nom de marchandes ou femmes de marchans, voirt telz
que on les appelleroit en Lombardie non mie marchans mais
revendeurs ■ » (498).
I. Christine traduit ici le riiemlitori it.ilien.
294 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
Il est donc ridicule qu'elles s'affublent de riches robes, de
beaux bijoux, de fourrures, qu'elles aient des chambres de
parement comme celle de la gisant et qu'elles se livrent à « de
superflus despens de festes, de baigneries, de disners, d'assem-
blées j) (496), et toutes «telles fanfelues». Elles seront cause
quelque jour,
par leur presiiiiipcioii cl non sens, que le roy chargera leurs maris
« d'aucune ayde ou taille par cov elles ne se alassent point comparer
a la royne de France, qui gueres plus n'en teroit »,
selon le charitable conseil émis en la chambre de la reine (419),
par quelque seigneur irrité de ce luxe prétentieux.
Les femmes des marchands travailleront à leur salut en se
« gardant d'escandes et de barats en leurs marchandises contre
leurs prochains » (502). « Dieu a en abhomination mauvais
pois et balance frauduleusement meue ' », écrit vers le même
temps Jacques Legrand, paraphrasant les Proverbes.
La vigilance des rois ne cesse de veiller sur les poids et
mesures des marchands, sur les dimensions légales des draps
et des toiles, sur la qualité des marchandises, pour prévenir
ou punir les mille et une manières qu'ont toujours eues ceux
qui vendent de tromper ceux qui achètent -. Les ordonnances
sont précises et minutieuses ; les sergens du roi parcourent
les marchés, les foires, entrent dans les boutiques, saisissent
les draps étirés, le sel mouillé, les cierges ou chandelles qui
n'ont point le poids, ou qui sont faites de graisse de porc au
lieu de suif de mouton ; ils brisent les fousses mesures, brûlent
les marchandises frauduleuses 5, murent, par représailles,
1. Livre lU's Bonnes Meurs, Proi'. XX, v. 10.
2. « a une aune achaste et vende
Son drap nc'tirs;ene n'estcnde ».
Quatrain CCXXIII.
c< Dras corz por Ions et veil por nof
Trie por porc, vache por bot". »
Quatrain CCXXXI.
Le Livre des yLuiiires.
3. Etahlisseniens de Siiiul Louis, III, 93, 182, condamnent les « faus draps
a estre bruslés ».
LES FEMMES DES MARCHANDS, ETC. 295
échoppes et ateliers et la fraude continue et prospère'.
Maistre Guillaume Joceaume, dont l'honorabilité est sujette
à caution, expose les principes de sa confrérie :
347 ft Or n'est il si fort entendeur
Qui ne treuve plus fort vendeur.
Ce trompeur la est bien bec jaune
QjLiant pour vingt et quatre solz l'aulne
A prins drap qui n'en vault pas vingt -. »
Il est curieux de voir que la rancune contre le marchand de
mauvaise foi s'attachait aussi à sa marchandise. Les marchan-
dises difamees étaient parfois, avant d'être détruites, exposées
au pilori. On a même vu toute une communauté frappée
d'interdit parce que l'un de ses membres avait exposé des mar-
chandises sophistiquées. « Ainsi, un drapier de Saint-Omer avait,
en 14 10, porté aux foires de Champagne des draps fabriqués
dans cette ville, et vendu ces draps à un prix égal quoiqu'ils
tussent de longueurs différentes. Il fut banni de ces foires
sous peine de mort, et défense fut faite à tous les marchands
de Saint-Omer de s'y présenter de nouveau '. »
De même que Christine a établi une hiérarchie dans le
commerce, de même elle admet, à bon droit, dans les métiers
des rangs de mérite. Elle sait qu'il v en a « où l'artisan est un
1. Il faut lire la spirituelle anecdote qu'Olivier Maillart conte à ses
ouailles pour leur peindre l'imposture des marchands de Paris : « Un jour,
dit-il, un honnête homme eut la pensée de visiter toutes les maisons de
commerce de la capitale pour voir s'il pourrait découvrir dans quelqu'une
une once d'équité et de sincérité ». Il se rend chez l'ort'évre. « Cherchez
plus loin )), lui dit celui-ci. Il va chez l'aubergiste, chez le marchand de blé^
chez le boulanger : « Nous ne tenons point telle marchandise », répondent-
ils. Il poursuit sa recherche chez l'épicier, chez le mercier, chez le boucher,
chez le drapier, chez l'acquéreur de terres, etc., mais partout sans succès.
» Ecœuré et navré par cette longue et désespérante tournée à travers les bas-
fonds et les coulisses du commerce, l'honnête homme rentre chez lui en
se disant que l'équité est la seule marchandise introuvable à Paris ». La
Chaire et la Société française au XV^ siècle, par l'abbé Samouillan, p. 285-7,
Paris, 1891.
2. Maistre Pierre PatheJin, Bibliotheca Romanica, Strasbourg, s. d.
3. Histoire de T Industrie fratiçaise, p. 45, A. Monteil, Paris, 1872.
296 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
artiste ' », et d'autres, où une intelligence moyenne, ou même
inférieure, aidée de l'expérience, peut suffire à l'ouvrier.
« Mais non pourtant que les mestiers sont plus honnestes les uns
que les autres, sicomme orphevre, broudeur, serrurier, armurier,
tapisseur et autres plus que ne sont maçons, cordouanniers et telz
semblables » (552).
Les femmes de tous ceux qui labourent, femmes des hommes
de mestier ou des laboureurs, sont tenues d'exercer leur vigi-
lance sur leur maisnie. La plupart du temps, elles n'ont qu'une
meschine pour les aider dans les grosses besognes ou bien
elles font elles-mêmes tout leur ouvrage. Mais par leur activité,
leur esprit alerte, elles peuvent mettre à profit le gain du mari :
« A toutes appartient que elles soient très songneuses et dilli-
gentes, se chevance veullent avoir par honneur, de solliciter
leurs maris et leurs ouvriers de eulx prendre matin a la
besoigne et tart laissier » (533).
Elles doivent mettre les mains à la pâte, apprendre ce qu'elles
peuvent du métier afin d'être capables, en l'absence du maître,
de distribuer l'ouvrage aux ouvriers et « de les reprendre se ils ne
font bien » (534).
Les marchés ne se concluront pas sans que la femme y
apporte son grain de perspicacité, afin que son mari ne s'y
fasse duper par une « trop grant confiance ou trop grant con-
voitise ».
« Et luy admonnestera que il n'entreprengne riens ou il puist
perdre, et, que le moins qu'il peut, face de créances, s'il ne scet
bien ou et a qui » (555).
Elle sollicitera les ouvriers à l'ouvrage, les gardera (faiseuse,
« car par ouvriers mal songneux est souventes fois desers le
maistre » (554).
« Avec ce, doitadmonnester son mary que ilz vivent si sobrement
I. Fahliaiix, p. 93, M. Bcdier, Paris, 1895.
LES FEMMES DES MARCHANDS, ETC. 297
que la despence ne passe le gaaingne », « et se gardera de tant de
compaignies faire par villes, ne trotcr a ses pèlerinages, trouvez
sans besoing, qui_ ne sont tous fors despens sans nécessité » (537).
Ne voilà-t-il pas cette femme humble passée au rang d'as-
sociée du mari ? Et n'est-ce pas une des conditions de leur
bonheur que cette communauté d'intérêts et d'occupations ?
Ces femmes d'artisans, prêtes à devenir les dociles élèves de
leurs maris avant de devenir leurs collaboratrices, ne possédaient
certainement pas l'habileté du métier que seul un appren-
tissage de plusieurs années pouvait donner; mais elles acqué-
raient, par l'exercice, la connaissance de la qualité du travail
et étaient initiées aux secrets ' de la fabrication. En cas de
veuvage - elles étaient à même de continuer les affaires ; elles
héritaient des droits au travail du défunt, gardaient son enseigne
et tâchaient de maintenir intact le bon renom de sa maison.
C'est ce qui explique comment, dans les comptes du temps, on
Trouve tant de femiues relieresses, orfèvre resses, ferroiinieres,
serrurières ou mercières.
Rappelons que sur les cent métiers énumérés par Etienne
Boileau, trois sont dévolus aux femmes : ce sont ceux de file-
resses de soie a grans fuseaux, fileresses de soie a petis fuseaux,
et fabricantes de chapeaux d'orfrois '.
« Les simples femmes de labour es vilaiges, auxquelles n'est
mestier de detfendre les grans paremens ne oultrageux habis, car de
ce sont bien gardées », (5 88)
1. On appelait secrets \cs procédés de t'abrication propres à cliaque corpo-
ration et jalousement gardé.s.
2. I' Il leur était permis dans le veuvage de tenir ouvroir et de faire tra-
vailler dts compagnons ou valets, mais à la condition expresse qu'elles res-
teraient veuves. Elles étaient déchues de leurs droits si elles épousaient un
homme étranger,! la profession ». Histoire V Industrie française, t. I, p. 25,
A. Monteil, Paris, 1872.
5. Dans les statuts de 1268, ces ouvrières s'intitulent feseresses de cha-
peaux d'or et fesseresses de cJiapeaux d'orfreis. •< La corporation était surtout
■composée de femmes, mais l'on n'en excluait pas les hommes », dit A. Fran-
klin dans son Dictionnaire historique des Arts, Métiers et Professions exercées
dans Paris dis le trei:iiinie sièch\ Paris, 1906, article ch,ipeliers d'orfrois,
page 144.
298 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
ont une tâche sommaire au fait du budget, car leur chevance se
compte plus par têtes de bétail et par boisseaux de froment que
par sols et par deniers. Elles peuvent cependant l'accroitre par
une bonne direction de leur ménage et par une participation
à la fois effective et morale aux travaux de leurs maris. « Elles
mesmes leur doivent aider en ce qu'elles peuent ' » (594).
On rencontre dans un manuscrit avant appartenu au duc de
Berry - d'exquises miniatures représentant des paysannes
fanant, moissonnant, boitant, comme on en voit encore au-
jourd'hui dans nos provinces. Ce sont des femmes bien taillées,
aux attitudes aisées, qui se Iivrent,sous le ciel bleu, à l'air libre,
dans la bonne senteur des herbes ou de la terre fraîchement
remuée, à un travail qui absorbe leurs forces sans les accabler.
La poésie pathétique des paysans de Barbizon ou la vision
farouche de La Bruyère n'ont jamais effleuré l'âme simple de
Christine de Pisan. Elle ne s'attendrira pas plus sur le sort de
ces femmes penchées vers la terre que sur celui de la petite
boutiquière assise derrière son comptoir ou de la brodeuse
courbée sur son métier. Le travail est la loi de ce monde ;
personne ne saurait, sans décheoir, s'y dérober. C'est encore ici
l'un des beaux points de la doctrine de notre auteur : elle pro-
clame la beauté et la vertu saine du travail ; que ce soit le
travail vigoureux du corps, ou le travail agile et ingénieux des
doigts, ou le noble travail de la pensée, son effet moral est le
même pour chacun, bienfaisant pour tous. Que bénie soit la
mémoire de cette Française du xn-^ siècle qui a osé parler libre-
ment de la noblesse du labeur et qui en a donné un exemple
si digne et si touchant !
L'état de laboureur est au moyen âge le plus infime. Les
gens des mestiers forment les jambes, et les laboureurs, les
pieds ^// corps de PoJlicie kM:hïs Christine montre avec douceur
1. Columelle recommande aussi à la femme du méta\-er « d'aider son
mari dans certaines fonctions ». De Rf Rustica, trad. par Saboureux de la
Bonneterie, ch. viii, p. 76, Paris, 1772.
2. Léopold Delisle, Cabiuet des Manuscrits, III, 192.
3. Le Livre du Corps de Poil icie, Bibl. Xat., f. fr. 1 197, fol. loi v^.
LES FEMMES DES MARCHANDS, ETC. 299
les avantages des simplettes femmes des villaiges à celles qui
seraient tentées de les desprisier.
« Comment qu'elles soient nourries communément de pain bis,
de lait, de lart, de potaige, et d'eaue abuvrees, et que assez de peine
troyent, est leur vie plus sceure et mesmes en plus grant souftisance
que telles sont bien haultes assises » (588).
En effet, pour qui connaît la saveur des légumes qui com-
posent le menu ordinaire de la table du simple paysan, la fraî-
cheur des œufs, l'intégrité du lait, l'arôme du fruit cueilli sur
la branche, ces produits de même nom, servis sur la table du
citadin, semblent venir d'une terre abâtardie ou d'animaux
anémiés. Christine en avait-elle déjà fait la décevante expé-
rience en 1405 ?
Elle veut relever l'humilité de leur tâche par la grandeur
du rôle qu'ils remplissent en ce monde. Par eux, dit-elle,
« il est nécessité que le monde soit secouru ou labour qui est pour
la substantacion, vie et nourrissement de toutte créature humaine »
()90-
Et dans son Livre de Pollicie, elle prend encore leur défense
devant le préjugé commun :
« Nonobstant que assez de gens les desprisent et foullent, si sont
ils de tous les estas les plus nécessaires ; ils sont les cultivateurs des
vins dont est repeue et nourrie créature humaine et sans lesquelz
le monde mortel fauldroit en peu de temps. »
Ils sont les pic~, ajoute-t-elle, car, en effet, ils soutiennent tout
le corps de Pollicie ' .
Eustache Deschamps a lui aussi plus d'une fois exprimé sa
sympathie pour ceux qui vont a la bise. Il rend honneur au
labour de la terre : « Chascun est hardi en son art. » Il fliit
« croistre et venir les biens - » si utiles à la vie.
1. //'/(/., fol. 108 yo.
2. Ballade, 13 12, I. Chaut royal, 577,
300 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
La cautèle du paysan et son âpreté au gain ne sont pas
insoupçonnées de Christine. Elle confie à sa femme la charge
de veiller à ce qu'elles n'outrepassent pas les limites d'une
prudence honnête :
« Si vos maris labeurent terres pour autruv, qu'ils le facent bien
« et lovaument, comme pour eulx meismes ; et se c'est a moison ',
qu'ils paient leur maistre du forment qui ara creu en la terre et non
mie mesler seigle avœc et faire entendant que autre n'a rendu - »
(6ii). « Qu'ils ne mucent pas les bonnes brebis ne les meilleurs
moutons chiez les voisins pour paier le maistre, quant vient au
partaige, des pires ; ne facent acroire que mortes soient par lui
monstrer les peaux des autres bestes ; ne le paient des pires toisons
des laines, ne mauvais conte ne lui rendent de ses voitures ne de
ses choses ou de sa volaille » (Ibid.).
Ce laboureur que connaissait Christine avait, lui aussi, plus
d'un tour dans son bissac et Thibaut Aignelet qui c faisoit
mourir et périr ses bestes toutes saines »
1538 Par les assommer et ferir
De gros bastons sur la cervelle 3... »
ne l'aurait pas désavoué pour compagnon.
Le joug du seigneur s'était fait si pesant sur ses pauvres
hostes que ceux-ci, pour recouvrer une part plus équitable du
fruit de leurs peines, étaient passés maîtres prévaricateurs et
que, pour tout vilain, c'était pain bénit que d'accrocher quelque
petit profit au détriment du châtelain.
1 . « Se il met taulses mesures en sa terre ou s'il va son stigneur dcf-
fiant, ou s'il pesche eu ses estangs ou s'il emble ses connins... ce engendre
action de perdre ses meubles au profFit de son seigneur ». Soiiniie rurale,
fol. 77 ro.
2. Avone porrie por saine.
Quatrain CCXXX.
Livre des Manières.
3. Maistre Pierre Patlidiii, Biblioth. roman, Strasbourg.
LES FEMMES DES MARCHANDS, ETC. 3O)
1 120 « Li est avis, por veir.
Que se il puet del riche aveir,
Cornent que seit, n'est pas pcché '. »
C'était une revanche presque glorieuse de la longue oppres-
sion qui se formulait en ce dicton :
« Ci le me foule, foule, foule.
Ci le nie foule, le vilain - ».
II lui falsifiait son blé, lui volait ses brebis, se régalait de ses
grasses oies, substituait de vieilles voitures et des outils hors
d'usage à ceux qui lui avaient été remis en bon état. Quand
il s'agissait de biner la vigne du maître ou de sarcler ses
avoines, ou de fumer ses oiirhes, il n'y allait que pour sauver
les apparences. Cevoi.sin. si complaisant pour receler les plus
belles brebis et les meilleurs moutons afin de tromper
l'ennemi commun, on le volait à son tour à la première occa-
sion. Fallait-il de bons madriers pour « lever une maison » ?
on allait la nuit lui couper ses chênes dans son bois ' ; on
lui lâchait des bêtes dans ses « prez ou gaignages » ; on lui
maraudait ses fruits, on lui rompait les haies de son courtil
pour lui enlever ses plus belles têtes de choux.
« Ne ne seuffrent leurs enfms », enjoint Christine aux femmes
des laboureurs, « rompans hâves pour en autruv courtilz embler
roisins par nuit ou par jour, ne autres fruitaiges » (61 1).
Ces larcins répétés d'objets en nature aguerrissaient la cons-
cience du laboureur qui s'enhardissait, délit plus grave, à
subtiliser de l'argent au maître. « Et quant ils sont commis
pour leurs maistres de prendre des ouvriers, se ils les louent
six blancs + le jour, ne facent mie a croire que sept coustent. »
1. Le Besaiit de Dieu par Guillaume Alexis. Cité par Langlois dans Lit
Société dît XI Ih siècle.
2. Cité page 291 des Fabliaux de M. J. Bédier.
5. Le méfait devait être commun puisqu'il fait le sujet d'une loi spéciale
recueillie dans la Somme Rurale de Jean le Boutillier. Voir fol. 73 v° :
Res. F. 1248, Bibl. Xat. : « De maisonner d'autruv matière ».
4. Le blanc était une petite monnaie d'une valeur de 5 deniers. Il y avait
302 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
Notre madré laboureur, en prélevant un blanc par ouvrier loué
pour la saison des gros travaux, se ferait ainsi une somme
rondelette ', avec laquelle il pourrait acheter une provision de
sel de Paris, une bonne cotte de futaine pour sa femme et un
joli chaperon pour sa fille.
Les gens d'église et même les séculiers se lèvent comme un
seul homme pour dénoncer les tricheries du paysan vis-à-vis
de Dieu même ! On lui prêche : « Vilain, paie ta disme au
Seigneur! » Et la loi l'y oblige. Il ne peut donc s'y dérober.
Il laissera sur son champ la quotité de gerbes, dans son
verger celle de fruits, au moulin la fu'ine, au four banal le
pain..: que réclame impérieusement l'Eglise de chacun de ses
enfants \ Mais les fruits offerts à Dieu sont avariés et les gerbes
ont été au préalable secouées dans l'aire et soulagées de leurs
grains les plus lourds.
12 deniers dans i sol. Donc, la journée de ces ouvriers se montait à
30 deniers, c'est-à-dire 2 sols 6 deniers. En 1396, un fosseour qui foue les
terres ou les fosses n'a gagné en une semaine que XII deniers et ses des-
pens, dit-il. Son ami, le closier, qui a foué un jardin et planté des choux,
porre, perséles, sauge, réplique : « Je n'ai gaaigné ce semavne que troys
deniers et mes despens, mais je gaaignai la derraine semavne que fut, de
ce chief autant ». Manière de langage, ch. iv, édit. de M. Paul Mever.
1. D'après les indications de M. le vicomte d'Aveuel, le sou en 141 2
valait G fr. 34 de notre monnaie. En admettant donc que le laboureur eût
loué au nom de son maître 12 ouvriers pour les moissons, soit pour
2 semaines, ilnurait ainsi prélevé 174 blancs = 60 sous = 20 fr. 40 de
notre monnaie.
2. La dîme ne correspondait pas à la dixième partie du revenu ; elle
variait entre la treizième et la vingt et unième partie, selon les lieux et les
produits auxquels elle s'appliquait. Position des thèses de l'Ecole des
Chartes, année 1893. Z-rt Classe agricole tJans le diocèse de Troyes, par Arbois
de Jubainville.
M. Rosières (Lrt Société an moyen âge, Paris, 1880, 2 vol., p. 129, t. II),
distingue trois sortes de dîmes : le droit de grosses dîmes, par lequel l'abbé
exigeait la dixième partie des produits des champs et des vignes ; le droit
de menues dîmes, par lequel il prélevait la dixième partie du rapport annuel
des bestiaux, des volailles et des vergers et le droit de prémices, par lequel il
demandait aux artisans soit le trentième ou le soixantième de leurs béné-
fices, soit quelque produit de leur industrie.
LES FEMMES DES MARCHANDS, ETC. 303
« Il secœrt sa jarbe en l'aire
Ainz qu'il veille sa disme faire.
Sor autres estes pecheor
Se vers Die estes tricheor ',
se lamente l'évèque de Rennes. Cette tricherie était si com-
mune que la « gerbe de fouarre » était passée en proverbe -.
Christine réprouve ces agissements. « Les bonnes femmes
doivent acointier leurs maris que ilz s'en gardent » (594).
Qu'elles se guident, eux et leurs maris, d'après ce principe
général « qu'ils ne tollent a autrui ne que /7.t voldroient que
on leur tollist » (595). Quant à leurs dîmes, c'est un devoir
religieux essentiel « qu'ils les paient a Dieu lovaument et non
des pires choses » (595).
1. Lii're des Miinières, IV, quatrains 189 et 197.
2. ^"oir Xicot : Thresor de la Langue fratiçoyse, Paris, 1606, à l'article
fouarre.
HUITIEME PARTIE
DEVOIRS ET CONNAISSANCES SPECIALES
DE LA DAME TERRIENNE
CHAPITRE PREMIER
CAPRICE DE VIE RUSTIQUE; LE « PETIT-TRIAXON » d'iSABEAU
Ces enseignements aux femmes des laboureurs nous donnent
un aperçu sur la vie des gens de la campagne. Le chapitre
qui traite des devoirs des « dames et damoiselles demourans
en leurs manoirs ou sur leurs chasteaux » le complète, et nous
fournit une sorte de traité d'économie rurale au commen-
cement du xv^' siècle. Christine n'avait certes pas la prétention
d'enseigner au gaigueur la manière de tenir sa charrue ou de
nourrir ses bœufs, ni à sa femme comment sarcler, courtiller,
ou tondre ses brebis. Il en était tout autrement de la dame
noble qui, pour faire valoir ses terres, devait se mettre à une
nouvelle école.
Il y avait au moment de la composition du Livre des Trois
Vertus quelques traités d'agriculture et d'économie rurale et
domestique que Christine a mis à profit '. De plus, elle fit appel
à son don d'observation, à son jugement et à une certaine
connaissance qu'elle devait avoir de la vie et des mœurs de la
campagne. Son Dit de Poissy- et surtout celui de la Pastonre >■
révèlent un sens fin de la fraîcheur des prés et des bois, et
une justesse et une sincérité de perception des sentiments et
1. RiiraVudii coiiiniodondii de Pierre de Crescens, traduit scuis (iliarles V
sous le titre de Livre des Projjils champeslres.
De Propiietatibus reruiii de frère Bartholomé de Glanville, cordeiier
anglais, dont Jehan Corbichon traduisit les dix-neuf premiers livres.
Le Bon Bercrier de Jehan de Brie.
Elle connaissait en outre le De ReRusIied de Colunielle et elle lui a fait des
emprunts certains.
2. Œuvres Poêliqiies, t. II.
3. Ibid.
3o8 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
des émotions de la bergerette et de ses rustiques compagnes
qui ne sauraient être que le fruit d'impressions éprouvées par
l'auteur et d'observations recueillies au milieu même des
scènes agrestes qu'elle décrit. Il y avait de plus vers l'an 1400 à
la cour de France un certain engouement pour la vie des
champs. Isabeau a eu, elle aussi, son Pclit-Triaium, plus simple
sans doute et plus vraiment rustique que celui de Versailles
car, au xV-' siècle, la littérature française n'avait pas encore été
dotée d'une Nouvelle Asîrce ni d'opérettes de bergerie. En 1397,
Charles M avait donné à la reine une résidence de Saint-Ouen
appelée la Noble Maison, dont le luxe, paraît-il, éclipsait celui
du château de \'incennes, sujet de l'admiration et de l'envie
des hôtes étrangers qui y passaient. Mais Isabeau n'était point
satisfaite encore, (elle ne le fut jamais) ; elle désira posséder
une ferme « pour esbattemens et plaisance », où elle pût jouer
à la fermière avec ses dames favorites. Le 4 mars 1398,
Charles VI acquiert pour elle, au prix de 4.000 écus d'or,
d'un bourgeois de Paris, Gilles de Clamecy et de Catherine, sa
femme, « certains héritages assis et situés à Saint-Ouen, avec
granges, estables, bergerie, colombier et tout le pourpris ',
villes et isles, et une immense étendue de champs -. » Isabeau
donne à cette maison des champs le nom de Hostel des Bergeries.
Elle va s'v livrer momentanément à des caprices de vie rus-
tique et ainsi la simplicité relative de cette retraite donnera
un nouvel assaisonnement à ses jouissances ordinaires de luxe
effréné. « Elle v ht faire aucun labourage et nourrir de la
volaille et du bétail '. »
Serait-il téméraire de supposer que ce caprice pour la vie
des champs qui avait saisi Isabeau, reine de la mode, aurait
entraîné à sa suite les belles dames de la haute noblesse et que
celles-ci voulurent aussi avoir à portée de Paris quelque maison
de plaisance pour aller y jouer à la fermière ?
1. Le pourpris est un jardin.
2. Arcli. Nat., AK, KK, LI, fol. 190 \-°.
3. Ibid., N, JJ, 154, fol. 20.
CAPRICE DE LA VIE RUSTIQUE 3O9
Si cela était, Christine pouvait s'appesantir sur les occu-
pations champêtres de la dame demonrant en son manoir, comme
elle l'a fait, sans craindre d'ennuyer sa noble clientèle, et
surtout sans encourir le reproche d'avoir l'entendement ntraJ.
Et serait-ce extraordinaire que ce xv^ siècle, tombé dans un
état navrant d'immoralité et qui avait atteint le dernier raffi-
nement de luxe, eût montré le goût qu'on a constaté à toutes
les époques de décadence, où l'esprit de l'homme blasé se sent
invinciblement attiré vers la vie simple et purificatrice des
champs et des bois ?
CHAPITRE II
ECONOMIE RURALE
Cependant, ce n'est pas par un retour en arrière vers la
saine rudesse de la vie des chevriers et des laboureurs primitifs
que Christine nous transporte dans les campagnes de France.
Christine de Pisan n'avait pas l'âme pastorale. Elle est mue,
au contraire, par une ferme volonté de faire face au présent ;
par un désir généreux et énergique de l'améliorer par une
activité soutenue et par une intelligente direction des affaires.
Son laboureur tracera allègrement des « sillons droits et omne-
ment fais » ; il donnera, sans compter sa peine, toutes les façons
aux vignes. Son berger conduira ses brebis dans les champs
maigres ; il les gardera de trop ardant soleil ' et de pluye % il
les aimera, les guérira de la rongne et ne se montrera point
« despiteux » envers elles mais en sera « droit maistre » ; il ne
les assommera pas à coups de bâton, car c'est ainsi qu' « ils les
font mourir quant ils vueillent en despit de la maistresse ou
du maistre » (413), comme, par exemple, faisait maître Thi-
bault avec les brebis de Guillaume Joceaume :
1091 11 est vray et vérité, sire,
Q.ue je les y ai assommées,
Tant que plusieurs se sont pasmees.
Maintes fois se sont cheues mortes
1. Le bon bergier « les doit unibrager et refroidir soubz ung ourmel ou
tilleul ou autre arbre spacieux », p. 45. Le Bon Beroier. de Jean de Brie,
édit. par P. Lacroix, Paris, 1879.
2. « La pluie est contraire et nuvsit aux oeilles et les fait descroistre et
empirer ». Ibid., p. 47.
ECONOMIE RURALE 3II
Tant fcusscnt ils saines et fortes.
Et puis je luv faisove entendre,
Affin qu'il ne m'en peust reprendre,
Qii'ilzmouroient de la clavelee ■. »
Mais Thibault l'Aignelet n'avait pas les qualités requises
pour être « droit bon bregier. » Jehan de Brie, qui a auto-
rité pour parler sur la matière, puisqu'il avait été jugé digne,
à l'âge de quatorze ans, d'avoir deux cents brebis portières sous
ses soins, le veut de « bonne meurs^ sobre, chaste et débon-
naire. Il doit eschever la taverne et tous lieux deshonnestes -. »
Il n'admet pas que les brebis soient frappées de « verges,
bastons, de corgies % ne d'autres manières de basteures qui les
pourroient blecier ou froissier, car ils en descroisteroient et
seroient maigres et chestives +. »
La baronne sur ses terres ira visiter ses « bleds sur le meu-
rir > », et quand elle verra les épis dorés à point, elle « bail-
lera son aoust a soyer a compaignons bons, fors et dilligens,
et a eux marchandera a argent ou a bled » (412). Puis elle fera
rentrer les lourdes gerbes et les « fera battre en grange » par
ses varlets aux jours d'hiver quant il fera « trop fort temps
dehors ».
Elle ira se promener « à tout une de ses femmes » par
devers ses grans prairies et frais herbages » pour y faire
« cueillir » les foins en bonne saison et s'asseurer qu'on y
tient « foison de bestes a cornes. » Elle parcourra ses « bos-
caiges » et voudra v avoir des « haras, qui sont prouffitables
choses. »
1. Maistre Patbclin, V. 1091-1099.
2. Le Bon Bergier, p. 69.
5. « Les corgies, explique l'auteur, sont faites de trois lanières decuyrou
de trois cordeles menues pour corriger et chastier les brebis en temps deu ».
4. Ihiii., p. 43.
5. Columelie recommande de faire la moisson dès qu'elle sera mûre et
avant qu'elle soit brûlée par les chaleurs du soleil d'été, dès que les blés
sont uniformément jaunis, recommandations que Christine rend heureuse-
ment par son expression « être sur le meurir ». Op. cit., ch. xxi, p. 177.
312 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
« Qu'elle se voise souvent esbattre ' aux champs pour vcoir
comment ilz labeurent... et qu'elle soit songneusede les faire lever
matin. Ne se atende a nul, se elle est droitte mesnaigiere, ains
elles mesmes se lieve et affuble une houppelande, voise a la fenestre
et huche tant qu'elle les voye saillir dehors, car de ce sont ilz vou-
lenticrs paresseux » (410).
Il n'y a rien d'un dilettante dans ces occupations de la
baronnesse sur ses terres. Ce n'est pas une grande dame qui
va se récréer aux champs ou rêver dans d'ombreux paysages.
C'est la propriétaire qui inspecte ses domaines, soucieuse d'une
exploitation productive et de la prospérité de sa maison.
« Pour ce que les chevaliers, escuvers et gentilz hommes
voyagent et suivent guerres, est convenable a leurs femmes que
elles soient saiges et de grant gouvernement, et voient cler en leurs
fais, pour ce que, le plus du temps, elles demeurent a leurs mes-
naiges sans leurs maris, qui a court sont, ou en divers pays » (405).
Tout le faix du gouvernement retombe donc sur elle. Elle
porte les inombrables soins de la mère de famille, de la maîtresse
d'une maisnie nombreuse, de la (hiifie d'un domaine étendu.
S'il n'y avait pas cet air de méchante humeur qui rend la
ménagère d'Eustache Deschamps si peu aimable, nous pour-
rions transporter dans notre manoir cette matrone affairée du
Miroir dé Mariasse :
1793 J'ay le soing de tout gouverner;
Je ne sçay pas mon piet tourner
Qii'en vint lieux ne f;)ille respondre.
L'un me dit : « Les brebis faut tondre » ;
L'autre dit : « Les aigneaulx sevrer ».
L'autre : « Il faut es vignes ouvrer » ;
L'autre s'en va a la charrue ;
L'autre dit : « Getter fliult en rue
I. Que le maître, dit Columtllc, aille souvent visiter ses champs. Op.
cit., ch. II, liv. I, p. 38.
ECONOxMIE RURALE 313
Les vaches Liprès lu vachicr; »
L'autre dit : « Il faut escorchier
Un buef qui s'est laissé mourir » ;
L'autre dit : « Il faut recouvrir
Es estables et sur la grange. »
De l'argent huit pour le hergier,
Du bief pour porter au moulin ;
Or faut pourveance de vin.
De l'uille, des fèves, des poys;
Or taut du lin et de la chanvre
Et un cuir qui ne soit pas tanve
Pour solers et pour estivaux '... »
Pour remplir dignement son rôle, il faut à cette dame ter-
rienne des connaissances spéciales. Il lui
« afiiert a estre très bonne maisnagiere ; qu'elle se congnoisse de
labour ; en quel temps - et en quelle saison on doit donner as terres
les foçons 3 ; de quel manière est le meilleur que les sillons aillent
selon l'assiette du ghcret 4, s'il est en pays secq ou moiste, et de la
parfondeur i » (409).
Elle doit savoir quand il faut semer à point *' et quel grain
la terre désire; quelles cultures conviennent en terres grasses
ou moistes ' ; où semer ses avoines et que faire de sa récolte.
1. Miroir de Mdrias:c, Hustachc Deschamps, t. IX, Œuvra coiiiplitcs, éd.
G. Raynaud.
2. Columelle au livre II, ch. iv, p. 108, fixe le temps des labours.
5. Ihid., p. 110, indique les façons à donner aux terres, ainsi qu'au
ch. VI du même livre et livre III, ch. v et xni, pour la vigne.
4. IhicL, ch. IV, 1. II, p. III, donne des conseils sur la direction des sil-
lons selon l'assiette des lieux.
5. Ibid., livre II, ch. 11, p. 96 : Il faut examiner le champ avant de le
cultiver; voir s'il est sec ou humide, s'il est garni d'arbres ou pierreux, etc.,
et on lit de même dans Le Livre des Proffits chaiiipestres, W : « Qiii veut
ouvrir et labourer un champ, il doit considérer se il est moiste ou sec ».
6. //'/(/., livre II, ch. iv, les p. 107 et 108 parlent de la manière de semer
et quand il faut le faire.
7. Ibid., livre II, ch. 11, p. 93, explique que certaines plantes se plaisent
314 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
« Peu se vendent », mais si elle est sage, « des beufs en
engraissera dont fera grant argent quant seront gras ' » (414).
Ses gaignages et ses bois, bien mis en valeur, ne satisferont
pas encore notre ambitieuse propriétaire. Les gros travaux finis,
(( elle embesoignera ses varlets a copper ses saussoyes ou coul-
droies et faire eschalas -, a copper bois... ou a deffrichier quelque
champ » (415)- Elle tiendra ses femmes les chainberieres cons-
tamment occupées : car il ii'csl chose plus gaste en iiiig bosiel que
mai s nie oyseuse :
« elle les fera penser du bestail, de fliire a mengicr as laboureurs,
et des laitages, sarcler les courtilz, aller a l'herbe et estre crottées
jusques aux genoulx » (415).
Voici un tableau peint d'après nature. Christine a dû ren-
contrer elle-même au bord des chemins, revenant des ouches
avec leur charge d'herbes fraîches ces chamberieres « crottées
jusqu'aux genoulx », de la terre humide de rosée qui s'est atta-
chée à leurs sabots et à leurs cottes.
La noble dame aura la sagesse de la fourmi, et dès les beaux
jours préparera pour occuper sa maisnie en hiver, une provision
de travail qui aura le louable but de garder celle-ci à'oyseitsc et
en même temps de lui rapporter, à elle, un clair revenu : « elle
fera cultiver des chanvres par ses fourmiers et, a ces soirs d'hi-
ver, ses servantes teilleront et fileront pour en faire de grosses
toiles » (413). Les toiles fines, celles qu'elle emploiera pour
ses hôtes d'honneur, pour ses lits de parement, ne seront rien
moins que des toiles de Reims ou de Troves ; celles qui seront
converties en fines touailles et doubliers viendront de Venise
et le beau linge de corps se taillera dans de la toile de Hol-
dans les campagnes, d'autres sur les collines et d'autres encore sur les sols
gras.
1. Ibid., livre I, cli. vi, p. 45, enseigne quels sont les terrains propres
aux pâturages pour le gros bétail et lesquels pour le petit.
2. Columelle veut que le propriétaire ait ses collines couvertes d'oliviers,
de vignes ou d'arbres dont il tirera des échalas pour la vigne ; il veut aussi
qu'il ait des sources vives pour arroser ses jardins et ses saussaies. Op. cit.,
ch. VI, p. 40.
ECONOMIE RURALE 315
hinde. Elle ira les acheter aux foires, ou bien son seigneur le
baron lui en rapportera de Paris des coffres pleins qu'il lui
offrira en présent '.
Elle se connaîtra aussi dans l'élevage des brebis afin de tenir
le bergier sous sa main. « Et qu'elle soit présente au tondre et
que ce soit en saison - » (414).
« Elle, et ses filles et damoiselles, se embesoignera de drapper, de
trier celle laine et sortir ; mettra les collés et la fine a part pour faire
fins draps pour son mari et pour elle, et pour vendre se mcstier
est ; des gros, pour les petits enfans et pour ses femmes et maisnie,
et fera couvretures des gros bourdons de la laine » (416).
Ainsi, voilcà la maisonnée, maîtres et serviteurs, nourrie,
chauffée, vêtue, grâce aux soins prévoyants de la dame, des
produits de la terre et par le travail commun. Le reste des
provisions sera vendu « a bon proffit », ainsi que les nourri-
tures qu'on élève dans les étables, les chevaux qu'on tire des
haras et les bœufs « engraissés en crèche ». Il sera facile décou-
vrir les frais de vêtements plus élégants, qu'on tiendra en
réserve pour les jours de fêtes et d\'stal, et de pourvoir aux
dépenses de voyages ou de représentation du seigneur; la dame
trouvera amplement de quoi remplir sa bourse pour dons et
aumônes et, avec les revenus du cens, les rentes, il lui restera,
pour mettre en trésor, des sommes où elle puisera pour faire
face aux dépenses extraordinaires, comme le mariage d'une
fille, la chevalerie d'un fils, les guerres du mari ou peut-être sa
rançon.
1. 1292 « Encor vov je que leurs maris,
Quant ilz reviennent de Paris,
De Reins, de Rouen ou de Trêves,
Leur apportent gans ou courro\'es,
Pelices, anneaulx, tremillez,
Tasses d'argent ou gobclcz
Pièces de cuevrecliiés entiers ».
Miroir de Mariage, t. IX.
2. Jehan de Brie nous dit que k brebis doivent estres tondues en ma}- car
lors est la laine meure-», p. 102.
3l6 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
« Et ceste vove tenir a saige mesnagiere rcnt aucunes fois plus
de pourfit que mesmes la droitte revenue de la terre ', sicomnie le
savoit bien f;iire la sage et prudente mesnaigicre, contasse de Eu,
mère du bon josne conte qui mourut au voyage de Honguerie, qui
n'avoit point de honte elles mesmes de s'employer en tout hon-
neste labour de maisnage, tant que plus valloit par an le prouffit
qui en vssoit que toute la revenue de sa terre » (4^7)-
La comtesse d'Eu -, la mère du hou jeune conte, qui daignait
s'employer en tout honneste labour de ménage, n'était pas un
mince personnage dans la France de Charles VI. Elle était de
très haute noblesse et la plupart des baronnes pouvaient suivre
son exemple sans crainte de déroger. Christine ne devait pas
pas faillir à invoquer ce nom d'un si puissant exemple dans sa
thèse pour le travail.
1. Les revenus d'un seigneur se composaient des droits féodaux, des
produits des domaines, vente des récoltes, pèche des viviers, coupe des
bois, élève du bétail. La choit te levemie consistait dans le cens, rente sei-
gneuriale et foncière dont l'héritage était chargé. Il se payait en argent ou
en nature ; dans le revenu de la ceiisc, ferme ou métairie seigneuriale que
l'on donnait à ferme movennant une redevance annuelle ; de Vt)ostetage,
redevance qu'on pa\-ait au seigneur pour avoir le droit de logis sur
sa terre ou de louer des maisons ou - des boutiques sur ses marchés.
L'hôte était un fermier par usufruit (précaire ou perpétuel). Il avait l'obliga-
tion d'une rente annuelle et était tenu de payer une taille quand son sei-
gneur était captif. A côté de ces principaux revenus réguliers, le seigneur
jouissait de beaucoup d'autres droits compliqués qui lui rapportaient bon
profit.
2. Elle avait épousé le petit-fils du fameux Robert d'Artois, Jean, qui
était rentré en grâce sous Jean le Bon, et pour qui le comté d'Eu avait été
érigé en pairie. Son fils Philippe avait eu l'honneur d'épouser Marie de
Berrv, fille de Jehan, la propre cousine de Charles VI ; malgré sa jeu-
nesse, il avait reçu l'épée de connétable de France.
CHAPITRE m
DROIT USUEL
La dame terrienne est en outre, en l'absence de son mari, maî-
tresse souveraine ; elle a en main le gouvernement des hommes
comme l'administration des propriétés. Parmi ses censiers, il
pourra s'en trouver d'assez desloyatix et fourbes pour profiter de
son ignorance et se faire réduire leur rente sous des prétextes
fallacieux ; des bostes madrés qui tenteront de transformer subti-
lement leur hoslclagc précaire en hostelas;e perpétuel ; des engigiieitx
mainmortables, à l'affût, pour détruire leurs couvents avec le
seigneur. Elle aura aussi des voisins convoiteux qui guetteront
le moment de lui « pourchassier encombriers » et d'empiéter
sur les limites de ses domaines et sur ses droits, ou un suzerain,
ou des officiers du roi qui chercheront à la léser dans ses privi-
lèges et prérogatives : Qui terre a guerre a ! Il faut donc qu'elle
sache de son estre.
« Il lui appartient qu'elle soit toute aprise en drois de fietz, d'ar-
ricrc-Jiefs', de censures-, de droittures', de chanipars^, de prinses
1 . De tenir un anieic-fief si est comme quant on tient aucun tief par
seconde ou tierce main. Soimne rurale, fol. 140 vo.
2. Censures, ensemble des droits de cens sur les terres d'un fief.
3. Droittures, possession directe, sans intermédiaire et sans redevances.
4. Chanipart. En droit féodal, c'était une redevance foncière consistant
dans une certaine quotité de fruits qui se recueillait sur la terre grevée. On
prélevait ce droit avant l'enlèvement de la récolte. Voir Estai'!, de saint
Louis, IV, 77.
Léopold Delisle définit avec précision le chanipart en Normandie : « Dans
les tcnurcs dites ùi chainpart, ou tel rage ou à la gerbe... le seigneur restait
associé aux chances du laboureur. Sa rente était proportionnée tous les
ans au produit de la terre <>. Sa portion n'était pas partout uniforme et
3l8 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
de pluiseurs mains ', et de toutes telz choses qui sont en droit de
seigneurie, selon les coustumes de divers pavs. Et pour ce qu'il est
plain de gouverneurs de terres et de juridicions de seigneurs qui
voulentiers trompent, doit estre de tout ce advise et bien s'en
prengne garde » (407).
Notre baronne pouvait faire son instruction de droit soit
d'après les leçons de quelque bailli expérimenté, soit d'après
les ouvrages de vulgarisation qui depuis quelques années com-
mençaient à enrichir les bibliothèques : la Soiiinie rurale de
Jean de Boutillier, le Graiit coustumier dit de Charles Jl de
Jacques d'Ableiges, rédigé entre 1387 et 1389, ou encore le
Coustumier de Jean le Coq.
Ces notions de droit usuel que revendique Christine ont été
introduites depuis peu, et à titre facultatif, dans nos programmes
de l'enseignement secondaire des jeunes filles. Si les légis-
lateurs de nos écoles avaient connu le Livre des Trois Vertus
et vu leur innovation déjà mise en pratique au xV siècle,
peut-être auraient-ils été moins circonspects dans son mode
d'application au xx'' siècle. Les jeunes Françaises entreraient
ainsi dans le monde avec une idée moins nuageuse des lois qui
vont les régir toute leur vie.
Cette époque nous a laissé le nom de deux femmes qui se
sont distinguées dans la jurisprudence : La Noi'eîîa, cette fille de
Boulongne-Ia-Grasse, que cite Christine dans sa Cité, « qui
avoir estudié si avant es loix que elle alloit lire en chavere »
aux écoliers de l'université quand son père en était empêché,
pouvait consister dans la sixième, la dixième ou la douzième partie. Le
champart était une cause de vexation pour le laboureur, car celui-ci devait
rentrer les gerbes du seigneur avant de pouvoir serrer les siennes dans sa
grange, les laissant exposer aux intempéries. Dans plusieurs fiefs, les tenan-
ciers rachetèrent cette sersiaide par une rente connue sous le nom d\ir-
rihe-clMiiipart. La Chuse agricole en Xonnaiulie, Paris, 1903, pages 48 et 4^.
I. Droit de réquisition, forme de droit de gîte, dit Godefroy (Glossaire
d£ raucieii fraiiçois), définition peu satisfaisante. Par prises d£ plusieurs mains,
Cliristine de Pisan veut dire les titres ou droits de possession divers, selon
qu'il y avait tnainmise, main assise ou main hfée, ou main souveraine, main
de justice, main bournie ou main morte.
DROIT USUEL 319
et Eléonore de Siirdaigne, qui prit une si gmnde part à la
rédaction du Code qui depuis régit sa principauté qu'on lui
donna en son honneur le nom de Constitution d'Eléonore '.
I. C'est encore le Code qui régit l;i Sanlaigne aujourd'hui. Il fut publié
le jour de Pâques 1395. Voir Xotice Littéraire sur ï Ambassade au Juge d'Ar-
borée, publiée par J. A. Buchon, Paris, 1841, dans CIjoix de CJironiques
et Mémoires.
CHAPITRE IV
DROITS D ARMES
Les baronnesses demeurant en leurs chasteaux ou es fors, ou
villes fermées ont, par leur situation et par la responsabilité qui
en découle, une autre étude à faire : celle des droits d'armes.
« Il n'est pas doubte que il appartient a tout baron, se il veult
cstre honnourez en son degré, que le mains du temps soit sur ses
manoirs et en son propre lieu, car suivre armes, la court de son
prince et voyagier sont ses offices '. Or demeure la dame, sa com-
paigne, laquelle doit représenter son lieu, et, quoi qu'il ait assez
baillis, prevost, receveurs, gouverneurs, il affiert que souveraine-
ment soit principale sur tous » (400).
Les routes ont beau être en mauvais état, peu sûres, les
hôtelleries rares et détestables, les voyages longs et pénibles,
rien n'empêchera notre grand seigneur de voyager avec sa
suite, traînant le plus souvent derrière lui sa vaisselle, ses
tapisseries, sa literie. Il faut aller à la cour, comme dit Christine,
sous peine de passer pour rural -, suivre les armes, se rendre aux
joutes, aux tournois, à Paris, en Angleterre, dans les Flandres,
en Allemagne... être partout enfin, excepté dans son tranquille
manoir « se on vuelt estre honouré en son degré ». Quand on
suit les allées et venues d'un duc de Bourbon, de Bourgogne,
d'Orléans, d'Anjou, etc., on se demande à quelle source
leurs corps d'acier avaient puisé une telle endurance. « Philippe
1. XoLiveim témoignage à ajouter à ceux qu'on a déjà rassemblés sur la
fréquence des vovages au mo\en âge.
2. Voir le Bulletin Hispanique, juillet-septembre 1910.
DROITS D ARMES 32 I
le Hardi mourut comme il avait vécu, en voyageant '. » C'est
ce qu'on pourrait dire de la plupart des seigneurs de ce temps
et également de beaucoup de dames nobles.
La dame, si souvent et si longtemps seule maîtresse de la
baronnie, doit avoir ceiir d'hoiiimc :
<f C'est qu'elle doit saivir les droits d'armes et touttes choses qui y
affierent, affiii que elle soit preste de ordonner ses hommes, se
besoing est, et le sache faire pour assaillir ou pour deffendre, se le
cas s'y adonne ; prendre garde que ses fortresses soient bien garnies
se elle est en aucun double, ou ains que elle emprengne, aucune
lois essaye ses gens et saiche de leurs courages et voulentez ains que
trop se fie » (402).
Il est certain que, dans l'esprit de beaucoup, les droits d'armes
ne sont pas du ressort de la femme. En général une telle
science serait aussi ridicule qu'inutile. Aussi Christine ne la
demande-t-elle qu'aux dames baronnessesexposées, en l'absence
de leurs maris, aux attaques d'ennemis armés, de bandes de
routiers pillards, ou à un coup de main quelconque de la part
de gens d'armes en quêtes d'aventures. Ce n'était pas pour rien
que les châteaux féodaux dressaient sur le faîte des collines
leur formidable architecture, si solide, que plus tard les boulets
de Louis XIII venaient s'y figer et que les mines de Mazarin
ne pouvaient qu'y creuser quelques misérables fissures -. A
l'extérieur, ils se hérissaient de fer derrière leur enceinte de
fossés, de remparts, et leur protection de ponts-levis et de
herses. A l'intérieur, la distribution ingénieusement compliquée
du logis, le labyrinthe des galeries souterraines, les portes
secrètes, les puits, tout était combiné encore pour déjouer la
trahison et la surprise.
1. Introduction, v, à Itinéraiies des ducs de Bourgocrne, de E. Petit Pa-
ris, 1888.
2. On voit encore à Pierrcfonds quelques éraflures causées par les bou-
lets de Louis XIII et l'un de ceux-ci à demi encastré dans la muraille. Et à
Coucy, les centaines de barils de poudre que Mazarin avait destinées à faire
tomber la tour centrale, ne purent l'ébranler et ne parvinrent qu'.i y tracer
quelques capricieuses lézardes.
322 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
La châtelaine, née derrière ces tours, s'habituait peu à peu,
par un contact journalier avec les chevaliers, à l'art de les
défendre. C'était une initiation de tous les instants. Elle savait
où porter l'effort de la défense et prévoyait d'où viendraient
les coups de l'attaque.
Combien de femmes « au courage d'homme » cette époque
de guerre incessante n'a-t-elle pas vues se lever à l'heure du
danger et partir en armes à la rencontre de l'ennemi, ou lui
faire échec des remparts d'une forteresse, ou présider aux
armées ! Ainsi les deux Jeannes dans la guerre qui, depuis, a
porté leur nom, Perrette de la Rivière, dame de La Roche-
Guyon ' qui, réduite enfin par les armées anglaises, malgré
son héroïque résistance, tint une conduite si noble devant
Henri V, son vainqueur. Félibien nous donne le nom d'une
autre femme guerrière : la dame de Mortagne qui, en 1404,
résista en Saintonge à une troupe de Français et soutint brave-
ment le siège. Éléonore de Sardaigne, morte en 1403, avait con-
duit en personne,- avant de présider au conseil de ses juriscon-
sultes, des armées contre ses sujets révoltés et les avait vaincus;
et l'histoire du Danemark compte parmi ses glorieux souve-
rains la fameuse Marguerite, « la Sémiramis du Nord - » qui
joignait l'énergie d'un grand homme aux grâces et aux qualités
de la femme.
Le peuple aussi a produit ses héroïnes, la Grant Margot, par
exemple, dont parle Cabaret d'Oronville, dans la campagne
de Flandres en 1382 : « Si fut le capitaine Jacques d'Artewelde
mort, et sa bannière abattue que portoit une femme armée,
appelée la Grant Margot, qui illec demeura morte '. » Puis
enfin, Jeanne d'Arc, la plus illustre de toutes et, un peu plus
1. La France pendant la guerre de Cent Ans, Siméon Lucc, Paris, 1890-
1894 et Histoire de Charles VII, tome I, p. 143, de VoUet de Viriville.
2. Elle régna sur la Xorwège en 1363 après son mariage avec le roi
Haquin et mourut en 1412 reine de Norwège, de Danemark et de Suède.
C'est elle qui fit rédiger le fameux Acte d'Union en 1397, qui liait à per-
pétuité ces trois pa}'s.
3. Vie de Louis de Bourbon, ch. Lvi, publiée dans le Panthéon Litli'r..
édit. Buchon, Paris, 1841.
DROITS D ARMES 323
tard, Jeanne Hachette. Les contemporains d'Enguerrand VII de
Coucv ont été sans doute moins étonnés que nous ne le
sommes à la vue de cette salle magnifique édifiée à la gloire
des neuf Prciiscs ', le digne pendant d'une autre salle non
moins belle, celle des neuf Preux -. Les noms des Prenscs
étaient empruntés à l'antiquité : Tamaris, Hippolyte, Sémi-
ramis, Panthasilée, etc.. mais ils auraient pu être tirés des
Chroniques de France et de la mémoire même des hommes
de guerre.
La dame baronnesse, selon Christine, sera donc poiirveiic
en cas de guerre :
« Elle prendra garde comment elle pourra fournir ains que son
seigneur viengne, et quel finance elle en a et puet avoir pour ce
faire » (482).
Elle ne manquera donc de rien, ni de garnisons dans ses cel-
liers, greniers et salles d'armes, ni d'argent pour entretenir le
courage et fortifier la loyauté de ses hommes. Elle se mon-
trera ferme avec eux, les tiendra au courant de ce qui sera
délibéré au conseil, et, la confiance secondant la discipline,
elle viendra mieux à bout de sa tâche. Elle assayera ses gens,
surveillera les opérations du gouverneur et des chefs, car la
foi, en ces jours de discordes, n'était pas toujours solide > et
devant une belle promesse de l'ennemi, la vertu vacillante
aurait pu lever herses et pont-levis, ou négliger de garder la
bouche d'un puits ou l'issue d'une galerie.
1. Cette salle avait été édifiée en 1586-87. Il reste dans le musée lapi-
daire du château de Coucy un beau fragment de tête de l'une des Pieuses.
Elle a un large front, des \'eux ouverts et bien fendus, l'arcade sourcilliére
bien dessinée ; elle porte un chapeau d'orfèvrerie et, sur ses tempes, les
truffeaux, à la mode du jour.
2. C'est peut-être la salle des Xeuf Preux d'Enguerrand qui donna l'idée
à Louis d'Orléans d'édifier la sienne au château de Pierrefonds.
5. Voici le jugement porté par Anatole France sur les gouverneurs de
forteresses en général : « Sire Robert (le gouverneur de Vaucouleurs) res-
semblait à tous les hommes de guerre de son temps et de son pavs... Il
avait beaucoup d'amis parmi ses ennemis et beaucoup d'ennemis parmi les
siens; se battait parfois pour son parti, parfois contre, et toujours à pro-
fit ». Lu Vie de Jeanne d'Arc, t. I, p. 71.
324 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
Christine était familière avec le De Rc militari de Végèce,
— elle le cite déjà dans son Charles V, — et connaissait les
préceptes de Frontin, ainsi que ceux de Gilles de Rome sur
TArî de la Chevalerie, dans le Régime des Princes. C'est là qu'elle a
dû faire son instruction chevaleresque avant de la répandre sur
les nobles dames et baronnesses qui avaient besoin de com-
pléter leurs notions pratiques. Il est facile de remonter à ses
sources. Nous lisons dans F Art de Chevalerie de Jean de Meun,
traduction du de Re militari :
« Le jour que li chevalier se doivent combattre, convient diligan-
ment enquerre comment il se sentent et qu'il lor est avis, car la
fiance de l'home, li hardimens ou la paours est souvent aparceuè
par le voust ^visage), parles paroles, par l'aler et par le mouvoir '. »
Le quart livre traite des garnisons, « lart, c'est-a-dire char salée,
fourment, oysiaux compaignables, vin, vin aigre, pommes,
fruits, etc. » ; des provisions de guerre, « ciment, soutfre, poys
clere, oyle ardant..., fer, charbon, saietes, pierres rondes, etc.. »
Christine de Pisan, qui savait, aussi bien que Jean deMeun, en
quoi consistaient ces garnisons ne les énumère pas. Elle insinue
l'idée et s'en tient là, sûre d'être comprise. « A bon entendeur
demi-mot suffit ». Si elle aborde le sujet, elle le fliit avec réserve
et elle le traite parce qu'il a sa place nécessaire dans l'éduca-
tion de la femme noble de son temps. Il serait donc bien
injuste de la taxer de pédantisme à cet égard \ Cette idée d'une
instruction militaire et stratégique n'était même pas une har-
diesse de Christine :
« Tout li quart livre, en gênerai, devroit estre appris par les
dames nobles »,
1. Livre III, ch. Xii, p. 105, édit. Ulysse Robert, Paris, 1897.
2. Il faut lire dans son Omîtes V (livre II, chap. xx), la candide excuse
qu'elle oflfre au public « de se niesler de chose non pertinente a femme ».
« Presumpcion meut ceste ignorant femme oser dilater de si haulte chose
comme chevalerie, aussi comme se elle tendist ad ce donner discipline et
doctrine ! » Ce à quoi elle répond : « Laquelle chose ne s'adresse mie du
tout aus maistres d'icelle art, mais a ceulx qui l'ignorent ».
DROITS D ARMES 325
déclare le second auteur du Roman de la Rose ', qu'on n'a jamais
accusé de prétentions excessives pour le développement intel-
lectuel ou moral de la femme.
Ainsi occupée d'esprit et de corps, notre noble dame ter-
rienne, preude femme, juste, large, gracieuse et affable,
compatissante envers toutes les souffrances, ferme dans son
droit, opiniâtre contre l'agression, vaillante dans l'épreuve,
par conséquent aimée et respectée de tous, passera des jours
bien remplis dans son manoir féodal, reine de sa maisuie, dame
de ses sujets. Ce n'est pas à son foyer que viendra s'asseoir
merencoUc aux gris vêtements, l'hôtesse redoutée, déjà, des
oisifs de ce temps. Mais, au contraire, elle débordera de bonne
humeur, de santé et d'entrain. Elle communiquera son courage
à ceux qui l'entoureront ; ses filles, ses damoiselles se sentiront
désireuses d'imiter son exemple; quant à leur tour elles devien-
dront dames, ayant pris le goût d'une vie noble et utile, elles
ne pourront, sans perdre le respect d'elles-mêmes, s'adonner
aux bohans et frivolités. Sa maisnie, ses hommes, ses tenan-
ciers, tous tenus sous une forte discipline, non trop rigoureuse
mais jamais relâchée, seront plus ardents à l'ouvrage et plus
dévoués à sa cause. Son seigneur enfin, revenant de voyage
ou de guerre, trouvant ses domaines prospères, sa maison
bien ordonnée et sa famille en fête pour saluer sa bienvenue,
sentira son cœur se gonfler de fierté et, plein d'une recon-
naissance émue se dira :
8861 « Bonne dame fait a prisier.
Si la doit on plus exauchier
Et plus amer que nul trésor.
Si com la pierre siet en l'or,
Einsi siet dame en la maison -. »
1. UAil de Clh'valerit', livre III, ch. xii, p. 105, édit. Ulysse Robert.
2. Bahhim el Josiiphal de Gui de Cambrai, édit. Cari Appel, Halle, 1907.
XEUVIHME PARTIE
LA FEMME PRISE DANS CERTAINES
CONDITIONS PARTICULIÈRES
CHAPITRE PREMIER
LA VEUVE
Le Livre des Trois J^eriiis a maintenant achevé de traiter de
l'éducation et des devoirs de la femme en général. Il a exposé
un corps de doctrine qui comprend les enseignements dus à
l'âme et à l'esprit et ceux de prudence mondaine. Il a passé en
revue toutes les catégories sociales, modifiant pour chacune
les préceptes de la conduite pratique afin de les mettre en har-
monie avec son milieu propre. Mais il y a des vicissitudes
humaines qui rejettent la créature hors de son cadre naturel :
la mort privera la femme devenue veuve de beaucoup de ses
privilèges sociaux et la plongera dans une semi-retraite ; la
pauvreté obligera la chamheriere à sacrifier son indépendance et
à aller chercher sous un toit étranger son pain et sa subsis-
tance ; la dépravation poussera la femme folle dans la rue et
hors du giron de la société.
Et enfin les vieilles femmes, mariées, veuves ou célibataires^
semblent avoir eu, dans l'esprit de Christine, besoin d'ins-
tructions personnelles quant à leur humeur acariâtre, bou-
gonne et à certaines petites faiblesses particulières à leur âge.
Les chapitres xxii, xxiii et xxiv du livre premier qui devisent
du gouvernement des veuves sont une réminiscence du veu-
vage de Christine de Pisan. On pourrait suivre, pour ainsi dire,
pas à pas, dans les conseils et les touchantes exhortations
qu'elle leur adresse, le souvenir de ses épreuves telles qu'elle
nous les a confiées dans son Chemin de Long Estude, dans sa
Miitacion de Fortune et dans sa Fision. Cette portion du Trésor
est un ouvrage de contemplation intérieure. Christine s'est
repliée sur elle-même et s'est remémorée les seize dernières
330 LE LIVAE DES TROIS VERTUS
années de sa vie, alors que « seulette » l'avait « son doulz
ami laissiée. » Elle tire de ses amères expériences une leçon
de courage et de philosophie au profit d'autres femmes demeu-
rées, comme elle, condiiisaresses de la nef. Elle oublie pour lors
Sénèque et Aristote, elle néglige les Pères de l'Eglise et lePoly-
cratique « pour écouter parler le cœur. »
« Quantes larmes, soupirs, pkiins, lamentations et griefs poin-
tures cuides tu que quant je estoye seulete a mon retrait que je
eusse et gitasse en ce tandis ? Ou quant a mon fouier je vcoie envi-
ron moy mes petiz enfans et povres parens et consideroye le temps,
passé et les infortunes présentes ' ! »
La femme demeurée veuve, plaindra et ploiera sa partie.
Riche ou pauvre les rigueurs du monde l'accableront dans son
affliction. Riche, « on ne pensera communément qu'a la des-
pouiller et fouler et chascun emportera sa pièce » ; pauvre,
« elle trouvera pou de pris et de pitié en toutte personne et
assez de gens qui le pain lui osteroient de la main » (504).
<f Et tclz vous souloient honnourer ou temps de voz maris, qui
officiers ou de grant estât estoient, qui ores en font pou de compte
et pou les trouvez amis. »
Ne voit-on pas son front rougir, sa gorge se serrer au sou-
venir de ces humiliations ?
« Et tel qui l'a maintefois cheyee
Et flatee, et honneur lui faist,
Et moult s'v offroit en tout fait
Ou temps que le marv vivoit,
Qui grant estât et bel avoit,
Qui a présent le dos lui tourne ^. »
Qui donc a eu la petitesse de « tourner le dos » à la jeune
veuve du notaire du roi ? N'était-elle pas honorable, vertueuse
1. Vision, 55 V".
2. Miitdcion de Forlinie, IV.
LA VEUVE 331
et ne méritait-elle pas tous les respects et toutes les sym-
pathies ? N'est-elle pas restée digne et hère en sa pauvreté si
jalousement cachée ? Le déchéement fut cruel à cette femme
née aristocratique,
« lequel [luxe] mon ignorance tant amer me faisoitque mieulx eusse
choisi mourir que decheoir... A mes semhlans et abiz peu apparoit
le taissel de mes ennuvs, ains soubz mantel fourré de gris et soubz
surcot d'escarlate, non pas souvent renouvelle mais bien gardé,
avoie espesses foiz de grans friçons '. »
A ce mépris du monde aux jours d'infortune, Christine ne
voit qu'un remède : se tourner vers Dieu, le vrai consolateur :
« et se a droit y mettez le ceur, pou tendrez compte du pris et de
l'onneur du monde, car ores au primes porrez apprendre comment
les choses du monde sont tournables » (507).
Le deuxième remède, c'est que la veuve soit si
« doulce et bénigne en parolles et en révérence a toute gent, sy
que par ceste voye elle matte et flexisse le courage des félons » (508).
Le troisième est de tuir les compagnies de ceux qui
« les vouldront trop fouler, se tenir closement en leurs hostelz et
ne prendre débat a personne, pas même a chamberiere ou varlet »
(509)-
Mesures toutes de douceur, d'humilité et de prudence. Le
mari mort, sa femme doit se tenir dans l'ombre, se faire toute
petite afin de rester inaperçue du monde avide et convoi-
teux. Ses « heritaiges » courraient grand risque de lui être
disputés et ravis ; elle serait assaillie de « divers plais et de
demandes de pluseurs gens en fait de debtes ou de chalenges
de terres ou de rentes » (506), précisément ce qui arriva à
Christine elle-même : « Eschivez », dit-elle, « plais et procez
tout le plus que vous porrez » (510). Procès « peuvent grever
I. Vision, 57 \°.
332 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
femmes veuves pour plusieurs raisons : D'abord, la femme ne
se connaît pas aux choses Je loi ; elle est obligée de s'adresser à
des avocats
« mal diligens des besoingnes aux femmes et qui voulentiers les
trompent et mettent en despens huit solz pour six. Et enlin qu'elle
n'v peut à toutes heures aller comme feroit ung homme. » (510).
Les tribunaux d'alors ouvraient leurs séances dès le petit
matin, entre six et sept heures en hiver:
« Et ce dit jour, entre VI et MI heures a matin, et assez tost
après Yl heures, quant l'en visitoit les requestes en la Chambre,
apparu une éclipse de soleil '. »
Les salles du palais étaient, d'autre part, assez mal fréquen-
tées. Le même greffier rapporte au mois de juin 1404 que les
conseillers « non seulement aimaient a voyager mais encore
perdaient trop fréquemment leur temps en buveries et que
on se plaignit que la Chambre estoit desgarnie. » Il écrit encore
que « la Chambre des Enquestes (1404) estoit envahie le
matin par des valets et autres gens estranges, se meslant au
monde de la cour et qu'on y faisoit trop grans buveries et trop
excessive despense... )> On dut limiter, pour couper court à
cet abus, la dépense de tout homme à la buvette à huit sols
parisis par jour. En 1410, l'honnête greffier déplore
« les horribles blasphèmes que proferoient tant les juges que autres
garsons et enfans et gens d'église, sans compter autres péchiez non
dicibles. »
Ces témoignages successifs du greffier au Parlement de
Paris, qui tenait son journal pendant que se composait le
Livre des Trois Vertus, nous font apprécier les termes mesurés
I. Journal lie Nicolas de Baye, mercredi XM»-" jour de juin 1406, tome I,
et vendredi XXVII de janvier, la crue de la Seine abat le Petit Pont de la
rue Saint-Jacques « comme vit le graphier, qui courboit, que entre VI et
VII heures au matin fust passé par ledit pont de pierre en alant au Palaiz »
[Année 1408. Ibid].
LA VEUVE 33^
de Christine quand elle se plaint d'y avoir essuyé des dégoûts
€t quand elle avertit les jeunes veuves que la Cour du Palais
leur réserve maints déboires.
« Quans regars nices ! que de rigolaiges de aucuns remplis de
vins et graisse souvent y ouoye ! » « Et, ajoute-t-elle, « de paour
d'empirer mon fait, comme celle que besoing avoit, je dissimuloie
sanz riens respondre, me retournant de autre part, ou, faisant sem-
blant que je ne l'entendisse, le gitoie a truffe '. »
De telles insultes sont à prévoir pour toute femme seule,
c'est pourquoi « laissez aller une partie de vostre droit, —
Bonne est la maille qui sauve le denier, dit le proverbe, —
mais que ce ne soit a trop grant oultrage (5 10), — plutôt que
d'entrer en procès. Faites des offres raisonnables, proposez des
arrangements. Tentez tout ce que votre prudence vous inspi-
rera et ce que vous dictera le sentiment de votre droit pour
vous sauver de ces chats-fourrés qui mangeront votre subs-
tance et blesseront votre pudeur.
Mais si quelqu'un veut vous faire tort de ce qui vous appar-
tient « comme ce soient les mez accoutumés des veufves "" »,
défendez-vous hardiment : La veuve aura recours, dit-elle, en
cas de procès, à
« bon conseil et en usera en gardant et deffendant son droit hardie-
Tuent, par droit et par raison, sans se eschauffer en hautaineté de
parolles vers nullui, ains dira sa raison, ou fera dire, courtoise-
ment a tous, par bel, mais elle gardera son droit » (224).
1. Vision, 57 r".
2. Vision, 56 ro. « Comme ce soient les niez des veufves, plais et procès
m'avironnoient de tous lez... » ; un fourbe lui réclame une dette non due... ;
empeschement est mis en l'heritaige que son mari avait acheté ; elle est
assignée en la Chambre des Comptes où on lui dénie ses droits ; les deniers
de ses petits orphelins « par leurs tuteurs, de mon consentement, baillez
•en mains de marchant réputé preudhomme » emportés par ce marchand,
sans doute un marchand de la wahonerie. (Voir note i, p. 275). « Je xy
le temps que a quatre cours de Paris estoie en plait et procès det-
fenderesse et, sur mon ame, jeté jure que a tort estoie grevée de mauvaises
parties ». Ibid., 56 vo.
334 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
« Et ainsi la doulente vefve
Sera semonce etadjournee
En pluseurs cours et mal menée
Par ahusemens et plais, guerre,
Contre elle d'héritage et de terre
Déshéritée et desnuee '. »
Si donc elle est forcée d'avoir à faire aux gens de justice,
« elle doit savoir que trois choses sont principalles a toutes per-
sonnes qui plaident : l'une est ouvrer par conseil de sages coustu-
miers et clercs bien apris es sciences de drois et de lois ; l'autre est
grant soing et grant dilligence de faire solliciter sa cause par d'an-
ciens coustumiers et non mie par les plus josnes » (5 12).
Et surtout qu'elle lui montre bien ses lettres, ses titres, lui
expose ses raisons sans cautèle, soit pour elle ou contre elle, et
qu'elle ne lui cèle rien,
« Car a son conseil doit on tout dire, »
et ses conseillers ne peuvent agir « fors par ce qu'elle leur
dit. »
La troisième recommandation en matière de procès, c'est
d'avoir beaucoup d'argent « car meilleure en sera sa cause »,
ajoute ironiquement Christine, en pensant aux maistres Pathe-
lins du Palais.
II 27 « Donc auras tu ta cause bonne
Et fust elle la moitié pire, »
promet l'avocat de Thibault l'Aignelet à qui son client fait
espérer de bel or a la couronne. Christine revient à son expres-
sion favorite : qu'elle prenne cœur d'homme !
« c'est assavoir, constant, fort et saige pour adviser et pour pour-
suivre ce qui lui est bon a faire, non mie comme simple femme
s'accrouppir en pleurs et en larmes, sans autre deftence comme
I. Mtilacion, III.
LA VEUVE 335
ung povrc chien qui s'aculc en un cuignct et tous les autres lui
queurent sus... » (514).
On perçoit ici cette nuance d'impatience et de doux mépris
que la femme, même bonne et compatissante, ne peut s'empê-
cher d'éprouver devant celles qui ne veulent pas s'aider et qui
s'épuisent en plaintes stériles. Parfois la faiblesse touche de
si près à la lâcheté qu'elle provoque chez ceux qui en sont
témoins de la froideur et de l'éloignement. Une douleur qui
s'abandonne, qui insatiablement se repaît d'elle-même, lasse
la compassion. Celle qui lutte pour se maîtriser, qui cherche
un dérivatif dans l'action utile est bien plus touchante dans
son silence. C'est devant cette dernière douleur que Christine
s'incline pieusement.
« Sy poroit bien pechier et courroucier Xostre Seigneur de tant
estre adolee et par si long espace » (221).
Son âme et sa santé en souffriraient et ses pauvres enfants
qui maintenant ont doublement besoin de ses soins en vau-
draient de pis. Elle secouera donc le poids de cette affliction
et se remettra à. vivre dans le présent, tout vide et désolé qu'il
lui paraisse. (^ Et toutefois vivre convient. »
Elle s'enquerra au plus tôt du testament de son mari afin
de pouvoir accomplir ses dons, offrandes et oblacions à
l'Eglise, faire dire des messes pour son âme et le recommander
à toute gent de dévotion.
<' Ht ne durera pas pou de temps cestc memore et ces biens fais
mais tant comme elle vixera » (221).
Nul ne mourait sans fiiire à l'Eglise dans son testament une
généreuse part de ses possessions et revenus pour le rachat de
son âme. Jean Gerson, exilé, mort dans le dénuement à Lyon,
avait cependant trouvé de quoi fonder un obit ou anniversaire
de pain et de vin ' pour le repos de la sienne. Un châtiment
I. C'c-taicnt des distributions aux pauvres, d'usage en ce temps-là.
336 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
terrible attendait les exécuteurs qui se dérobaient à leurs obli-
gations envers les trépassés. Guillaume de Deguilleville les
montre aux enfers liés pour l'éternité à la huche où ils ont
caché les deniers destinés aux prières et « très forment en
chaînés \ »
Ensuite, si la veuve a des enfants
« et que le père ne les a partis a son vivant, prendra grant cure que
les partaiges des terres et des seigneuries soient faiz entre eulx par
bon regart et advis des barons et de saige conseil, sy que au gré de
chascun soit » (222).
Cette mère prudente, fidèle aux traditions, habituera dès main-
tenant
« les mains nez a servir et honnourer l'aisnc, leur seigneur, si que
raison est, et de tout son pouoir les tendra en paix et en amour »
(223).
Ce dernier membre de phrase, venant à la suite des préro-
gatives de l'aîné, pourrait laisser croire que le droit d'aînesse
n'était pas sans amener des discordes et des rivalités dans le
sein de la famille.
Enfin, la veuve s'occupera de son douaire, de la part qui
lui est due dans les nieiihJes, c'est-à-dire la possession mobilière
en vaisselle, linge, tapisseries, tapis, meubles, bijoux, four-
rures, etc..
La femme avait dans l'ancienne société ce qui lui manque
dans la société moderne : un droit sur les biens propres du
mari, un douaire^. En général, il est du tiers ou de la moitié.
Les Copititlaires de Charlemagne (V, 295) lui allotiaient un
tiers du bénéfice commun et une part d'enfants dans les autres
biens du mari. Les EstahlisscDieiis de Saint Louis l'avaient élevé
à la moitié. Le Boutillier dit du douaire que « aussi bien en est
1. Le Pckrinage de l'Ame, vers 5987 et suivants, édité par J. J. Stûrziii-
ger, Ph. D., London, 1895.
2. La Feimiie dans le Droit ancien et moderne, P. Gide, Paris, 1885.
LA VEUVE 337
la femme dame corne le mary en est seigneur » (I, 99). Il
lui était assuré dans son contrat de mariage. La femme avait
encore droit à la moitié des biens acquis pendant le mariage ou
advenus à son mari par voie de succession. Le sort des veuves
de 1405 était donc légalement mieux assuré que celui des
veuves de 191 1.
Quand le duc d'Orléans épouse Valentine de Milan, il lui
assure un douaire de six mille francs par mois pris sur ses
revenus et un douaire territorial laissé au choix de sa femme.
En 1392, une ordonnance fixe le douaire d'Isabeau de Bavière
à vingt-cinq mille francs de revenus et, au cas où le roi
mourrait, lui assigne la Normandie, la Vicomte de Paris,
Senlis et xMelun.
A la mort du duc de Guyenne, en 141 5, le duc de Bour-
gogne, son beau-père, envoie immédiatement messire Régnier
Pot et autres requérir du Conseil du Roy
« que Madame de Guyenne leur feust délivrée et hiullic pour déli-
vrer et envoyer a son père ; secondement, que son douaire luy fust
assigné ; tiercement, qu'elle eust la moitié des biens meubles '. »
Le roi éluda pour le présent les deux dernières demandes
« n'étant pas en point», mais on voit que c'était encore l'usage
d'observer les ordonnances de saint Louis.
Quand la mort survenait, les contrats et promesses n'assu-
raient pas toujours sans conteste le douaire de la veuve. Des
oppositions, des difficultés surgissaient, qu'on réglait le plus
souvent par des procès, ou les armes cà la main. C'est ainsi
que le duc de Bourbon, à son retour d'Afrique en 1391, va
aider avec ses gens d'armes la comtesse de Savoie, sa sœur, à
recouvrer son douaire qu'on lui retenait à tort.
Par contre, la dot de la femme appartenait au mari. Elle
consistait, comme aujourd'hui, en argent, en terres et en biens
meubles. Chez les princes, une ville, une principauté, un
duché pouvaient ainsi écheoirà un étranger. Philippe le Hardi,
I. Juvénal des Ursins, année 141 5.
jjS LE LIVRE DES TROIS VERTUS
frère de Charles V, était censé avoir fait un superbe mariage
quand il avait épousé Marguerite de Flandres et d'Artois, la
plus riche héritière de l'Europe. Son neveu, Louis d'Orléans,
avait reçu comme dot de sa femme, la cité d'Asti « et ses diz
revenus », plus quatre cent cinquante mille florins. De plus la
richesse du trousseau ajoutait encoie considérablement à la
valeur de la dot. Ainsi, parmi les objets de prix apportés en
France par la fille de Jean Galéas Visconti, on remarquait
soixante assortiments de tentures, parmi lesquelles :
Une chambre avec les tentures complètes des Victoires de
Thésée ;
Une autre avec des anges sur le baldaquin du lit, et, sur les
courtines, bergers et bergères mangeant des cerises et des
noix ;
Une chambre blanche semée de glaïeuls, avec lit, meubles,"
tentures ;
Une chambre de drap d'or ', etc.
. La chape de velours azuré, semée de fleurs de h^s d'or, que
portait la reine Isabeau le jour de son couronnement
(23 août 1389), venait du trousseau de Yalentine qui l'avait
portée le jour de son mariage. Elle fut payée 480 livres
parisis -.
Lorsque la veuve aura obtenu son douaire et ses meubles,
elle se retirera sur son domaine, vivra simplement et pieu-
sement,
« ne tiendra pas trop grant estât ne en gens, ne en robes, ne en
viandes, car c'est le droit estât des femmes vefves estre sobres et
sans superfluitez de quelconques choses »(5i7).
1 . La liste complète se trouve dans un manuscrit appartenant à M™'' Du-
claux, cité par Christopher Hare, dans TIk Most ilhistrious ladies oj the Ita-
Uan Renaissance, p. 23, Harper Brothers, 1907. Voir aussi La Venue eti
France de Valeutine Visconti, article de J. Camus dans Mise, di stor. it.,
série III, vol V, p. 34.
2. Arch. Nat.^ KK 20, fol. 10 vo, cité par L. Jarry dans La Vie politique
(le Louis, chic d'Orléans.
LA VEUVE 339
Elle s'occupera de Téducation de ses enfants, s'efforcera de
maintenir la paix parmi ses barons et la loyauté chez ses
sujets; s'informera de la conduite de ses prévôts et baillis,
purgera ses terres de toute mauvaise ribaudaille, niaugeiirs de
gens, et la remplacera par de preudeshommes officiers. « Soies
diligent, biaus douz hz, d'avoir bons bailliz et bons prevoz en
ta terre, et enquérir souvent de leur fait et comment il se
maintiennent et s'il font bien justice '. »
Les femmes veuves n'oublieront pas qu'elles sont
« ou dongier du mauvais langaige des gens et que elles se doivent
garder en touttes manières de non donner occasion de mal parler
sur elles, en contenances, maintiens et habis qui doivent estre
simples et honnestes ; en leurs manières, coves, et doubteuses du
fait de leurs corps, que on ne puisse en mal murmurer >> (5 16).
Il n'y a point de cause « qui meuve tant a impacience et tant
fasse souffrir que de ouyr soy diffamer sans cause », affrrme-t-elle
dans sa Vision, et les veuves sont des victimes toutes désignées-
pour la médisance. Aussi se garderont-elles, dans leur retraite,
de toute familiarité ?i\'tc parents, amis, heaiix-peres, frères et con-
fesseurs. Tout innocentes et légitimes que soient de telles rela-
tions, le monde v chercherait et y verrait du mal.
« Et se garde de tenir maisnie ou l'en puist avoir aucun soup-
peçon ; ne moult grantpriveté ne tamiliarité, quelque bons que elle
les sache » (5 17).
Cette pauvre veuve du xv' siècle semble avoir liù obser\-er
toutes les resfniintes de la femme cloîtrée sans avoir ni la sécu-
rité ni la protection morale que le couvent assurait à cette der-
nière. Les plaisirs du monde lui étaient fermés ; il ne lui res-
tait que les joies de la famille et celles de la piété. C'est à
celles-ci que Christine la renvoie « pour le bien d'elle et de
ses enfants ».
I. Eiiseigiicniciis de sahit Louis à son Fils, publ. par Paul V'iollet, 5 vol.,
Paris, 1881.
340 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
Et ainsi s'écoulera dans le silence et dans l'ombre l'exis-
tence de la femme qui veut rester fidèle à la mémoire de son
mari. La reine Jeanne, la reine Blanche et la duchesse d'Or-
léans, fille jadis du roi Charles W et d'autres, « qui en telle
manière se gouvernèrent en toute bonté et sagesse », pourront
leur servir d'exemplaires (236).
Si la veuve est jeune, elle retombera sous la baillie de ses
parens. Elle v restera <f tant que remariée soit », c'est-à-dire
jusqu'à ce que ses amis lui aient arrangé une nouvelle alliance,
et souvent, les négociations ne tardaient guère à s'orienter
vers de nouveaux partis. Mais pendant son veuvage tempo-
raire, la jeune femme sera tenue d'obéir à ses parents, de se
laisser gouverner complètement par eux, de ne rien entreprendre
sans leur sceii et voiilcuîe et tout particulièrement de s'en
remettre entièrement à leurs soins du fait de son nouveau
mariage « car ils saront congnoistre ce qui lui est bon mieux
qu'elles mesmes ne feroit » (240). Entre temps, sa mise
devra être d'une grande simplicité et ses manières d'une
réserve irréprochable : a Point de robes estroittes ; touttes
jolivetez lui sont vëez et defi"endues » ; ni danses, ni chants,
ni jeux trop reiivoisics, et surtout ne jamais se déporter devant
hommes, mais seulement a son privé (239).
CHAPITRE II
REMARIAGE
Les renia riitij^i's étaient bien dans les mœurs du temps '. Les
unions commençant dès le jeune âge, il n'était pas rare de
voir une vie humaine se répartir entre trois ou quatre mariages
successifs. Christine déclare que
« quant est des josnes, c'est chose comme de nécessité, outres con-
venable » que de se remarier (518). «A celles qui ont passé josne
eaige et qui assez ont du leur, ne povreté ne les v constraint, c'est
toute follie, quov que aucunes qui le veullent taire dient que ce
n'est riens d'une femme seule, et si pou se fient en leur sens que
elles se excusent que gouverner ne se saroient » (519).
L'état de veuvage rencontre bien des duretés, mais celui de
mariage n'a-t-il pas les siennes ? Christine, qui lui doit les plus
belles années de sa vie, et dont le veuvage a été une suite
d'amertumes, de privations et de soucis, ne penche pas cepen-
dant pour une seconde épreuve.
(c S'il estoit ainsi que en la vie de mariage eust tout rcpoz et
paix, voirement seroit sens a femme de s'v rebouter; mais pour ce
que on voit tant le contraire, le doit moult ressoingner toutte
femme » (> 18).
I. Jusqu'à la Grande Clhirtc, en Angleterre la veuve était, comme la
vierge, obligée de se marier. Ainsi, lorsque le douaire et le bail lui
échéaient en même temps, elle pouvait se soustraire à l'obligation de
prendre un mari si elle renonçait au bail pour se tenir au douaire. Ce
n'était qu'à soixante ans que la veuve n'était plus obligée de se remarier.
Recherche sur la conduite civique et politique de hi feiiinte, p. 57, E. Labou-
lave, Paris, 1843.
342 LE LIVRE DES TROIS VERRUS
Dans un iuitre passage, elle pense aux pauvres enfants qui
courent le risque de ne pas trouver un père dans le nouvel époux
de leur mère. Mais ici, elle envisage la question du second
mariage pure et simple et il est facile de discerner à travers sa
grave hésitation un éloignement manifeste. Elle l'a senti en
effet, elle, pour qui la pauvreté ne fut pas une con-
trainte, ni la jeunesse, une excuse, et nous lui savons gré
d'avoir gardé à Etienne de Castel mort, dans toute son inté-
grité, l'amour qu'elle lui avait porté de son vivant.
Eustache Deschamps se prononce franchement contre :
Dont est cils foulz qui deux fois se marie !
Envoi : Prince, autant vaut d'aler noier en Rin
due rencheoir en tel forsennerie ' ! »
Le sire Geoffrov de la Tour Landrv admet le second mariage
« fors par plaisance et par amourettes », et le touchant Mciia-
gicr s'v oppose si peu qu'il rédige ses cnscii^nciiiciis à sa jeune
femme afin qu'elle ne « peust estre reprise par son mari gui
sera- ».
« Mais le comble des follies et la grant mocquerie est quant une
vielle prentun josne homme, dont petit voit on longuement bonne
chanson chanter. Mais tant y a que de leur malle mescheance on ne
les plaint et a bon droit » (519).
1. Balade, CCCXL, t. II, Œuvres Complètes..
2. Fnincesco da Barberino aborde lui aussi cette question de remariage,
mais au lieu de conclure, il s'en tire par une histoire :
Une comtesse en vo3-age descend dans une hôtellerie et \- rencontre une
bourgeoise et ses deux filles dont l'une avait eu déjà quatre maris et l'autre
cinq.
« E como vi sta di tutte ? demande la comtesse à la femme aux quatre
maris.
— Madonna, che sempre son andata di maie en preggio ».
Se tournant vers la seconde, la comtesse pose la même question. Celle
aux cinq époux répond :
« Che sempre son andata di bene in meglio >^.
Le secret de ces deux réponses contradictoires, c'est que celle des quatre
avait commencé par un bon mari et sa sœur par un mauvais. Del regs^i-
vieiito e dei cosliimi clelle Donne, libro VIII, edit. par Carlo Baudi di Vesme,
Bologna, 1875.
REMARIAGE 343
L'auteur du Miserere est encore plus cruel pour ces jeunes
amours éclosant dans un vieux cœur :
« N'est pas bel,
Le jovene cuer sous vielle pel '. »
Eustache Deschamps, presque toujours brutal à propos du
mariage, traite ce genre d'union comme une affaire toute
matérielle et, sans vergogne, le conseille « à pauvre che-
valier qui veut s'avancer en honneur » :
« Aucune riche vieille advise
Qui ait terre et gouvernement,
Et grant finance promptement. »
... Il partira en voyage, en expéditions, lui dit-il en
manière de tentations,
« Et si aras au retourner, »
« Toudis or et nouvel argent -. »
La vieille, morte, il recueillera son héritage, et, sans plus
attendre, se mettra en quête d'une jeune épousée.
Ces couples mal assortis devaient être moins rares à une
époque où le mariage était, plus ouvertement encore que de
nos jours, une affaire, une convenance d'intérêts '. Néanmoins
1. Op. cit., CCXIX.
2. Miroir de Mariage, Œuvres coinplites, t. IX.
3. Il semblerait, d'après la littérature et l'histoire du moyen âge, qu'une
grande différence d'âge n'inspirât pas, en amour, autant de répulsion qu'au-
jourd'hui. Rappelons les belles et loyales amours qui durèrent quinze mois
entre la Dame des Belles-Cousines, certainement pas loin de la trentaine,
et le petit Jehan de Sainctré qui était dans la fleur de sa jeunesse. Et les
monstrueuses fiançailles de Marie de Bourgogne, âgée de vingt et un ans
et de Charles, dauphin, qui en avait huit et qui ont pu être un projet
caressé par le roi Louis XI ! De même, lorsque Isabeau, veuve de Richard II
d'Angleterre, épousa son cousin Charles d'Orléans le 29 juin 1406, elle
avait 16 ans passés et son mari n'en avait que 11. On comprend les pleurs
de cette pauvre princesse qui semblait vouée à tous les extrêmes en fait de
maris.
D'un autre côté, L. Delisle, parlant des scandaleux débordements de la
classe agricole en Normandie vers cette époque, écrit : « nos malheureux
344 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
Christine s'en irrite. Il lui semble que la folie Je cette vieille
amoureuse jette du ridicule sur toute l'université des femmes,
et elle en prend de l'humeur. Elle, si bonne chrétienne, n'est
pas loin de souhaiter à cette nouvelle mariée aux nombreux
printemps la meschcance dont tôt on parlera : « trois semaines
en accordailles et le reste en repentailles » comme prophétisait
un fameux cordelier du xv siècle.
pavsans ne voient dans le mariage qu'un marché peu différent de ceux qu'ils
concluent journellement. » La Classe agricole eu Xonuandie, p. i88, Paris,
1903.
CHAPITRE III
LE DEUIL VERS l'aN QUATORZE CENT
Les coutumes du moyen ;ige dans les événements solennels
de la vie, tels que la naissance, le mariage, la mort, étaient
encore tout empreintes de svmbolisme. Mais c'est surtout
dans le deuil que nos ancêtres aimaient à déployer un appa-
reil fait pour frapper les imaginations et ébranler les nerfs. Le
noir et sa funèbre tristesse était la seule couleur qui s'offrît
pendant de longues semaines aux yeux de la veuve. La mai-
son même portait le deuil du maître disparu. Les vêtements de
îa famille, les livrées offertes aux privés et aux domestiques, les
harnachements des chevaux et, dans quelques cas, les tentures
des voitures ', passaient subitement du rouge vermeil ou bleu
pers au noir traditionnel -. L'usage réglait jusqu'à la coupe des
vêtements.
« Je suis veuve, seulette et noir vcstue
A triste vis, simplement affulee >, »
soupire Christine dans un de ses rondeaux. Le chaperon se
1 . « Ce dit jour entra à Paris la ducliesse d'Orlcans. mère du duc qui
il présent est (c'est-à-dire Charles) et la Royne d'Angleterre, femme dudit
duc et fille du Roy, oncle dudit duc, en une litière couverte de noir a
chevaulx couvers de drap noirs, a heure de vespre, acompaignez de plu-
seurs charios noirs, pleins de dames et femmes et de pluseurs ducs et
contes et gens d'armes, tous en habit de deuil ». Pilces inédites, t. I, p. 31,
Douët d'Arcq, Paris, 1863.
2. Je trouve ailleurs, dit M. Franklin, op. cit., p. 219, que dés le
xv siècle, l'on tendait « de pers la maison d'un treppassé », sans doute de
pers noir. Consulter pour de plus amples détails ses articles aux mots
deuil, conreeurs, crieiirs et couleurs.
3. Kouiieaux, III, t. I.
346 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
rabattait sur les yeux et la robe, nue de tout ornement,
s'allongeait en plis austères :
« Car il faut porter le deuil
Tout le long- de l'année
Le chapperon tout rebattu
La robe deifouree '. »
Chez les riches, les appartements se tendaient de drap noir ou
de couleur très foncée ; les murs, le lit, les meubles, tout contri-
buait à faire de la chambre de la veuve une chapelle mortuaire
où elle s'enfermait pendant un temps fixé pour prier, méditer
sur la mort et se livrer à ses regrets. On fermait les fenêtres de
peur qu'un clair rayon ne vienne, par sa gaieté insolite, blesser
la tristesse du lieu. Seuls quelques rares amis enveloppés du
long manteau de deuil, pénétraient en silence auprès de l'affli-
gée et venaient la réconforter en remémorant les vertus du
défunt et le néant des joies d'ici-bas.
Madame Aliénor de Poitiers ne nous laisse rien ignorer des
bienséances et de l'étiquette du deuil au xv- siècle.
« Une reine de France doit deniourer un an entier sans sortir de sa
chambre, la ou on luv dit la mort du Roy son marit, et doit estre
la chambre toute tendue de noir et les salles tapissées de drap
noir-. »
C'était le degré de parenté qui fixait la durée de la retraite
en chambre. Madame de Charolais, à la mort de son père le
duc de Bourbon, reste six semaines en sa chambre :
« et estoit toujours couchée sur un list couvert de drap hlancq de
toille et appuvee d'oreillers ; mais elle avoit mis sa barbette 3 et son
1. Chiinsons du XV^ siècle, CXXX, puhl. par G. Paris.
2. « Le deuil du Rov de France n'est jamais noir quant seroit de son
père, mais rouge, et manteaux et robes et chapeaux». Celui des reines était
en blanc, d'où la multitude de nos Reines Blanches. Publié dans Mémoires
sur Vancienne Chevalerie de La Curne de Sainte-Palaye, II, p. 254, édit.
de 1781.
3. Barbette, appelé aussi touret de nez. D'après Christine, dans sa
Mutaciou de Fortune, ce serait une sorte de voile que les femmes portaient
LE DEUIL VERS L A\ QUATORZE CENT 347
manteau et son chaperon, lesquels ostoient fourrés de menu vair et
le menu vair estoit crespé dehors ».
« En grant deuil de marit ou de père on ne souloit porter ni
verse, ni gantz ez mains, nulles ceintures ne rubans de sove ne
autre que ce soit ».
Elle nous donne le temps pendant lequel les veuves devaient
rester ainsi étendues sur leur lit et encloses en chambre : tant
pour les baronnesses, tant pour les dames ; tant pour un mari,
tant pour un frère, un oncle ou un cousin.
On se demande comment les femmes en deuil pouvaient
résister à une coutume si barbare et comment elles pouvaient
subir un si long emprisonnement sans que leur esprit en fût
ébranlé ?
Madame Aliénor de Poitiers prend la peine de nous soulager
de cette angoissante pensée. « En son particulier, Madame
n'estoit point toujours couchée, ne en chambre ».
Nous savons, d'autre part, que les amis de la princesse veuve,
astreinte à un deuil si pénible, lui envoyaient, pour la distraire,
des cadeaux d'animaux rares et apprivoisés, de beaux chiens,
des singes, et lui prêtaient, pour eschiver niereiicolie, leurs fous et
leurs folles. « Et toutes voies, vivre convient », comme dit
Christine. La nature humaine si durement comprimée était
obligée de reprendre ses droits par échappées.
Christine respecte rkvineste iisaige. Elle a comme ses con-
temporains le culte des morts et le leur rend par des actes
extérieurs que la coutume et l'Eglise sanctionnent et par le
souvenir fidèle du cœur.
« Se tendra closement ung temps après le service et les obsèques,
a petitte lumière de jour, en piteux et adoulé liabit et atour »
(201).
Il faut donc qu'on ait pour les morts la révérence qui leur est
due, mais aussi on doit vivre pour les vivants. « Si porroit bien
pour se protéger contre le vent, ou simplement pour se voiler, ^'oir la note
2, page 177.
348 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
pechier et courroucier Nostre Seigneur de tant estre adolee et
par si long espace ». La mesure est bonne à garder, dans la
manifestation de la douleur comme dans celle de la joie.
Les règles devaient perdre de leur rigueur pour les classes
moins élevées. Mais le peuple aimait autrefois, plus encore
qu'aujourd'hui, l'éclat dans les funérailles. L'artisan trouvait
un adoucissement à sa douleur quand les membres de sa con-
frérie venaient, en imposant cortège, assister aux honneurs du.
corps et les ménagères de Paris se rendaient aux convois
comme à un pèlerinage, en manière d'esbatement et pour
satisfaire leur curiosité, surtout si c'étaient les obsèques de
quelque riche personnage :
3361 « Or s'en va souvent a l'église,
Or s'est tost a la feste mise ;
Or va aux nopccs, or va aux corps,
Or aux cstuvcs, puis dehors '... »
I. Miroir âc Maria^ie, t. IX.
On trouvera l'ordonnance détaillée des funérailles des nobles dans
A Booke of Precedciice, ch. iv, A Finicral in Popish limes et, ch. ni, The
orderiiig of a F une rail for a noble per son in Henry /V/'^ finies, Earl\ English
Text Society, Extra Séries VIII, London, ;869.
CHAPITRE IV
LA VIEILLE FEMME
On dirait à lire les mots durs que Christine et ses contem-
porains ont laissés s'échapper à propos des vieilles gens que.
depuis le xV siècle, nous avons appris à vieillir avec grâce '. Il
n'y aurait plus lieu, semble-t-il, de tant insister sur leur
caractère ranipoiiiieiix, rechigne' et yreiix ; de relever leur oJou-
hmnic, par especial de vins. Ces vilaines tacJjcs ne sont pas
l'apanage de la vieillesse d'aujourd'hui, pas plus que la dou-
ceur, l'affabilité, la bénignité ne sont des qualités éminem-
ment propres à la jeunesse. Peut-être les vieux d'antan
étaient-ils plus gâtés par le long exercice d'une autorité sans
appel ? Peut-être les infirmités qui viennent avec les années, et
que leurs physiciens savaient, moins que nos experts docteurs,
soulager et guérir, les rendaient-ils plus irritables ? La peur de la
mort qui hantait leurs esprits, et qu'entretenaient avez zèle les
prêtres, les moralistes et les imagiers ', leur communiquait-
elle une impatience plus aiguë pour les vains plaisirs du siècle
auxquels ils ne pouvaient plus goûter ? Peut-être encore pas-
saient-ils trop de temps à méditer sur cette parole de l'Ecclé-
1. On pourrait croire qu'il v a dans cotte tendance à accentuer les incon-
vénients et les vices de la vieillesse, une mode littéraire dont l'influence
remonterait au traité, bien connu au mo\-en âge, De Coiiteniptu Miimli
du pape Innocent III (ch. x, De iiicoiiniwdis senecfiilis) s'il n'y avait, ou à
côté, un autre ouvrage latin d'une influence aussi grande, qui représente le
vieil âge sous un riant aspect, le De Seiiectule, de Cicéron.
2. C'est en 1402 que Nicolas Flamel faisait bâtir la ianiouse Arcade du
Clniniier des Innocents. Les peintres ne devaient pas tarder à la décorer des
sujets, devenus si célèbres depuis, de la Danse Macabre. Les Ars Moriendi
étaient parmi les traités les plus répandus au mo\'en âge.
350 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
siaste : « J'ai dit touchant le ris : il est insensé, et touchant la
joie : de quoi sert-elle ' ? « Quoiqu'il en soit, on ne trouve pas
chez eux, d'après les peintures que nous en ont laissées les écri-
vains qui les ont vus vivre et entendus maugréer, cette tolérance
aimable des jeux et des plaisirs de la jeunesse que nous nous
plaisons à observer chez nos bons grands-pères et grand'mères
du xx"^ siècle. Il est vrai qu'il y avait quelque excuse à
leur rancune contre les jeunes, car alors, ceux-ci les poussaient
hors des rangs avec une hâte excessive. Un homme avait à
peine atteint la quarantaine que l'opinion de ses contempo-
rains le reléguait dans le cercle des hommes d'âge, et une femme
n'avait pas encore vu son premier cheveu gris qu'on venait
déjà lui déposer un petit-fils sur les genoux.
« Pour ce que assez communément a débat et discort tant en
oppinions comme en parolles entre vieilles gens et les josnes, si
que a peine se peuent entresouffrir, comme se ils feussent de deux
espèces, laquelle chose foit l'eaige... » (529).
il nous paraît propice, dit Christine, de répandre notre doc-
trine sur les femmes d'âges divers.
D'abord les vieilles gens sont, en général, plus sages que les
jeunes; « leur entendement est plus parfait «, plus porté à la
réflexion. Leur longue expérience des choses de la vie leur
donne sur les novices une supériorité évidente.
« Quiconque a beaucoup vu
Peut avoir beaucoup retenu, »
a dit un autre philosophe.
« Et s'ils ne sont plus sages, ajoute Christine, sont a
reprendre ». Il y en a même qui le sont si peu que C'est grnHt
mocqiierie ; mais puisque la vie n'a pu ni les mûrir ni les
assouager, ils sont sans remède et la dame de Pisan ne perdra
passes peines à leur prêcher une doctrine inutile. Elle laissera
donc de côté ces « maleurez vieilarts et vielles endurcies en
I. El des., II, 2.
LA VIEILLE FEMME 35 I
leurs pechiés et vices, ou n'a quelconques sens, ne bonté : ceux
font a fuyr plus que chose née » (551).
Le type de la maie vielle de Philippe de Xovare est non moins
détestable que celui de Christine :
« Mais il i a sanz faille aucunes mauveses vielles qui ne sont
mie tieus corne il est dit devant, ainz sont volanteives de pechier de
leur cors a vilain tort ; et se parent et amplastrent lor chieres et
taingnent lor chevous ; et ne veulent quenoistre qu'elles soient
vielles ne remeses ; et se aucuns leur dit, elles se couroucent'. »
Ce à quoi tend Christine dans ses instructions aux vieilles
femmes, c'est de corriger leurs manies en leur en montrant le
ridicule. Elle ne leur demandera donc pas de renoncer à tout
eshatement. En dépit de leurs cheveux blanchis et de leur iacc
ridée, « se elles sont restées joyeuses par nature », les anciennes
peuvent jouir légitimement des plaisirs qui se présentent à elles,
mais qu'elles les prennent « par a point, non mie de la
manière des josnes, mais plus rassizement » (532). « Il ne leur
appartient ne baler, ne danser, ne rire folement. » Est-ce trop
de sévérité de la part de Christine ou n'est-ce pas plutôt un
sentiment très juste de ce qui convient ? Ces pauvres membres
roidis, qui ont perdu l'aisance et Télasticité, comment un
spectateur, même bienveillant, peut-il les regarder se livrer à ce
qui est, par essence, la grâce en mouvement, sans éprouver un
pénible malaise ? « Kc forçons point notre talent, » conseillera
encore sensément le cher « bonhomme », nous ne ferions rien
avec s;râce. »
L'ancienne dame se vestira d'habillements « larges et hon-
nestes, car a ce propos dit un vray mot Machault : « Vieille
cointi:^e et jolie est niatere de niocqnerie -. » Elle choisira des façons
appropriées à son âge et ne commettra pas, par une coquetterie
1. Des quatre teii:^ iVaage d'ome, § 173.
2. C'est en vain que j'ai cherché ce vers dans k premier et dans le
second volume des Poèmes de Guiltaitine de Muiljault, édités par E. Hœpff-
ner, ic)o8 et 191 1, publiés dans la Sociêlè des Anciens Textes.
352 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
mal entendue, la folie de vouloir porter des robes qui, loin
de les cacher, mettront en relief les tristesses de son teint et les
fatigues de sa taille. Anne de Beaujeu, s'adressant à sa fille
Suzanne, fixe la limite d'âge où la femme sensée doit aban-
donner coinli:^' :
« Quand vos filles seront en saige de porter atours, peu a peu devez
laissier de porter les vostres... Et depuis que la femme a quarante
ans, quelque beauté que jamais elle ait eue, l'on voit qu'il n'est
habillement tant soit bien fait qui lui puisse musser les fronces du
visage '. »
« Elle aura contenance de beau port et honnourable » (534).
« Sa parolledoit toutte estre meue par discrecion.
« Se garde bien que de sa bouche n'isse follie, paroUes deshon-
nestes ne mal assemblées et desordonnes car chose de plus grant
dérision n'est que sotte parolle et mal honneste en vieilles gens »
()35)-
La race de ces vieux qui, sous prétexte de franchise, « dans les
mots bravent l'honnêteté » n'a pas encore disparu, ni ceux qui
assaisonnent leurs propos de vilains calembours. Eux, qui
devraient être pour la jeunesse, un exemple de décence et
qu'on devrait aimer à écouter, sont plus coupables lorsqu'ils se
laissent aller à de tels écarts que s'ils étaient encore pétillants
de vie et d'espérances.
Il fimt se montrer indulgent envers la jeunesse -, et non
pas « lui courir sus » à la plus légère incartade, se souvenant
des années d'autrefois et des aiguillons qui poussent à une
exubérance, à une ardeur éteintes aujourd'hui chez soi, « non
par vertu », inais parce que l'âge mûrit et refroidit.
1. Enseigiiciiiciis à ma file, chap. xxv.
2. « Se tu es ja vieux devenus
Les joennes qui ne sont chanus
Ne soient de toy trop confus :
Souvienne toy que jouennes fus »,
conseille Christine à son fils dans ses Enscigneniens iiionnix, LIX, Œuvres-
Poe tique s, t. III.
LA VIEILLE FEMME
353
« Se les vices de jonesse te ont laissic ce n'est mie par ta vertu
mais par ce que nature plus ne t'v encline » (538).
Que l'ancienne femme ne soit pas une de ces vieilles rechi-
gnées et viaJlcs, d'humeur tracassière qui rendent la vie insup-
portable aux autres et à elles-mêmes ; Fire ne « vaut rien à la
santé du corps » et moins encore à celle de l'àme. Mais au con-
traire, sa « debonnaireté envers ses gens ))^ son aménité et son
indulgence envers tous la feront aimer et chérir. Elle prouvera
ainsi que c'est
« beau parement que viellesse, quov que nul dve, et chose de grant
honneur et révérence » ()34)-
La conduite des jeunes gens envers les vieillards n'était pas
non plus, à en juger par les témoignages recueillis çà et là,
inspirée par de louables sentiments de déférence et d'amour, et
leurs malices à l'égard des sermonneurs et des grincheux
(t Qiii parlent de nos enffimces »
et « plus en dient qu'il n'v en a ', »
nous laissent une idée peu édifiante de leur respect pour les
cheveux blancs. Témoin, les cruelles plaisanteries que jouaient au
pauvre Eustache Morel les jeunes écuyers, ses compagnons, qui
à la cour lui rognaient ses portions et l'empêchaient de manger,
s'amusaient à ses dépens, lui coupaient les cheveux et l'enfer-
maient-. Jusqu'aux petits polissons de la rue qui lui couraient
après pour l'injurier et lui jeter de la boue '. Ce vieillard qui,
au xV siècle, est en butte aux insultes des gamins de Paris, n'a
pas encore soixante ans ; c'est un écuver et un bailli du roi !
sans compter qu'il est un des grands poètes de son temps.
Et cette bonne et honnête dame Sébille de Monthault,
dame de La Tour, qui, elle, n'a rien de hargneux ni de déplai-
i. Laissicr jouer les jeunes i^eus, CWll, Eustache Doschamps, Œuvres,
î. IX.
2. G. Raynaud dans Œuvres aviiph'les, XI, p. 92.
3. //'/(/., cite Bill lotie, 901.
23
354 I-E LIVRE DES TROIS VERTUS
sant, qui n'est ni aigrie ni ridicule, ne devient-elle pas le jouet
des petites dames d'honneur impertinentes et per\-erses, qui,
pour la punir d'avoir voulu empêcher leur maîtresse de se
desvôyer en foie anioiir, s'en vont :
« semer des pois sur les degrez, sy se rompeni le col ! » « Que
deable ferons nous de ceste vielle ? Elle ne fait que rechigner ! Feu
d'enfer Tarde ! Ja, n'en serons délivres ? » (283).
Telles sont les aménités qui coulent de ces jeunes lèvres à
l'adresse de la bonne gouvernante.
« Vous devez garder de les mocquier , ne faire ou dire dérisions,
injures, oultrages ne vilonnies ne quelconques desplaisirs; n'arguer
a eulx si comme font aucuns mauvais enfans. Il vous affiert redoub-
ler leur présence », (544 et 546)
commande Christine aux jeunes, et par une touchante associa-
tion de pensées et un délicieux escamotage de sens, elle trans-
porte sur les anciens de son temps et de tous les temps la véné-
ration qu'elle nourrit pour les Anciens de l'antiquité :
« car ce sont eulx qui ont trouvées les sciences et mesmement les
loix par quoy estes enseignez et réglez en ordene de droit — sy ne
porriez jamais rendre ces grans bénéfices, — et qui soustiennent
aussi tous les jours en toutes terres, pavs et rovaulmcs les belles
règles et ordonnances du monde, car, non obstant la grant force
des jeunes, se ne feussent les saiges anciens, le nionde vroit a con-
fusion » (54iS).
CHAPITRE V
LA SERVANTE
Les serviteurs du Livre des Trois Fertiis viennent compléter
le tableau de la vie de famille. Les enseignements s'adressent
surtout aux « cbaniherieres de Paris et aultre part » ; mais leurs
confrères les varJets, instruments de travail dans les hôtels des
dames, attrapent aussi quelques bribes des admomiestemens de
Christine et quelques pointes de ses satires. Nous n'aurons pas
le portrait du bon serviteur; les qualités inhérentes au métier^
industrie, fidélité, probité se déduisent comme une conclusion
naturelle des défiuits reprochés à celui qui n'est ni probe, ni
fidèle, ni industrieux. Les petites friponneries des serviteurs,
pour alléger leur tiiche ou la supprimer, les perfides ma-
nœuvres auxquelles ils se livrent « pour corriger la fortune »
nous intéressent par leur mode d'action et les usages qu'elles
révèlent.
D'abord qu'est-ce qu'une chamheriere ? Nous trouvons ses
fonctions et sa condition nettement définies dans les Propriété-
des Choses, ouvrage mis en français en 1372 sur l'ordre de
Charles V :
(' Chamheriere est une servante députée au service de la femme
ou du seigneur de l'ostel pour faire les plus vilz et les plus labou-
rieux offices qui soient. Et est nourrie des plus grosses viandes et
vestue des plus gros dras, et est chargiee du fais de servitude. Et se
clic a cnfans, ils sont sers du seigneur et de la mère, et se la cham-
heriere est serve, elle ne puet se marie^- a sa voulenté et cellui qui
la prent a fcnuue si se met en servitude, et le puet le seigneur
vendre a denier comme une beste. Si affranchie, elle puet estre
rappcUee en servitude pour vice d'ingratitude. La chamheriere est
souvent batue et laidengiee et traveilliee, et, contre ses douleurs, a
peine la lesse l'en rire ne jouer '. »
I. Les Propriété- des Choses, mises en françois par Jean Corbichon, du
moine anglais Barthélémy. Bibl. Nat., f. fr., ms. 216, fol. 94 v» et 95 r".
356 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
Christine de Pisan ne s'attendrit pas sur le servage de ses
femmes servans, preuve qu'il n'y avait pas lieu de le faire, mais
elle s'apitoie sur leur vie pénible :
« se lever matin, se coucher tard, disner et soupper après les autres
et mal a loisir, mangant ça et la tousjours en servam, ayant sa subs-
tantiacion assez escharcement et rie a rie » (560).
Les exhortations qu'elle leur destine sont presque toutes
négatives : ne faites, garde:^-vons, il n'appartient. Elle nous fiiit
ainsi, sans le vouloir, un tableau instructif des fourberies dont
la plupart étaient coutumières.
Pour capter la confiance de leurs maîtres et se hixt donner
plus grand gouvernement, les rusées emploient la flatterie, étalent
leur savoir-foire comme cette autre si bien emparlee :
c( Je sais besoigner de couture, carder cotton, broyer, filer ».
« J'entends par cœur le petit poinct.
Le grand et celuy de Hongrie
En carreaux et tapisserie.
Je sçay bouter dans la trémie,
Sasser, bluter, paste tourner
En pain, et le tout enfourner, etc. ^ »
Elles se « mêlent encore de dévotion pour mieux tromper » ;
celles-ci sont les plus dangereuses... Les maîtres gagnés, et leur
prudence endormie, elles ont « office d'acheter la viande et la
char ou trop bien battent le cabas, qui est un mot communé-
ment dit, qui est a entendre faire acroire que la chose couste plus
que elle ne fiiit » (564). Vont-elles à la char? « Elles feront
entendant que le quartier de bon mouton leur couste quatre
solz que elles ont pour dix blans ou moins... » (564). Ou bien
elles rapporteront « a part de la boucherie ung morselet de
friandise ».
« Si font faire un pasté, et sur la taille de leur maistre le comptent
au four et puis quant leur maistre est ou palais ou en la ville et leur
I. Recueil des poàies fi\Ji!çaises des AT^ et XV I<^ siècles, éd. de Montaiglon,
t. I, Paris, 1835.
LA SERVANTE
357
maistresse ou moustier a la grant messe, la desjeunerie est faitte
en la cuisine a bon gaudeamus, et n'est pas sans boire et du meil-
leur » (565).
Viennent les grands jours de lessive qui transforment l'ostel
en un rucher affairé : les cuviers sont pleins, les chaudières
fument et le linge bue répand une bonne odeur de cendre
gravelée % de savon et d'iris- ; les servantes sont embesoignées
et les lavandières du dehors viennent leur prêter main forte.
Il faut biier, savonner, frotter, laver à l'eau courante, étendre
au soleil et sécher cette grosse masse de toves, draps, drap-
peaux, de touailles, nappes, de doubliers, de chemise, de
cottes, futaines (camisoles de coton), de guimpes, couvre-
chiefs, chausses, coeffes, mouchouers, etc..
La maîtresse de maison, appliquée à surveiller son
monde, cnidera sa chamberiere occupée à la rivière ? « celle-ci
est aux estuves, paix et aise ! » La meschine a pu partir à
1. Cendre gravelée, lie de vin séchée et calcinée, explique M. A. Fran-
klin, op. cit., p. 151.
2. On a encore gardé en province l'habitude de ces grandes lessives dans
les maisons bourgeoises. On entasse le linge, essangé au préalable, dans un
énorme cuvier, au iond duquel on a mis, enfermées dans un drap grossier,
des cendres de foyard, et au-dessus, des chapelets de racines d'iris (rhizo-
mes). L'eau bouillante qu'on verse incessamment pendant des heures sur le
linge, s'imprègne du parfum de l'iris et le communique à toute la lessive.
Eustache Deschamps parle dans une ballade des bons draps blancs fleu-
rant les graines (?'). S'agirait-il du fœniculuin ihilcc, fenoil, fenouil, fennel,
l'une des plantes favorites du moyen âge, qu'on cuhivait pour la beauté de
ses feuilles, mais surtout aussi pour la douceur aromatique de ses graines
que les ménagères mettaient dans les armoires pour parfumer leur linge ;
ou bien serait-il question des herbes à graines, graminées, sur lesquelles
on étendait les draps pour les sécher au soleil, odeur qui correspondrait
alors à celle que nous appelons « foin coupé ».
6721 « Si s'est sur la rive acousté,
La a estendu son costé
Sent les odeurs souefs flairens
Et voit les ruisseaulx ressonnens,
La douce graine, les flourettes
Saillir, la grève et les pierrettes
Parmi la duis du fonteniz ».
Miioir de Mariage, LXII, t. IX.
^^8 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
bonne intention vers la rivière pour y laver son linge et
caqueter avec les commères sur les nouvelles du quartier. Mais
elle aura entendu au prochain carrefour le cry tentateur :
« Seignor, quar vous aler haingner,
Et estuver sans delaier !
Li baing sont chaut ! ' »
Et, le diable la poussant, la chamberiere s'esquive au baing,
paix et aise ^ !
Cependant ses bonnes amies, gui Scvit de la cordellc, lui font
sa besogne ; celle-ci reconnaitra leurs bons offices en les ren-
vovant le soir « hourdees de vins et viandes. Dieu sait ! » et
bien payées, mais non du sien.
D'autres jours, c'est un gentil galant qu'on régale à l'hôtel,
en compagnie des commères de la rue, et maintes bonnes
bouteilles de vin y passent, car ces goiiliardes sccvcni « du bas
voler » de toutes façons (568),
« Et adont vins, viandes, cliandelle, pain, lart, sel et toutes
despenses d'ostel »
disparaissent comme par enchantement, et, si le maître ose en
faire la remarque, on vous lui ferme la bouche incontinent
par une belle réponse : c'est lui qui fait trop de grans disners » ;
c'est lui « qui semont tant les gens de boire » (568). // liest
bon bec que de Paris, dira Villon.
Telle chaiTiberiere vient bien chez un jeune ménage où la
mariée est un peu uicelie ! Elle les enjôle par ses « blandis-
semens », les étourdit par ses vanteries. Tous les travaux,
1. Cris de Paris, dans Fabliaux el Contes, t. II, p. 276, collcct. Barbazan
et Méon, Paris, 1808.
2. La réprobation de Christine ne porte pas tant sur le fait que la cham-
brière va prendre un bain au lieu d'accomplir la tâche qui lui a été con-
fiée que sur la faute plus grave qu'elle peut commettre en se rendant dans
un de ces lieux qui avaient déjà fort mauvaise réputation, car beaucoup de
bains publics étaient devenus des rendez- vous de plaisir. D'où les rancunes
des prédicateurs de l'époque contre ces établissements. Voir Du Cange,
Dict. de la basse latinité, au mot stupha.
LA SERVANTE 3 59
même les plus délicats, lui sont aussi coiiiiiiiius comme d'avaler
une fraise ! « Par ceste manière les tendra tous deux qu'ils ne
croiront en autre dieu ! » (568). Et alors, elle aura le champ
libre pour cahasser. Les services d'entremetteuse ne lui répu-
gneront point :
« et pour un chapperon ou robe que lui donne ou promette aucun
gallant pour faire un message a sa maistresse, » (369)
elle se prêtera des deux mains à l'intrigue, « et se elle ne le
fait de bonne manière que elle soit arsse ! » s'écrie Christine
avec dégoût ; « beaucoup sont vives enfouies qui tant ne l'ont
mérité ! » (570).
Les chamberieres aux champs sont esquissées d'un cravon
plus doux ; on ne les voit ni rouées, ni félonnes, simplement
négligentes et nonchalantes quand la maîtresse a tourné le
dos (413). Nous avons déjà vu leurs occupations dans le cha-
pitre sur les devoirs de la dame terrienne.
Les varlets, ne méritent guère plus de confiance que les
chamberieres. Le fond de leur nature, c'est l'astuce et la paresse.
Ils ne cherchent qu'à se débarrasser au plus vite de leur tache
et ne sont heureux qu'en compagnie de « dame oiseuse. »
« Que la maistresse se voise souvent esbattre aux champs veoir
comme ilz labeurent, car assez en est qui voulentiers se passeroient
de gratter sans plus la terre par dessus pour eulx s'en délivrer, se ilz
cuidoient qu'on ne s'en presist garde » (410).
On ne peut tromper Christine ni sa baronne sur la droilte
façon à donner à la terre, car elles ont lu Pierre de Crescens
et savent que
« il convient briser la terre et fiire subtille et menue afin que la
viande puisse venir de la racine et que les racines se puissent
espandre sous la terre sans pression '. »
Au lieu à'arcr son joiinml, comme tout bon laboureur est
tenu de taire, à peine aura-t-il ouvert quelques sillons,
I. Proffits Choiiipestrcs, ch. xv.
360 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
«qu'il s'en ira dormir soubz l'ombre d'une saulz » et laissera « les
chevaux de labour ou les beufs, en ce tandis, paistre en ung pré »
(411).
Et il exposera ainsi sa maîtresse, par sa paresse et sa négligence,,
à une amende de cinq soulz : Item, gui est trouvé eu bh\ vers
herhehiiil en temps ileffemiii, il clnet eu la dicte amende de cinq
souI~ '.
a Et ne leur chaut, mais qu'ilz puissent dire au soir qu'ilz
ont fliitte leur journée. »
<f Chil ouvrier par journées ne font que longarder
Par h'oit font pou d'ouvrage, par caut vont enflarder -. »
L'engeance n'avait guère changé du xiii"' au xV' siècle.
Quand il « cueillera le foin » ou moissonnera le blé, s'il ne
se sent surveillé, il laissera derrière lui belles bottelées d'herbe
et beaux épis bien venus,
« et tant d'autres faulcetez que telz gens scevent bien faire qui n'est
dessus » (412).
Les temps de la belle idylle biblique ne sont plus où le
maître du champ ordonnait aux moissonneurs : « laissc~louil>er
quelques épis ! » Mais si la dame de Christine fait ramasser ses
gerbes sans souci des glaneuses, ce n'est pas que son cœur
restât fermé devant le muet appel des Ruth de son temps. Sa
charité saura, en temps et lieu, les dédommager des épis dont
son économie les frustre pour le présent. C'est pour rester
fidèle à la devise qui règle tous ses actes et qui, dans sa volonté,
doit régler ceux de sa maisnie, qu'elle exige que le pré ou le
champ soient nets après le passage du faneur ou du moisson-
neur et que « rien ne soit laissié derrière. » Et cette devise,
non exprimée, mais qui se lit dans toute sa conduite, est :
« Fais ce que tu tais ».
1. Sûiinae Rurale, fol. 140 v".
2. Gilles le Miiisis, lxix r". E. Lano;lois, Société au XIII<^ siècle.
CHAPITRE M
LA FEMME DE FOLE VIE '
« Et tout ainsi comme le soleil luist sur les bons et sur les mau-
vais, n'arons point de honte d'espandre nostre doctrine mesmes sur
celles femmes qui sont folles, legieres et de désordonnées vies,
quoy qu'il ne soit riens plus ahhominahle » (744).
C'est par ces paroles que Christine de Pisan introduit dans
son Trésor de la Cité des Dames ces, foies feiii mes, pauvre petite
écume fangeuse du moyen âge. Elle les rencontrait sur son
chemin en allant consulter quelque précieux manuscrit à la
librairie de la Sorbonne ou de l'abbaye Saint- Victor, ou s'en-
quérir du travail de ses copistes à Saint-Jacques la Boucherie,
en revenant d'entendre à Notre-Dame - les doctes et édifiants
sermons de son grand ami le chancelier. Leurs allures effraees,
leurs robes voyantes, estraintes jusqu'à l'indécence, leurs faces
éhontées blessaient ses yeux et froissaient sa nature de femme.
Elle les voyait même venir s'exhiber dans les églises, jusqu'au
pied des autels \
1. Ce sujet n'était point prohibe delà littérature honnête puisque, d'après
Lecoy de la Marche (/.</ Chaire ,111 XI 11^ siècle, p. 208), les prédicateurs
avaient des sermons spéciaux qu'ils prononçaient en public, et qui étaient
destinés aux iiiulieres nierctrices.
Frère Laurens, dans sa Soniine-le-Koy (Bibl. Nat., f. fr. 945, fol. 24),
parle aussi des foies feiii mes dans son chapitre sur les mauvais métiers.
2. Jean Gerson ne fut curé de la paroisse de Saint-Jean-en-Grève
qu'en 1408, sur une bulle de Benoît XIII qui lui accordait cette riche pré-
bende, l'office de chancelier de Nostre-Dame « estant de grant chage t't de
petite revenue ». Voir étude de Noël Valois, Gerson, cure Je S.iiiit-Jean-efi-
Grève, Paris, 1901.
3. L'abbé de Samouillan les représente postées aux portes des collèges,
mêlées au train quotidien de la vie. « Non seulement elles avaient accès
362 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
« Le monde tant vous desprise que toute personne honneste vous
fuit comme chose excommeniee et, en rue, détourne sa veue que
ne vous veoye » (572).
Puis, par un retour sur la fragilité humaine et sur la force
des tentations du malin, elle se prend de pitié pour ces
povres defaiIJans. Elle ne voit plus en elles que de malheu-
reuses créatures qui ont erré et qu'une chaude bonté et un peu
de sympathie vraie pourraient ramener peut-être à « la droicte
condition de femme, qui est honneste, simple et honteuse «
(573)-
« Levez sus ! et vous sordez de la boe ! leur crie-t-elle. Dieu est
piteux et appareillié de vous recevoir a mercv, se repentir vous
voulez » (573)-
Comme les paroles de Christine reflètent bien cette tou-
chante morale du mo^^en âge pour qui la beauté de la repen-
tance l'emportait sur la laideur de la faute ' ! Nous avons
perdu la foi facile, et les conversions soudaines rencontrent
souvent chez nous un étonnement mêlé de scepticisme.
Autrefois, les actes de contrition étaient encouragés par la
bienveillance qu'ils faisaient naître et les femmes foies pou-
vaient rentrer, sous l'égide de Madeleine la pécheresse et
d'autres saintes révérées, comme sainte Aflre, sainte Thaïs,
dans le sein de la société honnête et regagner la confiance et
l'estime. « Il ne faut pas juger durement une femme péche-
resse, ni désespérer de son amendement », dit Gerson ; « car
en un moment le Saint Espcrit la peut faire bonne -. »
Les Gcsta Romanonim, ce trésor de leçons morales cachées
sous le voile d'histoires délectables autant que véridiques,
dans les maisons, dans les rues, en dépit de toutes les ordonnances, niais
encore elles venaient jusque dans les églises coudo\er au sermon la femme
qui se respectait >>. {La Chaire au ATe siècle, p. 222).
1. Morale d'ailleurs toute évangélique. Voir saint Mattliieii, cli. vui, 48 et
)0, sur le pardon des fautes de Madeleine la pécheresse par Jésus.
2. ISA B C des simples gens, fol. 26.
LA FEMME DE FOLE VIE 36^
enseignaient combien grande était la miséricorde divine pour
ces créatures, et comment aussi elles pouvaient mourir en
odeur de sainteté. L'une d'elles longtemps endurcie dans
« Tort péchié » échoue en prison, est visitée par un prêtre,
se repent, se confesse, puis meurt. Le confesseur, allant le len-
demain voir sa nouvelle convertie, entend une voix dans les
airs qui lui crie : « Elle est ores bien eùree et siet lassus en la
félicité céleste et est blanche comme une petite ftor ^ «
Que la pauvre femme n'aille pas croire que, si elle essaye de
recouvrer « honneur pour honte, le monde la debouteroit et
chasseroit » :
Au contraire, « les preudes femmes l'appelleront et lui diront
bonnes parolles et l'aideront et la tiendront chiere » (578).
Remarquons, en passant, cette exquise délicatesse qui pousse
la femme pure à taire les avances à la dcfailhint.
Christine n'oublie jamais les difficultés de la vie pratique.
Aussi, elle s'ingénie par tous les moyens possibles à persuader
à cette femme, déshabituée du travail, que le travail n'est
point pénible, qu'il procure des jouissances saines et pures,
qu'il devient un besoin et qu'il est une fierté. Qu'elle n'ait
donc aucune crainte pour son nouvel avenir : elle gagnera
aisément sa vie. La force, certes, ne lui manquera pas,
« car se elle a corps fort et puissant pour supporter batteries et
mauvais traitemens, elle l'a aussi pour travailler. Chascune la
prendroit voulentiers a aider a lessives en ces grans hostelz — elle
tîHeroit, garderoit les acouchiees et malades, sv lui feroit plus de
bien ung denier que cent receuz en pechié » ()8o).
Le pain gagné à la sueur du front a une saveur et une
vertu que l'autre n'a pas. C'est le pain que Dieu bénit.
Il lui faudra désormais se « vestir de cotte large et
honneste» ; fuir les repaires « que hanter souloit », et venir
habiter « une petitte chambre en bonne rue et entre bonnes
gens )) (576).
I. Gi-sta Rovijuoriini, Br. Mus. Ms. Harl, luldiliou, cap. xxxn.
364 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
Pendant longtemps ces sortes de femmes ne pouvaient
habiter les rues « honnestes » et elles étaient reléguées dans
certaines circonscriptions fixées par la police \ Beaucoup d'or-
donnances précisent les limites de leurs quartiers, ou les expul-
sent de certains endroits à proximité de quelque église, ou
d'autre lieu saint.
Charles VI, au cours de son voyage en Languedoc, en
1389, en publie une à Toulouse relativement à leur costume,
et en amende d'autres que les capitouls et autres officiers
avaient rendues et « dont elles avoient souffert et soutenu
pluseurs injures, vitupères et dommages. »
« Avons de grâce especial octrové et octrovons aux dictes sup-
pliantes que doresenavant, elles ne leurs successeurs, en la dicte
abbave portent et puissent porter et vestir telles robes et chappe-
rons et de telles couleurs comme elles voudront vestir et porter,
parmi ce qu'elles seront tenues de porter entour l'un de leurs
bras une ensaingne en differance, d'un jaretier ou lisière de drap
d'autre couleur que la robe qu'ils auront vestue ^. »
Il semblerait donc d'après cette ordonnance que ces « sup-
pliantes » de Charles \l étaient astreintes à porter, comme
les Juifs, leur ;(im7/t'distinctive5.
1. Voir Piin's sons la doviinatiou anglaise, p. 154, Longnon, Paris, 1878.
Les ordonnances de saint Louis s'étaient efforcées d'en détruire l'en-
geance. Par une ordonnance de 1250, il ordonnait à ses baillis de les
chasser des villes et villages, de saisir leurs biens et de confisquer au besoin
la maison de ceux qui leur auraient loué un logement. Pour les aider à
renoncer à leur vie dépravée, il rentait à Paris, pour les v recueillir, la
Maison des Filles de Dien. {Ordonnances, t. I, p. 74.)
2. Ordonnances des Rois de France, t. VII, p. 322. Une autre ordonnance
de Charles VI, en 1395, leur interdit de sortir de leurs maisons après le
couvre-feu sonné et de se montrer dans les places publiques sous peine de
prison et d'amende. Traité de la Police, de la Mare, t. I, p. 490, Paris,
1707-38, 4 vol. in-fol.
3. Les chroniqueurs rapportent qu'un jour à l'église, Blanche de Cas-
tille, ayant reçu du prêtre le baiser de paix, le passa à sa voisine, une dame
richement habillée et portant une ceinture magnifique. Ayant appris dans
la suite que cette cointe voisine n'était autre qu une femme folle, la reine,
humiliée, publia une ordonnance qui interdisait aux courtisanes de porter
LA FEMME DE FOLE VIE 36)
De même que rien dans son apparence ne doit rappeler sa
vie passée, de même dans ses manières, dans son regard, dans
son langage, rien ne doit trahir son ancien vice de hauderie :
« Qu'elle se traie vers le moustier, choisisse un sage confesseur
et prie souvent de tout son cœur et Dieu la gardera. »
Et si ces mauvais goiiJiaris étaient assez osés que de la pour-
suivre jusque dans sa nouvelle retraite, « qu'elle s'en aille
conter son fait a la justice qui pitié en ara et v sera pourveu»
(577).
Peut-être restait-il encore dans la prévôté de Paris, au
moment où Christine écrivait ces lignes, quelque vestige de
la sévérité que Hugues Aubriot avait montrée à l'égard des
femmes communes ' et, par contre-coup, un indulgent intérêt
pour celles qui se réformaient. C'est une réconfortante image
que celle de ces sergents, osant braver l'insolence des clercs
vagants et des ribauds, pour protéger une pauvre femme, de
réputation encore douteuse, et l'aider à redevenir honnête.
Tout n'était donc pas corrompu et désespéré dans le gouver-
nement de Charles le Bien-Aimé. Il restait au Corps de Policie
quelques membres sains.
la ceinture, désormais exclusivement réservée aux femmes honnestes. Une
.aventure semblable, survenue à la femme de Louis VII, les avait déjà, par
un autre édit, dépouillées de la chape.
I. Le prévôt Hugues Aubriot avait tenté de purifier les rues de Paris et
il paraît que ses ordonnances, ainsi que sa tolérance pour les Juifs, furent
la cause de sa chute. La rancune des écoliers de l'Université se manifesta
alors comme toujours par une chanson :
« Quant en haut degré te veis
De tout le voulus entremettre
Et trop d'ordenances feis
Sur feines et gens saichans lectres. »
Grandes Chroniques de France, édit. Paulin Paris, p. 478-9.
CONCLUSION
Et ainsi, suivant « la robe et la rote », selon l'expression
de Christine, partant du sommet de la pyramide sociale, nous
en avons descendu tous les degrés et avons atteint le pied ;
nous avons considéré ses contemporaines, chacune dans sa
sphère, avec les privilèges et les servitudes de sa condition, les
devoirs qui y sont liés, les vices qui l'entachent, les beautés qui
la relèvent et les bassesses qui la souillent. Nous avons vu la
reine et les princesses, les duchesses, les comtesses, les
baronnes ; les dames d'estat et les bourgeoises ; les femmes des
marchands, celles des métiers et celles des laboureurs. Nulle
n'a été si haute que Christine n'ait osé lui faire entendre sa
leçon, nulle si humble qu'elle n'ait ému sa tendresse, nulle si
vile qu'elle n'ait éveillé sa pitié. La splendeur des unes ne l'a
point éblouie et la bassesse des autres ne l'a point rebutée. Elle
les a toutes regardées de ses yeux clairs, avec son droit juge-
ment et sa conscience honnête, et le mal n'a pu se voiler sous
des dehors si séduisants, ni le bien disparaître derrière des
habitudes si dégradées qu'elle ne les ait découverts pour flétrir
l'un et encourager l'autre. Elle prescrit à la femme ses devoirs
envers Dieu, envers elle-même, envers sa famille et envers la
société dont elle est membre ; elle voudrait lui voir remplir un
rôle d'amour, d'humanité, d'équité et de paix.
Elle croit en sa native bonté et en sa pureté innée, réserve
faite de la tache originelle, dont elle subit la peine au même
titre que l'homme et qui combat dans son âme les semences de
bien que Dieu y a déposées, mais contre laquelle elle doit lutter
chrétiennement. Son cœur, plus délicat que celui de l'homme,
est capable de constance et de dévouement ; par l'éducation,
par les bons exemples et par l'observation de la vie, il se forti-
CONXLUSION 367
liera et apprendra à n'aspirer que vers ce qui est beau et utile.
Elle la croit douée d'une intelligence sinon identique, du
moins pas inférieure ' à celle de l'homme et cette intelli-
gence, elle a non seulement le droit, mais le devoir, de la déve-
lopper, de la fiiire fructifier pendant sa vie tout entière et de
l'appliquer aux formes diverses que prendra son activité -.
Sa volonté sera ferme, agissante et se tendra vers un but
déterminé. Elle saura la taire fléchir sous le joug du devoir
ou de la nécessité; elle trouvera en elle la force de résister
fièrement aux attaques injustes et aux entreprises non sanc-
tionnées par l'usage. Sa conscience, éclairée par son jugement
et guidée par son amour de l'équité et par sa piété, décidera
en dernier ressort de ses actes et les voudra non seulement
honnêtes aux yeux des hommes et justes selon les lois, mais
purs au regard de Dieu.
Sa piété sera sincère, chaude et vivante. Elle ne s'égarera
point dans des pratiques trop minutieuses ou excessives, mais
se traduira premièrement par des taits dont le monde ait à se
louer. Deux voies lui sont offertes pour gagner le ciel : si
elle renonce aux joies de cette vie pour se jeter dans la vie
contemplative, grâces en soient rendues à Dieu, c'est le meil-
leur chemin pour faire son salut. Mais cette sainte vocation
est rare « et seulement ceulx de la très plus parfaite vie y
sont appelés et peuent v persévérer ». Cependant, elle peut
se sauver en restant dans le siècle. La vie active n'a pas
empêché maint homme et mainte femme de devenir saints et
saintes, comme saint Louis, sainte Bathilde, sainte Elizabeth
de Hongrie et « assez d'autres ». Ils ont, au contraire, en accep-
tant la vie du monde donné un merveilleux exemplaire de
1 . Elle dit dans sa Cite que Dieu a donné à l'homme et à la femme une
nature différente et des dons particuliers : « a chascun sexe, telle nature et
inclinacion comme a faire son office lui appartient et compète » et que si
la femme parait moins intelligente que l'homme, ce n'est pas faute de qua-
lités naturelles, mais manque de culture.
2. « Garde que tel entendement que Dieu \- a mis bien en uses ». Vi-
sion, 68 vo.
3 68 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
conduite. Le mieux est de tenir le moxeii, de prendre de l'une
et de l'autre vie selon sa possibilité, car « Testât ne fait mie
le dampnement, mais, non savoir en user sagement, c'est ce
qui dampne la créature. »
La temme telle que la souhaite Christine de Pisan sera une
fille tendre et obéissante ; les manifestations de son amour
envers ses parents seront tempérées par le respect qu'elle leur
portera. Elle acceptera avec déférence toutes les décisions qu'ils
prendront à son égard, y compris le mari que, dans leur sagesse
ou leur intérêt, ils lui auront choisi.
Le mariage est bon en soi ; la place naturelle de la femme
est à son foyer, d'où elle fera rayonner la chaleur de son cœur
sur son mari et sur ses enfants. Elle sera une épouse loyale
et dévouée ; elle adroit aune fidélité égale et à une confiance
entière. Toutefois, si sa destinée voulait qu'elle fût déçue
dans son attente et qu'elle soufii'it, qu'elle montre bon
visage au monde et garde dans le secret de son cœur les déchi-
rements de son amour, pour la paix du ménage et l'honneur
du nom.
Elle gouvernera sa maisnie par bonne discipline, à la fois
par amour et par crainte. Ses enfants seront élevés avec dou-
ceur et fermeté ; elle ne se laissera pas aller par faiblesse mater-
nelle à de coupables indulgences, mais elle leur apprendra le res-
pect de la règle et de l'autorité, sans toutefois étouffer en eux
la volonté ni anéantir l'esprit d'initiative. Elle leur doit une ins-
truction appropriée à leur condition dans ce monde, et le plus
possible, elle développera leurs facultés, dans la conviction que
l'instruction embellit l'esprit et ennoblit l'âme. Elle pourvoira
à leur avenir, munissant ses garçons d'une profession ou d'un
métier, ou les rendant aptes à gouverner sagement leurs sujets,
en initiant ses filles à tous les secrets de la conduite d'une
maison avant de les donner à un mari. Elle aura la louable
ambition de vouloir améliorer sa situation et celle de sa famille.
Par ses qualités d'ordre et d'économie, elle fera prospérer la
chevance de son mari pour que ses enfants pussent faire meil-
leure figure dans le monde; mais, avant les biens terrestres, elle
CONCLUSION 369
cherchera à leur léguer rinestimable trésor d'un nom sans tache
et honoré de tous.
Ses serviteurs seront traités avec bonté sans trop de fami-
liarité ; elle exigera d'eux du soin, de l'industrie dans l'ac-
complissement de leur travail, mais ne tolérera ni servilité,
ni flatterie, ni paroles 'grossières, ni conduite blâmable. Elle
donnera des ordres précis, en temps et en lieu, et ne rendra
pas par des exigences déraisonnables son service dangereux.
Dans le monde, elle se montrera d'une modestie digne et
vraie. Courtoise et affable envers tous, réservée avec les
hommes, honorant ceux qui sont ses supérieurs par le rang,
par l'âge ou par l'esprit, pleine d'une révérence pieuse pour
ceux qui ont accompli de belles choses ou mené une vie sainte;
compatissante et secourable aux petits, à tous ceux qui
souffrent ; prudente et généreuse dans ses rapports mondains,
cherchant à exhausser le bien et à excuser le mai, redoutant
les médisances et s'efforçant par sa douceur et sa discrétion de
ne pas v donner prise; sincère avec les autres, habile contre les
envieux, vraie avec elle-même, généreuse dans la fortune,
courageuse dans l'adversité, elle possède les vertus solides de
la femme torte et est parée des grâces aimables qui viennent
d'un cœur délicat, d'un esprit fin et cultivé.
La sûreté de son goût se manifestera dans la justesse avec
laquelle elle réglera le luxe de sa maison ou l'élégance de ses
vêtements. Elle aura le sentiment des heureuses proportions et
des convenances ; recherchera la beauté plutôt que la magni-
ficence, la richesse plutôt que le faste, la finesse plutôt que l'éclat
et la grâce plutôt que la mode. Rien d'outré, ni de violent, ni de
bizarre, ne pourra lui plaire, mais la simplicité, la mesure,
l'harmonie seront sa loi.
Cette femme du xv'' siècle avait foi dans l'amélioration de
l'individu par la discipline et le travail. Son optimisme repo-
sait sur cette idée que Dieu aide celui qui veut s'aider. « Les
soldats batailleront et Dieu donnera la victoire », c'est ainsi que
traduisait en sa langue pittoresque une autre fille du xv^ siècle
qui ignorait profondément le Livre des Trois rertiis, ou tout
24
370 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
autre livre écrit de main d'homme, mais qui trouvait dans sa
foi, dans son bon sens et dans sa vaillance les mêmes inspi-
rations que Christine de Pisan.
Elle encourageait tout effort, toute tentative d'énergie entre-
prise pour le bien, comme anssi tout acte de renoncement qui
impliquait une victoire sur soi-même: « car de se vaincre soy
mesmes, la est la maistrise ». A une époque portée comme
la sienne à la satisfaction de tous les égoïsmes, où les cœurs
s'amollissaient à mesure que les passions s'épaississaient, où la
lovauté et l'honneur dans les relations mondaines et publiques
étaient méconnues et foulées aux pieds, les paroles données
reprises sans vergogne, les traités violés, la régénération du
pays ne pouvait venir que par celle de l'individu et celle de
la famille, et, dans celle-ci, la direction morale appartient à la
femme.
Elle comprenait que, pour remplir un rôle si noble, il fallait
qu'elle pavât de sa personne et qu'elle devînt, la première, un
modèle de prudence, de droiture, de sagesse dans les affaires
pratiques de la vie, de soumission à l'ordre établi, de courage,
de bonté et de noblesse dans l'ordre moral. Son influence devait
s'étendre chez elle d'abord, puis franchir les limites de son foyer
pour se répandre au près et au loin, selon que le hasard de sa
destinée la mettait en contact avec un cercle plus ou moins
étendu d'amis et d'hôtes.
Christine de Pisan, née dans un siècle où, dit-on, le patrio-
tisme était à naître, fut cependant une patriote. Elle eut tou-
jours à cœur le bien de la France et Mmineur des lis. Son
attachement à son pavs imprègne tous ses écrits et son dernier
poème fut un chant de triomphe pour saluer la PuaJk d'Or-
leans. Obligée sans doute de fuir devant les persécutions des
Cabochiens en 141 8, son fils marié et attaché au dauphin
Charles, qui abandonne Paris pour ne pas tomber aux mains,
des Bourguignons, elle cherche un refuge dans son abbaye dose \
I. On ne sait encore dans quelle abbaye Christine alla finir ses jours. Il'
serait naturel de i>enser à celle de Poissy où déjà sa fille unique était reli-
gieuse depuis plusieurs années, dix ans environ.
CONXLUSIOX 3 7 I
où elle passe onze ans dans le silence et le recueillement.
Elle y entend au mois de juillet 1429 la rumeur des merveil-
leuses nouvelles de Reims. Vieillie, mais non diminuée, elle
exhale, avant de- s'éteindre dans la paix, son beau cantique
d'action de grâces où elle confond dans un élan de pure adora-
tion Jehanne, la Vierge tendre de bonne heure née et Dieu qui,
dans sa toute-puissante miséricorde, daigne
(f Sur France si grant grâce estendrc >^,
et remettre les ennemis « sous le pennon de Charles. »
« Tu en soies loué, hault Dieu ' ! »
Et nous sommes heureux de trouver dans cet enthousiaste
Poème à la Piicelle, qui est, pour ainsi dire, le testament litté-
raire de Christine de Pisan, la confirmation suprême des idées
qui, pendant sa vie dans le siècle, lui avaient été chères sur
l'honneur de la femme, et dont elle voyait la glorification en la
personne de Jeanne d'Arc :
i< Hc'c ! quel honneur au fcminin
Sexe ! Qiic [Dieu] l'avme, il appert,
Quant tout ce grant peuple chenin,
Par qui tout le règne est désert,
Par femme est sours et recouvert - ! »
L'accroissement de l'honneur féminin, « l'augmentacion des
meurs vertueulx, » telle fut la constante pensée de Christine de
Pisan. Elle émet, avant de prendre congé de 1' « université
des femmes » dans le Livre des Trois Vertus, ce vœu naïf et
touchant, que son œuvre ne reste pas « vague et non utile »
et que ses leçons soient encore entendues par les futures géné-
rations :
1. Procès de condaiiitiat ion et de réhabilitation de Jeanne d' Arc,]. Quicherat,
tome V, Paris, 1849.
2. Ibid., XXXIV.
372 LE LIVRE DES TROIS VERTUS
« Si la verront et orront maintes vaillans dames et femmes d'auc-
torité ou temps présent et en cil advenir, qui prieront Dieu pour
leur servante Xpristienne ', desirans que de leur temps fust sa vie
ou siècle, ou que veoir la peussent. ».
Ce vœu de Christine sera plus que comblé car, grâce à
l'universalité de la langue française, qu'elle célébrait déjà alors
que ses copistes multipliaient les exemplaires de son œuvre
pour la « ventiller par le monde », et qui reste vraie aujour-
d'hui, le Livre des Trois VerUis pourra la faire connaître et
aimer par « mains vaillans dames et femmes d'auctorité »,
peut-être, mais certainement par beaucoup de lectrices qui,
sans prétendre être « vaillans » ni avoir « auctorité », seront
charmées d'entendre les « ammonestemens » de cette femme
au grand cœ-ur, au jugement droit, à l'esprit aimable, et qui,
émerveillées de rencontrer dans ces pages vieilles de cinq siècles
tant d'idées jeunes et fraîches et tant de pensées justes, gra-
cieuses et élevées, se prendront à murmurer : « Les abeilles
de Platon ont voltigé sur les lèvres de Christine de Pisan. »
Paris, 25 octobre 191 1.
I. Les clercs avaient adopté pour Christ la transcription mi-grccquc, nù-
latine Xpristus, prenant ainsi le p grec pour un p latin et ajoutant r pour
représenter le son qu'ils entendaient dans XpiaToc;. De là Xpristienne, Xpris-
tieii pour Christine ou Christienne et chrétien, qui se rencontrent dans les
manuscrits du Livre des Trois Vertus et autres ouvrages du moyen âge.
TABLlî DES MATIERES
l'agcs
PrÉI ACt IX
PREMIERK PARTIH
Le Livre des Trois Vertus de Cliristiite de Pisaii.
Chap. I. — Introduction gcntralc 5
— II. — Le titre du livre 7
— m. — Date de la composition de l'ouvratie i^
— IV. — Situation de Christine de Pisan au moment où elle
écrit son /../;';•(• (/(':; Trois Terliis 2~
— \ . — L'histoire du Lii-re des Trois Vertus j.j
Si:COXDH PARTIH
Composition de l'oiivriii^'e.
Chah. I. — Procédés de composition et plan de l'ouvrage. . 51
— IL — Méthode de travail de l'auteur ; son st\le, sa
langue 62
— III. — Les sources du Livre des Trois Vertus 74
TROISIHMK PARTIE
Aperçu '^éuèral des idées de Christine.
CiiAi'. I. — Morale pratitjue 107
— 11. --- La force de la tradition mg
— m. — La torce de l'exemple 11^
— I\ . — Le prétendu féminisme de Christine de Pisan . . 120
— \". — L'amour de Dieu, base de l'éducation 12.1
— VI. — Le cuhe de l'honneur féminin i^l
— \'II. — Les manières honnêtes i.\]
374 TABLE DES MATIERES
QUATRIÈME PARTIE.
Education et Instruction âe la Jeunesse.
Chap. I. — Les enfants 155
— II. — Les garçons 159
— III. — Les jeunes filles 166
— • IV. • — Mariages pour le futur 168
— V. — Suite de l'éducation de la jeune fille 172
— VI. — Jeux et esbatemens 178
— \'II. — Christine, champion de l'instruction des femmes . 185
— MIL — Education pratique 189
— IX. — L'éducation du cœur 191
CINQUIÈME PARTIE
La JeuiDie cniaiicipée : ses devoirs nioraux et sociaux.
Chap. I. — Frugalité dans le boire et le manger 197
— II. — Modération dans le luxe des vêtements .... 205
— III. — Modération dans l'emploi des parfums . . . . 215
— IV. — Pratiques diverses de la charité 215
— V. — Il faut recevoir avec grâce 222
— VI. — Amour de la vérité 225
SIXIÈME PARTIE
Situation morale et civile de la femme l'is-à-i'is de soni mari.
Chap. I. — Médit traditionnel de la femme: sa subordination
à l'homme 231
— II. — La femme humble envers son mari 237
— III. — La femme gardienne de la paix et de l'honneur du
foyer 240
— IV. — Conduite de la femme envers un mauvais mari. . 242
— \'. — La femme bonne ménagère 249
— \'l. — Conduite de la femme envers les parents et les
arnis du mari 256
TABLE DES MATIERES ^jj
SEPTIÈME PARTIE
Gestion lies finances el des revenns dn iinhinoe.
Chap. I. — Situation financière de la France vers 1405. . . 26^
— II. — Diverses causes des embarras d'argent .... 266
— III. — Christine conseille l'économie et la réduction des
superfluités .... 284
— ly. — Les comptes d'une grande dame 288
— V. — Les dépenses d'un ménage proportionnées à la che-
vance ou au çain du mari.
291
— VI. — Les femmes des marchands, celles des métiers, et
celles des laboureurs, collaboratrices de leurs
maris et gardiennes de leur conscience. ... 293
HUITIÈME PARTIE
Devoirs el avniaisscUices spéciales de la dame terrienne.
Ch.\p. I. — Caprice de vie rustique : le Petit Trianon
d'Isabeau ^0-
— II. — Economie rurale ^iq
— III. — Droit usuel ^j-
— IV. — Droits d'armes -20
NEUVIÈME PARTIE
La femme prise dans certaines conditions parlicnlières.
Ch.\p. I. — La veuve 5 2,^
— IL — Remariage 5_^i
— III. — Le deuil vers l'an quatorze cent 345
— IV. — La vieille femme :> lo
— V. — La chambrière -^zz
— IV. — La femme de foie vie ■>Si
Conclusion' ^f,-
.\BBEVILLE. — IMPRIMERIE F. PAILLARr
LIBRAIRIE ANCIENNE H. CHAMPION, ÉDITEUR
j. Quai Malaqitais, ), — PARIS
BIBLIOTHÊQ.UE LITTÉRAIRE DE LA RENAISSANCE
Publiée sous la direction ck MM. Pierre de Nolhac et Léon Dorez
T. I. H. CocHiN. Ln Chrcuologic du Canxsmiere de Pétrarque, 1908. 4 tr.
T. II-III. !.. TnuASNK. R. Gi/<^h/«/ ZT/x'-ç/c/t; c/ o/rt/Zciir.';, texte publié sur les éditions originales
de 1498, 1904. 2^ fr.
'1'. IV. H. CocHiN. Le frère de Pétrarque et le livre du répits des religieux, 1904. 6 fr.
T. V. M. Thlwsne. Etude sur Rabelais (sources monastiques du 7-o)nan de Rabelais. Rabelais et
Erasme. — Rabelais et Foleugo. — Rabelais et Cohvuia. — Mélanges), 1904. 10 fr.
T. VI. L. M. Capelli. Pétrarque. Le traité « de suis ipsius et multorum igiiorantia », 1906. 6 fr.
T. VII. J. UE Zangroniz, Montaigne, .Ainvot et Saliat. Etude sur les sources des Essais de Mon-
taigne, 1906. 6 tr.
T. VIII. R. Sturel. Amyot traducteur de Plutarque, 1909, planches. 12 fr.
T. IX. Pierre Villey. Les Sources italiennes de la « Dcffense et illustration de la langue fran-
çoise » dé Joachim du Bellay, 1908. 5 fr.
T. X. Mario Schiff. La fille d'alliance de Montaigne, M"" de Gournay, 1910, portrait. 5 fr.
T. XI. H. LoNGNON. Essai sur P. de Ronsard, 191 1, avec un portrait. 8 fr.
Nouvelle série, gr. in-8, t. I et II. — P. de Nolhac. Pétrarque et l'humanisme, 1907. 2 vol. et
planches. 20 fr.
T. III. CouRTEAULT. Geoffroy de Malvyn, magistrat et humaniste bordelais (i )4)-i6i7), étude
biogniphique et littéraire, suivie de harangues, poésies et lettres inédites, 1907. 7 fr. 50
T. IV. H. Guy. Histoire de la poésie française au XVI' siècle. T. I. L'école des rhétoriqucurs,
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LFS CLASSIQUES FRANÇAIS DU MOYEN AGE
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viii-ji pages (2' édit. revue par L. Foulet). o fr. 80
François V^illon. Œuvres, édit. par un ancien archiviste (Auguste Longnon). Un volume
in-8 de .\v1-124 pages. 2 fr.
Courtois d'Arras, jeu du xiii= siècle, édit. par Edmond Faral. Un vol. de vi-34 p. o fr. 80
La Fie de saint Alexis, poème du xi° siècle, texte critique de Ga.ston Paris. Un volume in-8
de VI- 50 pages. I fr. 50
Le Garçon et l'Aveugle, jeu du xuT siècle, éd. par Mario Roques. Un volume in-8 de
VI-18 pages. • o fr. 50
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GLors. Un volume in-8 de xiv-76 pages. 2 fr.
Les Chansons de Colin Muset, éd. par Joseph Hfdiek, avec transcription des mélodies par Jean
I5eck. Un volume in-8 de xiv-44 pages. i fr. '50
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lyrique en France depuis la Renaissance avec une bibliographie chronologique et un réper-
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Nêve (Joseph). Antoine de la Salle, sa vie et ses ouvrages. In-12. 4 fr.
Pages (Amcdée). Au:;^ias March et ses prédécesseurs. Essai sur ' poésie amoureuse et philoso-
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