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J^ MARQUIS DE VILLËMËR
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P<Rt) n May 1912
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LE MARQUIS
DE VILLEMER
LETTRE A MADAME CAMILLE HEUDEBERl
~ A D..., par Blois. —
Ne t'inquiète donc pas, chère sœur, me voilà arrivée
à Paris sans accident ni fatigue. J'ai dormi quelques
heures, j'ai déjeuné d'une tasse de café, j'ai fait ma
toilette, et dans un instant je vais prendre un fiacre
et me présenter à madame d'Arglade pour qu'elle me
présente à madame de Yillemer. Je t'écrirai ce soir le
résultat de la solennelle entrevue, mais je veux d'abord
jeter ces trois mots à la poste pour que Iti sois ras-
surée sur mon voyage et ma santé.
Prends courage avec moi, ma Camille, tout ira bien ;
Dieu n'abandonne pas ceux qui comptent sur lui et
qui font leur possible pour aider sa douce providence.
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t LB MARQUIS DB YILLBMBR.
Ce qu'il y a eu de plus douloureux pour moi dans i^
résolution, ce sont tes larmes et celles des dqprs petits :
j*ai de la peine à retenir les miennes quand j'y pense;
mais il le fallait absolument, vois-tu 1 Je ne pouvais
pas rester les bras croisés quand tu as quatre eiifants
à élever. Puisque j'ai du courage, de la santé, et au-
cun autre lien en ce monde que ma tendresse pour
toi et pour ces pauvres anges du bon Dieu, c'était à
moi de partir et de chercher notre vie. J'en viendrai
à bout, sois-en sûre. Soutiens-moi au lieu de me re-
gretter et de m'attendrir, voilà tout ce que je te de-
mande. Et sur ce, ma sœur chérie, je t'embrasse de
toute mon âme, ainsi que nos enfants adorés. Ne les
fais pas pleurer en leur parlant de moi ; mais tâche
cependant qu'ils ne m'oublient pas, cela me ferait
Hien de la peine.
Caroune DB Saint-Genux.
a ianvier 1845.
DEUXIÈME LETTRE. — A LA MÊME.
Victoire, grande victoire, ma bonne ^œur 1 me voilà
revenue de chez notre grande dame, et succès ines-
péré, tu vas voir. Puisque j'ai encore une soirée de
liberté, la dernière probablement, j'en vais profiter
pour te raconter l'entrevue. Il me semblera que je
causo cdicore avec toi au coin de ton feu, berçant
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LU MABQUIS DB VILLEUBR. •
Chariot d'une main et amusant Lili de l'autre. Chers
amours, que font-ils en ce moment? Hs ne s'ima-
ginent pas que je suis toute seule dans une tri^ta
chambre d'auberge, car, dans la crainte d'être im-
portune à madame d'Arglade, je suis descendue dans
un petit hôtel; mais je serai très-bien chez la mar-
quise, et cette soirée solitaire ne m'est pas mau*
vaise pour me recueillir et penser à vous autres sans
distraction. J'ai très-bien fait d'ailleurs de ne pas trop
compter sur le ^te qui m'était offert, car madame
d'Âi^iade est absente, et j'ai dû bravement me pré<
senter moi-même à madame de Villemer.
Tu m'as recommandé de te faire son portrait : elle
a soixante ans environ, mais elle est infirme et sort
très-peu de son fauteuil; cela et sa figure souffrante
la font paraître plus âgée de quinze ans. Elle n'a ja-
mais dû être ni belle ni bien &ite; mais sa physio-
nomie est expressive et caractérisée. Elle est très-
brune; ses yeux sont magnifiques, assez durs, mais
fi*ancs. Elle a le nez droit et tombant trop sur la
bouche , qui est laide et qu'on voit encore trop. Cette
bouche est dédaigneuse à l'habitude; cependant toute
la figure s'éclaircit et s'humanise quand elle sourit,
et elle sourit facilement. Ma première impression s'est
trouvée d'accord avec la dernière. Je croîs cette dame
très-bonne par réflexion plutôt que par entraînement,
et courageuse plutôt que gaie. Elle a de l'esprit et de
l'instruction. Enfin elle ne diffère pas beaucoup du
portrait que madame d'Arglade nous avait fait d'elle.
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4 LE MARQUIS DB VILLBMBR.
Elle était seule quand on m'a introduite dans sa
chambre. Elle m*a fait asseoir près d'elle avec assez
de grâce, et voici le résumé de la conversation :
— Vous m*étes beaucoup recommandée par ma-
lame d'Arglade, que j'estime infiniment. Je sais que
^ous appartenez à une excellente famille, que vous
Lvez des talents , un caractère honorable et une vie
ans tache. J'ai donc le plus grand désir que nous
)uîssions nous entendre et nous convenir mutuelle-
lient. Pour cela, il faut deux choses : Tune , c'est que
nés offres vous paraissent satisfaisantes; l'autre, que
lotre manière de voir ne soit pas par trop opposée,
jar ce serait la source de contrariétés fréquentes. Trai-
ons la première question. Je vous offre douze cents
rancs par an.
— On me l'a dit, madame, et j'ai accepté.
— On m'avait dit à moi que vous trouveriez peut-
^tre cela insufRsant?
— 11 est vrai que c'est peu pour les besoins de ma
lituation ; mais madame est juge de la sienne propre,
ît puisque me voilà...
— Parlez franchement; vous trouvez que ce n'est
Das assez?
— Je ne peux pas dire ce mot-là. C'est probable-
nent plus que ne valent mes services.
— Je ne dis pas cela, moi, et vous, vous le dites
;)ar modestie ; mais vous craignez que cela ne suffise
pas à votre entretien ? Soyez tranquille , je me charge
le tout ; vous ne dépenserez chez moi que la toilette.
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LB MARQUIS DB VILLBMER. 5
et je n'en exige aucune. Est-ce que vous Taimez, la
toilette?
— Oui, madame, beaucoup; mais je m'en abstien*
drai , puisqu'à cet égard vous n'exigez rien.
La sincérité de ma réponse parut étonner la mar-
quise. Peut-être n'aurais-je pas dû parler spontané-
ment comme j'ai l'habitude de le faire. Elle fut un
peu de temps avant de se reprendre. Enfin elle se
mit à sourire et me dit : — Ah çàl pourquoi aimez-
vous la toilette? Vous êtes jeune, jolie et pauvre;
vous n'avez ni le besoin ni le droit de vous attif[>r?
— J'en ai si peu le droit, répondis-je, quB]e suis
simple comme vous voyez.
— C'est fort bien , mais vous soufirez de n'être pas
plus élégante?
— Non, madame, je n'en souffi'e pas du tout,
puisqu'il faut que cela soit ainsi. Je vois que j'ai parlé
sans réfléchir en vous disant que j'aimais la toilette,
et que cela vous a donné une pauvre idée de ma rai-
son. Je vous prie de n'y voir qu'un effet de ma sincé-
rité. Vous m'avez questionnée sur mes goûts, et j'ai
répondu comme si j'avais l'honneur d'être connue de
VOUS; c'est peut-être une inconvenance, je vous prie
de me la pardonner.
— C'est-à-dire, reprit-elle, que si je vous connais-
sais, je saurais que vous acceptez sans humeur et
sans murmure les nécessités de votre position?
— Oui, madame, c'est absolument cela.
— Eh bîeni votre inconvenance, si c'en est îine»
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6 LB MARQUIS DB VILLBMBR.
est loin de me déplaire. J'aime la sincérité par-dessui
tout; je l'aime peut-être plus que la raison, et je fais
un appel à votre franchise entière. Qu'est-ce qui vous
a décidée à accepter de si minces honoraires pour
venir tenir compagnie à une vieille femme infirme et
peut-être fort ennuyeuse?
— D'abord, madame, on m'a dit que vous aviez
beaucoup d'esprit et de bonté, et je n'ti pas cru par
conséquent devoir m'ennuyer près de vous; ensuite,
quand même j'aurais dû beaucoup souffrir, il était de
mon devoir de tout accepter plutôt que de rester dans
l'inaction. Mon père ne nous ayant pas laissé de for-
tune, ma sœur du moins était assez bien mariée, et
je vivais avec elle sans scrupule ; mais son mari , dont
toute l'aisance provenait d'un emploi, est mort der-
nièrement après une longue et cruelle maladie qui a
absorbé toutes les économies du ménage. C'est donc
à moi naturellement de soutenir ma sœur et ses quatre
enfants.
— Avec douze cents francs? s'écria la marquise.
Non, cela ne se peut pas. Ahl mon Dieul madame
d'Arglade ne m'avait pas dit cela. Elle a sans doute
craint la méfiance qu'inspire le malheur; mais elle a
eu bien tort en ce qui me concerne; votre dévouement
m'intéresse, et si nous nous convenons d'ailleurs, je
veux que vous vous ressentiez de mon estime. Fiez-
vous à moi; je ferai de mon mieux.
— Ahl madame, lui répondis-je, que j'aie ou non
ie bonheur de vous convenir, laissez-moi vous remer-
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LB MARQUIS DB VILLBMBR. f
cîer de ce bon mouvement de votre cœurl — Et je lui
baisai la main avec vivacité, ce qu'elle ne trouva pas
mauvais.
— Pourtant , reprit-elle après un autre silence , où
elle semb%it se défier de son inspiration , si vous étiei
légère et un peu coquette?
— Je ne suis ni Tune ni l'autre.
— J'espère que non! Pourtant vous êtes très-joliei
On ne m'avait pas dit ça non plus, et je vous trouva
même , à mesure que je vous regarde , remarquable-
ment jolie. Cela m'inquiète un peu, je ne vous le
cache pas.
— Pourquoi, madame?
— Pourquoi? Oui, vous avez raison. Les laides se
croient belles , et au désir de plaire elles ajoutent It
ridicule. 11 vaut peut-être mieux que vous soyez ca-
T>able de plaire,... pourvu que vous n'en abusiez pas.
Voyons, êtes-vous assez bonne fille et assez femme
forte pour me raconter un peu votre existence passée?
Avez-vous eu quelque roman? Oui, n'est-ce pas? 11 est
impossible qu'il en soit autrement? Vous avez vingt-
deux ou vingt-trois ans...
— J'en ai vingt-quatre, et je n'ai pas eu d'autre
roman que celui que je vais vous raconter en deux
mots. A dix-sept ans, j'ai été recherchée en mariage
par une personne qui me plaisait, et qui s'est retirée
en apprenant que mon père avait laissé plus de dettes
que de capital. J'ai eu beaucoup de chagrin, mais j'ai
oublié cela, et j'ai juré de ne pas me marier.
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8 LE MARQUIS. DB VILLEMBR.
— Ail! c'est du dépit, cela, et non pas de l'oubli 1
— Non, madame, c'est du raisonnement. N'ayant
rien, mais sentant que j'étais quelque chose, je n'ai
pas voulu faire un sot mariage, et, bien loin d'avoir
du dépit, j'ai pardonné à celui qui m'avait abandon-
née ; je lui ai pardonné surtout le jour où, voyant ma
sœur et ses quatre enfants dans la misère, j'ai com-
[)ris la douleur d'un père de famille qui meurt à la
peine sans pouvoir rien laisser à ses orphelins.
— Et vous avez revu cet ingrat?
— Non, jamais. Il est marié, et je n'y pense plus,
— Et depuis vous n'avez pensé à aucun autre?
— Non, madame.
— Comment avez-vous fait ?
— Je ne sais pas. Je crois que je n'ai pas eu le temps
de songer à moi. Quand on est très -pauvre, et que
l'on ne veut pas se laisser aller à la misère, les jour-
nées sont bien remplies, allez I
— Mais on a dû cependant vous obséder beaucoup,
jolie comme vous Têtes?
— Non, madame; personne ne m'a obsédée. Je ne
crois pas aux persécutions qui ne sont pas du tout
encouragées.
— Je pense comme vous, et je suis contente de
votre manière de répondre. Donc vous ne craignez
rien pour vous-même dans l'avenir?
— Je ne crains rien du tout.
— Et cette solitude du cœur ne vous rendra paa
triste, maussade?
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LB MARQUIS DB YILLBMBR. 9
— Je ne le prévois en aucune façon. Je suis natu-
rellement gaie, et j'ai conservé ma force au milieu des f
plus cruelles épreuves. Je n'ai aucun rêve d'amour
dans la cervelle, je ne suis pas romanesque. &i je ve-
nais à changer, j'en serais bien étonnée. Voilà, ma-
dame, tout ce que je peux vous dire de moi. Voulez-
vous me prendre telle que je me donne avec assurance,
puisqu'au bout du compte je ne peux me donner que
pour ce que je me connais?
— Oui, je vous prends pour ce que vous êtes, pour
une excellente fille, pleine de franchise et de volonté.
Reste à savoir si vous avez réellement les petits talents
que je réclame.
— Que faut-il faire?
— Causer d'abord , et sur ce point me voilà satis-
faite. Et puis il faut lire et faire un peu de musique.
— Essayez-moi tout de suite, et si le peu dont je
suis capable vous contente...
— Oui, oui, dit-elle en me mettant un livre dans
les mains, lisez I Je meurs d'envie d'être enchantée de
vous.
Au bout d'une page, elle me retira le livre en disant
que c'était parfait. Restait la musique. H y avait un
piano dans la chambre. Elle me demanda si je savais
lire à livre ouvert. Comme c'est à peu près tout ce
que je sais, je pus la contenter encore sur ce point.
Finalement, eile me dit que, connaissant mon écri-
ture et ma rédaction, diaprés des lettres de moi que
lui avait montrées madame d'Arglade, elle comptait
L
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10 LB MARQUIS DB VILLBMBH.
que je serais un excellent secrétaire, et elle me con-
gédia en me tendant la main et en me disant de très-
bonnes paroles. Je lui ai demandé la journée de demain
pour voir les quelques personnes que nous connais-
sons ici , et elle a donné des ordres pour que je fuss6
mstallée samedi...
Chère sœur, on vient de m'interrompre. Quelle
douce surprise ! c'est un billet de madame de Ville-
mer, un billet de trois lignes que je te transcris :
« Permettez-moi, chère enfant, de vous envoyer un
petit à-compte pour les enfants de votre sœur et une
petite robe pour vous. Puisque vous aimez la toilette,
il faut bien compatir aux faiblesses des gens qu'or
aipie! Il est réglé et entendu que vous aurez cent cin^
quante francs par mois, et que je me charge de vol
chiffons. ï)
Comme cela est bon et maternel, n'est-ce pas? Je
vois que j 'aimerai cette femme-là de tout mon cœur,
et que je ne l'avais pas assez bien jugée à première
vue. Elle est plus spontanée que je ne pensais.' L©
billet de cinq cents francs, je le mets dans cette lettre.
Vite! du bois dans la cave, des jupons de laine à Lili,
qui en manque, et un poulet de temps en temps sur
cette pauvre table. Un peu de vin pour toi , ton es-
tomac est tout délabré, et il en faudra si peu pour le
remettre! 11 faut aussi faire arranger la cheminée de
la chambre, qui fume atrocement; ce n'est pas sup-
portable, cela peut fatiguer les yeux des enfants, el
ceux de ma filleule sont si beaux I
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LB MARQUIS DB YILLBMBR. H
Moi, j'ai hpnte de la robe qui m'est destinée, une
robe de soie gris de perle magnifique. Ah ! que j'ai été
sotte de dire que j'aimais à être bien mise! Une robe
de quarante francs eût suffi à mon ambition, et m'en
voilà pour deux cents sur le corps, pendant que ma
pauvre sœur raccommode ses guenilles I Je ne sais où
me cacher; mais ne crois pas au moins que je sois
humiliée de recevoir un cadeau. Je m'acquitterai de
ces bontés-là en conscience, mon cœur me le dit. —
Tu vois, Camille, tout me réussît, à moi, quand je
m'en mêle I Je tombe du premier coup sur une femme
excellente, je gagne plus que je n'acceptais, et je suis
accueillie et traitée comme un enfant que l'on veut
adopter et gâter. Et quand je pense que tu me retiens
depuis six mois en t*imposant un surcroit de priva*
tiens, en t'arrachant les cheveux à l'idée que je veux
travailler pour toil Bonne sœur, vous étiez donc une
mauvaise mère? Est-ce que ces chers trésors d'enfants
ne devaient pas passer avant tout, et faire taire même
notre amitié? Ahl j'ai eu bien peur d'échouer pour-
tant, je te le confesse aujourd'hui, quand j'ai emporté
de la maison nos derniers louis pour payer mon
voyage, au risque de revenir sans avoir plu à cette
damel... Dieu s'en est mêlé, va, Camille! Je l'ai prié
ce matin de si grand cœurl... Je lui ai tant demandé
de me rendre aimable, convenable et persuasive... A
présent je vais me coucher, car je tombe de iatigue.
Je t'aime, petite sœur, tu sais, plus que tout au monde,
et beaucoup plus que moi. Ne me plains donc pas« je
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M LE MARQUIS DB VILLBMBB.
suis la plus heureuse fille qu'il y ait aujourd'hui , et
pourtant je ne suis pas près de toi, je ne regarde pas
dormir nos enfants I Tu vois bien qu'il n'y a pas de
vrai bonheur dans l'égoïsme, puisque, seule comme
me voilà, séparée de tout ce que j'aime, le cœur me
bat de joie à travers les larmes, et que je vais remer-
cier Dieu à deux genoux avant de m'endormir.
Carounb.
Pendant que mademoiselle de Saînt-Geneîx écrivait
à sa sœur, la marquise de Villemer causait avec le
plus jeune de ses fils dans son petit salon du faubourg
Saint-Germain. La maison était vaste et d'un bon rap-
port; pourtant la marquise, riche autrefois et main^
tenant fort gênée, nous en saurons bientôt la cause,
occupait depuis peu le second étage, afin de tirer parti
du premier.
— Eh bien! chère maman , disait le marquis à sa
mère, êtes-vous contente de votre nouvelle demoi-
selle de compagnie? Vos gens m'ont dit qu'elle était
arrivée
— Mon cher enfant, répondit la marquise, je ne
vous en dirai qu'un mot, c'est qu'elle m'a ensorcelée.
— Vraiment? contez-moi cela. **^
— Ma foi, je ne sais pas trop si je le dois, j ai peur
^0 vous monter la tête d'avance.
— Ne craignez rien, répondit tnstement le n;ar-
<|uis, que sa mère avait essayé de faire sourire; quund
L.ème je serais aussi prompt à m'enflammer, je sais
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LB MÂRQUIFi DB VILLBMBR. It
Irop ce que je dois à la dignité de votre maison et au
repos de votre vie.
— Oui, oui, mon ami! Je sais aussi, moi, que je
peux être tranquille sur une question d'honneur et
de délicatesse quand c'est à vous que j'ai affaire;
aussi je peux vous dire que cette petite d'Arglade
m'a trouvé une perle, un diamant, et que, pour com-
mencer, ce phénix m'a fait faire des folies I
La marquise raconta son entretien avec Caroline et
fît ainsi son portrait. — Elle n'est ni grande ni petite,
elle est très-bien faite, des pieds mignons, des mains
d'enfant, des cheveux blond cendré en quantité, un
teint de lis et de roses, des traits exquis, des dents
de perles, un petit nez très-ferme, de beaux grands
yeux vert de mer qui vous regardent tout droit sans
hésitation, sans rêvasserie, sans fausse timidité, avec
une candeur et une confiance qui plaisent et en-
gagent; rien d'une provinciale, des manières qui en
sont d'excellentes à force de n'en être pas; beaucoup
de goût et de distinction dans la pauvreté de son
ajustement; enfin tout ce que je craignais et pour-
tant rien de ce que je craignais, c'est-à-dire la beauté
qui m'inspirait de la méfiance et aucune des afféteries
ou des prétentions qui eussent justifié cette méfiance-
là; de plus, une voix et une prononciation qui font
de sa lecture une vraie musique, un solide talent de
musicienne, et par-dessus tout cela toutes les appa-
rences, tous les signes évidents de l'esprit, de la rai-
son, de la sagesse et de la bonté : si bien qu'inté-
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14 LB MARQUIS DB VtLLBMBIL
ressée et bouleversée par son dévouement à une
famille pauvre à laquelle je vois bien qu'elle se sa-
crifie, j*ai oublié mes projets d'économie et me suis
engagée à lui donner les yeux de la tête.
— S'est -elle donc fait marchander? demanda le
marquis.
— Tout au contraire, elle s'arrangeait de ce que
j'a\ais résolu de lui donner.
— En ce cas, vous avez bien fait, maman, et je
suis heureux que vous ayez enfin une société digne
de vous. Vous avez gardé trop longtemps cette vieille
fille gourmande et dormeuse qui vous impatientait,
et quand il s'agit de la remplacer par un trésor, vous
auriez grand tort de compter ce qu'il en coûte.
— Oui, reprit la marquise, voilà ce que votre frère
me dit aussi. Ni lui ni vous ne voulez compter, mes
chers enfants, et je crains bien d'avoir été trop vite
dans cette satisfaction que je me suis donnée.
— Cette satisfaction vous était nécessaire , dit le
marquis avec vivacité, et vous devez d'autant moins
vous la reprocher que vous avez cédé surtout au be-
soin de faire une bonne action.
— Je l'avoue, mais j'ai peut-être eu tort, répondit
la marquise d'un air soucieux : on n'a pas toujours
le droit de faire le bien I
— Ah I ma mère 1 s'écria le fils avec un mélange
d'indignation et de douleur, quand vous en serez à
ce point de vous refuser la joie de l'aumône, le mal
que j'ai commis sera bien grandi
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LB MARQUIS DB VILLBMBR. Il
— Du mail vous? Quel mal? reprit la mère éton-
née et inquiète ; vous n'avez jamais commis le mal,
mon cher filsl
— Pardonnez-moi, dit le marquis toujours ému.
3'ai été coupable le jour où je me suis engagé, par
respect pour vous, à payer les dettes de mon frère!
— Taisez-vousl s'écria la marquise en pâlissant. Ne
parlons pas de cela, nous ne nous entendrions pas. —
Elle tendit les mains au marquis pour atténuer Tamer-
tume involontaire de cette réponse. Le marquis baisa
les mains de sa mère et se retira peu d'instants après.
Le lendemain, Caroline de Saint-Geneix sortit pour
mettre elle-même à la poste la lettre chargée qu'elle
envoyait à sa sœur, et voir les quelques personnes avec
lesquelles, du fond de sa province, elle avait conservé
des relations. C'étaient d'anciens amis de sa famille
qu'elle ne rencontra pas tous et à qui elle laissa son
nom sans donner son adresse, puisqu'elle ne devait
plus avoir de domicile qui lui fût propre. Elle éprouva
bien une certaine tristesse à se sentir ainsi perdue
et comme inféodée dans une maison étrangère; mais
elle ne fit pas de longues réflexions sur sa destinée.
Outre qu'elle s'était interdit une fois pour toutes de
nourrir en elle-même aucune mélancolie débilitante,
elle n'était pas d'un caractère craintif, et aucune
épreuve, quelque fâcheuse qu'elle eût été, ne l'avait
brouillée avec la vie. 11 y avait dans son organisation
une étonnante vitalité, une activité ardente, et d'au-
tant plus remarquable qu'elle s'alliait à une grande
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16 LB MARQUIS DB VILLBMBR.
Iranquîîlité d'esprit et à une singulière absence de pré-
occupations personnelles. Ce caractère assez excep-
tionnel SB développera et s'expliquera par la suite de
notre récit, autant qu'il nous sera possible : mais il est
nécessaire que le lecteur veuille bien se rappeler ceci,
qui est connu de tout le monde, à savoir que personne
ne peut expliquer complètement et mettre dans un
jour absolu le caractère d'une autre personne. Tout
individu a au fond de son être un mystère de puis-
sance ou d'impuissance qu'il peut d'autant moins ré-
véler qu'il ne le comprend pas lui-même. L'analyse
doit paraître satisfaisante quand elle approche de la
vérité, mais elle ne saurait la saisir sur le fait sans lais-
ser incomplète ou obscure quelque face de l'éterne!
problème des choses de l'âme.
Il
Caroline était donc à la fois triste et gaie en parcou-
rarî toute seule, tantôt à pied, tantôt en omnibus, ce
grand Paris où elle avait été élevée dans l'aisance, et
qu'elle avait quitté ruinée et brisée dans son avenir, au
moment de la plus belle floraison de la vie. Disons en
peu de mots, et pour n'y pas revenir, les événements
graves, mais peu con^pliqués, qu'elle avait esquissés
devant la marquise de Villemer,
Digitized 6y VjOOQ IC
LB MARQUIS DE VILLBMER. 17
Elle était fille d'un gentilhomme de basse Bretagne
fixé aux environs de Blois et d'une demoiselle de Gm-
jac, originaire du Velay. Caroline connut à peine sa
mère. Madame de Saint-Geneix mourut la troisième
année de son mariage en donnant le jour à Camille et
en faisant promettre à Justine Lanion de passer plu-
sieurs années auprès de ses enfants.
Justine Lanion, femme Peyraque, était une robuste
et honnête paysanne du Velay, qui consentit à rester
huit ans chez M. de Saint-Geneix. Elle avait nourri Ca-
roline, après quoi elle était retournée dans sa famille
pour revenir bientôt donner le lait de son second en-
fant à la seconde fille de sa clière dame. Grâce à elle,
Caroline et Camille connurent les soins et les tendresses
d'une seconde mère ; mais Justine ne pouvait oublier
son mari et ses propres enfif^/ts. Elle dut enfin retour-
ner dans son pays, et M.- de Saint-Geneix conduisit ses
filles à Paris, où elles furent élevées dans un des cou-
vents alors en vogue.
Comme il n'était pas assez riche pour vivre à Paris,
il y loua un pied-à-terre et y vint deux fois par an, aux
fêtes de Pâques et aux vacances. C'étaient aussi les
vacances du digne homme. 11 faisait des économies
toute Tannée pour n'avoir rien à refuser à ses filles
dans ces jours de liesse patriarcale : ce n'étaient alors
que promenades, concerts, séances dans les musées,
excursions dans les châteaux royaux, dîners friands,
véritables parties fines de la vie la plus paternelle et la
plus naïve, mais aussi la plus imprudente qui fut ja-
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18 LE Marquis de yillbmbr.
mais. Le bonhomme était idolâtre de ses filles, belles
toutes deux comme des anges et aussi bonnes que
belles. Sa coquetterie était de les promener parées
avec goût, plus fraîches encore que leurs robes et leurs
rubans sortant du magasin, de les montrer au soleil et
aux lumières de ce brillant Paris où il connaissait fort
peu de gens, mais où les regards du moindre passant
lui semblaient plus précieux que n'importe quelle ova-
tion dans sa province. Faire des Parisiennes, de véri-
tables Parisiennes de ces deux charmantes créatures,
était son rêve. Il y eût dépensé sa fortune, et il Ty
dépensa. .
Cet engouement de la vie d'amateur à Paris est une
fatalité que subissaient encore, il y a quelques années,
non-seulement la plupart des provinciaux aisés, mais
des castes entières. Tout grand seigneur étranger un
peu cultivé s'y précipitait aussi comme l'écolier en va-
cances, s*en arrachait avec douleur, et occupait le reste
de l'année dans son pays à faire des démarches pour
obtenir le passe-port qui lui permettrait d'y revenir.
Encore aujourd'hui, sans la sévérité des lois qui con-
damnent les RUùSdS à la Russie et les Polonais à la Po-
logne, des fortunes immenses viendraient, à Tenvi les
unes des autres, s'engloutir dans les plaisirs de Paris.
Mesdemoiselles de Saint-Geneix profitèrent très-dif-
féremment de leuv^ élégante éducation. Camille, la ca-
dette et la plus jolie des deux, ce qui était beaucoup
dire, s'enivra de ce qui enivrait son père, à qui elle
ressemblait de figure et de caractère. Elle aima le luxe
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LB MARQUIS DB VILLBMBR. If
arec passion et ne prévit jamais que sa vie pût deve-
nir misérable. Douce, aimante, mais médiocrement
intelligente, elle n'apprit qu'à être une fille accomplie
dans sa tournure, dans sa toilette, dans ses manières.
Rentrée au couvent à la fin des vacances, elle passait
trois mois à languir de regret, trois autres mois à tra-
vailler un peu pour satisfaire sa sœur, qui la grondait,
et le reste du temps à rêver le retour de son père et
des plaisirs.
Caroline tenait davantage de sa mère, qui avait ^fje
une personne énergique et sérieuse. Elle était pourtani
gaie et même plus exubérante que sa sœur dans les
jouissances de sa liberté. Elle se montrait plus active
pour profiter de la toilette, des promenades et des
spectacles, mais elle en jouissait autrement. Elle était
infiniment plus intelligente que Camille, non d'une
fntelligence créatrice en fait d'art, mais profondément
sensible aux vraies manifestations de l'art. Elle était
née virtuose, c'est-à-dire propre à exprimer avec éclat
et finesse la pensée des autres. Elle récitait la poésie
ou lisait la musique avec une intelligence surprenante.
Elle parlait peu, toujours très-bien, mais avec une
netteté exclusive des développements. Quand ces dé-
veloppements lui étaient fournis par le livre, par le
rôle, musique ou littérature, elle donnait comme un
rayonnement nouveau à la pensée écrite. Elle semblait
être rinstrurr.ent nécessaire au génie, génie elle-même
dans les limites de l'interprétation, si ce génie parti*
culier eût reçu son développement.
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M LB MARQUIS DB YILLBMBR.
Il ne le reçut pas. Caroline avait commencé son édu-
cation à dix ans; à dix-sept ans tout fut interrompu.
Voici ce qui était arrivé. M. de Saint-Geneix, n'ayant
qu'une douzaine de mille francs de rente et rêvant
pour se^ filles un avenir digne de leurs charmes,
s'était laissé entraîner avec une naïveté déplorable dans
des spéculations qui devaient quadrupler son avoir, et
qui l'engouffrèrent en un tour de main.
Un jour il vint, très-pâle et comme frappé de la
foudre, chercher ses filles à Paris. Il les emmena dans
son petit manoir sans rien expliquer, et se plaignant
seulement d'un peu de fièvre. Il y languit pendant
trois mois, et y mourut de chagrin en avouant sa ruine
à ses deux futurs gendres, car, dès l'apparition des
demoiselles de Saint-Geneix à Blois, beaucoup d'aspi-
rants s'étaient présentés, deux entre autres qui avaient
été agréés.
Le fiancé de Camille était fonctionnaire , honnête
homme, sincèrement épris; il l'épousa quand même.
Celui de Caroline était propriétaire. 11 raisonna plus
serré, invoqua la volonté de ses parents et se relira.
Caroline avait du courage. Sa sœur, plus faible, fût j
morte de douleur ; aussi n'avait-elle pas été abandon-
née. La faiblesse se fait respecter plu? souvent que
l'énergie. L'énergie morale est une chose qui ne se voit
pas et qui se brise en silence. Tuer une âme, cela ne
laisse pas de traces. C'est pour cela que les forts sont tou-
jours maltraités et que les faibles surnagent toujours.
Heureusement pour Caroline, elle n'avait pas aimé
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r
LE MARQUIS DB VILLBMBB. It
avec passion. Aimanle, elle avait ouvert son âme à un
commencement de confiance et de sympathie/ mais la
tristesse mystérieuse et la maladie croissante de son
père Tavaient bien vite préoccupée trop vivement pour
qu'elle se permît de rêver beaucoup à son propre
bonheur. L'amour d'une noble jeune fille est une fleur
qui s'épanouit au soleil de l'espérance; mais tout
espoir personnel fut voilé pour Caroline quand elle
sentit s'échapper rapidement la vie de son père. Elle
ne vit plus dans son fiancé qu'un ami qui acceptait la
tâche de pleurer avec elle. Elle eut pour lui de la re-
connaissance et de l'estime ; mais la douleur s'opposa
à l'enivrement et à l'enthousiasme. La passion n'eut
pas le temps d'éclore.
Elle fut donc plutôt blessée que brisée par l'aban-
don. Elle aimait tant son père, et elle le regretta si
profondément, que la perte de son propre avenir ne
lui parut qu'une douleur secondaire. Elle lie témoigna
aucun dépit, mais elle fut sensible à l'injure, et, bien
qu'elle ne s'en fût vengée que par l'oubli, elle conserva
contre les hommes un certain ressentiment vague qui
la préserva de croire à l'amour et d'écouter les flatte-
ries adressées à sa beauté jusqu'à l'âge où nous la
trouvons maintenant, guérie, vaillante, et se croyant
de bonne foi à l'abri de toute séduction.
11 n'est pas nécessaire de raconter comment se pas-
sèrent les années que nous venons de lui faire fran-
chir. Tout le monde sait que la perte d'une fortune
petite ou grande n'est pas un fait visiblement accompli
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LB MARQUIS DE VILLBMBR.
jour au lendemain. On essaye de prendre des
nés avec les créanciers, on croit pouvoir sauver
îlques débris, on passe par une série d'incertitudes,
tonnements, d'espérances déçues, jusqu'au iouroù
ant tous les efforts inutiles, on accepte bien ou mal
situation. Camille fut très-abattue de ce désastre
[uel, jusqu'au dernier moment, elle se refusait à
ire; mais elle était bien mariée, et ne soufirit réel-
lent pas de la gêne. Caroline, plus prévoyante, fut
ins sensible en apparence au dénûment absolu dans
lel il lui fallut tomber. Son beau-frère ne voulut pas
il fût question de se quitter, et lui fit généreuse-
nt partager IVisance de la famille; mais elle com«
bien que sa vie était perdue, et sa fierté en aug-
nta. Sentant que sa ôœur manquait d'ordre et
^tivité, voyant d'ailleurs qu'elle subissait d'année en
ée les labeurs et les préoccupations de la mater-
), elle se fit la gouvernante de sa maison, la bonne
ses enfants , la première servante en un mot du
ae ménage, et dans cette austère fonction du dé-
ement elle sut mettre tant de grâce , de bon sens
le cordialité que tout fut heureux autour d'elle,
[u'elle rendit plus de services qu'elle n'en accep-
. Puis vint la maladie du beau-frère, sa mort,
ilques dettes arriérées qu'il avait cachées, conip-
t pouvoir les acquitter peu à peu , sans effort , sur
traitement; bref, la gêne, l'effiroi et le trouble de
aille, enfin le découragement et la misère delà
ae veuve.
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^
LE MARQUIS DB VILLBMBE. 23
On a vu que Caroline fut quelque temps partagée
eutre la crainte de l'abandonner à elle^néme et le
désir de la sauver par son travail. 11 y avait bien un
homme riche, pas jeune et peu gracieux^ qui songeait
à elle comme à une ménagère modèle et qui ofi&^ait
de l'épouser. Caroline sentit vaguement et peu à peu
assez clairement que Camille désirait qu'elle se sacri-
fiât. Elle prit alors le parti de se sacrifier, mais autre-
ment. Donner sa liberté, son indépendance, son temps,
sa vie, elle ne demandait pas mieux; mais exiger
^immolation de son âme et de sa personne pour pro-
curer un peu plus de bien-être à la famille, c'était
trop. Elle pardonna à la mère l'égoïsme de la sœur,
et sans paraître Tavoir deviné, elle se décida au parti
que nous lui avons vu prendre. Elle laissa Camille
dans une pauvre petite maison de campagne louée
aux environs de Blois, et partit pour Paris, où nous
savons le bon accueil qui lui fut fait par madame de
Villemer, dont nous avons maintenant à raconter aussi
succinctement l'histoire.
Toute famille a sa plaie, toute fortune sa brèche
par où s'écoulent le sang du cœur et la sécurité de
l'existence. La noble famille de Villemer avait son ver
t^ngeur dans it^ folies du fils atné de la marquise.
L a marquise avait été mariée en premières noces avec
le duc d'Âléria, un Espagnol hautain, un caractère
terrible, qui l'avait rendue on ne peut plus malheu-
reuse, mais qui, après cinq ans d'orages, lui avait
laissé une assez grande fortune et un fils aimable.
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14 La MARQUIS DB VILLBMBR.
beau, intelligent, destiné à devenir profondément
sceptique, royalement prodigue et déplorablement
libertin.
Remariée avec le marquis de ViUemer, mère et !
veuve pour la seconde fois, la marquise avait trouvé i
dans Urbain, son second fils, un ami dévoué, géi^é- ;
reux, aussi austère de mœurs que son frère était cor-
rompu , et assez riche du fait de son père pour ne
pas s'affliger trop de la ruine de sa mère, car à Té- |
poque où nous abordons Texistence de ces trois per- j
sonnages, la marquise n'avait presque plus rien, 1
grâc|,4u train que le jeune duc avait mené.
A cette époque, le jeuh3 duc avait déjà trente-six
ans passés, et le marquis en avait près de trente-trois.
On voit que la duchesse d'Aléria n'avait pas perdu
beaucoup de temps pour devenir marquise de Ville-
mer. Personne ne Ten avait blâmée. Elle avait pas-
sionnément chéri son second époux. On dit même
qu'elle l'avait aimé, en tout bien, tout honneur, avant
d'être veuve du premier. C'était une nature généreuse
et passablement exaltée que la marquise. Aussi la
mort prématurée de ce second mari la rendit-elle
presque folle pendant un ou deux ans, Elle ne voulut
plus voir personne, et ses enfants même lui devinrent
comme étrangers, ce que voyant, les deux familles
de ses deux maris décédés songèrent à la faire inter-
dire et à prendre soin de l'éducation de ses fils; mais
à cette idée la marquise rentra en elle-même. La na-
ture fit un grand effort, l'âme se dégagea de son
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LB MARQUIS DB YILLBMBE. :»5
> trouble, la maternité se réveilla, et la crise passion*
née qui lui fit ressaisir et caresser en pleurant ses
deux fils lui rendit les droits de sa raison et l'empire
de sa volonté. Elle resta malade, infirme, vieille avant
rage, un peu bizarre à certains égards, mais très-
énergique dans sa conduite, très-grande dans ses
affections et très-noble dans tous ses rapports avec le
monde. On la remarqua dès lors pour son esprit , qui
avait été longtemps comme endormi dans le chagrin
et dans Tamour, et qui se montra enfin dans le cou-
rage.
Tout ce qui précède établit suffisamment *&î* posi-
tion. Nous laisserons maintenant Caroline de Saint-
Geneix apprécier comme aile Fentendra la marquise
et ses deux fils.
LETTRE A MADAME CAMILLE HEUDEBERT.
^ I Paris, 15 mars 1845.
e
\ I Oui, chère petite sœur, je suis très-bien installée,
comme je te Tai dit dans mes précédentes lettres.
Tai une jolie chambre, un bon feu, une belle voiture,
des domestiques, une table assez succulente. Il ne
tient qu'à moi de me croire riche et marquise, puisque,
-ne quittant presque pas ma vieille dame, je suis néces-
sairement associée à tout le confortable de sa vie.
Mais tu me reproches de t'écrire des lettres bien
courtes. C'est que, jusqu'à présent, j'ai eu fort peu
t
^
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tO LE MARQUIS DB VILLBMBR.
de moments à moi. Enfin la marquise, qui voulait, je
crois, m*éprouver un peu, paraît comprendre que je
lui suis dévouée très-sincèrement, et elle me permet
de me retirer à minuit. Je pourm donc causer avec
toi sans me coucher à quatre heures du matin, car la
marquise reçoit jusqu'à deux, et elle me gardait en*
core une heure après pour causer des personnes que
nous venions de voir, ce qui, je te Tavoue, je le lui
ai avoué à elle-même, commençait à me sembler très-
fatigant. £lle croyait que, comme elle, je me levais
tard. Quand elle a su qu'à six heures j'étais toujours
éveillée sans qu'il me fût possible de me rendormir,
elle a eu généreusement égard à cette infirmité de
provinciale. Ainsi matin ou soir je serai à toi, chère
Camille.
Oui, je l'aime, je l'aime beaucoup, cette vieille
femme. Elle a un grand charme pour moi, et l'auto-
rité qu'elle exerce sur mon esprit vient surtout de la
franchise et de la netteté du sien. Elle a des préjugés
certainement, et beaucoup d'idées qui ne sont pas,
qui ne seront jamais les miennes; mais elle n'y porte
iucun détour hypocrite, et les antipathies qu'elle
exprime n'ont rien d'eflFrayant, parce que, même
dans ses préventions, on sent une parfaite loyauté.
Et d'ailleurs, depuis trois semaines que je vois le
grand monde, car la marquise, sans donner de fêtes,
reçoit tous les soirs bon nombre de visites, je m'a«>
perçois d'un effacement général dont , au fond de ma
province, je ne m'étais pas fait une idée aussi com-
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LB MARQUIS DB VILLBMBR. n
plète. Je t'assure qu'avec de meilleures manières et
un certain air de supériorité, on est généralement ici
aussi nul que possible. On n'a plus d'opinions sur rien,
on se plaint de tout et on ne sait le remède à rien.
On di t du mal de tout le monde et on n'en est pas
moins bien avec tout le monde. Il n'y a plus d'indi*
gnation , il n'y a que de la médisance. On prédit sans
cesse les plus grandes catastrophes, et on vit comme
si on jouissait de la plus profonde sécurité. Enfin on
est vide et creux comme l'incertitude , comme l'im-
puissance, et au milieu de ces esprits troublés et de
ces convictions usées j'aime cette vieille marquise si
firanche dans ses antipathies et si noblement inacces-
sible aux transactions. Il me semble voir un person-
nage d'un autre siècle , une espèce de duc de Saint-
Simon femelle , gardant le respect du rang comme
une religion et ne comprenant rien à la puissance de
l'argent, contre laquelle on proteste faiblement ou
hypocritement autour d'elle.
Quant à moi , d'ailleurs, tu le sais, cela me va beau-
coup, le mépris de l'argent! Nos malheurs ne m'ont
pas changée, car je n'appelle pas argent cette chose
sacrée, le salaire que je gagne fièrement et même
avec un peu d*orçueil dans ce moment-ci. Cela , c'est
le devoir, c'est la garantie de l'honneur. Le luxe
même, quand il est la continuation ou la récompense
d'une vie élevée , ne m'inspire pas ces dédains philo-
sophiques qui cachent toujours un peu d'envie ; mais
Topulence convoitée, cherchée, voulue et achetée à
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le LB MARQUIS DB VlLLEMEn,
tout prix par des mariages d ambition par des évo-
lutions de conscience politique , par des intrigues de
famille autour des successions , voilà ce qui prend à
juste titre le vilain nom d'argent, et de ce côté-là je
suis bien de Tavis de la marquise , qui ne pardonne
pas les mésalliances intéressées et toutes les autres
platitudes, soit privées, soit publiques.
^lesi pour cela que la marquise voit, sans regret
et sans frayeur, tomber jour par jour tout ce qu'elle
posède dans un gouffre. Je t*ai déjà parlé de cela. Je
t*ai dit que le duc d'Aléria, son premier fils, la ruinait,
tandis que le second, le marquis, le fils de son der-
nier mari, l'entourait d'égards et de soins, et mainte-
nait encore son existence sur un pied très-confor-
table.
Il faut que je te parle maintenant de ces deux mes-
sieurs, dont je ne t'ai encore dit que quelques mots.
J'ai vu le marquis dès le premier jour de mon instal-
lation. Tous les matins , de midi à une heure, et tous
les soirs, de onze heures à minuit, il vient chez sa
mère. En outre, il dîne chez elle assez souvent. J'ai
donc eu le temps de l'observer, et je m'imagine déjà
le connaître assez bien.
C'est un homme jeune qui me paraît n'avoir pas
eu de jeunesse. Il est d'une santé délicate, et son
esprit, qui est très-cultivé et très-élevé, se débat contre
un chagrin secret ou contre une tendance naturelle à
la tristesse. Il est impossible d'avoir un extérieur
moins frappant au premier abord et plus sympathique
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LE MARQUIS DB VILLBMCR. 29
k mesure que sa physionomie se révèle. Il n'est ni
petit ni grand, ni beau ni laid. Sa mise n'a Kcn de
négligé et rien de recherché. Il semble avoir Tavei-sion
mstinctive de tout ce qui veut attirer Tattention sur la
personne. Pourtant on s'aperçoit bien vite que ce
n'est pas là un homme ordinaire. Le peu de mots
qu'il vous dit est d'un sens profond ou délicat, et ses
yeux , quand ils perdent l'embarras d'une certaine
timidité, sont si beaux, si bons, si intelligents, que je
ne crois pas en avoir jamais rencontré de pareils.
Sa conduite envers sa mère est admirable et le
oeint tout entier. Je lui ai vu dépenser plusieurs mil-
lions, toute sa fortune personnelle, pour payer les
folies du fils aîné, et il n'a jamais sourcillé, jamais
fait une observation, jamais montré un dépit ou un
regret. Plus elle a été faible envers ce fils ingrat et
détestable, plus le marquis a été tendre, dévoué, res-
pectueux. Tu vois qu'il est impossible de ne pas esti-
mer cet homme-là , et quant à moi, je sens une sorte
de vénération pour lui.
En outre, son commerce est fort agréable. Il ne
parle presque pas dans le monde; mais, dans l'inti-
mité, la première réserve surmontée, il cause aver
un grand charme. Ce n'est pas seulement un homme
instruit, c'est un puits de science. Je croîs qu'il a tout
lu, car, sur quelque sujet qu'on le mette, il est inté-
ressant et prouve qu'il a été au fond de tout. Sa con-
versatk)ii est si nécessaire à sa mère que, lorsque
quelque affaire empêche ou diminue sa visite accou-
2..
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M LB MARQUIS DE YILLBMBR.
tuniée, elle est comme désorientée et inquièf*^ tout le
reste du jour.
Dans les commencements, aussitôt que je le voyais
entrer chez elle le matin, je me retirais par discrétion,
d'autant plus que, de son côté, cet homme supérieur,
excessivement modeste par conséquent , paraissait in-
timidé de ma présence. C'était me faire bien de Thon-
neur, à coup sûr; mais au bout de trois ou quatre
jours, il s'est rassuré au point de me demander avec
douceur pourquoi il me mettait en fuite. Je ne me
serais pas crue autorisée pour cela à gêner les épan-
chements du fils et de la mère; mais celle-ci m'a
priée de rester, et même elle a insisté et m'en a dit
ensuite la raison avec sa franchise habituelle, et cette
raison un peu singulière, la voici :
— Mon fils est d'un esprit mélancolique, m'a-t-elle
dit; ce n'est pas mon caractère à moi. Je suis très-
abattue ou très-animée, jamais rêveuse, et la rêverie
chez les autres m'irrite un peu. Chez mon fils, elle
m'inquiète ou m'afflige. Je n'ai jamais pu en prendre-
mou parti. Quand nous sommes tête à tête, il me faut
faire des efforts continuels pour qu'il ne retombe pas
dans ses contemplations. Quand nous sommes entou-
rés de qu'inze ou vingt personnes le soir, ii en prend
à son aise et se tient souvent à l'écart. Pour que je
puisse jouir réellement de son esprit, ce qui est mon
plus grand bonheur et mon unique plaisir, rien n'est
si favorable que la présence d'un tiers, surtout si ce
tiers est une personne de mérite. Le marquis se donne
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LB MARQUIS DB VILLBMBR. »1
alors la peine d'être charmant, d'abord par politesse,
et peu à peu par coquetterie, quoiqu'il ne s'en doute
pas lui-même. Enfin c'est un homme qui a besoin
d'être arraché à ses réflexions, et il est si parfait pour
moi que je n'ai ni le droit ni la volonté d'entamer ou-
vertement cette lutte, tandis que la présence d'une
personne qui, même sans rien dire, est censée l'écou-
ter, le force à s'épancher un peu, vu que, s'il craint de
paraître pédant en parlant trop, il craint encore plus
de paraître affecté quand il s'oublie à réfléchir. Ainsi,
ma chère, vous nous rendez grand service à tous les
deux, en ne nous laissant pas trop seuls.
•— Pourtant, madame, lui ai-je répondu, si vous
aviez à parler de choses intimes, comment pourrais-je
le deviner?
Là-dessus elle m'a promis, quand cela arriverait, de
m'avertir en me demandant si la pendule ne retarde
pas.
III
«DITS DE LA LETTRE A MADAME HEUDEBERT.
Je reprends ma lettre qu'hier soir le sommeil m'a
forcée d'interrompre, et comme il n'est que neuf heures
et que je ne vois pas la marquise avant midi, j'ai tout
le temps de compléter les détails qui doivent te mettre
au courant de ma situation.
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n LU MAKQUIS DB VILLRMBK.
Mais il me semble que je l'ai assez dépeint le mar-
quis, et que tu peux très-bien te le représenter. Four
répondre à toutes tes questions, je vais te dire com-
ment se passent mes journées.
La première quinzaine a été un peu dure, je te
l'avoue mainv^nant que j*ai obtenu une mod ification
bien nécessaire. Tu sais combien j'ai besoin de mou-
vement, et comme depuis six ans j'avais une vie ac-
tive; mais ici, hélas! point de maison à ranger et à
parcourir cent fois le jour du haut en bas, point d'en-
fant à promener et à faire jouer, pas même un chien
avec qui l'on puisse courir sous prétexte de l'amuser.
La marquise a horreur des bêtes ; elle ne sort qu'une
ou deux fois par semaine pour monter et descendre en
voiture l'avenue des Champs-Elysées. Elle appelle cela
faire de l'exercice. Infirme et ne pouvant monter les
escaliers que sur les bras d'un domestique, cliose
qu'elle redoute assez parce qu'une fois on l'a laissée
tomber, elle ne rend pas de visites. Sa vie se passe à
en recevoir. Toute l'activité, toute la séye de son exis-
tence est dans sa tête et beaucoup dans sa parole : elle
parle remarquablement bien et elle le sait ; mais elle
n'en tire pas de vanité puérile, et songe moins à se faire
écouter qu'à épancher les idées et les sentiments qui
l'agitent.
C'est, tu le vois, une nature énergique et d'une sin-
gulière ardeur d'opinions sur toutes choses, même sur
celles qui me semblent à moi fort indifférentes. Elle
n'a jamais dû être heureuse, elle en cherche trop
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LB MARQUIS DE VILLBMBR. 19
long, et vivre avec elle sans dése ipp arer est une fati-
gue, en dépit du grand attrait qu'elle exerce. Sej
mains sont parfaitement oisives: elle a pourtant la vu«
perçante et les doigts encore agiles, car elle joue assez
bien du piano; mais elle dédaigne tout ce qui distrait
de la causerie et ne m'a encore demandé ni lecture n:
musique. Elle dit qu'elle tient mes talents en réserve
pour la campagne, où elle se trouve moins entourée
et où nous devons aller dans deux mois. J'aspire beau-
coup à cette campagne, car ici la vie physique est par
trop supprimée. Et puis cette bonne marquise a Tha-
bitude de vivre dans une température de Sénégal ; en
outre elle se couvre de parfums, et son appartement
est rempli des fleurs les plus violentes; c'est fort beau
à voir, mais l'absence d'air rend cela b*en dur à res-
pirer.
Par-dessus le marché, il faut être oisive comme elle.
J'ai essayé dans le commencement de broder à ses cô-
tés; j'ai vu bien vite que cela lui portait sur les nerfs.
Elle me demandait si j'étais à la journée, si ce que je
faisais était bien pressé, bien utile, et elle me déran-
geait dix fois sans autre motif que celui de voir aban-
donner cet ouvrage qui l'agaçait. Enfin j'ai dû y re-
noncer, elle en serait tombéelnalade. Elle m'en a su
gré, et afin de m'ôter le droit de faire un nouvel essai,
elle m'a dit sa façon de penser naïvement. Elle pré-
tend que les femmes qui occupent leui-s mains et leurs
yeux à ces travaux d'aiguille y mettent beaucoup plus
de hnv esprit qu'elles ne veulent se l'avouer à elles-
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M LB MARQUIS OB YILLBMBR.
mêmes. C'est, selon elle, une façon de s'abrutir pour
% soustraire à rennui d'exister. Elle ne comprend
:ela que pour les malheureuses et les prisonnières. Et
puis elle m'a doré la pilule en ajoutant que cela nie
donnait l'air d'une femme de chambre, et qu'elle vou*
lait que pouf tous les gens qu'elle reçoit je fasse sa
compagne et son amie. Elle me pousse donc à la cau-
serie et m'interpelle souvent pour me forcer à montrer
mon esprit, ce que je me garde bien de faire, car je ne
m'en sens pas du tout quand on me regarde et quand
on m'écoute.
Je fais pourtant bien tout ce que je peux pour re-
muer, et je regrette beaucoup que ma vieille amie,
puisque amie il y a, ne consente pas à recevoir de
moi le plus petit service ; mais loin de là, elle sonne
sa femme de chambre pour ramasser son mouchoir
si je ne me précipite pas pour le saisir, et encore
me reproche-t-elle de me trop dévouer sans s'aper-
cevoir que je souffre de n'avoir aucun dévouement à
exercer.
Tu te demandes dès lors pourquoi elle m'a pris à
«on service ; je vais te le dire : elle ne reçoit pas avant
quatre heures, et jusque-là, c'est-à-dire aussitôt que
le marquis la quitte, elle écoute la lecture des jour-
naux et fait sa correspondance ; c'est donc moi qui lis
et écris pour elle. Pourquoi elle ne lit pas et n'écrit pas
elle-même, je n'en sais rien, car elle en est ^ort ca
pable. Je crois deviner que la solitude lui est odieuse,
et qu'il lui est impossible de réagir par une occupa-
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LB MARQUIS DB YILLBMBE. M
lion quelconque contre l'effroi qu'elle lui inspire. Cer-
lainen^ent il y a en elle quelque chose de bizarre qui
ne paraît pas, mais qui existe au fond de son cœur ou
de son cerveau. C'est peut-être une organisation un
peu faussée par l'abus des relations extérieures. On
ne lui aura pas appris à s'occuper, et peut-être ne
peut-elle même pas penser quand elle est seule.
Il est certain que quand j'entre chez elle à midi
sonnant, je la trouve toute différente de ce que je l'ai
laissée la veille au milieu de son salon. Elle semble
vieillir de dix ans chaque nuit. Je sais que ses fenmaes
lui font une longue toilette durant laquelle elle ne leur
adresse pas la parole, car elle est fort dédaigneuse des
gens dont le langage est vulgaire. Elle s'ennuie telle-
ment de la présence de ces pauvres filles (peut-être
aussi a-t-elle des insomnies où elle s'ennuie d'une fa-
çon désespérée), qu'elle est comme à demi morte et
d'une pâleur effrayante quand je l'aborde ; mais au
bout de dix minutes il n'y parait plus, elle s'éveille,
s'excite, et quand le marquis arrive, elle a déjà rajeuni
les dix ans de la nuit. >C'
La correspondance, dont je ne dois rien te dire,
bien qu'elle n'ait rien de secret, n'est nullement une
nécessité de position ni d'intérêts. C'est un besoin
qu'elle éprouve de causer avec ses^mis absents. C'est)
dit-elle, une manière de parler, d'échanger ses idées,!
qui varie le seul plaisir qu'elle connaisse, celui d'être «
en conmdunication continuelle avec l'esprit d'autrui.
SoitI ce ne serait pas mon goût, si j'avais des loisu»
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t8 I.B MARQUIS DB VlLLBMBR.
à moi. Je ne me plairais qu'avec ceux que j*aime, et
certainement la marquise ne peut pas aimer beaucoup
les quarante ou cinquante personnes auxquelles elle
écrit, et les deux ou trois cents qu'elle reçoit chaque
semaine.
Mais il ne s'agît pas de mon goût, et je ne veux pas
faire la critique de la personne à laquelle j'ai donné
ma liberté. Ce serait lâche, car, après tout, si je n'es-
timais ni ne respectais cette personne, je serais libre
de me présenter ailleurs. D'ailleurs, en supposant que
mon respect et mon estime fussent attristés par quel-
que travers à supporter, comme partout je rencon-
trerais des travers et probablement de pires, je ne
vois pas pourquoi je regarderais à la loupe ceux que
]e veux subir gaiement et philosophiquement. Donc,
chère sœiur, s'il m'arrive de blâmer ou de railler quel-
qu'un ou quelque chose d'ici, prends que cela m'é-
chappe dans la conversation, et que je ne veux pas
m'observer avec toi; mais sois sûre que rien ne m'af-
fecte et ne me crée de souffrances réelles.
Le fond de tout cela, c'est qu'il y a dans l'âme de la
marquise quelque chose de fort, de chaud, de sincère
par conséquent, qui m'attache véritablement à elle et
qui me fait accepter sans aucune répugnance le soin
de la distraire et de l'égayer. Je sais très-bien, quoi
qu'elle en dise, que je suis auprès d'elle quelque chose
de bien pis qu'une suivante : je suis une esclave;
mais je le suis de par ma volonté, et dès lors je me
sens libre comme l'air dans ma conscience. Qu'y a-t-il
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LB MARQUIS DE VILLEMER. W
de plus libre que Tesprit d'un captif ou d'un proscrit
pour sa foi?
Je n'avais pas réfléchi à tout cela quand je t'ai
f|uittée, ma sœur ; Je croyais véritablement que j'aurais
beaucoup à souffrir. Eh bien I j'y ai réfléchi à présent,
et sauf le manque d'exercice, qui est une chose toute
physique, je n'ai pas du tout souffert. Cette petite
souffrance m'est épargnée désormais , ne t'en tour-
mente pas. J'ai été forcée de l'avouer. Dès lors on me
laisse dormir d'assez bonne heure, et je peux marcher
le matin dans le jardin de l'hôtel, qui n'est pas grand,
mais où je réussis à faire beaucoup de chemin, tout
en pensant à toi et à nos vastes campagnes, où je me
figure être encore avec les enfants autour de nous;
c'est un bon rêve qui me fait du bien.
Mais je m'aperçois que je ne t'ai encore rien dit de
M. le duc; je passe à ce chapitre.
il n'y a pas plus de trois jours que je l'ai enfin
aperçu. Je t'avoue que je n'en étais pas fort impa-
tiente. Je ne peux pas me défendre d'un sentiment
d'horreur pour cet homme, qui a ruiné sa mère, et
qui, dit-on, est orné de tous les vices. Eh bien I ma
surprise a été très-grande, et si mon aversion pour
son caractère persiste, je suis forcée de dire que sa
personne ne m'est point antipathique, comme je me
rétais représentée.
Dans ma frayeur, je hii supposais des griffes et
des cornes. Voici pourtant comment j'ai abordé ce
démon sans le connaître. Il faut te dire que rien
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S8 LB MÀEQUIS DB VILLBMBR.
n'est plus inégal que ses relations avec sa mère. 11 y
a des semaines, des mois même, où il dent la voir
presque tous les jours; puis il disparadt, on n'entend
plus parler de lui pendant des mois ou des semaines
et quand il reparaît, il n'y a pas phis d'explication
de part et d'autre que si Ton s'était quitté la veille.
Je ne sais pas encore comment la marquise prend
tout cela. Je lui ai entendu nommer quelquefois son
fils aîné avec autant de calme et de déférence que
s'il s'agissait du marquis, et tu penses bien que je
ne me suis pas permis la moindre question sur un
sujet aussi délicat. Elle avait seulement dit une fois
devant moi, mais sans faire aucune réflexion, ce que
je viens de te dire sur l'irrégularité capricieuse de
ses visites.
Je m'attendais bien à le voir tomber des nues un
jour ou l'autre, mais je ne pensais pas du tout à lui,
lorsque, entrant dans le salon après le dîner pour
regarder, selon ma coutume^ si tout était arrangé
au gré de la marquise, je ne fis aucune attention à
un personnage qui y était installé dans un coin, en-
foncé dans une causeuse. Quand la marquise a diné,
elle retourne à sa chambre, où ses femmes lui
mettent un peu de blanc et de rouge, et eUe y reste
un quart d'heure, pendant que je fais la revue des
lampes et des jardinières du salon. J'étais donc livrée
à cette grave occupation, et, profitant de l'occasion
de me mouvoir, j'allais et venais très-vite, en chan-
tonnant une chanson de chez nous, lorsque je ma
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LB MARQUIS DB VII.LBMISA. M
trouvai face à face avec deux grands yeux UeuA
d'une limpidité extraordinaire. Je saluai en deman-
dant pardon ; on se leva en me rendant mes excuses,
et, chargée de faire les honneurs, mais ne sachant
que dire à un nouveau visage qui avait Tair de me
demander qui j'étais, je pris le parti de ne rien dire
du tout.
Le persomiage s'était levé ; il s'était mb le dos à la
cheminée, et me suivait des yeux d'un air plutôt
bi^veillant qu'étonné. C'est un homme de haute
taille, un peu gros, d'une grande figure, et, ce qu'il
y a de phis surprenant, d'une physionomie char-
mante. Il est impossible d'avoir l'aspect plus doux,
plus humain, plus candide même ; le son de sa voix
est voilé et affectueux, la prononciation d'une ex-
trême distinction, ainsi que les maniènis. Je dirai
même qu'il y a dans les moindres mouvements de
ce serpent à sonnettes quelque chose de suave, et
que son sourire est eonmie celui d'un enfant.
Y o(Hnprends-tu quelque chose? Pour moi, j'étais
si loin de me méfier de la vérité, que je revins vers
la cheminée, me sentant comme attirée par ce bon
regard, et prête à lui répondre de la façon la plus
af^e, s'il lui plaisait, de m'adresaer la parole. II
paraissait désireux d'entrer en matière, et il le fit tout
franchement. — Mademoiselle Esther est-elle malade?
me dit- il de sa voix douce et avec une intonation
très-polie.
— Mademoiselle Esther n'est plus ici depuis deui
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ho LB MARQUIS DB YILLBMBR.
flîois, répondîs-je. Je ne Tai pas connue. C'est moi
qui la remplace.
— Ohl que non!
— Pardonnez-moi.
— Dites que vous lui succédez I Le t;rintemps ne
remplace pas Thiver, il le fait oublier.
— L'hiver peut cependant avoir du bon.
— Ohl /ous n'avez pas connu Estherl Elle était
aigre comme la bise de décembre, et quand elle
approchait de vous, on se sentait venir des rhuma-
tismes.
Là -dessus, il se mit à faire le portrait de cette
pauvre Esther d'une façon gaie, sans fiel , mais très-
comique, et je ne pus retenir un éclat de rire.
— A la bonne heure I ajouta-t-il, vous ri^z, vous?
On entendra donc rire icil Riez -vous soient au
moins.
— Mais oui, quand l'occasion est bonne.
— 11 n'y avait pas de bonne occasion poui* Esther.
Après tout, elle avait raison : si elle eût ri, elle eût
montré ses dents I Ohl mon Dieu, ne cachez pas les
vôtres. Je les ai vues, et pourtant je ne vous en dis
rien. Je ne connais rien de plus sot que les compli*
ments. Est-ce que c'est impertinent de ^ ous deman-
der votre nom?... Mais non, ne me le dites pas. J'a-
vais deviné celui d'Esther : je l'avais baptisée Rebecca.
Vous voyez que je sentais la race. Je voudrais deviner
le vôtre.
— Voyons, devine*.
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IB MARQUIS DB VILLBMBR. 41
— Eh bienl... un nom très -français, Louise,
Blanche, Charlotte?
— Vous y êtes, je m'appelle Caroline I
— Vous voyez bienl... Et vous arrivez de pro-
vince ?
— De la campagne.
— Tiens I pourquoi donc n'avez-vous pas les mains
rouges?... Est-ce que cela vous fait plaisir d*étre à
Paris?
— Non, pas du touti
— Je parie que vos parents vous ont forcée?...
— Non, non, personne ne m'a forcée.
— Mais vous vous ennuyez ici? Convenez que vous
vous ennuyez !
— Mais non, je ne m'ennuie jamais.
— Vous n'êtes plus franche I
— Je vous jure que si.
— Alors vous êtes donc très-raisonnable?
— Je m'en pique.
— Positive peut-être?
— Non.
— Romanesque alors?
— Non plus.
— Quoi donc?
— Rien.
— Comment rien?
— Rien qui mérite la plus petite attention. Je sais
lire, écrire et compter. Je jouaille un peu de piano.
Je sois très-obéissante. Je mets de la conscience dans
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« LE MARQUIS DE VILLEMER.
mon devoir, et voilà tout ce qu'il importe que je
sois ici.
— Eh bien I vous ne vous connaissez pas! Voulez-
vous que je vous dise, moi? Vous êtes une personne
d'esprit et une âme excellente.
— Vous croyez?
— J'en suis sûr. Je vois très-vite et je juge assez
bien. Et vous? vous feites-vous à première vue une
idée des gens?
— Mais oui, un peu.
— Eh bien I qu'est-ce que vous pensez et moi, par
exemple ?
— Naturellement je ^ense de vous ce que vous
pensez de moi.
— C'est par reconnaissance ou par politesse t
— Non, c'est un instinct comme cela.
— Eh bien ! je vous en remercie. Vrai , voilà
quelque chose qui me fait plaisir : non pas Vesprit,
noni tout le monde en a, cela s'apprend; mais la
bonté I Vous ne me croyez pas mauvais, n'est-ce pas?
Alors... Tenez, voulez-vous me donner une poignée
de main ?
— Pourquoi ?
— Je vous le dirai tout à l'heure. Me refusez-vous
une poignée de main? Il n'y a rien de plus honnête
au monde que le sentiment qui me fait vous de-
mander cela.
Il y avait quelque chose de si vrai et de si émou-
vant dans la figure et daas l'accent de cet homme^
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LB MARQUIS DB YILLBMBR. 41
que, malgré Tétrangeté de sa demande et Tétrangeté
plus grande encore de mon consentement, je mis ma
main dans la sienne avec confiance. Il la serra dou-
cement et ne la garda qu'une seconde; mais des
larmes lui vinrent aux yeux, et il me dit comme avec
un peu d'étouffiem^it ; — Merci I ayez bien soin de
ma pauvre mèrel
Quant à moi, comprenant enfin que c'était le duc
d*AIéria, et que je venais de toucher la main de ce
libertin sans âme, de ce fils sans religion, de ce frère
sans cœur, en un mot de cet homme sans frein et
sans conscience, je sentis que mes jambes ne me por-
taient plus, et je m'appuyai sur la table en devenant
apparemment si p&le, qu'il s^en aperçut et fit un
mouvement pour me soutenir en s'écriant :
— Eh bien I vous vous trouvez mal?
Mais il s'arrêta en voyant la frayeur et le dégoût
qu'il m'inspirait, ou peut-être seulement parce que
sa mère venait d'entrer. Elle s'aperçut de mon trouble
et regarda le duc comme pour lui en demander la
cause. Il ne répondit qu'en lui baisant la main de
l'air le plus tendre et le plus respectueux, et en lui
demandant de ses nouvelles. Je sortis aussitôt, autant
pour me remettre que pour les laisser seub en-
semble.
Quand je rentrai au salon, il était arrivé plusieurs
personnes, et je me mis à causer avec une madame
de D..., qui est très-affectueuse pour moi, et qui nie
parut une excellente personne. Elle ne peut cepen-
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/,4 LE MARQUIS DE VILLEMER.
dant pas souftrir le duc, et c'est elle qui m'a appns
tout le mal que j'en sais. Un instinct de réaction
contre la sympathie qu'il m'avait inspirée me fit sans
doute choisir de préférence l'entretien de cette damer/
— Eh bieni me dit-elle, comme si elle eût deviné
ce qui se passait en moi, et en regardant le duc, qui
tenait la conversation auprès de sa mère : — Vous
l'avez enfin vu, V enfant chérit Qu'est-ce que vous eï
dites?
— Il est aimable et beau, et c'est ce qui, à mes
yeux, le condanme davantage.
— Oui, n'est-ce pas? C'est, à coup sûr, une belle
organisation, et il est incroyable qu'il soit encore
aussi bien et aussi spirituel après la vie qu'il a
menée; mais n'allez pas vous y fierl C'est l'être le
plus corrompu qui existe, et il est parfaitement ca-
pable de faire le bon apôtre avec vous pour vous
compromettre.
— Moi? Ohl que non. L'humilité de ma position
me préservera de son attention.
— Nullement. Vous verrez I Je ne vous dirai pas
que votre mérite prévaudra sur votre position, bien
que cela soit évident pour tout le monde; mais il
lui sufiîra que vous soyez honnête pour qu'il souhaite
de vous égarer.
— Ne cherchez pas à m'effrayer; je ne resterais
pas une heure ici, madame, si je croyais y être
outragée.
— Non, non, ce n'est pas là ce qu'il faut craindre.
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LB MARQUIS DB VILLBMBR. 45
n est homme de bonne compagnie quand il est en
Jftonne compagnie, et jamais vous n'aurez à vous dé-
fendred'une inconvenance de sa part. Toutau contraire*
si vous n*y prenez garde, il vous persuadera qu'il est
un ange repentant, peut-être même un saint méconnu,
et... vous serez sa dupe.
Madame de D... dit ces (Jernières paroles d'un ton
de compassion qui me blessa. J'allais répondre ; mais
je me rappelai ce que j'avais entendu dire à une autre
vieille dame : c'est que la fille de madame de D..
avait été fort compromise par le duc. La pauvre
femme doit horriblement souffrir quand elle le voit,
et je m'explique comment une personne si indulgente
pour tout le monde parle de lui avec tant d'amer-
tume; mais je ne m'explique pas trop pourquoi,
malgré la répugnance qu'elle éprouve à le voir et à
l'entendre nommer, elle me parle de lui avec une
sorte d'insistance toutes les fois qu'elle peut me
prendre à part. On dirait vraiment qu'elle me croit
destinée à tomber dans les pièges de ce Lovelace, et
qu'elle poursuit une vengeance en lui disputant ma
pauvre âme.
Un instant de réflexion me fit trouver sa frayeur un
peu risible, et, ne voulant ni m'en fâcher ni réveiller
le sentiment de ses douleurs, j'ai, depuis ce moment-
là, évité de lui parler de son ennemi. D'ailleurs le
duc ne m'a plus adressé la parole ce soir-là, et depuis
ce soir-là il n'a pas reparu. Si je cours des dangers,
je ne m'en aperçois pas encore: mais, tu peux être
3.
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46 LB MARQUIS DB YILLBMBR.
aussi tranquille que moi là-dessus, je n'ai aucune
crainte des gens que je n'estime pas...
Le reste de la lettre de Caroline avait trait à d'autres
personnes et à d'autres circonstances qui l'avaient plus
DU moins frappée. Cknnme ces détails ne se rattadient
pas directement à notre récit, nous les supprimons en
attendant que ce récit nous y ramène.
IV
Vers la même époque, Caroline reçut une lettre qui
la toucha vivement, et que nous transcrirons en ne
nous astreignant pas aux feutcs d'orthographe et de
ponctuation qui la rendraient difficile à lire.
(( Ma chère Caroline, — permettez à votre pauvre
nourrice de vous appeler toujours comme ça, — j*ai
appris de votre sœur aînée, qui m'a fait le plaisir de
m'écrire, que vous aviez quitté sa maison pour aller
être demoiselle de compagnie à Paris. Je ne peux pas
vous dire la pdneque ça me fait de penser qu'une
personne comme vous, que j'ai vue naître dans le
bonheur» soit obligée de se soumettre aux autres, et
quand je pense que c'est par votre bon cœur, et pour
faire du bien à Camille et à ses enfants, les larmes
m'en coulent des yeux. Chère demoiselle, je ne peux
vous dire qu'une chose, c'est que, grâce à la généro-
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LB MARQUIS DB VILLEMBR. 47
site d6 vos parents, je ne suis pas des plus malheu-
reuses.' Mon mari a un bon état et fait un peu de com-
merce qui nous a permis d'acheter une maison et un
peu de terre. Mon fils est militaire, et votre sœur de
lait se trouve assez bien mariée. Ainsi donc, si quelques
centaines de francs vous faisaient besoin un jour ou
Fautrf/, nous serions contents de vous les prêter pour
tout le temps qu'il vous Saudrait, et sans payer d'inté-
rêts. En acceptant, vous feriez honneur et plaisir à des
gens qui vous ont toujours aimée, vu que, sans vous
connaître autrement que par moi, mon mari vous
estime et me dit souvent : « Elle devrait venir chez
nous, nous la garderions tout le temps qu'elle vou-
drait, et puisqu'dle est bonne marcheuse et forte, on
lui ferait voir nos montagnes. Si elle voulait, elle
pourrait être maîtresse d'école dans notre village, ce
qui ne lui rapp(»*terait pas gros; mais elle n'aurait
guère de dépense à faire, et ça reviendrait peut-être
au même que d'être à Paris, où on vit si chèrement. »
Je vous dis cela tout bonnement, comme Peyraque le
dit, et si le coeur pouvait vous en dire, nous aurions
une petite chambre bien propre pour vous et un pays
un peu savxvage à vous métrer. Ça ne vous ferait
point peur, à vous qui, touf petite, vouliez toujours
grimper partout, que même votre pauvre papa vous
appelait son petit chevreuil.
a Pensez donc, si vous n'êtes pas bien où vous êtes,
ma chère Caroline de mon cœur, qu'il y a, dans un
coin de pays que vous ne connaissez pas, des gens qui
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48 LE MARQUIS DE YILLEMER.
VOUS connaissent pour la meilleure âme du monde, et
qui prient pour vous soir et matin, en demandant au
bon Dieu que vous veniez les voir.
«Justine Lanion, femme Peyraque,
(A Lantriac, par Le Puy, Haute-Loire.) »
idit aussitôt :
istine, ma chère amie, j*ai pleuré en
le sont des larmes de joie et de re-
! suis heureuse d'avoir toujours ton
re que le jour où nous nous sommes
iéjà quatorze ans I Ce jour-là est resté
•e comme un des plus douloureux de
nnaissais déjà plus d'autre mère que
, c'était rester sans mère pour la se-
le nourrice I tu m'aimais tant que tu
iblié pour moi ton brave mari et tes
[ais ils te rappelaient, tu te devais à
LUS toutes tes lettres qu'ils te donnaient
st eux qui te payaient ma dette, car
3nné beaucoup, et j'ai bien souvent
i quelque chose de bon et de raison-
est parce que j'ai été aimée, traitée
>uceur par la première personne que
pris à connaître. Tu veux àt présent
3mies, chère bonne âme! Gela est bon
me toi, et de la part de ton mari, qui
is, c'est beau et grand. Je vous remer-
mes braves amis, mais je n'ai bf soin
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LE MARQUIS DB YILLBMER. 4i
de rien. Je ne manque de rien où je suis, et je m'y
trouve aussi bien que possible loin de ma chère fa-
mille.
« C'est égal. Je ne veux pas perdre Tespérance d'al-
ler vous voir. Ce que tu me dis de la petite chambro
propre et du beau pays sauvage me donne une en\ie
iblle de connaître ton village et ton petit établissement.
Je ne sais pas quand j'aurai dans ma vie quinze jours
de liberté, mais sois sûre que si je les ai jamais, ils
seront pour ma nourrice bien-aimée, que j'embrasse
de tout mon cœur. »
Pendant que Caroline se livrait à cette candide effu-
sion, le duc Gaétan d'Aléria, magnifiquement vêtu en.
Turc, costume du matin, causait avec son frère le
marquis, dont il recevait la visite matinale dans son
splendide appartement de la rue de la Paix.
On venait de parler d'affaires, et une discussion
assez vive s'était élevée entre les deux frères. — Non,
mon ami, disait le duc d'un ton ferme, j'aurai cette
fois de l'énergie : je refuse votre signature; vous ne
payerez pas mes dettes I
— Je les payerai, répondit le marquis d'un ton tout
aussi résolu. Il le faut, je le dois. J'ai hésité, je ne
vous le cache pas, avant d'en connaître le chiffre, el
votre fierté ne doit pas souffrir de scrupules que j'a-
voue. Je craignais d'être engagé au delà de ce que je
puis faire ; mais je sais maintenant qu'il me restera de
quoi soutenff le bien-êlre de notre mère. Dès lors je
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50 LB MARQUIS DB YILLBMBR.
suis décidé à sauver Thonneur de la famille, et vous
îie pouvez pas vous y opposer.
— Je m'y oppose; vous ne me devez pas ce sacn-
8ce : nous ne portons pas le même nom.
— Nousbommes les fils de la même mère, et je m
reux pas qu'elle meure de honte et de chagrin en vous
foyant insolvable.
— Pas plus que ma mère, je ne veux d'une telle
honte. Je me marierai.
— Pour de Taisent? Aux yeux de notre mère et aux
miens tout autant qu'aux vôtres, mon frère, ce serait
pire, vous le savez bien I
— Eh bien I j'accepterai une place.
— Pire, toujours pire !
— Non, il n'y a rien de pire pour moi que la dou-
leur de vous ruiner.
— Je ne serai pas ruiné.
— Enfin ne puis-je savoir le chiffre de mes dettes?
— C'est inutile ; il me suffit que vous m'ayez donné
votre parole de n'en avoir pas qui soient inconnues au
notaire chargé de votre liquidation. Je vous ai demandé
seulement de vouloir bien jeter les yeux sur quelques-
uns de ces papiers pour en vérifier, s'il se peut, l'exac»
titude. Vous l'avez constatée ; il sufiît, le reste ne vous
regarde pas.
Le duc froissa les papiers avec colère, marcha à
grands pas dans la chambre, sans pouvoir trouver un
seul mot qui peignît la détresse de son esprit. Puis il
alluma un cigare qu'il ne fuma pas, se jeta dans on
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LB MARQUIS DB YILLBMBR. 51
fauteuil et devint fort pâle. Le marquis comprit ce que
souffrait son orgueil, peut-être sa conscience.
— Gabnez-TOtts, lui dit-il. Je ressens votre douleur;
mais je la crois bonne et je compte sur l'avenir. Ou-
bliez le service que je rends à ma mère encore plus
iu*à vous, mais n'oubliez pas que ce qui me reste est
à elle seule désormais. Songez que nous pouvons avoir
le bonheur de la conserver longtemps, et qu'il ne feut
pas qu'elle sou£fire. Adieu, je vous reverrai dans une
heure pour régler les derniers détails.
— Oui, oui, laissez-moi seul, répondit le duc; vous
voyez qu'en ce momeoit il m'est impossible de vous
dire un mot.
Dès que le marquis fut sorti, le duc sonna, fit dé-
fendre sa porte et recommença à marcher dans sa
chambre avec une agitation désespérée. Il sulMSsait à
cette heure-tti l'inévitable et suprême crise de sa des-
tinée. Dans aucun autre de ses désastres, il ne s'était
vu si coupable et ne s'était s^ti si affecté.
Jusque-là en effet, il avait mangé sa propre fortune
avec l'âpre insouciance que donne le sentiment de ne
nuire qu'à soi-même. Il avait pour ainsi dire usé d'ut
droit. Puis, moitié à son insu, à force d'entamer le
capital maternel, il l'avait dévoré, s'enduroissant peu
à peu à l'humiliation de laisser peser sur son frère le
devoir de soutenir leur mère de ses propres ressour-
ces. Disons tout ce qui pouvait jusque4à excuser le
duc. Il avait été affreusement gâté. Il y avait eu pour
Uii dans le c^»^ xoaternel une préf<^jrence bien ma>
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/"
58 LB MARQUIS DB VILtBMEBh
quée. La naiure aussi avait été partiale, envers lu!.
Plus grand, plus beau, plus fort, plus brillant, plus
actif en apparence que son frère, plus expansif, plus
caressant, dès Tenfance il avait paru à tout le monde
le mieux doué et le plus aimable. Longtemps chétif et
taciturne, le marquis n'avait montré de passion que
pour Tétude, et ce qui eût semblé un grand avantage
chez un plébéien fut considéré comme une bizarrerie
chez un homme de qualité. Cette aptitude fut donc
combattue plutôt qu'encouragée, et c'est pour cela
précisément qu'elle devint une passion : passion ab-
sorbante et dès lors sans épanchement, qui développa
dans l'âme du jeune homme une vive sensibilité inté-
rieure et un enthousiasme d'autant plus ardent qu'il
était renfeirmé. Le marquis était infiniment plus ai-
mant que son frère et passait pour un homme froid,
tandis que le duc, essentiellement bienveillant et com-
municatif, passa longtemps pour une âme de feu, sans
aimer exclusivement personne.
"^ Cette fougue de tempérament qui avait donné le
change, le duc la tenait de son père, et, dans ses pre-
mières années, la vivacité de ses manières avait in-
quiété la marquise. Nous avons dit qu'après la mor^
de son second mari elle avait été fort exaltée, et que,
pendant près d'une année, elle avait redouté la vue de
ses enfants. Lorsque cette maladie morale fit place
aux sentiments de la nature, son premier mouvement
fut de serrer dans ses bras le fils de l'époux aimé.
Celui-ci, étonné et comme effrayé de l'hnpétuosité des
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LB MARQUIS DB YILLBMBR. »
caresses dont il avait perdu le souvenir, se mit à pleu-
rer sans savoir pourquoi. C'était peut-être le vague
reproche de Tinstinct froissé par Vabandon. Le duc,
plus âgé de trois ans, mais plus facile à distraire, ne
s'était aperçu de rien. II répondit par des baisers aux
baisers de sa mère, et la pauvre femme s'imagina que
celui-là avait hérité de son cœur, tandis que le mar-
quis n'avait hérité, selon elle, que de son grand-père
paternel, un vieux savant passablement maniaque. Le
duc fut donc préféré en secret, non pas mieux choyé,
car la marquise avait un grand fonds d'équité reli-
gieuse, mais plus caressé, parce que, pensait-elle, lui
seul sentait le prix d'une caresse.
Urbain (le marquis) sentit cette préférence, et il en
souffirit; mais il ne se permit jamais de s'en plaindre,
et, jugeant peut-être déjà son frère, il ne voulut pas
lutter avec lui sur ce terrain frivole.
Avec le temps, la marquise reconnut bien qu'elle
s'était trompée, et qu'il fallait juger les sentiments
par des actes plus que par des paroles; mais l'habi-
tude de gâter son enfant prodigue était prise, et à cette
habitude se joignit bientôt celle d'une tendre pitié pour
des égarements qui semblaient devoir mener ce pro-
digue à sa perte. Ces égarements ne prenaient pour-
rant pas leur source dans une âme perverse. Vanité
d'abord, ivresse ensuite, enfin déperdition d'énergie et
tyrannie du vice, voilà en trois mots Thistoire de cet
homme charmant sans exquisité, bon sans grandeur
d'âme, sceptique sanà athéisme. A l'âge où nous le
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M LB MARQUIS DB YILLBMBR.
décrivons, il s'était fait en lui un grand vide à la place
de la OMîscience, et pourtant c'était plutôt une con-
science absente que morte. Il y avait encore des re-
tours, des combats, plus rares et plus courts que dans
la jeunesse, mais peut-être plus énergiques, et celui
qui se livrait en lui cette fois était si cruel , qu'il mit
à plusieurs reprises la main sur une de ses armes de
luxe, coname s'il eût été poursuivi par le spectre du
suicide; mais il pensa à sa mère, repoussa et enferma
les armes, et se prit la tête à deux mains, craignant de
devenir fou.
Il avait toujours regardé l'argent comme rien. Sa
mère, par ses théories de noble désintéressement,
l'avait aidé à glisser de là sur la pente du sophisme.
II avait pourtant compris qu'en ruinant sa mère, il
avait dépassé son droit. Il s'était étourdi, il avait été
jusqu'au bout en se promettant de s'arrêter devant la
fortune de son frère, et puis il l'avait entamée nota-
blement, cette fortune ; mais la vérité est qu'il ne l'a-
vait pas fait sciemment; que par délicatesse le marquis
n'avait pas compté avec lui pour des choses de détail,
et que, sans la nécessité de préserver ce qui lui restait
par un appel à son honneur, il ne lui en eût jamais
parlé. Le duc ne se sentait donc pas coupable d'égoîsme
prémédité, et il avait fait sincèrement de vifs reproches
à Urbain pour ne l'avoir pas averti plus tôt. Il voyai/
enfin les abimes ouverts par son désordre et son incu-
rie; il était mortellement humilié d'avoir porté un
trèvRrand préjudice à l'avenir de son frère, et de
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n
LB MARQUIS DB YILLBMBR. »
n^avoir aucun moyen de réparer ses fautes sans atten-
ter à Taustérité de certains principes que sa mère et
son éducation lui imposaiait.
La âiute était pourtant moins grave que celle d*a-
vmr dépouillé sa propre mère; mais elle n'apparais-
sait pas ainsi au duc. Il lui avait toujours semblé que
ce qui était à sa mère était à lui, tandis cpi'avec son
frère la fierté lui rappelait la notion du tien et du
mien. Et puis, faut-il le dire? s'il n'y avait pas d'aver-
sion impie entre deux frères si différents, il y avait au
moins absence de confiance et de sympathie. La vie
de l'un était une étemelle protestation contre celle de
l'autre. Urbain avait fait de grands efforts intérieurs
pour que la voix de la nature fût en lui celle de l'ami-
tié. Gaétan n'en avait fait aucun ; se fiant à Tabsence de
fiel qui le caractéri^it, il s'était cru permis de railler
l'austérité du marquis. Ils étaient donc ensemble, la
plupart du temps, sur le pied d'un blâme délicate-
ment contenu chez l'un, et d'un persiflage doucement
révolté chez l'autre.
— Eh bien I s'écria le duc en voyant rentrer le mar-
quis, c'est donc un fait accompli? Je vois à votre figure
que vous venez de signer I
— Oui, mon frère, répondit Urbain ; tout est arrangé,
et il vous reste douze mille livres de rente que je n'ai
pas permis que l'on fît entrer dans la liquidation.
— Il me reste?... reprit Gaétan en le regardant en
face : nonl vous me trompez, il ne me resterien; c'est
vous qui, après m'avoir libéré, me faites une pension 1
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50 LB MARQUIS DB VILLBMBk.
— Eh bien! oui, répondit le marquis, car aussi
bien il vous faudrait apprendre d'un jour à l'autre
que vous n'êtes pas libre d'en aliéner le capital.
Le duc, qui n'avait encore pris aucun parti, fit cra-
quer ses mains en les pressant l'une contre l'autre et
retomba dans son mutisme. Le marquis fit un effort
pour vaincre sa réserve habituelle, s'assit près de
fîaëtan, et, prenant ces mains crispes qui ne pouvaient
se décider à se tendre vers lui : — Mon ami, lui dit-il,
vous avez trop de hauteur avec moi. Est-ce que vous
n'eussiez pas fait pour moi ce que je fais pour vous?
Le duc sentit son orgueil se briser. Il fondit en
larmes. — NonI dit- il en serrant avec énergie les
mains de son frère. Je n'aurais pas su, je n'aurais ja-
mais pu le faire, puisque ma destinée est de nuire, et
que je n'aurai jamais le bonheur de sauver personne,
moîl
— Vous convenez au moins que c'est un bonheur,
reprit Urbain, Considérez -moi donc comme votre
obligé, et rendez-moi votre amitié, qui semble s'é-
teindre dans cette blessure.
— Urbain 1 s'écria le duc, tu parles de mon amî-
fié... Ce serait le moment de te remercier par des
protestations, et je ne le fais pas I Je ne tomberai ja-
mais assez bas pour me réfugier dans l'hypocrisie.
Sais-tu, mon frère, que je t'ai toujours fort mal aimé?
— Je le sais, et je me l'explique par la dliîérence
de nos goûts, de notre organisation ; mais le moment
n'est-il pas venu de s'aimer mieux?
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Z.B M^i^UIS DB VILLBMBR. sn
-—Ail! le moment est affreux pour cela! c'est le
moment de ton triomphe et de mon abaissement. Dis-
moi que, sans ma mère, tu m'aurais laissé succomber î
Oui, voilà ce qu'il faut me dire, et je pourrai te par-
donner ce que tu fais.
— Ne te l'ai-je pas déjà dît?
— Dis-le-moi encore!... Tu hésites?... Alors c'est
une question d'honneur?...
— Oui, c'est cela, une question d'honneur.
— Et tu n'exiges pas que je t'aime aujourd'hui
mieux que les autres jours?
— Je sais, reprit le marquis tristement, que par
moi-même je ne suis pas fait pour être sûmé?
Le duc se sentit tout à fait vaincu ; il se jeta dans les
bras de son frère. — Tiens! s'écria-t-il, pardonne-moi.
Tu vaux mieux que moi, je t'estime, je t'admire, je t*
vénère presque; je sais, je sens que tu es mon meil-
♦eur ami. Mon Dieu ! qu'est-ce que je pourrai faire pour
toi? Aimes-tu une femme? Faut-il tuer son marif
Veux-tu que j'aille te cherchei en Chine quelque ma-
nuscrit précieux, dans quelque pagode, au risque de
la cangue et autres douceurs?
^ — Tu ne songes qu'à t'acquirter, Gaétan! Si tu
m'aimais seulement un peu, nous serions déjà cent
fois quittes.
— Eh bien ! je t'aime de toute mon âme, répondit
le duc avec force en l'embrassant, et tu vois, je pleure
comme un enfant. Voyons, estime-moi un peu à ton
tour. Je me corrigerai, j€ suis encore jeune, cfae
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53 LB MARQUIS DB YILLBMBK.
diable I A trente-six ans, on n*est pas perdu I on n'est
qu'un peu usé. Je me rangerai... d'autant plus qu'il le
faut! Eh bien! tant mieux I Je me referai une santé,
une jeunesse. J'irai passer Tété avec ma mère et toi à
la campagne } je vous raconterai des histoires, je vous
ferai encore rire. Allons ! aide-moi donc à faire des
projets, soutiens-moi, relève-moi, console-moi, car,
en fin de compte, je ne sais où j'en suis et me sens
bien malheureux I
Le marquis avait déjà remarqué, sans en avoir l'air,
k disparition des armes qui se trouvaient en vue une
heure auparavant. Il avait d'ailleurs lu sur le visage
de son firère l'horrible crise qu'il venait de subir. 11
savait que son courage moral n'allait pas au delà de
certaines épreuves. — Habille-toi, lui dit-il, et viens
déjeuner avec moi. Nous causerons, nous ferons des
châteaux en Espagne. Qui sait si je ne te prouverai pas
que, dans certaines s'iuations, on commence à éirc
riche le jour oii l'on devient pauvre x
Le marquis emmena son frère au bois de Boulogne,
lequel, à cette époque, n'était pas un jardin anglais
gplendide, mais un charmant bosquet plein d'ombre
et de rêverie. On était aux premiers jours d'avril, U
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LB MARQUIS DB YILLBMBft. 5f
temps était magnifique, les fourrés se tapissaient de
violettes, et mille folles mésanges babillaient «itour
des premiers boui^eons, tandis que les papillons ci-
tron des premiers beaux jours semblaient, par leur
forme, leur couleur et leur yoI indécis, des feuilles
nouvelles balancées par le vaat.
Le marquis était ordinairement cenjsé manger chez
lui. En réalité, il ne mangeait pas, dans Tacception
gastronomique du mot. Il se faisait servir quelque
mets fort simple qu'il avalait à la hâte, sans quitter
des yeux le livre posé à côté de lui. Cette habitude de
firugalité albit se concilier fort à propos avec la loi
d'une stricte économie, car, pour que la table de sa
mère continuât à être servie avec une certaine recher-
che, il ne fallait pas que la sienne se permit désormais
le moindre superflu.
Non-seulement jaloux de cacher cette situation à
son frère, mais craignant encore de Tattrister par Faus-
térité habitiK^lle de son intérieur, il le mena dans un
pavillon du Dois et commanda un repas confortable
en se disant qu'il achèterait quelques livres de moins
et fréquenterait au besoin les bibliothèques publiques,
ni plus ni moins qu'un pauvre érudit. Le marquis ne
ie sentait nullement attristé ou effrayé d'une série de
petits sacrifices. Il ne songeait même pas à sa délicate
santé, qui réclamait un peu de bien-être dans la vie
sédentaire. 11 se sentait heureux d'avoir rompu la
glace et de pouvoir espérer la confiance et l'affection
de Gaétan. Celui-ci, qui était toujours pâle et nerveu-
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00 Î'B MARQUIS DE YILLBMB^
sèment préoccupé, se remit peu à peu à Tair printa-
nier qui entrait librement par la fenêtre ouverte.
Le repas rétablit Téquilibre dans ses facultés, car
c'était une nature robuste, incapable de privations,
et sa mère, qui avait une certaine prétention d'être
alliée à l'ex- famille régnante, disait avec quelque
vanité que le duc avait le bel appétit des Bourbons
Au bout d'une heure, le duc fut charmant avec son
frère, c'est-à-dire qu'il fut avec lui, pour la première
fois de sa vie , aussi aimable et aussi abandonné qu'il
rétait avec tout le monde. Ces deux hommes s'étaient
peut-être quelquefois devinés, mais sans jamais se
bien comprendre, et à coup sûr ils ne s'étaient jamais
interrogés ouvertement. Le marquis y avait mis de la
discrétion, le duc de l'indifférence. En ce moment, le
duc éprouva véritablement le besoin de connaître
l'homme qui veïiait de sauver son honneur et qui
assurait son avenir. 11 le questionna avec cet abandon
qui n'avait jamais existé entre eux.
— Explique-moi ton bonheur, lui dit-il, car tu es
heureux, toi; du moins je ne t'ai jamais entendu te
plaindre.
Le marquis lui fit une réponse qui Tétonna beau-
coup, — Je ne peux t'expliquer mon courage , lui
dit-il, que par mon dévouement à ma mère et par
mon amour pour l'étude, car du bonheur, je n'en ai
jamais eu et n'en aurai jamais. Ce n'est peut-être pas
là ce qu'il faudrait te dire pour te rattacher à la vie
tranquille et retirée ; mais je me ferais un crime de
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LE MARQUIS DB YILLBMBR. 61
n'être pas sincère avec toi, et je ne ferai d'ailleurs
jamais le pédant de vertu, bien que tu m'aies un peu
accusé de ce travers.
— C'est vrai, j'avais bien tort, je le voisi Mais
comment et pourquoi es-tu malheureux , mon pauvre
fipère? Peux-tu me le dire?
— Je ne peux pas te le dire, mais je veux te le
confier. J'ai aimé I
— Toi? tu as aimé une femme? Quand cela donc?
— Il y a déjà longtemps , et je l'ai aimée long-
temps.
— Et tu ne l'aimes plus?
— Elle n'est plus.
— C'était une femme mariée?
— Précisément, et son mari vit encore. Tu permets
que je ne la nomme pas.
— Ce serait tout à fait inutile; mais... tu t'en con-
soleras, n'est-ce pas?
— Je n'en sais absolument rien. Jusqu'à présent, je
n'ai point réussi.
— Il n'y a pas longtemps qu'elle est morte ?
— Trois ans.
— Elle t'aimait donc beaucoup?
— Non!
— Comment, non?
— Elle m'aimait autant que peut aimer une femme
qui ne doit ni ne veut rompre avec son mari.
— Bahl ce n'est pas là une raison I au contraire,
les obstacles stimulent la passion,
4
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tt LE MABQUIS DB YILLBMBR.
— Et ils rusent! Elle était lasse de trompa et par
oonséqueut de souffrir. La seule crainte de me déses-
pérer l'empêchait de rompre avec moi. J'ai beaucouf
manqué de courage, elle est morte à la peine... et
par ma faute I
— Mais non! mais non t Que t'imagines-tu là pour
te tourmenter?... ,
— Je n'imagine rien , et ma douleur est sans res-
sources comme ma faute sans excuse. Tu vas voir.
Pans un de ces accès de passion où l'on voudrait , en
dépit de Dieu et des hommes, s'approprier à jamais
l'objet aimé , je l'ai rendue mère. Elle m'a donné un
fils que j'ai sauvé, caché, et qui existe; mais elle,
voulant ne pas faire nsltre de soupçons^ elle a reparu
dans le monde dès le lendemain de sa délivrance.
Elle y était belle et animée; die parlait et marchait
malgré la fièvre : vingt-quatre heures après, elle était
mortel Personne n'a jamais rien su. Elle passait pour
la personne la plus rigide...
^ Je sais qui c'est I Madame de G...
— Oui! toi seul au monde possèdes ce secret.
— Ohl sois tranquille! ma mère ellenafiéme n« se
loute pas?...
- Ma mère ne se doute de rien.
Le duc garda un instant le silence, puis il dit en
soupirant : — Pauvre frère! cet enfant qui existe et
que tu chéris probablement...
— Certes 1
^ Je l'ai ruiné aussi, ceiui-làl
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LB MARQUIS DB YILLBMBR. «
— Qu'importe? qu'il ait de quoi apprendre à tra-
railler , à être un homme , c'est tout ce que je désire
Dour lui. Je ne peux jamais le reconnaître ostensiUe-
ment, et pendant quelques années je ne veux pas le
rapprocher de moi. 11 est trës-fi?êle; je le fais élever à
la campagne, chez des paysans. Il feut qu'il acquière
la force physique qui m'a toujours manqué, et dont
l'absence a peut-être déterminé chez moi le manque de
force morale. Puis à la dernière heure, M. de G..., sur
un mot imprudent du médecin, a eu le soupçon de la
vérité. On ne doit pas voir de longtemps auprès de
moi un enfant dont Tâçe cmnciderait avec le funeste
événement. Tu vois, Gaétan, je ne suis pas, je ne peux
pas être heureux?
— Cest donc cette passkm-là qui t'a empêché de
te marier?
— Je ne me serais jamais marié, je l'avais juré.
— Eh bien I à présent il faut y songer.
— C'est toi qui me prêcherais le mariage!
— Mais oui , pourquoi pas? Le mariage n'est pas,
comme tu le penses, l'objet de mon mépris. J'ai affi-
ché cette antipathie pour me dispenser de la peine de
chercher femme dans Tâge où j'aurais pu choisir.
Quand j'ai été ruiné, cela est devenu plus hypothétique
Ma mère ne m'eût jamais permis d'accepter la fortune
sans le nom, et n'ayant plus que mon nom, je ne
pouvais plus prétendre qu'à la fortune. Tu sais que,
tout détestable que je suis, je n'ai jamais voulu blesser
les opinions de notre mère. J'ai donc vu décroître ra-
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4i LB MARQUIS DB VILLBMBR.
pidement mes chances, et à l'heure qu'il est j'aurais
la plus mauvaise opinion d'une fille ou d'une veuve
tant soit peu riche ou née qui voudrait de moi. Je me
persuaderais que, pour accepter un vaurien de mon
espèce, elle devrait avoir quelque motif profondément
ténébreux. Mais toi, Urbain, ta position est toute autre.
J'ai rendu ton sort médiocre, pauvre peut-être! Gela
n'ôte rien à ton mérite personnel; tout au contraire,
il doit grandir aux yeux de quiconque connaîtra la
cause de ta médiocrité. 11 n'y a donc rien que de très-
probable à ce qu'une jeune fille pure , noble et fortu-
née se prenne d'estime et d'affection pour toi. Il me
semble même que lu n'as qu'à vuolire et à te montrer.
— Non , je ne sais me montrer qu'à mon désavan-
tage. Le monde me paralyse, et ma renommée de
savant me nuit plus qu'elle ne me sert. Le monde ne
comprend pas qu'un homme né pour le monde ne le
préfère pas à toutes choses. D'ailleurs, vois-tu, il m'est
impossible de vouloir aimer, j'ai le cœur trop noir et
trop lourd.
— Pourquoi donc pleurer si longtemps une femme
qui n'a pas su être heureuse de ton affection 7
— Je l'aimais, moi! En elle, c'était peut-être mon
amour que j'aimais. Je ne suis pas de ces natures vi-
vaces qui refleurissent à la saison nouvelle. Tout
creuse en moi d'une manière effrayante.
— Tu lis trop, tu réfléchis trop !
— ^Peut^êtrel viens à la campagne, frère, tu me l'as
promis « tu me secourras, te me feras du bien, veux-
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LE MARQUIS ÛB VILLBMBR. m
tu 7 J'ai vraiment besoin d'un ami, je n'en ai pas. Une
passion muette a absorbé ma vie* Ton affection me
rajeunirait.
Le duc fut vivement touché de l'abandon naïf et
doux de son frère. II s'était attendu à des enseigne-
ments, à des conseils, à des consolations qui lui
eussent fait la part de l'homme faible en présence de
l'homme fort; au contraire c'était à lui qu'Urbain de-
mandait de la force et de la pitié. Que ce fût de la
part du marquis besoin réel ou délicatesse suprême,
le duc était trop intelligent pour n'être pas frappé de
ce changement de rôles. II lui témoigna donc une
vive affection, une tendre sollicitude, et après avoir
causé toute l'après-midi en se promenant dans le
bois, les deux frères prirent un fiacre pour aller
dîner ensemble chez leur mère.
Depuis quelques jours, la marquise était assez trou-
blée intérieurement. Elle avait craint la résistance
d'Urbain quand il saurait le chiffre des dettes de son
frère. Quelque grande que fût son estime pour lui ,
elle n'avait pas prévu jusqu'où irait son désintéresse-
ment. N'ayant pas reçu sa visite dans cette matinée ,
elle devenait sérieusement inquiète, quand, au mo-
ment de se mettre à table, elle vit arriver ses deux
fils. Elle trouva sur leurs visages un certain rayonne-
ment de calme attendri qui d'abord lui fit deviner ce
qui s'était passé; puis, comme il restait une visite
qui tardait à s'en aller, et qu'elle ne pouvait les in<
terroger, elle se dit avec effroi qu'elle se trompait,
4.
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« LB MARQUIS DE VILLBMEIL
et que ni l'un ni l'autre ne connaissait la situa-
tion.
Mais quand on fut à table, elle remarqua qu'ils se
tutoyaient. Elle comprit tout , et la présence de Caro-
line et de ses gens l'empêchant d'exprimer son émo-
tion, elle affecta de la gaieté pour cacher sa joie, tandis
que de grosses larmes d'attendrissement coulaient sur
le sourire de ses joues flétries. Caroline aperçut ces
larmes en même temps que le marquis, et son regard
inquiet s'adressa naïvement au sien , comme pour lui
demander si la marquise cachait une satisfaction ou
une souffrance. Le marquis lui répondit de même
pour rassurer sa sollicitude , et le duc , qui surprit ce
muet et rapide dialogue, sourit avec une malice bien-
veillante. Ni Caroline ni le marquis ne donnèrent
d'attention à ce sourire. Il y avait trop de bonne foi
dans la sympathie qu'ils éprouvaient l'un pour l'autre.
Caroline conservait son aversion et sa mésestime pour
le duc. Elle continuait à lui en vouloir d'être si ai-
mable et de savoir paraître si bon. Elle pensait bien
que madame de D... avait exagéré un peu sa perver-
sité; mais, frappée malgré elle d'une crainte vague,
elle évitait de le voir, et, placée en face de lui, elle
s'eflForçait d'oublier sa figure. Au dessert , lés gens
étant sortis, l'entretien devint un peu plus intime.
Caroline demanda timidement à la marquise si elle
ne pensait pas que la pendule fût en retard.
— Non, non, pas encore, chère enfant I répondit la
vieille dame avec bonté.
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LB MARQUIS DE VILLEMKR. 67
Caroline comprit qu'elle devait rester jusqu'à ce
qu'on se levât de table.
— Ainsi, mes bons amis, dit la marquise en s'a-
dressant à ses fils, vous avez déjeuné tête à tête au
Bois?
— Comme Oreste et Pylade, répondit le. duc, et
vous ne sauriez vous imaginer, chère maman, comme
il y ftiisait bon et beau! Et puis j'y ai fait une décou-
verte délicieuse, c'est que j'avais un frère charmant!
Oh I le mot vous semble frivole quand il s'agit de lui :
eh bien I je ne l'entends pas dans un sens léger, moi,
ce mot-là ! La grâce de Tesprit est parfois celle du
oœur, et mon frère a ces deux grâces-là.
La marquise sourît encore, mais elle devint pen-
sive, un nuage passa sur son âme. — Gaétan aurait
dû souffiîr d'accepter le sacrifice de son bëte^ pensa-
t-elle ; il en prend trop bien smi parti, il n'a peutr
être plus de fierté ! Mon Dieu, il serait perdu I
Urbain \it ce nuage et se hâta de le dissiper. — Moi,
dit-il avec une douce gaieté en s'adressant à sa mère,
je ne répondrai pas que mon frère est encore plu»
charmant que moi, c'est trop avéré; mais je dirai
que j'ai fait aussi une découverte : c'est qu'il a un
grand fonds de sérieux dans l'esprit, et un respec
inaltérable pour tout ce cpii est vrai. Oui, ajouta-t-il
en répondant instinctivement au regard profondé-
ment étonné de Caroline, il y a en lui une véritable
candeur que personne ne soupçonne, et que je n'a-
vais pas encore bien appréciée.
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88 LB MARQUIS DB YILLBMBR
— Mes enfants, dit la marquise, vous me faites du
bien de me parler ainsi Fun de l'autre ; vous cha-
touillez mon orgueil à l'endroit le plus sensible, et
je suis plus que portée à croire que vous avez raison
tous les deux.
— En ce qui me concerne, reprit le duc, vous
pensez ainsi parce que vous êtes la meilleure des
mères; mais vous êtes aveugle. Je ne vaux rien du
iout, moi, et le sourire attristé de mademoiselle de
Saint-Geneix dit assez que vous vous abusez aussi
bien que mon frère,
— Moi, j'ai souri I s'écria Caroline stupéfaite; j'ai
eu l'air attristé? J'aurais juré que je n'avais pas perdu
de vue cette carafe, et que j'avais médité profondé-
ment sur la qualité du verre de Bohême.
— N'espérez pas nous faire croire, reprit Gaétan,
que vos pensées sont toujours absorbées par les soins
du ménage. Je crois qu'elles s'élèvent de beaucoup
au-dessus de la région des carafes, et que vous jugez
de très-haut les hommes et les choses.
— Je ne me permets de juger personne, monsieur
le duc.
— Tant pis pour ceux qui ne sont pas dignes
d'exercer votre jugement I Ils ne pourraient quega
gner à le connaîti'e, tout sévère qu'il pût être. Moi,
par exemple, j'aime à être jugé par les femmes;
j'aime mieux de leur bouche une franche condam-
nation que le silence du dédain ou de la méfiance.
Je regarde les femmes comme les seuls êtres ca-
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LB MARQUIS OB VILLBMBIU M
pables d'apprécier réellement nos défauts ou nos
qualités.
— Mais, madame la marquise, dit Caroline eh
s'adressant avec une détresse enjouée à madame de
Villemer, dites donc à M. le duc que je n'ai pas du
tout l'honneur de le connaître, et que je ne suis
pas ici pour continuer dans ma tête les portraits de
La Bruyère I
— Chère enfant, répondit la marquise, vous êtes
ici pour être une sorte de fille adoptive, à qui tout
est permis, parce qu'on la sait d'une exquise discré-
tion et d'une adorable modestie. Ne vous gênez donc
pas pour répondre à monsieur mon fils, et ne vous
inquiétez pas de ses taquineries amicales. Il sait aussi
bien que moi qui vous êtes, et jamais il ne s'écartera
du respect qui vous est dû.
— Cette fois, mère, j'accepte le compliment, ré-
pondit le duc avec un accent de franchise entière.
J'ai le plus profond respect pour toute femme pure,
généreuse et dévouée , par conséquent pour made-
moiselle de Sainfr-Geneix en particulier.
Caroline ne rougit pas et ne balbutia pas un remer-
ciment de gouvernante prude. Elle regarda le duc
entre les deux yeux, vit qu'il ne se moquait point
d'elle, et lui répondit avec bienveillance :
— Pourquoi donc, monsieur le duc, ayant une
si généreuse opinion de moi, supposez-vous que je
me permette d'en avoir une mauvaise sur votre
compte?
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70 LB MARQUIS DB VILLBMBR.
— Ah l j'ai mes raisons, répondit le duc, je vcHis
les dirai quand vous me connaîtrez davantage.
— Eh bien! pourquoi pas tout de suite? dit la
marquise ; cela vaudrait beaucoup mieux,
— Soit! reprit le duc. C'est une anecdote. Je ra-
conte. Avant- hier, je me trouv«iîs seul dans votre
salon en vous attendant, chfere maman. Je rêvassais
dans un coin, et, me trouvant fort bien assis sur une
de vos causeuses, — j'avais manégé le matin un
cheval enragé, j'étais las comme un bœuf, — je pen-
sais à la destinée des sièges capitonnés en général,
absolument comme mademoiselle de Saint -Geneîx
pensait tout à l'heure à celle des carafes de Bohême,
et je me disais : « Comme ces canapés et ces fau-
teuils seraient étonnés de se trouver dans une écurie
ou dans une étable I Et comme les belles dames en
robes de satin qui vont venir ici tout à l'heure se-
raient troublées si, à la place de ces bons sièges,
elles ne trouvaient ici que de la litière I »
— Mais votre rêverie n'a pas le seps commun , dit
en riant la marquise.
— Cela est vrai, reprit le duc, c'étaient les pensées
d'un homme un peu gris,
— Que dites-vous là, mon flls?
— Rien que de très -convenable, chère maman!
J'étais rentré chez moi affamé, altéré, brisé, déjà
grisé par le grand air. Vous savez bien que l'eau me
fait mal. Je iw pouvais pas ne pas me désaltérer, et
•a me désallérant, je m'étais grisé, voilà tout. Vous
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LB MARQUIS DB YILLBMSR. 71
savez ^core que cela me dure tout au plus un quart
d'keure, et que je sais me tenir coi le temps néces-
saire. Voilà pourquoi, au lieu de venir vous baiser la
main p^adant votre dessert, je m'étais glissé au salon
pour y retrouver mes esprits. ^
-— Allons» allons, dit la marquise, glissez mainte-
nant sur cet embrouillement de vos esprits, et venez
au fait.
— Mais j'y suis, reprit le duc, vous allez voir.
Gomme il reprenait le ûl de son discours en avalant
sa salive avec un peu d'effort, Caroline put voir que
le duc était précisément dans la situation d'esprit
qu'il racontait, et que les vins succulents de sa mère
aidaient peut-être depuis quelques instants à son
expansion. Toutefois il vainquit très-vite un peu de
désordre dans ses idées, et reprit avec une grâce
parfaite :
— J'étais rêveur, j'en conviens, mais nullement
abruti. Au contraire, j'eus des visions poétiques. De
la litière répandue par mon imagination sur le par-
quet, je vis s'élever mille figures bizarres. 11 n'y
avait que des femmes, les unes parées comme pour
un bal de l'ancienne cour, les autres comme pour
une kermesse flamande ; les premières, embarrassées
de leurs paniei*s et de leurs dentelles sur cotte paille
fraîche qui gênait leurs pas et qui écoi;çhait leurs jolis
pieds; les autres, court -vêtues, chargées de gros
sabots qui piétinaient hardiment le fourrage, et celles-
ci riaient jusqu'aux oreilles de la figure des autres.
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72 LE MARQUIS DB VILLEMEK.
De ce côté du tableau, c'était, comme on Ta dit
des toiles de Rubens, la fête de la chair. De larges
mains, des joues vermeilles, des épaules puissantes,
des nez bien apparents sur des faces épanouies, tou*
jours des yeux admirables et des appas capitonnée
comme vos fauteuils, lesquels avaient subi cette
transformation magique. Je ne peux pas m'explîquei
autrement le point de départ de mon hallucination.
Ces splendides maritomes s'en donnaient à cœur-
joie, sautaient et retombaient d'un poids à faire
vibrer les bobèches des candélabres, quelques-unes
roulant sur la paille et se relevant avec des épis vidés
dans leurs cheveux d'or rougi. En face d'elles, les
princesses d'éventail essayaient une danse décente
sans pouvoir en venir à bout. Les brins de paille se
dressaient contre les falbalas, la chaleur de l'atmo-
sphère faisait tomber le fs^jd, la poudre ruisselait sur
les épaules ei accusait la maigreur des contours; une
angoisse mortelle se peignait dans leurs yeux expres-
sifs. Évidemment elles redoutaient l'apparition du
soleil sur leurs charmes de contrebande, et voyaient
avec fureur la réalité de la vie prête à triompher
devant elles.
— Ah çàl mon fils, dit la marquise, où voulez-
vous en venir, et que signifie tout c^la? Avez-vous
entrepris le panégyrique de la virago?
— Je n'ai rien entrepris du tout, répondit le duc,
je raconte. Je n'invente rien. J'étais sous l'empire
de la vision; et je ne sais cas du tout à quelles
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LB MARQUIS DB VILLBMBR. H
réflexions elle m'aurait amené, lorsque j'entendis une
voix de femme qui chantait tout près de moi...
Gaétan chanta très-agréablement les paroles rus-
tiques doilt il avait fidèlement retenu Tair, et Caro-
line se mit à rire en se rappelant qu'elle avait chanté
ce refrain de son pays avant d'apercevoir le duc dans
le salon.
Le duc continua :
— Je m'éveillai alors, et mon rêve se dissipa com-
plètement. Il n'y avait plus de paille sur le parquet ;
les sièges rebondis à jambes de bois n'étaient plus
des fillf^s de basse-cour en sabots; les candélabres
élancés, plantés sur les postiches ventrues, n'étaâep'
plus des femmes maigres en paniers. J'étais bien seul
dans l'appartement éclairé, et j'avais bien ma con-
naissance ; mais j'entendais chanter un air villageois
d'une façon toute rustique, toute vraie, toute char-
mante, avec une frdcheur de tînibre, dont, à coup
sûr, le mien n'a pu vous donner aucune idée.«Tiens I
m'écriai-je intérieurement, une paysanne I une pay-
sanne dans le salon de ma mère!» Je me tins coi,
sans souffler, et la paysanne m'apparut. Elle passa
deux fois devant moi, sans me voir, marchant vite et
me frôlant presque de sa robe de soie gris de. perle.
% — Ah çà! dit la marquise, c'était donc Caroline?
■t — C'était u^e inconnue, reprit le duc, une singu-
lière paysanne, vous en conviendrez, car elle était
habillée comme une personne modeste et du meil-
leur monde. Elle n'était coiffée que de ses cheveux^
5
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74 l& MARQUIS DE YILLBMBR.
d*afnbre, une auréole superbe, et.ne montrait ni son
bras ni son épaule ; mais je voyais son cou de neige
et sa main mignonne, son pied aussi, car die n'avait
pas de sabots.
Caroline, un peu ennuyée de la description de sa per-
sonne dans la bouche du Lovekice émértte, regarda le
marquis comme pour protester. Elle fut surprise de
trouver une certaine anxiété sur sa figure, et il évita
son regard avec une légère contraction du sourcil.
Le duc, à qui rien n'échappait, poursuivit :
— Cette adorable apparition me frappa d'autant
plus qu'elle résumait à mes yeux les deux t3rpes de
ma vision évanouie, c'est-à-dire qu'elle conservait de
l'un et de l'autre tout ce qui en fait le mérite : la
noblesse des ligues et la fraîcheur des tons, la délica-
tesse des traits et l'éclat de la santé. C'était une reine
et une bergère dans la même personne.
— * Voilà un portrait qui n'est pas flatté, dit la mar-
quise, mais qui, lancé à bout portant, manque peut-
être de légèreté dans la main. Âh çà I mon fils, ne
seriez-vous pas encore un peu... surexcité?
- Vous m'avez ordonné de parler, reprit le duc. Si
je parle trop... faites-moi taire.
— NonI dit vivement Caroline, qui voyait une sorte
de sécheresse soupçonneuse sur la physionomie du
marquis, et qui tenait à ne pas laisser dans le vague
sa première entrevue avec le duc. Je ne reconnais pas
roriginal du portrait, et j'attends que M. le duc le
fasse un peu parler.
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LE MARQUIS PB VIXLBMBB. 1»
— J'ai bonne mémoire et je n'inveaterai rien» re-
prit-il. Entraîné par une sympathie subite, IrrésîstiMa,
j'adressai la paroie à cette deiBiMâelle de campagne,
Sa :'oix« son regard, ses répoûfies nettes, franches, soc
aîx' de bofiyté, de véritable innoceace, rianocence du
oœur, me gagnèrent tellement que je lui exprimai
mon estime et mcm respect au bout de cinq minutes,
comme si je l'avais connue toute nia vie, et me s^stis
jaloux de son estime, comme si die eût été ma propre
sœur. Est-ce la vérité, cette fois, madeiBOÎielle 4t
Sâint^eneix?
— Je ne sais rien de vos sentiments intimes, mon-
sieur le duc, répondit Caroline; mais je vous trouvai
si affable qu'il ne me vint pas à l'esprit que vous pou-
viez avoir le vin tendre, et que je fus très-reconnais-
sante de votre bienvdllance. Je vois à présent qu'il
faut en rabattre, et qu'il y avait un peu d'ironie dans
tout cela.
— Et à quoi le voyez-vous, s'il vous plait?
— A des exagérations d'éloges qui semblent cher-
cher à exciter ma vanité ; mais je me défends, mon-
sieiu* le duc, et peut-être eiitril été plus généreux de
votre part de ne pas commencer l'attaque avec une
personne inoffensive et d'aussi mince étoffe que je le
suis.
— Allons! dit le duc en c$e r^oumant vers son
frère, qui paraissait réfléchir à toute autre chose et
qui cependant entendait tout, comme malgré lui; elle
persiste l elle me soupçonne et regarde mon respect
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-!<< LB MARQUIS DB VILLBMBR.
comme une injure I Ah çà! marquis, tu lui as donc *lit
du mal de moi?
-- Je ji*ai pas cette habitude-là, répondit le marquis
avec la douceur de la vérité.
— Eh bieni reprit le duc, je sais qui m'a perdu
dans Tesprit de mademoiselle de Saint-Geneix. C'est
une vieille dame dont les cheveux gris tournent au
bleu ardoise, et qui a les mains si maigres que tous les
matins il faut chercher ses bagues dans les balajmres.
Elle a parlé de moi l'autre soir pendant un quart
d'heure avec mademoiselle de Saint-Geneix, et quand
j'ai cherché le bon regard qui m'avait rajeuni le cœur,
je ne l'ai pas plus retrouvé que je ne le retrouve au-
jourd'hui. Vois, marquis, il n'y a pas moyen. Ah çà l
pourquoi ne dis-tu plus rien, toi? Tu avais commencé
mon éloge, et mademoiselle de Saint-Geneix a l'air
d'avoirconfianceentoil Si turecommençaisunpeu?...
— Mes enfants, dit la marquise, vous reprendrez la
discussion un autre jour; j'ai à m'habiller et à vous
i)arler avant qu'on ne vienne nous distraire. La pen-
dule retarde peut-être de quelques minutes...
— Je crois même qu'elle retarde beaucoup, dit Ca-
roline en se levant. Et, laissant le duc et le marquis
soutenir leur mère jusqu'à Si chambre, elle passa vite
au salon. Elle s'attendait à y trouver du monde, car
le dîner s'était prolongé un peu plus que de coutume;
mab il n'y avait encore personne, et, au lieu de le
parcourir en chantant, elle s'assit, pensive, auprès de
la cheminée.
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,v
]./^ TE MARQUIS DB VILLEMER.
VI
Caroline, jn dépit d'elle-même, commençait à trou-
ver quelque chose de blessant dans sa situation. Elle
avait cherché à s'étourdir sur l'espèce de domesticité
héroïquement acceptée. Personne moins qu'elle n'é-
tait propre à cet effacement de la volonté. Elle se sen-
tait choquée de l'attention obstinée ou affectée que
lui accordait le duc d'Aléria, et elle se voyait contrainte
à renfermer son impatience et son dédain — Ce n'est
pas dans la pauvre maison de ma sœur, se disait-elle.,
que je serais condamnée à subir les compliments de /
ce personnage. Je les ferais cesser d'un mot. Il me
traiterait de prude, cela m'importerait peu. On le
chasserait, et tout serait dit. Ici je dois être enjouée et
convenable comme une femme du monde , prendre
tout par le côté léger, ne rien trouver d'offensant dans
la galanterie d'un homme perdu. Il faut que je de-
7ine la science des femmes rompues à ce manège ; si
je suis brusque comme ma franchise me porte à
l'être, le duc prendra du dépit, il me calomniera pour
se venger, peut-être pour me faire chasser. Chasser!
oui, dans ma position, on peut être surpris par une
machination et se voir congédiée sans plus de façon
qu'un domestique. Voilà les dangers et les outrages
auxquels je suis exposée. J'ai eu tort de venir ici.
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•78 LE MARQUIS DE VILLEMBH.
Madame d'Arglade ne m avait pas parlé de ce duc, et
3 *ai cru possible une chose qui ne Test pas.
Caroline n'était pas un esprit irrésolu. Dès que la
pensée de se retirer lui fut venue, elle se mit tout de
suite à chercher le moyen de faire vivre sa sœur. Elle
avait reçu des avances de la marquise, ri lui faudrait
trouver ailleurs d*autres avances pour les restituer, si
les manières du duc ne lui permettaient pas de faire
auprès d'elle le temps que représentait la petite somme
envoyée à Camille. Elle pensa alors aux quelques cen-
taines de francs offertes par sa nourrice, dont la
lettre, reçue le matin, était encore dans sa poche. EÎTe
relut cette lettre naîre et matemetfe, et en songeant
combien Faumône du pauvre peut représenter de
bienfaits dans l'ordre moral, elte se sentit de nouveau
vivement attendrie et pleura.
Le marquis entra et la surprit essuyani ses yeux.
Elle rep^ la lettre et la mit sans affectation dans sa
poche, sans se hâter de cacher son émotion sous un
air enjoué. Néanmoins elle remarqua une nuance
d'ironie sur le visage ordmah^ment si bienveillant de
M. de Villemer. Elle le regarda comme pour lui de-
mander de qui il avait envie de se moquer, et il s'em«
barrassa un peu, chercha ses paroles, et finit par hii
dire tout bonnement : — Vous pleuriez?
— Oui, répondit-elle, mais ce n'était pas de cha-
grin.
— Vous avez reç» une bonne nourdfeT
— Non, une preuve d'amitié.
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LB MARQUIS DB VILLBMBIL ^
— Vous devei en receroîr souvent!
— Ily a dea témoignages pl«s Ml moiiis sincères.
— Vous avei Ym de douter aujourd'hui; vou»
n'êtes pas tous les jours aussi méfiante.
— NotK paatous les jours; je ne suis pas méfiante
natureHemeat. Et voue« moMeur le marquis?
UriNLÎn était toujours un peu effarouché quand o»
l'inlerpeUaîl direct^oient. Il lui fallait faire un efhri
pour mterroger lea autres, et lui rendre la pareille,
c'était le jeter dans une sorte (te trouble.
— Moi... répondit^ après un moment d'hésitation,
je ne sais pas. Je serai» bien empêché de dire ce que
je suis... en ce momeat-ei surtout I
— ' Oui, vous me paraiasez^ préoccupé, reprit Car<v-
line; ne faites pas d'effort pour me parhr, monsieur
le marquis.
— PardonnezHfnoi I je vewuv. je voudrai» cauiei
avec VOUS; mais c'est fort délicat, je ne saia comment
m'y prendre.
— Ahl vraiment? vous m'inquiétea un peu... Et
pourtant il me semble que cela serait bon pour moi de
savoir ce que vous pensez diuos ce moment-ci.
— * Eh bien!... CHii, vous avez raison. Vite alors, car
DU peut arriver d'un instant à l'autre. Je n'ai pas be^
9oin d'en dire beaucoup, j'espère, pour que vous me
compreniez. J'aime mon frère; d'aujourd'hui surtout,
je l'aime tendrement. Je suiscertaia de sa sincérité ;
mate il a l'imagination très^vive... Vous vous en êtes
aperçue tantôt,. Enfin. .^ s'U< mettait un peu trop d'in*
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80 LB MARQUIS DB YILI.BIdElt.
sistance à vous faire revenir de ces préventions... que
vous n'avez peut-être pas, et que, dans tous les cas,
il ne mérite que jusqu'à un certain point, je vous en-
gagerais à en parler à ma mère, et à ma mère seule-
ment. Ne me trouvez pas bizarre et indiscret d'oser
me permettre de vous donner mon avis : j'ai un tel
besoin de voir ma mère heureuse, et je vois si claire-
ment que vous contribuez déjà pour une large part à
son bonheur, la société d'une personne d'intelligence
et de mérite lui est si nécessaire, et il lui serait peut-
être tellement impossible de vous remplacer, que je
voudrais, en vous sachant heureuse et satisfaite auprès
d'elle, pouvoir me persuader que vous lui êtes atta-
chée pour toujours. Voilà l'unique motif de ma préoc-
:upation.
— Je vous remercie de cette explication, monsieur
le marquis, répondit Caroline, et je vous avoue que je
comptais bien qu'un jour ou l'autre votre loyauté
daignerait me la donner.
— Ma loyauté?... Mais toute l'explication consiste
en ceci : que mon frère est gai, aimable, et ((ue si sa
gaieté vous devenait pénible, ma mère, habile à la
contenir et possédant sur lui à cet égard un ascendant
que je ne puis pas avoir, saurait vous rassurer d'une
part, et de l'autre contenir la vivacité des paroles de
mon frère dans de justes bornes.
— Ouiç oui, nous nous comprenons, reprit Caro-
line ; mais nous ne sommes pas bien d'accord sur le
moyen de remédier à... l'enjouement aimable de M. le
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LE MARQUIS DB YILLBMBR. 81
duc. Vous croyez que madame la marquise saurait
m'en préserver; moi, je crois qu'entre un fils adoré et
une tendre mère, personne ne peut et ne doit avoir
une plainte à formuler. On n*a jamais raison devant
certains juges. Je songeais précisément à cette situa-
tion, et je prévoyais avec chagrin qu'un moment pour-
rait venir où je serais forcée...
— De nous... de quitter ma mère? dit le marquis
avec une subite vivacité qu'il réprima aussitôt. Voilà
précisément ce que je craignais! Si cette idée est déjù
entrée dans votre esprit, je m'en afflige beaucoup ;
mais je ne la crois pas fondée. Prenez garde d'être in-
juste! Mon frère a été très-ému aujourd'hui. Une cir-
constance particulière, une affaire de famiUe... toute
de sentiment, l'avait un peu exalté ce matin. Ce soir il
était heureux, bon, expansif par conséquent. Quand
vous le connaîtrez mieux...
On entendit sonner. Le marquis tressaillit. Les in-
times arrivaient. Il lui fallait laisser en suspens beau-
coup de choses qu'il eût voulu dire et ne pas dire. Il
se hâta d'ajouter : — Enfin, au nom du ciel, au nom
de ma mère, ne vous pressez pas de prendre un parti
qui serait si douloureux, si fâcheux pour elle. Si je
l'osais, si j'en avais le droit, je vous supplierais de ne
rien décider sans me consulter...
— Le respect auquel vous avez droit par votre ca-
ractère, répondit Caroline, vous donne aussi le droit
de me conseiller, et je n'hésite pas à vous promettre
ce que vous voulez bien me demander.
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«a LB MARQUIS DB VILLBMBR.
Le marquis n'eut pas le temps de dire merci. On
entrait au salon; mais son regard fut d'une éloquence
extraordinaire, et Caroline y retrouva la confiance et
l'affection qui avaient para se voiler au commence-
ment de leur entietienu Les yeux du marquis avaient
cette beauté suenatoreHe que peut seule donner une
âme ardente jointe à une grande pureté de pensées.
Us étaient la seule effusion que sa timidité ne vint
pas à bout de paralyser. Caroline l'avait compris, et
rien ne la troublait, rien ne l'inquiétait dans le lan-
gage de ees yeux limpides, qu'elle interrogeait sou-
vent comme un critérium pour la conscience de sa
ccmckiite et de s^i attitude.
Caroline avait réellement de la vénération pour cet
homme AmI tout le monde appréciait le caractère,
mais dont tout le monde ne pénétrait pas l'intelli-
gence et ne devinait pas la délicatesse. Cependant,
malgré la satisfaction qu'elle éprouvait de leur entre-
tien, elle cherchait en elle-même à l'éclaircir en le
résumant* Elle pensait vite, et, tout en parcourant le
salon pouir en faire les honneurs dans la limite de
grâce et de retenue qui lui était imposée et dont elle
avait d'emblée saisi fort habilement la nuance, elle
se demanda pourquoi le marquis avait paru flotter
entre deux ou trois idées successives en lui pariant.
D'abord il avait semblé disposé à lui reprocher sa
confiance daas. lea flatteries du duc, ensuite il l'avait
amicalement prémunie contre la durée de ces attaques,
et enfin, lorsqu'elle s'était prononcée sur le déplaisir
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LB MARQUIS DB VILLBIIBR. g3
qu'elle en ressentait, lui-même s*était hâté de la tran-
quilliser. Elle ne l'avait jamais vu irrésolu, et si son
langage était souvent timide, sa conviction ne l'était
jamais en quoi que ce fût. — Il faut, pensa-t-elle, que
d'une part il m'ait jugée imprudente et qu'il saclio
qae son frère est disposé à vouloir en abuser; de
l'autre, il fout que je sois déjà réellement plu6 néces«
saire à sa mère chérie que je ne pouvais me le per-
suader. En tout cas, il y a là-dessous quelque chose
que je ne sais pas et qu'il m'expliquera plus tard,
j'imagine. Quoi que ce soit, je suis libre. Cinq cent$
francs ne m'enchaîneront pas un jour, une heure, à
une position humiliante. Je n'ai pas encore foit partir
ma réponse à Justine.
Oa voit combien l'honnête et droite conscience de
mademoiselle de Saint-Geneix était loin de chercher
dans les réticences du marquis un sentiment déplacé
ou UR instinct de jalousie. Si on eût interrogé le
marquis au même moment,- eût-il pu répondre avec
autant d'assurance : « 11 n'y a en moi que de l'estime
affectueuse et de la sollicitude filiale? »
En/ce moment, le marquis était mécontent de son
frère et ^écoutait avec une impatience assez pénible,
ï^ duc, rentré au salon avec sa mère, était venu
s'asseoir auprès de lui, derrière le piano, place isolée
et protégée que le marquis affectionnait, et il lui par-
lait bas avec vivacité.
— Eh bieni lui disait-il, tu Pas vue seule tout à
l'heure : luJ as-tu parlé de moi?
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84 LE MARQUIS DE VILLEMER.
— Mais, répondit M. de Villemer, quelle singulière
insistance?...
— Il n'y a rien de singulier là dedans , reprit le
duc, comme s'il continuait une confidence déjà faite.
lis frappé, je suis ému, je suis épris, je suis
ireux, si tu veuxl Oui, amoureux d'elle, ma
e d^'honneur I Ce n'est pas une plaisanterie I Vas-
e faire des reproches, lorsque pour la première
Je ma vie je te prends pour mon confident?
^e pas convenu de ce matin? Ne nous sommes-
pas juré de tout nous dire et d'être le meilleur
l'un de l'autre? Je t'ai demandé si tu ne te sen-
pas quelque chose pour mademoiselle de Saint-
ix ; tu m'as répondu très-sérieusement non. Ne
^e donc pas extraordinaire que je te demande de
ervir auprès d'elle.
Mon ami, répondit le marquis, j'ai fait précisé-
tout le contraire de ce que tu réclames. Je lui
, de ne rien prendre trop au sérieux.
Ah I traître I s'écria le duc avec une gaieté dont
la franchise étai^ comme une réparation de ses an-
ciennes préventions sur le compte de son frère, voilà
comme tu sers tes amis, toi 1 Fiez-vous donc à Py-
ladel Du premier coup il donne sa démission! Il
souffle sur mes rêves et jette au vent mes espé*
rancesl Mais que veux-tu que je devienne, si tu
Qi'abjidonnes de la sorte?
— Pour ce genre de services, je n'ai pas le sens
commun, tu le vois bien (
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LB MARQTTIF dB VILLBMER. 85
— C'est cela, à la première difficulté tu y renonces.
Eh bieni moi, je m'acharne. J'ai chassé de mon
cœur tout ce qui n'était pas toi, et nul autre que toi
n'entendra parler de mes nouvelles passions.
— Pour ce qui est de celle-ci, au moins, m'en
donnes-tu ta parole?
— Ah I tu crains beaucoup que je ne la compro-
mette?
— Cela me ferait une peine sérieuse.
— Ah bah I Voyons I Pourquoi?
— Parce qu'elle est fière, susceptible peut-être, et
qu'elle quitterait ma mère, qui raffole d'elle, ne l'as-
tu pas remarqué ?
— Oui, et c'est cela qui m'a monté la tête. II faut
que ce soit réellement une fille d'un grand esprit et
de beaucoup de cœur! Ma mère a un tact si parfait.
Ce soir, en me grondant un peu de ce qu'elle prend
pour des taquineries, elle m'a tenu la dragée haute,
elle m'a dit :«Vous n'avez pas été convenable avec
Caroline. C'est une personne à laquelle il ne vous est
pas permis de penser. «Diable! on peut toujours rêver,
ça ne fait de mal à personnel Mais regarde donc
comme elle est jolie I Comme elle est vivante au
fliilîeu de toutes ces femmes plâtrées! On peu^ re-
garder les contours de sa figure à jour Wsant; on
n'y voit pas cette ligne mate qui empâte le duvet et
qui fait ressembler les autres à un surmoulage. Vrai,
elle est trop belle pour être une demoiselle de com-
pagnie. Ma mère ne pourra jamais la garder. Elle
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M JLB MARQUIS BB YILLJUfER.
mettra le feu partout^ et, si elle reste sage, on voudra
répouser.
— Donc, reprit le marquis, vous ne pouvez pas
songer à elle.
— Pourquoi cionc ça? reprit le duc. Ne suis-je pas
d'aujourd'hui un pauvre diable sans avoir? N'est-elle
pas bien née? Sa réputation n'estelle pas intacte? Je
voudrais bien savoir ce que ma mère pourrait trouver
à redire 1 elle qui l'appelle déjà sa fille, et' qui veut
qu'on la respecte comme si elle était notre sœur?
— Vous poussez loia l'enthousiasme... ou la plai-
santerie, dît le marquis, étourdi de ce (pi'il enten-
dait.
— Bon, pensa le duc, il m'appelle vous !
Et il continua à soutenir avec un sérieux étonnant
qu'il était très-capable d'épouser mademoiselle dt
Saint- Geneix, s'il n'y avait pas d'autre moyen de
Tobtenir. — J'aimerais mieux l'enlever, ajouta-t-il :
cela rentrerait mieux dans mes habitudes; mais je
a'ai plus le moyen d'enlever, et à présent, ma blan-
chisseuse elle-même ne s'y fierait pas. D'ailleiirg
il est temps de rompre avec tout mon passé. Je
te l'ai dit, et c'est fait, puisque Je l'ai dit. A partir
d'aujourd'hui, transformation complète sur toute la
ligne. Tu vas voir un homme nouveau, un homme
que je ne connais pas moi-même, et qui va bien
m'étonner; mais je sens déjà que cet homme-là est
capable de tout, tout, même de croire, d'aimer et
d'épouser. Sur ce^ bonsoir, frère, voilà mon dernier
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LE MARQUIS DB VILLSMBR. 97
mot ; si tu ne le redis pas à mademoiselle de Saiat-
GeneiXr c'est que tu ne veux rien faire pour aider à
mi conversion.
Le duc s'éloigna, laissant Mm frère stupéfait, par-
tagé entre le besoin de le croire sincère dans sa pas-
<ûon du moment et l'indignation d'i»e rouerie dont
on voulait le rendre conqplice.
— Mais non, se disait-il en rentrant ebez lui ; tout
cela, c'est sa gaieté, sa folie, sa légèreté... ou 6'est
encore le vini Pourtant^ ce matin, au bois, il m'a
interrogé sur le compte de Caroline avec une insis-
tance surprenante, et cela presque au milieu de mes
confidences sur le passé, qu'il a reçues avec une
émotion vraie, avec des larmes dans les yeux. Quel
homme est-ce donc que mon frère? Il n'y a pas
douze heures, il songeait à se tuer. 11 me haïssait, il
se détestait lui-même. Puis j'ai cru vaincre son cœur.
11 a sangloté dans mes bras. Toute la journée, c'a été
une effusion, un abandcMi, un charme de tendresse et
de bonté, et ce soir, je ne sais plus ce que c'est I Sa
raison aurait-elle reçu quelque atteinte dans cette vie
sans frein qu'il a menée jusqu'ici, ou bien s'est-il
moqué de moi toute la matinée? Suis-je la dupe de
mon besoin d'aimer? Yais-je m'en repentir amère-
ment, ou bien ai-je assumé sur moi la tâche de soi-
j gner un cerveau malade?
Dans son effiroi, le marquis accepta cette dernière
suppositi<m comme la moins effrayante; mais une
autre angoisse se mêlait à celle-ci. Le marquis se
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88 LB MARQUIS DB VILLEMBR.
sentait froissé et irrité dans un sentiment qu'il ne
s'avouait pas à lui-même et: auquel il ne voulait pas
seulement donner un nom. Il se mit au travail el
travailla mal. II se coucha et dormit plus mal encore
Quant au duc, il se frottait naïvement les mains.
— J'ai réussi, se disait-il ; j'ai trouvé le réactif contre
son désespoir. Pauvre cher frère ! je lui ai monté la
tête, j'ai éveillé ses désirs, j'ai excité sa jalousie. Le
voilà amoureux I II guérira et il vivrai A la passion, il
n'y a de remède que la passion ! Ce n'est pas ma
mère qui eût trouvé cela, et s'il en résulte quelque
scandale dans sa maison, elle me le pardonnera le
jour où elle saura que mon frère fût mort de ses
regrets et de sa vertu.
Le duc ne se trompait peut-être pas, et un homme
plus sage eût été moins ingénieux. Il se fût efforcé de
rattacher le marquis à la vie par l'amour des lettres,
par la tendresse filiale, par la raison et la morale,
toutes choses excellentes, mais que depuis longtemps
le malade appelait en vain à son secours. Seulement
le duc, à son point de vue, se figurait avoir tout
sauvé, et il ne prévoyait pas qu^avec une nature
exclusive comme celle de son frère, le remède pou-
vait bientôt devenir pire que le mal. Le duc, connais-
sant par 'ui-même la faiblesse humaine, croyait à la
faiblesse relative des femmes, et n'admettait pas d'ex-
ception. Selon lui, Caroline ne lutterait guère, il la
croyait déjà très-disposée à aimer le marquis. Il ne
pensait même pas que l'espoir du mariage fût néces-
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LB MARQUIS DB VILLBMBR. b^
saire pour la vaincre. — C'est une bonne fille, se
(lisait-il, point ambitieuse, et tout à fait désintéressée.
Je l'ai jugée du premier coup d'œil, et ma mère
affirme que je ne me trompe pas. Elle cédera par
besoin d'aimer, par entraînement aussi, car mon
frère a de grandes séductions pour une femme intelli-
gente. Si elle lui résiste quelque temps, ce sera tant
mieux, il s'attachera d'autant plus à elle. Ma mère
n'y verra rien, et si elle y voit, ça l'agitera, ça l'oc-
cupera aussi. Elle sera bonne, elle prêchera la vertu
et cédera à l'attendrissement. Ces petites émotions
domestiques la sauveront de l'ennui qui est son plus
grand fléau.
Le duc se livrait avec la plus parfaite candeur à ces
calculs, dont l'immoralité faisait la base. 11 s'y atten-
drissait lui-même avec cette sorte de puérilité qui
caractérise parfois la corruption comme un épuise-
ment. 11 souriait en lui-même en regardant la belle
victime déjà immolée en imagination à ses projets,
et si quelqu'un l'eût interrogé, il eût répondu en
riant qu'il était en train d'arranger un roman à la
Florian, pour commencer la vie de sentiment et d'in-
nocence qu'il comptait embrasser.
II resta toute la soirée, et trouva moyen d^, saisir
Caroline dans un coin et de lui parler. — Ma mère
m'a grondé, lui dit-il. Il paraît que j'ai été absurde
avec vous. Je ne m'en doutais pas, moi qui avais
justement le désir de vous prouver mon respect. Enfin
ma mère m'a fait donner ma parole d'honneur que je
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90 LE MARQUIS DB VILLBMBft
ne songeais pas à vous faire ia cour, et je i'ai donnée
sans hésiter. Serez-vous tranquille à présent?
— D'autant plus que je n'avais jamais songé à être
inquiète.
— A la bonne heure! Puisque ma mère me force à
cette grossièreté de dire à une femme ce qu'on ne lui
dit jamais, même quand eu le pense, soyons amis
comme deux bons garçons que nous sommes, et
soyons francs pour commencer. Promettez-moi de ne
plus dire de mal de moi à mon frère.
— De ne plmf... Quand donc lui ai-je dit du mal de
vous?
— Vous ne vous êtes pas plainte de mon imper-
tinence,... là, ce soir?
— J'ai dît que je redoutais vos railleries, et que si
elles continuaient, je m'en irais, voilà tout.
— Bien, pensa le duc, ils sont déjà mieux ensemble
que je ne l'espérais... Si vous songiez à quitter ma
mère à cause de moi , reprit-il , ce serait me con-
damner à m'éloigner d'elle.
— Cela ne peut pas tomber sous le sens! Un flis
céder la place à une étrangère !
— C'est pourtant ce à quoi je suis résolu, si je vous
déplais et si je vous effraye ; mais restez, et ordonnez-
moi ce que vous voudrez. Dois-je ne pas vous aper-
cevoir, ne jamais vous adresser la parole, ne pas
même vous saluer ?
— Je n'exige aucune affectation dans un sens ni
dans l'autre. Vous avez trop d'esprit et d'usage pour
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LE MARQUIS DE VILLEMER 91
n'avoir pas compris que je ne suis pas assez rompue
aux artifices de la parole pour soutenir un assaut
quelconque contre vous.
— Vous êtes trop modeste ; mais puisque vous ne
voulezpas que les formules de l'admiration se mêlent
à celles du respect, et puisque Fattention qu'il vous
est si difficile de ne pas éveillervous alarme et vous
contriste, soyez tranquille, je me le tiens pour dit :
vous n-'aiurez plus à vous plaindre de moi. Je le jure
par tout ce qu'un homme peut avoir de sacré, par
ma mèret
/.près avoir ainsi reparé sa faute et rassuré Caro-
M&e, dont le départ eût fait échouer son plan, le doc
se mit à hii parler d'Urbain avec un véritable enthoot-
dasme. Il y avait en lui sur ce point tant de sincérité,
que mademoiselle de Saint-Geneix abjura ses préven-
tions. Le eahne revint donc dans son esprit, et elk
s'empressa d'écrire à Camille que tout allait bien, qat
le duc valait infiniment mieux que sa réputation, et
que, dans tous les cas, il s'était engagé sur l'honneur
à la laisser tranquille.
Pendant le mois qui suivit cette journée, Caroline
vit fort peu M. de Villemer. Il eut à s'occuper des
détails de la liquidation de son frère, puis il s'ab-
senta. II dit à sa mère qu'il allait en Normandie voir
un certain château historique dont le plan lui était
nécessaire pour son ouvrage, et il prit une route tout
opposée, confiant au duc seul qu'il allait voir son fils
danslo plus strict incognito.
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93 LE MARQUIS DB VILIBMEB
De son côté, le duc fut très-occupé de son change-
ment de position pécuniaire. Il vendit ses chevaux,
son mobilier, congédia ses laquais, et vint, à la de-
mande de sa mère, s'installer provisoirement, par
économie, dans un entre-sol de son hôtel, qui allait
être vendu aussi, mais avec cette réserve que le mar-
quis resterait pendant dix ans principal locataire, et que
Tien ne serait changé dans l'appartement de sa mère.
Quant à Urbain, il monta trois étages et entassa ses
Tivres dans un logement plus que modeste, protestant
qu'il n'avait jamais été mieux, et qu'il avait une vue
magnifique sur les Champs-Elysées. Durant son ab-
sence, on fit les préparatifs de départ pour la cam-
pagne, et mademoiselle de Saint-Geneix écrivait à sa
sœur: « Je compte les jours qui nous séparent de cette
rienheureuse campagne, où je vais enfin marcher à
mon aise et respirer un air pur. J'ai assez des fleurs
qu'on voit mourir sur la cheminée : j'ai soif de celles
qui éclosent en plein champ. )'
VII
4nTIlE DD MARQUIS DE VILLEMER AU DUC d'aLÉRIA.
Polignac, 1" mai 45, par Le Puy (Haute- Loire.)
u'adresse que je to donne est un secret que je te
confie, et je suis heureux de te îe confier. Si par
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LU MARQUlâ VU VILLBMBR. OS
quelque accident imprévu je venais à mourir loin de
toi, tu saurais qu'avant tout il faudrait envoyer ici et
veiller à ce que Tenfant ne fût pas négligé par les
gens à qui je l'ai confié. Ces gens ne me connaissent
pas; ils ne savent ni mon nom ni mon pays; ils igno-
rent même que cet enfant m'appartient. De telles pré-
cautions sont nécessaires, je te Tai dit. M. de G... a
conservé des soupçons dont la conséquence serait de
douter de la légitimité bien réelle pourtant de sa fille.
Cette crainte torturait une malheureuse mère à qui
j'avais juré de cacher l'existence de Didier tant que
le sort de Laure ne serait pas assuré. Je me suis aperçu
plus d'une fois de la curiosité inquiète avec laquelle
mes démarches étaient observées. Je n'y saurais donc
apporter trop de mystère.
Voilà pourquoi j'ai placé mon fils si loin de moi et
dans une province où , n'ayant aucune espèce de re-
lations, je risque moins qu'ailleurs d'être trahi par
des rencontres fortuites. Les gens à qui j'ai affaire
m'offirent toutes les garanties possibles d'honnêteté,
de bonté et de discrétion , en ce sens qu'ils s'abstien*
nent de me questionner et de m'observer. La nour-
rice est nièce de Joseph, ce bon vieux domestique que
nous avons perdu Tan dernier. C'est lui qui me l'avait
indiquée ; mais elle ne sait pas qui je suis. Elle me
eonnait sous le nom de Bemyer. La femme est jeune,
saine et douce, une simple paysanne, mais dans l'ai-
sance. J'aurais craint, en la faisant plus riche, de ne
pouvoir détruire les habitudes parcimonieuses de U
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94 LB MARQUIS i>B YILLSMB&.
campagne, qui sont ici, je m'en suis aperçu, encore
plus invétérées qu'ailleurs, et je tenais à ce qu'étant
élevé dans les vraies conditions du développement
rustique , ce pauvre enfant n'eût point à soufl'ir de
l'excès de ces conditions, cet excès ayajit précisément
pour résultat l'étiolement.
Mes hôtes, car c'est de chez eux que je t'écris, sont
fermiers et gardiens de l'endos où, sur la ptate-foro^
d'un rocher, s'élève une des plus rudes forteresses du
moyen âge , le berceau de cette famille dont les der-
niers représentants ont joué un rôle si malheureux
dans les récentes vicissitudes de notre monarchie.
Leurs ancêtres en ont joué un non mdns Ûicheux
dans cette province et non moins important aux
époques où la féodalité faisait la part des rois très-
mince. Il n'est pas sans intérêt pour le travail histo-
rique dont je m'occupe de recueillir ici des traditions
et d'étudier la physioaiomie du manoir et de la coiv-
trée; je n'ai donc pas menti absolument à ma mère
en lui disant que j 'allais voyager pour mon instruction.
Il y a en effet beaucoup à apprendre au cœur même
de cette belle France, qu'il n'est pas de mode de visi-
ter, et qui par conséquent cache encore ses sanctuaires
de poésie et ses mines de science dans des recoins
inabordables. C'est ici un pays sans chemins et sans
guides, sans aucune facilité de locomotion, et où il
faut conquérir toutes ses découvertes au prix du
danger ou de la fatigue. Les gens qui l'habitent ne le
connaissent pas plus que les étrangers* La vie pure-
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LB MARQUIS DB YILLBMBB. «5
ment agricole limite à de courts horizons les notions
de diaqae localité : il est donc impossible de se ren-
seigner en marchant, à moins de connaître le nom et
la positioQ relative de toii^es les petites bourgades;
sans une carte détaillée que je dois coMuUier à chaque
pas, bien que je vienne ici pour fat troisième fois
depuis deux ans que Didier existe, je ne pourrais
me diriger qu'à vol d'oiseau , chose tout à lait impra-
ticable sur un sol coupé de profonds ravins, traversé
en tous sens par de hautes muraiUes de lave et
sillonné de nombreux torrents.
Mais il ne m'est pas nécessaire d'aller loin pour
apprécier le caractère étrange et frappant du pays.
Rien, mon ami« ne peut te donner l'idée de la beauté
pittoresque de ce bassin du Puy, et je ne connais
point de site dont le caractère soit plus difficile à
décrire. Ce n'est pas la Suisse, c'est moins terrible ; ce
n'est pasl'Italie, c'est plus beau ; c'est la France cenUale
avec tous ses vésuves éteints et revêtus d'une splen-
dide végétation ; ce n'est pourtant ni TÂuvergne ni le
Limousin que tu connais. Ici point de riche Limagne,
' arène vaste et tranquille de moissons et de prairies
ateritées au loin par un horizon de montagnes sou-
dées ensemble; point de plateaux fertiles fermés da
fossés naturels. Non, tout est cime et ravin, et la cul-
ture ne peut s'emparer que de profondeurs resser-
rées et de versants rapides. Elle s'en empare, elle se
glisse partout, jetant ses frais tapis de verdure , de
céréales et de légumineuses avides de la cendre fer-
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M LB MARQUIS DB ViLLBMER.
tilisée des volcans, jusque dans les interstices des
coulées de lave qui la rayent dans tous les sens. À
chaque détour anguleux de ces coulées, on entre dam
un désordre nouveau qui semble aussi infranchissable
que celui que Ton quitte ; mais quand des bords éle-
vés de cette enceinte tourmentée on peut Tembrasser
d'un coup d'œil, on y retrouve les vastes proportions
et les suaves harmonies qui font qu*un tableau est
admirable, et que Timagination n*y peut rien ajouter.
L'horizon est grandiose. Ce sont d'abord les Cé-
vennes. Dans un lointain brumeux , on distingue le
Mézenc avec ses longues pentes et ses brusques cou-
pures, derrière lesquelles se dresse le Gerbier-de- Joncs,
cône volcanique qui rappelle le Soracte, mais qui,
partant d'une base plus imposante, fait un plus grand
effet. D'autres montagnes de fonnes variées, les unes
imitant dans leurs formes hémisphériques les ballons
vosgiens , les autres plantées en murailles droites , çà
et là vigoureusement ébréchées, circonscrivent un
espace de ciel aussi vaste que celui (2e la campagne de
Rome, mais profondément creusé en coupe, comme
si tous les volcans qui ont labouré cette région eussent *
été contenus dans un cratère commun d'une dimen-
sion fabuleuse.
Au-dessous de cette magnifique ceinture, les détails
du tableau se dessinent parfois avec une prodigieuse
nettftti^- Ondistingue une seconde , une troisième , et
par endroits une quatrième enceinte de montagnes
également variées de formes , s'abaissant par degrés
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LB MARQUIS DR VILLBIiBk. 91
vers le niveau central des trois rivières qui sillonnent
ce que Ton peut appeler la plaine ; mais cette plaine
n'est qu'une apparence relative : il n'est pas un point
du sol qui n'ait été soulevé, tordu ou crevassé par les
convulsions géologiques. Des accidents énormes ont
jailli du sein de cette vallée , et , dénudés par l'action
des eaux, ils forment aujourd'hui ces dykes mon-
strueux qu'on trouve déjà en Auvergne , mais qui se
présentent ici avec d'autres formes et dans de plus
vastes proportions. Ce sont des blocs d'un noir rou-
geâtre qu'on dirait encore brûlants, et qui, au cou-
cher du soleil, prennent l'aspect de la braise à demi
éteinte. Sur leurs vastes plates-formes, taillées à pic
et dont les flancs se renflent parfois en forme de tours
et de bastions, les habitants bâtirent des temples, puis
des forteresses et des églises, enfin des villages et des
villes. Le Puy est en partie dressé sur la base d'un
de ces dykes, le rocher Corneille, une des masses ho-
mogènes les plus compactes et les plus monumen-
tales qui existent, et dont le sommet, jadis consacré
aux dieux de la Gaule, puis à ceux de Rome, porte
encore les débris d'une citadelle du moyen âge, et
domine les coupoles romanes d'une admirable basi-
lique tirée de son flanc.
Cette basilique est elle-même un accident gran-
diose dans ce grandiose décor naturel. Elle se dé-
coupe, noire et puissante , sur les fonds vaporeux des
lointains de la campagne, car dané ce tableau, vu
d'ensemble, l'horizon des Cévennes se détache seul
d
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98 LU MiLRQUIS DB VILLBMEE.
sur le del, et là, ]« <Grois, -est le secret de son magique
aspect. Les détails vus ainsi comme repoussoirs à des
perspectives profondes prennent toute Timportance
qa'ils<mte£Eectivementetsetrouventen {Hroportionavec
l'importance des masses lointaines. C'est l'isolement
de Borne sur son ciel sans bornes qui fait que la gran-
deur réelle de ses momim^ts est difficilement appré-
ciable à celui qui en approdie. Rome, c'est ki qu'elle
devrait être située! C'est ce gagantesque piédestal
d'une seule roche qu'il eût fallu à la pensée de Mid^ei-
Ange pour iancer dans les airs le dôme magistral de
Saiiit-Pierre.
Mais après tout, je me demande pourquoi ce culte
de nos esprits pour Rome et pour Saint-Pierre, une
ville hideuse couvrant des ruines augustes et croyant
avoir tout remplsK^é et tout compensé par un édifice
d'une dimension inusitée, cheWoeuvre de science
architecturale, je le veux bien, mais non chef-d'œuvre
de goût et de sentiment. J'ai ouï dire que le mérite de
cette grande chose était précisément de ne point ré-^
vêler sa hauteur et sa vaslitude sans l'aide du raison*
nement et de la comparaison , et j'avoue n'avoir rien
compris à <cela. J'ai toujours oti, moi, que l'art con-
sistait à faire beaucoup avec peu de chose, et que la
vfaie grandeur n'était pas dans les matériaux qu'eUe
emploie, mais dans l'effidt qu'elle produit. Peu m'im-
porte qu'un étr^" ou un objet soit facilement mesu-
rable, si mon œil ne songe point à le mesurer et si ma
pensée se trouve entraînée à le grandir sans mesure.
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LB MARQUIS DB YILLB3IBB. 9i
Les temples comme les montagnes n'ont d'imposant
que leurs proportions relatives , ITiarmonie de lerars
rapports cvec les besoins de notre imagination/ Dans
les compositions de la nature , comme dans celles de
Hiomme, il y a des œuvres de choix qui port^ le
rachet d'une grande inspiration, (f autres qui ne
téiTio^nent que de sa profusion , de sa lassitude or
de son caprice.
Voilà pourquoi je n'aî pas toujours tfessaiiM devant
certains objets consacrés par Fadmiration généi^le ou
devant certains sites envahis par la vogue. Je n'aime la
mer, tu le sais, qu'à travers beaucoup d'aAres ou tra-
versée elle-même par beaucoup de rochers. Je la trouve
disproportionnée quand elle s'empare trop des ta-
bleaux, de même que je trouve le ciel disproportionné
dans les pays trop ouverts. J'ai peut-être en moi un
esprit de révolte, conmie notre mère m'en accuse
C'est un esprit silencieux, mais entêté, plus fort que
moi, et qui repousse tout ce qui veut écraser.
J'aime pourtant les sites terribles ; tu me reprochais
cela quand nous étions ensemble aux Pyrénées. Les
précipices t'exaspéraient contre moi, qui les cherchais
toujours, et tu m'entraînais à Biarritz, où la mer re-
posait tes yeux lassés de cascades et de ravins. Si tu
veux bien y réfléchir, tu verras qu'en ceci tu étais plus
poète que moi. Tu te plaisais dans la contemplation
de ce qui semble infini. Je suis peut-être un artiste et
rien de plus. J'ai besoin des choses définies. Je les
veux trfcs-grardes; mats, pour que je les trouve telles.
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100 LB MARQUIS DB VILLEMBR.
il faut qu'elles soient grandes d'aspect, et peu m'im-
porte l'espace qu'elles occupent. Il faut que la har-
diesse des masses ranime en moi quelque libre hardie,
que la placidité ou la furie des couleurs apaise ou en-
flamme mon sentiment. Je ne veux pas ni'imaginer la
nature, pas plus que critiquer ou refaire dans ma
pensée les manifestations de l'art; je m'abandonne
entièrement à ce que je cherche, et si rien ne s'empare
de moi, c'est qu'il n'y a là rien pour moi.
J'erre autant qu'un autre dans mes appréciations,
plus qu'un autre peut-être, car j'ai en moi des émo-
tions terribles, ou des lassitudes inouïes, ou des atten-
drissements puérils, et je ne sais rien combattre quand
je suis seul. Tout à ce que j'aime, je ne me fais res-
ponsable de rien envers moi-même. C'est pour cela
que je me plais souvent à des choses' qui n'existent
pas beaucoup par elles-mêmes, mais qui sufiisent au
débordement ou au manque de vie qui se fait en moi.
Ici je suis calme et je me rends compte de tout. La
solitude m'est bonne. Elle me prend et me berce. Elle
me rappelle nos anciennes amours, son despotisme
que j'ai trop subi dans mes jeunes années, mes infidé-
lités raisonnées quand le devoir a parlé plus haut
qu'elle, et ces infidélités, elle me les pardonne, que
dis-je? elle m'en récompense comme si elle les com-
prenait. Et pourquoi ne les comprendrait-elle pas? La
. solitude n'esl-elle pas un être, un grand être multiple,
la voix même, le sein même de la nature, qui nous
parle et nous étreint? N'est-ce pas la mère commune.
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LB MARQUIS DB VILLBMBR. 101
l'inépuisable source de tout bien et de toute beauté?
Ne la personnifions-nous pas quand nous lui deman-
dons le calme ou Ténergie que la vie factice du milieu
socia' tend toujours à détruire ou à troubler? Certes il
y a des heures où, sans être ni peintre, ni écrivain, ni
artiste, ni savant, nous étudions et interrogeons la na-
ture avec notre cœur et notre esprit, comme si, de
son sourire ou de sa menace, nous attendions l'apai-
sement ou l'embrasement de nos pensées. C'est pour
cela que nous nous plaisons dans certains sites, comme
si toutes les apparences inertes nous y révélaient l'âme
qui palpite dans tout, et que nous soufirons dans
d'autres lieux, comme si tous les esprits cachés dans
la matière nous refusaient l'inexorable secret de leur
vitalité.
Quoi qu'il eii soit de ces rêveries, je me trouve bien
ici, et j'y vivrais volontiers si j'étais tenté de choisir
un isolement quelconque. C'est un pays dur et riant à
la fois, mais où l'âpreté domine et où le sourire se fait
prier. Le climat est rude, très-froid en hiver, très-
chaud en été. La vigne mûrit mal et donne un vin
très-âcre, dont, comme dans tous les pays de mauvais
vin» les habitants font excès. Les sommets des Cé-
vennes sont souvent chargés de vapeurs glaciales, et
quand le vent les balaye, la pluie se rabat sur les bas-
sins. Dans la saison où nous sommes, c'est un étemel
eapricë, des combinaisons de nuées fantastiques, des
éclipses subites de soleil, et puis des clartés d'une lim-
pidité froide qui ramènent la pensée à ces rêves de la
6.
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108 LE MARQUIS DB YILLBUBR.
première aube de notre monde, quand la lumière fut
crèée^ c'est-à-dire quand l'atmosphère terrestre, déga-
gée de ses tourmentes, laissa percer les rayons du so-
leil sur la Jeune pïanète éblouie. LTromme exîstaît-îl
alors? ffypothèsesl... Mais il existait déjà à l'époque
j>ù ces terribles lares qui m'enviroraient ont envahi et
bouleversé le sol. On a retrouvé des ossements humains
à rétat fossile au pied d'une montagne voisine, sous
les basaltes et les scories, dans une brèche compacte,
— les restes d'un vieillard et d'un enfant. L'homme a
donc vu ces grands drames de la nature, doiK la tra-
(Btion était si bien perduie qu'il a fallu l'arrêt de la
science moderne pour les restituera l'histoire du globe
sur ce point de la France. Chose phis étonnante en-
core, dans la même couche du sol où l'on trouve dci
ossements humains, on trouve ceux des animaux ré-
fugiés aujourd'hui sous les latitudes ardentes. Les
iigres, les éléphants auraient été ici les contemporains
le l'homme.
Au reste, la multitude de cavernes qui portent les
empreintes dtm travail manuel grossier prouve l'exis
tence d'une race sauvage établie sur ce point dès les
premiers ^^ de l'humanité. Si les lieux élevés que
'es fluctuations de la mer ont respectés dès le principe
doivent être regardés comme les berceaux du genre
humain, on peut, sans invraisemblance, imaginer que
celui-ci est un des plus authentiques ; mais ceci dé-
passe les limites de ma recherche. Ce qui m'importe,
à moi, c'est de retrouver dans les êtres actuels la trace
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LB MARQUIS DB YILLBlfBIL IM
des vicissitudes sociales. Je trouve ici une race très-
caractérisée qui est en harmonie phy^que avec te sd
qui la porte : maigre, sombre, rode, et comme sùga^
leuse dans ses formes et dans ses instincts ; mais je Tois
en elle surtout la vivante ena|»reiiïte du régime féodal,
un e^rit de soumksion aveugle en réactHm perpé-
tuelle avec un esprit de révolte faoroiidœ, ime tntte
entre la superstition qui accepte tous les abus et les
passons violentes que la superstition exalte. Nulle part
le joug du prêlare ne s*est fiwt pfus absolu, nulle part
la réaction révolutionnake e«mtre le prêtre n'a été et
ne serait peut-être encore plus brutale à un jour
donné. Si j'ai pensé à la campagne de R<Hne en te dé-
OTvant le bassin du Puy, qui en diffère si essentielle-
ment, c'est probablement parce que j'ai été frappé
d'un certain rappcHrt, non pas le rapport physique de
ce temple, qui domine le tableau par sà tournure
austère et sa position hardie, autant au moins que ce-
lui de Rorne domine le désert environnant par la puis-
sance de sa masse , mais un rapport intellectuel et
moral dans l'esprit des populations. Sauf la forte difté-
rence qui résulte de l'amour du gain et de l'ardeur au
travail inhérents aux esprits montagnards, il y a ici de
gi-andes ressemblances avec le peuple des États ro-
maiasv Le culte passionné des images qui est un reste
de l'iddâtrie païenne, la foi stupide aux petits miracles
locaux, les vices du cloître, la haine et la vengeance
en première ligne, voilà, non pas le paysan velaisien
tel qu'il est aujourd'hui, — il s'est beaucoup ameiidé
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104 LE MARQUIS DB VILLEMER.
depuis quarante ans, — mais ce que son histoire lo-
cale et ses monuments montrent à chaque pas, à cha-
que ligne. Son petit cercle de montagnes a protégé les
plus insolents brigandages de la féodalité et les plus
rapaces dominations du clergé. Il en a souffert, mais il
s'y est prêté, et sa dévotion, comme ses mœurs, a
conservé l'empreinte des luttes violentes et des
croyances barbares du moyen âge. Une divinité de
l'antique Égj^pte, rapportée, dit-on, de la Palestine,
par saint Louis, est Tidole que la révolution a brisée
après des siècles de vénération. On a inauguré une
nouvelle vierge noire, mais il est avéré qu'elle est
apocryphe et qu'elle fait moins de miracles que l'an-
cienne. Heureusement on a conservé dans le trésor
de la cathédrale les cierges que portaient les anges
lorsqu'ils descendirent du ciel pour placer eux-mêmes
la figure d'isis sur l'autel. On les montre à la véné-
ration des fidèles. Voilà pour la religion. — Au ca-
baret, c'est autre chose. Chacun apporte son couteau
dans sa gaîne et le pique par la pointe dans le des-
sous de la table entre ses jambes, après quoi on
tause, on boit, on se contredit, on s'exalte et on
s'égorge. Voilà pour les instincts. Ils s'aflfaiblissenl
thaque jour. Dieu merci; mais en notre an de grâce
1845, ils ne sont point détruits, et il y a quelque
chose de farouche dans les plaisirs. Les femmes en
sont exclues, les prêtres leur défendant la danse et
même la promenade avec l'autre sexe. Les hommes
n'ont donc aucun frein, aucun respect, aucune déli-
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LB MARQUIS DB VILLBMBR. 105
catesse dans leurs relations. Ils repoussent générale-
ment l'autorité directe du prêtre et lui abandonnent
la femme, mais ils gardent la passion des guerres de
religion; ils se querellent sur le dosrme en buvant, et
ils se tuent. Voilà pour l'histoire
Quant aux habitudes, elles sont le résultat de celte
vie exaltée et tendue. La rudesse des idées fait celle
des mœurs. L'homme qui comprend mal l'esprit des
religions comprend mal la vie et se dénature lui-
même. Il y a dans le pays, malgré l'aridilé d'une
grande partie de sa surface, des ressources énormes,
des veines d'une fertilité prodigieuse, des pâturages
splendides et beaucoup d'ardeur au travail de la
terre ; mais le paysan, je parle de celui qui possède
ce qu'il cultive, car la misère met l'autre hors de
cause, ne jouit de rien et semble n'avoir besoin de
rien. Sa maison est d'une malpropreté inouïe. Le
plafond, recouvert d'un treillis de lattes, sert de récep-
tacle à tous les aliments en même temps qu'à toutes
les guenilles de la maison. On est suffoqué, en y en-
trant, de l'odeur nauséabonde du lard rance mêlée à
celle de toutes les choses immondes qui pendent là
en guise de lustres : des chandelles avec des chape-
lets de saucisses, du linge sale et de vieilles chausr
sures avec le pain et la viande. La coa^truction de
beaucoup de maisons sent elle-même la forteresse ou
le campement plus que l'habitation normale. Le logis
s'élève sur une haute bast et se ramasse sous un toit
écrasé où l'on grimpe par des échelles. Dans une de
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IM LB Mi.RQUIS DB YILLBMBR.
ces habitations où le hasard m*a fait entrer, j*ai vu
des images de dévotion encadrées à côté d'images
obscènes. C'était, il est vrai, une anberge, un lieu où
les femmes honnêtes du pays n'entrent jamais. Té-
coutai des paysans qui buvaient. C'était un mélange
analogue aux images de la murailîe, des discours
mêlés de serments empruntés aux choses sacrées et
d'ordures les plus grossières. Nouvelle ressemblance
avec le langage du paysan des environs de Rome. Il
semble qu'un excès d'engouement pour tes formules
extérieures des cultes entraine avec lui une soif de
blasphème.
Je te parle là des paysans de la montagne ; ceux
qui se rapprochent du centre du bassin et de ses villes
sont plus civilisés. Au reste, chez les uns comme chez
les autres, et comme chez les Romains, à côté des
vices que je te signale, je pressens et je vois de
grandes qualités. Ils sont probes et fiers. Rien de ser-
vile dans leur accueil, et un grand air de franchise
dans leur hospitalité. Ils ont certes dans Fâme les
âpretés et les beautés de leur terre et de leur ciel.
Ceux d'entre eux qui sont croyants sans bigoterie, ne
doivent pas être religieux et pieux à demi, et ceux
qui ont un peu voyagé ou qui ont reçu une certaine
notion d'instrution pratique s'expriment avec une
netteté sincère, un peu hautaine, qui ne déplaît pas
à un homme sans préjugés de race.
Les femmes ont toutes l'air hardi et cordial. Je les
isrois bonnes et violentes. Elles ne manquent pas tant
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LB MARQUIS DE YILLBMBR. 191
de beauté que de charme. Leurs tètes, ooifiées d*!jn
petit cbape^ja de feutre noir orné de jais et de {dû-
mes, ont, dans la jeunesse, un certain édat, et dans
la vieillesse une ^mtérké assez digne ; mais tout cela
est trop mâle, les éfimles larges et carrées sont en
désacocKrd avec le corps grêle, et le manque absolu de
propreté rend leur toilette désagréable à regarder.
Dans la miHitagne, e'est une exhibition de gueeilles
incolores sur de longues jambes nues et &ngeuses,
sans préjudice des bijoux d'oar, et même de diamants
au cou et aux <H«illes, contraste de luxe et <fe misère
gui m*a rappelé les mendiantes de Tivoii«
Pourtant les femmes d*ici scmt laborieuses. L'art de
la dentelle est enseigné par la m^e à sa fille. Aussitôt
que renfsoit commence à babiller, on hû met une
grosse pelote de corne ^ir les genoux et des paquets
de bobines entre les doigts. A Tige de quinze ou seize
ans, elle sait faire les plus merveilleux ouvrages, ou
elle est réputée idiote et indigne du pain qu'elle
mange ; mais dans Texercice de cet art délicat et char-
mant, si bien approîMÎé à Tadresse patiente de la
femme, une autre tyrannie que celle du clergé pèse
sur la Velaîsienne : c'est celle du oomm^çant qui
l'exi^oite.' Comme toutes tes paysannes du Velay et
d'une grande partie de l'Auvergne savent fabe ces
ouvrages, elles subissent toutes également la loi du
bon naarchéV et on est eflfrayé de l'exiguïté sordide du
salaire. Là, le commerçant ne gagne pas sur le pro-
ducteur cent pour cent, ce qui est, selon le premier,
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108 LB MARQUIS DB YILLBMBR.
la loi et la nécessité du commerce; il gagne cinq fois
cent pour cent. Il est vrai que les marchands sont
punis souvent par où ils pèchent, et qu'en se faisant
trop de concurrence, ils se paralysent, comme les
paysannes ont paralysé leur travail en faisant toutes le
même travail. Ceci est la loi et le châtiment du com-
merce.
Mais je t'en ai dit assez pour tenir ma promesse et
pour te donner une idée générale du pays. Cher frère,
tu as exigé une longue lettre, prévoyant que, dans
mes heures de solitude et d'insomnie, je songerais
trop à moi-même, à ma triste vie, à mon douloureux
passé, auprès de cet enfant qui dort là pendant que je
t'écris ! Il est vrai que sa présence réveille bien des
blessures, et que c'est m'avoir rendu service que de
me forcer à m'oublier moi-même en généralisant mes
impressions. — Pourtant... je trouve là aussi des at-
tendrissements immenses qui ne sont pas sans dou-
ceur. Fermerai-je ma lettre sans te parler de lui? —
Tu vois, j'hésite, je crains de te faire sourire. — Tu
qs la prétention de détester les enfants. Moi, sans
éprouver cette répugnance, je redoutais autrefois le
contact de ces êtres dont la fragile candeur effrayait
ma raison. Aujourd'hui je suis bien changé, et quand
tu devrais te moquer de moi, il faut que je t'ouvre
mon âme sans réserve. Oui, oui, mon ami, il le faut.
Je dois, pour que tu me connaisses tout entier, sur»
a^onter la mauvaise honte.
Eh bien! vois-tu, cet enfant, je l'adore, et je vois.
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LB MARQUIS DB YILLBMB&. lOt
«que tôt OU lard il sera ma vie et mon but. Ce n'est
pas seulement le devoir qui m'amène pWis de lui, ce
sont mes entrailles qui crient vers lui quand j'ai passé
un certain temps sans le voir. Il est bien ici, il ne
manque de rien, il se fortifie, il est aimé. Ses parents
adoptifs sont d'excellents êtres, et, pour le bien soi-
gner, leur cœur est, je le vois, tout à fait d*accord avec
leurs intérêts. Ils habitent la partie restée debout et
convenablement restaurée du manoir. L'enfant est
élevé dans ces ruines, au sommet de ce large rocher,
sous un ciel vif, dans un air pur et tonifiant, et par
des gens propres et soigneux. La femme a habité
Paris; elle a une idée juste de la dose d'énergie et de
ménagement qu'il faut appliquer au régime d'un en-
fant plus délicat, mais tout aussi bien constitué que
les siens : je pourrais donc ne m'inquiéter de rien et
attendre l'âge où il faadra soigner et former autre
chose que le corps. Eh bieni je m'inquiète quand
même dès que je suis loin de lui. Son existence m'ap-
paraît souvent alors comme une anxiété et un trouble
profond dans ma vie; mais, quand je le vois, tout ef-
froi s'efface et toute amertume est allégée. Que veux-
tu que je te dise ? je l'aime ! Je sens qu'il m'appartient
et que je lui appartiens également. Je sens qu'il est
moi, oui, moi, beaucoup plus que sa pauvre mère; à
mesure que ses traits et ses instincts se dessinent, je
cherche vainement en lui quelque chose qui me la
rappelle, et ce quelque chose semble ne pas devoir
éclore. Contre la loi la plus ordinaire qui fait que les
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110 tB MAtlQUIS DB YILLBMSR.
mâles tiennent plus des traits de leur mère que les
filles, c'est à son père que celui-ci ressemblera, s*iî
continue à se développer dans le sens appréciable dès
Aujourd'hui. Il a déjà mes indolences et mes timidités
farouches du premier âge, que ma mère me raconte
si souvent, et mes abandons subits, qui lui faisaient,
dît-elle, me pardonner et me chérir quand même. Il
s'est aperçu cette année de ma présence autour de
lui. 11 a eu peur d*abord, et maintenant il me sourit et
s'efforce de me parler. Son sourire et son bégaiement
nie font tressaillir, et quand il cherche ma main pour
marcher, je ne sais quelle reconnaissance envers lui
m'arrache des larmes que je cache avec peine...
Mais c'est assez, je ne veux pas te paraître trop en-
fant moi-même ; je t'ai dit cela pour que tu ne t'éton-
nes plus quand je refuse de t'entendre faire des projets
pour moi. Va, mon ami, il ne faut me parler ni
d'amour ni de mariage. Je n'ai pas assez de bonheur
dans l'âme pour en donner à un être qui serait nouveau
dans mon existence. Cette existence-là suffira à peine
à mes devoirs, je le vois bien à la tendresse que j'ai
pour Didier, pour ma mère et pour toi. Avec cette
soif d'étude qui m'enfièvre si souvent, quelles heures
trouverais-je donc pour charmer les loisirs d'une jeune
femme avide de bonheur et de gaieté? Non, non, n'y
songeons pas, et si la pensée de cette sorte d'isolement
est encore parfois effrayante à mon âge, aide-moi à
atteindre le moment où elle sera tout à fait normale.
C'est l'affau'e de quelques années. Ton affection me
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LB MARQUIS DB VILLBMBR. 111
les fera paraître moins longues, tu le sais. Conserve-
la-moi, indulgente à mes défauts, généreuse env^s
ma confiance.
P.'S. Je présume que ma mère est partie pour Séval
avec mademoiselle de Saint-Geneix, et que tu les auras
accompagnées. Si ma mère s'inquiétait de moi, dis-lui
que tu as reçu de mes nouvelles, et que je suis tou-
jours en Normandie.
VIII
Le même jour où le marquis écrivait à son frère,
Caroline écrivait à sa sœur et lui esquissait à sa ma«
nière le pays où elle se trouvait
Séval, par Chambon (Creuse), 1*' mai 45.
Enfin, ma sœur, nous y voilai et c'est un paradis
terrestre. Le château est vieux et petit, mais bien
arrangé pour le confort et assez pittoresque. Le parc
est assez vaste, pas trop bien tenu, et pas à l'anglaise.
Dieu merci I riche en beaux vieux arbres couverts de
fierre et en herbes folles. Le pays est adorable. Nous
sommes en Auvergne en dépit des nouvelles délimi-
tations, mais tout près de l'ancienne limite de La
Marche, à une lieue d'une petite ville qu; s'appelle
Chambon et que nous avons traversée pour arriver au
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112 LB MARQUIS DB YILLBHËR.
manoir. Cette petite ville est très-bien située. On y
arrive par une rampe de montagne ou plutôt par la
fente d'un ravin assez profond, car de montagne U n*y
en a pas , à proprement parler. On quitte de grands
plateaux, d'un terrain maigre et humide, couverts de
petits arbres et de grands buissons, et on descend dans
une gorge longue, sinueuse, qui, par endroits, s'élargit
assez pour devenir vallée. Au fond de cette gorge, qui
bientôt se ramifie, coulent des rivières de vrai cristal,
point navigables et plutôt torrents que rivières, quoi-
qu'elles ne fassent que filer vite en bouillonnant un
peu, et sans menacer personne. Pour moi qui ne con-
nais que nos grandes plaines et nos grandes rivières
plates, je suis très-portée à voir ici tout en élévations
et en abîmes ; mais la marquise, qui a vu les Alpes et
les Pyrénées, se moque de moi , et prétend que tout
ceci est petit comme un surtout de table. Aussi je me
défends de la description enthousiaste avec toi , pour
ne pas égarer ton jugement; mais la marquise, qui
n'aime pas la nature bien follement, ne viendra pas à
bout de m'empêcher d'être ravie de ce que je vois.
C'est un pays d'herbes et de feuilles , un continuel
berceau de verdure. La rivière qui descend le ravin
s'appelle la Voueze, et puis, mêlée à Chambon avec la
Tarde, elle devient le Char, lequel, au bout de la pre-
mière vallée, s'appelle le Cher, que tout le monde con-
naît. Moi je tiens pour le Char; le nom va bien à cette
eau qui roule réellement avec l'allure d'une voiture
bien lancée sur une pente douce, où rien ne la fait
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€W^^
LE MARQUIS DB VILLBMBR. US
cahoter ni bondir déraisonnablement. La route aussi
est unie et sabîée comme une allée de jardin, et bor-
Jée de hêtres magnifiques, à travers lesquels on voit
se dérouler des prairies naturelles qui sont en ce mo-
ment des tapis de fleurs. Ah I les beaux prés, ma chère
Camille I Comme cela ressemble peu à nos prairies
artificielles où Ton voit toujours la même plante sur
une tei*re préparée en plates -bandes régulières I Ici
on sent qu'on marche sur deux ou trois lits de végé-
tation avec de la mousse , des joncs, des iris, mille
espèces de gramens plus jolis les uns que les autres,
des ancolies, des myosotis, que sais-je? Il y a de tout,
et cela vient tout seul, et cela vient toujours. On ne
retourne pas la terre tous les trois ou quatre ans pour
mettre les racines en l'air et pour recommencer ce
ratissage éternel qu'exigent nos terres paresseuses. Et
puis ici on perd du terrain, on cultive mal, à ce qu'il
paraît , et dans ces coins abandonnés à eux-mêmes la
nature s'en donne à cœur joie de se faire belle et sau-
vage. Elle vous jette de grandes ronces qui n'en finis-
sent pas et des chardons qui ont l'air de plantes
d'Afrique, tant ils étalent de larges et rudes feuilles
déchiquetées, d'un port et d'un dessin admirables.
Quand nous avons traversé la vallée, je te parle
d'hier, nous avons gravi une montée très-roide et très-
escarpée. Le temps était humide, vaporeux, char-
mant. J'ai demandé à marcher, et à cinq ou six cent»
pieds de hauteur j'ai vu l'ensemble de ce beau ravin
de verdure. Les arbres se pressaient loin déjà sous
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114 LE MARQUIS DB YILLBMBR.
mes pieds au bord de Teau, et de dislance en distance
des moulins rustiques et des écluses remplissaient
l'espace de leur bruit cadencé. A tout cela se mêlait
le son d*une cornemuse qui était je ne sais où et qui
disait à satiété un refrain naïf assez agréable. Un paysan
qui marchait devant moi s*est mis à chanter les pa-
v^les en suivant et continuant Tair, comme s'il eût
voulu aider le ménétrier à en sortir. Ces paroles sans
rime ni raison m'ont semblé si curieuses que je veux
te les dire :
Hélas! que les rochers sont dursl
Le soleil ne les fond pas ,
Le soleil, ni même la lune!
Tout garçon qui veut aimer
Cherche sa peine.
Il y a toujours quelque chose de mystérieux flans
les chants du paysan, et la musique, aussi défectueuse
que les vers, est mystérieuse aussi, souvent triste et
portant à la rêverie. Pour moi qui suis condamnée à
rêver au pas de course, puisque ma vie ne m'appartient
pas, j'ai été très-frappée de ce couplet, et je me suis
beaucoup demandé pourquoi même la lune ne fon-
dait pas les rochers; cela veut-il dire que, la nuit
comme le jour, le chagrin du paysan amoureux est
lourd comme sa montagne?
Tout en haut de la côte, qui est convenablement
hérissée de ces gros rochers si durs, — la marquise dit
qu'ils sont petits comme des grains de sable, mail
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LB MARQUIS DB VILLBMBR. Ui
moi je n'avais jamais vu de si beau sable, — nous
sommes entrées dans un chemin encore plus étroit
que fa route, et, après un peu de marche dans des
encaissements de terrains boisés, nous nous sommes
trouvées à l'entrée du château, qui est tout ombragée
et sans grande apparence; mais sur l'autre face on
domine tout le bel enfoncement que nous venions de
parcourir. On revoit le talus profond avec ses rocher»,
ses buissons, la rivière avec ses arbres, ses prés, ses
moulins et l'échappée tortueuse où elle fuit entre dm
rives de plus en plus étroites et encaissées. Il y a dans
le parc une source très-belle qui en sort pour se laisser
tomber en pluie le long du rocher. Le jardin est bien
fleuri. Dans la basse-cour, il y a un tas de bétes qu*on
me permet de gouverner. J'ai une chambre délicieuse,
bien isolée, au plus beau de la vue ; la bibliothèque
est la plus grande pièce de la maison. Le salon de la
marquise rappelle, pour la disposition et Tameuble-
ment, celui de Paris; mais il est plus grand, plus
sonore, et on y respire. Enfin je suis bien, je suis con-
tente, je me sens revivre. Je me lève avec le jour, et
jusqu'à l'heure du lever de la marquise, qui. Dieu
merci, n'est pas plus matinale ici qu'à Paris, je vaiî=
donc m'appartenir d'une manière agréable. Oh I comme
je vais marcher, ett'écrire, et penser à toi en liberté!
Hélas I si j'avais là seulement un de nos enfants, Lili
ou Chariot, comme je le promènerais, comme je lui
apprendrais à connaître toutes les choses de la cam-
pagne I Mais j'ai beau me prendre d'amour pour tous
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:16 LB MARQUIS DB YILLBMBR.
les beaux marmots que je rencontre, cela ne dure pas.
Au bout d'un instant, je les compare aux tiens, et je
sens que les tiens n'auront pas de rivaux sérieux dans
mon coeur... Et pendant que je me réjouis d'être aux
champs, voilà que je pense que je suis beaucoup plus
loin de vous qu'auparavant ! Et quand vous reverrai-je ?
Hélas! que les rochers sont durs I Mais rien ne sert
de lutter contre tous ceux qui encombrent la vie des
pauvres gens comme nous. 11 faut faire son devoir et
s'attacher à la marquise. L'aimer n'est pas difficile.
Tous les jours, elle est meilleure pour moi; c'est
presque une mère en vérité, et elle a des gâteries qui
me font oublier ma position réelle. Nous pensions
trouver le marquis ici, où il avait donné rendez-vous
à sa mère. 11 ne peut tarder d'arriver. Quant au duc,
ce sera, je crois, pour la semaine prochaine. Espérons
qu'il sera aussi bien pour moi à la campagne qu'il
l'était récemment à Paris, et qu'il ne m'obligera plus
à faire montre d'esprit...
Une autre fois, Caroline rapportait à sa sœur l'opi-
nion de la marquise sur la vie de campagne.
— Ma chère enfant, me disait- elle tantôt, pour
aimer la campagne, il faut aimer bêtement la terre ou
déraisonnablement la nature. 11 n'y a pas de milieu
entre l'abrutissement et l'extravagance. Or vous savez
que si j'ai quelque pointe d'excitation et même
d'exaltation dans l'esprit, c'est plutôt à propos des
choses de la société qu'à propos de ce qui est régi par
des lois naturelles, toujours les mêmes. Ces lois-là
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LE MARQUIS DB YILLBMBR. 117
font l'œuvre de Dieu, donc elles sont bonnes et belles.
L'homme n'y peut rien changer. Son contrôle, son
obesrvation, son admiration, même son éloquence
descriptive, n'y ajoutent rien du tout. Quand vous
vous extasiez sur un pommier en fleurs, je ne trouve
pas que VOU.J lyez tort; je trouve, au contraiie, que
vous avez trop raison, et que ce n'est pas la peine de
louer ce pommier qui ne vous entend pas, qui ne
fleurit pas pour vous plaire, et qui fleurira ni plus ni
moins, si vous ne lui dites rien. Prenez garde que
quand vous vous écriez: «Que c'est beau, le prin-
temps! » c'est absolument comme si vous disiez:
« Le printemps est le printemps. » Eh bien! oui il
fait chaud en été parce que Dieu a fait le soleil, La
rivière est limpide parce que c'est de l'eau courante,
et c'est de l'eau courante parce que son lit est incliné.
C'est beau parce qu'il y a dans tout cela une grande
harmonie; mais s'il n'y avait pas cette harmonie, tout
cela n'existerait pas.
Tu vois ici que la marquise n'est point du tout ar-
tiste, et qu'elle a des raisonnements à son service pour
ne pas comprendre ce qu'elle ne sent pas ; mais en
ceci n'est-elle pas comme tout le monde, et ne fai-
sons-nous pas tous comme elle à propos de quelaue
faculté qui nous manque ?
Comme elle me parlait ainsi, assise sur un banc de
jardin, et bien fatiguée d'avoir fait de Vexercice, c'est-
à-dire une centaine de pas dans une allée sablée, un
paysan vint à la porte du jardin pour vendre du
%
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128 LB MARQOIS DB VlLLKMbw
poisson à la cuisinière, qui le marchanda. Je reconnus
ce paysan pour celui qui marchait devant moi le jour
de notre arrivée, et qui chantait la chanson des
rochers durs. — A quoi pensez-vous? me dit la mir-
quise, qui vit que je Tobservais. -
— Je pense, lui répondis-je, à regarder ce brave
homme-là. Ce n'est plus un pommier ni une rivière,
«t cela a une {^ysionomie particulière dont je suis
frappée.
— Laquelle, voyons?
— Mon Dieu , si je ne craignais pas de dire un mot
moderne dont vous avez horreur, je dirais que cet
homme a du caractère.
— Qu'en savez-vous? Est-ce parce qu'il s'entête sur
le prix de son poisson? Ah! j'y suis, pardon T.. . Du
caractère I vous voyez, le mot a fait calembour dans
ma tête! Je ne me souvenais plus que c'était un mot
d'auteur... ou de peintre I Une étoffe, un banc, une
marmite, ont à présent du caractère, c'est-à-<lire
qu'une marmite a la tournure d'une marmite, qu'un
banc a bien l'air d'un banc, et qu'une étoffe fait l'effet
d'une étoffe? Ou bien est-ce le contraire? l'éloffe
a-t-elle le caractère d'un nuage, le banc celui d'une
table et la marmite celui d'un puits? Jamais je n'ad-
mettrai votre mot , je vous en avertis I — Et puis elle
me pana d3s paysans de l'endroit. — Ce ne sont pas
de mauvaises gens, dit-elle, pas tant fourbes que
patelins. Ils sont avides d'argent, parce qu'ils man-
quent de tout; mais ils ne se donnent rien avec i'af-
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LB MAEQUI8 0« VlLhEïldSi, lit
gent qu*il8 gagnent. Ils amassent pour acheter« ^
quand l'heure est venue, ils s'enivrent de la joie d'io*
quérir, ^achètent trop, empruntent à tout prix et M
ruinent. Ceux qui entendent le mieux leurs intéiéts se
font usuriers et spéculent sur celte rage de la pro-
priété, bien certains que la terre leur reviendra à bai
prix quand leur créancier fera banqueroute. C'est
pourquoi quelques paysans montent à la bourgeoisie,
tandis que le grand nombre retombe plus bas que
jamais. C'est le côté triste des lois naturelles, car ces
gens-ci sont gouvernés par un instinct presque ausé
Coital et aveugle que celui qui fait fleurir les pommien.
Aussi le paysan ne m*intéresse4-il guère. J'assiste
les estropiés, les veuves, les enfants, les innocenta^
mais il n'y a pas à se mêler des valides. Ils sont plus
têtus que leurs mulets.
— Alors, madame, qu'est-ce qu'il y a d'intéressant
ici?
— RienI On y vient parce que l'air est bon et qu*0D
y refait un peu sa santé et sa bourse. Et puis c'est
l'usage; tout le monde quitte Paris juste au moment
où il devient possible. II faut bien s'en aller quand les
autres s'en vont.
Je vis que la marquise s'ennuyait déjà beaucoup,
«t j'essayai de la distraire en la questionnant. «—
N'ave^r-vous pas quelque voisin ridicule à taquiner ici?
— Hélas I Jon, ma clière , il n'y a plus de ridiculafl^
il n'y a plus que des vices ou des désastres. Votre nuMip
vemeut civilisateur, vos chemins de fer vont détruire
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140 . LE MARQUIS DR VILLBMBR.
toute la physionomie de la province. Il n'y aura bien-
tôt plus de provinciaux. Je ne sais pas jusqu'où fl %udra
aller pour en retrouver la graine. Aujourd'hui déjà
un bourgeois de campagne n'esi pas plus bourgeois
i[u'un bourgeois du Marais, et un homme du monde
trouve partout des salons qui ne sont pas plus bêtes
que ceux de Paris. Ce que j'ai vu à la campagne dans
ma jeunesse, on ne le rencontrerait plus nulle part.
— Dites-moi donc ce qu'on y voyait.
— On y voyait des types bien tranchés, des bour-
geois qui se préparaient trois ans d'avance pour aller
passer, une fois en leur vie, tout un mois à Paris. Ils
faisaient leur testament, ma chère I Ceci n'est point
une plaisanterie; je vous en citerai vingt qui vivent
encore. Mais ce que j'ai vu le plus intimement dans ce
temps-îà, ce sont les nobles de campagne, car on les
appelait ainsi et pas autrement. C'étaient de bons petits
hobereaux qui avaient été forcés de se passer d'édu-
cation sous le régime révolutionnaire, et qui, comme
les seigneurs du moyen âge , se vantaient de savoir
tout au plus signer leur nom. Ils ressemblaient un peu
à des paysans et nullement à des bourgeois ; ils por-
taient de gros habits, quelquefois des sabots, avec dé
la poudre par parenthèse ; mais ils n'avaient pas l'al-
lure traînante et l'air hypocrite du paysan. Au con-
traire, ils étaient rogues, fanfarons, mécontents de
l'empire et en colère du matin au soir, ce qui nous
divertissait beaucoup, ma sœur et moi. Nous étions
des enfants, sans grand souci des choses politiques, et
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LB MARQUIS DB YILLBMBB. Itt
je me souviens de nos rires étouffés quand nous en-
tendions ces pauvres gentillâtres menacer M. de Buo-
naparte et jurer que leurs épées n'étaient pas encore
rouilléesl Dans ce temps-là, on voyait ses voisins
moins souvent qu'aujourd'hui, mais on les voyait plus
longtemps. Ils faisaient des visites de huit jours , et
on se liait bon gré, mal gré, avec des êtres ennuyeux,
mais qui vous étaient dévoués à l'occasion. J«*aute de
routes, ils vous arrivaient de huit à dix lieues, montés
sur des chevaux de ferme, avec leur dame en croupe
et quelquefois un enfant devant eux. Il y avait aussi
quelques élégants de village qui étaient encore habillés
en incroyables de 1810; ceux-ci venaient également
à cheval en bas blancs avec des escarpins, le tout re-
couvert d'un gros pantalon de drap à pieds qui se
boutonnait du haut en bas, et que l'on dépouillait
dans l'écurie avant de se présenter au salon. Eh bien !
après tout, c'était plus décent que de venir faire des
visites du matin en bottes à l'écuyère et en culottes
de daim , avec cette forte odeur de cheval dont les
femmes ne souffrent plus, le parfum du cigare de ces
messieurs leur ayant fait perdre l'odorat. Certes , un
gentilhomme de campagne d'à présent a l'air plus
cultivé que ceux dont je vous parle : h sait un cer-
tain nombre de choses dont tout le monde peut
causer: il lit des journaux, il a fait, ou son éducation,
ou plusieurs voyages dans les grands centres : mais il
s'est effacé dans le roulis général qui arrondit tous le»
cailloux de la même manière. 11 n'a plus de ces naïve-
Digitized by VjOOQ IC
m LB MARQUIS DU VILLBMBft.
tés qui semblaient si plaisantes; il ne demande plus
si Ton peut sortir dans les rues, le soir, à Paris, sans
danger des brigands , et si les femmes se promènent
toutes nues aux Champs-Elysées. Il ne baise plu:;
votre gant avant de vous le présenter, mais aussi il ne
le ramasse plus. Il ne méprise plus certaines femmes,
il les méprise toutes , et quant aux voleurs , il ne les
craint guère. 11 n'a pas le sou et ne va à Paris que
pour jouer à la bourse ou emprunter aux juifs I
Tu vois, chère Camille, par cet échantillon de nos
causeries, que la marquise voit en noir le temps pré-
sent, et tu peux aussi te faire une idée de celte vio
de parlage que tu me dis ne pas concevoir. A
propos de tout, elle a une critique motivée toute
prête, parfois gaie et bienveillante, parfois chagrine
et acerbe. Elle a trop parlé dans sa vie pour être beu^
rcuse. Penser à deux, à trois ou à trente continuelle-
ment, et sans jamais se recueillir, est, je crois, un
grand abus. On ne s'interroge plus soi-même, on
affirme toujours, sans quoi, la discussion finissant,
la conversation tomberait. Obligée à cet exercice,
j'y succomberais au doute ou au dégoût de mes stMii-
blables, si je n'avais la grasse matinée pour me ravoir
et me retrouver. Bien que madame de Villemer, par
son esprit et sa bonté, jette autant de charme que
possible sur ce stérile emploi du temps , il me tarde
que le \aarquis arrive et vienne prendre un peu sa
part de cette (lânerie oratoire...
Le marauis arriva en effet au bout d'une huitaine.
Digitized by VjOOQ IC
LB MARQUIS DB VILLBMBR. ISS
mais soucieux, préoccupé, et Caroline le trouva exces-
sivement froid avec elle. Il se plongea vite dans ses
études favorites, et on ne le voyait point paraître
avant l'heure du diner. Cette manière d*étre fut d*au-
tant plus sensible à mademoiselle de Saint*Geneix que
le marquis semblait faire plus d'efforts que par le
passé pour se tenir ferme dans la discussion avec
sa mère , et cela à la grande satisfaction de celle-ci ,
qui ne craignait au monde que la préoccupation et
le silence : si bien que Caroline, ne se voyant plus
nécessaire pour donner le coup de fouet à cette
causerie, et croyant remarquer qu'elle paralysait le
marquis plus qu'elle ne le servait, fut moins assidue
à profiter de sa présence et s'autorisa à se retirer
le soir de bonne heure.
IX
Lorsqu'au bout d'une autre semaine le duc arriva
à son tour, il fut surpris de cet état de choses. Fort
touché de la lettre que son frère lui avait écrite de
Polignac, mais devinant qu'il y avait en lui plus de
lutte contre lui-même que de parti pris, il avait à
dessein retardé son apparition, afin de donner ^ l'iso-
lement et à la liberté de la campagne le temps d'agir
«UT les deux cœurs qu'il avait cru éinouvoir par ses
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194 LB MAâQUIS DB VILLBMBR.
paroles, et qu'il s'attendait à trouver d'accord. Il n'avait
pas prévu l'absence de coquetterie ou d'imagination
chez Caroline , l'effroi réel , la résistance sérieuse , le
combat intérieur chez le marquis. — Qu'est-ce donc?
se demanda-t-il en voyant que même la disposition à
Tamitié semblait avoir disparu. Est-ce la morale qui
a si vite éteint le feu? Mon frère a-t-îl fait une tenta-
tive inutile? Son redoublement de tristesse est -il
crainte ou dépit? Cette fille est- elle prude? NonI
Ambitieuse? NonI Le marquis n'aura pas su s'expli-
quer. Il aura gardé tout son esprit pour ses livres,
quand il eût fallu le mettre au service de sa passion
naissante.
Le duc ne se pressa pourtant pas de pénétrer la
vérité. Il était livré à de grandes irrésolutions. Il avait
réussi à connaître l'état des affaires du marquis.
Celui-ci n'avait plus que trente mille francs de rente,
dont douze mille étaient servis à son frère à titre
de pension. Le reste était consacré presque entière-
ment à l'entretien et au service de sa mère, et lui-
même vivait dans la terre qui lui appartenait , sans y
faire plus de dépense pour son propre compte que
s'il eût été Thôte discret du manoir.
Le duc était navré de cette situation , qui était son
ouvrage, et dont le marquis paraissait ne pas s'occu-
per. II avait supporté sa propre déchéance de la façon
la plus brillante. Il s'était montré véritablement grand
seigneur, et s'il avait perdu beaucoup de compagnons
de plaisir, il s'était reconnu plusieurs amis fidèles. Il
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Lii xMAHQUIS DE YILLEMBB. 1Î5
avait grandi dans l'opinion du monde, et on lui par-
donnait d'avoir porté autrefois le trouble et le scan-
dale dans plusieurs familles en voyant qu'il expiait
sa vie ardente et sans frein avec courage et fierté.
11 avait donc saisi avec esprit le rôle qui lui convenait
désormais; mais il y avait un repentir qui trouWait
son équilibre, et il s'agitait autour de ce repentir avec
moins de clairvoyance et de résolution que s'il se
fût agi de lui-même. Foncièrement bon dans son
manque de raison , il cherchait ce qu'il pourrait faire
pour rendre son frère heureux. Tantôt il se persuadait
qu'il fallait mettre l'amour dans sa vie de recueille-
ment et de médiocrité, tantôt il pensait à le lancer
dans l'ambition , en brusquant ses répugnances et en
cherchant de nouveau à lui suggérer l'idée d'un grand
mariage.
Ce dernier parti était aussi le rêve de la marquise.
Elle l'avait toujours caressé et s'y livrait plus que
jamais, croyant que son enthousiasme maternel pour
la générosité du marquis serait partagé par quelque
héritière accomplie. Elle confia au duc qu'elle était
en pourparlers avec son amie la duchesse de Dunières,
pour faire épouser au marquis une Xaintrailles, orphe-
line très-riche et réputée belle, qui s'ennuyait au cou-
vent et se montrait pourtant exigeante sur le mérite et
la qualité. D'après tous ses renseignements , l'affaire
était possible ; mais il fallait qu'Urbain s'y prêtât, et il
ne s'y prêtait pas, disant qu'il ne saurait jamais S6
marier, si l'occasion ne venait le trouver, et qu'il était
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IBO LB MARQUIS DB VILLBMBR.
rhomme le plus incapable qui fût au monde d'aller
voir une femme inconnue avec l'intention de lui plaire.
— 'lâchez donc, mon fils, dit la marquise au duc
dès le lendemain de son arrivée, de le faire revenii
de cette sauvagerie. Moi, j'y perds mon latin I
Le duc tenta l'entreprise, et trouva son frère incer-
tain, nonchalant, ne disant pas non, mais se refusant
à toute démarche, et disant qu'il fallait attendre un
hasard qui lui ferait rencontrer la personne; que si
elle lui plaisait, il tâcherait de savoir plus tard si elle
n'avait pas d'éloignement pour lui. 11 n'y avait rien
à faire pour le moment, puisqu'on était à la cam-
pagne. Rien ne pressait, il ne se sentait pas plus mal-
heureux que de coutume, et il avait beaucoup à tra-
vailler.
La marquise s'impatienta de ces atermoiements et
continua d'écrire, prenant le duc pour secrétaire
dans cette aflaire, qui n'était pas du ressort de Caro-
line.
Le duc, voyant clairement que, pendant six grands
mois, ce mariage ne pourrait avancer d'un pas, re-
vint à ridée de distraire provisoirement le marquis
par un roman à la campagne. L'héroïne était sous la
main, et elle était charmante. Elle soutfrait peut-être
un peu du refroidissement très-visible de M. de Vil-
lemer. Le duc s'attacha à savoir la cause de ce refroi-
dissement. II échoua absolument, le marquis fut
impénétrable. Les questions de son frère parurent
l'étonner
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LB UARQUIS DB VILLBMBR. If9
Ia fait est que jamais Tidée de faire la cour à ma-
demçiselle de Saint-Geneix n'était entrée dans son
esprit. Il s*en fût fait un cas de conscience des plus
gi*aves, et il ne transigeait pas avec sa conscience. II
avait subi insensiblement le charme très-vif et très-
réel de Caroline, il s'y était livré sans arrière-pensée;
puis son frère, en cherchant à exciter sa jalousie, lui
avait fait découvrir un penchant trop prononcé dans
cette sympathie sans nom. 11 avait horriblement souf-
fert pendant quelques jours. 11 s'était demandé s'il
était libre, et il s'était vu placé entre une mère qui
souhaitait pour lui un grand mariage et un fils auquel
il devait les débris de sa fortune. Il avait prévu d*ail-
leurs une résistance invincible dans les scrupules de
fierté de mademoiselle de Saint-Geneix. Déjà il con-
naissait assez son caractère pour être certain qu'elle
ne consentirait jamais à se pliacer entre sa mère et
lui. Également résolu à ne pas faire la sottise de se
rendre inutilement importun et à ne pas commettre
la lâcheté de surprendre la bonne foi d'une belle
âme, il travailla à se vaincre, et parut s'être miracu-
leusement vaincu. Il joua son rôle assez bien pour
que le duc y fût trompé. Tant de courage et de déli-
catesse dépassait peut-être la notion que celui-ci avait
d'un devoir de ce genre. — Je m'étais abusé, pensa-
t-il, mon frère est absorbé par la science Je Thistoire.
C'est de son livre qu'il faut lui parler.
Dès lors, le duc se demanda à quoi il allait em-
ployer son imagination pendant six mois d'une vie
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lae LE MARQUIS DB VILLBMBR.
inactive. Chasser, lire des romans, causer avee sa
mère, composer quelques romances, ce n'était pa5
assez pour un esprit aussi fantaisiste, et naturelle-
ment il se mit à penser à Caroline comme à la s<^ule
personne qui pût jeter un peu de poésie et d*intrigue
dans son cerveau. Il était décidé à passer la moitié dG
Tannée à Séval, et c'était là une très-noble résolution
pour un homme qui n'aimait la campagne qu'avec
un grand train. Il voulait, en vivant sur le pied le
plus modeste chez son frère, durant six mois tous les
ans, refuser tous les ans six mille francs sur sa pen-
sion, et si le marquis repoussait ce sacrifice, il em-
ploierait la somme en réparations et en améliorations
au manoir fraternel; mais il fallait une amourette
pour couronner toute cette vertu, et là s'arrêtait la
vertu du brave duc.
— Comment faire, se disait-il, à présent que je lui
ai donné, ainsi qu'à ma mère, ma parole d'honneur de
ne pas m'occuper d'elle? Il n'y a qu'un moyen, plus
simple peut-être que tous les moyens ordinaires et
rebattus : c'est d'être aux petits soins, mais avec une
apparence de désintéressement absolu; du respect
sans galanterie, de l'amitié toute bonne, toute franche,
et qui lui inspirera une confiance réelle. Comme avec
tout cela il ne m'est point défendu d'avoir de l'es-
prit, de la grâce, et d'être aussi parfaitement aimable
et dévoué que je le semis en montrant mes préten-
tions, il est fort probable qu'elle y sera sensible, et
que d'elle-même elle me relèvera peu à peu de mon
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LB MARQUIS DB VILLBMBIL It»
serment. Une femme est toujours étonnée qu'au bout
de deux ou trois mois d*intimité affectueuse , on ne
lui dise pas un mot d*amour. Et puis, elle aussi s*eu-
Duiera, puisque les yeux de mon frère ne lui parleni
plus... Nous verrons bien. Allons, ce sera très-nou-
veau et très-piquant de conquérir un cœur qu'on tient
en éveil sans en avoir Tair, et d'assister au désarme-
ment d'une vertu sans paraître l'avoir provoqué. J'ai
vu ce manège chez les coquettes et chez les prudes,
mais je suis curieux de voir comment mademoiselle
de Saint-Geneix, qui n'est ni coquette ni prude, s'y
prendra pour accomplir cette évolution.
Ainsi occupé par une puérilité d'amour-propre, le
duc ne s'ennuya plus. II n'avait jamais aimé la dé-
bauche brutale, et ses débordements avaient toujours
conservé un cachet d'élégance. Il avait tant usé et
abusé de la vie qu'il était assez usé lui-même pour se
contenir sans grand effort. Il l'avait dit, il n'était pas
fâché de se refaire une santé et une jeunesse, et
même par moments il s'imaginait retrouver peut-être
la jeunesse du cœur, dont ses manières et son lan-
gage avaient su garder les apparences. De ce que son
cerveau travaillait encore à un roman pervers, il con-
cluait qu'il pouvait être encore romanesque.
Il manœuvra si habilement, que mademoiselle de
Saint-Geneix eut la modestie d'être complètement
dupe de sa feinte loyauté. Voyant qu'il ne cherchait
jamais à être seul avec elle, elle ne l'évita plus. El
tandis que, sans la perdre des ^eux, il faisait nûtre
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180 LB MARQUIS DB VILLBMBR.
de la façon la plus naturelle et la moins prévue f^n
apparence l'occasion de la rencontrer dans ses pr*!-
menades, il mettait à profit ses rencontres pour pa-
raître ne point désirer les prolonger, et pour s*è\ol
gner lui-même d'un air de discrétion et avec une
nuance de regrets sans trop d'efforts, qui conciliait la
politesse aimable avec l'indiflérence provoquante.
11 déploya toute cette science sans que Caroline en
prît le moindre soupçon. Sa propre franchise ne lui
permettait pas de deviner un plan de cette nature.
Au bout de huit jours, elle était aussi à l'aise avec lui
que si elle n'eût jamais conçu de méfiance, et elle
écrivait à madame Heudebert :
« Le duc est bien changé à son avantage depuis
l'événement de famille qui Ta fait rentrer en lui-
même, ou bien il n'a jamais mérité les accusations
de madame de D. C'est {)eut-être cela qui est vrai,
car je ne puis croire qu'un homme si exquis de ma-
nières et de sentiments ait jamais voulu peixire une
femme pour le seul plaisir d'avoir une victime à affi-
cher. HIe prétendait (madame de D.) qu'il avait agi
ainsi, avec toutes ses conquêtes, par libertinage et
vanité. Le libertinage, je ne sais trop ce que c'est
dans l'existence d'un homme de haut rang. J'ai vécu
avec des gens sages, et je n'ai vu la débauche que
chex ces pauvres ouvriers qui perdent la raison dans
le vin et battent leurs femmes dans des accès de fré-
nésie mortelle. Si le vice des grands seigneurs con*
ûste à compromettre les fenunes du monde, il fam
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LB ICA&QUIS DB YILLBICBR. Itl
qu'il y ait bien des femmes du monde susceptibles
de se laisser compromettre, puisqu'on attribue vn ri
grand nombre de victimes au duc d'AIéria. Moi, je ne
le vois point occupé de femmes et je ne Tentends
jamais mal parler d'aucune en particulier. Bien au
contraire, il loue la vertu et déclare qu'il y croit. Il
semble n'avoir jamais rien eu à se reprocher en fait
de perfidie, car il établit une différence bien marquée
entre celles qui consentent à se perdre et celles qui
n'y consentent pas. Je ne sais s'il en impose, mais il
a r«ir d'avoir aimé avec respect et sincérité. Ni sa
mère ni son frère n'ont l'air d'en douter, et moi
j'aime à croire que c'est une nature sincère, mais
inconstante, qu'il a fallu être bien crédule ou bien
vaine pour espérer de fixer. Qu'il ait été libéral avec
excès, joueur, oublieux de ses devoirs de famille,
enivré de luxe et d'enfantillages indignes d'un homme
sérieux, cela je n'en doute pas, et c'est là que je vois
sa faiblesse de jugement et sa vanité; mais ce sont
âcîs défauts et les malheurs de l'éducation et d'une
^ie trop privilégiée au début. Ces gens-là n'ont pas été
avertis du devoir par la nécessité, et on leur a en-
seigné tout ce qu'il y a de plus contraire à l'écono-
mie et à la prévision. Est-ce que notre pauvre père
ne s'est pas ruiné, lui aussi, et qui oserait dire qu'il
y eut de sa faute? Quant à de la fatuité, j'ai beau en
chercher chez le duc, je n'en vois pas la moindre
trace. 11 est aussi simple ici qu'un bon hobereau de
campagne. Il s'habilla d'une vareuse de trente francs
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I8S LB MARQU/S DB VILLBMBR.
et gagne tous les cœurs par sa bonhomie et sa sim-
plicité. Jamais il ne fait allusion à ses triomphes pas-
sés, et jamais il ne se targue d*aucun de ses avan-
tages, qui sont cependant réels, car il a un esprU
charmant; il est toujours très-beau, il chante à ravir,
il compose même un peu : ce n*est pas bon, mais
cela a une certaine élégance, 11 cause à merveille,
sans beaucoup de fonds, car il n'a lu ou retenu que
des choses frivoles ; mais il en convient avec candeur,
et les choses sérieuses sont loin de lui déplaire, car il
interroge son frère à tout propos et l'écoute avec
intelligence et respect.
« Quant à celui-ci, c'est toujours le même miroir
sans tâche, l'exemple de toutes les vertus, de toutes
les bontés, et la modestie en personne. Il est très-
occupé d'un grand travail historique dont son frère
dit merveilles, et cela ne m'étonne pas. La nature
serait bien illogique, si elle lui avait refusé la faculté
d'exprimer le monde d'idées fortes et de sentiments
vrais dont elle a doué son âme. 11 y a en lui comme
un recueillement religieux de son œuvre qui le rend
plus réservé avec moi et plus expansif avec sa mère
et son frère qu'il ne Tétait précédemment. Je m'en
réjouis pour eux, et quant à moi, je ne m'en forma-
lise pas; il est bien naturel qu'il n'attende de moi
aucune lumière «ur de si graves sujets, et qu'il soit
porté à interroger des personnes plus mûres et plus
versées dans la science des faits humains. A Paris, il
m'avait témoigné beaucoup d'intérêt, surtout le jour
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^"wr^
LE MARQUIS DB YILLBMBR. 18S
ùù son frère crut pouvoir se permettre de me taqui-
ner; mais de ce qu'il ne m*a plus témoigné cet inté-
rêt particulier, je n'en conclus pas qu'il ait cessé
d'exister, et qu'il ne dût pas se réveiller dans Tocca-
âon. Une occasion de ce genre ne se présentera plus,
puisque le duc est si parfaitement amendé; mais je
n'en suis pas moins reconnaissante d'avoir pu compter
Bur une protection aussi précieuse. »
On voit que si Caroline s'afifectait intérieurement du
changement de manières de M. de Villemer, c'était à
son insu et sans vouloir s'arrêter à une vague bles-
sure. L'amour-propre de la femme n'y était pour rien.
Elle sentait bien n'avoir pas démérité de son estime,
et comme elle n'attendait et ne désirait rien de plus,
elle mettait tout sur le compte d'une préoccupation
respectable.
Néanmoins, elle eut beau s'en défendre, elle sentit
qu'elle s'ennuyait. Elle se garda bien de l'écrire à sa
sœur, qui n'eût pas su lui donner du courage, qui lui
écrivait des lettres tendres, mais remplies de condo-
léances et de plaintes sur son sacrifice et son éloi-
gnement. Caroline ménageait cette âme douce et
craintive qu'elle s'était habituée à chérir maternelle-
ment, et qu'elle s'efforçait de soutenir en se montrant
tonjour» aussi également forte et tranquille qu'elle
rétait dans l'acception générale de son caractère; mais
elle avait des heures de profonde lassitude où l'effroi
de l'isolement lui serrait le cœur. Quoiqu'elle fût plus
captive et plus assujettie, durant une partie de la
•
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IM LB MARQUIS DB YILLBICBR.
joamée, qu'elle ne Tavait été dans sa famille^ elle
avait ses matinées et la dernière heure du soir pour
savourer Taustérité de la solitude et pour interroge
sa propre destinée, liberté dangereuse qui ne lui avait
jamais été permise lorsqu'elle avait eu quatre enfants
et uû ménage nécessiteux sur les bras. Elle se réfugiait
dans la poésie des contemplations et y trouvait une
douceur enchanteresse par moments; par moments
aussi, une amertume sans cause et sans but lui ren-
dait la nature ennemie, la marche fatigante et le som-
meil accablant.
Elle se débattait avec courage, mais ces accès de
mélancolie n'échappèrent point à l'œil attentif du duc
d'Âléria. Il remarquait, en de certains jours, une
nuance bleuâtre qui semblait creuser son orbite et
une certaine résistance involontaire dans les muscles
du sourire. Il pensa que l'heure approchait, et il ap-
puya sur le système qu'il avait adopté. Il fut plus pré-
venant et plus attentif, et lorsqu'il la vit reconnais-
sante, il se hâta de lui rappeler délicatement que
l'amour n'y était pour rien. Ce grand jeu fut encore
en pure perte. Caroline était trop simple pour que
l'habileté n'échouât pas auprès d'elle. Quand le duc
l'entourait d'attentions délicates et charmantes, elle
croyait à son amitié, et quand il s'efforçait de la
piquer par des restrictions, elle se réjouissait d'autant
mieux qu'il n'y eût là que de l'amitié. L'amour-propre
ne permit pas au duc de voir clair dans la seconde
phase de son entreprise. La confiance était venue;
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LB MARQUIS DB VILLBUBR. ISft
maïs, en récaiité, Caroline pouvait ouvrir les yeux sans
autre douleur qu'un profond étonnement et une dédai-
gneuse pitié. Le duc espérait chaque matin voir
naître le dépit ou I*impattence. Il ne pouvait c#o-
stater qu'un peu de tristesse dont il s'attribuait naï-
vement la cause et qui le réjouissait doucettement,
mais qui ne le satisfaisait pas. Je l'aurais crue plus
vive, pensait-il; il y a dans son chagrin un peu d'iner^
tie et plus de douceur que de chaleur.
Peu à peu cette douceur le charma. Il n'avait Ja-
mais rien vu de pareil à cette résignation supposée. Il
y voyait une modestie intérieure, un découragement
de plaire, une soumission tendre qui l'émurent. Elle
est bonne avant tout, se dit-il encore, bonne comme
un ange. On serait bien heureux avec cette femme-là,
elle serait si reconnaissante et si peu querelleuse!
Vraiment elle ne sait ce que c'est que de faire souffrir,
elle garde tout pour elle-même.
A force de gucder sa proie, le duc se sentit fasciné,
et l'attendrissement le gagna. Il fut forcé de recon-
naître qu'il se troublait auprès d'elle et que sa propre
cruauté le gênait beaucoup. Au bout d'un mois, il
commençait à perdre patience et à se dire qu'il fallait
hâter le dénoûment ; mais cela lui apparut tout à coup
extrêmement difllcile. Caroline avait encore trop de
vertu pour lui permettre de manquer à sa parole,
car en brusquant tout, il pouvait tout perdre.
On jour, en entrant chez sa mère :
«— le viens, dit-il, de m'amuser beaucoup en mon-
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196 LE MARQUIS DB YILLBMER.
tant un poulain de votre ferme. Cela ressemble à un
sanglier et trottine de ràême. Il a du feu, des jambes,
et c'est très-doux. Mademoiselle de Saint-Geneix pour-
rait le monter, si par hasard elle aimait Téquitation,
— Je l'aime beaucoup, répondit-elle, mon père
tenait à cela, et je n'avais pas de chagrin à le con-
tenter.
^ Alors vous êtes excellente écuyère, je parie?
— Non, j'ai de l'aplomb et la main légère, comme
toutes les femmes.
— Comme toutes les femmes qui montent bien, car
en général les femmes sont nerveuses et veulent mener
les hommes et les chevaux de la même façon ; mais ce
n'est pas là votre caractère I
— En fait de gens, je n'en sais rien. Je n'ai jamais
essayé de mener personne.
— Oh I vous essayerez bien quelque jour?
— Ce n'est pas probable.
— Non, dit la marquise, ce n'est pas probable. Elle
ne veut pas se marier, et, dans sa position, elle a
grandement raison.
— Oh! certes, reprit le duc; le mariage sans for-
tune doit être un enfer I
Il regarda Caroline pour voir si elle serait émue
d'une pareille déclaration. Elle resta impassible,
elle avait renoncé au mariage sincèrement et sans
retour.
Le duc, voulant juger si elle se cuirassait contre
ridée d'une faute sans réparation, ajouta, pour ne
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I,B MARQUIS DE VILLEMSB. 137
rien compromettre trop gravement : — Oui , ce doit
être l'enfer, à moins d'une grande passion qui donne
l'héroïsme de tout subir,
Caroline resta lout aussi calme et comme étrangère
k la question.
— Ah I mon fils, dit la marquise, quelle niaiserie
nous contez- vous là? Vous avez des jours où vous
parlez comme un enfant I
— Mais vous savez bien que je suis très-enfant, dit
le duc, et j'espère Tétre encore longtemps.
— C'est l'être beaucoup trop que de mettre une
chance de bonheur dans la misère, dit la marquise,
qui avait besoin de discuter. 11 n'y en a pas, la misère
tue tout, même l'amour.
— Est-ce votre opinion , mademoiselle de Saint-
Geneix? reprit le duc.
— Ohl je n'ai pas d'opinion là-dessus, répondit-
elle. Je ne sais rien de la vie, passé une certaine limite,
mais je serais portée à croire ici madame votre mère
plutôt que vous. Je l'ai connue, la misère, et si j'ai
souffert, c'est en la sentant peser sur ceux que j'ai-
mais. 11 ne faut donc pas compliquer ni étendre sa vie
quand elle est déjà si difficile. C'est chercher le dés-
espoir.
— Mon Dieu f tout est relatif, dit le duc. Ce qui est
la misère pour les uns est l'opulence pour les autres.
Est-ce que vous ne seriez pas très-riche avec douze
mille livres de rente?
— Oh ! certes, répondit Caroline sans se rappeler el
8.
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138 LB MARQCIS DB YILLBMBa.
peut-être même sans savoir que c'était justement le
chiffre de la pension de son interlocuteur.
— Eh bien I reprit le duc, qui voulait d'un mot dé-
cocher une espérance afin de pouvoir la retirer avec
un autre mot, — toujours histoire d'agiter ce cœur
placide ou craintif, — si quelqu'un vous offrait une
petite existence comme celle-là avec un amour vrai?
— Je ne pourrais pas l'accepter, répondit Caroline ;
j'ai quatre enfants à nourrir et à élever, aucun mari
n'accepterait ce passé-là I
— Elle est charmante I s'écria la marquise, elle parle
de son passé comme une veuve !
— Ah ! je n'ai pas parlé de la veuve, ma pauvre
sœur I Avec moi et une vieille bonne qui nous est atta-
chée, et qui partagera le dernier morceau de pain de
la maison, nous sommes sept, ni plus ni moins* Voyez-
vous d'ici le jeune homme à marier avec ses douze
mille livres de rente? Je crois décidément qu'il ferait
une mauvaise affaire !
Caroline parlait toujours de sa situation avec une
gaieté sans affectation qui montrait la sincérité de son
"^X ïne. — Eh bien! au fait vous avez raison, dit le duc,
TOUS vous tirerez mieux de la vie toute seule avec ce
beau courage et cette vaillance d'esprit. Je crois que
vo us et moi nous sommes les seules personnes vrav-
m ent philosophes qu'il y ait. Je regarde la pauvreté
GO mme rien quand on n'est responsable que de sor
propre consentement, et je dois dire que je n'ai jamais
été aussi heureuiL que je le suis.
Digitized by VjOOQ IC
LB MARQUIS DB VILLBMBft. IM
— Tant mieux , mon fils, dit la marquise avec une
ruance imperceptible de reproche que le duc sentit
i.ussitôt, car il se hâta d'ajouter :
— Je serai complètement heureux le jour oà mon
frère fera le mariage en question, et il le fera, n'est-ce
pas, chère maman?
Caroline fit un mouvement pour regarder la pen-
dule. — Non, non! elle va bien, dit la marquise. Il n'y
a pas de secrets pour vous désormais, chère petite, et
vous devez apprendre que j'ai reçu de bonnes nou-
velles aujourd'hui relativement à un grand projet que
j'ai pour mon fils. Si je ne me suis pas servie de votre
belle main pour traiter la chose, c'est pour de tout
autres raisons que la méfiance. Tenez, lisez-nous cette
lettre que mon fils aîné ne connaît pas.
Caroline eût voulu s'abstenir de regarder aussi avant
dans les secrets de la famille et dans ceux du marquis
particulièrement. Elle hésita : — Monsieur le mar-
quis n'est pas ici, dit-elle; j'ignore s'il approuvera,
pour son compte, toute la confiance dont vous m'ho-
norez...
— Oui certes, répondit la marquise. Si j'en doutais,
je ne vous prierais pas de lire. Allons, très-chère I
Il n'y '"vait pas trop à répliquer avec la marquise
Caroline lyt ce qui suit :
« Oui, chère amie, il faut que cela réussisse, et cela
réussira. Il est vrai que la fortune de mademoiselle
de X... s'élève à quatre millions tout au moins, mais
elle te sait et n'en est pas plus fière. Au contraire.
Digitized by VjOOQ IC
140 LE MARQUIS DB VILLBMBR.
après uiie nouvelle tentative de ma part, elle m'a dît,
pas plus Krd que ce matin : « Vous avez raison» chère
man*aine, j'ai le droit et le pouvoir d'enrichir un
homme de vrai mérite. Tout ce que vous me dites du
fils de votre amie me donne une grande idée de lui.
Laissez-moi achever mon deuil au couvent, et je con-
sens à le voi^ chez vous l'autonme prochain. »
« Il est bien entendu que, dans tout cela, je n'ai
nommé personne ; mais l'histoire de vos deux fils et
la vôtre sont assez connues pour que ma chère Diane
ait deviné. Je n'ai pas cru devoir m'abstenir de faire
valoir à l'occasion la belle conduite du marquis. Le
duc son frère l'a proclamée lui-même en tous lieux
avec une sensibilité qui lui fait honneur. Ne prolongez
donc pas trop avant dans la mauvaise saison votre
retraite à Séval. 11 ne faut pas que Diane voie trop de
monde avant 1 entrevue. Le monde ôte toujours, même
aux âmes les plus candides, cette première fraîcheur
de croyance et de générosité que j'admire et que j'en-
tretiens de mon mieux chez ma noble filleule. Vous
continuerez mon ouvrage quand elle sera votre fille,
ma digne amie I C'est le plus ardent de mes vœux de
voir votre cher fils recouvrer la place qui lui est due
dans le monde. 11 est beau à lui de l'avoir perdue sans
sourciller, et ce qu'une personne de race peut faire
de plus beau, c'est de la lui rendre. C'est un devoir
pour les filles des preux de donner ces grands exem-
ples (le fierté d'âme à messieurs les parvenus du jour,
et comme je suis une de ces filles-là, je tiens à réussir.
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LE MARQUIS DB VILLBMBR. lii
et j'y mets tout mon cœur, toute ma religion, tou-
mon dévouement pour vous.
« D*'" DE DuNiÈREs, née de Foiitabques. •
Le duc eût pu regarder Caroline après la lecture de
cette lettre, où sa voix n'avait pas faibli ; il n'eût pas
surpris en elle le moindre effort, le moindre senti-
ment personnel qui ne fût en harmonie avec la satis-
faction qu^il éprouvait lui-même ; mais il ne songea
nullement à l'observer. En présence d'un fait de fa-
mille aussi important, la pauvre Caroline n'était dans
sa vie qu'une pensée accidentelle bien secondaire, et
il se fût fait un reproche de se rappeler qu'elle existait
lorsqu'il voyait dans l'avenir de son frère l'action d'une
providence réparatrice du mal qu'il avait causé. —
Oui ! s'écria-t-il en baisant avec joie les mains de sa
mère, oui, vous redeviendrez heureuse, et je cesserai
de rougir. Mon frère sera l'homme, le chef de la fa-
mille! Le monde entier connaîtra son éclatant mérite,
car sans la fortune, aux yeux de la plupart, le talent
et la vertu ne suffisent pas. Il aura donc tout pour lui,
ce cher frère I gloire, honneur, crédit , puissance, et
tout cela en dépit des petits beaux de la cour ci-
toyenne, et sans plier d'une ligne devant les préten-
dues nécessités de la politique I Ma mère, vous avez
montré cette lettre à Urbain ?
— Oui, mon fils, à coup sûr.
— Et il est satisfait? Les choses en aussi bonne voie;
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142 LB MARQUIS DB VILLBMBR.
la personne prévenue en sa faveur, acceptant d'avance,
et ne demandant qu'à le voir... "
— Oui , mon anai , il a promis de se laisser pré-
senter.
— Victoire I s*écria le duc. Alors soyons gais, fai-
sons des folies I J'ai envie de sauter au plafond, j*ai
envie d'embrasser... n'importe qui! Permettez-vous
que j'aille embrasser mon frère, chère maman?
— Oui, mais ne le félicitez pas trop ; il s*effarouchi
de tout ce qui est nouveau, vous savez?
— Oh I soyez tranquille, je le connais.
Et le duc, encore fort agile malgré un peu d'em-
bonpoint et quelques avaries dans les articulations,
sortit en gambadant comme un jeune écolier.
H trouva le marquis plongé dans son travail. — Je
te dérange? Tant pis! s'écria-t-il. Il faut que je te
serre dans mes bras; ma mère vient de me lire la
lettre de la duchesse de Dunières.
— Mais, mon ami, ce n'est pas fait, ce mariage,
répondit le marquis en recevant l'étreinte fraternelle,
■^j'est fait si tu le veux , et tu ne peux pas ne pas
le vou/oir.
— Mon ami, j'aurais peut-être beau vouloir; il faut
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LB MARQUIS DB YILLBMBB. 141
être charmant pour soutenir la brillante réputation
que m'a faite, beaucoup trop à tes dépens selon moi,
cette vieille duchesse.
— La duchesse a bien fait, elle n'en a pas assez dit.
j'ai envie d'aller la trouver pour qu'elle sache bien
tout. 11 croit n'être pas charmant 1 voyez un peu
Comme il se connaît I
— Je me connais trop, reprit M. de Villemer, je ne
m'abuse pas.
— Mais, que diable! te prends-tu pour un ours?
Tu avais bien séduit madame de G..*, ^ personne la
plus réservée qui fut au monde.
— Ahl je t'en supplie, ne me parie pas d'elle; tu
me rappelles tout ce que j'ai souffert avant de pouvoir
lui donner confiance en moi , tout ce que j'ai souffert
ensuite pour que cette confiance ne fût pas à chaque
instant reprise... Vois-tu,... ajouta le marquis, s'ou-
bliant un peu, les gens passionnés n'ont pas d'esprit!
ru ne sais pas cela, toi , qui inspirais l'engouement à
première vue, et qui d'ailleurs ne cherchais pas un
amour exclusif pour toute la vie. Je ne sais dire à une
femme qu'un seul mot : faime, et si elle ne comprend
pas que *oute mon âme est dans ce mot-là, je ne
pourrai jamais en ajouter un autre.
— £h bieni tu aimeras Diane de Xaintrailles, et
eDe le comprendra, ton mot suprême !
~ Mais si je ne l'aime pas, moi?
— Mais, mon cher, elle est charmante I Je l'ai vue
toute petite, c'est un vrai chérubin)
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144 LB MARQUIS DB YILLBMBR.
— Tout le monde la dit charmante ; mais si elle œ
me plaît pas? Ne dis pas qu'il n'est pas nécessaire
d'adorer sa femme, qu'il suffit de l'estimer et de la
savoir agréable. Je ne veux pas discuter là- dessus,
c'est mutile. Ne voyons que la question de se faire
agréer. Si je n'aime pas, je *ne saurai pas me fairi
aimer, et dès lors je n'épouserai pas.
— On dirait vraiment que tu comptes là-dessus!
s'écria le duc avec un vrai chagrin. Ah I ma pauvre
mère qui est si heureuse de son espérance ! Et moi qui
me croyais absous par la destinée ! Urbain, il faut donc
que nous soyons maudits tous les trois ?
— Nonl répondit le marquis ému; ne désespérons
pas. Je travaille à modifier mon farouche caractère.
Sur l'honneur, j'y travaille de tout mon pouvoir ; je
veux mettre fin, à cette existence agitée, stérile!
Donnez-moi Tété pour triompher de mes souvenirs,
de mes doutes, de mes appréhensions; vrai! je veux
vous rendre heureux, et Dieu viendra peut-être à
mon secours.
— Merci, frère, tu es le meilleur des êtres! ré-
pondit le duc en l'embrassant encore. Et comme le
marquis était ébranlé, il remmena promener pour lo
distraire de son travail et pour le maintenir dans sea
bonnes dispositions.
Il fit alors ce qu'Urbain avait fait pour le conquérir
le jour de leur première efi*usion. Il se fit faible et
souffrant de cœur pour ramener chez lui la force et
la volonté. Il exprûna vivement ses remords et le
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LB MARQUIS DB VILLBMBR. 145
besoin qu'il avait d'un appui moral. — Deux malheu-
reux ne peuvent rien l'un pour l'autre, lui dit-il ; ta
mélancolie a en moi son contre-coup fatal ; elle m'ac-
cable. Le jour où je te verrai heureux, l'énergie véri-
Uiblc, la joie de vivre me reviendront.
Urbain, touché, renouvela sa promesse, et comme
elle lui coûtait infiniment, il s'efforça de s'en dis-
traire en ramenant la gaieté dans le babil de son
frère ; ce ne fut pas long, et le duc ne se fit guère
prier pour revenir à ses grandes préoccupations favo-
rites.
— Tiens! lui dit-il en le voyant sourire, tu me por-
teras bonheur dans tout I Je me rappelle maintenant
que depuis quelques jours j'avais une assez vive con-
trariété; cela me rendait maussade, maladroit; je n€
voyais plus cliîir dans mon esprit. J'étais bête à faire
peur. Je suis sûr que maintenant je vais recouvrer
mes facultés.
— Encore quelque histoire de femme? dit le mar-
quis, maîtrisant une vague et soudaine inquiétude.
— Et que veux -tu que ce soit? Cette petite de
Saint-Geiieix m'occupe peut-être plus qu'il ne fau-
drait I
— C'est ce qu'il ne faut pas, répliqua vivement le
marquis. Ne l'as-tu pas juré à ma mère?... Elle me-
l'a dit... Aurais-tu trompé ma mère?
— Non, pas du tout : mais je voudrais bien être
forcé de la trom per I . . .
— Forcé 1 Je ne t'entends point.
9
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iàQ LB MARQUIS DE TILLBMEIU
— Mon Dieul voilà où j'en sais! — Et le uu« »«*
conta à son frère comme quoi il lui avait menti d'a-
bord en se slisant amoureux de Caroline» dans la
louable intention de le rendre amoureux d'elle,
comme quoi, voyant qu'il n'y avait pas réussi, il avait
conçu le plan de se faire aimer sans aimer lui-même,
( t comme quoi enfin il était devenu amoureux tout
de bon sans certitude d'être payé de retour. Pourtant
il ajouta qu'il comptait sur la victoire pour peu qu'il
eût le courage de ne pas se déclarer, et il raconta
tout cela dans des termes si délicats ou si ambigus
qu'il ne fut pas permis au marquis de lui faire la mo-
rale sans se montrer ridicule. Puis, quand celui-ci,
revenu de sa stupeur, essaya de lui parler du repos
de leur mère, de la dignité de leur intérieur, n'osant,
dans son trouble, articuler quoi que ce soit sur le
respect dû à Caroline, le duc, craignant tout à coup
que son frère ne se fît un devoir de l'avertir, jura
qu'il ne ferait rien pour la séduire, mais que si d'elle-
même elle se jetait vaillamment dans ses bras à un
moment donné, sans conditions et sans calcul, il était
capable de l'épouser. Était-il sincère cette fois? Oui,
probablement, comme il l'avait toujours été lorsque le
désir lui avait fait paraître possible tout ce que la pas«
si on lui avait ensuite fait éluder.
Comme il parlait avec une certaine conviction, le
marquis n'osa se prononcer contre cette récidive inat-
tendue de son étrange projet. II savait que leur mère
ne comptait pas pouvoir foire faire un bon mariage à
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LB MARQUIS OB VILLBMBR. l«l
eeluî de ses fils qui n'offrait plus la garantie du carac-
tère, et le duc lui prouvait par des raisonnenr*ents
assez serrés que celui-là seul était le maître de son
avenir qui n'avait plus d'ambition permise. — Tu
vois, lui dit-il en terminant, que tout ceci est très-
sérieux. J'ai voulu encore une fois tendre un piège,
je le confesse, mais en me réservant de n'en pas pro-
fiter, ce qui n'était qu'un jeu sans conséquence. Je
me suis pris dans mes propres filets, et j'en soui&«
beaucoup; je ne te demande pas de m'assister, mais
je te défends, au nom de l'amitié, d'influencer per-
sonne autour de nous, car si tu effrayes mademoiselle
de Saint-Geneix, tu m'exaspéreras peutrêtre, et je no
réponds plus de rienr ou si tu parviens à me faire
renoncer à elle, c'est elle qui, exaspérée, fera peut
être quelque tolîe dans l'esprit de ma mère. Puisque^
les choses en sont à ce point, qu'elles ne peuvent se
dénouer que par l'imprévu, ne t'en mêle pas, et soi
certain que je me conduirai, n'importe dans quelle
hypothèse, de manière à rassurer ta délicatesse et à
ne troubler ni la vie de notre mère, ni les conve-
nances de rhospitalîté que tu m'accordes.
XI
Pendant cet entretien pénible pour le marquis.
Curoline avait ave<*- la marquise une causerie qui, sa as
r
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148 LE MARQUIS DE VILLEMER.
la troubler autant, ne Tégaya point. La marquise,
toute à son projet, laissa voir à sa jeune confidente
un fonds d'ambition de famille que celle-ci ne soup-
çonnait pas. Ce qu'elle avait aimé et admiré Qans la
marquise, c'était ce désiriié ^essement chevaleresque,
cette résignation à la perte de l'opulence et au fait
accompli, dont elle avait été si frappée ; mais il lui
fallut en rabattre et reconnaître que toute cette philo-
sophie magnanime était un beau costume bien porté.
La marquise n*élait point hypocrite pour cela; une
personne aussi communicative n'avait pas de prémé-
ditation ; elle cédait à l'empire du moment et ne se
croyait pas illogique en disant qu'elle aimerait mieux
mourir de faim que de voir un de ses fils faire une
bassesse pour s'enrichir, mais que mourir de faim
était fort dur, que son état présent était une vie de
privations, celle du marquis un purgatoire, enfin que
l'on ne peut pas être heureux quand, avec beaucoup
d'honneur et l'orgueil d'une conscience sans tache, on
n'a pas au moins deux cent mille livres de rente.
Caroline crut pouvoir faire quelques objections gé-
nérales que la marquise repoussa vivement. — Ne
faut-il pas, dit-elle, que les fils des grandes familles
priment toutes les autres classes de la société ? C'est
une religion que vous devriez avoir, vous qui êtes
bien née. ^ous devriez comprendre que les gens de
qualité ont des besoins légitimes, obligatoires peut-
être, de libéralité très-large, et que, plus ces per-
sonnes-là ftont haut placées, plus il leur est corn-
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LB MARQUIS DB VILLBMBR. 14f
mandé d'avoir une fortune au niveau de leur élévation
naturelle. Je souffre amèrement, je vous le d^^clare,
quand je vois le marquis compter avec ses fermiers
lui-même, se préoccuper de certains gaspillages iné-
vitables, descendre mên:^e au besoin aux détails de
ma cuisine. Pour qui connaît notre détresse, c'est
admirable à lui de se tourmenter ainsi pour que je
ne manque de rien ; mais pour ceux qui ne s'en font
point une idée juste, nous passons certainement pour
des avares, et nous tombons au niveau de la petite
bourgeoisie!
— Puisque vous souffrez tant, dit Caroline, de ce
que je regardais comme une vie aisée, très-honorable,
très-glorieuse même. Dieu veuille que ce mariage
réussisse, car il vous faudrait refaire provision de
couruge en cas d'obstacle. Cependant s'il m'était per-
mis d'avoir une opinion,..
— Il faut toujours avoir des opinions. Parlez, ma
chère enfant.
— Eh bîeni je dirai que le plus sage et le plus sûr
serait d'accepter le présent comme très-supportable
sans pour cela renoncer au mariage en question.
— Et qu'importent les déceptions, ma pauvre pe-
tite? Vous les craignez pour moi? Elles ne tuent pas,
et les espérances font vivre. Mais pourquoi doutez-
, vous du succès des miennes ?
— Ohl je ne doute pas, répondit Caroline; pour-
quoi douterais-je, si mademoiselle de Xaintrailles est
aussi parfaite qu'on le dit?
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ISO LB MARQUIS OB VILLBMBR.
— Elle est parfaite, vous le voyez bien, puisqu'elle
se prononce pour le mérite en se contentant de sa
propre richesse.
Cela ne me paraît pas très-difficile, pensa Caroline ;
Mais elle ne voulut rien ajouter, et la marquise re-
prit : — D'ailleurs, une Xaintrailles ! songez-vous, ma
belle, au prestige d'un pareil nom? Ne voyez -vous
pas qu'une personne de ce sang-là, quand elle est
grande, ne peut pas l'être à demi ? Tenez, vous n'êtes
pas assez convaincue de l'excellence qui nous vient
de la race, j'ai cru m'en apercevoir quelquefois. Vous
avez peut-être un peu trop philosophé là-dessus I
Méfiez-vous de ces préjugés nouveaux et des préten-
tions de messieurs les parvenus! Ils auront beau dire
et beau faire, un homme de rien ne sera jamais vrai-
ment noble de cœur; une tache originelle de pré-
voyance et de parcimonie étouffera toujours son élan.
Vous ne le verrez jamais sacrifier sa fortune et sa vie
pour une idée, pour sa religion, pour son prince,
pour son nom... Il pourra faire des actions d'éclat par
amour de la gloire; mais ce sera toujours dans un
intérêt personnel, n'en soyez point la dupe.
Caroline se sentit blessée de l'enivrement que la
marquise professait pour le patriciat. Elle trouv.i
moyen de changer de conversation; mais durant lu
dînei-, elle fut préoccupée de cette idée, que sa vieillo
amie, sa tendre mère adoptive, la reléguait sans façon
dans les races secondaires. Elle avait cru pouvoir
parler ainsi devant une fille de gentilhomme, adepte
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LB mârqcis de YILLBMBB. Iftl
parespi'it de coips de la doctrine des bons principes;
mais Caroline se disait avec raison que sa noblesse
était mince, contestable peut-être. Ses ancêtres, an-
ciens échevms de province, avaient été anoblis sous
Louis XIV ; son père prenait sans i^rande vanité le
titre de cbevalier. Elle voyait donc bien que le dé-
dain de la marquise pour les classes inférieures était
une question du plus au moins, et qu'une fille pauvre
©t de petite noblesse était, à ses yeux, deux fois son
inférieure à tous égards.
Cette découverte n'éveillait pas une sotte suscepti-
bilité chez mademoiselle de Saint-Geneix, mais son
équité naturelle se révoltait contre une pareille injus-
tice si solennellement imposée comme un devoir h
sa conviction. — Eh quoi, se disait-elîe, ma vie de
misère, de dévouement, de courage et de gaieté
quand même, mon renoncement volontaire à toutes
les joies de la vie , ne seraient rien auprès de l'hé-
roïsme d'une Xaintrailles qui admet l'idée de 1^ con-
tenter de deux cent mille livres de rente pour épou-
ser un homme accompli I C'est parce qu'elle est une
Xaintrailles que son choix est sublime, et, parce que
je ne suis qu'une Saint-Geneix, mon hnmolation est
une chose vulgaire et obligatoire !
Caroline écarta 'ses pensées d'un juste orgueil
froissé, mais elles creusèrent en passant un léger sillon
sui' sa figure expressive. La beauté fraîche et vraie ne
peut rien cacher. Le duc s'empara de cet indice et
s*attribua ce chagrin secret. Son erreur augmenta
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15t LB MARQUIS DB VILLBMBR.
quand il vit qu'en dépit de ses efforts pour se soute-
nir au diapason de son enjouement ordinaire, made-
moiselle de Saint-Geneix était de plus en plus préoc-
cupée. La vraie cause était celle-ci : Caroline avait,
absolument comme à Tordinaire, adressé la parole au
marquis pour des questions de détail intérieur, et lui,
ordinairement si poli, Tavait fait répéter. Elle pensa
qu'il était préoccupé lui-même ; mais deux ou trois
fois eHe rencontra son regard froid, hautain, presque
méprisant. Glacée de surprise et de terreur, elle de-
vint tout à fait morne et fut forcée d'attribuer son
état moral à une migraine.
Le duc eut un vague soupçon de la vérité en ce qui
concernait son frère ; mais ce soupçon se dissipa
lorsqu'il vit celui-ci reprendre tout à coup sa gaieté.
Il ne devina pas les alternatives f l'abattement et de
réaction par lesquelles passait cette âme troublée,
et, croyant pouvoir s'occuper impunément de Caro-
line : — Vous souffres lui dit-il ; je vois que vous
souffrez beaucoup I Maman , prenez-y garde , depuis
quelque temps mademoiselle de Saint-Geneix est sou-
vent pâle.
— Vous croyez? répondit la marquise en regardant
Caroline avec intérêt. Êtes-vous indisposée, chère
petite? Ne me le cachez pasi
— Je me porte à merveille, répondit Caroline. Au-
jourd'hui j'ai un peu le grand air et le soleil dans la
tête; mais ce n'est rien du tout.
— Eh bienl si fuit» c'est auelque chose, reprit la
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LB MARQUIS DB VILLBMBR. ISt
marquise en l'examinant, et le duc a raison. Vous
êtes très-changée. Il faut prendre le frais tout de
suite , ou vous retirer chez vous peut-être. Il fait trop
chaud ici. J'attends toute une bande de voisin» ce
soir. Je n'ai pas besoin de vous, je vous donne campo,
— Savez-vous ce qui vous remettrait? dit le duc à
la pauvre Caroline, vivement contrariée de Taltention
dont elle était Tobjet ; vous devriez monter à cheval ,
Ce petit quadrupède rustique dont je vous ai parlé
tantôt a un bon caractère et des jambes parfaites. Vou-
lez-vous en essayer?
— Toute seule ? dit la marquise. Un cheval non
dressé ?
— Je suis sûr que mademoiselle Caroline s'amuse-
rait, dit le duc. Elle est brave , elle n'a peur de rien,
je sais cela. D'ailleurs je la surveillerai, je réponds
d'elle.
11 insista tellement que la marquise demanda à
Caroline si réellement cette course à cheval serait de
son goût.
— Oui, répondit-elle, entraînée par le besoin de
secouer l'oppression dont elle se sentait navrée. Je
suis assez enfant pour que cela m'amuse ; mais un
autre jour vaudrait mieux. Je ne voudrais pas me
donner en spectacle aux personnes que vous attendez,
a'autant plus que mon début sera probablement très-
gauche.
— Eh bien 1 vous irez dans le parc, dit la marquise :
tt est assez profond en ombrage pour qu'on n'y voie
t.
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154 LE MARQUIS DE VILLEMBR,
pas votre premier essai ; mais je veux que quelqu'un
vous suive à cheval : le vieux André par exemple. Il
est bon écuyer, et il a un cheval sage contre lequel
vous pourrez changer le vôtre, s'il est trop fou.
— Oui, oui, c'est cela! dit le duc. André sur la
vieille Blanche, c'est parfait. Moi je surveillerai le
départ, et tout ira bien.
— Mais une selle de femme? dit à son tour le mar-
quis, indifférent en apparence à ce projet hipj)ique.
— Il y en a une, je l'ai vue à la sellerie, répondit
vivement le duc, je cours commander tout cela.
^ Et une robe d'amazone? dit la marquise.
— La première jupe longue suffira, dit Caroline,
portée tout à coup à braver l'air malveillant du mar-
quis et à se soustraire à sa présence. La marquise
l'autorisa à faire ses préparatifs , et appuyée sur son
second fils, elle alla au-devant des visites qui arri-
vaient.
Quand mademoiselle de Saint-Geneix descendit l'es-
calier tournant de la tourelle qui attenait à son appar-
tement, elle trouva le cheval tout sellé, tenu par
le duc en personne, devant la petite porte à ogive
qui donnait sur le préau. André était là aussi, monté
sur une vieille porteuse de choux d'une maigreur
proverbiale et très-misérablement équipée, car l'écurie
était en complet désarroi. On ne pouvait plus se per-
mettre que le nécessaire, et le nécessaire même, on
n'avait pu encore l'orçaniser. Le marquis, gêné au
delà de ce qu'il voulait avouer, s'était retranché sur
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LB MARQUIS DB TILLBMBR. 1S5
«on traprévoyancc, et le duc, devirHmt la vérité, avaU
ééelaré que, pour sou compte, il aimait mieux chas-
ser à piod pour combattre son embonpoint.
Équiper \e Jacquet (c'était le nom du poulain de
ferme élevé depuis douze heures à la di^ité de cheval
de selle) n*avatt pas été une petite affaire, 'et André,
éperdu de cette fantaisie, n'aurait pas été pà<)mpt h
trouver la selle de femme et à la mettre en état de
service. Le duc avait tout fait lui-même en un quart
d'heure, avec une prestesse et une habileté émérites;
fl était en nage , et Caroline fut assez confuse de le
voir lui tenir le pied pour la mettre en selle, arranger
la gourmette et resserrer les sangles comme un jockey
de profession, riant du désaccord de toutes ces choses,
et en prenant son parti gaiement, avec mille attentions
d'une prudence fraternelle.
Quand mademoiselle de Saint-Geneix , après l'avoir
c<»*dialeraenl remercié, lança sa monture au trot, en
le suppliant de ne plus s'inquiéter d'elle, le duc ren-
voya André, sauta lestement sur la porteuse de choux,
itti naît les éperons dans le ventre, et suivit résolu-
iBent Caroline sous les ombrages du parc.
— Commeai, c'est vous? lui difc^le en s'arrêtant
ap-ès la première poiate; vaas, monsieur le duc,
monté là-dessus et prenant la peine de m'escorterl
^toû, ce n'est pas possible, je ne le âouffrirai pas,
relournofia.
— Ah çàl lui répondit-il, estnoe que vous avez
frar de vcms trouver seule avec moâ à pràBeat? Me
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15« LU MARQUIS DB VILLBMBR.
nous sommes-nous jamais rencontrés dans ces allées
à toute heure, et vous ai-je importunée de mon élo-
quence?
— Mais non , certes I dit Caroline avec une con-
fiance entière. Je n*ai pas de ces grimaces-là , vous le
gavez bien; mais cette monture, c'est un supplice
pour vous.
— Êtes-vous bien sur la vôtre?
— Parfaitement.
— En ce cas, tout est pour le mieux. Moi , cela me
plaît beaucoup d*équiter la blanche. Voyons I n'ai-je
pas aussi bonne façon que sur une bête de sang ? A
bas les préjugés, et amusons-nous à courir!
— Mais si cette bête manque de jambes?
— Bahl elle en aura. Et si elle me casse le cou, je
serai très-heureux que ce soit à votre service.
Le duc lança cette flatterie d*un ton de gaieté qui ne
pouvait alarmer Caroline. Ils partirent au galop et firent
le tour du parc avec beaucoup de vaillance. Jacquet était
excellent et sans aucun caprice; d'ailleurs mademoi-
selle de Saint-Geneix connaissait très-bien Téquitation,
et le duc remarqua qu'elle était aussi gracieuse qu'ha-
bile et de sang-froid. Elle s'était improvisé une jupe
longue en défaisant lestement un ourlet; elle avait
jeté sur ses épaules une casaque de basin blanc, et
an petit chapeau de paille de jardin sur ses blonds
cheveux déroulés par la course lui seyait à merveille.
Animée par le plaisir du galop, elle était si remar-
quablement belle que le duc, en suivant de l'œil l'élé-
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LB MARQUIS DB VILLBIiBR. 157
gance de son corsage et le brillant sourire de sa
bouche candide , se sentit venir des éblouissements.
Diable de parole d'honneur que je me suis laissé
arracher sans méfiance! se dit-il. Qui m'eût assuré que
j'aurais tant de peine à te tenir? — Mais il fallait que
Caroline se livrât la première, et le duc lui fit faire
en vain un nouveau tour de parc au pas, pour laisser
souffler les chevaux; elle causa avec une liberté d'es-
prit et une bienveillance générale qui n'admettaient
l'idée d'aucune souffrance exallée.
— Ah! c'est comme cela? pensa-t-il au moment de
recommencer le temps de galop. Tu crois que je vais
me disloquer les jointures sur celte bête de l'Apo-
calypse pour causer ni plus ni moins que sous l'œil
maternel? A d'aulres! Je vais contrisler ta tranquille
gratitude par une rfttraite qui te donnera à réfléchir.
— Ma chère amie, dit-il à Caroline, — il se pennet-
tait quelquefois ce mot-là d'un ton de bonhomie
aimable , — vous voilà bien sûre de Jacquet, n'est-ce
pas?
— Parfaitement sûre.
— Il n'a pas le moindre caprice? il ne gagne pas
à la main ?
— Pas du tout.
— Eh bien! si vous le permettez , je vous abandon-
nerai à vous-même, et je vous enverrai André à ma
place.
— Faites, faites! répondit vivement Caroline, et
même n'envoyez personne. Je ferai encore un tour^ et
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f58 LE MARQUIS DB YILLBMBR.
je reconduirai l'animal à André. Vrai ! je serai charniée
de coiirr seule, et je souffrais de vous voir si affreu-
sement secoué.
— Oh î ce n'est pas cela, répondit le duc résolu 4
forcer le trait. Je ne suis pas encore d'âge à redouter
un che\'al dur; mais je me sou*;'*«s que madame
d'Argîade amve ce soir.
— Mais non! demain.
— Ce n*est pas sûr, dit le duc avec attention.
— Ah I peut-être étes-vous mieux informé que moi.
— Peut-être, chère amiel Madame d'Arglade...
Ënfm, suffit...
— Ah I vrai? répondit Caroline en riant. Je ne savais
pas. Allez vile alors; je me sauve, et je vous remercie
encore un million de fois de votre complaisance pour
nK)i.
Elle allait lancer son cheval , le duc la retint. — Ce
n'est pas poH au moins, lui dit-il, ce que je fais làl
-* C'est mieux que poli, c'est très-aimable.
— Ahl vous aviez assez de ma compagnie?
— Ce n'est pas là ce que je veux dire. Je dis que
votre impolitesse est une preuve de confiance, et que
je vous en sais gré.
— La trouvez-vous jolie, madame d'Arglado?
-"- Très-jolie.
— Quel âge a-t-elle au juste?
— Mon âge à peu de chose près. Nous avons été
«isemble au couvent.
— ie le sais. Vous étiez grandes amiest
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LE MABQUI6 DB VILLBHBR. Ifll
-*N<»i^ pas beaucoup; mais depuis elle m'a té-
moigné beaucoup d'intérêt dans mes malheurs.
— Oui^ c'est 3lle qui vous a fait venir. Pourquoi
9cm détestiez-'vous au couvent?
— Nous ne nous détestions pas ; nous n'étions pas
liées, voilà tout.
— Et à présent?
— A présent elle est bomae pour moi, et je l'aime
par conséquent.
— Vous aimez donc ceux qui sont bons pour vous?
— N'est-ce pas naturel?
— Alors vous m'aimez un peu, car il me semble
que je ne suis pas mauvais avec vous, moi I
— Certainement, vous êtes excellent, et je vous
aime bien.
. — Comme elle vous dit çal J'aime bien ma bonne,
mais j'aime encore mieux aller à dadal Ah çàl dites-
moi, vous ne comptez pas me desservir auprès de
vobre petite amie d'Arglade ?
— Vous desservir! voilà des mots de votre vocabu-
laire qui n'entrent pas dans le mien.
— Oui, c'est vrai, pardon. C'est que... voyez-vou^
elle est soupçonneuse, elle pourra bien vous question-
ner. Vous ne manquerez pas de lui dire que je ne vom
ai jamais fait la cour?
— Oh! pour cela, comptez sur la vérité, répondit
Caroline en partant. — Et le duc t'entendit rire en
prenant le galop,
-*- Alk>ns« se dit-il, j'ai menti, et c'^st peine penkM,
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lOO LE MARQUIS DB VILLBMBR.
J'ai fait une fière école, moil... Elle n'aime personne...
ou elle a quelque part un petit amoureux en réserve
pour le jour où Ton aura mille écus pour monter le
ménage. Pauvre fille! si je les avais, je les lui donne-
rais bien!... C'est égal, j'ai été ridicule. Elle s'en«est
peut-être aperçue. Peut-être rit-elle de moi avec* son
ami de cœur en lui écrivant en cachette, car elle écrit
beaucoup. Si je le croyais I... Mais j'ai donné ma pa-
role d'honneur. )
Le duc s'éloigna, essayant de se moquer de lui-
même, mais piqué au jeu et presque chagrin.
Comme il quittait le couvert, il vit un homme s'y
glisser avec précaution. La nuit était venue ; il ne put
distinguer rien de cet homme que son mouvement
furtif pour pénétrer dans le fourré. — Tiens, tiens!
pensa-t-il, c'est peut-être l'amoureux en question qui
vient faire une visite mystérieuse ! Ma foi! j'en aurai
e cœur net. Je saurai ce que c'est!... — Il descendit
ie cheval, donna un grand coup de cravache à la
Blanche, qui ne se fit pas prier pour prendre le chemin
de son écurie , et se glissa sous les arbres dans la di-
rection que Caroline avait suivie. Retrouver l'homme
dans les taillis, ce n'était guère possible, et c'était ris-
quer d'ailleurs de lui donner l'éveil. Marcher sans bruit
dans l'ombre, le long d'une allée, et voir comment se
rencontreraient et s'aborderaient les deux person-
nages, c'était beaucoup plus sûr.
Caroline ne pensait déjà plus à lui. Après s'être con-
venablement éloignée pour ne pas entendre des conâ-
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LB MARQUIS OB YILLBMBR. 161
dences peu convenables et qui l'avaient étonnée de la
part d'un homme si bien élevé , elle avait mis le petit
cheval au pas. ne se fiant pas trop aux branches qu'elle
pouvait rencontrer dans l'obscurité, et se sentant plus
portée à rêver qu'à courir. Une grande anxiété pesait
sur son esprit. L'attitude du marquis avec elle était
inexplicable, presque offensante. Elle en cherchait la
cause jusque dans les plus secrets replis de sa con-
science, et, n'y trouvant rien à reprendre , elle se re-
procha d'y tant songer. Il était peut-être sujet à quel-
ques bizarreries, comme les gens absorbés par un
grand travail, et quand après tout elle lui serait deve-
nue antipathique, n'aliait-il pas se marier, et la joie de
la marquise ne serait-elle pas assez complète pour que
la pauvre demoiselle de compagnie pût sans ingrati-
tude se retirer?
Comme elle songeait à son avenir, se promettant
fen parler à madame d'Arglade, qui l'aiderait peut-
être à trouver un autre emploi, elle sentit arrêter brus-
quement son cheval et vit auprès d'elle un homme
dont le mouvement l'effraya.
— Est-ce vous, André? dit-elle en sentant que son
cheval semblait céder à une main connue. Et comme
on ne répondait pas et qu'elle ne distinguait aucun
costume particulier : — Est-ce vous, monsieur le
duc? ajouta-Mile avec inquiétude. Pourquoi m'arrê-
tez-vous ?
Elle ne reçut pas de réponse ; l'homme avait dis-
paru, le cheval était libre. Elle eut peur, une peur
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101 LE MARQUIS DE VILLEMER.
vague, mais réelle, n'osa se retourner, poussa Jac-
quet en avant , et rentra au galop sans voir personne.
Le duc étaft à dix pas de là quand eut lieu cetto
rencontre singulière. Il ne vit rien, mais il entendit le
voix effrayée de mademoiselle de Saint-Geneix au mo-
ment où le cheval s'arrêtait tout d'un coup. 11 se hâta,
et, se trouvant face à face avec l'inconnu, il le saisif
au collet en lui disant : — Qui êtes-vous?
L'inconnu se débattit vigoureusement pour se
soustraire à l'examen ; mais le duc était d'une force
herculéenne, et il amena bon gré, mal gré, son ad-
versaire hors du couvert, au milieu de l'allée. Là,
sa surprise fut inexprimable lorsqu'il reconnut son
frère.
— Mon Dieu! Urbain, s'écria-t-il, ne t'ai-je pas
frappé? Il me semble que non... Mais pourquoi donc
ne me répondais-tu pas ?
— Je ne sais pas, répondit M. de Villemer fort ému.
Je ne reconnaissais pas ta voixi... M'as-tu parlé? Pour
qui me prenais-tu donc?
— Eh ! ma foi, pour un voleur, tout bonnement I
N'as-tu pas elîrayé mademoiselle de Saint-Geneix tout
à l'heure?
— J'ai peut-être eiîrayé son cheval sans le vouloir,
Ofi est-elle?
— Parbl îu, elle se sauve, elle a peur; ne l'cnJends
lu pas galoper vers la maison ?
— Pourquoi donc avoir peur de moi ? reprit le mar-
tqnis avec une singulière amertume; je ne voulais
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LB MARQUIS DE VILLBMBR. l8t
point l'oûenser... Et, las de feindre, il ajouta : Je vou-
lais lui parler seulement!
— De qui? de moi?
— Oui, peut-être. J'aurais voulu savoir si elle t*aî-
Diait.
— Et pourquoi ne lui as-tu point parlé?
— Je ne sais pas; je n'ai pu lui dire un mot.
— Souffres-tu?
— Oui, je suis malade, très-malade aujourd'hui.
— Rentrons, frère, dit le duc. Je sens que tu as la
fièvre, et la rosée tombe.
— N'importe, dit le marquis en s'asseyant sur une
souche au bord de l'allée. Je voudrais être mort !
— Urbain! s'écria le duc, frappé enfin d'une vive
lumière, c'est toi qui aimes mademoiselle de Sain^
Geneix...
— Moi l'aimer? N'est-elle pas... ne doit-elle pas être
la maîtresse ?
— Jamais, puisque tu l'aimes! Pour moi, ce n'étaà
qu'un caprice : le désœuvrement, l'amour-propre;
mais, aussi vrai que je suis le fils de mon père, elle
n'a pas pour moi le moindre penchant, elle n'a pas
seulement compris mes finesses; elle est aussi pure,
aussi libre , aussi fière que le jour où elle est entrée
chez nous.
— Pourquoi la laissais-tu seule dans ce bois après
l'y avoir entraînée ?
— Ah I tu me soupçonnes après le serment que je
«ens de te faire ! Est-ce que l'amour te rend fou, dis?
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164 LB MARQUIS DB VILLBMBit.
— Tu t'es joué de ta parole à propos de cette jeune
fille. Pour toi , en fait de galanterie , les serments ne
comptent pas, je le sais... Sans cela, pourriez-vous
persuader tant de femmes, vous autres hommes à
bonnes fortunes? Est-ce que vous ne savez pas éluder
tous les engagements? Était-elle loyale, cette tactique
absurde, savante, peut-être, — que sais-je de tous ces
jeux-là? — pour l'amener dans tes bras par la fasci-
nation, par le dépit, par tous les côtés faibles ou mau-
vais de la nature humaine chez la femme ? Est-ce que
tu respectes quelque chose, toi? La vertu n'est-elle
pas à tes yeux une infirmité dont il faut guérir une
pauvre niaise sans secours et sans expérience ! L'abîme
où tu voulais la voir se jeter d'elle-même n'est-il pas,
selon toi, l'état rationnel, heureux ou fatal de la fille
sans dot et sans aïeux? Voyons, ne t'es-tu pas moqué
de moi, ce matin encore, en voulant me persuader
que tu l'épouserais? Et voilà qu'à l'instant même tu
me dis: «C'est toi seul qui l'aimes ? pour moi ce n'était
qu'une fantaisie ; le désœuvrement, la vanité. » Tonez,
elle est effroyable, votre vanité de libertin I Elle fait
tomber dans la boue tout ce qui vous approche I Vos
regards souillent une femme , et c'est déjà trop pour
moi que celle-ci ait subi l'outrage de tes pensées. Je
ne l'aime plus.
Ayant ainsi parlé à son frère pour la première fois
de sa vie, le marquis se leva ei s'éloigna de lui rapi-
dement avec une sorte de haine sombre et de malé-
diction sans appel.
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LR MARQUIS DB VILLBMBR. 161
Le duc, hors de lui, se leva aussi pour lui demander
r/*paration. Il fit même quelques pas pour le suivre,
s'arrêta brusquement, et retourna se jeter à la place
(\[iQ son frère venait de quitter. 11 était «^n proie à un
combat elîrayant; irrité, furieux, il sentait que la
personne du marquis lui était sacrée; il ne se ren-
dait pas bien compte de ses propres torts, et ne se
sentait pas moins écrasé, malgré lui , par le langage
de la vérité. 11 tordait ses mains convulsives, et de
grosses larmes de rage et de douleur coulaient sur ses
joues.
André vint le chercher de la part de sa mère. Les
visiteurs étaient partis, mais madame d'Arglade était
arrivée. On s'étonnait de ne le point voir. La mar-
quise, sachant qu'il avait enfourché la Blanche, crai-
gnait que cette malheureuse bête ne se fût écrasée
sous lui.
Il suivit machinalement le domestique, et au mo-
ment de rentrer :
— Où est monsieur le marquis? lui dit-il.
— Dans sa chambre, monsieur le duc. Je Tai vu
rentrer.
— Et mademoiselle de Saint-Geneix ?
— Elle est rentrée aussi chez elle ; mais madame la
marquise lui a fait savoir l'arrivée de madame d'Ar-
glade, et sans doute elle va descendre.
— C'est bien. Allez dire à monsieur le marquis que
je désire lui parler. Dans dix minutes, je monterai
chez lui.
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166 i'S MARQUIS DB YI1.LBMBK.
XII
Madame d'Arglade était mariée à un grand fonc-
tionnaire de province. C'est dans le Midi qu'elle s'était
fait présenter chez la marquise de Villemer, alors que
celle-ci résidait Tété dans une terre considérable, ven-
due depuis pour liquider les dettes de son fils aîné.
Madame d'Arglade avait cette nuance particulière
d'ambition étroite et persévérante dont quelques
femmes d'employés, petits ou grands, sont des spéci-
mens assez remarquables. Parvenir pour briller et
briller pour parvenir, c'était la seule pensée , le seul
rêve, la seule faculté, le seul principe de cette petite
femme. Riche et sans aïeux, elle avait apporté sa dot
à un noble ruiné pour servir de cautionnement à una
place de fmance et pour mettre de l'éclat dans sa
maison, ayant fort bien compris que, dans cette con-
dition d'existence, le meilleur moyen d'acquérir une
grande fortune, c'était de commencer par en avoir une
convenable et de la dépenser largement. Replète, ac-
tive, jolie, froide et adroite , elle regardait une cer-
taine dose de coquetterie comme un devoir de sa po-
sition, et se targuait intérieurement de la haute
science qui consiste à promettre des yeux et jamais
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LS MARQUIS DE YILLEMER. I0T
de la phime ni des lèvres, à faire naître des velléités
et jamais des attachements, enfin à emporter ks po-
sitions par surprise, sans avoir Taiï d*y tenir, et en ne
descendant jamais à .solliciter. Pour se trouver tou-
jours bien appuyée dans l'occasion par des amis
utiles, elle en prenait partout, voyait, accueillait tout
le monde sans grand choix, par bonté ou légèreté
bien jouée, enfin ï)énétrait habilement dans les mai-
sons les plus rigides, et savait s'y rendre nécessaire en
peu de temps.
C'est ainsi que madame d'Arglade s'était faufilée
presque dans l'intimité de madame de Villemer, en
dépit des préventions de la noble dame contre son
origine, sa position et les fonctions de son mari ; maïs
Léonie d'Arglade affichait une absence complète d'opi-
nions politiques, et finement elle allait demandant
pardon à tout le monde de sa nullité, de son incapa-
cité sous ce rapport, ce qui était le moyen de ne
choquer personne et de faire oublier le zèle obligé de
son mari pour la cause qu'il servait. Elle était gaie,
étourdie, parfois bête, en riant d'elle-même aux éclats,
mais riant intérieurement de la simplicité des autres,
et réussissant à passer pour l'enfant la plus naïve, la
plus désintéressée de la terre, lorsque toutes ses dé-
marches étaient calculées et tous ses abandons pré-
médités.
Elle avait fort bien compris qu'un certain monde,
quelque divisé d'opinions qu'il soit, se tient toujours
par quelque indissoluble lien de parenté ou de
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168 LE MARQUIS DE YILLEMBR.
convenance, et que, dans l'occasion, toutes tes nuan-
ces se rapprochent par esprit de caste ou de corps. Elle
savait donc bien qu'il lui fallait des relations avec le
faubourg Saint-Germain, où son mari était fort peu
admis, et, grâce à madame de Villemer, dont elle
avait adroitement capté la bienveillance par son babil
et son infatigable serviabilité, elle avait mis pied dans
quelques salons, où elle plaisait et passait pour une
aimable enfant sans conséquence.
Cette enfant avait vingt-huit ans déjà et n'en parais-
sait pas avoir plus de vingt-deux ou vingt-trois, bien
qu'elle fût un peu fatiguée par les bals ; elle avait su
conserver tant de pétulance et de naïveté qu'on ne la
voyait pas trop engraisser. Elle montrait en riant de
petites dents éblouissantes, biaisait en parlant, et
semblait ivre de chiffons et de plaisirs. Eiifm personne
ne se méfiait d'elle, et il n'y avait peut-être pas à la
redouter, vu que son premier intérêt était de se
montrer bonne et de se rendre inoffensive ; mais il y
avait à se préserver beaucoup, si Ton ne voulait pas se
trouver bientôt engagé vis-à-vis d'elle.
C'est ainsi que, sans y prendre garde et tout
en jurant qu'elle ne ferait aucune démarche auprès
des ministres du roi citoyen, madame de Villemer
s'était trouvée entraînée à agir plus ou moins di-
rectement pour la retirer de sa province. Grâc^ à
elle et au duc d'Aléria, M. d'Arglade venait d'être
nommé à Paris, et sa femme avait écrit à la marquise :
« Chère madame, je vous dois la vie, vous êtes mon
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LB MARQUIS DE VILLEMER. 109
ange tutélaire. Je quitte le Midi, et je ne ferai que
toucher barres à Paris, car avant de m*y installer,
avant de me réjouir et de m*amuser, avant tout enfin,
je veux aller vous remercier, me prosterner devanl
vous vingt-quatre heures à Séval, et pendant ces
vingt-quatre heures vous dire que je vous aime el
vous bénis.
« Je serai chez vous le 10 juin. Dites à monsieur le duc
que cera le 9 miâll, et qu'en attendant je le remer-
cie d'avoir été^^oon pour mon mari, qui va lui écrire
Je son côté, v); S
Cette incertitude prétendue du jour de son arrivée
était, iilijwpartde madame d'Arglade, l'acceptation gra-
cieuse ïune plaisanterie que le duc lui avait souvent faite
sur l'ignorance où elle paraissait toujours être des jours
et des heures. Le duc, tout madré qu'il était en fait
de femmes, était complètement dupe de Léonie ; il la
croyait éventée et avait coutume de lui parler ainsi : —
C'est cela! Vous venez voir ma mère aujourd'hui
lundi, mardi ou dimanche, septième, sixième ou cin-
quième jour du mois de novembre, septembre ou
décembre, avec votre robe bleue, grise ou rose, et
vous allez nous faire Thonneur de souper, dîner ou
déjeuner avec nous, avec eux ou avec les autres.
Le duc n'était point épris d'elle. Elle l'amusait, et
sa manière d'être avec elle, toute remplie de caquets,
et de facéties, ne cachait qu'un tâtonnement décousu
dont madame d'Arglade avait l'air de ne pas s'aperce^
voir et dont elle savait fort bien se garer.
10
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Vn LE MARQUIS DE VILLEMER.
^ En l'abordant, le duc était encore bien soucieux, et
raltération de ses traits frappa la marquise: — Mon
Dieu I s*écria-t-elle, il y a eu un accident I
— Aucun, chère maman. Rassurez-vous, tout s* est
fort bien passé, j*ai eu un peu froid, voilà tou*^
11 avait froid en effet, bien qu'il eût encore au front
la sueur de la colère et du chagrin. Il s'approcha
du feu qui brûlait le soir, en toute saison, dans le
salon de la marquise; mais, au bout de peu d'in-
stants, i'iiabitude de se vaincre, qui est toute la science
du monde, et le feu d'artifices des paroles et des rires
de Léonie dissipèrent son amertume.
Mademoiselle rie Saint-Geneix vint embrasser son
a/icicune compagne de couvent. — Aliî mais vous
. fr'<; pâle aussi, dit I;i marquise à Caroline. Vous me
c.îchez quelque chose ! Il y a eu un accident, j'en ré-
ponds, avec ces maudites bêtes!
— Non, madame, répondit Caroline, aucun, je vous
le jure, et, pour vous rassurer, je veux tout vous dire :
j'ai eu très-peur.
— Vraiment? De quoi donc? dit le duc : ce n'est pas
de votre cheval au moins?
— C'est peut-être de vous, monsieur le duc ! Voyons,
est-ce vous qui, pour vous moquer, avez arrêté ce
cheval, pendant que j'étais seule, au pas, dans l'aHép
verte ?
— Eh bien! oui, c'est moi, répondit le duc, l'ai
voulu voir si vous étiez aussi brave que vous le oa-
raissiez.
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LB MARQUIS DB VILLBMBR. 171
— Je ne Tai pas été du tout ! Je me Fuis sauvée;
comme une poule.
— Mais vous n*avez pas crié, et vous n'avez pas
perdu la tête, c'est quelque chose I
On raconta à madame d'Arglade la partie d*équita-
tion. Elle eut l'air, comme de coutume, d'écouter
fort peu ce qu'on lui disait ; mais elle n'en perdit
rien, et se demanda tout chaud si le duc avait séduit
ou voulait séduire Caroline, et si cette combinaison
pourrait un jour ou l'autre lui servir à quelque chose.
Le duc laissa les femmes ensemble et monta chez son
frère.
Le motif pour lequel Caroline et Léonie ne s'étaient
pas liées au couvent, c'était la différence de leur âge.
Quatre ans établissent une distance très-sensible dans
l'adolescence. Caroline n'avait pas voulu dire le vrai
motif au duc, dans la crainte de paraître vouloir vieil-
lir sa compagne, sachant bien, d'ailleurs, que c'est
jouer un mauvais tour à la plupart des jolies femmeg
que de se rappeler leur âge trop fidèlement. Il est
même à noter que tout le temps que demeura madame
d'Arglade à Séval, elle se fit passer pour la plus jeune,
et que Caroline accepta en bonne fille c^tte erreur de
mémoire sans la démentir.
Caroline connaissait donc en réalité fort peu sa pro-
tectrice, eU& ne l'avait jamais revue depuis qu'enfant,
sur ies bancs de la petite classe, elle avait vu sortir du
couveni mademoiselle Léonie Lecomte, laquelle, ivre
d'épouser un gentilhomme, n'avait regretté personne,
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172 LE MARQUIS DB VILLEMER.
mais, adroite déjà et calculée, avait fait de tendres
adieux à tout le monde. A cette époque, Caroline et
Camille de Saint-Geneix, filles nobles et dans l'aisance,
pouvaient être bonnes un jour à retrouver. Elle leur
écrivit donc d'une façon très-compatissante, lorsqu'elle
apprit la mort de leur père. En lui répondant, Caroline
ne lui cacha pas qu'elle restait non-seulement orphe-
line, mais ruinée... Madame d'Arglade se garda bien
de délaisser son amie dans le malheur. D'autres com-
pagnes de couvent qu'elle voyait davantage lui dirent
que les Saint-Geneix étaient ravissantes et que certai-
nement, avec des talents et sa beauté, Caroline ferait
nn bon mariage quand même. Propos de jeunes fem-
mes sans expérience ! Léonie pensa bien qu'elles se
trompaient, mais elle pouvait essayer de marier Caro-
line, et de se trouver par là immiscée dans des ques-
tions de confiance et dans des pourparlers d'intimilé
avec diverses familles. Elle ne songeait dès lors qu'à
se faire beaucoup d'aboutissants, à étendre partout ses
relations, à obtenir des confidences en ayant l'air d'en
faire. Elle voulut attirer Caroline chez elle, dans sa
province, lui offrant avec grâce et délicatesse un asile
et une famille. Caroline fut touchée de tant de bonté,
répondit qu'elle ne quittait pas sa sœur et ne désimil
point se marier, mais que si elle se trouvait un jour
dans une situation trop pénible, elle aurait recours au
généreux cœur de Léonie pour qu'elle lui cherchât un
petit emploi.
Dès lors Léonie, toujours pleine de promesses et
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LB MARQUIS DE VILLBMBR. m
d'éloges, reconnut que Caroline n'entendait pas la viô
de ressources, et cessa de s'occuper d'elle jusqu'au
jour ou d'anciennes amies, qui peut-être plaignaient
Caroline plus sincèrement, firent savoir à Léonie qu'elle
cherchait une place d'institutrice dans une famille
sérieuse ou de lectrice chez quelque vieille dame iiw
/elligente. Léonie aimait à protéger, elle avait tou-
jours quelque chose à demander pour quelqu'un;
c'était l'occasion de se faire voir et de plaire. Se trou-
vant à Paris dans ce moment-là, elle se hâta plus que
les autres, et tout en cherchant, elle tomba sur la
marquise de Villemer, qui renvoyait précisément
sa lectrice. Elle en voulait une vieille à cause de
monsieur le duc, qui aimait trop les jeunes. Madame
d'Arglade fit ressortir les inconvénients de l'âge qui
avaient rendu Esther acariâtre. Elle diminua de beau-
coup aussi la jeunesse et la beauté de Caroline. C'était
une fille d'une trentaine d'années, assez bien autre-
fois, mais qui avait souffert et qui devait être fanée.
Puis elle écrivit à Caroline pour lui dépeindre la mar-
quise, pour l'engager à se présenter vite et pour lui
offrir de partager son pied-à-terre à Paris. On a vu que
Caroline la trouva partie, se présenta elle-même à la
marquise, l'étonna par sa beauté, la charma par sa
franchise, et fit par l'ascendant et le charme de son
aspect plus que Léonie n'avait espéré pour elle.
En voyant Léonie grasse, pimpante et dégourdie,
mais ayant conservé ses mines de petite fille et même
exagéré son blaisement enfantin, Caroline fut étonnée»
10.
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174 LE MARQUIS DB VILLBMBGL
et se demanda de prime abord si tout cela n'était pas
affecté; mais elle en prit vite son parti avec bienveil-
lance et partagea Terreur de tout le monde. Madame
d*ArgIade fut charmante pour eUe, d'autant plus qu'elle
avait déjà questionné la marquise sur son compte, ei
qu'elle la savait bien ancrée dans les bonnes grâces de
la vieille dame. Madame de Villemer la déclarait par-
faite de tous points, vive et sage, franche et douce,
d'une intelligence hors ligne et du plus noble carac-
tère. Elle avait chaudement remercié madame d'Ar-
glade de lui avoir procuré cette perle d'Orient, et ma-
dame d'Arglade s'était dit : «A la bonne heure! je
vois que Caroline pouiTa m'être utile ; elle Test déjà.
On fait donc bien de ne dédaigner et de ne négliger
.personne.» Et elle Taccablait de caresses et de flatteries
qui semblaient aussi ingénues que des effusions ae
pensionnaire.
Au moment de se rendre chez son frère, le duc,
qui était résolu à provoquer un raccommodement,
marcha pendant cinq minutes dans le préau. Il lui
revenait des bouffées de colère, et il craignait de
n'être pas maître de lui, si le marquis renouvelait la
semonce. Enfin il se décida, monta, traversa un long
vestibule, entendant son sang battre si fort dans ses
tempes, qu'il couvrait pour lui le bruit de ses pas.
Urbain était seul au fond de la bibliothèque, pièce
longue et d'un style ogival, à voûtes élancées, qu é-
claîrait faiblement sa petite lampe. Il ne lisait pas;
mais, entendant venir le duc, il avait placé un livre
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LB MARQUIS DB YILLBMBE. m
devant lui, rougissant de paraître hors d'état de tra-
vailler.
Le duc s'arrêta pour le re^rder avant de lui adres-
ser la parole. Sa pâleur mate et ses yeux creusés par
la douleur Fémurent profondément. Il allait lui tendre
la main, lorsque le marquis se leva et lui dit d'un ton
grave : — Mon frère, je vous ai beaucoup offensé il
y a une heure. J'ai été injuste probablement, et dans
tous les cas je n'avais pas le droit de remontrance en-
vers vous, moi qui, n'ayant aimé qu'une femme en
ma vie, me suis rendu coupable de sa perte et de sa
mort. Je reconnais donc l'absurdité, la dureté, la va-
nité de mes paroles, et je vous en demande sincère-
ment pardon.
— Eh bien ! je t'en remercie de toute mon âme,
répondit Gaétan en lui serrant les deux mains, tu me
rends grand service, car j'étais résolu à te faire des
excuses. Si je sais de quoi par exemple, je veux que
le diable m'emporte I Mais je me suis dit qu'en lut-
tant avec toi sous ces arbres je t'avais excité les nerfs.
Je t'ai fait du mal peut-être, j'ai la main dure... Pour-
quoi ne me parlais-tu pas?... Et puis... et puis...
Tiens, je t'avais fait bien souffrir, et peut-être depuis
longtemps, sans le savoir ; mais je ne pouvais pas de-
viner... J'aurais pourtant dû deviner cela, et de cela
je te demande sincèrement pardon, moi aussi, mon
pauvre frère!... Ah I pourquoi as-tu manqué de con-
fiance en moi après ce que nous nous étions juré?
— Avoii* confiance en toil reprit le marquis; ebl
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n« LE MARQUIS DB VILLEMER.
ne vois-tu pas que c'est mon plus grand besoin , ma
soif la plus vive, e^ que ma colère n*était que du cha-
grin?... Je la pleurais, cette confiance remise en ques-
tion, je la pleurais avec des larmes de sang! Rends-la-
moi, je ne peux plus m'en passer.
— Que faut-il faire? Vovons, disi... Je suis loujoui-s
prêt à l'épreuve du fer et du feu I II n'y a que l'épreuve
de leau dont je te prie de me dispenser. S'il fallait
en boire 1...
— Ah I tu ris toujours, tu vois bien !
— Je ris, je ris... parce que c'est ma manière d'être
content, à moi, et du moment que tu m'aimes tou-
jours, le reste n'est rien. Et puis qu'est-ce qu'il y a
donc de si grave ?... Tu aimes cette charmante fille ?
tu n'as pas tort. Tu veux que je ne lui parle plus,
que je ne la rencontre jamais, que je ne la regarde
pas? C'est fait, c'est juré, et si cela ne suffît pas, je
pars demain, tout de suite, si tu veux, sur la Blanche,
le ne vois pas ce que je peux faire de pis !
— Non, non, ne pars pas, ne m'abandonne pas !...
Ne vois-tu pas, Gaétan, que je me meurs?
— Ahl grand Dieu! que dis-tu donc là? s'écria le
duc en soulevant l'abat-jour de la lampe et en regar-
dant son frère au visage ; puis il se jeta sur ses mains,
et, ne trouvant pas le pouls assez vite, il tâta avec les
deux siennes la poitrine de son frère, et sentit les
battements désordonnés et irréguliers du cœur du
malade.
Cette affection avait gravement menacé 1^ vie du
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LB MARQUIS DB VILLBMBR. 171
marquis dans sa première jeunesse. Elle avait dis-
paru, laissant une complexion délicate, de grands
malaises nerveux, des réactions de force un peu brus-
ques, mais en somme une existence aussi assurée que
cent autres: [)lus énergiques en apparence et réelle-
ment moins bien trempées, moins soutenues par une
volonté saine et une puissance d*élite. Cette fois ce-
pendant le mal ancien avait reparu, et même avec as-
sez de violence pour justifier la terreur de Gaétan el
Dour produire par moments chez son frère les acca-
blements et les sensations de l'agonie.
— Pas un mot à ma mère I dit le marquis en se le-
vant et en allant ouvrir la fenêtre. Ce n*est pas demain
que je dois succomber; j'ai encore des forces, je ne
m'abandonne pas. Où vas-tu?
— Parbleu I je monte à cheval, je cours chercaer
un médecin...
— Où? qui ? Il n'y en a point Ici qui connaisse assez
mon organisation pour ne pas risquer de me tuer s'il
m'entreprend au nom de sa logique. Garde-toi bien,
si je faiblis, de m'abandonner à ces Esculapes de vil-
lage, et rappelle-toi que la saignée m'emportera
comme le vent emporte une feuille à l'automne. J'ai
été assez médicamenté, il y a dix ans, pour savoir ce
qu'il me faut, et je me soigne. Tiens, n'en doute pas,
ajouta-t-il en montrant au duc des poudres dosées
dans un tiroir de son bureau. Voici des calmants el
des excitants dont je sais varier l'emploi ; je connais
parfaitement mon mal et le traitement. Sois sur que
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118 LB MARQUIS DB VILI.BMBR.
si je peux guérir, jo guérirai, et que je ferai pour cela
tout ce que doit faire un homme qui connaît réten-
due de ses devoirs. Calme-toi. J*ai dû te dire ce dont
je suis menacé pour que tu me pardonnes bien dans
ton cœur une fureur toute fébrile. Garde-moi le se-
cret; il ne faut pas alarmer inutilement notre pauvre
mère. Si le moment de la préparer arrive.,,, je le
sentirai, et je t'avcrlirai. Jusque-là, du calme, je t'en
supplie!
— Du calme! c'est à toi qu'il en faut, reprit le duc,
et te voilù justement aux prises avec la passion I C'est
la passion qui a réveillé ce pauvre cœur au physique
en même temps qu'au moral. C'est de l'amour, c'est
du bonheur, de l'ivresse ou du sentiment qu'il te
faut! Eh bien! rien n'est perdu alors... Dis, tu veux
qu'elle t'aime, cette fille? Elle t'aimera. Qu'est-ce aue
je te dis? Elle t'aime, elle t'a toujours aimé... dès le
premier jour. A présent je me rappelle tout. Je vois
clair. C'est toi...
— Laisse , laisse I dit le marquis en retombant sur
son fauteuil; je ne peux pas t'entendre... ; cela
m'étouffe.
Mais après un instant de silence, durant lequel le
duc l'observait avec inquiétude, il parut mieux et dit
fcvec un sourire où sa figure mobile retrouva tout le
charme de la jeunesse :
— C*est pourtant vrai ce que tu disais làl C'est
peut-être l'amour! ce n'est peut-être pas autre chose I
Tu m'as bercé d'une illusion, et je m'y suis laissé aller
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LE MAKQUIS DE YJLLBMBR. lit
comme un enfant. Tâle mon cœur à présent; il est
rafraîchi. Le rêve a passé là comme une brise.
— Puisque tu te sens mieux, lui dit le duc après
s*êtrc assuré qu'il y avait réellement du calme, tu
devrais en profiter pour tâcher de dormir. Tu veilles,
que c'est effrayant! Le matin, quand je pars pour
la chasse, je vois souvent ta lampe qui brûle en*
core.
— Et pourtant, depuis bien des nuits, je ne tr»-
Taille plus 1
— Eh bien I si c'est l'insommie, tu ne veilleras plus
seul, je t'en réponds! Voyons, tu vas te coucher,
t'étendre sur ton Ht.
— C'est impossible.
— Ah ! oui, tu étouffes. Eh bien 1 tu t'assoiras et ta
sommeilleras. Je resterai près de toi. Je te pariétal
a elle jusqu'à ce que tu ne m'entendes plus.
Le duc conduisit son frère dans sa chambre, l'in-
stalla sur un grand fauteuil, le soigna comme une
mère eût soigné son enfant, et s'assit près de lui, te-
nant sa main dans les siennes. Là, toute la bonté de
sa nature reparaissait, et Urbain lui dit pour le remets
cier 2 '
— J'ai été ouieux ce soir ! Dis-moi bien que tu me
pardonnes.
— Je fais mieux : je t'aime, répondit Gaétan, et je
ne suis pas le seul. Elle aussi pense à toi à l'heure
qu'il est.
-*-* Mon Dieu! tu mens, te me berces avec une
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180 LE MARQUIS DE VILLEMER.
Chanson du ciel ; maïs tu mens. Elle n*aime personne,
elle ne m'aimera jamais !
— Veux-tu que j'aille la chercher en lui disant que
hi es malade sérieusement? Je parie que dans cinq
minutes e'ie est ici I
— C'est possible, répondit le marquis avec une
douceur languissante. Elle est pleine de charité , de
dévouement; mais ce serait pire pour moi de con-
stater la pitié... et rien de plus!
— Bahl tu n'y entends rien! La pitié, c'est le com-
mencement de Tamour. 11 faut bien que tout com-
mence par quelque chose qui n'est pas encore le
milieu ni la fin. Si tu voulais te laisser guider par
moi, dans huit jours, vois-tu...
— Ah! voilà où tu me fais plus que du mal. S'il
était aussi facile que tu crois de se faire aimer d'elle,
je ne le souhaiterais plus si ardemment,
— Eh bien I l'illusion serait dissipée. Tu redevien-
drais calme. Ce serait déjà quelque chose.
— Ce serait ma fin, Gaétan î reprit le marquis en
s'animant et en retrouvant de la force dans la voix.
Ah ! que je suis malheureux que tu ne puisses pas me
comprendre I Mais il y a là un abîme qui nous sépare.
Prends-y garde, mon pauvre ami ! avec une impru-
dence, avec une légèreté, avec une erreur de ton
dévouement, tu peux me tuer aussi vite que si tu pre-
nais un pistolet pour me faire sauter la tête.
Le duc était fort embarrassé. Il trouvait la situation
tmiple entre deux êtres plus ou moins portés Tim
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LE MARQUIS DB VILLBMBa. 181
vers l'autre et séparés seulement par des scrupules
qui avaient peu d'importance à ses yeux; mais, selon
lui, le marquis compliquait cette situation par des dé-
licatesses bizarres. Si mademoiselle de Saint-Geneix
s'abandonnait sans passion, il sentait la sienne s'étein-
dre, et, en perdant cette passion qui le tuait, il se
sentait foudroyé plus vite. C'était une impasse qui
désespérait le duc, et où il lui fallait pourtant bien
suivre et respecter la pensée et la volonté de son
frère. En causant encore avec lui et en tâtant avec
précaution toutes les fibres de son âme, il en vint à
reconnaître que la seule joie possible à lui donner
était de l'aider à deviner l'affection de Caroline et à
lui en faire espérer le progrès patient et délicat. Tant
que son imagination se promenait dans ce jardin des
premières émotions romanesques et pures, le marquis
se berçait d'idées suaves et de jouissances exquises.
Dès qu'on lui faisait entrevoir l'heure où il faudrait
prendre un parti et risquer un aveu, il avait comme
un sombre pressentiment de quelque désastre inévi-
table, et par malheur pour lui il ne se trompait pas.
Caroline devait refuser et fuir, ou, si elle acceptait sa
main, car l'honneur du marquis n'admettait pas l'idée
de la séduire, la vieille mère devait se désespérer,
succomber peut-être à la p^te de ses illusions.
Le duc était plongé dans ces réflexions, car Urbain
commençait à s'assoupir après lui avoir fait jurer
qu'il le quitterait pour se reposer lui-même dès qu'il
le verrait endormi. Gaétan s'in4tait de ne point trou-
u
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Itt LE MARQUIS DB YILLBMBR.
ver le moyen de le servir véntablement. Il aurait
voulu avertir Caroline, faire appel à sa bonté , â son
estime, lui dire de gouverner doucement le moral de
ce malade, de lui épargner la vue de l'avenir, quel
qu'il dût être, de le bercer d'espoirs vagues et de poé-
tiques rêveries; mais c'était lancer la pauvre fille sur
une pente bien aangereuse, et elle n'était point asse«
enfant pour ne pas comprendre qu'elle y risquait sa
réputation et probablement son propre repos.
La destinée, qui est très-active dans les drames de
ce geiu*e, parce que son action rencontre toujours des
âmes prédisposées à la subir, fit ce que le duc n'osuic
faire. y
XIII
Ma/gré la promesse que le duc avait faite à son
frère de n'avertir personne , il ne put se résoudre à
endosser la périlleuse responsabilité du silence absolu.
Il croyait au médecin , quel qu'il fût , tout en disant
qu'il ne croyait pas à la médecine, et il résolut d'aller
à Chambon pour s'entendre avec un jeune homme qui
ne lui avait paru manquer ni de savoir ni de pru-
dence, un jour qu'il l'avait consulté sur une indispo-
sition légère. Il lui confierait sous le sceau du secret la
situation du marquis , l'engagerait à venir an château
le lendemain sous prétexte de vendre un bout de
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L« MARQUIS DB YILLBICEH. 19t
prairie enclavé dans les terres de Séval, et là il ferait
en sorte que le médecin vit le malade, ne fùH^ que
pour observer sa physionomie et son allure, sans
donner d*avis officiel ; on verrait à soumettre cet avis
à M. de Villemer, et peut-être consentirait-il à le suivre.
Enfin le duc, qui ne savait pas veiller dans le calme et
ie silence de la nuit, avait besoin d'agir pour secouer
son inquiétude. II calcula qu*en une demi -heure il
serait à Chambon, et qu'une heure lui suûirait ensuite
pour réveiller le médecin , parler avec lui et revenir.
Il pouvait, il devait être de retour avant que son frère,
qu'il voyait calme et qui paraissait endormi, fût sorti
de son premier sommeil.
Le duc le quitta sans bruit, gagna le dehors par le
jardin , afin de n'être entendu de personne, et des-
cendit d'un pas rapide vers le lit de la rivière jusqu'à
une passerelle de moulin ot à un sentier qui le con-
duisit à la ville en droite ligne. En prenant un cheval
et en suivant la route, il eût fait du bruit et gagné fort
peu de temps. Le marquis ne donmail pas si profon-
dément qu'il ne l'eût entendu sortir de sa chambre;
mais, ignorant son projet et ne voulant pas l'empéchef
d'aller se reposer, il avait feint de ne s'apercevoir de
rien.
11 était aiors tm peu plus de minuit. Madame d'Àr-
glade avait suivi Caroline dans sa chambre pour ba-
biller encore, après avoir pris congé de la marquise.
— Eh bienl chère belle, lui disait-elle, êtes-vous
réellement aussi contente de cette maison que vous le
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184 . LB MARQUIS DB YILLBMBR.
dites? Soyez franche avec moi, si quelque chose vous
y chagrine. Eh 1 mon Dieu! il y a toujours et partout
quelque peti*.e chose qui cloche I... Profitez de ce que
me voilà pour me le confier. J'ai quelque ascendant
sur la marquise , sans le chercher, à coup sûr; mais
elle aime les têtes folles, et puis moi, qui suis d'un
naturel heureux et qui n'ai jamais besoin de rien pour
moi-même, j'ai le droit de servir mes amis sans me
gêner.
— Vous êtes très-bonne, répondit Caroline ; mais
ici tout le monde aussi est bon pour moi, et si j'avais
quelque ennui, je le dirais tout simplement.-
— A la bonne heure, merci , dit Léonie en prenant
la promesse pour elle. Eh bieni et le duc? il ne vous
a jamais taquinée, le beau duc?
— Très-peu, et c'est fini.
— Bien , vous me faites plaisir de me dire cela.
Savez-vous qu'après vous avoir écrit pour vous en-
gager à entrer ici, j'ai eu un remords de conscience?
Je ne vous avais point parlé de ce grand vainqueur?
— Il est vrai que vous aviez semblé craindre de
m'en parler.
— Craindre, non, je l'avais complètement oublié;
je suis si étourdie! Je me suis dit ensuite: «Mon Dieu,
pourvu que mademoiselle de Saint-Geneix ne soit pas
ennuyée de ses manégeslwcaril en a, des manèges, et
avec tout le monde 1
— Il n'en a pas eu avec moi. Dieu merci.
— Alors tout est bien, répondit Léonîe, qui n*en
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LB MARQUIS DB YILLBMBR. 185
crut pas un mot. Elle parla chiffons, et tout à coup :
— Ahl mon Dieul dit-elle, voilà que Tenvie de dor^
mir me prend , moi 1 Ce que c'est que le voyage I A
demain, chère Caroline. Êtes-vous matinale?
— Oui, et vous?
— Moi, hélas I p£3 trop; mais dès que J'aurai les
yeux ouverts,... entre dix et onze, n'est-ce pas? je
vous trouverai chez vous.
Elle se retira, décidée à se lever matin, à errer par-
tout, comme au hasard, et à surprendre tous les dé-
tails d'intimité de la famille. Caroline la suivit pour
l'installer dans son appartement et rentra dans sa
petite chambre, qui était assez éloignée de celle du
marquis, mais dont les croisées en retour sur le préau
se trouvaient à peu près en face des siennes.
Avant de se coucher, elle mit en ordre quelques
cahiers, car elle étudiait beaucoup et aimait à s'in-
struire ; elle entendit sonner une heure du matin, et
alla fermer sa persienne avant de se déshabiller. En
ce moment, elle saisit un coup sec frappé sur les
vitres d*en face, et, ses yeux se portant dans la direc-
tion du bruit, elle vit tomber en éclats une glace de la
fenêtre éclairée du marqub. Étonnée de cet accident
et du silence qui suivit, Caroline prêta l'oreille. Per-
sonne ne bougeait, personne n'avait entendu. Peu à
peu des sons confus lui parvinrent, d'abord de faibles
plaintes, puis des cris étoutfés et une sorte 'ie râle.
— On assassine le marquis! fut sa première pensée»
car les murmures sinistres partaient évidemment de
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lao LB Marquis db yillbmbr.
chez lui. Que faire? appeler, chercher, avertir le duc,
qui demeurait encore plus loin?... Tout cela était trop
long, et d'ailleurs, sous l'oppression de pareils aver«
tissements, Tindécision n'est pas permise. Caroline
mesura de l'œil la distance : c'étaient vingt pas de
gazon à parcourir. Si des malfaiteurs avaient pénétré
chez M. de Villemer, c'était par l'escalier de la tou-
relle du Griffon, qui faisait face à celle du Renard.
Ces d^ux cages à degrés portaient le nom des em-
blèmes grossièrement sculptés sur le tympan des
portes. L'escalier du Renard desservait de ce côté l'ap-
partement de Caroline. Nul autre qu'elle ne pouvait
arriver aussi vite, et sa seule approche pouvait faire
lâcher prise aux égoi^eurs. Dans la tourelle du Griffon
se trouvait d'ailleurs la corde d'un petit beffroi. Elle
se dit tout cela en courant, et elle avait fini de se le
dire en arrivant à cette porte, qu'elle trouva ouverte.
Le duc était sorti par là, se promettant de rentrer par
là au jour sans faire crier les gonds, et ne croyant
nullement aux brigands, race inconnue dans le pays.
Pourtant Caroline, confirmée d'autant plus dans
cette imagination, monta d'un trait l'escalier de pierre
en spirale. Là, elle n'entendit plus rien, avança dans
le couloir et s'arrêta hésitante devant l'entrée de l'ap-
partement du marquis. Elle se hasarda à frapper, on
ne lui répondit pas. Il n'y avait certes pas d'assassins
autour d'elle ; mais alors qu'était-ce donc que ces cris
entendus? Un accident quelconque, mais grave à coup
sûr et qui i/xlamait de prompts secours. Elle poussa
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LB MARQUIS DB VILLBMBS. ItT
ia porte, qui n*était même pas renfermée au loquet, et
trouva M. de Villemer étendu sur le cai-feau, près
de la fenêtre qu'il n'avait pas eu la force d'ouvrir,
et dont \i a\ ait brisé la vitre pour respirer, se sentant
comme foudroyé par un étouifement subit.
Le marquis n'était pas évanoui. Il avait eu les affres
de la mort, il sentait revenir la respiration et la vie.
Gomme il avait le visage tourné vers la fenêtre, il ne
vit pas entrer Caroline, mais il l'entendit, et croyant
que c'était le duc : — N'aie pas peur, lui dit-il d'une
voix faible, ça se passe. Aide-moi à me relever, j6
n'en ai pas encore la force.
Caroline s'élança et le releva avec l'énergie d'une
volonté surexcitée. Ce fut seulement en se retrouvant
assis qu'il la reconnut ou crut la reconnaître, car sa
vue, encore voilée, était traversée par des ondes
bleues, et ses membres avaient contracté une demi-
rigidité qui les rendait insensibles au toucher des bras
et des vêtements de Caroline.
— Mon Dieul... est-ce un rêve? dit-il en la regar-
dant avec une sorte d'égarement; vous! est-ce vouS^
— Maij oui, c'est moi, répondit-elle; je vous ai en-
tendu gémir... Qu'y a-t-il donc? mon Dieu! que faut-
il faire? Appeler votre frère, n'est-ce pas? Mais Je
n'ose en' ore vous quitter. Que sentez-vous? qu'avez-
vous?
— Mon frère! reprit le marquis en se ranimant jus-
qu'à recouvrer la mémoire; ahl c'est lui qui vous
amène ici I Où est-il?
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488 ^B MARQUIS DB VILLBMBR.
— Il n'est pas là, il ne sait rien.
— Vous ne l'avez pas vu?
— Non I Je vais le faire appeler.
— Ah I ne me quittez pas !
— Eh bien! non ; mais vous secourir!. •.
— Rien, rien 1 Je sais ce que c'est, ce n'est rîen
N'ayez pas peur, me voilà tranquille. Et... vous ête-
là I et vous ne saviez rien ?
— Rien au monde! Depuis quelques jours, je vous
trouvais changé... Je pensais bien que vous étiez ma-
lade, mais je n'osais pas m'ea inquiéter...
— Et tout à l'heure,... j'ai donc appelé?... Quoi?
qu'ai-je dit?
— Rien I Vous avez brisé cette vitre, en tombant
peut-être! Ne vous a-t-elle pas blessé?
Et Caroline, approchant la lumière, regarda et
toucha les mains du marquis. La droite était assez
fortement coupée : elle lava le sang, et, retirant adroi-
tement les parcelles de verre, elle pansa la blessure.
Urbain la laissa faire en la regardant avec l'étonné-
ment attendri d'un homme qui, ramassé sur le champ
de bataille , se sent dans des mains amies. Il répétait
faiblement : — Mon frère ne vous a donc rien dit»
vrai?
Elle ne comprenait rien à cette question , qui lui
semblait rentrer dans la fixité d'une idée maladive,
et pour la lui ôter elle lui raconta, tout en le pensant,
qu'elle l'avait cru aux prises avec des assassins. —
C'était absurde à coup sûr, dit-elle en s'eiTorçant de
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LB MARQUIS DB VILLBIiBR. 189
régayer ; mais que voulez -vous? cette peur-là s'est
emparée de moi, et je suis accourue comme au feu,
sans avertir personne.
— Et si cela eût été réel , vous veniez vous jeter
dans le danger?
— Ma foi, je n'ai pas songé à moi, je n*ai pensé
qu*à vous et à votre mère. Ah I bah I je vous aurais
aidé à vous défendre, je ne sais pas comment, je ne
sais pas avec quoi, mais j'aurais trouvé quelque chose,
j'aurais fait diversion d'ailleurs... Allons, vous voilà
pansé, ceci ne sera rien; mais le reste, qu'est-ce
donc? Vous ne voulez pas me le dire? 11 faut pour-
tant que vos amis sachent vous secourir; votre
frère?...
— Oui, oui, le duc sait tout; ma mère, rien!
— Je comprends, vous ne voulez pas,... je ne lui
dirai rien ; mais vous me permettrez de m'inquiéter,
moi , de chercher avec le duc ce qu'il faut faire pour
vous soulager. Je ne serai pas importune. Je sais
comment il faut être avec ceux qui souffrent. J'ai été
garde-malade de mon pauvre père et du mari de ma
sœur... Voyons... ne trouvez pas mauvais que je sois
venue là sans savoir, sans réfléchir... Vous vous seriez
relevé vous-même, un peu plus tard, je le sais bien;
mais c'est triste de souffrir seul. Vous souriez? Allons,
monsieur le marquis, il me semble que vous êtes un
peu mieux. Ohl que je le voudrais!
— Je suis dans le ciel! répondit le marquis, ©t,
€omme il ne se faisait aucune idée de l'heure : Restai
11.
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100 LB MARQUIS DE VILLEMER.
encore I lui dit-il ; il n'est pas tard- Mon frère m'a
veillé un peu dans la soirée, il va revenir.
Carofine ne se permit aucune objection, elle ne
songea seulement pas à ce que le duc pourrait pen-
ser en la trouvant là, à ce que les domestiques pour-
raient dire s'ils la voyaient rentrer chez elle en pré-
sence d'un ami en péril , elle ne supposait même pas
l'outrage du soupçon. Elle resta.
Le marquis voulait lui parler encore, il n'en avait
pas la force. — Ne parlez pas, lui dit-elle. Essayez de
dormir, je vous jure de ne pas bouger.
— Quoi? vous voulez que je dorme? Mais je ne le
puis pas... Quand je m'endors, j'étouffe.
— Et pourtant vous êtes accablé de fa4,igue, vos
yeux se ferment malgré vous. Eh bien I il faut obéir
à la nature. Si vous avez encore une crise, je vous
aiderai à la supporter, je serai là.
La confiance et la bonté de Caroline eurent sur le
malade un effet magique. Il s'endormit, il reposa
paisiblement jusqu'au jour. Caroline s'était assise près
d'une table, et maintenant elle savait quel était son
mal physique, et comment il fallait le soigner, car, sur
cette table , elle avait trouvé une consultation avec le
traitement simple et rationnel signé d'un des premiers
médecins de France. Le marquis , pour rassurer son
frère sur sa manière de se soigner lui-même, lui avait
montré cette pièce revêtue de l'autorité d'un grand nom ,
et la pièce était restée là, sous la main, sous tes yeux
de Caroline , qui l'étudiait avec un grand soin. Elle vit
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LB MARQUIS DB VILLBMBR. IM
que le marquis avait eu depuis qu'elle le connaissait
un régime très-opposé à celui qui lui était prescrit ;
il ne faisait pas d'exercice, il mangeait mal et veillait
trop. Elle ne savait pas si cette rechute ne serait pas
mortelle; mais si elle ne Tétait pas, elle se promettait
d'êt'iC fur ses gardes à l'avenir et d'oser s'occuper de
sa santé, eût-il encore avec elle cet air froid et
sombre que maintenant elle attribuait à une angoisse
toute physique.
Le duc fut de retour avant le soleil. Il n'avait pas
trouvé le médecin, il lui fallait aller le cherchera
Évaux. Avant de s'y rendre, il voulut voir son frère.
L'aube dessinait sa premi^re ligne blanche à Thorizon
lorsqu'il regagna sans bruit la chambre du marquis.
Celui-ci dormait alors si réellement qu'il ne l'entendit
pas monter, et que Caroline put aller au-devant de
lui sur l'escalier pour qu'il ne fît aucune exclamation
de surprise en la voyant. Sa surprise fut grande en
effet lorsqu'il la vit descendre vers lui en mettant ud
doigt sur ses lèvres. Il ne comprit rien à ce qui s'étail
passé. Il crut que le marquis lui avait caché la vérité,
qu'elle savait son amour, son chagrin, et qu'elle était
venue le consoler.
— Ah! ma chère amie! lui dit-il en lui prenant les
mains, soyez tranquille ; il m'a tout confié. Vous êtes
venue, vous êtes bonne, vous le sauverez! — Et
il porta les mains de Caroline à ses lèvres avec une
véritable affection,
— Mais, lui dit-elle un peu étonnée, puisque vous
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IM LB MARQUIS DE YILLBMBR.
le saviez si mal, comment Tavez-vous quitté cette
nuit? Et puisque vous comptiez sur mes soins, pour-
quoi ne m'avez-vous pas avertie?
— Que s*est-iî donc passé? dit le duc, qui vit qu'ils
ne s'entendaient pas. — Elle lui raconta en trois mots
l'événement, et comme, préoccupé de ce qu'il ap-
prenait , il la reconduisait, à travers le préau , jusqu'à
l'escalier du Renard, madame d'Arglade, qui était
déjà debout derrière sa croisée, les vit passer, causant
à voix basse , d'un air d'intimité mystérieuse. Ils s'ar-
rêtèrent devant la porte, et là ils se parlèrent encore.
Le duc raconta à mademoiselle de Saint-Geneix la
tentative qu'il avait faite pour amener un médecin à
voir son frère, et Caroline le dissuada de cette pensée.
Elle croyait que 'a consultation lue par elle suffirait,
et qu'il serait fort imprudent de suivre une nouvelle
marche quand on avait eu de la première des ré-
sultats certains. Le duc lui promit vivement de se
conformer à son avis, d'avoir confiance par consé-
quent. Madame d'Arglade les vit se serrer la main , et
le duc, retournant sur ses pas, remonter l'escalier du
Griffon.
— Eh bien! j'en al assez vu , pensa Léonie, et je
n'ai que faire d'aller courir dans la rosée, que je
n'aime pas du tout; je peux dormir la grasse matinée.
Et en se rendormant : — Cette Caroline 1 se disiiit-
elle; je voyais bien qu'elle mentait I Comme c'était
probable que le duc lui laisserait conserver sa vertu!
mais je le tiens, son beau secret I et si j'ai jamais
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LE MARQUIS DB YILLEMBB. 19t
besoin d'elle, il faudra bien qu'elle en passe par où je
voudrai.
Caroline se coucha vite, pour dormir vite, pour se
retrouver au service de son malade.
A huit heures , elle fut debout , et regarda par sa
fenêtre. Le duc était derrière la vitre de son frère.
Il lui fit signe qu'il allait la rejoindre par Tintérieur
ians la bibliothèque. Elle s'y rendit aussitôt de son
tôté» et là elle apprit de Gaétan que le marquis était
extraordinairement bien. 11 venait seulement de s'é-
veiller, et il avait dit: — Mon Dieu, quel miracle!
voici mon premier sommeil depuis une semaine en-
tière de ce supplice I et je ne sens plus rien, je respire,
il me semble que je suis guéri. C'est à elle que je dois
celai — Et c'est la vérité, ma chère amie, ajouta le
duc; c'est vous qui l'avez sauve et qui nous le conser-
verez, si vous voulez avoir pitié de nous 1
Le duc avait résolu de ne rien dire ; il l'avait juré
à son frère; mais, en se croyant bien discret, il laissait
échapper la vérité malgré lui. Cette vérité traversa
l'esprit de Caroline comme un éclair. — Que dites-
vous donc, monsieur le duc? s'écria-t-elle. Qui suis-je,
moi? et que. suis-je ici pour avoir cette influence?
Le duc fut effrayé du regard effrayé de Caroline,
— Voyons, à qui en avez-vous? lui dit-il en reprenant
le masque de son tranquille sourire. Qu'est-ce que
vous allez vous mettre dans la tête? Ne voyez-vous
pas que j'adore mon frère, que je tremble de le
perdre , et qu'en raison de l'assistance que vous lui
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IM LB MARQUIS DB VILLBMBR.
avez donnée cette nuit, je vous parle comme si vous
étiez ma sœur? Je suis très-embarrassé, je perds la
!ête, voyez-vous I Urbain se tue au travail. Je n*ai pas
assez d ascendant sur lui ; il ne veut pas que j'avertisse
notre mère de la reprise do son ancien mal. L'avertir
en effet, c'est Tagiter dangereusement ; infirme comme
elle l'est, elle voudrait être toujours là, veiller... Au
bout de deux nuits, elle y succomberait... Il faut donc
qu'à nous deux nous sauvions mon frère sans qu'i'
y paraisse, sans mettre de laquais et de filles dt
chambre dans la confidence. Ces gens-là parlent tou-
jours. Voyons I êtes-vous une femme de cœur et de
tête comme je me le suis persuadé ? Voulez-vous
pouvez-vous, osez-vous m'aîder sérieusement à le soi
gner en secret , à le veiller alternativement avec moi
pendant plusieurs soirées, plusieurs nuits au besoin,
à ne pas le laisser seul une heure , afin que , même
pendant une heure, il ne puisse pas reprendre ses
maudits bouquins? Il ne lui faut pas autre chose, j'en
suis persuadé, qu'un repos absolu de l'esprit, assez
de sommeil , un peu de promenade , et qu'il pense à
manger. Pour cela, il faut l'autorité despotique, oui,
despotique, d'une personne qui ne s'embarrasse pas
de le contrarier, d'un cœur dévoué,... pas susceptible,
ni fier, ni défiant mal à propos, qui supporte s^s bou-
tades s'il en a, ses élans de reconnaissance exaltée
s'il lui en échappe, une amie sérieuse enfin qui ait la
délicatesse, l'intelligence de la charité pour lui faire
accepter et peut-être aimer son joug. Eb bien I Garo-
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LB MARQUIS DB VILLBMBR. 195.
Une, VOUS seule ici pouvez être cette personne-là. Mon
frère a une grande estime, un profond respect, et
même, je crois, une sincère amîTié pour vous. Essayez
de le gouverner huit jours, quinze jours, un mois
peut-être, car si aujourd'hui il peut se lever, ce soir
il sera ici feuilletant et prenant des notes; s'il dort
encore la nuit prochaine , il se croira hors d'affaire,
et la nuit suivante il ne se couchera pas. Vous voyez
quelle tâche nous devons nous imposer. Moi, j'y suis
tout résolu, tout dévoué, mais à moi seul je ne pour-
rai rien. Je l'ennuierai , il se lassera de ne voir que
moî, et son impatience neutralisera l'effet de mog
soins. Avec vous,... une femme, une gardienne volon-
taire, généreuse, ferme et douce, patiente et tenaa
comme les femmes seules savent l'être, je vous ré*
ponds qu'il se soumettra sans dépit, et que plus tard,
quand les crises auront disparu, il vous bénira d&
l'avoir contrarié.
Cet insidieux exposé de la situation chassa entière-
ment le vague et rapide soupçon de Carohne. — Oui,
oui , répondit-elle avec fermeté, je serai cette gar-
dienne-là. Comptez sur moi; je vous remer/îie de me
choisir, et ne m'en sachez aucun gré. Je suis habituée
au métier d'infirmière ; cela ne mo coûte ni ne me
fatigue. Votre frère est pour moi comme poiu» vous
quelque chose de si respectable et de si supérieur à
tout ce que nous connaissons, que c'est un bonheur
et un honneur de le servir. Voyons , entendons-nous
pour nous partager cette bonne tâche sans éveiller
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106 LB MARQUIS DB YILLBMBR.
le soupçon de son état autour de nous. D*abord vous
vous installez la nuit dans sa chambre.
— Il ne le soutfrira pas.
— Eh bien I d'ici on doit Tentendre respirer. Voilà
un grand sofa où on peut irès-bien dormir, roulé dans
un manteau. Nous y passons la nuit à tour de rôle ,
vous et moi, jusqu'à nouvel ordre.
— Très-bien 1
— Vous le faites lever de bonne heure, afin qu'il
prenne l'habitude de dormir la nuit, et vous l'amenez
déjeuner avec nous.
— Si vous le lui faites promettre I
— J'essayerai. C'est absolument nécessaire qu'il
mange plus d'une fois en vingt-quatre heures. Nous
le faisons promener ou seulement s'asseoir avec nous
à l'air jusqu'à midi. C'est l'heure de sa visite et de la
Tôtre à la marquise ; je travaille ensuite avec elle jus-
qu'à cinq heures; alors je m'habille...
— Il ne vous faut pas une heure. Vous reviendrez
jui faire une petite visite dans la bibliothèque? J'y
serai.
— Soit I nous dinons tous ensemble ; nous le
retenons au salon jusqu'à dix heures. Alors vous le
suivez.
— Tout ceci est parfait, mais quand ma mère a
des visites, elle nous laisse libres, et vous pourriez
bien, à ces moments-là, venir causer ici avec nous
une heure ou deux?
— Non pas causer, répondit Caroline, je viendrai
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LE MARQUIS DE VILLEMliR. 497
lui faire un peu de lecture, car vous pensez bien
qu*ll ne passera pas tout ce temps-là sans vouloir
s'intéresser à quelque chose, et je lirai de manière
à Tassoupir, à le disposer au sommeil. Voilà, c'est
convenu. Seulement, aujourd'hui, nous allons être
bien empêchés par madame d'Arglade.
— Aujourd'hui je me charge de tout, et madame
d'Arglade part demain avec le jour; donc mon frère
est sauvé, et vous êtes un angel
XIY
Le marquis, mformé par son frère de tout cet
arrangement, se soumit avec reconnaissance. Il était
extrêmement faible et comme convalescent d'une
crise aiguë qui l'avait, non pas épuisé, mais vaincu
moralement presque autant qu'eût pu le faire une
lon^^ue maladie. Il ne pouvait plus combattre son
amour, sa résistance était à bout, et, ne sentant plus
dans cet état de faiblesse les orages et les dangers
de la passion, il se livrait à la douceur d'être l'objet
d'une tendre sollicitude. Le duc ne lui permettait pas
d'interroger l'avenir. — Tu ne peux prendre aucune
détermination dans l'état où le voilà, lui disait-il. Tu
n*as pas ton libre arbitre ; sans la santé, point de clair-
voyance morale. Laisse-nous te guérir, et tu verras
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198 LE liÂ.RQUIS DE VILLBMËE.
bien que guéri, tu recouvreras l'énergie nécessaire
pour résister soit à ton penchant, soit aux scrupules
qu'il te cause. Jusque-là, Je ne vois pas ce que lu
aur?i> sur la conscience, puisque mademoiselle de
Saint-Geneix ne se doute de rien, et ne fait après toul
que ce qu'une sœur ferait à sa place.
Ce mezzo termine pacifia toutes les agitations da
malade. 11 se leva un instant pour aller voir sa mère,
à laquelle il fit croire qu'une indisposition insigni-
fiante était cause de l'altération de ses traits. Il de-
manda la permission de ne pas reparaître ce jour-là,
et put pendant vingt-quatre heures, c'est-à-dire jus-
qu'au départ de madame d'Arglade, se livrer à un
repos presque absolu.
Durant cette journée, il régna entre le duc et Caro-
line un air de bonne intelligence et un échange de
regards qui n'avaient pour objet que l'état du mar*
quis,' mais qui achevèrent d'abuser Léonie. Elle partit
bien sûre de son fait, mais sans dire à la marquise
rien qui eût pu faire supposer en elle une pénétra-
tion quelconque.
Au bout de huit jours, M. de Villemer était guéri.
Tout symptôme d'anévrisme avait disparu, et, sou-
mis à un régime rationnel, il reprenait même un cer-
tain éclat de santé et une habitude de calme intérieur
qui l'avaient fui depuis longtemps. Personne, depuis
dix ans, ne s'était occupé de lui avec l'assiduité, le
dévouement, l'égalité d'humeur, le charme inouï
dont savait l'entourer mademoiselle de Saint-Geneix;
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LB MAA.^o«i> DR VILLBMER. IM
on pourrait dire même que jamais il n'avait rencontré
des soins à la fois si éclairés et si doux, car sa mère,
outre qu'elle manquait de force et d'activité phy-
sique, s'était montrée trop ardente et trop inquiète
dans ceux qu'elle lui avait prodigués à l'époque où
sa vie avait été déjà menacée. Elle eut bien cette fois
quelque soupçon d'une rechute en voyant son fils
plus souvent près d'elle, par conséquent moins
acharné à son travail; mais quand vint ce soupçon,
la crise était passée : le bon accord de tranquillité
concerté entre le duc et Caroline, l'ignorance absolue
des domestiques, peu nombreux et par cela même
très-occupés, la sérénité du marquis, tout contribua
à la rassurer, et au bout d'une quinzaine, elle rema^
qua même que son fils reprenait un air de jeunesse
et de bien-être dont elle n'eut plus qu'à se réjouir.
On avait caché avec soin l'état du marquis à ma-
dame d'Ai^lade. Le duc ne renonçait nullement pour
lui au grand mariage projeté. Il jugeait Léonie babil-
larde, évaporée, et ne voulait pas qu'on sût dans le
monde que la santé de son frère pouvait, à un mo-
ment donné, causer des craintes sérieuses. Le duc
avait bien averti Caroline à cet égard. 11 jouait avec
elle, dans l'intérêt de son frère, tel qu'il Tentendait,
le double jeu de la prédisposer autant que possible
et peu à peu à un dévouement sans bornes, et pour
cela il trouvait bon de lui rappeler souvent que l'a-
venir de la famille reposait tout entier sur le famecx
mariage. Caroline n'avait donc garde de l'oublier, et
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fiOO LB MARQUIS DB VILLB&IBR.
confiante dans la loyauté des deux frères, dans la
notion de son devoir et dans le désintéressement de
son propre cœur, elle marchait résolument vers un
abîme où pouvait s'engloutir à jamais sa destinée.
Et c'est ainsi que le duc, bon de sa nature et animé
des meilleures intentions pour son frère, travaillait de
sang-froid à la perte d'une pauvre fille, digne par son
mérite personnel d'être au faite du bonheur et de la
considération.
Heureusement pour mademoiselle de Saint-Geneîx,
é la conscience du marquis était assoupie, elle ne
dormait pas complètement. D'ailleurs, sa passion fit
tellement large la part de l'enthousiasme et de la
véritable afiection, qu'elle sembla disparaître et fut
du moins vigoureusement enchaînée par la volonté.
11 exigea que le duc fût presque toujours entre eux,
et peu s'en fallut que dans sa sincérité il ne dispensât
brusquement Caroline de '.ùute surveillance en lui
donnant sa parole de ne pas se remettre au travail
sans sa permission. Un moment vint même où il la
lui donna pour l'engager à cesser de veiller dans la
bibliothèque : plus d'une fois il l'y avait trouvée, gar-
dienne doucement et gaiement farouche des livres et
des cahiers, mis, disait-elle, sous le scellé jusqu'à
nouvel ordre; mais le duc contraria l'efFe* de cette
imprudence de son frère, en disant tout bas à Caro-
line qu'il ne fallait pas se fier à une parole donnée
sincèrement à coup sûr, i^ais qu'il n'était pas au
pouvoir d'Urbain de tenir. — Vous ne savez pas à
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LB- MARQUIS DB YILLBMBB. SOI
quel point il est distrait, lui dit-il ; quand une idée le
tient, elle le domine et lui fait oublier toute pro-
messe. Vhjgt fois je l'ai trouvé furetant dans ces rayons
lorsque j'avais le dos tourné, et quand je lui criais :
Eh bien I eh bien 1 maraudeur I il semblait sortir d'un
rêve et me regardait d'un air de profonde surprise.
Caroline ne se relâcha donc pas de sa surveillance.
La bibliothèque était beaucoup plus voisine de l'ap-
partement du marquis que du sien, mais encore assez
au centre du manoir pour qu'il n'y eût rien de remar-
quable pour les domestiques à l'assiduité de la lec-
trice dans cette pièce consacrée à l'étude. On l'y
voyait tantôt seule, tantôt avec le duc ou le marquis.
Je plus'' souvent avec l'un et l'autre, bien que le duc
eût mille prétextes pour la laisser seule avec son
frère ; mais dans ces moments-là les portes toujours ou-
vertes, le livre souvent dans les mains de Caroline, qui
lisait réellement avec intérêt, enfin, plus que tout cela,
la vérité de la situation, vérité qui a plus de force
que les ruses les mieux ourdies, ôtaient tout prétexte,
toute velléité même à la malignité des commentaires.
Dans cette situation, Caroline se trouva très-heu-
reuse, et plus tard elle se la retraça souvent coinme
la plus douce phase de sa vie. Elle avait souffert de
la froideur d'Urbain, et elle le retrouvait plus bien-
veillant, plus confiant qu'elle ne l'avait espéré. Dès
que toutes les inquiétudes relatives à sa santé furent
dissipées, il s'établit donc entre eux un lien qui, pour
Caroline» fut exempt de nuages. Le marquis se plut
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m LE MARQUIS DB YILLBl&BR.
extraordînairement à Tentendre lire, et bientôt même
il consentit à se laisser aider par elle dans son tra-
vail. Elle fit des recherches pour lui, et prit deà ncrtjs
qu'elle rédigea dans Tesprit où il les désirait, esprit
qu'elle parut deviner merveilleusement. Enfin elle lin
rendit ses études si agréables et lui en allégea si bien
la partie sèche et rebutante, qu'il put se remettre à
écrire sans fatigue et sans souffrance.
Le marquis avait certainement bien plus que sa
mère besoin d'un secrétaire; mais il n'avait jamais
pu souffrir cet intermédiaire entre lui et l'objet de
ses recherches. Il s'aperçut bien vite que non-seule-
ment Caroline ne l'égarait pas dans des idées étran-
gères aux siennes, mais encore qu'elle l'empêchait de
s'égarer lui-même dans des préoccupations inutiles.
Elle avait une remarquable netteté de jugement,
jointe à une faculté rare chez les femmes, l'ordre
dans l'enchaînement des idées. Elle pouvait s'absor-
ber longtemps sans fatigue et sans défaillance. Le
marquis fit une découverte qui devait disposer de
Im à jamais. C'est qu'il se trouvait en face d'une
intelligence supérieure, non créatrice, mais investiga-
trice au premier chef, précisément l'organisation dont
il avait besoin pour donner l'équilibre et l'essor à sa
propre intelligence.
Disons-le dès à présent, M. de Villemer était un
bomme d'un génie très-sain, mais qui n'avait pas
encore trouvé et qui attendait sa crise de développe-
ment. De là sa souffrance et la lenteur de son travail.
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LB MARQUIS DB YILLBMBR. 203
Il pensait et il écrivait rapidement; maïs sa cou*
science de phrlosophe et de moraliste créait à sa
fougue d'historien enthousiaste des obstacles toujours
renaissants. Il était en proie aux scrupules, comme
certains dévots sincères, mais malades, qui s'ima-
ginent toujours n'avoir pas dit toute la venté à leur
confesseur. Il voulait, lui, confesser à l'humanité la
vérité sociale, et n'admettait pas assez que, pour une
bonne part, cette science du vrai et même du réel est
relative au temps où l'on vit. Il n'en prenait nas son
parti. Il voulait déterrer le sens des faits enfouis dans
les arcanes du passé, et, s'étonnant, lorsqu'il en avait
à grand'peine saisi quelques indices, de les trouver
«ouvent contradictoii*es, il s'alarmait, se méfiait de sa
propre lucidité ou de sa propre équité, suspendait son
jugement et son travail, et durant des semaines et
des mois se laissait dévorer par des incertitudes et
des doutes terribles.
Caroline, sans connaître son livre, qui n'était encore
écrit qu'à moitié, et qu'il cachait avec une timidité ma-
Éidive, eut bientôt deviné la cause de ses angoisses en
tausant avec lui et en entendant ses réflexions, lors-
qu'elle lui faisait la lecture. Elle lui présenta d'inspi-
ration quelques réflexions d'une simplicité extrême,
mais d'une droiture de cœur qui parut sans réplique.
Elle s'embarrassait fort peu d'une petite tache dans
une grande existence, ou d'une petite lueur de raison
dans une époque de délire. Elle croyait qu'il fallait
▼oir le passé comme on regarde la peinture, à la difi-
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t04 LE MARQUIS DE VILLEMER.
tance voulue par rœil de chacun pour embrasser l'en-
semble, et savoir faire, ainsi que les maîtres Font
voulu en composant leurs tableaux, le sacrifice des
détails sans importance, qui détruisent parfois dans la
réalité Tharmonie et même la logique de la nature.
Elle fit remarquer qu'à chaque pas on observe dans
le paysage des effets invraisemblables d'ombre et de
lumière, et que le vulgaire a coutume de dire : « Com-
ment un peintre rendrait-il cela? « A quoi le peintre
répondrait : « En ne le rendant pas. »
Elle convint que l'historien est plus enchaîné que
l'artiste à l'exactitude du fait, mais elle nia qu'on pût
procéder par des principes différents dans l'une ou
l'autre voie. Le passé et même le présent d'une vie
individuelle ou collective n'avaient, >elon elle, de si-
gnification et de couleur que dans leur ensemble et
dans leurs effets. Les petits accidents, les irrésolutions,
les déviations même rentraient dans le domaine de
la fatalité, c'est-à-dire de la loi des choses finies. Pour
comprendre une âme, un peuple, ime époque, il fal-
lait les voir éclairés par l'événement comme la cam-
pagne par le soleil.
Elle hasarda ces réflexions avec une grande réserve,
et sous forme de questions, sans parti pris, et corhme
prête à les supprimer si elles n'étaient point goûtées;
mais M. de Villemer en fut frappé, parce qu'il sentit
qu'elle énonçait une certitude, une foi intérieure, et
que si elle consentait à se taire, elle n'en resterait pas
moins convaincue. Il lutta cependant un peu et lui
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LB MARQUIS DB YILLBMBR. S05
soumit bon nombre de faits qui Tavaient retenu et
embarrassé lui-même. Elle les jugea d'un mot, avec
le grand bon sens d'un esprit neuf et d'un cœur pur,
5t il s'écria bientôt en regardant le duc : — Elle
trouve le vrai, parce qu'elle le porte en elle, et que
c'est la première condition pour voir clair. Ja mais une
conscience troublée • 'amais un esprit fauss(! n'enten-
dront l'histoire.
— C'est pour cela, lui dit-elle, qu'il ne faut peut-
être pas trop faire l'histoire avec des mémoires , car
presque tous sont l'ouvrage de la prévention ou des
passions du moment. C'est la mode aujourd'hui de
déterrer tout cela avec grand soin, et d'apporter
beaucoup de menus faits peu connus qui ne méri-
taient pas de l'être.
— Oui, vous avez raison, répondit le marquis; si
l'historien, au lieu de rester fort de sa croyance et de
son culte pour les grandes choses, se laisse trop éga-
rer ou distraire par les petites, la vérité perd tout ce
que la réalité envahit.
Si nous rapportons ces entretiens, peut-être un peu
en dehors de la couleur d'un roman, c'est qu'ils sont
bien nécessaires pour faire comprendre le sérieux et
le calme apparent des rapports qui s'établirent entre
le savant érudit et l'humble lectrice au manoir de
Séval, en dépit du soin que prit le duc de les laisser
aux prises avec les tentations de la jeunesse et de
l'amour. Le marquis reconnut qu'il appartenait à
Caroline, non pas seulement par l'enthousiasme, par
1»
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S0« LB MARQUIS DB VILLBMBR.
le rêve par le besoin d'idéaliser la grâce et la beauté,
mais encore par la raison, par le jugement et par la
certitude d'avoir rencontré cet idéal. Dès lors Caroline
fut sauvée ; elle imposa le respect de la sérieuse va-
leur de son être, et le marquis ne craignit plus de se
laisser surprendre par la fièvre de Tégoïsme.
Le duc s'étonna beaucoup d'abord de ce résultat
inattendu de leur intimité. Son frère était guéri, il
était heureux, et il semblait vainqueur de l'amour
par les seules forces de l'amour; mais le duc était in-
lelligent, et il comprit. Lui-même fut saisi d'une défé-
rence assez sérieuse pour Caroline. 11 prit intérêt aux
lectures, et peu à peu, au lieu de s'endormir aux pre-
mières pages, il voulut lire à son tour et communi-
quer ses impressions. Il n'avait aucune conviction,
mais il se laissait émouvoir et emporter en artiste par
celle des autres. Il avait peu lu de choses sérieuses
dans sa vie, mais il avait admirablement retenu tout
ce qui était dates, noms propres. Il avait donc dans^
bonne mémoire comme un réseau à grandes mailles
auxquelles vinrent se rattacher les fils déliés des
études de son frère. C'est dire qu'il n'était étranger à
rien qu'au sens logique et profond des choses de
l'histoire. Il ne manquait pas de préjugés; mais la
forme avait sur lui une puissance qui les faisait taire,
et devant une page éloquente , qu'elle fût de Bossuet
ou de Rousseau, il éprouvait le même enthousiasme.
Lui aussi se sentit donc agréablement initié aux oc-
cupations du marquis et à la société de mademoiselle
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LB HARQUIS DB YILLBMBR. SOT
de Saint-GeneiK. Ce qu'il y eut de vraiment bon en
lui, c'est qu'à partir du jour où il sut les sentiments
de son frère pour elle, elle cessa d'être une femme à
ses yeux. Il avait été cependant ému à ses côtés pen-
dant quelques jours , et la vérité l'avait surpris dans
une heure de dépit et de fièvre. Du jour au lende-
main, il abjura toute mauvaise pensée, et, touché de
voir que le marquis , après un accès de jalousie ter-
rible, lui avait rendu sa confiance entière, il connut
pour la première fois de sa vie l'amitié honnête et
vraie pour une jolie femme.
Au mois de juillet, Caroline écrivait à sa sœur :
« Sois donc tranquille, il y a beau temps que je ne
veille plus le malade, car le malade n'a jamais été si
bien portant; mais j'ai toujours gardé l'habitude d«
me lever avec le jour dans la belle saison , et tous les
matins j'ai plusieurs heures à consacrer au travail
qu'il a bien voulu me permettre de partager avec lui.
Lui-même à présent dort d'un très-bon sommeil, car
il se retire à dix heures, et ici il m'est permis d'en
faire autant. J'ai même souvent de précieux inter-
valles de liberté dans la journée. Le voisinage des
bains d'Évaux et de la route de Vichy nous amène
du monde aux heures où la marquise avait cou-
tume de s'enfermer à Paris, et tout en disant que
cela la dérange et la fatigue, elle en est charmée. La
grande correspondance en souffre, mais cette corres-
pondance a diminué d'elle-même depuis le projet de
mariage pour le marquis. Ce projet absorbe tellement
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•06 LB MARQUIS DE VILLEMER.
madame de Vîllemer, qu'elle ne peuV se temr d'en
faire part ou d*en insinuer quelque chose à tous ses
vieux amis, après quoi elle fait ses réflexions, recon-
naît que c'est imprudent d'en tant parler, qu'il ne fout
pas compter sur la discrétion de tant de personnes ,
et nous jetons au feu les lettres qu'elle vient de me
dicter. C'est ce qui fait qu'elle me dit souvent : —
Bah ! n'écrivons pas. J'aime mieux ne rien dire que de
ne pas parler de ce qui m'intéresse.
« Quand elle a des visites , elle 'me fait signe que je
peux aller rejoindre le marquis, car elle sait mainte-
nant que je prends des notes pour lui. La maladie
passée, je n'ai pas cru devoir faire du mystère à pro-
pos d'une chose si simple, et elle me sait gré d'épar-
gner à son fils quelques parties fatigantes de son tra-
vail. Elle est fort curieuse de savoir ce que c'est que
cet ouvrage si bien caché ; mais il n'y a guère de dan-
fer que j'en trahisse quelque chose, puisque je n'en
connais pas le moindre mot. Je sais que nous sommes
dans l'histoire de France pour le moment, et plus par-
ticulièrement à l'époque de Richelieu ; mais ce que
je n'ai pas besoin de dire, c'est que je pressens un
grand désaccord d'opinions entre le fils et la mère sur
une foule d^ choses graves.
« Ne me plains pas d'avoir assumé sur moi une
double tâche , et d'avoir, comme tu dis, pris (^eux
maîtres au lieu d'un. Avec la marquise, la tâche est
sacrée, et j'y portç de l'affection ; avec son fils, la
tâche est douce, et j'y porte cette sorte de vénération
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LB MARQUIS DB VlLLBMBR. tOi
s^^rieuse dont je t'ai souvent parlé. J'ai de la joie à me
figurer que j'ai contribué à sa guérison, que j'ai su le
soigner sans l'impatienter, et lui persuader tout doU'
cément de vivre un peu comme tout le inonde doit
vivre pour se bien porter. Je l'ai pris par sa passion
même, en lui disant que son talent pourrait bien se
ressentir de ses souffrances, et que je ne croyais pas à
la lucidité de la fièvre. Tu n'as pas d'idée comme il a
été bon pour moi , comme il s'est laissé chapitrer et
même gronder par mademoiselle ta sœur, comme H
m'a remerciée de mon intérêt, et comme il s'est sou-
mis à toutes mes prescriptions. C'est au point qu'à
table il me consulte des yeux sur ce qu'il doit manger,
et que quand nous nous promenons, il n'a pas plus de
volonté qu'un enfant pour le trajet que le duc et moi
voulons lui faire faire. Q'est une bien belle âme, je
t'assure, et chaque jour je découvre en lui de nou-
velles qualités. Je l'avais cru un peu quinteux et très-
obstiné ; pauvre être I c'était sa crise qui le menaçait.
11 est au contraire d'une douceur, d'une égalité de ca-
ractère dont rien n'approche , et le charme de son
commerce ne peut se comparer qu'à la beauté des
eaux qui coulent dans notre vallée, toujours limpideS:
abondantes, entraînées par un mouvement égal el
fort, jamais irritées ni capricieuses. Et si je poursui-
vais la comparaison, je pourrais dire que son esprit a
aussi des rives fleuries, des oasis de verdure où l'on
peut- s'arrêter et rêver délicieusement, car il est très-
Doëte, et je m'étonne toujours qu'il ait soumis les
18.
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210 LE MARQUIS DB VILLEMER.
élans de son imagination à la rigidité de Thistoire.
« Il prétend au reste que c'est moi qui ai découvert
cela ea lui , et qu'il commence à s'en apercevoir lui-
même. L'autre jour, nous regardions dans un ravin
transversal à celui du Char la beauté des herbages
remplis de moutons et de chèvres. Au fond de cette
coupure escarpée, il y a un revêtement de rochers
dont quelques dentelures s'élèvent au-dessus du pla-
teau, si bien que c'est, relativement au niveau infé-
rieur, une montagne, et que ces belles roches d'un
gris lilas forment une crête assez imposante pour ca-
cher le pays plat qui est derrière. On ne voit donc pas
d'ici le dessus des plateaux, et on peut se croire dans
un coin de la Suisse. C'est du moins ce que me dit
M. de Villemer pour me consoler de la manière dont
la marquise rabroue mes admirations. — Ne vous
inquiétez pas de cela, me disait-il, et ne pensez pas
qu'il faille avoir vu beaucoup de grandes choses pour
avoir la notion et la sensation du grand. La grandeur
est partout pour ceux qui portent cette faculté en eux«
mêmes, et ce n'est pas une illusion qu'ils nourrissent,
c'est une révélation de ce qui est en réalité dans la
nature d'une manière plus ou moins exprimée. Aux
sens lourds il faut des manifestations brutales de la
puissance et de la dimension des choses. Voilà pour-
quoi Deaucoup de gens qui vont en Ecosse chercher
les tableaux décrits par Walter Scott ne les trouvent
pas, et prétendent que le poëte leur a surfait son pays.
Ces tableaux y sont pourtant, j'en suis bien sûr, et si
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LB MARQUIS DB VILLBMBR. tll
VOUS alliez Ii\, vous, vous les trouveriez tout de suite.
« Je lui avouai que la réelle immensité me tentait
beaucoup, que je voyais souvent en songe des mon-
tagnes infranchissables et des abîmes à donner le ver-
tige, que devant une gravure représentant les furieuses
cascades de la Suède ou les blocs errants des mers
glaciales, je me sentais emportée par des rêves déme-
surés d'indépendance, et qu'il n'étiiit pas de récit
d'expéditions lointaines dont les souffrances et les
danfjers pussent m'ôtcr le regret de n'en avoir pas
fait parlie.
« Et pourtant, me dit-il, devant ce charmant petit
paysage que voici, vous paraissiez très-heureuse el
véritablement satisfaite tout à l'heure ? Avez-vous donc
plus besoin d'émotions et de surprises que d'atten*
drissement et de sécurité? Voyez comme c'est beau,
le calme! comme cette heure de reflets rayés par les
ombres qui s'abaissent, ces fluides vaporeux qui sem-
blent caresser les flancs du rocher, cette immobilité
du feuillage qui a l'air de boire en silence l'or des der-
niers rayons, comme toute cette solennité recueillie et
sereine est bien la véritable expression du beau et du
bon dans la nature I Je ne connaissais pas tout cela,
moi! 11 y a très-peu de temps que j'en ai été frappé
Je vivais dans la poussière, dans la mort ou dans les
abstractions. Je révais bien les tableaux de l'histoire,
la fantasmagorie du passé. J'ai vu quelquefois passer
à l'horizon la flotte de Cléopâtre, j'ai cru entendre
dans le silciue des nuits les fanfares guerrières de
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tlS LB MARQUIS DB YILLBMBR.
Roncevaux; mais c'était là Tempire du rêve, et la
réalité ne me parlait pas. Depuis que je vous ai vue
regarder Thorizon sans rien dire, avec un air de cori-
tentement dontrienn*approche, jeme suis demandé le
secret de vos joies, et, s*il faut tout dire, votre malade
égoïste a bien été un peu jaloux de tout ce qui vous
charmait. 11 s*est mis à regarder aussi avec inquiétude.
Alors il en a pris son parti, car il a senti qu'il aimait ce
que vous aimiez.
« Tu penses bien qu'en me parlant ainsi, ma chère
petite sœur, monsieur le marquis mentait effron-
tément, car on voit à toutes ses remarques et à
toutes SCS manières de parler qu'il a un véritable
enthousiasme d'artiste pour la nature comme pour
tout ce qui est beau ; mais il est si naïvement bon
pour moi dans sa reconnaissance, qu'il ment de bonne
foi, et s'imagine me devoir quelque chose de nou-
veau dans sa vie intellectuelle. »
XV
Un matin, le marquis, écrivant à la grande table da
la bibliothèque, tandis que Caroline feuilletait des
cartes à l'autre bout, posa sa plume, et lui dit avec
émotion :
— Mademoiselle de Saint-Geneix, je me rappelle
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LB MARQO/S DB YILLBHBR. tlt
que VOUS m'avez quelquefois témoigné le désir bien-
veillant de connaître ce travail, et je croyais bien ne
pouvoir jamais m'y décider ; mais à présent, oui, à
présent, je sens que je serai heureux de vous le sou*
mettre. Ce livre est votre ouvrage bien plus que la
mien, puisque je n'y croyais pas, et que vous m'avei
amené à respecter l'élan qui me l'avait dicté. Depuis
que vous m'avez rendu la conviction, vous êtes cause
que j'ai plus avancé ma tâche en un mois que je ne
l'avais fait en dix ans. Vous êtes cause aussi que je
finirai certainement une chose que j'eusse peut-être
recommencée jusqu'à ma dernière heure. Elle était
proche, d'ailleurs, cette heure suprême. Je la sentais
venir vite, et je me hâtais fiévreusement, en proie au
désespoir de ne voir avancer que la fin de ma vie. Vous
m'avez ordonné de vivre, et j'ai vécu, de me cal-
mer, et je me suis calmé, de croire en Dieu et en moi-
même, et j'ai cru. A présent que j'ai foi en ma
pensée, il faut que vous me donniez la foi en mon
talent, car, bien que je ne tienne pas plus que de
raison à la formç, je la crois nécessaire pour donner
plus de poids et de séduction à la vérité. Tenez, mon
amie, lisez!
— Oui I répondit vivement Caroline } vous voyez
que je n'hésite pas, que je ne me récuse pas : ce n'est
ni prudent ni modeste de ma part. Eh bien! je ne
m'en emoarrasse point. Je suis tellement sûre de votre
talent, que je ne redoute pas d'avoir à être sincère, et
je crois tellement à l'accord de nos opinions, que je
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iM LU MARQUIS DB YILLBMBR.
nie flatte de comprendre même ce qui serait au-
dessus de ma portée dans d'autres circonstances.
Mais, au moment de prendre le manuscrit, Caroline
bésita devant une confidence trop particulière, et de-
manda si Texcellent duc ne serait pas initié, lui aussi, à
celte satisfaction.
— Non, répondit le marquis, mon frère ne viendra
pas aujourd'hui. J'ai saisi le jour où il est à la chasse.
le no veux pas qu'il connaisse mon œuvre avant qu'elle
soit terminée; il ne la comprendrait pas. Ses pré-
jugés de naissance s'y opposent. Il croit pourtant
avoir quelques idées avancées, comme il les appelle, et
iait que je vais plus loin que lui ; mais il ne se doute
pas combien j*ai quitté la voie où m'avait placé Tédu*
eation. Ma révolte contre ce passé lui causerait un
grand effroi, et cela pourrait me troubler avant la fin
de mon travail. Mais vous-même,... peut-être allez-
vous tire un peu inquiète.
— Moi, je n'ai pas de parti pris, répondit Caroline,
et il est fort probable que je partagerai vos opinions
quand je les connaîtrai bien. Donc asseyez-vous, je
veux lire tout haut pour vous autant que pour moi. Je
veux que vous vous entendiez parler vous-même.
Je crois que ce doit être une bonne manière de ie re*
lire.
Caroline lut ce matin-là un demi-volume; elle s'y
reprit dans la journée et le lendemain. En trois jours,
elle fit entendre au marquis le résumé des études de
plusieurs années. Elle lut son écriture, quoique un
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LB MARQUIS DB YILLBMBB. tll
peu diflicile, aussi bien que Timprimé, et comme elle
lisait avec une netteté, une intelligence et une si.ïipli-
cité admirables, s'animant et se sentant émue elle-même
quand la narration s'élevait au lyrisme dans les épopées
de l'histoire, Tauteur se sentitéclairé en un instant d'un
liai soleil de certitude formé de tous les rayons 4par8
dont ses méditations avaient été pénétrées.
Le tableau était beau, d'une beauté originale, et
eihpreint d'un cachet de grandeur véritable. Sous ce
litre simple et mystérieux : Histoire des Titres, il sou-
levait un ensemble de questions hardies qui n'allaient
à rien moins qu'à rendre universelle et sans retour ni
restriction la pensée de la nuit révolutionnaire du
k août 1789. Ce fils d'une grande maison longtemps
privilégiée, nourri dans l'orgueil de race et le dédain
de k plèbe, apportait devant la moderne civilisation
l'acte d'accusation du patriciat, les pièces du procès,
les preuves d'usurpation, d'indignité ou de forfaiture,
et prononçait la déchéance au nom de la logique et de
l'équité, au nom de la conscience humaine, mais sur-
tout au nom de l'idée chrétienne évangélique. Il pre-
nait corps à corps ce compromis de dix-huit siècles
qui veut allier l'égalité révélée par les apôtres avec la
convention des hiéràchies civiles et théocratiques.
N'admettant dans toutes les classes que des hiérarchies
politiques et administratives, tfest-à-dire des fonc-
tions, des preuves de valeur personnelle et d'activité
sociale, des services en un mot, il poursuivait le pri-
vilège de naissance jusque dans l'opinion actuelle
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f:t LB MARQUIS DB VILL6MBEU
]usque dans les dernières influences, en traçant d'une
main ferme l'histoire des spoliations et des usurpations
de pouvoir depuis la création féodale de la noblesse
jusqu'à l'heure présente. C'était refaire l'histoire de
France à un point de vue spécial, sous l'empire d'une
idée distincte, absolue, inflexible, indignée, et partant
d'un sentiment religieux que la noblesse ne pouvait
combattre sans se suicider, elle qui invoque le droit
divin comme la clef de voûte de son institution.
Nous n'en dirons pas davantage sur la donnée de ce
livre, dont la critique même doit rester en dehors de
notre sujet. Quelque jugement qu'on pût porter sur
les croyances de l'auteur, il eût été impossible de ne
pas reconnaître en lui un splendide talent, joint au
savoir et à la bonne foi puissante d'un esprit de pre*
mier ordre. Le style particulièrement était magnifique,
d'une ampleur et d'une richesse que n'eût jamais fait
soupçonner la modeste concision des paroles du mar-
quis dans le monde ; mais, dans son livre même, il
donnait peu de place à la discussion. Après avoir posé
les prémisses et les motifs de sa recherche en quel-
ques pages d'une chaude et sévère appréciation, il
passait aux faits et les classait historiquement avec une
éloquente clarté. Ses récits, pleins de couleur, avaient
l'intérêt du drame et du roman, même lorsque, foui!»
lant dans les obscures archives des familles, il révélait
rhorreurdestemps féodaux, les souffrancesetravilisse
ment de la plèbe. Enthousiaste et no s'en défendant pas,
il sentait profondément les attentats contre la justice,
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LE MARQUIS Dfi YILLBMBR. tH
cx)nîre la pudeur, contre l'amour, et en bien des pages
son âme, passionnée pour le vrai, le juste et le beau,
se révélait tout entière avec des cris d'éloquence en-
traînante. Plus d'une fois Caroline se sentit fondre en
larmes, et posa le livre pour se remettre.
Caroline n'eut pas d'objections. 11 n'appartient pas
an simple narrateur de prononcer qu'elle eût dû en
faire, ou qu'il n'y en avait réellement pas à faire ; mais
il doit dire qu'elle ne s'en trouva pas, tant l'admiration
du talent et l'estime de l'homme l'avaient gagnée. Le
marquis de Villemer devint à ses yeux un personnage
si complètement supérieur à tout ce qu'elle avait ja-
mais rencontré qu'elle conçut dès lors Tidée de se dé-
vouer à lui sans réserve et pour toute sa vie.
Quand nous disons sans réserve, il en était une, à
coup sûr, qui n'eût pas fait si bon marché d'elle-
même, si elle se fût présentée à sa pensée ; mais elle
ne s'y présenta pas. La supposition qu'un tel homme
pouvait lui demander le sacrifice de l'honneur ne
troubla pas un instant la sérénité de son enthousiasme.
Nous n'oserions pourtant pas affirmer que dès lors
cet enthousiasme n'embrassât pas à son insu l'amour
comme un des éléments inévitables de sa plénitude;
mais l'amour n'avait pas été le point de départ. Le mar-
quis n'avait pas su jusque-là révéler toutes les séduc-
tions de son intelligence et de sa personne ; il avait été
conti*aint, troublé, malade. Caroline ne vit pas tout
d'un coup le changement qui se fit en lui d'une manière
kisensible, lorsqu'il devint éloquent, jeune et beau»
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tit LB MARQUIS DB YILLBMBEL
«1 recouvrant jour par jour, heure par heure, It
santé, la confiance en lui-même, la certitude de sa
puissance et le charme que donne le bonheur aux
Dobles physionomies longtemps voilées par le doute.
Quand elle se rendit compte de toutes ces transfor-
mations séduisantes, elle en avait subi Feffet à son
insu, et l'automne arrivait. On allait retourner à
Paris, et, sous l'empire d'une idée fixe, madame de
Villemer disait tous les jours à sa jeune confidente :
— Dans trois semaines, dans quinze jours, dans une
huitaine, aura lieu la fameuse entrevue de mon fils
avec mademoiselle de Xaintrailles.
Caroline sentit alors un déchirement affreux au plus
profond de son âme, une consternation, une terreur
et comme une révélation impérieuse du genre d'atta-
chement qu'elle ne s'avouait pas encore. Elle avait si
bien accepté l'idée vague et encore lointaine de ce
mariage qu'elle n'avait jamais voulu se demander si
elle en souffrait. C'était pour elle inévitable comme
de vieillir et de mourir; mais on n'accepte en réalité
la vieillesse et la mort qu'à l'heure oîx elles arrivent^
et Caroline sentit qu'elle fiedblissail et qu'elle mourait k
ridée de cette séparation prochaine et absolue.
Elle avait fini par croire avec la marquise qu") celt
ne pouvait manquer. Jamais elle n'avait osé ques-
tionner 46 marquis; le duc le lui avait défendu d'ail-
leurs au nom de l'amitié qu'elle portait à la famille.
Selon lui, le marquis ne se déciderait qu'autant qu'on
ne le tourmenterait pas, et le duc savait bien aue la
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LB MAKQUI8 DB VIJLJLBMBR. tlf
moindre inquiétude de la part de Caroline boulever-
serait to'ates les pensées de son frère.
Le duc, après avoir admiré sincèrement la pureté
de leurs relations, commençait à s*en inquiéter. —
Gela devient, se disait-il, un attachement si grave que
Ton n*en peut plus prévoir les conséquences. Il eût
bien mieux valu pour mon frère que cette passion fût
assouvie. Aujourd'hui elle ne ferait plus obstacle à son
avenir. Peut-on croire que la vertu ait tué Tamourî
Non, non I la vertu en pareil cas, c'est de Tamour qui
a doublé de puissance!
Le duc ne se tronipait pas. Le marquis ne s'attris-
tait nullement de la perspective d'un mariage qu'il
était désormais bien résolu à ne pas contracter. Il s'af-
fligeait seulement du changement que le séjour de
Paris allait momentanément opérer dans ses relations
avec mademoiselle de Saint-Geneix, dans leur libre
fraternité, dans leurs études en commun, dans cette
sécurité de tous les instants qui ne se retrouverait
pas ailleurs. Il lui en parlait avec une grande tristesse.
Elle éprouvait les mêmes regrets, et attribuait son
propre chagrin intérieur à son amour pour la cam-
pagne et au dérangement d'une vie si noble et à
douce.
Elle éprouva cependant une charmante surprise en
s^rrivant à Paris. Elle y trouva sa sœur^ qui l'attendait
avec les enfants, et elle apprit que Camille se rappro-
chait d'elle. Elle allait habitera Étampes une maison^
nette moitié ville, moitié campagne, jolie, frsdche, en
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teO LB MARQUIS DB YILLBMBR.
bon air, avec la jouissance d'un assez grand jardin.
Elle ne serait plus qu'à une heure de Paris par le
chemin de fer. Elle mettait Lili en pension, elle avait
obtenu une bourse dans un couvent de Paris. Caroline
pourrait la voir toutes les semaines. Enfin on avait
promis aussi une bourse pour le petit Charles dans uu
lycée aussitôt qu'il serait en âge d'y entrer.
— Tu me combles de joie et de surprise I s'écria
Caroline en pressant sa sœur dans ses bras ; mais qui
donc a fait tous ces miracles?
— Toil répondit Camille, toi seule, et toujours toi!
— Mais non 1 J'espérais bien obtenir ces bourses,
c'est-à-dire les faire obtenir un jour ou l'autre par
Léonie, qui est si obligeante; mais je ne croyais pas a
un si prompt succès.
— Non, non 1 reprit madame Heudebert ; cela ne
vient point de Léonie, cela vient d'ici I
— Impossible I je n'en ai jamais dit un mot à la
marquise. Sachant combien elle est brouillée avec le
pouvoir, je n'aurais pas osé...
— Quelqu'un a osé auprès des ministres, et ce
quelqu'un-là... 11 ne veut pas être nommé, lia agi en
cachette de toi, et pourtant je le trahirai, parce qu'il
est bien impossible que j'aie des secrets pour toi : ce
quelqu'un-là, c'est le marquis de Villemer.
— Ah I... Tu lui as do/ic écrit pour le prier...?
— Point I C'est lui qui m'a écrit pour s'informer de
ma situation et de mes droits avec une bonté, une
convenance, une délicatesse. .. Ah! oui, Caroline, tu
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LB MARQUIS DB VILLBMBR. 2S1
avais bien raison d'estimer ce caractère-là I... Mais,
tiens, j'ai apporté ses lettres. Je veux que tu les lises.
Caroline lut les lettres, et vit qu'à partir du jour où
elle avait donné des soins à monsieur de Villemer,
celui-ci s'était occupé de sa famille avec une vive et
constante sollicitude. Il avait prévenu ses désirs secrets,
il s'était inquiété de l'éducation des enfants. Il avait
fait par lettres des démarches promptes et sûres, sans
même offrir de les faire, et en se bornant à demander
les renseignements nécessaires à Camille sur les ser-
vices de son mari dans l'administration. Il avait an-
noncé le succès, refusant tout remerciement et disant
que sa dette de reconnaissance envers mademoiselle
de Saint-Geneix était loin d'être acquittée. Ces bonnes
nouvelles étaient arrivées à Camille pendant le voyage
à petites journées de poste que faisait Caroline avec la
marquise, car la vieille dame avait horreur et frayeur
des diligences et des chemins de fer.
Quant à l'habitation d'Étampes, c'était encore une
idée et une offre du marquis. Il avait là, disait- il, une
petite propriété de nul rapport, léguée par un vieux
parent, et il priait madame Heudebert de lui ren-
dre le service de l'habiter. Elle avait accepté, disant
qu'elle se chargeait des réparations; mais elle avait
trouvé la maisonnette en très-bon état, meublée, et
même approvisionnée de bois, de vin et de légumes
pour plus d'un an. Quand elle avait demandé à la per-
sonne changée par le marquis de ces détails le prix du
loyer, on lui avait répondu que l'on avait ordre de ne
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92t LB MARQUIS DB VILLBICBR.
pas recevoir d'argent, que c'était trop peu de chose, et
que le marquis n'avait jamais compté louer à des
étrangers la maison de son vieux cousin.
Si Caroline fut vivement touchée de ces bontés de
son ami et heureuse de voir le sort de sa famille si
amélioré, elle n'en ressentit pas moins une douleur
au cœur. Il lui sembla que c'était un adieu de celui
dont l'existence allait se séparer à jamais de la sienne,
et comme un compte réglé par sa reconnaissance.
Elle refoula cette douleur, employa ses matinées pen-
. dant plusieurs jours à promener sa sœur et les enfants,
à acheter le trousseau de la petite pensionnaire , et
enfin à l'installer au couvent. La niarquise voulut voir
madame Heudebert et la belle Elisabeth, qui «illait
perdre au couvent son doux sobriquet de Lili. Elle fut
charmante pour la sœur de Caroline, et ne laissa point
partir l'enfant sans un joli cadeau ; elle voulut que
Caroline eût deux jours de liberté pour s'occuper de
sa famille, lui faire ses adieux et la reconduire au che-
min de fer. Elle-même se fit conduire au couvent pour y
recommander Elisabeth Heudebert comme sa protégée.
Camille avait vu aussi le marquis et le duc chez
leur mère ; elle n'avait osé présenter que Lili à son
bienfaiteur, les autres enfants n'étant pas assez rai-
sonnables ; mais M. de Villemer voulut les voir tous:
il aila rendre visite à madame Heudebert à l'hôtel oii
elle était descendue, et y trouva Caroline au milieu de
ces enfants dont elle était adorée. Elle le trouva, lui,
non pas rêveur, mais comme absorbé dans la contem-
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LB MARQUIS DE TILLBMBR. 223
plation des soins et des caresses qu*elle leur donnait,
i: regardait chaque enfant avec une attention attendrie
et parlait à tous comme un homme en qui Ia senti-
ment paternel est déjà trës-développé. Caroline, igno-
rant qu'en effet il était père, s'imagina en soupirant
qu'il songeait aux joies futures de la famille.
Le jour suivant, quand elle eut vu sa sœur monter
dans le v^agon qui la reconduisait à Étampes, elle se
sentit iiorriblement seule, et pour la première fois le
mariage du marquis se présenta à sa pensée comme
un désastre irréparable dans sa propre vie. Elle sortit
vite de la gare pour cacher ses larmes ; mais dans la
cour elle se trouva en fece de M. de Villem^. — Eh
bienl lui dit-il en lui offrant son bras, vous pleurez?
Je m'attendais bien à cela, et j'ai voulu me trouver
ici, où les prétextes ne manquent pas pour le public,
afin de vous soutenir un peu dans ce chagrin si naturel,
et de vous rappeler qu'il vous reste des amis sincères.
— Quoi I vous êtes venu ici pour moi 7 répondit
Caroline en essuyant ses larmes. Ah I je suis honteuse
de ce moment de foiblesse. C'est de l'ingratitude en-
vers vous qui avez comblé ma famille, qui la rappro-
chez de moi , et que je devrais bénir dans la joie au
lieu de sentir le petit déchirement d'une séparation
qui ne peut plus être de longue durée. Ma, sœur pourra
revenir souvent voir sa fille , que je verrai, moi, plus
souvent encore. Non, non, je n*ai pas de chagrin ; je
suis au contraire bien heureuse, et c'est grâce à vousl
Pourquoi donc pleurez-vous encore ? lui dit le mar*
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m LB MARQUIS DB VILLBMBR.
quîs en la conduisant à la voiture qu'il avait amenée
pour elle ; voyons, c'est un peu nerveux, n'est-ce pas?
mais cela m'inquiète. Retournons sous la gare comme
si nous cherchions quelqu'un. Je ne veux pas vous
quitter dans les larmes. C'est la première fois que je
vous vois pleurer, et cela me fait beaucoup de mal.
Tenez, nous sommes à deux pas du Jardin des Plantes ;
à huit heures du matin , il n'y a pas de risque que
nous y rencontrions personne de connaissance. D'ail-
leurs, avec ce manteau et ce voile on ne peut pas savoir
qui vous êtes. 11 fait assez beau , voulez-vous venir
voir la vallée suisse? Nous tâcherons de nous croire
encore à la campagne, et en vous quittant je serai
sûr... du moins j'espère, que vous ne serez pas malade.
Il y avait tant d'amicale sollicitude dans l'accent
du marquis que Caroline ne songea point à refuser
son offre. Qui sait, pensait-elle, s'il ne désire point me
dire là un adieu fraternel au moment d'entrer dans
une nouvelle existence ? Au fait, cela nous est permis,
cela nous est peut-être dû. Il ne m'a encore jamais
parlé de son mariage ; il serait étrange qu'il ne m'en
parlât pas, et que je ne fusse pas préparée et disposée
à l'entendre.
XVI
Le marquis fit signe au fiacre de suivre, et il con-
duisit Caroline à pied en l'entretenant doucement de
M sœur et des enfants; mais ni durant ce court trajet.
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LB MARQUIS DE YILLBMER. t»
ni dans les allées ombragées de la vallée suisse du
Jardin des Plantes, il ne lui parla de lui-même. Ce ne
fut qu'au moment de revenir, et en s'arrêtant avec
elle sous les branches pendantes du cèdre de Jussieu,
qu'il lui dit du ton le plus détaché et en souriant :
— Savez-vous que c'est aujourd'hui que ma présen-
tation officielle à mademoiselle de Xaintrailles doit
avoir lieu ?
Il sembla au marquis qu'il sentait tressaillir le bras
de Caroline appuyé sur le sien ; mais elle lui répondit
avec sincérité et avec résolution : — Non, je ne savais
pas que ce fût aujourd'hui.
— SI je vous parle de cela, reprit-il, c'est parce que
je sais que ma mère et mon frère vous ont tenue au
courant de ce beau projet. Moi, je ne vous en ai
jamais parlé; cela n'en valait pas la peine !
— Vous avez donc cru que je ne m'intéresserais pas
à votre bonheur?
— Mon bonheur I est-ce qu'il peut être dans les
mains d'une inconnue? Et vous, mon amie, pouvez-
vous parler ainsi, vous qui me connaissez ?
— Alors... je dirai le bonheur de votre mère, puis»
qu'il dépend de ce mariage.
— Oh I ceci est une autre affaire , reprit vivement
M. de Villemer, Voulez-vous que nous nous reposionf
sur ce banc, et puisque nous trouvons ici la solitude,
voulez-vous me permettre de vous parler un peu de
ma situation ? *
Ils s'assirent. — Vous n'aurez pas firoid ? reprit le
11.
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n» LB MARQUIS DB YILLBMBEL
marquis en ramenant les plis du manteau de Caroline
autour d'elle.
— Non! et vous?
— Oh! moi, grâce à vous, j*ai une santé robuste i
présent, et c'est pour cela que Ton songe sérieusement
à faire de moi un père de famille. C'est un bonheur
dont je n'ai pas autant besoin que Ton croit. Il y a
dans la vie des enfants que l'on aime,... ne serait-ce
que comme vous aimez ceux de votre sœuri Mais
passons là-dessus, et supposons que je me sois rêvé
une nombreuse lignée I Vous savez bien que je ne
tiens pas à cela au point de vue de l'orgueil du nom
vous connaissez mes idées sur la noblesse. Ce ne sont
pas précisément celles de mon entourage ; malheureu-
sement pour mon entourage, je n'en puis pas changer,
cela ne dépend plus de moi.
— Je sais cela, répondit mademoiselle de Saint-Ge-
neix , mais vous avez l'âme trop complète pour ne pas
désirer connaître les plus ardentes , les plus saintes
affections de la vie.
— Supposez tout ce que vous voudrez à cet égard,
reprit le marquis, et reconnaissez dès lors que le clioix
de la mère de mes enfants est l'affaire la plus impor-
tante de ma vie. Eh bien I cette chose immense, ce
choix sacré, pensez-vous que quelqu'un puisse le faire
k ma place 7 Admettez-vous que même mon eKcellento
mère puisse s'éveiller un matin en disant : « II y a
ae par le monde une demoiselle dont le nom est il-
lustre, dont la fortune est considérable, et qui doit
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LB MARQUIS DB VILLSMBR. tfl
être la femme de mon fils , parce que mes amis e!
moi trouvons la chose avantageuse et convenable?
Mon fils ne la connaît pas, n'importe I Elle ne lui plaira
peut-être en aucune façon ; il lui déplaira peut-être
également : n'importe encore I Cela ferait plaisir à nnon
fils aine, à mon amie la duchesse^ à tous les habiCjés
de mon petit salon. Il faudrait que mon fils fût déna-
turé, s'il ne sacrifiait pas sa répugnance à cette fan-
taisie ! Et si mademoiselle de Xaintrailles s'avise de ne
pas le trouver parfait, elle ne sera plus digne du nom
qu'elle porte I... » Vous voyez bien, mon amie, que
tout cela est insensé, et je m'étonne beaucoup A un
seul instant vous avez pu le prendre au sérieux !
Caroline se débattit en vain contre l'indicible joie
que lui causait cette déclaration ; mais elle se rappela
vite tout ce que le duc lui avait dit et tout ce que le
devoir lui commandait de dire elle-même.
— Vous m'étonnez aussi beaucoup, reprit-elle.
N'avez-vous pas donné votre parole à votre mère et à
votre frère de voir mademoiselle de Xaintrailles à
l'époque fixée?
— Aussi la verrai-je ce soir; c'est une rencontre ar-
rangée de manière à ce que le hasard paraisse l'amener,
et qui ne m'engage en aucune façon.
— • C'est là un faux-fuyant que je n'admets pas dans
une conscience comme celle du marquis de Villemerl
Vous avez donné votre parole de faire tout votre pos-
sible pour reconnaître le mérite de cette personne et
pour liû faire apprécier le vôtre.
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188 LB MARQUIS DB YILLBMBR.
— Ah ! je ne demande pas mieux que de faire tout
mon possible pour cela I répondit le marquis en riant
d'un rire doux qui Tembellit tellement que Caroline
fut éblouie du regard qu'il attachait sur elle.
— Vous vous êtes donc moqué de votre mère?
reprit- elle en s'armant de toute sa défense inté-
rieure; voilà ce dont je ne vous aurais jamais cru
capable I
— Non, non, je ne le suis pasi répondit M. de Ville-
mer en reprenant son sérieux. Quand ils m'ont arraché
cette promesse, je ne riais pas, je vous le jure 1 J'étais
profondément malheureux et gravement malade ; je
me sentais mourir, et je croyais mon âme déjà morte.
Je cédais à de tendres et cruelles obsessions, dans l'es-
poir qu'on me laisserait finir en paix; mais j'en ai
rappelé, mon amie : j'ai fait un nouveau bail avec la
vie, je me sens encore plein de jeunesse et d'avenir.
L'amour fermente en moi comme la sève dans ce
grand arbre; oui, l'amour, c'est-à-dire la foi, la force,
le sentiment de mon être immortel, dont je dois
compte à Dieu et non aux préjugés humains I Je veux
être heureux , moi , je veux vivre, et je ne veux être
époux qu'à la condition d'aimer avec toutes les forces
de mon âmel..^
Ne me dites pas, continua-t-il sans laisser à Caro-
Une le temps de répondre, que j'ai des devoirs en
contradiction avec celui-là. Je ne suis pas un homme
faible et flottant. Je ne me paye point de mots con-
sacrés par l*usage« et je ne prétends pas me faire l'es^
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LE MARQUIS DB VILLBliBR. tM
clave et ia victime des chimères de Tambition. Ma
mère aspire à recouvrer Topulence! Elle se trompe
elle-même. Son vrai bonheur et sa vraie gloire, c'est
d'avoir su y renoncer pour sauver son fils aîné. Elle
est plus riche, depuis que j'ai arrangé son existence
au prix de presque tout ce qui me reste, qu'elle ne
Tétait depuis dix ans en subissant avec terreuf une
r^ltuation douteuse, et qu'elle croyait devoir être pire.
Voyez donc si je n'ai pas fait pour elle tout ce que je
pouvais faire! J'ai des opinions ardentes , fruit des
études et des réflexions de toute ma vie. Je leur ai
imposé silence. J'ai horriblement souflert de chagrins
qu'elle n'a jamais connus. J'ai été véritablement tor-
turé par mon propre cœur, et je lui ai épargné la dou-
leur de voir mes supplices. J'ai souffert même par
elle, et je ne me suis jamais plaint. N'ai-je pas vu, dès
mon enfance, qu'elle avait une préférence irrésistible
pour mon frère, et ne sais-je pas d'ailleurs qu'elle
croyait la devoir à l'ainé et au plus titré de ses fils?
J'ai vaincu le dépit de cette blessure, et le jour où
mon frère m'a enfin permis de l'aimer, je l'ai aimé
passionnément: mais jusque-ià que n'avais-je pas
'lévoré de secrets affronts et d'amèrcs plaisanteries de
sa part et de celle de ma mère, liguée avec lui contre
le sérieux de ma pensée et de mon existence! Je ne
leur en voulais pas, je comprenais leurs e/reurs, leurs
préjuges; mais sans le savoir ils me faisaient bien du
mal!...
Au milieu de tant de dégoûts , une chose pouvait
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230 LE MARQUIS DK VILLBMBk.
tenter un solitaire comme moi , la gloire des lettres.
Je sentais en moi une certaine flamme, un é^n vers
le beau qui pouvait grouper autour de moi de nom-
breuse* sympathies. J*ai vu que cette gloire blesserait
ma mère dans ses croyances, et j'ai résolu de gardci
le plus strict anonyme, de ne pas même laisser soup-
çonner la paternité de mon œuvre. Vous seule, vous
seule au monde, avez reçu la confidence d'un secret
qui ne doit jamais être trahi, et je ne veux pas ajouter
tant que ma mère vivra, car j'ai horreur de ces res-
trictions mentales, de ces projets parricides qui sem-
blent appeler la mort sur ceux que nous devons chérir
plus que nous-mêmes. J'ai dit jamais à cet égard, afin
de n'avoir jamais en moi la notion d'un état de choses
où une satisfaction personnelle pourrait diminuer en
moi la douleur de perdre ma mère.
— Eh bien I en tout ceci, je vous approuve autant
que je vous admire , reprit mademoiselle de Saint-
Geneix ; mais il me semble que tout peut et doit s'ar-
ranger, relativement à votre mariage, selon les désirs
de votre famille et selon les vôtres. Puisqu'on dit ma-
demoiselle de Xaintrailles tout à fait digne de vous,
pourquoi donc, au moment de vous en assurer, pro-
noncez-vous d'avance que cela n'est ni possible ni
probable? Voilà où je ne vous comprends plus du tout,
et où je doute que vous ayez des motifs sérieux et res-
pectables à me faire accepter.
Caroline parlait avec une décision qui changea tout
à coup les dispositions du marquis. 11 était au moment
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LB MARQUIS DE VILLBMBR. tSl
de lui ouvrir son cœur à tout risque, il s'y sentait
entraîné par une lueur d'espoir; elle la lui ôta, et il
devint triste et comme accablé.
— Eh bien ! vous voyez, reprit-elle, vous ne trouvez
rien à me répondre î
— Vous avez raison, dit-il; je n'avais pas le droit de
vous dire que mademoiselle de Xaintrailles me serait
& coup sûr indifférente. Je le sais, mais vous ne pouvez
être juge des raisons secrètes qui m'en donnent la
certitude. Ne parlons plus d'elle. Je tenais à vous bien
convaincre de ma liberté d'esprit et du droit de ma
conscience à cet égard. Je ne veux pas qu'une pensée
comme celle-ci puisse exister en vous : M. de Ville-
mer doit se marier pour de l'argent, de la considéra-
tion et du crédit I Oh I cela, mon amie, je vous en
supplie, ne le croyez jamais. Descendre à ce point dans
votre estime serait un châtiment que je n'ai mérité
par aucune faute, par aucun tort envers vous ni envers
les miens. Je tiens aussi à ce que, d'autre part, vous
ne me fassiez point de reproche, s'il arrive que je me
voie forcé de contrarier ouvertement les désirs de ma
mère dans mon établissement. J'ai cru devoir vous
dire tout ce qui me justifie d'une prétendue bizarrerie.
Voulez-vous bien maintenant m'absoud^e d'avance si
j'ai tôt ou tard à déclarer à elle et à mon frère que je
peux leur donner mon sang, ma vie, mes dernièrei
ressources, mon honneur même, mais pas ma liberté
morale et ma vérité intérieure, pas cela I Oh 1 cela,
Doa, jamais , c*est à moi » et c'est le seul bien que je
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33» LB MARQUIS DB VILLEMBR.
me réserve, car cela vient de Dieu, et les homoes n'y
ont aucun droit.
En parlant ainsi, le marquis avait posé la main sur
son cœur et le pressait avec force. Sa figure, à la fois
énergique et charmante, exprimait une foi enthou-
siaste. Caroline, éperdue, eut peur d'avoir compris,
et en même temps elle eut également peur de se
tromper; mais qu'importe ce qui se passait en elle en
dépit d'elle-même? Il fallait paraître ne pas supposer
que le marquis pût songer à elle. Elle avait un grand
courage et une invincible fierté. Elle répondit qu'il ne
ui appartenait pas de se prononcer sur l'avenir, mais
fue, quant à elle, elle avait tant aimé son père, qu'elle
lui eût sacrifié môme son cœur, si elle eût pu, par
une immolation sans réserve, prolonger sa vie. —
Prenez garde, ajouta-t-elle avec feu , quelque chose
que vous décidiez aujourd'hui ou plus tard, pensez
toujours à ceci : c'est que, quand nos parents aimés
ne sont plus, tout ce que nous aurions pu faire pour
leur rendre la vie heureuse et longue se présente
devant nous avec une temble éloquence. Les plus
petites négligences prennent alors des proportions
énormco, et il ne doit pas y avoir un moment de bon-
heur et de repos pour quiconque, même en usant de
tous ses droits à la liberté, a le souvenir d'une dou-
leur sérieuse infligée à la mère qui n'est plus^
Le marquis serra en silence et convulsivement la
nixiin de Caroline; elle lui avait fait beaucoup de mal,
elle avait frappé juste.
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LE MARQUIS DB VILLEMER. M»
Elle se leva, et il lui offrit de nouveau son bras jus-
qu'à la voiture. — Soyez, tranquille, lui dit-il en rom-
pant le silence au moment de la quitter, je ne ofesserai
jamais ouvertement le cœur de ma mère. Priez pouï
moi afin que j*aie, à un jour donné, Téloquence de la
convaincre! Si je n'y parviens pas,... eh bieni que
vous importe ? Ce sera tant pis pour moi !
Il jeta l'adresse au cocher et disparut.
XVII
Il n'était plus guère possible à Caroline de révoquer
en doute la passion qu'elle inspirait. Pour n'y pas ré-
pondre, elle n'avait qu'un moyen de défense qui était
ou de ne jamais paraître la deviner, ou de ne jamais
sembler admettre que le marquis osât lui en parler
même indirectement une seconde fois. Elle se'promit
de le décourager si bien qu'il n'y reviendrait plus, et
de ne jamais se retrouver seule avec lui assez long-
temps pour qu'il pût perdre sa timidité naturelle sous
le coup d'une émotion croissante.
Quand elle se fut ainsi tracé sa ligne de conduite,
elle se flatta d'être calme; mais il lui fallut bien céder
à la nature et sentir son cœur se fondre dans les san-
glots. Elle s'abandonna à cette douleur en se disant
que, puisq'^'il fallait que cela fût ainsi, mieux valait
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t94 LB MARQUIS DB YILLBIiBlL
subir un moment de faiblesse que de trop lutter contre
elle-même. Elle savait bien que, dans la lutte ouverte,
les instincts de personnalité se réveillent maigre nous
et nous font chercher une issue, un compromis avec
l'austérité du devoir ou de la destinée. Elle s'interdit
de rêver et de réfléchir; mieux valait s'ensevelir et
pleurer.
Elle ne revît M. de Villemer que le soir, vers mi-
nuit, au moment où se retiraient les habitués de la
maison; il arrivait avec le duc, tous deux en toilette
de soirée. Ils venaient de chez la duchesse de Dunières.
Caroline voulut se retirer aussi. La marquise la
retint en disant : — Oh I tant pis, ma chère, vous vous
coucherez ce soir un peu plus tard. Ceci en vaut bien
la peine ; nous allons savoir ce qui s'est passé.
L'explication ne se fit pas longtemps attendre. Le
duc avait Taîr incertain et comme étonné; mais le
marquis avait une physionomie ouverte et calme. —
Ma mère, dit-il, j'ai vu mademoiselle de Xaintrailles.
Elle est belle,- aimable, pleine de séductions; je ne
sais pas quels sentiments elle ne pourrait pas inspirer
à un homme qui aurait le bonheur de lui plaire,
mais je n'ai pas eu ce bonheur-là. Elle ne m'a pas
regardé deux fois, tant la première avait suflS pour
asseoir son jugement sur mon compte.
Et comme la marquise consternée gardait le silence,
t marquis lui prit et lui baisa les mains en ajoutant :
Mais il ne faut pas que cela vous affecte le moins
I du monde. Au contraire, je vous arrive plein de rêves
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LE Jif ARQUIS DB VILUBMBlt. Mi
de projets et d'espérances. Il y a dans l'air... ohl je
Fai senti tout de suite, un bien autre mariage que
celui-ci, et qui vous causerait infiniment plus de joiel
Caroline se sentait renaître et mourir à chaque pa-
role qu'elle entendait; mais elle sentait aussi les yc jr
du duc attachés sur elle, et elle se disait que peui-éire
le marquis la regardait à la dérobée entre <*hacune do
ses phrases. Elle fit bonne contenance. On voyait bien
qu'elle avait pleuré; mais le départ de sa sœur pou-
vait en être l'unique cause. Elle l'avait dit, le marquii
lui-même avait été témoin de ses larmes à cette oc-
casion.
— Voyons, mon fils, dit la marquise, ne me faites
pas languir, et si vous parlez sérieusement...
— Non , non , dit le duc en minaudant avec grâce,
ce n'est pas sérieux.
— Mais si faiti s'écria Urbain, qui était extraor^
dinairement gai; cela s'annonce comme la chose la
plus vraisemblable et la plus aimable du monde I
— C'est du moins assez singulier,... «assez piquant I
reprit le duc.
— Allons donc! finissez vos énigmes I s'écria la
marquise.
— - Eh bien! raojnte, dit le duc à son frère en sou-
riant
— Je veux bien, je ne demande pas mieux, répondit
le marquis; c'est tout une narration, et il faut prc^
céder avec ordre. Figurez-vous , chère maman , que
nous arrivons chez la duchesse beaux comme vous
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«3« LE MARQUIS DB VILLBMER.
nous voyez,... non, encore plus beaux, car il y avait
sur nos physionomies cet air de conquête qui sied si
bien à mon frère, et auquel je m'essayais pour la pre-
mière fois, mais qui, vous Tallez voir, ne rn*a point du
tout réussi.
— C'est-à-dire, reprit le duc, que tu avais l'air pro-
digieusement distrait, et que, pour commencer, tu as
regardé un portrait d'Anne d'Autriche nouvellement
placé dans le salon de la duchesse, au lieu de regarder
mademoiselle de Xaintrailles.
— Ahl dit la marquise en soupirant, il était donc
bien beau, ce portrait?
— Très-beau, répondit Urbain. Vous me direz que
te n'était pas le moment de m'en apercevoir; mais
TOUS allez voir comme c'est heureux que cela me soit
arrivé I Mademoiselle Diane était assise au coin de la
cheminée avec mademoiselle de Dunières et deux ou
trois autres filles de haute race plus ou moins an-
glaise. Pendant que mes yeux distraits s'accrochent au
visage rondelet de la feue reine, mon frère, croyant
que je suis sur ses talons, va droit, en qualité d'aîné»
saluer d'abord la duchesse, puis sa fille, et collective-
ment le jeune groupe, en reconnaissant tout de suite,
d'un œil d'aigle, la belle Diane, qu'il n'avait pas vue
depuis l'âge de cinq ans. Ayant promené son beau
sourire dans ce coin privilégié et traversé les autres
groupes avec dette élégance à la fois modeste et triom-
phante qui n'appartient qu'à lui , il revient vers moi,
qui commençais mon évolution vers la duchesse, et
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LB MARQUIS DE TILLBMBR. . S81
me dit d'un ton courroucé, bien qu'à voix basse ;
« Allons donc ! que fais^tu là? n Je m'élance^ je salue
la duchesse à mon tour, je cherche à regarder ma
fiancée ; elle avait précisément le dos toum'^. Mauvais
augure I Je recule vers la cheminée afin de me mon-
trer dans tous mes avantages. La duchesse m'adresse
la parole dans Tintention charitable de me faire briller.
Mon Dieu, moi, j'étais tout prêt à parler comme un
livre ; mais c'eût été peine perdue : mademoiselle de
Xaintrailles ne me regardait point du tout et m'écou-
tait encore moins; elle chuchotait avec ses jeunes
compagnes. Enfin elle se retourne et me lance un
coup d'oeil très-étonné et encore plus froid. On me
présente à sa voisine, mademoiselle de Dunières, une
jeune bossue très-spirituelle à ce qu'il m'a semblé, et
qui bien évidemment lui pousse le coude, mais en
vain, et me voilà forcé de retourner à la tribune, c'est-
à-dire à la cheminée, sans avoir provoqué la moindre
rougeur. Je ne perds pas la tête, et, reprenant la con-
versation avec le duc, je prononce plusieurs phrases
très-judicieuses sur la séance de la chambre, lorsque
j'entends la musique de charmants éclats de rire mal
étoufiés partant du coin des demoiselles. Probable-
ment on me trouvait stupide. Je ne me démonte pas,
je continue, et après avoir convenablement montré la
facilité ae mon éloçution, je m'enquiers du portrait
historique, à la grande satisfaction du dq^^de Dunières,
qui ne pensait pas à autre chose qu'à faire apprécier
«on acquisition, Pendant qu'il me conduit auprès pour
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138 LB MAEQUIS DE VILLBMBR.
mo faire admirer la beauté du travail, mou frère prend
ma place, et quand je me retourne, je le trouve in-
stallé entre le fauteuil de la duchesse et celui de sa
fille, à deux pas de mademoiselle Diane, et tout à fait
mêlé au groupe et à la causerie des demoiselles.
— Est-ce vrai, mon fils? dit la marquise au duc
9vec un sentiment d'inquiétude.
— C'est très-vrai, répondit te duc avec candeur. Je
commençais le siège de la place, je prenais position.
Je comptais qu'Urbain allait manœuvrer de manière à
venir à mes côtés : point, le traître me laisse seul ex-
posé au feu, et ma foi ! je m'en tire comme je peux.Que
s'est-il passé pendant ce temps-là? Il va vous le dire.
— Hélas! je le sais de reste, dit la marquise dé-
solée ; il a pensé à autre chose !
— Pardon, maman, répondit le marquis, je n'en ai
eu ni l'intention ni le loisir, car la duchesse, laissant
Gaétan aux prises avec les jeunes personnes, m'a
emmené à l'écart, et, riant malgré elle, m'a dit ces
mémorables paroles, que je vous rapporte textuelle-
ment ; — Mon cher marquis, il se passe ce soir ici
quelque chose qui ressemble à une scène de comédie.
Figurez-vous que la jeune personne,... qu'il est inu-
tile le nommer, vous prend pour votre frère, et par
conséquent s'obstine à prendre votre frère pour vous.
On a beau lui jire qu'elle se trompe, elle prétend que
nous la mystifions, qu'elle n'est pas notre dupe, eU**»
foutril tout vous dire?...
— Oui, certes, madame la duchesse; vous êtes trop
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LB MARQUIS DE YILLBMBK. M
Tamie de ma mère pour me laisser faire fausse routai
-^ Oui, oui, c'est celai Je ne dois pas vous laisser
faire fausse route, j'en serais désolée, et il faut que
vous sachiez tout de suite oh les choses en sont. On
trouve le duc charmant, tt vous...
— Et moi absurde? Allons I soyez bonne jusqu'au
bout.
— Vous, on ne vous trouve pas, on ne vous voit
pas, on ne regarde, on n'entend que le duel Si je ne
savais pas à quel point vous chérissez votre frère, je
ne vous dirais pas cela...
Je rassurai si vivement la duchesse, je lui exprimai
tant de joie à l'idée que mon frère pouvait m'être
préféré, qu'elle reprit : — Eh bien I mon Dieu I nous
Toici dans un roman! Croyez- vous donc que quand
on saura que c'est le duc qui plaît, on ne jettera pas
les hauts cris?
— Qui donc criera? Vous, madame la duchesse?
— Moi peut-être, mais elle à coup sûrl Voyons, il
faut que tout ceci s'éclaircîsse. Venez avec moi voir
ce qui se passe , nous ne pouvons pas nous séparer
sur un quiproquo.
— Non, non, répondis-je à la duchesse, il faut que
vous m'entendiez d'abord. J'ai à plaider ici une cause
qui m'est cent fois plus chère que la mienne. Vous
avez dit un mot qui m'alarme, qui m'afiFecte, et que
jje vous supplie de rétracter. Vous paraissez portée à
vous prononcer contre mon frère dans le cas où votre
aimable filleule lui pardonnerait de n'être pas moi«
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MO LB MARQUIS DB YILLBMBR.
Coniine je suis certain à présent qu'elle le lui par*
donnera sans peine, si ce n*est déjà fait, je veux con-
naître vos préventions contre lui, afin de les combattre.
Mon frère est, par ses aïeux paternels, d'un sang
beaucoup plus illustre que le mien; il a toutes les
qualités d'un vrai gentilhomme et toutes les séduc-
tions d'un homme charmant ; moi je ne suis pas même
un homme du monde, et, s'il faut tout confesser, je
tourne quelquefois un peu au libéralisme.
La duchesse fit un mouvement d'horreur; mais elle
se mit à rire, pensant que je plaisantais...
— Voyant que vous plaisantiez, mon filsl dit la
marquise d'un ton de reproche.
— Bonne ou mauvaise, reprit le marquis, la plai-
santerie ne fit pas mauvais effet. — La duchesse me
laissa faire ressortir le mérite de mon frère, convint
avec moi qu'un homme de qualité qui n'a jamais for-»
fait à l'honneur a le droit de se ruiner, qu'une vie de
plaisir a toujours été bien portée dans le grand monde
lorsqu'on sait s'arrêtera temps, accepter noblement
l'indigence et se montrer tout à coup supérieur à soi-
même... Enfin j'invoquai l'amitié de la duchesse pour
vous, le désir qu'elle avait de votre alliance pour sa
filleule, et j'eus le bonheur d'être assez persuasif pour
qu'elle me promît de ne point influencer le choix de
mademoiselle de Xaintrailles.
— Ah! mon filsl qu'avez- vous fait? s'écria la mar-
quise tremblante. Je reconnais bien là votre cœur,
mais c'est un rêve I Une fille élevée au couvent doit
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Lfi MARQUIS DE YILLBMËR» t41
avoir peur d'un beau vainqueur comme ce sacripant-
là 1 Elle n'osera jamais se fier à luil..,
— Attendez-donc, maman! reprit le marquis, je
n'ai pas fini / non récit : quand nous retournâmes au-
près des demoiselles, mademoiselle Diane appelait
mon frère monsieur le duc gros comme le bras. ElU
causait et riait avec lui , et il me fut permis de l'aide!
à briller devant elle. Au reste, il n'avait pas grand
besoin de moi. Elle le faisait briller elle-même, et j«
vis qu'elle n'était pas fâchée non plus, en lui donnant
la réplique, de montrer qu'elle a beaucoup d'esprit,
et que l'enjouement lui sied à merveille.
— Le fait est, dit le duc emporté par un mouve-
ment de fatuité in^ésistible, qu'elle est ravissante, cette
petite Diane que j'ai vue jouer à la poupée! Je lui ai
rappelé cela, ne voulant pas m'en faire accroire sur
mon âge...
— A quoi, reprit le marquis, j'ai ajouté que tu
mentais, que c'était moi qui avais vu cette poupée, et
que dans ce temps-là tu jouais encore au cerceau ;
mais mademoiselle Diane n'a pas voulu me laisser
croire qu'elle vît encore en moi l'étolTe d'un duc.
a Non, non, monsieur le marquis, a-t-elle dit en riant;
monsieur votre frère a trente-six ans, je le sais fort
bien!,... » Et cela était dit d'un ton,... et 4'un air...
— A me rendre fou I j'en conviens, dit le duc en se
levant et en faisant sauter en l'air jusqu'au plafond les
lunettes de sa mère, qu'il rattrapa très-adroitement:
mais voyons, tout ceci est une folie! Mademoiselle
14
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ta LB MARQUIS DB YILLBMBR.
Diane est une naïve et adorable petite coquette, une
vraie pensionnaire, un peu ivre de son entrée pro-
chaine dans le monde, et s'apprêtant, dans Fintimitë
fie la famille, à faire tourner bien des têtes en atten-
dant que la sienne tourne aussi ; mais c'est encore trop
tôt!... Demain matin, quand elle aura réfléchi... Et
puis on lui dira tant de mal de moi!
— Demain soir, tu la reverras, dit le marquis, et tu
sauras fort bien combattre les mauvaises influences,
s'il y en a autour d'elle, ce que je ne crois pas. Ne te
fois pas plus intéressant que tu ne l'es, monsieur mon
firère I D'ailleurs la duchesse est pour toi à présent, et
elle ne t'a pas laissé partir sans te dire : A bientôt!
Nous sommes ici tous les soirs; nous n'entrons dans
les fêtes qu'aprhs VAvent, ce qui signifie en bon fran-
çais : u Nous avons encore un grand mois avant que
ma fille et ma filleule ne voient le monde. C'est à vous
de plaire avant que l'on ne se grise avec le bal et les
toilettes. Nous ne recevons guère déjeunes gens, et
c'est à vous d'ailleurs d'être le plus jeune, c'est-à-dire
le plus pressé et le plus heureux, »
— Mon Dieu, mon Dieu! dit la marquise, je crois
faire" un rêve, mon pauvre duc! Et moi qui ne pen-
sais pas à toi 1 Moi qui me figurais que tu avais at-
trapé tant de femmes que tu ne pourrais plus en ren-
contrer une assez simple,... assez généreuse,... assez
sage après tout, car te voilà corrigé, et je jurerais
que tu rendras la duchesse d'Âléria parfaitement heu-
reuse...
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LB MARQUIS DB YILLBMBR. tU
— Cela, ma mère, je vous en réponds! s'écria le
duc. Ce qui m*a rendu mauvais, c'est le doute, c'est
l'expérience, ce sont les coquettes et les ambitieuses;
mais une fille charmante, une enfant de seize ans qui
se fierait à moi, ruiné comme me voilà,... mais je
redeviendrais enfant moi-même! Âhl vous seriez bien
heureuse aussi, vous, n'est-ce pas? Et toi, Urbain, qui
craignais tant d'être obligé de te marier?
— A-t-il donc fait vœu de célibat? dit la marquise
en regardant le marquis avec tendresse.
— Non pas! répondit Urbain avec vivacité; mais
vous voyez bien qu'il n'y a pas de temps de perdu,
puisque mon aîné fait encore de si belles conquêtes!
Quand vous me donneriez encore quelques mois de
réflexion...
— Au fait, au fait, rien ne presse en réalité, reprit
la marquise, et puisque nous avons si bonne chance,
je me fie à l'avenir... et à toi, mon excellent ami !
Elle embrassa ses deux fils. Elle était ivre de joie et
d'espérance, elle tutoyait tous ses enfants. Elle em-
brassa aussi Caroline en lui disant : — Et toi, bonne et
belle petite blonde, réjouis-toi donc aussi I
Caroline avait plus envie de se réjouir qu'elle ne
voulait se l'avouer à elle-même. Vaincue par la fatigue
d'un^- journée d'émotions, elle s'endormit délicieuse-
ment en se disant que la crise était ajournée, et que
pendant quelque temps encore elle ne verrait pas
l'obstacle sans appel et sans retour du mariage se
placer entre elle et M. de Villemer.
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244 IB MARQUIS DB YILLBMBK.
XVIII
La marquise ne dormit guère. Elle étouffait d'im-
patience d*être au lendemain. L'insomnie l'attrista.
Elle vit tout en noir et s'attendit à une déception;
mais lorsque Caroline lui apporta sa correspondance,
il y avait une lettre de la duchesse qui la transporta
de joie. « Mon amie, disait madame de Dunières,
voilà un changement à vue comme h l'Opéra. C'est de
votre fils aîné qu'il faut s'occuper. Je viens de causer
avec Dia-ne à son réveil. Je ne lui ai point noirci le
duc, mais ma religion m'obligeait de ne lui rien
cacher de la vérité. Elle m'a répondu que je lui avais
iéjà dit tout cela en lui parlant du marquis, que je
n'avais plus rien à lui apprendre à quoi elle n'eût
réfléchi, et que, tout en réfléchissant, elle en était
venue à s'intéresser également aux deux frères, dont
l'amitié était une si belle chose, que même, en son-
geant à la situation du duc, elle avait trouvé plus de
mérite à bien porter le fardeau de la reconnaissance
qu'à rendre le service exigé par le devoir. Elle a
ajouté que, puisque je lui avais conseillé de îaire fe
bonheur et la fortune d'un homme de mérite, elle s e
sentait attirée vers celui qui lui en saurait le plus dî
gré. Enfin les irrésistibles grâces de votre scélérat de
fils ont fait le reste. Et puis il ne faut pas que je
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LB MARQUIS DB YILLBMBR. i42l
m'abuse sur Diane. Elle juge que le titrç de duchesse
siéra mieux à sa figure de reine; elle «st portée à
aimer le monde, et comme depuis quelque temps je
ne sais qui lui avait appris que le marquis ne l'aimait
pas du tout, je la voyais inquiète sans en savoir la
cause. Elle m'a tout avoué. Elle m'a dit que, comme
frère, le marquis est tout ce qu'elle peut désirer de
mieux, mais que, comme mari, le duc lui montre la
vie plus riante. Bref, ma chère, elle me parait si déci-
dée que je n'ai plus qu'à vous servir de tout mon
pouvoir dans ce cas imprévu comme dans l'autre.
« Je vous conduirai ma fille demain dans la ma-
tinée, et comme Diane sera avec nous, vous la verrez
sans avoir l'air de vous douter de rien ; mais vous
achèverez de la séduire, j'en suis bien sûre. »
Pendant que la marquise et le duc se livraient au
bonheur, Caroline se trouvait un peu plus seule, car
le fils et la mère avaient dans la journée de longs
entretiens où elle était naturellement de trop, et pen-
dant lesquels elle faisait de la musique ou sa propre
cx)rrespondance au salon, toujours désert jusqu'à
cinq heures. Là, elle ne gênait personne et se tenait
prête à répondre au moindre appel de la marquise.
Un jour le marquis entra avec un livre, et, s'as-
geyant d'un air étrangement résolu et tranquille à la
même table où elle écrivait, il lui demanda la permis-
sion de travailler dans cette pièce où l'on respî"^it mieux
que dans sa petite chambre. C'est à la condition, lui dit
il, que je ne vous mettrai pas en fuite, car je vois très-
Digitized by VjOOQ IC
Hô LB MARQUIS DB YILLBMBR.
bien que, depuis quelques jours, vous m'évitez; ne le
niez pas! ajouta-t-il en voyant qu'elle allait répondre.
Vous avez pour cela des raisons que je respecte, mais
qui ne sont pas fondées. En vous parlant de moi,
comme je me suis permis de le faire au Jardin des
Plantes, j'ai effrayé la délicatesse de votre conscience.
Vous avez cru que j'allais vous prendre pour confi-
dente de quelque projet personnel de nature à trou-
bler la paix de ma famille, et vous ne voudrez pas
être la complice, même passive, de ma révolte.
— C'est précisément cela, répondit Caroline, et
vous avez très-bien deviné ce qui se passait en moi.
— Que ce que je vous ai dit soit donc non avenu,
reprit Urbain avec une fermeté calme qui imposait II
respect de sa parole : je ne vous dirai pas de Toublier,
mais je vous prie de ne vous en préoccupa en aucune
Éaçon et de ne pas craindre que je mette votre atla-
diement pour ma mère aux {x-ises avec l'amitié géné-
reuse que vous avez daigné m'accorder.
Caroline dut céder à l'ascendant de la franchise.
Elle ne comfNrit pas tout ce qui se passait dans l'esprit
du marquis, tout ce qu'il y avait d'arrêté en lui au
delà de ses paroles. Elle crut qu'elle s'était trompée^
ou qu'elle s'était trop alarmée d'une velléité dont il
avait déjà su triompher. Elle accepta en elle-mén»e la
[MTomesse de son ami comme une réparation formelle
d'un instant de trouble dans sa pensée, et dès lors
elle retrouva tout le charme , toute la sécurité de
l'amitié.
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LB MARQUIS DE VILLBMBR. 247
Ils se virent donc tous les jours, et même quelque-
fois pendant de longues heures, dans le salon, presque
sous les yeux de la marquise, qui se réjouissait de voir
Caroline continuer d'aider son fils dans ses tra^'aux.
En réalité, elle ne l'aidait plus que pour mémoire :
il avait fait sa provision de documents à la campagne,
et il écrivait son troisième et dernier volume avec uns
rapidité et une facilité admirables. La présence de
Caroline lui donnait l'élan et l'inspiration. Auprès
d'elle, il n'avait plus de doutes ni de lassitudes. Elle
lui était devenue si nécessaire qu'il lui avoua ne pou-
voir plus s'intéresser à rien quand il était seul. Il était
heureux lorsqu'elle lui parlait tout au milieu de son
travail. Loin de le gêner, cette voix aimée soutenait
l'harmonie de sa pensée et l'élévation de son style. Il
la provoquait à le déranger, il la priait de lire de la
musique au piano, sans craindre de lui causer le
moindre trouble. Au contraire, tout ce qui lui faisait
savourer sa présence réchauffait son âme, car elle
était pour lui, non une autre personne agissant à ses
côtés, mais son propre esprit, qu'il sentait vivre eu
îàce de lui.
Le respect de Tœuvre dont elle était enthousiaste,
enchaînait Caroline au respect de la personne. Elle se
faisait comme un devoir sacré de ne rien dérpnger à
l'équilibre nécessaire à cette belle organisation. Elle
ne se permettait donc plus de se préoccniper d'elle-
même. Elle ne voulait plus se demander si elle y cou-
rait quelque risque pour son compte, et si, à un
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€48 LR MARQUIS' DB VILLBMBR.
moment donné, il y aurait en elle assez de force pour
renoncer à cette intimité qui devenait le fond de sa
propre existence.
Le mariage du duc d*Àléria avec mademoiselle de
Xaintrailles marchait avec une réjouissante rapidité.
La belle Diane était sérieusement éprise et ne voulai*
rien écouter contre Gaétan. La duchesse de ûunières,
qui avait fait elle-même un mariage d'inclination avec
un ancien beau, désormais très-rangé, qui la rendait
parfaitement heureuse, prenait parti pour sa filleule,
et plaidait si bien sa cause que tuteurs et conseils de
famille durent céder à la volonté de l'héritière.
Celle-ci déclara à son fiancé, avant même qu'il lui
eût exprimé son désir à cet égard, qu'elle comptait
payer ses dettes au marquis, et le marquis dut accep-
ter la promesse de cette restitution, dont la loyale et
fière jeune fille faisait une condition du mariage. Tout
ce que le marquis obtint, c'est qu'on ne lui restituât
point la part d'héritage maternel à laquelle il avait
renoncé lorsque madame de Villemer avait eu à payer
une première fois les dettes de son fils aîné. Selon le
marquis, sa mère vivante avait eu le droit de disposer
de sa fortune, et il se regardait comme entièrement
dédommagé, puisque, devant habiter désormais l'hôtel
de Xamtrailles et les châteaux de sa bru, beaucoup
plus splendides et rapprochés de Paris que le pauvre
petit manoir de Séval, la marquise ne serait plus à sa
charge.
Dans ces arrangements de famille, tout le monde se
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LB MARQUIS DB YILLBMBR. 2i9
conduisit avec la plus exquise délicatesse et la plus
louable générosité. Caroline crut devoir le faire remar-
quer au marquis pour rengager à insister, dans son
Kvre, sur les réserves équitables en faveur des familles
où le vrai sentiment de la noblesse servait encore de
base à des vertus réelles.
En effet, chacun fit ici son devoir, mademoiselle de
Xaintrailles ne voulait pasd*un contrat de mariage qui,
3n mettant sa fortune à l'abri des dilapidations de son
époux, contînt des clauses blessantes pour la fierté de
lelui-ci, et le duc au contraire exigea que le régime
dotal liât les ailes à sa magnifique imprévoyance. Il
fut donc dit et paraplié dans Pacte que cette disposi-
tion y était introduite sur la demande et la volonté
expresse du futur conjoint.
Toutes choses ainsi réglées, la marquise se trouvait
associée à une large existence, et, bien qu'elle eût
déclaré se contenter d'une simple parole et s'en remet-
tre à la discrétion de ses enfants, une très-belle pen-
sion lui était assurée parle même contrat où la future
avait fait si bien les choses ; le marquis de son côté
rentrait dans un capital qui représentait une grande
aisance. Il est inutile de dire qu'il recouvra cette for-
tune avec autant de calme qu'il l'avait aliénée.
Pendant que l'on travaillait au trousseau de la
fiancée, le duc était fort occupé de la corbeille, dont
son frère l'avait forcé d'accepter les fonds comme >on
cadeau de noces. Quelle affaire pour ie duc que de
choisir des diamants, des dentelles et des cachemires)
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tSO LB MARQUIS DE VILLBMBR.
11 s'y entendait mieux que la femme la plus versée
dans la haute science de la toilette. Il n'avait plus le
temps de manger, passant sa vie à faire ^a ^our, à
causer avec les joailliers, les fabricants et les brodeu-
ses, à raconter à sa mère, qui en perdait aussi la tête,
les mille incidents et même les drames à surprises de
ses merveilleuscb acquisitions. Au milieu de tout ce
coup de feu où Caroline et Urbain prenaient la part la
plus modeste, madame d*ArgIade se glissa comme
malgré elle.
Un grand événement avait bouleversé Texistence et
les projets de Léonie. Au commencement de l'hiver,
son mari, plus âgé qu'elle de vingt ans et depuis long-
temps menacé, avait succombé à une maladie chro-
nique, lui laissant des affaires assez embrouillées, dont
elle sortit d'une manière triomphante, grâce à un
coup de bourse, car elle jouait depuis longtemps à
rinsu de monsieur d'Arglade, et elle avait enfin mis la
main sur un bon numéro de la grande loterie. Elle se
trouvait donc veuve, jeune et charmante encore, et
plus riche qu'elle ne l'avait jamais été, ce qui ne
l'empêcha pas de verser tant et de si grosses larmes
que l'on disait d'elle avec admiration : a Cette pauvri
petite femme était grandement attachée à son devoif
malgré son air frivole I Certes monsieur d'Arglade
n'était pas un mari à faire tourner la tête, ma^s elle a
tant de cœur qu'elle est inconsolable I » Et on la plai-
gnait, on s'évertuait à la distraire ; la marquise, sérieu-
lement attendrie, exigeait qu'elle vint passer avec elle
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LB MARQUIS DB YILLBMBk. f5)
toutes ses après-midi solitaires. Rien n'était plus coo-
venable : ce n'était pas aller dans le monde, puisque
la marquise ne recevait pas avant quatre ou cinq
heures; ce n'était môme pas sortir, puisque Léonie
pouvait venir en fiacre, sans toilette et comme incognito.
Léonie se laissait consoler et amuser en regardant les
apprêts du mariage, et parfois le duc réussissait à la
faire éclater de rire, ce qui faisait très-bien, vu que,
passant d'une crise de nerfs à une autre, elle cachait
aussitôt sa figure dans son mouchoir à sanglots, disant :
— Ah I que c'est cruel de me faire rire 1 cela me fait
tant de mail
A travers son désespoir, Léonie s'emparait de la
confiance intime de la marquise jusqu'à supplanter
insensiblement Caroline, qui ne s'en apercevait pas, et
qui était à mille lieues de pressentir ses projets. Or
voici quel était le projet capital de Léonie.
En voyant dépérir son maussade époux, pendant
qu'elle arrondissait sa bourse particulière, madame
d'Arglade s'était demandé quelle espèce de successeur
elle pourrait bien lui donner, et, comme elle n'était
pas encore dans la confidence du mariage déjà résolu
avec mademoiselle de Xaintrailles. elle avait j^té son
V iévolu sur le duc d'Aléria. Elle le croyait inmariable
lans les conditions de la fortune jointe à la naissance
et à la jeunesse, et se disait, non sans logique et sans
vraisemblance, que la veuve d'un bon gentilhomme
ricbe et sans enfants était le plus beau parti auquel
pût aspirer un roué sans avoir, réduit à aller à pied et
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252 LB MARQUIS DB VILLBMBR.
à compter avec son valet de chambre. Léonie ne
doutait donc pas du succès, et, tout en s'occupant avec
beaucoup de savoir-faire du placement de ses capitaux,
elle se disait avec un calme suprême • — A présent,
c'est fini, j'ai assez d'argent, je ne jouerai plus, je
n'intriguerai plus. Mon ambition, satisfaite de ce côté-
là, doit changer d'objet. II faut effacer la tache origi-
nelle de bourgeoisie qui me gêne encore dans le
monde, il faut que j'aie un titre. Celui de duchesse
vaut bien la peine d'y songer I
Elle y songea à temps, mais M. d'Arglade mourut
trop tard. Elle était à peine hors du premier crêpe
funèbre qu'à sa première visite à la marquise elle ap-
prit qu'il n'y fallait plus songer.
Léonie tourna dès lors ses batteries vers le marquis
de Villemer. C'était moins brillant et plus diflicile,
mais c'était encore satisfaisant comme titre, et ce
n'était point impossible selon elle. La marquise se
préoccupait extrêmement du célibat dont la perspec-
tive semblait de nouveau charmer l'insouciance de son
fils. Elle ouvrait son cœur à madame d'Arglade. —
Celui-là, disait-elle, me fait une peur affreuse avec son
air tranquille. Je crains qu'il n'ait je ne sais quelles
préve:?tions contre le mariage, peut-être contre les
femmes en général I 11 est plus que timide, il est sau-
vage, et pourtant il est charmant quand on réussit à
rapptjvoiserl II faudrait rencontrer une femme qui
l'aimât la première et qui eût 1^ courage de vouloir
se faire aimer.
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LB MARQUIS DE VILLEMBR. 853
Liéonie faisait son profit de ces révélations. — Eh !
mon Dieul répondait-elle étourdiment, il lui faudrait
une femme de plus haute condition que moi, et qui
ne serait pas veuve du meilleur des hommes, mais qui
aurait mon âge, ma fortune et mon caractère.
— Votre caractère est trop spontané pour un homme
si réservé, ma chère belle I
— Et c'est pour cela qu'une personne de mon hu-
meur le sauverait. Vous savez, les extrêmes I... Moi,
si je pouvais aimer quelqu'un, ce qui maintenant,
hélas I est bien impossible, j'aimerais précisément un
homme grave et froid. Ehl mon Dieul n'était-ce pas
là le caractère de mon pauvre ami? Eh bieni son
sérieux tempérait ma vivacité, et ma gaieté mettait
du soleil dans sa mélancolie. C'était son mot, et comme
il me l'a dit souvent I 11 n'avait jamais aimé avant de
me connaître, et précisément lui aussi avait de l'éloi-
gnement pour le mariage. Même, en me voyant la
première fois, il a eu peur de ma légèreté; puis tout
d'un coup il s'est aperçu que j'étais nécessaire à sa
vie, parce que cette légèreté apparente, qui, vous le
savez bien, ne m'empêche^ pas d'avoir du cœur, pas-
sait en lui comme une lumière, comme un baume.
C'étaient encore là ses paroles, pauvre cher! Ahl
tenez { ne parlons pas de gens à marier. Cela me fait
trop penser que je suis seule pour toujours!
Léonie trouva moyen de revenir si souvent sur ce
sujet, et sous tant de formes diverses, avec tant d'à*
propos sous un air d'imprévu, tant de prévenances
lA
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?54 LB MAEQUIS DB VILLBHBR.
SOUS un air de détachement, que l'idée entra r^ans
l'espnt de la marquise sans qu'elle en eût bien con-
science, et quand madame d'Arç;lade la vit disposée à
ne pas la rejeter absolument en temps et lieu, elle
commença l'attaque directe de M. de Villemer avec les
mêmes ruses, les mêmes étourderies charmantes, les
mêmes réticences de désespoir conjugal, les mêmes
insinuations ingénues, le tout à bout portant et sous -
les yeux de Caroline, dont elle ne s'inquiétait en au-
cune façon.
Mais le babil de madame d'Arglade était antipa-
thique au marquis, et si elle ne s'en était jamais
aperçue, c'est parce qu'elle ne l'avait jamais provo-
qué à s'occuper d'elle. Loin d'être le sauvage inexpé-
rimenté que l'on supposait, il avait le tact très-fin à
l'endroit des femmes: aussi, dès les premiers assauts
que lui livra Léonie, il compiit ses intentions, devina
tout son manège, et le lui fit si bien sentir, qu'elle en
fut blessée jusqu'au fond de l'âme.
Dès lors elle ouvrit les yeux, et surprit , à mille
délicats indices, l'amour immense que mademoiselle
de Saint-Geneix inspirait au marquis. Elle s'en réjouit
fort ; elle pensa pouvoir se venger, et elle attendit le
moment.
Le majiage du duc était fixé aux premiers jours de
janvier ; mais il y eut tant de cris dans certains salons
rigides du faubourg Saint-Germain contre la facilité
avec laquelle la duchesse de Dunières avait accueilli
la demande de ce grand coupable, qu'elle résolut,
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LB MARQUIS DB YILLBMBft. S5&
pour éloigner le reproche de précipitation, de retarder
de trois mois le bonheur des deux fiancés, et de con-
duire sa filleule dans le monde. Ce retard n'etfraya
point le duc, mais contraria vivement la marquise,
qui était impatiente d'ouvrir un vrai fxand salon pour
son compte, avec une belle-fille charmante qui atti-
rerait de jeunes visages autour d'elle. Madame d'A^
glade, prétextant des affaires, se fit moins assidue, et
Caroline reprit ses fonctions.
Elle était beaucoup moins impatiente que la mar-
quise d'habiter l'hôtel de Xaintrailles et de changer
ses habitudes. Le marquis n'était pas décidé à accep-
ter un appartement chez son frère, et ne s'expliquait
pas sur ses projets personnels. Caroline s'en effrayait, '
et cependant elle voyait, dans ce peu d'empressement
à se retrouver sous le môme toit qu'elle, la preuve du
sentiment calme qu'elle exigeait de lui ; mais elle en
était arrivée à cette phase de l'afî'ection où la logique
se trouve bien souvent en défaut au fond du cœur.
Elle jouissait en silence de ses derniers beaux jours, et
quand le printemps arriva, pour la première fois de
sa vie, elle regretta l'hiver.
Mademoiselle de Xaintrailles avait pris en grande
estime et en grande amitié mademoiselle de Saint-
Geneix, et tout au contraire elle éprouvait une aver-
sion prononcée pour madame d'Arglade, qu'elle ren-
contrait de loin en loin, le matin, chez sa future
belle-mère, où elle^-même ne venait pas officiellement,
mais seulement «ux heures de l'intimité, avec ma-
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850 LB MARQUIS DB YIILBMBR.
dame et mademoiselle de Dunières. Léonie ne parut
pomt s'apercevoir des hauteurs de la belle Diane.
Elle pensait tenir son bonheur dans ses mains et
pouvoir se venger d'elle en même temps que de
Caroline.
Elle ne fut pas invitée aux fêtes du mariage, son
deuil lui interdisait d'y paraître. Cependant, par
égard pour la marquise, envers qui Diane se mon-
trait parfaite, il lui fut dit très-brièvement quelques
mots de regret sur cet empêchement. Ce fut tout.
Caroline au contraire fut choisie pour demoiselle de
noces et comblée de présents par la future duchesse
d'Aléria.
Enfin le grand jour arriva, et pour la première fois
depuis bien des années de douleur et de misère,
mademoiselle de Saint-Geneix, parée avec un goût
exquis, même avec une certaine richesse, des dons de
la mariée, parut dans tout l'éclat de sa beauté et de
sa grâce. Elle fit une vive sensation, et tout le monde
demanda d'où sortait cette ravissante inconnue. Diane
répondait : — C'est mon amie, une personne vrai-
ment supérieure qui est confiée à ma belle-mère, et
que je suis bien heureuse de voir fixée près de moi.
Le marquis dansa avec la mariée et avec made-
moiselle de Dunières, afin de pouvoir danser aussitôt
après avec mademoiselle de Saint-Geneix. Caroline en
fut si étonnée, qu'elle ne put s'empêcher de lui dire
tout bas en souriant : — Comment, après avoir assisté
ensemble à l'établissement du régime aUodial et à
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LB MARQUIS DB VILLBMBR. Wt
raffranchissement des communes, nous allons danser
la contredanse !
— Oui, lui répondit-il avec vivacité, et ceci vaudra
bien mieux, puisque je sentirai votre main dans la
mienne.
C'était la première fois que le marquis montrait
ouvertement à Caroline une émotion où les sens
pouvaient entrer pour quelque chose. Elle sentit en
efifet sa main frémir et ses yeux la dévorer. Elle eut
peur, mais elle se dit qu'une fois déjà il avait paru
amoureux d'elle, et qu'il avait su triompher de cette
mauvaise pensée. Avec un homme si pur et d'une
moralité si élevée devait-elle s'effrayer d'un moment
d'oubli? Et d'ailleurs n'éprouvait-elle pas elle-même,
avec la volonté d'en triompher tout à l'heure, cette
ivresse vague de l'amour? Elle ne pouvait point ne
pas se sentir extraordinairement belle, tous les yeux
le lui disaient; elle éclipsait la mariée elle-même avec
ses dix-sept ans, ses diamants et son beau sourire de
triomphe passionné. Les vieilles femmes disaient à la
duchesse de Dunières : a Cette orpheline pauvre que
vous avez là est trop jolie; c'est inquiétant I » Les
fils de la duchesse elle-même, jeunes gens de haute
mine et de grande espérance, regardaient mademoi-
selle de Saint-Geneix de manière à justifier les appré-
hensions des matrones expérimentées. Le duc, louché
de voir que sa généreuse épouse n'avait pas songé à
concevoir le moindre soupçon jaloux, reconnaissant
aussi de l'attitude délicatement mesurée de Caroline
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»58 LE MARQUIS DB VILLEMER.
avec lui, témoignait à celle-ci des égards particuliers,
La marquise affectait, poume pas lui gâter celte belle
journée, de la traiter plus maternellement que jamais,
et de faire disparaître toute apparence de ser/age.
Enfin elle était dans un de ces moments de la vie où,
en dépit des caprices de la fortune, la puissance natu-
relle qu'exercent Tintelligence, Thonneuc et la beauté
semble reprendre ses droits et reconquérir sa place
dans le monde.
Mais si Caroline lisait son triomphe sur toutes les
physionomies, c'était surtout dans les yeux de M. de
Villemer qu'elle pouvait s'en assurer. Elle remarquait
aussi à quel point cet homme mystérieux s'était trans-
formé depuis le premier jour où il lui était apparu
craintif, absorbé en lui-même et comme jaloux de
s'etfacer. Il était maintenant aussi élégant de manières
que son frère aîné, avec plus de véritable grâce et de
distinction réelle, car il y avait toujours chez le duc,
en dépit de sa grande science du maintien, un peu de
cette pose trop belle et un peu théâtrale qui caracté-
rise la race espagnole. Le marijuis était le type fran-
çais dans toute son aisance sans affectation, dans toute
8on amabilité bienveillante, dans ce charme particuliOT
qui ne s'impose pas, mais qui s'empare. 11 dansait,
c'est-à-dire qu'il marchait la contredanse avec plus de
simplicité que qui que ce soit ; mais la pureté de sa
vie avait mis dans ses mouvements, dans sa figure,
dans tout son être, comme un parfum de jeunesse
extraordinaire. Il semblait avoir ce soir-là dix ans de
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LB MARQUIS DB yiLLBlfBR. tfit
moms que son frère, et je ne sais quel rayonnement
d'espérance donnait à son regard Téclat d'une belle
vie qui commence.
IIX
A minuit, les mariés s'étant éclipsés dîscrMeniRnt,
la marquise fit signe à son fils qu'elle était fatiguée et
désirait se retirer aussi. — Donne-moi ton bras, chef
enfant, lui dit-elle quand il fut à ses côtés; ne déran-
geons pas Caroline, qui danse et que je laisse sous la
protection de madame de D...
Et comme le marquis la soutenait dans le vestibule
qui conduisait à son appartement, situé au rez-de-
chaussée, — on avait eu cette attention de lui épar-
gner la crainte des escaliers : — Cher fils, dit-elle, tu
n'auras plus la fatigue de porter sur tes bras ton
pauvre petit paquet de mère I Tu l'as fait bien souvent
quand tu te trouvais là, et avec toi j'avais confiance;
mais je souffrais de ta peine.
— Et moi, je la regretterai, dit Urbain.
— Comme ce bal est beau et d'un grand airi reprit
le marquise arrivée dans son appartement, et cette
Caroline qui en est la reine 1 Je n'en reviens pas, de la
beauté et de la grâce qu'elle a, cette petite !
— Ma mère, dit le marquis, êtes-vous réellement
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MO LB MARQUIS DB YILLEMBR.
bien fatiguée dans ce moment-ci, et si je vous
demande de causer un quart d'heure avec vous?...
— Causons, causons, mon filsl s'écria la marquise;
je n'étais fatiguée que de ne pouvoir point causer avec
ceux que j'aime. Et puis je craignais de sembler ridi*
cule en parlant trop de mon bonheur. Parlons-en,
parlons de ton frère... et de toi aussi I Mon Dieul no
mettras-tu point dans ma vie un second jour comme
celui-ci?
— Ma mère chérie, dit le marquis en s'agenouillant
devant sa mère et en prenant ses deux mains dans les
siennes, il ne tient qu'à vous que j'aie aussi bientôt
mon jour de suprême joie.
— Ah I que dis-tu là? Vrai? Dis donc vitel...
— Ouï, je parlerai ! c'est le nioment que j'attendais.
Je m'étais réservé, et j'avais appelé de tous mes vœux
cette heure bénie où mon frère, réconcilié avec Dieu,
avec la vérité et avec lui-même, presserait dans ses
bras purifiés une compagne digne d'être votre fille.
Et à ce moment-là, moi je comptais vous dire ceci :
Eh bien I ma mère, moi aussi, je puis vous présenter
une seconde fille plus aimable encore et non moins
pure que la première. J'aime avec passion depuis un
an, depuis plus d'un an, la créature la plus parfaite.
Elle l'a peut-être deviné, mais elle ne le sait pas; j'ai
tant de respect et d'estime pour elle, que je savais
bien ne pouvoir jamais « sans votre consenteme/it,
obtenir le sien. Voilà d'ailleurs ce qu'elle m'a fait rigi-
dement comprendre un jour, un seul jour où mon
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LB MARQUIS I>B YILLBMBR. Ml
secret allait m'échapper malgré moi, il y a de cela
quatre mois, et je me suis de nouveau imposé le plus
rigoureux silence avec elle comme avec vous. Je ne
devais p'c*s vous jeter dans des incertitudes qui, grâce
à Dieu, n'existent plus. Votre sort, celui de mon
frère, le mien sont désormais assurés. Convenable-
ment riche, j*ai le droit de ne pas vouloir augmen-
ter ma fortune et de me marier selon mon cœur.
Pourtant vous avez un sacrifice à me faire, et votre
amour maternel ne me le refusera pas, puisque le
bonheur de toute ma vie en dépend. Cette personne
appartient à une famille honorable, vous vous en êtes
assurée vous-même en l'admettant dans votre intimité ;
mais elle n'appartient pas à une de ces antiques illus-
trations pour lesquelles vous avez une partialité que
je n'entends pas combattre. J'ai dit que vous aviez
quelque chose à me sacrifier, le voulez-vous? m'ai-
merez-vous à ce point-là? Oui, ma mère, oui, votre
cœur que je sens battre va céder sans regret et avec
son immense bonté maternelle à la prière d'un fiîs
qui vous adore.
— Ahl mon Dieul c'est de Caroline que tu me
parles I s'écria la marquise tremblante. Attends,
attends mon filsl le coup est rude, et je ne m'y atten-
dais pas I
— Oh ! ne dites pas cela, reprît le marquis avec
feu : si le coup est trop rude, je ne veux pas que vous
le receviez I Je renoncerai à tout, je ne me marierai
jamais...
1&.
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Ml LB MARQUIS DB T1LLBIC6R.
— Ne pas te marier I... Eh hieni ce serait ix le
pirel Voyons^ Toyoosl laisse -moi donc me recosh
naître I C*est peut-être plus facile k digérer que cela
n'en a Tairl Ce n*est pas tant la naissance... Son père
était chevalier : c'est mince;... mais enfin si c'était
i<»ut I 11 y a cette misère qui est venue tomber sur
elle.*. Tu pourrais me dire que sans toi j'y serais
tombée aussi, moi; mais j'en serais morte, tandis
qu'elle, elle a eu le courage de travailI(M* pour vivre,
et d'accepter une sorte de domesticité.,.
— Grand Dieu! s'écria 4e marquis, lui feriei-v^ous
«ne tache d^ oe qui est le mérite sublime de sa vîe?
— Non, non, pas moi 1 f^eprit vivement la marquise ;
a« contraire 1 mais le monde est si*,,
— Si injuste et si aveugle 1..,
— C'est encore vrai, et j'ai tort de m'en préoccuper.
Alioiïsl puisque nous sommes dans les ntariages d'a-
mour, je n'ai plus qu'une objection à faire! Carolioa
a vingt^nq ans...
— Et «MM j'en aï plus de trente-quatre à présenti
— Ce n'est pas cela. Elle est toute j^ine, si soo
oQ^r est aussi pur, aussi neuf que )e tien; muselle
aaimét
«-- Non. le sais toute sa vie, j^i causé avec sa
lœur, elle a dû se marier, elle n'a jamais réellement
armé.
-^ Mais mire ce manage manqué «t le four où eNe
e^ v^mne chez nous, il s'est passé des années. ..
— Je me suis informé. Je connais sa vie jocrr par
Digitized by VjOOQ IC
LE MARQUIS DE YILLEMBR. td
jour et presque heure par heure. Si je vous dis que
mademoiselle de Saint-Geneix est digne de vous et de
moi, c'est parce que je le sais. Une folle passion ne
m'a pas r^ndu aveugle. Non, un amour sérieux, fondé
sur la réflexion, sur la comparaison avec toutes les
autres femmes, sur la certitude, m'a donné la force de
me taire, d'attendre et de vouloir vous convaincre en
connaissance de cause.
Le marquis parla encore longtemps à sa ncère, et il
triompha. Il y mit toute l'éloquence de la passion et
toute la tendresse filiale dont il avait donné tant de
preuves. La mère s'attendrit et céda.
— Eh bien! s'écria le marquis, me permettez-vous
de l'appeler ici de votre part? Voulez- vous que, pour
la première fois, devant vous, à vos pieds, je lui dise
que je l'aime? Voyez, je n'ose pis le lui dire encore
à elle seule. Un regard froid, une. parole de défiance
me briseraient le cœur. Tci, en votre présence, je par-
lerai , je saurai la convaincre I
— Mon fils, dit la marquise, vous avez ma parole!
Et tu vois, ajouta-t-elle en le pressant dans ses faibles
bras, si ce n'est pas avec une joie bien spontanée que
je te l'ai donnée, c'est du moins avec une tendresse
sans bornes et sans arrière-pensée. Je te demande,
j'exige une seule chose : c'est que tu prennes vingt-
quatre, heures encore pour réfléchir à ta situation. Elle
est nouvelle, puisque te voilà en possession de mon
consentement, dont tu n'étais rien moins qu'assuré il
y a une heure. Jusque-là tu t'es cru séparé de ma-
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te4 LB MARQUIS DB \ILLBMBR.
demoiselle de Saint-Gencix par des obstacles que tu
ne croyais peut-être pas vaincre si aisément, qui don-
naient peut-être une énergie factice à ton désir. Ne
secoue pas la tête. Qu'en sais-tu toi-même? D'ailleurs,
ce que je te demande, c'est bien peu de chose. Vingt^i
quatre heures sans lui parler de rien, voilà tout. Moi-
même j'ai besoin d'accepter complètement devant
Dieu le parti que je viens de prendre, afin que ma
figure, mon trouble, mes larmes ne laissent pas de-
viner à Caroline que cela m'a un peu coûté...
— Oh I oui, vous avez raison, s'écria le marquis. Si
elle le devinait, elle ne me laisserait pas lui parler...
A demain donc, ma bonne mère! Vingt-quatre heures,
dites-vous? C'est bien longl... Et puis... il est une
heure du matin. Vous veillerez donc encore la nuit
prochaine?
— Mais oui , puisque nous avons concert demain
dans les appartements de la jeune duchesse. C'est
pour cela qu'il faut que nous dormions cette nuit.
Est-ce que tu vas retourner au bal ?
— Ahl permettez-le-moi; elle est encore làl... et
elle est si belle avec sa robe blanche et ses perles 1 Je
ne l'ai vraiment pas assez regardée. Je n'osais pas...
C^est à présent seulement que je vais la Foirl
— Eh bien I fais-moi ce sacrifice à ton tour, de ne
pas la revoir, de ne pas lui parler avant demain soir.
Jure-moi, puisque tu ne songes guère à dormir, de
penser à elle, à moi et à toi-même, tout seul, pen-
dant quelques heures, et encore demain matin. Tu ne
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LB MARQUIS DB YILLBlifBR. Mi
viendras pas ici avant l'heure du dîner. Il le faut,
jure-le-moi I
Le marquis jura et tint parole; maïs la solitude, la
nuit, la douleur de ne point voir Caroline et de la
laisser entourée de regards et d'hommages ét'^angers
ne firent qu'augmenter son impatience et aviver le fei»
de sa passion. D'ailleurs les précautions de sa mère
quoique sages en elles-mêmes, étaient puériles vi&
à-vis d'un homme qui réfléchissait et voulait depuis si
longtemps.
Caroline s'étonna de ne pas voir reparaître le mar-
quis, et se retira une des premières, voulant se per-
suader qu'elle ne s'était pas trompée en supposant
qu'il reprendrait vite possession de lui-même. On voit
qu'elle était loin de pressentir la vérité.
Madame d'Arglade avait des espions dans ce bal, un
entre autres qui se flattait de l'épouser, un secrétaire
d'ambassade, qui, dès le lendemain matin, lui rap-
porta le grand succès de la demoiselle de compagnie.
L'air enflammé du marquis n'avait point échappé à
la pénétration de la malveillance, l'apprenti diplo-
mate avait même flairé un entretien intéressant entre
le marquis et sa mère au moment où ils étaient sortis
ensemble.
Léonie parut écouter ce compte rendu avec indif-
férence ; mais elle se dit qu'il était temps d'agir, et à
midi elle était chez la marquise au moment où Caro-
line s'y présentait. ^-^^^^
— Un instant, chère amie, lui dit-ôH^'Tmssez-moi
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•M LB MARQUIS DB YILLBMBR.
passer avant vous; c'est pour une chose qui presse,
un scvice à rendre à de pauvres gens qui ne veulent
pas être connus.
A peine seule avec la marquise, elle s'excusa de
lui venir parler des pauvres dans ses jours de liesse.
— C'est au contraire le jour des pauvres, répondit la
généreuse dame; parlez. Une de mes grandes joies
sera de pouvoir à présent faife plus de bien que je ne
le pouvais naguère.
Léonie avait son prétexte tout préparé. Quand elle
eut présenté sa requête et porté la marquise sur sa
liste de souscription, elle feignit de vouloir s'en aller
bien vite, pour se faire un peu retenir. Inutile de
rapporter les habiles détours par lesquels sa perver-
sité sut amener le point intéressant de la conversatiop
Ces infamies de cœur, malheureusement trop coni
munes, sont dans la mémoire de tous ceux qui en on
ressenti les etiets cruels, et ceux-là sont bien rares qu
ont été oubliés par la calomnie.
On parla naturellement du bonheur de Gaétan et
des perfections de la jeune duchesse. — Ce que j'aime
te plus en elle, dit Léonie, c^est qu'elle ne soit jalouse
de pei*sonne, pas même de... Ah I pardon, le nom allait
m'échapper!
Elle y revint par trois fois, refusant toujours de dire
ce nom qui commençait à inquiéter la marquise. Enfm
il lui échappa, et ce nom, c'était celui de Caroline.
Elle se hâta de le reprendre, de dire queHinangue
lui avait fourché; mais en dix minutes le coup n'en
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LB MARQUIS DB VILLBMBR. Mf
fiit pas moins porté d'une main sûre, et la marquise
dut lui arracher le serment qu'elle avait vu, de set
deux yeux vu, à Séval, le duc ramenant Caroline diez
eUe au imui du jour, et tenant ses deux mains dans
les siennes en loi pariant avec effusion, pendant troi
bonnes minutes, au pied de Tescalier du Ren^d.
Liniessus, elle fit jurer à la marquise, dont elle
savait la parole séneuse, de ne point la trahir, de ne
pas lui faire d'ennemis, à elle qui n'en avait jamais eu,
disant qu'elle était désespérée de l'in&istaDce qui lui
avait airadié cette révélation, qu'elle eût mieux lait
de désobéir, qu'au fond elle aimait Caroline, mais
qu'après tout, puisque c'était elle qui avait répondu
de ses mœurs, son devntr était peut-^tre de confesser
qu'elles était trompée.
— Bahl bahl dit la «marquise, parfaitement mai-
tresse d'elle-même, tout cela n'est pas si grave! Elle
peut avoir été fort saige d'ailleurs et avoir cédé k cet
irrésistible duc] 11 est si habite I... Ne crai^ez rie^ je
ne sais rîen^ et j'agirai «a temps et lieu, si besoin est,
sans qu'il y paraisse.
Lorsque Caroline entra, au moment oà Léonie
s^iiait, ceUe-oi kii tendit la main d'un air de bomie
bunfï^ur, «n lui disant que le bruit de son succès de la
v^ie était venu juscpi'À ello» et qu'elle lui en faisait
scffi conipèment.
Caroline trouva la wiarquise d'une pâleur iqui l'în-
qwiéta, et quand elle lui en demanda la cause, elle en
reçut une très-froide réponse. — C'est la iatigue dô
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t68 LB marquis DB VILLBMai».
tous ces jours de fête, lui dit-elle ; ce ne sera rien.
Ayez l'obligeance de me lire mes lettres. f
Pendant que Caroline lisait, madame de Viliemer
n'écoutau pas. Elle pensait à ce qu'elle allait faire.
Elle contenait une profonde indignation contre cette
jeune fille, un violent chagrin du coup qu'il lui faudrait
porter au marquis, et à ces souffrances de la mère se
mêlait cependant l'involontaire satisfaction de la grande
dame dégagée d'une parole qui lui avait coûté, et que,
depuis douze heures, elle ne se retraçait pas sans effroi.
Quand elle eut pris son parti, elle interrompit brus-
quement la lectrice en lui disant d'un ton glacial : —
C'est assez, mademoiselle de Saint-Geneîx, j'ai à vous
parler sérieusement. Un de mes fils, je trouve inutile
de dire lequel, a paru éprouver pour vous, dans ces
derniers temps, des sentiments que vous n'avez cer-
tainement pas encouragés?
Caroline devint plus pâle que la marquise ; mais,
forte de sa conscience, elle répondit sans hésitation :
— J'ignore ce que vous me dites, madame. Aucun de
vos fils ne m'a jamais exprimé aucun sentiment dont
je pusse m'alarmer sérieusement.
La marquise prit cette réponse pour un effi^onté
mensonge. Elle lança à la pauvre fille un regard de
mépris et garda un instant le silence ; puis elle reprit :
— Je ne vous parle pas du duc, il est tout à fait
inutile de vous défendre sur ce point.
— Je ne me plains ni de lui ni de son frère, répon-
dit Caroline.
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LB MARQUIS DB VILL6MBR. M»
— Te le crois bieni dit la marquise avec un sourire
écrasant; mais moi, j'aurais fort à me plaindre si vous
aviez la prétention...
Caroline interrompit la marquise avec une violence
dont eftô ne fut pas maîtresse. — Je n'ai jamais eu
aucune prétention, s'écria-t-elle, et personne au monde
n'a le droit de me parler comme si j'étais coupable ou
seulement ridicule!... Pardon, madame, ajouta-t-elle
en voyant la marquise presque effrayée de son empor-
tement; je vous ai coupé la parole, je vous ai répondu
d'un ton qui ne convient pasi... Pardonnez-moi. Je
vous aime, je vous suis dévouée jusqu'à donner mon
sang pour vous. Voilà pourquoi un soupçon de vous
me fait tant de mal que j'en perds l'esprit... Mais je
dois me contenir, je me contiendrai!... Je vois qu'il y
a je ne sais quel malentendu entre nous. Daignez vous
expliquer... ou m'interroger ; je répondrai avec tout
le calme qu'il me sera possible d'avoir.
— Ma chère Caroline, dit la marquise adoucie, je
ne vous interroge pas, je vous avertis. Mon intention
n'est pas de vous trouver coupable ni de vous con-
trister par des questions inutiles. Vous étiez maîtresse
de votre cœur...
— Non, madame, je ne l'étais pas.
— Eh bien! à la bonne heure, il vous a échappé
malgré vous! dit la marquise avec un retour d'ironique
dédain.
— Non ! cent fois non ! reprît Caroline avec énergie
ce n'est pas là ce que je voulais dire. Sachant qu'ii
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W» LB MARQUIS DF VILLEMBR.
m'était interdit, par mille devoirs plus sérieux les uns
que les autres, d'en disposer, je ne l'ai livré à per^
sonne /
La marquise re^rda Caroline avec étonnement. —
Gomme elle sait mentir I pensa-t-el!e. — Puis elle se
dit qu'en ce qui concernait le duc, cette pauvre fille
n'était pas forcée de se confesser, que l'entraînement
qu'elle avait eu pour lui devait être considéré comme
non avenu, puisque, après tout, elle n'avait point créé
d'embarras dans sa vie, ni réclamé aucun droit nuisi-
ble à son mariage.
Cette idée, qui ne s'était pas encore présentée,
changea subitement les dispositions de la marquise, et
comme elle vit que son silence navrait Caroline, dont
les yeux se remplissaient de larmes brûlantes, elle
revint à son amitié pour elle et même à un nouveau
genre d'estime.
— Ma chère petite, lui dit-elle en lui tendant les
mains, pardonnez-moi I Je vous ai fait du mal, je me
suis mal expliquée. Admettons même que j'aie eu un
moment d'inj 'Notice. Au fond, je vous connais mieux
que vous ne pensez, et j'apprécie votre conduite.
Vous êtes désintéressée, prudente, généreuse et sage.
S'il vous est arrivé... d'être plus émue de certaines
poursuites que, pour votre bonheur, vous n'eussiez
dû l'être, il n'en est pas moins certain que vous avez
toujours été prête à vous sacrifier dans l'occasion, et
que vous seriez encore prête à le faire, n'est-il pas
vraî^
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LB MARQUIS DB VILLBMBE. 171
Caroline ne comprenait pas et ne pouvait pas com-
prendre qu'il y eût dans tout ceci une allusion au
mariage de Gaétan. Elle crut qu'il ne s'agissait que d€
son frère, et comme elle n'avait jamais faibli un
vhstant vis-à-vis d'elle-même, elle trouva que la mar-
quise n'avait pas le droit de fouiller dans les doulou-
reux secrets de son âme. — Je n'ai jamais rien eu à
sacrifier, répondit-elle avec fierté. Si vous avez quelque
chose à m'ordonner, dites-le, madame, et ne pensez
pas qu'il y ait aucun mérite de ma part à vous obéir.
— Vous voulez dire... et vous dites, ma chère, que
vous n'avez jamais partagé les sentiments du marquis
pour vous?
— Je ne les ai jamais connus.
— Vous ne les aviez pas devinés?
-^ Non, madame, et je n'y crois pas. Qui a pu vous
faire penser le contraire? Ce n'est pas lui assurément!
— Eh bien 1 pardonnez-moi, c'est lui. Vous voyez
quelle confiance j'ai en vous! Je vous dis la vérité, je
me livre sans réserve à votre grandeur d'âme. Mon fils
vous aime et croit pouvoir être aimé de vous I
— M. le marquis s'est étrangement trompé, répon-
dit Caroline, blessée d'un aveu qui, présenté ainsi,
était presque une offense.
— » Ah 1 vous dites la vérité, je le vois, s'écria te
marquise, abusée par la fierté de mademoisello de
SaintrGeneix, et, voulant s'emparer d'elle par Tamour-
propre, elle la baisa au front. Merci, ma chère enfant,
lui dit-elle ; vous me rendez la vie I Vous êtes franche,
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m LB MARQUIS DB YILLBMB&.
VOUS êtes trop noble pour me punir de mes soupçons
en jouant avec. mon repos. Eh bieni permettez-moi de
dire à mon fils Urbain qu'il avait fait un rêve, et que
ce mariage est impossible, non par ma volonté, mais
par la vôtre.
Cette parole imprudente éclaira Caroline. Elle com-
prit l'admirable délicatesse qui avait porté le marquis
à s'adresser à sa mère avant de lui déclarer sa passion ;
mais elle n'abusa pas de cette découverte, car elle vit
combien la marquise repoussait l'idée de leur ma-
riage. Elle attribua cette rigueur à l'ambition qu'elle
luiconnaîssaitet qu'elle avait depuis longtemps prévue.
Elle était bien loin de croire qu'après avoir cédé sans
trop de résistance, la marquise ne retirait sa parole
que parce qu'elle croyait à la souillure d'une faute.
— Madame la marquise, répondit-elle avec une cer-
taine sévérité, vous ne devez jamais avoir tort aux
yeux de votre fils, je comprends cela, et, quant à moi,
je n'ai à craindre de sa part aucun reproche en décli-
nant l'honneur qu'il voulait me faire. Vous lui direz
au reste ce que vous croirez devoir lui dire : je ne
serai pas là pour vous démentir.
— Quoi I vous voulez me quiger î s'écria madame
de Villemer, effrayée d'un résultat qu'elle n'avait pas
prévu si soudaio, bien qu'elle l'eût secrètement désiré.
Non, non ! cela est impossible 1 ce serait tout |)erdre...
Mon fils vous aime avec une impétuosité... dont je ne
crains pas les suites pour l'avenir si vous m'aidez à les
combattre, mais dont je crains la vivacité dans le
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LE MARQUIS DB VILLBMElt. 273
premier moment. Tenez I ... il vous suivrait peut-être. . .
il est éloquent I... il triompherait de votre résistance,
il vous ramènerait, et je serais forcée de lui dire... ce
que je ne veux jamais lui dire I
— Vous ne voulez jamais lui dire non ! reprit Ca-
roline, toujours abusée et ne sentant nullement la
menace de sa prétendue faute suspendue sur sa tête ;
c'est moi qui dois le lui dire? Eh bieni je lui écrirai,
et ma lettre passera par vos mains.
— Mais sa douleur,... sa colère peut-être,... y son-
gez-vous?
— Madame, laissez-moi partir I répondit vivement
Caroline, que la pensée de cette douleur remua jus-
qu'au fond des entrailles. Je ne suis pas venue ici pour
souffrir à ce point. On m'a fait entrer chez vous sans
me dire seulement que vous eussiez des fils. Laissez-
moi en sortir sans trouble comme sans reproche. Je
ne reverrai jamais M. le marquis de Villemer, voilà
tout ce que je peux vous promettre. S'il doit me
suivre...
— N'en doutez pasi Mon Dieu, parlez plus bas I Si
quelqu'un vous entendait 1... Et s'il vous suit, que
ferez-vous? "-^
— Je ne m'exposel^i pas à être suivie. Veuillez me
permettre d'arranger ceci selon ma prudence. Dans
une heure, je reviendrai prendre congé de vous, ma-
dame la marquise.
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274 LB MARQUIS OB VILLJiMBR.
XX
Caroline sortit avec une si énergique résolution que
madame de Villemer n*osa pas ajouter un mot de plus
pour la retenir. Elle la sentait irritée et blessée. Elle
se reprocha de lui avoir trop fait comprendre qu'elle
savait tout, et la pauvre femme ne savait rien, puis-
qu'elle ne voyait pas le véritable amour de Caroline.
Loin de là, elle voulut se persuader que Caroline
aimait toujours le duc, qu'elle s'était immolée à son
bonheur, ou que peut-être, en fille positive, elle avait
accepté ses conditions et comptait sur le retour de
son amitié après la lune de miel de son mariage.
« Dans ce dernier cas, pensa la marquise, il serait
dangereux qu'elle restât dans la maison. Cela pourrait
attirer le malheur un jour ou l'autre sur mon jeune
ménage ; mais il est trop tôt pour la laisser s'éloigner
si brusquement : le marquis serait comme un foui
Elle va se calmer, faire ses plans, et quand elle re-
viendra me les soumettre, je lui persuaderai da «'en
rapporter aux miens. »
Pendai/t une heure, la marquise fit donc ses projets.
Elle reverrait son fils le soir, comme c'était convenu,
3t lui dirait qu'elle avait tâté les dispositions de Caro-
line, qu'elle l'avait trouvée froide pour lui. Elle évi-
terait pendant quelques jours l'explication décisive.
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LB MARQUIS DB YILLBMBR. Tlb
Blé gagnerait du temps , elle amènerait Caroline à le
décourager elle-même, mais avec douceur et pru-
dence. Enfin elle croyait maîtriser les destinte lors-
qu'elle vit que Theure était passée et que Caroline
n'arrivait pas. Elle la fit demander. Elle apprit qu'elle
était sortie en fiacre avec un très-petit paquet en lais^
sant la lettre que voici :
a Madame la marquise,
« Je reçois la triste nouvelle qu'un des enfants de
ma sœur est gravement malade. Pardonnez-moi de ne
pas vous demander la permission de courir chez elle;
vous avez du monde. D'ailleurs, je sais combien vous
êtes bonne; vous m'accorderez vingt-quatre heures.
Demain soir, je serai de retour. Agréez l'expression
de mon plus tendre et de mon plus profond respect.
« CarOUNE. Il
— Eh bien! c'est à merveille 1 se dit la marquise
après un instant de surprise et de crainte. Elle entre
dans mes idées; elle me fait gagner la première soi-
rée, la plus difficile assurément. En promettant de
revenir demain soir, elle empêche mon fils de courir
à Étampes. Demain probablement elle aura un nou-
veau prétexte pour ne pas revenir... Mais j'aime
mieux ne pas savoir ce qu'elle compte, faire. Je ne
craindrai pas que le marquis m'arrache la vérité.
Le soir arriva pourtant trop vite à son gré. Sci
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n$ LB HàRQUIS db villbmbr.
craintes grossirent en voyant approcher l'heure où
Ton devait dîner ensemble. Si Caroline fuyait réelle-
ment un peu plus loin qu*Étampes, il fallait gagner du
temps. Elle se décida dès lors à mentir. Elle ne parla
point à son fils avait le moment de se mettre à table,
s'arrangeant de manière à être toujours entourée:
c*était un grand dîner très-ofiiciel ; mais , ne pouvant
supporter le regard d*anxiélé que son fils attachait
sur elle, avant de s'asseoir elle dit à la jeune duchesse
et de manière à être entendue du marquis : — Made-
moiselle de Saint-Geneix ne viendra pas dîner. Elle a
au couvent une petite-nièce malade, et m'a demandé
b permission d'aller la voir.
Aussitôt après le diner, le marquis, au supplice,
tenta de parler à sa mère. Elle l'évita encore; mais,
voyant qu'il se disposait à sortir, elle lui fit signe de
s'approcher, et lui dit à l'oreille : — Ce n'est pas au
couvent, c'est à Étampes qu'elle a été.
— Mon Dieu! pourquoi avez-vous dit autrement
tout à l'heure?
— Je m'étais trompée. J'avais mal lu le billet qu'on
m'a remis ce soir. Ce n'est pas de la petite qu'il s'agit,
c'est d'un autre enfant; mais elle revient demain
matin. Voyons 1 il n'y a là rien d'alarmant. Faites at-
tention, mon fils, que votre figure bouleven^e étonne
tout le monde. Il y a des méchants partout : si quel-
qu'un venait à croire et à dire que vous êtes jaloux
du bonheur de votre firèrel On sait que dans le prin-
cipe c'était vous...
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LB MARQUIS DB VILLBKBR. 87)
— Eh I ma mère, il s'agit bien de cela 1 Vous me
cachez quelque chose I C'est Caroline qui est malade.
Elle est ici , j'en suis sûr I Laissez-moi m'informer de
votre part...
^* Vous voulez donc la compromettre? Ce ne se-
rait pas le moyen de la disposer en votre faveur I
— Elle est donc bien mal disposée ? Ma mère, vous
lui avez parlé 1
— Non I je ne l'ai pas vue ; elle est partie ce matin...
— Vous disiez que le billet était de ce soir.
— Je l'ai reçu... tantôt, je ne sais quand; mais ces
questions sont peu aimables, mon enfant ! De grâce
calmez-vous, on nous regarde !
La pauvre mère ne savait pas mentir. L'effroi et 1&
douleur de son (ils passaient dans son âme. Elle lutta
une heure contre ce spectacle. Chaque fois qu'il s'ap-
prochait d'une porte, elle le suivait des yeux avec
crainte, croyant qu'il partait; leurs regards se ren-
contraient, et le marquis restait, enchadné par Tair
d'anxiété de sa mère. Elle n'y put tenir longtemps.
Elle était brisée par la fatigue des émotions endurées
depuis vingt-quatre heures, par le mouvement des
fêtes qu'elle avait voulu animer de son esprit et de sa
^ieté depuis plusieurs jours, et surtout par la vio-
lence qu'elle se faisait depuis le dîner pour paraître
calme. Elle se fit reconduire à son appartement, et
s'évanouit dans les bras du marquis, qui l'y avait
suivie.
Urbain lui prodigua les plus tendres soins, se re-
11
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tTf LB MARQUIS DB VILLEMBK.
jurochant mille fois de l'avoir agitée, et lui jurant
qu'il était iranquilie, qu'il ne Tinterrogerait plus avant
([u'elie ne fût remise, il la veilla toute la nuit. L^ len-
demain, la voyant tout à fait bien, il hasarda quelques
timides questions. Elle lui montra le billet de Caroline,
et il attendit avec résignation jusqu'au soir. Le soir
apporta un nouveau billet daté d'Étampes. L'enfant
était mieux, mais encore si souffrant que madame
Heudebert désirait garder Caroline vingt-quatre heures
de plus.
Le marquis promit de patienter encore vingi-quatre
heures ; mais, le lendemain venu , il trompa sa mère,
et, feignant d'accompagner son frère et sa belle-sœur
au bois, il partit pour Étampes.
Là il apprit que Caroline était venue en effet, mais
qu'elle était repartie aussitôt pour Paris, On avait du
se croiser. Il sembla au marquis qu'à son approche,
qui en effet était prévue, on avait caché un des en-
fants et fait taire les autres. 11 demanda des nouvelles
du petit malade et désira le voir. Camille répondit
qu'il dormait et qu'elle craignait de l'éveiller. M. di»
Villemer n'osa insister et repartit pour Paris , doutant
sérieusement de la sincérité de madame Heudebert et
ne sachant comment s'expliquer son ahr emfrinussé
et comme éperdu par moments.
11 courut chez sa mère, Caroline n'avait pas reparu ;
elle était peut-être au couvent. 11 alla l'attendre à la
grille, et au bout d'une heure il se décida à la fairi
demander de la part de madame de Villemer. On lui
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LB MARQUIS DB VILLBMBR. tn
répondît qu'on ne Pavait pas vue depuis cinq jours.
Il retourna encore à Thôtel de Xaintrailles, il attendit
le soir; sa mère paraissait toujours souffrante, il se
contint. Enfin le lendemain, à bout de forces, il san-
glota à ses pieds, la suppliant de lui rendre Carolin6|
qu'il croyait cachée au couvent par son ordre.
. Madame de Villemer ne savait réellement plus rien;
elle commençait à partager l'inquiétude de son fils.
Cependant Caroline n'avait emporté qu'un très-mince
paquet de hardes; elle devait avoir fort peu d'argent,
puisqu'elle envoj^it tout à mesure à sa famdle ; elle
avait laissé ses bijoux, ses livres, elle ne pouvait pas
être loin.
Pendant que le marquis retournait encore au cou-
vent avec une lettre de sa mère, qui, de bonne foi et
vaincue par sa douleur, cherchait à lui faire retrouver
Caroline, celle-ci, enveloppée et voilée jusqu'au men-
ton, descendait d'une diligence venant de Brioude,
et, portant elle*même son paquet, elle se dirigeait
seule le long du boulevard pittoresque de la ville du
Puy en Velay, vers le bureau d'une autre petite voi-
ture publique qui partait à cette heure-là pour Issrn-
geaux.
Personne ne vit sa figure et ne songea à s'en in-
quiéter. Elle ne faisait point de questions et paraissait
connaître parfaitement les habitudes du pays et les
localités.
Elle y venait pourtant pour la première fois; mais,
résolue, active et avisée, elle avait acheté, en sortant
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180 LB MARQUIS DB YILLBMBR.
de Paris, un Guide^ avec un plan du chef-lieu et de3
environs, qu'elle avait bien étudié en route. Elle monta
donc dans la palache d'Issingeaux, en disant au con-
ducteur qu'elle s'arrêtait à Brives, c'est-à-dire à une
lieue du Puy. Là , elle se fit descendre au pcnt de la
Loire, et disparut sans demander son chemin à per-
sonne. Elle savait qu'elle avait à suivre la Loire jus-
qu'à sa rencontre avec la Gagne , puis à se diriger sur
La Roche-Rouge, en suivant le torrent qui passe au
pied et en remontant son cours jusqu'au premier
village. Il n'y avait pas à se tromper. C'était environ
trois lieues à faire à pied, dans le désert, et il était
minuit; mais le chemin était doux, et la lune se dé-
gageait claire, en beau demi-globe, des gros nuages
blancs refoulés à l'horizon par une bonne brise de
mai.
Où allait donc ainsi mademoiselle de Saînt-Geneîx,
en pleine nuit et en pleine montagne, dans un pays
perdu ? Ne se rappelle-t-on pas qu'elle avait par là, au
village de Lantriac, des amis dévoués et la plus sûre
de toutes les retraites? Sa bonne nourrice, la femme
Peyraque, autrefois Justine Lanion, lui avait écrit une
seconde lettre, il y avait environ six semaines, et
Caroline, se rappelant avec certitude qu'elle n'avait
jamais eu occasion de parler au marquis, ni à personne
de sa famille, de ces lettres, de ces gens et de Cà pays,
avait eu la rigide inspiration d'aller passer là un mois
ou deux, avec la certitude de faire perdre entièrement
sa trace. De là ses précautions pour n'être vue de
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LB MARQUIS DB YILLBMBR. Ml
personne en route, et pour n'attirer aucune curiosité
en ne faisant aucune question.
Elle avait été à Étampes embrasser sa sœur, et après
lui avoir tout raconté et tout confié, excepté le senti-
ment secret qui l'agitait, elle avait brûlé ses vaisseaux
en lui laissant une lettre qui, au bout de huit jours,
devait être envoyée à madame de Villemer. Dans cette
lettre, elle annonçait son départ pour l'étranger, pré-
tendant qu'elle avait trouvé un emploi, et suppliant
que l'on n'eût point d'inquiétude sur son compte.
Embarrassée de son paquet, elle songeait à le laisse/
dans la première maison qu'elle pourrait se faire
ouvrir, lorsqu'elle avisa un convoi de chars à bœufs
qui venait derrière elle. Elle l'attendit. Une famille de
bouviers jeunes et vieux, avec une femme tenant un
enfant endormi sous sa cape, transportait de grands
arbres équarris destinés à servir de pièces de char-
pente, au moyen d'une paire de petites roues massives
liées avec des cordes à chaque extrémité de la pièce.
11 y avait six de ces pièces, chacune traînée par une
paire de bœufs, avec un toucheur marchant à côté.
C'était une caravane qui tenait un long espace sur le
chemin. <i.
— La Providence, pensa Caroline, vient toujours
en aide à ceux qui comptent sur elle. Voici des équi-
pages à choisir, si je suis lasse.
Elle s'adressa au premier bouvier. Il secoua la tête :
il n'entendait que le patois. Le second s'arrêta, la fit
répéter, haussa les épaules et se remit à marcher : il
it.
Digitized bykjjOOQiC
t8i LE MARQUIS DU YILLBMBR.
n'entendait pas davantage. Un troisième lui fit signa
de s'adresser à la femme, qui était assise sur un des
arbres^ les pieds soutenus par une corde» Caroline lui
demanda, tout en marchant, si elle allait du côté de
Laussonne. Elle ne voulait pas dire le nom de Lantriac,
situé plus près, sur la même roule. La femme répondit
en français, avec un accent prononcé très-dur, qu'on
aliatt à Laussonne, et qu'il y avait loin, om!
--■ Voulez-vous permettre que j'attache mon paquet
à un de ces arbres ?
La femme secoua la tête.
^- Est-ce un refus? reprit Caroline. Je ne vous
demande pas cela pour rien : je payerai I
Même réponse : la montagnarde n'avait ccmipris des
f^arolesde Caroline que le nom de Laussonne.
Caroline ne savait pas le patois cévenol. Cela n'était
pas entré dans la première éducation que sa nourrice
kii avait donnée. Pourtant la musique de son accent
était restée dans sa mémoire, et elle eut la bonne idée
de l'imiter, ce qu'elle fit avec tant de succès que le»
oreilles de la paysanne s'ouvrirent tout de suite. Elle
comprenait le français scandé de cette façon, ei même
elle le parlait fort bien.
^— Asseyez-vous là derrière, sur4'aii)requimesuitf
dit-^lle, et donnez votî^ paquet à mon mari. Allez! ili
ne faut rien pour ça, ma fiîie.
Caroline remercia et pi'ii place. Le paysan lui fit utt
étrkïr semblable à celui qui soutenait les pieds de su
femme, et le convoi rustique continua sa r<Mite, qti^
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LB Marquis de villbmbr. s83
cette installation n'avait guère interrompue. Le mari,
qui marchait près d'elle, n'essaya pas de causer. Le
Cévenol est grave, et s'il est curieux, il ne déroge point
jusqu'à le laisser paraître. Il se contente d'écouter
après ooup les commentaires des femmes, qui sont
hardiment questionneuses; nmis les arbres étaient
longs, et Caroline se trouvait trop loin de ce4u! de la
montagîMtrde pour être exposée à un interrogatoire.
Elle passa ainsi non loin de la Roche-Rouge, qu'elle
prit d'abord pour une énwme tour en ruines; mais
elle se rappeia les récils de Justine sur cette curiosité
de son pays, et reconnut le dyke étrange^ indestruc-
tible monument volcanique dont elle traversa l'omlx^B
pâle projetée par la lune.
Le chemin étroit et sinueux s'éleva peu à peu au-
dessus du torrent et se resserra tellement que Caro-
line fut effrayée en voyant ses pieds pendants dans le
vide au-dessus d'abîmes effroyables. Les roues enta-
maient te terre détrempée par les pluies, sur l'extrême
bord de cette rampe insensée ; mais les petits boeufs ne
déviaieint pas d'une ligne, ie bouvier chantait, se te-
nant à distance quand il ne trouvait pas la place com-
mode â c6té de son arbre, et la nourrice avait un
balancement de corps qui semblait indiquer qu'elle
totait ma^ contre le sommeil.
— Mon 4>icu 1 dit Caroline au mari, ne craignez-
vous rien pour votre femme et pour voire enfant?
n <;omprlt le gest« , SYnoti les paroles, cria à sa
femme de ne pas laisser tomber le petit, et se remît à
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184 LB MARQUIS DB VILLBMBR.
chanter un air dolent qui ressemblait à un chant
d'église.
Caroline s'habitua bientôt au vertige; elle ne voulut
pas céder à la tentation de tourner le dos au précipice»
comme le paysan le lui indiquait par signes. Le pays
était si beau et si étrange, la clarté lunaire le faisait
paraître si teiTible, qu'elle ne voulait rien perdre d'un
spectacle nouveau pour elle. Dans les angles de la
rampe, lorsque les bœufs avaient fait tourner les roues
de devant et que l'arbre emportait tout d'une pièce les
roues de derrière jusqu'à menacer de leur faire fran-
chir le vide, la voyageuse étonnée se roidissait encore
un peu involontairement sur son étrier de corde. Le
bouvier parlait alors d'un ton calme et doux à ses
bêtes, et cette voix, qui semblait mesurer leur pas
docile au moindre pli de terrain, rassurait Caroline
comme celle d'un esprit mystérieux qui disposait de
sa destinée.
— Et pourquoi donc aurais-je peur? se demandait-
elle ; comment pourrais-je tenir à une vie désormais
afiDreuse, à une suite de jours dont la perspective est
plus effrayante cent fois que la mort? Si je tombais
là, dans ce gouffre, je serais brisée instantanément.
Et quand même j'y souffrirais une ou deux heures
avant d'expirer, qu'est-ce que cela au prix des années
de chagrin, de solitude et peut-être de désespoir qui
m'attendent?
On voit que Caroline s'avouait enfin son amour et
ses regrets. Elle n'en mesurait pas encore toute la
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LB MARQUIS DB YILLBMBR. S8S
portée, et en pensant à cet amour instinctif de la vie
quj l'avait fait frissonner quelques instants auparavant,
elle naturellement intrépide, elle voulait se persuader
que c'était comme un pressentiment, comme une
céleste promesse d'une prochaine guérîson. — Qui
sait ? J'oublierai peut-être plus tôt qu'il ne me semble.
Est-ce que j'ai le droit de vouloir mourir, moi? Est-
ce que j'ai même celui de céder aux larmes et de
perdre mes forces? Est-ce que ma sœur et ses enfants
peuvent se passer de moi? Est-ce que je veux qu'ils
vivent de la pitié de ceux qui m'ont forcée de fuir?
Ne faudra-t-il pas que bientôt je travaille, et pour
travailler, ne faut-il pas oublier tout ce qui n'est pas
le travail?
Et puis elle s'inquiétait même de son courage. —
Pourvu, se disait-elle encore, que ce ne soit pas un
piège de l'espérance I — 11 lui revenait des mots de
M. de Villemer, des phrases de son livre qui révélaient
une volonté, une pénétration, une persévérance ex-
traordinaires. Un tel homme pouvait-il renoncer à une
résolution prise , se laisser égarer par des ruses de
guerre et n'avoir pas le sens divinatoire de l'amour
élevé à la plus haute puissance ?
— J'ai beau faire, il me retrouvera s'il veut me
retrouver I C'est en vain que je suis ici, à cent cin-
quante lieues de lui, et que me supposer là plutôt
qu'ailleurs paraît tout à fait impossible ; il aura cette
seconde vue, s'il m'aime de toute la force qui est en
lui. 11 serait donc puéril de fuir et de me cacher, si
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2S6 ^B MARQUIS DB YILLBMBR.
c'était '\ toute la force de ma défense. Il faut que mon
cœur soit armé contre lui, il faut qu'à toute heure,
n'importe où» je sois prête à le rencontrer et à lui
dire : Soufft'ez en vain, mourez s'il le faut, je ne vous
aime pas!
En se parlant ainsi, Caroline fut prise de l'envie
subite de se pencher en avant, d'abandonner l'étrier
et de se laisser tomber dans l'abîme. Enfin la fatigue
vainquit ses agitations ; le chemin montait toujours^
mais moins rapidement et en s'éloignant assez de la
coupure du ravin pour que tout danger fût passé. La
lenteur de la marche, le balancement monotone de la
pièce de bois et le grincement régulier des jougs contre
le timon assoupirent son esprit. Elle regardait passer
lentement devant elle les roches fantastiquement éclai-
rées et la tête des arbres, dont le jeune feuillage res*
semblait à des nuées transparentes. Le froid devenait
assez piquant à mesure qu'on s'élevait au-dessus ieê
vallées, et la senvSatîon de cet air vif était engourdis*
«ante. Le torrent disparaissait dans la profondeur, mai»
sa voix forte et fraîche remplissait la nuit d'harmo-
nies sauvages. Caroline sentit ses paupières s'alourdir,
et comme elle jugeait n'être pas loin de Lantriac et ne
voulait pas se laisser emmener jusqu'à Laussonne^
elle sauta à terre et marcha pour se réveiller.
Elle savait que Lantriac était dans un pli de mon«
(agne, et qu'elle en serait bien près quand elle aurait
perdu de vue le torrent de la Gagne. En effet, au l)oia
d'une demi-heure de marche, elle vit les maisons se
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LB MARQUIS DU VILLBMB&. Ml
dessiner au-dessus des iH>cner8, reprit son paquet, fit
accepter, non sans peine, quelque monnaie au paysan,
évita les questions de sa femme, et resta en arrière
pour leur laisser traverser le village, essuyer les aboie-
ments des chiens et troubler le sommeil des habitants
qu'elle voulait retrouver endormis à son entrée.
Mais rien ne trouble le sommeil des habitants d*un
village du VeJay, rien n'y réveille les chiens. Le convoi
de charpente passa, les bouviers chantant toujours,
les roues bondissant lourdement sur les blocs de lave
qui, sous prétexte de paver les rues de ces bourgades
inhospitalières, constituent un système de défense
beaucoup plus impraticable que les chemins périlleux
par lesquels on y arrive.
Caroline, remarquant le profond silence qui succé-
dait au bruit des chariots, s'engagea résolument dans
la ruelle étroite et presque à pic qui était censée conti-
nuer la route. Là s'arrêtaient ses notions sur la localité.
Justine ne lui avait pas désigné la situation de 8»
demeure. La voyageuse, voulant s'y glisser sans faire
événement et s'entendre avec la famille pour n'être
pas nommée, résolut de ne frapper nulle part, de
n'éveiller personne, et d'attendre le jour, qui ne
pouvait tarder à paraître. Elle posa son paquet à côté
d'elle sur un banc de bois et s'assit sous l'auvent de U
première mai^on venue. Elle regarda le tableau bi*
zBTve et pittoresque que formaient les toits, inégaiemenl
et durement découpés sur les nuages blancs du ciel.
La lune passait dans la zone étroite que laissaient i
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t88 LB MARQUIS DB YILLEMBR.
découvert les auvents rapprochés. Une petite vasque
de fontaine recevait en plein sa lumière vive et le
quart de cercle éblouissant d'un mince filet d'eau de
roche. L'aspect tranquille et le bruit discret et continu
de cette eau argentée endormirent promptement la
voyageuse, accablée de fatigue.
— Voilà bien du changement en trois jours, se
disait-elle en disposant son paquet pour y appuyer sa
tête brisée. C'est pourtant jeudi dernier que made-
moiselle de Saint-Geneix, en robe de tulle, le cou et
les bras chargés de perles fines, les cheveux remplis
de camélias, dansait avec le marquis de Viilemer, à la
clarté de mille bougies, dans un des plus riches
salons de Paris. Que dirait aujourd'hui M. de Viilemer
s'il voyait cette prétendue reine du bal, enveloppée
de bure, couchée à la porte d'une étable, les pieds à
peu près dans l'eau courante et les mains roidies par
le froid? Heureusement la lune est belle, et voilà deux
heures qui sonnent. Eh bien I C'est encore une heure
à passer ici, et puisque le sommeil vient quand même,
qu'il soit donc le bienvenu î
XXI
Au point du jour, mademoiselle de Saînt-Genek ftit
réveillée par les poules qui gloussaient et grattaient
autour d'elle. Elle se leva et se mit à marcher, regain
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LB MARQUIS DB YILLBMBR. 289
dant s'ouvrir une à une les portes des maisons, et &e
disant at^ec raison que, dans un hameau si petit et si
entassé dans le rocher, elle ne pouvait errer longtemps
sans reconnaître la figure qu'elle cherchait.
Mais ici un embarras se présenta. Était-elle sûre de
reconnaître cette nourrice qu'elle n'avait pas revue
depuis l'âge de dix ans? Elle avait sa voix et son
accent bien plus présents à la mémoire que sa figure.
Elle monta et redescendit jusqu'à la dernière maison,
au revers du rocher, et là elle vit écrit sur /a porte :
Peyraque Lanion. Un fer de cheval cloué sur l'écriteau
indiquait la profession de maréchal ferrant.
Justine était levée la première selon sa coutume,
tandis que les rideaux fermés d'un lit d'indienne
abritait le dernier somme de M. Peyraque. La pièce
principale de ce rez-de-chaussée annonçait le confort
d'un ménage aisé, et l'indice de ce bien-être consistait
particulièrement dans la garniture du plafond treil-
lage de lattes sur lesquelles reposaient de monumen-
tales provisions de légumes et diverses denrées agri-
coles ; mais une propreté rigide, exception rare aux
habitudes du pays, en retranchait tout ce qui pouvait
choquer l'odorat ou la vue.
Justine allumait son feu et s'apprêtait à faire la
soupe que son mari devait trouver fumante à son
réveil, lorsqu'elle vit entrer mademoiselle de Saint-
Geneix avec son capuchon relevé et portant son pa-
queic Elle jeta sur cette étrangère xm regard distrait
en lui disant :
17
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IM LB UA&QUIS DB VILLBUBR.
•- Qu'est-ce que vous vendez ?
Caroline, qui entendait ronfler Peyraquc 'derrière
la courtine, mit un doigt sur ses lèvres et rejeta son
capuchon sur ses épaules. Justine resta immobile un
instant, contint un cri de joie et ouvrit ses bras replets
avec transport. Elle avait reconnu son enfant. —
Venez I venez 1 dit-elle en la conduisant vers un petit
escalier en casse-cou qui donnait au fond de la salle,
votre chambre est prête I il y a un an qu'on vous
espère tous les jours 1 — Et elle cria à son mari : —
Lève-toi, Peyraque, tout de suite, et ferme la porto,
il y a du nouveau, oh I mais du bon I
La petite chambre, blanchie à la chaux et rustique-
ment meublée, était, comme le rez-<le-chaussée ,
d'une propreté irréprochable. La vue était magnifique ;
des arbres fruitiers en fleurs montaient jusqu'au
niveau de la fenétre« — C'est un paradis I dit Caroline
à la bonne femme. 11 n'y manque qu'un peu de feu
que tu vas me faire. J'ai froid et faim, mais je suis
heureuse de te voir et d'être chez toi. J'ai à te parler
avant tout. Je ne veux pas être connue ici pour ce
que je suis. Mes raisons sont bonnes, tu les sauras et
tu les approuveras. Commençons par convenir de
nos faits : tu as demeuré à Brioude?
— Oui, j'y étais servante avant mon mariage.
— Brioude est loin d'ici. Y a-t-il quelqu'un de fie
pays à Lantriac?
-^ Personne, et il n'y vient jamais d'étrangers. Ce
n'est qu'une route pour le^ chars à bœuf^»
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LB MARQUIS DB YILLBMBR. t9i
— J'ai bien vu cela. Alors tu me fais passer pour
une personne que tu as connue à Brioude?
— Très-bien, la fille de mon ancienne maîtresse ?
— Non ; je ne suis pas une demoiselle.
— Oh ! ce n'était pas une demoiselle, c'était une
petite marchande.
— C'est cela; mais il me faut un état?
— Tiens 1 c'est facile. Colporteuse de merceries,
comme était celle dont je vous parle.
— Mais il faudra donc vendre quelque chose?
— Je me charge de ça. D'ailleurs votre tournée
sera censée faite, et je vous aurai retenue chez moi
par amitié, car vous allez rester?
— Un mois tout au moins.
— Il faut rester toujours. On vous trouvera de l'oc-
cupation, allez ! Âh çà I vous vous appelez?
— La Charlette; tu m'appelais ainsi quand j'étais
petite. Cela ne te coûtera pas. Je suis censée veuve,
et tu me tutoies.
— Comme autrefois. Bon, c'est convenu; mais
C( mment seras-tu habillée, ma Charlette ?
— Comme Je suis. Tu vois que ce n'est pas
luxueux.
— Ce n'est pas bien cossu, et cela peut passer;
mais ces beaux cheveux blonds, ça tirera l'œil, et un
chapeau de ville étonnera beaucoup.
— J'y ai bien pensé; aussi ai-je acheté à Brioude
la coiffure du pays. Je Tai là dans mon sac de voyage,
et je vais m'arranger tout de suite en cas de surprise.
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108 LB MARQUIS DB VILLBMBR.
— Alors je vais vite faire ton déjeuner. Tu mangeras
bien avec Peyraque?
— Et avec toi, j'espère. Demain je compte t'aîder
au ménage et à la cuisine.
— Oh I tu feras semblant I Je n'ai pas envie que tu
gâtes ces petites mains dont j'ai eu tant de soin.
Allons, je vais voir si Peyraque est levé et l'avertir de
tout ce qui est convenu, après quoi tu nous diras
pourquoi tout ce mystère.
Tout en parlant, Justine avait allumé le bois déjà
placé dans la cheminée. Elle avait rempli les vases
d'une belle eau froide qui, suintant du rocher, entrait
par un goulet de terre cuite dans la toilette de la petite
chambre, et plus bas dans le lavoir de la cuisine.
C'était une invention de Peyraque, qui se piquait
d'avoir des idées.
Une demi-heure après, Caroline, dont le simple
vêtement n'indiquait aucune classe particulière, releva
ses beaux cheveux sous le petit chapeau brioudais,
moins étriqué et d'une plus jolie courbure que le cou-
vercle de marmite, également en feutre noir cerclé de
velours, dont se coiffent les Velaisiennes. Elle eut beau
faire, elle était encore charmante malgré la fatigue
qui éteignait un peu ces grands yeux vert de mer,
autrefois si vantés par la marquise.
La soupe au riz et aux pommes de terre fut vite
servie dans une petite pièce où Peyraque faisait, à
ses moments perdus, un peu de menuiserie. Le bon-
homme ne trouvait pas la réception convenable et
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LB MARQUIS l^E YILLBMBR. !èOS
voulait balayer lez copeaux. — Au contraire, lui dit
sa femme en étendant les rubans et la sciure de bois
sur le carreau, tu n'y entends rien I Elle trouvera que
c'est un joli tapis. Oh î tu ne la connais pas, toi I C'est
(a fille au bon Dieu, celle-là I
Caroline fit connaissance avec Peyraque en l'em-
brassant. C'était un homme d'une soixantaine d'an-
nées, encore des plus robustes, maigre, de taille
moyenne et laid comme la plupart des montagnards
de cette région ; mais sa figure austère et môme dure
avait un cachet de probité qui se révélait à première
vue. Son rare sourire était extraordinairement bon.
On y sentait un fonds d'affection et de sincérité qui,
pour ne pas se prodiguer en démonstrations, n'en
offrait que plus de garanties.
Justine aussi avait les traits rigides et la parole
brusque. C'était un mâle et généreux caractère.
Ardente catholique, elle respectait le silence de son
mari, protestant de race, converti en apparence, mais
libre penseur s'il en fut. Caroline savait ces détails et
voyait avec attendrissement le respect délicat que
cette femme exaltée savait porter dans son amour
pour son mari. Il faut rappeler ici que mademoiselle
de Saint-Geneix, fille d'un homme très-faible et sœuf
d'une femme sans énergie, devait le grand courage
dont elle était pourvue au sang de sa mère d'abord,
qui était d'origine cévenole, et ensuite aux premières
notions de la vie que Justine lui avait données. Elle
le sentit très-clairement en se trouvant assise entre
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I
«94 LB MARQUIS DB YILLBMmw
ces vieux époux dont la précision de langage et d'idées
ne lui causait ni crainte ni étonnement. Il lui semblait
que le lait de la montagnarde avait passé en elle
jusqu'aux os, et qu'elle se retrouvait là comme avec
des types déjà connus dans quelque antérieure
existence.
— Mes amis, leur dit-elle lorsque Justine lui
apporta la crème du dessert, pendant que Peyraque
arrosait sa soupe d'un bol de vin chaud, bientôt suivi
d'un bol de café noir, je vous ai promis de vous dire
mon histoire, et la voici en deux mots : Un des fils
de ma vieille dame a eu l'idée de m'épouser,
— Ah ! pardi I ça devait être 1 dit Justine.
— Tu as raison, parce que nos caractères et nos
idées se ressemblaient. Tout le monde aurait dû pré-
voir cela, et moi la première.
— Et la mère aussi I dit Peyraque.
— Eh bieni personne ne s'est méfié, et le fils a
beaucoup étonné et beaucoup fâché la mère quand il
lui a dit qu'il m'aimait.
— Et vous? dit Justine.
— Moi? il ne m'avait jamais dit cela, et comme je
savais que je n'étais m assez noble ni assez riche pour
lui, je ne lui aurais jamais permis d'y penser.
— Ça, c'est bien I reprit Peyraque.
— Et c'est vrai ! ajouta Justine.
— Donc j'ai vu que je ne pouvais pas rester un
jour de plus, et dès les premières paroles fôchées de
la mère« je suis partie sans revoir le fils; mais le fils
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LB MARQUIS DB VILLBMBR. «05
aurait couru après moi, sî j'avais été demeurer chez
ma sœur. La marquise voulait me faire rester un peu
pour m'expliquer avec lui, pour lui dire que je ne
Taimais pas...
— C'est peut-être cela qu*il aurait fallu faire ! dit
Pcyraque
Caroline ftit frappée de l'austère logique du paysan.
— Oui, sans doute, pensa-t-elle, c'est jusque-là qu'il
aurait fallu pousser le courage.
Et comme elle gardait le silence, la nourrice, éclai-
rée par la pénétration du cœur, dit à son mari brus-
quement: — Attends donc, toi! Comme tu y vasi
Sais-tu si elle ne l'aimait pas, cette pauvre enfant?
— Ah I cela, c'est différent, reprit Peyraque, incli-
nant sa tête sérieuse et pensive qu'ennoblit un senti-
ment de pitié délicate.
Caroline se sentit remuée jusqu'au fond de l'&me
par la droiture de cette amitié naïve qui d'un mot
touchait le vif de sa blessure. Ce qu'elle n'avait pas
senti la force et la confiance de dire à sa sœur, elle
éprouva le besoin de ne pas le cacher à ces cœurs
profondément vrais qui lisaient dans le sien. — Eh
bien! mes amis, vous avez raison, dit-elle en leur
prenant les mains; je n'aurais peut-être pas eu la
force démentir, puisque, malgré moi,... je l'aime!
A peine eut-elle prononcé ce mot, qu'elle fut saisie
d'effroi et regarda autour d'elle comme si Urbain eût
pu être là pour l'entendre, et puis elle fondit en larmes
à la pensée qu'il ne l'entendrait jamais.
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•06 LB MARQUIS DB YILLBMBR.
— Courage, ma fille, Dieu vous aiderai dit Peyraqua
en se levant.
— Et nous t'aiderons aussi, dit Justine en l'embras-
sant. Nous te cacherons, nous t'aimerons, et nous
/trierons pour toi I
Elle la reconduisit dans sa chambre, la déshabilla et
ia fit coucher, avec des soins maternels pour qu'elle
eût bien chaud et ne vît pas le soleil briller trop sur
son lit. Puis elle descendit pour apprendre à ses voi-
sines l'arrivée d'une nommée Charlette de Brioude,
répondre à toutes leurs questions, et les avertir un peu
de sa blancheur et de sa beauté afin qu'elles n*en
fussent pas trop frappées. Elle eut soin de leur dire
aussi que le parler de Brioude ne ressemblait pas du
tout à celui de la montagne, et que la Charlette ne
pourrait pas causer avec elles. — Ah I la pauvre ! répon-
dirent les commères, elle va bien s'ennuyer chez nous!
Huit jours plus tard, après avoir, en temps et lieu,
signalé son arrivée à sa sœur, Caroline lui donnait plus
de détails sur son nouveau genre de vie. Il ne faut pas
oublier que, lui cachant son véritable chagrin, elle
s'efforçait de la rassurer sur son compte et de s'étourdir
elle-même en affectant une liberté d'esprit qui était
loin d'être aussi entière et aussi réelle :
«... Tu ne peux te faire une idée des soins qu'ils ont
pour moi, ces Peyraque ! Justine est toujours la maî-
tresse femme au cœur d'ange que tu connais et que
notre père ne pouvait se résoudre à voir s'éloigner de
nous. Aussi ce n'est pas peu dire que d'affirmer que
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LE MARQUIS BB YILLBMBk. 297
son mari la vaut. Il a même plus d'intelligence, quoi-
qu'il soit plus lent à comprendre; mais ce qu'il a
compris est conime gravé sur un marbre sans tache et
sans défaut. Je te jure que je ne m'ennuie pas un
instant avec eux. Je pourrais être beaucoup plus seule,
car ma petite chambre n'a aucune servitude, et j'y
peux rêver sans que rien me dérange ; mais je n'en
éprouve pas souvent le besoin : je me sens bien avec
ces dignes gens, je me sens aimée.
a Ils ont d'ailleurs de la vie dans l'esprit, comme la
plupart des gens d'ici, ils s'enquièrent des choses du
dehors, et on est étonné de trouver, dans une espèce
d'impasse de montagnes si sauvages, des paysans qui
ont tant de notions étrangères à leurs besoins et à
leurs habitudes. Leurs enfants, leurs voisins et leurs
amis me font aussi l'effet d'être intelligents, actifs et
honnêtes, et Peyraque me dit qu'il en est ainsi dans
des villages encore plus éloignés que celui-ci de toute
civilisation.
« En revanche, les habitants des petits groupes de
chaumières disséminés dans la montagne, ceux qui ne
sont que paysans, bergers ou laboureurs, vivent dans
une apathie dont on n'a pas d'idée. L'autre jour, je
demandais à une femme le nom de la rivière qui
formait à cent pas de sa maison une magnifique cas-
cade. — Cest de Veau, me répondit-elle. — Mais cette
eau a un nom ? — Je vais demander à mon mari ; moi,
je ne sais pas ; nous autres femmes nous appelons
toutes les rivières de Veau.
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t08 LB MABQUIS DE VlLLBMLSLi.
« Le mari sut me dire le nom du torrent et de la
cascade; mais quand je lui demandai celui des mon-
tagnes de Thorizon, il me dit qu'il n*en savait rien,
n'y ayant jamais été. — Mais vous ave£ bien ouï dire
que ce sont les Cévennes?
« — Peut-être I 11 y a par là le Mezenc et le Gerbier
de-Joncs, mais je ne sais pas comment ils sont faits.
« Je les lui montrai ; ils sont assez reconnaissables :
le Mezenc, la plus haute des cimes, et le Gerbier, un
cône élégant, qui renferme, dit-on, dans son cratère
des joncs et des herbes de marécage. Le bonhomme
ne regarda seulement pas. Cela lui était parfaitement
égal. 11 me fit voir les grottes des anciens sauvages,
c'est-à-dire une espèce de village gaulois ou celtique
creusé dans le rocher avec les mêmes précautions
qu'en mettent les animaux du désert pour cacher leurs
lanières, car on peut regarder et suivre ce rocher sans
y rien découvrir, si l'on ne connaît le sentier par où
Ton pénètre dans ses plis et dans les habitations. Ah I
ma chère Camille, est-ce que ne me voilà pas un peu
comme ces anciens sauvages qui, redoutant les inva-
sions, se cachaient dans les cavernes, et cherchaient
leur repos dans l'oubli du monde entier?
a En tout cas, les habitants de La Roche me font bicB
i'eifet d'être les descendants directs de ces pauvres
Celtes cachés et comme cloués sur leur rocher. Je '
regardais la femme aux jambes nues et à l'œil hébété
qui nous conduisait dans les grottes, et je me deman-
dais si vniment trois ou quatre mille ans s'étaient
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LB MARQUIS DB YILLBMBR. t99
écoulés depuis que sa race avait pris racine dans ces
pierres.
a Tu vois que je me promène, et que la prudence
n'exige pas que je vive enfermée, comme tu le crai-
gnais pour moi. Au contraire, n'ayant rien à lire ici,
j'éprouve un grand besoin de courir, et ma locomotion
étonne beaucoup moins les gens de Lantriac que ne le
ferait une retraite mystérieuse. Je ne cours pas risque
de faire des rencontres. Tu m'as vue partir avec des
vêtements qui ne peuvent pas attirer la moindre atten-
tion. En outre, j'ai un chapeau de feutre noir plus
grand que ceux que l'on porte ici, et qui m'abrite
très-bien le visage. Au besoin, je peux me le cacher
tout à fait avec ce capuchon brun que j'ai emporté, et
que la saison capricieuse me permet de mettre à la
promenade. Je ne suis pas tout à fait pareille aux
femmes du pays; mais rien dans ma personne ne fait
événement dans les endroits où je passe.
€ D'ailleurs j'ai, pour me promener, un prétexte
qui arrange tout. Justine fait un petit commerce de
mercerie . et me confie une boîte dont j'offre le contenu
pendant que Peyraque, qui est vétérinaire, s'occupe
de visiter les animaux malades. Cela me permet d'en-
trer dans les maisons et d'examiner les mœurs et les
usages du pays. Je ne vends guère, car les femmes
sont si absorbées par leur métier à dentelle qu'elles
ne raccommodent ni leurs maris, ni leurs enfants, ni
elles-mêmes. C'est ici le triomphe de la guenille portée
avec ostentation. La dévotion est si exaltée qu'elle
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100 LB MARQUIS DB YILLBMER.
exclut tout bien-être matériel et même toute propreté,
comme une superfluîté profane. L'avarice y trouve
son compte, et la coquetterie aussi, car si Justine me
donnait à vendre des bijoux, j'aurais vite une clientèle
plus avide de cela que de linge et de souliers.
a Elles font toutes ces merveilleuses guipures noires
et blanches que, chez nous, tu as vu faire à Justine.
On est étonné de voir ici, dans la montagne, des ou-
vrages de fées sortir des mains de ces pauvres créa-
tures, et le peu qu'elles gagnent scandalise le voyageur.
Elles donneraient avec joie pour vingt sous ce que Ton
nous vend vingt francs à Paris, s'il leur était permis
de traiter avec le consommateur; mais cela leur est
strictement interdit. Sous prétexte qu'il fournit la
soie, le fil et les modèles, le trafiquant accapare et
taxe leur travail. C'est en vain que vous offrez à une
paysanne de lui fournir les matériaux et de la payer
cher. La pauvre femme soupire, regarde l'argent,
secoue la tête, et répond que, pour profiter de la
libéralité d'une personne qui ne l'emploiera pas tou-
jours, que peut-être elle ne reverra même jamais, elle
ne veut pas risquer de perdre la pratique de son
maître. Et puis toutes ces femmes sont dévotes ou
feignent de l'être. Celles qui sont sincères ont juré par
la Vierge et les saints de ne pas vendre aux particu-
liers, et on est bien forcé de respecter le respect de la
parole donnée. Celles qui font de la dévotion uo état
(et je vois qu'il y en a plus qu'on ne pense) se sentent
à toute heure sous la main et sous les yeux des prd-
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LE MARQUIS DB VILLBMER. SOI
très, des religieuses, des moines et des séminaristes,
dont c^e pays est littéralement semé et criblé jusque
dans les localités les plus inhabitables. Les couvents
font travailler, et ici, comme partout, dans des condi-
tions de trafic encore plus lucratives que celles des
négociants. On voit donc, jusque sous le porche de^
églises, des espèces de communautés de villageoises
assises en rond et faisant voltiger leurs bobines en
murmurant des litanies ou chantant des offices en
latin, ce qui ne les empêche pas de regarder avidement
les passants et d'échanger leurs remarques, tout en
répondant orapro nobis àla sœur grise, noireou bleue,
qui surveille le travail et la psalmodie.
En général, ces femmes sont bonnes et hospita-
lières. Leurs enfants m'intéressent, et quand j'en
trouve de malades, je suis bien aise de pouvoir indi-
quer les soins élémentaires à leur donner. Il y a une
grande ignorance ou une grande incurie sous ce rap-
port. La maternité est ici plus passionnée que tendre.
On a l'air de vous dire que les enfants sont faits uni-
quement pour apprendre à souffrir.
Le métier de Peyraque, qui est fort appelé, nous
conduit dans des endroits impossibles de la montagne,
et me fait voir les plus beaux paysages de la terre,
car ce pays est pour moi comme un rêve... Et ma vie
aussi est un rêve étrange, n'est-ce pas?
a Notre manière de courir les aventures est des plus
élémentaires. Peyraque a une petite charrette qu'il lui
plaît d'appeler une carriole, vu qu'elle a une capote
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i08 LE MAaQ€IS DB YILLBMBR.
de toile qui a la prétention de nous abriter. Il attelle
à ce vf^hicule tantôt un petit mulet intrépide, tantôt
un petit cheval ardent et doux, qui, r/imme son
maîïi^ n*a que la peau et les os, mai^. qui, pas plus
que lui, ne se rebute de quoi que ce soit. Ainsi, tandis
que le fils aîné de Justine, qui arrive du régiment, où
il ferr Jt les chevaux de l'artillerie, continue son état
dans la maison paternelle, le père et moi, nous cou-
rons par monts et par vaux, quelque temps qu'il
fasse. Justine prétend que cela me fait tant de bien
qu'il faut que je reste avec elle toujours, et elle jure
qu'elle trouvera moyen de me faire gagner notre vie
sans me rabaisser à servir les grandes dames.
a Hélas! je ne me sentais point rabaissée tant que
je me suis sentie aimée, et puis j'aimais si sincèrement,
moi I Croirais-tu que je me sens, non pas seulement
affligée de ne plus être bénie chaque matin par cette
pauvre vieille marquise, mais encore inquiète, effrayée
à propos d'elle, comme si je devinais qu'elle ne pourra
pas vivre sans moi? Ah I Dieu fasse qu'elle m'oublie
bien vite, qu'elle m'ait déjà remplacée par une per-
sonne moins funeste que moi à son repos! Mais la
soignera-t-on, moralement parlant, comme je \? soi-
gnais? Saura-t-on deviner ses fantaisies d'esprit, éloi-
gner l'ennui de ses heures oisives, lui parler de ses
enfants comme elle aimait à en entendre parler? En
arrivant ici, j'ai respiré ce grand air à pleins poumons,
j'ai regardé cette nature âpre et grandiose que j'avais
tant souhaité de connaître. Je me suis dit : Me voilà
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h'E MARQUIS DB VlLLBMBR. 803
donc libre! J'irai oîi je voudrai, je parlerai aussi peu
qu'il me plaira, je n'écrirai plus dix fois par jour la
même lettre à dix personnes différentes, je ne vivrai
plus en cerre chaude, je ne respirerai plus les acres
parfums des fleurs distillées par des procédés chimi»
ques, ou des plantes moitié pourries sous des châssis.. .
Je boirai dans l'air l'aubépine et le serpolet à l'état
naturel... Oui, je me suis dit tout cela, et je n*al pu
me réjouir I Je voyais ma pauvre amie triste et seule,
et pleurant peut-être de m'avoir fait tant pleurer!
a Mais elle Ta voulu, et il le fallait apparemment!
je n'ai pas le droit de la blâmer d'un moment d'in-
justice et de dépit. La mère ne pensait qu'à son fds,
et un tel fils mérite bien que sa mère lui sacrifie tout.
Peut-être me trouve-t-elle dure et ingrate de n'avoir
pas suivi ses plans, et je me demande souvent si je
n'eusse pas dû les suivre ; mais je me réponds toujours
que cela n'eût pas atteint le but. Le marquis de V...
n'est pas de ces hommes dont on puisse se débarrasser
avec quelque parole banale de sécheresse et de dédain.
On n'a pas ce droit-là d'ailleurs avec celui qui, loin
de se déclarer, vous a entourée de tant de respects et
d'affection délicate. Je cherche en vain quel langage
moitié tendre et moitié froid j'eusse pu employer pouf
lui dire à quel point me sont égalemenf sacrés son
bonheur et celui de sa mère : je ne me suis point senti
tant d'habileté. Ou l'amitié véritable que je lui porte l'eût
abusé sur mes sentiments et lui eût fait supposer que
je me sacrifiais au devoir, ou ma fermeté l'eût offensé
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KM LB MARQUIS DB YILLBMBR.
comme un étalage de vertu dont il ne m'a jamais mise
à même d'invoquer le secours contre lui... Non, non!
cela ne se pouvait pas, cela ne se devait pasi
« J'ai cru comprendre que la marquise m'insinuait
Je lui dire que j'avais un engagement, un autre amour.
Mon Dieu, qu'elle invente à présent tout ce qu'elle
voudrai Qu'elle immole ma vie et mon honneur s'il
le fautl J'ai laissé le champ libre; mais moi, je n'au-
rais pas su improviser un roman pour la circonstance.
Est-ce qu'il en aurait été dupe?
« Camille, tu le verras, tu l'as sans doute déjà revu
depuis cette première visite où tu m'avoues avoir eu
tant de peine à jouer ton rôle. Il t'a fait le plus grand
thagrin, dis-tu : il était comme égaré.... Il est sans
doute calme à présent. Il a tant de force morale, et il
doit si bien comprendre que je ne peux jamais le
revoir! Cependant sois sur tes gardes. H est très-péné-
trant. Dis-lui que je suis un esprit très-froid... Non,
oascela, il ne le croirait pas... Parle-lui de ma fierté,
qui est invincible. Oh 1 pour cela, oui, je suis fière, je
le sens I Et si je ne l'étais pas, serais-je digne de son
affection?
« On eût peut-être voulu que je me rendisse en
effet indigne de son respect, non pas la mère : oh!
elle, non, jamais! Elle a trop de loyauté, de religion
et de chasteté dans l'âme ; mais le duc! À présent je
me souviens de bien des choses que je n'avais pa^
comprises, et qui se présentent sous un nouveau jour.
Le duc est excellent, il adore son frère : je crois que
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LB MARQUIS DB YILLBMBB. 805
sa femme, qui est un ange, va purifier sa vie et ses
pensées; mais à Séval, quand il me disait de sauver
mn frère à tout prix... J'y songe aujourd'iiui, et la
rougeur me monte au front I
« Ah I qu'on me laisse dispamître, qu'on me laisse
oublier tout celaî Je me suis crue bien calme, bien
digne et bien heureuse pendant un an I Un jour, une
heure ont tout gâté. D'un mot, madame de Villemer
a empoisonné tous les souvenirs que j'aurais voulu
emporter purs, et que je n'ose plus interroger main^
tenant. Vraiment, Camille, tu avais raison quelquefois
quand tu me disais qu'il ne fallait pas avoir l'esprit
trop candide, et qu^ je m'aventurais trop en don
Quichotte dans la vie I Ceci me servira de leçon, et je
me défendrai de l'amitié comme de l'amour. Je me
demande pourquoi je ne romprais pas dès à présent
tout lien avec ce monde plein de périls et de décep-
tions, pourquoi je n'accepterais pas ma misère encore
plus bravement que je ne l'ai fait. Je pourrais me créer
des ressources dans cette province encore très-reculée
comme civilisation. Je ne pourrais pas y être maîtresse
d'école, comme Justine se le figurait l'année dernière :
le clergé a tout envahi, et les bonnes sœurs ne me
permettraient pas d'enseigner, même à Lantriac;
mais je trouverais des leçons dans une ville, ou bien
je pourrais être comptable dans quelque maison de
commerce.
(( Avant tout, il faut que je sois sûre d'être oubliée
là-bas; mais quand cet oubli sera consommé, il faudra
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806 LB MARQUIS DB VILLBMBR.
bien que je pense à nos enfants, et je m'er préoccupe
par avance. Sois tranquille après tout. Je trouverai;
je saurai triompher de la mauvaise destinée. Tu sais
bien que je ne m'endors pas, et que je ne peux pas
faiblir. Tu as de quoi aller pendant deux mois, et je
n'ai absolument besoin de rien ici. Ne te tourmente
pas, comptons toujours sur le bon Dieu, comme tu
dois compter, toi, sur la sœur qui t'aime. »
XXII
Carolineavait raison de redouter les investigations
de M. de Villemer auprès de sa sœur. Il était déjà re-
tourné deux fois à Étampes, et, comprenant bien que
la délicatesse lui interdisait tout ce qui aurait pu res-
sembler à un système d'interrogations, il se bornait à
observer l'attitude et à commenter les réticences de
Camille. Il pouvait dès lors se tenir pour assuré que
madame Heudebert connaissait la retraite de sa sœur,
et que sa disparition ne lui causait point d'inquiétude
réelle. Camille tenait en réserve la lettre où Caroline
disait avoir trouvé un emploi hors de France, et elle
ne la produisait pas. Elle voyait tant d'angoisse et de
souffrance dans les traits déjà profondément altérés du
marquis qu'elle n'osait porter ce dernier coup au
bienfaiteur, au protecteur de ses enfants. Puis madame
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LB MARQUIS DB YILLBMBR. Wl
Heudebert ne partageait pas tous les scrupules et ne
comprenait pas toute la fierté de Caroline. Elle n'avait
osé l'en blân)er, mais elle ne se fût pas fait un si grand
crime d'affronter un peu le mécontentement de la
marquise, et de devenir sa bru quand même. « Puis-
que les offres du marquis étaient si sérieuses, pensait-
elle, puisque sa mère l'aime au point de n'oser le con-
rarier ouvertement, puisque enfin il est majeur et
maître de sa fortune, je ne vois pas pourquoi Caro-
line n'eût pas employé son crédit sur la vieille dame,
son esprit de persuasion et l'évidence de son propre
mérite à lui faire doucement accepter la convenance
de ce mariage... Allons I ma pauvre Caroline, avec
toute sa vaillance et tout son dévouement, est trop
romanesque, et elle va se tuer pour nous faire vivre,
tandis qu'avec un peu de patience et d'habileté, elle
pouvait être heureuse et nous rendre tous heureux. »
C'était là une autre théorie du bon sens que le lec-
teur pourra mettre en regard de celle de Peyraque et
de Justine. Le lecteur est libre d'accorder la préfé-
rence à celui des deux raisonnements qui lui semblera .
le meilleur; mais le narrateur est forcé d'avoir une i
opinion, et il avoue un peu de partialité pour Caroline. / ^
Le marquis sentit que madame Heudebert faisait des /x ^^
allusions timides à cette situation, et ii vit qu'elle
savait tout. Il se livra un peu plus qu'il n'avait fait
encore, et Camille, encouragée, lui demanda avec
assez de maladresse si, dans le cas où la marquise
serait inexorable, il était bien décidé à offrir à Caroline
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$^ LB MARQUIS DB YILLBMBR.
(le répouser. Elle semblait prête à trahir le secret de
sa sœur, isi le marquis engageait sa parole.
Le marquis répondit sans hésiter : — Si j'étais sûr
d*être aimé, si le bonheur de mademoiselle de Saint-
Geneix dépendait de mon courage, je saurais faire
fléchir à tout prix les répugnances de ma mère ; mais
vous ne me donnez pas d'espoir l Donnez-m'en, et
vous verrez!...
— Moi? dit Camille, interdite et conftise. — Elle
hésita à répondre. Elle avait bien cru deviner le secret
(le Caroline; mais celle-ci s'en était toujours fièrement
riéfèndue, non par des mensonges, mais en ne se
laissant^ pas interroger, et madame Heudebert ne se
sentait pas la hardiesse de la blesser profondément
dans sa dignité en prenant sur elle-même de la com-
Dromettre. — Voilà ce que je ne sais pas plus que
vous, reprit-elle. Caroline est une âme si forte, que je
ne la pénètre pas toujours.
— Et cette âme est si forte en effet, dit le marquis,
qu'elle n'accepterait jamais mon nom sans la véritable
bénédiction de ma mère. Voilà ce que je sais encore
mieux que vous. Ne me dites donc rien ; c'est à moi
seul d'agir. Je ne vous demande plus qu'une chose,
c'est de me permettre de veiller sur votre existence el
sur vos enfants jusqu'à nouvel ordre, et même.., oui»
j'oserai vous dire celai j'ai une crainte affreuse que
mademoiselle de Saint-Geneix ne se trouve sans res-
sources, exposée à des privations qui me font frémir.
Otez-moi cette amertume.. • Permettez-moi de vous
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LB MARQUIS DB YILLBMBR. 309
laisser une somme que vous me remettrez, si l'emploi
n'en est pas nécessaire, mais que vous lui ferez passer
au besoin comme venant de vous.
— Ohl cela est bien impossible, répondit Camille t
elle devinerait, et ne me pardonnerait jamais d'avoir
accepté I
— Je vois que vous la craignez beaucoup.
— Je la crains comme tout ce qu'on respecte.
— C'est donc comme moil répondit le marquis en
prenant congé. Je la crains au point de n'oser plus la
chercher, et pourtant il faudra la retrouver ou
mourir I
Le marquis eut peu après avec sa mère une expli-
cation assez vive. Bien qu'il la vît souffrante, triste, et
regrettant Caroline cent fois plus qu'elle ne voulait
l'avouer, bien qu'il se fût promis d'attendre un meil-
leur moment pour s'éclairer, l'explication arriva, mal-
gré lui et malgré la marquise, par la fatalité des
circonstances. La situation était trop tendue et ne
pouvait plus se prolonger. Madame de Villemer avoua
qu'elle avait conçu des préventions soudaines contre
le caractère de mademoiselle de Saint-Geneix , et
qu'au moment de tenir sa parole, elle lui avait fait
sentir qu'elle en souffrait amèrement. Peu à peu, sur
les qufdstions ardentes du marquis, l'entretien s'anima
et madame de Villemer, poussée à bout, laissa échap-
per la condamnation de Caroline. L'infortunée avait
commis une faute, pardonnable aux yeux de la mar-
quise en tant au'amie et protectrice, mais qui lui
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tlO LB MARQUIS DB VILLBMBR.
rendait impossible la seule pensée d'en faire sa
fille.
Devant le résultat de la calomnie^ le marquis ne
faiblit pas un instant. — C'est un mensonge infâme,
s*écria-t-il hors de lui, un lâche mensonge, et vous
avez pu y croire I II a donc été bien habile et bien
audacieux? Ma mère, vous allez me dire tout, car, moi,
je ne suis pas disposé à me laisser tromper!
— Non, mon fils, je ne vous dirai plus rien, ré-
pondit madame de Villemer avec fermeté, et toute
parole que vous ajouterez à celles que vous venez de
me dire, je la considérerai comme un manque d'affec-
tion et de respect.
La marquise resta donc impénétrable; elle avait
donné sa parole à Léonie de ne pas la trahir, et d'ail-
leurs pour rien au monde elle n'eût voulu semer la
discorde entre ses deux fils. Le duc lui avait dit si
souvent devant Urbain que jamais il n'avait cherché ni
obtenu un seul doux regard de Caroline I Ceci était,
selon la marquise, un mensonge que le marquis ne
pardonnerait jamais. Elle savait maintenant qu'il avait
pris le duc pour confident, que celui-ci s'affectait de
sa douleur et faisait faire des démarches à sa femme
pour chercher Caroline dans tous les couvents de Paris.
« Il ne parle pas, se disait la marquise; il ne détourne
pas sa femme et son frère de cette extravagance,
lorsqu'il devrait au moins confesser le passé au mar-
quis pour le guérir I 11 serait donc trop tard pour
risquer de pareils aveux, et je ne puis le faire sans
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LB MARQUIS DB VILLBLIBR. tll
exposer mes deux ûls à s'égoi^er après s'être tant
aimés. »
Caroline cependant écrivait à sa sœur:
a Tu t'effrayes de me savoir dans un pays si acci-
denté, et tu me demandes ce qu'il a d'assez beau pour
que l'on risque de s'y tuer à chaque pas. D'aiK)rd il
n'y a vraiment aucun danger pour moi sous la con-
duite de mon bon Peyraque. Les chemins, qui seraient
vraiment horribles et je crois impossibles pour deà
voitures comme celles que nous connaissons, se trou-
vent justes assez larges pour les petits chars du pays.
D'ailleurs Peyraque est très-prudent. Quand son œil ne
lui dit pas bien au juste l'espace qu'il lui faut, il a
pour s'en assiu*er un procédé qui m'a fait beaucoup
rire la première fois que je le lui ai vu employer. Il
ïie confie les rênes, met pied à terre, prend son fouet,
tur le manche duquel la largeur exacte de sa voiture
est marquée par une entaille, et, faisant quelques pas
en avant, il va mesurer le passage entre le rocher et
le précipice, quelquefois entre le précipice de droite
et celui de gauche. Si le chemin a un centimètre de
plus qu'il ne nous est nécessaire, il revient triomphant
et nous passons à fond de train. Si nous n'avons pas
ce centimètre pour prendre nos ébats, il me fait
descendre, et passe la voiture en tenant la hôt6> par la
tnide. Quand nous rencontrons deux pe*jts murs d'en-
clos bordant un sentier de piétons, nous mettons une
roue sur chaque mur et le cheval dans le sentier. Je
t'assure qu'on s'habitue si bien à tout cela, que 'e n'v
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lit LB MARQUIS DB VILLBMBR.
pense plus. Les chevaux d'ici n'ont ni frayeurs, ni
caprices ; ils connaissent aussi bien que nous le danger,
et il n'arrive pas plus d'accidents que dans la plaine.
Je t'ai sans doute exagéré le péril de ces courses dans
mes premières lettres ; c'était de la vanité, ou un reste
de peur dont je suis bien guérie, à présent que je la
reconnais mal fondée.
a Quant à la beauté du Velay, je ne pourrais jamais
te la décrire. Je n'imaginais pas qu'il y eût, au cœur
de la France, des contrées si étranges et si imposantes.
C'est encore plus beau que l'Auvergne, que j'ai tra-
versée pour y arriver. La ville du Puy est dans une
situation unique probablement; elle est perchée sur
des laves qui semblent jaillir de son sein et faire partie
de ses édifices. Ce sont des édifices de géants; mais
teux que les hommes ont assis aux flancs et parfois m
îommet de ces pyramides de lave ont été vraiment
inspirés par la grandeur et Tétrangeté du site.
« La cathédrale est d'un admirable stylé roman, de
la même couleur que le rocher, un peu égayée seule-
ment par des mosaïques blanches et bleues au fronton.
Elle est placée de manière à paraître colossale, car on
y arrive par une montagne de degrés à donner le
vertige. L'intérieur est sublime de force élégante et
d'obscurité religieuse. Jamais je n'ai compris et pour
ainsi dire senti la terreur du moyen âge comme sous
ces piliers noirs et nus, sous ces coupoles chargées
d'orage. Il faisait une tempête furieuse quand j'y suis
entrée. Les éclairs traversaient de lueurs Infernales les
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LB MARQUIS DB VILLBMBB. 811
beaux vitraux qui sèment des pierreries sur les murs
et sur les pavés, La foudre avait des roulements qui
semblaient partir du sanctuaire même. C'était Jéhovah
dans toute sa olère;... mais cela ne m*effrnyait nas.
Le Dieu vrai que nous aimons aujourd'hui n*a point de
menaces pour les faibles. Je Tai prié là avec une
confiance entière, et j'ai senti que je valais mieux
jiprès. Quant à ces beaux temples des âges rudes el
fai*ouches de la foi, on comprend qu'ils sont l'expres-
sion du grand mot mystère, dont il était défendu de
soulever les voiles... Si M. de Villemer eût été là, il
m'eût dit...
a Mais il n'est pas question de faire un cours d'his-
toire et de philosophie religieuse. Les pensées de
M. de Villemer ne sont plus le livre où je m'instrui-
sais du passé et qui me fera pressentir l'avenir.
a Tu vois que, grâce à l'envie que le bon Peyraque
a de me montrer les merveilles du Velay, grâce aussi
à ma capeline impénétrable, j'ai pu me risquer dans
la ville et dans les faubourgs. La ville est partout pit-
toresque; c'est encore une ville du moyen âge, toute
semée d'églises et de couvents. La cathédrale esl
flanquée d'un monde de constructions antiques, où,
sous des arcades mystérieuses et dans les plis du
rocher qui les porte, on voit des cloîtres, des jardins,
des escaliers et des ombres muettes qui passent sous
le voile et sous la soutane. Il règne par là un silence
étrange et je ne sais quelle odeur du passé qui donne
froid et peur, non pas de Pieu, source de toute con-
lê
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tu I.B MARQUIS DB VILLBMBE.
fiance et de toute liberté d'âme, mais de tout ce qui,
au nom de Dieu, rompt sans retour les liens et les
devoirs de Thumanité. Dans notre couvent, je me
.souviens que la vie religieuse me paraissait riante :
ici, elle est d*un sombre à faire trembler.
« De la cathédrale, on descend pendant une heure
pour gagner le faubourg d'Aiguilhe, où se dresse un
autre monument à la fois naturel et historique, qui est
bien la plus étrange chose du monde. C'est un pain
de sucre volcanique de trois cents pieds de haut, où
Ton monte par un escalier tournant jusqu'à une cha-
pelle byzantine nécessairement toute petite, mais
charmante, et bâtie, dit-on, sur l'emplacement et avec
les débris d'un temple de Diane.
« On raconte là une légende qui m'a frappée. Une
jeune fille, une vierge chrétienne, poursuivie par un
mécréant, s'est précipitée, pour lui échapper, du haut
de la plate-forme : elle s'est relevée aussitôt; elle
n'avait aucun mal. Le miracle fit grand bruit. On la
déclara sainte. L'orgueil lui monta au cœur, elle pro-
mît de se précipiter de nouveau, pour montrer qu'elle
disposait de la protection des anges ; mais cette fois le
ciel l'abandonna, et elle fut brisée comme une vaine
idole...
« L'orgueil I oui. Dieu laisse les oi^ueilleux à eux-
mêmes... Et sans lui que peuvent-ils?... Mais ne me
dis pas que j'ai de l'orgueil... Non, ce n'est pas cela!
Je ne veux rien prouver à personne. Je demande qu'on
m'oublie et qu'on ne soufire point à cause de moi.
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LB MARQUIS DB YILLBMBR. tl&
« II y a auprès du Puy , et faisant partie de son
magnifique paysage, un village que couronne aussi
une de ces roches isolées, singulières, qui per^<înt ici
la terre à chaque pas. Cela s'appelle Espaly, et k
rocher porte aussi des ruines de château féodal et des
grottes celtiques. Une de ces grottes est habitée par un
l^auvre vieux ménage dont la misère est navrante. Les
deux époux sont là dans la roche vive, avec un trou
pour cheminée et pour fenêtre. La nuit, on bouche
en hiver la porte avec de la paille, en été avec le jupon
de la vieille femme. Un grabat sans draps et sans ma-
telas, deux escabeaux, une petite lampe de fer, un
rouet et deux ou trois pots de terre, voilà tout le
mobilier.
« A deux pas de là, il y a pourtant une vaste el
splendide maison de jésuites qu*on appelle le Paradis.
Au bas du rocher coule un ruisseau qui charrie des
perres précieuses dans son sable. La vieille femme
m*a vendu pour vingt sous une poignée de grenats,
de saphirs et d'hyacinthes que je garde pour Lili. Les
grains sont trop petits pour avoir aucune valeur, mais
îl doit y avoir un précieux gisement dans ces rochers.
Les pères jésuites le découvriront peut-être; moi, je
ne compte pas faire cette découverte : aussi faut-il que
je songe à me procurer du travail. Peyraqne a une
Idée dont il m'entretient depuis quelques jours, et qui
lui ^\ venue précisément à ce rocher d'Espaly ; void
comment.
a Tout en me promenant sur ce rocher, je me suis
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816 LB MAI^QUIS DB YILLBMBR.
prise d'amour pour un petit enfant qui jouait sur les
genoux d'une belle villageoise, forte et riante. Cet
enfant-là, vois-tu, je ne peux le comparer qu'à Chariot
pour la sympathie qu'il inspire. Il ne lui ressemble
pas, mais il a comme lui des chatteries et des caresses
timides qui vous feraient volontiers son esclave.
Comme je le faisais admirer à Peyraque, remarquant
qu'il était tenu avec une grande propreté, que sa mère
ne faisait pas de dentelle et paraissait uniquement
occupée de lui, comme si elle eût compris qu'elle
avait là un trésor, Peyraque m'a répondu : — Vous
dites plus vrai que vous ne pensez. Cet enfant-là est
un trésor pour la Roqueberte. Si vous lui demandez à
qui il est, elle vous répondra que c'est l'enfant d'une
sœur qu'elle a à Clermont; mais ce n'est pas vrai : le
petit lui a été confié par un monsieur que personne
ne connaît, et qui l'a payée pour le nourrir, qui la paye
encore pour en prendre grand soin, comme si c'était
un fils de prince. Aussi vous voyez que cette femme
est bien habillée et ne travaille pas. Elle était déjà à
son aise. Son mari est gardien du château de Polignac,
dont vous voyez là-bas la grande tour et toutes les
ruines sur un rocher encore plus gros et plus haut
que celui d'Espaly. C'est là qu'elle demeure, et si vous
la rencontrez ici, c'est qu'à présent elle a tout à fait
du bon temps pour se promener. La vraie nière du
petit doit être morte, car on n'a jamais entendu parler
d'elle; mais le père vient le voir, donner de l'arçent,
et recommander qu'on ne le laisse manquer de rien.
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LB MARQUIS DB YILLBMBR. tll
« Tu vois, chère sœur, qu'il y a là un roman. C'est
peut-être un peu cela qui m'a attirée, puisque, selon
toi, je suis «i romanesque l II est certain i^ue ce petit
garçon a quelque chose qui s'empare de l'imagina-
tion. Il n'est pas fort, et l'on dit qu'il n'avait que le
wuffle quand on l'a apporté au pays ; mais il est très-
frais à présent, et la montagne lui convient si bien
que le père, étant venu l'an dernier, à peu près à
cette époque-ci, pour le remmener, s'est décidé à le
laisser encore un an pour qu'il achève de se fortifier.
11 a une figure d'ange rêveur, ce petit être, des yeux
i'une expression qu'on n'a pas à cet &ge-là, et des
manières d'une grâce inouïe.
« Peyraque, m'en voyant si coiffée, se gratta la tête
d'un air profond, et reprit : — Eh bien I dites donc^
puisque cela vous va, les petits enfants, pourquoi, au
lieu de faire l'état de lire tout haut, qui doit bien
vous fatiguer, ne chercheriez-vous pas un petit pen-
sionnaire comme ça, que vous élèveriez chez votre
sœur avec les autres enfants? Cela vous laisserait dans
votre famille et dans vos habitudes.
« — Tu oublies , mon bon Peyraque, que de long-
temps peut-être je ne peux pas me montrer chez ma
sœur.
« — Eh bien I votre sœur viendrait demeurer par ici,
ou bien, pendant un an ou deux, vous resteriez chei
nous ; ma femme vous aiderait à soigner l'enfant, e/
vous n'auriez que la peine de le surveiller et de l'in-
struire... Tenezl j'ai une idée sur celui-ci, moi, puis^
is.
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118 LB MARQUIS DB T1LLBIIBR
qu'il VOUS plaît tant, que vous en voilà comme affolée.
Son père va venir le chercher un jour i u Tautre. ^
je lui parlais de vous?
« — Tu le connais donc ?
« — Je lui ai servi de conducteur une fois pour s •
promener vers la montagne dans ma carriole. Il parmi
un très-brave homme, mais trop jeune pour se charçer
d'élever lui-même un enfant de trois ans. Il £audrt
bien qu'il le confie à une femme, et il ne peut pas le
laisser plus longtemps aux Roquebert, qui ne sont pas
en état de lui enseigner ce qu'un petit monsieur
comme lui doit savoir. Ce serait votre affaire à vous,
jamais le pèr'î ne rencontrera une si bonne mère pour
son enfant. Espérez, espérez (ce qui signifie atten-
dez I ). J'aurai l'œil sur Polignac, et dès qu'il arrivera,
oe père, je saurai bien lui parler comme il faut.
« Je laisse le bon Peyraque nourrir ce projet, ainsi
cpie Justine, mais je n'y crois pas, vu que le mysté-
rieux personnage qu'on attend ici fera sur moi des
questions auxquelles je ne veux pas que l'on réponde»
à moins d'être bien sûre qu'il ne connaît de près ni de
loin aucune des personnes auxquelles je veux cacher
ma retraite. Et conmfient m'assurer de cela* L'idée
de Peyraque n'en est pas moins par elle-même une
bonne idée. Élever un enfant chez nous pendant quel-
ques années me plairait infiniment mieux que d'entrer
de nouveau dans Une famille étrangère. Mieux me vau-
drait une fille qu'un garçon, parce qu'on me la laisse-
rait plus longtemps : mais il n'y aurait sans doute pas
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LB MARQUIS DE VILLEMER. 81»
beaucoup de choix, car ces enfants de Famour cachés
par leurs parents ne sont pas faciles à découvrir. Et puis
il faudrait que Ton eût toute confiance en moi, que Ton
me connût bien. Madame d'Arglade, qui sait tout les
secrets du monde, me trouverait cela; cependant je
n'ai plus envie de m'adresser à elle : sans le vouloir,
elle me porterait encore malheur. »
XXllI
Quelques jours plus taM, Caroline écrivait de nou-
veau à sa sœur.
Polignac, 15 mai.
(( Me voilà depuis cinq jours dans une des plus im-
posantes ruines de la féodalité, au faîte d'un de ces
gros blocs de lave noire dont je t'ai parlé à propos du
Puy et d'Espaly. Tu vas croire que ma position a
changé et que mon rêve s'est réalisé. Non ; je suis
bien auprès du petit Didier, mais je me suis chargée
moi-même de veiller sur lui, et ma sollicitude est
tout à fait désintéressée, car le père ou le protecteur
n'a point reparu. Voici ce qui est arrivé :
« J'avais envie de revoir l'enfant, un peu envie
aussi de m'informer de ce qui le concerne, et enfin
j'avais le désir de voir de près ce manoir de Polignac
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«20 LB MARQUIS DB VILLBMBR.
qui se présente de loin comme une ville de géants sur
une roche d'enfer. C'est la plus forte citadelle du
moyen âge dans le pays; c'était le nid de cette terrible
race de vautours sous les ravages desquels tremblaient
le Velay, le Forez et l'Auvergne. Les anciens seigneurs
de Polignac ont laissé partout, dans ces provinces, des
souvenirs et des traditions dignes des légendes de
i'ogre et de Barbe-Bleue. Ces tyrans féodaux détrous-
saient les passants, pillaient les églises, massacraient
les moines, enlevaient les femmes, mettaient le feu
aux villages, et cela de père en fils pendant des siècles.
Le marquis de Villemer a fait là-dessus un des plus
remarquables chapitres de son livre, concluant que
les descendants de cette famille, bien innocents, à
loup sûr, des crimes de leurs ancêtres, semblaient
avoir, par leurs mauvais destins, expié les triomphes
de la barbarie.
« Leur citadelle était inexpugnable. Le rocher est
taillé à pic de tous les côtés. Le village est groupé au-
dessous, porté par la colline qui soutient le bloc de
lave. C'est assez loin de Lantriac. Les ravins infran-
chissables rendent ici les distances sérieuses. Toute-
fois, étant partis de bonne heure, nous sommes
arrivés mardi dernier vers midi, et notre petit cheval
nous a portés jusqu'au pied de la poterne. Peyraque
m'a laissée là pour s'occuper de la bête et pour voir
d'autres bêtes, car il est en bonne renommée de
science vétérinaire, et là où il paraît, la pratique
accourt toujours
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LB MARQUIS DB YILLBMBR. itl
« J*aî trouvé une petite fille de dix ans pour m'ou-
vrir la perle; mais quand j*ai demandé à voir la
Roquebe; te, Tenfant m'a répondu en pleurant que sa
mère se mourait. J*ai couru à la partie du manoir
encore debout et bien réparée qu'elle habite, et je
l'ai trouvée en proie à une fièbre cérébrale. Le petit
Didier jouait dans la chambre avec un autre enfant de
cette pauvre femme, celui-ci très-gai, ne comprenant
rien, quoique plus âgé, tandis que Didier, demi-sou-
riant, demi-pleurant, regardait du côté du lit d'un air
étonné, avec autant d'inquiétude qu'en peut montrer
un enfant de trois ans. Quand il m'a vue, il est venu à
moi, et au lieu de faire le coquet pour m'embrasser,
tomme il avait fait la première fois, il s'est jeté après
ma robe, en me tirant avec ses petites mains et en me
disant maman ! d'une voix si plaintive et si douce que
tout mon cœur en a été bouleversé. 11 m'avertissait,
à coup sûr, de l'état incompréhensible de sa mère
adoptive. Je me suis approchée du lit. La Roqueberte
ne pouvait parler, elle ne reconnaissait personne. Son
mari est arrivé au bout d'un instant, et a commencé
à s'inquiéter, car elle n'était ainsi que depuis quel-
ques heures. Je lui ai dit qu'il était temps d'envoyer
chercher un médecin et une femme pour garder la
sienne, ce qu'il a fait aussitôt, et comme je ne javais
pas trop s'il n'y avait pas de la fièvre typhoïde, j'ai
emmené les enfants hors de la chambre, en averti»
sant le mari du danger de les y laisser.
« Quand le médecin est arrivé au bout de deux
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at LB MARQUIS DB YILLBMBK.
heures, il m'a approuvée, disant que la maladie
ii*était pas encore bien déterminée, et qu'il fallait
installer les enfants dans un autre bâtiment, ce que je
roe suis chargée de faire avec l'aide de Peyraque, car
le mari perdait beaucoup la tête, ne songeait qu'à
faire brûler des cierçes dans l'église du village, et à
marmotter des prières en latin qu'il ne comprenait
pas, mais qui lui semblaient plus efficaces que les
prescriptions du médecin.
(( Quand il a été un peu calmé, il était déjà quatre
lieures, et il nous fallait repartir, Peyraque et moi,
pour ne pas nous trouver la nuit dans le ravin de la
Gagne. Il n'y a pas de lune pour le moment, et
l'orage menaçait de plus belle. Alors le pauvre Roque-
bert s'est pris à se lamenter, disant qu'il était perdu,
si quelqu'un ne prenait soin des enfants, et surtout
de V enfant, désignant par là Didier, la poule aui
œufs d'or du ménage. H fallait à celui-là des soins
particuliers ; il n'était pas fort comme ceux du pays,
et puis il était curieux, il voulait passer partout, et
ces ruines sont un labyrinthe de précipices où il ne
faut pas perdre de vue un seul instant un petit mon-
sieur de celte humeur aventureuse. 11 n*osait le con-
fier à personne. L'arçent que ce petit apportait dans
son ménage lui avait feit des jaloux, il avait des
ennemis; que sais-je? Bref, Peyraque me dit tout
bas : — Tenez I votre bon cœur et ma bonne idée
sont ici d'accord. Restez ; je vois qu'il y a de quoi
vous bien loger. Je reviendrai demain voir où la diose
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LB MARQUIS DB VILLBMBR. SU
en est, et vous ramener si on n'a plus besoin de vous.
« J'avoue que je désirais cette décision ; il me sem-
blait que j'avais autant le devoir que le besoin de
veiller sur Tenfant. Peyraque est revenu le lendemain,
et comme j'ai vu que la Roqueberte, bien que hors
de dangef , ne pourrait se lever avant plusieurs jours,
j'ai consenti à rester, et j'ai dit à Peyraque de ne venir
me chercher qu'à la fin de la semaine.
« Je suis très-bien ici, dans une vaste chambre qui
est, je crois, une ancienne salle aux gardes que l'on a
coupée en plusieurs pièces à l'usage des métayers.
Les lits, très-rustiques, sont propres, et je fais moi-
même le ménage. J'ai les trois enfants à mes côtés à
toute heure. La petite fait notre cuisine, que je dirige ;
je surveille les soins qu'il faut donner à la mère ; je
lave et j'habille Didier moi-même. 11 est vêtu comme
les autres, en petite blouse bleue, mais avec plus de
soin, surtout depuis que je m'en mêle, et je m'atta-
che à lui d'une manière qui m'effraye pour le moment
où il faudra m'en séparer. Tu sais mes passions pour
les enfants, c'est-à-dire pour certains enfants ; celle-ci
est une des mieux conditionnées. Chariot en serait
jaloux comme un tigre. C'est que, vois-tu , ce Didier
est certainement le fils d'une femme ou d'un homme
de méritel II est de haute et fine race, moralement
pariant; sa figure est d'une blancheur un peu mate
avec de petites couleurs comme celle des roses de
buissons. Il a des yeux bruns admirables de fo 'me et
d'expression, et une forêt de cheveux noirs demi-
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«4 LB MARQUIS DB YILLBMBBk
bouclés, Ans comme de la soie. Ses menottes sont
des chefs-d'œuvre, et il ne les salit jamais. Il ne gratte
pas la terre, il ne touche à rien ; sa vie se passe à
regai Jer. Je suis sûre qu'il a des pensées au-dessus
de son âge qu'il ne peut exprimer, ou plutôt une
suite de rêves charmants et divins qui ne se peuvent
traduire dans les langues humaines, car il parle très-
couramment pour son âge en français et en patois. Il
a pris l'accent du pays, mais il le rend très-doux en
grasseyant un peu. 11 a les plus jolies raisons du monde
pour faire tout ce qu'il veut, et ce qu'il veut, c'est
d'être dehors, de grimper sur les ruines ou de se
glisser dans les fentes; là, il s'assied et regarde les
petites (leurs et surtout les insectes sans y toucher,
mais en suivant tous leurs mouvements et en ayant
l'air de s'intéresser aux merveilles de la vie, tandis
que les autres enfants ne songent qu'à écraser et à
détruire.
« J'ai essayé de lui donner les premières notions de
lecture, persuadée (peut-être contre l'avis du père)
que plus on prend les enfants de bonne heure, plus
on leur épai^e le gros effort de l'attention, si pénible
quand la force et l'activité sont plus développées. J'ai
tâté son intelligence et sa curiosité ; elles sont extraor-
dinaires, et, avec notre merveilleuse méthode, qui a
si bien réussi avec tes enfants, je suis sûre que je lui
apprendrais à lire en un mois.
(( Et puis cet enfant est tout âme, et sa volonté se
fond dans une affectior sans bornes. La nôtre va vrai*
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LB MARQUIS DB VILLBMBR. 8d5
ment trop vite, et je me demande comment nous
allons faire pour nous quitter.
a En outre, quoique ma Justine et mon Peyraque
me manquent^ je me plais beaucoup dans ces ruines
grandioses, d'où Ton embrasse un des plus beaux sites
de la terre, et d'où Ton plonge sur les abîmes, au-
dessus de toute habitation. L'air est si pur que les
pierres blanches mêlées aux débris de moellon dé
lave sont blanches comme au sortir de la carrière. Et
puis rintérieur de ce manoir immense est rempli de
choses très-curieuses.
a II faut que tu saches que les Polîgnac ont la pré-
tention de descendre d'Apollon ou de ses prêtres en
droite ligne, et que la tradition consacre ici l'exis-
tence d'un temple de ce dieu, temple dont quelques
débris subsisteraient encore. Moi, je crois qu'il n'y a
pas à en douter et qu'il suflît de les voir. La question
est de décider si les inscriptions et les sculptures ont
été apportées pour décorer le manoir selon l'usage de
la renaissance, ou si le manoir a été construit sur ces
vestiges. Roqueberte me dit que les savants du pays
se disputent là-dessus depuis cinquante ans, et moi,
je donne raison à ceux qui pensent que la margelle du
puits était la bouche aux oracles du dieu. L'orifice de
ce puits jn?mense, auquel communique bizarrement
un autre puits plus petit, était fermé par une tête
colossale d'un grand style, et dont la bouche percée
laissait passer, dit-on, la voix souterraine des pythies.
Pourquoi non? Ceux qui disent que c'était seulement
10
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•M LB MARQUIS DB VILLBMUR.
le mascaron d^une fontaine n'en sont pas plus sûrs.
Celte tête a été mise à l'abri de la destruction dans le
rez-de-chaussée d'une tourelle avec un amas de boulets
de pierre trouvés dans le piiits. Je me suis amusée à
en faire le dessin que je t'envoie dans cette lettre avec
le portrait en pied de mon petit Didier, couché tout
entier et endormi sur la tempe du dieu. Gela ne lui
ressemble pas, mais le croquis te donne l'idée du
bizarre et charmant tableau que j'ai eu sous les yeux
pendant un quart d'heure.
c Au reste, je ne lis pas ici, je n ai pas les huit ou
dix volumes éparsetla grosse vieille bible protestante
de Peyraque. Je ne cherche plus à m'instruire et je
n'y songe guère. Je raccommode les bardes de mon
Didier en le suivant pas à pas; je rêve, je suis triste
sans révolte et sans m'étonner davantage d'une situar
tion que je dois subir. — et je me porte bien, c'est là
l'important.
« Le bon Peyraque arrive et m'apporte ta lettre.
Ahl ma sœur, ne faiblis pas, ou je suis désespérée!
Tu dis qu'if est pâle et déjà malade, qu'il t'a fait tant
de peine que tu as failli me trahir. Camille, si tu n'as
pas la force de voir souffrir un homme courageux et
si tu ne comprends pas que mon courage seul peut
soutenir le aen, je partirai, j'irai plus loin, et tu ne
sauras pas où je suis. Tiens-toi pour avertie que le
iour où je verrai ici, sur le sable de mon ile, la trace
d'un pied étranger, je disparaîtrai si bien que... m
Caroline n'acheva pas d'écrire la phrase; Peyraque»
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LB MARQUIS DB YILLEMBR. 881
qui venait de lui remettre la lettre de madame Heude-
bert, rentra en lui disant : — Voilà le momieur qui arrive.
— Qui? quoi? s'écria Caroline en se levant toute
roublée; quel monsieur ?v
— Le père de l'enfant inconnu, M* Bemyer qu'il
l'appelle.
— Tu sais donc son nom? Personne ici ne le savait
ou ne voulait le dire.
— Ma foi, je ne suis pas bien curieux; mais il a
jeté sa valise sur un banc à la porte de la Roqueberte,
et moi, j'ai jeté les yeux dessus et j'ai lu.
— Bernyerl je ne connais pas cela, et je pourrais
peut-être me laisser voir sans inconvénient.
— Mais certainement qu'il faut le voir, lui parler
du petit,... c'est le moment.
Roquebert entra et mit à néant le projet de Pey-
raque. M. Bemyer demandait son fils; mais, selon sa
coutume, il était entré dans une chambre à lui réser-
vée, et ne voulait voir en ce moment aucune personne
étrangère à la famille.
— C'est égal, ajouta Roquebert, je lui dirai comme
vous avez eu soin de ma femme et du petit, et pour
sûr il me remettra quelque chose de bon pour vous
récompenser. D'ailleurs, moi, je le ferais de ma poche!
Soyez tranquille là-dessus.
Il prit l'enfant dans ses bras et sortit en refermant
la porte derrière lui , comme pour empêcher qu'un
regard curieux ne le suivît dans le passage qui condui-
sait chez l'inconnu.
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328 LB MARQUIS DB VILLBMBR.
— Eh bien I partons, dit Caroline, dont les yeux sa
remplirent de larmes à Tidée qu'elle ne reverrail
probablement jamais Didier.
— Mais non, reprit Peyraque, restons un peu pour
voir ce que le monsieur pensera quand il saura que
vous avez passé ici cinq jours pour garder son enfant.
— Eh 1 ne vois-tu pas, mon ami, que Roquebert se
gardera bien de le lui dire? 11 n'osera pas avouer que,
pendant la maladie de sa femme, il n'a su confier
l'enfant qu'à une étrangère. Et d'ailleurs n'est-il pas
jaloux de le garder encore un an, ce qui serait bien
possible? Nous laissera-t-il insinuer au père que chez
nous il serait non-seulement encore mieux soigné,
mais encore élevé comme il est en âge de l'être? Non,
non. La Koqueberte elle-même, en dépit des soins que
j'ai eus pour elle, dira que personne ne me connsut,
que je ne suis peut-être qu'une aventurière, et en
quêtant la reconnaissance et la confiance, nous aurons
l'air d'intriguer pour recevoir quelques sous qu'on
nous offre déjà.
— Mais quand nous refuserons, on verra bien qui
nous sommes 1 Je suis connu, moi, et on sait bien ({ue
Samuel Peyraque n'a jamais menti ni tendu la main à
personne.
— Cet étranger n'en sait rien du tout et ne se ren-
seignera qu'auprès des Roquebert, puisqu'il ne connaît
qu'eux. Partons donc vite, mon cher ami ; je souOre
de rester un instant de plus ici.
— C'est comme vous voudrez, dit Peyraque. Je
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M
LB MARQUIS DB YILLBMBIL 889
n'ai pas dételé, et nous ferons reposer le cheval au
Puy ; mais c'est égal, si vous vouliez me croire, nous
resterions ici pendant une ou deux heures. D*icî là,
on se rencontrerait dans les cours, l'enfant vous cher-
cherait et vous demanderait de lui-même, il vous aime
déjà tant I Tenez I si le monsieur vous voyait seulement
une minute, je suis sûr qu'il dirait : Voilà une personne
qui n*est pas comme une autre; il faut que je lui parle.
Quand il vous aurait parlé...
En causant ainsi, Peyraque suivait Caroline, qui,
bien décidée à partir, avait rassemblé ses bardes et se
dirigeait vers la porte du manoir. En passant devant
le banc où la valise de Finconnu était encore à côté de
son caban de voyage, elle lut le nom que Peyraque lui
avait fidèlement rapporté, mais en même temps elle
fit un geste de surprise et se hâta de s'éloigner avec
une émotion extraordinaire.
— Qu'est-ce qu'il y a donc? lui dit le bonhomme
en prenant les rênes.
— Rien I une rêverie I répondit Caroline lorsqu'ils
furent sortis de l'enceinte. Je me suis imaginé recon-
naître l'écriture de celui qui a tracé ce nom de Bemyer
sur la valise.
— Bahl c'est écrit comme de l'imprimé.
— C'est vrai, je suis folle I C'est égal, allons-nous-
en, mon bon Peyraque 1
Caroline fut absorbée pendant la route. Elle attri-
buait l'émotion singulière que lui avait causée la vue
de cette écriture déguisée à celle qu'elle venait d'é«
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iSO LB MARQUIS DB YILLBMBR.
prouver en lisant la lettre de sa sœur; mais elle avait
une nouvelle préoccupation. M. de Villemer ne lui
avait jamais dit qu'il eût vu de ses yeux le manoir de
Polignac, mais il en avait fait dans son livre une belle
et fidèle description ; il l'avait pris comme un des types
de la force des repair<js féodaux du moyen âge, et
Caroline savait qu'il avait souvent voyagé dans les
provinces pour aller se pénétrer lui-même de l'im-
pression des lieux historiques. Elle interrogeait tous
les replis de sa mémoire pour y retrouver ce qui ne
pouvait pas y être, à savoir s'il ne serait pas échappé
au marquis de lui dire qu'il avait été là. — Non I se
répondait-elle; s'il me l'eût dit, j'en aurais été frappée
à cause des noms de Lanlriac et du Puy, que Justine
m'avait rappelés. — Alors elle cherchait à se souvenir
encore si, à propos de Polignac, elle n'avait point parlé
de Lantriac et de Justine; mais cela n'avait pas eu
lieu, elle en était sûre ; elle se tranquillisait.
Elle restait cependant émue et pensive. Pourquoi
s'était-elle prise d'amour pour cet enfant inconnu?
Qu'avait-il donc de si particulier dans les yeux, dans
l'attitude et le sourire? Est-ce qu'il ne ressemblait pas
au marquis? Est-ce que, dans l'idée qui lui était subi-
tement venue d'élever un enfant et de désirer celui-là,
il n'y avait pas un vague instinct plus puissant que le
hasard et les instigations de Peyraque?
A tout ce trouble se joignait, en dépit de Caroline,
le tourment secret d'une jalousie confuse. Il aurait
donc un tils, un enfant de l'amour? se disait-elle. 11
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LB AffARQtJIS DB YILLBMBR. 331
aurait donc passionnément aimé une femme avant de
me connaître, car les aventures frivoles sont incom-
patibles avec :;on caractère exclusif, et il y aurait là un
mystère important dans sa vie I La mère vît peut-être
encore. Pourquoi suppose-t-on qu'elle soit morte?
* En avançant dans la fièvre des suppositions, elle se
retraçait les paroles du marquis sous le cèdre du Jardin
des Plantes, et cette lutte qu'il avait laissé pressentir
entre son devoir filial et un autre devoir, un autre
amour, dont Caroline n'était peut-être pas l'objet après
tout! Qui sait si la vieille marquise n'avait point fait
également fausse route, si le marquis avait nommé h
sa mère la femme qu'il voulait épouser, si enfin, dans
leur trouble, et madame de Villemer et Caroline elle-
même n'avaient point passé à côté de la vérité î
En s'exaltant ainsi malgré elle, Caroline cberchaît
en vain à se réconcilier avec sa destinée. Elle aimait,
et pour elle la plus vive émotion était bien plutôt la
crainte que l'espoir de n'être pas aimée.
— Qu'est-ce que vous avez donc? lui dit Peyraque,
qui avait appris à lire ses anxiétés sur son visage.
Elle lui répondit en l'accablant de questions sur ce
M. Bernyer qu'il avait vu une fois. PejTaque avait du
coup d'oeil et de la mémoire; mais, habituellement
pensi^'et recaeilli, il n'accordait son attention qu'aux
gens qui l'intéressaient particulièrement. Il fit donc du
prétendu Bernyer un portrait si incomplet et si vague
que Caroline n'en fut pas plus avancée. Elie> dormit
mal cette nuit-là ; mais vers le matin elle se calma, et
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88S LB MARQUIS DB VILLBMBR.
s'éveilla en se disant que ses agitations du jour pré-
cédent n'avaient pas le sens commun.
Peyraque, ayant des courses à faire, n'avait pu
attendre son réveil. Il rentra à la nuit tombée. Il avait
Tair triomphant.
— Notre affaire va bien, dit-il. M. Bemyer viendra
ici demain, et vous pouvez être tranquille : c'est un
Anglais, un marin. Vous ne connaissez pas ça?
— Non, pasdutout, répondit Caroline. Tu l'as donc
revu?
— Non, il venait de sortir; mais j'ai vu la Roque-
berte, qui va bien et qui commence à avoir sa tête.
Elle m'a raconté que le petit avait beaucoup pleuré
hier soir, et même qu'en s'endormant il avait beaucoup
redemandé sa Charlette. Le père a voulu savoir ce que
c'était. Il paraît que Roquebert n'avait pas grande
envie de parler devons; mais sa femme, qui est bonne
chrétienne, et la petite fille, qui vous aime aussi
beaucoup, ont dit que vous étiez un ange du ciel, et
le monsieur a répondu qu'il voulait vous remercier et
vous récompenser. Il a demandé où vous demeuriez :
il n'est jamais venu chez nous ; mais il s'est bien sou-
venu de moi, et il a dit qu'il viendrait nous voir au
plus tôt. Il l'a promis au petit, et même qu'il vous
ramènerait, pour le faire endormir tranquille.
— Dans tout cela, répondit Caroline, je ne vois
qu'une chose, c'est que cet étranger va venir m'offrir
de l'argent.
— Ehl laissez-le faire, tant mieux ; ceseraToccasioa
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LB MARQUIS DB ^ILLBMBR. t3S
de montrer que vous n'êtes pas ce qu'il pense. On se
verra, on causera;... on lui dira que vous êtes une
demoiselle instruite, au-dcvssus de ce qu'on croit, et je
lui raconterai votre histoire, parce que cette histoire-
là vous fait honneur I
— Non, non I répondit vivement Caroline. Comment I
je livrerais mon secret à un inconnu après tant de
précautions pour déguiser mon nom et ma position I
— Mais puisque tu ne le connais pas? dit Justine...
Si vous vous ac<;ordiez sur le compte de Tenfant, on
lui confierait tout. Ayant son secret, on peut bien
lui livrer le nôtre. Il n'aurait pas intérêt à le trahir...
— Justine I s'écria mademoiselle de Saint-Geneix,
qui était auprès de la fenêtre de la rue, attends, mon
Dieul tais-toi 1 Le voilà sans doute, ce M. Bernyer, il
vient ici, et c'est... Oui, j'en étais sûre, c'est lui I c'est
M. de Villemer !... Oh I mes amis, cachez-moi I Dites
que je suis partie, que je ne dois pas revenir I S'il me
voit, s'il me parle!... Est-ce que vous ne sentez pas
que je suis perdue?
XXIV
Justine suivît Caroline, qui s'enfuyait dans sa cham*
bre, et elle fit signe à Peyraque de recevoir le marquis
et d'avoir du sang-froid.
19.
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134 LB MARQUIS DB YILLBMBR.
Peyraque n'en manquait pas. 11 reçut M. de Vîllemer
avec le calme et la dignité d'un homme qui a la plus
austère notion du devoir. Il n'était plus question de
le metlfb en relations avec la prétendue Cliarlette ; il
fallait l'éloigner sans qu'il conçût de soupçons, ou, s'il
en avait, les lui ôter. Il vit, dès les premiers mots,
que M. de Villemer ne se doutait de rien. Voulant
repartir dans peu de jours avec son fils, qu'il comptait
placer plus près de lui, il avait profité d'une belle
matinée pour venir à pied s'acquitter d'une dette de
cœur envers une généreuse inconnue. Il ne croyait pas
que la distance fût aussi grande, il arrivait un peu
tard. 11 avouait être un peu fatigué, et sa figure révélait
en effet une lassitude douloureuse.
Peyraque s'empressa de lui offrir à boire et à man-
ger, l'hospitalité devant passer avant tout. 11 appela
Justine, qui avait eu le temps de se remettre, et on
servit M. de Villemer, qui, saisissant l'occasion de ré-
compenser largement ses hôtes, accepta de bonne
grâce. Il apprenait avec regret que la Charlette était
partie ; mais il n'avait aucune raison pour faire beau-
coup de questions sur son compte. Il pensait laisser
son présent, que Justine conseillait tout bas d'accepter,
afin qu'il ne s'étonnât de rien. Caroline trouverait
toujours le ♦emps de le lui renvoyer. Peyraque n'y vit
pas de nécessité : son orgueil se révoltait contre Fidée
de paraître accepta de l'argent pour son compte.
Caroline entendait, de sa petite chambre, ce combat
de délicatesse. La yoix du marquis lui faisait passer
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LB MARQUIS DB VILLBMBR. 3J5
des frissons. Elle n*osait bouger. Il lui semblait que
M. de Villemer reconnaîtrait son pas à travers le plan-
cher. Quant à lui, espérant trouver sous une autre
forme le moyen de s'acquitter, il essaya et feignit de
manger un peu, après quoi il demanda s'il pourrait
trouver un cheval de louage pour s'en retourner. La
nuit était noire et la pluie recommençait. Peyraque se
chargea de le reconduire et sortit pour apprêter sa
caniole ; mais auparavant il monta doucement chez
Caroline. — Ce pauvre monsieur me fait peine, lui
dit-il à voix basse. Il est bien malade, je vous en
réponds I On voit la sueur perler sur son front, et
cependatit il se fourre dans le feu comme un homme
qui a la fièvre. Il n'a pas pu avaler deux bouchées, et
quand il respire, on dirait que ça lui déchire le cœur,
car il y met sa main, tout en souriant d'un bon cou-
rage, mais en la reportant à son front, comme quand
on souffre beaucoup.
— Mon Dieu I dit Caroline effrayée, quand il est
malade, c'est si grave I... Il ne faut pas le reconduire
ce soir, ta carriole n'est pas douce, et les chemins
d'ailleurs I... puis le froid, la pluie, avec la fièvre!
Non, non, il faut qu'il passe la nuit ici... Mais où? Il
aimerait mieux coucher dehors qu'à l'auberge, cpii
est si malpropre I II n'y a qu'un moyen! Garde-Ic,
retiens-le. Donne-lui ma chambre. Je vais rassembler
mes effets, ce ne sera pas long, et j'irai chez ta belle-
fiîle.
— Chez ma bru ou dans le village, c'est trop près :
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tl6 LB MARQUIS DB VILLBMBR.
Il se trouverait un peu plus malade dans la nuit qu«
vous viendrez malgré vous le soigner,..
— C'est vrail Que faire?
— Voulez-vous que je vous dise? Vous avez du
courage et de la santé ; je vais vous conduire à Laus-
sonne, où vous passerez la nuit chez ma belle-sœur :
c'est aussi propre qu*ici, et j'irai vous chercher demain
quand il sera parti.
— Oui, tu as raison, dit Caroline en faisant son
paquet à la hâte. Fais-le consentir à rester, et en pas-
sant tu diras à ton fils d'atteler Mignon.
— Non pas Mignon ! il a marché toute la journée.
Nous prendrons la mule.
Peyraque, ayant donné ses ordres, retourna dire au
marquis que le temps était à la pluie pour toute la
soirée, ce qui était vrai, et, s'entendant de l'œil avec
Justine, il insista si cordialement pour le garder, que
M. de Villemer accepta. — Vous avez raison, mes
amis, leur dit-il avec un sourire navrant ; je suis un
peu malade, et je suis de ceux qui n'ont pas le droit
de vouloir mourir.
— Personne n'a ce droît-là, répondit Peyraque;
mais vous ne serez pas malade à mourir chez nous, je
vous en réponds I Ma femme vous soignera bien. La
chambre de là-haut est bien propre et bien chaude, et
si vous vous sentiez mal, vous n'auriez qu'à frapper
un petit coup : on l'entendrait.
Justine monta préparer la chambre et embrasser sa
pauvre Caroline, qui était vraiment éperdue. — E!i
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LB MARQUIS DB VILLBMBB. 837
quoi I lui rlît-elle en lui parlant bien bas, je le sais
malade et je vais le laisser ainsi I Non, j'étais folle I je
reste.
— Ah ! voilà ce que Peyraque ne souffrira jamais,
répondit Justine. Peyraque est dur; mais que veux-tu?
Il a peut-être raison. Si vous vous apitoyez, vous ne
pourrez plus vous quitter. Et alors... Je sais bien que
vous ne ferez certainement rien de mal, mais la mère...
Et puis ce qu'on dirai
Caroline n'écoutait pas : Peyraque monta, lui prit
la main d'un air d'autorité et la fit descendre. Elle
avait mis son pauvre cœur sous la gouverne du pro-
testant des Cévennes; il n'y avait plus moyen de le
reprendre.
Il la conduisit dehors vers la carriole et y jeta son
paquet. En ce moment, Caroline qui avait réellement
perdu la tête lui échappa, s'élança par la porte de
derrière dans la maison, et vit M. de Villemer, qui
avait le dos tourné. Elle n'alla pas plus lom, la raison
lui revint. Et puis son attitude la rassura un peu. 11
n'avait pas l'air brisé qu'elle lui avait vu à la veille de
sa crise. Il était assis devant le feu et lisait dans la
bible de Peyraque. La petite lampe de fer accrochée
au manteau de la cheminée éclairait ses cheveux noirs,
ondulés comme ceux de son fils, et le coin de sa tempe,
toujours pure et ferme. M. de Villemer souffrait beau-
coup sans doute, mais il voulait vivre : il n'avait pas
perdu l'espérance.
— Me voilà, dit Caroline en retournant vers Pey-
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SS8 LB MARQUIS DB VILLBHBR.
raque. ïl ne m*a pas aperçue, et moi je Paî vu î Je suis
plus tranquille. Partons; mais tu vas me jurer sur ton
honneur, ajouta-t-eîle en s'approchant du marchepied
de la carriole, que, s'il était pris cette nuit d'un étouf-
fement, tu viendrais me chercher, quand tu devrais
crever ton cheval I II le faut, vois-tu ! Moi seule je sais
soigner ce malade-là... Et vous autres, vous le verries
mourir chez vousl Vous auriez cela sur la conscienc<î
à tout jamais!
Peyraque promit, et ils partirent. Le temps était
affreux et le chemin effroyable; mais Peyraque en
connaissait tous les trous et toutes les pierres. D'ail-
leurs la distance était courte. Il installa Caroline chez
sa parente et fut de retour chez lui à onze heures.
Le marquis s'était senti mieux, il s'était couché
après avoir causé avec Justine de si bonne amitié
qu'elle en était ravie. — Vois-tu, Peyraque, cet homme-
là, disait-elle, c'est un cœur comme celui de... Et je
comprends bien, moi...
— Tais-toi ! dit Peyraque, qui savait le peu d'épais-
seur du plancher; puisqu'il dort, c'est à nous de dor-
mir aussi.
La nuit fut parfaitement tranquille à Lantriac. Le
marquis reposa réellement et s'éveilla à deux heures,
débarrassé de la fièvre. Il se sentait pénétré d*un calme
agréable qu'il n'avait pas connu depuis lon^^temps, et
qu*il attribua à quelque doux rêve déjà effacé, mais
dont l'impression devait être restée en lui. Ne voulant
pas réveiller ses hôtes, il se tint immobile, regardant
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LB MARQUIS DB VILLEMBR. S3t
les quatre murs de la petite chambre qu'éclairait en
plein la lampe, et résumant sa situation mieux qu'il
ne l'avait encore fait depuis la disparition de Caroline.
Il avait agité eh lui-même mille partis extrêmes, puis
il s'était dit qu'il se devait à son fils, et la vue de cet
enfant lui avait rendu la volonté de combattre le ma!
physique qui recommençait à le menacer. i)epui5
vtogt-quatre heures il s'était arrêté à un plan défmitif.
n voulait conduire Didier chez madame Heudebert,
laisser à celle-ci une lettre pour Caroline, et quitter la
France pour quelque temps, afin que, rassurée par
son absence, mademoiselle de Saint-Geneix revint se
fixer près de sa sœur à Étampes. Pendant quelques
semaines de calme, la marquise s'éclairerait peut-être,
ou peut-être laisserait-elle pénétrer son secret au duc,
qui avait juré de le lui arracher par surprise. Si le
duc échouait, Urbain n'abandonnait pas la partie. 11
reviendrait sans bruit au château de Mauveroche, où
sa mère devait passer Tété chez sa belle-fille, et il ne
ferait savoir son retour à Caroline que lorsqu'après
l'avoir justifiée auprès de sa mère, il aurait de nouveau
levé tous les obstacles.
L'important et le plus pressé était donc de faire
sortir mademoiselle de Saint-Geneix de sa mys-
térieuse retraite. Le marquis supposait toujours qu'elle
était à Paris dans un couvent. Il se voyait obligé de
passer encore quelques jours à Polignac pour bien
s'assurer de la guérison de la Roqueberte avant de lui
causer le chagrin de lui reprendre son f;b, et ce retard
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340 LE MARQUIS DB YILLBHBlt.
Pagitait plus que tout le reste. Pour tromper son im-
patience, i' se demanda pourquoi il n*écririit pas à
madame Heudebert, et surtout à Caroline, poar qu'elle
ussent préparées à se réunir aussitôt après son dépar
poar l'étranger. C'était peut-être gagner quelques
jours. Il ferait partir sa lettre dans la journée en pas-
sant au Puy pour retourner à Polîgnac.
Ce qui lui donna cette idée d'écrire de Lantriac, ce
fut surtout la vue du petit bureau où Caroline avait
laissé des plumes, de l'encre dans une tasse et quel-
ques feuillets de papier épars. Ces objets où sa vue se
fixait machinalement semblaient l'inviter à suivre son
inspiration. Il se leva sans bruit, mit la lampe sur la
table, et écrivit à Caroline.
« Mon amie, ma sœur, vous n'abandonnerez pas
un malheureux qui, depuis un an, avait mis en vous
l'espoir de sa vie. Caroline, ne vous méprenez pas sur
mes intentions. J'ai à vous demander un service que
vous ne pouvez pas me refuser. Je pars.
<( J'ai un fils qui n'a plus de mère. Je l'aime pas-
sionnément, je vous le confie. Revenez !... Moi, je vais
en Angleterre. Vous ne me reverrez jamais si vous
manquez de confiance en moi... mais cela est impos-
sible 1 Quand donc ai-je été indigne de votre estime?
Caroline... »
La marquis s'arrêta brusquement. Un objet de peu
d'importance avait frappé sa vue. Le papier commun,
les plumes de fer, n'offraient aucune particularité;
mais une perle noire se trouvait sur la table entre sa
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LB MARQUIS DB T1LLBMBR« 341
main et Tetimer, et cet objet insignifiant portait en
lui tout un monde de souvenirs. C'était un grain de
jayet taillé et percé d'une certaine façon inusitée. Cela
faisait partie d'un bracelet sans valeur que portait Ca-
roline à Séval, et qu'il connaissait bien, parce qu'elle
avait l'habitude de l'ôter pour écrire, et que lui-même,
tout en causant, avait coutume de jouer avec ce bra-
celet. 11 l'avait touché cent fois, et un jour elle lui
avait dit : — Ne le cassez pas, c'est tout ce qui me
reste de l'écrin de ma mère! — Il l'avait regardé
avec respect et retenu dans ses mains avec amour. Au
moment de quitter sa petite chambre de Lantriac,
Caroline, dans sa précipitation, avait brisé ce bracelet;
elle en avait ramassé vite toutes les perles, une seule
était restée.
Cette perle noire bouleversa toutes les idées du
marquis; mais quelle rêverie était-ce là? Ces jayets
taillés pouvaient être une industrie du pays. Cepen-
dant il resta immobile et plongé dans des réflexions
nouvelles. Il respira et interrogea le vague parfum de
la chambre. Il regarda partout sans bouger. 11 n'y
avait rien sur les murs, rien sur la table, rien sur la
cheminée. Enfin il avisa dans le foyer des parcelles
de papier qui n'avaient pas entièrement brûlé. 11 se
courba auprès des cendres, chercha minutieusement,
et trouva un fragment d'adresse où ne restaient que
deux syllabes : l'une, écrite à la main, c'était la der-
nière du mot de Lantriac; l'autre, am, faisant partie
du timbre de la poste. Le timbre, c'était celui d'Étam-
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•4t LB MARQUIS DB YILLBMBR.
pes; l'écriture, c'était celle de madame Heudebert,
Plus de doutes : la Charlette n'était autre que Caro-
line, et elle n'était peut-être pas partie, elle était peut-
être dans la maison.
Dès ce moment, le marquis eut l'attention, la ruse,
le calme et la finesse de perception d'un sauvage. Il
découvrit le goulet de la petite fontaine qui commu-
niquait avec le lavoir d'en bas. Le goulet était fermé,
mais il y avait plus d'une fissure dans le plâtre qui
l'entourait. Il y appliqua son oreille, et saisit la respi-
ration égale et longue de Peyraque, qui dormait
encore.
Aucune parole, si bas qu'elle fût dite, ne pouvait
donc lui échapper. Quelques moments après, il en-
tendit Justine se lever et prononcer ces mots distincts :
— Allons, lève-toi, Pe>Taque; notre pauvre Caroline
n'a peut-être pas aussi bien dormi que nousl
— Une nuit est une nuit! dit Peyraque; d'ailleurs
je n'irai la chercher que quand il sera parti, lui I
Justine écouta et reprit : — Il ne bouge pas, mais il
a dit qu'il se levait avec le jour. Le jour n'est pas
loin ; il doit s'en aller sans rien prendre, il l'a dit.
— C'est égal, reprit PejTaque, qui se levait et qu'on
entendait encore mieux, bien qu'il parlât assez bas;
je ne veux pas qu'il parte à pîed ; c'est trop loin I Ton
garçon lui sellera mon cheval, et, quand je le veiTai
en route, je partirai pour Laussonne.
M. de Villemer était f\\é. Il fit du bruit pour annoncer
qu'il se levait, et descendit après avoir glissé sa bourse
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I.S MARQUIS DB VILLBMBB. 84t
dans le tiroir du bureau. Il se montra fort pressé de
retourner à Polignac, et, jurant qu'il se sentait plein
de force, il refusa obstinément le cheval. C'eût été un
embarras pour la guerre d'observation qu'il voulait
faire. H s(3rra affectueusement les mains de ses hôtes,
et partit; mais, à peine hors à a villa^^e, il changea de
direction, s'informa auprès d'un passant et s'enfonça
dans un sentier qui conduisait à Laussonne.
11 pensait y arriver avant PejTaque, l'attendre sans
se montrer, et le voir remmener Caroline. Quand il
la saurait revenue à Lantriac, il aviserait. Jusque-là,
voyant bien qu'elle le fuyait, il ne voulait pas s'ex-
poser à perdre de nouveau sa trace. Mais Peyraque
était fort diligent; Mignon marchait vite, en dépit des
chemins toujours plus difficiles qui montent sans dés-
emparer vers Laussonne tout en franchissant plusieurs
versants de montagnes. Le sentier coupait fort peu les
angles de ce chemin, et le marquis fut devancé par
l'équipage rustique. 11 le vit passer et reconnut Pey-
raque, qui, de son côté, crut distinguer dans la brume
matinale un homme autrement couvert qu'un paysan,
et qui se dissimulait vite derrière un mur d'enclos en
pierres sèches,
Peyraque était méfiant. — Peut-être bien, pensa-t-îl,
qu'il s'est moqué de nous, ou qu'il a surpris queique
chose. Eh bieni si c'est lui, et s'il n'est pas plus ma-
lade que ça, je vais le dégoûter de suivre à pied un
cheval de montagne.
Il pressa Mignon et arriva près de Laussonne aux
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344 LB MARQUIS DB YILLEMBR.
premiers rayons du soleil. Caroline, mortellement in-
quiète, après une insomnie cruelle, venait à sa ren-
contre^
— Tout va bien, lui dit-il. Je m*étaîs trompé hier;
il n'est guère malade, car il a bien dormi et il a voulu
repartir à pied,
— Ainsi il est parti ? répondit Caroline en montant
auprès de Peyraque. Ainsi il ne s'est douté de rien?
Et je ne le \errai plus jamais? Allons, tant mieux I —
Et elle éclata en sanglots sous son capuchon , qu'elle
ramena en vain devant son visage. Peyraque entendit
que sa poitrine se brisait.
— Voilà donc que c'est vous qui allez être malade à
présent? lui dit -il d'un ton sévèrement paternel.
Voyons! soyez raisonnable, ou votre Peyraque ne vous
croira plus quand vous lui direz que vous êtes chré-
tienne I
— Mon Dieu 1 pourvu que je ne pleure pas devant
lui I... Ne peux-tu me passer un instant de faiblesse?
Mais que fais-tu? Pourquoi continuons-nous de mar-
cher vers Laussonne?
Peyraque avait cru apercevoir de nouveau le mar-
quis avançant toujours. — 11 faut que vous m'excusiez,
dit-il, mais j'ai une commission à faire dans le village.
C'est tout près.
Il entra dans le village, pensant bien que le marquis
se tiendrait en observation à distance. II alla échanger
quelques paroles au bout de la rue avec un des habi-
tants. Les prétextes ne pouvaient lui manquer. Puis,
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LB MARQUIS DB VILLBHBR. 849
revenant à Caroline : — Voyons, ma fille, lui dit-iU
vous avez trop de souci. Je veux vous secouer les
esprits; vous savez que la promenade vous remet
toujours. Voulez-vous que je vous en fasse faire une,
ohl mais une belle?
— Si tu as affaire quelque part, je ne veux pas te
gêner. J'irai où tu voudras.
— Il me faudrait aller jusqu'au pied du Mezenc, au
village des Estables. C'est un bel endroit, oui, et vous
aviez tant d'envie de voir la plus grande des Cévennesl
— Tu disais que c'était difficile avant la fin du mois
prochain?
— Damel le temps est un peu nuageux et les che-
mins sont peut-être un peu gâtés. Je n'ai pas été par
là depuis l'année dernière; mais on dit qu'on y a tra-
vaillé, et d'ailleurs vous savez bien qu'avec moi il n'y
a pas de danger.
— Je t'assure que je ne suis pas en humeur de me
soucier du danger. Partons.
Peyraque anima son cheval, qui franchit Laussonne
et descendit bravement la colline rocailleuse pour la
remonter aussitôt plus rapide sur l'autre versant.
Quand on eut gagné le haut, Peyraque se retourna,
ne vit plus personne dans les sentiers derrière lui, et
regarda en avant le chemin, qui prenait mauvaise
mine. — Vous allez voir le désert, dit-il; ça ne vous
chagrine pas?
— Non, non, répondit-elle ; quand on est désespéré,
on ne se chagrine plus de rien.
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346 LB MARQUIS DE VILLEMER
Peyraque avança, non sans avertir sa compagne à
plusieurs reprises que le soleil ne se montrait pas bien
décidé à luire, qu'il y avait quatre lieues à faire, et
que peut-être le Mezenc serait embrouillé. Tout cela
était fort indifférent à Caroline, qui ne devinait pas les
hésitations et les remords de conscience de son vieil
ami.
On traversa une montagne couverte de pins et tran-
chée d'une vaste clairière, résultat d'une ancienne
coupe qui ouvrait comme une allée gigantesque où le
chemin paraissait de loin une route pour faire passer
cent chariots de front; mais, quand la carriole y fut
engagée, xîc fut un travail terrible que de gravir cette
terre détrempée et creusée en mille endroits d'ornières
profondes. Plus loin, ce fut pis encore : la tourbe était
parsemée de blocs de lave qui laissaient des fondrières
dans leurs intervalles, et, quand on retrouvait des
traces de chemin travaillé, il fallait franchir des amas
de monstrueux cailloux, s'arrêter devant de larges
coupures, chercher l'ancienne voie parmi vingt voies
effondrées. Le cheval faisait des prodiges de courage,
et Peyraque des miracles d'adresse et de raisonnement.
On n'avait fait encore que deux lieues iu bout de
deux heures, et on était en pleine lande sur un inter-
minable plateau, à quinze cents mètres d'élévation.
Sauf les accidents de la voie, on ne distinguait rien
autour de soi. Le soleil avait disparu, le brouillard
enveloppait tout comme d'un suaire, et rien ne saurait
rendre le sentiment de désolation morne qui s'était
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LB MARQUIS DB VILLBMBR. 147
imparé de Tesprit de Caroline. Peyraque lui-même
itait démoralisé et gardait le silence. Le chemin
barré qu'il avait été forcé de laisser de côté ne repa-
raissait plus, et depuis un quart d'heure on marchait
sur un gazon spongieux crevé par les pieds du bétail
au pâturage, mais n'offirant plus aucune trace de
roues. Le cheval s'arrêta, baigné de sueur; il aver-
tissait qu'il n'avait jamais passé par là.
Peyraque descendit, entrant dans la tourbe jusqu'à
mi-jambes, et chercha à s'orienter. C'était tout à fait
impossible. Les montagnes et les ravins n'offraient
qu'une plaine de vapeur blanche.
— Nous avons perdu la route? lui dit Caroline avec
indifférence.
En ce moment, le vent fit une trouée dans fe brouil-
lard, et on vit au loin de fantastiques horizons em-
pourprés par le soleil; mais la nuée se referma si vite
que Peynque n'avait rien pu reconnaître sur ce point
isolé de la ceinture lointaine des montagnes. Cepen-
dant on entendit des aboiements et puis des voix, et
on ne distingua les chiens que quand ils furent à
deux pas. Ils devançaient une caravane d'hommes et
de mulets portant des légumes et des outres. C'étaient
des monUignards qui étaient allés échanger dans la
plaine le fromage et le beurre de leurs vaches contre
des fru'ts et des légumes du bas pays. On s'aboucha
et on se renseigna. Il fut dit à Peyraque qu'il avait eu
grand tort de vouloir aller en voiture au^ Estables
dans cette saisoui oue cela ne se oouvait pas, «t %u'il
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848 LB MARQUIS DB VILLBMBR.
fallait retouhier. Pey raque y mit de ramour-propre,
et demanda s'il était encore loin du village. On le
remit dans lu voie en lui disant qu'il y en avait pour
une heure et demie, et comme les bêtes étaient char-
gées, qu'elles avaient chaud, qu'eux-mêmes étaient
pressés d'arriver, ces montagnards n'offrirent aucune
assistance et disparurent en se moquant un peu de la
carriole. Caroline les vit s'effacer rapidement comme
des ombres dans le brouillaM.
Il fallait absolument laisser souffler le cheval, qu'un
nouvel effort pour reprendre la voie escarpée avait
épuisé. — Ce qui me console, dit Peyraque, très-
affecté, c'est que vous ne vous plaignez de rien I 11
fait pourtant un gros froid, et je suis sûr que l'humi-
dité a percé votre capote!
Caroline ne répondit que par un tressaillements
Une nouvelle ombre venait de passer sur la lisière
du chemin, et c'était M. de Villemer. Il ne semblait
pas voir la carriole, quoiqu'il la vît très-bien; mais il
voulait ne pas paraître se douter qu'elle portât des
gens de sa connaissance. II avançait avec une énerç^ie
extraordinaire et en affectant un air d'indifférence.
— C'est lui ! je l'ai vu 1 dit Caroline à Peyraque, II
va où nou^ allons I
— Eh bien I laissons-le passer, et retournons I
— NonI je ne peux plus, je ne veux plus! II va
moi^rir après une course pareille I II n'arrivera pas
aux Estabies. Suivons-le !
II y avait tant d'autorité cette fois dans l'épouvante
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LB M AAQUIS DB YILLBMBB. 841
de Caroline, que Peyraque obéit. On atteignît M. de
Villemer qui se dérangea pour laisser passer, ne leva
pas la tête et ne s*aiTéta pas. Il ne voulait être ni
importun ni rebelle, mais il voulait savoir, il voulait
suivre jusqu'à la mort.
Malheureusement ses forces étaient à bout. La diflS-
culté de cette marche toujours ascensionnelle depuis
Lantriac, et surtout depuis deux lieues dans un chaos
de pierres et de gazons tourbeux, avait provoqué
une sueur abondante qu'il sentit se glacer au souffle
d'une brise âpre qui tournait à Test subitement. La
respiration lui manqua, et il fut forcé de s'arrêter.
Caroline tourna la tête vers lui, prête à s'écrier..,
Peyraque lui saisit le bras : — Du courage, ma fille I
lui dit-il avec un accent profondément religieux;
Dieu veut cela de toi I — Et elle se sentit écrasée par
la foi robuste du paysan.
— Que voulez-vous qu'il lui arrive? reprit-il en
avançant toujours. Il a eu la force de venir jusque-là,
il aura celle de faire encore un bout de chemin.
Un homme ne meurt pas pour une course à pied!
Il se reposera aux Estables. Et s'il est malade... j^
serai I
' — Mais il me suiti Tu vois bien qu'il faudra lui
parler là ou ailleurs I
— Pourquoi vous suivrait-il? Il ne se doute pas
seulement que vous êtes là. Tant de voyageurs veulent
voir le Mezenc I
— Par le temps qu'il fait ?
20
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m LB MARQUIS DB YILLBMBR.
— Le soleil s'est levé beau, et nous y allions aussi
pour le voir, le MezencI
Le marquis avait vu Caroline hésiter et se lésigner^
Cette émotion lui avait porté le dernier coup. Il ne se
vit pas plutôt devancé qu'il sentit qu*il n'irait pas plus
loin. Il se laissa tomber sur une pierre, les yeux fixés
sur ce point noir qui se perdait lentement devant lui,
car le vent s*étalt élevé tout à coup et chassait avec
violence les vapeurs que de légers tourbillons de
neiges et de grésil commençaient à remplacer. — Elle
veut donc que je ne sache plus rien d'elle? se dit-i
en se sentant défaillir. Elle fuit Tespérance, elle a
perdu la foi I C'est qu'elle ne m'a jamais aimél
Rt il se coucha pour mourir.
XXY
— Avançons, avançons I disait Peyraque au bout
d'une demi-heure, en voyant la neige s'épaissir.
Voilà quelque chose de plus mauvais que le brouillard I
Quand ça se met à tomber, le chemin vous monte vite
plus haut que la tête.
Cette parole imprudente mit Caroline en révolte
ouverte: elle voulut s'élancer hors de la carriole,
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LB MARQUIS DB YILLBMBR. S51
résolue à retourner sur ses pas et à marcher jusqu'à
ce qu'elle rencontrât M. de Villemer.
Peyraqae la retint, mais il dut céder et recommen-
cer, malgré le danger toujours croissant et la difficulté
d'une marche toujours plus ralentie, la demi-lieue
qu'ils venaient de franchir avec tant de peine depuis
qu'ils avaient perdu de vue le marquis.
Ils le cherchèrent en vain des yeux. En une l^ure,
la neige, large et dilatée, avait fait disparaître le sol et
ses aspérités. Il leur était impossible de savoir s'ils
n'avaient pas dépassé l'endroit qu'ils voulaient explo-
rer. Caroline gémissait sans s'entendre elle-même, ne
trouvant à dire que : a Mon Dieu! mon Dieu 1 »
Peyraque n'essayait plus de la calmer et ne la soute-
nait qu'en lui disant de bien regarder.
Tout à coup le cheval s'arrêta. -- Ce doit être ici
que nous avons retrouvé la voie, dit Peyraque. Mignon
se reconnaît.
— Alors nous sommes venus trop loin ! répondit
Caroline.
— Mais nous n'avons rencontré personne 1 reprit
Peyraque. Ce monsieur, voyant arriver la tourmente,
sera retourné à Laussonne, et nous, qui sommes plus
près des Estables, nous risquons de rester ici, je vous
en avertis, si la neige ne s'arrrête pas.
— Va-t'en, va-t'en, Peyraque I s'écria Caroline en
sautant dans la neige. Moi, je resterai ici jusqu'à ce
que je le retrouve !
Peyraque ne répondit pas. Il descendit et se mit à
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8Ô2 LE MARQUIS DE YILLEHER.
chercher, maïs sans aucun espoir. Il y avait déjà \m
demi-pied de neige, et le vent qui Tamoncelait dans
un creux, pouvait y cacher un cadavre.
Caroline allait au hasard, marchant devant elle
comme une âme sans corpi, tant elle était surexcitée.
Elle était déjà un peu loin de la voiture lorsqu'elle
entendit le cheval souffler avec force en baissant la
tête. Elle crut qu'il expirait, et le regardant avec
détresse, elle vit qu'il flairait devant lui d'une manière
étrange. Ce fut une révélation ; elle s'élança et aperçut
une main gantée et comme morte que l*haleine du
cheval, en fondant la neige sur ce point, avait mise à
découvert. Le corps étendu là était l'obstacle que
l'animal n'avait pas voulu fouler aux pieds. Aux cris
de Caroline, Peyraque accourut, et, dégageant M. de
Villemer, il le mit dans la voiture, où mademoiselle
de Saint-Geneix le soutint et tâcha de le réchauffer
dans ses bras.
Peyraque prit la bride et marcha de nouveau dans
fa direction du Mezenc. Il voyait bien qu'il n'y avait
pas un instant à perdre, mais il allait sans savoir où il
mettait le pied, et bientôt il disparut dans une ravine
qu'il n'avait pu éviter. Le cheval s'arrêta de lui-même ;
Peyraque se releva, et, voulant le faire reculer, vit
que les roues étaient prises dans un obstacle invisible.
D'ailleurs le cheval était à bout de courage; il U
rudoya vainement, il le frappa pour la première fois
de sa vie, il poussa sur le mors jusqu'à lui faire sai-
gDjer la )K)uche. Le pauvre animal le regarda d'un
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LB MARQUIS DB YILLGMBR. 859
œil presque humain, comme pour lui dire : J*ai fait
plus que je ne pouvais, et je ne peux plus rien pour
vous %uver.
— 11 faudra donc périr ici? dit Peyraquc découragé,
qui regardait tomber la neige en tourbillons inexora-
bles. Le plateau était devenu un steppe de Sibérie au
fond duquel le Mezenc montrait seul sa tête livide
à travers les rafales. Pas un arbre, pas un toit, pas un
rocher pour s*abriter. Peyraque savait qu'il n'y avait
rien à faire
— Espérons! dit-il, ce qut, dans le sens de cette
locution toute méridionale, signifie, comme on sait,
tout simplement : attendons I
Cependant il pensa bientôt à gagner un quart
d'heure, fût-ce le dernier de la vie. Il prit une plan-
chette de sa carriole et se battit contre les amas de
neige qui, chassés par le vent, menaçaient d'ensevelir le
cheval et la voiture. Pendant dix minutes, il travailla
comme un athlète à ce déblaiement sans relâche, se di-
sant que c'était peut-être bien inutile, mais qu'il se dé-
fendrait et défendrait Caroline jusqu'au dernier souffle.
Au bout de ces dix minutes , il remercia Dieu ; la
neige s'éclaircissaît, le vent tombait ; le brouillard, bien
moins dangereux, s'efforçait de reparaître. 11 ralentit
son travail sans l'abandonner. Enfm il vit comme une
ligne blafarde se dégager dans les profondeurs du
ciel ; c'était une promesse de beau temps.
Jusque-là il n'avait pas dit un mot, pas proféré un
blasphème. Si Caroline eût dû périr là, elle ne s'en
90.
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854 LB MARQUIS DB YILLBMBR.
fût doutée qu'au dernier moment. Cependa*ît il la
regarda et la vit si pâle et l'œil tellement égaré qu'il
en fut effrayé.
— Eh bien! eh bien I lui dit-il, qu'est-ce qu'il y a?
Il n'y a plus rien ! Ce ne sera rien I
— Oh I rien I lui répondit-elle avec un rire amer, en
lui montrant Urbain renversé sur le banc de la char-
rette, le visage bleui par le froid, les yeux grands ou-
verts, vitreux comme ceux d'un cadavre.
Peyraque regarda encore autour de lui. Aucun se-
cours humain n'était à espérer. Il sauta dans la voi-
ture, serra étroitement M. de Villemer dans ses bras,
le frictionnant avec vigueur, le meurtrissant dans ses
mains de fer, cherchant à lui communiquer la chaleur
de son vieux sang, ranimé par le travail et la volonté;
mais ce fut en vain. A l'effet du froid se joignait celui
d'une crise nerveuse particulière à l'organisation du
marquis.
— II n'est pourtant pas mort ! disait Peyraque ; je
le sens, j'en suis sûr. Ah 1 si j'avais de quoi faire du
feu I mais je ne peux pas en faire avec des pierres!
— Si nous brûlions la carriole 1 s'écria Caroline à
tout hasard.
— C'est une idée... oui I mais après?
--Après, après. Dieu nous enverra du secours. Ne
vois4u pas que la première chose à faire, c'est d'em-
pêcher la mort de nous prendre ici?
Peyraque vit Caroline si pâle, avec des tons violets
soos les yeux, qu'il crut qu'elle se sentait mourir aussi.
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LB MARQUIS DB YILLBMBB. SSS
Il n'hésita plus et risqua le tout pour le tout. II détela
son cheval, qui, aussitôt, comme les chevaux cosaques,
se roula dans la neige pour se reposer. II enleva b
capo^B de sa voiture, et, la plaçant à terre, il y porta
M. de Villemer, toujours inerte et glacé ; puis, tirant
de ses coftres quelques poignées de foin, de vieux pa-
piers et des débris de toile d'emballage, il plaça le
tout sous la charrette et y mit le feu avec son briquet
à fumer; cassant avec ses outils de maréchal ferrant
les planches et les aisde son pauvre véhicule, il réussit
à faire de la flamme et des tisons en peu d'instants.
Il démolissait et brisait à mesure qu'il brûlait. La
neige ne tombait plus, et M. de Villemer, placé dans
un demi-cercle de débris enflammés, commençait à
regarder avec stupeur Tétrange scène qu*il prenait
pour un rêve.
— Il est sauvé! sauvé I entends -tu, Peyraque?
s'écria Caroline, qui le sentit faire un eflbrt pour se
soulever. Sois cent fois béni! tu Tas sauvé!
Le marquis entendit la voix de Caroline près de lui,
mais, se croyant toujours halluciné, il ne cherchait pas
à la voir. Il ne comprit ce qui se passait qu'en sentant
sur ses mains les lèvres éperdues de Caroline. Il
pensa alors qu'il allait mourir, puisqu'elle ne le fuyait
plus, et, d'une voix faible, essayant de sourire, il lui
dit adieu.
— Non, non, pas adieu! répondit-elle en couvrant
son front de baisers; il faut vivre, je le veux, je vous
aime!
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356 X.B MARQUIS DB TILLBMBR.
Une faible rougeur couvrit la figure livide, ma»
aucune parole ne put exprimer la joie. Le marquis
craignait de rêver encore ; il se ranimait visiblement.
La chaleur s*était concentrée sous la capote de la voi-
ture qui lui servait d'abri. Il était là aussi bien que
possible, étendu sur les manteaux de Caroline et de
Peyraque.
— Mais il faudra pourtant sortir de là, pensa celui-
ci, et ses yeux inquiets interrogèrent Thorizon éclairci.
Le froid était vif, le feu s'éteignait faute d'aliment,
et le malade ne marcherait certainement pas jus-
qu'aux Estables. Caroline, d'ailleurs, le pourrait-
elle? Les mettre tous les deux sur le cheval était la
seule ressource; mais l'animal exténué en aurait-il
la force ? N'importe , il fallait essayer et lui donner
d'abord l'avoine. Peyraque la chercha et ne la trouva
plus : la flamme avait consumé le petit sac avec le
coffre.
Une exclamation de Caroline lui rendit l'espoir. Elle
lui montrait sur le relèvement du terrain qui les abri-
tait une légère vapeur. Il y courut, et vît au-dessous
de lui un char à bœufs qui approchait péniblement,
et dont le bouvier fumait pour se réchauÉFer.
— Tu vois bien I lui dit Caroline quand le char fut
arrivé près d'eux; Dieu nous a secourus I
M. de Villemer était encore si faible qu'il fallut le
porter sur le char, heureusement chargé de paille, où
Peyraque l'enterra en quelque sorte. Caroline y monta
près de lui. Peyraque enfourcha son cheval^ laissant
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LB MARQUIS DB YILLBMBR. 877
là les dèhvïs de sa pauvre carriole, et en une heure
on gagna ^nfin le village des Estables,
Peyraque passa avec dédain devant Fauberge d*une
certaine géante, aux jambes nues el au carcan d'or,
véritable tardigrade d'une étrangeté repoussante. Il
savait que le marquis ne trouverait là aucun zèle. Il
le fit descendre chez un paysan qu'il connaissait. On
s'empressa autour du malade en l'accablant de ques-
tions et d'offres qu'il n'entendait pas. Peyraque fit
sortir d'autorité les inutiles, donna des ordres et agit
lui-même. En peu d'instants, le feu flamba, et le vin
bouillant écuma dans la chaudière. M. de Villemer,
étendu sur une épaisse couche de paille et de gazon
sec, voyait Caroline, à genoux près de lui, occupée à
empêcher que le feu ne prît à ses vêtements et le cou-
vant avec l'amour d'une mère. Elle s'inquiétait pour
lui du breuvage terrible que Peyraque préparait avec
force épices; mais le marquis avait confiance dans
l'expérience du montagnard. Il fit signe qu'il voulait
lui obéir, et Caroline approcha en tremblant le gobelet
de ses lèvres. Il put bientôt parler, remercier ses nou-
veaux hôtes, et dire à Peyraque, en lui serrant les
mains, qu'il voulait être seul avec lui et Caroline.
Ce ne fut pas chose facile que d'obtenir de la famille
d'abandonner son toit pour quelques heures. Les abris
sont rares sous ce ciel inclément, et les troupeaux,
unique ressource de Cévenols, sont logés de manière
à ne point laisser de place aux habitants. Ceux-ci, en
particulier, ont une réputation de rudesse et d'inhos-
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KB LB MARQUIS DE VILLBMBR.
pîtalité qui remonte au meurtre du géomètre envoyé
par Cassini oour mesurer le Mezenc, et qui fut pris
pour an sorcier. Ils ont beaucoup changé et se mon-
trent plus affables aujourd'hui ; mais leurs habitudes
sont celles d*une misère profonde, et pourtant ils sont
Irès-commerçants, bons éleveurs de bestiaux magni-
fiques, et aussi bien fournis que possible de denrées
j'échange. Seulement la dureté du climat et l'isole-
ment du site le plus âpre ont passé dans leur esprit
comme dans leur sang.
La pièce qui composait, avec l'étable, tout l'ultérieur
de la maison, enfin abandonnée à Peyraque et à ses
amis, était fort petite, et à peine plus riche que la
grotte celtique de la vieille femme d'Espaly. La fumée
s'engouffrait partie dans la cheminée, partie dans un
trou béant sur le côté de la muraille. Deux lits en
forme de caisse recevaient la nuit, chose incompréhen-
sible, une faniille de six personnes. La roche brute
formait le sol ; mais à'côté, les vaches, les chèvres, les
moutons et les poules avaient leurs aises.
Peyraque étendit partout de la p&ille propre, s'ap-
provisionna de bois, fouilla dans le bahut, trouva le
pain, et força Caroline à manger et à se reposer. Le
marquis la suppliait du regard de songer à elle-même,
car elle n'osait le quitter d'un pas, et tenai/ toujours
ses mains dans les siennes. 11 voulait lui parler, il le
pouvait maintenant, et il n'osait pas lui dire un mot
11 craignait qu'elle ne s'éloignât de lui dès qu'elle ver-
rait qu'il se sentait aime. Et puis Peyraque Tembarras-
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LB MARQUII LS YILLBMBR. 89»
sâH cruellement. Il ne comprenait rien au rôle de cette
rustique Providence qui, en veillant sur Caroline, s'étak
montrée si opiniâtre et si cruelle envers lui, et qui
maintenant revenait à lui avec un dévouement et un%
sollicitude sans bornes. Enfin Peyraque sortit. Il ne
pouvait pas oublier son pauvre cheval, son fidèle
compagnon, qu'il se reprochait d'avoir brutalisé, et
qu'en arrivant il avait dû confier à des soins étran-
gers.
— Caroline, dit le marquis après s'être assis sur un
escabeau en s'appuyant encore sur le bras de son
amie, j'avais bien des choses à vous dire, mais je n'ai
pas ma raison,... non, vrai, je ne Fai pas, et j'ai peur
de vous parler dans le délire. Pardonnez-moi, je suis
heureux,... heureux de vous voir, de vous sentir là
en sortant encore une fois des bras de la morti Mais
je ne peux plus vous inquiéter 1 Mon Dieu 1 quel far-
deau j'ai été dans votre viel II n'en sera plus ainsi,
ceci n'est qu'un accident,... une folie, une imprudence
de ma part ; mais pouvais-je me résigner à vous perdre
encore? Vous ne savez pas, vous ne saurez jamais,...
non, vous ne savez rien, vous n'avez pas compris ce
que vous étiez pour moi, et peut-être ne voudrez-
vous jamais le comprendre I Demain, peut-être vous
me fu'u^z encore I Et pourquoi, mon Dieu?... Tenez,
lisez, ajouta-t-il en cherchant sur lui et en lui remet-
tant le feuillet froissé de la lettre commencée à Lan-
triac le matin même; c*est peut-être illisible à présent
lapluie» la neige...
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360 lE IfARQÛIS DB YILLBMBR.
— Non, dit Caroline en se penchant vers le foyer, ^
je lis,... je Us bien,... et je comprends I... Je savais, , ^^
j'avais deviné, et j'accepte... C'était le désir de mon
cœur, le rêve de ma viel Est-ce que ma vie et mou g
cœur ne vous appartiennent pas? C
— Hélas! non, pas encore^ mais si vous vouliez d
croire en moi... i e
— Ne vous fatiguez pas à parler, à vouloir me con«
vaincre, dit Caroline avec une animation souveraine. ^
Je crois en vous, mais non à ma destinée. Eh bien I je ) ^
l'accepte telle que vous me la ferez. Bonne ou mau- I i
vaise, elle me sera chère, puisque je n'en peux accepter j t
aucune autre. Écoutez-moi, écoutez-moi, je n'ai peut- ' |
être qu'un instant pour vous dire cela. Je ne sais pas | ]
quels événements votre conscience et la mienne au- |
ront à subir; je sais votre mère inexorable, j'ai senti i
le froid de son mépris, et nous n'avons rien à espérer
de Dieu si nous lui déchirons le cœur. Il faudra donc se
soumettre et pour toujours I Vous l'avez dit : établir .
un projet de bonheur sur la perte d'une mère, c'est
placer le rêve du bonheur dans la plus criminelle des ;
pensées, et ce bonheur-là serait cent fois maudit ; nous ;
le maudirions en nous-mémesl . î
— Pourquoi me rappelez-vous tout cela? dit le mar-
quis avec douleur; ne le sais-je pas? Mais vous croyez
le retour de ma mère impossible, et c'est à cela que
je vois que vous ne voulez pas me permettre de lo !
tenter, et que la pitié seule...
^ Vous ne voyez rien, s'écria Caroline en lui met- \
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LE MARQUIS DB VILLEMBR. Wl
tant la main sur la boudie, vous ne voyez rien si vous
ne voyez pas que je vous aimel
— Ohl mon Dieul dit le marquis en se laissant
glisser à ses pieds, dites-le encore! Je crains de rêver I
C'est la première fois que vous le dites, je croyais le
deviner, et je n'ose pas le croire... Dites-le, dites-le,
et que je meure après I
— Oui, je vous aime plus que ma vie, répondît-elle
en pressant contre sop cœur ce noble front, siège d'une
âme si grande et si vraie ; je vous aime plus que ma
fierté et plus que mon honneur I J'ai nié cela long-
temps en moi -même, je l'ai nié à Dieu dans mes
prières, et je mentais à Dieu et à moil J'ai enfin com-
pris, et j'ai fui par lâcheté, par faiblesse I Je me sentais
perdue, et je le suis! Eh bien I qu'importe après tout?
Il ne s'agit que de moil Tant que j'ai pu espérer de
me faire oublier, je pouvais lutter ; mais vous m'aimez
trop, je le vois bien, et vous mourrez si je vous quitte.
Je vous ai cru mort, il y a quelques heures, et là j'ai
vu clair dans notre existence : je vous avais tué I Je
pouvais vous faire vivre, vous le plus noble et le meil-
leur des êtres, et je vous sacrifiais au vain respect de
moi-même I Et que suis-je donc, moi, pour vous laisser
mourir, quand tout ce qui n'est pas votre estime no
m' est rien ? Non, non, j'ai assez combattu, j'ai été assez
orgueilleuse, assez cruelle, et vous ave* trop souffert
par ma faute! Je vous aime, entendez- vous? Je ne
veux pas être votre femme, parce que ce serait vous
plonger dans des remords poignants, dans d'irrémé-
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«6« VB MARQDLS DE VILLEMBR.
diables douleurs ; mais je serai votre amie, voire ser-
vante, la mère de votre enfant, votre compagne cachée
et fidèle. Je passerai pour votre maîtresse,' pour la
mère véritable de Didier, peut-être! Eh bieni j'y con-
sens, j'accepte le mépris que j*ai tant redouté, et il
me semble que le calice versé par vous me dcMinera
une vie nouvelle 1
— noble cœuri ame trois fois sainte! s'écria le
marquis, je l'accepte aussi, moi, ton divin sacrifice \
Ne me méprise pas pour cela, j*en suis digne, et je le
ferai vite cesser. Oui, oui, je ferai des miracles! Je
jais que je le peux maintenant! Ma mère cédera sans
regrets. Je sens là, dans mon cœur^ le feu de la foi et
les trésors de la persuasion! Mais quand même
j'échouerais, vois-tu, quand même le monde se lève-
rait pour te maudire, toi, ma sœur et ma fille, ma
sainte compagne, mon amie adorée, tu n'en serais
que plus grande à mes yeux, et je n'en serais que plus
fier de t'avoir choisie I Eh I qu'est-ce que le monde,
qu'est-ce que l'opinion pour un homme qui a sondé
dans la vie des hommes du passé et du présent les
mystères de leur égoîsme et le néant de leur mau-
vaise foi? Cet homme-là sait bien que de tout temps,
à côté d'une pauvre vérité qui surnage, mille vérités
sont égorgées et marquées du sceau d'infamie ! Il sait
bien que les meilleurs et les plus géiléreux des êtres
ont dû marcher sur les traces du Christ dans le sen<
tier d'épines où pleuvent les blessures et les outrages.
Eh bien! nous y marcherons, s'il le faut, et l'amour
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LB MARQUIS DB VILL^MBR. 86S
nous y rendra insensibles à ces lâches atteintes I Ohl
cela, je t'en réponds par exemple, et voilà ce que je
peux te jurer en dépit de toutes les menaces de la
destinée que les hommes voudraient nous faire:
tu seras aimée, donc tu seras heureuse I Tu me con-
fiais bien, cruelle qui fermais les yeux en fuyant I Tu
savais bien que toute ma vie, toute mon âme, tout
est amour et rien que celai Tu savais bien que, si j*ai
quelquefois cherché la vérité avec ardeur» c'était par
amour pour elle^ et non pour la vaine «gloire de la
proclamer en personne I Je ne suis pas un savant, je
ne suis pas un auteur, moi! Je suis un inconnu qui
passe volontairement à côté du bruit et de la fumée,
combattant à l'écart et dans Tombre, non par manque
de courage, mais pour ne pas risquer de blesser ma
mère et mon frère dans la mêlée. J'ai accepté ce rôle
effacé sans éprouver aucune soufirance d'amour-
propre. Je sentais que ma poitrine n'avait pas besoin
d'encens, mais d'amour. Toutes les ambitions de mes
pareUs, toutes leurs vanités démesurées, leur soif de
domination, leurs besoins de luxe, leur continuel
désir de pardtre, que m'importait tout cela? Je ne
pouvais pas m'amuser avec ces jouets-là I Je n'étais,
moi, qu'un pauvre homme simple, épris d'idéal, un
enfant naïl, si l'on veut, cherchant l'amour et le sen-
tant vivre en lui, longtemps avant /d'avoir rencontré
celle qui devait développer en lui sa puissance. Je nie
taisais, sachant bien que je serais raillé, ce qui m'était
indifférent, quant à moi, mais ce qui m'eût fait souflrir
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364 LB MARQUIS DB VILLBMBH.
comme un outrage à ma religion intime et sacrée !...
Une fois, une seule fois dans ma vie... je veux vous
raconter cela, Caroline, j'ai aimé...
— Ne me le racontez pasi s'écria-t-elle ; je ne veux
rien savoir.
— Vous devez tout savoir au contraire. Elle était
bonne et douce, et mon souvenir peut sans effort la
respecter et la bénir dans la tombe ; mais elle ne pou-
vait pas m'aimer. C'était la faute de sa destinée et non
ia sienne. Il n*y a point en moi de reproche contre
elle, il y en a beaucoup contre moi-même. Je me suis
beaucoup haï et beaucoup puni d'avoir cédé à une
passion qui n'était ni permise ni réellement partagée.
. Je ne me suis réconcilié avec la vie qu'en voyant
fleurir en vous la vie dans son expression la plus belle
et la plus pure. J'ai compris alors pourquoi j'étais né
dans les larmes, pourquoi j'avais été destiné à aimer,
et condamné à aimer trop tôt, et mal, et dans le
péché, en appelant trop ardemment le rêve et le but
de ma vie I £t à présent je me sens à jamais réhabilité
et sauvé. Je sens que mon être va retrouver son équi«
libre, ma jeunesse ses espérances, et mon cœur son
aliment naturel. Ayez confiance en moi, vous que lo
ciel m'a envoyée! Vous savez bien qu'il nous avait
faits l'un pour l'autre. Vous l'avez bien senti mille
fois, en dépit de vous-même, que nous n'avions
qu'un esprit et une pensée à nous deux, que nous
aimions les mêmes idées, les mêmes arts, les mêmes
noms, les mêmes êtres et les mêmes choses, san< aiiir
DigitizedV Google
LB MARQUIS DB VILLBMBR. 365
|;ïiniaîs Van sur l'autre que pour affermir et déve-
lopper ce qui y était déjà, pour y faire fleurir les
germes de nos plus profonds instincts. Ah! rappelez-
vous, Caroline, rappelez-vous Séval, et nos heures de
soleil dans la vallée, et nos heures de fraîchetœ déli-
cieuse sous les voûtes de cette bibliothèque où vou(
fêtiez par de si beaux -vases de fleurs la mystérieuse
et profonde union de nos âmes! N'était-ce pas un
mariage indissoluble que nos mains consacraient
chaque matin par une pure étreinte? Notre premier
regard ne nous livrait-il pas chaque jour et pour tou-
jours Tun à l'autre?... Et tout cela serait perdu,
envolé pour jamais? Vous Tavcz pu penser un instant,
vous, que cette vie-là pouvait finir, que cet homme,
désormais sans lumière et sans air, pourrait exister
sans vous, qu'il consentirait à retomber dans le néant <
Non, non, vous ne l'avez pas cru I Cet homme vous
sût suivie aux extrémités du monde, il eût marché
iur des glaces, et dans le feu, et sur les eaux, pour
vous rejoindre I... Et quand vous me laissiez mort
dans la neige aujourd'hui, ne sentiez-vous pas que
mon âme séparée de moi, que mon spectre désespéré
vous suivait encore à travers les rafales de la mon
lagne?
— Écoute, écoute-le I dit Caroline à Peyraque, qui
était rentré et qui contemplait avec stupeur le mar-
quis exalté et comme transfiguré par la passion ; écou te
ce qu'il me dit et ne t'étonne plus si je l'aime plus
que moi-même I Ne t'effraye pas, ne t'afflige pas, ne
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860 LB MARQUIS DE VILLBMBR.
t'éloigiie pas en nous plaignant 1 Reste auprès de nous,
et vois que nous sommes heui^uxl La présence d'uo
rieux saint comme toi ne nous gène pas. Tu ne nous
comprendras peut-être pas, toi qui, au delà d*un cer»
tain devoir que je comprenais hier et que je n'admets
plus aujourd'hui, ne veux plus rien entendre ; mais,
malgré toi, tu me béniras et tu m'aimeras encore, cai*
tu sentiras l'autorité et le droit de cet homme^là, qui
est plus que tous les autres hcMnmes, et en qui Dieu
ne peut pas mettre autre chose que des paroles de vé-
rité. Oui jel'aime,... je t'aime, toi que j'ai failli perdre
aujourd'hui, et je ne te quitterai plus, je te suivrai
partout ; ton enfant sera le mien, comme ta patrie est
ma patrie, comme ta foi est ma foi. 11 n'y a pas d'autre
honneur en ce monde, il n'y a pas d'aufcre vertu de-
irant Dieu que de t'aimer, de te servir et de te consoler.
M. de Villemer était debout et rayonnant d'une joie
pure qui éblouissait et n'effi^yait pas Caroline. Dans
cette heure d'enthousiasme, il n'y avait pas de place,
il n'y avait pas de souvenir pour le trouble des sens.
Il la pressait sur son cœur avec cette sainteté du sen-
timent paternel qui était en lui, et que suscitait un
instinct de protection puissante, droit d'une grande
intelligence sur un grand cœur, et d'une âme supé-
rieure sur une âme élevée par l'amour à son niveau.
Ils ne se demandaient ni l'un ni l'ajiCre si ikpassion
les emporterait un jour au delà (]^ette effusion su-
blime. 11 faut dire à leur louange qu'ils ressentaient
les infinies tendresses de l'amitié, enthousiaste, ii^st
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LB MARQUTS DB VILLEMER. Sffï
vrai, mais naïve et profonde, avant toute autre ivresse,
et que le but de leur avenir n'était en cet instant dé*
fmi et résumé en eux-mêmes que par un mot : ne
plus se quitter!
XXVI
Pendant que, vers (juatre heures, le temps éclaîrci
permettait à Peyraque de faire les préparatifs du re-
tour, de louer un autre char bien garni de paille et
de couvertures avec des bœufs et un bouvier habile
pour regagner Laussonne avant la nuit, la jeune et
belle duchesse d'Aléria, couverte de moire et les bras
chargés de camées, entrait dans Tappartement de sa
belle-mère, au château de Mauveroche, en Limousin,
laissant ensemble son mari et madame d'Arglade causer
d'un air de bonne amitié dans un magnifique salon.
Diane avait un air de joie et de triomphe qui frappa
la marquise.
— Eh bien! quoi, ma beauté? s'écria-t-elle, qu'3
a-t-il? Est-ce que mon autre fils est revenu?
— 11 reviendra bientôt ! répondit la duchesse, on
vous Ta promis, et vous savez bien que nous n'avons
pas d'inquiétude sur son compte. Son frère sait où il
est, et répond que nous le reverrons à la fin de la se-
maine. Aussi vous me voyez excessivement gaie... et
môme excessivement heureuse... Cette petite ma-
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868 LE MARQUIS DB VILLBUBR.
dame d'Arglade est ravissante! C'est elle, chère ma-
man, qui fait mon bonheur I
— Oh I . . . vous raillez, petite masque ! vous ne pouvez
pas la souffrir. Pourquoi Ta voir amenée ici? Je ne vous
le demandais pas. Personne ne peut me distraire, s
ce n'est vousl
— Je m'en charge plus que jamais, reprit Dian
avec un charmant sourire, et justement cette d'A^
glade que j'adore va me fournir des armes de bonne
guerre contre votre vilain chagrin. Écoutez, bonne
mère, nous tenons enfin l'affreux secret I Ce n'est pas
sans peine. Il y a trois jours que nous manœuvrons
autour d'elle, le duc et moi, que nous l'accablons de
notre confiance, de notre laisser-aller, de toutes nos
plus tendres gentillesses. Enfin, la bonne personne, qui
n'est pas notre dupe et que nos moqueries ont poussée
à bout, vient de me donner à entendre que la grosse
faute de Caroline a eu pour complice... Ohl vous
savez qui, elle vous Ta dv^ • J'ai fait comme si je n'en-
tendais pas ; j'ai bien reçu un petit coup dans le cœur...
r^^on ! un gros coup, il faut être vraie l mais j'ai couru
trouver mon cherduc, et je lui ai jeté en pleine figure :
— Est-ce vrai, ça, aflfreux homme, que vous avez été
Tamant de mademoiselle de Saint-Geneix? Le duc a
bondi comme un chat... non! comme un léopard à
qui l'on marcherait sur la patte. — Ahl j'en étais sûr,
vt-il dit en rugissant ; c'est la bonne Léonie qui prétend
cela! — Et alors comme il parlait de la tuer, j'ai dû
le calmer et lui dire que je n'en crovais rien, ce qui
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I.B MARQUIS DE VILLEMBE. 3611
n'était pas bien vrai; j'y croyaisun peu. Et lui, qui n'est
pas sot, monsieur votre fils, il s'est aperçu de cela, et
îl s'est mis à mes genoux, et il a juré, oh! mais juré
par tout ce que je crois et par tout ce que j'aime, par
ie vrai Dieu d'abord, et puis par vous, que c'était là
une infâme calomnie, et j'en suis aussi sûre à présent
que d'être venue au monde rien que pour aimei
M. le duc.
La duchesse avait un parler enfantin aussi naïf que
celui de madame d'Ai^lade était affecté, et il s'y joi-
gnait un accent de franchise et de résolution qui la
rendait adorable. La marquise n'avait pas eu le temps
de s'étonner de ce qu'elle entendait, que le duc entra
aussi triomphant que sa femme.
— Ouf I s'écria-t-il. Dieu soit loué I vous ne reverrez
plus jamais cette vipère ! elle a demandé sa voilure,
elle va partir, furieuse, mais aplatie, je vous en ré-
ponds, et privée de tout son venin! Ma mère, ma
pauvre mère! comme vous avez été trompée, et
comme je comprends ce que vous avez souffert ! Et
vous ne vouliez rien dire, même à moi, qui d'un
mot. .. Mais enfin je l'ai confessée, cette odieuse femme
qui eût mis le désespoir dans mon ménage, si Diane
n'était pas un ange du ciel contre lequel les enfers ne
prévaudront jamais. Tenez , maman ! soyez donc un
peu en colère avec nous, cela vous fera du bien. Ma-
dame d'Ai^lade a vu, n'est-ce pas? de ses deux yeux
vu, mademoiselle de Saint-Geneix, appuyée sur mon
bras, traverser au jour naissant le préau de Séval?
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tnO LB MARQUIS DB YILLBMBR.
Elle m'a vu lui parler d'un air affectueux et lui serrer
\es mains? Eh bieni elle a mal vu, car je les lui al
baisées V.Xie après l'autre, et ce qu'elle n'a pas en-
tendu, je vais vous le dire, car je m'en souviens
comme d'hier, j'étais assez ému pour ça. Je lui ai dit:
Mon frèr^ a failli mourir cette nuit, et vous l'avez
sauvé I PJaignez-Ie, soignez-le encore, aidez-moi à ca-
ther son -Hat à."na mère, et, grâce à vous, il ne mourra
pas. — Voilà ce que j'ai dit, je te jure devant Dieu,
et voici ce qui s'était passé...
Le du(*. raconta tout, et même, prenant les choseï
de plus iiaut, il confessa ses mauvaises pensées, sef
vaines coquetteries auprès de Caroline^ qui ne s'en
était pas seulement aperçue. Il dit l'accès de jalousie
du marquis contre lui, leur brouille d'une heure, leur
embrassade passionnée, les aveux de l'un, les ser-
ments do l'autre, la découverte qu'il avait faite en ce
moment-là de l'état alarmant de son frère, l'impru-
dence qu'il avait commise de le quitter, le croyant
apaisé et le voyant endormi ; la vitre cassée, les cris
que Caroline avait entendus, et Caroline s'élançant au
secours, ranimant le malade, restant près de lui, et
se consacrant depuis ce moment à le soigner, à le di»
-traire, à l'aider dans son travail.
— Et tout cela, ajouta le duc, avec un dévouement,
une candeur et un désintéressement personnel dont je
vous déclaré n'avoir jamais vu d'exemple! Celte Ca-
roline, tenez, c'est une femme d'un rare mérite, et
j'ai beau chercher une personne dont l'âge, le carao-
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LB MARQUIS DE VILLEMER, S^»»
tère, le« goûts et la modestie conviennent mieux à
mon frère, je n*en peux pas trouver. Vous savez si
j'ai désiré qu'il fît un mariage plus brillant. Eh bieni
a présent qu'il est à l'abri de la gêne, grâce à l'ange
que voici, qui nous a rendu à tous notre liberté ei
notre dignité; à présent que j'ai vu la persistance et;
l'exaltation de l'attachement de mon frère pour une
personne qui est avant tout son amie sérieuse et né-
cessaire; depuis enfin que Diane comprend tout cela
mieux que moi-même, et m'exhorte à croire que les
mariages d'amour sont les bons, je n*ai plus, ma chère
mère, qu'une chose à vous dire : c'est qu'il faut re-
trouver Caroline et la bénir avec joie, comme la meil-
leure amie que vous ayez jamais eue avant ma femme
et la meilleure fille que vous puissiez souhaiter après
elle.
— Ah! mes enfants, s'écria la marquise, vous me
rendez le bonheur I Je ne vivais plus depuis cette ca-
lomhie. La douleur d'Urbain, l'absence de cette enfant
qui m'était chère,... la crainte de brouiller deux
frères parfaits l'un pour l'autre en avouant ce que je
croyais être vrai, ce que je suis si joyeuse de savoir
faux... Ah ! il faut courir après le marquis, après Caro-
line... Mais où donc, mon Dieu?... Vous savez où esl
votre frère; mais lui, sait-il donc où elle est?
— Non , il est parti sans le savoir, répondit la du-»
chesse; mais madame Heudebert le sait.
— Écrivez-lui, chère maman» dites-lui la vérité, H
elle la dira aussi.
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372 LB MARQUIS DB YILLBMBR.
— Ouï, oui, je vais écrire, dît la duchesse; mais
comment faire savoir cela bien vite à mon pauvre
Urbain?
— Je m*en charge, dît le duc. J'irais moi-même si
la duchesse pouvait m'accompagner, car la quitter
trois jours,... ma foi, c'est trop tôti
— Fil s'écria la duchesse; vous comptez que, la
lune de miel passée, vous courrez comme celu sans
moi, le cœur léger et le pied aussi ? Oh! comme vous
vous trompez, homme charmant, et comme je saurai
mettre ordre à votre inconstance I
— Et comment ferez-vous, voyons? dit le duc en la
regardant avec ivresse.
— En vous adorant toujours plus ! Et nous verrons
bien si vous vous en lasserez I
Pendant que le duc embrassait les cheveux d'or de
sa femme, la marquise écrivait à Camille avec une
juvénilité merveilleuse. — Tenez, mes enfants, leui
dit-elle, est-ce bien comme ça? — La duihesse lut :
<ï Ma chère madame Heudebert, ramenez-nous Caro-
line, et qu'elle accoure avec vous dans mes bras. Elle
avait été horriblement calomniée, je sais tout. Je
pleure d'avoir cru à la chute d'un ange. Qu'elle me le
pardonne I Qu'elle revienne, qu'elle soit ma fille à
jamais, qu'elle ne me quitte plus ! Nous sommes deux
qui ne pouvons pas vivre sans elle! »
— C'est à ravir! c'est bon comme vous! dit la du
chesse en fermant la lettre, et le duc sonna pendant
que sa mère écrivait l'adresse.
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LB MARQUIS DB YILLBUBIL 871
La lettre partie, elle leur dît : — Pourquoi n'iriez-
vous pas tous les deux chercher le marquis? Est-il
donc bien loin ?
- Douze heures en poste tout au plus, répondit 1^
duc.
— Et je ne peux pas savoir où il est?
— Je ne dois pas le dire ; mais à présent je suis per-
suadé qu'il n'aura plus de secrets pour vous. Le bon-
heur rend expansif.
— Mon fils, reprit la marquise, vous m'effrayez
beaucoup. Votre frère est peut-être ici malade, et vous
me le cachez, comme vous me l'avez caché à SévaL
Il est plus malade encore ; puisqu'on me fait croire à
son absence, c'est qu'il ne peut pas se lever I
— Non, non! s'écria Diane en riant; il n'est pas ici,
il n'est pas malade. 11 est absent, il voyage, il est triste
peut-être; mais il va être heureux, et il n'est pas parti
sans espoir de vous fléchir.
Le duc jura que sa femme disait la vérité. — Eh
bien ! mes enfants, reprit la marquise inquiète, je vou-
drais vous savoir près de lui. Que voulez-vous que je
vous dise? Il n'a jamais été malade sans que je ne l'aie,
smon deviné, du moins senti à une agitation parti-
culière. J'ai éprouvé cela à Séval précisément à l'é-
poque of> il a été si mal à mon insu. Je vois que ce
que vous m'avez raconté coïncide avec une nuU
affreuse que j'avais passée I Eh bien! aujourd'hui, ce
matin, j'étais là toute seule, je rêvais tout éveillée.
J'ai vu le marquis pâle, enveloppé dans quelque chose
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814 LE MARQUIS DB VILLEMBR.
de blanc, .un linceul peut-être, et j'ai entendu dan»
mon oteille sa voix, sa véritable voix qui disait : ma
mhre !
— Mon Dieul de quelles diîmères vous vous tour-
Tfi entez I dit le duc.
— Je ne me tourmentepas volontairem^fitet je me
laisse rassurer par mes instincts, car je veux tout vous
dire* Depuis une heure, je sais que mon fils est bien ;
mais il a couru un danger aujourd'hui, il a souffert...
ou bien un accident**. Rappelez-vous le jour et l'heure I
— Voyons, .partez, dit la duchesse à son mari. Je ne
crois pas un mot de tout cela , mais il faut rassurer
votre mère.
— Vous irez avec lui, dit la marquise. Je ne veux
pas que mes idées noires , qui après tout sont peut-
être maladives et rien de plus, vous causent le pre-
mier chagrin de votre mariage.
— Mais vous laisser seule avec ces idées-là !.••
— Je ne les aurai plus, dès que je vous verrai courir
après lui 1
La marquise insista. La. duchesse commanda une
malle légèrey.et deux heures après, elle courait en
poste avec son mari sur la route du Puy par Tulle et
Aurillac.
La duchesse connaissait le secret de son beau^frère ;
elle ignorait le nom de la mère, mais elle savait Tcxis-^
ience de l'enfant. Le marquis avait permis au duc de
»a 'avoir pas de secrets pour sa femme.
A six heures du matin , ils arrivaient à Polignac. Lo
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LB MARQUIS "DB YILLBMBR. 31»
premier visage qui frappa les regards de Diane fut
celui de Didier. Elle fut saisie, comme Tavait été Ca*
roline, d'une soudaine tendresse pour cet être char*
mant qui captivait tous les cœurs. Pendant qu'elle
Tenibrassait et le contemplait, le duc s'informait du
prétendu M. Bernyer. — Mon amio, dit-il à sa femme
en revenante elle, ma mère avait raison ; il est arrivé
quelque accident à mon frère. Il est sorti hier matin
pour faire une promenade de quelques heures dan»
la montagne, et il n'est pas encore rentré. Les gens
d'ici sont inqi^iets de lui.
— Sait-on où il a été?
— Oui, c'est au delà du Puy* La poste va nous con-
duire là, et là je vous laisserai. Je prendrai up cheval
et un guide, car il n'y a pas de chemin possible pour
la voiture.
— Nous piTcndronsdeux chevaux, dit la duchesse.
Je ne suis pas fatiguée du tout; partons.
Une heure après, l'intrépide Diane, phis légère
qu'un oiseau, gravissait au galop la rampe de la
Gagne, sans sourciller, en riant des inquiéudes de
son mari pour elle. A neuf heures du matin, ils tra-
versaient rapidement Lantriac, à la grande surprise
des habitants, et ils descendaient chez Peyraque-
Lanion, à la grande jalousie de l'aubergiste du village»
La famille était à table dans le petit atelier. On était
rentré la veille un peu tard , mais sans acci'lent. Le
marquis, fatigué, mais non malade, avait accepté
l'hospitalité du ûls de Peyraque, qui demeui*ait dans
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yiO LB MARQUIS DB YILLBMBU.
la maison voisine. Caroline avait dormi délicieuse-
ment dans sa petite chambre. Elle aidait Justine à
servir les hommes de la maison, c'est-à-dire le marquis
et les deux Peyraque. Embellie par le bonheur, elle
allait et venait, tantôt servant et tantôt s'asseyant en
face de M. de Villemer, qui la laissait se dévouer et la
regardait avec ravissement, comme pour lui dire:
— Je vous le permets, mais comme je vous rendrai
ces soins-là I
Quels cris de joie et de surprise remplirent la maison
de Peyraque à Tapparition des voyageurs! Les deux
frères se tinrent longtemps embrassés. Diane em-
brassa Caroline en l'appelant sa sœur.
11 y en eut pour une heure à raconter à bâtons
rompus, follement, sans se comprendre, sans savoir
si on ne rêvait pas. Le duc mourait de faim et trouva
exquis les mets de Justine, qui refit un déjeuner
copieux, et que Caroline aidait toujours, riant et pleu-
rant à la fois. Diane était folle de l'aventure, et vou-
lait, au grand effroi de son mari, se mêler de l'assai-
sonnement. Enfin on reprit posément les récits et les
explications de part et d'autre. Le marquis avsdt
commencé par envoyer un exprès au Puy, avec une
lettre pour sa mère, dont on lui avait dit tout d'abord
l'inquiétude et l'étrange divination.
On ne pleura pas en quittant les Peyraque, on avait
leur parole qu'ils viendraient à la noce. Le jour sui-
vant, on était de retour à Mauveroche avec Didier,
que le marquis mit sur les genoux de sa mère. Elle
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LB MARQUIS DB VILLBMBR. m
était prévenue par la lettre de son fils. EUe couvrit
Tenfant de caresses, et, le remettant dans les bras de
Caroline: — Ma fille, lui dit-elle, vous acceptez donc le
soin de nous rendre tous heureux? Soyez mille fois
bénie, et si vous voulez me conserver longtemps, ne
me quittez plus, ie vous ai fait bien du mal , mon
pauvre bon ange; mais Dieu n'a pas permis que ce
fût long, car j'en serais morte avant vousl
Le marquis et sa femme passèrent le reste de la
belle saison à Mauveroche et quelques jours d'automne
à Séval. Ce lieu leur était cher, et malgré la joie de
retrouver leur famille à Paris, ce ne fut pas sans efibri
qu'ils s'arrachèrent d'une retraite consacrée par leurs
souvenirs.
Le mariage du marquis n'étonna personne ; les uns
l'approuvèrent, les autres prédirent avec dédain qu'il
se repentirait de cette excentricité, qu'il serait délaissé
de tous les gens raisonnables, que c'était une existence
effacée, manquée. La marquise faillit souffrir un peu
de ces propos. Madame d'Arglade poursuivait Diane,
Caroline et leurs époux de sa haine ; mais tout tomba
à la révolution de février, et on pensa à bien autre
chose! La marquise eut grand'peur et crut devoir se
réfugier à Séval, où elle trouva le bonheur quand
même. Le marquis, au moment de &ire paraître son
livre anonyme, remit la publicatign à des temps plus
calmes. 11 ne voulut pas frapper sur les vaincus du
jour. Heureux par l'amour et la famille, il est peu
pressé de connaître la gloire.
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«78 LB MARQUIS DB VILLBMBR.
Aujourd'hui la vieille marquise n*est plus. Débile
de corps et trop active d^esprit, ses jours étaient
comptés. Elle s*est éteinte au milieu de ses enfants et
petits-enfante, les bénissant tous sans croire qu'elle
les quittait, se sentant faible, mais ayant dans l'esprir
du nerf et de la bonté jusqu'à la dernière heure, el
faisant des projets comme la> plupart des mo»rants«
pour Vannée prodiaine !
Le duc a beaucoup grossi dans la prospérité; mais
il est toujours aimable, beau et assez ingambe. Il vit
dans un grand luxe, mais sans prodigalité, et se re-
mettant de tout à sa femme, qui le gouverne et le
maintient sage avec un rare esprit de conduite et une
admirable finesse dans les gâteries de la passion pro-
clamée. Nous ne voudrions pas jurer qu'il n'ait jamais
pensé à la tromper; mais elle a su déjouer les^ fan-
taisies sans qu'il s'en aperçût, et son triomphe, qui
dure encore, prouve une fois de plus qu'il y a quel-
quefois assez d'art et de force dans le cerveau d'une
fillette de seize ans pour régler au mieux la destinée
d'un professeur de scélératesse. Le duc, admiraUe-
ment bon et assez faible, trouve plus de charme qu'on
ne croit à ne plus ourdir de savantes perfidies contre
le beau sexe et à s'endormir, sans remords nouveaux,
Sur l'oreiller du bien-être.
Le marquis et la nouvelle marquise de Villemer
passent maintenant huit mois de l'année à Séval, tou-
jours occupés, on ne peut dire l'un de l'autre, puis-
qu'ils se sont identifiés l'un à l'autre au point de
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LB MARQUIS DB YILLBMBR. 879
penser ensemble et de se répondre avant de s'être
questionnés, mais de l'éducation de leurs enfants,
tous remarquables d'intelligence et de charme.
M. de G... est mort. Madame de G... a été oubliée.
Didier a été reconnu par le marquis pour un de ses
enfants. Caroline ne se rappelle plus qu'elle n'est pas
sa mère.
Madame Heudebert est fixée à Se val. Tous ses en-
fants sont élevés par les soins du marquis et de Caro-
line. Les fils du duc, plus gâtés, sont moins intelligents
et moins bien portants ; mais ils sont aimables et pleins
de grâces précoces. Le duc est excellent père et s'é-
tonne, à tort, d'avoir déjà de si grands enfants.
Les Peyraque ont été comblés. On est retourné les
voir l'année dernière, et cette fois on a gravi, par un
beau soleil levant , la cime argentée du Mezenc. On a
voulu revoir aussi la pauvre cabane où, en dépit des
largesses du marquis , rien n'a été changé en mieux ;
mais le père a acheté de la terre, et on se croit riche.
Caroline s'est assise avec bonheur sous l'âtre misé-
rable oii elle a vu à ses pieds pour la première fois
l'homme avec qui elle eût partagé sans effroi une
liutte dans les Cévennes et l'oubli du monde entier.
Nohant, 30 avril 1860.
FIN
EMILE COLIN. — IMPRIMBSIB DB ZAQIU*
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