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Full text of "Le marquis de Villemer"

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P<Rt) n May 1912 



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LE MARQUIS 

DE VILLEMER 



LETTRE A MADAME CAMILLE HEUDEBERl 
~ A D..., par Blois. — 

Ne t'inquiète donc pas, chère sœur, me voilà arrivée 
à Paris sans accident ni fatigue. J'ai dormi quelques 
heures, j'ai déjeuné d'une tasse de café, j'ai fait ma 
toilette, et dans un instant je vais prendre un fiacre 
et me présenter à madame d'Arglade pour qu'elle me 
présente à madame de Yillemer. Je t'écrirai ce soir le 
résultat de la solennelle entrevue, mais je veux d'abord 
jeter ces trois mots à la poste pour que Iti sois ras- 
surée sur mon voyage et ma santé. 

Prends courage avec moi, ma Camille, tout ira bien ; 
Dieu n'abandonne pas ceux qui comptent sur lui et 
qui font leur possible pour aider sa douce providence. 



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t LB MARQUIS DB YILLBMBR. 

Ce qu'il y a eu de plus douloureux pour moi dans i^ 
résolution, ce sont tes larmes et celles des dqprs petits : 
j*ai de la peine à retenir les miennes quand j'y pense; 
mais il le fallait absolument, vois-tu 1 Je ne pouvais 
pas rester les bras croisés quand tu as quatre eiifants 
à élever. Puisque j'ai du courage, de la santé, et au- 
cun autre lien en ce monde que ma tendresse pour 
toi et pour ces pauvres anges du bon Dieu, c'était à 
moi de partir et de chercher notre vie. J'en viendrai 
à bout, sois-en sûre. Soutiens-moi au lieu de me re- 
gretter et de m'attendrir, voilà tout ce que je te de- 
mande. Et sur ce, ma sœur chérie, je t'embrasse de 
toute mon âme, ainsi que nos enfants adorés. Ne les 
fais pas pleurer en leur parlant de moi ; mais tâche 
cependant qu'ils ne m'oublient pas, cela me ferait 
Hien de la peine. 

Caroune DB Saint-Genux. 
a ianvier 1845. 



DEUXIÈME LETTRE. — A LA MÊME. 

Victoire, grande victoire, ma bonne ^œur 1 me voilà 
revenue de chez notre grande dame, et succès ines- 
péré, tu vas voir. Puisque j'ai encore une soirée de 
liberté, la dernière probablement, j'en vais profiter 
pour te raconter l'entrevue. Il me semblera que je 
causo cdicore avec toi au coin de ton feu, berçant 



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LU MABQUIS DB VILLEUBR. • 

Chariot d'une main et amusant Lili de l'autre. Chers 
amours, que font-ils en ce moment? Hs ne s'ima- 
ginent pas que je suis toute seule dans une tri^ta 
chambre d'auberge, car, dans la crainte d'être im- 
portune à madame d'Arglade, je suis descendue dans 
un petit hôtel; mais je serai très-bien chez la mar- 
quise, et cette soirée solitaire ne m'est pas mau* 
vaise pour me recueillir et penser à vous autres sans 
distraction. J'ai très-bien fait d'ailleurs de ne pas trop 
compter sur le ^te qui m'était offert, car madame 
d'Âi^iade est absente, et j'ai dû bravement me pré< 
senter moi-même à madame de Villemer. 

Tu m'as recommandé de te faire son portrait : elle 
a soixante ans environ, mais elle est infirme et sort 
très-peu de son fauteuil; cela et sa figure souffrante 
la font paraître plus âgée de quinze ans. Elle n'a ja- 
mais dû être ni belle ni bien &ite; mais sa physio- 
nomie est expressive et caractérisée. Elle est très- 
brune; ses yeux sont magnifiques, assez durs, mais 
fi*ancs. Elle a le nez droit et tombant trop sur la 
bouche , qui est laide et qu'on voit encore trop. Cette 
bouche est dédaigneuse à l'habitude; cependant toute 
la figure s'éclaircit et s'humanise quand elle sourit, 
et elle sourit facilement. Ma première impression s'est 
trouvée d'accord avec la dernière. Je croîs cette dame 
très-bonne par réflexion plutôt que par entraînement, 
et courageuse plutôt que gaie. Elle a de l'esprit et de 
l'instruction. Enfin elle ne diffère pas beaucoup du 
portrait que madame d'Arglade nous avait fait d'elle. 



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4 LE MARQUIS DB VILLBMBR. 

Elle était seule quand on m'a introduite dans sa 
chambre. Elle m*a fait asseoir près d'elle avec assez 
de grâce, et voici le résumé de la conversation : 

— Vous m*étes beaucoup recommandée par ma- 
lame d'Arglade, que j'estime infiniment. Je sais que 
^ous appartenez à une excellente famille, que vous 
Lvez des talents , un caractère honorable et une vie 
ans tache. J'ai donc le plus grand désir que nous 
)uîssions nous entendre et nous convenir mutuelle- 
lient. Pour cela, il faut deux choses : Tune , c'est que 
nés offres vous paraissent satisfaisantes; l'autre, que 
lotre manière de voir ne soit pas par trop opposée, 
jar ce serait la source de contrariétés fréquentes. Trai- 
ons la première question. Je vous offre douze cents 
rancs par an. 

— On me l'a dit, madame, et j'ai accepté. 

— On m'avait dit à moi que vous trouveriez peut- 
^tre cela insufRsant? 

— 11 est vrai que c'est peu pour les besoins de ma 
lituation ; mais madame est juge de la sienne propre, 
ît puisque me voilà... 

— Parlez franchement; vous trouvez que ce n'est 
Das assez? 

— Je ne peux pas dire ce mot-là. C'est probable- 
nent plus que ne valent mes services. 

— Je ne dis pas cela, moi, et vous, vous le dites 
;)ar modestie ; mais vous craignez que cela ne suffise 
pas à votre entretien ? Soyez tranquille , je me charge 
le tout ; vous ne dépenserez chez moi que la toilette. 



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LB MARQUIS DB VILLBMER. 5 

et je n'en exige aucune. Est-ce que vous Taimez, la 
toilette? 

— Oui, madame, beaucoup; mais je m'en abstien* 
drai , puisqu'à cet égard vous n'exigez rien. 

La sincérité de ma réponse parut étonner la mar- 
quise. Peut-être n'aurais-je pas dû parler spontané- 
ment comme j'ai l'habitude de le faire. Elle fut un 
peu de temps avant de se reprendre. Enfin elle se 
mit à sourire et me dit : — Ah çàl pourquoi aimez- 
vous la toilette? Vous êtes jeune, jolie et pauvre; 
vous n'avez ni le besoin ni le droit de vous attif[>r? 

— J'en ai si peu le droit, répondis-je, quB]e suis 
simple comme vous voyez. 

— C'est fort bien , mais vous soufirez de n'être pas 
plus élégante? 

— Non, madame, je n'en souffi'e pas du tout, 
puisqu'il faut que cela soit ainsi. Je vois que j'ai parlé 
sans réfléchir en vous disant que j'aimais la toilette, 
et que cela vous a donné une pauvre idée de ma rai- 
son. Je vous prie de n'y voir qu'un effet de ma sincé- 
rité. Vous m'avez questionnée sur mes goûts, et j'ai 
répondu comme si j'avais l'honneur d'être connue de 
VOUS; c'est peut-être une inconvenance, je vous prie 
de me la pardonner. 

— C'est-à-dire, reprit-elle, que si je vous connais- 
sais, je saurais que vous acceptez sans humeur et 
sans murmure les nécessités de votre position? 

— Oui, madame, c'est absolument cela. 

— Eh bîeni votre inconvenance, si c'en est îine» 



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6 LB MARQUIS DB VILLBMBR. 

est loin de me déplaire. J'aime la sincérité par-dessui 
tout; je l'aime peut-être plus que la raison, et je fais 
un appel à votre franchise entière. Qu'est-ce qui vous 
a décidée à accepter de si minces honoraires pour 
venir tenir compagnie à une vieille femme infirme et 
peut-être fort ennuyeuse? 

— D'abord, madame, on m'a dit que vous aviez 
beaucoup d'esprit et de bonté, et je n'ti pas cru par 
conséquent devoir m'ennuyer près de vous; ensuite, 
quand même j'aurais dû beaucoup souffrir, il était de 
mon devoir de tout accepter plutôt que de rester dans 
l'inaction. Mon père ne nous ayant pas laissé de for- 
tune, ma sœur du moins était assez bien mariée, et 
je vivais avec elle sans scrupule ; mais son mari , dont 
toute l'aisance provenait d'un emploi, est mort der- 
nièrement après une longue et cruelle maladie qui a 
absorbé toutes les économies du ménage. C'est donc 
à moi naturellement de soutenir ma sœur et ses quatre 
enfants. 

— Avec douze cents francs? s'écria la marquise. 
Non, cela ne se peut pas. Ahl mon Dieul madame 
d'Arglade ne m'avait pas dit cela. Elle a sans doute 
craint la méfiance qu'inspire le malheur; mais elle a 
eu bien tort en ce qui me concerne; votre dévouement 
m'intéresse, et si nous nous convenons d'ailleurs, je 
veux que vous vous ressentiez de mon estime. Fiez- 
vous à moi; je ferai de mon mieux. 

— Ahl madame, lui répondis-je, que j'aie ou non 
ie bonheur de vous convenir, laissez-moi vous remer- 



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LB MARQUIS DB VILLBMBR. f 

cîer de ce bon mouvement de votre cœurl — Et je lui 
baisai la main avec vivacité, ce qu'elle ne trouva pas 
mauvais. 

— Pourtant , reprit-elle après un autre silence , où 
elle semb%it se défier de son inspiration , si vous étiei 
légère et un peu coquette? 

— Je ne suis ni Tune ni l'autre. 

— J'espère que non! Pourtant vous êtes très-joliei 
On ne m'avait pas dit ça non plus, et je vous trouva 
même , à mesure que je vous regarde , remarquable- 
ment jolie. Cela m'inquiète un peu, je ne vous le 
cache pas. 

— Pourquoi, madame? 

— Pourquoi? Oui, vous avez raison. Les laides se 
croient belles , et au désir de plaire elles ajoutent It 
ridicule. 11 vaut peut-être mieux que vous soyez ca- 
T>able de plaire,... pourvu que vous n'en abusiez pas. 
Voyons, êtes-vous assez bonne fille et assez femme 
forte pour me raconter un peu votre existence passée? 
Avez-vous eu quelque roman? Oui, n'est-ce pas? 11 est 
impossible qu'il en soit autrement? Vous avez vingt- 
deux ou vingt-trois ans... 

— J'en ai vingt-quatre, et je n'ai pas eu d'autre 
roman que celui que je vais vous raconter en deux 
mots. A dix-sept ans, j'ai été recherchée en mariage 
par une personne qui me plaisait, et qui s'est retirée 
en apprenant que mon père avait laissé plus de dettes 
que de capital. J'ai eu beaucoup de chagrin, mais j'ai 
oublié cela, et j'ai juré de ne pas me marier. 



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8 LE MARQUIS. DB VILLEMBR. 

— Ail! c'est du dépit, cela, et non pas de l'oubli 1 

— Non, madame, c'est du raisonnement. N'ayant 
rien, mais sentant que j'étais quelque chose, je n'ai 
pas voulu faire un sot mariage, et, bien loin d'avoir 
du dépit, j'ai pardonné à celui qui m'avait abandon- 
née ; je lui ai pardonné surtout le jour où, voyant ma 
sœur et ses quatre enfants dans la misère, j'ai com- 
[)ris la douleur d'un père de famille qui meurt à la 
peine sans pouvoir rien laisser à ses orphelins. 

— Et vous avez revu cet ingrat? 

— Non, jamais. Il est marié, et je n'y pense plus, 

— Et depuis vous n'avez pensé à aucun autre? 

— Non, madame. 

— Comment avez-vous fait ? 

— Je ne sais pas. Je crois que je n'ai pas eu le temps 
de songer à moi. Quand on est très -pauvre, et que 
l'on ne veut pas se laisser aller à la misère, les jour- 
nées sont bien remplies, allez I 

— Mais on a dû cependant vous obséder beaucoup, 
jolie comme vous Têtes? 

— Non, madame; personne ne m'a obsédée. Je ne 
crois pas aux persécutions qui ne sont pas du tout 
encouragées. 

— Je pense comme vous, et je suis contente de 
votre manière de répondre. Donc vous ne craignez 
rien pour vous-même dans l'avenir? 

— Je ne crains rien du tout. 

— Et cette solitude du cœur ne vous rendra paa 
triste, maussade? 



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LB MARQUIS DB YILLBMBR. 9 

— Je ne le prévois en aucune façon. Je suis natu- 
rellement gaie, et j'ai conservé ma force au milieu des f 
plus cruelles épreuves. Je n'ai aucun rêve d'amour 
dans la cervelle, je ne suis pas romanesque. &i je ve- 
nais à changer, j'en serais bien étonnée. Voilà, ma- 
dame, tout ce que je peux vous dire de moi. Voulez- 
vous me prendre telle que je me donne avec assurance, 
puisqu'au bout du compte je ne peux me donner que 
pour ce que je me connais? 

— Oui, je vous prends pour ce que vous êtes, pour 
une excellente fille, pleine de franchise et de volonté. 
Reste à savoir si vous avez réellement les petits talents 
que je réclame. 

— Que faut-il faire? 

— Causer d'abord , et sur ce point me voilà satis- 
faite. Et puis il faut lire et faire un peu de musique. 

— Essayez-moi tout de suite, et si le peu dont je 
suis capable vous contente... 

— Oui, oui, dit-elle en me mettant un livre dans 
les mains, lisez I Je meurs d'envie d'être enchantée de 
vous. 

Au bout d'une page, elle me retira le livre en disant 
que c'était parfait. Restait la musique. H y avait un 
piano dans la chambre. Elle me demanda si je savais 
lire à livre ouvert. Comme c'est à peu près tout ce 
que je sais, je pus la contenter encore sur ce point. 
Finalement, eile me dit que, connaissant mon écri- 
ture et ma rédaction, diaprés des lettres de moi que 
lui avait montrées madame d'Arglade, elle comptait 

L 



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10 LB MARQUIS DB VILLBMBH. 

que je serais un excellent secrétaire, et elle me con- 
gédia en me tendant la main et en me disant de très- 
bonnes paroles. Je lui ai demandé la journée de demain 
pour voir les quelques personnes que nous connais- 
sons ici , et elle a donné des ordres pour que je fuss6 
mstallée samedi... 

Chère sœur, on vient de m'interrompre. Quelle 
douce surprise ! c'est un billet de madame de Ville- 
mer, un billet de trois lignes que je te transcris : 

« Permettez-moi, chère enfant, de vous envoyer un 
petit à-compte pour les enfants de votre sœur et une 
petite robe pour vous. Puisque vous aimez la toilette, 
il faut bien compatir aux faiblesses des gens qu'or 
aipie! Il est réglé et entendu que vous aurez cent cin^ 
quante francs par mois, et que je me charge de vol 
chiffons. ï) 

Comme cela est bon et maternel, n'est-ce pas? Je 
vois que j 'aimerai cette femme-là de tout mon cœur, 
et que je ne l'avais pas assez bien jugée à première 
vue. Elle est plus spontanée que je ne pensais.' L© 
billet de cinq cents francs, je le mets dans cette lettre. 
Vite! du bois dans la cave, des jupons de laine à Lili, 
qui en manque, et un poulet de temps en temps sur 
cette pauvre table. Un peu de vin pour toi , ton es- 
tomac est tout délabré, et il en faudra si peu pour le 
remettre! 11 faut aussi faire arranger la cheminée de 
la chambre, qui fume atrocement; ce n'est pas sup- 
portable, cela peut fatiguer les yeux des enfants, el 
ceux de ma filleule sont si beaux I 



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LB MARQUIS DB YILLBMBR. H 

Moi, j'ai hpnte de la robe qui m'est destinée, une 
robe de soie gris de perle magnifique. Ah ! que j'ai été 
sotte de dire que j'aimais à être bien mise! Une robe 
de quarante francs eût suffi à mon ambition, et m'en 
voilà pour deux cents sur le corps, pendant que ma 
pauvre sœur raccommode ses guenilles I Je ne sais où 
me cacher; mais ne crois pas au moins que je sois 
humiliée de recevoir un cadeau. Je m'acquitterai de 
ces bontés-là en conscience, mon cœur me le dit. — 
Tu vois, Camille, tout me réussît, à moi, quand je 
m'en mêle I Je tombe du premier coup sur une femme 
excellente, je gagne plus que je n'acceptais, et je suis 
accueillie et traitée comme un enfant que l'on veut 
adopter et gâter. Et quand je pense que tu me retiens 
depuis six mois en t*imposant un surcroit de priva* 
tiens, en t'arrachant les cheveux à l'idée que je veux 
travailler pour toil Bonne sœur, vous étiez donc une 
mauvaise mère? Est-ce que ces chers trésors d'enfants 
ne devaient pas passer avant tout, et faire taire même 
notre amitié? Ahl j'ai eu bien peur d'échouer pour- 
tant, je te le confesse aujourd'hui, quand j'ai emporté 
de la maison nos derniers louis pour payer mon 
voyage, au risque de revenir sans avoir plu à cette 
damel... Dieu s'en est mêlé, va, Camille! Je l'ai prié 
ce matin de si grand cœurl... Je lui ai tant demandé 
de me rendre aimable, convenable et persuasive... A 
présent je vais me coucher, car je tombe de iatigue. 
Je t'aime, petite sœur, tu sais, plus que tout au monde, 
et beaucoup plus que moi. Ne me plains donc pas« je 



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M LE MARQUIS DB VILLBMBB. 

suis la plus heureuse fille qu'il y ait aujourd'hui , et 
pourtant je ne suis pas près de toi, je ne regarde pas 
dormir nos enfants I Tu vois bien qu'il n'y a pas de 
vrai bonheur dans l'égoïsme, puisque, seule comme 
me voilà, séparée de tout ce que j'aime, le cœur me 
bat de joie à travers les larmes, et que je vais remer- 
cier Dieu à deux genoux avant de m'endormir. 

Carounb. 

Pendant que mademoiselle de Saînt-Geneîx écrivait 
à sa sœur, la marquise de Villemer causait avec le 
plus jeune de ses fils dans son petit salon du faubourg 
Saint-Germain. La maison était vaste et d'un bon rap- 
port; pourtant la marquise, riche autrefois et main^ 
tenant fort gênée, nous en saurons bientôt la cause, 
occupait depuis peu le second étage, afin de tirer parti 
du premier. 

— Eh bien! chère maman , disait le marquis à sa 
mère, êtes-vous contente de votre nouvelle demoi- 
selle de compagnie? Vos gens m'ont dit qu'elle était 
arrivée 

— Mon cher enfant, répondit la marquise, je ne 
vous en dirai qu'un mot, c'est qu'elle m'a ensorcelée. 

— Vraiment? contez-moi cela. **^ 

— Ma foi, je ne sais pas trop si je le dois, j ai peur 
^0 vous monter la tête d'avance. 

— Ne craignez rien, répondit tnstement le n;ar- 
<|uis, que sa mère avait essayé de faire sourire; quund 
L.ème je serais aussi prompt à m'enflammer, je sais 



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LB MÂRQUIFi DB VILLBMBR. It 

Irop ce que je dois à la dignité de votre maison et au 
repos de votre vie. 

— Oui, oui, mon ami! Je sais aussi, moi, que je 
peux être tranquille sur une question d'honneur et 
de délicatesse quand c'est à vous que j'ai affaire; 
aussi je peux vous dire que cette petite d'Arglade 
m'a trouvé une perle, un diamant, et que, pour com- 
mencer, ce phénix m'a fait faire des folies I 

La marquise raconta son entretien avec Caroline et 
fît ainsi son portrait. — Elle n'est ni grande ni petite, 
elle est très-bien faite, des pieds mignons, des mains 
d'enfant, des cheveux blond cendré en quantité, un 
teint de lis et de roses, des traits exquis, des dents 
de perles, un petit nez très-ferme, de beaux grands 
yeux vert de mer qui vous regardent tout droit sans 
hésitation, sans rêvasserie, sans fausse timidité, avec 
une candeur et une confiance qui plaisent et en- 
gagent; rien d'une provinciale, des manières qui en 
sont d'excellentes à force de n'en être pas; beaucoup 
de goût et de distinction dans la pauvreté de son 
ajustement; enfin tout ce que je craignais et pour- 
tant rien de ce que je craignais, c'est-à-dire la beauté 
qui m'inspirait de la méfiance et aucune des afféteries 
ou des prétentions qui eussent justifié cette méfiance- 
là; de plus, une voix et une prononciation qui font 
de sa lecture une vraie musique, un solide talent de 
musicienne, et par-dessus tout cela toutes les appa- 
rences, tous les signes évidents de l'esprit, de la rai- 
son, de la sagesse et de la bonté : si bien qu'inté- 



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14 LB MARQUIS DB VtLLBMBIL 

ressée et bouleversée par son dévouement à une 
famille pauvre à laquelle je vois bien qu'elle se sa- 
crifie, j*ai oublié mes projets d'économie et me suis 
engagée à lui donner les yeux de la tête. 

— S'est -elle donc fait marchander? demanda le 
marquis. 

— Tout au contraire, elle s'arrangeait de ce que 
j'a\ais résolu de lui donner. 

— En ce cas, vous avez bien fait, maman, et je 
suis heureux que vous ayez enfin une société digne 
de vous. Vous avez gardé trop longtemps cette vieille 
fille gourmande et dormeuse qui vous impatientait, 
et quand il s'agit de la remplacer par un trésor, vous 
auriez grand tort de compter ce qu'il en coûte. 

— Oui, reprit la marquise, voilà ce que votre frère 
me dit aussi. Ni lui ni vous ne voulez compter, mes 
chers enfants, et je crains bien d'avoir été trop vite 
dans cette satisfaction que je me suis donnée. 

— Cette satisfaction vous était nécessaire , dit le 
marquis avec vivacité, et vous devez d'autant moins 
vous la reprocher que vous avez cédé surtout au be- 
soin de faire une bonne action. 

— Je l'avoue, mais j'ai peut-être eu tort, répondit 
la marquise d'un air soucieux : on n'a pas toujours 
le droit de faire le bien I 

— Ah I ma mère 1 s'écria le fils avec un mélange 
d'indignation et de douleur, quand vous en serez à 
ce point de vous refuser la joie de l'aumône, le mal 
que j'ai commis sera bien grandi 



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LB MARQUIS DB VILLBMBR. Il 

— Du mail vous? Quel mal? reprit la mère éton- 
née et inquiète ; vous n'avez jamais commis le mal, 
mon cher filsl 

— Pardonnez-moi, dit le marquis toujours ému. 
3'ai été coupable le jour où je me suis engagé, par 
respect pour vous, à payer les dettes de mon frère! 

— Taisez-vousl s'écria la marquise en pâlissant. Ne 
parlons pas de cela, nous ne nous entendrions pas. — 
Elle tendit les mains au marquis pour atténuer Tamer- 
tume involontaire de cette réponse. Le marquis baisa 
les mains de sa mère et se retira peu d'instants après. 

Le lendemain, Caroline de Saint-Geneix sortit pour 
mettre elle-même à la poste la lettre chargée qu'elle 
envoyait à sa sœur, et voir les quelques personnes avec 
lesquelles, du fond de sa province, elle avait conservé 
des relations. C'étaient d'anciens amis de sa famille 
qu'elle ne rencontra pas tous et à qui elle laissa son 
nom sans donner son adresse, puisqu'elle ne devait 
plus avoir de domicile qui lui fût propre. Elle éprouva 
bien une certaine tristesse à se sentir ainsi perdue 
et comme inféodée dans une maison étrangère; mais 
elle ne fit pas de longues réflexions sur sa destinée. 
Outre qu'elle s'était interdit une fois pour toutes de 
nourrir en elle-même aucune mélancolie débilitante, 
elle n'était pas d'un caractère craintif, et aucune 
épreuve, quelque fâcheuse qu'elle eût été, ne l'avait 
brouillée avec la vie. 11 y avait dans son organisation 
une étonnante vitalité, une activité ardente, et d'au- 
tant plus remarquable qu'elle s'alliait à une grande 



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16 LB MARQUIS DB VILLBMBR. 

Iranquîîlité d'esprit et à une singulière absence de pré- 
occupations personnelles. Ce caractère assez excep- 
tionnel SB développera et s'expliquera par la suite de 
notre récit, autant qu'il nous sera possible : mais il est 
nécessaire que le lecteur veuille bien se rappeler ceci, 
qui est connu de tout le monde, à savoir que personne 
ne peut expliquer complètement et mettre dans un 
jour absolu le caractère d'une autre personne. Tout 
individu a au fond de son être un mystère de puis- 
sance ou d'impuissance qu'il peut d'autant moins ré- 
véler qu'il ne le comprend pas lui-même. L'analyse 
doit paraître satisfaisante quand elle approche de la 
vérité, mais elle ne saurait la saisir sur le fait sans lais- 
ser incomplète ou obscure quelque face de l'éterne! 
problème des choses de l'âme. 



Il 



Caroline était donc à la fois triste et gaie en parcou- 
rarî toute seule, tantôt à pied, tantôt en omnibus, ce 
grand Paris où elle avait été élevée dans l'aisance, et 
qu'elle avait quitté ruinée et brisée dans son avenir, au 
moment de la plus belle floraison de la vie. Disons en 
peu de mots, et pour n'y pas revenir, les événements 
graves, mais peu con^pliqués, qu'elle avait esquissés 
devant la marquise de Villemer, 



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LB MARQUIS DE VILLBMER. 17 

Elle était fille d'un gentilhomme de basse Bretagne 
fixé aux environs de Blois et d'une demoiselle de Gm- 
jac, originaire du Velay. Caroline connut à peine sa 
mère. Madame de Saint-Geneix mourut la troisième 
année de son mariage en donnant le jour à Camille et 
en faisant promettre à Justine Lanion de passer plu- 
sieurs années auprès de ses enfants. 

Justine Lanion, femme Peyraque, était une robuste 
et honnête paysanne du Velay, qui consentit à rester 
huit ans chez M. de Saint-Geneix. Elle avait nourri Ca- 
roline, après quoi elle était retournée dans sa famille 
pour revenir bientôt donner le lait de son second en- 
fant à la seconde fille de sa clière dame. Grâce à elle, 
Caroline et Camille connurent les soins et les tendresses 
d'une seconde mère ; mais Justine ne pouvait oublier 
son mari et ses propres enfif^/ts. Elle dut enfin retour- 
ner dans son pays, et M.- de Saint-Geneix conduisit ses 
filles à Paris, où elles furent élevées dans un des cou- 
vents alors en vogue. 

Comme il n'était pas assez riche pour vivre à Paris, 
il y loua un pied-à-terre et y vint deux fois par an, aux 
fêtes de Pâques et aux vacances. C'étaient aussi les 
vacances du digne homme. 11 faisait des économies 
toute Tannée pour n'avoir rien à refuser à ses filles 
dans ces jours de liesse patriarcale : ce n'étaient alors 
que promenades, concerts, séances dans les musées, 
excursions dans les châteaux royaux, dîners friands, 
véritables parties fines de la vie la plus paternelle et la 
plus naïve, mais aussi la plus imprudente qui fut ja- 



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18 LE Marquis de yillbmbr. 

mais. Le bonhomme était idolâtre de ses filles, belles 
toutes deux comme des anges et aussi bonnes que 
belles. Sa coquetterie était de les promener parées 
avec goût, plus fraîches encore que leurs robes et leurs 
rubans sortant du magasin, de les montrer au soleil et 
aux lumières de ce brillant Paris où il connaissait fort 
peu de gens, mais où les regards du moindre passant 
lui semblaient plus précieux que n'importe quelle ova- 
tion dans sa province. Faire des Parisiennes, de véri- 
tables Parisiennes de ces deux charmantes créatures, 
était son rêve. Il y eût dépensé sa fortune, et il Ty 
dépensa. . 

Cet engouement de la vie d'amateur à Paris est une 
fatalité que subissaient encore, il y a quelques années, 
non-seulement la plupart des provinciaux aisés, mais 
des castes entières. Tout grand seigneur étranger un 
peu cultivé s'y précipitait aussi comme l'écolier en va- 
cances, s*en arrachait avec douleur, et occupait le reste 
de l'année dans son pays à faire des démarches pour 
obtenir le passe-port qui lui permettrait d'y revenir. 
Encore aujourd'hui, sans la sévérité des lois qui con- 
damnent les RUùSdS à la Russie et les Polonais à la Po- 
logne, des fortunes immenses viendraient, à Tenvi les 
unes des autres, s'engloutir dans les plaisirs de Paris. 

Mesdemoiselles de Saint-Geneix profitèrent très-dif- 
féremment de leuv^ élégante éducation. Camille, la ca- 
dette et la plus jolie des deux, ce qui était beaucoup 
dire, s'enivra de ce qui enivrait son père, à qui elle 
ressemblait de figure et de caractère. Elle aima le luxe 



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LB MARQUIS DB VILLBMBR. If 

arec passion et ne prévit jamais que sa vie pût deve- 
nir misérable. Douce, aimante, mais médiocrement 
intelligente, elle n'apprit qu'à être une fille accomplie 
dans sa tournure, dans sa toilette, dans ses manières. 
Rentrée au couvent à la fin des vacances, elle passait 
trois mois à languir de regret, trois autres mois à tra- 
vailler un peu pour satisfaire sa sœur, qui la grondait, 
et le reste du temps à rêver le retour de son père et 
des plaisirs. 

Caroline tenait davantage de sa mère, qui avait ^fje 
une personne énergique et sérieuse. Elle était pourtani 
gaie et même plus exubérante que sa sœur dans les 
jouissances de sa liberté. Elle se montrait plus active 
pour profiter de la toilette, des promenades et des 
spectacles, mais elle en jouissait autrement. Elle était 
infiniment plus intelligente que Camille, non d'une 
fntelligence créatrice en fait d'art, mais profondément 
sensible aux vraies manifestations de l'art. Elle était 
née virtuose, c'est-à-dire propre à exprimer avec éclat 
et finesse la pensée des autres. Elle récitait la poésie 
ou lisait la musique avec une intelligence surprenante. 
Elle parlait peu, toujours très-bien, mais avec une 
netteté exclusive des développements. Quand ces dé- 
veloppements lui étaient fournis par le livre, par le 
rôle, musique ou littérature, elle donnait comme un 
rayonnement nouveau à la pensée écrite. Elle semblait 
être rinstrurr.ent nécessaire au génie, génie elle-même 
dans les limites de l'interprétation, si ce génie parti* 
culier eût reçu son développement. 



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M LB MARQUIS DB YILLBMBR. 

Il ne le reçut pas. Caroline avait commencé son édu- 
cation à dix ans; à dix-sept ans tout fut interrompu. 
Voici ce qui était arrivé. M. de Saint-Geneix, n'ayant 
qu'une douzaine de mille francs de rente et rêvant 
pour se^ filles un avenir digne de leurs charmes, 
s'était laissé entraîner avec une naïveté déplorable dans 
des spéculations qui devaient quadrupler son avoir, et 
qui l'engouffrèrent en un tour de main. 

Un jour il vint, très-pâle et comme frappé de la 
foudre, chercher ses filles à Paris. Il les emmena dans 
son petit manoir sans rien expliquer, et se plaignant 
seulement d'un peu de fièvre. Il y languit pendant 
trois mois, et y mourut de chagrin en avouant sa ruine 
à ses deux futurs gendres, car, dès l'apparition des 
demoiselles de Saint-Geneix à Blois, beaucoup d'aspi- 
rants s'étaient présentés, deux entre autres qui avaient 
été agréés. 

Le fiancé de Camille était fonctionnaire , honnête 
homme, sincèrement épris; il l'épousa quand même. 
Celui de Caroline était propriétaire. 11 raisonna plus 
serré, invoqua la volonté de ses parents et se relira. 
Caroline avait du courage. Sa sœur, plus faible, fût j 
morte de douleur ; aussi n'avait-elle pas été abandon- 
née. La faiblesse se fait respecter plu? souvent que 
l'énergie. L'énergie morale est une chose qui ne se voit 
pas et qui se brise en silence. Tuer une âme, cela ne 
laisse pas de traces. C'est pour cela que les forts sont tou- 
jours maltraités et que les faibles surnagent toujours. 

Heureusement pour Caroline, elle n'avait pas aimé 



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r 



LE MARQUIS DB VILLBMBB. It 

avec passion. Aimanle, elle avait ouvert son âme à un 
commencement de confiance et de sympathie/ mais la 
tristesse mystérieuse et la maladie croissante de son 
père Tavaient bien vite préoccupée trop vivement pour 
qu'elle se permît de rêver beaucoup à son propre 
bonheur. L'amour d'une noble jeune fille est une fleur 
qui s'épanouit au soleil de l'espérance; mais tout 
espoir personnel fut voilé pour Caroline quand elle 
sentit s'échapper rapidement la vie de son père. Elle 
ne vit plus dans son fiancé qu'un ami qui acceptait la 
tâche de pleurer avec elle. Elle eut pour lui de la re- 
connaissance et de l'estime ; mais la douleur s'opposa 
à l'enivrement et à l'enthousiasme. La passion n'eut 
pas le temps d'éclore. 

Elle fut donc plutôt blessée que brisée par l'aban- 
don. Elle aimait tant son père, et elle le regretta si 
profondément, que la perte de son propre avenir ne 
lui parut qu'une douleur secondaire. Elle lie témoigna 
aucun dépit, mais elle fut sensible à l'injure, et, bien 
qu'elle ne s'en fût vengée que par l'oubli, elle conserva 
contre les hommes un certain ressentiment vague qui 
la préserva de croire à l'amour et d'écouter les flatte- 
ries adressées à sa beauté jusqu'à l'âge où nous la 
trouvons maintenant, guérie, vaillante, et se croyant 
de bonne foi à l'abri de toute séduction. 

11 n'est pas nécessaire de raconter comment se pas- 
sèrent les années que nous venons de lui faire fran- 
chir. Tout le monde sait que la perte d'une fortune 
petite ou grande n'est pas un fait visiblement accompli 



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LB MARQUIS DE VILLBMBR. 

jour au lendemain. On essaye de prendre des 
nés avec les créanciers, on croit pouvoir sauver 
îlques débris, on passe par une série d'incertitudes, 
tonnements, d'espérances déçues, jusqu'au iouroù 
ant tous les efforts inutiles, on accepte bien ou mal 
situation. Camille fut très-abattue de ce désastre 
[uel, jusqu'au dernier moment, elle se refusait à 
ire; mais elle était bien mariée, et ne soufirit réel- 
lent pas de la gêne. Caroline, plus prévoyante, fut 
ins sensible en apparence au dénûment absolu dans 
lel il lui fallut tomber. Son beau-frère ne voulut pas 
il fût question de se quitter, et lui fit généreuse- 
nt partager IVisance de la famille; mais elle com« 
bien que sa vie était perdue, et sa fierté en aug- 
nta. Sentant que sa ôœur manquait d'ordre et 
^tivité, voyant d'ailleurs qu'elle subissait d'année en 
ée les labeurs et les préoccupations de la mater- 
), elle se fit la gouvernante de sa maison, la bonne 
ses enfants , la première servante en un mot du 
ae ménage, et dans cette austère fonction du dé- 
ement elle sut mettre tant de grâce , de bon sens 
le cordialité que tout fut heureux autour d'elle, 
[u'elle rendit plus de services qu'elle n'en accep- 
. Puis vint la maladie du beau-frère, sa mort, 
ilques dettes arriérées qu'il avait cachées, conip- 
t pouvoir les acquitter peu à peu , sans effort , sur 
traitement; bref, la gêne, l'effiroi et le trouble de 
aille, enfin le découragement et la misère delà 
ae veuve. 



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^ 



LE MARQUIS DB VILLBMBE. 23 

On a vu que Caroline fut quelque temps partagée 
eutre la crainte de l'abandonner à elle^néme et le 
désir de la sauver par son travail. 11 y avait bien un 
homme riche, pas jeune et peu gracieux^ qui songeait 
à elle comme à une ménagère modèle et qui ofi&^ait 
de l'épouser. Caroline sentit vaguement et peu à peu 
assez clairement que Camille désirait qu'elle se sacri- 
fiât. Elle prit alors le parti de se sacrifier, mais autre- 
ment. Donner sa liberté, son indépendance, son temps, 
sa vie, elle ne demandait pas mieux; mais exiger 
^immolation de son âme et de sa personne pour pro- 
curer un peu plus de bien-être à la famille, c'était 
trop. Elle pardonna à la mère l'égoïsme de la sœur, 
et sans paraître Tavoir deviné, elle se décida au parti 
que nous lui avons vu prendre. Elle laissa Camille 
dans une pauvre petite maison de campagne louée 
aux environs de Blois, et partit pour Paris, où nous 
savons le bon accueil qui lui fut fait par madame de 
Villemer, dont nous avons maintenant à raconter aussi 
succinctement l'histoire. 

Toute famille a sa plaie, toute fortune sa brèche 
par où s'écoulent le sang du cœur et la sécurité de 
l'existence. La noble famille de Villemer avait son ver 
t^ngeur dans it^ folies du fils atné de la marquise. 
L a marquise avait été mariée en premières noces avec 
le duc d'Âléria, un Espagnol hautain, un caractère 
terrible, qui l'avait rendue on ne peut plus malheu- 
reuse, mais qui, après cinq ans d'orages, lui avait 
laissé une assez grande fortune et un fils aimable. 



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14 La MARQUIS DB VILLBMBR. 

beau, intelligent, destiné à devenir profondément 
sceptique, royalement prodigue et déplorablement 
libertin. 

Remariée avec le marquis de ViUemer, mère et ! 
veuve pour la seconde fois, la marquise avait trouvé i 
dans Urbain, son second fils, un ami dévoué, géi^é- ; 
reux, aussi austère de mœurs que son frère était cor- 
rompu , et assez riche du fait de son père pour ne 
pas s'affliger trop de la ruine de sa mère, car à Té- | 
poque où nous abordons Texistence de ces trois per- j 
sonnages, la marquise n'avait presque plus rien, 1 
grâc|,4u train que le jeune duc avait mené. 

A cette époque, le jeuh3 duc avait déjà trente-six 
ans passés, et le marquis en avait près de trente-trois. 
On voit que la duchesse d'Aléria n'avait pas perdu 
beaucoup de temps pour devenir marquise de Ville- 
mer. Personne ne Ten avait blâmée. Elle avait pas- 
sionnément chéri son second époux. On dit même 
qu'elle l'avait aimé, en tout bien, tout honneur, avant 
d'être veuve du premier. C'était une nature généreuse 
et passablement exaltée que la marquise. Aussi la 
mort prématurée de ce second mari la rendit-elle 
presque folle pendant un ou deux ans, Elle ne voulut 
plus voir personne, et ses enfants même lui devinrent 
comme étrangers, ce que voyant, les deux familles 
de ses deux maris décédés songèrent à la faire inter- 
dire et à prendre soin de l'éducation de ses fils; mais 
à cette idée la marquise rentra en elle-même. La na- 
ture fit un grand effort, l'âme se dégagea de son 



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LB MARQUIS DB YILLBMBE. :»5 

> trouble, la maternité se réveilla, et la crise passion* 
née qui lui fit ressaisir et caresser en pleurant ses 
deux fils lui rendit les droits de sa raison et l'empire 
de sa volonté. Elle resta malade, infirme, vieille avant 
rage, un peu bizarre à certains égards, mais très- 
énergique dans sa conduite, très-grande dans ses 
affections et très-noble dans tous ses rapports avec le 
monde. On la remarqua dès lors pour son esprit , qui 
avait été longtemps comme endormi dans le chagrin 
et dans Tamour, et qui se montra enfin dans le cou- 
rage. 

Tout ce qui précède établit suffisamment *&î* posi- 
tion. Nous laisserons maintenant Caroline de Saint- 
Geneix apprécier comme aile Fentendra la marquise 
et ses deux fils. 



LETTRE A MADAME CAMILLE HEUDEBERT. 

^ I Paris, 15 mars 1845. 

e 

\ I Oui, chère petite sœur, je suis très-bien installée, 
comme je te Tai dit dans mes précédentes lettres. 
Tai une jolie chambre, un bon feu, une belle voiture, 
des domestiques, une table assez succulente. Il ne 
tient qu'à moi de me croire riche et marquise, puisque, 
-ne quittant presque pas ma vieille dame, je suis néces- 
sairement associée à tout le confortable de sa vie. 

Mais tu me reproches de t'écrire des lettres bien 
courtes. C'est que, jusqu'à présent, j'ai eu fort peu 

t 



^ 



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tO LE MARQUIS DB VILLBMBR. 

de moments à moi. Enfin la marquise, qui voulait, je 
crois, m*éprouver un peu, paraît comprendre que je 
lui suis dévouée très-sincèrement, et elle me permet 
de me retirer à minuit. Je pourm donc causer avec 
toi sans me coucher à quatre heures du matin, car la 
marquise reçoit jusqu'à deux, et elle me gardait en* 
core une heure après pour causer des personnes que 
nous venions de voir, ce qui, je te Tavoue, je le lui 
ai avoué à elle-même, commençait à me sembler très- 
fatigant. £lle croyait que, comme elle, je me levais 
tard. Quand elle a su qu'à six heures j'étais toujours 
éveillée sans qu'il me fût possible de me rendormir, 
elle a eu généreusement égard à cette infirmité de 
provinciale. Ainsi matin ou soir je serai à toi, chère 
Camille. 

Oui, je l'aime, je l'aime beaucoup, cette vieille 
femme. Elle a un grand charme pour moi, et l'auto- 
rité qu'elle exerce sur mon esprit vient surtout de la 
franchise et de la netteté du sien. Elle a des préjugés 
certainement, et beaucoup d'idées qui ne sont pas, 
qui ne seront jamais les miennes; mais elle n'y porte 
iucun détour hypocrite, et les antipathies qu'elle 
exprime n'ont rien d'eflFrayant, parce que, même 
dans ses préventions, on sent une parfaite loyauté. 

Et d'ailleurs, depuis trois semaines que je vois le 
grand monde, car la marquise, sans donner de fêtes, 
reçoit tous les soirs bon nombre de visites, je m'a«> 
perçois d'un effacement général dont , au fond de ma 
province, je ne m'étais pas fait une idée aussi com- 



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LB MARQUIS DB VILLBMBR. n 

plète. Je t'assure qu'avec de meilleures manières et 
un certain air de supériorité, on est généralement ici 
aussi nul que possible. On n'a plus d'opinions sur rien, 
on se plaint de tout et on ne sait le remède à rien. 
On di t du mal de tout le monde et on n'en est pas 
moins bien avec tout le monde. Il n'y a plus d'indi* 
gnation , il n'y a que de la médisance. On prédit sans 
cesse les plus grandes catastrophes, et on vit comme 
si on jouissait de la plus profonde sécurité. Enfin on 
est vide et creux comme l'incertitude , comme l'im- 
puissance, et au milieu de ces esprits troublés et de 
ces convictions usées j'aime cette vieille marquise si 
firanche dans ses antipathies et si noblement inacces- 
sible aux transactions. Il me semble voir un person- 
nage d'un autre siècle , une espèce de duc de Saint- 
Simon femelle , gardant le respect du rang comme 
une religion et ne comprenant rien à la puissance de 
l'argent, contre laquelle on proteste faiblement ou 
hypocritement autour d'elle. 

Quant à moi , d'ailleurs, tu le sais, cela me va beau- 
coup, le mépris de l'argent! Nos malheurs ne m'ont 
pas changée, car je n'appelle pas argent cette chose 
sacrée, le salaire que je gagne fièrement et même 
avec un peu d*orçueil dans ce moment-ci. Cela , c'est 
le devoir, c'est la garantie de l'honneur. Le luxe 
même, quand il est la continuation ou la récompense 
d'une vie élevée , ne m'inspire pas ces dédains philo- 
sophiques qui cachent toujours un peu d'envie ; mais 
Topulence convoitée, cherchée, voulue et achetée à 



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le LB MARQUIS DB VlLLEMEn, 

tout prix par des mariages d ambition par des évo- 
lutions de conscience politique , par des intrigues de 
famille autour des successions , voilà ce qui prend à 
juste titre le vilain nom d'argent, et de ce côté-là je 
suis bien de Tavis de la marquise , qui ne pardonne 
pas les mésalliances intéressées et toutes les autres 
platitudes, soit privées, soit publiques. 

^lesi pour cela que la marquise voit, sans regret 
et sans frayeur, tomber jour par jour tout ce qu'elle 
posède dans un gouffre. Je t*ai déjà parlé de cela. Je 
t*ai dit que le duc d'Aléria, son premier fils, la ruinait, 
tandis que le second, le marquis, le fils de son der- 
nier mari, l'entourait d'égards et de soins, et mainte- 
nait encore son existence sur un pied très-confor- 
table. 

Il faut que je te parle maintenant de ces deux mes- 
sieurs, dont je ne t'ai encore dit que quelques mots. 
J'ai vu le marquis dès le premier jour de mon instal- 
lation. Tous les matins , de midi à une heure, et tous 
les soirs, de onze heures à minuit, il vient chez sa 
mère. En outre, il dîne chez elle assez souvent. J'ai 
donc eu le temps de l'observer, et je m'imagine déjà 
le connaître assez bien. 

C'est un homme jeune qui me paraît n'avoir pas 
eu de jeunesse. Il est d'une santé délicate, et son 
esprit, qui est très-cultivé et très-élevé, se débat contre 
un chagrin secret ou contre une tendance naturelle à 
la tristesse. Il est impossible d'avoir un extérieur 
moins frappant au premier abord et plus sympathique 



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LE MARQUIS DB VILLBMCR. 29 

k mesure que sa physionomie se révèle. Il n'est ni 
petit ni grand, ni beau ni laid. Sa mise n'a Kcn de 
négligé et rien de recherché. Il semble avoir Tavei-sion 
mstinctive de tout ce qui veut attirer Tattention sur la 
personne. Pourtant on s'aperçoit bien vite que ce 
n'est pas là un homme ordinaire. Le peu de mots 
qu'il vous dit est d'un sens profond ou délicat, et ses 
yeux , quand ils perdent l'embarras d'une certaine 
timidité, sont si beaux, si bons, si intelligents, que je 
ne crois pas en avoir jamais rencontré de pareils. 

Sa conduite envers sa mère est admirable et le 
oeint tout entier. Je lui ai vu dépenser plusieurs mil- 
lions, toute sa fortune personnelle, pour payer les 
folies du fils aîné, et il n'a jamais sourcillé, jamais 
fait une observation, jamais montré un dépit ou un 
regret. Plus elle a été faible envers ce fils ingrat et 
détestable, plus le marquis a été tendre, dévoué, res- 
pectueux. Tu vois qu'il est impossible de ne pas esti- 
mer cet homme-là , et quant à moi, je sens une sorte 
de vénération pour lui. 

En outre, son commerce est fort agréable. Il ne 
parle presque pas dans le monde; mais, dans l'inti- 
mité, la première réserve surmontée, il cause aver 
un grand charme. Ce n'est pas seulement un homme 
instruit, c'est un puits de science. Je croîs qu'il a tout 
lu, car, sur quelque sujet qu'on le mette, il est inté- 
ressant et prouve qu'il a été au fond de tout. Sa con- 
versatk)ii est si nécessaire à sa mère que, lorsque 
quelque affaire empêche ou diminue sa visite accou- 

2.. 



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M LB MARQUIS DE YILLBMBR. 

tuniée, elle est comme désorientée et inquièf*^ tout le 
reste du jour. 

Dans les commencements, aussitôt que je le voyais 
entrer chez elle le matin, je me retirais par discrétion, 
d'autant plus que, de son côté, cet homme supérieur, 
excessivement modeste par conséquent , paraissait in- 
timidé de ma présence. C'était me faire bien de Thon- 
neur, à coup sûr; mais au bout de trois ou quatre 
jours, il s'est rassuré au point de me demander avec 
douceur pourquoi il me mettait en fuite. Je ne me 
serais pas crue autorisée pour cela à gêner les épan- 
chements du fils et de la mère; mais celle-ci m'a 
priée de rester, et même elle a insisté et m'en a dit 
ensuite la raison avec sa franchise habituelle, et cette 
raison un peu singulière, la voici : 

— Mon fils est d'un esprit mélancolique, m'a-t-elle 
dit; ce n'est pas mon caractère à moi. Je suis très- 
abattue ou très-animée, jamais rêveuse, et la rêverie 
chez les autres m'irrite un peu. Chez mon fils, elle 
m'inquiète ou m'afflige. Je n'ai jamais pu en prendre- 
mou parti. Quand nous sommes tête à tête, il me faut 
faire des efforts continuels pour qu'il ne retombe pas 
dans ses contemplations. Quand nous sommes entou- 
rés de qu'inze ou vingt personnes le soir, ii en prend 
à son aise et se tient souvent à l'écart. Pour que je 
puisse jouir réellement de son esprit, ce qui est mon 
plus grand bonheur et mon unique plaisir, rien n'est 
si favorable que la présence d'un tiers, surtout si ce 
tiers est une personne de mérite. Le marquis se donne 



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LB MARQUIS DB VILLBMBR. »1 

alors la peine d'être charmant, d'abord par politesse, 
et peu à peu par coquetterie, quoiqu'il ne s'en doute 
pas lui-même. Enfin c'est un homme qui a besoin 
d'être arraché à ses réflexions, et il est si parfait pour 
moi que je n'ai ni le droit ni la volonté d'entamer ou- 
vertement cette lutte, tandis que la présence d'une 
personne qui, même sans rien dire, est censée l'écou- 
ter, le force à s'épancher un peu, vu que, s'il craint de 
paraître pédant en parlant trop, il craint encore plus 
de paraître affecté quand il s'oublie à réfléchir. Ainsi, 
ma chère, vous nous rendez grand service à tous les 
deux, en ne nous laissant pas trop seuls. 

•— Pourtant, madame, lui ai-je répondu, si vous 
aviez à parler de choses intimes, comment pourrais-je 
le deviner? 

Là-dessus elle m'a promis, quand cela arriverait, de 
m'avertir en me demandant si la pendule ne retarde 
pas. 



III 

«DITS DE LA LETTRE A MADAME HEUDEBERT. 

Je reprends ma lettre qu'hier soir le sommeil m'a 
forcée d'interrompre, et comme il n'est que neuf heures 
et que je ne vois pas la marquise avant midi, j'ai tout 
le temps de compléter les détails qui doivent te mettre 
au courant de ma situation. 



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n LU MAKQUIS DB VILLRMBK. 

Mais il me semble que je l'ai assez dépeint le mar- 
quis, et que tu peux très-bien te le représenter. Four 
répondre à toutes tes questions, je vais te dire com- 
ment se passent mes journées. 

La première quinzaine a été un peu dure, je te 
l'avoue mainv^nant que j*ai obtenu une mod ification 
bien nécessaire. Tu sais combien j'ai besoin de mou- 
vement, et comme depuis six ans j'avais une vie ac- 
tive; mais ici, hélas! point de maison à ranger et à 
parcourir cent fois le jour du haut en bas, point d'en- 
fant à promener et à faire jouer, pas même un chien 
avec qui l'on puisse courir sous prétexte de l'amuser. 
La marquise a horreur des bêtes ; elle ne sort qu'une 
ou deux fois par semaine pour monter et descendre en 
voiture l'avenue des Champs-Elysées. Elle appelle cela 
faire de l'exercice. Infirme et ne pouvant monter les 
escaliers que sur les bras d'un domestique, cliose 
qu'elle redoute assez parce qu'une fois on l'a laissée 
tomber, elle ne rend pas de visites. Sa vie se passe à 
en recevoir. Toute l'activité, toute la séye de son exis- 
tence est dans sa tête et beaucoup dans sa parole : elle 
parle remarquablement bien et elle le sait ; mais elle 
n'en tire pas de vanité puérile, et songe moins à se faire 
écouter qu'à épancher les idées et les sentiments qui 
l'agitent. 

C'est, tu le vois, une nature énergique et d'une sin- 
gulière ardeur d'opinions sur toutes choses, même sur 
celles qui me semblent à moi fort indifférentes. Elle 
n'a jamais dû être heureuse, elle en cherche trop 



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LB MARQUIS DE VILLBMBR. 19 

long, et vivre avec elle sans dése ipp arer est une fati- 
gue, en dépit du grand attrait qu'elle exerce. Sej 
mains sont parfaitement oisives: elle a pourtant la vu« 
perçante et les doigts encore agiles, car elle joue assez 
bien du piano; mais elle dédaigne tout ce qui distrait 
de la causerie et ne m'a encore demandé ni lecture n: 
musique. Elle dit qu'elle tient mes talents en réserve 
pour la campagne, où elle se trouve moins entourée 
et où nous devons aller dans deux mois. J'aspire beau- 
coup à cette campagne, car ici la vie physique est par 
trop supprimée. Et puis cette bonne marquise a Tha- 
bitude de vivre dans une température de Sénégal ; en 
outre elle se couvre de parfums, et son appartement 
est rempli des fleurs les plus violentes; c'est fort beau 
à voir, mais l'absence d'air rend cela b*en dur à res- 
pirer. 

Par-dessus le marché, il faut être oisive comme elle. 
J'ai essayé dans le commencement de broder à ses cô- 
tés; j'ai vu bien vite que cela lui portait sur les nerfs. 
Elle me demandait si j'étais à la journée, si ce que je 
faisais était bien pressé, bien utile, et elle me déran- 
geait dix fois sans autre motif que celui de voir aban- 
donner cet ouvrage qui l'agaçait. Enfin j'ai dû y re- 
noncer, elle en serait tombéelnalade. Elle m'en a su 
gré, et afin de m'ôter le droit de faire un nouvel essai, 
elle m'a dit sa façon de penser naïvement. Elle pré- 
tend que les femmes qui occupent leui-s mains et leurs 
yeux à ces travaux d'aiguille y mettent beaucoup plus 
de hnv esprit qu'elles ne veulent se l'avouer à elles- 



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M LB MARQUIS OB YILLBMBR. 

mêmes. C'est, selon elle, une façon de s'abrutir pour 
% soustraire à rennui d'exister. Elle ne comprend 
:ela que pour les malheureuses et les prisonnières. Et 
puis elle m'a doré la pilule en ajoutant que cela nie 
donnait l'air d'une femme de chambre, et qu'elle vou* 
lait que pouf tous les gens qu'elle reçoit je fasse sa 
compagne et son amie. Elle me pousse donc à la cau- 
serie et m'interpelle souvent pour me forcer à montrer 
mon esprit, ce que je me garde bien de faire, car je ne 
m'en sens pas du tout quand on me regarde et quand 
on m'écoute. 

Je fais pourtant bien tout ce que je peux pour re- 
muer, et je regrette beaucoup que ma vieille amie, 
puisque amie il y a, ne consente pas à recevoir de 
moi le plus petit service ; mais loin de là, elle sonne 
sa femme de chambre pour ramasser son mouchoir 
si je ne me précipite pas pour le saisir, et encore 
me reproche-t-elle de me trop dévouer sans s'aper- 
cevoir que je souffre de n'avoir aucun dévouement à 
exercer. 

Tu te demandes dès lors pourquoi elle m'a pris à 
«on service ; je vais te le dire : elle ne reçoit pas avant 
quatre heures, et jusque-là, c'est-à-dire aussitôt que 
le marquis la quitte, elle écoute la lecture des jour- 
naux et fait sa correspondance ; c'est donc moi qui lis 
et écris pour elle. Pourquoi elle ne lit pas et n'écrit pas 
elle-même, je n'en sais rien, car elle en est ^ort ca 
pable. Je crois deviner que la solitude lui est odieuse, 
et qu'il lui est impossible de réagir par une occupa- 



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LB MARQUIS DB YILLBMBE. M 

lion quelconque contre l'effroi qu'elle lui inspire. Cer- 
lainen^ent il y a en elle quelque chose de bizarre qui 
ne paraît pas, mais qui existe au fond de son cœur ou 
de son cerveau. C'est peut-être une organisation un 
peu faussée par l'abus des relations extérieures. On 
ne lui aura pas appris à s'occuper, et peut-être ne 
peut-elle même pas penser quand elle est seule. 

Il est certain que quand j'entre chez elle à midi 
sonnant, je la trouve toute différente de ce que je l'ai 
laissée la veille au milieu de son salon. Elle semble 
vieillir de dix ans chaque nuit. Je sais que ses fenmaes 
lui font une longue toilette durant laquelle elle ne leur 
adresse pas la parole, car elle est fort dédaigneuse des 
gens dont le langage est vulgaire. Elle s'ennuie telle- 
ment de la présence de ces pauvres filles (peut-être 
aussi a-t-elle des insomnies où elle s'ennuie d'une fa- 
çon désespérée), qu'elle est comme à demi morte et 
d'une pâleur effrayante quand je l'aborde ; mais au 
bout de dix minutes il n'y parait plus, elle s'éveille, 
s'excite, et quand le marquis arrive, elle a déjà rajeuni 
les dix ans de la nuit. >C' 

La correspondance, dont je ne dois rien te dire, 
bien qu'elle n'ait rien de secret, n'est nullement une 
nécessité de position ni d'intérêts. C'est un besoin 
qu'elle éprouve de causer avec ses^mis absents. C'est) 
dit-elle, une manière de parler, d'échanger ses idées,! 
qui varie le seul plaisir qu'elle connaisse, celui d'être « 
en conmdunication continuelle avec l'esprit d'autrui. 

SoitI ce ne serait pas mon goût, si j'avais des loisu» 



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t8 I.B MARQUIS DB VlLLBMBR. 

à moi. Je ne me plairais qu'avec ceux que j*aime, et 
certainement la marquise ne peut pas aimer beaucoup 
les quarante ou cinquante personnes auxquelles elle 
écrit, et les deux ou trois cents qu'elle reçoit chaque 
semaine. 

Mais il ne s'agît pas de mon goût, et je ne veux pas 
faire la critique de la personne à laquelle j'ai donné 
ma liberté. Ce serait lâche, car, après tout, si je n'es- 
timais ni ne respectais cette personne, je serais libre 
de me présenter ailleurs. D'ailleurs, en supposant que 
mon respect et mon estime fussent attristés par quel- 
que travers à supporter, comme partout je rencon- 
trerais des travers et probablement de pires, je ne 
vois pas pourquoi je regarderais à la loupe ceux que 
]e veux subir gaiement et philosophiquement. Donc, 
chère sœiur, s'il m'arrive de blâmer ou de railler quel- 
qu'un ou quelque chose d'ici, prends que cela m'é- 
chappe dans la conversation, et que je ne veux pas 
m'observer avec toi; mais sois sûre que rien ne m'af- 
fecte et ne me crée de souffrances réelles. 

Le fond de tout cela, c'est qu'il y a dans l'âme de la 
marquise quelque chose de fort, de chaud, de sincère 
par conséquent, qui m'attache véritablement à elle et 
qui me fait accepter sans aucune répugnance le soin 
de la distraire et de l'égayer. Je sais très-bien, quoi 
qu'elle en dise, que je suis auprès d'elle quelque chose 
de bien pis qu'une suivante : je suis une esclave; 
mais je le suis de par ma volonté, et dès lors je me 
sens libre comme l'air dans ma conscience. Qu'y a-t-il 



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LB MARQUIS DE VILLEMER. W 

de plus libre que Tesprit d'un captif ou d'un proscrit 
pour sa foi? 

Je n'avais pas réfléchi à tout cela quand je t'ai 
f|uittée, ma sœur ; Je croyais véritablement que j'aurais 
beaucoup à souffrir. Eh bien I j'y ai réfléchi à présent, 
et sauf le manque d'exercice, qui est une chose toute 
physique, je n'ai pas du tout souffert. Cette petite 
souffrance m'est épargnée désormais , ne t'en tour- 
mente pas. J'ai été forcée de l'avouer. Dès lors on me 
laisse dormir d'assez bonne heure, et je peux marcher 
le matin dans le jardin de l'hôtel, qui n'est pas grand, 
mais où je réussis à faire beaucoup de chemin, tout 
en pensant à toi et à nos vastes campagnes, où je me 
figure être encore avec les enfants autour de nous; 
c'est un bon rêve qui me fait du bien. 

Mais je m'aperçois que je ne t'ai encore rien dit de 
M. le duc; je passe à ce chapitre. 

il n'y a pas plus de trois jours que je l'ai enfin 
aperçu. Je t'avoue que je n'en étais pas fort impa- 
tiente. Je ne peux pas me défendre d'un sentiment 
d'horreur pour cet homme, qui a ruiné sa mère, et 
qui, dit-on, est orné de tous les vices. Eh bien I ma 
surprise a été très-grande, et si mon aversion pour 
son caractère persiste, je suis forcée de dire que sa 
personne ne m'est point antipathique, comme je me 
rétais représentée. 

Dans ma frayeur, je hii supposais des griffes et 
des cornes. Voici pourtant comment j'ai abordé ce 
démon sans le connaître. Il faut te dire que rien 



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S8 LB MÀEQUIS DB VILLBMBR. 

n'est plus inégal que ses relations avec sa mère. 11 y 
a des semaines, des mois même, où il dent la voir 
presque tous les jours; puis il disparadt, on n'entend 
plus parler de lui pendant des mois ou des semaines 
et quand il reparaît, il n'y a pas phis d'explication 
de part et d'autre que si Ton s'était quitté la veille. 
Je ne sais pas encore comment la marquise prend 
tout cela. Je lui ai entendu nommer quelquefois son 
fils aîné avec autant de calme et de déférence que 
s'il s'agissait du marquis, et tu penses bien que je 
ne me suis pas permis la moindre question sur un 
sujet aussi délicat. Elle avait seulement dit une fois 
devant moi, mais sans faire aucune réflexion, ce que 
je viens de te dire sur l'irrégularité capricieuse de 
ses visites. 

Je m'attendais bien à le voir tomber des nues un 
jour ou l'autre, mais je ne pensais pas du tout à lui, 
lorsque, entrant dans le salon après le dîner pour 
regarder, selon ma coutume^ si tout était arrangé 
au gré de la marquise, je ne fis aucune attention à 
un personnage qui y était installé dans un coin, en- 
foncé dans une causeuse. Quand la marquise a diné, 
elle retourne à sa chambre, où ses femmes lui 
mettent un peu de blanc et de rouge, et eUe y reste 
un quart d'heure, pendant que je fais la revue des 
lampes et des jardinières du salon. J'étais donc livrée 
à cette grave occupation, et, profitant de l'occasion 
de me mouvoir, j'allais et venais très-vite, en chan- 
tonnant une chanson de chez nous, lorsque je ma 



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LB MARQUIS DB VII.LBMISA. M 

trouvai face à face avec deux grands yeux UeuA 
d'une limpidité extraordinaire. Je saluai en deman- 
dant pardon ; on se leva en me rendant mes excuses, 
et, chargée de faire les honneurs, mais ne sachant 
que dire à un nouveau visage qui avait Tair de me 
demander qui j'étais, je pris le parti de ne rien dire 
du tout. 

Le persomiage s'était levé ; il s'était mb le dos à la 
cheminée, et me suivait des yeux d'un air plutôt 
bi^veillant qu'étonné. C'est un homme de haute 
taille, un peu gros, d'une grande figure, et, ce qu'il 
y a de phis surprenant, d'une physionomie char- 
mante. Il est impossible d'avoir l'aspect plus doux, 
plus humain, plus candide même ; le son de sa voix 
est voilé et affectueux, la prononciation d'une ex- 
trême distinction, ainsi que les maniènis. Je dirai 
même qu'il y a dans les moindres mouvements de 
ce serpent à sonnettes quelque chose de suave, et 
que son sourire est eonmie celui d'un enfant. 

Y o(Hnprends-tu quelque chose? Pour moi, j'étais 
si loin de me méfier de la vérité, que je revins vers 
la cheminée, me sentant comme attirée par ce bon 
regard, et prête à lui répondre de la façon la plus 
af^e, s'il lui plaisait, de m'adresaer la parole. II 
paraissait désireux d'entrer en matière, et il le fit tout 
franchement. — Mademoiselle Esther est-elle malade? 
me dit- il de sa voix douce et avec une intonation 
très-polie. 

— Mademoiselle Esther n'est plus ici depuis deui 



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ho LB MARQUIS DB YILLBMBR. 

flîois, répondîs-je. Je ne Tai pas connue. C'est moi 
qui la remplace. 

— Ohl que non! 

— Pardonnez-moi. 

— Dites que vous lui succédez I Le t;rintemps ne 
remplace pas Thiver, il le fait oublier. 

— L'hiver peut cependant avoir du bon. 

— Ohl /ous n'avez pas connu Estherl Elle était 
aigre comme la bise de décembre, et quand elle 
approchait de vous, on se sentait venir des rhuma- 
tismes. 

Là -dessus, il se mit à faire le portrait de cette 
pauvre Esther d'une façon gaie, sans fiel , mais très- 
comique, et je ne pus retenir un éclat de rire. 

— A la bonne heure I ajouta-t-il, vous ri^z, vous? 
On entendra donc rire icil Riez -vous soient au 
moins. 

— Mais oui, quand l'occasion est bonne. 

— 11 n'y avait pas de bonne occasion poui* Esther. 
Après tout, elle avait raison : si elle eût ri, elle eût 
montré ses dents I Ohl mon Dieu, ne cachez pas les 
vôtres. Je les ai vues, et pourtant je ne vous en dis 
rien. Je ne connais rien de plus sot que les compli* 
ments. Est-ce que c'est impertinent de ^ ous deman- 
der votre nom?... Mais non, ne me le dites pas. J'a- 
vais deviné celui d'Esther : je l'avais baptisée Rebecca. 
Vous voyez que je sentais la race. Je voudrais deviner 
le vôtre. 

— Voyons, devine*. 



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IB MARQUIS DB VILLBMBR. 41 

— Eh bienl... un nom très -français, Louise, 
Blanche, Charlotte? 

— Vous y êtes, je m'appelle Caroline I 

— Vous voyez bienl... Et vous arrivez de pro- 
vince ? 

— De la campagne. 

— Tiens I pourquoi donc n'avez-vous pas les mains 
rouges?... Est-ce que cela vous fait plaisir d*étre à 
Paris? 

— Non, pas du touti 

— Je parie que vos parents vous ont forcée?... 

— Non, non, personne ne m'a forcée. 

— Mais vous vous ennuyez ici? Convenez que vous 
vous ennuyez ! 

— Mais non, je ne m'ennuie jamais. 

— Vous n'êtes plus franche I 

— Je vous jure que si. 

— Alors vous êtes donc très-raisonnable? 

— Je m'en pique. 

— Positive peut-être? 

— Non. 

— Romanesque alors? 

— Non plus. 

— Quoi donc? 

— Rien. 

— Comment rien? 

— Rien qui mérite la plus petite attention. Je sais 
lire, écrire et compter. Je jouaille un peu de piano. 
Je sois très-obéissante. Je mets de la conscience dans 



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« LE MARQUIS DE VILLEMER. 

mon devoir, et voilà tout ce qu'il importe que je 
sois ici. 

— Eh bien I vous ne vous connaissez pas! Voulez- 
vous que je vous dise, moi? Vous êtes une personne 
d'esprit et une âme excellente. 

— Vous croyez? 

— J'en suis sûr. Je vois très-vite et je juge assez 
bien. Et vous? vous feites-vous à première vue une 
idée des gens? 

— Mais oui, un peu. 

— Eh bien I qu'est-ce que vous pensez et moi, par 
exemple ? 

— Naturellement je ^ense de vous ce que vous 
pensez de moi. 

— C'est par reconnaissance ou par politesse t 

— Non, c'est un instinct comme cela. 

— Eh bien ! je vous en remercie. Vrai , voilà 
quelque chose qui me fait plaisir : non pas Vesprit, 
noni tout le monde en a, cela s'apprend; mais la 
bonté I Vous ne me croyez pas mauvais, n'est-ce pas? 
Alors... Tenez, voulez-vous me donner une poignée 
de main ? 

— Pourquoi ? 

— Je vous le dirai tout à l'heure. Me refusez-vous 
une poignée de main? Il n'y a rien de plus honnête 
au monde que le sentiment qui me fait vous de- 
mander cela. 

Il y avait quelque chose de si vrai et de si émou- 
vant dans la figure et daas l'accent de cet homme^ 



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LB MARQUIS DB YILLBMBR. 41 

que, malgré Tétrangeté de sa demande et Tétrangeté 
plus grande encore de mon consentement, je mis ma 
main dans la sienne avec confiance. Il la serra dou- 
cement et ne la garda qu'une seconde; mais des 
larmes lui vinrent aux yeux, et il me dit comme avec 
un peu d'étouffiem^it ; — Merci I ayez bien soin de 
ma pauvre mèrel 

Quant à moi, comprenant enfin que c'était le duc 
d*AIéria, et que je venais de toucher la main de ce 
libertin sans âme, de ce fils sans religion, de ce frère 
sans cœur, en un mot de cet homme sans frein et 
sans conscience, je sentis que mes jambes ne me por- 
taient plus, et je m'appuyai sur la table en devenant 
apparemment si p&le, qu'il s^en aperçut et fit un 
mouvement pour me soutenir en s'écriant : 

— Eh bien I vous vous trouvez mal? 

Mais il s'arrêta en voyant la frayeur et le dégoût 
qu'il m'inspirait, ou peut-être seulement parce que 
sa mère venait d'entrer. Elle s'aperçut de mon trouble 
et regarda le duc comme pour lui en demander la 
cause. Il ne répondit qu'en lui baisant la main de 
l'air le plus tendre et le plus respectueux, et en lui 
demandant de ses nouvelles. Je sortis aussitôt, autant 
pour me remettre que pour les laisser seub en- 
semble. 

Quand je rentrai au salon, il était arrivé plusieurs 
personnes, et je me mis à causer avec une madame 
de D..., qui est très-affectueuse pour moi, et qui nie 
parut une excellente personne. Elle ne peut cepen- 



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/,4 LE MARQUIS DE VILLEMER. 

dant pas souftrir le duc, et c'est elle qui m'a appns 
tout le mal que j'en sais. Un instinct de réaction 
contre la sympathie qu'il m'avait inspirée me fit sans 
doute choisir de préférence l'entretien de cette damer/ 

— Eh bieni me dit-elle, comme si elle eût deviné 
ce qui se passait en moi, et en regardant le duc, qui 
tenait la conversation auprès de sa mère : — Vous 
l'avez enfin vu, V enfant chérit Qu'est-ce que vous eï 
dites? 

— Il est aimable et beau, et c'est ce qui, à mes 
yeux, le condanme davantage. 

— Oui, n'est-ce pas? C'est, à coup sûr, une belle 
organisation, et il est incroyable qu'il soit encore 
aussi bien et aussi spirituel après la vie qu'il a 
menée; mais n'allez pas vous y fierl C'est l'être le 
plus corrompu qui existe, et il est parfaitement ca- 
pable de faire le bon apôtre avec vous pour vous 
compromettre. 

— Moi? Ohl que non. L'humilité de ma position 
me préservera de son attention. 

— Nullement. Vous verrez I Je ne vous dirai pas 
que votre mérite prévaudra sur votre position, bien 
que cela soit évident pour tout le monde; mais il 
lui sufiîra que vous soyez honnête pour qu'il souhaite 
de vous égarer. 

— Ne cherchez pas à m'effrayer; je ne resterais 
pas une heure ici, madame, si je croyais y être 
outragée. 

— Non, non, ce n'est pas là ce qu'il faut craindre. 



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LB MARQUIS DB VILLBMBR. 45 

n est homme de bonne compagnie quand il est en 
Jftonne compagnie, et jamais vous n'aurez à vous dé- 
fendred'une inconvenance de sa part. Toutau contraire* 
si vous n*y prenez garde, il vous persuadera qu'il est 
un ange repentant, peut-être même un saint méconnu, 
et... vous serez sa dupe. 

Madame de D... dit ces (Jernières paroles d'un ton 
de compassion qui me blessa. J'allais répondre ; mais 
je me rappelai ce que j'avais entendu dire à une autre 
vieille dame : c'est que la fille de madame de D.. 
avait été fort compromise par le duc. La pauvre 
femme doit horriblement souffrir quand elle le voit, 
et je m'explique comment une personne si indulgente 
pour tout le monde parle de lui avec tant d'amer- 
tume; mais je ne m'explique pas trop pourquoi, 
malgré la répugnance qu'elle éprouve à le voir et à 
l'entendre nommer, elle me parle de lui avec une 
sorte d'insistance toutes les fois qu'elle peut me 
prendre à part. On dirait vraiment qu'elle me croit 
destinée à tomber dans les pièges de ce Lovelace, et 
qu'elle poursuit une vengeance en lui disputant ma 
pauvre âme. 

Un instant de réflexion me fit trouver sa frayeur un 
peu risible, et, ne voulant ni m'en fâcher ni réveiller 
le sentiment de ses douleurs, j'ai, depuis ce moment- 
là, évité de lui parler de son ennemi. D'ailleurs le 
duc ne m'a plus adressé la parole ce soir-là, et depuis 
ce soir-là il n'a pas reparu. Si je cours des dangers, 
je ne m'en aperçois pas encore: mais, tu peux être 

3. 



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46 LB MARQUIS DB YILLBMBR. 

aussi tranquille que moi là-dessus, je n'ai aucune 
crainte des gens que je n'estime pas... 

Le reste de la lettre de Caroline avait trait à d'autres 
personnes et à d'autres circonstances qui l'avaient plus 
DU moins frappée. Cknnme ces détails ne se rattadient 
pas directement à notre récit, nous les supprimons en 
attendant que ce récit nous y ramène. 



IV 



Vers la même époque, Caroline reçut une lettre qui 
la toucha vivement, et que nous transcrirons en ne 
nous astreignant pas aux feutcs d'orthographe et de 
ponctuation qui la rendraient difficile à lire. 

(( Ma chère Caroline, — permettez à votre pauvre 
nourrice de vous appeler toujours comme ça, — j*ai 
appris de votre sœur aînée, qui m'a fait le plaisir de 
m'écrire, que vous aviez quitté sa maison pour aller 
être demoiselle de compagnie à Paris. Je ne peux pas 
vous dire la pdneque ça me fait de penser qu'une 
personne comme vous, que j'ai vue naître dans le 
bonheur» soit obligée de se soumettre aux autres, et 
quand je pense que c'est par votre bon cœur, et pour 
faire du bien à Camille et à ses enfants, les larmes 
m'en coulent des yeux. Chère demoiselle, je ne peux 
vous dire qu'une chose, c'est que, grâce à la généro- 



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LB MARQUIS DB VILLEMBR. 47 

site d6 vos parents, je ne suis pas des plus malheu- 
reuses.' Mon mari a un bon état et fait un peu de com- 
merce qui nous a permis d'acheter une maison et un 
peu de terre. Mon fils est militaire, et votre sœur de 
lait se trouve assez bien mariée. Ainsi donc, si quelques 
centaines de francs vous faisaient besoin un jour ou 
Fautrf/, nous serions contents de vous les prêter pour 
tout le temps qu'il vous Saudrait, et sans payer d'inté- 
rêts. En acceptant, vous feriez honneur et plaisir à des 
gens qui vous ont toujours aimée, vu que, sans vous 
connaître autrement que par moi, mon mari vous 
estime et me dit souvent : « Elle devrait venir chez 
nous, nous la garderions tout le temps qu'elle vou- 
drait, et puisqu'dle est bonne marcheuse et forte, on 
lui ferait voir nos montagnes. Si elle voulait, elle 
pourrait être maîtresse d'école dans notre village, ce 
qui ne lui rapp(»*terait pas gros; mais elle n'aurait 
guère de dépense à faire, et ça reviendrait peut-être 
au même que d'être à Paris, où on vit si chèrement. » 
Je vous dis cela tout bonnement, comme Peyraque le 
dit, et si le coeur pouvait vous en dire, nous aurions 
une petite chambre bien propre pour vous et un pays 
un peu savxvage à vous métrer. Ça ne vous ferait 
point peur, à vous qui, touf petite, vouliez toujours 
grimper partout, que même votre pauvre papa vous 
appelait son petit chevreuil. 

a Pensez donc, si vous n'êtes pas bien où vous êtes, 
ma chère Caroline de mon cœur, qu'il y a, dans un 
coin de pays que vous ne connaissez pas, des gens qui 



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48 LE MARQUIS DE YILLEMER. 

VOUS connaissent pour la meilleure âme du monde, et 
qui prient pour vous soir et matin, en demandant au 
bon Dieu que vous veniez les voir. 

«Justine Lanion, femme Peyraque, 
(A Lantriac, par Le Puy, Haute-Loire.) » 

idit aussitôt : 

istine, ma chère amie, j*ai pleuré en 
le sont des larmes de joie et de re- 
! suis heureuse d'avoir toujours ton 
re que le jour où nous nous sommes 
iéjà quatorze ans I Ce jour-là est resté 
•e comme un des plus douloureux de 
nnaissais déjà plus d'autre mère que 
, c'était rester sans mère pour la se- 
le nourrice I tu m'aimais tant que tu 
iblié pour moi ton brave mari et tes 
[ais ils te rappelaient, tu te devais à 
LUS toutes tes lettres qu'ils te donnaient 
st eux qui te payaient ma dette, car 
3nné beaucoup, et j'ai bien souvent 
i quelque chose de bon et de raison- 
est parce que j'ai été aimée, traitée 
>uceur par la première personne que 
pris à connaître. Tu veux àt présent 
3mies, chère bonne âme! Gela est bon 
me toi, et de la part de ton mari, qui 
is, c'est beau et grand. Je vous remer- 
mes braves amis, mais je n'ai bf soin 



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LE MARQUIS DB YILLBMER. 4i 

de rien. Je ne manque de rien où je suis, et je m'y 
trouve aussi bien que possible loin de ma chère fa- 
mille. 

« C'est égal. Je ne veux pas perdre Tespérance d'al- 
ler vous voir. Ce que tu me dis de la petite chambro 
propre et du beau pays sauvage me donne une en\ie 
iblle de connaître ton village et ton petit établissement. 
Je ne sais pas quand j'aurai dans ma vie quinze jours 
de liberté, mais sois sûre que si je les ai jamais, ils 
seront pour ma nourrice bien-aimée, que j'embrasse 
de tout mon cœur. » 

Pendant que Caroline se livrait à cette candide effu- 
sion, le duc Gaétan d'Aléria, magnifiquement vêtu en. 
Turc, costume du matin, causait avec son frère le 
marquis, dont il recevait la visite matinale dans son 
splendide appartement de la rue de la Paix. 

On venait de parler d'affaires, et une discussion 
assez vive s'était élevée entre les deux frères. — Non, 
mon ami, disait le duc d'un ton ferme, j'aurai cette 
fois de l'énergie : je refuse votre signature; vous ne 
payerez pas mes dettes I 

— Je les payerai, répondit le marquis d'un ton tout 
aussi résolu. Il le faut, je le dois. J'ai hésité, je ne 
vous le cache pas, avant d'en connaître le chiffre, el 
votre fierté ne doit pas souffrir de scrupules que j'a- 
voue. Je craignais d'être engagé au delà de ce que je 
puis faire ; mais je sais maintenant qu'il me restera de 
quoi soutenff le bien-êlre de notre mère. Dès lors je 



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50 LB MARQUIS DB YILLBMBR. 

suis décidé à sauver Thonneur de la famille, et vous 
îie pouvez pas vous y opposer. 

— Je m'y oppose; vous ne me devez pas ce sacn- 
8ce : nous ne portons pas le même nom. 

— Nousbommes les fils de la même mère, et je m 
reux pas qu'elle meure de honte et de chagrin en vous 
foyant insolvable. 

— Pas plus que ma mère, je ne veux d'une telle 
honte. Je me marierai. 

— Pour de Taisent? Aux yeux de notre mère et aux 
miens tout autant qu'aux vôtres, mon frère, ce serait 
pire, vous le savez bien I 

— Eh bien I j'accepterai une place. 

— Pire, toujours pire ! 

— Non, il n'y a rien de pire pour moi que la dou- 
leur de vous ruiner. 

— Je ne serai pas ruiné. 

— Enfin ne puis-je savoir le chiffre de mes dettes? 

— C'est inutile ; il me suffit que vous m'ayez donné 
votre parole de n'en avoir pas qui soient inconnues au 
notaire chargé de votre liquidation. Je vous ai demandé 
seulement de vouloir bien jeter les yeux sur quelques- 
uns de ces papiers pour en vérifier, s'il se peut, l'exac» 
titude. Vous l'avez constatée ; il sufiît, le reste ne vous 
regarde pas. 

Le duc froissa les papiers avec colère, marcha à 
grands pas dans la chambre, sans pouvoir trouver un 
seul mot qui peignît la détresse de son esprit. Puis il 
alluma un cigare qu'il ne fuma pas, se jeta dans on 



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LB MARQUIS DB YILLBMBR. 51 

fauteuil et devint fort pâle. Le marquis comprit ce que 
souffrait son orgueil, peut-être sa conscience. 

— Gabnez-TOtts, lui dit-il. Je ressens votre douleur; 
mais je la crois bonne et je compte sur l'avenir. Ou- 
bliez le service que je rends à ma mère encore plus 
iu*à vous, mais n'oubliez pas que ce qui me reste est 
à elle seule désormais. Songez que nous pouvons avoir 
le bonheur de la conserver longtemps, et qu'il ne feut 
pas qu'elle sou£fire. Adieu, je vous reverrai dans une 
heure pour régler les derniers détails. 

— Oui, oui, laissez-moi seul, répondit le duc; vous 
voyez qu'en ce momeoit il m'est impossible de vous 
dire un mot. 

Dès que le marquis fut sorti, le duc sonna, fit dé- 
fendre sa porte et recommença à marcher dans sa 
chambre avec une agitation désespérée. Il sulMSsait à 
cette heure-tti l'inévitable et suprême crise de sa des- 
tinée. Dans aucun autre de ses désastres, il ne s'était 
vu si coupable et ne s'était s^ti si affecté. 

Jusque-là en effet, il avait mangé sa propre fortune 
avec l'âpre insouciance que donne le sentiment de ne 
nuire qu'à soi-même. Il avait pour ainsi dire usé d'ut 
droit. Puis, moitié à son insu, à force d'entamer le 
capital maternel, il l'avait dévoré, s'enduroissant peu 
à peu à l'humiliation de laisser peser sur son frère le 
devoir de soutenir leur mère de ses propres ressour- 
ces. Disons tout ce qui pouvait jusque4à excuser le 
duc. Il avait été affreusement gâté. Il y avait eu pour 
Uii dans le c^»^ xoaternel une préf<^jrence bien ma> 



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/" 



58 LB MARQUIS DB VILtBMEBh 

quée. La naiure aussi avait été partiale, envers lu!. 
Plus grand, plus beau, plus fort, plus brillant, plus 
actif en apparence que son frère, plus expansif, plus 
caressant, dès Tenfance il avait paru à tout le monde 
le mieux doué et le plus aimable. Longtemps chétif et 
taciturne, le marquis n'avait montré de passion que 
pour Tétude, et ce qui eût semblé un grand avantage 
chez un plébéien fut considéré comme une bizarrerie 
chez un homme de qualité. Cette aptitude fut donc 
combattue plutôt qu'encouragée, et c'est pour cela 
précisément qu'elle devint une passion : passion ab- 
sorbante et dès lors sans épanchement, qui développa 
dans l'âme du jeune homme une vive sensibilité inté- 
rieure et un enthousiasme d'autant plus ardent qu'il 
était renfeirmé. Le marquis était infiniment plus ai- 
mant que son frère et passait pour un homme froid, 
tandis que le duc, essentiellement bienveillant et com- 
municatif, passa longtemps pour une âme de feu, sans 
aimer exclusivement personne. 
"^ Cette fougue de tempérament qui avait donné le 
change, le duc la tenait de son père, et, dans ses pre- 
mières années, la vivacité de ses manières avait in- 
quiété la marquise. Nous avons dit qu'après la mor^ 
de son second mari elle avait été fort exaltée, et que, 
pendant près d'une année, elle avait redouté la vue de 
ses enfants. Lorsque cette maladie morale fit place 
aux sentiments de la nature, son premier mouvement 
fut de serrer dans ses bras le fils de l'époux aimé. 
Celui-ci, étonné et comme effrayé de l'hnpétuosité des 



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LB MARQUIS DB YILLBMBR. » 

caresses dont il avait perdu le souvenir, se mit à pleu- 
rer sans savoir pourquoi. C'était peut-être le vague 
reproche de Tinstinct froissé par Vabandon. Le duc, 
plus âgé de trois ans, mais plus facile à distraire, ne 
s'était aperçu de rien. II répondit par des baisers aux 
baisers de sa mère, et la pauvre femme s'imagina que 
celui-là avait hérité de son cœur, tandis que le mar- 
quis n'avait hérité, selon elle, que de son grand-père 
paternel, un vieux savant passablement maniaque. Le 
duc fut donc préféré en secret, non pas mieux choyé, 
car la marquise avait un grand fonds d'équité reli- 
gieuse, mais plus caressé, parce que, pensait-elle, lui 
seul sentait le prix d'une caresse. 

Urbain (le marquis) sentit cette préférence, et il en 
souffirit; mais il ne se permit jamais de s'en plaindre, 
et, jugeant peut-être déjà son frère, il ne voulut pas 
lutter avec lui sur ce terrain frivole. 

Avec le temps, la marquise reconnut bien qu'elle 
s'était trompée, et qu'il fallait juger les sentiments 
par des actes plus que par des paroles; mais l'habi- 
tude de gâter son enfant prodigue était prise, et à cette 
habitude se joignit bientôt celle d'une tendre pitié pour 
des égarements qui semblaient devoir mener ce pro- 
digue à sa perte. Ces égarements ne prenaient pour- 
rant pas leur source dans une âme perverse. Vanité 
d'abord, ivresse ensuite, enfin déperdition d'énergie et 
tyrannie du vice, voilà en trois mots Thistoire de cet 
homme charmant sans exquisité, bon sans grandeur 
d'âme, sceptique sanà athéisme. A l'âge où nous le 



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M LB MARQUIS DB YILLBMBR. 

décrivons, il s'était fait en lui un grand vide à la place 
de la OMîscience, et pourtant c'était plutôt une con- 
science absente que morte. Il y avait encore des re- 
tours, des combats, plus rares et plus courts que dans 
la jeunesse, mais peut-être plus énergiques, et celui 
qui se livrait en lui cette fois était si cruel , qu'il mit 
à plusieurs reprises la main sur une de ses armes de 
luxe, coname s'il eût été poursuivi par le spectre du 
suicide; mais il pensa à sa mère, repoussa et enferma 
les armes, et se prit la tête à deux mains, craignant de 
devenir fou. 

Il avait toujours regardé l'argent comme rien. Sa 
mère, par ses théories de noble désintéressement, 
l'avait aidé à glisser de là sur la pente du sophisme. 
II avait pourtant compris qu'en ruinant sa mère, il 
avait dépassé son droit. Il s'était étourdi, il avait été 
jusqu'au bout en se promettant de s'arrêter devant la 
fortune de son frère, et puis il l'avait entamée nota- 
blement, cette fortune ; mais la vérité est qu'il ne l'a- 
vait pas fait sciemment; que par délicatesse le marquis 
n'avait pas compté avec lui pour des choses de détail, 
et que, sans la nécessité de préserver ce qui lui restait 
par un appel à son honneur, il ne lui en eût jamais 
parlé. Le duc ne se sentait donc pas coupable d'égoîsme 
prémédité, et il avait fait sincèrement de vifs reproches 
à Urbain pour ne l'avoir pas averti plus tôt. Il voyai/ 
enfin les abimes ouverts par son désordre et son incu- 
rie; il était mortellement humilié d'avoir porté un 
trèvRrand préjudice à l'avenir de son frère, et de 



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n 



LB MARQUIS DB YILLBMBR. » 

n^avoir aucun moyen de réparer ses fautes sans atten- 
ter à Taustérité de certains principes que sa mère et 
son éducation lui imposaiait. 

La âiute était pourtant moins grave que celle d*a- 
vmr dépouillé sa propre mère; mais elle n'apparais- 
sait pas ainsi au duc. Il lui avait toujours semblé que 
ce qui était à sa mère était à lui, tandis cpi'avec son 
frère la fierté lui rappelait la notion du tien et du 
mien. Et puis, faut-il le dire? s'il n'y avait pas d'aver- 
sion impie entre deux frères si différents, il y avait au 
moins absence de confiance et de sympathie. La vie 
de l'un était une étemelle protestation contre celle de 
l'autre. Urbain avait fait de grands efforts intérieurs 
pour que la voix de la nature fût en lui celle de l'ami- 
tié. Gaétan n'en avait fait aucun ; se fiant à Tabsence de 
fiel qui le caractéri^it, il s'était cru permis de railler 
l'austérité du marquis. Ils étaient donc ensemble, la 
plupart du temps, sur le pied d'un blâme délicate- 
ment contenu chez l'un, et d'un persiflage doucement 
révolté chez l'autre. 

— Eh bien I s'écria le duc en voyant rentrer le mar- 
quis, c'est donc un fait accompli? Je vois à votre figure 
que vous venez de signer I 

— Oui, mon frère, répondit Urbain ; tout est arrangé, 
et il vous reste douze mille livres de rente que je n'ai 
pas permis que l'on fît entrer dans la liquidation. 

— Il me reste?... reprit Gaétan en le regardant en 
face : nonl vous me trompez, il ne me resterien; c'est 
vous qui, après m'avoir libéré, me faites une pension 1 



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50 LB MARQUIS DB VILLBMBk. 

— Eh bien! oui, répondit le marquis, car aussi 
bien il vous faudrait apprendre d'un jour à l'autre 
que vous n'êtes pas libre d'en aliéner le capital. 

Le duc, qui n'avait encore pris aucun parti, fit cra- 
quer ses mains en les pressant l'une contre l'autre et 
retomba dans son mutisme. Le marquis fit un effort 
pour vaincre sa réserve habituelle, s'assit près de 
fîaëtan, et, prenant ces mains crispes qui ne pouvaient 
se décider à se tendre vers lui : — Mon ami, lui dit-il, 
vous avez trop de hauteur avec moi. Est-ce que vous 
n'eussiez pas fait pour moi ce que je fais pour vous? 

Le duc sentit son orgueil se briser. Il fondit en 
larmes. — NonI dit- il en serrant avec énergie les 
mains de son frère. Je n'aurais pas su, je n'aurais ja- 
mais pu le faire, puisque ma destinée est de nuire, et 
que je n'aurai jamais le bonheur de sauver personne, 
moîl 

— Vous convenez au moins que c'est un bonheur, 
reprit Urbain, Considérez -moi donc comme votre 
obligé, et rendez-moi votre amitié, qui semble s'é- 
teindre dans cette blessure. 

— Urbain 1 s'écria le duc, tu parles de mon amî- 
fié... Ce serait le moment de te remercier par des 
protestations, et je ne le fais pas I Je ne tomberai ja- 
mais assez bas pour me réfugier dans l'hypocrisie. 
Sais-tu, mon frère, que je t'ai toujours fort mal aimé? 

— Je le sais, et je me l'explique par la dliîérence 
de nos goûts, de notre organisation ; mais le moment 
n'est-il pas venu de s'aimer mieux? 



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Z.B M^i^UIS DB VILLBMBR. sn 

-—Ail! le moment est affreux pour cela! c'est le 
moment de ton triomphe et de mon abaissement. Dis- 
moi que, sans ma mère, tu m'aurais laissé succomber î 
Oui, voilà ce qu'il faut me dire, et je pourrai te par- 
donner ce que tu fais. 

— Ne te l'ai-je pas déjà dît? 

— Dis-le-moi encore!... Tu hésites?... Alors c'est 
une question d'honneur?... 

— Oui, c'est cela, une question d'honneur. 

— Et tu n'exiges pas que je t'aime aujourd'hui 
mieux que les autres jours? 

— Je sais, reprit le marquis tristement, que par 
moi-même je ne suis pas fait pour être sûmé? 

Le duc se sentit tout à fait vaincu ; il se jeta dans les 
bras de son frère. — Tiens! s'écria-t-il, pardonne-moi. 
Tu vaux mieux que moi, je t'estime, je t'admire, je t* 
vénère presque; je sais, je sens que tu es mon meil- 
♦eur ami. Mon Dieu ! qu'est-ce que je pourrai faire pour 
toi? Aimes-tu une femme? Faut-il tuer son marif 
Veux-tu que j'aille te cherchei en Chine quelque ma- 
nuscrit précieux, dans quelque pagode, au risque de 
la cangue et autres douceurs? 
^ — Tu ne songes qu'à t'acquirter, Gaétan! Si tu 
m'aimais seulement un peu, nous serions déjà cent 
fois quittes. 

— Eh bien ! je t'aime de toute mon âme, répondit 
le duc avec force en l'embrassant, et tu vois, je pleure 
comme un enfant. Voyons, estime-moi un peu à ton 
tour. Je me corrigerai, j€ suis encore jeune, cfae 



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53 LB MARQUIS DB YILLBMBK. 

diable I A trente-six ans, on n*est pas perdu I on n'est 
qu'un peu usé. Je me rangerai... d'autant plus qu'il le 
faut! Eh bien! tant mieux I Je me referai une santé, 
une jeunesse. J'irai passer Tété avec ma mère et toi à 
la campagne } je vous raconterai des histoires, je vous 
ferai encore rire. Allons ! aide-moi donc à faire des 
projets, soutiens-moi, relève-moi, console-moi, car, 
en fin de compte, je ne sais où j'en suis et me sens 
bien malheureux I 

Le marquis avait déjà remarqué, sans en avoir l'air, 
k disparition des armes qui se trouvaient en vue une 
heure auparavant. Il avait d'ailleurs lu sur le visage 
de son firère l'horrible crise qu'il venait de subir. 11 
savait que son courage moral n'allait pas au delà de 
certaines épreuves. — Habille-toi, lui dit-il, et viens 
déjeuner avec moi. Nous causerons, nous ferons des 
châteaux en Espagne. Qui sait si je ne te prouverai pas 
que, dans certaines s'iuations, on commence à éirc 
riche le jour oii l'on devient pauvre x 



Le marquis emmena son frère au bois de Boulogne, 
lequel, à cette époque, n'était pas un jardin anglais 
gplendide, mais un charmant bosquet plein d'ombre 
et de rêverie. On était aux premiers jours d'avril, U 



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LB MARQUIS DB YILLBMBft. 5f 

temps était magnifique, les fourrés se tapissaient de 
violettes, et mille folles mésanges babillaient «itour 
des premiers boui^eons, tandis que les papillons ci- 
tron des premiers beaux jours semblaient, par leur 
forme, leur couleur et leur yoI indécis, des feuilles 
nouvelles balancées par le vaat. 

Le marquis était ordinairement cenjsé manger chez 
lui. En réalité, il ne mangeait pas, dans Tacception 
gastronomique du mot. Il se faisait servir quelque 
mets fort simple qu'il avalait à la hâte, sans quitter 
des yeux le livre posé à côté de lui. Cette habitude de 
firugalité albit se concilier fort à propos avec la loi 
d'une stricte économie, car, pour que la table de sa 
mère continuât à être servie avec une certaine recher- 
che, il ne fallait pas que la sienne se permit désormais 
le moindre superflu. 

Non-seulement jaloux de cacher cette situation à 
son frère, mais craignant encore de Tattrister par Faus- 
térité habitiK^lle de son intérieur, il le mena dans un 
pavillon du Dois et commanda un repas confortable 
en se disant qu'il achèterait quelques livres de moins 
et fréquenterait au besoin les bibliothèques publiques, 
ni plus ni moins qu'un pauvre érudit. Le marquis ne 
ie sentait nullement attristé ou effrayé d'une série de 
petits sacrifices. Il ne songeait même pas à sa délicate 
santé, qui réclamait un peu de bien-être dans la vie 
sédentaire. 11 se sentait heureux d'avoir rompu la 
glace et de pouvoir espérer la confiance et l'affection 
de Gaétan. Celui-ci, qui était toujours pâle et nerveu- 



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00 Î'B MARQUIS DE YILLBMB^ 

sèment préoccupé, se remit peu à peu à Tair printa- 
nier qui entrait librement par la fenêtre ouverte. 
Le repas rétablit Téquilibre dans ses facultés, car 
c'était une nature robuste, incapable de privations, 
et sa mère, qui avait une certaine prétention d'être 
alliée à l'ex- famille régnante, disait avec quelque 
vanité que le duc avait le bel appétit des Bourbons 

Au bout d'une heure, le duc fut charmant avec son 
frère, c'est-à-dire qu'il fut avec lui, pour la première 
fois de sa vie , aussi aimable et aussi abandonné qu'il 
rétait avec tout le monde. Ces deux hommes s'étaient 
peut-être quelquefois devinés, mais sans jamais se 
bien comprendre, et à coup sûr ils ne s'étaient jamais 
interrogés ouvertement. Le marquis y avait mis de la 
discrétion, le duc de l'indifférence. En ce moment, le 
duc éprouva véritablement le besoin de connaître 
l'homme qui veïiait de sauver son honneur et qui 
assurait son avenir. 11 le questionna avec cet abandon 
qui n'avait jamais existé entre eux. 

— Explique-moi ton bonheur, lui dit-il, car tu es 
heureux, toi; du moins je ne t'ai jamais entendu te 
plaindre. 

Le marquis lui fit une réponse qui Tétonna beau- 
coup, — Je ne peux t'expliquer mon courage , lui 
dit-il, que par mon dévouement à ma mère et par 
mon amour pour l'étude, car du bonheur, je n'en ai 
jamais eu et n'en aurai jamais. Ce n'est peut-être pas 
là ce qu'il faudrait te dire pour te rattacher à la vie 
tranquille et retirée ; mais je me ferais un crime de 



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LE MARQUIS DB YILLBMBR. 61 

n'être pas sincère avec toi, et je ne ferai d'ailleurs 
jamais le pédant de vertu, bien que tu m'aies un peu 
accusé de ce travers. 

— C'est vrai, j'avais bien tort, je le voisi Mais 
comment et pourquoi es-tu malheureux , mon pauvre 
fipère? Peux-tu me le dire? 

— Je ne peux pas te le dire, mais je veux te le 
confier. J'ai aimé I 

— Toi? tu as aimé une femme? Quand cela donc? 

— Il y a déjà longtemps , et je l'ai aimée long- 
temps. 

— Et tu ne l'aimes plus? 

— Elle n'est plus. 

— C'était une femme mariée? 

— Précisément, et son mari vit encore. Tu permets 
que je ne la nomme pas. 

— Ce serait tout à fait inutile; mais... tu t'en con- 
soleras, n'est-ce pas? 

— Je n'en sais absolument rien. Jusqu'à présent, je 
n'ai point réussi. 

— Il n'y a pas longtemps qu'elle est morte ? 

— Trois ans. 

— Elle t'aimait donc beaucoup? 

— Non! 

— Comment, non? 

— Elle m'aimait autant que peut aimer une femme 
qui ne doit ni ne veut rompre avec son mari. 

— Bahl ce n'est pas là une raison I au contraire, 
les obstacles stimulent la passion, 

4 



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tt LE MABQUIS DB YILLBMBR. 

— Et ils rusent! Elle était lasse de trompa et par 
oonséqueut de souffrir. La seule crainte de me déses- 
pérer l'empêchait de rompre avec moi. J'ai beaucouf 
manqué de courage, elle est morte à la peine... et 
par ma faute I 

— Mais non! mais non t Que t'imagines-tu là pour 
te tourmenter?... , 

— Je n'imagine rien , et ma douleur est sans res- 
sources comme ma faute sans excuse. Tu vas voir. 
Pans un de ces accès de passion où l'on voudrait , en 
dépit de Dieu et des hommes, s'approprier à jamais 
l'objet aimé , je l'ai rendue mère. Elle m'a donné un 
fils que j'ai sauvé, caché, et qui existe; mais elle, 
voulant ne pas faire nsltre de soupçons^ elle a reparu 
dans le monde dès le lendemain de sa délivrance. 
Elle y était belle et animée; die parlait et marchait 
malgré la fièvre : vingt-quatre heures après, elle était 
mortel Personne n'a jamais rien su. Elle passait pour 
la personne la plus rigide... 

^ Je sais qui c'est I Madame de G... 

— Oui! toi seul au monde possèdes ce secret. 

— Ohl sois tranquille! ma mère ellenafiéme n« se 
loute pas?... 

- Ma mère ne se doute de rien. 
Le duc garda un instant le silence, puis il dit en 
soupirant : — Pauvre frère! cet enfant qui existe et 
que tu chéris probablement... 

— Certes 1 

^ Je l'ai ruiné aussi, ceiui-làl 



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LB MARQUIS DB YILLBMBR. « 

— Qu'importe? qu'il ait de quoi apprendre à tra- 
railler , à être un homme , c'est tout ce que je désire 
Dour lui. Je ne peux jamais le reconnaître ostensiUe- 
ment, et pendant quelques années je ne veux pas le 
rapprocher de moi. 11 est trës-fi?êle; je le fais élever à 
la campagne, chez des paysans. Il feut qu'il acquière 
la force physique qui m'a toujours manqué, et dont 
l'absence a peut-être déterminé chez moi le manque de 
force morale. Puis à la dernière heure, M. de G..., sur 
un mot imprudent du médecin, a eu le soupçon de la 
vérité. On ne doit pas voir de longtemps auprès de 
moi un enfant dont Tâçe cmnciderait avec le funeste 
événement. Tu vois, Gaétan, je ne suis pas, je ne peux 
pas être heureux? 

— Cest donc cette passkm-là qui t'a empêché de 
te marier? 

— Je ne me serais jamais marié, je l'avais juré. 

— Eh bien I à présent il faut y songer. 

— C'est toi qui me prêcherais le mariage! 

— Mais oui , pourquoi pas? Le mariage n'est pas, 
comme tu le penses, l'objet de mon mépris. J'ai affi- 
ché cette antipathie pour me dispenser de la peine de 
chercher femme dans Tâge où j'aurais pu choisir. 
Quand j'ai été ruiné, cela est devenu plus hypothétique 
Ma mère ne m'eût jamais permis d'accepter la fortune 
sans le nom, et n'ayant plus que mon nom, je ne 
pouvais plus prétendre qu'à la fortune. Tu sais que, 
tout détestable que je suis, je n'ai jamais voulu blesser 
les opinions de notre mère. J'ai donc vu décroître ra- 



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4i LB MARQUIS DB VILLBMBR. 

pidement mes chances, et à l'heure qu'il est j'aurais 
la plus mauvaise opinion d'une fille ou d'une veuve 
tant soit peu riche ou née qui voudrait de moi. Je me 
persuaderais que, pour accepter un vaurien de mon 
espèce, elle devrait avoir quelque motif profondément 
ténébreux. Mais toi, Urbain, ta position est toute autre. 
J'ai rendu ton sort médiocre, pauvre peut-être! Gela 
n'ôte rien à ton mérite personnel; tout au contraire, 
il doit grandir aux yeux de quiconque connaîtra la 
cause de ta médiocrité. 11 n'y a donc rien que de très- 
probable à ce qu'une jeune fille pure , noble et fortu- 
née se prenne d'estime et d'affection pour toi. Il me 
semble même que lu n'as qu'à vuolire et à te montrer. 

— Non , je ne sais me montrer qu'à mon désavan- 
tage. Le monde me paralyse, et ma renommée de 
savant me nuit plus qu'elle ne me sert. Le monde ne 
comprend pas qu'un homme né pour le monde ne le 
préfère pas à toutes choses. D'ailleurs, vois-tu, il m'est 
impossible de vouloir aimer, j'ai le cœur trop noir et 
trop lourd. 

— Pourquoi donc pleurer si longtemps une femme 
qui n'a pas su être heureuse de ton affection 7 

— Je l'aimais, moi! En elle, c'était peut-être mon 
amour que j'aimais. Je ne suis pas de ces natures vi- 
vaces qui refleurissent à la saison nouvelle. Tout 
creuse en moi d'une manière effrayante. 

— Tu lis trop, tu réfléchis trop ! 
— ^Peut^êtrel viens à la campagne, frère, tu me l'as 
promis « tu me secourras, te me feras du bien, veux- 



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LE MARQUIS ÛB VILLBMBR. m 

tu 7 J'ai vraiment besoin d'un ami, je n'en ai pas. Une 
passion muette a absorbé ma vie* Ton affection me 
rajeunirait. 

Le duc fut vivement touché de l'abandon naïf et 
doux de son frère. II s'était attendu à des enseigne- 
ments, à des conseils, à des consolations qui lui 
eussent fait la part de l'homme faible en présence de 
l'homme fort; au contraire c'était à lui qu'Urbain de- 
mandait de la force et de la pitié. Que ce fût de la 
part du marquis besoin réel ou délicatesse suprême, 
le duc était trop intelligent pour n'être pas frappé de 
ce changement de rôles. II lui témoigna donc une 
vive affection, une tendre sollicitude, et après avoir 
causé toute l'après-midi en se promenant dans le 
bois, les deux frères prirent un fiacre pour aller 
dîner ensemble chez leur mère. 

Depuis quelques jours, la marquise était assez trou- 
blée intérieurement. Elle avait craint la résistance 
d'Urbain quand il saurait le chiffre des dettes de son 
frère. Quelque grande que fût son estime pour lui , 
elle n'avait pas prévu jusqu'où irait son désintéresse- 
ment. N'ayant pas reçu sa visite dans cette matinée , 
elle devenait sérieusement inquiète, quand, au mo- 
ment de se mettre à table, elle vit arriver ses deux 
fils. Elle trouva sur leurs visages un certain rayonne- 
ment de calme attendri qui d'abord lui fit deviner ce 
qui s'était passé; puis, comme il restait une visite 
qui tardait à s'en aller, et qu'elle ne pouvait les in< 
terroger, elle se dit avec effroi qu'elle se trompait, 

4. 



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« LB MARQUIS DE VILLBMEIL 

et que ni l'un ni l'autre ne connaissait la situa- 
tion. 

Mais quand on fut à table, elle remarqua qu'ils se 
tutoyaient. Elle comprit tout , et la présence de Caro- 
line et de ses gens l'empêchant d'exprimer son émo- 
tion, elle affecta de la gaieté pour cacher sa joie, tandis 
que de grosses larmes d'attendrissement coulaient sur 
le sourire de ses joues flétries. Caroline aperçut ces 
larmes en même temps que le marquis, et son regard 
inquiet s'adressa naïvement au sien , comme pour lui 
demander si la marquise cachait une satisfaction ou 
une souffrance. Le marquis lui répondit de même 
pour rassurer sa sollicitude , et le duc , qui surprit ce 
muet et rapide dialogue, sourit avec une malice bien- 
veillante. Ni Caroline ni le marquis ne donnèrent 
d'attention à ce sourire. Il y avait trop de bonne foi 
dans la sympathie qu'ils éprouvaient l'un pour l'autre. 
Caroline conservait son aversion et sa mésestime pour 
le duc. Elle continuait à lui en vouloir d'être si ai- 
mable et de savoir paraître si bon. Elle pensait bien 
que madame de D... avait exagéré un peu sa perver- 
sité; mais, frappée malgré elle d'une crainte vague, 
elle évitait de le voir, et, placée en face de lui, elle 
s'eflForçait d'oublier sa figure. Au dessert , lés gens 
étant sortis, l'entretien devint un peu plus intime. 
Caroline demanda timidement à la marquise si elle 
ne pensait pas que la pendule fût en retard. 

— Non, non, pas encore, chère enfant I répondit la 
vieille dame avec bonté. 



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LB MARQUIS DE VILLEMKR. 67 

Caroline comprit qu'elle devait rester jusqu'à ce 
qu'on se levât de table. 

— Ainsi, mes bons amis, dit la marquise en s'a- 
dressant à ses fils, vous avez déjeuné tête à tête au 
Bois? 

— Comme Oreste et Pylade, répondit le. duc, et 
vous ne sauriez vous imaginer, chère maman, comme 
il y ftiisait bon et beau! Et puis j'y ai fait une décou- 
verte délicieuse, c'est que j'avais un frère charmant! 
Oh I le mot vous semble frivole quand il s'agit de lui : 
eh bien I je ne l'entends pas dans un sens léger, moi, 
ce mot-là ! La grâce de Tesprit est parfois celle du 
oœur, et mon frère a ces deux grâces-là. 

La marquise sourît encore, mais elle devint pen- 
sive, un nuage passa sur son âme. — Gaétan aurait 
dû souffiîr d'accepter le sacrifice de son bëte^ pensa- 
t-elle ; il en prend trop bien smi parti, il n'a peutr 
être plus de fierté ! Mon Dieu, il serait perdu I 

Urbain \it ce nuage et se hâta de le dissiper. — Moi, 
dit-il avec une douce gaieté en s'adressant à sa mère, 
je ne répondrai pas que mon frère est encore plu» 
charmant que moi, c'est trop avéré; mais je dirai 
que j'ai fait aussi une découverte : c'est qu'il a un 
grand fonds de sérieux dans l'esprit, et un respec 
inaltérable pour tout ce cpii est vrai. Oui, ajouta-t-il 
en répondant instinctivement au regard profondé- 
ment étonné de Caroline, il y a en lui une véritable 
candeur que personne ne soupçonne, et que je n'a- 
vais pas encore bien appréciée. 



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88 LB MARQUIS DB YILLBMBR 

— Mes enfants, dit la marquise, vous me faites du 
bien de me parler ainsi Fun de l'autre ; vous cha- 
touillez mon orgueil à l'endroit le plus sensible, et 
je suis plus que portée à croire que vous avez raison 
tous les deux. 

— En ce qui me concerne, reprit le duc, vous 
pensez ainsi parce que vous êtes la meilleure des 
mères; mais vous êtes aveugle. Je ne vaux rien du 
iout, moi, et le sourire attristé de mademoiselle de 
Saint-Geneix dit assez que vous vous abusez aussi 
bien que mon frère, 

— Moi, j'ai souri I s'écria Caroline stupéfaite; j'ai 
eu l'air attristé? J'aurais juré que je n'avais pas perdu 
de vue cette carafe, et que j'avais médité profondé- 
ment sur la qualité du verre de Bohême. 

— N'espérez pas nous faire croire, reprit Gaétan, 
que vos pensées sont toujours absorbées par les soins 
du ménage. Je crois qu'elles s'élèvent de beaucoup 
au-dessus de la région des carafes, et que vous jugez 
de très-haut les hommes et les choses. 

— Je ne me permets de juger personne, monsieur 
le duc. 

— Tant pis pour ceux qui ne sont pas dignes 
d'exercer votre jugement I Ils ne pourraient quega 
gner à le connaîti'e, tout sévère qu'il pût être. Moi, 
par exemple, j'aime à être jugé par les femmes; 
j'aime mieux de leur bouche une franche condam- 
nation que le silence du dédain ou de la méfiance. 
Je regarde les femmes comme les seuls êtres ca- 



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LB MARQUIS OB VILLBMBIU M 

pables d'apprécier réellement nos défauts ou nos 
qualités. 

— Mais, madame la marquise, dit Caroline eh 
s'adressant avec une détresse enjouée à madame de 
Villemer, dites donc à M. le duc que je n'ai pas du 
tout l'honneur de le connaître, et que je ne suis 
pas ici pour continuer dans ma tête les portraits de 
La Bruyère I 

— Chère enfant, répondit la marquise, vous êtes 
ici pour être une sorte de fille adoptive, à qui tout 
est permis, parce qu'on la sait d'une exquise discré- 
tion et d'une adorable modestie. Ne vous gênez donc 
pas pour répondre à monsieur mon fils, et ne vous 
inquiétez pas de ses taquineries amicales. Il sait aussi 
bien que moi qui vous êtes, et jamais il ne s'écartera 
du respect qui vous est dû. 

— Cette fois, mère, j'accepte le compliment, ré- 
pondit le duc avec un accent de franchise entière. 
J'ai le plus profond respect pour toute femme pure, 
généreuse et dévouée , par conséquent pour made- 
moiselle de Sainfr-Geneix en particulier. 

Caroline ne rougit pas et ne balbutia pas un remer- 
ciment de gouvernante prude. Elle regarda le duc 
entre les deux yeux, vit qu'il ne se moquait point 
d'elle, et lui répondit avec bienveillance : 

— Pourquoi donc, monsieur le duc, ayant une 
si généreuse opinion de moi, supposez-vous que je 
me permette d'en avoir une mauvaise sur votre 
compte? 



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70 LB MARQUIS DB VILLBMBR. 

— Ah l j'ai mes raisons, répondit le duc, je vcHis 
les dirai quand vous me connaîtrez davantage. 

— Eh bien! pourquoi pas tout de suite? dit la 
marquise ; cela vaudrait beaucoup mieux, 

— Soit! reprit le duc. C'est une anecdote. Je ra- 
conte. Avant- hier, je me trouv«iîs seul dans votre 
salon en vous attendant, chfere maman. Je rêvassais 
dans un coin, et, me trouvant fort bien assis sur une 
de vos causeuses, — j'avais manégé le matin un 
cheval enragé, j'étais las comme un bœuf, — je pen- 
sais à la destinée des sièges capitonnés en général, 
absolument comme mademoiselle de Saint -Geneîx 
pensait tout à l'heure à celle des carafes de Bohême, 
et je me disais : « Comme ces canapés et ces fau- 
teuils seraient étonnés de se trouver dans une écurie 
ou dans une étable I Et comme les belles dames en 
robes de satin qui vont venir ici tout à l'heure se- 
raient troublées si, à la place de ces bons sièges, 
elles ne trouvaient ici que de la litière I » 

— Mais votre rêverie n'a pas le seps commun , dit 
en riant la marquise. 

— Cela est vrai, reprit le duc, c'étaient les pensées 
d'un homme un peu gris, 

— Que dites-vous là, mon flls? 

— Rien que de très -convenable, chère maman! 
J'étais rentré chez moi affamé, altéré, brisé, déjà 
grisé par le grand air. Vous savez bien que l'eau me 
fait mal. Je iw pouvais pas ne pas me désaltérer, et 
•a me désallérant, je m'étais grisé, voilà tout. Vous 



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LB MARQUIS DB YILLBMSR. 71 

savez ^core que cela me dure tout au plus un quart 
d'keure, et que je sais me tenir coi le temps néces- 
saire. Voilà pourquoi, au lieu de venir vous baiser la 
main p^adant votre dessert, je m'étais glissé au salon 
pour y retrouver mes esprits. ^ 

-— Allons» allons, dit la marquise, glissez mainte- 
nant sur cet embrouillement de vos esprits, et venez 
au fait. 

— Mais j'y suis, reprit le duc, vous allez voir. 
Gomme il reprenait le ûl de son discours en avalant 

sa salive avec un peu d'effort, Caroline put voir que 
le duc était précisément dans la situation d'esprit 
qu'il racontait, et que les vins succulents de sa mère 
aidaient peut-être depuis quelques instants à son 
expansion. Toutefois il vainquit très-vite un peu de 
désordre dans ses idées, et reprit avec une grâce 
parfaite : 

— J'étais rêveur, j'en conviens, mais nullement 
abruti. Au contraire, j'eus des visions poétiques. De 
la litière répandue par mon imagination sur le par- 
quet, je vis s'élever mille figures bizarres. 11 n'y 
avait que des femmes, les unes parées comme pour 
un bal de l'ancienne cour, les autres comme pour 
une kermesse flamande ; les premières, embarrassées 
de leurs paniei*s et de leurs dentelles sur cotte paille 
fraîche qui gênait leurs pas et qui écoi;çhait leurs jolis 
pieds; les autres, court -vêtues, chargées de gros 
sabots qui piétinaient hardiment le fourrage, et celles- 
ci riaient jusqu'aux oreilles de la figure des autres. 



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72 LE MARQUIS DB VILLEMEK. 

De ce côté du tableau, c'était, comme on Ta dit 
des toiles de Rubens, la fête de la chair. De larges 
mains, des joues vermeilles, des épaules puissantes, 
des nez bien apparents sur des faces épanouies, tou* 
jours des yeux admirables et des appas capitonnée 
comme vos fauteuils, lesquels avaient subi cette 
transformation magique. Je ne peux pas m'explîquei 
autrement le point de départ de mon hallucination. 

Ces splendides maritomes s'en donnaient à cœur- 
joie, sautaient et retombaient d'un poids à faire 
vibrer les bobèches des candélabres, quelques-unes 
roulant sur la paille et se relevant avec des épis vidés 
dans leurs cheveux d'or rougi. En face d'elles, les 
princesses d'éventail essayaient une danse décente 
sans pouvoir en venir à bout. Les brins de paille se 
dressaient contre les falbalas, la chaleur de l'atmo- 
sphère faisait tomber le fs^jd, la poudre ruisselait sur 
les épaules ei accusait la maigreur des contours; une 
angoisse mortelle se peignait dans leurs yeux expres- 
sifs. Évidemment elles redoutaient l'apparition du 
soleil sur leurs charmes de contrebande, et voyaient 
avec fureur la réalité de la vie prête à triompher 
devant elles. 

— Ah çàl mon fils, dit la marquise, où voulez- 
vous en venir, et que signifie tout c^la? Avez-vous 
entrepris le panégyrique de la virago? 

— Je n'ai rien entrepris du tout, répondit le duc, 
je raconte. Je n'invente rien. J'étais sous l'empire 
de la vision; et je ne sais cas du tout à quelles 



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LB MARQUIS DB VILLBMBR. H 

réflexions elle m'aurait amené, lorsque j'entendis une 
voix de femme qui chantait tout près de moi... 

Gaétan chanta très-agréablement les paroles rus- 
tiques doilt il avait fidèlement retenu Tair, et Caro- 
line se mit à rire en se rappelant qu'elle avait chanté 
ce refrain de son pays avant d'apercevoir le duc dans 
le salon. 

Le duc continua : 

— Je m'éveillai alors, et mon rêve se dissipa com- 
plètement. Il n'y avait plus de paille sur le parquet ; 
les sièges rebondis à jambes de bois n'étaient plus 
des fillf^s de basse-cour en sabots; les candélabres 
élancés, plantés sur les postiches ventrues, n'étaâep' 
plus des femmes maigres en paniers. J'étais bien seul 
dans l'appartement éclairé, et j'avais bien ma con- 
naissance ; mais j'entendais chanter un air villageois 
d'une façon toute rustique, toute vraie, toute char- 
mante, avec une frdcheur de tînibre, dont, à coup 
sûr, le mien n'a pu vous donner aucune idée.«Tiens I 
m'écriai-je intérieurement, une paysanne I une pay- 
sanne dans le salon de ma mère!» Je me tins coi, 
sans souffler, et la paysanne m'apparut. Elle passa 
deux fois devant moi, sans me voir, marchant vite et 
me frôlant presque de sa robe de soie gris de. perle. 
% — Ah çà! dit la marquise, c'était donc Caroline? 
■t — C'était u^e inconnue, reprit le duc, une singu- 
lière paysanne, vous en conviendrez, car elle était 
habillée comme une personne modeste et du meil- 
leur monde. Elle n'était coiffée que de ses cheveux^ 

5 



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74 l& MARQUIS DE YILLBMBR. 

d*afnbre, une auréole superbe, et.ne montrait ni son 
bras ni son épaule ; mais je voyais son cou de neige 
et sa main mignonne, son pied aussi, car die n'avait 
pas de sabots. 

Caroline, un peu ennuyée de la description de sa per- 
sonne dans la bouche du Lovekice émértte, regarda le 
marquis comme pour protester. Elle fut surprise de 
trouver une certaine anxiété sur sa figure, et il évita 
son regard avec une légère contraction du sourcil. 

Le duc, à qui rien n'échappait, poursuivit : 

— Cette adorable apparition me frappa d'autant 
plus qu'elle résumait à mes yeux les deux t3rpes de 
ma vision évanouie, c'est-à-dire qu'elle conservait de 
l'un et de l'autre tout ce qui en fait le mérite : la 
noblesse des ligues et la fraîcheur des tons, la délica- 
tesse des traits et l'éclat de la santé. C'était une reine 
et une bergère dans la même personne. 

— * Voilà un portrait qui n'est pas flatté, dit la mar- 
quise, mais qui, lancé à bout portant, manque peut- 
être de légèreté dans la main. Âh çà I mon fils, ne 
seriez-vous pas encore un peu... surexcité? 

- Vous m'avez ordonné de parler, reprit le duc. Si 
je parle trop... faites-moi taire. 

— NonI dit vivement Caroline, qui voyait une sorte 
de sécheresse soupçonneuse sur la physionomie du 
marquis, et qui tenait à ne pas laisser dans le vague 
sa première entrevue avec le duc. Je ne reconnais pas 
roriginal du portrait, et j'attends que M. le duc le 
fasse un peu parler. 



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LE MARQUIS PB VIXLBMBB. 1» 

— J'ai bonne mémoire et je n'inveaterai rien» re- 
prit-il. Entraîné par une sympathie subite, IrrésîstiMa, 
j'adressai la paroie à cette deiBiMâelle de campagne, 
Sa :'oix« son regard, ses répoûfies nettes, franches, soc 
aîx' de bofiyté, de véritable innoceace, rianocence du 
oœur, me gagnèrent tellement que je lui exprimai 
mon estime et mcm respect au bout de cinq minutes, 
comme si je l'avais connue toute nia vie, et me s^stis 
jaloux de son estime, comme si die eût été ma propre 
sœur. Est-ce la vérité, cette fois, madeiBOÎielle 4t 
Sâint^eneix? 

— Je ne sais rien de vos sentiments intimes, mon- 
sieur le duc, répondit Caroline; mais je vous trouvai 
si affable qu'il ne me vint pas à l'esprit que vous pou- 
viez avoir le vin tendre, et que je fus très-reconnais- 
sante de votre bienvdllance. Je vois à présent qu'il 
faut en rabattre, et qu'il y avait un peu d'ironie dans 
tout cela. 

— Et à quoi le voyez-vous, s'il vous plait? 

— A des exagérations d'éloges qui semblent cher- 
cher à exciter ma vanité ; mais je me défends, mon- 
sieiu* le duc, et peut-être eiitril été plus généreux de 
votre part de ne pas commencer l'attaque avec une 
personne inoffensive et d'aussi mince étoffe que je le 
suis. 

— Allons! dit le duc en c$e r^oumant vers son 
frère, qui paraissait réfléchir à toute autre chose et 
qui cependant entendait tout, comme malgré lui; elle 
persiste l elle me soupçonne et regarde mon respect 



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-!<< LB MARQUIS DB VILLBMBR. 

comme une injure I Ah çà! marquis, tu lui as donc *lit 
du mal de moi? 

-- Je ji*ai pas cette habitude-là, répondit le marquis 
avec la douceur de la vérité. 

— Eh bieni reprit le duc, je sais qui m'a perdu 
dans Tesprit de mademoiselle de Saint-Geneix. C'est 
une vieille dame dont les cheveux gris tournent au 
bleu ardoise, et qui a les mains si maigres que tous les 
matins il faut chercher ses bagues dans les balajmres. 
Elle a parlé de moi l'autre soir pendant un quart 
d'heure avec mademoiselle de Saint-Geneix, et quand 
j'ai cherché le bon regard qui m'avait rajeuni le cœur, 
je ne l'ai pas plus retrouvé que je ne le retrouve au- 
jourd'hui. Vois, marquis, il n'y a pas moyen. Ah çà l 
pourquoi ne dis-tu plus rien, toi? Tu avais commencé 
mon éloge, et mademoiselle de Saint-Geneix a l'air 
d'avoirconfianceentoil Si turecommençaisunpeu?... 

— Mes enfants, dit la marquise, vous reprendrez la 
discussion un autre jour; j'ai à m'habiller et à vous 
i)arler avant qu'on ne vienne nous distraire. La pen- 
dule retarde peut-être de quelques minutes... 

— Je crois même qu'elle retarde beaucoup, dit Ca- 
roline en se levant. Et, laissant le duc et le marquis 
soutenir leur mère jusqu'à Si chambre, elle passa vite 
au salon. Elle s'attendait à y trouver du monde, car 
le dîner s'était prolongé un peu plus que de coutume; 
mab il n'y avait encore personne, et, au lieu de le 
parcourir en chantant, elle s'assit, pensive, auprès de 
la cheminée. 



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,v 



]./^ TE MARQUIS DB VILLEMER. 



VI 



Caroline, jn dépit d'elle-même, commençait à trou- 
ver quelque chose de blessant dans sa situation. Elle 
avait cherché à s'étourdir sur l'espèce de domesticité 
héroïquement acceptée. Personne moins qu'elle n'é- 
tait propre à cet effacement de la volonté. Elle se sen- 
tait choquée de l'attention obstinée ou affectée que 
lui accordait le duc d'Aléria, et elle se voyait contrainte 
à renfermer son impatience et son dédain — Ce n'est 
pas dans la pauvre maison de ma sœur, se disait-elle., 
que je serais condamnée à subir les compliments de / 
ce personnage. Je les ferais cesser d'un mot. Il me 
traiterait de prude, cela m'importerait peu. On le 
chasserait, et tout serait dit. Ici je dois être enjouée et 
convenable comme une femme du monde , prendre 
tout par le côté léger, ne rien trouver d'offensant dans 
la galanterie d'un homme perdu. Il faut que je de- 
7ine la science des femmes rompues à ce manège ; si 
je suis brusque comme ma franchise me porte à 
l'être, le duc prendra du dépit, il me calomniera pour 
se venger, peut-être pour me faire chasser. Chasser! 
oui, dans ma position, on peut être surpris par une 
machination et se voir congédiée sans plus de façon 
qu'un domestique. Voilà les dangers et les outrages 
auxquels je suis exposée. J'ai eu tort de venir ici. 



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•78 LE MARQUIS DE VILLEMBH. 

Madame d'Arglade ne m avait pas parlé de ce duc, et 
3 *ai cru possible une chose qui ne Test pas. 

Caroline n'était pas un esprit irrésolu. Dès que la 
pensée de se retirer lui fut venue, elle se mit tout de 
suite à chercher le moyen de faire vivre sa sœur. Elle 
avait reçu des avances de la marquise, ri lui faudrait 
trouver ailleurs d*autres avances pour les restituer, si 
les manières du duc ne lui permettaient pas de faire 
auprès d'elle le temps que représentait la petite somme 
envoyée à Camille. Elle pensa alors aux quelques cen- 
taines de francs offertes par sa nourrice, dont la 
lettre, reçue le matin, était encore dans sa poche. EÎTe 
relut cette lettre naîre et matemetfe, et en songeant 
combien Faumône du pauvre peut représenter de 
bienfaits dans l'ordre moral, elte se sentit de nouveau 
vivement attendrie et pleura. 

Le marquis entra et la surprit essuyani ses yeux. 
Elle rep^ la lettre et la mit sans affectation dans sa 
poche, sans se hâter de cacher son émotion sous un 
air enjoué. Néanmoins elle remarqua une nuance 
d'ironie sur le visage ordmah^ment si bienveillant de 
M. de Villemer. Elle le regarda comme pour lui de- 
mander de qui il avait envie de se moquer, et il s'em« 
barrassa un peu, chercha ses paroles, et finit par hii 
dire tout bonnement : — Vous pleuriez? 

— Oui, répondit-elle, mais ce n'était pas de cha- 
grin. 

— Vous avez reç» une bonne nourdfeT 

— Non, une preuve d'amitié. 



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LB MARQUIS DB VILLBMBIL ^ 

— Vous devei en receroîr souvent! 

— Ily a dea témoignages pl«s Ml moiiis sincères. 

— Vous avei Ym de douter aujourd'hui; vou» 
n'êtes pas tous les jours aussi méfiante. 

— NotK paatous les jours; je ne suis pas méfiante 
natureHemeat. Et voue« moMeur le marquis? 

UriNLÎn était toujours un peu effarouché quand o» 
l'inlerpeUaîl direct^oient. Il lui fallait faire un efhri 
pour mterroger lea autres, et lui rendre la pareille, 
c'était le jeter dans une sorte (te trouble. 

— Moi... répondit^ après un moment d'hésitation, 
je ne sais pas. Je serai» bien empêché de dire ce que 
je suis... en ce momeat-ei surtout I 

— ' Oui, vous me paraiasez^ préoccupé, reprit Car<v- 
line; ne faites pas d'effort pour me parhr, monsieur 
le marquis. 

— PardonnezHfnoi I je vewuv. je voudrai» cauiei 
avec VOUS; mais c'est fort délicat, je ne saia comment 
m'y prendre. 

— Ahl vraiment? vous m'inquiétea un peu... Et 
pourtant il me semble que cela serait bon pour moi de 
savoir ce que vous pensez diuos ce moment-ci. 

— * Eh bien!... CHii, vous avez raison. Vite alors, car 
DU peut arriver d'un instant à l'autre. Je n'ai pas be^ 
9oin d'en dire beaucoup, j'espère, pour que vous me 
compreniez. J'aime mon frère; d'aujourd'hui surtout, 
je l'aime tendrement. Je suiscertaia de sa sincérité ; 
mate il a l'imagination très^vive... Vous vous en êtes 
aperçue tantôt,. Enfin. .^ s'U< mettait un peu trop d'in* 



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80 LB MARQUIS DB YILI.BIdElt. 

sistance à vous faire revenir de ces préventions... que 
vous n'avez peut-être pas, et que, dans tous les cas, 
il ne mérite que jusqu'à un certain point, je vous en- 
gagerais à en parler à ma mère, et à ma mère seule- 
ment. Ne me trouvez pas bizarre et indiscret d'oser 
me permettre de vous donner mon avis : j'ai un tel 
besoin de voir ma mère heureuse, et je vois si claire- 
ment que vous contribuez déjà pour une large part à 
son bonheur, la société d'une personne d'intelligence 
et de mérite lui est si nécessaire, et il lui serait peut- 
être tellement impossible de vous remplacer, que je 
voudrais, en vous sachant heureuse et satisfaite auprès 
d'elle, pouvoir me persuader que vous lui êtes atta- 
chée pour toujours. Voilà l'unique motif de ma préoc- 
:upation. 

— Je vous remercie de cette explication, monsieur 
le marquis, répondit Caroline, et je vous avoue que je 
comptais bien qu'un jour ou l'autre votre loyauté 
daignerait me la donner. 

— Ma loyauté?... Mais toute l'explication consiste 
en ceci : que mon frère est gai, aimable, et ((ue si sa 
gaieté vous devenait pénible, ma mère, habile à la 
contenir et possédant sur lui à cet égard un ascendant 
que je ne puis pas avoir, saurait vous rassurer d'une 
part, et de l'autre contenir la vivacité des paroles de 
mon frère dans de justes bornes. 

— Ouiç oui, nous nous comprenons, reprit Caro- 
line ; mais nous ne sommes pas bien d'accord sur le 
moyen de remédier à... l'enjouement aimable de M. le 



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LE MARQUIS DB YILLBMBR. 81 

duc. Vous croyez que madame la marquise saurait 
m'en préserver; moi, je crois qu'entre un fils adoré et 
une tendre mère, personne ne peut et ne doit avoir 
une plainte à formuler. On n*a jamais raison devant 
certains juges. Je songeais précisément à cette situa- 
tion, et je prévoyais avec chagrin qu'un moment pour- 
rait venir où je serais forcée... 

— De nous... de quitter ma mère? dit le marquis 
avec une subite vivacité qu'il réprima aussitôt. Voilà 
précisément ce que je craignais! Si cette idée est déjù 
entrée dans votre esprit, je m'en afflige beaucoup ; 
mais je ne la crois pas fondée. Prenez garde d'être in- 
juste! Mon frère a été très-ému aujourd'hui. Une cir- 
constance particulière, une affaire de famiUe... toute 
de sentiment, l'avait un peu exalté ce matin. Ce soir il 
était heureux, bon, expansif par conséquent. Quand 
vous le connaîtrez mieux... 

On entendit sonner. Le marquis tressaillit. Les in- 
times arrivaient. Il lui fallait laisser en suspens beau- 
coup de choses qu'il eût voulu dire et ne pas dire. Il 
se hâta d'ajouter : — Enfin, au nom du ciel, au nom 
de ma mère, ne vous pressez pas de prendre un parti 
qui serait si douloureux, si fâcheux pour elle. Si je 
l'osais, si j'en avais le droit, je vous supplierais de ne 
rien décider sans me consulter... 

— Le respect auquel vous avez droit par votre ca- 
ractère, répondit Caroline, vous donne aussi le droit 
de me conseiller, et je n'hésite pas à vous promettre 
ce que vous voulez bien me demander. 



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«a LB MARQUIS DB VILLBMBR. 

Le marquis n'eut pas le temps de dire merci. On 
entrait au salon; mais son regard fut d'une éloquence 
extraordinaire, et Caroline y retrouva la confiance et 
l'affection qui avaient para se voiler au commence- 
ment de leur entietienu Les yeux du marquis avaient 
cette beauté suenatoreHe que peut seule donner une 
âme ardente jointe à une grande pureté de pensées. 
Us étaient la seule effusion que sa timidité ne vint 
pas à bout de paralyser. Caroline l'avait compris, et 
rien ne la troublait, rien ne l'inquiétait dans le lan- 
gage de ees yeux limpides, qu'elle interrogeait sou- 
vent comme un critérium pour la conscience de sa 
ccmckiite et de s^i attitude. 

Caroline avait réellement de la vénération pour cet 
homme AmI tout le monde appréciait le caractère, 
mais dont tout le monde ne pénétrait pas l'intelli- 
gence et ne devinait pas la délicatesse. Cependant, 
malgré la satisfaction qu'elle éprouvait de leur entre- 
tien, elle cherchait en elle-même à l'éclaircir en le 
résumant* Elle pensait vite, et, tout en parcourant le 
salon pouir en faire les honneurs dans la limite de 
grâce et de retenue qui lui était imposée et dont elle 
avait d'emblée saisi fort habilement la nuance, elle 
se demanda pourquoi le marquis avait paru flotter 
entre deux ou trois idées successives en lui pariant. 
D'abord il avait semblé disposé à lui reprocher sa 
confiance daas. lea flatteries du duc, ensuite il l'avait 
amicalement prémunie contre la durée de ces attaques, 
et enfin, lorsqu'elle s'était prononcée sur le déplaisir 



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LB MARQUIS DB VILLBIIBR. g3 

qu'elle en ressentait, lui-même s*était hâté de la tran- 
quilliser. Elle ne l'avait jamais vu irrésolu, et si son 
langage était souvent timide, sa conviction ne l'était 
jamais en quoi que ce fût. — Il faut, pensa-t-elle, que 
d'une part il m'ait jugée imprudente et qu'il saclio 
qae son frère est disposé à vouloir en abuser; de 
l'autre, il fout que je sois déjà réellement plu6 néces« 
saire à sa mère chérie que je ne pouvais me le per- 
suader. En tout cas, il y a là-dessous quelque chose 
que je ne sais pas et qu'il m'expliquera plus tard, 
j'imagine. Quoi que ce soit, je suis libre. Cinq cent$ 
francs ne m'enchaîneront pas un jour, une heure, à 
une position humiliante. Je n'ai pas encore foit partir 
ma réponse à Justine. 

Oa voit combien l'honnête et droite conscience de 
mademoiselle de Saint-Geneix était loin de chercher 
dans les réticences du marquis un sentiment déplacé 
ou UR instinct de jalousie. Si on eût interrogé le 
marquis au même moment,- eût-il pu répondre avec 
autant d'assurance : « 11 n'y a en moi que de l'estime 
affectueuse et de la sollicitude filiale? » 

En/ce moment, le marquis était mécontent de son 
frère et ^écoutait avec une impatience assez pénible, 
ï^ duc, rentré au salon avec sa mère, était venu 
s'asseoir auprès de lui, derrière le piano, place isolée 
et protégée que le marquis affectionnait, et il lui par- 
lait bas avec vivacité. 

— Eh bieni lui disait-il, tu Pas vue seule tout à 
l'heure : luJ as-tu parlé de moi? 



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84 LE MARQUIS DE VILLEMER. 

— Mais, répondit M. de Villemer, quelle singulière 
insistance?... 

— Il n'y a rien de singulier là dedans , reprit le 
duc, comme s'il continuait une confidence déjà faite. 

lis frappé, je suis ému, je suis épris, je suis 
ireux, si tu veuxl Oui, amoureux d'elle, ma 
e d^'honneur I Ce n'est pas une plaisanterie I Vas- 
e faire des reproches, lorsque pour la première 
Je ma vie je te prends pour mon confident? 
^e pas convenu de ce matin? Ne nous sommes- 
pas juré de tout nous dire et d'être le meilleur 
l'un de l'autre? Je t'ai demandé si tu ne te sen- 
pas quelque chose pour mademoiselle de Saint- 
ix ; tu m'as répondu très-sérieusement non. Ne 
^e donc pas extraordinaire que je te demande de 
ervir auprès d'elle. 

Mon ami, répondit le marquis, j'ai fait précisé- 
tout le contraire de ce que tu réclames. Je lui 
, de ne rien prendre trop au sérieux. 
Ah I traître I s'écria le duc avec une gaieté dont 
la franchise étai^ comme une réparation de ses an- 
ciennes préventions sur le compte de son frère, voilà 
comme tu sers tes amis, toi 1 Fiez-vous donc à Py- 
ladel Du premier coup il donne sa démission! Il 
souffle sur mes rêves et jette au vent mes espé* 
rancesl Mais que veux-tu que je devienne, si tu 
Qi'abjidonnes de la sorte? 

— Pour ce genre de services, je n'ai pas le sens 
commun, tu le vois bien ( 



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LB MARQTTIF dB VILLBMER. 85 

— C'est cela, à la première difficulté tu y renonces. 
Eh bieni moi, je m'acharne. J'ai chassé de mon 
cœur tout ce qui n'était pas toi, et nul autre que toi 
n'entendra parler de mes nouvelles passions. 

— Pour ce qui est de celle-ci, au moins, m'en 
donnes-tu ta parole? 

— Ah I tu crains beaucoup que je ne la compro- 
mette? 

— Cela me ferait une peine sérieuse. 

— Ah bah I Voyons I Pourquoi? 

— Parce qu'elle est fière, susceptible peut-être, et 
qu'elle quitterait ma mère, qui raffole d'elle, ne l'as- 
tu pas remarqué ? 

— Oui, et c'est cela qui m'a monté la tête. II faut 
que ce soit réellement une fille d'un grand esprit et 
de beaucoup de cœur! Ma mère a un tact si parfait. 
Ce soir, en me grondant un peu de ce qu'elle prend 
pour des taquineries, elle m'a tenu la dragée haute, 
elle m'a dit :«Vous n'avez pas été convenable avec 
Caroline. C'est une personne à laquelle il ne vous est 
pas permis de penser. «Diable! on peut toujours rêver, 
ça ne fait de mal à personnel Mais regarde donc 
comme elle est jolie I Comme elle est vivante au 
fliilîeu de toutes ces femmes plâtrées! On peu^ re- 
garder les contours de sa figure à jour Wsant; on 
n'y voit pas cette ligne mate qui empâte le duvet et 
qui fait ressembler les autres à un surmoulage. Vrai, 
elle est trop belle pour être une demoiselle de com- 
pagnie. Ma mère ne pourra jamais la garder. Elle 



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M JLB MARQUIS BB YILLJUfER. 

mettra le feu partout^ et, si elle reste sage, on voudra 
répouser. 

— Donc, reprit le marquis, vous ne pouvez pas 
songer à elle. 

— Pourquoi cionc ça? reprit le duc. Ne suis-je pas 
d'aujourd'hui un pauvre diable sans avoir? N'est-elle 
pas bien née? Sa réputation n'estelle pas intacte? Je 
voudrais bien savoir ce que ma mère pourrait trouver 
à redire 1 elle qui l'appelle déjà sa fille, et' qui veut 
qu'on la respecte comme si elle était notre sœur? 

— Vous poussez loia l'enthousiasme... ou la plai- 
santerie, dît le marquis, étourdi de ce (pi'il enten- 
dait. 

— Bon, pensa le duc, il m'appelle vous ! 

Et il continua à soutenir avec un sérieux étonnant 
qu'il était très-capable d'épouser mademoiselle dt 
Saint- Geneix, s'il n'y avait pas d'autre moyen de 
Tobtenir. — J'aimerais mieux l'enlever, ajouta-t-il : 
cela rentrerait mieux dans mes habitudes; mais je 
a'ai plus le moyen d'enlever, et à présent, ma blan- 
chisseuse elle-même ne s'y fierait pas. D'ailleiirg 
il est temps de rompre avec tout mon passé. Je 
te l'ai dit, et c'est fait, puisque Je l'ai dit. A partir 
d'aujourd'hui, transformation complète sur toute la 
ligne. Tu vas voir un homme nouveau, un homme 
que je ne connais pas moi-même, et qui va bien 
m'étonner; mais je sens déjà que cet homme-là est 
capable de tout, tout, même de croire, d'aimer et 
d'épouser. Sur ce^ bonsoir, frère, voilà mon dernier 



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LE MARQUIS DB VILLSMBR. 97 

mot ; si tu ne le redis pas à mademoiselle de Saiat- 
GeneiXr c'est que tu ne veux rien faire pour aider à 
mi conversion. 

Le duc s'éloigna, laissant Mm frère stupéfait, par- 
tagé entre le besoin de le croire sincère dans sa pas- 
<ûon du moment et l'indignation d'i»e rouerie dont 
on voulait le rendre conqplice. 

— Mais non, se disait-il en rentrant ebez lui ; tout 
cela, c'est sa gaieté, sa folie, sa légèreté... ou 6'est 
encore le vini Pourtant^ ce matin, au bois, il m'a 
interrogé sur le compte de Caroline avec une insis- 
tance surprenante, et cela presque au milieu de mes 
confidences sur le passé, qu'il a reçues avec une 
émotion vraie, avec des larmes dans les yeux. Quel 
homme est-ce donc que mon frère? Il n'y a pas 
douze heures, il songeait à se tuer. 11 me haïssait, il 
se détestait lui-même. Puis j'ai cru vaincre son cœur. 
11 a sangloté dans mes bras. Toute la journée, c'a été 
une effusion, un abandcMi, un charme de tendresse et 
de bonté, et ce soir, je ne sais plus ce que c'est I Sa 
raison aurait-elle reçu quelque atteinte dans cette vie 
sans frein qu'il a menée jusqu'ici, ou bien s'est-il 
moqué de moi toute la matinée? Suis-je la dupe de 
mon besoin d'aimer? Yais-je m'en repentir amère- 
ment, ou bien ai-je assumé sur moi la tâche de soi- 
j gner un cerveau malade? 

Dans son effiroi, le marquis accepta cette dernière 
suppositi<m comme la moins effrayante; mais une 
autre angoisse se mêlait à celle-ci. Le marquis se 



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88 LB MARQUIS DB VILLEMBR. 

sentait froissé et irrité dans un sentiment qu'il ne 
s'avouait pas à lui-même et: auquel il ne voulait pas 
seulement donner un nom. Il se mit au travail el 
travailla mal. II se coucha et dormit plus mal encore 

Quant au duc, il se frottait naïvement les mains. 
— J'ai réussi, se disait-il ; j'ai trouvé le réactif contre 
son désespoir. Pauvre cher frère ! je lui ai monté la 
tête, j'ai éveillé ses désirs, j'ai excité sa jalousie. Le 
voilà amoureux I II guérira et il vivrai A la passion, il 
n'y a de remède que la passion ! Ce n'est pas ma 
mère qui eût trouvé cela, et s'il en résulte quelque 
scandale dans sa maison, elle me le pardonnera le 
jour où elle saura que mon frère fût mort de ses 
regrets et de sa vertu. 

Le duc ne se trompait peut-être pas, et un homme 
plus sage eût été moins ingénieux. Il se fût efforcé de 
rattacher le marquis à la vie par l'amour des lettres, 
par la tendresse filiale, par la raison et la morale, 
toutes choses excellentes, mais que depuis longtemps 
le malade appelait en vain à son secours. Seulement 
le duc, à son point de vue, se figurait avoir tout 
sauvé, et il ne prévoyait pas qu^avec une nature 
exclusive comme celle de son frère, le remède pou- 
vait bientôt devenir pire que le mal. Le duc, connais- 
sant par 'ui-même la faiblesse humaine, croyait à la 
faiblesse relative des femmes, et n'admettait pas d'ex- 
ception. Selon lui, Caroline ne lutterait guère, il la 
croyait déjà très-disposée à aimer le marquis. Il ne 
pensait même pas que l'espoir du mariage fût néces- 



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LB MARQUIS DB VILLBMBR. b^ 

saire pour la vaincre. — C'est une bonne fille, se 
(lisait-il, point ambitieuse, et tout à fait désintéressée. 
Je l'ai jugée du premier coup d'œil, et ma mère 
affirme que je ne me trompe pas. Elle cédera par 
besoin d'aimer, par entraînement aussi, car mon 
frère a de grandes séductions pour une femme intelli- 
gente. Si elle lui résiste quelque temps, ce sera tant 
mieux, il s'attachera d'autant plus à elle. Ma mère 
n'y verra rien, et si elle y voit, ça l'agitera, ça l'oc- 
cupera aussi. Elle sera bonne, elle prêchera la vertu 
et cédera à l'attendrissement. Ces petites émotions 
domestiques la sauveront de l'ennui qui est son plus 
grand fléau. 

Le duc se livrait avec la plus parfaite candeur à ces 
calculs, dont l'immoralité faisait la base. 11 s'y atten- 
drissait lui-même avec cette sorte de puérilité qui 
caractérise parfois la corruption comme un épuise- 
ment. 11 souriait en lui-même en regardant la belle 
victime déjà immolée en imagination à ses projets, 
et si quelqu'un l'eût interrogé, il eût répondu en 
riant qu'il était en train d'arranger un roman à la 
Florian, pour commencer la vie de sentiment et d'in- 
nocence qu'il comptait embrasser. 

II resta toute la soirée, et trouva moyen d^, saisir 
Caroline dans un coin et de lui parler. — Ma mère 
m'a grondé, lui dit-il. Il paraît que j'ai été absurde 
avec vous. Je ne m'en doutais pas, moi qui avais 
justement le désir de vous prouver mon respect. Enfin 
ma mère m'a fait donner ma parole d'honneur que je 



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90 LE MARQUIS DB VILLBMBft 

ne songeais pas à vous faire ia cour, et je i'ai donnée 
sans hésiter. Serez-vous tranquille à présent? 

— D'autant plus que je n'avais jamais songé à être 
inquiète. 

— A la bonne heure! Puisque ma mère me force à 
cette grossièreté de dire à une femme ce qu'on ne lui 
dit jamais, même quand eu le pense, soyons amis 
comme deux bons garçons que nous sommes, et 
soyons francs pour commencer. Promettez-moi de ne 
plus dire de mal de moi à mon frère. 

— De ne plmf... Quand donc lui ai-je dit du mal de 
vous? 

— Vous ne vous êtes pas plainte de mon imper- 
tinence,... là, ce soir? 

— J'ai dît que je redoutais vos railleries, et que si 
elles continuaient, je m'en irais, voilà tout. 

— Bien, pensa le duc, ils sont déjà mieux ensemble 
que je ne l'espérais... Si vous songiez à quitter ma 
mère à cause de moi , reprit-il , ce serait me con- 
damner à m'éloigner d'elle. 

— Cela ne peut pas tomber sous le sens! Un flis 
céder la place à une étrangère ! 

— C'est pourtant ce à quoi je suis résolu, si je vous 
déplais et si je vous effraye ; mais restez, et ordonnez- 
moi ce que vous voudrez. Dois-je ne pas vous aper- 
cevoir, ne jamais vous adresser la parole, ne pas 
même vous saluer ? 

— Je n'exige aucune affectation dans un sens ni 
dans l'autre. Vous avez trop d'esprit et d'usage pour 



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LE MARQUIS DE VILLEMER 91 

n'avoir pas compris que je ne suis pas assez rompue 
aux artifices de la parole pour soutenir un assaut 
quelconque contre vous. 

— Vous êtes trop modeste ; mais puisque vous ne 
voulezpas que les formules de l'admiration se mêlent 
à celles du respect, et puisque Fattention qu'il vous 
est si difficile de ne pas éveillervous alarme et vous 
contriste, soyez tranquille, je me le tiens pour dit : 
vous n-'aiurez plus à vous plaindre de moi. Je le jure 
par tout ce qu'un homme peut avoir de sacré, par 
ma mèret 

/.près avoir ainsi reparé sa faute et rassuré Caro- 
M&e, dont le départ eût fait échouer son plan, le doc 
se mit à hii parler d'Urbain avec un véritable enthoot- 
dasme. Il y avait en lui sur ce point tant de sincérité, 
que mademoiselle de Saint-Geneix abjura ses préven- 
tions. Le eahne revint donc dans son esprit, et elk 
s'empressa d'écrire à Camille que tout allait bien, qat 
le duc valait infiniment mieux que sa réputation, et 
que, dans tous les cas, il s'était engagé sur l'honneur 
à la laisser tranquille. 

Pendant le mois qui suivit cette journée, Caroline 
vit fort peu M. de Villemer. Il eut à s'occuper des 
détails de la liquidation de son frère, puis il s'ab- 
senta. II dit à sa mère qu'il allait en Normandie voir 
un certain château historique dont le plan lui était 
nécessaire pour son ouvrage, et il prit une route tout 
opposée, confiant au duc seul qu'il allait voir son fils 
danslo plus strict incognito. 



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93 LE MARQUIS DB VILIBMEB 

De son côté, le duc fut très-occupé de son change- 
ment de position pécuniaire. Il vendit ses chevaux, 
son mobilier, congédia ses laquais, et vint, à la de- 
mande de sa mère, s'installer provisoirement, par 
économie, dans un entre-sol de son hôtel, qui allait 
être vendu aussi, mais avec cette réserve que le mar- 
quis resterait pendant dix ans principal locataire, et que 
Tien ne serait changé dans l'appartement de sa mère. 

Quant à Urbain, il monta trois étages et entassa ses 
Tivres dans un logement plus que modeste, protestant 
qu'il n'avait jamais été mieux, et qu'il avait une vue 
magnifique sur les Champs-Elysées. Durant son ab- 
sence, on fit les préparatifs de départ pour la cam- 
pagne, et mademoiselle de Saint-Geneix écrivait à sa 
sœur: « Je compte les jours qui nous séparent de cette 
rienheureuse campagne, où je vais enfin marcher à 
mon aise et respirer un air pur. J'ai assez des fleurs 
qu'on voit mourir sur la cheminée : j'ai soif de celles 
qui éclosent en plein champ. )' 



VII 



4nTIlE DD MARQUIS DE VILLEMER AU DUC d'aLÉRIA. 
Polignac, 1" mai 45, par Le Puy (Haute- Loire.) 

u'adresse que je to donne est un secret que je te 
confie, et je suis heureux de te îe confier. Si par 



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LU MARQUlâ VU VILLBMBR. OS 

quelque accident imprévu je venais à mourir loin de 
toi, tu saurais qu'avant tout il faudrait envoyer ici et 
veiller à ce que Tenfant ne fût pas négligé par les 
gens à qui je l'ai confié. Ces gens ne me connaissent 
pas; ils ne savent ni mon nom ni mon pays; ils igno- 
rent même que cet enfant m'appartient. De telles pré- 
cautions sont nécessaires, je te Tai dit. M. de G... a 
conservé des soupçons dont la conséquence serait de 
douter de la légitimité bien réelle pourtant de sa fille. 
Cette crainte torturait une malheureuse mère à qui 
j'avais juré de cacher l'existence de Didier tant que 
le sort de Laure ne serait pas assuré. Je me suis aperçu 
plus d'une fois de la curiosité inquiète avec laquelle 
mes démarches étaient observées. Je n'y saurais donc 
apporter trop de mystère. 

Voilà pourquoi j'ai placé mon fils si loin de moi et 
dans une province où , n'ayant aucune espèce de re- 
lations, je risque moins qu'ailleurs d'être trahi par 
des rencontres fortuites. Les gens à qui j'ai affaire 
m'offirent toutes les garanties possibles d'honnêteté, 
de bonté et de discrétion , en ce sens qu'ils s'abstien* 
nent de me questionner et de m'observer. La nour- 
rice est nièce de Joseph, ce bon vieux domestique que 
nous avons perdu Tan dernier. C'est lui qui me l'avait 
indiquée ; mais elle ne sait pas qui je suis. Elle me 
eonnait sous le nom de Bemyer. La femme est jeune, 
saine et douce, une simple paysanne, mais dans l'ai- 
sance. J'aurais craint, en la faisant plus riche, de ne 
pouvoir détruire les habitudes parcimonieuses de U 



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94 LB MARQUIS i>B YILLSMB&. 

campagne, qui sont ici, je m'en suis aperçu, encore 
plus invétérées qu'ailleurs, et je tenais à ce qu'étant 
élevé dans les vraies conditions du développement 
rustique , ce pauvre enfant n'eût point à soufl'ir de 
l'excès de ces conditions, cet excès ayajit précisément 
pour résultat l'étiolement. 

Mes hôtes, car c'est de chez eux que je t'écris, sont 
fermiers et gardiens de l'endos où, sur la ptate-foro^ 
d'un rocher, s'élève une des plus rudes forteresses du 
moyen âge , le berceau de cette famille dont les der- 
niers représentants ont joué un rôle si malheureux 
dans les récentes vicissitudes de notre monarchie. 
Leurs ancêtres en ont joué un non mdns Ûicheux 
dans cette province et non moins important aux 
époques où la féodalité faisait la part des rois très- 
mince. Il n'est pas sans intérêt pour le travail histo- 
rique dont je m'occupe de recueillir ici des traditions 
et d'étudier la physioaiomie du manoir et de la coiv- 
trée; je n'ai donc pas menti absolument à ma mère 
en lui disant que j 'allais voyager pour mon instruction. 

Il y a en effet beaucoup à apprendre au cœur même 
de cette belle France, qu'il n'est pas de mode de visi- 
ter, et qui par conséquent cache encore ses sanctuaires 
de poésie et ses mines de science dans des recoins 
inabordables. C'est ici un pays sans chemins et sans 
guides, sans aucune facilité de locomotion, et où il 
faut conquérir toutes ses découvertes au prix du 
danger ou de la fatigue. Les gens qui l'habitent ne le 
connaissent pas plus que les étrangers* La vie pure- 



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LB MARQUIS DB YILLBMBB. «5 

ment agricole limite à de courts horizons les notions 
de diaqae localité : il est donc impossible de se ren- 
seigner en marchant, à moins de connaître le nom et 
la positioQ relative de toii^es les petites bourgades; 
sans une carte détaillée que je dois coMuUier à chaque 
pas, bien que je vienne ici pour fat troisième fois 
depuis deux ans que Didier existe, je ne pourrais 
me diriger qu'à vol d'oiseau , chose tout à lait impra- 
ticable sur un sol coupé de profonds ravins, traversé 
en tous sens par de hautes muraiUes de lave et 
sillonné de nombreux torrents. 

Mais il ne m'est pas nécessaire d'aller loin pour 
apprécier le caractère étrange et frappant du pays. 
Rien, mon ami« ne peut te donner l'idée de la beauté 
pittoresque de ce bassin du Puy, et je ne connais 
point de site dont le caractère soit plus difficile à 
décrire. Ce n'est pas la Suisse, c'est moins terrible ; ce 
n'est pasl'Italie, c'est plus beau ; c'est la France cenUale 
avec tous ses vésuves éteints et revêtus d'une splen- 
dide végétation ; ce n'est pourtant ni TÂuvergne ni le 
Limousin que tu connais. Ici point de riche Limagne, 
' arène vaste et tranquille de moissons et de prairies 
ateritées au loin par un horizon de montagnes sou- 
dées ensemble; point de plateaux fertiles fermés da 
fossés naturels. Non, tout est cime et ravin, et la cul- 
ture ne peut s'emparer que de profondeurs resser- 
rées et de versants rapides. Elle s'en empare, elle se 
glisse partout, jetant ses frais tapis de verdure , de 
céréales et de légumineuses avides de la cendre fer- 



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M LB MARQUIS DB ViLLBMER. 

tilisée des volcans, jusque dans les interstices des 
coulées de lave qui la rayent dans tous les sens. À 
chaque détour anguleux de ces coulées, on entre dam 
un désordre nouveau qui semble aussi infranchissable 
que celui que Ton quitte ; mais quand des bords éle- 
vés de cette enceinte tourmentée on peut Tembrasser 
d'un coup d'œil, on y retrouve les vastes proportions 
et les suaves harmonies qui font qu*un tableau est 
admirable, et que Timagination n*y peut rien ajouter. 

L'horizon est grandiose. Ce sont d'abord les Cé- 
vennes. Dans un lointain brumeux , on distingue le 
Mézenc avec ses longues pentes et ses brusques cou- 
pures, derrière lesquelles se dresse le Gerbier-de- Joncs, 
cône volcanique qui rappelle le Soracte, mais qui, 
partant d'une base plus imposante, fait un plus grand 
effet. D'autres montagnes de fonnes variées, les unes 
imitant dans leurs formes hémisphériques les ballons 
vosgiens , les autres plantées en murailles droites , çà 
et là vigoureusement ébréchées, circonscrivent un 
espace de ciel aussi vaste que celui (2e la campagne de 
Rome, mais profondément creusé en coupe, comme 
si tous les volcans qui ont labouré cette région eussent * 
été contenus dans un cratère commun d'une dimen- 
sion fabuleuse. 

Au-dessous de cette magnifique ceinture, les détails 
du tableau se dessinent parfois avec une prodigieuse 
nettftti^- Ondistingue une seconde , une troisième , et 
par endroits une quatrième enceinte de montagnes 
également variées de formes , s'abaissant par degrés 



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LB MARQUIS DR VILLBIiBk. 91 

vers le niveau central des trois rivières qui sillonnent 
ce que Ton peut appeler la plaine ; mais cette plaine 
n'est qu'une apparence relative : il n'est pas un point 
du sol qui n'ait été soulevé, tordu ou crevassé par les 
convulsions géologiques. Des accidents énormes ont 
jailli du sein de cette vallée , et , dénudés par l'action 
des eaux, ils forment aujourd'hui ces dykes mon- 
strueux qu'on trouve déjà en Auvergne , mais qui se 
présentent ici avec d'autres formes et dans de plus 
vastes proportions. Ce sont des blocs d'un noir rou- 
geâtre qu'on dirait encore brûlants, et qui, au cou- 
cher du soleil, prennent l'aspect de la braise à demi 
éteinte. Sur leurs vastes plates-formes, taillées à pic 
et dont les flancs se renflent parfois en forme de tours 
et de bastions, les habitants bâtirent des temples, puis 
des forteresses et des églises, enfin des villages et des 
villes. Le Puy est en partie dressé sur la base d'un 
de ces dykes, le rocher Corneille, une des masses ho- 
mogènes les plus compactes et les plus monumen- 
tales qui existent, et dont le sommet, jadis consacré 
aux dieux de la Gaule, puis à ceux de Rome, porte 
encore les débris d'une citadelle du moyen âge, et 
domine les coupoles romanes d'une admirable basi- 
lique tirée de son flanc. 

Cette basilique est elle-même un accident gran- 
diose dans ce grandiose décor naturel. Elle se dé- 
coupe, noire et puissante , sur les fonds vaporeux des 
lointains de la campagne, car dané ce tableau, vu 
d'ensemble, l'horizon des Cévennes se détache seul 

d 



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98 LU MiLRQUIS DB VILLBMEE. 

sur le del, et là, ]« <Grois, -est le secret de son magique 
aspect. Les détails vus ainsi comme repoussoirs à des 
perspectives profondes prennent toute Timportance 
qa'ils<mte£Eectivementetsetrouventen {Hroportionavec 
l'importance des masses lointaines. C'est l'isolement 
de Borne sur son ciel sans bornes qui fait que la gran- 
deur réelle de ses momim^ts est difficilement appré- 
ciable à celui qui en approdie. Rome, c'est ki qu'elle 
devrait être située! C'est ce gagantesque piédestal 
d'une seule roche qu'il eût fallu à la pensée de Mid^ei- 
Ange pour iancer dans les airs le dôme magistral de 
Saiiit-Pierre. 

Mais après tout, je me demande pourquoi ce culte 
de nos esprits pour Rome et pour Saint-Pierre, une 
ville hideuse couvrant des ruines augustes et croyant 
avoir tout remplsK^é et tout compensé par un édifice 
d'une dimension inusitée, cheWoeuvre de science 
architecturale, je le veux bien, mais non chef-d'œuvre 
de goût et de sentiment. J'ai ouï dire que le mérite de 
cette grande chose était précisément de ne point ré-^ 
vêler sa hauteur et sa vaslitude sans l'aide du raison* 
nement et de la comparaison , et j'avoue n'avoir rien 
compris à <cela. J'ai toujours oti, moi, que l'art con- 
sistait à faire beaucoup avec peu de chose, et que la 
vfaie grandeur n'était pas dans les matériaux qu'eUe 
emploie, mais dans l'effidt qu'elle produit. Peu m'im- 
porte qu'un étr^" ou un objet soit facilement mesu- 
rable, si mon œil ne songe point à le mesurer et si ma 
pensée se trouve entraînée à le grandir sans mesure. 



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LB MARQUIS DB YILLB3IBB. 9i 

Les temples comme les montagnes n'ont d'imposant 
que leurs proportions relatives , ITiarmonie de lerars 
rapports cvec les besoins de notre imagination/ Dans 
les compositions de la nature , comme dans celles de 
Hiomme, il y a des œuvres de choix qui port^ le 
rachet d'une grande inspiration, (f autres qui ne 
téiTio^nent que de sa profusion , de sa lassitude or 
de son caprice. 

Voilà pourquoi je n'aî pas toujours tfessaiiM devant 
certains objets consacrés par Fadmiration généi^le ou 
devant certains sites envahis par la vogue. Je n'aime la 
mer, tu le sais, qu'à travers beaucoup d'aAres ou tra- 
versée elle-même par beaucoup de rochers. Je la trouve 
disproportionnée quand elle s'empare trop des ta- 
bleaux, de même que je trouve le ciel disproportionné 
dans les pays trop ouverts. J'ai peut-être en moi un 
esprit de révolte, conmie notre mère m'en accuse 
C'est un esprit silencieux, mais entêté, plus fort que 
moi, et qui repousse tout ce qui veut écraser. 

J'aime pourtant les sites terribles ; tu me reprochais 
cela quand nous étions ensemble aux Pyrénées. Les 
précipices t'exaspéraient contre moi, qui les cherchais 
toujours, et tu m'entraînais à Biarritz, où la mer re- 
posait tes yeux lassés de cascades et de ravins. Si tu 
veux bien y réfléchir, tu verras qu'en ceci tu étais plus 
poète que moi. Tu te plaisais dans la contemplation 
de ce qui semble infini. Je suis peut-être un artiste et 
rien de plus. J'ai besoin des choses définies. Je les 
veux trfcs-grardes; mats, pour que je les trouve telles. 



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100 LB MARQUIS DB VILLEMBR. 

il faut qu'elles soient grandes d'aspect, et peu m'im- 
porte l'espace qu'elles occupent. Il faut que la har- 
diesse des masses ranime en moi quelque libre hardie, 
que la placidité ou la furie des couleurs apaise ou en- 
flamme mon sentiment. Je ne veux pas ni'imaginer la 
nature, pas plus que critiquer ou refaire dans ma 
pensée les manifestations de l'art; je m'abandonne 
entièrement à ce que je cherche, et si rien ne s'empare 
de moi, c'est qu'il n'y a là rien pour moi. 

J'erre autant qu'un autre dans mes appréciations, 
plus qu'un autre peut-être, car j'ai en moi des émo- 
tions terribles, ou des lassitudes inouïes, ou des atten- 
drissements puérils, et je ne sais rien combattre quand 
je suis seul. Tout à ce que j'aime, je ne me fais res- 
ponsable de rien envers moi-même. C'est pour cela 
que je me plais souvent à des choses' qui n'existent 
pas beaucoup par elles-mêmes, mais qui sufiisent au 
débordement ou au manque de vie qui se fait en moi. 

Ici je suis calme et je me rends compte de tout. La 
solitude m'est bonne. Elle me prend et me berce. Elle 
me rappelle nos anciennes amours, son despotisme 
que j'ai trop subi dans mes jeunes années, mes infidé- 
lités raisonnées quand le devoir a parlé plus haut 
qu'elle, et ces infidélités, elle me les pardonne, que 
dis-je? elle m'en récompense comme si elle les com- 
prenait. Et pourquoi ne les comprendrait-elle pas? La 
. solitude n'esl-elle pas un être, un grand être multiple, 
la voix même, le sein même de la nature, qui nous 
parle et nous étreint? N'est-ce pas la mère commune. 



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LB MARQUIS DB VILLBMBR. 101 

l'inépuisable source de tout bien et de toute beauté? 
Ne la personnifions-nous pas quand nous lui deman- 
dons le calme ou Ténergie que la vie factice du milieu 
socia' tend toujours à détruire ou à troubler? Certes il 
y a des heures où, sans être ni peintre, ni écrivain, ni 
artiste, ni savant, nous étudions et interrogeons la na- 
ture avec notre cœur et notre esprit, comme si, de 
son sourire ou de sa menace, nous attendions l'apai- 
sement ou l'embrasement de nos pensées. C'est pour 
cela que nous nous plaisons dans certains sites, comme 
si toutes les apparences inertes nous y révélaient l'âme 
qui palpite dans tout, et que nous soufirons dans 
d'autres lieux, comme si tous les esprits cachés dans 
la matière nous refusaient l'inexorable secret de leur 
vitalité. 

Quoi qu'il eii soit de ces rêveries, je me trouve bien 
ici, et j'y vivrais volontiers si j'étais tenté de choisir 
un isolement quelconque. C'est un pays dur et riant à 
la fois, mais où l'âpreté domine et où le sourire se fait 
prier. Le climat est rude, très-froid en hiver, très- 
chaud en été. La vigne mûrit mal et donne un vin 
très-âcre, dont, comme dans tous les pays de mauvais 
vin» les habitants font excès. Les sommets des Cé- 
vennes sont souvent chargés de vapeurs glaciales, et 
quand le vent les balaye, la pluie se rabat sur les bas- 
sins. Dans la saison où nous sommes, c'est un étemel 
eapricë, des combinaisons de nuées fantastiques, des 
éclipses subites de soleil, et puis des clartés d'une lim- 
pidité froide qui ramènent la pensée à ces rêves de la 

6. 



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108 LE MARQUIS DB YILLBUBR. 

première aube de notre monde, quand la lumière fut 
crèée^ c'est-à-dire quand l'atmosphère terrestre, déga- 
gée de ses tourmentes, laissa percer les rayons du so- 
leil sur la Jeune pïanète éblouie. LTromme exîstaît-îl 
alors? ffypothèsesl... Mais il existait déjà à l'époque 
j>ù ces terribles lares qui m'enviroraient ont envahi et 
bouleversé le sol. On a retrouvé des ossements humains 
à rétat fossile au pied d'une montagne voisine, sous 
les basaltes et les scories, dans une brèche compacte, 
— les restes d'un vieillard et d'un enfant. L'homme a 
donc vu ces grands drames de la nature, doiK la tra- 
(Btion était si bien perduie qu'il a fallu l'arrêt de la 
science moderne pour les restituera l'histoire du globe 
sur ce point de la France. Chose phis étonnante en- 
core, dans la même couche du sol où l'on trouve dci 
ossements humains, on trouve ceux des animaux ré- 
fugiés aujourd'hui sous les latitudes ardentes. Les 
iigres, les éléphants auraient été ici les contemporains 
le l'homme. 

Au reste, la multitude de cavernes qui portent les 
empreintes dtm travail manuel grossier prouve l'exis 
tence d'une race sauvage établie sur ce point dès les 
premiers ^^ de l'humanité. Si les lieux élevés que 
'es fluctuations de la mer ont respectés dès le principe 
doivent être regardés comme les berceaux du genre 
humain, on peut, sans invraisemblance, imaginer que 
celui-ci est un des plus authentiques ; mais ceci dé- 
passe les limites de ma recherche. Ce qui m'importe, 
à moi, c'est de retrouver dans les êtres actuels la trace 



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LB MARQUIS DB YILLBlfBIL IM 

des vicissitudes sociales. Je trouve ici une race très- 
caractérisée qui est en harmonie phy^que avec te sd 
qui la porte : maigre, sombre, rode, et comme sùga^ 
leuse dans ses formes et dans ses instincts ; mais je Tois 
en elle surtout la vivante ena|»reiiïte du régime féodal, 
un e^rit de soumksion aveugle en réactHm perpé- 
tuelle avec un esprit de révolte faoroiidœ, ime tntte 
entre la superstition qui accepte tous les abus et les 
passons violentes que la superstition exalte. Nulle part 
le joug du prêlare ne s*est fiwt pfus absolu, nulle part 
la réaction révolutionnake e«mtre le prêtre n'a été et 
ne serait peut-être encore plus brutale à un jour 
donné. Si j'ai pensé à la campagne de R<Hne en te dé- 
OTvant le bassin du Puy, qui en diffère si essentielle- 
ment, c'est probablement parce que j'ai été frappé 
d'un certain rappcHrt, non pas le rapport physique de 
ce temple, qui domine le tableau par sà tournure 
austère et sa position hardie, autant au moins que ce- 
lui de Rorne domine le désert environnant par la puis- 
sance de sa masse , mais un rapport intellectuel et 
moral dans l'esprit des populations. Sauf la forte difté- 
rence qui résulte de l'amour du gain et de l'ardeur au 
travail inhérents aux esprits montagnards, il y a ici de 
gi-andes ressemblances avec le peuple des États ro- 
maiasv Le culte passionné des images qui est un reste 
de l'iddâtrie païenne, la foi stupide aux petits miracles 
locaux, les vices du cloître, la haine et la vengeance 
en première ligne, voilà, non pas le paysan velaisien 
tel qu'il est aujourd'hui, — il s'est beaucoup ameiidé 



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104 LE MARQUIS DB VILLEMER. 

depuis quarante ans, — mais ce que son histoire lo- 
cale et ses monuments montrent à chaque pas, à cha- 
que ligne. Son petit cercle de montagnes a protégé les 
plus insolents brigandages de la féodalité et les plus 
rapaces dominations du clergé. Il en a souffert, mais il 
s'y est prêté, et sa dévotion, comme ses mœurs, a 
conservé l'empreinte des luttes violentes et des 
croyances barbares du moyen âge. Une divinité de 
l'antique Égj^pte, rapportée, dit-on, de la Palestine, 
par saint Louis, est Tidole que la révolution a brisée 
après des siècles de vénération. On a inauguré une 
nouvelle vierge noire, mais il est avéré qu'elle est 
apocryphe et qu'elle fait moins de miracles que l'an- 
cienne. Heureusement on a conservé dans le trésor 
de la cathédrale les cierges que portaient les anges 
lorsqu'ils descendirent du ciel pour placer eux-mêmes 
la figure d'isis sur l'autel. On les montre à la véné- 
ration des fidèles. Voilà pour la religion. — Au ca- 
baret, c'est autre chose. Chacun apporte son couteau 
dans sa gaîne et le pique par la pointe dans le des- 
sous de la table entre ses jambes, après quoi on 
tause, on boit, on se contredit, on s'exalte et on 
s'égorge. Voilà pour les instincts. Ils s'aflfaiblissenl 
thaque jour. Dieu merci; mais en notre an de grâce 
1845, ils ne sont point détruits, et il y a quelque 
chose de farouche dans les plaisirs. Les femmes en 
sont exclues, les prêtres leur défendant la danse et 
même la promenade avec l'autre sexe. Les hommes 
n'ont donc aucun frein, aucun respect, aucune déli- 



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LB MARQUIS DB VILLBMBR. 105 

catesse dans leurs relations. Ils repoussent générale- 
ment l'autorité directe du prêtre et lui abandonnent 
la femme, mais ils gardent la passion des guerres de 
religion; ils se querellent sur le dosrme en buvant, et 
ils se tuent. Voilà pour l'histoire 

Quant aux habitudes, elles sont le résultat de celte 
vie exaltée et tendue. La rudesse des idées fait celle 
des mœurs. L'homme qui comprend mal l'esprit des 
religions comprend mal la vie et se dénature lui- 
même. Il y a dans le pays, malgré l'aridilé d'une 
grande partie de sa surface, des ressources énormes, 
des veines d'une fertilité prodigieuse, des pâturages 
splendides et beaucoup d'ardeur au travail de la 
terre ; mais le paysan, je parle de celui qui possède 
ce qu'il cultive, car la misère met l'autre hors de 
cause, ne jouit de rien et semble n'avoir besoin de 
rien. Sa maison est d'une malpropreté inouïe. Le 
plafond, recouvert d'un treillis de lattes, sert de récep- 
tacle à tous les aliments en même temps qu'à toutes 
les guenilles de la maison. On est suffoqué, en y en- 
trant, de l'odeur nauséabonde du lard rance mêlée à 
celle de toutes les choses immondes qui pendent là 
en guise de lustres : des chandelles avec des chape- 
lets de saucisses, du linge sale et de vieilles chausr 
sures avec le pain et la viande. La coa^truction de 
beaucoup de maisons sent elle-même la forteresse ou 
le campement plus que l'habitation normale. Le logis 
s'élève sur une haute bast et se ramasse sous un toit 
écrasé où l'on grimpe par des échelles. Dans une de 



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IM LB Mi.RQUIS DB YILLBMBR. 

ces habitations où le hasard m*a fait entrer, j*ai vu 
des images de dévotion encadrées à côté d'images 
obscènes. C'était, il est vrai, une anberge, un lieu où 
les femmes honnêtes du pays n'entrent jamais. Té- 
coutai des paysans qui buvaient. C'était un mélange 
analogue aux images de la murailîe, des discours 
mêlés de serments empruntés aux choses sacrées et 
d'ordures les plus grossières. Nouvelle ressemblance 
avec le langage du paysan des environs de Rome. Il 
semble qu'un excès d'engouement pour tes formules 
extérieures des cultes entraine avec lui une soif de 
blasphème. 

Je te parle là des paysans de la montagne ; ceux 
qui se rapprochent du centre du bassin et de ses villes 
sont plus civilisés. Au reste, chez les uns comme chez 
les autres, et comme chez les Romains, à côté des 
vices que je te signale, je pressens et je vois de 
grandes qualités. Ils sont probes et fiers. Rien de ser- 
vile dans leur accueil, et un grand air de franchise 
dans leur hospitalité. Ils ont certes dans Fâme les 
âpretés et les beautés de leur terre et de leur ciel. 
Ceux d'entre eux qui sont croyants sans bigoterie, ne 
doivent pas être religieux et pieux à demi, et ceux 
qui ont un peu voyagé ou qui ont reçu une certaine 
notion d'instrution pratique s'expriment avec une 
netteté sincère, un peu hautaine, qui ne déplaît pas 
à un homme sans préjugés de race. 

Les femmes ont toutes l'air hardi et cordial. Je les 
isrois bonnes et violentes. Elles ne manquent pas tant 



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LB MARQUIS DE YILLBMBR. 191 

de beauté que de charme. Leurs tètes, ooifiées d*!jn 
petit cbape^ja de feutre noir orné de jais et de {dû- 
mes, ont, dans la jeunesse, un certain édat, et dans 
la vieillesse une ^mtérké assez digne ; mais tout cela 
est trop mâle, les éfimles larges et carrées sont en 
désacocKrd avec le corps grêle, et le manque absolu de 
propreté rend leur toilette désagréable à regarder. 
Dans la miHitagne, e'est une exhibition de gueeilles 
incolores sur de longues jambes nues et &ngeuses, 
sans préjudice des bijoux d'oar, et même de diamants 
au cou et aux <H«illes, contraste de luxe et <fe misère 
gui m*a rappelé les mendiantes de Tivoii« 

Pourtant les femmes d*ici scmt laborieuses. L'art de 
la dentelle est enseigné par la m^e à sa fille. Aussitôt 
que renfsoit commence à babiller, on hû met une 
grosse pelote de corne ^ir les genoux et des paquets 
de bobines entre les doigts. A Tige de quinze ou seize 
ans, elle sait faire les plus merveilleux ouvrages, ou 
elle est réputée idiote et indigne du pain qu'elle 
mange ; mais dans Texercice de cet art délicat et char- 
mant, si bien approîMÎé à Tadresse patiente de la 
femme, une autre tyrannie que celle du clergé pèse 
sur la Velaîsienne : c'est celle du oomm^çant qui 
l'exi^oite.' Comme toutes tes paysannes du Velay et 
d'une grande partie de l'Auvergne savent fabe ces 
ouvrages, elles subissent toutes également la loi du 
bon naarchéV et on est eflfrayé de l'exiguïté sordide du 
salaire. Là, le commerçant ne gagne pas sur le pro- 
ducteur cent pour cent, ce qui est, selon le premier, 



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108 LB MARQUIS DB YILLBMBR. 

la loi et la nécessité du commerce; il gagne cinq fois 
cent pour cent. Il est vrai que les marchands sont 
punis souvent par où ils pèchent, et qu'en se faisant 
trop de concurrence, ils se paralysent, comme les 
paysannes ont paralysé leur travail en faisant toutes le 
même travail. Ceci est la loi et le châtiment du com- 
merce. 

Mais je t'en ai dit assez pour tenir ma promesse et 
pour te donner une idée générale du pays. Cher frère, 
tu as exigé une longue lettre, prévoyant que, dans 
mes heures de solitude et d'insomnie, je songerais 
trop à moi-même, à ma triste vie, à mon douloureux 
passé, auprès de cet enfant qui dort là pendant que je 
t'écris ! Il est vrai que sa présence réveille bien des 
blessures, et que c'est m'avoir rendu service que de 
me forcer à m'oublier moi-même en généralisant mes 
impressions. — Pourtant... je trouve là aussi des at- 
tendrissements immenses qui ne sont pas sans dou- 
ceur. Fermerai-je ma lettre sans te parler de lui? — 
Tu vois, j'hésite, je crains de te faire sourire. — Tu 
qs la prétention de détester les enfants. Moi, sans 
éprouver cette répugnance, je redoutais autrefois le 
contact de ces êtres dont la fragile candeur effrayait 
ma raison. Aujourd'hui je suis bien changé, et quand 
tu devrais te moquer de moi, il faut que je t'ouvre 
mon âme sans réserve. Oui, oui, mon ami, il le faut. 
Je dois, pour que tu me connaisses tout entier, sur» 
a^onter la mauvaise honte. 

Eh bien! vois-tu, cet enfant, je l'adore, et je vois. 



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LB MARQUIS DB YILLBMB&. lOt 

«que tôt OU lard il sera ma vie et mon but. Ce n'est 
pas seulement le devoir qui m'amène pWis de lui, ce 
sont mes entrailles qui crient vers lui quand j'ai passé 
un certain temps sans le voir. Il est bien ici, il ne 
manque de rien, il se fortifie, il est aimé. Ses parents 
adoptifs sont d'excellents êtres, et, pour le bien soi- 
gner, leur cœur est, je le vois, tout à fait d*accord avec 
leurs intérêts. Ils habitent la partie restée debout et 
convenablement restaurée du manoir. L'enfant est 
élevé dans ces ruines, au sommet de ce large rocher, 
sous un ciel vif, dans un air pur et tonifiant, et par 
des gens propres et soigneux. La femme a habité 
Paris; elle a une idée juste de la dose d'énergie et de 
ménagement qu'il faut appliquer au régime d'un en- 
fant plus délicat, mais tout aussi bien constitué que 
les siens : je pourrais donc ne m'inquiéter de rien et 
attendre l'âge où il faadra soigner et former autre 
chose que le corps. Eh bieni je m'inquiète quand 
même dès que je suis loin de lui. Son existence m'ap- 
paraît souvent alors comme une anxiété et un trouble 
profond dans ma vie; mais, quand je le vois, tout ef- 
froi s'efface et toute amertume est allégée. Que veux- 
tu que je te dise ? je l'aime ! Je sens qu'il m'appartient 
et que je lui appartiens également. Je sens qu'il est 
moi, oui, moi, beaucoup plus que sa pauvre mère; à 
mesure que ses traits et ses instincts se dessinent, je 
cherche vainement en lui quelque chose qui me la 
rappelle, et ce quelque chose semble ne pas devoir 
éclore. Contre la loi la plus ordinaire qui fait que les 



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110 tB MAtlQUIS DB YILLBMSR. 

mâles tiennent plus des traits de leur mère que les 
filles, c'est à son père que celui-ci ressemblera, s*iî 
continue à se développer dans le sens appréciable dès 
Aujourd'hui. Il a déjà mes indolences et mes timidités 
farouches du premier âge, que ma mère me raconte 
si souvent, et mes abandons subits, qui lui faisaient, 
dît-elle, me pardonner et me chérir quand même. Il 
s'est aperçu cette année de ma présence autour de 
lui. 11 a eu peur d*abord, et maintenant il me sourit et 
s'efforce de me parler. Son sourire et son bégaiement 
nie font tressaillir, et quand il cherche ma main pour 
marcher, je ne sais quelle reconnaissance envers lui 
m'arrache des larmes que je cache avec peine... 

Mais c'est assez, je ne veux pas te paraître trop en- 
fant moi-même ; je t'ai dit cela pour que tu ne t'éton- 
nes plus quand je refuse de t'entendre faire des projets 
pour moi. Va, mon ami, il ne faut me parler ni 
d'amour ni de mariage. Je n'ai pas assez de bonheur 
dans l'âme pour en donner à un être qui serait nouveau 
dans mon existence. Cette existence-là suffira à peine 
à mes devoirs, je le vois bien à la tendresse que j'ai 
pour Didier, pour ma mère et pour toi. Avec cette 
soif d'étude qui m'enfièvre si souvent, quelles heures 
trouverais-je donc pour charmer les loisirs d'une jeune 
femme avide de bonheur et de gaieté? Non, non, n'y 
songeons pas, et si la pensée de cette sorte d'isolement 
est encore parfois effrayante à mon âge, aide-moi à 
atteindre le moment où elle sera tout à fait normale. 
C'est l'affau'e de quelques années. Ton affection me 



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LB MARQUIS DB VILLBMBR. 111 

les fera paraître moins longues, tu le sais. Conserve- 
la-moi, indulgente à mes défauts, généreuse env^s 
ma confiance. 

P.'S. Je présume que ma mère est partie pour Séval 
avec mademoiselle de Saint-Geneix, et que tu les auras 
accompagnées. Si ma mère s'inquiétait de moi, dis-lui 
que tu as reçu de mes nouvelles, et que je suis tou- 
jours en Normandie. 



VIII 

Le même jour où le marquis écrivait à son frère, 
Caroline écrivait à sa sœur et lui esquissait à sa ma« 
nière le pays où elle se trouvait 

Séval, par Chambon (Creuse), 1*' mai 45. 

Enfin, ma sœur, nous y voilai et c'est un paradis 
terrestre. Le château est vieux et petit, mais bien 
arrangé pour le confort et assez pittoresque. Le parc 
est assez vaste, pas trop bien tenu, et pas à l'anglaise. 
Dieu merci I riche en beaux vieux arbres couverts de 
fierre et en herbes folles. Le pays est adorable. Nous 
sommes en Auvergne en dépit des nouvelles délimi- 
tations, mais tout près de l'ancienne limite de La 
Marche, à une lieue d'une petite ville qu; s'appelle 
Chambon et que nous avons traversée pour arriver au 



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112 LB MARQUIS DB YILLBHËR. 

manoir. Cette petite ville est très-bien située. On y 
arrive par une rampe de montagne ou plutôt par la 
fente d'un ravin assez profond, car de montagne U n*y 
en a pas , à proprement parler. On quitte de grands 
plateaux, d'un terrain maigre et humide, couverts de 
petits arbres et de grands buissons, et on descend dans 
une gorge longue, sinueuse, qui, par endroits, s'élargit 
assez pour devenir vallée. Au fond de cette gorge, qui 
bientôt se ramifie, coulent des rivières de vrai cristal, 
point navigables et plutôt torrents que rivières, quoi- 
qu'elles ne fassent que filer vite en bouillonnant un 
peu, et sans menacer personne. Pour moi qui ne con- 
nais que nos grandes plaines et nos grandes rivières 
plates, je suis très-portée à voir ici tout en élévations 
et en abîmes ; mais la marquise, qui a vu les Alpes et 
les Pyrénées, se moque de moi , et prétend que tout 
ceci est petit comme un surtout de table. Aussi je me 
défends de la description enthousiaste avec toi , pour 
ne pas égarer ton jugement; mais la marquise, qui 
n'aime pas la nature bien follement, ne viendra pas à 
bout de m'empêcher d'être ravie de ce que je vois. 
C'est un pays d'herbes et de feuilles , un continuel 
berceau de verdure. La rivière qui descend le ravin 
s'appelle la Voueze, et puis, mêlée à Chambon avec la 
Tarde, elle devient le Char, lequel, au bout de la pre- 
mière vallée, s'appelle le Cher, que tout le monde con- 
naît. Moi je tiens pour le Char; le nom va bien à cette 
eau qui roule réellement avec l'allure d'une voiture 
bien lancée sur une pente douce, où rien ne la fait 



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€W^^ 



LE MARQUIS DB VILLBMBR. US 

cahoter ni bondir déraisonnablement. La route aussi 
est unie et sabîée comme une allée de jardin, et bor- 
Jée de hêtres magnifiques, à travers lesquels on voit 
se dérouler des prairies naturelles qui sont en ce mo- 
ment des tapis de fleurs. Ah I les beaux prés, ma chère 
Camille I Comme cela ressemble peu à nos prairies 
artificielles où Ton voit toujours la même plante sur 
une tei*re préparée en plates -bandes régulières I Ici 
on sent qu'on marche sur deux ou trois lits de végé- 
tation avec de la mousse , des joncs, des iris, mille 
espèces de gramens plus jolis les uns que les autres, 
des ancolies, des myosotis, que sais-je? Il y a de tout, 
et cela vient tout seul, et cela vient toujours. On ne 
retourne pas la terre tous les trois ou quatre ans pour 
mettre les racines en l'air et pour recommencer ce 
ratissage éternel qu'exigent nos terres paresseuses. Et 
puis ici on perd du terrain, on cultive mal, à ce qu'il 
paraît , et dans ces coins abandonnés à eux-mêmes la 
nature s'en donne à cœur joie de se faire belle et sau- 
vage. Elle vous jette de grandes ronces qui n'en finis- 
sent pas et des chardons qui ont l'air de plantes 
d'Afrique, tant ils étalent de larges et rudes feuilles 
déchiquetées, d'un port et d'un dessin admirables. 

Quand nous avons traversé la vallée, je te parle 
d'hier, nous avons gravi une montée très-roide et très- 
escarpée. Le temps était humide, vaporeux, char- 
mant. J'ai demandé à marcher, et à cinq ou six cent» 
pieds de hauteur j'ai vu l'ensemble de ce beau ravin 
de verdure. Les arbres se pressaient loin déjà sous 



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114 LE MARQUIS DB YILLBMBR. 

mes pieds au bord de Teau, et de dislance en distance 
des moulins rustiques et des écluses remplissaient 
l'espace de leur bruit cadencé. A tout cela se mêlait 
le son d*une cornemuse qui était je ne sais où et qui 
disait à satiété un refrain naïf assez agréable. Un paysan 
qui marchait devant moi s*est mis à chanter les pa- 
v^les en suivant et continuant Tair, comme s'il eût 
voulu aider le ménétrier à en sortir. Ces paroles sans 
rime ni raison m'ont semblé si curieuses que je veux 
te les dire : 



Hélas! que les rochers sont dursl 
Le soleil ne les fond pas , 
Le soleil, ni même la lune! 
Tout garçon qui veut aimer 
Cherche sa peine. 



Il y a toujours quelque chose de mystérieux flans 
les chants du paysan, et la musique, aussi défectueuse 
que les vers, est mystérieuse aussi, souvent triste et 
portant à la rêverie. Pour moi qui suis condamnée à 
rêver au pas de course, puisque ma vie ne m'appartient 
pas, j'ai été très-frappée de ce couplet, et je me suis 
beaucoup demandé pourquoi même la lune ne fon- 
dait pas les rochers; cela veut-il dire que, la nuit 
comme le jour, le chagrin du paysan amoureux est 
lourd comme sa montagne? 

Tout en haut de la côte, qui est convenablement 
hérissée de ces gros rochers si durs, — la marquise dit 
qu'ils sont petits comme des grains de sable, mail 



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LB MARQUIS DB VILLBMBR. Ui 

moi je n'avais jamais vu de si beau sable, — nous 
sommes entrées dans un chemin encore plus étroit 
que fa route, et, après un peu de marche dans des 
encaissements de terrains boisés, nous nous sommes 
trouvées à l'entrée du château, qui est tout ombragée 
et sans grande apparence; mais sur l'autre face on 
domine tout le bel enfoncement que nous venions de 
parcourir. On revoit le talus profond avec ses rocher», 
ses buissons, la rivière avec ses arbres, ses prés, ses 
moulins et l'échappée tortueuse où elle fuit entre dm 
rives de plus en plus étroites et encaissées. Il y a dans 
le parc une source très-belle qui en sort pour se laisser 
tomber en pluie le long du rocher. Le jardin est bien 
fleuri. Dans la basse-cour, il y a un tas de bétes qu*on 
me permet de gouverner. J'ai une chambre délicieuse, 
bien isolée, au plus beau de la vue ; la bibliothèque 
est la plus grande pièce de la maison. Le salon de la 
marquise rappelle, pour la disposition et Tameuble- 
ment, celui de Paris; mais il est plus grand, plus 
sonore, et on y respire. Enfin je suis bien, je suis con- 
tente, je me sens revivre. Je me lève avec le jour, et 
jusqu'à l'heure du lever de la marquise, qui. Dieu 
merci, n'est pas plus matinale ici qu'à Paris, je vaiî= 
donc m'appartenir d'une manière agréable. Oh I comme 
je vais marcher, ett'écrire, et penser à toi en liberté! 
Hélas I si j'avais là seulement un de nos enfants, Lili 
ou Chariot, comme je le promènerais, comme je lui 
apprendrais à connaître toutes les choses de la cam- 
pagne I Mais j'ai beau me prendre d'amour pour tous 



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:16 LB MARQUIS DB YILLBMBR. 

les beaux marmots que je rencontre, cela ne dure pas. 
Au bout d'un instant, je les compare aux tiens, et je 
sens que les tiens n'auront pas de rivaux sérieux dans 
mon coeur... Et pendant que je me réjouis d'être aux 
champs, voilà que je pense que je suis beaucoup plus 
loin de vous qu'auparavant ! Et quand vous reverrai-je ? 

Hélas! que les rochers sont durs I Mais rien ne sert 
de lutter contre tous ceux qui encombrent la vie des 
pauvres gens comme nous. 11 faut faire son devoir et 
s'attacher à la marquise. L'aimer n'est pas difficile. 
Tous les jours, elle est meilleure pour moi; c'est 
presque une mère en vérité, et elle a des gâteries qui 
me font oublier ma position réelle. Nous pensions 
trouver le marquis ici, où il avait donné rendez-vous 
à sa mère. 11 ne peut tarder d'arriver. Quant au duc, 
ce sera, je crois, pour la semaine prochaine. Espérons 
qu'il sera aussi bien pour moi à la campagne qu'il 
l'était récemment à Paris, et qu'il ne m'obligera plus 
à faire montre d'esprit... 

Une autre fois, Caroline rapportait à sa sœur l'opi- 
nion de la marquise sur la vie de campagne. 

— Ma chère enfant, me disait- elle tantôt, pour 
aimer la campagne, il faut aimer bêtement la terre ou 
déraisonnablement la nature. 11 n'y a pas de milieu 
entre l'abrutissement et l'extravagance. Or vous savez 
que si j'ai quelque pointe d'excitation et même 
d'exaltation dans l'esprit, c'est plutôt à propos des 
choses de la société qu'à propos de ce qui est régi par 
des lois naturelles, toujours les mêmes. Ces lois-là 



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LE MARQUIS DB YILLBMBR. 117 

font l'œuvre de Dieu, donc elles sont bonnes et belles. 
L'homme n'y peut rien changer. Son contrôle, son 
obesrvation, son admiration, même son éloquence 
descriptive, n'y ajoutent rien du tout. Quand vous 
vous extasiez sur un pommier en fleurs, je ne trouve 
pas que VOU.J lyez tort; je trouve, au contraiie, que 
vous avez trop raison, et que ce n'est pas la peine de 
louer ce pommier qui ne vous entend pas, qui ne 
fleurit pas pour vous plaire, et qui fleurira ni plus ni 
moins, si vous ne lui dites rien. Prenez garde que 
quand vous vous écriez: «Que c'est beau, le prin- 
temps! » c'est absolument comme si vous disiez: 
« Le printemps est le printemps. » Eh bien! oui il 
fait chaud en été parce que Dieu a fait le soleil, La 
rivière est limpide parce que c'est de l'eau courante, 
et c'est de l'eau courante parce que son lit est incliné. 
C'est beau parce qu'il y a dans tout cela une grande 
harmonie; mais s'il n'y avait pas cette harmonie, tout 
cela n'existerait pas. 

Tu vois ici que la marquise n'est point du tout ar- 
tiste, et qu'elle a des raisonnements à son service pour 
ne pas comprendre ce qu'elle ne sent pas ; mais en 
ceci n'est-elle pas comme tout le monde, et ne fai- 
sons-nous pas tous comme elle à propos de quelaue 
faculté qui nous manque ? 

Comme elle me parlait ainsi, assise sur un banc de 
jardin, et bien fatiguée d'avoir fait de Vexercice, c'est- 
à-dire une centaine de pas dans une allée sablée, un 
paysan vint à la porte du jardin pour vendre du 

% 



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128 LB MARQOIS DB VlLLKMbw 

poisson à la cuisinière, qui le marchanda. Je reconnus 
ce paysan pour celui qui marchait devant moi le jour 
de notre arrivée, et qui chantait la chanson des 
rochers durs. — A quoi pensez-vous? me dit la mir- 
quise, qui vit que je Tobservais. - 

— Je pense, lui répondis-je, à regarder ce brave 
homme-là. Ce n'est plus un pommier ni une rivière, 
«t cela a une {^ysionomie particulière dont je suis 
frappée. 

— Laquelle, voyons? 

— Mon Dieu , si je ne craignais pas de dire un mot 
moderne dont vous avez horreur, je dirais que cet 
homme a du caractère. 

— Qu'en savez-vous? Est-ce parce qu'il s'entête sur 
le prix de son poisson? Ah! j'y suis, pardon T.. . Du 
caractère I vous voyez, le mot a fait calembour dans 
ma tête! Je ne me souvenais plus que c'était un mot 
d'auteur... ou de peintre I Une étoffe, un banc, une 
marmite, ont à présent du caractère, c'est-à-<lire 
qu'une marmite a la tournure d'une marmite, qu'un 
banc a bien l'air d'un banc, et qu'une étoffe fait l'effet 
d'une étoffe? Ou bien est-ce le contraire? l'éloffe 
a-t-elle le caractère d'un nuage, le banc celui d'une 
table et la marmite celui d'un puits? Jamais je n'ad- 
mettrai votre mot , je vous en avertis I — Et puis elle 
me pana d3s paysans de l'endroit. — Ce ne sont pas 
de mauvaises gens, dit-elle, pas tant fourbes que 
patelins. Ils sont avides d'argent, parce qu'ils man- 
quent de tout; mais ils ne se donnent rien avec i'af- 



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LB MAEQUI8 0« VlLhEïldSi, lit 

gent qu*il8 gagnent. Ils amassent pour acheter« ^ 
quand l'heure est venue, ils s'enivrent de la joie d'io* 
quérir, ^achètent trop, empruntent à tout prix et M 
ruinent. Ceux qui entendent le mieux leurs intéiéts se 
font usuriers et spéculent sur celte rage de la pro- 
priété, bien certains que la terre leur reviendra à bai 
prix quand leur créancier fera banqueroute. C'est 
pourquoi quelques paysans montent à la bourgeoisie, 
tandis que le grand nombre retombe plus bas que 
jamais. C'est le côté triste des lois naturelles, car ces 
gens-ci sont gouvernés par un instinct presque ausé 
Coital et aveugle que celui qui fait fleurir les pommien. 
Aussi le paysan ne m*intéresse4-il guère. J'assiste 
les estropiés, les veuves, les enfants, les innocenta^ 
mais il n'y a pas à se mêler des valides. Ils sont plus 
têtus que leurs mulets. 

— Alors, madame, qu'est-ce qu'il y a d'intéressant 
ici? 

— RienI On y vient parce que l'air est bon et qu*0D 
y refait un peu sa santé et sa bourse. Et puis c'est 
l'usage; tout le monde quitte Paris juste au moment 
où il devient possible. II faut bien s'en aller quand les 
autres s'en vont. 

Je vis que la marquise s'ennuyait déjà beaucoup, 
«t j'essayai de la distraire en la questionnant. «— 
N'ave^r-vous pas quelque voisin ridicule à taquiner ici? 

— Hélas I Jon, ma clière , il n'y a plus de ridiculafl^ 
il n'y a plus que des vices ou des désastres. Votre nuMip 
vemeut civilisateur, vos chemins de fer vont détruire 



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140 . LE MARQUIS DR VILLBMBR. 

toute la physionomie de la province. Il n'y aura bien- 
tôt plus de provinciaux. Je ne sais pas jusqu'où fl %udra 
aller pour en retrouver la graine. Aujourd'hui déjà 
un bourgeois de campagne n'esi pas plus bourgeois 
i[u'un bourgeois du Marais, et un homme du monde 
trouve partout des salons qui ne sont pas plus bêtes 
que ceux de Paris. Ce que j'ai vu à la campagne dans 
ma jeunesse, on ne le rencontrerait plus nulle part. 

— Dites-moi donc ce qu'on y voyait. 

— On y voyait des types bien tranchés, des bour- 
geois qui se préparaient trois ans d'avance pour aller 
passer, une fois en leur vie, tout un mois à Paris. Ils 
faisaient leur testament, ma chère I Ceci n'est point 
une plaisanterie; je vous en citerai vingt qui vivent 
encore. Mais ce que j'ai vu le plus intimement dans ce 
temps-îà, ce sont les nobles de campagne, car on les 
appelait ainsi et pas autrement. C'étaient de bons petits 
hobereaux qui avaient été forcés de se passer d'édu- 
cation sous le régime révolutionnaire, et qui, comme 
les seigneurs du moyen âge , se vantaient de savoir 
tout au plus signer leur nom. Ils ressemblaient un peu 
à des paysans et nullement à des bourgeois ; ils por- 
taient de gros habits, quelquefois des sabots, avec dé 
la poudre par parenthèse ; mais ils n'avaient pas l'al- 
lure traînante et l'air hypocrite du paysan. Au con- 
traire, ils étaient rogues, fanfarons, mécontents de 
l'empire et en colère du matin au soir, ce qui nous 
divertissait beaucoup, ma sœur et moi. Nous étions 
des enfants, sans grand souci des choses politiques, et 



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LB MARQUIS DB YILLBMBB. Itt 

je me souviens de nos rires étouffés quand nous en- 
tendions ces pauvres gentillâtres menacer M. de Buo- 
naparte et jurer que leurs épées n'étaient pas encore 
rouilléesl Dans ce temps-là, on voyait ses voisins 
moins souvent qu'aujourd'hui, mais on les voyait plus 
longtemps. Ils faisaient des visites de huit jours , et 
on se liait bon gré, mal gré, avec des êtres ennuyeux, 
mais qui vous étaient dévoués à l'occasion. J«*aute de 
routes, ils vous arrivaient de huit à dix lieues, montés 
sur des chevaux de ferme, avec leur dame en croupe 
et quelquefois un enfant devant eux. Il y avait aussi 
quelques élégants de village qui étaient encore habillés 
en incroyables de 1810; ceux-ci venaient également 
à cheval en bas blancs avec des escarpins, le tout re- 
couvert d'un gros pantalon de drap à pieds qui se 
boutonnait du haut en bas, et que l'on dépouillait 
dans l'écurie avant de se présenter au salon. Eh bien ! 
après tout, c'était plus décent que de venir faire des 
visites du matin en bottes à l'écuyère et en culottes 
de daim , avec cette forte odeur de cheval dont les 
femmes ne souffrent plus, le parfum du cigare de ces 
messieurs leur ayant fait perdre l'odorat. Certes , un 
gentilhomme de campagne d'à présent a l'air plus 
cultivé que ceux dont je vous parle : h sait un cer- 
tain nombre de choses dont tout le monde peut 
causer: il lit des journaux, il a fait, ou son éducation, 
ou plusieurs voyages dans les grands centres : mais il 
s'est effacé dans le roulis général qui arrondit tous le» 
cailloux de la même manière. 11 n'a plus de ces naïve- 



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m LB MARQUIS DU VILLBMBft. 

tés qui semblaient si plaisantes; il ne demande plus 
si Ton peut sortir dans les rues, le soir, à Paris, sans 
danger des brigands , et si les femmes se promènent 
toutes nues aux Champs-Elysées. Il ne baise plu:; 
votre gant avant de vous le présenter, mais aussi il ne 
le ramasse plus. Il ne méprise plus certaines femmes, 
il les méprise toutes , et quant aux voleurs , il ne les 
craint guère. 11 n'a pas le sou et ne va à Paris que 
pour jouer à la bourse ou emprunter aux juifs I 

Tu vois, chère Camille, par cet échantillon de nos 
causeries, que la marquise voit en noir le temps pré- 
sent, et tu peux aussi te faire une idée de celte vio 
de parlage que tu me dis ne pas concevoir. A 
propos de tout, elle a une critique motivée toute 
prête, parfois gaie et bienveillante, parfois chagrine 
et acerbe. Elle a trop parlé dans sa vie pour être beu^ 
rcuse. Penser à deux, à trois ou à trente continuelle- 
ment, et sans jamais se recueillir, est, je crois, un 
grand abus. On ne s'interroge plus soi-même, on 
affirme toujours, sans quoi, la discussion finissant, 
la conversation tomberait. Obligée à cet exercice, 
j'y succomberais au doute ou au dégoût de mes stMii- 
blables, si je n'avais la grasse matinée pour me ravoir 
et me retrouver. Bien que madame de Villemer, par 
son esprit et sa bonté, jette autant de charme que 
possible sur ce stérile emploi du temps , il me tarde 
que le \aarquis arrive et vienne prendre un peu sa 
part de cette (lânerie oratoire... 

Le marauis arriva en effet au bout d'une huitaine. 



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LB MARQUIS DB VILLBMBR. ISS 

mais soucieux, préoccupé, et Caroline le trouva exces- 
sivement froid avec elle. Il se plongea vite dans ses 
études favorites, et on ne le voyait point paraître 
avant l'heure du diner. Cette manière d*étre fut d*au- 
tant plus sensible à mademoiselle de Saint*Geneix que 
le marquis semblait faire plus d'efforts que par le 
passé pour se tenir ferme dans la discussion avec 
sa mère , et cela à la grande satisfaction de celle-ci , 
qui ne craignait au monde que la préoccupation et 
le silence : si bien que Caroline, ne se voyant plus 
nécessaire pour donner le coup de fouet à cette 
causerie, et croyant remarquer qu'elle paralysait le 
marquis plus qu'elle ne le servait, fut moins assidue 
à profiter de sa présence et s'autorisa à se retirer 
le soir de bonne heure. 



IX 



Lorsqu'au bout d'une autre semaine le duc arriva 
à son tour, il fut surpris de cet état de choses. Fort 
touché de la lettre que son frère lui avait écrite de 
Polignac, mais devinant qu'il y avait en lui plus de 
lutte contre lui-même que de parti pris, il avait à 
dessein retardé son apparition, afin de donner ^ l'iso- 
lement et à la liberté de la campagne le temps d'agir 
«UT les deux cœurs qu'il avait cru éinouvoir par ses 



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194 LB MAâQUIS DB VILLBMBR. 

paroles, et qu'il s'attendait à trouver d'accord. Il n'avait 
pas prévu l'absence de coquetterie ou d'imagination 
chez Caroline , l'effroi réel , la résistance sérieuse , le 
combat intérieur chez le marquis. — Qu'est-ce donc? 
se demanda-t-il en voyant que même la disposition à 
Tamitié semblait avoir disparu. Est-ce la morale qui 
a si vite éteint le feu? Mon frère a-t-îl fait une tenta- 
tive inutile? Son redoublement de tristesse est -il 
crainte ou dépit? Cette fille est- elle prude? NonI 
Ambitieuse? NonI Le marquis n'aura pas su s'expli- 
quer. Il aura gardé tout son esprit pour ses livres, 
quand il eût fallu le mettre au service de sa passion 
naissante. 

Le duc ne se pressa pourtant pas de pénétrer la 
vérité. Il était livré à de grandes irrésolutions. Il avait 
réussi à connaître l'état des affaires du marquis. 
Celui-ci n'avait plus que trente mille francs de rente, 
dont douze mille étaient servis à son frère à titre 
de pension. Le reste était consacré presque entière- 
ment à l'entretien et au service de sa mère, et lui- 
même vivait dans la terre qui lui appartenait , sans y 
faire plus de dépense pour son propre compte que 
s'il eût été Thôte discret du manoir. 

Le duc était navré de cette situation , qui était son 
ouvrage, et dont le marquis paraissait ne pas s'occu- 
per. II avait supporté sa propre déchéance de la façon 
la plus brillante. Il s'était montré véritablement grand 
seigneur, et s'il avait perdu beaucoup de compagnons 
de plaisir, il s'était reconnu plusieurs amis fidèles. Il 



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Lii xMAHQUIS DE YILLEMBB. 1Î5 

avait grandi dans l'opinion du monde, et on lui par- 
donnait d'avoir porté autrefois le trouble et le scan- 
dale dans plusieurs familles en voyant qu'il expiait 
sa vie ardente et sans frein avec courage et fierté. 
11 avait donc saisi avec esprit le rôle qui lui convenait 
désormais; mais il y avait un repentir qui trouWait 
son équilibre, et il s'agitait autour de ce repentir avec 
moins de clairvoyance et de résolution que s'il se 
fût agi de lui-même. Foncièrement bon dans son 
manque de raison , il cherchait ce qu'il pourrait faire 
pour rendre son frère heureux. Tantôt il se persuadait 
qu'il fallait mettre l'amour dans sa vie de recueille- 
ment et de médiocrité, tantôt il pensait à le lancer 
dans l'ambition , en brusquant ses répugnances et en 
cherchant de nouveau à lui suggérer l'idée d'un grand 
mariage. 

Ce dernier parti était aussi le rêve de la marquise. 
Elle l'avait toujours caressé et s'y livrait plus que 
jamais, croyant que son enthousiasme maternel pour 
la générosité du marquis serait partagé par quelque 
héritière accomplie. Elle confia au duc qu'elle était 
en pourparlers avec son amie la duchesse de Dunières, 
pour faire épouser au marquis une Xaintrailles, orphe- 
line très-riche et réputée belle, qui s'ennuyait au cou- 
vent et se montrait pourtant exigeante sur le mérite et 
la qualité. D'après tous ses renseignements , l'affaire 
était possible ; mais il fallait qu'Urbain s'y prêtât, et il 
ne s'y prêtait pas, disant qu'il ne saurait jamais S6 
marier, si l'occasion ne venait le trouver, et qu'il était 



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IBO LB MARQUIS DB VILLBMBR. 

rhomme le plus incapable qui fût au monde d'aller 
voir une femme inconnue avec l'intention de lui plaire. 

— 'lâchez donc, mon fils, dit la marquise au duc 
dès le lendemain de son arrivée, de le faire revenii 
de cette sauvagerie. Moi, j'y perds mon latin I 

Le duc tenta l'entreprise, et trouva son frère incer- 
tain, nonchalant, ne disant pas non, mais se refusant 
à toute démarche, et disant qu'il fallait attendre un 
hasard qui lui ferait rencontrer la personne; que si 
elle lui plaisait, il tâcherait de savoir plus tard si elle 
n'avait pas d'éloignement pour lui. 11 n'y avait rien 
à faire pour le moment, puisqu'on était à la cam- 
pagne. Rien ne pressait, il ne se sentait pas plus mal- 
heureux que de coutume, et il avait beaucoup à tra- 
vailler. 

La marquise s'impatienta de ces atermoiements et 
continua d'écrire, prenant le duc pour secrétaire 
dans cette aflaire, qui n'était pas du ressort de Caro- 
line. 

Le duc, voyant clairement que, pendant six grands 
mois, ce mariage ne pourrait avancer d'un pas, re- 
vint à ridée de distraire provisoirement le marquis 
par un roman à la campagne. L'héroïne était sous la 
main, et elle était charmante. Elle soutfrait peut-être 
un peu du refroidissement très-visible de M. de Vil- 
lemer. Le duc s'attacha à savoir la cause de ce refroi- 
dissement. II échoua absolument, le marquis fut 
impénétrable. Les questions de son frère parurent 
l'étonner 



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LB UARQUIS DB VILLBMBR. If9 

Ia fait est que jamais Tidée de faire la cour à ma- 
demçiselle de Saint-Geneix n'était entrée dans son 
esprit. Il s*en fût fait un cas de conscience des plus 
gi*aves, et il ne transigeait pas avec sa conscience. II 
avait subi insensiblement le charme très-vif et très- 
réel de Caroline, il s'y était livré sans arrière-pensée; 
puis son frère, en cherchant à exciter sa jalousie, lui 
avait fait découvrir un penchant trop prononcé dans 
cette sympathie sans nom. 11 avait horriblement souf- 
fert pendant quelques jours. 11 s'était demandé s'il 
était libre, et il s'était vu placé entre une mère qui 
souhaitait pour lui un grand mariage et un fils auquel 
il devait les débris de sa fortune. Il avait prévu d*ail- 
leurs une résistance invincible dans les scrupules de 
fierté de mademoiselle de Saint-Geneix. Déjà il con- 
naissait assez son caractère pour être certain qu'elle 
ne consentirait jamais à se pliacer entre sa mère et 
lui. Également résolu à ne pas faire la sottise de se 
rendre inutilement importun et à ne pas commettre 
la lâcheté de surprendre la bonne foi d'une belle 
âme, il travailla à se vaincre, et parut s'être miracu- 
leusement vaincu. Il joua son rôle assez bien pour 
que le duc y fût trompé. Tant de courage et de déli- 
catesse dépassait peut-être la notion que celui-ci avait 
d'un devoir de ce genre. — Je m'étais abusé, pensa- 
t-il, mon frère est absorbé par la science Je Thistoire. 
C'est de son livre qu'il faut lui parler. 

Dès lors, le duc se demanda à quoi il allait em- 
ployer son imagination pendant six mois d'une vie 



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lae LE MARQUIS DB VILLBMBR. 

inactive. Chasser, lire des romans, causer avee sa 
mère, composer quelques romances, ce n'était pa5 
assez pour un esprit aussi fantaisiste, et naturelle- 
ment il se mit à penser à Caroline comme à la s<^ule 
personne qui pût jeter un peu de poésie et d*intrigue 
dans son cerveau. Il était décidé à passer la moitié dG 
Tannée à Séval, et c'était là une très-noble résolution 
pour un homme qui n'aimait la campagne qu'avec 
un grand train. Il voulait, en vivant sur le pied le 
plus modeste chez son frère, durant six mois tous les 
ans, refuser tous les ans six mille francs sur sa pen- 
sion, et si le marquis repoussait ce sacrifice, il em- 
ploierait la somme en réparations et en améliorations 
au manoir fraternel; mais il fallait une amourette 
pour couronner toute cette vertu, et là s'arrêtait la 
vertu du brave duc. 

— Comment faire, se disait-il, à présent que je lui 
ai donné, ainsi qu'à ma mère, ma parole d'honneur de 
ne pas m'occuper d'elle? Il n'y a qu'un moyen, plus 
simple peut-être que tous les moyens ordinaires et 
rebattus : c'est d'être aux petits soins, mais avec une 
apparence de désintéressement absolu; du respect 
sans galanterie, de l'amitié toute bonne, toute franche, 
et qui lui inspirera une confiance réelle. Comme avec 
tout cela il ne m'est point défendu d'avoir de l'es- 
prit, de la grâce, et d'être aussi parfaitement aimable 
et dévoué que je le semis en montrant mes préten- 
tions, il est fort probable qu'elle y sera sensible, et 
que d'elle-même elle me relèvera peu à peu de mon 



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LB MARQUIS DB VILLBMBIL It» 

serment. Une femme est toujours étonnée qu'au bout 
de deux ou trois mois d*intimité affectueuse , on ne 
lui dise pas un mot d*amour. Et puis, elle aussi s*eu- 
Duiera, puisque les yeux de mon frère ne lui parleni 
plus... Nous verrons bien. Allons, ce sera très-nou- 
veau et très-piquant de conquérir un cœur qu'on tient 
en éveil sans en avoir Tair, et d'assister au désarme- 
ment d'une vertu sans paraître l'avoir provoqué. J'ai 
vu ce manège chez les coquettes et chez les prudes, 
mais je suis curieux de voir comment mademoiselle 
de Saint-Geneix, qui n'est ni coquette ni prude, s'y 
prendra pour accomplir cette évolution. 

Ainsi occupé par une puérilité d'amour-propre, le 
duc ne s'ennuya plus. II n'avait jamais aimé la dé- 
bauche brutale, et ses débordements avaient toujours 
conservé un cachet d'élégance. Il avait tant usé et 
abusé de la vie qu'il était assez usé lui-même pour se 
contenir sans grand effort. Il l'avait dit, il n'était pas 
fâché de se refaire une santé et une jeunesse, et 
même par moments il s'imaginait retrouver peut-être 
la jeunesse du cœur, dont ses manières et son lan- 
gage avaient su garder les apparences. De ce que son 
cerveau travaillait encore à un roman pervers, il con- 
cluait qu'il pouvait être encore romanesque. 

Il manœuvra si habilement, que mademoiselle de 
Saint-Geneix eut la modestie d'être complètement 
dupe de sa feinte loyauté. Voyant qu'il ne cherchait 
jamais à être seul avec elle, elle ne l'évita plus. El 
tandis que, sans la perdre des ^eux, il faisait nûtre 



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180 LB MARQUIS DB VILLBMBR. 

de la façon la plus naturelle et la moins prévue f^n 
apparence l'occasion de la rencontrer dans ses pr*!- 
menades, il mettait à profit ses rencontres pour pa- 
raître ne point désirer les prolonger, et pour s*è\ol 
gner lui-même d'un air de discrétion et avec une 
nuance de regrets sans trop d'efforts, qui conciliait la 
politesse aimable avec l'indiflérence provoquante. 

11 déploya toute cette science sans que Caroline en 
prît le moindre soupçon. Sa propre franchise ne lui 
permettait pas de deviner un plan de cette nature. 
Au bout de huit jours, elle était aussi à l'aise avec lui 
que si elle n'eût jamais conçu de méfiance, et elle 
écrivait à madame Heudebert : 

« Le duc est bien changé à son avantage depuis 
l'événement de famille qui Ta fait rentrer en lui- 
même, ou bien il n'a jamais mérité les accusations 
de madame de D. C'est {)eut-être cela qui est vrai, 
car je ne puis croire qu'un homme si exquis de ma- 
nières et de sentiments ait jamais voulu peixire une 
femme pour le seul plaisir d'avoir une victime à affi- 
cher. HIe prétendait (madame de D.) qu'il avait agi 
ainsi, avec toutes ses conquêtes, par libertinage et 
vanité. Le libertinage, je ne sais trop ce que c'est 
dans l'existence d'un homme de haut rang. J'ai vécu 
avec des gens sages, et je n'ai vu la débauche que 
chex ces pauvres ouvriers qui perdent la raison dans 
le vin et battent leurs femmes dans des accès de fré- 
nésie mortelle. Si le vice des grands seigneurs con* 
ûste à compromettre les fenunes du monde, il fam 



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LB ICA&QUIS DB YILLBICBR. Itl 

qu'il y ait bien des femmes du monde susceptibles 
de se laisser compromettre, puisqu'on attribue vn ri 
grand nombre de victimes au duc d'AIéria. Moi, je ne 
le vois point occupé de femmes et je ne Tentends 
jamais mal parler d'aucune en particulier. Bien au 
contraire, il loue la vertu et déclare qu'il y croit. Il 
semble n'avoir jamais rien eu à se reprocher en fait 
de perfidie, car il établit une différence bien marquée 
entre celles qui consentent à se perdre et celles qui 
n'y consentent pas. Je ne sais s'il en impose, mais il 
a r«ir d'avoir aimé avec respect et sincérité. Ni sa 
mère ni son frère n'ont l'air d'en douter, et moi 
j'aime à croire que c'est une nature sincère, mais 
inconstante, qu'il a fallu être bien crédule ou bien 
vaine pour espérer de fixer. Qu'il ait été libéral avec 
excès, joueur, oublieux de ses devoirs de famille, 
enivré de luxe et d'enfantillages indignes d'un homme 
sérieux, cela je n'en doute pas, et c'est là que je vois 
sa faiblesse de jugement et sa vanité; mais ce sont 
âcîs défauts et les malheurs de l'éducation et d'une 
^ie trop privilégiée au début. Ces gens-là n'ont pas été 
avertis du devoir par la nécessité, et on leur a en- 
seigné tout ce qu'il y a de plus contraire à l'écono- 
mie et à la prévision. Est-ce que notre pauvre père 
ne s'est pas ruiné, lui aussi, et qui oserait dire qu'il 
y eut de sa faute? Quant à de la fatuité, j'ai beau en 
chercher chez le duc, je n'en vois pas la moindre 
trace. 11 est aussi simple ici qu'un bon hobereau de 
campagne. Il s'habilla d'une vareuse de trente francs 



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I8S LB MARQU/S DB VILLBMBR. 

et gagne tous les cœurs par sa bonhomie et sa sim- 
plicité. Jamais il ne fait allusion à ses triomphes pas- 
sés, et jamais il ne se targue d*aucun de ses avan- 
tages, qui sont cependant réels, car il a un esprU 
charmant; il est toujours très-beau, il chante à ravir, 
il compose même un peu : ce n*est pas bon, mais 
cela a une certaine élégance, 11 cause à merveille, 
sans beaucoup de fonds, car il n'a lu ou retenu que 
des choses frivoles ; mais il en convient avec candeur, 
et les choses sérieuses sont loin de lui déplaire, car il 
interroge son frère à tout propos et l'écoute avec 
intelligence et respect. 

« Quant à celui-ci, c'est toujours le même miroir 
sans tâche, l'exemple de toutes les vertus, de toutes 
les bontés, et la modestie en personne. Il est très- 
occupé d'un grand travail historique dont son frère 
dit merveilles, et cela ne m'étonne pas. La nature 
serait bien illogique, si elle lui avait refusé la faculté 
d'exprimer le monde d'idées fortes et de sentiments 
vrais dont elle a doué son âme. 11 y a en lui comme 
un recueillement religieux de son œuvre qui le rend 
plus réservé avec moi et plus expansif avec sa mère 
et son frère qu'il ne Tétait précédemment. Je m'en 
réjouis pour eux, et quant à moi, je ne m'en forma- 
lise pas; il est bien naturel qu'il n'attende de moi 
aucune lumière «ur de si graves sujets, et qu'il soit 
porté à interroger des personnes plus mûres et plus 
versées dans la science des faits humains. A Paris, il 
m'avait témoigné beaucoup d'intérêt, surtout le jour 



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^"wr^ 



LE MARQUIS DB YILLBMBR. 18S 

ùù son frère crut pouvoir se permettre de me taqui- 
ner; mais de ce qu'il ne m*a plus témoigné cet inté- 
rêt particulier, je n'en conclus pas qu'il ait cessé 
d'exister, et qu'il ne dût pas se réveiller dans Tocca- 
âon. Une occasion de ce genre ne se présentera plus, 
puisque le duc est si parfaitement amendé; mais je 
n'en suis pas moins reconnaissante d'avoir pu compter 
Bur une protection aussi précieuse. » 

On voit que si Caroline s'afifectait intérieurement du 
changement de manières de M. de Villemer, c'était à 
son insu et sans vouloir s'arrêter à une vague bles- 
sure. L'amour-propre de la femme n'y était pour rien. 
Elle sentait bien n'avoir pas démérité de son estime, 
et comme elle n'attendait et ne désirait rien de plus, 
elle mettait tout sur le compte d'une préoccupation 
respectable. 

Néanmoins, elle eut beau s'en défendre, elle sentit 
qu'elle s'ennuyait. Elle se garda bien de l'écrire à sa 
sœur, qui n'eût pas su lui donner du courage, qui lui 
écrivait des lettres tendres, mais remplies de condo- 
léances et de plaintes sur son sacrifice et son éloi- 
gnement. Caroline ménageait cette âme douce et 
craintive qu'elle s'était habituée à chérir maternelle- 
ment, et qu'elle s'efforçait de soutenir en se montrant 
tonjour» aussi également forte et tranquille qu'elle 
rétait dans l'acception générale de son caractère; mais 
elle avait des heures de profonde lassitude où l'effroi 
de l'isolement lui serrait le cœur. Quoiqu'elle fût plus 
captive et plus assujettie, durant une partie de la 

• 



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IM LB MARQUIS DB YILLBICBR. 

joamée, qu'elle ne Tavait été dans sa famille^ elle 
avait ses matinées et la dernière heure du soir pour 
savourer Taustérité de la solitude et pour interroge 
sa propre destinée, liberté dangereuse qui ne lui avait 
jamais été permise lorsqu'elle avait eu quatre enfants 
et uû ménage nécessiteux sur les bras. Elle se réfugiait 
dans la poésie des contemplations et y trouvait une 
douceur enchanteresse par moments; par moments 
aussi, une amertume sans cause et sans but lui ren- 
dait la nature ennemie, la marche fatigante et le som- 
meil accablant. 

Elle se débattait avec courage, mais ces accès de 
mélancolie n'échappèrent point à l'œil attentif du duc 
d'Âléria. Il remarquait, en de certains jours, une 
nuance bleuâtre qui semblait creuser son orbite et 
une certaine résistance involontaire dans les muscles 
du sourire. Il pensa que l'heure approchait, et il ap- 
puya sur le système qu'il avait adopté. Il fut plus pré- 
venant et plus attentif, et lorsqu'il la vit reconnais- 
sante, il se hâta de lui rappeler délicatement que 
l'amour n'y était pour rien. Ce grand jeu fut encore 
en pure perte. Caroline était trop simple pour que 
l'habileté n'échouât pas auprès d'elle. Quand le duc 
l'entourait d'attentions délicates et charmantes, elle 
croyait à son amitié, et quand il s'efforçait de la 
piquer par des restrictions, elle se réjouissait d'autant 
mieux qu'il n'y eût là que de l'amitié. L'amour-propre 
ne permit pas au duc de voir clair dans la seconde 
phase de son entreprise. La confiance était venue; 



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LB MARQUIS DB VILLBUBR. ISft 

maïs, en récaiité, Caroline pouvait ouvrir les yeux sans 
autre douleur qu'un profond étonnement et une dédai- 
gneuse pitié. Le duc espérait chaque matin voir 
naître le dépit ou I*impattence. Il ne pouvait c#o- 
stater qu'un peu de tristesse dont il s'attribuait naï- 
vement la cause et qui le réjouissait doucettement, 
mais qui ne le satisfaisait pas. Je l'aurais crue plus 
vive, pensait-il; il y a dans son chagrin un peu d'iner^ 
tie et plus de douceur que de chaleur. 

Peu à peu cette douceur le charma. Il n'avait Ja- 
mais rien vu de pareil à cette résignation supposée. Il 
y voyait une modestie intérieure, un découragement 
de plaire, une soumission tendre qui l'émurent. Elle 
est bonne avant tout, se dit-il encore, bonne comme 
un ange. On serait bien heureux avec cette femme-là, 
elle serait si reconnaissante et si peu querelleuse! 
Vraiment elle ne sait ce que c'est que de faire souffrir, 
elle garde tout pour elle-même. 

A force de gucder sa proie, le duc se sentit fasciné, 
et l'attendrissement le gagna. Il fut forcé de recon- 
naître qu'il se troublait auprès d'elle et que sa propre 
cruauté le gênait beaucoup. Au bout d'un mois, il 
commençait à perdre patience et à se dire qu'il fallait 
hâter le dénoûment ; mais cela lui apparut tout à coup 
extrêmement difllcile. Caroline avait encore trop de 
vertu pour lui permettre de manquer à sa parole, 
car en brusquant tout, il pouvait tout perdre. 

On jour, en entrant chez sa mère : 

«— le viens, dit-il, de m'amuser beaucoup en mon- 



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196 LE MARQUIS DB YILLBMER. 

tant un poulain de votre ferme. Cela ressemble à un 
sanglier et trottine de ràême. Il a du feu, des jambes, 
et c'est très-doux. Mademoiselle de Saint-Geneix pour- 
rait le monter, si par hasard elle aimait Téquitation, 

— Je l'aime beaucoup, répondit-elle, mon père 
tenait à cela, et je n'avais pas de chagrin à le con- 
tenter. 

^ Alors vous êtes excellente écuyère, je parie? 

— Non, j'ai de l'aplomb et la main légère, comme 
toutes les femmes. 

— Comme toutes les femmes qui montent bien, car 
en général les femmes sont nerveuses et veulent mener 
les hommes et les chevaux de la même façon ; mais ce 
n'est pas là votre caractère I 

— En fait de gens, je n'en sais rien. Je n'ai jamais 
essayé de mener personne. 

— Oh I vous essayerez bien quelque jour? 

— Ce n'est pas probable. 

— Non, dit la marquise, ce n'est pas probable. Elle 
ne veut pas se marier, et, dans sa position, elle a 
grandement raison. 

— Oh! certes, reprit le duc; le mariage sans for- 
tune doit être un enfer I 

Il regarda Caroline pour voir si elle serait émue 
d'une pareille déclaration. Elle resta impassible, 
elle avait renoncé au mariage sincèrement et sans 
retour. 

Le duc, voulant juger si elle se cuirassait contre 
ridée d'une faute sans réparation, ajouta, pour ne 



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I,B MARQUIS DE VILLEMSB. 137 

rien compromettre trop gravement : — Oui , ce doit 
être l'enfer, à moins d'une grande passion qui donne 
l'héroïsme de tout subir, 

Caroline resta lout aussi calme et comme étrangère 
k la question. 

— Ah I mon fils, dit la marquise, quelle niaiserie 
nous contez- vous là? Vous avez des jours où vous 
parlez comme un enfant I 

— Mais vous savez bien que je suis très-enfant, dit 
le duc, et j'espère Tétre encore longtemps. 

— C'est l'être beaucoup trop que de mettre une 
chance de bonheur dans la misère, dit la marquise, 
qui avait besoin de discuter. 11 n'y en a pas, la misère 
tue tout, même l'amour. 

— Est-ce votre opinion , mademoiselle de Saint- 
Geneix? reprit le duc. 

— Ohl je n'ai pas d'opinion là-dessus, répondit- 
elle. Je ne sais rien de la vie, passé une certaine limite, 
mais je serais portée à croire ici madame votre mère 
plutôt que vous. Je l'ai connue, la misère, et si j'ai 
souffert, c'est en la sentant peser sur ceux que j'ai- 
mais. 11 ne faut donc pas compliquer ni étendre sa vie 
quand elle est déjà si difficile. C'est chercher le dés- 
espoir. 

— Mon Dieu f tout est relatif, dit le duc. Ce qui est 
la misère pour les uns est l'opulence pour les autres. 
Est-ce que vous ne seriez pas très-riche avec douze 
mille livres de rente? 

— Oh ! certes, répondit Caroline sans se rappeler el 

8. 



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138 LB MARQCIS DB YILLBMBa. 

peut-être même sans savoir que c'était justement le 
chiffre de la pension de son interlocuteur. 

— Eh bien I reprit le duc, qui voulait d'un mot dé- 
cocher une espérance afin de pouvoir la retirer avec 
un autre mot, — toujours histoire d'agiter ce cœur 
placide ou craintif, — si quelqu'un vous offrait une 
petite existence comme celle-là avec un amour vrai? 

— Je ne pourrais pas l'accepter, répondit Caroline ; 
j'ai quatre enfants à nourrir et à élever, aucun mari 
n'accepterait ce passé-là I 

— Elle est charmante I s'écria la marquise, elle parle 
de son passé comme une veuve ! 

— Ah ! je n'ai pas parlé de la veuve, ma pauvre 
sœur I Avec moi et une vieille bonne qui nous est atta- 
chée, et qui partagera le dernier morceau de pain de 
la maison, nous sommes sept, ni plus ni moins* Voyez- 
vous d'ici le jeune homme à marier avec ses douze 
mille livres de rente? Je crois décidément qu'il ferait 
une mauvaise affaire ! 

Caroline parlait toujours de sa situation avec une 
gaieté sans affectation qui montrait la sincérité de son 
"^X ïne. — Eh bien! au fait vous avez raison, dit le duc, 
TOUS vous tirerez mieux de la vie toute seule avec ce 
beau courage et cette vaillance d'esprit. Je crois que 
vo us et moi nous sommes les seules personnes vrav- 
m ent philosophes qu'il y ait. Je regarde la pauvreté 
GO mme rien quand on n'est responsable que de sor 
propre consentement, et je dois dire que je n'ai jamais 
été aussi heureuiL que je le suis. 



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LB MARQUIS DB VILLBMBft. IM 

— Tant mieux , mon fils, dit la marquise avec une 
ruance imperceptible de reproche que le duc sentit 
i.ussitôt, car il se hâta d'ajouter : 

— Je serai complètement heureux le jour oà mon 
frère fera le mariage en question, et il le fera, n'est-ce 
pas, chère maman? 

Caroline fit un mouvement pour regarder la pen- 
dule. — Non, non! elle va bien, dit la marquise. Il n'y 
a pas de secrets pour vous désormais, chère petite, et 
vous devez apprendre que j'ai reçu de bonnes nou- 
velles aujourd'hui relativement à un grand projet que 
j'ai pour mon fils. Si je ne me suis pas servie de votre 
belle main pour traiter la chose, c'est pour de tout 
autres raisons que la méfiance. Tenez, lisez-nous cette 
lettre que mon fils aîné ne connaît pas. 

Caroline eût voulu s'abstenir de regarder aussi avant 
dans les secrets de la famille et dans ceux du marquis 
particulièrement. Elle hésita : — Monsieur le mar- 
quis n'est pas ici, dit-elle; j'ignore s'il approuvera, 
pour son compte, toute la confiance dont vous m'ho- 
norez... 

— Oui certes, répondit la marquise. Si j'en doutais, 
je ne vous prierais pas de lire. Allons, très-chère I 

Il n'y '"vait pas trop à répliquer avec la marquise 
Caroline lyt ce qui suit : 

« Oui, chère amie, il faut que cela réussisse, et cela 
réussira. Il est vrai que la fortune de mademoiselle 
de X... s'élève à quatre millions tout au moins, mais 
elle te sait et n'en est pas plus fière. Au contraire. 



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140 LE MARQUIS DB VILLBMBR. 

après uiie nouvelle tentative de ma part, elle m'a dît, 
pas plus Krd que ce matin : « Vous avez raison» chère 
man*aine, j'ai le droit et le pouvoir d'enrichir un 
homme de vrai mérite. Tout ce que vous me dites du 
fils de votre amie me donne une grande idée de lui. 
Laissez-moi achever mon deuil au couvent, et je con- 
sens à le voi^ chez vous l'autonme prochain. » 

« Il est bien entendu que, dans tout cela, je n'ai 
nommé personne ; mais l'histoire de vos deux fils et 
la vôtre sont assez connues pour que ma chère Diane 
ait deviné. Je n'ai pas cru devoir m'abstenir de faire 
valoir à l'occasion la belle conduite du marquis. Le 
duc son frère l'a proclamée lui-même en tous lieux 
avec une sensibilité qui lui fait honneur. Ne prolongez 
donc pas trop avant dans la mauvaise saison votre 
retraite à Séval. 11 ne faut pas que Diane voie trop de 
monde avant 1 entrevue. Le monde ôte toujours, même 
aux âmes les plus candides, cette première fraîcheur 
de croyance et de générosité que j'admire et que j'en- 
tretiens de mon mieux chez ma noble filleule. Vous 
continuerez mon ouvrage quand elle sera votre fille, 
ma digne amie I C'est le plus ardent de mes vœux de 
voir votre cher fils recouvrer la place qui lui est due 
dans le monde. 11 est beau à lui de l'avoir perdue sans 
sourciller, et ce qu'une personne de race peut faire 
de plus beau, c'est de la lui rendre. C'est un devoir 
pour les filles des preux de donner ces grands exem- 
ples (le fierté d'âme à messieurs les parvenus du jour, 
et comme je suis une de ces filles-là, je tiens à réussir. 



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LE MARQUIS DB VILLBMBR. lii 

et j'y mets tout mon cœur, toute ma religion, tou- 
mon dévouement pour vous. 

« D*'" DE DuNiÈREs, née de Foiitabques. • 



Le duc eût pu regarder Caroline après la lecture de 
cette lettre, où sa voix n'avait pas faibli ; il n'eût pas 
surpris en elle le moindre effort, le moindre senti- 
ment personnel qui ne fût en harmonie avec la satis- 
faction qu^il éprouvait lui-même ; mais il ne songea 
nullement à l'observer. En présence d'un fait de fa- 
mille aussi important, la pauvre Caroline n'était dans 
sa vie qu'une pensée accidentelle bien secondaire, et 
il se fût fait un reproche de se rappeler qu'elle existait 
lorsqu'il voyait dans l'avenir de son frère l'action d'une 
providence réparatrice du mal qu'il avait causé. — 
Oui ! s'écria-t-il en baisant avec joie les mains de sa 
mère, oui, vous redeviendrez heureuse, et je cesserai 
de rougir. Mon frère sera l'homme, le chef de la fa- 
mille! Le monde entier connaîtra son éclatant mérite, 
car sans la fortune, aux yeux de la plupart, le talent 
et la vertu ne suffisent pas. Il aura donc tout pour lui, 
ce cher frère I gloire, honneur, crédit , puissance, et 
tout cela en dépit des petits beaux de la cour ci- 
toyenne, et sans plier d'une ligne devant les préten- 
dues nécessités de la politique I Ma mère, vous avez 
montré cette lettre à Urbain ? 

— Oui, mon fils, à coup sûr. 

— Et il est satisfait? Les choses en aussi bonne voie; 



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142 LB MARQUIS DB VILLBMBR. 

la personne prévenue en sa faveur, acceptant d'avance, 
et ne demandant qu'à le voir... " 

— Oui , mon anai , il a promis de se laisser pré- 
senter. 

— Victoire I s*écria le duc. Alors soyons gais, fai- 
sons des folies I J'ai envie de sauter au plafond, j*ai 
envie d'embrasser... n'importe qui! Permettez-vous 
que j'aille embrasser mon frère, chère maman? 

— Oui, mais ne le félicitez pas trop ; il s*effarouchi 
de tout ce qui est nouveau, vous savez? 

— Oh I soyez tranquille, je le connais. 

Et le duc, encore fort agile malgré un peu d'em- 
bonpoint et quelques avaries dans les articulations, 
sortit en gambadant comme un jeune écolier. 



H trouva le marquis plongé dans son travail. — Je 
te dérange? Tant pis! s'écria-t-il. Il faut que je te 
serre dans mes bras; ma mère vient de me lire la 
lettre de la duchesse de Dunières. 

— Mais, mon ami, ce n'est pas fait, ce mariage, 
répondit le marquis en recevant l'étreinte fraternelle, 

■^j'est fait si tu le veux , et tu ne peux pas ne pas 
le vou/oir. 

— Mon ami, j'aurais peut-être beau vouloir; il faut 



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LB MARQUIS DB YILLBMBB. 141 

être charmant pour soutenir la brillante réputation 
que m'a faite, beaucoup trop à tes dépens selon moi, 
cette vieille duchesse. 

— La duchesse a bien fait, elle n'en a pas assez dit. 
j'ai envie d'aller la trouver pour qu'elle sache bien 
tout. 11 croit n'être pas charmant 1 voyez un peu 
Comme il se connaît I 

— Je me connais trop, reprit M. de Villemer, je ne 
m'abuse pas. 

— Mais, que diable! te prends-tu pour un ours? 
Tu avais bien séduit madame de G..*, ^ personne la 
plus réservée qui fut au monde. 

— Ahl je t'en supplie, ne me parie pas d'elle; tu 
me rappelles tout ce que j'ai souffert avant de pouvoir 
lui donner confiance en moi , tout ce que j'ai souffert 
ensuite pour que cette confiance ne fût pas à chaque 
instant reprise... Vois-tu,... ajouta le marquis, s'ou- 
bliant un peu, les gens passionnés n'ont pas d'esprit! 
ru ne sais pas cela, toi , qui inspirais l'engouement à 
première vue, et qui d'ailleurs ne cherchais pas un 
amour exclusif pour toute la vie. Je ne sais dire à une 
femme qu'un seul mot : faime, et si elle ne comprend 
pas que *oute mon âme est dans ce mot-là, je ne 
pourrai jamais en ajouter un autre. 

— £h bieni tu aimeras Diane de Xaintrailles, et 
eDe le comprendra, ton mot suprême ! 

~ Mais si je ne l'aime pas, moi? 

— Mais, mon cher, elle est charmante I Je l'ai vue 
toute petite, c'est un vrai chérubin) 



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144 LB MARQUIS DB YILLBMBR. 

— Tout le monde la dit charmante ; mais si elle œ 
me plaît pas? Ne dis pas qu'il n'est pas nécessaire 
d'adorer sa femme, qu'il suffit de l'estimer et de la 
savoir agréable. Je ne veux pas discuter là- dessus, 
c'est mutile. Ne voyons que la question de se faire 
agréer. Si je n'aime pas, je *ne saurai pas me fairi 
aimer, et dès lors je n'épouserai pas. 

— On dirait vraiment que tu comptes là-dessus! 
s'écria le duc avec un vrai chagrin. Ah I ma pauvre 
mère qui est si heureuse de son espérance ! Et moi qui 
me croyais absous par la destinée ! Urbain, il faut donc 
que nous soyons maudits tous les trois ? 

— Nonl répondit le marquis ému; ne désespérons 
pas. Je travaille à modifier mon farouche caractère. 
Sur l'honneur, j'y travaille de tout mon pouvoir ; je 
veux mettre fin, à cette existence agitée, stérile! 
Donnez-moi Tété pour triompher de mes souvenirs, 
de mes doutes, de mes appréhensions; vrai! je veux 
vous rendre heureux, et Dieu viendra peut-être à 
mon secours. 

— Merci, frère, tu es le meilleur des êtres! ré- 
pondit le duc en l'embrassant encore. Et comme le 
marquis était ébranlé, il remmena promener pour lo 
distraire de son travail et pour le maintenir dans sea 
bonnes dispositions. 

Il fit alors ce qu'Urbain avait fait pour le conquérir 
le jour de leur première efi*usion. Il se fit faible et 
souffrant de cœur pour ramener chez lui la force et 
la volonté. Il exprûna vivement ses remords et le 



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LB MARQUIS DB VILLBMBR. 145 

besoin qu'il avait d'un appui moral. — Deux malheu- 
reux ne peuvent rien l'un pour l'autre, lui dit-il ; ta 
mélancolie a en moi son contre-coup fatal ; elle m'ac- 
cable. Le jour où je te verrai heureux, l'énergie véri- 
Uiblc, la joie de vivre me reviendront. 

Urbain, touché, renouvela sa promesse, et comme 
elle lui coûtait infiniment, il s'efforça de s'en dis- 
traire en ramenant la gaieté dans le babil de son 
frère ; ce ne fut pas long, et le duc ne se fit guère 
prier pour revenir à ses grandes préoccupations favo- 
rites. 

— Tiens! lui dit-il en le voyant sourire, tu me por- 
teras bonheur dans tout I Je me rappelle maintenant 
que depuis quelques jours j'avais une assez vive con- 
trariété; cela me rendait maussade, maladroit; je n€ 
voyais plus cliîir dans mon esprit. J'étais bête à faire 
peur. Je suis sûr que maintenant je vais recouvrer 
mes facultés. 

— Encore quelque histoire de femme? dit le mar- 
quis, maîtrisant une vague et soudaine inquiétude. 

— Et que veux -tu que ce soit? Cette petite de 
Saint-Geiieix m'occupe peut-être plus qu'il ne fau- 
drait I 

— C'est ce qu'il ne faut pas, répliqua vivement le 
marquis. Ne l'as-tu pas juré à ma mère?... Elle me- 
l'a dit... Aurais-tu trompé ma mère? 

— Non, pas du tout : mais je voudrais bien être 
forcé de la trom per I . . . 

— Forcé 1 Je ne t'entends point. 

9 



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iàQ LB MARQUIS DE TILLBMEIU 

— Mon Dieul voilà où j'en sais! — Et le uu« »«* 
conta à son frère comme quoi il lui avait menti d'a- 
bord en se slisant amoureux de Caroline» dans la 
louable intention de le rendre amoureux d'elle, 
comme quoi, voyant qu'il n'y avait pas réussi, il avait 
conçu le plan de se faire aimer sans aimer lui-même, 
( t comme quoi enfin il était devenu amoureux tout 
de bon sans certitude d'être payé de retour. Pourtant 
il ajouta qu'il comptait sur la victoire pour peu qu'il 
eût le courage de ne pas se déclarer, et il raconta 
tout cela dans des termes si délicats ou si ambigus 
qu'il ne fut pas permis au marquis de lui faire la mo- 
rale sans se montrer ridicule. Puis, quand celui-ci, 
revenu de sa stupeur, essaya de lui parler du repos 
de leur mère, de la dignité de leur intérieur, n'osant, 
dans son trouble, articuler quoi que ce soit sur le 
respect dû à Caroline, le duc, craignant tout à coup 
que son frère ne se fît un devoir de l'avertir, jura 
qu'il ne ferait rien pour la séduire, mais que si d'elle- 
même elle se jetait vaillamment dans ses bras à un 
moment donné, sans conditions et sans calcul, il était 
capable de l'épouser. Était-il sincère cette fois? Oui, 
probablement, comme il l'avait toujours été lorsque le 
désir lui avait fait paraître possible tout ce que la pas« 
si on lui avait ensuite fait éluder. 

Comme il parlait avec une certaine conviction, le 
marquis n'osa se prononcer contre cette récidive inat- 
tendue de son étrange projet. II savait que leur mère 
ne comptait pas pouvoir foire faire un bon mariage à 



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LB MARQUIS OB VILLBMBR. l«l 

eeluî de ses fils qui n'offrait plus la garantie du carac- 
tère, et le duc lui prouvait par des raisonnenr*ents 
assez serrés que celui-là seul était le maître de son 
avenir qui n'avait plus d'ambition permise. — Tu 
vois, lui dit-il en terminant, que tout ceci est très- 
sérieux. J'ai voulu encore une fois tendre un piège, 
je le confesse, mais en me réservant de n'en pas pro- 
fiter, ce qui n'était qu'un jeu sans conséquence. Je 
me suis pris dans mes propres filets, et j'en soui&« 
beaucoup; je ne te demande pas de m'assister, mais 
je te défends, au nom de l'amitié, d'influencer per- 
sonne autour de nous, car si tu effrayes mademoiselle 
de Saint-Geneix, tu m'exaspéreras peutrêtre, et je no 
réponds plus de rienr ou si tu parviens à me faire 
renoncer à elle, c'est elle qui, exaspérée, fera peut 
être quelque tolîe dans l'esprit de ma mère. Puisque^ 
les choses en sont à ce point, qu'elles ne peuvent se 
dénouer que par l'imprévu, ne t'en mêle pas, et soi 
certain que je me conduirai, n'importe dans quelle 
hypothèse, de manière à rassurer ta délicatesse et à 
ne troubler ni la vie de notre mère, ni les conve- 
nances de rhospitalîté que tu m'accordes. 



XI 



Pendant cet entretien pénible pour le marquis. 
Curoline avait ave<*- la marquise une causerie qui, sa as 



r 



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148 LE MARQUIS DE VILLEMER. 

la troubler autant, ne Tégaya point. La marquise, 
toute à son projet, laissa voir à sa jeune confidente 
un fonds d'ambition de famille que celle-ci ne soup- 
çonnait pas. Ce qu'elle avait aimé et admiré Qans la 
marquise, c'était ce désiriié ^essement chevaleresque, 
cette résignation à la perte de l'opulence et au fait 
accompli, dont elle avait été si frappée ; mais il lui 
fallut en rabattre et reconnaître que toute cette philo- 
sophie magnanime était un beau costume bien porté. 
La marquise n*élait point hypocrite pour cela; une 
personne aussi communicative n'avait pas de prémé- 
ditation ; elle cédait à l'empire du moment et ne se 
croyait pas illogique en disant qu'elle aimerait mieux 
mourir de faim que de voir un de ses fils faire une 
bassesse pour s'enrichir, mais que mourir de faim 
était fort dur, que son état présent était une vie de 
privations, celle du marquis un purgatoire, enfin que 
l'on ne peut pas être heureux quand, avec beaucoup 
d'honneur et l'orgueil d'une conscience sans tache, on 
n'a pas au moins deux cent mille livres de rente. 

Caroline crut pouvoir faire quelques objections gé- 
nérales que la marquise repoussa vivement. — Ne 
faut-il pas, dit-elle, que les fils des grandes familles 
priment toutes les autres classes de la société ? C'est 
une religion que vous devriez avoir, vous qui êtes 
bien née. ^ous devriez comprendre que les gens de 
qualité ont des besoins légitimes, obligatoires peut- 
être, de libéralité très-large, et que, plus ces per- 
sonnes-là ftont haut placées, plus il leur est corn- 



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LB MARQUIS DB VILLBMBR. 14f 

mandé d'avoir une fortune au niveau de leur élévation 
naturelle. Je souffre amèrement, je vous le d^^clare, 
quand je vois le marquis compter avec ses fermiers 
lui-même, se préoccuper de certains gaspillages iné- 
vitables, descendre mên:^e au besoin aux détails de 
ma cuisine. Pour qui connaît notre détresse, c'est 
admirable à lui de se tourmenter ainsi pour que je 
ne manque de rien ; mais pour ceux qui ne s'en font 
point une idée juste, nous passons certainement pour 
des avares, et nous tombons au niveau de la petite 
bourgeoisie! 

— Puisque vous souffrez tant, dit Caroline, de ce 
que je regardais comme une vie aisée, très-honorable, 
très-glorieuse même. Dieu veuille que ce mariage 
réussisse, car il vous faudrait refaire provision de 
couruge en cas d'obstacle. Cependant s'il m'était per- 
mis d'avoir une opinion,.. 

— Il faut toujours avoir des opinions. Parlez, ma 
chère enfant. 

— Eh bîeni je dirai que le plus sage et le plus sûr 
serait d'accepter le présent comme très-supportable 
sans pour cela renoncer au mariage en question. 

— Et qu'importent les déceptions, ma pauvre pe- 
tite? Vous les craignez pour moi? Elles ne tuent pas, 
et les espérances font vivre. Mais pourquoi doutez- 

, vous du succès des miennes ? 

— Ohl je ne doute pas, répondit Caroline; pour- 
quoi douterais-je, si mademoiselle de Xaintrailles est 
aussi parfaite qu'on le dit? 



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ISO LB MARQUIS OB VILLBMBR. 

— Elle est parfaite, vous le voyez bien, puisqu'elle 
se prononce pour le mérite en se contentant de sa 
propre richesse. 

Cela ne me paraît pas très-difficile, pensa Caroline ; 
Mais elle ne voulut rien ajouter, et la marquise re- 
prit : — D'ailleurs, une Xaintrailles ! songez-vous, ma 
belle, au prestige d'un pareil nom? Ne voyez -vous 
pas qu'une personne de ce sang-là, quand elle est 
grande, ne peut pas l'être à demi ? Tenez, vous n'êtes 
pas assez convaincue de l'excellence qui nous vient 
de la race, j'ai cru m'en apercevoir quelquefois. Vous 
avez peut-être un peu trop philosophé là-dessus I 
Méfiez-vous de ces préjugés nouveaux et des préten- 
tions de messieurs les parvenus! Ils auront beau dire 
et beau faire, un homme de rien ne sera jamais vrai- 
ment noble de cœur; une tache originelle de pré- 
voyance et de parcimonie étouffera toujours son élan. 
Vous ne le verrez jamais sacrifier sa fortune et sa vie 
pour une idée, pour sa religion, pour son prince, 
pour son nom... Il pourra faire des actions d'éclat par 
amour de la gloire; mais ce sera toujours dans un 
intérêt personnel, n'en soyez point la dupe. 

Caroline se sentit blessée de l'enivrement que la 
marquise professait pour le patriciat. Elle trouv.i 
moyen de changer de conversation; mais durant lu 
dînei-, elle fut préoccupée de cette idée, que sa vieillo 
amie, sa tendre mère adoptive, la reléguait sans façon 
dans les races secondaires. Elle avait cru pouvoir 
parler ainsi devant une fille de gentilhomme, adepte 



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LB mârqcis de YILLBMBB. Iftl 

parespi'it de coips de la doctrine des bons principes; 
mais Caroline se disait avec raison que sa noblesse 
était mince, contestable peut-être. Ses ancêtres, an- 
ciens échevms de province, avaient été anoblis sous 
Louis XIV ; son père prenait sans i^rande vanité le 
titre de cbevalier. Elle voyait donc bien que le dé- 
dain de la marquise pour les classes inférieures était 
une question du plus au moins, et qu'une fille pauvre 
©t de petite noblesse était, à ses yeux, deux fois son 
inférieure à tous égards. 

Cette découverte n'éveillait pas une sotte suscepti- 
bilité chez mademoiselle de Saint-Geneix, mais son 
équité naturelle se révoltait contre une pareille injus- 
tice si solennellement imposée comme un devoir h 
sa conviction. — Eh quoi, se disait-elîe, ma vie de 
misère, de dévouement, de courage et de gaieté 
quand même, mon renoncement volontaire à toutes 
les joies de la vie , ne seraient rien auprès de l'hé- 
roïsme d'une Xaintrailles qui admet l'idée de 1^ con- 
tenter de deux cent mille livres de rente pour épou- 
ser un homme accompli I C'est parce qu'elle est une 
Xaintrailles que son choix est sublime, et, parce que 
je ne suis qu'une Saint-Geneix, mon hnmolation est 
une chose vulgaire et obligatoire ! 

Caroline écarta 'ses pensées d'un juste orgueil 
froissé, mais elles creusèrent en passant un léger sillon 
sui' sa figure expressive. La beauté fraîche et vraie ne 
peut rien cacher. Le duc s'empara de cet indice et 
s*attribua ce chagrin secret. Son erreur augmenta 



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15t LB MARQUIS DB VILLBMBR. 

quand il vit qu'en dépit de ses efforts pour se soute- 
nir au diapason de son enjouement ordinaire, made- 
moiselle de Saint-Geneix était de plus en plus préoc- 
cupée. La vraie cause était celle-ci : Caroline avait, 
absolument comme à Tordinaire, adressé la parole au 
marquis pour des questions de détail intérieur, et lui, 
ordinairement si poli, Tavait fait répéter. Elle pensa 
qu'il était préoccupé lui-même ; mais deux ou trois 
fois eHe rencontra son regard froid, hautain, presque 
méprisant. Glacée de surprise et de terreur, elle de- 
vint tout à fait morne et fut forcée d'attribuer son 
état moral à une migraine. 

Le duc eut un vague soupçon de la vérité en ce qui 
concernait son frère ; mais ce soupçon se dissipa 
lorsqu'il vit celui-ci reprendre tout à coup sa gaieté. 
Il ne devina pas les alternatives f l'abattement et de 
réaction par lesquelles passait cette âme troublée, 
et, croyant pouvoir s'occuper impunément de Caro- 
line : — Vous souffres lui dit-il ; je vois que vous 
souffrez beaucoup I Maman , prenez-y garde , depuis 
quelque temps mademoiselle de Saint-Geneix est sou- 
vent pâle. 

— Vous croyez? répondit la marquise en regardant 
Caroline avec intérêt. Êtes-vous indisposée, chère 
petite? Ne me le cachez pasi 

— Je me porte à merveille, répondit Caroline. Au- 
jourd'hui j'ai un peu le grand air et le soleil dans la 
tête; mais ce n'est rien du tout. 

— Eh bienl si fuit» c'est auelque chose, reprit la 



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LB MARQUIS DB VILLBMBR. ISt 

marquise en l'examinant, et le duc a raison. Vous 
êtes très-changée. Il faut prendre le frais tout de 
suite , ou vous retirer chez vous peut-être. Il fait trop 
chaud ici. J'attends toute une bande de voisin» ce 
soir. Je n'ai pas besoin de vous, je vous donne campo, 

— Savez-vous ce qui vous remettrait? dit le duc à 
la pauvre Caroline, vivement contrariée de Taltention 
dont elle était Tobjet ; vous devriez monter à cheval , 
Ce petit quadrupède rustique dont je vous ai parlé 
tantôt a un bon caractère et des jambes parfaites. Vou- 
lez-vous en essayer? 

— Toute seule ? dit la marquise. Un cheval non 
dressé ? 

— Je suis sûr que mademoiselle Caroline s'amuse- 
rait, dit le duc. Elle est brave , elle n'a peur de rien, 
je sais cela. D'ailleurs je la surveillerai, je réponds 
d'elle. 

11 insista tellement que la marquise demanda à 
Caroline si réellement cette course à cheval serait de 
son goût. 

— Oui, répondit-elle, entraînée par le besoin de 
secouer l'oppression dont elle se sentait navrée. Je 
suis assez enfant pour que cela m'amuse ; mais un 
autre jour vaudrait mieux. Je ne voudrais pas me 
donner en spectacle aux personnes que vous attendez, 
a'autant plus que mon début sera probablement très- 
gauche. 

— Eh bien 1 vous irez dans le parc, dit la marquise : 
tt est assez profond en ombrage pour qu'on n'y voie 

t. 



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154 LE MARQUIS DE VILLEMBR, 

pas votre premier essai ; mais je veux que quelqu'un 
vous suive à cheval : le vieux André par exemple. Il 
est bon écuyer, et il a un cheval sage contre lequel 
vous pourrez changer le vôtre, s'il est trop fou. 

— Oui, oui, c'est cela! dit le duc. André sur la 
vieille Blanche, c'est parfait. Moi je surveillerai le 
départ, et tout ira bien. 

— Mais une selle de femme? dit à son tour le mar- 
quis, indifférent en apparence à ce projet hipj)ique. 

— Il y en a une, je l'ai vue à la sellerie, répondit 
vivement le duc, je cours commander tout cela. 

^ Et une robe d'amazone? dit la marquise. 

— La première jupe longue suffira, dit Caroline, 
portée tout à coup à braver l'air malveillant du mar- 
quis et à se soustraire à sa présence. La marquise 
l'autorisa à faire ses préparatifs , et appuyée sur son 
second fils, elle alla au-devant des visites qui arri- 
vaient. 

Quand mademoiselle de Saint-Geneix descendit l'es- 
calier tournant de la tourelle qui attenait à son appar- 
tement, elle trouva le cheval tout sellé, tenu par 
le duc en personne, devant la petite porte à ogive 
qui donnait sur le préau. André était là aussi, monté 
sur une vieille porteuse de choux d'une maigreur 
proverbiale et très-misérablement équipée, car l'écurie 
était en complet désarroi. On ne pouvait plus se per- 
mettre que le nécessaire, et le nécessaire même, on 
n'avait pu encore l'orçaniser. Le marquis, gêné au 
delà de ce qu'il voulait avouer, s'était retranché sur 



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LB MARQUIS DB TILLBMBR. 1S5 

«on traprévoyancc, et le duc, devirHmt la vérité, avaU 
ééelaré que, pour sou compte, il aimait mieux chas- 
ser à piod pour combattre son embonpoint. 

Équiper \e Jacquet (c'était le nom du poulain de 
ferme élevé depuis douze heures à la di^ité de cheval 
de selle) n*avatt pas été une petite affaire, 'et André, 
éperdu de cette fantaisie, n'aurait pas été pà<)mpt h 
trouver la selle de femme et à la mettre en état de 
service. Le duc avait tout fait lui-même en un quart 
d'heure, avec une prestesse et une habileté émérites; 
fl était en nage , et Caroline fut assez confuse de le 
voir lui tenir le pied pour la mettre en selle, arranger 
la gourmette et resserrer les sangles comme un jockey 
de profession, riant du désaccord de toutes ces choses, 
et en prenant son parti gaiement, avec mille attentions 
d'une prudence fraternelle. 

Quand mademoiselle de Saint-Geneix , après l'avoir 
c<»*dialeraenl remercié, lança sa monture au trot, en 
le suppliant de ne plus s'inquiéter d'elle, le duc ren- 
voya André, sauta lestement sur la porteuse de choux, 
itti naît les éperons dans le ventre, et suivit résolu- 
iBent Caroline sous les ombrages du parc. 

— Commeai, c'est vous? lui difc^le en s'arrêtant 
ap-ès la première poiate; vaas, monsieur le duc, 
monté là-dessus et prenant la peine de m'escorterl 
^toû, ce n'est pas possible, je ne le âouffrirai pas, 
relournofia. 

— Ah çàl lui répondit-il, estnoe que vous avez 
frar de vcms trouver seule avec moâ à pràBeat? Me 



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15« LU MARQUIS DB VILLBMBR. 

nous sommes-nous jamais rencontrés dans ces allées 
à toute heure, et vous ai-je importunée de mon élo- 
quence? 

— Mais non , certes I dit Caroline avec une con- 
fiance entière. Je n*ai pas de ces grimaces-là , vous le 
gavez bien; mais cette monture, c'est un supplice 
pour vous. 

— Êtes-vous bien sur la vôtre? 

— Parfaitement. 

— En ce cas, tout est pour le mieux. Moi , cela me 
plaît beaucoup d*équiter la blanche. Voyons I n'ai-je 
pas aussi bonne façon que sur une bête de sang ? A 
bas les préjugés, et amusons-nous à courir! 

— Mais si cette bête manque de jambes? 

— Bahl elle en aura. Et si elle me casse le cou, je 
serai très-heureux que ce soit à votre service. 

Le duc lança cette flatterie d*un ton de gaieté qui ne 
pouvait alarmer Caroline. Ils partirent au galop et firent 
le tour du parc avec beaucoup de vaillance. Jacquet était 
excellent et sans aucun caprice; d'ailleurs mademoi- 
selle de Saint-Geneix connaissait très-bien Téquitation, 
et le duc remarqua qu'elle était aussi gracieuse qu'ha- 
bile et de sang-froid. Elle s'était improvisé une jupe 
longue en défaisant lestement un ourlet; elle avait 
jeté sur ses épaules une casaque de basin blanc, et 
an petit chapeau de paille de jardin sur ses blonds 
cheveux déroulés par la course lui seyait à merveille. 
Animée par le plaisir du galop, elle était si remar- 
quablement belle que le duc, en suivant de l'œil l'élé- 



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LB MARQUIS DB VILLBIiBR. 157 

gance de son corsage et le brillant sourire de sa 
bouche candide , se sentit venir des éblouissements. 
Diable de parole d'honneur que je me suis laissé 
arracher sans méfiance! se dit-il. Qui m'eût assuré que 
j'aurais tant de peine à te tenir? — Mais il fallait que 
Caroline se livrât la première, et le duc lui fit faire 
en vain un nouveau tour de parc au pas, pour laisser 
souffler les chevaux; elle causa avec une liberté d'es- 
prit et une bienveillance générale qui n'admettaient 
l'idée d'aucune souffrance exallée. 

— Ah! c'est comme cela? pensa-t-il au moment de 
recommencer le temps de galop. Tu crois que je vais 
me disloquer les jointures sur celte bête de l'Apo- 
calypse pour causer ni plus ni moins que sous l'œil 
maternel? A d'aulres! Je vais contrisler ta tranquille 
gratitude par une rfttraite qui te donnera à réfléchir. 

— Ma chère amie, dit-il à Caroline, — il se pennet- 
tait quelquefois ce mot-là d'un ton de bonhomie 
aimable , — vous voilà bien sûre de Jacquet, n'est-ce 
pas? 

— Parfaitement sûre. 

— Il n'a pas le moindre caprice? il ne gagne pas 
à la main ? 

— Pas du tout. 

— Eh bien! si vous le permettez , je vous abandon- 
nerai à vous-même, et je vous enverrai André à ma 
place. 

— Faites, faites! répondit vivement Caroline, et 
même n'envoyez personne. Je ferai encore un tour^ et 



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f58 LE MARQUIS DB YILLBMBR. 

je reconduirai l'animal à André. Vrai ! je serai charniée 
de coiirr seule, et je souffrais de vous voir si affreu- 
sement secoué. 

— Oh î ce n'est pas cela, répondit le duc résolu 4 
forcer le trait. Je ne suis pas encore d'âge à redouter 
un che\'al dur; mais je me sou*;'*«s que madame 
d'Argîade amve ce soir. 

— Mais non! demain. 

— Ce n*est pas sûr, dit le duc avec attention. 

— Ah I peut-être étes-vous mieux informé que moi. 

— Peut-être, chère amiel Madame d'Arglade... 
Ënfm, suffit... 

— Ah I vrai? répondit Caroline en riant. Je ne savais 
pas. Allez vile alors; je me sauve, et je vous remercie 
encore un million de fois de votre complaisance pour 
nK)i. 

Elle allait lancer son cheval , le duc la retint. — Ce 
n'est pas poH au moins, lui dit-il, ce que je fais làl 
-* C'est mieux que poli, c'est très-aimable. 

— Ahl vous aviez assez de ma compagnie? 

— Ce n'est pas là ce que je veux dire. Je dis que 
votre impolitesse est une preuve de confiance, et que 
je vous en sais gré. 

— La trouvez-vous jolie, madame d'Arglado? 
-"- Très-jolie. 

— Quel âge a-t-elle au juste? 

— Mon âge à peu de chose près. Nous avons été 
«isemble au couvent. 

— ie le sais. Vous étiez grandes amiest 



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LE MABQUI6 DB VILLBHBR. Ifll 

-*N<»i^ pas beaucoup; mais depuis elle m'a té- 
moigné beaucoup d'intérêt dans mes malheurs. 

— Oui^ c'est 3lle qui vous a fait venir. Pourquoi 
9cm détestiez-'vous au couvent? 

— Nous ne nous détestions pas ; nous n'étions pas 
liées, voilà tout. 

— Et à présent? 

— A présent elle est bomae pour moi, et je l'aime 
par conséquent. 

— Vous aimez donc ceux qui sont bons pour vous? 

— N'est-ce pas naturel? 

— Alors vous m'aimez un peu, car il me semble 
que je ne suis pas mauvais avec vous, moi I 

— Certainement, vous êtes excellent, et je vous 
aime bien. 

. — Comme elle vous dit çal J'aime bien ma bonne, 
mais j'aime encore mieux aller à dadal Ah çàl dites- 
moi, vous ne comptez pas me desservir auprès de 
vobre petite amie d'Arglade ? 

— Vous desservir! voilà des mots de votre vocabu- 
laire qui n'entrent pas dans le mien. 

— Oui, c'est vrai, pardon. C'est que... voyez-vou^ 
elle est soupçonneuse, elle pourra bien vous question- 
ner. Vous ne manquerez pas de lui dire que je ne vom 
ai jamais fait la cour? 

— Oh! pour cela, comptez sur la vérité, répondit 
Caroline en partant. — Et le duc t'entendit rire en 
prenant le galop, 

-*- Alk>ns« se dit-il, j'ai menti, et c'^st peine penkM, 



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lOO LE MARQUIS DB VILLBMBR. 

J'ai fait une fière école, moil... Elle n'aime personne... 
ou elle a quelque part un petit amoureux en réserve 
pour le jour où Ton aura mille écus pour monter le 
ménage. Pauvre fille! si je les avais, je les lui donne- 
rais bien!... C'est égal, j'ai été ridicule. Elle s'en«est 
peut-être aperçue. Peut-être rit-elle de moi avec* son 
ami de cœur en lui écrivant en cachette, car elle écrit 
beaucoup. Si je le croyais I... Mais j'ai donné ma pa- 
role d'honneur. ) 

Le duc s'éloigna, essayant de se moquer de lui- 
même, mais piqué au jeu et presque chagrin. 

Comme il quittait le couvert, il vit un homme s'y 
glisser avec précaution. La nuit était venue ; il ne put 
distinguer rien de cet homme que son mouvement 
furtif pour pénétrer dans le fourré. — Tiens, tiens! 
pensa-t-il, c'est peut-être l'amoureux en question qui 
vient faire une visite mystérieuse ! Ma foi! j'en aurai 
e cœur net. Je saurai ce que c'est!... — Il descendit 
ie cheval, donna un grand coup de cravache à la 
Blanche, qui ne se fit pas prier pour prendre le chemin 
de son écurie , et se glissa sous les arbres dans la di- 
rection que Caroline avait suivie. Retrouver l'homme 
dans les taillis, ce n'était guère possible, et c'était ris- 
quer d'ailleurs de lui donner l'éveil. Marcher sans bruit 
dans l'ombre, le long d'une allée, et voir comment se 
rencontreraient et s'aborderaient les deux person- 
nages, c'était beaucoup plus sûr. 

Caroline ne pensait déjà plus à lui. Après s'être con- 
venablement éloignée pour ne pas entendre des conâ- 



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LB MARQUIS OB YILLBMBR. 161 

dences peu convenables et qui l'avaient étonnée de la 
part d'un homme si bien élevé , elle avait mis le petit 
cheval au pas. ne se fiant pas trop aux branches qu'elle 
pouvait rencontrer dans l'obscurité, et se sentant plus 
portée à rêver qu'à courir. Une grande anxiété pesait 
sur son esprit. L'attitude du marquis avec elle était 
inexplicable, presque offensante. Elle en cherchait la 
cause jusque dans les plus secrets replis de sa con- 
science, et, n'y trouvant rien à reprendre , elle se re- 
procha d'y tant songer. Il était peut-être sujet à quel- 
ques bizarreries, comme les gens absorbés par un 
grand travail, et quand après tout elle lui serait deve- 
nue antipathique, n'aliait-il pas se marier, et la joie de 
la marquise ne serait-elle pas assez complète pour que 
la pauvre demoiselle de compagnie pût sans ingrati- 
tude se retirer? 

Comme elle songeait à son avenir, se promettant 
fen parler à madame d'Arglade, qui l'aiderait peut- 
être à trouver un autre emploi, elle sentit arrêter brus- 
quement son cheval et vit auprès d'elle un homme 
dont le mouvement l'effraya. 

— Est-ce vous, André? dit-elle en sentant que son 
cheval semblait céder à une main connue. Et comme 
on ne répondait pas et qu'elle ne distinguait aucun 
costume particulier : — Est-ce vous, monsieur le 
duc? ajouta-Mile avec inquiétude. Pourquoi m'arrê- 
tez-vous ? 

Elle ne reçut pas de réponse ; l'homme avait dis- 
paru, le cheval était libre. Elle eut peur, une peur 



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101 LE MARQUIS DE VILLEMER. 

vague, mais réelle, n'osa se retourner, poussa Jac- 
quet en avant , et rentra au galop sans voir personne. 

Le duc étaft à dix pas de là quand eut lieu cetto 
rencontre singulière. Il ne vit rien, mais il entendit le 
voix effrayée de mademoiselle de Saint-Geneix au mo- 
ment où le cheval s'arrêtait tout d'un coup. 11 se hâta, 
et, se trouvant face à face avec l'inconnu, il le saisif 
au collet en lui disant : — Qui êtes-vous? 

L'inconnu se débattit vigoureusement pour se 
soustraire à l'examen ; mais le duc était d'une force 
herculéenne, et il amena bon gré, mal gré, son ad- 
versaire hors du couvert, au milieu de l'allée. Là, 
sa surprise fut inexprimable lorsqu'il reconnut son 
frère. 

— Mon Dieu! Urbain, s'écria-t-il, ne t'ai-je pas 
frappé? Il me semble que non... Mais pourquoi donc 
ne me répondais-tu pas ? 

— Je ne sais pas, répondit M. de Villemer fort ému. 
Je ne reconnaissais pas ta voixi... M'as-tu parlé? Pour 
qui me prenais-tu donc? 

— Eh ! ma foi, pour un voleur, tout bonnement I 
N'as-tu pas elîrayé mademoiselle de Saint-Geneix tout 
à l'heure? 

— J'ai peut-être eiîrayé son cheval sans le vouloir, 
Ofi est-elle? 

— Parbl îu, elle se sauve, elle a peur; ne l'cnJends 
lu pas galoper vers la maison ? 

— Pourquoi donc avoir peur de moi ? reprit le mar- 
tqnis avec une singulière amertume; je ne voulais 



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LB MARQUIS DE VILLBMBR. l8t 

point l'oûenser... Et, las de feindre, il ajouta : Je vou- 
lais lui parler seulement! 

— De qui? de moi? 

— Oui, peut-être. J'aurais voulu savoir si elle t*aî- 
Diait. 

— Et pourquoi ne lui as-tu point parlé? 

— Je ne sais pas; je n'ai pu lui dire un mot. 

— Souffres-tu? 

— Oui, je suis malade, très-malade aujourd'hui. 

— Rentrons, frère, dit le duc. Je sens que tu as la 
fièvre, et la rosée tombe. 

— N'importe, dit le marquis en s'asseyant sur une 
souche au bord de l'allée. Je voudrais être mort ! 

— Urbain! s'écria le duc, frappé enfin d'une vive 
lumière, c'est toi qui aimes mademoiselle de Sain^ 
Geneix... 

— Moi l'aimer? N'est-elle pas... ne doit-elle pas être 
la maîtresse ? 

— Jamais, puisque tu l'aimes! Pour moi, ce n'étaà 
qu'un caprice : le désœuvrement, l'amour-propre; 
mais, aussi vrai que je suis le fils de mon père, elle 
n'a pas pour moi le moindre penchant, elle n'a pas 
seulement compris mes finesses; elle est aussi pure, 
aussi libre , aussi fière que le jour où elle est entrée 
chez nous. 

— Pourquoi la laissais-tu seule dans ce bois après 
l'y avoir entraînée ? 

— Ah I tu me soupçonnes après le serment que je 
«ens de te faire ! Est-ce que l'amour te rend fou, dis? 



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164 LB MARQUIS DB VILLBMBit. 

— Tu t'es joué de ta parole à propos de cette jeune 
fille. Pour toi , en fait de galanterie , les serments ne 
comptent pas, je le sais... Sans cela, pourriez-vous 
persuader tant de femmes, vous autres hommes à 
bonnes fortunes? Est-ce que vous ne savez pas éluder 
tous les engagements? Était-elle loyale, cette tactique 
absurde, savante, peut-être, — que sais-je de tous ces 
jeux-là? — pour l'amener dans tes bras par la fasci- 
nation, par le dépit, par tous les côtés faibles ou mau- 
vais de la nature humaine chez la femme ? Est-ce que 
tu respectes quelque chose, toi? La vertu n'est-elle 
pas à tes yeux une infirmité dont il faut guérir une 
pauvre niaise sans secours et sans expérience ! L'abîme 
où tu voulais la voir se jeter d'elle-même n'est-il pas, 
selon toi, l'état rationnel, heureux ou fatal de la fille 
sans dot et sans aïeux? Voyons, ne t'es-tu pas moqué 
de moi, ce matin encore, en voulant me persuader 
que tu l'épouserais? Et voilà qu'à l'instant même tu 
me dis: «C'est toi seul qui l'aimes ? pour moi ce n'était 
qu'une fantaisie ; le désœuvrement, la vanité. » Tonez, 
elle est effroyable, votre vanité de libertin I Elle fait 
tomber dans la boue tout ce qui vous approche I Vos 
regards souillent une femme , et c'est déjà trop pour 
moi que celle-ci ait subi l'outrage de tes pensées. Je 
ne l'aime plus. 

Ayant ainsi parlé à son frère pour la première fois 
de sa vie, le marquis se leva ei s'éloigna de lui rapi- 
dement avec une sorte de haine sombre et de malé- 
diction sans appel. 



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LR MARQUIS DB VILLBMBR. 161 

Le duc, hors de lui, se leva aussi pour lui demander 
r/*paration. Il fit même quelques pas pour le suivre, 
s'arrêta brusquement, et retourna se jeter à la place 
(\[iQ son frère venait de quitter. 11 était «^n proie à un 
combat elîrayant; irrité, furieux, il sentait que la 
personne du marquis lui était sacrée; il ne se ren- 
dait pas bien compte de ses propres torts, et ne se 
sentait pas moins écrasé, malgré lui , par le langage 
de la vérité. 11 tordait ses mains convulsives, et de 
grosses larmes de rage et de douleur coulaient sur ses 
joues. 

André vint le chercher de la part de sa mère. Les 
visiteurs étaient partis, mais madame d'Arglade était 
arrivée. On s'étonnait de ne le point voir. La mar- 
quise, sachant qu'il avait enfourché la Blanche, crai- 
gnait que cette malheureuse bête ne se fût écrasée 
sous lui. 

Il suivit machinalement le domestique, et au mo- 
ment de rentrer : 

— Où est monsieur le marquis? lui dit-il. 

— Dans sa chambre, monsieur le duc. Je Tai vu 
rentrer. 

— Et mademoiselle de Saint-Geneix ? 

— Elle est rentrée aussi chez elle ; mais madame la 
marquise lui a fait savoir l'arrivée de madame d'Ar- 
glade, et sans doute elle va descendre. 

— C'est bien. Allez dire à monsieur le marquis que 
je désire lui parler. Dans dix minutes, je monterai 
chez lui. 



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166 i'S MARQUIS DB YI1.LBMBK. 



XII 



Madame d'Arglade était mariée à un grand fonc- 
tionnaire de province. C'est dans le Midi qu'elle s'était 
fait présenter chez la marquise de Villemer, alors que 
celle-ci résidait Tété dans une terre considérable, ven- 
due depuis pour liquider les dettes de son fils aîné. 
Madame d'Arglade avait cette nuance particulière 
d'ambition étroite et persévérante dont quelques 
femmes d'employés, petits ou grands, sont des spéci- 
mens assez remarquables. Parvenir pour briller et 
briller pour parvenir, c'était la seule pensée , le seul 
rêve, la seule faculté, le seul principe de cette petite 
femme. Riche et sans aïeux, elle avait apporté sa dot 
à un noble ruiné pour servir de cautionnement à una 
place de fmance et pour mettre de l'éclat dans sa 
maison, ayant fort bien compris que, dans cette con- 
dition d'existence, le meilleur moyen d'acquérir une 
grande fortune, c'était de commencer par en avoir une 
convenable et de la dépenser largement. Replète, ac- 
tive, jolie, froide et adroite , elle regardait une cer- 
taine dose de coquetterie comme un devoir de sa po- 
sition, et se targuait intérieurement de la haute 
science qui consiste à promettre des yeux et jamais 



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LS MARQUIS DE YILLEMER. I0T 

de la phime ni des lèvres, à faire naître des velléités 
et jamais des attachements, enfin à emporter ks po- 
sitions par surprise, sans avoir Taiï d*y tenir, et en ne 
descendant jamais à .solliciter. Pour se trouver tou- 
jours bien appuyée dans l'occasion par des amis 
utiles, elle en prenait partout, voyait, accueillait tout 
le monde sans grand choix, par bonté ou légèreté 
bien jouée, enfin ï)énétrait habilement dans les mai- 
sons les plus rigides, et savait s'y rendre nécessaire en 
peu de temps. 

C'est ainsi que madame d'Arglade s'était faufilée 
presque dans l'intimité de madame de Villemer, en 
dépit des préventions de la noble dame contre son 
origine, sa position et les fonctions de son mari ; maïs 
Léonie d'Arglade affichait une absence complète d'opi- 
nions politiques, et finement elle allait demandant 
pardon à tout le monde de sa nullité, de son incapa- 
cité sous ce rapport, ce qui était le moyen de ne 
choquer personne et de faire oublier le zèle obligé de 
son mari pour la cause qu'il servait. Elle était gaie, 
étourdie, parfois bête, en riant d'elle-même aux éclats, 
mais riant intérieurement de la simplicité des autres, 
et réussissant à passer pour l'enfant la plus naïve, la 
plus désintéressée de la terre, lorsque toutes ses dé- 
marches étaient calculées et tous ses abandons pré- 
médités. 

Elle avait fort bien compris qu'un certain monde, 
quelque divisé d'opinions qu'il soit, se tient toujours 
par quelque indissoluble lien de parenté ou de 



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168 LE MARQUIS DE YILLEMBR. 

convenance, et que, dans l'occasion, toutes tes nuan- 
ces se rapprochent par esprit de caste ou de corps. Elle 
savait donc bien qu'il lui fallait des relations avec le 
faubourg Saint-Germain, où son mari était fort peu 
admis, et, grâce à madame de Villemer, dont elle 
avait adroitement capté la bienveillance par son babil 
et son infatigable serviabilité, elle avait mis pied dans 
quelques salons, où elle plaisait et passait pour une 
aimable enfant sans conséquence. 

Cette enfant avait vingt-huit ans déjà et n'en parais- 
sait pas avoir plus de vingt-deux ou vingt-trois, bien 
qu'elle fût un peu fatiguée par les bals ; elle avait su 
conserver tant de pétulance et de naïveté qu'on ne la 
voyait pas trop engraisser. Elle montrait en riant de 
petites dents éblouissantes, biaisait en parlant, et 
semblait ivre de chiffons et de plaisirs. Eiifm personne 
ne se méfiait d'elle, et il n'y avait peut-être pas à la 
redouter, vu que son premier intérêt était de se 
montrer bonne et de se rendre inoffensive ; mais il y 
avait à se préserver beaucoup, si Ton ne voulait pas se 
trouver bientôt engagé vis-à-vis d'elle. 

C'est ainsi que, sans y prendre garde et tout 
en jurant qu'elle ne ferait aucune démarche auprès 
des ministres du roi citoyen, madame de Villemer 
s'était trouvée entraînée à agir plus ou moins di- 
rectement pour la retirer de sa province. Grâc^ à 
elle et au duc d'Aléria, M. d'Arglade venait d'être 
nommé à Paris, et sa femme avait écrit à la marquise : 
« Chère madame, je vous dois la vie, vous êtes mon 



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LB MARQUIS DE VILLEMER. 109 

ange tutélaire. Je quitte le Midi, et je ne ferai que 
toucher barres à Paris, car avant de m*y installer, 
avant de me réjouir et de m*amuser, avant tout enfin, 
je veux aller vous remercier, me prosterner devanl 
vous vingt-quatre heures à Séval, et pendant ces 
vingt-quatre heures vous dire que je vous aime el 
vous bénis. 

« Je serai chez vous le 10 juin. Dites à monsieur le duc 
que cera le 9 miâll, et qu'en attendant je le remer- 
cie d'avoir été^^oon pour mon mari, qui va lui écrire 
Je son côté, v); S 

Cette incertitude prétendue du jour de son arrivée 
était, iilijwpartde madame d'Arglade, l'acceptation gra- 
cieuse ïune plaisanterie que le duc lui avait souvent faite 
sur l'ignorance où elle paraissait toujours être des jours 
et des heures. Le duc, tout madré qu'il était en fait 
de femmes, était complètement dupe de Léonie ; il la 
croyait éventée et avait coutume de lui parler ainsi : — 
C'est cela! Vous venez voir ma mère aujourd'hui 
lundi, mardi ou dimanche, septième, sixième ou cin- 
quième jour du mois de novembre, septembre ou 
décembre, avec votre robe bleue, grise ou rose, et 
vous allez nous faire Thonneur de souper, dîner ou 
déjeuner avec nous, avec eux ou avec les autres. 

Le duc n'était point épris d'elle. Elle l'amusait, et 
sa manière d'être avec elle, toute remplie de caquets, 
et de facéties, ne cachait qu'un tâtonnement décousu 
dont madame d'Arglade avait l'air de ne pas s'aperce^ 
voir et dont elle savait fort bien se garer. 

10 



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Vn LE MARQUIS DE VILLEMER. 

^ En l'abordant, le duc était encore bien soucieux, et 
raltération de ses traits frappa la marquise: — Mon 
Dieu I s*écria-t-elle, il y a eu un accident I 

— Aucun, chère maman. Rassurez-vous, tout s* est 
fort bien passé, j*ai eu un peu froid, voilà tou*^ 

11 avait froid en effet, bien qu'il eût encore au front 
la sueur de la colère et du chagrin. Il s'approcha 
du feu qui brûlait le soir, en toute saison, dans le 
salon de la marquise; mais, au bout de peu d'in- 
stants, i'iiabitude de se vaincre, qui est toute la science 
du monde, et le feu d'artifices des paroles et des rires 
de Léonie dissipèrent son amertume. 

Mademoiselle rie Saint-Geneix vint embrasser son 
a/icicune compagne de couvent. — Aliî mais vous 
. fr'<; pâle aussi, dit I;i marquise à Caroline. Vous me 
c.îchez quelque chose ! Il y a eu un accident, j'en ré- 
ponds, avec ces maudites bêtes! 

— Non, madame, répondit Caroline, aucun, je vous 
le jure, et, pour vous rassurer, je veux tout vous dire : 
j'ai eu très-peur. 

— Vraiment? De quoi donc? dit le duc : ce n'est pas 
de votre cheval au moins? 

— C'est peut-être de vous, monsieur le duc ! Voyons, 
est-ce vous qui, pour vous moquer, avez arrêté ce 
cheval, pendant que j'étais seule, au pas, dans l'aHép 
verte ? 

— Eh bien! oui, c'est moi, répondit le duc, l'ai 
voulu voir si vous étiez aussi brave que vous le oa- 
raissiez. 



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LB MARQUIS DB VILLBMBR. 171 

— Je ne Tai pas été du tout ! Je me Fuis sauvée; 
comme une poule. 

— Mais vous n*avez pas crié, et vous n'avez pas 
perdu la tête, c'est quelque chose I 

On raconta à madame d'Arglade la partie d*équita- 
tion. Elle eut l'air, comme de coutume, d'écouter 
fort peu ce qu'on lui disait ; mais elle n'en perdit 
rien, et se demanda tout chaud si le duc avait séduit 
ou voulait séduire Caroline, et si cette combinaison 
pourrait un jour ou l'autre lui servir à quelque chose. 
Le duc laissa les femmes ensemble et monta chez son 
frère. 

Le motif pour lequel Caroline et Léonie ne s'étaient 
pas liées au couvent, c'était la différence de leur âge. 
Quatre ans établissent une distance très-sensible dans 
l'adolescence. Caroline n'avait pas voulu dire le vrai 
motif au duc, dans la crainte de paraître vouloir vieil- 
lir sa compagne, sachant bien, d'ailleurs, que c'est 
jouer un mauvais tour à la plupart des jolies femmeg 
que de se rappeler leur âge trop fidèlement. Il est 
même à noter que tout le temps que demeura madame 
d'Arglade à Séval, elle se fit passer pour la plus jeune, 
et que Caroline accepta en bonne fille c^tte erreur de 
mémoire sans la démentir. 

Caroline connaissait donc en réalité fort peu sa pro- 
tectrice, eU& ne l'avait jamais revue depuis qu'enfant, 
sur ies bancs de la petite classe, elle avait vu sortir du 
couveni mademoiselle Léonie Lecomte, laquelle, ivre 
d'épouser un gentilhomme, n'avait regretté personne, 



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172 LE MARQUIS DB VILLEMER. 

mais, adroite déjà et calculée, avait fait de tendres 
adieux à tout le monde. A cette époque, Caroline et 
Camille de Saint-Geneix, filles nobles et dans l'aisance, 
pouvaient être bonnes un jour à retrouver. Elle leur 
écrivit donc d'une façon très-compatissante, lorsqu'elle 
apprit la mort de leur père. En lui répondant, Caroline 
ne lui cacha pas qu'elle restait non-seulement orphe- 
line, mais ruinée... Madame d'Arglade se garda bien 
de délaisser son amie dans le malheur. D'autres com- 
pagnes de couvent qu'elle voyait davantage lui dirent 
que les Saint-Geneix étaient ravissantes et que certai- 
nement, avec des talents et sa beauté, Caroline ferait 
nn bon mariage quand même. Propos de jeunes fem- 
mes sans expérience ! Léonie pensa bien qu'elles se 
trompaient, mais elle pouvait essayer de marier Caro- 
line, et de se trouver par là immiscée dans des ques- 
tions de confiance et dans des pourparlers d'intimilé 
avec diverses familles. Elle ne songeait dès lors qu'à 
se faire beaucoup d'aboutissants, à étendre partout ses 
relations, à obtenir des confidences en ayant l'air d'en 
faire. Elle voulut attirer Caroline chez elle, dans sa 
province, lui offrant avec grâce et délicatesse un asile 
et une famille. Caroline fut touchée de tant de bonté, 
répondit qu'elle ne quittait pas sa sœur et ne désimil 
point se marier, mais que si elle se trouvait un jour 
dans une situation trop pénible, elle aurait recours au 
généreux cœur de Léonie pour qu'elle lui cherchât un 
petit emploi. 
Dès lors Léonie, toujours pleine de promesses et 



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LB MARQUIS DE VILLBMBR. m 

d'éloges, reconnut que Caroline n'entendait pas la viô 
de ressources, et cessa de s'occuper d'elle jusqu'au 
jour ou d'anciennes amies, qui peut-être plaignaient 
Caroline plus sincèrement, firent savoir à Léonie qu'elle 
cherchait une place d'institutrice dans une famille 
sérieuse ou de lectrice chez quelque vieille dame iiw 
/elligente. Léonie aimait à protéger, elle avait tou- 
jours quelque chose à demander pour quelqu'un; 
c'était l'occasion de se faire voir et de plaire. Se trou- 
vant à Paris dans ce moment-là, elle se hâta plus que 
les autres, et tout en cherchant, elle tomba sur la 
marquise de Villemer, qui renvoyait précisément 
sa lectrice. Elle en voulait une vieille à cause de 
monsieur le duc, qui aimait trop les jeunes. Madame 
d'Arglade fit ressortir les inconvénients de l'âge qui 
avaient rendu Esther acariâtre. Elle diminua de beau- 
coup aussi la jeunesse et la beauté de Caroline. C'était 
une fille d'une trentaine d'années, assez bien autre- 
fois, mais qui avait souffert et qui devait être fanée. 
Puis elle écrivit à Caroline pour lui dépeindre la mar- 
quise, pour l'engager à se présenter vite et pour lui 
offrir de partager son pied-à-terre à Paris. On a vu que 
Caroline la trouva partie, se présenta elle-même à la 
marquise, l'étonna par sa beauté, la charma par sa 
franchise, et fit par l'ascendant et le charme de son 
aspect plus que Léonie n'avait espéré pour elle. 

En voyant Léonie grasse, pimpante et dégourdie, 
mais ayant conservé ses mines de petite fille et même 
exagéré son blaisement enfantin, Caroline fut étonnée» 

10. 



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174 LE MARQUIS DB VILLBMBGL 

et se demanda de prime abord si tout cela n'était pas 
affecté; mais elle en prit vite son parti avec bienveil- 
lance et partagea Terreur de tout le monde. Madame 
d*ArgIade fut charmante pour eUe, d'autant plus qu'elle 
avait déjà questionné la marquise sur son compte, ei 
qu'elle la savait bien ancrée dans les bonnes grâces de 
la vieille dame. Madame de Villemer la déclarait par- 
faite de tous points, vive et sage, franche et douce, 
d'une intelligence hors ligne et du plus noble carac- 
tère. Elle avait chaudement remercié madame d'Ar- 
glade de lui avoir procuré cette perle d'Orient, et ma- 
dame d'Arglade s'était dit : «A la bonne heure! je 
vois que Caroline pouiTa m'être utile ; elle Test déjà. 
On fait donc bien de ne dédaigner et de ne négliger 
.personne.» Et elle Taccablait de caresses et de flatteries 
qui semblaient aussi ingénues que des effusions ae 
pensionnaire. 

Au moment de se rendre chez son frère, le duc, 
qui était résolu à provoquer un raccommodement, 
marcha pendant cinq minutes dans le préau. Il lui 
revenait des bouffées de colère, et il craignait de 
n'être pas maître de lui, si le marquis renouvelait la 
semonce. Enfin il se décida, monta, traversa un long 
vestibule, entendant son sang battre si fort dans ses 
tempes, qu'il couvrait pour lui le bruit de ses pas. 

Urbain était seul au fond de la bibliothèque, pièce 
longue et d'un style ogival, à voûtes élancées, qu é- 
claîrait faiblement sa petite lampe. Il ne lisait pas; 
mais, entendant venir le duc, il avait placé un livre 



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LB MARQUIS DB YILLBMBE. m 

devant lui, rougissant de paraître hors d'état de tra- 
vailler. 

Le duc s'arrêta pour le re^rder avant de lui adres- 
ser la parole. Sa pâleur mate et ses yeux creusés par 
la douleur Fémurent profondément. Il allait lui tendre 
la main, lorsque le marquis se leva et lui dit d'un ton 
grave : — Mon frère, je vous ai beaucoup offensé il 
y a une heure. J'ai été injuste probablement, et dans 
tous les cas je n'avais pas le droit de remontrance en- 
vers vous, moi qui, n'ayant aimé qu'une femme en 
ma vie, me suis rendu coupable de sa perte et de sa 
mort. Je reconnais donc l'absurdité, la dureté, la va- 
nité de mes paroles, et je vous en demande sincère- 
ment pardon. 

— Eh bien ! je t'en remercie de toute mon âme, 
répondit Gaétan en lui serrant les deux mains, tu me 
rends grand service, car j'étais résolu à te faire des 
excuses. Si je sais de quoi par exemple, je veux que 
le diable m'emporte I Mais je me suis dit qu'en lut- 
tant avec toi sous ces arbres je t'avais excité les nerfs. 
Je t'ai fait du mal peut-être, j'ai la main dure... Pour- 
quoi ne me parlais-tu pas?... Et puis... et puis... 
Tiens, je t'avais fait bien souffrir, et peut-être depuis 
longtemps, sans le savoir ; mais je ne pouvais pas de- 
viner... J'aurais pourtant dû deviner cela, et de cela 
je te demande sincèrement pardon, moi aussi, mon 
pauvre frère!... Ah I pourquoi as-tu manqué de con- 
fiance en moi après ce que nous nous étions juré? 

— Avoii* confiance en toil reprit le marquis; ebl 



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n« LE MARQUIS DB VILLEMER. 

ne vois-tu pas que c'est mon plus grand besoin , ma 
soif la plus vive, e^ que ma colère n*était que du cha- 
grin?... Je la pleurais, cette confiance remise en ques- 
tion, je la pleurais avec des larmes de sang! Rends-la- 
moi, je ne peux plus m'en passer. 

— Que faut-il faire? Vovons, disi... Je suis loujoui-s 
prêt à l'épreuve du fer et du feu I II n'y a que l'épreuve 
de leau dont je te prie de me dispenser. S'il fallait 
en boire 1... 

— Ah I tu ris toujours, tu vois bien ! 

— Je ris, je ris... parce que c'est ma manière d'être 
content, à moi, et du moment que tu m'aimes tou- 
jours, le reste n'est rien. Et puis qu'est-ce qu'il y a 
donc de si grave ?... Tu aimes cette charmante fille ? 
tu n'as pas tort. Tu veux que je ne lui parle plus, 
que je ne la rencontre jamais, que je ne la regarde 
pas? C'est fait, c'est juré, et si cela ne suffît pas, je 
pars demain, tout de suite, si tu veux, sur la Blanche, 
le ne vois pas ce que je peux faire de pis ! 

— Non, non, ne pars pas, ne m'abandonne pas !... 
Ne vois-tu pas, Gaétan, que je me meurs? 

— Ahl grand Dieu! que dis-tu donc là? s'écria le 
duc en soulevant l'abat-jour de la lampe et en regar- 
dant son frère au visage ; puis il se jeta sur ses mains, 
et, ne trouvant pas le pouls assez vite, il tâta avec les 
deux siennes la poitrine de son frère, et sentit les 
battements désordonnés et irréguliers du cœur du 
malade. 

Cette affection avait gravement menacé 1^ vie du 



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LB MARQUIS DB VILLBMBR. 171 

marquis dans sa première jeunesse. Elle avait dis- 
paru, laissant une complexion délicate, de grands 
malaises nerveux, des réactions de force un peu brus- 
ques, mais en somme une existence aussi assurée que 
cent autres: [)lus énergiques en apparence et réelle- 
ment moins bien trempées, moins soutenues par une 
volonté saine et une puissance d*élite. Cette fois ce- 
pendant le mal ancien avait reparu, et même avec as- 
sez de violence pour justifier la terreur de Gaétan el 
Dour produire par moments chez son frère les acca- 
blements et les sensations de l'agonie. 

— Pas un mot à ma mère I dit le marquis en se le- 
vant et en allant ouvrir la fenêtre. Ce n*est pas demain 
que je dois succomber; j'ai encore des forces, je ne 
m'abandonne pas. Où vas-tu? 

— Parbleu I je monte à cheval, je cours chercaer 
un médecin... 

— Où? qui ? Il n'y en a point Ici qui connaisse assez 
mon organisation pour ne pas risquer de me tuer s'il 
m'entreprend au nom de sa logique. Garde-toi bien, 
si je faiblis, de m'abandonner à ces Esculapes de vil- 
lage, et rappelle-toi que la saignée m'emportera 
comme le vent emporte une feuille à l'automne. J'ai 
été assez médicamenté, il y a dix ans, pour savoir ce 
qu'il me faut, et je me soigne. Tiens, n'en doute pas, 
ajouta-t-il en montrant au duc des poudres dosées 
dans un tiroir de son bureau. Voici des calmants el 
des excitants dont je sais varier l'emploi ; je connais 
parfaitement mon mal et le traitement. Sois sur que 



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118 LB MARQUIS DB VILI.BMBR. 

si je peux guérir, jo guérirai, et que je ferai pour cela 
tout ce que doit faire un homme qui connaît réten- 
due de ses devoirs. Calme-toi. J*ai dû te dire ce dont 
je suis menacé pour que tu me pardonnes bien dans 
ton cœur une fureur toute fébrile. Garde-moi le se- 
cret; il ne faut pas alarmer inutilement notre pauvre 
mère. Si le moment de la préparer arrive.,,, je le 
sentirai, et je t'avcrlirai. Jusque-là, du calme, je t'en 
supplie! 

— Du calme! c'est à toi qu'il en faut, reprit le duc, 
et te voilù justement aux prises avec la passion I C'est 
la passion qui a réveillé ce pauvre cœur au physique 
en même temps qu'au moral. C'est de l'amour, c'est 
du bonheur, de l'ivresse ou du sentiment qu'il te 
faut! Eh bien! rien n'est perdu alors... Dis, tu veux 
qu'elle t'aime, cette fille? Elle t'aimera. Qu'est-ce aue 
je te dis? Elle t'aime, elle t'a toujours aimé... dès le 
premier jour. A présent je me rappelle tout. Je vois 
clair. C'est toi... 

— Laisse , laisse I dit le marquis en retombant sur 
son fauteuil; je ne peux pas t'entendre... ; cela 
m'étouffe. 

Mais après un instant de silence, durant lequel le 
duc l'observait avec inquiétude, il parut mieux et dit 
fcvec un sourire où sa figure mobile retrouva tout le 
charme de la jeunesse : 

— C*est pourtant vrai ce que tu disais làl C'est 
peut-être l'amour! ce n'est peut-être pas autre chose I 
Tu m'as bercé d'une illusion, et je m'y suis laissé aller 



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LE MAKQUIS DE YJLLBMBR. lit 

comme un enfant. Tâle mon cœur à présent; il est 
rafraîchi. Le rêve a passé là comme une brise. 

— Puisque tu te sens mieux, lui dit le duc après 
s*êtrc assuré qu'il y avait réellement du calme, tu 
devrais en profiter pour tâcher de dormir. Tu veilles, 
que c'est effrayant! Le matin, quand je pars pour 
la chasse, je vois souvent ta lampe qui brûle en* 
core. 

— Et pourtant, depuis bien des nuits, je ne tr»- 
Taille plus 1 

— Eh bien I si c'est l'insommie, tu ne veilleras plus 
seul, je t'en réponds! Voyons, tu vas te coucher, 
t'étendre sur ton Ht. 

— C'est impossible. 

— Ah ! oui, tu étouffes. Eh bien 1 tu t'assoiras et ta 
sommeilleras. Je resterai près de toi. Je te pariétal 
a elle jusqu'à ce que tu ne m'entendes plus. 

Le duc conduisit son frère dans sa chambre, l'in- 
stalla sur un grand fauteuil, le soigna comme une 
mère eût soigné son enfant, et s'assit près de lui, te- 
nant sa main dans les siennes. Là, toute la bonté de 
sa nature reparaissait, et Urbain lui dit pour le remets 
cier 2 ' 

— J'ai été ouieux ce soir ! Dis-moi bien que tu me 
pardonnes. 

— Je fais mieux : je t'aime, répondit Gaétan, et je 
ne suis pas le seul. Elle aussi pense à toi à l'heure 
qu'il est. 

-*-* Mon Dieu! tu mens, te me berces avec une 



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180 LE MARQUIS DE VILLEMER. 

Chanson du ciel ; maïs tu mens. Elle n*aime personne, 
elle ne m'aimera jamais ! 

— Veux-tu que j'aille la chercher en lui disant que 
hi es malade sérieusement? Je parie que dans cinq 
minutes e'ie est ici I 

— C'est possible, répondit le marquis avec une 
douceur languissante. Elle est pleine de charité , de 
dévouement; mais ce serait pire pour moi de con- 
stater la pitié... et rien de plus! 

— Bahl tu n'y entends rien! La pitié, c'est le com- 
mencement de Tamour. 11 faut bien que tout com- 
mence par quelque chose qui n'est pas encore le 
milieu ni la fin. Si tu voulais te laisser guider par 
moi, dans huit jours, vois-tu... 

— Ah! voilà où tu me fais plus que du mal. S'il 
était aussi facile que tu crois de se faire aimer d'elle, 
je ne le souhaiterais plus si ardemment, 

— Eh bien I l'illusion serait dissipée. Tu redevien- 
drais calme. Ce serait déjà quelque chose. 

— Ce serait ma fin, Gaétan î reprit le marquis en 
s'animant et en retrouvant de la force dans la voix. 
Ah ! que je suis malheureux que tu ne puisses pas me 
comprendre I Mais il y a là un abîme qui nous sépare. 
Prends-y garde, mon pauvre ami ! avec une impru- 
dence, avec une légèreté, avec une erreur de ton 
dévouement, tu peux me tuer aussi vite que si tu pre- 
nais un pistolet pour me faire sauter la tête. 

Le duc était fort embarrassé. Il trouvait la situation 
tmiple entre deux êtres plus ou moins portés Tim 



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LE MARQUIS DB VILLBMBa. 181 

vers l'autre et séparés seulement par des scrupules 
qui avaient peu d'importance à ses yeux; mais, selon 
lui, le marquis compliquait cette situation par des dé- 
licatesses bizarres. Si mademoiselle de Saint-Geneix 
s'abandonnait sans passion, il sentait la sienne s'étein- 
dre, et, en perdant cette passion qui le tuait, il se 
sentait foudroyé plus vite. C'était une impasse qui 
désespérait le duc, et où il lui fallait pourtant bien 
suivre et respecter la pensée et la volonté de son 
frère. En causant encore avec lui et en tâtant avec 
précaution toutes les fibres de son âme, il en vint à 
reconnaître que la seule joie possible à lui donner 
était de l'aider à deviner l'affection de Caroline et à 
lui en faire espérer le progrès patient et délicat. Tant 
que son imagination se promenait dans ce jardin des 
premières émotions romanesques et pures, le marquis 
se berçait d'idées suaves et de jouissances exquises. 
Dès qu'on lui faisait entrevoir l'heure où il faudrait 
prendre un parti et risquer un aveu, il avait comme 
un sombre pressentiment de quelque désastre inévi- 
table, et par malheur pour lui il ne se trompait pas. 
Caroline devait refuser et fuir, ou, si elle acceptait sa 
main, car l'honneur du marquis n'admettait pas l'idée 
de la séduire, la vieille mère devait se désespérer, 
succomber peut-être à la p^te de ses illusions. 

Le duc était plongé dans ces réflexions, car Urbain 
commençait à s'assoupir après lui avoir fait jurer 
qu'il le quitterait pour se reposer lui-même dès qu'il 
le verrait endormi. Gaétan s'in4tait de ne point trou- 

u 



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Itt LE MARQUIS DB YILLBMBR. 

ver le moyen de le servir véntablement. Il aurait 
voulu avertir Caroline, faire appel à sa bonté , â son 
estime, lui dire de gouverner doucement le moral de 
ce malade, de lui épargner la vue de l'avenir, quel 
qu'il dût être, de le bercer d'espoirs vagues et de poé- 
tiques rêveries; mais c'était lancer la pauvre fille sur 
une pente bien aangereuse, et elle n'était point asse« 
enfant pour ne pas comprendre qu'elle y risquait sa 
réputation et probablement son propre repos. 

La destinée, qui est très-active dans les drames de 
ce geiu*e, parce que son action rencontre toujours des 
âmes prédisposées à la subir, fit ce que le duc n'osuic 
faire. y 



XIII 



Ma/gré la promesse que le duc avait faite à son 
frère de n'avertir personne , il ne put se résoudre à 
endosser la périlleuse responsabilité du silence absolu. 
Il croyait au médecin , quel qu'il fût , tout en disant 
qu'il ne croyait pas à la médecine, et il résolut d'aller 
à Chambon pour s'entendre avec un jeune homme qui 
ne lui avait paru manquer ni de savoir ni de pru- 
dence, un jour qu'il l'avait consulté sur une indispo- 
sition légère. Il lui confierait sous le sceau du secret la 
situation du marquis , l'engagerait à venir an château 
le lendemain sous prétexte de vendre un bout de 



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L« MARQUIS DB YILLBICEH. 19t 

prairie enclavé dans les terres de Séval, et là il ferait 
en sorte que le médecin vit le malade, ne fùH^ que 
pour observer sa physionomie et son allure, sans 
donner d*avis officiel ; on verrait à soumettre cet avis 
à M. de Villemer, et peut-être consentirait-il à le suivre. 
Enfin le duc, qui ne savait pas veiller dans le calme et 
ie silence de la nuit, avait besoin d'agir pour secouer 
son inquiétude. II calcula qu*en une demi -heure il 
serait à Chambon, et qu'une heure lui suûirait ensuite 
pour réveiller le médecin , parler avec lui et revenir. 
Il pouvait, il devait être de retour avant que son frère, 
qu'il voyait calme et qui paraissait endormi, fût sorti 
de son premier sommeil. 

Le duc le quitta sans bruit, gagna le dehors par le 
jardin , afin de n'être entendu de personne, et des- 
cendit d'un pas rapide vers le lit de la rivière jusqu'à 
une passerelle de moulin ot à un sentier qui le con- 
duisit à la ville en droite ligne. En prenant un cheval 
et en suivant la route, il eût fait du bruit et gagné fort 
peu de temps. Le marquis ne donmail pas si profon- 
dément qu'il ne l'eût entendu sortir de sa chambre; 
mais, ignorant son projet et ne voulant pas l'empéchef 
d'aller se reposer, il avait feint de ne s'apercevoir de 
rien. 

11 était aiors tm peu plus de minuit. Madame d'Àr- 
glade avait suivi Caroline dans sa chambre pour ba- 
biller encore, après avoir pris congé de la marquise. 
— Eh bienl chère belle, lui disait-elle, êtes-vous 
réellement aussi contente de cette maison que vous le 



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184 . LB MARQUIS DB YILLBMBR. 

dites? Soyez franche avec moi, si quelque chose vous 
y chagrine. Eh 1 mon Dieu! il y a toujours et partout 
quelque peti*.e chose qui cloche I... Profitez de ce que 
me voilà pour me le confier. J'ai quelque ascendant 
sur la marquise , sans le chercher, à coup sûr; mais 
elle aime les têtes folles, et puis moi, qui suis d'un 
naturel heureux et qui n'ai jamais besoin de rien pour 
moi-même, j'ai le droit de servir mes amis sans me 
gêner. 

— Vous êtes très-bonne, répondit Caroline ; mais 
ici tout le monde aussi est bon pour moi, et si j'avais 
quelque ennui, je le dirais tout simplement.- 

— A la bonne heure, merci , dit Léonie en prenant 
la promesse pour elle. Eh bieni et le duc? il ne vous 
a jamais taquinée, le beau duc? 

— Très-peu, et c'est fini. 

— Bien , vous me faites plaisir de me dire cela. 
Savez-vous qu'après vous avoir écrit pour vous en- 
gager à entrer ici, j'ai eu un remords de conscience? 
Je ne vous avais point parlé de ce grand vainqueur? 

— Il est vrai que vous aviez semblé craindre de 
m'en parler. 

— Craindre, non, je l'avais complètement oublié; 
je suis si étourdie! Je me suis dit ensuite: «Mon Dieu, 
pourvu que mademoiselle de Saint-Geneix ne soit pas 
ennuyée de ses manégeslwcaril en a, des manèges, et 
avec tout le monde 1 

— Il n'en a pas eu avec moi. Dieu merci. 

— Alors tout est bien, répondit Léonîe, qui n*en 



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LB MARQUIS DB YILLBMBR. 185 

crut pas un mot. Elle parla chiffons, et tout à coup : 

— Ahl mon Dieul dit-elle, voilà que Tenvie de dor^ 
mir me prend , moi 1 Ce que c'est que le voyage I A 
demain, chère Caroline. Êtes-vous matinale? 

— Oui, et vous? 

— Moi, hélas I p£3 trop; mais dès que J'aurai les 
yeux ouverts,... entre dix et onze, n'est-ce pas? je 
vous trouverai chez vous. 

Elle se retira, décidée à se lever matin, à errer par- 
tout, comme au hasard, et à surprendre tous les dé- 
tails d'intimité de la famille. Caroline la suivit pour 
l'installer dans son appartement et rentra dans sa 
petite chambre, qui était assez éloignée de celle du 
marquis, mais dont les croisées en retour sur le préau 
se trouvaient à peu près en face des siennes. 

Avant de se coucher, elle mit en ordre quelques 
cahiers, car elle étudiait beaucoup et aimait à s'in- 
struire ; elle entendit sonner une heure du matin, et 
alla fermer sa persienne avant de se déshabiller. En 
ce moment, elle saisit un coup sec frappé sur les 
vitres d*en face, et, ses yeux se portant dans la direc- 
tion du bruit, elle vit tomber en éclats une glace de la 
fenêtre éclairée du marqub. Étonnée de cet accident 
et du silence qui suivit, Caroline prêta l'oreille. Per- 
sonne ne bougeait, personne n'avait entendu. Peu à 
peu des sons confus lui parvinrent, d'abord de faibles 
plaintes, puis des cris étoutfés et une sorte 'ie râle. 

— On assassine le marquis! fut sa première pensée» 
car les murmures sinistres partaient évidemment de 



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lao LB Marquis db yillbmbr. 

chez lui. Que faire? appeler, chercher, avertir le duc, 
qui demeurait encore plus loin?... Tout cela était trop 
long, et d'ailleurs, sous l'oppression de pareils aver« 
tissements, Tindécision n'est pas permise. Caroline 
mesura de l'œil la distance : c'étaient vingt pas de 
gazon à parcourir. Si des malfaiteurs avaient pénétré 
chez M. de Villemer, c'était par l'escalier de la tou- 
relle du Griffon, qui faisait face à celle du Renard. 
Ces d^ux cages à degrés portaient le nom des em- 
blèmes grossièrement sculptés sur le tympan des 
portes. L'escalier du Renard desservait de ce côté l'ap- 
partement de Caroline. Nul autre qu'elle ne pouvait 
arriver aussi vite, et sa seule approche pouvait faire 
lâcher prise aux égoi^eurs. Dans la tourelle du Griffon 
se trouvait d'ailleurs la corde d'un petit beffroi. Elle 
se dit tout cela en courant, et elle avait fini de se le 
dire en arrivant à cette porte, qu'elle trouva ouverte. 
Le duc était sorti par là, se promettant de rentrer par 
là au jour sans faire crier les gonds, et ne croyant 
nullement aux brigands, race inconnue dans le pays. 

Pourtant Caroline, confirmée d'autant plus dans 
cette imagination, monta d'un trait l'escalier de pierre 
en spirale. Là, elle n'entendit plus rien, avança dans 
le couloir et s'arrêta hésitante devant l'entrée de l'ap- 
partement du marquis. Elle se hasarda à frapper, on 
ne lui répondit pas. Il n'y avait certes pas d'assassins 
autour d'elle ; mais alors qu'était-ce donc que ces cris 
entendus? Un accident quelconque, mais grave à coup 
sûr et qui i/xlamait de prompts secours. Elle poussa 



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LB MARQUIS DB VILLBMBS. ItT 

ia porte, qui n*était même pas renfermée au loquet, et 
trouva M. de Villemer étendu sur le cai-feau, près 
de la fenêtre qu'il n'avait pas eu la force d'ouvrir, 
et dont \i a\ ait brisé la vitre pour respirer, se sentant 
comme foudroyé par un étouifement subit. 

Le marquis n'était pas évanoui. Il avait eu les affres 
de la mort, il sentait revenir la respiration et la vie. 
Gomme il avait le visage tourné vers la fenêtre, il ne 
vit pas entrer Caroline, mais il l'entendit, et croyant 
que c'était le duc : — N'aie pas peur, lui dit-il d'une 
voix faible, ça se passe. Aide-moi à me relever, j6 
n'en ai pas encore la force. 

Caroline s'élança et le releva avec l'énergie d'une 
volonté surexcitée. Ce fut seulement en se retrouvant 
assis qu'il la reconnut ou crut la reconnaître, car sa 
vue, encore voilée, était traversée par des ondes 
bleues, et ses membres avaient contracté une demi- 
rigidité qui les rendait insensibles au toucher des bras 
et des vêtements de Caroline. 

— Mon Dieul... est-ce un rêve? dit-il en la regar- 
dant avec une sorte d'égarement; vous! est-ce vouS^ 

— Maij oui, c'est moi, répondit-elle; je vous ai en- 
tendu gémir... Qu'y a-t-il donc? mon Dieu! que faut- 
il faire? Appeler votre frère, n'est-ce pas? Mais Je 
n'ose en' ore vous quitter. Que sentez-vous? qu'avez- 
vous? 

— Mon frère! reprit le marquis en se ranimant jus- 
qu'à recouvrer la mémoire; ahl c'est lui qui vous 
amène ici I Où est-il? 



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488 ^B MARQUIS DB VILLBMBR. 

— Il n'est pas là, il ne sait rien. 

— Vous ne l'avez pas vu? 

— Non I Je vais le faire appeler. 

— Ah I ne me quittez pas ! 

— Eh bien! non ; mais vous secourir!. •. 

— Rien, rien 1 Je sais ce que c'est, ce n'est rîen 
N'ayez pas peur, me voilà tranquille. Et... vous ête- 
là I et vous ne saviez rien ? 

— Rien au monde! Depuis quelques jours, je vous 
trouvais changé... Je pensais bien que vous étiez ma- 
lade, mais je n'osais pas m'ea inquiéter... 

— Et tout à l'heure,... j'ai donc appelé?... Quoi? 
qu'ai-je dit? 

— Rien I Vous avez brisé cette vitre, en tombant 
peut-être! Ne vous a-t-elle pas blessé? 

Et Caroline, approchant la lumière, regarda et 
toucha les mains du marquis. La droite était assez 
fortement coupée : elle lava le sang, et, retirant adroi- 
tement les parcelles de verre, elle pansa la blessure. 
Urbain la laissa faire en la regardant avec l'étonné- 
ment attendri d'un homme qui, ramassé sur le champ 
de bataille , se sent dans des mains amies. Il répétait 
faiblement : — Mon frère ne vous a donc rien dit» 
vrai? 

Elle ne comprenait rien à cette question , qui lui 
semblait rentrer dans la fixité d'une idée maladive, 
et pour la lui ôter elle lui raconta, tout en le pensant, 
qu'elle l'avait cru aux prises avec des assassins. — 
C'était absurde à coup sûr, dit-elle en s'eiTorçant de 



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LB MARQUIS DB VILLBIiBR. 189 

régayer ; mais que voulez -vous? cette peur-là s'est 
emparée de moi, et je suis accourue comme au feu, 
sans avertir personne. 

— Et si cela eût été réel , vous veniez vous jeter 
dans le danger? 

— Ma foi, je n'ai pas songé à moi, je n*ai pensé 
qu*à vous et à votre mère. Ah I bah I je vous aurais 
aidé à vous défendre, je ne sais pas comment, je ne 
sais pas avec quoi, mais j'aurais trouvé quelque chose, 
j'aurais fait diversion d'ailleurs... Allons, vous voilà 
pansé, ceci ne sera rien; mais le reste, qu'est-ce 
donc? Vous ne voulez pas me le dire? 11 faut pour- 
tant que vos amis sachent vous secourir; votre 
frère?... 

— Oui, oui, le duc sait tout; ma mère, rien! 

— Je comprends, vous ne voulez pas,... je ne lui 
dirai rien ; mais vous me permettrez de m'inquiéter, 
moi , de chercher avec le duc ce qu'il faut faire pour 
vous soulager. Je ne serai pas importune. Je sais 
comment il faut être avec ceux qui souffrent. J'ai été 
garde-malade de mon pauvre père et du mari de ma 
sœur... Voyons... ne trouvez pas mauvais que je sois 
venue là sans savoir, sans réfléchir... Vous vous seriez 
relevé vous-même, un peu plus tard, je le sais bien; 
mais c'est triste de souffrir seul. Vous souriez? Allons, 
monsieur le marquis, il me semble que vous êtes un 
peu mieux. Ohl que je le voudrais! 

— Je suis dans le ciel! répondit le marquis, ©t, 
€omme il ne se faisait aucune idée de l'heure : Restai 

11. 



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100 LB MARQUIS DE VILLEMER. 

encore I lui dit-il ; il n'est pas tard- Mon frère m'a 
veillé un peu dans la soirée, il va revenir. 

Carofine ne se permit aucune objection, elle ne 
songea seulement pas à ce que le duc pourrait pen- 
ser en la trouvant là, à ce que les domestiques pour- 
raient dire s'ils la voyaient rentrer chez elle en pré- 
sence d'un ami en péril , elle ne supposait même pas 
l'outrage du soupçon. Elle resta. 

Le marquis voulait lui parler encore, il n'en avait 
pas la force. — Ne parlez pas, lui dit-elle. Essayez de 
dormir, je vous jure de ne pas bouger. 

— Quoi? vous voulez que je dorme? Mais je ne le 
puis pas... Quand je m'endors, j'étouffe. 

— Et pourtant vous êtes accablé de fa4,igue, vos 
yeux se ferment malgré vous. Eh bien I il faut obéir 
à la nature. Si vous avez encore une crise, je vous 
aiderai à la supporter, je serai là. 

La confiance et la bonté de Caroline eurent sur le 
malade un effet magique. Il s'endormit, il reposa 
paisiblement jusqu'au jour. Caroline s'était assise près 
d'une table, et maintenant elle savait quel était son 
mal physique, et comment il fallait le soigner, car, sur 
cette table , elle avait trouvé une consultation avec le 
traitement simple et rationnel signé d'un des premiers 
médecins de France. Le marquis , pour rassurer son 
frère sur sa manière de se soigner lui-même, lui avait 
montré cette pièce revêtue de l'autorité d'un grand nom , 
et la pièce était restée là, sous la main, sous tes yeux 
de Caroline , qui l'étudiait avec un grand soin. Elle vit 



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LB MARQUIS DB VILLBMBR. IM 

que le marquis avait eu depuis qu'elle le connaissait 
un régime très-opposé à celui qui lui était prescrit ; 
il ne faisait pas d'exercice, il mangeait mal et veillait 
trop. Elle ne savait pas si cette rechute ne serait pas 
mortelle; mais si elle ne Tétait pas, elle se promettait 
d'êt'iC fur ses gardes à l'avenir et d'oser s'occuper de 
sa santé, eût-il encore avec elle cet air froid et 
sombre que maintenant elle attribuait à une angoisse 
toute physique. 

Le duc fut de retour avant le soleil. Il n'avait pas 
trouvé le médecin, il lui fallait aller le cherchera 
Évaux. Avant de s'y rendre, il voulut voir son frère. 
L'aube dessinait sa premi^re ligne blanche à Thorizon 
lorsqu'il regagna sans bruit la chambre du marquis. 
Celui-ci dormait alors si réellement qu'il ne l'entendit 
pas monter, et que Caroline put aller au-devant de 
lui sur l'escalier pour qu'il ne fît aucune exclamation 
de surprise en la voyant. Sa surprise fut grande en 
effet lorsqu'il la vit descendre vers lui en mettant ud 
doigt sur ses lèvres. Il ne comprit rien à ce qui s'étail 
passé. Il crut que le marquis lui avait caché la vérité, 
qu'elle savait son amour, son chagrin, et qu'elle était 
venue le consoler. 

— Ah! ma chère amie! lui dit-il en lui prenant les 
mains, soyez tranquille ; il m'a tout confié. Vous êtes 
venue, vous êtes bonne, vous le sauverez! — Et 
il porta les mains de Caroline à ses lèvres avec une 
véritable affection, 

— Mais, lui dit-elle un peu étonnée, puisque vous 



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IM LB MARQUIS DE YILLBMBR. 

le saviez si mal, comment Tavez-vous quitté cette 
nuit? Et puisque vous comptiez sur mes soins, pour- 
quoi ne m'avez-vous pas avertie? 

— Que s*est-iî donc passé? dit le duc, qui vit qu'ils 
ne s'entendaient pas. — Elle lui raconta en trois mots 
l'événement, et comme, préoccupé de ce qu'il ap- 
prenait , il la reconduisait, à travers le préau , jusqu'à 
l'escalier du Renard, madame d'Arglade, qui était 
déjà debout derrière sa croisée, les vit passer, causant 
à voix basse , d'un air d'intimité mystérieuse. Ils s'ar- 
rêtèrent devant la porte, et là ils se parlèrent encore. 
Le duc raconta à mademoiselle de Saint-Geneix la 
tentative qu'il avait faite pour amener un médecin à 
voir son frère, et Caroline le dissuada de cette pensée. 
Elle croyait que 'a consultation lue par elle suffirait, 
et qu'il serait fort imprudent de suivre une nouvelle 
marche quand on avait eu de la première des ré- 
sultats certains. Le duc lui promit vivement de se 
conformer à son avis, d'avoir confiance par consé- 
quent. Madame d'Arglade les vit se serrer la main , et 
le duc, retournant sur ses pas, remonter l'escalier du 
Griffon. 

— Eh bien! j'en al assez vu , pensa Léonie, et je 
n'ai que faire d'aller courir dans la rosée, que je 
n'aime pas du tout; je peux dormir la grasse matinée. 
Et en se rendormant : — Cette Caroline 1 se disiiit- 
elle; je voyais bien qu'elle mentait I Comme c'était 
probable que le duc lui laisserait conserver sa vertu! 
mais je le tiens, son beau secret I et si j'ai jamais 



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LE MARQUIS DB YILLEMBB. 19t 

besoin d'elle, il faudra bien qu'elle en passe par où je 
voudrai. 

Caroline se coucha vite, pour dormir vite, pour se 
retrouver au service de son malade. 

A huit heures , elle fut debout , et regarda par sa 
fenêtre. Le duc était derrière la vitre de son frère. 
Il lui fit signe qu'il allait la rejoindre par Tintérieur 
ians la bibliothèque. Elle s'y rendit aussitôt de son 
tôté» et là elle apprit de Gaétan que le marquis était 
extraordinairement bien. 11 venait seulement de s'é- 
veiller, et il avait dit: — Mon Dieu, quel miracle! 
voici mon premier sommeil depuis une semaine en- 
tière de ce supplice I et je ne sens plus rien, je respire, 
il me semble que je suis guéri. C'est à elle que je dois 
celai — Et c'est la vérité, ma chère amie, ajouta le 
duc; c'est vous qui l'avez sauve et qui nous le conser- 
verez, si vous voulez avoir pitié de nous 1 

Le duc avait résolu de ne rien dire ; il l'avait juré 
à son frère; mais, en se croyant bien discret, il laissait 
échapper la vérité malgré lui. Cette vérité traversa 
l'esprit de Caroline comme un éclair. — Que dites- 
vous donc, monsieur le duc? s'écria-t-elle. Qui suis-je, 
moi? et que. suis-je ici pour avoir cette influence? 

Le duc fut effrayé du regard effrayé de Caroline, 
— Voyons, à qui en avez-vous? lui dit-il en reprenant 
le masque de son tranquille sourire. Qu'est-ce que 
vous allez vous mettre dans la tête? Ne voyez-vous 
pas que j'adore mon frère, que je tremble de le 
perdre , et qu'en raison de l'assistance que vous lui 



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IM LB MARQUIS DB VILLBMBR. 

avez donnée cette nuit, je vous parle comme si vous 
étiez ma sœur? Je suis très-embarrassé, je perds la 
!ête, voyez-vous I Urbain se tue au travail. Je n*ai pas 
assez d ascendant sur lui ; il ne veut pas que j'avertisse 
notre mère de la reprise do son ancien mal. L'avertir 
en effet, c'est Tagiter dangereusement ; infirme comme 
elle l'est, elle voudrait être toujours là, veiller... Au 
bout de deux nuits, elle y succomberait... Il faut donc 
qu'à nous deux nous sauvions mon frère sans qu'i' 
y paraisse, sans mettre de laquais et de filles dt 
chambre dans la confidence. Ces gens-là parlent tou- 
jours. Voyons I êtes-vous une femme de cœur et de 
tête comme je me le suis persuadé ? Voulez-vous 
pouvez-vous, osez-vous m'aîder sérieusement à le soi 
gner en secret , à le veiller alternativement avec moi 
pendant plusieurs soirées, plusieurs nuits au besoin, 
à ne pas le laisser seul une heure , afin que , même 
pendant une heure, il ne puisse pas reprendre ses 
maudits bouquins? Il ne lui faut pas autre chose, j'en 
suis persuadé, qu'un repos absolu de l'esprit, assez 
de sommeil , un peu de promenade , et qu'il pense à 
manger. Pour cela, il faut l'autorité despotique, oui, 
despotique, d'une personne qui ne s'embarrasse pas 
de le contrarier, d'un cœur dévoué,... pas susceptible, 
ni fier, ni défiant mal à propos, qui supporte s^s bou- 
tades s'il en a, ses élans de reconnaissance exaltée 
s'il lui en échappe, une amie sérieuse enfin qui ait la 
délicatesse, l'intelligence de la charité pour lui faire 
accepter et peut-être aimer son joug. Eb bien I Garo- 



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LB MARQUIS DB VILLBMBR. 195. 

Une, VOUS seule ici pouvez être cette personne-là. Mon 
frère a une grande estime, un profond respect, et 
même, je crois, une sincère amîTié pour vous. Essayez 
de le gouverner huit jours, quinze jours, un mois 
peut-être, car si aujourd'hui il peut se lever, ce soir 
il sera ici feuilletant et prenant des notes; s'il dort 
encore la nuit prochaine , il se croira hors d'affaire, 
et la nuit suivante il ne se couchera pas. Vous voyez 
quelle tâche nous devons nous imposer. Moi, j'y suis 
tout résolu, tout dévoué, mais à moi seul je ne pour- 
rai rien. Je l'ennuierai , il se lassera de ne voir que 
moî, et son impatience neutralisera l'effet de mog 
soins. Avec vous,... une femme, une gardienne volon- 
taire, généreuse, ferme et douce, patiente et tenaa 
comme les femmes seules savent l'être, je vous ré* 
ponds qu'il se soumettra sans dépit, et que plus tard, 
quand les crises auront disparu, il vous bénira d& 
l'avoir contrarié. 

Cet insidieux exposé de la situation chassa entière- 
ment le vague et rapide soupçon de Carohne. — Oui, 
oui , répondit-elle avec fermeté, je serai cette gar- 
dienne-là. Comptez sur moi; je vous remer/îie de me 
choisir, et ne m'en sachez aucun gré. Je suis habituée 
au métier d'infirmière ; cela ne mo coûte ni ne me 
fatigue. Votre frère est pour moi comme poiu» vous 
quelque chose de si respectable et de si supérieur à 
tout ce que nous connaissons, que c'est un bonheur 
et un honneur de le servir. Voyons , entendons-nous 
pour nous partager cette bonne tâche sans éveiller 



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106 LB MARQUIS DB YILLBMBR. 

le soupçon de son état autour de nous. D*abord vous 
vous installez la nuit dans sa chambre. 

— Il ne le soutfrira pas. 

— Eh bien I d'ici on doit Tentendre respirer. Voilà 
un grand sofa où on peut irès-bien dormir, roulé dans 
un manteau. Nous y passons la nuit à tour de rôle , 
vous et moi, jusqu'à nouvel ordre. 

— Très-bien 1 

— Vous le faites lever de bonne heure, afin qu'il 
prenne l'habitude de dormir la nuit, et vous l'amenez 
déjeuner avec nous. 

— Si vous le lui faites promettre I 

— J'essayerai. C'est absolument nécessaire qu'il 
mange plus d'une fois en vingt-quatre heures. Nous 
le faisons promener ou seulement s'asseoir avec nous 
à l'air jusqu'à midi. C'est l'heure de sa visite et de la 
Tôtre à la marquise ; je travaille ensuite avec elle jus- 
qu'à cinq heures; alors je m'habille... 

— Il ne vous faut pas une heure. Vous reviendrez 
jui faire une petite visite dans la bibliothèque? J'y 
serai. 

— Soit I nous dinons tous ensemble ; nous le 
retenons au salon jusqu'à dix heures. Alors vous le 
suivez. 

— Tout ceci est parfait, mais quand ma mère a 
des visites, elle nous laisse libres, et vous pourriez 
bien, à ces moments-là, venir causer ici avec nous 
une heure ou deux? 

— Non pas causer, répondit Caroline, je viendrai 



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LE MARQUIS DE VILLEMliR. 497 

lui faire un peu de lecture, car vous pensez bien 
qu*ll ne passera pas tout ce temps-là sans vouloir 
s'intéresser à quelque chose, et je lirai de manière 
à Tassoupir, à le disposer au sommeil. Voilà, c'est 
convenu. Seulement, aujourd'hui, nous allons être 
bien empêchés par madame d'Arglade. 

— Aujourd'hui je me charge de tout, et madame 
d'Arglade part demain avec le jour; donc mon frère 
est sauvé, et vous êtes un angel 



XIY 

Le marquis, mformé par son frère de tout cet 
arrangement, se soumit avec reconnaissance. Il était 
extrêmement faible et comme convalescent d'une 
crise aiguë qui l'avait, non pas épuisé, mais vaincu 
moralement presque autant qu'eût pu le faire une 
lon^^ue maladie. Il ne pouvait plus combattre son 
amour, sa résistance était à bout, et, ne sentant plus 
dans cet état de faiblesse les orages et les dangers 
de la passion, il se livrait à la douceur d'être l'objet 
d'une tendre sollicitude. Le duc ne lui permettait pas 
d'interroger l'avenir. — Tu ne peux prendre aucune 
détermination dans l'état où le voilà, lui disait-il. Tu 
n*as pas ton libre arbitre ; sans la santé, point de clair- 
voyance morale. Laisse-nous te guérir, et tu verras 



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198 LE liÂ.RQUIS DE VILLBMËE. 

bien que guéri, tu recouvreras l'énergie nécessaire 
pour résister soit à ton penchant, soit aux scrupules 
qu'il te cause. Jusque-là, Je ne vois pas ce que lu 
aur?i> sur la conscience, puisque mademoiselle de 
Saint-Geneix ne se doute de rien, et ne fait après toul 
que ce qu'une sœur ferait à sa place. 

Ce mezzo termine pacifia toutes les agitations da 
malade. 11 se leva un instant pour aller voir sa mère, 
à laquelle il fit croire qu'une indisposition insigni- 
fiante était cause de l'altération de ses traits. Il de- 
manda la permission de ne pas reparaître ce jour-là, 
et put pendant vingt-quatre heures, c'est-à-dire jus- 
qu'au départ de madame d'Arglade, se livrer à un 
repos presque absolu. 

Durant cette journée, il régna entre le duc et Caro- 
line un air de bonne intelligence et un échange de 
regards qui n'avaient pour objet que l'état du mar* 
quis,' mais qui achevèrent d'abuser Léonie. Elle partit 
bien sûre de son fait, mais sans dire à la marquise 
rien qui eût pu faire supposer en elle une pénétra- 
tion quelconque. 

Au bout de huit jours, M. de Villemer était guéri. 
Tout symptôme d'anévrisme avait disparu, et, sou- 
mis à un régime rationnel, il reprenait même un cer- 
tain éclat de santé et une habitude de calme intérieur 
qui l'avaient fui depuis longtemps. Personne, depuis 
dix ans, ne s'était occupé de lui avec l'assiduité, le 
dévouement, l'égalité d'humeur, le charme inouï 
dont savait l'entourer mademoiselle de Saint-Geneix; 



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LB MAA.^o«i> DR VILLBMER. IM 

on pourrait dire même que jamais il n'avait rencontré 
des soins à la fois si éclairés et si doux, car sa mère, 
outre qu'elle manquait de force et d'activité phy- 
sique, s'était montrée trop ardente et trop inquiète 
dans ceux qu'elle lui avait prodigués à l'époque où 
sa vie avait été déjà menacée. Elle eut bien cette fois 
quelque soupçon d'une rechute en voyant son fils 
plus souvent près d'elle, par conséquent moins 
acharné à son travail; mais quand vint ce soupçon, 
la crise était passée : le bon accord de tranquillité 
concerté entre le duc et Caroline, l'ignorance absolue 
des domestiques, peu nombreux et par cela même 
très-occupés, la sérénité du marquis, tout contribua 
à la rassurer, et au bout d'une quinzaine, elle rema^ 
qua même que son fils reprenait un air de jeunesse 
et de bien-être dont elle n'eut plus qu'à se réjouir. 
On avait caché avec soin l'état du marquis à ma- 
dame d'Ai^lade. Le duc ne renonçait nullement pour 
lui au grand mariage projeté. Il jugeait Léonie babil- 
larde, évaporée, et ne voulait pas qu'on sût dans le 
monde que la santé de son frère pouvait, à un mo- 
ment donné, causer des craintes sérieuses. Le duc 
avait bien averti Caroline à cet égard. 11 jouait avec 
elle, dans l'intérêt de son frère, tel qu'il Tentendait, 
le double jeu de la prédisposer autant que possible 
et peu à peu à un dévouement sans bornes, et pour 
cela il trouvait bon de lui rappeler souvent que l'a- 
venir de la famille reposait tout entier sur le famecx 
mariage. Caroline n'avait donc garde de l'oublier, et 



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fiOO LB MARQUIS DB VILLB&IBR. 

confiante dans la loyauté des deux frères, dans la 
notion de son devoir et dans le désintéressement de 
son propre cœur, elle marchait résolument vers un 
abîme où pouvait s'engloutir à jamais sa destinée. 
Et c'est ainsi que le duc, bon de sa nature et animé 
des meilleures intentions pour son frère, travaillait de 
sang-froid à la perte d'une pauvre fille, digne par son 
mérite personnel d'être au faite du bonheur et de la 
considération. 

Heureusement pour mademoiselle de Saint-Geneîx, 
é la conscience du marquis était assoupie, elle ne 
dormait pas complètement. D'ailleurs, sa passion fit 
tellement large la part de l'enthousiasme et de la 
véritable afiection, qu'elle sembla disparaître et fut 
du moins vigoureusement enchaînée par la volonté. 
11 exigea que le duc fût presque toujours entre eux, 
et peu s'en fallut que dans sa sincérité il ne dispensât 
brusquement Caroline de '.ùute surveillance en lui 
donnant sa parole de ne pas se remettre au travail 
sans sa permission. Un moment vint même où il la 
lui donna pour l'engager à cesser de veiller dans la 
bibliothèque : plus d'une fois il l'y avait trouvée, gar- 
dienne doucement et gaiement farouche des livres et 
des cahiers, mis, disait-elle, sous le scellé jusqu'à 
nouvel ordre; mais le duc contraria l'efFe* de cette 
imprudence de son frère, en disant tout bas à Caro- 
line qu'il ne fallait pas se fier à une parole donnée 
sincèrement à coup sûr, i^ais qu'il n'était pas au 
pouvoir d'Urbain de tenir. — Vous ne savez pas à 



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LB- MARQUIS DB YILLBMBB. SOI 

quel point il est distrait, lui dit-il ; quand une idée le 
tient, elle le domine et lui fait oublier toute pro- 
messe. Vhjgt fois je l'ai trouvé furetant dans ces rayons 
lorsque j'avais le dos tourné, et quand je lui criais : 
Eh bien I eh bien 1 maraudeur I il semblait sortir d'un 
rêve et me regardait d'un air de profonde surprise. 

Caroline ne se relâcha donc pas de sa surveillance. 
La bibliothèque était beaucoup plus voisine de l'ap- 
partement du marquis que du sien, mais encore assez 
au centre du manoir pour qu'il n'y eût rien de remar- 
quable pour les domestiques à l'assiduité de la lec- 
trice dans cette pièce consacrée à l'étude. On l'y 
voyait tantôt seule, tantôt avec le duc ou le marquis. 
Je plus'' souvent avec l'un et l'autre, bien que le duc 
eût mille prétextes pour la laisser seule avec son 
frère ; mais dans ces moments-là les portes toujours ou- 
vertes, le livre souvent dans les mains de Caroline, qui 
lisait réellement avec intérêt, enfin, plus que tout cela, 
la vérité de la situation, vérité qui a plus de force 
que les ruses les mieux ourdies, ôtaient tout prétexte, 
toute velléité même à la malignité des commentaires. 

Dans cette situation, Caroline se trouva très-heu- 
reuse, et plus tard elle se la retraça souvent coinme 
la plus douce phase de sa vie. Elle avait souffert de 
la froideur d'Urbain, et elle le retrouvait plus bien- 
veillant, plus confiant qu'elle ne l'avait espéré. Dès 
que toutes les inquiétudes relatives à sa santé furent 
dissipées, il s'établit donc entre eux un lien qui, pour 
Caroline» fut exempt de nuages. Le marquis se plut 



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m LE MARQUIS DB YILLBl&BR. 

extraordînairement à Tentendre lire, et bientôt même 
il consentit à se laisser aider par elle dans son tra- 
vail. Elle fit des recherches pour lui, et prit deà ncrtjs 
qu'elle rédigea dans Tesprit où il les désirait, esprit 
qu'elle parut deviner merveilleusement. Enfin elle lin 
rendit ses études si agréables et lui en allégea si bien 
la partie sèche et rebutante, qu'il put se remettre à 
écrire sans fatigue et sans souffrance. 

Le marquis avait certainement bien plus que sa 
mère besoin d'un secrétaire; mais il n'avait jamais 
pu souffrir cet intermédiaire entre lui et l'objet de 
ses recherches. Il s'aperçut bien vite que non-seule- 
ment Caroline ne l'égarait pas dans des idées étran- 
gères aux siennes, mais encore qu'elle l'empêchait de 
s'égarer lui-même dans des préoccupations inutiles. 
Elle avait une remarquable netteté de jugement, 
jointe à une faculté rare chez les femmes, l'ordre 
dans l'enchaînement des idées. Elle pouvait s'absor- 
ber longtemps sans fatigue et sans défaillance. Le 
marquis fit une découverte qui devait disposer de 
Im à jamais. C'est qu'il se trouvait en face d'une 
intelligence supérieure, non créatrice, mais investiga- 
trice au premier chef, précisément l'organisation dont 
il avait besoin pour donner l'équilibre et l'essor à sa 
propre intelligence. 

Disons-le dès à présent, M. de Villemer était un 
bomme d'un génie très-sain, mais qui n'avait pas 
encore trouvé et qui attendait sa crise de développe- 
ment. De là sa souffrance et la lenteur de son travail. 



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LB MARQUIS DB YILLBMBR. 203 

Il pensait et il écrivait rapidement; maïs sa cou* 
science de phrlosophe et de moraliste créait à sa 
fougue d'historien enthousiaste des obstacles toujours 
renaissants. Il était en proie aux scrupules, comme 
certains dévots sincères, mais malades, qui s'ima- 
ginent toujours n'avoir pas dit toute la venté à leur 
confesseur. Il voulait, lui, confesser à l'humanité la 
vérité sociale, et n'admettait pas assez que, pour une 
bonne part, cette science du vrai et même du réel est 
relative au temps où l'on vit. Il n'en prenait nas son 
parti. Il voulait déterrer le sens des faits enfouis dans 
les arcanes du passé, et, s'étonnant, lorsqu'il en avait 
à grand'peine saisi quelques indices, de les trouver 
«ouvent contradictoii*es, il s'alarmait, se méfiait de sa 
propre lucidité ou de sa propre équité, suspendait son 
jugement et son travail, et durant des semaines et 
des mois se laissait dévorer par des incertitudes et 
des doutes terribles. 

Caroline, sans connaître son livre, qui n'était encore 
écrit qu'à moitié, et qu'il cachait avec une timidité ma- 
Éidive, eut bientôt deviné la cause de ses angoisses en 
tausant avec lui et en entendant ses réflexions, lors- 
qu'elle lui faisait la lecture. Elle lui présenta d'inspi- 
ration quelques réflexions d'une simplicité extrême, 
mais d'une droiture de cœur qui parut sans réplique. 
Elle s'embarrassait fort peu d'une petite tache dans 
une grande existence, ou d'une petite lueur de raison 
dans une époque de délire. Elle croyait qu'il fallait 
▼oir le passé comme on regarde la peinture, à la difi- 



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t04 LE MARQUIS DE VILLEMER. 

tance voulue par rœil de chacun pour embrasser l'en- 
semble, et savoir faire, ainsi que les maîtres Font 
voulu en composant leurs tableaux, le sacrifice des 
détails sans importance, qui détruisent parfois dans la 
réalité Tharmonie et même la logique de la nature. 
Elle fit remarquer qu'à chaque pas on observe dans 
le paysage des effets invraisemblables d'ombre et de 
lumière, et que le vulgaire a coutume de dire : « Com- 
ment un peintre rendrait-il cela? « A quoi le peintre 
répondrait : « En ne le rendant pas. » 

Elle convint que l'historien est plus enchaîné que 
l'artiste à l'exactitude du fait, mais elle nia qu'on pût 
procéder par des principes différents dans l'une ou 
l'autre voie. Le passé et même le présent d'une vie 
individuelle ou collective n'avaient, >elon elle, de si- 
gnification et de couleur que dans leur ensemble et 
dans leurs effets. Les petits accidents, les irrésolutions, 
les déviations même rentraient dans le domaine de 
la fatalité, c'est-à-dire de la loi des choses finies. Pour 
comprendre une âme, un peuple, ime époque, il fal- 
lait les voir éclairés par l'événement comme la cam- 
pagne par le soleil. 

Elle hasarda ces réflexions avec une grande réserve, 
et sous forme de questions, sans parti pris, et corhme 
prête à les supprimer si elles n'étaient point goûtées; 
mais M. de Villemer en fut frappé, parce qu'il sentit 
qu'elle énonçait une certitude, une foi intérieure, et 
que si elle consentait à se taire, elle n'en resterait pas 
moins convaincue. Il lutta cependant un peu et lui 



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LB MARQUIS DB YILLBMBR. S05 

soumit bon nombre de faits qui Tavaient retenu et 
embarrassé lui-même. Elle les jugea d'un mot, avec 
le grand bon sens d'un esprit neuf et d'un cœur pur, 
5t il s'écria bientôt en regardant le duc : — Elle 
trouve le vrai, parce qu'elle le porte en elle, et que 
c'est la première condition pour voir clair. Ja mais une 
conscience troublée • 'amais un esprit fauss(! n'enten- 
dront l'histoire. 

— C'est pour cela, lui dit-elle, qu'il ne faut peut- 
être pas trop faire l'histoire avec des mémoires , car 
presque tous sont l'ouvrage de la prévention ou des 
passions du moment. C'est la mode aujourd'hui de 
déterrer tout cela avec grand soin, et d'apporter 
beaucoup de menus faits peu connus qui ne méri- 
taient pas de l'être. 

— Oui, vous avez raison, répondit le marquis; si 
l'historien, au lieu de rester fort de sa croyance et de 
son culte pour les grandes choses, se laisse trop éga- 
rer ou distraire par les petites, la vérité perd tout ce 
que la réalité envahit. 

Si nous rapportons ces entretiens, peut-être un peu 
en dehors de la couleur d'un roman, c'est qu'ils sont 
bien nécessaires pour faire comprendre le sérieux et 
le calme apparent des rapports qui s'établirent entre 
le savant érudit et l'humble lectrice au manoir de 
Séval, en dépit du soin que prit le duc de les laisser 
aux prises avec les tentations de la jeunesse et de 
l'amour. Le marquis reconnut qu'il appartenait à 
Caroline, non pas seulement par l'enthousiasme, par 

1» 



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S0« LB MARQUIS DB VILLBMBR. 

le rêve par le besoin d'idéaliser la grâce et la beauté, 
mais encore par la raison, par le jugement et par la 
certitude d'avoir rencontré cet idéal. Dès lors Caroline 
fut sauvée ; elle imposa le respect de la sérieuse va- 
leur de son être, et le marquis ne craignit plus de se 
laisser surprendre par la fièvre de Tégoïsme. 

Le duc s'étonna beaucoup d'abord de ce résultat 
inattendu de leur intimité. Son frère était guéri, il 
était heureux, et il semblait vainqueur de l'amour 
par les seules forces de l'amour; mais le duc était in- 
lelligent, et il comprit. Lui-même fut saisi d'une défé- 
rence assez sérieuse pour Caroline. 11 prit intérêt aux 
lectures, et peu à peu, au lieu de s'endormir aux pre- 
mières pages, il voulut lire à son tour et communi- 
quer ses impressions. Il n'avait aucune conviction, 
mais il se laissait émouvoir et emporter en artiste par 
celle des autres. Il avait peu lu de choses sérieuses 
dans sa vie, mais il avait admirablement retenu tout 
ce qui était dates, noms propres. Il avait donc dans^ 
bonne mémoire comme un réseau à grandes mailles 
auxquelles vinrent se rattacher les fils déliés des 
études de son frère. C'est dire qu'il n'était étranger à 
rien qu'au sens logique et profond des choses de 
l'histoire. Il ne manquait pas de préjugés; mais la 
forme avait sur lui une puissance qui les faisait taire, 
et devant une page éloquente , qu'elle fût de Bossuet 
ou de Rousseau, il éprouvait le même enthousiasme. 

Lui aussi se sentit donc agréablement initié aux oc- 
cupations du marquis et à la société de mademoiselle 



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LB HARQUIS DB YILLBMBR. SOT 

de Saint-GeneiK. Ce qu'il y eut de vraiment bon en 
lui, c'est qu'à partir du jour où il sut les sentiments 
de son frère pour elle, elle cessa d'être une femme à 
ses yeux. Il avait été cependant ému à ses côtés pen- 
dant quelques jours , et la vérité l'avait surpris dans 
une heure de dépit et de fièvre. Du jour au lende- 
main, il abjura toute mauvaise pensée, et, touché de 
voir que le marquis , après un accès de jalousie ter- 
rible, lui avait rendu sa confiance entière, il connut 
pour la première fois de sa vie l'amitié honnête et 
vraie pour une jolie femme. 
Au mois de juillet, Caroline écrivait à sa sœur : 
« Sois donc tranquille, il y a beau temps que je ne 
veille plus le malade, car le malade n'a jamais été si 
bien portant; mais j'ai toujours gardé l'habitude d« 
me lever avec le jour dans la belle saison , et tous les 
matins j'ai plusieurs heures à consacrer au travail 
qu'il a bien voulu me permettre de partager avec lui. 
Lui-même à présent dort d'un très-bon sommeil, car 
il se retire à dix heures, et ici il m'est permis d'en 
faire autant. J'ai même souvent de précieux inter- 
valles de liberté dans la journée. Le voisinage des 
bains d'Évaux et de la route de Vichy nous amène 
du monde aux heures où la marquise avait cou- 
tume de s'enfermer à Paris, et tout en disant que 
cela la dérange et la fatigue, elle en est charmée. La 
grande correspondance en souffre, mais cette corres- 
pondance a diminué d'elle-même depuis le projet de 
mariage pour le marquis. Ce projet absorbe tellement 



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•06 LB MARQUIS DE VILLEMER. 

madame de Vîllemer, qu'elle ne peuV se temr d'en 
faire part ou d*en insinuer quelque chose à tous ses 
vieux amis, après quoi elle fait ses réflexions, recon- 
naît que c'est imprudent d'en tant parler, qu'il ne fout 
pas compter sur la discrétion de tant de personnes , 
et nous jetons au feu les lettres qu'elle vient de me 
dicter. C'est ce qui fait qu'elle me dit souvent : — 
Bah ! n'écrivons pas. J'aime mieux ne rien dire que de 
ne pas parler de ce qui m'intéresse. 

« Quand elle a des visites , elle 'me fait signe que je 
peux aller rejoindre le marquis, car elle sait mainte- 
nant que je prends des notes pour lui. La maladie 
passée, je n'ai pas cru devoir faire du mystère à pro- 
pos d'une chose si simple, et elle me sait gré d'épar- 
gner à son fils quelques parties fatigantes de son tra- 
vail. Elle est fort curieuse de savoir ce que c'est que 
cet ouvrage si bien caché ; mais il n'y a guère de dan- 
fer que j'en trahisse quelque chose, puisque je n'en 
connais pas le moindre mot. Je sais que nous sommes 
dans l'histoire de France pour le moment, et plus par- 
ticulièrement à l'époque de Richelieu ; mais ce que 
je n'ai pas besoin de dire, c'est que je pressens un 
grand désaccord d'opinions entre le fils et la mère sur 
une foule d^ choses graves. 

« Ne me plains pas d'avoir assumé sur moi une 
double tâche , et d'avoir, comme tu dis, pris (^eux 
maîtres au lieu d'un. Avec la marquise, la tâche est 
sacrée, et j'y portç de l'affection ; avec son fils, la 
tâche est douce, et j'y porte cette sorte de vénération 



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LB MARQUIS DB VlLLBMBR. tOi 

s^^rieuse dont je t'ai souvent parlé. J'ai de la joie à me 
figurer que j'ai contribué à sa guérison, que j'ai su le 
soigner sans l'impatienter, et lui persuader tout doU' 
cément de vivre un peu comme tout le inonde doit 
vivre pour se bien porter. Je l'ai pris par sa passion 
même, en lui disant que son talent pourrait bien se 
ressentir de ses souffrances, et que je ne croyais pas à 
la lucidité de la fièvre. Tu n'as pas d'idée comme il a 
été bon pour moi , comme il s'est laissé chapitrer et 
même gronder par mademoiselle ta sœur, comme H 
m'a remerciée de mon intérêt, et comme il s'est sou- 
mis à toutes mes prescriptions. C'est au point qu'à 
table il me consulte des yeux sur ce qu'il doit manger, 
et que quand nous nous promenons, il n'a pas plus de 
volonté qu'un enfant pour le trajet que le duc et moi 
voulons lui faire faire. Q'est une bien belle âme, je 
t'assure, et chaque jour je découvre en lui de nou- 
velles qualités. Je l'avais cru un peu quinteux et très- 
obstiné ; pauvre être I c'était sa crise qui le menaçait. 
11 est au contraire d'une douceur, d'une égalité de ca- 
ractère dont rien n'approche , et le charme de son 
commerce ne peut se comparer qu'à la beauté des 
eaux qui coulent dans notre vallée, toujours limpideS: 
abondantes, entraînées par un mouvement égal el 
fort, jamais irritées ni capricieuses. Et si je poursui- 
vais la comparaison, je pourrais dire que son esprit a 
aussi des rives fleuries, des oasis de verdure où l'on 
peut- s'arrêter et rêver délicieusement, car il est très- 
Doëte, et je m'étonne toujours qu'il ait soumis les 

18. 



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210 LE MARQUIS DB VILLEMER. 

élans de son imagination à la rigidité de Thistoire. 
« Il prétend au reste que c'est moi qui ai découvert 
cela ea lui , et qu'il commence à s'en apercevoir lui- 
même. L'autre jour, nous regardions dans un ravin 
transversal à celui du Char la beauté des herbages 
remplis de moutons et de chèvres. Au fond de cette 
coupure escarpée, il y a un revêtement de rochers 
dont quelques dentelures s'élèvent au-dessus du pla- 
teau, si bien que c'est, relativement au niveau infé- 
rieur, une montagne, et que ces belles roches d'un 
gris lilas forment une crête assez imposante pour ca- 
cher le pays plat qui est derrière. On ne voit donc pas 
d'ici le dessus des plateaux, et on peut se croire dans 
un coin de la Suisse. C'est du moins ce que me dit 
M. de Villemer pour me consoler de la manière dont 
la marquise rabroue mes admirations. — Ne vous 
inquiétez pas de cela, me disait-il, et ne pensez pas 
qu'il faille avoir vu beaucoup de grandes choses pour 
avoir la notion et la sensation du grand. La grandeur 
est partout pour ceux qui portent cette faculté en eux« 
mêmes, et ce n'est pas une illusion qu'ils nourrissent, 
c'est une révélation de ce qui est en réalité dans la 
nature d'une manière plus ou moins exprimée. Aux 
sens lourds il faut des manifestations brutales de la 
puissance et de la dimension des choses. Voilà pour- 
quoi Deaucoup de gens qui vont en Ecosse chercher 
les tableaux décrits par Walter Scott ne les trouvent 
pas, et prétendent que le poëte leur a surfait son pays. 
Ces tableaux y sont pourtant, j'en suis bien sûr, et si 



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LB MARQUIS DB VILLBMBR. tll 

VOUS alliez Ii\, vous, vous les trouveriez tout de suite. 

« Je lui avouai que la réelle immensité me tentait 
beaucoup, que je voyais souvent en songe des mon- 
tagnes infranchissables et des abîmes à donner le ver- 
tige, que devant une gravure représentant les furieuses 
cascades de la Suède ou les blocs errants des mers 
glaciales, je me sentais emportée par des rêves déme- 
surés d'indépendance, et qu'il n'étiiit pas de récit 
d'expéditions lointaines dont les souffrances et les 
danfjers pussent m'ôtcr le regret de n'en avoir pas 
fait parlie. 

« Et pourtant, me dit-il, devant ce charmant petit 
paysage que voici, vous paraissiez très-heureuse el 
véritablement satisfaite tout à l'heure ? Avez-vous donc 
plus besoin d'émotions et de surprises que d'atten* 
drissement et de sécurité? Voyez comme c'est beau, 
le calme! comme cette heure de reflets rayés par les 
ombres qui s'abaissent, ces fluides vaporeux qui sem- 
blent caresser les flancs du rocher, cette immobilité 
du feuillage qui a l'air de boire en silence l'or des der- 
niers rayons, comme toute cette solennité recueillie et 
sereine est bien la véritable expression du beau et du 
bon dans la nature I Je ne connaissais pas tout cela, 
moi! 11 y a très-peu de temps que j'en ai été frappé 
Je vivais dans la poussière, dans la mort ou dans les 
abstractions. Je révais bien les tableaux de l'histoire, 
la fantasmagorie du passé. J'ai vu quelquefois passer 
à l'horizon la flotte de Cléopâtre, j'ai cru entendre 
dans le silciue des nuits les fanfares guerrières de 



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tlS LB MARQUIS DB YILLBMBR. 

Roncevaux; mais c'était là Tempire du rêve, et la 
réalité ne me parlait pas. Depuis que je vous ai vue 
regarder Thorizon sans rien dire, avec un air de cori- 
tentement dontrienn*approche, jeme suis demandé le 
secret de vos joies, et, s*il faut tout dire, votre malade 
égoïste a bien été un peu jaloux de tout ce qui vous 
charmait. 11 s*est mis à regarder aussi avec inquiétude. 
Alors il en a pris son parti, car il a senti qu'il aimait ce 
que vous aimiez. 

« Tu penses bien qu'en me parlant ainsi, ma chère 
petite sœur, monsieur le marquis mentait effron- 
tément, car on voit à toutes ses remarques et à 
toutes SCS manières de parler qu'il a un véritable 
enthousiasme d'artiste pour la nature comme pour 
tout ce qui est beau ; mais il est si naïvement bon 
pour moi dans sa reconnaissance, qu'il ment de bonne 
foi, et s'imagine me devoir quelque chose de nou- 
veau dans sa vie intellectuelle. » 



XV 

Un matin, le marquis, écrivant à la grande table da 
la bibliothèque, tandis que Caroline feuilletait des 
cartes à l'autre bout, posa sa plume, et lui dit avec 
émotion : 

— Mademoiselle de Saint-Geneix, je me rappelle 



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LB MARQO/S DB YILLBHBR. tlt 

que VOUS m'avez quelquefois témoigné le désir bien- 
veillant de connaître ce travail, et je croyais bien ne 
pouvoir jamais m'y décider ; mais à présent, oui, à 
présent, je sens que je serai heureux de vous le sou* 
mettre. Ce livre est votre ouvrage bien plus que la 
mien, puisque je n'y croyais pas, et que vous m'avei 
amené à respecter l'élan qui me l'avait dicté. Depuis 
que vous m'avez rendu la conviction, vous êtes cause 
que j'ai plus avancé ma tâche en un mois que je ne 
l'avais fait en dix ans. Vous êtes cause aussi que je 
finirai certainement une chose que j'eusse peut-être 
recommencée jusqu'à ma dernière heure. Elle était 
proche, d'ailleurs, cette heure suprême. Je la sentais 
venir vite, et je me hâtais fiévreusement, en proie au 
désespoir de ne voir avancer que la fin de ma vie. Vous 
m'avez ordonné de vivre, et j'ai vécu, de me cal- 
mer, et je me suis calmé, de croire en Dieu et en moi- 
même, et j'ai cru. A présent que j'ai foi en ma 
pensée, il faut que vous me donniez la foi en mon 
talent, car, bien que je ne tienne pas plus que de 
raison à la formç, je la crois nécessaire pour donner 
plus de poids et de séduction à la vérité. Tenez, mon 
amie, lisez! 

— Oui I répondit vivement Caroline } vous voyez 
que je n'hésite pas, que je ne me récuse pas : ce n'est 
ni prudent ni modeste de ma part. Eh bien! je ne 
m'en emoarrasse point. Je suis tellement sûre de votre 
talent, que je ne redoute pas d'avoir à être sincère, et 
je crois tellement à l'accord de nos opinions, que je 



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iM LU MARQUIS DB YILLBMBR. 

nie flatte de comprendre même ce qui serait au- 
dessus de ma portée dans d'autres circonstances. 

Mais, au moment de prendre le manuscrit, Caroline 
bésita devant une confidence trop particulière, et de- 
manda si Texcellent duc ne serait pas initié, lui aussi, à 
celte satisfaction. 

— Non, répondit le marquis, mon frère ne viendra 
pas aujourd'hui. J'ai saisi le jour où il est à la chasse. 
le no veux pas qu'il connaisse mon œuvre avant qu'elle 
soit terminée; il ne la comprendrait pas. Ses pré- 
jugés de naissance s'y opposent. Il croit pourtant 
avoir quelques idées avancées, comme il les appelle, et 
iait que je vais plus loin que lui ; mais il ne se doute 
pas combien j*ai quitté la voie où m'avait placé Tédu* 
eation. Ma révolte contre ce passé lui causerait un 
grand effroi, et cela pourrait me troubler avant la fin 
de mon travail. Mais vous-même,... peut-être allez- 
vous tire un peu inquiète. 

— Moi, je n'ai pas de parti pris, répondit Caroline, 
et il est fort probable que je partagerai vos opinions 
quand je les connaîtrai bien. Donc asseyez-vous, je 
veux lire tout haut pour vous autant que pour moi. Je 
veux que vous vous entendiez parler vous-même. 
Je crois que ce doit être une bonne manière de ie re* 
lire. 

Caroline lut ce matin-là un demi-volume; elle s'y 
reprit dans la journée et le lendemain. En trois jours, 
elle fit entendre au marquis le résumé des études de 
plusieurs années. Elle lut son écriture, quoique un 



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LB MARQUIS DB YILLBMBB. tll 

peu diflicile, aussi bien que Timprimé, et comme elle 
lisait avec une netteté, une intelligence et une si.ïipli- 
cité admirables, s'animant et se sentant émue elle-même 
quand la narration s'élevait au lyrisme dans les épopées 
de l'histoire, Tauteur se sentitéclairé en un instant d'un 
liai soleil de certitude formé de tous les rayons 4par8 
dont ses méditations avaient été pénétrées. 

Le tableau était beau, d'une beauté originale, et 
eihpreint d'un cachet de grandeur véritable. Sous ce 
litre simple et mystérieux : Histoire des Titres, il sou- 
levait un ensemble de questions hardies qui n'allaient 
à rien moins qu'à rendre universelle et sans retour ni 
restriction la pensée de la nuit révolutionnaire du 
k août 1789. Ce fils d'une grande maison longtemps 
privilégiée, nourri dans l'orgueil de race et le dédain 
de k plèbe, apportait devant la moderne civilisation 
l'acte d'accusation du patriciat, les pièces du procès, 
les preuves d'usurpation, d'indignité ou de forfaiture, 
et prononçait la déchéance au nom de la logique et de 
l'équité, au nom de la conscience humaine, mais sur- 
tout au nom de l'idée chrétienne évangélique. Il pre- 
nait corps à corps ce compromis de dix-huit siècles 
qui veut allier l'égalité révélée par les apôtres avec la 
convention des hiéràchies civiles et théocratiques. 
N'admettant dans toutes les classes que des hiérarchies 
politiques et administratives, tfest-à-dire des fonc- 
tions, des preuves de valeur personnelle et d'activité 
sociale, des services en un mot, il poursuivait le pri- 
vilège de naissance jusque dans l'opinion actuelle 



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f:t LB MARQUIS DB VILL6MBEU 

]usque dans les dernières influences, en traçant d'une 
main ferme l'histoire des spoliations et des usurpations 
de pouvoir depuis la création féodale de la noblesse 
jusqu'à l'heure présente. C'était refaire l'histoire de 
France à un point de vue spécial, sous l'empire d'une 
idée distincte, absolue, inflexible, indignée, et partant 
d'un sentiment religieux que la noblesse ne pouvait 
combattre sans se suicider, elle qui invoque le droit 
divin comme la clef de voûte de son institution. 

Nous n'en dirons pas davantage sur la donnée de ce 
livre, dont la critique même doit rester en dehors de 
notre sujet. Quelque jugement qu'on pût porter sur 
les croyances de l'auteur, il eût été impossible de ne 
pas reconnaître en lui un splendide talent, joint au 
savoir et à la bonne foi puissante d'un esprit de pre* 
mier ordre. Le style particulièrement était magnifique, 
d'une ampleur et d'une richesse que n'eût jamais fait 
soupçonner la modeste concision des paroles du mar- 
quis dans le monde ; mais, dans son livre même, il 
donnait peu de place à la discussion. Après avoir posé 
les prémisses et les motifs de sa recherche en quel- 
ques pages d'une chaude et sévère appréciation, il 
passait aux faits et les classait historiquement avec une 
éloquente clarté. Ses récits, pleins de couleur, avaient 
l'intérêt du drame et du roman, même lorsque, foui!» 
lant dans les obscures archives des familles, il révélait 
rhorreurdestemps féodaux, les souffrancesetravilisse 
ment de la plèbe. Enthousiaste et no s'en défendant pas, 
il sentait profondément les attentats contre la justice, 



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LE MARQUIS Dfi YILLBMBR. tH 

cx)nîre la pudeur, contre l'amour, et en bien des pages 
son âme, passionnée pour le vrai, le juste et le beau, 
se révélait tout entière avec des cris d'éloquence en- 
traînante. Plus d'une fois Caroline se sentit fondre en 
larmes, et posa le livre pour se remettre. 

Caroline n'eut pas d'objections. 11 n'appartient pas 
an simple narrateur de prononcer qu'elle eût dû en 
faire, ou qu'il n'y en avait réellement pas à faire ; mais 
il doit dire qu'elle ne s'en trouva pas, tant l'admiration 
du talent et l'estime de l'homme l'avaient gagnée. Le 
marquis de Villemer devint à ses yeux un personnage 
si complètement supérieur à tout ce qu'elle avait ja- 
mais rencontré qu'elle conçut dès lors Tidée de se dé- 
vouer à lui sans réserve et pour toute sa vie. 

Quand nous disons sans réserve, il en était une, à 
coup sûr, qui n'eût pas fait si bon marché d'elle- 
même, si elle se fût présentée à sa pensée ; mais elle 
ne s'y présenta pas. La supposition qu'un tel homme 
pouvait lui demander le sacrifice de l'honneur ne 
troubla pas un instant la sérénité de son enthousiasme. 
Nous n'oserions pourtant pas affirmer que dès lors 
cet enthousiasme n'embrassât pas à son insu l'amour 
comme un des éléments inévitables de sa plénitude; 
mais l'amour n'avait pas été le point de départ. Le mar- 
quis n'avait pas su jusque-là révéler toutes les séduc- 
tions de son intelligence et de sa personne ; il avait été 
conti*aint, troublé, malade. Caroline ne vit pas tout 
d'un coup le changement qui se fit en lui d'une manière 
kisensible, lorsqu'il devint éloquent, jeune et beau» 



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tit LB MARQUIS DB YILLBMBEL 

«1 recouvrant jour par jour, heure par heure, It 
santé, la confiance en lui-même, la certitude de sa 
puissance et le charme que donne le bonheur aux 
Dobles physionomies longtemps voilées par le doute. 

Quand elle se rendit compte de toutes ces transfor- 
mations séduisantes, elle en avait subi Feffet à son 
insu, et l'automne arrivait. On allait retourner à 
Paris, et, sous l'empire d'une idée fixe, madame de 
Villemer disait tous les jours à sa jeune confidente : 
— Dans trois semaines, dans quinze jours, dans une 
huitaine, aura lieu la fameuse entrevue de mon fils 
avec mademoiselle de Xaintrailles. 

Caroline sentit alors un déchirement affreux au plus 
profond de son âme, une consternation, une terreur 
et comme une révélation impérieuse du genre d'atta- 
chement qu'elle ne s'avouait pas encore. Elle avait si 
bien accepté l'idée vague et encore lointaine de ce 
mariage qu'elle n'avait jamais voulu se demander si 
elle en souffrait. C'était pour elle inévitable comme 
de vieillir et de mourir; mais on n'accepte en réalité 
la vieillesse et la mort qu'à l'heure oîx elles arrivent^ 
et Caroline sentit qu'elle fiedblissail et qu'elle mourait k 
ridée de cette séparation prochaine et absolue. 

Elle avait fini par croire avec la marquise qu") celt 
ne pouvait manquer. Jamais elle n'avait osé ques- 
tionner 46 marquis; le duc le lui avait défendu d'ail- 
leurs au nom de l'amitié qu'elle portait à la famille. 
Selon lui, le marquis ne se déciderait qu'autant qu'on 
ne le tourmenterait pas, et le duc savait bien aue la 



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LB MAKQUI8 DB VIJLJLBMBR. tlf 

moindre inquiétude de la part de Caroline boulever- 
serait to'ates les pensées de son frère. 

Le duc, après avoir admiré sincèrement la pureté 
de leurs relations, commençait à s*en inquiéter. — 
Gela devient, se disait-il, un attachement si grave que 
Ton n*en peut plus prévoir les conséquences. Il eût 
bien mieux valu pour mon frère que cette passion fût 
assouvie. Aujourd'hui elle ne ferait plus obstacle à son 
avenir. Peut-on croire que la vertu ait tué Tamourî 
Non, non I la vertu en pareil cas, c'est de Tamour qui 
a doublé de puissance! 

Le duc ne se tronipait pas. Le marquis ne s'attris- 
tait nullement de la perspective d'un mariage qu'il 
était désormais bien résolu à ne pas contracter. Il s'af- 
fligeait seulement du changement que le séjour de 
Paris allait momentanément opérer dans ses relations 
avec mademoiselle de Saint-Geneix, dans leur libre 
fraternité, dans leurs études en commun, dans cette 
sécurité de tous les instants qui ne se retrouverait 
pas ailleurs. Il lui en parlait avec une grande tristesse. 
Elle éprouvait les mêmes regrets, et attribuait son 
propre chagrin intérieur à son amour pour la cam- 
pagne et au dérangement d'une vie si noble et à 
douce. 

Elle éprouva cependant une charmante surprise en 
s^rrivant à Paris. Elle y trouva sa sœur^ qui l'attendait 
avec les enfants, et elle apprit que Camille se rappro- 
chait d'elle. Elle allait habitera Étampes une maison^ 
nette moitié ville, moitié campagne, jolie, frsdche, en 



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teO LB MARQUIS DB YILLBMBR. 

bon air, avec la jouissance d'un assez grand jardin. 
Elle ne serait plus qu'à une heure de Paris par le 
chemin de fer. Elle mettait Lili en pension, elle avait 
obtenu une bourse dans un couvent de Paris. Caroline 
pourrait la voir toutes les semaines. Enfin on avait 
promis aussi une bourse pour le petit Charles dans uu 
lycée aussitôt qu'il serait en âge d'y entrer. 

— Tu me combles de joie et de surprise I s'écria 
Caroline en pressant sa sœur dans ses bras ; mais qui 
donc a fait tous ces miracles? 

— Toil répondit Camille, toi seule, et toujours toi! 

— Mais non 1 J'espérais bien obtenir ces bourses, 
c'est-à-dire les faire obtenir un jour ou l'autre par 
Léonie, qui est si obligeante; mais je ne croyais pas a 
un si prompt succès. 

— Non, non 1 reprit madame Heudebert ; cela ne 
vient point de Léonie, cela vient d'ici I 

— Impossible I je n'en ai jamais dit un mot à la 
marquise. Sachant combien elle est brouillée avec le 
pouvoir, je n'aurais pas osé... 

— Quelqu'un a osé auprès des ministres, et ce 
quelqu'un-là... 11 ne veut pas être nommé, lia agi en 
cachette de toi, et pourtant je le trahirai, parce qu'il 
est bien impossible que j'aie des secrets pour toi : ce 
quelqu'un-là, c'est le marquis de Villemer. 

— Ah I... Tu lui as do/ic écrit pour le prier...? 

— Point I C'est lui qui m'a écrit pour s'informer de 
ma situation et de mes droits avec une bonté, une 
convenance, une délicatesse. .. Ah! oui, Caroline, tu 



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LB MARQUIS DB VILLBMBR. 2S1 

avais bien raison d'estimer ce caractère-là I... Mais, 
tiens, j'ai apporté ses lettres. Je veux que tu les lises. 

Caroline lut les lettres, et vit qu'à partir du jour où 
elle avait donné des soins à monsieur de Villemer, 
celui-ci s'était occupé de sa famille avec une vive et 
constante sollicitude. Il avait prévenu ses désirs secrets, 
il s'était inquiété de l'éducation des enfants. Il avait 
fait par lettres des démarches promptes et sûres, sans 
même offrir de les faire, et en se bornant à demander 
les renseignements nécessaires à Camille sur les ser- 
vices de son mari dans l'administration. Il avait an- 
noncé le succès, refusant tout remerciement et disant 
que sa dette de reconnaissance envers mademoiselle 
de Saint-Geneix était loin d'être acquittée. Ces bonnes 
nouvelles étaient arrivées à Camille pendant le voyage 
à petites journées de poste que faisait Caroline avec la 
marquise, car la vieille dame avait horreur et frayeur 
des diligences et des chemins de fer. 

Quant à l'habitation d'Étampes, c'était encore une 
idée et une offre du marquis. Il avait là, disait- il, une 
petite propriété de nul rapport, léguée par un vieux 
parent, et il priait madame Heudebert de lui ren- 
dre le service de l'habiter. Elle avait accepté, disant 
qu'elle se chargeait des réparations; mais elle avait 
trouvé la maisonnette en très-bon état, meublée, et 
même approvisionnée de bois, de vin et de légumes 
pour plus d'un an. Quand elle avait demandé à la per- 
sonne changée par le marquis de ces détails le prix du 
loyer, on lui avait répondu que l'on avait ordre de ne 



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92t LB MARQUIS DB VILLBICBR. 

pas recevoir d'argent, que c'était trop peu de chose, et 
que le marquis n'avait jamais compté louer à des 
étrangers la maison de son vieux cousin. 

Si Caroline fut vivement touchée de ces bontés de 
son ami et heureuse de voir le sort de sa famille si 
amélioré, elle n'en ressentit pas moins une douleur 
au cœur. Il lui sembla que c'était un adieu de celui 
dont l'existence allait se séparer à jamais de la sienne, 
et comme un compte réglé par sa reconnaissance. 
Elle refoula cette douleur, employa ses matinées pen- 
. dant plusieurs jours à promener sa sœur et les enfants, 
à acheter le trousseau de la petite pensionnaire , et 
enfin à l'installer au couvent. La niarquise voulut voir 
madame Heudebert et la belle Elisabeth, qui «illait 
perdre au couvent son doux sobriquet de Lili. Elle fut 
charmante pour la sœur de Caroline, et ne laissa point 
partir l'enfant sans un joli cadeau ; elle voulut que 
Caroline eût deux jours de liberté pour s'occuper de 
sa famille, lui faire ses adieux et la reconduire au che- 
min de fer. Elle-même se fit conduire au couvent pour y 
recommander Elisabeth Heudebert comme sa protégée. 
Camille avait vu aussi le marquis et le duc chez 
leur mère ; elle n'avait osé présenter que Lili à son 
bienfaiteur, les autres enfants n'étant pas assez rai- 
sonnables ; mais M. de Villemer voulut les voir tous: 
il aila rendre visite à madame Heudebert à l'hôtel oii 
elle était descendue, et y trouva Caroline au milieu de 
ces enfants dont elle était adorée. Elle le trouva, lui, 
non pas rêveur, mais comme absorbé dans la contem- 



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LB MARQUIS DE TILLBMBR. 223 

plation des soins et des caresses qu*elle leur donnait, 
i: regardait chaque enfant avec une attention attendrie 
et parlait à tous comme un homme en qui Ia senti- 
ment paternel est déjà trës-développé. Caroline, igno- 
rant qu'en effet il était père, s'imagina en soupirant 
qu'il songeait aux joies futures de la famille. 

Le jour suivant, quand elle eut vu sa sœur monter 
dans le v^agon qui la reconduisait à Étampes, elle se 
sentit iiorriblement seule, et pour la première fois le 
mariage du marquis se présenta à sa pensée comme 
un désastre irréparable dans sa propre vie. Elle sortit 
vite de la gare pour cacher ses larmes ; mais dans la 
cour elle se trouva en fece de M. de Villem^. — Eh 
bienl lui dit-il en lui offrant son bras, vous pleurez? 
Je m'attendais bien à cela, et j'ai voulu me trouver 
ici, où les prétextes ne manquent pas pour le public, 
afin de vous soutenir un peu dans ce chagrin si naturel, 
et de vous rappeler qu'il vous reste des amis sincères. 

— Quoi I vous êtes venu ici pour moi 7 répondit 
Caroline en essuyant ses larmes. Ah I je suis honteuse 
de ce moment de foiblesse. C'est de l'ingratitude en- 
vers vous qui avez comblé ma famille, qui la rappro- 
chez de moi , et que je devrais bénir dans la joie au 
lieu de sentir le petit déchirement d'une séparation 
qui ne peut plus être de longue durée. Ma, sœur pourra 
revenir souvent voir sa fille , que je verrai, moi, plus 
souvent encore. Non, non, je n*ai pas de chagrin ; je 
suis au contraire bien heureuse, et c'est grâce à vousl 

Pourquoi donc pleurez-vous encore ? lui dit le mar* 



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m LB MARQUIS DB VILLBMBR. 

quîs en la conduisant à la voiture qu'il avait amenée 
pour elle ; voyons, c'est un peu nerveux, n'est-ce pas? 
mais cela m'inquiète. Retournons sous la gare comme 
si nous cherchions quelqu'un. Je ne veux pas vous 
quitter dans les larmes. C'est la première fois que je 
vous vois pleurer, et cela me fait beaucoup de mal. 
Tenez, nous sommes à deux pas du Jardin des Plantes ; 
à huit heures du matin , il n'y a pas de risque que 
nous y rencontrions personne de connaissance. D'ail- 
leurs, avec ce manteau et ce voile on ne peut pas savoir 
qui vous êtes. 11 fait assez beau , voulez-vous venir 
voir la vallée suisse? Nous tâcherons de nous croire 
encore à la campagne, et en vous quittant je serai 
sûr... du moins j'espère, que vous ne serez pas malade. 
Il y avait tant d'amicale sollicitude dans l'accent 
du marquis que Caroline ne songea point à refuser 
son offre. Qui sait, pensait-elle, s'il ne désire point me 
dire là un adieu fraternel au moment d'entrer dans 
une nouvelle existence ? Au fait, cela nous est permis, 
cela nous est peut-être dû. Il ne m'a encore jamais 
parlé de son mariage ; il serait étrange qu'il ne m'en 
parlât pas, et que je ne fusse pas préparée et disposée 
à l'entendre. 

XVI 

Le marquis fit signe au fiacre de suivre, et il con- 
duisit Caroline à pied en l'entretenant doucement de 
M sœur et des enfants; mais ni durant ce court trajet. 



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LB MARQUIS DE YILLBMER. t» 

ni dans les allées ombragées de la vallée suisse du 
Jardin des Plantes, il ne lui parla de lui-même. Ce ne 
fut qu'au moment de revenir, et en s'arrêtant avec 
elle sous les branches pendantes du cèdre de Jussieu, 
qu'il lui dit du ton le plus détaché et en souriant : 
— Savez-vous que c'est aujourd'hui que ma présen- 
tation officielle à mademoiselle de Xaintrailles doit 
avoir lieu ? 

Il sembla au marquis qu'il sentait tressaillir le bras 
de Caroline appuyé sur le sien ; mais elle lui répondit 
avec sincérité et avec résolution : — Non, je ne savais 
pas que ce fût aujourd'hui. 

— SI je vous parle de cela, reprit-il, c'est parce que 
je sais que ma mère et mon frère vous ont tenue au 
courant de ce beau projet. Moi, je ne vous en ai 
jamais parlé; cela n'en valait pas la peine ! 

— Vous avez donc cru que je ne m'intéresserais pas 
à votre bonheur? 

— Mon bonheur I est-ce qu'il peut être dans les 
mains d'une inconnue? Et vous, mon amie, pouvez- 
vous parler ainsi, vous qui me connaissez ? 

— Alors... je dirai le bonheur de votre mère, puis» 
qu'il dépend de ce mariage. 

— Oh I ceci est une autre affaire , reprit vivement 
M. de Villemer, Voulez-vous que nous nous reposionf 
sur ce banc, et puisque nous trouvons ici la solitude, 
voulez-vous me permettre de vous parler un peu de 
ma situation ? * 

Ils s'assirent. — Vous n'aurez pas firoid ? reprit le 

11. 



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n» LB MARQUIS DB YILLBMBEL 

marquis en ramenant les plis du manteau de Caroline 
autour d'elle. 

— Non! et vous? 

— Oh! moi, grâce à vous, j*ai une santé robuste i 
présent, et c'est pour cela que Ton songe sérieusement 
à faire de moi un père de famille. C'est un bonheur 
dont je n'ai pas autant besoin que Ton croit. Il y a 
dans la vie des enfants que l'on aime,... ne serait-ce 
que comme vous aimez ceux de votre sœuri Mais 
passons là-dessus, et supposons que je me sois rêvé 
une nombreuse lignée I Vous savez bien que je ne 
tiens pas à cela au point de vue de l'orgueil du nom 
vous connaissez mes idées sur la noblesse. Ce ne sont 
pas précisément celles de mon entourage ; malheureu- 
sement pour mon entourage, je n'en puis pas changer, 
cela ne dépend plus de moi. 

— Je sais cela, répondit mademoiselle de Saint-Ge- 
neix , mais vous avez l'âme trop complète pour ne pas 
désirer connaître les plus ardentes , les plus saintes 
affections de la vie. 

— Supposez tout ce que vous voudrez à cet égard, 
reprit le marquis, et reconnaissez dès lors que le clioix 
de la mère de mes enfants est l'affaire la plus impor- 
tante de ma vie. Eh bien I cette chose immense, ce 
choix sacré, pensez-vous que quelqu'un puisse le faire 
k ma place 7 Admettez-vous que même mon eKcellento 
mère puisse s'éveiller un matin en disant : « II y a 
ae par le monde une demoiselle dont le nom est il- 
lustre, dont la fortune est considérable, et qui doit 



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LB MARQUIS DB VILLSMBR. tfl 

être la femme de mon fils , parce que mes amis e! 
moi trouvons la chose avantageuse et convenable? 
Mon fils ne la connaît pas, n'importe I Elle ne lui plaira 
peut-être en aucune façon ; il lui déplaira peut-être 
également : n'importe encore I Cela ferait plaisir à nnon 
fils aine, à mon amie la duchesse^ à tous les habiCjés 
de mon petit salon. Il faudrait que mon fils fût déna- 
turé, s'il ne sacrifiait pas sa répugnance à cette fan- 
taisie ! Et si mademoiselle de Xaintrailles s'avise de ne 
pas le trouver parfait, elle ne sera plus digne du nom 
qu'elle porte I... » Vous voyez bien, mon amie, que 
tout cela est insensé, et je m'étonne beaucoup A un 
seul instant vous avez pu le prendre au sérieux ! 

Caroline se débattit en vain contre l'indicible joie 
que lui causait cette déclaration ; mais elle se rappela 
vite tout ce que le duc lui avait dit et tout ce que le 
devoir lui commandait de dire elle-même. 

— Vous m'étonnez aussi beaucoup, reprit-elle. 
N'avez-vous pas donné votre parole à votre mère et à 
votre frère de voir mademoiselle de Xaintrailles à 
l'époque fixée? 

— Aussi la verrai-je ce soir; c'est une rencontre ar- 
rangée de manière à ce que le hasard paraisse l'amener, 
et qui ne m'engage en aucune façon. 

— • C'est là un faux-fuyant que je n'admets pas dans 
une conscience comme celle du marquis de Villemerl 
Vous avez donné votre parole de faire tout votre pos- 
sible pour reconnaître le mérite de cette personne et 
pour liû faire apprécier le vôtre. 



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188 LB MARQUIS DB YILLBMBR. 

— Ah ! je ne demande pas mieux que de faire tout 
mon possible pour cela I répondit le marquis en riant 
d'un rire doux qui Tembellit tellement que Caroline 
fut éblouie du regard qu'il attachait sur elle. 

— Vous vous êtes donc moqué de votre mère? 
reprit- elle en s'armant de toute sa défense inté- 
rieure; voilà ce dont je ne vous aurais jamais cru 
capable I 

— Non, non, je ne le suis pasi répondit M. de Ville- 
mer en reprenant son sérieux. Quand ils m'ont arraché 
cette promesse, je ne riais pas, je vous le jure 1 J'étais 
profondément malheureux et gravement malade ; je 
me sentais mourir, et je croyais mon âme déjà morte. 
Je cédais à de tendres et cruelles obsessions, dans l'es- 
poir qu'on me laisserait finir en paix; mais j'en ai 
rappelé, mon amie : j'ai fait un nouveau bail avec la 
vie, je me sens encore plein de jeunesse et d'avenir. 
L'amour fermente en moi comme la sève dans ce 
grand arbre; oui, l'amour, c'est-à-dire la foi, la force, 
le sentiment de mon être immortel, dont je dois 
compte à Dieu et non aux préjugés humains I Je veux 
être heureux , moi , je veux vivre, et je ne veux être 
époux qu'à la condition d'aimer avec toutes les forces 
de mon âmel..^ 

Ne me dites pas, continua-t-il sans laisser à Caro- 
Une le temps de répondre, que j'ai des devoirs en 
contradiction avec celui-là. Je ne suis pas un homme 
faible et flottant. Je ne me paye point de mots con- 
sacrés par l*usage« et je ne prétends pas me faire l'es^ 



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LE MARQUIS DB VILLBliBR. tM 

clave et ia victime des chimères de Tambition. Ma 
mère aspire à recouvrer Topulence! Elle se trompe 
elle-même. Son vrai bonheur et sa vraie gloire, c'est 
d'avoir su y renoncer pour sauver son fils aîné. Elle 
est plus riche, depuis que j'ai arrangé son existence 
au prix de presque tout ce qui me reste, qu'elle ne 
Tétait depuis dix ans en subissant avec terreuf une 
r^ltuation douteuse, et qu'elle croyait devoir être pire. 
Voyez donc si je n'ai pas fait pour elle tout ce que je 
pouvais faire! J'ai des opinions ardentes , fruit des 
études et des réflexions de toute ma vie. Je leur ai 
imposé silence. J'ai horriblement souflert de chagrins 
qu'elle n'a jamais connus. J'ai été véritablement tor- 
turé par mon propre cœur, et je lui ai épargné la dou- 
leur de voir mes supplices. J'ai souffert même par 
elle, et je ne me suis jamais plaint. N'ai-je pas vu, dès 
mon enfance, qu'elle avait une préférence irrésistible 
pour mon frère, et ne sais-je pas d'ailleurs qu'elle 
croyait la devoir à l'ainé et au plus titré de ses fils? 
J'ai vaincu le dépit de cette blessure, et le jour où 
mon frère m'a enfin permis de l'aimer, je l'ai aimé 
passionnément: mais jusque-ià que n'avais-je pas 
'lévoré de secrets affronts et d'amèrcs plaisanteries de 
sa part et de celle de ma mère, liguée avec lui contre 
le sérieux de ma pensée et de mon existence! Je ne 
leur en voulais pas, je comprenais leurs e/reurs, leurs 
préjuges; mais sans le savoir ils me faisaient bien du 
mal!... 
Au milieu de tant de dégoûts , une chose pouvait 



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230 LE MARQUIS DK VILLBMBk. 

tenter un solitaire comme moi , la gloire des lettres. 
Je sentais en moi une certaine flamme, un é^n vers 
le beau qui pouvait grouper autour de moi de nom- 
breuse* sympathies. J*ai vu que cette gloire blesserait 
ma mère dans ses croyances, et j'ai résolu de gardci 
le plus strict anonyme, de ne pas même laisser soup- 
çonner la paternité de mon œuvre. Vous seule, vous 
seule au monde, avez reçu la confidence d'un secret 
qui ne doit jamais être trahi, et je ne veux pas ajouter 
tant que ma mère vivra, car j'ai horreur de ces res- 
trictions mentales, de ces projets parricides qui sem- 
blent appeler la mort sur ceux que nous devons chérir 
plus que nous-mêmes. J'ai dit jamais à cet égard, afin 
de n'avoir jamais en moi la notion d'un état de choses 
où une satisfaction personnelle pourrait diminuer en 
moi la douleur de perdre ma mère. 

— Eh bien I en tout ceci, je vous approuve autant 
que je vous admire , reprit mademoiselle de Saint- 
Geneix ; mais il me semble que tout peut et doit s'ar- 
ranger, relativement à votre mariage, selon les désirs 
de votre famille et selon les vôtres. Puisqu'on dit ma- 
demoiselle de Xaintrailles tout à fait digne de vous, 
pourquoi donc, au moment de vous en assurer, pro- 
noncez-vous d'avance que cela n'est ni possible ni 
probable? Voilà où je ne vous comprends plus du tout, 
et où je doute que vous ayez des motifs sérieux et res- 
pectables à me faire accepter. 

Caroline parlait avec une décision qui changea tout 
à coup les dispositions du marquis. 11 était au moment 



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LB MARQUIS DE VILLBMBR. tSl 

de lui ouvrir son cœur à tout risque, il s'y sentait 
entraîné par une lueur d'espoir; elle la lui ôta, et il 
devint triste et comme accablé. 

— Eh bien ! vous voyez, reprit-elle, vous ne trouvez 
rien à me répondre î 

— Vous avez raison, dit-il; je n'avais pas le droit de 
vous dire que mademoiselle de Xaintrailles me serait 
& coup sûr indifférente. Je le sais, mais vous ne pouvez 
être juge des raisons secrètes qui m'en donnent la 
certitude. Ne parlons plus d'elle. Je tenais à vous bien 
convaincre de ma liberté d'esprit et du droit de ma 
conscience à cet égard. Je ne veux pas qu'une pensée 
comme celle-ci puisse exister en vous : M. de Ville- 
mer doit se marier pour de l'argent, de la considéra- 
tion et du crédit I Oh I cela, mon amie, je vous en 
supplie, ne le croyez jamais. Descendre à ce point dans 
votre estime serait un châtiment que je n'ai mérité 
par aucune faute, par aucun tort envers vous ni envers 
les miens. Je tiens aussi à ce que, d'autre part, vous 
ne me fassiez point de reproche, s'il arrive que je me 
voie forcé de contrarier ouvertement les désirs de ma 
mère dans mon établissement. J'ai cru devoir vous 
dire tout ce qui me justifie d'une prétendue bizarrerie. 
Voulez-vous bien maintenant m'absoud^e d'avance si 
j'ai tôt ou tard à déclarer à elle et à mon frère que je 
peux leur donner mon sang, ma vie, mes dernièrei 
ressources, mon honneur même, mais pas ma liberté 
morale et ma vérité intérieure, pas cela I Oh 1 cela, 
Doa, jamais , c*est à moi » et c'est le seul bien que je 



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33» LB MARQUIS DB VILLEMBR. 

me réserve, car cela vient de Dieu, et les homoes n'y 
ont aucun droit. 

En parlant ainsi, le marquis avait posé la main sur 
son cœur et le pressait avec force. Sa figure, à la fois 
énergique et charmante, exprimait une foi enthou- 
siaste. Caroline, éperdue, eut peur d'avoir compris, 
et en même temps elle eut également peur de se 
tromper; mais qu'importe ce qui se passait en elle en 
dépit d'elle-même? Il fallait paraître ne pas supposer 
que le marquis pût songer à elle. Elle avait un grand 
courage et une invincible fierté. Elle répondit qu'il ne 
ui appartenait pas de se prononcer sur l'avenir, mais 
fue, quant à elle, elle avait tant aimé son père, qu'elle 
lui eût sacrifié môme son cœur, si elle eût pu, par 
une immolation sans réserve, prolonger sa vie. — 
Prenez garde, ajouta-t-elle avec feu , quelque chose 
que vous décidiez aujourd'hui ou plus tard, pensez 
toujours à ceci : c'est que, quand nos parents aimés 
ne sont plus, tout ce que nous aurions pu faire pour 
leur rendre la vie heureuse et longue se présente 
devant nous avec une temble éloquence. Les plus 
petites négligences prennent alors des proportions 
énormco, et il ne doit pas y avoir un moment de bon- 
heur et de repos pour quiconque, même en usant de 
tous ses droits à la liberté, a le souvenir d'une dou- 
leur sérieuse infligée à la mère qui n'est plus^ 

Le marquis serra en silence et convulsivement la 
nixiin de Caroline; elle lui avait fait beaucoup de mal, 
elle avait frappé juste. 



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LE MARQUIS DB VILLEMER. M» 

Elle se leva, et il lui offrit de nouveau son bras jus- 
qu'à la voiture. — Soyez, tranquille, lui dit-il en rom- 
pant le silence au moment de la quitter, je ne ofesserai 
jamais ouvertement le cœur de ma mère. Priez pouï 
moi afin que j*aie, à un jour donné, Téloquence de la 
convaincre! Si je n'y parviens pas,... eh bieni que 
vous importe ? Ce sera tant pis pour moi ! 

Il jeta l'adresse au cocher et disparut. 



XVII 



Il n'était plus guère possible à Caroline de révoquer 
en doute la passion qu'elle inspirait. Pour n'y pas ré- 
pondre, elle n'avait qu'un moyen de défense qui était 
ou de ne jamais paraître la deviner, ou de ne jamais 
sembler admettre que le marquis osât lui en parler 
même indirectement une seconde fois. Elle se'promit 
de le décourager si bien qu'il n'y reviendrait plus, et 
de ne jamais se retrouver seule avec lui assez long- 
temps pour qu'il pût perdre sa timidité naturelle sous 
le coup d'une émotion croissante. 

Quand elle se fut ainsi tracé sa ligne de conduite, 
elle se flatta d'être calme; mais il lui fallut bien céder 
à la nature et sentir son cœur se fondre dans les san- 
glots. Elle s'abandonna à cette douleur en se disant 
que, puisq'^'il fallait que cela fût ainsi, mieux valait 



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t94 LB MARQUIS DB YILLBIiBlL 

subir un moment de faiblesse que de trop lutter contre 
elle-même. Elle savait bien que, dans la lutte ouverte, 
les instincts de personnalité se réveillent maigre nous 
et nous font chercher une issue, un compromis avec 
l'austérité du devoir ou de la destinée. Elle s'interdit 
de rêver et de réfléchir; mieux valait s'ensevelir et 
pleurer. 

Elle ne revît M. de Villemer que le soir, vers mi- 
nuit, au moment où se retiraient les habitués de la 
maison; il arrivait avec le duc, tous deux en toilette 
de soirée. Ils venaient de chez la duchesse de Dunières. 

Caroline voulut se retirer aussi. La marquise la 
retint en disant : — Oh I tant pis, ma chère, vous vous 
coucherez ce soir un peu plus tard. Ceci en vaut bien 
la peine ; nous allons savoir ce qui s'est passé. 

L'explication ne se fit pas longtemps attendre. Le 
duc avait Taîr incertain et comme étonné; mais le 
marquis avait une physionomie ouverte et calme. — 
Ma mère, dit-il, j'ai vu mademoiselle de Xaintrailles. 
Elle est belle,- aimable, pleine de séductions; je ne 
sais pas quels sentiments elle ne pourrait pas inspirer 
à un homme qui aurait le bonheur de lui plaire, 
mais je n'ai pas eu ce bonheur-là. Elle ne m'a pas 
regardé deux fois, tant la première avait suflS pour 
asseoir son jugement sur mon compte. 

Et comme la marquise consternée gardait le silence, 

t marquis lui prit et lui baisa les mains en ajoutant : 
Mais il ne faut pas que cela vous affecte le moins 
I du monde. Au contraire, je vous arrive plein de rêves 



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LE Jif ARQUIS DB VILUBMBlt. Mi 

de projets et d'espérances. Il y a dans l'air... ohl je 
Fai senti tout de suite, un bien autre mariage que 
celui-ci, et qui vous causerait infiniment plus de joiel 
Caroline se sentait renaître et mourir à chaque pa- 
role qu'elle entendait; mais elle sentait aussi les yc jr 
du duc attachés sur elle, et elle se disait que peui-éire 
le marquis la regardait à la dérobée entre <*hacune do 
ses phrases. Elle fit bonne contenance. On voyait bien 
qu'elle avait pleuré; mais le départ de sa sœur pou- 
vait en être l'unique cause. Elle l'avait dit, le marquii 
lui-même avait été témoin de ses larmes à cette oc- 
casion. 

— Voyons, mon fils, dit la marquise, ne me faites 
pas languir, et si vous parlez sérieusement... 

— Non , non , dit le duc en minaudant avec grâce, 
ce n'est pas sérieux. 

— Mais si faiti s'écria Urbain, qui était extraor^ 
dinairement gai; cela s'annonce comme la chose la 
plus vraisemblable et la plus aimable du monde I 

— C'est du moins assez singulier,... «assez piquant I 
reprit le duc. 

— Allons donc! finissez vos énigmes I s'écria la 
marquise. 

— - Eh bien! raojnte, dit le duc à son frère en sou- 
riant 

— Je veux bien, je ne demande pas mieux, répondit 
le marquis; c'est tout une narration, et il faut prc^ 
céder avec ordre. Figurez-vous , chère maman , que 
nous arrivons chez la duchesse beaux comme vous 



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«3« LE MARQUIS DB VILLBMER. 

nous voyez,... non, encore plus beaux, car il y avait 
sur nos physionomies cet air de conquête qui sied si 
bien à mon frère, et auquel je m'essayais pour la pre- 
mière fois, mais qui, vous Tallez voir, ne rn*a point du 
tout réussi. 

— C'est-à-dire, reprit le duc, que tu avais l'air pro- 
digieusement distrait, et que, pour commencer, tu as 
regardé un portrait d'Anne d'Autriche nouvellement 
placé dans le salon de la duchesse, au lieu de regarder 
mademoiselle de Xaintrailles. 

— Ahl dit la marquise en soupirant, il était donc 
bien beau, ce portrait? 

— Très-beau, répondit Urbain. Vous me direz que 
te n'était pas le moment de m'en apercevoir; mais 
TOUS allez voir comme c'est heureux que cela me soit 
arrivé I Mademoiselle Diane était assise au coin de la 
cheminée avec mademoiselle de Dunières et deux ou 
trois autres filles de haute race plus ou moins an- 
glaise. Pendant que mes yeux distraits s'accrochent au 
visage rondelet de la feue reine, mon frère, croyant 
que je suis sur ses talons, va droit, en qualité d'aîné» 
saluer d'abord la duchesse, puis sa fille, et collective- 
ment le jeune groupe, en reconnaissant tout de suite, 
d'un œil d'aigle, la belle Diane, qu'il n'avait pas vue 
depuis l'âge de cinq ans. Ayant promené son beau 
sourire dans ce coin privilégié et traversé les autres 
groupes avec dette élégance à la fois modeste et triom- 
phante qui n'appartient qu'à lui , il revient vers moi, 
qui commençais mon évolution vers la duchesse, et 



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LB MARQUIS DE TILLBMBR. . S81 

me dit d'un ton courroucé, bien qu'à voix basse ; 
« Allons donc ! que fais^tu là? n Je m'élance^ je salue 
la duchesse à mon tour, je cherche à regarder ma 
fiancée ; elle avait précisément le dos toum'^. Mauvais 
augure I Je recule vers la cheminée afin de me mon- 
trer dans tous mes avantages. La duchesse m'adresse 
la parole dans Tintention charitable de me faire briller. 
Mon Dieu, moi, j'étais tout prêt à parler comme un 
livre ; mais c'eût été peine perdue : mademoiselle de 
Xaintrailles ne me regardait point du tout et m'écou- 
tait encore moins; elle chuchotait avec ses jeunes 
compagnes. Enfin elle se retourne et me lance un 
coup d'oeil très-étonné et encore plus froid. On me 
présente à sa voisine, mademoiselle de Dunières, une 
jeune bossue très-spirituelle à ce qu'il m'a semblé, et 
qui bien évidemment lui pousse le coude, mais en 
vain, et me voilà forcé de retourner à la tribune, c'est- 
à-dire à la cheminée, sans avoir provoqué la moindre 
rougeur. Je ne perds pas la tête, et, reprenant la con- 
versation avec le duc, je prononce plusieurs phrases 
très-judicieuses sur la séance de la chambre, lorsque 
j'entends la musique de charmants éclats de rire mal 
étoufiés partant du coin des demoiselles. Probable- 
ment on me trouvait stupide. Je ne me démonte pas, 
je continue, et après avoir convenablement montré la 
facilité ae mon éloçution, je m'enquiers du portrait 
historique, à la grande satisfaction du dq^^de Dunières, 
qui ne pensait pas à autre chose qu'à faire apprécier 
«on acquisition, Pendant qu'il me conduit auprès pour 



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138 LB MAEQUIS DE VILLBMBR. 

mo faire admirer la beauté du travail, mou frère prend 
ma place, et quand je me retourne, je le trouve in- 
stallé entre le fauteuil de la duchesse et celui de sa 
fille, à deux pas de mademoiselle Diane, et tout à fait 
mêlé au groupe et à la causerie des demoiselles. 

— Est-ce vrai, mon fils? dit la marquise au duc 
9vec un sentiment d'inquiétude. 

— C'est très-vrai, répondit te duc avec candeur. Je 
commençais le siège de la place, je prenais position. 
Je comptais qu'Urbain allait manœuvrer de manière à 
venir à mes côtés : point, le traître me laisse seul ex- 
posé au feu, et ma foi ! je m'en tire comme je peux.Que 
s'est-il passé pendant ce temps-là? Il va vous le dire. 

— Hélas! je le sais de reste, dit la marquise dé- 
solée ; il a pensé à autre chose ! 

— Pardon, maman, répondit le marquis, je n'en ai 
eu ni l'intention ni le loisir, car la duchesse, laissant 
Gaétan aux prises avec les jeunes personnes, m'a 
emmené à l'écart, et, riant malgré elle, m'a dit ces 
mémorables paroles, que je vous rapporte textuelle- 
ment ; — Mon cher marquis, il se passe ce soir ici 
quelque chose qui ressemble à une scène de comédie. 
Figurez-vous que la jeune personne,... qu'il est inu- 
tile le nommer, vous prend pour votre frère, et par 
conséquent s'obstine à prendre votre frère pour vous. 
On a beau lui jire qu'elle se trompe, elle prétend que 
nous la mystifions, qu'elle n'est pas notre dupe, eU**» 
foutril tout vous dire?... 

— Oui, certes, madame la duchesse; vous êtes trop 



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LB MARQUIS DE YILLBMBK. M 

Tamie de ma mère pour me laisser faire fausse routai 
-^ Oui, oui, c'est celai Je ne dois pas vous laisser 
faire fausse route, j'en serais désolée, et il faut que 
vous sachiez tout de suite oh les choses en sont. On 
trouve le duc charmant, tt vous... 

— Et moi absurde? Allons I soyez bonne jusqu'au 
bout. 

— Vous, on ne vous trouve pas, on ne vous voit 
pas, on ne regarde, on n'entend que le duel Si je ne 
savais pas à quel point vous chérissez votre frère, je 
ne vous dirais pas cela... 

Je rassurai si vivement la duchesse, je lui exprimai 
tant de joie à l'idée que mon frère pouvait m'être 
préféré, qu'elle reprit : — Eh bien I mon Dieu I nous 
Toici dans un roman! Croyez- vous donc que quand 
on saura que c'est le duc qui plaît, on ne jettera pas 
les hauts cris? 

— Qui donc criera? Vous, madame la duchesse? 

— Moi peut-être, mais elle à coup sûrl Voyons, il 
faut que tout ceci s'éclaircîsse. Venez avec moi voir 
ce qui se passe , nous ne pouvons pas nous séparer 
sur un quiproquo. 

— Non, non, répondis-je à la duchesse, il faut que 
vous m'entendiez d'abord. J'ai à plaider ici une cause 
qui m'est cent fois plus chère que la mienne. Vous 
avez dit un mot qui m'alarme, qui m'afiFecte, et que 
jje vous supplie de rétracter. Vous paraissez portée à 
vous prononcer contre mon frère dans le cas où votre 
aimable filleule lui pardonnerait de n'être pas moi« 



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MO LB MARQUIS DB YILLBMBR. 

Coniine je suis certain à présent qu'elle le lui par* 
donnera sans peine, si ce n*est déjà fait, je veux con- 
naître vos préventions contre lui, afin de les combattre. 
Mon frère est, par ses aïeux paternels, d'un sang 
beaucoup plus illustre que le mien; il a toutes les 
qualités d'un vrai gentilhomme et toutes les séduc- 
tions d'un homme charmant ; moi je ne suis pas même 
un homme du monde, et, s'il faut tout confesser, je 
tourne quelquefois un peu au libéralisme. 

La duchesse fit un mouvement d'horreur; mais elle 
se mit à rire, pensant que je plaisantais... 

— Voyant que vous plaisantiez, mon filsl dit la 
marquise d'un ton de reproche. 

— Bonne ou mauvaise, reprit le marquis, la plai- 
santerie ne fit pas mauvais effet. — La duchesse me 
laissa faire ressortir le mérite de mon frère, convint 
avec moi qu'un homme de qualité qui n'a jamais for-» 
fait à l'honneur a le droit de se ruiner, qu'une vie de 
plaisir a toujours été bien portée dans le grand monde 
lorsqu'on sait s'arrêtera temps, accepter noblement 
l'indigence et se montrer tout à coup supérieur à soi- 
même... Enfin j'invoquai l'amitié de la duchesse pour 
vous, le désir qu'elle avait de votre alliance pour sa 
filleule, et j'eus le bonheur d'être assez persuasif pour 
qu'elle me promît de ne point influencer le choix de 
mademoiselle de Xaintrailles. 

— Ah! mon filsl qu'avez- vous fait? s'écria la mar- 
quise tremblante. Je reconnais bien là votre cœur, 
mais c'est un rêve I Une fille élevée au couvent doit 



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Lfi MARQUIS DE YILLBMËR» t41 

avoir peur d'un beau vainqueur comme ce sacripant- 
là 1 Elle n'osera jamais se fier à luil.., 

— Attendez-donc, maman! reprit le marquis, je 
n'ai pas fini / non récit : quand nous retournâmes au- 
près des demoiselles, mademoiselle Diane appelait 
mon frère monsieur le duc gros comme le bras. ElU 
causait et riait avec lui , et il me fut permis de l'aide! 
à briller devant elle. Au reste, il n'avait pas grand 
besoin de moi. Elle le faisait briller elle-même, et j« 
vis qu'elle n'était pas fâchée non plus, en lui donnant 
la réplique, de montrer qu'elle a beaucoup d'esprit, 
et que l'enjouement lui sied à merveille. 

— Le fait est, dit le duc emporté par un mouve- 
ment de fatuité in^ésistible, qu'elle est ravissante, cette 
petite Diane que j'ai vue jouer à la poupée! Je lui ai 
rappelé cela, ne voulant pas m'en faire accroire sur 
mon âge... 

— A quoi, reprit le marquis, j'ai ajouté que tu 
mentais, que c'était moi qui avais vu cette poupée, et 
que dans ce temps-là tu jouais encore au cerceau ; 
mais mademoiselle Diane n'a pas voulu me laisser 
croire qu'elle vît encore en moi l'étolTe d'un duc. 
a Non, non, monsieur le marquis, a-t-elle dit en riant; 
monsieur votre frère a trente-six ans, je le sais fort 
bien!,... » Et cela était dit d'un ton,... et 4'un air... 

— A me rendre fou I j'en conviens, dit le duc en se 
levant et en faisant sauter en l'air jusqu'au plafond les 
lunettes de sa mère, qu'il rattrapa très-adroitement: 
mais voyons, tout ceci est une folie! Mademoiselle 

14 



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ta LB MARQUIS DB YILLBMBR. 

Diane est une naïve et adorable petite coquette, une 
vraie pensionnaire, un peu ivre de son entrée pro- 
chaine dans le monde, et s'apprêtant, dans Fintimitë 
fie la famille, à faire tourner bien des têtes en atten- 
dant que la sienne tourne aussi ; mais c'est encore trop 
tôt!... Demain matin, quand elle aura réfléchi... Et 
puis on lui dira tant de mal de moi! 

— Demain soir, tu la reverras, dit le marquis, et tu 
sauras fort bien combattre les mauvaises influences, 
s'il y en a autour d'elle, ce que je ne crois pas. Ne te 
fois pas plus intéressant que tu ne l'es, monsieur mon 
firère I D'ailleurs la duchesse est pour toi à présent, et 
elle ne t'a pas laissé partir sans te dire : A bientôt! 
Nous sommes ici tous les soirs; nous n'entrons dans 
les fêtes qu'aprhs VAvent, ce qui signifie en bon fran- 
çais : u Nous avons encore un grand mois avant que 
ma fille et ma filleule ne voient le monde. C'est à vous 
de plaire avant que l'on ne se grise avec le bal et les 
toilettes. Nous ne recevons guère déjeunes gens, et 
c'est à vous d'ailleurs d'être le plus jeune, c'est-à-dire 
le plus pressé et le plus heureux, » 

— Mon Dieu, mon Dieu! dit la marquise, je crois 
faire" un rêve, mon pauvre duc! Et moi qui ne pen- 
sais pas à toi 1 Moi qui me figurais que tu avais at- 
trapé tant de femmes que tu ne pourrais plus en ren- 
contrer une assez simple,... assez généreuse,... assez 
sage après tout, car te voilà corrigé, et je jurerais 
que tu rendras la duchesse d'Âléria parfaitement heu- 
reuse... 



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LB MARQUIS DB YILLBMBR. tU 

— Cela, ma mère, je vous en réponds! s'écria le 
duc. Ce qui m*a rendu mauvais, c'est le doute, c'est 
l'expérience, ce sont les coquettes et les ambitieuses; 
mais une fille charmante, une enfant de seize ans qui 
se fierait à moi, ruiné comme me voilà,... mais je 
redeviendrais enfant moi-même! Âhl vous seriez bien 
heureuse aussi, vous, n'est-ce pas? Et toi, Urbain, qui 
craignais tant d'être obligé de te marier? 

— A-t-il donc fait vœu de célibat? dit la marquise 
en regardant le marquis avec tendresse. 

— Non pas! répondit Urbain avec vivacité; mais 
vous voyez bien qu'il n'y a pas de temps de perdu, 
puisque mon aîné fait encore de si belles conquêtes! 
Quand vous me donneriez encore quelques mois de 
réflexion... 

— Au fait, au fait, rien ne presse en réalité, reprit 
la marquise, et puisque nous avons si bonne chance, 
je me fie à l'avenir... et à toi, mon excellent ami ! 

Elle embrassa ses deux fils. Elle était ivre de joie et 
d'espérance, elle tutoyait tous ses enfants. Elle em- 
brassa aussi Caroline en lui disant : — Et toi, bonne et 
belle petite blonde, réjouis-toi donc aussi I 

Caroline avait plus envie de se réjouir qu'elle ne 
voulait se l'avouer à elle-même. Vaincue par la fatigue 
d'un^- journée d'émotions, elle s'endormit délicieuse- 
ment en se disant que la crise était ajournée, et que 
pendant quelque temps encore elle ne verrait pas 
l'obstacle sans appel et sans retour du mariage se 
placer entre elle et M. de Villemer. 



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244 IB MARQUIS DB YILLBMBK. 



XVIII 



La marquise ne dormit guère. Elle étouffait d'im- 
patience d*être au lendemain. L'insomnie l'attrista. 
Elle vit tout en noir et s'attendit à une déception; 
mais lorsque Caroline lui apporta sa correspondance, 
il y avait une lettre de la duchesse qui la transporta 
de joie. « Mon amie, disait madame de Dunières, 
voilà un changement à vue comme h l'Opéra. C'est de 
votre fils aîné qu'il faut s'occuper. Je viens de causer 
avec Dia-ne à son réveil. Je ne lui ai point noirci le 
duc, mais ma religion m'obligeait de ne lui rien 
cacher de la vérité. Elle m'a répondu que je lui avais 
iéjà dit tout cela en lui parlant du marquis, que je 
n'avais plus rien à lui apprendre à quoi elle n'eût 
réfléchi, et que, tout en réfléchissant, elle en était 
venue à s'intéresser également aux deux frères, dont 
l'amitié était une si belle chose, que même, en son- 
geant à la situation du duc, elle avait trouvé plus de 
mérite à bien porter le fardeau de la reconnaissance 
qu'à rendre le service exigé par le devoir. Elle a 
ajouté que, puisque je lui avais conseillé de îaire fe 
bonheur et la fortune d'un homme de mérite, elle s e 
sentait attirée vers celui qui lui en saurait le plus dî 
gré. Enfin les irrésistibles grâces de votre scélérat de 
fils ont fait le reste. Et puis il ne faut pas que je 



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LB MARQUIS DB YILLBMBR. i42l 

m'abuse sur Diane. Elle juge que le titrç de duchesse 
siéra mieux à sa figure de reine; elle «st portée à 
aimer le monde, et comme depuis quelque temps je 
ne sais qui lui avait appris que le marquis ne l'aimait 
pas du tout, je la voyais inquiète sans en savoir la 
cause. Elle m'a tout avoué. Elle m'a dit que, comme 
frère, le marquis est tout ce qu'elle peut désirer de 
mieux, mais que, comme mari, le duc lui montre la 
vie plus riante. Bref, ma chère, elle me parait si déci- 
dée que je n'ai plus qu'à vous servir de tout mon 
pouvoir dans ce cas imprévu comme dans l'autre. 

« Je vous conduirai ma fille demain dans la ma- 
tinée, et comme Diane sera avec nous, vous la verrez 
sans avoir l'air de vous douter de rien ; mais vous 
achèverez de la séduire, j'en suis bien sûre. » 

Pendant que la marquise et le duc se livraient au 
bonheur, Caroline se trouvait un peu plus seule, car 
le fils et la mère avaient dans la journée de longs 
entretiens où elle était naturellement de trop, et pen- 
dant lesquels elle faisait de la musique ou sa propre 
cx)rrespondance au salon, toujours désert jusqu'à 
cinq heures. Là, elle ne gênait personne et se tenait 
prête à répondre au moindre appel de la marquise. 

Un jour le marquis entra avec un livre, et, s'as- 
geyant d'un air étrangement résolu et tranquille à la 
même table où elle écrivait, il lui demanda la permis- 
sion de travailler dans cette pièce où l'on respî"^it mieux 
que dans sa petite chambre. C'est à la condition, lui dit 
il, que je ne vous mettrai pas en fuite, car je vois très- 



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Hô LB MARQUIS DB YILLBMBR. 

bien que, depuis quelques jours, vous m'évitez; ne le 
niez pas! ajouta-t-il en voyant qu'elle allait répondre. 
Vous avez pour cela des raisons que je respecte, mais 
qui ne sont pas fondées. En vous parlant de moi, 
comme je me suis permis de le faire au Jardin des 
Plantes, j'ai effrayé la délicatesse de votre conscience. 
Vous avez cru que j'allais vous prendre pour confi- 
dente de quelque projet personnel de nature à trou- 
bler la paix de ma famille, et vous ne voudrez pas 
être la complice, même passive, de ma révolte. 

— C'est précisément cela, répondit Caroline, et 
vous avez très-bien deviné ce qui se passait en moi. 

— Que ce que je vous ai dit soit donc non avenu, 
reprit Urbain avec une fermeté calme qui imposait II 
respect de sa parole : je ne vous dirai pas de Toublier, 
mais je vous prie de ne vous en préoccupa en aucune 
Éaçon et de ne pas craindre que je mette votre atla- 
diement pour ma mère aux {x-ises avec l'amitié géné- 
reuse que vous avez daigné m'accorder. 

Caroline dut céder à l'ascendant de la franchise. 
Elle ne comfNrit pas tout ce qui se passait dans l'esprit 
du marquis, tout ce qu'il y avait d'arrêté en lui au 
delà de ses paroles. Elle crut qu'elle s'était trompée^ 
ou qu'elle s'était trop alarmée d'une velléité dont il 
avait déjà su triompher. Elle accepta en elle-mén»e la 
[MTomesse de son ami comme une réparation formelle 
d'un instant de trouble dans sa pensée, et dès lors 
elle retrouva tout le charme , toute la sécurité de 
l'amitié. 



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LB MARQUIS DE VILLBMBR. 247 

Ils se virent donc tous les jours, et même quelque- 
fois pendant de longues heures, dans le salon, presque 
sous les yeux de la marquise, qui se réjouissait de voir 
Caroline continuer d'aider son fils dans ses tra^'aux. 
En réalité, elle ne l'aidait plus que pour mémoire : 
il avait fait sa provision de documents à la campagne, 
et il écrivait son troisième et dernier volume avec uns 
rapidité et une facilité admirables. La présence de 
Caroline lui donnait l'élan et l'inspiration. Auprès 
d'elle, il n'avait plus de doutes ni de lassitudes. Elle 
lui était devenue si nécessaire qu'il lui avoua ne pou- 
voir plus s'intéresser à rien quand il était seul. Il était 
heureux lorsqu'elle lui parlait tout au milieu de son 
travail. Loin de le gêner, cette voix aimée soutenait 
l'harmonie de sa pensée et l'élévation de son style. Il 
la provoquait à le déranger, il la priait de lire de la 
musique au piano, sans craindre de lui causer le 
moindre trouble. Au contraire, tout ce qui lui faisait 
savourer sa présence réchauffait son âme, car elle 
était pour lui, non une autre personne agissant à ses 
côtés, mais son propre esprit, qu'il sentait vivre eu 
îàce de lui. 

Le respect de Tœuvre dont elle était enthousiaste, 
enchaînait Caroline au respect de la personne. Elle se 
faisait comme un devoir sacré de ne rien dérpnger à 
l'équilibre nécessaire à cette belle organisation. Elle 
ne se permettait donc plus de se préoccniper d'elle- 
même. Elle ne voulait plus se demander si elle y cou- 
rait quelque risque pour son compte, et si, à un 



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€48 LR MARQUIS' DB VILLBMBR. 

moment donné, il y aurait en elle assez de force pour 
renoncer à cette intimité qui devenait le fond de sa 
propre existence. 

Le mariage du duc d*Àléria avec mademoiselle de 
Xaintrailles marchait avec une réjouissante rapidité. 
La belle Diane était sérieusement éprise et ne voulai* 
rien écouter contre Gaétan. La duchesse de ûunières, 
qui avait fait elle-même un mariage d'inclination avec 
un ancien beau, désormais très-rangé, qui la rendait 
parfaitement heureuse, prenait parti pour sa filleule, 
et plaidait si bien sa cause que tuteurs et conseils de 
famille durent céder à la volonté de l'héritière. 

Celle-ci déclara à son fiancé, avant même qu'il lui 
eût exprimé son désir à cet égard, qu'elle comptait 
payer ses dettes au marquis, et le marquis dut accep- 
ter la promesse de cette restitution, dont la loyale et 
fière jeune fille faisait une condition du mariage. Tout 
ce que le marquis obtint, c'est qu'on ne lui restituât 
point la part d'héritage maternel à laquelle il avait 
renoncé lorsque madame de Villemer avait eu à payer 
une première fois les dettes de son fils aîné. Selon le 
marquis, sa mère vivante avait eu le droit de disposer 
de sa fortune, et il se regardait comme entièrement 
dédommagé, puisque, devant habiter désormais l'hôtel 
de Xamtrailles et les châteaux de sa bru, beaucoup 
plus splendides et rapprochés de Paris que le pauvre 
petit manoir de Séval, la marquise ne serait plus à sa 
charge. 

Dans ces arrangements de famille, tout le monde se 



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LB MARQUIS DB YILLBMBR. 2i9 

conduisit avec la plus exquise délicatesse et la plus 
louable générosité. Caroline crut devoir le faire remar- 
quer au marquis pour rengager à insister, dans son 
Kvre, sur les réserves équitables en faveur des familles 
où le vrai sentiment de la noblesse servait encore de 
base à des vertus réelles. 

En effet, chacun fit ici son devoir, mademoiselle de 
Xaintrailles ne voulait pasd*un contrat de mariage qui, 
3n mettant sa fortune à l'abri des dilapidations de son 
époux, contînt des clauses blessantes pour la fierté de 
lelui-ci, et le duc au contraire exigea que le régime 
dotal liât les ailes à sa magnifique imprévoyance. Il 
fut donc dit et paraplié dans Pacte que cette disposi- 
tion y était introduite sur la demande et la volonté 
expresse du futur conjoint. 

Toutes choses ainsi réglées, la marquise se trouvait 
associée à une large existence, et, bien qu'elle eût 
déclaré se contenter d'une simple parole et s'en remet- 
tre à la discrétion de ses enfants, une très-belle pen- 
sion lui était assurée parle même contrat où la future 
avait fait si bien les choses ; le marquis de son côté 
rentrait dans un capital qui représentait une grande 
aisance. Il est inutile de dire qu'il recouvra cette for- 
tune avec autant de calme qu'il l'avait aliénée. 

Pendant que l'on travaillait au trousseau de la 
fiancée, le duc était fort occupé de la corbeille, dont 
son frère l'avait forcé d'accepter les fonds comme >on 
cadeau de noces. Quelle affaire pour ie duc que de 
choisir des diamants, des dentelles et des cachemires) 



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tSO LB MARQUIS DE VILLBMBR. 

11 s'y entendait mieux que la femme la plus versée 
dans la haute science de la toilette. Il n'avait plus le 
temps de manger, passant sa vie à faire ^a ^our, à 
causer avec les joailliers, les fabricants et les brodeu- 
ses, à raconter à sa mère, qui en perdait aussi la tête, 
les mille incidents et même les drames à surprises de 
ses merveilleuscb acquisitions. Au milieu de tout ce 
coup de feu où Caroline et Urbain prenaient la part la 
plus modeste, madame d*ArgIade se glissa comme 
malgré elle. 

Un grand événement avait bouleversé Texistence et 
les projets de Léonie. Au commencement de l'hiver, 
son mari, plus âgé qu'elle de vingt ans et depuis long- 
temps menacé, avait succombé à une maladie chro- 
nique, lui laissant des affaires assez embrouillées, dont 
elle sortit d'une manière triomphante, grâce à un 
coup de bourse, car elle jouait depuis longtemps à 
rinsu de monsieur d'Arglade, et elle avait enfin mis la 
main sur un bon numéro de la grande loterie. Elle se 
trouvait donc veuve, jeune et charmante encore, et 
plus riche qu'elle ne l'avait jamais été, ce qui ne 
l'empêcha pas de verser tant et de si grosses larmes 
que l'on disait d'elle avec admiration : a Cette pauvri 
petite femme était grandement attachée à son devoif 
malgré son air frivole I Certes monsieur d'Arglade 
n'était pas un mari à faire tourner la tête, ma^s elle a 
tant de cœur qu'elle est inconsolable I » Et on la plai- 
gnait, on s'évertuait à la distraire ; la marquise, sérieu- 
lement attendrie, exigeait qu'elle vint passer avec elle 



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LB MARQUIS DB YILLBMBk. f5) 

toutes ses après-midi solitaires. Rien n'était plus coo- 
venable : ce n'était pas aller dans le monde, puisque 
la marquise ne recevait pas avant quatre ou cinq 
heures; ce n'était môme pas sortir, puisque Léonie 
pouvait venir en fiacre, sans toilette et comme incognito. 
Léonie se laissait consoler et amuser en regardant les 
apprêts du mariage, et parfois le duc réussissait à la 
faire éclater de rire, ce qui faisait très-bien, vu que, 
passant d'une crise de nerfs à une autre, elle cachait 
aussitôt sa figure dans son mouchoir à sanglots, disant : 
— Ah I que c'est cruel de me faire rire 1 cela me fait 
tant de mail 

A travers son désespoir, Léonie s'emparait de la 
confiance intime de la marquise jusqu'à supplanter 
insensiblement Caroline, qui ne s'en apercevait pas, et 
qui était à mille lieues de pressentir ses projets. Or 
voici quel était le projet capital de Léonie. 

En voyant dépérir son maussade époux, pendant 
qu'elle arrondissait sa bourse particulière, madame 
d'Arglade s'était demandé quelle espèce de successeur 
elle pourrait bien lui donner, et, comme elle n'était 
pas encore dans la confidence du mariage déjà résolu 
avec mademoiselle de Xaintrailles. elle avait j^té son 
V iévolu sur le duc d'Aléria. Elle le croyait inmariable 
lans les conditions de la fortune jointe à la naissance 
et à la jeunesse, et se disait, non sans logique et sans 
vraisemblance, que la veuve d'un bon gentilhomme 
ricbe et sans enfants était le plus beau parti auquel 
pût aspirer un roué sans avoir, réduit à aller à pied et 



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252 LB MARQUIS DB VILLBMBR. 

à compter avec son valet de chambre. Léonie ne 
doutait donc pas du succès, et, tout en s'occupant avec 
beaucoup de savoir-faire du placement de ses capitaux, 
elle se disait avec un calme suprême • — A présent, 
c'est fini, j'ai assez d'argent, je ne jouerai plus, je 
n'intriguerai plus. Mon ambition, satisfaite de ce côté- 
là, doit changer d'objet. II faut effacer la tache origi- 
nelle de bourgeoisie qui me gêne encore dans le 
monde, il faut que j'aie un titre. Celui de duchesse 
vaut bien la peine d'y songer I 

Elle y songea à temps, mais M. d'Arglade mourut 
trop tard. Elle était à peine hors du premier crêpe 
funèbre qu'à sa première visite à la marquise elle ap- 
prit qu'il n'y fallait plus songer. 

Léonie tourna dès lors ses batteries vers le marquis 
de Villemer. C'était moins brillant et plus diflicile, 
mais c'était encore satisfaisant comme titre, et ce 
n'était point impossible selon elle. La marquise se 
préoccupait extrêmement du célibat dont la perspec- 
tive semblait de nouveau charmer l'insouciance de son 
fils. Elle ouvrait son cœur à madame d'Arglade. — 
Celui-là, disait-elle, me fait une peur affreuse avec son 
air tranquille. Je crains qu'il n'ait je ne sais quelles 
préve:?tions contre le mariage, peut-être contre les 
femmes en général I 11 est plus que timide, il est sau- 
vage, et pourtant il est charmant quand on réussit à 
rapptjvoiserl II faudrait rencontrer une femme qui 
l'aimât la première et qui eût 1^ courage de vouloir 
se faire aimer. 



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LB MARQUIS DE VILLEMBR. 853 

Liéonie faisait son profit de ces révélations. — Eh ! 
mon Dieul répondait-elle étourdiment, il lui faudrait 
une femme de plus haute condition que moi, et qui 
ne serait pas veuve du meilleur des hommes, mais qui 
aurait mon âge, ma fortune et mon caractère. 

— Votre caractère est trop spontané pour un homme 
si réservé, ma chère belle I 

— Et c'est pour cela qu'une personne de mon hu- 
meur le sauverait. Vous savez, les extrêmes I... Moi, 
si je pouvais aimer quelqu'un, ce qui maintenant, 
hélas I est bien impossible, j'aimerais précisément un 
homme grave et froid. Ehl mon Dieul n'était-ce pas 
là le caractère de mon pauvre ami? Eh bieni son 
sérieux tempérait ma vivacité, et ma gaieté mettait 
du soleil dans sa mélancolie. C'était son mot, et comme 
il me l'a dit souvent I 11 n'avait jamais aimé avant de 
me connaître, et précisément lui aussi avait de l'éloi- 
gnement pour le mariage. Même, en me voyant la 
première fois, il a eu peur de ma légèreté; puis tout 
d'un coup il s'est aperçu que j'étais nécessaire à sa 
vie, parce que cette légèreté apparente, qui, vous le 
savez bien, ne m'empêche^ pas d'avoir du cœur, pas- 
sait en lui comme une lumière, comme un baume. 
C'étaient encore là ses paroles, pauvre cher! Ahl 
tenez { ne parlons pas de gens à marier. Cela me fait 
trop penser que je suis seule pour toujours! 

Léonie trouva moyen de revenir si souvent sur ce 
sujet, et sous tant de formes diverses, avec tant d'à* 
propos sous un air d'imprévu, tant de prévenances 

lA 



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?54 LB MAEQUIS DB VILLBHBR. 

SOUS un air de détachement, que l'idée entra r^ans 
l'espnt de la marquise sans qu'elle en eût bien con- 
science, et quand madame d'Arç;lade la vit disposée à 
ne pas la rejeter absolument en temps et lieu, elle 
commença l'attaque directe de M. de Villemer avec les 
mêmes ruses, les mêmes étourderies charmantes, les 
mêmes réticences de désespoir conjugal, les mêmes 
insinuations ingénues, le tout à bout portant et sous - 
les yeux de Caroline, dont elle ne s'inquiétait en au- 
cune façon. 

Mais le babil de madame d'Arglade était antipa- 
thique au marquis, et si elle ne s'en était jamais 
aperçue, c'est parce qu'elle ne l'avait jamais provo- 
qué à s'occuper d'elle. Loin d'être le sauvage inexpé- 
rimenté que l'on supposait, il avait le tact très-fin à 
l'endroit des femmes: aussi, dès les premiers assauts 
que lui livra Léonie, il compiit ses intentions, devina 
tout son manège, et le lui fit si bien sentir, qu'elle en 
fut blessée jusqu'au fond de l'âme. 

Dès lors elle ouvrit les yeux, et surprit , à mille 
délicats indices, l'amour immense que mademoiselle 
de Saint-Geneix inspirait au marquis. Elle s'en réjouit 
fort ; elle pensa pouvoir se venger, et elle attendit le 
moment. 

Le majiage du duc était fixé aux premiers jours de 
janvier ; mais il y eut tant de cris dans certains salons 
rigides du faubourg Saint-Germain contre la facilité 
avec laquelle la duchesse de Dunières avait accueilli 
la demande de ce grand coupable, qu'elle résolut, 



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LB MARQUIS DB YILLBMBft. S5& 

pour éloigner le reproche de précipitation, de retarder 
de trois mois le bonheur des deux fiancés, et de con- 
duire sa filleule dans le monde. Ce retard n'etfraya 
point le duc, mais contraria vivement la marquise, 
qui était impatiente d'ouvrir un vrai fxand salon pour 
son compte, avec une belle-fille charmante qui atti- 
rerait de jeunes visages autour d'elle. Madame d'A^ 
glade, prétextant des affaires, se fit moins assidue, et 
Caroline reprit ses fonctions. 

Elle était beaucoup moins impatiente que la mar- 
quise d'habiter l'hôtel de Xaintrailles et de changer 
ses habitudes. Le marquis n'était pas décidé à accep- 
ter un appartement chez son frère, et ne s'expliquait 
pas sur ses projets personnels. Caroline s'en effrayait, ' 
et cependant elle voyait, dans ce peu d'empressement 
à se retrouver sous le môme toit qu'elle, la preuve du 
sentiment calme qu'elle exigeait de lui ; mais elle en 
était arrivée à cette phase de l'afî'ection où la logique 
se trouve bien souvent en défaut au fond du cœur. 
Elle jouissait en silence de ses derniers beaux jours, et 
quand le printemps arriva, pour la première fois de 
sa vie, elle regretta l'hiver. 

Mademoiselle de Xaintrailles avait pris en grande 
estime et en grande amitié mademoiselle de Saint- 
Geneix, et tout au contraire elle éprouvait une aver- 
sion prononcée pour madame d'Arglade, qu'elle ren- 
contrait de loin en loin, le matin, chez sa future 
belle-mère, où elle^-même ne venait pas officiellement, 
mais seulement «ux heures de l'intimité, avec ma- 



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850 LB MARQUIS DB YIILBMBR. 

dame et mademoiselle de Dunières. Léonie ne parut 
pomt s'apercevoir des hauteurs de la belle Diane. 
Elle pensait tenir son bonheur dans ses mains et 
pouvoir se venger d'elle en même temps que de 
Caroline. 

Elle ne fut pas invitée aux fêtes du mariage, son 
deuil lui interdisait d'y paraître. Cependant, par 
égard pour la marquise, envers qui Diane se mon- 
trait parfaite, il lui fut dit très-brièvement quelques 
mots de regret sur cet empêchement. Ce fut tout. 
Caroline au contraire fut choisie pour demoiselle de 
noces et comblée de présents par la future duchesse 
d'Aléria. 

Enfin le grand jour arriva, et pour la première fois 
depuis bien des années de douleur et de misère, 
mademoiselle de Saint-Geneix, parée avec un goût 
exquis, même avec une certaine richesse, des dons de 
la mariée, parut dans tout l'éclat de sa beauté et de 
sa grâce. Elle fit une vive sensation, et tout le monde 
demanda d'où sortait cette ravissante inconnue. Diane 
répondait : — C'est mon amie, une personne vrai- 
ment supérieure qui est confiée à ma belle-mère, et 
que je suis bien heureuse de voir fixée près de moi. 

Le marquis dansa avec la mariée et avec made- 
moiselle de Dunières, afin de pouvoir danser aussitôt 
après avec mademoiselle de Saint-Geneix. Caroline en 
fut si étonnée, qu'elle ne put s'empêcher de lui dire 
tout bas en souriant : — Comment, après avoir assisté 
ensemble à l'établissement du régime aUodial et à 



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LB MARQUIS DB VILLBMBR. Wt 

raffranchissement des communes, nous allons danser 
la contredanse ! 

— Oui, lui répondit-il avec vivacité, et ceci vaudra 
bien mieux, puisque je sentirai votre main dans la 
mienne. 

C'était la première fois que le marquis montrait 
ouvertement à Caroline une émotion où les sens 
pouvaient entrer pour quelque chose. Elle sentit en 
efifet sa main frémir et ses yeux la dévorer. Elle eut 
peur, mais elle se dit qu'une fois déjà il avait paru 
amoureux d'elle, et qu'il avait su triompher de cette 
mauvaise pensée. Avec un homme si pur et d'une 
moralité si élevée devait-elle s'effrayer d'un moment 
d'oubli? Et d'ailleurs n'éprouvait-elle pas elle-même, 
avec la volonté d'en triompher tout à l'heure, cette 
ivresse vague de l'amour? Elle ne pouvait point ne 
pas se sentir extraordinairement belle, tous les yeux 
le lui disaient; elle éclipsait la mariée elle-même avec 
ses dix-sept ans, ses diamants et son beau sourire de 
triomphe passionné. Les vieilles femmes disaient à la 
duchesse de Dunières : a Cette orpheline pauvre que 
vous avez là est trop jolie; c'est inquiétant I » Les 
fils de la duchesse elle-même, jeunes gens de haute 
mine et de grande espérance, regardaient mademoi- 
selle de Saint-Geneix de manière à justifier les appré- 
hensions des matrones expérimentées. Le duc, louché 
de voir que sa généreuse épouse n'avait pas songé à 
concevoir le moindre soupçon jaloux, reconnaissant 
aussi de l'attitude délicatement mesurée de Caroline 



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»58 LE MARQUIS DB VILLEMER. 

avec lui, témoignait à celle-ci des égards particuliers, 
La marquise affectait, poume pas lui gâter celte belle 
journée, de la traiter plus maternellement que jamais, 
et de faire disparaître toute apparence de ser/age. 
Enfin elle était dans un de ces moments de la vie où, 
en dépit des caprices de la fortune, la puissance natu- 
relle qu'exercent Tintelligence, Thonneuc et la beauté 
semble reprendre ses droits et reconquérir sa place 
dans le monde. 

Mais si Caroline lisait son triomphe sur toutes les 
physionomies, c'était surtout dans les yeux de M. de 
Villemer qu'elle pouvait s'en assurer. Elle remarquait 
aussi à quel point cet homme mystérieux s'était trans- 
formé depuis le premier jour où il lui était apparu 
craintif, absorbé en lui-même et comme jaloux de 
s'etfacer. Il était maintenant aussi élégant de manières 
que son frère aîné, avec plus de véritable grâce et de 
distinction réelle, car il y avait toujours chez le duc, 
en dépit de sa grande science du maintien, un peu de 
cette pose trop belle et un peu théâtrale qui caracté- 
rise la race espagnole. Le marijuis était le type fran- 
çais dans toute son aisance sans affectation, dans toute 
8on amabilité bienveillante, dans ce charme particuliOT 
qui ne s'impose pas, mais qui s'empare. 11 dansait, 
c'est-à-dire qu'il marchait la contredanse avec plus de 
simplicité que qui que ce soit ; mais la pureté de sa 
vie avait mis dans ses mouvements, dans sa figure, 
dans tout son être, comme un parfum de jeunesse 
extraordinaire. Il semblait avoir ce soir-là dix ans de 



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LB MARQUIS DB yiLLBlfBR. tfit 

moms que son frère, et je ne sais quel rayonnement 
d'espérance donnait à son regard Téclat d'une belle 
vie qui commence. 



IIX 



A minuit, les mariés s'étant éclipsés dîscrMeniRnt, 
la marquise fit signe à son fils qu'elle était fatiguée et 
désirait se retirer aussi. — Donne-moi ton bras, chef 
enfant, lui dit-elle quand il fut à ses côtés; ne déran- 
geons pas Caroline, qui danse et que je laisse sous la 
protection de madame de D... 

Et comme le marquis la soutenait dans le vestibule 
qui conduisait à son appartement, situé au rez-de- 
chaussée, — on avait eu cette attention de lui épar- 
gner la crainte des escaliers : — Cher fils, dit-elle, tu 
n'auras plus la fatigue de porter sur tes bras ton 
pauvre petit paquet de mère I Tu l'as fait bien souvent 
quand tu te trouvais là, et avec toi j'avais confiance; 
mais je souffrais de ta peine. 

— Et moi, je la regretterai, dit Urbain. 

— Comme ce bal est beau et d'un grand airi reprit 
le marquise arrivée dans son appartement, et cette 
Caroline qui en est la reine 1 Je n'en reviens pas, de la 
beauté et de la grâce qu'elle a, cette petite ! 

— Ma mère, dit le marquis, êtes-vous réellement 



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MO LB MARQUIS DB YILLEMBR. 

bien fatiguée dans ce moment-ci, et si je vous 
demande de causer un quart d'heure avec vous?... 

— Causons, causons, mon filsl s'écria la marquise; 
je n'étais fatiguée que de ne pouvoir point causer avec 
ceux que j'aime. Et puis je craignais de sembler ridi* 
cule en parlant trop de mon bonheur. Parlons-en, 
parlons de ton frère... et de toi aussi I Mon Dieul no 
mettras-tu point dans ma vie un second jour comme 
celui-ci? 

— Ma mère chérie, dit le marquis en s'agenouillant 
devant sa mère et en prenant ses deux mains dans les 
siennes, il ne tient qu'à vous que j'aie aussi bientôt 
mon jour de suprême joie. 

— Ah I que dis-tu là? Vrai? Dis donc vitel... 

— Ouï, je parlerai ! c'est le nioment que j'attendais. 
Je m'étais réservé, et j'avais appelé de tous mes vœux 
cette heure bénie où mon frère, réconcilié avec Dieu, 
avec la vérité et avec lui-même, presserait dans ses 
bras purifiés une compagne digne d'être votre fille. 
Et à ce moment-là, moi je comptais vous dire ceci : 
Eh bien I ma mère, moi aussi, je puis vous présenter 
une seconde fille plus aimable encore et non moins 
pure que la première. J'aime avec passion depuis un 
an, depuis plus d'un an, la créature la plus parfaite. 
Elle l'a peut-être deviné, mais elle ne le sait pas; j'ai 
tant de respect et d'estime pour elle, que je savais 
bien ne pouvoir jamais « sans votre consenteme/it, 
obtenir le sien. Voilà d'ailleurs ce qu'elle m'a fait rigi- 
dement comprendre un jour, un seul jour où mon 



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LB MARQUIS I>B YILLBMBR. Ml 

secret allait m'échapper malgré moi, il y a de cela 
quatre mois, et je me suis de nouveau imposé le plus 
rigoureux silence avec elle comme avec vous. Je ne 
devais p'c*s vous jeter dans des incertitudes qui, grâce 
à Dieu, n'existent plus. Votre sort, celui de mon 
frère, le mien sont désormais assurés. Convenable- 
ment riche, j*ai le droit de ne pas vouloir augmen- 
ter ma fortune et de me marier selon mon cœur. 
Pourtant vous avez un sacrifice à me faire, et votre 
amour maternel ne me le refusera pas, puisque le 
bonheur de toute ma vie en dépend. Cette personne 
appartient à une famille honorable, vous vous en êtes 
assurée vous-même en l'admettant dans votre intimité ; 
mais elle n'appartient pas à une de ces antiques illus- 
trations pour lesquelles vous avez une partialité que 
je n'entends pas combattre. J'ai dit que vous aviez 
quelque chose à me sacrifier, le voulez-vous? m'ai- 
merez-vous à ce point-là? Oui, ma mère, oui, votre 
cœur que je sens battre va céder sans regret et avec 
son immense bonté maternelle à la prière d'un fiîs 
qui vous adore. 

— Ahl mon Dieul c'est de Caroline que tu me 
parles I s'écria la marquise tremblante. Attends, 
attends mon filsl le coup est rude, et je ne m'y atten- 
dais pas I 

— Oh ! ne dites pas cela, reprît le marquis avec 
feu : si le coup est trop rude, je ne veux pas que vous 
le receviez I Je renoncerai à tout, je ne me marierai 
jamais... 

1&. 



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Ml LB MARQUIS DB T1LLBIC6R. 

— Ne pas te marier I... Eh hieni ce serait ix le 
pirel Voyons^ Toyoosl laisse -moi donc me recosh 
naître I C*est peut-être plus facile k digérer que cela 
n'en a Tairl Ce n*est pas tant la naissance... Son père 
était chevalier : c'est mince;... mais enfin si c'était 
i<»ut I 11 y a cette misère qui est venue tomber sur 
elle.*. Tu pourrais me dire que sans toi j'y serais 
tombée aussi, moi; mais j'en serais morte, tandis 
qu'elle, elle a eu le courage de travailI(M* pour vivre, 
et d'accepter une sorte de domesticité.,. 

— Grand Dieu! s'écria 4e marquis, lui feriei-v^ous 
«ne tache d^ oe qui est le mérite sublime de sa vîe? 

— Non, non, pas moi 1 f^eprit vivement la marquise ; 
a« contraire 1 mais le monde est si*,, 

— Si injuste et si aveugle 1.., 

— C'est encore vrai, et j'ai tort de m'en préoccuper. 
Alioiïsl puisque nous sommes dans les ntariages d'a- 
mour, je n'ai plus qu'une objection à faire! Carolioa 
a vingt^nq ans... 

— Et «MM j'en aï plus de trente-quatre à présenti 

— Ce n'est pas cela. Elle est toute j^ine, si soo 
oQ^r est aussi pur, aussi neuf que )e tien; muselle 
aaimét 

«-- Non. le sais toute sa vie, j^i causé avec sa 
lœur, elle a dû se marier, elle n'a jamais réellement 
armé. 

-^ Mais mire ce manage manqué «t le four où eNe 
e^ v^mne chez nous, il s'est passé des années. .. 

— Je me suis informé. Je connais sa vie jocrr par 



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LE MARQUIS DE YILLEMBR. td 

jour et presque heure par heure. Si je vous dis que 
mademoiselle de Saint-Geneix est digne de vous et de 
moi, c'est parce que je le sais. Une folle passion ne 
m'a pas r^ndu aveugle. Non, un amour sérieux, fondé 
sur la réflexion, sur la comparaison avec toutes les 
autres femmes, sur la certitude, m'a donné la force de 
me taire, d'attendre et de vouloir vous convaincre en 
connaissance de cause. 

Le marquis parla encore longtemps à sa ncère, et il 
triompha. Il y mit toute l'éloquence de la passion et 
toute la tendresse filiale dont il avait donné tant de 
preuves. La mère s'attendrit et céda. 

— Eh bien! s'écria le marquis, me permettez-vous 
de l'appeler ici de votre part? Voulez- vous que, pour 
la première fois, devant vous, à vos pieds, je lui dise 
que je l'aime? Voyez, je n'ose pis le lui dire encore 
à elle seule. Un regard froid, une. parole de défiance 
me briseraient le cœur. Tci, en votre présence, je par- 
lerai , je saurai la convaincre I 

— Mon fils, dit la marquise, vous avez ma parole! 
Et tu vois, ajouta-t-elle en le pressant dans ses faibles 
bras, si ce n'est pas avec une joie bien spontanée que 
je te l'ai donnée, c'est du moins avec une tendresse 
sans bornes et sans arrière-pensée. Je te demande, 
j'exige une seule chose : c'est que tu prennes vingt- 
quatre, heures encore pour réfléchir à ta situation. Elle 
est nouvelle, puisque te voilà en possession de mon 
consentement, dont tu n'étais rien moins qu'assuré il 
y a une heure. Jusque-là tu t'es cru séparé de ma- 



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te4 LB MARQUIS DB \ILLBMBR. 

demoiselle de Saint-Gencix par des obstacles que tu 
ne croyais peut-être pas vaincre si aisément, qui don- 
naient peut-être une énergie factice à ton désir. Ne 
secoue pas la tête. Qu'en sais-tu toi-même? D'ailleurs, 
ce que je te demande, c'est bien peu de chose. Vingt^i 
quatre heures sans lui parler de rien, voilà tout. Moi- 
même j'ai besoin d'accepter complètement devant 
Dieu le parti que je viens de prendre, afin que ma 
figure, mon trouble, mes larmes ne laissent pas de- 
viner à Caroline que cela m'a un peu coûté... 

— Oh I oui, vous avez raison, s'écria le marquis. Si 
elle le devinait, elle ne me laisserait pas lui parler... 
A demain donc, ma bonne mère! Vingt-quatre heures, 
dites-vous? C'est bien longl... Et puis... il est une 
heure du matin. Vous veillerez donc encore la nuit 
prochaine? 

— Mais oui , puisque nous avons concert demain 
dans les appartements de la jeune duchesse. C'est 
pour cela qu'il faut que nous dormions cette nuit. 
Est-ce que tu vas retourner au bal ? 

— Ahl permettez-le-moi; elle est encore làl... et 
elle est si belle avec sa robe blanche et ses perles 1 Je 
ne l'ai vraiment pas assez regardée. Je n'osais pas... 
C^est à présent seulement que je vais la Foirl 

— Eh bien I fais-moi ce sacrifice à ton tour, de ne 
pas la revoir, de ne pas lui parler avant demain soir. 
Jure-moi, puisque tu ne songes guère à dormir, de 
penser à elle, à moi et à toi-même, tout seul, pen- 
dant quelques heures, et encore demain matin. Tu ne 



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LB MARQUIS DB YILLBlifBR. Mi 

viendras pas ici avant l'heure du dîner. Il le faut, 
jure-le-moi I 

Le marquis jura et tint parole; maïs la solitude, la 
nuit, la douleur de ne point voir Caroline et de la 
laisser entourée de regards et d'hommages ét'^angers 
ne firent qu'augmenter son impatience et aviver le fei» 
de sa passion. D'ailleurs les précautions de sa mère 
quoique sages en elles-mêmes, étaient puériles vi& 
à-vis d'un homme qui réfléchissait et voulait depuis si 
longtemps. 

Caroline s'étonna de ne pas voir reparaître le mar- 
quis, et se retira une des premières, voulant se per- 
suader qu'elle ne s'était pas trompée en supposant 
qu'il reprendrait vite possession de lui-même. On voit 
qu'elle était loin de pressentir la vérité. 

Madame d'Arglade avait des espions dans ce bal, un 
entre autres qui se flattait de l'épouser, un secrétaire 
d'ambassade, qui, dès le lendemain matin, lui rap- 
porta le grand succès de la demoiselle de compagnie. 
L'air enflammé du marquis n'avait point échappé à 
la pénétration de la malveillance, l'apprenti diplo- 
mate avait même flairé un entretien intéressant entre 
le marquis et sa mère au moment où ils étaient sortis 
ensemble. 

Léonie parut écouter ce compte rendu avec indif- 
férence ; mais elle se dit qu'il était temps d'agir, et à 
midi elle était chez la marquise au moment où Caro- 
line s'y présentait. ^-^^^^ 

— Un instant, chère amie, lui dit-ôH^'Tmssez-moi 



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•M LB MARQUIS DB YILLBMBR. 

passer avant vous; c'est pour une chose qui presse, 
un scvice à rendre à de pauvres gens qui ne veulent 
pas être connus. 

A peine seule avec la marquise, elle s'excusa de 
lui venir parler des pauvres dans ses jours de liesse. 
— C'est au contraire le jour des pauvres, répondit la 
généreuse dame; parlez. Une de mes grandes joies 
sera de pouvoir à présent faife plus de bien que je ne 
le pouvais naguère. 

Léonie avait son prétexte tout préparé. Quand elle 
eut présenté sa requête et porté la marquise sur sa 
liste de souscription, elle feignit de vouloir s'en aller 
bien vite, pour se faire un peu retenir. Inutile de 
rapporter les habiles détours par lesquels sa perver- 
sité sut amener le point intéressant de la conversatiop 
Ces infamies de cœur, malheureusement trop coni 
munes, sont dans la mémoire de tous ceux qui en on 
ressenti les etiets cruels, et ceux-là sont bien rares qu 
ont été oubliés par la calomnie. 

On parla naturellement du bonheur de Gaétan et 
des perfections de la jeune duchesse. — Ce que j'aime 
te plus en elle, dit Léonie, c^est qu'elle ne soit jalouse 
de pei*sonne, pas même de... Ah I pardon, le nom allait 
m'échapper! 

Elle y revint par trois fois, refusant toujours de dire 
ce nom qui commençait à inquiéter la marquise. Enfm 
il lui échappa, et ce nom, c'était celui de Caroline. 

Elle se hâta de le reprendre, de dire queHinangue 
lui avait fourché; mais en dix minutes le coup n'en 



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LB MARQUIS DB VILLBMBR. Mf 

fiit pas moins porté d'une main sûre, et la marquise 
dut lui arracher le serment qu'elle avait vu, de set 
deux yeux vu, à Séval, le duc ramenant Caroline diez 
eUe au imui du jour, et tenant ses deux mains dans 
les siennes en loi pariant avec effusion, pendant troi 
bonnes minutes, au pied de Tescalier du Ren^d. 

Liniessus, elle fit jurer à la marquise, dont elle 
savait la parole séneuse, de ne point la trahir, de ne 
pas lui faire d'ennemis, à elle qui n'en avait jamais eu, 
disant qu'elle était désespérée de l'in&istaDce qui lui 
avait airadié cette révélation, qu'elle eût mieux lait 
de désobéir, qu'au fond elle aimait Caroline, mais 
qu'après tout, puisque c'était elle qui avait répondu 
de ses mœurs, son devntr était peut-^tre de confesser 
qu'elles était trompée. 

— Bahl bahl dit la «marquise, parfaitement mai- 
tresse d'elle-même, tout cela n'est pas si grave! Elle 
peut avoir été fort saige d'ailleurs et avoir cédé k cet 
irrésistible duc] 11 est si habite I... Ne crai^ez rie^ je 
ne sais rîen^ et j'agirai «a temps et lieu, si besoin est, 
sans qu'il y paraisse. 

Lorsque Caroline entra, au moment oà Léonie 
s^iiait, ceUe-oi kii tendit la main d'un air de bomie 
bunfï^ur, «n lui disant que le bruit de son succès de la 
v^ie était venu juscpi'À ello» et qu'elle lui en faisait 
scffi conipèment. 

Caroline trouva la wiarquise d'une pâleur iqui l'în- 
qwiéta, et quand elle lui en demanda la cause, elle en 
reçut une très-froide réponse. — C'est la iatigue dô 



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t68 LB marquis DB VILLBMai». 

tous ces jours de fête, lui dit-elle ; ce ne sera rien. 
Ayez l'obligeance de me lire mes lettres. f 

Pendant que Caroline lisait, madame de Viliemer 
n'écoutau pas. Elle pensait à ce qu'elle allait faire. 
Elle contenait une profonde indignation contre cette 
jeune fille, un violent chagrin du coup qu'il lui faudrait 
porter au marquis, et à ces souffrances de la mère se 
mêlait cependant l'involontaire satisfaction de la grande 
dame dégagée d'une parole qui lui avait coûté, et que, 
depuis douze heures, elle ne se retraçait pas sans effroi. 

Quand elle eut pris son parti, elle interrompit brus- 
quement la lectrice en lui disant d'un ton glacial : — 
C'est assez, mademoiselle de Saint-Geneîx, j'ai à vous 
parler sérieusement. Un de mes fils, je trouve inutile 
de dire lequel, a paru éprouver pour vous, dans ces 
derniers temps, des sentiments que vous n'avez cer- 
tainement pas encouragés? 

Caroline devint plus pâle que la marquise ; mais, 
forte de sa conscience, elle répondit sans hésitation : 

— J'ignore ce que vous me dites, madame. Aucun de 
vos fils ne m'a jamais exprimé aucun sentiment dont 
je pusse m'alarmer sérieusement. 

La marquise prit cette réponse pour un effi^onté 
mensonge. Elle lança à la pauvre fille un regard de 
mépris et garda un instant le silence ; puis elle reprit : 

— Je ne vous parle pas du duc, il est tout à fait 
inutile de vous défendre sur ce point. 

— Je ne me plains ni de lui ni de son frère, répon- 
dit Caroline. 



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LB MARQUIS DB VILL6MBR. M» 

— Te le crois bieni dit la marquise avec un sourire 
écrasant; mais moi, j'aurais fort à me plaindre si vous 
aviez la prétention... 

Caroline interrompit la marquise avec une violence 
dont eftô ne fut pas maîtresse. — Je n'ai jamais eu 
aucune prétention, s'écria-t-elle, et personne au monde 
n'a le droit de me parler comme si j'étais coupable ou 
seulement ridicule!... Pardon, madame, ajouta-t-elle 
en voyant la marquise presque effrayée de son empor- 
tement; je vous ai coupé la parole, je vous ai répondu 
d'un ton qui ne convient pasi... Pardonnez-moi. Je 
vous aime, je vous suis dévouée jusqu'à donner mon 
sang pour vous. Voilà pourquoi un soupçon de vous 
me fait tant de mal que j'en perds l'esprit... Mais je 
dois me contenir, je me contiendrai!... Je vois qu'il y 
a je ne sais quel malentendu entre nous. Daignez vous 
expliquer... ou m'interroger ; je répondrai avec tout 
le calme qu'il me sera possible d'avoir. 

— Ma chère Caroline, dit la marquise adoucie, je 
ne vous interroge pas, je vous avertis. Mon intention 
n'est pas de vous trouver coupable ni de vous con- 
trister par des questions inutiles. Vous étiez maîtresse 
de votre cœur... 

— Non, madame, je ne l'étais pas. 

— Eh bien! à la bonne heure, il vous a échappé 
malgré vous! dit la marquise avec un retour d'ironique 
dédain. 

— Non ! cent fois non ! reprît Caroline avec énergie 
ce n'est pas là ce que je voulais dire. Sachant qu'ii 



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W» LB MARQUIS DF VILLEMBR. 

m'était interdit, par mille devoirs plus sérieux les uns 
que les autres, d'en disposer, je ne l'ai livré à per^ 
sonne / 

La marquise re^rda Caroline avec étonnement. — 
Gomme elle sait mentir I pensa-t-el!e. — Puis elle se 
dit qu'en ce qui concernait le duc, cette pauvre fille 
n'était pas forcée de se confesser, que l'entraînement 
qu'elle avait eu pour lui devait être considéré comme 
non avenu, puisque, après tout, elle n'avait point créé 
d'embarras dans sa vie, ni réclamé aucun droit nuisi- 
ble à son mariage. 

Cette idée, qui ne s'était pas encore présentée, 
changea subitement les dispositions de la marquise, et 
comme elle vit que son silence navrait Caroline, dont 
les yeux se remplissaient de larmes brûlantes, elle 
revint à son amitié pour elle et même à un nouveau 
genre d'estime. 

— Ma chère petite, lui dit-elle en lui tendant les 
mains, pardonnez-moi I Je vous ai fait du mal, je me 
suis mal expliquée. Admettons même que j'aie eu un 
moment d'inj 'Notice. Au fond, je vous connais mieux 
que vous ne pensez, et j'apprécie votre conduite. 
Vous êtes désintéressée, prudente, généreuse et sage. 
S'il vous est arrivé... d'être plus émue de certaines 
poursuites que, pour votre bonheur, vous n'eussiez 
dû l'être, il n'en est pas moins certain que vous avez 
toujours été prête à vous sacrifier dans l'occasion, et 
que vous seriez encore prête à le faire, n'est-il pas 
vraî^ 



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LB MARQUIS DB VILLBMBE. 171 

Caroline ne comprenait pas et ne pouvait pas com- 
prendre qu'il y eût dans tout ceci une allusion au 
mariage de Gaétan. Elle crut qu'il ne s'agissait que d€ 
son frère, et comme elle n'avait jamais faibli un 
vhstant vis-à-vis d'elle-même, elle trouva que la mar- 
quise n'avait pas le droit de fouiller dans les doulou- 
reux secrets de son âme. — Je n'ai jamais rien eu à 
sacrifier, répondit-elle avec fierté. Si vous avez quelque 
chose à m'ordonner, dites-le, madame, et ne pensez 
pas qu'il y ait aucun mérite de ma part à vous obéir. 

— Vous voulez dire... et vous dites, ma chère, que 
vous n'avez jamais partagé les sentiments du marquis 
pour vous? 

— Je ne les ai jamais connus. 

— Vous ne les aviez pas devinés? 

-^ Non, madame, et je n'y crois pas. Qui a pu vous 
faire penser le contraire? Ce n'est pas lui assurément! 

— Eh bien 1 pardonnez-moi, c'est lui. Vous voyez 
quelle confiance j'ai en vous! Je vous dis la vérité, je 
me livre sans réserve à votre grandeur d'âme. Mon fils 
vous aime et croit pouvoir être aimé de vous I 

— M. le marquis s'est étrangement trompé, répon- 
dit Caroline, blessée d'un aveu qui, présenté ainsi, 
était presque une offense. 

— » Ah 1 vous dites la vérité, je le vois, s'écria te 
marquise, abusée par la fierté de mademoisello de 
SaintrGeneix, et, voulant s'emparer d'elle par Tamour- 
propre, elle la baisa au front. Merci, ma chère enfant, 
lui dit-elle ; vous me rendez la vie I Vous êtes franche, 



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m LB MARQUIS DB YILLBMB&. 

VOUS êtes trop noble pour me punir de mes soupçons 
en jouant avec. mon repos. Eh bieni permettez-moi de 
dire à mon fils Urbain qu'il avait fait un rêve, et que 
ce mariage est impossible, non par ma volonté, mais 
par la vôtre. 

Cette parole imprudente éclaira Caroline. Elle com- 
prit l'admirable délicatesse qui avait porté le marquis 
à s'adresser à sa mère avant de lui déclarer sa passion ; 
mais elle n'abusa pas de cette découverte, car elle vit 
combien la marquise repoussait l'idée de leur ma- 
riage. Elle attribua cette rigueur à l'ambition qu'elle 
luiconnaîssaitet qu'elle avait depuis longtemps prévue. 
Elle était bien loin de croire qu'après avoir cédé sans 
trop de résistance, la marquise ne retirait sa parole 
que parce qu'elle croyait à la souillure d'une faute. 
— Madame la marquise, répondit-elle avec une cer- 
taine sévérité, vous ne devez jamais avoir tort aux 
yeux de votre fils, je comprends cela, et, quant à moi, 
je n'ai à craindre de sa part aucun reproche en décli- 
nant l'honneur qu'il voulait me faire. Vous lui direz 
au reste ce que vous croirez devoir lui dire : je ne 
serai pas là pour vous démentir. 

— Quoi I vous voulez me quiger î s'écria madame 
de Villemer, effrayée d'un résultat qu'elle n'avait pas 
prévu si soudaio, bien qu'elle l'eût secrètement désiré. 
Non, non ! cela est impossible 1 ce serait tout |)erdre... 
Mon fils vous aime avec une impétuosité... dont je ne 
crains pas les suites pour l'avenir si vous m'aidez à les 
combattre, mais dont je crains la vivacité dans le 



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LE MARQUIS DB VILLBMElt. 273 

premier moment. Tenez I ... il vous suivrait peut-être. . . 
il est éloquent I... il triompherait de votre résistance, 
il vous ramènerait, et je serais forcée de lui dire... ce 
que je ne veux jamais lui dire I 

— Vous ne voulez jamais lui dire non ! reprit Ca- 
roline, toujours abusée et ne sentant nullement la 
menace de sa prétendue faute suspendue sur sa tête ; 
c'est moi qui dois le lui dire? Eh bieni je lui écrirai, 
et ma lettre passera par vos mains. 

— Mais sa douleur,... sa colère peut-être,... y son- 
gez-vous? 

— Madame, laissez-moi partir I répondit vivement 
Caroline, que la pensée de cette douleur remua jus- 
qu'au fond des entrailles. Je ne suis pas venue ici pour 
souffrir à ce point. On m'a fait entrer chez vous sans 
me dire seulement que vous eussiez des fils. Laissez- 
moi en sortir sans trouble comme sans reproche. Je 
ne reverrai jamais M. le marquis de Villemer, voilà 
tout ce que je peux vous promettre. S'il doit me 
suivre... 

— N'en doutez pasi Mon Dieu, parlez plus bas I Si 
quelqu'un vous entendait 1... Et s'il vous suit, que 
ferez-vous? "-^ 

— Je ne m'exposel^i pas à être suivie. Veuillez me 
permettre d'arranger ceci selon ma prudence. Dans 
une heure, je reviendrai prendre congé de vous, ma- 
dame la marquise. 



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274 LB MARQUIS OB VILLJiMBR. 



XX 



Caroline sortit avec une si énergique résolution que 
madame de Villemer n*osa pas ajouter un mot de plus 
pour la retenir. Elle la sentait irritée et blessée. Elle 
se reprocha de lui avoir trop fait comprendre qu'elle 
savait tout, et la pauvre femme ne savait rien, puis- 
qu'elle ne voyait pas le véritable amour de Caroline. 

Loin de là, elle voulut se persuader que Caroline 
aimait toujours le duc, qu'elle s'était immolée à son 
bonheur, ou que peut-être, en fille positive, elle avait 
accepté ses conditions et comptait sur le retour de 
son amitié après la lune de miel de son mariage. 
« Dans ce dernier cas, pensa la marquise, il serait 
dangereux qu'elle restât dans la maison. Cela pourrait 
attirer le malheur un jour ou l'autre sur mon jeune 
ménage ; mais il est trop tôt pour la laisser s'éloigner 
si brusquement : le marquis serait comme un foui 
Elle va se calmer, faire ses plans, et quand elle re- 
viendra me les soumettre, je lui persuaderai da «'en 
rapporter aux miens. » 

Pendai/t une heure, la marquise fit donc ses projets. 
Elle reverrait son fils le soir, comme c'était convenu, 
3t lui dirait qu'elle avait tâté les dispositions de Caro- 
line, qu'elle l'avait trouvée froide pour lui. Elle évi- 
terait pendant quelques jours l'explication décisive. 



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LB MARQUIS DB YILLBMBR. Tlb 

Blé gagnerait du temps , elle amènerait Caroline à le 
décourager elle-même, mais avec douceur et pru- 
dence. Enfin elle croyait maîtriser les destinte lors- 
qu'elle vit que Theure était passée et que Caroline 
n'arrivait pas. Elle la fit demander. Elle apprit qu'elle 
était sortie en fiacre avec un très-petit paquet en lais^ 
sant la lettre que voici : 

a Madame la marquise, 

« Je reçois la triste nouvelle qu'un des enfants de 
ma sœur est gravement malade. Pardonnez-moi de ne 
pas vous demander la permission de courir chez elle; 
vous avez du monde. D'ailleurs, je sais combien vous 
êtes bonne; vous m'accorderez vingt-quatre heures. 
Demain soir, je serai de retour. Agréez l'expression 
de mon plus tendre et de mon plus profond respect. 

« CarOUNE. Il 

— Eh bien! c'est à merveille 1 se dit la marquise 
après un instant de surprise et de crainte. Elle entre 
dans mes idées; elle me fait gagner la première soi- 
rée, la plus difficile assurément. En promettant de 
revenir demain soir, elle empêche mon fils de courir 
à Étampes. Demain probablement elle aura un nou- 
veau prétexte pour ne pas revenir... Mais j'aime 
mieux ne pas savoir ce qu'elle compte, faire. Je ne 
craindrai pas que le marquis m'arrache la vérité. 

Le soir arriva pourtant trop vite à son gré. Sci 



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n$ LB HàRQUIS db villbmbr. 

craintes grossirent en voyant approcher l'heure où 
Ton devait dîner ensemble. Si Caroline fuyait réelle- 
ment un peu plus loin qu*Étampes, il fallait gagner du 
temps. Elle se décida dès lors à mentir. Elle ne parla 
point à son fils avait le moment de se mettre à table, 
s'arrangeant de manière à être toujours entourée: 
c*était un grand dîner très-ofiiciel ; mais , ne pouvant 
supporter le regard d*anxiélé que son fils attachait 
sur elle, avant de s'asseoir elle dit à la jeune duchesse 
et de manière à être entendue du marquis : — Made- 
moiselle de Saint-Geneix ne viendra pas dîner. Elle a 
au couvent une petite-nièce malade, et m'a demandé 
b permission d'aller la voir. 

Aussitôt après le diner, le marquis, au supplice, 
tenta de parler à sa mère. Elle l'évita encore; mais, 
voyant qu'il se disposait à sortir, elle lui fit signe de 
s'approcher, et lui dit à l'oreille : — Ce n'est pas au 
couvent, c'est à Étampes qu'elle a été. 

— Mon Dieu! pourquoi avez-vous dit autrement 
tout à l'heure? 

— Je m'étais trompée. J'avais mal lu le billet qu'on 
m'a remis ce soir. Ce n'est pas de la petite qu'il s'agit, 
c'est d'un autre enfant; mais elle revient demain 
matin. Voyons 1 il n'y a là rien d'alarmant. Faites at- 
tention, mon fils, que votre figure bouleven^e étonne 
tout le monde. Il y a des méchants partout : si quel- 
qu'un venait à croire et à dire que vous êtes jaloux 
du bonheur de votre firèrel On sait que dans le prin- 
cipe c'était vous... 



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LB MARQUIS DB VILLBKBR. 87) 

— Eh I ma mère, il s'agit bien de cela 1 Vous me 
cachez quelque chose I C'est Caroline qui est malade. 
Elle est ici , j'en suis sûr I Laissez-moi m'informer de 
votre part... 

^* Vous voulez donc la compromettre? Ce ne se- 
rait pas le moyen de la disposer en votre faveur I 

— Elle est donc bien mal disposée ? Ma mère, vous 
lui avez parlé 1 

— Non I je ne l'ai pas vue ; elle est partie ce matin... 

— Vous disiez que le billet était de ce soir. 

— Je l'ai reçu... tantôt, je ne sais quand; mais ces 
questions sont peu aimables, mon enfant ! De grâce 
calmez-vous, on nous regarde ! 

La pauvre mère ne savait pas mentir. L'effroi et 1& 
douleur de son (ils passaient dans son âme. Elle lutta 
une heure contre ce spectacle. Chaque fois qu'il s'ap- 
prochait d'une porte, elle le suivait des yeux avec 
crainte, croyant qu'il partait; leurs regards se ren- 
contraient, et le marquis restait, enchadné par Tair 
d'anxiété de sa mère. Elle n'y put tenir longtemps. 
Elle était brisée par la fatigue des émotions endurées 
depuis vingt-quatre heures, par le mouvement des 
fêtes qu'elle avait voulu animer de son esprit et de sa 
^ieté depuis plusieurs jours, et surtout par la vio- 
lence qu'elle se faisait depuis le dîner pour paraître 
calme. Elle se fit reconduire à son appartement, et 
s'évanouit dans les bras du marquis, qui l'y avait 
suivie. 

Urbain lui prodigua les plus tendres soins, se re- 

11 



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tTf LB MARQUIS DB VILLEMBK. 

jurochant mille fois de l'avoir agitée, et lui jurant 
qu'il était iranquilie, qu'il ne Tinterrogerait plus avant 
([u'elie ne fût remise, il la veilla toute la nuit. L^ len- 
demain, la voyant tout à fait bien, il hasarda quelques 
timides questions. Elle lui montra le billet de Caroline, 
et il attendit avec résignation jusqu'au soir. Le soir 
apporta un nouveau billet daté d'Étampes. L'enfant 
était mieux, mais encore si souffrant que madame 
Heudebert désirait garder Caroline vingt-quatre heures 
de plus. 

Le marquis promit de patienter encore vingi-quatre 
heures ; mais, le lendemain venu , il trompa sa mère, 
et, feignant d'accompagner son frère et sa belle-sœur 
au bois, il partit pour Étampes. 

Là il apprit que Caroline était venue en effet, mais 
qu'elle était repartie aussitôt pour Paris, On avait du 
se croiser. Il sembla au marquis qu'à son approche, 
qui en effet était prévue, on avait caché un des en- 
fants et fait taire les autres. 11 demanda des nouvelles 
du petit malade et désira le voir. Camille répondit 
qu'il dormait et qu'elle craignait de l'éveiller. M. di» 
Villemer n'osa insister et repartit pour Paris , doutant 
sérieusement de la sincérité de madame Heudebert et 
ne sachant comment s'expliquer son ahr emfrinussé 
et comme éperdu par moments. 

11 courut chez sa mère, Caroline n'avait pas reparu ; 
elle était peut-être au couvent. 11 alla l'attendre à la 
grille, et au bout d'une heure il se décida à la fairi 
demander de la part de madame de Villemer. On lui 



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LB MARQUIS DB VILLBMBR. tn 

répondît qu'on ne Pavait pas vue depuis cinq jours. 
Il retourna encore à Thôtel de Xaintrailles, il attendit 
le soir; sa mère paraissait toujours souffrante, il se 
contint. Enfin le lendemain, à bout de forces, il san- 
glota à ses pieds, la suppliant de lui rendre Carolin6| 
qu'il croyait cachée au couvent par son ordre. 

. Madame de Villemer ne savait réellement plus rien; 
elle commençait à partager l'inquiétude de son fils. 
Cependant Caroline n'avait emporté qu'un très-mince 
paquet de hardes; elle devait avoir fort peu d'argent, 
puisqu'elle envoj^it tout à mesure à sa famdle ; elle 
avait laissé ses bijoux, ses livres, elle ne pouvait pas 
être loin. 

Pendant que le marquis retournait encore au cou- 
vent avec une lettre de sa mère, qui, de bonne foi et 
vaincue par sa douleur, cherchait à lui faire retrouver 
Caroline, celle-ci, enveloppée et voilée jusqu'au men- 
ton, descendait d'une diligence venant de Brioude, 
et, portant elle*même son paquet, elle se dirigeait 
seule le long du boulevard pittoresque de la ville du 
Puy en Velay, vers le bureau d'une autre petite voi- 
ture publique qui partait à cette heure-là pour Issrn- 
geaux. 

Personne ne vit sa figure et ne songea à s'en in- 
quiéter. Elle ne faisait point de questions et paraissait 
connaître parfaitement les habitudes du pays et les 
localités. 

Elle y venait pourtant pour la première fois; mais, 
résolue, active et avisée, elle avait acheté, en sortant 



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180 LB MARQUIS DB YILLBMBR. 

de Paris, un Guide^ avec un plan du chef-lieu et de3 
environs, qu'elle avait bien étudié en route. Elle monta 
donc dans la palache d'Issingeaux, en disant au con- 
ducteur qu'elle s'arrêtait à Brives, c'est-à-dire à une 
lieue du Puy. Là , elle se fit descendre au pcnt de la 
Loire, et disparut sans demander son chemin à per- 
sonne. Elle savait qu'elle avait à suivre la Loire jus- 
qu'à sa rencontre avec la Gagne , puis à se diriger sur 
La Roche-Rouge, en suivant le torrent qui passe au 
pied et en remontant son cours jusqu'au premier 
village. Il n'y avait pas à se tromper. C'était environ 
trois lieues à faire à pied, dans le désert, et il était 
minuit; mais le chemin était doux, et la lune se dé- 
gageait claire, en beau demi-globe, des gros nuages 
blancs refoulés à l'horizon par une bonne brise de 
mai. 

Où allait donc ainsi mademoiselle de Saînt-Geneîx, 
en pleine nuit et en pleine montagne, dans un pays 
perdu ? Ne se rappelle-t-on pas qu'elle avait par là, au 
village de Lantriac, des amis dévoués et la plus sûre 
de toutes les retraites? Sa bonne nourrice, la femme 
Peyraque, autrefois Justine Lanion, lui avait écrit une 
seconde lettre, il y avait environ six semaines, et 
Caroline, se rappelant avec certitude qu'elle n'avait 
jamais eu occasion de parler au marquis, ni à personne 
de sa famille, de ces lettres, de ces gens et de Cà pays, 
avait eu la rigide inspiration d'aller passer là un mois 
ou deux, avec la certitude de faire perdre entièrement 
sa trace. De là ses précautions pour n'être vue de 



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LB MARQUIS DB YILLBMBR. Ml 

personne en route, et pour n'attirer aucune curiosité 
en ne faisant aucune question. 

Elle avait été à Étampes embrasser sa sœur, et après 
lui avoir tout raconté et tout confié, excepté le senti- 
ment secret qui l'agitait, elle avait brûlé ses vaisseaux 
en lui laissant une lettre qui, au bout de huit jours, 
devait être envoyée à madame de Villemer. Dans cette 
lettre, elle annonçait son départ pour l'étranger, pré- 
tendant qu'elle avait trouvé un emploi, et suppliant 
que l'on n'eût point d'inquiétude sur son compte. 

Embarrassée de son paquet, elle songeait à le laisse/ 
dans la première maison qu'elle pourrait se faire 
ouvrir, lorsqu'elle avisa un convoi de chars à bœufs 
qui venait derrière elle. Elle l'attendit. Une famille de 
bouviers jeunes et vieux, avec une femme tenant un 
enfant endormi sous sa cape, transportait de grands 
arbres équarris destinés à servir de pièces de char- 
pente, au moyen d'une paire de petites roues massives 
liées avec des cordes à chaque extrémité de la pièce. 
11 y avait six de ces pièces, chacune traînée par une 
paire de bœufs, avec un toucheur marchant à côté. 
C'était une caravane qui tenait un long espace sur le 
chemin. <i. 

— La Providence, pensa Caroline, vient toujours 
en aide à ceux qui comptent sur elle. Voici des équi- 
pages à choisir, si je suis lasse. 

Elle s'adressa au premier bouvier. Il secoua la tête : 
il n'entendait que le patois. Le second s'arrêta, la fit 
répéter, haussa les épaules et se remit à marcher : il 

it. 



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t8i LE MARQUIS DU YILLBMBR. 

n'entendait pas davantage. Un troisième lui fit signa 
de s'adresser à la femme, qui était assise sur un des 
arbres^ les pieds soutenus par une corde» Caroline lui 
demanda, tout en marchant, si elle allait du côté de 
Laussonne. Elle ne voulait pas dire le nom de Lantriac, 
situé plus près, sur la même roule. La femme répondit 
en français, avec un accent prononcé très-dur, qu'on 
aliatt à Laussonne, et qu'il y avait loin, om! 

--■ Voulez-vous permettre que j'attache mon paquet 
à un de ces arbres ? 

La femme secoua la tête. 

^- Est-ce un refus? reprit Caroline. Je ne vous 
demande pas cela pour rien : je payerai I 

Même réponse : la montagnarde n'avait ccmipris des 
f^arolesde Caroline que le nom de Laussonne. 

Caroline ne savait pas le patois cévenol. Cela n'était 
pas entré dans la première éducation que sa nourrice 
kii avait donnée. Pourtant la musique de son accent 
était restée dans sa mémoire, et elle eut la bonne idée 
de l'imiter, ce qu'elle fit avec tant de succès que le» 
oreilles de la paysanne s'ouvrirent tout de suite. Elle 
comprenait le français scandé de cette façon, ei même 
elle le parlait fort bien. 

^— Asseyez-vous là derrière, sur4'aii)requimesuitf 
dit-^lle, et donnez votî^ paquet à mon mari. Allez! ili 
ne faut rien pour ça, ma fiîie. 

Caroline remercia et pi'ii place. Le paysan lui fit utt 
étrkïr semblable à celui qui soutenait les pieds de su 
femme, et le convoi rustique continua sa r<Mite, qti^ 



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LB Marquis de villbmbr. s83 

cette installation n'avait guère interrompue. Le mari, 
qui marchait près d'elle, n'essaya pas de causer. Le 
Cévenol est grave, et s'il est curieux, il ne déroge point 
jusqu'à le laisser paraître. Il se contente d'écouter 
après ooup les commentaires des femmes, qui sont 
hardiment questionneuses; nmis les arbres étaient 
longs, et Caroline se trouvait trop loin de ce4u! de la 
montagîMtrde pour être exposée à un interrogatoire. 

Elle passa ainsi non loin de la Roche-Rouge, qu'elle 
prit d'abord pour une énwme tour en ruines; mais 
elle se rappeia les récils de Justine sur cette curiosité 
de son pays, et reconnut le dyke étrange^ indestruc- 
tible monument volcanique dont elle traversa l'omlx^B 
pâle projetée par la lune. 

Le chemin étroit et sinueux s'éleva peu à peu au- 
dessus du torrent et se resserra tellement que Caro- 
line fut effrayée en voyant ses pieds pendants dans le 
vide au-dessus d'abîmes effroyables. Les roues enta- 
maient te terre détrempée par les pluies, sur l'extrême 
bord de cette rampe insensée ; mais les petits boeufs ne 
déviaieint pas d'une ligne, ie bouvier chantait, se te- 
nant à distance quand il ne trouvait pas la place com- 
mode â c6té de son arbre, et la nourrice avait un 
balancement de corps qui semblait indiquer qu'elle 
totait ma^ contre le sommeil. 

— Mon 4>icu 1 dit Caroline au mari, ne craignez- 
vous rien pour votre femme et pour voire enfant? 

n <;omprlt le gest« , SYnoti les paroles, cria à sa 
femme de ne pas laisser tomber le petit, et se remît à 



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184 LB MARQUIS DB VILLBMBR. 

chanter un air dolent qui ressemblait à un chant 
d'église. 

Caroline s'habitua bientôt au vertige; elle ne voulut 
pas céder à la tentation de tourner le dos au précipice» 
comme le paysan le lui indiquait par signes. Le pays 
était si beau et si étrange, la clarté lunaire le faisait 
paraître si teiTible, qu'elle ne voulait rien perdre d'un 
spectacle nouveau pour elle. Dans les angles de la 
rampe, lorsque les bœufs avaient fait tourner les roues 
de devant et que l'arbre emportait tout d'une pièce les 
roues de derrière jusqu'à menacer de leur faire fran- 
chir le vide, la voyageuse étonnée se roidissait encore 
un peu involontairement sur son étrier de corde. Le 
bouvier parlait alors d'un ton calme et doux à ses 
bêtes, et cette voix, qui semblait mesurer leur pas 
docile au moindre pli de terrain, rassurait Caroline 
comme celle d'un esprit mystérieux qui disposait de 
sa destinée. 

— Et pourquoi donc aurais-je peur? se demandait- 
elle ; comment pourrais-je tenir à une vie désormais 
afiDreuse, à une suite de jours dont la perspective est 
plus effrayante cent fois que la mort? Si je tombais 
là, dans ce gouffre, je serais brisée instantanément. 
Et quand même j'y souffrirais une ou deux heures 
avant d'expirer, qu'est-ce que cela au prix des années 
de chagrin, de solitude et peut-être de désespoir qui 
m'attendent? 

On voit que Caroline s'avouait enfin son amour et 
ses regrets. Elle n'en mesurait pas encore toute la 



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LB MARQUIS DB YILLBMBR. S8S 

portée, et en pensant à cet amour instinctif de la vie 
quj l'avait fait frissonner quelques instants auparavant, 
elle naturellement intrépide, elle voulait se persuader 
que c'était comme un pressentiment, comme une 
céleste promesse d'une prochaine guérîson. — Qui 
sait ? J'oublierai peut-être plus tôt qu'il ne me semble. 
Est-ce que j'ai le droit de vouloir mourir, moi? Est- 
ce que j'ai même celui de céder aux larmes et de 
perdre mes forces? Est-ce que ma sœur et ses enfants 
peuvent se passer de moi? Est-ce que je veux qu'ils 
vivent de la pitié de ceux qui m'ont forcée de fuir? 
Ne faudra-t-il pas que bientôt je travaille, et pour 
travailler, ne faut-il pas oublier tout ce qui n'est pas 
le travail? 

Et puis elle s'inquiétait même de son courage. — 
Pourvu, se disait-elle encore, que ce ne soit pas un 
piège de l'espérance I — 11 lui revenait des mots de 
M. de Villemer, des phrases de son livre qui révélaient 
une volonté, une pénétration, une persévérance ex- 
traordinaires. Un tel homme pouvait-il renoncer à une 
résolution prise , se laisser égarer par des ruses de 
guerre et n'avoir pas le sens divinatoire de l'amour 
élevé à la plus haute puissance ? 

— J'ai beau faire, il me retrouvera s'il veut me 
retrouver I C'est en vain que je suis ici, à cent cin- 
quante lieues de lui, et que me supposer là plutôt 
qu'ailleurs paraît tout à fait impossible ; il aura cette 
seconde vue, s'il m'aime de toute la force qui est en 
lui. 11 serait donc puéril de fuir et de me cacher, si 



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2S6 ^B MARQUIS DB YILLBMBR. 

c'était '\ toute la force de ma défense. Il faut que mon 
cœur soit armé contre lui, il faut qu'à toute heure, 
n'importe où» je sois prête à le rencontrer et à lui 
dire : Soufft'ez en vain, mourez s'il le faut, je ne vous 
aime pas! 

En se parlant ainsi, Caroline fut prise de l'envie 
subite de se pencher en avant, d'abandonner l'étrier 
et de se laisser tomber dans l'abîme. Enfin la fatigue 
vainquit ses agitations ; le chemin montait toujours^ 
mais moins rapidement et en s'éloignant assez de la 
coupure du ravin pour que tout danger fût passé. La 
lenteur de la marche, le balancement monotone de la 
pièce de bois et le grincement régulier des jougs contre 
le timon assoupirent son esprit. Elle regardait passer 
lentement devant elle les roches fantastiquement éclai- 
rées et la tête des arbres, dont le jeune feuillage res* 
semblait à des nuées transparentes. Le froid devenait 
assez piquant à mesure qu'on s'élevait au-dessus ieê 
vallées, et la senvSatîon de cet air vif était engourdis* 
«ante. Le torrent disparaissait dans la profondeur, mai» 
sa voix forte et fraîche remplissait la nuit d'harmo- 
nies sauvages. Caroline sentit ses paupières s'alourdir, 
et comme elle jugeait n'être pas loin de Lantriac et ne 
voulait pas se laisser emmener jusqu'à Laussonne^ 
elle sauta à terre et marcha pour se réveiller. 

Elle savait que Lantriac était dans un pli de mon« 
(agne, et qu'elle en serait bien près quand elle aurait 
perdu de vue le torrent de la Gagne. En effet, au l)oia 
d'une demi-heure de marche, elle vit les maisons se 



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LB MARQUIS DU VILLBMB&. Ml 

dessiner au-dessus des iH>cner8, reprit son paquet, fit 
accepter, non sans peine, quelque monnaie au paysan, 
évita les questions de sa femme, et resta en arrière 
pour leur laisser traverser le village, essuyer les aboie- 
ments des chiens et troubler le sommeil des habitants 
qu'elle voulait retrouver endormis à son entrée. 

Mais rien ne trouble le sommeil des habitants d*un 
village du VeJay, rien n'y réveille les chiens. Le convoi 
de charpente passa, les bouviers chantant toujours, 
les roues bondissant lourdement sur les blocs de lave 
qui, sous prétexte de paver les rues de ces bourgades 
inhospitalières, constituent un système de défense 
beaucoup plus impraticable que les chemins périlleux 
par lesquels on y arrive. 

Caroline, remarquant le profond silence qui succé- 
dait au bruit des chariots, s'engagea résolument dans 
la ruelle étroite et presque à pic qui était censée conti- 
nuer la route. Là s'arrêtaient ses notions sur la localité. 
Justine ne lui avait pas désigné la situation de 8» 
demeure. La voyageuse, voulant s'y glisser sans faire 
événement et s'entendre avec la famille pour n'être 
pas nommée, résolut de ne frapper nulle part, de 
n'éveiller personne, et d'attendre le jour, qui ne 
pouvait tarder à paraître. Elle posa son paquet à côté 
d'elle sur un banc de bois et s'assit sous l'auvent de U 
première mai^on venue. Elle regarda le tableau bi* 
zBTve et pittoresque que formaient les toits, inégaiemenl 
et durement découpés sur les nuages blancs du ciel. 
La lune passait dans la zone étroite que laissaient i 



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t88 LB MARQUIS DB YILLEMBR. 

découvert les auvents rapprochés. Une petite vasque 
de fontaine recevait en plein sa lumière vive et le 
quart de cercle éblouissant d'un mince filet d'eau de 
roche. L'aspect tranquille et le bruit discret et continu 
de cette eau argentée endormirent promptement la 
voyageuse, accablée de fatigue. 

— Voilà bien du changement en trois jours, se 
disait-elle en disposant son paquet pour y appuyer sa 
tête brisée. C'est pourtant jeudi dernier que made- 
moiselle de Saint-Geneix, en robe de tulle, le cou et 
les bras chargés de perles fines, les cheveux remplis 
de camélias, dansait avec le marquis de Viilemer, à la 
clarté de mille bougies, dans un des plus riches 
salons de Paris. Que dirait aujourd'hui M. de Viilemer 
s'il voyait cette prétendue reine du bal, enveloppée 
de bure, couchée à la porte d'une étable, les pieds à 
peu près dans l'eau courante et les mains roidies par 
le froid? Heureusement la lune est belle, et voilà deux 
heures qui sonnent. Eh bien I C'est encore une heure 
à passer ici, et puisque le sommeil vient quand même, 
qu'il soit donc le bienvenu î 



XXI 

Au point du jour, mademoiselle de Saînt-Genek ftit 
réveillée par les poules qui gloussaient et grattaient 
autour d'elle. Elle se leva et se mit à marcher, regain 



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LB MARQUIS DB YILLBMBR. 289 

dant s'ouvrir une à une les portes des maisons, et &e 
disant at^ec raison que, dans un hameau si petit et si 
entassé dans le rocher, elle ne pouvait errer longtemps 
sans reconnaître la figure qu'elle cherchait. 

Mais ici un embarras se présenta. Était-elle sûre de 
reconnaître cette nourrice qu'elle n'avait pas revue 
depuis l'âge de dix ans? Elle avait sa voix et son 
accent bien plus présents à la mémoire que sa figure. 
Elle monta et redescendit jusqu'à la dernière maison, 
au revers du rocher, et là elle vit écrit sur /a porte : 
Peyraque Lanion. Un fer de cheval cloué sur l'écriteau 
indiquait la profession de maréchal ferrant. 

Justine était levée la première selon sa coutume, 
tandis que les rideaux fermés d'un lit d'indienne 
abritait le dernier somme de M. Peyraque. La pièce 
principale de ce rez-de-chaussée annonçait le confort 
d'un ménage aisé, et l'indice de ce bien-être consistait 
particulièrement dans la garniture du plafond treil- 
lage de lattes sur lesquelles reposaient de monumen- 
tales provisions de légumes et diverses denrées agri- 
coles ; mais une propreté rigide, exception rare aux 
habitudes du pays, en retranchait tout ce qui pouvait 
choquer l'odorat ou la vue. 

Justine allumait son feu et s'apprêtait à faire la 
soupe que son mari devait trouver fumante à son 
réveil, lorsqu'elle vit entrer mademoiselle de Saint- 
Geneix avec son capuchon relevé et portant son pa- 
queic Elle jeta sur cette étrangère xm regard distrait 
en lui disant : 

17 



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IM LB UA&QUIS DB VILLBUBR. 

•- Qu'est-ce que vous vendez ? 

Caroline, qui entendait ronfler Peyraquc 'derrière 
la courtine, mit un doigt sur ses lèvres et rejeta son 
capuchon sur ses épaules. Justine resta immobile un 
instant, contint un cri de joie et ouvrit ses bras replets 
avec transport. Elle avait reconnu son enfant. — 
Venez I venez 1 dit-elle en la conduisant vers un petit 
escalier en casse-cou qui donnait au fond de la salle, 
votre chambre est prête I il y a un an qu'on vous 
espère tous les jours 1 — Et elle cria à son mari : — 
Lève-toi, Peyraque, tout de suite, et ferme la porto, 
il y a du nouveau, oh I mais du bon I 

La petite chambre, blanchie à la chaux et rustique- 
ment meublée, était, comme le rez-<le-chaussée , 
d'une propreté irréprochable. La vue était magnifique ; 
des arbres fruitiers en fleurs montaient jusqu'au 
niveau de la fenétre« — C'est un paradis I dit Caroline 
à la bonne femme. 11 n'y manque qu'un peu de feu 
que tu vas me faire. J'ai froid et faim, mais je suis 
heureuse de te voir et d'être chez toi. J'ai à te parler 
avant tout. Je ne veux pas être connue ici pour ce 
que je suis. Mes raisons sont bonnes, tu les sauras et 
tu les approuveras. Commençons par convenir de 
nos faits : tu as demeuré à Brioude? 

— Oui, j'y étais servante avant mon mariage. 

— Brioude est loin d'ici. Y a-t-il quelqu'un de fie 
pays à Lantriac? 

-^ Personne, et il n'y vient jamais d'étrangers. Ce 
n'est qu'une route pour le^ chars à bœuf^» 



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LB MARQUIS DB YILLBMBR. t9i 

— J'ai bien vu cela. Alors tu me fais passer pour 
une personne que tu as connue à Brioude? 

— Très-bien, la fille de mon ancienne maîtresse ? 

— Non ; je ne suis pas une demoiselle. 

— Oh ! ce n'était pas une demoiselle, c'était une 
petite marchande. 

— C'est cela; mais il me faut un état? 

— Tiens 1 c'est facile. Colporteuse de merceries, 
comme était celle dont je vous parle. 

— Mais il faudra donc vendre quelque chose? 

— Je me charge de ça. D'ailleurs votre tournée 
sera censée faite, et je vous aurai retenue chez moi 
par amitié, car vous allez rester? 

— Un mois tout au moins. 

— Il faut rester toujours. On vous trouvera de l'oc- 
cupation, allez ! Âh çà I vous vous appelez? 

— La Charlette; tu m'appelais ainsi quand j'étais 
petite. Cela ne te coûtera pas. Je suis censée veuve, 
et tu me tutoies. 

— Comme autrefois. Bon, c'est convenu; mais 
C( mment seras-tu habillée, ma Charlette ? 

— Comme Je suis. Tu vois que ce n'est pas 
luxueux. 

— Ce n'est pas bien cossu, et cela peut passer; 
mais ces beaux cheveux blonds, ça tirera l'œil, et un 
chapeau de ville étonnera beaucoup. 

— J'y ai bien pensé; aussi ai-je acheté à Brioude 
la coiffure du pays. Je Tai là dans mon sac de voyage, 
et je vais m'arranger tout de suite en cas de surprise. 



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108 LB MARQUIS DB VILLBMBR. 

— Alors je vais vite faire ton déjeuner. Tu mangeras 
bien avec Peyraque? 

— Et avec toi, j'espère. Demain je compte t'aîder 
au ménage et à la cuisine. 

— Oh I tu feras semblant I Je n'ai pas envie que tu 
gâtes ces petites mains dont j'ai eu tant de soin. 
Allons, je vais voir si Peyraque est levé et l'avertir de 
tout ce qui est convenu, après quoi tu nous diras 
pourquoi tout ce mystère. 

Tout en parlant, Justine avait allumé le bois déjà 
placé dans la cheminée. Elle avait rempli les vases 
d'une belle eau froide qui, suintant du rocher, entrait 
par un goulet de terre cuite dans la toilette de la petite 
chambre, et plus bas dans le lavoir de la cuisine. 
C'était une invention de Peyraque, qui se piquait 
d'avoir des idées. 

Une demi-heure après, Caroline, dont le simple 
vêtement n'indiquait aucune classe particulière, releva 
ses beaux cheveux sous le petit chapeau brioudais, 
moins étriqué et d'une plus jolie courbure que le cou- 
vercle de marmite, également en feutre noir cerclé de 
velours, dont se coiffent les Velaisiennes. Elle eut beau 
faire, elle était encore charmante malgré la fatigue 
qui éteignait un peu ces grands yeux vert de mer, 
autrefois si vantés par la marquise. 

La soupe au riz et aux pommes de terre fut vite 
servie dans une petite pièce où Peyraque faisait, à 
ses moments perdus, un peu de menuiserie. Le bon- 
homme ne trouvait pas la réception convenable et 



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LB MARQUIS l^E YILLBMBR. !èOS 

voulait balayer lez copeaux. — Au contraire, lui dit 
sa femme en étendant les rubans et la sciure de bois 
sur le carreau, tu n'y entends rien I Elle trouvera que 
c'est un joli tapis. Oh î tu ne la connais pas, toi I C'est 
(a fille au bon Dieu, celle-là I 

Caroline fit connaissance avec Peyraque en l'em- 
brassant. C'était un homme d'une soixantaine d'an- 
nées, encore des plus robustes, maigre, de taille 
moyenne et laid comme la plupart des montagnards 
de cette région ; mais sa figure austère et môme dure 
avait un cachet de probité qui se révélait à première 
vue. Son rare sourire était extraordinairement bon. 
On y sentait un fonds d'affection et de sincérité qui, 
pour ne pas se prodiguer en démonstrations, n'en 
offrait que plus de garanties. 

Justine aussi avait les traits rigides et la parole 
brusque. C'était un mâle et généreux caractère. 
Ardente catholique, elle respectait le silence de son 
mari, protestant de race, converti en apparence, mais 
libre penseur s'il en fut. Caroline savait ces détails et 
voyait avec attendrissement le respect délicat que 
cette femme exaltée savait porter dans son amour 
pour son mari. Il faut rappeler ici que mademoiselle 
de Saint-Geneix, fille d'un homme très-faible et sœuf 
d'une femme sans énergie, devait le grand courage 
dont elle était pourvue au sang de sa mère d'abord, 
qui était d'origine cévenole, et ensuite aux premières 
notions de la vie que Justine lui avait données. Elle 
le sentit très-clairement en se trouvant assise entre 



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I 



«94 LB MARQUIS DB YILLBMmw 

ces vieux époux dont la précision de langage et d'idées 
ne lui causait ni crainte ni étonnement. Il lui semblait 
que le lait de la montagnarde avait passé en elle 
jusqu'aux os, et qu'elle se retrouvait là comme avec 
des types déjà connus dans quelque antérieure 
existence. 

— Mes amis, leur dit-elle lorsque Justine lui 
apporta la crème du dessert, pendant que Peyraque 
arrosait sa soupe d'un bol de vin chaud, bientôt suivi 
d'un bol de café noir, je vous ai promis de vous dire 
mon histoire, et la voici en deux mots : Un des fils 
de ma vieille dame a eu l'idée de m'épouser, 

— Ah ! pardi I ça devait être 1 dit Justine. 

— Tu as raison, parce que nos caractères et nos 
idées se ressemblaient. Tout le monde aurait dû pré- 
voir cela, et moi la première. 

— Et la mère aussi I dit Peyraque. 

— Eh bieni personne ne s'est méfié, et le fils a 
beaucoup étonné et beaucoup fâché la mère quand il 
lui a dit qu'il m'aimait. 

— Et vous? dit Justine. 

— Moi? il ne m'avait jamais dit cela, et comme je 
savais que je n'étais m assez noble ni assez riche pour 
lui, je ne lui aurais jamais permis d'y penser. 

— Ça, c'est bien I reprit Peyraque. 

— Et c'est vrai ! ajouta Justine. 

— Donc j'ai vu que je ne pouvais pas rester un 
jour de plus, et dès les premières paroles fôchées de 
la mère« je suis partie sans revoir le fils; mais le fils 



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LB MARQUIS DB VILLBMBR. «05 

aurait couru après moi, sî j'avais été demeurer chez 
ma sœur. La marquise voulait me faire rester un peu 
pour m'expliquer avec lui, pour lui dire que je ne 
Taimais pas... 

— C'est peut-être cela qu*il aurait fallu faire ! dit 
Pcyraque 

Caroline ftit frappée de l'austère logique du paysan. 
— Oui, sans doute, pensa-t-elle, c'est jusque-là qu'il 
aurait fallu pousser le courage. 

Et comme elle gardait le silence, la nourrice, éclai- 
rée par la pénétration du cœur, dit à son mari brus- 
quement: — Attends donc, toi! Comme tu y vasi 
Sais-tu si elle ne l'aimait pas, cette pauvre enfant? 

— Ah I cela, c'est différent, reprit Peyraque, incli- 
nant sa tête sérieuse et pensive qu'ennoblit un senti- 
ment de pitié délicate. 

Caroline se sentit remuée jusqu'au fond de l'&me 
par la droiture de cette amitié naïve qui d'un mot 
touchait le vif de sa blessure. Ce qu'elle n'avait pas 
senti la force et la confiance de dire à sa sœur, elle 
éprouva le besoin de ne pas le cacher à ces cœurs 
profondément vrais qui lisaient dans le sien. — Eh 
bien! mes amis, vous avez raison, dit-elle en leur 
prenant les mains; je n'aurais peut-être pas eu la 
force démentir, puisque, malgré moi,... je l'aime! 

A peine eut-elle prononcé ce mot, qu'elle fut saisie 
d'effroi et regarda autour d'elle comme si Urbain eût 
pu être là pour l'entendre, et puis elle fondit en larmes 
à la pensée qu'il ne l'entendrait jamais. 



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•06 LB MARQUIS DB YILLBMBR. 

— Courage, ma fille, Dieu vous aiderai dit Peyraqua 
en se levant. 

— Et nous t'aiderons aussi, dit Justine en l'embras- 
sant. Nous te cacherons, nous t'aimerons, et nous 
/trierons pour toi I 

Elle la reconduisit dans sa chambre, la déshabilla et 
ia fit coucher, avec des soins maternels pour qu'elle 
eût bien chaud et ne vît pas le soleil briller trop sur 
son lit. Puis elle descendit pour apprendre à ses voi- 
sines l'arrivée d'une nommée Charlette de Brioude, 
répondre à toutes leurs questions, et les avertir un peu 
de sa blancheur et de sa beauté afin qu'elles n*en 
fussent pas trop frappées. Elle eut soin de leur dire 
aussi que le parler de Brioude ne ressemblait pas du 
tout à celui de la montagne, et que la Charlette ne 
pourrait pas causer avec elles. — Ah I la pauvre ! répon- 
dirent les commères, elle va bien s'ennuyer chez nous! 

Huit jours plus tard, après avoir, en temps et lieu, 
signalé son arrivée à sa sœur, Caroline lui donnait plus 
de détails sur son nouveau genre de vie. Il ne faut pas 
oublier que, lui cachant son véritable chagrin, elle 
s'efforçait de la rassurer sur son compte et de s'étourdir 
elle-même en affectant une liberté d'esprit qui était 
loin d'être aussi entière et aussi réelle : 

«... Tu ne peux te faire une idée des soins qu'ils ont 
pour moi, ces Peyraque ! Justine est toujours la maî- 
tresse femme au cœur d'ange que tu connais et que 
notre père ne pouvait se résoudre à voir s'éloigner de 
nous. Aussi ce n'est pas peu dire que d'affirmer que 



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LE MARQUIS BB YILLBMBk. 297 

son mari la vaut. Il a même plus d'intelligence, quoi- 
qu'il soit plus lent à comprendre; mais ce qu'il a 
compris est conime gravé sur un marbre sans tache et 
sans défaut. Je te jure que je ne m'ennuie pas un 
instant avec eux. Je pourrais être beaucoup plus seule, 
car ma petite chambre n'a aucune servitude, et j'y 
peux rêver sans que rien me dérange ; mais je n'en 
éprouve pas souvent le besoin : je me sens bien avec 
ces dignes gens, je me sens aimée. 

a Ils ont d'ailleurs de la vie dans l'esprit, comme la 
plupart des gens d'ici, ils s'enquièrent des choses du 
dehors, et on est étonné de trouver, dans une espèce 
d'impasse de montagnes si sauvages, des paysans qui 
ont tant de notions étrangères à leurs besoins et à 
leurs habitudes. Leurs enfants, leurs voisins et leurs 
amis me font aussi l'effet d'être intelligents, actifs et 
honnêtes, et Peyraque me dit qu'il en est ainsi dans 
des villages encore plus éloignés que celui-ci de toute 
civilisation. 

« En revanche, les habitants des petits groupes de 
chaumières disséminés dans la montagne, ceux qui ne 
sont que paysans, bergers ou laboureurs, vivent dans 
une apathie dont on n'a pas d'idée. L'autre jour, je 
demandais à une femme le nom de la rivière qui 
formait à cent pas de sa maison une magnifique cas- 
cade. — Cest de Veau, me répondit-elle. — Mais cette 
eau a un nom ? — Je vais demander à mon mari ; moi, 
je ne sais pas ; nous autres femmes nous appelons 
toutes les rivières de Veau. 



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t08 LB MABQUIS DE VlLLBMLSLi. 

« Le mari sut me dire le nom du torrent et de la 
cascade; mais quand je lui demandai celui des mon- 
tagnes de Thorizon, il me dit qu'il n*en savait rien, 
n'y ayant jamais été. — Mais vous ave£ bien ouï dire 
que ce sont les Cévennes? 

« — Peut-être I 11 y a par là le Mezenc et le Gerbier 
de-Joncs, mais je ne sais pas comment ils sont faits. 

« Je les lui montrai ; ils sont assez reconnaissables : 
le Mezenc, la plus haute des cimes, et le Gerbier, un 
cône élégant, qui renferme, dit-on, dans son cratère 
des joncs et des herbes de marécage. Le bonhomme 
ne regarda seulement pas. Cela lui était parfaitement 
égal. 11 me fit voir les grottes des anciens sauvages, 
c'est-à-dire une espèce de village gaulois ou celtique 
creusé dans le rocher avec les mêmes précautions 
qu'en mettent les animaux du désert pour cacher leurs 
lanières, car on peut regarder et suivre ce rocher sans 
y rien découvrir, si l'on ne connaît le sentier par où 
Ton pénètre dans ses plis et dans les habitations. Ah I 
ma chère Camille, est-ce que ne me voilà pas un peu 
comme ces anciens sauvages qui, redoutant les inva- 
sions, se cachaient dans les cavernes, et cherchaient 
leur repos dans l'oubli du monde entier? 

a En tout cas, les habitants de La Roche me font bicB 
i'eifet d'être les descendants directs de ces pauvres 
Celtes cachés et comme cloués sur leur rocher. Je ' 
regardais la femme aux jambes nues et à l'œil hébété 
qui nous conduisait dans les grottes, et je me deman- 
dais si vniment trois ou quatre mille ans s'étaient 



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LB MARQUIS DB YILLBMBR. t99 

écoulés depuis que sa race avait pris racine dans ces 
pierres. 

a Tu vois que je me promène, et que la prudence 
n'exige pas que je vive enfermée, comme tu le crai- 
gnais pour moi. Au contraire, n'ayant rien à lire ici, 
j'éprouve un grand besoin de courir, et ma locomotion 
étonne beaucoup moins les gens de Lantriac que ne le 
ferait une retraite mystérieuse. Je ne cours pas risque 
de faire des rencontres. Tu m'as vue partir avec des 
vêtements qui ne peuvent pas attirer la moindre atten- 
tion. En outre, j'ai un chapeau de feutre noir plus 
grand que ceux que l'on porte ici, et qui m'abrite 
très-bien le visage. Au besoin, je peux me le cacher 
tout à fait avec ce capuchon brun que j'ai emporté, et 
que la saison capricieuse me permet de mettre à la 
promenade. Je ne suis pas tout à fait pareille aux 
femmes du pays; mais rien dans ma personne ne fait 
événement dans les endroits où je passe. 

€ D'ailleurs j'ai, pour me promener, un prétexte 
qui arrange tout. Justine fait un petit commerce de 
mercerie . et me confie une boîte dont j'offre le contenu 
pendant que Peyraque, qui est vétérinaire, s'occupe 
de visiter les animaux malades. Cela me permet d'en- 
trer dans les maisons et d'examiner les mœurs et les 
usages du pays. Je ne vends guère, car les femmes 
sont si absorbées par leur métier à dentelle qu'elles 
ne raccommodent ni leurs maris, ni leurs enfants, ni 
elles-mêmes. C'est ici le triomphe de la guenille portée 
avec ostentation. La dévotion est si exaltée qu'elle 



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100 LB MARQUIS DB YILLBMER. 

exclut tout bien-être matériel et même toute propreté, 
comme une superfluîté profane. L'avarice y trouve 
son compte, et la coquetterie aussi, car si Justine me 
donnait à vendre des bijoux, j'aurais vite une clientèle 
plus avide de cela que de linge et de souliers. 

a Elles font toutes ces merveilleuses guipures noires 
et blanches que, chez nous, tu as vu faire à Justine. 
On est étonné de voir ici, dans la montagne, des ou- 
vrages de fées sortir des mains de ces pauvres créa- 
tures, et le peu qu'elles gagnent scandalise le voyageur. 
Elles donneraient avec joie pour vingt sous ce que Ton 
nous vend vingt francs à Paris, s'il leur était permis 
de traiter avec le consommateur; mais cela leur est 
strictement interdit. Sous prétexte qu'il fournit la 
soie, le fil et les modèles, le trafiquant accapare et 
taxe leur travail. C'est en vain que vous offrez à une 
paysanne de lui fournir les matériaux et de la payer 
cher. La pauvre femme soupire, regarde l'argent, 
secoue la tête, et répond que, pour profiter de la 
libéralité d'une personne qui ne l'emploiera pas tou- 
jours, que peut-être elle ne reverra même jamais, elle 
ne veut pas risquer de perdre la pratique de son 
maître. Et puis toutes ces femmes sont dévotes ou 
feignent de l'être. Celles qui sont sincères ont juré par 
la Vierge et les saints de ne pas vendre aux particu- 
liers, et on est bien forcé de respecter le respect de la 
parole donnée. Celles qui font de la dévotion uo état 
(et je vois qu'il y en a plus qu'on ne pense) se sentent 
à toute heure sous la main et sous les yeux des prd- 



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LE MARQUIS DB VILLBMER. SOI 

très, des religieuses, des moines et des séminaristes, 
dont c^e pays est littéralement semé et criblé jusque 
dans les localités les plus inhabitables. Les couvents 
font travailler, et ici, comme partout, dans des condi- 
tions de trafic encore plus lucratives que celles des 
négociants. On voit donc, jusque sous le porche de^ 
églises, des espèces de communautés de villageoises 
assises en rond et faisant voltiger leurs bobines en 
murmurant des litanies ou chantant des offices en 
latin, ce qui ne les empêche pas de regarder avidement 
les passants et d'échanger leurs remarques, tout en 
répondant orapro nobis àla sœur grise, noireou bleue, 
qui surveille le travail et la psalmodie. 

En général, ces femmes sont bonnes et hospita- 
lières. Leurs enfants m'intéressent, et quand j'en 
trouve de malades, je suis bien aise de pouvoir indi- 
quer les soins élémentaires à leur donner. Il y a une 
grande ignorance ou une grande incurie sous ce rap- 
port. La maternité est ici plus passionnée que tendre. 
On a l'air de vous dire que les enfants sont faits uni- 
quement pour apprendre à souffrir. 

Le métier de Peyraque, qui est fort appelé, nous 
conduit dans des endroits impossibles de la montagne, 
et me fait voir les plus beaux paysages de la terre, 
car ce pays est pour moi comme un rêve... Et ma vie 
aussi est un rêve étrange, n'est-ce pas? 

a Notre manière de courir les aventures est des plus 
élémentaires. Peyraque a une petite charrette qu'il lui 
plaît d'appeler une carriole, vu qu'elle a une capote 



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i08 LE MAaQ€IS DB YILLBMBR. 

de toile qui a la prétention de nous abriter. Il attelle 
à ce vf^hicule tantôt un petit mulet intrépide, tantôt 
un petit cheval ardent et doux, qui, r/imme son 
maîïi^ n*a que la peau et les os, mai^. qui, pas plus 
que lui, ne se rebute de quoi que ce soit. Ainsi, tandis 
que le fils aîné de Justine, qui arrive du régiment, où 
il ferr Jt les chevaux de l'artillerie, continue son état 
dans la maison paternelle, le père et moi, nous cou- 
rons par monts et par vaux, quelque temps qu'il 
fasse. Justine prétend que cela me fait tant de bien 
qu'il faut que je reste avec elle toujours, et elle jure 
qu'elle trouvera moyen de me faire gagner notre vie 
sans me rabaisser à servir les grandes dames. 

a Hélas! je ne me sentais point rabaissée tant que 
je me suis sentie aimée, et puis j'aimais si sincèrement, 
moi I Croirais-tu que je me sens, non pas seulement 
affligée de ne plus être bénie chaque matin par cette 
pauvre vieille marquise, mais encore inquiète, effrayée 
à propos d'elle, comme si je devinais qu'elle ne pourra 
pas vivre sans moi? Ah I Dieu fasse qu'elle m'oublie 
bien vite, qu'elle m'ait déjà remplacée par une per- 
sonne moins funeste que moi à son repos! Mais la 
soignera-t-on, moralement parlant, comme je \? soi- 
gnais? Saura-t-on deviner ses fantaisies d'esprit, éloi- 
gner l'ennui de ses heures oisives, lui parler de ses 
enfants comme elle aimait à en entendre parler? En 
arrivant ici, j'ai respiré ce grand air à pleins poumons, 
j'ai regardé cette nature âpre et grandiose que j'avais 
tant souhaité de connaître. Je me suis dit : Me voilà 



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h'E MARQUIS DB VlLLBMBR. 803 

donc libre! J'irai oîi je voudrai, je parlerai aussi peu 
qu'il me plaira, je n'écrirai plus dix fois par jour la 
même lettre à dix personnes différentes, je ne vivrai 
plus en cerre chaude, je ne respirerai plus les acres 
parfums des fleurs distillées par des procédés chimi» 
ques, ou des plantes moitié pourries sous des châssis.. . 
Je boirai dans l'air l'aubépine et le serpolet à l'état 
naturel... Oui, je me suis dit tout cela, et je n*al pu 
me réjouir I Je voyais ma pauvre amie triste et seule, 
et pleurant peut-être de m'avoir fait tant pleurer! 

a Mais elle Ta voulu, et il le fallait apparemment! 
je n'ai pas le droit de la blâmer d'un moment d'in- 
justice et de dépit. La mère ne pensait qu'à son fds, 
et un tel fils mérite bien que sa mère lui sacrifie tout. 
Peut-être me trouve-t-elle dure et ingrate de n'avoir 
pas suivi ses plans, et je me demande souvent si je 
n'eusse pas dû les suivre ; mais je me réponds toujours 
que cela n'eût pas atteint le but. Le marquis de V... 
n'est pas de ces hommes dont on puisse se débarrasser 
avec quelque parole banale de sécheresse et de dédain. 
On n'a pas ce droit-là d'ailleurs avec celui qui, loin 
de se déclarer, vous a entourée de tant de respects et 
d'affection délicate. Je cherche en vain quel langage 
moitié tendre et moitié froid j'eusse pu employer pouf 
lui dire à quel point me sont égalemenf sacrés son 
bonheur et celui de sa mère : je ne me suis point senti 
tant d'habileté. Ou l'amitié véritable que je lui porte l'eût 
abusé sur mes sentiments et lui eût fait supposer que 
je me sacrifiais au devoir, ou ma fermeté l'eût offensé 



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KM LB MARQUIS DB YILLBMBR. 

comme un étalage de vertu dont il ne m'a jamais mise 
à même d'invoquer le secours contre lui... Non, non! 
cela ne se pouvait pas, cela ne se devait pasi 

« J'ai cru comprendre que la marquise m'insinuait 
Je lui dire que j'avais un engagement, un autre amour. 
Mon Dieu, qu'elle invente à présent tout ce qu'elle 
voudrai Qu'elle immole ma vie et mon honneur s'il 
le fautl J'ai laissé le champ libre; mais moi, je n'au- 
rais pas su improviser un roman pour la circonstance. 
Est-ce qu'il en aurait été dupe? 

« Camille, tu le verras, tu l'as sans doute déjà revu 
depuis cette première visite où tu m'avoues avoir eu 
tant de peine à jouer ton rôle. Il t'a fait le plus grand 
thagrin, dis-tu : il était comme égaré.... Il est sans 
doute calme à présent. Il a tant de force morale, et il 
doit si bien comprendre que je ne peux jamais le 
revoir! Cependant sois sur tes gardes. H est très-péné- 
trant. Dis-lui que je suis un esprit très-froid... Non, 
oascela, il ne le croirait pas... Parle-lui de ma fierté, 
qui est invincible. Oh 1 pour cela, oui, je suis fière, je 
le sens I Et si je ne l'étais pas, serais-je digne de son 
affection? 

« On eût peut-être voulu que je me rendisse en 
effet indigne de son respect, non pas la mère : oh! 
elle, non, jamais! Elle a trop de loyauté, de religion 
et de chasteté dans l'âme ; mais le duc! À présent je 
me souviens de bien des choses que je n'avais pa^ 
comprises, et qui se présentent sous un nouveau jour. 
Le duc est excellent, il adore son frère : je crois que 



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LB MARQUIS DB YILLBMBB. 805 

sa femme, qui est un ange, va purifier sa vie et ses 
pensées; mais à Séval, quand il me disait de sauver 
mn frère à tout prix... J'y songe aujourd'iiui, et la 
rougeur me monte au front I 

« Ah I qu'on me laisse dispamître, qu'on me laisse 
oublier tout celaî Je me suis crue bien calme, bien 
digne et bien heureuse pendant un an I Un jour, une 
heure ont tout gâté. D'un mot, madame de Villemer 
a empoisonné tous les souvenirs que j'aurais voulu 
emporter purs, et que je n'ose plus interroger main^ 
tenant. Vraiment, Camille, tu avais raison quelquefois 
quand tu me disais qu'il ne fallait pas avoir l'esprit 
trop candide, et qu^ je m'aventurais trop en don 
Quichotte dans la vie I Ceci me servira de leçon, et je 
me défendrai de l'amitié comme de l'amour. Je me 
demande pourquoi je ne romprais pas dès à présent 
tout lien avec ce monde plein de périls et de décep- 
tions, pourquoi je n'accepterais pas ma misère encore 
plus bravement que je ne l'ai fait. Je pourrais me créer 
des ressources dans cette province encore très-reculée 
comme civilisation. Je ne pourrais pas y être maîtresse 
d'école, comme Justine se le figurait l'année dernière : 
le clergé a tout envahi, et les bonnes sœurs ne me 
permettraient pas d'enseigner, même à Lantriac; 
mais je trouverais des leçons dans une ville, ou bien 
je pourrais être comptable dans quelque maison de 
commerce. 

(( Avant tout, il faut que je sois sûre d'être oubliée 
là-bas; mais quand cet oubli sera consommé, il faudra 



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806 LB MARQUIS DB VILLBMBR. 

bien que je pense à nos enfants, et je m'er préoccupe 
par avance. Sois tranquille après tout. Je trouverai; 
je saurai triompher de la mauvaise destinée. Tu sais 
bien que je ne m'endors pas, et que je ne peux pas 
faiblir. Tu as de quoi aller pendant deux mois, et je 
n'ai absolument besoin de rien ici. Ne te tourmente 
pas, comptons toujours sur le bon Dieu, comme tu 
dois compter, toi, sur la sœur qui t'aime. » 



XXII 

Carolineavait raison de redouter les investigations 
de M. de Villemer auprès de sa sœur. Il était déjà re- 
tourné deux fois à Étampes, et, comprenant bien que 
la délicatesse lui interdisait tout ce qui aurait pu res- 
sembler à un système d'interrogations, il se bornait à 
observer l'attitude et à commenter les réticences de 
Camille. Il pouvait dès lors se tenir pour assuré que 
madame Heudebert connaissait la retraite de sa sœur, 
et que sa disparition ne lui causait point d'inquiétude 
réelle. Camille tenait en réserve la lettre où Caroline 
disait avoir trouvé un emploi hors de France, et elle 
ne la produisait pas. Elle voyait tant d'angoisse et de 
souffrance dans les traits déjà profondément altérés du 
marquis qu'elle n'osait porter ce dernier coup au 
bienfaiteur, au protecteur de ses enfants. Puis madame 



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LB MARQUIS DB YILLBMBR. Wl 

Heudebert ne partageait pas tous les scrupules et ne 
comprenait pas toute la fierté de Caroline. Elle n'avait 
osé l'en blân)er, mais elle ne se fût pas fait un si grand 
crime d'affronter un peu le mécontentement de la 
marquise, et de devenir sa bru quand même. « Puis- 
que les offres du marquis étaient si sérieuses, pensait- 
elle, puisque sa mère l'aime au point de n'oser le con- 
rarier ouvertement, puisque enfin il est majeur et 
maître de sa fortune, je ne vois pas pourquoi Caro- 
line n'eût pas employé son crédit sur la vieille dame, 
son esprit de persuasion et l'évidence de son propre 
mérite à lui faire doucement accepter la convenance 
de ce mariage... Allons I ma pauvre Caroline, avec 
toute sa vaillance et tout son dévouement, est trop 
romanesque, et elle va se tuer pour nous faire vivre, 
tandis qu'avec un peu de patience et d'habileté, elle 
pouvait être heureuse et nous rendre tous heureux. » 

C'était là une autre théorie du bon sens que le lec- 
teur pourra mettre en regard de celle de Peyraque et 
de Justine. Le lecteur est libre d'accorder la préfé- 
rence à celui des deux raisonnements qui lui semblera . 
le meilleur; mais le narrateur est forcé d'avoir une i 
opinion, et il avoue un peu de partialité pour Caroline. / ^ 

Le marquis sentit que madame Heudebert faisait des /x ^^ 
allusions timides à cette situation, et ii vit qu'elle 
savait tout. Il se livra un peu plus qu'il n'avait fait 
encore, et Camille, encouragée, lui demanda avec 
assez de maladresse si, dans le cas où la marquise 
serait inexorable, il était bien décidé à offrir à Caroline 



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$^ LB MARQUIS DB YILLBMBR. 

(le répouser. Elle semblait prête à trahir le secret de 
sa sœur, isi le marquis engageait sa parole. 

Le marquis répondit sans hésiter : — Si j'étais sûr 
d*être aimé, si le bonheur de mademoiselle de Saint- 
Geneix dépendait de mon courage, je saurais faire 
fléchir à tout prix les répugnances de ma mère ; mais 
vous ne me donnez pas d'espoir l Donnez-m'en, et 
vous verrez!... 

— Moi? dit Camille, interdite et conftise. — Elle 
hésita à répondre. Elle avait bien cru deviner le secret 
(le Caroline; mais celle-ci s'en était toujours fièrement 
riéfèndue, non par des mensonges, mais en ne se 
laissant^ pas interroger, et madame Heudebert ne se 
sentait pas la hardiesse de la blesser profondément 
dans sa dignité en prenant sur elle-même de la com- 
Dromettre. — Voilà ce que je ne sais pas plus que 
vous, reprit-elle. Caroline est une âme si forte, que je 
ne la pénètre pas toujours. 

— Et cette âme est si forte en effet, dit le marquis, 
qu'elle n'accepterait jamais mon nom sans la véritable 
bénédiction de ma mère. Voilà ce que je sais encore 
mieux que vous. Ne me dites donc rien ; c'est à moi 
seul d'agir. Je ne vous demande plus qu'une chose, 
c'est de me permettre de veiller sur votre existence el 
sur vos enfants jusqu'à nouvel ordre, et même.., oui» 
j'oserai vous dire celai j'ai une crainte affreuse que 
mademoiselle de Saint-Geneix ne se trouve sans res- 
sources, exposée à des privations qui me font frémir. 
Otez-moi cette amertume.. • Permettez-moi de vous 



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LB MARQUIS DB YILLBMBR. 309 

laisser une somme que vous me remettrez, si l'emploi 
n'en est pas nécessaire, mais que vous lui ferez passer 
au besoin comme venant de vous. 

— Ohl cela est bien impossible, répondit Camille t 
elle devinerait, et ne me pardonnerait jamais d'avoir 
accepté I 

— Je vois que vous la craignez beaucoup. 

— Je la crains comme tout ce qu'on respecte. 

— C'est donc comme moil répondit le marquis en 
prenant congé. Je la crains au point de n'oser plus la 
chercher, et pourtant il faudra la retrouver ou 
mourir I 

Le marquis eut peu après avec sa mère une expli- 
cation assez vive. Bien qu'il la vît souffrante, triste, et 
regrettant Caroline cent fois plus qu'elle ne voulait 
l'avouer, bien qu'il se fût promis d'attendre un meil- 
leur moment pour s'éclairer, l'explication arriva, mal- 
gré lui et malgré la marquise, par la fatalité des 
circonstances. La situation était trop tendue et ne 
pouvait plus se prolonger. Madame de Villemer avoua 
qu'elle avait conçu des préventions soudaines contre 
le caractère de mademoiselle de Saint-Geneix , et 
qu'au moment de tenir sa parole, elle lui avait fait 
sentir qu'elle en souffrait amèrement. Peu à peu, sur 
les qufdstions ardentes du marquis, l'entretien s'anima 
et madame de Villemer, poussée à bout, laissa échap- 
per la condamnation de Caroline. L'infortunée avait 
commis une faute, pardonnable aux yeux de la mar- 
quise en tant au'amie et protectrice, mais qui lui 



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tlO LB MARQUIS DB VILLBMBR. 

rendait impossible la seule pensée d'en faire sa 
fille. 

Devant le résultat de la calomnie^ le marquis ne 
faiblit pas un instant. — C'est un mensonge infâme, 
s*écria-t-il hors de lui, un lâche mensonge, et vous 
avez pu y croire I II a donc été bien habile et bien 
audacieux? Ma mère, vous allez me dire tout, car, moi, 
je ne suis pas disposé à me laisser tromper! 

— Non, mon fils, je ne vous dirai plus rien, ré- 
pondit madame de Villemer avec fermeté, et toute 
parole que vous ajouterez à celles que vous venez de 
me dire, je la considérerai comme un manque d'affec- 
tion et de respect. 

La marquise resta donc impénétrable; elle avait 
donné sa parole à Léonie de ne pas la trahir, et d'ail- 
leurs pour rien au monde elle n'eût voulu semer la 
discorde entre ses deux fils. Le duc lui avait dit si 
souvent devant Urbain que jamais il n'avait cherché ni 
obtenu un seul doux regard de Caroline I Ceci était, 
selon la marquise, un mensonge que le marquis ne 
pardonnerait jamais. Elle savait maintenant qu'il avait 
pris le duc pour confident, que celui-ci s'affectait de 
sa douleur et faisait faire des démarches à sa femme 
pour chercher Caroline dans tous les couvents de Paris. 
« Il ne parle pas, se disait la marquise; il ne détourne 
pas sa femme et son frère de cette extravagance, 
lorsqu'il devrait au moins confesser le passé au mar- 
quis pour le guérir I 11 serait donc trop tard pour 
risquer de pareils aveux, et je ne puis le faire sans 



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LB MARQUIS DB VILLBLIBR. tll 

exposer mes deux ûls à s'égoi^er après s'être tant 
aimés. » 
Caroline cependant écrivait à sa sœur: 
a Tu t'effrayes de me savoir dans un pays si acci- 
denté, et tu me demandes ce qu'il a d'assez beau pour 
que l'on risque de s'y tuer à chaque pas. D'aiK)rd il 
n'y a vraiment aucun danger pour moi sous la con- 
duite de mon bon Peyraque. Les chemins, qui seraient 
vraiment horribles et je crois impossibles pour deà 
voitures comme celles que nous connaissons, se trou- 
vent justes assez larges pour les petits chars du pays. 
D'ailleurs Peyraque est très-prudent. Quand son œil ne 
lui dit pas bien au juste l'espace qu'il lui faut, il a 
pour s'en assiu*er un procédé qui m'a fait beaucoup 
rire la première fois que je le lui ai vu employer. Il 
ïie confie les rênes, met pied à terre, prend son fouet, 
tur le manche duquel la largeur exacte de sa voiture 
est marquée par une entaille, et, faisant quelques pas 
en avant, il va mesurer le passage entre le rocher et 
le précipice, quelquefois entre le précipice de droite 
et celui de gauche. Si le chemin a un centimètre de 
plus qu'il ne nous est nécessaire, il revient triomphant 
et nous passons à fond de train. Si nous n'avons pas 
ce centimètre pour prendre nos ébats, il me fait 
descendre, et passe la voiture en tenant la hôt6> par la 
tnide. Quand nous rencontrons deux pe*jts murs d'en- 
clos bordant un sentier de piétons, nous mettons une 
roue sur chaque mur et le cheval dans le sentier. Je 
t'assure qu'on s'habitue si bien à tout cela, que 'e n'v 



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lit LB MARQUIS DB VILLBMBR. 

pense plus. Les chevaux d'ici n'ont ni frayeurs, ni 
caprices ; ils connaissent aussi bien que nous le danger, 
et il n'arrive pas plus d'accidents que dans la plaine. 
Je t'ai sans doute exagéré le péril de ces courses dans 
mes premières lettres ; c'était de la vanité, ou un reste 
de peur dont je suis bien guérie, à présent que je la 
reconnais mal fondée. 

a Quant à la beauté du Velay, je ne pourrais jamais 
te la décrire. Je n'imaginais pas qu'il y eût, au cœur 
de la France, des contrées si étranges et si imposantes. 
C'est encore plus beau que l'Auvergne, que j'ai tra- 
versée pour y arriver. La ville du Puy est dans une 
situation unique probablement; elle est perchée sur 
des laves qui semblent jaillir de son sein et faire partie 
de ses édifices. Ce sont des édifices de géants; mais 
teux que les hommes ont assis aux flancs et parfois m 
îommet de ces pyramides de lave ont été vraiment 
inspirés par la grandeur et Tétrangeté du site. 

« La cathédrale est d'un admirable stylé roman, de 
la même couleur que le rocher, un peu égayée seule- 
ment par des mosaïques blanches et bleues au fronton. 
Elle est placée de manière à paraître colossale, car on 
y arrive par une montagne de degrés à donner le 
vertige. L'intérieur est sublime de force élégante et 
d'obscurité religieuse. Jamais je n'ai compris et pour 
ainsi dire senti la terreur du moyen âge comme sous 
ces piliers noirs et nus, sous ces coupoles chargées 
d'orage. Il faisait une tempête furieuse quand j'y suis 
entrée. Les éclairs traversaient de lueurs Infernales les 



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LB MARQUIS DB VILLBMBB. 811 

beaux vitraux qui sèment des pierreries sur les murs 
et sur les pavés, La foudre avait des roulements qui 
semblaient partir du sanctuaire même. C'était Jéhovah 
dans toute sa olère;... mais cela ne m*effrnyait nas. 
Le Dieu vrai que nous aimons aujourd'hui n*a point de 
menaces pour les faibles. Je Tai prié là avec une 
confiance entière, et j'ai senti que je valais mieux 
jiprès. Quant à ces beaux temples des âges rudes el 
fai*ouches de la foi, on comprend qu'ils sont l'expres- 
sion du grand mot mystère, dont il était défendu de 
soulever les voiles... Si M. de Villemer eût été là, il 
m'eût dit... 

a Mais il n'est pas question de faire un cours d'his- 
toire et de philosophie religieuse. Les pensées de 
M. de Villemer ne sont plus le livre où je m'instrui- 
sais du passé et qui me fera pressentir l'avenir. 

a Tu vois que, grâce à l'envie que le bon Peyraque 
a de me montrer les merveilles du Velay, grâce aussi 
à ma capeline impénétrable, j'ai pu me risquer dans 
la ville et dans les faubourgs. La ville est partout pit- 
toresque; c'est encore une ville du moyen âge, toute 
semée d'églises et de couvents. La cathédrale esl 
flanquée d'un monde de constructions antiques, où, 
sous des arcades mystérieuses et dans les plis du 
rocher qui les porte, on voit des cloîtres, des jardins, 
des escaliers et des ombres muettes qui passent sous 
le voile et sous la soutane. Il règne par là un silence 
étrange et je ne sais quelle odeur du passé qui donne 
froid et peur, non pas de Pieu, source de toute con- 

lê 



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tu I.B MARQUIS DB VILLBMBE. 

fiance et de toute liberté d'âme, mais de tout ce qui, 
au nom de Dieu, rompt sans retour les liens et les 
devoirs de Thumanité. Dans notre couvent, je me 
.souviens que la vie religieuse me paraissait riante : 
ici, elle est d*un sombre à faire trembler. 

« De la cathédrale, on descend pendant une heure 
pour gagner le faubourg d'Aiguilhe, où se dresse un 
autre monument à la fois naturel et historique, qui est 
bien la plus étrange chose du monde. C'est un pain 
de sucre volcanique de trois cents pieds de haut, où 
Ton monte par un escalier tournant jusqu'à une cha- 
pelle byzantine nécessairement toute petite, mais 
charmante, et bâtie, dit-on, sur l'emplacement et avec 
les débris d'un temple de Diane. 

« On raconte là une légende qui m'a frappée. Une 
jeune fille, une vierge chrétienne, poursuivie par un 
mécréant, s'est précipitée, pour lui échapper, du haut 
de la plate-forme : elle s'est relevée aussitôt; elle 
n'avait aucun mal. Le miracle fit grand bruit. On la 
déclara sainte. L'orgueil lui monta au cœur, elle pro- 
mît de se précipiter de nouveau, pour montrer qu'elle 
disposait de la protection des anges ; mais cette fois le 
ciel l'abandonna, et elle fut brisée comme une vaine 
idole... 

« L'orgueil I oui. Dieu laisse les oi^ueilleux à eux- 
mêmes... Et sans lui que peuvent-ils?... Mais ne me 
dis pas que j'ai de l'orgueil... Non, ce n'est pas cela! 
Je ne veux rien prouver à personne. Je demande qu'on 
m'oublie et qu'on ne soufire point à cause de moi. 



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LB MARQUIS DB YILLBMBR. tl& 

« II y a auprès du Puy , et faisant partie de son 
magnifique paysage, un village que couronne aussi 
une de ces roches isolées, singulières, qui per^<înt ici 
la terre à chaque pas. Cela s'appelle Espaly, et k 
rocher porte aussi des ruines de château féodal et des 
grottes celtiques. Une de ces grottes est habitée par un 
l^auvre vieux ménage dont la misère est navrante. Les 
deux époux sont là dans la roche vive, avec un trou 
pour cheminée et pour fenêtre. La nuit, on bouche 
en hiver la porte avec de la paille, en été avec le jupon 
de la vieille femme. Un grabat sans draps et sans ma- 
telas, deux escabeaux, une petite lampe de fer, un 
rouet et deux ou trois pots de terre, voilà tout le 
mobilier. 

« A deux pas de là, il y a pourtant une vaste el 
splendide maison de jésuites qu*on appelle le Paradis. 
Au bas du rocher coule un ruisseau qui charrie des 
perres précieuses dans son sable. La vieille femme 
m*a vendu pour vingt sous une poignée de grenats, 
de saphirs et d'hyacinthes que je garde pour Lili. Les 
grains sont trop petits pour avoir aucune valeur, mais 
îl doit y avoir un précieux gisement dans ces rochers. 
Les pères jésuites le découvriront peut-être; moi, je 
ne compte pas faire cette découverte : aussi faut-il que 
je songe à me procurer du travail. Peyraqne a une 
Idée dont il m'entretient depuis quelques jours, et qui 
lui ^\ venue précisément à ce rocher d'Espaly ; void 
comment. 

a Tout en me promenant sur ce rocher, je me suis 



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816 LB MAI^QUIS DB YILLBMBR. 

prise d'amour pour un petit enfant qui jouait sur les 
genoux d'une belle villageoise, forte et riante. Cet 
enfant-là, vois-tu, je ne peux le comparer qu'à Chariot 
pour la sympathie qu'il inspire. Il ne lui ressemble 
pas, mais il a comme lui des chatteries et des caresses 
timides qui vous feraient volontiers son esclave. 
Comme je le faisais admirer à Peyraque, remarquant 
qu'il était tenu avec une grande propreté, que sa mère 
ne faisait pas de dentelle et paraissait uniquement 
occupée de lui, comme si elle eût compris qu'elle 
avait là un trésor, Peyraque m'a répondu : — Vous 
dites plus vrai que vous ne pensez. Cet enfant-là est 
un trésor pour la Roqueberte. Si vous lui demandez à 
qui il est, elle vous répondra que c'est l'enfant d'une 
sœur qu'elle a à Clermont; mais ce n'est pas vrai : le 
petit lui a été confié par un monsieur que personne 
ne connaît, et qui l'a payée pour le nourrir, qui la paye 
encore pour en prendre grand soin, comme si c'était 
un fils de prince. Aussi vous voyez que cette femme 
est bien habillée et ne travaille pas. Elle était déjà à 
son aise. Son mari est gardien du château de Polignac, 
dont vous voyez là-bas la grande tour et toutes les 
ruines sur un rocher encore plus gros et plus haut 
que celui d'Espaly. C'est là qu'elle demeure, et si vous 
la rencontrez ici, c'est qu'à présent elle a tout à fait 
du bon temps pour se promener. La vraie nière du 
petit doit être morte, car on n'a jamais entendu parler 
d'elle; mais le père vient le voir, donner de l'arçent, 
et recommander qu'on ne le laisse manquer de rien. 



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LB MARQUIS DB YILLBMBR. tll 

« Tu vois, chère sœur, qu'il y a là un roman. C'est 
peut-être un peu cela qui m'a attirée, puisque, selon 
toi, je suis «i romanesque l II est certain i^ue ce petit 
garçon a quelque chose qui s'empare de l'imagina- 
tion. Il n'est pas fort, et l'on dit qu'il n'avait que le 
wuffle quand on l'a apporté au pays ; mais il est très- 
frais à présent, et la montagne lui convient si bien 
que le père, étant venu l'an dernier, à peu près à 
cette époque-ci, pour le remmener, s'est décidé à le 
laisser encore un an pour qu'il achève de se fortifier. 
11 a une figure d'ange rêveur, ce petit être, des yeux 
i'une expression qu'on n'a pas à cet &ge-là, et des 
manières d'une grâce inouïe. 

« Peyraque, m'en voyant si coiffée, se gratta la tête 
d'un air profond, et reprit : — Eh bien I dites donc^ 
puisque cela vous va, les petits enfants, pourquoi, au 
lieu de faire l'état de lire tout haut, qui doit bien 
vous fatiguer, ne chercheriez-vous pas un petit pen- 
sionnaire comme ça, que vous élèveriez chez votre 
sœur avec les autres enfants? Cela vous laisserait dans 
votre famille et dans vos habitudes. 

« — Tu oublies , mon bon Peyraque, que de long- 
temps peut-être je ne peux pas me montrer chez ma 
sœur. 

« — Eh bien I votre sœur viendrait demeurer par ici, 
ou bien, pendant un an ou deux, vous resteriez chei 
nous ; ma femme vous aiderait à soigner l'enfant, e/ 
vous n'auriez que la peine de le surveiller et de l'in- 
struire... Tenezl j'ai une idée sur celui-ci, moi, puis^ 

is. 



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118 LB MARQUIS DB T1LLBIIBR 

qu'il VOUS plaît tant, que vous en voilà comme affolée. 
Son père va venir le chercher un jour i u Tautre. ^ 
je lui parlais de vous? 

« — Tu le connais donc ? 

« — Je lui ai servi de conducteur une fois pour s • 
promener vers la montagne dans ma carriole. Il parmi 
un très-brave homme, mais trop jeune pour se charçer 
d'élever lui-même un enfant de trois ans. Il £audrt 
bien qu'il le confie à une femme, et il ne peut pas le 
laisser plus longtemps aux Roquebert, qui ne sont pas 
en état de lui enseigner ce qu'un petit monsieur 
comme lui doit savoir. Ce serait votre affaire à vous, 
jamais le pèr'î ne rencontrera une si bonne mère pour 
son enfant. Espérez, espérez (ce qui signifie atten- 
dez I ). J'aurai l'œil sur Polignac, et dès qu'il arrivera, 
oe père, je saurai bien lui parler comme il faut. 

« Je laisse le bon Peyraque nourrir ce projet, ainsi 
cpie Justine, mais je n'y crois pas, vu que le mysté- 
rieux personnage qu'on attend ici fera sur moi des 
questions auxquelles je ne veux pas que l'on réponde» 
à moins d'être bien sûre qu'il ne connaît de près ni de 
loin aucune des personnes auxquelles je veux cacher 
ma retraite. Et conmfient m'assurer de cela* L'idée 
de Peyraque n'en est pas moins par elle-même une 
bonne idée. Élever un enfant chez nous pendant quel- 
ques années me plairait infiniment mieux que d'entrer 
de nouveau dans Une famille étrangère. Mieux me vau- 
drait une fille qu'un garçon, parce qu'on me la laisse- 
rait plus longtemps : mais il n'y aurait sans doute pas 



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LB MARQUIS DE VILLEMER. 81» 

beaucoup de choix, car ces enfants de Famour cachés 
par leurs parents ne sont pas faciles à découvrir. Et puis 
il faudrait que Ton eût toute confiance en moi, que Ton 
me connût bien. Madame d'Arglade, qui sait tout les 
secrets du monde, me trouverait cela; cependant je 
n'ai plus envie de m'adresser à elle : sans le vouloir, 
elle me porterait encore malheur. » 



XXllI 



Quelques jours plus taM, Caroline écrivait de nou- 
veau à sa sœur. 

Polignac, 15 mai. 

(( Me voilà depuis cinq jours dans une des plus im- 
posantes ruines de la féodalité, au faîte d'un de ces 
gros blocs de lave noire dont je t'ai parlé à propos du 
Puy et d'Espaly. Tu vas croire que ma position a 
changé et que mon rêve s'est réalisé. Non ; je suis 
bien auprès du petit Didier, mais je me suis chargée 
moi-même de veiller sur lui, et ma sollicitude est 
tout à fait désintéressée, car le père ou le protecteur 
n'a point reparu. Voici ce qui est arrivé : 

« J'avais envie de revoir l'enfant, un peu envie 
aussi de m'informer de ce qui le concerne, et enfin 
j'avais le désir de voir de près ce manoir de Polignac 



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«20 LB MARQUIS DB VILLBMBR. 

qui se présente de loin comme une ville de géants sur 
une roche d'enfer. C'est la plus forte citadelle du 
moyen âge dans le pays; c'était le nid de cette terrible 
race de vautours sous les ravages desquels tremblaient 
le Velay, le Forez et l'Auvergne. Les anciens seigneurs 
de Polignac ont laissé partout, dans ces provinces, des 
souvenirs et des traditions dignes des légendes de 
i'ogre et de Barbe-Bleue. Ces tyrans féodaux détrous- 
saient les passants, pillaient les églises, massacraient 
les moines, enlevaient les femmes, mettaient le feu 
aux villages, et cela de père en fils pendant des siècles. 
Le marquis de Villemer a fait là-dessus un des plus 
remarquables chapitres de son livre, concluant que 
les descendants de cette famille, bien innocents, à 
loup sûr, des crimes de leurs ancêtres, semblaient 
avoir, par leurs mauvais destins, expié les triomphes 
de la barbarie. 

« Leur citadelle était inexpugnable. Le rocher est 
taillé à pic de tous les côtés. Le village est groupé au- 
dessous, porté par la colline qui soutient le bloc de 
lave. C'est assez loin de Lantriac. Les ravins infran- 
chissables rendent ici les distances sérieuses. Toute- 
fois, étant partis de bonne heure, nous sommes 
arrivés mardi dernier vers midi, et notre petit cheval 
nous a portés jusqu'au pied de la poterne. Peyraque 
m'a laissée là pour s'occuper de la bête et pour voir 
d'autres bêtes, car il est en bonne renommée de 
science vétérinaire, et là où il paraît, la pratique 
accourt toujours 



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LB MARQUIS DB YILLBMBR. itl 

« J*aî trouvé une petite fille de dix ans pour m'ou- 
vrir la perle; mais quand j*ai demandé à voir la 
Roquebe; te, Tenfant m'a répondu en pleurant que sa 
mère se mourait. J*ai couru à la partie du manoir 
encore debout et bien réparée qu'elle habite, et je 
l'ai trouvée en proie à une fièbre cérébrale. Le petit 
Didier jouait dans la chambre avec un autre enfant de 
cette pauvre femme, celui-ci très-gai, ne comprenant 
rien, quoique plus âgé, tandis que Didier, demi-sou- 
riant, demi-pleurant, regardait du côté du lit d'un air 
étonné, avec autant d'inquiétude qu'en peut montrer 
un enfant de trois ans. Quand il m'a vue, il est venu à 
moi, et au lieu de faire le coquet pour m'embrasser, 
tomme il avait fait la première fois, il s'est jeté après 
ma robe, en me tirant avec ses petites mains et en me 
disant maman ! d'une voix si plaintive et si douce que 
tout mon cœur en a été bouleversé. 11 m'avertissait, 
à coup sûr, de l'état incompréhensible de sa mère 
adoptive. Je me suis approchée du lit. La Roqueberte 
ne pouvait parler, elle ne reconnaissait personne. Son 
mari est arrivé au bout d'un instant, et a commencé 
à s'inquiéter, car elle n'était ainsi que depuis quel- 
ques heures. Je lui ai dit qu'il était temps d'envoyer 
chercher un médecin et une femme pour garder la 
sienne, ce qu'il a fait aussitôt, et comme je ne javais 
pas trop s'il n'y avait pas de la fièvre typhoïde, j'ai 
emmené les enfants hors de la chambre, en averti» 
sant le mari du danger de les y laisser. 

« Quand le médecin est arrivé au bout de deux 



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at LB MARQUIS DB YILLBMBK. 

heures, il m'a approuvée, disant que la maladie 
ii*était pas encore bien déterminée, et qu'il fallait 
installer les enfants dans un autre bâtiment, ce que je 
roe suis chargée de faire avec l'aide de Peyraque, car 
le mari perdait beaucoup la tête, ne songeait qu'à 
faire brûler des cierçes dans l'église du village, et à 
marmotter des prières en latin qu'il ne comprenait 
pas, mais qui lui semblaient plus efficaces que les 
prescriptions du médecin. 

(( Quand il a été un peu calmé, il était déjà quatre 
lieures, et il nous fallait repartir, Peyraque et moi, 
pour ne pas nous trouver la nuit dans le ravin de la 
Gagne. Il n'y a pas de lune pour le moment, et 
l'orage menaçait de plus belle. Alors le pauvre Roque- 
bert s'est pris à se lamenter, disant qu'il était perdu, 
si quelqu'un ne prenait soin des enfants, et surtout 
de V enfant, désignant par là Didier, la poule aui 
œufs d'or du ménage. H fallait à celui-là des soins 
particuliers ; il n'était pas fort comme ceux du pays, 
et puis il était curieux, il voulait passer partout, et 
ces ruines sont un labyrinthe de précipices où il ne 
faut pas perdre de vue un seul instant un petit mon- 
sieur de celte humeur aventureuse. 11 n*osait le con- 
fier à personne. L'arçent que ce petit apportait dans 
son ménage lui avait feit des jaloux, il avait des 
ennemis; que sais-je? Bref, Peyraque me dit tout 
bas : — Tenez I votre bon cœur et ma bonne idée 
sont ici d'accord. Restez ; je vois qu'il y a de quoi 
vous bien loger. Je reviendrai demain voir où la diose 



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LB MARQUIS DB VILLBMBR. SU 

en est, et vous ramener si on n'a plus besoin de vous. 

« J'avoue que je désirais cette décision ; il me sem- 
blait que j'avais autant le devoir que le besoin de 
veiller sur Tenfant. Peyraque est revenu le lendemain, 
et comme j'ai vu que la Roqueberte, bien que hors 
de dangef , ne pourrait se lever avant plusieurs jours, 
j'ai consenti à rester, et j'ai dit à Peyraque de ne venir 
me chercher qu'à la fin de la semaine. 

« Je suis très-bien ici, dans une vaste chambre qui 
est, je crois, une ancienne salle aux gardes que l'on a 
coupée en plusieurs pièces à l'usage des métayers. 
Les lits, très-rustiques, sont propres, et je fais moi- 
même le ménage. J'ai les trois enfants à mes côtés à 
toute heure. La petite fait notre cuisine, que je dirige ; 
je surveille les soins qu'il faut donner à la mère ; je 
lave et j'habille Didier moi-même. 11 est vêtu comme 
les autres, en petite blouse bleue, mais avec plus de 
soin, surtout depuis que je m'en mêle, et je m'atta- 
che à lui d'une manière qui m'effraye pour le moment 
où il faudra m'en séparer. Tu sais mes passions pour 
les enfants, c'est-à-dire pour certains enfants ; celle-ci 
est une des mieux conditionnées. Chariot en serait 
jaloux comme un tigre. C'est que, vois-tu , ce Didier 
est certainement le fils d'une femme ou d'un homme 
de méritel II est de haute et fine race, moralement 
pariant; sa figure est d'une blancheur un peu mate 
avec de petites couleurs comme celle des roses de 
buissons. Il a des yeux bruns admirables de fo 'me et 
d'expression, et une forêt de cheveux noirs demi- 



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«4 LB MARQUIS DB YILLBMBBk 

bouclés, Ans comme de la soie. Ses menottes sont 
des chefs-d'œuvre, et il ne les salit jamais. Il ne gratte 
pas la terre, il ne touche à rien ; sa vie se passe à 
regai Jer. Je suis sûre qu'il a des pensées au-dessus 
de son âge qu'il ne peut exprimer, ou plutôt une 
suite de rêves charmants et divins qui ne se peuvent 
traduire dans les langues humaines, car il parle très- 
couramment pour son âge en français et en patois. Il 
a pris l'accent du pays, mais il le rend très-doux en 
grasseyant un peu. 11 a les plus jolies raisons du monde 
pour faire tout ce qu'il veut, et ce qu'il veut, c'est 
d'être dehors, de grimper sur les ruines ou de se 
glisser dans les fentes; là, il s'assied et regarde les 
petites (leurs et surtout les insectes sans y toucher, 
mais en suivant tous leurs mouvements et en ayant 
l'air de s'intéresser aux merveilles de la vie, tandis 
que les autres enfants ne songent qu'à écraser et à 
détruire. 

« J'ai essayé de lui donner les premières notions de 
lecture, persuadée (peut-être contre l'avis du père) 
que plus on prend les enfants de bonne heure, plus 
on leur épai^e le gros effort de l'attention, si pénible 
quand la force et l'activité sont plus développées. J'ai 
tâté son intelligence et sa curiosité ; elles sont extraor- 
dinaires, et, avec notre merveilleuse méthode, qui a 
si bien réussi avec tes enfants, je suis sûre que je lui 
apprendrais à lire en un mois. 

(( Et puis cet enfant est tout âme, et sa volonté se 
fond dans une affectior sans bornes. La nôtre va vrai* 



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LB MARQUIS DB VILLBMBR. 8d5 

ment trop vite, et je me demande comment nous 
allons faire pour nous quitter. 

a En outre, quoique ma Justine et mon Peyraque 
me manquent^ je me plais beaucoup dans ces ruines 
grandioses, d'où Ton embrasse un des plus beaux sites 
de la terre, et d'où Ton plonge sur les abîmes, au- 
dessus de toute habitation. L'air est si pur que les 
pierres blanches mêlées aux débris de moellon dé 
lave sont blanches comme au sortir de la carrière. Et 
puis rintérieur de ce manoir immense est rempli de 
choses très-curieuses. 

a II faut que tu saches que les Polîgnac ont la pré- 
tention de descendre d'Apollon ou de ses prêtres en 
droite ligne, et que la tradition consacre ici l'exis- 
tence d'un temple de ce dieu, temple dont quelques 
débris subsisteraient encore. Moi, je crois qu'il n'y a 
pas à en douter et qu'il suflît de les voir. La question 
est de décider si les inscriptions et les sculptures ont 
été apportées pour décorer le manoir selon l'usage de 
la renaissance, ou si le manoir a été construit sur ces 
vestiges. Roqueberte me dit que les savants du pays 
se disputent là-dessus depuis cinquante ans, et moi, 
je donne raison à ceux qui pensent que la margelle du 
puits était la bouche aux oracles du dieu. L'orifice de 
ce puits jn?mense, auquel communique bizarrement 
un autre puits plus petit, était fermé par une tête 
colossale d'un grand style, et dont la bouche percée 
laissait passer, dit-on, la voix souterraine des pythies. 
Pourquoi non? Ceux qui disent que c'était seulement 

10 



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•M LB MARQUIS DB VILLBMUR. 

le mascaron d^une fontaine n'en sont pas plus sûrs. 
Celte tête a été mise à l'abri de la destruction dans le 
rez-de-chaussée d'une tourelle avec un amas de boulets 
de pierre trouvés dans le piiits. Je me suis amusée à 
en faire le dessin que je t'envoie dans cette lettre avec 
le portrait en pied de mon petit Didier, couché tout 
entier et endormi sur la tempe du dieu. Gela ne lui 
ressemble pas, mais le croquis te donne l'idée du 
bizarre et charmant tableau que j'ai eu sous les yeux 
pendant un quart d'heure. 

c Au reste, je ne lis pas ici, je n ai pas les huit ou 
dix volumes éparsetla grosse vieille bible protestante 
de Peyraque. Je ne cherche plus à m'instruire et je 
n'y songe guère. Je raccommode les bardes de mon 
Didier en le suivant pas à pas; je rêve, je suis triste 
sans révolte et sans m'étonner davantage d'une situar 
tion que je dois subir. — et je me porte bien, c'est là 
l'important. 

« Le bon Peyraque arrive et m'apporte ta lettre. 
Ahl ma sœur, ne faiblis pas, ou je suis désespérée! 
Tu dis qu'if est pâle et déjà malade, qu'il t'a fait tant 
de peine que tu as failli me trahir. Camille, si tu n'as 
pas la force de voir souffrir un homme courageux et 
si tu ne comprends pas que mon courage seul peut 
soutenir le aen, je partirai, j'irai plus loin, et tu ne 
sauras pas où je suis. Tiens-toi pour avertie que le 
iour où je verrai ici, sur le sable de mon ile, la trace 
d'un pied étranger, je disparaîtrai si bien que... m 

Caroline n'acheva pas d'écrire la phrase; Peyraque» 



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LB MARQUIS DB YILLEMBR. 881 

qui venait de lui remettre la lettre de madame Heude- 
bert, rentra en lui disant : — Voilà le momieur qui arrive. 

— Qui? quoi? s'écria Caroline en se levant toute 
roublée; quel monsieur ?v 

— Le père de l'enfant inconnu, M* Bemyer qu'il 
l'appelle. 

— Tu sais donc son nom? Personne ici ne le savait 
ou ne voulait le dire. 

— Ma foi, je ne suis pas bien curieux; mais il a 
jeté sa valise sur un banc à la porte de la Roqueberte, 
et moi, j'ai jeté les yeux dessus et j'ai lu. 

— Bernyerl je ne connais pas cela, et je pourrais 
peut-être me laisser voir sans inconvénient. 

— Mais certainement qu'il faut le voir, lui parler 
du petit,... c'est le moment. 

Roquebert entra et mit à néant le projet de Pey- 
raque. M. Bemyer demandait son fils; mais, selon sa 
coutume, il était entré dans une chambre à lui réser- 
vée, et ne voulait voir en ce moment aucune personne 
étrangère à la famille. 

— C'est égal, ajouta Roquebert, je lui dirai comme 
vous avez eu soin de ma femme et du petit, et pour 
sûr il me remettra quelque chose de bon pour vous 
récompenser. D'ailleurs, moi, je le ferais de ma poche! 
Soyez tranquille là-dessus. 

Il prit l'enfant dans ses bras et sortit en refermant 
la porte derrière lui , comme pour empêcher qu'un 
regard curieux ne le suivît dans le passage qui condui- 
sait chez l'inconnu. 



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328 LB MARQUIS DB VILLBMBR. 

— Eh bien I partons, dit Caroline, dont les yeux sa 
remplirent de larmes à Tidée qu'elle ne reverrail 
probablement jamais Didier. 

— Mais non, reprit Peyraque, restons un peu pour 
voir ce que le monsieur pensera quand il saura que 
vous avez passé ici cinq jours pour garder son enfant. 

— Eh 1 ne vois-tu pas, mon ami, que Roquebert se 
gardera bien de le lui dire? 11 n'osera pas avouer que, 
pendant la maladie de sa femme, il n'a su confier 
l'enfant qu'à une étrangère. Et d'ailleurs n'est-il pas 
jaloux de le garder encore un an, ce qui serait bien 
possible? Nous laissera-t-il insinuer au père que chez 
nous il serait non-seulement encore mieux soigné, 
mais encore élevé comme il est en âge de l'être? Non, 
non. La Koqueberte elle-même, en dépit des soins que 
j'ai eus pour elle, dira que personne ne me connsut, 
que je ne suis peut-être qu'une aventurière, et en 
quêtant la reconnaissance et la confiance, nous aurons 
l'air d'intriguer pour recevoir quelques sous qu'on 
nous offre déjà. 

— Mais quand nous refuserons, on verra bien qui 
nous sommes 1 Je suis connu, moi, et on sait bien ({ue 
Samuel Peyraque n'a jamais menti ni tendu la main à 
personne. 

— Cet étranger n'en sait rien du tout et ne se ren- 
seignera qu'auprès des Roquebert, puisqu'il ne connaît 
qu'eux. Partons donc vite, mon cher ami ; je souOre 
de rester un instant de plus ici. 

— C'est comme vous voudrez, dit Peyraque. Je 



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M 



LB MARQUIS DB YILLBMBIL 889 



n'ai pas dételé, et nous ferons reposer le cheval au 
Puy ; mais c'est égal, si vous vouliez me croire, nous 
resterions ici pendant une ou deux heures. D*icî là, 
on se rencontrerait dans les cours, l'enfant vous cher- 
cherait et vous demanderait de lui-même, il vous aime 
déjà tant I Tenez I si le monsieur vous voyait seulement 
une minute, je suis sûr qu'il dirait : Voilà une personne 
qui n*est pas comme une autre; il faut que je lui parle. 
Quand il vous aurait parlé... 

En causant ainsi, Peyraque suivait Caroline, qui, 
bien décidée à partir, avait rassemblé ses bardes et se 
dirigeait vers la porte du manoir. En passant devant 
le banc où la valise de Finconnu était encore à côté de 
son caban de voyage, elle lut le nom que Peyraque lui 
avait fidèlement rapporté, mais en même temps elle 
fit un geste de surprise et se hâta de s'éloigner avec 
une émotion extraordinaire. 

— Qu'est-ce qu'il y a donc? lui dit le bonhomme 
en prenant les rênes. 

— Rien I une rêverie I répondit Caroline lorsqu'ils 
furent sortis de l'enceinte. Je me suis imaginé recon- 
naître l'écriture de celui qui a tracé ce nom de Bemyer 
sur la valise. 

— Bahl c'est écrit comme de l'imprimé. 

— C'est vrai, je suis folle I C'est égal, allons-nous- 
en, mon bon Peyraque 1 

Caroline fut absorbée pendant la route. Elle attri- 
buait l'émotion singulière que lui avait causée la vue 
de cette écriture déguisée à celle qu'elle venait d'é« 



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iSO LB MARQUIS DB YILLBMBR. 

prouver en lisant la lettre de sa sœur; mais elle avait 
une nouvelle préoccupation. M. de Villemer ne lui 
avait jamais dit qu'il eût vu de ses yeux le manoir de 
Polignac, mais il en avait fait dans son livre une belle 
et fidèle description ; il l'avait pris comme un des types 
de la force des repair<js féodaux du moyen âge, et 
Caroline savait qu'il avait souvent voyagé dans les 
provinces pour aller se pénétrer lui-même de l'im- 
pression des lieux historiques. Elle interrogeait tous 
les replis de sa mémoire pour y retrouver ce qui ne 
pouvait pas y être, à savoir s'il ne serait pas échappé 
au marquis de lui dire qu'il avait été là. — Non I se 
répondait-elle; s'il me l'eût dit, j'en aurais été frappée 
à cause des noms de Lanlriac et du Puy, que Justine 
m'avait rappelés. — Alors elle cherchait à se souvenir 
encore si, à propos de Polignac, elle n'avait point parlé 
de Lantriac et de Justine; mais cela n'avait pas eu 
lieu, elle en était sûre ; elle se tranquillisait. 

Elle restait cependant émue et pensive. Pourquoi 
s'était-elle prise d'amour pour cet enfant inconnu? 
Qu'avait-il donc de si particulier dans les yeux, dans 
l'attitude et le sourire? Est-ce qu'il ne ressemblait pas 
au marquis? Est-ce que, dans l'idée qui lui était subi- 
tement venue d'élever un enfant et de désirer celui-là, 
il n'y avait pas un vague instinct plus puissant que le 
hasard et les instigations de Peyraque? 

A tout ce trouble se joignait, en dépit de Caroline, 
le tourment secret d'une jalousie confuse. Il aurait 
donc un tils, un enfant de l'amour? se disait-elle. 11 



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LB AffARQtJIS DB YILLBMBR. 331 

aurait donc passionnément aimé une femme avant de 
me connaître, car les aventures frivoles sont incom- 
patibles avec :;on caractère exclusif, et il y aurait là un 
mystère important dans sa vie I La mère vît peut-être 
encore. Pourquoi suppose-t-on qu'elle soit morte? 
* En avançant dans la fièvre des suppositions, elle se 
retraçait les paroles du marquis sous le cèdre du Jardin 
des Plantes, et cette lutte qu'il avait laissé pressentir 
entre son devoir filial et un autre devoir, un autre 
amour, dont Caroline n'était peut-être pas l'objet après 
tout! Qui sait si la vieille marquise n'avait point fait 
également fausse route, si le marquis avait nommé h 
sa mère la femme qu'il voulait épouser, si enfin, dans 
leur trouble, et madame de Villemer et Caroline elle- 
même n'avaient point passé à côté de la vérité î 

En s'exaltant ainsi malgré elle, Caroline cberchaît 
en vain à se réconcilier avec sa destinée. Elle aimait, 
et pour elle la plus vive émotion était bien plutôt la 
crainte que l'espoir de n'être pas aimée. 

— Qu'est-ce que vous avez donc? lui dit Peyraque, 
qui avait appris à lire ses anxiétés sur son visage. 

Elle lui répondit en l'accablant de questions sur ce 
M. Bernyer qu'il avait vu une fois. PejTaque avait du 
coup d'oeil et de la mémoire; mais, habituellement 
pensi^'et recaeilli, il n'accordait son attention qu'aux 
gens qui l'intéressaient particulièrement. Il fit donc du 
prétendu Bernyer un portrait si incomplet et si vague 
que Caroline n'en fut pas plus avancée. Elie> dormit 
mal cette nuit-là ; mais vers le matin elle se calma, et 



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88S LB MARQUIS DB VILLBMBR. 

s'éveilla en se disant que ses agitations du jour pré- 
cédent n'avaient pas le sens commun. 

Peyraque, ayant des courses à faire, n'avait pu 
attendre son réveil. Il rentra à la nuit tombée. Il avait 
Tair triomphant. 

— Notre affaire va bien, dit-il. M. Bemyer viendra 
ici demain, et vous pouvez être tranquille : c'est un 
Anglais, un marin. Vous ne connaissez pas ça? 

— Non, pasdutout, répondit Caroline. Tu l'as donc 
revu? 

— Non, il venait de sortir; mais j'ai vu la Roque- 
berte, qui va bien et qui commence à avoir sa tête. 
Elle m'a raconté que le petit avait beaucoup pleuré 
hier soir, et même qu'en s'endormant il avait beaucoup 
redemandé sa Charlette. Le père a voulu savoir ce que 
c'était. Il paraît que Roquebert n'avait pas grande 
envie de parler devons; mais sa femme, qui est bonne 
chrétienne, et la petite fille, qui vous aime aussi 
beaucoup, ont dit que vous étiez un ange du ciel, et 
le monsieur a répondu qu'il voulait vous remercier et 
vous récompenser. Il a demandé où vous demeuriez : 
il n'est jamais venu chez nous ; mais il s'est bien sou- 
venu de moi, et il a dit qu'il viendrait nous voir au 
plus tôt. Il l'a promis au petit, et même qu'il vous 
ramènerait, pour le faire endormir tranquille. 

— Dans tout cela, répondit Caroline, je ne vois 
qu'une chose, c'est que cet étranger va venir m'offrir 
de l'argent. 

— Ehl laissez-le faire, tant mieux ; ceseraToccasioa 



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LB MARQUIS DB ^ILLBMBR. t3S 

de montrer que vous n'êtes pas ce qu'il pense. On se 
verra, on causera;... on lui dira que vous êtes une 
demoiselle instruite, au-dcvssus de ce qu'on croit, et je 
lui raconterai votre histoire, parce que cette histoire- 
là vous fait honneur I 

— Non, non I répondit vivement Caroline. Comment I 
je livrerais mon secret à un inconnu après tant de 
précautions pour déguiser mon nom et ma position I 

— Mais puisque tu ne le connais pas? dit Justine... 
Si vous vous ac<;ordiez sur le compte de Tenfant, on 
lui confierait tout. Ayant son secret, on peut bien 
lui livrer le nôtre. Il n'aurait pas intérêt à le trahir... 

— Justine I s'écria mademoiselle de Saint-Geneix, 
qui était auprès de la fenêtre de la rue, attends, mon 
Dieul tais-toi 1 Le voilà sans doute, ce M. Bernyer, il 
vient ici, et c'est... Oui, j'en étais sûre, c'est lui I c'est 
M. de Villemer !... Oh I mes amis, cachez-moi I Dites 
que je suis partie, que je ne dois pas revenir I S'il me 
voit, s'il me parle!... Est-ce que vous ne sentez pas 
que je suis perdue? 



XXIV 

Justine suivît Caroline, qui s'enfuyait dans sa cham* 
bre, et elle fit signe à Peyraque de recevoir le marquis 
et d'avoir du sang-froid. 

19. 



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134 LB MARQUIS DB YILLBMBR. 

Peyraque n'en manquait pas. 11 reçut M. de Vîllemer 
avec le calme et la dignité d'un homme qui a la plus 
austère notion du devoir. Il n'était plus question de 
le metlfb en relations avec la prétendue Cliarlette ; il 
fallait l'éloigner sans qu'il conçût de soupçons, ou, s'il 
en avait, les lui ôter. Il vit, dès les premiers mots, 
que M. de Villemer ne se doutait de rien. Voulant 
repartir dans peu de jours avec son fils, qu'il comptait 
placer plus près de lui, il avait profité d'une belle 
matinée pour venir à pied s'acquitter d'une dette de 
cœur envers une généreuse inconnue. Il ne croyait pas 
que la distance fût aussi grande, il arrivait un peu 
tard. 11 avouait être un peu fatigué, et sa figure révélait 
en effet une lassitude douloureuse. 

Peyraque s'empressa de lui offrir à boire et à man- 
ger, l'hospitalité devant passer avant tout. 11 appela 
Justine, qui avait eu le temps de se remettre, et on 
servit M. de Villemer, qui, saisissant l'occasion de ré- 
compenser largement ses hôtes, accepta de bonne 
grâce. Il apprenait avec regret que la Charlette était 
partie ; mais il n'avait aucune raison pour faire beau- 
coup de questions sur son compte. Il pensait laisser 
son présent, que Justine conseillait tout bas d'accepter, 
afin qu'il ne s'étonnât de rien. Caroline trouverait 
toujours le ♦emps de le lui renvoyer. Peyraque n'y vit 
pas de nécessité : son orgueil se révoltait contre Fidée 
de paraître accepta de l'argent pour son compte. 

Caroline entendait, de sa petite chambre, ce combat 
de délicatesse. La yoix du marquis lui faisait passer 



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LB MARQUIS DB VILLBMBR. 3J5 

des frissons. Elle n*osait bouger. Il lui semblait que 
M. de Villemer reconnaîtrait son pas à travers le plan- 
cher. Quant à lui, espérant trouver sous une autre 
forme le moyen de s'acquitter, il essaya et feignit de 
manger un peu, après quoi il demanda s'il pourrait 
trouver un cheval de louage pour s'en retourner. La 
nuit était noire et la pluie recommençait. Peyraque se 
chargea de le reconduire et sortit pour apprêter sa 
caniole ; mais auparavant il monta doucement chez 
Caroline. — Ce pauvre monsieur me fait peine, lui 
dit-il à voix basse. Il est bien malade, je vous en 
réponds I On voit la sueur perler sur son front, et 
cependatit il se fourre dans le feu comme un homme 
qui a la fièvre. Il n'a pas pu avaler deux bouchées, et 
quand il respire, on dirait que ça lui déchire le cœur, 
car il y met sa main, tout en souriant d'un bon cou- 
rage, mais en la reportant à son front, comme quand 
on souffre beaucoup. 

— Mon Dieu I dit Caroline effrayée, quand il est 
malade, c'est si grave I... Il ne faut pas le reconduire 
ce soir, ta carriole n'est pas douce, et les chemins 
d'ailleurs I... puis le froid, la pluie, avec la fièvre! 
Non, non, il faut qu'il passe la nuit ici... Mais où? Il 
aimerait mieux coucher dehors qu'à l'auberge, cpii 
est si malpropre I II n'y a qu'un moyen! Garde-Ic, 
retiens-le. Donne-lui ma chambre. Je vais rassembler 
mes effets, ce ne sera pas long, et j'irai chez ta belle- 
fiîle. 

— Chez ma bru ou dans le village, c'est trop près : 



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tl6 LB MARQUIS DB VILLBMBR. 

Il se trouverait un peu plus malade dans la nuit qu« 
vous viendrez malgré vous le soigner,.. 

— C'est vrail Que faire? 

— Voulez-vous que je vous dise? Vous avez du 
courage et de la santé ; je vais vous conduire à Laus- 
sonne, où vous passerez la nuit chez ma belle-sœur : 
c'est aussi propre qu*ici, et j'irai vous chercher demain 
quand il sera parti. 

— Oui, tu as raison, dit Caroline en faisant son 
paquet à la hâte. Fais-le consentir à rester, et en pas- 
sant tu diras à ton fils d'atteler Mignon. 

— Non pas Mignon ! il a marché toute la journée. 
Nous prendrons la mule. 

Peyraque, ayant donné ses ordres, retourna dire au 
marquis que le temps était à la pluie pour toute la 
soirée, ce qui était vrai, et, s'entendant de l'œil avec 
Justine, il insista si cordialement pour le garder, que 
M. de Villemer accepta. — Vous avez raison, mes 
amis, leur dit-il avec un sourire navrant ; je suis un 
peu malade, et je suis de ceux qui n'ont pas le droit 
de vouloir mourir. 

— Personne n'a ce droît-là, répondit Peyraque; 
mais vous ne serez pas malade à mourir chez nous, je 
vous en réponds I Ma femme vous soignera bien. La 
chambre de là-haut est bien propre et bien chaude, et 
si vous vous sentiez mal, vous n'auriez qu'à frapper 
un petit coup : on l'entendrait. 

Justine monta préparer la chambre et embrasser sa 
pauvre Caroline, qui était vraiment éperdue. — E!i 



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LB MARQUIS DB VILLBMBB. 837 

quoi I lui rlît-elle en lui parlant bien bas, je le sais 
malade et je vais le laisser ainsi I Non, j'étais folle I je 
reste. 

— Ah ! voilà ce que Peyraque ne souffrira jamais, 
répondit Justine. Peyraque est dur; mais que veux-tu? 
Il a peut-être raison. Si vous vous apitoyez, vous ne 
pourrez plus vous quitter. Et alors... Je sais bien que 
vous ne ferez certainement rien de mal, mais la mère... 
Et puis ce qu'on dirai 

Caroline n'écoutait pas : Peyraque monta, lui prit 
la main d'un air d'autorité et la fit descendre. Elle 
avait mis son pauvre cœur sous la gouverne du pro- 
testant des Cévennes; il n'y avait plus moyen de le 
reprendre. 

Il la conduisit dehors vers la carriole et y jeta son 
paquet. En ce moment, Caroline qui avait réellement 
perdu la tête lui échappa, s'élança par la porte de 
derrière dans la maison, et vit M. de Villemer, qui 
avait le dos tourné. Elle n'alla pas plus lom, la raison 
lui revint. Et puis son attitude la rassura un peu. 11 
n'avait pas l'air brisé qu'elle lui avait vu à la veille de 
sa crise. Il était assis devant le feu et lisait dans la 
bible de Peyraque. La petite lampe de fer accrochée 
au manteau de la cheminée éclairait ses cheveux noirs, 
ondulés comme ceux de son fils, et le coin de sa tempe, 
toujours pure et ferme. M. de Villemer souffrait beau- 
coup sans doute, mais il voulait vivre : il n'avait pas 
perdu l'espérance. 

— Me voilà, dit Caroline en retournant vers Pey- 



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SS8 LB MARQUIS DB VILLBHBR. 

raque. ïl ne m*a pas aperçue, et moi je Paî vu î Je suis 
plus tranquille. Partons; mais tu vas me jurer sur ton 
honneur, ajouta-t-eîle en s'approchant du marchepied 
de la carriole, que, s'il était pris cette nuit d'un étouf- 
fement, tu viendrais me chercher, quand tu devrais 
crever ton cheval I II le faut, vois-tu ! Moi seule je sais 
soigner ce malade-là... Et vous autres, vous le verries 
mourir chez vousl Vous auriez cela sur la conscienc<î 
à tout jamais! 

Peyraque promit, et ils partirent. Le temps était 
affreux et le chemin effroyable; mais Peyraque en 
connaissait tous les trous et toutes les pierres. D'ail- 
leurs la distance était courte. Il installa Caroline chez 
sa parente et fut de retour chez lui à onze heures. 

Le marquis s'était senti mieux, il s'était couché 
après avoir causé avec Justine de si bonne amitié 
qu'elle en était ravie. — Vois-tu, Peyraque, cet homme- 
là, disait-elle, c'est un cœur comme celui de... Et je 
comprends bien, moi... 

— Tais-toi ! dit Peyraque, qui savait le peu d'épais- 
seur du plancher; puisqu'il dort, c'est à nous de dor- 
mir aussi. 

La nuit fut parfaitement tranquille à Lantriac. Le 
marquis reposa réellement et s'éveilla à deux heures, 
débarrassé de la fièvre. Il se sentait pénétré d*un calme 
agréable qu'il n'avait pas connu depuis lon^^temps, et 
qu*il attribua à quelque doux rêve déjà effacé, mais 
dont l'impression devait être restée en lui. Ne voulant 
pas réveiller ses hôtes, il se tint immobile, regardant 



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LB MARQUIS DB VILLEMBR. S3t 

les quatre murs de la petite chambre qu'éclairait en 
plein la lampe, et résumant sa situation mieux qu'il 
ne l'avait encore fait depuis la disparition de Caroline. 
Il avait agité eh lui-même mille partis extrêmes, puis 
il s'était dit qu'il se devait à son fils, et la vue de cet 
enfant lui avait rendu la volonté de combattre le ma! 
physique qui recommençait à le menacer. i)epui5 
vtogt-quatre heures il s'était arrêté à un plan défmitif. 
n voulait conduire Didier chez madame Heudebert, 
laisser à celle-ci une lettre pour Caroline, et quitter la 
France pour quelque temps, afin que, rassurée par 
son absence, mademoiselle de Saint-Geneix revint se 
fixer près de sa sœur à Étampes. Pendant quelques 
semaines de calme, la marquise s'éclairerait peut-être, 
ou peut-être laisserait-elle pénétrer son secret au duc, 
qui avait juré de le lui arracher par surprise. Si le 
duc échouait, Urbain n'abandonnait pas la partie. 11 
reviendrait sans bruit au château de Mauveroche, où 
sa mère devait passer Tété chez sa belle-fille, et il ne 
ferait savoir son retour à Caroline que lorsqu'après 
l'avoir justifiée auprès de sa mère, il aurait de nouveau 
levé tous les obstacles. 

L'important et le plus pressé était donc de faire 
sortir mademoiselle de Saint-Geneix de sa mys- 
térieuse retraite. Le marquis supposait toujours qu'elle 
était à Paris dans un couvent. Il se voyait obligé de 
passer encore quelques jours à Polignac pour bien 
s'assurer de la guérison de la Roqueberte avant de lui 
causer le chagrin de lui reprendre son f;b, et ce retard 



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340 LE MARQUIS DB YILLBHBlt. 

Pagitait plus que tout le reste. Pour tromper son im- 
patience, i' se demanda pourquoi il n*écririit pas à 
madame Heudebert, et surtout à Caroline, poar qu'elle 
ussent préparées à se réunir aussitôt après son dépar 
poar l'étranger. C'était peut-être gagner quelques 
jours. Il ferait partir sa lettre dans la journée en pas- 
sant au Puy pour retourner à Polîgnac. 

Ce qui lui donna cette idée d'écrire de Lantriac, ce 
fut surtout la vue du petit bureau où Caroline avait 
laissé des plumes, de l'encre dans une tasse et quel- 
ques feuillets de papier épars. Ces objets où sa vue se 
fixait machinalement semblaient l'inviter à suivre son 
inspiration. Il se leva sans bruit, mit la lampe sur la 
table, et écrivit à Caroline. 

« Mon amie, ma sœur, vous n'abandonnerez pas 
un malheureux qui, depuis un an, avait mis en vous 
l'espoir de sa vie. Caroline, ne vous méprenez pas sur 
mes intentions. J'ai à vous demander un service que 
vous ne pouvez pas me refuser. Je pars. 

<( J'ai un fils qui n'a plus de mère. Je l'aime pas- 
sionnément, je vous le confie. Revenez !... Moi, je vais 
en Angleterre. Vous ne me reverrez jamais si vous 
manquez de confiance en moi... mais cela est impos- 
sible 1 Quand donc ai-je été indigne de votre estime? 
Caroline... » 

La marquis s'arrêta brusquement. Un objet de peu 
d'importance avait frappé sa vue. Le papier commun, 
les plumes de fer, n'offraient aucune particularité; 
mais une perle noire se trouvait sur la table entre sa 



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LB MARQUIS DB T1LLBMBR« 341 

main et Tetimer, et cet objet insignifiant portait en 
lui tout un monde de souvenirs. C'était un grain de 
jayet taillé et percé d'une certaine façon inusitée. Cela 
faisait partie d'un bracelet sans valeur que portait Ca- 
roline à Séval, et qu'il connaissait bien, parce qu'elle 
avait l'habitude de l'ôter pour écrire, et que lui-même, 
tout en causant, avait coutume de jouer avec ce bra- 
celet. 11 l'avait touché cent fois, et un jour elle lui 
avait dit : — Ne le cassez pas, c'est tout ce qui me 
reste de l'écrin de ma mère! — Il l'avait regardé 
avec respect et retenu dans ses mains avec amour. Au 
moment de quitter sa petite chambre de Lantriac, 
Caroline, dans sa précipitation, avait brisé ce bracelet; 
elle en avait ramassé vite toutes les perles, une seule 
était restée. 

Cette perle noire bouleversa toutes les idées du 
marquis; mais quelle rêverie était-ce là? Ces jayets 
taillés pouvaient être une industrie du pays. Cepen- 
dant il resta immobile et plongé dans des réflexions 
nouvelles. Il respira et interrogea le vague parfum de 
la chambre. Il regarda partout sans bouger. 11 n'y 
avait rien sur les murs, rien sur la table, rien sur la 
cheminée. Enfin il avisa dans le foyer des parcelles 
de papier qui n'avaient pas entièrement brûlé. 11 se 
courba auprès des cendres, chercha minutieusement, 
et trouva un fragment d'adresse où ne restaient que 
deux syllabes : l'une, écrite à la main, c'était la der- 
nière du mot de Lantriac; l'autre, am, faisant partie 
du timbre de la poste. Le timbre, c'était celui d'Étam- 



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•4t LB MARQUIS DB YILLBMBR. 

pes; l'écriture, c'était celle de madame Heudebert, 
Plus de doutes : la Charlette n'était autre que Caro- 
line, et elle n'était peut-être pas partie, elle était peut- 
être dans la maison. 

Dès ce moment, le marquis eut l'attention, la ruse, 
le calme et la finesse de perception d'un sauvage. Il 
découvrit le goulet de la petite fontaine qui commu- 
niquait avec le lavoir d'en bas. Le goulet était fermé, 
mais il y avait plus d'une fissure dans le plâtre qui 
l'entourait. Il y appliqua son oreille, et saisit la respi- 
ration égale et longue de Peyraque, qui dormait 
encore. 

Aucune parole, si bas qu'elle fût dite, ne pouvait 
donc lui échapper. Quelques moments après, il en- 
tendit Justine se lever et prononcer ces mots distincts : 
— Allons, lève-toi, Pe>Taque; notre pauvre Caroline 
n'a peut-être pas aussi bien dormi que nousl 

— Une nuit est une nuit! dit Peyraque; d'ailleurs 
je n'irai la chercher que quand il sera parti, lui I 

Justine écouta et reprit : — Il ne bouge pas, mais il 
a dit qu'il se levait avec le jour. Le jour n'est pas 
loin ; il doit s'en aller sans rien prendre, il l'a dit. 

— C'est égal, reprit PejTaque, qui se levait et qu'on 
entendait encore mieux, bien qu'il parlât assez bas; 
je ne veux pas qu'il parte à pîed ; c'est trop loin I Ton 
garçon lui sellera mon cheval, et, quand je le veiTai 
en route, je partirai pour Laussonne. 

M. de Villemer était f\\é. Il fit du bruit pour annoncer 
qu'il se levait, et descendit après avoir glissé sa bourse 



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I.S MARQUIS DB VILLBMBB. 84t 

dans le tiroir du bureau. Il se montra fort pressé de 
retourner à Polignac, et, jurant qu'il se sentait plein 
de force, il refusa obstinément le cheval. C'eût été un 
embarras pour la guerre d'observation qu'il voulait 
faire. H s(3rra affectueusement les mains de ses hôtes, 
et partit; mais, à peine hors à a villa^^e, il changea de 
direction, s'informa auprès d'un passant et s'enfonça 
dans un sentier qui conduisait à Laussonne. 

11 pensait y arriver avant PejTaque, l'attendre sans 
se montrer, et le voir remmener Caroline. Quand il 
la saurait revenue à Lantriac, il aviserait. Jusque-là, 
voyant bien qu'elle le fuyait, il ne voulait pas s'ex- 
poser à perdre de nouveau sa trace. Mais Peyraque 
était fort diligent; Mignon marchait vite, en dépit des 
chemins toujours plus difficiles qui montent sans dés- 
emparer vers Laussonne tout en franchissant plusieurs 
versants de montagnes. Le sentier coupait fort peu les 
angles de ce chemin, et le marquis fut devancé par 
l'équipage rustique. 11 le vit passer et reconnut Pey- 
raque, qui, de son côté, crut distinguer dans la brume 
matinale un homme autrement couvert qu'un paysan, 
et qui se dissimulait vite derrière un mur d'enclos en 
pierres sèches, 

Peyraque était méfiant. — Peut-être bien, pensa-t-îl, 
qu'il s'est moqué de nous, ou qu'il a surpris queique 
chose. Eh bieni si c'est lui, et s'il n'est pas plus ma- 
lade que ça, je vais le dégoûter de suivre à pied un 
cheval de montagne. 

Il pressa Mignon et arriva près de Laussonne aux 



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344 LB MARQUIS DB YILLEMBR. 

premiers rayons du soleil. Caroline, mortellement in- 
quiète, après une insomnie cruelle, venait à sa ren- 
contre^ 

— Tout va bien, lui dit-il. Je m*étaîs trompé hier; 
il n'est guère malade, car il a bien dormi et il a voulu 
repartir à pied, 

— Ainsi il est parti ? répondit Caroline en montant 
auprès de Peyraque. Ainsi il ne s'est douté de rien? 
Et je ne le \errai plus jamais? Allons, tant mieux I — 
Et elle éclata en sanglots sous son capuchon , qu'elle 
ramena en vain devant son visage. Peyraque entendit 
que sa poitrine se brisait. 

— Voilà donc que c'est vous qui allez être malade à 
présent? lui dit -il d'un ton sévèrement paternel. 
Voyons! soyez raisonnable, ou votre Peyraque ne vous 
croira plus quand vous lui direz que vous êtes chré- 
tienne I 

— Mon Dieu 1 pourvu que je ne pleure pas devant 
lui I... Ne peux-tu me passer un instant de faiblesse? 
Mais que fais-tu? Pourquoi continuons-nous de mar- 
cher vers Laussonne? 

Peyraque avait cru apercevoir de nouveau le mar- 
quis avançant toujours. — 11 faut que vous m'excusiez, 
dit-il, mais j'ai une commission à faire dans le village. 
C'est tout près. 

Il entra dans le village, pensant bien que le marquis 
se tiendrait en observation à distance. II alla échanger 
quelques paroles au bout de la rue avec un des habi- 
tants. Les prétextes ne pouvaient lui manquer. Puis, 



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LB MARQUIS DB VILLBHBR. 849 

revenant à Caroline : — Voyons, ma fille, lui dit-iU 
vous avez trop de souci. Je veux vous secouer les 
esprits; vous savez que la promenade vous remet 
toujours. Voulez-vous que je vous en fasse faire une, 
ohl mais une belle? 

— Si tu as affaire quelque part, je ne veux pas te 
gêner. J'irai où tu voudras. 

— Il me faudrait aller jusqu'au pied du Mezenc, au 
village des Estables. C'est un bel endroit, oui, et vous 
aviez tant d'envie de voir la plus grande des Cévennesl 

— Tu disais que c'était difficile avant la fin du mois 
prochain? 

— Damel le temps est un peu nuageux et les che- 
mins sont peut-être un peu gâtés. Je n'ai pas été par 
là depuis l'année dernière; mais on dit qu'on y a tra- 
vaillé, et d'ailleurs vous savez bien qu'avec moi il n'y 
a pas de danger. 

— Je t'assure que je ne suis pas en humeur de me 
soucier du danger. Partons. 

Peyraque anima son cheval, qui franchit Laussonne 
et descendit bravement la colline rocailleuse pour la 
remonter aussitôt plus rapide sur l'autre versant. 
Quand on eut gagné le haut, Peyraque se retourna, 
ne vit plus personne dans les sentiers derrière lui, et 
regarda en avant le chemin, qui prenait mauvaise 
mine. — Vous allez voir le désert, dit-il; ça ne vous 
chagrine pas? 

— Non, non, répondit-elle ; quand on est désespéré, 
on ne se chagrine plus de rien. 



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346 LB MARQUIS DE VILLEMER 

Peyraque avança, non sans avertir sa compagne à 
plusieurs reprises que le soleil ne se montrait pas bien 
décidé à luire, qu'il y avait quatre lieues à faire, et 
que peut-être le Mezenc serait embrouillé. Tout cela 
était fort indifférent à Caroline, qui ne devinait pas les 
hésitations et les remords de conscience de son vieil 
ami. 

On traversa une montagne couverte de pins et tran- 
chée d'une vaste clairière, résultat d'une ancienne 
coupe qui ouvrait comme une allée gigantesque où le 
chemin paraissait de loin une route pour faire passer 
cent chariots de front; mais, quand la carriole y fut 
engagée, xîc fut un travail terrible que de gravir cette 
terre détrempée et creusée en mille endroits d'ornières 
profondes. Plus loin, ce fut pis encore : la tourbe était 
parsemée de blocs de lave qui laissaient des fondrières 
dans leurs intervalles, et, quand on retrouvait des 
traces de chemin travaillé, il fallait franchir des amas 
de monstrueux cailloux, s'arrêter devant de larges 
coupures, chercher l'ancienne voie parmi vingt voies 
effondrées. Le cheval faisait des prodiges de courage, 
et Peyraque des miracles d'adresse et de raisonnement. 

On n'avait fait encore que deux lieues iu bout de 
deux heures, et on était en pleine lande sur un inter- 
minable plateau, à quinze cents mètres d'élévation. 
Sauf les accidents de la voie, on ne distinguait rien 
autour de soi. Le soleil avait disparu, le brouillard 
enveloppait tout comme d'un suaire, et rien ne saurait 
rendre le sentiment de désolation morne qui s'était 



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LB MARQUIS DB VILLBMBR. 147 

imparé de Tesprit de Caroline. Peyraque lui-même 
itait démoralisé et gardait le silence. Le chemin 
barré qu'il avait été forcé de laisser de côté ne repa- 
raissait plus, et depuis un quart d'heure on marchait 
sur un gazon spongieux crevé par les pieds du bétail 
au pâturage, mais n'offirant plus aucune trace de 
roues. Le cheval s'arrêta, baigné de sueur; il aver- 
tissait qu'il n'avait jamais passé par là. 

Peyraque descendit, entrant dans la tourbe jusqu'à 
mi-jambes, et chercha à s'orienter. C'était tout à fait 
impossible. Les montagnes et les ravins n'offraient 
qu'une plaine de vapeur blanche. 

— Nous avons perdu la route? lui dit Caroline avec 
indifférence. 

En ce moment, le vent fit une trouée dans fe brouil- 
lard, et on vit au loin de fantastiques horizons em- 
pourprés par le soleil; mais la nuée se referma si vite 
que Peynque n'avait rien pu reconnaître sur ce point 
isolé de la ceinture lointaine des montagnes. Cepen- 
dant on entendit des aboiements et puis des voix, et 
on ne distingua les chiens que quand ils furent à 
deux pas. Ils devançaient une caravane d'hommes et 
de mulets portant des légumes et des outres. C'étaient 
des monUignards qui étaient allés échanger dans la 
plaine le fromage et le beurre de leurs vaches contre 
des fru'ts et des légumes du bas pays. On s'aboucha 
et on se renseigna. Il fut dit à Peyraque qu'il avait eu 
grand tort de vouloir aller en voiture au^ Estables 
dans cette saisoui oue cela ne se oouvait pas, «t %u'il 



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848 LB MARQUIS DB VILLBMBR. 

fallait retouhier. Pey raque y mit de ramour-propre, 
et demanda s'il était encore loin du village. On le 
remit dans lu voie en lui disant qu'il y en avait pour 
une heure et demie, et comme les bêtes étaient char- 
gées, qu'elles avaient chaud, qu'eux-mêmes étaient 
pressés d'arriver, ces montagnards n'offrirent aucune 
assistance et disparurent en se moquant un peu de la 
carriole. Caroline les vit s'effacer rapidement comme 
des ombres dans le brouillaM. 

Il fallait absolument laisser souffler le cheval, qu'un 
nouvel effort pour reprendre la voie escarpée avait 
épuisé. — Ce qui me console, dit Peyraque, très- 
affecté, c'est que vous ne vous plaignez de rien I 11 
fait pourtant un gros froid, et je suis sûr que l'humi- 
dité a percé votre capote! 
Caroline ne répondit que par un tressaillements 
Une nouvelle ombre venait de passer sur la lisière 
du chemin, et c'était M. de Villemer. Il ne semblait 
pas voir la carriole, quoiqu'il la vît très-bien; mais il 
voulait ne pas paraître se douter qu'elle portât des 
gens de sa connaissance. II avançait avec une énerç^ie 
extraordinaire et en affectant un air d'indifférence. 

— C'est lui ! je l'ai vu 1 dit Caroline à Peyraque, II 
va où nou^ allons I 

— Eh bien I laissons-le passer, et retournons I 

— NonI je ne peux plus, je ne veux plus! II va 
moi^rir après une course pareille I II n'arrivera pas 
aux Estabies. Suivons-le ! 

II y avait tant d'autorité cette fois dans l'épouvante 



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LB M AAQUIS DB YILLBMBB. 841 

de Caroline, que Peyraque obéit. On atteignît M. de 
Villemer qui se dérangea pour laisser passer, ne leva 
pas la tête et ne s*aiTéta pas. Il ne voulait être ni 
importun ni rebelle, mais il voulait savoir, il voulait 
suivre jusqu'à la mort. 

Malheureusement ses forces étaient à bout. La diflS- 
culté de cette marche toujours ascensionnelle depuis 
Lantriac, et surtout depuis deux lieues dans un chaos 
de pierres et de gazons tourbeux, avait provoqué 
une sueur abondante qu'il sentit se glacer au souffle 
d'une brise âpre qui tournait à Test subitement. La 
respiration lui manqua, et il fut forcé de s'arrêter. 

Caroline tourna la tête vers lui, prête à s'écrier.., 
Peyraque lui saisit le bras : — Du courage, ma fille I 
lui dit-il avec un accent profondément religieux; 
Dieu veut cela de toi I — Et elle se sentit écrasée par 
la foi robuste du paysan. 

— Que voulez-vous qu'il lui arrive? reprit-il en 
avançant toujours. Il a eu la force de venir jusque-là, 
il aura celle de faire encore un bout de chemin. 
Un homme ne meurt pas pour une course à pied! 
Il se reposera aux Estables. Et s'il est malade... j^ 
serai I 

' — Mais il me suiti Tu vois bien qu'il faudra lui 
parler là ou ailleurs I 

— Pourquoi vous suivrait-il? Il ne se doute pas 
seulement que vous êtes là. Tant de voyageurs veulent 
voir le Mezenc I 

— Par le temps qu'il fait ? 

20 



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m LB MARQUIS DB YILLBMBR. 

— Le soleil s'est levé beau, et nous y allions aussi 
pour le voir, le MezencI 

Le marquis avait vu Caroline hésiter et se lésigner^ 
Cette émotion lui avait porté le dernier coup. Il ne se 
vit pas plutôt devancé qu'il sentit qu*il n'irait pas plus 
loin. Il se laissa tomber sur une pierre, les yeux fixés 
sur ce point noir qui se perdait lentement devant lui, 
car le vent s*étalt élevé tout à coup et chassait avec 
violence les vapeurs que de légers tourbillons de 
neiges et de grésil commençaient à remplacer. — Elle 
veut donc que je ne sache plus rien d'elle? se dit-i 
en se sentant défaillir. Elle fuit Tespérance, elle a 
perdu la foi I C'est qu'elle ne m'a jamais aimél 

Rt il se coucha pour mourir. 



XXY 



— Avançons, avançons I disait Peyraque au bout 
d'une demi-heure, en voyant la neige s'épaissir. 
Voilà quelque chose de plus mauvais que le brouillard I 
Quand ça se met à tomber, le chemin vous monte vite 
plus haut que la tête. 

Cette parole imprudente mit Caroline en révolte 
ouverte: elle voulut s'élancer hors de la carriole, 



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LB MARQUIS DB YILLBMBR. S51 

résolue à retourner sur ses pas et à marcher jusqu'à 
ce qu'elle rencontrât M. de Villemer. 

Peyraqae la retint, mais il dut céder et recommen- 
cer, malgré le danger toujours croissant et la difficulté 
d'une marche toujours plus ralentie, la demi-lieue 
qu'ils venaient de franchir avec tant de peine depuis 
qu'ils avaient perdu de vue le marquis. 

Ils le cherchèrent en vain des yeux. En une l^ure, 
la neige, large et dilatée, avait fait disparaître le sol et 
ses aspérités. Il leur était impossible de savoir s'ils 
n'avaient pas dépassé l'endroit qu'ils voulaient explo- 
rer. Caroline gémissait sans s'entendre elle-même, ne 
trouvant à dire que : a Mon Dieu! mon Dieu 1 » 
Peyraque n'essayait plus de la calmer et ne la soute- 
nait qu'en lui disant de bien regarder. 

Tout à coup le cheval s'arrêta. -- Ce doit être ici 
que nous avons retrouvé la voie, dit Peyraque. Mignon 
se reconnaît. 

— Alors nous sommes venus trop loin ! répondit 
Caroline. 

— Mais nous n'avons rencontré personne 1 reprit 
Peyraque. Ce monsieur, voyant arriver la tourmente, 
sera retourné à Laussonne, et nous, qui sommes plus 
près des Estables, nous risquons de rester ici, je vous 
en avertis, si la neige ne s'arrrête pas. 

— Va-t'en, va-t'en, Peyraque I s'écria Caroline en 
sautant dans la neige. Moi, je resterai ici jusqu'à ce 
que je le retrouve ! 

Peyraque ne répondit pas. Il descendit et se mit à 



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8Ô2 LE MARQUIS DE YILLEHER. 

chercher, maïs sans aucun espoir. Il y avait déjà \m 
demi-pied de neige, et le vent qui Tamoncelait dans 
un creux, pouvait y cacher un cadavre. 

Caroline allait au hasard, marchant devant elle 
comme une âme sans corpi, tant elle était surexcitée. 
Elle était déjà un peu loin de la voiture lorsqu'elle 
entendit le cheval souffler avec force en baissant la 
tête. Elle crut qu'il expirait, et le regardant avec 
détresse, elle vit qu'il flairait devant lui d'une manière 
étrange. Ce fut une révélation ; elle s'élança et aperçut 
une main gantée et comme morte que l*haleine du 
cheval, en fondant la neige sur ce point, avait mise à 
découvert. Le corps étendu là était l'obstacle que 
l'animal n'avait pas voulu fouler aux pieds. Aux cris 
de Caroline, Peyraque accourut, et, dégageant M. de 
Villemer, il le mit dans la voiture, où mademoiselle 
de Saint-Geneix le soutint et tâcha de le réchauffer 
dans ses bras. 

Peyraque prit la bride et marcha de nouveau dans 
fa direction du Mezenc. Il voyait bien qu'il n'y avait 
pas un instant à perdre, mais il allait sans savoir où il 
mettait le pied, et bientôt il disparut dans une ravine 
qu'il n'avait pu éviter. Le cheval s'arrêta de lui-même ; 
Peyraque se releva, et, voulant le faire reculer, vit 
que les roues étaient prises dans un obstacle invisible. 
D'ailleurs le cheval était à bout de courage; il U 
rudoya vainement, il le frappa pour la première fois 
de sa vie, il poussa sur le mors jusqu'à lui faire sai- 
gDjer la )K)uche. Le pauvre animal le regarda d'un 



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LB MARQUIS DB YILLGMBR. 859 

œil presque humain, comme pour lui dire : J*ai fait 
plus que je ne pouvais, et je ne peux plus rien pour 
vous %uver. 

— 11 faudra donc périr ici? dit Peyraquc découragé, 
qui regardait tomber la neige en tourbillons inexora- 
bles. Le plateau était devenu un steppe de Sibérie au 
fond duquel le Mezenc montrait seul sa tête livide 
à travers les rafales. Pas un arbre, pas un toit, pas un 
rocher pour s*abriter. Peyraque savait qu'il n'y avait 
rien à faire 

— Espérons! dit-il, ce qut, dans le sens de cette 
locution toute méridionale, signifie, comme on sait, 
tout simplement : attendons I 

Cependant il pensa bientôt à gagner un quart 
d'heure, fût-ce le dernier de la vie. Il prit une plan- 
chette de sa carriole et se battit contre les amas de 
neige qui, chassés par le vent, menaçaient d'ensevelir le 
cheval et la voiture. Pendant dix minutes, il travailla 
comme un athlète à ce déblaiement sans relâche, se di- 
sant que c'était peut-être bien inutile, mais qu'il se dé- 
fendrait et défendrait Caroline jusqu'au dernier souffle. 

Au bout de ces dix minutes , il remercia Dieu ; la 
neige s'éclaircissaît, le vent tombait ; le brouillard, bien 
moins dangereux, s'efforçait de reparaître. 11 ralentit 
son travail sans l'abandonner. Enfm il vit comme une 
ligne blafarde se dégager dans les profondeurs du 
ciel ; c'était une promesse de beau temps. 

Jusque-là il n'avait pas dit un mot, pas proféré un 
blasphème. Si Caroline eût dû périr là, elle ne s'en 

90. 



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854 LB MARQUIS DB YILLBMBR. 

fût doutée qu'au dernier moment. Cependa*ît il la 
regarda et la vit si pâle et l'œil tellement égaré qu'il 
en fut effrayé. 

— Eh bien! eh bien I lui dit-il, qu'est-ce qu'il y a? 
Il n'y a plus rien ! Ce ne sera rien I 

— Oh I rien I lui répondit-elle avec un rire amer, en 
lui montrant Urbain renversé sur le banc de la char- 
rette, le visage bleui par le froid, les yeux grands ou- 
verts, vitreux comme ceux d'un cadavre. 

Peyraque regarda encore autour de lui. Aucun se- 
cours humain n'était à espérer. Il sauta dans la voi- 
ture, serra étroitement M. de Villemer dans ses bras, 
le frictionnant avec vigueur, le meurtrissant dans ses 
mains de fer, cherchant à lui communiquer la chaleur 
de son vieux sang, ranimé par le travail et la volonté; 
mais ce fut en vain. A l'effet du froid se joignait celui 
d'une crise nerveuse particulière à l'organisation du 
marquis. 

— II n'est pourtant pas mort ! disait Peyraque ; je 
le sens, j'en suis sûr. Ah 1 si j'avais de quoi faire du 
feu I mais je ne peux pas en faire avec des pierres! 

— Si nous brûlions la carriole 1 s'écria Caroline à 
tout hasard. 

— C'est une idée... oui I mais après? 

--Après, après. Dieu nous enverra du secours. Ne 
vois4u pas que la première chose à faire, c'est d'em- 
pêcher la mort de nous prendre ici? 

Peyraque vit Caroline si pâle, avec des tons violets 
soos les yeux, qu'il crut qu'elle se sentait mourir aussi. 



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LB MARQUIS DB YILLBMBB. SSS 

Il n'hésita plus et risqua le tout pour le tout. II détela 
son cheval, qui, aussitôt, comme les chevaux cosaques, 
se roula dans la neige pour se reposer. II enleva b 
capo^B de sa voiture, et, la plaçant à terre, il y porta 
M. de Villemer, toujours inerte et glacé ; puis, tirant 
de ses coftres quelques poignées de foin, de vieux pa- 
piers et des débris de toile d'emballage, il plaça le 
tout sous la charrette et y mit le feu avec son briquet 
à fumer; cassant avec ses outils de maréchal ferrant 
les planches et les aisde son pauvre véhicule, il réussit 
à faire de la flamme et des tisons en peu d'instants. 
Il démolissait et brisait à mesure qu'il brûlait. La 
neige ne tombait plus, et M. de Villemer, placé dans 
un demi-cercle de débris enflammés, commençait à 
regarder avec stupeur Tétrange scène qu*il prenait 
pour un rêve. 

— Il est sauvé! sauvé I entends -tu, Peyraque? 
s'écria Caroline, qui le sentit faire un eflbrt pour se 
soulever. Sois cent fois béni! tu Tas sauvé! 

Le marquis entendit la voix de Caroline près de lui, 
mais, se croyant toujours halluciné, il ne cherchait pas 
à la voir. Il ne comprit ce qui se passait qu'en sentant 
sur ses mains les lèvres éperdues de Caroline. Il 
pensa alors qu'il allait mourir, puisqu'elle ne le fuyait 
plus, et, d'une voix faible, essayant de sourire, il lui 
dit adieu. 

— Non, non, pas adieu! répondit-elle en couvrant 
son front de baisers; il faut vivre, je le veux, je vous 
aime! 



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356 X.B MARQUIS DB TILLBMBR. 

Une faible rougeur couvrit la figure livide, ma» 
aucune parole ne put exprimer la joie. Le marquis 
craignait de rêver encore ; il se ranimait visiblement. 
La chaleur s*était concentrée sous la capote de la voi- 
ture qui lui servait d'abri. Il était là aussi bien que 
possible, étendu sur les manteaux de Caroline et de 
Peyraque. 

— Mais il faudra pourtant sortir de là, pensa celui- 
ci, et ses yeux inquiets interrogèrent Thorizon éclairci. 
Le froid était vif, le feu s'éteignait faute d'aliment, 
et le malade ne marcherait certainement pas jus- 
qu'aux Estables. Caroline, d'ailleurs, le pourrait- 
elle? Les mettre tous les deux sur le cheval était la 
seule ressource; mais l'animal exténué en aurait-il 
la force ? N'importe , il fallait essayer et lui donner 
d'abord l'avoine. Peyraque la chercha et ne la trouva 
plus : la flamme avait consumé le petit sac avec le 
coffre. 

Une exclamation de Caroline lui rendit l'espoir. Elle 
lui montrait sur le relèvement du terrain qui les abri- 
tait une légère vapeur. Il y courut, et vît au-dessous 
de lui un char à bœufs qui approchait péniblement, 
et dont le bouvier fumait pour se réchauÉFer. 

— Tu vois bien I lui dit Caroline quand le char fut 
arrivé près d'eux; Dieu nous a secourus I 

M. de Villemer était encore si faible qu'il fallut le 
porter sur le char, heureusement chargé de paille, où 
Peyraque l'enterra en quelque sorte. Caroline y monta 
près de lui. Peyraque enfourcha son cheval^ laissant 



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LB MARQUIS DB YILLBMBR. 877 

là les dèhvïs de sa pauvre carriole, et en une heure 
on gagna ^nfin le village des Estables, 

Peyraque passa avec dédain devant Fauberge d*une 
certaine géante, aux jambes nues el au carcan d'or, 
véritable tardigrade d'une étrangeté repoussante. Il 
savait que le marquis ne trouverait là aucun zèle. Il 
le fit descendre chez un paysan qu'il connaissait. On 
s'empressa autour du malade en l'accablant de ques- 
tions et d'offres qu'il n'entendait pas. Peyraque fit 
sortir d'autorité les inutiles, donna des ordres et agit 
lui-même. En peu d'instants, le feu flamba, et le vin 
bouillant écuma dans la chaudière. M. de Villemer, 
étendu sur une épaisse couche de paille et de gazon 
sec, voyait Caroline, à genoux près de lui, occupée à 
empêcher que le feu ne prît à ses vêtements et le cou- 
vant avec l'amour d'une mère. Elle s'inquiétait pour 
lui du breuvage terrible que Peyraque préparait avec 
force épices; mais le marquis avait confiance dans 
l'expérience du montagnard. Il fit signe qu'il voulait 
lui obéir, et Caroline approcha en tremblant le gobelet 
de ses lèvres. Il put bientôt parler, remercier ses nou- 
veaux hôtes, et dire à Peyraque, en lui serrant les 
mains, qu'il voulait être seul avec lui et Caroline. 

Ce ne fut pas chose facile que d'obtenir de la famille 
d'abandonner son toit pour quelques heures. Les abris 
sont rares sous ce ciel inclément, et les troupeaux, 
unique ressource de Cévenols, sont logés de manière 
à ne point laisser de place aux habitants. Ceux-ci, en 
particulier, ont une réputation de rudesse et d'inhos- 



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KB LB MARQUIS DE VILLBMBR. 

pîtalité qui remonte au meurtre du géomètre envoyé 
par Cassini oour mesurer le Mezenc, et qui fut pris 
pour an sorcier. Ils ont beaucoup changé et se mon- 
trent plus affables aujourd'hui ; mais leurs habitudes 
sont celles d*une misère profonde, et pourtant ils sont 
Irès-commerçants, bons éleveurs de bestiaux magni- 
fiques, et aussi bien fournis que possible de denrées 
j'échange. Seulement la dureté du climat et l'isole- 
ment du site le plus âpre ont passé dans leur esprit 
comme dans leur sang. 

La pièce qui composait, avec l'étable, tout l'ultérieur 
de la maison, enfin abandonnée à Peyraque et à ses 
amis, était fort petite, et à peine plus riche que la 
grotte celtique de la vieille femme d'Espaly. La fumée 
s'engouffrait partie dans la cheminée, partie dans un 
trou béant sur le côté de la muraille. Deux lits en 
forme de caisse recevaient la nuit, chose incompréhen- 
sible, une faniille de six personnes. La roche brute 
formait le sol ; mais à'côté, les vaches, les chèvres, les 
moutons et les poules avaient leurs aises. 

Peyraque étendit partout de la p&ille propre, s'ap- 
provisionna de bois, fouilla dans le bahut, trouva le 
pain, et força Caroline à manger et à se reposer. Le 
marquis la suppliait du regard de songer à elle-même, 
car elle n'osait le quitter d'un pas, et tenai/ toujours 
ses mains dans les siennes. 11 voulait lui parler, il le 
pouvait maintenant, et il n'osait pas lui dire un mot 
11 craignait qu'elle ne s'éloignât de lui dès qu'elle ver- 
rait qu'il se sentait aime. Et puis Peyraque Tembarras- 



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LB MARQUII LS YILLBMBR. 89» 

sâH cruellement. Il ne comprenait rien au rôle de cette 
rustique Providence qui, en veillant sur Caroline, s'étak 
montrée si opiniâtre et si cruelle envers lui, et qui 
maintenant revenait à lui avec un dévouement et un% 
sollicitude sans bornes. Enfin Peyraque sortit. Il ne 
pouvait pas oublier son pauvre cheval, son fidèle 
compagnon, qu'il se reprochait d'avoir brutalisé, et 
qu'en arrivant il avait dû confier à des soins étran- 
gers. 

— Caroline, dit le marquis après s'être assis sur un 
escabeau en s'appuyant encore sur le bras de son 
amie, j'avais bien des choses à vous dire, mais je n'ai 
pas ma raison,... non, vrai, je ne Fai pas, et j'ai peur 
de vous parler dans le délire. Pardonnez-moi, je suis 
heureux,... heureux de vous voir, de vous sentir là 
en sortant encore une fois des bras de la morti Mais 
je ne peux plus vous inquiéter 1 Mon Dieu 1 quel far- 
deau j'ai été dans votre viel II n'en sera plus ainsi, 
ceci n'est qu'un accident,... une folie, une imprudence 
de ma part ; mais pouvais-je me résigner à vous perdre 
encore? Vous ne savez pas, vous ne saurez jamais,... 
non, vous ne savez rien, vous n'avez pas compris ce 
que vous étiez pour moi, et peut-être ne voudrez- 
vous jamais le comprendre I Demain, peut-être vous 
me fu'u^z encore I Et pourquoi, mon Dieu?... Tenez, 
lisez, ajouta-t-il en cherchant sur lui et en lui remet- 
tant le feuillet froissé de la lettre commencée à Lan- 
triac le matin même; c*est peut-être illisible à présent 
lapluie» la neige... 



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360 lE IfARQÛIS DB YILLBMBR. 

— Non, dit Caroline en se penchant vers le foyer, ^ 
je lis,... je Us bien,... et je comprends I... Je savais, , ^^ 
j'avais deviné, et j'accepte... C'était le désir de mon 
cœur, le rêve de ma viel Est-ce que ma vie et mou g 
cœur ne vous appartiennent pas? C 

— Hélas! non, pas encore^ mais si vous vouliez d 
croire en moi... i e 

— Ne vous fatiguez pas à parler, à vouloir me con« 
vaincre, dit Caroline avec une animation souveraine. ^ 
Je crois en vous, mais non à ma destinée. Eh bien I je ) ^ 
l'accepte telle que vous me la ferez. Bonne ou mau- I i 
vaise, elle me sera chère, puisque je n'en peux accepter j t 
aucune autre. Écoutez-moi, écoutez-moi, je n'ai peut- ' | 
être qu'un instant pour vous dire cela. Je ne sais pas | ] 
quels événements votre conscience et la mienne au- | 
ront à subir; je sais votre mère inexorable, j'ai senti i 

le froid de son mépris, et nous n'avons rien à espérer 
de Dieu si nous lui déchirons le cœur. Il faudra donc se 
soumettre et pour toujours I Vous l'avez dit : établir . 
un projet de bonheur sur la perte d'une mère, c'est 
placer le rêve du bonheur dans la plus criminelle des ; 
pensées, et ce bonheur-là serait cent fois maudit ; nous ; 
le maudirions en nous-mémesl . î 

— Pourquoi me rappelez-vous tout cela? dit le mar- 
quis avec douleur; ne le sais-je pas? Mais vous croyez 
le retour de ma mère impossible, et c'est à cela que 

je vois que vous ne voulez pas me permettre de lo ! 
tenter, et que la pitié seule... 
^ Vous ne voyez rien, s'écria Caroline en lui met- \ 



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LE MARQUIS DB VILLEMBR. Wl 

tant la main sur la boudie, vous ne voyez rien si vous 
ne voyez pas que je vous aimel 

— Ohl mon Dieul dit le marquis en se laissant 
glisser à ses pieds, dites-le encore! Je crains de rêver I 
C'est la première fois que vous le dites, je croyais le 
deviner, et je n'ose pas le croire... Dites-le, dites-le, 
et que je meure après I 

— Oui, je vous aime plus que ma vie, répondît-elle 
en pressant contre sop cœur ce noble front, siège d'une 
âme si grande et si vraie ; je vous aime plus que ma 
fierté et plus que mon honneur I J'ai nié cela long- 
temps en moi -même, je l'ai nié à Dieu dans mes 
prières, et je mentais à Dieu et à moil J'ai enfin com- 
pris, et j'ai fui par lâcheté, par faiblesse I Je me sentais 
perdue, et je le suis! Eh bien I qu'importe après tout? 
Il ne s'agit que de moil Tant que j'ai pu espérer de 
me faire oublier, je pouvais lutter ; mais vous m'aimez 
trop, je le vois bien, et vous mourrez si je vous quitte. 
Je vous ai cru mort, il y a quelques heures, et là j'ai 
vu clair dans notre existence : je vous avais tué I Je 
pouvais vous faire vivre, vous le plus noble et le meil- 
leur des êtres, et je vous sacrifiais au vain respect de 
moi-même I Et que suis-je donc, moi, pour vous laisser 
mourir, quand tout ce qui n'est pas votre estime no 
m' est rien ? Non, non, j'ai assez combattu, j'ai été assez 
orgueilleuse, assez cruelle, et vous ave* trop souffert 
par ma faute! Je vous aime, entendez- vous? Je ne 
veux pas être votre femme, parce que ce serait vous 
plonger dans des remords poignants, dans d'irrémé- 



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«6« VB MARQDLS DE VILLEMBR. 

diables douleurs ; mais je serai votre amie, voire ser- 
vante, la mère de votre enfant, votre compagne cachée 
et fidèle. Je passerai pour votre maîtresse,' pour la 
mère véritable de Didier, peut-être! Eh bieni j'y con- 
sens, j'accepte le mépris que j*ai tant redouté, et il 
me semble que le calice versé par vous me dcMinera 
une vie nouvelle 1 

— noble cœuri ame trois fois sainte! s'écria le 
marquis, je l'accepte aussi, moi, ton divin sacrifice \ 
Ne me méprise pas pour cela, j*en suis digne, et je le 
ferai vite cesser. Oui, oui, je ferai des miracles! Je 
jais que je le peux maintenant! Ma mère cédera sans 
regrets. Je sens là, dans mon cœur^ le feu de la foi et 
les trésors de la persuasion! Mais quand même 
j'échouerais, vois-tu, quand même le monde se lève- 
rait pour te maudire, toi, ma sœur et ma fille, ma 
sainte compagne, mon amie adorée, tu n'en serais 
que plus grande à mes yeux, et je n'en serais que plus 
fier de t'avoir choisie I Eh I qu'est-ce que le monde, 
qu'est-ce que l'opinion pour un homme qui a sondé 
dans la vie des hommes du passé et du présent les 
mystères de leur égoîsme et le néant de leur mau- 
vaise foi? Cet homme-là sait bien que de tout temps, 
à côté d'une pauvre vérité qui surnage, mille vérités 
sont égorgées et marquées du sceau d'infamie ! Il sait 
bien que les meilleurs et les plus géiléreux des êtres 
ont dû marcher sur les traces du Christ dans le sen< 
tier d'épines où pleuvent les blessures et les outrages. 
Eh bien! nous y marcherons, s'il le faut, et l'amour 



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LB MARQUIS DB VILL^MBR. 86S 

nous y rendra insensibles à ces lâches atteintes I Ohl 
cela, je t'en réponds par exemple, et voilà ce que je 
peux te jurer en dépit de toutes les menaces de la 
destinée que les hommes voudraient nous faire: 
tu seras aimée, donc tu seras heureuse I Tu me con- 
fiais bien, cruelle qui fermais les yeux en fuyant I Tu 
savais bien que toute ma vie, toute mon âme, tout 
est amour et rien que celai Tu savais bien que, si j*ai 
quelquefois cherché la vérité avec ardeur» c'était par 
amour pour elle^ et non pour la vaine «gloire de la 
proclamer en personne I Je ne suis pas un savant, je 
ne suis pas un auteur, moi! Je suis un inconnu qui 
passe volontairement à côté du bruit et de la fumée, 
combattant à l'écart et dans Tombre, non par manque 
de courage, mais pour ne pas risquer de blesser ma 
mère et mon frère dans la mêlée. J'ai accepté ce rôle 
effacé sans éprouver aucune soufirance d'amour- 
propre. Je sentais que ma poitrine n'avait pas besoin 
d'encens, mais d'amour. Toutes les ambitions de mes 
pareUs, toutes leurs vanités démesurées, leur soif de 
domination, leurs besoins de luxe, leur continuel 
désir de pardtre, que m'importait tout cela? Je ne 
pouvais pas m'amuser avec ces jouets-là I Je n'étais, 
moi, qu'un pauvre homme simple, épris d'idéal, un 
enfant naïl, si l'on veut, cherchant l'amour et le sen- 
tant vivre en lui, longtemps avant /d'avoir rencontré 
celle qui devait développer en lui sa puissance. Je nie 
taisais, sachant bien que je serais raillé, ce qui m'était 
indifférent, quant à moi, mais ce qui m'eût fait souflrir 



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364 LB MARQUIS DB VILLBMBH. 

comme un outrage à ma religion intime et sacrée !... 
Une fois, une seule fois dans ma vie... je veux vous 
raconter cela, Caroline, j'ai aimé... 

— Ne me le racontez pasi s'écria-t-elle ; je ne veux 
rien savoir. 

— Vous devez tout savoir au contraire. Elle était 
bonne et douce, et mon souvenir peut sans effort la 
respecter et la bénir dans la tombe ; mais elle ne pou- 
vait pas m'aimer. C'était la faute de sa destinée et non 
ia sienne. Il n*y a point en moi de reproche contre 
elle, il y en a beaucoup contre moi-même. Je me suis 
beaucoup haï et beaucoup puni d'avoir cédé à une 
passion qui n'était ni permise ni réellement partagée. 

. Je ne me suis réconcilié avec la vie qu'en voyant 
fleurir en vous la vie dans son expression la plus belle 
et la plus pure. J'ai compris alors pourquoi j'étais né 
dans les larmes, pourquoi j'avais été destiné à aimer, 
et condamné à aimer trop tôt, et mal, et dans le 
péché, en appelant trop ardemment le rêve et le but 
de ma vie I £t à présent je me sens à jamais réhabilité 
et sauvé. Je sens que mon être va retrouver son équi« 
libre, ma jeunesse ses espérances, et mon cœur son 
aliment naturel. Ayez confiance en moi, vous que lo 
ciel m'a envoyée! Vous savez bien qu'il nous avait 
faits l'un pour l'autre. Vous l'avez bien senti mille 
fois, en dépit de vous-même, que nous n'avions 
qu'un esprit et une pensée à nous deux, que nous 
aimions les mêmes idées, les mêmes arts, les mêmes 
noms, les mêmes êtres et les mêmes choses, san< aiiir 



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LB MARQUIS DB VILLBMBR. 365 

|;ïiniaîs Van sur l'autre que pour affermir et déve- 
lopper ce qui y était déjà, pour y faire fleurir les 
germes de nos plus profonds instincts. Ah! rappelez- 
vous, Caroline, rappelez-vous Séval, et nos heures de 
soleil dans la vallée, et nos heures de fraîchetœ déli- 
cieuse sous les voûtes de cette bibliothèque où vou( 
fêtiez par de si beaux -vases de fleurs la mystérieuse 
et profonde union de nos âmes! N'était-ce pas un 
mariage indissoluble que nos mains consacraient 
chaque matin par une pure étreinte? Notre premier 
regard ne nous livrait-il pas chaque jour et pour tou- 
jours Tun à l'autre?... Et tout cela serait perdu, 
envolé pour jamais? Vous Tavcz pu penser un instant, 
vous, que cette vie-là pouvait finir, que cet homme, 
désormais sans lumière et sans air, pourrait exister 
sans vous, qu'il consentirait à retomber dans le néant < 
Non, non, vous ne l'avez pas cru I Cet homme vous 
sût suivie aux extrémités du monde, il eût marché 
iur des glaces, et dans le feu, et sur les eaux, pour 
vous rejoindre I... Et quand vous me laissiez mort 
dans la neige aujourd'hui, ne sentiez-vous pas que 
mon âme séparée de moi, que mon spectre désespéré 
vous suivait encore à travers les rafales de la mon 
lagne? 

— Écoute, écoute-le I dit Caroline à Peyraque, qui 
était rentré et qui contemplait avec stupeur le mar- 
quis exalté et comme transfiguré par la passion ; écou te 
ce qu'il me dit et ne t'étonne plus si je l'aime plus 
que moi-même I Ne t'effraye pas, ne t'afflige pas, ne 



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860 LB MARQUIS DE VILLBMBR. 

t'éloigiie pas en nous plaignant 1 Reste auprès de nous, 
et vois que nous sommes heui^uxl La présence d'uo 
rieux saint comme toi ne nous gène pas. Tu ne nous 
comprendras peut-être pas, toi qui, au delà d*un cer» 
tain devoir que je comprenais hier et que je n'admets 
plus aujourd'hui, ne veux plus rien entendre ; mais, 
malgré toi, tu me béniras et tu m'aimeras encore, cai* 
tu sentiras l'autorité et le droit de cet homme^là, qui 
est plus que tous les autres hcMnmes, et en qui Dieu 
ne peut pas mettre autre chose que des paroles de vé- 
rité. Oui jel'aime,... je t'aime, toi que j'ai failli perdre 
aujourd'hui, et je ne te quitterai plus, je te suivrai 
partout ; ton enfant sera le mien, comme ta patrie est 
ma patrie, comme ta foi est ma foi. 11 n'y a pas d'autre 
honneur en ce monde, il n'y a pas d'aufcre vertu de- 
irant Dieu que de t'aimer, de te servir et de te consoler. 

M. de Villemer était debout et rayonnant d'une joie 
pure qui éblouissait et n'effi^yait pas Caroline. Dans 
cette heure d'enthousiasme, il n'y avait pas de place, 
il n'y avait pas de souvenir pour le trouble des sens. 
Il la pressait sur son cœur avec cette sainteté du sen- 
timent paternel qui était en lui, et que suscitait un 
instinct de protection puissante, droit d'une grande 
intelligence sur un grand cœur, et d'une âme supé- 
rieure sur une âme élevée par l'amour à son niveau. 

Ils ne se demandaient ni l'un ni l'ajiCre si ikpassion 
les emporterait un jour au delà (]^ette effusion su- 
blime. 11 faut dire à leur louange qu'ils ressentaient 
les infinies tendresses de l'amitié, enthousiaste, ii^st 



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LB MARQUTS DB VILLEMER. Sffï 

vrai, mais naïve et profonde, avant toute autre ivresse, 
et que le but de leur avenir n'était en cet instant dé* 
fmi et résumé en eux-mêmes que par un mot : ne 
plus se quitter! 



XXVI 



Pendant que, vers (juatre heures, le temps éclaîrci 
permettait à Peyraque de faire les préparatifs du re- 
tour, de louer un autre char bien garni de paille et 
de couvertures avec des bœufs et un bouvier habile 
pour regagner Laussonne avant la nuit, la jeune et 
belle duchesse d'Aléria, couverte de moire et les bras 
chargés de camées, entrait dans Tappartement de sa 
belle-mère, au château de Mauveroche, en Limousin, 
laissant ensemble son mari et madame d'Arglade causer 
d'un air de bonne amitié dans un magnifique salon. 

Diane avait un air de joie et de triomphe qui frappa 
la marquise. 

— Eh bien! quoi, ma beauté? s'écria-t-elle, qu'3 
a-t-il? Est-ce que mon autre fils est revenu? 

— 11 reviendra bientôt ! répondit la duchesse, on 
vous Ta promis, et vous savez bien que nous n'avons 
pas d'inquiétude sur son compte. Son frère sait où il 
est, et répond que nous le reverrons à la fin de la se- 
maine. Aussi vous me voyez excessivement gaie... et 
môme excessivement heureuse... Cette petite ma- 



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868 LE MARQUIS DB VILLBUBR. 

dame d'Arglade est ravissante! C'est elle, chère ma- 
man, qui fait mon bonheur I 

— Oh I . . . vous raillez, petite masque ! vous ne pouvez 
pas la souffrir. Pourquoi Ta voir amenée ici? Je ne vous 
le demandais pas. Personne ne peut me distraire, s 
ce n'est vousl 

— Je m'en charge plus que jamais, reprit Dian 
avec un charmant sourire, et justement cette d'A^ 
glade que j'adore va me fournir des armes de bonne 
guerre contre votre vilain chagrin. Écoutez, bonne 
mère, nous tenons enfin l'affreux secret I Ce n'est pas 
sans peine. Il y a trois jours que nous manœuvrons 
autour d'elle, le duc et moi, que nous l'accablons de 
notre confiance, de notre laisser-aller, de toutes nos 
plus tendres gentillesses. Enfin, la bonne personne, qui 
n'est pas notre dupe et que nos moqueries ont poussée 
à bout, vient de me donner à entendre que la grosse 
faute de Caroline a eu pour complice... Ohl vous 
savez qui, elle vous Ta dv^ • J'ai fait comme si je n'en- 
tendais pas ; j'ai bien reçu un petit coup dans le cœur... 
r^^on ! un gros coup, il faut être vraie l mais j'ai couru 
trouver mon cherduc, et je lui ai jeté en pleine figure : 
— Est-ce vrai, ça, aflfreux homme, que vous avez été 
Tamant de mademoiselle de Saint-Geneix? Le duc a 
bondi comme un chat... non! comme un léopard à 
qui l'on marcherait sur la patte. — Ahl j'en étais sûr, 
vt-il dit en rugissant ; c'est la bonne Léonie qui prétend 
cela! — Et alors comme il parlait de la tuer, j'ai dû 
le calmer et lui dire que je n'en crovais rien, ce qui 



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I.B MARQUIS DE VILLEMBE. 3611 

n'était pas bien vrai; j'y croyaisun peu. Et lui, qui n'est 
pas sot, monsieur votre fils, il s'est aperçu de cela, et 
îl s'est mis à mes genoux, et il a juré, oh! mais juré 
par tout ce que je crois et par tout ce que j'aime, par 
ie vrai Dieu d'abord, et puis par vous, que c'était là 
une infâme calomnie, et j'en suis aussi sûre à présent 
que d'être venue au monde rien que pour aimei 
M. le duc. 

La duchesse avait un parler enfantin aussi naïf que 
celui de madame d'Ai^lade était affecté, et il s'y joi- 
gnait un accent de franchise et de résolution qui la 
rendait adorable. La marquise n'avait pas eu le temps 
de s'étonner de ce qu'elle entendait, que le duc entra 
aussi triomphant que sa femme. 

— Ouf I s'écria-t-il. Dieu soit loué I vous ne reverrez 
plus jamais cette vipère ! elle a demandé sa voilure, 
elle va partir, furieuse, mais aplatie, je vous en ré- 
ponds, et privée de tout son venin! Ma mère, ma 
pauvre mère! comme vous avez été trompée, et 
comme je comprends ce que vous avez souffert ! Et 
vous ne vouliez rien dire, même à moi, qui d'un 
mot. .. Mais enfin je l'ai confessée, cette odieuse femme 
qui eût mis le désespoir dans mon ménage, si Diane 
n'était pas un ange du ciel contre lequel les enfers ne 
prévaudront jamais. Tenez , maman ! soyez donc un 
peu en colère avec nous, cela vous fera du bien. Ma- 
dame d'Ai^lade a vu, n'est-ce pas? de ses deux yeux 
vu, mademoiselle de Saint-Geneix, appuyée sur mon 
bras, traverser au jour naissant le préau de Séval? 



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tnO LB MARQUIS DB YILLBMBR. 

Elle m'a vu lui parler d'un air affectueux et lui serrer 
\es mains? Eh bieni elle a mal vu, car je les lui al 
baisées V.Xie après l'autre, et ce qu'elle n'a pas en- 
tendu, je vais vous le dire, car je m'en souviens 
comme d'hier, j'étais assez ému pour ça. Je lui ai dit: 
Mon frèr^ a failli mourir cette nuit, et vous l'avez 
sauvé I PJaignez-Ie, soignez-le encore, aidez-moi à ca- 
ther son -Hat à."na mère, et, grâce à vous, il ne mourra 
pas. — Voilà ce que j'ai dit, je te jure devant Dieu, 
et voici ce qui s'était passé... 

Le du(*. raconta tout, et même, prenant les choseï 
de plus iiaut, il confessa ses mauvaises pensées, sef 
vaines coquetteries auprès de Caroline^ qui ne s'en 
était pas seulement aperçue. Il dit l'accès de jalousie 
du marquis contre lui, leur brouille d'une heure, leur 
embrassade passionnée, les aveux de l'un, les ser- 
ments do l'autre, la découverte qu'il avait faite en ce 
moment-là de l'état alarmant de son frère, l'impru- 
dence qu'il avait commise de le quitter, le croyant 
apaisé et le voyant endormi ; la vitre cassée, les cris 
que Caroline avait entendus, et Caroline s'élançant au 
secours, ranimant le malade, restant près de lui, et 
se consacrant depuis ce moment à le soigner, à le di» 
-traire, à l'aider dans son travail. 

— Et tout cela, ajouta le duc, avec un dévouement, 
une candeur et un désintéressement personnel dont je 
vous déclaré n'avoir jamais vu d'exemple! Celte Ca- 
roline, tenez, c'est une femme d'un rare mérite, et 
j'ai beau chercher une personne dont l'âge, le carao- 



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LB MARQUIS DE VILLEMER, S^»» 

tère, le« goûts et la modestie conviennent mieux à 
mon frère, je n*en peux pas trouver. Vous savez si 
j'ai désiré qu'il fît un mariage plus brillant. Eh bieni 
a présent qu'il est à l'abri de la gêne, grâce à l'ange 
que voici, qui nous a rendu à tous notre liberté ei 
notre dignité; à présent que j'ai vu la persistance et; 
l'exaltation de l'attachement de mon frère pour une 
personne qui est avant tout son amie sérieuse et né- 
cessaire; depuis enfin que Diane comprend tout cela 
mieux que moi-même, et m'exhorte à croire que les 
mariages d'amour sont les bons, je n*ai plus, ma chère 
mère, qu'une chose à vous dire : c'est qu'il faut re- 
trouver Caroline et la bénir avec joie, comme la meil- 
leure amie que vous ayez jamais eue avant ma femme 
et la meilleure fille que vous puissiez souhaiter après 
elle. 

— Ah! mes enfants, s'écria la marquise, vous me 
rendez le bonheur I Je ne vivais plus depuis cette ca- 
lomhie. La douleur d'Urbain, l'absence de cette enfant 
qui m'était chère,... la crainte de brouiller deux 
frères parfaits l'un pour l'autre en avouant ce que je 
croyais être vrai, ce que je suis si joyeuse de savoir 
faux... Ah ! il faut courir après le marquis, après Caro- 
line... Mais où donc, mon Dieu?... Vous savez où esl 
votre frère; mais lui, sait-il donc où elle est? 

— Non , il est parti sans le savoir, répondit la du-» 
chesse; mais madame Heudebert le sait. 

— Écrivez-lui, chère maman» dites-lui la vérité, H 
elle la dira aussi. 



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372 LB MARQUIS DB YILLBMBR. 

— Ouï, oui, je vais écrire, dît la duchesse; mais 
comment faire savoir cela bien vite à mon pauvre 
Urbain? 

— Je m*en charge, dît le duc. J'irais moi-même si 
la duchesse pouvait m'accompagner, car la quitter 
trois jours,... ma foi, c'est trop tôti 

— Fil s'écria la duchesse; vous comptez que, la 
lune de miel passée, vous courrez comme celu sans 
moi, le cœur léger et le pied aussi ? Oh! comme vous 
vous trompez, homme charmant, et comme je saurai 
mettre ordre à votre inconstance I 

— Et comment ferez-vous, voyons? dit le duc en la 
regardant avec ivresse. 

— En vous adorant toujours plus ! Et nous verrons 
bien si vous vous en lasserez I 

Pendant que le duc embrassait les cheveux d'or de 
sa femme, la marquise écrivait à Camille avec une 
juvénilité merveilleuse. — Tenez, mes enfants, leui 
dit-elle, est-ce bien comme ça? — La duihesse lut : 
<ï Ma chère madame Heudebert, ramenez-nous Caro- 
line, et qu'elle accoure avec vous dans mes bras. Elle 
avait été horriblement calomniée, je sais tout. Je 
pleure d'avoir cru à la chute d'un ange. Qu'elle me le 
pardonne I Qu'elle revienne, qu'elle soit ma fille à 
jamais, qu'elle ne me quitte plus ! Nous sommes deux 
qui ne pouvons pas vivre sans elle! » 

— C'est à ravir! c'est bon comme vous! dit la du 
chesse en fermant la lettre, et le duc sonna pendant 
que sa mère écrivait l'adresse. 



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LB MARQUIS DB YILLBUBIL 871 

La lettre partie, elle leur dît : — Pourquoi n'iriez- 
vous pas tous les deux chercher le marquis? Est-il 
donc bien loin ? 

- Douze heures en poste tout au plus, répondit 1^ 
duc. 

— Et je ne peux pas savoir où il est? 

— Je ne dois pas le dire ; mais à présent je suis per- 
suadé qu'il n'aura plus de secrets pour vous. Le bon- 
heur rend expansif. 

— Mon fils, reprit la marquise, vous m'effrayez 
beaucoup. Votre frère est peut-être ici malade, et vous 
me le cachez, comme vous me l'avez caché à SévaL 
Il est plus malade encore ; puisqu'on me fait croire à 
son absence, c'est qu'il ne peut pas se lever I 

— Non, non! s'écria Diane en riant; il n'est pas ici, 
il n'est pas malade. 11 est absent, il voyage, il est triste 
peut-être; mais il va être heureux, et il n'est pas parti 
sans espoir de vous fléchir. 

Le duc jura que sa femme disait la vérité. — Eh 
bien ! mes enfants, reprit la marquise inquiète, je vou- 
drais vous savoir près de lui. Que voulez-vous que je 
vous dise? Il n'a jamais été malade sans que je ne l'aie, 
smon deviné, du moins senti à une agitation parti- 
culière. J'ai éprouvé cela à Séval précisément à l'é- 
poque of> il a été si mal à mon insu. Je vois que ce 
que vous m'avez raconté coïncide avec une nuU 
affreuse que j'avais passée I Eh bien! aujourd'hui, ce 
matin, j'étais là toute seule, je rêvais tout éveillée. 
J'ai vu le marquis pâle, enveloppé dans quelque chose 



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814 LE MARQUIS DB VILLEMBR. 

de blanc, .un linceul peut-être, et j'ai entendu dan» 
mon oteille sa voix, sa véritable voix qui disait : ma 
mhre ! 

— Mon Dieul de quelles diîmères vous vous tour- 
Tfi entez I dit le duc. 

— Je ne me tourmentepas volontairem^fitet je me 
laisse rassurer par mes instincts, car je veux tout vous 
dire* Depuis une heure, je sais que mon fils est bien ; 
mais il a couru un danger aujourd'hui, il a souffert... 
ou bien un accident**. Rappelez-vous le jour et l'heure I 

— Voyons, .partez, dit la duchesse à son mari. Je ne 
crois pas un mot de tout cela , mais il faut rassurer 
votre mère. 

— Vous irez avec lui, dit la marquise. Je ne veux 
pas que mes idées noires , qui après tout sont peut- 
être maladives et rien de plus, vous causent le pre- 
mier chagrin de votre mariage. 

— Mais vous laisser seule avec ces idées-là !.•• 

— Je ne les aurai plus, dès que je vous verrai courir 
après lui 1 

La marquise insista. La. duchesse commanda une 
malle légèrey.et deux heures après, elle courait en 
poste avec son mari sur la route du Puy par Tulle et 
Aurillac. 

La duchesse connaissait le secret de son beau^frère ; 
elle ignorait le nom de la mère, mais elle savait Tcxis-^ 
ience de l'enfant. Le marquis avait permis au duc de 
»a 'avoir pas de secrets pour sa femme. 

A six heures du matin , ils arrivaient à Polignac. Lo 



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LB MARQUIS "DB YILLBMBR. 31» 

premier visage qui frappa les regards de Diane fut 
celui de Didier. Elle fut saisie, comme Tavait été Ca* 
roline, d'une soudaine tendresse pour cet être char* 
mant qui captivait tous les cœurs. Pendant qu'elle 
Tenibrassait et le contemplait, le duc s'informait du 
prétendu M. Bernyer. — Mon amio, dit-il à sa femme 
en revenante elle, ma mère avait raison ; il est arrivé 
quelque accident à mon frère. Il est sorti hier matin 
pour faire une promenade de quelques heures dan» 
la montagne, et il n'est pas encore rentré. Les gens 
d'ici sont inqi^iets de lui. 

— Sait-on où il a été? 

— Oui, c'est au delà du Puy* La poste va nous con- 
duire là, et là je vous laisserai. Je prendrai up cheval 
et un guide, car il n'y a pas de chemin possible pour 
la voiture. 

— Nous piTcndronsdeux chevaux, dit la duchesse. 
Je ne suis pas fatiguée du tout; partons. 

Une heure après, l'intrépide Diane, phis légère 
qu'un oiseau, gravissait au galop la rampe de la 
Gagne, sans sourciller, en riant des inquiéudes de 
son mari pour elle. A neuf heures du matin, ils tra- 
versaient rapidement Lantriac, à la grande surprise 
des habitants, et ils descendaient chez Peyraque- 
Lanion, à la grande jalousie de l'aubergiste du village» 

La famille était à table dans le petit atelier. On était 
rentré la veille un peu tard , mais sans acci'lent. Le 
marquis, fatigué, mais non malade, avait accepté 
l'hospitalité du ûls de Peyraque, qui demeui*ait dans 



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yiO LB MARQUIS DB YILLBMBU. 

la maison voisine. Caroline avait dormi délicieuse- 
ment dans sa petite chambre. Elle aidait Justine à 
servir les hommes de la maison, c'est-à-dire le marquis 
et les deux Peyraque. Embellie par le bonheur, elle 
allait et venait, tantôt servant et tantôt s'asseyant en 
face de M. de Villemer, qui la laissait se dévouer et la 
regardait avec ravissement, comme pour lui dire: 
— Je vous le permets, mais comme je vous rendrai 
ces soins-là I 

Quels cris de joie et de surprise remplirent la maison 
de Peyraque à Tapparition des voyageurs! Les deux 
frères se tinrent longtemps embrassés. Diane em- 
brassa Caroline en l'appelant sa sœur. 

11 y en eut pour une heure à raconter à bâtons 
rompus, follement, sans se comprendre, sans savoir 
si on ne rêvait pas. Le duc mourait de faim et trouva 
exquis les mets de Justine, qui refit un déjeuner 
copieux, et que Caroline aidait toujours, riant et pleu- 
rant à la fois. Diane était folle de l'aventure, et vou- 
lait, au grand effroi de son mari, se mêler de l'assai- 
sonnement. Enfin on reprit posément les récits et les 
explications de part et d'autre. Le marquis avsdt 
commencé par envoyer un exprès au Puy, avec une 
lettre pour sa mère, dont on lui avait dit tout d'abord 
l'inquiétude et l'étrange divination. 

On ne pleura pas en quittant les Peyraque, on avait 
leur parole qu'ils viendraient à la noce. Le jour sui- 
vant, on était de retour à Mauveroche avec Didier, 
que le marquis mit sur les genoux de sa mère. Elle 



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LB MARQUIS DB VILLBMBR. m 

était prévenue par la lettre de son fils. EUe couvrit 
Tenfant de caresses, et, le remettant dans les bras de 
Caroline: — Ma fille, lui dit-elle, vous acceptez donc le 
soin de nous rendre tous heureux? Soyez mille fois 
bénie, et si vous voulez me conserver longtemps, ne 
me quittez plus, ie vous ai fait bien du mal , mon 
pauvre bon ange; mais Dieu n'a pas permis que ce 
fût long, car j'en serais morte avant vousl 

Le marquis et sa femme passèrent le reste de la 
belle saison à Mauveroche et quelques jours d'automne 
à Séval. Ce lieu leur était cher, et malgré la joie de 
retrouver leur famille à Paris, ce ne fut pas sans efibri 
qu'ils s'arrachèrent d'une retraite consacrée par leurs 
souvenirs. 

Le mariage du marquis n'étonna personne ; les uns 
l'approuvèrent, les autres prédirent avec dédain qu'il 
se repentirait de cette excentricité, qu'il serait délaissé 
de tous les gens raisonnables, que c'était une existence 
effacée, manquée. La marquise faillit souffrir un peu 
de ces propos. Madame d'Arglade poursuivait Diane, 
Caroline et leurs époux de sa haine ; mais tout tomba 
à la révolution de février, et on pensa à bien autre 
chose! La marquise eut grand'peur et crut devoir se 
réfugier à Séval, où elle trouva le bonheur quand 
même. Le marquis, au moment de &ire paraître son 
livre anonyme, remit la publicatign à des temps plus 
calmes. 11 ne voulut pas frapper sur les vaincus du 
jour. Heureux par l'amour et la famille, il est peu 
pressé de connaître la gloire. 



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«78 LB MARQUIS DB VILLBMBR. 

Aujourd'hui la vieille marquise n*est plus. Débile 
de corps et trop active d^esprit, ses jours étaient 
comptés. Elle s*est éteinte au milieu de ses enfants et 
petits-enfante, les bénissant tous sans croire qu'elle 
les quittait, se sentant faible, mais ayant dans l'esprir 
du nerf et de la bonté jusqu'à la dernière heure, el 
faisant des projets comme la> plupart des mo»rants« 
pour Vannée prodiaine ! 

Le duc a beaucoup grossi dans la prospérité; mais 
il est toujours aimable, beau et assez ingambe. Il vit 
dans un grand luxe, mais sans prodigalité, et se re- 
mettant de tout à sa femme, qui le gouverne et le 
maintient sage avec un rare esprit de conduite et une 
admirable finesse dans les gâteries de la passion pro- 
clamée. Nous ne voudrions pas jurer qu'il n'ait jamais 
pensé à la tromper; mais elle a su déjouer les^ fan- 
taisies sans qu'il s'en aperçût, et son triomphe, qui 
dure encore, prouve une fois de plus qu'il y a quel- 
quefois assez d'art et de force dans le cerveau d'une 
fillette de seize ans pour régler au mieux la destinée 
d'un professeur de scélératesse. Le duc, admiraUe- 
ment bon et assez faible, trouve plus de charme qu'on 
ne croit à ne plus ourdir de savantes perfidies contre 
le beau sexe et à s'endormir, sans remords nouveaux, 
Sur l'oreiller du bien-être. 

Le marquis et la nouvelle marquise de Villemer 
passent maintenant huit mois de l'année à Séval, tou- 
jours occupés, on ne peut dire l'un de l'autre, puis- 
qu'ils se sont identifiés l'un à l'autre au point de 



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LB MARQUIS DB YILLBMBR. 879 

penser ensemble et de se répondre avant de s'être 
questionnés, mais de l'éducation de leurs enfants, 
tous remarquables d'intelligence et de charme. 
M. de G... est mort. Madame de G... a été oubliée. 
Didier a été reconnu par le marquis pour un de ses 
enfants. Caroline ne se rappelle plus qu'elle n'est pas 
sa mère. 

Madame Heudebert est fixée à Se val. Tous ses en- 
fants sont élevés par les soins du marquis et de Caro- 
line. Les fils du duc, plus gâtés, sont moins intelligents 
et moins bien portants ; mais ils sont aimables et pleins 
de grâces précoces. Le duc est excellent père et s'é- 
tonne, à tort, d'avoir déjà de si grands enfants. 

Les Peyraque ont été comblés. On est retourné les 
voir l'année dernière, et cette fois on a gravi, par un 
beau soleil levant , la cime argentée du Mezenc. On a 
voulu revoir aussi la pauvre cabane où, en dépit des 
largesses du marquis , rien n'a été changé en mieux ; 
mais le père a acheté de la terre, et on se croit riche. 
Caroline s'est assise avec bonheur sous l'âtre misé- 
rable oii elle a vu à ses pieds pour la première fois 
l'homme avec qui elle eût partagé sans effroi une 
liutte dans les Cévennes et l'oubli du monde entier. 

Nohant, 30 avril 1860. 



FIN 



EMILE COLIN. — IMPRIMBSIB DB ZAQIU* 



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