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Full text of "Le marquis de Montcalm (1712-1759)"

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MARQUIS    DE 


MONTCALM 


(1712-1759) 


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QUÉBEC 

J.-P.  GARNEAU,  libraire-éditeur 

47,  rue  Buade 

1911 


ri  7C5 


Enregistré  conformément  à  l'acte  du  Parlement  du  (.Canada  concer- 
nant la  propriété  littéraire  et  artistique,  en  l'année  mil  neuf  cent 
onze,  par  J.  P.  Gahxeau,  au  ministère  de  l'Ai^riculture,  à 
Ottawa. 


PREFACE 


Nous  avons  entrepris  d'écrire  une  histoire 
de  Montcalm.  On  nous  dira  sans  doute  que 
le  sujet  n'est  pas  nouveau.  Beaucoup  de  bio- 
graphies de  cet  illustre  soldat  ont  déjà  été  pu- 
bliées, et  la  partie  la  plus  importante  de  sa 
carrière,  celle  oii  il  commanda  les  armées  du 
roi  de  France  au  Canada,  durant  la  guerre  de 
Sept  ans,  a  été  mise  en  pleine  lumière  par  des 
écrivains  remarquables,  parmi  lesquels  on  doit 
signaler  en  première  ligne  Francis  Parkman 
et  l'abbé  Casgrain.  Nous  ne  nous  sommes  pas 
dissimulé  qu'il  y  avait  là  pour  nous  un  pre- 
mier écueil.  En  parlant  encore  de  Montcalm, 
nous  nous  exposons  à  tomber  dans  les  redites, 
à  mériter  le  reproche  de  présenter  au  public 
du  déjà  vu,  du  déjà  entendu.  Cependant, 
après  avoir  étudié  la  vie  du  vainqueur  de  Ca- 
rillon, du  vaincu  des  Plaines  d'Abraham,  il 
nous  a  paru  qu'il  restait  encore  dans  ce  champ 
quelques  épis  à  glaner.  Certains  traits  de 
cette  physionomie  attrayante  ne  pouvaient-ils 
pas  être  accusés  davantage  ?  Certains  faits 
n'ofîraient-ils  pas  matière  à  des  commentaires 


ivil574?0 


viii  PRÉFACE  ' 

nouveaux  ?  Des  informations  inédites  ne  per- 
mettraient-elles pas  d'expliquer  d'une  façon 
plus  satisfaisante  tel  ou  tel  événement,  tel  ou 
tel  épisode  ?  A  toutes  ces  questions  il  nous  a 
semblé  que  la  réponse  devait  être  affirmative. 
Et  c'est  ce  qui  nous  a  déterminé  à  écrire  ce 
livre  sur  Montcalm,  nonobstant  les  œuvres 
considérables  que  des  historiens  renommés  ont 
consacré  au  même  héros  et  à  la  même  époque. 
Nos  lecteurs  seront  peut-être  tentés  de  croire, 
devant  quelques-unes  des  pages  qui  vont  sui- 
vre, qu'en  voulant  éviter  l'écueil  signalé  plus 
haut,  nous  avons  donné  sur  un  autre,  et  que, 
pour  paraître  neuf  dans  un  sujet  déjà  traité, 
nous  avons  systématiquement  recherché  la 
contradiction  d'idées  reçues,  de  jugements  ad- 
mis, d'appréciations  généralement  acceptées. 
Ainsi  la  plupart  de  nos  historiens  ont  beau- 
coup loué  Vaudreuil  au  détriment  de  Mont- 
calm. De  cette  tendance  nous  confessons  que 
notre  livre  paraîtra  parfois  une  contre-partie  ; 
mais  nous  déclarons  en  toute  sincérité  que  cela 
ne  provient  chez  nous  d'aucune  idée  précon- 
çue, d'aucune  ambition  d'innover,  d'aucun 
esprit  de  controverse.  Nous  nous  sommes 
efforcé  de  découvrir  la  vérité,  souvent  très 
obscurcie  par  les  témoignages  contradictoires; 
de  signaler  avec  impartialité  les  erreurs  et  les 
fautes  des  personnages  historiques  mis  en  scè- 


PRÉFACE  ix 

ne  ;  de  faire  avec  une  stricte  justice  la  répar- 
tition des  responsabilités.  Et  si,  dans  ces 
pages,  Montcalm  parait  souvent  supérieur  à 
Vaudreuil,  cela  ne  tient  pas  à  notre  caprice 
ou  à  notre  partialité,  mais  cela  résulte  des  do- 
cuments, des  faits,  des  actes  même,  ainsi  que 
des  paroles  et  des  écrits  de  ces  deux  hommes 
trop  souvent  aux  prises. 

Vaudreuil  était  canadien,  Montcalm  était 
français.  Et  plus  d'une  fois,  en  parcourant 
quelques-uns  des  écrits  consacrés  au  récit  dra- 
matique des  derniers  jours  de  la  Nouvelle- 
France,  nous  avons  cru  voir  cette  diversité 
d'origine  influer  sur  le  ton  des  appréciations 
discordantes.  Par  un  singulier  phénomène, 
on  retrouvait,  après  un  siècle  et  demi,  dans 
des  pages  historiques,  quelque  chose  de  la 
mésintelligence  qui  divisa  malheureusement 
les  défenseurs  de  notre  patrie  au  moment  de 
la  crise  suprême.  On  verra  fréquemment  en 
conflit  dans  cet  ouvrage  le  préjugé  colonial  et 
le  préjugé  métropolitain.  Eh  bien,  ces  deux 
préjugés,  dont  les  heurts  violents  nous  firent 
alors  tant  de  mal,  on  dirait  parfois  qu'ils  re- 
vivent dans  les  jugements  portés  de  nos  jours 
sur  les  hommes  et  les  choses  d'un  régime  de- 
puis si  longtemps  écroulé.  Nous  avons  voulu 
écarter  de  notre  esprit  ces  deux  prédispositions 
divergentes,  et  nous  nous  sommes  efforcé  de 


X  PRÉFACE 

traiter  chacun  des  personnages  dont  nous 
avons  eu  à  parler,  non  suivant  le  lieu  de  sa 
naissance,  mais  suivant  sa  valeur  et  son 
mérite. 

En  faisant  les  recherches  nécessaires  pour 
la  composition  de  cet  ouvrage,  nous  avons  eu 
la  bonne  fortune  de  mettre  la  main  sur  des 
pièces  qu'aucun  de  nos  historiens  n'avait  eu 
encore  l'avantage  de  connaître.  La  plus  im- 
portante série  de  ces  documents  jusqu'à  pré- 
sent inédits  est  sans  conteste  celle  des  Mémoires 
et  Observations  de  M.  de  la  Pause,  l'un  des 
meilleurs  officiers  qui  combattirent  ici  sous 
Montcalm.  Charles  de  Plantavit,  chevalier 
de  la  Pause,  était  aide-major  au  bataillon  de 
Guyenne.  Il  fit  toutes  les  campagnes  du  Ca- 
nada de  1755  à  1760.  Il  assista  à  presque 
toutes  les  opérations,  à  presque  tous  les  prin- 
cipaux faits  d'armes.  Il  fut  chargé  de  mis- 
sions ardues,  dont  il  s'acquitta  avec  honneur. 
Vingt  fois  Montcalm  et  Lévis  rendirent  témoi- 
gnage à  son  activité  et  à  ses  ressources.  Du- 
rant son  séjour  au  Canada,  il  écrivit  un  jour- 
nal et  une  foule  de  mémoires  relatifs  aux 
événements  auxquels  il  prenait  part,  aux  com- 
bats et  aux  sièges  où  il  était  présent.  Ces  pa- 
piers précieux  ont  été  heureusement  conservés. 
Deux  lignes  dans  une  brochure  sur  M.  de  la 


PRÉFACE  xi 

Pausa  (1)  nous  ayant  révélé  l'existence  de  ces 
documents  de  première  valeur,  nous  avons  pu 
en  obtenir  la  communication,  grâce  à  la  bien- 
veillance de  madame  la  comtesse  de  Leding- 
hem,  arrière-petite-nièce  du  vaillant  officier. 
Nous  la  prions  d'agréer  l'expression  de  notre 
reconnaissance  pour  le  service  qu'elle  nous  a 
rendu  à  nous,  et  à  l'histoire  canadienne. 

L'œuvre  que  nous  livrons  au  public  nous  a 
coûté  beaucoup  de  labeurs.  Elle  a  souvent 
fait  passer  sur  notre  front  un  nuage  de  tris- 
tesse. Pour  un  historien  canadien,  les  années 
d'agonie  de  la  Nouvelle-France  ont  quelque 
chose  d'effroyablement  douloureux.  Sans  dou- 
te bien  des  pages  glorieuses  réconfortent  notre 
fierté  patriotique.  Mais  à  côté  de  ces  rayons, 
il  y  a  les  ombres  qu'on  ne  saurait  dissimuler. 
La  colonie  française  était  rongée  par  la  cor- 
ruption, et  affaiblie  par  la  discorde.  Bien  des 
spectacles  pénibles  s'offraient  dans  son  sein  au 
regard  de  l'observateur.  Les  hautes  sphères 
de  notre  société  canadienne  avaient  besoin 
d'être  purifiées  par  l'épreuve.  Elles  le  furent. 
Le  cataclysme  qui  coupa  en  deux   notre  his- 

(l)  Cette  brochure  était  due  à  la  plume  élégante  de  M. 
Hubert  Vitalis,  de  Lodèvc,  aussi  obligeant  qu'érudit.  C'est 
à  son  concours  empressé  et  à  sa  courtoisie  que  je  dois  la  fa- 
culté d'utiliser  pour  le  présent  ouvrage  les  Mémoires  inédits 
de  M.  de  la  Pause. 


xii  PRÉFACE 

toire,  s'il  parut  désastreux  à  nos  pères,  nous 
sauva  de  bien  des  déchéances.  Et,  par  un  des- 
sein de  miséricorde,  le  Dieu  qui  avait  veillé 
sur  notre  berceau  voulut  que,  même  à  l'heure 
où  il  nous  envo3^ait  la  guerre,  l'invasion  et 
tout  leur  sinistre  cortège,  notre  défaite  et  notre 
chute  fussent  illuminées  d'un  reflet  de  gloire, 
qui  rayonnât  sur  notre  avenir.  Montcalm  fut 
le  soldat  qu'il  suscita  pour  cette  fin,  et  ses 
exploits,  ses  triomphes,  aussi  bien  que  sa  mort 
au  champ  d'honneur,  couronnèrent  le  trépas 
de  la  Nouvelle-France  d'une  auréole,  qui  con- 
tinua de  briller  sur  le  Canada  français  orienté 
vers  des  destins  nouveaux.  Notre  peuple  ne 
s'y  est  pas  trompé.  Et  voilà  pourquoi  le  nom 
de  Montcalm  lui  est  resté  cher  entre  tous  les 
grands  noms  de  notre  histoire. 

En  terminant  cette  œuvre,  nous  éprouvons 
une  joie  profonde  à  constater  que  la  renommée 
de  Montcalm  peut  être  soumise  à  la  plus  ri- 
goureuse critique  historique  sans  être  amoin- 
drie. Sa  vie,  on  le  verra,  ne  fut  sans  doute 
exempte  ni  d'erreurs,  ni  de  fautes  ;  mais  ce 
fut,  au  demeurant,  la  vie  d'un  honnête  homme, 
d'un  chrétien  sincère  et  d'un  grand  Français. 

Thomas  Chapais. 
Saint-Denis,  15  juin  1911. 


CHAPITRE  PREMIER 


La  famille  de  Montcalm  ;  sa  généalogie — Ses  parents. — Sa 

naissance Son  éducation — Son  précepteur,  Louis  Dumas. 

— Discussions  entre  le  maître  et  l'élève. — Les  premières 

lettres   de   Montcalm Son  frère,  un  entant-prodige 

Montcalm  entre  dans  l'armée. — Ses   premières  campa- 
gnes  Le  siège  de  Philipsbourg Mariage  de  Montcalm. 

— Guerre  de  la  succession  d'Autriche Montcalm  sert 

sous  Belle-Isle  et  Chevert Le  siège  de  Prague Deuil 

familial Campagnes  d'Italie — Montcalm  est  blessé  et 

fait  prisonnier La  paix  d'Aix-la-Chapelle — La  vie  pri- 
vée de  Montcalm Ses  sentiments  religieux. 

La  généalogie  de  la  famille  Montcalm  remonte  jus- 
qu'au 12ème  siècle.  Le  premier  du  nom  qui  soit  men- 
tionné dans  les  recueils  biographiques  est  Simon  de 
Montcalm,  seigneur  du  Viala  et  de  Cornus,  au  diocèse 
de  Valves,  en  Kouergue.  Heyral  de  Montcalm,  Ber- 
trand de  Montcalm,  Bernard  de  Montcalm,  Kaimond 
de  Montcalm,  continuent  la  lignée.  Jean  de  Mont- 
calm, fils  de  ce  dernier,  porte  les  titres  de  seigneur  de 
Saint-Véran,  de  Tournemire,  du  Viala,  de  la  Baume,  de 
Pradines  et  de  la  Panouse.  Né  en  1407,  il  épouse  en 
1438  Jeanne  de  Gozon,  petite-nièce  du  célèbre  Déodat 
de  Gozon,  grand-maître  des  chevaliers  de  Rhodes. 
En  1473,  il  exerce  les  fonctions  de  juge-mage  de 
Nîmes.  Son  fils  Guillaume  de  Montcalm  occupe  la 
même  charge  et  meurt  au  commencement  du  16ème 
siècle.  La  famille  acquiert  de  l'influence  et  du  pres- 
tige. Parmi  les  frères  de  Guillaume,  signalons  Antoine 


2  MONTCALM 

de  Montcalm,  protonotaire  du  Saint-Siège  ;  Gui  de 
Montcalm,  qui  fonde  la  branche  des  barons  de  Mont- 
clus,  éteinte  dans  la  lignéa  masculine  au  commence- 
ment du  XVIIIème  siècle  ;  Gaillardet  de  Montcalm, 
maître  d'hôtel  de  Charles  VIII  et  de  Louis  XII,  grand 
bailli  de  Gévaudan,  qui,  par  son  mariage  avec  Margue- 
rite de  Joyeuse,  fait  entrer  dans  les  domaines  fami- 
liaux la  terre  de  Candiac. 

Jean  de  Montcalm,  fils  de  Guillaume,  seigneur  de 
Saint- Véran,  de  Tournemire,  de  Viala,  de  Cornus, 
devient  aussi  seigneur  de  Candiac  par  héritage  de  son 
oncle,  Gaillardet  de  Montcalm.  Il  est  juge-mage  et 
sénéchal  de  î^îmes,  et  commissaire  du  roi  aux  Etats 
du  Languedoc  en  1528.  François  de  Montcalm,  son 
fils,  est  capitaine  de  galères.  C'est  l'époque  de  la 
Kéforme  et  des  guerres  de  religion,  et  malheureuse- 
ment plusieurs  des  Montcalm  deviennent  partisans  du 
calvinisme.  Honoré  de  Montcalm,  fils  de  François,  est 
l'un  des  chefs  protestants  du  Midi,  et  succombe  dans 
un  combat  singulier  près  de  Lodève  en  1574. 

Louis  de  Montcalm,  son  père,  premier  du  nom,  con- 
tinue la  lignée.  Entre  autres  enfants,  il  a  Louis  II  de 
Montcalm  qui  suit,  et  François  de  Montcalm,  maréchal 
de  bataille,  mort  à  la  Valteline  en  1632.  Louis  II  de 
Montcalm  est  employé  par  Richelieu  dans  ses  négocia- 
tions avec  les  protestants  en  1629  ;  il  est  créé  conseil- 
ler d'Etat  ordinaire,  et  meurt  en  1659.  Ses  fils  sont 
Louis  III  de  Montcalm,  et  Daniel  de  Montcalm,  père 
de  Louis  IV,  qui  fut  aide  de  camp  du  maréchal  de 
Schomberg,  et  reçut  une  blessure  mortelle  au  siège  de 
Bellegarde,  en  1675.  Louis  III  de  Montcalm  a  pour 
fils  Pierre  de  Montcalm,  conseiller  au  parlement  de 


MONTCALM  3 

Toulouse,  mort  sans  postérité  masculine  ;  Jean-Louis  de 
Montcalm,  continuateur  de  la  lignée  ;  Gaspard  de 
Montcalm,  capitaine  de  cuirassiers,  blessé  à  la  bataille 
de  Cassel,  en  1677  ;  Daniel  de  Montcalm,  capitaine  de 
bataillon  au  régiment  de  Turenne,' tué  dans  la  même 
journée  ;  Maurice  de  Montcalm,  capitaine  au  régiment 
de  Condé,  blessé  au  siège  de  Naarden  en  1673. 

Jean-Louis  de  Montcalm,  de  son  mariage  avec  Judith 
Valat,  a  Louis-Pierre  de  Montcalm  et  Louis- Daniel  de 
Montcalm,  seigneur  de  Saint- Véran,  du  Viala,  de  Tour- 
nemire,  de  Cornus,  de  la  Panouse,  de  Saint-Julien 
d'Arpaon,  de  Saint- Martin,  du  Folaquier,  de  Béasse,  de 
la  Vigère,  de  Candiac  et  de  Vestric,  baron  de  Gabriac. 
Né  à  Gabriac,  le  22  septembre  1 67 6,Louis- Daniel  épouse, 
le  30  avril  1708,  Marie-Thérèse-Charlotte  de  Lauris,  née 
le  15  octobre  1692,  fille  de  Joseph-Mathias  de  Lauris  de 
Castellaae,  seigneur  d'Ampus.  Il  meurt  le  13  septembre 
1755,  ayant  eu  de  son  mariage  avec  mademoiselle  de 
Castellane,  cinq  enfants  :  Louis-Joseph  de  Montcalm, 
le  général  illustre  dont  nous  allons  retracer  l'histoire  ; 
Jean-Louis-Pierre-Elizabeth,  enfant  étonnant,  mort  à 
sept  ans  ;  Louise- Françoise-Thérèse  ;  Louise-Charlotte  ; 
et  Hervée-Macrine  ^. 

Comme  on  a  pu  le  voir  dans  les  notes  qui  précèdent, 
les  Montcalm  étaient  une  race  héroïque.  Plusieurs 
d'entre  eux  avaient  versé  leur  sang  pour  le  Roi  et  la 
France.  Louis  de  Montcalm,  de  la  branche  de  Mont- 
clus,  tué  au  siège  de  Marguerittss,  en  1587  ;  François 


l_Pour  cette  généalogie  des  Montcalm  nous  avons  sur- 
tout consulté  Moreri,  au  Dictionnaire  historique,  vol.  VII, 
pp.  704-705. 


4-  MONTCALM 

de  Montcalm  et  Jacques  de  Montcalm,  morts  à  la  Valte- 
line,  l'un  en  1632,  l'autre  en  1643  ;  Louis  de  Montcalm, 
blessé  mortellement  au  siège  de  Bellegarde  en  1675  ; 
Gaspard  de  Montcalm,  blessé,  et  Daniel  de  Montcalm, 
son  frère,  tué  à  là  bataille  de  Cassel,  en  1677  ;  Mau- 
rice de  Montcalm,  un  autre  frère,  blessé  au  siège  de 
Naarden,  en  1673,  formaient  une  liste  glorieuse  qui 
justifiait  bien  le  dicton  répété  souvent  en  Languedoc  : 
"  La  guerre  est  le  tombeau  des  Montcalm." 
^  Madame  de  Montcalm,  Marie-Thérèse- Charlotte  de 
Lauris,  mère  de  notre  héros,  était  douée  d'un  grand 
cœur  et  d'un  grand  esprit.  Fervente  catholique,  elle 
avait  eu  le  bonheur  de  faire  partager  ses  croyances  à 
son  mari,  et  de  lui  voir  abjurer  le  calvinisme  dans 
lequel  il  était  né  ^.  Et  la  forte  éducation  qu'elle  donna 
à  ses  enfants,  s'inspira  des  principes  religieux  qui  fai- 
saient la  règle  de  sa  vie. 

1  —  "  On  sait  qu'à  la  fin  du  seizième  siècle,  un  grand  nom. 
bre  de  gentilshommes  du  Languedoc,  entraînés  par  l'exemple 
du  prince  de  Condé,  avaient  embrassé  la  religion  réformée. 
Les  Montcalm  étaient  de  ce  nombre  et  des  plus  ardents.  Par 
de  récentes  alliances,  ils  tenaient  encore  au  parti  protestant 
dans  les  Cévennes,  lorsque  Louis-Daniel  abjura  l'hérésie  pour 
revenir  à  la  foi  catholique  abandonnée  depuis  plusieurs  gêné  • 
rations.  Quant  aux  Lauris-Castellane,  ils  comptaient  parmi 
les  familles  les  plus  inviolablement  attachées  au  catholicisme 
et  à  l'ordre  de  Malte."  (JJae  sœur  de  Montcalm  ;  la  présidente 
de  Lunas  ;  par  M.  Grellet  de  la  Dey  te,  Nevers,  1900). 

Marie-Thérèse-Charlotte  Lauris  de  Castellane  descendait 
d'Henri  de  Castellane,  marquis  d'Ampus  et  de  Marie  de  Vil- 
lars-Brancas,  tille  de  George  de  Brancas,  duc  de  Villars- 
Brancas,  marié  en  1597  à  Julienne  Hippolyte  d'Estrées, 
et  tante  de  César  de  Bourbon-Vendôme.  Mademoiselle  de 
Castellane  était  une  riche  héritière.  (Ibid). 


MONTCALM  5 

Louis- Joseph  de  Montcalm,  seigneur  de  Saint- Véran, 
de  Candiac,  de  Tournemire,  de  Vestric,  de  Saint-Julien 
d'Arpaon,  baron  de  Gabriac,  naquit  au  Château  de 
Candiac  ^  le  28  février  1712  2.  Il  eut  pour  parrain  le 
marquis  de  Castellane,  son  grand-père  maternel,  et 
pour  marraine  madame  de  Vaux,  sa  bisaïeule  mater- 


1  —  Le  château  de  Candiac  est  situé  à  quelques  heures  de 
Nîmes,  dans  le  département  du  Gard,  qui  faisait  autrefois 
partie  de  la  province  du  Languedoc. 

2  —  Le  R.  P.  Sommervogel,  dans  son  étude  biographique 
sur  Montcalm,  donne  le  29  février  comme  la  date  de  sa  nais- 
sance :  ''  Les  biographes,  écrit-il,  disent  le  28  février:  je  donne 
la  date  que  me  fournissent  des  mémoires  autobiographiques, 
écrits  par  M.  de  Montcalm  lui-même."  Mais  l'acte  de  nais- 
sance de  ce  dernier  affirme  qu'il  est  né  le  28  février.  Il  nous 
semble  plus  sûr  de  nous  ranger  du  côté  de  cet  acte  authen- 
tique, signé  par  le  père  même  de  notre  héros.  Nous  repro- 
duisons ici  l'extrait  des  registres  de  Vauvert  : 

Baptême  L'an  mil  neuf  cent  douze  et  le  sizième  mars, 

de  Joseph-Louis  de   Montcalm,   fils   de  messire 

Joseph  Louis  Daniel  de  Montcalm,  seigneur  de  Saint- 

Montcalm.  Véran  et  autres  lieux,  et  de  dame  Marie- 
Thérèse  de  Castelane,  a  été  baptisé  dans  l'é- 
glise de  Vauvert,  estant  né  le  vingt-huitième 
du  mois  dernier.  Son  parrain  a  été  messire 
Joseph  Mathias  de  Castelane,  marquis  Dampus, 
sa  marraine,  madame  Marie  de  Guillaumont, 
dame  de  Vaux.  Présents  Louis  Saporta  et 
messire  Joseph-François  Castelane  soussignés 
avec  messieurs  le  père,  le  parrein  et  madame 
la  marreine.  Par  moi 
Vincent,  curé, 

Saint- Véran, 
Castellane  Dampus, 
M.  de  Guillaumont, 

Castellane  Dampus.  Saporta. 


6  MONTCALM 

nelle.  Sa  constitution  ne  fut  pas  très  robuste  durant 
ses  premières  années  de  croissance.  Il  les  passa  presque 
entièrement  au  château  de  Koquemaure,  auprès  de  sa 
marraine,  dont  la  discipline  était  apparemment  fort 
indulgente,  "  ce  qui,  écrivait-il  plus  tard,  joint  à  ma 
santé  délicate,  fit  qu'en  1718  je  ne  savais  pas  lire." 
Lorsqu'il  eut  six  ans,  son  père,  jugeant  qu'il  était  temps 
de  commencer  son  instruction,  l'envoya  à  Grenoble  où 
il  le  confia  à  un  précepteur,  dont  les  talents  et  les  tra- 
vaux jouirent  d'une  grande  notoriété  pendant  la  pre- 
mière moitié  du  XVIIP"^®  siècle.  Outre  le  mérite  intel- 
lectuel du  professeur,  M.  de  Montcalm  avait  peut-être 
une  raison  particulière  de  le  choisir.  Louis  Dumas  était, 
paraît-il,  son  frère,  fils  naturel  de  Jean-Louis  de  Mont- 
calm. Il  était  né  à  Nîmes  en  1676.  Doué  d'une  vive 
intelligence  et  d'une  extraordinaire  aptitude  au  travail, 
il  étudia  sans  relâche  et  acquit  une  érudition  très  éten- 
due. Il  s'appliqua  tour  à  tour  aux  langues,  à  la  litté- 
rature, à  la  jurisprudence,  à  la  philosophie,  aux  sciences 
exactes,  à  la  musique.  Les  systèmes  d'enseignement 
alors  en  vogue  ne  lui  semblant  pas  satisfaisants,  il  en 
inventa  un  de  toutes  pièces,  qu'il  appela  le  "  bureau 
typographique."  "  C'était,  lisons-nous  dans  la  Biogra- 
phie universelle,  une  ingénieuse  imitation  des  procédés 
de  l'imprimerie  pour  la  composition,  appliqués  à  l'art 
de  familiariser  les  enfants  de  l'âge  le  plus  tendre  avec 
les  signes  du  langage  et  de  l'écriture,  de  les  accoutumer 
à  en  former  des  mots,  à  en  décomposer  l'assemblage,  et 
de  leur  apprendre,  avant  même  qu'ils  puissent  manier 
une  plume  et  en  se  jouant,  l'orthographe  et  les  principes 
de  la  grammaire."  Vers  la  fin  de  sa  carrière,  Dumas 
exposa  l'économie   de  son  fameux  système  dans    un 


MONTCA.LM  7 

livre  intitulé  Bibliothèque  des  enfants,  qu'il  publia  à 
Paris  en  1733.  Quelle  était  au  juste  la  valeur  de  ce 
"  Bureau  typographique  ?  "  Nous  l'ignorons,  mais  ce 
que  nous  savons,  c'est  qu'il  fut  très  attaqué,  comme  le 
sont  la  plupart  des  innovations.  Le  Dictionnaire  his- 
torique de  Feller  en  fait  cette  appréciation  peu  favora- 
ble :  "  La  machine  du  Bureau  typographique  n'eut 
jamais  l'approbation  des  gens  ;  elle  est  regardée  aujour- 
d'hui comme  une  pure  charlatanerie,  malgré  les  efforts 
que  quelques  faméliques  instituteurs  ont  faits  pour 
l'accréditer  par  un  pompeux  prospectus,  publié  en  1780. 
On  voit  au  premier  coup  d'œil  que  c'est  une  invention 
exactement  romanesque  et  empirique,  fruit  d'une  tête 
oisive  et  exaltée,  propre  seulement  à  réprimer  l'essor  de 
l'être  spirituel  qui  nous  anime,  en  l'attachant  à  des 
opérations  mécaniques  et  stériles." 

Quoiqu'il  en  soit,  et  quelle  que  fut  la  valeur  intrin- 
sèque du  système  appliqué,  l'éducation  de  Louis-Joseph 
de  Montcalm  par  Louis  Dumas  fit  honneur  à  ce  der- 
nier. Ce  n'était  pas  cependant  son  avis,  car  on  voit  par 
sa  correspondance  avec  le  père  de  son  élève  qu'il  ne 
cessait  de  gémir  sur  l'ingratitude  de  sa  tâche  et  le  peu 
de  satisfaction  que  lui  donnait  celui-ci.  Le  jeune  Mont- 
calm était  pourtant  doué  d'imagination,  de  vivacité 
d'esprit,  d'une  mémoire  heureuse.  Mais  il  n'avait  pro- 
bablement pas  une  de  ces  intelligences  malléables  qui  se 
laissent  couler  docilement  dans  n'importe  quel  moule. 
Il  avait  déjà  ses  idées  à  lui,  ses  antipathies  et  ses  pré- 
férences, ses  aptitudes  aussi  bien  que  ses  inaptitudes 
spéciales,  et  l'originalité  de  ses  pensées,  l'ardeur  de  sa 
nature  impulsive  paraissaient  sans  doute  comme  d'irré- 
médiables défauts  aux  yeux  du  méthodiqu  eet  systéma- 


8  MONTCALM 

tique  Dumas.  Il  est  intéressant  de  suivre,  dans  les  let- 
tres du  précepteur  et  de  son  élève  à  M.  de  Montcalm, 
le  conflit  de  ces  deux  tempéraments,  la  lutte  intellec- 
tuelle du  maître  avec  l'écolier.  Dumas  exigeait  que 
Louis-Joseph  écrivît  chaque  semaine  à  sa  famille  un 
journal  de  ses  occupations,  de  ses  travaux,  de  ce  qui 
86  passait  dans  le  monde  littéraire,  à  la  cour  et  à  la 
ville.  Chacune  de  ces  compositions  hebdomadaires 
couvrait  quatre  pages  in-folio,  à  deux  colonnes,  sans 
marges  et  sans  blancs.  Souvent,  lorsque  le  jeune  Mont- 
calm interrompait  sa  tâche,  par  lassitude  ou  par  ennui> 
Dumas  entrait  en  scène,  pour  se  plaindre  de  son  élève, 
le  taxer  de  paresse,  dénoncer  son  inattention,  énumérer 
ses  défauts  et  ses  manquements.  Puis  l'accusé  repre- 
nait la  plume  et  opposait  à  ce  réquisitoire  un  plaidoyer 
j>ro  domo  courtois  et  respectueux,  mais  empreint 
d'énergie  et  parfois  de  ténacité.  Quelques  extraits  de 
cette  correspondance  en  partie  double  donneront  une 
excellente  idée  de  la  manière  dont  furent  conduites  les 
études  de  Montcalm.  Dumas  écrivait  un  jour  au  mar- 
quis :  "  M.  de  Montcalm  n'est  encore  qu'en  humanité, 
au-dessous  de  la  rhétorique  qu'il  sera  obligé  de  brûler 
comme  la  rhétorique,  n'ayant  que  la  partie  mnémonique 
pour  le  matériel  et  le  sensible...  Il  semble  que  son 
écriture  devient  plus  hérissée  et  plus  affreuse,  je  le  lui 
montre  et  le  redis  en  vain  ;  son  goût  à  présent  est  de 
faire  des  têtes  et  des  queues  redoublées,  avec  peu 
d'agrément,  d'écrire  avec  des  plumes  non  fendues... 
Une  petite  note  sur  la  belle  écriture.  J'ai  tant  prêché 
là-dessus  qu'à  moins  de  se  brouiller  absolument,  je  dois 
me  taire,  vu  son  âge  et  tout  comparé.  Si  vous  êtes  dans 
le  dessein  d'avoir  un  fils  qui  sache  écrire,  il  faudra  le 


MONTCALM  9 

mettre  en  pension  chez  le  meilleur  maître  de  Paris  après 
la  fin  de  ses  exercices."  Quelque  temps  après,  nouvel- 
les doléances  :  "  Si  dans  la  suite  vous  ne  le  trouvez  pas 
aussi  corrigé  que  vous  l'avez  espéré,  ne  croyez  pas, 
Monsieur,  que  ce  soit  faute  d'avis  réitérés  tête  à  tête 
et  devant  les  autres  ;  j'insiste  sur  ce  point  pour  préve- 
nir les  jugements  vulgaires  qui,  contre  l'expérience  des 
siècles,  disent  ensuite  que  si  on  avait  bien  repris  les 
enfants,  ils  se  seraient  corrigés.  Si  cette  règle  était  sûre 
on  ne  trouverait  que  des  modèles  de  perfection,  bien 
loin  de  gémir  sur  le  peu  de  fruit  de  la  grande  ou  de  la 
chère  éducation.  D'où  vient  que  les  princes  se  corri- 
gent peu  des  défauts  qui  les  rendent  méprisables  ?  C'est 
dans  la  jeunesse  qu'il  faudrait  se  corriger  ;  mais  si  la 
raison  n'est  pas  bien  développée,  il  faut  user  de  patience 
ou  de  violence  ;  chacun  choisit  son  goût  ou  son  droit." 
Nous  lisons  encore  dans  une  autre  lettre  :  "  Il  court  sa 
dix-septième  année,  j'en  suis  confus  quand  je  pense  à 
tout  :  un  humaniste  de  douze  ans  fait  de  grands  dis- 
cours en  prose  et  en  vers  ;  un  rhétoricien  compose  en 
l'une  ou  l'autre  langue,  en  prose,  en  vers.  Enfin,  je  n'ose 
suivre  la  comparaison  en  tout  sens."  Et  les  plaintes 
vont  ainsi  leur  train.  La  mauvaise  calligraphie  de 
Montcalm  revient  souvent  dans  ces  lamentations  pério- 
diques. "  J'ai  toujours  soupçonné,  écrit  le  précepteur 
découragé,  que  l'aversion  pour  l'écriture  donnait  de 
l'éloignement  pour  tout  ce  qui  exigeait  la  plume  à  la 
main.  J'aimerais  mieux  que  M.  de  Montcalm  sût  bien 
lire,  bien  écrire,  et  bien  parler  français,  en  ignorant  le 
latin  et  le  grec,  que  de  les  savoir  comme  il  les  sait, 
privé  du  reste.  La  raison  est  que,  négligeant  les  lan- 
aues  mortes,  on  les  oublie  et  l'on  se  trouve  ne  savoir 


10  MONTCALM 

que  quelques  faits  en  ignorant  l'essentiel."  On  voit  par 
ce  passage  que,  de  l'aveu  même  de  son  professeur, 
Montcalm  avait  étudié  avec  succès  le  latin  et  le  grec. 

11  aimait  les  langues,  l'histoire,  la  littérature.  Mais  il 
y  avait  évidemment  des  matières  qui  lui  allaient  moins  ; 
et,  décidément,  il  avait  une  horrible  écriture,  car  il  en 
convenait  lui-même,  tout  en  essayant  de  s'excuser  dans 
les  lignes  suivantes  à  son  père  :  "  Je  souscris  volon- 
tiers à  ce  qu'a  mis  M.  Dumas  ci-dessus,  tant  je  le  trouve 
vrai,  mais  peut-être  ne  l'entends-je  pas  tout  dans  le 
même  sens  ;  par  exemple,  par  aversion  pour  l'écriture, 
apparemment  il  a  voulu  marquer  mon  défaut  de  légè- 
reté daus  la  main  et  non  un  effet  de  mauvaise  volonté... 
J'ai  pris  toutes  sortes  de  voies  pour  corriger  mon  écri- 
ture ;  pendant  quelques  mois,  je  me  suis  appliqué  sous 
un  maître,  j'ai  varié  mon  caractère,  tantôt  gros,  petit,  lié, 
avec  des  doubles  jambages  ;  tous  ces  moyens  ont  été 
inutiles.  M.  Dumas  me  conseille  comme  remède  presque 
sûr  de  me  servir  de  plumes  fendues  :  je  le  fais,  quelque 
peine  que  cela  me  coûte,  quelque  affreux  qu'en  doive 
paraître  au  commencement  mon  caractère."  Tous  ces 
efforts  furent  inutiles,  et  Montcalm  conserva  jusqu'à  la 
fin  de  sa  vie,  nous  pouvons  l'attester,  une  très  mau- 
vaise écriture. 

Malgré  sa  sévérité  et  ses  plaintes,  Dumas  aimait  son 
élève,  à  qui  l'attachaient  d'ailleurs  les  liens  du  sang,  et 
se  préoccupait  de  son  avenir.  "  Quand  j'ai  dit  qu'il  a 
mauvaise  volonté,  écrivait-il  un  jour  à  M.  de  Mont- 
caim,  je  me  flatte  que  par  le  mot  mauvaise  vous  n'en- 
tendez qu'une  fausse  volonté,  opposée  à  la  vraie...  Si 
votre  fils  ne  fait  pas  ce  qu'on  désire  de  lui,  c'est  qu'il 
trouve  plus  de  plaisir  et  moins  de  peine  à  suivre  son 


MONTCALM  11 

goût,  ses  idées,  qu'à  suivre  les  avis  qu'on  lui  donne. 
Ce  n'est  donc  pas  par  fainéantise,  mais  par  préférence 
de  goût.  Et  il  terminait  par  ce  cri  où  se  trahissait  son 
affectueuse  anxiété  :  "  Quand  je  pense  au  peu  de  dis- 
positions et  de  talent  de  M.  de  Montcalm,  je  conclus 
une  plus  grande  nécessité  d'être  docile,  laborieux,  et  de 
suivre  les  avis  donnés...  Que  deviendra-t-il  ?  En  quoi 
primera-t-il  ?  "  On  ne  peut  s'empêcher  de  sourire,  en 
lisant  ces  lignes,  quand  on  songe  à  la  haute  valeur  per- 
sonnelle et  à  la  brillante  carrière  de  Montcalm.  Après 
avoir  pris  connaissance  de  ces  pronostics  pessimistes,  le 
jeune  homme  éprouva  le  besoin  de  faire  le  bilan  de  son 
éducation  :  "  Voici  en  peu  de  mots,  dit-il,  de  quoi  je 
me  flatte  :  1^  d'être  honnête  homme,  de  bonnes  mœurs, 
brave  et  bon  chrétien  ;  2^  de  lire  médiocrement,  de 
savoir  les  langues  grecque  et  latine  aussi  bien  que  la 
plupart  des  gens  du  monde,  de  posséder  les  quatre 
règles  d'arithmétique,  d'avoir  quelques  connaissances 
de  l'histoire,  de  la  géographie  et  des  belles-lettres  fran- 
çaises et  latines,  du  moins  l'amour  de  la  justesse  d'es- 
prit, si  je  ne  l'ai  pas,  et  surtout  du  goût  pour  les  scien- 
ces et  les  arts  que  j'ignore  ;  3^  ce  que  je  mets  au-dessus 
de  tout  :  de  l'obéissance,  de  la  docilité  et  une  grande 
soumission  pour  vos  ordres,  ceux  de  ma  chère  mère,  et 
de  la  déférence  pour  les  avis  de  M.  Dumas  ;  4*^  pour 
venir  à  ce  qui  regarde  le  corps,  de  faire  des  armes  et 
monter  à  cheval  autant  que  mon  peu  de  disposition  me 
le  permet."  Cette  appréciation  de  sa  propre  valeur  ne 
péchait  certainement  pas  par  excès  de  complaisance. 
Louis  Dumas  eut  un  autre  élève  qui  satisfit  bien 
davantage  ses  ambitions  professorales.  En  1719,  le 
marquis  de  Montcalm  avait  eu  un  second  fils,  qui  fut 


12  MONTCALM 

appelé  Jean  de  Montcalm,  de  Candiac.  Dumas  com- 
mença son  éducation  lorsqu'il  avait  à  peine  deux  ans. 
Cet  enfant  s'annonça  bientôt  comme  un  petit  prodige. 
A  trente  mois  il  savait  déjà  son  alphabet  ;  à  trois  ans  il 
lisait  les  imprimés  et  les  manuscrits  latins  et  grecs  ;  à 
cinq  il  pouvait  lire  et  traduire  le  grec  et  l'hébreu  et  pos- 
sédait toutes  les  parties  de  l'arithmétique.  Dumas  le 
conduisit  à  Paris  où  il  excita  l'admiration  comme  un 
véritable  phénomène.  Mais  une  science  si  extraordi- 
nairement  précoce  devait  exercer  sur  ce  jeune  organisme 
la  plus  désastreuse  influence.  Le  surmenage  tua  le 
merveilleux  enfant,  et  Jean  de  Montcalm  mourut  âgé 
de  sept  ans  à  peine. 

En  ce  moment,  quoiqu'il  n'eût  pas  encore  terminé 
ses  études,  Joseph-Louis  de  Montcalm  était  entré  dans 
l'armée.  En  1724,  il  avait  obtenu  une  charge  d'enseigne 
dans  le  régiment  de  Hainaut-infanterie,  où  son  père 
était  lieutenant-colonel.  Il  commença  son  service  actif 
à  Longwy,  en  1727.  Mais  sa  carrière  militaire  ne  s'ou- 
vrit vraiment  qu'en  1732.  Durant  cette  période,  tantôt 
il  poursuit  son  éducation  à  Paris  avec  Dumas,  et  un 
autre  professeur,  nommé  Etienne  Philippe,  littérateur 
de  quelque  mérite,  avec  qui  il  étudie  les  classiques  \ 
tantôt  il  prend  des  leçons  d*armes  et  d'équitation  à 
l'Académie  de  Vendeuil  ;  tantôt  il  suit  son  régiment 
dans  ses  déplacements,  à  Fort- Louis,  sur  les  bords  du 
Rhin,  à  Strasbourg,  Mézières,  Givet. 

Au  mois  d'octobre  1733,  la  guerre  éclatait  entre  la 
France  et   l'Allemagne.    Depuis   le   traité   d'Utrecht» 

1 — "  J'ai  fini  ce  matin  avec  M.  Philippe  la  comédie  des 

Oiseaux  d'Aristophane  et  commencé  V  Œdipe  de  Sophocle." 

Montcalm  à  son  pèrej  9  juin  1729. 


MONTCALM  13 

conclu  en  1712,  deux  ans  avant  la  mort  de  Louis  XIV, 
une  paix  de  vingt  années  avait  régné  en  Europe.  Le 
cardinal  Fleury,  vieillard  pacifique,  ancien  précepteur 
de  Louis  XV  et  devenu  son  ministre,  aurait  bien  voulu 
éviter  les  hostilités.  Mais  il  avait  eu  la  main  forcée  par 
les  événements.  Stanislas  Leczinski,  père  de  Marie 
Leczinska,  épouse  de  Louis  XV,  après  s'être  vu  enlever 
la  couronne  de  Pologne  par  Auguste  de  Saxe  en  1709, 
avait  été  appelé  de  nouveau  à  régner  sur  ce  royaume 
par  la  diète  polonaise,  à  la  mort  de  son  heureux  rival, 
en  1733.  Mais  Auguste  III,  fils  d'Auguste  II,  appuyé 
par  la  Eussie  et  par  l'Autriche,  lui  disputa  le  trône.  Et 
bientôt  les  armées  russes  et  autrichiennes  le  forcèrent 
à  fuir  Varsovie,  et  à  se  réfugier  à  Dantzig,  où  il  soutint 
un  siège  de  quatre  mois.  Le  roi  de  France,  son  gendre, 
ne  pouvait  se  dérober  à  la  nécessité  d'appuyer  sa 
cause.  Incapable  d'envoyer  une  armée  à  son  secours 
à  travers  l'Allemagne,  le  gouvernement  français  dut 
se  borner  à  faire  une  guerre  de  diversion  contre 
l'Autriche  sur  le  Ehin  et  en  Italie.  Le  régiment  de 
Hainaut,  où  Montcalm  était  devenu  capitaine  en  1729, 
fut  désigné  pour  faire  partie  de  l'armée  commandée 
par  Maurice  de  Saxe,  qui  investit  le  fort  de  Kehl, 
situé  en  face  de  Strasbourg,  au  mois  d'octobre  1733. 
Cette  place  tomba  entre  les  mains  des  Français.  Ce- 
pendant, Montcalm  n'eut  pas  l'occasion  de  se  distin- 
guer dans  cette  campagne.  L'hiver  interrompit  les 
hostilités,  et  le  jeune  officier  put  se  rendre  en  Languedoc 
pour  assister  au  mariage  de  sa  sœur  Louise-Charlotte 
avec  M.  de  Massilan  ^. 

1 Sa  sœur  aînée,   Louise-Françoise-Thérèse,  avait  épousé, 

le   10  février  1728,  Louis-Jean-Antoine  de  Viel,  seigneur  de 


14  MONTCALM 

Au  printemps,  il  rejoignit  son  régiment  cantonné 
près  de  Wissembourg.  Les  mouvements  des  troupes 
françaises  furent  très  hâtifs.  Montcalm  écrivait,  le  26 
avril  1734,  à  son  beau-frère  M.  de  Lunas  :  "  Voici  mon 
état  avec  un  quart  de  l'armée.  Cette  campagne  préma- 
turée est  cause  que  je  pars  sans  tente,  sans  lit,  sans 
équipage,  fort  mal  à  mon  aise  ;  mais  pourvu  que  nous 
conservions  la  santé,  tout  cela  n'est  rien.  Mon  équi- 
page, que  je  n'aurai  pas  sitôt,  me  joindra  quand  il 
plaira  au  Seigneur;  et  si  nous  passions  le  llhin  avant 
son  arrivée,  il  faudrait  s'en  détacher  pour  toute  la  cam- 
pagne. Heureusement,  j'ai  deux  chevaux,  douze  che- 
mises et  une  paire  de  quantines.  Comme  un  second 
Charles  XII,  une  peau  d'ours,  dans  un  coin  de  ma 
tente,  fera  mon  lit." 

L'armée  française,  commandée  par  le  vieux  maré- 
chal de  Berwick,  le  héros  d'Almanza  et  de  Villavi- 
ciosa,  alla  mettre  le  siège  devant  Philipsbourg,  défen- 
due par  le  célèbre  prince  Eugène.  La  tranchée  fut 
ouverte  le  3  juin.  Les  opérations  furent  conduites  avec  ' 
énergie  et  habileté.  Le  maréchal  de  Berwick  y  fut  tué, 
mais  son  successeur,  le  marquis  d'Asfeld,  le  remplaça 
dignement,  et  la  ville  dut  capituler  le  18  juillet.     Elle 

Lunas,  baron  du  Pouget,  conseiller  du  roi  (et  plus  tard,  pré- 
sident) en  la  cour  des  comptes,  aides  et  finances  du  Langue- 
doc. L'évêquft  de  Nîmes  les  maria  au  château  de  Candiac.  M. 
de  Lunas  possédait  une  belle  fortune. 

Louise-Charlotte  de  Montcalm  épousa,  en  1734,  M.  Gilbert 
de  Massilan,  qui  exerçait  des  fonctions  judiciaires  à  Mont- 
pellier. 

Hervée  Macrine,  la  troisième  sœur  de  Montcalm,  épousa  le 
marquis  de  Fournès,  qui  devait  mourir  en  1749.  (Une  sœur  de 
Montcalm j  p.  10). 


MONTCALM  16 

n'était  plus  tenable.  Montcalm  en  faisait  la  description 
suivante  dans  une  lettre  à  son  père  :  "  Jamais  ville  n'a 
été  traitée  comme  celle-là;  elle  est  en  cannelle  ^  ;  ima- 
ginez tout  ce  que  vous  croirez  de  plus  fort,  pas  une 
maison  à  habiter  ;  la  seule  église  et  un  vieux  vilain 
bâtiment,  appelé  palais  des  évêques  de  Spire,  un  peu 
ménagé.  Ce  n'est  que  puanteur  et  infection." 

La  prise  de  Philipsbourg  fut  le  seul  événement  sail- 
lant de  la  guerre  sur  cette  frontière.  Ce  fut  en  Italie 
que  s'en  porta  l'effort,  et  l'armée  du  Ehin  n'eut  à  livrer 
aucune  bataille.  Durant  cette  inactivité  forcée,  qui 
devait  peser  à  son  ardeur  belliqueuse,  Montcalm  con- 
sacra de  longues  heures  à  l'étude.  Le  11  décembre 
1734,  dans  une  lettre  datée  du  camp  d'Otrebach,  près 
de  Kayerslautern,  il  informait  son  père  qu'il  apprenait 
l'allemand,  et  qu'il  lisait  plus  de  grec,  grâce  à  la  soli- 
tude, qu'il  n'en  avait  lu  depuis  trois  ou  quatre  ans. 
Durant  cette  année  il  avait  eu  des  velléités  de  se  marier 
avec  une  protestante  de  Genève,  "  dans  l'espoir  défaire 
une  conversion  ",  écrivait-il  au  marquis  de  Montcalm. 
Sa  correspondance  avec  son  père  devait  bientôt  se  clore. 
Le  châtelain  de  Candiac  mourut  au  mois  de  septembre 
1735  2. 

L'année  suivante  Montcalm  se  maria  ;  il  avait  vingt- 
quatre  ans.     Ce  furent  les  conseils  et  les  démarches  du 

1 Vieille  expression   française,   empruntée   au   langage 

familier.  "  Mettre  en  cannelle  "  voulait  dire  réduire  en  me. 
nus  débris. 

2 Quelques  mois  avant  de  mourir,  il  avait  dépensé  deux 

mille  livres  pour  recruter  et  envoyer  à  ses  frais,  en  Allema- 
gne quinze  beaux  hommes  qui  remettraient  au  complet  sur 
pied  de  guerre  la  compagnie  de  Montcalm  trop  éprouvée  par 
le  début  de  la  campagne  de  1735.  (  Une  sœur  deMontcalm,p.  9.) 


16  MONTCALM 

marquis  de  la  Tare,  son  protecteur  et  son  ami,  qui 
déterminèrent  son  union  avec  mademoiselle  Angélique- 
Louise  Talon  du  Boulay,  fille  posthume  de  monsieur  le 
marquis  du  Boulay,  colonel  du  régiment  d'Orléanais. 
Le  cardinal  Fleury  fit  aux  époux  l'honneur  de  signer  à 
leur  contrat  de  mariage.  La  cérémonie  nuptiale  eut  lieu 
à  Paris,  dans  la  nuit  du  2  au  3  octobre  1736. 

La  guerre  avec  l'Allemagne  s'étant  terminée  en 
1738,  Montcalm  eut  deux  ou  trois  années  de  paisible 
bonheur  dans  son  château  de  Candiac,  entre  sa  mère  et 
sa  jeune  épouse. 

Mais  la  voix  du  canon  allait  de  nouveau  se  faire 
entendre.  En  1741,  la  France  entrait  dans  la  coalition 
formée  pour  disputer  à  Marie-Thérèse  d'Autriche  la 
succession  de  son  père,  l'empereur  Charles  VI,  et  deux 
armées  françaises  envahissaient  l'Allemagne.  Le  régi- 
ment de  Montcalm  était  alors  cantonné  en  Languedoc. 
Désireux  de  conquérir  de  la  gloire  et  d'avancer  sa  for- 
tune, il  demanda  et  obtint  la  faveur  d'accompagner  en 
Bohême,  en  qualité  d'aide-de-camp,  le  marquis  de  la 
Fare,  nommé  lieutenant-général.  Les  Français  eurent 
d'abord  de  rapides  succès.  Ils  s'emparèrent  de  la  haute 
Autriche  et  entrèrent  dans  Prague,  où  leur  allié,  l'élec- 
teur de  Bavière,  se  fit  couronner  roi  de  Bohême.  Mais 
l'année  suivante  la  guerre  changea  de  face.  Le  roi  de 
Prusse,  Frédéric  II,  se  retira  de  la  coalition.  Le  roi 
d'Angleterre  vint  au  secours  de  l'Autriche,  dont  les 
armées  prirent  l'offensive,  conquirent  la  Bavière,  et  vin- 
rent assiéger  dans  Prague  les  Français,  qui,  sous  le 
commandement  du  maréchal  de  Belle-Isle  et  du  vail- 
lant Chevert,  firent  une  admirable  résistance.  Réduits 
à  22,000  hommes  et  sans   vivres,  ils  évitèrent  la  capi- 


MONTCALM  17 

tulation  qu'on  se  flattait  de  leur  imposer,  évacuèrent  la 
ville  avant  que  Tennemi  eût  pu  l'emporter,  et  firent 
jusqu'au  Khin  cette  mémorable  retraite  qui  illustra  le 
nom  du  maréchal  de  Belle-Isle.  Enfermé  dans  Prague 
avec  Chevert,  Montcalm  fut  blessé  pendant  une  sortie. 
Mais  sa  blessure  ne  l'inquiéta  pas.  "  Elle  a,  écrivait-il, 
l'avantage  de  m'assurer  quelques  jours  de  repos,  qui 
m'étaient  devenus  nécessaires."  Pendant  la  retraite,  M. 
de  la  Tare  commandait  l'arri ère-garde.  "  C'était  le  poste 
périlleux.  Merveilleusement  secondé  par  l'intelligence 
et  l'activité  de  Montcalm,  il  ne  se  laissa  jamais  entamer, 
malgré  la  poursuite  furieuse  des  ennemis  en  pays 
hostile  \" 

Dans  l'automne  de  1742,  Montcalm  avait  perdu  son 
beau-frère,  M.  de  Lunas.  Il  écrivit  alors  à  sa  sœur  des 
lettres  pleines  de  la  plus  émouvante  sympathie.  "  Je 
suis  véritablement  accablé,  lui  disait-il.  Je  devrais 
chercher  à  vous  consoler,  mais  mon  affliction  ne  me  le 
permet  pas,  et  je  sens  qu'il  n'y  a  que  la  religion  qui 
puisse  vous  soutenir  contre  un  pareil  malheur.  J'eusse 
désiré  être  auprès  de  vous.  Malgré  les  amis  que  vous 
avez,  j'ose  me  flatter  que  ma  présence  eût  été  une  con- 
solation pour  tons  les  deux.  Vos  enfants,  si  Dieu  me 
fait  la  grâce  de  vivre,  me  seront  aussi  chers  que  les 
miens  ^."  Et  quelques  jours  plus  tard  :  "  Il  me  tarde 
que  nous  regagnions  la  province  et  de  vivre  avec  vous 
pour  nous  adoucir  mutuellement  une  perte  dont  jeseug 
d'avance  toute  la  douleur.  Que  la  religion  vous  sou- 
tienne et  que  l'affliction  ne  vous  abuse  pas...  Je  compte, 

1 — Une  sœur  de  Montcalm^  p.  16. 

2 Au  camp   de   Liben,  5  octobre  1742." — Ihid, 


18  MONTCALM 

saDS  avoir  pris  encore  aucune  détermination  bien  fixe, 
partir  à  la  fin  de  ce  mois  ^." 

Rentré  en  France,  après  la  rude  campagne  de  1742, 
Montcalm  devint,  le  6  mars  suivant,  colonel  du  régi- 
ment d'Auxerrois,  qui  était  l'un  de  ceux  dont  se  com- 
posait l'armée  du  Dauphiné.  Les  troupes  françaises  et 
espagnoles  devaient  ensemble  faire  campagne  contre 
les  forces  autrichiennes  et  sardes  dans  la  haute  Italie. 
Mais  les  opérations  furent  peu  actives.  "  Je  restai  tout 
l'été,  écrit  Montcalm,  dans  l'attente  des  opérations  des 
Espagnols  contre  le  comté  de  Nice  ;  mais  le  roi  de  Sar- 
daigne  les  ayant  amusés  par  l'espérance  de  la  conclu- 
sion d'un  traité,  leurs  opérations  et  celles  de  quatorze 
bataillons  français  auxiliaires  aboutirent  à  vouloir  for- 
cer les  retranchements  que  le  roi  de  Sardaigne  défen- 
dait du  côté  du  Mont-Dauphin  avec  une  perte  de  500 
à  600  hommes  tués  ou  blessés  et  une  plus  grande  perte 
par  la  désertion."  Les  armées  ayant  pris  leurs  quar- 
tiers d'hiver,  Montcalm  passa  la  plus  grande  partie  de 
cette  saison  à  Montpellier.  Au  mois  de  mars  1744,  il 
partit  avec  son  régiment  pour  Monaco.  C'était  le  prince 
de  Conti  qui  avait  le  commandement  de  l'armée  du 
Dauphiné,  ou  d'Italie.  Les  mémoires  de  Montcalm  nous 
apprennent  que  la  campagne  dura  pour  lui  du  13  avril 
au  20  décembre.  Elle  lui  fut  rude  mais  heureuse.  Il  y 
fut  chargé  "  de  diverses  commissions  et  détachements 
particuliers,  mais  sans  assister  aux  affaires  sanglantes 
et  mémorables."  Les  troupes  franco-espagnoles  prirent 
au  mois  d'avril  le  fort  de  Montalban  et  la  citadelle  de 
Villefranche,  le  Château-Dauphin  au  mois  de  juillet, 

1  —  12  octobre  1742."— /feid. 


MONTCALM  19 

et  Démonte  au  mois  d'août,  assiégèrent  Coni  et  rem- 
portèrent un  léger  succès  sous  les  murs  de  cette  place, 
et  finalement  se  retirèrent  sans  avoir  pu  la  réduire. 

C'est  en  1744,  que  mourut  Louis  Dumas,  l'ancien 
précepteur  de  Montcalm.  "En  mourant,  écrit  celui-ci, 
il  me  laissa  ses  livres,  ses  manuscrits,  et  quatre  actions 
sur  la  compagnie  des  Indes.  Il  laissa  plusieurs  manus- 
crits :  métaphysique,  grammaire,  histoire,  philosophie, 
mais  rien  d'achevé...  Il  avait  été  en  Angleterre  et  avait 
des  liaisons  en  Hollande  ;  on  suspecta  sa  religion,  mais 
il  mourut  dans  le  sein  de  l'Eglise  catholique  avec  de 
grands  sentiments  de  piété,  chez  madame  de  Nantia,  au 
château  de  Veaujour,  le  19  juillet,  à  soixante-huit  ans." 

En  1745,  Montcalm  continua  à  faire  campagne  en 
Italie,  du  printemps  à  l'hiver.  "  Je  fus  chargé  tout  le 
temps,  dit-il,  du  commandement  d'une  partie  de  la 
communication,  depuis  Bayardo  jusqu'à  Andigua,  pays 
du  Génois,  avec  mon  régiment,  100  hommes  de  Blai- 
sois,  100  hommes  de  Périgordj  80  fusiliers  des  monta- 
gnes et  l'autorité  pour  aimer  les  paysans.  Je  me  suis 
maintenu  malgré  les  attaques  de  l'ennemi."  Pendant 
l'hiver  il  eut  plusieurs  escarmouches  avec  les  Barbets  et 
les  Vaudois,  et  tint  garnison  avec  son  régiment  à  Menton. 
Au  printemps  de  1746,  il  reçut  l'ordre  d'aller  se  joindre 
à  l'armée  d'Italie,  qui  venait  de  subir  une  défaite  écra- 
sante à  Asti,  sous  le  commandement  du  marquis  de 
Montalte.  L'ennemi  avait  fait  prisonniers  cinq  officiers 
généraux,  trois  cent-soixante  officiers  et  cinq  mille 
hommes.  Montcalm  servit  alors  sous  le  maréchal  de 
Maillebois  et  Chevert,  et  il  nous  apprend  lui-même 
qu'il  eut  souvent  des  commandements  honorables,  au- 
dessus  de  son  grade  de  colonel.     Au  commencement 


20  MONTCALM 

de  mai,  Chevert  le  détachait   pour  donner    une   cor- 
rection aux  milices  ou  Barbets  du   roi  de  Sardaigne. 
Il  partit,   "  avec   quatre    bataillons,    lisons-nous   dans 
Moréri,  pour  occuper  le  poste  important  d'Alice,  près 
d'Acqui,  où  il  y  avait  mille  Piémontais,  qui  se  retirè- 
rent à  la  vue  des  Français.    Le  marquis  de  Montcalm 
fut  établi  dans  Alice  pour  y  commander,  et,  la  nuit  du 
9  au  1 0  mai,  ayant  marché  par  des  chemins  impratica- 
bles, il  enleva  cent  cinquante  Barbets  qui  étaient  dans 
Montaleone,  à  quatre  lieues  d'Alice."    Cinq  semaines 
environ  après  ce  fait  d'armes  si  honorable  pour  lui,  le 
16  juin  1746,  Montcalm  prenait  part,  avec  son  régi- 
ment, à  la  meurtrière  et  malheureuse  bataille  de  Plai- 
sance, où  les  Autrichiens    remportèrent    une   victoire 
éclatante.  A  quoi  était  due  cette  défaite  ?  En  première 
ligne,  sans  doute,  au  manque  d'entente  entre  les  chefs 
des  troupes  alliées.     C'était  là  assurément  l'opinion  de 
Montcalm,  qui  écrivait  .le  26  juin,  avec  cette  énergie 
affirmative  où  se  manifestait  l'un  des  traits  saillants  de 
son  caractère  :  "  J'ai  été    pris    assez  tard  pour  avoir 
quasi  tout  vu.    On    va  crier  contre   le  maréchal  ;  je 
démontrerai  que  nous  remplissons  les  fautes   de  nos 
alliés,  les  Espagnols,  qui  sont  nos  maîtres."    Quelle 
qu'en  fût  la  responsabilité,  la  journée  fut  mauvaise  pour 
la  France.  Montcalm  y  combattit  en  héros.    Il  chargea 
l'ennemi  avec  une  intrépidité  et  une  ténacité  admira- 
bles, fut  blessé  cinq  fois  dans  la  mêlée,  et  tomba  tout 
sanglant  entre  les  mains  des  Autrichiens.    Le  lende- 
main il  envoyait  à  sa  mère,  par  l'intermédiaire  de  négo- 
ciants genevois,  une  lettre  où  il  disait  :  "  Nous  avons 
eu  hier  une  affaire  des   plus  fâcheuses.    Nous  avons 
nombre  d'officiers  généraux  et  colonels  tués  ou  blessés  ; 


MONTCALM  21 

je  suis  des  derniers  avec  cinq  coups  de  sabre  ;  heureu- 
sement aucun  n'est  dangereux  à  ce  que  l'on  m'assure, 
et  je  le  juge  par  les  forces  qui  me  restent,  quoique  j'aie 
perdu  mon  sang  en  abondance,  ayant  une  artère  cou- 
pée ^.  Mon  régiment  que  j'avais  rallié  deux  fois,  est 
anéanti."  Dans  une  lettre  subséquente,  il  disait  encore  : 
"  Si  je  suis  prisonnier  et  sabré,  c'est  pour  avoir  voulu 
tenir  ferme,  rallier  deux  fois  le  régiment  qui  a  mal  fait, 
mais  moins  mal  que  les  autres,  s'étant  débandé  le  der- 
nier. Mon  fils,  à  Paris,  aura  été  bien  touché.  La  reli- 
gion nous  sert."  Un  neveu  de  Montcalm,  fils  de  sa 
sœur  madame  de  Lunas,  et  enseigne  dans  son  régiment, 
fut  tué  à  la  bataille  de  Plaisance. 

Après  s'être  remis  de  ses  blessures,  Montcalm,  pri- 
sonnier sur  parole,  put  rentrer  en  France.  Il  se  rendit 
à  Paris  et  fut  accueilli  avec  honneur  par  le  roi.  Au 
mois  de  mars  1747,  Louis  XV  l'inclut  dans  la  promo- 
tion de  brigadiers,  qui  fut  faite  alors.*  La  conclusion  des 
négociations  pour  l'échange  des  prisonniers  rendit  à 
Montcalm  la  liberté  de  se  battre,  et  il  se  hâta  d'en  pro- 
fiter. Au  mois  de  juillet  1747,  il  arrivait  à  l'armée 
d'Italie  à  temps  pour  assister  à  la  bataille  de  l'Assiette. 
Le  chevalier  de  Belle- Isle,  frère  du  maréchal,  attaquait 
les  retranchements  du  roi  de  Sardaigne,  fortement  assis 
sur  un  plateau  des  Alpes.  Les  Français  furent  repoussés 

1 Voici  comment  messieurs  les  médecins  décrivirent  les 

blessures  de  Montcalm  dans  leur  langue  ténébreuse  :  "  M.  de 
Montcalm  a  un  grand  coup  par  accopée  qui  offense  la  pre- 
mière table  et  qui  est  à  l'os  coronal,  un  second  par  diaco- 
pée,  qui  est  à  l'os  occipital  offensant  les  deux  tables,  allant 
jusqu'à  la  dure-mère,  un  troisième  à  l'omoplate  entre  le  crar 
nion  et  l'os  de  l'humérus." 


22  MONTCALM 

malgré  leur  valeur,  et,  décimés  par  le  feu  meurtrier  de 
l'ennemi,  ils  laissèrent  près  de  4,000  hommes  sur  le 
champ  de  bataille.  Le  chevalier  de  Belle-Isle  y  perdit 
la  vie,  et  il  y  eut  vingt  colonels  tués  ou  blessés.  Mont- 
calm,  qui  s'était  prodigué  suivant  son  habitude,  fut 
atteint  au  front  par  une  balle,  et  reçut  en  outre  plu- 
sieurs contusions.  Dans  l'automme  de  la  même  année, 
il  prit  part  aux  opérations  qui  forcèrent  les  ennemis  à 
lever  le  siège  de  Vintimille. 

La  paix  fut  rétablie  l'année  suivante  par  le  traité 
d'Aix-la-Chapelle,  signée  le  18  mars  1748.  Montcalm 
conduisit  alors  son  régiment  en  garnison  à  Tonnerre,  et 
se  rendit  ensuite  à  Paris  où  il  allait  avoir  à  s'occuper 
d'affaires  très  importantes  pour  son  avenir  militaire. 
En  effet,  au  mois  de  février  1749  paraissait  une  ordon- 
nance royale  décrétant  une  réorganisation  de  l'armée 
française.  Le  nombre  des  régiments  fut  réduit  à  quatre- 
vingt.  Chacun  d'eux  devait  être  composé  de  deux 
bataillons.  Dix-huit  régiments  furent  supprimés  et 
fusionnés  avec  d'autres  corps.  C'est  ainsi  que  celui  de 
Montcalm,  Auxerrois,  fut  incorporé  au  régiment  de 
Flandre.  On  formait  en  même  temps  un  corps  de  gre- 
nadiers dans  lequel  il  refusa  d'entrer.  Mais  au  mois 
d'avril,  deux  nouveaux  régiments  de  cavalerie  ayant 
été  créés,  il  fut  nommé  mestre  de  camp  ^  de  l'un  d'eux. 
"  Le  nouveau  régiment  de  cavalerie  de  Montcalm  avait 
pour  uniforme  :  habit  et  manteau  gris-blanc,  doublure, 
parements  et  revers  rouges,  boutons  jaunes,  buffle  à 
boutons  aussi  jaunes,  bandoulière  de  peau  jaune  et  cha- 

1  — Le  grade  de  mestre  de  camp  équivalait  à  celui  de  colo- 
nel 


MONTCALM  23 

peau  bordé  d'argent  fin.  L'équipage  du  cheval  était  de 
drap  rouge  bordé  ^  ". 

Les  six  années  qui  suivirent  furent  probablement  les 
plus  heureuses  de  toute  la  vie  de  Montcalm.  11  put 
jouir  des  douceurs  de  la  vie  de  famille,  tout  en  s'acquit- 
tant  des  devoirs  de  son  grade  et  de  sa  condition.  Il 
s'occupa  du  soin  de  ses  propriétés  et  de  l'éducation  de 
ses  enfants.  Il  eut  dix  de  ces  derniers,  dont  six  seule- 
ment survécurent  ;  deux  fils  et  quatre  filles.  Au  com- 
mencement de  1752,  il  écrivait  :  "  J'ai  eu  dix  enfants, 
il  ne  m'en  reste  que  six...  Dieu  veuille  les  conserver 
tous  et  les  faire  prospérer,  et  pour  ce  monde  et  pour 
l'autre.  On  trouvera  peut-être  que  c'est  beaucoup,  et 
surtout  quatre  filles,  pour  une  fortune  médiocre  ;  mais 
Dieu  laisse-t-il  jamais  ses  enfants  au  besoin?  Aux 
petits  des  oiseaux..."  Dans  ce  passage  comme  dans 
beaucoup  d'autres,  on  voit  se  manifester  l'esprit  de  foi 
qui  animait  Montcalm. 

Les  deux  fils  qui  lui  restaient  alors  s'appelaient  Louis- 
Jean-Pierre- Marie,  et  Gilbert-François- Déodat.  Il  leur 
fit  faire  une  partie  de  leurs  études  au  collège  des  Jésui- 
tes de  Paris  ^.  Un  autre  fils  était  mort  en  bas  âge,  et  à 
cette  occasion,  Montcalm  avait  écrit  à  sa  femme  une 
belle  lettre  où  il  lui  tenait  ce  langage  d'une  si  haute 
inspiration  chrétienne  :  "  Nous  avons  besoin,  ma  très 
chère  et  bien  aimée,  de  nous  résigner  à  la  volonté  de 
la  Providence,  dans  une  aussi  triste  occasion  que  celle 

1  -_  Comme  on  servait  autrejoisj  par  le  P.  Somervogel,  p.  42. 
— Etrennes  militaires  pour  Vannée  \lblj  p.  148. 

2  — Le  recteur,  le  P.  de  la  Tour,  était  son  ami  intime. 
(SomerYOgel). 


24  MONTCALM 

de  la  perte  de  mon  fils.  J'en  suis  vivement  pénétré,  et 
comme  je  connais  toute  votre  tendresse  pour  nos  enfants 
je  crains  que  cela  ne  prenne  sur  votre  santé.  Ménagez- 
la...  Dieu  n'a  pas  voulu  que  cette  âme  se  souillât  sur 
la  terre  :  ce  sera  un  ange  de  plus  devant  lui  qui  priera 
pour  les  siens." 

En  parcourant  la  correspondance  de  Montcalm,  on 
voit  ces  sentiments  religieux  s'affirmer  constamment. 
Le  29  août  1753,  le  marquis  de  la  Fare,  à  qui  il  devait 
beaucoup,  mourut  de  la  petite  vérole,  contractée  auprès 
du  Dauphin,  atteint  de  cette  terrible  maladie.  Et  Mont- 
calm après  l'avoir  vu  expirer,  écrit  :  "J'ai  eu  la  con- 
solation d'avoir  contribué  à  le  faire  mourir  chrétienne- 
ment entre  les  mains  du  curé  de  Saint-Sulpice  et  du 
P.  d'Héricourt,  théatin."  En  1764,  la  mort  soudaine 
d'une  de  ses  connaissances  lui  inspire  cette  grave  réfle- 
xion :  "C...  est  mort  jeune  et  subitement.  Dieu  me 
fasse  la  grâce  de  ne  pas  finir  ainsi  et  de  mieux  vivre." 

De  1749  à  1756,  Montcalm  vécut  tour  à  tour  à 
Candiac  et  à  Montpellier.  A  Candiac,  le  château  patri- 
monial où  il  était  né,  et  qui  était  pour  lui  plein  de 
chers  souvenirs,  il  menait  la  vie  d'un  seigneur  rural 
qui  surveille  son  domaine  et  exploite  ses  champs  et  ses 
bois.  Il  faisait  des  plantations,  s'intéressait  à  la  crois- 
sance de  ses  chênes,  à  la  culture  de  ses  mûriers  et  de 
ses  oliviers,  à  la  direction  de  son  moulin  à  l'huile.  Et 
ses  étés  s'écoulaient  paisiblement  dans  ces  soins 
agrestes,  sous  le  ciel  lumineux  du  Languedoc,  au  milieu 
de  cette  atmosphère  embaumée  du  Midi,  où  le  soleil 
ardent  extrait  du  sol  brûlant  et  des  plantes  odorantes 
tant  de  parfums  capiteux.  Dans  cette  douce  retraite, 
entouré  de  sa  mère,  de  sa  femme,  de  ses  enfants,  char- 


MONTCALM  25 

mant  ses  loisirs  par  l'étude  des  classiques  qu'il  aimait 
tant,  Montcalm,  goûta  durant  cette  période  de  soq  exis- 
tence, un  bonheur  intime  dont  le  souvenir  lui  arracha 
bien  des  soupirs  de  regrets  aux  jours  d'absence,  d'é- 
preuve, de  détresse  morale,  qui  lui  étaient  réservés.  Les 
mois  d'hiver  se  passaient  généralement  à  Montpellier, 
où  les  Montcalm  avaient  beaucoup  de  relations  et 
d'amis.  En  1750,  le  châtelain  de  Candiac  y  assista 
aux  Etats  de  Languedoc,  dont  les  séances  furent  abrup- 
tement  terminées  par  ordre  royal,  parce  qu'ils  s'étaient 
opposés  à  la  levée  du  vingtième  et  avaient  réclamé  le 
respect  de  leurs  privilèges.  Il  avait  aussi  droit  de  siéger 
aux  Etats  de  Gévaudan,  comme  baron  de  Gabriac,  et  il 
prit  part  à  leurs  délibérations  à  Marvejols,  en  17557) 
Tout  en  s'acquittant  de  ses  devoirs  publics  et  privés,  le 
mestre  de  camp  ne  négligeait  pas  son  régiment.  Il 
allait  souvent  en  faire  l'inspection.  Ainsi,  en  1751,  on 
le  voit  à  Limoges  diriger  les  manœuvres  de  ses  esca- 
drons, cantonnés  alors  dans  cette  ville.  C'était  l'année 
du  jubilé  ;  et  Montcalm  écrit  :  *'  Nos  cavaliers  y  assis- 
tèrent. Les  Pères  Jésuites  leur  firent  une  retraite,  dont 
les  exercices  spirituels,  proportionnés  à  leurs  besoins, 
n'empêchaient  pas  qu'on  ne  les  exerçât  quasi  tous  les 
jours,  soit  à  pied  soit  à  cheval."  En  1753  il  fut  appelé 
aux  assemblées  des  inspecteurs  de  cavalerie,  réunis 
pour  discuter  la  question  des  exercices  d'entraînement 
qu'il  était  désirable  de  donner  à  ce  corps,  et  on  sollicita 
ses  avis  pour  faire  suite  aux  observations  qu'il  avait 
adressées  à  M.  de  la  Porterie,  major  des  dragons. 

Dans  l'automne  de  1755,  Montcalm  se  rendit  à 
Paris,  ne  se  doutant  pas  que  ce  voyage  allait  avoir  des 
conséquences   décisives    pour   son   avenir   et   changer 


26  MONTCALM 

l'orientation  de  sa  vie.  Il  touchait  à  sa  quarante-qua- 
trième année  et  était  parvenu  au  complet  épanouisse- 
ment de  toutes  ses  facultés.  Fils,  époux  et  père  dévoué, 
militaire  accompli,  et  possédant  de  magnifiques  états 
de  services,  homme  d'étude  et  d'action,  il  avait  goûté 
tour  à  tour  les  joies  de  la  famille  et  les  fortes  émotions 
de  la  grande  guerre.  La  culture  de  son  esprit,  la  noblesse 
de  son  caractère,  l'éclat  de  son  courage,  la  droiture  de 
ses  intentions,  la  variété  de  ses  aptitudes,  faisaient  de 
lui  un  homme  vraiment  supérieur.  Sans  doute,  il  avait 
quelques-uns  des  défauts  de  ses  qualités.  La  vivacité 
du  tempérament  méridional  s'accusait  parfois  chez  lui 
par  des  saillies  trop  impétueuses.  Il  lui  arrivait  d'avoir 
le  mot  trop  prompt  et  le  geste  trop  preste.  Mais  ces 
ombres  ne  pouvaient  voiler  les  parties  lumineuses  de 
cette  riche  et  brillante  individualité,  à  qui  les  circons- 
tances seules  avaient  manqué  pour  s'affirmer  avec  maî- 
trise dans  un  rôle  de  premier  plan.  Ces  circonstances 
allaient  tout  à  coup  se  produire  et  tirer  Montcalm,  du 
rang  honorable  qu'il  occupait  déjà  pour  le  faire  entrer 
dans  la  gloire. 


CHAPITRE   II 

Après  le  traité   d'Aix-la-Chapelle. —  Situation  singulière.— 

L'Angleterre  et  la  France La  guerre  en  temps  de  paix. 

— Hostilités  aux  Indes  et  au  Canada Les  Français  et  les 

Anglais  aux  prises  à  la  Belle-Rivière Le  fort  Duquesne. 

— Jumonville   et  Washington L'expédition  de  Brad- 

dock  ;  la  Monongahéla. — Piraterie  sur  l'Océan UAlcide 

et  le  Lis, — La  guerre  de  Sept  Ans  officiellement  décla- 
rée— Les  hésitations  et  les  fluctuations  de  la  France  ; 
leurs  causes Deux  courants  d'opinion. — L'alliance  au- 
trichienne  Défaite  de  Dieskau  au  fort  George Pour  le 

remplacer,  d'Argenson  jette  les  yeux  sur  Montcalm — 
Celui-ci  accepte  et  reçoit  le  grade  de  maréchal  de  camp — 
Il  séjourne  à  Paris  et  à  Versailles. — Sa  correspondance 
avec  mesdames  de  Saint- Véran  et  de  Montcalm.  —  Ses 
aides  de  camp. — A  Brest Départ  pour  le  Canada. 

Depuis  quatre  ou  cinq  ans,  on  pourrait  dire  depuis  la 
conclusion  du  traité  d'Aix-la-Chapelle  en  1748,  la 
France  se  trouvait  dans  une  situation  singulière.  Pen- 
dant qu'elle  et  l'Angleterre  étaient  officiellement  en 
paix  sur  le  continent  européen,  leurs  colons  et  leurs 
soldats  se  battaient,  aux  extrémités  du  monde.  En 
Asie,  Dupleix  et  Bussi  luttaient  héroïquement  pour 
gagner  ou  subjuguer  les  rajahs,  et  disputer  aux  Anglais 
l'empire  des  Indes.  En  Amérique  les  escarmouches 
étaient  incessantes  sur  les  frontières  de  l'Acadie,  et  la 
prise  de  possession  du  territoire  de  l'Ohio,  ou  Belle- 
Kivière,  par  les  envoyés  du  marquis  de  Duquesne, 
provoquaient  les  récriminations  et  l'hostilité  de  la  Vir- 
ginie et  des  autres  colonies  britanniques  situées  à  l'ouest 
des  Alléghanys. 


28  MONTCALM 

Un  détachement  canadien  avait  construit  au  sud  du 
lac  Erié  les  forts  de  Presqu'île  et  de  la  Kivière-aux- 
Bœufs.  Dans  l'automne  de  1753,  Dinwiddie,  gouver- 
neur de  la  Virginie,  fit  sommer  M.  Le  Gardeur  de 
St- Pierre,  qui  y  commandait,  d'abandonner  ce  territoire 
dont  l'occupation  était,  disait-il,  une  violation  des  droits 
de  la  couronne  anglaise.  Sans  s'occuper  de  ces  protêts, 
les  Français,  dans  l'exécution  de  leurs  desseins,  vinrent 
déloger  sans  coup  férir,  au  mois  d'avril  1754,  un  parti 
d'Anglais  occupé  à  l'érection  d'un  fort,  au  confluent  de 
l'Ohio  et  de  la  Monongahéla  ;  et  après  l'avoir  eux-mêmes 
terminé,  en  lui  donnant  une  plus  vaste  enceinte,  ils 
l'appelèrent  le  fort  Duquesne.  Dinwiddie  avait  envoyé 
quelques  centaines  de  miliciens  pour  s'opposer  aux 
entreprises  des  Français.  Averti  de  leur  approche,  M. 
de  Contrecœur,  commandant  du  fort  Duquesne,  dépê- 
cha un  jeune  officier,  appelé  Coulon  de  Jumonville, 
escorté  d'une  trentaine  d'hommes,  pour  signifier  aux 
Anglais  qu'ils  n'avaient  aucun  droit  d'envahir  le  terri- 
toire de  l'Ohio,  considéré  comme  possession  française. 
Le  28  mai  1754,  au  lever  du  jour,  Jumonville  et  sa 
petite  bande,  campés  dans  les  bois,  se  virent  cernés  par 
une  troupe  de  soldats  virginiens,  dont  le  commandant, 
lieutenant-colonel  de  milice,  donna  immédiatement 
l'ordre  de  faire  feu.  L'infortuné  Jumonville  et  neuf  des 
siens  furent  tués;  vingt-deux  furent  faits  prisonniers, 
et  un  Canadien  seul  put  s'enfuir  et  porter  au  fort  la 
tragique  nouvelle  de  cette  surprise  sanglante.  M.  de 
Contrecœur  résolut  de  châtier  ce  qu'il  proclama  un 
assassinat  et  une  violation  du  droit  des  gens,  qui  recon- 
naît comme  inviolable  la  personne  des  parlementaires. 
Il  envoya  M.  Coulon  de  Villiers,  frère  de  Jumonville, 


MONTCALM  29 

avec  six  cents  français  et  cent  sauvages,  pour  en 
tirer  vengeance,  et  expulser  les  Anglais  de  la  région 
disputée.  M.  de  Villiers,  parti  du  fort  Duquesne  le 
28  juin,  atteignit,  le  3  juillet,  un  endroit  appelé  les 
Grandes-Prairies,  où  les  ennemis  avaient  construit  des 
retranchements,  auxquels  ils  avaient  donné  le  nom  de 
fort  Nécessité.  Après  neuf  heures  de  combat,  les  Anglais 
furent  forcés  de  signer  une  capitulation,  au  bas  de 
laquelle  on  pouvait  lire  le  nom  du  lieutenant-colonel 
mentionné  plus  haut.  Ce  nom,  alors  obscur,  était  celui 
de  George  Washington,  qui  devait  conquérir  plus  tard 
une  si  éclatante  célébrité  ^. 

Ces  événements,  dont  la  région  de  la  Belle-Kivière 
avait  été  le  théâtre,  produisirent  une  profonde  impres- 
sion. Au  Canada  et  en  France  la  mort  de  Jumonville 
fut  regardée  comme  un  attentat  meurtrier.  Et  il  devint 
évident  que  le  simulacre  de  paix  existant  encore  entre 
les  deux  couronnes  ne  pouvait  être  de  longue  durée. 
De  part  et  d'autre  on  se  prépara  à  la  guerre  imminente. 
Mais  Tattitude  et  les  sentiments  des  deux  nations 
étaient  bien  différents.  En  Angleterre,  si  le  roi  et  le 
ministère  étaient  au  fond  peu  désireux  d'engager  des 
hostilités  qui  entraîneraient  de  lourds  sacrifices,  et  met- 
traient peut-être  en  péril  les  possessions  du  roi  George  II 
sur  le  continent,  le  peuple  et  la  majorité  du  Parlement 
étaient  impatients  de  voir  déclarer  une  guerre  mari- 
time et  coloniale  dont  ils  attendaient  la  conquête  des 

1 Washington  s'est  défendu  d'avoir  connu  la  qualité  de 

parlementaire  de  M.  de  Jumonville.  Et  quant  à  la  capitula- 
tion signée  par  lui,  et  où  se  trouvait  le  mot  "  assassinat  ",  il 
a  soutenu  que  l'interprète,  qui  traduisit  pour  les  Anglais  le 
texte  français,  ne  leur  en  avait  pas  rendu  le  sens  réel. 


30  MONTCALM 

établissements  français  aux  Indes  et  en  Amérique, 
l'extension  du  commerce,  l'accroissement  du  prestige  et 
de  la  richesse  britanniques.  En  France,  au  contraire, 
ni  le  gouvernement  ni  la  nation  ne  voulaient  la  guerre. 
Le  long  conflit  provoqué  par  la  succession  d'Autriche 
avait  épuisé  le  royaume.  Les  finances  étaient  en  désor- 
dre, la  marine  était  en  décadence,  les  impôts  pesaient 
lourdement  sur  le  peuple,  les  querelles  religieuses  et 
parlementaires  absorbaient  l'attention  d'un  faible  gou- 
vernement. Et  l'on  ne  demandait  qu'à  négocier,  à  tem- 
poriser, à  éloigner  la  crise  que  l'on  sentait  pourtant  pro- 
chaine, et  dont  on  redoutait  les  conséquences. 

Au  mois  de  janvier  1755,  le  gouvernement  anglais 
fit  passer  en  Amérique  deux  régiments,  avec  le  major 
général  Braddock,  chargé  du  commandement  des  trou- 
pes régulières  et  coloniales.  Le  cabinet  de  Versailles, 
informé  de  ce  mouvement,  dut  de  son  côté  se  préparer 
à  secourir  le  Canada.  Une  escadre  de  quatorze  navires, 
portant  environ  3,000  soldats,  partit  de  Brest  pour 
l'Amérique,  le  3  mai  1755,  sous  le  commandement  de 
l'amiral  Dubois  de  la  Moite.  Le  nouveau  gouverneur 
de  la  Nouvelle-France,  M.  de  Vaudreuil,  et  le  baron 
de  Dieskau,  nommé  commandant  des  troupes  envoyées 
en  Canada,  étaient  à  bord.  L'amirauté  anglaise,  qui 
avait  eu  vent  de  cette  expédition,  ordonna  à  l'amiral 
Boscawen  et  à  l'amiral  Holborne,  ayant,  l'un  douze 
vaisseaux,  et  l'autre  sept  vaisseaux  de  ligne,  d'aller 
croiser  sur  les  côtes  d'Amérique  pour  intercepter  et 
détruire  la  flotte  française.  Celle-ci  eut  la  bonne  fortune 
d'éviter  les  escadres  anglaises,  et  d'atteindre  sans  encom- 
bre Louisbourg  et  le  golfe  Saint- Laurent.  Trois  des  vais- 
seaux de  l'amiral  Dubois,  seulement,  perdus  au  milieu 


MONTCALM  31 

de  la  brume,  dans  les  parages  de  Terreneuve,  ne  purent 
échapper  à  l'ennemi.    C'étaient  VAlcide,  le  Lis  et  le 
Dauphin,    Le  7  juin,  comme  le  rideau  de  brouillard 
qui  leur  masquait  l'étendue  des  flots  se  déchirait,  ils 
s'aperçurent  qu'ils  étaient  sous  le  canon  de  la  flotte 
anglaise.    Dès  qu'ils  furent  à  portée,  le  capitaine  Hoc- 
quart  commandant  de  VAlcidej  prenant  son  porte- voix, 
cria  au  vaisseau  le   Dunkerque^  qui  était  le  plus  pro- 
che :  "  Sommes-nous  en  paix  ou  en  guerre  ?     En  paix, 
répondit  le  commandant  anglais. — Quel  est  le  nom  de 
votre  amiral  ? — Boscawen. — Je  le  connais,  c'est  un  de 
mes   amis. —  Et    vous,   commandant,   quel   est   votre 
nom  ?  —  Hocquart."  —  A    peine  le  capitaine  français 
avait-il  fait  cette  réponse,  que  le  Dunkerque  s'enve- 
loppa de  flamme,  et  qu'un  ouragan  de  fer  s'abattit  sur 
les  ponts  de  VAlcide  couverts  de  matelots  et  de  soldats. 
Dans  le  combat  inégal  qui  s'ensuivit,  VAlcide  et  le  Lis, 
aux  prises  avec  toute  la  flotte  anglaise,  durent  amener 
leur  pavillon.    Le  Dauphin  parvint  à  s'échapper,  grâce 
au    brouillard  qui   s'étendit  de  nouveau  sur  la  mer. 
M.  Kigaud  de  Vaudreuil,   frère  du  marquis  et  gouver- 
neur des  Trois-Kivières,  plusieurs  officiers,  et  huit  com- 
pagnies  des  bataillons  de  la  Keine  et  du  Languedoc 
furent  faits  prisonniers.    Et  pendant  ce  temps,  dérision 
amère,  leurs  Majestés   britannique   et  très  chrétienne 
étaient  en  paix  l'une  avec  l'autre.     Leurs  navires  se 
canonnaient  sur  l'Océan,  mais  les  deux  couronnes  con- 
servaient  leurs   relations  diplomatiques.     Le   duc   de 
Mirepoix,  ambassadeur  de  Louis  XV,  baisait  la  main 
de  George  II  au  palais  de  St-James,  et  M.  de  Cosne, 
représentant  de  George  II,  faisait  sa  cour  à  Louis  XV 
au  palais  de  Versailles.    Bizarre  et  ridicule  situation  ! 


32  MONTCALM 

Le  cours  précipité  des  événements  allait  la  faire  cesser. 
L'Ansleterre  avait  donné  le  mot  d'ordre  à  ses  amiraux 
et  à  ses  capitaines.  Sur  toute  l'étendue  des  mers  ses 
escadres  coururent  sus  aux  vaisseaux  marchands  de  la 
France.  En  quelques  mois,  trois  cents  de  ceux-ci  furent 
capturés,  et  huit  à  dix  mille  marins  français  furent 
faits  prisonniers  de  guerre,  alors  que  la  rupture  de  la 
paix  n'était  pas  encore  signifiée.  Ces  actes  de  piraterie 
provoquèrent  en  France  une  vive  indignation.  Le  ton 
belliqueux  du  discours  de  la  couronne,  prononcé  à  l'ou- 
verture de  la  session  du  Parlement  anglais,  dans  lequel 
on  jetait  réellement  le  gant  au  gouvernement  français, 
fit  s'évanouir  les  dernières  illusions  pacifiques  de  Louis 
XV  et  de  ses  ministres.  Le  duc  de  Mirepoix,  ambassa- 
deur de  France  à  Londres,  fut  rappelé,  et  le  21  décem- 
bre 175Ô,  le  ministre  des  affaires  étrangères,  M.  de 
Rouillé,  déclara,  dans  une  note  comminatoire  au  cabinet 
de  Saint- James,  que  "  Sa  Majesté  Très-Chrétienne  avant 
de  se  livrer  aux  effets  de  son  ressentiment,  demandait 
au  roi  d'Angleterre  satisfaction  de  toutes  hss  saisies 
faites  par  la  marine  anglaise,  ainsi  que  la  restitution  de 
tous  les  vaisseaux,  tant  de  guerre  que  de  commerce, 
pris  sur  les  Français,  et  qu'elle  regarderait  le  refus  qui 
en  serait  fait  comme  une  déclaration  de  guerre  authen- 
tique. "  Le  ministère  anglais  refusa,  et  le  gouverne- 
ment frappa  enfin  d'embargo  tous  les  bâtiments  britan- 
niques qui  pourraient  se  trouver  dans  les  ports  du 
royaume  ^. 

Pendant  que  les  ministres  des  deux  pays  échangeaient 
ainsi  des  notes  et  des  récriminations,  en  Amérique  leurs 

1  — Henri  Martin,  Histoire  de  France,  vol.  15,  p.  479. 


MONTCALM  33 

régiments  et  leurs  milices  continuaient  à  échanger  des 
balles.  Du  côté  de  TOhio,  Braddock  à  la  tête  de  2,200 
réguliers  et  provinciaux,  avec  lesquels  il  s'était  flatté 
de  réduire  le  fort  Duquesne,  avait  subi  à  la  Monon- 
gahéla,  le  9  juillet  1755,  une  sanglante  défaite,  qui  lui 
avait  coûté  la  vie^  En  Acadie,  les  Anglais  s'étaient 
emparés  des  forts  Beauséjour  et  Gaspareau  2.  Enfin,  au 
lac  George,  Dieskau,  battu  par  le  colonel  William  John- 
son, avait  été  blessé  grièvement  et  fait  prisonnier  ^.  Ces 
nouvelles  avaient  convaincu  le  gouvernement  de  Ver- 
sailles qu'il  fallait  envoyer  au  Canada  de  nouvelles 
troupes  et  de  nouveaux  ofi&ciers  généraux. 

Une  des  causes  de  ses  longues  tergiversations  était  la 
division  qui  régnait  dans  le  conseil  du  roi  sur  la  manière 
de  faire  cette  guerre.  Les  uns  estimaient  que,  pour 
qu'elle  fut  heureuse,  il  fallait  compenser  l'infériorité 
maritime  de  la  France  par  une  diversion  continentale, 
telle  que  l'invasion  du  Hanovre,  qui  forcerait  le  roi 
d'Angleterre  à  détourner  de  la  guerre  américaine  une 

1  —  M.  de  Beaujeu,  qui  commandait  les  Français,  fut  tué 
au  début  du  combat  ;  ce  fut  M.  Dumas,  capitaine  des  troupes 
de  la  colonie,  qui  prit  le  commandement  et  acheva  la  vic- 
toire. 

2  —  Le  fort  Beauséjour  était  commandé  par  le  trop  fameux 
Vergor-Duchambon,  fils  d'un  ancien  ami  de  l'intendant  Bigot, 
lorsque  ce  dernier  était  commissaire  à  Louisbourg.  Sa 
prompte  capitulation  fut  considérée  comme  peu  justifiable, 
et  peu  honorable.  M.  de  Villeray  commandait  à  Graspareau 
qui  était  vraiment  impossible  à  défendre — Ce  fut  deux  mois 
environ  après  la  prise  de  ces  deux  forts  qu'eut  lieu  l'expul- 
sion et  la  déportation  des  Acadiens  (septembre,  1755). 

3  —  La  bataille  du  lac  Greorge  fut  livrée  le  8  septembre  1755 

3 


3i  MONTCALM 

partie  de  ses  troupes  et  de  ses  ressources  financières, 
pour  la  défense  de  ses  possessions  allemandes,  auxquel- 
les il  tenait  comme  à  la  prunelle  de  ses  yeux.  Les 
autres  soutenaient  au  contraire  que  l'intérêt  manifeste 
de  la  France  était  de  ne  rien  épargner  afin  de  mainte- 
nir la  paix  c'ontinentale,  et  de  pouvoir  consacrer  tous 
les  moyens,  tous  les  efforts  de  la  nation,  à  la  restaura- 
tion de  la  marine,  et  à  l'expédition  au  Canada  de  secours 
assez  puissants  pour  faire  triompher  les  fleurs  de  lis, 
du  golfe  St- Laurent  au  golfe  du  Mexique. 

Le  comte  d'Argenson,  ministre  de  la  guerre,  était  le 
principal  tenant  du  premier  système,  et  M.  de  Machault, 
ministre  de  la  marine,  l'avocat  le  plus  déterminé  du 
second.  ^  Celui-ci  soutenait  qu'on  devait  se  renfermer 
dans  la  guerre  de  mer  ;  que  nos  finances  ne  suffiraient 
pas  en  même  temps  aux  dépenses  qu'exigeraient  la  terre 
et  la  mer  ;  que  jusqu'ici  les  Anglais  étaient  les  seuls 
ennemis  de  la  France,  que  si  l'on  s'alliait  à  la  Prusse 
pour  attaquer  les  possessions  continentales  de  George  II, 
Marie-Thérèse  d' A  utriche  se  déclarerait  pour  ce  dernier  ; 
que  si  l'on  faisait  au  contraire  alliance  avec  elle,  Frédé- 
ric II  considérerait  cela  comme  une  menace  à  son 
adresse;  qu'il  n'y  avait  d'autre  parti  à  prendre  que 
d'entretenir  l'union  avec  la  Prusse,  de  lier  avec  l'impé- 
ratrice une  négociation  qui  préviendrait  ou  du  moins 
retarderait  sa  jonction  avec  l'Angleterre,  et  donnerait  à 
la  France  le  temps  de  porter  ses  efforts  contre  sa  véri- 
table ennemie.  A  cela,  M.  d'Argenson  objectait  que 
tous  les  ménagements  n'éviteraient  pas  une  guerre  sur 
le  continent  ;  qu'il  fallait  donc  la  commencer  avec  avan- 
tage ;  agir  de  concert  avec  le  roi  de  Prusse,  déconcerter  la 
lenteur  autrichienne  et  mettre  Marie- Thérèse  hors  d'état 


MONTCALM  36 

d'être  utile  aux  Anglais  ^.  Dans  le  conseil  de  Louis  XV, 
M.  de  Eouillé  opina  comme  M.  d'Argenson,  qui  fut 
aussi  soutenu  par  M.  de  Bernis  ^,  tandis  que  M.  de 
Machault  vit  se  ranger  à  son  avis  MM.  de  Puisieux, 
ancien  ministre  des  affaires  étrangères,  de  Saint-Severin, 
et  le  maréchal  de  Noailles.  Celui-ci  adressa  au  roi  plu- 
sieurs mémoires  qui  nous  ont  été  conservés.  Dans  l'un 
d'eux  il  écrivait  :  "  Quelque  chimérique  que  soit  le 
projet  de  la  monarchie  universelle,  celui  d'une  influence 
universelle  par  le  moyen  des  richesses  cesserait  d'être 
une  chimère,  si  une  nation  parvenait  à  se  rendre 
seule  maîtresse  du  commerce  de  l'Amérique.  La 
partie  du  nord,  occupée  par  les  Français  et  par  les 
Anglais,  en  est  la  partie  la  plus  peuplée,  la  plus 
forte  en  hommes,  et  peut-être  la  seule  susceptible  de 
l'être,  à  un  certain  point,  par  la  nature  du  climat,  en 
sorte  que  le  vrai  moyen  de  parvenir  à  se  rendre  maître 
de  l'Amérique  entière  serait  de  s'emparer  de  l'Amérique 
septentrionale.  C'est  dans  cette  vue  que  les  Anglais 
n'omettent  aucun  nàoyen  d'en  chasser  les  Français.  Plus 

1  —  Mémoires  secrets  sur  le  règne  de  Louis  X/F,  la  Régence 
et  le  règne  de  Louis  XF,  par  Duclos,  publiés  dans  la  "  Col- 
lection de  Mémoires  relatifs  à  l'histoire  de  France,  "  vol.  77, 
pp.  108  et  suivantes. 

2  —  L'abbé  comte  de  Bernis,  cadet  de  très  noble  maison, 
après  s'être  fait  un  nom  par  son  esprit  et  sa  facilité  littéraire, 
et  avoir  conquis  un  fauteuil  à  l'Académie  française,  était  entré 
dans  la  diplomatie  où  il  avait  fait  bonne  figure.  En  1755,  il 
arrivait  de  l'ambassade  de  Venise  et  venait  d'être  nommé  à 
celle  d'Espagne.  On  commençait  à  saluer  en  lui  le  prochain 
ministre  des  affaires  étrangères,  et  quoiqu'il  ne  fît  pas  encore 
partie  du  conseil,  il  était  consulté  sur  les  affaires  importantes 
du  moment.  Il  devait  être  fait  cardinal  en  1758. 


36  MONTCALM 

l'ADgleterre  est  épuisée  par  ses  dettes,  plus  elle  pour- 
suit avec  ardeur  et  coustanee  l'exécution  d'un  projet 
qui  mettrait  des  richesses  immenses  en  sa  disposition, 
et  qui  lui  fournirait  des  ressources  qu'elle  ne  pourrait 
se  procurer  d'autre  manière...  La  destinée  des  Etats, 
Sire,  est  dans  les  mains  de  Dieu  :  ce  qui  dépend  des 
hommes  est  de  se  conduire  avec  sagesse,  justice  et  pru- 
dence, de  veiller  surtout  à  la  conservation  de  leur  hon- 
neur et  de  leur  réputation;  et  il  serait  moins  honteux 
pour  la  France  d'abandonner  l'Amérique  aux  Aoglais 
après  une  guerre  malheureuse,  que  de  la  leur  laisser 
envahir  en  pleine  paix  sans  tenter  de  la  défendre  ^  ". 
Dans  un  autre  mémoire  au  roi,  le  vieux  duc  soumet- 
tait encore  des  considérations  très  judicieuses,  dont  la 
clairvoyance  ne  devait  être  que  trop  démontrée  par  les 
événements  :  "  S'il  fallait  absolument,  disait-il,  se  fixer 
à  une  résolution,  mon  opinion  serait  de  porter  tous  s^s 
efforts  à  se  défendre  contre  l'Angleterre.  Si  on  partage 
ses  vues  ^  et  qu'on  les  tourne  du  côté  de  la  guerre  de 
terre,  celle-ci  absorbera  tout  :  le  dénouement  en  sera 
de  laisser  les  Anglais  plus  puissants  qu'ils  n'auront 
jamais  été,  et  par  conséquent  les  maîtres  du  sort  de  la 
France  en  particulier,  et  de  l'Europe  en  général.  Ce 
n'est  que  dans  une  guerre  maritime,  et  au  milieu  même 
des  disgrâces,  que  Votre  Majesté  peut  espérer  de  former 
sa  marine  et  de  lui   redonner  cette  âme  et  cette  vie 

1  —  Le  maréchal  de  Noailles  au  roi,  15  février  1755.  (Mémoi- 
res du  duc  de  Noailles,  dans  la  "  Collection  de  mémoires  rela- 
tifs à  l'histoire  de  France,"  vol.  74,  p.  45. 

2  —  C'est-à-dire  si  l'on  poursuit  deux  objets,  si,  en  même 
temps  que  la  guerre  coloniale,  on  veut  faire  la  guerre  conti- 
nentale... 


MONTCALM  37 

qu'elle  a  eues  pendant  un  temps  sous  le  règne  du  feu 


Al" 


roi 

Durant  tout  l'été  de  1755,  Louis  XV  et  ses  minis- 
tres flottèrent  entre  les  deux  politiques  que  nous  venons 
d'indiquer.  Au  mois  de  septembre,  une  grave  démar- 
che de  l'impératrice  vint  compliquer  la  situation.  Marie- 
Thérèse,  se  déterminant  à  un  acte  qu'elle  méditait,  et 
qu'elle  avait  même  fait  pressentir  depuis  quelque 
temps,  proposa  formellement  à  Louis  XV  une  alliance 
de  nature  à  changer  toute  l'assiette  de  la  politique 
européenne.  A  ce  moment  les  indices  d'un  rapproche- 
ment entre  la  Prusse  et  l'Angleterre  devenaient  très 
apparents.  Et  ce  concours  de  circonstances,  dont  la 
plupart  des  historiens  n'ont  pas  assez  tenu  compte,  et 
qui  a  été  mis  en  pleine  lumière  par  le  duc  de  Broglie 
dans  son  beau  livre  sur  V Alliance  autrichienne,  fut 
l'une  des  principales  causes  des  négociations  qui  s'enga- 
gèrent alors  entre  les  cours  de  Versailles  et  de  Vienne  'l 

Elles  se  poursuivirent  durant  plusieurs  mois  et  ne 
devaient  aboutir  qu'au  printemps  de  1756.  Mais  en 
attendant,  il  fallait  faire  face  à  l'Angleterre  sur  le  con- 
tinent américain,  trouver  un  général  pour  remplacer 
Dieskau  prisonnier,  et  préparer  l'expédition  d'un  nou- 
veau corps  de  troupes  au  Canada.  Les  ministres  de  la 
guerre  et  de  la  marine  se  préoccupaient  tout  spéciale- 
ment de  ce  sujet  lorsque  Montcalm  arriva  à  Paris  dans 
l'automne  de  1755.  M,  d'Argenson  le  connaissait  bien 
et  appréciait  ses  brillants  états  de  service.  En  le  voyant 

1  —  Le  maréchal  de  Noailles  au  roi,  21  juillet  1755,  ibid., 
p.  61. 

2 — L'Alliance  autrichienne,  par  le  duc  de  Broglie,  p.  217, 
(Paris,  Calmann  Lévy,  1897). 


38  MONTCALM 

se  présenter  à  Versailles,  il  se  dit  que  c'était  là  peut- 
être  le  chef  militaire  dont  il  avait  besoin  pour  la 
guerre  du  Canada.  Et,  sans  rien  conclure,  il  s'en  ouvrit 
à  Montcalm.  Celui-ci  demanda  sans  doute  du  temps 
pour  réfléchir  à  cette  proposition,  et  prit  congé  du  minis- 
tre de  la  guerre  le  19  novembre.  De  retour  à  Mont- 
pellier, il  communiqua  à  sa  mère  et  à  sa  femme  la  nou- 
velle perspective  qui  s'ouvrait  devant  lui.  Madame  de 
Montcalm  en  fut  douloureusement  affectée,  et  pria  son 
mari  de  se  dérober,  s'il  le  pouvait,  à  ce  commandement 
lointain  et  hasardeux.  Elle  était  d'un  "  caractère  timide, 
et  s'élevait  difficilement  au-dessus  du  cercle  de  famille,  » 
écrit  l'abbé  Casgrain.  "  La  marquise  de  Saint- Véran  \ 
au  contraire,  forte  comme  une  Romaine,  quoique  brisée 
de  douleur,  conseilla  à  son  fils  d'accepter  ce  poste 
d'honneur  et  de  confiance  que  lui  offrait  son  souverain. 
La  marquise  de  Montcalm  ne  pardonna  jamais  ce  con- 
seil à  sa  belle-mère,  et  lui  reprocha  plus  tard  la  mort 
de  son  mari  '^.  " 

Cependant,  M.  d'Argenson  avait  décidément  fixé  son 
choix  sur  celui-ci,  et  l'avait  fait  agréer  par  le  roi.  A  la 
fin  du  mois  de  janvier  1756,  il  écrivit  à  Montcalm  une 
lettre  que  nous  tenons  à  reproduire  in  eoctenso  : 

"  A  Versailles,  25  janvier,  à  minuit. 
j       "Peut-être  ne  vous  attendiez-vous  plus,  Monsieur,  à 
I  recevoir  de  mes   nouvelles  au  sujet  de  la  dernière  con- 

1  —  La  mère  de  Montcalm  portait  plutôt  le  titre  de  mar- 
quise de  Saint- Véran,  et  laissait  à  l'épouse  de  son  fils  celui  de 
marquise  de  Montcalm. 

2  —  Montcalm  et  Lévis,  par  l'abbé  H. -R.  Casgrain,  vol.  1, 
p.  32.  L'auteur  ^oute  en  note  :  "  Je  tiens  cette  tradition  du 
marquis  Victor  de  Montcalm.  " 


MONTCALM  89 

versation  que  j'ai  eue  avec  vous  le  jour  que  vous  m'êtes 
venu  dire  adieu  à  Paris.  Je  n'ai  cependant  perdu  un 
instant  de  vue,  depuis  ce  temps-là,  l'ouverture  que  je 
vous  ai  faite  alors,  et  c'est  avec  le  plus  grand  plaisir 
que  je  vous  en  annonce  le  succès.  Le  roi  a  donc  déter- 
miné sur  vous  son  choix  pour  vous  charger  du  com- 
mandement de  ses  troupes  dans  l'Amérique  septentrio- 
nale, et  il  vous  honorera  à  votre  départ  du  grade  de 
maréchal  de  camp.  ^  Mais  ce  qui  vous  sera  encore  plus 
sensible,  c'est  que  Sa  Majesté  vous  accordera  en  même 
temps,  pour  M.  votre  fils,  l'agrément  de  votre  régiment. 
C'est  un  avancement  un  peu  différent  de  celui  de  capi- 
taine, que  vous  désiriez  avec  tant  d'empressement  pour 
lui,  et  il  faut  convenir  que  ce  ne  sera  pas  lui  qui  gagnera 
le  moins  au  marché.  Vous  n'avez  pas,  au  surplus,  un 
instant  à  perdre  pour  venir  remercier  le  roi  de  ses  grâ- 
ces et  de  la  distinction  qu'il  fait  de  vous.  L'applaudis- 
sement que  vous  en  recevrez  de  la  part  du  public  ajou- 
tera encore  à  la  satisfaction  que  vous  devez  en  avoir. 
Sa  Majesté  vous  donne  en  même  temps,  pour  comman- 
der en  second  sous  vos  ordres,  M.  le  chevalier  de  Lé  vis, 
auquel  elle  accorde  le  grade  de  brigadier,  et  en  troi- 
sième, M,  de  Bourlamaque,  avec  le  grade  de  colonel. 
J'écris  par  le  même  courrier  à  M.  le  duc  de  Mirepoix» 
pour  lui  faire  part  du  choix  de  M.  le  chevalier  de 
Lévis  ;  ainsi  vous  pourrez  vous  en  ouvrir  avec  lui  ;  à 
l'égard  des  autres,  je  crois  que  vous  ferez  bien  de  vous 
tenir  sur  la  réserve  avec  ce  qui  s'appelle  le  public  et  de 
n'en  faire  confidence  qu'à  vos  plus  proches  parents  et  à 
vos  intimes  amis,  et  cela  même  au  moment  de  votre 
départ  que  vous  ne  pourrez  trop  précipiter,  n'ayant 
guèi'e  de  temps  pour  venir  recevoir  ici  vos  instructions 


40  MONTCALM 

et  VOUS  rendre  dans  les  premiers  jours  de  mars  au  lieu 
de  votre  embarquement.  Soyez  persuadé,  monsieur, 
qu'on  ne  peut  rien  ajouter  aux  sentiments  d'estime  et 
d'amitié  avec  lesquels  je,  etc. 

d'argenson." 

Montcalm  reçut  le  31  janvier,  des  mains  d'un  cour- 
rier spécial  détaché  par  le  ministre  de  la  guerre,  cette 
lettre  qui  marquait  une  date  si  solennelle  dans  sa  vie. 
"  Je  crus  devoir  accepter,  écrit- il  dans  son  journal,  une 
commission  aussi  honorable  que  délicate  qui  assurait  la 
fortune  de  mon  fils,  objet  intéressant  pour  un  père 
commission  que  je  n'avais  ni  désirée  ni  demandée  ^  ". 
Comme  M.  d'Argenson  lui  prescrivait  la  plus  grande 
diligence,  il  hâta  ses  préparatifs,  et  après  avoir  fait  à 
sa  mère,  à  sa  femme  et  à  ses  filles,  des  adieux  qui  durent 
être  bien  émouvants,  il  quitta  Montpellier  le  6  février 
1756.  Une  partie  du  trajet  de  cette  ville  à  Paris  se  fai- 
sait alors  fréquemment  par  la  voie  du  Khône,  et  ce  fut 
celle-là  que  choisit  Montcalm.  Il  s'éloignait  de  son 
Languedoc  aimé,  fermement  résolu  à  accomplir  digne- 
ment la  tâche  dont  le  chargeait  la  confiance  de  son  sou- 
verain ;  mais  son  cœur  était  plein  des  êtres  chers  dont 
allaient  le  séparer  tant  d'espace  et  de  hasards.  Et  jus- 
qu'à son  embarquement  à  Brest  nous  allons  le  voir  cor- 
respondre incessamment  avec  sa  famille,  lui  marquer 
sa  sollicitude,  lui  réitérer  l'expression  de  sa  tendresse, 
entrer  dans  mille  détails  concernant  ses  affaires  et  ses 
préoccupations  domestiques.  Il  nous  a  semblé  qu'ici 
nous  ne  pouvions  trop  multiplier  les  citations   de  cette 

]  —  Journal  du  marquis  de  Montcalm,  durant  ses  campagnes 
en  Canada,  de  17Ô6  à  1759  j  Québec,  1895. 


MONTCALM  41 

correspondance  intime,  qui  fait  si  bien  connaître  le 
caractère  et  les  dispositions  d'esprit  de  l'homme  dont 
nous  essayons  de  retracer  la  vie. 

Le  8  février,  deux  jours  après  son  départ,  il  arrivait 
à  Lyon  et  écrivait  immédiatement  à  sa  mère:  "  J'arrive 
dans  le  moment  par  un  beau  temps  et  en  bonne  santé. 
J'ai  vu  en  passant  à  Tain  ^  notre  hôte.  Je  remets  de- 
main à  la  voile.  Je  n'ai  pas  eu  le  temps  de 
faire  d'arrêt  de  compte  ni  de  vous  en  envoyer  ; 
ce  sera  de  Paris.  Encore  moins  de  faire  mettre 
à  part  les  papiers  d'Avèze  ^.  Je  lis  avec  grand 
plaisir  l'histoire  de  la  Nouvelle-France  par  le  P. 
de  Charlevoix  ^.  Il  fait  une  description  agréable  de 
Québec.  Compagnie  choisie.  Cependant  rassurez-vous, 
j'en  reviendrai  toujours  avec  plaisir.  J'embrasse  la  très 
chère  et  ma  fille.  Tout  à  vous,  ma  mère,  de  cœur  et 
d'âme."  Puis  un  mot  d'affaires,  par  où  l'on  voit  que 
madame  de  Saint- Véran  avait  encore  beaucoup  à  dire 
dans  le  gouvernement  de  la  fortune  familiale  :  "  Si 
vous  croyez  juste,  vous  pouvez  faire  une  remise  aux 
messieurs  de  Boisleffre  à  51  mille.  Je  l'ai  dit  à  Saquet. 

1  — Tain  est  une  petite  ville  du  département  de  la  Drôme, 
située  au  confluent  du  Rhône  et  de  l'Isère,  dont  la  popula- 
tion actuelle  peut  être  de  3000  habitants. 

2  —  Avèze,  bourg  et  château  situés  à  deux  kilomètres  du 
Vigan,  dans  le  département  du  Gard.  Le  domaine  d'Avèze  est 
entré  dans  le  patrimoine  des  Montcalm,  et  il  a  aujourd'hui 
pour  propriétaire  le  marquis  de SaintMaurice-Montcalm.  En 
1756,  un  interminable  procès  était  encore  pendant  entre  les 
Vabres  de  Beaufort  et  les  Montcalm,  au  sujet  de  la  propriété 
de  ce  domaine. 

S.  ^V Histoire  de  la  Nouvelle- France  par  le  P.  Charlevoix 
avait  été  publiée  en  1744. 


42  MONTCALM 

En  ce  cas  au  lieu  de  8,777  livres  ce  serait  6,900.  Le 
curé  de  Vauvert  avait  dit  la  messe  pour  moi  et  en  doit 
dire  une  par  semaine  ;  c'est  bien  ^." 

Le  12  février,  Montcalm  arrivait  à  Paris,  et  le  len- 
demain il  était  à  Versailles  où  il  allait  se  mettre  aux 
ordres  de  son  chef  hiérarchique.  M.  d'Argenson  le  pré- 
senta au  ministre  de  la  marine,  M.  de  Machault^  dans 
le  département  duquel  il  entrait,  vu  que  tout  ce  qui 
concernait  les  colonies  relevait  de  ce  ministère.  Le  len- 
demain, il  eut  une  audience  du  roi  et  le  remercia  du 
choix  que  Sa  Majesté  avait  fait  de  sa  personne  pour 
cet  important  commandement  dans  l'Amérique  septen- 
trionale. Puis,  il  se  mit  à  l'œuvre  pour  organiser  son 
départ.  Le  24  février,  il  écrivait  à  sa  mère  :  "  Le  roi 
me  donne,  comme  à  M.  de  Dieskau,  25,000  francs  et 
12,000  francs  pour  mon  équipage,  qui  me  coûtera  plus 
de  1,000  écus  (3,000  francs)  au  delà;  mais  il  faut  aller 
en  avant."  Quatre  jours  plus  tard,  il  lui  donnait  encore 

1  —  Nous  tenons  à  faire  observer  à  nos  lecteurs  que,  dans 
toutes  ces  citations,  nous  remplaçons  l'orthographe  ancienne 
par  l'orthographe  moderne.    Montcalm  écrit  "j'ay"  au  lieu 

de  "j'ai  ",  "  vous  avés  "  au  lieu  de  "  vous  avez  ",  etc Nous 

avons  puisé  ces  lettres  ou  extraits  de  lettres  de  Montcalm 
aux  archives  de  l'Université  Laval,  où  se  trouve  une  excel- 
lente copie  de  la  correspondance  du  général  avec  sa  famille. 
Elle  faisait  partie  de  la  collection  de  manuscrits  recueillis 
en  France  par  M.  l'abbé  Casgrain,  qui  les  a  légués  à  l'Univer- 
sité. Il  s'en  est  servi  pour  son  ouvrage  Montcalm  et  LéviSj 
mais  beaucoup  de  ces  pièces  sont  encore  entièrement  inédi- 
tes, et  ce  sont  surtout  celles-là  que  nous  choisissons,  d'autant 
plus  qu'elles  nous  paraissent  particulièrement  intéressantes. 

2  —  M.  de  Machault  (d'Arnouville),  avait  été  contrôleur- 
général  des  finances  jusqu'en  1754.  Il  était  garde  des  sceaux 
en  même  temps  que  ministre  de  la  marine. 


MONTCALM  43 

de  ses  nouvelles  :  "  J'ai  fait  porter  hier  plus  de  trois 
milliers  aux  rouliers  de  Brest,  et  j'ai  bien  encore  sept 
à  huit  cents  à  faire  porter.  Je  compte  faire  partir  lundi 
une  partie  de  ma  maison.  J'irai  peut-être  demain 
à  Versailles,  et  je  reviendrai  le  soir.  Mon  fils 
aîné  est  ici  depuis  quelques  jours,  il  a  un  tor- 
ticolis ;  le  chevalier  est  toujours  maigre,  bien  délicat, 
mais  sa  taille  devient  prodigieuse.  M.  de  Ganges  n'est 
pas  bien  grand,  mais  il  a  un  air  de  force,  de  bonne  santé, 
un  teint  bien  éclairci  qui  doit  faire  bien  plaisir  à  ces 
dames,  à  qui  vous  aurez  sans  doute  demandé  deux  louis 
que  je  lui  avais  avancés  au  mois  de  novembre  dernier. 
Je  vous  envoie  un  reçu  de  M.  de  Vezaide  de  cinq 
cents  écus.  Je  l'avais  toujours  oublié.  Il  faut  espérer 
qu'avant  mon  départ  j'aurai  le  temps  de  vous  écrire 
des  choses  nécessaires.  Mais  en  vérité  je  n'ai  pas  un 
moment  quant  à  présent.  Je  vous  embrasse  tous  et 
ma  fille  que  je  n'oublie  pas  et  que  j'aime  véritable- 
ment :  je  ne  sais  si  elle  écrit  souvent  à  ses  parents  de 
Paris;  j'entends  sa  grand-mère,  sa  tante  de  La  Bour- 
donnaye    et   de   loin   en    loin   sa  cousine  d'Aligre  \" 

1  —  Montcalm  parle  ici  de  "  sa  fille."  Il  en  avait 
trois  autres,  mais  elles  étaient  prabablement  absentes  de  la 
maison  en  ce  moment,  peut-être  en  pension  dans  quelque 
communauté  pour  leur  éducation.  Cette  fille  était  vraisem- 
blablement l'aînée  de  la  famille La  grand-mère  dont  il  est 

question  dans  ce  passage  était  madame  la  marquise  du  Boulay, 
mère  de  madame  de  Montcalm  5  elle  demeurait  à  l'abbaye  de 
Port-Royal,  près  Paris.  Madam  e  de  la  Bourdonnaye  était  née 
Marie-Françoise  Talon  du  Boulay,  sœur  de  madame  de  Mont- 
calm ;  elle  avait  épousé  Louis-François  de  la  Bourdonnaye,con- 
seiller  d'Etat.  Madame  d'Aligre  était  la  fille  unique  de  Louis- 
Denis  Talon,  marquis  du  Boulay,  frère  de  madame  de  Mont- 


44  MONTCALM 

Comme  on  le  voit  par  cette  lettre  les  deux  fils  de 
Montcalm  étaient  en  ce  moment  à  Paris,  avec  leur 
père.  L'aîné  Louis-Jean-Pierre-Marie,  désigné  sous  le 
nom  de  comte  de  Montcalm,  était  âgé  de  dix-sept  ans 
seulement,  et  chevau-léger  de  la  garde  ordinaire  du 
roi.  Le  second,  Gilbert-François-Déodat,  appelé  le  che- 
valier de  Moatcalm,  âgé  de  douze  ans  et  demi,  pour- 
suivait encore  ses  études.  Lorsque  Montcalm  fut  désigné 
pour  le  commandement  des  troupes  du  Canada,  il  était 
question  de  nommer  Paîné  capitaine  d'uae  compagnie 
dans  le  légiment  de  son  père. 

Au  lieu  de  cela,  il  succédait  d'emblée  à  celui-ci,  et 
devenait  du  jour  au  lendemain  mestre  de  camp,  ou  colo- 
nel de  cavalerie.  Le  duc  de  Eichelieu,  et  le  président 
Mole,  demandèrent  alors  au  ministre  de  la  guerre  de 
donner  la  compagnie  vacante  au  chevalier  de  Mont- 
calm ^.    Mais  le  marquis  refusa  cette  faveur,  trouvant 

calm,  préoident  à  mortier,  mort  en  1744.  Elle  était  mariée  à 
Etienne-François  d'Aligre,  né  en  1727,  conseiller  au  Parle- 
ment en  1745,  président  à  mortier  depuis  1752.  Madame 
d'Aligre  se  trouvait  la  propre  nièce  de  la  marquise  de  Mont- 
calm. Elle  n'avait  pas  d'enfants,  et  mourut  en  1767.  M. 
d'Aligre,  devenu  premier  président  en  1768,  se  remaria  en 
1769,  émigra  durant  la  Révolution  et  mourut  à  Brunswick  en 
1798.  (Voir  pour  les  familles  Talon  du  Boulaye  et  d'Aligre,  le 
Dictionnaire  historique  de  Moréri,  1759,  vol.  10,  pp.  28  et  29, 
et  l'annuaire  de  la  noblesse,  de  Borel  d'Hauterive,  année 
1867. 

1  —  Le  duc  de  Richelieu,  ce  roué  qui  joua  en  même  temps 
un  rôle  politique  et  militaire  au  XVIIP  siècle,  avait  été  lieu- 
tenant-général du  Languedoc  de  1738  à  1755,  et  il  avait  pré- 
sidé les  Etats  de  cette  province,  à  Montpellier,  lorsque  Mont- 
calm y  siégeait.  C'est  ce  qui  explique  ses  démarches  en 
faveur  du  fils  de  Montcalm Mathieu-François  Mole,  prési- 


MONTCALM  45 

son  fils  trop  jeune  et  désirant  lui  faire  terminer  ses  étu- 
des. "  J'ai  prié  le  ministre,  écrit-il  dans  son  journal,  de 
dire  ma  façon  de  penser  au  roi,  et  j'eus  été  fort  aise  que 
l'on  ait  disposé  de  cette  même  compagnie  en  faveur  du 
comte  de  Bernis,  neveu  de  l'abbé  de  Bernis.  Ou  m'a 
flatté  qu'à  quinze  ans  on  pourrait  faire  le  chevalier  de 
Montcalm,  capitaine  réformé  \  et  que  cette  compagnie 
pourrait  lui  revenir  un  jour,  le  comte  de  Bernis  ayant 
un  bon  du  Koi  pour  être  colonel  des  Grenadiers  de 
France  ". 

La  promotion  inespérée  de  son  fils  aîné  au  grade  de 
colonel  avait  causé  à  Montcalm  une  satisfaction  pro- 
fonde. On  voit  par  ses  lettres  toute  sa  sollicitude 
pour  cet  héritier  de  son  nom.  Il  lui  prodigue  les  con- 
seils de  son  expérience,  il  lui  trace  la  ligne  de  conduite 
à  suivre  par  un  officier  parvenu  si  jeune  à  un  grade  si 
élevé,  il  va  même  jusqu'à  lui  dicter  textuellement  telle 
lettre  à  écrire  :  "  Il  faut,  lui  dit-il,  que  vous  répondiez 
aux  officiers  du  régiment  qui  vous  ont  fait  l'honneur 
de  vous  écrire,  ou  qui  vous  écriront,  que  vous  êtes  bien 
sensible  à  leurs  compliments,  que  vous  les  auriez  pré- 
venus si  vous  l'aviez  pu  ;  mais  que,  n'étant  pas  encore 
déclaré  mestre  de  camp  du  régiment  de  votre  père,  vous 
ne  pouviez  pas  leur  en  écrire  ;  que  vous  leur  en  ferez 

dent  à  mortier  depuis  1731,  était  cousin  germain  de  madame 
de  Montcalm.  Son  père,  Jean-Baptiste  Mole  de  Champlâtreux 
était  le  frère  de  la  marquise  du  Boulay,  mère  de  cette  der- 
nière. 

1  _  L'officier  réformé  était  celui  qui  conservait  le  titre  et 
partie  des  émoluments  d'un  emploi  militaire  supprimé.  Mont- 
calm était  resté  colonel  réformé,  après  la  suppression  de  son 
régiment  d'Auxerrois. 


46  MONTCALM 

part  lorsque  vous  serez  dans  le  cas  d'en  remercier  le 
Koi  ;  que  vous  les  priez  de  vous  conserver  leur  amitié, 
de  vous  aider  de  leurs  conseils,  et  que  vous  vous  esti- 
merez heureux  de  leur  donner  des  preuves  du  parfait 
attachemeut  avec  lequel  vous  avez  l'honneur  d'être, 
etc.  En  écrivant  à  messieurs  les  lieutenants,  si  quel- 
qu'un vous  écrit,  vous  pourrez  leur  écrire  dans  le  même 
goût  sans  parler  des  avis.  Voilà  la  différence  à  mettre 
entre  les  capitaines  et  les  lieutenants  ^  ".  Ces  minuties 
nous  semblent  intéressantes  parce  qu'elles  peignent  au 
vif  le  père  dévoué,  soucieux  de  voir  son  fils  gagner 
l'estime  et  la  confiance  de  ceux  avec  qui  sa  carrière  va 
le  mettre  en  contact. 

Quelqi»es  jours  avant  son  départ,  Montcalm  écrira 
encore  au  jeune  mestre  de  camp  :  "  Je  vous  envoie 
mon  fils,  une  lettre  de  votre  tante,  l'abbesse  de  Carcas- 
sonne  ^  pour  vous,  et  une  de  Monsieur  le  comte  de 
Graville  pour  moi.  Ecrivez-lui  que  je  vous  ai  fait  part 
de  ses  bontés,  que  vous  les  lui  demandez  comme  ayant 
Phonneur  de  lui  appartenir  et  en  faveur  de  Pamitié 
dont  il  m'a  honoré,  que  vous  tâcherez  de  vous  en  ren- 
dre digne.  Pensez  un  peu,  et  composez  une  lettre  hon- 
nête. Mettez-lui  "  Monsieur  "  à  la  ligne,  et  finissez 
avec  du  respect.  Son  adresse  :  à  M.  le  comte  de  Gra- 
ville, lieutenant-général   des  armées,  commandant  en 

1  — Montcalm  à  sonjils,  Versailles,  22  février  1756. 

2  — Probablement  Louise- Françoise  de  Montcalm,  fille  de 
Jean-Louis  de  Montcalm,  qui  était  l'oncle  du  général.  Elle 
était  la  cousine  germaine  de  celui-ci,  mais  les  enfants  de 
Montcalm  lui  donnaient  sans  doute  par  respect  le  titre  de 
tante.  Elle  était  abbesse  de  Rieunète,  diocèse  de  Carcas- 
sonne. 


MONTCALM  47 

Eoussillon.  Signez  vos  lettres  "  le  comte  de  Mont- 
calm  "  quand  vous  écrivez  pour  la  première  fois  à 
quelqu'un.  Avez-vous  ëcrit  à  M.  le  Marquis  du  Mesnil, 
inspecteur  de  cavalerie,  lieutenant  général  de  cavalerie 
à  Besançon.  Faites-le...  Ne  doutez  pas  de  mon  amitié, 
mon  fils  ^." 

En  même  temps  qu'il  s'occupait  de  ses  fils,  de  leur 
avenir,  Montcalm  faisait  diligence  pour  régler  toutes 
ses  affaires  of&cielles  et  personnelles.  Le  2  mars,  il  écri- 
vait à  la  marquise  de  Saint-Véran  :  "  Mes  affaires 
commencent  à  avancer.  Trois  milliers  sont  partis  avant- 
hier  avec  les  voitures  du  Eoi...  Je  vais  demain  soir  à 
Versailles  jusqu'à  dimanche,  d'où  j'écrirai  à  madame 
de  Montcalm  et  vous  enverrai  un  mémoire  pour  mon 
fils,  pour  le  chevalier,  mademoiselle,  un  mémoire  pour 
les  correspondances,  copie  d'un  mémoire  laissé  à  mon 
fils...  Je  réduis  mes  dépêches  à  vous  et  à  la  très 
chère  ^...  Vous  aurez  avant  mon  départ  une  note  de 
dettes  que  je  puis  laisser  et  arrangements...  J'ai  trois 
aides  de  camp,  Bougainville,  homme  d'esprit,  de  société, 
aimable,  protégé  par  M.  de  Séchelles...  Le  chevalier  très 
grand  est  à  merveille  ;  l'aîné  délicat  du  rhume  ;  je  l'ai 
gardé  cette  semaine,  je  le  ramène  ce  soir  à  Versailles  ^." 

Voici  comment  allait  se  composer  la  maison  mili- 
taire de  Montcalm.  Son  premier  aide  de  camp  était 
Louis-A  ntoine  de  Bougainville,  lieutenant  réformé  à  la 
suite   du    régiment  des  dragons  d'Apchon.    Montcalm 

1 —  Montcalm  à  sonjils,  Brest,  28  mars  1756. 

2  — "  La  très  chère,"  c'est  l'appellation  intime  et  affectueuse 
que  Montcalm  appliquait  habituellement  à  s  a  femme. 

3  —  Montcalm  à  madame  de  â^ain^F^ran,  Paris,  2  et 3  mars 
1756. 


48  MONTCALM 

lui  accordait  un  mot  élogieux  dans  la  citation  que 
nous  venons  de  faire.  Mais  il  en  disait  davantage  dans 
son  journal  :  "  C'est,  écrivait-il,  un  jeune  homme  qui 
a  de  l'esprit  et  de  belles-lettres,  grand  géomètre,  connu 
par  un  ouvrage  sur  le  calcul  intégral  ;  il  est  de  la 
Société  Koyale  de  Londres,  aspire  à  être  de  l'Académie 
des  Sciences  de  Paris,  où  il  aurait  eu  une  place,  s'il 
n'avait  pas  préféré  d'aller  en  Amérique  apprendre  le 
métier  de  la  guerre  et  donner  des  preuves  de  sa  bonne 
volonté.  Il  est  frère  de  M.  de  Bougainville,  ci-devant 
secrétaire  de  l'Académie  Koyale  des  Inscriptions,  très 
connu  dans  la  république  des  lettres.  M.  de  Bougain- 
ville m'est  très  recommandé  par  M.  de  Séchelles,  par 
madame  Hérault  ^  et  même  par  madame  la  marquise 
de  Pompadour,  et  a  mis  à  profit  un  voyage  qu'il  a  fait 
en  Angleterre  et  en  Hollande  ^  ".  Le  second  aide  de 
camp  était  M.  de  la  Kochebeaucour,  "  homme  de  condi- 
tion du  Poitou,  lieutenant  au  régiment  de  cavalerie  de 
Montcalm."  Le  troisième  était  un  sous-ofiBcier  au  régi- 
ment de  Flandre,   nommé    Marcel,  "  aide  de  camp  de 

1  —  Madame  Hérault,  veuve  de  M.  René  Hérault,  qui  avait 
été  lieutenant  de  police,  intendant  de  Paris  et  conseiller 
d'Etat,  était  tille  de  Jean  Moreau  de  Séchelles,  contrôleur 
général  des  finances.  De  son  union  avec  M.  Hérault,  elle 
n'avait  eu  qu'un  fils  qui  était  l'ami  intime  de  Bougainville  ; 
elle  était  devenue  la  protectrice,  presque  la  mère  adoptive 
de  ce  dernier.  Son  mari  avait  eu  de  son  premier  mariage  une 
tille  mariée  à  M.  de  Marville,  lieutenant  de  police,  et  un  fils 
qui  avait  rempli  lui  aussi  les  mêmes  fonctions.  H  y  avait  des 
alliances  communes  entre  Montcalm  et  la  famille  Hérault. 
(La  jeunesse  de  Bougainville,  par  René  de  Kérallain,  pp.  36 
et  37). 

2  —  Journal  de  Montcalm^  p.  20. 


MONTCALM  49 

peine  et  du  secrétariat,  un  sergent  qui  devient  officier," 
étant  fait  lieutenant  réformé  à  la  suite  du  régiment  de 
la  Eeine.  Quant  au  personnel  domestique,  Montcalm 
aura  **  un  cuisinier,  un  aide,  un  demi- valet  de  chambre, 
Grisou,  Joseph,  Dejean,  premiers  laquais,  deux  autres 
hommes  de  livrée  ;  chirurgien,  point;  j'en  amène,  dit-il 
du  premier  ordre,  avec  des  garçons  chirurgiens  que  le 
roi  envoie  ^". 

Dans  ses  entrevues  avec  les  ministres,  Montcalm 
s'efforça  d'obtenir  des  grâces  pour  les  bataillons  qui 
avaient  passé  au  Canada  l'année  précédente,  et  il  y 
réussit,  quoique  l'on  eût  décidé  de  les  remettre  à  l'année 
suivante.  Il  en  obtint  aussi  pour  ses  trois  aides  de  camp 
et  les  deux  ingénieurs  qui  devaient  traverser  en  Amé- 
rique avec  lui.  Bougainville  fut  nommé  capitaine 
réformé  ;  MM.  des  Combles  et  Desandrouins,  ingénieurs, 
reçurent,  celui-là  une  croix  de  St-Louis,  celui-ci  une 
commission  de  capitaine  en  second  du  corps  royal  de 
l'artillerie  et  du  génie. 

Le  11  mars  1756,  le  roi  nomma  officiellement  le 
marquis  de  Montcalm  maréchal  de  camp,  M.  le  cheva- 
lier de  Lévis  brigadier  ^,  M.  de  Bourlamaque  colonel, 
et  M.  le  comte  de  Montcalm  mestre  de  camp  du  régi- 
ment de  son  père.  Le  séjour  de  Montcalm  à  Paris 
touchait  à  son  terme.  Il  profita  des  derniers  moments 
pour  réitérer  à  son  fils  aîné  ses  avis  et  ses  recomman- 
dations et  pour  régler  encore   plusieurs  affaires  impor- 

1 Montcalm  à  madame  de  Saint-  Véran,  Paris,  9  mars  1756. 

2 Le  grade  de  maréchal   de   camp  équivalait  à  celui  de 

général  de  brigade.  Celui  de  brigadier  tenait  le  milieu  entre 
ceux  de  colonel  et  de  maréchal  de  camp. 
4 


50  MONTCALM 

tantes.  "  Mon  fils,  écrivait-il  le  12  mars,  est  ici  d'hier 
pour  le  documenter,  l'endoctriner  et  lui  faire  faire  un 
uniforme  de  colonel  avec  lequel  il  remerciera  quand  je 
prendrai  congé  avec  mon  habit  brodé.  Les  12,000  livres 
ne  sufiBront  pas  pour  mon  équipage  ;  je  pourrai  laisser 
des  dettes,  j'attends  avec  impatience  les  comptes.  J'ai 
écrit  à  M.  de  Saint- Priest.  ^  Je  vous  écrirai  dans  quel- 
ques jours  sur  Avèze  et  autres  choses.  Vous  aurez  la 
minute  de  mon  testament,  je  voudrais  que  vous  la 
fissiez  copier  et  me  l'envoyassiez  avant  mon  départ. 
J'enverrai  une  lettre  de  la  part  du  roi  à  madame  de 
Montcalm,  bonne  à  garder  pour  elle  et  pour  moi  ;  pour 
elle,  en  cas  de  malheur,  pour  moi  au  retour,  ce  qui  vaut 
mieux  ^.  »  Voici  ce  que  signifiaient  ces  derniers  mots. 
M.  d'Argenson  lui  avait  annoncé  au  nom  du  roi,  que  Sa 
Majesté  lui  accordait,  pour  courir  à  fou  retour  du  Ca- 
nada, une  pension  annuelle  de  quatre  mille  livres,  outre 
les  deux  mille  qu'il  avait  déjà,  ^  et  les  deux  autres 
mille  qui  lui  étaient  assurées  sa  vie  durant,  en  qua- 
lité de  colonel  réformé,  à  titre  de  compensation  pour 
la  suppression  de  son  régiment  d'infanterie  eu  1749. 
Cette  même  lettre  assurait  à  son  épouse,  au  cas  où  elle 
lui  survivrait,  la  réversibilité  de  3,000  livres  de  pension 
annuelle  ;  "  grâce  que  j'avais  à  cœur,  écrit-il  dans  son 
journal,  et  qui  m'a  touché  à  cause  de  madame  de 
Montcalm  à  qui  je  dois  beaucoup." 

1 — Jean-Emmanuel  Guignard,  vicomte  de  Saint-Priest, 
maître  de  requête,  conseiller  d'Etat,  intendant  de  Langue- 
doc. (Annuaire  de  la  noblesse,  1849,  1864.) 

2 —  Montcalm  à  madame  de  Saint-  Véran,  Paris,  12  mars  1756. 

3— Comme  chevalier  de  l'Ordre  de  Saint-Louis,  titre  qu'il 
avait  reçu  le  22  juillet  1741. 


MONTCALM  51 

A  la  fin  de  la  lettre  de  Montcalm,  que  nous  venons 
de  citer,  son  fils,  le  nouveau  colonel,  prenant  la  plume, 
avait  écrit  ces  quelques  lignes  affectueuses  :  "  Permet- 
tez que  je  vous  assure,  ainsi  que  ma  mère,  de  mes  res- 
pects, au  bas  d  j  cette  lettre,  de  la  satisfaction  de  me 
voir  à  la  tête  d'un  régiment,  des  regrets  du  départ  de 
mon  père  et  de  la  reconnaissance  que  j'ai  du  sacrifice 
qu'il  fait  pour  moi  et  des  bontés  que  vous  et  ma  m  ère 
voulez  bien  avoir  pour  moi.  Je  vous  prie  de  me  les  conser- 
ver, je  tâcherai  de  les  mériter."  Avant  son  départ  Mont- 
calm devait  avoir  de  Louis  XV  une  audience  de  congé  et 
lui  présenter  son  fils  afin  que  celui-ci  remerciât  person- 
nellement le  roi  de  sa  nomination  au  grade  de  mestre  de 
camp.  La  veille,  Montcalm  écrivait  à  sa  femme  :  "Je 
quitte  ce  soir  Paris.  Ce  sera  un  beau  jour  demain  pour 
notre  fils  qui  remerciera  le  roi  comme  colonel.  Votre 
nièce  d'Aligre  fait  un  testament  pour  vous  et  les  vôtres 
pour  notre  sœur  au  mieux  avec  justice  pour  sa  nièce 
et  pour  vous,  mais  la  part  de  votre  nièce  vous  revenant 
et  aux  vôtres.  Ne  lui  en  parlez  à  moins  qu'elle  ne  vous 
en  écrive.  Je  paie  tout  compte  en  partant  et  me  flatte 
de  ne  rien  emprunter  à  Brest.  En  tout  cas,  je  tirerai  sur 
Mazade,  convenu  ^  Je  lui  ai  rendu  les  3,0U0  livres,  je 
ne  lui  dois  que  les  1,200  pris  à  Montpellier  et  je  laisse 
dettes  à  Duc,  tailleur,  2,287,  article  que  St-Laurens 
paiera  en  retirant  ma  pension  1754  et  les  six  premiers 

1  —  Il  faut  lire  évidemment:  *' tel  que  convenu".  Nous 
ferons  remarquer  ici  une  fois  pour  toutes  que  le  style  de 
Montcalm,  dans  ses  lettres  et  son  journal,  est  très  elliptique. 
Bref,  haché,  peu  ponctué,  plein  de  sous-entendus  etd'élisiona, 
c'est  presque  notre  langage  télégraphique,  et  parfois  le  sens 
est  difficile  à  deviner. 


52  MONTCALM 

mois  colonel  1765  \  Il  y  aura  même  de  3  à  400  livres 
de  reste  qu'il  enverra  à  M.  Joly,  qui  ensuite  les  ordon- 
nancera pour  toucher  le  restant.  A  St-Amand,  tailleur, 
pour  tout  compte  de  moi  et  mes  enfants  1,714  livres  et 
17  sols  ;  il  m'a  fait  quittance  et  je  lui  ai  fait  deux  billets, 
un  de  714  et  17  sols  au  1er  août  ;  l'autre  de  1,000  livres  au 
12  mars  à  prendre  chez  Joly.  J'ai  retiré  l'ancien  billet  de 
1,350  livres  ;  j'ai  tout  réglé,  quittance  ;  mais  un  billet  au 
12  août  de  762  livres  à  payer  chez  Joly.  M.  Lévis  me 
prête  ce  matin  1,200  livres.  Je  tire  sur  ma  mère  en  fa- 
veur de  Duc.  Trois  douzaines  bouteilles  de  sirop  pour  la 
duchesse  de  Brancas,dame  d'honneur  de  madame  la  Dau- 
phine,  et  donnez  lui  en  avis,  et  le  prix  à  remettre  à  M. 
Mole  ;  il  ne  faut  pas  être  dupe."  Quelques  lecteurs  trou- 
veront peut-être  fastidieux  ces  détails  de  comptabilité 
domestique,  ces  informations  plus  ou  moins  précises  au 
sujet  des  intérêts  matériels  de  la  famille.  Mais,  comme 
nous  l'avons  déjà  fait  observer,  tout  cela  nous  introduit 
dans  l'intimité  de  Montcalm  et  des  siens,  nous  rappro- 
che d'eux,  nous  initie  à  leur  genre  d'existence,  et  jette 
un  jour  intéressant  sur  leur  condition  de  fortune,  leurs 
relations  et  leurs  préoccupations  familiales. 

La  visite  au  palais  de  Versailles  eut  lieu  le  14  : 
"  J'ai  hier  présenté  mon  fils,  dont  je  suis  très  content, 
à  toute  la  famille  royale,"  écrit  Montcalm  le  lendemain. 
Le  15  mars,  après  avoir  reçu  ses  instructions  et  sa 
commission,  ainsi  que  les  lettres  de  service  de  Lévis  et 
Bourlamaque,  il  quittait  Versailles  avec  son  aide  de 
camp  Bougainville.  Trois  jours  plus  tard,  il  était  à 
Eennes,  d'oiîi  il  écrivait  à  sa  femme  ;  "  Je  suis  arrivé,  ma 
très  chère,  ce  matin.  M.  de  la  Bourdonnaye  s'est  rendu 

1  — Le  premier  semestre  de  sa  pension  comme  colonel 
réformé. 


MONTCALM  53 

exprès  ici  de  sa  terre,  et  je  reste  toute  la  journée.  Je 
serai  à  Brest  le  21...  Madame  de  la  Bourdonnaye  m'a 
fait  faire  la  minute  de  son  testament  :  sa  sœur  et  sa 
mère  par  égales  parts  et  substitution  de  sa  nièce  à  sa 
sœur  et  à  ses  enfants,  et  si  tu  mourais  avant  ta  mère 
ta  part  à  tes  enfants.  Madame  d'Aligre  vient  de  m'assu- 
rer  que  si  elle  mourait  elle  te  le  fait  passer  et  à  ta  sœur 
et  après  vous  autres  à  tes  enfants...  ^  M.  de  la  Bour- 
donnaye est  très  content  de  mon  voyage  et  augure  bien 
de  tout,  et  l'approuve.  Bougainville  est  très  aimable, 
protégé  de  Séchelles  et  de  madame  la  marquise.  L'abbé 
de  Bernis  a  paru  sensible  à  mes  preuves.  Je  lui  ai 
mené  ton  fils  que  j'ai  mené  partout.  Si  le  duc  de  Riche- 
lieu va  à  Montpellier  fais-lui  faire  politesse  ;  il  a  pris 
dans  sa  cassette  un  mémoire  pour  agir  en  tout  événe- 
ment, a  comblé  notre  fils  d'amitié.  Je  t'embrasse,  mon 
cœur,  et  t'aime  tendrement.  L'abbé  de  Bernis,  jouera, 
je  crois,  un  très  beau  rôle  ''^."    A  Rennes,  Montcalm 

] — Voici  comment  tout  ceci  peut  s'entendre.  Madame  de 
la  Bourdonnaye  était  l'unique  sœur  de  madame  de  Montcalm. 
Elle  léguait  ses  biens  par  parts  égales  à  sa  mère,  madame 
veuve  Talon  du  Boulay,  et  à  sa  sœur,  madame  de  Montcalm. 
Madame  d'Aligre,  dont  nous  avons  parlé  plus  haut,  était 
la  nièce  de  mes  dames  de  la  Bourdonnaye  et  de  Mont- 
calm. Si  celle-ci  et  ses  enfants  mouraient  avant  cette 
nièce,  alors  cette  dernière  leur  était  substituée  dans 
l'héritage  de  madame  de  la  Bourdonnaye.  Quant  à  Madame 
d'Aligre,  il  nous  paraît  qu'elle  avait  testé  en  faveur  de  ses 
deux  tantes  de  la  Bourdonnaye  et  de  Montcalm,  avec  substi- 
tution pour  les  enlants  de  cette  dernière. 

2 Il  joua,  dans  tous  les  cas,  un  rôle  important,  car  l'an. 

née  suivante  il  devenait  ministre  des  affaires  étrangères,  et, 
dans  ce  poste,  sans  être  un  très  grand  ministre,  il  fit  preuve 
de  clairvoyance  et  de  jugement. 


54  MONTCALM 

écrit  dans  son  journal  :  "  M.  de  la  Bourdonnaye  de 
Montbec,  président  au  parlement  de  Breta.^ne,  nous  fit 
on  ne  saurait  mieux  les  honneurs  de  la  ville,  où  il  y  a 
quelques  beaux  hôtels,  deux  places  bien  décorées,  l'une 
par  la  statue  de  Louis  XIV  et  l'autre  par  la  statue 
pédestre  de  Louis  XV,  avec  deux  grandes  figures  qui 
l'accompagnent,  monument  placé  en  1754,  et  que  la 
Bretagne  a  élevé  pour  conserver  la  mémoire  des  alar- 
mes de  la  nation  lors  de  l'extrémité  où  le  roi  se  trouva 
à  Metz,  et  de  l'allégresse  publique  au  rétablissement  de 
sa  santé.  " 

Le  21  mars,  Montcalm  arrivait  à  Brest,  lieu  de  l'em- 
barquement. Il  y  rencontra  MM.  de  Lévis  et  de  Bour- 
lamaque,  ainsi  que  MM.  de  Rochebeaucour  et  Marcel, 
son  second  et  son  troisième  aides  de  camp.  François- 
Gaston,  chevalier  de  Lévis,  delà  branche  de  Lévis-Ajac, 
né  en  1719,  avait  servi  dans  le  régiment  de  la  marine, 
et  fait  la  campagne  de  Bohême  en  1741-42.  Il  était  à  la 
bataille  de  Dettingen,  et  prit  une  part  active  à  toutes  les 
campagnes  sur  le  Rhin,  de  1743  à  1756;  puis,  nommé 
aide-major  à  l'armée  d'Italie,  il  s'y  distingua  par  sa 
bravoure  et  ses  qualités  militaires.  Bourlamaque  était 
capitaine  aide-major  au  régiment  Dauphin.  Comme 
nous  l'avons  vu  plus  haut,  le  premier  avait  été  créé 
brigadier,  et  le  second  colonel. 

Les  deuxièmes  bataillons  des  régiments  de  la  Sarre 
et  de  Royal-Roussillon,  composé  chacun  de  treize  com- 
pagnies, et  commandés,  l'un  par  M.  de  Senezergues,  et 
l'autre  par  le  chevalier  de  Bernetz,  étaient  prêts  à  s'em- 
barquer. Ces  bataillons  de  525  hommes  formaient  un 
petit  corps  de  troupes  de  1,100  à  1,200  hommes,  avec 
les  officiers.    M.  de  Cursay,  maréchal  des  camps  et 


MONTCALM  55 

armées,  en  fit  la  revue.  La  Sarre  avait  un  uniforme 
blanc,  avec  les  parements  et  le  collet  bleus,  la  veste 
rouge,  les  boutons  et  le  galon  de  chapeau  jaunes.  L'uni- 
forme de  Koyal-Eoussillon  était  blanc  ou  gris  blanc, 
avec  la  veste,  les  parements  et  le  collet  bleus,  les  bou- 
tons et  le  galon  de  chapeau  d'or  ^.  Ces  troupes  étaient 
animées  du  meilleur  esprit.  Montcalm  disait  d'elles  dans 
un  rapport  au  ministre  :  "On  ne  peut  rien  ajouter  à 
la  bonne  grâce,  à  l'air  de  satisfaction  et  de  gaieté,  avec 
lequel  l'officier  et  le  soldat  se  sont  embarqués."  Et  le 
brillant  spectacle  de  rem))arquement  faisait  pousser  à 
Bougainville  ce  cri  enthousiaste  :  "  Quelle  nation  que 
la  nôtre  I  Heureux  qui  la  commande  et  qui  en  est 
digne  !"  Il  y  avait  dans  la  rade  de  Brest  une  escadre 
commandée  par  M.  de  Conflans  ,  lieutenant-général  des 
armées  navales.  Il  avait  reçu  ordre  d'en  détacher  trois 
vaisseaux  armés  en  flûte  et  trois  frégates,  pour  le  trans- 
port des  troupes  et  de  Tétat-major.  Le  23  et  le  26,  les 
deux  bataillons  s'embarquèrent  sur  le  Héros,  le  Léopard, 
et  V Illustre  '^. 

Durant  son  séjour  à  Brest,  Montcalm  fut  l'objet  de 
beaucoup  d'attentions  et  de  prévenances.  "  J'ai  reçu, 
écrit-il  dans  son  journal,  toutes  sortes  de  politesses  de 
messieurs  de  la  marine.  C'est  un  corps  bien  composé, 
presque   tout    entier  de  gens  de  condition,  plusieurs 


1  —  Histoire  de  Vancienne  infanterie  française,  par  le  géné- 
ral Susane,  vol.  5,  pp.  355  et  410. 

2  —  On  appelait  vaisseaux  armés  en  flûte  ceux  qui  étaient 
aménagés  pour  le  transport  des  troupes.  Le  Héros,  de  74 
canons,  V Illustre,  de  64,  le  Léopard,  de  60  étaient  commandés 
respectivement  par  les  capitaines  de  Beaussier,  de  Monta- 
lais,  et  de  Germain. 


56  MONTCALM 

d'une  naissance  distinguée,  beaucoup  d'honneur  et  de 
probité,  une  franchise  dans  leur  façon  de  penser  et  de 
dire  dont  on  ne  trouve  des  exemples  nulle  part  ail- 
leurs que  chez  d'aussi  braves  militaires  que  sont  mes- 
sieurs de  la  marine,  que  le  commerce  de  la  cour  et  de 
Paris  n*a  pas  pour  l'ordinaire  gâtés  en  leur  inspirant  un 
fonds  de  flatterie  que  l'on  confond  avec  celui  de  la  poli- 
tesse. M.  le  comte  du  Guay,  chef  d'escadre,  qui  com- 
mande la  marine,  M.  Hocquart,  intendant,  m'ont  très 
bien  reçu.  Le  premier  m'a  paru  un  homme  fin  et  délié  ; 
sa  femme  a  dû  être  une  femme  de  bon  air  ;  elle  en  a 
conservé  dans  un  âge  avancé  les  mines  d'une  jolie 
femme  qui  ressemblent  paifois  à  des  grimaces  ;  d'ail- 
leurs elle  est  très  polie.  Pour  M.  et  madame  Hoc- 
quart, c'est  un  couple  bien  assorti  ;  ce  sont  d'honnêtes 
gens,  vertueux,  bien  intentionnés,  tenant  une  bonne 
maison.  Aussi  M.  Hocquart  a-t-il  été  vingt  ans  inten- 
dant en  Canada  sans  avoir  augmenté  sa  fortune,  contre 
l'ordinaire  des  intendants  de  colonies  qui  n'y  font  que 
de  trop  grands  profits  aux  dépens  de  la  colonie." 

Au  milieu  de  l'animation  que  faisait  régner  dans 
Brest  le  prochain  départ  de  l'expédition  du  Canada,  la 
pensée  de  Montcalm  continuait  à  s'envoler  souvent  vers 
Montpellier.  "  Je  vous  ai  instruit,  écrivait-il  à  sa  mère, 
de  ma  nomination  publique  comme  maréchal  de  camp 
du  11  mars,  et  mon  fils  colonel  du  même  jour.  En 
m'écrivant  en  Canada  il  n'y  a  qu'à  mettre  simplement  : 
"Maréchal  des  camps  et  armées,  à  Québec..."  Ma  santé 
est  bonne  et  le  temps  du  trajet  sera  un  temps  de  repos. 
Vous  pouvez  convenir  des  pensions  et  même  le  dire 
sans  l'afficher  après  mon  départ.  Je  vous  embrasse  tous, 
et  la  très  chère,  et  mes  filles.    Mille  amitiés  à  toute  la 


MONTCALM  57 

famille.     J'ëcrirai   jusqu'au   dernier   moment   suivant 
l'usage  en  profitant  de  la  chaloupe.  " 

Le  26  mars,  l'ëtat-major  était  embarqué  :  MM.  de 
Montcalm  et  de  Bougainville  sur  la  LicornCy  comman- 
dée par  M.  de  la  Rigaudière  ;  M.  de  Lévis,  M.  de  la 
Eochebeaucour,  M.  des  Combles,  et  M.  de  Fontbrune, 
aide-de-camp  de  Lévis,  sur  la  Sauvage,  commandée 
par  M.  de  Tourville  ;  M.  de  Bourlamaque,  M.  Desan- 
drouins  et  M.  Marcel,  sur  la  Sirèney  commandée  par  M. 
de  Brugnon.  A  peine  était-il  installé  à  bord  que  Mont- 
calm écrivait  encore  à  sa  famille  :  "  Ma  frégate,  la  Licor- 
ne,  est  neuve  et  bien  propre  à  résister  aux  tempêtes  ;  et 
l'on  me  donne  le  sieur  Pelegrin  ^,  capitaine  de  port  de 
Québec,  qui  irait  les  yeux  fermés  dans  le  fleuve  Saint- 
Laurent.  Vous  voyez  que  M.  le  garde  des  sceaux  veut 
me  conserver.  M.  de  la  Eigaudière  est  un  officier  de 
grand  mérite  et  très  aimable...  Sou  venez- vous  qu'un 
général  d'armée  n'écrit  jamais  des  nouvelles  de  sa 
marche.  Les  voici  cependant.  Il  ne  paraît  aucun 
Anglais  sur  la  côte,  mais  ils  peuvent  paraître  d'un 
moment  à  l'autre.  Les  troupes  sont  sur  trois  vaisseaux 
armés  en  flûte,  le  Héros,  Y  Illustre,  le  Léopard  ;  l'état- 
major  sur  la  Licorne,  le  Sauvage,  la  Sirène.  On  par- 
tira, un  vaisseau,  une  frégate,  à  douze  heures,  ou  vingt- 

]  —  Montcalm  dit  de  lui  dans  son  journal  :  "  c'est  lui  qui 
l'année  dernière  fit  revenir  l'escadre  de  M.  Dubois  de  la 
Motte  par  une  route  qui  n'était  pas  encore  connue,  en  pas- 
sant au  nord  d'Anticosti  par  le  détroit  de  Belle-Isle  et  au 
nord  de  Terreneuve.  Le  ministre  le  renvoie  à  Québec  avec  le 
brevet  de  capitaine  de  port,  4,000  livres  de  gratification, 
1,600  livres  d'appointements,  pour  y  tenir  école  de  pilotes,  et 
son  fils  a  eu  son  insigne  du  port  de  Québec. 


58  MONTCALM 

quatre,  après  demain,  pour  marcher  de  conserve  sans 
signaux,  et  si  les  brumes  séparent  et  qu'on  ne  se 
retrouve  plus  à  l'éclaircie,  continuer  sans  se  chercher  ^" 
Deux  jours  plus  tard  la  flotte  était  encore  à  l'ancre  ;  et 
Montcalm  reprenait  la  plume  :  "  Si  le  vent  était  bon, 
nous  partirions  demain,  disait-il.  Marcel,  qui  ne  part 
que  vingt-quatre  heures  ou  trente-six  après  moi,  vous 
écrira.  Nous  avons  le  meilleur  pilote  et  un  bon  bâti- 
ment, voilà  deux  points  importants  contre  les  naufra- 
ges... J'embrasse  Mirète  et  sa  sœur  aînée.  J'assure  ma 
mère  de  ma  tendresse  et  de  mon  respect  ;  on  ne  peut 
vous  aimer  plus  que  je  le  fais.  Je  suis  content  du  che- 
valier de  Lévis,  il  doit  l'être  de  moi.  Les  bataillons 
américains  seront  contents  de  moi  et  de  ce  que  j'ai  fait 
pour  eux.  Rien  ne  m'est  venu  de  Bordeaux  ;  j'ai  rem- 
placé ici  comme  j'ai  pu  ;  j'ai  tout  payé.  Je  vous  em- 
brasse, ma  très  chère,  de  tout  mon  cœur  '^"  Le  même 
jour  il  envoyait  ce  mot  d'adieu  à  la  mère  de  sa  femme  : 
"  J'espère,  madame,  que  Dieu  nous  conservera  l'un 
et  l'autre  et  me  procurera  la  grâce  la  plus  chère  et  la 
plus  flatteuse  pour  moi,  qui  est  celle  de  vous  embrasser 
au  retour  de  l'expédition  du  Canada.  Heureusement,  je 
m'en  crois  sûr  et  ce  pressentiment  me  soutient  ^  ". 
Hélas  !  ce  pressentiment  favorable  devait  être  cruelle- 
ment déçu. 

Le  30  mars,  les  vaisseaux  étaient  toujours  en  rade,  et 


1  —  Montcalm  à  madame  de  Saint-  Véran,  Brest,  26  mars 
1756. 

2  —  Montcalm  à  sa  femme,  "  à  la  rade  de  Brest,  28  mars, 
embarqué  sur  la  Licorne.^^ 

Z~^  Montcalm  à  madame  la  marquise  du  Boulay,  à  l'abbaye 
de  Port- Royal,  28  mars  1756. 


MONTCALM  59 

Montcalm  en  témoignait  son  impatience  dans  ce  mot 
à  son  fils  :  "  Les  vents  nous  contrarient  et  nous  retien- 
nent ici,  ce  qui  me  fâche,  car  quand  on  doit  faire  une 
besogne  on  voudrait  y  être."  Enfin,  le  3  avril  1756,  la 
Licorne,  appareillant,  gagnait  la  haute  mer  de  conserve 
avec  le  Héros.  Et  Montcalm,  les  yeux  fixés  sur  le 
rivage,  voyait  s'effacer,  décroître  lentement  et  disparaî- 
tre à  l'horizon  cette  terre  de  France  où  il  laissait  tant 
de  fortes  et  nobles  affections,  et  qu'il  ne  devait  jamais 
revoir. 


CHAPITRE  III 


Sur  l'océan. — Terrible  tempête — Impressions  de  Montcalm. 
— Arrivée  à  Québec — La  discipline  des  troupes. — Départ 
pour  Montréal. — Première  entrevue  avec  le  gouverneur- 
général. — M.  de  Vaudreuil. — Sa  carrière  et  son  caractère. 
— Ses  dispositions  au  sujet  du  commandement  des  trou- 
pes.— Sa  lettre  au  ministre  et  la  réponse  de  celui-ci 

Les  pouvoirs  respectifs  de  Vaudreuil  et  de  Montcalm  ; 

celui-ci  subordonné  à  celui-là — L'armée  du  Canada. Les 

troupes  de  terre,  les  troupes  de  la  colonie  et  la  milice. 

Evitant  les  croiseurs  anglais  et  triomphant  des  périls 
de  la  mer,  le  vaisseau  qui  portait  Montcalm  fit,  en 
somme,  une  traversée  assez  prompte.  Du  3  au  12  avril, 
le  temps  et  les  vents  furent  très  favorables.  Du  12  avril 
au  18,  jour  de  Pâques,  la  Licorne  eut  à  lutter  contre 
une  effroyable  tempête  qui  lui  fit  courir  le  plus  grand 
danger,  et  l'entraîna  hors  de  sa  route,  au-delà  de  cent 
lieues  vers  le  sud.  Le  16  avril,  jour  du  Vendredi  saint, 
le  gaillard  d'arrière  fut  deux  fois  surmonté  par  les 
vagues,  et  la  perte  de  la  frégate  et  de  son  équipage  tint 
à  bien  peu  de  chose.  Pour  son  premier  voyage  elle  subit 
un  terrible  assaut.  "  Je  ne  savais  plus  dans  quelle 
assiette  me  tenir,  écrit  Montcalm  ;  je  crois  que,  si  j'avais 
osé,  je  me  serais  fait  amarrer.  Je  n'oublierai  pas  de 
sitôt  cette  semaine  sainte."  Ce  formidable  ouragan 
s'apaisa  pour  Pâques  et  l'on  eut  le  bonheur  d'avoir  ce 
jour-là  la  messe  à  bord,  malgré  l'agitation  des  vagues, 
en  y  allant,  dit  Montcalm  dans  son  journal,  "  avec  beau- 
coup de  précaution,  faisant  tenir  le  calice  par  un  mate- 


62  MONTCALM 

lot  assuré."  "  On  ne  peut,  ajoute-t-il,  s'exposer  à  dire 
la  messe  par  un  gros  temps,  à  cause  des  roulis  ;  aussi, 
eu  avons-nous  été  privés  pendant  toute  la  semaine 
sainte.  On  est  sur  les  vaisseaux  d'une  manière  édifiante, 
on  y  prie  Dieu  trois  fois  par  jour,  le  matin,  le  soir  avant 
que  l'équipage  soupe,  et  on  dit  les  litanies  de  la  Vierge 
à  l'entrée  de  la  nuit.  A  chaque  fois  on  prie  Dieu  pour 
le  roi,  pour  l'équipage,  et  on  termine  toujours  les  priè- 
res par  des  cris  de  Vive  le  roi.  Les  dimanches  et  les  fêtes 
on  dit  vêpres  sur  le  pont,  afin  que  tout  l'équipage 
puisse  y  assister,  même  sans  quitter  les  manœuvres." 
Ce  devait  être  un  émouvant  spectacle  que  ces  prières 
et  ces  cérémonies  du  culte,  offertes  au  Créateur  des  mon- 
des, sur  un  frêle  navire,  perdu  entre  l'immensité  des 
cieux  et  l'immensité  des  flots.  Et  l'on  se  sent  le  cœur 
serré  quand  on  songe  que  tout  cela  a  sombré  dans  le 
naufrage  des  institutions  et  des  croyances. 

Durant  la  tempête  on  perdit  un  matelot  ;  il  y  eut 
une  vingtaine  de  malades  à  bord.  Le  28  avril  la  Licorne 
atteignait  le  Grand- Banc  de  Terreneuve.  L'équipage 
fit  quelque  pêche  et  Montcalm  goûta  d'un  mets  nou- 
veau :  la  morue  fraîche.  "  Il  faut  con^venir,  dit-il,  que 
c'est  un  excellent  manger.  Et  ce  qu'il  y  a  de  meilleur 
n*est  pas  connu  en  Europe,  la  langue,  la  tête  et  le  foie, 
qui  font  une  sauce  naturelle  et  exquise  à  la  morue 
comme  celui  du  rouget.  Le  P.  Charlevoix  et  les  autres 
voyageurs  n'ont  rien  dit  d'outré  en  annonçant  l'excel- 
lence de  ce  manger." 

Dans  les  parages  de  Terreneuve  les  banquises  et  la 
brume  firent  encore  courir  au  vaisseau  quelque  péril. 
Enfin,  le  5  mai,  il  entrait  dans  le  fleuve  Saint-Laurent, 
n'ayant  aperçu  aucun  navire  anglais  durant  la  traver- 


MONTCALM  63 

sée  ;  excepté,  nous  apprend  Montcalm,  "  le  4  avril,  que 
nous  fûmes  toujours  suivis  par  un  petit  bâtiment  au 
loin,  qui,  à  sa  manœuvre,  avait  l'air  de  nous  observer, 
et  la  journée  du  Vendredi  saint  que  nous  vîmes  sous 
le  vent  à  nous  un  gros  vaisseau  de  guerre.  C'était 
sur  la  fin  du  jour,  et  il  était,  comme  nous,  en  peine  de 
se  soutenir  contre  la  mer.  Je  pense  que  ce  coup  de 
mer  aura  fait  rentrer  les  Anglais,  s'ils  étaient  en  croi- 
sière, comme  l'année  dernière,  sur  le  Bancavert  ".  La 
tempête  avait,  le  16  avril,  séparé  la  Licorne  du  Héros^ 
qui  finit  par  le  précéder  de  quelques  heures. 

Le  10  mai,  le  vaisseau  qui  portait  Montcalm  se  vit 
retenu  dans  les  eaux  du  Gap  Tourmente  par  le  vent 
contraire.  Impatient  d'arriver,  le  général  voulut  se  ren- 
dre à  terre  en  chaloupe,  dans  l'espoir  de  se  faire  trans- 
porter à  Québec  en  voiture.  Mais  il  dut  revenir  à 
bord  faute  d'avoir  trouvé  un  véhicule  convenable.  Le 
12,  la  Licorne  ayant  gagné  trois  lieues  en  profitant  du 
flot,  Montcalm  se  fit  descendre  à  la  Petite-Ferme,  à 
St-Joachim,  et  partit  en  calèche.  Il  dut  coucher  en 
chemin  chez  M.  du  Buron,  curé  du  Château-Richer,  et 
n'arriva  à  Québec  que  le  13  mai,  quelques  heures  après 
la  Licorne,  à  laquelle  une  bonne  brise  de  nord-est  avait 
fait  regagner  le  temps  perdu  ;  de  sorte,  observe  Mont- 
calm, "  qu'en  voulant  me  presser  j'y  ai  été  pour  de  la 
pluie,  de  la  fatigue  et  de  la  dépense."  Du  mouillage, 
"  à  dix  lieues  de  Québec,"  il  avait  écrit  à  sa  femme 
une  longue  lettre  dont  nous  avons  déjà  reproduit  quel- 
ques lignes.  "  Notre  navigation,  y  disait-il,  peut  être 
regardée  comme  fort  heureuse  puisque  nous  voici  assez 
près  de  notre  destination  en  trente-huit  jours.  J'ai  été 
assez  heureux  pour  n'être  point  incommodé  ou  tant  soit 


64  MONTCALM 

peu  fatigué  par  le  gros  coup  de  vent  que  nous  avons 
essuyé  pendant  la  semaine  sainte.  Il  n'en  a  pas  été  de 
même  de  ceux  qui  m'accompagnaient  :  ils  ont  tous  été 
tourmentés  du  mal  de  mer,  principalement  M.  Estève, 
mon  secrétaire,  et  Joseph,  pour  qui  c'a  été  une  vraie 
maladie...  Ma  santé  est  aussi  bonne  qu'elle  ait  été 
depuis  longtemps.  Je  me  suis  bien  trouvé  de  manger 
peu,  de  ne  pas  soupei,  de  ne  manger  que  des  choses 
saines,  du  thé  de  loin  en  loin,  et  grand  usage  de  limo- 
nade. J'ai  cependant,  malgré  la  brièveté  de  notre  navi- 
gation, pris  peu  de  goût  pour  la  mer,  et  je  crois  que 
quand  j'aurai  été  assez  heureux  pour  vous  rejoindre,  je 
finirai  alors  mes  campagnes  de  mer...  Je  sais  qu'on 
est  bien  heureux  d'avoir  des  détails  des  personnes  qu'on 
aime,  et  j'ai  cru  que  ma  mère  et  vous,  ma  très  chère  et 
bien  aimée,  liriez  avec  plaisir  tous  ces  détails  peu  inté- 
ressants pour  d'autres.  Je  vous  prie  de  faire  dire  à 
Montpellier  ou  à  Vauvert,  suivant  que  ma  lettre  vous 
joindra,  une  grand'messe  pour  remercier  Dieu  de  notre 
bonne  navigation  et  demander  continuation  de  bon 
succès." 

Montcalm  était  arrivé  dans  cette  Nouvelle-France 
qu'il  venait  défendre  et  pour  laquelle  il  allait  donner 
sa  vie.  Ses  premières  impressions,  telles  que  nous  les 
trouvons  consignées  dans  son  journal,  étaient  excellen- 
tes. "  Depuis  le  Cap  Tourmente  jusqu'à  Québec,  écri- 
vait-il, la  côte  présente  le  plus  beau  pays  du  monde, 
et  elle  est  très  cultivée  et  remplie  d'habitations.  Du 
côté  du  sud,  elle  commence  à  offrir  un  beau  pays  depuis 
Kamouraska,  et  il  y  a  une  paroisse  de  deux  lieues  en 
deux  lieues...  La  côte,  depuis  l'endroit  où  j'ai  débarqué 
jusqu'à  Québec,  m'a  paru  bien  cultivée,  les  paysans 


MONTCALM  66 

très  à  leur  aise,  vivants  comme  de  petits  gentilshom- 
mes de  France,  ayant  chacun  deux  ou  trois  arpents  de 
terre  sur  trente  de  profondeur...  J'ai  observé  que  les 
paysans  canadiens  parlent  très  bien  le  français,  et, 
comme  sans  doute  ils  sont  plus  accoutumés  à  aller  par 
eau  que  par  terre,  ils  emploient  volontiers  les  expres- 
sions prises  de  la  marine  ^  ". 

A  l'arrivée  de  Montcalm,  le  gouverneur  général,  M, 
de  Vaudreuil,  était  à  Montréal.  L'état-major  de  Québec 
était  composé  de  MM.  le  chevalier  de  Longueuil,  lieute- 
nant de  roi,  de  Eamezay,  major,  et  Péan,  aide-major. 
Ce  fut  l'intendant,  M.  Bigot,  qui  fit  le  premier  au  géné- 
ral les  honneurs  de  la  capitale.  Il  l'invita  à  un  dîner 
de  quarante  couverts  où  il  déploya  tout  le  faste  dont  il 
était  coutumier.  Montcalm  en  fut  frappé.  "  La  magni- 
ficence et  la  bonne  chère  annoncent  que  la  place  est 
bonne,  qu'il  s'en  fait  honneur,  lisons-nous  dans  son 
journal  ;  et  un  habitant  de  Paris  aurait  été  surpris  de 
la  profusion  de  bonnes  choses  en  tout  genre."  Monsei- 
gneur de  Pontbriand  et  M.  de  Longueuil  tinrent  aussi  à 
recevoir  à  leur  table  M.  de  Montcalm. 

Dès  le  lendemain  de  son  arrivée,  il  envoya  à  M.  de 
Vaudreuil  un  courrier  pour  l'en  prévenir.  Et  en  atten- 
dant les  communications  que  pourrait  lui  adresser 
celui-ci,  il  s'occupa  immédiatement  de  la  discipline  des 
troupes  de  terre  dont  il  avait  le  commandement.  Déjà 
neuf  compagnies  étaient  débarquées,  et  les  autres 
devaient  être  à  Québec  au  premier  jour.  Le  16  mai 
Montcalm  donnait  son  "  instruction  pour  MM.  les 
commandants  des  bataillons  à  mesure    qu'ils  arrive- 


1  —  Journal  de  Montcalm,  pp.  58,  63,  64. 
5 


66  MONTCALM 

raient  à  Québec,  en  attendant  les  ordres  de  M.  le 
Marquis  de  Vaudreuil."  Il  y  prescrivait  la  plus  grande 
attention  à  la  discipline.  On  devait  recommander  au 
soldat  de  vivre  amicalement  avec  les  habitants  et  les 
troupes  de  la  colonie  ;  lui  défendre  de  boire  avec  les 
sauvages  ou  de  leur  vendre  de  l'eau-de-vie  et  des 
munitions  de  guerre,  sous  peine  du  cachot,  pour  la  pre- 
mière fois,  et  des  verges,  pour  la  seconde  ;  faire  faire 
l'exercice  aux  troupes  quand  elles  seraient  en  garnison 
ou  dans  des  camps  stables,  au  plus  une  heure  et  demie 
par  jour.  Dans  une  autre  instruction  pour  MM.  les 
lieutenants-colonels,  commandants  des  bataillons  qui 
étaient  déjà  en  Canada,  M.  de  Montcalm  insistait  encore 
sur  l'article  de  la  discipline  stricte.  Les  punitions  à 
infliger  au  soldat,  y  disait-il,  devaient  être  plus  fortes 
qu'en  France,  parce  que  l'aisance  ^  dont  ils  jouissaient  ici 
amenait  facilement  du  relâchement.  Une  partie  im- 
portante de  cette  pièce  était  celle  relative  aux  mariages 
des  soldats.  "  MM.  les  commandants  des  bataillons, 
déclarait  Montcalm,  doivent,  pour  répondre  aux  vues 
sages  de  Sa  Majesté  et  aux  ordres  précis  que  j'en  ai, 
favoriser  les  mariages  de  leurs  soldats  avec  des  filles 
d'habitants  qui  puissent  augmenter  le  nombre  des  cul- 
tivateurs... La  multiplicité  de  ces  mariages  ne  peut 
nuire  en  rien  aux  intérêts  de  MM.  les  officiers  ;  les 
compagnies  ne  sont  pas  à  leurs  charges,  et  j'aurai 
attention,  au  retour  en  France,  de  faire  donner  toute 
préférence  aux  bataillons  qui  se  trouveraient  les  plus 

1  —  Nous  verrons  ultérieuretuent  que  cette  aisance  ne  dura 
pas. 


MONTCALM     •  67 

faibles  pour  être  entrés  dans  des  vues  aussi  utiles  à 
rEtat  \" 

MM.  de  Bourlamaque  et  Desandrouins,  et  Marcel,  le 
troisième  aide  de  camp  de  Montcalm,  arrivèrent  le  15 
mai.  Ils  avaient  laissé  au  Cap  Tourmente  la  Sirène^  sur 
laquelle  ils  étaient  embarqués,  et  sa  conserve,  le  Léo- 
pard, à  rile-aux-Coudres.  Partis  de  Brest  le  6  avril, 
en  même  temps  que  Y  Illustre,  et  suivis  le  lendemain 
par  la  Sauvage,  ces  vaisseaux  avaient  dû  rebrousser 
chemin  et  mouiller  à  la  côte  de  Bretagne,  le  8,  pour 
éviter  des  voiles  anglaises.  Puis,  reprenant  leur  route 
le  9,  les  deux  premiers  avaient  été  séparés  des  autres 
par  un  assez  gros  temps.  Tout  le  reste  de  leur  naviga- 
tion avait  été  magnifique.  Ils  n'avaient  pas  subi  la  tem- 
pête de  quatre-vingt-dix  heures  où  la  Licorne  avait 
faiUi  périr  ;  et,  chemin  faisant,  ils  avaient  pris  une 
mauvaise  petite  barque  anglaise  chargée  de  fromage  et 
de  farine. 

Montcalm  dut  retarder  de  quelques  jours  son  départ 
pour  Montréal,  à  cause  des  vents  contraires  et  du  mau- 
vais état  des  chemins,  rendus  impraticables  par  les  pluies 
du  printemps.  Le  21  mai,  il  écrivait  au  ministre  :  *' Je 
pars  demain  pour  joindre  M.  de  Vaudreuil...  J'ai  pris 
pendant  mon  séjour  de  huit  jours  des  instructions  sur 
un  pays  et  sur  une  guerre  où  tout  est  si  différent  de 
ce  qui  se  passe  en  Europe  et  une  connaissance  de  Qué- 
bec et  de  ses  environs.  Je  serai  mardi  matin  à  Mont- 
réal, quoiqu'il  y  ait  soixante  lieues  que  je  ferai  partie 
en  charrette,  en  canot  et  voiture  du  pays,  qui  semble 


1  — Lettres  et  pièces  miliiairesj  pp.  7  à  15. 


68  MONTCALM 

avoir  servi  de  modèle  aux  cabriolets  de  Paris  ^  ".  Avant 
de  quitter  Québec,  Montcalm  envoyait  ce  mot  à  sa 
famille  :  "  Je  pars  samedi  pour  Montréal.  Je  prévois 
que  je  n'y  serai  pas  sans  besogne.  Notre  campagne  ne 
tardera  pas  à  commencer.  Tout  est  en  mouvement  et 
nous  sommes  assurés,  ce  qui  n'est  pas  malheureux,  de 
l'arrivée  de  nos  deux  vaisseaux  et  de  nos  deux  fréga- 
tes, qui  sont  mouillés  dans  la  rivière  à  une  dizaine  de 
lieues  d'ici.  N'attendez  pas  des  nouvelles  ni  des  détails 
sur  les  opérations  de  la  campagne.  Les  généraux 
d'armées  n'informent  jamais  des  mouvements  ni  des 
événements  que  quand  ils  sont  arrivés." 

Montcalm  partit  de  Québec  le  23  mai,  et  arriva  à 
Montiéal  le  26.  Le  gouverneur-général  l'accueillit  avec 
courtoisie.   Pierre  de  Rigaud  ^  marquis  de  Vaudreuil, 

1  —  Montcalm  à  M.  d^Argenson,  21  mai  1756.  (Arch.  prov, 

Man.,  N.  F.,  P«  série,  vol.  XII Le  véhicule  dont  Montcalm 

parle  ici  est  évidemment  notre  vieille  calèche  canadienne. 

2  —  On  a  souvent  confondu  notre  dernier  gouverneur  de  la 
Nouvelle  France  avec  son  frère,  François-Pierre  ou  Pierre- 
François  Rigaud,  fréquemment  appelé  le  chevalier  de  Vau- 
dreuil, qui  fut  lieutenant  de  roi  à  Québec,  ensuite  gouverneur 
des  Trois  Rivières,  et,  en  1758,  gouverneur  de  Montréal.  Il  se 
distingua  spécialement  dans  les  campagnes  de  Chouaguen  et 
de  William-Henry.  Les  deux  frères  furent  tous  deux  gouver- 
neurs des  Trois-Rivières,  ce  qui  a  été  une  nouvelle  cause  de 
confusion.  François-Pierre  était  le  plus  jeune  des  deux,  étant 
né  le  8  février  1703.  Nos  vieilles  annales  l'appellent  généra- 
lement M.  de  Rigaud.  M.  Ernest  Gagnon  a  jeté  une  lumière 
décisive  sur  ces  points  obscurs  de  l'histoire  des  Vaudreuil, 
dans  son  bel  ouvrage  le  Fort  et  le  Château  St-Louis,  (seconde 
édition,  Montréal,  1908,  pp.  95,  96,  441  et  suivantes).  A  con- 
sulter aussi  sur  les  Vaudreuil  V Armoriai  de  France,  d'Hozier, 
vol.  6,  p.  323  ;  une   étude   intitulée  le    Château    Vaudreuil, 


MONTOALM  69 

était  fils  de  Philippe  de  Vaudreuil,  gouverneur  de  la 
Nouvelle-France  de  1703  à  1725.  Né  à  Québec  le  22 
novembre  1698,  il  avait  passé  une  partie  de  sa  carrière 
en  Canada,  et  servi  longtemps  dans  les  troupes  de  la 
marine.  Après  s'être  successivement  élevé  aux  postes 
de  major-général  des  troupes  et  de  gouverneur  des 
Trois-Rivières,  il  avait,  da  1743  à  1745,  exercé  les 
fonctions  de  gouverneur  de  la  Louisiane,  où,  sans  faire 
preuve  de  talents  remarquables,  il  semblait  avoir  laissé 
un  assez  bon  souvenir,  malgré  ses  démêlés  très  vifs 
avec  le  sieur  Michel  de  la  Rouvillière,  commissaire- 
ordonnateur  à  la  Nouvelle-Orléans,  dont  la  correspon- 
dance avec  le  ministre  de  la  marine  contenait  de  vio- 
lentes dénonciations  contre  le  chef  de  la  colonie  ^. 
Cependant  ces  accusations  n'avaient  évidemment  pas 
obtenu  créance,  puisque  M.  de  Vaudreuil  avait  été  élevé 
à  UQ  poste  supérieur.  Son  prédécesseur,  le  marquis  de 
Duquesne,  s'était  aussi  plaint  de  lui  avec  amertume, 
mais  simplement  pour  certains  manques  de  formes  et 
de  courtoisie.  M  de  Vaudreuil  était  bon,  serviable, 
bien  intentionné  ;  toutefois  ses  lumières  ne  correspon- 
daient pas  à  sa  situation,  ni  ses  capacités  à  son  pou- 
voir. Il  était  plein  de  son  importance,  et  jaloux  de  sa 
dignité.  Par  la  flatterie  on  pouvait  s'assurer  sur  lui 
beaucoup  d'empire.  La  faiblesse  s'alliait  en  lui  à  l'opi- 
niâtreté, ce  qui  est  d'assez  fréquente  occurrence.  Sa  vie 

publiée  par  M.  de  Léry  Macdonald  dans  la  Bévue  canadienne, 
en  1888  ;  le  Dictionnaire  généalogique  de  Mgr  Tanguay. 

Les  Vaudreuil  avaient  une  nombreuse  parenté  canadienne, 
par  leur  mère,  Elisabeth  Joybert  de  Soulanges. 

\— Histoire  de  la  Louisiane,  par  Léon  Gayarré,  vol.  II, 
pp.  51  et  suivantes. 


70  MONTCALM 

privée  commandait  l'estime,  mais  il  lui  manquait  incon- 
testablement les  aptitudes  supérieures,  nécessaires  à 
l'accomplissement  des  devoirs  publics  dont  le  lourd 
fardeau  allait  l'accabler,  pendant  l'heure  de  crise  redou- 
table où  il  était  appelé  à  exercer  ici  le  commandement 
suprême.  Madame  de  Vaudreuil,  sa  femme,  était  une 
canadienne,  née  Fleury  de  la  Gorgendière.  Beaucoup 
plus  âgée  que  son  mari,  elle  était  veuve  de  M.  Fran- 
çois Le  Verrier,  officier  des  troupes  de  la  marine,  dont 
elle  avait  eu  un  fils  et  une  fille  ^  De  son  mariage  avec 
M.  de  Vaudreuil  il  ne  lui  était  point  né  d'enfants. 
Elle  avait  beaucoup  de  parents  dans  la  colonie  et  pos- 
sédait la  réputation  d'être  excessivement  zélée  pour 
l'avancement  de  ses  proches. 

Malgré  l'affabilité  de  l'accueil  fait  à  Montcalm  par  le 


1 — Jeanne  Charlotte  Fleury  de  la  Gorgendière,  fille  de 
Jacques-Alexis  Fleury  de  la  Gorgendière,  sieur  d'Escham- 
bault,  était  née  le  10  février  1683.  Elle  avait  épousé,  le  15  juin 
1704,  M.  François  Le  Verrier,  capitaine  dans  les  troupes  de 
la  marine.  Il  mourut  en  1732,  lui  laissant  deux  enfants: 
Louis  Le  Verrier,  qui  devint  officier  dans  les  troupes  de  la 
marine,  et  Jacqueline-Marguerite  qui  épousa,  en  1726,  Jean- 
Paschal  Soumande.  Une  fille  née  de  ce  mariage,  Anne- Mar- 
guerite Soumande,  épousa,  en  1745,  Joseph  Coulon  de  Jumon- 
ville,  qui  fut  tué  en  1754  par  la  troupe  de  Washington,  près 
du  fort  Nécessité.  Elle  se  remaria,  le  15  décembre  1755,  avec 
un  officier,  M.  Bachoie  de  Barante,  capitaine  au  régiment  de 
Béarn. 

Une  nièce  de  madame  la  marquise  de  Vaudreuil,  Marie- 
Louise-Thérèse-Henriette  Fleury  de  la  Gorgendière,  fille  de 
Joseph  Fleury  de  la  Gorgendière  et  de  Claire  Joliet,  avait 
épousé,  en  1733,  François-Pierre  Rigaud  de  Vaudreuil,  frère 
de  notre  dernier  gouverneur.  (Voir  l'acte  de  ce  mariage  dans 
le  Courrier  de  Si- Hyacinthe  du  13  mars  1909.) 


MONTCALM  7l 

gouverneur,  ce  dernier  ne  devait  sans  doute  pas  voir 
arriver  le  général  avec  une  satisfaction  sans  mélange. 
En  effet,  il  s'était  persuadé  que  la  présence  d'un  officier 
supérieur  envoyé  de  France  par  le  ministère  de  la  guerre, 
pour  commander  ici  les  troupes,  était  inutile  et  qu'il 
pouvait  lui-même  suffire  à  cette  tâche  avec  le  concours 
des  officiers  de  la  colonie.  Il  avait  écrit  dans  ce  sens  au 
ministre  dès  l'automne  précédent  :  "  Je  dois,  monsei- 
gneur, disait-il,  avoir  l'honneur  de  vous  représenter 
qu'il  n'est  pas  nécessaire  qu'il  y  ait  d'officier  général 
à  la  tête  de  ces  bataillons  ;  on  peut  sans  cela  les  disci- 
pliner et  les  exercer.  Les  guerres  de  ce  pays-ci  sont 
bien  différentes  de  celles  d'Europe  ;  nous  sommes  obli- 
gés d'agir  avec  beaucoup  de  prudence  pour  ne  rien  don- 
ner au  hasard,  nous  avons  peu  de  monde,  et  pour  peu 
que  nous  en  perdions  nous  nous  en  ressentons.  Quel- 
que brave  que  soit  le  commandant  de  ces  troupes,  il  ne 
connaît  pas  le  pays  ;  il  ne  voudrait  peut-être  pas  agréer 
les  avis  que  des  subalternes  pourraient  lui  donner  ;  il 
s'en  rapporterait  à  lui-même  ou  à  des  conseillers  mal 
éclairés,  et  il  n'aurait  point  de  succès  quoiqu'en  se 
sacrifiant.  Je  fonde  mes  représentations  sur  l'événement 
de  la  campagne  de  M.  Dieskau.  D'ailleurs,  je  ne  dois 
pas  vous  dissimuler.  Monseigneur,  que  les  Canadiens 
et  les  Sauvages  ne  marcheraient  pas  avec  la  même  con- 
fiance sous  les  ordres  d'un  commandant  des  troupes  de 
France  que  sous  ceux  des  officiers  de  cette  colonie^". 
On  voit  ici  se  manifester  une  disposition,  qui  n'était 
pas  particulière  au  gouverneur,  mais  qui  se  rencontrait 

1 —  Vaudreuil  au  ministre,  30  octobre  1755.  —  Arch.  prov. 
Man.,  N.  F.,  Ire  série,  vol.  XL 


72  MONTCALM 

chez  la  plupart  des  officiers  canadiens;  une  sorte  de 
défiance  ombrageuse  envers  les  bataillons  venus  de 
France  et  leurs  commandants  ;  tandis  que,  d'autre  part, 
on  pouvait  constater  chez  ceux-ci  une  conviction  trop 
visible  de  leur  supériorité  et  parfois  un  dédain  trop  peu 
dissimulé  pour  nos  milices  et  nos  troupes  de  la  marine. 
C'était  le  conflit  ordinaire  entre  la  susceptibilité  colo- 
niale et  la  fierté  européenne. 

La  cour  n'avait  pas  agréé  le  sentiment  de  Vaudreuil. 
Le  ministre  lui  avait  même  écrit,  en  lui  annonçant  la 
nomination  de  Montcalm,  que  ce  général  pourrait  peut- 
être  commander,  non  seulement  les  troupes  de  terre, 
mais  aussi  celles  de  la  marine  et  les  milices,  si  le  gou- 
verneur le  jugeait  bon.  La  décision  de  Vaudreuil  ne 
pouvait  être  douteuse.  "  Monseigneur,  répondit- il,  je  ne 
puis  qu'être  très  sensible  à  la  lettre  que  vous  m'avez 
fait  l'honneur  de  m'écrire,  à  laquelle  est  joint  l'ordre  du 
roi  à  monsieur  le  marquis  de  Montcalm,  concernant  le 
commandement  des  troupes  et  milices  de  la  colonie. 
Comme  Sa  Majesté  veut  bien  s'en  rapporter  à  moi  pour 
faire  usage  de  cet  ordre  ou  le  laisser  ignorer  à  monsieur 
le  marquis  de  Montcalm,  j'ai  l'honneur,  Monseigneur, 
de  vous  observer  :  V  que  lès  milices  sont  les  forces  les 
plus  considérables  que  nous  ayons.  Elles  ont  été  si  fou- 
lées jusqu'à  présent  qu'elles  se  rebuteraient  si  elles 
n'étaient  menées  avec  douceur...  Si  dans  les  circonstan- 
ces présentes,  monsieur  de  Montcalm  avait  le  comman- 
dement de  ces  milices,  je  ne  pourrais  éviter  de  lui  en 
laisser  l'administration,  et  quelque  pénétration  qu'il  ait, 
il  ne  saurait  dans  l'instant  connaître  le  fort  et  le  faible 
des  paroisses.  Il  serait  donc  obligé  de  s'en  rapporter  et 
de  donner  sa  confiance  à  des  colons  qui  certainement 


MONTCALM  73 

en  présumeraient,  quelque  prévoyant  qu'il  puisse  être. 
J'ajoute,  Monseigneur,  que  les  Canadiens,  quoique  très 
honorés  d'avoir  un  tel  commandant,  ne  laisseraient  pas 
que  d'en  avoir  une  peine  secrète.  Ils  ont  déjà  été  menés 
durement,  et  d'ailleurs  les  capitaines  de  milice  qui  me 
sont  subordonnés  et  à  monsieur  l'intendant  pour  la 
police,  sont  extrêmement  foulés  dans  les  circonstances 
présentes,  et  il  est  possible  qu'ils  le  seraient  bien  davan- 
tage s'ils  avaient  à  répondre  et  à  obéir  à  un  troisième  chef. 
2^  Monsieur  deMontcalm,  quoique  d'un  excellent  génie  et 
d'un  caractère  liant,ne  saurait  peut-être  se  garantir  decer. 
tains  adulateurs  de  la  colonie,  qui,  n'ayant  d'autre  talent 
que  celui  de  courtisans,  parviendraient  peut-être  à  lui 
insinuer  qu'il  doit  rendre  son  commandement  despotique. 
Monsieur  le  baron  de  Dieskau  m'en  fournit  un  exemple 
que  je  ne  saurais  oublier.  J'estime  donc.  Monseigneur, 
sous  le  bon  plaisir  du  roi,  qu'il  est  à  propos  que  l'ordre 
de  Sa  Majesté  à  monsieur  le  marquis  de  Montcalm  ne 
reçoive  aucun  effet.  Je  ne  dois  pas  dissimuler  que  je 
fais  en  cela  violence  à  l'attachement  que  je  me  sens 
pour  M.  de  Montcalm.  Mais  je  n'ai  en  cette  occasion, 
comme  dans  toutes  les  autres,  que  le  bien  du  service  et 
de  la  colonie  pour  guide.  Lorsque  je  serai  dans  le  cas 
d'employer  M,  de  Montcalm  pour  quelque  expédition 
qui  exigera  qu'il  soit  à  la  tête  des  forces  de  la  colonie, 
il  aura  de  droit  le  commandement  des  troupes  et  mili- 
ces. Mais  jusqu'alors,  je  crois.  Monseigneur,  qu'il  con- 
vient qu'il  ne  se  mêle  que  de  celui  des  troupes  de  terre  ; 
et  dans  la  confiance  où  je  suis  que  le  roi  m'approuvera, 
j'ai  l'honneur  de  vous  renvoyer  ci-joint  l'ordre  de  Sa 


74  MONTCALM 

Majesté  ^"  Le  passage  relatif  aux  adulateurs  et  aux 
courtisans  faisait  un  singulier  effet  sous  la  plume  de 
Vaudreuil,  qui  savait  si  mal  se  défendre  des  flatteurs. 
Et  l'on  est  tenté  de  sourire  en  lisant  sa  profession  de 
tendresse  pour  Montcalm,  envers  lequel,  même  en  ces 
premiers  moments,  il  ne  devait  pas  éprouver  une  incli- 
tion  si  violente.  Comme  nous  l'avons  dit  plus  haut, 
et  nous  appuyant  sur  les  lettres  même  de  Vaudreuil, 
nous  pouvons  présumer  que  pour  lui,  au  fond  du  cœur, 
l'arrivée  de  Montcalm  était  une  déception  ;  et  que  les 
prévisions  optimistes  exprimées  l'année  précédente  dans 
une  lettre  du  commissaire  des  guerres,  M.  Doreil,  avaient 
peu  de  chance  d'être  réalisées.  Parlant  du  gouverneur, 
ce  fonctionnaire  disait  :  "  C'est  un  général  qui  a  des 
intentions  bonnes,  droites,  qui  est  doux,  bienfaisant, 
d'un  abord  facile  et  d'une  politesse  toujours  prévenante, 
mais  les  circonstances  et  la  besogne  présente  sont  un 
peu  trop  fortes  pour  sa  tête  ;  il  a  besoin  d'un  conseiller 
dégagé  de  vues  particulières  et  qui  lui  suggère  le  cou- 
rage d'esprit.  Il  paraît  agir  avec  moi  de  bonne  foi  ;  je 
l'aiderai  si  je  puis,  et  je  serai  un  peu  débarrassé  si  le 
commandant  qui  nous  sera  envoyé  le  printemps  pro- 
chain est  d'un  esprit  liant  et  d'un  caractère  doux  :  il 
gouvernera  le  gouverneur.  "  Le  commandant  était 
arrivé,  mais  était-il  tel  que  le  souhaitait  M.  Doreil  ? 
Ne  lui  manquait-il  pas  l'une  des  qualités  indiquées  par 
celui-ci  comme  nécessaires  pour  "  gouverner  le  gou- 
verneur ?  "  On  le  verra  bientôt. 

Les  premières  entrevues  de  Montcalm  et  de  Vau- 

1  —  Vaudreuil  au  ministre^  16  juin  1756. — Canada,  corres- 
pondance générale,  vol.  101,  c.  11. 


MONTCALM  75 

dreuil  semblèrent  laisser  à  chacun  d'eux  une  bonne 
impression.  Le  8  juin,  le  gouverneur  écrivait  à  M. 
d'Argenson  :  "  J'ai  eu  un  vrai  plaisir,  Monseigneur,  à 
conférer  avec  M.  de  Montcalm  sur  tout  ce  qui  concerne 
le  service  des  troupes  de  terre,  tant  en  garnison  qu'en 
campagne...  Il  est  très  prévenant;  de  mon  côté  je  ne 
néglige  rien  pour  faire  régner  entre  nous  l'union  et 
l'intelligence  et  nous  nous  concilions  toujours  par  tout 
ce  qui  pourra  tendre  au  bien  du  service  et  à  l'avantage 
de  la  colonie  ^  ".  Quatre  jours  plus  tard,  Montcalm 
écrivait  à  M.  de  Machault  :  "  Le  gouverneur  général  me 
comble  de  politesses  ;  je  le  crois  content  de  ma  conduite 
à  son  égard  et  je  pense  qu'elle  le  persuade  qu'il  peut  se 
trouver  en  France  des  officiers  généraux  qui  se  porte- 
ront au  bien  du  service  sous  ses  ordres  sans  prétention 
et  sans  finesse.  Il  connaît  le  pays,  il  a  l'autorité  et  les 
moyens  en  mains,  il  est  à  la  tête  de  la  besogne,  c'est  à 
lui  de  la  déterminer,  à  moi  de  le  soulager  des  détails 
relatifs  à  nos  troupes  pour  la  discipline  et  l'exécution 
de  nos  projets  ^."  En  même  temps,  Montcalm  écrivait 
plus  librement  à  son  ministre  M.  d'Argenson  :  **  M.  de 
Vaudreuil  respecte  particulièrement  les  sauvages,  aime 
les  Canadiens,  connaît  le  pays,  a  du  bon  sens,  mais 
terne  et  un  peu  faible,  et  je  suis  bien  avec  lui  ^"  L'in- 
tention sarcastique  nous  semble  percer  sous  les  mots  : 
"  respecte  les  sauvages,  aime  les  Canadiens,  "  et  se  tra- 
hir aussi  par  l'omission  des  Français  dans  la  mention 

1 —  Vaudreuil  au  ministre  de  la  guerre^  8  juin  1756. — Arch. 
prov.  Man.  N.  F.,  2e  série,  vol.  XII. 

2  — Montcalm  à  M.  de  Machault,  12  juin  1756 — Arch.  pror. 
Man.  N.  F.,  2ème  série,  vol.  XII. 

3  —  Montcalm  à  M.  d^Argenson,  12  juin  1756—  Ibid, 


76  MONTCALM 

de  ceux  qui  se  partageaient  la  considération  et  l'affec- 
tion du  gouverneur.  Quelques  jours  après,  Montcalm 
écrivait  encore  à  M.  d'Argenson,  au  sujet  de  Vau- 
dreuil  :  **  Je  suis  bien  avec  lui  sans  sa  confiance 
qu'il  ne  donne  jamais  à  personne  de  la  France.  Il  a 
bonne  intention,  mais  il  est  très  irrésolu  ^"  Comme  on 
le  voit  les  sentiments  intimes  des  deux  chefs,  étaient, 
d'une  part,  la  défiance  instinctive,  de  l'autre,  le  dédain 
spontané.  Mais  tout  cela  restait  en  germe,  et  extérieu- 
rement les  premières  entrevues  avaient  été  plutôt  satis- 
faisantes. 

Nous  croyons  que  c'est  ici  le  moment  de  définir  net- 
tement les  situations  respectives  de  Montcalm  et  de 
Vaudreuil,  au  point  de  vue  du  commandement.  Le 
premier  était  bien  le  commandant  en  chef  des  troupes 
envoyées  de  France  ;  mais  il  était  subordonné  en  tout 
au  second.  Voici  quels  étaient  les  termes  de  sa  com- 
mission, signée  par  le  roi,  à  Versailles,  le  17  mars 
1756  :  "  Louis  etc.,  ayant  résolu  d'envoyer  de  nouvelles 
troupes  au  Canada  et  voulant  pourvoir  au  commande- 
ment tant  des  dites  troupes  de  renforts  que  de  celles 
que  nous  avons  fait  passer  Tannée  dernière...  A  ces 
causes  et  autres  considérations  à  ce  nous  mouvant, 
nous  avons  le  sieur  marquis  de  Montcalm  fait,  consti- 
tué, ordonné  et  établi,  faisons,  constituons,  ordonnons  et 
établissons  par  ces  présentes  signées  de  notre  main  com- 
mandant sur  les  dites  troupes  qui  devront  passer  en 
Canada,  sur  celles  qui  y  sont  actuellement,  sous  l'auto- 
rité de  notre  gouverneur  général  du  dit  pays,  et  lui 
avons  donné  et  lui  donnons  pouvoir  de  les  employer 

3  —  Montcalm  à  M.  â^ Argenson^  14  juin  1756. — Ihid. 


MONTCALM  77 

partout  où  besoin  sera  pour  l'effet  de  no3  intentions,  les 
faire  vivre  en  bon  ordre,  police,  discipline,  etc..  le 
tout  comme  dit  est,  sous  l'autorité  de  notre  gouver- 
neur général  en  Canada  ^.  " 

Les  instructions  du  roi  à  Montcalm  étaient  encore 
plus  précises  que  la  commission.  On  y  lisait  ;  "  Sa 
Majesté  a  donné  ses  ordres  au  sieur  de  Vaudreuil,  gou- 
verneur-général de  la  Nouvelle-France,  sur  l'usage  qu'il 
doit  faire  de  toutes  les  troupes  et  milices  qui  se  trou- 
vent dans  son  gouvernement,  tant  pour  pourvoir  à  cette 
défense  que  pour  les  autres  objets  dont  il  pourra  être 
question  ;  et  comme  le  sieur  marquis  de  Montcalm  ne 
peut  exercer  le  commandement  que  Sa  Majesté  lui  a 
confié  que  sous  l'autorité  de  ce  gouverneur,  auquel  il  est 
subordonné  en  tout,  et  que  les  dispositions  qu'il  pourra 
y  avoir  à  faire,  soit  pour  faire  échouer  les  progrès  des 
Anglais,  soit  pour  faire  réussir  ceux  qui  pourront  être 
formés  pour  le  bien  du  service  de  Sa  Majesté  et  la 
gloire  de  ses  armes,  doivent  dépendre  des  circonstances 
et  être  combinées  avec  toutes  les  forces  de  la  colonie 
et  avec  la  situation  où  elle  pourra  se  trouver  dans  tou- 
tes ses  parties,  le  sieur  marquis  de  Montcalm  n'aura 
qu'à  exécuter  et  à  faire  exécuter  par  les  troupes  qu'il 
aura  sous  son  commandement  tout  ce  qui  lui  sera 
ordonné  par  le  gouverneur  général,  et  c'est  tout  ce  que 
Sa  Majesté  a  à  lui  prescrire  elle-même  à  cet  égard... 
Dans  tous  les  cas,  le  sieur  de  Montcalm  se  conformera 
aux  ordres  et  instructions  que  le  gouverneur  lui  don- 
nera, soit  pour  faire  marcher  les  détachements  soit  pour 
conduire  lui-même  quelque  expédition...  En  un  mot, 

1  — Arch.  prov.  Man.  N.  F.,  1ère  série,  vol.  XII. 


78  MONTCAXM 

ce  8era  au  gouverneur  général  à  tout  régler  et  à  tout 
ordonner  pour  les  opérations  militaires.  Le  sieur  Mar- 
quis de  Montcalm  sera  tenu  de  les  exécuter  telles  qu'il 
les  aura  ordonnées.  Il  pourra  cependant  lui  faire  les 
représentations  qui  lui  paraîtront  convenables  sur  les 
projets  dont  l'exécution  lui  sera  ordonnée.  Mais  si  le 
gouverneur  général  croit  avoir  des  raisons  pour  n'y  pas 
déférer  et  pour  persister  dans  les  dispositions,  le  sieur 
Marquis  de  Montcalm  s'y  conformera  sans  difficulté  ni 
retardement  ^  ". 

Ces  instructions  restreignaient  tellement  l'initiative 
de  Montcalm,  que  le  ministre  avait  cru  devoir  les 
accompagner  d'une  lettre  où  il  assurait  celui-ci  que, 
malgré  la  subordination  de  son  commandement,  les 
chances  de  se  distinguer  ne  lui  feraient  pas  défaut. 
"Quoique  vous  soyez  subordonné  en  tout  à  M.  de 
Vaudreuil,  lui  disait-il,  les  occasions  et  les  moyens  ne 
vous  manqueront  pas  de  signaler  votre  zèle,  vos  talents 
et  votre  expérience  et  de  les  rendre  utiles  pour  le  ser- 
vice du  roi  et  la  gloire  de  ses  armes.  Vous  trouverez 
chez  M.  de  Vaudreuil  toutes  les  dispositions  que  vous 
pouvez  désirer  à  cet  égard,  et  je  ne  suis  pas  en  peine 
que,  de  votre  côté,  vous  ne  concouriez  efficacement  à 
établir  entre  vous  deux  la  confiance  que  vous  vous 
devez  l'un  à  l'autre  et  qui  est  si  nécessaire  pour  le  suc- 
cès des  armes  de  sa  Majesté  ^  ".  Voilà  donc  dans  quelle 
situation  Montcalm  et  Vaudreuil  se  trouvaient  placés, 


1  —  Mémoire  du  roi  pour  servir  d'instruction  au  sieur  mar- 
quis de  Montcalm,  15  mars  1756 Lettres  de  la  cour  de  Ver. 

sailles,  Québec,  1890,  pp.  40,  41. 

2  —  Lettres  de  la  Cour  de  Versailles]  p.  44. 


MONTCALM  79 

l'un  vis-à-vis  l'autre,  quant  aux  opérations  de  guerre  et 
à  la  direction  des  troupes  chargées  de  défendre  la  colo- 
nie. 

Voyons  maintenant  la  composition  de  ces  dernières. 
La  petite  armée  canadienne  comprenait  trois  éléments 
différents  :  les  troupes  de  terre,  les  troupes  de  la  marine 
et  les  milices.  Les  premières  étaient  les  bataillons  d'in- 
fanterie régulière  expédiés  au  Canada  en  1755  et  en  1756. 
A  ce  moment,  en  France,  l'armée — la  cavalerie  et  l'artil- 
lerie non  comprises — était  formée  de  quatre-vingts  régi- 
ments français,  et  de  trente  et  un  régiments  étran- 
gers. Quelques-uns  étaient  à  quatre  bataillons,  un  cer- 
tain nombre  à  deux,  et  d'autres  à  un  seul.  Les  batail- 
lons se  subdivisaient  chacun  en  treize  compagnies  : 
douze  de  fusiliers,  de  quarante  hommes  chacune,  et 
une  de  grenadiers,  de  quarante-cinq  hommes  ^.  Plu. 
sieurs  de  ces  régiments  portaient  des  noms  de  province 
ou  de  région,  comme  Guyenne,  Béarn,  Languedoc,  La 
Sarre,  etc.  En  1755,  on  avait  envoyé  ici  sous  le  com- 
mandement du  baron  de  Dieskau,  les  seconds  bataillons 
de  La  Eeine,  Guyenne,  Béarn  et  Languedoc.  Cela 
faisait  quarante-huit  compagnies  de  fusiliers  à  qua- 
rante hommes,  et  quatre  compagnies  de  grenadiers 
à  quarante-cinq  hommes,  en  tout  un  contingent  de 
2100  hommes.  Mais  ce  chiffre  avait  été  diminué  par 
diverses  circonstances.  D'abord  quatre  compagnies  de 
la  Keine  et  quatre   compagnies  de   Languedoc,  parmi 


1  —  Ordonnance  du  \0  février  1749  |  Histoire  de  V ancienne 
infanterie  française,  par  le  général  Susane,  vol.  I,  p.  293  ; 
Le  Grand  Dictionnaire,  au  mot  "  bataillon  "  ;  Lettres  de  la 
Cour  de  Versailles,  p.  26. 


80  MONTCALM 

lesquelles  il  y  avait  deux  compagnies  de  grenadiers, 
avaient  été  prises  à  bord  de  VAlcide  et  du  LiSy  ce  qui 
faisait  330  soldats  de  moins.  De  plus,  trente- quatre 
hommes  étaient  morts  durant  la  traversée,  cinquante- 
sept  dans  les  hôpitaux  du  Canada,  et  vingt-sept  avaient 
été  tués  à  la  bataille  du  lac  Georges,  de  sorte  qu'au 
printemps  de  1756  l'efifectif  de  ces  quatre  bataillons 
était  réduit  à  1652  hommes.  Avec  Montcalm,  les 
seconds  bataillons  de  La  Sarre  et  de  Royal- Roussillon, 
formant  1050  hommes,  venaient  d'arriver  au  Canada. 
M.  le  chevalier  de  Montreuil,  major-général  des  troupes, 
fit  au  mois  de  juin  175C  la  récapitulation  suivante  : 
La  Reine,  327  hommes  ;  Languedoc,  32G  ;  Guyenne, 
492;  Béarn,  498;  La  Sarre,  515  ;  Royal-Roussillon  ; 
620;  soit  un  total  de  2678,  auquel  il  fallait  ajouter 
156  volontaires  et  918  recrues,  ce  qui  donnait  en  tout 
3,752  soldats,  sans  compter  les  officiers  ^. 

Outre  les  "  troupes  de  terre  "  ou  les  bataillons  déta- 
chés des  régiments  français,  il  y  avait  les  troupes  de 
"  la  marine,"  ainsi  dénommées,  non  parce  qu'elles 
devaient  servir  sur  la  flotte,  mais  parce  qu'elles  étaient 
sous  la  juridiction  du  ministère  de  la  marine,  tandis 
que  les  autres  bataillons  de  réguliers  relevaient  du 
ministère  de  la  guerre.  Elles  existaient  au  Canada 
depuis  environ  cinquante  ans,  et  constituaient  un 
corps  permanent,  employé  aux  garnisons  des  villes 
et  des  postes,  à  la  défense  des  frontières  et  au  maintien 
de  l'ordre  à  l'intérieur  de  la  colonie.  Plusieurs  de  leurs 
officiers  étaient  Canadiens  de  naissance,  quelques-uns 
venaient  de  France,  mais  étaient  attachés  au  Canada, 

1  —  Arch.  prov.  Man.,  N.  F.  1ère  eére,  vol.  XII. 


MONTCALM  81 

soit  par  des  alliances  contractées  ici,  soit  par  les  pro- 
priétés qu'ils  avaient  acquises  dans  le  pays.  En  1756 
ces  troupes  formaient  trente  compagnies  de  soixante- 
cinq  hommes  formant  un  total  de  1950  hommes. 

La  milice  du  Canada  était  composée  de  toute  la 
population  mâle  de  quinze  à  soixante  ans.  Dans  cha- 
que paroisse  il  y  avait  un  "  capitaine  de  la  côte  "  choisi 
parmi  les  habitants  les  plus  intelligents  et  les  plus 
capables,  et  il  était  placé  à  la  tête  d'une  compagnie  qui 
comprenait  naturellement  tous  les  hommes  propres  au 
service  militaire.  Quand  ils  en  étaient  requis,  les  capi- 
taines devaient  convoquer  et  choisir  le  nombre  d'hom- 
mes demandés  et  les  conduire  à  l'armée.  Les  miliciens 
recevaient  le  même  équipement  que  les  autres  soldats, 
et  durant  leur  service  ils  étaient  nourris  par  le  roi. 
Toutefois,  ils  ne  recevaient  point  de  solde,  mais  avaient 
droit  à  une  rémunération  quand  ils  étaient  appelés  à 
faire  des  corvées,  pour  les  convois  et  les  transports  ^. 
En  17Ô0,  M.  Fleury  Deschambault,  agent  de  la  com- 
pagnie des  Indes,  avait  formé  un  plan  pour  la  meilleure 
organisation  de  la  milice,  et  il  l'avait  soumis  l'année 
suivante  à  la  considération  du  ministre,  avec  l'approba- 
tion de  M.  de  la  Jonquière.  En  1755,  M.  de  Vaudreuil 
écrivit  au  ministre  de  la  marine  à  ce  sujet,  recomman- 
dant ce  projet,  et  proposant  en  même  temps  la  création 
d'un  colonel-général  des  milices,  et  la  nomination  de 
M.  d'Eschambault  2.     Parlant  d'un  modèle  de  rôle  pré- 


1  .^Journal  des  campagnes  du  Canada,  de  M.  de  Malartic, 
Paris,  Pion,  1890  ;  p.  38. 

2 M.  d'Eschambault  était  le  beau-frère  de  M.  de  Vau- 
dreuil. 
6 


82  MONTCALM 

sente  par  celui-ci,  il  disait  :  "  Il  est  certain  que  si  les 
rôles  des  miliciens  de  la  colonie  étaient  tenus  avec  le 
même  ordre  et  la  même  exactitude,  dans  le  moment  je 
pourrais  juger  des  forces  que  je  serais  en  état  d'emplo- 
yer, suivant  l'exigence  des  cas,  et  régler  conséquem- 
ment  mes  projets  ^  ". 

En  1756  la  milice  du  Canada  s'élevait  à  14,000 
hommes.  Mais,  excepté  à  la  fin  de  la  guerre,  quand  la 
crise  finale  approchait,  il  n'y  eut  jamais  plus  que 
4,000  miliciens  en  service  actif  Au  siège  de  William- 
Henry,  en  1757,  il  y  en  eut  2980.  Après  la  bataille  de 
Carillon  en  1758,  environ  2400  furent  envoyés  au  lac 
Champlain.  Généralement  on  ne  pouvait  les  tenir  à 
l'armée  durant  toute  la  campagne,  car,  après  trois  ou 
quatre  semaines,  il  fallait  les  renvoyer  dans  leurs 
paroisses  pour  les  récoltes. 

Telle  était  la  composition  des  troupes  que  Mont- 
calm  allait  avoir  sous  ses  ordres  pendant  la  prochaine 
campagne. 

1  — Extraits  des  archives  des  ministères  de  la  marine  et  de  la 
guerre,  Québec,  1890  ;  p.  68. 


CHAPITRE   IV 


Montcalm  à  Montréal — L'aspect  de  cette  ville  au  printemps 

de  1756 — Le  mouvement   des  bataillons La  situation 

militaire Quelques  officiers  et  fonctionnaires Les  sau- 
vages  Le  plan   de   campagne Montcalm   et   Lévis  à 

Carillon — Correspondance  du  général Les  projets  de 

Vaudreuil  au  sujet  de   Chouaguen — Hésitations  et  re- 
tards.— L'opinion  de  Montcalm Le  siège  de  Chouaguen 

est  décidé — Montcalm  au  fort  Frontenac — Les  prépara- 
tifs de  l'expédition — M.  de  Rigaud  et  M,  Le  Mercier 

Départ  de  l'armée A  la  baie  de  Niaouré La  marche 

en  avant Commencement  du  siège — En  quoi  consistait 

Chouaguen  ou  Oswégo — La  tranchée  est  ouverte Eva- 
cuation du  fort  Ontario. — Erection  des  batteries Le  feu 

est  ouvert  contre  la  place — Dispositions  énergiques  de 

.Montcalm Capitulation  des  Anglais Les  fruits  delà 

victoire Joie  dans  la  colonie. 

Lorsque  Montcalm  y  arriva  au  printemps  de  1756, 
Montréal  était  un  foyer  d'activité.  Depuis  le  commen- 
cement de  la  guerre,  le  gouverneur  général  s'y  tenait 
presque  en  permanence,  et  il  en  fut  ainsi  durant  toutes 
les  années  1756,  1757  et  1758.  Il  résidait  au  Château- 
Vaudreuil  ^,  et  sa  présence  entraînait  naturellement 
celle  d'un  grand  nombre  de  fonctionnaires  et  d'officiers. 
C'était  dans  cette  ville  que  s'organisaient  les  campa- 
gnes, que  s'élaboraient  les  plans  de  défense  ou  d'atta- 
que, que  se    concentraient  les  troupes  destinées  aux 


1 Le  Château- Vaudreuil  était  situé  à  peu  près  sur  l'em- 
placement de  la  place  Jacques-Cartier  actuelle. 


84  MONTCALM 

opérations.  On  y  voyait  un  va-et-vient  continuel  de 
régiments,  de  milices,  de  chefs  sauvages  venus  pour 
conférer  avec  Ononthio.  Les  uniformes  brillants  de 
l'état-major  et  des  bataillons  de  ligne,  l'accoutrement 
pittoresque  et  le  bizarre  tatouage  des  Peaux-Rouges, 
l'arrivée  et  le  départ  constants  des  convois,  les  évolu- 
tions des  troupes  au  son  du  fifre  et  du  tambour,  tout 
cela  donnait  à  Montréal  une  animation,  une  vie,  un 
éclat  inaccoutumés.  Québec  restait  le  siège  du  gouver- 
nement  civil.  Le  Conseil  Supérieur  y  tenait  régulière- 
ment ses  séances  ;  l'intendant  y  demeurait  à  son  poste, 
sauf  de  courtes  absences  pour  les  besoins  du  service  ; 
toutes  les  affaires  de  finance  et  d'administration  y 
venaient  aboutir  à  ses  bureaux  et  à  ceux  de  la  tréso- 
rerie, comme  toutes  les  affaires  ecclésiastiques  au  palais 
épiscopal.  En  un  mot,  Québec  continuait  d'être  la  capi- 
tale politique  et  religieuse  de  la  Nouvelle-France  ;  mais 
Montréal  en  était  devenue  la  capitale  militaire. 

Montcalm  y  avait  été  reçu  au  bruit  du  canon,  "  hon- 
neur qui  ne  m'était  pas  dû  en  France  ",  écrivait-il  dans 
son  journal  ;  "  mais  en  fait  d'honneur  il  y  a  des  usages 
particuliers  dans  les  colonies  ^  ".  Il  y  passa  la  dernière 
semaine  de  mai,  et  presque  tout  le  mois  de  juin.  Lévis, 
arrivé  à  Québec  après  son  départ,  n'alla  le  rejoindre  que 
le  15  de  ce  dernier  mois.  Le  19  mai,  Montcalm  lui 
écrivait  pour  lui  donner  quelques  instructions  relative- 
ment au  transport  des  troupes,  de  Québec  à  Montréal. 

1  —  "  Au  gouverneur  général,  comme  à  un  maréchal  de 
France  et  les  honneurs  de  l'Eglise  comme  au  roi,  l'encens 
et  la  paix.  Pour  l'évêque  et  l'intendant  prendre  les  armes  et 
rappeler.  Pour  tout  capitaine  de  vaisseau  se  mettre  en  haie." 
(Journal  de  Montcalm,  p.  67). 


MONTCALM  85 


Les  compagnies  du  Koyal-Roussillon  devaient  faire  le 
trajet  par  terre,  celles  de  la  Sarre  par  eau  \  Les  pre- 
mières n'avaient  qu'à  suivre  la  discipline  ordinaire. 
Mais  pour  les  secondes,  il  fallait  quelques  dispositions 
particulières.  Montcalm  faisait  à  son  lieutenant  ses 
recommandations,  quant  à  la  division  des  bateaux  par 


1  —  La  Sarre  partit  de  Québec,  en  deux  divisions,  le  5  et 
le  6  juin,  et  arriva  à  Montréal  le  13  et  le  16,  soit  huit  et  neuf 
jours  de  navigation.  Royal-Roussi  lion,  parti  aussi  en  deux 
divisions,  le  10  et  le  11,  arriva  le  19  et  le  20,  soit  neuf  et  dix 
jours  de  route — Un  officier  du  régiment  de  la  Sarre  décrivait 
ainsi  le  voyage  de  Québec  à  Montréal  :  "  Nous  partions  de 
Québec  le  6  juin  pour  aller  à  Montréal  prendre  les  ordres  de 
M.  le  marquis  de  Vaudreuil.  Nous  avions  deux  Canadiens 
pour  gouverner  et  dix  de  nos  soldats  attachés  aux  avirons 
nous  conduisant.  Nous  eûmes  pendant  toute  cette  route  des 
revers  inimaginables  ;  nous  ne  campions  jamais  et  dans  les 
moments  de  repos  que  nous  donnions  à  la  troupe  pour  faire 
la  soupe,  nous  étions  dévorés  par  les  maringouins  Nous  en 
avons  eu  plusieurs  hommes  à  l'hôpital  et  trois  bu  quatre  offi- 
ciers du  régiment  en  ont  eu  des  grosseurs  épouvantables  sur 
tout  le  corps.  Nous  n'avons  point  cessé  dans  toute  la  traver- 
sée  d'admirer  les  bords  du  fleuve.  Un  bois  extrêmement  joli, 
un  terrain  propre  à  tout,  une  situation  des  plus  charmantes, 
l'abondance  du  poisson  et  une  quantité  singulière  de  gibier 
nous  faisaient  former  des  vœux  pour  les  voir  peuplés.  De 
petits  lacs  coupent  le  courant  de  la  rivière  ;  nombre  d'habi- 
tations qu'on  trouve  de  deux  en  deux  arpents  nous  amusent 
...  Nous  arrivâmes  à  Montréal  où  M.  le  général  nous  atten- 
dait, pour  disposer  son  armée.  Montréal  est  une  ville  fort 
grande  et  fort  sujette  à  l'incendie,  toutes  les  maisons  étant 
bâties  de  bois.  Le  ton  français  y  règne;  la  vocation  pour  le 
mariage  y  domine  ;  de  très  jolies  personnes  nous  y  engagent. 
Nous  y  avons  déjà  cinq  officiers  de  mariés.  On  y  est  orgueil- 
leux quoique  pauvre,  et  il  n'y  a  que  le  particulier  qui  y  régit 
des  postes  qui  soit  en  état  de  suffire  au  train  qu'ils  mènent." 


86  MONTCALM 

brigades,  à  leur  garde  et  à  l'ordre  qui  devait  y  être 
maintenu,  aux  devoirs  des  officiers  durant  cette  navi- 
gation fluviale.  Il  s'efforçait  de  prévenir  les  conflits 
possibles  et  même  probables  entre  soldats  et  Canadiens  ^ 
Il  écrivait  encore  à  Lévis,  le  3  juin  :  ''  J'étais  en 
peine  de  votre  santé,  mon  cher  chevalier,  et  je  n'ai  pas 
moins  d'impatience  de  vous  voir  que  vous,  mais  M.  le 
marquis  de  Vaudreuil  désire  que  vous  ne  partiez  qu'a- 
près  avoir  mis  en  mouvement  la  première  division  de 
Royal-Roussillon,  pour  venir  à  votre  aise,  et  c'est  vous 
rendre  service.  Doreil  vous  le  dira.  D'ailleurs  la  chose 
ne  presse  pas  ;  et  pressât-t-elle,  nous  ne  pouvons  aller 
plus  vite.  Tout  est  lent,  et  à  Versailles  on  ne  sait,  ni  on 
ne  saura  rien  de  ce  que  vous  saurez  aisément  et  vite.' 
On  voit  ici  s'affirmer  le  tempérament  du  général,  impa- 
tient des  retards  et  des  délais  dont  la  guerre  du  Canada 
devait  lui  infliger  le  perpétuel  ennui,  Montcalm  don- 
nait ensuite  à  son  ami  quelques  avis  au  sujet  de  ses 
arrangements  personnels.  "  Vous  ferez  bien  de  faire 
partir  plus  tôt  que  plus  tard,  par  eau,  ceux  de  vos  gens 
dont  vous  aurez  besoin  en  campagne,  et  laisser  le  reste 
à  Québec.  Moi,  au  contraire,  je  fais  tout  venir 
ici,  hors  la  moitié  de  ma  batterie  de  cuisine, 
parce  que  je  prévois  que  je  serai  obligé  d'être 
à  Montréal,  sauf  à  aller  à  Québec,  si  le  marquis 
de  Vaudreuil  y  va,  et  vous  serez  obligé  d'être  à 
Québec  ;  ou,  si  je  vais  à  Québec,  vous  serez  obligé 
d'être  ici  ;  ergo  laissez  la  plus  grande  partie  de  vos 
affaires,   si  vous  le  jugez  à  propos,  à  Québec,  moyen- 

1  —  Lettrée  du  marquis  de  Montcalm  au  chevalier  de  LévU 
Québec,  1894,  p.  13. 


MONTCALM  87 

nant  quoi  nous  nous  aiderons  mutuellement.  Pour  ici, 
il  ne  vous  faut  aucune  maison  ;  M.  le  marquis  de 
Vaudreuil  en  a  une  bonne,  jusqu'à  ce  que  vous  alliez 
à  un  camp  ;  et  moi  qui  n'en  ai  point  encore,  je  pourrai 
vous  donner  un  morceau."  Cette  lettre  était  accompa- 
gnée d'un  bulletin  dans  lequel  Montcalm  mettait  Lé  vis 
au  courant  de  la  situation  militaire.  A  ce  moment  les 
bataillons  de  la  Eeine  et  de  Languedoc  étaient  à  Caril- 
lon, à  l'extrémité  sud  du  lac  Champlain,  accompagnés 
d'un  corps  de  Canadiens  et  de  sauvages,  pour  surveiller 
cette  frontière,  et  faire  de  fréquents  détachements 
qui  avaient  assez  souvent  des  escarmouches  avec  les 
éclaireurs  anglais.  Béarn  était  parti  depuis  quinze  jours 
pour  aller  camper  à  Niagara,  dont  M.  de  Vaudreuil 
avait  fait  reconstruire  les  fortifications,  sous  la  direction 
de  M.  Pouchot,  capitaine  dans  ce  bataillon.  Guyenne 
était  en  marche  pour  le  fort  Frontenac,  où.  la  Sarre 
devait  aller  le  joindre.  Les  ingénieurs  Des  Combles  et 
Desandrouins  allaient  aussi  y  être  envoyés,  afin  de 
remettre  en  bon  état  ce  fort  dont  la  condition  était  peu 
satisfaisante.  Les  Anglais  commençaient  à  concentrer 
leurs  forces  vers  le  lac  Saint-Sacrement,  au  sud  du  lac 
Champlain,  et  vers  le  fort  Oswégo,  appelé  Chouaguen 
par  les  sauvages  et  les  Français,  qui  s'élevait  à  l'em- 
bouchure de  la  rivière  du  même  nom,  sur  la  rive  sud 
du  lac  Ontario.  La  destination  du  bataillon  de  Royal- 
Roussillon,  devait  dépendre  des  nouvelles  de  l'ennemi. 
La  suprématie  sur  le  lac  Ontario  était  chose  impor- 
tante. Elle  nous  était  nécessaire  pour  assurer  nos  com- 
munications avec  Niagara,  les  forts  de  la  Presqu'île,  de 
la  Eivière-aux-Bœufs,  de  Machault,  le  fort  Duquesne, 
et  tous  nos  postes  de  l'Ouest.    Nous  y  avions  quatre 


88  ^  MONTCALM 

bâtiments  armés  Les  Anglais  en  avaient  deux  et  en 
construisaient  un  troisième  ^  Un  gros  détachement  de 
Canadiens  et  de  sauvages  avait  été  dirigé  vers  Choua- 
guen.  Les  dernières  nouvelles  du  fort  Duquesne,  à 
trois  cents  lieues  de  Montréal,  dataient  du  27  avril  ; 
les  ennemis  ne  paraissaient  faire  de  ce  côté  aucun 
mouvement  considérable.  Les  nations  du  pays  d'en 
haut  semblaient  bien  disposées.  Quant  aux  Iroquois, 
pour  le  moment,  on  ne  pouvait  en  espérer  que  la 
neutralité.  Telles  étaient  les  nouvelles  transmises  par 
Montcalm  à  Lé  vis  au  commencement  de  juin. 

Le  général,  durant  ces  premières  semaines,  avait  pris 
contact  avec  plusieurs  fonctionnaires  et  officiers.  L'un 
des  plus  en  vue,  par  les  devoirs  qu'il  avait  à  remplir, 
était  M.  Doreil^  commissaire  des  guerres,  qui  s'occu- 
pait de  tout  ce  qui  concernait  l'entretien,  la  solde  et 
l'équipement  des  bataillons.  Il  avait  immédiatement 
gagné  la  confiance  et  la  sympathie  de  Montcalm,  par 
sa  parfaite    honorabilité,  sa  courtoisie,  son  intelligence 

1  —  La  marquise  de  Vaudreuil,  de  30  canons  ;  la  Hvrault, 
de  14  ;  la  Lionne,  de  6  ;  et  le  bateau  St-  Victor,  de  quatre  pier- 
riers. 

2  —  Ce  sont  les  chiffres  donnés  par  Montcalm  dans  son  bul- 
letin du  3  juin  adressé  à  Tjé vis.  Mais  on  verra  ultérieurement, 
par  l'état  des  barques  armées  prises  sur  les  Anglais  à  Chou- 
aguen,  qu'il  y  en  avait  six. 

3  —  André  Doreil  avait  été  envoyé  ici  pour  y  exercer  les 
fonctions  de  commissaire  des  guerres,  en  même  temps  que 
le  baron  de  Dieskau  et  les  bataillons  de  Guyenne,  la  Reine, 
Béarn  et  Languedoc,  en  1755.  Il  avait  perdu  récemment  sa 
femme,  et  avait  laissé  en  France  plusieurs  jeunes  enfants 
sous  les  soins  de  sa  mère.  Sa  santé  laissait  beaucoup  à  dési- 
rer, de  même  que  sa  fortune.  C'était  un  honnête  homme  et 
uù  homme  de  coeur. 


MONTCALM  89 

et  son  zèle.  Le  général  lui  donna  son  amitié,  et,  de  son 
côté,  M.  Doreil,  conquis  par  la  personnalité  si  brillante 
et  si  généreuse  du  marquis  de  Montcalm,  lui  voua  une 
admiration  enthousiaste  et  une  affection  profonde. 

M.  le  chevalier  de  Montreuil,  aide-major  général  des 
troupes,   fut  aussi   l'un  de   ceux  que  les  nécessités  du 
service  mirent  d'abord  en  relations  avec  Montcalm.     Il 
était  allé  rencontrer  celui-ci  à  Québec,  et  le  voyait  jour- 
nellement à  Montréal.     Cet  officier  était  quelque  peu 
glorieux  et  aimait  à  ee  donner  du  rehef.    "  Je  suis  très 
content  de  M.  de  Montcalm,  écrivait-il  au  ministre  de 
la  guerre,  le  12  juin  ;  je  ferai  l'impossible  pour  mériter 
sa  confiance  ;  je  lui  ai  parlé  dans  les  mêmes  termes  qu'à 
M.  Dieskau,   les  voici  :  "  Ne  vous  en  rapportez  jamais 
"  qu'aux  troupes  de  terre  pour  une  expédition,  mais  aux 
"  Canadiens   et  Sauvages  pour  inquiéter  les  ennemis  ; 
"  envoyez- moi  porter  vos  ordres  dans  les  endroits  péril- 
"  leux  ;    ne  vous  exposez  point."    Je  crois  qu'on  sera 
sur  la  défensive  de  part  et  d'autre.     M.  de  Montcalm 
ne  me  paraît  pas  avoir  envie  d'attaquer  les  ennemis  ; 
je  crois  qu'il  a  raison  ;  dans  ce  pays-ci  1000  hommes 
en  arrêteraient  3,000.  Les  ennemis  sont  plus  nombreux 
que  nous  de  3,000  hommes  au  moins...  Je  suis  déjà 
très  bien  avec  M.  de  Montcalm  ;   j'entrerai  en  campa- 
gne avec  lui  dans  le  courant  de  juillet  ;  je  ferai  en  sorte 
qu'il  le  soit  autant  de  moi.  Il  me  donne  beaucoup  plus 
d'occupation  que   ne  faisait  M.  Dieskau  ;   je  ne  suis 
jamais   plus    content   que   quand  j'ai  beaucoup  d'ou- 
vrage ^  ".    On  voit,  par  ces  dernières  lignes,  que  Mont- 

1  —  Le  chevalier  de  Montreuil  à  M.  cTArgenson,  12  juin  1756  j 
Dussieux,  Le  Canada  sous  la  domination  française,  Paris,  1862, 
p.  277. 


90  MONTCALM 

calm  ne  laissait  pas  chômer  ceux  qui  travaillaient  sous 
ses  ordres.  Son  activité  dévorante  tenait  constamment 
en  haleine  aides  de  camps,  secrétaires  et  état-major.  Il 
était  vraiment  générateur  de  mouvement  et  de  vie.  Que 
pensait-il  lui-même  de  M.  de  Montreuil  ?  Il  rendait 
justice  à  ses  qualités  ;  mais  le  trouvait  un  peu  inférieur 
à  sa  tâche  :  brave  homme,  très  digne  dans  sa  conduite, 
plein  de  courage,  de  sang-froid  et  d'honnêteté,  mais 
n'ayant  pas  toute  l'activité  et  la  compétence  exigées  par 
ses  fonctions  ^. 

Quant  à  l'intendant  Bigot,  qu'il  avait  déjà  vu 
à  Québec,  et  qu'il  devait  revoir  à  Montréal  tra- 
vaillant à  organiser  les  fournitures  de  l'armée,  Mont- 
calm  semblait,  dans  cette  première  période  de  leurs  rela- 
tions, très  favorablement  prévenu  en  sa  faveur.  "  On 
ne  peut  avoir  plus  d'activité  et  d'expédition  dans  son 
travail  que  n'en  a  cet  intendant  ",  devait-il  écrire  de 
lui  quelques  semaines  plus  tard. 

Au  milieu  de  ses  préoccupations  et  de  ses  préparatifs 
d'entrée  en  campagne,  le  général  restait  fidèle  à  corres- 
pondre avec  sa  famille.  Le  15  juin,  il  écrivait  à  sa 
mère  :  "  Mon  établissement  ici  me  donne  beaucoup  de 
peine  comme  dans  tous  les  commencements,  tout  est 
d'une  cherté  horrible,  et  j'aurai  bien  de  la  peine  à  join- 
dre les  deux  bouts  de  l'année  ensemble  avec  les  vingt- 
cinq  mille  francs  que  le  roi  me  donne.  M.  le  chevalier 
de  Lévis  ne  m'a  joint  qu'hier  en  fort  bonne  santé.    Je 

1  —  Montcalm  au  ministre,  1er  novembre  1756,  18  octobre 

1757,  27  octobre  1758 Le  chevalier  de  Montreuil  avait  été 

envoyé  au  Canada  en  même  temps  que  M,  de  Dieskau  en  1755, 
comme  aide-major  général,  avec  le  brevet  de  lieutenant  colo- 
nel. Avant  cela,  il  était  capitaine  au  régiment  de  Piémont. 


MONTCALM  91 

vais  le  faire  partir  d*ici  à  quelques  jours  pour  un  camp, 
et  M.  de  Bourlamaque  pour  l'autre...  Je  ne  sais  ni  où 
ni  quand  je  marcherai  ;  cela  dépend  des  mouvements 
des  ennemis,  et  nous  en  sommes  assez  mal  instruits.  Il 
me  paraît  que  tout  se  fait  lentement  dans  ce  nouveau 
monde.     Mon  activité  a  lieu  à  s'y  tempérer.  En  tout  il 
n'y  a  que  le  service  du  roi  et  l'envie  d'avoir  fait  la  for- 
tune de  mon  fils  qui  puissent  m'empêcher  de  trop  son- 
ger à  mon  expatriement,  à  mon  éloignement  de  vous 
et  à  l'ennui  qui  serait  encore  plus  grand  dans  ce  pays-ci, 
si  je  ne  conservais  un  peu  de  ma  gaieté  naturelle.     Je 
serai  bien  content  quand  je  pourrai  recevoir  de  vos  nou- 
velles.   Je  ne  demande  à  Dieu  que  la  paix  pour  cet 
hiver  ;  si  jamais  quelqu'un  a  dû  la  désirer,  c'est  moi, 
d'autant  plus  que  le  succès  en  est  toujours  incertain." 
C'est  durant  ce  séjour  à  Montréal  que  le  marquis  de 
Montcalm  fit  connaissance  avec  nos  sauvages,  ces  capri- 
cieux et  farouches  auxiliaires  dont  le   concours  était 
parfois  presque  aussi  à  redouter  que  l'abstention.     Le 
3  juin,    nous    apprend    son  journal,    les    Iroquois  du 
Sault  Saint-Louis  vinrent,  avec  "  les  dames  du  conseil," 
le  complimenter  sur  son  arrivée,  et  féliciter  Ononthio 
(c'est   ainsi  qu'ils    appelaient   le   gouverneur  général, 
tandis  qu'ils  appelaient  le  roi  Ononthio  Goa).     Ils  lui 
firent  l'honneur  de  lui   présenter  un  collier,  et  il  les 
assura  qu'il  irait  chez  eux  leur  rendre  visite.     Mont- 
calm sortit  sans  enthousiasme  de  cette  entrevue  origi- 
nale :  "  Ce  sont  de  vilains  messieurs,  écrivit-il,  même 
en  sortant  de  leur  toilette  où  ils  passent  leur  vie. 
Vous  ne  le  croiriez  pas,  mais  les  hommes  portent  tou- 
jours avec  le  casse-tête  et  le  fusil  un  miroir  à  la  guerre 
pour  se  bien  barbouiller  de  diverses  couleurs,  arranger 


02  MONTCALM 

leurs  plumea  sur  la  tête,  leur  pendeloques  aux  oreilles  et 
aux  narines  ;  une  grande  beauté  chez  eux,  c'est  de 
s'être  fait  déchiqueter  de  bonne  heure  l'orbe  des  oreil- 
les, l'avoir  bien  allongé  pour  le  faire  tomber  sur  les 
épaules  ;  souvent  ils  n'ont  point  de  chemise,  mais  un 
habit  galonné  par  dessus  ;  vous  les  prendriez  pour  des 
diables  ou  des  mascarades.  Il  faut  aussi  avec  eux  une 
patience  d'ange...  Au  reste  ces  messieurs  font  la  guerre 
avec  une  cruauté  étonnante  ;  ils  enlèvent  tout  :  femmes 
et  enfants,  et  vous  enlèvent  la  chevelure  très  propre- 
ment, opération  dont  on  meurt  à  l'ordinaire.  Au  reste 
Duché,  le  fils,  peut  vous  prêter  le  cinquième  et  le  six- 
ième volume  du  P.  Charlevoix.  En  général  tout  ce 
qu'il  dit  est  vrai,  à  l'exception  de  brûler  les  prison- 
niers ;  cela  a  quasi  passé  de  mode.  Cette  année-ci,  ils 
en  ont  encore  brûlé  un  vers  la  Belle-Rivière  pour  n'en 
point  perdre  l'habitude,  et  ils  auraient  brûlé  une  femme 
anglaise  avec  son  fils,  sans  la  générosité  d'un  soldat  qui 
leur  a  donné  cinq  cents  livres  pour  la  racheter.  Nous 
leur  rachetons  de  temps  en  temps  des  prisonniers  qui, 
passant  dans  nos  mains,  sont  traités  suivant  les  lois  de 
la  guerre  ^."  Deux  jours  après  avoir  écrit  ces  lignes 
Montcalm  lui-même  vit  arriver  un  parti  de  Nipissings 
qui  ramenait  prisonnière  toute  une  famille  anglaise 
capturée  près  de  Sarasto.  Le  chef  nommé  Machiqua, 
croyant  lui  faire  un  magnifique  présent,  lui  donna  la 
femme  anglaise,  que  le  général  dut  accepter  pour  ne 
pas  leur  déplaire,  en  leur  payant  le  prix  convenu  de 
120  livres,  et  en  leur  faisant  une  gratification  extraor- 

1  —  Montcalm  à  sa  mère,  16  juin  1756. 


MONTCALM  93 

dinaire,  pour  avoir  hoBoré  d'un  aussi  beau  cadeau  le 
grand  commandant  des  troupes  de  Sa  Majesté  ^. 

Pendant  ce  temps,  le  gouverneur  et  les  chefs  de 
l'armée  avaient  arrêté  le  plan  des  opérations  pour  la 
campagne  de  1756.  Le  point  le  plus  menacé  paraissait 
être  la  frontière  du  lac  Saint-Sacrement.  Les  rapports 
des  sauvages  et  des  prisonniers  faits  par  nos  partis 
disaient  que  les  Anglais  y  dirigeaient  leurs  principales 
forces.  Ils  avaient  d'abord  conçu  le  projet  d'attaquer 
les  forts  Fronte  nac,  Niagara  et  Carillon.  C'était  là  l'idée 
que  Shirley,  gouverneur  du  Massachusetts,  avait  tâché 
de  faire  prévaloir.  Mais  au  commencement  du  prin- 
temps il  avait  été  révoqué,  et  trois  officiers  généraux 
britanniques,  le  colonel  Webb,  le  général  Aberromby, 
et  le  comte  de  Loudon,  avaient  été  désignés  pour  diriger 
les  troupes  anglo-américaines.  Celui-ci  devait  être 
le  généralissime.  Les  deux  premiers  le  précédèrent  de 
près  de  deux  mois  ;  et,  dans  la  dernière  quinzaine  de 
juin,  ils  arrivaient  en  Amérique  avec  environ  neuf 
cents  réguliers  ^.  Le  retard  dans  le  recrutement  et 
l'équipement  des  milices  de  la  Nouvelle- Angleterre,  et 
dans  l'organisation  des  transports  d'armes,  de  vivres  et 
de  munitions,  rendit  bientôt  manifeste  l'impossibilité 


1  —  Journal  de  Montcalm,  p.  71. 

2 Lords  of  trade  to  governor  Hardy,  17  Feb.  1756  CDocu- 

ments  relating  to  the  colonial  history  of  the  state  of  New- 
York,  VII,  p.  36)  ;  Fox  to  American  G ov et nor s  (of  New  York, 
New  Jersey,  Massachusetts,  Connecticut,Rhode-Island,  New- 
Hampshire),  13th  March,  1756  (Ibid.,  p.  75)  ;  Montcalm  and 
Wolfe,  Parkman,  1884,  I,  pp.  882,  883.  Le  Parlement  anglais 
avait  voté  115,000  livres  sterling  pour  aider  les  colonies  amé- 
ricaines à  soutenir  les  dépenses  de  la  guerre. 


94  IfONTCALM 

d*exécuter  sur  toute  la  ligne  le  plan  de  Shirley.  On  pro- 
posa donc  principalement  de  renforcer  Oswégo,  et  de 
concentrer  au  lac  Saint-Sacrement  des  forces  suffisantes 
pour  frapper  un  grand  coup  contre  Carillon.  Telles 
étaient  les  informations  reçues  à  Montréal.  Le  19  juin, 
Montcalm  écrivait  dans  son  journal  :  "  Les  Iroquois  du 
Sault  ont  ramené  un  prisonnier  algonquin  qui  a  été 
fait  auprès  d'Orange.  Suivant  son  rapport,  les  opéra- 
tions des  ennemis  paraissent  se  diriger  vers  le  fort  de 
Carillon.  Le  renfort  des  troupes  qu'ils  attendaient  de 
la  vieille  Angleterre  est  arrivé  avec  trois  officiers  géné- 
raux ou  supérieurs  ". 

Etant  donnée  la  situation,  voici  à  quoi  s'arrêta  M.  de 
Vaudreuil,  après  avoir  conféré  avec  Montcalm.  11  fal- 
lait d'abord  hâter  les  travaux  de  fortifications  à  Carillon 
et  y  établir  un  camp  de  réguliers,  de  troupes  de  la  colo- 
nie, de  Canadiens  et  de  sauvages,  qui  formeraient  sous 
le  commandement  d'un  de  nos  officiers  généraux,  une 
armée  capable  de  tenir  tête  aux  Anglais.  Cet  objet 
obtenu,  on  tenterait  un  mouvement  d'offensive  sur  le 
lac  Ontario.  Du  côté  du  fort  Duquesne  et  de  Niagara, 
les  nouvelles  étaient  plutôt  rassurantes,  les  ennemis  ne 
semblant  organiser  aucun  mouvement  contre  ces  deux 
postes.  Défensive  sur  le  lac  Champlain,  offensive  éven- 
tuelle sur  le  lac  Ontario,  tel  était  donc  le  programme 
déterminé  par  les  chefs  militaires  de  la  Nouvelle-France, 
à  la  fin  de  juin  1756.  Sans  doute,  quant  à  la  seconde 
partie  du  programme,  il  y  avait  beaucoup  d'incertitude. 
Mais  une  tentative  quelconque  vers  Chouaguen  sem- 
blait indiquée  comme  essentielle  à  la  sécurité  du  pays. 


MONTCALM  95 

Dès  le  19  mai,  M.  de  Villiers  \  capitaine  de  la  marine, 
était  parti  de  Montréal,  avec  un  détache  oient  de  huit 
cents  hommes  des  troupes  de  la  colonie,  pour  aller  sur- 
veiller les  mouvements  de  l'ennemi  du  côté  de  Choua- 
guen.  Le  5  juin,  il  avait  établi  un  camp  fortifié  de  palis- 
sades, à  la  baie  de  Niaouré  ^,  pour  mettre  en  sûreté  ses 
vivres  et  ses  munitions.  De  là,  il  harcela  les  Anglais 
jusque  sous  le  feu  de  leur  place,  leur  tuant  du  monde 
et  leur  faisant  des  prisonniers.  Le  16  juin,  il  eut  avec 
eux  une  vive  escarmouche,  assez  près  du  fort  pour  que 
celui-ci  tirât  contre  lui  des  coups  de  canon.  Le  25, 
s'étant  embarqué  sur  l'Ile-aux-Galops,  il  attaqua  huit 
berges  et  une  barque  anglaises,  prit  une  berge  armée 
que  montaient  douze  hommes,  et  tua  plusieurs  soldats  à 
bord  des  autres.  Le  3  juillet,  il  surprit,  sur  la  rivière 
Oswégo,  le  convoi  du  lieutenant-colonel  Bradstreet 
qui  venait  de  ravitailler  Chouaguen  ;  et,  dans  un  com- 
bat très  vif,  il  lui  infligea  des  pertes  sensibles,  et  fit  une 
quarantaine  de  prisonniers,  quoique  Bradstreet  parvînt 
à  repousser  l'attaque  ^. 


1  —  M.  Coulon  de  Villiers,  était  le  frère  de  Coulon  de 
Jumonville,  et  c'était  lui  qui  avait  vengé  la  mort  de  ce 
dernier  sur  Washington  et  ses  soldats  au  fort  Nécessité  en 
1755.  Né  à  Verchères,  en  1710,  il  était  fils  de  M.  Nicholas- 
Antoine  Coulon  de  Villiers,  capitaine  dans  les  troupes  de  la 
marine,  tué  en  1733.  Au  témoignage  de  Montcalm,  Louis  de 
Villiers  était  un  des  meilleurs  officiers  de  la  colonie. 

2  —  La  baie  de  Niaouré  s'appelle  maintenant  Sacketts  Har- 
bour.  Elle  est  située  du  côté  sud  du  lac,  tandis  que  Fronte- 
nac était  du  côté  nord,  à  quelques  lieues  de  distance.  De 
Niaouré  à  Chouaguen  il  y  avait  quinze  lieues. 

3  —  Sur  cette  rencontre  du  3  juillet  1756,  les  rapports  fran- 
çais et  anglais  sont  très  contradictoires.   Suivant  quelques 


96  MONTCALM 

M.  DesCombles  officier  du  génie  était  parti  le  15  juin, 
pour  Frontenac,  où  M.  Desandrouins,  le  second  ingénieur 
venu  de  France  cette  année,  se  rendit  aussi.  Ils  com- 
mencèrent à  fortifier  cette  place,  qui  était  en  très  mau- 
vais état,  et  ils  y  firent  travailler  les  bataillons  de 
Guyenne  et  de  la  Sarre  ^  à  un  camp  retranché.    Le  21 


relations  françaises,  le  parti  de  M.  de  Villiers  aurait  remporté 
une  victoire  complète,  et  plus  de  500  anglais  auraient  été  tués 
ou  faits  prisonniers.  Cela  est  certainement  très  exagéré. 
D'autre  part,  les  Anglais  font  de  cette  journée  un  triomphe 
pour  le  colonel  Bradstreeb,  ce  qui  n'est  pas  moins  excessif. 
La  vérité,  c'est  que  la  flottille  anglaise  fut  surprise  et  que 
Bradstreet  perdit  de  soixante  à  s^oixante  dix  hommes,  tués, 
blessés  ou  faits  prisonniers,  mais  qu'il  parvint  à  rallier  sa 
troupe  et  à  tenir  tête  aux  assaillants. 

1  —  L'officier  de  la  Sarre,  que  nous  avons  déjà  cité,  écrivait 
au  sujet  du  fort  Frontenac:  "  Il  est  inconcevable  quelle  en 
est  la  mauvaise  position.  Il  est  dominé  de  partout;  point  de 
magasin  à  couvert  ;  il  paraît  au  premier  coup  d'œil  qu'il  n'a 

été  construit  que  pour  le  commerce" Nous    lisons  aussi 

dans  la  biog  raphie  de  Desandrouins  :  "  Les  officiers  de 
Guyenne  et  de  Béarn  le  reçurent  fort  bien  et  lui  firent  une 
foule  d'honnêtetés  :  l'un  d'eux  lui  donna  une  chambre,  un 
autre  un  mate  las.  Mais  il  fut  moins  bien  accueilli  par  la 
troupe,  car  il  apportait  les  ordres  du  général  et  du  gouver- 
neur  de  réduire  de  un  franc  à  quinze  sous  le  prix  de  la  jour- 
née des  soldats  qui  seraient  employés  au  travail  ".  Cepen- 
dant, le  capitaine  Desandrouins  ne  fut  pas  trop  mécontent 
des  travailleurs.  "  Le  soldat,  écrit-il,  quoique  sa  journée  ne 
fût  que  de  15  sols  au  lieu  de  20,  qu'il  fût  rebuté  par  les  cor- 
vées, gardes,  patrouilles,  exercices,  et  qu'il  fit  des  chaleurs 
insupportables,  travaillait  assez  bien.  Mais  j'étais  depuis  qua- 
tre heures  du  matin,  que  le  travail  commençait,  jusqu'à  ce 
qu'il  finît,  continuellement  à  exciter  les  paresseux"  Et  quant 
à  l'ordinaire,  il  ajoute  :  "  Nous  avons  vécu  chez  madame  du 
Vivier,  femme  d'un  capitaine  de  la  colonie,  tout  le  temps  de. 


MONTCALM  97 

juin  le  colonel  de  Bourlamaque  alla  prendre  le  com- 
mandement des  troupes  cantonnées  à  Frontenac. 

Comme  les  nouvelles  de  Carillon  et  du  lac  Saint- 
Sacrement  continuaient  à  être  assez  alarmantes,  Mont- 
calm  reçut  du  gouverneur  instruction  de  s'y  rendre  en 
personne  avec  le  chevalier  de  Lé  vis,  et  Ton  décida  en 
même  temps  d'y  faire  passer  le  bataillon  de  Royal- 
Roussillon.  Partis  de  Montréal  le  27  juin,  Montcalm 
et  Lévis,  que  le  chevalier  de  Montreuil  accompagnait, 
remontèrent  la  rivière  Richelieu,  en  faisant  de  courtes 
stations  à  Chambly  et  à  Saint-Jean.  Ils  traversèrent 
ensuite  le  lac  Champlain  dans  toute  sa  longueur,  et, 
après  avoir  fait  un  arrêt  plus  prolongé  à  Saint-Frédéric, 
où  ils  examinèrent  la  situation  du  fort,  ils  arrivèrent  à 
Carillon  le  3  juillet.  L'été  canadien  était  alors  dans 
tout  son  épanouissement  fécond  ;  les  forêts  étaient 
pleines  de  chants  et  de  parfums  ;  les  rivières  et  les  lacs, 
tachetés  d'ombre  et  de  lumière,  faisaient  étinceler  leurs 
flots  chatoyants,  comme  autant  de  pierres  précieuses 
serties  dans  les  jeunes  frondaisons  des  bois.  Et  les 
deux  illustres  compagnons  d'armes,  habitués  à  des 
aspects  d'une  beauté  différente,  durent  échanger  plus 
d'une  exclamation  admirative  en  présence  des  splen- 
deurs de  cette  nature  primitive  et  grandiose. 

Carillon,  appelé  par  les  sauvages  Ticondéroga  ou  Che- 


notre  séjour  à  Frontenac,  constamment  avec  du  lard  et  des 
pois  ".  (Le  maréchal  de  camp  Desandrouins,  par  l'abbé  Gabriel, 
Verdun  1887,  pp,  27,28).  Ce  menu  était  cependant  assez plan- 
tureusement  varié  pour  quelques-uns,  grâce  aux  sauvages. 
On  lit  en  effet  dans  la  lettre  de  l'officier  de  la  Sarre  :  '•  Pois- 
son et  gibier  fournis  par  les  Algonquins  à  qui  les  miliciens 
faisaient  des  caresses  ". 
7 


98'  MONTCALM 

ondéroga,  était  situé  sur  un  promontoire  au  fond  du 
lac  Charaplain.  Une  rivière,  de  quatre  à  cinq  milles, 
qui  servait  de  décharge  au  lac  George  ou  Saint-Sacre- 
ment, venait  s'y  jeter,  après  avoir  fait  une  chute  à  envi- 
ron deux  milles  de  la  pointe.  M.  de  Vaudreuil  ^vait 
fait  commencer,  l'année  précédente,  un  fort,  pour  couvrir 
et  défendre  cette  position.  C'était  M.  de  Lotbinière, 
ofi&cier  de  la  colonie,  qui  dirigeait  cet  ouvrage.  Et  les 
hommes  du  métier  trouvaient  les  travaux  trop  lents 
et  trop  dispendieux.  Ce  fort  n'était  pas  en  pierre, 
mais  en  bois,  de  pièces  sur  pièces,  liées  avec  des  tra- 
verses, et  les  intervalles  remplis  de  terre.  Le  poste  était 
bon  comme  défense  de  première  ligne  à  la  tête  du  lac 
Champlain.  Toutefois  le  fort  n'était  pas  assez  grand  ;  il 
ne  pouvait  contenir  que  trois  cents  hommes,  lorsqu'il 
aurait  dû  en  contenir  cinq  cents  ^.  Il  se  composait  de 
quatre  bastions  reliés  par  des  courtines.  Sous  le  canon 
du  fort  s'étendait  le  camp,  où  se  trouvaient  réunis 
environ  deux  mille  deux  cents  hommes  des  bataillons 
de  la  Keine,  Languedoc  et  Royal-Roussillon,  des  troupes 
de  la  marine  et  des  miliciens. 

Montcalm  demeura  douze  jours  à  Carillon,  et  durant 
ce  peu  de  temps  il  fit  un  travail  incroyable.  Il  donna 
d'abord  une  impulsion  plus  énergique  aux  travaux  du 
fort,  afin  de  le  mettre  le  plus  tôt  possible  à  l'abri  d*une 
attaque.  Il  établit  deux  camps  avancés,  Tun  de  trois 
cents  hommes,  commandés  par  M.  de  Contrecœur, 
pour  garder  la  rive  gauche  du  lac  Saint-Sacrement, 
et  l'autre   de   cinq  cents  hommes,   au    Portage,   sous 


1  —  Montcalm  à  (TArgengon,  20  juillet  1756}  Arch.  pror., 
Man.  N.  F.,  2ème  série,  vol.  12. 


MONTCALit  'ai 

le  commandement  de  M.  de  la  Corne,  pour  protéger  ' 
la  rive  droite  de  la  rivière  de  la  Chute,  avec,    à   ce  ^ 
dernier  endroit,  un  poste  intermédiaire   à  relever  tous  * 
les  quatre  jours.  Il  fit  en  personne  plusieurs  reconnais- 
sances, une  entre  autres  jusqu'à  portée  de  l'île  aux  Bas-  ' 
ques,  sur  le  lac  Saint-Sacrement,  et  jusqu'au  poste  des 
Deux-Rochers,   sur    une  étroite    prolongation   du   lac 
Champlain   vers  le  sud-est,  appelée    Wood-Creek  par  ' 
les  Anglais,  et  par  les  Français  Kivière-au-Chicot.    Il  ' 
ordonna  "  beaucoup  de  petites  découvertes  pour  con- 
naître la  position  et  les  mouvements  de  Tennemi,  "  et 
il  organisa  des  patrouilles   et    des  bivouacs,  afin  de 
garantir  son  camp  et  ses  postes  avancés  contre  toute  ' 
surprise.     Montcalm  travailla  aussi  à  remettre  de  l'or- 
dre dans  l'administration  militaire,  s'occupant  spéciale- 
ment des  vivres,  des  magasins,  de  l'hôpital,  de  la  pro- 
preté et  de  la  régularité,  qui  jusque  là  avaient  fait  triste- 
ment défaut.    Il  fit  changer  la  qualité  du  pain,  jeté  au 
rebut  par  les  sauvages,  et  vraiment  détestable,  parce  ' 
qu'une  grande  partie  était  faite  avec  de  la  farine  avariée. 
Il  ordonna  de  mélanger  celle-ci  avec  de  la  bonne  farine  de 
Nérac,  de  sorte  que,  sans  que  le  Roi  subît  aucune  perte,  ' 
on  mangea  "du  meilleur  pain  à  Carillon  qu'à  Montréal." 
Il  adopta  pour  les  miliciens  une  disposition  nouvelle,  en 
les  encadrant  dans  les  troupes  de  la  marine,  qu'il  distri-   ' 
bua  en  six  compagnies.    Enfin  il  chargea  le  chevalier  de  ' 
Lévis  d'un  détachement  pour  aller  reconnaître  ce  qu'on 
appelait   les  chemins  des  Agniers,  vers  le  nord-ouest 
de  Carillon,  et  constater  si  l'ennemi  pourrait  s'en  servir' 
en  venant  attaquer  ce  fort  et  celui  de  Saint-Frédéric. 
Lévis  passa  trois  jours  dans  les  bois,  couchant  à  la  belle 
étoile,  marchant  comme  les  Canadiens  et  les  sauvages, 


100  MONTOALM 

et  les  étonnant  par  sa  vigueur  et  son  endurance.  Durant 
tout  ce  temps  Montcalm  ne  s'épargna  point,  faisant 
des  journées  de  vingt  heures,  se  couchant  à  minuit,  se 
levant  à  quatre  heures,  s'occupant  de  mille  détails, 
tenant  des  conseils  de  guerre  avec  les  sauvages,  et 
n'ayant  pas  le  temps  de  respirer  ^ 

Après  avoir  pris  les  dispositions  les  plus  judicieuses 
pour  mettre  l'armée,  le  camp  et  le  fort  de  Carillon  en 
état  de  résister  aux  Anglais,  il  retourna  le  16  juillet  à 
Montréal,  où  le  mandait  Yaudreuil,  laissant  Lévis  à  la 
tête  des  troupes  sur  cette  frontière.  Cheminant  jour  et 
nuit,  il  arriva  le  19  dans  cette  ville,  d'où  le  lendemain 
il  résumait  ainsi  à  sa  femme  sa  laborieuse  excursion  : 
"  J'ai  commencé  ma  campagne  le  27  du  mois  dernier, 
en  partant  d'ici  avec  M.  le  chevalier  de  Lévis  pour  me 
rendre  au  camp  de  Carillon,  où  nous  sommes  arrivés 
le  3.  Je  n'ai  pas  été  sans  occupation  et  sans  une  fati- 
gue extrême  par  les  divers  ordres  à  y  donner  pour 
tâcher  d'y  remettre  dans  l'ordre  toutes  les  parties  :  hôpi- 
taux, vivres,  diligence  dans  les  travaux,  pour  achever 
un  fort  commencé  l'année  dernière  et  qui  ne  peut  être 
en  état  d'y  hasarder  une  garnison  que  dans  six  semai- 
nes ;  reconnaissance  du  pays,  établissement  des  postes 
pour  la  sûreté  du  camp,  conciliation  avec  les  sauvages, 
sûreté  pour  notre  communication  par  le  lac  Champlain 
où  l'ennemi  a  pris  deux  petites  barques.  J'ai  reçu  un 
courrier  de  M.  de  Vaudreuil  le  13  au  soir.  Je  suis 
parti  le  16,  et,  venant  jour  et  nuit,  je  suis  arrivé  hier. 
Je  puis  vous  dire  avec  vérité  que  je  n'ai  de  ma  vie  eu 


1  —  Montcalm  à  Bourlaynaque,  11  juillet  1756;     Lettres  de 
Bourlamaque,  Québec,  1891,  p.  130. 


MONTCALM  101 

aussi  peu  de  temps  que  dans  ces  trois  semaines.  Je 
laisse  M.  de  Lévis  dans  une  position  épineuse,  mais 
dont  il  se  tirera  mieux  qu'un  autre,  étant  rempli  de 
zèle,  d'intelligence  et  de  courage...  Je  crois  avoir  déter- 
miné M.  le  marquis  de  Vaudreuil  à  augmenter  ce  corps 
d'armée  jusqu'à  3,000  hommes,  et  il  n'y  aura  rien  de 
trop."  Dans  cette  même  lettre,  après  avoir  donné  ces 
nouvelles  militaires,  il  ajoutait  ces  autres  renseignements 
d'ordre  plus  personnel  :  "  J'ai  jusqu'à  présent  réussi 
chez  le  Canadien  et  le  sauvage  ;  ils  m'adorent  et  j'ai 
été  obligé  d'annoncer  mon  retour  à  Carillon  pour  empê- 
cher la  désertion  des  sauvages  qui  m'avaient  suivi  :  j'ai 
pris  leurs  façons  et  je  suis  toute  la  journée  à  tenir  des 
conseils  de  guerre  (ou  bien  fumer)  ;  c'est  cependant 
ennuyeux,  excédant.  " 

Montcalm  écrivait  en  même  temps  au  ministre  de  la 
guerre  pour  le  tenir  au  courant.  Un  passage  intéressant 
de  cette  lettre  est  l'appréciation  qu'il  faisait,  à  ce 
moment,  de  Lévis  ;  "  Je  ne  saurais.  Monseigneur,  écri- 
vait-il, vous  dire  trop  de  bien  de  lui.  Sans  être  homme 
de  beaucoup  d'esprit,  il  a  une  bonne  pratique,  du  bon 
sens,  du  coup  d'œil,  et  quoique  j'eusse  servi  avec  lui, 
je  ne  lui  aurais  pas  cru  tant  d'acquis.  Il  a  mis  à  profit 
ses  campagnes.  Quoique  je  vous  en  écrive  un  bien  qu'il 
mérite,  je  n'écrirais  pas  avec  la  même  franchise  à  M. 
de  Mirepoix."  Le  duc  de  Lévis-Mirepoix,  ancien  ambas- 
sadeur à  Londres,  et  nommé  récemment  lieutenant- 
général  du  Languedoc,  était  le  cousin  de  Lévis  ;  et  Mont- 
calm aurait  craint  sans  doute  que  sa  réflexion  au 
sujet  de  l'esprit  du  chevalier  n'eût  jeté  sur  le  reste  une 
ombre  fâcheuse.  Cependant  cette  petite  réserve,  indi- 
quée en  confidence  à  M.  d'Argenson,  démontrait  la  sin- 


1,02  JifONTCALM 

cérité  des  éloges  décernés  par  le  général  à  son  lieute- 
nant. Celui-ci,  de  son  côté,  se  déclarait  enchanté  de  son 
chef  ;  "  Si  M.  de  Montcalm  est  content  de  moi,  disait-il, 
ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  je  le  suis  beaucoup  de 
lui.  C'est  avec  beaucoup  de  regret  que  je  l'ai  vu  partir. 
Je  serai  toujours  charmé  de  servir  sous  ses  ordres.  Ce 
n'est  pas  à  moi,  Monseigneur,  à  vous  parler  de  son 
mérite,  ni  de  ses  talents,  vous  les  connaissez  mieux  que 
personne  ;  mais  je  puis  avoir  l'honneur  de  vous  assu- 
rer qu'il  a  généralement  plu  à  tout  le  monde  dans  cette 
colonie,  et  qu'il  traite  très  bien  avec  les  sauvages.  Il  a 
aussi  établi  la  discipline  parmi  les  troupes  ^"  Ce  der- 
nier article  était  important,  et  c'était  avec  raison  que 
Montcalm  y  donnait  tous  ses  soins.  **  Le  soldat  est  bien 
ici,  écrivait-il;  comme  il  est  nourri  outre  sa  solde  et 
qu'il  est  employé  à  des  travaux  que  l'on  paye,  il  a  pour 
ainsi  dire  trop  d'argent  ;  aussi  faut-il  avoir  la  plus 
grande  attention  à  la  discipline.  Le  climat,  la  façon 
dont  il  voit  servir  la  milice  du  pays  et  les  sauvages, 
leur  inspire  un  esprit  d'indépendance  ;  car  il  faut  beau- 
coup de  patience  et  de  ménagement  quand  on  mène  à 
la  guerre  des  Canadiens  et  sauvages  ^  ". 

C'était  pour  charger  Montcalm  d'une  importante 
expédition  que  le  gouverneur  l'avait  rappelé  à  Mont- 
réal par  sa  lettre  du  13  juillet.  Il  s'agissait  du  siège 
de  Chouaguen.  Dès  Tannée  précédente  cette  opéra- 
tion avait  été  décidée  dans  un  conseil  de  guerre  tenu 
à  Québec^.    Un  mois  à   peine  après  son  arrivée   au 

1  —  Lévis  au  ministre  de  la  guerre,  1 7  juillet  1756. 
2 —  Montcalm  au  ministre  de  la  guerre,  12  juin  1756. 
3  —  Dialogue  entre  le  maréchal  de  Saxe  et  le  baron  de  Dieskau  ; 
Arch.  proT.;  Man.  N.  F.,  2ème  série,  vol.  II. 


MONTCALM  1-Q3 

Canada  comme  gouveroeur  général,  M.  de  Vaudreuil 
écrivait  au  ministre  :  "  J'agis  avec  confiance,  et  j'ose  me 
flatter  de  faire  raser  Chouaguen.  L'armée  sera  composée 
d'environ  4,300  hommes,  dont  2,000  hommes  de  troupes 
réglées,  1,800  Canadiens  et  500  Sauvages  domiciliés. 
M.  le  baron  de  Dieskau  commandera  cette  armée. 
Chouaguen  est  depuis  l'instant  de  son  établissement  le 
rendez- vous  des  différentes  nations  sauvages.  C'est  de 
Chouaguen  que  sortent  tous  les  colliers  et  les  paroles 
que  les  Anglais  font  répandre  chez  les  nations  du  pays 
d'en  haut.  C'a  toujours  été  à  Chouaguen  que  les  Anglais 
ont  tenu  conseil  avec  les  nations  et  qu'à  force  de  pré- 
sents, principalement  en  boissons  enivrantes,  ils  les  ont 
déterminés  à  assassiner  les  Français.  Enfin,  c'est  par 
conséquent  Chouaguen  qui  est  la  cause  directe  de  tous 
les  troubles  survenus  dans  la  colonie,  et  des  dépenses 
infinies  qu'ils  ont  occasionnées  au  Koi.  De  la  destruc- 
tion de  Chouaguen,  il  s'en  suivra  d'un  côté  le  parfait 
attachement  de  tous  les  sauvages  du  pays  d'en  haut, 
de  l'autre  une  diminution  considérable  des  dépenses  que 
le  roi  fait  annuellement  pour  la  colonie  ^."  La  nouvelle 
qu'une  armée  anglo-américaine,  commandée  par  le  colo- 
nel Johnson,  menaçait  la  frontière  du  lac  Champlain, 
avait  suspendu  l'exécution  de  ce  projet.  La  défaite  de 
Dieskau  au  lac  George  y  avait  fait  renoncer  le  gouver- 
neur pour  1755.  Mais  il  n'en  avait  pas  abandonné 
ridée,  il  en  parlait  souvent  dans  ses  dépêches  à  la 
cour  de  Versailles,  et,  à  l'instar  du  vieux  Caton,  il 
aurait  pu,  avec  une  variante,  terminer  toutes  ses  lettres 


1  —  Vaudreuil  au  ministre^  24  juillet  1755f;  Arch.  prov.  Man, 
N.  F.,  2ème  série,  vol.  II. 


104  MOKTCALM 

par  ce  refrain  perpétuel  :  Delenda  est  Chouaguen.  C'est 
que  cette  place  était  vraiment  une  source  de  péril  et 
d'appréhension  pour  la  Nouvelle-France.  Les  Anglais 
s'y  étaient  établis  en  1727,  au  confluent  de  la  rivière 
Oswégo  et  du  lac  Ontario.  Dans  l'origine  c'était,  di- 
saient-ils, un  simple  poste  de  commerce.  Mais,  au  bout 
de  quelques  années,  ce  comptoir  était  devenu  un  fort 
occupé  par  une  garnison,  et  des  barques  armées 
avaient  été  construites  et  lancées  sur  les  eaux  du  lac. 
A  plusieurs  reprises,  les  autorités  françaises  avaient 
fait  aux  Anglais  des  représentations  au  sujet  de  ce 
qu'elles  considéraient  comme  un  empiétement  de  terri- 
toire ;  mais  ces  démarches  avaient  été  vaines.  Choua- 
guen était  si  important,  si  utile  aux  ennemis  de  la 
France,  qu'ils  tenaient  à  le  garder.  De  ce  poste  ils  pou- 
vaient étendre  leur  domination  sur  la  région  des  lacs, 
exercer  leur  influence  sur  les  sauvages  du  pays  d'en 
haut,  ruiner  le  commerce  du  Canada  avec  l'Ouest,  et,  à 
un  moment  donné,  couper  ses  communications  avec  ses 
forts  de  l'Ohio  et  du  Mississipi. 

Au  printemps  de  175G,  il  y  avait  eu  de  longues 
hésitations  au  sujet  de  l'entreprise  contre  Chouaguen, 
et  tout  le  monde  paraissait  juger,  à  un  certain  mo- 
ment, qu'elle  ne  pourrait  pas  être  tentée  cette  année 
encore.  De  prime  abord,  Montcalm,  Lévis  et  leurs  lieu- 
tenants, ne  la  crurent  guère  possible.  Nos  historiens, 
Gameau  entre  autres,  ont  noté  et  souligné  cette  impres- 
sion ^,  et  fait  honneur  à  Vaudreuil  d'une  résolution  plus 

1 "Le  général  Montcalm  ne  l'approuvait  qu'à  demi  (l'ex- 
pédition d'Oswégo)  ;  il  avait  des  doutes  sur  le  succès."  Et 
Garneau  écrit  encore  :  <' Le  général  Montcalm,  par  un  fatal 
pressentiment,    ne    crut    jamais   au   succès   de  la  guerre, 


MONTCALM  105 

clairvoyante  et  plus  énergique.  Il  est  certain,  nous 
l'avons  constaté  plus  haut,  que  le  gouverneur  caressait 
cette  idée  depuis  longtemps.  Mais  les  difficultés  inhé- 
rentes à  l'entreprise,  la  rareté  des  vivres,  la  lenteur  des 
préparatifs,  lui  inspirèrent  à  lui-même  des  doutes,  qui 
se  manifestaient  dans  ce  passage  de  sa  lettre  au  minis- 
tre, datée  du  8  juin  :  ''  Si  un  détachement  d'environ 
900  hommes  de  troupes  détachées  de  la  marine.  Cana- 
diens et  sauvages,  que  j'ai  envoyé  pour  tenter  d'enlever 
quelques  convois  de  vivres  et  d'empêcher  la  réunion 
des  forces  à  Chouaguen,  peut  avoir  quelque  succès,  et 
que  je  suis  d'ailleurs  dans  des  circonstances  favorables, 
je  pourrai  entreprendre  la  réduction  de  ce  fort."  Tout 
cela  était  fortement  conditionnel. 

Quatre  jours  plus  tard,  Montcalm  écrivait  :  "  Il  aurait 
fallu  être  précautionné,  il  y  a  un  mois,  en  vivres  et  en 
artillerie,  mais  tout  est  en  retard.  Je  presse  que  tout 
soit  au  fort  Frontenac,  qui  sera  le  départ  pour  le  siège 
de  Chouaguen,  afin  de  le  persuader  aux  ennemis  et  le 
faire  si  l'occasion  se  trouve,  ou  au  moins  ce  printemps. 
Monsieur  Bigot  m'écrit  à  me  faire  craindre  que  les 
vivres  n'arrêtent  ce  projet  pour  opérer  cet  hiver  ou  de 


comme  ses  lettres  ne  le  laissent  que  trop  entrevoir;  de  là  une 
apathie  qui  lui  aurait  fait  négliger  tout  mouvement  agresseur, 
sans  M.  de  Vaudreuil,  qui,  soit  par  conviction,  soit  par  poli- 
tique, ne  parut  au  contraire,  jamais  désespérer,  et  conçut  et 
fit  exécuter  les  entreprises  les  plus  glorieuses  qui  aient 
signalé  cette  guerre  pour  les  Français."  (Histoire  du  Canada, 
Québec,  1848,  vol  3,  pp.  64,  65. — Il  nous  semble  que  notre 
illustre  historien  s'est  servi  d'une  expression  dont  il  n'a  pas 
suffisamment  considéré  la  portée  en  employant  le  mot  "  apa- 
thie "  à  propos  de  Montcalm,  dont  l'activité  était  dévorante. 


106  MONTCALIC 

meilleure  heure  ^  ".  Le  19  juin,  il  revenait  sur  ce  sujet  : 
"  Le  retard  dans  l'artillerie  et  les  vivres  arrête  pour  le 
moment  tout  projet  sur  Chouaguen.  M.  de  Vaudreuil 
paraît  n'y  pas  renoncer  pour  l'automne.  Je  crains  les 
mêmes  obstacles  ^"  Le  25  juin,  il  envoyait  à  Bourla- 
maque,  qui  commandait  le  camp  de  Frontenac,  l'infor- 
mation suivante  :  "  Depuis  votre  départ,  on  veut  tou- 
jours faire  le  siège  de  Chouaguen  ;  on  attend  des  sau- 
vages d'en  haut  ;  on  a  tous  les  jours  des  conférences. 
Je  finis  par  donner  un  mémoire,  on  le  prend  ad  réfé- 
rendum ;  on  ne  conclut  rien,  tant  y  a  qu'au  lieu  de 
partir  demain,  samedi,  on  ne  me  fait  partir  que  diman- 
che *  ". 

Le  29,  Bougainville  écrivait  au  même  :  "  M.  le  mar- 
quis de  Montcalm  qui  est  parti  dimanche  matin  avec 
M.  le  chevalier  de  Lévis  (ils  allaient  à  Carillon),  m'a 
chargé.  Monsieur,  de  vous  écrire  qu'il  croyait  qu'il  y 
avait  du  changement  à  l'égard  des  projets  formés  pour 
votre  partie,  et  dont  vous  étiez  instruit.  Cependant 
comme  vous  connaissez  le  terrain  et  la  coutume  de  ce 
lieu-ci,  vous  penserez  aisément  que  ce  changement 
pourrait  encore  être  changé  *." 

Le  10  juillet,  l'abbé  Piquet,  l'actif  missionnaire  de  la 
Présentation,  adressait  à  M.  de  Bourlamaque,  qu'il 
importait  de  tenir  au  courant  de  toutes  ces  fluctuations, 
une  lettre  où  il  disait  :  "  Tous  les  prisonniers  et  les 
déserteurs  anglais  s'accordent  sur  le  nombre  d'hommes 

1  —  Montcalm  au  ministre  de  la  guerre^  12  juin  1756  ;  Arch. 
proT.  Man.  N.  F.,  2ème  série,  vol.  12. 

2  —  Montcalm  au  ministre  delà  guerre,  19  juin  1756;  Ibid. 
3 — Lettres  de  Bourlamaque,  Québec  1891,  p.  127. 

4  —  /6tU,  p.  350. 


MONTCALM  107 

qui  peuvent  se  trouver  à  Chouaguen,  qui  est  de  mille 
ou  neuf  cents  hommes  de  garnison.  Enfin  la  question 
est  décidée  ^,  le  sieur  Eéaume  a  dû  vous  en  porter  les 
nouvelles.  M.  de  Vaudreuil  m'en  écrit  du  28  juin  ; 
tout  est  encore  sous  le  secret.  Quoiqu'il  y  ait  déjà  plus 
d'un  an  que  l'on  se  prépare,  je  pense,  monsieur,  que 
vous  n'en  êtes  pas  mieux  pourvu,  je  dis  même  des 
choses  essentielles.  M.  de  Montcalm  me  marque,  (mais 
sa  lettre  est  du  25  juin,)  qu'il  presse  fort  pour  vous 
revoir  ^  ;  mais  alors  M.  de  Vaudreuil  ne  s'était  pas 
encore  décidé  ^  ". 

A  la  date  du  17  juillet.  Lé  vis,  demeuré  à  Carillon, 
n'espérait  guère  qu'on  pût  assiéger  et  prendre  Choua- 
guen. Il  écrivait  à  M.  d'Argenson  :  "  M.  le  marquis 
de  Montcalm  est  allé  à  Montréal  pour  conférer  avec 
M.  de  Vaudreuil,  d'où  il  doit  se  rendre  vraisemblable- 
ment à  Frontenac  pour  aller  tenter  de  faire  le  siège  de 
Chouaguen,  ou  ce  qui  est  plus  possible,  une  diversion  qui 
dégage  cette  partie  qui  est  menacée,  car  je  crains  que 
les  moyens  ne  lui  manquent  pour  le  siège.  Toutes  les 
entreprises  sont  dans  ce  pays  très  difiâciles  ;  on  en  doit 
presque  toujours  le  succès  au  hasard.  Toutes  les  posi- 
tions qu'on  peut  prendre  sont  critiques  *  ". 

Maintenant,  voici  comment  Bigot  appréciait  la  situa- 


1  —  Le   texte  porte  "  en  décide,  "  mais  c'est  évidemment 
une  erreur  du  copiste. 

2 — Ce   passage,   nous    semble-t-il,    doit    être    interprété 
comme  indiquant  que  Montcalm  pressait  pour  aller  rejoindre 
Bourlamaque  à  Frontenac,  et  organiser  l'expédition  de  Choua- 
guen, si  elle  était  jugée  praticable. 
.3  —  Lettres  de  Bourlamaque,  p,  35. 

4 —  Lettres  du  chevalier  de  Léois  j  Montréal,  1889,  p,  %\. 


108  MONTCALM 

tion  le  26  juillet  :  "  Si  l'entreprise  eût  été  faite  plus 
tôt,  elle  était  sûre  ;  présentement  c'est  pair  ou  non. 
Elle  réussira  encore  si  on  n'a  pas  considérablement 
renforci  (Chouaguen).  Noua  le  saurons  dana  douze 
jours  et  peut-être  plus  tôt  ^  ". 

Nous  tenons  particulièrement  à  citer  ici  le  journal 
inédit  de  M.  de  la  Pause,  aide-major  au  régiment  de 
Guyenne,  qui  représente  avec  une  netteté  remarquable 
la  situation  :  "  Ce  fut,  écrivait  cet  officier,  vers  le  com- 
mencement de  juillet  que  M.  le  marquis  de  Vaudreuil 
se  détermina  d'entreprendre  le  siège  de  Chouaguen,  sur 
le  rapport  de  quelques  prisonniers,  et  encore  plus  sur 
l'envie  qu'il  avait  toujours  eue  de  tenter  cette  entre- 
prisef]  Il  n'avait  osé  la  tenter  plus  tôt  sur  la  crainte  où 
on  était  que  les  ennemis  ne  fussent  en  marche  pour 
attaquer  Carillon....  M.  le  marquis  de  Montcalm  lui  fit 
observer,  malgré  l'envie  qu'il  avait  d'entreprendre  ce 
siège,  combien  il  était  à  craindre  de  ne  pouvoir  y  réus- 
sir, par  le  peu  de  troupes  qu'on  pourrait  employer  à  ce 
siège,  par  le  défaut  des  vivres  et  de  l'artillerie  propre 
à  ces  sortes  d'entreprises  ;  ne  connaissant  qu'imparfai- 
tement ces  forts  ;  sachant  par  les  prisonniers  que  les 
ennemis  y  étaient  au  nombre  de  16  à  1800,  et  qu'ils 
avaient  un  régiment  à  Shenectady  qui  était  à  même 
de  s'y  porter,  qu'ils  étaient  munis  de  tout  ce  qui  leur 
était  nécessaire  pour  une  défense,  beaucoup  d'artillerie, 
et  nombre  de  bâtiments  qui  nous  pouvaient  empêcher 
la  navigation  du  lac,  et  nous  faire  perdre  notre  artille- 
rie si  malheureusement  nous  étions  obligés  à  lever  le 


l--.  Bigot  à  Lévis,  Montréal,  26  iuillet   1756;    Lettres  de 
ot,  Québec  1895,  p.  9. 


MONTCALM  109 

siège.  Toutes  ces  réflexions  étaient  justes.  Il  l'assura 
que,  de  son  côté,  il  ferait  l'impossible  pour  la  réussite, 
mais  qu'il  ne  pouvait  répondre  des  événements  ^  ". 

Enfin,  le  30  août,  après  l'événement,  résumant  pour 
sa  femme  la  campagne  qu'il  venait  de  faire,  Montcalm 
lui  disait  :  "  Vers  le  milieu  du  mois  de  juin,  les  enne- 
mis paraissant  porter  toutes  leurs  forces  du  côté  du  lac 
Saint-Sacrement,  il  y  a  deux  mois  que  je  proposai  à 
M,  le  marquis  de  Vaudreuil  de  donner  à  notre  défen- 
sive un  air  d'offensive,  en  faisant  une  diversion  vers 
Chouaguen,  qui  pût  dégager  la  frontière  du  lac  Saint- 
Sacrement,  et  en  même  temps  faire  le  siège  de  cette 
place  si  la  lenteur  ou  les  fautes  des  ennemis  le  permet- 
taient." 

Le  groupement  de  ces  textes  nous  semble  prouver 
clairement  :  1°  Que  M.  de  Vaudreuil  pensait  depuis 
longtemps  au  siège  de  Chouaguen;  2^  qu'au  printemps 
de  1756,  le  retard  dans  la  concentration  des  vivres  et 
de  l'artillerie  rendait  le  projet  problématique  ;  3*^  que 
l'intendant  Bigot  était  de  cet  avis;  4^  que  Montcalm 
s'efforçait  de  hâter  les  préparatifs  de  l'entreprise,  tout 
en  craignant  qu'elle  ne  pût  avoir  lieu  dans  des  condi- 
tions avantageuses  ;  6^  que  Vaudreuil  lui-même,  malgré 

1  —  Le  document  absolument  inéd-.t  que  nous  citons  est  inti- 
tulé ;  Mémoire  et  observations  sur  mon  voyage  en  Canada. 
Comme  nous  l'avons  dit  dans  notre  préface,  nous  en  devons 
la-  communication  à  l'obligeance  et  au  bon  vouloir  intelligent 
de  madame  la  comtesse  de  Ledinghem,  arrière-petite  nièce  de 
M.  de  la  Pause.  Outre  ces  Mémoire  et  observations,  qui  for- 
ment deux  cahiers  volumineux,  nous  avons  par  devers  nous 
une  foule  de  mémoires,  de  rapports  et  de  relations,  dûs  à  M. 
de  la  Pause,  dont  nous  nous  servirons  plus  d'une  fois  dans 
cet  ouvrage. 


llb  MONTCALM 

son  désir  de  détruire  Chouaguen,  hésitait  à  tenter  l'aven- 
ture ;  6"  que  Montcalm  n'était  pas  contraire  au  siège, 
mais  insistait  pour  qu'on  prit  les  moyens  d'en  assurer 
le  succès  ;  7®  qu'au  commencement  de  juillet  seule- 
ment, malgré  l'insuffisance  de  ses  ressources,  M.  de  Vau- 
dreuil  se  décida  à  risquer  l'expédition.  Il  nous  semble 
que,  logiquement  et  loyalement,  on  ne  peut  tirer  d'autres 
déductions  de  ces  textes,  qui  ne  sont  pas  des  commen- 
taires ou  des  exposés  faits  après  coup,  mais  qui  con- 
tiennent des  constatations,  des  observations,  des  confi- 
dences au  jour  le  jour,  et  comme  la  notation  des  faits 
tels  qu'ils  se  produisaient,  des  opinions  telles  qu'elles 
évoluaient. 

Que,  plus  tard,  Vaudreuil  réclame  le  mérite  d'avoir 
fait  l'entreprise  de  Chouaguen  malgré  l'opposition  qu'il 
rencontra  ^J que  Montcalm,  de  son  côté,  affirme  avoir, 
en  cette  circonstance,  ramené  par  ses  mémoires  M.  de 
Vaudreuil  hésitant  ^  ;  cela  ne  saurait  modifier  l'ensem- 
ble des  conclusions  dont  nous  venons,  croyons-nous, 
d'établir  le  bien  fondé.  Il  est  certain  que  le  gouverneur 
tenait  à  la  chute  du  poste  anglais  ;  et  il  est  démontré 
que  la  pénurie  de  ses  ressources  le  fit  avec  raison 
balancer  à  en  tenter  le  siège,  au  mois  d'août  1756.  De 
même  il  est  indubitable  que  Montcalm,  tout  en  approu- 
vant l'idée  et  en  comprenant  l'importance  de  réduire 
Oswégo,  était  frappé  des  risques  énormes  de  cette  expé- 
dition et  redoutait  un  insuccès  à  cause  du  défaut  de 


1  —  Vaudreuil  au  ministre  de  la  marine^  30  août  1756  ;  Arch. 
prôv.,  Man.,  N.  Fi,  7e  sérié,  vol.  12.  ' 

2  —  Montcalm  au  ministre  de  la  guerre,  2Ô'jdîllet  1758  ;  Ibid. 

TOl.  U. 


MONTCALM  111 

préparatifs.  Il  l'écrivait  au  ministre  la  veille  de  son 
départ  pour  Frontenac  :  "  L'objet  qui  m'y  fait  passer, 
disait-il,  est  un  projet  qui  m'a  paru  assez  militaire  si 
toutes  les  parties  de  détail  sont  bien  combinées,  et  je 
pars  sans  en  être  assuré  ni  convaincu.  Vous  pouvez 
être  certain  que  je  me  livre  à  ce  sujet  de  bonne  grâce 
et  que  je  ne  me  suis  compté  pour  rien  dans  une  occa_ 
sion  si  intéressante,  et  qui  m'a  parue  bien  remplie 
d'obstacles."  Montcalm  avait  raison  de  dire  qu'il  entre- 
prenait cette  campagne  "  de  bonne  grâce.  "  Dès  le  len- 
demain du  jour  où  il  avait  reçu  à  Carillon  le  message 
du  gouverneur  lui  communiquant  sa  décision,  il  avait 
écrit  à  Bourlamaque  une  lettre  qui  montrait  avec  quelle 
vigueur  il  entendait  mener  les  opérations.  Les  officiers 
devaient  marcher  quasi  comme  à  un  bivouac.  Il  fal- 
lait, sans  les  mettre  au  courant  du  projet,  les  préparer 
à  une  réduction  d'équipages,  car,  déclarait  le  général, 
"  je  serai  sévère  sur  ce  que  j'ordonnerai  et  dont  je  don- 
nerai l'exemple.  Une  tente  de  deux  en  deux  officiers^ 
nulle  cage  à  poules,  les  ordinaires  de  quatre  officiers  au 
moins — on  porte  moins  de  batterie — un  porte-manteau 
pour  chacun  avec  une  demi-douzaine  de  chemises. 
L'opération  doit  être  faite  ou  manquée  dans  moins  de 
vingt  jours.  Il  faut  les  savoir  passer  durement  pour 
une  expédition  qui  serait  aussi  importante,  et  très  avan- 
tageuse pour  les  régiments  qui  en  seraient  chargés." 
Comme  on  le  voit,  si  Montcalm  trouvait  l'entreprise 
quelque  peu  téméraire,  par  le  désavantage  des  condi- 
tions où  elle  devait  se  faire,  il  n'y  mettait  pas  moins 
tout  son  cœur  et  toute  son  énergie. 

Nous  avons  dit  qu'il  était  arrivé  à  Montréal  le  li) 
juillet.    Après  avoir  conféré  avec  M.  de  Vaudreuil  et 


112  MONTCALM 

s'être  entendu  avec  lui  pour  la  conduite  de  l'expédi- 
tion, il  se  remit  en  route  le  21.  Dans  sa  lettre  du  20 
juillet,  déjà  citée,  il  informait  sa  femme  de  ses  mouve- 
ments :  '*  Je  pars  demain,  lui  annonçait-il,  pour  me 
rendre  en  toute  diligence  possible  à  Frontenac  où.  je  dois 
trouver  nos  bataillons  de  la  Sarre,  Guyenne  et  Béarn, 
M.  de  Bourlamaque,  M.  Rigaud  de  Vaudreuil,  frère  du 
gouverneur  général,  avec  un  corps  de  troupes  de  la 
colonie,  milices,  canadiens  et  sauvages,  d'environ  1,500 
hommes,  des  ingénieurs,  et  de  l'artillerie,  pour  tenter 
un  débarquement  auprès  de  Chouaguen,  qui  puisse 
mettre  à  même  d'en  faire  le  siège,  ou  au  moins  une 
diversion  pour  rappeler  une  partie  des  forces  anglaises 
qui  semblent  menacer  M.  le  chevalier  de  Lévis.  Ma 
commission  est  si  hérissée  de  difficultés  et  dépend  du 
concours  de  tant  de  choses  que  je  ne  puis  répondre  que 
de  beaucoup  de  zèle  pour  la  bien  remplir."  Montcalm, 
accompagné  de  son  aide-de-camp  Bougainville,  s'em- 
barqua à  Lachine  le  21  juillet  au  matin.  Sa  navigation 
et  ses  portages  ^  se  firent  heureusenaent.  Le  27,  il  était 
au  poste  de  la  Présentation,  fondé  par  l'abbé  Piquet, 
prêtre  de  Saint-Sulpice,  qui  y  avait  fait  un  établisse- 
ment et  construit  un  fort,  autour  duquel  s*étaient  fixés 
une  centaine  de  chefs  Iroquois  '^.  Le  général  y  rencon- 
tra des  députés  des  Cinq- Nations  qui   se   rendaient  à 


1  —  Pour  les  lecteurs  non  avertis,  nous  dirons  ici  qu'en 
remontant  le  Saint -Laurent,  en  haut  de  Montréal,  la  violence 
des  rapides  forçait  les  voyageurs  à  débarquer  à  certains  en- 
droits pour  faire  par  terre  le  trajet  jusqu'au  dessus  de  l'obs- 
tacle. 

2 — Journal  de  Bougainville.  La.  Présentation  porte  main- 
tenant le  nom  d'Ogdensburg. 


MONTCALM  lia 

Montréal.  Il  tint  conseil  avec  eux,  et,  les  jugeant  plus 
espions  qu'ambassadeurs,  il  écrivit  au  gouverneur  de  les 
retenir  à  Montréal  jusqu'après  l'expédition.  Le  28  il 
repartait  de  ce  poste,  et  arrivait  à  Frontenac  le  29. 
M.  Le  Mercier,  commandant  de  l'artillerie,  l'avait  pré- 
cédé de  deux  jours,  apportant  au  bataillon  de  la  Sarre 
l'ordre  de  traverser  au  camp  de  Niaouré,  où  M.  de 
Kigaud  venait  d'être  envoyé  avec  plusieurs  centaines 
d'hommes  des  troupes  de  la  marine,  de  Canadiens  et 
de  sauvages,  pour  se  mettre  à  la  tête  du  détachement 
commandé  jusque  là  par  M.  de  Villiers. 

A  peine  débarqué,  Montcalm  vit  se  présenter  à  lui 
un  homme  qu'il  eut  sans  doute  quelque  peine  à  recon- 
naître. C'était  M.  Des  Combles,  capitaine  du  génie,  de 
retour  à  Frontenac  depuis  la  veille,  harassé,  épuisé, 
hâve,  défait,  par  suite  des  incroyables  fatigues  qu'il 
avait  éprouvées  en  allant  faire  une  reconnaissance  jus- 
que sous  les  murs  de  Chouaguen.  Il  venait  soumettre 
au  général  un  croquis  de  la  partie  sud-est  du  lac  Onta- 
rio, avec  toutes  les  pointes,  les  anses  et  les  rivières, 
depuis  la  baie  de  Niaouré  jusqu'à  l'Anse-aux-Cabanes, 
et  du  chemin  de  quatre  lieues  qui  conduit  de  ce  der- 
nier endroit  à  Chouaguen  ^.  Son  rapport  était  encoura- 
geant. D'après  lui,  le  siège  était  très  possible  et  les 
obstacles  surmontables.  Montcalm  se  mit  immédiate- 
ment à  l'œuvre.  Dès  ce  moment,  il  traça  dans  son 
esprit  tout  le  plan  de  sa  campagne,  et  il  est  intéressant 
d'en  lire  l'esquisse  dans  une  de  ces  lettres  intimes  et 
rapidement  enlevées  qu'il  avait  déjà  commencé  d'écrire 


1  —  Le  maréchal  de  camp  Desandrouinu  ;  guerre  du  Canada^ 
par  l'abbé  Gabriel  ;  Verdun,  1887. 
8 


114  MONTCALM 

et  qu'il  continua  jusqu'à  sa  mort  d'adresser  à  M.  de 
Lévis  :  **  Me  voici,  mon  cher  chevalier,  lui  disait-il,  à 
cent  quarante  lieues  de  vous,  toujours  au  moment  d'opé- 
rer ou  ne  pas  opérer.  J'attends  Béarn  et  les  barques  de 
Niagara.  Si  elles  arrivent  demain,  je  partirai  le  5 
avec  cent  cinquante  bateaux  pour  me  réunir  le  6  à  M. 
de  Rigaud,  à  la  grand' terre,  vis  à  vis  l'Ile- aux-Galops, 
y  rester  le  7,  repartir  le  8,  sur  deux  colonnes,  l'une 
par  terre  et  l'autre  par  mer,  débarquer  mes  troupes  le 
10,  tâcher  d'établir  douze  pièces  le  12,  pour  pouvoir 
foudroyer  le  fort  Ontario  le  13  au  matin." 

Quand  on  rapproche  ces  lignes  du  journal  de  la  cam- 
pagne qui  devait  être  rédigé  quelques  jours  plus  tard, 
on  reste  frappé  de  l'exactitude  avec  laquelle  le  général 
décrivait  d'avance  les  opérations.  Cependant,  il  avait 
bien  soin  de  rappeler  à  son  lieutenant  quelle  part  d'im- 
prévu et  d'incertitude  il  y  avait  dans  l'entreprise.  Et 
il  ajoutait  :  "  Si  je  prends  le  fort  Ontario,  peut-être  ne 
prendrai-je  pas  le  vieux  Chouaguen.  Si  leurs  barques 
sont  dans  le  port,  j'essaierai  de  les  brûler...  Si  je  ne 
fais  rien  de  ce  que  je  vous  écris,  n'en  soyez  pas  surpris. 
Au  reste,  il  faut  être  fort  téméraire  ou  bon  citoyen 
pour  tenter  cette  besogne  avec  moins  d'artillerie,  moins 
de  troupes  que  les  assiégés,  et  un  embarras  horrible 
pour  les  vivres.  Ce  que  je  vous  écris  est  pour  vous 
seul." 

Du  29  juillet  au  4  août,  Montcalm  travailla  sans 
relâche  à  l'organisation  des  différents  services.  Il  fît  la 
revue  des  troupes,  s'occupa  de  leur  répartition,  des 
vivres,  de  l'artillerie,  des  bateaux  pour  les  transports. 
Il  donna  une  attention  spéciale  à  ce  qui  concernait  les 
miliciens,  voyant  à  ce  qu'ils  fussent  bien  équipés,  et  à 


MONTCALM  115 

ce  que  leurs  armes  fussent  mises  en  bon  état  ^.  Il  lui 
fallut  aussi  tenir  conseil  avec  les  sauvages.  Le  rendez- 
vous  de  toutes  les  troupes  avait  été  fixé  à  la  baie  de 
Niaouré.  Montcalm  y  envoya  son  aide  de  camp  Bou- 
gain ville  pour  y  conférer  avec  M.  de  Eigaud,  prendre 
connaissance  des  subsistances,  faire  construire  des  fours, 
et  établir  le  dépôt  de  vivres  destinés  à  alimenter  l'armée 
de  Chouaguen^ 

Au  milieu  de  ce  fiévreux  déploiement  d'activité,  il 
se  vit  soudain  saisi  d'une  difiBculté  capable  d'entraver 
toute  l'expédition.  M.  LeMercier  était  parti  d'avance  pour 
Niaouré,  et  avait  poussé  une  reconnaissance  jusqu'aux 


1  —  Ce  n'était  pas  une  mince  besogne  que  celle  de  mettre 
les  miliciens  en  état  de  faire  efficacement  leur  service.  Le 
passage  suivant  des  Mémoires  de  M.  de  la  Pause  peut  nous 
en  donner  une  idée  :  ''  M.  de  Montcalm  me  donna  ses  ordres 
pour  arranger  et  mettre  l'ordre  parmi  les  1,200  Canadiens  qui 
étaient  arrivés  sans  chefs,  nans  ordre,  sans  les  rôles  de  leurs 
noms,  sans  armes  et  presque  tout  nus.  Il  fallut  former  de 
petites  troupes  de  ces  gens  et  y  mettre  des  chefs,  choisir  les 
plus  capables,  visiter  les  armes  pour  les  faire  raccommoder, 
prendre  leurs  noms  et  ceux  des  paroisses  et  compagnies  dont 
ils  étaient,  connaître  ceux  qui  avaient  des  métiers  et  les  assu- 
jettir à  l'appel  des  chefs,  et  les  chefs  à  venir  à  l'ordre  et  aux 
distributions  en  règle,  à  arranger  les  bateaux,  à  compter  la 
quantité  qu'il  en  faudrait  mettre  dans  chacun,  le  poids  qu'on 
pourrait  y  embarquer,  et  faire  préparer  des  vivres  pour  dix- 
huit  jours.  Nous  n'eûmes  que  quatre  jours  pour  mettre  tout 
en  règle,  et  le  4  nous  aurions  été  en  état  de  partir  ;  mais  nous 
ne  partîm*»8  que  le  5  août  à  cause  du  temps."  C'est  peut-être 
la  diligence  et  la  dextérité  déployées  par  l'aidemajor  de 
Guyenne  en  cette  circonstance  qui  faisait  dire  à  Montcalm 
dans  une  lettre  à  Lé  vis  :  ''  La  Pause  est  un  homme  divin." 

2  —  Journal  de  Montcalm,  p»  8S, 


116  MONTCALM 

environs  d'Oswégo,  afin  de  trouver  un  endroit  propice 
au  débarquement  de  l'artillerie.  Il  afi&rmait  avoir  eu 
la  chance  d'en  découvrir  un  à  une  demi-lieue  seulement 
du  fort  Ontario.  Mais  M.  de  Rigaud  n'était  pas  du 
même  avis,  et  expédia  au  général  un  ofl&cier  pour  le 
mettre  au  courant  de  ce  conflit  d'opinion.  C'est  Mont- 
calm  lui-même  qui  raconte  cet  incident  à  Lévis,  avec  sa 
vivacité  d'expression  habituelle  :  "Pour  prendre  Choua- 
guen,  lui  écrit-il,  il  faut  mener  de  l'artillerie  ;  où  la 
débarquera-t-on  ?  M.  Mercier,  qui  est  plus  canadien 
que  tous  les  Canadiens  même,  qui  a  fait  battre  et  pren- 
dre M.  de  Dieskau  \  veut  débarquer  à  une  petite  anse, 
à  demi-lieue  de  Chouaguen.  Officier  de  la  part  de  M. 
de  Rigaud  pour  me  dire  que  ce  sont  des  accores,  que 
mon  escadre  ne  pourra  pas  débarquer  et  périra,  mais 
qu'il  faut  débarquer  à  trois  lieues  et  demie  plus  haut,  et 
faire  un  chemin.  Quel  parti  prendre  ?  Le  voici  :  Je  ne 
veux  pas  qu'il  soit  dit  que  j'ai  marché  à  un  siège  pour 
le  lever,  que  j'ai  exposé  l'artillerie.  Je  pars  après- 
demain  au  soir,  ou  le  5  au  matin,  avec  quatre  pièces  de 
canon  de  campagne,  des  munitions  pour  deux  mille 
hommes,  des  vivres  ;  et,  moins  roi  que  pirate,  je  vais 
reconnaître,  avec  mes  deux  yeux,  ce  qu'il  y  a  à  faire, 


1 — C'était  simplement  par  raillerie  que  Montcalm  disait 
du  capitaine  Le  Mercier  qu'il  était  "  plus  canadien  que  tous 
les  Canadiens  même.  '  Cet  officier  était  français,  mais  il  appar- 
tenait aux  troupes  de  la  marine  ou  de  la  colonie.  On  préten- 
dait que  Dieskau  avait  accordé  beaucoup  trop  de  confiance  à 
ses  avis  peu  judicieux.  Le  mot  de  Montcalm  à  son  adresse 
était  une  boutade.  Le  général  trouvait  les  Canadiens  un  peu 
fanfarons,  et  il  estimait  que  le  capitaine  Le  Mercier  l'était 
beaucoup. 


MONTCALM  117 

travailler  à  un  chemin.  Je  laisse  ici  Béarn,  cent 
bateaux,  dont  quatre-vingts  pour  l'artillerie,  cinq  cents 
Canadiens,  pour  lea  faire  parvenir,  si  le  cas  y  échéait, 
et  je  tâcherai  de  tenir  la  campagne  audacieusement,  si 
je  ne  puis  faire  un  siège  ^." 

•  Avant  le  départ  des  troupes,  Montcalm  voulut  les 
préparer  d'avance  à  la  discipline  rigide  qui  allait  deve- 
nir nécessaire  et  aux  sacrifices  qu'il  faudrait  leur  de- 
mander. Il  les  informa  que,  si  les  convois  de  pain 
étaient  interceptés,  on  serait  obligé  de  les  réduire  :  les 
sauvages  au  blé-d'Inde,  les  Canadiens  à  une  pâte  faite 
avec  de  la  farine,  et  les  soldats  français  à  une  maigre 
ration  de  pain  renforcée  d'une  addition  de  pois.  Tous 
acceptèrent  d'avance  et  avec  joie  ce  régime  Spartiate. 
Il  promulgua  ensuite  un  règlement  par  lequel  les  offi- 
ciers ne  devaient  emporter  aucune  espèce  d'équipage, 
devaient  vivre  de  la  ration  commune  à  tous  les  hom- 
mes, et  coucher  à  deux  sous  une  simple  canonnière  ^  de 
soldat.  Les  troupes  se  soumirent  à  tout  avec  d'autant 
plus  de  bonne  grâce  que  le  général  lui-même  paya 
d'exemple,  n'ayant  d'autre  habitation,  durant  toute  la 
campagne,  avec  un  de  ses  aides  de  camp,  qu'une  canon- 
nière de  toile  ^. 

Tous  ses  préparatifs  terminés  et  toutes  ses  disposi- 
tions prises,  Montcalm  ordonna  aux  barques  la  Mar- 
quise de  Vaudreuil  et  la  Hurault  *,  armées  de  vingts 

1  —  Montcalm  à  Lévis,  2  août  1756;  Lettres  de  Montcalm, 
p.  29. 

2  —  La  canonnière  est  une  petite  tente  de  campagne,  de 
forme  conique,  dont  la  pente  descend  jusque  sur  le  sol. 

3  —  Journal  de  Montcalm,  p.  90. 

4  — Elles  étaient  commandées  parles  capitaines  Laforce  et 
Labroqùerie. 


118  MONTCALM 

huit  pièces  de  canon,  et  montées  par  deux  cents  hommes, 
d'aller  croiser  jusqu'à  la  hauteur  de  Chouaguen,  pour 
protéger  nos  convois  et  surveiller  les  démarches  que 
l'ennemi  pourrait  tenter  du  côté  de  Niagara,  où  il  ne 
restait  qu'une  faible  garnison.  A  ce  moment  voici 
quelle  était  la  situation  des  forces  dont  pouvait  dispo- 
ser le  général  pour  cette  expédition.  Au  camp  de 
Niaouré,  le  bataillon  de  la  Sarre,  et  six  cents  miliciens, 
sauvages  et  troupes  de  la  marine,  commandés  par  M. 
de  Rigaud,  formaient  l'avant-garde.  A  Frontenac  il  y 
avait  les  [bataillons  de  Guyenne  et  de  Béarn  avec  un 
corps  de  Canadiens  et  de  sauvages.  Toutes  ces  troupes 
pouvaient  faire  un  total  de  3,200  hommes  environ.  Il 
fut  décidé  que  Guyenne  avec  une  partie  des  Canadiens 
et  des  sauvages  et  l'artillerie  légère,  formeraient  une 
première  division,  qui  partirait  le  5  août  ;  Béarn  et  la 
grosse  artillerie  suivraient  à  deux  jours  d'intervalle. 

Le[4  août,  à  neuf  heures  du  soir,  Montcalm  s'embar- 
quait en  canot,  avec  les  deux  ingénieurs,  MM.  Des- 
combles et  Desandiouins,  et  quelques  sauvages  sous 
les  ordres  de  M.  de  Montigny.  C'était  une  nuit  d'orage  ; 
l'atmosphère  était  chargée  d'électricité,  et  les  éclairs, 
zébrant  la  nue,  faisaient  incessamment  passer  les 
vagues  soulevées  de  l'Ontario  des  clartés  fulgurantes 
aux  ténèbres  opaques.  Ballotté  dans  son  frêle  esquif, 
Montcalm,  dont  l'esprit  cultivé  était  toujours  plein  de 
réminiscences  classiques,  murmura  peut-être  en  cet  ins- 
tant périlleux,  dans  le  vent  et  la  foudre,  le  mot  célèbre 
de  César  au  nautonnier  tremblant.  Vers  minuit,  il  fal- 
lut relâcher  à  l'île  aux  Chevreuils.  On  repartit  le  5,  et 
le  6  au  matin  le  général  arrivait  au  camp  de  Niaouré. 
Il  tint,  dans  la  matinée,  un  conseil  de  guerre  avec  les 


MONTCALM  119 

principaux  officiers,  et  un  autre,  dans  Taprès-midi,  en 
plein  air,  avec  les  sauvages,  Nipissings,  Algonquins, 
Abénaquis,  Iroquois  et  Folles- Avoines,  au  nombre 
d'environ  250.  Il  les  lia  à  l'expédition  avec  un  collier 
de  quatre  mille  grains  de  porcelaine.  Les  chefs  assurè- 
rent leur  Père  Ononthio, — ils  appelaient  ainsi  Mont- 
calm — qu'ils  voulaient  détruire  l'Anglais  et  se  réjouis- 
saient de  marcher  sous  ses  ordres.  A  la  fin  de  la  céré- 
monie, un  chef  nipissing  se  leva  et  pria  "  son  père  de 
ne  point  exposer  les  sauvages  au  feu  de  l'artillerie  et 
de  mousqueterie  des  forts,  attendu  que  leur  coutume 
n'était  point  de  combattre  contre  des  retranchements  et 
des  pieux,  mais  dans  les  bois  où  ils  entendaient  la 
guerre,  et  où  ils  pourraient  trouver  des  arbres  pour  se 
mettre  à  l'abri,  assurant  qu'ils  se  comporteraient  bien." 
Montcalm  leur  promit  qu'ils  seraient  employés  comme 
éclaireurs,  et  que  leur  tâche  consisterait  surtout  à  cou- 
per les  communications  de  l'ennemi  avec  les  secours 
qu'on  pouvait  lui  expédier.  Ils  manifestèrent  une 
grande  satisfaction,  et  le  conseil  fut  levé  après  qu'ils 
eurent  dansé  et  chanté  la  guerre  ^.  Le  même  jour,  le 
général  détacha  deux  petits  partis  dirigés  par  MM.  de 
Langy  et  de  Richerville,  officiers  de  la  colonie,  pour 
avoir  des  nouvelles  des  Anglais,  découvrir  leurs  mou- 
vements et  intercepter  leurs  courriers.  La  première 
division,  comprenant  six  cents  Canadiens,  le  bataillon  de 
Guyenne,  les  vivres,  l'hôpital  et  vingt  bateaux  pour 
l'artillerie  de  campagne,   arriva  le  7  au  matin,  sous  le 


1  —  Le  maréchal  de  camp   DesandrouinSj  p.  34  ;  Jf.  d!«  la 
Rochebeaucour  à  M.  de  Fonthrune 
Montcalm^  p.  31. 


120  MONTCALM 

commandement  de  Bourlamaque.  Cela  faisait  une  flot- 
tille de  cent  bateaux  ^.  Le  8  août,  à  dix  heures  du 
matin,  Montcalm  envoya  M.  de  Rigaud  avec  tous  les 
sauvages  et  environ  cinq  cents  Canadiens  pour  aller 
prendre  position  à  l'Anse-aux-Cabanes,  à  trois  lieues  et 
demie  de  Chouaguen.  MM.  Desandrouins  et  Le  Mercier 
accompagnaient  ce  détachement,  avec  instruction  d'aller 
faire  une  découverte  jusqu'à  l'anse  où  il  était  question 
de  débarquer  l'artillerie.  Le  9,  à  deux  heures  après 
minuit,  cette  avant-garde  était  parvenue  à  l'Anse-aux- 
Cabanes.  Au  jour,  l'ingénieur  et  le  capitaine  d'artil- 
lerie allèrent  inspecter  le  chemin  indiqué  dans  le  rap- 
port de  M.  Des  Combles,  et  en  trouvèrent  le  parcours 
extrêmement  difficile.  Sur  la  côte  ils  visitèrent  l'anse 
dont  M.  Le  Mercier  avait  vanté  les  avantages,  et  M. 
Desandrouins  constata  qu'en  effet  elle  pourrait  fournir 
un  port  de  débarquement  très  convenable.  Suivant  ses 
propres  expressions,  "  l'Anse-aux-Cabanes  était  si  éloi- 
gnée qu'il  eût  fallu  un  temps  infini,  le  chemin  supposé 
fait,  pour  transporter  devant  C  houaguen  l'artillerie  et 
les  munitions.  Car  elle  est  distante  de  quatre  lieues,  et 
nous  n'avions  que  vingt  chevaux  assez  mauvais.  Ainsi 
il  devait  sembler  bien  avantageux  de  trouver  une  anse 
aussi  voisine.  Le  chemin  depuis  la  dite  anse  jusqu'au 
fort  Ontario,  n'offrait  aucunes  difficultés  qu'on  ne  pût 
surmonter  en  deux  jours  au  plus.  Il  y  avait  au  milieu 
un  ruisseau  très  facile  à  passer  ;  et  un  autre  plus  facile 
au  pied  du  coteau  sur  lequel  est  situé  le  fort."  Le  petit 
détachement  d'exploration  était  de  retour  à  neuf  heures 
du  soir  à  l'Anse-aux-Cabanes,  et  le  capitaine  Desaiw 

1  —  La  Eochebeaucour  à  Fontbrunej  4  août   1756;  Journal 
de  Montcalm,  p.  91. 


MONTCALM  121 

drouins  envoya  immédiatement  à  M.  de  Montcalm  un 
rapport  favorable  au  débarquement  à  l'endroit  visité  par 
lui  le  jour  même. 

Pendant  ce  temps,  la  seconde  division,  com- 
mandée par  M.  de  l'Hôpital,  lieutenant-colonel  de 
Béarn,  et  composée  de  ce  bataillon,  de  quatre  cents 
Canadiens  et  de  la  grosse  artillerie,  était  arrivée  à 
Niaouré,  le  8  août  à  midi,  sur  une  escadrille  de  quatre- 
vingts  bateaux.  Montcalm  lui  avait  donné  ordre  de 
n'en  partir  que  le  10,  et  lui-même  avait  quitté  la  baie 
le  9  au  matin  avec  les  bataillons  de  la  Sarre  et  de 
Guyenne,  et  l'artillerie  légère,  soit  quatre  pièces  de 
canon  de  11,  qui,  par  parenthèse,  avaient  été  prises  aux 
Anglais  après  la  défaite  de  Braddock  à  la  Monongahéla. 
Le  général  ne  se  dissimulait  pas  le  péril  de  ce  mouvement. 
Les  forces  maritimes  des  Anglais  étaient  supérieures 
aux  nôtres  sur  le  lac  Ontario.  A  chaque  instant  leurs 
brigantins  et  leurs  barques  de  guerre  pouvaient  appa- 
raître, couler  bas  nos  transports,  détruire  notre  flottille, 
et  donner  pour  tombeau  les  profondeurs  du  lac  aux 
intrépides  soldats  de  la  Sarre  et  de  Guyenne.  Durant 
toute  cette  journée,  Montcalm  dut  bien  souvent  scruter 
l'horizon  de  ses  regards  anxieux.  Mais  pas  une  voile 
ne  se  montra  ;  la  Providence  nous  était  propice.  Pour 
dérober  sa  marche,  le  général  n'avait  négligé  aucune 
précaution,  restant  le  jour  dans  les  anses,  et  couvrant 
les  bateaux  de  branchages  et  de  feuillage  pour  les  dis- 
simuler 1.    La   division  aborda  à  l'Anse-aux-Cabanes  à 

1 —  Journal  de  Montcalm,  p.  82 "  M.  le  marquis  de  Mont- 
calm a  toujours  marché  à  cette  expédition  avec  toutes  les 
précautions  imaginables,  sentant  les  conséquences  d'un 
échec."  (Mémoires  de  M.  de  la  Pause). 


122  MONTCALM 

trois  heures,  dans  la  nuit  du  9  au  10.  Chemin  faisant, 
Montcalm  avait  reçu  la  communication  de  Desan- 
drouins.  A  dix  heures  de  la  matinée,  il  envoya  par  voie 
de  terre  M.  de  Rigaud,  avec  les  Canadiens  et  les  sau- 
vages, occuper  la  petite  anse  du  débarquement.  Lui- 
même  devait  s'y  diriger  le  soir  en  bateau,  avec  la  pre- 
mière division.  Effectivement,  à  six  heures,  il  s'embar- 
quait de  nouveau.  Bientôt  l'ombre  enveloppa  la  flot- 
tille, voguant  silencieusement  vers  les  parages  enne- 
mis. Les  feux  de  bivouac  de  M.  de  Rigaud  devaient 
lui  servir  de  phare,  en  lui  indiquant  le  lieu  du  débar- 
quement. Les  heures  s'écoulaient,  les  bateaux  avan- 
çaient lentement,  et  aucune  lueur  ne  brillait  sur  la 
rive.  Soudain,  au  détour  d'une  pointe  de  rochers  à  pic, 
un  reflet  rougeâtre  fit  scintiller  les  flots.  L'avant- garde 
était  là,  au  fond  de  l'anse  reconnue  par  MM.  Desan- 
drouins  et  Le  Mercier.  Quelques  instants  plus  tard, 
Montcalm  descendait  sur  la  plage  ;  il  était  environ 
minuit  ^. 

Mais  à  ce  moment  un  fâcheux  contre-temps  se  pro- 
duit. Les  bateaux  chargés  restent  à  cinq  ou  six  pas  du 
rivage  et  ne  peuvent  aborder.  Comment  débarquer 
l'artillerie  ?  Les  vivres  et  les  poudres  ne  courent-ils  pas 
le  risque  d'être  gâtés  ?  Puis  les  cent  cinquante  embar- 
cations remplissent  déjà  la  petite  anse.  Pourra-t-on  y 
recevoir  les  cent  autres  qui  doivent  amener  la  seconde 
division  ?  Les  officiers  supérieurs  ne  dissimulent  pas 
leur  anxiété.  La  situation  semble  hasardeuse.  Le  capi- 
taine Desandrouins,  qui  a  pris  le  responsabilité  de  sanc- 
tionner auprès  du  général  l'avis  du  chevalier  Le  Mer- 

1  —  jL^  maréchal  de  camp  Desandrouins,  p.  42. 


MONTCALM  123 

cier,  éprouve  une  vive  angoisse  en  se  voyant  l'objet  des 
reproches  de  Tétat-major,  particulièrement  de  Bourla- 
maque  à  qui,  sans  être  vu,  il  entend  dire  dans  l'obscu- 
rité :  "  Ces  gens  exposent,  sans  en  sentir  les  conséquen- 
ces, le  salut  de  toute  la  colonie."  Ce  coin  de  terre  devait 
offrir,  à  cette  heure  nocturne,  un  spectacle  étrange  et 
saisissant.  Les  groupes  d'officiers  causant  avec  anima- 
tion, les  masses  de  soldats  aux  uniformes  multicolores 
et  de  sauvages  à  l'air  farouche,  la  flottille  bercée  par  le 
balancement  des  flots  qui  déferlaient  sur  la  rive  avec 
un  monotone  murmure,  toute  cette  scène,  éclairée  par 
la  lumière  indécise  des  bivouacs  et  les  rayons  de  la 
lune  qui  montait  lentement  dans  le  ciel,  devait  être 
d'un  effet  puissamment  pittoresque.  Mais  personne, — 
et  Montcalm  moins  que  tout  autre,  sans  doute, — ne 
devait  songer  en  ce  moment  à  jouir  du  charme  capti- 
vant de  ce  tableau.  La  consternation  semblait  univer- 
selle. En  vain,  le  capitaine  Desandrouins  représentait 
qu'on  pourrait  facilement  décharger  les  bateaux  et  les 
tirer  à  sec  sur  le  rivage  pour  dégager  le  port  ;  l'opinion 
générale  paraissait  être  que  l'armée  se  trouvait  en  mau- 
vaise posture  ^.  Et  le  trop  modeste  officier  commençait 
à  n'oser  plus  défendre  son  opinion,  lorsque  Le  Mercier, 
premier  découvreur  de  l'anse  trop  promptement  dépré- 
ciée, vint  relever  son  courage.  Avec  la  faconde  et 
l'aplomb  qui  le  caractérisaient,  il  soutint  mordicus  que 
le  poste  était  favorable,  que  le  débarquement  pouvait 
se  faire  ;  et,  joignant  l'exemple  au  précepte,  il  fit  des- 
cendre sur  le  rivage  les  quatre  pièces  de  canons  de  11 
dont  il  avait  la  charge. 

1  -   Le  maréchal  de  camp  Desandrouins^  pp.  43,  44. 


124  MONTCALM  , 

Cependant  Montcalm  examinait  la  situation,  et, 
assailli  d'avis  contradictoires,  pesait  rapidement  dans 
son  esprit  le  pour  et  le  contre.  Puis,  prenant  énergique- 
ment  son  parti,  il  décide  que  l'armée,  parvenue  à  une 
demi-lieue  d'Oswégo,  ne  rebroussera  pas  chemin  ^.  On 
restera  où  l'on  est  rendu  ;  on  tirera  les  bateaux  sur  la 
plage  ;  on  établira  le  camp,  et  l'on  enverra  à  la  seconde 
division  l'ordre  de  rallier  immédiatement  la  première, 
afin  de  commencer  le  siège.  A  cette  minute  décisive, 
Montcalm  avait  saisi  au  vol  la  victoire  aux  ailes  éplo- 
yées  qui  planait  au-dessus  de  Chouaguen,  encore  hési- 
tante entre  le  léopard  et  les  lis. 

Sans  perdre  de  temps  il  mit  en  batterie  les  quatre 
canons  de  11,  pour  protéger  le  lieu  du  débarquement, 
fit  dresser  le  camp  sur  une  hauteur  voisine,  et  donna 
instruction  aux  ingénieurs  Des  Combles  et  Desan- 
drouins  d'aller,  au  matin,  examiner  le  fort  Ontario,  pour 
décider  le  point  d'attaque.  Les  défenses  de  Chouaguen 
ou  d'Oswégo  se  composaient  de  trois  forts.  Le  premier, 
appelé  Ontario,  était  construit  sur  une  éminence,  à  l'em- 
bouchure de  la  rivière  Oswégo,  et  du  côté  est  de  cette 
rivière.  C'était  un  carré  de  trente  toises  sur  chaque 
coté,  dont  les  faces,  brisées  au  centre,  étaient  couvertes 
par  des  redans  ^  qui  donnaient  à  l'ensemble  la  forme 
d'une  étoile.  Il  était  construit  en  pieux  de  18  pouces 
de  diamètre,  équarris  sur  deux  côtés,  bien  joints,  ayant 
8  ou  9  pieds  au-dessus  du  sol.  Le  fossé  qui  l'entourait 
avait  18  pieds  de  largeur  et  8  de  profondeur.     Des 


1  —  Le  maréchal  de  camp  Desandrouins,  p.  45. 

2  —  Fortitîcations  en  forme  de  triangle  saillant,  ouvert  à  sa 
face  intérieure. 


MONTCALM  125 

meurtrières  et  des  embrasures  étaient  percées  dans  les 
palissades,  et  une  galerie  en  bois  courait  tout  autour  à 
rintérieur,  de  manière  à  permettre  de  tirer  par  dessus 
la  fortification.  L'ouvrage  était  défendu  par  huit  canons 
et  quatre  mortiers  pour  doubles  grenades.  A  l'ouest  de 
la  rivière,  en  face  du  premier  fort,  s'élevait  le  vieux 
Chouaguen,  aussi  nommé  fort  Pepperell.  Il  consistait 
en  une  maison  à  mâchicoulis,  aux  murs  de  trois  pieds 
d'épaisseur,  percés  de  meurtrières  au  rezr  de-chaussée  et 
au  premier  étage.  Elle  était  entourée  d'une  muraille 
épaisse  de  trois  pieds  et  haute  de  dix,  crénelée  et  flan- 
quée de  deux  grosses  tours  carrées.  Il  y  avait  aussi 
une  ligne  de  fortifications  du  côté  de  la  terre.  Les 
Anglais  avaient  sur  les  remparts  du  vieux  Chouaguen 
dix-huit  pièces  de  canons  et  quinze  mortiers  et  obu- 
siers.  Le  troisième  fort  méritait  à  peine  ce  nom  ;  c'était 
une  misérable  construction  palissadée,  érigée  sur  une 
hauteur,  au-delà  du  second.  On  l'appelait  le  fort  George, 
ou  le  nouveau  Chouaguen,  ou  encore  par  dérision,  à 
cause  de  son  mauvais  état,  le  "  Rascal  ^."  Les  trois 
forts  étaient  défendus  par  une  garnison  d'environ  qua- 
torze cents  hommes  ^. 

A  l'aube,  MM.  Des  Combles  et  Desandrouins,  escor- 
tés de  la  compagnie  des  grenadiers  de  la  Sarre  et  d'un 


1  —  Paris  Documents,  vol.  X,  p.  457. 

2  —  Shirley  to  Loudon,  5  septembre  1756  j  Monicalm  and 
Wolfe,  par  Parkman,  1884,  voL  I,  p.  413 — Ce  chiffre  de  1,400 
est  celui  que  nous  déduisons  de  l'état  donné  par  Montcalm 
lui-même  (pages  103  à  107  de  son  iournal,^  en  retranchant  les 
domestiques,  les  femmes,  les  chirurgiens,  les  marchands  et 
les  employés,  et  en  tenant  compte  des  officiers  et  soldats 
tués  pendant  le  siège. 


1 26  MONTCALM 

piquet  de  sauvages  et  de  Canadiens,  allèrent  recon- 
naître les  abords  du  fort  Ontario.  Parvenus  à  la  crête 
d'un  coteau,  au  sortir  d'un  bois  de  haute  futaie,  ils 
aperçurent,  à  quelques  portées  de  fusil,  la  place  endor- 
mie dans  le  silence  et  la  sécurité.  Chose  incroyable, 
l'ennemi  ignorait  encore  les  mouvements  des  Français, 
et  ne  soupçonnait  pas  qu'une  armée  assiégeante  était 
campée  à  ses  portes.  Soudain  une  double  détonation 
éveille  les  échos  du  lac.  C'est  le  canon  de  la  diane 
annonçant  à  la  garnison  l'heure  du  lever.  Presqu'en 
même  temps  éclate  un  coup  de  feu,  suivi  d'une  décharge 
de  mousqueterie.  "  Je  crus,  écrit  Desandrouins,  que  les 
coups  de  fusil  venaient  d'une  patrouille  ennemie  sortie 
dès  le  matin  de  ses  retranchements.  "  C'était  malheu- 
reusement toute  autre  chose.  M.  Des  Combles,  après 
s'être  un  peu  écarté  de  ses  compagnons,  pour  avoir  une 
meilleure  vue  du  fort,  s'en  revenait  vers  eux,  lorsqu'un 
de  nos  sauvages,  apercevant  à  travers  le  feuillage  les 
revers  rouges  de  son  uniforme,  et  le  prenant  pour  un 
Anglais  qui  marchait  à  la  découverte,  tira  sur  lui  pres- 
que à  bout  portant.  Aussitôt  les  sentinelles  du  fort,  se 
croyant  attaquées  par  un  ennemi  invisible,  déchargèrent 
leurs  armes  ^.  M.  Des  Combles,  transporté  dans  sa 
tente,  mourut  une  demi-heure  après.  Ce  funeste  acci- 
dent affligea  toute  l'armée  et  fit  sur  Montcalm  la  plus 
pénible  impression. 

M.  Desandrouins,  devenu  malgré  lui  ingénieur  diri- 
geant, reçut  l'ordre  de  percer,  avec  trois  cents  travailleurs^ 
un  chemin  allant  du  camp  français  à  la  sortie  du  bois. 

1  —  Le  maréchal  de  camp  Desandrouins,  p.  47  ;  Journal  de 
MalartiCj  p.  71. 


MONTCALM  127 

Pendant  que  ces  travaux  s'exécutaient,  les  Anglais,  à 
qui  l'incident  du  matin  avait  donné  l'éveil,  envoyèrent 
sur  le  lac  un  bateau  qui  découvrit  le  camp  français  et 
retourna  annoncer  au  commandant  de  Chouaguen  l'arri- 
vée d'un  corps  considérable  d'ennemis.  Vers  midi,  trois 
grosses  barques  armées  sortirent  du  port,  à  l'embou- 
chure de  la  rivière,  et  vinrent  essayer  d'inquiéter  nos 
bataillons.  Mais  elles  furent  chaudement  saluées  "  à  la 
suédoise  ^  ",  par  la  batterie  du  rivage.  Leur  canonnade 
fut  absolument  inoffensive,  tandis  que  celle  de  nos  piè- 
ces de  11  leur  infligea  des  avaries  qui  les  forcèrent  à 
regagner  leur  mouillage. 

Le  12,  le  chemin  était  fini,  et  Béain  arrivait  avec 
l'artillerie.  Montcalm  fit  fortifier  la  batterie  du  débar- 
quement et  ordonna  l'ouverture  des  tranchées.  Il  con- 
fia le  commandement  de  cette  opération  à  M.  de  Bour- 
lamaque,  avec  MM.  Desandrouins  et  Pouchot  comme 
ingénieurs  ^.  L'o  ptimisme  était  loin  de  régner  dans 
l'armée.  "Nous  connaissions,  écrit  Desandrouins,  la 
force  de  la  garnison,  notre  faiblesse,  la  modicité  de  nos 
approvisionnements  de  bouche  qui  ne  devaient  nous 
mener  que  jusqu'au  28,  tout  au  plus,  la  supériorité  des 
barques  ennemies  sur  le  lac  qui  nous  devaient  naturel- 
lement empêcher  la  communication  avec  Niaouré  et 
Frontenac.  Nous  faisions  peu  ou  point  de  fonds  sur  les 
Canadiens  et  sauvages  pour  un  siège.  Je  restais  seul 
d'ingénieur  quoique  secouru  par  M.  Pouchot  qui  devait 
être  le  guide  des  attaques  ;  et  on  savait  que  je  n'avais 


1  —  Expression  de  Desandrouins. 

2 Pouchot  était  capitaine  au  régiment  de  Béarn,  et  avait 

dirigé  les  fortifications  de  Niagara. 


128  MONTCALM 

jamais  fait  de  siège  comme  tel.  Les  ennemis  pouvaient 
être  secourus  par  des  forces  que  l'on  ne  connaissait 
point  assez  pour  ne  pas  craindre  beaucoup.  Enfin,  toute 
Tarraée  sans  exception  était  dans  une  crueHe  perplex- 
ité ". 

Dans  la  nuit  et  durant  la  journée  du  12,  les  Cana- 
diens et  les  sauvages,  s'embusquant  d'arbre  en  arbre  et 
de  souche  en  souche,  entretinrent  un  feu  continuel  con- 
tre le  fort  Ontario,  ce  qui  eut  pour  effet,  non  pas  peut- 
être  de  tuer  beaucoup  de  monde  aux  Anglais,  mais  de 
les  resserrer  dans  la  place.  Dans  la  nuit  du  12  au  13, 
à  minuit,  la  tranchée  fut  ouverte.  C'était  une  parallèle 
de  cent  toises  environ,  ouverte  à  quatre-vingt-dix  toises 
du  fort.  Montcalm  avait  commandé  pour  cet  ouvrage 
trois  cents  travailleurs,  soutenus  par  deux  compagnies 
de  grenadiers  et  trois  piquets,  aux  ordres  de  MM.  de 
Bourlamaque  et  l'Hôpital.  Pendant  les  journées  du  11 
et  du  12  on  avait  fait  une  quantité  énorme  de  fascines, 
de  gabions  et  de  saucissons,  pour  couronner  la  tranchée. 
Des  lettres  du  colonel  Mercer,  commandant  de  Choua- 
guen,  demandant  au  colonel  Webb  de  hâter  sa  marche 
pour  venir  secourir  la  place,  furent  interceptées  par  nos 
sauvages,  et  apprirent  à  Montcalm  l'état  de  la  garnison 
ainsi  que  les  craintes  éprouvées  par  l'ennemi,  ce  qui 
contribua  à  donner  plus  de  confiance  à  nos  troupes. 

Le  13,  on  travailla  à  perfectionner  la  parallèle,  à 
ouvrir  des  chemins  de  communication,  et  à  tracer  l'em- 
placement d'une  batterie  de  six  pièces  de  canon.  Les 
Anglais  avaient  ouvert,  dès  le  matin,  sur  les  ouvrages, 
un  feu  très  vif,  qu'ils  maintinrent  toute  la  journée.  Sou- 
dain, vers  quatre  heures  de  l'après-midi,  les  batteries 
du   fort  Ontario  se  taisent.    On  se  demande  quelle  en 


MONTCALM  129 

est  la  raison  ;  on  croit  à  une  feinte  ;  on  craint  un  piège. 
Cependant,  la  place  continue  à  rester  muette.  Et,  fina- 
lement, on  constate  qu'elle  a  été  évacuée,  et  que  le 
colonel  Mercer,  redoutant  de  voir  la  garnison  coupée 
dans  sa  communication,  lui  a  envoyé  Tordre  de  se  replier 
sur  le  vieux  Chouaguen,  de  l'autre  côté  de  la  rivière, 
ce  qu'elle  a  fait,  après  avoir  encloué  ses  canons  et  noyé 
ses  poudres. 

Ce  fut  dans  l'armée  française  une  explosion  de  joie. 
Officiers  et  soldats  se  félicitaient  de  ce  premier  succès 
et  s'écriaient  :  "  Eh  bien  !  quand  nous  ne  ferions  que 
cela,  n'est-ce  pas  assez  pour  notre  gloire  ?  Mais  les 
Anglais  sont  des  pleutres  ;  ils  se  rendront  bientôt  ^  !  " 
La  compagnie  des  grenadiers  de  Guyenne  occupa  immé- 
diatement le  fort  abandonné.  Puis  Montcalm,  sentant 
que  le  dénouement  était  proche,  donna  aux  travaux  du 
siège  une  impulsion  encore  plus  puissante.  Par  ses 
ordres,  toutes  les  troupes  françaises  et  cent  hommes  de 
la  colonie  furent  employés  à  conduire  à  bras  vingt  piè- 
ces de  canon,  à  transporter  les  munitions  nécessaires,  à 
établir  une  batterie  à  barbette  ^  et  à  faire  une  commu- 
nication ouverte  du  fort  à  cette  dernière.  A  six  heures 
du  matin,  le  14  août,  neuf  pièces  de  canon  étaient  en 
batterie  et  commencèrent  à  battre  en  brèche  les  murs 
du  vieux  Chouaguen.  M.  de  Montcalm  avait  donné 
ordre  à  M.  de  Eigaud,  qui  était  posté  à  quelque  dis- 

1  —  Le  maréchal  de  camp  JJesandrouins,  p.  56. 

2  —  La  batterie  à  barbette  est  celle  où  les  pièces  sont  assez 
élevées  pour  pouvoir  tirer  par-dessus  le  parapet.  Le  parapet 
est  un  mur  ou  une  fortification  à  hauteur  d'appui  élevés  sur 
le  sommet  d'un  rempart  ou  sur  le  couronnement  d'une  tran- 
chée, pour  protéger  les  artilleurs. 

9         •  ■        - 


130  MONTCALM 

tance  en  amont  sur  la  rivière  Oswégo,  de  la  traverser 
avec  son  corps  de  miliciens  et  de  sauvages,  afin  d'enve- 
lopper Chouaguen  et  de  couper  ses  communications. 
Son  plan  était  d'envoyer  à  la  nuit,  par  le  large  du  lac, 
le  bataillon  de  Béarn  et  une  centaine  de  Canadiens  sous 
le  commandement  de  M.  de  l'Hôpital,  débarquer  à 
l'ouest  de  Chouaguen,  avec  trois  pièces  de  canon,  pour 
former  une  attaque  du  côté  du  fort  George,  et  donner  la 
main  au  détachement  de  M.  de  Rigaud,  de  manière  à 
investir  la  place.  Mais  les  événements  se  précipitèrent 
tellement  que  cette  manœuvre  ne  fut  pas  nécessaire. 

Le  vieux  Chouaguen  répondit  d'abord  au  feu  de 
notre  batterie  avec  une  grande  vigueur.  "  Leur  tir  était 
plongeant  ",  lisons-nous  dans  la  biographie  de  Desan- 
drouins  ;  "  ils  semblaient  mettre  à  la  main  leurs  bom- 
bes et  leurs  boulets  dans  nos  tranchées,  ou  au  moins 
sur  leurs  revers  et  leurs  parapets  qu'ils  dominaient  ". 
L)'autre  part,  des  témoignages  anglais  prétendent  que 
c'était  notre  artillerie  qui  dominait  les  fortifications  de 
Chouagfuen,  et  qu'elle  y  faisait  un  terrible  ravage. 
Des  soldats  du  régiment  de  Shirley  déclaraient  ce  qui 
suit,  une  semaine  après  le  siège  :  "  La  batterie  de  l'en- 
nemi (c'est-à-dire  des  Français)  était  si  élevée  qu'elle 
plongeait  dans  la  place,  et  que  notre  seule  protection  du 
côté  du  lac,  vers  lequel  les  canons  de  cette  batterie 
étaient  surtout  pointés,  étaient  des  barils  de  porc  salé, 
empilés  en  guise  de  parapet,  avec  des  embrasures  pour 
tirer  ^  ".    Cependant,  la  plupart  des  relations  françaises 


1  —  Déclaration  ofsome  soldiers  belonging  to  Shirley'' s  régi- 
ment,  Albany,  21  août  1756  ;  Documents  relating  to  the  Colo- 
nial Hittory  of  the  state  of  New  York,  vol.  VU,  p.  127. 


MONTCALM  131 

proclament  l'efi&cacité  du  feu  de  Chouaguen  le  matin 
du  14  août. 

Vers  sept  heures,  le  soleil,  qui  s'était  levé  radieux, 
disparut  derrière  d'épais  nuages,  et  une  pluie  abon- 
dante commença  à  tomber,  détrempant  le  terrain,  et 
nuisant  considérablement  au  tir  de  nos  canons,  qui, 
n'ayant  point  de  plate-formes,  s'enfonçaient  à  chaque 
coup  dans  le  sol  amolli,  ce  qui  rendait  très  difficile  la 
manœuvre  des  pièces.  Une  de  ces  dernières  fut  même 
démontée.  Mais,  nonobstant  ce  contre-temps,  M.  de 
Montcalm,  voulant  payer  d'audace,  résolut  de  faire  som- 
mer immédiatement  la  garnison  de  se  rendre.  Il  était 
sûr  d'avoir  le  lendemain  treize  canons  de  plus  en  posi- 
tion, avec  une  batterie  de  mortiers  et  d'obusiers,  ce  qui, 
joint  au  mouvement  du  bataillon  de  Béarn  et  du  corps 
de  M.  de  Eigaud,  rendait  inévitable  la  reddition  de  la 
place.  Le  général  était  déjà  arrivé  à  la  batterie  avec  un 
drapeau  parlementaire,  et  allait  envoyer  à  Bougainville 
l'ordre  de  porter  à  l'ennemi  sa  sommation,  lorsque  MM. 
Desandrouins  et  Pouchot  ^  lui  représentèrent  qu'il  valait 
peut-être  mieux  différer  cette  démarche,  afin  de  ne  pas 
laisser  à  la  garnison  le  temps  de  respirer,  et  de  fortifier 
dans  l'intervalle  notre  artillerie.  Mais  Montcalm  ne 
voulut  pas  attendre  au  lendemain,  comme  on  lui  en 
donnait  le  conseil,  et  consentit  simplement  à  retarder 
sa  sommation  jusqu'à  midi.  Il  pouvait  être  alors  neuf 
heures  de  la  matinée.  A  ce  moment,  M.  de  Eigaud, 
empêché — on  ne  sait  trop   pour  quelle  cause — d'agir 


1  —  Mémoires  sur  la  dernière  ffuerre  de  V Amérique  septen- 
trionale. Yverdon,  1781,  p.  76;  Le  maréchal  de  camp  Desan- 
drouins ^  p,  59. 


132  MONTCALM 

plus  vite  ^  traversait  la  rivière  avec  son  détachement, 
à  trois  quarts  de  lieues  plus  haut  que  le  fort.  Et,  vers 
la  même  heure,  un  boulet,  parti  de  notre  batterie,  cou- 
pait en  deux  le  vaillant  colonel  Mercer,  commandant 
de  Chouaguen,  qui  se  préparait  à  envoyer  cinq  cents 


1 Il  y  a  une  grande   diversité    d'affirmations    quant    à 

l'heure  du  passage  de  la  rivière  par  M.  de  Rigaud,  et  à  l'in- 
fluence de  ce  mouvement  sur  le  dénouement  final  du  siège. 
Des  relations,  suivies  par  la  plupart  des  historiens,  disent 
qu'il  eut  lieu  au  point  du  jour  et  le  représentent  comme  un 
fait  d'armes  remarquable,  accompli  sous  le  feu  de  l'ennemi 
et  en  triomphant  de  difficultés  terribles.  Garneau  dit  :  "  M. 
de  Rigaud  ayant  passé  la  rivière  à  la  nage,  avec  un  corps  de 
Canadiens  et  de  sauvages,  le  14  au  point  du  jour,  chassa  ces 
troupes  et  s'établit  entre  les  deux  forts,  jetant  par  ce  mouve- 
ment hardi  l'intimidation  parmi  les  assiégés  et  les  séparant 
en  deux.  "  La  Rtlaiion  de  la  prise  des  forts  de  Chouaguen  ou 
Oswégo  (Collectinn  de  documents,  IV,  p.  54)  raconte  ainsi 
l'épisode  :  "  Le  14  à  la  pointe  du  jour,  le  marquis  de  Mont- 
calm  ordonna  au  sieur  Rigaud  de  passer  à  gué  de  l'autre  côté 
de  la  rivière  avec  les  Canadiens  et  les  sauvages...  Le  sieur  de 
Rigaud  exécuta  cet  ordre  sui-le-champ.  Quoiqu'il  y  ait  beau- 
coup d'eau  dans  cette  rivière  et  que  le  courant  en  soit  très 
rapide,  il  s'y  jeta,  la  traversa  avec  les  Canadiens  et  les  sau- 
vages, les  uns  à  la  nage,  d'autres  dans  l'eau  jusqu'à  la  ceinture 
ou  jusqu'au  cou,  et  se  rendit  à  sa  destination,  sans  que  le  feu 
de  l'ennemi  fût  capable  d'arrêter  un  seul  Canadien  ni  sau- 
vage." 

Nous  avons  cru  devoir  suivre  une  version  différente,  basée 
sur  des  textes  positifs  et  des  témoignages  de  première  valeur. 
D'abord  nous  avons  l'autorité  de  Montcalm  lui-même  pour 
établir  que  la  manœuvre  de  M.  de  Rigaud  ne  fut  pas  faite 
"  sur-le-champ."  Dans  sa  lettre  à  Lévis,  du  17  août,  il  dit  : 
*'  Enfin,  le  corps  de  M.  Rigaud,  après  douze  heures  de  retard 
sur  l'ordre  qu'il  en  avait,  passe  au  gué,  au-dessus  de  moi, 
pour  investir  la  place  de  l'autre  côté."     L'ordre  avait  proba- 


MONTCALM  133 

hommes,  commandés  par  le  colonel  Schuyler,  pour 
faire  face  à  cette  attaque,  dont  il  venait  d'être  informé. 
Ce  tragique  événement  acheva  de  désorganiser  la 
défense.  Le  lieutenant- colonel  Littlehales,  du  régiment 
de  Pepperell,  devenu  commandant  de  la  place  par  la 
mort  du  colonel  Mercer,  réunit  un  conseil  de  guerre 
qui  résolut  unanimement  de  capituler.  "Toutes  nos 
fortifications,  lisons-nous  dans  une  relation  anglaise, 
étaient  enfilées  ou  démolies  par  le  feu  constant  du  canon 
ennemi  ",  et  il  fut  reconnu  par  tous  les  officiers  et  ingé- 

blement  été  donné  dans  la  poirée,  et  s'il  ne  fut  exécuté  que 
vers  neuf  heuies  le  lendemain  matin,  cela  fait  environ  douze 
heures  de  retard. 

Maintenant,  dans  une  relation  anglaise,  rédigée  conformé- 
ment aux  déclarations  d'ofiiciers  de  la  garnison  d'Oswégo, 
nous  lisons  '♦  About  nine  o'clock  this  morning  (14  août)  2,500 
of  the  enemy  passed  over  the  river  in  three  columns."  Cette 
relation  ajoute  que  le  colonel  Mercer,  informé  de  ce  mouve- 
ment, avait  ordonné  au  colonel  Schuyler  de  s'y  opposer  avec 
ses  hommes,  ce  qui  aurait  été  exécuté  "  had  not  Colonel 
Mercer,  been  killed  by  a  cannon  bail  a  few  minutes  later." 
Voilà  qui  est  très  précis  :  M.  de  Rigaud  traverse  la  rivière 
sans  coup  férir  vers  neuf  heures,  et  le  colonel  anglais  est  tué 
quelques  minutes  après. 

Ecoutons  maintenant  un  autre  témoin  oculaire.  Le  major 
Malartic,  officier  supérieur  de  Béarn,  présent  à  toutes  les 
opérations,  dit  :  "  A  neuf  heures  le  commandant  anglais  fut 
tué  par  un  boulet.  A  la  même  heure  M.  de  Rigaud  passa  la 
rivière  avec  un  corps  de  Canadiens  et  tous  les  sauvages." 
(Journal  de  Malartic,  p.  73.)  Par  contre  Pouchot  écrit  que 
Rigaud  exécuta  Pordre  de  Montcalm  "  au  point  du  jour," 
ajoutant  qu'il  fit  le  passage  à  gué,  sans  que  les  ennemis  s'en 
aperçussent."  (Pouchot,  p.  76.)  '  Mais  il  se  trompe  évidem- 
ment quant  à  l'heure  puisqu'il  est  contredit  par  Montcalm, 
Malartic  et  les  officiers  anglais.  D'ailleurs  il  y  a  un  témoi- 
gnage plus  formel  et  plus  irréfutable  que  tous  les  autres,  c'est 


134  MONTCALM 

nieurs  "  que  la  place  n'était  plus  tenable  et  qu'il  n'était 
pas  prudent  de  courir  le  risque  d'un  assaut,  avec  une 
si  grande  inégalité  de  forces  ^.  En  couséquence,  vers 
les  dix  heures,  les  Français  aperçurent  le  drapeau  blanc 
arboré  sur  une  des  tours  de  Chouaguen  et  entendirent 
battre  la  chamade  ^  par  les  tambours  anglais.  Le  dénoue- 


celui  de  Bougainville  qui  traversa  lui-même  avec  M.  de 
Rigaud.  "  Je  le  sais,  dit-il,  car  je  fus  envoyé  pour  faire  avec 
ce  dernier  ce  fameux  passage  de  la  rivière  et  sommer  ensuite 
les  Anglais  à  un  signal  convenu.  Ce  fut  dans  cet  intervalle 
qu'ils  arborèrent  le  drapeau  blanc...  Les  officiers  anglais 
étaient  déjà  à  notre  tranchée  quand  la  manœuvre  du  sieur  de 
Rigaud  fut  exécutée."  C'est-à-dire  que  M.  de  Rigaud  passa  la 
rivière  vers  neuf  heures  ;  que  ce  paesage,  le  ralliement  et  la 
formation  en  ordre  de  marche  de  la  troupe,  sur  l'autre  rive, 
le  trajet  de  trois  quarts  de  lieue  à  travers  les  bois  pour  redes- 
cendre sur  Chouaguen.  (le  gué  étant  à  trois  quarts  de  lieue  en 
amont),  durent  prendre  environ  une  heure;  que  durant  ce 
temps  le  colonel  Meicer  fut  tué,  le  colonel  Littlehales  se 
décida  à  capituler  et  envoya  des  parlementaires  à  Montcalm. 
Il  y  a  sur  cet  incident  une  longue  et  intéressante  disserta- 
tion dans  le  livre  de  M.  de  Kérallain  sur  la  Jeunesse  de  Bou- 
gainville, pp.  44,  45. 

1  —  Staie  of  facU  relatin  g  to  Ihe  loss  of  Oswego  ;  Collec- 
tion de  documents^  vol.  4,  p.  64. 

2 — La  chamade  est  un  roulement  de  tambour,  exécuté 
d'une  certaine  manière,  qui  annonce  l'intention  de  parlemen- 
ter.— Nous  lisons  le  passage  suivant  dans  la  lettre  de  l'officier 
de  la  Sarre  que  nous  avons  déjà  citée  :  "A  peine  le  jour  (du 
14  août)  eût-il  paru  que  notre  canon  tira.  Ils  nous  ripostè- 
rent d'un  feu  sans  égal,  et  nous  ne  pouvions  nous  persuader 
que  des  gens  qui  avaient  abandonné  le  fort  Ontario  voulus- 
sent défendre  celui  de  Chouaguen.  Nous  nous  y  opiniàtrà- 
mes,  notre  artillerie  foudroyant  leur  camp.  Et  dans  le  moment 
où  nous  ne  connaissions  que  notre  perte,  nous  touchions  à 
celui  de  voir  nos  travaux  glorieusement  finis.    J'eus  7  hom- 


MONTCALM  135 

ment,  et  un  dénouement  glorieux  pour  nos  armes,  arri- 
vait beaucoup  plus  tôt  que  Montcalm  n'aurait  pu  l'es- 
pérer. Deux  officiers  anglais,  ayant  traversé  la  rivière» 
vinrent  le  rencontrer  dans  la  tranchée  pour  lui  deman- 
der quels  termes  il  accorderait  à  la  garnison.  Le  géné- 
ral chargea  Bougainville  et  M.  de  la  Pause,  aide-major 
du  bataillon  de  Guyenne,  d'aller  arrêter  les  articles  de 
la  capitulation.  Les  Anglais  se  rendirent  prisonniers  de 
guerre  ;  ils  devaient  être  conduits  à  Montréal  et  traités 
avec  humanité,  chacun  selon  son  rang  et  suivant  les 
coutumes  militaires,  et  ils  avaient  la  faculté  d'emporter 
ce  qui  leur  appartenait.  Montcalm  stipula  qu'on  remet- 
trait fidèlement  entre  ses  mains  les  munitions,  les  maga- 
sins, les  bateaux  et  embarcations  avec  tous  leurs  agrès 
et  leur  armement.  A  onze  heures,  tout  était  signé  et 
nous  étions  maîtres  de  Chouaguen.  Il  y  avait  dix  jours 
à  peine  que  Montcalm  s'était  embarqué  à  Frontenac 
pour  aller  réduire  cette  place.  L'expédition  avait  été 
rapide  et  triomphale. 

Le  soir  même  Montcalm  envoya  à  M.  de  Vaudreuil 
un  officier  pour  lui  porter  les  cinq  drapeaux  des  régi- 
ments de  Shirley,  de  Pepperell  ^  et  de  Schuyler,  avec 
les  caisses  militaires  prises  sur  l'ennemi  et  contenant 


mes  tués  ou  blessées  de  mon  piquet  dans  une  heure  et  demie, 
et  j'avais  encore  toute  la  journée  à  attendre,  lorsque  nous 
entendîmes  rappeler  et  vîmes  arborer  le  pavillon  blanc  sur 
la  tour  de  leur  maison  crénelée." 

1  —  Ces  deux  régiments  venaient  d'Angleterre  ;  ils  avaient 
combattu  à  Fontenoy,  nous  apprend  Bougainville  dans  son 
journal. 


136  MONTCALM 

18,000  francs^.  Bourlamaque  fut  chargé  de  tous  les 
détails  relatifs  à  l'évacuation  et  au  déblaiement.  Il  y 
avait  environ  dix-sept  cents  prisonniers,  y  compris  les 
hommes,  les  ouvriers  et  les  domestiques.  Les  ennemis 
avaient  eu  environ  cent  cinquante  hommes  tués  et  une 
trentaine  de  blessés.  Les  Français  n'avaient  que  six 
morts  et  viugt-quatre  blessés.  Un  butin  immense  tom- 
bait entre  nos  mains.  Montcalm  en  donne  dans  son 
journal  l'énumération  suivante  :  122  canons,  mortiers, 
obusiers  ou  pierriers;  23  milliers  de  poudre  ;  8  milliers 
de  balles;  450  bombes;  1,476  grenades;  1,800  fusils; 
12  paires  de  roues  de  fer;  2,950  boulets  ;  352  bou- 
cauts  de  biscuits  ;  1,386  quarts  de  lard  ou  bœuf  salé  ; 
712  quarts  de  farine;  200  sacs  de  farine  ;  11  quarts  de 
riz  ;  90  sacs  de  pois  ;  7  quarts  de  sel  ;  32  bœufs.  Il  y 
avait  en  outre  un  grenier  plein  de  pois  et  un  autre 
plein  de  farine.  Dans  le  fort  s'abritaient  six  embarca- 
tions armées  :  un  senau  percé  pour  20  pièces  de  canon  ; 
un  brigantin  de  14  pièces  ;  une  goélette  de  8  pièces  ; 
une  barque  de  10  pièces  ;  une  barque  de  4  pièces  ;  un 
esquif  de  12  pierriers.  "  On  envoya  à  Frontenac  et  à 
Niagara,  écrit  Pouchot,  une  partie  des  farines  et  des 
lards,  à  laquelle  ces  postes  durent  leur  subsistance  pen- 
dant près  de  deux  ans.  L'aitillerie,  d'abord  menée  à 
Frontenac,  servit  pour  ce  poste  et  pour  celui  de  Nia. 
gara.  Plusieurs  pièces  furent  transportées  à  Montréal  ^." 

1  —  D'après  certaines  relations,  la  caisse  aurait  été  plus 
considérable,  mais  les  oflBciers  anglais,  au  moment  de  la  red- 
dition de  la  place,  se  seraient  distribué  une  partie  de  l'argent 
qui  s'y  trouvait.  Nous  n'avons  rencontré  aucune  preuve  de 
cette  aflSrmation. 

2 — Mémoires^  p.  76, 


MONTCALM  137 

Il  se  produisit  malheureusement  quelques  désordres 
et  quelques  scènes  de  violence  après  la  victoire.  On 
eut  à  constater  qu'il  s'était  commis  des  actes  de 
pillage.  Et,  ce  qui  était  plus  déplorable,  les  sauva- 
ges, habitués  au  massacre  des  vaincus,  et  ignorants 
des  principes  qui  régissent  les  capitulations,  tuèrent 
quelques-uns  des  prisonniers  anglais.  Montcalm  qui, 
ne  connaissant  pas  encore  parfaitement  leurs  mœurs 
et  leurs  usages,  ne  les  avaient  pas  liés  par  des  col- 
liers au  respect  de  la  sauvegarde  assurée  aux  vain- 
cus, parvint  à  les  pacifier  par  des  présents  ^. 

1  —  Dans  sa  lettre  du  28  août  au  ministre,  Montcalm  écri- 
vit :  '♦  Jamais  capitulation  ne  donnera  autant  de  peine  pour 
la  maintenir.  Les  sauvages  voulaient  la  violer.  J'ai  déterminé 
cette  affaire.  Il  en  coûtera  au  roi  de  huit  à  dix  mille  livres 
qui  nous  conserveront  plus  que  jamais  l'affection  des  nations 
sauvages  ;  il  n'y  a  rien  que  je  n'eusse  accordé  plutôt  que  de 
faire  une  démarche  contraire  à  la  bonne  foi  française."  Dans 
la  même  lettre,  il  parlait  aussi  du  pillage:  "Je  ne  vous  dis- 
simulerai pas  qu'il  y  a  eu  un  peu  de  pillage,  qu'il  a  fallu  même 
tolérer.  Nous  ne  sommes  pas  en  Europe  et  il  est  bien  difficile 
d'empêcher  300  sauvages  et  1,500  Canadiens  de  faire  une 
curée.  D'ailleurs,  c'est  l'usage  de  part  et  d'autre  dans  les 
colonies."  Dans  son  journal,  à  1'  "  état  des  effets  trouvés  à 
Chouaguen,"  on  remarque  cette  note  :  "1,800  fusils,  dont  1,070 
pris  par  les  sauvages  et  les  Canadiens."  Comme  le  faisait 
observer  Montcalm,  il  ne  fallait  pas  s'étonner  ni  s'offusquer 
de  cela  outre  mesure.  On  n'avait  guère  fait  jusqu'ici  en  Amé- 
rique que  la  guerre  de  partisans,  et  les  pratiques  n'en  étaient 
point  les  mêmes  que  celles  de  la  grande  guerre. 

Le  nombre  des  Anglais  massacrés  par  les  sauvages  après  la 
capitulation  de  Chouaguen  est  diflficile  à  préciser.  L'officier 
de  la  Sarre  dit  :  "  plus  de  cent  personnes  ",  ce  qui  nous  paraît 
une  forte  exagération.  Desandrouins  dit '*  une  trentaine."  La 
relation  du  siège  de  Chouaguen  dit  :    "  Ils  (les  Anglais)  ont 


138  MONTCALM 

Le  succès  si  complet  d'une  campagne  dont  il  avait 
d'avance  mesuré  d'un  ferme  coup  d'œil  les  hasar- 
deuses incertitudes,  lui  avait  naturellement  causé  une 
satisfaction  profonde.  Du  camp  de  Chouaguen  il 
écrivait  le  17  août  au  chevalier  de  Lévis,  avec  une 
verve  joyeuse  :  "  J'étais  parti,  mon  ch«-r  chevalier, 
avec  dix  colliers,  et  cent  branches  de  porcelaine,  fort 
peu  de  troupes,  encore  moins  d'artillerie,  des  mili- 
ciens mal  armés  ;  mais  j'avais  des  branches  de  porce- 
laine. Aussi,  suis-je  maître  des  trois  forts  de  Chouaguen 
que  je  démolis,  seize  cents  prisonniers,  cinq  drapeaux, 
trois  caisses  d'argent,  cent  bouches  à  feu,  des  vivres 
pour  deux  ans,  des  munitions  de  guerre,  six  bar- 
ques armées,  deux  cents  berges,  une  barque  com- 
mencée que  je  coulerai  à  fond,  une  curée  étonnante 
qu'ont  faite  les  Canadiens  et  les  sauvages.  Tout  cela 
ne    me    coûte   que   trente   hommes    tués   ou    blessés. 


perdu  cent  cinquante-deux  hommes,  y  compris  quelques  sol- 
dats tués  par  les  sauvages,  en  voulant  se  sauver  dans  les  bois." 
Parkman  écrit  :  "  On  défonça  des  barils  de  rhum,  et  il  s'ensui- 
vit une  scène  d'ivresse  à  laquelle  quelques  prisonniers  parti- 
cipèrent, tandis  que  d'autres,  essayant  de  s'é.^happer  au  mi- 
lieu du  désordre,  tombèrent  sous  le  tomahawk  des  sauvages." 
Nous  lisons  dans  les  Mémoires  de  M.  de  la  Pause  :  "Je  ne 
lus  pas  maître  de  garantir  les  effets  de  la  plupart  des  offi- 
ciers ennemis  qui  furent  pillés,  les  sauvages  ayant  trouvé  de 
la  boisson,  malgré  la  première  demande  que  je  leur  avais 
faite  en  arrivant  de  la  toute  répandre  :  ils  maintinrent  que 
cela  était  fait.  Je  fis  donner  une  escorte  aux  officiers...  Les 
sauvagps  égorgèrent  par  force  quelques  malades  qui  étaient 
à  rhôpital.  La  nuit,  les  sauvages  étant  ivres,  rôdaient  autour 
du  fort,  pour  pouvoir  enlever  quelques  prisonniers  pour  les 
tuer.  Ils  semblaient  des  loups  affamés,  faisant  des  cris  et  hur- 
lements affreux." 


MONTCALM  139 

L'expédition  n'en  est  pas  moins  utile,  et  n'en  est  pas 
moins  brillante,  à  qui  voudra  entrer  dans  tout  le  détail 
de  mes  opérations,  et  qui  rendra  justice  à  la  valeur  et  à 
la  bonne  volonté  des  troupes  françaises.  Je  n'ai  jamais 
vu  faire  des  coups  de  force  pour  le  travail,  aussi  consi- 
dérables et  aussi  gaiement...  Je  compte  avoir  fini  mes 
opérations  le  24.  J'ai  un  vrai  regret,  mon  cher  cheva- 
lier, de  ne  vous  avoir  pas  eu...  Bourlamaque  s'est  très 
bien  conduit,  et,  pour  vous  le  prouver,  Bougainville  en 
convient  ^  Je  ne  saurais  trop  me  louer  de  mes  aides 
de  camp,  de  Lapause,  de  Malartic  ;  j'eusse  succombé  à 
la  besogne  sans  eux,  et  Lapause  est  un  homme  divin, 
qui  m'a  bien  soulagé.  Cela  n'empêche  pas  que  je  ne 
sois  excédé.  Dites  à  votre  camp  que  j'ai  été  très  con- 
tant de  Messieurs  de  la  colonie."  Cette  dernière  phrase 
contenait  la  formule  officielle  et  exprimait  le  jugement 
d'ensemble.  Suivaient  l'appréciation  intime  et  les  notes 
personnelles,  fort  caustiques  comme  nos  lecteurs  vont 
en  juger  :  "  Souvenez- vous  que  Mercier  est  un  igno- 
rant et  un  homme  faible,  Saint-Luc  un  fanfaron  et  un 
bavard,  Mootigny,  admirable,  mais  un  sot;  tout  le 
reste  ne  vaut  pas  la  peine  d'en  parler,  même  mon  pre- 
mier lieutenant  général  Eigaud...  Au  reste,  en  quinze 
jours,  je  me  suis  couché  trois  fois,  et  je  n'ai  mangé, 
qu'hier  du  bœuf  qu'on  m'a  donné  par  charité,  parce 
que  je  m[étais  oublié,  en  en  faisant  distribuer  aux 
troupes." 

1  —  Voilà  un  de  ces  traits  spirituels  dont  abonde  la  corres- 
pondance de  Montcalm.  Evidemment  Bougainville  n'avait 
pas  été  jusque-là  un  admirateur  de  Bourlamaque,  qui,  d'ail- 
leurs, insuffisamment  apprécié  au  début,  ne  cessa  de  monter 
dans  l'estime  de  ses  chefs  et  de  ses  compagnons  d'armes. 


140  MONTCALM 

La  joie  de  la  victoire  ne  fit  pas  cependant  oublier  à 
Montcalm  les  règles  de  la  prudence.  Il  savait  que  le 
colonel  Webb  s'était  rendu  jusqu'au  Grand- Portage  sur 
la  rivière  Oswégo,  à  la  tête  d'un  corps  de  troupes  con- 
sidérable. Et,  durant  le  siège,  il  avait  résolu  d'aller  lui 
livrer  bataille,  au  cas  où  le  général  anglais  eût  hâté  sa 
marche.  "  La  nécessité  de  réussir  pour  le  salut  de  la 
colonie,  pour  l'hooneur  des  armes  du  roi,  et  pour  moi- 
même,  m'avait  déterminé,  écrivait-il  au  ministre,  et 
c'était  une  résolution  arrêtée  avec  les  principaux  offi- 
ciers des  deux  corps  de  troupes,  d'aller  avec  tous  les 
Canadiens  et  sauvages,  les  compagnies  de  grenadiers  et 
quatre  piquets  par  bataillons,  au-devant  de  l'ennemi  à 
un  portage  qui  était  à  quatre  lieues  de  mon  camp  pour 
le  combattre."  Les  lenteurs  de  Webb  avaient  rendu  ce 
mouvement  inutile.  Mais,  durant  les  travaux  de  démo- 
lition et  de  rembarquement  qui  suivirent  le  siège,  il 
fallait  se  tenir  prêt  à  recevoir  une  attaque  possible. 
"Le  16  au  matin,  lisons-nous  dans  le  journal  de 
Montcalm,  on  battit  la  générale  pour  que  toutes  les 
troupes  prissent  une  nouvelle  position  de  camp,  la 
droite  au  fort  Ontario,  la  gauche  vers  les  bois.  L'objet 
de  ce  mouvement  était  pour  rapprocher  (sic)  toutes  les 
troupes  à  la  démolition  et  prendre  une  position,  dans 
le  cas  où  l'ennemi  pourrait  vouloir  la  troubler."  Ces 
précautions  louables  était  toutefois  superflues  ;  Webb, 
bien  loin  de  songer  à  inquiéter  les  vainqueurs,  retrai- 
tait précipitamment.  Des  rapport?  fantaisistes  lui 
avaient  annoncé  que  six  mille  Français,  après  avoir 
pris  Chouaguen,  remontaient  l'Oswégo  pour  aller 
envahir  la  Nouvelle-Angleterre.  Et,  brûlant  les  forts  du 
Portage,  accumulant  les  obstructions  sur  la  rivière,  il 


MONTCALM  141 

ne  s'était  cru  en  sûreté  qu'après  avoir  atteint  ■  German 
Flats  \ 

Du  16  au  20  août,  l'armée  travailla  à  démolir,  raser 
et  combler  les  fortifications,  à  mettre  en  état  les  bar- 
ques, à  y  charger  l'artillerie,  à  tout  disposer  pour  le 
transport  des  prisonniers,  des  vivres  et  des  munitions. 
Les  troupes,  au  témoignage  de  Montcalm,  montrèrent 
un  zèle  infatigable,  et  la  promptitude  de  cette  évacua- 
tion et  démolition  tint  en  quelque  sorte  du  prodige.  Le 
21,  tout  était  terminé.  A  l'endroit  où  s'élevaient  cinq 
jours  auparavant  les  forts  de  Chouaguen,  on  ne  voyait 
plus  que  des  ruines  fumantes.  Montcalm  y  fit  planter 
une  croix  et  un  poteau  aux  armes  de  France,  portant 
ces  inscriptions:  In  hoc  signo  vincunt^  et  Manihus 
date  lilia  plenis  ^. 

Le  jour  même,  toute  l'armée  quittait  le  lieu  de  son 
triomphe.  Le  22,  elle  arrivait  au  camp  de  Niaouré,  où 
Montcalm  fit  chanter  un  Te  Deum  solennel  ^  "  pour 
remercier  Dieu  d'un  succès  au-delà  de  toute  attente." 
L'enthousiasme  et  l'exultation  régnaient  parmi  les  trou- 
pes, et  leur  faisaient  oublier  leurs  appréhensions  du 
début.  L'officier  de  la  Sarre,  dont  nous  avons  déjà  noté 
les  réflexions  intéressantes,  écrivait  avec  fierté  :  "  Notre 
colonie  est  aujourd'hui  plus  florissante  que  jamais,  le 


1  —  Montcalm  and  Wolfe,  Parkman,  I,  p.  406. 

2 Ce  fut  Bougainville  qui  suggéra  les  inscriptions.  Il  écri- 
vait à  son  frère  le  28  août:  ''  J'oubliais  de  vous  dire  que  j'ai 
tranché  de  l'inscriptionnaire...  Cela  peut  être  fort  mauvais... 
A  la  guerre  comme  à  la  guerre." 

3 Deux  sulpiciens,  dont  l'abbé  Piquet,  avaient  accom- 
pagné l'expédition.  (Lettre  de  Montcalm  au  ministre,  28  août 
1756;. 


142  MONTCALM 

commerce  totalement  rétabli,  le  lac  Ontario  pour  nous 
sans  qu'ils  (les  Anglais)  puissent  s'y  opposer.  Les  trois 
bataillons  qui  ont  fait  le  siège  ont  montré  toute  sorte 
d'émulation  pour  suivre  les  traces  de  M.  le  maréchal 
de  Eichelieu  dans  la  Méditerranée.  J'imagine  de  tous 
ces  événements  que  la  paix  sera  prochaine  et  qu'il  est 
impossible  à  l'Angleterre  de  résister  à  tous  ces  échecs. 
Nous  en  serons  plus  tôt  en  Fiance  \"  Le  23  août,  Mont- 
calm  s'embarquait  pour  Montréal  où  il  arrivait  le  26, 
exténué,  mais  auréolé  par  la  victoire.  Il  en  était  parti 
un  mois  auparavant.  Durant  ce  mois,  il  avait  franchi 
cent  cinquante  lieues,  pris  trois  forts,  capturé  une  flot- 
tille de  guerre,  fait  prisonnière  une  armée,  enlevé  aux 
ennemis  des  approvisionnements  immenses,  et  assuré  à 
la  France  l'hégémonie  incontestée  du  majestueux  Onta- 
rio. La  colonie  était  en  liesse  ;  et,  dans  tous  les  foyers, 
sur  les  deux  rives  du  Saint-Laurent,  le  nom  de  Mont- 
calm  commençait  à  être  prononcé  avec  l'accent  de  la 
confiance  et  de  l'admiration. 


1  —  Vu  camp  de  Chouaguen,  12  août  1756. 


CHAPITRE  V 


Actions  de  grâces  pour  la  prise  de  Chouaguen Présentation 

de  drapeaux  à  Montréal — La  muse  canadienne  célèbre 
la  victoire — Mandement  de  Mgr  de  Pontbriand. Obser- 
vations de  Montcalm. — Les  commentaires  de  Vaudreuil 
sur  l'expédition. — Inexactitude  et  partialité. La  ques- 
tion du  pillage — Les  troupes  régulières  et  coloniales 

Lettres  de  Montcalm  à  sa  famille  et  au  ministre. Son 

appréciation   des   milices   canadiennes Il  retourne   à 

Carillon — Reconnaissances  et  partis  de  guerre Fin  de 

la  campagne — Les  quartiers  d'hiver. — Lettre  confiden- 
tielle de  Montcalm  au  ministre  de  la  guerre Il  lui  fait 

part  de  quelques   griefs   contre   Vaudreuil Lettre  de 

celui-ci,  datée  du  23  octobre  1756 Un  réquisitoire  con- 
tre Montcalm  et  les  troupes  de  terre. 

Trois  jours  après  l'arrivée  de  Montcalm  à  Montréal, 
une  cérémonie  imposante  avait  lieu  dans  l'église  parois- 
siale de  cette  ville.  On  y  chantait  un  Te  Deum  solen- 
nel pour  remercier  Dieu  de  l'heureuse  réussite  de  l'ex- 
pédition de  Chouaguen.  Puis  M.  de  Bourlamaque  et 
M.  de  Kigaud,  au  nom  du  gouverneur,  présentaient 
deux  des  drapeaux  conquis  sur  les  Anglais  à  monsieur 
l'abbé  de  Tonnancour,  membre  du  chapitre  diocésain. 
En  faisant  cette  présentation,  M.  de  Bourlamaque  pro- 
nonça les  paroles  suivantes  :  "  M.  de  Vaudreuil  con- 
sacre à  Dieu  par  nos  mains  et  dépose  en  cette  église 
ces  drapeaux  pris  à  Chouaguen  sur  les  ennemis  du  roi, 
comme  un  monument  de  sa  piété  et  de  sa  reconnais- 
sance envers  le  Seigneur,  qui  bénit  la  justice  de  nos 


144  MONTCALM 

annes  et  protège  visiblement  cette  colonie."  M.  de  Ton- 
nancour  répondit  :  "  Monsieur,  ces  monuments  de  votre 
courage,  et  en  même  temps  de  la  protection  divine,  que 
vous  apportez  dans  cette  église  de  la  part  de  M.  le 
marquis  de  Vaudreuil,  sont  certainement  une  offrande 
agréable  aux  yeux  du  Tout-Puissant.  Il  est  le  Dieu 
des  armées  ;  c'est  lui  qui  a  donné  la  force  à  vos  bras  ; 
c'est  à  lui  que  le  chef  qui  vous  a  conduits  doit  cette 
intelligence  et  ces  ressources  avec  lesquelles  il  a  con- 
fondu les  ennemis  de  la  justice  et  de  la  paix.  Le  Sei- 
gneur recevra  sans  doute  avec  bonté  les  actions  de 
grâce  que  ses  ministres  vont  lui  rendre  de  concert  avec 
les  guerriers  défenseurs  de  la  patrie.  Demandons-lui 
de  nous  continuer  des  secours  si  nécessaires  ;  deman- 
dons-lui la  paix  après  la  victoire,  et  qu'il  couronne  ses 
bienfaits  par  la  durée  d'un  gouvernement  sous  lequel  la 
colonie  n'adressera  jamais  à  Dieu  que  des  actions  de 
grâce  ^." 

Faisant  écho  à  ces  cérémonies  et  à  ces  réjouissances 
publiques,  la  muse  canadienne  s'essayait,  elle  aussi,  à 
célébrer  la  conquête  de  Chouaguen.  Quelques-unes  des 
humbles  strophes  que  des  poètes  inconnus  écrivirent 
alors  ont  survécu  au  moment  qui  les  vit  naître.  Un  de 
ces  Pindares  anonymes  s'exprimait  ainsi  ; 

Nous  célébrons  du  grand  Vaudreuil 

La  sagesse  et  la  gloire. 
Toute  l'Angleterre  est  en  deuil 

Au  bruit  de  sa  victoire. 

1  —  Journal  de  Montcalm,  p.  159 — Journal  de  Bougainville^ 
—Deux  drapeaux  furent  aussi  déposés  dans  la  cathédrale  de 
Québec  et  un  troisième  fut  déposé  dans  l'église  des  Trois- 
Rivières. 


MONTCALM  145 

Chouaguen  n'est  plus  ;  nos  soldat» 

L'ont  forcé  de  se  rendre  ; 
Et  ses  murs  ne  sont  plus  qu'un  tas 

De  poussière  et  de  cendre. 

En  vain  Loudon  de  ses  guerrierg 

Y  rassemble  l'élite  ; 
Montcalm  avide  de  lauriers 

N'y  vole  que  trop  vite. 
Bellone  lui  prête  son  char, 

Et,  sûr  de  la  fortune, 
Des  trois  choses  que  fit  César 
Il  n'en  omet  aucune. 

Déjà  je  vois  de  nos  héros 

Une  troupe  intrépide 
S'élancer  au  milieu  des  flots 

Et  franchir  un  rapide. 
Eigaud  leur  montre  le  chemin, 

Et,  marchant  à  leur  tête, 
Porte  l'alarme,  et  Chouaguen 

Devient  notre  conquête. 

Enfin  les  voilà  dans  nos  fers 

Ces  hommes  redoutables  ; 
Ces  braves  qui  domptent  les  mers, 

Sur  terre  ils  sont  traitables. 
Dès  les  premiers  coups  de  canon, 

Leur  bravoure  imbécile 
S'alarme  et  vient  dans  nos  prisons 

Demander  un  asile  ^ 

1  —  Chant  de  victoire  sur  la  destruction  de  Chouaguen 
—  Cette  pièce,  et  plusieurs  autres  composées  à  la  même 
occasion,  se  trouvent  dans  les  archives  de  l'Hôtel-Dieu  de 
Québec.  Voici  la  première  strophe  d'une  Chanson  sur  la 
prise  de  Chouaguen  adressée  à  M.  de  Vaudreuil  gouverneur 
général  : 

10 


146  MONTCALM 

Ce  n'était  ^as  là  de  la  grande  poésie,  mais  on  y 
entendait  chanter  l'allégresse  populaire.  La  joie  publi- 
que devait  encore  se  manifester  sous  une  forme  plus 
haute  et  plus  grave.  Monseigneur  de  Pontbriand,  évê- 
que  de  Québec,  publia  un  mandement  d'actions  de  grâ- 
ces. Après  avoir  rappelé  les  succès  remportés  en  diver- 
ses occasions,  il  y  exaltait  la  victoire  de  Chouaguen 
avec  un  patriotique  enthousiasme.  Voici  quelques  pas- 
sages de  cette  lettre  épiscopale  : 

"  De  si  heureux  commencements  semblaient  assurer 
le  succès  de  l'entreprise  contre  Chouaguen,  quoique 
quelques  esprits  timides  la  regardassent  comme  au- 
dessus  de  nos  forces  ;  plus  de  1,800  hommes  de  garni- 
son dans  ce  fort  nouvellement  construit,  tout  placé  à 
portée  de  défendre  le  principal  et  en  empêcher  l'appro- 
che, des  espèces  de  frégates  armées  de  canons,  quelques 
sauvages  ennemis  toujours  à  la  découverte,  des  secours 
puissants  qu'on  attendait  depuis  longtemps  de  l'ancienne 
Angleterre,  les  mouvements  menaçants  de  l'ennemi  du 
côté  de  la  pointe,  la  difficulté  de  débarquer  et  d'ouvrir 
la  tranchée  ;  ces  circonstances  et  plusieurs  autres  étaient 
dans  la  vérité  capable  de  donner  un  peu  d'inquiétude, 


De  notre  nouvelle  France 
Général  plein  de  vaillance, 
Dans  ces  jours  où  Chouaguen 
,  Vient  de  tomber  dans  ta  main, 

Je  te  fais  la  révérence. 

Péan,aide-majorde8  troupes  delà  marine,  écrivait  de  Mont- 
réal à  Lévis,  le  3  septembre  1756  :  "  Nous  n'avons  rien  de 
nouveau  que  beaucoup  de  chansons  pour  la  prise  de  Choua- 
guen." (Lettres  de  divers  particuliers,  Québec,  1895,  p.  69.) 


MONTCALM  147 

et  on  ne  pouvait  humainement  se  rassurer  que  parce 
qu'un  général  éclairé,  de  concert  avec  le  premier  magis- 
trat de  cette  colonie,  ordonnait  ^  cette  expédition,  et 
qu'il  la  confiait  à  un  officier  distingué  par  son  nom,  son 
grade,  son  autorité  et  son  génie.  L'avant-garde  de  notre 
armée  était  conduite  par  un  de  nos  gouverneurs  que 
vous  respectez  et  que  vous  chérissez  avec  tant  de  rai- 
son. Il  se  rendit  à  son  poste  le  10  décembre  '^  (sic)  à 
la  tête  des  Canadiens,  pour  faciliter  notre  débarque- 
ment qui  se  fit  sans  perdre  un  seul  homme,  malgré  la 
position  de  l'ennemi  et  le  feu  continuel  de  ses  barques. 
Le  12,  la  tranchée  fut  ouverte  "...  Mgr  de  Pont- 
briand  consacrait  quelques  phrases  au  siège,  puis 
il  continuait  :  "  Voilà,  en  peu  de  mots.  Nos  Très 
Chers  Frères,  le  détail  de  l'action  la  plus  mémo- 
rable qui  soit  arrivée  depuis  l'établissement  de  cette 
colonie  ;  elle  nous  rappelle  la  victoire  complète  rem- 
portée l'année  dernière  contre  le  général  Braddock  ; 
elle  est  d'autant  plus  étonnante  que  nous  n'y  avons  eu 
que  trois  hommes  de  tués  et  dix  à  douze  blessés.  Les 
Canadiens,  les  troupes  de  France  et  de  la  colonie,  les 
sauvages  mêmes  ont  signalé  à  l'envie  leur  zèle  pour  la 
patrie  et  le  service  de  Sa  Majesté  ^."  Ce  mandement, 
qui  correspondait  si  complètement  au  sentiment  public, 
fit  sensation  dans  notre  société  canadienne.  Mais  la 
faveur  qui  l'accueillit  ne  fut  pas  universelle.  Et  il  se 
rencontra  un  critique  dont  l'appréciation,  si  elle  eût  été 

1  —  ^'  Ordonnait  "  doit  se  prendre  ici,  croyons-nous,  dana 
le  sens  "  d'organisait." 

2 — Ceci  est  évidemment  un  lapsus  ;  il  faut  lire  "  août  "  au 
lieu  de  "  décembre.  " 

3 —  Mandements  des  évêques  de  Québec^  vol.  II,  p.  111. 


148  MONTCALM 

rendue  publique,  eût  détonné  au  milieu  de  l'applaudis- 
sement général.  Ce  critique  c'était  Montcalm.  Dans 
une  lettre  intime  à  Lévis,  datée  du  27  août,  il  écrivait  : 
"  Notre  ami,  l'évêque,  vient  de  donner  le  plus  ridicule 
mandement  du  monde;  mais  gardez-vous  bien  de  le 
dire,  car  c'est  l'admiration  du  Canada."  Ce  mot  excessif 
pouvait-il  s'expliquer  ?  Nous  avons  relu  attentivement 
toute  la  lettre  épiscopale,  et  il  nous  paraît  assez  difficile 
de  discerner  ce  qui  avait  pu  déplaire  à  Montcalm  dans 
les  paroles  de  Mgr  de  Pontbriand.  M.  l'abbé  Casgrain  a 
écrit  à  ce  propos  :  "  Le  mandement  n'avait  d'autre  ridi- 
cule que  de  ne  pas  réserver  tout  l'encens  pour  un  seul." 
Nous  estimons  ce  jugement  trop  sommaire.  Montcalm 
n'était  probablement  pas  indifférent  à  la  louange, 
mais  l'infatuation  ne  paraissait  point  dans  son  carac- 
tère. Ce  ne  devait  pas  être  non  plus  la  forme  du  man- 
dement qui  provoquait  sa  critique.  Sans  être  "un 
modèle  du  genre,"  suivant  l'expression  de  M.  l'abbé 
Casgrain,  la  lettre  de  l'évêque  était  pleine  d'élévation 
et  de  noblesse.  Qu'était-ce  donc  qui  donnait  dans  cette 
pièce  de  l'humeur  à  Montcalm  ?  C'était  peut-être  l'al- 
lusion aux  "  esprits  timides  ",  qui  regardaient  l'entre- 
prise de  Chouaguen  comme  au-dessus  de  nos  forces. 
Monseigneur  de  Pontbriand  ne  voulait  assurément  pas 
désigner  le  général  victorieux.  Mais  certains  propos 
répandus  dans  le  cercle  du  gouverneur,  sur  le  peu  de 
confiance  manifestée  par  les  troupes  de  terre  et  leurs 
chefs  au  début  de  l'expédition,  étaient  sans  doute  par- 
venus à  Montcalm,  et  pouvaient  l'incliner  à  suspecter 
une  intention  malveillante  dans  ces  expressions,  aux- 
quelles l'évêque  n'avait  sans  doute  prétendu  donner 
aucune  portée  précise  et  personnelle.    Le  vainqueur  de 


MONTCALM  149 

Chouaguen  devait  être  d'autant  plus  prédisposé  à  se  trou- 
ver atteint  par  le  mot  à  l'adresse  des  "  esprits  timides," 
que,  même  après  le  succès  de  l'entreprise,  son  jugement 
militaire  la  lui  faisait  encore  estimer  téméraire  et  aven- 
tureuse. Dans  la  lettre  qu'il  écrivait  le  28  août  au 
ministre  de  la  guerre,  il  disait  :  "  Toute  la  conduite  que 
j'ai  tenue  à  cette  occasion  et  les  dispositions  que  j'avais 
arrêtées,  vis-à-vis  dix-huit  cents  hommes,  sont  si  fort 
contre  les  règles  ordinaires,  que  l'audace  qui  a  été  mise 
dans  cette  entreprise  doit  passer  pour  témérité  en 
Europe.  Aussi  je  vous  supplie,  Monseigneur,  pour 
toute  grâce,  d'assurer  Sa  Majesté  que  si  jamais  elle 
veut,  comme  je  l'espère,  m'employer  dans  les  armées, 
je  me  conduirai  sur  des  principes  différents.  Vous  pou- 
vez même  l'assurer  qu'en  tout  événement  j'eusse  fait 
une  retraite,  sauvé  son  artillerie  et  l'honneur  de  ses 
armes  en  sacrifiant  peut-être  deux  ou  trois  cents  hom- 
mes ^."  C'était  là  certainement  le  sentiment  de  l'état- 
major  des  bataillons.  Le  capitaine  Desandrouins  avait 
écrit  dans  son  journal  :  "  Il  est  à  remarquer  que  tous 
les  of&ciers  Canadiens,  sans  en  excepter  un  seul,  regar- 
daient la  prise  de  Chouaguen  comme  la  chose  du 
monde  la  plus  facile  ;  aucun  n'apercevait  les  difficultés 
sans  nombre  que  nous  y  voyons  tous  ^."  Le  passage 
relatif  aux  "  esprits  timides,  "  dans  la  lettre  de  Mgr  de 
Pontbriand,  avait  donc  dû  piquer  assez  vivement  les 
officiers  supérieurs.  Sans  doute  l'événement  heureux 
avait  prouvé  que  le  succès  était  possible.    Mais  cela  ne 

1  —  Montcalm  à  d^Ârgenson,  28  août  1756;  Coll.  de  Man., 
vol.  IV,  p.  66. 

2 — Le  maréchal  de  camp  Desandrouins,  p.  34. 


150  MONTCALM 

démontrait  pas  que  l'état-major  français  avait  eu  tort 
de  juger  l'entreprise  hasardeuse.  Il  est  certain  que 
les  ennemis  auraient  dû  montrer  plus  de  vigilance  ;  se 
tenir  par  des  éclaireurs  au  courant  des  mouvements  de 
Montcalm  ;  se  servir  de  leur  marine,  supérieure  en 
nombre  et  en  armement,  pour  disperser  ou  couler  bas 
la  flottille  française  lourde  ment  chargée  ;  accélérer  la 
marche  de  leurs  renforts,  et  prolonger  la  défense  du 
fort  Ontario  ;  et  que,  dans  ces  conditions,  le  résultat  de 
la  campagne  contre  Chouaguen  eût  pu  être  fort  difté- 
rent.  Lévis  donnait  la  note  juste,  lorsqu'il  écrivait 
quelques  semaines  plus  tard  au  maréchal  de  Belle- 
Isle  :  "  S'il  y  a  eu  du  bien  joué,  il  y  a  eu  aussi  du  bon- 
heur \" 

L'humeur  manifestée  à  ce  moment  par  Montcalm  eût 
été  plus  vive,  s'il  eût  su  que,  depuis  le  commencement 
de  la  campagne,  Vaudreuil  n'avait  cessé  de  le  desser- 
vir auprès  du  ministre,  s'était  efforcé  d'amoindrir  son 
rôle  et  de  représenter  ses  actes  et  son  attitude  sous  le 
jour  le  moins  favorable.  Dans  une  lettre  écrite  le  10 
août,  le  gouverneur  magnifiait  les  services  rendus  par 
son  frère,  M.  de  Rigaud,  et  sa  propre  activité  dans  les 
préparatifs  de  l'expédition  contre  Chouaguen.  Tout  le 
long  de  cette  pièce,  l'esprit  de  famille  et  de  complai- 
sance personnelle  s'étalait  sans  réserve.  *'  Mon  frère  "  a 
fait  telle  démarche,  "  mon  frère  '*  a  pris  telle  disposition, 
"  mon  frère  **  a  retenu  les  s  auvages  qui  voulaient  s'en 
aller;  "j'ai  "  pourvu  à  ceci,  "  j'ai  "  ordonné  cela,  "  j'ai  *' 
déterminé  ce  projet  :  c'est  constamment  "  mon  frère  et 


1  —  Lévis  au  maréchal  de  BelUIsle  ;    Lettres  du  chevalier 
de  Lévis,  Québec,  1889,  p.  97. 


MONTCALM  1151 

moi."  Montcalrn  est  absolument  relégué  à  l'arrière-plan. 
Le  13  août,  M.  de  Vaudreuil  écrit  encore  longuement  au 
ministre.  Il  analyse  ses  instructions  à  Montcalm,  et, 
après  être  entré  dans  les  détails  les  plus  minutieux,  il 
ajoute  :  "  Enfin,  Monseigneur,  j'ai  recommandé  à  M. 
le  marquis  de  Montcalm  de  prévoir  à  tous  les  événe- 
ments pour  ne  pas  compromettre  les  armes  du  roi,  et 
comme  l'éloignement  des  lieux  ne  me  permettrait  pas 
de  lui  donner  de  nouveaux  ordres  selon  l'exigence  du 
cas,  je  m'en  rapporte  entièrement  à  lui."  Nous  tou- 
chons ici  l'un  des  traits  qui  devaient  caractériser  toute 
l'attitude  de  Vaudreuil  envers  Montcalm  dans  la  con- 
duite de  cette  guerre.  Instructions  détaillées,  directions 
pour  la  campagne  longuement  développées,  avec  cepen- 
dant beaucoup  de  vague  quant  à  l'exécution;  en  deux 
mots,  minutie  et  imprécision  tout  ensemble  ;  puis,  res- 
ponsabilité absolue  rejetée  sur  le  général  :  "  J'ai  recom- 
mandé à  M.  le  marquis  de  Montcalm  de  prévoir  à  tous 
les  événements  pour  ne  pas  compromettre  les  armes  du 
roi  ",  et  :  "  Je  m'en  rapporte  absolument  à  lui."  Voilà 
le  genre  d'instructions  qui  devaient  faire  plus  d'une 
fois  bouillonner  le  sang  impétueux  de  Montcalm,  comme 
on  le  verra  dans  la  suite  de  ce  livre. 

Cette  lettre  contenait  eu  outre  des  inexactitudes. 
Ainsi  le  gouverneur  affirmait  que  l'armée  confiée  à 
Montcalm  était  de  4,000  hommes  environ,  tandis  qu'elle 
s'élevait  à  peine  à  3,200.  Mais,  ce  qui  était  plus  grave, 
il  faisait  de  Montcalm  un  portrait  déplorable,  il  le  repré- 
sentait comme  hésitant,  vacillant,  tâtonnant,  très  peu 
disposé  à  entreprendre  le  siège  de  Chouaguen,  et  il  se 


152  MONTCALM 

vantait  de  l'avoir  éperoniié  par  une  lettre  pres- 
sante ^. 

Après  le  succès  de  l'expédition,  Vaudreuil  avait  con- 
tinué son  œuvre  de  dénigrement.  Le  1"  septembre  il 
avait  écrit  au  ministre  un  long  rapport  dans  lequel  il 
86  proposait  manifestement  de  démontrer  que  "  mon 
frère  "  Eigaud  et  M.  LeMercier  avaient  tout  fait,  tout 
déterminé,  tout  conduit,  durant  le  cours  de  l'expédi- 
tion ;  qu'ils  avaient  éclairé,  avisé,  fortifié,  dominé  Mont- 
calm,  et  l'avaient  poussé  malgré  lui  à  la  victoire.  Tout 
cet  exposé  était  d'une  extraordinaire  partialité.  Il  suffit 
de  lire  les  lettres  écrites  par  Montcalm  pendant  cette 
campagne  pour  constater  que  ni  M.  de  Eigaud  ni  le  che- 
valier LeMercier  n'exerçaient  sur  lui  la  moindre  in- 
fluence. Il  tenait  l'un  pour  un  esprit  borné,  et  l'autre 
pour  un  esprit  brouillon,  on  l'a  vu  au  chapitre  précé- 
dent. Quant  à  son  attitude  au  sujet  du  siège  de  Choua- 
guen,  nous  avons  indiqué  suffisamment  quelle  en  avait 
été  la  nature  et  les  motifs. 

Tout  en  amplifiant  les  services  de  Rigaud  et  de  Le 
Mercier,  le  gouverneur  ne  pouvait  s'oublier,  et  rappor- 
tait à  lui-même,  en  dernière  analyse,  tout  le  mérite  de 
la  victoire.  Il  déclarait  que  le  succès  lui  avait  été  géné- 
ralement attribué  ;  qu'il  ne  voulait  pas  se  faire  l'hon- 
neur de  répéter  tout  ce  qui  s'était  dit,  spécialement  ce 
qui  concernait  sa  personne,  parce  qu'il  savait  faire  vio- 
lence à  son  amour-propre  ;  que  les  mesures  adoptées 
par  lui  avaient  assuré  la  victoire  en  dépit  de  l'opposi- 
tion ;  que,  s'il  avait  été  moins  vigilant  et  moins  ferme, 

1  —  Vaudreuil  au  ministre,  10  et  31  août  1756  ;  CoUectiom 
Moreau  Saint-Méry,  vol.  12. 


MONTCALM  153 

Chouaguen  serait  encore  aux  Anglais  ;  qu'il  ne  pou- 
vait trop  se  féliciter  du  zèle  déployé  par  son  frère,  les 
Canadiens  et  les  sauvages,  sans  lesquels  ses  ordres 
auraient  été  donnés  en  vain  ^ 

Dans  sa  lettre  du  1er  septembre,  M.  de  Vaudreuil 
commettait  encore  plusieurs  inexactitudes.  Il  affirmait, 
par  exemple,  que  c'était  à  son  frère  Kigaud  que  les 
Anglais  avaient  envoyé  des  parlementaires  :  "  Les 
Anglais  envoyèrent  deux  officiers  à  mon  frère."  Or 
Bougainville,  qui  était  présent,  déclare  formellement  : 
"  Ces  officiers  vinrent  directement  à  notre  batterie,  où 
était  M.  de  Montcalm,  et  ne  virent  seulement  pas  M. 
de  Eigaud.  Je  le  sais,  car  je  fus  envoyé  pour  faire 
avec  ce  dernier  ce  fameux  passage  de  rivière  et  sommer 
ensuite  les  Anglais  à  un  signal  convenu.  Ce  fut  dans 
cet  intervalle  qu'ils  arborèrent  le  drapeau  blanc  K" 
Eelativement  au  pillage,  le  gouverneur  n'était  pas  plus 
exact.  Il  semblait  déplorer,  non  pas  qu'il  y  eût  eu  curée, 
mais  que  les  Canadiens  et  les  sauvages  en  eussent  été 
tenus  à  l'écart.  Tout  ce  passage  est  à  lire  :  "  Le  pillage, 
écrit  le  gouverneur,  fut  très  considérable,  mais  ce  ne 
furent  pas  les  Canadiens  qui  y  eurent  part,  quoique 
M.  le  marquis  de  Montcalm  eût  promis  que  chaque 
corps  y  aurait  un  tiers  ^...  Dès  que  les  troupes  de  terre 


1  —  Vaudreuil  au  ministre  de  la  marine,  P"  septembre  1756  ; 
Collection  Moreau  Saint-Méry,  vol.  12. 

2  --  Bougainville  à  son  frère,  3  juillet  1757  ;  Lettres  de  Bou- 
gainville. 

3  —  Ceci  nous  paraît  affirmé  gratuitement.  Dans  sa  lettre 
du  28  août  au  ministre,  Montcalm  s'excuse  de  n'avoir  pu 
empêcher  le  pillage  ;  il  ne  parle  pas  sur  le  ton  d'un  homme 
qui  l'aurait  autorisé  et  réglementé  officiellement. 


154  MONTCALM 

eurent  pris  possession  des  deux  forts,  il  ne  fut  plus  possi- 
ble aux  Canadiens  d'en  approcher  et  ceux  qui  se  virent 
dans  ce  cas  furent  bourras  parles  grenadiers. ...Les  sau- 
vages furent  encore  plus  maltraités  que  les  Canadiens. 
Ceux  de  la  Baie  sont  retournés  à  leur  village  sans  avoir 
eu  la  liberté  d'emporter  la  moindre  chose.  On  leur  ôta 
des  mains  ce  qu'ils  avaient  pris.  L'espoir  du  pillage  a 
toujours  animé  les  sauvages  ;  ih  ont  fait  des  merveilles 
à  Chouaguen;  ils  m'ont  porté  leurs  plaintes  de  la  dureté 
qu'on  a  eue  pour  eux.  Je  n'ai  pas  eu  peu  de  peine 
à  les  apaiser,  et  à  les  déterminer  à  aller  à  Carillon  sous 
M.  le  marquis  de  Montcalm.  La  plus  grande  partie  des 
soldats  des  troupes  de  terre  se  plaignent  aussi  qu'ils 
n'ont  rien  eu.  Cependant,  il  est  certain  qu'il  y  avait 
prodigieusement  des  effets,  des  marchandises,  du  sucre, 
café,  chocolat,  thé,  et  autres  provisions,  et  même  de 
l'argent,  et  le  tout  a  été  généralement  pillé.  De  dire  où 
ont  passé  tous  ces  effets,  je  l'ignore,  et  je  ne  suis  pas 
même  curieux  de  le  savoir."  Il  y  avait  dans  ces  der- 
niers mots  une  insinuation  mal  dissimulée.  Contre  qui  ? 
L'auteur  seul  de  cette  lettre  aurait  pu  le  dire  ;  mais» 
assurément,  il  voulait  faire  entendre  que  le  pillage  dont 
les  pauvres  Canadiens,  les  malheureux  sauvages  et 
même  les  troupes  de  ligne,  s'étaient  vus  privés,  avait 
profité  à  d'autres  qu'il  aimait  mieux  ne  pas  connaître. 
Eien  ne  pouvait  être  plus  contraire  aux  faits  que  cette 
affirmation  du  gouverneur.  Ce  qui  était  vrai,  c'était 
que  les  Canadiens  et  les  sauvages  avaient  fait  un  riche 
butin.  Tous  les  témoignages  s'accordaient  là-dessus- 
Montcalm,  dans  sa  lettre  du  17  août  à  Lévis,  parlait 
de  la  "  curée  étonnante  faite  par  les  Canadiens  et  les 
sauvages."    Dans  son  "  état  des  effets  trouvés  à  Choua- 


MONTCALM  .  166 

guen  "  il  mentionnait  "1,800  fusils  dont  1,070  pris  par 
les  sauvages  et  les  Canadiens."  De  son  côté,  l'inten- 
dant Bigot  écrivait  le  3  septembre  :  "  Il  y  a  eu  un 
grand  pillage  de  la  part  des  sauvages,  malgré  les  ordres 
de  M.  le  marquis  de  Montcalm...  Il  faut  qu'il  y  ait  eu 
bien  des  fusils  volés  puisqu'il  n'en  est  revenu  au  roi 
que  780."  Ecoutons  maintenant  Pouchot  :  "Les  agrès 
qui  avaient  été  réservés  pour  former  une  marine,  furent 
enlevés  par  les  régisseurs  et  n'ont  plus  également  reparu 
pour  le  service.  Tous  les  rafraîchissements  se  trouvè- 
rent aussitôt  distribués  aux  ofi&ciers  canadiens  et  aux 
employés.  Il  y  avait  une  très  grande  quantité  de  thé. 
On  ne  laissa  guère  pour  le  roi  que  ce  qui  était  difficile 
à  emporter."  Un  autre  officier  présent  au  siège,  le 
major  Malartic  écrit:  "Beaucoup de  marchandises  dont 
les  Canadiens,  sauvages  et  quelques  soldats  ont  pro- 
fité." Comment  concilier  la  lettre  de  M.  de  Vaudreuil 
avec  toutes  ces  affirmations  concordantes  ?  Ou  bien  il 
trompait  sciemment  le  ministre,  ce  que  nous  n'aimons 
pas  à  supposer  ;  ou  bien  il  se  laissait  abuser  par  des 
informations  mensongères  et  peut-être  intéressées  à 
donner  le  change. 

Pendant  ce  temps,  Montcalm,  profitant  de  son  bref 
passage  à  Montréal,  envoyait  à  sa  famille  des  nouvelles 
de  sa  première  campagne  au  Canada.  Le  30  août,  il 
écrivait  à  sa  femme  une  longue  lettre,  dont  il  adressait 
un  double  à  sa  belle-mère,  madame  la  marquise  du 
Boulay.  Après  y  avoir  raconté  rapidement  l'expédition 
de  Chouaguen,  il  continuait  :  "  On  ne  peut  rien  ajou- 
ter au  zèle  avec  lequel  toutes  les  troupes  se  sont  éga- 
lement portées  à  hâter  le  succès  de  cette  entreprise.  La 
diligence  dans  les  travaux,  la  démonstration  de  nos 


156  MONTCALM 

troupes  en  formant  deux  attaques  leur  en  a  imposé  et 
leur  a  fait  croire  que  nous  étions  6,000,  lorsque  nous 
étions  à  peine  3,000  ;  ce  qui,  joint  à  la  crainte  de  la 
cruauté  des  sauvages  et  à  la  perte  de  leur  commandant> 
le  colonel  Mercer,  a  sans  doute  hâté  la  réduction  de  ces 
forts  beaucoup  plus  tôt  que  nous  ne  devions  l'espérer. 
Voilà  une  assez  jolie  aventure,  ma  très  chère,  je  vous 
prie  d'en  faire  dire  une  messe  dans  ma  chapelle  ;  j'ai 
encore  un  bon  bout  de  campagne  à  faire,  Je  pars  pour 
aller  rejoindre  avec  un  renfort  de  troupes  le  chevalier  de 
Lévis  au  lac  Saint-Sacrement,  à  quatre-vingts  lieues 
d'ici.  Je  n'écris  ni  à  mes  sœurs,  ni  à  madame  de  Bran- 
sac,  ni  aux  abbesses,  ni  à  Saint- Véran,  dont  j'ai  écrit  à 
cette  occasion  au  garde  des  sceaux,  ni  à  Rigaud  ;  je 
n'écris  qu'à  vous,  à  notre  mère,  aux  Mole,  à  Chevert  et 
aux  trois  ministres,  à  personne  d'autre  ;  ma  foi,  sup- 
pléez-y, je  suis  excédé  de  travail  :  que  ma  mère  et  vous 
m'aimiez,  et  que  je  vous  rejoigne  tous  l'année  prochaine. 
J'embrasse  mes  filles.  On  ne  peut  vous  aimer  plus  ten- 
drement, ma  très  chère." 

Nous  avons  déjà  cité  un  passage  de  la  lettre  écrite 
par  Montcalm  au  ministre  de  la  guerre.  Le  général  y 
insistait  sur  l'importance  de  la  victoire  remportée. 
*'  Au  reste,  Monseigneur,  disait-il,  le  succès  de  cette 
expédition  est  décisif  pour  la  colonie.  Chouaguen  a  été 
la  pomme  de  discorde.  Sa  position  sur  le  lac  Ontario, 
la  manière  dont  les  Anglais  s'y  fortifiaient,  la  facilité 
que  les  sauvages  trouvaient  dans  cette  place  pour  la 
traite  de  leurs  pelleteries  à  beaucoup  meilleur  compte 
que  dans  nos  forts,  toutes  ces  raisons  faisaient  appré- 
hender que  tôt  ou  tard  l'Angleterre  n'eût  la  supériorité 
dans  le  commerce  des  pays  d'en  haut.    La  prise  de 


MONTCALM  157 

Chouaguen  rompt  leur  entreprise  à  cet  égard.  C'est  une 
perte  de  quinze  millions  pour  eux.  La  plus  grande  joie 
que  j'aie  d'avoir  réussi  dans  cette  expédition,  c'est  que 
le  succès  en  soit  dû  à  un  officier  général  dont  vous  seul 
avez  déterminé  le  choix.  La  relation  que  je  vous  envoie 
a  passé  sous  les  yeux  de  M.  de  Vaudreuil  ;  il  pense, 
ainsi  que  je  l'ai  marqué  à  Monsieur  le  garde  des  sceaux, 
qu'il  serait  convenable  que  le  gouvernement  la  fît 
imprimer,  comme  il  l'a  fait  de  celle  des  événements  de 
la  campagne  dernière,  afin  de  donner  en  Europe  de  la 
publicité  à  un  événement  du  plus  grand  éclat  et  de  la 
plus  grande  suite  dans  l'Amérique  septentrionale... 
Tous  les  Canadiens  sont  occupés  à  leur  récolte.  Je 
m'arrête  quelques  jours  ici  pour  donner  de  l'activité  à 
ce  mouvement,  et  je  souhaite  la  fin  de  la  campagne 
autant  qu'un  autre.  Ma  santé  ne  tient  plus  à  des  fati- 
gues excessives  et  à  faire  trois  cents  lieues  en  deux 
mois  ." 

Deux  ou  trois  jours  plus  tard,  Montcalm  partait  pour 
Carillon.  Il  était  précédé  par  les  renforts  que  l'on  diri- 
geait sur  la  frontière  du  lac  St-Sacrement.  Le  bataillon 
de  Béarn,  la  compagnie  de  grenadiers  et  un  piquet  de  la 
Sarre  étaient  en  mouvement  depuis  le   27    août;   le 

1  —  Montcalm  au  ministre  de  la  guerre,  28  août  1756 — Col- 
lection de  Manuscrits,  vol.  IV,  p.  68 — A  la  même  date,  Mont- 
calm écrivait  cette  appréciation  des  milices  canadiennes  : 
''Je  les  ai  utilement  employées,  mais  pas  à  des  travaux  expo- 
sés au  feu  de  l'ennemi.  Elles  ne  connaissent  ni  discipline  ni 
subordination  ;  j'en  ferais  dans  six  mois  des  grenadiers,  et, 
actuellement,  je  me  garderais  bien  d'y  faire  autant  de  cas  que 
le  malheureux  monsieur  Dieskau  y  en  a  fait,  pour  avoir  trop 
écouté  les  propos  avantageux  des  Canadiens,  qui  se  croient, 
sur  tous  les  points,  la  première  nation  du  monde." 


XÔ8  MONTCALM 

bataillon  de  Guyenne  les  suivait  à  deux  jours  d'inter- 
valle. "  Vous  devriez  avoir  tout  cela  d'ici  à  cinq  ou  six 
jours,  écrivait  Montcalm  à  Lévis,  si  la  sagesse  de  notre 
gouvernement  avait  songé  à  des  fours,  à  des  chemins 
et  à  des  bateaux.  Cependant  j'espère,  dussé-je  vous  les 
envoyer  cent  cinquante  hommes  à  cent  cinquante  hom- 
mes, pouvoir  faire  camper  demain  Béarn  et  la  portion 
de  la  Sarre  à  Laprairie,  le  29  accommoder  les  chemins, 
le  30  et  81  à  Saint-Jean  et  s'embarquer,  Guyenne  sui- 
vant deux  jours  après.  Je  veux  s'il  est  possible  partir 
mardi,  31.  Ne  quittez  pas  votre  maison,  car  vous  me 
nourrirez  et  je  mettrai  mou  matelas  avec  Fontbrune, 
dans  la  grande  pièce...  Les  ennemis  suivant  mon  cal- 
cul militaire  doivent  nous  attaquer  d'ici  au  20  septem- 
bre ou  jamais  ^"  Le  5  septembre,  Montcalm  était  au 
fort  St-Jean,  et  le  10  il  arrivait  à  Carillon.  Il  approuva 
entièrement  les  dispositions  prises  par  M.  de  Lévis,  et 
donna  de  justes  éloges  à  l'ordre  de  bataille  dressé  par 
celui-ci,  au  cas  d'une  attaque  par  l'armée  anglaise  du 
lac  Saint- Sacrement,  que  commandaient  lord  Loudon  et 
Win  slow. 

Après  l'arrivée  de  Montcalm  et  des  renforts,  l'armée 
de  Carillon  ne  dépassait  guère  5,000  combattants,y  com- 
pris les  sauvages,  tandis  que  celle  des  ennemis  était 
presque  deux  fois  plus  forte.  Cependant  ceux-ci,  qui 
n'avaient  pas  risqué  une  marche  offensive  avant  la 
prise  de  Chouaguen,  restèrent  dans  une  inaction  encore 
plus  complète  après  que  le  vainqueur  d'Oswégo  eut 
pris  le  commandement  des  forces  françaises,  grossies  des 


1  —  Montcalm  à   Lévis,  Montréal,  27  août  1756 — Lettres  de 
Montcalnij  p.  36. 


MONTCALM  159 

contiDgents  accourus  du  lac  Ontario  au  lac  Saint-Sacre- 
ment. Du  10  septembre  au  26  octobre,  il  ne  se  passa 
sur  cette  frontière  aucun  événement  très  important. 

Le  16  septembre  on  envoya  six  cents  sauvages,  cent 
canadiens  et  vingt  officiers  ou  cadets  de  la  colonie,  sous 
les  ordres  de  M.  de  la  Perrière,  en  expédition  vers  le 
lac  Saint-Sacrement.  MM.  de  Bougainville,  dp  la  Koche- 
beaucour,  Le  Mercier  et  Desandrouins  accompagnaient 
ce  parti  qui  s'avança  jusqu'à  quatre  lieues  de  William- 
Henry.  Un  détachement  de  cent-dix  sauvages,  choisis 
parmi  les  "  meilleures  jambes",  et  de  trente  Canadiens, 
commandés  par  le  sieur  Marin,  poussa  jusqu'à  une  lieue 
et  demie  de  ce  foit,  où  il  rencontra  un  peloton  de  cin- 
quante-deux soldats  anglais  ayant  à  leur  tête  trois 
officiers.  Surpris  et  enveloppés,  ils  furent  tous  tués  ou 
fait  prisonniers,  à  l'exception  de  six  qui  allèrent,  par  le 
récit  de  cette  désastreuse  rencontre,  jeter  l'alarme  dans 
l'armée  anglaise  ^  .  Le  25,  le  Sieur  Florimond,  officier 
de  la  colonie,  alla  faire  une  reconnaissance  avec  un 
parti  d'Abénaquis,  vers  le  fort  Lydius.  Il  trouva  le 
fond  de  la  baie  de  Wood-Creek,  ou  de  la  Eivière-au- 
Chicot,  occupé  par  les  ennemis.  Le  2  octobre  on  décou- 
vrit sur  le  lac  Champlain  quatre  berges  armées  d'espin- 
goles,  que  les  Anglais  avaient  probablement  fait  passer, 
la  nuit,  de  la  Baie  dans  le  lac  Champlain,  en  se  glissant 
sous  le  canon  du  fort  à  la  faveur  des  ténèbres.  Le  3 
octobre  deux  détachements  partirent  :  l'un  de  soixante 
soldats,  Canadiens  et  sauvages,  commandés  par  M.  de 
Langy,  pour  aller  vers  le  fond  de  la  Baie  ;  l'autre  de 

1  —  Journal  de  Montcalm,  p.  78  ;  Montcalm  and  Wolfe,  Park- 
man,  vol.  1,  p.  429. 


160  MONTCALM 

quatre-vingts  hommes  des  troupes  de  terre  et  de  celles 
de  la  colonie,  sous  les  ordres  de  M.  de  Léry,  pour  aller 
faire  des  découvertes  et  reconnaître  les  divers  débouchés 
des  partis  ennemis,  entre  le  fort  Saint-Frédéric  et  le  fort 
George.  De  leur  côté,  les  Anglais  détachèrent  aussi 
plusieurs  reconnaissances  vers  le  camp  français. 

A  la  fin  d'octobre,  il  devint  manifeste  que  la  campa- 
gne était  finie  pour  cette  année.  La  saison  rigoureuse 
s'avançait,  et  il  fallait  songer  aux  quartiers  d'hiver. 
Montcalm  quitta  Carillon  le  26,  laissant  à  M.  de  Lévis 
les  ordres  pour  le  déblaiement  des  camps  et  la  sépara- 
tion de  l'armée.  Le  29  il  était  au  fort  Saint  Jean,  où  il 
recevait  de  Vaudreuil  des  instructions  pour  les  quar- 
tiers d'hiver  des  troupes,  qui  le  contrarièrent  vivement. 
Le  gouverneur  changeait,  sans  avoir  consulté  le  géné- 
ral, la  destination  des  différents  corps.  Et  Montcalm 
confiant  à  Lévis  son  mécontentement,  lui  écrivait  que, 
d'après  les  ordres  reçus,  le  bataillon  de  la  Eeine  irait 
à  la  Côte  de  Beaupré  et  à  Beauport  ;  que  la  Sarre  irait 
occuper  les  anciens  quartiers  du  régiment  de  Guyenne, 
à  la  Pointe-aux-Trembles,  à  la  Longue-Pointe,  à  la 
Ri  vière-des- Prairies,  à  Lachine  et  à  la  Pointe -Claire, 
près  de  Montréal  ;  que  Languedoc  irait  en  garnison  à 
Montréal,  que  Béarn  reprendrait  ses  anciens  quartiers 
de  Boucherville,  Longueuil,  Laprairie  ^.  Et  il  poursui- 
vait :  "  "  Tous  ces  régiments  trouveront,  ici,  des  ordres 
pour  ces  changements,  auxquels  je  déclare  bien  n'avoir 

1  —  Le  bataillon  de  Guyenne  devait  aller  hivernera  Québec, 
et  celui  de  Royal-Roussillon  à  Chambly,  St-Charles  et  St- 
Antoine,  le  long  de  la  rivière  Chambly  (ou  Richelieu;.  Le 
gouvernement  des  Trois-Rivières  n'était  appelé  à  recevoir 
aucun  des  bataillons  venus  de  France. 


MONTOALM  •  161 

aucune  part.  Aussi,  Messieurs  de  Languedoc  ne  me 
doivent  aucun  remerciement,  et  Messieurs  de  Béarn 
aucun  reproche,  et  je  ne  sais  s'ils  en  doivent  à  mon- 
sieur le  marquis  de  Vaudreuil  ;  je  crois  qu'il  a  fait  tout 
cela  les  yeux  fermés.  Heureusement  que  dans  Béarn, 
il  a  des  amis,  MM.  de  Barante  et  de  Montgay,  qui  le 
justifieront.  Je  crois  que  MM.  de  Béarn,  qui  avaient 
droit  de  s'attendre  à  mieux,  sont  assez  maltraités,  non 
que  les  quartiers  qu'ils  ont  soient  mauvais,  mais  parce 
qu'il  est  dur  d'être  les  seuls  à  retourner  dans  les 
mêmes  ^"  . 

Le  1er  novembre  Montcalm  était  de  retour  à  Mont- 
réal. Et  il  écrivait  à  son  ministre  une  longue  et  inté- 
ressante lettre  où  il  lui  rendait  compte  des  derniers 
mouvements  de  l'armée,  et  lui  faisait  en  outre  certaines 
communications  confidentielles  relativement  à  ses  lieu- 
tenants, à  ses  relations  avec  M.  de  Vaudreuil,  et  à  la 
condition  des  troupes.  Il  y  disait  un  mot  de  la  question 
des  quartiers  d'hiver.  *'  La  disposition  de  nos  quartiers 
a  été  sujette  à  de  grandes  variations,  écrivait- il.  Mon- 
sieur de  Vaudreuil  m'avait  accordé  le  choix  des  batail- 
lons, serait-ce  ignorance  ou  désagrément  à  me  donner." 
Il  faisait  l'éloge  de  M.  de  Lé  vis  :  "  Monsieur  le  cheva- 
lier de  Lévis  a  fort  bien  pris  avec  les  troupes.  Il  a  un 
ton  très  militaire,  de  la  routine  de  commandement.  Il 
n'est  pas  étonné,  il  sait  prendre  son  parti,  être  ferme  à 
s'écarter  d'ordres  donnés  de  soixante  lieues,  quand  il  les 
croit  contraires  au  bien,  par  des  circonstances  qu'un 
général  éloigné  n'a  pu  prévoir."    Son  appréciation  de 

1  — Lettres  de  Montcalm,  p.  42. 
11 


162  MONTCALM 

Bourlamaque  était  moins  favorable  :  "  M.  de  Bourla- 
maque,  qui  a  dû  quitter  hier  l'armée  avec  la  première 
division,  se  rendra  à  Québec.  Il  l'a  même  désiré  à  cause 
de  sa  mauvaise  santé.  Point  de  crainte  sur  cet  article 
auquel  on  ne  croit  pas.  Il  voulait  que  je  vous  écrivisse 
pour  vous  préparer  à  la  demande  de  son  retour.  Il  n'a 
pas  encore  le  ton  du  commandement,  trop  pour  la 
minutie,  trop  à  la  lettre  pour  des  ordres  donnés  de  qua- 
tre-vingts lieues,  par  un  général  ^  qui  ne  sait  pas  parler 
guérie."  On  verra  par  la  suite  que  Bourlamaque  n'avait 
pas  à  ce  moment  donné  toute  sa  mesure,  et  que  Mont- 
calm  apprit  ultérieurement  à  reconnaître  les  éminentes 
qualités  de  son  second  lieutenant  et  à  leur  rendre 
pleine  justice  ''^. 

1  — On  voit  dans  les  correspondances  de  l'époque  que  M. 
de  Vaudreuil  y  était  appelé  "  le  général  "  aussi  bien  que  "  le 
gouverneur".  Il  était  vraiment  le  général  en  chef,  quoiqu'il 
ne  fît  jamais  campagne  en  personne. 

2  —  On  est  d'autant  plus  heureux  de  le  constater  que  Bour- 
lamaque, lui,  dès  cette  première  campagne,  avait  rendu  un 
éclatant  et  enthousiaste  hommage  aux  talents  de  Montcalm. 
Le  29  août  1766,  après  Chouaguen,  il  écrivait  à  M.  d'Argen- 
son  :  "  Je  fais  profession  de  vous  être  dévoué  d'une  façon  trop 
particulière  pour  ne  pas  vous  féliciter  de  ce  succès  dont  vous 
êtes  la  première  cause,  puisqu'il  est  dû  à  la  bonne  conduite 
de  celui  que  vous  avez  choisi  pour  commander  les  troupes  du 
roi  en  Canada.  Je  me  trouve  moi-même  très  heureux  d'avoir 
eu  sous  ses  ordres  quelque  part  à  un  événement  aussi  inté- 
ressant, quand  je  n'y  trouverais  d'autre  avantage  que  celui 
d'avoir  appris  à  surmonter  les  plus  grands  obstacles,  à  se  pré- 
parer à  force  de  talent  et  d'activité  un  succès  qui  paraissait 
même  peu  vraisemblable,  et  à  savoir  multiplier  les  moyens  en 
tirant  de  toutes  les  troupes  un  parti  fort  au-dessus  de  celui 
qu'on  en  devait  naturelletnent  attendre  :  ce  n'est  pas  tou- 


MONTGALM  163 

Montcalm  avait  déjà  écrit  à  M.  d'Argenson  en  termes 
très  avantageux  de  son  premier  aide  de  camp  :  "  M. 
de  Bougainville  a  l'honneur  d'être  connu  de  vous",  lui 
disait-il  dans  une  lettre  datée  du  30  août.  "  Vous  ne 
pourriez  croire  les  ressources  que  je  trouve  en  lui.  Il 
est  en  état  de  bien  rendre  ce  qu'il  voit.  Il  se  présente 
de  bonne  grâce  au  coup  de  fusil,  article  sur  lequel  il  a 
plus  besoin  d'être  contenu  que  d'être  excité...  Il  n'y 
a  guère  de  jeune  homme  qui,  n'ayant  eu  que  de  la 
théorie,  en  sache  autant  que  lui  ".  Dans  sa  lettre  du 
1"  novembre,  on  voit  Montcalm  s'intéresser  cette  fois, 
non  plus  à  la  carrière  militaire,  mais  à  la  carrière  aca- 
démique de  son  aide  de  camp  :  '*  M.  de  Bougainville, 
lui  écrit-il,  vous  regarde  comme  son  protecteur  à  la 
guerre,  et  son  Mécène  dans  la  république  des  lettres, 
s'occupant  beaucoup  de  son  métier,  il  ne  perd  pas  de 
vue  l'Académie  des  Sciences,  il  a  vu  par  les  nouvelles 
publiques  qu'il  y  vaquait  une  place  de  géomètre  à 
laquelle  il  aurait  cru  pouvoir  aspirer  par  vos  bontés  ^t 
son  ouvrage,  s'il  eût  resté  en  France  ;  est-ce  que  d'être 
en  Amérique  passagèrement  et  pour  le  service  du  Eoi 
lui  en  donnerait  l'exclusion  ?  Ne  pourrait-on  pas  la  lui 
conserver  en  la  laissant  vacante,  comme  vous  avez  la 
bonté  de  faire  pour  les  lieutenances-colonelles  ?  Je  vous 
en  serais  bien  obligé  en  mon  particulier". 

Quant  à  M.  de  Vaudreuil,  Montcalm  ne  pouvait  dis- 
simuler à  M.  d'Argenson  un  sérieux  grief  qu'il  avait 
déjà  contre  lui,  et  qu'il  formulait  dans  les  lignes  sui- 

jours  dans  les  plus  grandes  armées  que  Ton  voit  les  choses 
les  plus  extraordinaires."  (Bourlamaque  à  d'Argenson,  29  août 
1756;  Archives  du  ministère  de  la  guerre). 


164  MONTCALM 

vantes  :  "  M.  le  chevalier  de  Lévis  reçoit  comme  moi 
des  ordres,  lettres  écrites  avec  duplicité,  qu'on  ne  peut 
exëcuter.  Cependant  en  cas  d'échec  on  pourrait  nous 
blâmer.  Ce  n'est  pas  plainte,  car  je  n'en  écris  rien  à 
M.  de  Machault,  mais  vous  devez  savoir  le  critique  de 
maposition,  que  M.  le  chevalier  de  Lévis  a  marqué  beau- 
coup à  ses  parents  ". 

En  écrivant  ces  lignes,  Montcalm  se  défendait  de 
porter  une  plainte  oflBcielle  contre  M.  de  Vaudreuil,  qui 
ne  relevait  pas  du  département  de  la  guerre.  Il  faisait 
simplement  une  confidence  au  ministre  qui  l'avait  choisi, 
à  celui  de  qui  il  relevait  quant  au  commandement 
interne  et  à  la  discipline  des  bataillons.  Car  tel  était 
à  ce  moment  le  dualisme  de  juridiction  pour  le  com- 
mandement des  troupes  du  roi  au  Canada.  La  tenue  de 
ces  troupes,  les  promotions,  les  permutations;  les  congés, 
etc.,  étaient  du  ressort  du  ministre  de  la  guerre  ;  la 
conduite  des  opérations,  la  direction  générale,  l'emploi 
des  différents  corps  étaient  de  celui  du  gouverneur,  qui, 
à  son  tour,  recevait  ses  instructions  du  ministre  de  la 
marine  et  des  colonies.  Montcalm  devait  donc  com- 
muniquer à  la  fois  avec  les  chefs  de  ces  deux  départe- 
ments. 

L'allusion  contenue  dans  sa  lettre  du  1er  novembre, 
relativement  au  défaut  de  netteté  des  ordres  du  gou- 
verneur, quelque  brève  qu'elle  fût,  indiquait  suffisam- 
ment que  la  mésintelligence  commençait  déjà  entre 
Montcalm  tt  Vaudreuil.  Mais  c'était  la  lettre  écrite 
par  celui-ci,  huit  jours  auparavant,  qui  pouvait  surtout 
révéler  l'acuité  du  mal.    Elle  constituait  un  long  réqui- 

1  —  Collection  de  manvscritSy  vol.  4,  p.  79. 


MONTCALM  165 

sitoire  contre  Montcalrn  et  ses  bataillons.  Au  sujet  de 
ces  derniers,  voici  ce  que  le  gouverneur  écrivait  au 
ministre  de  la  marine  :  "  Je  n'ai  pas  grand' chose  à  avoir 
l'honneur  de  vous  dire  à  l'égard  des  troupes  de  terre 
qui  sont  dans  la  colonie  :  elles  sont  généralement  bon- 
nes, et  je  suis  bien  persuadé  que  dans  une  action,  elles 
combattraient  avec  distinction  ;  mais,  jusqu'à  présent, 
elles  ne  se  sont  pas  absolument  signalées.  Je  leur 
rends,  cependant,  la  justice  qui  est  due  à  la  fermeté 
avec  laquelle  elles  se  sont  comportées  pendant  l'expé- 
dition de  Chouaguen  ;  mais  l'ennemi  ne  leur  a  pas 
donné  le  temps  d'opérer  ni  même  de  tirer  un  seul  coup 
de  fusil  ;  c'est  seulement  une  partie  des  troupes  de  la 
colonie,  des  Canadiens  et  des  sauvages,  qui  a  attaqué 
les  forts.  Notre  artillerie  a  été  dirigée  par  M,  le  cheva- 
lier Le  Mercier  et  M.  Fiedmont,  et  elle  n'a  été  servie 
que  par  nos  canonniers  bombardiers  et  nos  canonniers  de 
milice."  A  lire  ce  passage,  on  devait  conclure  que  les 
bataillons  venus  de  France  n'avaient  eu  aucune  part  à 
la  prise  de  Chouaguen,  qu'ils  avaient  été  absolument 
inactifs,  n'ayant  pas  même  tiré  "  un  seul  coup  de  fusil  "  ; 
que  les  troupes  de  la  colonie,  les  miliciens  et  les  sauva- 
ges avaient  seuls  combattu  et  vaincu  ^.    Or,  tout  cela, 


1  —  Vaudreuil  écrivait  sur  un  ton  quelque  peu  différent  à 
M.  de  Lé  vis,  le  18  août.  "Je  ne  puis,  disait-il,  que  me  louer  du 
zèle  que  messieurs  les  officiers  et  les  troupes  de  terre  ont 
marqué  dans  cette  affaire.  Cela  n'est  pas  surprenant  de  leur 
part  j  j'en  étais  plus  que  persuadé.  Messieurs  les  officiers  de 
la  colonie,  nos  troupes,  Canadiens  et  sauvages  se  sont  égale- 
ment distingués."  "  Egalement  distingués,"  le  18  août  ;  mais 
le  23  octobre,  ils  avaient  tout  fait,  et  les  autres  n'avaient 
pas  tiré  "  un  seul  coup  de  fusil." 


166  MONTCALM 

était  manifestement  inexact  et  injuste.  Les  bataillons 
avaient  fait  vaillamment  leur  devoir.  Les  trois  ingé- 
nieurs, MM.  des  Combles,  Desandrouins  et  Pouchot, 
officiers  des  troupes  de  terre,  avaient  rendu  les  services 
les  plus  efficaces,  et  l'un  d'entre  eux  avait  été  tué.  M. 
de  Bourlamaque  avait  commandé  la  tranchée  et  y  avait 
été  blessé.  Les  soldats,  choisis  dans  les  troia  bataillons, 
s'étaient  intrépidement  exposés  dans  les  travaux  d'ap- 
proche, et  avaient  soutenu  le  feu  de  l'ennemi  pendant 
des  heures.  Dans  un  seul  piquet  du  bataillon  de  la 
Sarre,  sept  hommes  avaient  été  tués  ou  blessés,  en  une 
heure  et  demie  ^.  La  batterie  avait  été  servie  par  soi- 
xante canonniers  de  la  Sarre,  Béarn  et  Guyenne,  avec 
cinquante  hommes  pour  les  assister  2.  Les  soldats  régu- 
liers avaient  fait  seuls  presque  tous  les  travaux  du 
siège.  Après  avoir  lu  à  peu  près  tous  les  rapports,. les 
relations,  les  lettres  et  les  mémoires  relatifs  à  l'expé- 
dition de  Chouaguen,  nous  n'hésitons  pas  à  affirmer 
que,  sans  les  officiers  et  les  soldats  des  bataillons,  le 
siège  et  la  prise  de  cette  place  eussent  été  entièrement 
impossibles.  Et  cependant  le  gouverneur  écrivait  dans 
ses  rapports  officiels  que  "  l'ennemi  ne  leur  avait  pas 
donné  le  temps  d'opérer  "  ;  que,  "  malgré  leur  zèle 
accoutumé  ",  ils  n'avaient  pu  "  se  signaler  "  ;  mais  que, 
par  contre,  "  les  Canadiens  et  les  sauvages  avaient  com- 
battu avec  le  courage  qui  leur  est  naturel";  que  "  les 
bonnes  dispositions  de  "  mon  frère  "  et  des  officiers  colo- 
niaux leur  avaient  fourni  des  ressources  pour  surmon- 
ter tous  les  obstacles  "  ;  que  c'était  "  les  troupes  de  la 


1  —  Lettre  d'un  officier  de  la  Sarre,  22  août  1756. 
2 —  Journal  de  Malartic,  p.  73. 


MONTCALM  167 

colonie,  les  CanadieDs  et  les  sauvages  qui  avaient  atta- 
qué les  forts  ^."  On  ne  pouvait  se  montrer  plus  partial, 
moins  véridique  et  moins  équitable. 

M.  de  Vaudreuil  s'efforçait  ensuite  de  peinlre  les 
officiers  réguliers  sous  les  plus  sombres  couleurs  :  "MM. 
les  officiers  des  troupes  de  terre  sont  plus  portés  pour 
la  défensive  que  pour  l'offensive  ;  ils  ont  même  dit 
qu'ils  ne  faisaient  jamais  la  petite  guerre,  qu'ils  n'étaient 
pas  venus  dans  la  colonie  pour  cela  ;  les  propo-  qu'ils 
ont  tenus  n'ont  pas  même  laissé  de  faire  quelque 
impression."  Il  est  certain  que  la  manière  dont  les  expé- 
ditions de  guerre  avaient  été  conduites  jusque-là  en 
Amérique,  et  celle  dont  les  opérations  militaires  se  fai- 
saient en  Europe,  différaient  totalement.  Les  régiments 
réguliers  étaient  habitués  aux  manœuvres,  aux  exerci- 
ces, à  la  tactique  en  usage  dans  les  campagnes  et  les 
batailles  du  vieux  continent.  Ils  n'étaient  pas  dressés 
à  la  guerre  indienne  et  coloniale,  faite  de  surprises, 
d'embuscades,  de  fusillade  à  l'abri  des  fourrés,  des 
rochers  et  des  arbres.  Avec  la  guerre  de  Sept  ans  une 
évolution  se  dessinait.  L'Angleterre  avait  fait  tra- 
verser en  Amérique  des  milliers  de  soldats  régu- 
liers ;  la  France  avait  été  forcée  de  suivre  son  exem- 
ple ;  et  maintenant  la  grande  guerre  était  transportée 
ici,  avec  ses  sièges,  ses  mouvements  combinés,  ses  opé- 
rations à  longue  portée.  Dans  de  telles  conditions,  il 
n'était  pas  surprenant  que  les  réguliers  fussent  enclins 
à  ne  point  faire  grand  état  des  pratiques  militaires  sui- 
vies jusqu'à  ce  jour  au  Canada,  et  que,  d'autre  part,  nos 
troupes    et   nos    milices    coloniales    vissent   avec   une 

1 —  Vaudreuil  au  ministre^  1er  septembre,  23  octobre  1756. 


168  MONTCALM 

défiance  ombrageuse  s'implanter  ici  une  tactique  et  une 
discipline  auxquelles  elles  n'avaient  pas  été  formées. 
Des  deux  côtés  on  avait  quelque  chose  à  apprendre  ; 
mais  il  fallait  s'attendre  à  ce  qu'au  début  se  produisis- 
sent des  froissements  inévitables.  M.  de  Vaudreuil  les 
signalait  avec  amertume,  en  se  plaçant  exclusivement 
au  point  de  vue  colonial.  Il  portait  même  contre  les 
réguliers  des  accusations  très  sérieuses,  quant  à  leur 
conduite  envers  les  Canadiens  :  "  Les  troupes  de  terre, 
disait-il,  sont  difficilement  en  bonne  union  et  intelli- 
gence avec  nos  Canadiens  ;  la  façon  haute  dont  leurs 
officiers  traitent  ceux-ci  produit  un  très  mauvais  effet. 
Que  peuvent  penser  des  Canadiens  les  soldats  qui 
voient  leurs  officiers  le  bâton  ou  l'épée  à  la  main  sur 
eux,  chaque  fois  que  l'envie  leur  prend  d'aller  à  terre. 
Les  Canadiens  sont  obligés  de  porter  ces  messieurs  sur 
leurs  épaules  dans  les  eaux  froides,  en  se  déchirant  les 
pieds  sur  les  roches,  et,  si  par  malheur  pour  eux,  ils 
font  un  faux  pas,  ils  sont  traités  indignement.  Est-il  de 
condition  plus  dure  ?  Enfin  M.  de  Montcalm  est  d'un 
tempérament  si  vif,  qu'il  se  porte  à  l'extrémité  de  frapper 
les  Canadiens.  Je  lui  avais  recommandé  instamment 
d'avoir  attention  que  M  M. les  officiers  des  troupes  de  terre 
n'eussent  aucun  mauvais  procédé  envers  eux,  mais  com- 
ment contiendrait-il  les  officiers,  puisqu'il  ne  peut  pas 
lui-même  modérer  ses  vivacités  ?  Est- il  d'exemple  plus 
contagieux  ?jVoilà  comment  nos  Canadiens  sont  menés. 
Ils  mériteraient  un  traitement  bien  plus  doux  :  ils 
n'ont  jamais  manqué  de  sentiment  ;  ils  ont  donné  dans 
toutes  les  occasions  des  preuves  surprenantes  de  leur 
bravoure  ;  ils  font  toutes  les  découvertes  et  les  campa- 
gnes les  plus  pénibles  ;  si  dans  la  quantité  des  vivres 


MONTCALM  16^ 

il  s'en  trouve  de  mauvais,  ils  sont  obligés  de  les  man- 
ger, tandis  que  les  troupes  en  ont  qui  sont  bons  ;  ils 
abandonnent  leurs  terres  et  leurs  familles  pour  la  dé- 
fense de  la  colonie  ;  ils  épuisent  la  vigueur  de  leur  tem- 
pérament à  mener  les  bateaux  pour  le  transport  des 
troupes,  approvisionner  les  armées  et  les  postes,  et  cela 
sans  marquer  la  moindre  répugnance.  Ils  sont  toujours 
prêts  et  d'une  bonne  volonté  merveilleuse  ;  mais  ils 
m'ont  témoigné  leur  mécontentement,  et  il  ne  faut  rien 
moins  que  leur  aveugle  soumission  à  tout  ce  que  je  leur 
commande  pour  que,  dans  bien  des  occasions,  et  princi- 
palement à  Chouaguen,  plusieurs  d'entre  eux  n'aient 
marqué  leur  sensibilité.  Je  puis.  Monseigneur,  vous 
assurer  qu'ils  se  comporteront  toujours  avec  le  même 
^èle,  par  le  soin  que  j'aurai  de  les  piquer  d'honneur  et 
leur  assurer  un  traitement  plus  doux  dans  la  suite  ". 
Un  historien  canadien  ne  peut  lire  sans  un  sentiment 
de  sympathie  cette  chaleureuse  apologie  des  siens. 
Vaudreuil,  né  et  élevé  au  Canada,  était  canadien  de 
cœur.  Il  aimait  ce  peuple  loyal,  simple  dans  ses  mœurs, 
patient  et  courageux  dans  les  épreuves,  qui  avait  déjà 
subi  de  durs  assauts  et  à  qui  tant  de  sombres  jours 
étaient  encore  réservés.  Et  cette  affection,  ce  dévoue- 
ment dont  il  donna  bien  des  preuves  à  nos  pères,  lui  ont 
gagné  le  cœur  de  leurs  descendants.  Il  a  conquis  la 
gratitude  de  notre  race  ;  il  est  resté  pour  elle  couronné 
d'une  auréole,  et  la  plume  de  nos  écrivains  n'a  cessé 
d'entourer  son  nom  de  respect  et  d'honneur.  Cependant 
la  vérité  a  ses  droits  imprescriptibles.  A  la  lecture  des 
documents,  des  textes  plus  abondants  et  plus  précis 
mis  au  jour  depuis  quelques  années,  l'histoire  conscien- 
<îieuse  doit  reconnaître  que,  si  Vaudreuil  eut  souvent 


170  MONTCALM 

raison  de  défendre  les  Canadiens  injustement  traites,  iî 
ferma  trop  fréquemment  les  yeux  sur  des  fautes,  des 
actes  d'indiscipline,  des  malversations  et  des  rapines, 
dont  les  auteurs  étaient  des  enfants  du  sol,  que  ce  seul 
titre  ne  suffisait  pas  à  rendre  habiles,  compétents  et 
honnêtes.  Il  ne  faut  donc  pas  oublier,  en  lisant  les 
doléances  réitérées  de  Vaudreuil,  qu'il  était  imbu  à  un 
degré  excessif  du  préjugé  colonial,  prompt  à  accueillir 
les  récriminations  contre  les  officiers  et  les  troupes  venus 
de  France,  faible  pour  ses  alliés  et  ceux  de  sa  femme, 
dont  il  comptait  un  grand  nombre  dans  la  colonie,  om- 
brageux et  facile  à  circonvenir.  Hâtons  nous  d'ajouter 
qu'en  entendant  la  contre-partie,  c'est-à-dire  les  plaintes 
des  officiers  supérieurs  de  l'armée,  on  doit  se  rappeler 
qu'ils  n'étaient  pas  exempts  d'un  préjugé  en  sens 
inverse,  le  préjugé  métropolitain  trop  disposé  à  ne  pas 
tenir  assez  compte  des  talents,  des  aptitudes  et  de  l'ex- 
périence coloniales. 

Quelle  part  de  vérité  ou  d'exagération  y  avait-il  dans 
les  accusations  portées  par  le  gouverneur  au  sujet  des 
mauvais  traitements  infligés  par  les  réguliers  aux  Cana- 
diens ?  Il  est  difficile  de  l'établir.  Dans  les  transports, 
les  portages,  les  marches  à  travers  bois,  les  travaux  de 
campement,  que  des  officiers  français  se  fussent  parfois 
laissés  aller  à  des  actes  d'emportement  ;  qu'il  se  fût 
rencontré  parmi  eux  des  caractères  violents,  capables 
de  brutaliser  un  cinotier,  un  convoyeur,  ou  un  milicien, 
on  le  croira  facilement.  Mais  ces  excès  étaient-ils  d'oc- 
currence générale  et  habituelle,  comme  tendait  à  le  faire 
penser  la  lettre  du  gouverneur  ^  ? 

1  —  Il  est  peut-être  à  propos  de  citer  ici  ce  passage  d'une- 


MONTCALM  171 

Quant  à  raffirmation  que  Montcalm  lui-même  s'était 
emporté  jusqu'à  frapper  les  Canadiens,  elle  n'est  corro- 
borée par  aucune  des  pièces,  lettres,  mémoires  et  rela- 
tions qui  nous  sont  passés  sous  les  yeux,  et  elle  ne 
nous  semble  pas  admissible. 

Le  gouverneur  n'oubliait  pas  les  sauvages  dans  son 
énumération  de  griefs  contre  Montcalm  et  ses  officiers. 
"  Autant,  disait-il,  les  Canadiens  sont  d'un  caractère 
doux  et  soumis,  autant  les  sauvages  sont-ils  suscepti- 
bles. Ils  se  sont  plaints  amèrement  de  la  façon  haute 
dont  M.  de  Montcalm  les  a  menés  à  Chouaguen.  Sans 
mon  frère,  les  sauvages,  qui  se  voyaient  obligés  d'aban- 
donner leur  petit  pillage  à  l'avidité  des  grenadiers, 
auraient  pris  un  parti  très  contraire  aux  intérêts  de  la 
colonie.  Tous  les  sauvages,  et  même  les  Abénaquis, 
Nipissingues  et  Algonquins,  de  Saint-François  et  de 
Bécancourt,  qui  de  tout  temps  ont  été  nos  plus  fidèles 
alliés,  n'hésitèrent  pas  à  me  dire,  après  la  campagne  de 
Chouaguen,  qu'ils  iraient  partout  où  je  les  envoyerais 
pourvu  que  je  ne  les  misse  pas  sous  les  ordres  de 
M.  de  Montcalm.  Cependant  vous  avez  vu  que  j'en 
avais  fait  passer  environ  600  à  Carillon  ;  mais  ils  sont 
revenus  plus  pressés  qu'ils  ne  l'avaient  été  ;  ils  m'ont 

lettre  de  Montcalm  à  Lévis  ;  il  s'agit  du  transport  des  trou- 
pes :  "  Défense  aux  soldats  et  Canadiens  d'avoir  des  disputes 
ensemble.  Lorsqu'ils  auront  des  démêlés,  ils  en  rendront 
compte  à  celui  qui  commandera  le  bateau,  et  si  le  cas  mérite 
attention,  au  commandant  de  division.  Les  soldats  perche- 
ront, rameront  et  tireront  à  la  cordelle,  et  porteront  indis- 
tinctement avec  les  Canadiens,  laissant  cependant  à  ces  der- 
niers la  direction  et  la  conduite  des  bateaux,  et  exécuteront 
ce  qu'ils  leur  demanderont  pour  la  manœuvre."  (Lettres  du 
marquis  de  Montcalm  f  p.  13). 


172  MONTCALM 

dit  positivement  qu'ils  ne  pouvaient  supporter  les  viva- 
cités de  M.  de  Montcalm  ;  il  n'a  voulu  écouter  aucune 
de  leurs  représentations  ;  en  vain  les  chefs  lui  propo- 
saient d'aller  en  parti  (sur  les  connaissances  qu'ils 
avaient  du  lac  Saint-Sacrement)  dans  les  lieux  où  ils 
seraient  le  plus  à  portée  de  frapper  ou  de  faire  des  pri- 
sonniers :  il  ne  voulait  pas  les  écouter."  Pour  quicon- 
que eût  été  au  courant  des  circonstances,  ce  sérieux  et 
long  exposé  des  torts  de  Montcalm  envers  messieurs 
les  sauvages  eût  paru  vraiment  risible.  Après  Choua- 
guen,  Montcalm  avait  essayé  de  restreindre  la  curée  de 
ces  incommodes  auxiliaires,  et  d'arracher  à  leur  fureur 
les  prisonniers  anglais  qu'ils  voulaient  massacrer.  Il  y 
avait  mis  à  la  fois  de  l'adresse  et  de  l'énergie.  Et  ils 
avaient  dû  reculer,  en  grondant  comme  des  dogues 
irrités,  devant  cette  énergique  attitude,  à  laquelle, 
avouons-le,  nos  chefs  militaires  ne  les  avaient  pas  assez 
habitués  jusque-là.  Que  quelques-uns  de  ces  pillardg 
et  de  ces  massacreurs,  dont  la  cupidité  et  la  soif 
de  carnage  avaient  été  mal  assouvies,  eussent  porté 
à  Ononthio  leurs  récriminations,  c'était  naturel.  Mais 
que  le  gouverneur  en  prît  texte  pour  dénoncer  au 
ministre  le  général  soucieux  de  la  discipline  et  de 
l'honneur  du  nom  français,  cela  devait  étonner.  De 
même  à  Carillon,  Montcalm  avait  dû  successivement 
cajoler  et  commander,  mettre  en  jeu,  tour  à  tour,  la  di- 
plomatie et  l'autorité,  pour  déterminer  les  sauvages 
aux  reconnaissances  les  plus  utiles  à  l'armée  dont  il  était 
le  chef.  Rien  de  plus  capricieux,  de  plus  instable,  de 
plus  ingouvernable  que  l'humeur  et  les  dispositions  de 
ces  guerriers  indigènes,  fourbes,  menteurs,  superstitieux 
et  indisciplinés.      Il  faut  lire  dans  le  journal  de  Bou- 


MONTCALM  173 

gainville  le  récit  des  fluctuations  qui  précédèrent  le 
départ  du  parti  commandé  par  M.  de  la  Perrière. 
"  Nous  avons  maintenant  600  sauvages,  écrit-il.  On 
tient  conseil  pour  les  envoyer  en  détachement  ;  mais 
c'est  une  opération  longue  que  de  les  déterminer.  Il 
en  coûte  force  eau-de-vie,  équipements,  vivres,  etc.  Ce 
détail  ne  finit  pas  et  il  est  très  fastidieux  ".  Le  lende- 
main, on  tombe  enfin  d'accord  de  partir  le  soir.  Mais 
quelques  Iroquois,  depuis  deux  jours  en  découverte, 
reviennent  avec  sept  chevreuils,  invitent  "  leurs  frères 
à  faire  festin,  et  voilà  le  parti  relâché.  A  demaiu  le 
départ  ".  Le  15,  nouveau  contre-ordre.  "  Les  sauvages 
qui  devaient  partir  ce  soir  ne  partent  plus  ;  la  destina- 
tion même  du  détachement  est  changée  ".  Au  lieu  de 
se  diviser  en  deux  bandes  pour  suivre  des  directions 
voisines,  "  ils  veulent  aller  tous  ensemble  et  par  le  lac 
Saint-Sacrement...  On  dit  que  le  départ  est  fixé  à 
cette  nuit.  Mais  c'est  un  on-dit,  et  le  caprice  des  sau- 
vages est  bien  de  tous  les  caprices  possibles  le  plus 
capricieux  "  ^.  Pour  le  succès  des  opérations,  il  était 
important  que  ces  auxiliaires  utiles  mais  dangereux 
apprissent  un  peu  à  obéir,  et  reçussent  quelques  leçons 
de  discipline.  Sans  doute  il  fallait  y  mettre  des  formes. 
Montcalm  devait  bientôt,  si  l'on  en  croit  des  témoi- 
gnages dignes  de  foi,  passer  maître  dans  l'art  de  manier 
ces  esprits  farouches  et  mobiles.  Et  dès  cette  première 
campagne,  il  semblait  avoir  assez  bien  réussi  à  les 
dominer,  à  leur  inspirer  du  respect  et  de  l'admiration. 
En  tout  état  de  cause,  le  passage  de  la  lettre  de  Vau- 

1 Journal  de  Bougainville,   12-16   septembre   1756;     la 

Jeunesse  de  Bougainville,  p.  49. 


174  MONTCALM 

dreuil,  relatif  au  mécontentement  des  sauvages,  dénotait 
chez  son  auteur  beaucoup  d'aveuglement,  de  crédulité, 
ou  de  malveillance. 

Le  réquisitoire  du  gouverneur  se  terminait  comme 
suit  :  "  Je  maintiendrai  toujours  la  plus  parfaite  union 
et  intelligence  avec  M.  le  marquis  de  Montcalm  ;  mais 
je  serai  obligé,  la  campagne  prochaine,  de  prendre  des 
arrangements  pour  que  nos  Canadiens  et  sauvages 
soient  traités  avec  le  ménagement  dont  leur  zèle  et 
leurs  services  les  rendent  digaes." 

Nous  avons  longuement  cité  et  commenté  cette  lettre 
du  23  octobre  1756,  parce  que  jusqu'ici  nos  historiens 
canadiens  ne  l'avaient  point  signalée,  et  qu'elle  est  très 
importante,  en  ce  qu'elle  révèle  l'état  d'esprit  du  gou- 
verneur à  ce  moment.  Il  n'y  avait  guère  plus  de  cinq 
mois  que  Montcalm  était  arrivé  au  Canada,  et  Vau- 
dreuil  lui  avait  déjà  voué  une  aversion  profonde,  dont 
les  dénonciations  que  nous  venons  de  lire  étaient  la 
preuve  manifeste.  Montcalm,  de  son  côté,  s'était  promp- 
tement  formé  du  gouverneur  une  opinion  défavorable  ; 
il  le  jugeait  médiocre  et  vaniteux,  suspectait  sa  sincé- 
rité, et  ressentait  pour  son  caractère  une  antipathie  qui, 
malheureusement,  devait  croître  de  jour  en  jour. 


CHAPITRE  VI 


L'automne  de  1756 — Correspondance  de  Montcalm  avec  sa 

famille Les  fourrures  de  madame   de  Montcalm La 

claustration  hivernale — Ambassade  iroquoise Voyage  à 

Québec,  en  janvier  1757 — Réunions  sociales Mariages 

d'oflBcjers  et  de  soldats Maladie  de  M.  de  Vaudreuil 

Eetour  à  Montréal — Escarmouches  près  de  Carillon 

Une  expédition  d'hiver  contre  le  fort  William-Henry 

Froissements  entre  Montcalm  et  Vaudreuil Explica- 
tions aigres  douces Résultats  de  l'expédition. — Droiture 

de  Montcalm Le  carnaval  de  1757  à  Montréal Retour 

du  printemps Une  lettre  intéressante  de  Montcalm  à 

sa  femme La  prochaine  campagne Pénurie  d'appro- 
visionnements  Arrivée  des  secours  de  France. 

Durant  tout  cet  automne  de  1756,  Montcalm  avait 
fidèlement  correspondu  avec  sa  famille.  Il  écrivait 
tantôt  à  madame  de  Montcalm,  tantôt  à  madame  de 
Saint-Véran,  tantôt  à  madame  du  Boulay.  Au  milieu 
de  ses  mouvements  militaires,  on  le  voit,  non  sans  un 
singulier  intérêt,  s'occuper  de  menus  détails  d'ordre 
matériel.  Ainsi  le  18  septembre,  du  camp  de  Carillon, 
il  demande  à  sa  mère  de  faire  pour  lui  certains  achats  : 
"  Je  vous  joins,  lui  écrit-il,  un  mémoire  de  quelques 
provisions  que  je  désire  de  Montpellier  ;  je  vous  prie 
de  voir  à  ce  qu'elles  soient  bien  conditionnées,  bien 
emballées,  et  adressez  le  tout  au  sieur  Gradis,  banquier  à 
Bordeaux.  Il  faut  que  ces  effets  lui  soient  rendus  au 
premier  février  au  plus  tard,  et  je  souhaite  fort  n'en 
avoir  pas  besoin.    Mais  quand  même  il  y  aurait  paix  et 


176  MONTCALM 

que  je  m'en  reviendrais,  envoyez-moi  toujours,  je  m'en 
déferais  ici  :  marquez-moi  le  prix.  Ne  doutez  pas  de 
mon  respect  ni  de  mon  amitié,  ma  mère.  J'embrasse  la 
très  chère  et  ma  fille.  S'il  vous  revenait  que  ma  santé 
n'est  pas  trop  bonne,  soyez  tranquille.  J'ai  écrit  aux 
ministres  et  à  Paris  que  les  fatigues  l'altèrent  et  qu'il 
faut  espérer  que  l'hiver  la  rétablira.  Il  faut  toujours 
écrire  ainsi.  C'est  la  sciatique  d'un  général  d'armée. — 
Envoyez- moi  le  compte  de  ce  que  cela  coûtera  en  cas 
(que)  je  voudrais  revendre."  Montcalm  voulait  évidem- 
ment tranquilliser  sa  mère  et  sa  femme  au  sujet  de  sa 
santé,  mais  en  réalité  les  fatigues  de  la  campagne 
l'avaient  rudement  éprouvée.  L'aide  de  camp  du  général, 
Bougainville,  informait  son  frère,  quelques  semaines  plus 
tard,  que  la  santé  de  son  chef  était  "  fort  dérangée  ?  " 
Ce  dernier  écrivait  lui-même  à  M.  de  la  Bourdonnaye, 
son  beau-frère,  le  26  septembre  :  "  Ma  santé  est  assez 
bonne  mais  elle  a  besoin  de  repos,  car  elle  s'épuise  par 
le  travail."  De  retour  à  Montréal,  au  commencement 
de  novembre,  il  envoya  à  ses  chères  absentes  les  der- 
nières nouvelles,  avant  la  séquestration  hivernale. 
Dans  sa  lettre  du  3  novembre  à  sa  femme,  il  disait  - 
"  J'ai  quitté  l'armée  le  27  octobre  pour  venir  conférer 
avec  M.  le  marquis  de  Vaudreuil  avant  le  départ  des 
derniers  bâtiments.  M.  le  chevalier  de  Lé  vis,  chargé  de 
replier  l'armée,  doit  décamper  du  10  au  15.  Le  fort  de 
Carillon  sera  alors  en  état  de  recevoir  la  garnison.  Les 
sauvages  des  pays  d'en  haut  paraissent  redoubler  d'af- 
fection depuis  la  prise  de  Chouaguen  ;  les  provinces 
qui  avoisinent  la  Belle-Rivière  sont  désolées  par  nos 
partis...  Je  passerai  mon  hiver  avec  le  chevalier  de 
Lévis,  qui  est  bien  mon  ami.     Dites  à  Monsieur  de 


MONTCALM  177 

Mirepoix  ^  qu'il  fait  toute  ma  douceur,  et  il  n'y  a  nul 
compliment  à  cela.  Je  ne  suis  pas  sans  sujets  d'hu- 
meur, mais  je  n'en  prends  pas.  Embrassez  ma  mère 
mes  filles,  aimez-moi  tendrement.  Au  lieu  d'un  baril 
d'anchois  et  un  d'olives  doublez  cette  provision.  Je 
vous  adore  ma  très  chère  et  je  serai  au  comble  de  mes 
vœux  de  vous  rejoindre  en  octobre  1757.  Ainsi  soit." 
Cependant  la  saison  rigoureuse  s'avançait.  Il  fallait 
clore  les  paquets  pour  la  France.  Et  Montcalm  envoyait 
à  sa  mère  un  dernier  mot  d'affection  pour  l'année  1736  : 
"  Je  vais  donc  être,  ma  mère,  six  à  sept  mois  sans  vous 
écrire.  Aussi  quoiqu'il  n'y  ait  que  quelques  jours  que 
j'aie  écrit  à  madame  de  Montcalm,  je  veux  aussi  vous 
renouveler  les  assurances  de  ma  respectueuse  tendresse. 
Ma  santé  est  bonne,  et  j'espère  que  le  repos  de  l'hiver 
dont  j'avais  grand  be-oin  me  fera  grand  bien.  Tout 
ce  qui  est  avec  moi  est  en  bonne  santé.  Je  compte 
passer  mon  hiver  ici  sauf  un  mois  que  j'irai  passer  à 
Québec  lorsqu'on  pourra  voyager  sur  les  glaces.  J'em- 
brasse tendrement  la  très  chère,  ma  fille  et  notre  cher 
Massillan.  M.  de  la  Corne  envoie  six  belles  queues  de 
martre  à  Madame  de  Montcalm  ;  si  elles  arrivent  à  bon 
port  à  Paris,  la  très  chère  aura  un  manchon.  Une 
autre  année,  je  songerai  à  en  envoyer  un  à  ma  fille  ; 
mais  j'aimerais  mieux  lui  porter  "  ^.     Le  même  jour  il 

1 — Charles-PierreGaston-François  de  Lé  vis,  marquis,  puis 
duc  de  Mirepoix,  né  en  1699,  était  le  cousin  du  chevalier  de 
Lévis Après  avoir  été  ambassadeur  à  Vienne  en  1737,  lieu- 
tenant-général en  1744,  ambassadeur  à  Londres  en  1749,  il 
avait  remplacé  le  duc  de  Richelieu  dans  le  gouvernement  du 
Languedoc  en  1756. 

2  —  Lettre  à  madame  de  Saint-  Vérav,  Montréal,  9  novembre 
1756. 

12 


178  MONTCALM 

adressait  à  madame  du  Boulay  quelques  lignes  où  il 
ëtait  encore  question  du  manchon  de  madame  de  Mont- 
calm  :  "  Le  frère  de  l'abbé  de  la  Corne  ^  lui  envoie  six 
belles  queues  de  martre  pour  faire  un  manchon  à  ma- 
dame de  Montcalm.  Si  elles  arrivent  et  qu'il  vous 
les  remette  je  vous  prie  de  lui  faire  bien  des  remercie- 
ments de  ces  politesses  ".  Après  Chouaguen  et  la 
campagne  du  lac  Ontario,  après  les  opérations  du  lac 
Champlain,  la  formation  et  la  levée  du  camp  de  Caril- 
lon, la  mise  en  action  des  troupes,  après  les  préoccupa- 
tions militaires,  les  soucis  et  les  sollicitudes  du  général 
d'armée,  on  aime  à  voir  l'époux  et  le  père  se  réjouir  à 
la  pensée  que  sa  femme  et  sa  fille  pourront  faire  admi- 
rer bientôt  dans  les  cercles  de  Montpellier  leurs  belles 
fourrures  canadiennes. 

Le  23  novembre,  Montcalm  écrit  dans  son  journal  : 
*'  Les  trois  derniers  bâtiments  pour  la  France,  savoir  : 
VAhénaquise,  frégate  du  roi,  le  Beauharnois  et  les 
Deux-Frères,  vaisseaux  marchands  sont  enfin  partis 
avec  les  derniers  paquets  pour  la  Cour.  Le  15  un  vent 
de  nord-est  et  de  la  neige  avaient  fait  craindre  qu'ils  ne 
fussent  forcés  d'hiverner  dans  les  glaces  ".     Et  main- 

1  — Joseph-Marie  de  la  Corne,  né  à  Verchères  en  1715,  fils 
de  Jean-Louis  de  la  Corne,  sieur  du  Chapt,  et  de  Marie 
Pécaudy  de  Contrecœur.  Ordonné  prêtre  à  Rennes  vers  1738, 
il  revint  au  Canada  et  fut  curé  de  St-Michel.  En  1747,  il  reçut 
la  dignité  de  chanoine  de  («Québec,  et  en  1750  il  passa  en 
FranGe,  comme  député  du  chapitre,  et  y  demeura  jusqu'à  sa 
mort  en  1779.  {Notes  historiques  sur  le  chapitre  de  la  cathé. 
drale  de  Québec,  par  Mgr  Edmond  I^ngevin,  Montréal,  1874.; 
— Le  frère  de  l'abbé  de  la  Corne,  dont  il  est  ici  question, 
devait  être  Luc  de  la  Corne,  sieur  de  Chapt  et  de  St-Luc, 
capitaine  dans  les  troupes  de  la  marine. 


MONTCALM  179 

tenant  c'est  fini  ;  pendant  des  mois  et  des  mois,  plus 
de  communications  avec  la  mère-patrie,  plus  de  nou- 
velles de  la  famille  et  des  amis  lointains. 

Comme  nous  l'avons  vu,  Montcalm  devait  passer 
l'hiver  à  Montréal,  sauf  un  voyage  à  Québec  pour  don- 
ner un  coup  d'œil  aux  troupes  cantonnées  dans  ce  gou- 
vernement, sous  le  commandement  et  la  juridiction  de 
M.  de  Bourlamaque.  Il  écrivait  souvent  à  ce  dernier, 
soit  pour  les  besoins  du  service,  soit  pour  occuper  ses 
moments  de  loisir.  Dans  une  lettre  datée  du  24  no- 
vembre, il  lui  parlait  de  deux  ofi&ciers  des  troupes  de 
Montréal,  à  qui  il  avait  permis  de  descendre  à  Québec,  et 
il  faisait  à  ce  propos  les  observations  suivantes  :  "  J'ai 
permis  à  M.  de  Solvignac,  ainsi  qu'à  M.  de  La  Mothe, 
du  régiment  de  Béarn,  d'aller  passer  quelque  temps  à 
Québec,  tous  les  deux  pour  leur  plaisir  ;  le  premier 
parce  qu'il  est  recommandé  à  M.  l'intendant,  le  second, 
pour  faire  sa  cour  à  madame  de  Beaubassin,  quoiqu'il 
m'ait  parlé  de  sa  santé.  J'ai  permis  aussi  à  M.  d'Alerac, 
parent  de  M.  l'archevêque  de  Bordeaux,  pour  être  entre 
les  mains  d'Arnoux  ;  ^  il  y  a  de  l'étoffe  en  lui  pour  faire 
un  joli  sujet.  Cependant,  avec  un  air  et  des  propos 
qui  vous  séduiront,  c'est  une  mauvaise  tête  ;  je  lui  ai 
promis  ^  de  m'occuper  de  sa  santé,  de  le  former  et  de 
lui  faire  tâter  de  la  prison.  Quant  à  présent,  il  est 
totalement  aux  ordres  d'Arnoux,  et  s'il  ne  se  conduit 
pas  très  bien,  sur  les  plaintes  d'Arnoux,  mettez-le  moi 
en  prison.     Si  je  permets  à  d'autres  d'aller  à  Québec,  je 


1  —  Chirurgien-major  des  troupes. 

2 C'est-à-dire  "  J'ai  promis  à  l'archevêque  de  Bordeaux.* 

Il  me  semble  que  c'est  le  sens  le  plus  naturel. 


180  MONTCALM 

VOUS  écrirai  ;  je  ne  doute  pas  que  ces  messieurs,  dans 
les  vingt-quatre  heures  ne  vous  rendent  leurs  devoirs  ; 
s'ils  y  manquaient,  je  ne  suis  pas  en  peine  que  voua  les 
mettiez  dans  la  règle.  S'ils  profèrent  le  seul  mot  de 
logement  pour  Québec,  faites-les  repartir,  tout  comme 
s'il  y  avait  la  moindre  chose  à  dire  à  leur  conduite". 
Puis  après  avoir  parlé  de  diverses  questions  de  disci- 
pline et  de  conduite  pour  les  troupes,  Montcalm  ajoutait  : 
"  M.  le  chevalier  s'amuse  fort  ici.  Il  passe  sa  vie  avec 
sa  société  chez  Madame  de  Pénisseault.  Il  a  été  d'un 
grand  souper  chez  M.  Martel.  Pour  moi,  je  joue  au 
trictrac,  et  je  fais  whist  chez  mon  général,  Madame 
Vàrin,  larement,  madame  d'Eschambault  ".  Dans  une 
autre  lettie,  écrite  le  lendemain  à  Bourlamaque,  nous 
trouvons  cette  note  :  "  Je  vous  prie,  monsieur,  de  dire 
à  M.  de  Solvignac  que  M.  l'Intendant  paraît  craindre 
que  le  séjour  de  l'hiver  à  Québto  ne  fût  dispendieux. 
Aussi  quand  lui  et  M.  de  La  Mothe  auront  passé  le 
temps  des  plaisirs  à  Québec,  il  faudra  bien  songer  à 
venir  faire  carême  dans  ce  triste  gouvernement  de  Mont- 
réal pour,  suivant  les  règles,  faire  Pâques  avec  son  curé  ". 
Les  dernières  semaines  de  17ô6  furent  marquées  par 
une  ambassade  solennelle  des  Cinq-Nations.  Le  27 
novembre  au  soir,  arrivait  un  premier  détachement  de 
cent  quarante  Onnontagués  et  Goyogouins,  y  compris 
les  femmes  et  les  enfants.  Car  nos  tribus  indiennes  ne 
se  bornaient  pas  à  un  seul  porte-parole,  dans  ces  mis- 
sions diplomatiques  auprès  des  gouverneurs.  Généra- 
lement toute  une  bande  venait  assister  aux  conférences 
avec  Ononthio.  L'ambassade  fut  reçue  une  première 
fois  par  M.  de  Vaudreuil,  le  28  novembre,  à  trois  heures 
de  l'après-midi  ;  MM.  de  Montcalm  et  de  Lévis  étaient 


MONTCALM  181 

présents.  L'orateur  sauvage,  qui  prit  la  parole,  après  les 
compliments  d'usage,  et  l'annonce  d'un  second  détache- 
ment composé  de  Tsonnontouans  et  d'Oaneyouts,  mani- 
festa discrètement  sa  surprise  de  ce  que  la  députation 
n'eût  pas  été  reçue  avec  le  cérémonial  habituel.  Les 
envoyés  iroquois  étaient  d'ordinaire  l'objet  d'une  éti- 
quette spéciale.  On  chargeait  un  interprète  d'aller  au 
devant  d'eux  pour  leur  offrir  des  branches  de  porce- 
laine de  la  part  du  gouverneur,  et  on  les  saluait  de  cinq 
coups  de  canon.  M.  de  Vaudreuil  dut  leur  expliquer 
qu'il  y  avait  un  malentendu  quant  à  la  date  de  leur 
arrivée  à  Montréal.  Ils  furent  bientôt  suivis  par  les 
délégués  Tsonnontouans  et  Onneyouts,  et  pendant  tout 
le  mois  de  décembre  il  y  eut  une  série  d'audiences  et 
de  cérémonies  que  Montcalm  raconte  au  long  dans  son 
journal.  "  Cette  ambassade  coûtera  fort  cher  au  roi, 
écrit-il,  mais  ce  sont  des  dépenses  inévitables  et  néces- 
saires." Les  "  ambassadeurs  "  étaient  les  hôtes  d'Ooon- 
thio,  et  il  fallait  les  fêter  plantureusement.  Un  de  leurs 
porte-parole,  faisant  allusion  au  retard  de  leur  voyage, 
insinua  adroitement  "  qu'ils  n'avaient  compté  ne  rester 
que  quatre  jours,  qui  pourraient  bien  devenir  quatre 
mois,  mais  qu'heureusement  ils  étaient  chez  un  bon 
père  qui  ne  les  laisserait  pas  manquer."  Cette  impor- 
tante délégation  montrait  quelle  impression  avait  pro- 
duite sur  les  tribus  indigènes  la  victoire  de  Chouaguen 
et  le  succès  des  armes  françaises  durant  la  dernière 
campagne.  Outre  les  Iroquois  des  Cinq-Cantons  et 
leurs  frères  domiciliés,  des  députés  Népissings7  Abéna- 
quis.  Algonquins,  Poutéouatamis  et  Outaouais  prirent 
part  aux  conseils  tenus  alors  à  Montréal.  On  considéra 
cette  ambassade  comme  la  plus  mémorable  que  l'on  eût 


182  MONTCALM 

vue  jusque  là,  soit  par  le  nombre  des  délégués,  soit  par 
l'importance  des  questions  débattues  ^. 

Les  audiences  ne  prirent  fin  que  le  29  décembre  ;  et 
le  31  M.  de  Vaudreuil  partait  avec  M.  de  Lévis  pour 
Québec.  Montcalm  passa  le  Jour  de  l'An  à  Montréal, 
après  avoir,  les  jours  précédents,  reçu  en  audience  les 
chefs  de  guerre  du  Sault  Saint-Louis,  venus  pour  le 
complimenter.  Puis  le  8  janvier,  il  alla  rejoindre  le 
gouverneur  dans  la  capitale  de  la  Nouvelle-France  ^. 
Il  n'y  était  demeuré  que  quelques  jours,  à  son  arrivée, 
le  printemps  précédent.  Cette  fois  il  y  revenait 
dans  la  saison  la  plus  brillante  et  la  plus  gaie,  au 
point  de  vue  des  relations  sociales.  La  présence  de 
MM.  de  Vaudreuil,  de  Montcalm  et  de  Lévis  donna 
lieu  à  toute  une  série  de  fêtes  et  de  réceptions.  Naturel- 
lement le  fastueux  Bigot  se  distingua  par  sa  splendeur. 
•*  M.  l'intendant,  écrit  Montcalm,  a  tenu  un  très  grand 
état  e  t  y  a  donné  deux  très  beaux  bals,  où  j'ai  vu  plus 
de  quatre-vingts  dames  ou  demoiselles  très  aimables  et 
très  bien  mis  es.  Québec  m'a  paru  une  ville  d'un  fort 
bon  ton  ;  et  je  ne  crois  pas  que,  dans  la  France,  il  y  en 
ait  plus  d'une  douzaine  au-dessus  de  Québec  pour  la 
société  ;  car  d'ailleurs,  il  n'y  a  pas  plus  de  douze  mille 
âmes".  Malheureusement,  dès  ce  second  séjour,  il  eut 
à  y  constater  un  mal  social  dont  les  ravages  devaient 
devenir  désastreux.  Le  jeu,  et  un  jeu  excessif,  était  à 
l'ordre    du  jour.      Montcalm  exprime    ainsi  dans    son 

1  —  Journal  des  Campagnes  de  M.  de  Lévis,  p.  80. 

2 — *'  Je  partis  à  8  heures  (le  3  janvier)  pour  Québec  avec 
M.  le  marquis  de  Montcal  m ,  M.  le  chevalier  de  Mon  treuil,  aide- 
major-général  et  M.  Marcel,  aide  de  camp.  Nous  y  arrivâmes 
le  5  à  neuf  heures  du  soir."   {Journal  de  Malartie,  p.  94.) 


MONTCALM  183 

journal  le  déplaisir  qu'il  en  éprouve  :  "  Le  goût  décidé 
de  monsieur  l'intendant  pour  les  jeux  de  hasard,  la 
complaisance  outrée  de  M.  le  marquis  de  Vaudreuil, 
les  ménagements  que  je  n'ai  pu  me  dispenser  d'avoir  à 
deux  hommes  dépositaires  de  l'autorité  du  roi,  ont  été 
cause  que  l'on  a  joué  indécemment  les  jeux  de  hasard, 
et  même  les  plus  désavantageux,  comme  le  pharaon. 
Plusieurs  officiers  s'en  repentiront  pendant  longtemps, 
comme  M.  Marin»  lieutenant  en  second  dans  le  batail- 
lon de  la  Reine,  qui,  outre  beaucoup  d'argent  comptant, 
a  perdu  cinq  cents  louis.  La  générosité  française  n'a 
pas  permis  que  cet  officier  fut  en  peine  vis-à-vis  ceux 
de  la  colonie  qui  les  lui  avaient  gagnés;  et  M.  de 
Eoquemaure,  lieutenant-colonel,  a  eu  le  bon  procédé  de 
faire  prêter  l'argent  et  d'en  répondre  ".  Cette  question 
du  jeu  reviendra  ultérieurement. 

A  Québec,  Montcalm  eut  à  s'occuper  d'un  autre  sujet, 
celui  des  mariages  contractés  par  les  militaires.  Il  y 
avait  déjà  porté  son  attention,  avant  son  départ  de 
France,  en  étudiant  les  instructions  données  à  M.  de 
Dieskau,  qui  devaient  aussi  lui  servir  de  direction.  "  Il 
parait,  avait-il  écrit  dans  un  mémoire  au  ministre,  que 
l'intention  de  Sa  Majesté  est  que  l'on  permette  aux  soldats 
qui  voudront  défricher  des  terres  de  rester  en  Canada. 
Je  pense  que  dès  à  présent  on  peut  leur  permettre 
de  se  marier  dans  la  colonie,  pourvu  que  ce  soit  avec 
l'approbation  du  gouverneur  général,  qu'ils  continuent 
leur  service  jusqu'au  temps  du  retour  de  leur  corps  en 
France,  et  que  ce  soit  pour  y  défricher  des  terres  ou 
pour  y  exercer  des  métiers  utiles  dont  on  y  manque- 
rait; car  il  est  en  même  temps  du  bien  de  la  colonie 
de  ne  pas  donner  permission  pour  tout  mariage  où  l'un 


184  MONTCALM 

de  ces  deux  objets  ne  serait  pas  rempli  :  "  Après  sou 
arrivée  ici,  nous  avons  vu  que,  dans  son  instruction 
aux  lieutenants-colonels,  il  engageait  ceux-ci  à  favori- 
ser les  mariages  de  leurs  soldats  avec  des  filles  d'habi- 
tants. Ces  encouragements  avaient  produit  un  bon 
résultat,  et  Montcalm  s'en  réjouissait  dans  son  journal  : 
*  Les  soldats  de  nos  régiments  contractent  beaucoup 
de  mariages,  ce  qui  est  utile  à  la  colonie."  Quelque 
temps  après  le  général  pourra  écrire  au  ministre  :  "  J'ai 
cm  que  je  ne  pourrais  rien  faire  de  mieux  dans  l'intérêt 
du  royaume  et  de  la  colonie  que  de  favoriser  les  mariages 
des  soldats.  Aussi  l'hiver  de  1755  à  1756,  il  n'y  a  eu 
que  sept  mariages  de  soldats,  et  celui-ci  quatre-vingts. 
Je  prends  la  liberté  de  vous  représenter  que  lorsque  le 
Koi  retirera  ses  troupes  du  Canada,  il  faudrait  que  Sa 
Majesté  donnât  une  petite  gratification  à  tous  les  sol- 
dats qui  voudraient  s'y  établir  et  se  marier...  Nous  en 
laisserons  la  plus  grande  partie.  Ce  serait  d'excellents 
colons,  de  braves  d  fenseurs  de  la  Nouvelle-France  "  ^ 
C'était  la  politique  si  énergiquement  inaugurée  par  l'in- 
tendant Talon,  en  favorisant  l'établissement  au  Canada 
des  soldats  du  régiment  de  Carignan,  c'était  cette  poli- 
tique intelligente  et  patriotique  dont  la  tradition  se 
maintenait  après  un  siècle. 

Mais  il  y  avait  aussi  les  mariages  des  officiers,  et  sur 
ce  point  Montcalm  n'était  pas  parfaitement  satisfait. 
Quelques-uns  s'étaient  mariés  sans  la  permission  de  leur 
famille,  et  cela  pouvait  entraîner  des  conséquences 
fâcheuses,  voire  même  l'exhérédation  ;  il  était  donc  plus 
sage  de  refuser  l'autorisation  aux  officiers  en  puissance 

J  —  Montcalm  au  ministre,  24  avril  1759. 


MONTCALM  185 

paternelle.  Montcalm  donna  un  ou  deux  mémoires  sur 
cette  question  au  gouverneur  général  ^ .  Dans  une  lettre 
ultérieure  qu'il  écrivit  à  M.  d'Argenson,  nous  lisons  ce 
qui  suit  :  "  J'ai  trouvé  de  la  disposition  dans  nos  offi- 
ciers à  faire  des  mauvais  mariages,  qui  n'étaient  pas  plus 
avantageux  pour  l'intérêt  politique  de  la  colonie  que 
pour  celui  du  Eoi  même.  M.  de  Vaudreuil  m'avait 
paru  les  favoriser  ;  il  est  entouré  de  parents  de  petite 
extraction.  J'ai  remis,  à  cette  occasion,  à  monsieur  le 
marquis  de  Vaudreuil  un  mémoire.  Il  a  paru  approuver 
ma  façon  de  penser.  Les  difficultés  que  j'ai  faites  pour 
accorder  les  permissions  ont  empêché  le  mariage  de 
deux  jeunes  lieutenants  mineurs  et  en  puissance  de 
père,  qui  ne  consultaient  que  leur  passion,  et  ont  arrêté 
beaucoup  de  pareils  projets.  Je  n'ai  accordé  la  permis- 
sion qu'à  M.  de  Parfouru,  capitaine  au  régiment  de 
Languedoc  qui  a  fait  un  mariage  médiocre,  mais  auquel 
son  père  l'avait  autorisé,  et  un  chevalier  de  Douglas, 
capitaine  au  même  régiment,  qui  a  épousé  une  demoi- 
selle de  condition,  très  bien  apparentée  dans  la  colonie, 
ayant  une  fortune  honnête  ".  ^ 

Montcalm  remit  aussi  au  gou  verneur  pendant  son 
séjour  à  Québec,  un  important  travail  sur  "  ce  qu'on 
pourrait  faire  avant  la  campagne  et  pendant  le  cours 


1  —  Lettres  de  Bourlamaque,  p.  136;  Journal  de  Montcalm, 
p.  146. 

2  — Montcalm  à  d'Argenson,  24  avril  1757 — Arch.  prov. 
Man.  N.  F.,  2ème  série,  vol.  XIII — M.  de  Parfouru  avait 
épousé  une  demoiselle  de  Couague  dont  il  sera  question  plus 
loin  ;  et  François-Prosper  Douglas  avait  épousé  Marie-Char" 
lotte  de  LaCorne,  fille  de  Louis  de  Chapt  de  LaCorne,  cheva- 
lier, seigneur  de  Terrebonne.     Elle  n'avait  que  quinze  ans. 


186  MONTCALM 

de  la  campagne  avec  des  modèles  d'échelles  portatives 
s'emboîtant  les  unes  dans  les  autres,  et  des  bateaux 
portant  des  canons  de  12  pour  aller  attaquer  les  bar- 
ques anglaises  sur  le  lac  Saint-Sacrement." 

Montcalm  passa  tout  le  mois  de  janvier  à  Québec. 
Vaudreuil  en  repartit  le  26  et  tomba  dangereusement 
malade  d'une  pleurésie  aux  Trois-Rivières.  On  craignit 
pour  ses  jours.  Mgr  de  Poutbriand  le  recommanda  aux 
prières  publiques,  et  ordonna  une  exposition  du  Saint- 
Sacrement  et  une  procession,  pour  obtenir  sa  guérison. 
L'inq  uiétude  fut  grande  dans  la  colonie,  au  sujet  du 
gouvernement,  advenant  la  mort  de  son  chef.  Mont- 
calm, témoin  de  ces  alarmes,  les  jugeait  excessives, 
dans  son  for  intérieur,  et  confiait  cette  impression  à  son 
journal  :  "  Les  gens  peu  instruits,  y  notait-il,  ont  été 
fort  inquiets  et  fort  embarrassés  de  ce  que  deviendrait 
le  gouvernement  de  la  colonie,  dans  le  cas  delà  perte  de 
M.  le  marquis  de  Vaudreuil."  Il  pouvait  bien  estimer 
rhomme  privé,  mais  il  faisait  déjà  bon  marché  de 
l'homme  public.  Cependant  le  gouverneur  se  rétablit,  et 
vers  le  milieu  de  février,  il  put  se  rendre  à  Montréal,  où 
Montcalm,  était  revenu  dès  le  commencement  de  ce 
mois  ^. 

Durant  sa  station  forcée  aux  Trois-Rivières,  M.  de 
Vaudreuil  avait  reçu  des  nouvelles  d'une  rencontre 
entre   un   parti  anglais  et   un   parti  français,  près  de 


1  —  •*  Le  marquis  de  Vaudreuil  est  arrivé  assez  bien  réta- 
bli de  sa  maladie,  et  aussi  bien  en  état  de  travailler  qu'au- 
paravant, c'est-à-dire  faire  peu  de  chose."  (Journal  de  Mont- 
calm, 15  février  1757).  On  a  ici  un  piquant  échantillon  de  la 
causticité  de  Montcalm. 


MONTCALM  187 

Carillon.  le  fameux  capitaiDS  Rogers  ^  était  parti  de 
William-Henry  pour  faire  une  reconnaissance  vers  St- 
Frédéric,  en  évitant,  par  un  détour  au  milieu  des  bois 
et  des  montagnes,  le  fort  de  Carillon.  Il  rencontra  le 
21  janvier  un  convoi  d'une  dizaine  de  traîneaux,  veûant 
de  ce  dernier  endroit,  en  captura  trois  et  fit  prisonniers 
sept  des  dix-sept  hommes  d'escorte.  Les  autres  s'échap- 
pèrent et  allèrent  donner  l'alarme  à  Carillon.  M.  de 
Lusignan,  qui  y  commandait,  envoya  aussitôt  un  déta- 
chement de  cent  soldats,  de  quelques  volontaires  cana- 
diens, de  tous  les  cadets  de  la  colonie  et  d'une  bande 
d'Outaouais.  M.  de  Basserode,  capitaine  de  Languedoc, 
commandait  cette  troupe  ;  les  sauvages  avaient  à  leur 
tête  un  de  nos  renommés  partisans,  Charles  de  Langlade. 
Ce  parti  s'enabusqua  dans  les  bois  sur  la  route  par  où 
devait  repasser  celui  de  Rogers.  Vers  trois  heures  de 
l'après-midi  les  Anglais  parurent  et  furent  accueillis 
par  une  décharge  meurtrière.  Rogers  parvint  à  gagner 
une  éminence  où  il  soutint  le  feu  des  Français  jus- 
qu'à la  nuit.  11  réussit  à  s'échapper  à  la  faveur  des 
ténèbres  en  laissant  un  grand  nombre  de  morts  et  de 
prisonniers  ^  . 

1  — Robert  Rogers,  né  dans  le  New-Hampshire,  après  avoir 
fait  très  probablement  la  contrebande  entre  la  Nouvelle- 
Angleterre  et  le  Canada,  était  devenu  l'un  des  plus  hardis  cou- 
reura  des  bois  et  partisans  de  l'époque. 

2  —  Les  relations  anglaises  disent  14  morts  et  6  prisonniers  ; 
les  relations  françaises,  une  quarantaine  de  morts  et  huit  pri- 
sonniers, ce  qui  paraît  très  exagéré.  Quatre  des  sept  prison- 
niers faits  le  matin  par  Rogers  furent  délivrés  et  les  trois 
autres  furent  tués  dans  le  combat.  Les  Français  perdirent 
huit  hommes  et  eurent  dix-huit  blessés,  dont  M.  de  Basserode. 


188  MONTCALM 

M.  de  Vaudreuil  avait  hâté  son  retour  à  Moatréal, 
parce  qu'il  voulait  organiser  une  de  ces  expéditions 
d'hiver  dont  les  Canadiens  étaient  coutumiers.  Il  avait 
conçu  le  projet  d'envoyer  un  parti  de  guerre  tenter  un 
coup  de  main  contre  le  fort  de  William- Henry,  à  la 
^ête  du  lac  Saint-Sacrement.  Cette  expédition  fut  mal- 
heureusement l'occasion  de  nouveaux  dissentiments 
entre  Vaudreuil  et  Montcalm.  Il  parut  à  celui-ci  que 
le  gouverneur  voulait  mettre  en  relief  les  troupes  de  la 
colonie  et  les  miliciens,  au  détriment  des  bataillons 
réglés.  Ceux-ci  ne  figuraient  dans  le  parti  que  pour 
une  proportion  infime  ;  aucun  de  leurs  officiers  supé- 
rieurs n'avait  été  admis  au  commandement,  réservé  au 
frère  du  gouverneur,  M.  de  Rigaud,  qui  avait  sous  lui^ 
comme  lieutenant,  M.  de  Longueuil.  MM.  Dumas,  Le 
Mercier  et  de  Lotbinière  étaient  les  principaux  officiers 
d'état-raajor,  avec  le  seul  M.  de  Poulhariez,  capitaine 
de  grenadiers  au  Royal-Roussillon,  placé  à  la  tête  des 
piquets  de  réguliers.  Montcalm  avait  offert  d'aller  de 
sa  personne  jusqu'à  Carillon;  il  avait  proposé  comme 
chef  de  l'expédition  soit  M.  de  Lévis,  soit  M.  de  Bour- 
lamaque  ;  il  avait  exprimé  l'avis  qu'un  détachement 
peu  nombreux  serait  préférable  pour -l'objet  qu'on  avait 
en  vue  ^.  Ses  offres  et  ses  représentations  avaient  été 
vaines.  Le  gouverneur  semblait  désireux  de  le  tenir  à 
l'écart  et  de  ne  lui  communiquer  que  le  plus  tard  pos- 
sible le  détail  de  l'opération  projetée.  Dans  l'entourage 
de  Montcalm  cette  manière  d'agir  provoquait  bien  des 
murmures.  L'aide  de  camp  du  général  écrivait  :  "  M. 
le  marquis  de  Montcalm  a  fait  plusieurs  fois  et  par 

1  —  Journal  de  Montcalm^  pp.  152,  155. 


MONTCALM  189 

écrit  toutes  les  représentations  que  sa  charge  et  les 
ordres  du  Roi  le  mettent  en  droit  de  faire,  et  auxquelles 
la  conduite  présente  ne  donne  que  trop  lieu.  Mais  ses 
discours  ont  le  sort  des  prédictions  de  Cassandre,  et  on 
ne  lui  fait  pas  l'honneur  de  le  consulter.  C'est  le  public 
qui,  le  plus  souvent,  l'instruit  des  opérations  de  guerre 
arrêtées  par  le  marquis  de  Vaudreuil  ^."  L'aide  de 
camp  n'était  ici  que  l'écho  des  sentiments  de  son 
chef.  Montcalm  éprouvait  un  très  vif  déplaisir,  qu'il 
épanchait  librement  dans  son  journal  :  "  Ce  détache- 
ment, y  disait-il,  paraît  avoir  été  imaginé  par  un 
esprit  de  prévention,  de  cabale  et  de  jalousie  contre 
les  troupes  de  terre,  dont  on  n'a  pas  jugé  à  propos  d'em- 
ployer les  officiers  supérieurs,  ni  l'ingénieur,  malgré 
les  représentations  réitérées  du  marquis  de  Montcalm. 
L'objet  n'en  paraît  pas  assez  déterminé  ni  assez  sûr 
pour  répondre  à  la  fatigue  et  à  la  grande  dépense  qui  en 
résultera,  et  la  consommation  des  vivres,  dans  les  cir- 
constances où  l'on  est  d'en  manquer,  peut  occasionner 
la  perte  de  cette  colonie,  si  milord  Loudon  s'assemble 
de  bonne  heure.  Ces  représentations  ont  été  faites  au 
marquis  de  Vaudreuil,  qui  n'a  été  touché  que  de  donner 
un  gros  détachement  à  son  frère,  de  compter  pour  le 
succès  sur  ^intelligence  de  M.  Dumas,  sur  la  bonne 
fortune  et  les  miracles  qui  jusqu'à  présent  ont  conservé 
le  Canada  malgré  les  fautes  que  l'on  ne  cesse  de  faire. 
Ce  détachement  coûtera  au  moins  deux  cent  mille  écus, 
et  suivant  beaucoup  de  personnes  sa  dépense  sera  d'un 
million,  ce  qui  ne  surprendrait  pas  par  la  mauvaise 
administration   et  économie,  et  l'attention  où  l'on  est 

1 —  Journal  de  Bougainvillée  du  6  au  16  février  1757. 


190  MONTCALM 

toujours  d'enrichir  des  particuliers  aux  dépens  du  roi." 
Dans  une  longue  lettre  datée  du  20  février,  Montcalm 
faisait  aussi  à  Bourlamaque  ses  confidences  :  "  Nos  offi- 
ciers et  soldats  marchent  avec  le  plus  grand  zèle.  J'ai 
fait  hier  la  revue  de  notre  détachement  (les  piquets  des 
bataillons)  à  Laprairie,  et  j*y  ai  donné  à  dîner,  et  je 
vous  dirais,  si  je  vous  faisais  la  relation  d'un  autre» 
avec  autant  de  profusion  que  de  magnificence,  à  deux 
tables  servies  également,  faisant  trente-six  couverts. 
Et  je  joins  copie  des  instructions  que  j'ai  cru  devoir 
remettre  à  M.  de  Poulhariez...  M.  de  Kigaud  m'a  assuré 
qu'il  ne  savait  rien,  il  me  l'a  aisément  persuadé;  il  m'a 
ajouté  qu'on  lui  donnerait  ses  instructions  cachetées 
pour  être  ouvertes  à  hauteur  de  St-Jean  ou  St-Frédé- 
ric.  Si  cela  est,  c'est  du  style  de  marine  transplanté  sur 
terre  ^.  Comme  j'avais  beaucoup  écrit  je  n'avais  plus 
rien  à  dire,  aussi  ne  m'a-t-on  rien  dit.  J'ai  une  lettre 
du  12  qui  constate  par  écrit  notre  bonne  volonté  et  le 
refus  qu'on  en  a  fait  ;  cela  m'était  nécessaire  pour  dimi- 
nuer un  peu  la  surprise  où  le  Roi  et  son  ministre  pour- 
ront être  que  deux  jeunes  et  vigoureux  officiers  supé- 
rieurs remplis  de  bonne  volonté  n'eussent  pas  marché.  Ce 
n'est  pas  que  dans  le  fond  de  l'âme  je  n'en  sois  bien 
aise  pour  vous  autres  ;  mais  je  suis  nommément  en 
état  de  vous  rendre  justice  auprès  de  M.  le  comte 
d'Argenson,  et  je  l'avais  à  cœur  et  je  puis   en  être 


1  —  Dans  la  marine,  on  donnait  souvent  aux  chefs  d'esca- 
dre ou  aux  capitaines  de  vaisseaux  des  instructions  cachetées 
qu'ils  ne  devaient  ouvrir  qu'en  pleine  mer.  Vaudreuil  était 
officier  de  marine,  et  c'est  ce  qui  explique  la  boutade  de 
Montcalm. 


MONTCALM  191 

dédit  ^".  Montcalm  se  défiait  évidemment  de  Vaudreuil. 
Le  jour  même  où  il  écrivait  ainsi  à  Bourlamaque,  le 
gouverneur  lui  communiqua  enfin  ses  instructions 
données  à  son  frère  Eigaud,  et  dont  celui-ci  ne 
devait  prendre  connaissance  qu'en  route.  Et  Mont, 
calm  inscrivait  cette  note  dans  son  journal  :  "  M. 
le  marquis  de  Vaudreuil  a  communiqué  à  M.  le 
marquis  de  Montcalm  ses  instructions,  pour  lesquelles 
il  paraît  qu'il  a  adopté  toutes  les  réflexions  de  ce  der- 
nier contenues  dans  sa  lettre  du  7  et  dans  son  mémoire 
du  12,  à  la  différence  que,  pour  ménager  les  hommes  et 
les  vivres,  le  marquis  de  Montcalm  ne  voulait  que  sept 
à  huit  cents  hommes  au  plus,  au  lieu  qu'il  en  marche 
dix-huit  cents  avec  les  sacs.  Dieu  veuille  que  cela  ne 
nuise  pas  aux  opérations  de  la  campagne  ".  / 

Malgré  le  mécontentement  qu'il  éprouvait  des  pro- 
cédés du  gouverneur,  Montcalm  n'avait  rien  négligé  de 
ce  qui  dépendait  de  lui  pour  assurer  le  succès  de  l'ex- 
pédition. Il  avait  composé  avec  un  soin  spécial  les 
piquets  tirés  des  bataillons,  et  ses  instructions  au  capi- 
taine Poulhariez  ne  respiraient  que  le  bien  du  service. 
Elles  "  portaient  que,  ce  détachement  devant  être  avec 
les  troupes  de  la  marine,  il  devait  chercher  à  se  distin- 
guer ;  qu'en  toute  occasion  il  (M.  de  Poulhariez)  devait 
lui-même  obéir  à  M.  de  Eigaud,  ainsi  qu'à  M.  de  Lon- 
gueuil;  que  si  cependant  il  s'agissait  de  dire  son  avis 
dans  le  cas  d'affaires  importantes,  il  le  devrait  faire  par 
écrit.  De  prendre  garde  qu'on  ne  pût  reprocher  en 
aucun  cas  aux  troupes  d'avoir  molli  ou  penché  du  côté 

1  —  Lettres  de  Bourlamaque^  p.  142. 


192  MONTCALM 

timide  ;  enfin   de  bien  vivre,   et  dans   la  plus  grande 
union,  avec  la  colonie  "  ^ 

Tous  ces  désagréments  au  sujet  de  l'expédition  contre 
William-Henry  aboutirent  à  une  explication,  provoquée 
par  Montcalm,  entre  lui  et  le  gouverneur,  et  qu'il 
raconte  comme  suit  dans  une  sorte  de  post-scriptum  à 
la  lettre  qu'il  écrivait  le  20  février  à  Bourlamaque  : 
"  Le  dimanche  au  soir,  depuis  ma  lettre  écrite,  M.  de 
Vaudreuil  m'a  envoyé  par  son  secrétaire  ses  instruc- 
tions pour  M.  son  frère,  et  de  suite  je  lui  ai  communi- 
qué l'instruction  de  M.  de  Poulhariez,  doLt  j'avais  une 
copie  toute  faite;  jusque  et  inclus  l'article  marqué 
dans  votre  copie  par  une  croix.  Cela  a  donné  lieu 
après  dîner  à  une  très  longue  conversation,  où  je  sou- 
haite pour  le  bien  du  service  que  sa  conduite  à  venir 
me  prouve  la  vérité  de  ses  paroles  ;  pour  moi  je  lui  ai 
parlé  avec  vérité  et  fermeté,  sans  nommer  personne  de 
ceux  qui  s'occuperaient,  pour  mériter  sa  confiance,  à 
détruire  celle  qu'il  pourrait  avoir  en  moi,  de  la  néces- 
sité où  j'étais  de  lui  faire  part  de  mes  réflexions  et  de 
mes  opinions  ;  mais  que,  en  même  temps,  il  me  trouve- 
rait toujouis  porté  à  l'aider  des  moyens  pour  les  succès, 
lors  même  que  son  opinion,  qui  doit  toujours  prévaloir, 
serait  différente  de  la  mienne  ;  mais  que  j'osais  me 
flatter  que  la  confiance  dont  M.  le  garde  des  sceaux 
m'avait  flatté  semblait  me  devoir  faire  espérer  qu'il  me 
communiquerait  plus  à  l'avance  ses  projets,  et  que,  si 
la  connaissance  du  pays,  de  ses  ressources,  du  genre  de 


1 — Mémoire  du  Canada,  (Manuscrit  de  la  bibliothèque 
impériale  de  St-Pétersbourg).  Nous  donnerons  plus  loin  quel- 
ques détails  au  sujet  de  ce  manuscrit. 


MONTCALM  193; 

guerre  lui  donnait  une  supériorité  dans  ses  vues,  il 
devrait  croire  que  je  pourrais  le  seconder  dans  les  détails 
et  dans  les  moyens.  Cette  explication  est  passée  assez 
honnêtement  et  a  fini  par  une  proposition  de  manger 
un  mufle  d'orignal  après  demain.  Je  lui  ai  dit  aussi 
qu'il  ne  devait  pas  trouver  extraordinaire  la  chaleur 
que  j'avais  mise  pour  offrir  vo3  services  et  les  miens, 
que  j'approuvais  son  choix  ;  mais  que  je  me  devais 
et  à  vous  autres,  Messieurs,  de  ne  laisser  aucune  équi- 
voque sur  notre  zèle,  et  que  je  lui  saurais  gré  d'en 
rendre  compte  au  ministre,  et  d'y  ajouter  même  que 
j'en  avais  eu  de  l'humeur  qui  n'avait  rien  ralenti  de 
mon  zèle  pour  le  succès." 

L'expédition  commandée  par  M.  de  Rigaud  fut  aussi 
heureuse  qu'on  devait  l'espérer.  Car  un  optimisme 
aveugle  seul  aurait  pu  compter  sur  la  prise  d'une  place 
forte  comme  William-Henry  par  un  coup  de  main.  Le 
détachement,  marchant  en  quatre  divisions,  partit  de 
St-Jean,  les   20,   21,   22  et  25   février  i.     Le  5  mars, 

1  — Journal  de  Mnntcalm.,  p.  154 Voici  quel  était  Téqui- 

pement  des  troupes.  On  avait  donné  à  chaque  homme  une 
capote,  une  couverte,  un  bonnet  de  laine,  deux  chemises  de 
coton,  une  paire  de  mitasses,  une  culotte  et  un  caleçon,  deux 
écheveaux  de  til,  six  aiguilles,  une  alêne,  un  batte-feu,  six 
pierres  à  fusil,  un  couteau-bûcheron,  un  peigne,  un  tire- 
bourre,  un  casse-tête,  deux  paires  de  chaussons,  deux  cou- 
teaux siamois,  une  paire  de  mitaines,  un  gilet,  une  deuii-cou- 
verte  à  berceau,  des  nippes  pour  les  souliers,  deux  paires  de 
souliers  en  peau  de  chevreuil,  une  peau  de  chevreuil  |  assée, 
deux  colliers  de  portage,  une  traîne  à  chaque  oflScier,  une 
traîne  d'éclisse  pour  chaque  soldat,  une  paire  de  raquettes 
un  prélart  pour  chaque  officier,  et  un  prélart  de  q-iatre  en 
quatre  soldats,  une  peau  d'ours.  (Ihid). 

13  .1  ■ 


194  MONTCALM 

toute  la  petite  troupe  était  rendue  à  St-Frédéric  où  elle 
fit  une  halte  de  deux  jours.  Le  9  elle  arrivait  à  Caril- 
lon, et  elle  y  séjournait  six  jours  à  cause  du  retard 
dans  les  vivres  et  du  mauvais  temps.  Le  15  elle  se 
rendait  au  lac  Saint-Sacrement.  Le  16  elle  s'engageait 
en  cinq  colonnes,  sur  le  lac  glacé,  et  arrivait  le  18  à 
une  lieue  et  demie  de  la  place.  M.  de  Eigaud  aurait 
voulu  lui  livrer  assaut  et  essayer  de  l'emporter  par  esca- 
lade, au  moyen  des  échelles  dont  on  était  muni.  Il  en 
donna  même  l'ordre.  Mais,  après  deux  reconnaissances 
faites  par  MM.  Poulhariez,  Dumas,  Le  Mercier,  de  Ray- 
mond et  Savournin,  il  en  comprit  l'impossibilité.  La  gar- 
nison du  fort,  composée  de  quatre  à  cinq  cents  hom- 
mes, avaient  eu  l'éveil,  et  le  canon  des  remparts  com- 
mença à  tirer.  Dans  la  nuit  du  18  au  19  mars,  M.  de 
Eigaud  essaya  de  faire  incendier  les  barques  et  les  cons- 
tructions extérieures,  mais  vainement,  les  matières  com- 
bustibles dont  on  se  servit  n'étant  pas  en  bon  état. 
Durant  la  journée  du  19  on  entretint  contre  l'ennemi 
un  feu  de  tirailleurs.  Et  le  soir  on  essaya  de  nouveau, 
avec  succès,  cette  fois,  de  brûler  les  barques,  les  han- 
gars, tout  ce  qui  se  trouvait  hors  de  l'enceinte  fortifiée. 
Bientôt  la  nuit  fut  illuminée  par  l'incendie  dont  Wil- 
liam-Henry était  entourée  comme  d'une  ceinture  flam- 
boyante, devant  laquelle  pâlissaient  les  constellations 
qui  scintillaient  dans  l'azur  profond  d'un  ciel  d'hiver. 

Le  20  mars,  un  dimanche,  M.  de  Rigaud  fit  contre  la 
place  une  démonstration  destinée  à  effrayer  les  Anglais. 
Tout  le  détachement  défilant  en  ordre,  avec  ses  échelles 
d'escalade,  à  l'extrémité  du  lac,  vint  s'arrêter  en  face  du 
fort,  hors  de  la  portée  des  canons.  Et  M.  Le  Mercier 
fut  chargé  d'aller  sommer  la  garnison  de  se  rendre.    ^Le 


MONTCALM  195 

major  Eyre,  le  commandant  anglais,  répondit  qu'il 
entendait  résister.  Et  nos  troupes  regagnèrent  leur 
camp,  après  avoir  dirigé  contre  la  place  un  feu  de  mous- 
queterie.  On  brûla  encore  des  hangars  et  un  petit  for- 
tin. Le  21,  une  tempête  de  neige  empêcha  toute  action. 
Le  22,  on  acheva  l'œuvre  destructrice.  Il  restait  à  brû- 
ler une  barque  percée  pour  seize  canons,  qui  était  encore 
sur  le  chantier.  Un  officier  partisan,  M.  Wolf,  réclama 
l'honneur  d'aller  y  mettre  le  feu,  sous  le  canon  du  fort. 
Il  exécuta,  avec  vingt  volontaires,  cette  entreprise  har- 
die où  furent  tués  deux  soldats  de  Languedoc,  et  bles- 
sés trois  soldats  de  Eoyal-Roussillon,  Languedoc  et 
Béarn.  Enfin,  le  23,  le  détachement  reprenait  le  che- 
min de  Carillon,  laissant  derrière  lui  des  monceaux  de 
cendres  et  de  ruines  fumantes.  Longtemps,  sa  longue 
colonne  parut  aux  yeux  de  la  garnison,  qui  contem- 
plait ce  spectacle  du  haut  des  remparts  de  William- 
Henry,  comme  un  sombre  et  gigantesque  serpent  ondu- 
lant sur  la  surface  immaculée  du  lac.  On  avait  brûlé 
aux  ennemis  trois  cent  cinquante  bateaux  ;  quatre 
barques  armées,  plusieurs  galères  à  cinquante  rames  ; 
un  fort  de  pieux  et  des  hangars  contenant  quatre  mille 
quarts  de  farine,  des  vivres  de  toute  espèce,  des  fusils, 
des  sabres,  l'habillement  de  l'armée  et  des  ustensiles  de 
campagne  ;  plusieurs  maisons  ;  les  hôpitaux  ;  un  mou- 
lin à  planches  et  une  énorme  quantité  de  bois  de  chauf- 
fage et  de  construction  ^. 

1  _  Vaudreuil  au  ministre,  22  avril  1757 — Au  retour,  la 
réflexion  du  soleil  sur  la  neige  frappa  d'ophtalmie,  pour  deux 
ou  trois  jours,  un  tiers  environ  du  détachement  ;  phénomène 
dont  furent  aussi  victimes  des  soldats  de  Bonaparte  dans  les 
sables  du  désert,  lors  de  l'expédition  d'Egypte. 


196  MONTCALM 

Les  résultats  de  l'expédition  éta^'ent  appréciables.  Au 
cœur  du  plus  rude  hiver,  à  travers  les  glaces  et  les 
tempêtes,  franchissant,  raquettes  aux  pieds,  des  déserts 
de  neige,  bivouaquant  à  la  belle  étoile  par  un  froid 
boréal  \  nos  intrépides  partisans  étaient  allés,  à  soix- 
ante lieues,  frapper  sur  Fennemi  un  coup  qui  lui  infli- 
geait des  pertes  immenses,  et  lui  enlevait  tout  le  fruit 
de  ses  vastes  préparatifs  pour  les  opérations  sur  le  lac 
Saint-Sacrement.  Ses  mouvements  se  trouvaient  para- 
lysés de  ce  côté,  d'ici  à  plusieurs  mois,  avantage  inap- 
préciable pour  la  colonie  française.  Montcalm  avait 
bien  pu  critiquer  la  manière  dont  Vaudreuil  avait  orga- 
nisé l'entreprise,  et  se  trouver  blessé  de  ce  qui  lui  avait 
paru  un  acte  malveillant  envers  lui  et  les  troupes 
de  terre.  Mais  il  avait  trop  de  droiture  pour  ne  pas 
reconnaître  les  résultats  acquis.  Le  24  avril  il  écrivait 
au  ministre  de  la  marine  :  '•  Ce  succès  est  d'autant 
plus  important  pour  la  colonie  que  les  ennemis  étaient 
eu  état  de  se  mettre  dans  cette  partie  en  campagne 
avant  nous.  Il  faut  espérer  que  leurs  opérations  en 
seront  retardées,  et  que  les  Canadiens,  qui  sont  ici 
laboureurs  et  soldats,  auront  le  temps  de  faire  leurs 
semences.  Ce  détachement  a  servi  de  plus  à  s'assurer 
exactement  de  la  position  du  fort  George.  Les  Cana- 
diens ont  été  étonnés  de  voir  que  nos  officiers  et  soldats 


I  —  Montcabn  écrivait  au  ministre  le  24  avril  :  "  L'hiver  a 
été  des  plus  rudes.  I^e  fleuve  Saint  Laurent  a  été  pris  «lepuis 
les  premiers  jourd  de  décembre  et  l'est  encore  au  8  avril  pour 
y  passer  en  traîneaux.  Le  thermomètre  qui,  l'année  1709,  n'a 
été  en  France  dans  le  plus  grand  froid  qu'à  19  degrés,  a  été 
plusieurs  fois  à  27,  souvent  de  18  à  20,  et  presque  toujours 
de  12  à  15.    11  y  a  eu  une  quantité  étonnante  de  neige." 


MONTCALM  1&7 

ne  leur  ont  cddé  en  rien  dans  une  guerre  et  un  genre  de 
marche  auxquels  ils  n'étaient  pas  accoutumés.  Il  faut 
en  effet  conveair  qu'on  n'a  point  d'idée  en  Europe 
d'une  fatigue  où  l'on  soit  obligé  pendant  six  semaines 
de  marcher  et  coucher  quasi  toujours  sur  la  neige  et 
sur  la  glace,  être  réduits  au  pain  et  au  lard  et  souvent 
traîner  ou  porter  des  vivres  pour  quinze  jours  ^" 

Si  l'on  veut  une  expressioa  d'opinion  encore  plus 
intime,  voici  ce  que  Montcalm  écrivait  à  sa  femme  : 
"  J'avais  travaillé  au  dernier  projet,  et  il  pourrait  être 
plus  considérable,  quoiqu'il  ait  été  avantageux.  Je  ne 
voulais  même  que  trois  cents  hommes.  M.  le  chevalier 
de  Lévis  s'en  fût  chargé  avec  M.  de  Bourlamaque. 
Cependant  c'a  été  bien  et  en  bonnes  mains  :  le  frère  du 
gouverneur  général  qui  me  comble  de  politesses  :  il  l'a 
cru  (plus)  accoutumé  aux  marches  d'hiver  2."  On  voit 
par  ces  lignes,  où  il  parle  cœur  à  cœur,  que,  malgré  les 
sujets  de  plainte  qu'il  croyait  avoir,  l'esprit  de  justice 
l'emportait  chez  lui  sur  la  prévention  ^. 

1  —  Collection  de  manuscrits^  vol.  IV,  p.  94. 

2 —  Montcalm  à  sa  femme,  16  avril  1757. 

3  —  Dans  l'état  major  des  troupes  de  terre,  tout  en  recon- 
naissant l'importance  des  résultats  obtenus,  on  discréditait 
l'expédition  au  point  de  vue  strictement  militaire.  Bougain- 
ville  écrivait  dans  son  journal  :  "  Le  succès  q  x'on  a  eu  dans 
cette  expédition  est  une  preuve  que  le  marquis  de  Montcalm 
était  fon  lé  à  ne  vouloir  qu'un  détachement  de  6  à  800  hom- 
mes au  plus.  Ils  eussent  rempli  les  mêmes  objets  avec  plus 
de  gloire,  occasionné  moins  de  dépenses  et  moins  de  consom- 
mation dans  les  vivres,  et  l'on  pouvait  être  en  état  d'opérer 
à  la  première  navigation.  Il  semble  qu'à  vouloir  faire  la  som- 
mation au  commandant,  elle  ne  devait  avoir  lieu  qu'après 
avoir  brûlé  tousl«3  dehors,  y  mettra  ua  ton  plus  ferme,  ne  pas 
parler  d'escalade  et  parler  de  réduire  le  fort  en  cendres  et 


198  MONTCALM 

Les  préoccupations  militaires  n'empêchaient  pas  les 
distractions  sociales  et  les  divertissements  d'aller  leur 
train,  durant  l'hiver  de  1757.  La  présence  du  gouver- 
neur général,  de  Moutcalm,  de  Lévis,  d'un  nombreux 
personnel  d'officiers,  donnait  à  Montréal  beaucoup  d'ani- 
mation. Les  bals,  les  dîners,  se  succédaient  ;  jamais 
la  société  moûtréalaise  n'avait  vu  aussi  brillant  car- 
naval. L'intéressante  correspondance  de  Montcalm 
avec  Bourlamaque  nous  tient  au  courant  de  la  chro- 
nique mondaine,  aussi  bien  que  des  nouvelles  d'ordre 
plus  grave.  Par  sa  haute  position  le  général  était 
obligé  de  recevoir  beaucoup,  afin  de  faire  honneur  à  son 
rang.  "  Depuis  que  je  suis  ici,  lisons-nous  dans  sa  lettre 
du  24  février,  je  passe  ma  vie  à  donner  des  grands 
dîners  de  quinze  ou  seize  personn  es,  et  parfois  souper 
aussi  nombreux  sans  en  être  plus  gaillards.  Il  faut 
souhaiter  que  l'hiver  prochain   on    en   puisse  faire  qui 

passer  la  garnison  au  fil  de  Tépée.  Les  Anglais  ne  manque- 
ront pas  de  vouloir  faire  regarder  dan^  les  papiers  publics 
cette  sommation  faite  avec  un  aussi  gros  détachement,  et  sui- 
vie de  deux  jours  de  séjour  devant  leur  fort,  comme  la  levée 
d'un  siège.  Il  est  même  à  craindre,  telle  importante  que  soit 
l'opération,  qu'on  ne  la  croie  en  Europe  au-dessous  de  la 
dépense,  et  de  ce  que  pourrait  remplir  un  détachement  de 
1,600  hommes,  détachement  qui,  pour  l'Amérique,  devait  être 
regardé  comme  une  véritable  armée."  (Journal  de  Bougain- 
ville).  Ce  passage  est  reproduit  textuellement  dans  le  jour- 
nal de  Montculm. 

Lévis,  de  son  côté,  écriva  t  dans  le  sien  :  '*  M.  le  chevalier 
de  Lévis  remitun  mémoire  à  M.  de  Vaudreuil  pour  lui  démon- 
trer l'impossibilité  de  ce  projet...  Cette  expédition  coûta 
beaucoup  ;  il  fallut  équiper  j  cela  dévasta  les  magasins  et  fit 
une  consommation  de  vivres  considérables."  (Journal  de 
Lévis,  p.  81). 


MONTCALM  199 

puissent  dédommager.  Dimanche  j'avais  rassemblé 
des  dames  de  France,  hors  madame  de  Parfonru,  qui 
m'a  fait  l'honneur  de  me  venir  voir,  il  y  a  trois  jours  ; 
et,  en  la  voyant,  je  me  suis  aperça  que  l'amour  avait 
des  traits  de  puissance  dont  on  ne  pourrait  pas  rendre 
raison,  non  pas  par  l'impression  qu'elle  a  faite  sur  mon 
cœur,  mais  bien  par  celle  qu'elle  a  faite  sur  son  époux. 
Mercredi,  une  assemblée  chez  madame  Varin  \  jeudi, 
un  bal  chez  le  chevalier  de  Lévis,  qui  avait  prié 
soixante-cinq  dames  ou  demoiselles.  Il  n'y  en  avait 
que  trente,  autant  d'hommes  qu'à  la  guerre..  La  salle 
bien  éclairée,  aussi  grande  que  celle  de  l'intendance, 
beaucoup  d'ordre,  beaucoup  d'attention,  des  rafraîchis- 
sements en  abondance  toute  la  nuit,  de  tout  genre  et  de 
toute  espèce,  et  on  ne  se  retira  qu'à  sept  heures  du  matin. 
Pour  moi  qui  ai  quitté  le  séjour  de  Québec,  je  me  cou- 
chai à  bonne  heure.  J'avais  eu  cependant  ce  jour  là 
huit  dames  à  souper,  et  ce  souper  était  dédié  à  madame 
Varin.  Demain,  j'en  aurai  une  demi-douzaine.  Je 
ne  sais  encore  à  qui  il  est  dédié,  je  suis  tenté  de 
croire  que  c'est  à  la  Rochebaaucour.  Le  galant  chevalier 
nous  donne  encore  uti  bal.  Le  public  prétendait  que 
nos  aides  de  camp  voulaient  en  donner  un  mardi  ;  je 
leur  ai  conseillé  d'attendre  après  Pâques,  et  après  le 
succès  du  parti,  et  il  en  sera  plus  convenable  alors  de 
donner  des  marques  publiques  de  sa  joie."  On  voit, 
par  plusieurs  passages  de  cette  lettre,  que  le  séjour  de 
Québec  avait  plus  de  charmes    pour  Montcalm    que 

1  —  M.  Varin  était  cotnmissaire  ordonnateur  de  la  marine 
à  Montréal  ;  il  avait  épousé  à  Montréal,  en  1733,  Charlotte  de 
Beaujeu,  fille  de  Louis  de  Beaujou,  chevalier  de  vSt- Louis, 
major  dans  les  troupes  de  la  colonie. 


200  MONTCALM 

celui  de  Montréal.  Durant  les  trois  ou  quatre  semaines 
qu'il  avait  passées  en  janvier  dans  la  capitale  de  la 
Nouvelle-France,  il  y  avait  noué  des  relations  agréa- 
bles, et  il  espérait  y  retourner  pour  plus  longtemps 
Tannée  suivante. 

L'accomplissement  de  tous  ses  devoirs  officiels  et 
sociaux  n'empêchait  pas  la  pensée  de  Montcalm  de  s'en- 
voler souvent  vers  la  France,  vers  ce  Montpellier  qu'il 
aimait,  où  sa  mère  et  sa  femme  trouvaient  si  longs  et 
si  pénibles  les  jours  d'absence.  A  elles  aussi  il  racon- 
tait les  menus  faits  de  sa  vie,  et  il  envoyait  d'amu- 
santes esquisses  canadiennes.  Le  printemps  approchait, 
et  avec  lui  le  moment  où  l'on  pouvait  espérer  faire  par- 
tir des  lettres  pour  l'Europe.  Et  le  général  reprenait 
sa  causerie  épistolaire  avec  sa  famille  :  *'  Si  je  pouvais, 
ma  très  chère  et  bien  aimée,  écrivait-il  à  sa  femme, 
recevoir  de  vos  nouvelles  et  de  celles  de  ma  mère,  je 
trouverais  moins  affligeant  mon  éloignement  ;  mais 
d'imaginer  que  depuis  une  lettre  du  5  mai  (1756)  je 
n'en  ai  reçu  et  je  n'en  recevrai  que  du  10  au  15  du 
prochain,  est  dur.  Cettre  lettre  est  destinée  à  passer  à 
la  première  navigation  par  Louisbourg.  Si  elle  vous 
arrive  avant  celle  que  je  vous  écrirai  directement, 
je  vous  prie  de  la  communiquer  à  nos  trois  sœurs 
....  Je  n'écris  qu'à  vous,  à  notre  mère,  à  Mole,  à 
Chevert,  et  aux  trois  ministres  à  qui  je   dois   écrire. 

"  Ma  santé  assez  bonne,  malgré  beaucoup  de  travail, 
surtout  d'écriture.  Estève,  mon  secrétaire,  se  marie  : 
beau  caractère,  bon  orthographe,  écrivant  vite.  Je  lui 
procure  un  bon  emploi,  et  le  moyen  de  faire  fortune, 
s'il  veut.  Il  fait  un  meilleur  mariage  qu'il  ne  lui  appar- 
tient. Malgré  cela,  je  crains  qu'il  ne  le  fasse  pas  comme 


MONTCALM  201 

un  autre  :  fat,  frivole,  joueur,  glorieux,  petit  maître, 
dépensier.  J'ai  toujours  Marcel,  des  soldats  copistes 
dans  le  besoin.  Je  voudrais  faire  quelque  chose  de 
Plantin,  qui  se  porte  bien,  ainsi  que  Reboul,  que  j'ai 
tenu  un  mois  au  cachot  ;  c'est  le  protégé  de  M.  de 
Quinson.  Tous  les  soldats  de  Montpellier  se  portent 
bien,  hors  le  fils  de  Pierre,  mort  chez  moi.  Tout  est 
hors  de  prix.  Il  faut  vivre  honorablement,  et  je  le  fais. 
Tous  les  jours,  seize  personnes.  Une  fois  tous  les  quinze 
jours  chez  le  gouverneur  général,  et  M.  le  chevalier  de 
Lévis,  qui  vit  aussi  très  bien.  Il  a  donné  trois  beaux 
bals.  Pour  moi  jusqu'au  carême,  outre  les  dîners,  de 
grands  soupers  de  dames  trois  fois  la  semaine.  Le  jour 
des  dévotes  prudes,  des  concerts.  Les  jours  des  jeunes, 
des  violons  d'hasard,  parce  qu'on  me  les  demandait  ; 
cela  ne  menait  que  jusqu'à  deux  heures  après  minuit, 
et  il  se  joignait,  l'après  souper,  compagnie  dansante, 
sans  être  priée,  mais  sûre  d'être  bien  reçue,  à  celle  qui 
avait  soupe.  Fort  cher,  peu  amusant  et  souvent  en- 
nuyeux. A  Québec,  où  nous  avons  passé  un  mois,  ma 
maison  m'avait  suivi  sur  les  glaces,  et  j'y  ai  vécu  sou- 
vent chez  l'intendant,  en  des  fêtes.  Vous  connaissez 
ma  maison  :  je  l'ai  augmenté  d'un  cocher,  un  frotteur, 
un  garçon  de  cuisine,  et  j'ai  marié  mon  aide  de  cuisine, 
car  je  travaille  à  peupler  la  colonie.  Quatre-vingts 
mariages  de  soldats  cet  hiver,  et  deux  officiers.  Ger- 
main a  perdu  sa  fille,  il  a  épousé  mieux  que  lui  :  bonne 
femme,  mais  sans  bien,  comme  toutes.  J'aime  beau- 
coup mon  galant  chevalier  de  Lévis.  Le  choix  de  Bour- 
lamaque  est  bon  :  homme  froid,  de  l'esprit.  Bougain- 
ville  :  du  talent,  la  tête  et  le  cœur  chauds,  cela  mûrira. 
Je  suis  bien  avec  les  troupes  de  terre  et  de  la  colonie 


202  MONTCALM 

que  je  traite  également  par  les  politesses.  Nous  avons 
ici  force  Languedociens,  surtout  de  Béziers.  En  voici  les 
noms,  vous  pouvez  répondre  de  leur  santé  :  Estor^ 
Mazerac,  d'Aureillan,  Servier,  Beaumavielle,  Bernard, 
etc.  M.  de  Brassac  verra  que  je  n'oublie  pas  mes  amis, 
"  Ecrivez  à  Madame  Cornier,  à  Saint- Hippolyte,  que 
j'aime  fort  son  mari;  qu'il  a  passé  l'hiver  avec  moi, 
quoique  son  régiment  fût  à  Québec  ;  qu'il  se  porte  à 
merveille  et  qu'il  attend  la  paix  avec  autant  d'impa- 
tience que  moi.  J'embrasse  mes  filles  et  j'assure  ma 
mère  de  toute  ma  tendresse  et  de  mon  respect.  Je  ne 
vis  que  par  l'espoir  de  vous  rejoindre  tous.  Cependant,. 
Montréal  vaut  Alais,  dans  les  temps  de  paix,  et  mieux 
par  le  séjour  de  la  généralité,  car  le  marquis  de  Vau- 
dreuil  n'a  aussi  passé  qu'un  mois  à  Québec.  Pour  Qué- 
bec, comme  les  meilleures  villes  du  royaume,  quand  on 
en  a  ôté  une  dizaine,  moins  que  Montpellier,  mieux: 
que  Béziers,  Nîmes,  etc.  Le  climat  sain,  le  ciel  pur,  un 
beau  soleil,  ni  printemps,  ni  automne,  hiver  et  été, 
juillet,  août,  et  septembre  comme  en  Languedoc  et  au 
camp  de  Carillon  où  l'on  est  plus  au  sud  comme  à 
Naples.  Des  jours  de  poudrerie  l'hiver,  insupportable, 
où  il  faut  restés  enfermés.  Les  dames  spirituelles, 
galantes,  dévotes  ;  à  Québec,  joueuses,  à  Montréal  con- 
versations et  danse.  Et  mes  amis  les  sauvages  souvent 
insupportables  et  avec  qui  j'ai  autant  de  patience  que 
de  flegme  m'aiment  beaucoup....  Si  je  n'étais  pas  une 
espèce  de  général,  quoique  très  subordonné  au  gouver- 
neur général,  qui  a  comme  de  raison  la  voix  décisive  et 
prépondérante,  je  pourrais  vous  bavarder  des  projets  de 
campagne,  qui  commencera  vraisemblablement  à  s'ou- 
vrir du  10  au   15  mai,  dans  la  frontière  du  lac  Saint- 


MONTCALM  203 

Sacrement  ;  mais  les  généraux  apprennent  ce  qu'ils  ont 
fait,  et  jamais  ce  qu'ils  projettent,  d'autant  qu'ils  sont 
incertains....  Adieu,  mon  cœur,  je  vous  adore  et  vous 
aime.  J'embrasse  mes  filles,  ma  mère  ^  ".  Ces  croquis 
rapides,  jetés  sur  le  papier  d'une  plume  si  alerte,  nous 
semblent  pleins  de  charme. 

La  gaieté  qu:  animait  les  cercles  montréalais,  en 
dépit  des  préoccupations  naturelles  à  l'approche  d'une 
campagne  pleine  de  hasards,  fut  accrue  au  printemps  par 
l'arrivée  d'un  élégant  contingent  québecquois.  "  Mes- 
dames de  St-Ours,  de  Beaubassin  et  mesdemoiselles  de 
Longueuil,  de  Drucour  ^  sont  arrivées  hier  soir  ",  écri- 
vait Montcalm  à  Bourlamaque  le  14  mai.  Et  quelques 
jours  plus  tard  :  "  Madame  de  Barante  ^  se  porte  bien, 

1  —  A  madame  la  marquise  de  Montcalm,  à  Montpellier  ; 
Montréal,  16  avril  1757. 

2  —  Madame  de  St-Ours  était  fille  de  Louis-Henri  Des- 
champs de  Boishébert,  seiizneur  de  la  Rivière-Ouelle  ;  sœur 
de  madame  Tarieu  de  la  Naudière  et  de  Charles  de  Boishé- 
bert, oflScier  partisan  qui  guerroya  pendant  plusieurs  années 
en  Acadie.     M.  de  St-Ours  et  M.  de  la  Naudière  étaient  tous 

deux  officiers  dans   les  troupes  de  la  marine Madame   de 

Beaubassin  était  fille  de  Jean  Jarret  de  Verchères,  seigneur 
de  Verchères.  Sa  mère,  Madeleine  d'Ailleboust,  devenu  veuve 
en  1752,  s'était  remariée  en  1756  au  sieur  de  Langy,  enseigne 
dans  les  troupes  de  la  colonie,  l'un  des  plus  vaillants  oflSciers 
d'avant-garde  qu'il  y  eut  en  Canada.  Mademoiselle  de  Ver- 
chères avait  épousé  en  1751  Pierre  Hertel,  sieur  de  Beaubas- 
sin.    On  verra  que  Montcalm   recherchait  particulièrement 

sa  société Mesdemoiselles  de  Longueuil  étaient  les  filles  du 

lieutenant  de  roi  à  Québec,  et  mesdemoiselles  de  Drucour  pro- 
bablement celles  du  commandant  de  Louisbourg. 

3  —  Madame  de  Barante,  nous  l'avons  vue  au  chapitre 
troisième  de  ce  livre,  était  née  Anne-Marguerite  Soumande. 
Par  sa  mère,  Jacqueline-Marguerite  LeVerrier,  elle  était  la 


204  MONTCALM 

elle  m*a  promis  de  faire  l'honneur  de  raa  mai- on  jeudi  ; 
et  madame  de  Beaubassin  me  compte  un  major  géné- 
ral       Pour  m'être  mis  à  parier  un  peu  tard  pour 

les  nouvelles  de  France,  je  perds  comme  un  autre.  Le 
souper  de  madame  de  Beaubassin  a  été  fort  gai  ;  on  y 
a  bu  les  santés  de  la  rue  du  Parloir  et  celle  du  général 
de  Carillon  ^  Il  faudra  ces  jours-ci  donner  un  dîner, 
qui  sera  un  peu  plus  sérieux  à  madame  de  Saint-Ours... 
M.  le  marquis  de  Vaudreuil  envoya,  hier,  éveiller  à 
quatre  heures  et  demie  M.  le  chevalier  de  Lévis  pour 
aller  demander  à  dîner  à  M.  de  Senezergues.  La  pluie 
fit  changer  ce  projet  en  celui  de  faire  un  petit  dîner  fin 
de  huit  personnes  chez  le  chevalier  de  Lévis.  J'y 
fus  invité,  mais  j'avais  du  monde  prié  de  la  veille,  et 
le  major-général  ^  me  remplaça.  Bougainville  a  passé 
la  journée  du  lundi  délicieusement  à  l'île  Sainte-Hélène  ; 
celle  de  mardi  dévotement  à  la  Montagne  ^.  J'y  fus 
à  quatre  heures,  et  j'eus  la  complaisance  d'y  dîner  au 
réfectoire  à  cinq  heures  trois  quarts  ". 

Cependant  le  moment  d'entrer  en  campagne  était 
arrivé.  Les  rayons  plus  chauds  du  soleil  printanier 
étaient  venus  délivrer  lacs  et  rivières  de  leur  prison  de 
glace.   Dès  le  11  avril,  Montcalm  notait  le  dégel  dans 


petite-fille  de  madame  la  marquise  de  Vaudreuil,  mariée  en 
premières  noces  à  François  Le  Verrier,  capitaine  dans  les 
troupes  de  la  marine.  Madame  de  Barante,  veuve  de  M. 
Coulon  de  Jumonville,  avait  épousé  en  1755  le  capitaine 
Bachoie  de  Barante,  du  bataillon  de  Béarn. 

1  —  "Le  général  de  Carillon,  "  c'est-à-dire  Bourlamaque 
lui-même,  commandant  à  Carillon  depuis  le  23  mai. 

2 —  M.  le  chevalier  de  Mon  treuil. 

3  —  Maison  des  Sulpiciens. 


MONTCALM  206 

son  journal,  et  le  20  du  même  mois  il  écrivait  ;  "  Les 
premiers  canots  du  côté  du  sud  sont  arrivés  ce  matin. 
Il  fait  beau  et  même  chaud,  car  on  passe  dans  ce  climat 
très  vite  de  l'hiver  à  l'été  ;  on  n'y  connait  pas  le  prin- 
temps... On  a  commencé  les  semailles  il  y  a  quelques 
jours,  et  on  les  continue  à  mesure  que  la  terre  se  décou- 
vre ;  elles  seront  entièrement  finies  au  15  mai  et  l'on 
sera  bien  surpris  en  Europe  que  les  mêmes  semences 
produisent  une  récolte  en  maturité  du  20  août  au  1er 
septembre."  Malheureusement  on  ne  signalait  aucun 
navire  de  France  ;  les  renforts  et  les  approvisionne- 
ments espérés  se  faisaient  attendre,  et  l'article  des  vivres 
opposait  aux  préparatifs  de  la  campagne  un  obstacle 
apparemment  insurmontable.  Le  gouvernement  de 
Québec  était  menacé  de  disette.  L'intendant  avait  été 
obligé  de  faire  distribuer  aux  habitants  deux  mille 
minots  de  grain  pour  ensemencer  leurs  terres,  et  l'on 
craignait  de  manquer  de  farine,  passé  le  14  mai  ^ 
Il  fallait  en  faire  descendre  du  gouvernement  de  Mont- 
réal, un  peu  moins  pauvre  en  blé.  Cette  pénurie  para- 
lysait les  opérations,  car  on  ne  pouvait  mettre  les 
troupes  en  mouvement  sans  les  approvisionner.  M.  de 
Montcalm  avait  proposé  d'envoyer  dans  les  paroisses  de 
la  région  montréalaise  un  officier  avec  mission  de  faire 
une  recherche  du  blé  et  du  lard  que  les  habitants  pour- 
raient céder  au  roi.  Cette  mesure  ne  fut  pas  immédia- 
tement adoptée. 

Le  plan  de  campagne  de  cette  année  avait  pour 
objectif  la  frontière  du  lac  Saint-Sacrement.  Le  gou- 
verneur voulait  réunir    à    Carillon    une  armée  aussi 

1  _  Journal  de  Montcalm. 


206  MONTCALM 

nombreuse  que  possible  pour  tenter  le  siège  du  fort 
William-Henry.  Dans  les  premières  semaines  de  mai 
il  avait  donné  des  ordres  pour  la  concentration  des 
troupes.  Le  8,  M.  de  Bourlamaque  partait  pour  Carillon. 
Les  bataillons  de  Béarn  et  de  Eoyal-Roussillon  l'y  sui- 
vaient. Guyenne  était  envoyé  de  Québec  à  Chambly 
afin  de  travailler  au  chemin  entre  cette  place  et  St- 
Jean  \  où  Desandrouins  allait  diriger  des  travaux  de 
fortification.  Les  compagnies  du  bataillon  de  la  Sarre 
allaient  camper  au  même  lieu,  de  manière  à  ce  qu'on 
pût  les  expédier  au  lac  Champlain  aussitôt  que  les  cir- 
constances le  permettraient. 

Cependant  les  semaines  s'écoulaient,  et  les  voiles 
françaises  si  ardemment  désirées  ne  paraissaient  pas 
sur  le  grand  fleuve.  L'impatience  de  l'inaction  forcée 
dévorait  Montcalm.  "  Cette  rareté  de  vivres,  écrivait-il, 
non  seulement  arrête  tout  projet  d'offensive,  mais  peut 
nous  faire  perdre  la  colonie,  malgré  les  succès  de  la 
campagne  dernière,  le  zèle  et  la  valeur  des  troupes." 
M.  de  Vaudreuil  ordonna  de  réduire  la  ration  de  cam- 
pagne sur  le  pied  de  celle  de  garnison,  pour  le  pain  et 
le  lard^.  Cette  déplorable  rareté  de  vivres  justifiait  les 
observations  faites  par  Montcalm  l'hiver  précédent,  pour 
combattre  l'envoi  d'un  détachement  trop  considérable 
contre  William-Henry.  Le  gouverneur,  lui-même,  le 
regrettait  ;  "  On  est  honteux,  confiait  Montcalm  à  Bour- 
lamaque, d'avoir  fait  marcher  quinze  cents  hommes  et 
d'avoir  autant  gaspillé  de  vivres  ;  articles  pour  vous 
seul  ." 

1  —  Ce  fut  M.  de  la  Pause,  aide-major  au  bataillon  de 
Guyenne,  qui  fut  chargé  de  ces  travaux  de  voirie. 

2  —  Journal  de  Moutcalmy  p.  201. 


MONTCALM  207 

Le  mois  de  mai  s'en  allait,  et  les  vaisseaux  de  France 
n'arrivaient  pas.  On  commençait  à  parler  de  manger 
du  cheval  en  guise  de  lard.  Montcalm  s'énervait  dans 
l'attente.  On  sent  l'anxiété  qui  l'étreint,  à  chacune  de 
ces  notes  brèves  jetées  dans  son  journal  :  Dix-sept  mai, 
nouvelles  de  Québec  ;  aucun  bâtiment  de  France  en 
rivière.  Dix-neuf  mai  ;  aucune  nouvelle  des  bâti- 
ments de  France.  Trente-un  mai  ;  nulles  nouvelles 
des  bâtiments  en  rivière.  Neuf  juin  ;  même  incer- 
titude sur  l'arrivée  des  bâtiments.  Mais,  ce  même 
jour,  voici  un  courrier  extraordinaire,  et  le  message 
qu'il  apporte  remplit  bientôt  Montréal  d'allégresse.  Le 
David  et  le  Jason,  navires  de  Bordeaux,  chargés  de 
vivres,  d'armes  et  d'hommes,  remontent  le  fleuve. 
Montcalm,  qui  vient  d'écrire  à  Bourlamaque  une 
lettre  peu  optimiste,  la  rouvre  pour  griffonner  un  post- 
scriptum  d'une  toute  autre  allure.  Il  lui  apprend 
que  les  secours  de  France  arrivent  enfin,  que  toutes 
les  demandes  faites  aux  ministres  en  provisions,  armes 
et  troupes,  sont  accordées.  Et  il  lui  donne,  en  style 
télégraphique,  un  bulletin  de  nouvelles  politiques  aussi 
importantes  qu'imprévues. 


CHAPITRE    VII 


Les  nouvelles  de  France Depuis  six   mois Evénements 

politiques,  administratifs  et  militaires.  —  L'attentat  de 
Damiens Intrigues  de  palais Changement  de  minis- 
tres  MM.  de  Moras  et  de  Paulmy.  —  Les  impressions 

de  Montcalm —  Affluence  de  sauvages  à  Montréal L^n 

spectacle  extraordinaire Mouvements  des  troupes 

On  se  propose  d'assiéger  William-Henry.  —  Lettres  de 
Montcalm  aux  nouveaux  ministres  —  Une  communica- 
tion  confidentielle.  —  Le  général  commence  à    parler 

de  son  rappel Ses  motifs Sa  correspondance  avec 

madameHérault  et  avec  sa  famille.  —  Les  instructions  de 
Vaudreuil — Au  lac  des  Deux- Montagnes  et  au  Sault- 
Saint- Louis. 

Pendaat  les  six  liiois  de  la  claustration  canadienne, 
bien  des  épisodes  intéressants  s'étaient  passés  en  France, 
bien  des  changements  s'étaient  produits,  insoupçonnés 
par  ceux  que  huit  cents  lieues  d'océan  séparaient  de  la 
mère-patrie.  Coup  sur  coup,  en  parcourant  les  lettres 
de  Paris  et  de  Versailles,  Montcalm  apprenait  que 
l'alliance  entre  l'Autriche  et  la  France,  conclue  le  V^ 
mai  1756,  avait  eu  naturellement  pour  résultat  d'en- 
traîner celle-ci  dans  une  grande  guerre  continentale  ; 
que  la  cour  et  le  parlement  étaient  aux  prises,  à  propos 
d'un  conflit  de  juridiction  entre  les  magistrats  et  le 
grand  conseil,  de  l'enregistrement  d'édits  bursaux,  et 
de  jugements  abusifs  rendus  contre  le  clergé,  en  faveur 
des  jansénistes  ;  que  le  roi  avait  tenu  des  lits  de  justice 
14 


210  MONTCALM 

pour  vaincre  les  résistances  parlementaires,  et  rendu 
un  édit  supprimant  une  chambre  des  enquêtes  et  une 
chambre  des  requêtes  ;  qu'il  avait  exilé  plusieurs  magis- 
trats ;  que  M.  de  Bernis  était  entré  au  conseil,  et 
jouissait  d'un  grand  crédit  ;  qu'il  y  avait  eu  une  pro- 
motion de  huit  maréchaux  de  France  ^  ;  que  Sa  Ma- 
jesté avait  ét^,  le  5  janvier  1757,  l'objet  d'un  attentat 
dont  l'auteur  se  nommait  Damiens  ;  et  enfin  que  MM. 
d'Argenson  et  de  Machault,  ministres  de  la  guerre  et  de 
la  marine,  avaient  été  destitués  le  i^"^  février,  et  rem- 
placés par  MM.  de  Paulmy  et  de  Moras. 

Cette  dernière  information  affectait  particulièrement 
les  chefs  du  gouvernement  et  de  l'armée  au  Canada. 
C'étaient  leurs  supérieurs  hiérarchiques  qui  disparais- 
saient, et  qui  étaient  remplacés  par  des  hommes  nou- 
veaux. D'après  les  mémoires  du  temps,  il  fallait 
attribuer  leur  disgrâce  à  madame  de  Pompadour. 
Quoique  la  blessure  faite  à  Louis  XV  par  Damiens  fût 
sans  gravité,  le  roi  avait  craint  d'abord  que  l'arme  de 
l'assassin  n'eût  été  empoisonnée;  et,  redoutant  des  suites 
fatales,  il  avait  mandé  un  confesseur  et  chargé  le 
Dauphin  de  présider  les  conseils.  A  ce  moment,  M. 
de  Machault  crut  devoir  insinuer  à  la  favorite  qu'elle 
ferait  mieux  de  quitter  la  Cour.  Mais  comme  il  devint 
bientôt  manifeste  que  les  alarmes  de  Louis  XV  étaient 
sans  fondement,  la  marquise  revit  son  étoile,  un  mo- 
ment pâlie,  briller  de  son  éclat  accoutumé  !  Elle  ne  fut 
pas  lente  à  faire  congédier  Machault,  dont  l'attitude 


] C'étaient  les  maréchaux  de  Mirepoix,  cousin  de  Lévis, 

de  Luxembourg,  de  Lautrec,  de  Biron,  d'Estrées,  de  Clare,  de 
Senneterre  et  de  Latour-Maubourg. 


MONTCALM  211 

l'avait  outragée.  Et,  du  même  coup,  elle  réussit  à  mettre 
un  terme  au  long  ministère  d'Argenson  \  coupable  de 
trop  d'empressement  à  saluer  l'aurore  d'un  nouveau 
règne,  ou  peut-être,  si  l'on  en  croit  la  chronique,  de  pro- 
pos indiscrets  sur  le  roi  et  sa  vindicative  maîtresse , 
contenus  dans  un  billet  intercepté  et  mis  sous  les  yeux 
du  monarque. 

Quoiqu'il  en  soit,  le  P'"  février  1757,  M.  de  Machault 
recevait  de  Louis  XV  la  lettre  suivante  :  "  Monsieur, 
quoique  je  suis  bien  persuadé  de  vos  bonnes  intentions, 
le3  circonstances  présentes  m'obligent  de  vous  demander 
les  sceaux  et  la  démission  de  votre  charge  de  secrétaire 
d'Etat  de  la  marine.  Soyez  toujours  sûr  de  ma  protec- 
tion et  de  mon  amitié.  Si  vous  avez  des  grâces  à 
demander  pour  vos  enfants,  vous  pourrez  le  faire  en 
tout  temps  ;  il  convient  que  vous  vous  retiriez  quelque 
temps  à  Arnouville  ;  je  vous  conserve  votre  pension  de 
ministre  et  les  honoraires  de  garde  des  sceaux  ".  Les 
termes  employés  pour  signifier  cette  disgrâce  étaient 
mesurés  et  même  sympathiques  ;  tandis  que  la  desti- 
tution de  M.  d'Argenson  lui  avait  été  annoncée  avec 
une  sécheresse  incroyable,  indice  d'un  vif  ressentiment 
personnel.  "  Monsieur,  avait  écrit  le  roi,  votre  service 
ne  m'étant  plus  nécessaire,  je  vous  ordonne  de  me  ren- 
voyer la  démission  de  votre  charge  de  secrétaire  d'Etat 
et  autres  emplois,  et  de  vous  retirer  dans  vos  terres." 
Montcalm  communiquait  à  Bourlamaque  le  texte  même 
des  missives  royales,  dans  sa  lettre  du  10  juin  1757. 
La  chute  de  M.    d'Argenson   l'affectait   péniblement. 


1  —  M.  d'Argenson  était  ministre  de  la  guerre  depuis  le  4 
janvier  1743,  ce  qui  lui  faisait  quatorze  ans  d'administration. 


212  MONTCALM 

Presque  toute  sa  carrière  dans  Tarmëe  s'était  faite  sous 
ce  ministre  de  la  guerre,  pendant  longtemps  inamovible, 
qui  lui  avait  témoigné  de  la  confiance  et  l'avait  choisi 
pour  le  commandement  du  Canada.  Durant  sa  longue 
administration,  d'Argenson  avait  sans  doute  commis  des 
fautes,  mais  il  n'était  pas  sans  compétence  et  il  avait 
rendu  des  services  incontestables.  Son  successeur,  M. 
le  marquis  de  Paulmy,  était  le  fils  de  son  frère  aîné, 
l'ancien  ministre  des  affaires  étrangères  ^.  ''  Fort  aise 
d'avoir  le  neveu,  écrivait  Montcalm  en  France  ;  je 
regretterai  toute  ma  vie  l'oncle,  tout  en  respectant  la 
volonté  de  mon  maître."  On  entend  ici  l'accent  de  l'of- 
ficier et  du  noble  d'ancien  régime,  profondément  dévoué 
à  la  royauté,  même  lorsqu'elle  se  personnifie  en  un 
Louis  XV. 

Quant  à  M,  de  Machault,  Montcalm  ne  pouvait  pas 
le  regretter  autant,  ayant  eu  avec  lui  beaucoup  moins 
de  relations.  Cependant,  lui  aussi  avait  des  qualités 
et  des  aptitudes.  Contrôleur  général  des  finances  de 
1745  à  1754,  de  plus  garde  des  sceaux  en  1750,  à  ces 
dernières  fonctions  il  avait  joint  celles  de  ministre  de  la 
marine  à  partir  du  28  juillet  1754.  Son  administra- 
tion n'avait  pas  été  exempte  d'erreurs.  Les  historiens 
ont   apprécié   diversement  ses   tentatives    de    réforme 


1 — René-Louis,  marquis  d'Argenson,  ministre  des  affaires 
étrangères,  avait  donné  sa  démission  en  1747.  Antoine-René 
d'Argenson,  marquis  de  Paulmy,  était  son  fils.  Marc-Pierre, 
comte  d'Argenson,  ministre  de  la  guerre  destitué  par  Louis  X  v^ 
était  le  frère  de  René- Louis.  Leur  père,  Marc-René  d'Argen- 
son, avait  été  lieutenant-général  de  police,  président  du  con- 
seil des  finances  et  garde  des  sceaux.  Notre  gouverneur, 
Pierre  Voyer  d'Argenson,  était  de  cette  famille. 


MONTOALM  213 

fiscale,  et  blâmé  justement  son  attitude  envers  Dupleix, 
le  héros  des  Indes.  Mais  il  avait  travaillé  au  relève- 
ment de  la  marine  avec  intelligence  et  énergie.  La  dis- 
parition de  ces  deux  ministres,  au  début  d'une  guerre 
difficile,  fut  malheureuse.  On  lit  à  ce  sujet  dans  les 
Mémoires  de  Duclos  :  "  Trois  semaines  après  (l'attentat 
de  Damiens),  les  deux  ministres  furent  exilés  par  des 
intrigues  de  cour.  Jamais  on  ne  prit  plus  mal  son 
temps  pour  renvoyer  deux  ministres  expérimentés,  sur- 
tout si  l'on  considère  leurs  successeurs."  Ce  qui  faisait 
mieux  accueillir  par  Montcalm  le  remplacement  de  M. 
de  Machault,  c'étaient  ses  excellentes  relations  avec  la 
famille  du  nouveau  ministre.  M.  de  Moras  ^,  en  effet, 
était  le  beau-frère  de  madame  Hérault,  protectrice  du 
premier  aide  de  camp  de  Montcalm,  Bougainville  ;  et 
il  y  avait  des  alliances  communes  entre  la  famille 
Hérault  et  celle  du  général  '^.  Celui-ci  pouvait  donc 
se  flatter  que  le  successeur  de  M.  de  Machault  donne- 
rait une  attention  spéciale  à  ses  communications  offi- 
cielles ou  confidentielles. 


1  —  M.  de  Moras  avait  été  auparavant  contrôleur  général 
des  finances,  en  1756. 

2  —  Madame  Hérault  était  la  fille  de  M.  Jean  Moreau  de 
Séchelles,  qui  avait  été  successivement  conseiller  au  parle- 
ment de  Metz,  maître  des  requêtes,  intendant  du  Hainaut, 
intendant  militaire  en  Bohême,  et  enfin  contrôleur  général 
des  finances  de  1754  à  J756.  Une  autre  fille  de  M.  Moreau 
de  Séchelles,  avait  épousé  M.  de  Moras,  qui  avait  succédé  à 
son  beau-père  comme  contrôleur  en  1756.  Le  mari  de  ma- 
dame Hérault,  René  Hérault,  avait  tour  à  tour  exercé  les 
fonctions  d'avocat  du  roi  au  Châtelet,  de  procureur  général 
au  grand  conseil,  de  maître  des  requêtes,  d'intendant  à  Tours, 
de  lieutenant  général  de  police,  d'intendant  de  Paris  et  de 


214  MONTCALM 

L'arrivée  des  vaisseaux  de  France  avait  amélioré  la 
situation  quant  aux  approvisionnements.  Mais  les 
besoins  de  l'armée  et  l'afiSueDce  des  sauvages,  accourus 
à  Montréal  pour  prendre  part  à  la  prochaine  campagne, 
déterminèrent  M.  de  Vaudreuil  à  donner  l'ordre  solli- 
cité par  Montcalra  dès  le  mois  de  mars.  M.  Martel, 
garde-magasin,  envoyé  dans  les  côtes,  y  trouva  de  quoi 
fournir  de  rations,  pendant  un  mois,  douze  mille  huit 
cents  hommes.  Ce  n'était  pas  une  mince  affaire  de  nour- 
rir tous  les  farouches  auxiliaires,  que  le  prestige  donné 
à  nos  armes  par  la  chute  de  Chouaguen  avait  fait  sur- 
gir des  profondeurs  du  continent,  pour  lever  la  hache 
contre  les  Anglais.  Le  22  juin,  plus  de  huit  cents  guer- 
riers indigènes  campaient  autour  de  Montréal,  et  on 
attendait  encore  trois  cents  sauvages  du  Détroit.  Mont- 
calm  en  faisait  dans  son  journal  l'énumération  :  quatre 
cents  Outaouais,  cent  Poutéouatamis,  environ  quatre 
cents  Puants,  Sakis,  Folles-Avoines,  et  lowas.  Ceux-ci 
n'avaient  jamais  encore  été  vus  à  Montréal,  et  leur  lan- 
gue y  était  inconnue. 

Cette  ville  offrait  en  ce  moment  un  étonnant  specta- 
cle. Dans  ses  rues  et  ses  places  publiques,  c'était  un 
défilé  incessant  de  sauvages  en  costume  de  guerre, 
armés  de  lances,  d'arcs  et  de  flèches,  presque  entière- 
ment nus  ou  drapés  dans  des  couvertes  de  peau  de  cas- 
tor et  de  boeufs  ilUnois,  "  matachés  "  de  noir,  de  rouge, 
et  de  bleu,  la  tête  rasée,  à  l'exception  d'une  touffe  de 


conseiller  d'Etat.  Il  avait  eu  une  première  femme,  née 
Ménier-Duret,  tante  de  M.  d'Aligre,  président  à  mortier,  qui 
avait  épousé  Françoise-Madeleine  Talon,  mère  de  madame 
de  Montcalm. 


montcalm  215 

cheveux  au  sommet,  dans  laquelle  étaient  plantés  des 
panaches  de  plumes  multicolores.  Un  grand  nombre 
étaient  de  stature  colossale.  Et  ces  géants  cuivrés,  à 
l'air  farouche,  à  la  parole  gutturale,  au  tatouage  éclatant, 
circulaient  à  travers  la  ville,  sous  les  regards  curieux 
des  citadins,  et  se  mêlaient  aux  soldats  et  aux  officiers, 
français,  dont  les  brillants  uniformes  européens  produi- 
saient un  effet  de  contraste  à  côté  de  leur  accoutrement 
pittoresque.  Tantôt,  ils  s'acheminaient  vers  le  château 
pour  saluer,  avec  leurs  interprètes,  le  marquis  de  Vau- 
dreuil,  dont  l'inlassable  patience  ne  se  rebutait  point  de 
ces  interminables  députations.  Tantôt  ils  allaient  en 
bande  exécuter  des  danses  indiennes  devant  les  résiden- 
ces des  principaux  officiels  \  Et  ce  flot  mouvant  de 
guerriers  peints  et  empanachés,  dont  l'apparition,  au 
milieu  des  monuments  et  des  images  de  la  civilisation, 
y  apportait  l'évocation  saisissante  de  la  barbarie,  pro- 
duisait une  impression  d'autant  plus  vivace  qu'il  était 
mis  en  vigoureux  relief  par  la  présence  simultaaée 
de  ces  guerriers  d'un  autre  type,  qui  avaient  bataillé 
outre-Rhin,  franchi  les  Alpes,  et  bravé  les  soleils  d'Ita- 
lie. Cette  rencontre  de  deux  mondes,  de  deux  races,  de 
deux  forces  ethniques,  présentait  un  tableau  dont  le 
coloris  puissant,  l'originale  et  magnifique  étrangeté, 
devaient  être  inoubliables. 

Souvent  l'eau-de-feu  allumait  dans  ces  natures  irré- 
pressibles la  flamme  de  l'ivresse  ;  alor.^  on  assistait  à 
des  scènes  effrayantes,  et  les  campements  des  sauvages 
devenaient  de  véritables  pandémoniums.  Les  officiers 
français  se  demandaient  d'avance  comment  on  pourrait 

1  —  Journal  de  Bougainville, 


216  MONTCALM 

maîtriser  et  conduire  ces  hordes  effrénées.  Voici  l'émou- 
vante description  que  Bougainville  faisait  à  son  frère  de 
ces  alliés  formidables:  "Nous  aurons  1,800  sauvages,  nus, 
noirs,  rouges,  rugissant,  mugissant,  dansant,  chantant 
la  guerre,  s'enivrant,  demandant  du  bouillon,  c'est-à- 
dire  du  sang,  attirés  de  cinq  cents  lieues  par  l'odeur  de 
la  chair  fraîche  et  l'occasion  d'apprendre  à  leur  jeunesse 
comment  on  découpe  un  humain  destiné  à  la  chaudière. 
Voilà  nos  camarades  qui,  jour  et  nuit,  sont  notre  ombre. 
Je  frémis  des  spectacles  affreux  qu'ils  nous  préparent  ". 
Les  mêmes  appréhensions  se  faisaient  jour  dans  sa  lettre 
du  30  juin  à  madame  Hérault  :  "  Je  vous  dirai,  écri- 
vait-il, que  nous  comptons  sur  deux  sièges  et  une 
bataille,  que  votre  enfant  frémit  des  horreurs  dont  il 
sera  forcé  d'être  témoin.  Difficilement  pourrons-nous 
contenir  ces  sauvages  des  pays  d'en  haut,  les  plus 
féroces  de  tous  les  hommes  et  grands  anthropophages 
de  leur  métier.  Ecoutez  un  peu  ce  que  les  chefs  sont 
venus  dire,  il  y  a  trois  jours,  à  M.  de  Montcalm  ,  *'  Mon 
*'  père,  ne  compte  pas  qu.e  nous  puissions  aisément  faire 
**  quartier  à  l'Anglais.  Nous  avons  des  jeunes  gens 
*'  qui  n'ont  point  encore  bu  de  ce  bouillon.  La  chair 
"  fraîche  les  a  amenés  ici  des  extrémités  de  l'univers; 
"  il  faut  bien  qu'ils  apprennent  à  manier  le  couteau  et 
"  à  l'enfoncer  dans  un  cœur  anglais  ".  Voilà  nos  cama- 
rades, ma  chère  maman  :  quelle  compagnie,  quel  spec- 
tacle pour  un  cœur  humain  ".  Un  remarquable  pres- 
sentiment dirigeait  en  ce  moment  la  plume  du  premier 
aide  de  camp  de  Montcalm. 

Les  Outaouais  ou  Sauteux,  de  Michillimakinac, 
étaient  arrivés  les  premiers,  le  13  juin.  Et  le  14  ils 
étaient  venus  en  audience  auprès  de  Montcalm  pour  le 


MONTCALM  2 l 7 

complimenter  sur  la  victoire  de  Chouaguen,  dont  leur 
imagination  avait  été  vivement  impressionnée.  La 
petite  stature  du  général  parut  les  frapper  d'étonnement. 
D'après  leur  primitive  conception  de  la  valeur  guer- 
rière, ils  s'attendaient  à  rencontrer  un  capitaine  de  haute 
et  forte  taille.  Mais  la  flamme  qui  jaillissait  des  yeux 
étincelants  de  Montcalm  leur  révéla  un  grand  chef. 
"  Mon  père,  lui  dirent-ils,  quand  nous  avons  entendu  par- 
ler des  grandes  choses  que  tu  as  faites,  nous  comptions  te 
trouver  grand  comme  les  plus  grands  pins  des  forêts, 
mais  nous  te  voyons  et  nous  retrouvons  dans  tes  yeux 
la  grandeur  des  pins.  Nous  te  regardons  comme  un 
aigle  et  tes  enfants  sont  prêts  à  faire  de  grandes  choses 
avec  toi."  Montcalm  répondit  que,  "  sans  le  manque  de 
vivres,  ils  ne  l'auraient  point  trouvé  sur  sa  natte  ; 
qu'il  en  arriverait  assez  tôt  de  France  pour  pouvoir 
frapper  leur  ennemi  commun,  et  qu'avec  l'aide  du 
maître  de  la  vie,  il  espérait  exécuter  de  grandes  choses, 
avant  que  le  temps  de  retourner  en  chasse  fût  arrivé,  et 
cependant  conserver  ses  enfants.  Il  leur  rappela  aussi 
le  souvenir  de  leur  ancien  père,  M.  de  la  Galissonnière, 
qui  n'était  pas  grand,  mais  qui  avait  exécuté  de  grandes 
choses  ^." 

Sur  ces  entrefaites,  il  était  arrivé  à  Québec  une  nou- 
velle dont  s'inquiétèrent  beaucoup  les  habitants  de  la 
capitale.  Le  Saint-Antoine^  vaisseau  chargé  pour  le 
compte  du  munitionnaire,  avait  fait  en  route  deux 
prises  anglaises  qui  lui  avaient  valu  quatre-vingt 
mille  livres  ;  et  il  apportait  des  gazettes  et  des  lettres 
trouvées  à. bord  de  ces  vaisseaux,  où  l'on  parlait  d'une 

l  — Journal  de  Montcalm^  p.  215. 


218  MONTCALM 

entreprise  maritime  contre  Louisbourg  ou  Québec.  La 
perspective  d'un  siège,  avec  toutes  ses  horreurs,  jeta 
l'alarme  dans  la  population.  L'intendant,  l'évêque,  le 
capitaine  Le  Mercier,  s'exagérant  l'imminence  du  péril, 
envoyèrent  à  M.  de  Vaudreuil  des  lettres  pressantes, 
pour  lui  conseiller  de  suspendre  tout  mouvement  vers 
le  lac  Saint-Sacrement,  de  laisser  à  Québec  le  régiment 
de  la  Reine,  et  de  se  tenir  prêt  à  secourir  cette  ville. 
Là-dessus  Montcalm  offrit  d'y  aller  pour  dix  jours,  ou 
d'y  envoyer  le  chevalier  de  Lévis,  afin  de  tranquilliser 
les  esprits.  Mais  le  gouverneur,  convaincu  que  ces 
craintes  étaient  excessives,  se  borna  à  expédier  des 
instructions  spéciales  au  lieutenant  de  roi,  M.  de  Lon- 
gueuil.  Dans  une  lettre  du  18  juin,  écrite  à  Bourla- 
maque,  Montcalm  se  moquait  avec  verdeur  de  la  ner- 
vosité manifestée  en  cette  occurrence. 

Deux  jours  aprè^,  le  général  était  à  Saint-Jean,  avec 
M.  de  Lévis;  et  de  là  ils  allèrent  à  Chambly  pour  inspec- 
ter les  troupes,  les  travaux  sur  les  chemins  militaires 
de  Laprairie  à  St-Jean  et  de  Chambly  à  Sainte-Thérèse, 
et  les  endroits  propices  aux  campements.  Tout  était  en 
mouvement  pour  la  campagne.  Le  18  juin,  le  bataillon 
de  la  Reine  était  parti  de  Québec  pour  Chambly.  Le 
24,  Languedoc  quittait  Montréal  et  allait  camper  entre 
Saint-Jean  et  Laprairie.  Ce  dernier  endroit  était  dési- 
gné comme  le  point  de  ralliement.  A  la  fin  de  juin,  les 
ordres  étaient  donnés  pour  le  départ  des  troupes  dans 
l'ordre  suivant:  la  Reine,  le  1"  juillet;  la  Sarre,  le  2  ; 
Languedoc,  le  4  ;  Guyenne,  le  6.  Royal-Roussillon  et 
Béarn  étaient  déjà  rendus  à  Carillon  avec  M.  de  Bour- 
lamaque.  Les  troupes  de  la  marine  avec  les  milices  et 
les  sauvages  devaient  se  mettre  en  marche  du  8  au  14. 


MONTCALM  219 

Montcalm  écrivait  à  Bourlamaque  qu'il  partirait  vrai- 
semblablement le  13  ou  le  14,  avec  la  compagnie  des 
grenadiers  de  Guyenne  qu'il  gardait  à  cet  effet,  et  il 
ajoutait  ces  détails  quant  à  la  composition  de  l'armée  : 
"  Les  six  bataillons  des  troupes  de  terre  ;  mille  hom- 
mes des  troupes  de  la  colonie  (ou  de  la  marine)  ;  deux 
mille  cinq  cents  hommes  de  milice  ;  quinze  à  dix-huit 
cents  sauvages.  Il  marche  soixante-seize  officiers  et 
tous  les  cadets.  Je  crois  que  M.  le  général  ne  me  refu- 
sera pas  la  proposition  qu'il  a  envie  que  je  lui  fasse,  de 
faire  marcher  M.  de  Rigaud.  Je  compte  à  la  vérité,  le 
garder  avec  moi  comme  M.  le  maréchal  de  Belle-Isle 
gardait  M.  de  Brieux,  et  détacher,  suivant  l'occurrence, 
M.  le  chevalier  de  Lévis  et  M.  de  Bourlamaque.  Nous 
aurons  seize  capitaines."  Le  2  juillet,  M.  de  Lévis  s'en 
alla  prendre  le  commandement  des  troupes  à  Carillon. 
Avant  de  partir  à  son  tour  pour  diriger  les  opérations 
au  lac  Saint-Sacrement,  Montcalm  voulait  prendre  les 
derniers  arrangements  qui  lui  paraissaient  essentiels 
au  succès  de  l'entreprise  projetée,  et  aussi  expédier  en 
France  des  lettres  nécessaires  que  les  labeurs  acca- 
blants de  la  campagne  ne  lui  permettraient  pas  d'écrire 
sous  la  tente.  Il  tenait  à  entrer  en  relation  avec  les 
nouveaux  ministres,  M.  de  Paulmy,  étant  le  propre 
neveu  de  M.  d'Argenson,  Montcalm  pouvait  lui  dire 
quel  reconnaissant  souvenir  il  gardait  à  l'administrateur 
déchu,  tout  en  l'assurant  de  la  satisfaction  qu'il  aurait 
à  servir  sous  lui.  "  Vous  seul.  Monseigneur,  lui 
écrivait-il,  pouviez  apporter  quelque  soulagement  à  la 
peine  que  j'ai  ressentie  en  apprenant  les  changements 
qui  viennent  d'arriver  dans  le  ministère.  J'ose  espérer 
les  mêmes  bontés  que  celles   que  j'éprouvais  de  la  part 


2li0  MONTCALM 

de  Monsieur  votre  oncle  ;  vous  devez  compter  sur  un 
attachement  et  une  fidélité  aussi  inviolables  Je  lui 
dois  trop  pour  ne  pas  être  vivement  touché  de  tout  ce 
qui  peut  l'intéresser.  J'ai  l'honneur  de  vous  adresser 
une  lettre  pour  lui.  Je  serai  toute  ma  vie  employé  à 
témoigner  à  l*un  et  à  l'autre  les  sentiments  d'un  atta- 
chement sans  borne  ^  ". 

Montcalm  donnait  ensuite  au  ministre,  dans  une  let- 
tre séparée,  des  informations  sur  les  dispositions  prises 
pour  la  campagne  du  lac  Saint-Sacrement.  Il  parlait 
des  auxiliaires  indigènes  qui,  disait-il,  "  peuvent  égale- 
ment déterminer  dans  un  quart  d'heure  le  gain  ou  la 
perte  d'une  affaire  ",  et  il  expliquait  son  retard  à  partir 
le  dernier  pour  la  frontière  ;  "  J'ai  été  obligé,  écrivait- 
il,  de  rester  ici  pour  contenir  les  nations  sauvages  qui 
ne  partiront  qu'avec  moi,  et  je  suis  obligé  de  passer  ma 
vie  avec  elles  à  des  cérémonies  aussi  ennuyeuses  que 
nécessaires...  Nous  n'avons  eu  garde  de  leur  parler  de 
l'horrible  attentat  sur  la  personne  sacrée  du  Roi.  Il  nous 
a  tous  fait  frémir  d'horreur,  et  ces  barbares,  si  féroces  à 
la  guerre,  si  humains  dans  leurs  cabanes,  auraient  pu 
diminuer  de  l'estime  qu'ils  ont  pour  nous  en  nous 
voyant  capables  de  produire  de  tels  monstres.  Faut-il, 
à  la  honte  de  l'humanité,  qu'Henri  IV   et  Louis  XV 


1  —  Archives  du  ministère  de  la  guerre,  1757 Evidemment 

le  comte  d'Argenson  était  très  estimé,  et  fut  très  regretté  de 
l'armée,  car  nous  constatons  par  les  correspondances  de  l'épo 
que,  qu'outre  Montcalm,  MM.  de  Lévis,  de  Bourlamaque,  de 
Montrçuil  et  plusieurs  autres,  lui  adressèrent  des  lettres 
sympathiques  par  l'intermédiaire  de  M.  de  Paulmy.  Cfla  fait 
à  la  fois  l'éloge  du  ministre  déchu  et  des  officiers  reconnais- 
sants. 


MONTCALM  221 

éprouvent  de  pareilles  fureurs  ^  ?  "  A  distance,  un  tel 
rapprochement  nous  paraît  bien  étrange,  et  cette  ferveur 
royaliste  nous  semble  exces^sive,  quand  nous  songeons 
qu'elle  s'adresse  à  Louis  XV.  Mais  il  faut  se  reporter  à 
l'époque,  au  moment  où  Montcalm  écrivait.  Le  souve- 
rain, malgré  ses  fautes  et  ses  désordres,  était  toujours 
le  dépositaire  de  cette  autorité  monarchique,  devant 
laquelle  s'étaient  inclinés  tant  de  brillants  génies,  tant 
de  grandes  intelligences  et  de  nobles  caractères.  Il 
incarnait  le  pouvoir  public  et  l'ordre  établi.  Et  puis, 
l'on  ne  doit  pas  oublier  que,  quelques  années  aupara- 
vant, Louis  XV  avait  été  très  populaire,  et  qu'on  l'avait 
appelé  le  Bien-Aimé.  Le  crime  de  Damiens  lui  avait 
un  instant  ramené  l'affection  publique  :  "  Il  y  eut  une 
réaction  en  faveur  du  roi,  a  écrit  Henri  Martin,  on  crut 
un  moment  l'aimer  encore  ^  ". 

Montcalm  présenta  aussi  ses  hommages  au  nouveau 
ministre  de  la  marine  et  lui  rendit  un  compte  officiel 
de  la  situation.  En  même  temps  il  crut  opportun  de 
lui  faire  parvenir,  par  l'intermédiaire  de  madame  Hé- 
rault, une  lettre  plus  intime,  que  ne  devaient  pas  voir 
les  bureaux.  On  y  lisait  les  passages  suivants  :  "  Ma 
commission  est  délicate  ;  je  suis  bien  subordonné  et  je 
dois  l'être.  Vis-à-vis  de  l'intendant,  homme  d'esprit 
et  intelligent,  je  n'ai  qu'à  me  louer.  On  ne  s'apercevra 
jamais,  vis-à-vis  mon  général,  que  j'ai  à  me  plaindre, 
et  le  service  ira  toujours  aussi  bien  qu'il  me  sera  pos- 
sible.    Il  est  bon  homme,  doux,  nul  caractère  à  lui  ; 


1 — Montcalm  au  ministre   de   la  guerre,   H  juillet  1757  5 
Arch.  prov.  Man.  N.  F.,  1ère  série,  vol.  13. 
2 —  Histoire  de  France^  vol,  15,  p.  509. 


222  MONTCALM 

entouré  de  gens  qui  cherchent  à  éloigner  toute  cou- 
fîance  qu'il  pourrait  avoir  pour  le  général  des  troupes 
de  terre.  On  me  vante  plus  qu'on  ne  devrait  pour 
éveiller  sa  jalousie,  nourrir  la  prévention  canadienne  et 
l'obliger  à  ne  s'ouvrir  à  moi  et  à  adopter  mes  idées  que 
par  nécessité.  J'ose  dire  que  ma  conduite  a  toujours 
été  aussi  uniforme  que  respectueuse.  Vous  seul,  Mon- 
seigneur, pourrez  y  remédier,  sans  rien  changer  à  une 
exacte  subordination  qui  est  nécessaire,  en  écrivant  de 
façon  à  inspirer  de  la  confiance,  à  paraître  faire  quel- 
que cas  de  moi,  et  à  désirer  que  l'on  veuille  écouter  un 
peu  mes  opinions  pour  les  opérations  militaires,  ce  qui 
déciderait  totalement  de  ma  considération  dans  ce  pays- 
ci  ". 

Montcalm  touchait  ensuite  à  un  point  délicat.  Nos 
lecteurs  se  rappellent  que  l'hiver  précédent,  durant 
la  grave  maladie  du  marquis  de  Vaudreuil,  on  s'était 
demandé  ce  qui  adviendrait,  s'il  mourait,  du  gouver- 
nement de  la  colonie.  A  défaut  d'instructions  spéciales, 
le  général  des  troupes  de  terre  se  serait  trouvé  à  servir 
sous  un  officier  de  rang  inférieur.  M.  de  Montcalm 
signalait  au  ministre  le  risque  d'une  telle  anomalie. 
,,  Ce  qui  en  même  temps  serait  nécessaire,  écrivait-il, 
serait  un  paquet  cacheté  à  ne  pouvoir  ouvrir  que  dans 
le  cas  oii  l'on  perdrait  M.  le  marquis  de  Vaudreuil,  où 
je  trouverais  un  ordre  pour  commander  dans  la  colonie, 
et  toutes  les  troupes,  en  attendant  que  vous  eussiez 
pourvu  à  nommer  un  gouverneur-général.  Le  cas  a 
été  au  moment  d'arriver  cet  hiver.  M.  le  marquis  de 
Vaudreuil  ayant  été  très  mal;  le  public  était  agité  de 
savoir  si  j'aurais  le  commandement  dans  la  colonie,  ce 
que  tout  le  monde  désirait,  et  même  l'intendant,  vu 


MONTCALM  223 

l'incapacité  de  celui  à  qui  le  gouvernement  de  la  colo- 
nie aurait  appartenu  (M.  Eigaud),  qui  comme  plus 
ancien  gouverneur  particulier  doit  la  gouverner.  Et 
cet  homme,  court  de  lumières  et  toujours  mené  par  le 
premier  venu,  eût  fort  embarrassé  M.  l'intendant.  A 
son  défaut  c'aurait  été  un  simple  lieutenant  de  roi, 
même  de  proche  en  proche  un  simple  capitaine  de  la 
colonie,  de  préférence  à  un  officier  général,  qui,  par  sa 
patente,  est  aux  ordres  nominatim  de  M.  le  marquis 
de  Vaudreuil  et  qui  commande  tous  les  autres  à  la 
la  guerre.  La  précaution  que  je  vous  propose  me 
paraît  nécessaire  au  bien  du  service.  Je  connaissais 
assez  avant  mon  départ  de  Paris,  la  forme  du  gouver- 
nement de  cette  colonie  pour  avoir  prévu  cette  difficulté  ; 
mais  j'avoue  que  je  ne  me  crus  pas  assez  du  choix  et 
de  la  connaissance  du  ministre  de  la  marine  pour  oser 
lui  en  parler  ". 

Montcalm  faisait  l'éloge  de  ses  troupes,  qu'il  recom- 
mandait à  la  bonne  volonté  du  ministre,  et  de  ses  lieu- 
tenants, dont  il  écrivait  :  "  Je  n'ai  rien  à  vous  dire  sur 
monsieur  le  chevalier  de  Lévis  ;  vous  le  connaissez,  et 
je  ne  puis  avoir  de  meilleur  second.  Mais  vous  ne  con- 
naissez pas  M.  de  Bourlamaque,  dont  le  choix  a  été 
plus  blâmé  qu'approuvé.  M.  le  comte  de  Maillebois  et 
M.  de  Chevert  avaient  cependant  raison  quand  ils 
l'ont  proposé.  Je  ne  l'avais  jamais  connu  en  Europe; 
nos  troupes  ne  l'ont  pas  reçu  avec  une  prévention 
favorable.  Elles  lui  rendent  aujourd'hui  autant  de  jus- 
tice que  moi.  C'est  un  très  bon  officier,  il  a  bien  acquis 
et  bien  gagné  depuis  un  an." 

Le  général  annonçait  un  mémoire  de  Bougainville 
sur  le  Canada.  Et  il  se  laissait  aller  aux  réflexions  sui- 


224  MONTCALM 

vantes  :  "  Quelle  coloDie!  quel  peuple,  quand  on  vou- 
dra !  quel  parti  à  en  tirer,  pour  un  Colbert  !  Vous  en 
occupez  les  places  et  vous  en  êtes  le  digne  successeur  ^ 
Ils  ont  tous  foncièrement  de  l'esprit  et  du  courage, 
mais  jusqu'à  présent  rien  n'a  animé  cette  machine  ni 
servi  à  développer  les  germes  qui  existent."  Nous 
tenons  à  souligner  ce  bel  éloge  fait  par  Montcalm  des 
Canadiens  :  "  lU  ont  tous  foncièrement  de  l'esprit  et 
du  courage."  Ces  paroles  démontrent  qu'il  n'y  avait  pas 
chez  lui  parti  pris  de  dénigrement,  lorsqu'il  critiquait 
certains    défauts,  certaines  pratiques,  et  certaines  fai- 


Montcalm  profitait  de  cette  première  lettre  person- 
nelle à  M.  de  Moras  pour  lui  recommander  son  troi- 
sième aide  de  camp,  Marcel,  son  secrétaire  Estève,  et 
deux  de  ses  parents,  MM.  de  Montcalm  de  Saint-Véran, 
et  de  la  Devèze,  qui  servaient  dans  la  marine.  Quant 
à  lui-même,  la  faveur  qu'il  sollicitait  était  celle  de  son 
rappel.  :  "Pour  moi.  Monseigneur,  je  ne  demande  d'au- 
tre grâce  que  mon  rappel  au  premier  instant  possible. 
Si  l'on  croyait  que  mon  second  réussît  mieux  en  chef, 
ou  quelqu'autre  officier  général  d'Europe,  je  quitterais 
toujours  sans  peine  un  pays  où  j'use  ma  santé,  où  je 
crains  de  n'être  pas  aussi  utile  au  service  du  Koi  que  je 
le  désirerais,  et  où  le  général  '^  ne  sera  occupé  que  de 
diminuer  la  part  que   les   troupes  de  terre  et  moi  pou- 

1  —  Le  compliment  était  fort.  Mais  Montcalm,  qu'on  ne 
saurait  accuser  d'avoir  été  un  courtisan,  était  porté  par  ses 
relations  à  juger  favorablement  M.  de  Morjts.  Il  augurait 
bien  de  son  ministère,  et  inclinait,  comme  nous  y  sommes 
tous  sujets,  à  prendre  ses  espoirs  pour  des  réalités. 

2  —  C'est-à-dire  Vaudreuil. 


MONTCALM  225 

vons  avoir  aux  succès,  et  nous  charger  des  événements 
qui  pourraient  être  malheureux...  Ainsi,  Monseigneur, 
rappelez- moi  le  plus  tôt  possible.  "  On  est  porté  à 
s'étonner  que,  Montcalm,  arrivé  au  Canada  depuis 
quinze  mois  à  peine,  se  montrât  déjà  dégoûté  de  son 
commandement.  Etait-ce  inconstance  ou  caprice?  Ou 
bien  reculait-il  devant  les  périls  entrevus  ?  L'admettre 
serait  outrager  injustement  sa  mémoire.  Non,  sa  cons- 
tance ou  sa  vaillance  ne  pouvaient  être  mises  en  doute. 
On  le  verra  dans  la  suite  de  ce  livre.  Ce  qui  rebutait 
Montcalm,  c'était  la  situation  fausse  et  inextricable  où 
il  était  placé.  Homme  de  guerre,  il  se  voyait  sous  les 
ordres  de  quelqu'un  qui  ne  l'était  pas,  et  qui  cependant 
s'affirmait  impérieusement  comme  tel,  sans  jamais  tou- 
tefois assumer  le  commandement  direct  des  armées  ni 
la  responsabilité  immédiate  des  opérations.  Daus  les 
conditions  où  se  trouvaient  Montcalm  et  Vaudreuil,  il 
eût  fallu  chez  celui-ci  beaucoup  de  tact  et  de  largeur 
d'intelligence,  un  sentiment  très  vif  de  son  incompé- 
tence professionnelle,  une  compréhension  très  claire  des 
tâches  différentes,  mais  concordantes  et  corrélatives,  qui 
s'imposaient  en  ce  moment  aux  chefs  du  gouvernement 
et  de  l'armée;  chez  celui-là,  une  grande  modération 
dans  les  paroles,  une  grande  circonspection  dans  les 
attitudes,  une  patiente  réserve,  une  déférence  accen- 
tuée, un  esprit  de  conciliation  manifeste.  Malheureuse- 
ment Vaudreuil  était  vaniteux,  fier  de  son  autorité,  de 
ses  prérogatives,  de  son  importance,  opiniâtre  et  ombra- 
geux, convaincu  de  son  aptitude  aux  choses  de  la 
guerre  aussi  bien  que  de  sa  supériorité  dans  celles  de  l'ad- 
ministration. Montcalm,  de  son  côté,  péchait  trop  sou- 
15 


226  MONTCALM 

vent  par  excès  d'impatience,  de  vivacité,  de  verve 
caustique,  et  ne  se  gardait  pas  assez  des  saillies  de  son 
tempérament  méridional.  L'antipathie  entre  ces  deux 
caractères  était  donc  inévitable.  Montcalm,  doué  de 
facultés  brillantes,  souffrait  vivement  d'être  subordonné 
à  un  homme  inférieur,  et  frémissait  sous  le  joug.  Voilà 
pourquoi,  prévoyant  des  heurts  et  des  frictions  regretta- 
bles, il  demandait  son  rappel. 

Enfin  cette  longue  lettre  contenait  quelques  ligues 
qui  révélaient  un  autre  fâcheux  aspect  de  la  situation 
pour  Montcalm.  **  Je  n'ai,  disait-il,  que  vingt-cinq 
mille  livres  d'appointements  ;  je  n'ai  aucune  des  res- 
sources des  gouverneurs  ou  intendants  du  Canada.  Je 
dois  tenir  un  état.  Je  ne  fais  rien  au  delà  de  ce  que 
je  dois  mais  aussi  rien  au-dessous.  Je  suis  obligé  de 
me  donner  de  la  considération  par  moi-même,  on  ne 
cherchera  pas  à  m'en  donner  ici,  on  chercherait  à  m'en 
ôter,  mais  on  n'y  réussira  pas.  M.  de  Machault  con- 
vint que  je  n'étais  pas  assez  payé,  il  me  promit  d'y 
suppléer  et  d'y  avoir  égard.  Je  ne  suis  pas  venu  ici 
pour  en  rapporter  de  l'argent  ;  mais  je  serais  fâché  d'y 
ébrécher  le  petit  patrimoine  de  six  enfants.  J'ai  cepen- 
dant déjà  mangé  dix  mille  francs,  au  delà  de  mes 
appointements,  et  je  continuerai  puisque  la  dépense  que 
je  fais  est  nécessaire.  Je  me  flatte  que  vous  m'aiderez 
à  payer  mes  dettes  ". 

Montcalm  avait  traité  bien  des  sujets  confidentiels 
dans  cette  communication,  aussi  la  termina-t-il  par  cette 
demande  :  "  Je  n'ai  pas  l'honneur  d'écrire  cette  lettre 
au  ministre  de  la  marine,  mais  à  M.  de  Moras,  un  des 
hommes  les  plus  vertueux  de  notre  siècle,  et  pour  qui 
j'ai  la  plus  profonde  estime  et  tout  le  respect  possible  ; 


MONTCALM  227 

aussi  je  le  supplie  que  cette  lettre  ne  soit  que  pour  lui 
et  Don  pas  pour  ses  bureaux  ".  ^ 

Montcalm  était  un  correspondant  fécond.     Outre  ses 
lettres  aux  ministres  de  la  guerre  et  de  la  marine,  il  en 

écrivait  une  à  madame  Hérault,  le  même  jour, 11 

juillet  1767.  Il  lui  confiait  ses  craintes  et  ses  espérances. 
"  Nous  allons  commencer,  disait-il,  une  campagne  qui 
peut  être  courte,  brillante,  et  décisive  en  bien  comme 
en  mal.  Il  y  a  de  quoi  faire  trembler  pour  celui  qui 
est  chargé  d'exécuter  les  projets  à  demi  militaires,  tron- 
qués et  pris  dans  des  idées  diverses  et  de  diverses  têtes, 
dont  on  fait  un  tout.  Cependant  j'augure  bien  de  la 
fortune  et  je  compte  beaucoup  sur  quelques  fautes  des 
antagonistes.  S'ils  sont  des  gens  de  guerre  et  si  nous 
les  prévenons,  ils  doivent  nous  combattre.  L'Anglais, 
supérieur  en  nombre,  doit  hasarder  les  affaires,  et  le 
Français  les  éviter.  A  mon  départ  de  Paris  notre  mi- 
nistre m'a  sagement  recommandé  de  n'être  que  Fabius 
et  non  Annibal.  Ici,  celui  qui  me  commande  et 
qui  devrait  me  contenir  veut  toujours  agir  et  ne 
doute  de  rien  "  .  Cette  dernière  phrase,  s'ils  l'eus- 
sent connue,  eût  fait  la  joie  des  historiens  canadiens 
qui  ont  vanté  la  hardiesse  de  Vaudreuil  et  reproché  à 
Montcalm  une   prudence  excessive^.    Habemus  cou- 

1  —  Arch.  prov.,  Man.  N.  F.,  Ire  série,  vol.  13. 

2 —  Nous  citons  Garneau  :  **  Montcalm,  par  un  fatal  pres- 
sentiment, ne  crut  jamais  au  succès  de  la  guerre,  oomme  ses 
lettres  ne  l'attestent  que  trop  j  de  là,  une  apathie  qui  lui 
aurait  fait  négliger  tout  mouvement  offensif,  sans  Vaudreuil, 
qui,  soit  par  conviction,  soit  par  politique,  ne  parut,  au  con. 
traire,  jamais  désespéré  et  conçut  et  fit  exécuter  les  entrepri- 
ses les  plus  glorieuses  qui  aient  signalé  les  armes  françaises 
dans  cette  guerre."  {Histoire  du  Canada,  vol.  II,  p.  254). 


228  MONTOALM 

/itentem  reum,  se  seraient-ils  sans  doute  écriés.  Ce- 
pendant, le  mot  de  Montcalm  n'était  point  une  con- 
fession de  pusillanimité,  mais  une  preuve  de  clairvo- 
yance. Ce  général  avait  une  vue  très  nette  des  difficul- 
tés de  la  situation.  Son  expérience  militaire  lui  indi- 
quait ce  qui  était  possible  avec  des  troupes  peu  nom- 
breuses, des  auxiliaires  indisciplinés,  un  matériel  de 
guerre  incomplet,  des  approvisionnements  insuffisants. 
Et  elle  lui  montrait  clairement  la  limite  de  l'effort  que 
l'on  pouvait  donner,  et  des  résultats  que  l'on  pouvait 
atteindre.  Vouloir  dépasser  cette  limite,  c'était  risquer 
sur  une  carte  hasardeuse  le  salut  de  la  colonie.  Il  est 
certain  qu'à  lire  les  lettres  et  les  mémoires  de  Vaudreuil  et 
de  Montcalm,  on  est  surpris  de  trouver  Vaudreuil  plus 
combatif  et  Montcalm  plus  circonspect.  De  prime  abord, 
cela  nous  semble  une  interversion  des  rôles  qu'il  était 
naturel  de  leur  voir  respectivement  jouer.  Toutefois,  il 
faut  se  rappeler  que  Vaudreuil  faisait  tranquillement 
dans  son  cabinet  des  plans  que  Montcalm  devait  exé- 
cuter sur  le  terrain,  en  triomphant  d'obstacles  formida- 
bles. Il  serait  injuste  de  méconnaître  que  le  gouver- 
neur eut  parfois  des  hardiesses  heureuses,  comme  celle 
de  Chouaguen.  Mais  il  ne  le  serait  pas  moins  d'attri- 
buer à  la  timidité  ou  à  "l'apathie"  du  général  ce  qui 
était  dû  à  la  juste  appréciation  des  circonstances  et  des 
moyens.  De  nature  Montcalm  était  impétueux  et 
bouillant  ;  et  il  fallait  admirer  la  formation  et  l'entrai- 
nement  militaires  qui  avaient  discipliné  sa  fougue,  et 
pouvaient  faire  de  lui,  suivant  les  nécessités  du  mo- 
ment, un  Cunctator  inébranlable,  sans  rien  lui  enlever 
de  l'audace  intrépide  dont  il  avait  donné  et  devait 
donner  encore  tant  de  preuves. 


MONTCALM  229 

Dans  cette  même  lettre  à  madame  Hérault,  Mont- 
calm  déplorait  l'époque  tardive  de  l'entrée  en  campagna 
*'  Cette  expédition  que  nous  allons  faire,  disait*  il,  eût 
dû  être  commencée  il  y  a  des  semaines,  et  malgré  tout 
ce  qu'on  dira  elle  eût  pu  l'être  en  déférant  un  peu  plus 
à  mes  avis.  Moins  d'hommes,  moins  de  consommation 
et  moins  de  gaspillage  dans  le  détachement  de  l'hiver, 
une  recherche  de  vivres  chez  l'habitant,  à  laquelle  on 
s'est  déterminé  depuis  huit  jours,  et  qui  était  proposée 
depuis  deux  mois."  Il  parlait  ensuite  à  sa  correspondante 
de  ses  auxiliaires  sauvages,  qui  allaient  "  nus  à  la  guer- 
re et  "  ressemblaient  "  avec  leur  équipement,  leur  bar- 
bouillage, et  leurs  cris,  aux  milices  infernales  de 
Milton."  Et  il  ajoutait  :  "  s'ils  frappent  bien  et  que 
l'Anglais  en  soit  épouvanté,  la  bataille  sera  bientôt 
décidée  ;  s'ils  ont  fait  quelques  rêves,  qu'ils  prennent 
quelque  terreur  panique,  ils  s'en  iront  bien  vite,  la  plus 
grande  partie  des  Canadiens  les  suivra,  et  il  faut  espérer 
que  nous  ferons  une  arrière  garde  à  coups  de  fusil  avec 
les  troupes  réglées,  triste  ressource  pour  la  gazette  et 
pour  l'Académie  française,  la  retraite  fût-elle  belle." 

Madame  Hérault  avait  écrit  que  Chevert,  l'ancien 
chef  de  Montcalm  en  Allemagne,  était  sérieusement 
malade,  et  celui-ci  en  manifestait  son  vif  regret  :  "  Vous 
m'alarmez  pour  notre  illustre  ami  Chevert.  Quel  dom- 
mage si  sa  santé  l'arrête  à  la  fin  de  sa  course,  dans  un 
moment  où  l'Etat  en  aurait  besoin  et  où  il  faudrait  lui 
faire  achever  de  gagner  la  suprême  dignité  de  l'état 
militaire,  pour  le  récompenser  et  encourager  tous  ceux 
qui  en  parcourent  la  carrière  sans  autres  moyens  pour  y 
parvenir  que  le  courage  et  les  talents."  Ces  appréhen- 
sions ne  se  réalisèrent  pas  ;  la  santé  du  vaillant  capi- 


230  MONTCALM 

taine  se  rétablit  assez  pour  lui  permettre  d'accroître  sa 
renommée  durant  la  campagne  de  1757. 

Il  va  sans  dire  que  Montcalm,  avant  même  d'écrire 
aux  ministres  et  à  son  influente  correspondante  pari- 
sienne, avait  songé  aux  chères  absentes  de  Montpellier 
et  de  Candiac.  Dès  le  commencement  de  juillet,  il  leur 
avait  envoyé  un  bulletin  des  nouvelles  et  un  aperçu  de 
ses  mouvements  prochains.  Dans  une  lettre  à  sa  femme, 
faisant  allusion  aux  changements  des  ministres,  il  disait  : 
"  J'ai  été  vivement  touché  de  M.  d'Argenson  ;  je  compte 
cependant  sur  M.  de  Paulmy.  Je  connais  plus  et  j'ai 
plus  d'alentours  auprès  de  M.  de  Moras."  Ses  lettres  à 
madame  de  Saint- Véran  et  à  madame  de  Montcalm 
contenaient  en  outre  des  détails  familiers  sur  lesquels 
nous  reviendrons. 

Le  marquis  de  Vaudreuil  donnait,  le  9  juillet,  ses 
instructions  au  général.  Il  y  était  longuement  question 
de  l'expédition  faite  l'hiver  précédent  contre  William 
Henry,  par  M.  de  Eigaud,  et  de  ses  importants  résul- 
tats. Le  gouverneur  faisait  ensuite  le  dénombre- 
ment sommaire  de  l'armée  qu'il  destinait  au  siège  de 
cette  place  et  l'énumération  des  ressources  et  des 
moyens  mis  à  la  disposition  de  M.  de  Montcalm.  Il 
déclarait  s'en  rapporter  à  lui  pour  l'ordre  de  marche, 
mais  lui  recommandait  de  ne  pas  diviser  l'armée.  Il  lui 
enjoignait  de  ne  pas  différer  son  départ  pour  le  fort 
George — ou  William-Henry — quels  que  fussent  les 
rapports  des  déserteurs  ou  des  prisonniers  anglais,  et  il 
ajoutait  :  "  Supposé  que  lorsqu'il  sera  à  portée  du  fort 
George,  il  vît  à  n'en  pouvoir  douter  que  les  forces  de 
l'ennemi  fussent  supérieures  aux  siennes,  il  fera  la 
manœuvre  qu'il  jugera  la  plus  commode  pour  chercher 


MONTCALM  231 

à  le  déposter  et  à  le  combattre  avec  avantage  .  "  Adve- 
nant la  chute  du  fort  George,  le  gouverneur  ordonnait 
d'aller  faire  le  siège  du  fort  Lydius  :  "  Nous  ne  pou- 
vons pas  douter,  disait-il,  que  si  M.  le  marquis  de 
Montcalm  a  le  premier  succès,  le  fort  Lydius  n'en  soit 
intimidé  au  point  qu'il  ne  lui  opposera  qu'une  faible 
résistance.  Ainsi  M.  le  marquis  de  Montcalm  laissera 
quelques  troupes  au  fort  George,  et  n'aura  rien  de  plus 
pressé  que  de  se  présenter  devant  le  fort  Lydius  avec 
son  armée,  et  d'en  faire  le  siège,  à  moins  qu'il  n'y  eût 
évidence  de  compromettre  les  forces  de  la  colonie  dans 
cette  seconde  expédition."  Le  fort  Lydius — appelé  par 
les  Anglais  fort  Edouard  —  était  situé  à  une  quin- 
zaine de  milles  du  fort  George  et  du  lac  Saint- Sacre- 
ment. 

Si  la  trop  grande  supériorité  des  forces  anglaises  ren- 
daient la  prise  du  fort  George  impossible,  Montcalm 
devait  "  se  retirer  sur  le  fort  de  Carillon,  et  y  prendre 
la  position  la  plus  favorable  pour  empêcher  l'ennemi 
de  faire  aucun  progrès."  Les  instructions  contenaient 
aussi  cet  avertissement  formel  au  général  :  "  Nous  le 
prévenons  qu'il  ne  pourra  se  dispenser  de  renvoyer, 
vers  la  fin  du  mois  d'août,  les  nations  du  pays  d'En- 
Haut  et  la  plus  grande  paitie  des  Canadiens  pour  faire 
faire  nos  récoltes."  Enfin  venait  la  formule  ordinaire. 
"  Au  surplus  nous  nous  en  rapportons  entièrement  aux 
lumières,  à  la  prudence,  à  l'expérience  et  au  zèle  de  M. 
le  marquis  de  Montcalm  sur  tout  ce  qui  concerne  l'im- 
portante mission  que  nous  lui  avons  confiée,  et  sur  tous 
les  cas  que  nous  ne  pouvons  prévoir.  Nous  sommes  bien 
assuré  que  rien  n'échappera  à  sa  prévoyance  et  qu'il  pren- 
dra les  plus  justes  mesures  pour  ne  pas  recevoir  d'échec." 


232  MONTCALM 

Le  jour  même  où  Vaudreuil  lui  adressait  ces  instruc- 
tions, Montcalm  partait  pour  aller  chanter  la  guerre 
chez  les  Iroquois,  les  Algonquins  et  les  Népissings  du 
lac  des  Deux- Montagnes.  Bougainville,  MM.  de  Ri- 
gaud,  de  Montreuil,  de  Longueuil  et  plusieurs  autres 
officiers  l'accompagnaient.  Il  fut  reçu  sur  le  rivage,  au 
bruit  des  salves  de  mousqueterie,  par  les  sauvages 
ayant  à  leur  tête  les  prêtres  de  Saint-Sulpice  qui  des- 
servaient cette  mission.  Et  le  soir,  dans  la  grande 
cabane  du  conseil,  à  la  lumière  indécise  de  quelques 
chandelles  piquées  de  distance  en  distance,  il  rencontra 
les  chefs  des  tribus.  Quatre  d'entre  eux  prirent  la 
parole  ;  et,  après  des  allocutions  belliqueuses,  dansèrent 
tout  autour  de  la  salle  en  chantant  leur  chanson  de 
guerre.  Bougainville  leur  répondit,  au  nom  de  son 
général,  par  une  incantation  guerrière,  consistant  sim- 
plement en  ces  mots  :  "  foulons  les  Anglais  aux  pieds  ", 
cadencés  sur  le  mouvement  des  airs  sauvages.  Le  tout 
fut  suivi  d'un  festin  dont  Montcalm  fit  les  frais.  Trois 
bœufs  rôtis  y  furent  engloutis  par  ses  voraces  convives. 
Le  lendemain  la  même  cérémonie  se  répéta  au  Sault 
Saint- Louis  ;  et,  cette  fois  Bougainville  eut  l'honneur 
d'être  adopté  par  les  Iroquois  de  cette  mission.  Il  entra 
dans  la  famille  de  la  Tortue,  la  deuxième  pour  la  guerre» 
où  celle  de  l'Ours  avait  le  premier  rang,  mais  la  pre- 
mière pour  l'éloquence  et  le  conseil.  Et  il  reçut  le 
nom  de  Goroniatsigoa,  c'est-à-dire  le  Grand  Ciel  en 
courroux.  Le  11  juillet,  Montcalm  était  de  retour  à 
Montréal.  *        .  /     ■  : 

1  —  Journal  de  Montcalm^  p.  228  ;  Journal  de  Bougainville, 
10-11  juillet}  Lettre  de  Bougainville  à  madame  Hérault,  19 
août  1757. 


MONTCALM 

Les  derniers  vaisseaux  arriv(^s  avaient  apporté  la 
nouvelle  que  les  Anglais  voulaient  faire  le  siège  de 
Louisbourg,  mais  que  cette  place  était  protégée  par  une 
flotte  française.  Voici  ce  qui  en  était.  L'amiral  Hol- 
bourne  avait  pris  la  mer  avec  quinze  vaisseaux  de 
ligne,  trois  frégates  et  cinq  mille  hommes  de  troupes. 
D'un  autre  côté  lord  Loudon  était  parti  de  New-York, 
le  20  juin,  avec  des  vaisseaux  de  guerre  et  des  trans- 
ports portant  plus  de  six  mille  hommes.  Ils  devaient 
se  rencontrer  à  Halifax,  et  de  là  aller  assiéger  Louis- 
bourg.  Mais  la  flotte  de  l'amiral  Holbourne  partie 
trop  tard,  ne  parvint  qu'au  commencement  de  juillet  à 
Halifax,  où  Loudon  était  arrivé  le  30  juin  ^.  D'autre 
part,  trois  escadres  françaises  ayant  reçu  l'ordre  de  se 
rendre  sans  retard  à  Louisbourg,  avaient  fait  diligence 
et  s'y  trouvaient  réunies  dès  le  25  juin,  sous  les  ordres 
de  l'amiral  Dubois  de  la  Motte.  La  flotte  française 
était  forte  de  dix-huit  vaisseaux  de  ligne  et  de  cinq 
frégates  ^.  Montcalm  s'était  empressé  de  communiquer 
ces  heureuses  informations  successivement   à  Bourla- 


1  —  Campaignsin  Norih  America,  par  Knox,  vol.l,  pp.  5-27  ; 
History  q/  the  laie  war,  par  Mante,  p  86  ;  Histoire  des  Etats, 
Unis,  par  Bancroft,  vol.  IV,  p.  258  ;  Montcalm  and  Vaudreuil^ 
Parkman,  vol.  1,  pp.  470-72. 

2  —  Les  trois  escadres  étaient:  1°  celle  du  comte  Dubois  de 
la  Motte,  lieutenant-général,  composée  de  9  vaisseaux  et  de 
4  frégates,  partie  de  Brest  le  3  mai,  arrivée  à  Louisbourg  le 
20  juin  ;  2°  celle  du  chevalier  de  Baufl^remont,  chef  d'escadre, 
composée  de  5  vaisseaux  et  une  frégate,  partie  de  Brest  le  31 
janvier  pour  Saint-Domingue  et  arrivée  à  Louisbourg  le  31  mai  j 
3°  celle  de  M.  Durvest,  capitaine  de  vaisseau,  partie  de  Toulon 
avec  4  vaisseaux  et  arrivée  à  Louisbourg  le  25  juin".  (  Gazette 
de  France,  1757,  p.  621  ;  Dussieux,  p.  179.> 


234  MONTCALM 

maque  et  à  Lévis.  "  Quels  qu'aient  été  les  projets  des 
Anglais  sur  Louisbourg  et  Québec  ",  écrivait-il  à  celui- 
là,  le  3  juillet,  "je  les  crois  avortes.  Parles  nouvelles 
que  nous  avons  des  premiers  jours  de  juin,  M.  de  Bauf- 
fremont  était  entré  à  Louisbourg  avec  six  vaisseaux  de 
guerre,  compris  un  vaisseau  de  soixante-dix  canons,  qu'il 
a  pris  sur  les  Anglais  aux  attérages  de  Saint-Dominique 
(Saint-Domingue)  et  qu'il  a  armé  tout  de  suite  ".  Et  le 
4  il  écrivait  à  Lévis  :  "  M.  Dubois  de  la  Motte  doit  être 
entré  à  Louisbourg  avec  neuf  vaisseaux  de  ligne,  deux 
frégates,  et  le  régiment  de  Berry  que  nous  comptions 
parti  pour  les  Indes  ". 

Louisbourg  était  en  sûreté  ;  Québec  n'était  pas  même 
menacé  ;  Loudon  s'immobilisait  à  Halifax.  La  Provi- 
dence, une  fois  de  plus,  favorisait  le  Canada  français,  et 
Montcalm  pouvait,  sans  inquiétude  pour  la  vallée 
du  Saint- Laurent,  aller  sur  la  frontière  du  lac  Saint- 
Sacrement  essayer  de  porter  un  nouveau  coup  à  la 
puissance  anglaise  en  Amérique. 


CHAPITRE   VIII 


Montcalm  part  pour  la  campagne  sur  la   frontière  du   lac 

Saint- Sacrement La  situation  de  l'armée  à  Carillon  et 

aux  postes  d'avant-garde. — Un  peu  de  topographie. — Le 
travail  du  portage. — Efforts  et  labeurs  inouïs La  flot- 
tille et  l'armée   passent  du  lac  Champlain  dans  le  lac 

Saint-Sacrement. — Montcalm  et  les  sauvages Combats 

préliminaires — Massacre  et  cannibalisme — Grands  con- 
seils avec  les  sauvages Départ  de  l'armée  pour  le  siège 

de  William-Henry Le  détachement  de  Lévis  prend  la 

route  de  terre Montcalm  et  la  flottille Devant  le 

fort  anglais —  La  sommation Les  travaux  du  siège.  — 

Etat  de  la  garnison.  —  Les  renforts  attendus  ne  viennent 
pas.  —  Montcalm  bat  en  brèche  les  murs  de  William- 
Henry —  La  place  capitule Le  massacre  du  10  août — 

Efforts  de   Montcalm   pour  y  mettre  fin Destruction 

de  William- Henry Retour  de  l'armée  triomphante. 

Le  12  juillet,  Montcalm  partait  de  Montréal.  Le  15 
il  quittait  Saint-Jean  avec  MM.  de  Eigaud,  Dumas,  de 
Saint- Ours,  de  Bonne,  et  plusieurs  autres  officiers  de 
la  colonie,  sous  l'escorte  des  grenadiers  de  Guyenne  et 
d'une  petite  troupe  d'Outaouais.  Trois  jours  après,  à  six 
heures  du  soir,  il  arrivait  à  Carillon. 

On  y  travaillait  activement  aux  préparatifs  du  siège 
de  William-Henry,  situé  au  fond  du  lac  Saint-Sacre- 
ment. Les  travaux  au  fort  étaient  suspendus  depuis 
quinze  jours.  Les  bataillons  de  Eoyal-Eoussillon  et  de 
Béarn  y  campaient  sous  M.  de  Bourlamaque.  M.  de 
Lévis  était  à  la  chute  avec  la  Sarre,  Guyenne,  la  Reine 


236  MONTCALM 

et  Languedoc  ;  M.  de  Rigaud  commandait  au  Portage 
et  aux  postes  avancés  occupés  par  les  troupes  de  la 
marine  et  les  Canadiens.  Les  sauvages,  très  instables, 
ne  se  tenaient  fixés  à  aucun  camp. 

Pour  donner  à  nos  lecteurs  une  idée  aussi  claire  que 
possible  des  opérations,  il  importe  de  décrire  ici  les 
lieux.  Carillon  était  situé  sur  un  promontoire,  à  la 
jonction  de  la  décharge  du  lac  Saint- Sacrement  avec  le 
lac  Champlain,  à  cinq  lieues  du  fort  St-Frédéric,  et  à 
quarante-cinq  lieues  du  fort  St-Jean.  Au  delà  de 
Carillon,  vers  le  sud-est,  le  lac  Champlain  se  prolon- 
geait en  une  sorte  de  baie  assez  étroite,  longue  d'une 
dizaine  de  lieues,  au  fond  de  laquelle  se  déchargeait 
une  rivière  appelée  Wood  Creek  par  les  Anglais,  et 
Rivière-au-Chicot  par  les  Français.  Ceux-ci  désignaient 
généralement  la  prolongation  dont  nous  venons  de 
parler  sous  le  nom  de  la  Baie. 

La  Rivière-au-Chicot  avait  un  cours  d'environ  dix 
lieues,  dans  la  direction  sud-ouest.  On  pouvait  la  re- 
monter en  canot  jusqu'à  six  lieues  de  son  embouchure. 
De  là  un  portage  de  six  autres  lieux  conduisait  au  fort 
Edouard  ou  Lydius,  construit  sur  la  rivière  Hudson,  ou 
rivière  d'Orange  pour  les  Français  ^  De  Carillon  à 
St-Frédéric,  le  lac  Champlain  était  extrêmement  étroit, 
tellement  qu'on  donnait  souvent  à  ce  parcours  le  nom 
de  rivière  Saint-Frédéric.  La  décharge  du  Saint-Sacre- 
ment, appelée  par  nos  troupes  rivière  de  la  Chute,  pou- 
vait avoir  quatre  milles.  A  peu  de  distance  de  ce  lac 
elle  décrivait  un  demi-cercle  et  formait  une  série  de 
rapides,  jusqu'à  l'endroit  appelé  la  Chute,  à  environ  deux 

■    i—^  Lettres  de  Lévis,  pp.  130-141.  i*:-v*j  •  ",  k\ 


MONTCALM  237 

milles  du  promontoire  de  CarilloD.  Les  Français  y 
avaient  construit  un  moulin  à  scie  ;  et  de  cette  cascade 
à  la  tête  des  rapides,  ils  avaient  ouvert,  sur  la  rive 
droite  \  un  chemin  d'environ  un  mille  et  demi,  qui 
faisait  comme  la  corde  de  l'arc  ou  du  demi- cercle  dont 
nous  venons  de  parler.  Par  là  s'effectuait  le  portage 
des  embarcations,  de  l'artillerie,  du  matériel,  des  appro- 
visionnements, qu'il  fallait  faire  passer  du  lac  Cham- 
plain  dans  le  lac  Saint-Sacrement.  Les  rapides  de  la 
rivière  de  la  Chute  offrant  un  obstacle  infranchissable, 
on  était  forcé  de  faire  le  transport  par  terre.  Dès  son 
arrivée  à  Carillon,  le  7  juillet,  M.  de  Lévis  avait  donné 
une  énergique  impulsion  à  cette  opération  dilficile.  En 
trois  jours,  les  bataillons  de  la  Sarre,  de  Guyenne,  de 
Languedoc,  avaient  ouvert  le  chemin,  et  dès  le  12  juil- 
let l'artillerie  commençait  à  y  passer.  Pour  éviter  la 
confusion,  Lévis  décida  que  les  bateaux  amenés  par 
chaque  détachement  de  troupes  ou  de  miliciens  passe- 
raient pendant  la  nuit,  et  que  le  jour  resterait  réservé 
au  passage  des  canons.  Le  11  juillet  il  écrivait  à  Vau- 
dreuil  :  "  Je  voudrais  bien  que  M.  de  Montcalm  trouvât 
le  portage  fini  à  son  arrivée;  mais  je  ne  crois  pas  la  chose 
possible,  et  je  ne  pense   pas   que    nous  puissions  être 


1 La  droite  et  la  gauche   d'une   rivière   ou   d'un   fleuve 

sont  déterminés  par  la  droite  ou  la  gauche  de  celui  qui  en 
descend  le  cours.  Ainsi  en  arrivant  de  Montréal  à  Québec 
on  dit  que  Lévis  est  sur  la  rive  droite  et  Québec  sur  la  rive  gau- 
che. ,  La  droite  et  la  gauche  d'un  lac  sont  la  droite  et  Ja  gau- 
che de  la  rivière  qui  en  sort.  Ainsi  Carillon  se  trouvait  sur  la 
rive  gauche  de  la  rivière  de  la  Chute,  à  ton  confluent  avec  le 
lac  Champlain  ;  le  moulin  à  scie,  le  chemin  et  le  poste  du 
Portage,  se  trouvaient  sur  la  rive  droite. 


238  MONTCALM 

prêts  à  marcher  en  avant  qu'à  la  fin  de  ce  mois."  Huit 
jours  après,  il  disait  dans  une  nouvelle  lettre  au  gou- 
verneur. "M.  le  marquis  de  Montcalm  n*est  arrivé  que 
hier  au  soir.  Sans  une  pluie  de  trois  jours,  qui  a  arrêté 
notre  portage,  il  l'aurait  trouvé  presque  fini.  Nous 
avons  cent  cinquante  bateaux  et  quinze  pièces  de  canons 
passés  au  lac  Saint-Sacrement  et  beaucoup  d'autres 
munitions  de  guerre  "  ^ 

Eude  entreprise  que  ce  "  portage  "!  Tout  devait  se 
faire  à  bras  d'hommes.  On  avait  bien  des  bœufs  et 
quelques  chevaux,  mais  suivant  la  remarque  de  Bou- 
gainville  '*  il  n'y  avait  pas  de  quoi  les  nourrir,  et  faute 
de  nourriture  ils  n'avaient  pas  assez  de  force  pour  faire 
leur  métier  ".  L'armée  se  prêta  avec  ardeur  à  ce  tra- 
vail pénible  ;  les  bataillons  entiers,  lieutenants-colonels 
en  tête,  s'attelèrent  à  cette  besogne  de  bêtes  de  somme. 
Pendant  toute  la  dernière  partie  du  mois  de  juillet,  le 
cours  inférieur  de  la  décharge  et  le  chemin  du  portage 
furent  le  théâtre  d'une  activité  fiévreuse.  Incessam- 
ment les  convois  de  barques  et  de  canots  chargés  de 
troupes  et  de  matériel  de  guerre,  arrivant  du  lac  Cham- 
plain  à  Carillon,  remontaient  la  rivière  jusqu'au  pied  du 
rapide.  Là  s'opérait  le  déchargement.  Puis  embarca- 
tions, passagers  et  cargaison  prenaient  la  route  de  terre. 
Et  le  chemin  de  la  Chute  au  Portage  se  couvrait  de 
longues  files  mouvantes  d'officiers,  de  soldats,  de  mili- 
ciens, tirant  des  canons  sur  leurs  affûts,  traînant  des 
bateaux  sur  des  espèces  de  chariots  bas,  appelés  "  dia- 
bles ",  ^     portant   sur    leur  dos  outils,   munitions    et 


1  —  Lettres  du  chevalier  de  Lévis,  pp.  121-125. 

2  —  Journal  de  Malartic^  pp.  115  et  122. 


MONTCALM  239 

vivres,  rivalisant,  en  un  mot,  d'efforts  et  d'endurance, 
sous  le  soleil  de  juillet  qui  brûlait  leur  sang  et  faisait 
ruisseler  leurs  fronts.  Enfin,  le  portage  franchi,  les 
barques  retrouvaient  des  eaux  tranquilles  et  repre- 
naient leur  chargeijient.  La  nuit  même  n'interrom- 
pait pas  ce  mouvement  continu,  cet  écoulement,  ce 
flot  d'hommes  et  de  choses  que  le  lac  Champlain  sem- 
blait refouler  vers  son  tributaire.  L'énergie  et  l'entrain 
de  nos  troupes  triomphèrent  de  tous  les  obstacles  ;  et, 
au  bout  de  quinze  jours,  on  avait  réalisé  ce  tour  de  force 
de  faire  passer  du  lac  Champlain  dans  le  lac  Saint- 
Sacrement,  à  travers  le  massif  de  rochers  et  de  bois  qui 
les  séparaient,  une  flottille  de  deux  cent  cinquante 
bateaux  et  de  deux  cents  canots,  un  train  d'artillerie  con- 
sidérable, des  munitions  de  guerre  de  toute  espèce,  et  des 
vivres  pour  nourrir  8,000  hommes  pendant  un  mois  ^. 
Tout  n'était  pas  terminé  cependant  quand  Montcalm 
arriva  à  Carillon.  Mais  il  ne  pouvait  manquer  d'être 
entièrement  satisfait  de  la  diligence  de  ses  deux  lieute- 
nants. Un  de  ses  premiers  soins  fut  de  procéder  à 
l'organisation  des  troupes  de  la  colonie  en  bataillons  et 
des  milices  en  brigades.  Cela  avait  été  convenu  à 
Montréal  entre  lui  et  M.  de  Vaudreuil.  Les  compa- 
gnies de  la  marine  furent  donc  groupés  en  corps  dis- 
tinct ^.     Et  les  milices  furent  divisées  en  six  brigades,  ^ 


1 Bougainville  au  ministre  de   la  guerre,  19  août  1757  ; 

Dussieux,  p.  293. 

2 "Le  bataillon  de  la  marine  est  formé  et  fait  mainte- 
nant le  service  comme  les  nôtres  j  il  est  de  525  hommes.  '' 
Journal  de  Montcalm  p.  267. 

3 La  première,  de  411  hommes,  était  commandée  par  le 

chevalier  de  la  Corne  ;  ladeuxième,  de  445,  par  M.  de  Vassan, 


240  MONTCALM 

dans  chacune  desquelles  on  incorpora  quelques  soldats 
de  la  marine,  et  que  l'on  fit  commander  par  des  officiers 
de  ce  corps.  Un  détachement  de  trois  cents  volontaires 
fut  placé  sous  les  ordres  de  M.  de  Villiers.  En  même 
temps  les  réguliers  furent  répartis  en  trois  brigades  : 
celle  de  la  Reine,  composée  des  bataillons  de  la  Reine, 
de  Languedoc  et  de  la  marine  ;  celle  de  la  Sarre  com- 
posée des  bataillons  de  la  Sarre  et  de  Guyenne,  et  celle 
de  Roussillon,  composée  des  bataillons  de  Royal-Rous- 
sillon  et  de  Béarn.  Quant  aux  sauvages,  M  de  Mont- 
calm  désirait  qu'ils  se  réunissent  au  carnp  de  M.  de 
Rigaud,  où  ils  pourraient  surtout  être  utiles  pour  les 
découvertes  et  les  partis  sur  le  lac  et  ses  deux  rives. 
Mais  on  dirigeait  difficilement  ces  capricieux  enfants 
de  la  forêt.  Après  bien  des  instances  et  des  sollicita- 
tions, Montcalm  réussit  enfin  à  les  envoyer  au  Portage. 
Le  maniement  de  ces  alliés  incommodes  était  peut- 
être  la  partie  la  plus  ingrate  et  la  plus  ardue  de  sa 
tâche.  Fantasques  et  mobiles,  superstitieux  et  chimé- 
riques, pillards  et  fourbes,  ils  lui  donnaient  à  eux  seuls 
plus  de  mal  que  tout  le  reste  de  l'armée.  On  ne  pouvait 
compter  sur  eux.  Ils  ne  se  pliaient  à  aucune  sorte  de  dis- 
cipline. Difficilement  parvenait-on  à  les  envoyer  où  leur 
concours  était  requis  ;  au  contraire,ils  voulaient  toujours 
se  porter  où  l'on  pouvait  se  passer  de  leurs  services. 
Dans  les  expéditions,  jamais  on  n'était  assuré  qu'ils  par- 
tiraient à  temps,  et  qu'ils  marcheraient  jusqu'au  bout. 
Leurs  rapports,  souvent  très  vagues,  exagérés  ou  faux, 
ne  devaient  être  acceptés  qu'avec  défiance.  Ombrageux 

la  troisième,  de  471,  par  M.  de  Saint-Ours,  la  quatrième,  de 
432,  par  M.  de  Repentigny  ;  la  cinquième,  de  473,  par  M.  de 
Courtemanche  ;  et  la  sixième,  de  424,  par  M.  de  Gaspé. 


MONTCALM  241: 

et  exigeants,  ils  venaient  sans  cesse  infliger  au  général 
d'interminables  doléances,  représenter  qu'il  leur  man- 
quait tel  ou  tel  article  d'équipement,  réclamer  de  lui 
tantôt  des  fusils,  tantôt  des  mitasses,  tantôt  des  cou- 
vertes, lui  demander  à  boire,  en  un  mot  le  déranger  cent 
fois  le  jour  pour  des  sornettes  et  des  minuties,  dont  il 
lui  fallait  s'occuper  comme  de  très  graves  affaires.  La 
nuit  même  ne  le  mettait  pas  à  l'abri  de  leurs  importu- 
nités.  L'un  d'eux  rêve-t-il  que  le  lac  Saint-Sacrement 
est  couvert  de  barques  anglaises  :  les  songes  étant  pour 
les  peaux  rouges  des  réalités,  il  pousse  un  cri  d'alarme. 
Alerte  dans  le  camp  sauvage  !  on  est  obligé  de  réveiller 
Montcalm  qui  réussit  à  calmer  la  panique  en  affirmant 
que  tout  est  tranquille  et  que  l'armée  ne  court  aucun 
péril. 

L'imprévoyance  et  la  voracité  de  ces  fatigants  auxi- 
liaires était  une  autre  cause  d'ennui.  En  remontant  le 
lac  Champlain  on  leur  avait  donné  des  vivres  pour  huit 
jours.  Au  bout  de  trois,  tout  était  consommé,  et  il  fal- 
lait leur  en  fournir  d'autres  en  se  les  retranchant  à 
soi-même.  Des  bœufs  étaient  parqués  près  de  Carillon 
pour  le  service  de  l'armée.  Ils  en  tuent  quatorze,  un 
jour,  et  quatre  le  lendemain,  et  ils  font  ripaille.  Des 
bateaux  chargés  de  poudre  sont  amarrés  près  du  rivage  ; 
une  bande  de  sauvages  choisit  cet  endroit  pour  tirer  du 
fusil,  au  risque  de  causer  une  explosion  désastreuse,  et 
cela  malgré  les  prières  et  les  ordres  des  ofhciers,  car  "le 
sauvage  est  son  Maître  et  son  Roi  ",  écrit  le  Père  Rou- 
baud,  témoin  de  cette  scène  ^.  Leurs  déprédations  sont 

1  —  Lettres  édifiantes  et  curieuses^  vol.  VI,  p.  271  j  Lettre  du 
Père...  missionnaire  chez  les  Abénaquis.  Ce  missionnaire  était 
16 


242  MONTCALM 

constantes  et  les  tentes  des  plus  hauts  officiers  n'en  sont 
pas  à  Fabri.  L'eau-de-vie  surtout  est  l'objet  de  leurs 
convoitises,  et  quoiqu'on  ait  décidé  de  ne  pas  leur  en 
donner  \  ils  viennent  à  bout  d'en  découvrir  et  de  se 
livrer  à  des  orgies,  durant  lesquelles  ils  ressemblent  à 
des  bêtes  fauves,  poussent  des  hurlements  épouvanta- 
bles, et  s'entre-déchirent  à  belles  dents. 

Il  fallait  subir  tout  cela,  patienter,  manœuvrer,  être 
à  la  fois  souple  et  ferme,  pour  retenir  et  utiliser  ces  dif- 
ficiles auxiliaires,  dont  on  avait  besoin  dans  ces  guerres 
d'Amérique  où  ils  servaient  de  guides,  d'éclaireurs,  et, 
suivant  une  expression  de  Bougainville,  remplaçaient 
un  peu  la  cavalerie  absente. 

Le  jour  même  où  Montcalm  arrivait  à  Carillon,  trois 
cents  d'entre  eux  étaient  partis  avec  quatre-vingts  Cana- 
diens, sous  le  commandement  de  M.  Marin,  un  de  nos 
plus  intrépides  partisans,  pour  pousser  une  pointe  vers 
le  fond  de  la  Baie  et  la  Rivière-au-Chicot,  où  "  des 
rêves  de  sauvages,  en  des  terreurs  paniques  "  avaient 
*'  forgé  un  camp  de  quatre  mille  hommes  retranchés." 
M.  Marin,  après  avoir  constaté  que  la  baie  et  la  rivière 
■étaient  libres,  poursuivit  son  expédition  jusqu'au  fort 
Lydius,  quoiqu'une  partie  de  ses  sauvages  l'eût  aban- 
donné, massacra  deux  petits  détachements  ennemis  et 
s'en  revint  avec  un  prisonnier.  Les  sauvages  rappor- 
taient trente-deux  chevelures,  mais  ils  avaient,  paraît- 
il,  le  don  d'en  faire  deux  avec  une  seule  2. 

le  P.  Roubaud,  jésuite,  qui  devait  avoir  plus  tard  une  si 
grande  notoriété.  Il  accompagnait  ses  sauvages  durant  cette 
campagne  de  William-Henry. 

1  —  Journal  de  Montcalm,  p.  243. 

2  —  Journal  de  Bougainville. 


MONTCALM  243 

Du  côté  du  lac  Saint-Sacrement,  il  y  avait  presque 
chaque  jour  des  escarmouches  entre  nos  partis  et  des 
détachements  envoyés  par  les  Anglais  à  la  découverte. 
Cent  Canadiens  et  sauvages,  allant  reconnaître,  sous  les 
ordres  de  M.  de  Langy,  le  chemin  qui  pouvait  conduire 
au  fort  George,  par  la  rive  nord-ouest  du  lac,  rencontrè- 
rent une  troupe  anglaise  de  trente  hommes,  en  tuèrent 
dix-huit  et  firent  huit  prisonniers. 

Quelques  jours  après,  une  berge  que  les  Français 
envoyaient  croiser  régulièrement  sur  le  lac,  et  qui  était 
montée  de  neuf  Canadiens  et  d'un  cadet,  sous  le  com- 
mandement de  M.  de  Saint-Ours,  aperçut  des  embarca- 
tions anglaises  par  le  travers  de  l'île  à  la  Barque.  Il 
y  eut  combat,  le  cadet  fut  blessé  à  mort,  deux  Cana- 
diens le  furent  assez  gravement.  M.  de  Saint-Ours 
reçut  une  blessure  légère  à  la  main. 

Le  23  juillet,  une  bande  de  sauvages,  alliés  des  An- 
glais, s'étant  approchée  à  la  faveur  des  bois,  jusqu'au- 
près du  camp  de  la  Chute,  surprit  une  patrouille  de 
grenadiers  de  Guyenne,  et  leva  deux  chevelures. 
Aussitôt  M.  de  Lévis  envoya  à  M.  de  liigaud  l'ordre 
de  faire  partir  du  Portage  deux  détachements  pour 
couper  la  retraite  aux  ennemis.  M.  de  Villiers,  à  la 
tête  de  l'un  d'eux,  alla  s'embusquer  dans  les  bois  à 
l'ouest  de  la  décharge.  L'autre,  commandé  par  M. 
de  Corbière,  suivit  le  côté  nord-ouest  du  lac  Saint- 
Sacrement  et  se  posta  derrière  un  cap,  vis-à-vis  l'île  à 
la  Barque.  Ses  éclaireurs  l'avertirent  vers  le  soir  que 
des  barques  ennemies  étaient  en  vue.  M.  de  Corbière 
en  fit  prévenir  M.  de  Kigaud.  Celui-ci  lui  dépêcha  aus- 
sitôt quatre  ou  cinq  cents  sauvages  et  une  cinquan- 
taine de  Canadiens  et  de  soldats,  qui,  se  jetant  en  canot, 


244  MONTCALM 

gagnèrent  le  lieu  de  l'embuscade.  M.  de  Corbière  fit 
alors  tirer  sur  le  rivage  et  dissimuler  avec  des  branches 
les  embarcations.  Au  point  du  jour,  les  Anglais 
qui  s'étaient  arrêtés  durant  la  nuit,  se  remirent  en 
marche.  Bientôt  notre  détachement,  caché  derrière  les 
arbres  du  rivage,  les  vit  s'avancer  sans  défiance. 
C'était  une  flottille  de  vingt-deux  berges,  montées  de 
trois  cent  cinquante  hommes,  cinq  capitaines,  cinq  lieu- 
tenants et  un  enseigne,  sous  le  commandement  du 
colonel  Parker.  Les  trois  premières  ayant  donné  dans 
l'embuscade  furent  capturées  sans  coup  férir  ;  les  trois 
suivantes  subirent  le  même  sort.  Les  seize  autres,  qui 
s'avançaient  en  ordre,  furent  tout  à  coup  saluées  par 
une  fusillade  meurtrière.  Elles  voulurent  rétrograder, 
mais  les  sauvages,  sautant  dans  leurs  canots,  et  pous- 
sant leur  terrible  cri  de  guerre,  volèrent  à  l'abordage. 
Ce  fut  une  scène  indescriptible.  Les  Anglais  épouvan- 
tés par  l'apparition  et  les  hurlements  de  ces  barbares, 
dont  ils  connaissaient  la  férocité,  n'opposèrent  presque 
aucune  résistance.  Un  grand  nombre  se  jetèrent  à  l'eau. 
Mais  les  sauvages,  monstres  amphibies,  plongeaient 
après  eux,  se  coulaient  sous  les  berges,  les  faisaient 
chavirer,  puis  dardaient  les  fuyards  comme  ils  eussent 
dardé  des  poissons.  En  un  clin  d'œil  les  flots  furent 
couverts  de  cadavres  et  empourprés  de  sang.  Deux 
berges  seulement  s'échappèrent  ;  cent  soixante  Anglais 
furent  tués  ou  noyés.  Et  les  sauvages  ramenèrent  cent 
soixante-un  prisonniers,  dont  cinq  officiers  ^. 


1  —  Ce  combat  eut  lieu  le  23  juillet  1757.  Montcalm  à  Vau- 
dreuily  24  juillet.     Journal  de  Bougainville. 


MONTCALM  245 

Ce  brillant  succès  excita  dans  l'armée  un  vif  enthou- 
siasme. Malheusement  il  fut  suivi  de  scènes  de  cruau- 
té et  de  cannibalisme  que  les  commandants  des  troupes 
furent  impuissants  à  empêcher.  Trois  prisonniers  fu- 
rent tués,  mis  à  la  chaudière,  et  dévorés  par  les  sauva- 
ges du  pays  d'En-Haut,  encore  païens  et  anthropopha- 
ges ^.  Le  rum  qu'ils  avaient  trouvé  dans  les  barques 
anglaises  les  avait  rendus  irrépressibles.  Il  voulaient 
quitter  l'armée,  parce  que  c'était  "  tenter  le  maître  de 
la  vie  que  de  s'exposer  encore  aux  hasards  de  la  guerre 
après  un  aussi  beau  coup  "  ^.  ils  se  montraient  intrai- 
tables sur  l'article  des  prisonniers,  que  Montcalm  dési- 
rait tirer  de  leurs  mains  ;  ils  accouraient  en  foule  à  sa 
tente  pour  lui  soumettre  leurs  déterminations  contra- 
dictoires ;  enfin,  dit  Bougain ville,  "  tous  voulaient  quel- 
que chose,  tous  venaient  à  la  fois,  tous  criaient  en 
même  temps...  On  a  besoin  d'une  tête  de  fer  pour 
qu'elle  résiste."  Montcalm  passa  toute  une  journée  à 
parlementer  avec  eux  pour  les  déterminer  à  ne  pas  déser- 
ter l'expédition,  et  à  lui  laisser  envoyer  sous  escorte  les 
prisonniers  à  Montréal.     Encore  fallût-il   leur   donner 

1  —  Nous  lisons  dans  les  Mémoires  de  M.  de  la  Pause  :  "Le 
25  se  passa  en  grandes  négociations  pour  faire  consentir  aux 
sauvages  de  laisser  aller  leurs  prisonniers  à  Montréal.  Ils  en 
tuaient  de  temps  en  temps  quelqu'un  par  plaisir.  Plusieurs 
avaient  fait  des  ceintures  où  ils  avaient  attaché  les  mains 
des  hommes  qu'ils  avaient  tués,  d'autres  portaient  des  cœurs 
au  cou,  et  d'autres  étaient  tout  teints  de  sang.  Ils  vécurent 
pendant  trois  jours  de  la  chair  humaine,  et  firent  à  leur 
façon  de  délicieux  festins." 

2 C'était    là   une  de   leurs   superstitions.     Après   avoir 

frappé  coup,  ils  devaient  quitter  le  sentier  de  la  guerre,  sous 
peine  d'encourir  de  grands  malheurs. 


246  MONTCALM 

des  reçus  pour  ces  derniers,  avec  l'assurance  qu'à  leur 
retour  on  les  leur  rendrait,  à  moins  qu'ils  ne  les 
vendissent  au  gouverneur. 

Deux  jours  après  le  combat  du  lac  Saint-Sacrement, 
Montcalm  fit  la  revue  des  différents  postes,  de  Carillon 
à  la  Chute,  et  de  la  Chute  au  Portage.  Partout  il 
trouva  les  troupes  pleines  d'ardeur  et  d'espoir.  Lui- 
même  était  rempli  de  confiance.  La  lettre  qu'il  écrivit 
le  24:  juillet  à  Vaudreuil  respirait  l'assurance  du  succès. 
"  Toutes  les  dépositions  des  prisonniers  sont  uniformes, 
disait-il,  les  mêmes  que  celles  que  vous  savez  déjà. 
Elles  me  donnent  les  plus  grandes  espérances,  d'autant 
que  les  prisonniers  assurent  qu'on  n'est  pas  instruit  de 
nos  projets.  Cependant  le  général  Webb,  suivant  eux, 
arrive  d  emain  auprès  du  fort  George  avec  des  troupes. 
N'importe  je  me  flatte  de  vous  en  rendre  bon  compte 
avant  douze  jours.  Vous  voyez,  monsieur,  que  la  for- 
tune se  déclare  dès  mon  arrivée,  et  ces  deux  événe- 
ments (l'expédition  heureuse  de  M.  Marin,  et  la  des- 
truction du  détachement  Parker)  donnent  la  plus 
grande  confiance  aux  sauvages  avec  qui  j'ai  été  en 
conseil  toute  la  journée  "  ^  Cependant  ces  derniers, 
toujours  mobiles  et  changeants,  avaient  besoin  d'être 
raffermis  dans  leurs  résolutions.  Montcalm  tint  avec 
eux  un  premier  conseil  à  la  Chute.  Il  leur  exposa  son 
ordre  de  marche,  le  jour  où  il  comptait  partir,  les 
grands  services  qu'il  attendait  d'eux.  Pendant  qu'il 
parlait,  un  arbre  tomba  près  de  lui.  Sans  attendre  que 
ses  auditeurs  y  vissent  un  funeste  présage,  il  salua  cet 


l~~~  Lettre  de  Montcalm  à  Vaudreuil^  24 juillet  1757  ;  Collec- 
tions de  Manuscrits,  vol.  IV.  p.  110. 


MONTCALM  24T 

incident  comme  un  heureux  augure,  annonçant  la 
chute  de  William-Henry.  Cette  adroite  interprétation 
frappa  l'imagination  des  sauvages  ^.  Ils  l'applaudirent, 
et  l'un  de  leurs  chefs  les  plus  renommés  lui  dit  au  nom 
de  tous  :  "Personne  ne  nous  a  jamais  mieux  parlé  que 
toi.  "  Le  général  les  convoqua  pour  le  jour  suivant 
au  Portage,  où  il  lierait  par  des  colliers  toutes  les 
nations. 

Le  lendemain  eut  lieu  le  grand  conseil  annoncé. 
Dix-huit  cents  Peaux- Kouges,  représentant  trente- 
trois  nations,  y  assistaient.  Jamais  encore,  dans  l'his- 
toire de  la  Nouvelle-France,  on  n'avait  vu  une  telle 
multitude  de  guerriers  indigènes,  appartenant  à  tant  de 
tribus  différentes,  ralliés  autour  de  l'étendard  aux 
fleurs  de  lis.  Montcalm  avait  en  ce  moment  devant  lui 
des  Algonquins  et  des  Népissings,  des  Iroquois  et  des 
Hurons,  des  Abénaquis  et  des  Micmacs,  des  Maléchites 
et  des  Têtes  de  Boule,  des  Outaouais  et  des  Sauteux,  des 
Mississagués  et  des  Folles- Avoines,  des  Poutéouatamis 
et  des  Sakis,  des  lowas  et  des  Miamis,  des  Renards  et 
des  Loups,  dont  plusieurs  étaient  subdivisés  en  trois, 
quatre  ou  sept  groupes  ;  dont  beaucoup  étaient  chré- 
tiens, et  un  plus  grand  nombre   encore  idolâtres  ;  dont 


1  —  "  Dans  ce  temps,  un  gros  arbre,  qu'un  soldat  coupait 
pour  faire  du  feu,  tomba  fort  près  et  surprit  tout  le  monde, 
et  interrompit  tout  le  discours.  M.  de  Montcalm,  sans  s'ar- 
rêter, leur  dit  que  cet  augure  semblait  leur  annoncer  ce 
qu'il  venait  de  leur  dire,  que  le  fortGreorge  tomberait  comme 
cet  arbre  et  qu'il  était  bien  visible  que  le  maître  de  la  vie 
était  pour  nous.  Cette  repartie  plut  beaucoup  aux  sauvages 
qui  en  témoignèrent  leur  joie  par  des  éclats  de  rire  peu 
communs  parmi  eux."  (Mémoires  de  M.  de  la  Pause). 


248  MONTCALM 

les  uns  venaient  des  rives  lointaines  du  Mississipi,  les 
autres  des  profondeurs  de  l'Ouest  ;  ceux-ci  du  pays  des 
grands  lacs  Supérieur  et  Michigan,  ceux-là  des  régions 
limitrophes  de  la  Nouvelle  Angleterre  et  de  l'Atlanti- 
que ^  Quelques-uns,  comme  le  vieux  Pennahouel, 
avaient  jadis  guerroyé  contre  les  Français,  avant  de 
devenir  leurs  alliés  fidèles;  plusieurs  voyaient  pour  la 
première  fois,  dans  cette  expédition,  l'équipement» 
étrange  à  leurs  yeux,  les  armes,  les  uniformes  et  les 
drapeaux  des  guerriers  blancs  venus  des  pays  fabuleux 
que  l'on  ne  pouvait  atteindre  qu'après  avoir  franchi  l'in- 
commensurable étendue  du  "  Grand  Lac  Salé  ^."  En  con- 
templant cette  foule  bigarrée  et  remuante,  où  l'on  voyait 
étinceler  les  lances  et  les  tomahawks  à  côté  des  mousquets, 
cette  immense  et  pittoresque  ^  assemblée  d'orateurs  et  de 
chefs  de  tout  dialecte  et  de  toute  nation,  venus  de 
l'Ouest  et  de  l'Est,  du  Nord  et  du  Sud,  et  attendant  sa 
parole,  Montcalm  pouvait  se  dire,  à  cette  heure  émou- 
vante, qu'après  tant  d'années  de  luttes  et  de  rivalités, 
pendant  lesquelles  Français  et  Anglais  s'étaient 
disputé  les  alliances  indiennes  pour  conquérir  l'hégé- 
monie,    le    prestige   glorieux    de  la    France   l'empor- 

1  — Tableau  des  sauvages  qui  se  trouvent  à  Varmée  du  rnav 
quis  de  Montcalm,  le  28  juillet  1757;  Journal  de  Montcalm^ 
p.  264. 

2 —  C'est  ainsi  que  les  sauvages  appelaient  l'océan. 

3.  —  "  Les  chefs  des  nations  et  les  chefs  de  guerre  se  ras- 
semblèrent et  quelques-uns  des  anciens  guerriers.  Ils  s'as« 
sirent  chacun  par  nation  à  terre,  leurs  interprètes  étant  au 
milieu  d'eux,  ils  formèrent,  tous  rassemblés,  la  forme  d'un 
fer  à  cheval.  M.  de  Montcalm  avec  nombre  d'officiers,  M.  de 
Lévis  à  sa  droite,  M.  de  Rigaud  à  sa  gauche,  se  plaça  à  l'en- 
trée." (Mémoires  de  M.  la  Pause). 


MONTCALM  249 

tait  enfin,  et  que  le  monde  sauvage  tout  entier  du 
Nord- Américain  se  levait  et  accourait  sous  son  drapeau 
afin  d'assurer  son  triomphe  définitif  dans  le  conflit 
suprême.  Hélas  !  combien  de  brillants  pronostics  ne 
sont  que  les  hérauts  de  l'effondrement  et  de  la  ruine  ! 
A  l'heure  convenue,  le  conseil  commença.  Les  sau- 
vages formaient  un  grand  cercle  au  milieu  duquel  se 
tenaient  Montcalm,  les  ofi&ciers  canadiens  préposés  aux 
différentes  nations,  les  interprètes  et  les  missionnaires. 
Peu  à  peu  les  ofi&ciers  des  bataillons,  curieux  d'assister 
à  cette  scène  unique,  se  glissèrent  dans  l'espace  réservé 
aux  orateurs  ;  et,  leur  nombre  augmentant  sans  cesse, 
des  murmures  s'élevèrent,  surtout  parmi  les  Folles 
Avoines,  les  Sakis  et  les  Eenards,  qui  se  plaignirent 
qu'on  les  empêchait  de  voir  leur  père  et  d'entendre  sa 
parole.  Ils  quittèrent  même  la  séance.  Mais  Mont- 
calm, prévenu,  les  fit  revenir,  en  demandant  aux  offi- 
ciers de  s'écarter.  Le  premier  orateur  qui  ouvrit  la 
série  des  discours  fut  Kisensik,  le  fameux  chef  Népis- 
sing.  "  Mes  frères,  dit-il  en  s'adressant  aux  nations 
des  pays  d'En  Haut,  nous  sauvages  domiciliés  ^  vous 
remercions  d'être  venus  pour  nous  aider  à  défendre  nos 
terres  contre  l'Anglais  qui  les  veut  usurper.  Notre 
cause  est  bonne  et  le  Maître  de  la  vie  la  favorise.  En 
pouvez- vous  douter,  mes  frères,  après  le  beau  coup  que 
vous  venez  de  faire  ?  Nous  l'avons  admiré,  nous  vous 

1 Nous  aurions  peut-être  dû  déjà  expliquer  à  nos  lecteurs 

que  les  sauvages  "  domiciliés  "  étaient  ceux  que  l'on  avait 
pu  amener  à  former  des  établissements  stables  dans  la  colo- 
nie, près  de  la  population  française,  comme  les  Hurons  à 
Lorette,  les  Abénakis  à  Saint- François,  les  Iroquois  au  Saut- 
Saint-Louis,  etc. 


260  MONTCALM 

en  faisons  notre  compliment  ;  il  vous  couvre  de  gloire, 
et  le  lac  Saint-Sacrement  teint  du  sang  de  Corlar  attes- 
tera éternellement  cet  exploit.     Que   dis-je  ?  Il  cou- 
vrira aussi  de  gloire  nous,  vos  frères,  et  nous  en  tirons 
vanité!  Notre  joie  doit  encore  être  plus  grande  que  la 
tienne,  mon  père  ",  dit-il,  en  s'adressant  au  marquis  de 
Montcalm,  "  toi  qui  as  passé  le  grand  lac,  non  pour  ta 
propre  cause  ;  car  ce  n'est  pas   sa  cause  qu'il  est  venu 
défendre,  c'est  le  grand  Roi  qui  lui  a  dit  :  "  Pars,  passe 
le  grand  lac,  et  va  défendre  mes  enfants  ".     Il  va  nous 
réunir,  mes  frères,  et  nous  lier  par  le  plus  solennel  des 
nœuds.     Acceptez-le  avec  joie   ce  nœud  sacré,  et  que 
rien  ne  puisse  plus  le  rompre  ".     Une  rumeur  d'appro- 
bation parcourut   la   foule.     Alors   Montcalm    prit   la 
parole,  avec  le  concours  des  interprètes  :  "  Mes  enfants, 
dit-il  à  tous  ces  guerriers,  dont  les  regards  fixés  sur  lui, 
décelaient  l'attention  profonde,  je  suis  ravi  de  vous  voir 
tous  réunis  pour  les  bonnes    affaires  ;    tant  que  durera 
notre  union,  l'Anglais  ne  pourra  nous  résister.     Je  ne 
puis  mieux  vous  parler  que  votre  frère  Kisensik  vient 
de  le  faire.     Le  grand  Roi  m'a  sans  doute  envoyé  pour 
vous  protéger  et  vous   défendre,    mais  il  m'a  surtout 
recommandé   de   chercher  à  vous   rendre    heureux   et 
invincibles  en  établissant  entre  vous  cette  amitié,  cette 
union,  ce  concours  pour  opérer  les  bonnes  affaires,  qui 
doivent  se  trouver  entre  des  frères,  enfants  du  même 
père,    du    grand    Ononthio  ".       Ce   disant,    Montcalm 
brandit  devant  son  auditoire  impressionné  l'emblème 
de  cette  union  dont   il    venait  de    parler   :    "  Par   ce 
collier,  s'écria- 1- il,   gage  sacré  de  sa  parole,   symbole 
de  bonne  intelligence   et   de  force   par  la  liaison  des 
différents  grains  qui  le  composent,  je  vous   lie    tous 


MONTCALM  251 

les  uns  avec  les  autres,  de  manière  qu'aucun  de 
vous  ne  puisse  se  séparer  avant  la  défaite  de  l'An- 
glais et  la  destruction  du  fort  George  ".  Et  il  jeta 
dans  l'assemblée  un  collier  de  six  mille  grains  de  por- 
celaine, qui  fut  relevé  par  les  orateurs  des  différentes 
nations.  Quand  vint  le  tour  de  Pennahouel,  le  chef 
outaouais  dont  nous  avons  déjà  parlé,  il  présenta  le 
collier  aux  sauvages  des  pays  d'En  Haut  en  leur  disant  ; 
"  Voilà  maintenant  un  cercle  trac  é  autour  de  vous  par 
le  grand  Ononthio  ;  qu'aucun  de  vous  n'en  sorte  ;  tant 
que  nous  resterons  dans  son  euceinte,  le  Maître  de  la 
vie  sera  notre  guide,  nous  inspirera  ce  que  nous  devons 
faire,  et  favorisera  toutes  nos  entreprises.  Si  quelqu'un 
en  sort  avant  le  temps,  le  Maître  de  la  vie  ne  répond 
plus  des  malheurs  qui  pourront  le  frapper;  que  son 
infortune  soit  personnelle  et  ne  retombe  pas  sur  des 
nations  qui  se  promettent  ici  une  union  indissoluble  et 
la  plus  grande  obéissance  à  la  volonté  de  leur  père  ". 
Suivant  les  coutumes  indiennes  le  collier  devait  rester 
à  la  nation  qui  avait  à  l'armée  le  plus  grand  nombre  de 
guerriers,  et  il  serait  revenu  de  droit  aux  Iroquois.  Mais 
leur  orateur,  s'adressant  aux  nations  des  pays  d'En  Haut, 
leur  déclara  que  la  sienne  y  renonçait  volontiers  et  dési- 
rait le  leur  offrir  en  gage  d'union.  Pennahouel  remercia 
les  Iroquois  aux  noms  des  sauvages  d'En  Haut. 

Montcalm  avait  obtenu  l'objet  pour  lequel  il  avait 
convoqué  ce  grand  conseil.  Les  sauvages  étaient  liés 
à  l'expédition.  Il  ne  restait  plus  qu'à  leur  demander  de 
répondre  aux  propositions  faites  la  veille  par  le  général 
quant  à  la  marche  de  l'armée,  en  deux  divisions.  Tune 
prenant  la  route  de  terre,  l'autre  celle  du  lac,  et  aussi 
quant  au  jour  du  départ   et  aux  autres   dispositions. 


252  MONTCALM 

"  Car,  écrivait  Bougainville,  il.  faut  leur  faire  part  de 
tous  les  projets,  les  consulter  et  souvent  suivre  ce  qu'ils 
proposent.  C'est  qu'au  milieu  des  bois  d'Amérique,  on 
ne  peut  pas  plus  se  passer  d'eux  que  de  la  cavalerie  en 
plaine."  Les  Iroquois  informèrent  le  général  qu'à  titre 
d'enfants  de  la  contrée  où  allaient  se  faire  les  opéra- 
tions, ils  serviraient  de  guides  ;  que,  puisqu'il  fallait  se 
diviser,  cent  d'entre  eux  iraient  par  les  bois  et  cent  cin- 
quante en  canots  ;  et  qu'ils  seraient  prêts  à  partir  au 
jour  fixé  par  leur  père.  Les  autres  nations  déclarèrent 
de  leur  côté  qu'elles  donneraient  un  état  des  guerriers 
destinés  à  chacune  des  deux  divisions  ^. 

Malgré  le  succès  du  conseil  il  y  eut  de  la  désertion 
parmi  les  sauvages  ;  huit  Miamis  battirent  la  marche 
et  leur  mauvais  exemple  fut  suivi  par  un  bon  nombre 
de  Mississagués  et  d'Outaouais. 

Nous  venons  de  voir  que  Montcalm  avait  annoncé  la 
séparation  de  l'armée  en  deux  divisions.  Il  aurait  fallu 
un  trop  grand  nombre  de  bateaux  pour  embarquer 
toutes  les  troupes  ;  et  d'ailleurs  il  importait  que  la  rive 
longée  par  la  flottille  fut  rendue  parfaitement  sûre  par 
le  passage  d'un  fort  détachement.     Le   général  avait 

1  — Elles  donnaient  cet  état  en  déposant  avant  de  partir 
autant  de  bûchettes  qu'il  partait  de  guerriers.  Bougainville 
écrit  dans  son  journal  le  20  juillet:  "  Les  chefs  de  ceux  qui 
marchent  en  découvertes  sont  venus  apporter  au  marquis  de 
Montcalm  autant  de  bûchettes  qu'ils  y  a  d'hommes  dans  le 
parti,  cérémonie  qu'ils  observent  toujours  quand  ils  vont 
frapper.  C'est  le  contrôle  du  détachement.  Ainsi,  dans  les  pre- 
miers temps  de  la  monarchie  des  Perses,  lorsqu'on  marchait 
à  la  guerre,  chaque  guerrier  déposait  une  flèche  dans  un  lieu 
public  ;  au  retour,  chacun  reprenait  la  sienne,  et  le  nombre 
de  celles  qui  restaient  indiquait  la  perte  qu'on  avait  faite." 


MONTCALM  253 

donc  décidé  que  M.  de  Lévis  partirait  d'avance  par  terre 
avec  environ  2,500  hommes,  y  compris  les  sauvages. 

Comme  la  célérité  et  la  facilité  des  opérations  exi- 
geaient qu'on  s'embarrassât  le  moins  possible,  Montcalm 
avait  adressé  aux  troupes  un  ordre  contenant  les  pres- 
criptions et  les  règlements  les  plus  judicieux.  En  les 
lisant,  on  comprecd  comment  il  obtenait  cette  prompti- 
tude dans  les  mouvements  militaires  qui  marquèrent, 
du  côté  français,  les  campagnes  de  1756,  1757  et  1758, 
et  qui  contrastait  avec  les  délais  et  les  lenteurs  désas- 
treuses auxquels  les  Anglais  pouvaient  attribuer  leurs 
échecs,  dans  une  large  mesure.  "  Vous  n'ignorez  pas, 
écrivait  Montcalm  aux  commandants  des  bataillons, 
quelle  est  la  nature  de  l'expédition  que  nous  allons 
entreprendre.  Votre  expérience  dans  le  métier  de  la 
guerre,  vous  dit  assez  que  la  célérité  en  doit  principale- 
ment faire  le  succès.  D'ailleurs  des  circonstances  de 
détails  particuliers  à  cette  colonie,  et  qui  ne  vous  sont 
pas  inconnus,  nous  mettent  dans  une  indispensable 
nécessité  d'agir  promptement.  Vous  savez  aussi  quels 
sont  les  difficultés,  l'embarras,  et  conséquemment  les 
lenteurs  des  transports  dans  ce  pays.  Nous  avons  peu 
de  bateaux  ;  les  munitions  de  guerre  et  de  bouche  en 
emportent  la  plus  grande  partie,  de  sorte  que  nous 
sommes  forcés  de  faire  passer  par  terre  une  grosse  divi- 
sion de  l'armée.  N'est-ce  pas  rendre  justice  à  votre 
zèle,  Monsieur,  et  à  celui  des  officiers,  que  d'être  con- 
vaincu qu'ils  se  prêteront  de  bonne  grâce  et  avec  joie  à 
tout  ce  qui  pourra  hâter  la  fin  de  notre  entreprise  ?  Ils 
verront  eux-mêmes  que  ce  qui  pourrait  ailleurs  être 
regardé  comme  chose  de  nécessité,  serait,  dans  cette 
occasion,  luxe  préjudiciable  au  bien  du  service. 


254  MONTCALM 

"  Voici  donc  le  règlement  que  je  crois  devoir  faire 
au  sujet  de  ce  que  chacun  emportera  : 

"  1°  Tous  les  soldats  laisseront  ici  leurs  vestes.  Ils 
marcheront  avec  leur  habit  et  la  couverte.  Ils  porte- 
ront tente  et  chaudière,  et  même,  comme  les  compa- 
gnies des  troupes  de  terre  sont  faibles,  ils  ne  porteront 
que  trois  tentes  par  compagnie.  Ils  sauront  qu'il 
faudra  être  chargé  de  vivres  pour  plusieurs  jours,  et 
qu'ainsi  il  est  de  leur  avantage  de  ne  pas  se  surcharger 
de  choses  superflues.  Toute  tente  à  marquise  est  inter- 
dite pour  les  officiers. 

"  2^  Les  officiers,  de  quelque  grade  qu'ils  soient, 
emporteront  une  canonnière,  de  d  eux  en  deux,  et  je 
donnerai  l'exemple  à  cet  égard,  comme  je  l'ai  donné 
dans  la  campagne  de  Chouaguen.  Pour  les  domestiques, 
de  huit  en  huit,  une  canonnière.  La  couverture  et  une 
peau  d'ours  sont  le  lit  d'un  homme  de  guerre  dans  une 
expédition  pareille.  Cependant  je  ne  défends  pas  un 
matelas.  L'âge  et  les  infirmités  peuvent  le  rendre 
nécessaire  à  quelques  personnes.  Je  n'en  porterai  pas, 
et  ne  mets  pas  en  doute  que  ceux  qui  le  pourront  ne 
fassent  volontiers  comme  moi.  On  a  pourvu  à  ce  qu'à 
la  suite  de  l'armée  il  y  en  ait  pour  les  malades  et  les 
blessés. 

"  3°  Toute  espèce  de  cage  est  absolument  interdite, 
et  les  officiers- majors  auront  ordre,  à  l'embarquement, 
de  jeter  celles  qui  se  présenteraient.  On  peut  d'une 
manière  moins  embarrassante  emporter  quelques  poules. 

"  Il  semble  même  que  la  nourriture  du  soldat  devrait 
nous  suffire.  De  deux  en  deux  officiers  quinze  pots  de 
vin,  et  s'ils  l'aiment  mieux,  une  cave  par  ordinaire. 

"  4°  Enfin  dès  que  l'ordre  de  marche  sera  donné  et 


MONTCALM  25j5 

qu'on  saura  quels  sont  ceux  qui  doivent  aller  par  terre, 
on  s'arrangera  dans  les  bataillons  pour  que  ceux  qui 
iront  en  bateaux  se  chargent  des  vivres  et  attirail  de 
leurs  camarades  qu'ils  ne  tarderont  pas  à  rejoindre. 

"  Tels  sont,  Monsieur,  les  règlements  que  les  cir- 
constances rendent  nécessaires  pour  une  expédition 
qu'au  reste  on  doit  regarder  comme  une  course  de 
quinze  jours  ou  trois  semaines  au  plus.  Je  vous  prie 
d'en  faire  part  d'avance  aux  officiers  de  votre  régiment".-^ 

L'armée  aux  ordres  de  Montcalm,  le  29  juillet,  était 
composée  comme  suit  :  ^  troupes  de  terre  2,570  ;  de  la 
colonie  et  milices,  3,470  ;  canonniers,  180  ;  sauvages, 
1,599;  en  tout  7,819.     Comme   on   l'avait   décidé,   la 

1  —  Lettre  circulaire  par  M.  de  Montcalm  aux  comman- 
dants des  bataillons,  du  25  juillet  1757  j  Arch,  prov.  Man. 
N.  F.,  1ère  série,  Vol.  XIII. 

2  —  En  voici  le  détail  complet  dans  le  Journal  de  Montcalm, 
sous  le  titre  :  Armée  du  Roi  en  Canada,  sur  le  lac  Saint- 
Sacrement,  dans  les  camps  de  Carillon,  de  la  Chute  et  du  Por- 
tage :  Le  marquis  de  Montcalm  maréchal  de  camp  ',  le  che- 
valier de  Lévis,  brigadier  ;  le  sieur  de  Rigaud  de  Vaudreuil, 
gouverneur  des  Trois-Rivières,  commandant  des  troupes  de 
la  colonie  ;  le  sieur  de  Bourlamaque,  colonel  ;  le  chevalier 
de  Montreuil,  aide-major.  Troupes  françaises  :  la  Reine,  369 
hommes  ;  la  Sarre  451  ;  Royal- Roussillon,  472  ;  Languedoc, 
322  ',  Guyenne,  492  ;  Béarn,  464  ;  total  2,570.  Troupes  de  la 
colonie  :  bataillon  de  la  marine,  524  ;  brigade  de  la  Corne, 
411;  de  Vassan,  445  ;  de  Saint-Ours,  461;  de  Repentigny, 
432  ;  de  Courtemanche^  473  ;  de  Gaspé,  424  ;  volontaires  de 
Villiers,  300  ;  total,  3,470.  Sauvages  :  domiciliés,  820  ;  des 
pays  d'En  Haut,  979  :  total,  1,799.  (De  ce  nombre,  il  fallait 
déduire  environ  200  déserteurs).  Artillerie  :  le  sieur  Le 
Mercier,  commandant  ;  officiers,  8;  canonniers,  bombardiers, 
ouvriers,  180  ;  M.  Desandrouins,  ingénieur  ;  le  sieur  de  Lot- 
binière,  ingénieur.    (29  juillet  1757). 


256  MONTCALM 

première  division,  commandée  par  M.  de  Lévis,  se  mit 
en  mouvement  ce  jour  là  et  alla  bivouaquer  pour  la 
nuit  au  Camp-Brûlé,  à  une  demi-lieue  du  Portage,  sur 
la  rive  gauche  du  lac.  Elle  comprenait  les  six  compa- 
gnies de  grenadiers,  soit  270  hommes  ;  six  piquets  de 
troupes  de  terre,  300  ;  deux  piquets  de  la  marine,  100  ; 
trois  brigades  de  milice,  de  400  hommes,  soit  1,200  ;  les 
volontaires  de  Villiers,  300  ;  et  des  sauvages  de  diffé- 
rentes nations,  800  ;  total  2,970  ^.  Cette  avant-garde, 
ayant  près  de  dix  lieues  à  faire  à  travers  bois  et  mon- 
tagnes, partait  deux  jours  avant  le  gros  de  l'armée,  afin 
de  précéder  celle-ci  à  la  baie  de  Ganaouské,  ^  désignée 
comme  premier  point  de  réunion.  Lévis  avait  sous  ses 
ordres  M.  de  Sénezergues,  lieutenant-colonel  du  batail- 
lon de  la  Sarre,  et  M.  de  la  Pause,  aide-major  au  régi- 
ment de  Guyenne,  faisant  fonction  de  major-général. 
Ce  détachement  marchait  sans  tentes  ni  équipages.  Le 
30  il  quitta  le  Camp-Brûlé,  à  quatre  heures  du  matin, 
et  s'engagea  dans  la  forêt  épaisse  coupée  de  ravins  et  de 
fondrières  qui  bordait  le  lac  Saint-Sacrement.  Il  faisait 
une  chaleur  torride,  et  les  troupes  eurent  à  endurer  des 
fatigues  incroyables.  Le  passage  de  la  Montagne- Pelée 
fut  particulièrement  pénible.  Cependant,  malgré  toutes 
les  difficultés  de  cette  marche  à  travers  bois,  l'enduran- 
ce et  l'énergie  déployées  par  Lévis  et  tout  son  monde  en 
triomphèrent,  et,  le  12  août,  à  deux  heures  et  demie,  le 
détachement  campait  sur  le  bord  de  la  baie  de  Ganaous- 
ké, la  gauche  au  lac,  la  droite  à  une  montagne,  le  front 
bordé  d'un  grand  ravin. 

1  — Journal  de  Lévis,  p.  88 

2  —  La  baie  de  Ganaouské,   appelé    maintenant  iV or <Aww< 
Bay,  était  à  quatre  ou  cinq  lieues  de  William-Henry. 


MONTCALM  257 

Pendant  ce  temps,  le  reste  de  l'armée  se  mettait  en 
mouvement.  Le  30  juillet  les  bataillons  de  la  Reine, 
de  la  Sarie,  de  Languedoc  et  de  Guyenne,  quittaient 
leur  camp  de  la  Chute  et  allaient  occuper  le  Camp- 
Brûlé,  abandonné  le  matin  par  M.  de  Lévis.  Et  M.  de 
Bourlamaque  partait  de  Carillon,  avec  Royal-Roussillon 
et  Béarn,  pour  la  tête  du  Portage.  Le  31,  on  achevait 
le  transport  des  munitions  et  des  vivres.  Les  sauvages, 
peu  habitués  à  rester  tranquilles  dans  un  camp  où  ils 
ne  pouvaient  tromper  leur  ennui  en  s'enivrant,  parti- 
rent en  canot  pour  aller  attendre  l'armée  à  quatre  lieues 
plus  loin,  dans  un  endroit  infesté  par  les  serpents  à 
sonnettes,  dont  ils  tuèrent  un  grand  nombre.  Ceux 
des  pays  d'En  Haut  étaient  surtout  impatients  et  tur- 
bulents. Les  domiciliés  se  montraient  beaucoup 
moins  irrépressibles.  Ils  se  confessaient  toute  la  journée. 
En  partant,  les  premiers  laissèrent  dans  leur  camp, 
suspendu  à  un  arbre,  un  équipement  comme  offrande 
au  Manitou,  ^  afin  de  se  le  rendre  propice. 

1  — Le  Manitou  était  le  Dieu  de  ces  païens.  "Chacun  d'eux 
se  fait  un  dieu  de  l'objet  qui  le  frappe,  le  soleil,  la  lune,  les 
étoiles,  un  serpent,  un  orignal,  enfin  tous  les  êtres  visibles, 
animés  ou  inanimés.  Cependant  ils  ont  une  façon  de  déter- 
miner l'objet  de  leur  culte.  Ils  jeûnent  trois  ou  quatre  jours  } 
après  cette  préparation  propre  à  faire  rêver,  le  premier  être 
qui,  dans  le  sommeil,  se  présente  à  leur  imagination  échauffée 
c'est  leur  divinité  à  laquelle  ils  dévouent  le  reste  de  leurs 
jours  ;  c'est  leur  manitou.  Ils  l'invoquent  à  la  pêche  à  la 
chasse,  à  la  guerre  ;  c'est  à  lui  qu'ils  sacrifient  ".  {Journal  de 
Bougainville.)  —  Les  abbés  Mathavet  et  Piquet,  sulpiciens, 
hésitaient  à  dire  la  messe  dans  un  camp  oii  se  trouvait  exposé 
un  symbole  de  superstition  idolâtrique.  Montcalm,  "casuiste 
militaire  ",  émit  l'avis  qu'il  valait  mieux  la  dire  là  que  de  ne 
pas  la  dire  du  tout."  (Ibid). 
17 


258  MONTCALM 

Tout  était  prêt  pour  le  départ  de  Tannée.  Montcalm 
laissait  à  Carillon  une  garnison  de  cent  hommes  avec 
cent  travailleurs,  sous  les  ordres  de  M.  d'Alquier,  capi- 
taine des  grenadiers  de  Béarn,  et  commandant  de  ce 
bataillon  depuis  la  mort  de  M.  de  l'Hôpital  ^  ;  à  la 
redoute  érigée  au  camp  de  la  Chute,  un  capitaine  et 
cinquante  hommes. 

Le  1er  août,  à  deux  heures  de  l'après-midi,  toute 
l'armée  s'embarquait  sur  deux  cent  quarante-cinq 
bateaux.  En  tête  s'avançait  une  embarcation  d'une 
forme  spéciale,  construite  par  M.  Jacquot  de  Fiedmont, 
lieutenant  d'artillerie,  et  portant  un  canon  de  douze,  et 
deux  pierriers.  Venaient  ensuite  les  bataillons  de  la 
Keine,  Lauguedoc  et  de  la  Marine  ;  ceux  de  la  Sarre  et 
de  Guyenne,  la  brigade  de  milice  commandée  par  M. 
de  Courtemanche  ;  l'artillerie  sur  ses  pontons,  faits  de 
deux  bateaux  accouplés  et  reliés  par  une  plate-forme, 
qui  portait  les  pièces  et  leurs  affûts  :  la  brigade  de  St- 
Ours  les  conduisait,  Eoyal-Roussillon  et  Béarn  les 
escortaient;  puis,  les  bateaux  de  vivres  avec  la  brigade 
de  Gaspé,  l'hôpital  ambulant  et  deux  piquets  d'arrière- 
garde.  Laissant  derrière  elle,  sur  sa  droite,  le  Camp- 
Brûlé,  elle  contourna  bientôt  l'île  à  la  Barque,  et  doubla 
la  Montagne-Pelée.  Jamais  encore  le  Saint-Sacrement, 
sur  les  flots  duquel  elle  glissait  dans  une  majestueuse 


1  —  M.  de  l'Hôpital  était  mort  le  12  juillet.  On  ht  dans  les 
Mémoires  de  M.  de  la  Pause,  (juillet  1757)  :  '-  M.  de  l'Hô- 
pital, commandant  de  Béarn,  est  mort  ce  matin  (12  juillet) 
dans  sa  tente.  Il  y  a  longtemps  qu'il  était  malade,  mais  on 
ne  le  croyait  pas  si  près  de  sa  lin,  puisqu'il  devait  partir 
aujourd'hui  pour  Québec,  où  il  devait  aller  pour  y  rétablir  sa 
santé." 


MONTCALM  259 

ordonnance,  n'avait  vu  s'y  refléter  un  tel  tableau.  Ce 
gracieux  "  Horican,"  comme  l'appelaient  les  sauvages, 
profondément  encaissé  entre  deux  chaînes  de  monta- 
gnes, dont  les  angles  saillants  et  rentrants  dentelaient 
ses  rives,  bordé  de  forêts  vierges  et  parsemé  d'îles  ver- 
doyantes, était  l'un  des  sites  les  plus  enchanteurs  de 
cette  pittoresque  région.  Il  avait  dix  ou  onze  lieues  de 
long,  et  une  lieue  dans  sa  plus  grande  largeur. 

Vers  cinq  heures,  un  peu  au-delà  de  l'endroit  appelé 
le  Pain-de-Sucre,  la  flottille  rallia  les  sauvages  partis  la 
veille  ;  ils  prirent  la  tête  avec  leurs  cent  cinquante 
canots  d'écorce  que  leurs  pagaies  agiles  faisaient  danser 
sur  l'onde.  Bientôt  le  crépuscule  hâtif  d'une  soirée 
pluvieuse  ^  fit  place  aux  ombres  nocturnes.  Mais  les 
ténèbres  n'arrêtèrent  pas  la  marche  de  la  flottille  ;  vers 
deux  heures  du  matin  elle  entrait  dans  la  baie  de 
Ganaouské,  où  trois  feux  en  triangle  lui  désignaient  le 
campement  de  Lévis  ^.  Dans  la  matinée  on  distribua 
des  vivres  pour  quatre  jours  au  détachement  de  ce  der- 
nier, et  on  envoya  des  sauvages  à  la  découverte.  Dé- 
fense avait  été  faite,  à  cause  de  la  proximité  de  l'en- 
nemi, de  faire  du  feu,  de  tirer  du  fusil,  ou  de  battre  du 
tambour.  Mais  "  le  Français  qui  ne  doute  de  rien  ",^ 
ne  s'abstint  ni  du  feu,  ni  du  fusil,  et  joua  même  du  cor, 
dont  les  sonorités  éclatantes  éveillaient  pour  la  pre- 
mière fois,  sans  aucun  doute,  l'écho  de  ces  solitudes. 
Vers  onze  heures,  le  corps  d'armée  de  M.  de  Lévis 
reprit  sa  route  par  terre  ;  et  à  midi  la  flottille  quittait  la 


1  —  Journal  de  Malarticj  p.  135. 

2  —  Le  P.  Roubaud,  Lettres  édifiantes,  VI.,  p.  276. 

3  —  Journal  de  Bougainville. 


260  MONTCALM 

baie.  Montcâlm  s'était  entendu  avec  son  lieutenant 
pour  que  les  deux  corps  s'avançassent  de  conserve, 
celui  de  terre  suivant  la  rive,  et  celui  du  lac  mainte- 
nant ses  bateaux  à  la  hauteur  de  l'autre  ^  A  cinq 
heures  Lévis,  parvenu  à  une  lieue  du  fort,  campa  dans 
une  excellente  position  et  fit  avertir  Moutcalm  que  le 
reste  de  l'armée  pourrait  facilement  débarquer  en  cet 
endroit.  Cette  opération  se  fit  durant  la  nuit.  Sur  les 
entrefaites,  deux  berges  ennemies,  qui  s'avançaient  à 
la  découverte,  sans  se  douter  que  les  Français  fussent 
si  proches,  furent  aperçues  par  les  sauvages,  qui,  pous- 
sant leur  cri  de  guerre,  se  précipitèrent  dans  leurs 
canots  pour  les  aborder.  Les  Anglais  firent  force  de 
rames  vers  l'autre  rive  où  ils  abandonnèrent  leurs  em- 
barcations et  se  sauvèrent  dans  les  bois,  laissant  der- 
rière eux  plusieurs  morts  et  trois  prisonniers.  D'après 
les  informations  données  par  ceux-ci,  les  ennemis  sa- 
vaient depuis  la  veille  seulement  qu'une  armée  était  en 
marche  pour  assiéger  William-Henry  ;  ils  venaient  de 
recevoir  un  renfort  de  1,200  hommes  ;  500  hommes  de 
garnison  occupaient  le  fort,  et  le  reste  était  dans  un 
camp  retranché  sur  une  hauteur  ;  enfin,  au  signal  d'un 
coup  de  canon,  toutes  les  troupes  devaient  marcher  à  la 
rencontre  des  Français. 

Montcâlm  prit  ses  dispositions  pour  faire  avancer 
l'armée  à  la  pointe  du  jour,  en  laissant  aux  bateaux  la 
garde  nécessaire.  A  cinq  heures,  les  troupes  s'ébranlè- 
rent. Le  détachement  de  M.  de  Lé  vis  faisait  l'avant- 
garde,  avec  les  sauvages.  "  Les  brigades  marchaient 
ensuite  en  colonnes  par  bataillons,  M.  de  Rigaud  à  la 

1  —  Journal  de  Leviez  p.  95. 


MONTCALM  261 

droite  avec  les  Canadiens  des  brigades  de  Courtemanche 
et  de  Gaspé  ;  M.  de  Bourlamaque  à  la  gauche,  et  M.  de 
Montcalm  au  centre  ^"  En  même  temps  les  bateaux  de 
rartillerie  doublaient  la  pointe  de  l'anse  où  ils  avaient 
passé  la  nuit,  et  saluaient  par  une  décharge  générale  le 
fort  de  William-Henry  ^,  qui  apparaissait  soudain  à  la 
tête  du  lac  dont  les  flots  venaient  expirer  à  ses  pieds. 
Il  était  situé  au  milieu  du  bassin  que  laissaient  entre 
elles  et  la  nappe  d'eau  les  hautes  montagnes  qui  l'envi- 
ronnent et  se  continuent  en  deux  chaînes,  sur  chacune 
de  ses  rives.  Sa  forme  était  celle  d'un  carré  irrégulier 
dont  le  plus  large  côté  était  de  soixante  toises.  Le  lac 
aboutissait  au  front  nord-est.  Le  front  sud-est  était 
bordé  d'un  marais  impraticable;  et  les  deux  autres 
fronts  étaient  entourés  d'un  bon  fossé  palissade.  On 
avait  pratiqué,  à  quatre  ou  cinq  cents  pieds  de  distance, 
un  désert  dont  les  arbres  à  demi  brûlés  et  couchés  l'un 
sur  l'autre  offraient,  ainsi  que  leurs  souches,  un  obsta- 
cle presque  inconnu  dans  les  approches  des  places 
d'Europe.  Le  camp  retranché,  séparé  du  fort  par  le 
grand  marais  mentionné  ci-dessus,  était  placé  sur  une 
hauteur  très  avantageuse  qui  le  dominait,  et  qui  était 
encore  bordé  par  un  autre  marais  du  côté  de  l'est.  Les 
retranchements  en  étaient  faits  de  troncs  d'arbres  posés 
les  uns  sur  les  autres.  Ils  avaient  peu  d'étendue^ 
beaucoup  de  flancs  munis  d'artillerie,  et  pouvaient  être 
facilement  bordés  par  les  ennemis  ^.  Le  fort  était  flan- 

1  —  Bougainville  au  ministre,    19   août    1757;    Dussieux, 
p.  298. 

2  —  Le  P.  Roubaud,  Lettres  édifiantes^  VI,  p.  282. 

3 —  Précis  des  événements  de  la  campagne\de  1757  ;  le  Maré- 
chal de  camp  Desandrouins,  p.  87. 


262  MONTCALM 

que  de  quatre  bastions  ;  les  fossés  étaient  creusés  à  la 
profondeur  de  dix-huit  ou'vingt  pieds  ;  les  murs  étaient 
formés  de  gros  pins  terrassés  et  soutenus  par  des  pieux 
extrêmement  massifs,  d'où  il  résultait  un  terre-plein  de 
quinze  à  dix-huit  pieds,  qu'on  avait  eu  soin  de  sabler 
tout- à  fait.  ^ 

On  communiquait  du  fort  au  camp  retranché,  à  tra- 
vers le  marais,  par  une  chaussée,  qui,  au  delà  de  ce 
camp,  venait  aboutir  au  chemin  du  fort  Edouard  ou 
Lydius,  situé  à  six  lieues  dans  l'intérieur. 

Dpbouchant  en  vue  de  William -Henry,  M.  de  Lévis 
avait  contourné  la  place  par  le  sud-ouest,  et  pris  posi- 
tion sur  ce  chemin  à  dix  heures  de  la  matinée.  Les 
Anglais  avaient  à  peine  eu  le  temps  de  brûler  les  bara- 
quements à  l'ouest  du  fort,  de  replier  les  tentes  d'un 
camp  qu'ils  avaient  occupé  jusqu'à  la  veille,  et  d'essayer 
de  sauver  le  bétail  parqué  dans  ces  environs.  Les  sau- 
vages les  harcelèrent,  et,  après  les  avoir  forcés  à  rega- 
gner le  fort,  ils  tuèrent  ou  prirent  cent-cinquante  bœufs 
et  en  amenèrent  vingt-cinq  à  M.  de  Montcalm,  pour 
remplacer  ceux  que  leurs  jeunes  gens  avaient  occis  près 
de  Carillon  ^.  Le  gros  de  l'armée  se  trouvait  alors  à 
une  demi-lieue  de  l'avant-garde.  Le  général  alla  re- 
joindre Lévis  pour  s'assurer  de  visu  s'il  était  possible 
d'emporter  d'assaut  le  camp  retranché.  On  reconnut 
que  cela  n'était  pas  praticable  ^.  M.  de  Montcalm  en- 
voya au  colonel  Bourlamaque  l'ordre  de  rétrogader  avec 
les  brigades  de  la  Sarre  et  de  Royal-Roussillon,  et  de 


1  —  Le  P.  Roubaud  ;  Lettres  édifiantes,  VI,  p.  284. 
2 — Journal  de  Montcalm,  p.  278. 
3  —  Journal  de  Lévis,  p.  98. 


MONTCALM  263 

choisir  un  endroit  pour  asseoir  le  camp  de  l'armée.  Vers 
trois  heures  de  l'après-midi  il  fit  envoyer  par  M.  de 
Fontbrune  au  commandant  du  fort,  la  sommation  sui- 
vante :  **  Monsieur,  j'ai  investi  ce  matin  votre  place 
avec  des  forces  nombreuses,  une  artillerie  supérieure  et 
grand  nombre  de  sauvages  d*  En-Haut,  dont  un  détache- 
ment de  votre  garnison  ne  vient  que  de  trop  éprouver 
les  cruautés.  Je  dois  à  l'humanité  de  vous  sommer  de 
rendre  votre  place.  Je  serais  encore  maître  de  conte- 
nir les  sauvages  et  de  faire  observer  une  capitulation, 
n'y  en  ayant  eu  jusqu'à  présent  aucun  de  tué.  Je 
pourrais  n'en  être  pas  le  maître  dans  d'autres  circons- 
tances, et  votre  opiniâtreté  à  défendre  votre  place  ne 
peut  en  retarder  la  perte  que  de  quelques  jours,  et 
expose  nécessairement  une  malheureuse  garnison  qui 
ne  peut  être  secourue,  attendu  la  position  que  j'ai  prise. 
Je  demande  une  réponse  décisive  sur  l'heure  ".  Le 
commandant  du  fort  était  le  lieutenant-colonel  Monro, 
du  trente-cinquième  régiment  ;  il  avait  sous  ses  ordres 
2,200  hommes  \  Sa  réponse  fut  celle  d'un  brave  offi- 
cier :  "  Monsieur,  écrivit-il  à  Montcalm,  je  vous  suis 
obligé  en  particulier  des  offres  gracieuses  que  vous  me 
faites  ;  mais  je  ne  puis  les  accepter  ;  je  crains  peu  la 
barbarie.  J'ai  d'ailleurs  sous  mes  ordres  des  soldats 
déterminés  comme  moi  à  périr  ou  à  vaincre  ".  ^  Pen- 
dant ces  pourparlers,  les  sauvages  s'étaient  avancés  en 
foule  jusque  dans  le  "  désert  du  fort  ",  et  lorsque  la 
réponse  fut  connue,   un  Abénaquis  jeta  aux  Anglais, 


1  —  Webb  to  Loudon,  1er  août  1757  ;  Frye,  Journal  of  ihe 
attack  of  Fort   William  Henry. 

2  —  Le  P.  Roabaud,  Lettres  édifiaaten,  VI.,   p.  287. 


264  MONTCALM 

dans  son  français  bizarre,  ce  défi  où  l'on  retrouvait  comme 
une  paraphrase  indienne  du  mot  fameux  des  gardes- 
françaises  à  Fontenoy  ^  :  "  Ah  1  tu  ne  veux  pas  te  rendre. 
Eh  bien  !  tire  le  premier  ;  mon  père  tirera  ensuite  ses 
gros  fusils  ;  alors,  toi  te  bien  défendre  ;  car  si  je  te 
prends,  point  de  quartier  à  toi  ". 

Aussitôt  qu'il  eût  reçu  Tordre  du  général,  Bourla- 
maque  alla  asseoir  le  camp  de  l'autre  côté  d'un  ravin, 
situé  à  moins  d'un  demi-mille  de  la  place,  sur  la  rive 
gauche.  La  brigade  de  la  Sarre,  c'est-à-dire  les  bataillons 
de  la  Sarre  et  de  Guyenne,  était  appuyée  au  lac  ;  celle 
de  Royal-Roussillon,  formée  des  bataillons  de  Royal- 
Roussillon  et  de  Béarn,  était  protégée  sur  son  flanc 
droit  par  des  gorges  inabordables.  Quant  à  Montcalm, 
il  passa  la  nuit  au  bivouac  avec  la  brigade  de  la  Reine 
— les  bataillons  de  la  Reine,  de  Languedoc,  et  de  la 
Marine — et  celle  de  Gaspé. 

Le  4  août,  il  modifia  ses  premières  dispositions,  fit 
rapprocher  du  lac  et  du  gros  de  l'armée  le  détachement 
de  Lévis,  et  alla  rejoindre  Bourlamaque  avec  la  brigade 
de  la  Reine,  qui  fut  postée  à  la  droite  de  Royal-Roussil- 
lon. Les  grenadiers  et  les  piquets  de  réguliers  qui 
faisaient  partie  de  l'avant-garde  furent  réintégrés  dans 

1  —  La  version  populaire  de  cet  épisode  veut  qu'un  offi- 
cier des  gardes-françaises  ait  dit  à  un  officier  de  la  colonne 
anglo  hanovrienne,  à  la  bataille  de  Fontenoy  :  "  Tirez  les  pre- 
miers, Messieurs  les  Anglais  ".  Voici  comment  un  historien 
raconte  le  fait  .  '*  On  sait  le  singulier  échange  de  courtoisie 
qui  eut  lieu  entre  les  deux  chefs  de  corps.  —  "  Messieurs  des 
gardesirançaipes,  tirez  ".  —  ''  Messieurs  les  Anglais,  nous  ne 
tirons  jamais  les  premiers" La  bataille  de  Fontenoy,  où  s'il- 
lustra le  maréchal  de  Saxe,  fut  gagnée  par  les  Français,  le  1 1 
mai  1745. 


MONTCALM  265 

leurs  corps  respectifs.  L'armée  du  siège  se  trouva 
ainsi  composée  des  sept  bataillons  et  des  brigades  de 
St-  Ours  et  de  Gaspé.  M.  de  Lévis  ayant  sous  ses 
ordres  M.  de  Eigaud,  les  brigades  de  Vassan,  de  la 
Corne,  de  Courtemanche,  de  Repentigny,  la  compagnie 
franche  de  Villiers,  et  tous  les  sauvages,  eut  pour  tâche 
de  protéger  la  droite  de  l'armée,  et  de  tenir  en  mouve- 
ment des  partis  et  des  éclaiieurs  sur  le  chemin  de 
Lydiue.  On  avait  dû  renoncer  à  investir  complètement 
William-Henry;  il  aurait  fallu  pour  cela  plus  de  20,000 
hommes  ^ 

M.  de  Montcalm,  accompagné  de  Bourlamaque,  de 
Desandrouins,  et  des  officiers  d'artillerie,  alla  recon- 
naître les  approches  de  la  place  et  déterminer  le  site 
des  tranchées  et  des  batteries.  Bourlamaque  et  Desan- 
drouins avaient  d'^jà  étudié  les  lieux,  la  veille.  On 
décida  d'attaquer  le  côté  nord,  et  d'établir  deux  batte- 
ries, l'une  pour  battre  directement  le  bastion  et  l'autre 
pour  croiser  sur  ce  même  front.  ^  Immédiatement  on 
commanda  des  travailleurs  pour  faire  des  fascines  et 
saucissons,  établir  le  dépôt  de  la  tranchée,  et  le  relier 
au  camp  par  un  chemin.  Montcalm  nomma  Bourla- 
maque commandant  des  travaux  du  siège.  Le  soir 
même  il  fit  avancer  les  bateaux  de  l'artillerie  dans 
une  petite  anse  à  gauche  du  camp,  et  l'on  commença  à 
débarquer  les  canons,  les  mortiers  et  les  munitions. 
Durant  la  nuit  du  4  au  5  août,  plusieurs  centaines  de 
travailleurs  ouvrirent  la  tranchée  à  deux  cents  toises 


1  — Lettre  de  Bougainville,  19  août  1757;  Dussieux  p.  299. 
2 — Le  maréchal  de  camp  Desandrouins,  p.  89;  Journal  de 
Malartic,  p.  177. 


266  MONTCALM 

de  la  place,  et  malgré  les  difi&cultés  du  travail,  dans  un 
terrain  obstrué  de  troncs  d'arbres,  au  matin  les  sapeurs 
étaient  à  l'abri,  et  le  boyau  de  la  première  batterie 
étaient  fait  ^  Le  canon  du  fort  avait  tiré  toute  la 
nuit,  et  comme  le  camp  se  trouvait  assez  près  de  la 
tranchée,  quelques  boulets  avaient  tué  du  monde  dans 
les  tentes  françaises.  Montcalm  dut  faire  reculer  un 
peu  le  bataillon  de  la  Sarre  et  placer  celui  de  Royal- 
Roussillon  en  potence  derrière  la  brigade  de  la  Reine. 
Le  5  on  perfectionna  la  tranchée  pratiquée,  et  l'on 
travailla  à  la  batterie  dont  la  communication  était 
ouverte.  Dans  la  journée  Kanectagon,  chef  iroquois, 
parti  depuis  le  6  à  la  découverte  sur  le  chemin  de 
Lydius,  revint  avec  un  prisonnier.  Il  avait  rencontré 
trois  Anglais,  en  avait  tué  un,  capturé  un  second,  et 
avait  manqué  le  troisième  qui  s'était  enfui.  Mais  le 
meilleur  trophée  de  sa  course  était  la  veste  du  mort, 
dans  la  doublure  de  laquelle  on  trouva  une  lettre  du 
général  Webb,  commandant  de  Lydius,  au  lieutenant- 
colonel  Monro.  Webb  informait  ce  dernier  qu'il  ne  pour- 
rait le  secourir  tant  qu'il  n'aurait  pas  été  rejoint  par  le 
renfort  de  milices  coloniales  auxquelles  il  avait  fait 
mander  d'accélérer  leur  marche.  Un  Canadien  fait  pri- 
sonnier, ajoutait-il,  portait  à  11,000  hommes  l'effectif 
de  l'armée  française,  qui  avait  une  forte  artillerie  et 
investissait  William-Henry  sur  une  étendue  de  cinq 
milles.  Il  lui  communiquait  ces  nouvelles  pour  le  met- 
tre à  même  de  capituler  aux  meilleures  conditions  pos- 
sibles, si  le  retard  des  milices  empêchait  qu'on  ne 
le  sec  ourût.  Cette  information  réjouit  vivement  Mont- 

1  —  Journal  de  Bougainville. 


MONTCALM  267 

calm,  et  il  résolut  de  la  faire  parvenir  à  Monro  au 
moment  opportun. 

Les  sauvages  lui  causaient  en  ce  moment  quelque 
ennui.  Au  lieu  de  se  tenir  à  l'avant-garde  avec  le 
détachement  de  Lévis,  où  ils  pourraient  être  surtout 
utiles  en  faisant  des  courses  vers  le  fort  Lydius,  pour 
surveiller  les  mouvements  de  l'ennemi,  intercepter  ses 
courriers,  et  disperser  ses  convois,  ils  venaient  sans 
cesse  à  la  tranchée  pour  suivre  les  travaux  d'approche, 
tiraillaient  contre  le  fort  et  imitaient  les  sapeurs  en 
essayant  eux-mêmes  de  s'abriter  derrière  des  épaule- 
ments  en  terre.  "  Ces  fusillades  sans  doute,  écrivait 
Bougainville,  incommodent  les  ennemis,  gênent  leurs 
travailleurs  et  artilleurs,  leur  tuent  même  quelque 
monde  ;  mais  ce  n'est  pas  l'objet  essentiel."  Le  général 
voulut  encore  une  fois  exercer  sur  ses  auxiliaires  son 
influence  persuasive.  Il  les  réunit  en  conseil  à  cinq 
heures  de  l'après-midi.  Là  il  leur  reprocha  de  ne  pas 
rester  au  camp  de  M.  de  Lévis.  "  Les  découvertes  ne 
se  faisaient  pas  ;  il  paraissait  que  ses  enfants  avaient 
perdu  l'esprit  ;  ils  négligeaient  de  faire  sa  volonté  ;  au 
lieu  de  suivre  sa  parole,  ils  allaient  dans  le  désert  du 
fort  s'exposer  sans  nécessité  ;  la  perte  de  plusieurs  sau- 
vages lui  avait  été  extrêmement  sensible,  le  moindre 
d'entre  eux  lui  était  précieux  ;  il  était  avantageux  sans 
doute  d'incommoder  l'Anglais,  mais  ce  n'était  pas  leur 
objet  principal  ;  leur  grande  occupation  devait  être  de 
l'instruire  de  toutes  les  démarches  de  l'ennemi  et  d'en- 
tretenir sur  les  communications  des  partis  continuels, 
concertés,  et  pour  leur  nombre  et  pour  leur  marche, 
entre  toutes  les  nations  ;  dans  cette  vue,  ils  devaient 
tous  se  réunir  au  camp  de  M.  de  Lévis,  où  ils  trouve- 


268  MONTCALM 

raient  leurs  besoins,  des  munitions  de  guerre  et  de 
bouche  ;  même,  les  missionnaires  allaient  s'y  établir,  et 
c'était  là  que  les  enfants  de  la  prière  les  trouveraient  ; 
le  chevalier  de  Lévis  leur  expliquerait  la  volonté  de 
leur  père,  et  lui-même  serait  toujours  prêt  à  écouter  les 
avis  et  les  représentations  de  leurs  chefs  ;  enfin  pour 
leur  remettre  l'esprit,  les  faire  rentrer  dans  la  bonne 
voie,  effacer  le  passé  et  répandre  sur  l'avenir  la  lumière 
des  bonnes  affaires,  il  leur  donnait  deux  colliers  et  deux 
branches  de  porcelaine."  Puis,  voulant  adoucir  le  ton 
de  sa  remontrance,  et  leur  prouver  son  intérêt,  il  leur 
dit  qu'il  réservait  les  bœufs  dont  ils  lui  avaient  fait  don, 
pour  fournir  du  bouillon  à  leurs  malades  et  blessés.  Il 
termina  en  leur  faisant  part  des  bonnes  nouvelles  conte- 
nues dans  la  lettre  interceptée  du  général  anglais. 

Les  sauvaores  acceptèrent  les  colliers  et  les  branches, 
et  promirent  de  mieux  suivre  les  avis  et  les  directions 
de  leur  père.  Cela  dit,  ils  déclarèrent  qu'eux  aussi,  ils 
voulaient  décharger  leur  cœur.  On  ne  les  consultait 
plus  ;  on  ne  rendait  plus  compte  à  leurs  chefs  des  mou- 
vements de  l'armée  ;  on  ne  suivait  pas  leurs  avis,  et  on 
ne  leur  en  donnait  pas  les  raisons  ;  on  prétendait  les 
faire  marcher  sans  avoir  délibéré  avec  eux.  **  Mon 
père,  dirent-ils  enfin  à  Montcalm,  tu  as  apporté  dans 
ces  lieux  l'art  de  la  guerre,  de  ce  monde  qui  est  au  delà 
du  grand  lac.  Nous  savons  que,  dans  cet  art,  tu  es 
un  grand  maître  ;  mais  pour  la  science  et  la  ruse  des 
découvertes,  pour  la  connaissance  de  ces  bois  et  la  façon 
d'y  faire  la  guerre,  nous  l'emportons  sur  toi.  Consulte- 
nous",  et  tu  t'en  trouveras  bien".  Le  général  leur 
répondit  que  c'étaient  là  des  méprises  inévitables  dans 
le  tourbillon  d'affaires  dont  il  était  assiégé  ;  qu'il  leur 


MONTCALM  269 

avait  prouvé  Tannée  précédente  et  cette  année  son 
appréciation  de  leur  valeur,  de  leur  adresse  et  de  leurs 
avis  ;  qu'à  l'avenir  il  allait  s'efforcer  de  prévenir  ces 
méprises  afin  que  rien  n'arrêtât  le  cours  des  bonnes 
affaires.  Finalement,  il  leur  annonça  que  le  lendemain 
les  gros  fusils  (c'est-à-dire  les  canons)  allaient  tirer. 
Cette  promesse  produisit  un  grand  effet  dans  le  conseil 
et  l'entrevue  se  termina  à  la  satisfaction  de  tous  ".  ^ 

Durant  la  nuit,  mille  hommes  travaillèrent  à  la 
tranchée,  finirent  la  batterie  de  gauche,  y  montèrent  les 
pièces,  et  achevèrent  le  boyau  de  celle  de  droite,  qu'ils 
avancèrent  beaucoup.  Le  6  août,  à  la  pointe  du  jour, 
Montcalm  arrivait  à  la  parallèle  ;  un  instant  après  le 
parapet  de  la  tranchée  se  couronnait  de  flammes,  les 
huit  pièces  de  canons  et  le  mortier  installés  dans  la 
nuit  lançaient  sur  William-Henry  une  pluie  de  boulets 
et  de  bombes,  et  les  décharges,  de  notre  artillerie,  de 
minute  en  minute,  ^  saluées  par  les  clameurs  assour- 
dissantes des  sauvages,  ébranlaient  tous  les  échos  du  lac 
et  des  montagnes. 

La  journée  du  6  août  fut  employée  à  finir  la  batterie 
de  droite,  et  à  parfaire  sa  communication.  La  nuit  sui- 
vante on  y  monta  deux  pièces  de  dix- huit,  cinq  de 
douze,  une  de  huit,  deux  obusiers  de  sept  pouces  et  un 
mortier  de  six.  On  ouvrit  aussi  cent  cinquante  toises  de 
boyau  dans  la  direction  des  jardins  du  fort.  A  six  heu- 
res du  matin,  Montcalm  arrivait  encore  à  la  tranchée  ; 
et  cette  fois  deux  batteries  au  lieu  d'une  saluaient 
sa  présence  par  une  décharge  générale.    Vingt  bouches 


1  —  Journal  de  Bougainville. 

2  —  Journal  de  Mal ar tic, li>,  140. 


270  MONTCALM 

à  feu  battaient  en  brèche  les  murs  de  William-Henry. 
Pendant  ce  temps,  que  faisait  à  Lydius  le  général 
Webb  ?  Depuis  trois  jours  il  entendait  gronder  le  canon 
au  lac  Saint-Sacrement,  et  il  restait  immobile.  Pour- 
tant, le  29  juillet,  il  avait  écrit  au  gouverneur  de  New- 
York  :  "  Je  suis  déterminé  à  marcher  vers  William- 
Henry  avec  toute  l'armée  que  je  commande,  aussitôt 
que  j'apprendrai  l'approche  de  l'ennemi  ".  L'ennemi 
était  devant  cette  place  depuis  cinq  jours,  et  Webb  ne 
marchait  pas.  Le  3  il  avait  reçu  de  Monro  quelques 
lignes  lui  annonçant  l'arrivée  des  Français  ;  et,  le  4,  une 
autre  communication  l'informant  que  l'attaque  com- 
mençait et  demandant  instamment  du  renfort.  La  nuit 
suivante,  nouvelle  lettre  du  commandant  de  William - 
Henry  faisant  appel  à  son  chef;  et,  le  même  jour,  qua- 
trième message  pour  réclamer  la  marche  en  avant  de 
toute  l'armée.  Et  Webb  ne  bougeait  pas.  Au  con- 
traire, il  écrivait  à  Monro  la  lettre — que  Montcalm 
devait  lire  avant  son  destinataire — dans  laquelle  il  con- 
seillait nettement  une  capitulation.  £t  il  adressait  au 
généralissime  Loudon,  qui  s'éternisait  à  Halifax,  à  cent 
lieues  de  la  frontière  assaillie  par  les  Français,  ses 
doléances  sur  la  lenteur  des  milices  de  la  Nouvelle- 
Angleterre  ^. 

Cette  lettre  décourageante  de  Webb  à  Monro,  que 
nous  venons  de  mentionner,  Montcalm  jugea  que  le 
moment  était  venu  de  la  faire  parvenir  au  commandant 
de  la  place  assiégée.     Et  à  neuf  heures  du  matin,  le  7 

1  —  Copy  offour  letters  from  Lieutenant  Coloiel  Monro  ta 
Major- General  Webbj  enclosed  in  the  Gêner aV s  letters  of  the 
fifth  of  August  to  the  Earl  of  Loudon  ;  Webb  to  Loudon^  lat 
and  bth  August  1757. 


MONTCALM  271 

août,  après  une  décharge  générale  des  deux  batteries,  il 
suspendit  le  feu,  fit  arborer  le  drapeau  parlementaire, 
et  envoya  vers  le  fort,  Bougainville,  accompagné  d'un 
tambour  et  de  dix-huit  grenadiers.  L'aide  de  camp  du 
général  fut  reçu  par  un  officier  et  quinze  grenadiers 
anglais  ;  on  lui  banda  les  yeux,  on  le  conduisit  au  fort 
et  de  là  au  camp  retranché,  où.  il  remit  au  commandant 
britannique  la  lettre  suivante  :  "  Monsieur,  un  de  mes 
partis,  rentré  hier  au  soir,  avec  des  prisonniers,  m'a  pro- 
curé la  lettre  que  je  vous  envoie  par  une  suite  de  géné- 
rosité, dont  je  fais  profession  vis-à-vis  de  ceux  avec  qui 
je  suis  obligé  de  faire  la  guerre.  M.  de  Bougainville, 
dès  qu'il  vous  aura  remis  cette  lettre,  s'en  reviendra  ; 
je  compte  que  vous  attendrez  pour  faire  tirer  qu'il  soit 
rentré  dans  la  tranchée,  ce  qui  vous  sera  annoncé  par 
le  premier  coup  de  canon.  Je  suis,  etc. — Montcalm  ". 
Monro  fit  cette  réponse  laconique  :  "  Monsieur,  je  vous 
remercie  de  l'honnêteté  que  vous  avez  eue  en  cette 
occasion  pour  moi  ;  je  vous  prie  de  me  conserver  cette 
façon  de  penser  en  tout.  Je  suis,  etc. — Monro  ". 

Vers  trois  heures,  les  Anglais  tentèrent  une  sortie  du 
camp  retranché  sur  le  chemin  de  Lydius  ;  mais  M.  de 
Villiers,  avec  ses  volontaires  et  les  sauvages,  les  attaqua 
vivement,  leur  tua  cinquante  hommes,  leur  fit  quatre 
prisonniers,  et  les  refoula  dans  leurs  retranchements  ^. 

Des  lettres  officielles,  reçues  ce  même  jour  par  Mont- 
calm, excitèrent  dans  l'armée  un  grand  enthousiasme. 
Elles  contenaient  l'état  des  grâces  accordées  aux  troupes, 
et  la  nouvelle  que  le  roi  envoyait  au  général  le  cordon 
rouge,  insigne  du  grade  de  commandeur  dans  l'ordre 

1  —  Journal  de  Malartic,  p.  141. 


272  MONTCALM 

de  Saint- Louis.  "  Tout  le  moude,  écrit  Bougain ville,  en 
sentit  redoubler  son  zèle,  pour  le  service  de  Sa  Majesté  ? 
Les  sauvages  eux-mêmes  vinrent  complimenter  notre 
général,  et  lui  dirent  qu'ils  étaient  charmés  de  la  grâce 
dont  le  grand  Ononthio  venait  de  le  décorer,  parce  qu'ils 
savaient  combien  il  y  était  sensible;  que,  pour  eux,  ils 
ne  l'en  aimaient  ni  ne  l'en  estimaient  pas  davantage, 
attendu  que  c'était  sa  personne  qu'ils  aimaient  et  qu'ils 
estimaient,  et  non  tout  ce  qu'on  pouvait  ajouter  à  son 
extérieur." 

La  nuit  du  7  au  8  avança  beaucoup  les  travaux  du 
siège.  Le  boyau  commencé  la  veille  fut  conduit  à  cent 
toises  des  murs,  et  l'on  ouvrit  à  son  extrémité  un  cro- 
chet pour  y  loger  une  troisième  batterie  et  des  tireurs 
dont  le  feu  nettoierait  les  parapets  du  front  d'attaque. 
Et  comme  on  était  tout  près  des  jardins  de  la  place,  on 
y  dispersa  des  Canadiens  et  des  sauvages,  qui,  à  plat 
ventre  au  milieu  des  carrés  de  légumes,  pourraient  tirer 
à  coup  sûr  sur  les  embrasures  des  remparts.  Vers 
minuit  deux  soldats  de  la  garnison,  sortis  du  fort  pour 
déserter,  prétendirent-ils,  mais  plus  probablement  pour 
reconnaître  les  travaux,  tombèrent  au  milieu  des  sau- 
vages qui  les  firent  prisonniers  ;  Tun  d'eux  eut  l'épaule 
fracassée  par  un  coup  de  feu.  Au  matin,  on  se  trouva 
rendu  à  un  marais  d'environ  cinquante  toises;  pour  y 
déboucher  il  fallait  faire  huit  à  dix  toises  à  découvert. 
Afin  de  hâter  les  approches,  Montcalm  ordonna  d'effec- 
tuer ce  passage  en  plein  jour  comme  celui  d'un  fossé 
rempli  d'eau.  Malgré  le  feu  de  l'ennemi  les  soldats  s'y 
portèrent  intrépidement,  et  avant  la  nuit  une  chaussée 
de  fascines  et  de  rondins,  capable  de  supporter  l'artil- 
lerierie,  traversait  les  marais.  Sur  les  quatre  heures  de 


MONTCALM  273 

raprès-midi,  une  fausse  alerte  fit  marcher  MM.  de 
Montcalm  et  de  Lévis,  avec  les  Canadiens,  les  sauvages, 
les  brigades  de  la  Keine  et  de  Gaspé,  et  trois  compa- 
gnies de  grenadiers,  vers  le  chemin  de  Lydius  sur 
lequel  un  éclaireur  abénaquis  avait  cru  voir  s'avancer 
un  détachement  anglais  considérable.  La  rapidité  de  ce 
mouvement  eut  pour  seul  résultat  de  plaire  énormé- 
ment aux  sauvages,  dont  elle  augmentait  encore  la 
confiance  dans  la  valeur  et  la  vigilance  des  troupes 
françaises,  qu'ils  proclamaient  dans  leur  langage  méta- 
phorique leur  "  mur  d'appui  ^" 

Pendant  la  nuit  du  8  au  9,  on  ouvrit  un  boyau  dé- 
bouchant du  marais  et  conduisant  à  la  seconde  parallèle, 
ouverte  sur  la  crête  du  coteau  qui  bordait  les  jardins. 
Avant  le  jour  les  travailleurs  étaient  à  l'abri.  De  cette 
parallèle  on  établirait  les  batteries  de  brèche,  et  en  la 
continuant  on  envelopperait  la  place  et  couperait  sa 
communication  avec  le  camp  fortifié.  La  tranchée  était 
rendue  à  soixante  toises  des  remparts.  Trois  batteries 
étaient  montées  ;  deux  autres  le  seraient  avant  vingt- 
quatre  heures,  et  alors  quarante  bouches  à  feu  foudroie- 
raient William-Henry.  Déjà  les  boulets  et  les  bombes 
tombaient  à  l'intérieur  du  fort  ;  un  baril  de  poudre 
avait  sauté  dans  un  bastion.  ^  La  situation  n'était  plus 
tenable  pour  la  garnison  anglaise.  Sur  ses  vingt-six  pièces 
d'artillerie,  huit  de  ses  canons  et  deux  de  ses  mortiers 
avaient  éclaté.  ^     Trois  cents  hommes  étaient  tués  ou 

1 — Bougainville  au  ministre,  19  août  ;  Dussieux,  p.  305. 
2 — Journal  de  Malartic,  p.  142. 

3 —  Extract  of  a  letter  puhlished  in  England;    Collection  de 
.¥flw.,  7F,  p.  118. 
18 


274  MONTCALM 

blessés.  ^  Et,  pour  comble  de  malheur,  la  petite  vérole 
s'était  déclarée  dans  la  place,  qui  était  devenue  un  foyer 
d'infection.  ^ 

En  présence  d'un  aussi  désastreux  état  de  choses, 
sans  aucun  espoir  de  secours,  le  lieutenant-colonel 
Monro  tint  un  conseil  de  guerre  avec  ses  officiers,  et 
la  conclusion  fut  qu'il  fallait  capituler.  A  sept  heures 
du  matin,  le  9  août,  les  soldats  français  virent  le  dra- 
peau blanc  s'élever  et  flotter  sur  les  remparts  de 
William-Henry.  Quelques  instants  après,  le  lieutenant- 
colonel  Young,  ^  envoyé  par  le  commandant  anglais, 
venait  discuter  avec  Montcalm  les  conditions  de  la 
capitulation.  Voici  quels  en  furent  les  articles.  Les 
troupes,  tant  du  fort  que  du  camp  retranché,  au  nom- 
bre de  deux  mille  hommes,  sortiraient  avec  les  hon- 
neurs de  la  guerre,  le  bagage  des  officiers  et  celui  des 
soldats  ;  elles  seraient  conduites  au  fort  Lydius,  escortées 
par  un  détachement  français  et  par  les  principaux 
officiers  et  interprètes  attachés  aux  sauvages  ;  elles  ne 
pourraient  servir  pendant  dix-huit  mois,  ni  contre  la 
la  France,  ni  contre  ses  alliés  ;  dans  l'espace  de  trois 
mois  tous  les  prisonniers  français,  canadiens  et  sauva- 
aes,   faits   par   terre   dans   l'Amérique  septentrionale. 


l Le  siège  et  la  prise  de   William-Henry  ne  coûtèrent  à 

l'armée  française  que  17  tués  et  40  blessés. 

2 Parkman,  Montcalm  and  Wol/e  I,  p.  504. 

3 Il  était  accompagné  du  capitaine  Fesch,  qui  fut  quel- 
ques jours  après  envoyé  à  Montréal,  pour  être  témoin  de  l'em. 
pressement  qne  mit  le  gouverneur  à  observer  la  capitulation, 
en  rassemblant  les  prisonniers  afin  de  les  expédier  à  Halifax. 
Montcalm  lut  charmé  de  sa  belle  tournure  et  de  sa  joyeuse 
humeur.  (Desandrouins,  p.  95). 


MONTCALM  275 

depuis  le  commencement  de  la  guerre,  seraient  ramenés 
aux  forts  français  ;  Tartillerie,  les  barques  et  toutes  les 
munitions  de  guerre  et  débouche  appartiendraient  à  Sa 
Majesté  très  chrétienne,  à  l'exception  d'une  pièce  de 
canon  de  six  que  le  marquis  de  Montcalm  accordait  au 
colonel  Monro  et  à  sa  garnison,  en  témoignage  d'estime 
pour  leur  intrépide  défense.  Ces  conditions  étaient  rai- 
sonnables et  généreuses.  Bougainville  fait  observer 
dans  son  journal  qu'on  eût  pu  sans  doute  avoir  la 
garnison  de  William  -  Henry  prisonnière  de  guerre, 
ou  même  à  discrétion.  "  Mais,  ajoute-t-il,  dans  le  pre- 
mier cas,  c'eût  été  deux  mille  hommes  de  plus  à 
nourrir,  et  la  colonie  manque  de  vivres  ;  dans  le  second, 
on  n'eût  pu  retenir  la  barbarie  des  sauvages,  et 
il  n'est  jamais  permis  de  sacrifier  l'humanité  à  ce 
qui  n'est  que  l'ombre  de  la  gloire  ".  Avant  de  conclure 
la  capitulation,  Montcalm,  iastruit  par  l'expérience  de 
Chouagueo,  déclara  au  parlementaire  anglais  qu'il 
devait  consulter  ses  auxiliaires  indiens.  Il  assembla 
donc  en  conseil  les  chefs  de  toutes  les  nations  repré- 
sentées à  son  armée.  Il  leur  communiqua  les  condi- 
tions proposées,  les  raisons  qui  le  déterminait  à  les 
accorder,  et  il  leur  demanda  leur  assentiment  et  l'enga- 
gement de  maintenir  dans  Tordre  leurs  jeunes  gens. 
Tous  approuvèrent  et  ratifièrent  d'avance  la  capitula- 
tion, qu'ils  promirent  de  faire  respecter  ^.  Eassuré  par 
cette  indispensable  démarche,  Montcalm  envoya  Bou- 
gainville porter  au  colonel  Monro  les  articles  arrêtés.  A 

1 Bougainville  fait  ici  cette  observation  :  *'  L'on  voit  par 

cette  démarche  du  marquis  de  Montcalm  à  quel  point  on  est 
dans  ce  pays  esclave  des  sauvages  ;  ils  sont  un  mal  néces- 
saire ". 


276  MONTCA.LM 

midi,  les  signatures  étaient  échangées.  La  garnison, 
emportant  ses  armes  et  ses  bagages,  se  retira  dans  le 
camp,  et  le  fort  évacué  fut  livré  aux  troupes  de  la  tran- 
chée, commandées  par  M.  de  Bourlamaque  et  le  lieu- 
tenant-colonel de  Bernetz.  Les  commandants  français 
prirent  leurs  mesures  pour  préserver  les  vivres  et  les 
munitions.  Mais  ils  durent  permettre  aux  sauvages 
et  aux  miliciens  le  pillage  des  marchandises  et  des 
effets  abandonnés  ^  Malheureusement,  d'après  la  rela- 
tion du  P.  Roubaud,  on  eut  à  déplorer  dès  ce  moment 
une  lamentable  infraction  à  la  capitulation  et  aux  lois 
de  l'humanité.  Il  était  resté  dans  les  casemates  quel- 
ques malades,quin*avaient  pu  être  transportés  au  camp 
retranché.  Les  sauvages  parvinrent  à  s'y  introduire 
et  massacrèrent  sans  pitié  ces  pauvres  misérables.  "  Je 
fus  témoin  de  ce  spectacle,  écrit  le  P.  Roubaud.  Je 
vis  un  de  ces  barbares  sortir  des  casemates,  où  il  ne 
fallait  rien  moins  qu'une  insatiable  avidité  de  sang  pour 
y  entrer,  tant  l'infection  qui  s'en  exhalait  était  insup- 
portable. Il  portait  à  la  main  une  tête  humaine,  d'où 
découlaient  des  ruisseaux  de  sang,  et  dont  il  faisait 
parade  comme  de  la  plus  belle  capture  dont  il  eût  pu 
se  saisir  ".  ^  On  se  demande  pourquoi  ces  casemates 
n'étaient  point  gardées.  Dans  la  bâte  de  l'évacuation 
et  de  la  prise  de  possession,  avait-on  oublié  cette  pré- 
caution essentielle  ?  Nous  nous  refusons  à  admettre 
que  MM.  de  Bourlamaque  et  de  Bernetz,  si  on  les  eût 
avertis,  eussent  à  ce  point  négligé  leur  devoir.  Mais 
il  y  avait  certainement  faute  quelque  part. 


l Journal  de  Malarticy  p.  145  ;  Journal  de  BougainviUe. 

2 Le  P.  Roubaud,  Lettres  édifiantts,  VI,  p.  302. 


MONTCALM  277 

Les  Anglais,  retirés  dans  le  camp  retranché,  devaient 
se  mettre  en  marche  le  lendemain  matin,  sous  escorte, 
pour  le  fort  Lydius.  A  leur  propre  demande,  on  y  avait 
fait  passer  avec  eux  un  détachement  de  troupes  fran- 
çaises. Malgré  cela  on  ne  put  empêcher  les  sauvages 
d'y  pénétrer,  en  quête  de  butin.  Les  bagages  de  la  gar- 
nison excitaient  leur  cupidité.  Bientôt  on  vit  ces  irré- 
pressibles pillards  s'attaquer  aux  valises  et  aux  coffres 
des  officiers  et  des  soldats  anglais.  Ceux-ci  résistèrent 
et  essayèrent  de  protéger  ce  que  la  capitulation  leur 
assurait.  Il  s'ensuivit  une  scène  de  confusion  et  de 
désordre  qui  pouvait  tourner  au  tragique.  Prévenu  de 
ce  qui  se  passait  au  camp  retranché,  M.  de  Montcalm 
y  accourut,  et  n'épargna  rien  pour  faire  cesser  ce  dan- 
gereux conflit.  Tour  à  tour  persuasif,  menaçant,  insi- 
nuant et  sévère,  il  épuisa  toutes  les  ressources  de  sa 
dialectique  et  tout  le  prestige  de  son  autorité.  Enfin, 
vers  neuf  heures  du  soir,  il  était  parvenu  à  rétablir 
l'ordre  et  à  maîtriser  les  sauvages,  qui  se  retirèrent  dans 
leurs  campements.  Montcalm  obtint  même  que  deux 
chefs  par  nation  se  joindraient  au  détachement  chargé 
d'escorter  les  Anglais.  A  dix  heures  tout  était  tran- 
quille, et  Bougain ville,  dépêché  par  Montcalm,  s'embar- 
quait pour  Montréal,  où  il  allait  porter  la  nouvelle  de 
notre  glorieux  succès.  Mais,  avant  de  partir,  il  avait 
jeté  dans  son  journal  cette  note,  hélas  !  trop  prophéti- 
que, qui  éclairait  d'avance  d'un  reflet  sinistre  la  journée 
du  lendemain  :  "  Nous  serons  trop  heureux  si  nous 
obtenons  qu'il  n'y  ait  point  de  massacre;  détestable 
situation  dont  on  ne  peut  donner  une  idée  à  ceux  qui 
ne  s'y  sont  pas  trouvés,  et  qui  rend  la  victoire  même 
douloureuse  aux  vainqueurs." 


278  MONTCALM 

Dans  la  soirée  on  avait  presque  décidé  qu'il  vaudrait 
mieux  pour  les  Anglais  partir  durant  les  heures  noc- 
turnes, de  manière  à  ce  que  les  sauvages  n'en  eussent 
pas  connaissance.  Mais  la  fausse  nouvelle  que  ceux-ci 
étaient  embusqués  sur  le  chemin  de  Lydius  fit  malheu- 
reusement écarter  cette  idée.  La  nuit  de  la  garnison 
anglaise  dut  être  peuplée  de  cauchemars.  Au  point  du 
jour  arriva  l'escorte,  composée  de  deux  cents  soldats  de 
la  Reine  et  de  Languedoc,  et  commandée  par  le  capitai- 
ne de  Laas.  Il  fit  précéder  la  colonne  par  un  détache- 
ment de  ses  hommes,  et  recommanda  aux  Anglais  de 
tenir  leurs  rangs  bien  serrés,  afin  de  ne  pas  laisser  entre 
eux  d'espace  K  Puis  le  défilé  commença,  M.  de  Laas  se 
tenant  lui-même  à  la  sortie  du  retranchement,  pour  sur- 
veiller le  départ.  Mais  déjà  les  sauvages  étaient  ren- 
dus au  camp.  Malgré  toutes  leurs  promesses,  ils  ne 
pouvaient  prendre  leur  parti  de  voir  leur  échapper  le 
butin  et  les  chevelures  convoités.  IMusieurs  d'entre  eux 
pénétrèrent  dans  le  retranchement  ;  ils  appartenaient 
sans  doute  à  l'une  des  natious  les  plus  barbares,  car 
voici  le  féroce  exploit  qu'ils  accomplirent,  si  l'on  en 
croit  la  déposition  du  chirurgien  Miles  Whitworth. 
Dix-sept  blessés  du  régiment  de  Massachusetts  avaient 
été  installés  dans  des  huttes  à  l'intérieur  du  camp.  Le 
chirurgien  français,  à  qui  Whitworth  avait  confié  ses 
malades,  était  absent  à  ce  moment,  et  les  sentinelles, 
placées  à  sa  demande  pour  garder  les  huttes  venaient  d'ê- 
tre retirées,  on  ne  sait  pour  quel  motif.  Les  sauvages  s'y 
précipitèrent,  traînèrent  dehors  les  malheureux  blessés, 
les  tuèrent  à  coup  de  tomahawk,  et  les  scalpèrent,  sous 

1  —  Le  maréchal  de  camp  Desandrouins,  p.  104. 


MONTCALM  279 

les  yeux  du  chirurgien  anglais  et  de  plusieurs  officiers 
qui  étaient  tout  près  de  là.  La  déposition  assermentée 
de  Miles  Whitworth  n'est  ni  confirmée,  ni  infirmés,  par 
aucune  des  nombreuses  pièces  que  nous  avons  sous  les 
yeux  \ 

Pendant  ce  temps  que  se  passait-il  au  dehors  du 
camp?  Une  cinquantaine  de  sauvages  se  pressaient  sur 
les  flancs  de  la  colonne  en  marche.  Leur  seule  vue  jeta 
l'alarme  dans  les  rangs  des  Anglais,  qui  appréhendaient 
depuis  la  veille  des  violences  sanglantes.  Il  se  produisit 
du  flottement  et  les  rangs  s'espacèrent.  L^s  sauvages, 
augmentant  en  nombre,  commencèrent  à  menacer  les 
Anglais  pour  leur  arracher  quelques  pièces  d'équipe- 
ment ou  quelque  partie  de  leur  bagage.  Ceux-ci,  pen- 
sant les  apaiser,  sur  le  conseil  de  quelques  officiers 
de  l'escorte,  et  avec  le  consentement  du  colonel 
Monro,  jetèrent  à  cette  meute  avide  leurs  havre- 
sacs  et  autres  objets  qui  pourraient  les  satisfaire.  Cela 
ne  fit  qu'accroître  l'audace  des  pillards.  S'enhardis- 
sant,  ils  demandèrent  de  l'eau  de  vie,  et  quelques  sol- 
dats anglais  commirent  l'imprudence  de  leur  en  donner. 
C'était  jf^ter  de  l'huile  sur  le  feu.  Bientôt  le  désordre 
s'accrut  ;  les  sauvages  ayant  appris  qu'il  y  avait  pillage, 
accoururent  en  foule.  Ils  commencèrent  par  arracher 
des  rangs  les  nègres  et  les  mulâtres  ^  au  service  des 
Anglais.  Ils  s'emparèrent  des  fusils.  Et  enfin,  sous 
l'influence  du  rhum  et  des  autres  spiritueux,  tous  leurs 

1  —  Cette  déposition  est  citée  par  Parkman,  Montcalm  and 
Wolfe,  II,  p.  430.  Whitworth  dit  qu'un  des  officiers  canadiens 
s'appelait  Lacorne. 

2  —  Extract  of  a  letter  published  in  En  gland  ;  Collection 
deMan.,  IV,  p.  119. 


280  MONTCALM 

instincts  féroces  se  déchaînèrent.  Le  cri  de  guerre 
retentit,  ^  et,  à  ce  signal,  commença  une  scène  d'horreur 
dont  le  sinistre  écho  s'est  répercuté  à  travers  les  pages 
de  l'histoire  américaine.  La  horde  indienne,  devenue 
sans  frein,  se  précipita  sur  la  colonne  anglaise,  qui 
semblait  glacée  d'épouvante,  massacra  un  grand  nombre 
de  soldats  et  d'officiers,  et  ne  respecta  même,  dans  sa 
rage  meurtrière,  ni  les  femmes  ni  les  enfants.  Le  spec- 
tacle était  terrifiant.  De  tous  côtés  on  voyait  fuir  les 
malheureux  Anglais,  poursuivis  par  les  sauvages  qui 
brandissaient  leurs  tomahawks,  en  poussant  des  hurle- 
lements  effroyables.  Les  cadavres  jonchaient  le  sol  ;  les 
chevelures  sanglantes,  hideux  étendards  de  la  barbarie 
étaient  agités  dans  les  airs  avec  des  cris  de  triomphe. 
Ceux  des  sauvages  qui  ne  massacraient  pas  les  Anglais 
les  dépouillaient  de  tous  leurs  vêtements  en  les  entraî- 
nant comme  prisonniers  ^.  "  Non,  écrit  le  Père  Rou- 
baud,  je  ne  crois  pas  qu'on  puisse  être  homme  et  être 
insensible  dans  de  si  tristes  conjonctures.  Le  fils  enlevé 
d'entre  les  bras  du  père,  la  fille  arrachée  du  sein  de  sa 
mère,  l'époux  séparé  de  l'épouse,  des  officiers  dépouillés 
jusqu'à  la  chemise,  sans  respect  pour  leur  rang  et  pour 
la  décence,  une  foule  de  malheureux  qui  courent  à 
l'aventure,  les  uns  vers  les  bois,  les  autres  vers  les 
tentes  françaises,  ceux-ci  vers  le  fort,  ceux-là  vers  tous 


] Ce  furent  les  Abénaquis  de  Panaouské  qui  commen- 
cèrent l'attaque.  (Monicalm  à  Webb,  14  août  1757.  Collec- 
tion de  Man.  IV,  p.  114.)  Ils  prétendaient  user  de  repré- 
sailles, alléguant  que  l'hiver  précédent  plusieurs  de  leurs 
guerriers  avaient  été  tués  par  trahison  dans  les  forts  anglais 
de  l'Acadie.     (Lettre  du  P.  Roubaud.) 

2 —  Le  maréchal  de  camp  Desandronins,  p.  108. 


MONTCALM  281 

les  lieux  qui  semblaient  leur  promettre  un  asile  :  voilà 
les  pitoyables  objets  qui  se  présentaient  à  mes  yeux  ". 
Mais  que  faisait  l'escorte,  que  faisaient  les  officiers 
et  les  soldats  français,  en  présence  de  cette  horrible 
tragédie  ?  Ils  s'efforçaient  de  protéger  les  Anglais  et 
d'arrêter  le  massacre.  Malheureusement,  les  interprè- 
tes et  les  officiers  canadiens  attachés  aux  sauvages,  et 
qui  avaient  généralement  sur  eux  quelque  influence, 
n'étaient  pas  arrivés  lorsqu'il  commença.  D'après 
l'article  premier  de  la  capitulation,  ils  devaient  accom- 
pagner la  colonne.  Pourquoi  s'était-elle  ébranlée  avant 
qu'ils  fusssent  rendus  au  camp  ?  Nous  n'avons  rencon- 
tré aucune  explication.  Desandrouins  écrit  :  "  On 
délibéra  (dans  la  nuit)  avec  les  officiers  canadiens  et 
les  interprètes  :  ils  s'accordèrent  à  conseiller  d'atten- 
dre le  jour,  promettant  d'aller  engager  les  barbares  à 
se  retirer,  et  s'obligeant  de  les  contenir.  En  consé- 
quence, ils  quittèrent  le  camp  anglais  pour  les  aller 
joindre  ;  mais  ils  les  trouvèrent  tranquilles,  ne  songeant 
qu'à  dormir.  Dès  lors  ils  crurent  pouvoir  eux-mêmes  se 
livrer  au  repos."  Nous  ne  saurions  taire  que  leur  attitude 
en  cette  circonstance  ne  fut  pas  à  l'abri  de  certaines 
critiques  et  de  certains  soupçons.  On  se  demanda  si 
quelques-uns  d'entre  eux  n'avaient  pas  en  sous-main 
encouragé  les  sauvages  à  piller  les  bagages  de  l'enne- 
mi. Pouchot  et  Bougainville  ont  tous  deux  exprimé 
ce  doute.  ^     Cependant    nous  devons  reconnaître  que 

1  —  Bougainville  écrivait  dans  son  journal:  **  Croirat-on 
en  Europe  que  les  sauvages  ne  sont  pas  seuls  coupables  de 
l'horrible  infraction  de  la  capitulation  ;  que  le  désir  d'avoir 
des  nègres  et  autres  dépouilles  des  Anglais  a  déterminé  les 
gens  qui  sont  à  la  tête  de  ces  nations  à  leur   lâcher  la   bride 


282  MONTCALM 

ni  l'un  ni  l'autre  n'était  présent,  et  ils  ne  pouvaient  que 
répéter  ce  qu'ils  avaient  entendu  dire.  Quoiqu'il  en 
soit,  même  si  des  interprètes  avaient  eu  l'âme  assez  mer- 
cenaire pour  provoquer  quelque  pillage,  il  ne  nous 
paraît  guère  possible  qu'ils  eussent  poussé  la  témérité 
jusqu'à  conseiller  un  massacre,  en  violation  d'une  capi- 
tulation solennelle  et  de  la  parole  des  généraux. 

Plusieurs  relations  anglaises,  celle  du  capitaine 
Frye,  celle  de  Jonathan  Carver,  ont  accusé  les  troupes 
françaises  d'indifférence,  presque  de  complicité.  Le 
capitaine  Frye  dit  :  *'  Cette  horrible  scène  de  sang  et  de 
carnage  força  nos  officiers  de  demander  protection  à 
ceux  de  l'escorte  ;  mais  ces  derniers  refusèrent  et  leur 
dirent  de  se  sauver  dans  les  bois  et  de  se  tirer  d'affaire 
eux-mêmes  ^  ."  Carver,  de  son  côté,  affirme  qu'au 
milieu  de  la  bagarre,  il  vit  des  officiers  français  mar- 
cher en  causant  tranquillement,  à  peu  de  distance, 
comme  si  de  rien  n'était,  et  qu'une  sentinelle,  à  qui  il 
demanda  secours,  le  traita  de  **  chien  anglais,"  en  le 
repoussant  violemment  ^  Il  n'est  pas  surprenant  que, 

peut-être  même  à  faire  plus  5  qu'on  voit  aujourd'hui  un  He 
ces  chefs,  indignes  du  nom  d'officier  et  de  Français,  prome- 
ner à  sa  suite  un  nègre  enlevé  au  commandant  anglais,  sous 
le  prétexte  d'apaiser  les  mânes  d'un  sauvage  tué,  en  donnant 
à  sa  famille  chair  pour  chair  ?  "  Et  nous  lisons  ce  qui  suit 
dans  les  Mémoires  de  Pouchot  :  *'  Peut-être  ils  (les  sauvages) 
furent  ils  sollicités  par  leurs  interprètes  français,  qui,  fâchés 
de  voir  les  Anglais  s'en  retourner  sans  profiter  d'aucun  butin, 
comtue  ils  avaient  fait  à  l'affaire  de  Braddock,  les  encoura- 
geaient à  prendre  leurs  équipages.  "  (Mémoires  sur  la  dernière 
guerre  de  V Amérique.  Yverdon,  1781,  p.  106.) 

1  —  Frye,  Journal  of  the  attack  of  Fort  William- Henry. 

2  —  Le  témoignage   de  Cirver    sur  les  événements  du   10 
août  1757  est  certainement  discrédité  par  les  faussetés  incroy- 


MONTCALM  283 

dans  cette  matinée  tragique,  les  Anglais,  victimes  d'une 
si  atroce  violation  du  droit  des  gens,  assaillis  traîtreuse- 
ment, dépouillés,  pourchassés,  menacés  de  mort,  trébu- 
chant sur  les  cadavres  de  leurs  camarades  massacrés  sous 
leurs  yeux,  et  ne  comprenant  pas  la  langue  des  troupes 
françaises,  se  soient  crus  livrés  par  celles-ci  à  la  fureur 
homicide  de  leurs  barbares  auxibaires.  Nous  ne  mettons 
pas  en  doute  la  sincérité  de  quelques-uns  d'entre  eux, 
comme  le  capitaine  Frye.  Mais,  dans  la  confusion  de 
cette  sinistre  mêlée,  ils  pouvaient  difi&cilement  se  rendre 
compte  de  la  situation  réelle.  La  vérité  c'est  que  l'es- 
corte se  trouvait  impuissante  à  maîtriser  et  à  repousser 
la  bande  furieuse  qui  se  ruait  à  la  curée  et  au  carnage. 
"  Notre  escorte,  écrit  Desandrouins,  trop  peu  nom- 
breuse, protégea  autant  qu'elle  put,  principalement  les 
ofi&ciers.  Mais  forcé  de  garder  les  rangs,  pour  se  faire 
respecter,  il  ne  lui  fut  possible  que  de  mettre  à  l'abri 
ceux  qui  se  trouvaient  à  sa  portée."  Le  Père  Eoubaud, 
témoin  oculaire,  dit,  de  son  côté  :  "  Les  Français 
n'étaient  pas  spectateurs  oisifs  et  insensibles  de  la 
catastrophe."  Et  il  nous  montre  Lévis,  qui,  plus  rap- 
proché de  la  scène,  avait  été  prévenu  le  premier,  cou- 
rant "  partout  où  le  tumulte  paraissait  le  plus  échauffé, 
pour  tâcher  d'y  remédier,  avec  un  courage  animé  par  la 
clémence  naturelle  d'un  illustre  sang.  Il  affronta  mille 
fois  la  mort  à  laquelle,  malgré  sa  naissance  et  ses  vertus, 
il  n'aurait  pas  échappé,  si  une  providence  particulière 
n'eût  veillé  à  la  sûreté  de  ses  jours,  et  n'eût  arrêté  les 
bras  sauvages  déjà  levés  pour  le  frapper.    Les  officiers 

ables  qu'il  renferme.  Ainsi  il  porte  à  quinze  cents  le  chiffre 
des  victimes,  qui  fut  d'environ  cinquante. 


284  MONTCALM 

français  et  les  canadiens  imitèrent  son  exemple  avec  un 
zèle  digne  de  l'humanité  qui  a  toujours  caractérisé  la  na- 
tion ;  mais  le  gros  de  nos  troupes,  occupé  à  la  garde  de 
nos  batteries  et  du  fort,  était  par  cet  éloignement  hors 
d'état  de  lui  prêter  main  forte.  De  quelle  ressource 
pouvaient  être  quatre  cents  hommes  contre  environ 
quinze  cents  sauvages  furieux,  qui  ne  nous  distin- 
guaient pas  de  l'ennemi.  Un  de  nos  sergents,  qui 
s'était  opposé  fortement  à  leur  violence,  fut  renversé 
par  terre  d'un  coup  de  lance.  Un  de  nos  officiers  fran- 
çais, pour  prix  du  même  zèle,  avait  reçu  une  large 
blessure  qui  le  conduisit  aux  portes  du  tombeau." 

Tout  à  coup,  au  milieu  du  tumulte  de  cette  effroya- 
ble scène,  on  voit  apparaître  le  général  en  chef.  A 
neuf  heures  du  soir,  il  s'en  était  retourné,  rassuré,  à  son 
camp,  de  l'autre  côté  de  William-Henry.  Que  l'on  juge 
de  sa  consternation  et  de  son  courroux  à  la  nouvelle  de 
cet  attentat  !  Il  accourt,  avec  l'impétuosité  de  sa  nature 
généreuse,  et  il  se  précipite  au  plus  fort  de  la  mêlée. 
Prières,  menaces,  promesses,  reproches,  apostrophes 
véhémentes,  force  physique  même,  il  met  tout  en  œu- 
vre. De  ses  propres  mains  il  arrache  à  un  sauvage  le 
neveu  du  colonel  Young  ^  Il  se  multiplie,  il  vole  de 
groupe  en  groupe.  Il  ordonne  d'opposer  la  violence  à 
la  violence.  Lévis  et  Bourlamaque  secondent  ses 
efforts.  "  Interprètes,  officiers,  missionnaires.  Cana- 
diens, tous  sont  mis  en  œuvre,  et  chacun  s'efforce  de 
son  mieux  à   sauver   les  malheureux  Anglais  en   les 

1  —  Le  P.  Roubaud,  qui  rapporte  cet  incident,  ajoute  : 
"  Hélas  !  sa  délivrance  coûta  la  vie  à  quelques  prisonniers, 
que  leurs  tyrans  massacrèrent  sur  le  champ  par  la  crainte  d'un 
semblable  coup  de  vigueur". 


MONTCALM  285 

arrachant  à  leurs  bourreaux".  ^  Mais  l'ivresse  du 
saug  semble  posséder  ces  monstres.  Plusieurs  assom- 
ment leurs  prisonniers  plutôt  que  de  les  abandonner  ; 
un  grand  nombre  les  entraînent  dans  leurs  canots  et 
s'échappent.  Enfin  Montcalm,  désespéré,  se  jette  au 
milieu  d'eux,  et,  découvrant  sa  poitrine  :  "  Puisque  vous 
êtes  des  enfants  rebelles  qui  manquez  à  la  promesse 
que  vous  avez  faite  à  votre  Père,  et  qui  ne  voulez  plus 
écouter  sa  voix,  s'écrie-t- il,  tuez-le  le  premier  ".  ^  La 
véhémence,  le  geste  émouvant,  l'accent  passionné  du 
général,  semblent  finir  par  les  impressionner.  "  Notre 
Père  est  fâché  ",  se  dirent-ils. 

A  ce  moment  quelqu'un  cria  au  gros  de  la  colonne 
de  doubler  le  pas.  "  Cette  marche  forcée  eût  son  effet  ; 
les  sauvages,  en  partie  par  l'inutilité  de  leurs  poursuites, 
en  partie  satisfaits  de  leurs  prises,  se  retirèrent;  le  peu 
qui  resta  fût  aisément  dissipé  ".  ^  Ils  laissaient  derrière 
eux  une  cinquantaine  de  cadavres.  '^ 

La  garnison  de  William-Henry  au  moment  de  la 
capitulation,  était  de  2,241,  d'après  l'état  donné  dans  le 
journal  de  Montcalm.  Environ  1,400  ^ — le  gros  de  la 
colonne  anglaise — atteignirent  le  fort  Edouard  sains  et 
saufs,  ce  jour  même.    Une  couple  de  cents,  qui  avaient 

1  —  Le  maréchal  de  camps  Desaiidrouins,  p.  109. 
2—Ibid. 

3  —  Le  P.  Roubaud,  Lettres  édifiantes,  Vf,  p.  306. 

4  —  Le  P.  Roubaud  :  '•  Le  massacre  ne  fut  cependant  pas 
aussi  considérable  que  tant  de  furie  semblait  le  faire  craindre  -, 
il  ne  monta  guère  qu'à  quarante  ou  cinquante  hommes  ".  Et 
Lévis  écrit,  de  son  côté  :  "  Il  y  eut  même  une  cinquantaine 
de  chevelures  levées  ". 

5  —  Lettre  de  Vaudr.uil  au  ministre  de  la  guerre,  septem- 
bre 1757  ;  Dussieux,  p.  318. 


286  MONTCALM 

cherché  leur  salut  dans  la  fuite,  errèrent  dans  les  bois, 
et  parvinrent  les  jours  suivants  à  atteindre  cette  place, 
où  l'on  tirait  à  intervalles  le  canon  pour  guider  et  ral- 
lier ces  malheureux,  épuisés  de  fatigue  et  de  faim.  ^ 
Six  cents  à  peu  près  avaient  été  faits  captifs  par  les  sau- 
vages.^ Montcalm  parvint  à  en  tirer  plus  de  quatre  cents 
de  leurs  mains.^  Ils  furent  mis  à  l'abri  de  toute  insulte 
dans  le  camp  retranché  et  dans  le  fort,  sous  la  protec- 
tion de  fortes  gardes.  ^  Le  général  fit  racheter  sur  le 
champ  tout  ce  qu'il  put  trouver  d'habits  pour  vêtir 
ceux  qui  avaient  été  dépouillés,  et  il  ordonna  qu'on 
prît  d'eux  tout  le  soin  possible.  Les  officiers  furent 
l'objet  d'attentions  spéciales.  Le  colonel  Monro,  un 
lieutenant-colonel,  et  deux  autres  commandants  anglais 
devinrent  les  hôtes  de  Montcalm.  Et  les  principaux 
officiers  français  suivirent  cet  exemple.  ^ 

11  fut  cependant  impossible  de  faire  rendre  immédia- 

1  —  Parkman,  Montcalm  and  Wolfe,  I,  p.  513.  Le  chitire  de 
200  est  donné  ici  par  inférence.  Si  1,400  parvinrent  à  Lydius 
le  jour  même  ;  si  environ  600  furent  faits  prisonniers  ;  si  40  ou 
50  furent  tués  ;  on  doit  conclure  que  le  reste  des  2,241,  soit 
environ  200  s'enfuirent  dans  les  bois. 

2 — Lettre  de  Bougainville  au  ministre  de  la  guerre^  19 
août  1757  :  "Ils  {les  sauvages)  tuèrent  une  vingtaine  de  sol- 
dats et  en  emmenèrent  cinq  ou  six  cents.  " 

3  —  Montcalm  à  Milord  Loudon,  14  août  1757  :  *'  J'ai  retiré 
des  sauvages  plus  de  400  prisonniers,  et  le  peu  qui  reste 
entre  leurs  mains  sont  rassemblés  par  Monsieur  le  marquis 
de  Vaudreuil.  " 

4  —  Journal  de  Malartic,  p.  147.  "  Le  général  leur  a  fait 
enlever  tous  ceux  qui  leur  restaient  et  les  a  fait  mettre  dans 
le  fort  et  le  camp  retranché  dont  on  avait  doublé  les  gardes." 

5 — Journal  de  Malartic,  p.  146  ;  Le  maréchal  de  camp 
Desandrouins  p.  1 10. 


MONTCALM  287 

tement  par  les  sauvages  tous  leurs  prisonniers.  Un 
grand  nombre  d'entre  eux  avaient  décampé  après  leur 
coup,  emmenant  environ  deux  cents  captifs  \  qu'ils 
conduisirent  à  Montréal,  où  le  marquis  de  Vaudreuil  les 
racheta  au  nom  du  roi.  Quatre  jours  après  le  triste 
épisode,  Montcalm  envoya  à  Lydius  tous  les  Anglais 
rachetés  par  lui,  avec  une  escorte  de  250  hommes,  com- 
commandé  par  M.  de  Poulhariès,  capitaine  des  grena- 
dier» de  Royal-Roussillon. 

Nous  avons  raconté  avec  toute  l'exactitude,  toute  la 
précision,  tout  le  détail,  comme  aussi  avec  toute  la  sin- 
cérité et  toute  la  loyauté  possibles,  ce  que  l'histoire  a 
appelé  le  "  Massacre  de  William-Henry."  Nous  avons 
mentionné  les  faits  rapportés  dans  les  relations  anglaises 
comme  par  les  relations  françaises.  Nous  avons  com- 
pulsé tous  les  documents  qui  nous  ont  été  accessibles. 
Et  il  nous  semble  indéniable  que  la  gloire  de  Montcalm 
ne  saurait  recevoir  aucune  atteinte  de  ce  malheureux 
événement,  n'en  déplaise  aux  injustes  déclamations  d'un 
raconteur  fantaisiste  comme  Carver,  d'un  historien  par- 


1 — *'Les  sauvages  arrivent  en  foule  à  Montréal,  avec  environ 
200  Anglais.  M.  de  Vaudreuil  les  gronde  d'avoir  violé  la  capi- 
tulation ;  ils  s'excusent  et  rejettent  la  faute  sur  les  domiciliés. 
On  leur  annonce  qu'il  faut  qu'ils  rendent  les  Anglais  pris  in- 
justement et  qu'on  leur  paiera  deux  barils  d'eau  de  vie  pièce.'' 
Journal  de  Bougainville.)  Quelle  situation  que  celle-là  I  Ne 
pouvoir  sauver  les  prisonniers  qu'en  donnant  à  ces  barbares 
l'eau  de  feu  qui  en  faisait  des  brutes.  Epouvantable  dilemme  ! 
Les  sauvages  ne  lâchèrent  leur  proie  qu'avec  répugnance.  A 
Montréal  même  "  le  15,  écrit  Bougainville,  à  deux  heures 
après-midi,  en  présence  de  toute  la  ville,  ils  en  tuent  un.  le 
mettent  à  la  chaudière  et  forcent  ses  malheureux  compa- 
triotes  à  en  manger." 


288  MONTCALM 

tial  comme  Smith,  et  d'un  romancier  brillant  mais 
insuffisamment  documenté  comme  Fenimore  Cooper  ^. 
Non,  aucun  historien  loyal  ne  pourra  tenir  Montcalm 
responsable  de  ce  malheur.  Il  avait  fait  tout  ce  qu'exi- 
geaient la  prudence  et  l'humanité.  Il  avait  lié  les  sau- 
vages au  respect  de  la  capitulation,  eu  les  consultant  et 
en  leur  soumettant  les  conditions  stipulées  ;  il  avait  fait 


1 — Jonathan  Carver  :    Travels  through   the   interior  parts 

of  North- America,  Dublin,   1759 W.  Smith:   History  of  the 

Province  of  New-  York. — Fenimore  Cooper  ;  IVie  last  of  the 
Mohicans.  Voici  un  passage  du  chapitre  oii  l'auteur  essaie 
d'incriminer  Montcahn  :  "  Cette  scène  sanglante  et  inhu- 
maine est  signalée  dans  les  pages  de  l'histoire  coloniale  sous 
le  titre  bien  mérité  du  "  Massacre  de  William- Henry  ".  Elle 
a  tellement  assombri  la  tache  qu'un  événement  antérieur  et 
analogue  avait  laissé  sur  la  réputation  du  commandant  fran- 
çais, que  cette  tache  n'a  pas  été  complètement  effacée  par  sa 
mort  glorieuse  et  prématurée.  Le  temps  l'a  maintenant 
voilée,  et  des  milliers  d'hommes  qui  connaissent  la  mort 
héroïque  de  Montcalm  sur  les  Plaines  d'Abraham,  ont  encore 
à  apprendre  combien  lui  faisait  défaut  ce  courage  moral  sans 
lequel  aucun  homme  n'est  vraiment  grand.  On  pourrait, 
écrire  des  pages  pour  établir,  d'après  cet  exemple  illustre, 
les  défaillances  du  génie  humain  ;  pour  faire  voir  combien 
les  sentiments  généreux,  la  parfaite  courtoisie,  et  le  courage 
chevaleresque,  peuvent  aisément  perdre  leur  influence  sous  le 
souffle  glacé  de  l'égoïsme;  pour  montrer  au  monde  un  homuie 
qui  était  grand  dans  toutes  les  parties  accessoires  du  caractè- 
re, mais  qui  parut  petit  quand  il  devint  nécessaire  de  prou- 
ver que  les  principes  sont  supérieurs  aux  expédients.  Mais 
la  tâche  excède  nos  prérogatives  j  et  puisque  l'histoire, 
comme  l'amour,  est  très  apte  à  entourer  ses  héros  d'un  éclat 
imaginaire,  ilest  probable  que  Louis  de  Snnt-Véran  appa- 
raîtra à  la  postérité  uniquement  comme  le  vaillant  défenseur 
de  sa  patrie,  et  que  l'on  oubliera  son  apathie  cruelle  sur  les 
rives  de  l'Oswégo  et  de  l'ilorican  ". 


MONTCALM  289 

prévenir  les  Anglais  de  jeter  tous  les  spiritueux  qui 
pourraient  se  trouver  dans  le  fort  et  le  camp  ^  ;  il  avait 
donné  ordre  aux  interprètes  et  aux  officiers  préposés 
aux  auxiliaires  indigènes  de  se  joindre  à  l'escorte,  et  il 
avait  de  plus  fait  promettre  aux  sauvages  que  deux 
chefs  par  nation  en  feraient  partie  ;  il  avait  passé  plu- 
sieurs heures  à  rétablir  Tordre  dans  le  camp  retranché, 
la  veille  du  départ,  et  quand  il  s'était  retiré,  à  neuf  heu- 
res du  soir,  la  tranquillité  y  régnait.  Il  ne  pouvait  vrai- 
ment présumer  qu'une  colonne  de  deux  mille  Anglais, 
armés  ^  accompagnés  de  deux  cents  soldats  et  officiers 

1  —  "  Avant  de  retourner  à  la  tranchée,  j'eus,  suivant  les 
instructions  que  j'avais  reçues,  la  plus  grande  attention  à  faire 
jeter  le  vin,  l'eau-de-vie,  toutes  les  liqueurs  enivrantes  ". 
Lettre  de  Bougainville  au  miniatre,  19  août  1757. 

2 — Les  Anglais  avaient  leurs  armes.  Nous  lisons  dans 
Le  Maréchal  de  camp  Desandrouins  :  "  Il  s'étonne  avec  raison, 
que  les  Anglais,  qui  avaient  conservé  leurs  armes,  dont  les 
fusils  étaient  chargés,  et  qui  étaient  plus  nombreux  que  les 
sauvages,  se  soient  laissés  intimider  et  désarmer  par  eux  ! 
Ils  avaient  outre  cela  leurs  cartouchières  garnies  ;  ils 
avaient  des  baïonnettes  au  bout  de  leurs  fusils  ;  et  ils  ne 
s'en  sont  pas  servi  !  Une  épée  nue,  dit-il,  fait  peur  aux  sau- 
vages ".  (p.  111).  Lévis  écrivait,  de  son  côté  :  "  L'on  com- 
prendra avec  peine  comment  2,300  hommes  armés  se  sont 
laissés  déshabiller  par  des  sauvages  qui  n'étaient  armés  que 
de  lances  et  de  casse-têtes,  sans  qu'ils  aient  fait  seulement 
mine  de  se  mettre  en  défense  j  et  sans  le  secours  qu'ils  ont 
reçu  des  officiers  français,  ils  auraient  été  tous  tués  ".  Jour- 
nal de  Lévis j  p.  102. 

Nous  lisons  dans  les  Mémoires  de  M.  de  la  Pause  :  (  Les 
sauvages,  dans  tous  ces  désordres,  n'avaient  point  d'armes 
que  leur  petite  hache.  Ils  (les  Anglais)  se  laissaient  prendre 
comme  des  moutons,  au  milieu  de  leurs  bataillons  armés,  et 
emmener  sans  faire  la  moindre  résistance,  et  lever  même  la 
19 


290  MONTCALM 

français,  des  interprètes  et  des  soixante-quatre  chefs, 
pût  être  exposée  à  une  agression  dangereuse.  Ses  prévi- 
sions furent  déjouées  par  une  suite  d'incidents  qu'il  ne 
pouvait  prévoir.  Les  Anglais  donnèrent  de  l'eau-de-vie 
aux  sauvages  ;  les  officiers  attachés  à  ces  derniers  et  les 
interprètes  n'arrivèrent  pas  à  temps  pour  le  départ  ; 
les  soldats  et  les  officiers  de  la  garnison  vaincue  ne  se 
tinrent  pas  en  naasse  compacte,  comme  le  leur  avait 
recommandé  le  chef  de  l'escorte,  et  manifestèrent,  à 
l'apparition  des  sauvages,  une  terreur  qui  doubla  l'au- 
dace de  ces  derniers.  Montcalm  ne  pouvait  deviner  tout 
cela  d'avance.  Il  avait  pris  les  précautions  que  l'on 
devait  raisonnablement  attendre  d'un  chef  d'armée,  en 
pareil  cas.  Et  quand,  malgré  ses  prudentes  disposi- 
tions, éclata  la  scène  de  carnage  que  nous  avons  essayé 
de  décrire,  il  exposa  ses  jours  pour  sauver  les  Anglais 
victimes  de  la  trahison  indienne. 

Ce  triste  accident  avait  retardé  les  travaux  que  l'ar- 
mée victorieuse  devait  encore  exécuter  avant  de  s'éloi- 
gner. Il  y  avait  dans  le  fort  et  le  camp  anglais  vingt- 
neuf  pièces  de  canon  ;  deux  mortiers  ;  un  obusier  ;  dix- 
sept  pierriers  ;  trente-six  mille  livres  de  poudre  ;  deux 
mille  cinq  cent  vingt-deux  boulets  ;  cinq  cent  quarante- 

chevelure,  tout  armés.  Les  femmes  sauvagesses  et  les  enfants 
les  prenaient  de  même,  non  un  mais  deux  ou  trois  à  la  fois. 
S'ils  eussent  présenté  leur  baïonnettes  et  (se  fussent)  tenus  en 
ordre,  pas  un  sauvage  n'aurait  osé  en  approcher  ;  mais  ils 
avaient  montré  aux  sauvages  tant  de  peur,  que  ceux-ci 
n'avaient  nulle  crainte  ni  méfiance  d'eux.  Nous  aurions 
voulu  qu'ils  se  fussent  gardés,  quand  même  ils  auraient  tué 
quelques  sauvages,  il  ne  leur  serait  pas  arrivé  pis  que  d'être 
attaqués  par  eux,  mais  ils  n'avaient  qu'à  montrer  de  la  fer- 
meté,  et  je  ne  crois  pas  qu'il  leur  fût  arrivé  quelque  chose  " 


MONTOALM  291 

cinq  bombes  ;  quatre  cent  livres  de  balles  ;  une  caisse 
de  grenades  ;  six  caisses  d'artifices  ;  outre  douze  cent 
trente-sept  quarts  de  lard,  et  autant  de  quarts  de 
farine  ^.  Il  fallait  transporter  tout  cela  sur  les  bateaux. 
Durant  les  journées  du  onze,  du  douze,  du  treize  et  du 
quatorze  août,  quinze  cents  hommes  travaillèrent  au 
déblai  de  l'artillerie  et  des  vivres  et  à  la  démolition  du 
fort  2.  On  combla  ou  détruisit  les  casemates,  on  abattit 
les  remparts,  on  brûla  les  bâtiments  et  magasins,on  rasa 
les  fortifications.  Et  le  15  août  au  soir,  les  colonnes  de 
fumée  s'échappant  des  monticules  de  cendres  et  les  der- 
nières lueurs  des  brasiers  mourants  indiquaient  seuls  le 
site  où  s'élevaient  huit  jours  plus  tôt  les  bastions  de 
William-Henry.  Le  lendemain  la  flottille  française, 
portant  les  bataillons  et  les  brigades,  et  chargée  des 
trophées  de  la  victoire,  quittait  le  théâtre  de  son  triom- 
phe. La  paix,  le  silence  et  la  mort  régnaient  seuls  sur  la 
rive  pittoresque  où  des  milliers  de  braves  venaient  de 
peiner,  de  lutter,  de  braver  la  souffrance  et  le  trépas 
pour  leur  roi  et  leur  patrie. 


1~^  Journal  de  Montcalnif^.  299. 
2  —  Journal  de  MalartiCj  p.  148. 


'.'..•1 


CHAPITRE  IX 


Le  retour  de  l'armée —  Te  JDeum  d'actions  de  grâces. —  Fia 
de  la  campagne.  —  Récriminations  de  Vaudreuil. — Les 

raisons  de  Montcalm  pour  ne  pas  assiéger  Lydius L'opi  - 

nion  du  chevalier  de  Lévis Effet  produit  à  Versailles 

par  les  imputations  du  gouverneur Lettres,  des  minis- 
tres à  Montcalm Reproches  courtois Impressions  de 

Montcalm —  Il  répond  et  se  défend Il  fait  l'éloge  de 

ses  lieutenants.  —  Il  aspire  au  grade  de  lieutenant-géné- 
ral—  Montcalm  et  les  Canadiens.  —  Une  lettre  de  Bou- 
gainville. 

A  trois  heures  de  l'après-midi,  le  18  août,  l'armée 
victorieuse  était  de  retour  au  Portage.  Une  partie  des 
troupes  s'établit  à  ce  poste,  où  le  général  demeura  quel_ 
ques  jours  pour  mettre  en  train  les  opérations  du 
déchargement  et  du  passage  de  l'artillerie,  des  muni- 
tions et  des  vivres.  Le  reste  des  bataillons  alla  camper 
à  la  Chute  et  à  Carillon.  Presque  tous  les  Canadiens 
s'en  retournèrent  avec  M.  de  Kigaud,  pour  aller  travail- 
ler aux  récoltes.  Le  19,  un  Te  Deum  solennel  d'actions 
de  grâces  fut  chanté  dans  les  trois  camps,  pour  la  prise 
du  fort  George.  Le  21,  le  22  et  le  23,  Montcalm  y  fit 
la  revue  des  troupes.  Et  le  29,  il  partait  pour  Montréal, 
laissant  à  Lévis  le  commandement  de  Tarmée,  avec 
instruction  de  faire  terminer  le  portage  du  matériel,  et 
d'aller,  avec  un  fort  détachement,  faire  une  reconnais- 
sance vers  le  fond  de  la  Baie  et  la  Rivière-au-Chicot. 
La  campagne  était  virtuellement  terminée.    Car,  même 


294  MONTCALM 

si  lord  Loudon  se  fût  porté  avec  toutes  ses  forces  sur  la 
frontière  du  lac  Saint-Sacrement,  la  destruction  de 
William-Henry  l'eût  mis  hors  d'état  d'y  rien  entre- 
prendre cette  année  ^ 

Montcalm  revenait  à  Montréal  encore  une  fois  victo- 
rieux. Mais,  pas  plus  qu'après  Chouaguen,  M.  de 
Vaudreuil  n*était  pleinement  satisfait.  Jamais,  durant 
toute  cette  guerre,  les  succès  remportés  par  ce  général 
n'eurent  le  don  d'obtenir  son  approbation  sans  réserve. 
Cette  fois,  c'était  le  fort  Lydius  resté  aux  mains  des 
Anglais  qui  lui  gâtait  les  lauriers  de  William-Henry. 
Nos  lecteurs  se  rappellent  que,  dans  ses  instructions, 
au  début  de  la  campagne,  il  avait  recommandé  à  Mont- 
calm d'aller  assiéger  ce  deuxième  fort,  s'il  réussisait  à 
prendre  le  premier.  Le  7  août,  il  avait  encore  envoyé 
au  général  une  lettre  pressante,  dans  laquelle  il  lui 
exprimait  Pespoir  que  ce  courrier  le  rejoindrait  à  Lydius 
et  lui  représentait  combien  la  prise  de  cette  place  était 
importante  pour  la  colonie.  *'  Rien  ne  doit  vous  gêner 
pour  cela,  lui  disait-il  ;  quand  même  les  Canadiens  ne 
seraient  point  assez  tôt  de  retour  pour  faire  leur  récolte, 
nous  ne  manquerons  pas  de  vivres  "  Le  gouverneur 
oubliait- il  ici  cette  phrase  si  précise  de  son  instruction 
à  Montcalm  :  "  Nous  le  prévenons  qu'il  ne  pourra  se 
dispenser  de  renvoyer  vers  la  fin  du  mois  d'août  la  plus 
grande  partie  des  Canadiens  pour  faire  faire  nos  récol- 
tes ?  "  Les  raisons  pour  lesquelles  le  général  n'avait 
pas  tenté  le  siège  de  Lydius  étaient  exposées  comme 
suit  dans  la  lettre  de  son  aide  de  camp  au  ministre  de 
la  guerre,  le  18  août  :   "  L'extrême  difficulté  d'un  por- 

1  —  Lettres  de  Lévis,  p.  132. 


MONTCALM  295 

tage  de  dix  lieues,  à  faire  sans  bœufs  ni  chevaux,  avec 
une  armée  presque  épuisée  par  la  fatigue  et  la  mau- 
vaise nourriture,  le  défaut  de  munitions  de  guerre  et 
de  bouche,  la  nécessité  de  renvoyer  les  Canadiens  à 
leurs  récoltes  déjà  mûres,  le  départ  de  tous  les  sauvages 
des  pays  d'en  haut  et  de  presque  tous  les  domiciliés  • 
voilà  les  obstacles  invincibles  qui  ne  nous  ont  pas 
permis  de  marcher  sur  le  champ  au  fort  Edouard."  Ces 
raisons  étaient  graves.  Pas  un  militaire  expérimenté 
qui  n'en  eût  reconnu  la  force.  L'ingénieur  en  chef  de 
l'armée,  Desandrouins,  écrivait  dans  ses  notes  :  '*  On 
sera  peut-être  surpris,  en  Europe,  qu'après  un  avantage 
aussi  brillant,  notre  armée  n'ait  point  marché  sur  le 
champ  au  fort  Lydius.  Les  milices  arrivées,  le  9  ou  le  10, 
au  camp  du  général  Webb,  ne  nous  auraient  réelle- 
ment pas  empêché.  Mais  un  portage,  pendant  six 
lieues,  de  notre  artillerie,  de  nos  munitions  de  guerre 
et  de  nos  vivres  eût  été  impossible  à  bras  d'hommes  en 
face  de  l'ennemi  ;  mais  les  sauvages  nous  avaient 
pour  la  plupart  abandonnés,  dès  le  10  ou  le  11,  comme 
c'est  leur  coutume  quand  l'objet  pour  lequel  ils  sont 
venus  est  rempli  ;  mais  surtout  il  était  de  la  dernière 
importance  de  renvoyer  toutes  les  milices  du  Canada 
pour  faire  leurs  récoltes.  "  ^ 

Vaudreuil,  dans  sa  lettre  du  7  août,  disposait  de 
l'objection  des  vivres  et  des  récoltes  avec  une  admi- 
rable désinvolture  :  "  Nous  ne  manquerons  pas,  de 
vivres  ",  affirmait-il.  Cependant,  l'homme  qui  devait 
être  le  mieux  informé  de  la  colonie  à  ce  sujet,  l'inten- 

]  —  Précis  des  événements  de  la  campagne  de  1757  ;  Le  ma- 
réchal de  camp  Desandrouins,  p.  100. 


296  MONTCALM 

dant  lui-même,  écrivait  à  Montcalm  le  16  août  :  *'  Le 
parti  que  vous  avez  pris  de  ne  point  faire  le  siège  du' 
fort  Edouard,  et  de  ne  pas  prendre  la  garnison  prison- 
nière de  guerre,  est  des  plus  convenables  à  tous  égards. 
Nous  n'aurions  pu  les  nourrir.  Il  aurait  été  fort  à 
craindre  que  la  récolte  du  gouvernement  de  Montréal 
eût  été  perdue,  si  vous  aviez  gardé  les  habitants  plus- 
longtemps.  Vous  n'aviez  pas  assez  de  vivres  à  Caril- 
lon pour  cette  entreprise,  je  n'aurais  pu  faire  subsister 
votre  armée  sur  le  lac  Saint-Sacrement  passé  le  mois 
d'août.  Nous  devons  nous  trouver  très  heureux  d'avoir 
pu  mettre  sur  pied  l'armée  que  vous  commandez,  et 
d'avoir  pu  pourvoir  à  sa  subsistance  pour  quarante 
jours,  dans  une  année  où  l'on  est  pour  ainsi  dire  sans 
pain.  La  colonie  doit  sentir  toutes  les  obligations 
qu'elle  vous  a."  ^  Sans  doute,  le  même  intendant,  après 
avoir  écrit  ainsi  à  Montcalm,  écrivait  au  ministre  quel- 
ques jours  plus  tard  :  **  On  est  généralement  d'opinion 
que  M.  de  Montcalm  eût  dû  faire  le  siège  du  fort  Lydius 
après  la  prise  du  fort  George  ".  ^  Gela  montrait  de 
quelle  duplicité  étaient  capables  certains  hauts  person-- 
nages,  mais  n'infirmait  pas  l'opinion  raisonnée  expri- 
mée par  Bigot  dans  sa  première  lettre. 

En  écrivant  au  ministre  ce  que  nous  venons  de  citer, 
il  était  probablement  l'écho  de  Vaudreuil.  En  effet,  le 
gouverneur  avait  immédiatement  communiqué  à  M.  de 
Moras  son  mécontentement  contre  Montcalm.  Dès  le 
18   août  il  lui  avait  écrit  :  "  Je    suis   bien  persuadé. 


1  —  Bignt  à  Montcalm  ;  16  août    1757  ;   Collection  de  Man., 
IV,  p.  129- 
2—  Bigot  au  ministre  de  la  marine^  25  août  1757. 


MONTCALM  297 

Monseigneur,  de  la  satisfaction  que  vous  aurez  à  ap- 
prendre au  Koi  la  reddition  et  l'entière  destruction  dU 
fort  George  ;  la  mienne  aurait  été  des  plus  parfaites  si 
elle  eût  été  suivie  de  celle  du  fort  Lydius  ;  les  instruc- 
tions que  j'avais  données  à  M.  le  marquis  de  Mont- 
calm  vous  prouveront  le  désir  que  j'en  avais,  et  j'espère 
que  vous  reconnaîtrez  le  zèle  qui  m'anime  pour  le  ser- 
vice de  Sa  Majesté  et  la  gloire  de  ses  armes.  Je  n'ai 
aucun  reproche  à  me  faire  à  cet  égard.  J'écrivis  même 
à  M.  le  marquis  de  Montcalm  le  sept  de  ce  mois  pour 
lui  donner  encore  plus  d'aisance  et  lui  faire  sentir  encore 
plus  l'importance  de  cette  seconde  expédition.  Vous 
verrez,  Monseigneur,  que  je  m'attachais  politiquement 
à  le  rassurer,  par  rapport  aux  vivres,  pour  qu'il  pût  agir 
sans  la  moindre  gêne.  Il  n'avait  qu'environ  six  lieues 
de  très  beaux  chemin  «s  pour  se  porter  au  fort  Lydius,  et 
je  suis  dans  la  confiance  que  la  reddition  du  premier 
fort  aurait  infailliblement  opéré  celle  du  second.  J'au- 
rais seulement  souhaité  que  M.  le  marquis  de  Mont- 
calm se  fût  présenté,  il  avait  tout  à  souhait,  et  sa 
retraite  en  tout  événement  lui  était  assurée." 

On  ne  peut  s'empêcher  de  trouver  étonnante  la  pla- 
cide assurance  avec  laquelle  Vaudreuil,  tranquillement 
assis  dans  son  bureau,  à  quatre-vingts  lieues  du  théâtre 
de  la  guerre,  décrivait  la  facilité  du  succès  que  Mont- 
calm avait  eu  la  fantaisie  singulière  de  ne  pas  rem- 
porter. Rien  qu'une  petite  promenade  de  six  lieues  à 
faire,  sur  un  beau  chemin,  et  Lydius  devenait  nôtre  •' 
Montcalm  n'avait  qu'à  "  se  présenter,"  et  il  avait  "  tout 
à  souhait  !  "  D'un  geste,  le  gouverneur  écartait  le  por- 
tage de  l'artillerie,  du  matériel  de  siège,  des  munitions 
et  des  vivres,  sur   un  parcours  de   dix-huit  milles,  et 


298  MONTCALM 

cela  à  bras  d'hommes,  avec  la  perspective  de  voir  l'ar- 
mée de  Webb,  renforcée  par  les  milices  américaines, 
tomber  sur  la  nôtre  au  milieu  de  cette  difficile  opéra- 
tion. On  eût  dit  qu'à  ses  yeux  cela  ne  fût  qu'une  baga- 
telle. Le  portage  d'un  mille  et  demi,  du  lac  Champlain 
au  lac  St-Sacrement,  avait  duré  trois  semaines  et  coûté 
à  l'armée  des  fatigues  incroyables  ;  et  il  s'était  fait  dans 
des  conditions  de  sécurité  qu'on  ne  pouvait  espérer  sur 
la  route  du  fort  Edouard.  Vaudreuil  semblait  ignorer 
tout  cela.  Il  ne  tenait  également  aucun  compte  du 
départ  en  masse  des  sauvages,  dès  le  11  août,  après  leur 
bel  exploit  de  la  veille.  Il  ne  voulait  pas  davantage 
prendre  en  considération  le  retour  inévitable  des  Cana- 
diens pour  la  récolte,  retour  dont  il  avait  indiqué  lui- 
même  la  nécessité  urgente  dans  son  instruction.  Il 
supprimait  d'un  trait  de  plume  l'important  problème 
des  approvisionnements.  **  Nous  ne  manquerons  pas  de 
vivres,"  écrivait-il  à  Montcalm  le  7  août,  avec  une  séré- 
nité stupéfiante  !  Et  à  ce  moment  la  population  était 
réduite  à  quatre  onces  de  pain  par  jour  ^  ;  et  le  spec- 
tre de  la  famine  hantait  tous  les  esprits  ;  et  chaque 
lettre  des  administrateurs  de  la  Nouvelle-France  aux 
ministres  du  roi  leur  faisait  entendre  le  cri  de  la  détresse 
canadienne  !  Mais  Vaudreuil  était  l'homme  des  idées 
fixes,  et  quand  il  s'en  était  mis  une  en  tête,  il  ne  vou- 
lait plus  en  démordre.  Il  avait  dit  que  Lydius  devait 
succomber,  et  Lydius  aurait  dû  succomber  devant 
Montcalm  en  dépit  de  toutes  les  circonstances  adverses 
et  de  toutes  les  impossibilités  d'exécution. 


1  — Doreil  à  M.  de  Paulmy,  14  août  1757;  Arch.  prov.  Man. 
N.  F.,2ème  série,  vol.  13. 


MONTCALM  299 

Le  gouverneur  allait  même  jusqu'à  imaginer  je  ne 
sais  quelles  divergences  de  vues  entre  Montcalm  et 
Lévis  à  ce  sujet.  "  Je  ne  vous  dissimulerai,  Monsei- 
gneur, écrivait-il  au  ministre,  que  si  M.  le  chevalier  de 
Lévis  avait  eu  le  commandement  de  l'armée,  il  ne  s'en 
serait  pas  tenu  à  la  conquête  de  ce  fort  (William- 
Henry),  et  que  rien  ne  l'aurait  empêché  d'aller  au  fort 
Lydius.  Mais,  subordonné  à  M.  le  marquis  de  Mont- 
calm, il  n'a  pu  suivre  son  zèle  ".  Or  cette  affirmation 
semble  purement  gratuite.  Nous  avons  sous  les  yeux 
la  correspondance  de  Lévis  :  lettres  au  ministres,  lettres 
à  ses  anciens  généraux,  lettres  intimes  à  son  cousin,  le 
duc  de  Lévis-Mirepoix  ;  il  ne  s'y  trouve  pas  une  ligne, 
pas  un  mot,  qui  corroborent  l'assertion  de  Vaudreuil.  Au 
contraire,  nous  voyons  qu'à  la  date  du  4  septembre  il 
écrit  de  Carillon  à  M.  de  Mirepoix  ce  passage  significa- 
tif :  "Nous  avons  des  gens  qui,  de  leur  cabinet,  font  con- 
tinuellement des  projets  hardis,  pour  ne  pas  dire  témé- 
raires, dont  l'exécution  est  toujours  difficile  ;  et  si  nous 
n'avions  pas  affaire  à  des  troupes  faibles  et  timides, 
nous  ne  pourrions  pas  nous  flatter  des  succès  que  nous 
avons...  Chouaguen  a  été  pris  par  l'opération  du  Saint- 
Esprit  comme  nous  venons  de  prendre  le  fort  George  ; 
et  Dieu  veuille  que  notre  bonheur  ne  nous  abandonne 
pas  si  la  guerre  continue  !  "  ^  Cette  allusion  aux  straté- 


1  —  Lettres  de  Lévis,  p.  136. 

2  —  Quels  que  fussent  les  sentiments  réels  de  Lévis  envers 
Vaudreuil,  il  eut  l'art  de  ne  point  froisser  ce  dernier,  et  de 
conserver  ses  bonnes  grâces.  Comme  il  n'était  qu'au  second 
plan  dans  le  commandement  des  troupes,  il  se  trouvait  moins 
exposé  à  offusquer  le  gouverneur,  et  ses  remarquables  qua- 
lités de  diplomate  firent  le  reste.    Dans  sa  correspondance 


300  MONTCALM 

gistes  en  chambre,  qui,  de  leur  cabinet,  font  des  projets 
téméraires  et  d'exécution  difficile,  ne  vise-t-elle  pas 
évidemment  Vaudreuil  et  son  obstination  à  vouloir 
faire  tenter  l'aventure  de  Lydius  ?  Ces  lignes,  écrites 
par  Lévis  à  son  parent,  indiquent  qu'il  pensait  comme 
Montcalm  au  sujet  des  conceptions  militaires  de  Vau- 
dreuil. Le  style  pouvait  être  différent,  mais  la  pensée 
était  semblable. 

Toute  cette  lettre  du  18  août,  écrite  par  le  gouver- 
neur au  ministre  de  la  marine,  était  pleine  de  dénigre - 


avec  les  ministres,  pendant  qu'il  critique  Montcalm,  Vau- 
dreuil ne  cesse  de  louer  et  de  recommander  Lévis.  C'est 
ainsi  qu'après  la  campagne  de  William  Henry,  il  sollicite  pour 
celui-ci  le  grade  de  maréchal  de  camp,  le  même  grade  que 
celui  de  Montcalm.  ''  J'ai  l'honneur  de  vous  rendre  compte, 
écrit-il  au  ministre  de  la  marine,  que  je  n'ai  pu  refuser  à  la 
justice  que  je  dois  aux  services  et  au  zèle  de  M.  le  chevalier 
de  Lévis  d'écrire  à  M.  de  Paulmy  pour  l'engager  à  lui  procu- 
rer le  grade  de  maréchal  de  camp...  J'observe  à  M.  de  Paul- 
my qu'il  peut  y  avoir  deux  maréchaux  de  camp  dans  la 
colonie  sans  aucun  inconvénient,  et  qu'au  contraire  il  en 
résulterait  un  très  grand  bien.  En  effet.  Monseigneur,  M. 
de  Lévis  serait  toujours  sous  les  ordres  de  M.  le  marquis  de 
Montcalm,  qui,  par  la  part  qu'il  vient  d'avoir  aux  grâces  du 
roi,  se  trouve  décoré  du  cordon  rouge.  D'ailleurs  l'augmen- 
tation de  grade  de  M.  de  Lévis  ne  pourrait  que  flatter  les 
Canadiens  et  les  sauvages  et  faire  en  même  temps  impression 
à  nos  ennemis  ".  (  Vaudreuil  à  M.  de  Moras,  Montréal,  16 
septembre  1757). 

On  voit  par  la  correspondance  de  Lévis  qu'il  faisait  en  ce 
moment  les  plus  actives  démarches  pour  se  faire  nommer 
maréchal  de  camp.  Il  écrivait  dans  ce  but  à  MM.  de  Paulmy» 
de  Maillebois,  de  Soubise,  à  madame  la  maréchale  de  Mire- 
poix.  Montcalm,  toujours  zélé  pour  faire  valoir  ses  lieute» 
nants,  appuyait  fortement  la  démarche  du  chevalier. 


MONTCALM  301 

ment  contre  Montcalm.  M.  de  Vaudreuil  se  plaignait 
que  son  frère,  M.  de  Kigand,  n'eût  pas  obtenu  la  lati- 
tude de  se  distinguer  davantage.  Il  prétendait  que,  si 
Montcalm  eût  fait  appuyer  M.  de  Villiers,  celui-ci  eût 
pu  prendre  le  camp  retranché,  quand  il  repoussa,  le  7 
août,  une  sortie  de  l'ennemi.  Or  Montcalm  et  Lé  vis 
avaient  tous  deux  constaté,  après  une  reconnaissance, 
qu'il  était  impossible  de  forcer  ces  retranchements  l'épée 
à  la  main.  Ce  qui  était  encore  plus  grave,  le  gouver- 
neur insinuait  que  Montcalm  pouvait  être  indirecte- 
ment tenu  responsable  du  massacre. 

Ici  il  importe  de  citer  textuellement  :  "  M.  le  marquis 
de  Montcalm  a  pris  seul  les  précautions  qu'il  a  cru  con- 
venables ;  il  ne  s'en  est  rapporté  qu'à  lui-même,  et  peut- 
être  que  cela  ne  serait  point  arrivé  s'il  avait  voulu 
charger  M.  de  Eigaud,  les  missionnaires,  les  officiers  et 
interprètes,  du  soin  de  contenir  les  sauvages,  mais  il 
était  si  prévenu  qu'il  n'avait  confiance  qu'en  lui."  Ceci 
était  vraiment  odieux  et  inique.  Montcalm  avait  fait 
précisément  ce  que  Vaudreuil  l'accusait  d'avoir  omis. 
Il  avait  stipulé  dans  la  capitulation  même  que  les 
**  officiers  et  interprètes  attachés  aux  sauvages,"  feraient 
partie  de  l'escorte  chargée  d'accompagner  les  Anglais 
au  fort  Lydius.  Le  soir,  il  avait  obtenu  de  plus  que 
deux  chefs  par  nation  seraient  aussi  présents.  Tous  les 
documents .  relatifs  à  la  campagne  de  William-Henry 
sont  d'accord  à  établir  ces  faits.  Après  ceux  que  nous 
avons  déjà  cités,  voici  un  autre  texte  très  précis  :  "M.de 
Montcalm  fit  commander  une  escorte,  et  donna  ordre  à 
M.  de  Saint-Luc  de  la  Corne,  commandant  les  sauvages, 
et  à  plusieurs  officiers  de  la  colonie  entendant  leurs 
langues,  de  les  accompagner  afin  de  les  mettre  à  l'abri 


302  MONTCALM 

d'insulte  de  leur  part  ^."  Il  était  vraiment  inconcevable 
que  M.  de  Vaudreuil  se  laissât  aveugler  par  ses  préju- 
gés, au  point  de  porter  contre  le  général  qu'il  détestait 
une  accusation  aussi  faussement  malicieuse. 
Elle  était  de  nature  à  faire  d'autant  plus  de  tort  à  Mont- 
calm  auprès  du  ministère,  que  déjà  les  lettres  dénonciatri- 
ces, écrites  par  le  gouverneur  l'année  précédente,avaient 
porté  leur  fruit.  Au  département  de  la  guerre,  aussi 
bien  qu*à  celui  de  la  marine,  on  pouvait  constater  la 
fâcheuse  impression  produite.  La  sympathie  de  M. 
d'Argenson  pour  Montcalm  en  avait-elle  été  affectée  ? 
Nous  ne  saurions  le  dire.  Mais  ce  qui  est  certain,  c'est 
que  M.  le  marquis  de  Paulmy,  devenu  ministre  en  titre, 
s'en  préoccupait.  En  effet,  peu  de  jours  après  son  retour 
de  la  campagne  de  William-Henry,  Montcalm  recevait 
de  lui  une  lettre,  qui,  sous  les  formules  d'une  courtoisie 
raffinée,  où  excellaient  les  hauts  fonctionnaires  de  cette 
époque,  contenait  des  conseils  significatifs.  "  Il  est  bien 
important,  écrivait  le  ministre,  que  les  officiers  des  trou- 
pes de  terre  qui  sout  en  Canada  vivent  en  bonne  union 
avec  ceux  de  la  colonie.  Il  est  à  craindre  que  les  pre- 
miers ne  traitent  les  Canadiens  avec  hauteur  et  dureté, 
et  surtout  il  serait  de  la  plus  grande  conséquence  que 
les  sauvages  n'en  fussent  pas  contents.  Sa  Majesté  m'a 
chargé  de  vous  recommander  de  vous  employer  en  tout 
ce  qui  peut  dépendre  de  vous  à  établir,  entre  les  troupes 
qui  sont  à  vos  ordres  et  les  habitants  du  pays,  des  senti- 
ments d'amitié  et  d'intelligence,  sans  lesquels  on  ne 
peut  espérer  qu'ils  concourent   ensemble,  avec  toute 


1 — Détail  de  la  campagne  de  1757,  du  4  juillet  au  4  septem- 
bre; Arch.  prov.  Xan.  X.  T,  2ème  série,  vol.  13. 


MONTCALM  303 

Tardeur  désirable,  au  succès  des  expéditions  que  vous 
aurez  à  entreprendre.  Comme  l'exemple  que  vous  don- 
nerez est,  sans  difficulté,  le  moyen  le  plus  puissant  dont 
vous  puissiez  vous  servir  pour  faire  connaître  aux  uns 
et  aux  autres  la  manière  dont  ils  doivent  se  conduire, 
vous  ne  pouvez  montrer  trop  de  douceur  et  d'affabilité 
en  toute  occasion  tant  aux  Canadiens  qu'aux  sauvages. 
Il  est  surtout  essentiel  de  ménager  ceux-ci  dont  le  ser- 
vice est  indispensablement  nécessaire  pour  nous  donner 
des  connaissances  du  pays,  et  des  avis  de  la  marche  et 
des  dispositions  de  l'ennemi  ;  et  on  ne  peut  parvenir  à 
se  les  attacher  solidement,  qu'en  témoignant  faire  cas 
de  leur  bravoure  dont  ils  sont  jaloux,  en  donnant  des 
louanges  à  la  petite  guerre  qui  est  en  usage  parmi  eux, 
en  accoutumant  vos  troupes  à  s'y  exercer  quelquefois 
au  moyen  de  quelques  volontaires  entremêlés  avec  eux, 
enfin,  en  rendant  à  tous  la  justice  la  plus  scrupuleuse 
sur  ce  qui  aura  été  promis,  et  en  évitant,  dans  le  par- 
tage du  butin,  de  donner  des  préférences  qui  puissent 
causer  des  jalousies  et  mécontenter  des  alliés  du  secours 
desquels  la  colonie  ne  peut  se  passer.  Je  vous  ai  vu  si 
plein  de  ces  principes  quand  vous  êtes  parti  pour  vous 
embarquer,  que  je  ne  doute  pas  qu'ils  se  soient  fortifiés 
en  vous  depuis  que  vous  en  aurez  reconnu  la  vérité  et 
l'importance  par  vous-même,  et  que  vous  ne  vous  por- 
tiez d'inclination  à  remplir  les  intentions  de  Sa  Majesté 
à  cet  égard  ^  ?  La  leçon  était  voilée  d'euphémismes 
diplomatiques,  mais  elle  n'en  était  pas  moins  réelle  ni 
moins  désagréable  à  recevoir. 


1 — Lettres  de  la  cour  de  Versailles,  p.  63  j  M.  de  Paulmy  au 
marquis  de  Montcalm,  10  avril  llbl. 


304  MONTCALM 

M.  de  Moras  avait  cru,  lui  aussi,  devoir  écrire  à 
Montcalm  sur  le  même  sujet.  Mais  vu  qu'il  n'était 
pas  son  ministre  spécial,  et  qu'il  y  avait  entre  eux 
des  relations  personnelles  assez  intimes,  ses  avis  revê- 
taient une  forme  peut-être  encore  plus  bienveillante. 
Toutefois,  il  n'y  avait  pas  à  s'y  tromper,  et  toutes  les 
habiletés  de  langage  ne  pouvaient  dissimuler  les  repro- 
ches discrets  de  la  communication  ministérielle.  Mont- 
calm était  trop  intelligent  pour  ne  pas  saisir  le  sens  et  la 
portée  réelle  de  passages  comme  ceux-ci  :  "  Sa  Majesté 
est  persuadée  que  vous  serez  également  attentifs  l'un  et 
l'autre  " — c'est-à-dire  le  gouverneur  et  le  général —  "  à 
éviter  tout  ce  qui  pourrait  altérer  la  confiance  récipro- 
que, et  vous  pensez  trop  bien  tous  deux  pour  ne  pas 
vous  occuper  de  tout  ce  qui  peut  l'affermir  de  plus  en 
plus.  Tant  que  cette  bonne  intelligence  subsistera,  on 
n'aura  à  craindre  ni  division,  ni  altercation  entre  les 
troupes  de  terres  et  celles  de  la  colonie,  et  l'on  ne  trou- 
vera dans  ces  différents  corps  que  du  concert  et  de 
l'émulation  pour  concourir  à  l'exécution  de  toutes  les 
expéditions  auxquelles  ils  seront  employés.  L'expé- 
rience de  la  dernière  campagne  " — celle  de  1756  — 
"  a  dû  vous  faire  connaître  de  quelle  utilité  les  Cana- 
diens et  les  sauvages  peuvent  être  dans  tous  les  mou- 
vements qu'il  peut  y  avoir  à  faire.  On  peut  compter 
solidement  sur  la  valeur  des  Canadiens  et  même  sur 
leur  zèle  et  leur  bonne  volonté,  lorsqu'on  les  traitera  de 
manière  à  ne  pas  les  dégoûter.  Leur  situation  mérite 
par  elle-même  des  ménagements,  et  leur  caractère  ensei- 
gne peut-être  davantage.  La  fermeté  est  quelquefois 
nécessaire  avec  eux  ;  mais  une  douceur  éclairée,  qui 
en  général  est  toujours  plus  propre  à  faire  respecter 


MONTCALM  305 

l'autorité,  doit  particulièrement  réussir  à  leur  égard. 
Pour  ce  qui  concerne  les  sauvages,  vous  avez  dû 
vous  apercevoir  que,  s'il  convient  de  ne  pas  enfler  leur 
présomption  naturelle,  surtout  par  rapport  aux  secours 
qu'ils  pourront  vous  donner,  il  est  en  même  temps 
important  de  se  prêter  jusqu'à  un  certain  point  aux 
fantaisies  qui  souvent  les  déterminent  ;  il  faut  beaucoup 
de  patience  pour  en  tirer  parti.  "  Après  cette  disser- 
tation sur  la  manière  de  conduire  les  Canadiens  et  les 
sauvages,  sur  la  prudence  et  la  modération  qu'il  fallait 
observer,  le  ministre  se  hâtait  d'ajouter  que  tout  ce  dis- 
cours ne  s'adressait  nullement  à  Montcalm  lui-même. 
"  Ce  n'est  point  au  reste  pour  vous,  disait-il,  que  je 
fais  ces  observations  générales  sur  la  conduite  qu'on 
doit  tenir  avec  les  Canadiens  et  avec  les  sauvages  ;  je 
ne  suis  point  en  peine  que  vous  n'ayez  déjà  acquis  la 
confiance  des  uns  et  des  autres.  Mais  il  est  venu  des 
relations  particulières  du  Canada,  suivant  lesquelles  il 
paraît  que  certains  officiers  de  terre  les  ont  usés  en 
plusieurs  occasions  d'une  façon  trop  dure  pour  les  uns 
et  pour  les  autres.  Il  est  de  la  plus  grande  importance 
que  vous  teniez  la  main  à  ce  qu'ils  se  comportent  tous 
de  manière  à  effacer  les  impressions  qui  ont  été  prises 
à  cet  égard."  ^ 


1  — Lettres  de  la  Cour  de  Versailles,  p.  69  :  M.  de  Moras  au 
marquis  de  Montcalm,  27  mai  1757.  Cette  lettre  ne  parvint  à 
Montcalm  que  le  7  février  suivant,  par  voie  de  Louisbourg. 
(Journal  de  Montcalm,  p.  330).  Mais  nous  la  mentionnons 
ici,  ainsi  que  la  réponse  du  général,  pour  ne  pas  revenir  sur 
ce  sujet  des  communications  ministérielles  relatives  à  la 
direction  des  Canadiens  et  des  sauvages. 
20 


306  MONTCALM 

On  conçoit  facilement  quels  durent  être  les  senti- 
ments de  Montcalm  en  recevant  ces  lettres.  Il  en  fut 
sensiblement  affecté  }  Evidemment  on  Favait  des- 
servi auprès  des  ministres.  D'où  partaient  les  dénon- 
ciations ?  Il  l'ignorait  encore.  Mais,  quelles  que  fus- 
sent leur  origine,  il  voyait  bien  qu'à  Versailles  on  leur 
avait  donné  créance.  Malgré  la  peine  qu'il  en  ressentit 
il  se  défendit  avec  un  calme  qui  dut  lui  coûter  quelque 
effort.  Les  sages  avis  que  vous  me  donnez,  écrivit^il 
au  ministre  de  la  guerre,  me  prouvent  l'occupation  où 
vous  voulez  bien  être  que  je  réussisse  dans  ma  mis- 
sion. Vous  pouvez  assurer  le  roi  que  ce  que  vous 
me  recommandez  de  sa  part  si  étroitement  est  suivi 
exactement  de  la  mienne  ;  aussi  j'ai  acquis  au  dernier 
point  la  confiance  du  Canadien  et  du  sauvage.  Vis-à- 
vis  les  premiers,  quand  je  voyage  ou  dans  les  camps, 
j*ai  l'air  d'un  tribun  du  peuple  ;  mes  succès,  que  tout 
autre  aurait  eus,  et  la  grande  connaissance  des  mœurs 
des  sauvages,  l'attention  que  j'ai  vis-à-vis  d'eux,  m'ont 
attiré  leur  affection.  Elle  est  si  grande  qu'il  y  a  des 
moments  où  peut-être  mon  général  en  est  étonné.  Il 
est  né  en  Canada  et  son  système  et  celui  de  ses  amis  a 
toujours  été  de  dire  que  son  nom  seul  sufi&sait  pour 
attirer  la  confiance  des  nations.  Je  croirais  aujourd'hui 
être  aussi  sûr  du  mien.  Les  officiers  de  la  colonie  m'esti- 
ment, me  considèrent,  me  croient  juste,  sévère,  et  plu- 
sieurs me  craignent,  mais  ce  n'est  ni  un  Villiers,  ni 
Contrecœur,  ni  Ligneris,  ni  bien  d'autres.  A  l'égard  de 
nos  troupes,  j'ai  établi  la  plus  grande  harmonie  politi- 


1  —  Lettre  de  Bougainville  à   Madame  Hérault,  20  février 
1758, 


MONTCALM  807 

que.  Il  n'y  en  aura  jamais  d'autre  entre  nos  ofi&ciers  et 
les  leurs.  Il  n'y  a  rien  à  désirer  sur  cet  article,  de  notre 
côté,  car  nous  faisons  tous  les  frais  et  litière  de  pré- 
venances. Nos  officiers  ne  sont  pas  tous  en  état  d'aller 
avec  les  sauvages,  et  le  gouverneur  général  ne  se  sou- 
cie pas  que  j'en  envoie  souvent,  il  voudrait  que  ça  fût 
au  moins  un  mérite  exclusif  pour  la  Colonie  ;  cepen- 
dant j'en  envoie  de  temps  en  temps  et  je  les  choisis  bien. 
M.  de  la  Kochebeaucour  se  fait  une  grande  réputation 
dans  ce  genre,  il  va  être  à  son  cinquième  détachement. 
Quoiqu'il  n'y  ait  qu'une  partie  de  nos  officiers  en  état 
d'aller  à  la  guerre  avec  les  sauvages,  tous  ont  l'atten- 
tion de  les  traiter  dans  les  camps  avec  beaucoup  de 
douceur  et  d'affabilité.  Pour  nos  soldats,  ils  sont 
comme  frères  avec  le  Canadien  et  le  sauvage,  qui  les 
estiment  beaucoup  plus  que  les  soldats  de  la  colonie, 
appelées  troupes  détachées  de  la  marine.  Vis-à-vis  ces 
dernières  troupes,  qui  sont  bonnes  mais  qui  sont  mal 
tenues,  nos  soldats  n'ont  pas  assez  d'estime  et  de  res- 
pect pour  leurs  officiers.  Aussi,  et  j'ai  toujours  omis  de 
vous  en  rendre  compte,  j'ai  bien  vite  tenu  un  conseil 
de  guerre  et  fait  pendre,  le  14  du  mois  dernier,  un 
caporal  de  la  Sarre  qui  avait  manqué  à  un  officier  de  la 
colonie  ^.  Voilà  l'exacte  vérité.  Je  ne  néglige  rien  pour 
plaire  à  mon  général  et  mériter  sa  confiance.  La  lettre 
que  vous  lui  avez  écrite,  où  vous  parlez  de  tout  ce  que 
j'ai  écrit  d'avantageux  pour  son  frère,  a  fait  un  effet 
merveilleux,  et  si  M.  de  Moras,  de  qui  je  n'ai  pas  encore 


1  — "  On  a  cassé  la  tête  à  un  soldat  de  la  Sarre,  qui  avait 
manqué  aii  sieur  de  Langy,  officier  de  la  colonie."  (Journal 
de  Montcalm),  14  août  1757.  •   -^       •' 


308  MONTCA.LM 

reçu  de  lettre,  et  qui,  dans  ses  dépêches  ne  lui  a  pas 
encore  parlé  de  moi,  lui  en  parle  jamais  de  façon  à  lui 
inspirer  de  la  confiance,  le  service  du  roi  en  ira  mieux." 
Après  avoir  ainsi  répondu  aux  observations  du  mi- 
nistre de  la  guerre,  Montcalm,  dans  cette  même 
lettre,  faisait  l'éloge  de  ses  lieutenants,  MM.  de 
Lévis  et  de  Bourlamaque,  "  le  premier  infatigable,  cou- 
rageux, bonne  routine  militaire  ;  le  second,  homme 
d'esprit,  de  détail,  ayant  gagné  furieusement  de  l'hiver 
et  de  cette  campagne,  dans  l'esprit  de  tout  le  monde  ". 
Il  demandait  pour  eux  de  l'avancement,  et  disait  aussi 
un  mot  de  ce  qui  le  concernait  lui-même.  Ne  dissi- 
mulant pas  son  vif  désir  d'être  nommé  lieutenant- 
général,  il  écrivait  :  "  Je  vais  être  dans  ma  trente- 
sixième  année  de  service,  je  date  de  172 1  ;  je  suis  le  seul 
maréchal  de  camp  commandant  en  chef  un  corpg  de 
troupes  et  de  petites  armées  à  1,500  lieues,  ayant  fait 
deux  campagnes  avec  succès  et  deux  sièges  ".  Cepen- 
dant il  voyait  une  objection  ;  si  on  le  faisait  lieutenant- 
général,  il  se  trouverait  aux  ordres  d'un  capitaine  de  vais- 
seau—  c'était  le  grade  de  M.  de  Vaudreuil.  ^  La  dif- 
ficulté pourrait  être  tournée  en  nommant  celui-ci  chef 
d'escadre,  ou  grand-croix  de  l'ordre  de  Saint- Louis.  **  Si 
je  n'avais  pas  de  l'âge,  ajoutait  Montcalm,  je  désirerais 
moins  le  grade,  mais  il  faut  qu'un  homme  de  condition 
qui  sert  de  son  mieux  son  maître,  et  qui,  au  retour 
d'Amérique,  ira  en  Afrique,  si  l'on  en  a  envie,  aie  l'es- 
poir de  parvenir  à  tout  en  vieillissant.  Au  reste,  que  l'on 
me  fasse  ou  ne  me  fasse  pas  lieutenant- général,  même 


1 Il  avait  reçu  ce  grade  ad  honores,  n'ayant  jamais  servi 

sur  mer. 


MONTCALM  309 

zèle  pour  le  service,  même  attachement  pour  mon  mi- 
nistre ".  Et  il  terminait  ce  qu'il  avait  à  dire  sur  ce 
sujet  par  cette  phrase  caractéristique  :  "  Que  la  consi- 
dération de  ce  qui  me  regarde  n'arrête  jamais  l'avance- 
ment des  of&ciers  supérieurs  qui  sont  sous  mes  ordres  ". 
Dans  sa  réponse  au  ministre  de  la  marine,  Montcalm 
tout  en  restant  très  mesuré,  montrait  peut-être  davan- 
tage combien  vivement  il  ressentait  les  imputations 
dont  lui  et  ses  troupes  étaient  l'objet.  "  Vous  m'exal- 
tez, disait-il,  la  valeur  des  Canadiens,  vous  me  donnez 
des  leçons  sur  la  conduite  à  tenir  vis-à-vis  d'eux  et 
des  sauvages.  Vous  ajoutez  avec  bonté,  que  ce  n'est 
pas  par  rapport  à  moi  ;  mais  que  des  relations  particu- 
lières parlent  de  la  dureté  avec  laquelle  quelques-uns 
de  nos  officiers  traitent  les  uns  et  les  autres.  Je  me 
suis  bien  gardé  de  montrer  cette  lettre  ;  elle  aurait 
affligé  nos  officiers,  qui  ne  sont  que  trop  persuadés,  et 
ce  n'est  pas  sans  fondement,  qu'on  n'est  occupé  dans 
la  colonie,  par  un  esprit  de  basse  jalousie,  qu'à  les 
dépriser.  Ces  imputations  sont  fausses.  Ces  relations 
dont  vous  me  parlez,  Monseigneur,  ont  été  écrites  par 
des  personnes  aussi  mal  instruites  que  mal  intention- 
nées. J'en  appelle  à  M.  le  marquis  de  Vaudreuil  et  à  M. 
Bigot,  qui  m'ont  parus  peines  de  votre  lettre,  et  qui 
m'ont  assuré  l'un  et  l'autre  qu'ils  vous  détromperaient." 
En  lisant  cette  dernière  phrase,  le  ministre  dut  sans 
aucun  doute  la  ponctuer  d'un  sourire.  Vaudreuil  le 
détromper,  lorsque  lui-même  était  l'accusateur  !  A  ce 
moment,  Montcalm,  malgré  les  divergences  qui  s'étaient 
produites,  ne  soupçonnait  pas,  évidemment,  quelle  ani- 
mosité  ressentait  contre  lui  le  gouverneur.  Et,  dans 
sa  loyauté,  il  ne  supposait  pas  que  celui-ci  pût   man- 


310  MONTCALM 

quer  de  sincérité  au  point  de  s'engager  à  dissiper  des 
impressions  qu'il  aurait  lui-même  fait  naître.  . 

Après  ce  candide  appel  à  la  caution  de  MM.  de  Vau- 
dreuil  et  Bigot,  le  général  poursuivait  :  '*  Les  Canadiens 
et  les  sauvages  se  louent  du  petit  nombre  de  nos  offi- 
ciers qui  ont  été  avec  eux,  et  M.  Pouchot,  capitaine  au 
régiment  de  Béarn,  qui  a  commandé  à  Niagara,  est 
regretté  par  les  derniers.  Pour  ce  qui  me  regarde  per- 
sonnelkment,  je  ne  changerai  point  de  conduite.  Le 
Canadien,  le  simple  habitant,  me  respecte  et  m'aime; 
pour  ce  qui  est  des  sauvages,  j'ose  croire  avoir  saisi 
leur  génie  et  leur  mœurs.  Je  dois  peut-être  plus  leur 
confiance  à  mes  succès  qu'à  mes  faibles  talents  ;  mais, 
dans  ce  moment-ci  j'ose  assurer  que,  même  dans  les 
pays  d'En- Haut,  mon  nom  seul  fera  autant  d'impres- 
sion que  ceux  que  l'on  croît  l'idole  de  ces  peuples.  .Ils 
ont  pour  principe  de  considérer  autant  le  chef  de  guerre 
que  le  chef  de  cabane.  A  l'égard  de  la  valeur  cana- 
dienne, nul  ne  leur  rend  plus  de  justice  que  moi  et  les 
Français  ;  mais  une  nation  accoutumée  à  se  vanter  aura 
beau  s'exalter  elle-même,  je  n'aurai  jamais  la  malheu- 
reuse confiance  de  M.  Dieskau  ;  je  ne  les  emploierai 
que  dans  leur  genre,  et  je  chercherai  à  étayer  leur  bra- 
voure de  l'avantage  des  bois  et  de  celle  des  troupes 
réglées  ;  par  ce  mot,  j'entends  les  troupes  de  terre  et  de 
la  marine  que  j'estime  également  ". 

En  lisant  attentivement  ces  lettres  de  Montcalm  aux 
ministres,  de  même  qu'en  étudiant  son  journal  et  sa 
correspondance  avec  ses  compagnons  d'armes,  on  finit 
par  se  faire  une  idée  assez  exacte  de  ses  sentiments  et 
de  ses  impressions.  On  a  dit  qu'il  détestait  les  Cana- 
diens.    Cela  n'est  pas  exact.     Il  aimait  notre  peuple  et 


MONTCALM  311 

appréciait  à  leur  valeur  ses  qualités  réelles.     Nos  lec- 
teurs se  rappellent  ces  mots  de  la  lettre  qu'il  écrivait  à 
M.  de    Moras,  le   11  juillet  :  "  Quelle  colonie  !  quel 
peuple  !......   Ils  ont  tous  foncièrement  de  l'esprit  et  du 

courage  ".  Il  avait  de  la  sympathie  pour  le  "  Cana- 
dien, le  simple  habitant  "  ;  celui-ci  de  son  côté,  l'aimait 
et  le  respectait,  et  Montcalm  avait  raison  de  se  croire 
et  de  se  dire  populaire.  Mais  il  avait  peu  d'estime 
pour  un  grand  nombre  de  Canadiens  fonctionnaires,  et 
d'ofîiciers  du  pays.  Il  critiquait  chez  eux  la  vanité,  l'es- 
prit de  vantardise,  la  duplicité,  le  manque  de  scrupule. 
Nous  croyons  qu'il  était  enclin  à  trop  généraliser,  et 
qu'il  lui  arrivait  de  pousser  trop  loin  ses  antipathies.  Il 
ne  se  défendait  pas  assez  du  préjugé  anticolonial,  dont 
les  troupes  de  ligne  étaient  certainement  affectées,  et 
qui,  malgré  lui,  faisait  parfois  dévier  son  jugement.  Un 
historien  canadien  est  souvent  blessé  dans  son  amour- 
propre  national,  en  lisant  le  journal  et  les  lettres  de 
Montcalm.  Les  allusions  à  la  fausseté  canadienne,  à  la 
forfanterie  canadienne,  à  la  malhonnêteté  canadienne, 
y  reviennent  trop  fréquemment  à  notre  gré.  Et  nous 
avons  le  droit  de  trouver  que  l'humeur  et  l'esprit  caus- 
tique s'y  donnent  trop  facilement  carrière  au  détriment 
des  enfants  du  sol.  Mais  il  ne  faut  pas,  à  cause  de  cela, 
taxer  d'injustice  et  de  prévention  aveugle  toutes  les 
appréciations  sévères  de  Montcalm.  Hélas  !  nous  som- 
mes forcés  d'en  convenir,  il  avait  sous  les  yeux  des 
spectacles  bien  de  nature  à  irriter  une  âme  honnête  et 
un  esprit  clairvoyant  :  l'incapacité  prétentieuse,  la  cupi- 
dité insatiable,  l'indélicatesse  et  l'improbité  sans  ver- 
gogne. Et  nous  ne  devons  pas  nous  étonner  que  les 
paroles  amères  aient  été  promptes  à  monter  de  son  cœur 


312  MONTCALM 

à  ses  lèvres.  Sans  doute,  il  fallait  distinguer,  et  Mont- 
calm  savait  le  faire.  On  retrouve  fréquemment  sous  sa 
plume  l'éloge  de  M.  de  Villiers,  de  M.  de  Contrecœur, 
de  M.  de  Ligneris,  de  M.  de  Lanaudière,  de  M.  de  Langy, 
de  M.  Marin  et  de  beaucoup  d'autres  ofl&ciers  cana- 
diens. Mais  quand  il  dénonce  les  rapines  de  Cadet,  de 
Péan,  de  Deschenaux,  de  tant  d'autres  concussionnaires, 
faut-il  l'accuser  d'injustice  parce  que  ceux-ci  étaient 
nés  au  Canada  ? 

Dans  le  dernier  passage  de  la  lettre  du  général  à  M. 
de  Moras,  que  nous  avons  cité  plus  haut,  il  touchait  un 
point  délicat,  celui  de  la  valeur  canadienne.  On  lui  a 
reproché  d'avoir  dénigré  nos  milices.  Ceci  demande 
explication.  Montcalm  tenait  pour  certain  que  l'on  ne 
pouvait  compter  sur  elles,  comme  sur  les  bataillons  de 
ligne,  pour  les  opérations  régulières,  les  mouvements 
d'ensemble  sous  le  feu  de  l'ennemi,  les  attaques  à  décou- 
vert de  retranchements  ou  de  positions  fortifiées,  non 
plus  que  pour  les  combats  en  rase  campagne,  où  l'en- 
traînement, la  discipline  et  la  tactique  peuvent  seuls 
donner  à  des  troupes  la  solidité  et  la  fermeté  néces- 
saires. Et  il  avait  incontestablement  raison.  Mais 
cela  ne  l'empêchait  pas  de  rendre  aux  Canadiens  pleine 
justice  et  de  reconnaître  leur  extraordinaire  aptitude 
comme  tirailleurs,  comme  éclaireurs,  pour  la  guerre 
d'escarmouche  et  d'embuscade.  En  un  mot,  il  ne  mécon- 
naissait pas  leur  intrépidité,  il  constatait  simplement  le 
fait  que  des  miliciens  ne  peuvent  posséder  la  formation 
des  réguliers.  "  En  six  mois,  j'en  ferais  des  grenadiers,'' 
disait-il.  Mais  en  attendant,  il  estimait  plus  prudent 
de  ne  les  "employer  que  dans  leur  genre."     Qu'il  ait 


MONTCALM  313 

parfois  exprimé  cet  avis  avec  une  franchise  trop  abrup- 
te, cela  ne  change  rien  au  fond  de  sa  pensée. 

Dans  sa  défense  en  réponse  aux  lettres  ministérielles, 
Montcalm,  cédant  au  besoin  de  se  justifier,  avait-il 
représenté  sous  un  jour  trop  favorable  son  attitude  et  sa 
conduite  ?  Une  apologie  personnelle  est  toujours  quel- 
que peu  suspecte.  Celle  d'un  ami  l'est  aussi,sans  doute, 
dans  une  certaine  mesure  ;  mais  lorsque  ce  dernier 
atteste  des  faits  dont  il  a  été  témoin  journalier,  son 
témoignage,  il  nous  semble,  mérite  d'être  pesé.  Lisons 
donc  quelques  lignes  d'une  lettre  écrite  par  Bougain- 
ville  à  madame  Hérault  :  "  M.  de  Montcalm  a  été  sen- 
siblement affecté  de  cette  lettre  " — la  lettre  du  27  mai 
de  M. de  Moras — "qu'il  s'est  bien  gardé  de  montrer  aux 
ofiSciers  français.  Son  effet  eût  été  de  produire  décou- 
ragement et  querelles.  Des  écrivains  subalternes,  ou 
peut-être  les  chefs  de  ce  pays  \  ont  donc  en  secret 
décrié  des  expatriés  déjà  trop  à  plaindre  et  qui  ne  sont 
venus  ici  que  pour  les  secourir  ?  Je  ne  ferai  point 
l'apologie  de  mon  général  ;  sa  conduite  parle.  Simple- 
ment, je  vous  dirai  qu'avec  le  peuple  le  plus  indo- 
cile et  le  plus  indépendant  il  n'a  pas  fait  un  exem- 
ple de  sévérité  ;  que  l'habitant  canadien  aime  mieux 
marcher  avec  lui  et  les  Français  qu'avec  ses  propres 
officiers  ;  que  son  nom  est  aimé  et  respecté  des  sau- 
vages ;  que  ces  Français,  dont  vous  connaissez  la  viva- 
cité se  sont  laissé  braver,  enlever  jusque  dans  leurs 
tentes  les  choses  les  plus  nécessaires  à  leur  subsistance 


^  —  M.  Bougainville,  comme  on  le  voit,  était  plus  défiant 
que  son  chef,  et  soupçonnait  que  MM.  de  Vaudreuil  et  Bigot 
pouvaient  être  eux-mêmes  les  auteurs  de  ces  plaintes. 


314  MONTCALM 

par  des  barbares  qu'ils  méprisent,  sans  en  avoir  mal- 
traité un  seul,  tant  on  leur  recommande  la  patience  et 
tant  on  leur  en  donne  l'exemple. "  ^  Le  même  Bougain- 
ville  écrivait  aussi  à  un  autre  correspondant:  "  Je  puis 
vous  assurer  comme  témoin  oculaire  que  tout  le  monde 
dans  ce  pays.  Canadiens  et  sauvages,  ont  été  enchantés 
de  cette  faveur  de  Sa  Majesté  "  (le  cordon  rouge).  "  M. 
de  Montcalm  y  a  gagné  tous  les  cœurs  et  les  nations 
sauvages  ont  continuellement  son  nom  à  la  bouche.  Il 
sait  l'art  de  les  gouverner  comme  s'il  avait  été  élevé  au 
milieu  de  leurs  cabanes.  "  ^ 

Le  fait  est  que  la  campagne  de  William-Henry  sem- 
blait justifier  ces  appréciations.  Sans  eau-de-vie,  avec 
son  seul  prestige  personnel,  sa  seule  parole,  sa  seule 
influence  persuasive,  en  multipliant  les  conseils  et  les 
conférences,  il  était  parvenu  à  retenir,  à  diriger,  à  faire 
marcher  et  participer  aux  opérations  près  de  deux  mille 
sauvages  de  trente-deux  nations  différentes,  réfractaires 
à  toute  discipline  et  à  toute  subordination.  Et  la  viola- 
tion de  la  capitulation  elle-même  était  un  accident  tra- 
gique dont  les  conséquences  auraient  été  beaucoup  plus 
désastreuses,  sans  l'ascendant  qu'il  avait  su  prendre  sur 
ses  farouches  auxiliaires. 


1 — Bougainvilleà  madame  fféraultf  20  février  1758. 
2 — Bougainviîle  à  Monsieur  Saint- Laurensy  à  Versailles,  19 
août  1757. 


CHAPITRE   X 


Montcalm  descend  à  Québec.  —  Les  quartiers  d'hiver Les 

bataillons  de  Berry  décimés  par  la  maladie —  L'automne 

à   Québec,   période   d'activité   financière Le   système 

monétaire  de  la  Nouvelle-France Naufrage  d'un  vais- 
seau marchand.  —  Mauvaise  récolte Montcalm  prêche 

l'économie  et  la  frugalité Une  tournée  d'inspection — 

Le  procès  de  Vergor  et  de  Villeray. —  La  correspondance 
de  Montcalm Le  régime  Bigot.  -  Une  bande  d'exploi- 
teurs et  de  concussionnaires. 

Le  séjour  de  Montcalm  à  Montréal,  au  mois  de  sep- 
tembre 1757,  fut  de  courte  durée.  Il  se  vit  presque 
immédiatement  obligé  de  se  rendre  à  Québec,  afin  d'y 
inspecter  les  deux  bataillons  de  Berry  récemment  arri- 
vés, les  huit  compagnies  nouvelles  destinées  aux  batail- 
lons de  la  Eeine  et  de  Languedoc,  en  remplacement  de 
celles  que  les  Anglais  avaient  prises  sur  VAlcide  et  le 
LiSy  et  les  recrues  envoyées  pour  combler  les  vides 
causés  par  la  maladie  et  les  combats.  Mais  avant  son 
départ,  il  arrêta  avec  le  gouverneur  l'état  des  prochains 
quartiers  d'hiver.  On  convint  que  la  Reine  hivernerait 
à  Québec  ;  La  Sarre  à  l'Ile-Jésus  ;  Eoyal-Roussillon  à 
Boucherville,  Varennes,  Laprairie,  Longueuil,  Verchè- 
res,  Contrecœur  ;  Guyenne  à  Chambly,  Saint- Antoine, 
Saint-Denis,  Sorel  ;  Languedoc,  neuf  compagnies  de 
grenadiers  à  Saint- Augustin,  quatre,  de  la  Pointe  de 
Lévis  à  Saint-Jean  Deschaillons  ;  Berry,  le  deuxième 
bataillon  à  la  côte  de  Beaupré,  le  troisième  à  l'île  d'Or- 


316  MONTCALM 

léans  ;  Béarn,  à  Montréal,  Lachine,  la  Pointe- G  la  ire, 
Sainte-Geneviève,  Sainte- Anne. 

Après  avoir  communiqué  à  M.  de  Lévis  ^  ces  arran- 
gements et  lui  avoir  remis  les  instructions  relatives  au 
mouvement  des  troupes,  à  la  distribution  des  compa- 
gnies dans  les  quartiers,  aux  permissions  pour  les  offi- 
ciers etc.,  Montcalm  partit  pour  Québec,  où  il  arriva 
le  11  septembre.  Il  y  trouva  le  régiment  de  Berry 
dans  une  assez  triste  condition.  Les  deux  bataillons 
avaient  débarqué  à  Québec,  le  29  juillet,  après  une 
traversée  de  trois  mois.  Une  maladie  épidémique 
sévissait  à  bord  des  navires,  et  bientôt  les  hôpitaux  se 
trouvèrent  encombrés.  L'Hôtel-Dieu  reçut  cent  soixante 
malades  et  l'Hôpital  général  six  cents.  Les  religieuses 
et  le  clergé  montrèrent  un  dévouement  admirable. 
Sept  hospitalières  et  quatres  prêtres  succombèrent  au 
fléau.  Mgr  de  Pontbriand  donnait  lui-même  l'exemple 
de  l'héroïsme  chrétien  en  allant  prodiguer  ses  soins  aux 
pestiférés.  Les  ravages  de  la  maladie  furent  désastreux  ; 
en  quelques  semaines  le  régiment  de  Berry  perdit  trois 
officiers  et  deux  cents  hommes  ^. 

Lorsque  Montcalm  arriva  à  Québec,  une  vive  inquié- 
tude y  régnait  au  sujet  de  Louisbourg.     Des  nouvelles 

1  —  Lévis  était  arrivé  à  Montréal  le  8  septembre. 

2  —  Doreil  au  ministre^   27  septembre  1757  ;  Arch.   de  la  G» 

1757 Mgr  de  St-  Vallier  et  V Hôpital  général  de    Québec^   pp. 

329-330 Les  deux  bataillons  de  Berry,  dont  la  composition 

avait  été  ordonnée  pour  aller  servir  aux  Indes,  comprenaient 
chacun  neuf  compagnies  de  soixante  hommes,  y  inclus  la 
compagnie  de  grenadiers,  et  trois  officiers  par  compagnie.  Ils 
avaient  laissé  quatre-vingt-onze  hommes  à  Louisbourg.  Jour- 
nal de  Montcalm  p.  303  ;  Montcalm  au  ministre,  18  septembre 
1757,  Collection  de  M.,  IV,  p.  132. 


MONTCALM  317 

de  rile-royale  annonçaient  que  le  20  août  la  flotte 
anglaise  se  préparait  à  attaquer  celle  de  l'amiral  Dubois 
de  la  Motte  et  à  faire  une  descente.  Le  général  dut 
sans  aucun  doute  s'efforcer  de  calmer  ces  alarmes,  car 
le  danger  ne  lui  paraissait  pas  imminente  L'événe- 
ment lui  donna  raison.  On  apprit  ultérieurement  que 
la  flotte  de  l'amiral  Holbourne,  battue  par  une  effroya- 
ble tempête,  n'avait  pu  rien  entreprendre,  et  que  plu- 
sieurs de  ses  vaisseaux  s'étaient  perdus  en  mer. 

A  ce  moment  de  l'année,  la  capitale  de  la  Nouvelle- 
France  offrait  toujours  le  spectacle  d'une  extraordinaire 
activité  et  d'un  grand  mouvement  d'affaires.  Elle  pre- 
nait "  l'air  d'une  ville  très  commerçante  et  très  agiotan- 
te, écrit  Montcalm  dans  son  journal".  Du  premier  au 
vingt  septembre,  on  rapportait  aux  bureaux  du  trésorier 
la  monnaie  de  carte  et  les  ordonnances,  qui,  à  part  les 
espèces,  trop  peu  abondantes,  constituaient  le  système 
monétaire  de  la  colonie.  La  monnaie  de  carte,  créée 
par  l'intendant  de  Meulles,  équivalait  à  nos  billets  de 
la  Puissance  du  Canada.  Mais,  avec  l'augmentation 
des  dépenses  publiques,  l'intendant  avait  cru  devoir 
recourir  à  un  autre  instrument  d'échange.  Et  il  avait 
émis,  sous  sa  seule  signature,  des  ordonnances  portant 
un  numéro  d'ordre  et  l'indication  de  leur  valeur  nomi- 
nale, inscrite  en  chiffres  et  en  écriture.  Cartes  et 
ordonnances  avaient  cours  seulement  dans  les  limites  du 

1  —  Montcalm  écrivait  à  Lévis,  avec  une  grande  verdeur 
d'expression  :  "  De  vous  à  moi,  et  ne  me  citez  pas  ;  tout  le 
monde  fait  ici  c...  dans  ses  culottes  pour  Louisbourg  ;  pour 
moi,  qui  ne  suis  pas  naturellement  peureux,  j'attendrai 
tranquillement  les  événements  ".  (Montcalm  à  Lévis,  Québec , 
le  15  septembre  1757). 


318  MONTCALM 

Canada.     Il  fallait  donc  qu'elles  fussent  transformées 
en  d'autres  valeurs,  pour  les  besoins  du  commerce  d'im- 
portation et  les  relations  financières  entre  la  France  et 
la  colonie.    Ainsi,  tous  les  automnes,  on  venait  présenter 
au  trésorier  les   cartes  et  ordonnances  que    l'on  avait 
en  mains,  et  que  l'on  voulait  convertir  en  papier  com- 
mercial valable  à  l'extérieur.     Le  trésorier  délivrait  des 
bons  pour  une  valeur  correspondante.     Cette  opération 
préliminaire  avait  lieu  du  premier  au  vingt  septembre. 
Puis,   du  premier  au  vingt  octobre,  ces  bons   étaient 
apportés  aux  bureaux  de  l'intendant,   qui  donnait  en 
retour  des  lettres  de  change  sur  le  trésorier  de  la  ma- 
rine,  en  France.      Et  avec  ces  effets    de   commerce 
officiels,  les  négociants  et  les  particuliers  se  voyaient  en 
état  de  faire  leurs   remises  dans  la  mère-patrie  et  d'y 
pourvoir  à  tous  leurs  paiements,  placements  ou  achats. 
Jusqu'en  1753,    ce  système  avait    donné    satisfaction. 
Mais  alors,  la   déplorable  condition  des  finances  fran- 
çaises   et   l'augmentation  constante   des  dépenses  au 
Canada  firent  adopter  par  les  ministres  un  moyen  dila- 
toire, pour  espacer  et  diviser  le  paiement  des  lettres  de 
changes.     Ils  décidèrent  de  ne  les  solder  qu'en  trois 
termes.     C'est  à  cette  pratique  que  faisait  allusion  le 
passage  suivant  du  journal  de   Montcalm  :  "  L'inten- 
dant règle  les  termes  des  paiements.     L'année  passée 
elles  étaient  données  payables  d'année  en  année  et  par 
tiers.     Cette  année  il  les   a  données  payables  en  trois 
ans,  savoir  :  un  quart  en   1758;  moitié  en   1759;  et 
un  quart  en  1760.     Il  a  été  porté  au  trésor  treize  mil- 
lions, trois  cent  mille  livres  ;  il  faut  encore  supposer  au 
moins  trois  millions  restant  entre  les  mains  des  parti- 
culiers, compris  un  million  de  cartes,  cent  cinquante 


MONTCALM  319 

mille  livres  de  billets  de  castor,  huit  cent  mille  livres 
d'espèces  d'or  et  d'argent,  ce  qui  fait  aujourd'hui  plus 
de  dix-sept  millions,  deux  cent  mille  livres,  circulant 
dans  un  pays  où,  en  1730,  il  y  avait  à  peine  huit  cent 
mille  livres.  D'où  est  donc  provenue  cette  quantité 
d'argent  répandue  en  si  peu  de  temps  ?  Des  dépenses 
énormes  que  le  Eoi  a  faites  dans  la  colonie.  Du  temps 
de  M.  Hocquart,  lorsque  les  dépenses  du  Eoi  montaient 
à  deux  millions,  le  ministre  était  embarrassé  pour  y 
faire  face  ;  et  l'on  fut  obligé  une  année  de  suspendre  à 
cet  effet  le  paiem'ent  des  rentes  de  l'Hôtel  de  Ville  de 
Paris.  Aujourd'hui,  elles  passent  neuf  millions  et  la 
cour  n'en  est  plus  étonnée.  M.  Bigot  a  su  l'y  accou- 
tumer ". 

Peu  de  jours  après  l'arrivée  de  Montcalm  à  Québec, 
un  vaisseau  rochellois,  la  Nouvelle-Société,  chargé  de 
vins,  d'eau-de-vie  et  de  marchandises,  fit  naufrage  à 
trois  lieues  de  cette  ville.  Treize  hommes  de  l'équipage 
furent  noyés.  Annonçant  cette  mauvaise  nouvelle  à 
Bourlamaque,  le  général  ajoutait  :  "  Il  y  a  encore  deux 
bâtiments  en  rivière.  Dieu  veuille  que  ce  soit  la  Liberté" 
Ce  navire  désiré  contenait  des  caisses  attendues  impa- 
tiemment par  lui,  et  l'habillement  de  trois  mille  neuf 
cents  hommes  des  troupes  de  terre.  On  espérait  aussi 
qu'il  apportait  cinq  cents  quarts  de  farine,  dont  le 
secours  aurait  été  inappréciable.  "  Mais,  par  une  fata- 
lité sans  exemple,  lisons-nous  dans  le  journal  de  Mont- 
calm, par  ordre  de  la  Cour,  on  l'a  fait  décharger  sans 
que  l'on  puisse  en  pénétrer  la  raison.  Le  ministère 
aura  pensé  que  ce  bâtiment  ne  pouvant  arriver  qu'après 
la  récolte,  elle  aurait  été  assez  abondante  pour  suppléer 
à  nos  malheurs."    Si  tel  avait  été  le  motif  des  bureaux 


320  MONTCALM 

de  la  marine,  ils  avaient  été  bien  mal  avisés.    Car  la 
récolte  au  Canada  était  pire  que  médiocre.    Dès  le  24 
août,   Bigot  écrivait   à  la  cour  :  "  Le  Canada  est  fort 
heureux  ;  ses  projets  réussissent  et  il  bat  les  Angolais 
de  tous  côtés  ;  mais  il  est  malheureux  dans  ses  récoltes. 
En  voici  une  qui  nous  avait  donné  de  grandes  espé- 
rances et  qui  sera  mauvaise.     Il  gèle  et  il  pleut  depuis 
quinze  jours  ou  trois  semaines.    Les  blés  sont   rouilles 
et  échaudés."  Tout  cela  faisait  dire  à  Montcalm,  dans 
une  lettre  à  Lé  vis,  le  25  septembre  :  "  Nous  allons  être 
bien  misérables  pour  le  pain  ;  on  parle  de  réduction  à 
compter  du    1er  octobre."     Le  lendemain,  il  revenait 
encore  sur  ce  grave  sujet,  et  communiquait  à  son  lieu- 
tenant les  réflexions  suivantes  :  "  Les  tristes  circons- 
tances où  nous  sommes  exigent  de  nous  et  de  nos  sol- 
dats de  nous  prêter  à  une  grande  réduction   dans  les 
vivres.    Les  bataillons  qui  seront  dans  les  côtes   conti- 
nueront à  être  nourris  chez  l'habitant.    Comme  l'habi- 
tant lui-même  n'aura  pas  de  superflu,  il  faudra  que  nos 
soldats  se  prêtent  à  vivre  comme  eux.  Les  bataillons  et 
les  troupes  qui  seront  le  plus  à  plaindre,  seront  celles 
destinées  à  tenir  garnison  dans  les  villes  de  Québec  et 
de  Montréal.  Monsieur  l'intendant  vient  de  me  démon- 
trer la  triste  situation  de  la  colonie  jusqu'à  l'arrivée  des 
secours  de  France.  Tout  ce  qui  habite  Québec  est  réduit 
au  quarteron,  à  commencer  par  moi  ;  les  Acadiens  qui 
sont  sans  ressources,  sont  réduits  à  la  demi-livre,  et  nos 
soldats  le  seront,  à  commencer  du    12  octobre,  à  une 
livre  de  pain,  un  quart  de  lard  et  quatre  onces  de  pois." 
Cette  terrible  question  des  vivres  était  redevenue  la 
grande  préoccupation  des  chefs  de  la  colonie  dans  l'au- 
tomne de  1757.    Le  marquis  de  Vaudreuil  étant  arrivé 


MONTCALM  321 

à  Québec  le  13  octobre,  il  réunit  immédiatement  en 
conseil  MM.  de  Montcalm,  Bigot,  Péan  et  le  munition- 
naire  Cadet.  L'intendant  soumit  un  exposé  de  la  situa- 
tion. Le  munitionnaire  n'avait  que  quinze  cents  quarts 
de  farine  ;  les  recherches  sur  la  côte  du  sud  ne  produi- 
raient que  deux  mille  quintaux  ;  le  gouvernement  de 
Montréal  n'en  pourrait  fournir  plus  de  six  cents  à  celui  de 
Québec.  Il  fut  donc  décidé  qu'à  commencer  du  V^  novem- 
bre le  soldat  recevrait  la  distribution  suivante,  tous  les 
huit  jours  :  une  demi-livre  de  pain  par  jour  et  un  quar- 
teron de  pois,  six  livres  de  bœuf  et  deux  livres  de  morue 
pour  huit  jours.  En  décembre  on  commencerait  à  don- 
ner du  cheval,  et  on  continuerait  en  janvier  et  février. 
On  garderait  le  lard  pour  l'arrière-saison.  Dans  ce  con- 
seil, Montcalm  fit  plusieurs  propositions  fort  judicieu- 
ses ;  par  exemple,  de  disperser  les  soldats  dans  tous  les 
villages  où  il  n'y  en  avait  pas,  et  de  faire  le  pain,  qui 
serait  ainsi  moins  blanc,  mais  plus  abondant,  avec  le 
gruau  et  la  plus  grande  partie  du  son  II  émit  aussi 
l'avis  que  le  gouverneur  général,  l'intendant  et  lui- 
même  devaient  donner  l'exemple  du  retranchement 
des  tables  et  de  la  frugalité,  et  se  déclara  déterminé  à 
adopter  cette  ligne  de  conduite.^  Le  lendemain  de  cette 
importante  réunion,  le  général  écrivait  à  Lévis  :  "  Vous 
trouverez  ci-joint,  mon  cher  chevalier,  une  lettre  osten- 
sible, et  pour  être  communiquée  aux  lieutenants-colo- 
nels. Celle-ci  est  pour  vous  seul.  J'ai  ouvert  hier  l'avis 
du  retranchement  des  tables.  M.  de  Vaudreuil  l'a 
adopté  et  a  promis  de   donner  l'exemple.     Toute  la 


1  —  Journal  de  Montcalm,  p.  309. 
21 


322  MONTCALM 

colonie  applaudit;  l'intendant  pas  trop.  Il  aime  le 
faste,  et  ce  n'est  pas  le  cas.  J'ai  été  d'avis  d'un  seul 
service,  conformément  à  l'article  16  de  l'ordonnance. 
J'ai  été  d'avis  qu'il  ne  fallait  de  tout  l'hiver,  ni  bals,  ni 
violons,  ni  fêtes,  ni  assemblées,  J'ai  donné,  hier,  mon 
dernier  grand  repas,  où  j'avais  nos  puissances  et  cinq 
dames.  Il  a  été  splendide  par  le  goût,  la  profusion  et 
un  double  service  d'entremets.  J'aurai  demain  dix  per- 
sonnes, avec  un  potage,  quatre  grosses  entrées,  une 
épaule  de  veau,  une  pièce  d'entremets  froid,  le  tout 
servi  ensemble,  le  bouilli  relevant  la  soupe.  Et  voilà 
mon  plan  fait  pour  tout  l'hiver.  Je  vous  exhorte, 
comme  votre  ami,  à  n'avoir  qu'un  groo  dîner  bourgeois, 
à  un  seul  service,  pour  les  officiers  arrivant  des  quartiers; 
ni  violons,  ni  bals,  ni  fêtes  ".  ^  Cette  lettre  faisait  hon- 
neur à  Montcalm.  Il  y  tenait  le  langage  d'un  chef  éclairé 
et  d'un  véritable  patriote.  La  lettre  "  ostensible  ",  pour 
les  lieutenants-colonels,  que  mentionnait  le  général, 
partait  de  la  même  inspiration.  Voici  comment  elle 
débutait  :  *•  Nous  allons  nous  trouver,  monsieur,  dans 
les  circonstances  les  plus  critiques  par  le  défaut  de 
vivres.  Nous  manquons  de  pain  cette  année  ;  les 
moyens  que  l'on  va  prendre  pour  y  suppléer  nous  feront 
manquer  de  viande  la  prochaine.  Quelque  difficultés 
que  les  troupes  qui  sont  dans  les  côtes  éprouvent  pour 
vivre  chez  l'habitant,  leurs  soldats  seront  encore  moins 
à  plaindre  que  ceux  qui  seront  en  garnison  dans  les 
villes.  Les  temps  vont  être  plus  durs,  à  certains  égards, 
qu'à  Prague.  Je  suis  en  même  t^mps  persuadé  que  ce 
va  être  le  beau  moment  de  gloire  pour  les   troupes   de 

1  — Montcalm  à  Lévi»,  Québec,  14  octobre  1757. 


MONTCALM  323 

terre, sûr  d'avance  qu'elles  seprêteront  à  toutavecle meil- 
leur ton,  et  que  nous  n'entendrons  aucunes  plaintes, 
ni  jérémiades,  sur  la  rareté  des  vivres,  puisqu'il  n'y  a  au- 
cun remède.  Ainsi  nous  allons  donner  l'exemple  de  la 
frugalité  nécessaire  par  le  retranchement  des  tables  et 
de  la  dépense,  et  qu'au  lieu  de  se  piquer  de  bonne  chère, 
de  dépenser  et  de  régaler,  comme  fait  l'officier  français 
accoutumé  à  penser  avec  autant  de  noblesse  que  de  géné- 
rosité, celui  qui  vivra,  si  j'ose  le  dire,  le  plus  mesqui- 
nement, et  qui  par  là  consommera  le  moins,  donnera 
les  marques  les  plus  sûres  de  son  amour  pour  la  patrie, 
pour  le  service  du  Eoi,  et  sera  digne  des  plus  grands 
éloges  ".  Cet  éloquent  et  généreux  appel  était  bien  de 
nature  à  raviver  dans  l'armée  l'esprit  de  dévouement  et 
de  sacrifice. 

Trois  jours  avant  l'arrivée  de  M.  de  Vaudreuil,  Mont- 
calm  était  allé  faire  une  tournée  d'inspection  sur  la  côte 
nord,  de  Québec  au  Cap  Tourmente,  accompagné  du 
pilote  Pellegrin,  de  MM.  de  Montbeillard  ^  et  de  Bou- 
gain ville.  Il  voulait  constater  comment  la  capitale 
pourrait  être  défendue  de  ce  côté,  en  cas  d'invasion.  Il 
se  convainquit  qu'une  batterie,  érigée  au  Cap  Tour- 
mente, rendrait  extrêmement  dangereux  le  passage  à  cet 
endroit  d'une  flotte  anglaise,  qui  devrait  inévitablement 
subir  son  feu  pendant  près  d'un  quart  d'heure.  Entre 
ce  cap  et  Montmorency,  il  n'y  avait  pas  d'endroit  favo- 
rable à  un  débarquement.  Le  Sault  était  une  infranchis- 
sable barrière.  De  la  rivière  Montmorency  à  Québec, 
une  ligne  de  redoutes  protégerait  efficacement  le  rivage. 


1  — M.  de  Montbeillard,  officier  du  corps  royal  d'artillerie, 
était  arrivé  au  Canada  le  printemps  précédent. 


324  MONTCALM 

Un  ouvrage  défensif  à  l'Hôpital  général,  et  des  lignes 
s'étendant  de  ce  poste  à  la  [Côte  d'Abraham  et  à  la 
Basse- Ville,  mettraient  Québec  en  état  d'être  défendu 
par  trois  ou  quatre  mille  hommes.  Le  meilleur  moyeu 
de  protéger  celte  place  était  d'empêcher  l'ennemi  d'en 
approcher. 

Un  des  objets  du  voyage  de  M.  de  Vaudreuil  à 
Québec  était  le  procès  que  la  Cour  avait  ordonné  de 
faire  à  MM.  de  Vergor  et  de  Villeray,  commandants  des 
forts  de  Beauséjour  et  de  Gaspareau,  qu'ils  avaient 
rendus  aux  Anglais  en  1755.  Us  étaient  accusés  d'avoir 
manqué  à  leur  devoir  militaire,  en  ne  faisant  pas  une 
défense  suffisante  et  en  compromettant  l'honneur  du 
drapeau.  Il  semble  que  l'accusation  fût  fondée,  au 
moins  quant  à  la  capitulation  de  Beauséjour.  Nous 
lisons  dans  un  document  important,  intitulé  Mémoire 
du  Canada  ^,  les  lignes  suivantes  :  "  Le  fort  de  Beau- 

1  — Ce  manuscrit  que  nous  avons  sous  les  yeux,  est  inédit. 
Cependant  il  nous  offre  à  peu  près  le  même  texte  que  les 
fameux  Mémoires  sur  les  affaires  du  Canada,  du  sieur  de  C, 
publiés  par  la  Société  littéraire  et  historique  de  Québec  en 
1838.  Mais  il  contient  des  variantes  nombreuses  et  des  addi- 
tions considérables.  L'original  de  ce  "  Mémoire  du  Canada" 
esta  la  bibliothèque  impériale  de  Saint-Pétersbourg.  M.  l'abbé 
Verreau  en  avait  obtenu  une  copie  par  l'intermédiaire  de  lord 
Dutferin,  lorsque  cet  ancien  gouverneur  du  Canada,  était 
ambassadeur  d'Angleterre  auprès  du  tzar.  Et  un  prêtre  fran- 
çais, résidant  à  Saint-Pétersbourg,  en  a  fait  dernièrement  une 
autre  copie,  dont  nous  avons  la  bonne  fortune  de  pouvoir 
nous  servir,  grâce  à  l'obligeance  de  M.  l'abbé  Lindswy,  qui  en 
est  devenu  le  possesseur.  Les  détails  que  nous  donnons  ici  au 
sujet  du  procès  Vergor,  sont  empruntés  au  Mémoire  du 
Canada,  et  ne  se  trouvent  pas  tous  dans  les  Mémoires  sur  les 
affaires  du  Canada,  du  sieur  de  C,  imprimés  en  1838. 


MONTCALM  325 

séjour  était  susceptible  de  défense.  M.  de  Vergor  pou- 
vait en  imposer  à  Monckton  ;  il  ne  s'agissait  pour  lui 
que  de  plus  de  prudence  et  de  capacité...  Il  a  reudu  une 
place  qu'il  pouvait  aisément  faire  sauter,  l'ennemi  en 
étant  éloigné  de  soixante  toises.  Monckton  désespérait 
de  la  prendre  aussi  vite  ;  mais  dès  qu'il  sut  ce  que 
M.  de  Vergor  faisait,  et  quelle  était  sa  capacité,  il  ne 
voulut  même  pas  exposer  son  monde,  ni  ne  daigna  tirer 
un  seul  coup  de  canon,  sachant  bien  que  quelques 
bombes  suffisaient."  D'après  l'auteur  du  Mémoire  que 
nous  venons  de  citer,  le  procès  contre  M.  de  Vergor  fut 
conduit  de  manière  à  faire  acquitter  sûrement  ce  der- 
nier. "  M.  de  Vaudreuil,  écrit-il,  avait  bien  de  la  peine 
à  le  faire,  étant  gagné  par  les  parents  et  amis  de  M.  de 
Vergor,  surtout  par  l'intendant.  La  Cour  en  lui  réité- 
rant l'ordre,  le  mit  dans  la  nécessité  absolue  d'obéir... 
Pour  instruire  ce  procès,  M.  de  Vaudreuil  choisit  l'offi- 
cier de  la  colonie  le  moins  capable,  et  le  plus  aisé  à  per- 
suader de  faire  ce  que  l'on  voudrait.  Ce  fut  Blury  de 
Sermonville,  capitaine  aide-major  de  Montréal,  homme 
sans  expérience,  sans  nulle  connaissance,  et  enfin  le 
moins  eu  état  de  conduire  une  telle  procédure.  M.  de 
Villeray,  impliqué  dans  ce  procès,  était  bien  capable  de 
faire  condamner  M.  de  Vergor  ;  mais  il  n'avait  point 
d'appui.  Il  présenta  un  mémoire  où  toute  la  justice  de 
sa  cause  était  dans  tout  son  jour.  Ce  mémoire  attaquait 
M.  de  Vergor  par  les  endroits  les  plus  délicats,  et,  en 
l'admettant,  il  eût  fallu  juger  autrement  qu'on  a  fait. 
L'on  fît  pressentir  à  M.  de  Villeray  que  son  sort  dépen- 
dait de  celui  de  M.  de  Vergor.  On  fit  faire  par  lui  un 
autre  mémoire,  et  on  changea  par  ce  moyen  la  face  de 
cette  affaire.     M.  Blury  de   Sermonville  interrogea  M. 


326  MONTCALM 

de  Vergor  suivant  la  forme  ;  mais  les  réponses  de  ce 
dernier  furent  accommodées  pour  le  plus  grand  avan- 
tage de  son  innocence.  Les  personnes  que  l'on  choisit 
pour  déposer  furent  gagnées  ou  avait  intérêt  à  l'abso- 
lution de  cet  officier.  On  alla  même  jusqu'à  déchirer 
ses  réponses  ;  car  on  ne  pouvait  prendre  trop  de  pré- 
cautions, son  insuffisance  et  son  peu  d'esprit  étaient  à 
eux  seuls  capables  de  le  faire  condamner.  " 

Le  conseil  de  guerre  fut  tenu  les  22  et  24  octobre. 
Il  était  composé  de  M.  de  Vaudreuil,  président  ;  de 
MM.  Bigot,  intendant  ;  de  Longueuil,  lieutenant  de 
roi  à  Québec  ;  de  Montreuil,  aide-major-général  ;  de 
Trivio,  commandant  du  bataillon  de  Berry,  et  lieute- 
nant-colonel ;  de  Noyelles,  major  des  Trois-Eivières  ; 
d'Aiguebelles,  capitaine  des  grenadiers  du  régiment  de 
Languedoc  ;  Dumas  et  Saint- Vincent,  capitaines  de  la 
colonie  ;  de  Sermonville,  aide-major  de  Montréal,  fai- 
sant fonctions  de  procureur  du  Roi.  Montcalm  avait 
refusé  d'en  faire  partie.  Dans  une  lettre  à  Lé  vis,  datée 
du  24  octobre,  il  annonçait  en  ces  termes  le  résultat  du 
procès  :  "  On  a  ce  matin  renvoyé  absous  Vergor  et  tous 
les  officiers  de  Beauséjour,  ordonné  une  continuation 
d'information  contre  Villeray,  l'oncle  de  madame  de 
Marillac.  Il  sera  absous  après-demain,  l'information 
n'étant  pas  en  état  Entre  nous,  c'est  des  deux  com- 
mandants le  moins  coupable  ;  mais  on  voulait  le  sacri- 
fier. Il  a  trouvé  un  avocat  de  ma  connaissance  ^  qui 
a  donné  une  tournure  et  fait  son  mémoire...  Les 
juges  ont  bien  jugé    suivant  l'information  ;    mais  entre 


1  —  Tout  probablement  Bougainville,   qui   avait  été  reçu 
avocat  au  Parlement. 


MONTCALM  327 

nous,  on  s'est  plus  mal  défendu  qu'à  Chouaguen  et 
au  fort  George.  C'est  de  Beauséjour  que  je  parle,  car 
pour  Gaspareau  le  seul  tort  c'est  de  ne  s'être  pas  retiré 
en  le  brûlant  ;  et  vous,  brûlez  ma  lettre  ".  M.  deVilleray 
fut  effectivement  acquitté  le  28  octobre. 

Les  mois  de  septembre  et  d'octobre  étaient  toujours 
pour  Montcalm  une  époque  de  grande  activité  épisto- 
laire.  Les  vaisseaux  du  roi  et  les  bâtiments  de  com- 
merce retournaient  en  France,  et  il  fallait  en  profiter 
pour  expédier  les  écritures  avant  la  fin  de  la  naviga- 
tion. Le  général  se  mettait  alors  et  mettait  ses  secré- 
taires aux  travaux  forcés.  "  J'ai  écrit  comme  saint 
Augustin,  disait-il  un  jour  à  Lévis,  et  j'ai  tant  travaillé 
que  j'ai  gagné  mal  à  la  gorge,  hémorroïdes  et  clou  à  la 
joue...  On  court  avec  nos  paquets  et  ceux  de  monsieur 
le  général  après  les  deux  vaisseaux  qui  sont  partis  ce 
matin  ;  on  les  attrapera."  Et  ailleurs  :  "  J'achève  cette 
lettre  qui  a  été,  ce  matin,  interrompue  vingt  fois  par 
des  ennuyeux  oisifs,  qui  trouvaient  foit  extraordinaire 
que  je  ne  fusse  pas  visible,  ayant  eu  à  écrire  par  tri- 
plicata  :  neuf  lettres  au  Paulmy,  avec  divers  mémoires, 
dix  au  Moras,  soixante  et  quinze,  au  moins,  par  dupli- 
cata, à  des  particuliers."  On  envoyait  alors  souvent  let- 
tres et  mémoires  en  duplicata  ou  triplicata,  par  des 
navires  différents,  afin  d'être  plus  sûr  qu'une  copie  au 
moins  échapperait  aux  périls  de  l'Océan,  plus  grands, 
en  temps  de  guerre,  et  parviendrait  à  son  adresse. 

A  peine  arrivé  à  Québec,  en  septembre  1757  ^  Mont- 
calm écrivait  à  madame  de  Saint- Véran  :  "  Je  suis  ici, 
ma  mère,  depuis  deux  jours,  accablé  d'affaires  de  tout 

1  —  Montcalm  à  madame  de  i<aint- Véran,  13  septembre  1757. 


328  MONTCALM 

genre  et  d'écritures  dont  la  tête  me  bout,  parce  que  deux 
vaisseaux  de  guerre,  qui  ne  devaient  partir  que  dans 
cinq  ou  six  jours,  partent  demain.    Ma  santé  est  très 
bonne,    quoique   épuisée   de  travail;  je    voulais   vous 
écrire  fort  longuement  sur  bien  des  choses,  ce  sera  à  la 
fin  de  la  campagne...  J'embrasse  ma  fille,  la  très  chère, 
que  j'aime  tendrement,  dont  je  suis  fort  occupé,  et  vous 
pouvez  l'dssurer  que  je  n'ai   pas  en  vérité  le  temps  de 
m'occuper  des  dames,  quand  même  j'en  aurais  envie. 
J'ai  reçu  toutes  les   commissions  de   Montpellier,  hors 
les  saucissons  ;  j'ai  perdu  un  tierr,  des  provisions  de 
Bordeaux  ;  les  Anglais  les  ont  prises  sur  le  Superbe,  et 
j'ai  raison  de   craindre  pour  tout  ce  qu'on  m'envoie 
de  Paris,  à  bord  du  vaisseau  appelé  :  la  Liberté.     Je 
m'endette   ici,   baste  !    que  je    vive,  je  ne  m'en  em- 
barrasse pas.    Je  vous  aime  tendrement,   ma  mère.  " 
Nous  avons  vu  plus  haut  que    la  Liberté  arriva    sans 
encombre.     Montcalm   faisait   ici  allusion  aux  envois 
qu'il  avait  mentionnés  à  sa  femme   dans  sa   lettre    du 
6  juillet,  dont  nous  avons  déjà  donné  des  extraits.    Il 
lui  écrivait   alors  :    "  J'ai  reçu,  ma  très   chère,  par  la 
voie  de  MM.  Gradis  et  compagnie  le  numéro    13    en 
date  du  28  novembre,  d'où  je   vois  qu'il  y  a  onze  nu- 
méros en  arrière,  pris  ou  perdus,  ou  qui  arriveront  avec 
les  paquets  de  la  cour...  Mes  provisions  de  Montpellier 
et  de  Bordeaux  ont  été  chargées  sur  plusieurs  vaisseaux, 
tous  sont  arrivés  ;  le  Robuste  a  essuyé  un  furieux  com- 
bat et  est  rentré  dans   nos   ports.     Point  de  nouvelles 
du  Superbe  et  de  la  Renommée,  sur  lesquels  on  aura 
chargé  le  reste.     Voici  d'avance  le  mémoire  pour  l'année 


MONTCA.LM  329 

prochaine...  ^  J'adresse  la  première  de  cette  lettre  à 
ma  mère.  Il  n'y  a  pas  une  heure  dans  la  journée  que 
je  ne  songe  à  vous,  à  elle  et  à  mes  enfants.  J 'embrasse 
ma  fille,  je  vous  adore,  ma  très  chère,  ainsi  que  ma 
mère.  Mille  choses  à  mes  sœurs,  je  n'ai  pas  le  temps 
de  leur  écrire...  Mille  choses  à  nos  curés.  Mon 
moulin  à  huile  me  semble  une  bonne  affaire,  et  cela 
m'a  fait  un  grand  plaisir,  encore  que  Bougainville  a 
trouvé  que  nous  parlions  beaucoup  du  moulin  à  huile  ". 
Durant  ses  campagnes,  Montcalm  ne  pouvait  écrire 
aussi  fréquemment  ni  aussi  longuement  qu'il  l'aurait 
voulu.  Quand  la  fin  des  opérations  lui  permettait  de 
s'isoler  un  peu  dans  le  travail  de  cabinet,  il  faisait  une 
revue  de  sa  correspondance.  Ainsi  nous  voyons  que, 
le  23   septembre  1757,  il  écrit  à  sa  mère  :  "  Je  relis, 


1  —  Nos  lecteurs  aimeront  peut  être  à  lire  les  curieux  dé- 
tails de  ce  mémoire  :  "  200  livres  de  confiture  ;  200  bouteilles 
de  vin  muscat  ;  300  bouteilles  de  liqueurs  ;  100  livres  bonnes 
figues  ;  100  livres  passerilles  ;  30  livres  semoule  ;  je  sup- 
prime le  vermichelly  et  les  macarons  ;  2  barils  anchois  ;  2 
barils  olives  ;  1  baril  câpres  ;  50  saucissons  ;  du  drap  gris 
pour  six  habits  de  domestiques  et  leurs  culottes  ;  de  l'écar- 
late,  idem  ;  du  galon  petit  bordé  à  l'ordinaire  ;  3  caisses,  et 
recommandé  de  les  faire  partir  par  trois  vaisseaux  différents, 
contenant  chacune  un  sultan  du  plus  simple  (un  sultan 
était  un  petit  coussin  rempli  de  parfums  pour  mettre  au  fond 
d'un  cofitre  à  linge);  Z  portefeuilles  piqués  ;  douze  sachets 
ordinaires,  qui  coûtent  10  livres  pièce;  4  dits  de  Portugal, 
qui  coûtent  40  livres  pièce,  et  de  la  graine  de  lavande  parce 
qu'ensuite  on  en  fait  d'autre  ici.  Joignez-y  une  petite  caisse 
avec  quelques  pots  de  pommade  d'odeur  dans  chacune.  S'il 
m'en  arrive  une  je  ferai  un  présent,  et  s'il  m'en  arrive  trois 
j'en  aurai  trois  à  faire  ;  mais  recommandez  bien  qu'on  mette 
nommément  ces  trois  caisses  dans  trois  vaisseaux  différents." 


330  MONTCALM 

ma  mère,  vos  lettres  et  j'y  réponds.  Dans  la  lettre  du 
10  juin  (1756)  vous  me  parlez  de  la  capitation.  ^  Je 
n'en  paie  point  comme  maréchal  de  camp  ;  on  n'en  paie 
point  dans  les  colonies,  mais  vous  avez  bien  fait  d'en- 
voyer à  Saint- Laurens  crainte  qu'on  ne  la  voulût  reti- 
rer sur  mes  pensions.  Je  l'ai  chargé  de  retirer  mes 
pensions  et  je  lui  envoie  pour  obvier  à  tout  des  blancs- 
seings  et  des  certificats  de  vie.  Ecrivez-lui  en  et  à  M. 
Joly.  2  Mes  appointements  de  colonel  réformé,  qui  se 
paient  de  six  mois  en  six  mois,  m'étaient  dûs  à  mon 
départ  de  Paris,  à  commencer  des  six  premiers  mois  de 
1755;  et  ma  pension  de  2,000,  échue  au  premier  juin 
1755,  était  en  arrière  ;  l'ordonnance  devait  s'en  déli- 
vrer en  mai  1756.  A  la  vérité  j'avais  laissé  à  payer  : 
à  Saint-Amand,  tailleur,  1,900  livres  :  à  Duc,  tailleur, 
2,400  livres  ;  à  Santassou  800  livres  ;  4,100.  Au  pre- 
mier janvier  1758,  on  devrait  avoir  retiré  mes  appointe- 
ments de  colonel  réformé  de  1755  et  1756,  ce  qui 
ferait  4,000,  sauf  les  4  deniers  pour  livre.  Deux 
années  de  pension,  ce  qui  déduction  pour  livres  fait 
2,900  livres.  Actuellement,  s'il  est  mort  un  comman- 
deur depuis  le  11  mars,  cela  me  vaudra  mille  écus  par 


1  —  La  capitation  était  une  taxe  par  tête  ;  elle  avait  été 
établie  durant  la  guerre  de  la  ligue  d'Augsbourg,  en  1695. 
Abolie  en  1698,  elle  reparut  en  1701  et  fut  prolongée  indéfi- 
niment en  1715.  Montcalm  expliquait  à  sa  mère  que  cet 
impôt  ne  s'appliquait  pas  aux  colonies  ;  et  que,  servant 
comme  maréchal  de  camp  au  Canada,  il  ne  devait  pas  s'y 
trouver  soumis. 

2 — MM.  Saint-Laurens  et  Joly  étaient  évidemment  les 
chargés  d'afifaires  de  Montcalm  à  Versailles  et  à  Paris. 


MONTCALM  331 

an  à  faire  retirer...  ^  J'ai  un  grand  désir  si  Dieu  me 
prête  vie,  de  changer  mon  cordon  de  couleur.  L'am- 
bition naît  avec  les  événements  heureux.  Sauvé  Louis- 
bourg,  ce  qui  ne  dépend  pas  de  moi.  Je  vous  réponds 
de  1758,  malgré  la  triste  situation  à  cause  du  défaut  de 
pain  ". 

On  a  naturellement  parlé  au  père  expatrié  des  enfants 
qui  lui  sont  si  chers,  de  la  fille  aînée,  dont  une  toilette 
seyante  a  relevé  la  grâce  ;  du  fils  cadet,  qui  ressent  une 
noble  fierté  en  lisant  dans  les  journaux  le  récit  des 


3  —  L'ordre  de  Saint-Louis  avait  été  institué  en  1693  par 
Louis  XIV.  Louis  XV  le  confirma  en  1719.  A  l'origine  il 
comprenait  8  grands-croix  et  24  commandeurs.  Le  nombre 
des  chevaliers  était  indéterminé.  Plus  tard,  sous  Louis 
XVI,  on  porta  à  40  le  nombre  des  grands-croix  et  à  80  celui 
des  commandeurs.  Louis  XIV  avait  doté  cet  ordre  d'un  re- 
venu de  300,000  livres.  Les  8  grands-croix  recevaient  une 
pension  de  6,000  livres  chacun,  les  24  commandeurs,  une 
pension  de  4,000  ou  3,000  livres  ;  et  le  reste  de  la  dotation 
annuelle  était  réparti  entre  les  chevaliers,  par  pensions  de 
2,000, de  1,500,  de  1,000  et  de  800  livres.  {Grand  Diction- 
naire, vol.  10,  p.  722). 

L'allusion  faite  ici  par  Montcalm  signifie  sans  doute  qu'à 
sa  nomination  au  grade  de  commandeur  de  l'ordre  de  Saint- 
Louis,  le  11  mars  1757,  toutes  les  pensions  de  commandeur 
se  trouvaient  attribuées  j  et  que  la  disparition  d'un  de  ces 
dignitaires  en  rendrait  une  disponible,  et  lui  vaudrait  3,000 
livres  de  rente. 

1 — Le  cordon  des  ordres  était  un  ruban  qui  soutenait  la 
croix,  insigne  de  ces  ordres.  Les  commandeurs  de  l'ordre  de 
Saint-Louis — c'était  cette  distinction  que  Montcalm  venait  de 
recevoir — portaient  un  ruban  rouge  en  écharpe,  de  l'épaule 
droite  à  la  hanche  gauche.  Mais  l'ordre  du  Saint-Esprit  était 
supérieur  à  celui  de  Saint- Louis  ;  et  le  nombre  des  membres 
était  beaucoup  plus  restreint.    Le  ruban  ou  cordon  de  cet 


332  MONTCALM 

exploits  paternels.  Et  Montcalm  répond:  "La  robe  garnie 
de  blonde  doit  lui  bien  faire,  car  elle  est  jolie.  Le  che- 
valier aime  bien  à  lire  la  gazette  ;  je   lui  en  sais  gré." 

Il  a  été  aussi  question,  évidemment,  du  président 
Mole,  cousin  de  madame  de  Montcalm,  que  l'on  vou- 
drait plus  empressé  à  appuyer  de  son  crédit  le  général. 
Celui-ci  prend  la  chose  assez  philosophiquement  :  "  En 
tout  M.  Mole  paraît  indifférent.  Je  vais  toujours  mon 
train  vis-à-vis  de  lui  ;  que  je  vive,  j'espère  n'avoir 
besoin  que  de  moi.    M.  de  Paulmy  m'écrit  d'amitié  !  " 

A  Montpellier,  où  Montcalm  est  si  connu,  on  se 
réjouit,  on  s'enorgueillit  de  ses  succès.  M.  de  Saint- 
Priest,  intendant  de  la  province,  fait  son  éloge  public 
dans  une  séance  des  Etats  :  "  Je  sais  bon  gré  de  l'inté- 
rêt que  Ton  prend  de  moi  à  Montpellier,  écrit  Mont- 
calm. J'ai  été  très  flatté  de  l'éloge  de  l'intendant  aux 
Etats."  Puis,  passant  à  un  sujet  tout  différent,  il  annonce 
le  mariage  de  son  secrétaire,  qu'il  a  fait  nommer  garde- 
magasin,  et  demande  si  l'on  ne  pourrait  pas  lui  en 
trouver  un  autre  :  "  Un  jeune  homme  qui  saurait  bien 
écrire  me  serait  utile...  M.  Marcel  ne  me  suffit  pas  car 
je  suis  accablé  d'écritures.  Si  vous  en  connaissiez  quel- 
qu'un, sage,  beau  caractère  (c.  a.  d.  belle  main),  à  man- 
ger avec  mes  gens,  envoyez-le,  je  lui  donnerais  bons 

ordre  était  bleu L'ordre  du  Saint-Esprit  avait  été   créé   par 

Henri  III  en  1578.  Le  nombre  des  clievaliers  était  de  100: 
9  cardinaux  ou  prélats,  portant  le  titre  de  chevaliers-com- 
mandeurs ;  87  commandeurs  laïques  ;  et  i  grands-officiers, 
le  chancelier,  le  prévôt-maître,  le  grand-trésorier  et  le  secré- 
taire. Chaque  commandeur  recevait  une  pension  de  1000 
écus.  Les  commandeurs  du  Saint-Esprit  étaient  souvent  dési- 
gnés sous  le  nom  de  "  cordons-bleus."  C'était  un  titre  ardem- 
ment recherché. 


MONTCALM  333 

appointements  et  il  finirait  par  faire  fortune.  Adressez- 
le  au  sieur  Gradis,  il  me  l'embarquera.  J'ai  été  bien 
aise  de  l'écriture  de  mon  fils  que  j'aime." 

Les  nouvelles  de  son  cher  domaine  de  Candiac  sont 
toujours  pour  lui  d'un  vif  intérêt  :  "  Mon  moulin  à  huile, 
écrit-il,  les  réparations  du  Vistre  ^,  autant  de  plasir  que 
le  cordon  rouge."  Certes,  c'était  beaucoup  dire.  La 
lettre  continue  ainsi,  passant  abruptement  d'un  sujet  à 
un  autre  :  "  C'est  joli  de  prendre  des  forts,  pourvu  que 
cela  se  soutienne,  à  la  bonne  heure.  Ma  santé  est 
bonne,  mais  heureusement  je  suis  avec  des  clous  qui  se 
guérissent,  suite  d'un  sang  allumé  par  la  fatigue,  je  suis 
sûr  que  cela  m'évitera  une  maladie...  La  conduite  de 
mon  fils  bonne.  Je  voudrais  qu'il  ne  fît  pas  cette  cam- 
pagne. Mais  si,  comme  disent  les  gazettes,  M.  de  Mire- 
poix  a  une  armée,  il  aura  marché.  Je  vois  que  vous 
manquez  d'argent  et  moi  aussi.  Les  réparations  néces- 
saires." Enfin  Montcalm  termine  cette  longue  épitre 
par  une  description  piquante  de  sa  situation  :  "  Mon 
rôle  est  unique;  je  suis  un  général  en  chef  subordonné  ; 
donnant  le  mot,  ne  me  mêlant  de  rien  dans  certaines 
occasions,  de  tout  dans  d'autres  :  estimé,  respecté,  aimé, 
jaloux,  haï,  haut,  simple,  liant,  difficile,  poli,  dévot, 
galant,  etc.,  et  bien  désireux  de  la  paix.  J'embrasse  la 
très  chère  ^." 

Montcalm  ne  négligeait  pas  sa  correspondance  avec 
la  belle-sœur  du  ministre  de  la  marine,  madame  Hérault. 

1  —  Le  Vistre  était  un  cours  d'eau  qui  passait  sur  la  pro- 
priété de  Candiac,  et  faisait  sans  doute  marcher  le  moulin.  Il 
s'agissait  évidemment  de  réparer  une  chaussée. 

2 Montcalm  à  madame  de  Saint-  Véran,  Québec,  23  sep- 
tembre 1757. 


334  MONTCALM 

Le  13  septembre,  il  lui  adressait  les  lignes  suivantes  : 
"  Il  part  demain,  madame,  deux  vaisseaux  de  guerre 
pour  Louisbourg  ;  je  les  y  voudrais  déjà,  et  les  deux 
bataillons  de  Berry  que  l'on  nous  a  envoyés  ici  bien 
légèrement  ;  et  je  voudrais  aussi  être  à  ce  Louisbourg, 
où  un  officier  principal  puisse  dire  à  la  sœur  du  minis- 
tre de  la  marine  que  je  n'ai  foi  ni  au  gouverneur,  ni  au 
commissaire,  ni  peut-être  même  à  l'ingénieur  si  vanté  ; 
je  me  confie  en  notre  escadre.  Ici  on  a  tout  l'été 
remué  du  canon,  fait  des  travaux  ;  cela  coûte.  J'ai 
offert  d'y  venir  passer  huit  jours,  d'y  envoyer  le  cheva- 
lier de  Lévis,  inutile.  Mais  aussi  si  le  cas  y  échéait,  je 
les  attraperai;  je  me  battrai  en  dehors  et  vigoureuse- 
ment, comme  disait  le  maréchal  de  Maubourg  à  Rau- 
coux.  Il  me  paraît  cependant  qu'une  lettre  de  M.  de 
Moras,  mon  cordon  rouge,  ont  donné  de  la  confiance 
pour  moi  ^.  Cela  durera-t-il  ?  Je  n'en  sais  rien.  Si 
monsieur  de  Moras  écrit  un  mot,  et  que  j'aie  quelque 
lettre  de  lui  approbative  dont  je  puisse  faire  usage,  où 
il  paraisse,  comme  dans  celle  de  M.  Paulmy,  que  j'ai 
dit  beaucoup  de  bien  des  Canadiens  et  de  frère  Rigaud, 
cela  ira  bien.  Il  (Rcgaud)  va  être  gouverneur  de  Mont- 
réal. Assurez  monsieur  de  Moras  qu'il  a  très  bien  fait. 
Cette  place  vaut  onze  à  douze  (mille  livres).  Il  faut  la 
laisser  toujours  aux  officiers  de  la  colonie.  Mais  ce  doit 
être  les  colonnes  d'Hercule,  à  moins  de  talents  qu'on  ne 
trouvera  ni  à  frère  Rigaud,  ni  à  ceux  qui  le  suivent, 

1  —  Bougainville  écrivait  à  madame  Hérault,  le  19  août  : 
"  Il  semble  que  depuis  que  M.  de  Moras  est  en  place,  M.  le 
marquis  de  Vaudreuil  le  traite  (Montcalm)  avec  plus  de  con- 
sidération. Je  ne  parle  que  de  l'extérieur.  Puisse-t-il  enfin 
le  consulter  et  suivre  ses  avis  ?  " 


MONTCALM  335 

d'ici  à  quelques  années.  D'ailleurs  de  braves  gens, 
bien  courts  de  lumières.  J'ai  acquis  la  confiance  des 
Canadiens  et  des  sauvages  au  point  d'en  donner  quel- 
que jalousie.  Les  gens  en  place  me  croient  trop  honnête 
homme,  et  assurément  je  ne  cherche  à  rien  pénétrer. 
Ah  !  si  je  voulais  ne  pas  faire  de  dettes  ici,  je  le  pour- 
rais. J'en  serais  peut-être  plus  aimé  et  je  pourrais  en 
dépenser  davantage.  Mais  je  ne  changerai  en  rien  de 
conduite.  Je  la  crois  bonne.  Faisons  bien  la  guerre. 
J'aime  mieux  que  monsieur  de  Moras  ou  la  vente  d'une 
terre  paie  mes  dettes,  que  d'être  de  la  grande  société. 
Brûlez  ma  lettre.  J'ai  très  à  me  louer  de  M.  Bigot.  Il 
est  homme  d'esprit,  travailleur,  de  la  ressource,  une 
dépense  aussi  noble  que  grande,  il  s'occupe  bien  de  ses 
amis  et  de  leur  fortune.  Je  crois  qu'il  retournera  en 
France  riche,  mais  il  sert  bien  le  roi.  Je  n'ai  pas  encore 
reçu  de  lettres  de  M.  de  Moras.  Dans  celles  que  M.  le 
marquis  de  Vaudreuil  a  reçues,  il  ne  m'a  pas  paru 
qu'il  y  eût  une  seule  ligne  pour  moi.  Il  en  viendra 
apparemment.  Ce  n'est  pas  pour  moi,  c'est  pour  le 
public  ;  il  ne  faut  pas  que  l'on  puisse  penser  que  je  ne 
suis  que  l'homme  du  ministre  de  la  guerre,  il  faut  que 
l'on  me  croit  aussi  l'homme  du  ministre  de  la  marine. 
D'ailleurs  je  suis  zélé  serviteur  du  roi  et  conséquem- 
ment  de  tous  les  deux,  et  vous  pouvez  assurer  M.  de 
Moras  que  je  suis  personnellement  le  sien.  Assurez-le 
aussi  que  j'aurai  toujours  devant  les  yeux  la  nécessité 
de  l'union,  de  la  déférence,  de  la  modération,  de  la 
patience,  de  se  prêter  aux  circonstances,  aux  faiblesses 
de  l'humanité,  et  à  la  diversité  des  caractères.  En  un 
mot,  puisque  j'ai  entrepris  une  carrière  épineuse,  je 
veux  l'achever  comme  je  l'ai  commencée  en  1756,  et 


MONTCALM  336 

soutenue  en  1757.  Je  vous  parle,  madame,  avec  la 
liberté  d'un  soldat  qui  sait  mal  farder  la  vérité." 

Dans  cette  lettre,  Montcalm  faisait  pour  la  première 
fois  allusion  à  ce  qu'il  appelait  "  la  grande  société  ". 
C'est  peut-être  le  moment  d'expliquer  ce  que  signifiait 
cette  expression  ;  et  ceci  nous  amènera  à  rechercher  par 
quelle  gradation  passèrent  les  sentiments  et  les  appré- 
ciations de  Montcalm  au  sujet  de  l'intendant  Bigot. 

En  1757,  le  système  de  concussion  et  de  rapine  établi 
par  ce  haut  fonctionnaire,  ou  organisé  dans  son  entou- 
rage, atteignait  son  point  culminant.  François  Bigot 
appartenait  à  une  famille  de  robe  ;  son  père  et  son 
grand-père  avaient  occupé  des  positions  importantes  au 
parlement  de  Bordeaux.  Entré  de  bonne  heure  dans 
l'administration,  il  remplit  les  fonctions  de  commis- 
saire-ordonnateur à  Louisbourg,  de  1739  à  1745,  de 
manière  à  provoquer  des  accusations  sérieuses.  En 
1746  il  fut  nommé  intendant  de  la  flotte  lors  de  l'expé- 
dition funeste  du  duc  d'Anville.  Et  depuis  1748,  il 
était  intendant  de  la  Nouvelle-France.  Faire  fortune 
le  plus  promptement  possible,  tel  fut  son  grand  objectif. 
Avide  de  plaisirs,  joueur  et  dissolu,  fastueux  dans  ses 
goûts  et  poussant  l'amour  du  luxe  jusqu'au  plus  in- 
croyable excès,  il  lui  fallait  faire  vite  beaucoup  d'argent 
pour  goûter  et  épuiser  toutes  les  jouissances  de  la  vie. 
Avec  cela,  intelligent,  actif,  travailleur  au  besoin,  plein 
de  ressources  et  d'adresse,  il  savait  tourner  les  obstacles, 
et  rendait  de  réels  services  dans  les  moments  difficiles. 

Dès  son  arrivée  en  Canada  il  avait  fait  illicitement 
le  commerce,  en  société  avec  les  sieurs  Gradis,  arma- 
teurs de  Bordeaux,  ainsi  qu'avec  le  sieur  Bréard,  con- 
trôleur de  la  marine  à  Québec,  qu'il  avait  intéressé  dans 


MONTCALM  337 

ses  négoces  afin  d'acheter  sa  complicité  !  Et  ces  deux 
officiers  du  Roi  s'étaient  entendus  pour  le  frauder. 
L'intendant  escamotait  d'abord  les  droits  de  douane,  en 
faisant  déclarer  marchandises  de  Sa  Majesté  celles  que 
son  associé  de  Bordeaux  expédiait  ici.  Il  s'arrangeait 
ensuite  pour  que  les  magasins  du  Roi  manquassent 
toujours  des  articles  qui  se  trouvaient  en  abondance 
dans  les  cargaisons  de  Gradis,  et  il  se  les  faisait  offrir 
en  vente  par  des  prête -noms,  racolés  souvent  dans  ses 
bureaux  ou  ceux  du  contrôleur.  Celui-ci  vérifiait  com- 
plaisamment  les  factures  et  marquait  des  prix  fictifs. 
Enfin  Bigot  achetait  ces  marchandises  pour  le  roi  à  un 
taux  extravagant.  Et  les  associés  Gradis,  Bréard  et  Bi- 
got empochaient  les  plantureux  bénéfices.  En  quelques 
années,  l'intendant  réalisa  ainsi  des  gains  immenses. 

Son  exemple  fut  contagieux.  Et  l'on  vit  bientôt 
autour  de  lui,  et  sous  son  patronage  réel,  quoique  non 
avoué,  se  grouper  des  spéculateurs  dont  les  opérations 
audacieuses  devinrent  un  scandale  public,  et  soulevèrent 
l'animadversion  générale.  Trois  hommes,  de  condition 
et  d'aptitudes  diverses,  mais  unis  par  l'amour  du  lucre, 
formèrent  une  sorte  de  triumvirat  puissant,  qui,  grâce 
à  son  influence  et  à  son  absence  de  scrupules,  réalisa  des 
coups  de  filets  gigantesques.  Ils  s'appelaient  Desche- 
naux, Péan  et  Cadet. 

Deschenaux  était  le  secrétaire  de  Bigot.  Fils  d'un 
cordonnier  de  Québec,  il  apprit  la  lecture  et  l'écriture 
d'un  notaire,  en  pension  chez  ses  parents.  Ayant  fait 
de  rapides  progrès,  il  put  obtenir  une  place  dans  les 
bureaux  de  M.  Hocquart,  alors  intendant.  Celui-ci  lui 
reconnut  des  aptitudes  et  utilisa  ses  services.  On  dit 
22 


338  MONTCALM 

cependant  qu'il  fît  un  jour  à  son  sujet  l'observation 
suivante  :  "  Avec  ce  jeune  homme  il  faut  toujours  aller 
bride  en  mains  ;  si  on  la  lui  lâche,  on  pourra  bien  en 
ressentir  des  effets  funestes.  "  M.  Bigot,  moins  circons- 
pect que  son  prédécesseur,  fit  nommer  Deschenaux 
écrivain  de  marine  et  lui  donna  sa  confiance.  Celui-ci, 
obséquieux,  assidu,  travailleur,  acquit  une  parfaite 
connaissance  de  l'administration,  et  sut  se  rendre  néces- 
saire. Voyant  à  sa  portée  mainte  occasion  de  s'enrichir, 
il  résolut  de  n'en  manquer  aucune,  car  il  aimait  l'argent 
au  point  de  dire  "  qu'il  en  prendrait  jusque  sur  les 
autels  ".  ^ 

Dans  l'exercice  de  ses  fonctions  il  avait  connu  Cadet, 
fils  d'un  boucher,  et  devenu  boucher  lui-même,  après 
avoir  gardé  les  animaux  d'un  habitant  de  Charlesbourg. 
Sans  instruction  ni  éducation.  Cadet  avait  cependant  le 
génie  du  négoce.  Il  gagna  quelque  argent  dans  son 
métier,  et  se  lança  dans  les  trafics.  Puis  il  obtint  la 
fourniture  de  la  viande  pour  les  troupes.  Son  habileté, 
son  entente  des  affaires,  attirèrent  l'attention  de  Des- 
chenaux, qui  se  lia  avec  lui  d'intérêts.  "  Il  n'y  avait 
que  rudesse  dans  les  mœurs  de  cet  homme,  dit  un  mé- 
moire du  temps  ;  mais  il  était  en  même  temps  généreux 
et  prodigue  à  l'excès  ". 

Le  troisième  triumvir,  et  non  le  moindre,  était  Hu- 
gues Péan,  sieur  de  Livaudière,  fils  d'un  ancien  aide- 
major  de  Québec.  Il  avait  lui-même  obtenu  ce  grade, 
malgré  des  plaintes  faites  contre  lui,  avant  l'arrivée  au 
pays  du  gouverneur  de  la  Jonquière.  Son  protecteur 
fut  l'intendant  Bigot.  "  Toutes  ses  qualités  consistaient 

1 Mémoires  du  sieur  de  C,  p.  64  j  Mémoire  du  Canada. 


MONTOALM  339 

dans  les  charmes  de  sa  femme,  "  dit  le  Mémoire  que 
nous  avons  déjà  cité.  "  Il  était  plutôt  né  commerçant, 
n'ayant  aucune  des  qualités  du  soldat.  La  femme  ^ 
qu'il  avait  épousée  était  jeune,  pleine  d'esprit,d'un  carac- 
tère doux  et  affable,  aimant  à  obliger.  Son  air  amu* 
sant  fixa  le  cœur  de  l'intendant,  plus  que  sa  beauté, 
car  elle  n'avait  que  de  l'éclat.  Ce  n'était  même  pas 
à  elle  que  l'intendant  s'était  attaché,  à  son  arrivée. 
L'indifférence  de  quelques  beautés  ou  la  mauvaise  hu- 
meur des  maris  l'avait  obligé  de  se  rejeter  sur  elle. 
Mais  ayant  su  qu'on  drapait  ses  amours,  il  déclara 
qu'il  lui  ferait  tant  de  bien  qu'on  envierait  sa  fortune. 
C'est  effectivement  ce  qui  arriva  ^."  On  rapporte  que, 
comme  début.  Bigot  fit  gagner  au  mari  complaisant 
cent  cinquante  mille  livres.  Il  le  chargea  d'une  levée 
considérable  de  blé,  pour  le  service  du  roi,  et  lui  avança 
sur  le  trésor  l'argent  nécessaire.  Achetant  au  comptant, 
Péan  obtint  le  blé  à  un  bon  marché  exceptionnel. 
Puis  l'intendant  fixa  par  ordonnance — suivant  la  cou- 
tume abusive  de  l'époque — le  prix  de  cette  denrée 
à  un  chiffre  beaucoup  plus  élevé,  et  Péan,  la  reven- 
dant au  roi  suivant  le  taux  de  l'ordonnance,   réalisa 


1  —  C'était  la  célèbre  Angélique  des  Meloises,  fille  d'un  offi- 
cier de  la  colonie. 

2  —  Mémoire  du  Canada, — Nous  signalons  ici  une  variante 
assez  marquée  entre  le  texte  de  ce  document  et  celui  des 
Mémoires  du  sieur  de  C.  Il  y  en  a  d'autres.  Quand  ces  der- 
niers nous  paraissent  plus  précis  ou  plus  complets,  nous  les 
citons.  Quand  l'autre  mémoire,  que  nous  désignons  sous  le 
simple  titre  de  Mémoire  du  Canada,  nous  semble  offrir  une 
meilleure  version,  ou  des  détails  inédits,  nous  lui  donnons  la 
préférence. 


340  MONTCALM 

sans  bourse  délier  un  bénéfice  exorbitant  ^.  La  liaison 
de  Bigot  avec  madame  Péan  était  chose  publique. 
Ce  petit  Louis  XV  avait  sa  Pompadour.  **  Il  allait 
régulièrement  chez  elle  passer  ses  soirées.  Elle  s'é- 
tait fait  une  cour  de  personnes  de  son  caractère,  ou 
approchant,  qui,  par  leurs  égards,  méritèrent  sa  protec- 
tion, et  firent  des  fortunes  immenses  ;  en  sorte  que 
ceux  qui,  dans  la  suite,  eurent  besoin  d'être  avancés  ou 
d'avoir  des  emplois,  ne  purent  les  obtenir  que  par  son 
canal  :  domestiques,  laquais,  et  gens  de  rien  furent 
faits  garde-magasins  dans  les  postes.  Leur  igQorance  et 
leur  bassesse  ne  furent  point  un  obstacle  ;  en  un  mot 
les  emplois  furent  donnés  à  qui  elle  voulut,  sans  dis- 
tinction, et  sa  recommandation  valut  autant  que  le  plus 
grand  mérite.  Aussi  bientôt  les  finances  se  sentirent 
de  l'avidité  de  tous  ces  gens,  et  le  peuple  gémit  soîis 
leur  pouvoir  arbitraire  "  '-. 

L'influence  redoutable  dont  jouissait  ce  triumvirat 
lui  permit  de  s'emparer  du  commerce,  et  de  pratiquer 
avec  un  succès  désastreux  pour  le  peuple  l'accapare- 
ment des  denrées.  Cadet  était  l'homme  d'action  et 
d'exécution.  Pendant  que  les  deux  autres  lui  assuraient 
le  bon  vouloir  et  la  protection  souveraine  de  l'inten- 
dant, il  parcourait  le  pays,  achetait  des  farines,  du  blé, 
des  bœufs,  puis  faisait  des  ventes  lucratives  pour  les 
postes  et  la  subsistance  des  garnisons.  Péan  possédait 
à  Saint-Michel,  sur  la  rive  sud  du  fleuve,  à  quelques 
lieues  en  bas  de  Québec,  une  seigneurie  où  il  y  avait 
un  moulin,  auprès  duquel  il  fit  construire  de  vastes 


1  —  Mémoires  du  sieur  de  C,  p.  65. 
2— Ibid,  p.  62. 


MONTCALM  341 

hangars.  Les  vaisseaux  frétés  par  Cadet  allaient  y 
prendre  des  chargements  de  denrées,  dont  une  ordon- 
nance avait  interdit  l'exportation,  et  que,  malgré  cette 
défense,  les  associés  expédiaient  à  l'étranger,  en  s'effor- 
çant  de  dérober  cette  manœuvre  au  peuple.  Celui-ci,  en 
effet,  ressentait  durement  les  effets  de  ce  système.  Au 
lieu  de  lever  seulement  la  quantité  de  blé  requise  pour 
l'approvisionnement  des  forts,  Cadet  forçait  les  habitants 
à  lui  en  livrer  des  quantités  beaucoup  plus  considé- 
rables, afin  d'alimenter  son  commerce  d'exportation. 
Bientôt,  rapporte  un  écrivain  contemporain,  on  "  fut 
réduit  à  s'arracher  le  pain  à  la  porte  des  boulangers. 
Les  mères  au  désespoir  de  ne  pouvoir  en  donner  à  leurs 
enfants,  coururent  chez  M.  Bigot  pour  implorer  son 
secours  et  le  supplier  d'interposer  son  autorité.  Mais 
en  vain  ;  il  daignait  à  peine  les  écouter.  De  son  côté, 
l'habitant  taxé  au  delà  de  ses  forces  se  présentait  inu- 
tilement pour  faire  des  représentations.  On  le  faisait 
parler  au  secrétaire  (Deschenaux),  qui  commençait  par 
le  maltraiter  et  le  menacer  de  le  faire  mettre  en  prison. 
S'il  persistait  à  vouloir  parler  à  la  personne  même  de 
l'intendant,  on  allait  prévenir  celui-ci,  qui,  d'intelligence 
avec  ses  subalternes,  le  menaçait  encore  plus  fort,  de 
telle  sorte  qu'il  n'y  avait  aucun  moyen  de  se  faire  faire 
justice.  Tant  de  mauvais  traitements  de  part  et  d'au- 
tre avaient  réduit  l'habitant  à  une  extrême  misère  ;  car 
quoique  les  dépenses  du  Koi  augmentaient,  l'argent  ne 
restait  que  dans  certaines  bourses.  L'intendant  lui- 
même  était  de  plusieurs  sociétés,  tant  dans  les  pays 
d'en  haut  que  dans  les  fournitures  des  magasins  ".  ^ 

1  —  Mémoire  du  Canada. 


342  MONTCALM 

Les  associés,  que  le  public  s'habitua  à  désigner  sous 
le  nom  de  *'  la  grande  société,"  parvinrent  aussi  à  mettre 
la  main  sur  tout  le  grand  commerce.  Une  maison  spa- 
cieuse fut  construite,  tout  près  de  l'intendance,  sur  un 
emplacement  appartenant  au  roi.  On  y  établit  de 
vastes  magasins,  auxquels  fut  préposé  un  nommé  Cla- 
very,  jusque  là  commis  du  sieur  Estèbe,  garde-magasin 
du  roi  à  Québec.  On  y  fit  la  vente  au  détail  pour  la 
forme.  Mais  l'objet  réel  était  de  tenir  dans  cette  espèce 
d'entrepôt  toutes  les  marchandises  habituellement  re- 
quises pour  les  magasins  du  roi.  Et,  suivant  le  mémo- 
rialiste dont  le  témoignage  accablant  ne  peut  être 
ignoré  par  l'histoire,  voici  comment  les  choses  se  pas- 
saient. L'intendant,  devant  informer  tous  les  ans  la 
cour  de  ce  dont  on  aurait  besoin  l'année  suivante,  dres- 
sait à  dessein  une  liste  très  incomplète.  De  là,  pénurie 
inévitable  dans  les  magasins  du  roi.  Mais  celui  de  la 
grande  société  contenait  toujours,  par  le  plus  intelli- 
gent des  hasards,  ce  qui  manquait  à  ceux-là.  Et  alors, 
le  sieur  Bigot  y  achetait  tout  ce  qu'il  fallait  pour  sup- 
pléer à  l'insuffisance  des  envois  d'outre-mer.  Et  cela 
à  l'exclusion  des  autres  négociants,  réduits  à  un  pauvre 
commerce  de  détail.  Le  public  perça  bientôt  à  jour  le 
manège  des  affidés,  et  baptisa  l'établissement  privilégié 
du  nom  expressif  de  *'  la  Friponne."  C'était  la  conti- 
nuation de  la  manœuvre  pratiquée  par  MM.  Bigot  et 
Bréard,  et  l'on  put  présumer  sans  injustice  qu'ils  avaient 
part  aux  opérations  dont  la  réussite  eût  été  impossi- 
ble sans  eux. 

Québec  ne  devait  pas  avoir  le  monopole  de  ces 
rapines.  M.  Varin,  commissaire-ordonnateur  à  Mont- 
réal, y  organisa  lui  aussi  son  petit  système  de  commerce 


MONTCALM  343 

illicite  et  de  péculat.    Né  en  France,  de  basse  extrac- 
tion, petit  de  taille  et  d'une  physionomie  peu  attrayante, 
il  était,    suivant  la  chronique    de    Tépoque,   menteur, 
capricieux,  arrogant,  opiniâtre  et  libertin.     Mais  on  lui 
reconnaissait  de  l'esprit,  une  grande  capacité  de  travail 
et  des  aptitudes  financières.     Désireux   de    s'enrichir 
promptement,  comme  les  accapareurs  québecquois,  il  fit 
main  basse  sur  les  fournitures  des  postes  au-dessus  de 
Montréal  ;  et,  pour  ne  pas  se  compromettre  personnel- 
lement, il  s'associa  le  sieur  Martel,  garde-magasin  en 
cette  ville,  fils  d'un  ancien  marchand  de  Port-Koyal.  Ce 
dernier  avait  trois  frères,  qui,  grâce  à  des  protections, 
avaient  tous  obtenu  des  positions  lucratives.    Varin  et 
Martel   équipèrent    des    canots   et   firent   de   grandes 
affaires.  Imitant  ce  qui  s'était  passé  à  Québec,  ils  mono- 
polisèrent le  commerce  en  ouvrant  un  magasin  qui  fut 
aussi  appelé  "  la  Friponne,"  et  qu'ils  confièrent  au  sieur 
Pénisseault.     Celui-ci  était  un  homme  entreprenant  et 
actif,  habile  à  conduire  les  entreprises,  et  capables  d'en 
diriger  plusieurs  ensemble.  Sa  réputation  était  suspecte, 
et  l'on  affirmait  qu'il  avait  quitté  la  France  à  la  suite 
d'affaires  plus  ou  moins  incorrectes.    Il  avait  épousé  à 
Montréal,    en    175  ^    Marie-Marguerite    Lemoyne   de 
Martigny,  très  jolie  personne,  instruite,  spirituelle.femme 
du  monde,  mais  tout-à-fait  dix-huitième  siècle  de  prin- 
cipes et  de  morale.    M.  Péan,  disaient  les  nouvellistes 
de  salon,   était   du   dernier  bien  avec  elle.     Cependant 
il  vit  pâlir  son  étoile  devant  celle  du  chevalier  de  Lévis, 
à  qui  d'ailleurs  il  céda  fort  galamment  la  place.  Hélas  !  en 
cette  fin  de  régime,  les  mœurs  de  Paris  et  de  Versailles 
se  reflétaient  dans  celles  de  Montréal  et  de  Québec. 
L'état  de  choses  que  nous  venons  de  décrire,  d'après 


344  MONTCALM 

les  documents  de  l'époque,  durait  depuis  quelque  temps, 
lorsque  les  exploiteurs  de  la  Nouvelle-France  s'avisè- 
rent d'un  nouveau  moyen  de  voler  l'Etat.  Ils  s'arran- 
gèrent de  façon  à  faire  paraître  désirable  et  urgente  la 
nomination  d'un  munitionnaire  général.  Pressé  par  la 
disette,  l'intendant  avait  fait  acheter  tout  le  riz  qu'il 
avait  pu  trouver  dans  la  colonie,  afin  de  le  distribuer  à 
meilleur  marché  qu'il  ne  coûtait,  ce  qui  entraînait  une 
perte  assez  lourde  pour  le  trésor.  Kendant  compte  de 
cette  dépense  au  ministre,  M.  Bigot  en  profita  pour 
exposer  que  l'on  éviterait  les  opérations  de  ce  genre,  et 
l'épuisement  des  denrées  de  la  colonie,  si  l'on  substi- 
tuait le  système  de  l'entreprise  à  celui  de  la  régie  pour 
les  fournitures,  "  au  moyen  d'un  munitionnaire,  qui 
étant  obligé  de  faire  venir  les  munitions  de  France 
laisserait  à  la  colonie  sa  subsistance  et  ses  besoins  ". 
La  Cour  agréa  ce  plan  nouveau  ;  l'intendant  proposa 
le  sieur  Cadet,  et,  dans  l'automne  de  1756,  un  marché 
fut  conclu  avec  ce  dernier.  Montcalm  le  mentionnait 
dans  son  journal,  sans  paraître  alors  y  trouver  beaucoup 
à  redire  :  "  Le  Roi,  écrivait-il,  trouvant  que  la  régie  de 
ses  vivres  lui  coûtait  cher,  a  jugé  à  propos  d'établir 
qu'elle  se  ferait  par  entreprise.  Il  a  été  passé  un 
traité  au  sieur  Cadet  et  compagnie,  pour  que  ce  muni- 
tionnaire général  fournisse  tant  aux  troupes  de  terre  que 
de  la  colonie,  Canadiens  et  sauvages,  employés  à  la 
guerre,  les  rations  de  pain,  bœuf,  lard,  pois,  vin  et  eau- 
de-vie.  Ce  traité  doit  avoir  son  exécution  à  commen- 
cer du  1er  janvier  1757  pour  ce  qui  sera  en  garnison 
ou  quartiers  des  trois  villes  de  Québec,  Montréal,  Trois- 
Rivières,  ou  dans  les  côtes,  et  à  commencer  du  1er  juil- 
let pour  les  troupes  qui  seront  campées  ou  dans  les  forts, 


MONTCALM  345 

depuis  celui  de  Carillon  jusqu'au  fort  Duquesne,  et 
dans  TAcadie  si  le  cas  y  échéait.  C'est  la  première  fois 
qu'il  y  a  eu  pareille  manutention  en  Canada  ".  ^ 

Joseph  Cadet,  ancien  gardien  d'animaux,  devint  donc 
munitionnaire  général  du  roi  de  France,  "  et  l'on  fut 
étonné  de  voir  cet  homme  passer  du  couteau  à  l'épée  ". 
Il  demanda,  dès  son  entrée  en  fonction,  une  avance 
d'un  million  de  livres,  pour  exécuter  son  contrat  ;  et  ce 
million  lui  fut  payé  sans  retard.  Puis  l'intendant  en- 
voya dans  les  postes  une  circulaire  enjoignant  aux 
gardes-magasins  de  remettre  au  munitionnaire  ou  à  ses 
employés,  par  inventaires,  les  approvisionnements  qui 
s'y  trouvaient.  Devenu  maître  de  toutes  les  fourni- 
tures de  vivres  pour  les  troupes  de  terre  et  de  la  colonie, 
ainsi  que  pour  les  miliciens  et  les  sauvages  en  expédi- 
tion, Cadet  s'entoura  d'une  nuée  d'employés  et  de  com- 
mis préposés  aux  levées  des  denrées,  aux  transports  et  à 
la  distribution.  Leur  nombre  et  leurs  appointements 
furent  pour  le  public  un  objet  de  surprise.  Dans  le 
gouvernement  de  Québec  le  tout  puissant  munition- 
naire se  choisit  comme  premier  lieutenant  un  nommé 
Corpron,  "  homme  de  néant,"  ^  congédié  pour  coquineries 
par  plusieurs  marchands,  mais  intelligent  et  apte  aux 


1  —  Journal  de  Montcalm,  p.  12S,  Il  écrivait  au  ministre 
de  la  guerre,  sur  le  même  sujet,  le  24  avril  1757  :  "  La  manu- 
tention des  vivres  et  des  hôpitaux  en  campagne  a  été  jusqu'à 
présent  au  Canada  en  régie.  On  vient  de  les  donner  en  entre- 
prise, comme  en  France.  Quoique  ce  soient  les  régisseurs 
qui  soient  devenus  entrepreneurs,  je  pense  que  cette  dernière 
forme  sera  plus  avantageuse  au  service  du  roi  et  plus  écono- 
mique." 

2  —  Mémoires  du  Sieur  de  C,  p.  86. 


346  MONTCALM 

affaires.  Il  fit  fortune  au  service  de  Cadet.  A  Mont- 
réal, celui-ci  confia  le  même  poste  au  sieur  Pénisseault, 
déjà  nommé,  et  lui  adjoignit  un  bossu,  Maurin,  sinistre 
de  figure  et  malfaisant  d'esprit,  habile  au  trafic,  cupide, 
et  à  la  fois  généreux  par  ostentation.  "  Il  ne  pouvait 
choisir,"  écrit  le  terrible  annaliste  dont  la  plume  cruelle 
a  marqué  toutes  ces  figures  d'un  indélébile  stigmate, 
"  deux  personnes  qui  se  concilieraient  mieux  et  qui  em- 
ploieraient plus  de  moyens  et  de  détours  qu'eux;  aussi 
on  ne  vit  voler  et  en  donner  l'exemple  plus  impuné- 
ment, et  ouir  ou  plutôt  triompher  de  la  misère  publi- 
que, avec  plus  de  faste  et  d'arrogance  qu'ils  le  firent".  ^ 
Il  y  avait  une  autre  source  de  bénéfices  à  laquelle  la 
"  grande  société  "  ne  pouvait  manquer  de  prétendre  : 
c'était  le  détail  de  l'équipement  des  troupes  et  des 
milices.  L'intendant  en  chargea  Péan,  à  titre  d'aida- 
major,  avec  l'acquiescement  de  Vaudreuil.  Et  ainsi  ce 
groupe  d'hommes  de  proie  accapara  tous  les  marchés, 
concentra  tous  les  négoces,  exerça  tous  les  patronages, 
vola  le  roi  dans  des  proportions  grandioses,  et  saigna  à 
blanc,  pendant  quatre  ans,  le  peuple  infortuné  de  la 
Nouvelle-France.  Il  faudrait  presque  un  livre  à  part 
pour  exposer  le  détail  de  leurs  rapines  et  de  leurs  fan- 
tastiques déprédations.  Les  Mémoires  du  Sieur  de  G. 
nous  en  font  un  tel  tableau  qu'on  est  porté  à  douter  de 
leur  véracité  parfaite,  d'autant  plus  que  leur  auteur 
inconnu  se  montre  parfois  injuste  et  partial  dans  ses 
jugements  et  ses  implacables  critiques.  Mais  les  faits 
qu'il  dénonce  ont  été  pour  la  plupart  établis  ^  devant  un 

1  —  Mémoires  du  sieur  de  C,  p.  87. 

2  —  Jugement  rendu  souverainement  dans  Va  faire  du  Canada  ; 
Procès  de  Bigot,  Cadet,  et  autres  j  requêtes  du  Procureur- Gêné- 


MONTCALM  ^$T 

tribunal,  après  une  information  minutieuse  et  de  longs 
débats  juridiques.  Nous  aurons  à  faire  ailleurs  ^  l'his- 
toire précise  et  douloureuse  de  cette  orgie  de  scandales, 
de  pillage  et  de  concussions,  dont  furent  assombris  les 
derniers  jours  de  la  Nouvelle-France.  Mais,  dans  cette 
vie  du  héros  dont  la  vaillance  les  illumina  d'un  reflet 
glorieux,  ce  récit  serait  un  hors  d'œuvre.  Qu'il  nous 
suffise  de  signaler  certaines  constatations  ressortant  de 
l'arrêt  rendu  à  Paris,  en  1763,  contre  Bigot  et  ses  com- 
plices, et  des  réquisitoires  du  procureur  du  roi.  On  y 
voit  proclamé  qu'il  existait  entre  l'intendant,  Péan, 
Bréard,  Varin  et  Cadet,  des  pactes  illégitimes  d'où  résul- 
tèrent des  monopoles  et  des  prévarications  sans  nom- 
bre ;  qu'ils  enflaient  les  mémoires  et  faisaient  de  dou- 
bles emplois  de  rations,  lesquels,  bien  que  faux,  étaient 
payés  comme  fidèles  ;  que  les  gains  faits  par  eux,  à 
l'aide  de  ces  faux  et  de  bien  d'autres  malversations, 
s'élevèrent  quelquefois  à  250  pour  100  ;  que  Cadet  et 
ses  commis,  Pénisseault,  Maurin  et  Corpron  gagnèrent 
en  1767  et  1758,  12  millions  sur  une  fourniture  mon- 
tant à  11  millions  seulement  de  prix  d'achat;  que 
Cadet,  en  1757  et  1758,  gagna  11  millions  et  demi, 
pour  la  seule  partie  des  vivres,  sur  des  fournitures  d'une 
valeur  de  23   à  24  millions  ;  que   Cadet  acheta  pour 


rai;  Mémoire  pour  François  Bigot,  Qic.  La  bibliothèque  de  la 
Société  littéraire  et  historique  de  Québec  contient  une  excel- 
lente collection  de  ces  pièces  importantes,  réunies  en  cinq 
volumes  in-quarto. 

1  — L'auteur  fera  cet  historique,  aussi  complet  qu'il  lui  sera 
possible,  lorsqu'il  étudiera  la  carrière  de  Bigot,  dans  le  troi- 
sième volume  de  V Histoire  des  Intendants  de  la  Nouvelle- 
France,  qu'il  se  propose  de  publier  si  Dieu  lui  prête  vie. 


348  MONTCALM 

8,000,000  de  livres  le  Britannia,  vaisseau  anglais  cap- 
turé, et  fit  un  profit  de  1,000,000  sur  les  marchandises 
qui  en  formaient  la  cargaison  ;  que,  sous  prétexte  d'ap- 
provisionner de  vivres  et  de  marchandises  les  différents 
forts  du  pays,  on  paraissait  y  faire  des  transports  consi- 
dérables qui  n'existaient  que  sur  le  papier  ou  qui  se 
réduisaient  à  peu  de  chose,  et  que  les  frais  de  ces 
transports  fictifs  étaient  acquis  aux  monopoleurs  ;  qu'on 
faisait  payer  au  roi  triple  ration  pour  des  vivres  non 
fournis,  tandis  que  le  soldat  manquait  du  nécessaire  ; 
que  parfois  des  marchandises  d'Europe,  apportées  pour 
le  compte  du  roi,  étaient  veniues  au  munitionnaire,  qui 
les  revendait  ensuite  au  roi  à  un  prix  plus  élevé,  et 
que,  de  cette  manière,  le  munitioanaire  acheta  un  jour, 
pour  600,000  livres,  des  marchandises  du  roi,  à  qui  il 
les  revendit  1,400,000  livres,  etc.,  etc.  ^ 

Montcalm  ne  connut  pas  d'un  seul  coup  les  infa- 
mies qui  se  commettaient,  au  détriment  de  l'Etat, 
dans  l'administration  canadienne.  Il  ne  s'en  rendit 
compte  que  graduellement.  Au  début  de  son  séjour 
dans  la  colonie,  il  parut  plutôt  favorablement  impres- 
sionné par  Bigot,  dont  il  fut  à  même  d'apprécier  les 
talents,  l'activité,  la  fertilité  de  ressources.  "  On  ne 
peut  avoir  plus  d'activité  ni  plus  d'expédition  dans 
son  travail  que  cet  intendant  ",  disait-il  alors.  "  Il 
sert  bien  le  roi  ",  écrivait-il  subséquemment  dans  une 
lettre  confidentielle  que  nous  avons  citée  plus  haut. 
Montcalm  rendait  également  justice  aux  qualités   de 


1  —  Jugement  rendu  souverainement,  et  eti  dernier  ressort 
dans  V  Affaire  du  Canada,  10  décembre  1763,  etc.,  Dussieuz, 
p.  168. 


MONTCALM  349 

Péan.  "  De  tout  ce  qui  se  mêle  du  gouvernement, 
confiait-il  à  Lévis,  Péan  est  le  plus  sensé.  Poli,  hon- 
nête, obligeant,  bon  usage  de  son  bien  ;  la  tête  ne  lui 
tourne  pas.  Il  saisira  un  bon  avis  que  vous  ou  moi 
ouvrirons,  et  le  fera  passer  s'il  peut  ".  Il  n'était  donc 
pas  préjugé  contre  ces  fonctionnaires.  Mais  peu  à  peu 
sa  clairvoyance  lui  fit  découvrir  les  incroyables  abus 
dont  nous  avons  donné  une  esquisse.  Nous  lisons  dans 
une  lettre  écrite  par  lui  au  ministre  au  commencement 
de  novembre  1757  :  "  Vous  aurez  vu  le  détail  exact 
de  notre  misère.  S'il  faut  en  croire  la  Basse- Ville, 
(c'est  ainsi  qu'on  nomme  la  partie  de  Québec  habitée 
par  les  commerçants),  le  munitionnaire  ou  sa  compa- 
gnie a  trop  compté  sur  une  abondante  récolte,  n'a  songé 
qu'à  profiter  de  l'exemption  des  frais  pour  faire  venir 
plus  de  vin  et  d'eau-de-vie  que  de  farine  (il  y  a  plus  à 
gagner  sur  l'un  que  sur  l'autre).  Il  n'avait  pas  calculé 
qu'en  pleine  paix  les  terres  bien  cultivées  n'ont  jamais 
produit,  au  delà  du  nécessaire  des  habitants,  que  120,- 
000  minots];  l'augmentation  des  bouches  à  nourrir, 
troupes  de  terre,  troupes  de  la  marine  doublées,  sau- 
vages des  pays  d'en  haut.  Canadiens  qui  vont  à  la 
guerre,  Acadiens  réfugiés,  il  faut  estimer  la  consomma- 
tion à  plus  de  144,000  minots  sur  le  pied  de  12,000 
personnes.  Couvrons  cette  matière  d'un  voile  épais. 
Elle  intéresserait  peut-être  les  premières  têtes  d'ici. 
Si  vous  connaissiez  M.  de  Gournay,  intendant  du  com- 
merce, je  conclus  de  ce  qu'il  m'a  dit  à  Paris  avant  mon 
départ  qu'il  est  instruit  de  ce  que  je  ne  veux  pas 
croire  ;  d'ailleurs,  j'ai  à  me  louer  des  personnes  que  l'on 


350  MONTCALM 

y  croit  intéressées  ^."  Evidemment,  Montcalm  faisait  ici 
allusion  à  Bigot  et  à  Péan. 

L'excès  du  mal  devait  finir  par  le  forcer  à  sortir  de 
sa  réserve  et  à  faire  entendre  l'éloquente  protestation 
d'une  conscience  honnête,  contre  la  corruption  et  la 
cupidité  insatiable  qui,  au  milieu  du  péril  public,  équi- 
valaient à  la  trahison  et  au  crime  de  lèse-patrie. 

Dans  cette  lettre  du  4  novembre  1757,  que  nous 
venons  de  citer,  Montcalm  peignait  encore  en  quelques 
jolis  coups  de  pinceau  sa  situation  personnelle.  "  Ma 
position,  écrivait-il,  est  ici  toujours  la  même  vis-à-vis 
des  personnes  en  place,  plus  estimé  qu'aimé  :  très  à  me 
louer  du  peuple,  des  troupes  de  la  colonie,  des  nôtres  et 
des  sauvages  dont  j'ai  toujours  la  confiance.  Mon  géné- 
ral en  a  pour  moi  une  intermittente,  elle  suit  le  besoin  ; 
n'importe,  je  m'estime  heureux  qu'il  en  ait,  j'y  réponds 
et  je  vais  toujours  au  devant...  Pour  moi  je  demande 
dès  la  paix  mon  retour."  Deux  jours  après,  Montcalm 
écrivait  dans  son  journal  :  "  Les  derniers  bâtiments 
partent  aujourd'hui  pour  la  France  avec  les  dépêches 
pour  la  Cour  à  bord  des  navires  les  DeiLX  Frères^  le 
Diamant,  la  Sauvage  et  le  Chouaguen"  Et  mainte- 
nant, pendant  de  longs  mois,  l'échange  de  correspon- 
dances allait  être  interrompu  entre  la  France  d'Europe 
et  la  France  d'Amérique. 


1  —  Montcalm  au  ministre  de  la  guerre,  4  novembre  1757; 
Archives  de  la  guerre. 


CHAPITRE   XI 


Séjour  de  Montcalm  â  Québec.  —  Sa  résidence,  rue  des  Kem- 
parts.  —  Ses  relations.  —  Les   familles   de  la  Naudière 

et  Marin.  —  Madame  de  Beaubassin.  —  L'hôtel  Péan 

Les  réceptions  de  Bigot.  —  Montcalm  rédige  pour  Lévis 
une  chronique  québecquoise Jeu  effréné  chez  l'inten- 
dant. —  Les  défenses  de  Montcalm —  Le  carnaval  de  1758. 
—  Les  folies  mondaines  et  la  misère  pubique.  —  Peuple  et 
troupes  à  la  ration.  —  Le  régime  du  cheval.  — Commen- 
cement de  mutinerie  à   Montréal Mort  de  M.  de  Vil- 

liers.  —  Retour  de  Montcalm  à  Montréal Son  train  de 

vie.  —  Sa  correspondance.  —  Le  printemps  de  1758. La 

famine  conjurée  par  l'arrivée  des  vaisseaux. 

En  reprenant  contact  avec  Québec,  au  mois  de  sep- 
tembre 1757,  Montcalm,  sans  trop  vouloir  le  déclarer, 
semblait  avoir  résolu  d'y  demeurer  plus  longtemps  que 
les  années  précédentes.  Le  23  septembre,  il  écrivait  à 
Bourlamaque  :  "  Je  pourrais  bien,  de  vous  à  inoi,  et 
je  vous  prie  de  ne  pas  le  dire,  rester  ici  jusqu'au  carême, 
à  moins  d'une  volonté  à  ce  contraire  de  la  part  du  mar- 
quis de  Vaudreuil  ".  Et  le  lendemain,  il  faisait  à  Lévis 
la  même  confidence  :  "  Sachez  de  la  Eoche,  ^  si  dans  le 
cas,  dont  je  vous  prie  de  ne  pas  parler,  (où)  je  me  pro- 
longerais jusqu'au  carême,  il  serait  bien  aise  de  venir 
ici  ".  Dans  la  prévision  d'un  séjour  de  plusieurs  mois, 
il  s'était  trouvé  une  résidence  fort  à  son  gré.  M.  Des- 
chenaux, secrétaire  de  l'intendant,  possédait  sur  la  rue 

1  —  M.  de  la  Rochebeaucour,  aide  de  camp  de  Montcalm» 


352  MONTCALM 

des  Remparts  une  maison  divisée  en  deux  logements, 
dont  il  occupait  l'un.  ^  M.  de  Montcalm  loua  l'autre 
et  s'y  installa  avec  ses  gens.  Là  il  recevait  la  société 
québecquoise,  il  lisait,  il  pensait,  il  travaillait  à  des 
plans  de  campagne  et  à  des  projets  de  défense,  il  écri- 
yait  aux  ministres,  à  ses  amis  et  à  sa  famille.  Cette 
vie  lui  était  agréable.  "  Je  crois  que  je  me  plais  à 
Québec  ",  confiait-il  à  Lévis  ;  et  ailleurs  :  "  Je  me 
trouve  bien  ici,  c'est  une  capitale  ".  ^  Plusieurs 
maisons  se  partageaient  ses   attentions    et  ses  visites. 


1  — Voici  à  ce  sujet  deux  extraits  de  lettres  de  Montcalm 
à  Bourlamaque  :  "  Je  vous  prie  de  voir  un  peu,  avec  M.  Des- 
chenaux, de  quelle  façon  il  faudrait  établir  la  communication 
entre  les  deux  appartements,  quoiqu'il  ait  habité  cette  mai- 
son. Je  ne  suis  pas  en  état  de  décider  encore,  et  je  m'en 
rapporte  bien  à  l'arrangement  que  vous  croirez  qu'il  faudra 
prendre...  Au  reste,  quand  une  fois  je  serai  maître  en  entier 
de  cettemaison,  et  que  M.  Deschenaux  ne  V habitera  plus,  je  ne 
sais  qui  est-ce  qui  la  gardera  en  mon  absence.  Il  faudrait  que 
j'y  eusse  un  concierge,  où  y  loger  quelqu'un  ". — "  Je  trouve 
que  je  serai  à  Québec  trop  bien  et  trop  grandement  logé  ;  je 
souscris  à  votre  arrangement  pour  ma  maison,  mieux  que  je 
ne  l'aurais  fait,  car  je  n'y  entends  rien,et  je  joins  à  cette  lettre 
une  pour  M.  Deschenaux  tout  ouverte  " — (Montcalm  à  Bour- 
lamaque, 9  avril  et  4  mai  1758).  Les  passages  mis  par  nous  en 
italiques  dans  ces  extraits  indiquentclairement  que  Montcalm 
avait  déjà  occupé  une  partie  de  cette  maison,  dont  l'autre 
partie  était  habitée  par  M.  Deschenaux.  Une  étude  des  titres 
prouve  qu'elle  était  située  sur  l'emplacement  de  celle  qui 
porte  maintenant  le  numéro  49,  rue  des  Remparts.  (Voir 
l'aticle  intitulé  :  La  Maison  de  Montcalm,  par  M.  Philippe- 
Baby  Casgrain,  dans  le  Bulletin  des  Recherches  Historiques^ 
vol.  VIIT,  p.  225).  Une  partie  des  fondations  et  des  caves 
sont  les  mêmes  que  celles  du  temps  de  Montcalm. 
2  —  Lettres  de  Lévis,  pp.  58, 59. 


MONTCALM  353 

Il  prenait  souvent  le  chemin  de  la  rue  du  Parloir, 
impasse  située  en  haut  de  la  Côte  la  Montagae, 
qui  contenait  deux  résidences  seulement,  celle  de  mon- 
sieur de  la  Naudière,  et  celle  de  M.  Marin  ^.  Madame 
de  la  Naudière  était  une  des  plus  belles  personnes  de 
Québec  ;  Montcalm  l'admirait  beaucoup  ^  et  avait  pour 
son  mari  une  sincère  estime.  "  C'est  le  meilleur  de  mes 
amis,  écrivait-il  à  Bourlamaque,"  Durant  ses  séjours  à 
Québec,  il  passa  bien  des  soirées  agréables  dans  ce  salon 
hospitalier  où  on  lui  faisait  fête.  Il  y  rencontrait  madame 
de  Beaubassin,  cousine  de  madame  de  la  Naudière,  • 

1  — Joseph  de  la  Margue,  sieur  de  Marin.  Il  avait  épousé 
Charlotte-Fleury  de  la  Gorgendière.  Nous  avons  déjà  dit  que 
la  rue  du  Parloir  était  située  à  l'endroit  où  se  trouve  inainte- 
n-înt  la  cour  d'entrée  de  l'évêché  de  Québec,  lequel  fut  cons- 
truit en  1844  surl'emplaceaient  des  deux  maisons  dont  il  est 
ici  question.  (Voir  V Histoire  de  Véoêché  de  Québec,  par  Mgr 
Henri  Têtu,  pp.  112  et  suivantes). 

2 En  septembre  1757,  Montcalm  fut  parrain  d'un  enfant 

du  chirurgien  Arnoux,  avec  madame  de  la  Naudière  comme 
marraine.  Il  écrivait  à  ce  propos  :  "  J'avais  résolu  de  ne 
jamais  tenir  d'enfant  au  baptême,  après  l'honneur  d'en  avoir 
tenu  un  avec  madame  la  marquise  de  Vaudreuil,  cependant 
Arnoux  m'y  force  avec  madame  de  la  Naudière  pour  com- 
mère." {Lettres  de  Montcalm,  p.  59;. 

3  —  François  Jarret  de  Verchères  avait  eu,  de  son  mariage 
avec  Marie  Perrot,  entre  autres  enfants,  Madeleine,  l'héroïne 
si  célèbre,  qui  avait  épousé  Pierre  Tardieu  de  la  Naudière, 
seigneur  de  la  Pérade,  et  Jean  Jarret  de  Verchères,  qui  s'était 
marié  à  Madeleine  d'Ailleboust.  M.  Charles- François  de  la 
Naudière,  fils  de  madame  de  la  Pérade,  avait  épousé  Louise- 
Geneviève  de  Boishébert,  et  c'était  eux  que  visitait  Montcalm. 
Et  Catherine  de  Verchères,  fille  de  Jean  Jarret  de  Verchères, 
avait  épousé  Pierre  Hertel  de  Beaubassin.  Mesdames  de  la 
Naudière  et  de  Beaubassin  étaient  donc  cousines  germaines 
par  alliance.  23 


354  MONTCALM 

dont  il  appréciait  vivement  les  charmes  et  la  conver- 
sation, et  à  laquelle  il  portait  des  attentions  très  mar- 
quées. Il  allait  aussi  chez  les  Marin,  à  qui  il  témoignait 
une  considération  particulière.  Il  tenait  Marin  pour 
"  un  très  brave  et  bon  officier  ^,  "  et  trouvait  à  madame 
Marin  de  l'amabilité  et  de  l'esprit.  Une  autre  famille 
oii  Ton  pouvait  encore  le  rencontrer  était  celle  de  Saint- 
Ours.  M.  de  Saint-Ours,  un  des  meilleurs  capitaines  de 
la  colonie,  avait  épousé  une  sœur  de  madame  de  la 
Naudière. 

Nous  aimerions  à  clore  ici  la  nomenclature  des  mai- 
sons  où  fréquentait  Montcalm.  Mais  nous  devons  ajou- 
ter à  cette  liste  celle  de  la  fameuse  madame  Péan. 
Péan  étant  aide-major  de  Québec,  on  conçoit  que  le 
général  ne  pouvait  se  dispenser  de  paraître  chez  lui 
quelquefois.  Mais  l'assiduité  n'était  pas  requise,  et 
cependant  il  paraît  bien  qu'elle  existait.  "  J'alterne 
entre  elle  (madame  de  la  Naudière)  et  madame  Péan," 
écrivait  Montcalm  à  Lévis,  le  24  septem"bre  1757.  Et 
encore  :  "  Il  faut  convenir  qu'il  y  a  bonne  compagnie 
ici,  et  plus  de  ressources  qu'à  Montréal  pour  les  soirées. 
Nous  avons  deux  bonnes  maisons  :  l'hôtel  Péan  et 
madame  de  la  Naudière,  de  loin  en  loin  l'évêque,  et  par- 
fois ma  chambre,  l'intendant  deux  jours  par  semaine. 
Voilà  ma  vie."  En  1759  la  note  s'accentuera  davantage  : 
"  Je  suis  beaucoup  plus  cette  année  de  la  cour  de 
madame  Péan  ;  cela  prouve  le  désœuvrement."  Mont- 
calm, en  ajoutant  cette  réflexion,  sentait  probablement 
le  besoin  de  s'excuser  au  sujet  de  ses  relations  sociales 
avec  des  gens  qu'il  n'estimait  pas.    Mais  son  confident 

1  —  Lettres  de  Bourlamaque,  p.  275. 


MONTCALM  355 

Lévis,  à  qui  souvent  il  "  développait  ses  faiblesses  et 
les  replis  de  son  cœur,"  ne  pouvait  être  qu'indulgent, 
lui  qui  passait  sa  vie  chez  madame  Pénisseault,  et  qui 
rencontrait  fréquemment  chez  elle  des  compagnies  fort 
mélangées  ^.  Tout  cela  démontrait  que  l'inaction  forcée 
et  les  loisirs  des  longs  hivers  exerçaient  une  malsaine 
influence.  Montcalm  s'en  rendait  compte,  et,  après  une 
de  ces  saisons  mondaines  où  il  avait  été  mécontent  de 
lui-même  sous  bien  des  rapports,  il  se  jugeait  avec  une 
sévère  loyauté  ;  "  On  se  divertit,  on  ne  songe  à  rien, 
tout  va  et  ira  au  diable." 

C'était  peut-être  au  sortir  d'une  soirée  chez  l'inten- 
dant, qu'il  écrivait  ces  lignes  moroses.  Car,  nous  l'avons 
vu  plus  haut,  il  acceptait  assez  souvent  les  invitations 
au  Palais.  Toujours  fastueux  et  avide  de  plaisirs. 
Bigot  ne  le  fut  peut-être  jamais  davantage  que  durant 
cet  hiver  de  1757-58.  Presque  chaque  soir,  ses  salons, 
magnifiquement  illuminés,  se  remplissaient  de  dames 
élégamment  parées  et  d'officiers  aux  brillants  uniformes. 
On  y  faisait  parfois  de  la  musique,  on  y  dansait  souvent, 
on  y  jouait  toujours,  on  y  soupait  ensuite  somptueu- 
sement, et  ces  fêtes  se  prolongeaient  fort  avant  dans  la 
nuit.  La  correspondance  et  le  journal  de  Montcalm 
nous  en  donnent  une  chronique  intéressante.  Le  16 
décembre,  il  écrivait  à  Lévis  :  "  Dimanche  il  y  aura 
souper  à  quatre-vingts  couverts,  beaucoup  de  dames, 
concert,  lansquenet  à  neuf  coupeurs,  qui  seront  monsieur 

1  — "  Elle  tenait  une  grande  table,  les  commis  du  munition, 
naire,  tous  gens  de  néant,  étaient  admis  ;  on  blâma  souvent 
M.  le  chevalier  de  Lévis  d'y  manger  presque  tous  les  jours 
comme  il  le  faisait  et  de  se  confondre  avec  eux."  {Mémoires 
du  Sieur  de  C.) 


356  MONTCALM 

l'intendant,  Madame  Péan,  MM.  de  Béran,  de  Saint- 
Félix,  capitaines  dans  Berry  ;  l'Estang,  de  Selles,  de  la 
Sarre  ;  Bélot,  de  Guyenne  ;  la  Naudière,  Saint-Vincent, 
Mercier,  de  la  colonie.  "  Et  dans  son  journal,  deux 
jours  plus  tard  :  "  L'intendant  a  rassemblé,  à  l'occasion 
du  concert  exécuté  par  des  offic  ers  et  des  dames,  nom- 
breuse compagnie.  Il  y  a  eu  d'aussi  bonne  musique 
qu'il  soit  possible  d'en  exécuter  dans  un  pays  où  le 
goût  des  arts  ne  peut  avoir  gagné.  Il  y  a  eu  un  jeu  si 
considérable  et  si  fort  au-dessus  des  moyens  des  parti- 
culiers que  j'ai  cru  voir  des  fous,  ou  pour  mieux  dire, 
des  gens  qui  avaient  la  fièvre  chaude,  car  je  ne  sache 
pas  avoir  vu  une  plus  grosse  partie,  à  l'exception  de 
celle  du  roi.  Si  tous  ces  joueurs  qui  semblent  jeter 
leur  argent  par  la  fenêtre  voulaient  se  scruter,  ils 
verraient,  malgré  l'amour  de  quelques-uns  pour  la  dé- 
pense, que  cet  amour  excessif  du  jeu  n'est  produit 
que  par  l'avarice  et  la  cupidité.  Il  y  a  eu  trois  tables 
faisant  quatre-vingts  couverts,  les  appartements  bien 
illuminés,  et  rien  n'aurait  manqué  à  une  aussi  belle 
fête,  si  le  maître  de  la  maison,  magnifique  en  tout,  eût 
eu  plus  de  goût  et  d'attention  pour  faire  servir  un 
souper  immense  à  propos.  Mais  le  jeu  est  sa  passion 
dominante  ;  et  malgré  son  goût  noble  pour  les  fêtes  et 
l'amusement  du  public,  on  voit  toujours  que  le  jeu  en 
faisait  l'objet  principal.  Aussi  pour  ne  pas  interrompre 
une  grande  partie  de  lansquenet,  un  souper  préparé 
pour  neuf  heures,  n'a  été  servi  qu'à  minuit.  " 

Nous  avons  vu  que  Montcalm  avait  déjà  eu  à  se 
préoccuper  de  ce  fléau  du  jeu.  En  1757,  dans  une 
lettre  au  ministre  de  la  guerre  il  disait.  "  J'ai  trouvé 
que  nos  officiers  s'adonnaient  aux  jeux  de  hasard.  J'ai 


MONTCALM  357 

proposé  à  M.  de  Vaudreuil  de  les  défendre,  j*ai  même 
mis  un  ofi&cier  aux  arrêts.  On  n'a  joué  ni  à  Québec 
ni  à  Montréal  jusqu'à  l'arrivée  de  M.  de  Vaudreuil  à 
Québec.  M.  Bigot  aime  le  jeu.  J'ai  dit  ce  que  je 
devais,  mais  je  n'ai  pas  voulu  défendre  à  nos  officiers 
d'y  jouer  ;  c'était  déplaire  à   M.  de  Vaudreuil  et  M. 

Bigot.     Le    bien    du    service   exige   le    contraire 

Cette  tolérance  pour  la  maison  de  M.  Bigot  aurait  fait 
jouer  ailleurs  si  je  n'avais  mis  aux  arrêts  le  second 
capitaine  d'un  de  nos  bataillons...  Je  n'écris  rien  sur 
le  jeu  à  M.  de  Machault  ;  cela  ne  servirait  qu'à  détruire 
l'accord  entre  M.  de  Vaudreuil,  M.  Bigot  et  moi.  Mais 
je  dois  à  mon  ministre  compte  de  ma  conduite  ".  ^  Dans 
l'automne  de  1757,  Montcalm  fit  encore  son  possible 
pour  restreindre  la  fureur  du  jeu.  Il  adressa  aux  batail- 
lons une  lettre  annonçant  que  si  l'on  jouait  partout 
ailleurs  que  dans  des  maisons  privilégiées  (comme  chez 
l'intendant)  "  par  des  considérations  qui  lui  sont  dues  "  ^ 
il  punirait  ;  ajoutant  que,  même  dans  ces  cas  excep- 
tionnels, il  exhortait  à  jouer  avec  sagesse.  Il  ordonna 
en  même  temps  à  M.  d'Hert,  aide-major  du  bataillon  de 
la  Eeine,  de  s'informer  si  Ton  jouait  ailleurs,  afin  de 
punir  les  transgresseurs  de  la  défense,  qui  se  rencon- 
treraient parmi  les  troupes  de  terre.  Ce  n'était  pas  là 
de  vains  avertissements.  On  avait  joué  chez  la  femme 
d'un  officier  de  Guyenne,  et  Montcalm  ayant  sévi  aussi- 
tôt, il  n'y  avait  pas  eu  récidive.  Mais  on  se  dédom- 
mageait au  Palais.  "  Monsieur  l'intendant,  lisons-nous 
dans  la  lettre  déjà  citée,  a  ouvert  lui-même  par  un  beau 


1  —  Montcalm  au  ministre  de  la  guerre,  24  avril  1757 


358  MONTCALM 

"  tôpe  et  tingue  ",  ^  où  il  a  gagné  cent  soixante  livres, 
beaucoup  de  quinze  aux  douze  francs  la  fiche,  de  gros 
passe-dix,  de  gros  tris  aux  vingt  francs  la  fiche,  six 
francs  pour  spadille,  et  deux  louis  de  queue  ".  ^  Et 
ainsi,  jusqu'au  carême,  ce  fut  un  feu  roulant.  Le  23 
décembre  Montcalm  écrivait  à  Lévis  :  "  Depuis  le  gros 
jeu  de  dimanche  dernier,  il  y  a  journellement  chez  M. 
l'intendant  et  chez  madame  Péan  de  vives  et  considé- 
rables escarmouches,  soit  au  quinze,  soit  au  trente 
et  quarante,  soit  aux  dés,  de  beaux  piquets  et  de  gros 
tris,  et  sur  le  soir  arrivent  les  momons.  Il  y  en  a  eu 
quatre,  cette  nuit,  de  dix,  de  trente,  de  cent  vingt-cinq 
louis,  dont  on  a  offert  le  paroli  après  avoir  gagné  le 
dernier  ^."  Et  un  autre  jour  :  "On  ne  parle  ici  que  de 
cent  louis  gagnés,  perdus  cent  cinquante  louis,  des 
momons  de  mille  écus.  Les  têtes  sont  totalement  tour-- 
nées.  La  nuit  dernière.  Mercier  a  perdu  trois  mille  trois 
cents  livres  ;  peut-être  celle-ci  il  gagne  six  ou  sept  mille 
livres.  M.  de  Cadillac,  à  quatre  heures  après  midi,  hier, 
avait  perdu  cent  soixante  louis  ;  avant  minuit  il  en 
gagnait  cent.  On  dit  que  ce  sera  le  jour  des  Rois  que 
cela  sera  beau.  Pour  moi  je  joue  aux  cinq  sous  le  tri, 
aux  trente  sols  le  piquet,  aux  petits  écus  à  tourner.'* 
Et  encore  :  "  Toujours  gros  jeu.  L'intendant  hier  et 
avant-hier  avait  perdu  quatre  cent  cinquante  louis.  Il  a 


1  —  Expression  de  Jeu  qui  signifiait  :  •'  je  tôpe  et  je  tiens  ". 

2 — "  Spadille  ",  jeu  de  l'hotiibre  ;  l'as  de  pique,  à  l'honi- 
bre  et  à  quelques  autres  jeux.  —  *'  Queue  ",  somme  indépen- 
dante de  l'enjeu  principal. 

3  —  Faire  le  tri  c'était  faire   une  levée  de  plus  que  son 

adversaire Les  momons  étaient  un  jeu   de  dés.    Offrir   le 

paroli  c'était  proposer  de  doubler  l'enjeu. 


MONTCALM  359 

tantôt  fait  un  seul  coup  où  il  y  avait  six  cent  cinquante 
louis  de  la  perte  au  gain.  Johanne  ^  a  perdu  ce  soir 
trois  cents  livre?.  Enfin  l'intendant,  ayant  le  cornet  ou 
les  cartes  à  la  main,  est  quelquefois  effrayé  et  refuse. 
M.  de  Selles  gagne  de  cinq  à  six  cents  louis.mais  il  combat 
encore."  Le  renouvellement  de  l'année  semble  accen- 
tuer cette  frénésie-  Le  4  janvier  1758,  Montcalm  écrit  : 
"  Jamais  la  rue  Quincampoix  n*a  produit  autant  de 
changements  dans  les  fortunes.  ^  Bongainville  se  rat- 
trape, de  Selles  décline,  l'intendant  perd,  Cadillac  re- 
prend le  ton,  de  Brau  est  noyé.  Marin  continue  à  jouer 
et  perdre,  les  petits  pontes  se  remplumaient  hier, 
Saint- Vincent  et  Belot  perdent,  Bonneau  réalise.  Votre 
petit  ami  Johanne  avait  gagné  cinq  cents  livres  ;  mais 
il  voulait  en  avoir  mille,  le  pot  au  lait  a  versé  ".  Le 
jour  des  Rois,  grand  souper  chez  l'intendant,  auquel 
assistait  Montcalm.  *'  J'y  eus,  comme  de  raison,  la  fève, 
raconte-t-il  à  son  ami,  et  madame  Péan  fut  ma  reine. 
Au  reste  je  me  suis  retiré  à  une  heure,  fou  de  voir 
autant  jouer  et  berlander.  J'ignore  les  destins  des 
joueurs.  Je  compte  (inter  nos)  y  être  pour  une  quin- 
zaine de  livres  ;  il  y  a  des  sociétés  qu'on  ne  peut  refu- 
ser. Le  souper  (pour  vous  seul)  de  quatre-vingts  per- 
sonnes, froid  à  la  glace,  servi  à  meilleure  heure  ;  la 
gaieté  de  la  fin  du  repas,  du  ton  de  la  taverne,  et  le 
gros  jeu,  l'occupation,  le  métier  ".  Montcalm  gémis- 
sait de  ce  débordement  et  s'inquiétait  des  suites  :  "  Le 


1  —  M.  de  Joannès,  aide-major  de  Langaedoc. 

2  — Allusion  au  fameux  comptoir  où  les  prospectus  chimé- 
riques de  Law  avaient  déchaîné  un  si  effroyable  agiotage,  sous 

a  Régence. 


360  MONTCA.LM 

ton  de  décence,  de  politesse,  de  société,  est  banni  de  la 
maison  où  il  devrait  être,  disait-il.  Je  crains  toujours 
d'être  obligé  avant  la  fin  du  carnaval  de  punir  quelque 
joueur,  qui  aura  oublié  que  son  camarade  au  jeu  est 
l'homme  du  Roi.  Aussi  je  ne  vais  plus  chez  l'inten- 
dant que  le  matin  ou  un  jour  de  la  semaine  avec  les 
dames  ou  dans  de  grandes  occasions  ".  Il  eût  agi  plus 
sagement  en  prenant  auparavant  cette  détermination. 
Ses  relations  apparemment  cordiales  avec  Bigot  et 
les  Péan,  sa  présence  trop  fréquente  à  toutes  ces  réu- 
nions où  le  plaisir  prenait  des  allures  désordonnées, 
étaient  d'un  mauvais  exemple.  Sans  doute  sa  position 
officielle  ne  le  laissait  pas  absolument  libre  de  suivre 
uniquement  ses  goûts  personnels.  Il  lui  fallait  remplir 
certains  devoirs  sociaux,  spécialement  quand  il  s'agis- 
sait de  hauts  fonctionnaires  comme  l'intendant.  Cepen- 
dant nous  sommes  forcé  d'admettre  qu'il  eût  pu  mon- 
trer plus  de  réserve.  Au  commencement  de  la  saison, 
il  avait  représenté  combien  il  serait  convenable  de  sup- 
primer les  fêtes  dans  un  moment  où  la  détresse  publi- 
que était  si  grande.  Il  aurait  dû,  croyons-nous,  adhérer 
plus  strictement  à  son  propre  avis,  se  borner  à  paraître 
deux  ou  trois  fois  chez  l'intendant,  et  éviter  autant  que 
possible  de  se  commettre  en  des  sociétés  dont  il  mépri- 
sait le  ton,  en  des  réjouissances  indécentes  qui  lui  fai- 
saient écrire  :  "  Malgré  la  misère  publique,  des  bals  et 
un  jeu  effroyable  !  "  Il  commençait  à  voir  clair  dans  le 
régime  Bigot;  il  savait  que  l'opinion  flétrissait  juste- 
ment les  relations  de  l'intendant  avec  la  femme  frivole 
dont  le  déshonneur  coûtait  si  cher  à  la  Nouvelle-France. 
Pourquoi  ne  se  tenait-il  pas  davantage  à  l'écart  ?  Dans 
son   journal,  dans  sa  correspondance,  le  général  et  le 


MONTCALM  361 

patriote  flétrissait  éloquemment  les  folies  et  les  scan- 
dales dont  il  était  témoin.  Notre  admiration  pour  lui 
souffre  de  voir  l'homme  du  monde  se  plier  ensuite  à 
certaines  condesceudances,  et  rechercher  même,  au 
milieu  de  certains  cercles  dont  il  eût  dû  s'éloigner,  des 
diversions  à  l'ennui  qui  venait  parfois  l'assaillir. 

La  fin  du  carnaval  québecquois  de  17-8  fut  étourdis- 
sante. L'intendant  donna  trois  bals  coup  sur  coup.  Et  le 
jeu  prit  des  proportions  fantastiques. "Il  y  a,notait  Mont- 
calm  dans  ses  chroniques  épistolaires,  des  acteurs  qui 
perdent  ou  gagnent  cent  ou  cent  cinquante  livres  ;  mais 
pour  qu'on  parle  de  vous,  il  faut  être  homme  à  perdre 
trois  ou  quatre  cents  livres...  L'intendant  perd  quatre- 
vingt  mille  francs,  et,  entre  nous,  en  est  très  piqué... 
Toujours  le  plus  effroyable  jeu.  L'intendant  a  perdu 
cette  nuit  quinze  cents  livres  en  trois  quarts  d'heure. 
Il  est  à  cinquante  mille  écus  de  pertes,  au  moyen  de 
quoi  toute  la  ville,  le  militaire  gagne  peu  ou  prou,  et  ses 
valets  qui  jouent  gros  contre  lui.  Peu  de  militaires 
perdent  heureusement.  Johanne  et  Lestang  du  leur  ; 
mais  les  petits  pontes  gras  à  pleine  peau  ".  ^  A  ce 
moment  une  lettre  du  ministre,  expédiée  par  Louis- 
bourg,  apporta  une  ordonnance  du  Koi  pour  défendre 
les  jeux  de  hasard.  "  Ce  qui  est  arrivé  à  propos,  écrit 
Montcalm  dans  son  journal,  vu  l'excès  où  la  fureur  du 
jeu  s'était  portée,  par  l'exemple  de  M.  Bigot  et  la  toléran- 
ce du  marquis  de  Vaudreuil.  '     Cet  intendant  a  perdu 

1  —  Montcalm  à  Lévis,  22  et  26  janvier,  3  février  1758. 

2 — Nous  avons  vu  qu'il  avait  permis  une  banque  chei  l'in- 
tendant en  1756.  Il  fit  pis  en  1758,  il  en  permit  une  dans  sa 
propre  maison  :  "  M.  de  Vaudreuil  s'est  donc  mis  en  frais  ", 
lisons-nous  dans  une  lettre  de  Montcalm  à  Lévis,  datée  du  13 


362  MONTCALM 

deux  cent  quatre  mille  livres,  ce  qui  n'a  pas  empêché 
que  plusieurs  officiers  ne  se  soient  encore  dérangés. 
Cette  somme  n'est  rien  pour  un  intendant  du  Canada 
qui  n'est  pas  scrupuleux  sur  les  moyeos  ".  L'ordon- 
nance royale  produisit  momentanément  son  effet.  Et 
le  9  février  Montcalm  en  donnait  à  Lévis  la  nouvelle  : 
"  Le  jeu  fini  d'hier  :  Johanne,  de  Selles,  Bougainville, 
Baros  (?),  les  Berry  vainqueurs,  surtout  Cadillac  qui 
gagne  quarante  ou  cinquante  mille  francs;  l'intendant 
perdit  encore  hier  six  cents  livres;  je  le  crois  bien  fou 
du  jeu  ".  Cependant  Bigot  crut  devoir  déclarer  qu'il 
consentait  à  ce  "  qu'on  le  regardât  comme  un  misérable 
si  on  jouait  des  jeux  de  hasard  l'année  prochaine  chez 
lui  ".  On  verra  que  promesse  de  joueur  ne  vaut  guère 
mieux  que  promesse  de  buveur. 

Ce  qui  était  surtout  de  nature  à  indigner  les  bons 
citoyens,  dans  les  folies  criminelles  dont  nous  venons 
de  donner  une  esquisse,  c'était  leur  contraste 
avec  la  détresse  générale.  La  misère  régnait  partout  ; 
le  peuple  de  Québec  continuait  à  n'avoir  pas 
de  pain  ;  le  blé  était  rare  à  la  campagne.  On  avait 
rendu  une  ordonnance  pour  faire  sceller  les  moulins 
afin,  disait- on,  d'empêcher  les  habitants  de  faire  mou- 
dre le  grain  nécessaire  aux  semences.  La  ration  des 
troupes  avait  été  réduite,  le  19  octobre,  à  une  livre  de 
pain,  un  quart  de   lard  et  quatre  onces  de  pois.    Et  le 

janvier,  *'  et  a  donné  dans  le  panneau  d'une  banque  de  pha- 
raon chez  lui.  Il  n'a  pas  vu  que  Péan  le  faisait  pour  justifier 
la  conduite  de  l'intendant.  Tout  comme  il  leur  plaira,  mais  je 
ne  les  approuverai  pas  davantage  "  —  Le  pharaon  était  un 
jeu  qui  se  jouait  entre  un  banquier  et  un  nombre  illimité  de 
pontes.     "  Ponte  "  signifie  joueur  contre  le  banquier. 


MONTCALM  3fc  3 

1er  novembre  elle  avait  été  réduite  encore  à  une  demi- 
livre  de  pain,  trois  quarts  de  bœuf,  un  quart  de  morue 
et  un  quart  de  pain,  avec  une  demi-livre  de  pain  payée 
en  argent  ^.  Enfin  depuis  le  mois  de  décembre  les  trou- 
pes et  la  population  mangeaient  du  cheval.  A  Montréal 
la  seconde  diminution  de  la  ration  fit  regimber  les 
troupes  de  la  marine,  qui  refusèrent  de  prendre  leurs 
vivres  à  la  distribution.  M.  de  Lévis  se  porta  à  leurs 
quartiers  et  les  fit  rentrer  dans  Tordre.  Lorsqu'au  mois 
de  décembre  on  substitua  pour  partie  le  cheval  au 
bœuf,  les  femmes  de  Montréal  s'attroupèrent  tumul- 
tueusement à  la  porte  du  marquis  de  Vaudreuil.  Il  en 
fit  entrer  quatre  et  leur  demanda  ce  qu'elles  voulaient. 
Elles  répondirent  qu'elles  venaient  lui  demander  du 
pain.  Il  leur  déclara  qu'il  n'en  avait  pas  à  leur  faire 
donner,  que  les  troupes  même  étaient  à  la  ration,  mais 
qu'il  avait  fait  tuer  des  bœufs  et  des  chevaux  pour 
assister  les  pauvres  dans  ce  temps  de  misère.  Elles 
répliquèrent  que  la  viande  de  cheval  leur  répugnait, 
que  le  cheval  était  ami  de  l'homme,  que  la  religion 
défendait  de  le  tuer  et  qu'elles  aimeraient  mieux 
mourir  que  d'en  manger.  Le  gouverneur  leur  dit  alors 
que  c'était  là  des  chimères,  que  la  viande  de  cheval 
était  bonne,  et  il  les  congédia  en  leur  affirmant  que  si 
elles  s'ameutaient  encore,  il  les  ferait  toutes  mettre  en 
prison  et  en  ferait  pendre  la  moitié. 

Lorsqu'arriva  le  moment  de  la  première  distribution 
de  cheval  aux  troupes,  on  s'aperçut  qu'il  y  avait  de  la 
fermentation  parmi  elles,  et  qu'elles  étaient  excitées  par 
le  peuple  à  la  résistance.     Averti  que  les  soldats  refu- 

1  —  Journal  de  Lévis,  pp.  105,  112. 


364  MONTCALM 

saient  leur  ration  de  cheval  et  se  retiraient  de  la  distri- 
bution, M.  de  Lévis  accourut,  ordonna  de  rassembler 
les  compagnie?,  et  en  leur  présence  fit  couper  du  cheval 
pour  lui-même  et  commanda  aux  grenadiers  d'en  pren- 
dre. Ils  voulurent  faire  quelques  représentations,  mais 
il  les  arrêta  en  leur  enjoignant  d'obéir,  et  en  leur  décla- 
rant qu'il  ferait  pendre  le  premier  qui  broncherait, 
ajoutant  qu'il  les  entendrait  après  la  distribution.  Les 
grenadiers,  matés,  prirent  leur  cheval,  exemple  qui  fut 
suivi  par  toutes  les  compagnies.  Alors  ils  eurent  la 
liberté  de  faire  leurs  observations.  Après  avoir  écouté 
leurs  griefs,  M.  de  Lévis  les  harangua  et  fit  bonne  jus- 
tice du  préjugé  populaire  qu'on  avait  essayé  de  leur  faire 
partager.  Il  leur  représenta  que  la  viande  de  cheval 
était  saine,  qu'on  en  avait  souvent  mangé  dans  les  villes 
assiégées,  quMl  aurait  l'œil  à  ce  que  les  chevaux  abattus 
fussent  en  bonne  condition,  que  lui-même  en  mangeait 
tous  les  jours,  que  les  troupes  de  terre  devaient  donner 
l'exemple,  etc.  Ce  ferme  langage  les  fit  rentrer  dans  le 
devoir,  et  il  n'y  eut  plus  de  difficultés  à  ce  sujet  ^. 
A  Québec  la  ration  de  cheval  passa  plus  aisément. 
"  Les  grenadiers  de  la  Eeine  avaient  un  peu  tortillé  "» 


1  —  Journal  de  Lévis,  p.  120  et  suivantes "  Le  jour  des 

Rois  1758,  huit  grenadiers  du  régiment  de  Béarn  apportèrent 
à  M.  le  chevalier  de  Lévis  un  plat  de  cheval  accommodé  à 
leur  façon,  qui  se  trouva  très  bon.  M.  le  chevalier  fit  déjeû- 
ner ces  grenadiers  et  leur  fit  donner  du  vin  et  deux  plats  de 
cheval  accommodé  par  ses  cuisiniers,  qui  ne  se  trouvaient  pas 
si  bon  que  le  leur.  Il  leur  donna  de  plus  quatre  louis  pour 
que  la  compagnie  fît  les  Rois  et  bût  à  sa  santé  ".  (Journal 
de  Lévis). 


MONTCALM  365 

suivant  l'expression  de  Montcalm,  "  mais  Bras-de-fer, 
c'est-à-dire  d'IIert,  tortilla  le  premier  caporal  ",  et  cela 
ne  fut  pas  même  su.  Après  la  première  expérience  les 
soldats  se  montrèrent  contents.  Le  soir  ils  mettaient 
cuire  le  cheval,  l'écumaient  bien,  jetaient  la  première 
eau,  le  retiraient,  et  en  faisaient  le  lendemain  de  la 
bonne  soupe  en  le  remettant  au  pot  avec  le  bœuf;  puis 
ils  mangeaient  le  bœuf  qui  avait  servi  à  faire  la  soupe, 
le  matin,  et  le  soir  le  cheval  en  "  frigousse  ". 

Le  9  décembre  Montcalm  écrivait  dans  son  journal  : 
"  On  a  commencé  aujourd'hui  la  distribution  aux  sol- 
dats de  la  chair  de  cheval.  Sur  huit  jours  on  donne 
trois  en  bœuf,  trois  en  cheval  et  deux  en  morue.  Il  y 
a  longtemps  qu'on  en  distribue  aux  Acadiens  et  au 
peuple  de  Québec  et  de  Montréal.  C'est  pour  ne  pas 
détruire  entièrement  l'espèce  des  bœufs,  et  il  est  de 
l'intérêt  politique  de  la  colonie  de  diminuer  celle  des 
chevaux,  les  habitants  en  ont  un  trop  grand  nombre  et 
ne  s'adonnent  pas  assez  à  élever  des  bœufs.  Suivant 
M.  Bigot,  cette  distribution  de  cheval  en  fera  employer 
mille  à  douze  cents,  et  il  prétend  que  sans  qu'on  s'en 
aperçût  en  Canada,  on  pourrait  en  détruire  trois  mille. 
En  effet,  on  ne  voit  pas  que  cet  achat  extraordinaire  de 
chevaux  pour  la  boucherie  les  ait  fait  renchérir.  M. 
l'intendant  se  propose  un  règlement  très  rigoureux  pour 
empêcher  que  Ton  ne  mange  des  veaux  ;  reste  à  savoir 
s'il  sera  bien  exécuté,  car  on  a  accoutumé  le  peuple  à 
avoir  un  grand  esprit  d'indépendance,  et  à  ne  connaître 
ni  règle  ni  règlement  ". 

Pour  donner  l'exemple,  Montcalm  s'était  mis  tout  le 
premier  au  régime  du  cheval.  On  en  mangeait  chez 
lui  de  toute  façon,  hors  la  soupe  ;  et  il  en  donnait  l'énu- 


366  MONTCALM 

mération  suivante  :  petits  pâtés  de  cheval  à  l'espagnole  ; 
cheval  à  la  mode  ;  escaloppe  de  cheval  ;  filet  de  cheval 
à  la  broche  avec  une  poivrade  bien  liée  ;  semelles  de 
cheval  au  gratin  ;  langue  de  cheval  au  miroton;  frigousse 
de  cheval  ;  langue  de  cheval  boucanée,  meilleure  que 
celle  d'orignal;  gâteau  de  cheval,  comme  les  gâteaux 
de  lièvre. 

Dans  le  cours  du  mois  de  janvier,  le  général  alla  faire 
une  visite  aux  Hurons  de  Lorette.  C'était  la  première, 
et  il  régala  d'un  festin  les  sauvages,  qui  témoignèrent 
une  vive  satisfaction.  Ils  dansèrent  les  danses  de  Chaou- 
énons,  celle  du  calumet,  de  la  découverte,  etc.  "Ce  vil- 
lage de  Lorette,  où  les  Jésuites  sont  missionnaires,  écrit 
Montcalm,  commence  à  avoir  l'air  et  les  manières  fran- 
çaises ;  leurs  maisons  sont  assez  commodes  et  propres  ; 
il  peut  J  avoir  une  centaine  de  personnes  faisant  qua- 
rante guerriers.  L'église  est  assez  bien  ;  la  façon  dont 
les  sauvages  prient  est  capable  d'inspirer  de  la  dévo- 
tion; les  femmes  sont  toujours  séparées  des  hommes; 
elles  ont  toutes  des  voix  mélodieuses  et  chantent  des 
cantiques  pendant  la  messe." 

Durant  le  séjour  de  Montcalm  à  Québec,  la  colonie 
fit  une  grande  perte  par  la  mort  de  M.  Coulon  de  Vil- 
liers,  qui  succomba  en  peu  de  jours  à  la  petite  vérole. 
Cet  officier  canadien,  frère  de  l'infortuné  Jumonville, 
s'était  illustré  au  fort  Nécessité.  Il  avait  rendu  de  grands 
services,  en  Acadie,  dans  la  campagne  de  Chouaguen, 
dans  celle  de  William-Henry,  en  un  mot  chaque  fois 
qu'il  en  avait  eu  l'occasion.  Montcalm  l'appréciait 
beaucoup  et  le  regretta  vivement.  "  Je  suis  inconsola- 
ble de  la  perte  du  pauvre  Villiers,  disait-il  dans  une 
lettre  à  Lévis.  Je  n'écris  pas  à  sa  veuve,  mais  dites-lui 


MONTCALM  367 

combien  je  regrette  son  mari,  et  qu'indépendamment  de 
tout  ce  qu'elle  mérite  par  elle-même,  je  serai  toujours 
fort  aise  de  lui  témoigner  en  toute  occasion  l'estime 
singulière  que  j'avais  pour  Villiers." 

Montcalm  revint  à  Montréal  dans  la  dernière  partie 
de  février  ^.  Nous  voyons  par  sa  correspondance  avec 
Bourlamaque  ^  que  cette  fin  d'hiver  fut  pour  lui  un 
moment  de  calme  et  de  tranquillité.  Il  sortit  peu,  si  ce 
n'est  pour  aller  chez  le  gouverneur,  où  il  conférait  des 
choses  officielles  ;  il  travailla  à  des  mémoires  sur  la 
défense  du  pays  ;  il  jeta  sur  le  papier  bien  des  idées 
relatives  au  gouvernement,  à  la  population,  la  politi- 
que, la  réforme  des  abus.  C'était,  disait-il,  pour  le  retour 
en  France,  s'il  avait  lieu,  et  qu'on  voulût  l'écouter  ^. 

Il  fit  aussi  de  la  correspondance,  désirant  profiter  des 
courriers  que  l'on  expédiait  à  Louisbourg.  Le  22  février 
il  terminait  une  lettre  à  sa  femme,  écrite  presque  com- 
plètement avant  son  départ  de  Québec.  "  Ma  santé  a  été 
médiocre  une  partie  de  l'hiver,  y  disait-il,  il  a  fallu  me 
purgeoter  ;  j'ai  fini  par  l'émétique  et  je  m'en  trouve  bien. 
Je  ne  puis  vous  rien  pronostiquer  sur  la  campagae, 
les  vivres,  le  bien  ou  le  mal  joué  des  ennemis,  qui  peu- 

1 — "Arrivé  à  midi,  dîner  chez  M.  de  Vaudreuil,  écrire,  voilà 
mon  occupation,  parce  que  le  courrier  qui  porte  les  dépêches 
pour  Louisbourg,  part  demain.*'  (Montcalm  à  Bourlamaque^ 
Montréal,  le  22  février  1758.) 

2  —  Par  une  heureuse  rencontre,  Bourlamaque  séjournait 
surtout  à  Québec  et  Lévis  à  Montréal.  Et  ainsi  quand  Mont- 
calm était  à  Québec,  il  écrivait  à  Lévis,  quand  il  était  à  Mont- 
réal, il  écrivait  à  Bourlamaque.  De  sorte  que  nous  pouvons 
le  suivre  tour  à  tour  dans  l'une  et  l'autre  des  deux  villes, 
grâce  à  cette  correspondance  alternative. 

3  —  Lettres  de  Bourlamaque^  ^.  2\\. 


368  MONTCALM 

vent  ou  doivent  nous  primer.  Je  suis  ici  depuis  le  15 
septembre;  je  pars  demain  pour  Montréal,  jusqu'à  ce 
que  je  me  porte  sur  quelque  frontière.  J'augure  de 
ma  bonne  fortune  que  la  campagne  tournera  bien. 
Quand  nous  ne  ferions  qu'une  défensive,  pourvu  qu'elle 
arrête  l'ennemi,  elle  ne  sera  pas  sans  mérite.  Nous 
nous  sommes  écrit  avec  mylord  Loudon  sur  la  capitu- 
lation du  fort  George.  C'est  un  procès  qui  se  traite  à 
coup  de  plume,  en  attendant  de  traiter  quelque  inci- 
dent à  coup  d'épée,  de  fusil  ".  Montcalm  parlait 
ensuite  de  ses  visites  aux  Iroquois,  aux  Algonquins, 
aux  Népissings,  aux  Hurons,  à  celle  qu'il  projetait  chez 
les  Abénaquis  de  Saint-François  ;  et  il  faisait  cette 
observation  :  "  Ces  sauvages  m'aiment  ;  en  vérité  je 
leur  trouve  plus  de  vérité,  de  franchise  souvent,  qu'à 
ceux  qui  se  piquent  de  policer.  Malgré  la  misère 
publique,  des  bals  et  un  jeu  effroyable.  Adieu,  mon 
cœur,  je  t'adore  ;  je  soupire  après  la  paix  et  toi.  Mille 
choses  à  ma  mère.  J'embrasse  mes  enfants,  et  il  me 
tarde  de  retourner  dans  le  sein  de  ma  patrie  ".  Puis 
le  post-scriptum  montréalais  :  "  Montréal,  22  février. 
J'arrive  dans  l'instant,  je  viens  de  faire  60  lieues  sur 
les  glaces,  façon  de  voyager  délicieuse  quoiqu3  froide  ". 
Le  même  jour  probablement,  Montcalm  faisait 
encore  un  post-scriptum.  Celui-ci  venait  à  la  suite 
d'une  lettre  écrite  par  Bougainville  à  sa  protectrice, 
madame  Hérault.  En  voici  quelques  passages  intéres- 
sants :  "  M.  de  Machault  avait  assuré  mon  beau-frère, 
M.  de  la  Bourdonnaye,  être  content  de  mes  relations. 
Dès  que  j'ai  su  M.  de  Moras  en  place,  je  lui  ai  écrit 
plus  en  détail  et  en  confiance  comme  à  un  ministre  à 
qui  je  suis  très  dévoué.     S'il  veut  lire  lui-même  ma 


MONTCALM  369' 

dépêche,  quoique  je  lui  écrive  avec  quelque  réserve,  il 
verra  la  vérité  et  devinera  même  ce  que  je  ne  veux 
pas  dire.  Mais  s'il  s'en  rapporte  à  ses  bureaux,  le  vent 
qui  souffle  dans  la  colonie  pour  les  troupes  de  terre  et 
leur  général  soufflera  dans  ses  bureaux".  Cette  allu- 
sion était  surtout  à  l'adresse  de  M.  de  la  Porte,  commis 
principal  au  ministère  de  la  marine,  qui  passait  pour 
être  absolument  dévoué  à  l'iatendant  Bigot,  et  très  hos- 
tile aux  troupes  de  terre  employées  dans  les  colonies. 
On  l'accusa  d'intercepter  les  lettres  et  communications 
de  Montcalm  au  ministre,  ce  qui  expliquait  les  longs 
silences  de  ce  dernier  relativement  aux  demandes  faites 
par  le  général  en  faveur  des  bataillons  de  ligne.  ^ 

Montcalm  traitait  ensuite  un  autre  sujet,  toujours 
délicat,  mais  qu'il  ne  pouvait  s'abstenir  d'aborder,  dans 
les  circonstances  très  difficiles  où  il  se  trouvait.  "  J'a- 
vais demandé  à  M.  de  Machault,  écrivait-il,  et  j'ai 
demandé  à  M.  de  Moras  des  appointements  pour  un 
troisième  aide  de  camp,  qui  n'a  que  ceux  que  je  lui 
donne.  Entouré  de  personnes  qui  sortiront  riches  des 
colonies,  je  ne  puis  y  vivre  avec  25,000  francs  ;  ma 
dépense  égale  celle  du  gouverneur  général  ;  quelle  dif- 
férence d'appointements,  émoluments  et  ressources  î 
Son  frère,  gouverneur  de  Montréal,  jouit  d'un  poste  de 
traite  qui  lui  vaut  des  sommes  immenses  ;  cette  partie 


1 — Doreil,  le  commissaire  des  guerres,  écrivait  au  ministre 
de  la  guerre,  le  25  octobre  1757:  "M.  de  Moras,  ministre  de  la 
marine,  ignore  la  véritable  cause  de  notre  triste  situation  ;  il 
ne  convient  ni  à  M.  de  Montcalm  ni  à  moi  de  tenter  de  l'en 
instruire,  cf  autant  plus  que  nos  représentations  ne  parvien- 
draient vraisemblablement  pas  jusqu^ à  lui.'''' 
24 


870  MONTCA.LM 

ne  sera  jamais  connue  du  ministre  par  la  colonie...  Je 
demande  à  M.  de  Moras  de  m'aider  à  payer  les  dettes 
que  je  contracte  et  contracterai  pour  le  service  du  roi. 
On  n'est  occupé  ici  qu'à  gagner,  faire  des  affaires  et  on 
s'embarrasse  peu  du  bien  de  la  colonie  et  de  l'intérêt 
qu'elle  doit  avoir  vis-à-vis  la  métropole.  Car  a  patria  ! 
Quand  serons-nous  dans  l'ancien  monde  pour  déplorer 
tout  ce  qui  se  fait  dans  le  nouveau  à  1,500  lieues  du 
soleil  !  Il  n'y  a  dans  cette  tirade  ni  humeur,  ni  amer- 
tume, mais  le  patriotisme  me  force  à  parler  à  la  per- 
sonne que  j'honore  le  plus.  Je  la  prie  d'engager  son 
frère  ^  à  lire  mes  lettres  malgré  ses  grandes  occupations, 
et  d'être  persuadé  de  l'intérêt  que  je  prends  à  ce  minis- 
tre et  à  sa  gloire...  Des  vivres,  nous  verrons  pour  le 
mieux;  tout  ira  bien,  j'en  ai  un  secret  pressentiment, 
madame." 

Nous  comprenons  l'indignation  de  Montcalm  en  pré- 
sence des  cupidités  honteuses  qui  compromettaient  le 
salut  public.  Mais  hélas  !  nous  nous  disons  en  même 
temps  que,  s'il  eût  été  "  dans  l'ancien  monde,"  d'autres 
spectacles,  les  rapines  d'un  Kichelieu  au  Hanovre,  la 
démoralisation  des  armées,  transformées  en  bazars,  que 
Frédéric  et  Brunswick  écrasaient  à  Rosbach  et  à  Cre- 
velt,  la  dilapidation  générale  des  finances,  la  corrup- 
tion et  l'incurie  administratives,  eussent  également 
révolté  sa  conscience  d'honnête  homme  et  blessé  sa 
fierté  de  citoyen.  L'on  traversait  un  douloureux 
moment,  et,  des  deux  côtés  de  l'Atlantique,  un  vent  de 
malheur  soufflait  sur  les  deux  Frances,  l'ancienne  et  la 
nouvelle. 

1  —  C'est-à-dire  son  beau-frère,  M.  de  Moras. 


MONTCALM  371 

Montcalm  profitait  aussi  du  courrier  de  Louisbourg 
pour  expédier  au  ministre  de  la  marine  une  longue 
lettre  écrite  la  veille  de  son  départ  de  Québec.  Nous 
en  avons  déjà  cité  par  anticipation,  dans  un  chapitre 
précédent,  un  fragment  relatif  aux  accusations  contre 
les  troupes  de  terre.  Nous  y  revenons  maintenant 
pour  y  signaler  encore  deux  ou  trois  points  saillants  : 
"  Je  ne  puis  vous  rien  annoncer  sur  la  campagne  pro- 
chaine, disait  le  général  ;  les  opérations  dépendront  de 
la  prompte  arrivée  des  vivres  et  du  bien  ou  mal  joué 
de  l'ennemi.  L'article  des  vivres  me  fait  frémir.  Mal- 
gré les  réductions  faites  sur  la  ration,  la  disette  est  plus 
grande  que  nous  ne  l'aurions  cru.  Je  quitte  Québec 
pour  rejoindre  M.  le  marquis  de  Vaudreuil  à  Montréal, 
après  avoir  réglé  avec  M.  Bigot  ce  qui  regarde  les  be- 
soins de  nos  troupes.  Je  me  louerai  toujours  de  son 
zèle  pour  le  service,  de  sa  facilité  et  de  ses  ressources  ; 
mais  il  ne  peut  qu'être  souvent  embarrassé  et  à  plain- 
dre d'être  chargé  d'une  besogne  aussi  difficile.  Veuillez 
assurer  une  fois  pour  toutes  Sa  Majesté,  car  je  n'aurai 
plus  l'honneur  de  vous  en  écrire,  que,  quelque  con- 
duite que  Ton  puisse  avoir  à  mon  égard,  j'écarterai 
toujours  tout  ce  qui  pourrait  nuire  à  son  service,  et  que 
j'aurai  sans  cesse  une  modération  et  une  patience  dont 
je  donne  des  preuves  journellement.  Je  proposerai 
tout  ce  que  je  croirai  utile  ;  je  tâcherai  d'exécuter  de 
mon  mieux  ce  qui  sera  arrêté  et  de  suppléer,  au  risque 
d'être  désapprouvé  si  le  succès  n'en  suivait  pas,  à  des 
ordres  obscurs  et  quelquefois  captieux  ".  Montcalm 
soumettait  ensuite  au  ministre  des  représentations  au 
sujet  du  traitement  des  officiers  des  bataillons.  Jusqu'en 
1757  ils  avaient  reçu  pour  leur  subsistance  un  supplé- 


372  MONTCALM 

ment  que  l'on  appelait  le  "  bien-vivre  ".  MM.  de 
Vaudreuil  et  Bigot,  à  l'automne  de  1756,  avaient  pro- 
mulgué un  règlement  supprimant  ce  traitement  extra- 
ordinaire, pour  se  conformer  à  des  ordres  supérieurs. 
Montcalm  leur  avait  adressé  un  mémoire  à  ce  propos,  et 
il  en  avait  aussi  écrit  au  ministre.  Celui-ci  l'informa 
qu'on  ne  pourrait  rien  changer  au  règlement.  Et  c'est 
à  cela  que  le  général  répondait  :  "  Suivant  votre  lettre, 
Monseigneur,  Sa  Majesté  ne  veut  pas  revenir  sur  le 
retranchement  du  traitement  accordé  aux  officiers  des 
troupes  de  terre  pendant  les  campagnes  de  1755  et 
1756.  Je  me  borne  à  vous  représenter  qu'il  est  dou- 
loureux qu'à  mesure  que  la  cherté  des  vivres  augmente 
leur  traitement  diminue.  D'être  payé  en  papier  au 
lieu  de  l'être  en  espèces,  comme  M.  de  Machault  l'avait 
arrêté  avec  M.  de  Séchelles,  fait  une  diminution  consi- 
dérable dans  leur  traitement.  J'ai  déjà  eu  l'honneur 
de  vous  en  écrire  dans  une  lettre  du  4  novembre  de 
l'année  dernière,  et  de  vous  proposer  de  continuer  à  les 
faire  payer  en  papier  (ce  qui  sera  avantageux  au  Roi, 
qui  n'aura  plus  d'espèces  à  hasarder),  mais  en  même 
temps  de  porter  les  appointements  du  capitaine,  qui 
sont  à  2,760  livres,  à  10,000  écus  (3,000  livres),  et  les 
autres  en  proportions.  Les  lieutenants,  plus  à  plaindre, 
ne  peuvent  plus  vivre  avec  leurs  appointements. 
Qu'on  ne  compare  pas  leurs  appointements  avec  la  mo- 
dicité de  ceux  des  officiers  de  la  colonie,  qui  ont  les 
ressources  de  donner  dans  le  commerce,  dans  les  entre- 
prises, et  d'espérer  part  aux  profits  de  la  traite  et  dans 
l'habitude  de  tirer  parti  de  leurs  courses  avec  les  sau- 
vages ". 

Puis  Montcalm  se  voyait  encore   forcé   de  parler  de 


MONTCALM  373 

lui-même,  et  il  rappelait  à  M.  de  Moras  que  l'honneur 
d'être  à  la  tête  d'un  corps  de  250  officiers  et  le  souci  de 
maintenir  la  dignité  de  son  commandement  l'obligeaient 
à  faire  une  dépense  presque  égale  à  celle  du  gouver- 
neur général.  "  Cependant,  disait-il,  ses  appointements 
sont  bien  au-dessus  des  miens,  et  ses  émoluments  et  ses 
moyens  au-dessus  même  de  ses  appointements.  Si  vous 
ne  venez,  Monseigneur,  à  mon  secours,  et  que  je  serve 
encore  quelques  années  dans  la  colonie,  je  serai  obligé 
de  vendre  le  patrimoine  de  mes  enfants.  M.  Bigot  a 
bien  voulu  autoriser  le  trésorier  de  la  marine  à  m'avan- 
cer  12,000  francs,  que  je  lui  dois  ;  et  plus  j'irai,  plus  je 
lui  devrai." 

Passant  à  un  sujet  plus  agréable,  le  général  disait  un 
mot  au  ministre  du  succès  d'un  détachement  commandé 
par  M.  de  Belêtre,  lieutenant  des  troupes  de  la  colo- 
nie. A  la  tête  de  cent  Canadiens  et  soldats  de  la 
marine,  et  de  deux  cents  sauvages  domiciliés,  cet  officier 
était  allé,  à  environ  seize  lieues  de  Shenectady — appelé 
Corlar  par  les  Français — dans  le  pays  de  la  rivière 
Mokawk,  surprendre  German  Flats,  ou  le  village  des 
Palatins,  ainsi  désigné  parce  que  des  Allemands,  émi- 
grés du  Palatinat,  s'y  étaient  établis.  Le  12  novembre, 
au  point  du  jour,  les  hardis  partisans  avaient  assailli  le 
village,  ravagé,  pillé,  brûlé  toutes  les  habitations,  et 
enlevé  cent  cinquante  hommes,  femmes  et  enfants,  avec 
le  maire  de  l'endroit,  appelé  Jean  Pétrie.  Les  sauvages 
avaient  fait  un  énorme  butin,  et  on  avait  tué  une  quan- 
tité considérable  de  bétail,  de  moutons,  de  porcs  et  de 
chevaux. 

Enfin  Montcalm  donnait  à  M.  de  Moras  des  nouvelles 
satisfaisantes  de  Carillon,  où  M.  d'Hébécourt,  capitaine 


374  MONTCALM 

du  bataillon  de  la  Reine,  commandait  une  garnison 
d'environ  trois  cent  cinquante  hommes.  Il  s'y  était,  à 
la  wérïté,  déclaré  un  commencement  de  mutinerie,  au 
sujet  de  quelque  retard  dans  la  distribution  des  équi- 
pements, mais  la  fermeté  du  commandant  en  avait  eu 
vite  raison,  et,  sous  prétexte  d'escorte  à  un  munition- 
naire,  on  y  avait  fait  passer  un  détachement  de  ser- 
gents et  de  soldats  sûrs.  Les  Anglais  avaient  envoyés 
plusieurs  partis  battre  les  environs  du  fort,  mais  tout 
cela  n'avait  abouti  qu'à  faire  prisonniers  une  couple  de 
soldats  et  à  capturer  une  quinzaine  de  bœufs.  On 
trouva  attaché  aux  cornes  d'un  de  ces  animaux,  non 
loin  de  la  place,  ce  billet,  fort  lestement  tourné,  adressé 
à  M  d'Hébécourt  :  **  Je  vous  suis  bien  obligé,  mon- 
sieur, du  repos  que  vous  m'avez  laissé  prendre  et  de  la 
viande  fraîche  que  vous  m'avez  envoyée.  J'aurai  bien 
soin  de  vos  prisonniers.  Mes  compliments  au  marquis 
de  Montcalm.  Signé  :    Eogers." 

Le  fameux  partisan  n'eut  pas  l'occasion  de  recom- 
mencer cette  gasconnade,  deux  mois  plus  tard.  Ayant 
poussé  une  reconnaissance  vers  Carillon  et  Saint-Fré- 
déric, à  la  tête  de  cent  quatre-vingts  rangers,  son  appro- 
che fut  signalée  par  des  éclaireurs  abénaquis,  et  il  se 
vit  soudain  entouré  par  un  détachement  d'environ  deux 
cent  cinquante  sauvages  et  Canadiens,  et  de  quelques 
réguliers,  commandés  par  MM.  de  Laugy  et  de  la 
Durantaye.  Après  une  défense  opiniâtre,  les  rangers 
furent  taillés  en  pièces.  Rogers  parvint  à  fuir  avec  une 
poignée  d'hommes.  On  le  crut  tué,  parce  qu'on  trouva 
sur  le  champ  du  combat  un  habit  qui  contenait  sa 
commission.  Nos  sauvages  rapportèrent  cent  quarante- 
quatre  chevelures  et  firent  sept  prisonniers. 


MONTCALM  375 

Après  cet  engagement  heureux  pour  nos  armes,  il  ne 
se  passa  guère  d'événements  notables,  jusqu'à  l'ouver- 
ture de  la  navigation.  Dans  ses  épîtres  à  Bourlama- 
que,  Montcalm  n'eût  à  signaler  que  de  menus  faits  et 
de  petites  nouvelles  sociales,  qui  cependant  ne  sont  pas 
sans  intérêt  et  nous  aident  à  reconstituer  la  physiono- 
mie de  l'époque.  Nous  en  glanons  quelques  passages. 
Au  commencement  de  mars,  "  les  beaux  jours  occa- 
sionnent beaucoup  de  parties  de  campagne.  Monsieur 
et  madame  de  Vaudreuil  y  vont  souvent.  Le  cheva- 
lier de  Lé  vis  en  est  quelquefois  et  il  a  aussi  les  siennes  ". 
Pour  Montcalm,  il  mène  sa  "  vie  ordinaire,  le  plastron, 
le  matin,  et  tous  ceux  qui  n'ont  rien  à  faire  ni  à  dire. 
Dîner  avec  dix-sept  personnes,  le  soir  chez  lui,  chez  le 
général.  M.  Varin  ^  peut  être  remplacé,  mais  sa  mai- 
son ne  l'est  pas  ;  celle  de  d'Eschambault  qui  n'a 
jamais  été  gaie,  l'est  moins  cette  année-ci  Bou- 
gainville,  qui  a  de  l'argent  de  reste,  a  été  voir  ses 
frères  de  la  Tortue  au  Saut  Saint-Louis,  pour  leur 
donner  cent-cinquante  livres  de  tabac  et  du  vermillon. 
Au  retour,  il  a  couru  véritablement  risque  de  se 
noyer."  Les  beaux  jours  continuent  ;  la  glace  commence 
à  fondre,  ce  qui  pourrait  peut-être  interrompre  *'  les  par- 
ties de  monsieur  et  madame  de  Vaudreuil,  qui  vont 


1  —  M.  Varin,  commissaire-ordonnateur,  était  repassé  en 
Franceaprès  avoir  fait  une  fortune  d'environ  800,000  livres. 
II  avait  été  remplacé,  non  en  titre,  mais  en  fonctions,  par  un 
des  Martel,  qui  avait  été  choisi  auparavant  pour  faire  les 
fonctions  de  contrôleur  à  Québec,  à  la  place  du  sieur  Bréard, 
retourné,  lui  aussi  en  France  après  s'être  enrichi.  Péan  aussi 
allait  partir.  Les  pillards,  voyant  venir  la  crise  suprême, 
essayaient  de  mettre  à  l'abri  leur  butin. 


876  MONTCALM 

visiter  les  notables  de  la  côte,  comme  Henri  IV  chez  les 
notables  bourgeois  de  Paris."  Le  chevalier  de  Lévis  va 
son  train  habituel.  Montcalm  alterne  entre  sa  chambre 
et  le  château  Vaudreuil,  il  ne  fait  ailleurs  que  de  rares 
apparitions.  Il  s'amuse  si  fort  à  Montréal  "  qu'à  la 
grande  assiduité  près  à  l'Eglise,"  il  voudrait  "  que  la 
semaine  sainte  se  prolongât.  C'est  un  prétexte  pour 
ne  faire  ni  recevoir  de  visites,  rester  chez  soi  et  dîner 
quasi  seul.  La  dévotion  et  le  carême  ont  dérangé  un 
peu  son  estomac  et  occasionné  un  rhume.  Du  lavage, 
du  régime  et  une  médecine  rétabliront  sa  santé.  Cela 
ne  l'empêche  pas  d'avoir  à  dîner  M.  le  gouverneur 
général  pour  le  décarêmer  suivant  l'usage  du  pays." 
Le  30  mars,  "  grand  dîner  chez  Martel,"  commissaire- 
ordonnateur  en  office  :  "  vingt-trois  personnes,  les 
grosses  perruques,  nulles  dames.  D'ici  à  quinze  jours, 
il  reste  à  essuyer  ceux  de  Péan,  d'Eschambault  ^,  de 
Lévis,  du  major-général.  Il  manque  M.  Cadet."  Mont- 
calm se  confine  de  plus  en  plus  dans  sa  chambre,  le 
soir  ;  c'est  l'endroit  où  il  s'ennuie  le  moins  ;  il  "  ne 
savait  pas  y  rester  à  Québec  ".  Un  peu  plus  tard  il  sor- 


1 — Joseph  Fleury  d'Eschambault,  fils  de  Joseph  Fleury 
d'Eschambault,  sieur  la  Grorgendière,  et  de  Claire  Joliet  ; 
né  en  1709,  agent  de  la  compagnie  des  Indes,  comme  son 
père.  Madame  la  marquise  de  Vaudreuil  était  sa  tante  j 
Madame  Rigaud  de  Vaudreuil  était  sa  sœur.  Montcalm  ne 
brûlait  pas  d'amour  pour  les  d'Eschambault.  Il  écrivait  à 
Bou  ri  arnaque  le  4  mai  1757:  "  Je  le  vois  (Vaudreuil)  tous  les 
soirs,  et  suis  bien  aise  avec  lui,  ce  que  j'attribue,  entre  nous, 
à  ce  que  je  vais  peu  chez  (les)  d'Eschambault,  et  à  la  défense 
absolue  que  J'ai  renouvelé  à  Bougainville  de  ne  jamais  parler 
de  moi  à  ces  derniers,  que  je  crois  tracassiers,  rapporteurs, 
esprits  dangereux." 


MONTCALM  377 

tira  davantage,  mais  ce  sera  simplement  pour  aller  chez  le 
gouverneur.  "  Si  ma  charge  est  de  lui  tenir  compa- 
gnie tous  les  soirs,  écrira- t-il,  M.  de  Vaudreuil  doit 
être  content  ;  JQ  ne  fais  que  cela,  ou  parfois  et  rarement 
ma  chambre,  et  il  me  semble  que  c'est  bien  pour  le 
service,  bien  pour  moi,  car  je  n'ai  rien  de  plus  amusant 
à  faire  ". 

Avril  et  le  printemps  arrivent  ;  la  rivière  est  quasi 
navigable;  le  premier  canot  traverse,  le  13,  de  la  côte 
sud  ;  on  a  commencé  les  semailles  dans  les  terres 
hautes,  plus  tôt  découvertes  que  les  autres.  ^  Mont- 
calm  achète  une  voiture  pour  s'aller  promener,  avec 
son  second  aide  de  camp  la  Kochebeaucour.  Car  Bou- 
gain ville  est  captivé  ailleurs  ;  il  reprend  des  liens  qui 
s'étaient  relâchés.  Malgré  son  esprit,  *'  il  se  repaît  quel- 
quefois, dirait-on,  de  châteaux  en  Espagne  ". 

Avec  le  mois  de  mai,  on  commence  à  parler  du  mou- 
vement des  troupes.  Doreil  écrit  au  général  pour  deux 
soldats  de  Berry  à  laisser  l'un  chez  un  orfèvre,  l'autre 
chez  un  M.  Loyseau,  et  dit  que  madame  de  Beaubassin 
a  demandé  de  lui  en  écrire.  "  Je  ne  lui  ai  répondu  que 
vaguement,  affirme  Montcalm...  Il  n'y  a  rien  que  je 
ne  fisse  pour  une  recommandation  de  madame  de  Beau- 
bassin  ;  mais  ce  serait  d'un  mauvais  exemple,  et  je  ne 
voudrais  pas  que  l'on  dît  qu'elle  m'en  a  prié  et  que 
c'est  pour  elle  ".  Péan — l'un  des  triumvirs, — se  plaint, 
paraît-il,  beaucoup  de  son  bras.  "  Cela  est-il  vrai  ?  Il 
est  décidé  qu'il  passe  cet  automne  en  France,  et  c'est  la 
raison  ". 
:    Il  y  a  des  tiraillements   dans  la  famille  de   M.   de 

1  —  Journal  de  Montcalm.        \     ( 


378  MONTCALM 

Vaudreuil.  "  Il  souffre  de  son  frère  qui,  devant  trente 
personnes,  traite  d'Eschambault  ",  son  beau-frère,  "  de 
plaisant  c...  et  dans  le  cabinet,  en  disant  à  son  aîné  : 

je  me  de  lui  et  vous   aussi.     M.  Péan  a   parlé 

d'un  voyage  de  M.  l'intendant,  cet  été  avec  madame 
Péan"...  Il  est  allé  "  passer  six  jours  à  Lachine  avec 
la  sultane  régnante  et  sa  famille  (MM.  de  Villebon. 
Solvignac,  aide  de  camp)  ;  le  chevalier  de  Lévis  et  la 
Pénisseault  n'y  ont  pas  été  ".  N'est-ce  pas  que  tous  ces 
traits  rapides  contribuent  à  mettre  en  lumière  le  mo- 
ment et  les  personnages  ? 

La  fin  de  l'hiver  avait  été  marquée  par  une  aggrava- 
tion de  la  misère  publique.  Au  premier  avril,  le  peuple 
de  Québec  fut  réduit  à  deux  onces  de  pain  par  jour.  Il 
y  eut  un  attroupement  de  femmes  à  la  porte  de  M. 
Daine,  lieutenant-général  de  police.  On  avait  mis,  nous 
l'avons  vu,  les  moulins  sous  scellés,  pour  sauver  le 
grain  de  semence.  Alors,  en  certains  endroits,  les  habi- 
tants mangèrent  leur  blé  bouilli,  de  sorte  qu'ils  n'eurent 
pas  de  son  pour  nourrir  leurs  bestiaux  ^  Dès  le  26 
février,  M.  Doreil  écrivait  :  "  Le  peuple  périt  de  misère. 
Les  Acadiens  réfugiés  ne  mangent  depuis  quatre  mois 
que  du  cheval  ou  de  la  merluche  sans  pain.  Il  en  est 
déjà  mort  plus  de  trois  cents."  Au  commencement  de 
mai,  M.  Daine  envoie  au  ministre  de  la  marine  ce 
navrant  exposé  :  "  Toutes  les  semences  sont  épuisées, 
et  nous  sommes  à  la  veille  d'essuyer  la  plus  cruelle 
famine,  si  les  secours  n'arrivent  pas  dans  quinze  jours. 
Les  expressions  me  manquent  pour  vous  décrire  nos 
malheurs.    Les  animaux   commencent  à  manquer  ;  les 

1  —  Le  maréchal  de  camp  Dtsandrouins,  p.  120. 


MONTCALM  379 

bouchers  ne  peuvent  pas  fournir  un  quart  du  bœuf 
nécessaire  pour  la  subsistance  des  habitants  de  la  ville  ; 
sans  volailles,  sans  moutons,  sans  veaux,  sans  lëgumes." 
Bigot,  de  son  côté,  informe  la  Cour  qu'il  y  a  ici  trois 
mille  quatre  cents  misérables  qui  n'ont  "  que  dix  onces 
de  comestibles  à  manger  par  jour,"  et  dont  "  quantité 
tombent  de  défaillance  dans  les  rues."  Enfin,  dernière 
touche  à  ce  sinistre  tableau,  Montcalm  écrit  dans  son 
journal  le  21  mai  :  "  Courrier  de  Québec  ;  nulle  nouvelle 
de  bâtiments  en  rivière  ;  augmentation  de  misère  des 
particuliers,  réduits  à  brouter  l'herbe." 

Heureusement,  au  moment  même  où  il  traçait  ces 
lignes,  les  secours  si  impatiemment  attendus  étaient 
arrivés  depuis  l'avant-veille  à  Québec.  Le  19  mai  au 
soir,  huit  vaisseaux  chargés  de  sept  mille  cinq  cents 
quarts  de  farine,  entraient  dans  le  port  de  cette  ville, 
escortés  d'une  frégate  et  d'une  prise  anglaise.  Plusieurs 
autres  étaient  annoncés.  Le  spectre  de  la  famine  ces- 
sait de  hanter  les  esprits,  et  l'on  pouvait  commencer  à 
faire  mouvoir  les  troupes  pour  la  prochaine  campagne, 
la  campagne  de  Carillon. 


CHAPITRE   XII 


Les  nouvelles  d'Europe Frédéric    II,   au  moment    d'être 

écrasé,  remporte  d'étonnants  triomphes William  Pitt, 

maître  du  pouvoir,  organise  la  guerre  à  outrance. —  Les 
projets  des  Anglais  pour  1758 —  Louisbourg,  Carillon  et 
le  fort  Duquesne. —  Nouveaux  changements  ministériels 
en  France Le  maréchal  de  Belle-Isle Correspon- 
dance de  Montcalm Mort  d'une  de  ses  sœurs Prépa- 
râtes de  la  campagne — Division  de  forces. —  Montcalm 
et  Vaudreuil  ont  une  terrible  passe  d'armes La  cam- 
pagne de  Carillon — Formidable  armement  des  Anglais. 

— Faiblesse  numérique   de  l'armée  française Tactique 

habile  de  Montcalm. —  Un  semblant  d'offensive. —  Aber- 
cromby  et  Howe.  —  Marche  en  avant  des  Anglais Pre- 
mières escarmouches Montcalm  triomphe  à  Carillon. 

Avec  les  vaisseaux  arrivaient  les  nouvelles  d'Eu- 
rope. L'automne  précédent  les  dernières  reçues  étaient 
brillantes.  Vers  la  mi-octobre  on  avait  appris  à  Québec 
que  le  maréchal  d'Estrées,  secondé  par  l'intrépide  Che- 
vert,  avait  battu  à  Hastembeck,  le  26  juillet,  une 
armée  hanovrienne  commandée  par  le  duc  de  Cumber- 
land,  fils  de  George  II,  et  que  le  maréchal  autrichien 
Daun,  avait  remporté  sur  Frédéric  II,  à  Kollin,  près  de 
Prague,  le  18  juin,  une  sanglante  victoire.  Ainsi  donc 
pendant  qu'en  Amérique  le  drapeau  français  triomphait 
à  William- Henry,  et  que  la  grande  expédition  organi- 
sée contre  Louisbourg  avortait  pitoyablement,  sur  le 
vieux  continent  l'Angleterre  et  son  allié,  le  roi  de 
Prusse,  étaient  mis  en  échec   par  la  coalition  franco- 


382  MONTCALM 

autrichienne.  La  fierté  britannique  était  humiliée  de 
ces  revers  auxquels  devait  bientôt  mettre  le  comble 
la  pitoyable  capitulation  de  Cumberiand  à  Kloster- 
seven  ^.  L'opinion  anglaise  s'irritait  et  s'alarmait  de  la 
tournure  désastreuse  que  prenait  cette  guerre.  Il  ne 
resterait  bientôt  plus  à  l'Angleterre,  écrivait  Horace 
Walpole,  "  qu'à  couper  ses  cables  et  à  voguer  à  la 
dérive  vers  quelque  océan  inconnu." 

Mais  le  génie  de  deux  hommes,  d'un  grand  capitaine 
et  d'un  grand  politique,  allait  changer  la  face  des  choses. 
Au  moment  où  il  semblait  devoir  être  broyé  par  l'étreinte 
mortelle  des  trois  armées,  française,  autrichienne  et 
russe,  Frédéric  II,  un  instant  désespéré  et  hanté  du 
suicide,  se  ressaisissant,  s'écriait  : 

Pour  moi,  menacé  du  nautrage 
Je  dois,  en  affrontant  l'orage, 
Penser,  vivre  et  mourir  en  roi. 

Et  courant  de  Bohême  en  Saxe,  il  allait,  avec  des 
forces  inférieures,  écraser  Soubise  à  Rosbach.  Puis 
revenant  comme  la  foudre  vers  la  Silésie,  où  ses  géné- 
raux étaient  battus  par  les  Autrichiens,  avec  trente-trois 
mille  hommes  il  livrait  à  ceux-ci,  deux  fois  plus  nom- 
breux, la  fameuse  bataille  de  Leuthen,  proclamée  par 
Napoléon  le  chef-d'œuvre  de  l'art  militaire.  En  trois 
heures  et  demie  il  culbutait  et  détruisait  la  formidable 
armée  impériale,  dont  un  détachement  était  allé  lever 
une  contribution  jusqu'à    Berlin.     La  campagne    de 


1  —  Le  fils  du  roi  d'Angleterre  capitulïût  avec  toute  son 
armée,  deyant  l'armée  française  commandée  par  Richelieu,  le 
8  septembre  1767.  r    .  I 


MONTCALM  383 

1757,  qui  avait  failli  voir  sombrer  sa  fortune,  se  termi- 
nait pour  lui  dans  la  gloire.  ^ 

Et  pendant  ce  temps,  un  homme  se  levait  en  Angle- 
terre et  prononçait  ces  paroles,  qui,  dans  sa  bouche, 
n'avaient  point  l'accent  de  la  fanfaronnade  :  "Je  suis  sûr 
de  pouvoir  sauver  ce  pays  et  que  nul  autre  ne  le  peut  ". 
Cet  homme,  c'était  William  Pitt.  Une  première  fois 
ministre,  en  décembre  1756,  forcé  par  George  II  d'aban- 
donner le  pouvoir  en  avril  1757,  il  était  imposé  au  roi 
par  la  nécessité  au  mois  de  juillet  suivant.  Et  bientôt, 
enflammant  de  son  ardeur  belliqueuse  et  patriotique 
l'amirauté,  le  ministère  de  la  guerre,  la  flotte,  l'armée,  le 
parlement,  le  peuple,  les  colonies  eUes-mêmes,il  unissait 
toutes  les  énerg  ies  nationales  dans  un  puissant  effort,  et 
les  lançait  à  l'assaut  de  ce  but  grandiose  :  la  conquête 
de  l'Inde  et  de  l'Amérique,  l'humiliation  de  la  France 
et  la  souveraineté  des  mers. 

Dans  la  dernière  quinzaine  de  mai,  en  même  temps 
que  les  prodigieuses  victoires  de  Frédéric,  on  apprenait 
ici  les  armements  extraordinaires  faits  par  le  gouverne- 
ment britannique  pour  conquérir  le  Canada.  Montcalm 
écrivait  dans  son  journal  :  "  Bataille  perdue  contre  le 
roi  de  Prusse,  l'Alexandre  du  Nord,  par  monsieur 
le  prince  de  Saxe,  Hildburghausen,  et  le  prince  de 
Soubise.  Ce  même  roi  bat  les  Autrichiens  vers  Bres- 
lau,  marche  dans  l'électorat  d'Hanovre  pour  rompre  la 
capitulation,  ce  qui  met  tous  nos  quartiers  en  mouve- 

1 — La  bataille  de  Rosbach,  où  Frédéric  battit  Parinée 
franco-autrichienne,  commandée  par  le  maréchal  de  Soubise 
et  le  prince  de  Hildburghausen,  fut  livrée  le  5  novembre 
1757.  Celle  de  Leuthen  où  il  défit  le  maréchal  Daun,  eut 
lieu  le  5  décembre. 


384  MONTCALM 

ment  et  sur  les  dents  ".  Et  Lévis  de  son  côté  :  "  Les 
nouvelles  que  nous  apprîmes  nous  firent  craindre  avec 
raison  par  les  grands  préparatifs  que  les  ennemis  fai- 
saient et  par  les  forces  considérables  qu'ils  avaient 
rassemblées,  qu'ils  ne  voulussent  faire  le  siège  de  Louis- 
bourg  et  pénétrer  en  même  temps  dans  l'intérieur  du 
Canada  par  les  frontières  de  New- York.  Ils  nous 
menaçaient  en  même  temps  de  s'emparer  de  la  Belle- 
Rivière  ".  1 

Tel  était  vraiment  le  plan  de  campagne  des  Anglais 
pour  1758.  Au  moment  même  où  Lévis  écrivait  ces 
lignes,  une  flotte  formidable  et  une  armée  puissante  se 
préparaient  à  assiéger  Louisbourg.  L'amiral  Boscawen 
et  le  major-général  Jeffrey  Amherst,  commandaient  en 
chef.  Les  lieutenants  de  celui-ci  étaient  les  brigadiers 
Whitmore,  Lawrence,  et  James  Wolfe.  Le  13  juin, 
vingt-trois  vaisseaux  de  ligne,  dix-huit  frégates  et 
brûlots,  et  cent  cinquante-sept  transports  ayant  à  leur 
bord  environ  douze  mille  hommes  de  troupes,  quittaient 
Halifax  et  cinglaient  vers  le  boulevard  maritime  de  la 
France  en  Amérique,  surnommé  le  Dunkerque  du  Nou- 
veau-Monde. Sur  la  frontière  du  lac  Saint-Sacrement, 
Pitt  avait  remplacé  le  comte  de  Loudon  par  le  major- 
général  Abercromby,  qui,  avec  plus  de  six  mille  régu- 
liers et  de  neuf  mille  hommes  de  troupes  provinciales, 
devait  aller  prendre  Carillon  et  envahir  le  Canada  par 
le  lac  Champlain  et  le  Richelieu.  Enfin,  du  côté  de  la 
Belle-Rivière,  le  brigadier  John  Forbes  organisait  une 
armée  de  six  ou  sept  mille  hommes,  destinée  à  enlever 
aux  Français  le  fort  Duquesne   et  la  région  de  l'Ohio. 

1  —  Journal  de  LéviSf  p.  129. 


MONTCALM  385 

En  Amérique  comme  en  Europe,  les  ennemis  de  la 
France  étaient  décidés  au  plus  énergique  effort  pour 
remporter  sur  elle. 

Les  lettres  reçues  de  Versailles  à  Montréal,  au  mois 
de  mai  1758,  annonçaient  un  nouveau  changement 
ministériel  auquel  Montcalm  et  son  état-major  ne  pou- 
vaient être  indifférents.  Monsieur  le  marquis  de  Paulmy 
avait  cessé  d'exercer  les  fonctions  de  ministre  de  la 
guerre,  et  avait  été  remplacé  par  le  maréchal  de  Belle- 
Isle.  M.  de  Crémille,  lieutenant-général,  était  adjoint 
à  ce  dernier,  pour  s'occuper  de  plusieurs  détails  \ 
Montcalm  connaissait  bien  le  maréchal,  ayant  servi 
sous  lui  en  Bohême.  Il  lui  écrivit  une  lettre  qui  conte- 
nait ces  lignes  :  "  J'ai  trop  d'obligation  à  MM.  d'Ar- 
genson  pour  n'avoir  pas  été  peiné  du  changement  dans- 
le  ministère  de  la  guerre.  Cependant  je  vois,  avec  la 
même  satisfaction  qu'ont  les  troupes  dont  le  comman- 
dement m'est  confié,  que  le  premier  homme  de  notre 
état  militaire,  qui  réunit  aux  talents  d'un  grand  général 
les  qualités  d'un  homme  d'Etat  et  les  vertus  d'un 
citoyen,  ait  bien  voulu  se  charger  de  notre  ministère. 
Je  compte  particulièrement  sur  vos  anciennes  bontés^ 
que  j'ai  tant  de  fois  éprouvées  et  dont  mon  inviolable 
attachement  doit  mériter  la  continuation."  Il  écrivait 
en  même  temps  à  M.  de  Crémille;  et,  après  lui  avoir 
fait  son  compliment  de  bienvenue,  il  lui  disait  :  "  Ce 
que  j'ai  le  plus  à  cœur  c'est  que  l'on  accorde  les  grâces 

1  —  Au  premier  moment,   la  rumeur  avait  désigné  M.  de 
Saint-Priest,  intendant  du   Languedoc,   comme   adjoint  au 
ministre  de  la  guerre,  et  Montcalm  le  mentionnait  dans  son» 
journal. 
25 


386  MONTGALM 

que  je  propose  aux  troupes  qui  servent  sous  mes  ordres. 
Je  vous  demande  vos  bontés  pour  mon  fils  aîné  et  pour 
le  chevalier  de  Montcalm  qui  sort  cette  année  du  col- 
lège K" 

Outre  les  nouvelles  militaires  et  politiques,  il  y  avait 
aussi  les  nouvelles  familiales.  Lorsque  le  courrier  de 
France  arrivait  enfin,  après  un  long  hiver,  avec  quelle 
anxiété  ne  devait-on  pas  en  rompre  les  sceaux  !  Tant  de 
choses  peuvent  survenir  en  cinq  mois  !  Qu'est-il  advenu 
aux  mères,  aux  épouses,  aux  enfants,  à  tous  les  êtres 
chers  laissés  là-bas  ?  Ces  lettres,  si  impatiemment  atten- 
dues et  si  lentes  à  se  rendre,  sont-elles  messagères  de 
tristesse  ou  de  joie  ?  Heur  ou  malheur,  que  renferment 
leurs  plis  ?  L'un  et  l'autre  parfois.  Ainsi,  au  printemps 
de  1758,  Montcalm  apprenait  qu'une  de  ses  sœurs, 
madame  d'Escoulombre,  était  morte.  "  J'ai  été  vive- 
ment touché  de  sa  perte,  écrivait-il.  Son  mauvais  état 
cependant  me  faisait  craindre.  Je  dirai  avec  Corneille  : 
"  Je  l'adorais  vivante,  je  la  pleure  morte  ".  Très 
Aimable  créature.  J'écris  à  son  époux  ".  ^  M.  Mole, 
parent  de  madame  de  Montcalm,  était  devenu  premier 
président,  à  la  place  de  M.  de  Meaupou.  M.  le  maré- 
chal de  Mirepoix,  cousin  de  Lévis,  était  aussi  décédé 
dans  le  cours  de  l'hiver.  Triste  particularité,  Montcalm 
lui  avait  écrit  le  20  avril,  lorsqu'il  avait  déjà  cessé  de 


1  —  Lettres  de  Montcalm  au  maréchal  de  Belle-Isle  et  à  M. 
de  Crémille,  28  mars  1758  ;  Arch.  du  ministère  de  la  guerre. 

2 — Montcalm   à   madame   de   Saint- Véran,   2  juin  1858 

Montcalm  écrivait  à  Bourlamaque  le  22  mai  :  "  Le  chevalier 
^e  Lévis  très  touché  de  la  mort  du  maréchal  de  Mirepoix, 
Roquemaure  de  celle  de  son  frère,  et  moi  d'une  sœur  que 
'aimais  bien  fort  ". 


MONTCALM  387 

vivre,  pour  lui  recommander  son  second  fils.  "  Vos 
bontés,  Monseigneur",  disait-il  au  grand  personnage 
qui  ne  devait  jamais  lire  ces  lignes,  "  m'enhardissent  à 
vous  parler  du  chevalier  de  Montcalm.  Il  aura  quinze 
ans  au  mois  d'octobre  et  va  sortir  du  collège  pour  entrer 
au  service  dans  le  régiment  de  son  frère.  Vous  avez 
sûrement  des  engagements  pour  des  bâtons  d'exempts.  ^ 
Pourriez-vous  le  comprendre  dans  vos  arrangements 
pour  lui  en  donner  un  dans  trois  ou  quatre  ans  d'ici,  à 
dix- huit  ou  dix-neuf  ans.  Je  vous  en  serai  des  plus 
reconnaissants  et  très  flatté  que  vous  vouliez  bien  lui 
accorder  cette  grâce,  s'il  tourne  bien,  grâce  qui,  à  cet 
âge,  décide  de  la  fortune  d'un  cadet  et  le  met  à  même 
de  faire  son  chemin  ". 

Comme  on  le  voit,  Montcalm  ne  cessait  de  s'occuper 
de  sa  famille.  Vers  le  même  temps  il  écrivait  à  son 
fils  aîné  :  "  Que  j'apprenne  de  bonnes  nouvelles  de 
votre  santé  et  conduite,  voilà  tout  ce  que  je  désire  et 
attends  avec  impatience.  Mille  amitiés  à  votre  frère  et 
ne  doutez  pas  l'un  et  l'autre  de  la  mienne.  La  Eoche- 
beaucour  se  porte  bien.  Beaucoup  de  choses  pour  moi 


1 — M.  de  Mirepoix  était  capitaine  d'une  compagnie  des 
gardes  du  corps  du  roi,  où  n'entrait  pas  qui  voulait.  "  Un 
ouvrage  de  1761,  donne  336  hommes,  plus  6  porte-étendards 
et  6  trompettes,  à  chaque  compagnie,  partagée  en  deux  esca- 
drons de  168  hommes  et  en  six  brigades  de  56  gardes,  et 
commandée  par  un  capitaine  qui  était  ordinairement  un  duc, 
3  lieutenants,  3  enseignes,  14  exempts,  dont  un  était  aide- 
major,  12  brigadiers  et  12  sous-brigadiers  ".  {Grand  diction- 
naire)  L'exempt  était  un  officier  qui,  dans  certaines  com- 
pagnies de  gardes,  commandait  en  l'absence  du  capitaine  et 
des  Ueutenants,  et  qui  était  exempt  du  service  ordinaire.  Il 
portait  un  petit  bâton  de  commandement.  (Ibid). 


388  MONTCALM 

à  tous  les  officiers  du  régiment  de  Montcalra,  principa- 
lement au  major  ^."  Le  jeune  colonel  était  alors  à  l'ar- 
mée du  Bas-Rhin,  qui  avait  été  battue  par  Frédéric  à 
Rosbach.  "  Le  comte  de  Montcalm,  disait  le  général 
dans  une  lettre  à  Bourlamaque,  grandit,  se  fortifie, 
mange  beaucoup.  Ma  mère  s'endette  pour  le  soutenir 
et  moi  aussi.  L'armée  battue,  mais  il  était  de  la  réserve 
de  Saint- Germain,  qui  a  fait  la  retraite  sans  être  suivie." 
Le  lieutenant-général  de  Baschy  écrivait  à  Montcalm  à 
ce  propos  :  "  L'abbé  (de  Bernis)  me  fit  grand  peur, 
après  la  malheureuse  affaire  de  Rosbach,  pour  votre 
fils  ;  nous  reçûmes,  deux  jours  après,  la  liste  des  morts, 
perdus  et  blessés  ;  et  il  fut  un  des  premiers  dont  le  roi 
chercha  le  nom,  qui  ne  se  trouva  point."  Quand  nous 
lisons  ces  lignes,  nous  songeons  aux  sentiments  qui 
devaient  alors  agiter  le  cœur  de  madame  de  Montcalm, 
séparée  en  même  temps  de  son  fils  et  de  son  époux, 
tremblant  pour  tous  deux,  redoutant  pour  l'un  les 
balles  prussiennes,  pour  l'autre  les  balles  anglaises. 
Quelle  joie,  lorsqu'elle  recevait  d'outre- mer  un  mot 
réconfortant  comme  celui-ci  ;  "  Je  me  porte  bien,  ma 
très-chère  ;  je  t'adore,  je  t'aime  plus  que  jamais.  Dieu 
veuille  que  je  te  revoie  l'année  prochaine.  La  paix  ! 
Mille  choses  à  tous;  j'embrasse  ma  fille.  Quand  est-ce 
donc  que  j'embrasserai  la  très  chère,  moment  que  je 
préférerais  même  à  celui  de  battre  Abercrombie  ^" 
Parmi  les  lettres  reçues  de  France  par  Montcalm,  il 
y  en  avait  une  très  flatteuse  de  M.  de  Bernis,  ministre 

1  —  Cette  lettre  était  adressée  :  "  A  Monsieur  le  comte  de 
Montcalm,  mestre  de  camp  du  régiment  de  cavalerie  do  son 
nom,  à  l'armée  du  Bas-Rhin." 

2 —  Montcalm  à  sa  /««»»»«,  20  avril  1758. 


MONTCALM  389 

des  affaires  étrangères,  qui  lui  écrivait  :  "  J'ai  un  détail 
dans  les  lettres  que  vous  m'avez  fait  l'honneur  de 
m'écrire  le  20  du  mois  d'août  dernier.  Tout  est  dû  à  la 
sagesse  de  votre  conduite  et  à  l'habileté  de  vos  combi- 
naisons. On  vous  rend  justice  ici  :  j'admire  pour  moi 
celle  que  vous  prenez  plaisir  à  rendre  aux  ofl&ciers  qui 
vous  ont  secondé  dans  vos  opérations  ;  il  y  a  tout  à 
espérer  des  suites  qu'elles  doivent  avoir  ;  j'y  compte 
beaucoup  et  je  vous  en  félicite  de  tout  mon  cœur."  Un 
autre  correspondant,  M.  de  Baschy,  dont  nous  avons 
parlé  plus  haut,  lui  donnait  d'intéressantes  informations  : 
"  Ne  doutez  pas,  disait- il,  de  la  part  que  je  prends  à 
vos  succès,  moins  en  Français  que  parce  qu'ils  sont  de 
vous.  A  l'égard  de  ce  qu'ils  devraient  opérer  pour  vous 
indépendamment  de  la  gloire  sur  laquelle  vous  devez 
assurément  être  content,  j'ai  cru  ne  pouvoir  mieux 
faire  que  de  faire  lire  vos  lettres  à  la  belle  dame 
(madame  de  Pompadour).  Elle  ne  m'a  pas  parue  sur- 
prise à  vos  demandes,  mais  elle  ne  m'a  rien  répondu, 
ce  qui  ne  veut  rien  dire  parce  que  c'est  son  ordinaire. 
Je  ne  sais  s'il  vous  est  très  avantageux  d'avoir  affaire  à 
deux  ministres  ;  celui  de  la  marine  peut  être  plus  aisé 
à  manier,  mais  c'est  celui  dont  vous  avez  le  moins 
besoin,  parce  qu'il  n'a  que  droit  de  représentation  pour 
vous.  Je  ne  crois  pas  au  reste  qu'on  songe  à  faire  des 
promotions.  Si  je  savais  qu'il  fût  question  de  faire 
quelque  lieutenant  (général),  je  parlerais  encore  de  vous 
à  la  belle  dame,  et  je  tâcherais  d'engager  l'abbé  (de 
Bernis)  à  pousser  à  la  roue  ;  il  prend  beaucoup  auprès 
du  maître...  On  fait  grand  cas  de  vous  ici  ;  on  en  parle 
en  tiès  bons  termes,  à  commencer  par  le  Roi,  mais  il 
faut  que  les  ministres  prennent  des  volontés  officieuses, 


390  MONTCALM 

SEDS  cela  rien  ne  se  fait  ^  ".  Un  passage  de  cette  lettre 
nous  semble  indiquer  que  Montcalm  n'était  pas  l'un 
des  protégés  particuliers  de  madame  de  Pompadour, 
qui  souvent,  hélas  !  faisait  et  défaisait  les  généraux  ! 

Comme  d'habitude,  les  opérations  étaient  retardées, 
au  printemps  de  1758,  par  la  pénurie  dont  on  souffrait* 
"  Imaginez,  écrivait  Montcalm  à  sa  mère,  le  2  juin,  que 
je  ne  puis  être  en  campagne  avec  des  forces  médiocres 
avant  six  semaines,  et  toujours  obligé  de  licencier  moi- 
tié de  mon  armée  pour  la  récolte.  Ne  serai-je  jamais  en 
Europe  à  la  tête  d'une  armée  où  ces  obstacles  ne  se 
rencontrent  pas  !  "  Profitant  de  son  loisir  forcé,  il  se 
laissait  ensuite  aller  à  une  longue  causerie  avec  sa 
mère  :  "Je  vais  répondre,  lui  disait-il,  à  vos  lettres,  que 
je  viens  de  recevoir..."  Et  il  jetait  sur  le  papier,  à 
bâtons  rompus,  une  série  de  notes  et  de  réflexions.  En 
voici  quelques  extraits  :  "  Dans  nos  troupes,  le  lieu- 
tenant qui  avait  de  quoi  vivre  avec  la  paie,  (en) 
1755,  1756,  meurt  de  faim  actuellement,  ainsi  que  le 
général  avec  ses  25,000  livres,  qui  en  doit  autant  et 
mange  1759...  Je  n'influe  en  rien  sur  le  choix  des  offi- 
ciers des  troupes  canadiennes,  et  je  me  suis  fait  une 
loi  de  n'y  jamais  demander  d'emploi.  Vous  n'avez  pas 
besoin  d'être  Œdipe  pour  deviner  cette  énigme.  En  tout 
cas,  voici  quatre  vers  de  Corneille  : 

Mon  crime  véritable  est  d'avoir  aujourd'hui 

Plus  de  nom  que  (2),  plus  de  vertus  que  lui 

Et  c'est  de  là  que  part  cette  secrète  haine 

Que  le  temps  ne  rendra  que  plus  forte  et  plus  pleine. 

1  — Extrait  d'une  lettre  datée  du  20  février,  envoyée  par 
Montcalm  à  Bourl arnaque  le  28  mai. 

2 —  Les  points  de  suspension  étaient  là  évidemment  pour 
remplacer  le  nom  de  Vaudreuil. 


MONTCALM  391 

Je  vis  cependant  très  bien  avec  tout  le  monde  et 
sers  de  mon  mieux  le  roi.  Si  Ton  pouvait  se  passer  de 
moi,  me  faire  tomber  dans  quelque  panneau,  et  s'il 
m'arrivait  un  échec...  J'apprends  avec  plaisir  que 
mon  cher  petit  chevalier  grandit.  J'en  aurai  beaucoup, 
beaucoup,  de  le  revoir  et  ma  chère  fille  ;  fort  aise  que 
l'aîné  prenne  du  goût  à  son  métier....  L'expédition  de 
William-Henry  vaut  mieux  que  celle  de  Chouaguen 
quoique  moins  importante  ;  il  y  a  moins  de  bonheur, 
mais  plus  de  combinaisons.  Pour  cette  année-ci  je 
croirai  faire  beaucoup  de  parer  à  tout,  ainsi  n'attendez 
rien  de  brillant  ;  je  veux  être  Fabius  plus  qu'Annibal, 
et  c'est  nécessaire....  Si  M.  de  Saint-Priest  devient 
ministre  de  la  guerre,  de  m'avoir  préconisé  en  pleins 
Etats  ^  sera  sans  doute  de  bon  augure...  Nous  trou- 
vons que  le  comte  de  Lé  vis  s'est  bien  pressé  de  prendre 
le  nom  de  Mirepoix.  Il  est  surprenant  que  le  comte 
de  Lé  vis  ne  vous  ait  pas  parlé  comme  satisfait  de  mes 
succès.  Il  vaut  mieux  faire  envie  que  pitié.  Cela 
m'arrivera  avec  quelques-uns  qui  croyaient  peut-être 
que  je  m'en  tirerais  moins  bien.  En  revanche,  je  cherche 
bien  à  faire  valoir  ceux  qui  sont  ici.  Voici  une  phrase 
de  l'abbé  de  Bernis  :  "  Tout  le  monde  vous  rend  justice 
ici  ;  pour  moi  j'admire  celle  que  vous  tenez  à  rendre  à 

tous  ceux  qui  vous  secondent" Le  moulin  à  huile 

a   moins   rendu;  n'importe,  bon   effet Le  baume 


1  —  Montcalm  écrivait   à  Bourlamaque  le  22  mai  :  "  M.  de 

St ministre  de  la  guerre,  reparle  encore  de  moi  aux  états 

assemblés  en  novembre  1757,   comme  il  avait  fait  pour  ceux 
de  Chouaguen,  en  1756  ". 


392  MONTCALM 

Canada,  martre?,  sucre  d'érable  doivent  vous  parvenir 
par  Bordeaux  ".^ 

Cependant  juin  était  arrivé,  et,  avec  les  envois  reçus 
de  France,  on  pouvait  commencer  à  organiser  la  cam- 
pagne. Dès  le  milieu  de  mai,  le  bataillon  de  la  Reine 
avait  été  envoyé  de  Québec,  où  l'on  ne  pouvait  plus  le 
nourrir,  à  Carillon,  en  passant  par  Saint- Jean.  Le  22 
Montcalm  adressait  à  Bourlamaque  des  ordres  pour  le 
départ  successif  de  Berry  et  de  Languedoc,  cantonnés 
dans  le  même  gouvernement,  et  l'informait  que  sa  des- 
tination était  d'aller  prendre  le  commandement  des 
premières  troupes  à  Carillon.  Le  15  juin  cet  officier 
général  y  arrivait. 

M.  de  Vaudreuil  avait  décidé  d'assembler  sur  la 
frontière  du  lac  Champlain  un  corps  de  cinq  mille 
hommes,  pour  la  couvrir  contre  les  attaques  auxquelles 
on  devait  s'attendre  du  côté  du  lac  Saint  Sacrement.  Il 
avait  aussi  résolu  de  détacher  un  corps  de  2,500  hom- 
mes, composé  de  400  soldats  des  troupes  de  terre,  400 
des  troupes  de  la  marine,  800  Canadiens  et  900  sauva- 
ges, qui  se  rendrait  au  lac  Ontario,  pour  remonter  la 
rivière  Oawégo  jusqu'à  la  hauteur  des  terres,  se  porter 
sur  la  rivière  Mohawk  (ou  des  Iroquois),  dévaster  les 
habitations  anglaises  et  la  région  jusqu'aux  portes  de 
Shenectady,  appelé  Corlar  par  les  sauvages.  M.  de 
Lévis  devait  avoir  le  commandement  de  ce  corps,  avec 
MM.  de  Rigaud,  de  Longueuil  et  de  Sénçzergues  comme 
lieutenants.  Le  gouverneur  espérait  que  cette  expédi- 
tion ferait  une  diversion  opportune,  en  empêchant  les 
Anglais  d'attaquer  Carillon,  préviendrait  le  rétablisse- 

1  —  Montcalm  à  madame  de  Saint-  Vératif  2  juin  1758. 


MONTCALM  .  393 

ment  des  forts  ennemis  sur  la  rivière  Chouagnen,  et 
entraînerait  les  Iroquois  à  se  déclarer  contre  nos  adver- 
saires. Montcalm  estimait  ce  plan  peu  judicieux,  parce 
qu'il  divisait  nos  forces  déjà  trop  faibles.     Il  écrivait 
dans   son  journal  :  "  Cette  chimérique  expédition   de 
Corlar  (ainsi  la  nomment  les  courtisans)  sera  peut-être 
la  cause  de  la  perte  de  la  colonie.    Il  faudrait  marcher 
sur  le  champ  aux  ennemis  avec  les  sauvages,  l'élite  des 
Canadiens,  des  troupes  de  terre  et  de  la  colonie.    Ils 
ne  sont  pas  encore  retranchés,  persuadés,  suivant  le 
rapport  des  prisonniers,  que  la  disette  des  vivres  nous 
met  hors  d'état  de  rassembler  un  corps  d'armée;  ils  se 
tiennent  moins  sur  leurs  gardes,  et  ne  pensent  qu'à  accé- 
lérer leurs  travaux.    Une  attaque  imprévue  et  vigou- 
reuse les  culbuterait  et  finirait  la  campagne  de  ce  côté. 
Le  marquis  de  Vaudreuil  pourrait  alors  s'occuper,  ou 
d'envoyer  des  secours  à  la  Belle- Kivi ère,  ou  de  ses  pré- 
tendues négociations  avec  les  Cinq-Cantons  ;  mais  qui 
«ait  s'il  est  désireux  d'un  succès  décisif  pour  cette  colonie 
mais  dont  le  général  des  troupes  de  terre  serait  l'agent." 
Nous  croyons  que  l'antipathie  de  Montcalm  lui  faisait 
ici  prêter  à  Vaudreuil  des  sentiments  trop  bas.     Mais 
ce  qu'il  disait  de  la  situation  était  juste.  Les  nouvelles 
obtenues  des  prisonniers  faits  par  les  sauvages  annon- 
çaient que  le    général   Abercromby,   envoyé  par  Pitt 
pour  remplacer  l'incapable  Loudon,  était  au  fort  Lydius 
avec  quatre  régiments  de  ligne,  et  cinq  compagnies  de 
rangers,  que  trois  autres  régiments  y  allaient  bientôt 
arriver  avec  douze  mille  hommes  de  milices,  et  que 
cette  armée  devait  opérer  contre  Carillon. 

Bourlamaque  y  était  déjà  rendu  avec  les  bataillons 
de  la  Keine,  de  Languedoc  et  de  Berry.    Les  bataillons 


394  MONTCALM 

de  Guyenne  et  de  Royal-Roussillon  partirent  de  Saint-^ 
Jean,  pour  la  même  destination,  le  21  juin  ;  la  Sarre 
en  partit  le  23,  et  Béarn  le  24.  Chacun  de  ces  batail- 
lons, à  l'exception  de  la  Reine,  laissait  un  piquet  de 
soixante-sept  hommes  pour  le  détachement  de  M.  de 
Lévis,  qui  devait  s'assembler  à  Lachine  le  28  juin. 

Montcalm  avait  écrit  à  Bourlamaque  le  28  mai  ;  "  Je 
compte  vous  suivre  de  fort  près  sur  la  frontière,  si  je  ne 
pars  en  même  temps  que  vous,  monsieur."  Quatre 
semaines  s'étaient  écoulées,  et  les  nécessités  du  service, 
les  délais  habituels  dans  les  transports  et  l'expédition 
des  troupes  l'avaient  retenu  forcément  à  Montréal. 
Enfin,  le  23  juin,  rien  ne  l'arrêtait  plus,  et  il  allait  pou- 
voir partir  le  lendemain  pour  prendre  le  commande- 
ment de  l'armée  de  Carillon.  C'est  alors  que  se  produi- 
sit un  incident  très  grave,  et  que  faillit  éclater  entre  le 
gouverneur  et  le  général  une  rupture  désastreuse  en  un 
pareil  moment.  Il  était  dix  heures  du  soir.  Vaudreuil 
venait  de  remettre  à  Montcalm,  suivant  son  habitude, 
une  longue  instruction,  relativement  aux  opérations  que 
celui-ci  allait  diriger.  La  lecture  de  ce  document  pro- 
voqua chez  le  général  la  plus  violente  irritation.  Elle 
contenait  des  assertions  qu'il  ne  pouvait  admettre,  des 
directions  contradictoires,  des  prescriptions  trop  obscu- 
res, suivant  lui  ;  et  il  se  résolut  de  ne  point  y  souscrire 
par  un  acquiescement  tacite.  Malgré  l'heure  nocturne, 
et  sans  perdre  un  instant,  il  écrivit  à  M.  de  Vaudreuil 
la  lettre  suivante  :  "  Le  23  au  soir,  à  Montréal. — Mon- 
sieur, j'ai  l'honneur  de  vous  supplier  de  relire  l'instruc- 
tion que  vous  m'avez  fait  celui  de  me  remettre  ce  soir, 
et  le  mémoire  ci-joint,  et  j'attends  de  votre  équité  que 
vous  penserez  que  c'est  bien  assez  que  je  me  charge. 


MONTCALM  395 

dans  des  circonstances  qui  peuvent  être  aussi  critiques, 
de  défendre  autant  qu'il  me  sera  possible  la  frontière 
du  lac  Saint-Sacrement  avec  4,000  hommes,  contre  des 
forces  très  supérieures,  sans  me  charger  d'une  instruc- 
tion dont  les  obscurités  et  les  contradictions  semble- 
raient me  rendre  responsable  des  événements  qui  peu- 
vent arriver  et  que  nous  devons  prévoir.  Je  rends  jus- 
tice à  la  droiture  de  vos  intentions,  mais  je  ne  saurais 
partir  que  vous  ne  m'ayez  remis  une  instruction  avec 
tous  les  changements  aussi  nécessaires  qu'indispensa- 
bles pour  conserver  la  réputation  d'un  officier  général 
qui  a  servi  avec  autant  de  zèle  pour  votre  propre 
gloire  et  la  défense  de  cette  colonie.  Je  suis  avec  res- 
pect, monsieur,  votre  très  humble,"  etc.  Cette  lettre,  où 
la  courtoisie  des  formules  ne  dissimulait  pas  l'amer- 
tume des  sentiments,  était  accompagnée  d'un  mémoire 
très  serré,  dans  lequel  Montcalm  discutait  article  par 
article  l'instruction  du  gouverneur.  Nous  ne  ferons  que 
signaler  quelques  points  saillants  de  ce  débat.  Vau- 
dreuil,  pour  justifier  l'expédition  de  Corlar,  s'efforçait 
d'atténuer  la  gravité  de  la  situation  sur  la  frontière 
du  lac  Saint-Sacrement.  D'après  lui,  s'il  était  vrai  que 
les  Anglais  voulussent  assiéger  Louisbourg  ^,  il  n'était 
pas  vraisemblable  qu'ils  eussent  les  moyens  de  venir 
attaquer  Carillon,  et  leurs  mouvements  de  ce  côt4  ne 


1  —  On  touche  ici  du  doigt  la  lenteur  et  la  difficulté  des 
communications,  et  les  retards  qui  en  résultaient  dans  la 
transmission  des  informations  les  plus  importantes.  Au  mo- 
ment où  Vaudreuil  se  demandait  s'il  était  vrai  que  les  Anglais 
voulussent  assiéger  Louisbourg,  le  siège  de  cette  forteresse 
était  commencé  depuis  quinze  jours.  Le  débarquement  des 
Anglais  dans  la  baie  de  Gabarus  avait  eu  lieu  le  8  juin. 


396  MONTCALM 

devaient  indiquer  qu'une  "  défensive  audacieuse." 
Montcalm  répondait  à  cela  :  "  M.  le  marquis  de  Vau- 
dreuil  veut  bien  se  dissimuler  à  lui  tout  seul  les  forces 
des  Anglais  dans  cette  partie.  Les  dépositions  des  pri- 
sonniers sont  trop  constantes  et  uniformes,  et  M.  le 
marquis  de  Vaudreuil  sait  bien  que,  malgré  leur  entre- 
prise sur  Louisbourg,  les  Anglais  ont  dix  bataillons  de 
troupes  réglées,  cinq  compagnies  de  rôdeurs  de  bois 
entre  Orange  et  Lydius,  et  peuvent  être  joints  facile- 
ment par  un  gros  corps  de  milices." 

Le  gouverneur  disait  encore,  dans  son  instruction 
que  si,  "  contre  toute  attente  ",  les  ennemis  se  déci- 
daient à  marcher,  sur  Carillon,  ce  serait  alors  à  Mont- 
calm d'aller  les  rencontrer  pour  les  combattre  dans  leur 
marche  ou  sur  le  lac,  ou  bien  de  les  attendre  dans  un 
camp  retranché  ;  mais  que  cela  devait  dépendre  des 
Canadiens  et  des  sauvages  qu'il  aurait  avec  lui,  et  que, 
sans  sauvages,  il  faudrait  se  contenter  de  harceler  les 
Anglais  et  de  les  retarder  le  plus  possible  sans  risquer 
"  une  affaire  générale  et  décisive  ".  Cela  manquait 
évidemment  de  netteté,  et  Montcalm  signalait  l'ambi- 
guité  de  ce  passage.  "  M.  le  marquis  de  Vaudreuil, 
écrivait-il,  paraît  se  contredire  formellement  dans  l'ar- 
ticle le  plus  important  de  son  instruction.  Il  a  com- 
mencé par  s'en  rapporter  au  marquis  de  Montcalm  pour 
aller  au  devant  de  l'ennemi,  pour  le  combattre  dans  sa 
marche  ou  sur  le  lac  et  M.  le  marquis  de  Vaudreuil 
ajoute  dans  ce  même  article  qu'il  ne  faut  point  s'exposer 
par  une  affaire  générale  et  décisive.  M.  de  Montcalm 
ne  saurait  partir  que  M.  le  marquis  de  Vaudreuil  n'ait 
totalement  changé  cet  article  de  son  instruction,  car  si 
le  marquis  de  Montcalm   marche  au-devant  pour  com- 


MONTCALM  397 

battre,  l'affaire  est  engagée,  et  il  contrevient  à  l'instruc- 
tion de  M.  de  Vaudreuil  ;  s'il  veut  s'en  tenir  à  la  der- 
nière partie,  il  doit  prendre  des  mesures  en  conséquence, 
qui  dépendent  des  circonstances  et  du  temps  que  l'en- 
nemi donnera  ".  Montcalm  s'opposait  pour  le  même 
motif  à  un  autre  article  de  l'instruction.  "  M.  le  marquis 
de  Vaudreuil,  disait-il,  demande  le  renvoi  des  bateaux, 
hors  ceux  qui  sont  nécessaires  pour  le  service  journa- 
lier. Cet  article  est  contradictoire  avec  celui  d'éviter 
une  affaire  générale  et  décisive  parce  qu'il  faut  tou- 
jours se  réserver  un  nombre  suffisant  de  bateaux  pour 
la  retraite  des  troupes  ". 

La  lettre  et  le  mémoire  de  Montcalm  dénotaient  un 
mécontentement  très  vif.  Mais  elles  ne  révélaient  qu'à 
demi  l'intensité  de  son  déplaisir.  Il  était  littéralement 
exaspéré  par  le  ton  et  l'attitude  du  gouverneur.  Et, 
pendant  que  tout  dormait  autour  de  lui,  il  épanchait 
ainsi  dans  son  journal  l'amertume  de  son  cœur  ulcéré  : 
"  Le  marquis  de  Vaudreuil  m'a  remis,  ce  soir,  à  dix 
heures,  ses  instructions  ridicules,  obscures  et  captieuses. 
Si  je  m'en  fusse  chargé,  elles  étaient  tournées  de  façon 
que  tout  événement  malheureux  m'était  jeté  aux  jam- 
bes, quelque  parti  que  j'eusse  pris.  Je  les  ai  rendues  à 
M.  de  Vaudreuil  avec  un  mémoire  justificatif  de  ma 
conduite  à  cet  égard.  Grande  répugnance  du  marquis 
de  Vaudreuil  à  m'en  donner  d'autres,  nettes  et  simples; 
il  s'est  surtout  attaché  à  un  préambule  dans  lequel  il 
avance  qu'il  a  délibéré  avec  moi  sur  toutes  les  affaires 
de  la  colonie,  et  pris  mes  avis  sur  tout.  J'avoue  qu'il 
l'aurait  dû  faire,  que  mon  rang,  ma  réputation  et  les 
ordres  du  Koi  l'exigeaient.  Mais  comme  il  ne  m'a 
jamais  consulté  sur  rien,  qu'il  ne  m'a  jamais  fait  part  ni 


398  MONTCALM 

des  nouvelles,  ni  de  se3  projets,  ni  de  ses  démarches,  je 
lui  ai  déclaré  positivement  que  je  ne  souffrirais  jamais 
que  ce  préambule  frauduleux  existât  à  la  tête  de  ses 
instructions,  comme  un  monument  contraire  à  ma 
réputation.  Si  ce  gouverneur  général  eût  insisté,  ma 
protestation  contre  cette  fausse  assertion  était  prête. 
C'est  bien  assez  qu'une  basse  jalousie  empêche  l'effet 
du  zèle,  et,  j'ose  dire,  de  quelques  talents,  sans  souffiir 
encore  qu'un  manège  sourd  et  noir  nous  associe  à  des 
sottises  dont  on  gémit  sans  les  pouvoir  arrêter,"  Vau- 
dreuil  consentit  avec  une  répugnance  que  l'on  conçoit 
à  modifier  ses  instructions,  et  le  pénible  incident  fut 
clos,  non  sans  laisser  des  traces  et  un  souvenir  fâcheux 
dans  l'âme  des  deux  chefs  si  peu  faits  pour  s'entendre. 
Le  lendemain,  24  juin,  Montcalm  partait  de  Mont- 
réal avec  M.  de  Pontleroy  premier  ingénieur  de  la 
Nouvelle-France.  Le  25  il  était  à  Saint-Jean,  et  le  26  il 
s'embarquait  pour  Carillon,  salué  par  le  canon  du  fort. 
Le  lendemain,  il  rencontrait,  sur  le  lac,  Ignace,  chef  des 
Hurons  de  Lorette,  envoyé  par  Bourlamaque  pour  don- 
ner avis  que  les  Anglais  étaient  établis  au  fort  du  lac 
Saint- Sacrement,  sur  les  ruines  du  fort  George.  Quel 
était  leur  dessein  ?  Marcher  sur  les  Français,  ou  seule- 
ment rétablir  ce  fort  ?  Montcalm  allait  bientôt  l'ap- 
prendre. Il  rencontra  aussi,  le  même  jour,  un  détache- 
ment de  miliciens  du  gouvernement  de  Montréal,  qui  y 
retournaient,  ce  qui  lui  faisait  consigner  dans  son 
journal  cette  réflexion  pleine  d'amertume  ;  "  Ils  sont 
trop  bons  pour  qu'on  nous  les  laisse  ;  on  les  destine  à 
l'armée  de  faveur."  Le  30  juin,  à  trois  heures  de  l'après- 
midi,  le  général  arrivait  à  Carillon.  Il  y  trouvait  les 
huit  bataillons  français,  très  faibles  par  eux-mêmes  à 


MONTCALM  399 

<îause  de  la  quantité  de  mauvaises  recrues,  très  affaiblis 
encore  par  les  piquets  des  volontaires  qu'on  en  avait 
tirés  pour  le  détachement  du  chevalier  de  Lé  vis  ;  qua- 
rante hommes  de  la  marine,  trente  Canadiens  en  état 
d'aller  à  la  guerre,  et  quatorze  sauvages  ;  des  vivres 
pour  neuf  jours  seulement,  et,  pour  cas  urgent,  trente- 
six  mille  boucauts  de  biscuits  ^."  A  ce  moment  Aber- 
cromby  avait  sous  la  main  une  armée  de  six  mille  trois 
cent  soixante-sept  réguliers  et  de  neuf  mille  trente- 
quatre  provinciaux. 

Depuis  le  commencement  de  juin,  la  route  d'Albany 
au  lac  George,  constamment  sillonnée  de  détachements, 
de  convois,  de  régiments,  avait  offert  le  spectacle  le 
plus  animé  et  le  plus  pittoresque.  Tour  à  tour  les 
rives  de  THudson  avaient  vu  passer  et  se  refléter  dans 
les  ondes  cristallines  de  la  rivière,  les  éclaireurs  de  la 
Nouvelle-Angleterre,  habillés  en  bûcherons,  armés  d'un 
fusil  et  d'une  hachette,  une  corne  à  poudre  sous  le  bras 
droit,  un  sac  de  cuir  pour  les  balles  suspendu  à  leur 
ceinture  ;  les  uniformes  bleus  des  régiments  provinciaux 
du  Massachusetts,  du  Connecticut,  de  New- York,  du 
New- Jersey  et  du  Khode-Island  ;  puis  les  régiments 
anglais,  au  costume  rouge  éclatant,  le  55°^*  commandé 
par  lord  Howe,  le  Eoyal- Américain,  le  27"'®,  le  44"*^,  le 
46'"^  et  le  80"'"  d'infanterie  ;  enfin  le  42"^®  écossais,  com- 
posé de  montagnards  géants,  soldats  superbes,  qui  mar- 
chaient jambes  nues,  drapés  dans  leur  costume  original, 
commandés  par  le  major  Duncan  Campbell  d'Inverawe. 
Albany  avait  successivement  acclamé  au  passage  ces 
troupes   magnifiques,   orgueil  de    la    métropole  et  des 

1  ^^  Journal  de  Montcalm,  p.  384. 


400  MONTGALM 

provinces,  qui  s'en  allaient,  tout  le  monde  en  était  con- 
vaincu, triompher  au  pas  de  course,  écraser  Montcalm, 
et  frapper  d'un  coup  mortel  la  domination  française  en 
Amérique. 

Le  30  juin,  jour  où  ce  général  arrivait  à  Carillon, 
l'armée  anglaise  était  toute  réunie  autour  des  ruines  de 
William-Henry.  C'était  le  plus  beau  et  le  plus  formi- 
dable corps  de  troupes  que  l'Amérique  eût  encore  vu» 
Bouilamaqiie,  par  ses  éclaireurs  et  le  récit  de  quelques 
prisonniers,  était  au  courant  de  ce  puissant  armement, 
et  son  premier  soin  fut  d'en  informer  son  chef.  Celui-ci 
saisit  d'un  coup  d'œil  l'effroyable  danger  de  la  situation. 
Les  informations  obtenues  exagéraient  encore  les  forces 
anglaises.  Le  soir  de  son  arrivée,  Montcalm  écrivait 
dans  son  journal,  confident  de  ses  angoisses  :  "  Le  nom- 
bre des  ennemis  grossissant  tous  les  jours  à  la  tête  du 
lac  Saint-Sacrement;  leur  portage  très  avancé  ;  mille 
chevaux  et  une  quantité  de  bœufs  proportionnée  em- 
ployés à  le  faire  ;  les  dépositions  des  prisonniers  unanimes 
sur  un  projet  de  leur  part  d'assiéger  Carillon  et  de  com- 
mencer leurs  mouvements  dans  les  premiers  jours  de 
juillet  ;  vingt  ou  vingt-cinq  mille  hommes  destinés, 
selon  leur  rapport,  à  cette  expédition  :  voilà  notre  posi- 
tion. Le  marquis  de  Montcalm  a  dépêché  ce  soir  au 
marquis  de  Vaudreuil  pour  lui  en  rendre  compte  ".  Et 
Montcalm  laissait  échapper  ce  cri  où  s'exhalaient  les 
sentiments  tumultueux  d'un  cœur  étreint  par  l'anxiété 
et  tout  frémissant  encore  de  la  passe-d'armes  du  24 
juin  :  "  Persistera-t-il  dans  son  aveugle  sécurité  pour 
cette  frontière  ?  S'opiniâtrera-t-il  à  sa  don  Quichot- 
terie  de  Corlar  ?  Se  hâtera-t-il  au  moins  de  nous  faire 
parvenir  des  vivres,  des  sauvages,  et  les  secours  de  la 


MONTCALM  401 

colonie  qu'il  nous  a  promis  ?  Les  ennemis  pourraient 
bien  le  mettre  dans  le  cas  où  il  a  annoncé  qu'il  marche- 
rait en  personne.  Qu'il  vienne  !  Qu'il  voie  !  et  j'ajou- 
terai de  tout  mon  cœur  :  Qu'il  vainque  !  " 

La  position  de  l'armée  française  était  effrayante. 
Comme  nous  l'avons  vu  dans  un  précédent  chapitre,  la 
péninsule  de  Carillon  consiste  en  un  plateau  rocheux, 
bordé  de  terrains  bas  qui  côtoient,  à  gauche,  le  lac 
Champlain,  à  droite,  la  rivière  de  la  Chute.  Le  fort 
s'élevait  à  l'extrémité  de  la  péninsule,  dont  la  pointe, 
d'après  le  plan  que  j'ai  sous  les  yeux,  regardait  le  sud- 
est.  Par  une  anomalie  peu  militaire,  il  n'occupait  pas 
l'endroit  le  plus  élevé  du  plateau  :  à  l'ouest,  en  avant 
du  fort,  le  terrain,  après  une  légère  déclivité,  remonte 
graduellement  et  atteint  sa  plus  grande  hauteur  à  un 
demi-mille  de  la  place,  environ  ;  puis  il  s'abaisse  encore, 
de  sorte  que  le  plateau  est  couronné  d'une  crête  qui 
le  traverse  entièrement,  entre  les  deux  pentes  très  raides 
conduisant  aux  terrains  bas.  ^ 

La  situation  pouvait  se  résumer  comme  suit.  Mont- 
calm  était  à  Carillon,  sous  les  murs  d'un  fort  délabré, 


1  —  "La  plupart  des  forts  du  Canada  étaient  mal  construits 
et  mal  situés  :  ils  étaient  dominés  par  les  hauteurs  voisines; 
les  murs  n'avaient  que  deux  pieds  d'épaisseur,  sans  terre- 
plein,  ni  fossés,  ni  chemin  couvert  ".  (Note  de  M.  Dussieux)» 
—  *♦  Voilà  ce  qu'on  appelle  un  fort  dans  ce  pays-ci,  suffisant, 
à  la  vérité  lorsqu'on  ne  faisait  la  guerre  que  contre  des  sau- 
vages ou  des  partis  sans  artillerie  ;  aujourd'hui  les  nom- 
breuses forces  des  Anglais  et  leur  artillerie  doivent  changer 
le  système  de  la  guerre  et  par  conséquent  la  défense  des 
frontières  "  (Lettre  de  M.  de  Pontleroy  au  ministre  de  la 
guerre^  du  28  octobre  1758). 
26 


402  MONTCALM 

avec  environ  trois  mille  hommes.  ^  Devant  lui,  la 
rivière  de  la  Chute,  longue  d'environ  quatre  milles,  des- 
cendait du  lac  George,  serpentant  et  bondissant  en 
rapides  écumeux.  Là-bas  le  lac  George  lui-même,  long 
de  trente-six  milles,étendait  sa  nappe  brillante  jusqu'aux 
ruines  de  William-Henry,  où  se  dressaient  les  tentes 
d'Abercromby  et  de  ses  quinze  mille  soldats.  Le  général 
anglais  avait  de  Tartillerie,  une  flotte  nombreuse,  et, 
d'un  moment  à  l'autre,  toute  cette  puissante  armée  pou- 
vait fondre  sur  Montcalm  et  sa  poignée  de  braves. 
L'heure  était  grosse  de  péril.  Une  défaite,  c'était  l'en- 
nemi maître  du  lac  Champlain,  et  s'élançant  par  la 
rivière  Kichelieu  jusqu'à  Montréal,  au  cœur  même  de 
la  colonie. 

Mais  le  génie  de  Montcalm  est  à  la  hauteur  du  dan- 
ger. Il  envoie  courrier  sur  courrier  à  M.  de  Vaudreuil, 
afin  de  hâter  l'arrivée  des  renforts  commandés  par 
Lévis.  En  même  temps  il  choisit  d'un  coup  d'œil  sûr 
l'endroit  où  devra  se  livrer  la  bataille  prochaine.     C'est 


1 — Etat  et  compositon  de  l'armée  française  le  8  juillet: 
Le  marquis  de  Montcalm,  maréchal  des  camps  ;  le  chevalier 
de  Lévis,  brigadier  ;  le  sieur  de  Bourlamaque,  colonel  ;  le 
sieur  de  Bougainville,  aide-maréchal  des  logis  ;  le  chevalier 
de  Montreuil,  aide-major  général.  Brigade  de  la  Reine  :  la 
Reine,  345  hommes;  Béarn,  410;  Guyenne,  470.  Brigade  de 
la  Sarre  :  La  Sarre,  460  ;  Languedoc,  426.  Brigade  de  Royal- 
Roussillon:  Royal- Roussillon,  480;  le  1er  bataillon  de  Berry, 
450.  Deuxième  bataillon  de  Berry,  détaché  pour  la  garde  du 
fort  de  Carillon,  excepté  la  compagnie  de  grenadiers,  qui  a 
servi  dans  la  ligne  et  faisait  50.  Troupes  de  la  marine,  150. 
Canadiens,  250.  Sauvages,  15.  Total,  3,506."  (Journal  de 
Montcalm,  pp.  397-398.) 


MONTCALM  403 

sur  les  hauteurs  de  Carillon  que  se  décidera  la  campa- 
gne (1). 

Mais  il  faut  fortifier  la  position  par  des  retranche- 
ments, il  faut  laisser  arriver  les  renforts.  Tout  cela 
demande  du  temps,  et  les  quinze  mille  hommes  d'Aber- 
cromby  peuvent  paraître  à  chaque  minute  devant 
Ticondéroga.  Montcalm  se  décide  alors  pour  une 
manœuvre  hardie.  Au  lieu  de  rester  sur  la  défensive, 
il  va  prendre  l'offensive,  du  moins  en  apparence  ^. 

En  racontant  l'expédition  de  William-Henry,  nous 
avons  déjà  donné  une  description  de  la  contrée  qui 
avoisinait  Carillon.  Mais  il  n'est  peut-être  pas  inutile 
d'en  rappeler  ici  quelques  particularités.  La  rivière  de 
la  Chute  n'est  navigable  que  jusqu'à  deux  milles  de  la 
pointe  du  fort.  Là,  son  cours  est  barré  par  une  chute 
d'une  certaine  hauteur,  au-dessus  de  laquelle  se  suc- 
cèdent une  série  de  rapides.  Les  Français  avaient  bâti 
en  cet  endroit  un  moulin  à  scie.  Au-dessus  de  la  cas- 
cade il  y  avait  un  pont  qui  faisait  communiquer  la  rive 
gauche  avec  la  rive  droite.  A  partir  de  ce  pont,  une 
route  militaire  d'un  mille  et  demi  environ,  tracée  par 
nos  troupes  l'année  précédente,  allait  rejoindre  la 
rivière  en  haut  des  rapides,  au  Portage,  où  ses  eaux 
redeviennent  navigables  jusqu'au  lac  George,  distance 
d'un  mille  à  peu  près.  Un  autre  pont  reliait  également 
les  deux  rives  au  Portage. 

Le  1er  juillet,  Montcalm,  laissant  à  Carillon  le  second 
bataillon  de  Berry,  commandé  par  M.  de  Trécesson,  va 


1  —  Relation  de  la  victoire  remportée  sur  les  Anglais^  le  8 
juillet  1758  ;  Arch.  du  ministère  de  la  guerre. 

2  —  Mémoires  de  M.  de  la  Pause. 


404  MONTCALM 

établir  son  camp  à  la  Chute,  au  moulin  à  scie.  Il  poste 
le  bataillon  de  Royal-Roussillon  et  le  premier  de  Berry 
à  la  droite  de  la  rivière,  et  les  bataillons  de  la  Sarre  et 
de  Languedoc  à  la  gauche.  En  même  temps,  il  fait 
occuper  la  tête  du  Portage,  un  mille  et  demi  en  avant, 
par  les  bataillons  de  la  Reine,  de  Béarn  et  de  Guyenne, 
aux  ordres. du  colonel  Bourlamaque^.  "Cette  manœu- 
vre audacieuse,  qui  présentait  l'apparence  de  forces  plus 
considérables  que  celles  que  nous  avions,  a  retardé  de 
quelques  jours  les  mouvements  des  ennemis  ",  lisons- 
nous  dans  le  document  déjà  cité.  "  Suivant  le  rapport 
des  prisonniers,  leur  premier  projet  avait  été  d'établir 
au  Portage,  sous  les  ordres  de  mylord  Howe,  une  tête, 
que  le  corps  de  l'armée  n'aurait  suivie  que  quelques 
jours  après.  Notre  mouvement  en  avant  les  détermina 
à  faire  marcher  l'armée  tout  entière,  ce  qui  a  retardé 
leur  opération  jusqu'au  5  2". 

Le  1er  juillet  au  soir,  Montcalm  écrivait  dans  son 
journal  :  "  Ce  mouvement,  hardi  sans  doute,  était  néces- 
saire pour  donner  de  la  considération  aux  ennemis,  leur 
en  imposer  et  leur  faire  perdre  l'idée  qu'ils  ont  de  notre 
faiblesse,  et  en  même  temps  pour  empêcher  qu'ils  ne 
se  fussent  emparés  à  l'improviste  du  Portage;  ce  qu'ils 
pouvaient  faire  par  une  marche  de  dix  ou  douze  heures 
seulement  sur  le  lac.  J'ai  été  ce  matin  avec  MM.  de 
Pontleroy,  Desandrouins,  Jacquot  et  d'Hébécourt  re- 
connaître les  environs  du  fort  de  Carillon  pour  déter- 
miner un  champ  de  bataille  et  la  position  d'un  camp 
retranché.    Nous   manquons   de  bras,  et   peut-être   le 

1  —  Mémoires  de  M.  de  la  Pause. 

2  —  Relation  de  la  victoire  remportée  sur  les  Anglais^  etc. 


MONTCALM  405 

temps  nous  manquera-t-il  aussi.  Notre  situation  est 
critique.  Activité  et  audace,  voilà  nos  seules  ressour- 
ces." Du  1er  au  4  on  envoya  beaucoup  de  petits  partis 
à  la  guerre  pour  avoir  des  nouvelles  de  l'ennemi  ;  et 
"  comme  on  n'avait  point  de  sauvages,  on  forma  deux 
compagnies  de  volontaires,  tirées  dans  le  corps  des 
troupes  de  terre,  dont  le  commandement  fut  donné  au 
sieur  Bernard,  capitaine  au  régiment  de  Béarn,  et  au 
sieur  Duprat,  capitaine  au  régiment  de  la  Sarre." 

Le  4  juillet,  le  marquis  de  Montcalm  résolut  d'en- 
voyer un  détachement  à  la  découverte,  jusque  sur  le 
lac  George.  Il  confia  130  volontaires  au  sieur  de  Langy- 
Montégron,  enseigne  des  troupes  de  la  colonie,  d'une 
grande  réputation,  et  demanda  pour  l'accompagner  des 
officiers  de  bonne  volonté,  les  prévenant  qu'ils  seraient 
tous  sous  les  ordres  de  M.  de  Langy,  de  quelque  grade 
qu'ils  fussent.  La  mission  était  périlleuse  :  tous  les 
officiers  demandèrent  à  marcher,  et  Montcalm  fut  obligé 
d'en  fixer  le  nombre  à  un  officier  par  bataillon.  Le  4 
au  soir,  cette  troupe  d'élite  s'embarquait  en  bateau  sur 
le  lac  George. 

On  peut  se  figurer  l'anxiété  cruelle  qui  étreignait  le 
cœur  de  Montcalm,  durant  ces  journées  écrasantes,  et 
ces  nuits  sans  sommeil.  Il  était  arrivé  à  l'heure  la  plus 
critique  de  son  existence.  Le  sort  de  tout  un  pays 
était  entre  ses  mains.  Là-bas,  derrière  les  flots  purs  de 
ce  lac  romantique  que  scrutaient  ses  regards  ardents, 
que  lui  préparait  cet  armement  redoutable  lancé  contre 
lui,  tenant  chevaleresque  des  deux  Frances,  par  l'Angle- 
terre et  l'Amérique  ?  La  gloire,  ou  la  honte  ?  La  victoire, 
ou  la  mort  ?  Le  dénouement  de  ce  terrible  problème 
était  proche. 


406  MONTCALM 

La  journée  du  5  était  presque  écoulée,  et  l'on  n'avait 
encore  aucune  nouvelle  du  détachement  de  M.  de  Langy . 
Au  camp  de  Bourlamaque  tous  les  yeux  étaient  fixés 
sur  une  montagne  d'où  la  vue  découvrait  une  grande 
étendue  du  lac.  On  avait  posté  là  un  officier  chargé 
de  donner  l'éveil  aussitôt  qu'il  apercevrait  l'ennemi. 
Le  soleil  déclinait  à  l'horizon  et  l'on  pouvait  croire  que 
la  journée  se  passerait  sans  incidents,  quand,  vers  quatre 
heures  et  demie,  on  vit  soudain  un  drapeau  blanc  se 
lever  et  s'abaisser,  et  l'on  entendit  tirer  un  coup  de  fusil 
du  haut  de  ce  sommet.  C'était  le  signal  convenu. 
Quelques  instants  après  arrivait  le  détachement  de 
Langy.  Il  rapportait  qu'après  s'être  avancé  à  une  jour- 
née sur  le  lac,  il  avait  rencontré  l'avant-garde  anglaise 
conduite  par  le  général  Bradstreet  et  le  major  Eogers.. 

Aussitôt  Montcalm  ordonna  que  les  troupes  prissent 
les  armes,  passassent  la  nuit  au  bivouac,  et  qu'on  dé- 
blayât les  équipages.  Bourlamaque  dépêcha  trois  piquets 
sur  les  bords  du  lac,  pour  éclairer  le  débarquement  des 
ennemis.  Enfin  le  sieur  de  Langy  et  M.  de  Trépézec, 
avec  trois  cents  hommes  environ,  furent  envoyés  pour 
occuper  la  Montagne-Pelée,  à  l'ouest  du  lac.  Ce  déta- 
chement avait  instruction  de  faire  sa  retraite  sur  Caril- 
lon par  la  rive  gauche  de  la  rivière  de  la  Chute,  tandis 
que  Bourlamaque  ferait  la  sienne  par  la  rive  droite. 

Quels  avaient  été  les  mouvements  de  l'armée  anglaise  ? 
Comme  nous  l'avons  vu,  à  la  fin  de  juin  elle  était  cam- 
pée autour  des  ruines  de  William-Henry.  Les  rives  du 
lac,  le  pied  des  montagnes  et  la  plaine  disparaissaient 
sous  les  tentes  innombrables  des  quinze  mille  hommes 
d'Abercromby. 

Ce  général  était  le  chef  nominal  de  l'expédition  ;  mais 


MONTCALM  407 

lord  Howe  en  était  l'âme.  Abercromby  devait  sa  nomi- 
nation à  la  faveur  de  lord  Bute,  collègue  de  Pitt.  "  C'est 
un  homme  pesant,  "  écrivait  Wolfe  à  son  père  ^. 
"  C'est  un  gentilhomme  âgé  (an  aged  gentleman), 
infirme  de  corps  et  d'esprit  ",  écrivait,  de  son  côté,  un 
jeune  troupier  de  17  ans,  William  Parkman,  qui,  enrôlé 
dans  les  milices  du  Massachusetts,  tenait  un  petit  jour- 
nal des  incidents  de  chaque  jour  2.  Dans  l'esprit  de  Pitt, 
lord  Howe  devait  avoir  le  commandement  véritable. 
Ce  jeune  seigneur  de  trente-quatre  ans  était  déjà  l'une 
des  plus  grandes  figures  de  toutes  les  armées  britanni- 
ques. Il  avait  le  cœur  d'iin  soldat  et  le  génie  d'un  capi- 
taine. Austère  pour  lui-même,  frugal,  ferme  sur  l'arti- 
cle de  la  discipline,  et  cependant  sympathique  et  géné- 
reux, il  était  adoré  des  troupes.  "  Caractère  antique, 
parfait  modèle  de  vertu  guerrière  ",  disait  de  lui  Wil- 
liam Pitt,  le  grand  Chatham  ;  tandis  que  son  digne 
émule,  James  Wolfe,  l'appelait  "  le  plus  noble  anglais 
de  mon  époque,  et  le  meilleur  soldat  de  l'armée 
anglaise  ".  Pas  un  des  milliers  d'hommes  assemblés 
sur  les  bords  du  lac  George,  qui  ne  fût  convaincu  que 
lord  Howe  portait  sous  son  large  front  et  dans  son  œil 
d'aigle  le  succès  de  la  campagne. 

On  était  rendu  au  4  juillet.  Tous  les  contingents 
étaient  arrivés,  toute  la  flottille  était  prête.  Il  était 
temps  de  marcher  en  avant.  Le  soir  de  ce  jour  on  mit 
à  bord  les  bagages,  les  magasins,  les  munitions,  etc. 

Les  premiers  rayons  du  soleil  levant,  radieux  soleil 

(1)  Wolfe  à  son  père  ]  Vie  du  major  général  Wolfe^  par 
Robert  Wright  ;  Londres,  1865. 

2 —  Montcalm  et  Wolfe,  par  F.  Parkman,  vol.  II,  p.  89. 


408  MONTCALM 

de  juillet,  virent  le  lendemain  matin  un  admirable 
spectacle.  Au  point  du  jour,  toute  Parmée  anglaise 
s'était  embarquée  sur  900  bateaux,  15  chaloupes,  sans 
compter  un  grand  nombre  de  radeaux  pour  transporter 
l'artillerie.  ^  Elle  s'avançait  majestueusement,  dans  un 
ordre  parfait,  les  réguliers  au  centre,  les  provinciaux 
sur  les  flancs.  Le  ciel  était  pur  et  ))rillait  des  feux  du 
jour  naissant  ;  mille  drapeaux  flottaient  au  souffle  de 
la  brise,  en  mariant  leurs  couleurs  ;  les  fanfares  des 
régiments  éveillaient  les  échos  des  monts  et  des  forêts 
prochaines.  A  droite,  à  gauche,  de  mystérieuses  soli- 
tudes ;  en  arrière,  la  jeune  patrie  coloniale  dont  le  cœur 
battait  au  milieu  de  cette  armée  magnifique  ;  en  avant, 
les  flots  bleus  du  lac  poétique,  merveilleux  diamant  de 
la  Nouvelle- Angleterre  ;  et,  là-bas,  à  l'horizon,  un  vail- 
lant ennemi  à  terrasser,  le  triomphe,  la  gloire  et  la  con- 
quête. Cette  scène  incomparable,  ce  tableau  pittoresque 
et  brillant  sont  restés  gravés  dans  la  mémoire  des 
Anglo-Américains,  ^  d'autant  plus  profondément  sans 
doute  qu'ils  offraient  un  plus  lugubre  contraste  avec  la 
scène  et  le  tableau  dont  furent  témoins  les  mêmes  lieux, 
trois  jours  plus  tard. 

A  cinq  heures  de  l'après-midi,  la  flottille  atteignit  un 
endroit  appelé  par  les  Anglais  Sahbath-Day  Point,  à 
vingt-cinq  milles  de  William-Henry.  Quelques  bateaux 
avaient  donné  la  chasse  aux  embarcations  de  Langy. 
C'était  précisément  l'instant  où  l'armée  française  pre- 

1  —  Ahercromhy  to  Pitt,  12  juillet  1758. 

2 — Pour  qu'on  ne  m'accuse  pas  de  fantaisie,  voir  Bancroft, 
Eistnry  of  ihe  United  States  ;  Fenimore  Cooper,  Satanstoe  ; 
Parkman,  Montcalm  and  Wolfe  ;  le  Journal  du  major  Rogers, 
etc. 


MONTCALM  409 

nait  réveil,  se  formait  en  bivouac  et  déblayait  les  équi- 
pages. 

Les  ennemis  restèrent  à  la  Pointe-du-Sabbat  jusqu'à 
onze  heures  du  soir  environ,  pour  attendre  les  radeaux 
de  l'artillerie,  plus  lourds  et  moins  rapides.  Ils  poursui- 
virent alors  leur  route,  et,  le  lendemain  matin,  à  l'au- 
rore, ils  touchèrent  au  lieu  du  débarquement,  sur  la 
rive  gauche,  à  la  tête  de  la  rivière  de  la  Chute. 

Du  haut  de  la  Montagne-Pelée,  Langy  et  Trépé- 
zec  surveillaient  les  mouvements  de  l'armée  anglaise, 
tandis  que  les  trois  piquets  détachés  en  tirailleurs  par 
Bourlamaque  s'échelonnaient  sur  la  rive. 

Les  bataillons  français  avaient  passé  sous  les  armes 
cette  nuit  du  5  au  6.  Le  6,  à  quatre  heures  du  matin, 
l'arrivée  des  berges  anglaises  à  la  rivière  de  la  Chute 
étant  signalée,  Montcalm  envoya  aussitôt  ordre  au  sieur 
de  Pontleroy,  resté  à  Carillon,  d'abandonner  tous  autres 
travaux  pour  tracer  des  retranchements  et  abatis  sur  le 
terrain  déterminé  le  1er  du  mois  ;  au  sieur  de  Trécesson, 
d'y  faire  travailler  le  second  bataillon  de  Berry  avec  les 
drapeaux  ;  et  à  200  hommes  de  troupes  de  la  colonie  arri- 
vés la  veille,  de  venir  le  rejoindre  sur  les  hauteurs  de  la 
Chute  ^.  Vers  neuf  heures,les  Anglais  commencèrent  leur 
débarquement.  Les  trois  piquets  placés  en  poste  avancé 
à  cet  endroit  sous  le  commandement  de  M.  de  Ger- 
main, trop  faibles  pour  inquiéter  sérieusement  cette 

1  — Relation  de  la  victoire,  etc.,  déjà  citée. — Nous  touchons 
ici  à  la  question  des  renforts.  Il  en  sera  parlé  plus  loin  : 
disons  seulement  que,  du  1er  au  6  juillet,  Montcalm  n'avait 
reçu  que  quatre  cents  soldats  de  troupes  de  la  marine,  ou 
Canadiens.  Le  6,  ni  Lévis,  ni  le  détachement  de  réguliers 
destiné  à  l'expédition  de  la  rivière  Mohawk,  n'étaient  arrivés. 


410  MONTCALM 

manœuvre,  ouvrirent  un  feu  de  tirailleurs  contre  les 
premières  troupes  ennemies,  et  se  replièrent  sur  Bour- 
lamaque,  qui,  faisant  rompre  derrière  lui  le  pont  du 
Portage,  fit  sa  retraite  avec  ses  trois  bataillons,  et  s'en 
alla  rejoindre  Montcalm  à  la  Chute,  en  passant  par  le 
chemin  militaire.  Là,  les  cinq  bataillons  réunis,  Berry, 
Béarn,  Koyal-Roussillon,  Guyenne,  la  Reine,  traversè- 
rent la  rivière  au-dessus  de  la  Chute,  rompirent  le 
second  pont  et  vinrent  se  ranger  en  bataille,  avec  la 
Sarre  et  Languedoc,  sur  les  hauteurs  de  la  rive  gauche, 
à  deux  milles  du  fort,  environ. 

Pendant  ce  temps,  l'armée  anglaise  achevait  son 
débarquement,  et  ses  chefs  décidèrent  de  marcher  sur 
Carillon  par  la  rive  gauche,  vu  que  les  ponts  étaient 
détruits.  A  midi,  tous  les  différents  corps  étaient  à 
terre  et  l'armée  s'ébranla.  Il  y  avait  d'abord  une  plaine 
couverte  d'une  épaisse  forêt  qui  s'étendait  vers  le  nord- 
ouest,  jusqu'à  des  montagnes,  derrière  lesquelles  une 
rivière  appelée  *'  Bernetz  "  par  les  Français,  et,  par  les 
Anglais,  Trout  Brook,  coulait  dans  la  direction  de  la 
rivière  de  la  Chute.  Les  troupes  s'engagèrent  sous  la 
sombre  ramure  en  quatre  colonnes,  laissant  au  lieu  du 
débarquement  toute  l'artillerie,  les  provisions  et  les 
bagages  trop  lourds.  Rogers,  avec  les  régiments  provin- 
ciaux de  Fitch  et  Lyman,  servait  d'avant-garde. 

La  forêt  était  presque  impénétrable  ;  impossible  de 
rien  voir  à  quelques  verges  de  distance.  Les  fondrières, 
les  troncs  d'arbres  renversés,  les  obstructions  de  tous 
genres,  arrêtaient  à  chaque  pas  la  marche  des  colonnes. 
Pour  comble  de  malheur,  le  terrain  devint  bientôt  mon- 
tueux,  les  rangs  se  rompirent,  les  corps  se  mêlèrent^ 
et,  au  milieu  de  ces  fourrés  obscurs,  les  guides  finirent 


MONTCALM  411 

par  s'égarer  complètement.  Après  quatre  ou  cinq 
heures  de  marche  pénible,  l'armée  anglaise  se  trouvait 
dans  l'étrange  situation  d'une  armée  perdue  dans  les 
bois. 

Durant  la  retraite  des  bataillons  français  et  la  marche 
en  avant  des  Anglais,  qu'était  devenu  le  détachement 
de  Messieurs  de  Langy  et  de  Trépézec  ?  Lorsque  le 
signal  de  la  retraite  leur  avait  été  donné  du  camp  de 
Bourlamaque,  ils  ne  pouvaient  plus  traverser  la  rivière 
pour  rejoindre  leurs  compagnons  :  les  Anglais  se  trou- 
vaient déjà  entre  eux  et  le  Portage.  Ils  entreprirent 
alors  de  retraiter  par  le  nord-ouest,  de  franchir  les 
montagnes  de  la  rivière  Bernetz  et  de  descendre  ensuite 
par  la  vallée  jusqu'au  camp  de  Montcalm,  à  la  Chute. 

Langy  était  un  excellent  coureur  des  bois,  mais 
bientôt,  sans  guides  indigènes,  il  se  perdit  lui  aussi  dans 
le  dédale  inextricable  de  la  forêt.  Vers  la  fin  de  l'après- 
midi,  le  détachement  français  se  trouvait  rendu  saus  le 
savoir  non  loin  de  la  jonction  de  la  rivière  Bernetz 
avec  la  rivière  de  la  Chute.  Au  même  moment,  l'ar- 
mée anglaise,  masquée  par  la  forêt,  s'avançait  avec  len- 
teur vers  cet  endroit. 

Lord  Howe,  accompagné  du  major  Putnam  et  de 
deux  cents  éclaireurs,  était  à  la  tête  de  la  colonne  prin- 
cipale, un  peu  en  avance  sur  les  trois  autres.  Sous  les 
bois  silencieux  rien  ne  dénonçait  un  péril.  Soudain,  un 
cri  :  Qui  vive  !  part  du  fourré. — Français  !  répond 
quelqu'un  dans  la  colonne  anglaise.  Mais  Langy  et  Tré- 
pézec savaient  que  leurs  frères  d'armes  étaient  plus 
loin.  La  forêt  se  remplit  d'éclairs,  une  fusillade  meur- 
trière porte  la  mort  des  deux  côtés,  et  lord  Howe  tombe 
inanimé,  la  poitrine  traversée  d'une  balle. 


412  MONTCALM 

Peu  s'en  fallut  qu'une  panique  désastreuse  ne  s'em- 
parât de  toute  l'armée  anglaise.  Mais  les  éclaireurs  amé- 
ricains tinrent  ferme,  les  régiments  reprirent  leur  sang- 
froid,  et  taillèrent  en  pièces  cette  poignée  de  Français 
qui  se  défendirent  avec  le  courage  du  désespoir.  Nous 
perdîmes  dans  cette  funeste  rencontre  six  officiers  et 
cent  quatre-vingt-sept  soldats  tués  ou  faits  prisonniers. 
M.  de  Trépézec  fut  blessé  à  mort.  M.  de  Langy  par- 
vint à  s'échapper  et  à  gagner  la  Chute  avec  une  cin- 
quantaine des  siens.  Les  pertes  des  Anglais  étaient 
insignifiantes,  quant  au  nombre.  Mais  l'âme  de  l'armée, 
l'espoir  de  la  Nouvelle- Angleterre,  l'idole  du  soldat, 
lord  Howe  était  mort,  et  mieux  eût  valu  pour  l'ennemi 
avoir  perdu  cinq  régiments. 

Abercromby  resta  foudroyé  par  ce  tragique  incident  : 
il  n'avait  plus  auprès  de  lui  ce  génie  lumineux,  cette 
volonté  sûre  d'elle-même  qui  l'avaient  guidé  jusque-là. 
Un  esprit  de  confusion  et  d'impéritie  sembla  se  répan- 
dre sur  l'armée  anglo-américaine.  Les  troupes  demeu- 
rèrent sans  nécessité  sous  les  armes,  durant  toute  la 
nuit,  du  G  au  7.  Et  le  7  au  matin,  leur  général  les  fit 
retourner  au  lieu  du  débarquement.  Vers  midi,  Brad- 
street  fut  envoyé  pour  rétablir  les  ponts  et  occuper  le 
moulin  à  scie.  Enfin,  tard  dans  l'après-midi,  Aber- 
cromby se  décida  à  avancer,  et  vint  rejoindre  Bradstreet 
à  la  Chute,  sur  l'emplacement  du  camp  occupé  par 
Montcalm  du  1er  au  6.  Quinze  mille  Anglo-Américains 
passèrent  la  nuit  à  une  demi-lieue  de  trois  mille  Franco- 
Canadiens. 

Durant  le  combat  du  6,  nous  avons  vu  que  l'armée 
française  occupait  les  hauteurs  qui  bordent  la  Chute. 
Sur  les  quatre  heures  du  soir,  elle  avait  entendu  un 


MONTOALM  413 

feu  considérable  et  aperçu  les  débris  du  malheureux 
détachement  poursuivi  par  les  Anglais.  Quelques  com- 
pagnies de  grenadiers  avaient  bordé  le  rapide  de  la 
Chute,  et,  à  la  faveur  d'un  feu  nourri,  avaient  aidé  plu- 
sieurs de  nos  gens  à  le  traverser  à  la  nage.  M.  de  Tré- 
pézec  gravement  blessé,  avait  été  transporté  par  quel- 
ques-uns de  ses  soldats.  Il  mourut  uq  des  jours  sui- 
vants. M.  de  Langy  avait  été  assez  heureux  pour 
échapper  au  feu  de  l'ennemi,  et  il  rejoignit  les  troupes 
de  la  marine,  dont  il  faisait  partie.  Le  soir  de  ce  même 
jour,  6  juillet,  Montcalm  et  toute  l'armée  campaient  sur 
les  hauteurs  de  Carillon. 

Il  était  cinq  heures  de  l'après-midi  quand  fut  levé  le 
camp  de  la  Chute.  Quelques-uns  des  bataillons  descen- 
dirent en  bateaux;  d'autres  marchèrent  un  mille  et 
demi  en  suivant  la  route  militaire  tracée  dans  les  bois, 
débouchèrent  sur  le  plateau  de  Carillon,  où  le  deux- 
ième bataillon  de  Berry  travaillait  aux  retranchements, 
et  allèrent  établir  leur  bivouac  un  peu  plus  loin,  sur  le 
terrain  libre  qui  entourait  le  fort. 

Je  crois  opportun  de  toucher  ici  une  question  soulevée 
par  M.Parkman.  Dans  son  grand  ouvrage,  Montcalm  et 
Wolfe  ^,  s'appuyant  sur  un  passage  de  Pouchot,  il  pré- 
tend que  Montcalm  fut  longtemps  irrésolu  au  sujet  de 
la  tactique  à  adopter.  Il  le  représente  d'abord  comme 
hésitant,  dès  le  premier  juillet,  à  choisir  Carillon  pour 
faire  face  à  l'ennemi.  D'après,  lui,  Montcalm  voulait, 
en  ce  moment,  retraiter  sur  le  fort  St-Frédéric,  et  les 
représentations  de  MM.  LeMercier  et  de  Lotbinière 
l'empêchèrent  seules  d'adopter  ce  parti.  En  second  lieu, 

1  —  Montcalm  et  Wolfe^  vol.  II,  p.  99. 


414  MONTCALM 

le  6  juillet,  le  général  français  aurait  montré  encore 
beaucoup  d'incertitude,  quant  au  choix  du  champ  de 
bataille,  et  balancé  entre  le  poste  de  la  Chute  et  le  pla- 
teau de  Carillon.  Avant  de  se  replier  sur  ce  dernier 
endroit,  il  aurait  convoqué  une  espèce  de  conseil  de 
guerre,  où  Bourlamaque  se  serait  prononcé  pour  la 
Chute,  tandis  que  deux  vieux  officiers,  MM  de  Ber- 
netz  et  de  Moutgay,  en  signalant  le  danger  que  les 
Anglais  occupassent  les  hauteurs  voisines,  auraient 
décidé  Montcalm  pour  Carillon. 

Je  pense  être  justifiable  de  dififérer  d'opinion  avec 
l'historien  américain.  Tout  indique  que  le  plateau  de 
Carillon  avait  été  le  champ  de  bataille  choisi  par  Mont- 
calm dès  le  début  de  la  campagne.  En  premier  lieu, 
c'était  l'endroit  désigné  par  les  officiers  du  génie.  Dès 
l'hiver  précédent,  M.  d'Hugues,  jeune  officier  de  grand 
mérité,  avait  étudié  la  position,  et  signalé  ses  avantages 
stratégiques,  dans  un  mémoire  daté  du  12  mai  1758. 
"  Pour  prendre  Carillon,  disait-il,  l'ennemi  doit  d'a- 
bord s'emparer  de  cette  hauteur.  Il  est  donc  essentiel 
de  la  défendre  et  Un  général  qui  veut  empêcher  le  siège 
doit  y  faire  un  bon  retranchement.  Ce  retranchement, 
fait  de  troncs  d'arbres  superposés,  doit  être  fraisé  par 
des  branches  sèches,  bien  élaguées  et  entrelacées. 
Toutes  les  approches  seront  embarrassées  par  un  abatis 
d'arbres  jusqu'à  la  distance  de  50  toises.  Ce  retranche- 
ment peut  se  perfectionner  en  deux  fois  vingt-quatre 
heures,  et  être  bien  gardé  par  six  mille  hommes.  Il 
coûterait  bien  du  monde  à  qui  voudrait  le  forcer,  et, 
même  s'il  était  bien  défendu,  il  ne  serait  pas  enlevé 
par  une  armée  trois  fois  plus  nombreuse  que  celle  des 


MONTCA.LM  416 

assiégés  ".  ^  Ce  mémoire  avait  été  communiqué  à 
Montcalm,  qui  en  comprenait  parfaitement  l'importance. 
Et,  de  fait,  le  plan  de  M.  d'Hugues  fut  suivi  de  point 
en  point  par  les  ingénieurs  de  Pontleroy  et  Desan- 
drouins.  L'idée  du  général  devait  donc,  très  probable- 
ment, être  fixée  d'avance  conformément  à  ce  plan,  qu'il 
avait  pu  étudier  depuis  deux  mois.  Il  y  a  là  plus  qu'une 
présomption. 

En  second  lieu,  dès  le  premier  juillet,  le  lendemain 
de  son  arrivée  à  Carillon,  Montcalm  avait  désigné  le 
champ  de  bataille.  "  Le  marquis  de  Montcalm  en  même 
temps,  put  reconnaître  et  déterminer  la  position  qu'il 
voulait  prendre  pour  la  défense  du  fort  de  Carillon, 
en  occupant  les  hauteurs  qui  le  dominent  ^".  Et 
nous  avons  vu  plus  haut  que,  ce  jour-là  même,  il  était 
allé  sur  ces  hauteurs,  "  déterminer  un  champ  de  bataille 
et  la  position  d'un  camp  retranché  ". 

Enfin,  le  6  juillet,  Montcalm,  encore  au  camp  de  la 
Chute,  écrivait  ce  billet  à  M.  Doreil  :  "  Je  n'ai  que 
pour  huit  jours  de  vivres,  point  de  Canadiens  et  pas 
un  sauvage.  Ils  ne  sont  pas  arrivés  ;  j'ai  affaire  à  une 
armée  formidable.  Malgré  cela,  je  ne  désespère  de 
rien  ;  j'ai  de  bonnes  troupes.  A  la  contenance  de 
l'ennemi,  je  vois  qu'il  tâtonne  ;  si,  par  sa  lenteur,  il 
me  donne  le  temps  de  gagner  la  position  que  fai 
choisie  sur  les  hauteurs  de  Carillon  et  de  rrCy  re- 
trancher ^  je  le  battrai  ^  ". 


1  —  Remarques  sur  la  situation   du  fort   Carillon  et  de  ses 
approches.    Arch.  prov.  Man.  N.  F.,  1ère  série,  vol.  XIV. 
2 —  Relation  de  la  victoire,  etc.,  déjà  citée. 
3  —  Doreil  au  ministre  de  la  guerre,  28  juillet  1758. 


416  MONTCALM 

Par  le  même  courrier,  il  adressait  un  billet  analogue 
à  M.  de  Vaudreuil  :  "  J'espère  beaucoup  de  la  volonté 
et  de  la  valeur  des  troupes  françaises  ;  je  vois  que 
ces  gens-là  marchent  avec  précaution  et  tâtonnent; 
s'ils  me  donnent  le  temps  de  gagner  les  hauteurs  de 
Carillon,  je  les  battrai  ^  ". 

Il  est  clair,  d'après  tout  cela,  que  Montcalm  avait 
choisi  sa  position,  au  moins  depuis  le  1er  juillet.  Qu'il 
ait  donné  à  ses  ofi&ciers  l'occasion  d'exposer  leur  avis, 
comme  le  rapporte  M.  Pouchot,  rien  de  plus  naturel. 
Mais  encore  une  fois  Montcalm  n'était  ni  irrésolu,  ni 
hésitant  ;  il  faisait  preuve  au  contraire  d'une  résolution 
et  d'une  clairvoyance  admirables,  dans  la  situation 
presque  désespérante  où  il  se  trouvait  placé. 

En  effet,  jamais  général  n'avait  couru  pareil  danger 
de  perdre  sou  armée,  son  pays,  sa  réputation,  sa  vie 
même.  Toutes  les  déterminations,  toutes  les  positions, 
étaient  également  périlleuses.  Il  ne  pouvait  être  ques- 
tion pour  lui  de  rencontrer  en  rase  campagne  16,000 
hommes  et  une  puissante  artillerie,  avec  4,000  hommes 
et  point  de  canon.  Il  devait  donc,  ou  bien  reculer  sans 
cesse  devant  l'ennemi  et  lui  ouvrir  ainsi  le  Canada,  ou 
bien  choisir  la  meilleure  position  fortifiée,  pour  arrêter 
sa  marche.  Mais  en  quel  endroit  faire  cette  tentative 
désespérée  ?  Le  fort  St-Frédéric  n'était  pas  en  état  de 
tenir  deux  jours,  et  ses  environs  ne  se  prêtaient  pas  à 
une  bataille.  Carillon  était  encore  le  lieu  le  plus  avan- 
tageux. Et  là  aussi,  le  péril  à  encourir  était  effrayant. 
M.  Doreil  le  décrit  parfaitement,  dans  une  lettre  à  M. 
de  Crémille,  datée  du   28  juillet  1758.    Abercromby 

1  —  Doreil  au  ministre  de  la  guerre^  31  juillet  1758. 


MONTCALM  417 

pouvait  prendre  le  temps  de  transporter  son  artillerie 
devant  les  positions  françaises,  et  faire  voler  en  éclats 
les  retranchements.  Il  pouvait  encore  établir  une  bat- 
terie sur  la  montagne  du  Serpent-à-sonnettes,  que  la 
rivière  de  la  Chute  séparait  seule  du  fort  Carillon,  et 
diriger  ainsi  le  feu  plongeant  de  ses  canons  sur  nos 
troupes.  Il  pouvait  enfin  menacer  le  front  de  nos 
bataillons  avec  la  moitié  de  son  armée,  et  remonter 
avec  l'autre  moitié  la  rivière  St-Frédéric  en  tournant 
Carillon,  jusqu'à  un  endroit  appelé  la  Pointe-des-cinq- 
milles,  où  les  rives  sont  tellement  rapprochées  qu'une 
batterie  commanderait  absolument  le  passage.  Tous 
les  secours  et  tous  les  renforts  se  seraient  ainsi  trouvés 
interceptés,  et  Montcalm,  n'ayant  de  vivres  que  pour 
huit  jours,  aurait  été  forcé  de  se  rendre  avec  toute  son 
armée. 

Il  voyait  clairement  le  péril,  ^  mais  il  n'avait  pas 
le  choix  des  circonstances.  Après  avoir  fait  tout  ce 
qui  était  humainement  possible,  il  comptait  sur  les 
fautes  de  ses  adversaires,  et  ne  fut  pas  trompé  dans  son 
attente. 

Le  7  au  matin,  pendant  que  le  général  Abercromby 
faisait  retraiter  ses  troupes  de  la  rivière  Bernetz  au  lieu 
du  débarquement,  pour  revenir  ensuite  sur  Carillon  par 


1  — A  dialogue  in  hades  par  Johnstone,  pp.  21,  22,  23,  24  j 
Documents  de  la  Société  Littéraire  et  Historique  de  Québec. 
— M.  do  la  Pause  décrit  aussi  d'une  manière  frappante  le 
danger  de  la  situation,  dans  une  étude  d'ensemble  intitulée  : 
Mémoires  et  réflexions  politiques  et  militaires  sur  la  guerre  du 
Canada,  depuis  n^QJusqu^ à  il ôO.  Cette  étude  est  du  plus 
vif  intérêt. 


418  MONTCALM 

la  rive  droite,  Montcalm  faisait  travailler  toute  l'armée 
aux  retranchements  et  à  Tabatis.  Les  drapeaux  étaient 
plantés  sur  l'ouvrage,  les  officiers  eux-mêmes,  habit  bas 
et  la  hache  à  la  main,  donnaient  l'exemple  à  leurs 
hommes. 

Le  retranchement,  fait  en  troncs  d'arbres  superposés 
et  haut  de  sept  à  huit  pieds,  suivait  les  sinuosités  de  la 
crête  dont  nous  avons  déjà  parlé.  Il  se  trouvait  dessiné 
en  angles  sortants  et  rentrants  qui  se  flanquaient  et  se 
protégeaient  les  uns  les  autres.  La  gauche,  très  escar- 
pée, s'appuyait  à  la  rivière  de  la  Chute.  La  droite,  en 
pente  plus  douce,  aboutissait  à  une  plaine  qui  s'éteu- 
dait  jusqu'au  lac  Champlain.  Chaque  bataillon  travail- 
lait au  poste  qu'il  devait  occuper  durant  la  bataille. 
A  gauche,  la  Sarre  et  Languedoc  ;  à  droite,  Béarn,  la 
Reine  et  Guyenne  ;  au  centre.  Royal- Roussillon  et 
Berry.  Deux  compagnies  de  volontaires  gardaient  la 
berge  de  la  rivière.  Du  côté  de  la  plaine,  à  droite, 
furent  placées  les  troupes  de  la  colonie. 

Durant  toute  la  journée  les  coups  cadencés  de  la 
hache  retentirent  sur  les  hauteurs  de  Carillon.  Le 
revers  du  retranchement  fut  garni  de  troncs  d'arbres 
renversés  dont  les  branches  taillées  en  pointes  faisaient 
l'effet  de  chevaux  de  frise.  En  avant,  le  terrain,  sur 
une  grande  distance,  fut  couvert  d'arbres  abattus,  qui 
devaient  rompre  l'élan  et  briser  l'ordonnance  de  l'en- 
nemi. 

Le  soir  arrivé,  les  travaux  furent  suspendus.  Les 
retranchements  et  Tabatis  étaient  à  peu  près  complétés. 
Les  soldats,  fatigués,  mais  pleins  d'ardeur  et  de  con- 
fiance, allumèrent   de  grands  feux,    firent   bouillir   la 


MONTCALM  419 

marmite,  et  s'établirent  en  bivouac  pour  la  nuit,  prêts 
à  la  première  alerte  ^. 

Cependant  où  étaient  les  renforts  demandés  ?  Du  1er 
au  6  juillet,  Vaudreuil  avait  envoyé  400  soldats  de  la 
marine  et  Canadiens.  Mais  les  piquets  de  réguliers  des- 
tinés à  l'expédition  de  la  rivière  Mohawk,  n'étaient  pas 
arrivés,  quoique  le  gouverneur  eût  écrit  à  Montcalm 
que  cette  expédition  était  abandonnée  et  que  le  cheva- 
lier de  Lévis  allaient  le  rejoindre  incessamment  avec 
ces  troupes  d'élite. 

Le  30  juin,  M.  de  Vaudreuil  avait  appris  à  Montréal, 
par  des  prisonniers,  qu'une  armée  anglaise  de  30,000 
hommes  se  préparait  à  fondre  sur  Carillon.  Aussitôt  il 
avait  donné  ordre  à  M.  Pouchot  de  prendre  le  comman- 
dement de  300  réguliers,  et  départir  pour  le  lac  Cham- 
plain.  Lévis  devait  suivre  avec  un  détachement  de 
100  hommes. 

Pouchot  partit  le  1er  juillet.  Le  4  au  soir,  il  était 
arrivé  à  St-Jean,  sur  la  rivière  Eichelieu.     Deux  cents 

1  —  L'armée  de  Montcalm  déploya  avant  et  pendant  la 
bataille  de  Carillon,  une  activité  et  une  valeur  qui  tenaient 
du  prodige.  Les  soldats  eux-mêmes  en  étaient  émerveillés. 
"  Un  grenadier  de  Béarn  dit  à  son  camarade  :  s'il  se  trouvait 
un  huguenot  parmi  nous,  il  faudrait  le  traiter  comme  un 
Anglais,  après  un  miracle  comme  celui-là — Et  pourquoi  cela  ? 
dit  l'autre  :  le  miracle  est  au  bout  de  nos  fusils  avec  lesquels 
nous  avons  tué  les  Anglais  ! — Comment,  répliqua  le  premier: 
mais,  je  maniais  des  arbres  dont  je  ne  puis  remuer  les  bran- 
ches aujourd'hui." — *'I1  avait  raison, "ajoute  Desandrouins  qui 
rapporte  ce  trait.  *'  Le  doigt  de  Dieu  s'y  est  fait  sentir  visi- 
blement. Il  nous  a  fait  vaincre  malgré  toutes  nos  sottises.  Et 
comme  le  disait  le  bonhomme  laValtrie  : — Une  petite  armée 
combattait  sûrement  là-haut  pour  les  Français."  (Le  maré- 
chal de  camp  Desandrouins,  p.  189.)        ,î   ;;    :v 


420  MONTCALM 

sauvages  Abénakis,  s'y  trouvaient  ;  ils  refusèrent  de  le 
suivre  sous  prétexte  qu'ils  attendaient  M.  de  Rigaud» 
frère  du  gouverneur.  Le  5,  à  trois  lieues  de  l'île  aux 
Chapons,  sur  le  lac  Champlain,  le  détachement  rencon- 
tra un  courrier  envoyé  par  Montcalm  au  gouverneur 
pour  lui  annoncer  le  débarquement  de  15,000  anglais 
au  Portage.  Pouchot  hâta  sa  marche.  Une  barque 
mouillée  à  l'île  aux  Chapons  lui  apprit  qu'on  avait 
entendu  des  décharges  de  mousqueterie  pendant  trois 
heures.     C'était  l'escarmouche  où  périt  lord  Howe. 

Eperonués  par  cette  nouvelle,  officiers  et  soldats  pré- 
cipitèrent leur  course.  Le  7,  avant  le  jour,  ils  quittent 
l'île  aux  Chapons.  A  8t- Frédéric,  près  du  Rocher 
fendu,  ils  rencontrent  un  second  courrier  de  Montcalm 
qui  leur  annonce  l'arrivée  des  ennemis  à  la  Chute,  et 
leur  apporte  l'ordre  de  brûler  les  étapes.  En  avant  ! 
en  avant!  Il  faut  arriver  à  temps  pour  la  fête.  Et  les 
flots  du  lac  Champlain  blanchissent  sous  l'effort  des 
rameurs.  L'ombre  des  arbres  s'allonge,  le  soleil  dispa- 
raît à  l'horizon.  Mais  voici  un  promontoire,  des  murs, 
le  drapeau  de  France!  c'est  Carillon  enfin  !  Il  est  sept 
heures  et  demie  du  soir.  ^ 

Pouchot  demande  au  commandant  du  fort  où  est 
l'armée.  A  un  demi-mille  en  avant,  lui  dit-on.  Il  se 
hâte,  gravit  la  hauteur  :  les  feux  du  bivouac  étincellent 
devant  lui.  Ln  instant  après,  Montcalm  lui  tend  les 
bras.  "  11  me  reçut  dit  Pouchot  lui-même,  comme  un 
homme  qui  lui  amenait  300  hommes  d'élite  ". — Com- 
ment trouvez- vous  la  position,  capitaine,  s'écrie  Mont- 


\ --^  Mémoires  sur  la  derwère  guerre   de   V Amérique  Septen- 
trionale^ par  Pouchot. 


MONTCALM  421 

calm  ? — Mon  général,  puisque  les  ennemis  ne  no  as  ont 
point  fait  quitter  la  hauteur,  ils  ne  peuvent  point 
reconnaître  notre  retranchement  ". — Il  annonce  ensuite 
à  son  chef  que  Lévis  arrive  sur  ses  pas,  et  examine 
avec  étonnement  et  admiration  ces  retranchements 
improvisés  eu  vingt-quatre  heures  ^. 

Le  lendemain  matin,  à  cinq  heures,  Lévis  arrivait 
avec  M.  de  Senezergues  et  100  réguliers.  C'était  le  8 
juillet,  date  à  jamais  mémorable  dans  l'histoire  du 
Canada.  Dès  le  point  du  jour,  les  roulements  de  la 
générale  éclatent  dans  le  camp  français.  Nos  bataillons 
travaillent  en  hâte  à  perfectionner  l'abatis.  Vers  dix 
heures,  on  aperçoit  les  troupes  légères  de  l'ennemi. 
Enfin,  à  midi  et  demi,  toute  l'armée  anglaise  débouche 
sur  Carillon.    Le  moment  suprême  est  arrivé. 

Un  coup  de  canon  donne  à  nos  troupes  le  signal  de 
laisser  tomber  la  hache  du  bûcheron,  et  de  se  former  en 
bataille.  Pendant  ce  temps,  l'armée  anglaise  s'avance 
dans  un  ordre  admirable.  Ce  sont  d'abord  les  éclaireurs 
de  Eogers,  l'infanterie  légère,  et  les  bateliers  de  Brad- 
street,  qui  ouvrent  un  feu  de  tirailleurs.  Puis  on  voit 
défiler  les  provinciaux  se  déployant  de  gauche  à  droite. 
Enfin  paraissent  les  réguliers,  qui  s'avancent  en  masses 
rouges  sous  le  soleil  éclatant  ;  ils  passent  dans  les  inter- 
valles des  régiments  provinciaux  ;  ils  s'engagent  dans 
l'abatis.  Devant  eux  se  dressent  les  retranchements 
silencieux,  au-dessus  desquels  on  ne  voit  paraître  que 
les  drapeaux  ondulants  des  bataillons  français.  A  l'en- 
droit où  flotte  l'enseigne  d'ordonnance  de  Koyal-Eous- 
sillon,  rouge  et  bleue,  se  tient  Montcalm,  tête   nue  et 

1  —  Pouchot,  vol.  I,  page  137. 


422  MONTCALM 

habit  bas.  Lëvis  commande  ]a  droite,  et  Bourlamaque 
la  gauche.  Trois  lignes  de  blancs  uniformes  bordent  le 
retranchement  ;  en  arrière,  chaque  bataillon  a  sa  com- 
pagnie de  grenadiers  et  ses  piquets  en  ordre  de  bataille, 
prêts  à  porter  secours.  Montcalm  a  défendu  de  tirer  un 
seul  coup  de  feu  sans  son  ordre. 

Les  colonnes  anglaises  avancent  toujours  au  son  du 
jBfre  et  de  la  cornemuse;  elles  sont  engagées  dans  l'en- 
chevêtrement de  l'abatis  ;  la  consigne  est  d'enlever  la 
position  à  la  baïonnette,  et  elles  marchent  au  pas  de 
charge,  "  avec  une  vivacité  digne  des  meilleures  trou- 
pes." Pas  une  balle  n'a  encore  été  échangée,  et  les 
Anglais  touchent  presque  aux  retranchements  de  gau- 
che défendus  par  la  Sarre  et  Languedoc.  Le  moment 
est  solennel.  Soudain  une  voix  vibrante  se  fait  enten- 
dre : —  "  Feu  !  "  La  crête  du  mamelon  se  couronne  de 
flammes,  et  trois  mille  fusils  vomissent  la  mort  dans 
les  rangs  ennemis.     La  bataille  était  commencée. 

Labourées,  décimées  par  cet  ouragan  de  fer  et  de 
plomb,  les  colonnes  anglaises  vacillent,  hésitent  un 
instant,  puis  reprennent  leur  marche  avec  une  admira- 
ble intrépidité,  en  répondant  au  feu  de  nos  bataillons. 
La  mort  semble  planer  sur  ces  abatis  sanglants.  N'im- 
porte ;  grenadiers,  montagnards,  se  pressent,  se  poussent, 
enjambent  les  troncs  d'arbres,  laissant  des  lambeaux  de 
chairs  aux  branches  tranchantes  comme  des  glaives,  et 
montent  d'un  même  élan  vers  ces  retranchements 
meurtriers.  Mais  au  pied  de  la  ligne  française,  se 
dressent  les  arbres  "  appointés  "  comme  autant  de  che- 
vaux de  frise;  la  tempête  infernale  fait  rage;  une 
grêle  de  balles  tombe  des  sommets  où  flottent  les  dra- 
peaux de  la  France  dans  le  brouillard  rouge  de  la  fusil- 


MONTCALM  423 

lade  ;  et  les  feux   croisés   des  "  saillants  "  balaient  les 
revers  de  la  hauteur. 

Enfin  l'ennemi  recule  ;  "  la  position  est  imprenable  " 
s'écrient  les  soldats  anglais.  Mais  Abercroraby  qui  se 
tient  à* un  mille  et  demi  en  arrière,  au  moulin  de  la 
Chute,  envoie  l'ordre  de  recommencer  l'attaque.  Et 
les  intrépides  colonnes  reprennent  leur  élan.  Scène 
épique:  des  masses  d'hommes  rendus  furieux  par  le 
carnage,  se  précipitent  dans  un  effroyable  enchevêtre- 
ment d'obstructions,  tombent,  se  relèvent,  s'embarras- 
sent dans  les  branches  aigiles,  foulent  aux  pieds  des 
cadavres,  crient,  jurent,  et  s'avancent  toujours  vers  la 
hauteur  fatale  d'où  semble  pleuvoir  le  trépas  ! 

Ah  !  ce  fut  une  rude  et  radieuse  journée  !  Pendant 
sept  heures,  les  masses  anglaises,  déployant  une  valeur 
à  laquelle  il  faut  rendre  hommage,  s'acharnèrent  à  for- 
cer les  lignes  françaises.  Elles  furent  constamment 
repoussées.  Au  début  de  la  bataille,  notre  aile  gauche 
fut  la  plus  chaudement  attaquée.  Deux  colonnes  anglai- 
ses l'assaillirent  ensemble.  Le  brave  Bourlamaque,  à  la 
tête  des  bataillons  de  la  Sarre  et  de  Languedoc,  y  fit 
des  prodiges  de  valeur.  Vers  trois  heures,  une  balle  lui 
brisa  l'omoplate,  et  il  dut  céder  le  commandement  à  M. 
de  Senezergues,  qui  le  remplaça  dignement.  La  troi- 
sième coloune  attaquait  pre^:que  en  même  temps  le 
centre,  où  étaient  Royal-Roussillon  et  Montcalm.  Le 
général,  à  la  fois  capitaine  et  soldat,  volant  du  centre 
à  la  gauche,  et  de  la  gauche  à  la  droite,  communiquait 
partout  l'ardeur  guerrière  dont  débordait  son  cœur  vail- 
lant, et  semblait  porter  avec  lui  l'assurance  de  la  vie- 


424  MONTCALM 

toire  ^.  La  quatrième  colonne  anglaise,  dirigeait  ses 
efforts  contre  notre  droite,  entre  Béarn  et  la  Reine  ;  M. 
de  Lévis  leur  servit  une  chaude  réception.  Partout 
l'armée  française  montrait  un  front  impénétrable. 

A  un  certain  moment  nos  troupes  entendent  une 
vive  fusillade  en  arrière  de  leurs  positions,  vers  le  sud- 
est.  Qu'ya-t-il?  Les  ennemis  auraient-ils  tourné  le 
retranchement  ?  Non,  non,  Montcalm  a  tout  prévu. 
Abercromby  a  bien  tenté  cette  manœuvre,  en  envoyant 
des  barques  chargées  de  soldats  sur  la  rivière  de  la 
Chute,  espérant  faire  débarquer  ceux-ci  sans  coup  férir. 
Mais  les  volontaires  de  Bernard  et  Duprat  sont  à  leur 
poste,  et  les  reçoivent  à  coups  de  fusil.  Le  canon  du 
fort  se  met  de  la  partie;  deux  barques  sont  coulées  à 
fond,  le  reste  prend  la  fuite. 


1  — Outre  ses  aides  de  camp  habituels,  Montcahn  en  avait 
un  supplémentaire  dans  la  personne  de  Desandrouins,  durant 
la  bataille  de  Carillon  :  *'  J'avais  demandé  à  M.  de  Montcalm 
dès  le  commencement  de  l'affaire,  écrit  le  brave  capitaine, 
la  permission  de  lui  servir  d'aide  de  camp  ;  et  comme  j'allais 
de  la  droite  à  la  gauche  continuellement,  les  soldats  me 
demandaient  des  nouvelles  de  ce  qui  se  passait  ;  et  lorsque 
j'étais  dans  une  aile,  je  leur  criais  :  Dans  l'autre  aile,  il  y  a 
quinze  cents  anglais  le  ventre  en  l'air  :  les  autres  sont  en 
déroute  et  leur  colonne  n'ose  plus  s'y  montrer.  Il  n'y  reste 
que  de  méchants  tirailleurs  derrière  les  souches  qu'on  s'amuse 
à  démonter.  J'avais  le  plaisir  aussitôt  de  voir  paraître  les  plus 
vifs  transports  de  joie,  et  de  les  entendre  s'animer  au  combat 
par  les  cris  de  :  Vive  le  Roy  I  Arrivé  dans  une  autre  partie, 
je  tenais  de  semblables  propos,  en  appelant  les  vieux  soldats 
par  leur  nom,  et  leur  disant  :  Nous  en  aurons  bon  marché  ; 
vous  êtes  tous  braves  et  bons  tireurs  ;  ils  n'osent  plus  se 
montrer  nulle  part."  (Le  maréchal  de  camp  Desandrouins^ 
p.  178). 


MONTCALM  425 

Au  milieu  de  la  bataille,  il  arriva  un  singulier  inci- 
dent. M.  de  Bassignac,  capitaine  au  Royal-Koussillon, 
avait  attaché  un  mouchoir  rouge  au  bout  de  son  fusil, 
et  il  s'amusait  à  le  faire  flotter.  Les  Anglais  croient 
que  c'est  un  drapeau  parlementaire,  et  que  les  Français 
veulent  se  rendre.  Ils  courent  vers  le  retranchement, 
tenant  leurs  fusils  à  deux  mains  au-dessus  de  leur  tête, 
et  crient  :  Quartier,  quartier.  En  même  temps,  nos 
soldats,  s'imaginant  que  les  ennemis  veulent  mettre  bas 
les  armes,  cessent  de  tirer  et  montent  sur  le  retranche- 
ment pour  les  recevoir.  Heureusement  M.  Pouchot, 
dont  la  compagnie  manquait  de  balles,  arrivait  en  ce 
moment  pour  en  demander  à  M.  de  Fontbonne,  com- 
mandant de  Guyenne.  "  Il  s'y  trouve  dans  l'instant  de 
l'événement.  Surpris  de  voir  ces  soldats  perchés  sur 
le  retranchement,  il  aperçoit  aussitôt  le  mouvement  des 
ennemis  en  avant.  M.  de  Fontbonne  criait  à  ses  sol- 
dats :  "  Dites-leur  de  quitter  leurs  armes  et  qu'on  les 
recevra."  M.  Pouchot,  qui  jugeait  à  l'allure  des  enne- 
mis qu'ils  pensaient  bien  différemment  et  qu'ils  ne 
voulaient  que  joindre  le  retranchement,  cria  avec 
transport  aux  soldats  :  *'  Tirez  !  tirez  !  ne  voyez- 
vous  pas  que  ces  gens-là  vont  vous  enlever  !  "  Aus- 
sitôt nos  soldats  obéissent,  et  cette  décharge  presque  à 
bout  portant  renverse  près  de  trois  cents  assail- 
lants \" 


1  —  Pouchot,  MémoireSj  tome  I,  p.  153. — Le  tir  des  soldats 
de  Montcalm,  à  Carillon,  fut  d'une  rapidité,  d'une  précision 
et  d'une  efficacité  extraordinaires.  ''Les  Français  sont  tout 
fusils  !  "  disaient  les  sauvages  le  lendemain  de  la  bataille, 
exprimant  leur  enthousiasme  par  ce  mot  pittoresque.  En 
effet,  chaque  soldat  avait  tiré  de  70  à  80  coups,  au  dire  de 


426  MONTCALM 

Cependant  les  colonnes  anglaises  s'acharnaient  tou- 
jours à  l'attaque.  Furieuses  d'être  tenues  en  échec  par 
une  poignée  d'hommes,  elles  s'élançaient  à  l'assaut  avec 
une  rage  concentrée.  Nos  soldats,  très  gaulois,  se  per- 
mettaient parfois  de  montrer  leurs  chapeaux  au-dessus 
des  abatis,  et  de  faire  tirer  l'ennemi  sur  des  mannequins. 
Il  y  eut  des  moments  critiques  :  les  retranchements 
prirent  feu  à  plusieurs  reprises.  Mais  aussitôt  les 
piquets  de  réserves  apportaient  des  barriques  pleines 
d'eau,  et  l'on  allait  noyei  l'incendie  au  milieu  des  balles. 

La  bataille  était  commencée  depuis  quatre  heures. 
Nos  troupes  épuisées,  mais  pleines  d'enthousiasme  et  de 
fièvre  guerrière,  se  battaient  aux  cris  de  :  Vive  le  roi  ! 
Vive  le  général  !  Montcalm  semblait  être  partout  à  la 
fois  ;  Lévis  faisait  des  merveilles.  Il  était  à  peu  près 
cinq  heures. 

Soudain  une  puissante  rumeur  éclate  vers  notre 
droite.  Deux  colonnes  ennemies  se  sont  réunies  pour 
tenter  contre  ce  point  un  effort  désespéré.  C'est  l'élite 
de  l'armée  anglaise  qui  se  rue  sur  nos  retranchements, 
défendus  par  la  Reine,  Béarn  et  Guyenne.  Le  formi- 
dable 42"'^  est  là.  Les  montagnards  d'Ecosse,  recon- 
naissables  à  leurs  jambes  nues  et  à  leur  costume  bizarre, 
combattent  avec  une  impassible  bravoure  et  une  froide 
ténacité.  Eien  ne  les  arrête  ;  ils  vont,  ils  franchissent 
l'abatis,  ils  avancent  toujours,  semant  leur  route  de 
cadavres  et  de  sang  ;  ils  sont  au  pied  des  retranche- 
ments.    Toute   l'armée   sent  que   l'heure  décisive  est 


Desandrouins  :  et  à  cette  époque  on  ne  tirait  pas  dix  coups  à 
la  minute.  Aussi  on  a  été  obligé  de  changer  quantité  de  fusils 
pendant  l'action."  (Le  mat  échal  de  camp  Desandrouins,  p.  186.) 


MONTCALM  4£!7 

arrivée.  "  A  droite,  à  droite,  tir(z  à  droite,  "  crient 
nos  soldats.  ^  Lévis  voit  le  danger  sans  trembler,  et 
l'auréole  de  Sainte- Foye  semble  planer  déjà  sur  son 
front  intrépide.  Montcalm,  tête  nue,  les  yeux  pleins 
d'éclairs,  accourt  avec  ses  grenadiers.  Les  baïonnettes 
étincellent.  Un  rempart  de  flammes,  de  fer  et  d'acier 
enveloppe  le  retranchement.  Les  montagnards  géants 
tombent  par  centaines  ;  mais  les  blessés  crient  à  leurs 
compagnons  de  marcher  en  avant  et  de  faire  triompher 
le  drapeau.  Leur  major,  Duncan  Campbell,  s'affaisse 
frappé  à  mort.  La  victoire  définitive  est  encore  incer- 
taine. 

Tout  à  coup,  à  l'extrême  droite,  un  cri  se  fait  enten- 
dre :  En  avant,  Canadiens  !  Lévis  a  ordonné  une  sor- 
tie aux  compagnies  coloniales,  commandées  par  MM. 
de  Kaymond,  de  St-Ours,  de  Lanaudière,  de  Gaspé.  En 
même  temps,  le  feu  de  front  redouble.  Lévis  reçoit  deux 
balles  dans  son  chapeau.  Montcalm  semble  invulnéra- 
ble et  combat  comme  le  dernier  de  ses  soldats,  dont  il 
enflamme  le  courage  jusqu'à  l'héroïsme.  Enfin,  assaillis 
de  face  et  de  côté,  décimés  et  sanglants,  les  preux  écos- 
sais reculent  ;  les  deux  colonnes  anglaises  se  reforment 
un  peu  plus  loin,  font  une  tentative  au  centre 
contre  Eoyal-Eoussillou,  et  un  dernier  effort  à  gauche. 
Mais  ils  sont  repoussés  paitout.  Deux  de  leurs  régi- 
ments se  fusillent  même  dans  la  fumée,  ce  qui  achève 
de  jeter  la  confusion  au  milieu  d'eux.  A  sept  heures, 
toute  l'armée  d'Abercromby  est  en  pleine  retraite  vers 
la  Chute.  Près  de  deux  mille  Anglo- Américains  gisent 
au  pied  de  ces  retranchements  pourtant  si  fragiles.  Sur 

1  ^-Pouchot,  ^^7no/re5,  p.  153,  tome  I.  -' 


428  MONTCALM 

la  droite,  le  sol  est  jonché  des  cadavres  du  régiment 
écossais. 

Montcalm  dut  alors  sentir  son  âme  soulagée  d'un 
poids  écrasant,  et  transportée  par  l'ivresse  de  la  vic- 
toire ^ .  Accompagné  de  Lévis,  il  parcourut  nos  lignes 
qui  retentissaient  d'acclamations  délirantes,  et,  par  son 
ordre,  on  distribua  aux  soldats  vainqueurs  de  la  bière 
et  du  vin. 

Ainsi  donc  une  poignée  de  héros,  luttant  contre  des 
forces  six  fois  plus  nombreuses,  avaient  remporté  le 
plus  étonnant  des  triomphes.  La  principale  armée  d'in- 
vasion était  en  fuite.  Montcalm  et  ses  soldats  avaient 
payé  leur  contingent  de  gloire  à  la  vieille  patrie  fran- 
çaise, et  le  nom  obscur  de  Carillon  s'inscrivait  en  let- 
tres de  feu  dans  nos  fastes  militaires.  Pour  nous  cette 
grande  journée  fait  partie  du  patrimoine  national.  Un 
siècle  et  demi  s'est  écoulé  depuis  le  jour  où.  la  Nouvelle- 
France  et  la  Nouvelle- Angleterre,  épousant  d'antiques 
querelles,  se  sont  rencontrées  en  champ  clos  sur  les 
hauteurs  historiques  de  Ticondéroga  ;  bien  des  événe- 
ments se  sont  passés,  bien  des  espoirs  ont  été  déçus, 
bien  des  craintes  se  sont  changées  en  sécurité  ;  mais  le 


1  —  C'est  le  soir  même  de  cette  glorieuse  journée  que 
Montcalm  écrivait  à  Doreil,  du  champ  de  bataille,  ce  billet 
tout  vibrant  des  émotions  de  la  victoire  :  ''  L'aruiée,  et  trop 
petite  armée  du  Koi  vient  de  battre  ses  ennemis.  Quelle 
journée  pour  la  France  !  Si  j'avais  eu  deux  cents  sauvages 
pour  servir  de  tête  à  un  détachement  de  mille  hommes  d'élite 
dont  j'aurais  confié  le  commandement  au  chevalier  de  Lévis, 
il  n'en  serait  pas  échappé  beaucoup  dans  leur  fuite.  Ah  I 
quelles  troupes,  mon  cher  Doreil  que  les  nôtres  !  Je  n'en  ai 
jamais  vu  de  pareilles  ;  que  n'étaient-elles  à  Louisbourg  1  " 


MONTCALM  429 

nom  de  ce  fort,  aujourd'hui  démantelé,  retentit  tou- 
jours à  nos  oreilles  comme  une  sonnerie  de  clairon. 
Lorsqu'on  le  prononce  devant  nous,  dans  notre  imagi- 
nation émue  nous  voyons  passer  soudain 

Tout  ce  monde  de  gloire  où  vivaient  nos  aïeux. 

Et  jusqu'au  fond  de  nos  plus  humbles  hameaux,  le  sou- 
venir de  cette  victoire  franco- canadienne  va  remuer 
encore  la  fibre  populaire. 

La  victoire  de  Carillon  fit  écrire  à  Pitt,  le  grand 
ennemi  de  la  France  :  "  J'admets  que  cette  nouvelle 
m'a  démoralisé,  et  a  laissé  dans  mon  esprit  une  très 
pénible  impression,  sans  toutefois  m'empêcher  d'espé- 
rer beaucoup  du  reste  de  la  campagne  ^  ". 


1  —  Correspondance    de  Grenville,  p.  262 La  partie  du 

présent  chapitre  consacré  au  récit  de  la  campagne  de  Caril- 
lon est  la  réédition — avec  quelques  retouches  et  additions — 
d'un  article  publié  parl'auteur,  en  1889,  dans  le  Canada-Fran- 
çais, revue  trimestrielle  qui  fut  éditée  pendant  deux  ans,  à 
Québec,  sous  les  auspices  de  l'Université  Laval,  de  1888  à 
1890. 


CHAPITRE   XIII 


Après  la  victoire La  déroute  des  Anglais Impossibilité 

de  la  poursuite Un  Te  Deum  triomphal  —  Arrivée  des 

renforts.  —  Mécontentement  de  Montcalm.  —  Irritation 

des  troupes  contre  Vaudreuil Propos  très  vifs, —  La 

victoire  augmente  la  discorde. —  Acrimonie  et  discus- 
sions  Coloniaux  et  réguliers,  au  Canada  et  dans  la  Nou- 
velle-Angleterre. —  Vaudreuil  harcèle  Montcalm  de  let- 
tres pour  le  pousser  à  l'offensive. — Képonses  et  raisons 

du   général Un  duel   épistolaire Eéconciliation  des 

deux  chefs.  —  Ambassade  de  Bougainville — Chute  de 
Louisbourg  et  de  Frontenac.  — Montcalm  appelé  à  Mont- 
réal— Les  mémoires  de  Montcalm  et  la  critique  de  Vau- 
dreuil.— Fin  de  la  campagne. 

Il  était  impossible  de  songer  à  poursuivre,  avec 
3,000  soldats  exténués,  une  armée  de  14.000  hommes, 
quelque  grande  que  fût  sa  défaite.  Durant  la  nuit  nos 
troupes  travaillèrent  à  perfectionner  les  retranchements, 
au  cas  d'un  retour  offensif  des  Anglais.  Mais  Aber- 
cromby,  bien  loin  de  penser  à  recommencer  la  bataille, 
était  en  pleine  retraite.  Le  lendemain,  9  juillet,  nos 
compagnies  de  volontaires,  envoyées  en  éclaireurs  jus- 
qu'à la  Chute,  donnèrent  avis  que  l'armée  anglaise 
avait  abandonné  ce  poste.  On  employa  une  partie  de 
la  journée  à  compléter  le  retranchement,  et  à  enterrer 
nos  morts  ainsi  que  ceux  de  l'ennemi.  Le  10,  Mont- 
calm détacha  le  chevalier  de  Lévis  avec  huit  compa- 
gnies de  grenadiers,  les  volontaires  et  une  cinquantaine 
de  Canadiens,  pour  reconnaître  les  mouvements  des 


MONTCALM 

Anglaip.  Partout  on  trouva  les  traces  d'une  fuite  pré- 
cipitée. La  route  de  la  Chute  au  Portage  était  jalounée 
de  blessés,  d'équipages  abandonnés,  de  vivres,  de  char- 
rettes embourbées  dans  les  marécages  ^.  Sur  la  rivière 
flottaient  des  débris  de  berges  et  de  pontons  calcinés  ; 
indices  d'une  retraite  transformée  en  déroute.  Il  n'y 
avait  plus  à  en  douter.  Abercromby  avait  décidément 
abandonné  la  partie,  et  mis  le  lac  Saint-Sacrement 
entre  lui  et  les  Français  vainqueurs. 

Montcalm  fit  chanter  nn  Te  Deuni  par  ses  troupes 
sous  les  armes.  Ce  devait  être  un  beau  spectacle  que 
celui  de  cette  armée  victorieuse,  massée  sur  le  promon- 
toire immortalisé  par  son  héroïsme,  sous  un  éblouissant 
soleil  de  juillet  qui  faisait  étinceler  les  épées  et  les 
baïonnettes,  livrant  au  souffle  de  la  brise  ses  drapeaux 
glorieux,  et  jetant  aux  échos  du  lac  Champlain  les  notes 
vibrantes  de  l'hymne  d'action  de  grâces,  chanté  par 
trois  mille  poitrines. 

Le  général  fit  aussi  dresser  sur  le  champ  de  bataille 
une  croix  portant  cette  inscription,  d'une  si  admirable 
inspiration  chrétienne  : 

Quid  dux  ?  quid  miles  ?  quid  strata  ingentia  ligna  ? 
En  signum  1  en  victor  !  Deus  hic,  Deus  ipse  triomphât  1 


1  —  T'esandrouins  écrit:  "  Il  y  avait  le  long  du  chemin  un 
grand  nombre  de  quarts  de  farine  brisés,  et  cent  cinquante- 
deux  autres  jetés  à  l'eau  qui  furent  retirés  et  sauvés.  La  ter- 
reur des  ennemis  leur  avait  fait  laieser,  dans  un  bourbier  de 
terre  glaise,  plus  <le  quarante  paires  de  souliers  avec  leurs 
boucles,  des  haches,  pelles,  pioches  et  mantelets  de  cuir  piqué 
pour  la  sape." 


MONTCALM  433 

Dans  une  lettre  à  sa  mère,  il  paraphrasait  ainsi  ce 
beau  distique  en  vers  français  : 

Chrétien  !  ce  ne  fut  point  Montcalm  et  la  prudence, 
Ces  arbres  renversés,  ces  héros,  leurs  exploits, 
Qui  des  Anglais  confus  ont  brisé  l'espérance 
C'est  le  bras  de  ton  Dieu  vainqueur  sur  cette  croix  '. 

Le  même  sentiment,  sous  une  autre  forme,  se  retrou- 
vait dans  des  lettres  écrites  à  ce  moment  par  le  géné- 
ral :  "  Dieu  seul,  disait-il,  a  pu  opérer  ce  succès,  dû  à 
la  grande  valeur  des  troupes  ;  c'est  aussi  à  Lui  que  je 
dois  de  n'avoir  pas  eu  la  moindre  inquiétude  depuis  le 
30  juin,  jour  de  mon  arrivée  à  Carillon,  jusqu'au  9.  Il 
semblait  que  j'eusse  un  secret  pressentiment  ".  Et  en- 
core :  "  Je  ne  crois  pas  que  jamais  général  ait  été  dans 
des  circonstances  aussi  critiques.  Dieu  m'en  a  tiré  ; 
rendez-lui  en  grâces.  Il  me  donne  de  la  santé,  quoique 
excédé  de  fatigue,  de  travail,  de  tracasseries  et  de  misè- 
res qui  m'ont  déterminé  à  demander  mon  rappel  ;  plût 
à  Dieu  qu'on  me  l'accorde,  quand  je  devrais  être  le 
reste  de  mes  jours  dans  mon  château  ^  ". 

Le  11  juillet,  M.  de  Rigaud,  plusieurs  officiers  de  la 
colonie,  avec  un  bon  nombre  de  Canadiens  et  de  sau- 


1  —  L'inscription  latine  et  la  traduction  française  se  trou- 
vent dans  la  lettre  de  Montcalm  à  sa  mère  du  21  juillet  1758. 
Cette  lettre  contenait  aussi  deux  chansons  sur  la  bataille. 
"Je  vous  envoie  pour  vous  amuser,  écrivait-il,  deux  chansons 
sur  le  combat  du  8  juillet,  dont  l'une  est  en  style  des  poissar- 
des de  Paris.  M.  le  curé  de  Vauvert  aimera  beaucoup  mieux 
les  inscriptions  françaises  et  latines  mises  sur  une  croix 
plantée  sur  le  champ  de  bataille  ". 

2  —  Montcalm  à  sa  mère,  21  juillet  1758. 

28 


434  MONTCALM 

vages,  arrivèrent  à  Carillon.  Le  13,  ils  furent  suivis  de 
plus  de  deux  mille  hommes,  tant  miliciens  que  soldats 
de  la  marine  et  sauvages,  "  le  ban  et  l'arrière-ban  ", 
notait  Montcalm.  De  sorte  que  l'armée  se  trouva  alors 
composée  comme  suit  :  bataillons  français,  3,628  ;  trou- 
pes de  la  marine  et  milices,  2,671  ;  sauvages,  470  ; 
total,  6,t)69  ^.  L'arrivée  de  tous  ces  renforts,  après  la 
victoire,  lorsque  l'ennemi  était  en  pleine  déroute,  don- 
nait à  Montcalm  peu  de  satisfaction.  Il  y  voyait  une 
manœuvre  du  gouverneur  :  "  Quel  est  donc  le  but  du 
marquis  de  Vaudreuil  ?  écrivait-il  dans  son  journal  ; 
pourquoi,  manquant  de  vivres,  s'obstine-t-il  à  envoyer 
après  coup,  cette  foule  de  passagers  qui  ne  sauraient 
plus  servir  qu'à  occasionner  une  affreuse  consomma- 
tion ?  Afin  de  pouvoir  écrire  à  la  cour  :  "  Le  marquis 
de  Montcalm  avait  battu  les  ennemis  ;  ils  s'étaient  reti- 
rés au  fond  du  lac  Saint-Sacrement  consternés  et  en 
désordre;  sur  le  champ,  je  lui  ai  envoyé  toutes  les  for- 
ces de  la  colooie,  afin  qu'il  les  chassât  de  leur  position, 
et  qu'il  tirât  parti  de  la  victoire.  Il  le  pouvait,  il  ne  l'a 
pas  fait  ".  Voilà  le  but  ;  telle  est  la  botte  secrète  de 
cette  année  ;  celle  de  l'année  précédente  était  de  dire  : 
"  Il  pouvait  prendre  le  fort  Edouard  ;  je  lui  en  avais 
donné  les  moyens  ;  il  ne  l'a  pas  voulu  ". 

Le  mécontentement  contre  le  gouverneur,  dont  Mont- 
calm faisait  à  son  journal  la  confidence,  était  aussi  celui 
de  toute  l'armée.  Desandrouins  écrivait  dans  ses 
notes  intimes  :  "  Arrivée  de  MM.  Eigaud,  Dumas, 
Marin  et  quelques  autres  ofi&ciers,  avec  une  vingtaine 
de  bateaux  ou  canots  d'écorce  chargés  de  Canadiens  et 

1  —  Journal  de  Montcalm,  p.  408. 


MONTOALM  436 

sauvages,  à  neuf  heures  du  soir.  Moutarde  après 
dîner",  Dans  les  rangs  des  bataillons  qui  avaient 
triomphé  le  8  juillet,  l'irritation  contre  Vaudreuil  était 
générale.  On  répétait  à  haute  voix  qu'il  avait  sacrifié 
l'armée  de  Carillon,  autant  qu'il  l'avait  pu  ;  qu'il  l'avait 
envoyée  à  la  boucherie,  en  la  laissant  exposée,  par  aveu- 
glement ou  incurie,  aux  coups  d'une  armée  six  fois  plus 
nombreuse.  Pendant  la  bataille  on  avait  entendu  des 
soldats  tenir  des  propos  comme  celui-ci  :  "  M.  de  Vau- 
dreuil a  vendu  le  pays,  mais  nous  ne  souffrirons  pas 
qu'il  le  livre  ;  il  nous  a  sacrifiés  pour  nous  faire  couper 
les  oreilles  ;  défendons-les  !  Vive  le  Koi  et  notre  géné- 
ral !  "  ^  Ceci  peut  donner  une  idée  du  diapason  auquel 
étaient  montés  les  esprits. 

Au  lendemain  du  triomphe  qui  avait  jeté  tant  d'éclat 
sur  nos  armes,  la  discorde  s'accusait  plus  âpre  et  plus 
violente  que  jamais.  On  aurait  pu  croire  que  cette 
glorieuse  journée  unirait  tous  les  cœurs  dans  un  élan 
d'admiration  et  de  patriotique  enthousiasme.  Il  nous 
semblerait  à  distance  qu'elle  dut  être  saluée  par  les  accla- 
mations universelles.  Hélas  !  il  n'en  fut  rien.  Pendant 
que,  sur  les  rives  du  lac  Champlain,  les  soldats  enivrés 

1  — Boreil  au  maréchal  de  Belle-IslCf  31  juillet  1758  ;  Dus- 
sieux,  p,  351. —  Montcalm  écrivait  à  Doreil,  de  Carillon,  le  14 
juillet  :  "  J'ai  été  obligé  d'en  imposer  à  l'officier  et  aux  sol- 
dats français  qui  disaient  hautement  que  M.  de  Vaudreuil 
avait  voulu  nous  faire  égorger  en  me  donnant  si  peu  de 
monde  pour  faire  face  à  un  danger  réel,  tandis  qu'il  retenait 
inutilement  un  corps  de  deux  ou  trois  mille  hommes  pour 
l'envoyer  dans  le  pays  des  Cinq-Nations,  où  200  hommes 
étaient  suffisants,  et  qu'il  ne  daignait  pas  mettre  en  mouve- 
ment les  autres  forces  de  la  colonie.  Dieu  merci,  les  esprit» 
sont  calmés  à  présent.  " 


436  MONTCALM 

de  ce  merveilleux  succès  prodiguaient  leurs  vivats  à 
Montcalra  victorieux,  dans  les  salons  de  Vaudreuil  et 
dans  beaucoup  de  cercles  coloniaux,  on  s'efforçait  de 
rabaisser  sa  gloire.  Le  gouverneur  taillait  sa  plume  pour 
l'accuser,  comme  l'avait  prévu  le  général,  de  n'avoir 
pas  su  mettre  à  profit  sa  victoire,  et  pour  critiquer 
même  les  dispositions  dont  l'événement  avait  été  si 
heureux.  A  Québec,  des  tacticiens  improvisés  déplo- 
raient bruyamment  que  Montcalm  n'eût  pas  empêché 
les  Anglais  de  prendre  position  au  fond  du  lac  Saint- 
Sacrement.  Ils  ne  pouvaient  concevoir  —  pronon- 
çaient-ils d'un  air  capable — qu'avec  12,000  hommes 
envoyés  par  Vaudreuil  -^  il  fût  resté  sur  la  défensive, 
quand  il  ne  tenait  qu'à  lui  de  jeter  les  ennemis  dans  le 
lac  et  de  les  détruire  entièrement.  A  Montréal,  il  y  avait 
deux  camps.  Les  uns  dénonçaient  sévèrement  l'aban- 
don, avant  la  bataille,  du  Portage  et  de  la  Chute,  que 
200  Canadiens  ou  sauvages  auraient  pu  couvrir,  et  pro- 
clamaient qu'on  ne  pouvait  plus  mal  faire  que  de  con- 
fier la  défense  de  la  colonie  à  des  troupes  de  France. 
Les  autres — et  les  femmes  appartenaient  générale- 
ment à  ce  second  groupe — s'écriaient  qu'on  avait  livré 
de  pauvres  bataillons  à  l'ennemi.  Cette  divergence  de 
sentiments  donnait  lieu  à  de  très  vives  passes  d'armes, 
et  les  discussions  faisaient  rage,  paraît-il,  jusqu'à  la 
porte  des  églises  ^.  Les  officiers  de  la  colonie  arrivés  à 
Carillon  après  la  bataille  épiloguaient  eux  aussi  sur  la 


1  —  Ce  n'était  pas  12,000  hommes,  mais  au  plus  3,500  que 
Vaudreuil  avait  envoyés  du  8  juillet  au  12  août.  (Malartic, 
pp.  192196). 

2 —  Le  maréchal  de  camp  Desandrouins,  p.  193. 


MONTCALM  437 

journée  du  8  juillet.  Ils  contestaient  le  nombre  des 
ennemis,  le  chiffre  de  leurs  pertes  qu'ils  réduisaient  à 
400.  Ils  niaient  l'utilité  des  troupes  régulières.  "On 
s'en  était  bien  passé  jusqu'ici,  disaient-ils,  et  jamais  on 
n'avait  été  vaincu  !  Ils  étaient  retranchés,  et  nous, 
l'étions-nous  à  la  Belle-Rivière  ?  "  Tout  cela  exaspérait 
les  officiers  des  bataillons.  Ils  commentaient  avec  de 
mordants  sarcasmes  la  lettre  de  félicitations  étonnante 
adressée  à  M.  de  lioquemaure,  lieutenant- colonel  du 
bataillon  de  la  Keine,  par  le  marquis  de  Vaudreuil, 
dans  laquelle  celui-ci  marquait  "  qu'il  savait  bien  qvbe 
les  Français  avaient  eu  bonne  part  au  succès."  Sur 
quoi  l'on  s'écriait  :  "  Ceci  est  plaisant  de  donner  à 
entendre  qu'on  puisse  en  citer  d'autres  que  les  Fran- 
çais ^"  Commentant  l'attitude  de  deux  officiers  colo- 
niaux, Bougainville  écrivait  dans  son  journal  :  "  Quand 
les  Français  eurent  gagné  la  bataille,  la  confiance  revint 
aux  sieurs  Mercier  et  de  Lotbinière.  Ils  reprirent  leurs 
esprits  canadiens  et  ne  s'occupèrent  plus  que  des 
moyens  d'enlever  aux  troupes  françaises  la  gloire  d'une 
action  qu'il  paraît  cependant  difficile  d'attribuer  à  d'au- 
tres. Mais  il  en  est  de  l'envie  comme  de  l'amour  qu'on 
dit  ingénieux.  Ces  messieurs  ont,  à  cette  occasion, 
essuyé  des  propos  que  n'auraient  sans  doute  pu  enten- 
dre des  gens  qui  ne  seraient  pas  aussi  pénétrés  qu'eux 
des  maximes  de  la  patience  évangélique." 

Comme  on  le  voit,  les  deux  préjugés  déjà  signalés 
dans  cet  ouvrage  se  heurtaient  avec  une  violence  crois- 


1 — C'est  Desandrouins  qui  rapporte  dans  ses  Mémoires 
toutes  les  discussions  auxquelles  donna  lieu  la  bataille  de 
Carillon. 


438  MONTCA.LM 

santé.  Les  coloniaux  ne  pouvaient  cacher  leur  dépit  de 
n'avoir  pas  participé  en  plus  grand  nombre  à  la  vic- 
toire du  8  juillet.  Les  réguliers  ne  dissimulaient  pas 
leur  satisfaction  d'avoir  triomphé  presque  seuls.  Et  ces 
sentiments  se  retrouvaient  sous  la  plume  des  grands 
chefs.  Vaudreuil  écrivait  au  ministre  :  "  Je  me  flatte 
que  M.  de  Montcalm  ne  vous  laissera  pas  ignorer  que 
les  troupes  de  la  marine,  les  Canadiens,  et  le  petit  nom- 
bre de  sauvages  qu'il  avait  avec  lui,  ont  marqué  la 
même  ardeur  et  le  même  zèle  que  les  troupes  de  terre  ^  ". 
Mais  le  gouverneur,  en  exprimant  ce  vœu,  s'abusait 
étrangèrement,  car  Montcalm  faisait  entendre  une  note 
diamétralement  contraire  :  "  Ce  qui  me  flatte  le  plus 
dans  cette  affaire,  disait-il  au  ministre,  c'est  que  les 
troupes  de  terre  n'en  partagent  pour  ainsi  dire  la  gloire 
avec  personne  ^  ".  Cette  manifestation  d'un  esprit  de 
corps  trop  exclusif  n'était  pas  digne  du  vainqueur  de 
Carillon.  Quelle  que  fût  la  légitimité  de  ses  griefs,  elle 
ne  convenait  pas  à  son  rôle  de  chef  d'armée.  Evidem- 
ment, il  n'était  pas  inaccessible  à  l'état  d'esprit  qui 
régnait  dans  les  bataillons,  quoiqu'il  eût  essayé  à  plu- 
sieurs reprises  de  le  refréner  et  d'imposer  silence  aux 
récriminations  contraires  à  la  discipline. 

Le  conflit  entre  le  préjugé  colonial  et  le  préjugé 
métropolitain  devenait  aigu.  L'antipathie  entre  les 
troupes  de  terre  et  celles  de  la  colonie  tournait  à  l'ini- 
mitié. Elle  existait  depuis  longtemps.  Dès  1755  elle 
avait  éclaté  durant  l'expédition  malheureuse  de  Dies- 
kau.    L'auteur  du   Mémoire  sur  le  Canada,  déjà  cité 


1  — Vaudreuil  au  ministre  de  la  guerre^  3  août  1758. 

2  —  Montcalm  au  ministre  de  W guerre,  12  juillet  1758. 


MOI^TCALM  439 

par  nous,  écrivait  à  ce  propos  :  "  Il  y  eut  de  la  jalousie 
de  la  part  des  officiers  canadiens  contre  les  troupes  de 
France.  Les  premiers  étaient  accoutumés  à  commander 
en  chef.  Ils  faisaient  la  guerre  à  la  sauvage,  et  croy- 
aient même  qu'on  ne  pouvait  ni  ne  devait  la  faire 
autrement.  C'est  ce  qui  les  faisait  murmurer  de  voir  la 
Cour  envoyer  des  officiers  pour  les  commander."  A 
l'arrivée  de  Montcalm  au  Canada,  le  chevalier  de  Mon- 
treuil,  aide-major  général,  lui  avait  dit  :  "  Ne  vous  en 
rappor'ez  jamais  qu'aux  troupes  de  terre  pour  une 
expédition,  mais  aux  Canadiens  et  sauvages  pour  in- 
quiéter les  ennemis."  Et  le  même  officier  écrivait  au 
ministre  :  "  Les  officiers  de  la  colonie  n'aiment  pas  les 
officiers  de  terre."  Dans  sa  fameuse  lettre  du  23  octo- 
bre 1756,  le  marquis  de  Vaudreuil  disait  :  "  Les  troupes 
de  terre  sont  difficilement  en  bonne  union  et  intelli- 
gence avec  nos  Canadiens."  La  même  constatation  se 
retrouvait  dans  une  lettre  de  Bougainville  à  son  frère, 
datée  du  7  novembre  1756  :  "  Quel  pays,  mon  cher 
frère,  et  qu'il  faut  de  patience  pour  supporter  les 
dégoûts  qu'on  s'attache  à  nous  donner.  Il  semble 
que  nous  soyons  d'une  nation  différente,  ennemie 
même.  "  Subséquemment,  renchérissant  encore,  il  écri- 
vait cette  note  dans  son  journal  :  "  Les  Canadiens 
et  les  Français.quoiqu'ayant  la  même  origine,  les  mêmes 
intérêts,  les  mêmes  principes  de  religion  et  de  gouver- 
nement, un  danger  pressant  devant  les  yeux,  ne  peuvent 
s'accorder  ;  il  semble  que  ce  soient  deux  corps  qui  ne 
peuvent  s'amalgamer  ensemble.  Je  crois  même  que 
quelques  Canadiens  formeront  des  vœux  pour  que  nous 
ne  réussissions  pas,  espérant  que  toute  la  faute  retom- 
berait sur  les  Français  ".     Dans  tout  cela,  sans  doute, 


440  MONTCALM 

il  fallait  faire  la  part  de  l'exagération,  déterminée,  à 
certains  moments,  par  tel  ou  tel  incident  désagréable. 
Mais  il  n'en  restait  pas  moins  incontestable  que  la 
mésintelligence  la  plus  déplorable  régnait  entre  les 
deux  éléments,  surtout  dans  les  sphères  supérieures.  ^ 
Les  Canadiens  n'aimaient  point  les  Français  de  France.et 
ceux-ci  témoignaient  trop  souvent  aux  enfants  du  sol 
de  la  malveillance  et  du  dédain.  Kien  de  plus  funeste 
que  ces  dissensions,  spécialement  dans  les  circonstances 
critiques  où  se  trouvait  la  colonie. 

Le  mal  d'autrui  ne  guérit  pas  le  sien  propre,  assuré- 
ment. Il  n'est  cependant  pas  inopportun  de  faire 
observer  ici  que  le  même  esprit  de  division  se  rencon- 
trait chez  nos  adversaires.  Une  rivalité  acrimonieuse 
y  mettait  aux  prises  provinciaux  et  réguliers.  Ceux-ci 
témoignaient  une  arrogance  contre  laquelle  ceux-là  s'in- 
surgeaient énergiquement.  En  1756  il  s'était  élevé  un 
conflit  qui  avait  paralysé  pendant  quelque  temps 
l'action  des  commandants  anglais.  Un  ordre  royal 
avait  décrété  que  tous  les  officiers  gjénéraux  en  service 
actif,  porteurs  de  commissions  provinciales,  n'auraient 
droit  qu'au  rang  de  capitaines  seniors  quand  ils  mar- 
cheraient conjointement  avec  les  troupes  régulières. 
D'où  il  résultait,  comme  le  faisait  observer  le  major- 
général  Winslow,  que  toute  l'armée  provinciale  pouvait 
être  placée  sous  le  commandement  de  n'importe  quel 
major   anglais.    La  publication  de  cet  ordre  causa  le 


1  —  C'était  principalement  entre  les  officiers  français  et  les 
officiers  et  les  fonctionnaires  canadiens  que  la  mésintelli- 
gence existait.  Le  peuple  et  les  soldats  s'entendaient  fort 
bien  en  général. 


MONTCALM  441 

plus  vif  mécontentement.  Les  officiers  de  la  Nouvelle- 
Angleterre  se  réunirent,  et  proclamèrent  d'une  seule 
voix  que  son  application  allait  entraîner  la  dissolution 
de  l'armée  provinciale,  et  empêcher  qu'on  ne  recrutât 
d'autres  troupes.  Le  comte  de  Loudon  ordonna  à  Wins- 
low  de  déclarer  par  écrit  si,  oui  ou  non,  les  officiers 
provinciaux  allaient  obéir  au  commandant  en  chef  et 
agir  avec  les  réguliers.  Ainsi  forcés  de  choisir  entre 
l'acquiescement  et  la  révolte  ouverte,  les  provinciaux 
durent  céder  ^.  Cet  épisode  peut  indiquer  quel  esprit 
régnait  dans  les  rangs  de  Parmée  anglo-américaine. 

Nous  avons  vu  que  Montcalm,  après  Carillon,  s'at- 
tendait, de  la  part  de  Vaudreuil,  à  une  seconde  édition 
des  épîtres  sur  l'art  de  profiter  de  la  victoire,  dont  il 
avait  reçu  la  première  après  William-Henry,  en  1757. 
Il  avait  bien  pronostiqué.  Dès  le  12  juillet,  le  gouver- 
neur lui  écrivait  :  "  Nous  sommes,  monsieur,  dans  des 
circonstances  assez  heureases  pour  ne  pas  perdre  de 
vue  le  grand  avantage  que  nous  nous  sommes  acquis  sur 
nos  ennemis  par  notre  victoire  du  huit  de  ce  mois...  La 
terreur  des  ennemis  ne  fait  qu'augmenter  mon  empres- 
sement à  vous  faire  passer  toutes  les  forces  qui  sont  en 
mon  possible.  Il  importe.  Monsieur,  que  nous  ayons  tou- 
jours de  gros  détachements  tant  par  le  lac  que  par  le  fond 
de  la  baie.  Ils  ne  sauraient  être  trop  forts  pour  harceler 
vivement  nos  ennemis,  couper  leur  communication  de 
l'ancien  fort  George  et  intercepter  leurs  convois.  Nous 
n'avons  pas  de  meilleure  manœuvre  pour  les  forcer  à 
abandonner  leur  position,  leurs  bateaux,  artillerie,  train 
de  campagne,  vivres,  etc.,  les  obliger  à  se  retirer  et  par 

]  — Montcalm  and  Wolfe^  vol.  T,  p.  399. 


442  MONTCALM 

là  leur  ôter  pour  toujours  tout  espoir  de  renouveler 
leur  tentative."  Le  15  juillet,  le  gouverneur  revenait  à 
la  charge  :  "  Je  ne  puis,  Monsieur,  écrivait-il  encore  à 
Montcalm,  assez  vous  réitérer  tout  ce  que  j'ai  eu  l'hon- 
neur de  vous  marquer  à  ce  sujet.  Vous  êtes  mainte- 
nant en  état  d'avoir  toujours  des  détachements  consi- 
dérables de  troupes,  Canadiens  et  sauvages,  par  le  lac  et 
le  fond  de  la  Baie  pour  harceler  vivement  nos  ennemis, 
couper  leur  communication  de  Lydius,  intercepter  leurs 
convois,  enfin  les  forcer  à  se  retirer,  et  peut-être  même  à 
abandonner  leur  artillerie,  trains  de  campagne,  bateauX) 
vivres,  munitions,  etc.,  etc.  Ces  mouvements  sont 
dignes  de  votre  attention...  C'est  d'une  si  grande  consé- 
quence que  bien  loin  de  diminuer  les  forces  que  je  vous 
avais  destinées,  je  n'ai  eu  rien  de  plus  pressé  que  de 
vous  les  augmenter  et  d'en  hâter  le  départ.  Vous  avez 
l'élite  de  nos  officiers,  de  notre  jeunesse,  de  nos  Cana- 
diens et  de  nos  sauvages.  "  Le  16  juillet,  encore  un 
pressant  message  :  "  Je  ne  puis.  Monsieur,  qu'avoir 
l'honneur  de  vous  renouveler  toutes  les  recommanda- 
tions que  j'ai  eu  celui  de  vous  marquer  par  ma  dernière 
lettre.  Vous  ne  devez  pas  manquer  de  canots,  et  Cana- 
diens et  sauvages  pour  mettre  les  gros  détachements 
dehors."  Le  17  juillet,  nouvelle  exhortation  :  "  Vous 
voyez.  Monsieur,  que  je  n'ai  rien  négligé  pour  vous 
faire  passer  promptement  un  grand  nombre  de  sauvages 
et  l'élite  de  nos  Canadiens.  Vous  avez  maintenant  des 
forces  très  considérables  ;  nous  n'avons  donc  rien  de 
mieux  à  faire,  comme  j'ai  eu  l'honneur  de  vous  le 
marquer,  que  de  les  employer  sans  perdre  un  instant  à 
harceler  vivement  nos  ennemis,  à  couper  leur  commu- 
nication du  fort  Lydius  et  intercepter  leurs  convois... 


MONTCALM  443 

Ce  que  j'ai  eu  l'honneur  de  vous  écrire  de  ce  sujet  par 
plusieurs  de  mes  lettres  mérite,  Monsieur,  votre  atten- 
tion. Votre  brillante  affaire  ne  doit  pas  demeurer 
imparfaite...  Ces  raisons,  Monsieur,  me  font  différer 
d'écrire  en  France  parce  qu'eu  rendant  compte  à  la 
Cour  de  notre  belle  journée  du  8  de  ce  mois,  j'espère  lui 
apprendre  que  nous  n'avons  pas  négligé  le  grand  avan- 
tage de  la  retraite  et  découragement  de  nos  ennemis... 
Vous  sentez  combien  la  Cour  serait  charmée  de  tous 
ces  événements  ;  je  différerai  pour  cet  effet  d'une  quin- 
zaine de  jours  à  faire  mes  dépêches." 

On  imagine  facilement  l'état  d'esprit  de  Montcalm, 
sous  le  jet  continu  de  ces  lettres,  où  l'insistance  pre- 
nait le  ton  de  la  mercuriale.  Ses  réponses  révélaient  ses 
sentiments.  Le  16  juillet,  il  adressait  au  gouverneur  un 
très  vif  commentaire  de  sa  missive  du  12.  Eq  voici 
quelques  passages  caractéristiques  :  "  Cette  partie  de 
la  lettre  de  M.  le  marquis  de  Vaudreuil  paraît  n'avoir 
été  faite  que  pour  charger  M.  le  marquis  de  Montcalm 
de  tous  les  événements  qui  peuvent  arriver  afin  de 
dire  :  "  Je  lui  ai  envoyé  toutes  les  forces  de  la  colonie, 
il  les  a  eues  pendant  un  mois  et  il  n'a  pas  su  en  profi- 
ter pour  empêcher  l'ennemi  de  s'établir  au  fort  George." 
Si,  au  contraire,  le  marquis  de  Montcalm  marchait  avec 
toutes  ses  forces  et  ne  réussissait  pas,  M.  le  marquis  de 
Vaudreuil  ne  manquerait  pas  d'écrire  :  "  Il  a  marché 
sans  ordres  et  compromis  la  colonie  ".  Il  est  toujours 
étonnant  que  M.  le  marquis  de  Vaudreuil  se  croie  en 
état  de  déterminer  de  cinquante  lieues  les  opérations 
de  guerre,  dans  un  pays  qu'il  n'a  jamais  vu  et  où  les 
meilleurs  généraux  seraient  embarrassés  après  l'avoir 
vu.  M.  le  marquis  de  Vaudreuil  oublie  que  cette  armée 


444  MONTCALM 

(d*Abercromby)  était  au  moins  de  20,000  hommes  et, 
suivant  plusieurs  prisonniers,  de  25,000.  Supposons 
qu*elle  ait  perdu  en  tués  ou  blessés  5,000  hommes, 
qu'une  partie  des  provinciaux  s'en  retourne,  ils  auraient 
encore  12  à  14,001)  hommes  et,  par  conséquent,  la  supé- 
riorité de  campagne  et  seraient  maîtres  de  faire  chez 
eux  ce  qu'ils  voudraient.  " 

Ce  commentaire  était  écrit  à  demi-page,  côte  à  côte 
avec  la  reproduction  d'un  passage  de  la  lettre  de  M.  de 
Vaudreuil  datée  du  12  juillet.  Montcalm  y  soulignait  la 
phrase  où  le  gouverneur  parlait  de  "  couper  la  commu- 
nication "  de  l'ennemi,  et  il  s'écriait  :  "  C'est  avec 
douleur,  et  sans  s'écarter  du  respect  dû  que  l'on  est 
obligé  de  dire  que  la  phrase  soulignée  est  l'ouvrage 
d'un  secrétaire  qui  n'a  pas  réfléchi  et  non  d'un  homme 
de  guerre.  On  ne  coupe  une  communication  qu'en  se 
portant  avec  un  corps  respectable  entre  deux,  et  l'on 
ne  la  fait   point  abandonner  à  un  ennemi  supérieur  en 

forces  par  de  simples  détachements M.  le  marquis 

de  Vaudreuil  trouvera  dans  mes  observations  de  la 
défiance  à  son  égard.  Au  moins  elle  ne  m'empêchera 
jamais  de  me  porter  au  bien  du  service  et  de  la  colonie, 
sans  m'embarrasser  de  ce  qu'on  pourrait  croire  contre 
moi  directement  ou  indirectement.  Mais  je  ne  dissimule 
pas  à  M.  le  marquis  de  Vaudreuil  que  je  pourrai  lui 
faire  voir  à  mon  retour  à  Montréal  que,  s'il  a  eu  la  bonté, 
dans  ses  dépêches  de  l'année  dernière,  de  m'accorder 
quelques  éloges  que  je  puis  ne  pas  mériter,  il  n'a  pas 
tenu  à  lui  de  persuader  le  ministre  de  la  marine  qu'il 
m'avait  donné  les  moyens  de  faire  le  siège  de  Lydius... 
Avant  que  d'avoir  reçu  la  lettre  de  M.  le  marquis  de 
Vaudreuil,  je  m'étais  occupé  d'un  gros  détachement  de 


MONTCALM  445 

500  Canadiens  ou  sauvages  qui  est  parti  ce  matin  par 
le  fond  de  la  Baie,  ^  et  à  faire   partir  une  découverte 

dont  j'attends    le    retour Voulez- vous    que,    si 

l'ennemi  s'opiniâtre  à  rester  au  fort  George,  nous 
essayions  de  l'en  chasser,  je  suis  prêt  à  y  marcher  avec 
toute  l'armée  ;  ce  ne  sera  pas  mon  avis,  mais  un  ordre 
clair  et  précis  de  votre  part  me  sufi&ra.  Si  c'est  par 
le  fond  de  la  Baie,  je  laisse  ceci  (Carillon)  à  découvert; 
si  c'est  par  le  lac  Saint-Sacrement,  il  faudra  un  por- 
tage qui    durera   trois    semaines,  épuisera  l'armée  de 

fatigue  et  retardera  les   récoltes Si  j'étais  assez 

heureux,  Monsieur,  pour  que  vos  importantes  occu- 
pations vous  permissent  d'être  à  la  tête  de  l'armée, 
vous  verriez  par  vous-même  toutes  choses,  j'aurais 
la  satisfaction  de  recevoir  des  ordres  qui  seraient 
plus  clairs  et  moins  embarrassants,  et  vous  auriez  jugé 
que  j'ai  joint  à  de  l'audace  de  la  prudence  et  quelque 
activité.  Cela  n'empêche  pas  que  la  colonie  n'ait  été 
jouée  le  8  juillet  à  pair  ou  non...  Vous  voyez,  Mon- 
sieur, qu'à  mon  ordinaire,  je  vous  parle  avec  une  vérité 
et  une  fermeté  respectueuses.  Ce  même  amour  pour  la 
vérité  fait  que  je  demande  aux  deux  ministres  mon  rap- 
pel, que  je  prie  M.  le  premier  président  Mole  et  M. 
l'abbé  comte  de  Bernis  de  le  solliciter.  Si  vous  voulez, 
Monsieur,   vous   joindre   à  eux  pour    m'obtenir   cette 


1  — Montcalm  avait  confié  à  M.  de  Courtemanche  ce  déta- 
chement, qui  tomba  sur  une  escorte  d'une  cinquantaine 
d'hommes,  près  d'un  fort  récemment  construit  par  les  Anglais 
à  mi-chemin  entre  Lydius  et  le  lac  Saint-Sacrement.  Ils 
firent  quelques  prisonniers  et  les  sauvages  levèrent  quelques 
chevelures.  Le  nouveau  fort  était  construit  à  un  endroit 
appelé  Halfway's  Brook. 


446  MONTCALM 

grâce,  elle  me  fera  oublier  tous  les  désagréments  que  je 
puis  avoir  eus....". 

Dans  cette  réponse,  il  y  avait  pour  le  gouverneur  des 
traits  crueh,  celui-ci,  par  exemple  :  **  Il  est  toujours 
étonnant  que  M.  le  marquis  de  Vaudreuil  se  croie  en 
état  de  déterminer  de  cinquante  lieues  les  opérations 
de  guerre  dans  un  pays  qu'il  n'a  jamais  vu,  et  où  les 
meilleurs  généraux  seraient  embarrassés  après  l'avoir 
vu  ".  Ce  javelot  si  dextrement  lancé  dut  faire  gémir 
Vaudreuil,  car  il  l'attaquait  précisément  au  défaut  de 
la  cuirasse.  Pourquoi,  en  effet,  commodément  installé 
dans  son  bureau  à  Montréal,  loin  du  théâtre  de  la 
guerre,  s'acharnait-il  à  vouloir  diriger  des  opérations 
dont  il  ignorait  les  difficultés,  et,  la  plume  à  la  main, 
persistait-il  à  vouloir  enseigner  à  des  généraux  de  car- 
rière l'art  de  faire  des  miracles  et  de  réaliser  des  prodi- 
ges. 11  peut  y  avoir  de  vrais  stratégistes  en  chambre. 
De  nos  jours,  le  maréchal  de  Moltke  a  su,  de  son  cabi- 
net, élaborer  sur  la  carte  des  plans  de  campagnes  justi- 
fiés par  la  victoire.  Mais  les  Moltke  sont  rares  ;  M. 
de  Vaudreuil  n'était  pas  de  cette  race,  et,  au  lieu  de 
dicter  à  distance  des  manœuvres  douteuses,  il  eût  dû 
borner  son  ambition  à  aider  les  vrais  chefs  militaires, 
en  s'efiforçant  de  leur  fournir  à  temps  les  moyens  de 
vaincre  et  de  faire  rendre  aux  succès  tous  leurs    fruits. 

Dans  une  lettre  écrite  le  18  juillet,  Montcalra  faisait 
précisément  observer  au  gouverneur  l'écart  qu'il  y  a 
entre  les  opérations  tracées  sur  le  papier  et  leur  exécu- 
tion sur  le  terrain  :  "  Monsieur  d'Ailleboust,  lui  disait- 
il,  arrive  dans  le  moment,  et  me  remet  la  lettre  que 
vous  m'avez  fait  l'honneur  de  m'écrire  le  15.  Comme 
en  général  elle  ne  contient  que  les  mêmes  choses  que 


MONTCALM  447 

VOUS  m'avez  fait  l'honneur  de  m'écrire  le  12,  j'ai  déjà 
répondu.  A  quoi  j'ajouterai  que  je  n'ai  pu  faire  de  gros 
détachements  par  le  lac  St-Sacrement,  jusqu'à  ce  que 
j'aie  rétabli  mes  camps  à  la  Chute  et  au  Portage,  et  que 
j'aie  fait  passer  des  bateaux  et  canots,  manœuvre  qui 
ne  se  fait  qu'en  faisant,  et  qui  va  moins  vite  dans  le 
fait  que  dans  les  spéculations.  Jusqu'à  présent,  j'ai  fait 
l'impossible  en  Canada  avec  mes  faibles  moyens  ;  je 
tâcherai  de  faire  de  mon  mieux,  et  je  n'ai  besoin  d'au- 
cun aiguillon  ;  heureux  que  vous  puissiez  être  ^  à  la 
tête  de  l'armée  ;  vous  jugeriez  alors,  Monsieur,  très 
bien  de  toutes  choses.  Pour  profiter  de  la  peur  des 
ennemis,  il  fallait  être  en  état  de  les  suivre  dès  le  len- 
demain. Une  armée  qui  ne  peut  être  suivie  que  dix  ou 
quinze  jours  après,  par  des  détachements,  se  remet  de 
sa  frayeur." 

Il  serait  fastidieux  d'analyser  toutes  les  pièces  de 
cette  polémique  épistolaire.  Elle  dura  plusieurs  semai- 
nes. De  Carillon  à  Montréal,  et  de  Montréal  à  Carillon, 
les  courriers  ordinaires  ou  extraordinaires  allaient  et 
venaient,  apportant  tour  à  tour  au  général  et  au  gouver- 
neur des  missives  où  la  courtoisie  des  phrases  ne  pou- 
vait masquer  l'acrimonie  des  sentiments.  Au  commen- 
cement du  mois  d'août,  Vaudreuil  informa  Montcalm 
qu'un  nouveau  grief  était  énoncé  contre  lui.  Les  sau- 
vages s'étaient  plaints  de  ce  qu'il  les  avait  traités  rude- 
ment, et  déclaraient  qu'ils  ne  retourneraient  plus  en 
guerre  sur  la  frontière  du  lac  Saint-Sacrement  tant  qu'il 
y  commanderait.  Le  gouverneur  ajoutait  qu'il  avait  été 
beaucoup  plus  touché  des  suites  que  pourrait  produire 

1  —  C'est-à-dire:  '»  heureux  si  vous  pouviez." 


448  MONTCALM 

leur  mécontentement  que  des  discours  indiscrets  tenus 
contre  lui  à  l'armée  de  Carillon.  "  Comme  je  les 
méprise,  disait-il,  je  n'en  fais  aucune  perquisition,  et  je 
vous  rends  assez  de  justice  pour  être  persuadé  que  s'il 
en  venait  à  votre  connaissance  vous  puniriez  sur  le 
champ  une  vue  si  contraire  à  la  discipline  et  qui  pour- 
rait tendre  à  la  désunion  si  pernicieuse  dans  les  colo- 
nies 1  ." 

Montcalm  répondit  à  cette  lettre  que  ses  torts  envers 
messieurs  les  sauvages  consistaient  à  avoir  confié  un  dé- 
tachement, dont  ils  faisaient  partie  à  M.  de  Courteman- 
che,  plutôt  qu'à  M.  Dumas  ;  à  les  avoir  réprimandés  au 
sujet  de  leurs  désordres  et  de  leurs  déprédations  dans  le 
camp,  où  ils  tuaient  les  animaux  domestiques  et  pil- 
laient les  provisions  de  l'hôpital  et  des  particuliers  ; 
enfin  à  avoir  suivi  les  instructions  du  gouverneur  en 
leur  refusant  de  l'eau  de  vie.  Malgré  tout  cela,  ils 
avaient  pris  part  à  trois  expéditions,  et  séjourné  à 
Carillon  beaucoup  plus  longtemps  que  d'habitu  le.  "Les 
faits,  concluait  Montcalm,  doivent  en  être  crus  de  pré- 
férence aux  paroles  ".  Puis,  portant  la  guerre  en 
Afrique,  il  continuait  :  "  Le  respect  m'a  empêché  de 
vous  écrire  qu'en  plein  conseil  ils  (les  sauvages)  se  sont 
plaints  de  ce  que  vous  les  avez  retenus,  tandis  qu'ils 
voulaient  voler  à  notre  secours.  Ils  l'ont  dit  en  public 
et  en  particulier.  J'ai  fait  taire  le  public  ".  Enfin, 
quant  à  l'allusion  faite  par  Vaudreuil  aux  discours 
offensants  proférés  à  son  adresse,  le  général  écrivait  : 
"  Vous  avez  raison  de  mépriser  les  propos.  Supposé 
qu'il  s'en   soit  tenu,  personne    ici  n'oserait  me  prendre 

1  _  Vaudreuil  à  Montcalm^  1"  août  1758. 


MONTCALM  449 

pour  son  confident  à  cet  égard  ".  Montcalm  ne  niait 
pas  l'existence  de  ces  discours  injurieux  pour  Vaudreuil. 
On  a  vu  plus  haut,  dans  une  de  ses  lettres  à  Doreil, 
que,  dès  le  14  juillet,il  les  mentionnait  et  déclarait  qu'il 
leur  avait  imposé  silence.  Un  mois  plus  tard,  il  dut 
renouveler  ses  recommandations  pressantes  sur  ce  sujet 
délicat.  "  Le  14  août,  écrit  le  capitaine  Desandrouins, 
assemblée  de  tous  les  commandants  chez  notre  général 
pour  leur  recommander  de  tenir  la  main  à  ce  que  per- 
sonne ne  s'avise  à  l'avenir  de  tenir  des  propos  indécents 
sur  le  compte  de  M.  de  Vaudreuil  et  de  la  colonie.  On 
dit  que  le  gouverneur  général  s'en  plaint  très  amère- 
ment ;  qu'il  n'a  tenu  qu'à  lui  d'avoir  l'original  des  lettres 
qui  eussent  pu  perdre  celui  qui  les  avaient  écrites.  Im- 
prudence de  nous  autres,  jeunes  gens,  excités  par  la 
jalousie  que  nous  témoignent  ceux  que  nous  sommes 
venus  défendre  !  Il  est  vrai  que  nous  portons  si  loin 
cette  fougueuse  licence,  naturelle  aux  Français,  que, 
dans  cette  matinée  même  où  M.  de  Montcalm  a  assem- 
blé les  chefs  de  corps  à  ce  sujet,  on  a  trouvé  sur  la 
table  de  la  salle  une  chanson  des  plus  mordicantes, 
contre  le  gouverneur  général  et  tout  ce  qui  est  colon".^ 
Malgré  son  affectation  d'indifférence  pour  les  criti- 
ques acerbes  dont  il  était  l'objet  de  la  part  des  officiers 
réguliers,  M.  de  Vaudreuil  y  était  cruellement  sensible, 
et  l'on  ne  saurait  s'en  étonner.  Suivant  lui,  Montcalm 
en  était  responsable.  Nous  lisons  dans  une  .ettre  écrite 
par  le  gouverneur  au  ministre  de  la  marine,  le  4  août  : 
"  Il  n'est  rien  que  je  ne  fasse  pour  éviter  l'éclat  d'une 


1  —  Le  maréchal  de  camp  Desandrouins,  p.  199. 
29 


460  MONTCALM 

rupture  avec  M.  le  marquis  de  Montcalm.  Rien  ne  lui 
coûte  cependant,  Monseigneur,  pour  m'y  obliger.  Je 
passe  sous  silence  toutes  les  infamies  ou  propos  indé- 
cents qu'il  a  tenus  ou  autorisés  ".  De  son  côté,  Mont- 
calm, nous  l'avons  vu,  affirmait  qu'il  avait  fait  taire 
les  auteurs  de  ces  discours  irrespectueux.  Les  informa- 
tions de  Vaudreuil  pouvaient  manquer  d'exactitude. 

Nous  venons  de  citer  sa  lettre  au  ministre  de  la  mari- 
ne, en  date  du  4  août  1758.  Elle  était  l'écho  des  amer- 
tumes que  lui  faisaient  éprouver  ses  relations  diffici- 
les avec  Montcalm j  et  ressemblait  singulièrement,  dans 
plusieurs  passages,  à  celle  du  23  octobre  1756,  dont 
nous  avons  si  longuement  parlé  au  cours  d'un  précé- 
dent chapitre.  Il  y  rapportait  au  ministre  l'épisode  du 
2ojuin,  le  conflit  au  sujet  des  instructions  pour  la  cam- 
pagne, et  il  faisait  valoir  l'esprit  de  conciliation  qu'il 
avait  alors  manifesté.  Il  reprochait  à  Montcalm  d'avoir, 
après  la  glorieuse  journée  du  8  juillet,  exprimé  sa  joie 
en  des  termes  tels  qu'ils  avaient  provoqué  dans  les 
troupes  des  commentaires  outrageants  à  l'adresse  du 
gouvernement.  Il  portait  de  nouveau  contre  son  rival 
l'accusation  de  mauvais  procédés  envers  les  sauvages, 
et  d'injustice  envers  les  troupes  de  la  marine  et  les 
Canadiens.  Il  prétendait  que  Montcalm  ne  faisait 
pas  à  ceux-ci  la  part  assez  large  dans  ses  relations  de 
la  bataille,  et  qu'il  s'évertuait  à  ne  faire  rouler  cette 
journée  que  sur  les  troupes  de  terre.  Il  critiquait  ensuite 
longuement  et  amèrement  les  opérations  et  les  disposi- 
tions du  général  victorieux,  s'efforçant  ainsi  d'amoindrir 
Bon  mérite  et  de  diminuer  sa  gloire.  Comme  celui-ci 
l'avait  prévu,  il  essayait  de  le  discréditer  en  représen- 
tant que  la  défaite  de  l'ennemi   aurait  eu  des  suites 


MONTCALM  451 

beaucoup  plus  avantageuses,  si  le  commandant  des 
troupes  françaises  avait  montré  plus  de  résolution  et  de 
hardiesse,  et  su  profiter,  par  une  offensive  énergique, 
des  puissants  renforts  qu'il  avait  reçus.  Il  faisait  de 
Lé  vis  un  éloge  enthousiaste  et  prêtait  à  Montcalm  des 
sentiments  de  jalousie  envers  ce  brillant  lieutenant. 
Enfin,  il  concluait  ainsi  ce  long  réquisitoire  :  "  D'après 
toutes  ces  raisons.  Monseigneur,  je  croirais  manquer  à 
ce  que  je  dois  au  service  du  roi  et  à  la  confiance  dont 
vous  m'honorez,  si  je  ne  vous  suppliais  de  vouloir  bien 
demander  à  Sa  Majesté  le  rappel  de  M.  le  marquis  de 
Montcalm.  Il  le  désire  lui-même  et  m'a  prié  de  vous 
le  demander.  Bien  loin  de  penser  à  lui  nuire,  j'estime , 
Monseigneur,  qu'il  mérite  de  passer  au  grade  de  lieute- 
nant-général. Il  pourra  servir  très  utilement  en  Europe. 
Personne  ne  rend  plus  de  justice  que  moi  à  ses  excel- 
lentes qualités,  mais  il  n'a  pas  celles  qu'il  faut  pour  la 
guerre  de  ce  pays  ;  il  est  nécessaire  d'avoir  beaucoup 
de  douceur  et  de  patience  pour  commander  les  Cana- 
diens et  les  sauvages  ". 

Nous  avons  déjà  eu  l'occasion  d'examiner  et  d'appré- 
cier la  plupart  des  reproches,  à  l'adresse  de  Montcalm, 
contenus  dans  cette  lettre.  Quelques-uns  n'étaient  pas 
sans  quelque  fondement  ;  quelques  autres  ne  pou- 
vaient soutenir  l'examen.  L'accusation  de  jalousie  était 
particulièrement  injustifiable.  Montcalm  se  faisait  re- 
marquer au  contraire  par  la  générosité  avec  laquelle  il 
mettait  en  lumière  le  mérite  de  ses  compagnons  d'ar- 
mes. L'éloge  de  Lévis,  spécialement,  revenait  constam- 
ment sous  sa  plume.  Après  Carillon  il  écrivait  au  minis- 
tre de  la  guerre  :  "  le  chevalier  de  Lévis  et  M.  de  Bour- 
lamaque  ont  eu  la  plus  grande  part  à  la  gloire  de  cette 


452  MONTCALM 

journëe."  Il  réitérait  en  faveur  de  son  premier  lieute- 
nant sa  demande  du  grade  de  maréchal  de  camp.  Et  sa 
correspondance  indique  quelle  amitié  et  quelle  con- 
fiance il  lui  témoigna  toujours.  S'il  avait  désapprouvé 
l'envoi  d'un  détachement,  sous  les  ordres  du  chevalier, 
vers  le  pays  des  Iroquois,  ce  n'était  pas  dans  un  mes- 
quin esprit  de  rivalité,  mais  parce  qu'il  croyait  péril- 
leuse cette  division  de  forces. 

La  lettre  de  Vaudreuil  au  ministre  ne  faisait  que 
manifester  officiellement,  une  fois  de  plus,  l'animosité 
existante  entre  lui  et  Montcalm.  Cette  mésintelligence, 
cette  aigreur  mutuelle  étaient  extrêmement  regretta- 
bles. Montcalm  avait  trop  de  clairvoyance  et  de  droi- 
ture pour  ne  pas  comprendre  lui-même  la  fausseté  et  le 
péril  d'une  telle  situation.  Et  il  résolut  de  faire  un 
effort  pour  amener  une  détente.  Il  écrivit  donc  à  Vau- 
dreuil une  lettre  pleine  de  franchise  et  de  loyauté. 
Après  lui  avoir  dit  qu'il  imputait  aux  compositeurs  de 
ses  lettres  les  choses  personnelles  dont  il  pouvait  se 
plaindre,  Montcalm  continuait  ainsi  :  "  Pourquoi  ne 
pas  changer  le  style  de  votre  secrétaire  ?  Pourquoi  ne 
pas  me  donner  plus  de  confiance  ?  J'ose  dire  que  le  ser- 
vice du  roi  y  gagnerait  et  que  nous  n'aurions  pas  l'air 
de  désunion  qui  transpire  au  point  que  je  vous  envoie 
une  gazette  de  la  Nouvelle- Yoik  qui  en  parle.  Vous 
croyez,  Monsieur,  n'avoir  aucun  tort  et  moi  de  même, 
car  je  pense  vous  avoir  toujours  fait  litière  de  préve- 
nances et  m'être  replié  plus  que  qui  ce  soit  pour 
en  venir  à  votre  avis  en  toute  occasion.  Mais  on  vous 
fait  de  faux  rapports,  on  cherche  à  vous  aigrir.  Pour 
moi  j'oublierai,  quoique  cela  m'ait  peiné,  ce  que  voua 
avez  écrit  l'année  dernière.     Je  pense  que  vous  n'en 


MONTCALM  453 

avez  pas  pesé  les  conséquences  et  je  me  flatte  que 
vous  voudrez  bien  ne  jamais  donner  lieu  de  soup- 
çonner  ma   conduite  militaire  quand  j'y  fais  tout  ce 

que  je  sais Qu'avez- vous  besoin,  Monsieur,  après 

trois  ans  que  je  suis  sous  vos  ordres,  de  me  prescrire 
des  détails  inutiles  ou  minutieux  que  je  rougirais  de 
prescrire  à  un  dernier  capitaine  ;  cela  vient  de  ce  que 
votre  secrétaire  n'a  qu'un  moule  pour  faire  des  instruc- 
tions et  des  lettres  depuis  moi  jusqu'à  l'enseigne  de  la 
colonie.  J'ai  déjà  eu  l'honneur  de  vous  dire  que  nous 
comptions  n'avoir  tort  ni  l'un  ni  l'autre;  il  faut  donc 
croire  que  nous  l'avons  tous  deux,  et  qu'il  faut  apporter 
quelque  changement  de  procédé.  Pour  moi,  Monsieur, 
je  ne  répondrai  plus  à  plaintes  de  votre  part,  ni  ne 
chercherai  à  me  justifier,  ni  ne  vous  donnerai  aucun 
mémoire  qu'autant  que  vous  me  le  demanderez  ou  que 
le  service  du  roi  y  sera  véritablement  intéressé.  Vous 
m'écrirez  ou  vous  en  agirez  comme  vous  voudrez.  Si 
c'est  bien  à  mon  égard,  beaucoup  de  reconnaissance,  et 
je  vous  la  témoignerai.  Si  c'est  mal,  mon  silence 
vous  apprendra  que  je  ne  suis  pas  content.  Mais 
je  me  flatte  que  je  ne  me  trouverai  pas  dans  ce  cas 
après  une  lettre  aussi  franche  de  ma  part,  et  qui 
vous  prouvera  que  je  voudrais  bien  conserver  votre 
amitié  et  mériter  votre  confiance  jusqu'à  mon  départ  ; 
car  je  vous  prie  toujours  de  demander  mon  rappel  à 
cause  de  ma  santé  et  de  mes  dettes.  Le  ministre  pour- 
rait croire  que  ce  qui  m'y  engage  est  de  n'avoir  pas  été 
content  de  vous.  Monsieur  ;  cela  est  vrai,  aussi,  mais 
vous  avez  en  main  le  remède  sur  cet  article  et  vous  ne 
l'avez  pas  sur  les  deux  autres.  Je  me  flatte  que  ma 
lettre  n'ira  pas  à  votre  secrétaire  et  que  vous  voudrez 


454  MONTCALM 

bien  m'honorer  vous-même  d'une  réponse.  Votre  secrë- 
taire  en  conserverait  de  l'amertume  contre  moi  qui 
nuirait  toujours  au  service  du  roi  ".  Avec  sa  sincérité 
abrupte  et  à  l'accent  original,  cette  lettre  provenait  d'un 
désir  véritable  de  faire  cesser  tout  malentendu.  On  a 
remarqué  sans  doute  que  Montcalm  y  parlait  beaucoup 
du  secrétaire  de  Vaudreuil.  Ce  n'était  pas  uniquement 
un  euphémisme,  une  formule  pour  amortir  sa  critique 
des  lettres  du  gouverneur.  Il  visait  réellement  un  secré- 
taire connu,  habile,  et  influent  auprès  de  son  chef.  Ce 
secrétaire  s'appelait  Grasset  de  Saint-Sauveur.  Il  avait 
exercé  les  mêmes  fonctions  auprès  de  M.  de  la  Jonquiè- 
re,  et  on  l'avait  accusé  alorsd'en  profiter  pour  faire  des 
spéculations  fructueuses.  Sous  M.  de  Vaudreuil,  il  se 
livrait,  semble-t-il,  aux  mêmes  opérations  et  arrondis- 
sait promptement  sa  fortune  ^    Il  n'était  pas  simple- 


1  —  On  lit  dans  le  Mémoire  du  Canada  déjà  cité  :  "  M.  de  la 
Jonquière  se  fia  trop,  ainsi  qu'il  s'en  est  expliqué  lui-même, 
à  un  secrétaire  nommé  Saint-Sauveur.  Car  cet  homme,  sans 
honneur  et  sans  sentiment,  employait  tous  les  moyens,  licites 
ou  non,  pour  faire  fortune.  Il  demanda  à  son  maître  la  per- 
mission exclusive  de  faire  vendre  de  l'eau-de-vie  aux  sauva- 
ges, ce  qu'il  obtint.  Dès  ce  moment  il  s'attira  la  haine  publi- 
que, ainsi  que  son  maître,  que  l'on  disait  être  de  moitié 
dans  ce  trafic."  A  la  fin  du  même  Mémoire,  parlant  des  fonc- 
tionnaires qui  demeurèrent  au  Canada  en  1760,  l'auteur  écrit 
encore:  "  Saint-Sauveur,  secrétaire  du  gouverneur,  y  resta 
aussi.. ..J'ai  eu  le  plaisir  d'ouir  dire  de  ce  dernier,  en  mil  sept 
cent  cinquante-neuf,  par  M.  Murray,  gouverneur  anglais,  à 
Québec,  qu'il  désirerait  que  cet  homme  pût  lui  tomber  en 
main  ;  que  si  la  France,  ou  pour  mieux  dire  le  gouvernement 
français  avait  été  indulgent,  il  avait  toléré  le  vice  en  cet 
homme,  il  voudrait  le  corriger  j    que  c'était  un  traître  à  son 

aître,  qu'il  avait  abusé  de  la  confiance  qu'il  lui  avait  don- 


MONTCALM  455 

ment  le  scribe,  il  était  vraiment  l'écrivain  de  ce  gou- 
verneur, qui  confessait  lui-même  son  inaptitude  litté- 
raire ^. 

Après  avoir  écrit  sa  lettre  à  M.  de  Vaudreuil,  Mont- 
calm  crut  opportun  de  la  communiquer  à  son  ministre, 
le  ministre  de  la  guerre.  Il  lui  en  envoya  copie,  avec 
quelques  lignes  explicatives,  qui  se  terminaient  comrne 
suit  :  "  Content  de  l'espérance  où  je  suis  que  vous 
voudrez  bien  ne  jamais  déterminer  de  jugement  à  mon 
égard,sur  tout  ce  qu'on  pourrait  vous  écrire  sans  m'a  voir 
entendu,  je  travaillerai  toujours  avec  le  même  zèle  à  la 
défense  de  cette  colonie,  jusqu'à  ce  qu'il  plaise  à  Sa 
Majesté  de  m'accorder  un  rappel  que  ma  santé  et  mes 
dettes  ^  m'obligent  de  demander.    Jusqu'alors  je  répan- 

née,  qu'on  ne  voyait  en  lui  que  friponnerie,  que  commerce 
illicite  ;  qu'il  était  peiné  lui-même  de  l'aveuglement  de  ce 
général.  On  doute  fort  que  cet  homme  ose  jamais  passer  en 
France.  Il  est  constant  qu'il  jouit  déplus  de  douze  cent  mille 
livres."  Il  y  a  probablement  ici  quelque  exagération,  car  l'au- 
teur y  est  enclin.  Cependant  Saint-Sauveur  est  accusé  aussi 
par  Montcalm  dans  son  journal  •  ^'  L'empirique  M.  Mercier, 
l'ignorant  et  avide  Saint-Sauveur,  secrétaire  du  général,  gou- 
verneront la  machine.  Il  faut  bien  envoyer  à  la  Belle  Ri- 
vière, puisque  Saint-Sauveur  et  le  chevalier  de  Repentigny 
ont  acheté  de  moitié  pour  cent-cinquante  mille  livres  de  mar- 
chandises qui  revendues  sur  les  lieux  pour  le  compte  du  roi, 
produiront  un  million."  (Journal  de  Montcalm,  p.  496.) 

1  —  Montcalm  écrivait  au  ministre,  le  3  août  1758  :  ^'  Vous 
serez  peut-être  surpris  que  je  lui  parle  (à  Vaudreuil)  du  com- 
positeur de  ses  lettres  ;  il  convient  qu'il  n'en  fait  ni  n'en 
dicte  aucune." 

2  —  Dans  son  post  scriptum  à  cette  lettre,  Montcalm  ajou- 
tait, à  propos  de  ses  dettes  :  *'  Je  saurais  bien.  Monseigneur, 
n'avoir  pas  besoin  des  grâces  pécunières  du  Roi  si  je  voulais 
suivre  le  ton  du  pays  ;  et   je    ne   devrais   pas  dix  mille  écus, 


456  MONTCALM 

drai  volontiers  la  dernière  goutte  de  mon  sang  et  don- 
nerai le  dernier  souffle  de  ma  vie,  pour  son  service  ". 
Treize  mois  à  peine  devaient  s'écouler  avant  que  Mont- 
calm  prouvât  que  ces  derniers  mots  n'étaient  pas  sim- 
plement une  phrase  !  ^ 

Il  avait  écrit  à  Vaudreuil  dans  un  esprit  de  concilia- 
tion. Il  crut  devoir  faire  davantage.  Il  envoya  son 
aide  de  camp  auprès  du  gouverneur,  avec  la  mission  de 
lui  porter  des  paroles  de  paix,  de  lui  donner  des  expli- 
cations loyales,  et  de  rétablir  une  concorde  si  désirable. 
M.  de  Bougainville  partit  de  Carillon  le  7  août  et  était 
revenu  le  13.  Cette  démarche  parut  couronnée  d'un 
entier  succès.  M.  de  Vaudreuil  se  montra  animé  des 
meilleures  dispositions,  et  se  déclara  persuadé  de  la 
droiture  d'intention  du  général.  II  assura  qu'il  voulait 
anéantir  jusqu'à  la  trace  des  rapports  passés,  et  donner 
à  M.  de  Montcalm  non  seulement  sa  confiance  mais 
son  amitié.  L'aide  de  camp  négociateur  put  écrire  au 
ministre  de  la  guerre,  le  10  août:  "L'union  me  paraît 
aujourd'hui  parfaitement  et  de  bonne  foi  rétablie  entre 


sans  rien  faire  que  d'honnête  et  de  décent  pour  le  service  et 
en  vivant  militairement  ". 

1 — La  querelle  épistolaire  entre  les  deux  chefs  était 
connue  dans  tous  les  cercles  militaires  et  administratifs. 
Péan,  dont  les  relations  avec  Montcahn  étaient  restées  fort 
courtoises,  crut  pouvoir  lui  écrire  une  lettre  pacificatrice,  en 
réponse  à  une  missive  dans  laquelle  le  général  lui  faisait  part 
de  ses  griefs.  11  en  informait  Lé  vis,  avec  lequel  il  était  en 
commerce  d'amitié.  "  J'ai  répondu,  lui  disait-il,  à  M.  de 
Montcalm,  et  je  fais  en  sorte  de  lui  persuader  que  M.  de  Vau- 
dreuil ne  cherche  point  à  l'embarrasser,  et  lui  fais  envisager 
tous  les  maux  que  causerait  une  rupture  ", 


MONTCALM  457 

nos  chefs  ".  Dans  son  journal,  de  retour  à  Carillon,  il 
consignait  ainsi  l'impression  qu'il  rapportait  de  sa  déli- 
cate ambassade:  "J'ai  été  envoyé  par  M.  le  marquis 
de  Montcalm  au  marquis  de  Vaudreuil,  avec  l'ordre 
d'étouffer,  s'il  était  possible,  ce  levain  de  discorde  qui 
fermentait  et  qui  peut-être  aurait  nui  au  bien  du  ser- 
vice. Ainsi  notre  général  fait  encore  les  avances.  L'in- 
térêt public  est  la  règle  de  ses  démarches,  et  il  a  sans 
cesse  dans  l'esprit  ce  mot  de  Thémistocle  :  "  frappe, 
mais  écoute  ".  Il  paraît  que  le  marquis  de  Vaudreuil  a 
plutôt  suivi  dans  toutes  ces  tracasseries  les  impressions 
de  subalternes  intéressés  à  brouiller,  que  ses  propres 
idées.  Ce  qui  est  cependant  de  lui  dans  cette  affaire, 
c'est  l'amour- propre  et  une  jalousie  de  rivalité,  fonde- 
ment sur  lequel  bâtissent  les  brouillons.  Les  apparen- 
ces sont  que  mon  voyage  n'a  pas  été  infructueux.  Je 
souhaite  que  les  faits  y  répondent  ". 

Sur  la  frontière  du  lac  Saint-Sacrement,  il  ne  se  pro- 
duisit aucun  événement  important  jusqu'à  la  fin  de  la 
campagne.  M.  de  Montcalm  continua  l'expédition  de 
détachements  pour  inquiéter  les  ennemis.  Dès  le  24 
juillet  M.  de  Saint-Luc  était  allé  avec  près  de  quatre 
cents  sauvages  et  deux  cents  Canadiens  détruire  un 
convoi  de  quarante  ou  cinquante  chariots,  près  de  Half- 
way's  Brook.  Au  commencement  d'août,  M.  Mariu) 
des  troupes  de  la  colonie,  alla  pousser  une  reconnais- 
sance vers  le  fond  de  la  Baie  à  la  tête  d'environ  quatre 
cent  cinquante  Canadiens  et  sauvages.  Non  loin  de  l'em- 
placement de  l'ancien  fort  Anne,   ayant  découvert  un 


1  —  Bougainville  au  maréchal  de  Bellelsle,  archives  du  m 
nistère  de  la  guerre.— Dussieux,  p.  355. 


468  MONTCALM 

corps  de  sept  cents  hommes  commandé  par  les  majors 
Rogers  et  Putnam  et  le  capitaine  Dalzell,  il  lui  tendit 
une  embuscade.  Mais  la  partie  était  inégale,  et  après 
une  fusillade  de  deux  heures  à  travers  les  arbres,  l'in- 
trépide Marin  battit  en  retraite.  Deux  ou  trois  autres 
partis  furent  détachés  subséquemment  vers  le  fond  du 
lac.  L'armée  anglaise  y  était  toujours  campée,  et  l'on 
pouvait  encore  se  demander  si  elle  n'allait  pas  tenter 
un  nouveau  mouvement  d'offensive. 

Cette  offensive  devait  se  produire,  mais  non  pas  sur 
la  frontière  du  lac  Champlain.  On  apprenait  à  Carillon, 
le  premier  septembre,  par  un  courrier  de  Montréal, 
qu'un  corps  d'armée  ennemi  s'était  porté  sur  le  lac  On- 
tario et  était  rendu  à  trois  lieues  de  Frontenac,  aux 
dernières  informations.  Cette  nouvelle  alarma  vive- 
mcDt  Montcalm.  La  situation  de  la  colonie  devenait 
de  plus  en  plus  critique.  Là- bas,  vers  le  golfe  Saint- 
Laurent,  la  forteresse  de  Louisbourg  était  assiégée  par 
une  flotte  et  une  armée  puissantes,  et  depuis  des  semai- 
nes on  attendait  avec  angoisse  un  dénouement  que  l'on 
avait  raison  de  redouter.  Et  voilà  que  plus  près,  sur 
le  lac  Ontario  même,  surgissait  une  terrible  menace. 
Le  3  septembre,  un  ofi&cier  français,  envoyé  comme 
parlementaire  au  camp  de  William-Henry,  relativement 
à  l'échange  des  prisonniers,  en  rapportait  la  nouvelle 
que  Louisbourg  avait  capitulé  le  26  juillet.  Mais 
Montcalm  se  refusait  à  le  croire,  car,  écrivait-il  dans 
son  journal,  "  suivant  des  lettres  que  nous  en  avons 
du  24,  la  place  n'était  encore  battue  que  de  deux  cents 
toises  ;  toutes  les  rues  étaient  barricadées,  les  maisons 
crénelées  et  quasi  fortifiées  ;  tout,  enfin,  annonçait  la 
résolution  de  vaincre  ou  de  périr  ".     Hélas  !  trois  jours 


MONTCALM  459 

plus  tard,  le  doute  n'était  plus  possible  ;  les  chefs  de 
l'armée  de  Carillon  apprenaient  à  la  fois  deux  désastres, 
et  Montcalm  inscrivait  dans  son  journal  cette  note  si 
navrante  en  son  laconisme  :  "  Le  6  septembre  1758. — 
Nouvelles  de  Québec  qui  annoncent  la  prise  de  Louis- 
bourg  ;  de  Montréal  qui  apprennent  celle  de  Frontenac  ". 
Le  siège  de  Louisbourg  avait  duré  un  mois  et  dix- 
huit  jours.  Le  8  juin,  les  troupes  anglaises  ayant  réussi 
à  débarquer  dans  l'anse  de  la  Cormorandière,  après  un 
combat  dont  Wolfe  avait  été  le  héros,  les  Français  se 
trouvèrent  resserrés  dans  la  place.  Le  18,  les  batteries 
anglaises  ouvraient  le  feu  sur  la  ville  et  le  port,  et 
depuis  cette  date,  de  jour  en  jour,  le  travail  de  la  sape 
et  de  la  mine  avaient  rapproché  davantage  des  rem- 
parts les  tranchées,  les  parallèles,  et  l'artillerie  des 
assiégeants.  Les  défenseurs  de  la  ville,  soldats,  offi- 
ciers et  marins,  ne  s'élevaient  pas  à  six  mille  hommes, 
tandis  que  les  Anglais,  en  tenant  compte  des  équi- 
pages de  la  flotte,  devaient  quadrupler  ce  nombre.  M. 
de  Drucour,  gouverneur  de  la  place,  et  ses  troupes, 
firent  une  résistance  désespérée.  Mais,  au  bout  de 
six  semaines,  la  position  devint  insoutenable.  Les 
Anglais  étaient  rendus  à  deux  cents  verges  des  rem- 
parts, dont  leurs  canons  abattaient  de  larges  pans. 
Leurs  obus  faisaient  pleuvoir  sur  la  ville  la  dévas- 
tation, la  terreur  et  la  mort.  Les  incendies  y  écla- 
taient de  tous  côtés.  Dans  le  port,  sur  les  onze  vais- 
seaux de  guerre  qui  s'y  trouvaient  au  début  du  siège, 
quatre  avaient  été  coulés  pour  en  défendre  l'accès,  un 
avait  pu  prendre  le  large  à  la  faveur  du  brouillard,  un 
autre  avait  été  capturé  en  essayant  de  s'échapper,  trois 
furent  incendiés  par  des  bombes  anglaises,  et  les  deux 


460  MONTCALM 

derniers  furent  abordés  et  enlevés  par  des  barques  déta- 
chées de  la  flotte  assiégeante  durant  la  nuit.  Dans  la 
ville  les  femmes  et  les  enfants  étaient  entassés  au  fond 
des  casemates  ;  pas  une  maison  n'avait  échappé  aux 
ravages  du  bombardement  ;  les  malades  et  les  blessés 
n'étaient  plus  à  l'abri  des  projectiles  ;  les  canons  des 
remparts  étaient  démontés  ;  presque  un  quart  des  assié- 
gés gisait  dans  les  hôpitaux.  Une  plus  longue  défense 
était  impossible  :  et  M.  de  Drucour  avait  dû  capituler 
le  26  juillet  \ 

A  Frontenac,  les  Anglais  avaient  remporté  un  succès 
plus  facile.  La  place  n'était  pas  en  état  de  défense,  et 
la  garnison  ne  comptait  que  quatre-vingts  hommes.  Le 
colonel  Bradstreet,  sous  les  ordres  de  qui  Abercromby 
avait  consenti  à  placer  trois  ou  quatre  mille  provin- 
ciaux, remonta  la  rivière  Mohawk,  descendit  celle  d'Os- 
wégo  et  déboucha  dans  le  lac  Ontario,  le  22  août,  avec 
une  flottille  de  bateaux  et  de  baleinières.  Le  25  il 
débarquait  sans  coup  férir  près  du  fort  Frontenac  et 
ouvrait  immédiatement  une  tranchée.  Le  26,  soutenu 
de  quatre  pièces  de  douze  et  de  deux  mortiers,  il  vint 
occuper  le  retranchement  fait  par  l'armée  de  Montcalm 
en  1756,  et  s'en  fit  une  parallèle,  d'où  il  ouvrit  le  feu 
sur  le  fort.  Dans  la  nuit  du  26  au  27,  les  Anglais  éta- 
blirent une  batterie  de  brèche.  Le  27,  la  brèche  était 
praticable  au  bastion  de  droite,  une  partie  des  canons 
de  la  place  étaient  démontés,  la  poudrière  se  trouvait  à 
découvert.  M.  de  Noyan,  commandant  de  Frontenac, 

1  — On  jugea  trop  sévèrement  la  défense  de  Lou'sbourg  on 
France, et  même  parmi  les  chefs  de  l'armée  au  Canada.  Quand 
cette  forteresse  capitula,  il  nous  semble  clair  que  sa  situation 
était  désespérée. 


MONTCALM  4G1 

ne  pouvait,  avec  ses  quatre-vingts  hommes  de  garnison 
et  peut-être  une  soixantaine  de  voyageurs,  d'artisans  et 
de  journaliers,  résister  à  l'assaut  d'une  armée  de  plus 
de  trois  mille  hommes.  Il  fut  donc  obligé  de  capituler. 
Nous  perdions  par  là  toute  notre  flottille  de  guerre  sur 
le  lac  Ontario,  que  les  Anglais  incendièrent,  quatre- 
vingts  pièces  de  canons,  et  quantité  de  munitions  et 
d'approvisionnements  destinés  aux  postes  du  pays  d'En- 
Haut.  Le  fort  fut  démantelé  et  livré  aux  flammes  ;  la 
garnison  prisonnière  fut  envoyée  à  Montréal  pour  être 
échangée  contre  un  nombre  de  prisonniers  anglais  égal 
au  sien  ;  Bradstreet  reprit  la  route  de  la  rivière  Os- 
wego  chargé  d'honneur  et  de  butin.  Les  Français 
n'étaient  plus  maîtres  de  l'Ontario,  Niagara  se  trou- 
vait dans  une  situation  extrêmement  périlleuse,  et 
notre  prestige  était  atteint  d'un  coup  mortel  dans  la 
région  des  grands  lacs.  Jamais  encore  la  situation  n'avait 
été  aussi  menaçante  pour  la  colonie,  depuis  le  commen- 
cement de  la  guerre  de  Sept  Ans.  Avec  Louisbourg  les 
Anglais  tenaient  "  la  porte  cochère  "  du  Canada.  Leur 
retour  offensif  sur  le  lac  Ontario  et  la  destruction  de 
Frontenac  leur  ouvraient  la  route  du  haut  Saint-Lau- 
rent,vers  Montréal.  L'on  pouvait  craindre  qu'en  utilisant 
les  régiments  victorieux,  rendus  disponibles  par  la  con- 
quête du  Cap-Breton,  ils  ne  se  vissent  bientôt  en  état  de 
fondre  de  nouveau  sur  Carillon  avec  des  forces  acca- 
blantes, ou  de  remonter  le  Saint-  Laurent  pour  attaquer 
Québec. 

Dans  ces  conjonctures  critiques,  M.  de  Vaudreuil 
appela  Montcalm  à  Montréal,  afin  de  conférer  avec  lui. 
Le  général  partit  secrètement  de  Carillon  le  6  septem- 
bre, dans  la  soirée,  avec  Pontleroy  et  Bougain ville.   Il 


462  MONTCALM 

arriva  à  Montréal  le  9  et  y  passa  quatre  jours.  Dans 
cet  intervalle  il  donna  au  gouverneur  trois  mémoires  : 
un  sur  la  frontière  du  lac  Ontario,  un  sur  celui  du  lac 
Champlain,  et  le  troisième  sur  la  défense  de  Québeci 
ainsi  que  sur  les  opérations  et  règlements  généraux. 
La  lecture  de  ce  dernier  est  encore  aujourd'hui  d'un  vif 
intérêt.  Il  était  clair,  précis,  vigoureux,  plein  d'idées 
neuves  et  haidies  sur  la  réorganisation  de  l'armée  et  la 
conduite  de  la  guerre.  Montcalm  y  signalait,  avec  une 
courageuse  franchise,  les  erreurs  qu'il  fallait  éviter,  les 
dispositions  énergiques  qu'il  fallait  prendre,  les  innova- 
tions qui  lui  paraissaient  nécessaires.  D'abord,  disait-il, 
trois  principes  à  établir.  Le  temps  est  passé  où  quel- 
ques chevelures  à  lever,  quelques  maisons  à  brûler 
pouvaient  être  un  objet  à  poursuivre.  Les  circonstances 
rendent  dangereux  les  petits  moyens,  les  petites  idées, 
les  petits  conseils  de  détail  ;  elles  exigent  des  mesures 
qui  tranchent,  qui  décident.  La  guerre  ne  peut  plus  se 
faire  ici  comme  autrefois;  tout  y  est  changé,  et  les 
procédés  suivis  jusqu'à  présent  sont  devenus  des  erreurs. 
A  la  manière  dont  les  Anglais  nous  attaquent  "  il  ne 
s'agit  pas  moins  que  de  la  perte  entière  et  prochaine  de 
la  colonie,  ou  de  la  sauver,  c'est-à-dire  d'en  reculer  la 
prise;  c'est  cette  vérité  qu'il  faut  sans  cesse  avoir 
devant  les  yeux.  "  En  second  lieu,  tous  les  intérêts 
particuliers  et  commerciaux  doivent  s'effacer.  "  C'est  le 
corps  de  l'arbre  qu'on  attaque  ;  tout  ce  qui  en  concerne 
les  branches  est  de  la  plus  grande  indifférence."  En 
troisième  lieu,  l'activité,  l'emploi  judicieux  des  hommes 
et  du  temps  peuvent  seuls  suppléer  au  défaut  des  moyens 
et  au  petit  nombre.  "  Il  ne  faut  pas  perdre  un  seul 
instant  ;  c'est  les  multiplier  que  de  les  bien  employer." 


MONTCALM  463 

Voilà  pour  les  principes.  Maintenant,  quelles  sont  les 
mesures  à  prendre,  et  à  prendre  sans  retard.  Avant 
tout,  calculer  avec  précision  les  forces  disponibles,  sans 
compter  sur  les  secours  de  France.  Actuellement  on 
suppute  les  huit  bataillons  réguliers  pour  trois  mille 
deux  cents  hommes.  Les  troupes  de  la  marine  ne  peu- 
vent compter  que  pour  douze  ou  quinze  cents  hommes. 
Kestent  les  milices.  Ici  Montcalm  proposait  une  opéra- 
tion de  nature,  suivant  lui,  à  fortifier  singulièrement 
l'armée.  On  ferait  un  recensement  sérieux  et  conscien- 
cieux de  tous  les  hommes  capables  de  servir  ;  on  les  divi- 
serait en  trois  classes  :  bons,  médiocres,  mauvais  ;  on 
s'assurerait  du  nombre  d'hommes  absolument  néces- 
saires pour  semer  et  récolter,  en  supposant  que,  dans 
un  cas  d'urgence,  les  femmes  de  la  campagne  et  les 
oisifs  des  villes  seraient  employés  à  ces  travaux.  On 
déciderait  ensuite  que  tous  ceux  qui  ne  seraient 
pas  strictement  nécessaires  à  ces  travaux  feraient  la 
campagne  tout  entière,  au  nombre  de  quatre  mille  au 
moins,  choisis  parmi  les  meilleurs  tireurs.  Ces  quatre 
mille  hommes  seraient  incorporés  dans  les  troupes  de 
terre  et  de  la  marine  de  la  manière  suivante  :  dans  la 
première,  quinze  par  compagnies  ;  dans  les  secondes 
un  nombre  égal  à  celui  des  soldats  pour  chaque  compa- 
gnie. "  L'avantage  de  cette  incorporation,  faisait  obser- 
ver le  général,  est  que  chaque  compagnie  de  terre  et  de 
la  marine  aura  avec  elle  et  en  elle-même  d'excellents 
tireurs,  d'excellents  canoteurs,  d'excellents  ouvriers  ;  ^ 
qu'à  l'envie  l'un  de  l'autre  le  soldat  et  le  Canadien  se 


1 — Ceci  démontre  que  Moatcalm  savait  apprécier  la  valeur 
et  les  aptitudes  des  Canadiens. 


46-t  MONTCALM 

serviront  d'aiguillon  pour  bien  faire  et  s'apprendront  les 
choses  qu'ils  savent  ;  de  remédier  à  l'inconvénient  de 
n'avoir  pas  assez  d'officiers  dans  la  colonie  pour  con- 
duire les  miliciens,  les  veiller,  en  tirer  parti.  On  ne 
doit  pas  craindre  que  ces  miliciens  essuient  aucun 
mauvais  traitement  dans  les  corps.  1^  Ils  vivent  très 
bien  avec  nos  soldats  qu'ils  aiment  ;  2^  sur  la  moindre 
plainte  qu'ils  feraient,  ou  de  propos  ou  de  corvée.  M;  de 
Montcalm  saurait  bien  y  remédier  et  empêcher  la  réci- 
dive ".  L'incorporation  prendrait  environ  trois  mille 
miliciens  d'élite  ;  les  mille  autres  serviraient  sous  des 
officiers  de  milice  choisis,. qui  seraient  encouragés  par 
l'espoir  de  distinctions  honorifiques.  Il  faudrait  aussi 
prendre  des  mesures  pour  que  les  miliciens  aient, 
comme  les  soldats,  des  habillements  qui,  durant  toute 
la  campagne,  les  garantissent  de  la  misère,  du  froid, 
des  maladies,  et  pour  qu'ils  reçoivent  une  paie.  Il 
importerait  également  de  régler  le  nombre  d'hommes 
accordés  au  munitionnaire  pour  les  transports,  d'empê- 
cher qu'il  ne  prenne  les  meilleurs  de  toute  la  colonie, 
d'établir  que  ces  mêmes  hommes  seraient  toute  la  cam- 
pagne employés  à  cet  objet  et  qu'ils  auraient  régulière- 
ment une  paie  et  une  ration.  Il  serait  bien  à  propos 
d'empêcher  qu'il  n'aille  un  trop  grand  nombre  de  Cana- 
diens dans  les  postes  d'en  haut.  "Le  seul  intérêt  parti- 
culier, déclarait  Montcalm,  peut  s'opposer  à  toutes  ces 
vues  nécessaires  pour  conserver  la  colonie  ".  Quant  au 
reste  de  la  milice,  on  verrait  par  le  recensement  quel 
nombre,  indépendamment  des  quatre  mille  mentionnés 
plus  haut,  on  pourrait  faire  marcher  dans  les  cas  extrê- 
mes.    La  dernière  partie  du  mémoire  était  consacrée  à 


MONTCALM  466 

certains  moyens  de  défense  sur  le  lac  Champlain,  sur 
le  lac  Ontario  et  à  Québec. 

Les  entrevues  de  Montcalm  avec  le  gouverneur,  les 
premières  depuis  leur  querelle  épistolaire  et  leur  récon- 
ciliation par  voie  d'ambassade,  furent  sans  doute 
empreintes  de  courtoisie  et  de  bonne  grâce.  Mais  les 
apparences  étaient  meilleures  que  la  réalité.  Il  est  facile 
de  s'en  convaincre  en  lisant  les  observations  transmises 
par  M.  de  Vaudreuil  au  ministre  de  la  marine,  au  sujet 
du  mémoire  de  Montcalm  analysé  plus  haut.  Ce  docu- 
ment rédigé  par  celui-ci  pour  le  bien  du  service,  et  ins- 
piré par  un  patriotique  désir  de  fortifier  notre  armée, 
d'augmenter  et  de  rendre  plus  efficaces  nos  moyens  de 
défense,  produisit  chez  M.  de  Vaudreuil  la  plus  vive 
irritation.  Ces  avis  loyalement  exprimés,  ces  conseils 
énergiques,  ces  vues  nouvelles  et  originales,  le  blessè- 
rent comme  une  offense  personnelle.  "  Vous  sentirez 
assez,  Monseigneur,  écrivait-il  au  ministre  en  lui  trans- 
mettant cette  pièce,  le  faux  de  ce  mémoire,  la  passion 
avec  laquelle  il  est  traité,  l'envie  de  fronder  sur  le  gou- 
vernement, le  désir  d'innovation  et  plus  particulière- 
ment celui  de  dominer  sur  les  colons  ^  ". 

Cependant,  Montcalm  ne  connut  pas  l'effet  inattendu 
causé  par  son  travail.  Il  écrivit  dans  son  journal  les 
lignes  suivantes  :  "  La  lecture  des  Mémoires  que  j'ai 
remis  à  M.  de  Vaudreuil  montrera  quel  a  été  mon  avis 
sur  ces  différents  objets.  C'est  bien  le  cas  de  dire  avec 
Ovide  : 


1  —  Vaudreuil  au  ministre  de  la  marine,  1*='  novembre  1758  ; 
Arch.  prov.,  Man.,  N.  F.,  Ire  série,  vol.  XV. 
30 


466  MONTCALM 

Principiis  obsta;  sero  medicina  paratur, 
Cum  mala...  pro  longae  invaluere  moras  ". 

Un  des  résultats  du  voyage  de  Montcalm  à  Mont- 
réal fut  la  décision  d'envoyer  un  officier  en  France,  à  la 
fin  de  la  campagne,  pour  exposer  à  la  Cour  de  vive 
voix,  la  situation.  Vaudreuil  accepta,  pour  cette  mis- 
sion, le  choix  de  Bougainville. 

Le  13  septembre  le  général  était  de  retour  à  Caril- 
lon. Pontleroy  avait  été  chargé  d'établir  un  poste 
retranché  à  Frontenac,  et  d'y  faire  construire  un  bateau 
de  vingt  canons.  On  devait  assembler  sur  cette  fron- 
tière un  corps  de  trois  mille  hommes.  En  même  temps 
Vaudreuil  avait  expédié  un  convoi  et  un  détachement 
pour  ravitailler  et  renforcer  Niagara. 

Pendant  l'absence  du  général  il  y  avait  eu  quelques 
alertes  aux  camps  de  Carillon.^    Mais  l'ennemi  n'avait 

1 — Desandrouine,  qui,  évidemment,  admirait  Montcalm 
beaucoup  plus  que  Lévis,  écrivait  dans  son  journal  intime  : 
"  Hier,  pendant  la  plus  vive  alarme,  on  proposa  à  M.  de  Lévis 
de  faire  conduire  du  canon  à  la  redoute  de  droite  où  les  pla- 
tes-formes sont  achevées,  de  faire  des  batteries  aux  endroits 
du  retranchement  qu'on  jugerait  les  plus  favorables,  et  de 
faire  distribuer  des  caisses  de  cartouches  à  chaque  bataillon. 
Il  répondit  à  Montbeillard  qui  le  lui  proposait  :  "  Nous 
aurons  toujours  le  temps  de  pourvoir  à  tout  cela." — Puis  se 
retournant  du  côté  de  M.  de  Roquemaure  : — Mais  ils  peuvent 
venir  par  le  fond  de  la  baie  :  ^*  il  nous  faudrait  du  canon  de 
ce  côtélà." —  Ce  qui  fit  une  telle  impression  parmi  certains 
assistants  qu'on  commença  à  craindre  pour  la  première  fois 
du  côté  de  la  baie,  par  la  seule  raison  que  les  ennemis  parais- 
saient du  côté  du  lac  Saint-Sacrement.  Que  ne  se  trouvait-il 
un  crieur  assez  obligeant  pour  les  tirer  de  peines,  en  disant  : 
— Hé  !  tant  mieux  s'ils  viennent  par  le  fond  de  la  baie,  ils  ne 
pourront  nous  approcher  de  demi-lieue  I  " — Enfin, aprè»  Ion- 


MONTCALM  467 

point  paru.  Il  ne  bougea  pas  davantage  durant  le  reste 
de  l'automne.  Le  IG  octobre,  Montcalm  écrivait  à  sa 
mère  :  "  J'ai  toujours  cru  que  l'ennemi  viendrait  m'at- 
taquer  une  seconde  fois,  mais  je  commence  à  croire,  vu 
la  saison  avancée,  qu'il  n'en  sera  rien  ".  L'armée  de 
Carillon  ne  resta  pourtant  pas  oisive.  Elle  travailla 
activement  aux  fortifications  de  la  place  elle-même,  et 
des  retranchements  derrière  lesquels  les  Français 
avaient  triomphé  le  8  juillet. 

A  la  fin  d'octobre,  on  constata  que  les  Anglais  avaient 
déblayé  leur  camp  de  William-Henry  et  quitté  le  lac 
Saint-Sacrement.  Montcalm  établit  à  Carillon  une  gar- 
nison de  quatre  cents  hommes,  dont  trois  cents  des 
troupes  de  terre  et  cent  de  la  colonie,  sous  le  comman- 
dement de  M.  d'Hébécourt.  Et,  le  4  novembre,  il  par- 
tait pour  Montréal,  en  même  temps  que  le  bataillon  de 
Languedoc,  que  devaient  suivre  de  près  les  autres 
troupes  de  terre,  celles  de  la  marine,  et  les  milices.  La 
campagne  de  1758  était  terminée. 


gue  et  savante  discussion  sur  la  prochaine  et  dangereuse 
attaque  des  ennemis,  quelqu'un  dit  : — Allons-nous  coucher, — 
et  son  avis  fut  suivi  !  Ah  1  Montcalm  I  Montcalm  !  "  ÇLe 
maréchal  de  camp  VesandrouinSf  p.  223.)  Ce  cri  du  cœur  mon- 
tre quels  sentiments  de  confiance  enthousiaste  inspirait  ce 
général  aux  officiers  les  plus  distingués  de  l'armée. 


CHAPITRE  XIV 


En  quartiers  d'hiver.  —  Pénible  situation  des  ofiBciers.  — 
Démarches  de  Montcalm — Excessive  cherté  des  denrées. 
Tarif  comparatif.  —  Départ  de  Bougainville  et  de  Doreil. 
— Vaudreuil  les  accrédite  et  les  discrédite.  —  Péan  passe 
en  France. —  Succession  rapide  des  ministres  au  départe- 
ment de  la  marine Montcalm  retire  sa  demande  de 

rappel — Ses  mémoires  à  la  Cour Défense  de  la  colo- 
nie ;  projet  de  retraite  à  la  Louisiane Correspondance 

familiale. —  Lettres  d'arrière-saison Montcalm  à  Mont- 
réal, durant  l'automne  de  1758. —  Lectures  et  incidents. 

La  saison  rigoureuse  fut  très  hâtive  en  1758,  et  le 
retour  de  Carillon  à  Montréal  excessivement  pénible 
pour  Montcalm  et  ses  troupes.  Sur  le  lac  Champlain  ils 
essuyèrent  un  coup  de  vent  qui  dispersa  les  bateaux  et 
faillit  en  couler  plusieurs.  Le  froid  fut  excessif  et  les 
derniers  détachements  se  virent  arrêtés  par  les  glaces. 
Cependant  le  général  atteignit  St-Jean  sans  encombre. 
"  J'oserais  dire,  écrivait-il  à  Bourlamaque,  que  mon 
bateau  portait  César  et  sa  fortune."  Le  9  novembre  il 
était  rendu  à  Montréal. 

Les  troupes  prirent  leurs  quartiers  d'hiver  :  le  batail- 
lon de  la  Keine  dans  le  gouvernement  de  Québec,  de- 
puis les  Grondines  jusqu'à  Saint- Augustin  ;  celui  de  la 
Sarre  à  l'île  Jésus,  Lachenaie,  Terrebonne,  Mascouche 
et  l'Assomption  ;  celui  de  Royal-Koussillon  à  la  Prairie, 
Longueuil,  Boucherville,  Varennes,  Verchères;  celui 
de  Languedoc,  dans  le  gouvernement  des  Trois-Rivières, 


470  MONTCALM 

depuis  Sainte-Anne  jusqu'à  Batiscan  ;  celui  de  Guy- 
enne, à  Contrecœur,  la  rivière  Chambly,  Saint- Ours, 
Sorel  ;  le  premier  de  Berry,  à  la  côte  de  Beaupré,  le 
second,  à  l'île  d'Orléans  ;  celui  de  Béarn,  au  Sault-au- 
Kécollet,  la  Longue- Pointe,  la  Pointe-aux-Trembles,  la 
rivière  des  Prairies,  Saint-Sulpice,  la  Valtrie,  Repen- 
tigny. 

Le  bien-être  des  officiers  et  des  soldats  préoccupait 
vivement  Montcalm.  Les  premiers  spécialement  lui 
causaient  beaucoup  de  souci,  par  suite  de  la  situation 
difficile  que  leur  faisait  le  retranchement  de  certains 
avantages,  et  du  renchérissement  des  choses  nécessaires 
à  la  vie.  Vers  la  fin  de  la  campagne,  à  Carillon,  il 
y  avait  eu  de  la  fermentation  dans  les  esprits  à  ce 
propos,  et  le  général  avait  pu  craindre  que  cela  ne  dé- 
générât "en  mutinerie  et  en  conduite  indécente  vis-à-vis 
le  marquis  de  Vaudreuil  et  principalement  de  Bigot". 
Bourgainville  écrivait  dans  son  journal  :  "  Il  a  même  dans 
cette  occasion  éprouvé  lui-même  l'injustice  de  la  multi- 
tude, car  il  a  été  accusé  par  une  partie  des  officiers,  dans 
des  discours  publics  qu'il  a  ignorés  et  méprisés,  de  n'avoir 
pas  assez  pris  le  parti  de  l'officier,  ni  assez  représenté. 
Le  marquis  de  Montcalm,  (pour  empêcher  le  progrès  du 
mal  a  fait  rassembler  les  commandants  des  corps,  avec 
deux  capitaines  et  deux  lieutenants  par  bataillon,  pour 
leur  parler  avec  fermeté  et  douceur,  et  leur  commu- 
niquer les  respectueuses  représentations  qu'il  adresse 
en  leur  faveur  aux  ministres  de  la  guerre  et  de  la  marine, 
et  celles  qu'il  adresse  à  M.  le  marquis  de  Vaudreuil  et 
à  M.  Bigot,  pour  demander  un  soulagement  à  la  misère 
de  l'officier  qui,  à  la  vérité,  est  des  plus  grandes.  Il 
faut  cependant  convenir  que  la  conduite  de  l'officier  a 


MONTCALM  471 

^té  jusqu'ici  contradictoire  :  la    bonne  chère  de  leur 
table,    soit    en   campagne,    soit    en    garnison,  le    ton 
d'ostentation  et  de  magnificence  qu'ils  ont  pris  vis-à-vis 
les  colons,  quoique   la  plupart  aient  une  fortune  des 
plus  médiocres,  en  France,  et  que  beaucoup  abusent  de 
la  facilité  à  leur  prêter  ".     Dans  une  lettre  qu'il  écrivit 
à  l'intendant  sur  ce  sujet,   Montcalm   disait  éloquem- 
ment  :  "  Vous  avez  secouru  l'année  dernière  le  peuple. 
L'officier  chargé  de  le  défendre  devient  peuple,  toutes 
les  fois  que  ses  appointements  ne  lui  donnent  pas  de 
quoi  vivre  ".     Afin  de  démontrer  aux  ministres  com- 
bien critique  était  la  situation  de  ses  officiers,  le  géné- 
ral envoya  un  tarif  comparatif  des  provisions,  denrées  et 
marchandises,  en  1758,  1755  et   1743.     L'augmenta- 
tion était  énorme.     Par  exemple,  en  1743,  un  mou- 
ton coûtait  ici  quatre    livres,    il   en    coûtait    dix    en 
1755  et  quarante  en  1758  ;  une  livre   de  lard   coû- 
tait trois  sous  en  1743,  dix  sous  en  1755,  une  livre  et 
dix  sous  en  1758  ;  une  livre  de  beurre  coûtait  cinq  sous 
en  1743,  douze  sous  en  1755,  et  deux  livres  (quarante 
sous,  en   1758^.    Et  ainsi  de  suite.    En  envoyant  ce 
tableau,  Montcalm  écrivait  :   "  Nos  officiers  sont  à  bout 
de  moyens  et  ne  sauraient  vivre  ici.    Leur  état  empire 
tous  les  jours  et  les  denrées  ne  cessent  d'augmenter... 
On  nous  a  retranché  le  bien  vivre,  accordé  pendant  la 
campagne  de  1755  et  1756,  et  on  a  cessé  de  nous  payer 
en  argent,  différence  notable  ".    Sur  les  représentations 
de  Montcalm,  le  gouverneur  et  l'intendant  accordèrent 
un    supplément    de    solde    de    quarante-cinq     livres 

1  —  Journal  de  Montcalm,  p.  472. 


472  MONTCALM 

par  mois  aux  capitaines  et  de  trente  livres  aux  lieu- 
tenants ^ 

Vers  la  fin  de  l'automne,  c'était  toujours  le  moment 
des  grands  courriers  pour  l'Europe,  avant  la  fermeture  de 
la  navigation.  Cette  année,  Montcalm  pouvait  compter 
sur  un  et  même  sur  deux  commissionnaires  éprouvés. 
Nous  avons  vu  qu'il  avait  été  décidé  d'envoyer  Bou- 
gainville  en  France  pour  y  exposer  la  situation.  M. 
Doreil  ayant  obtenu  son  congé,  le  gouverneur  et  le 
général  s'étaient  entendus  pour  le  charger  d'appuyer 
aussi  leurs  représentations  et  leurs  demandes.  Les  deux 
délégués  étaient  des  amis  de  Montcalm.  Il  pouvait 
donc  espérer  que  ses  messages  et  communications  par- 
viendraient à  leur  adresse,  et  ne  seraient  pas  intercep- 
tés, ce  qui  lui  était  arrivé  précédemment,  comme  il 
l'écrivait  le  12  juillet  au  ministre  de  la  guerre  :  "Je 
vois  par  une  lettre  de  M.  de  Paulmy,  du  26  février, 
disait-il,  qu'il  n'avait  point  reçu  mes  paquets  du  4 
novembre  (1757)  qui  contenaient  mes  mémoires  de 
nomination  et  ceux  pour  les  grâces  de  nos  troupes  ; 
je  suis  en  droit  d'en  conclure  qu'ils  ont  été  arrêtés  et 
interceptés  au  bureau  de  la  marine  ;  c'était  du  temps  de 
M.  de  la  Porte.  ^  Si  l'on  doit  en  agir  ainsi,  il  est  inu- 
tile que  j'aie  l'honneur  de  vous  écrire  ". 


1  — M.  Doreil  écrivait  que  la  pension  la  plus  modique,  sans 
pain  et  sans  vin,  était  alors  de  150  livres  par  mois  :  or,  les 
lieutenants  ne  recevaient  que  115  livres,  et  les  sous-lieute- 
nants et  enseignes  100  livres.  (Doreil  au  ministre  de  la  guerre^ 
20  octobre  1758). 

2  —  M.  de  la  Porte,  représenté  dans  un  document  de  l'épo. 
que  comme  *•  l'œil  même  du  ministre  ",  passait  pour  un  affidé 
de  Bigot.     Commis  principal  de   la   marine,  plus  intelligent 


MONTCALM  473 

Montcalm  attachait  avec  raison  une  grande  impor- 
tance à  cette  mission  de  Bougainville  et  Doreil.  "  Bou- 
gainville  passe  en  France,  écrivait-il  à  sa  mère,  Dieu 
veuille  qu'il  y  arrive,  en  ce  cas  il  vous  écrira.  M.  Doreil, 
commissaire-ordonnateur,  y  passe  aussi.  Dans  les  cir- 
constances il  fallait  des  lettres  vivantes  ^."  Et  au  minis- 
tre de  la  guerre  :  **  Il  est  à  souhaiter  que  l'un  et  l'autre 
arrivent,  et  je  vous  conjure  d'ajouter  foi  à  ce  qu'ils  vous 
diront.  M.  de  Bougainville  se  propose  de  nous  revenir» 
car  son  zèle  pour  le  service  ne  connaît  aucune  diffi- 
culté. M.  Doreil  est  un  commissaire  habile,  désinté- 
ressé, capable  de  travail,  Paimant,  homme  de  détail  ;  je 
vous  prie.  Monseigneur,  de  le  bien  traiter  2." 

Vaudreuil  avait  également  accrédité  Bougainville  et 
Doreil  auprès  des  ministres.  Mais  ses  lettres  offraient 
de  singulières  variantes.  Dans  celle  qu'il  donnait  à 
Bougainville  lui-même,  comme  introduction  auprès  du 
ministre  de  la  marine,  il  ^disait:  "  La  situation  actuelle 
de  la  colonie  m'ayant  paru  exiger  que  j'envoyasse  un 
officier  capable  d'en  bien  représenter  toutes  les  circons- 


que  scrupuleux,  il  était  chargé  du  détail  des  colonies.  MM. 
de  Maurepas  et  de  Rouillé  lui  avaient  donné  leur  confiance. 
"  M.  de  Machault,  dit  le  duc  de  Luynes  dans  ses  Mémoires, 
avait  reçu  des  plaintes,  mais  apparemment  qu'il  ne  les  avait 
pas  trouvées  suffisamment  fondées.  M.  deMoras,  ayant  voulu 
examiner  plus  à  fond,  a  demandé  des  détails  à  M.  de  la  Porte, 
qui  a  été  longtemps  à  les  lui  donner  et  a  paru  ne  s'y  prêter 
qu'avec  peine.  M.  de  Moras  en  a  rendu  compte  au  Roi  ".  M. 
de  la  Porte  fut  démis  le  27  janvier  1758,  mais  il  conserva  une 
pension  de  9,000  livres.    (Dussieux,  p.  166). 

1  —  Montcalm  à  sa  mère,  d\i  camp  de  Carillon,  16  octobre 
1758. 

2  —  Montcalm  au  ministre  de  la  guerre,  21  octobre  1758. 


474  MONTCALM 

tances,  j'ai  choisi,  d'accord  avec  M.  le  marquis  de  Mont- 
calm,  M.  de  Bougain ville,  aide- maréchal  des  logis  de 
cette  armée.  Il  est,  à  tous  égards,  plus  en  état  que  per- 
sonne de  remplir  cet  objet.  Trois  campagnes  en  Canada, 
de  l'application,  da  discernement,  l'ont  mis  au  fait  de 
ce  pays  ;  je  lui  ai  donné  mes  instructions  et  vous  pou- 
vez ajouter  toute  créance  à  ce  qu'il  vous  dira  ^."  Quant 
à  Doreil,  le  gouverneur  écrivait  au  ministre  dé  la 
guerre  :  "  J'ai  pleine  confiance  en  lui,  et  l'on  peut  se 
fier  à  lui  entièrement.  Tout  le  monde  l'aime  ici  ^" 
Cependant,  après  avoir  tracé  ces  panégyriques,  de  la 
même  plume,  mais  chargeant  de  style,  il  passait  de 
l'éloge  au  dénigrement  :  "  Dans  la  vue  de  condescendre 
aux  désirs  de  M.  le  marquis  de  Montcalm,  et  de  me 
servir  de  toutes  les  voies  pour  maintenir  l'union  avec 
lui,  disait-il  au  ministre  de  la  marine,  j'ai  accordé  à 
MM.  Doreil  et  Bougainville  une  lettre  de  créance  ; 
mais  je  dois  avoir  l'honneur  de  vous  observer,  Monsei- 
gneur, que  ces  messieurs  ne  connaissent  point  assez 
parfaitement  la  colonie  pour  pouvoir  avoir  l'honneur  de 
vous  en  parler  pertinemment.  Je  dois  d'ailleurs,  Mon- 
seigneur, vous  prévenir  que  ces  Messieurs  étant  créa- 
tures de  M.  de  Montcalm,  abondent  entièrement  dans 
ses  sentiments.  Je  m'attends  qu'ils  tâcheront  d'éteindre 
ou  du  moins  diminuer  les  actions  de  la  colonie  dans 
l'unique  but  d'attribuer  aux  troupes  de  terre  tous  les 
avantages  que  nous  avons  eus  sur  l'ennemi.  Ils  espè- 
rent par  là  faire  leur  cour  au  ministre  de  la  guerre, 
ce  qui  fera   vraisemblablement   leur  objet   principal. 


1  —  Vaudreuil  au  ministre  de  la  marine,  4  novembre  1758. 

2  —  Vaudreuil  au  minisire  de  la  guerrcj  11  octobre  1758. 


MONTCALM  475 

J'ajoute  même,  Monseigneur,  que  ces  deux  Messieurs 
n'ont  pas  pris  peu  de  part  aux  propos  indécents  dont 
j'ai  été  dans  le  cas  de  me  plaindre  dans  une  de  mes 
lettres  à  M.  de  Moras  \'*  Recommander  en  même 
temps  la  confiance  et  la  défiance,  accréditer  et  discré- 
diter à  la  fois,  c'était  là,  il  faut  bien  l'admettre,  un  acte 
de  duplicité  fâcheuse.  Et  il  est  vraiment  regrettable 
pour  M.  de  Vaudreuil  que  l'on  puisse  ainsi  confronter 
aujourd'hui  ses  lettres  contradictoires.  Une  rigoureuse 
droiture  ne  permet  pas  de  telles  manœuvres. 

Le  véritable  interprète  de  la  pensée  du  gouverneur, 
son  porte-parole  choisi,  était  déjà  rendu  en  Europe. 
C'était  M.  Péan.  Il  était  parti  depuis  le  mois  d'août, 
apparemment  pour  aller  faire  soigner  un  bras  dont  il 
souffrait,  mais  aussi,  semblait-il  pour  quelque  autre 
objet.  M.  Doreil  écrivait  à  ce  propos  :  "  Il  passe  en 
France  sous  prétexte  de  prendre  les  eaux  de  Barèges 
pour  des  douleurs  à  un  bras  ;  je  crois  qu'il  en  a  besoin, 
mais  je  suis  convaincu  qu'on  ne  l'aurait  pas  laissé  aller 

cette  année  sans  quelque  raison  particulière Il  a 

fait  une  fortune  si  rapide  depuis  huit  ans  qu'on  lui 

donne  deux  millions Regardez-le  comme  une  des 

premières  causes  de  la  mauvaise  administration  de  ce 
malheureux  pays.  Je  vous  ai  dit  qu'il  était  riche  de 
deux  millions  ;  je  n'ai  osé  dire  quatre,  quoique  d'après 
tout  le  public  je  le  pouvais  ".  ^  Péan  était  porteur 
d'une  lettre  de  M.  de  Vaudreuil,  dont  l'accent  chaleu- 
reux ne  laissait  aucun  doute  sur  le  sentiment  qui 
l'avait  dictée  :  "  M.  Péan,   aide-major   de   Québec,   y 


1  —  Vaudreuil  au  ministre  de  la  marine,  3  novembre  1758. 

2  —  Doreil  au  ministre  de  la  guerre,  12  août,   31    août  1758. 


476  MONTCALM 

lisait-oD,  aura  l'honneur  de  vous  remettre  cette  lettre  ; 
il  est  très  en  ëtat  d'entrer  avec  vous,  Monseigneur,  dans 
tous  les  détails  que  vous  jugerez  à  propos  de  lui  deman- 
der relativement  à  cette  colonie,  qu'il  connaît  au  mieux. 
C'est  Pofiûcier  en  qui  j'ai  le  plus  de  confiance.  J'ai 
l'honneur  de  vous  demander  vos  bontés  en  sa  faveur  ".  ^ 
M.  Péan  était  parti  le  13  août.  MM.  de  Bougain- 
ville  et  Doreil  ne  partirent  que  le  12  novembre.  ^ 
Montcalra  avait  chargé  son  aide  de  camp  de  nombreux 
mémoires  et  d'une  volumineuse  correspondance  pour 
les  ministres  et  pour  sa  famille.  C'était  surtout  au 
maréchal  de  Belle-Isle,  et  à  son  collaborateur  M.  de 
Crémille,  qu'il  adressait  ses  observations,  exposait  ses 
vues  et  faisait  ses  demandes  officielles.  Le  peu  de  satis- 
faction qu'il  avait  eu  avec  le  département  de  la  marine, 
l'avait  déterminé  à  s'imposer  de  ce  côté  une  grande 
réserve.  D'ailleurs,  M.  de  Moras,  auprès  de  qui  des 
relations  de  famille  lui  avait  permis  de  se  montrer  plus 
confiant,  n'était  plus  ministre.  Au  milieu  de  l'été,  des 
lettres  de  France  avait  annoncé  sa  retraite,  après  seule- 
ment seize  mois  d'administration.  "  M.  de  Moras  s'est 
retiré  le  24  mai,  écrivait  Bigot,  en  apprenant  cette  nou- 
velle ;  M.  de  Massiac,  lieutenant-général  de  la  marine, 
l'a  remplacé  ;  M.  Le  Normand  est  adjoint.  Nous  en 
changeons  comme  de  chemise  ;  aussi  nos  affaires  vont 
mal  par  terre  et  par  mer  ^  ".  Qu'aurait-il  dit  s'il  avait 
su,  au  moment  du  départ  de  Bougainville,  que  M.  de 


1  —  Vaudretiil  au  ministre  de  la  guerre,  6  août  1758. 

2  —  Journal  de  Mon icalm,  p.  482 Bougainville  avait  pris 

passage  î-ur  la  Victoire  et  Doreil  sur  V Outarde. 

3 —  Bigot  au  chevalier  de  Lévis,  22  août  1758. 


MONTCALM  477 

Massiac,  lui  aussi,  s'était  déjà  évanoui  comme  un  fan- 
tôme, et  avait  été  remplacé  par  M.  de  Berryer,  le  1er 
novembre  1758,  après  cinq  mois  de  ministère.  Cette 
instabilité  ministérielle,  qu'il  ne  connaissait  pourtant 
pas  encore  dans  toute  son  étendue,  faisait  dire  à  Mont- 
calm  :  "  Nos  ministres  changent  si  souvent  que  j'aime 
mieux  la  protection  de  Cadet  pour  avoir  du  vin  à  cent 
écus,  la  campagne  prochaine,  que  celle  d'aucun  de  ces 
messieurs  ^  ". 

Dans  ses  lettres  officielles,  Montcalm  se  montrait 
résolu  à  faire  l'impossible  pour  sauver  l'honneur  des 
armes  françaises  et  résister  au  formidable  assaut  que  la 
colonie  allait  subir  durant  la  prochaine  campagne.  On 
a  vu  qu'il  avait  demandé  instamment  son  rappel  après 
la  victoire  de  Carillon.  Mais  au  lendemain  des  capitu- 
lations de  Louisbourg  et  de  Frontenac,  il  avait  déclaré 
au  maréchal  de  Belle-Isle  qu'il  n'entendait  pas  déserter 
un  poste  devenu  si  périlleux  :  "  J'avais  demandé  mon 
rappel  après  la  glorieuse  journée  du  8  juillet,  lui  écri- 
vait-il, mais  puisque  les  affaires  de  la  colonie  vont  mal, 
c'est  à  moi  de  tâcher  de  les  réparer  ou  d'en  retarder  la 
perte  le  plus  qu'il  me  sera  possible".  Depuis  lors, 
toutes  ses  lettres  à  la  cour  respiraient  la  même  héroïque 
résolution.  Il  exposait  la  situation  dans  sa  terrible 
réalité  :  les  Anglais  mettant  en  ligne  des  armements 
formidables,  et  se  préparant  à  lancer  contre  nous  plus 
de  cinquante  mille  hommes  ;  notre  impuissance  d'oppo- 
ser à  cette  masse  d'ennemis  plus  de  sept  à  huit  mille 
combattants  effectifs  ;  notre  pénurie  de  vivres  et  de 
munitions  ;  l'immense  étendue  de  nos  frontières  vulné- 

1  —  Montcalm  à  Bourîamaque,  27  novembre  1758. 


478  MONTCALM 

rables.  Il  représentait  que  la  paix  seule  pourrait  em- 
pêcher le  Canada  de  succomber.  Et  il  ajoutait  :  "  Qui 
écrira  le  contraire  de  ce  que  j*avanc3,  trompera  le  Roi  ; 
quelque  peu  agréable  que  cela  soit,  je  dois  l'écrire  comme 
citoyen.  Ce  n'est  pas  découragement  de  ma  part  ni  de 
celle  des  troupes,  résolus  de  nous  ensevelir  sous  les 
ruines  de  la  colonie  ".  ^ 

Montcalm  n'avait  pas  d'illusion.  Il  voyait  claire- 
ment l'impossibilité  de  la  victoire  finale.  Il  savait  que 
la  mère-patrie,  épuisée  par  la  guerre  désastreuse  qu'elle 
soutenait  en  Europe,  était  incapable  du  puissant  effort 
qui  eût  été  nécessaire  pour  égaliser  les  chances  en 
Amérique.  Même  en  escomptant  une  détermination 
et  une  action  énergiques  de  la  part  du  gouvernement 
de  Louis  XV  en  faveur  du  Canada,  il  se  disait  que 
l'hégémonie  de  l'Océan  conquise  par  l'Angleterre  para- 
lyserait leur  efficacité.  "  En  proposant  le  seul  moyen 
pour  parer  aux  forces  immenses  des  Anglais,  disait-il, 
je  ne  crains  que  trop  qu'il  ne  soit  pas  possible  à  la 
France  d'envoyer  ce  secours,  vu  la  supériorité  de  la 
marine  anglaise  ".  Hélas  !  on  était  loin  des  jours  de 
Jean  Bart,  de  Tourville  et  de  Duguay-Trouin  ! 

C'était  cette  vision  si  claire  de  la  situation  qui, 
durant  tout  l'automne  de  1758,  poussait  Montcalm  à 
écrire  et  à  faire  écrire  aux  ministres  que  la  paix  était 
d'une  impérieuse  urgence.  "  La  paix  est  nécessaire  ou 
le  Canada  est  perdu,"  répétait-il  au  maréchal  de  Belle- 
Isle  ;  et  Doreil,  en  son  nom  comme  en  celui  du  général, 
poussait  le  même  cri  :  "  La  paix,  la  paix.  Monseigneur, 

1  —  Montcalm  au  minisire  de  la  guerre^  13  septembre  1758. 


MONTCALM  479 

n'importe  à  quel  prix  pour  les  limites  ;  on  y  gagnera 
même,  si  Ton  travaille  bien  lorsqu'elle  sera  conclue." 
Toutefois,  Montcalm  comprenait  parfaitement  qu'il 
ne  sufi&t  pas  désirer  la  fin  d'une  guerre  pour  la  voir 
finir.  Et,  dans  ses  mémoires  confiés  à  Bougainville,  il 
indiquait  ce  qui  lui  semblait  absolument  nécessaire  pour 
affronter  l'imminente  invasion.  Ce  nécessaire,  c'était 
d'abord  le  plus  de  vivres  possibles  ;  de  la  poudre  en 
quantité  considérable  ;  des  mortiers  et  des  bombes  ;  un 
train  d'artillerie  de  campagne  avec  un  détachement  à  la 
suite  ;  un  grand  nombre  de  fusils,  des  marchandises  de 
traite  pour  conserver  dans  notre  alliance  quelques  sau- 
vages ;  mille  hommes  au  moins  de  recrues,  avec  leurs 
armes  et  leurs  vivres  pour  dix-huit  mois.  Montcalm 
demandait  encore  des  ordres  pour  l'incorporation  de 
trois  mille  miliciens  dans  les  bataillons  de  terre  et  de 
marine,  pour  l'érection  de  batteries  le  long  du  fleuve,  en 
bas  de  Québec,  pour  la  construction  de  redoutes  et  de 
retranchements.  Il  prop  osait  aussi,  au  cas  où  Québec 
serait  pris,  et  que  toute  résistance  deviendrait  impossi- 
ble, un  grand  projet  de  retraite  sur  la  Louisiane  avec 
les  huit  bataillons,  les  détachements  du  génie  et  de  l'ar- 
tillerie, et  l'élite  des  troupes  de  la  marine.  L'avantage 
de  ce  projet  était  "  de  conserver  au  Koi  un  bon  corps 
de  troupes,  de  sauver  la  Louisiane  ;  de  faire  honneur  à 
la  nation  française  ;  la  retraite  des  dix  mille  immorta- 
lisa la  Grèce."  Cette  opération  hardie,  cette  évasion  inat- 
tendue d'une  armée  que  les  Anglais  croiraient  d'avance 
prisonnière,  et  qu'ils  auraient  l'humiliation  de  voir  leur 
glisser  entre  les  doigts,  cette  prodigieuse  évolution  du 
Saint-Laurent  au  golfe  du  Mexique,  séduisait  Montcalm. 
Il  écrivait  à  Bourlamaque  le  27  novembre  :  "  Bougain- 


480  MONTCALM 

ville  m'a  écrit  que  vous  avez  goûté  toutes  mes  vues,  et 
notamment  in  eoctremis  ma  retraite  à  la  Louisiane, 
pourvu  que  le  ministre  l'ordonne  à  Vaudreuil,  et  que 
celui-ci  y  travaille  d'avance.  Canots  nécessaires  pour 
seize  cents  hommes  d'élite,  huit  cents  Canadiens,  avec 
les  vivres  en  biscuits,  lard,  farine,  quelques  marchandi- 
ses, porcelaine,  colliers,  quelques  cais3es  de  fusils,  etc. 
Je  me  charge,  Belle-Rivière  occupée  ou  non,  de  vous 
mener  aux  Illinois,  quand  même  l'ennemi  serait  maître 
de  Québec  et  de  Saint-Jean.  Quatre  jours  d'avance  me 
suffisent  et  des  certificats  payables  à  la  Louisiane  ^  ". 
Cette  retraite  eût-elle  été  praticable  en  1759  ou  1760, 
lorsque  les  Anglais  se  furent  rendus  maîtres  de  Nia- 
gara et  du  haut  Saint- Laurent  ?  Montcalm  ne  l'eût 
sans  doute  pas  cru  alors.  Mais,  assurément,  en  1758, 
une  telle  conception  n'en  était  pas  moins  grandiose. 

Nous  avons  vu  que  Montcalm  avait  annoncé  à  sa 
mère  le  départ  de  Bougainville  pour  la  France.  Le 
général,  séparé  des  siens  par  huit  cents  lieues  d'Océan, 
avait  confié  pour  eux  à  ce  fidèle  officier  de  nombreux 
messages.  Durant  la  campagne,  en  dépit  de  ses  préoc-^ 
cupations  accablantes,  de  ses  tracasseries  et  de  ses  mul- 
tiples déplaisirs,  il  n'avait  pas  cessé  de  leur  griffonner 
à  la  hâte  ces  billets  alertes  et  brefs  qui  portaient  tant 
de  joie  aux  châtelaines  de  Candiac  Les  menus  faits 
d'intérêt  personnel  y  trouvaient  place  à  côté  des  inci- 
dents et  des  sollicitudes  d'ordre  public.  Nous  transcri- 
vons çà  et  là  quelques  passages  :  "  Je  crois,  écrivait-il 
le  20  août  à  sa  mère,  que  plus  de  la  moitié  de  mes  pro- 
visions et  ce  que  j'avais  demandé  à  Paris  est  pris.   Je 

1  —  Lettres  de  Bourlamaquej  p.  2S0. 


MONTCALM  481 

m'en  console,  l'argent  me  touche  peu  pourvu  que  je 
vous  rejoigne  tous  en  bonne  santé".  Le  25  septembre, 
il  adresse  à  sa  femme  et  à  sa  mère  ces  lignes  affectueu- 
ses :  "  Ma  mère  et  ma  très  chère  et  bien  aimée  épouse, 
cette  lettre  par  M.  de  Bougainville  que  sa  mauvaise  santé 
fait  repasser  en  France,  dont  bien  me  fâche,  l'aimant 
beaucoup.  S'il  arrive  à  Paris  il  vous  écrira  et  vous  par- 
lera de  moi,  du  moment  de  son  départ  à  la  fin  d'octo- 
bre ou  premiers  jours  de  novembre.  Deux  idées  qu'il  a 
et  moi  aussi  pour  mariage  fille  et  fils  ;  la  première  roma- 
nesque, chimérique  me  plairait  et  devrait  plaire,  la  deu- 
xième bonne  et  faisable...  Kespect,  amour,  amitié,  ten- 
dresse vous  sont  dus  et  conservés  dans  toute  leur  éten- 
due. J'embrasse  mes  chers  enfants.  Le  cadet  chevau- 
léger,  puis  capitaine  à  mon  retour  ".  Le  16  octobre,  il 
annonce  à  sa  mère  qu'il  vient  de  recevoir  deux  de  ses 
lettres,  puis  il  ajoute  :  "  J'en  ai  reçu  une  de  seize  pages 
de  mon  fils\  bien  écrite,  un  peu  style  du  siècle,  les 
détails  militaires  bien.  Elle  est  du  18  février,  un  peu 
trop  de  princes  et  de  comtes  d'empire  ;  grande  amitié 
avec  un  frère  de  la  comtesse  de  Bavière  qui  Pavait 
engoué  d'une  affaire  trop  bonne  pour  lui.  Mon  fils  est 
jeune  et  ne  doute  de  rien  et  s'engoue  aisément,  M.  de  la 
Bourdonnaye  m'écrit  que  le  chevalier  ^  est  grand  comme 
un  chêne,  un  peu  efiûlé.  Croyez- vous  que  je  ne  sois  pas 
inquiet  de  n'avoir  aucune  nouvelle  ?  Ma  santé  assez  bonne 
malgré  des  fatigues  grandes.  Après  le  siège  de  Frontenac, 

1  —  Le   comte    de   Montcalm   (Louis-Jean- Pierre- Marie), 
mestre  de  camp  du  régiment  de  cavalerie  de  Montcalm. 

2  —  Gilbert-François-Déodat,  chevalier  de  Montcalm,  plus 
tard,  chevalier  de  Malte. 

31 


482  MONTCALM 

que  j'avais  prévu,  annoncé,  et  facile  à  éviter,on  m'a  appelé 
à  Montréal  :  le  médecin  après  la  mort...  J'ai  grand  besoin 
de  repos,  je  dois  dix  mille  écus,  et  je  vieillis  bien.  Je 
compte  n'être  à  Montréal  qu'avec  les  glaces  du  20  au  25 
novembre.  Je  vais  me  reposer  jusqu'à  Noël  ;  de  là  à 
Québec,  janvier  et  février  ;  mars,  avril  à  Montréal  ; 
sans  doute  revenir  ici  où  une  affaire  qui  sera  décisive. 
Les  Anglais  sont  au  moins  six  contre  un...  J'embrasse 
tendrement  la  très  chère  que  j'aime  au  delà  de  toute 
expression.  Je  ne  vous  envoe  rien  cette  année;  je  n'ai 
pas  eu  le  temps  d'y  songer.  J'embrasse  ma  fille  et 
suis  entièrement  à  vous,  ma  mère,  avec  autant  d'atta- 
chement que  de  respect."  Onze  jours  plus  tard  il  infor- 
mait sa  femme  que  la  campagne  était  terminée  :  "  Enfin, 
ma  très  chère  et  bien-aimée,  les  ennemis  commencent 
à  abandonner  leur  camp...  Je -me  dispose  à  commencer 
de  faire  défiler  nos  bataillons...  Je  ferai  l'arrière -garde 
et  je  laisserai  mes  deux  forts  de  Carillon  et  de  Saint- 
Frédéric,  que  j'ai  couverts  toute  la  campagne  avec  des 
forces  bien  inégales,  avec  leurs  garnisons  bien  approvi- 
sionnées et  de  bons  blindages.  En  voilà,  Dieu  merci, 
jusqu'aux  premiers  jours  de  mai,  car  si  Dieu  n'y  met  la 
main,  il  faudra  se  battre  courageusement  la  campagne 
prochaine...  Adieu!  mon  cœur,  aimez-moi,  je  souge 
fort  à  vous,  je  vous  aime  beaucoup  et  ma  mère.  J'em- 
brasse ma  fille.  Quand  reverrai-je  mon  Candiac  ?  Il 
faut  que  ma  santé  soit  bonne,  mais  elle  s'use  par  le 
travail,  car  il  faut  être  tout  ici,  et  de  tout  métier.  Je 
t'aime  plus  que  jamais." 

Bougainville  et  Doreil  étaient  partis  le  12  novembre. 
Mais  ayant  appris  qu'il  restait  encore  devant  Québec 
un  petit  bâtiment,  la  goélette  la  Sérieuse^  sur  le  point 


MONTCALM  483 

d'appareiller  pour  la  France,  Montcalm  se  risqua  à 
écrire  une  dernière  fois  à  sa  femme,  ainsi  qu'à  son  beau- 
frère,  M.  de  la  Bourdonnaye.  A  la  première  il  disait  : 
"  Quoique  nos  troupes  soient  parties  de  meilleure 
heure,  ma  très  chère  et  bien  aimée,  qu'en  1755  et  1756, 
nous  avons  éprouvé  sur  le  lac  Champlain  un  coup  de 
vent  qui  a  dispersé  notre  flotte  de  bateaux  comme  ceux 
de  Saint-Cloud.  Cela  a  été  suivi  de  froid  qui  nous  a 
fait  craindre  de  rester  dans  les  glaces  ;  mais  Dieu  merci, 
avec  beaucoup  de  misère,  d'embarras,  tout  est  rentré 
dans  ses  quartiers  et  la  misère  oubliée,..  Le  chevalier 
de  Lévis  a  couru  personnellement  quelque  risque  ;  pour 
moi  j'avais  au  milieu  de  la  tempête,  le  bateau  qui  por- 
tait César  et  sa  fortune...  Je  souhaite  que  mon  fils, 
se  soit  bien  tiré,  que  le  chevalier  étudie  bien,  que  mes 
filles  se  portent  à  merveille,  ma  mère  et  vous  tous,  ma 
très  chère  que  j'aime  tendrement  pour  toujours  ".  ^ 

A  M.  de  la  Bourdonnaye,  il  écrivait  :  "  Nous  voici 
enfin  bien  tranquilles  jusqu'en  mai.  Nous  avons  des 
nouvelles  de  la  Belle-Rivière  du  23,  nous  y  avons  en- 
core eu  un  avantage  le  15  octobre;  il  en  coûte  150 
hommes  aux  Anglais  ;  je  la  crois  sauvée  pour  cette 
année  ;  à  nouveaux  faits,  nouveaux  conseils.  Les 
Anglais  ont  abandonné  Gaspé.  Nous  avons  fait  de 
notre  mieux  en  1756,  1757,  1758  ;  ainsi  soit  en  1759, 
Dieu  aidant,  si  vous  ne  faites  la  paix  en  Europe. 
Je  reste  ici  novembre  et  décembre  ;  janvier  et  février  à 
Québec,  mars  et  avril  ici  ;  voilà  mon  itinéraire  pour 


1  —  Montcalm  àsafemmey  14  novembre  1758. — Cette  lettre 
était  adressée:  "à  madame  la  marquise  de  Montcalm,  à 
Montpellier  ". 


484  MONTCALM 

l'hiver.  Quand  irai-je  en  carrosse  au  lieu  de  bateau  et 
de  traîneau,  et  quand  vous  verrai-je  ?  "  ^ 

Uautomne  de  1758  ayant  été  plus  doux  que  ne  le 
faisait  prévoir  ses  débuts,  on  annonça  le  départ  d'un 
autre  navire  pour  la  France,  et  Montcalm  voulut  encore 
en  profiter.  Le  21  novembre  il  adressait  à  madame  de 
Saint- Véran  ces  quelques  lignes  :  "  Sûrement,  si  le  Cra- 
quelin, qui  part  le  24,  arrive  à  bon  port,  vous  me  sau- 
rez gré,  ma  mère,  de  vous  écrire  jusqu'au  dernier 
moment  pour  vous  répéter  cent  fois  qu'occupé  du  des- 
tin de  la  Nouvelle-France,  de  la  conservation  des  trou- 
pes, de  l'intérêt  de  l'Etat  et  de  ma  propre  gloire,  je 
songe  toujours  à  vous  et  à  la  très  chère,  que  j'embrasse 
ainsi  que  tous  mes  proches.  Ma  santé  bonne,  quoique 
échauffée  ;  je  vais  me  droguer  un  peu,  une  petite  méde- 
cine, mauvaise  habitude  nécessaire  à  la  fin  des  campa- 
gnes, où  je  ne  suis  pas  les  maximes  de  M.  le  Roy  qui 
veut  qu'en  mangeant  on  ait  l'esprit  libre  ;  je  vous  jure 
que  je  ne  l'ai  jamais.  Je  crois  que  cette  campagne  vous 
aura  donné  de  l'inquiétude  ;  Dieu  sur  tout  !  Dieu  veuille 
que  le  comte  de  Montcalm  s'en  soit  bien  tiré.  Faites 
donc  la  paix  ;  ce  n'est  pas  qu'en  tout  événement  j'espère 
pour  1759". 

Dans  les  derniers  jours  de  novembre,  une  goélette, 
V Extravagante,  partie  de  France  le  15  août,  arriva  à 
Québec.  On  résolut  de  l'y  renvoyer  sans  retard  avec 
un  dernier  courrier,  et  Montcalm  reprit  la  plume. 
**  J'écrivais  à  ma  mère,"  disait-il  à  sa  femme  dans  un 
billet  daté  du  29  novembre  ;  "  ma  lettre  n'a  pu  partir 


1 — A   monsieur  de  la   Bourdonnayef   conseiller   d^Etat,    à 
Parié,  14  novembre  1758. 


MONTCALM  485 

par  la  goélette  la  Sérieuse,  mais  elle  part  par  celle-ci. 
Je  pourrais  me  dispenser  par  conséquent  de  vous  écrire 
n'ayant  rien  de  nouveau  à  vous  apprendre,  mais  je  suis 
bien  aise  de  vous  donner  de  mes  nouvelles  jusqu'au 
dernier  moment  et  autant  que  possible.  Ma  santé  est 
assez  bonne,  ainsi  soit  de  la  vôtre.  Voici  le  temps  du 
repos.  Je  ne  m'attendais  pas  que  nous  fissions  partir  un 
bâtiment  aussi  tard  pour  la  France.  J'en  profite  pour 
vous  renouveler  les  sentiments  avec  lesquels  je  serai 
toute  ma  vie  entièrement  à  vous.  J'embrasse  ma  mère, 
mes  enfants,  mes  sœurs  et  le  cher  Massilan.  On  ne 
peut  t'aimer  plus  véritablement,  mon  cher  cœur  ^."  On 
sent  dans  toutes  ces  lettres  à  sa  femme,  à  sa  mère,  à  son 
beau-frère,  que  la  pensée  de  Montcalra  tendait  sans 
cesse  vers  Candiac,  vers  Montpellier,  vers  la  famille  et 
le  pays  dont  il  était  séparé  par  le  vaste  Océan.  Il  avait 
la  nostalgie  de  la  France  et  du  foyer  lointains.  Un 
secret  pressentiment  l'avertissait-il  qu'il  ne  les  reverrait 
jamais  ? 

Comme  nous  l'avons  vu  plus  haut,  il  devait  partager 
son  automne  et  son  hiver  entre  Montréal  et  Québec. 
Jusqu'à  la  fin  de  décembre  il  séjourna  dans  la  première 
de  ces  deux  villes.  A  part  une  couple  d'incideots  assez 
piquants,  que  nous  relaterons  plus  loin,  il  y  mena  la  vie 
la  plus  tranquille  et  la  plus  monotone,  sortant  peu, 
lisant  beaucoup,  et  trouvant  les  journées  fort  longues. 
On  se  demandera  peut-être  quelles  lectures  occupaient 
ses  heures  de  réclusion.  Une  lettre  à  Bourlamaque 
nous  l'apprend.  Il  lisait  avec  le  plus  vif  intérêt  le  Dic- 


1 — A  madame  la   marquise  de    Montcalm,  à  Montpellier j 
Montréal,  29  novembre  1758. 


486  MONTCALM 

tionnaire  encyclopédique,  qui  était  encore  à  ce  moment 
dans  toute  sa  nouveauté  et  toute  sa  vogue.  Cette  vaste 
entreprise  littéraire,  philosophique  et  scientifique,  dont 
l'influence  devait  être  si  pernicieuse,  avait  été  arrêtée  en 
1752,  après  l'impression  des  deux  premiers  volumes. 
Puis,  l'interdiction  ayant  été  levée,  en  1758  sept 
volumes  avaient  déjà  paru.  Malheureusement  beau- 
coup des  travaux  contenus  dans  cette  publication  por- 
taient la  marque  de  l'esprit  sceptique  et  antireligieux 
qui  inspirait  tant  d'écrivains  de  l'époque.  Toutefois, 
dans  plusieurs  de  ses  parties,  elle  était  instructive  et 
attrayante.  A  l'étranger,  aussi  bien  qu'en  France,  elle 
obtenait  un  grand  succès.  Les  gens  du  monde  y 
recherchaient  ce  qui  pouvait  amuser  leurs  loisirs  ;  les 
hommes  d'étude  y  trouvaient  des  informations  et  des 
renseignements  précieux.  Montcalm,  dont  l'esprit  cul- 
tivé aimait  à  se  tenir  au  courant  des  publications  nou- 
velles, faisait  diversion  à  ses  ennuis  et  à  ses  anxiétés 
en  parcourant  les  énormes  in-folios  de  l'Encyclopédie, 
mais  il  y  faisait  un  choix.  "  J'ai  entrepris,  écrivait-il 
à  Bourlamaque,  la  lecture  de  suite  du  Dictionnaire 
encyclopédique,  en  sautant  les  articles  que  je  ne  veux 
pas  savoir,  ceux  que  je  ne  puis  comprendre  ".  Il  de- 
mandait à  la  lecture  et  à  l'étude  l'oubli  de  ses  alarmes 
et  de  ses  sombres  pronostics.  Jamais  son  état  d'esprit 
n'avait  été  plus  pénible  que  durant  ces  mois  de  novem- 
bre et  décembre  1758.  Loin  des  êtres  aimés  que  son 
absence  et  ses  périls  plongeaient  dans  les  angoisses  ;  loin 
de  ses  anciens  compagnons  de  gloire,  dont  la  valeur 
se  déployait  là  bas  sur  un  plus  vaste  théâtre  ^  ;  pri- 

1  —  Plus  vaste,  bien  entendu,  au  point  de  vue  des   opéra- 
tions, mais  non  pas  au  pointde  vue  géographique  et  physique. 


MONTCALM  487 

sonnier  du  devoir,  à  ce  poste  perdu  où  il  luttait  pour 
retarder  de  quelques  mois  peut-être  une  catastrophe 
inévitable  ;  entouré  de  malveillance  et  de  suspicion  ; 
témoin  impuissant  de  dilapidations  impudentes  et  de 
rapines  éhontées  ;  il  portait  le  poids  écrasant  d'une  tâche 
surhumaine,  puisque  de  lui  surtout,  dans  ces  condi- 
tions désastreuses,  dépendaient  l'honneur  de  la  vieille 
France  et  le  salut  de  la  nouvelle.  Son  âme  ardente  et 
vaillante  ne  fléchissait  pas,  mais  des  vagues  de  tristesse 
venaient  parfois  Passaillir  et  la  submerger.  On  ne 
saurait  lire  son  journal  et  ses  lettres  de  cette  épo- 
que sans  ressentir  une  sympathie  et  une  admira- 
tion profondes  pour  le  noble  cœur  et  le  fier  esprit 
qui  s'y  révèlent.  Le  patriotisme  et  la  grandeur 
morale  y  parlent  le  plus  émouvant  langage.  Cer- 
taines pages  sont  frémissantes  de  douleur  et  d'in- 
dignation. Après  avoir  exposé  tout  un  système  de 
concussion,  il  écrit  à  Bourlamaque  :  ''  C'est  de  quoi 
pleurer  ;  je  n'en  ai  pas  dormi,  et  je  crois  que  si  la 
guerre  dure,  il  y  a  à  gagner  de  la  perdre."  Et  plus  loin  : 
"  Passez-moi  le  désordre  de  ma  lettre,  il  ressemble  à 
celui  de  mon  imagination,  car  je  n'ai  pas  dormi,  toute 
la  nuit,  des  voleries  de  la  Belle-Rivière  et  de  l'ineptie. 
Pauvre  Roi!  Pauvre  France?  carapatria.  Brûlez  ma 
lettre,  car  ces  horreurs  ne  seront  jamais  crues,  et  si 
vous  vous  affectez,  comme  moi,  la  maladie  augmen- 
tera." Un  autre  jour,  il  écrit  ces  lignes  où  se  trahit  tant 
d'amertume  :  "  J'aurai  dans  quelque  temps  quarante- 
sept  ans.  La  dignité  de  maréchal  de  France  me  flatte- 
rait autant  qu'un  autre  ;  il  serait  beau  de  l'avoir  dans 
six  ans,  mais  l'acheter  par  cette  vie  serait  trop  cher." 
Mais  c'est  dans  son  journal  surtout  qu'il  laisse  déborder 


488  MONTCALM 

son  cœur.  "  0  Roi  !  digne  d'être  mieux  servi,  s'ëcrie-t- 
il  ;  chère  patrie  écrasée  d'impôts  pour  enrichir  des  fri- 
pons et  des  avides  !  et  que  tout  y  concourt  !  Gardeiai-je 
mon  innocence  comme  j'ai  fait  jusqu'à  présent  au 
milieu  de  la  corruption  ?  J'aurai  défendu  la  colonie,  je 
devrai  dix  mille  écus,  et  je  verrai  s'être  enrichi  un  Ralig, 
un  Coban,  un  Cécile,  un  tas  d'hommes  sans  foi,  des  va- 
nu- pieds  intéressés  dans  l'entreprise  des  vivres,  gagnant 
dans  un  an  des  quatre  ou  cinq  cent  mille  livres,  qui 
font  des  dépenses  insultantes  ;  un  Maurin,  commis  à 
cent  écus,  avorton  de  nature,  escargot  par  la  figure, 
voyager  avec  une  suite  de  calèches  et  de  carrioles, 
dépenser  plus  en  voitures,  en  harnais,  en  chevaux  qu'un 
jeune  fermier  général  fat  et  étourdi.  Et  cette  manuten- 
tion des  vivres,  une  entreprise  formée  du  temps  de  M. 
de  la  Porte,  qui  y  était  de  part  !  La  France  ne  produira 
donc  jamais  à  la  tête  de  la  marine  un  ministre  éclairé, 
réformateur  des  abus  ?  Les  concussions  de  Verres,  celles 
de  Marins  dont  parle  Juvénal,  n'en  approchent  pas." 
On  ne  saurait  lire  cette  explosion  généreuse  d'indi- 
gnation patriotique  sans  se  sentir  ému.  L'homme  qui  sen- 
tait et  écrivait  ainsi  n'était  pas  d'une  trempe  vulgaire. 
Nous  n'avons  pas  dissimulé  ses  erreurs  d'appréciation 
et  d'attitude.  Mais  tout  compte  fait,  nous  estimons  que 
Montcalm  était  la  plus  brillante  et  la  plus  attachante 
figure  du  groupe  militaire  et  administratif  auquel 
étaient  liées  à  ce  moment  les  destinées  de  la  Nouvelle- 
France.  On  voyait  se  manifester  en  lui  non  seulement 
les  qualités  du  soldat,  mais  celles  du  penseur,  du  philo- 
sophe et  du  politique.  Par  sa  culture  intellectuelle,  son 
érudition,  son  expérience  acquise  dans  les  campagnes 
d'Italie  et  d'Allemagne,    par  son  esprit  primesautier. 


MONTCALM  489 

son  style  alerte,  sa  chaude  éloquence,  en  un  mot,  par 
la  variété  de  talents  qui  le  distinguait  ^  il  dominait  et 
éclipsait  la  terne  et  médiocre  personnalité  de  Vaudreuil. 
Il  était  aussi  supérieur  à  Lévis,  quoique  ce  dernier 
eût  une  incontestable  valeur.  Montcalm  avait  plus  de 
connaissances,  plus  d'élévation  d'esprit,  plus  d'étude, 
plus  d'idées  générales.  Son  lieutenant  ne  l'emportait 
sur  lui  que  par  la  circonspection  du  caractère  et  la  pon- 
dération des  facultés.  La  physionomie  du  chevalier  de 
Lévis  n'a  pas  encore  été  étudiée  à  fond,  nous  semble-t-il. 
Il  avait  de  l'intelligence,  de  l'éducation  et  de  l'instruc- 
tion, sans  être  un  lettré.  A  défaut  d'une  grande  con- 
naissance des  livres,  il  possédait  une  utile  science  des 
hommes.  Il  était  calme,  froid,  avisé  et  perspicace. 
Passé  maître  dans  l'art  de  bien  vivre  avec  tout  le 
monde,  il  savait  adroitement  se  tenir  en  dehors  des 
querelles  d'autrui,  et  conduisait  sa  barque  avec  une 
dextérité  merveilleuse  au  milieu  des  écueils.  Il  gagna 
et  conserva  la  confiance  et  l'amitié  d'hommes  que  sépa- 
raient la  plus  violente  antipathie.  C'est  ainsi  que 
Vaudreuil  chantait  ses    ouanges,  et  que  Montcalm  lui 


1  —  C'est  cette  variété  de  talents  que  Doreil  signalait  dans 
sa  lettre  du  31  juillet  1758  au  ministre  de  la  guerre.  "  Si  la 
guerre  doit  durer  encore  ou  non,  si  l'on  veut  sauver  ou  éta- 
blir le  Canada  solidement,  que  Sa  Majesté  en  confie  le  gou- 
vernement général  à  M.  le  marquis  de  Montcalm  ;  il  possède 
la  science  politique  comme  les  talents  militaires;  homme  de 
cabinet  et  de  détails,  grand  travailleur,  juste,  désintéressé 
jusqu'au  scrupule,  clairvoyant,  actif  et  n'ayant  en  vue  que  le 
bien  ;  en  un  mot,  homme  vertueux  et  universel.  Je  ne  sais  si 
cette  place  serait  bien  de  son  goût  et  peut  être  me  saurait-il 
bien  mauvais  gré  s'il  imaginait  que  je  hasarde  cette  proposi- 
tion ". 


490  MONTCALM 

ouvrait  intimement  son  cœur.  En  lisant  sa  correspon- 
dance on  voit  comme  il  était  habile  à  se  ménager  des 
appuis  et  à  bien  disposer  les  échelons  de  sa  fortune. 
Sa  qualité  maîtresse  était  le  tact.  Grâce  à  elle,  son 
mérite  ne  connut  jamais  l'ombre,  et  sa  carrière  fut  une 
suite  ininterrompue  de  succès.  Après  l'avoir  commen- 
cée simple  cadet  de  famille  et  modeste  lieutenant,  il 
devait  mourir  maréchal  de  France,  duc  et  pair,  lieute- 
nant général  en  Artois,  gouverneur  d'Arras,  avec  des 
émoluments,  des  gratifications  et  des  pensions  qui  dé- 
passaient 97,000  livres  ^ 

Montcalm  eût-il  atteint  les  mêmes  sommets  ?  Que 
nous  importe  ?  Nous  savons  que  par  le  cœur  et  l'intel- 
ligence il  en  eût  été  digne.  Il  eût  sans  doute  obtenu 
le  bâton  de  maréchal  de  France,  objet  de  son  ambition 
légitime.  Et  qui  sait  ?  peut-être  eut-il  été  honoré 
d'un  siège  à  l'Académie  française  ou  à  celle  des  Ins- 
criptions, distinctions  que  leurs  goûts  intellectuels 
avaient  fait  décerner  déjà  à  des  guerriers  amis  des 
lettres.  '*  Il  est  bon  que  vous  sachiez,  monsieur  l'aca- 
démicien, écrivait  un  jour  Bougainville  à  son  frère, 
que  M.  le  marquis  de  Montcalm  est  très    savant   et 

1  —  Lévis  devint  maréchal  de  camp  en  1759,  et  lieutenant- 
général  en  1761.  "  II  fut  nommé  capitaine  des  gardes  de  Mon- 
sieur en  1771,  chevalier  des  ordres  du  Roi  en  1776,  gouver- 
neur d'Artois  et  d'Arras  en  1780,  maréchal  de  France  en  1783, 
duc  en  1784,  etc.  Il  avait  94,470  livres  de  rente  en  bienfaits 
du  roi,  dont  suit  le  tableau  :  gouverneur  et  lieutenant  géné- 
ral en  Artois,  25,000  livres  ;  pension  sur  le  trésor  royal,  1 1 ,200  j 
commandant  en  chef  en  Artois,  20,748;  gratification  annuelle 
sur  l'extraordinaire  des  guerres,  15,000;  gouverneur  d'Arras, 
12,000;  appointements  de  maréchal  de  France,  13,522:  total, 
97,470.  Le  duc  de  Lévis  mourut  en  1787".    Dussieux,  p.  146). 


MONTCALM  491 

surtout  dans  le  genre  de  TAcadémie  des  belles-lettres. 
Il  a  prodigieusement  lu  et  sa  mémoire  est  étonnante  ; 
on  la  peut  citer.  Avec  ces  qualités  et  ce  qu'il  est,  je 
pense  qu'à  son  retour  il  ferait  un  excellent  honoraire 
chez  vous." 

Mais  laissons  le  champ  des  conjectures  pour  revenir 
aux  faits.  Nous  avons  mentionné  plus  haut  deux 
incidents  qui  rompirent  la  monotonie  dont  se  plaignait 
Montcalm  dans  son  journal,  durant  cet  automne  de 
1758.  Nous  en  trouvons  le  récit  dans  ses  lettres  à 
Bourlamaque.  Arrivant  un  jour  à  l'improviste  dans 
le  cabinet  de  M.  de  Vaudreuil,  il  surprit  M.  D'Escham- 
bault,  neveu  de  celui-ci,  par  alliance,  en  train  de  débla- 
térer contre  les  officiers  français,  qu'il  accusait  d'avoir 
tenu  des  propos  indécents  contre  les  autorités  de  la 
colonie,  après  les  malheureux  événements  de  l'arrière- 
saison.  Il  n'y  avait  pas  d'échappatoire  possible  ; 
Montcalm  avait  entendu  de  ses  oreilles  le  dénonciateur. 
Le  gouverneur  très  échauffé,  et  surpris  par  l'apparition 
du  général  à  ce  moment  psychologique,  se  plaignit  vive- 
ment de  la  conduite  des  officiers.  Profitant  de  la  cir- 
constance, Montcalm  se  déchargea  le  cœur  au  sujet  de 
tout  ce  colportage  d'on-dit  et  de  propos  plus  ou  moins 
amplifiés.  "  Oh  !  certes,  écrit-il  à  Bourlamaque,  comme 
je  le  surpris,  comme  on  dit,  volant  dans  la  poche,  il 
fut  obligé  ainsi  que  le  marquis  de  Vaudreuil,  acceptant, 
d'essuyer  une  leçon  sur  ce  point,  forte,  respectueuse, 
longue,  es  faisant  souffrir  tous  deux,  car  vis-à-vis  de 
Deschambault  qu'elle  regardait  seul,  cela  ressemblait  à 
des  coups  de  pied  dans  le  ventre,  qu'on  a  demandé  la 
permission  de  donner  à  quelqu'un  qui  ne  peut  s'éviter 


492  MONTCALM 

de  les  recevoir.  Je  souhaiterais  que  cela  corrigeât  les 
rapporteurs  et  ceux  qui  1  es  écoutent.  "  Sans  doute 
des  paroles  mordantes  avaient  été  prononcées  ;  mais 
souvent  on  les  allongeait  et  on  accentuait  leur  mali- 
gnité. Montcalm  venait  justement  d'écrire  à  M.  Bernier, 
remplaçant  de  Doreilau  commissariat  de  la  guerre,  une 
lettre  où  il  insistait  sur  le  respect  dû  aux  chefs  de  la 
colonie.  Et  il  terminait  pour  Bourlamaque  son  récit 
de  la  scène  dans  le  bureau  de  M.  de  Vaudreuil,  en  fai- 
sant à  cette  démarche  l'allusion  suivante  :  *'  J'avais 
adressé  ma  lettre  à  Bernier  pour  que  tout  le  monde  la 
vît,  leçon  bonne  pour  le  passé  ou  l'avenir,  si  elle  n'é- 
tait pas  nécessaire  pour  le  présent.  M.  de  Richelieu  a 
arrêté  les  chansons  à  Montpellier.  J'arrêterai  les  mau- 
vais propos  tendant  à  l'insubordination,  au  moins  en 
public.  Dans  le  très  particulier,  cela  m'est  égal,  por- 
tassent-ils sur  le  Roi,  l'image  de  la  divinité  ;  alors  ils 
ne  troublent  pas  la  société.  " 

Quelque  temps  après,  autre  incident  corsé.  C'était 
encore  chez  M.  de  Vaudreuil.  Un  officier  de  milice, 
sans  trop  songer  peut-être  qu'il  s'engageait  sur  un  ter- 
tain  brûlant,  s'avisa  de  dire  en  présence  de  Montcalm 
et  de  Vaudreuil,  que,  pendant  le  siège  de  William- 
Henry,  Webb  avait  grand'  peur  à  Lydius,  qu'Orange  et 
New- York  étaient  sans  troupes,  et  que  l'on  aurait  pris 
ce  fort  très  facilement.  Le  gouverneur,  dont  c'était  l'un 
des  thèmes  favoris,  se  mit  aussitôt  à  le  commenter  avec 
insistance.  Montcalm,  on  le  sait,  avait  été  blessé  au  vif 
par  les  critiques  antérieures  de  Vaudreuil  à  ce  sujet. 
Prenant  la  parole,  il  exposa  de  nouveau  les  raisons  qui 
l'avaient  empêché  de  faire  un  second  siège,  en  1757, 


MONTCALM  493 

ajoutant  qu'il  ne  fallait  pas  se  repaître  de  chimères. 
*  J'interpellai  —  raconte-t-il  à  Bourlamaque  —  M.  Le 
Mercier  qui  fut  de  mon  avis  et  défila,  et  n'osa  pas  rester 
davantage,  et  je  conclus  par  lui  dire  modestement  que 
je  faisais  de  mon  mieux  à  la  guerre,  suivant  mes  fai- 
bles lumières  ;  que,  quand  on  n'était  pas  content  de 
ses  seconds,  il  fallait  faire  campagne  en  personne  pour 
exécuter  ses  propres  idées.  Les  larmes  lui  en  vinrent 
aux  yeux,  et  il  mâcha  entre  ses  dents  que  cela  pourrait 
être.  La  conversation  finit  de  ma  part  :  "J'en  serai 
comblé,  et  je  servirai  volontiers.  Madame  de  Vaudreuil 
voulut  s'y  mêler  :  Madame,  permettez  que,  sans  sor- 
tir du  respect  qui  vous  est  dû,  j'aie  l'honneur  de 
vous  dire  que  les  dames  ne  doivent  pas  parler  guerre. 
Elle  voulut  continuer: — Madame,  sans  sortir  du 
respect  qui  vous  est  dû,  permettez  que  j'aie  l'honneur 
de  vous  dire  que  si  madame  de  Montcalm  était  ici  et 
qu'elle  nous  entendit  parler  guerre  avec  M.  le  marquis 
de  Vaudreuil,  elle  garderait  silence.  Cette  scène,  de- 
vant huit  officiers,  dont  trois  de  la  colonie,  sera  brodée, 
rebrodée;  la  voilà  telle....  Le  chevalier  de  Lé  vis  qui 
entra  ne  se  serait  pas  douté  de  la  conversation,  vu  mon 
air  tranquille,  et  j'y  fus  le  soir  à  mon  ordinaire  ;  et  ce 
matin  je  porte  un  bel  œillet,  qu'on  m'envoie  dans 
le  moment,  à  madame  de  Vaudreuil  ;  mais  c'est 
odieux." 

Comme  on  le  voit,  malgré  la  réconciliation  officielle 
du  mois  d'août,  la  sympathie  laissait  encore  à  désirer 
entre  Vaudreuil  et  Montcalm.  Toutes  ces  piqûres  d'é- 
pingle devaient  donner  à  ce  dernier  le  désir  de  changer 
d'air.  "  L'ennui  m'excède  ici,  écrivait- il  à  Bourlamaque 


494  MONTCA.LM 

le  18  décembre  ;  je  pars  au  premier  jour."  Effective- 
ment le  22  décembre  il  quitta  Montréal,  au  milieu 
d'une  tempête  de  neige  et  d'une  bonne  poudrerie  cana- 
dienne \  en  route  pour  Québec  où  l'attendaient  Bourla- 
maque  et  les  nombreux  amis  qu'il  s'était  faits  dans  la 
capitale  de  la  Nouvelle-France. 


1  —  Journal  de  Malariic,  p.  215. 


CHAPITEE  XV 


A  Québec. — Montcalm  y  reprend  ses  habitudes Ses  lettres 

à  Lévis Les  divertissements  au   milieu  de  la  misère 

publique Les  angoisses  de  Montcalm Fâcheuses  nou- 
velles ;  évacuation  et  destruction  du  fort  Duquesne 

Montcalm   retourne  à  Montréal.  —  Relations  avec  Vau- 

dreuil.  —  Mémoire  pour  la  campagne   de  1759 Menus 

propos. — Projets  militaires. — Lettre  importante  de  Mont- 
calm au   maréchal    de  Belle-Isle Correspondance   et 

affaires  de  famille. — Le  printemps. — Retour  de  Bougain- 

ville Sa  mission  en  France. — Beaucoup  d'honneurs  et 

peu  de  secours Nouvelles  de  la  cour  et  de  la  ville 

Mariage  d'une  fille  de  Montcalm Il  devient  lieutenant- 
général. — Son  prestige  en  France — Le   crédit  de  Vau- 

dreuil  diminue La  France  et  le  Canada  au  printemps 

de  1759. — Montcalm  et  le  maréchal  de  Belle-Isle L'hon- 
neur du  drapeau. 

Les  deux  mois  du  séjour  de  Montcalm  à  Québec, 
dans  l'hiver  de  1759,  furent  une  réédition  peu  corrigée 
de  celui  qu'il  y  avait  fait  un  an  plus  tôt.  Il  reprit  les 
mêmes  habitudes,  fréquenta  les  mêmes  sociétés,  visita 
de  nouveau  les  salons  de  madame  de  la  Naudière,  de 
madame  Marin  et  de  madame  Péan,  retrouva  le  même 
charme  dans  la  conversation  et  le  commerce  de  madame 
de  Beaubassin,  assista  encore  assez  souvent  aux  fêtes 
de  l'intendance,  en  un  mot,  se  laissa  aller  aux  mêmes 
distractions  que  l'hiver  précédent.  Nous  avons  indiqué 
à  nos  lecteurs,  dans  un  autre  chapitre,  combien  nous 
paraissait  fâcheuse  l'assiduité  de  Montcalm  en  certai- 
nes compagnies.    Lui-même   n'en  était  pas   satisfait. 


496  MONTCALM 

"  Cela  prouve  le  désœuvrement  ",  confiait-il  à  Lévis,  à 
qui  il  ne  dissimulait  pas  qu'il  était  peu  content  de  lui- 
même.  *'  Je  vous  développe  mes  faiblesses  et  les  replis 
de  mon  cœur",  lui  écrivait-il  un  jour.  Et  dans  une 
autre  lettre  :  "  Ici,  je  végète,  et,  soit  ennui,  méconten- 
tement, difficultés  de  la  campagne  prochaine,  je  n'y  ai 
pas  autant  de  satisfaction  que  l'hiver  dernier". 

Sa  coirespondance  avec  son  lieutenant  était  plus 
active  et  plus  intime  que  jamais.  Il  le  tenait  au  cou- 
rant de  tous  ses  faits  et  gestes,  et  lui  expédiait  encore 
régulièrement  la  chronique  québecquoise.  Nous  y 
voyons  passer  sous  nos  yeux  les  frivolités  et  les  misères 
de  cette  société  menacée  de  la  foudre.  Sous  la  plume 
nerveuse  de  Montcalm  et  dans  son  style  rapide,  le  dou- 
loureux contraste  des  fêtes  mondaines  et  des  sombres 
appréhensions  éclate  parfois  d'une  manière  saisissante. 
Ainsi,  le  4  janvier  1759,  il  écrit  :  "  Un  bal  dimanche. 
La  paix  ou  tout  ira  mal.  1759  sera  pis  que  1758.  Je 
ne  sais  comment  nous  ferons.  Ah  1  que  je  vois  noir  !" 
Et  un  autre  jour  :  "  La  colonie  est  perdue  si  la  paix 
n'arrive  pas  ;  je  ne  vois  rien  qui  puisse  la  sauver. 
Ceux  qui  la  gouvernent  ont  de  furieux  reproches  à  se 
faire  ;  pour  moi  je  n'en  ai  point  à  me  faire.  J'attends 
avec  bien  de  l'impatience  des  nouvelles  de  notre  patrie  ; 
Dieu  veuille  qu'elles  soient  satisfaisantes.  Nous 
avons  eu  hier  un  bal,  mardi,  le  dernier  ;  et  ne  croyez 
pas  que  je  m'amuse  beaucoup.  "  N'y  a-t-il  pas 
quelque  chose  de  tragique  dana  cette  antithèse  émou- 
vante entre  l'aujourd'hui  frivole  et  le  lendemain  formi- 
dable. Cet  aujourd'hui,  durant  lequel  on  semblait 
chercher  à  s'étourdir,  Montcalm  n'avait  pas  assez  de 
stoïcisme  pour  s'en  isoler   absolument.     On  peut   le 


MONTCALM  497 

constater  par  ses  lettres  à  Lévis,  où  il  rédigeait  pour 
son  ami  la  gazette  du  jour  :  "  L'aventure  de  la  Belle- 
Eivière,  lui  écrivait-il  le  12  janvier,  n'a  pas  empêché 
hier  une  jolie  fête  dont  je  n'étais  pas  prié  ;  et  si  l'on 
dit  à  Montréal  que  j'y  ai  été  en  masque,  dites  que  je 
ne  me  masque  jamais.  Cependant  j'y  étais  avec  le 
plus  joli  officier  de  la  Sarre  que  l'on  puisse  voir.  Je 
vous  jure  que  vous  lui  donneriez  la  préférence  sur  la 
Naudière.  Mais  motus  ;  brûlez  ma  lettre.  "  Et  le 
17  janvier  :  "  Demain,  grande  partie  de  campagne, 
cinquante-deux  personnes  ;  pique-nique  ;  Koque- 
maure,  madame  Gauthier,  madame  de  la  Naudière 
ont  tout  arrangé.  J'en  suis,  on  m'en  a  mis,  on  a  compté 
sur  moi  :  je  ne  puis  jamais  être  un  homme  ordinaire. 
Aussi  je  fournis  l'illumination,  violons,  orgeat,  bière, 
partie  de  vin  et  de  quoi  faire  vingt-six  plats,  sur  soi- 
xante-six qu'il  y  aura  à  deux  tables,  servies  également 
en  ambigu.  Ce  détail  pour  vous  seul;  mais  comme 
Montréal  est  l'écho  de  Québec,  on  dira  :  **  M.  de  Mont- 
calm  donne  la  fête."  Le  chevalier  répondra  :  "  Non, 
c'est  un  pique-nique  ^  ;  c'est  la  répétition  de  celui  de  la 
Sainte-Catherine  ;  on  y  a  mis  M.  de  Montcalm.  Je  crois 
bien  que,  noble  et  galant  comme  il  est,  il  aura  suppléé 
à  tout  ce  qui  aurait  pu  embarrasser  la  société  qui  l'en  a 
rais  et  fourni  par  là  plus  que  les  autres."  On  sent  dans 
ces  lignes  la  préoccupation  de  dégager  sa  personne 
autant  que  possible  de  divertissements  auxquels  il  se  lais- 
sait entraîner  sans  enthousiasme.  Au  moins  s'efforçait- 


est  celui-ci  :  "  Repas 
où  chacun  paye  son  écot." 

32  ■    /. 


408  MONTCALM 

il  d'en  modérer  Pallure.  Et  dans  cette  partie  de  cam- 
pagne qu'il  mentionnait  à  Lévis,  il  avait  fait  en  sorte 
qu'on  s'abstînt  des  jeux  de  hasard.  '*  On  a  fort  ap- 
prouvé le  refus  total  des  momons,"  écrivait-il.  Tout 
en  s'abstenant  de  prendre  l'attitude  et  le  langage  d'un 
censeur,  en  lui-même  Montcalm  appréciait  sévèrement 
cette  frénésie  de  plaisir,  qui  détonnait  au  milieu  de  la 
détresse  et  des  anxiétés  du  moment.  11  consignait  dans 
son  journal  ces  réflexions,  éloquentes  en  leur  laconisme  : 
"  Misère  affreuse  au  gouvernement  de  Québec  ;  on  y 
ramène  de  Lachine  des  farines  destinées  aux  premières 
opérations  de  la  campagne.  On  demande  dix  mille 
minots  au  gouvernement  de  Montréal,  opération  tou- 
jours fausse  et  sans  prévoyance.  Bals,  amusements, 
parties  de  campagne, gros  jeux  de  hasard  en  ce  moment." 
Et  encore  :  "  Les  plaisirs,  malgré  la  misère  et  la  perte 
prochaine  de  la  colonie,  ont  été  des  plus  vifs  à  Québec. 
Il  n'y  a  jamais  eu  tant  de  bals  ni  de  jeux  de  hasard 
aussi  considérables,  malgré  la  défense  de  l'année  der- 
nière. Le  gouverneur  général  et  l'intendant  l'ont  auto- 
risé." 

Ce  qui  se  dégage  surtout  du  journal  et  de  la  corres- 
pondance de  Montcalm,  durant  l'hiver  de  1759,  c'est 
cette  impression  de  tristesse  et  d'angoisse  que  nous 
avons  déjà  signalée  au  précédent  chapitre.  Suivant  son 
expression,  il  "  voyait  noir  ".  Une  ombre  sinistre  lui 
semblait  planer  sur  lui-même  et  sur  la  cause  dont  il 
était  Fhéroïque  champion.  Je  ne  sais  quelle  prescience 
douloureuse  torturait  son  cœur.  "  Que  ferons- nous,  la 
campagne  prochaine  ?  Elle  sera  épineuse,"  s'écriait-il.  Et 
ailleurs  :  "Qui  diable  sait  où  tout  en  sera  au  V^  novem- 
bre 1759  ?    Sans  me  décourager,  je  redoute  cette  cam- 


MONTCALM  499 

pagne. — Quand  est-ce  que  la  pièce  que  nous  jouons  en 
Canada  finira  ? — Je  prévois  avec  douleur  les  difficultés 
de  la  campagne  prochaine,  et  je  crois  qu'on  y  entrera 
encore  tard.  Dieu  sur  tout  ! — Si  la  guerre  dure,  la  colo- 
nie périra  d'elle-même,  ne  succombât-elle  pas  par  la 
supériorité  des  forces  de  l'ennemi.  *'  ^ 

Comme  Montcalm  l'indiquait  dans  ses  lettres  et  son 
journal,  la  misère  était  encore  bien  grande  cette  année 
au  Canada.  La  récolte  n'avait  pas  tenu  ce  qu'elle  pro- 
mettait d'abord.  A  Québec,  l'intendant  avait  parlé  de 
rationner  le  peuple  à  un  quarteron  de  pain  par  jour, 
mais  l'opinion  s'était  soulevée  et  une  émeute  de  quatre 
cents  femmes  avait  forcé  M.  Bigot  à  accorder  la  demi- 
livre.  A  la  détresse  publique  s'ajoutaient  les  fâcheuses 
nouvelles  reçues  des  lointaines  frontières.  Au  commen- 
cement de  janvier,  en  efPet,  on  avait  appris  que  M.  de 
Ligneris  avait  dû  évacuer  et  faire  sauter  le  fort  Du- 
quesne,  et  que  la  Belle- Eivière  était  perdue.  Louisbourg , 
le  fort  Frontenac,  le  fort  Duquesne  :  sur  ces  trois  points 
les  Anglais  avaient  triomphé  dans  la  campagne  de  1758. 
Seul  Montcalm,  "  l'invincible  Montcalm,"  comme  l'appe- 
laient les  gazettes  de  la  Nouvelle-Angleterre,  avait 
arrêté  net  leur  offensive  à  Carillon,  et  sa  brillante  vic- 
toire avait  sauvé  temporairement  la  colonie.  Aussi,dans 
le  peuple  son  nom  était-il  entouré  d'un  glorieux  pres- 
tige. Et  la  rumeur  absurde  qu'il  avait  été  empoisonné, 
mise  en  circulation  on  ne  sait  par  qui  ni  comment,  causa 
partout  un  grand  émoi. 

Au  commencement  de  mars,  il  repartit  pour  Mont- 


1  —  Lettres  de  Montcalnij  pp.  157,  158,  159,  Journal  de  Mont- 
calm, p.  496.  .    .  ,  ; 


500  MONTCALM 

réal,  et  le  7  de  ce  mois  il  y  était  de  retour.  Il  y  recom- 
mença sa  vie  de  l'automne  précédent,  lisant  l'Encyclo- 
pédie, allant  rendre  régulièrement  ses  devoirs  à  M.  de 
Vaudreuil,  et  correspondant  avec  Bourlamaque  demeuré 
à  Québec.  Le  lendemain  de  son  arrivée,  il  écrivait  à 
ce  dernier  :  "  L'hi&toire  de  mon  empoisonnement  s'est 
renouvelé  dans  le  gouvernement  de  Montréal,  il  y  a 
quinze  jours,  et  a  été  à  monsieur  et  madame  de  Vau- 
dreuil. Elle  en  a  bien  rabâché,  et  le  peuple  disait  ;  on 
veut  donc  vendre  le  pays.  Au  reste  je  n'aime  pas  ces 
bruits.  Ne  parlez  jamais  de  crime  aux  hommes."  Les 
relations  entre  Montcalm  et  le  gouverneur  étaient  tou- 
jours les  mêmes  :  courtoisie  de  surface,  sans  confiance  ni 
cordialité.  "  Le  Mercier  ne  désempare  pas  le  cabinet,  ra- 
contait le  général  à  son  correspondant  de  Québec,  et  il  me 
semble  que  Saint-Sauveur  domine  encore  plus  qu'autre- 
fois. Pour  moi  je  me  tiens  et  me  tiendrai  clos  et  couvert, 
et  lorsqu'on  m'emploiera,  avec  quelles  troupes  et  quel 
nombre  que  ce  soit,  si  je  ne  sauve  pas  ce  malheureux 
pays,  je  saurai  du  moins  ne  rien  faire  qui  puisse  altérer 
ma  réputation  et  celle  des  troupes.  Je  ne  puis  faire  ni 
le  miracle  de  la  multiplication  des  pains,  ni  (celui)  de 
la  multiplication  des  hommes."  Cependant,  par  zèle 
pour  le  service,  Montcalm  donna  au  gouverneur  un 
long  mémoire  contenant  ses  réflexions  et  ses  avis  pour 
la  campagne  prochaine.  Lévis  pensait  qu'il  aurait 
mieux  valu  ne  lien  dire  ni  de  vive  voix,  ni  par  écrite 
Il  craignait  sans  aucun  doute  que  cela  n'entraînât  de 
nouvelles  mé3intelligences,et  sa  circonspection  lui  faisait 
redouter  les    occasions  de  conflit.    11  convint  toutefois 


1  —  Montcalm  à  Bourlamaque,  19  mars  1759. 


MONTCALM  501 

que  le  silence  absolu  "  aurait  l'air  d'humeur,  d'indiffé- 
rence ou  de  découragement  ",  et  que  l'on  pourrait  repro- 
cher un  jour  au  commandant  des  réguliers  de  n'avoir 
pas  communiqué  ce  qu'il  croyait  utile  au  service  du 
Eoi.  Le  gouverneur  avait  fait  faire  un  recensement  des 
hommes  en  état  de  porter  les  armes,  et  des  vivres  et 
munitions  disponibles,  et  Montcalm  n'en  connaissait 
rien.  "  Quel  besoin  que  le  général  des  troupes  de  terre 
ait  ces  connaissances,  écrivait-il  ironiquement  dans  son 
journal  ?  Il  pourrait  faire  un  projet  de  campagne  pro- 
portionnée à  nos  forces  et  à  nos  moyens,  qu'on  ne  vou- 
drait pas  suivre.** 

Montcalm,  tenant  plus  que  jamais  en  médiocre  estime 
l'entourage  du  gouverneur,  espaça  ses  visites  chez  ce  der- 
nier,sans doute  pour  éviter  de  rencontrer  des  gens  qui  lui 
tombaient  sur  les  nerfs, tels  que  St-Sauveur  et  LeMercier. 
Nous  lisons  ces  menus  propos  dans  une  de  ses  lettres 
à  Bourlamaque  :  "  Le  marquis  de  Montcalm,  dont  les 
yeux  commencent  à  mieux  aller,  sort  peu,  et  peu  au 
château,  lit  le  troisième  volume  de  l'Encyclopédie,  les 
beaux  articles  du  christianisme,  citation,  comédie,  comi- 
que, collège,  comète,  concile,  colonie,  commerce,  etc. 
Les  habitants  de  la  campagne  ne  sont  pas  trop  effrayés  ; 
ils  comptent  sur  un  combat  et  le  succès  ;  ils  portent 
de  l'argent  à  leurs  curés  pour  faire  dire  des  messes  pour 
le  marquis  de  Montcalm.  Les  Sulpiciens  et  les  reli- 
gieuses (se  fient)  sur  lui,  édifiés  de  sa  dévotion  à  la 
Vierge  ;  les  religieuses  lui  ont  donné  une  (relique). 
Madame  de  Vaudreuil,  qui  avait  ordinairement  la  pre- 
mière couronne  de  fleurs  mise  devant  le  Saint-Sacre- 
ment ne  l'a  pas  eue  ;  c'est  M.  Jolivet  qui  en  a  donné 
la  préférence  au   général  français.     La  Eochebeaucour 


502  MONTCALM 

mène  une  vie  douce  ;  Marcel  joue  au  trictrac  et  gagne. 
Je  vais  parfois  chez  la  dame  de  la  Valtrie,  la  dame  de 
Barante,  qui  est  une  femme  très  aimable,  qui  aime  infi- 
ment  à  être  connue  ;  et  avec  tout  cela  je  m'ennuie  que 
c'est  prodigieux,  et  je  vous  plains  si  l'ennui  vous  gagne 
autant  que  moi.     Je  dirai  toujours,  heureux  qui, 

Libre  du  joug  superbe  où  je  suis  attaché 

Vit  dans  l'état  obscur  où  les  dieux  l'ont  placé. 

Bonsoir,  monsieur;  brûlez  ma  lettre...  Pax  vobiscum. 
Quand  est-ce  que  je  serai  au  château  de  Candiac  avec 
mes  plantations,  mon  bois  de  chêne,  mon  moulin  à 
l'huile,  mes  mûriers  ?  Oh  !  bon  Dieu  !  " 

Au  commencement  d'avril,  M.  de  Vaudreuil  commu- 
niqua à  M.  de  Montcalm  sa  réponse  au  mémoire  de 
celui-ci  sur  les  opérations  militaires  prochaines,  et  son 
plan  pour  la  campagne  de  1759.  Il  y  paraît  clairement 
qu'à  cette  date  le  gouverneur  ne  s'attendait  nullement 
à  voir  les  Anglais  attaquer  Québec  :  "  Je  ne  présume 
pas  que  les  Anglais  entreprennent  de  venir  à  Québec  ", 
écrivait- il.  Et  Montcalm,  qui  redoutait  pourtant  cette 
éventualité  et  aurait  voulu  y  pourvoir,  disait  lui- 
même  :  "  Le  seul  côté  où  l'on  peut  avoir  quelque 
espoir  qu'ils  ne  se  porteront  pas  en  force,  sans  cepen- 
dant oser  trop  se  flatter,  c'est  Québec.  "  Ce  qui  prouve 
une  fois  de  plus,  l'incertitude  des  prévisions  humaines. 

Dans  sa  communication,  M.  de  Vaudreuil  se  mon- 
trait préoccupé  de  Carillon,  où  il  se  proposait  de  réunir, 
aussitôt  après  l'ouverture  de  la  navigation,  un  corps 
d'armée  d'environ  quatre  mille  hommes.  Il  venait  de 
faire  partir  M.  Pouchot  pour  la  Présentation  et  la  Pointe- 


MONTCALM  503 

au- Baril  \  où  d'après  ses  ordres,  M.  Benoiat,  officier  de 
la  colonie,  faisait  travailler,  depuis  l'automne,  à  la  cons- 
truction de  deux  petits  bâtiments  armés  pour  assurer 
nos  transports  à  Niagara.  Aussitôt  qu'ils  seraient  en 
état  de  naviguer,  Pouchot  devait  aller  prendre  le  com- 
mandement de  cette  place  et  en  renforcer  la  garnison. 
Le  gouverneur  paraissait  enclin  à  charger  Montcalm  de 
défendre  Carillon.  Sou  précis  du  plan  d'opération  pour 
1759  était  daté  du  12  avril. 

C'était  le  moment  où  les  chefs  de  la  colonie  commen- 
çaient à  s'occuper  de  leur  correspondance  pour  la  France, 
afin  de  pouvoir  l'expédier  par  les  premiers  navires,  à 
l'ouveiture  de  la  navigation.  Dès  le  22  mars,  Mont- 
calm annonçait  à  Bourlamaque  :  "  Je  prépare  déjà  mes 
lettres;  le  marquis  de  Vaudreuil  se  prépare  à  les 
envoyer  à  Québec  vers  le  10  avril...  Je  chiffre  de  longs 
récits  au  ministre  de  la  guerre  et  à  M.  Le  Normand  sous 
le  chiffre  de  M.  de  Baschy."  Ce  qu'il  "  chiffrait  "  alors, 
c'était  sans  doute  sa  lettre  si  importante  au  maréchal  de 
Belle-Isle,  où  il  parlait  sans  détour,  abandonnait  toute 
réticence,  et  se  décidait  enfin  à  dire  tout  ce  qu'il  voyait, 
tout  ce  qu'il  savait,  à  exposer  dans  sa  navrante  réalité  la 
situation  désespérée  de  la  colonie,  à  mettre  à  nu  les 
plaies  qui  la  rongeaient,  la  corruption  et  les  dépréda- 
tions qui  conspiraient  avec  l'invasion  anglaise  pour  pré- 
cipiter ga  chute.  "  A  moins  d'un  bonheur  inattendu, 
écrivait-il,  d'une  grande  diversion  sur  les  colonies  des 


1  —  En  se  séparant  de  Montcalm,  Pouchot  lui  dit  :  "  Mon 
général,  il  y  a  apparence  que  nous  ne  nous  reverrons  plus 
qu'en  Angleterre."  Ce  n'était  pas  assez  dire  :  ils  ne  devaient 
plus  se  revoir  en  ce  monde. 


604  MONTCALM 

Anglais  par  mer,  ou  de  grandes  fautes  de  l'ennemi,  le 
Canada  sera  pris  cette  campagne  et  sûrement  la  campagne 
prochaine.  Les  Anglais  ont  60,000  homme3,nous  au  plus 
10  à  11,000  hommes.  Notre  gouvernement  ne  vaut  rien. 
Le  prêt  et  les  vivres  manqueront.  Faute  de  vivres  les 
Anglais  primeront.  Les  terres  à  peine  cultivées  ;  les 
bestiaux  manquent.  Les  Canadiens  se  découragent. 
Nulle  confiance  en  M.  de  Vaudreuil,  ni  M.  Bigot.  M. 
de  Vaudreuil  n'est  pas  en  état  de  faire  un  projet  de 
guerre.  Il  n'a  aucune  activité  ;  il  donne  sa  confiance 
à  des  empiriques  plutôt  qu'au  général  envoyé  par  le 
Eoi.  M.  Bigot  ne  paraît  occupé  que  de  se  faire  une 
grande  fortune  pour  lui  et  ses  adhérents  et  complai- 
sants. L'avidité  a  gagné.  Les  officiers,  gardes-maga- 
sins, commis,  qui  sont  vers  la  rivière  Saint- Jean  ou 
vers  rOhio,  ou  auprès  des  sauvages  dans  les  pays  d'en 
haut,  font  des  fortunes  étonnantes;  ce  n'est  que  certi- 
ficats faux  admis  également.  Si  les  sauvages  avaient 
le  quart  de  ce  que  l'on  suppose  dépensé  pour  eux,  le 
Eoi  aurait  tous  ceux  de  l'Amérique,  et  les  Anglais 
aucun.  Cet  intérêt  influe  sur  la  guerre.  M.  de  Vau- 
dreuil, à  qui  les  hommes  sont  égaux,  confiera  une 
grande  opération  à  son  frère  ou  à  un  autre  officier  de  la 
colonie,  comme  à  M.  le  chevalier  de  Lévis.  (Il  est) 
conduit  par  un  secrétaire  fripon  et  des  alentours  inté- 
ressés... Les  dépenses  qu'on  a  payées  à  Québec  par 
le  trésorier  de  la  colonie  vont  à  24  millions  ;  l'année 
d'auparavant  les  dépenses  n'avaient  été  que  de  12  à  13 
millions;  cette  année  elles  iront  environ  à  36.  11  pa- 
raît que  tous  se  hâtent  de  faire  leur  fortune  avant  la 
perte  de  la  colonie,  que  plusieurs  peut-être  désirent 
comme  un  voile  impénétrable  de  leur  conduite.     L'en- 


MONTCALM  605 

vie  de  s'enrichir  influe  sur  la  guerre  sans  que  M.  de 
Vaudreuil  s'en  doute.  Au  lieu  de  réduire  la  dépense 
du  Canada,  on  veut  tout  garder.  Comment  abandon- 
ner des  positions  qui  servent  de  prétexte  à  faire  des 
fortunes  particulières." 

Ces  dernières  lignes  demandent  peut-être  quelques 
mots  d'explications.  Montcalm  estimait  que,  devant 
les  forces  accablantes  dont  l'ennemi  allait  disposer 
pour  l'invasion  du  Canaia,  il  fallait  concentrer  et 
non  pas  éparpiller  la  défense,  resserrer  le  champ  des 
opérations,  faire  la  part  du  feu,  abandonner  les  positions 
lointaines,  ne  point  persister  en  des  expéditions  inutiles 
et  ruineuses  vers  la  rivière  Saint- Jean  et  la  Belle- 
Rivière,  et  garder  toutes  nos  ressources  en  hommes,  en 
vivres  et  en  munitions  pour  couvrir  les  points  vitaux, 
la  frontière  du  lac  Champlain,  celle  du  lac  Ontario  et 
des  rapides,  celle  du  bas  Saint-Laurent  et  de  Québec  ^. 
Au  lieu  de  cela.  Vaudreuil  organisait  des  détachements 
pour  l'Acadie  et  l'Ohio.  Et  Montcalm  commentait 
ainsi  cette  décision  dans  son  journal  :  "  Il  faut  bien 
envoyer  à  la  Belle-Rivière,  puisque  Saint-Sauveur  et  le 
chevalier  de   Repentigny  ont  acheté  de  moitié  pour 


1  —  Montcalm  écrivait  dans  son  Mémoire  sur  la  campagne 
prochaine  :  **  Ne  pas  compter  pouvoir  se  soutenir  vers  laBelle- 
Rivière.  Replier  tout  ce  qui  est  vers  la  rivière  Saint-Jean,  le 
plus  tôt  possible.  "  (Lettres  et  pièces  milUaires,  p.  146).  A 
cela  Vaudreuil  répondait  :  "  Sans  oser  se  flatter  de  se  sou- 
tenir à  la  Belle-Rivière,  il  convient  d'y  maintenir  une  diver- 
sion qui,  avec  peu  de  monde,  occupera  beaucoup  d'ennemis. 
Les  ordres  que  j'ai  donnés  à  M.  de  Boishébert,  concernant 
l'Acadie  et  rivière  Saint-Jean,  tendent  à  nous  en  procurer 
tous  les  habitants  et  les  sauvages.  "     (Ibid.) 


506  MONTCALM 

cent  cinquante  mille  livres  de  marchandises,  qui,  reven- 
dues sur  lieux,pour  le  compte  du  Roi,  produiront  un  mil- 
lion. Il  en  est  de  même  de  l'Acadie.  11  n'est  utile 
d'y  entretenir  du  monde  que  pour  enrichir  le  sieur  des 
Chenaux,  secrétaire  de  l'intendant,  et  un  tas  de  fripons.  ^" 
Poursuivant  ses  douloureuses  confidences  au  maré- 
chal de  Belle-Isle,  Montcalm  continuait  :  **  Les  trans- 
ports sont  donnés  à  des  protégés.    Le  marché  du  muni- 


1  —  Journal  de  Montcalm,  p.  96. — C'est  ici  le  lieu  de  citer 
encore,  malgré  sa  longueur,  un  passage  du  Journal  de  Mont- 
calm. Cette  fois,  il  ne  dicte  pas,  il  tient  lui  même  la  plume, 
et  voici  la  formidable  récapitulation  qu'il  écrit  de  sa  main 
fébrile  : 

"  Faits  particuliers  omis  d'être  rapportés  à  leur  place  : 

"  On  fait  mouvoir  les  blés  et  farines  en  poste  par  défaut  de 
prévoyance. 

"  On  tait  conduire  des  blés  de  Chambly  auprès  de  Québec 
pour  les  ramener  à  Chambly,  afin  de  fournir  exclusivement 
le  moulin  de  M.  des  Meloise,  frère  de  M'"''  Péan. 

"  On  fait  acheter  par  un  quidam  une  prise  anglaise  sept 
cent  mille  livres  ;  huit  jours  après  le  Roi  la  rachète  deux 
millions  cent  mille  livres. 

"  MM.  le  chevalier  de  Repentigny  et  de  Sjiint-Sauveur, 
secrétaire  du  général,  achètent  pour  cinquante  mille  écus  de 
marchandises,  qui,  envoyées  à  la  Belle-Rivière,  doivent  pro- 
duire un  million  en  certificats.  On  est  alarmé  pour  la  Belle- 
Rivière  ;  on  les  fait  reprendre  au  Roi  avec  cent  cinquante 
pour  cent  de  bénéfice.  Nota On  avait  écrit  au  commence- 
ment de  l'hiver  n'avoir  besoin  de  rien. 

"  On  grossit  les  forces  et  les  armes  pour  faire  croire  à  la 
cour  qm  le  munitionnaire  nourrit  plus  de  monde. 

"  On  dénature  les  dépenses  ;  on  enfile  le  chapitre  de  celles 
des  terres  j  c'est  facile.  L'ordonnance  du  préteur  suffit  pour 
tout  mettre  en  règle,  et  quel  préteur  !  Verres  en  Sicile  ou  le 
Marias  dont  parle  Juvénal.  Frovincia  vicirix,  ploras  !  Marins 


MONTCALM  507 

tionnaire  m'est  inconnu  comme  au  public  ;  on  dit  que 
ceux  qui  ont  envahi  le  commerce  sont  de  part.  Le  Roi 
a-t-il  besoin  d'achats,  de  marchandises  pour  les  sau- 
vages ?  au  lieu  d'acheter  de  première  main,  on  avertit 
un  protégé  qui  achète  à  quelque  prix  que  ce  soit  ;  de 
suite  M.  Bigot  les  fait  porter  au  magasin  du  Eoi,  en 
donnant  100  et  même  150  pour  100  de  bénéfice  à  des 
personnes  qu'on  a  voulu  favoriser.     Faut-il  faire  mar- 


exul  hihit  ah  octava.  En  effet,  l'intendant  vit  dans  les  délices, 
et  son  sérail,  ses  adhérents  regorgent  de  biens  et  de  faveurs. 

"  Ceux  préposés  à  la  levée  des  grains  en  font  de  particu- 
lières pour  eux  et  gagnent  à  revendre.  Les  marchandises  qui 
sont  dans  les  pays  d'En-Haut  sont  vendues  trois  ou  quatre 
fois  au  Roi.  Des  Chenaux,  secrétaire  de  l'intendant,  reprend 
à  perte  les  billets  de  l'Acadie,  qu'on  fait  semblant  de  refuser. 
Adigué,  fils  d'un  cordonnier,  enlève  tous  les  souliers  de  la 
ville,  les  fait  monter  à  un  prix  exorbitant  pour  les  revendre 
à  ce  prix  courant  au  Roi. 

"  Le  sieur  de  Lusignan,  lieutenant  d'artillerie,  mais  beau- 
frère  de  M™*'  Péan,  a  l'entreprife  du  bois  du  Roi.  Perdu  par 
le  prix  exorbitant  et  le  peu  d'ordre,  il  dit:  Fourni  tant,  sans 
rapporter  de  reçu,  au  moyen  de  quoi  on  supposera  que  M.  le 
marquis  de  Montcalm  et  autres  en  ont  brûlé  inconsidérément  ; 
mais,  par  ce  désordre,  on  chauffe  aux  dépens  du  Roi  les  pro- 
tégés, et  on  remplace  les  lacunes  occasionnées  par  le  jeu  à 
M.  de  Lusignan. 

"  Transports  de  Chambly  à  Carillon,  à  Misrole,  coûtent 
trente  sols  |  mais  le  Mercier,  la  Bruyère,  son  beau-frère,  etc., 
ont  part}  ce  sont  les  parents,  les  protégés  de  M™"^  Péan. 

*'  Les  maisons  que  le  Roi  loue  pour  les  officiers  principaux, 
prétexte,  pour  enrichir  le  secrétaire,  la  sage  femme  de  M""* 
Péan,  etc..  :  loyers  chers,  réparations  enflées  ou  imaginaires, 
entretiens  sans  consulter  ceux  qui  les  habitent,  représenta- 
tions inutiles. 

"  Le  ramoneur  du  Roi,  place  importante   (ci-devant  soldat 


508  MONTCALM 

cher  Tartillerie,  faire  des  affûts,  des  charrettes,  faire  des 
outils  ?  M.  Mercier  qui  commande  l'artillerie  est  entre- 
preneur sous  d'autres  noms  ;  tout  se  fait  mal  et  cher. 
Cet  officier,  venu  simple  soldat  il  y  a  vingt  ans,  sera 
bientôt  riche  d'environ  6  ou  700,000  livres,  peut-être 
un  million,  si  ceci  dure.  J'ai  parlé  souvent  de  cela,  à 
M.  de  Vaudreuil,  à  M.  Bigot  ;  chacun  en  rejette  la 
faute  sur  son  collègue.  Le  peuple,  effrayé  de  ces  dépen- 
ses, craint  une  diminution  sur  le  papier-monnaie  du 
pays  ;  mauvais  effet,  les  vivres  en  augmentent.  Les 
Canadiens  qui  n'ont  pas  part  à  ces  profits  illicites  haïs- 
sent le  gouvernement  ;  ih  ont  confiance  au  général  des 
Français;  aussi  quelle  consternation  sur  un  bruit  ridi- 
cule qui  a  couru  cet  hiver  qu'il  avait  été  empoisonné... 


dans  Guyenne)  comme  les  autres,  est  surpris  de  voir  qu'on 
lui  reluse  dans  la  maison  du  marquis  de  Montcalm  de  signer 
un  certificat  pour  vingt-quatre  cheminées  au  lieu  de  douze. 
Il  y  a  ici  un  poêlier  du  Roi.  C'est-à-dire  un  homme  qui  met 
les  poêles  en  place  et  les  ôte,  un  vitrier  colleur  du  Roi. 
Pourvu  que  le  sacré  nom  et  respectable  du  Roi  soit  joint  à 
un  titre  quelconque,  charpentier,  forgeron,  etc., on  est  assuré 
de  voir  une  fortune  rapide  et  de  trouver  un  fripon, 

**  MM.  Mercier  et  Péan,  entrepreneurs  sous  des  noms  sup- 
posés, des  cajeux  à  faire,  en  ont  eu  l'adjudication  à  quatre 
cents  livres  ;  ils  coûtent  trente  livres. 

''  On  a  fait  faire  à  Québec  et  venir  en  poste  les  bâtons  de 
tentes  et  piquets  à  distribuer  aux  bataillons  du  gouverne- 
ment de  Montréal.  Il  y  a  quelques  années  que  les  rauies  à 
distribuer  à  Saint  Jean  furent  faites,  à  Sainte-Anne,  entre- 
prise donnée  au  sieur  X ,  Varin  était  de  part  ;  il  1  était  à 

tout  et  aux  drogues  fournies  par  Feltz,  soldatfrater  devenu 
chirurgien,  gagnant  deux  cent  mille  livres.  On  serait  toujours 
la  plume  à  la  main  à  décrire  toutes  les  friponneries.  O  (em- 
para I  0  mores  !  " 


MONTCALM  509 

A  Québec,  l'ennemi  peut  venir,  si  nous  n'avons  point 
d'escadre,  cependant  nulle  précaution.  J'ai  écrit...  j'ai 
fait  offre  de  mettre  de  l'ordre,  (de  prendre)  une  disposi- 
tion pour  empêcher  une  fausse  manœuvre  à  la  première 
alarme  ;  la  réponse  :  "  Nous  aurons  le  temps.  "  Je 
devrais  m'estimer  heureux,  dans  les  circonstances,  de 
n'être  pas  consulté,  mai?,  dévoué  au  service  de  Sa 
Majesté,  j'ai  donné  mes  avis  par  écrit  pour  le  mieux,  et 
nous  agirons  avec  courage  et  zèle,  M.  le  chevalier  de 
Lévis,  M.  de  Bourlamaque  et  moi,  pour  retarder  la 
perte  prochaine  du  Canada.  Mon  caractère  m'éloigne 
de  blâmer  M.  de  Vaudreuil  et  M.  Bigot,  dépositaires  de 
l'autorité  de  Sa  Majesté  dans  le  Canada.  Je  suis  même 
attaché  à  M.  Bigot,  homme  aimable  et  proche  parent  de 
M.  de  Puisieuxet  du  maréchal  d'Estrées,  qui  m'honorent 
de  leur  amitié  ;  mais  je  dois  écrire  la  vérité  à  mon 
ministre,  à  l'homme  de  l'Etat.  J'en  ai  écrit  à  M.  de 
Moras,  je  n'en  écris  rien  au  ministre  actuel  de  la  ma- 
rine ;  c'est  à  mon  ministre  à  faire  usage  de  ce  que  j'écris 
pour  le  bien  de  l'Etat  sans  me  compromettre.  Si  la 
guerre  dure,  le  Canada  sera  aux  Anglais  peut-être  dès 
cette  campagne  ou  la  prochaine.  Si  la  paix  arrive,  colo- 
nie perdue  si  tout  le  gouvernement  n'est  pas  changé."  ^ 
Dans  cette  lettre  Montcalm  avait  versé  le  trop  plein  de 
son  cœur.  Il  voyait  venir  la  crise  suprême  ;  il  pressen- 
tait la  catastrophe  qui  le  broierait  peut-être  ;  et  il  vou- 
lait au  moins  indiquer  à  celui  des  ministres  du  roi  qui 
était  son  chef  hiérarchique  quelques-unes  des  causes  du 
désastre  imminent. 


1  —  Montcalm  au  maréchal  de  Belle  Isle,  12  avril  1759,  Dus- 
sieux,  p,  370. 


510  MONTCALM 

Profitant  du  même  courrier  pour  écrire  à  sa  femme, 
le  gëuéral,  tout  en  laissant  entrevoir  les  difficultés  de  la 
situation,  mettait  une  sourdine  à  ses  angoisses  et  à  ses 
craintes,  afin  de  ne  pas  trop  alarmer  les  êtres  chers  dont 
la  pensée  était  sans  cesse  auprès  de  lui.  "  Le  nouveau 
général  anglais  (Amherst),  disait-il,  a  de  grandes  forces 
et  de  grands  moyens  ;  vingt-deux  bataillons  de  troupes 
réglées,  plus  de  3,000  hommes  de  milices.  Aussi  les 
Anglais  comptent  attaquer  le  Canada  par  plusieurs  en- 
droits et  l'envahir.  Nous  avons  sauvé  cette  colonie 
Tannée  dernière  par  un  succès  qui  tient  quasi  du  pro- 
dige ;  faut-il  en  espérer  un  pareil  ?  Il  faudra  au  moins 
le  tenter.  Quel  dommage  que  nous  n'ayons  pas  un  plus 
grand  nombre  d'aussi  valeureux  soldats.  L'ennui  ne  tue 
pas  et  je  le  vois  bien,  ma  santé  a  été  médiocre  cet  hiver  ; 
quelquefois  mon  estomac,  une  fluxion  sur  un  œil,  mais 
ce  n'a  été  que  des  misères.  Je  me  flatte  cependant  de 
soutenir  les  fatigues  d'une  campagne  où  il  y  aura  tra- 
vail d'esprit  et  de  corps.  Je  voudrais  avoir  un  grain  de 
foi,  suffisant  pour  multiplier  les  hommes  et  les  vivres. 
Cependant  j'espère  en  Dieu  ;  il  a  combattu  pour  moi  le 
8  juillet.  Au  reste  sa  volonté  soit  faite  !  Je  mène  ici 
une  vie  désagréable,  je  me  ruine  ;  et  incertain  toujours 
si  les  nouvelles  de  France  me  consoleront,  je  les  attends 
avec  autant  d'effroi  que  d'impatience.  Etre  huit  mois 
sans  en  recevoir  !  Et  qui  sait  si  nous  en  recevrons  beau- 
coup cette  année  ?  Ah  !  s'il  m'arrive  quelque  récom- 
pense, et  le  triste  avantage  de  figurer  une  ou  deux  fois 
dans  les  gazettes,  que  je  l'achète  cher!  " 

Il  y  avait,  en  ce  moment,  une  affaire  de  famille  qui 
préoccupait  vivement  Montcalm  ;  c'était  la  réception  de 
son  second  fils,  le  chevalier,  dans  l'ordre  de  Malte,  dont 


MONTOALM  611 

un  de  ses  aïeux  avait  été  grand-maître.  Et  il  en  par- 
lait longuement  à  sa  femme.  "  Ecrivez  à  Arles,  lui  man- 
dait-il, pour  savoir  si  rien  ne  périclite  pour  les  preuves 
du  chevalier  de  Montcalm.  S'il  le  fallait,  on  demande 
à  un  chapitre  des  commissaires,  vous  donnez  la  preuve 
de  règle  et  puis  vous  produisez  des  actes  antérieurs 
pour  l'illustration.  Voyez  le  jugement  de  noblesse  ;  il 
suffit  de  produire  jusqu'au  contrat  de  mariage  de  Guil- 
laume de  Montcalm,  1470;  c'est  assez  haut;  encore 
est-il  surabondamment.  Vous  savez  que  Malte  est  rem- 
pli de  formalités  et  qu'il  faut  tout  faire  dans  le  temps." 
Puis  venaient  encore  quelques  notes  personnelles  :  "  Le 
peuple  et  les  sauvages  ont  confiance  en  moi  ;  j'ai  été 
deux  mois  à  Québec  cet  hiver.  Le  bruit  ridicule  et  mes- 
quin a  couru,  entre  nous,  de  ma  mort  du  poison.  Il  a 
fallu  leur  montrer  Héraclius  pour  les  calmer.  Faites- 
vous  prêter  un  livre  nouveau  intitulé  VAmi  de  l'hom- 
me^. Lisez  le  morceau  "colonies";  l'auteur  les  connaît. 
J'embrasse  ma  fille,  des  compliments  à  tous,  des  res- 
pects à  ma  mère,  des  amitiés  à  mes  enfants.  On  ne 
peut  t'aimer  plus  tendrement,  mon  cœur,  et  quand  mon 
retour  ?  " 

Le  triste  hiver  de  1759  était  terminé.  Au  commen- 
cement d'avril  la  débâcle  du  Saint- Laurent  s'était  pro- 
duite avec  une  grande  violence.  Montcalm  la  décrivait 
ainsi  dans  son  journal:  "  C'était  un  spectacle  à  voir 
que  celui  des  masses  de  glaces  qui,  en  s'élevant  rapide- 
ment, formaient  des  montagnes.    On  entendait  un  bruit 


1  —  Montcalm  voulait  sans  doute  parler  ici  du  célèbre  liyre 
publié  en  1755,  par  le  marquis  Riquetti  de  Mirabeau, — père 
du  fameux  tribun, — sous  ce  titre  :  VAmi  des  hommes. 


512  MONTCALM 

considérable.  Ce  refoulement  est  arrivé  à  sept  heures 
et  demie  du  matin  ;  il  arrive  de  temps  en  temps  et  fait 
toujours  craindre  pour  une  partie  de  Montréal,  que  l'on 
a  bâtie  trop  près  du  fleuve.  Une  année  il  y  abattit 
tous  les  murs  de  la  ville.  Il  a  abattu,  celle-ci,  le  châ- 
teau de  Callières,  maison  à  l'extrémité  de  Montréal, 
appelée  ainsi  parce  que  c'était  la  maison  d'habitation  du 
gouverneur  général  de  ce  nom.  " 

Avec  le  printemps  commençaient  les  préparatifs  mi- 
litaires et  le  mouvement  des  troupes.  Montcalm  écri- 
vait à  Bourlamaque,  le  16  avril,  que  les  bataillons  de 
la  Reine  et  de  Berry,  conformément  aux  ordres  du  gou- 
verneur, devaient  partir  de  Québec  et  s'acheminer  vers 
Carillon,  aussitôt  que  la  navigation  le  permettrait. 
Bourlamaque  lui-même  devait  prendre  le  commande- 
ment de  ce  premier  corps  de  troupes  destiné  à  protéger 
la  frontière  du  lac  Saint-Sacrement.  11  arrivait  à  Mont- 
réal le  3  mai,  en  repartait  le  10,  et  quittait  St-Jean  le 
11  avec  les  bateaux  d'artillerie,  suivis  à  un  ou  deux 
jours  d'intervalle  par  le  bataillon  de  la  Eeine  et  les 
deux  de  Berry. 

On  attendait  les  premiers  vaisseaux  de  France  avec 
d'autant  plus  de  hâte  qu'ils  devaient  amener  Bougain- 
ville  et  les  secours  si  nécessaires.  Depuis  le  mois  de 
novembre,  bien|des  fois  la  pensée  de  Montcalm  s'était 
portée  vers  son  fidèle  aide  de  camp.  Que  faisait-il  là- 
bas  ?  Quel  accueil  recevait-il  à  Versailles  ?  Quel  succès 
pouvait-on  espérer  de  ses  démarches  ?  Quelles  nou- 
velles politiques,  militaires,  sociales  et  familiales  rap- 
porterait-il à  son  retour  ? 

Parti  le  12  novembre  de  Québec,  Bougainville  était 
arrivé  en  France   àj  la  fin  de  décembre.    Le  20  de  ce 


MONTCA.LM  513 

mois  il  était  à  Versailles.  Il  avait  présenté  aux  minis- 
tres les  mémoires  de  Montcalm  et  de  Vaudreuil,  et 
s'était  efforcé  de  faire  prévaloir  les  recommandations 
des  chefs  de  la  colonie.  Nous  avons  analysé  dans  le 
chapitre  précédent  l'exposé  de  la  situation  et  des  mesures 
à  prendre,  pour  la  défense  effective  du  Canada,  adressé 
par  Montcalm  à  la  Cour.  Bougainville  déploya  le  plus 
grand  zèle  pour  faire  accepter  les  vues  développées  par 
son  général.  Il  fit  preuve  d'activité,  d'intelligence  et  de 
dévouement.  Mais  l'état  critique  des  affaires  adminis- 
tratives et  militaires  de  la  France,  en  ce  moment,  vouait 
d'avance  sa  mission  à  l'insuccès,  au  moins  en  ce  qui 
concernait  les  renforts  demandés  et  les  plans  proposés. 
Après  trois  mois  d'instances,  de  sollicitations,  d'allées  et 
venues,  d'entrevues  avec  M.  Berryer,  le  maréchal  de 
Belle-Isle,  et  madame  de  Pompadour,  qui  "  était  alors 
premier  ministre  \"  il  écrivait  en  chiffres  à  Montcalm  et 
à  Vaudreuil  :  "  Pour  toutes  troupes  trois  cents  hommes 
de  recrue,  quatre  ingénieurs,  vingt-quatre  canonniers 
ou  ouvriers.  Munitions  de  guerre,  vivres  dans  deux 
vaisseaux  marchands  partis  de  Bayonne  le  16  février, 
vingt  autres  partis  de  Bordeaux,  quatre  frégates  de 
Brest  et  de  Kochefort,  commandées  par  capitaines  cor- 
saires, quelques  autres  parties  d'autre  part,  nul  vais- 
seau de  guerre...  Québec  sera  attaqué,  les  autres  fron- 
tières aussi.  La  Cour  ne  veut  aucune  capitulation  de 
votre  part.  Conserver  un  pied  au  Canada  à  quelque 
prix  que  ce  soit  ;  mot  sur  ce  point  ;  découragerait  s'il 
était   connu."     Dans    une    lettre   en    partie    chiffrée, 


1  —  Journal  de_BougainviUe. 
33 


514  MONTCALM 

adressée  à  Montcalm  seul,  Bougainville  disait  encore  : 
«'  L'incorporation  de  la  milice  approuvée  et  recom- 
mandée ;  retraite  à  la  Louisiane  admirée,  non  accep- 
tée." Mais  c'est  une  note  de  son  journal  qui  nous 
renseigne  le  mieux  sur  l'inutilité  de  ses  efforts  et  l'im- 
puissance du  gouvernement  de  Versailles  Après  avoir 
mentionné  sa  promotion  au  grade  de  colonel  et  la  croix 
de  St- Louis  qu'il  avait  reçue,  il  ajoutait:  "  Je  ne 
réussis  pas,  à  beaucoup  près,  aussi  bien  pour  la  cause 
commune  que  pour  mes  intérêts  particuliers.  M.  Ber- 
ryer,  qui,  de  lieutenant  de  police  de  Paris,  avait  été  fait 
ministre  de  la  marine,  ne  voulut  jamais  comprendre 
que  le  Canada  était  la  barrière  de  nos  autres  colonies 
et  que  les  Anglais  n'en  attaqueraient  jamais  aucune 
autre  tant  qu'ils  ne  nous  auraient  pas  chassés  de  celle-là. 
Ce  ministre  aimait  les  paraboles  et  me  dit  fort  pertinem- 
ment qu'on  ne  cherchait  point  à  sauver  les  écuries 
quand  le  feu  était  à  la  maison  ^.  Je  ne  pus  donc  obte- 
nir, pour  ces  pauvres  écuries,  que  400  hommes  de 
recrue  et  quelques  munitions  de  guerre." 

Mais  si  les  secours  obtenus  étaient  misérables,  les 
faveurs  accordées  étaient  brillantes.  Dès  avant  l'arri- 
vée en  France  de  son  aide  de  camp,  on  avait  créé 
Montcalm  lieutenant-général,  et  Lévis  maréchal  de 
camp  ;  on  avait  accordé  à  Bourlamaque  un  supplément 
de  pension  de  sept  cents  livres  sur  le  trésor  royal  ; 
Bougainville  lui-même  avait  été  gratifié  d'une  pension 

1  —  Nous  tenons  à  faire  observer  que  Bougainville  ne  men- 
tionne pas  ici  la  riposte  hardie  qu'on  lui  attribue  si  générale- 
ment :  "  Au  moins,  monsieur,  on  ne  dira  pas  que  vous  parlez 
comme  un  cheval."  Ne  serait-ce  pas  encore  un  de  ces  mots 
fabriqués  après  coup  ? 


MONTCALM  515 

de  quatre  cents  livres,  et  un  grand  nombre  d'autres 
officiers  avaient  reçu  des  pensions,  des  promotions  ou 
des  croix  de  Saint- Louis.  Mais  la  Cour  ne  s'en  tint 
pas  là  ;  et,  se  voyant  incapable  de  secourir  efficacement 
la  colonie  agonisante,  elle  sembla  vouloir  dédommager 
ses  défenseurs  en  les  comblant  de  récompenses.  Au 
mois  de  février,  M.  de  Vaudreuil  fut  nommé  grand'- 
croix  de  l'ordre  de  Saint-Louis  ;  Bourlamaque  fut  créé 
brigadier,  ainsi  que  M.  de  Senezergues  ;  Bou  gain  ville 
reçut  le  brevet  de  colonel  ;  M.  de  Kigaud  obtint  la  con- 
cession à  vie  du  poste  de  la  Baie  Verte.  Quant  à 
Montcalm,  ses  appointements  comme  lieutenant-général 
étaient  portés  à  48,000  livres,  y  compris  ses  deux  aides 
de  camp  ;  le  Koi  lui  envoyait  le  cordon  rouge,  qu'il 
n'avait  pas  encore  reçu,  quoiqu'il  eût  été  fait  comman- 
deur de  Saint-Louis  en  1757  ;  on  lui  adressait  un  ordre 
aux  fins  de  nommer  et  de  faire  recevoir  sur  le  champ  à 
tous  les  emplois  qui  vaqueraient  dans  les  troupes,  et 
l'on  mettait  à  sa  disposition  un  fonds  spécial  de  6,000 
livres  pour  distribuer  à  ceux  qu'il  en  jugerait  dignes. 

La  lettre  chiffrée  de  Bougainville  à  Montcalm,  que 
nous  avons  citée  plus  haut,  contenait  dans  son  style 
elliptique  une  foule  de  nouvelles  intéressantes  et  de 
détails  piquants.  On  en  jugera  par  ces  quelques  extraits  : 
''  M.  de  Vaudreuil  connu  sans  talent,  sera  soutenu  par 
la  marine,  vous  doit  la  croix  de  Saint- Louis  que  j'ai 
demandée  en  votre  nom,  ce  qui  vous  a  fait  honneur; 
modération.  Battez- vous  jusqu'à  extinction,  mais  si  vous 
ne  perdez  pas  tout,  prétendez  à  tout  ;  vous  êtes  l'homme 
-du  jour  ;  les  parents  de  M.  le  chevalier  de  Lévis  le 
recommandent  lieutenant-général ...  Le  Eoi  nul,  ma- 
dame la  marquise  toute-puissante,   premier  ministre  ; 


51G  MONTCALM 

on  lui  avait  dit  que  vous  étiez  trop  vif;  j'ai  détruit  l'im- 
pression, a  toute  bonté  pour  moi.  Le  duc  de  Choiseul 
grand  crédit;  votre  ami  ;  frondait  le  système  Bernis  ^  ; 
homme  audacieux.  Monsieur  Berryer,  intègre  avec  fra- 
cas, dur,  bon  ;  Minos,  mauvais  ministre  ;  point  de  gran- 
des vues;  je  pense,  tiendra  peu...  M.  Accaron  ^  très 
intègre,  du  talent,  de  l'activité,  fort  ennemi  de  la  grande 
société,  a  fait  envoyer  en  Canada  un  homme  pour  éclai- 
rer les  voleurs.  M.  le  maréchal  de  Bt  lle-Isle,  bon 
homme,  ne  baisse  point.  M.  d'Aligre,  considération, 
M.  de  Crémille  sans  crédit,  tous  deux  vos  amis,  feront 
tout  pour  vous,  M.  le  mardchal  de  Richelieu,  relégué  à  son 
gouvernement  par  crainte  de  lui  ;  M.  le  prince  de  Soubise 
au  conseil  sans  armée  ;  Contades  à  la  tête  des  armées, 
sans  considération  ;  Silhouette,  contrôleur- général  hardi, 
craint  par  la  nation  ;  M.  le  prince  de  Conti  sans  crédit, 
furieux  ;  M.  le  comte  d'Argenson,  M.  le  marquis  de 
Paulmy,  coulés  à  fond.  M.  de  Moi  as  dans  la  boue  ;  M. 
de  Chevert,  malade  à  la  cour...  En  général  nulle  con- 
sistance dans  le  conseil  et  la  faveur,  nul  crédit.  Dans 
les  finances  tout  au  hasard... Ne  perdez  pas  tout,  et  vous 
serez  tout.  Vous  n'avez  ni  ennemi,  ni  même  aucun 
jaloux  ;  je  finis,  car  le  temps  me  manque.  "  Ces  coups 
de  crayons  rapides  et  lestes,  jetés  en  courant  sur  le  papier, 


1  —  L'abbé  de  Bernis,  ministre  des  aôaires  étrangères  depuis 
1757,  avait  été  remercié  de  ses  services,  et  remplacé  par  le 
comte  de  Stainville,  le  13  novembre  1759,  Bernis  reçut  peu 
après  le  chapeau  de  cardinal,  et  Stainville  devint  duc  de  Choi- 
seul. Bernis  s'était  déclaré  fortement  pour  la  paix  ;  Choiseul 
au  contraire  avait  insisté  pour  la  continuation  de  la  guerre. 

2 —  Haut  fonctionnaire  du  ministère  de  la  marine. 


MONTCALM  517 

nous  offrent  un  croquis  bien  curieux  de  la  figure  que 
faisait  la  France  ofiÊcielle  en  ce  moment. 

Evidemment  Montcalm  était  alors  en  hausse  auprès 
du  Eoi  et  de  ses  conseillers.  L'automne  précédent,  en 
présence  des  conflits  d'opinions  entre  lui  et  Vaudreuil, 
des  divergences  et  des  frictions  dont  la  Cour  avait 
pris  connaissance,  on  avait  pensé  un  instant  qu'il  vau- 
drait peut-être  mieux  se  rendre  à  la  demande  qu'il  avait 
faite  plusieurs  fois,  et  le  rappeler  en  France.  Dans  une 
note  de  cabinet  sur  un  résumé  des  dépêches  canadien- 
nes, nous  voyons  qu'après  avoir  résolu  de  mettre  sous 
les  yeux  de  Louis  XV  les  pièces  du  débat,  on  avait 
aussi  décidé  de  faire  au  Eoi  cette  recommandation  : 
**  Il  paraît  nécessaire  d'accorder  au  marquis  de  Mont- 
calm son  rappel,  qu'il  a  demandé.  "  Mais  subséquem- 
ment,  on  s'était  ravisé.  Etait-ce  la  réception  des  der- 
nières lettres  du  général,  dans  lesquelles  il  déclarait 
vouloir  rester  à  son  poste  de  péril  et  d'honneur,  ou  l'ar- 
rivée et  les  entrevues  de  Bougainville,  qui  avaient 
déterminé  ce  changement  ?  Ce  qui  est  certain,  c'est  que, 
le  28  janvier  1759,  le  ministre  écrivait  en  marge  de  la 
minute  mentionnée  plus  haut,  les  lignes  suivantes  : 
"  Tout  bien  considéré,  cet  arrangement  ne  doit  pas  avoir 
lieu,  M.  de  Montcalm  étant  nécessaire  dans  les  circons- 
tances présentes.  "  ^  Ainsi  donc  son  prestige  l'empor- 
tait à  la  Cour  sur  la  mauvaise  impression  causée  par 
ses  fâcheux  différends  avec  le  gouverneur,  et  sur  les 
instances  mêmes  de  ce  dernier  pour  le  faire  remplacer 
par  Lévis.  De  tous  les  généraux  de  Louis  XV,  lui 
seul  était  toujours  vainqueur.  Après  Chouaguen,  le  fort 

1  —  Arch.  prov.  Man.  N.  F.,  1ère  série,  Vol.  XV. 


518  MONTCALM 

George  !  après  le  fort  George,  Carillon  !  Il  semblait 
être  le  favori  de  la  fortune,  et  le  lointain  de  ses  exploits 
mettait  un  reflet  mystérieux  à  l'auréole  qui  couronnait 
ce  victorieux  inlassable.  S'il  y  avait  peut-être  quelque 
exagération,  il  devait  donc  y  avoir  aussi  beaucoup  de 
vrai  dans  ces  lignes  de  Bougainville  :  "  Toute  la  terre 
m'a  chargé  de  compliments  pour  vous.  Je  vous  nom- 
merais toute  la  France  ji  je  voulais  nommer  toutes  les 
personnes  qui  vous  aiment  et  vous  veulent  maréchal  de 
France.  Les  petits  enfants  savent  votre  nom,  et  le  Te 
Deum  chanté  pour  l'affaire  de  Carillon  doit  vous  faire 
plaisir  et  aux  troupes  ;  car  le  Roi  dit  dans  sa  lettre  : 
mes  braves  soldats  du  Canada.  Il  faudra  leur  lire 
cette  lettre  ;  vous  y  êtes  nommé  seul.  " 

On  s'était  même,  paraît-il,  demandé  un  instant  si 
Ton  ne  donnerait  pas  à  Montcalm  le  bâton  de  maré- 
chal. "  Le  maréchal  de  Belle-Isle,  notait  Bougainville 
dans  son  journal,  me  dit  en  pleine  audience  que  s'il  eût 
été  possible  de  faire  d'un  maréchal  de  camp  un  maré- 
chal de  France,  le  Roi  eût  fait  cette  grâce  au  marquis 
de  Montcalm." 

Outre  les  nouvelles  publiques,  et  celles  qui  devaient 
intéresser  fortement  le  général  en  sa  qualité  de  chef 
d'armée  au  Canada,  Bougainville  lui  en  donnait  d'au- 
tres d'un  ordre  plus  intime.  Dès  son  arrivée  à  Paris,  il 
s'était  mis  en  relations  avec  madame  de  Saint-Véran. 
Le  22  décembre,  il  lui  écrivait  pour  l'assurer  qu'à  son 
départ  du  Canada  M.  de  Montcalm  était  en  bonne 
santé,  et  pour  lui  dire  combien  il  était  heureux  de 
constater  l'estime  et  l'admiration  qui  se  manifestait  de 
toutes  parts  pour  le  vainqueur  de  Carillon.  "  Monsieur 
votre  fils,  lui  disait-il,  est  ici  aimé,  respecte  ;  il  étonne 


MONTCALM  51^ 

même.  Que  je  le  voudrais  à  portée  de  jouir  lui-même 
ici  de  sa  réputation  et  de  sou  succès  !...  Je  vais  aujour- 
d'hui m'établir  à  Versailles.  J'y  suivrai  tout  ce  dont 
M.  le  marquis  de  Montcalm  m'a  chargé,  et  j'aurai  l'hon- 
neur de  vous  instruire  de  tout  aussitôt  que  je  l'aurai." 
L'une  des  missions  confiées  par  le  général  à  son  aide 
de  camp  était  d'une  nature  tout  à  fait  privée.  Il  s'agis- 
sait du  mariage  de  son  fils  aîué.  Bougainville  écrivait 
à  madame  de  Saint- Véran  le  16  janvier  :  "  L'affaire  à 
laquelle  nous  avions  pensé  pour  le  jeune  colonel  est 
mademoiselle  de  Channeville,  fille  unique  du  fermier 
général  des  postes,  parfaitement  bien  élevée,  et  qui  aura 
plus  de  150,000  livres  de  rente.  J'en  ai  parlé  en 
sondant  le  terrain,  mais  le  père  ne  la  veut  absolument 
pas  marier  qu'elle  n'ait  dix-huit  ans,  et  elle  en  a  seize. 
Toutefois  on  m'a  parlé  de  façon  à  me  laisser  entrevoir 
que  si,  dans  deux  ans,  le  comte  de  Montcalm  était 
libre,  et  que  sa  conduite  répondît  à  la  réputation  de  son 
père,  il  serait  tout  aussi  bien  reçu  que  personne.  M.  de 
Channeville  est  un  homme  très  sage  et  qui  cherchera 
dans  son  gendre  la  naissance  et  des  qualités  solides... 
M.  Chauvelin,  à  qui  j'en  ai  parlé,  et  pour  lequel  M. 
de  Channeville  a  la  plus  grande  confiance,  s'est  chargé 
de  faire  auprès  de  lui  la  guerre  à  l'œil  ^." 

Pendant  que  l'on  préparait  ainsi  de  longue  main 
un  mariage  pour  le  fils  aîné  de  Montcalm,  on  concluait 

1 — Bougainville  à  Madame  de  St- Véran,  16  et  28  janvier 
1759. — Le  mariage  du  lils  aîné  de  Montcalm  avec  mademoi- 
selle de  Channeville  n'eut  pas  lieu.  Le  jeune  colonel  devait 
épouser  quelque  temps  après  mademoiselle  Jeanne-Marie  de 
Lé  vis,  fille  de  Pierre  deLévis,  qui  était  le  frère  aîné  du  lieute- 
nant de  Montcalm. 


520  MONTCALM 

celui  de  sa  fille  avec  le  président  d'Espinousse.  Bou- 
gain ville  entretenait  son  chef  de  tous  ces  sujets  si  inté- 
ressants pour  un  père.  "  M.  le  comte  de  Montcalm  se 
conduit  bien,  lui  écrivait-il  ;  M.  Chauvelin  suit  pour 
l'affaire  de  mademoiselle  de  Channe ville...  Vous  avez 
appris  le  mariage  de  mademoiselle  votre  fille  aînée  avec 
M.  le  président  d'Espinousse;  cette  affaire  a  fait  grand 
plaisir  à  toute  votre  famille.  J'ai  vu  M.  le  chevalier  de 
Montcalm.  Il  est  grand  et  en  état  de  faire  la  campagne. 
Comme  il  n'a  pas  ses  seize  ans,  le  maréchal  de  Belle- 
Isle,  quelque  chose  que  nous  ayons  pu  dire,  n'a  pas 
voulu  qu'il  la  fît  cornette  dans  le  régiment  de  son  frère. 
J'ai  proposé  qu'il  fût  aide  de  camp  de  M.  le  comte  de 
Noailles.  On  a  écrit  à  madame  votre  mère  pour  avoir 
son  avis  à  ce  sujet.  Je  n'ai  pas  vu  M.  le  comte  de 
Montcalm.  Il  a  passé  un  instant  en  Languedoc  et  reçu 
ordre  de  rejoindre  presque  aussitôt.  Nous  avons  été  en 
grand  commerce  de  lettres.  Madame  votre  mère  a  été 
tout  l'hiver  fort  occupée  par  le  mariage.  Cela  ne  l'a  pas 
empêchée  de  me  faire  souvent  l'honneur  de  m'écrire."  ^ 
Bougainville  s'embarqua  pour  revenir  au  Canada  à 

1  —  Voici  quelques  extraits  de  lettres  de  Bougainville  à 
madame  la  marquise  de  Saint- Véran  :  ''  J'ai  pris  sur  moi  de 
lui  faire  faire  (à  Montcalm)  un  habit  de  lieutenant  général  j 
il  est  convenable  qu'il  en  ait  un.  Ses  appointements  seront 
augmentés  suivant  son  nouveau  grade,  et  en  vérité  il  en  a 
besoin."  (Versailles,  28  janvier  1759.  "  Son  traitement  vient 
d'être  porté  à  36,000  livres,  et  comme  j'ai  insisté  sur  ce  qu'il 
doit, en  n'ayant  jamais  fait  que  les  dépenses  strictement  néces- 
saire?, on  m'a  permis  de  l'assurer  qu'il  continuât  de  vivre 
avec  la  même  économie  pour  les  intérêts  du  Roi,  et  qu'à  son 
retour  ici  on  ne  lui  ferait  point  de  tracasserie  pour  ce  qu'il 
devrait  au  trésorier."  (Versailles,  1er  février  1759).  "  Presque 
toutes  les  grâces  demandées  par  M. votre  fils  pour  les  troupes 


MONTCALM  621 

la  fin  de  mars.  ^  Il  arrivait  à  Québec  le  10  mai,  et  le 
14  il  était  à  Montréal  et  rendait  à  son  général  et  au 
gouverneur  un  compte  détaillé  de  sa  mission.  Person- 
nellement et  pour  ses  officiers,  Montcalm  avait  lieu 
d'être  content.  Le  15  mai  il. écrivait  à  Bourlamaque  : 
"  On  m'a  fait  lieutenant-général  tout  seul,  le  20  octo- 
bre, et  le  chevalier  de  Lévis,  maréchal  de  camp,  du 
même  jour,  et  vous  avez  eu  sept  cents  livres  d'aug- 
mentation de  pension  pour  fiche  de  consolation  ;  ce  qui 
m'aurait  déplu  très  fort,  si,  sur  mes  dernières  lettres  et 
les  sollicitations  de  mon  ambassadeur  Bougainville  (car 
Doreil  n'est  arrivé  d'Espagne  que  six  semaines  après), 
vous  n'aviez  été  fait  brigadier  avec  Senezergues,  le  10 
février  ;  et  vous  devez  à  l'ambassadeur  de  l'être  le  iO, 
ce  qui  vous  met  avant  une  promotion  du  19  dont  vous 

sont  accordées.  Leur  traitement  est  augmenté,  et  M.  de  Mont- 
calm aura  de  la  p'îrt  de  la  Cour  toutes  les  choses  qui  peuvent 
lui  rendre  son  emploi  agréable,  et  j'ose  croire  qu'il  aura  toutes 
les  facilités  de  faire  le  bien  sans  être  barré  dans  ses  opéra- 
tions. Malheureusement  il  est  bien  tard,  et  je  crois  que  c'est 
le  cas  du  médecin  après  la  mort.  Au  moins  est-il  une  chose 
satisfaisante  pour  M.  de  Montcalm  et  pour  ses  parents,  que 
sa  gloire  est  entièrement  à  couvert  et  que  la  Cour,  bien  ins- 
truite de  la  position  du  Canada,  et  de  l'impuissance  où  elle 
est  d'y  établir  même  une  infériorité  la  moins  monstrueuse, 
saura  gré  à  son  général  de  tous  les  instants  dont  il  reculera 
la  perte  de  cette  colonie."  (Versailles,  16 janvier  1759.) 

1 — "Je  pris  congé  à  la  fin  de  février  et  me  rendis  à  Bordeaux 
pour  m'y  embarquer  sur  la  Chézine,  frégate  de  26  canons,  fai- 
sant partie  d'une  flotte  de  23  voiles  que  le  sieur  Caiet,  muni- 
tionnaire  du  Canada,  avait  armée  pour  y  apporter  des  vivres. 
Je  fis  à  Blaye  la  revue  des  400  hommes  de  recrue  destinés  à 
la  colonie  ;  ils  s'y  embarquèrent  sur  la  flotte  du  munition- 
naire,  et  nous  fîmes  voile  à  la  fin  de  mars.  "  (Journal  de 
Bougainville.  ) 


522  MONTCALM 

auriez  pris  la  queue.  M.  le  maréchal  de  Belle  Isle 
entre  dans  tous  ces  détails,  par  écrit,  avec  moi.  Je 
puis  n'avoir  pas  l'air  de  l'homme  du  jour  en  Canada, 
mais  j'en  ai  l'air  à  Paris,  et  je  vous  confie,  à  vous  seul, 
et  non  au  public,  que  l'on  a  quasi  donné  des  paroles  à 
M.  Mole  pour  le  cordon  bleu,  si  je  sauvais   le  Canada 

cette  année Faites  dire   à  l'ordre  que  le  Koi  est 

très  satisfait  des  bataillons  du  Canada,  et  que  Sa  Ma- 
jesté les  appelle,  dans  les  lettres  qu'il  écrit  :  "  ses  bra- 
ves soldats  "  ;  et  qu'ainsi  il  faut  soutenir  avec  vigueur 
une  épithète  aussi  honorable.  Dites  aux  troupes 
que  j'ai  une  grande  reconnaissance  de  mon  avance- 
ment que  je  leur  dois,  à  la  façon  distinguée  dont  elles 
ont  servi  sous  mes  ordres."  Quelques  jours  après, 
Montcalm  écrivait  encore  :  "  Plusieurs  lettres  par- 
ticulières du  ministre  de  la  marine,  d'un  style  lau- 
datif,  poli  et  inconnu  jusqu'à  présent...  Battons  les 
ennemis  quelque  part,  et  vous  n'avez  qu'à  me  dire, 
Monsieur,  ce  que  vous  voulez  que  je  demande  ;  ne 
croyez  pas,  cependant,  que  je  ne  mette  beaucoup  de 
restriction  à  cela,  mais  les  ambassadeurs  ont  bien  fait. 
Vous  ai- je  écrit  le  portrait  en  grand  (du  roi),  tel  qu'on 
le  donne  aux  ambassadeurs,  que  madame  de  Pompadour 
a  remis  pour  moi  et  pour  les  troupes  ?  bon  pour  la  salle 
de  Candiac...  Pour  vous  seul,  sauf  à  dire  au  public  ce 
que  vous  voudrez.  Si  nous  pouvons  sauver  le  Canada  en 
1759,  on  peut  prétendre  à  tout.  On  s'occupe  pour  le  che- 
valier de  Lévis,  en  renonçant  à  la  brigade,  d'en  faire  un 
menin^;  et  de  moi  un  chevalier  de  l'ordre  ^...    L'An- 

1  —  On  donnait  le  titre  de  "  menins  "    aux  six  gentils- 
hommes attachés  à  la  personne  du  Dauphin  de  France. 

2  —  Chevalier  de  l'ordre  du  Saint-Esprit,  ou  cordon  bleu. 


MONTCALM  523 

glais  compte  nous  envahir,  Carillon  et  Québec;  Amherst 
à  Carillon,  Wolfe  à  Québec.  Nous  sommes  livrés  à 
nous-mêmes,  sauf  vivres  et  recrues.  Ordre  du  roi  de 
n'écouter  aucune  capitulation,  se  défendre  pied  à  pied, 
ne  pas  imiter  la  honteuse  conduite  de  Louisbourg. 
Ordre  à  Vaudreuil  de  ne  rien  faire  sans  mon  avis.. 
Nous  sommes  sur  le  trône  ou  dans  la  boue,  cela  dépen- 
dra de  cette  campagne  ^." 

L'ordre  à  Vaudreuil,  mentionné  ici  par  Montcalm, 
indiquait  bien  le  crédit  que  ce  dernier  avait  enfin  con- 
quis, même  auprès  du  ministère  de  la  marine.  Voici 
comment  M.  Berryer  l'en  informait  :  "  J'ai  écrit  une 
lettre  particulière  à  monsieur  de  Vaudreuil,  par  laquelle 
je  lui  recommande  de  vous  consulter  sur  toutes  les 
opérations  et  d'agir  de  concert  avec  vous."  ^  Il  avait 
formulé  cette  recommandation  de  la  manière  suivante  ; 
"  M.  de  Montcalm  devra  être  consulté  non  seulement 
sur  toutes  les  opérations,  mais  encore  sur  toutes  les 
parties  de  l'administration  qui  auront  rapport  à  la  dé- 
fense et  à  l'administration  de  la  colonie."  ^ 

Non  content  d'écrire  à  Vaudreuil  pour  lui  recom- 
mander de  se  concerter  avec  Montcalm  relativement 
aux  opérations,  il  lui  avait  enjoint  de  n'aller  en  cam- 
pagne, pour  diriger  lui-même  les  troupes,  que  s'il  était 
question  d'une  affaire  absolument  décisive,  et  s'il  fal- 
lait faire  marcher  toutes  les  milices  de  la  colonie;  ou 
encore — et  seulement  après  avoir  consulté  Montcalm — 
s'il  devenait  nécessaire  de  se  montrer  pour  raffermir  la 


1  —  Lettres  de  Bourlamaque,  pp.  313,  316,  332,  335. 
2 — Lettres  de  la  Cour  de  Versailles,  p.  162. 
3  —  Ordres  du  roi,  série  B,  vol.  109. 


524  MONTCALM 

confiance  des  Canadiens.  Hors  ce  cas  de  nécessité,  il  ne 
devait  pas  quitter  le  centre  de  la  colonie.  ^  De  telles 
injonctions  devaient  vivement  blesser  Vaudreuil.  Il  en 
ressentit  un  profond  dépit,  dont  on  trouve  l'indice  dans 
une  lettre  qu'il  écrivait  quelques  mois  plus  tard.  Bien 
loin  d'être  disposé  à  s'effacer  devant  Montcalm  dans  les 
opérations  militaires,  il  avait  écrit  au  ministre,  quelques 
semaines  avant  la  réception  de  ces  instructions,  pour 
affirmer  sa  combativité,  sa  détermination  de  se  mettre 
à  la  tête  des  troupes  et  d'aller  se  mesurer  avec  l'ennemi. 
"  Si  les  Anglais  attaquent  Québec,  disait-il,  je  me  tien- 
drai toujours  libre  d'y  aller  moi-même  avec  la  plus 
grande  partie  de  l'armée,  toute  la  milice  et  tous  les 
sauvages  que  je  pourrai  rassembler.  En  arrivant  je 
livrerai  bataille  à  l'ennemi  ;  et  je  recommencerai,  jus- 
qu'à ce  que  je  l'aie  forcé  à  se  retirer,  ou  qu'il  m'ait 
entièrement  écrasé  par  son  excessive  supériorité  numé- 
rique. Mon  obstination  en  m'opposant  à  son  débarque- 
ment sera  d'autant  plus  à  propos  que  je  n'ai  pas  le 
moyen  de  soutenir  un  siège.  Si  je  réussis  comme  je  le 
souhaite,  je  marcherai  ensuite  sur  Carillon,  pour  l'y 
arrêter.  Vous  voyez,  Monseigneur,  que  le  moindre  chan- 
gement dans  mes  arrangements  aurait  les  plus  fâcheu- 
ses conséquences."  ^  On  conçoit  qu'après  avoir  fait 
montre  d'une  aussi  irrésistible  ardeur,  Vaudreuil  ne 
devait  pas  constater  sans  déplaisir  que  la  Cour  faisait 
peu  de  fonds  sur  ses  aptitudes  militaires. 


1  —  Le  ministre  de  la  marine  à  Vaudreuil,  3  février  1759. 
Ordres  du  roi,  série  B,  vol.  109. 

2 —  Vaudreuil  au  ministre  de  la  marine,  3  avril  1759  ;  Archi- 
ves nationales.  Paris. 


MONTCALM  525 

Dans  la  lettre  du  ministre  de  la  marine  àMontcalm, 
que  nous  avons   citée   plus   haut,  on  lisait  le  passage 
suivant  :    "  Monsieur  de    Vaudreuil    vous    communi- 
quera une  lettre  que  je   lui  écris  en  commun  avec  M. 
Bigot,  au  sujet  des  envois  qu'on  peut  faire  cette  année 
en  Canada  :  ils  seront  moindres  que  les  demandes  qui 
ont  été  faites  ;  mais  c'est  tout  ce  que  les  circonstances 
ont  permis  de  faire  dans  un  moment  où  l'on  est  occupé 
à  réunir  ses  forces  'pour  tâcher  de  dégager  toutes  les 
partiespar  quelqu' opération  décisive^  "   Nous  croyons 
opportun  de  fixer,  pendant  quelques  instants,  sur  ces 
derniers    mots,    l'attention    de    nos    lecteurs.  Jusqu'ici 
nos    historiens,  obéissant    à   un  sentiment  très    natu- 
rel,   ont   énergiquement    flétri   l'attitude   prise    par  le 
gouvernement  de   la    métropole  envers  le  Canada  au 
printemps  de  1759.    On  délaissait   la   colonie  menacée 
de  l'invasion  ;  on  se  désintéressait   des  héros  qui  lut- 
taient ici  pour  la  patrie  ingrate  ;  on  faisait  bon  marché 
du   dévouement,   des  sacrifices,  du    sang   de  ces  sol- 
dats et  de    ces    paysans  au  cœur  intrépide,  qui  se  bat- 
taient un  contre  vingt  sur  les  rives  de  nos  grands  lacs 
et  de   notre   majestueux  Saint-Laurent.     Un  roi  sans 
honneur,  des  ministres   sans    fierté  et  sans  patriotisme, 
répudiaient  l'héritage  d'Henri  IV,  de  Eichelieu,  de  Louis 
XIV  et  de  Colbert.     On  n'avait  pas  trop  d'argent  pour 
payer  les  toilettes  et  les   méprisables  splendeurs  de  la 
Pompadour.     Et  l'on    se   résignait   honteusement   au 
triomphe  de  l'Angleterre,  on  lui  abandonnait  lâchement 
la  Nouvelle-France,  en  se  demandant,  après  tout,  "  ce 

1  —  Lettres  de  la  Cour  de  Versai  îles,  p.  163. 


626  MONTCALM 

qu'importaient  au  Roi  quelques  arpents  de  neige.  "  ^ 
Tel  est  bien  le  sentiment  créé  chez  nous  par  les  indi- 
gnations éloquentes  de  nos  écrivains  d'histoire,  par 
les  harmonieuses  invectives  de  nos  poètes.  Eh 
bien,  une  étude  attentive  et  consciencieuse  nous  force 
à  déclarer  qu'il  y  a  quelque  chose  à  rectifier  dans 
ces  impressions  et  ces  appréciations.  Une  fois  de  plus, 
nous  touchons  ici  du  doigt  la  différence  entre  la  légende 
et  l'histoire,  entre  l'opinion  trop  hâtivement  formée, 
trop  facilement  répandue,  trop  docilement  acceptée 
comme  incontestable,  et  la  vérité  certaine,  l'exacte 
réalité  des  faits.  Certes  nous  n'avons  ni  le  goût,  ni 
l'intention  de  réhabiliter  le  triste  gouvernement  de 
Louis  XV,;  nous  savons  trop  que  ce  règne  néfaste 
vit  déchoir  lamentablement  la  grandeur  morale  et  poli- 
tique de  la  France.  Dans  les  affaires  étrangères  et  dans 
l'administration  intérieure,  au  point  de  vue  économique 
comme  au  point  de  vue  militaire,  ce  fut  un  régime  de 


1  —  "La  Cour,  qui  ne  cherchait  qu'un  prétexte  pour  aban- 
donner le  Canada,  saisit  avidemment  celui-ci  (l'excès  des  dé- 
penses^. Qu'était-ce  cependant  que  les  dépenses  ?  Qu'était- 
ce  même  que  le  péculat  quand  il  s'agissait  de  garder  à  la 
France  un  continent  ?  Le  budget  de  madame  de  Pompadour 
était  à  lui  seul  plus  considérable  que  celui  du  Canada.  " 
{Montcalm  et  Lévis,  par  l'abbé  Casgrain,  vol.  II,  p.  37) — Dans 
son  émouvant  poème  le  Drapeau  de  Carillon,  notre  barde 
canadien,  Crémazie,  nous  montre  un  vieux  soldat  de  Mont- 
calm  bafoué  à  Versailles  par  les  lâches  courtisans,  qui,  en 
l'entendant  parler  de  "  nos  gens,  de  gloire,  de  batailles,  " 

D'enfants  abandonnés,  des  nobles  sentiments 
Que  notre  coeur  bénit  et  que  le  ciel  protège, 
Demandaient  en  riant  de  ces  tristes  accents, 
Ce  qu'importait  au  Roi  quelques  arpents  de  neiges. 


MONTCALM  527 

décadence,  auquel  les  désordres  du  roi  viveur  et  jouis- 
seur vinrent  ajouter  leur  scandaleux  reflet.  Mais  tout 
en  signalant  les  misères  de  cette  époque,  on  ne  doit 
pas  refuser  d'y  faire  certaines  distinctions  équitables  ; 
et  l'on  a  le  devoir  d'être  juste  même  envers  les  hommes 
qui  sont  coupables  de  très  lourdes  fautes.  Voilà  pour- 
quoi, à  ce  moment  de  l'étude  que  nous  avons  entre- 
prise, lorsque  no  us  nous  posons  cette  question  :  Est-il 
vrai  que  Louis  XV,  Choiseul  et  Belle- Isle  ne  son- 
geaient, au  mois  de  février  1759,  qu'à  se  débarras- 
ser du  Canada,  à  le  jeter  par  dessus  bord  comme  un 
fardeau  trop  lourd  pour  leurs  épaules  débiles,  et  à 
baisser  honteusement  pavillon  devant  l'Angleterre  ? 
nous  sommes  obligés,  par  les  textes  que  nous  avons 
sous  les  yeux  de  répondre  :  non.  Le  cabinet  renonçait 
à  tenter  l'envoi  hasardeux  de  secours  vraiment  effectifs. 
Cela  est  incontesta  ble.  Mais  il  n'entendait  pas  courber 
le  front  devant  la  vieille  ennemie  de  la  France,  et  lui 
livrer  la  colonie  laurentienne.  Au  contraire  il  avait 
conçu  un  projet  qui,  s'il  eût  réussi,  eût  sauvé  plus  sûre- 
ment le  Canada  que  l'expédition  de  10,000  hommes  et 
de  trente  vaisseaux  de  ligne.  Le  ministre  de  la  marine 
y  avait  fait  une  première  allusion  dans  une  lettre  écrite 
le  3  février  à  Vaudreuil  et  à  Bigot.  "  Le  roi,  y  disait-il, 
serait  disposé  à  envoyer  les  mêmes  secours,  mais  la  con- 
tinuation de  la  guerre  en  Europe,  les  trop  grands  ris- 
ques de  la  mer  et  la  nécessité  de  réunir  les  forces  nava- 
les, ne  permettent  pas  de  les  séparer  et  d'en  hasarder 
une  partie  pour  leur  procurer  des  secours  incertains,  qui 
seront  employés  plus  utilement  pour  l'Etat  et  le  sou- 
lagement du  Canada  en  des  expéditions  plus  promptes 


528  MONTCALM 

et  plus  décisives."  ^  La  même  allusion  mystérieuse  se 
retrouvait  encore  dans  une  lettre  du  ministre  à  Vaudreuil 
et  Montcalm.  On  y  lisait  ces  phrases  :  "  L'objet  princi- 
pal que  vous  ne  devez  pas  perdre  de  vue  doit  être  de 
conserver  du  moins  une  portion  suffisante  de  cette  colo- 
nie et  de  vous  y  maintenir  pour  pouvoir  se  promettre 
d'en  recouvrer  la  totalité  à  la  paix,  étant  bien  différent 
d'avoir  à  stipuler  dans  un  traité  la  restitution  entière 
d'une  colonie  ou  seulement  des  parties  dépendantes  que 
les  hasards  de  la  guerre  ont  pu  faire  perdre...  Au  surplus 
Sa  Majesté  ne  vous  perdra  pas  de  vue  pendant  cette 
campagne... Elle  s'occupera  des  moyens  de  vous  secourir 
efficacement,  non  seulement  par  des  nouveaux  secours 
qu'on  pourra  vous  envoyer  ;  mais  encore  par  des  opéra- 
tions capables  de  procurer  des  diversions  qui  vous  lais- 
seront moins  de  forces  à  combattre."  ^  Enfin  Bougain- 
ville  écrivait  de  Blaye  à  Montcalm,  le  18  mars  1759, 
quelques  jours  avant  de  se  rembarquer  pour  Québec  : 
"  Conserver  un  pied  en  Canada  à  quelque  prix  que  ce 
soit...  Les  frontières,  Québec  même,  forcés,  se  retirer 
aux  Trois-Rivières,  en  défendant  la  rivière  haut  et  bas 
par  une  marine  de  toute  espèce,  alors  le  bénéfice  du 
temps.  ,  Le  ministre  m'a  dit  que  si  vous  existiez  en 
août,  il  répondait  du  Canada  ;  j'ignore  ce  qu'il  fera  pour 
cela."  3 

Ce  que  Bougainville  ignorait  au  mois  de  mars  1759, 
nous  le  savons  maintenant.     A  ce  moment  Choiseul  et 

1  —  Le  ministre  de  la  marine  à  MM.  de  Vaudreuil  et  Bigot, 
3  février  1759  ;  Ordres  du  Roi,  série  B,  vol.  109. 

2  —  Jf.  de  Berryer  à  MM»  de  Montcalm  et   Vaudreuil,  10  fé- 
vrier 1759  ;  Lettres  de  la  Cour  de  Versailles,  pp.  167169. 

3  — /6tU  p.  114. 


MONTCALM  529 

Belle- Isle  formaient  un  plan  d'une  extraordinaire  har- 
diesse. Il  ne  s'agissait  de  rien  moins  que  d'un  débar- 
quement en  Angleterre.  On  voulait  réunir  toutes  les 
forces  navales  de  la  France.  Une  escadre  organisée  à 
Toulon  irait  se  joindre  à  une  autre  escadre  rassemblée 
à  Brest,  pour  convoyer  une  flottille  de  bateaux  plats 
qui  serviraient  au  transport  de  deux  armées  :  l'une  de 
50,000  hommes  destinés  à  une  descente  en  Angleterre, 
et  l'autre  de  15,000  hommes  destinés  à  une  descente 
en  Ecosse.  On  se  proposait  aussi  de  détacher  une 
escadrille  pour  aller  débarquer  un  corps  de  troupes  en 
Irlande,  où  l'on  espérait  provoquer  un  soulèvement  de 
la  population  catholique  contre  la  domination  oppres- 
sive de  la  couronne  anglaise.  Ainsi  donc,  quarante-six 
ans  avant  Napoléon,  le  gouvernement  de  Louis  XV 
projetait  une  invasion  de  la  Grande-Bretagne  !  Incapa- 
ble de  tenir  tête  à  sa  rivale  sur  l'Atlantique,  en  morce- 
lant sa  flotte,  dont  les  divisions  seraient  inévitablement 
écrasées  en  détail  par  des  forces  toujours  supérieures,  la 
France  concentrerait  ses  escadres  en  une  masse  puis- 
sante, pour  forcer  le  passage  de  la  Manche  et  du 
canal  St- George,  et  jeter  sur  le  sol  britannique 
65,000  Français,  animés  du  désir  de  vaincre  chez  lui 
l'ennemi  héréditaire.  Imitant  la  tactique  romaine  aux 
temps  des  guerres  carthaginoises,  on  porterait  la  guerre 
en  Afrique,  on  frapperait  au  cœur  l'orgueilleuse 
Albion,  on  la  ferait  trembler  pour  ses  cités,  ouvertes  à 
l'agression  après  des  siècles  de  sécurité  profonde,  on  la 
forcerait  de  rappeler  ses  généraux  et  ses  armées  à  la 
défense  du  sol  de  la  patrie,  violé  pour  la  première  fois 
par  l'envahisseur  ;  et  ainsi,  des  rives  de  la  Tamise  on 
34 


630  MONTCALM 

dégagerait  celles  du  Saint-Laureut,  et  de  Londres  on 
sauverait  Québec. 

Tel  était  le  projet  conçu  d'abord  par  le  maréchal  de 
Belle- Isle,  et  adopté  par  le  duc  de  Choiseul  avec 
enthousiasme.  C'était  à  cette  expédition,  décidée  au 
commencement  de  1759,  que  se  rapportaient  les  phrases 
énigmatiques  du  ministre  de  la  marine.  A  la  lumière 
de  ces  explications,  on  comprend  maintenant  la  signifi- 
cation véritable  de  ces  lettres  du  3  et  du  10  février  à 
Vaudreuil,  à  Montcalm  et  à  Bigot.  S'il  eût  pu  parler 
d'une  manière  plus  explicite,  il  leur  eût  dit  :  **  Nous  ne 
pouvons  vous  envoyer  les  secours  que  vous  demandez, 
et  voici  pourquoi  :  nous  réservons  toutes  nos  forces 
navales  pour  une  descente  en  Angleterre,  qui,  nous  l'es- 
pérons, va  frapper  notre  ennemie  d'un  coup  décisif.  En 
attendant,  avec  le  peu  de  ressources  que  nous  pourrons 
vous  faire  parvenir,  tenez  bon  ;  opposez  aux  forces 
écrasantes  qui  vont  fondre  sur  le  Canada  une  défen- 
sive opiniâtre  ;  disputez  le  terrain  pouce  à  pouce  ;  bat- 
tez-vous désespérément  afin  que  le  drapeau  blanc  con- 
tinue à  flotter  sur  Québec,  les  Trois-Rivières  ou  Mont- 
réal, sur  un  coin  quelconque  de  teriitoire  qui  suffise  au 
maintien  de  la  souveraineté  du  Roi  de  France.  Résis- 
tez assez  longtemps  pour  nous  permettre  d'aller  dicter 
dans  Londres,  à  Georges  II,  une  paix  qui  conservera  le 
Canada  à  la  France.  "  Voilà  ce  qu'eût  écrit  M.  Ber- 
ryer,  si  une  discrétion  nécessaire  n'eût  scellé  ses  lèvres. 
Et,  dans  leur  réticence  obligée,  voilà  ce  que  sous-enten- 
daient  ses  lettres. 

Serait-il  juste,  après  cela,  de  dire  que  la  France  se 
résignait  lâchement  à  abandonner  sa  colonie  canadienne 
au  printemps  de  1759  ?  Serait-il  équitable  d'accuser  les 


MONTCALM  531 

ministres  responsables  de  la  direction  politique  et  mili- 
taire à  ce  moment  périlleux,  d'avoir,  d'un  cœur  léger, 
fait  litière  du  patriotisme  et  de  la  fierté  nationale  ?  En 
notre  âme  et  conscience,  nous  ne  le  croyons  pas  ;  et  il 
nous  semble  que  tout  homme  impartial,  après  avoir  pris 
connaissance  des  faits,  devra  conclure  comme  nous. 

Mais  ces  faits  sont-ils  prouvés,  sont- ils  incontestables  ? 
nous  demandera  peut-être  quelque  lecteur  surpris  de  ce 
point  de  vue  nouveau,  et  peu  conforme,  nous  le  confes- 
son,  à  la  tradition  reçue  chez  nous.  On  ne  saurait  en 
douter.  S'ils  ont  échappé  à  l'attention  de  nos  annalistes, 
ils  n'en  sont  pas  moins  établis  par  des  documents  inat- 
taquables, mémoires,  correspondances,  pièces  d'archives. 
Ils  sont  du  domaine  de  l'histoire.  "  Choiseul,  écrit 
Henri  Martin,  tout  en  faisant  continuer  la  guerre 
dans  l'ouest  de  l'Allemagne,  embrassa  le  hardi  pro- 
jet de  saisir  l'Angleterre  corps  à  corps  et  de  l'attaquer 
chez  elle,  projet  que  M.  de  Machault  avait  conçu  le 
premier  et  que  prônait  le  maréchal  de  Belle- Isle. 
Le  succès  d'une  descente,  opérée  avec  tout  ce  que  la 
France  pourrait  concentrer  de  forces,  lui  parut  moins 
improbable  que  celui  d'une  guerre  poursuivie  au  loin 
sur  les  mers  avec  des  escadres  presque  partout  infé- 
rieures de  moitié  à  l'ennemi.  Dès  les  premiers  mois  de 
1759,  de  grands  préparatifs  eurent  lieu  dans  nos  ports 
de  l'Océan  et  de  la  Manche.  On  construisit,  à  Dunker- 
que,  au  Havre,  à  Brest,  à  Rochefort,  une  multitude  de 
bateaux  plats  destinés  au  transport  des  troupes... Le 
dessein  était  beau  ^  ".  Nous  lisons  dans  le  dernier 
volume  imprimé  de  l'histoire  de  France  éditée  par  M. 

1 —  Histoire  de  France,  par  Henri  Martin,  vol.  15,  p.  543. 


532  MONTCALM 

La  visse,  et  actuellement  en  cours  de  publication  : 
'*  Choiseul  avait  ordonné  les  préparatifs  d'un  débarque- 
ment en  Grande-Bretagne  :  Soubise  devait  partir  de 
Normandie,  Chevert  de  Flandre,  et  d'Aiguillon,  avec  le 
corps  principal,  de  Bretagne.  Des  troupes  et  des  trans- 
ports étaient  réunis,  et  les  flottes  de  Brest  et  de  Toulon 
avaient  reçu  leurs  ordres  ^/*  L'histoire  d'Angleterre  de 
Hume,  continuée  par  Smollett  et  alii,  parle  longue- 
ment de  ce  projet  de  descente.  "  La  Gourde  Versailles, 
dit-elle,  voulant  embarrasser  le  ministère  anglais  et 
détourner  son  attention  de  toute  expédition  extérieure, 
avait  dressé,  pendant  l'hiver,  un  plan  d'invasion  dans 
quelque  partie  de  l'Angleterre,  et  au  commencement 
de  l'année  elle  avait  commencé  ses  préparatifs  sur  dif- 
férents points  de  ses  côtes.  Vers  la  fin  de  mai,  les  deux 
secrétaires  d'Etat,  le  comte  Holderness  et  M.  Pitt, 
avaient  informé  les  deux  chambres  du  parlement  que  le 
roi  avait  reçu  avis  des  préparatifs  faits  par  la  Fiance, 
dans  le  dessein  d'envahir  l'Angleterre  ^." 

Mais  à  quoi  bon  accumuler  les  citations  pour  établir 
l'existence  du  projet.  La  meilleure  démonstration,  c'est 
la  tentative  d'exécution  qui  suivit.  Hélas!  cette  exé- 
cution ne  fut  pas  à  la  hauteur  du  but  visé  par  Choiseul 
et  Belle-Isle.  La  conception  était  audacieui^e  ;  le  suc- 
cès en  eût  fait  une  idée  de  génie,  qui  tût  jeté  sur  les 
fautes  et  les  misères  du  règne  un  voile  de  gloire.  Mais 
Louis  XV  ne  méritait  pas  la  gloire.     Le  succès  se  dé- 

1  —  Histoire  de  France,  par  Ernest  Lavisse,  tome  huitième^ 
II,  p.  274. 

2 —  Histoire  d'Angleterre,  par  David  Hume,  continuée  jus- 
qu'à non  jours  par  Smollett,  Adolphus  et  Aikms,  traduction 
de  Campenon,  vol.  9,  p.  484. 


MONTCALM  533 

tournait  des  entreprises  du  régime.  Lorsque  les  des- 
seins avaient  quelque  grandeur,  les  hommes  se  déro- 
baient sous  leur  poids.  Et  c'est  ainsi  que  le  projet  de 
descente  en  Angleterre  n'aboutit  qu'à  une  série  de 
désastres.  "  Pitt  entoura  d'une  chaîne  de  vaisseaux  la 
Grande-Bretagne  et  l'Irlande,  et  organisa  la  défense 
terrienne  par  des  milices  que  l'aidèrent  à  lever  les 
villes,  les  compagnies  et  les  particuliers  ;  en  juin, 
il  jugeait  les  lies  Britanniques  inattaquables.  Alors 
le  Commodore  Eodney  alla  bombarder  le  Havre, 
et  Boscawen  cingla  vers  Toulon.  Boscawen  ne  put 
empêcher  la  flotte  commandée  par  la  Clue  de  sortir  et 
de  franchir  le  détroit  de  Gibraltar  ;  mais  il  l'attaqua  à 
Lagos,  sur  la  côte  portugaise,  et  la  Clue  fut  battu  après 
une  belle  résistance,  les  18  et  19  août.  Cependant  les 
projets  de  débarquement  n'étaient  pas  abandonnés  en 
France.  La  flotte  de  Brest,  commandée  par  Coiifl ms, 
se  dirigea  vers  Quiberon  pour  y  prendre  les  troupes  de 
d'Aiguillon  ;  Conflans  se  trouva  en  présence  de  l'amiral 
Hawke,  n'osa  le  combattre  et  se  retira  vers  la  baie,  où 
il  se  heurta  aux  récifs  des  Cardinaux.  Hawke  l'atta- 
qua ;  des  vingt  et  un  vaisseaux  français,  deux  furent 
jetés  à  la  côte,  sept  se  réfugièrent  dans  la  Vilaine,  huit 
à  Eochefort.  La  flotte  de  l'Atlantique  était  réduite  à 
l'impuissance  comme  la  flotte  de  la  Méditerranée.  La 
France  avait  perdu  29  vaisseaux  de  ligne  et  35  fréga- 
tes, sa  flotte  était  réduite  à  presque  rien.  Elle  n'était 
plus  en  état  de  défendre  ses  colonies."  ^  ^11  n'en  restait 
pas  moins  acquis  qu'elle  avait  fait  un  grand  effort  pour 
triompher  de  l'Angleterre  et  sauver  le  Canada. 

1  —  Histoire  de  France,  Lavisse,  8,  II,  p.  219. 


534  MONTCALM 

Et  maintenant,  revenant  à  la  correspondance  des 
ministres  avec  Montcalm,  nos  lecteurs  comprendront 
mieux  la  vraie  portée  de  la  lettre  écrite  à  ce  dernier,  le 
19  mars  1759,  par  le  maréchal  de  Belle-Isle.  "  Vous 
ne  devez  pas  espérer  de  troupes  de  renfort,  lui  disait-il. 
Outre  qu'elles  augmenteraient  la  disette  des  vivres  que 
vous  n'avez  que  trop  éprouvée  jusqu'à  présent,  il  serait 
fort  à  craindre  qu'elles  ne  fussent  interceptées  par  les 
Anglais  dans  le  passage.  "  Cet  aveu  d'impuissance 
devait  être  douloureux  pour  l'homme  de  guerre  forcé 
de  le  proft^rer.  Mais  il  pailait  à  un  soldat  digne  de  sa 
confiance,  auprès  de  qui  il  estimait  inutiles  les  dissimu- 
lations et  les  prétextes.  Il  lui  exposait  avec  franchise 
la  situation,  l'infériorité  déplorable  de  la  mère-patrie 
dans  la  guerre  trans-océanique.  Et  il  lui  déclarait  que, 
malgré  tout,  le  roi  comptait  sur  la  sagesse  du  général, 
sur  sa  valeur  et  celle  de  ses  troupes  pour  arrêter  l'in- 
vasion anglaise.  Puis,  après  avoir  signé  cette  lettre 
pénible,  le  vieux  maréchal  sentait  le  besoin  de  jeter  de 
loin  au  preux  qui  devait  garder  là-bas  l'honneur  de  la 
France  un  suprême  mot  d'ordre,  un  dernier  et  pathé- 
tique appel.  Et,  dans  un  post-scriptum  tracé  d'une  main 
qui  tremblait  peut-être,  il  lui  répétait  avec  une  émou- 
vante insistance  :  "  Quelque  médiocre  que  soit  l'espace 
que  vous  pourrez  conserver,  il  est  de  la  dernière  impor- 
tance d'avoir  toujours  un  pied  dans  le  Canada  ;  car  si 
nous  avions  une  fois  perdu  ce  pays  en  entier,  il  serait 
comme  impossible  d'y  rentrer.  C'est  pour  remplir  cet 
objet  que  le  Roi  compte,  Monsieur,  sur  votre  zèle,  votre 
courage  et  votre  opiniâtreté.  Sa  Majesté  s'attend  que 
vous  mettiez  en  œuvre  toute  l'industrie  dont  vous  êtes 
capable,  et  que  vous  communiquerez  les  mêmes  seati- 


MONTCALM  5S5 

ments  aux  officiers  principaux  et  tous  ensemble  aux 
troupes  qui  sont  sous  vos  ordres...  J*ai  répondu  de  vous 
au  Roi,  je  suis  bien  assuré  que  vous  ne  me  démentirez 
pas,  et  que  pour  le  bien  de  l'Etat,  la  gloire  de  la  nation 
et  votre  propre  conservation,  vous  vous  porterez  aux 
plus  grandes  extrémités  plutôt  que  de  jamais  subir  des 
conditions  aussi  honteuses  que  celles  qu'on  a  acceptées 
à  Louisbourg,  dont  vous  effacerez  le  souvenir.  Voilà, 
Monsieur,  en  substance,  quelles  sont  les  intentions  du 
Roi.  Sa  confiance  est  entière  dans  votre  personne  et  toutes 
les  qualités  qu'il  vous  connait."  Contrairement  à  l'appré- 
ciation de  plusieurs  écrivains  qui  l'ont  citée  avant  nous,  ^ 
il  nous  semble  que  cette  lettre  n'était  pas  indigne  d'un 
maréchal  de  France.  Ce  ministre  de  la  guerre,  qui  avait 
lui-même  commandé  des  armées  à  des  heures  critiques, 
et  qui,  par  une  constance  intrépide,  s'était  parfois 
montré  supérieur  à  la  fortune,  évoquait,  devant  l'âme 
d'un  guerrier  capable  de  comprendre  son  langage,  la 
grande  pensée  du  devoir  militaire,  qui,  à  certains 
moments  tragiques,  s'identifie  avec  celle  de  l'immola- 
tion et  du  sacrifice.  La  patrie  traverse  de  sombres  jours, 
sa  force  est  affaiblie,  son  prestige  est  atteint,  ses  res- 
sources s'épuisent  ;  n'importe,  il  faut  rester  debout,  face 
au  péril  ;  il  faut  lutter,  même  sans  espoir  de  vaincre  ; 
il  faut  garder  le  drapeau  sans  tache  ;  il  faut  mourir 


1 — "  Le  rouge  ne  vous  monte  t-il  pas  au  front  en  lisant  cette 
lettre,  dit  un  écrivain  français  de  nos  jours,  et  croyez-vous 
qu'il  ait  pu  se  trouver  dans  notre  fier  pays  de  France,  un  con- 
seil de  ministres  pour  la  rédiger,  un  secrétaire  d'Etat  pour  le 
signer."  (Xavier  Marmier,  Lettre?,  sur  l^ Amérique,  cité  par 
monsieur  l'abbé  Casgrain,  dans  son  livre  Montcalm  et  Lévis, 
vol,  II,  p.  45.) 


536  MONTCALM 

pour  sauver  l'honneur.  "  Vous  vous  porterez  aux  plus 
grandes  extrémités,"  écrit  Belle- Isle  à  Montcalm,  soldat 
parlant  à  un  soldat.  Et,  à  travers  l'Atlantique,  la  voix 
du  sacrifice  accepté  se  fait  entendre  :  "  J'ose  vous  répon- 
dre d'un  entier  dévouement  à  sauver  cette  malheureuse 
colonie  ou  périr.  Je  vous  prie  d'en  être  le  garant 
auprès  de  Sa  Majesté  ^  !  "  Cette  promesse,  ce  n'est  pas 
de  la  parade  ni  de  la  pose  ;  Montcalm  va  bientôt  la 
sceller  de  son  san^  ! 


l  — Montcalm  au  maréchal  de  Bellelsle,  16  mai  1759. 


CHAPITRE   XVI 


Le  Canada  menacé  sur  trois  points Pouchot  à  Niagara  — 

Bouîlamaque  à  Carillon Lacorne  à  la  tête  du  Saint- 
Laurent.  —  Un  recensement Proclamation   de   Vau- 

dreuil Les  dernières  lettres  de  Montcalm  à  sa  femme 

et  à  sa  mère.  —  La  mort  d'une   de  ses  filles  ;  un  cri  de 

douleur Montcalm  à   Québec Les  fortifications  de 

cette  ville Elles  sont  très  insuffisantes Les  Anglais 

sont  signalés  dans  le  bas  du  fleuve Les  '•'  feux  sur  les 

collines  "-  —  Conseils  et  préparatifs Vaudreuil  et  Lévis 

arrivent  dans  la  capitale Le  plan  de  défense Un 

camp  retranché  à  Beauport. — Progrès  de  la  flotte  an- 
glaise  Un  vent  de  nord-est  malencontreux Les  A.n- 

g'ais  à  l'Ile-aux-Coudres.  —  Disposition  et  ordre  de  ba- 
taille rédigé  par  M.  de  Lévis. —  L**  passage  de  la  Tra- 
verse—  La  flotte  ennemie  à  l'Ile  d'Orléans La  popu- 
lation abandonne   ses  foyers.  —  L'amiral   Saunders 

Wolfe  ;    sa  carrière  ;  ses    brillants    états   de    service 

Flotte  et  armée  formidable  — Montbeillard Les  Anglais 

devant  Québec L'épisode  des  brûlots.  —  Les  ennemis 

occupent  l'Ile  d'Orléans  et  la  Pointe  de  Lévy. 

Les  nouvelles  apportées  par  Bougainville  annon- 
çaient que  les  Anglais  devaient  attaquer,  en  1759,  Qué- 
bec et  Carillon  avec  des  forces  accablantes.  On  avait 
aussi  raison  de  craindre  pour  Niagara  et  la  frontière  du 
haut  Saint- Laurent. 

M.  de  Vaudreuil  avait  envoyé  M.  Pouchot  prendre 
le  commandement  à  Niagara,  où  il  devait  avoir  sous  ses 
ordres  environ  onze  cents  hommes.  Ses  instructions 
comportaient  que,  s'il  ne  paraissait  pas  devoir  subir  un 


538  MONTCALM 

siège,  il  enverrait  une  partie  de  ses  forces  à  M.  de 
Ligneris,  au  fort  Machault,  pour  essayer  de  reconquérir 
la  Belle-Rivière.  C'était  là  une  disposition  funeste, 
contraire  à  la  seule  tactique  raisonnable,  qui  aurait  dû 
être  de  concentrer  la  défense,  au  lieu  de  tenter  des 
offensives  téméraires.  ^ 

A  Carillon  M.  de  Bourlamaque  était  à  la  tête  du 
bataillon  de  la  Reine,  de  deux  bataillons  de  Berry,  de 
douze  cents  hommes  de  troupes  de  la  colonie,  formant 
un  effectif  de  2500  hommes.  11  devait  arrêter  dans  sa 
marche  sur  la  frontière  du  lac  Champlain  Amherst  et 
son  armée  de  11  à  12,000  hommes.  ^  Ses  instructions 
lui  enjoignaient  de  reculer  lentement  devant  les  enva- 
hisseurs, en  laissant  une  faible  garnison  à  Carillon  pour 
airêter  ceux-ci  quelques  jours,  et  faire  ensuite  sauter 
ce  fort,  puis  de  recommencer  la  même  manœuvre  à 
St-Frédéric,  et  d'aller  prendre  finalement  position  sur 
l'ile-aux-Noix,  dans  le  lac  Champlain  où  seraient  faits 
de  grands  travaux  de  fortifications,  qui  permettraient  de 
barrer  la  route  à  l'ennemi,  on  l'espérait  du  moins, 
jusqu'à  la  fin  de  la  campagne.  ^ 

Sur  le  Saint-Laurent,  à  la  tête  des  rapides,  on  décida 
d'envoyer  1200  hommes  commandés  parle  chevalier  de 
la  Corne  et  destinés  à  harceler  les  Anglais  vers  Choua- 
guen,  s'ils  paraissaient  de  ce  côté  pour  aller  attaquer 
Niagara.  Ce  petit  corps  d'armée  devait  aussi  choisir  une 
position  avantageuse  dans  une  île  à  la  tête  des  rapides, 

1  —  Journal  de  Montcalniy  p.  501. 

2  —  Pour  le  chiffre  de  Tarmée  d'Amherst,  voir  Mante,  His- 
tory  of  ihe  tafe  war,  p.  210. 

3  —  MontcalmçL  Bourlamaque,  21  juin  1759 


MONTCALM  539 

et  s'y  fortifier  de  manière  à  pouvoir  disputer  le  passage 
aux  ennemis. 

Mais  c'était  Québec,  la  capitale  et  le  cœur  de  la  Nou- 
velle-France, qui  inquiétait  surtout  en  ce  moment  les 
chefs  de  la  colonie.  On  comprenait,  trop  tard  hélas  ! 
que  le  grand  effort  des  Anglais  allait  être  dirigé  contre 
cette  ville,  durant  la  campagne  de  1759.  Les  informa- 
tions transmises  par  le  ministre  de  la  marine  ne  pou- 
vaient laisser  aucun  doute  à  ce  sujet.  Or  Québec  n'était 
nullement  en  état  de  soutenir  un  siège.  Dès  1757, 
Montcalm  avait  recommandé  certains  travaux,  qu'on 
avait  négligé  d'exécuter.  Et  maintenant  que  le  péril 
était  imminent  aurait-on  le  temps  de  faire  l'indispen- 
sable ?  Pendant  plusieurs  semaines  ce  sera  la  grande 
anxiété  du  général. 

M.  de  Vaudreuil,  comme  nous  l'avons  vu,  avait  fait 
faire  un  recensement  de  tous  les  Canadiens  en  état  de 
porter  les  armes.  On  avait  trouvé  que,  dans  le  gouver- 
nement de  Québec  il  y  en  avait  7,511,  dans  celui  de 
Montréal,  6,406,  et  dans  celui  des  Trois- Rivières,  1,313; 
soit  un  total  de  15,299  ^  Le  gouverneur  adressa  aux  ca- 
pitaines de  milice  une  proclamation  par  laquelle  il  leur 
enjoignait  de  se  tenir  prêts  à  faire  marcher  au  premier 
commandement  tous  les  habitants  valides  de  leurs  com- 
pagnies, avec  leurs  armes,  leurs  ustensiles,  et  douze 
jours  de  vivres,  qui  leur  seraient  payés  après  la  cam- 
pagne. Ils  ne  devaient  laisser  qu'un  seul  officier  par 
compagnie  avec  les  vieillards,  les  infirmes  et  les  malades. 


1  —  Mémoires  sur  le  Canada,  (Sieur  de  C),  p.  1 24 — L'auteur 
inconnu  ajoute  la  note  suivante  :  "  Ce  recensement  ne  fut 
pas  exact." 


540  MONTCALM 

"  Cette  campagne,  ajoutait  M.  de  Vaudreuil,  donnera 
aux  Canadiens  grandement  matière  de  se  signaler;  la 
confiance  que  j'ai  en  eux  n'est  point  ignorée  de  Sa 
Majesté  que  j'ai  constamment  informée  de  leurs  ser- 
vices ;  ainsi  elle  s'attend  à  ce  qu'ils  feront  tous  les 
efforts  qu'elle  peut  espérer  de  ses  plus  fidèles  sujets  ; 
d'autant  mieux  qu'ils  défendront  leur  religion,  conser- 
vant leurs  femmes,  leurs  enfants,  leurs  biens,  et  évite- 
ront le  cruel  traitement  que  les  Anglais  leur  prépa- 
rent." Après  avoir  déclaré  que  le  roi  avait  ordonné  à 
ses  troupes  de  se  battre  jusqu'à  extinction,  il  conti- 
nuait :  "  De  mon  côté,  je  suis  déterminé  à  ne  consentir 
à  aucune  capitulation,  convaincu  des  suites  dangereuses 
qu'elle  aurait  pour  tous  les  Canadiens  ;  la  chose  est  si 
certaine  qu'il  serait  incomparablement  plus  doux  pour 
eux,  leurs  femmes,  et  leurs  enfants,  d'être  ensevelis 
sous  les  ruines  de  la  colonie  \" 

Depuis  que  l'on  savait  imminente  l'attaque  des  An- 
glais contre  Québec,  il  tardait  à  Montcalm  de  s'y  rendre 
afin  d'y  organiser  la  défense.  Cependant  les  divers  arran- 
gements à  prendre  pour  arrêter  l'invasion  sur  les  fron- 
tières du  lac  Champlain  et  du  haut  Saint- Laurent  le 
retinrent  à  Montréal  jusqu'au  21  mai.  Aussitôt  après 
l'arrivée  de  Bougainville,  il  avait  écrit  au  ministre  pour 
accuser  réception  de  ses  dépêches,  le  remercier  des 
faveurs  reçues  par  lui-même  et  ses  principaux  lieute- 
nant?, et  l'assurer  que  chacun  ferait  jusqu'au  bout  tout 
son  devoir.  "  Nous  avons  appris,  ajoutait-il,  que  la  plus 
grande  partie  de  la  flotte  partie  de  Bordeaux,  sous  les 
ordres  du  capitaine  Canon,  est  eu  rivière  ;  c'est  toujours 

1  —  Mémoires  sur  le  Canada. 


MONTCALM  541 

quelques  vivres,  quelques  munitions,  quelques  hommes, 
des  bâtiments  dont  on  peut  tirer  parti  si  l'ennemi  vient 
à  Québec,  et  le  peu  est  précieux  à  qui  n'a  rien." 

Il  profitait  aussi  de  ces  derniers  moments  de  répit, 
avant  l'entrée  en  campagne,  pour  écrire  à  sa  femme  et  à 
sa  mère.  A  la  première  il  disait  :  "  Bougainville  m'a 
remis,  ma  très  chère  et  bien  aimée,  votre  lettre;  notre 
fille  est  bien  mariée.  Je  réponds  du  gendre,  et  j'écris  à 
l'ai  bé  de  Coriolis...  ^  Je  n'écris  ni  à  ma  mère,  ni  à 
madame  de  Lunas,  ni  aux  abbesses,  ni  à  St-Véran,  ni 
à  personne  de  la  province,  qu'à  madame  de  Massilan. 
Je  suis  accablé  d'écritures  et  d'affaires.  Bourlamaque 
est  déjà  en  campagne  et  je  crois  que  je  ne  tarderai  pas 
à  m'y  mettre.  Je  crois  que  j'aurais  renoncé  à  tous  les 
honneurs  pour  vous  rejoindre,  mais  il  faut  obéir  au  Eoi  ; 
le  moment  où  je  vous  reverrai  sera  le  plus  beau  de  ma 
vie.  Adieu  mon  cœur,  je  crois  que  je  vous  aime  encore 
plus  que  je  n'ai  jamais  fait.  "  Montcalm  se  disait-il 
que  cette  lettre  était  la  dernière  qu'il  écrirait  à  sa 
noble  compagne  ?  Non,  sans  doute,  Mais  peut-être 
obéissait-il  inconsciemment  à  un  pressentiment  mysté- 
rieux quand  il  traçait  ces  lignes,  dont  l'accent  d'affec- 
tion profonde,  plus  vibrant  que  d'habitude,  dut  faire 
battre  le  cœur  de  l'épouse  dévouée.  Bien  des  fois, 
croyons-nous,  madame  de  Montcalm  les  relut  plus  tard 

1  — Cette  lettre  contenait  un  passage  diflBcile  à  compren. 
dre,  parce  que  nous  ne  connaissons  pas  suffisamment  les  par- 
ticularités auxquelles  Montcalm  faisait  allusion.  11  s'a^ji-sait^ 
nous  semble-t  il,  d'un  mariage  possible  pour  une  autre  des 
filles  du  général.  L'abbé  de  Coriolis  était  sans  doute  un 
proche  }>arent  du  gendre  de  Montcalm,  qui  était  un  d'Espi. 
nousse  de  Coriolis. 


642  MONTCALM 

avec  une  émotion  poignante,  comme  le  suprême  témoi- 
gnage de  tendresse  du  soldat  héroïque  dont  elle  avait 
partagé  la  vie,  dont  elle  conservait  le  culte,  et  dont  elle 
portait  avec  une  dignité  fière  le  nom  glorieux.  A  la 
fin  de  cette  lettre,  Montcalm  laissait  échapper  un  cri 
de  douleur,  aussitôt  comprimé,  comme  s'il  eût  craint 
de  trop  s'attendrir,  après  la  réception  d'une  triste  nou- 
velle annoncée  par  Bougainville  dans  des  conditions 
spécialement  cruelles.  Au  moment  de  s'embarquer  à 
Bordeaux,  celui-ci  avait  appris  qu'une  fille  de  Mont- 
calm venait  de  mourir.  Et  le  pauvre  père  écrivait  : 
"  Bougainville  m'a  appris  la  mort  d'une  de  mes  filles  ; 
j'en  suis  fâché  quoique  j'en  aie  quatre;  il  n'a  su  me 
dire  laquelle  ;  je  crois  que  c'est  la  pauvre  Mirète  qui  me 
ressemblait  et  que  j'aimais  fort.  ^  "  Quelques  jours 
après  Montcalm  écrivait  ces  quelques  mots  à  sa  mère  : 
"  Celle-ci,  ma  mère,  est  pour  vous  remercier  de  l'envoi 
des  provisions.  Reste  à  savoir  si  elles  arriveront.  Je 
vous  enverrai  directement,  et  non  à  M.  Joli,  de  quoi 
acquitter  mes  dettes  ;  il  est  bien  bon  homme,  mais  trop 
occupé  pour  les  autres.  Songez  aux  preuves  du  che- 
valier... Je  n'ai  pas  le  temps  de  vous  écrire  tout  au 
long...  J'embrasse  la  très  chère  et  vous  aussi  ma 
mère.  ^  "  Cette  lettre  était  également  la  dernière  que 
madame  de  Saint- Véran  dût  jamais  recevoir  de  son  fils. 
Il  n'y  avait  pas  de  temps  à  perdre  pour  mettre  Qué- 
bec quelque  peu  en  état   de   recevoir  l'ennemi.    Le  21 


1  —  A   madame  la  marquise    de   Montcalm^   par   Nîmes,   à 
Candiac,  en  Languedoc  ;  Montréal,  16  mai  1759. 

2  —  A  madame  la  marquise  de  Saint-  Véran,   à  Montpellier, 
Montréal,  19  mai  1759. 


MONTCALM  543 

mai,  MoDtcalm  quittait  Montréal  accompagné  de  Bou- 
gainville  et  de  Malartic.  Et  le  22,  à  sept  heures  du 
soir,  il  arrivait  dans  la  capitale,  où  l'imminence  d'un 
siège  commençait  à  répandre  l'alarme.  Depuis  long- 
temps il  se  préocupait  de  cette  éventualité.  Nous  avons 
vu  dans  un  précédent  chapitre  que,  dès  l'automne  de 
1757,  il  avait  examiné  la  situation  et  fait  une  tournée 
sur  la  côte  nord,  qu'il  avait  visitée  depuis  le  Cap  Tour- 
mente jusqu'à  Québec.  A  la  date  du  19  octobre  de 
cette  année  il  avait  inscrit  cette  note  dans  son  journal. 
"  Le  marquis  de  Montcalm  a  remis  à  M.  le  marquis  de 
Vaudreuil  un  mémoire  de  toutes  les  mesures  à  prendre, 
si  l'ennemi  voulait  faire  une  entreprise  sur  Québec  ; 
reste  à  savoir  si  on  suivra  les  dispositions  et  avec  l'ac- 
tivité nécessaire.  "  On  n'avait  pas  suivi  les  dis- 
positions, et  presque  rien  n'avait  été  fait  depuis  cette 
date  pour  la  protection  de  la  capitale. 

Le  promontoire  de  Québec,  on  le  sait,  a  la  figure  d'un 
triangle  dont  le  fleuve  Saint-Laurent  et  la  rivière 
Saint-Charles  dessinent  les  côtés,  et  dont  la  base  pour- 
rait être  représentée  par  une  ligne  tirée  du  fleuve 
à  la  rivière.  La  haute  ville,  bâtie  au  sommet  de  ce  pro- 
montoire, était  donc  défendue  de  deux  côtés  par  l'escar- 
pement très  élevé  et  très  abrupt,  et  couronné  de  batte- 
ries. A  la  base  du  triangle,  elle  était  fermée  d'un  mur 
et  d'une  suite  de  bastions  et  de  redoutes  dont  voici  la 
nomenclature  :  le  bastion  Joubert  sur  le  Cap- Diamant, 
qui  dominait  le  fleuve  ;  puis,  successivement,  ceux  de  la 
Glacière  et  de  St- Louis,  la  redoute  Ste- Ursule,  le  bastion 
St-Jean,  celui  de  la  Potasse,  et  la  redoute  du  Bourreau. 
Le  mur  élevé  de  vingt-cinq  à  trente  pieds,  avec  des  espè- 
ces de  fossés,   sans  ouvrages  avancés,  était  considéré 


544  MONTCA.LM 

comme  une  très  faible  fortification.  Il  était  garnie  de 
cinquante-deux  canons  de  douze  à  deux  livres  de 
balles,  qui  ne  pouvaient  battre  en  rase  campagne,  mais 
en  flanc  seulement  et  pour  les  défilés,  de  sorte  qu'ils  ne 
pouvaient  être  utiles  qu'au  cas  où  les  ennemis  voulus- 
sent escalader.  Trois  portes  donnaient  accès  à  la  haute- 
ville  :  celle  de  St- Louis,  ouvrant  sur  le  chemin  qui 
conduisait  à  Sillery  ;  celle  de  St-Jean  donnant  sur  le 
chemin  qui  conduisait  à  Ste-Foy  ;  et  celle  du  Palais 
par  où  l'on  descendait  au  Palais  de  l'Intendant,  au 
faubourg  de  St-Roch  et  à  l'Hôpital  général.  Les  batte- 
ries qui  dominaient  la  rade  du  côté  du  fleuve  et  qui, 
commençant  en  arrière  de  l'évêché,  situé  au  sommet  de 
la  côte  de  la  Montagne,  se  continuaient  jusqu'à  l'autre 
côté  du  promontoire,  et  couvraient  à  peu  près  l'empla- 
cement actuel  de  la  batterie  des  Remparts,  étaient  gar- 
nies de  quarante-deux  canons  du  calibre  de  vingt-qua- 
tre, dix-huit  et  douze,  avec  six  gros  mortiers  de  fer  et  un 
de  fonte  ;  elles  étaient  à  barbette  et  soutenues  d'un  njau- 
vais  parapet  de  pierre.  Au  delà  du  château  St-Louis, 
en  gagnaut  vers  le  Cap-Diamant,  il  y  avait  une  palissade 
défendue  par  deux  batteries  de  pièces  de  vingt-quatre, 
dix-huit,  douze,  et  huit,  avec  deux  mortiers.  Du  côté  nord 
en  allant  vers  l'Hôtel-Dieu,  la  crête  du  cap  était  protégée 
par  une  palissade  de  six  pieds  de  haut  et  trois  petites 
batteries  ayant  chacune  huit  pièces  de  canon  du  calibre 
de  dix-huit  et  douze. 

Au  pied  du  promontoire,  sur  le  bord  du  fleuve,  s'éle- 
vait la  Basse- Ville  où  se  tenait  tout  le  commerce.  Elle 
était  défendue  par  quatre  batteries  munies  de  canons 
de  trente-six,  vingt-quatre,  dix-huit,  douze,  et  huit  livres 
de  balles,  et  désignées  comme  suit  :  la  batterie  de  St- 


MONTCALM  546 

Charles,  la  batterie  Dauphiae,  la  batterie  Royale,  et  la 
batterie  de  construction.  Le  côté  de  la  rivière  St-Char- 
les  et  de  l'Intendance  était  protégé  par  des  canons  de 
campagne  et  plusieurs  doubles  palissades  sur  le  chemin 
de  St-Roch.  Enfin,  dans  la  côte  de  la  Montagne,  par  où 
communiquaient  la  haute  et  la  basse  ville,  on  avait  éta- 
bli deux  batteries  à  barbettes,  chacune  de  quatre 
canons  ^. 

En  somme  si  la  situation  topographique  de  Québec 
était  avantageuse,  ses  fortifications  étaient  très  impar- 
faites et  ne  pouvaient  efficacement  le  défendre  contre 
un  siège  en  règle. 

Montcalm  était  à  peine  arrivé  qu'on  signalait  la  flotte 
anglaise  dans  le  fleuve  Saint- Laurent.  Le  23,  il  écri- 
vait à  Lévis  :  **  Nous  venons  d'apprendre  par  deux 
capitaines  marchands  qu'ils  ont  vu  à  Saint-Barnabe 
sept  ou  dix  vaisseaux.  Ce  pouvait  être  l'avant-garde 
des  Anglais.  Cependant  on  n'a  pas  fait  de  signaux  et 
nous  n'avons  point  d'avis."  Ces  signaux,  dont  parlait 
Montcalm,  étaient  des  feux  que  les  habitants  des  parois- 
ses le  long  des  rives  du  fleuve  avaient  reçu  instruction 

1  —  Nous  avons  emprunté  les  données  de  cette  description 
des  défenses  de  Québec  à  l'important  journal  de  M.  de  Foli- 
gné,  officier  de  marine,  qui  commandait  l'une  des  batteries 
de  la  haute  ville  durant  le  siège.  Ce  journal,  dont  le  manus- 
crit se  trouve  aux  archives  du  ministère  de  la  marine  à  Paris, 
a  été  imprimé  dans  le  volume  IV  de  l'ouvrage  de  M.  Doughty, 
The  siège  of  Québec.  Nous  avons  aussi  consulté  le  plan  de 
l'ingénieur  Mackellar,  reproduit  dans  le  volume  du  même 
auteur  intitulé  The  Fortress  of  Québec,  et  le  plan  de  l'ingé- 
nieur Bellin  reproduit  au  vol.  III  de  l'histoire  de  Charlevoix, 
édition  in  octavo,  p.  72. 
35 


646  MONTCALM 

d'allumer  de  distance  en  distance  pour  annoncer  l'ap- 
proche de  l'ennemi.  ^  A  défaut  de  télégraphe,  un  cordon 
de  flammes,  courant  de  pointe  en  pointe  et  de  colline 
en  colline,  devait  dénoncer  la  progression  de  la  formi- 
dable armada.  Ces  lueurs  sinistres  allaient  bientôt 
embraser  l'horizon.  A  minuit,  le  24  mai,  Montcalm 
était  brusquement  éveillé;  le  flamboyant  signal  venait- 
de  briller  sur  la  falaise  de  Lévis,  et  on  lui  apportait  la 
nouvelle  certaine  que  quinze  vaisseaux  de  ligne,  l'avant- 
garde  de  la  flotte  anglaise,  avaient  dépassé  le  Bic.  Il 
employa  le  reste  de  la  nuit  à  donner  des  ordres  et  à 
expédier  des  courriers.  "  Je  fais  de  mon  mieux,  Dieu 
fera  le  reste,"  écrivait-il  le  lendemain  à  Bourlamaque. 

Dans  un  conseil  tenu  le  23  à  l'Intendance,  où  l'on 
avait  convoqué  tous  les  capitaines  de  frégate  et  des 
autres  navires  avec  les  o  fficiers  du  port,  les  sieurs  Canon 
et  Legris  s'étaient  chargés  de  descendre  le  fleuve  pour 
avoir  des  nouvelles  de  l'ennemi.  Celles  que  Ton  reçut 
la  nuit  suivante  mirent  fin  à  ce  projet.  Oa  avait  aussi 
arrêté  que  les  équipages  concourraient  avec  les  troupes  à 
la  défense  de  Québec,  et  commenceraient  par  fournir 
trois  cents  hommes  aux  travaux  de  l'artillerie  et  du 
génie.  On  les  employa  dès  le  lendemain  à  construire 
des  lignes  sur  le  bord  de  la  rivière  Saint-Charles.  M. 
de  Caire,  ingénieur,  arrivé  deux  jours  plus  tôt  avec 
MM.  de  Eobert  et  Fournier,  officiers  du  même  corps, 
dirigea  ces  travaux. 

Le  24  mai  au  soir,  M.  de  Vaudreuil  arriva  et 
approuva  toutes  les  dispositions  prises  par  Montcalm. 
Des  ordres  furent  expédiés  pour  faire  descendre  à  Qué- 

1  —  Mémoires  sur  le  Canada,  p.  129. 


MONTCALM  547 

bec  les  cinq  bataillons  de  Guyenne,  de  Béàrn,  de  la 
Sarre,  de  Languedoc  et  de  Koyal-Eoussillon,  cantonnés 
dans  les  régions  de  Montréal  et  des  Trois-Rivières, 
ainsi  que  les  milices  de  ces  gouvernements.  MM.  de 
Bougainville  et  de  Pontleroy  furent  envoyés  à  l'île 
d'Orléans  pour  constater  s'il  était  possible  d'y  opposer 
quelque  obstacle  à  l'ennemi.  On  dépêcha  aussi  M. 
Pellegrin  pour  enlever  les  balises  de  la  traverse,  au  cap 
Tourmente,  et  en  substituer  de  fausses  ;  et  aussi  pour 
s'assurer  si  l'on  pourrait  barrer  ce  passage  en  y  coulant 
des  vaisseaux.  Mais  les  deux  premiers  rapportèrent 
qu'il  n'y  avait  rien  à  faire  à  l'île,  et  le  troisième  infor- 
ma Vaudreuil  et  Montcalm  que  la  Traverse,  au  lieu 
d'avoir  seulement  cent  toises  de  large,  comme  l'avaient 
soutenu  depuis  longtemps  nos  marins,  en  avait  près  de 
sept  cents.  ^ 

Le  26  mai,  MM.  de  Bougainville  et  de  Malartic 
allaient  reconnaître  les  bords  des  rivières  St- Charles 
Beauport  et  Montmorency.  Le  27,  M.  de  Courval, 
envoyé  à  l'Ile-aux-Coudres  pour  seconder  M.  de  la  Nau- 
dière,  chargé  d'y  inquiéter  les  Anglais,  avec  un  déta- 
chement de  trois  cents  hommes  et  une  petite  flottille  de 
cajeux,  revint  avec  l'information  que  là,  non  plus,  le 
temps  ne  permettait  pas  de  faire  quelque  chose  d'efficace. 
On  donna  donc  à  M.  de  la  Naudière  l'ordre  de  se  replier. 

M.  de  Lévis  arriva  à  Québec  le  28.  Il  précédait  de 
peu  les  bataillons  réguliers  et  les    premiers  détache- 

1  —  Journal  de  Montcalrriy  p.  526  ;  Siège  de  Québec  en  1759, 
p.  7.  (Copie  d'un  manuscrit  déposé  à  la  bibliothèque  de 
Hartwell,  en  Angleterre  ;  apporté  de  Londres  par  Thon.  D. 
B.  Viger,  en  1834  ;  imprimé  chez  Fréchette  et  Cie,  à  Québec, 
en  1836).  ■ 


548  MONTCALM 

ments  de  milice.  Sous  quelques  jours,  des  forces  rela- 
tivement assez  considérables,  au  moins  quant  au  nom- 
bre, seraient  réunies  à  Québec.  Comment  allait-on  s'en 
servir  ?  Fallait-il  essayer  de  mettre  la  ville  en  état  de 
subir  un  siège,  en  la  fortifiant  le  mieux  que  l'on  pour- 
rait, et  s'y  enfermer  ou  se  cantonner  sous  ses  murs 
pour  y  attendre  l'ennemi  ?  Cela  devait  sembler  impos- 
sible à  quiconque  avait  la  moindre  expérience  militaire. 
Alors,  quel  autre  plan  devait-on  adopter  ?  Pour  décider 
cette  question,  il  importait  de  considérer  la  topographie 
des  environs  de  Québec.  La  capitale  était  bâtie 
sur  un  escarpement,  qui  se  prolongeait  à  l'ouest  en 
remontant  le  fleuve  jusqu'à  plusieurs  lieues.  Pour 
les  Anglais,  essayer  de  débarquer  à  la  basse  ville  sous 
le  feu  de  la  place  eût  été  folie  pure.  Tenter  de  dou- 
bler le  Cap-Diamant,  en  risquant  d'être  foudroyé  par  les 
batteries  françaises,  pour  se  trouver  au-delà  en  face 
d'une  muraille  de  roc,  si  toutefois  l'on  avait  la  chance 
de  ne  pas  être  coulé  bas  dans  le  passage  :  on  ne  présu- 
mait pas  encore  que  l'ennemi  s'y  hasarderait.  Restait  un 
débarquement  sur  la  plage  de  Beauport,  manœuvre  ten- 
tée par  Phipps  en  1C90.  Là  était  le  point  vulnérable, 
où  l'on  devait  craindre  l'attaque.  C'était  donc  là  qu'il 
fallait  se  préparer  à  la  repousser.  Montcalm,  on  l'a  vu, 
s'en  était  persuadé  dès  le  mois  d'octobre  1757.  Il  n'est 
pas  sans  intérêt  de  reproduire  ici  le  texte  même  des 
observations  consignées  alors  dans  son  journal.  "  Depuis 
le  Cap  Tourmente  jusqu'à  Beauport,  disait-il,  il  est 
impossible  de  faire  aucune  descente.  Le  Sault  seul  de 
Montmorency  est  une  barrière  presque  invincible  ;  il 
faut  conclure  que,  comme  la  côte  du  Sud  est  pareille- 
ment impraticable  pour  une  descente,  à  cause  des  bois 


MONTOALM  549 

qui  la  couvrent  et  des  rivières  sans  nombre  qui  la  cou- 
pent, et  parce  que  d'ailleurs  il  faudrait,  pour  assiéger 
Québec,  faire  la  traverse  du  fleuve,  les  Anglais  ne  peu- 
vent que  doubler  la  pointe  de  l'île  d'Orléans  et  venir 
mouiller  dans  le  bassin  de  Beauport,  à  la  vue,  mais  hors 
de  la  portée  du  canon  de  la  place.  Plusieurs  redoutes, 
placées  depuis  la  pointe  Délaissée  ^  jusqu'à  la  petite 
rivière  Saint-Charles,  un  bon  ouvrage  déjà  à  moitié  fait 
à  l'Hôpital  général,  et  de  cet  ouvrage  à  la  côte  d'Abra- 
ham d'une  part,  et  de  l'autre  à  la  Basse- Ville  des  lignes 
en  coupant  une  presqu'île,  autour  de  laquelle  tourne  la 
rivière  Saint- Charles,  afin  d'accourcir  le  front  de  ces 
lignes,  ces  travaux  aisés  à  faire  promptement  et  avec 
peu  de  frais,  qui  se  garderaient  avec  trois  ou  quatre 
mille  hommes,  mettraient,  je  crois,  la  ville  en  sûreté. 
Il  n'y  a  d'autre  moyen  de  la  défendre  que  d'em- 
pêcher les  ennemis  d'en  approcher  ;  les  fortifications 
en  sont  si  ridicules  et  si  mauvaises  qu'elle  serait 
prise  aussitôt  qu'assiégée.  M.  le  marquis  de  Mont- 
calm  a  reconnu  l'emplacement  de  presque  toutes  les 
redoutes."  Ainsi  donc,  près  de  deux  ans  avant  le  siège, 
Montcalm  avait  fixé  sa  pensée  sur  ce  plan  de  défense 
d'un  camp  retranché  à  Beauport^.   Plus  récemment,  au 


1  —  C'est  ainsi  que  ce  mot  est  écrit  dans  le  journal.  Son 
orthographe  a  subi  plusieurs  variantes.  Dans  certaines  pièces 
nous  lisons  "  pointe  de  Lessay  ",  dans  d'autres  "  pointe  de 
Lessey  "  ;  l'abbé  Casgrain  écrit  "  pointe  du  Lest  ",  parce  que, 
dit-il,  c'était  l'endroit  où  les  navires  prenaient  leur  lest.  Sur 
les  cartes  françaises  du  temps  on  lit  "pointeà  l'Essay."  Cette 
pointe  est  située  un  peu  à  l'est  de  la  rivière  de  Beauport. 

2  —  M.  l'abbé  Casgrain  a  semblé  sous  l'impre-*sion  que  la 
première  idée  de  ce  camp  avait  été  donnée  par  Lé  vis.  (Mont- 


550  MONTCALM 

mois  de  janvier  1759,  il  avait  soumis  à  M.  de  Vau- 
dreuil,  un  mémoire  de  Pontleroy,  où  cette  idëe  était 
très  développée.  Cet  ingénieur  y  proposait  l'érection 
d'une  ligne  de  redoutes,  de  la  Pointe  à  l'Essay  à  la 
rivière  St-Chailes.  Elles  seraient  distantes  les  unes  des 
autres  de  deux  cent  cinquante  toises,  et  pourraient 
contenir  chacune  de  quatre-vingts  à  cent  hommes.  "  La 
droite  appuierait  à  la  rivière  St-Charles,  et  la  gauche 
à  la  pointe  de  Lessay,  sur  la  hauteur  de  laquelle  il 
serait  placé  deux  autres  redoutes  comme  en  seconde 
ligne,  pour  soutenir  et  favoriser  une  retraite  aux  trou- 
pes qui  seraient  dans  la  partie  du  Sault  Montmo- 
rency ^  ".  Montcalm  avait  donné  à  ce  mémoire  toute 
son  approbation. 

Ce  fut  à  ce  plan  que  Ton  s'arrêta.  Après  avoir  déli- 
béré en  conseil  de  guerre  sur  la  situation,  on  prit  les 
déterminations  suivantes.  Les  travaux  indispensables 
pour  achever  de  clore  la  ville  du  côté  du  fleuve,  soit  en 
murailles,  soit  en  palissades,  seraient  exécutés.  On 
augmenterait  les  batteries  de  la  basse  ville  et  le 
nombre  des  canons  sur  celles  de  la  haute  ville  ;  on  en 
érigerait  de  nouvelles  au  chantier  du  Palais  tant  pour 
défendre  l'entrée  de  la  rivière  Saint- Charles  que  pour 
flanquer  la  partie  appelée  vulgairement  la  Canoterie.  On 
borderait  la  rive  droite  de  cette  rivière  de  retranchements 
depuis  son  embouchure  jusqu'à  l'Hôpital  général  ;  on  y 
échouerait  deux  navires  où  l'on  monterait  du  canon. 
On   y   construirait,  en  deçà   de  l'Hôpital  général,   au 


calm  et  Lévis,  II,  p.  66.)  Il  nous  paraît  établi  qu'elle  était  due 
à  Montcalm. 

1  —  Lettres  et  pièces  militaires^  p.  99. 


MONTCALM  551 

commencement  de  la  Pointe-aux-Lièvres,  un  pont  pro- 
tégé par  un  ouvrage  à  cornes  sur  la  rive  gauche,  et  par 
un  autre  retranchement  sur  la  rive  droite,  du  côté  de 
Québec.  La  côte,  depuis  la  rivière  Saint-Charles  jus- 
qu'au Sault-Montmorency,  serait  bordée  de  retranche- 
ments, où  l'on  pratiquerait  de  distance  en  distance  des 
redoutes  et  des  redans,  garnis  de  batteries  dont  le  feu 
pourrait  se  croiser  en  différents  points,  et  l'on  prendrait 
aussi  quelques  précautions  du  côté  de  l'Anse-des-Mères 
et  de  Sillery,  quoique  l'on  eût  jugé  cette  partie  inac- 
cessible ^ 

Quant  à  l'étendue  du  camp  de  Beauport,  Montcalm, 
quoiqu'il  eût  pensé  d'abord  à  établir  nos  postes  jusqu'au 
Sault-Montmorency,  avait  ensuite  para  frappé  de  la 
grande  longueur  de  cette  ligne,  et  aurait  incliné  à  pren- 
dre comme  limite  la  Pointe  à  l'Essay  au-delà  de  la 
rivière  Beauport.  Mais  Lé  vis  opina  qu'il  valait  mieux 
appuyer  notre  gauche  aux  escarpements  presque  infran- 
chissables du  Sault,et  après  une  assez  longue  discussion, 
Montcalm  accéda  à  cette  vue  ^. 

Pour  la  partie  maritime,  voici  ce  qui  fut  décidé. 
M.  Duclos,  capitaine  de  la  Chézine^  construirait  un 
ponton  ou  batterie  flottante  capable  de  porter  douze 
canons  de  gros  calibre,  et  M.  Jacau  de  Fiedmont  six 
chaloupes  canonnières  d'une  forme  spéciale,  ouvertes 
de  l'avant,  pouvant  porter  chacune  un  canon  de  vingt- 


1  —  Journal  tenu  à  V armée  que  commandait  feu  M.  le  mar- 
quis  de  Montcalm.,  imprimé  dans  les  Mémoires  de  la  Société 
littéraire  et  historique  de  Québec,  1861;  Journal  de  Foligné» 

2  —  Mémoire  sur  la  campagne  de  1759,  par  M.  de  Joannès  j 
Dussieux,  p.  385  ;  Montcalm  à  Lévis,  P'  juillet  1759  ;  Lettres 
du  marquis  de  Montcalm  p.  166. 


552  MONTCALM 

quatre  ^.  On  transformerait  en  brûlots  une  goélette, 
deux  bateaux  et  cinq  vaisseaux  marchands  ^.  On  ferait 
construire  cent  vingt  cajeux,  chargés  de  matières  com- 
bustibles. Quant  à  nos  navires  non  transformés  en 
brûlots,  on  leur  ferait  remonter  le  fleuve  avec  leurs  car- 
gaisons de  vivres  jusqu'aux  Trois-Rivières,  ne  gardant  à 
TAnse-des-Mères  que  les  deux  frégates  du  roi  VAta- 
lante  et  la  Pomone  ^  Toutes  ces  diverses  mesures 
furent  adoptées  dans  une  séiie  de  conseils  plus  ou 
moins  mouvementés,  tenus  à  la  fin  de  mai  et  durant  la 
première  partie  du  mois  de  juin.  Montcalm  sortait 
paifois  excédé  de  ces  réunions,  où  régnait  souvent  une 
confusion  extrême,  et  d'où  l'ordre,  le  décorum,  étaient 
trop  fréquemment  bannis...  **  Le  conseil  toujours  ora- 
geux ;  on  a  cependant  pris  un  parti  sur  notre  marine,  " 
lisons-nous  dans  son  journal,  à  la  date  du  12  juin.  Et 
encore,  le  21  :  "  Le  conseil  a  été  plus  tumultueux  et 
plus  inconséquent  que  jamais  ;  le  désordre  s'accroît  à 
mesure  que  le  dénouement  s'approche.  Quel  sujet  pour 
une  pièce  de  théâtre  qui  réunirait  tant  de  gens,  et  des 
situations  bien  neuves  pour  l'ancien  monde  *  !  " 


1  —  On  appela  ces  chaloupes  les  "  Jacobites  "  en  faisant 
allusion  au  nom  de  leur  constructeur.  Le  ponton  do  M. 
Duclos  fut  appelé  le  Diable.     (Malartic,  p.  242.) 

2 — Les  noms  de  ces  vaisseaux  étaient  :  V Ambassadeur,  les 
Quatre- Frères,  V Américain,  V Angélique,  et  la  Totsond'Or. 
Ce  dernier  fut  brûlé  accidentellement  pendant  qu'on  l'équi- 
pait  en  brûlot. 

3  —  Journal  tenu  à  Varmée,  p.  31  ;  Journal  de  Montcalm^ 
pp.  52fi,  533. 

4  —  Un  mémoire  contemporain  nous    donne   cette  descrip- 
tion peu  flattée  de  quelques-uns  de  ces  conseils  :    "  Un  peti 
cabinet  long  et  étroit,  deux   chaises  courant  l'une  après  Tau- 


MONTCALM  553 

Le  29  mai  les  cinq  bataillons  arrivèrent  à  Québec  et 
allèrent  camper  sur  la  rive  droite  de  la  rivière  Saint- 
Charles,  un  peu  en  haut  de  l'Hôpital  général.  Les  mili- 
ciens commencèrent  aussi  à  arriver  de  Montréal  et  des 
Trois-Eivières.  Et  les  divers  travaux  furent  poussés 
aussi  promptement  que  possible.  Montcalm,  qui  com- 
prenait combien  chaque  minute  était  précieuse,  aurait 
voulu  inoculer  à  chacun  son  anxieuse  impatience.  Le 
31  mai,  il  donnait  un  mémoire  dans  lequel  il  recom- 
mandait d'aller  au  plus  pressé,  de  ne  pas  s'attarder  aux 
travaux  inutiles,  de  concentrer  ses  efforts  sur  quelques 
points  essentiels  :  le  pont  sur  la  rivière  Saint-Charles, 
et  aussi  ceux  des  rivières  du  Cap- Rouge  et  de  Jac- 
ques-Cartier, dont  la  nécessité  se  ferait    sentir  en  cas 

tre,  où  l'on  entre  pèle  mêle,  —  où  celui  qui  ose  faire  l'impor- 
tant, quelque  mince  que  soit  son  grade,  peut  y  briller  à  son 
aise  —  où  l'on  se  presse  —  où  l'on  se  coudoie  —  où  les  plus 
petits  se  passent  sous  les  bras  des  plus  grands  pour  gagner  le 
premier  rang  —  où  l'on  crie  —  où  l'on  se  coupe  la  parole  — 
où  chacun  parle  à  la  fois  sur  les  choses  même  qui  n'ont 
aucun  rapport,  etc.,  etc.,  etc.  j  tel  est  le  lieu,  telle  est  la 
forme  de  ces  conseils.  M.  le  marquis  de  Montcalm,  n'étant 
pas  le  maître  de  mettre  dans  ces  actes  la  dignité  convenable, 
et  voyant  la  nécessité  d'avoir  des  résultats  qui  lui  donnassent 
des  lumières,  requit  et  força  un  chacun,  toutes  les  fois  que  la 
matière  était  importante,  de  donner  son  avis  par  écrit  et 
d'en  tenir  registre.  C'était  une  nouveauté  ;  mais  la  néces- 
sité qu'il  fit  voir  d'être  au  moins  en  état  de  présenter  à  la 
Cour  un  plan  réglé  des  opérations,  pour  servir  en  même 
temps  de  justification,  mit  que'que  forme  dans  cette  partie  j 
mais  par  un  équivoque  malheureux  ou  risible,  ce  registre 
n'étant  qu'en  feuilles  volantes,  fut  brûlé  avec  d'autres  papiers 
inutiles  ;  malheur  cependant  réparé  bientôt  parce  qu'on 
trouva  chez  M.  de  Montcalm  toutes  les  pièces  en  ordre.  " 
(Siège  de  Québec  en  1759,  bibliothèque  d'Hartwell). 


564  MONTCALM 

d'événements  malheureux  ;  les  ouvrages  pour  couvrir 
la  tête  du  premier  pont  ;  le  barrage  de  la  rivière  à  son 
embouchure  avec  les  deux  vaisseaux  armés  de  canons^  ; 
la  fermeture  de  la  haute  et  de  la  basse  ville  ;  "^  la  mise 
en  état  de  toutes  les  batteries  ;  la  construction  de  la 
batterie  flottante,  des  bateaux  portant  des  canons,  des 
brûlots  et  des  cajeux,  et  aussi  de  quelques  chaloupes 
carcassières.  ^  Puis,  ces  divers  ouvrages  terminés,  il 
importerait  de  se  mettre  aussitôt  à  l'érection  d'une 
redoute  à  l'entrée  de  la  rivière,  et  de  retranchements  à 
tous  les  endroits  où  elle  était  guéable.  "  Tout  autre 
ouvrage  me  paraît  inutile,  ajoutait  Montcalm,  dès  qu'on 
ne  peut  se  flatter  d'avoir  le  temps  ni  les  moyens  de 
faire  tous  ceux  qui  a^vaient  été  projetés.  Il  faut  seule- 
ment s'occuper  d'une  bonne  formation  de  troupes  de  la 
colonie,  des  moyens  d'avoir  quelques  pièces  de  campa- 
gne et  de  quoi  conduire  des  munitions  à  la  suite  des 
troupes.  Ces  objets  remplis,  M.  le  chevalier  de  Lé  vis, 
avec  les  officiers  de  l'état-major,  ira  leur  marquer  le 
camp  de  guerre  déterminé  ce  matin  sur  h  s  hauteurs  de 
Beauport,  et  voir  d'en  préparer  les  communications,  et 
il  faudra  attendre  les  ennemis  avec  autant  de  tranquil- 
lité que  de  courage."*. 

1  —  On  barra  aussi  la  rivière  par  une  chaîne  d'estacades. 

2 — "On  convient  que  la  basse-ville  ne  sera  jamais  bien  fer- 
mée, observait  Montcalm  ;  mais  au  moins  il  faut  qu'elle  en  ait 
l'apparence  pour  en  imposer  à  l'ennemi  et  lui  en  rendre  l'atta- 
que difficile  et  meurtrière." 

3  —  Les  "  carcasses  "  étaient  un  projectile  ellepsoïdal  explo- 
sif, dont  on  se  servait  beaucoup  au  XVII L*  siècle.  Les  cha- 
loupes carcassières  étaient  celles  dont  on  se  servait  pour  lan- 
cer dea  carcasses. 

4 —  Lettres  et  pièces  militairesy  p.  170. 


MONTCALM  555 

Mais  pour  compléter  ces  préparatifs  il  fallait  du 
temps  ;  et  ce  temps  l'aurait-on  ?  Le  2  juin,  Montcalm 
écrivait  à  Bourlamaque  :  "  11  est  d'une  grande  consé- 
quence pour  ici  que  nous  ayons  encore  quinze  jours, 
car  tout  va,  mais  ne  commence  à  aller  vite,  faute  de 
bras,  que  d'aujourd'hui  et  un  peu  mieux  demain  ;  et  je 
suis  accablé  par  tous  travaux  et  de  tous  genres  qui  me 
fatiguent  encore  plus  par  la  nécessité  d'en  parler  au 
généralissime  ".  Il  déployait  une  activité  dévorante.  On 
le  voyait  se  porter  de  Québec  au  Cap  Rouge,  du  Cap- 
Rouge  à  Beauport,  de  Beau  port  à  Montmorency,  pour 
examiner  lui-même  les  lieux.  Il  visitait  les  campe- 
ments, passait  en  revue  les  milices,  inspectait  les  ou- 
vrages, rédigeait  des  mémoires,  assistait  aux  conseils» 
et  aiguillonnait  tous  les  services,  artillerie,  génie,  ma- 
rine et  commissariat.  Il  supputait  fiévreusement  les 
jours  qui  séparaient  encore  de  Québec  la  flotte  anglaise. 
Les  éléments  semblaient  nous  être  hostiles.  Un  vent 
de  nord-est  obstiné  ^,  complice  de  l'invasion,  poussait 
vers  nous  d'un  souffle  incessant  les  navires  ennemis. 
Souvent,  sans  doute,  durant  les  nuits  où  le  travail  le 
tenait  éveillé,  Montcalm,  dans  son  logis  des  remparts, 
devait  avec  angoisse  écouter  les  rafales  qui  venaient 
battre  ses  fenêtres.  "  Un  furieux  vent  de  nord-est,  écri- 
vait-il à  Bourlamaque,   règne  depuis  quatre  jours  et 

1  —  "  Le  vent  de  nord-est  continuant  d'être  favorable 
aux  Anglais,  l'on  apprit  enfin  la  traversée  qu'ils  avaient  faite 
au  nombre  de  sept  à  huit  vaisseaux  de  force".  {Siège  de  Que- 

hecy  bibliothèque  d'Hartwell) ''  Cependant,  la  flotte  ennemie 

à  la  faveur  d'un  vent  de  nord-est  qui  a  constamment  régné 
tant  qu'ils  en  ont  eu  besoin,  avançait  et  grossissait  de  jour 
à  autre  dans  le  fleuve  ".     (Journal  tenu  à  Varmée.) 


556  MONTCALM 

dure  encore,  ce  qui...  me  fait  croire  que  d'ici  à  deux 
ou  trois  jours  leur  escadre  pourrait  bien  être  au  Bic  ; 
plus  nous  allons,  plus  nous  voyons  qu'il  nous  reste  bien 
des  choses  à  faire  ;  mais  Dieu  et  la  bonne  fortune,  ainsi 
soit  de  nous  ".  Et  quelques  jours  après  :  **Nous  avons 
encore  bien  des  choses  à  faire  ;  je  souhaiterais  du  sud- 
ouest  pendant  quinze  jours  ". 

Cependant,  grâce  à  l'arrivée  des  miliciens  et  au  pré- 
cieux concours  des  marins  de  notre  escadre,  les  travaux 
de  défense  avançaient.  Notre  personnel  naval  se  com- 
posait de  cent  un  officiers  et  de  seize  cents  matelots.  Sur 
ce  nombre  quatre  cents  matelots  et  quatorze  officiers 
restaient  à  bord  des  deux  frégates  stationnées  à  l'Anse- 
des-Mères  ;  un  égal  nombre  de  matelots  et  vingt-quatre 
officiers  étaient  retenus  par  le  service  des  vaisseaux 
remontés  jusqu'aux  Trois-Rivières  ;  cent  matelots  et 
quatre  officiers  avaient  été  envoyés  à  Bourlamaque  pour 
les  manœuvres  des  chebecs  ^  sur  le  lac  Champlain.  Il 
restait  donc  sept  cents  matelots  et  cinquante-neuf  offi- 
ciers ^  dont  la  coopération  fut  très  efficace,  tant  pour 
les  ouvrages  à  ériger,  que  pour  le  service  des  bateaux 
et  des  batteries  durant  le  siège. 

Dans  les  premiers  jours  de  juin,  la  haute  et  la  basse 
ville  de  Québec  et  les  deux  bords  de  la  rivière  Saint- 


1 — Les  chebecs  étaient  des  petits  bâtiments  pointus  des 
deux  bouts,  qui  pouvaient  aller  aussi  bien  à  la  rame  qu'à  la 
voile.  Ils  pouvaient  porter  des  canons.  On  en  avait  cons- 
truit et  »rmé  trois  sur  le  lac  Champlain,  pour  protéger  les 
approches  de  l'Ile-aux-Noix. 

2 —  Disposition  générale  pour  s'opposer  à  la  descente  depuis 
la  rivière  Saint- Ch-irles  jusqu''au  Sault  Montmorency,  etc.,  par 
le  chevalier  de  Lévis  ;   Lettres  et  pièces  militaires,  p.  163, 


MONTCALM  557 

Charles  offraient  le  spectacle  d'un  immense  chantier. 
Le  travail  commençait  tôt  le  matin  et  se  termicait  tard 
le  soir.  Le  dimanche  même  ne  l'interrompait  point. 
Le  -  juin,  veille  de  la  Pentecôte,  l'ordre  du  jour 
suivant  fut  lu  dans  tous  les  corps  :  "  Dans  les 
circonstances  où  nous  nous  trouvons,  ce  que  les 
soldats  et  les  miliciens  peuvent  faire  de  mieux  pour 
le  service  de  Dieu  et  du  Roy,  c'est  de  travailler  sans 
relâche  à  nous  mettre  en  état.  Aussi  tous  les  travaux 
continueront  demain  quoique  ce  soit  jour  de  Pentecôte. 
Les  ofi&ciers  et  sergents  chargés  de  conduire  les  travail- 
leurs dans  la  ville,  les  assembleront  en  règle  et  les 
mèneront  à  la  messe  qui  se  dira  à  quatre  heures  et 
demie  à  la  cathédrale.  M.  de  Senezergues  auia  atten- 
tion d'en  faire  dire  à  la  même  heure  à  son  camp,  et 
verra  s'il  ne  pourra  pas  détacher  un  aumônier  pour  en 
dire  une  au  camp  de  l'autre  côté  de  la  rivière.  Il  doit 
se  dire  trois  messes  à  l'Hôpital  général,  et  Monseigneur 
a  prévenu  que  les  aumôniers  se  régleraient  sur  les 
heures  que  M.  de  Senezergues  demanderait  ^" 

Montcalm,  qui  eût  voulu  doubler  les  jours,  ne  cessait 
de  demander  à  tous  une  célérité  toujours  plus  active. 
"  Nos  travaux  ne  vont  pas  aussi  vite  que  je  le  vou- 
drais, disait-il  dans  une  lettre  à  son  fidèle  Bourla- 
maque.  Cependant,  d'ici  à  dix  jours,  nous  aurons 
trois  ponts  sur  la  rivière  Saint-Charles  avec  un  grand 

1  —  Ordres  de  Varmée  au  siège  de  Québec,  contenus  dans  iin 
recueil  manuscrit  intitulé  :  Campagnes  de  1755,  1756,  1757, 
1758,  1759,  1760,  acheté  à  Londres  par  M.  l'abbé  Verreau  en 
1873,  Ce  recueil  est  inédit,  à  l'exception  de  la  première  par- 
tie, consicré  aux  ordres  de  Dieskau,  qui  a  été  publiée  en 
1900  par  la  société  historique  de  Montréal. 


558  MONTCALM 

ouvrage  pour  les  défendre  ;  toute  la  basse  ville  et  la 
haute  hérissées  de  canons,  toute  la  haute  et  la  basse 
ville  fermées  de  maçonnerie  ou  palissades,  des  mai- 
sons crénelées,  deux  bâtiments  dunkerquois  coulés 
à  l'entrée  de  la  rivière  Saint- Charles,  des  batteries, 
trois  chaloupes  canonnières,  douze  bateaux  jacobites, 
une  batterie  flottante  portant  dix-huit  pièces  de  canon 
de  vingt-quatre,  huit  bâtiments  armés  en  brûlots,  cent 
vingt  cajeux  qu'il  a  fallu  faire,  le  roi  en  avait  payé 
pour  quarante  mille  livres,  et  il  n'y  en  avait  plus;  deux 
frégates  embossées  à  l'Anse-des-Mères  ;  la  rivière  Saint- 
Charles  retranchée  ;  redoute  à  la  hauteur  des  Parents  ; 
redoute  à  la  Canardière  ;  le  champ  de  bataille  entre  la 
rivière  Beauport  et  la  rivière  Saint-Charles  préparé  ;  des 
ponts  sur  la  rivière  dû  Cap- Rouge,  ou  Cap-Santé  ;  des 
attelages  pour  l'artillerie  de  campagne  ;  trente  chevaux 
de  selle  pour  les  officiers  généraux  et  officiers  majeurs  ; 
deux  frégates  armées  et  équipées  ;  cent  huit  Canadiens 
choisis,  tous  tireurs,  incorporés  dans  les  bataillons  : 
encore  de  dix  à  quinze  jours,  et  tous  ces  objets  seront 
dans  le  point  de  perfection.  M.  le  marquis  de  Vau- 
dreuil  qui  commande  l'armée,  donne  le  mot,  et  auia 
beaucoup  d'honneur  dans  son  fait,  s'il  bat  les  ennemis." 
L'incorporation  des  Canadiens  dans  les  bataillons — 
cent  huit  hommes  pour  chaque  bataillon — que  Mont- 
calm  mentionnait  ici,  était  la  réalisation  d'une  de  ses 
idées,  combattue  par  Vaudreuil,  mais  agréée  par  la 
Cour.  Elle  fortifiait  les  réguliers  de  cinq  cent  quarante 
soldats,  qui  deviendraient  assez  vite  rompus  à  la  disci- 
pline. Une  autre  innovation  devait  bientôt  suivre  celle- 
là.  C'était  la  création  d'un  corps  de  cavalerie.  Dans 
un  mémoire  daté  du  5  juin,  Montcalm    en  démontrait 


MONTCALM  559 

Tutilité,  et  quelques  jours  après  le  gouverneur  mettait 
à  l'oidre  cet  appel  :  "  M.  le  marquis  de  Vaudreuil 
demande  des  Canadiens  ingambes  et  de  bonne  volonté 
pour  former  la  troupe  de  deux  cents  chevaux  ;  s'ils  se 
conduisent  bien,  il  sera  accordée,  l'expédition  finie,  une 
gratification,  et  ils  seront  renvoyés  chez  eux  de  préfé- 
rence et  des  premiers.  "  ^  Ce  corps,  formé  vers  la  mi- 
juin,  fut  placé  sous  les  ordres  de  M.  de  la  Rochebeau- 
cour,  l'un  des  aides  de  camp  du  général,  et  rendit  des 
services  signalés. 

Malgré  le  vent  favorable,  la  première  division  de  la 
flotte  anglaise,  signalée  dès  le  24  mai,  ne  se  hâtait  pas. 
Voulant  donner  le  temps  aux  autres  divisions  de  remon- 
ter le  fleuve,  elle  était  restée  mouillée  plus  de  huit  jours 
à  rile-aux-Coudres,  évacuée  par  les  habitants.  Les 
ennemis  s'abstinrent  d'abord  d'y  descendre,  craignant 
quelque  embuscade  ;  puis,  s'enhardissant,  ils  s'y  répan- 
dirent librement.  On  avait  dépêché  un  officier  de  la 
colonie,  M.  de  Niverville,  avec  un  détachement  de  Cana- 
diens et  de  sauvages,  pour  les  y  inquiéter.  Mais,  arrivés 
en  vue  des  Anglais,  les  sauvages  refusèrent  de  mar- 
cher et  firent  manquer  le  coup.  Toutefois  un  canadien 
nommé  Desrivières,  ne  voulant  pas  s'en  revenir  aussi 
piteusement,  aborda  sur  l'île  avec  quelques-uns  de  ses 
habitants,  et  eut  la  chance  de  faire  prisonniers  trois 
jeunes  gardes-marine.    Un  de  ceux-ci  était  le  petit-fils 

1  —  Ordres  de  V armée  au  »iège  de  Québec, — Dans  son  mémoi- 
re au  sujet  de  la  cavalerie,  Montcalm  disait:  "si  on  veut  leur 
donner  (aux  cavaliers)  un  air  de  guerre  à  peu  de  frais,  il  leur 
faudrait  des  bonnets  avec  des  peaux  d'ours,  des  capotes  am- 
ples, uniformes,  blanches  ou  bleues,  et  je  préférerais  le  bleu, 
cependant  c'est  indifférent  ;  des  sabres  et  des  bons  fusils  *\ 


560  MONTCALM 

de  l'amiral  Durell,  qui  commandait  la  première  division 
de  la  flotte  ennemie.  Emmenés  à  Québec,  ces  jeunes 
gens  furent  traités  avec  égard.  La  description  qu'ils 
firent  de  l'armement  dirigé  contre  le  Canada  apprit  peu 
de  nouveau  aux  chefs  de  la  colonie. 

Le  retard  inespéré  de  la  flotte  anglaise  était  précieux 
pour  les  défenseurs  de  Québec.  "  Quoique  les  ennemis, 
mon  cher  Bourlamaque,  écrivait  Montcalm  le  11  juin, 
aient  huit  bâtiments  auprès  de  la  Traverse,  je  me  flatte 
que  nous  aurons  encore  quinze  jours  bien  nécessaires, 
après  quoi  nous  les  attendrons  avec  grand  courage, 
bonne  espérance  malgré  l'infériorité  de  nos  forces  et  de 
nos  moyens.  M.  Aubert  ^  écrit  encore  par  un  courrier, 
arrivé  ce  soir,  qu'il  n'y  a  pas  augmentation  à  leurs  for- 
ces; ainsi  du  Bic  à  la  Traverse  ils  sont  vingt-cinq  bâti- 
ments." 

Au  milieu  de  ses  préoccupations  et  de  ses  accablants 
labeurs,  Montcalm  avait  encore  quelques  éclairs  de  sa 
verve  humoristique.  A  la  lettre  que  nous  venons  de 
citer,  il  ajoutait  ce  post-scriptum  :  "  Le  colonel  Bou- 
gainville  commande  le  camp  d'au-delà  de  la  rivière 
Saint-Charles,  pour  les  travaux.  Il  a  à  ses  ordres  cinq 
compagnies  de  grenadiers  et  cinq  cents  Canadiens,  fait 
meilleure  chère  que  moi,  et  habite  dans  la  maison  de 
son  cousin  de  Vienne.  J'ai  cependant  plus  de  couverts 
que  le  modeste  intendant,  depuis  les  lettres  de  M.  Ber- 
ryer.    Quand   Cadet  demande  quelque  chose  de  juste, 


1  —  "  Les  sieurs  Aubert  et  de  Plaine,  canadiens,  (étaient) 
établis  à  St.  Barnabe  (Rimouski)  pour  observer  ce  qui  s'y 
passait  daus  le  fleuve."  (Relation  du  siège  de  Québec,  du  27 
mai  au  8  août  1759.) 


MONTCALM  561 

l'intendant  répugne,  et  Cadet  donne  un  placet  à  Mgr 
le  marquis  de  Vaudreuil,  à  Mgr  le  marquis  de  Mont- 
calm,  et  au  sieur  Bigot,  ce  qui  me  fait  rire.  Nous  avons 
fait  prisonniers  trois  gardes-marine,  dont  le  petit- fils 
du  chef  d'escadre  Durell  ;  il  polissonnait  sur  l'Ile-aux- 
Coudres  ".  A  propos  du  "  modeste  intendant  ",  Mont- 
calm  faisait  ici  allusion  aux  lettres  sévères  reçues  par 
ce  dernier  du  ministre  de  la  marine.  M.  Berryer  avait 
adressé  à  Bigot  de  vifs  reproches  au  sujet  du  déborde- 
ment des  dépenses,  et  de  certaines  opérations  très 
repréhensibles,  contraires  au  bien  public  et  aux  intérêts 
du  roi.  Ces  lettres  contenaient  une  allusion  significa- 
tive aux  immenses  fortunes  qui  se  faisaient  en  Canada  ^ 
C'était  Bougainville,  retour  de  Versailles,  qui  avait 
mis  son  chef  au  courant  de  ces  détails. 

Pendant  que  l'amiral  Durell  attendait  le  gros  de  la 
flotte  commandée  par  l'amiral  Saunders,  son  amiral  en 
chef,  les  retranchements  élevés  par  nos  troupes  faisaient 
de  la  paroisse  de  Beauport  un  vaste  camp  fortifié.  Les 
habitants  de  Québec  voyaient  avec  étonnement  surgir 
sur  la  rive  du  fleuve  une  série  de  redoutes  et  de  batte- 
ries. C'étaient,  de  la  rivière  Saint- Charles  au  Sault- 
Montmorency,  la  batterie  de  la  Pointe-à-Roussel,  flan- 


I — Ces  deux  lettres  très  inquiétantes  de  M.  de  Berryer, 
étaient  datées  du  16  janvier  1759.  Dans  une  autre  lettre,  le 
ministre  annonçait  à  l'intendant  qu'il  allait  lui  envoyer  un 
bon  travailleur,  pour  mettre  de  l'ordre  principalement  dans 
le  bureau  des  fonds.  Cet  employé  s'appelait  Querdisiea 
Trémais.  Et  en  le  recevant  ici,  M.  Bigot  pouvait  se  demander 
si  ce  n'était  pas  un  surveillant  et  un  inquisiteur  qu'on  lui 
expédiait. 

36  ■"'-••   ^''-    '     '     ^'^ 


â#^  MONTCALM 

quée  de  deux  redans  ;  la  batterie  Paquet,  la  batterie  de 
la  Canardière  ;  le  redan  de  la  Morille  ;  le  redan  Chali- 
four  ;  le  redan  de  Vienne  ;  le  redan  du  Vieux-Camp, 
avec  une  batterie  ;  le  redan  des  Tours  ;  le  redan  des 
Parent,  avec  une  batterie  ;  la  redoute  de  la  rivière 
Beauport  ;  le  redan  de  gauche  ;  le  redan  Duchesnay  ; 
le  redan  Salaberry;  la  redoute  sous  l'église,  avec  deux 
batteries  ;  la  batterie  Saint- Louis,  avec  deux  redans  ;  la 
redoute  du  Sault,  avec  une  batterie.  "Jamais  ouvrages, 
écrivait  le  capitaine  de  Foligné,  ne  s'élevèrent  plus 
vivement,  de  sorte  que  nos  généraux  avaient  la  satis- 
faction de  se  voir  bientôt  en  état  de  recevoir  les  enne- 
mis dans  leur  descente.  Rien  de  plus  beau  que  ces 
retranchements  défendus  de  distance  en  distance  par 
de  bonnes  redoutes  garnies  de  plusieurs  pièces  de 
canon  ". 

Les  positions  qui  devaient  être  occupées  par  les  dif- 
férents corps  étaient  déjà  déterminées,  suivant  l'ordre 
de  bataille  dont  le  chevalier  de  Lévis  avait  été  le 
rédacteur.  Nous  citons  cette  pièce»:  "  La  brigade  de 
Québec  composée  de  3,500  hommes,  aux  ordres  de  M. 
de  Saint-Ours,  campera  à  la  droite.  La  brigade  des 
Trois-Rivières,  composée  de  880  hommes  aux  ordres  de 
M.  de  Bonne,  campera  aussi  à  la  droite,  et  à  la  gauche 
de  la  brigade  de  Québec.  Les  troupes  de  terre,  compo- 
sées de  2,000  hommes,  combattant  aux  ordres  de  M. 
de  Senezergues,  brigadier,  camperont  au  centre.  Les 
milices  de  la  ville  de  Montréal,  composées  de  1,150> 
hommes  aux  ordres  de  M.  Prudhomme,  camperont  à  la' 
gauche  des  troupes  de  terre.  La  brigade  de  Montréal, 
composée  de  2,300  hommes  aux  ordres  de  M.  Herj^in^, 
fermera  la  gauche  de  la  ligne.     La  réserve  sera  com- 


MQNTCALM  563^^ 

posée  de  la  cavalerie,  des  troupes  légères  et  des  sauva- 
ges. L'artillerie,  aux  ordres  de  M.  Le  Mercier,  et  les 
vivres,  camperont  aux  endroits  les  plus  commodes  et 
qui  seront  indiqués.  Les  milices  de  la  ville  de  Qué- 
bec, composées  de  ÔOO  hommes,  resteront  pour  servir  de 
garnison  à  Québec  aux  ordres  de  M.  de  Ramezay, 
lieutenant  de  Eoi.  Les  deux  frégates  du  Roi  resteront 
armées  et  du  désarmement  des  autres  bâtiments  on 
armera  les  bâtiments  destinés  à  combattre  en  amont  de 
la  rade,  et  à  mesure  que  ces  bâtiments  deviendront  inu- 
tiles, les  équipages  entreront  dans  la  place  pour  servir 
aux  batteries  qui  leur  auront  été  indiquées  d'avance. 
M.  Vauquelin,  commandant  de  la  rade,  aura  la  direction 
de  tous  les  bâtiments... 

"  La  ville  de  Québec  laissée  à  ses  propres  forces  et  à 
celles  de  la  marine,  l'armée  passera  la  rivière  Saint- 
Charles.  La  droite,  composée  des  brigades  des  gouver- 
nements de  Québec  et  des  Trois- Rivières,  campera  dans 
la  plaine  depuis  la  redoute  de  la  Canardière  jusqu'à 
celle  de  l'embouchure  de  la  rivière  de  Beauport.  Ces 
deux  brigades  élèveront  de  la  terre  pour  former  un 
parement  dans  le  front  de  leur  camp,  pour  se  mettre  à 
couvert  de  la  canonnade.  Les  troupes  de  terre,  qui  for- 
ment le  centre  de  l'armée,  camperont  sur  les  hauteurs 
de  Beauport,  longeant  le  grand  chemin  du  ruisseau  de 
Beauport.  La  gauche,  composée  des  brigades  du  gou- 
vernement de  Montréal  et  des  milices  de  la  ville,  cam-  ' 
peront  à  la  gauche  de  l'église  de  Beauport  et  se  prolon- 
geront sur  la  crête  du  grand  escarpement.  La  réservç, , 
composée  de  la  cavalerie,  des  troupes  légères  et  des  sau- 
vages, se  portera  jusqu'au   Sault  de  Montmorency,  et' ' 


564  MONTOALM 

s'étendra  par  sa  droite  en  suivant  la  crête  de  Tescarpe- 
mcnt  pour  joindre  la  gauche  de  la  ligne. 

"  L'armëe  dans  cette  position,  se  retranchera  dans  tout 
son  front  pour  se  mettre  à  couvert  du  canon,  et  Ton 
travaillera  à  foitifier  les  endroits  qui  paraîtront  les  plus 
faciles  au  débarquement  des  ennemis...  Dans  la  situa- 
tion où  nous  sommes,  c'est  la  seule  position  que  nous 
puissions  prendre  ;  elle  sera  audacieuse  et  militaire." 
Lévis  ajoutait  ensuite  cette  observation,  où  il  formulait 
le  sentiment  général,  que  l'événement  devait  si  cruelle- 
ment démentir  :  "  Il  n'y  a  pas  lieu  de  croire  que  les 
ennemis  pensent  à  tenter  de  passer  devant  la  ville  et  à 
faire  leur  débarquement  à  l'Anse-des-Mères,  et  tant 
que  les  frégates  subsisteront  nous  n'avons  du  moins 
rien  à  craindre  pour  cette  partie."  Ironie  des  pronos- 
tics î  c'était  précisément  ce  que  le  lieutenant  de  Mont- 
calm  proclamait  inadmissible  qui  allait  arriver  ^  ! 


1  — Dans  le  volume  de  la  collection  Lévis  intitulé  :  Lettres 
et  pièces  militaires,  édité  par  M.  l'abbé  Casgrain,  il  n'y  a  qu'un 
court  fragment  de  cette  "  Disposition  et  Ordre  de  bataille  " 
du  chevalier  de  Lévis.  L'éditeur  a  mis  cette  note  au  bas  delà 
page  :  "  Ce  mémoire,  malheureusement  incomplet,  est  la  seule 
des  pièces  de  cette  première  partie  qui  appartienne  au  Xle 
volume  des  papiers  du  chevalier  de  Lévis."  Or  cette  pièce, 
incomplète  dans  le  volume,  se  trouve  complète  et  parfaite 
dans  le  recueil  manuscrit  et  inédit  mentionné  par  nous  dans 
une  note  précédente,  page  557.  M.  l'abbé  Casgrain  semble 
avoir  ignoré  l'existence  de  ce  recueil  manuscrit,  déposé  en 
1874  dans  les  Archives  de  la  Société  Historique  de  Montréal, 
par  M.  l'abbé  Verreau. 

Dans  la  suite  de  cette  pièce,  Lévis  envisage  l'éventualité 
d'un  débarquement  opéré  par  les  Anglais  à  Beauport,  et  indi- 
que quelles  manœuvres  il  faudrait  alors  exécuter.  Le  docu- 
ment, très  intéressant,  se  termine  par  ces  mots  :    '  Au  surplus 


MONTCALM  565 

Le  14  juin  l'avant-garde  de  la  flotte  anglaise  fit  une 
manœuvre  décisive.  Après  avoir  quitté  son  mouillage 
de  la  Prairie,  à  Plle-aux-Coudres,  elle  franchit  heureuse- 
ment la  Traverse  du  Cap-Tourmente.  On  avait  toujours 
ici  considéré  cet  endroit  comme  très  dangereux  pour  les 
gros  navires,  surtout  pour  des  vaisseaux  de  guerre.  Et 
voici  que  les  Anglais  le  franchissaient  avec  aisance.  Le 
fait  est  que  leur  heureuse  navigation  dans  notre  fleuve 
étonnait  et  désappointait  tout  le  monde.  Depuis  le 
désastre  de  l'amiral  Walker,  en  1711,  on  s'était  géné- 
ralement flatté  que  Québec  était  peu  accessible  à  l'en- 
nemi. "  Nos  marins,  qui  avaient  toujours  représenté 
cette  navigation  comme  très  difficile,  ce  que  les  mal- 
heureux accidents  arrivés  si  fréquemment  à  nos  vais- 
seaux ne  faisaient  que  trop  croire,  rougirent  de  voir 
que  les  Anglais  l'eussent  faite  si  facilement  et  sans 
aucun  risque."  ^  Le  bonheur  des  vaisseaux  ennemis 
faisait  écrire  à  Montcalm  :  *'  Ces  Anglais,  différents  de 
nos  Français,  profitent  de  tous  les  airs  de  vent  et  des 
grandes  marées  pour  cheminer  insensiblement;  et,  pour 
me  servir  des  termes  de  M.  Aubert,  capitaine  de  navire, 
ils  n'ont  pas  l'air  emprunté  dans  notre  rivière,  dont 
nous  aurons,  Dieu  merci,  une  bonne  carte  l'année  pro- 
chaine. Nos  meilleurs  marins  ou  pilotes  me  paraissent 
ou  des  menteurs  ou  des  ignorants."  ^. 

Ce  passage  de  la  Traverse,  fait  si  lestement  par  les 

nous  devons  tout  attendre  de  notre  constance,  de  notre  fer- 
meté, des  fautes  que  nos  ennemis  feront,  et  de  la  Providence 
qui  soutient  cette  colonie  depuis  sa  création."  La  pièce  est 
datée  :  "  A  Québec,  le  10  juin  1759." 

1  —  Siège  de  Québec  en  1759,  (Hartwell),  p.  6. 

2 —  Lettres  de  Bourlamaquej  p.  351. 


566  MONTCALM 

ennemis,  Montcalm  aurait  voulu  le  leur  rendre  à  peu 
près  impossible.  Après  sa  tournée  d'inspection  de  1757, 
il  avait  représenté  qu'il  existait  au  Cap-Tourmente 
"  un  emplacement  propre  à  établir  une  batterie  de  qua- 
tre pièces  et  de  deux  mortiers  ",  qui  "  serait  hors  d'in- 
sulte, ce  pays  étant  presque  inabordable",  et  qui  •'  bat- 
trait les  vaisseaux  faisant  la  traversée,  pendant  près 
d'un  quart  d'heure  ".  ^  Mais  son  mémoire  était  resté 
lettre  morte. 

Les  vaisseaux  anglais  s'arrêtaient  après  chaque 
étape.  Arrivés  au  delà  du  Cap- Tourmente,  ils  mouil- 
lèrent par  le  travers  de  l'île  d'Orléans.  M.  de  Vaudreuil 
avait  envoyé  un  détachement  en  observation  à  Saint- 
Joachim  sous  M.  de  Repentigny,  et  un  autre  à  l'Ile 
sous  M.  de  Courtemanche.  Les  ennemis  tentèrent  un 
débarquement  sur  la  rive  nord  de  l'île  d'Orléans  ;  mais 
M.  Le  Mercier  y  avait  transporté  des  canons  et  fit  tirer 
sur  leurs  berges,  qui  battirent  en  retraite.  Cependant 
nos  sauvagt  s,  qui  les  avaient  poursuivies  en  canot,  en 
capturèrent  une  et  firent  huit  prisonniers. 

A  mesure  que  s'écoulait  le  mois  de  juin,  on  signalait 
de  jour  en  jour  dans  le  fleuve  l'accroissement  du  nom- 
bre des  vaisseaux  anglais.  Le  18,  Montcalm  écrivait 
qu'il  y  en  avait  trente-six  disséminés  depuis  le  Bic 
jusqu'à  l'île  d'Orléans.  Du  haut  des  falaises  qui  bor- 
dent le  Saint- Laurent,  bien  des  regards  anxieux  devaient 
suivre  la  marche  de  ces  voiles  sinistres  surmontées  des 
couleurs  étrangères.  Les  habitants  des  paroisses  éche- 
lonnées sur  les  rives  nord  et  sud,  Kamouraska,  Rivière- 
Ouelle,  Ste-Anne,  la  Malbaie,  St-Roch,  la  Baie  St-Paul, 

1 — Journal  de  Montcalm^  p.  307. 


MONTOALM  567 

voyaient  avec  angoisse,  à  chaque  marée,  se  multiplier 
ces  navires  aux  sabords  menaçants,  doat  les  flancs  rece- 
laient le  carnage  et  la  destruction.  Et  à  mesure  que 
la  flotte  ennemie  remontait  le  grand  fleuve,  les  vieillards, 
les  femmes  et  les  enfants  restés  presque  seuls  aux  foyers, 
fuyaient  devant  l'invasion,  se  retiraient  dans  la  profon- 
deur des  bois  en  chassant  devant  eux  leurs  troupeaux 
et  emportant  ce  qu'ils  avaient  de  plus  précieux.  Tels 
étaient  les  ordres  du  gouverneur.  ^ 

Le  21  juin,  Montcalm  écrivait  à  Bourlamaque  :  "  Un 
courrier  dépêché  par  M.  Aubert,  de  Saint- Barnabe,  nous 
apprend  cent  trente-deux  voiles,  mouillées  du  18."  Et, 
quatre  jours  plus  tard  :  "  Ici,  jam  proximits  ardet..^ 
Hier,  douze  bâtiments  mouillés  par  le  travers  de  l'Ile 
d'Orléans,  douze  au  pied  de  la  Traverse,  qui  l'auront 
peut-être  faite  cette  nuit  par  la  marée...  Le  reste  des 
bâtiments  anglais,  sauf  les  gros  vaisseaux  de  guerre, 
qui  étaient  encore  plus  loin,  étaient  répandus  lé  long  de 

1  — "  Les  habitants  depuis  Kainouraska  devaient  se  replier 
avec  leurs  bestiaux  et  leurs  familles  à  la  Pointe  de  Lévi  ; 
ceux  de  l'Isle  d'Orléans  devaient  passer  à  la  côte  du  nord  ; 
on  devait  faire  des  parcs  pour  mettre  les  vieillards,  femmes, 
filles  et  garçons  au  dessous  de  quinze  ans,  dans  un  endroit  le 
plus  éloigné  qu'on  pourrait  des  habitations  ".  (Mémoires  sur, 
le  Canada,  p.  129) "Sur  ces  nouvelles,  on  redoubla  de  vigi- 
lance à  risle  d'Orléans,  à  l'Isle  aux  Coudres  et  tout  le  long 
des  côtes  du  sud  au-dessous  de  Québec,  d'où  on  fit  retirer  les 
femmes,  les  enfants  et  les  bestiaux  dans  les  concessions  les 
plus  reculées,  et  M.  de  Léry,  capitaine  de  la  colonie,  chargé 
de  ces  opérations,  le  fut  aussi  d'ordonner  aux  habitants  en 
état  de  porter  les  armes  de  se  tenir  prêts  à  se  rendre  à  Qué- 
bec sitôt  que  M.  le  marquis  de  Vaudreuil  les  en  ferait  aver- 
tir ".  {Relation  du  siège  de  Québec,  du  27  mai  au  8  août  1759  *, 
Documents  de  la  Société  littéraire  et  historique  de  Québec. 


568  MONTCALM 

notre  rivière,  depuis  la  Rivière  Quelle  jusqu'à  la  Prai- 
rie "  {de  Vlle-aux-Coudres).  Il  y  avait  déjà  plus  d'un 
mois  que  les  premiers  navires  ennemis  avaient  été  signa- 
lés au  Bic.  Ils  appartenaient  à  la  division  de  la  flotte 
anglaise,  commandée  par  le  contre-amiral  Durell,  qui 
avait  été  chargée  de  croiser  dans  le  golfe  pour  intercep- 
ter les  convois  de  France.  Heureusement  ceux-ci,  à 
l'exception  de  deux  ou  trois  navires,  avaient  pu  gagner 
le  Saint-Laurent  avant  que  le  passage  fut  bloqué. 
Le  contre-amiral  était  alors  entré  dans  le  fleuve  et 
l'avait  remonté  lentement  pour  donner  le  temps  au 
gros  de  la  flotte  de  le  rejoindre  ;  car  il  n'avait  sous  ses 
ordres  qu'une  dizaine  de  vaisseaux  de  guerre. 

Le  vice-amiral  Saunders,  commandant  en  chef  des 
forces  navales  destinées  à  l'expédition  de  Québec,  avait 
quitté  Portsmouth  le  17  février,  à  bord  du  Neptune, 
vaisseau  de  quatre-vingt-dix  canons,  sur  lequel  s'était 
aussi  embarqué  le  major- général  James  Wolfe,  nommé 
par  Pitt  commandant  en  chef  des  troupes  de  terre  qui 
devaient  venir  assiéger  la  capitale  de  la  Nouvelle-France. 

Wolfe  avait  alors  trente- trois  ans.  Dès  sa  plus  ten- 
dre enfance  il  avait  été  destiné  au  service  militaire. 
A  seize  ans,  en  1749,  il  remplissait  les  fonctions  d'ad- 
judant dans  le  régiment  de  Duroure,  et  prenait  part  à 
la  bataille  de  Dettingen,  gagnée  par  le  roi  d'Angleterre, 
George  II,  sur  les  Français  commandés  par  le  duc  de 
Noailles.  En  1746,  promu  au  grade  de  major,  il  assis- 
tait à  la  sanglante  bataille  de  Culloden,  oii  le  duc  de 
Cumberland  infligea  une  défaite  décisive  au  préten- 
dant Charles-Edouard  Stuart.  L'année  suivante,  de 
retour  sur  le  continent,  il  se  distinguait  à  la  bataille  de 
Lawfeld,  où  le  maréchal  de  Saxe  mit  en  déroute  l'armée 


MONTCALM  569 

anglo-autrichienne.    Le  traité  d'Aix-la-Chapelle  ayant 
terminé  la  guerre  de  la   succession  d'Autriche,    Wolfe 
fut   condamné    pendant   plusieurs   années    à  la  vie  de 
garnison,  qu'il  n'aimait  guère,  mais  dont  il  remplissait 
ponctuellement  les    devoirs.     Durant  cette  période  de 
sa  carrière,  il  fit  un   voyage    en  France  et  séjourna  à 
Paris.     Il  y  fut  présenté  à  Louis  XV,  et  fut  reçu  par 
madame    de    Pompadour.    A  vingt- trois    ans,    il  était 
nommé  lieutenant-colonel  de   son  régiment.    Les  hos- 
tilités   ayant   éclaté   de   nouveau   entre  la   France  et 
l'Angleterre,  il  vit  avec  joie   se  rouvrir  devant  lui  le 
service  actif.    En  1757,  il  était  l'un  des  officiers  prin- 
cipaux du  corps   de   troupes  envoyé   pour   tenter  un 
débarquement  sur  les  côtes  de  France  et  une  attaque 
contre  Eochefort.    L'incurie  du  commandant  fit  man- 
quer l'entreprise.  Mais  l'intelligence  et  l'esprit  de  déci- 
sion manifestés  par  Wolfe  le  désignèrent  à  l'attention 
de  ses  chefs  militaires,  et  il  fut  bientôt  élevé  au  rang 
de  colonel.    Lorsqu'on  organisa,  en  1758,  l'expédition 
contre  le  Cap-Breton,   on  jeta  les  yeux   sur  lui  pour 
occuper  l'un  des  postes  les  plus  importants  de  l'armée 
confié  au  major  général  Amherst,  et  il  en  devint  l'un 
des  trois  brigadiers.    Son  rôle  au  siège  de  Louisbourg 
fut  brillant  et  le  mit  en  pleine  lumière  comme  l'un  des 
meilleurs  officiers  britanniques.  Aussi,  en  1759,  quand 
Pitt  résolut  de  faire  un  suprême  effort  pour  conquérir 
le  Canada,  il  pensa  immédiatement  au  jeune  brigadier 
qui  avait  été  le  principal  facteur  dans  le  glorieux  suc- 
cès des  armes  anglaises  au  Cap-Breton,    Il  le  nomma 
major-général  et  le  mit  à  la  tête  des  troupes  envoyées 
contre  Québec.    Jamais  choix  ne  fut  mieux  inspiré,  ni 
mieux  justifié  par  l'événement. 


670  MONTCALM 

Le  grand  ministre  que  l'Angleterre  avait  alors  à  sa 
tête  n'avait  rien  négligé  pour  que  les  opérations  fussent 
décisives.  La  flotte  qui  devait  remonter  le  Saint-Lau- 
rent et  foudroyer  le  rocher  de  Québec  comprenait  qua- 
rante-neuf navires  de  guerre,  soixante-seize  transports, 
et  cent-cinquante-deux  bateaux  de  débarquement. 
Elle  portait  près  de  deux  mille  bouches  à  feu.  Parmi 
les  vaisseaux  de  guerre,  il  y  en  avait  un  de  quatre- 
vingt-dix  canons,  deux  de  quatre-vingt,  trois  de  soixante- 
quatorze,  quatre  de  soixante- dix,  sept  de  soixante-quatre, 
trois  de  soixante,  et  vingt-neuf  de  cinquante  à  quatre 
canons.  Ils  avaient  plus  de  treize  mille  hommes 
d'équipage,  et  les  transports  environ  cinq  mille  ^.  Les 
troupes  sous  les  ordres  de  Wolfe  formaient  un  effectif 
de  huit  mille  six  cent  trente-cinq  hommes^.  Québec 
était  donc  menacé  par  un  armement  de  cent  vingt-cinq 
vaisseaux — sans  compter  la  flottille  de  cent  cinquante- 
deux  embarcations  légères,  —  et  de  près  de  vingt-sept 
mille  soldats  et  marins  !  Jamais  encore  les  rives  du 
grand  fleuve  canadien  n'avaient  vu  un  aussi  formidable 
déploiement  militaiie. 

La  flotte  de  l'amiral  Saunders  ne  parvint  à  Louis- 
bourg  qu'à  la  fin  d'avril,  et  les  glaces  qui  bloquaient  ce 
port  la  forcèrent  de  continuer  jusqu'à  Halifax.  L'ami- 
ral Holmes,  avec  sa  division,  se  rendit  jusqu'à  New- 
York  pour  faire  embarquer  les  troupes  qui  devaient  se 
joindre  à  l'expédition.     A  la  fin  de   mai,  toute  la  flotte 

1  —  The  Fightfor  Canada,  par  W.  Wood,  pp.  166,  173,  326. 

2 —  Embarkation  Relurn  of  His  Majesty's  Forces,  destin^d 
for  an  Expédition  in  ihe  River  St-  Lawrence,  uuder  the  corn- 
mand  of  Major  General  Wolfe.  "  Neptune  "  ai  Sea,  June  bth 
1759  ;   The  Siège  of  Québec,  par  A.  Doughty,  vol.  1,  p.  128. 


MONTCALM  B71 

et  toute  Tarmée  étaient  réunies  à  Louisbourg,  moins  la 
divisioii  Durell,  déjà  rendue  dans  le  golfe  Saint- Laurent. 
Le  4  juin,  la  redoutable  armada  levait  l'ancre  au  milieu 
des  acclamations  et  des  hourras  des  régiments  et  des 
équipages,  et,  doublant  le  cap  de  Louisbourg,  elle 
s'élançait  à  la  conquête  de  la  Nouvelle-France. 

Le  13  juin,  elle  entrait  dans  notre  fleuve;  cinq  jours 
plus  tard,  elle  jetait  l'ancre  au  Bic  ;  le  23,  elle  rejoignait 
l'amiral  Durell  à  l'Ile-aux-Coudres  ;  et  le  26  au  soir, 
ayant  fait  heureusement  le  passage  de  la  Traverse,  elle 
était  presque  toute  mouillée  au  sud  de  l'île  d'Orléans  ^ 

Le  lendemain,  vers  six  heures  du  matin,  les  habi- 
tants de  Québec,  inquiets  des  mouvements  de  la  flotte 
anglaise,  aperçurent  du  haut  des  remparts  un  vais- 
seau de  ligne  et  deux  frégates  doublant  la  pointe  de 
Lévy,  en  vue  de  la  ville.  Il  y  avait  soixante- neuf  ans 
qu'une  voile  ennemie  avait  paru  pour  la  dernière 
fois  devant  la  capitale  de  la  Nouvelle-France.  Long- 
temps, on  avait  cru  que  ce  spectacle  ne  se  rever- 
rait jamais.  Et  maintenant,  il  surgissait  de  nouveau 
dans  sa  réalité  terrible.  "  Les  Anglais  sont  devant  Qué- 
bec !"  En  cette  radieuse  matinée  de  juin  1759  ^  ce  cri 
d'alarme  dut  retentir  dans  la  ville  en  émoi,  depuis  la 
batterie  Dauphine  et  celle  des  remparts,  jusqu'aux  der- 
nières habitations  du  faubourg  naissant  de  Saint-Roch. 


1  —  A  Journal  of  the  expédition  vp  the  river  Si-Lawrence^ 
publié  par  la  Société  littéraire  et  historique  de  Québec  ; 
Extract  from  a  mamiscript  Journal  relating  to  the  opérations 
hefore  Québec  in  1759,  keptby  Colonel  Malcolm  Fraser,  publié 
par  la  même  société. 

2 —  "  Il  faisait  un  temps  très  beau  et  très  calme.  "  (Siège 
de  Québec  en  1759,  p.  14). 


572  MONTCALM 

Un  grand  nombre  de  personnes  commencèrent  à  déser- 
ter Québec.  "  A  la  vue  de  tant  de  vaisseaux  vis-à-vis 
risle  d'Orléans,  notait  ce  jour-là  le  chroniqueur  déjà 
cité,  la  frayeur  commença  par  les  femmes  dont  la  plu- 
part quittèrent  la  ville  promptement  pour  se  retirer  à 
la  campagne  "  ^.  Et,  de  son  côté,  Montbeillard  écrivait, 
avec  une  causticité  qui  ne  déparaît  pas  le  journal  de 
Montcalm  2.  "  Madame  la  marquise  de  Vaudreuil  est 
partie  ce  matin  27  ;  elle  a  attendu  jusqu'au  dernier 
instant.  Son  époux,  plus  ferme  qu'un  roc,  serait  plus 
inquiet  si  son  dîner  retardait  d'un  quart  d'heure  qu'il 
ne  le  paraît  aujourd'hui." 

Ce  mot  de  Montbeillard  était  une  charge.  Vaudreuil 
évidemment,  n'était  pas  populaire  parmi  les  officiers 
français  ;  plus  d'une  fois,  nous  l'avons  vu,  il  avait  servi 


1  —  Siège  de  Québec  en  1759,  p.  13. 

2  —  Il  est  temps  d'avertir  le  lecteur  que,  d'après  nous,  on 
ne  saurait  douter  que  Montbeillard  n*ait  été  le  rédacteur 
principal  de  la  huitième  et  dernière  partie  du  journal  de 
Montcalm.  Elle  n'est  pas  de  l'écriture  de  Marcel,  qui  a  tenu 
la  plume  pour  les  sept  parties  précédentes.  Et,  par  une 
foule  de  passages,  on  voit  clairement  que  le  général  lui  même 
n'est  pas  l'auteur.  Dans  l'avant  propos  du  volume  imprimé, 
M.  l'abbé  Casgrain  se  demande  à  qui  l'on  pourrait  l'attribuer. 
"  L'examen  du  texte,  écrit-il,  permet  seulement  d'établir  les 
points  suivants  :  le  rédacteur  est  un  militaire  qui  paraît  atta* 
ché  à  l'artillerie  ;  son  rôle  pendant  le  siège  de  Québec  et  à  la 
bataille  des  Plaines  d'Abraham  le  prouve.  C'est  un  officier 
d'un  grade  peu  élevé,  puisqu'il  n'assiste  pas  aux  conseils  de 
guerre,  et  que  M.  de  Bern^tz  lui  donne  des  ordres  après  la 
bataille  du  13  septembre.  Enfin,  il  a  avec  Montcalm  des  rap- 
ports fréquents.  Voilà  tout  ce  qu'on  peut  inférer  du  récit 
lui-même.  Nous  espérions  être  plus  heureux  en  recherchant 
une  lettre  signée  et  écrite    par   le    rédacteur   de  la  dernière 


MONTCALM  67 O 

de  plastron  à  leurs  railleries  mordantes.  Il  n'est  pas 
douteux  que  cela  ne  fut  très  inconvenant  et  très  nui- 
sible au  bien  du  service.  Malheureusement  son  attitude 
et  ses  propos  trop  héroïques  fournissaient  souvent  ma- 
tière aux  brocards.  Une  lettre  qu'il  écrivait  au  ministre, 
en  date  du  28  mai  1759,  peut  nous  donner  une  idée  du 
ton  auquel  il  se  haussait  :  "  Les  ordres  que  j'avais  à 
donner  pour  la  défense  de  Carillon,  des  lacs  Erié  et 
Ontario,  disait-il,  en  supposant  même  que  nos  enne- 
mis parvinssent  à  faire  des  progrès,  pour  les  arrêter  dans 
les  positions  qui  nous  sont  avantageuses  et  les  empêcher 
de  pénétrer  dans  l'intérieur  de  la  colonie,  ont  exigé  un 
travail  continuel  :  mais  par  mon  activité,  l'arrivée  de 
M.  de  Montcalm  à  Québec  n'a  précédé  la  mienne  que 
d'environ  trente-six  heures.    Je  m'atteuds  à  être  vive- 


partie  du  Journal,  dans  le  volume  intitulé  :  Lettres  de  divers 
particuliers  au  chevalier  de  Lévis,  qui  fera  partie  de  la  pré- 
sente publication  ;  l'analogie  de  l'écriture  nous  aurait  guidés. 
Malheureusement  il  n'en  a  rien  été,  et  nous  n'avons  pu  re- 
trouver le  nom  de  cet  oflBcier.  " 

La  même  curiosité,  bien  légitime  on  l'admettra,  nous  a 
poussé  à  rechercher  nous  aussi,  le  nom  de  l'auteur  réel  de 
cette  huitième  partie.  Nous  nous  sommes  demandé  si,  en 
scrutant  plus  attentivement  le  texte,  on  ne  découvrirait  pas 
quelques  indices,  quelques  points  de  repère  qui  pussent  met- 
tre sur  la  voie.  Un  examen  minutieux  nous  a  montré  qu'à 
plusieurs  reprises  le  rédacteur  inconnu  se  mettait  en  scène 
personnellement,  en  parlant  à  la  première  personne  :  "  J'ai 
fait  ceci,  j'ai  recommandé  cela  ;  je  suis  allé  à  tel  endroit,"  etc., 
etc.  Il  s'agissait  ensuite  de  trouver  dans  d'autres  pièces,  par 
exemple  dans  la  correspondance  de  Montcalm  et  de  Lévis, 
quelques  indications  correspondantes.  Ainsi,  nous  pouvions 
avoir  la  bonne  fortune  de  constater  que,  relativement  à  l'une 
de  CCS  circonstances  où  l'écrivain   du  Journalisait  :  "J'ai 


574  MONTOALM 

ment  attaqué  et  que  nos  ennemis  feront  leurs  plus  puis- 
sants efforts  pour  conquérir  cette  colonie  ;  mais  il  n'est 
point  de  ruse,  de  ressource,  de  moyens  que  mon  zèle 
ne  me  suggère  pour  leur  tendre  des  pièges  et  enfin  pour 
les  combattre  lorsque  le  cas  l'exigera  avec  une  ardeur 
et  un  acharnement  même  qui  surpasse  l'étendue  de 
leurs  vues  ambitieuses.  Les  troupes,  les  Canadiens  et 
les  sauvages  n'ignorent  point  la  résolution  que  j'ai  prise 
et  dont  je  ne  me  rétracterai  point  dans  quelque  circons- 
tance que  je  puisse  me  trouver  réduit.  Les  citoyens  de 
cette  ville  ont  déjà  mis  en  sûreté  leurs  effets  et  leurs 
meubles  ;  les  vieillards,  les  femmes,  les  filles  et  les 
enfants  se  tiennent  prêts  à  évacuer  la  ville.  Ma  fer- 
meté est  généralement  applaudie  ;  elle  a  pénétré  dans 
tous  les    cœurs,    et  un   chacun   dit   hautement  :    "  le 


fait  telle  chose,"  l'un  ou  l'autre  des  généraux  déclarait  do  son 
côté  :  "  M.  Un  tel  a  fait  telle  chose,  "  et  précisément  la 
même  chose.  De  cette  manière  le  problème  serait  résolu. 
Eh  bien,  nous  avons  eu  cette  bonne  fortune.  A  la  date  du 
14  juillet  nous  avions  remarqué  dans  le /oMmaHe  passage, 
suivant  :  "  On  avait  commencé  une  batterie  de  six  pièces, 
de  canon  pour  battre  le  camp  des  ennemis  à  l'autre  bord  de 
la  rivière  du  Sault-Montmorency  j  ils  ont  si  bien  épaulé  leur 
camp  que  j'ai  jugé  la  batterie  inutile...  J'ai  proposé  d'y  sub- 
stituer quelques  mortiers.  "  Et  à  la  même  date,  14  juillet, 
nous  trouvions  une  lettre  de  Montcalm  à  Lévis  (Lettres  du 
marquis  de  Montcalm,  p.  188)  où  nous  lisions  :  "  Montheillard 
qui  a  été  au  Sault,  n'a  pas  voulu  vous  réveiller  Voici  le  résul- 
tat de  ses  observations  :  Votre  batterie  de  canon  ne  peut 
plus  avoir  lieu,  attendu  l'épaulement,  et  je  pense  que  ces 
canons  né  vous  seront  jamais  d'une  grande  utilité...  Si  vous 
voulez  faire  usage  de  votre  batterie.,,  elle  serait  plus  forte 
avec  deux  mortiers.  "  Montheillard  !  Nous  avions  le  nom 
c^ierché  par  M.  l'abbé  Casgrain.    Lléscrivain  du  journal,  c'était 


MONTCALM  575 

Canada,  notre  pays  natal  nous  ensevelira  sous  ses 
ruines  plutôt  que  de  nous  rendre  aux  Anglais."  C'est 
un  parti  que  j'ai  décidément  pris  et  que  je  tiendrai 
inviolablement  "  ^.  Le  ministre  dut  trouver  que  cette 
vaillance  épistolaire  sentait  un  peu  la  gasconnade. 
Loin  de  nous  l'intention  de  mettre  en  doute  le  courage 
personnel  et  la  détermination  de  M.  de  Vaudreuil. 
Mais  on  eût  désiré  parfois  moins  d'emphase  dans  l'ex- 
pression de  ces  sentiments. 

Les  ennemis  étaient  arrivés  dans  les  eaux  de  Qué- 
bec. Il  fallait  donc,  sans  plus  tarder,  prendre  les  posi- 
tions défensives  déterminées  et  préparées  durant  les 
dernières  semaines.  Dès  le  27,  nos  troupes  et  nos  mili- 
ces s'ébranlèrent  et  défilèrent  vers  le  camp  de  Beau- 
port.  "  Le  gouvernement  de  Québec  n'était  pas  encore 
rassemblé,  lisons-nous,  dens  les  Mémoires  de  M.  de  la 
Pause.  On  plaça  à  la  gauche,  sur  les  hauteurs  de  Beau- 
port,  pour  occuper  l'espace  qui  est  depuis  le  ruisseau 
jusques  au  Sault  de  Montmorency,  le  gouvernement  de 
Montréal  et  le  bataillon  de  la  ville  aux  ordres  de  M.  le 
chevalier  de  Lévis.  On  plaça,  depuis  le  dit  ruisseau 
jusqu'au  milieu  de  la  plaine,  les  cinq  bataillons  et  à 
leur  droite  le  gouvernement  des  Trois-Eivières,  à  la 
suite  duquel  devait  se   placer  celui  de  Québec   pour 


évidemment  Montbeillard,  puisque  cet  écrivain  et  FoflScier 
qui  condamna  la  batterie  du  Sault  étaient  une  seule  et  même 
personne. 

Voilà  donc  le  mystère  éclairci  j  voilà  un  point  établi  sans 
conteste.  M.  de  Montbeillard,  officier  d'artillerie  venu  au 
Canada  en  1757,  est  l'auteur  de  la  dernière  partie  du  Journal 
de  Monicalm, 

1 —  Vaudreuil  au  ministre  de  latnàrinej  28  mai  17^9^'  '        '' 


576  MONTCALM 

occuper  jusqu'à  la  rivière  Saint-Charles  ^  MM.  les  mar- 
quis de  Montcalra  et  de  Vaudreuil  se  placèrent  dans  la 
plaine.  On  désigna  à  chacun  l'endroit  qu'il  devait 
défendre  ;  ils  y  firent  des  épaulements  qui  fermèrent 
l'espace  entre  les  redoutes  et  les  redaus^".  Le  28  juin, 
Moutcalm  quittait  sa  maison  des  remparts  et  allait  s'éta- 
blir à  la  Canardière,  tandis  que  M.  de  Lévis  allait  pren- 
dre le  commandement  des  troupes  dans  la  partie  du 
Sault.  Le  30,  M.  de  Vaudreuil  lui-même  allait  établir 
ses  quartiers  à  la  Canardière. 

Pendant  ce  temps  les  Anglais  ne  restaient  pas  inactifs. 


1  —  Mémoires  et  observations  de  M.  de  la  Pause. 

2 Lorsque  toutes  les  milices  furent  rassemblées,  quel  fut 

le  nombre  réel  des  défenseurs  de  Québec?  Nous  croyons  qu'il 
s'élevait  à  environ  16,U00  hommes,  tant  réguliers  que  Cana- 
diens et  sauvages.  Mais  dans  ce  chiffre  les  bataillons  «le  ligne 
ne  figurai*-nt  que  pour  environ  2.900  hommes.  Le  reste  se 
composait  de  milices.  Les  Canadiens  s'étaient  levés  en  masse 
pour  répondre  à  l'appel  de  Vaudreuil.  Mais,  en  dépit  de 
leur  bonne  volonté,  un  grand  nombre  étaient  peu  propres 
au  service.  '*  Je  crois  bien,  écrivait  Montcalm,  que  4  ou  500 
Canadiens  voyageurs  choisis  (iZ  faudrait  peut  être  lire  4  ou 
5000)  sont  capables  de  bieu  faire  ;  mais  la  moitié  de  cette  mi- 
lice sont  des  vieillards  ou  des  enfants  qui  ne  Hont  pas  en  état 
de  marts.her,  et  qui  n'avaient  jamais  été  ni  en  détachement, 
ni  à  la  guerre,  aussi  je  commence  à  croire  qu'ils  font  encore 
plus  qu'il  ne  faudrait  espérer  ".  Montcalm  à  Bougainville,  15 
juillet  1759.  Doughty,  IV  p.  4).  Pour  donner  le  chiffre  ap- 
proximatif de  16,000  nous  nous  sommes  appuyés  sur  des  let- 
tres de  Vaudreuil  (5  octobre  1759)  et  Bigot  (25  octobre  1759^ 
au  ministre.  Mais  Montcalm,  dans  une  lettre  à  Lévis,  donnait 
cet  état  :  "  Fonds  de  l'armée,  pour  vous  seul:  cinq  bataillons, 
2,900,  Trois- Rivières,  l,10o  :  Moutréal,  3,800.  Québec  au  plus 
3,000  ;  total  10,800  ".  (Lettres  de  Montcalm,  p.  169.)  A  cela 
il  fallait  ajouter  la  garnison,  les  sauvages  et  les  marins. 


MONTCALM  57^ 

Un  violent  ouragan  avait  effroyablement  secoué  leurs 
navires,  dans  l'après-midi  du  27,  et  menacé  plusieurs 
d'entre  eux  de  destruction.  Un  certain  nombre  de: 
bateaux  furent  jetés  au  rivage,  toutefois  les  vais- 
seaux de  guerre  ne  subirent  que.  peu  d'avaries.  Déjà 
le  débarquement  avait  eu  lieu  sur  l'île  d'Orléans.  Le 
26  au  soir  le  lieutenant  Meech  était  descendu  à  terre 
avec  une  compagnie  de  quarante  rangers  américains.  Il 
avait  eu  une  escarmouche  avec  un  de  nos  détachements 
qui  y  était  resté,  et  qui  reçut  l'ordre  de  traverser  à  la 
côte  nord.  Le  27  l'armée  anglaise  débarqua  sans  coup 
férir  sur  le  rivage  de  Saint- Laurent,  et  de  là  elle  mar- 
cha vers  le  bout  de  l'île  où  elle  campa. 

Ce  fut  le  lendemain  de  ce  jour  que  Vaudreuil  résolut 
de  lancer  les  brûlots  sur  la  flotte  ennemie  ancrée  dans 
le  chenal  sud  du  fleuve,  entre  l'île  d'Orléans,  Beaumont 
et  St-Valier.  L'entreprise,  mal  concertée,  fut  mal  exécu- 
tée.  Les  brûlots  mirent  à  la  voile  vers  dix  heures  du 
soir,  avec  une  bonne  brise  de  sud-ouest.  Mais,  lorsqu'ils 
étaient  encore  à  une  lieue  et  demie  au  moins  des  vais- 
seaux ennemis,  leurs   commandants,  perdant  la  tête,  y 
mirent  le  feu  et  les  abandonnèrent  au  flot.    Quelques 
instants  après,  le  fleuve  parut  s'embraser.   Les  rives 
de  la  Pointe  de  Lévy  et  de  l'île  d'Orléans  s'illuminèrent, 
soudain  aux  reflets   fantastiques  des  volcans  flottants, 
qui  lançaient  vers  le  ciel  des  colonnes  de  flammes.  Les . 
flots  du  Saint- Laurent  semblaient  charrier  du  feu  liquide. . 
Des  tourbillons  de  fumée  pourpre  incendiaient  l'horizon^' 
et  les  incandescences  mouvantes  des  brasiers  teignaient 
d'une  lueur  sanglante  les  falaises,  les  bois  et  les  mon-f 
tagnes  dont  le  cirque  enfermait  l'estuaire  québecquois^ 
37 


578  MONTCALM 

En  même  temps,  du  foyer  de  ce  gigantesque  embrase- 
ment, on  entendait  gronder  la  foudre.  Les  bombes,  les 
grenades,  les  obus,  les  mousquets  et  les  vieux  canons 
chargés  jusqu'à  la  gueule,  entassés  dans  ces  machines 
infernales,  éclataient  en  détonations  fulgurantes  réper- 
cutés par  les  échos  des  Laurentides.  Knox,  dans  son 
précieux  journal,  nous  a  laissé  de  ce  spectacle  une  des- 
cription. "  C'était,  dit-il,  le  plus  beau  feu  d'artifice  qu'il 
fût  possible  de  concevoir."  Du  clocher  de  Beauport,  M. 
de  Vaudreuil  avait  sous  les  yeux  le  spectacle  de  cette  in- 
comparable scène  de  nuit.  Mais  il  se  préoccupait  fort  peu 
sans  doute  de  sa  sinistre  beauté.  Et  il  devait  surtout 
regretter  amèrement  que  la  maladresse,  le  manque  de 
sang-froid  ou  de  courage  de  ceux  qui  commandaient  ces 
engins  destructeurs  les  eussent  rendus  absolument  inof- 
fensifs. En  effet,  les  uns  entraînés  par  le  courant  allèrent 
s'échouer  et  se  consumèrent  lentement  sur  la  plage  ; 
d'autres  brûlèrent  presque  en  face  de  Québec;  ceux 
qui  atteignirent  la  flotte  furent  détournés  par  les  mate- 
lots anglais  qui,  montés  dans  des  bateaux,  leur  lancè- 
rent des  grappins  et  les  remorquèrent  vers  la  rive.  Les 
espérances  du  gouverneur,  le  travail  de  plusieurs  semai- 
nes, et  un  million  et  demi  de  livres  s'étaient  dissipés 
en  fumée.  "  Nos  chers  brûlots,  écrivait  Montbeillard, 
cette  épithète  convient  fort,  car  ils  coûtent  quinze  à 
dix-huit  cent  mille  francs,  de  la  fourniture  de  Mercier 
qui  fait  les  choses  en  conscience."  Il  n'y  eut  dans  tout 
Québec  qu'un  cri  contre  les  manœuvriers.  Le  sieur  de 
Louche,  commandant  de  V Américain,  qui  avait  assumé 
la  direction  de  l'opération,  fut  accusé  de  lâcheté.  Cepen- 
dant il  se  défendit  dans  un  conseil  qui  eut  lieu  le  29 
juillet  en  présence  de  M.  de  Vaudreuil.     Montcalm  ne 


MONTCALM  679 

semble  pas  l'avoir  jugé  trop  sévèrement.  Le  lendemain 
de  ce  coup  manqué,  il  écrivait  dans  un  billet  à  Lévis  : 
*'  Je  fus  hier  à  la  ville.  Je  vis  le  conseil  tumultueux, 
indécent  de  la  marine.  Somme  toute,  de  vous  à  moi  à 
cause  de  ses  frères,  la  tête  avait  tourné  à  la  Milletière  ; 
le  seul  qui  ait  manœuvré  (est)  le  commandant  de  Lou- 
che \" 

Ayant  échappé  heureusement  à  ce  nouveau  péril,  les 
Anglais  se  résolurent  à  un  autre  mouvement.  Le  29  et 
le  30  juin  ils  firent  traverser  trois  régiments  à  Beau- 
mont,  sur  la  rive  sud,  sous  le  commandement  du  briga- 
dier Monckton.  Ils  s*emparèrent  de  l'église,  à  la  porte 
de  laquelle  ils  affichèrent  une  proclamation  de  Wolfe 
aux  Canadiens.  Le  général  anglais  leur  demandait 
d'observer  la  neutralité,  leur  garantissant  en  retour  le 
respect  de  leurs  propriétés  et  de  leur  religion,  et  les 
menaçant,  dans  le  cas  contraire,  de  la  destruction  de 
leurs  églises,  de  leurs  maisons  et  de  leurs  récoltes.  Cette 


1  —  Dans  le  volume  imprimé  de  la  correspondance  de  Mont- 
calm,  (p.  165),  ce  texte  se  lit  comme  suit  :  ♦»  le  seul  qui  ait 
manœuvré  le  commandant  de  bouche."  C'est  un  non-sens.  Il 
faut  lire  évidemment  "  le  commandant  de  Louche,"  et  sup- 
pléer au  verbe  qui  manque. 

Montbeillard  écrivait  de  son  côté  :  **M.  de  Louche,  qui  les 
commandait  sans  en  avoir  l'ordre  précis,  s'est  cependant 
approché  le  plus  près  de  l'escadre." 

Foligné,  dans  son  "  Journal  mémoratif  "  fait  de  grands  élo- 
ges du  sieur  Dubois  de  la  Milletière  qui,  d'après  lui  fut  le  seul 
à  se  comporter  vaillamment,  tandis  que  Montcalm,  corroboré 
par  la  relation  du  Siège  de  Québec  (Hartwell),  déclare  qu'il 
avait  perdu  la  tête.  A  consulter  encore,  sur  l'épisode  des 
brûlots,  le  Journal  tenu  à  Varméey  Malartic,  la  Relation  du 
siège  de  Québec^  du  27  mai  au  8  août,  etc. 


680  MONTCALM 

proclamation,  bien  rédigée,  se  terminait  comme  suit  : 
'*  Il  est  permis  aux  habitants  du  Canada  de  choisir,  ils 
voient  d'un  côté  l'Angleterre  qui  leur  tend  une  main 
puissante  et  secourable,  son  exactitude  à  remplir  ses 
engagements,  et  comme  elle  s'offre  à  maintenir  les  habi- 
tants dans  leurs  droits  et  leurs  possessions  ;  de  l'autre 
côté  la  France,  incapable  de  supporter  ce  peuple, 
abandonner  leur  cause  dans  le  moment  le  plus  critique; 
et  si  pendant  la  guerre  elle  leur  a  envoyé  des  troupes, 
à  quoi  leur  ont-elles  servi  ?  A  leur  faire  sentir  avec 
plus  d'amertume  le  poids  d'une  main  qui  les  opprime 
au  lieu  de  les  secourir.  Que  les  Canadiens  consultent 
leur  prudence  ;  leur  sort  dépend  de  leur  choix."  ^ 

Le  30  juin  au  matin,  les  éclaireurs  anglais  avait  sur- 
pris un  petit  détachement  commandé  par  M.  de  Léry 
qui  avait  été  chargé  de  faire  évacuer  la  côte  sud  par  la 
population.  Jean-Claude  Panet,  dans  son  journal  du 
siège,  dit  que  les  ennemis  eurent  deux  soldats  tués,  que 
les  nôtres  perdirent  aussi  deux  hommes,  et  que  l'officier 
canadien  abandonna  sur  une  table,  dans  la  précipitation 
de  la  retraite,  son  épée  avec  quelques  papiers.  De  Beau- 
mont,  les  régiments  anglais  se  portèrent  sur  la  Pointe 
de  Lévy.  Dans  leur  marche  ils  furent  inquiétés  par  les 
tirailleurs  de  M.  de  Léry,  qui,  à  l'abri  des  broussailles  et 
des  rochers,  fusillaient  le  flanc  de  la  colonne.  En  arrivant 
vers  l'endroit  où  s'élève  aujourd'hui  le  village  de  Lau- 
zon,  Monckton  fort  assailli  par  un  feu  de  mousqueterie 
très  vif  et  des  plus  meurtriers.    C'était  le  sieur  Etienne 

1 ^  Cette  proclamation  avait  été  placardée  trois  jours  aupa- 
ravant sur  l'église  de  Saint-Laurent.  Elle  était  datée  comme 
suit:  "  Donné  à  notre  quartier-général,  à  la  paroisse  de  St- 
Laurent,  Isle  d'Orléans,  le  27  juin  1759."    (Dussieux,  p.  377)* 


MONTCALM  681 

Charest,  capitaine  de  milice  et  seigneur  de  Lauzon,  qui 
était  venu,  avec  une  quarantaine  de  Canadiens,  défen- 
dre son  domaine.  Ils  s'étaient  barricadés  dans  l'église 
et  le  presbytère,  et  abrités  derrière  des  escarpements 
rocheux  ;  et,  de  ces  positions,  ils  faisaient  pleuvoir  sur 
les  Anglais  une  grêle  de  balles.  Ce  ne  fut  qu'après  une 
lutte  acharnée,  et  après  avoir  fait  opérer  à  ses  troupes 
un  mouvement  tournant,  que  Monkton  parvint  à  délo- 
ger cette  poignée  de  braves,  qui,  pendant  plusieurs 
heures,  tint  tête  à  un  corps  de  troupes  de  plus  de  2,000 
hommes. 

Pendant  qu'il  faisait  ainsi  le  coup  de  feu  contre  l'en- 
nemi, le  capitaine  Charest,  convaincu  qu'avec  l'avan- 
tage des  hauteurs  et  des  bois  qui  les  couvraient  on 
pouvait  culbuter  les  Anglais,  fit  demander  des  renforts 
à  M.  de  Vaudreuil.  En  même  temps  Montcalm  accou- 
rait du  camp  de  Beauport  à  Québec  pour  déterminer  le 
gouverneur  à  faire  un  gros  détachement  afin  de  chasser 
Monckton  des  positions  où  il  n'avait  pas  encore  eu  le 
temps  de  se  retrancher.  Malheureusement  un  prison- 
nier, amené  par  des  sauvages  qui  avait  fait  partie  de 
la  petite  bande  commandée  par  l'intrépide  Charest, 
déclara  que  la  descente  à  la  Pointe  de  Lévy  n'était 
qu'une  ruse,  et  que,  dès  la  nuit  même,  avec  10,000 
hommes  ils  devaient  faire  une  attaque  générale  contre 
nos  lignes.  M.  de  Montcalm  s'en  revint  donc  au  camp, 
suivi  bientôt  par  M.  de  Vaudreuil.  L'alerte  fut  don- 
née, les  troupes  passèrent  la  nuit  au  bivouac  et  ne  ren- 
trèrent qu'au  point  du  jour.  Les  Anglais  n'avaient 
point  bougé  de  leurs  positions. 

Le  1**^  juillet  ils  commencèrent  à  se  retrancher  à  la 
Pointe  de  Lévy.  On  parla  de  nouveau  d'y  envoyer  un 


582  MONTCALM 

détachement,  mais  le  prisonnier  ayant  réitéré  son  affir- 
mation d'une  attaque  de  nuit,  on  y  renonça  comme  la 
veille.  Ce  jour-là,  quatre  de  nos  chaloupes  jacobites 
allèrent  se  poster  en  face  du  camp  de  Monckton  et  le 
canonnèrent  avec  succès  pendant  une  demi-heure. 
Leur  mitraille  tua  et  blessa  plusieurs  soldats  anglais. 
Deux  frégates,  se  détachant  de  la  flotte  ennemie,  vin- 
rent leur  donner  la  chasse  et  nos  barques  se  retirèrent 
sans  avaries  sous  le  canon  de  la  ville. 

Wolfe  lui-même  se  rendit  à  la  Pointe  de  Lévy,  le 
2  juillet,  et  s'avança  avec  un  détachement  sur  les  hau- 
teurs, en  face  même  de  Québec,  pour  reconnaître  la 
position.  Durant  sa  marche  il  fut  inquiété  par  Charest 
et  ses  tirailleurs,  à  qui  les  rangers  donnèrent  la  chasse. 
Le  général  anglais  ordonna  immédiatement  d'ériger  des 
batteries  à  cet  endroit,  et  d'y  faire  avancer  une  partie 
des  troupes.  Dès  le  lendemain,  les  travaux  commencè- 
rent, et,  durant  les  journées  qui  suivirent,  des  remparts 
de  la  ville  on  put  en  suivre  les  progrès,  sur  les  hau- 
teurs où  s'élève  maintenant  Notre-Dame  de  Lévis, 
absolument  vis-à-vis  le  château  Saint-Louis,  qui  occu- 
pait le  site  actuel  de  la  Terrasse.  Le  siège  de  Québec 
était  vraiment  commencé  ! 


CHAPITRE   XVII 


Le  siège  de  Québec Le  premier  plan  de  Wolfe — Il  est  forcé 

de  le  modifier. — L'érection  des  batteries  à  Lévis. — Débar- 
quement sur  la  côte  de  Beaupré — Wolfe  prend  position 

à  la  gauche  du  Sault-Montmorency Montcalm  et  Lévis 

délibèrent  sur  la  situation Les  gués  de  la  rivière  Jlont- 

morency Québec   menacé   d'un  bombardement. —  Ses 

habitants  veulent  conjurer  le  péril — Expédition  manquée 
à  Lévis Les  Anglais  bombardent  Québec — Leurs  batte- 
ries foudroient  la  gauche  de  notre  camp  au  Sault — Mont- 
calm et  la  garnison  de  Québec Les  positions  occupées 

par  Wolfe Une  nouvelle  phase. — Passage  de  plusieurs 

vaisseaux  au-dessus  de  Québec Détachement  d'obser- 
vation de  Dumas Une  descente  à  la  Pointe-aux-Trem- 

bles Dames  prisonnières.  —  Québec  ravagé —  Incendie 

de  la  cathédrale. —  Suspensions  d'armes  et  correspon- 
dance.—  Une  proclamation  de  Wolfe — La  situation  à 
Montmorency. — Impatience  de  Wolfe — Il  se  détermine 
à  un  coup  de  force Le  combat  de  Montmorency. 

Ce  mémorable  siège  de  1759  devait  durer  deux  mois 
et  douze  jours  ^,  Il  ne  pouvait  avoir  lieu  dans  des  con- 
ditions ordinaires.  L'investissement  de  la  place  était 
impossible,  vu  sa  forte  situation  naturelle  et  le  plan  de 

1  —  Du  6  juillet  au  18  septembre.  Nous  estimons  qu'on  peut 
fixer  la  date  du  commencement  du  siège  à  celle  du  6  juillet, 
où  les  Anglais  commencèremt  à  élever  leurs  batteries  en  face 
de  la  ville.  {Extract  from  a  manuscript  Journal  relating  to 
ihe  Siège  of  Québec  in  1759,  kept  hy  colonel  Malcolm  Fraser  ; 
published  under  the  auspices  of  the  Literary  and  Historicai 
Society  of  Québec). 


584  MONTCALM 

défense  adopté  par  Montcalm.  Wolfe,  qui  avait  étudié 
la  carte  de  Québec  et  de  ses  environs,  avait  formé 
d'avance  le  projet  de  débarquer  sur  le  rivage  de  Beau- 
port,  d'y  établir  son  camp,  avec  sa  droite  au  Saint- 
Laurent  et  sa  gauche  à  la  rivière  Saint-Charles,  de  s'y 
fortifier  et  d'étendre  ensuite  sa  ligne  de  l'autre  côté  de 
cette  rivière,  puis  de  la  resserrer  de  manière  à  couper 
les  communications  de  la  ville  assiégée  ^.  Mais  en  arri- 
vant dans  le  bassin  de  Québec,  il  découvrait  que  Mont- 
calm occupait  précisément  le  terrain  choisi  par  lui,  qu'il 
y  était  couvert  par  des  retranchements  sans  doute  très 
difficiles  à  forcer,  et  que  l'approche  de  la  place  par  une 
descente  sur  les  battures  de  Beauport  devenait  une  entre- 
prise inexécutable.  Il  lui  fallait  donc  modifier  son  plan. 
Il  résolut  alors  d'opérer  de  la  manière  suivante.  Main- 
tenant ses  camps  fortifiés  à  Lé  vis  et  à  l'île  d'Orléans, 
il  débarquerait  une  partie  de  son  armée  sur  la  rive  nord 
du  fleuve,  mais  en  bas  des  positions  françaises,  au-delà 
de  la  rivière  Montmorency.  Et  il  viendrait  ensuite  par 
l'Ange- Gardien  établir,  sur  la  gauche  de  cette  rivière  et 
de  notre  armée,  des  batteries  et  un  camp,  pour  essayer 
de  déloger  Montcalm  et  Lévis  en  les  attaquant  de  flanc, 
ou  en  tournant  leur  position  par  le  passage  de  la  rivière 
Montmorency  à  quelques  milles  de  son  embouchure, 
en  des  endroits  où  elle  pouvait  être  guéable.  En  même 
temps,  les  batteries  de  la  Pointe  de  Lévy  dévasteraient 
Québec,  et  la  flotte,  par  ses  mouvements  incessants, 
fatiguerait  la  vigilance  de  ses  défenseurs.  Tel  fut  le 
plan   d'opérations    que   Wolfe  s'appliqua   à   exécuter. 


\^.Lttire   de   Wolfe  à  son  onchy   le   major  Walter  Wolfe, 
Louisbourg,  19  mai  1759. 


Ï^^W^l 


-S- 


MONTOALM  685 

durant  toute  la  première  et  la  seconde  période  du  siège 
de  Québec. 

]3u  6  au  12  juillet  l'érection  des  batteries  sur  les 
hauteurs  de  Lévis  fut  poursuivie  avec  la  plus  grande 
activité.  Des  remparts  de  la  ville  et  du  château  Saint- 
Louis,  on  pouvait  voir  ces  travaux  menaçants  progres- 
ser de  jour  en  jour.  Et  les  habitants  de  Québec  sen- 
taient croître  leurs  alarmes.  En  même  temps  un  autre 
mouvement  se  faisait  sous  leurs  yeux.  Le  9  juillet,  à 
la  faveur  d'une  canonnade  furieuse  dirigée  par  plusieurs 
vaisseaux  ennemis  contre  la  gauche  de  notre  armée  au 
Sault,  Wolfe  faisait  débarquer  un  corps  de  troupes  con- 
sidérable, composé  des  brigades  de  Townshend  et  de 
Murray,  de  plusieurs  compagnies  de  grenadiers,  d'in- 
fanterie légère  et  de  rangers,  sur  la  côte  nord,  vers 
l'Ange- Gardien.  Son  but  était  d'établir  un  camp,  des 
retranchements  et  des  batteries  sur  la  rive  gauche  de  la 
rivière  Montmorency.  Un  parti  de  Canadiens  et  de  sau- 
vages eut  avec  les  Anglais  une  chaude  escarmouche,  et 
leur  infligea  une  perte  d'environ  quarante  hommes  tués 
ou  blessés.  Mais  cela  n'empêcha  pas  l'ennemi  de  con- 
server le  poste  que  Wolfe  jugeait  très  important.  Nous 
lisons  dans  les  Mémoires  de  M.  de  la  Pause  :  "  Il  fut 
séduit  par  cette  position  qui  lui  procurait  une  hauteur  qui 
dominait  notre  gauche,  et  dont  il  espéra  nous  chasser  par 
son  artillerie,  pouvant  d'ailleurs  passer  cette  rivière  à 
marée  basse,  un  peu  au-dessous  de  son  embouchure,  ou 
à  des  gués  qui  étaient  à  une  lieue  au-dessus.  Par  ses 
mouvements  on  connut  ses  vues,  et  M.  le  chevalier  de 
Lévis  persista  à  soutenir  cette  partie  qu'on  renforça  un 
peu.    On  mit  des  gardes  aux  gués  et  l'on  travailla  dili- 


686  MONTCALM 

gemment  à  la  gauche  à  s'épauler  par  des  traverses  et  à 
retrancher  le  front."  ^ 

Ce  mouvement  des  ennemis  ne  pouvait  manquer 
d'inquiéter  les  généraux  français.  Eût-il  été  possible  de 
l'eatraver,  en  disputant  aux  Anglais  le  débarquement 
sur  la  côte  de  Beaupré,  et  en  les  rejetant  dans  leurs  ber- 
ges. Des  relations  contemporaines  le  prétendent.  L'offi- 
cier  qui  a  rédigé  le  "  Journal  tenu  à  l'armée  que  comman- 
dait feu  M.  le  marquis  de  Montcalm  "  soutient  cette 
opinion.  Il  ne  faut  pas  oublier  cependant  que  les 
Anglais  étaient  maîtres  du  fleuve,  et  qu'avec  leur  flotte 
ils  étaient  en  mesure  de  protéger  leurs  barques  et  de 
décimer,  au  moyen  de  leur  artillerie,  nos  troupes  à 
découvert  sur  le  rivage. 

Quoiqu'il  en  soit,  le  9  juillet,  Wolfe  était  sur  les  hau- 
teurs de  Montmorency,  et  il  fallait  aviser.  Ce  jour-là 
même,  tard  dans  la  soirée,  Montcalm  écrivait  à  Lévis 
pour  lui  exposer  les  différentes  tactiques  possibles.  "  Je 
suis  persuadé,  moQ  cher  chevalier,  lui  disait- il,  que  la 
plus  grande  partie  de  l'armée  des  ennemis  est  de  l'autre 
côté  du  Sault.  Nous  n'avons  que  trois  partis  à  pren- 
dre, et  pourvu  que  vous  et  moi  soyons  d'accord,  je  déter- 
minerai M.  le  marquis  de  Vaudreuil  à  celui  que  nous 
voudrons.  Après  quoi  il  en  arrivera  ce  qui  plaira  à 
Dieu.  "  Voici  en  quoi  consistait  les  trois  partis.  Sui- 
vant le  premier,  Montcalm  aurait  envoyé  à  Lévis  la 
réserve,  commandée  par  M.  de  Kepentigny,  et  le  che- 

1  —  Nous  tenons  à  faire  observer  que,  dans  certains  pas- 
sages, surtout  pour  la  campagae  de  1759,  les  Mémoires  de  M. 
de  la  Pause  nous  offrent  un  texte  semblable  à  celui  du  jour- 
nal de  Lévis,  tout  comme  le  journal  de  Montcalm  et  celui  de 
Bougainville  sont  souvent  la  reproduction  l'un  de  l'autre. 


MONTCALM  587 

valier,  en  y  joignant  tous  les  sauvages  et  huit  à  neuf 
cents  hommes,  déjà  prêts  à  marcher  pour  une  attaque, 
aurait  tenté  de  donner  aux  Anglais  "  une  poussée.  " 
Suivant  le  second,  on  serait  resté  dans  l'expectative, 
jusqu'à  ce  qu'on  fût  assuré  que  la  plus  grande  partie 
de  l'armée  ennemie  avait  traversé  sur  la  côte  nord  ;  et, 
renforcé  de  la  réserve  de  Repentigny,  Lévis  leur  aurait 
disputé  le  passage  de  la  rivière.  Suivant  le  troisième, 
on  aurait  bordé  de  troupes  toute  la  rivière  Montmo- 
rency, ne  laissant  de  Beauport  à  la  rivière  Saint-Charles 
que  3,000  hommes;  mais,  faisait  observer  Montcalm, 
"  l'inconvénient  est  qu'ils  se  rejetteront  dans  leurs  ber- 
ges et  que,  dans  une  nuit,  ils  viendront  débarquer 
entre  nous  et  la  rivière  Saint- Charles.  " 

Cela  dit,  il  exposait  un  quatrième  parti  dont  il  n'avait 
point  parlé  d'abord,  et  qui  était  beaucoup  plus  hardi 
que  les  trois  autres.  Durant  la  nuit,  on  aurait  laissé  le 
camp  tendu  avec  cent  hommes  par  bataillon  et  la 
moitié  des  tambours,  cent  hommes  des  Trois-Rivières 
et  trois  cents  de  Québec  ;  tout  le  reste  des  troupes  serait 
allé  avec  Montcalm  joindre  Lévis,  à  dix  heures  du  soir, 
pour  marcher  sur  les  trois  gués,  sous  la  direction  de  bons 
guides,  se  faire  suivre  de  charrettes  portant  la  poudre, 
et  tomber  sur  l'ennemi  à  la  pointe  du  jour.  Après  avoir 
dicté  au  chevalier  de  Montreuil  cette  note  pour  Lévis, 
Montcalm  ajoutait  :  "  Votre  avis  en  peu  de  mots,  quoi- 
qu'il m'en  coûte  de  vous  éveiller."  Dans  cette  pièce, 
Montcalm  ne  se  prononçait  pas  :  il  exposait  et  consul- 
tait. Rapprochons  maintenant  de  cette  citation  le  pas- 
sage suivant  de  son  journal  ^    "  M.    le    marquis   de 

1 — Il  ne  faut  pas  oublier  qu'à  ce  moment,  c'était  Mon t- 
beillard  qui  en  était  le  véritable  rédacteur. 


ÇB8  MONTCALM 

Vaudreuil  et  monsieur  l'intendant  voulaient  qu'on 
passât  le  soir  même  le  Sault-Montmorency  pour  aller 
attaquer  l'armée  ennemie  ;  mais  l'avis  contraire  a  una- 
niment  prévalu."  Il  semble  donc  naturel  de  conclure 
que  M.  de  Lévis  se  prononça  contre  l'attaque  ^ 

Nous  devons  faire  observer,  une  fois  pour  toutes,  que 
les  relations  et  les  mémoires  relatifs  au  siège  de  Québec 
sont  très  souvent  confus  et  contradictoires,  et  qu'en 
présence  des  nombreux  conflits  d'opinion  et  d'affirma- 
tions, une  réserve  et  une  prudence  toutes  spéciales  s'im- 
posent à  l'historien  dans  ses  conclusions  et  ses  juge- 
ments. 

Nous  avons  parlé  des  gués  sur  la  rivière  Montmo- 
rency. Il  y  en  avait  trois  :  celui  qu'on  appelait  le 
"  Passage  d'hiver,"  situé  à  environ  trois  milles  de 
l'embouchure,  et  deux  autres  un  peu  plus  haut.  On 
décida  de  les  protéger  par  des  retranchements  et  de  les 
faire  garder  par  sept  cents  hommes  aux  ordres  de  MM. 
de  Repentigny,  Herbin  et  Raimbault.  Durant  les  deux 
mois  qui  suivirent,  les  Anglais  devaient,  à  plusieurs 
reprises,  tenter  de  surprendre  ces  postes  et  de  passer 
les  gués  ;  et  il  y  eut  souvent  de  vives  escarmouches. 
Nos  Canadiens  et  nos  sauvages  franchirent  plus  d'une 
fois  la  rivière  pour  aller  frapper  un  coup  sur  les  déta- 
chements avancés  de  l'ennemi. 

Tandis  que,  dans  le  camp  de  Beauport,  on  était  tenu 
en  éveil  par  la  présence  menaçante  de  Wolfe  à  Mont- 
morency, par  le  feu  des  batteries  qu'il  y  érigeait,  et  la 

1  —  Avec  les  documents  que  nous  avons  sous  les  yeux  nous 
croyons  difficile  d'admettre  l'exactitude  du  récit  que  fait 
l'auteur  du  Journal  tenu  à  V armée....  aux  pages  38  et  39  de 
cette  relation. 


MONTCALM  589 

fusillade  de  ses  tirailleurs,  à  Québec  on  voyait  avec 
terreur  l'artillerie  anglaise  couronner  la  falaise  de 
Lévis.  On  distinguait  tout  le  jour  les  attelages  de 
bœufs  traînant  les  mortiers  et  les  canons  à  l'endroit 
choisi  par  Wolfe,  et  occupé  par  le  48e  régiment,  qui 
avait  à  sa  tête  le  colonel  Burton.  En  vain  les  batteries 
de  Québec  avaient- elles  ouvert  un  feu  très  vif  sur  ces 
travaux.  Leurs  projectiles  purent  bien  tuer  quelques 
soldats  à  l'ennemi,  mais  sans  interrompre  les  ouvrages 
commencés.  Voyant  cela,  on  ordonna  à  nos  artilleurs 
de  modérer  leur  canonnade,  par  économie.  "  Notre 
artillerie  a  fait  beau  feu  le  10,  lisons-nous  dans  le  jour- 
nal de  Montcalra  ;  mais  prudemment  on  lui  a  donné 
ordre  de  tirer  avec  modération.  Nous  avons  une  immen- 
sité de  canons,  assez  de  mortiers,  quatre  mille  bombes, 
beaucoup  de  boulets,  mais  la  poudre  manque;  et  sur 
cela  il  y  aurait  bien  des  choses  à  dire.  On  a  toujours 
l'air  d'écrire  une  satire  en  écrivant  l'histoire  de  ce  qui 
se  passe  en  Canada". 

Le  11  juillet,  il  devint  manifeste  que  la  batte- 
rie en  face  de  la  ville  allait  être  bientôt  en  état  de 
lancer  sur  celle-ci  ses  boulets  et  ses  bombes.  Désespérés 
à  la  pensée  des  ruines  et  de  la  dévastation  qui  s'ensui- 
vraient, les  citoyens  de  Québec  s'assemb'èrent  et  députè- 
rent le  lieutenant  général,  M.  Daine,  et  M.  Taché,  syndic 
des  marchands,  auprès  de  M.  de  Vaudreuil,  pour  lui 
demander  instamment  de  faiie  passer  un  détachement 
sur  la  rive  sud,  afin  de  déloger  les  Anglais  de  Lévis 
et  d'écarter  ainsi  de  leurs  propriétés  et  de  leurs  biens 
Tefifroyable  péril  qui  les  menaçaient.  Le  gouverneur 
général  céda  à  ces  représentations,  et  ordonna  la  forma- 
tion d'un  détachement  composé  de  miliciens,  de  sau- 


590  MONTCALM 

vagjes,  de  quelques  piquets  tirés  des  bataillons  de  la 
Sarre  et  de  Languedoc  ;  on  vit  même  s'y  joindre  des 
bourgeois  de  la  ville  et  des  écoliers  du  séminaire.  11 
confia  le  commandement  de  cette  troupe  de  1000  à 
1500  hommes  ^  au  sieur  Dumas,  major  de  la  colonie. 
L'expédition  devait  avoir  lieu  le  11,  mais  elle  fut  retar- 
dée jusqu'au  12.  S'étant  rendu  à  Sillery,  le  détachement 
traversa  le  fleuve  en  bateaux,  aussitôt  que  les  ténèbres 
eurent  remplacé  le  crépuscule,  et  se  mit  en  marche  vers 
la  batterie  et  le  camp  anglais.  La  nuit  était  obscure. 
M.  Dumas  s'avança  jusqu'à  la  maison  d'un  nommé 
Bourassa,  à  environ  trois  milles  de  l'ennemi.  Après 
avoir  fait  halte  en  cet  endroit,  et  envoyé  quelques  Cana- 
diens et  sauvages  en  éclaireurs,  il  ordonna  d'aller  de 
l'avant.  Malheureusement  un  certain  nombre  de  ses 
hommes,  qui  s'étaient  séparés  de  la  colonne  principale  et 
avaient  fait  un  détour,  vinrent  donner  sur  celle-ci  et 
crurent  être  tombas  sur  les  Anglais.  Il  s'ensuivit  une 
fusillade  dans  les  ténèbres.  "^  Les  uns  et  les  autres  s'ima- 
ginèrent avoir  été  découverts  par  l'ennemi.  Une  pani- 
que irrésistible  s'empara  de  tous,  leur  fit  prendre  la 
fuite,  malgré  les  efforts  de  M.  Dumas,  et  regagner  pré- 
cipitamment les  bateaux,  où  ils  se  jetèrent  en  désordre 
pour  repasser  le  fleuve. 


1  —  Foligné,  l'auteur  du  "  Journal  tenu  à  l'armée,  "  la 
Relation  d'Hartwell,  Knox,  disent  1500.  Panet  {Journal  du 
siège  de  Québec)  dit  1000. 

2  —  On  assure  que  c'étaient  les  écoliers  du  séminaire — grou- 
pés en  un  piquet  auquel  on  avait  donné  le  nom  de  Royal- 
Syntaxe — qui  tirèrent  les  premiers  dans  l'obscurité  sur  l'enne- 
mi imaginaire.  Voilà  pourquoi  on  appella  cette  tentative 
avortée  "  le  coup  des  écoliers." 


MONTCALM  691 

Pendant  qu'échouait  ainsi  pitoyablement  la  tentative 
dont  le  but  était  de  sauver  Québec  des  horreurs  du 
bombardement,  l'ouragan  de  fer  et  de  flamme  que  l'on 
avait  voulu  en  détourner  s'abattait  sur  la  ville.  Vers 
neuf  heures  du  soir,  au  moment  même  où  le  détache- 
ment de  Dumas  gagnait  la  rive  sud,  ^  les  marins  qui 
desservaient  nos  batteries  et  les  miliciens  de  garde 
virent  une  fusée  jaillir  du  vaisseau  amiral,  et  tracer 
dans  les  airs  un  lumineux  sillon.  Puis,  un  instant 
après,  la  foudre  gronda  sur  l'escarpement  de  Lévis,  des 
langues  de  flammes  percèrent  les  ténèbres,  l'horizon 
s'empourpra,  les  obus  monstrueux  et  les  projectiles 
incandescents  décrivirent  dans  le  ciel  leurs  paraboles 
sinistres,  et  vinrent  faire  succéder  au  silence  nocturne 
qui  enveloppait  la  ville  le  fracas  des  écroulements  et 
<ies  explosions  terrifiantes.  Québec  apprenait  à  con- 
naître ce  que  c'est  qu'un  bombardement  ! 

Cette  première  batterie  démasquée  par  les  Anglais 
comptait  cinq  mortiers  et  six  canons.  En  outre  deux 
galiotes  embossées  près  de  la  rive  sud  lançaient  leurs 
bombes  sur  la  ville.  Celle-ci  répondit  bientôt  au  feu  de 
l'ennemi  et  la  voix  tonnante  de  ses  canons  fit  écho  à 
celle  de  l'artillerie  anglaise.  Vers  minuit  une  pluie 
tonentielle  commença  à  tomber,  mais  sans  interrompre 
le  duo  formidable  des  bouches  à  feu  anglaises  et  fran- 
cises, qui  se  continua  jusque  dans  la  matinée  du  jour 
suivant. 

On  peut  se  figurer  aisément  la  consternation  qui 
régnait  dans  Québec.  Le  tir  des  batteries  de  Wolfe 
semblait  dirigé  successivement  sur  tous  les  points  de 

1  —  Panet,  p.  11. 


592  MONTCALM 

la  basse  et  de  la  haute  ville,  cherchant  pour  objectif  les 
édifices  les  plus  imposants,  les  massifs  de  maisons  les 
plus  considérables,  et  "  changeant  à  chaque  volée  de 
point  de  mire."  Ce  fut  bientôt  dans  toutes  les  rues  une 
confusion  et  un  sauve-qui-peut  indescriptibles.  Aucun 
quartier  ne  semblait  devoir  se  trouver  à  l'abri  d'un  feu 
si  terrible.  "  Tout  le  monde  fut  obligé  de  sortir  de  sa 
maison  et  de  se  réfugier  sur  le  rempart  du  côté  de  la 
campagne  ;  et  lorsque  le  jour  fut  venu,  les  portes 
furent  ouvertes,  et  on  vit  les  femmes  et  les  enfants 
s'enfuir  par  bandes;  le  dommage  parut  très  considéra- 
ble, dès  cette  première  nuit  ^." 

Cependant,  aucun  édifice  n'avait  encore  été  incendié. 
Il  n'en  fut  pas  ainsi  les  jours  suivants.  Le  15  juillet, 
un  pot  à  feu  vint  tomber  sur  la  maison  de  madame  de 
la  Naudière,  et  les  flammes  consumèrent  cette  hospita- 
lière résidence,  où  Montcalm  avait  passé  tant  de  soirées 
agréaliles,  au  milieu  d'un  cercle  qui  lui  prodiguait  l'ad- 
miration et  la  sympathie.  Au  camp  de  Beau  port,  le 
général  dut  apprendre  cette  fâcheuse  nouvelle  avec  un 
serrement  de  cœur.  Plusieurs  autres  maisons  brûlèrent 
en  même  temps.  La  cathédrale  et  le  collège  des  Jésui- 
tes furent  très  endommagés,  la  maison  du  sieur  Amyot 
et  l'église  de  la  basse  ville  furent  criblées  de  boulets^. 
Le  16,  nouveaux  ravages.  Un  projectile  incendiaire 
mit  le  feu  à  la  maison  d'un  sieur  Chevalier  ;  les  flara- 
mes  se  communiquèrent  à  celles  de  MM.  Moran,  Chô- 


1  —  /y«  siège  de  Québec,  (Hartwell),  p.  20- 

2 — Journal  de  Foligné^  (Doughty,  IV,  p.  181)  ;  Journal  du 
siège  de'  Québec,  en  1759,  par  Jean-Claude  Panet,  (Eusèbe 
Sénécal,  Montréal,  1866),  p.  12. 


MONTCALM  693 

ne  vert,  Girard,  Cardoneau,  Oacier  et  de  madame  de 
Boishébert  \  Le  tir  des  batteries  anglaises  devenait  de 
plus  en  plus  destructeur.  Le  17  juillet,  M.  Collet,  mar- 
chand, officier  de  milice,  attaché  à  la  batterie  de  M. 
Parent,  érigée  devant  sa  maison,  fut  tué  par  un  boulet, 
en  même  temps  qu'un  nommé  Gauvreau,  tonnelier. 
Une  bombe  réduisit  en  charpie  un  habitant  de  Ste-Foy, 
du  nom  de  Pouliot.  Cette  funèbre  liste  de  deuil  et  de 
destruction  n'était  qu'à  son  début. 

Au  camp  de  Beauport  il  y  avait  eu  quelques  modi- 
fications dans  la  position  des  troupes.  Montcalra  était 
allé  s'établir  au-dessus  de  l'église  avec  les  bataillons  de 
la  Sarre,  de  Guyenne,  et  de  Béarn,  et  les  milices  des  Trois- 
Kivières,  afin  d'être  plus  à  portée  de  soutenir  le  corps 
de  M.  de  Lévis,  que  l'on  avait  renforcé  du  bataillon  de 
Eoyal-Eoussillon.  ^  Au  Sault,  Wolfe  hérissait  de  canons 
les  hauteurs  de  la  rive  gauche,  et  ses  batteries  firent 
bientôt  beaucoup  de  mal  au  camp  de  M.  de  Lévis.  Il 
fallut  commencer  de  grands  travaux  d'épaulement  et  de 
traverses  pour  protéger  nos  troupes. 

Montcalm  rendait  ainsi  compte  de  la  situation  à 
Bourlamaque  dans  une  lettre  datée  du  16  juillet  : 
"  Pardon,  si  je  ne  vous  écris  pas  ;  mais  il  y  a  trois  lieues 


l_Panet,  p.  12. 

2  — On  avait  incorporé  dans  les  bataillons  de  la  Sarre. 
Royal- Roussillon,  Languedoc  et  Béarn,  trois  cents  Canadiens 
d'augmentation.  "  Par  cet  arrangement,  ces  quatre  batail- 
lons se  sont  chargés  d'occuper  les  p  ostes  du  régiment  de 
Guyenne,  et  ce  bataillon  sera  en  réserve  pour  se  porter  par- 
tout où  besoin  sera,  depuis  la  rivière  de  Beauport  jusqu'à  la 
rivière  Saint-Charles.  "  (Journal  de  Montcalm^  p.  566). 
38 


694  MONtCALM 

de  la  droite  à  la  gauche,  il  fau^  veiller  et  dormir.  Jus- 
qu'à présent  nos  entreprises  n'ont  pas  réussi  ;  les  brûlots 
ont  fait  long  feu,  et  un  gros  détachement  de  nuit  est 
rentré  après  s'être  fusillé  de  peur.  Nous  avons  eu  un 
petit  choc  et  des  fusillades  à  la  Pointe- Lé vi  ;  il  en  doit 
coûter  à  l'ennemi,  mais  beaucoup  moins  que  les  Cana- 
diens diront.  La  ville,  depuis  quelques  jours,  est  canon- 
née  et  bombardée  joliment,  de  la  Pointe-Lévi.  Sept 
maisons  ont  été  réduites  en  cendres  ;  aujourd'hui  nous 
sommes  en  présence,  le  Sault-Montmorency  entre  deux. 
Les  volontaires  de  Duprat  fusillent  journellement  avec 
les  postes  avancés  ;  le  camp  de  la  gauche  est  canonné 
et  bombardé,  nous  faisons  plus  de  traverses  que  dans 
aucun  chemin  couvert.  Je  ne  sais  point  comment  tout 
ceci  finira,  mais  le  Canada  me  paraît  vivement  attaqué. 
Je  ne  vous  parle  pas  de  ma  santé,  elle  fatigue  trop  pour 
être  bonne.  Il  n'y  a  que  le  gain  d'une  bataille  qui 
peut  la  rétablir.  " 

Depuis  que  les  opérations  de  l'ennemi  étaient  active- 
ment commencées,  Montcalm  était  allé  une  fois  visiter 
la  ville  et  la  garnison.  Il  y  avait  trouvé  la  milice  mal 
disposée.  Elle  se  plaignait  avec  raison  que,  faisant  un 
service  plus  vif  qu'à  l'armée,  elle  ne  recevait  qu'une 
ration  de  demi-livre  de  pain,  et  n'avait  pas  d'équipe- 
ment. Montcalm  admit  le  bien  fondé  de  ces  représenta- 
tions. Le  marquis  de  Vaudreuil  prétendait  qu'on  n'en 
avait  jamais  donné  aux  garnisons  dans  le  Canada,  mais 
on  ne  pouvait  appeler  garnison  ordinaire  des  milices 
siir  le  point  d'être  bombardées  et  canonnées.  Au  moment 
de  monter  la  garde,  il  y  eut  quelque  fermentation  dans 
les  rangs  des  miliciens.  Montcalm  leur  parla  avec  fer- 
meté, menaçant  d'en  faire  pendre  un  avant  de  sortir  de 


MONTCALM  SMS 

hk.  ville.  Puis  il  s'adressa  à  leurs  meilleurs  sentiments 
avec  tant  d'éloquence  persuasive  que  tous  se  mirent  à 
crier  :  Vive  le  Eoi  !  ' 

A  Montmorency,  le  camp  de  notre  extrême  gauche- 
était  dans  une  situation  tellement  périlleuse  qu'on  décida 
de  relever  tous  les  jours  les  troupes  qui  l'occupaient.  Et, 
à  partir  du  17  juillet,  toutes  les  vingt-quatre  heures, 
douze  cent  cinquante  hommes  commandés  pour  le  ser- 
vice de  ce  poste  dangereux  venaient  remplacer  ceux  qui 
s'y  trouvaient  depuis  la  veille. 

Voilà  où  en  étaient  rendues  les  opérations  du  siège, 
au  milieu  de  juillet.  Wolfe  occupait  trois  positions.  A 
Montmorency,  avec  les  brigades  Townshend  et  Murray, 
et  une  artillerie  formidable,  il  menaçait  et  serrait  de 
près  notre  gauche.  A  Lévis  la  brigade  de  Monckton 
échelonnaient  ses  postes  de  la  Pointe  à  la  rivière  Etche- 
min,  et  les  batteries  anglaises  foudroyaient  la  ville. 
Entre  ces  deux  positions,  à  l'île  d'Orléans,  il  avait  un 
troisième  camp,  oii  c(>mmandait  le  major  Hardy,  et  où 
se  trouvaient  les  magasins  et  les  hôpitaux  de  son  armée. 

Mais  la  situation  allait  prendre  un  aspect  nouveau/ 
et  devenir  encore  plus  grave  pour  les  défenseurs  de 
Québec.  Le  18  juillet,  vers  onze  heures  du  soir,  à  la 
faveur  d'un  fort  vent  de  nord-est  et  de  la  marée  montante, 
un  vaisseau  de  guerre  anglais,  de  50  canons,  le  Suther- 
landf  une  frégate  de  20  canons,  le  Squirrelj  trois  trans- 
ports, et  deux  corvettes  d'approvisionnement,  passèrent 
devant  la  ville,  au  milieu  de  la  nuit  obscure,  doublè- 
rent le  Cap  Diamant  et  allèrent  mouiller  à  l'Anse-des- 
Mères,  au-dessus  de  Québec.  Une  autre  frégate,  la 
Diane^  qni  faisait  la  même  tentative,, échoua  sur  les 
battures  de  Lévis.    Nos  batteries  s'aperçurent  de  ce. 


696  MONTCALM 

passage  lorsqu'il  était  trop  |tard  pour  Tempêcher.  A 
cette  nouvelle,  tout  Québec  fut  frappé  de  consterna- 
tions. On  avait  jugé  impossible  cette  manœuvre  qui 
venait  d'avoir  un  si  facile  succès.  Et  l'on  se  deman- 
dait si  l'on  n'avait  pas  tout  à  redouter  d'un  aussi 
fâcheux  événement  ^  "  A-t-on  tort  ?  "  notait  le  rédac- 
deur  du  journal  de  Montcalm.  "  Si  Tenuemi  prend  le 
parti  de  remonter  le  fleuve  et  peut  descendre  dans  un 
point  quelconque,  il  intercepte  toute  communication 
avec  nos  vivres  et  nos  munitions  de  guerre."  Au  pre- 
mier moment  on  battit  la  générale  comme  si  l'on  se  fût 
attendu  à  une  attaque  immédiate.  Sur  l'avis  qui  fut 
donné  au  camp  de  Beauport,  MM.  de  Vaudreuil  et  de 
Montcalm  détachèrent  M.  Dumas,  avec  six  cents  hom- 
mes et  des  sauvages,  auxquels  devaient  se  joindre  le 
lendemain  trois  cents  hommes  et  la  cavalerie,  afin  d'ob- 
server les  mouvements  des  vaisseaux  anglais  passés 
au-dessus  de  Québec,  et  repousser  toute  tentative  de 
débarquement.  Le  commandant  de  l'artillerie,  M.  Le 
Mercier,  fit  aussi  transporter  sur  les  hauteurs,  à  l'ouest 
de  la  ville,  des  canons  et  un  mortier  pour  protéger 
cette  côte. 

La  première  période  du  siège  était  terminée,  et  l'on 
peut  dire  qu'à  partir   du   18  juillet  il  entrait  dans  sa 


1  —  Knox  rapporte  que  deux  sentinelles  furent  pendues  à 
un  gibet  dressé  sur  la  grande  batterie,  au-dessus  de  la  basse- 
ville,  sans  doute  pour  les  punir  de  la  négligence  dont  elles 
avaient  fait  preuve  en  laissant  passer  les  vai^^seaux  devant  la 
ville  sans  donner  l'alarme. 

Le  premier  exploit  des  vaisseaux  passés  au-dessus  de 
Québec  fut  d'incendier  un  de  nos  brûlots  resté  à  l'Anse-des- 
Mères. 


MONTCALM  597 

seconde  phase.  Désormais  Montcalm  ne  devait  plus 
seulement  se  préoccuper  de  la  défense  de  nos  positions 
à  Montmorency,  Beauport  et  la  Canardière  ;  il  lui  fal- 
lait se  tenir  en  garde  contre  les  coups  qui  pourraient 
être  frappés  en  haut  de  Québec,  et  pour  cela  diviser  ses 
forces  et  multiplier  ea  vigilance. 

Les  nouveaux  dangers  de  la  situation  se  manifes- 
tèrent bientôt  d'une  f^çon  saisissante.  A  bord  des  vais- 
seaux qui  avaient  remonté  le  fleuve  au-dessus  de  la 
ville,  il  y  avait  un  détachement  composé  des  grenadiers 
du  15«™^  du  48'°^^  du  78«"^^  et  d'un  bataillon  du  Royal- 
Américain  ;  le  colonel  Guy  Carleton  en  avait  le  com- 
mandement. Le  21  juillet,  au  point  du  jour,  ces  trou- 
pes descendirent  dans  des  berges  et  débarquèrent  à  la 
Pointe-aux-Trembles,  après  une  escarmouche  avec  une 
quarantaine  de  sauvages,  qui  leur  tuèrent  ou  blessèrent 
quelques  hommes.  Averti  de  l'incursion,  le  major 
Dumas  se  porta  sur  cette  paroisse,  mais  il  trouva  l'en- 
nemi rembarqué.  Le  seul  trophée  que  les  Anglais  rem- 
portaient de  cette  expédition  était  un  certain  nombre 
de  femmes,  dont  plusieurs  de  Québec  \  réfugiées 
en  cet  endroit.  Toutefois  on  avait  eu  la  désagréable 
démonstration  que  la  côte  nord  en  haut  du  fleuve  était 
vulnérable.  "  Toutes  ces  manœuvres  de  l'ennemi  font 
craindre,  écrivait  ce  jour-là  Montbdillard,  qu'il  ne  s'éta- 
blisse de   manière  à  couper   communication   avec   nos 


1  —  "  Ils  ont  emmené  environ  treize  femmes  de  la  ville 
réfugiées  au  dit  lieu,  dont  mesdames  Duchesnay,  de  Charnay^ 
sa  mère,  sa  sœur,  Mlle  Couillard,  la  famille  Joly,  Mailhot, 
Magnan,  étaient  du  nombre.  Ils  les  ont  traitées  avec  toute 
la  politesse  possible.  "     (Panet,  p.  13.) 


698  MONTCALM 

vivres.  Triste  situation  pour  la  colonie,  qu'Un  combat 
seul  et  heureux  peut  tirer  d'affaire.  ^  " 

Le  lendemain,  22  juillet,  le  commandant  anglais 
dépêcha  un  parlementaire  pour  offrir  une  suspension 
d'armes  afin  de  renvoyer  les  prisonnières.  Cette  offre 
fut  naturellement  acceptée,  et  des  embarcations  vinrent 
à  l'Anse-des-Mères  conduire  ces  dames,  qui,  déclarè- 
rent-elles, n'avaient  qu'à  se  louer  du  traitement  reçu  à 
bord  des  vaisssaux  ennemis.  Plusieurs  avaient  soupe 
avec  Wolfe  lui-même,  qui  leur  avait  fait  quelque  badi- 
nage  sur  l'étonnante  circonspection  de  nos  généraux.  * 

Les  Anglais  travaillaient  toujours  à  l'érection  de  nou- 
velles batteries,  et  le  bombardement  continuait  avec  des 
intermittences  et  des  recrudescences  de  vigueur.  La 
nuit  du  ii2  au  23  juillet  fut  terrible.  Une  pluie  de  pro- 
jectiles incandescents  tomba  sur  la  ville.  La  cathédrale 
prit  feu,  et  les  québecquois  eurent  la  douleur  de  voir 
s'effondrer  ce  temple  vieux  de  plus  d'un  siècle,  \m 
abritait  tant  de  souvenirs  glorieux  et  sacrés.  Au  cœur 
même  de  la  ville,  dans  les  rues  de  la  Fabrique  et  St- 
Joseph  ^,  presque  toutes  les  maisons  furent  la  proie  des 
flammes.  Craignant  que  cette  désastreuse  conflagratiou 
ne  devînt  générale  et  ne  mît  en  danger  les  poudres  des 
batteries,  MM.  Le  Mercier  et  Montbeillard  s'y  rendirent 


1  —  Journal  de  Montcalm^  p.  580. 

2 —  Journal  tenu  à  V armée,  p.  45. 

3  —  <Mls  mirent  le  feu  à  la  paroisse  (l'église  paroissiale)  et 
chez  M.  Rotot.  La  paroisse  ainsi  que  le?*  maisons  depuis  M. 
Ï)uple8sis  jusque  chez  M.  Joubert,  et  toutes  les  maisons  de 
derrière,  dont  la  mienne  (rue  St.  Jo«eph),  qu'occupait  Fran* 
cheville,  ont  été  consumées  par  les  flammes."  (Panet,  p.  14). 
La  rue  St-Joseph  s'appelle  maintenant  la  rue  Gaineau. 


MONTCALM  599 

en  toute  hâte  et  les  firent  mettre  à  l'abri.  Ils  s'en  reve- 
naient vers  les  remparts,  lorsqu'on  vint  les  avertir  que 
trois  vaisseaux  anglais,  toutes  voiles  dehors,  essayaient 
de  forcer  le  passage.  Se  précipitant  aux  batteries,  ils 
dirigèrent  un  feu  tellement  vif  sur  ces  navires  que  ceux- 
ci  durent  virer  de  bord  et  renoncer  à  leur  tentative. 

Telles  étaient  les  nuits  tragiques  de  notre  vieux 
Québec,  durant  ce  mois  de  juillet  1759  !  Etait-ce  Mont- 
beillard  ?  n'était-ce  pas  plutôt  Montcalm  lui-même,  qui 
jetait  cette  note  et  cette  réminiscence  classique  dans  le 
Journal  ^  où  se  reflètent  toutes  les  anxiétés  de  ces 
heures  funestes  :  "  Quel  spectacle  !  quel  sort  !  quelle 
situation  pour  tant  de  misérables  ? 

...  Queeque  ipse  miserrima  vidi 
Et  quorum  pars  magna  fui.  " 

La  haute  et  la  basse  ville  n'était  plus  habitables.  Dès 
le  commencement  du  bombardement  leurs  résidents  les 
avaient  évacuées.  Les  communautés  elles-mêmes  avaient 
dû  abandonner  leurs  couvents.  Les  Ursulines  et  les 
religieuses  de  l'Hôtel-Dieu  s'étaient  réfugiées  à  l'Hôpi- 
tal général.  On  avait  déposé  les  poudres  dans  les  fau- 
bourgs Saint-Louis  et  Saint- Jean.  Enfin  on  avait  établi 
près  d'une  des  portes  de  la  ville  une  infirmerie  inter- 
médiaire, pour  recevoir  les  blessés  et  les  malades  et  les 
transporter  de  là  à  l'Hôpital  général.  -      -  •'•   •'      ' 

Depuis  le  commencement  du  siège,  il  y  avait  eu 
plusieurs  brèves  suspensions   d'armes  pour  permettre 


1  —  Jovrnal  de  Montcalm^  p.  581 Si  ce  passage  particulier 

.n'a  pas  Montcalm  pour  auteur,  il  faut  en  conclure  que  Mont- 
beiilard  lui-même  avait  des  lettres. 


600  MONTCALM 

réchange  de  messages  entre  les  belligérants  ^  M.  Le 
Mercier  agit  plus  d'une  fois  comme  parlementaire,  et 
semblait  y  prendre  goût  à  un  tel  point  que  l'on  en  faisait 
raillerie.  "  Voilà  bien  des  pourparlers,  écrivait  Mont- 
beillard  le  24  juillet,  et  notre  affaire  semble  se  passer 
en  conversation.  "  Et  le  lendemain  :  "  Mercier  a  fait 
sa  petite  visite  à  l'ordinaire  à  la  flotte  anglaise.  Ses 
visites  ont  fait  un  si  mauvais  effet  que  M.  le  marquis 
de  Vaudreuil  les  a  presque  désavouées.  "  D'après  une 
relation  du  siège,  que  nous  avons  sous  les  yeux  en  ce 
moment,  *'  il  y  eut  plusieurs  suspensions  d'armes  de 
deux  ou  trois  heures  chacune,  pendant  lesquelles  les 
généraux  des  deux  armées  s'écrivaient  et  se  faisaient 
réponse.  Les  lettres  ne  contenaient  rien  d'intéressant; 
dans  quelques-unes  les  Anglais  faisaient  de  grandes 
plaintes  sur  les  procédés  de  nos  sauvages,  et  mena- 
çaient d'user  de  représailles  indistinctement  sur  tout  ce 
qui  tomberait  entre  leurs  mains.  Il  fut  répondu  à  ces 
lettres  avec  des  raisons  aussi  fermes  et  plus  justes.  " 
Sur  l'ordre  de  Wolfe  et  en  son  nom,  l'adjudant- général 
de  l'armée  anglaise,  le  major  Isaac  Barré  2,  avait  écrit  à 

1  —  Le  4  juillet,  l'amiral  Saunders  avait  envoyé  un  oflBcier 
pour  traiter  du  renvoi  de  vingt-deux  femmes  et  enfants,  faits 
prisonniers  par  lui  en  remontant  le  fleuve.  M.  Le  Mercier 
avait  été  chargé  d'aller  signifi»  r  l'acceptation  courtoise  de  M. 
de  Vhudreuil.  Le  23,  il  y  avait  eu  la  suspension  pour  le  ren- 
voi des  dames  prises  à  la  Pointeaux-Trembles.  Le  24,  il 
s'agissait  de  laisser  aux  Anglais  la  liberté  de  faire  passer 
leurs  malades  à  l'Ile  d'Oiléans,  mais  cette  suspension  ne 
valait  qu'entre  la  ville  et  la  Pointe  de  Lévy.  (Siège  de  Québec. 
— Hartwell.) 

2  —  Isaac  Barré  devint  plus  tard  membre  de  la  Chambre 
des  Conmiunes  en  Angleterre,  et  joua  un  rôle  parlementaire 
important. 


MONTCALM  601 

Vaudreuil  sur  un  ton  très  rude  et  très  discourtois  à 
propos  des  cruautés  commises  par  les  sauvages.  Il  y 
faisait  une  injurieuse  allusion  à  "  la  basse  infraction  de 
la  capitulation  du  fort  George,  "  et  proférait  des  mena- 
ces de  représailles,  ajoutant  que  "  toute  distinction 
cesserait  entre  Français,  Canadiens  et  Indiens,  et  que 
tous  seraient  traités  comme  une  troupe  cruelle  et  bar- 
bare altérée  de  sang  humain.  ^  " 

Ce  fut  Montcalm  qui  rédigea  la  réponse  de  Vaudreuil 
et  Bougainville  qui  la  signa.  On  y  lisait  ce  passage  • 
"  M.  le  marquis  de  Vaudreuil  ne  m'a  point  chargé  de 
répondre  aux  menaces,  aux  invectives  et  aux  citations 
dont  est  remplie  cette  lettre  que  vous  n'avez  pas,  sans 
doute,  lue  ;  rien  de  tout  cela  ne  nous  rendra  craintifs 
ni  barbares  ;  nos  procédés  sont  connus  en  Europe,  et 
vos  papiers  publics  font  foi  de  notre  justification  sur 
l'infraction  de  la  capitulation  du  fort  George."  ^ 

Wolfe  était  à  ce  moment  sous  l'empire  d'une  vive 
irritation.  La  tactique  de  Montcalm,  cette  défensive 
patiente  et  obstinée  derrière  les  retranchements  de  Beau- 
port  et  de  Montmorency,  lui  causait  un  désappointe- 
ment cruel.  Les  semaines  s'écoulaient  sans  lui  apporter 
aucun  succès  notable.  L'attitude  des  Canadiens,  qui,  au 
lieu  de  répondre  à  son  appel,  étaient  sous  les  armes 
pour  repousser  l'invasion,  augmentait  son  déplaisir. 
Cédant  à  son  ressentiment,  il  se  porta  à  des  mesures 
extrêmes  qu'il  ne  pouvait  justifier,  en  l'occasion,  par 
cette  rigoureuse  nécessité  quelquefois  impérieuse  à  la 
guerre.    Les  ordres  suivants  furent  donnés  aux  trou- 

1  — Journal  tenu  à  V armée...  p.  47. 
2— 76îdp.  48. 


602  MONTCALM 

pes  :  "  Nos  partis  de  guerre  doivent  brûler  et  tout 
dévaster  à  l'a  venir,  n'épargnant  que  les  églises  et  les  édifi- 
ces voués  au  service  divin.  Les  femmes  et  les  enfants, 
comme  ou  l'a  déjà  ordonné,  ne  doivent  être  molestés  sous 
aucun  prétexte."  ^  Le  25  juillet,  le  major  Dalling,  com- 
mandant des  troupes  légères,  se  rendait  à  St-Henri,  y  fai- 
sait main  basse  sur  tous  les  bestiaux  et  autres  animaux 
domestiques  qu'il  y  trouvait,  et  emmenait  prisonniers 
deux  cent  cinquante  hommes  et  femmes,  avec  le  curé  de 
l'endroit,  M.  Dufrost  de  la  Gemmeraie.  Il  laissait  der- 
rière lui,  placardée  sur  la  porte  de  l'église,  la  proclama- 
tion suivante  :  "Son  Excellence,  piquée  du  peu  d'égards 
que  les  habitants  du  Canada  ont  eu  à  son  placard  du 
27  juin  dernier,  est  résolu  de  ne  plus  écouter  les  senti- 
ments d'humanité  qui  le  portent  à  soulager  les  gens 
aveugles  sur  leur  propre  intérêt.  Les  Canadiens,  par 
leur  conduite,  se  montrent  indignes  des  offres  avanta- 
geuses qu'il  leur  faisait.  C'est  pourquoi  il  a  donné 
ordre  aux  commandants  de  ses  troupes  légères  et  autres 
officiers  de  s'avancer  dans  le  pays  pour  y  saisir  et 
emmener  les  habitants  et  leurs  troupeaux,  et  y  détruire 
et  renverser  ce  qu'ils  jugeront  à  propos.  Au  reste, 
comme  il  se  trouve  fâché  d'en  venir  aux  barbares  extré- 
mités dont  les  Canadiens  et  les  Indiens,  leurs  alliés,  lui 
montrent  l'exemple,  il  se  propose  de  différer  jusqu'au 
10  d'août  prochain  à  décider  du  sort  des  prisonniers 
envers  lesquels  il  usera  de  représailles,  à  moins  que, 
pendant  cet  intervalle,  les  Canadiens  ne  viennent  se 
soumettre  aux  termes  qu'il  leur  a  proposés  dans  son 
placard,  et  par  leur  soumission  toucher  sa  clémence  et 

1  —  Knox,  vol.  I,  p,  346. 


MONTCALM  603 

le  porter  à  la  douceur.  Donné  à  Saint-Henri,  le  25 
juillet  1759."  ^  N'en  déplaise  à  quelques  historiens, 
cette  pièce  ne  faisait  pas  honneur  au  général  qui  l'avait 
dictée.  La  milice  canadienne  était  un  corps  orga- 
nisé depuis  plus  d'un  siècle.  Elle  faisait  partie  du  sys- 
tème militaire  de  la  Nouvelle-France.  Elle  avait  le 
droit  et  le  devoir  de  combattre  pour  la  défense  de  ses 
foyers  et  de  ses  autels,  de  même  que  les  yeomen 
d'Angleterre  auraient  le  droit  et  le  devoir  de  se  lever 
en  masse  pour  repousser  une  invasion  allemande,  sans 
donner  raison  à  l'ennemi  de  mettre  à  feu  et  à  sang 
la  Grande-Bretagne. 

L'impatiente  ardeur  dont  Wolfe  était  dévoré  devait 
se  traduire  par  des  actes  plus  digues  de  lui.  En  s'em- 
parant  de  la  rive  gauche  du  Sault,  il  s'était  proposé  de 
forcer  ou  de  surprendre  le  passage  de  cette  rivière  afin 
d'en  venir  aux  mains  avec  Montcalm  et  Lévis,  et  de 
porter  à  notre  armée  un  coup  décisif.  Jusqu'ici  son 
espoir  avait  été  frustré.  Depuis  bientôt  trois  semaines,  il 
était  là,  avec  ses  bataillons,  en  face  des  nôtres  ;  Anglais 
et  Français  séparés  seulement  par  le  ruban  moiré  de  la 
pittoresque  rivière  qui  hâtait  son  cours,  entre  deux  escar- 
pements, jusqu'à  ce  qu'elle  vînt  se  précipiter  en  une  mer- 
veilleuse cataracte,  étincelante  et  mugissante,  d'une  hau- 
teur de  deu  x  cent  cinquante  pieds,  pour  aller  offrir  ensuite 
au  Saint- Laurent  majestueux  le  tribut  de  ses  ondes. 
Pas  un  soldat  anglais  n'avait  encore  franchi  impuné- 
ment cette  ondoyante  et  mobile  barrière.  On  se  canon- 
nait,  on  se  fusillait  d'une  rive  à  l'autre.  On  aurait  pu 
se  parler  si  l'incessante  clameur  des  eaux  n'eût  étouffé 

1  —  Dussieux,  p.  379.   .  :  :.  l      l 


C04  MONTCALM 

la  voix  humaine.  Foligoé  rapporte  qu*ua  jour  Mont- 
calm  et  Wolfe  se  trouvèrent  vis-à-vis  l'un  de  l'autre, 
de  chaque  côté  de  la  rivière,  et  que,  les  acclamations  de 
nos  soldats  révélant  à  Wolfe  la  présence  de  Montcalm, 
le  général  anglais  le  fit  saluer  par  une  décharge  géné- 
rale de  son  artillerie.  ^ 

Quelques  jours  après  cet  incident,  il  envoya  un 
détachement  considérable  en  reconnaissance  du  côté 
des  gués  sur  le  cours  supérieur  de  la  rivière.  Ce 
détachement  s'engagea  dans  les  bois  et  fut  aperçu 
par  un  de  nos  partis  de  sauvages,  qui,  se  dissi- 
mulant dans  les  fourrés,  se  tinrent  en  embuscade  et 
envoyèrent  demander  du  renfort  à  M.  de  Repentigny. 
Celui-ci,  n'osant  sous  sa  responsabilité  détacher  sur 
l'autre  rive  un  corps  quelque  peu  considérable,  fit 
demander  les  ordres  de  M.  de  Lévis.  Pendant  tous  ces 
délais,  les  sauvages  rongeaient  leur  frein.  Enfin,  n'y 
tenant  plus,  ils  poussèrent  leur  cri  de  guerre  et  fondirent 
sur  les  Anglais.  Ceux-ci  plièrent  d'abord  et  perdirent 
plusieurs  hommes.  Puis,  s'étant  ralliés,  ils  essayèrent 
d'envelopper  leurs  assaillants  qui  retraitèrent  vers  le 
gué.  M.  de  Repentigny  fit  border  la  rivière  pour  les 
soutenir.  M.  de  Lévis  accourut  avec  une  partie  de  son 
camp.  Et  M.  de  Montcalm  lui-même,  informé  qu'un 
combat  très  vif  avait  lieu,  s'avança,  avec  toutes  les  com- 
pagnies de  grenadiers  et  le  bataillon  de  Royal-Roussil- 
lon,  jusqu'à  la  hauteur  des  quartiers  de  M.  de  Lévis.  On 
put  croire  un  moment  qu'il  allait  y  avoir  un  engage- 
ment général.  Mais  nos  sauvages  ayant  regagné  la  rive 
droite,  les  généraux  rentrèrent  au    camp    avec  leurs 

1  —  Journal  de  Foligné  ]  Doughty,  IV,  p.  184. 


MONTCALM  606 

troupes.     Nos  gens   avaient   perdu  dix- huit  hommes 
tués  ou  blessés,  et  les  Anglais  environ  cinquante.  ^ 

On  a  vu,  au  précédent  chapitre,  que  des  brûlots  et  des 
cajeux  avait  été  construits  dans  le  but  d'incendier  la 
flotte  anglaise,  et  que  l'entreprise  des  brûlots  avait 
déplorablement  échoué.  M.  de  Vaudreuil  jugea  qu'ins- 
truit par  l'expérience  on  pourrait  faire  réussir  une  nou- 
velle tentative,  et  qu'on  devait  essayer  d'utiliser  les 
cajeux  restés  jusqu'à  ce  moment  sans  emploi.  La  nuit 
du  27  au  28  juillet  fut  choisie  pour  cette  fin.  Il  y 
avait  environ  soixante- dix  de  ces  radeaux  chargés  de 
matières  inflammables,  d'explosifs  et  de  projectiles  de 
toute  sorte.  M.  de  Courval  commanda  la  manœuvre 
avec  habileté  et  intelligence.  Les  cajeux  furent  ame- 
nés jusqu'à  demi-portée  de  fusil  des  navires  anglais,  et 
le  feu  se  communiqua  rapidement  de  l'un  à  l'autre. 
Mais  leur  marche  était  trop  lente,  la  nuit  trop  peu  obs- 
cure, le  couiant  trop  fort,  et  les  équipages  des  berges 
ennemies  purent  remorquer  et  éloigner  de  la  flotte  les 
radeaux  incendiaires  sans  qu'un  seul  vaisseau  fût 
endommagé  ^. 

Cependant  Wolfe  se  préparait  en  ce  moment  à  un 
coup  de  force.    Le   29  juillet  Knox  écrivait  dans  son 

1  —  Il  est  diflScile  de  tirer  bien  au  clair  le  récit  de  cet  enga- 
gement. Il  y  a  confusion  de  dates  et  discordance  entre  les 
auteurs.  Nous  avons  fait  le  mieux  qu'il  nous  a  été  possible,  en 
consultant:  Knox,  vol  I,  p.  348  j  Malartic,  p.  257  ;  Journal 
tenu  à  Varmée,  p.  48  ;  Panet,  p.  15;  Relation  d'Hartwell, 
p.  25  ;  Journal  de  Fraser,  p.  9;  ^  Dialogue  in  hades,  p.  13. 

2  —  Relation  du  siège  de    Québec   (Hartwell),  p.  25  ;  Knox, 

1,  p.  350 "  Bougain ville   était   de  l'expédition  des  cajeux 

avec  un  détachement  de  grenadiers.     Il  a  bien  rendu  justice 
à  M.  de  Courval.  "     (Journal  de  Montcalm^  p.  583.) 


606  MONTCALM 

journal  :  "  On  parle  d'une  expédition  de  grande  consé- 
quence pour  laquelle,  dit-on,  l'on  réserve  des  détache- 
ments choisis  de  chaque  régiment."  Cette  expédition 
mystérieuse,  c'était  l'attaque  du  camp  français  à  Mont- 
morency. Le  29  et  le  30  juillet  le  commandant  de 
l'armée  anglaise  avait  donné  ordre  aux  divers  régiments 
de  se  tenir  prêts  à  marcher,  et  de-  faire  leurs  disposi- 
tions pour  un  mouvement  important.  Voici  le  plan 
qu'il  avait  résolu  d'exécuter.  Il  ferait  traverser  de 
Lé  vis  la  plus  grande  partie  de  la  brigade  commandée 
par  Monckton.  Ces  troupes,  sous  la  protection  de  deux 
ou  trois  vaisseaux  de  guerre,  iraient  débarquer  à  environ 
trois  quarts  de  mille  à  l'ouest  de  la  chute,  vis-à-vis 
deux  redoutes  érigées  sur  la  grève  par  les  Français. 
En  même  temps  les  troupes  commandées  par  Towns- 
hend  et  Murray,  au  camp  du  Sault,  descendraient  sur 
la  plage  et  viendraient  traverser  la  rivière,  guéable  à 
marée  basse  à  quelques  cents  verges  de  la  chute,  pour 
se  joindre  aux  régiments  de  Monckton.  Toutes  ces 
forces  réunies  s'empareraient  des  redoutes  et  donne- 
raient l'assaut  aux  retranchements  français.  Pour  inquié- 
ter Montcalm  et  Lévis  et  diviser  leurs  forces,  une 
colonne  partirait  aussi  du  camp  anglais  sur  les  hauteurs 
du  Sault,  remonterait  la  rivière,  et  ferait  une  démons- 
tration vers  les  postes  qui  gardaient  les  gués,  comme  si 
elle  avait  l'intention  de  tenter  le  passage  et  de  prendre 
les  français  à  revers.  Enfin  une  autre  colonne  ferait 
également  une  démonstration  à  Lévis,  en  marchant  du 
côté  de  la  rivière  Etchemin,  afin  de  faire  croire  aux 
défenseurs  de  la  ville  qu'elle  voulait  traverser  le  fleuve 
et  essayer  de  débarquer  sur  la  côte  nord  au-dessus  de 
Québec.  -  '  r        ï-   r  -    :    -•  * 


MONTCALM  607 

Le  31  juillet,  vers  dix  heures  du  matin,  deux  trans- 
ports armés  et  un  vaisseau  de  guerre,  le  Centurion,  de 
soixante  canons,  mirent  à  la  voile  et  vinrent  s'embosser 
entre  l'île  d'Orléans  et  la  côte  de  Montmorency.  On  vit 
en  même  temps  un  grand  mouvement  de  berges  à  la 
Pointe  de  Lévy  et  à  l'île.  Ces  embarcations  chargées  de 
troupes  se  dirigeaient  toutes  vers  le  chenal  de  la  côte 
nord.  A  onze  heures  et  demie  les  transports  armés 
s'échouèrent  en  face  des  deux  redoutes  plus  haut  men- 
tionnées, situées,  l'une  à  trois  cents  toises  de  la  chute, 
Tautre  à  deux  cents  toises  plus  à  l'ouest;  et  le  CentU' 
rion  se  portait  un  peu  plus  bas,  aussi  près  du  rivage 
que  son  tirant  d'eau  le  lui  permettait.  A  midi  ces 
trois  vaisseaux  ouvrirent  un  feu  très  vif  sur  les  re- 
doutes et  les  retranchements  de  notre  camp,  pendant 
que  la  batterie  anglaise  de  six  mortiers  et  de  trente 
canons,  qui  couronnait  l'escarpement,  à  la  gauche  du 
Sault,  y  faisait  pleuvoir  les  boulets  et  les  bombes. 

M.  de  Lévis  fit  border  les  retranchements  et  les  re- 
doutes. A  une  heure  et  demie  on  vint  le  prévenir 
qu'une  colonne  de  2000  Anglais  remontait  la  rivière  et 
s'avançait  vers  les  gués.  Il  y  fit  marcher  aussitôt 
cinq  cents  hommes  du  gouvernement  de  Montréal,  sous 
les  ordres  de  M.  de  la  Perrière,  et  tous  les  sauvages,  et 
ordonna  à  M.  Duprat  de  suivre,  avec  ses  volontaires, 
les  mouvements  de  cette  colonne  afin  de  lui  en  rendre 
compte.  Peu  après  il  le  renforça  des  grenadiers  de 
Royal-Roussillon. 

A  ce  moment  on  signala  un  mouvement  des  bergea, 
vis-à-vis  la  partie  de  notre  camp  qui  se' trouvait  en  ligne 
avec  la  pointe  de  l'île  d'Orléans.  Lévis  y  dirigea  aussitôt 
le  bataillon  de  Royal-Roussillon,  en  recommandant  à 


608  MONTCALM 

M.  de  Poulhariès  de  faire  "  communiquer  ses  postes 
avec  la  droite  du  bataillon  de  la  ville  de  Montréal,  et, 
par  sa  droite,  avec  la  troupe  qui  s'avançait  du  centre 
de  l'armée." 

Montcalm,  en  présence  des  mouvements  de  l'ennemi, 
avait  fait  battre  la  générale  et  ordonné  une  concentra- 
tion V  rs  la  giuche,  pour  appuyer  M.  de  Lévis,  à  qui  il 
avait  envoyé  ce  billet  "  Je  vais  faire  prendre  les  armes 
aux  troupes.  Vous  pourrez  garder  Koyal-Roussillon  qui 
descend  la  tranchée."  A  deux  heures  il  se  porta  de  sa 
personne  aux  retranchements  du  Siult,  et  s'entendit  avec 
M.  de  Lévis  sur  les  dispositions  à  prendre.  Guyenne 
donnerait  la  main  à  Royal- Roussillon,  deux  compagnies 
de  grenadiers  et  cent  hommes  du  gouvernement  des 
Trois-Rivières  viendraient  renforcer  les  troupes  de 
cette  partie,  et  l'on  ferait  la  guerre  à  l'œil  :  le  centre 
soutenant  la  gauche  si  celle-ci  était  attaquée,  et  la 
gauche  venant  prêter  main- forte  à  la  droite  si  cette  der- 
nière recevait  le  choc.  Montcalm  retourna  ensuite 
informer  M.  de  Vaudreuil. 

Pendant  ce  temps,  les  berges  continuaient  leurs  mou- 
vements dans  le  chenal  ;  et  le  feu  croisé  des  batteries 
du  Sault,  des  transports  et  du  Centurion — en  tout, 
soixante-dix  bouches  à  feu — foudroyait  nos  ouvrages. 
Lévis,  qui  était  venu  se  poster  au  retranchement  entre 
les  deux  redoutes,  au  milieu  d'une  grêle  de  bombes  et 
de  boulets,  quelque  chose  que  l'on  pût  lui  dire  pour 
l'empêcher  d'exposer  une  vie  si  précieuse  à  l'armée,  y 
donnait  ses  ordres  avec  une  tranquillité  et  un  sang- 
fioid  admirables  ^. 

l  —  Malartic,  p.  261. 


MONTCALM  609 

.  Il  faisait  une  chaleur  torride,  et  les  rayons  brûlants 
du  soleil  devaient  infliger  des  tortures  aux  soldats  an- 
glais entassés  et  immobiles  dans  les  berges.  Vers 
cinq  heures,  Wolfe  qui  était  sur  l'un  des  transports 
échoués,  jugeant  que  le  feu  terrifiant  de  son  artillerie 
devait  avoir  suffisamment  ébranlé  nos  troupes,  donna 
le  signal  attendu.  Les  berges  s'avancèrent  vers  le  ri- 
vage. Quelques  écueils  à  fleur  d'eau  les  firent  tâtonner 
un  peu  et  retarda  leur  manœuvre.  Enfin  le  corps  de 
Monckton,  composé  des  15™*  et  78""®  régiments  et  d'un 
détachement  du  Royal- Américain,  avec  les  grenadiers 
de  Louisbourg,  du  4^^"®  et  du  48""^  vint  débarquer  sur 
le  rivage,  découvert  par  la  marée  basse,  non  loin  des 
redoutes  dont  l'une  était  commandée  par  M.  de  Mizerac 
et  l'autre  par  M.  de  Laparguière,  capitaines  au  batail- 
lon de  Béarn.  De  leur  côté,  les  régiments  de  Towns- 
hend  et  Murray,  descend Ud  des  hauteurs  à  gauche  du 
Sault,  s'avançaient  pour  passer  à  gué  la  rivière  et  faire 
leur  jonction  avec  le  corps  venu  par  le  fleuve. 

Jusque  là  le  plan  de  Wolfe  paraissait  en  assez  bonne 
voie  d'exécution.  Mais  le  général  allait  bientôt  consta- 
ter combien  son  entreprise  était  hasardeuse.  Les  pre- 
mières troupes  de  la  brigade  Monckton,  débarquées  sur 
la  grève  du  Sault,  étaient  les  treize  compagnies  de  gre- 
nadiers et  deux  cents  soldats  du  Royal-Américain.  Ils 
avaient  pour  consigne  de  se  former  en  quatre  colonnes 
et  de  commencer  l'attaque,  appuyés  par  leur  brigade, 
lorsque  les  deux  autres  auraient  traversé  la  rivière.  Au 
lieu  de  cela,  les  grenadiers,  emportés  par  leur  ardeur,  et 
obéissant  à  l'on  ne  sait  quelle  funeste  inspiration,  se 
lancèrent  impétueusement  en  avant,  sans  attendre  le 
39 


610  MONTCALM 

reste  de  l'armée.  Ils  furent  décimés  par  le  feu  de  la 
redoute  de  gauche  et  des  retranchements.  M.  de  Lévis 
avait  fait  évacuer  la  redoute  de  droite,  ^  et  les  grena- 
diers l'occupèrent.  Mais,  ouverte  par  derrière  et 
placée  sous  notre  feu,  sa  situation  la  rendait  intena- 
ble. C'était  sur  quoi  Lévis  avait  compté.  Ayant 
reçu  avis  que  la  colonne  anglaise,  dirigée  vers  les 
passages  de  la  rivière,  rétrogradait,  il  avait  fait 
revenir  des  gués  les  cinq  cents  hommes  du  gou- 
vernement de  Montréal,  et  ramené  vers  la  gauche 
des  retranchements  du  Sault,  défendus  par  Béarn,  les 
grenadiers  de  Eoyal-Roussillon  et  les  volontaires  de 
Duprat.  Avec  ces  troupes  il  fit  ouvrir  sur  les  grenadiers 
un  feu  plongeant.  Assaillis  par  un  ouragan  de  balles, 
ces  intrépides  soldats,  abandonnant  la  redoute,  se  pré- 
cipitèrent vers  la  hauteur  où  s'élevait  le  retranchement 
occupé  par  les  compagnies  montréalaises.  M.  de  Lévis 
y  accourut  aussitôt  pour  animer  nos  troupes  par  sa  pré- 
sence. A  ce  moment  décisif,  les  milices  furent  admira- 
bles de  fermeté  et  de  bravoure.  Presque  tous  excellents 
tireurs,  nos  Canadiens  dirigèrent  sur  les  Anglais  qui  se 
ruaient  à  l'assaut  du  retranchement  un  feu  meur- 
trier. Presque  chaque  coup  portait  dans  cette  masse 
mouvante,  où  la  mitraille  et  les  balles  creusaient  de 
sanglants  sillons.  Des  centaines  de  cadavres  jonchè- 
rent bientôt  le  flanc  de  cette  côte  balayée  par  le  feu 
de  nos  troupes.  Au  milieu  du  carnage,  les  nuées,  qui 
depuis  quelque  temps  assombrissaient  le  ciel,  crevèrent 
tout  à  coup  au-dessus  du  champ  de  bataille  et  laissè- 
rent tomber  des  torrents  de  pluie.  L'obscurité  devint  si 

1 Cette  redoute  portait  le  nom  de  "  Johnstone." 


MONTCALM  611 

grande  qu'on  "  avait  peine  à  voir  l'homme  qui  était  à 
côté",  écrit  un  témoin  oculaire^.  Le  sol  détrempé  et 
glissant  rendait  l'escalade  des  hauteurs  encore  plus  dif- 
ficile. Les  braves  grenadiers  durent  reculer  malgré  leur 
valeur.  Wolfe,  qui  de  loin  avait  assisté  à  cette  scène 
avec  désespoir,  leur  fit  ordonner  de  se  replier  sur  le 
corps  de  Monckton,  enfin  rangé  en  bataille  sur  la  plage 
et  prêt  à  marcher,  tandis  que  les  brigades  de  Townshend 
et  de  Murray,  après  avoir  traversé  la  rivière,  étaient 
parvenues  à  la  hauteur  de  la  première  redoute,  dont 
elles  soutenaient  le  feu.  Mais  il  était  sept  heures  du 
soir,  la  marée  montante  commençait  à  se  faire  sentir, 
et  fermerait  bientôt  la  route  derrière  les  brigades  du 
Sault  '^.  Wolfe,  craignant  de  risquer  le  sort  de  son 
arm^e,  commanda  en  frémissant  la  retraite. 

En  ce  moment  le  bataillon  de  Guyenne  arrivait  sur 
le  théâtre  de  l'engagement,  suivi  de  Montcalm,  qui  dut 
donner  à  son  lieutenant  une  chaleureuse  accolade.  La 
journée  avait  été  glorieuse  pour  nos  troupes.  Elles 
avaient  soutenu  le  feu  effroyable  de  l'aitillerie  ennemie 
avec  une  fermeté  extraordinaire.  Pendant  près  de 
huit  heures  le  canon  n'avait  cessé  de  tonner  et  d'ébran- 
ler les  échos  des  Laurentides.  On  évalua  à  trois  mille 
le  nombre  de  coups  tirés  par  les  batteries  et  les  vais- 
seaux anglais.  "  On  ne  peut  assez  faire  l'éloge  des 
troupes  et  des  Canadiens,  qui  ont  été  inébranlables  et 
qui    ont    continuellement    témoigné    la    plus   grande 

1  —  Relation  de  M.  de  la  Pause. 

2  —  "Pour  si  peu  que  Taftaire  eût  duré,  le  camp  du  Sault 
n'ayant  pu  repasser  vu  que  la  marée  montait  et  n'ayant  pas 
de  berges  pour  les  embarquer,  la  moitié  de  leur  armée  aurait 
péri  par  le  feu  ou  dans  l'eau."  (Relation  de  M.  de  la  Pause.) 


612  MONTCALM 

volonté,"  écrivait  Lé  vis  deux  jours  plus  tard  au  maré- 
chal de  Belle-Isle. 

Pendant  que  les  régiments  de  Wolfe  se  rembarquaient, 
les  sauvages,  suivant  leur  habitude,  allèrent  "  faire  " 
quelques  chevelures.  L'armée  anglaise  avait  eu  de 
quatre  à  cinq  cents  hommes  tués  ou  blessés.  La  perte 
des  Français  s'élevait  à  une  centaine.  L'amiral  Saun- 
ders,  qui  avait  voulu  diriger  lui-même  les  opérations 
navales  de  ce  jour,  à  bord  du  Centurion,  fit  mettre  le 
feu  aux  deux  transports  échoués,  en  se  retiiant.  Véri- 
table feu  de  joie  pour  les  troupes  victorieuses,  que  ces 
flammes  dont  les  rouges  clartés  reflétées  par  les  flots 
attestaient  leur  triomphe  !  La  lueur  de  ces  brasiers  se 
projeta  jusqu'à  Québec  où  la  population  exultante  la 
salua  des  cris  répétés  de  :  Vive  le  Roi  !  ^ 


1  —  Panpt,  p.  16.  Pour  le  combat  de  Montmorency  les  prin- 
cipales autorités  à  consulter  sont  :  Lettre  de  Lévis  an  maré- 
chal de  Belle  IsU^  2  août  1759  ;  Lettre  de  Wolfe  à  Pitt,  2  sep- 
tembre  1759;  Knox^ s  Journal j  1,  pp.  353-358;  Malartic,  pp. 
26<)-2G2;  Fraseras  Journal,  p.  10;  Journal  tenu  à  V armée,  p. 
Vll,etc 


CHAPITRE  XVIII. 


Après  Montmorency.  —  Troifième  période  du  siège, — Des- 
truction et  incendie  de  Québec — Deux  tentatives  de 
débarquement  repoussées  par  Boui.'ainville.  —  Nouvelle 
de  la  prise  de  Niagara Bourlamaque  fait  sauter  Caril- 
lon et  Saint- Frédéric — A  l'Ile-aux  Noix.  —  Lévis  part 
pour  les  rapides. —  Les  Anglais  ravagent  le  pays.  —  Ma- 

latie  de  Wolfe Il  consulte  ses  brigadiers. —  Son  plan 

et  leur  plan Evacuation   du  camp  de  Montmorency. 

—  Etat  physique  et  mental  de  Wolfe 11  pn^jette  l'es- 

calaie  du  Foulon Sombres  pres>entiments — Le  soir 

du  12  septembre. — La  s'irprise Wolfe  sur  les  Plaines. 

—  Montcalm  au  camp  de  Béauport.  —  Nuit  mouvemen- 
tée.—  Le  13  septembre La  bataille  des  Plaines  d'A- 
braham. 

Uéchec  de  Montmorency  amoindrit  le  prestige  de 
Wolfe.  Il  en  fut  vivement  affecté.  Son  ordre  du  jour, 
le  lendemain  du  combat,  contenait  un  blâme  sévère  à 
l'adresse  des  grenadiers,  qu'il  accusait  d'avoir  manqué 
de  disciplme.  Evidemment  les  récriminations  étaient 
réciproques,  car  un  capitaine  anglais  disait  à  M.  Le  Mer- 
cier, deux  jours  plus  tard,  pendant  une  nouvelle  visite 
de  parlementaire  faite  par  celui-ci  à  la  flotte  ennemie: 
"  M.  Wolfe  est  un  très  bon  homme,  mais  il  n'est  pas 
général.'  ^ 

Dans  l'armée  française  la  journée  de  Montmorency 
avait  causé  une  grande  joie  et  ravivé  l'espoir.     Mont- 


1  —  Montcalm  à  LéoiSf  2  août  1759  ;  Lettres  du  marquù  de 
Montcalm^  p.  214. 


614  MONTCALM 

calm  écrivit  à  Bourlamaque  le  17  août  :  "  La  conte- 
nance des  troupes  et  des  Canadiens  a  été  très  bonne, 
malgré  une  canonnade  qui  pouvait  étonner  aussi.  M. 
le  marquis  de  Vaudreuil,  à  qui  j'en  fus  rendre  compte 
sur  les  neuf  heures,  après  avoir  fait  rentrer  toutes  les 
troupes,  en  a  paru  content.  Vous  voyez,  Monsieur,  que 
notre  affaire  n'est  qu'un  petit  prélude  d'une  plus  con- 
sidérable sans  doute  à  laquelle  nous  nous  attendons." 
De  son  côté,  Vaudreuil  écrivait  au  même  :  "  Je  n'ai 
plus  d'anxiété  pour  Québec.  "  Montcalm  était  per- 
suadé que,  si  Wolfe  eût  pu  lancer  son  attaque  à  fond, 
il  eût  subi  un  désastre  complet.  "  Je  crois  en  effet, 
écrivait-il  le  7  août,  que  la  colonne  de  la  Pointe  de 
Lévis  a  attaqué  trop  tôt  et  sans  ordre,  parce  que  les 
deux  du  Sault  de  Montmorency  devaient  attaquer  en 
même  temps.  C'est  un  vrai  malheur  pour  nous;  ce 
qui  est  à  faire  serait  fait.  "  Il  s'attendait  à  une  nou- 
velle tentative  sur  le  même  point  :  "  Je  crois  le  géné- 
ral Wolfe  opiniâtre,  persuadé  qu'il  aurait  réussi  si 
toutes  ses  colonnes  eussent  attaqué  en  même  temps... 
Il  fera  encore  la  plus  grande  attaque  par  le  bas  du 
Sault  et  la  pointe  de  Lessé.  ^  "  Montcalm  se  trom- 
pait en  prêtant  à  Wolfe  l'intention  de  revenir  à  la 
charge  du  côté  de  Montmorency.  Le  général  anglais 
avait  reconnu  la  témérité  de  cette  entreprise,  et  ne  son- 
geait pour  le  moment  qu'à  épuiser  l'armée  française, 
en  la  tenant  constamment  en  alerte,  et  à  mûrir  un  autre 
plan. 

Le  siège  entrait  dans  sa  troisième  période,  période 
d'expectative,  d'escarmouches,  de  tâtonnements  du  côté 

1  —  Montcalm  à  Léois,  7  août  1759. 


MONTOALM  615 

des  ADglais,  d'attente  anxieuse  du  côté  des  Français. 
Quelques  coups  de  main  vers  les  gués  de  Montmorency, 
quelques  essais  de  descente  dans  les  paroisses  au-dessus 
de  la  ville,  et  la  continuation  du  bombardement  et  de 
la  destruction  de  Québec  :  voilà  à  quoi  se  résumèrent 
les  opérations  durant  tout  le  mois  d'août. 

Eien  de  navrant  comme  la  lecture  des  relations  du 
siège  de  Québec!  C'est  un  douloureux  catalogue  de 
ruines  et  de  désolation.  Les  batteries  anglaises  démolis- 
saient et  brillaient  systématiquement  la  malheureuse 
cité.  Chaque  jour  amenait  un  nouveau  sinistre.  Au 
commencement  les  projectiles  n'avaient  atteint  que  la 
basse  et  la  haute  ville.  Mais  au  mois  d'août,  la  portée 
de  l'artillerie  anglaise  parut  devenir  plus  grande,  et 
elle  lança  des  bombes  au  delà  des  murs  et  jusque 
dans  le  quartier  Saint- Roch.  La  nuit  du  8  au  9  août 
fut  peut-être  la  plus  désastreuse  du  siège.  Dans  la 
soirée  le  feu  des  batteries  de  Lé  vis  sembla  redoubler 
d'intensité.  On  eût  dit  que  toutes  les  foudres  du  ciel 
éclataient  sur  la  place  assiégée.  Les  globes  de  feu 
embrasaient  les  airs  et  venaient  s'abattre  sur  la  ville, 
avec  un  bruit  épouvantable.  Les  brillants  météores, 
que  nous  font  d'ordinaire  admirer  les  sereines  et 
étincelantes  nuits  du  mois  d'août,  pâlissaient  devant 
ceux  que  faisaient  pleuvoir  les  engins  destructeurs 
dont  les  rugis-ements  déchiraient  les  airs.  On  vit 
bientôt  les  flammes  jaillir  de  la  basse  ville.  "  Le  feu 
qui  prit  à  une  extrémité,  lisons- nous  dans  la  rela- 
tion de  M.  de  la  Pause,  fut  chassé  malheureuse- 
ment par  un  vent  qui  le  communiqua  avec  violence 
d'une  maison  à  l'autre.  L'incendie  parut  d'abord 
éteint   à   force   de    soins,    mais   sembla   recommencer 


616  MONTCALM 

avec  de  nouvelles  forces.  La  basse  ville  fut  cou- 
verte en  un  instant  de  flammes  qui  ont  consumé  pen- 
dant la  nuit  ou  le  jour  des  rues  entières...  La  ville 
voulut  enfin  sortir  de  son  flegme  ordinaire  ;  elle  ne  put 
réussir  à  faire  taire  les  ennemis  qui  ne  discontinuèrent 
pas  d'attiser  le  feu  par  leurs  canons  et  leurs  mortiers. 
Le  point  du  jour  nous  dérobait  la  basse  ville  ;  un  nuage 
ép«»is  de  fumée  l'enveloppait  à  nos  yeux...  La  ville  fut 
pendant  vingt-quatre  heures  livrée  aux  flammes  et  à 
toutes  les  horreurs  de  la  guerre  *  ".  Cent  soixante-sept 
maisons  étaient  réduites  en  cendres. 

Dans  la  matinée  qui  suivit  cette  nuit  terrible,  on 
apprit  une  nouvelle  qui  releva  un  peu  les  esprits  abat- 
tus par  un  si  grand  désastre.  Les  ennemis  avaient  fait  la 
veille  deux  tentatives  de  débarquement  à  la  Pointe- 
aux-Trembles,  et  M.  de  Bou  gain  ville   les  avait   forcés 

1  —  Relation  de  M.  de  la  Pause. — Jean-Claude  Panet  é^rit 
dRns  son  journal  :  "Le  même  jnur  fut  fatal  pour  moi  et  pour 
bien  d'autres.  Les  Anglais  ...  firent,  lorsque  vint  le  soir,  un 
nouvel  effort:  ils  jetèrent  des  pots  à  feu  sur  la  basse  ville, 
dont  trois  tombèrent,  un  sur  ma  maison,  un  sur  une  de-;  mai- 
sons de  la  place  du  marché,  et  un  dans  la  rue  Charaplain.  Le 
feu  prit  à  la  fois  dans  trois  endroits.  En  vain  voulût  on 
couper  le  feu  et  l'éteindre  chez  moi  ;  il  ventait  un  petit 
nord  est  et  bientôt  la  basse  ville  ne  fut  plus  qu'un  brasier. 
Depuis  ma  maison,  celle  de  M.  Désery,  celle  de  Maillou, 
rue  du  Sault-au-Matelot,  toute  la  basse  ville  et  tout  le  cul- 
de-sac  jusqu'à  la  maison  du  sieur  Voyer,  qui  en  a  été  ex- 
empte, et  enfin,  jusqu'à  la  mai.  on  du  sieur  de  Voisy,  tout 
a  été  consumé  par  les  flammes,  11  y  a  eu  sept  voûtes  qui  ont 
crevé  ou  brûlé,  celle  de  M.  Perreault  le  jeune,  celle  de  M. 
Tachet  »,  Taché),  de  M.  Turpin,  de  M.  Benjamin  de  la  Mordic, 
Jehanne,  Maranda.  Jugez  de  la  consternation.  Il  y  a  eu  167 
maibonsbiûlées".  {Journal  du  siège  de  Québec  en  1759,  p.  18)- 


MONTCALM  617 

chaque  fois  à  se  rembarquer  avec  perte.  Depuis  le  6  il 
avait  reçu  instructioQ  d*aller  prendre  le  commanderaeut 
du  corps  d'ob^ervatioQ  au-dessus  de  Québec,  et  on  lui 
avait  donné,  pour  renforcer  ce  dernier,  les  grenadiers 
de  Béarn,  un  piquet  de  Languedoc  et  un  piquet  de 
milice.  Dans  la  nuit  du  6  au  7  août,  une  vingtaine  de 
berges  avaient  passé  devant  la  ville  pour  aller  rejoindre 
les  vaisseaux  qui  y  étaient  rendus,  sous  le  com- 
mandement de  l'amiral  Holmes,  et  cela  avait  semblé 
indiquer  quelque  tentative  nouvelle  des  Anglais  dans 
cette  partie.  Voilà  pourquoi  on  jugeait  si  nécessaire 
d'augmenter  le5  forces  qui  s'y  trouvaient  déjà.  Et  l'on 
était  d'autant  mieux  inspiré  que  le  brigadier  Murray 
avait  été  envoyé,  la  veille,  avec  douze  cents  hommes 
pour  opérer  sur  la  rive  nord  et  essayer  de  découvrir  et 
de  détruire  les  magasins  que  nos  généraux  pouvaient  y 
avoir  établis.  C'était  ce  corps  de  troupes  que  Bougain- 
ville  avait  repoussé  victorieusement  deux  fois  de  suite 
à  la  Pointe-aux-Trembles.  ^ 

La  satisfaction  de  ce  succès  fut  bientôt  troublée  par 
les  nouvelles  reçues  du  lac  Ontario  et  du  lac  Cham- 
plain.  Le  9  août  on  apprenait  la  prise  de  Niagara.  On 
se  rappelle  que  le  capitaine  Bouchot  avait  été  envoyé 
pour  y  commander.  Malheureusement,  comptant  trop 
sur  les  Cinq- Nations,  dont  on  lui  avait  fait  espérer  le 
concours,  il  s'était  affaibli  en  envoyant  un  détachement 
vers  la  Belle- Rivière,  sous  M.  de  Montigny,  pour  repren- 
dre aux  Anglais  le  fort  Duquesne.     Vers  la  fin  de  juin 


1  —  Bougainville  avait  cessé  d'agir  comme  aide  de  camp  de 
MontcaliJQ.  Il  avait  été  nommé  aide  maréchal  général  des 
logis,  en  1758,  et  promu  au  grade  de  colonel  en  février  1759. 


618  MONTCALM 

UDe  armée  composée  de  5,000  Anglais,  tant  réguliers 
que  provinciaux,  et  de  9u0  guerriers  iroquois,  que  Sir 
William  Johnson  avait  enfin  déterminés  à  lever  la 
hache  contre  les  Français,  remontait  la  rivière  Oswego. 
Elle  était  commandée  par  le  brigadier  Prideaux,  avec 
Johnson  comme  lieutenant.  Après  avoir  mis  une  gar- 
nison au  fort  Stanwix  et  établi  deux  postes  au  lac 
Oneida,  Prideaux  laissa  environ  1 500  hommes  à  Oswego, 
sous  les  ordres  du  colonel  Haldimand,  afin  d'y  bâtir  un 
nouveau  fort,  pour  remplacer  celui  que  Montcalm  avait 
détruit  en  1756.  Puis  il  s'embarqua  pour  Niagara  où  il 
arrivait  le  6  juillet. 

Pendant  ce  temps,  M.  de  la  Corne,  qui  commandait 
notre  corps  de  troupes  à  la  tête  des  rapides,  était  allé 
pousser  une  reconnaissance  vers  Chouaguen(ou  Oswego) 
qu'il  ne  savait  pas  occupé  par  les  Anglais.  Ses  éclai- 
reurs  lui  ayant  signalé  la  présence  de  ceux-ci,  dont  un 
bon  nombre  étaient  à  abattre  du  bois  pour  les  travaux 
du  fort,  il  partagea  son  monde  en  plusieurs  colonnes  et 
s'avança  pour  surprendre  l'ennemi.  Malheureusement, 
des  cris  étant  partis  de  l'une  des  colonnes,  les  autres  se 
crurent  découvertes  et  cernées  ;  une  panique  se  produi- 
sit et  notre  détachement  s'enfuit  en  désordre,  pendant 
que  les  travailleurs  anglais  couraient  à  leurs  letranche- 
ments,  où  ils  donnaient  l'éveil.  Le  lendemain  M.  de 
la  Corne  s'avança  de  nouveau  pour  tenter  un  coup  de 
main.  Mais  Haldimand,  mis  sur  ses  gardes,  avait 
placé  des  canons  en  batterie,  et  notre  détachement, 
assailli  par  un  feu  meurtrier,  dut  battre  en  retraite, 
emportant  une  trentaine  de  morts  et  de  blessés.  Cette 
malheureuse  affaire  rendait  plus  difficile  la  position  de 
Pouchot  à  Niagara. 


MONTCALM  619 

Aussitôt  qu'il  avait  vu  les  Anglais  paraître  devant 
la  place,  il  avait  envoyé  à  M.  de  Montigny  l'ordre  de 
revenir  en  toute  hâte  à  son  secours,  avec  son  déta- 
chement et  tous  ceux  qui,  du  Détroit,  des  Illinois,  et  des 
différents  postes  de  l'ouest,  devaient  se  concentrer  au 
fort  Machault  pour  l'expédition  du  fort  Duquesne- 
Puis  il  se  prépara  à  la  défense.  Le  9  juillet  les  Anglais 
ouvrirent  leur  première  tranchée.  Dès  le  11  ils  purent 
démasquer  une  batterie  à  bombes.  Ils  poussèrent  leurs 
travaux  avec  vigueur.  Le  17,  leurs  ouvrages  étaient 
rendus  à  cent  vingt  toises  de  la  place,  et  leur  feu 
devint  très  vif.  Le  22  les  renforts  attendus  par  M. 
Pouchot  arrivèrent  enfin.  Mais  les  ennemis,  prévenus, 
les  firent  tomber  dans  une  embuscade.  Le  combat  fut 
sanglant;  notre  détachement,  surpris  et  enveloppé  par 
des  forces  supérieures,  fut  mis  en  pièces,  et  la  plupart 
des  officiers  qui  le  commandaient,  MM.  de  Ligneris, 
Aubry,  de  Montigny,  Marin,  etc.,  furent  blessés  et  faits 
prisonniers.  Ce  désastre  faisait  disparaître  le  dernier 
espoir  de  Pouchot.  Sur  ses  cinq  cents  hommes  de  gar- 
nison, il  n'en  avait  plus  que  trois  cent  cinquante  envi- 
ron de  valides.  Cent  quarante  fusils  seulement  res- 
taient en  état  de  servir.  Les  remparts  étaient  démantelés  ; 
les  soldats  tombaient  d'épuisement.  Le  vaillant  capi- 
taine dut  capituler  le  25  juillet.  Il  obtint  de  Johnson  ^ 
les  conditions  les  plus  honorables,  et  sortit  de  la  place 
avec  les  honneurs  de  la  guerre. 

Du    côté    du    lac    Champlain,     le     généralissime 


1  —  Sir  William  Johnson,  avait  remplacé  Prideaux,  tué 
cinq  ou  six  jours  plus  tôt  par  l'explosion  accidentelle  d'une 
de  ses  bombes. 


620  MONTCALM 

Aœherst  avait  opéré  très  lentement.  Il  n'avait  t'^a- 
versé  le  lac  Saint-Sacrement  que  le  21  juillet.  Le  22, 
il  paraissait  devant  Carillon,  avec  une  armée  de  11,000 
à  12,000  hommes  et  un  train  d'artillerie  considérable. 
Suivant  ses  instructions,  Bourlamaque  avait  fait  sau- 
ter le  fort,  dont  la  mémorable  journée  du  8  juillet  1758 
devait  faire  survivre  le  nom  glorieux  ;  et  il  s'était  retiré 
sur  Saint- Frédéric,  qu'il  avait  également  détruit  le  31 
juillet.  Conformément  au  plan  de  campagne  arrêté  au 
printemps,  il  allait  maintenant  se  fortifier  dans  l'Ile- 
aux  Nuix,  pour  y  oppo  er  à  l'armée  du  général  A mherst 
une  résistance  aussi  opiniâtre  que  possible. 

La  réception  de  toutes  ces  nouvelles,  surtout  de  celle 
qui  annonçait  la  prise  de  Niagara,  jeta  nos  généraux 
dans  une  grande  perplexité  :  l'ennemi  était  maître 
incontesté  des  régions  de  TOuest  et  du  lac  Ontario.  Les 
troupes  victorieuses  à  Niagara,  jointes  à  celles  de  Chou- 
aguen,  formant  un  effectif  de  6,000  ou  6,U00  hommes» 
allaient  sans  doute  se  porter  sans  retard  sur  les  rapides 
du  Saint- Laurent,  où  M.  de  la  Coi  ne  était  incapable  de 
leur  tenir  tête  avec  son  faible  détachement.  Il  annon- 
çait déjà  qu'il  devrait  retraiter  vers  le  Côteau-du- 
Lac,  aux  portes  de  Montréal,  aussitôt  que  l'ennemi  pa- 
raîtrait en  force.  Vaudreuil,  Montcalm  et  Lévis  ayant 
délibéié  sur  la  situation,  il  fut  résolu  que  ce  dernier 
serait  envoyé,  avec  800  hommes,  dont  100  de  troupes 
de  terre  et  le  reste  de  milices,  pour  faire  face  au  péril. 
Le  gouverneur  lui  donna  "  un  ordre  pour  commande^* 
en  ch  f  sur  les  frontières  du  gouvernement  de  Mont- 
réal. 11  partit  le  9  août  au  soir  avec  M.  de  la  Pause  et 
M.  Le  Mercier  ^  ". 

1  —  Mémoires  de  M.  de  la  Pause* 


MONTCALM  621 

Montcalm  écrivait  le  même  jour  à  Bourlaraaque  : 
"  Je  maintiens  la  colonie  perdue,  et  cela  est  dû  à  l'igno- 
rance et  l'intërêt.  L'armée  de  la  Belle-Kivière  battue 
et  défaite  ;  Niagara  pris  et  sa  garnison  prisonnière  de 
guerre  ;  le  chevalier  de  Lévis  part  à  minuit  et  mène 
huit  cents  hommes  ;  c'est  beaucoup  d'une  petite  armée, 
obligée  de  garder  depuis  Jacques-Cartier  au  Sault 
Montmorency.  La  basse  ville  est  incendiée  d'hier  au 
soir...  Je  ne  sais  qui,  de  nous  trois,  sera  le  plus  tôt 
défait.  " 

Le  départ  de  Lévis  fit  passer  Montcalm,  le  10  août, 
du  centre  à  la  gauche,  au  poste  si  important  et  si 
exposé  de  Montmorency,  dont  il  prit  le  commandement 
en  personne,  se  faisant  remplacer  à  Beauport  par  M.  de 
Seneztrgues.  Dès  le  lendemain  de  sonairivée  au  Sault, 
il  voulut  donner  aux  ennemis  une  leçon.  Leurs  travail- 
leurs allaient  faire  des  fascines  dans  les  bo's,  sur  la  rive 
gauche,  Montcalm  ordonna  à  M.  de  Kepentigny  d'aller 
les  surprendre  avec  700  Canadiens  et  sauvages.  La 
fusillade  fut  très  vive.  L'alarme  fut  chaude  au  camp 
anglais,  et  l'on  fit  même  avancer  du  canon.  Notre  déta- 
chement repassa  la  rivière  en  bon  ordre,  après  avoir 
tué  ou  blessé  à  l'ennemi  une  centaine  d'hommes,  tandis 
que  les  Canadiens  et  les  sauvages  n'avaient  qu'un  mort 
et  sept  blessés. 

Wolfe  avait  commencé  à  exécuter  les  menaces  con- 
tenues dans  sa  proclamation  du  25  juillet.  Il  avait 
envoyé  des  détachements  pour  ravager  le  pays.  '•  Les 
ennemis  brûlaient  dans  toutes  les  parties,  "  écri- 
vait l'auteur  du  Journal  tenu  à  U armée  ;  "  on  voyait 
en  même  temps  des  maisons  en  feu  à  la  côte  de 
Beaupré   (depuis   le  Sault  de   Montmorency    jusqu'à 


622  MONTCALM 

Sainte- Anne),  à  l'île  d'Orléans  et  le  long  de  la  rive 
droite  du  fleuve.  "  A  la  fin  du  mois  d'août  qua- 
rante hommes  de  chaque  régiment  furent  détachés  pour 
aller  brûler  les  paroisses  de  la  rive  sud.  ^  Les  lignes 
suivantes  écrites  par  Mgr  de  Pontbriand  donnent  une 
juste  idée  de  la  dévastation  que  l'ennemi  fit  subir  au 
gouvernement  de  Québec  :  "  Toute  la  côte  de  Beaupré 
et  l'île  d'Orléans  ont  été  détruites  avant  la  fin  du  siège  ; 
les  gi anges,  les  maisons  des  habitants,  les  presbytères 
ont  été  incendiés,  les  bestiaux  qui  restaient,  enlevés.,. 
Les  églises,  au  nombre  de  dix  ont  été  conser- 
vées, mais  les  fenêtres,  les  portes,  les  autels,  les 
statues,  les  tabernacles  ont  été  brûlés.  La  mission 
des  Abénaquis  de  St-François  a  été  entièrement 
détruite  par  un  parti  anglais  et  de  sauvages  ;  ils 
y  ont  volé  tous  les  ornements  et  vases  sacrés,  ont  jeté 
par  terre  les  hosties  consacrées,  ont  égorgé  une  tren- 
taine de  personnes  dont  plus  de  vingt  femmes  et 
enfants.  De  l'autre  côté  de  la  rivière,  au  sud,  il  y  a 
encore  trente-six  lieues  de  pays  établi  qui  ont  été  à  peu 
près  entièrement  ravagées  et  qui  contiennent  vingt-neuf 
paroisses  dont  le  plus  grand  nombre  a  été  détruit.  Tous 
ces  quartiers  ne  seront  pas  rétablis  d'ici  à  plus  de  vingt 
ans  ^."  Un  officier  anglais  allait  encore  plus  loin  que 
révêque  de  Québec  dans  son  appréciation  des  ruines 
accumulées:  "  Nous  avons  brûlé  et  détruit,  écrivait-il, 
au  delà  de  1400  belles  fermes,  car,  durant  le  siège,  nous 
étions  maîtres  d'une  grande  partie  du  pays  le  long  du 

1  —  Journal  of  Capt  John  Afontresor,  Doughty,  IV,  p.  330. 

2.  Description  imparfaite  de  la  misère  du  Canada,  par  Mgr 
révêque  de  Québec,  5  novembre  1759;  Arch.,  prov.,  Man., 
N.  F.,  1ère  série,  vol.  XVI. 


MONTCALM  623 

fleuve,  et  nous  tenions  des  détachements  continuelle- 
ment occupés  à  ravager  les  campagnes,  de  sorte  qu'il 
faudra  un  demi-siècle  pour  réparer  le  dommage  \" 

La  division  de  la  flotte  ennemie  au-dessus  de  Qué- 
bec et  les  troupes  qui  y  étaient  embarquées  continu- 
aient à  inquiéter  les  chefs  de  notre  armée.  L'amiral 
Holmes  avait  eu  la  velléité  de  remonter  le  fleuve  pour 
aller  brûler  nos  frégates  stationnées  à  un  endroit  appelé 
le  Eichelieu^  Mais  un  vent  favorable  avait  permis  à 
ces  dernières  de  s'éloigner  à  temps.  Le  détachement 
repoussé  à  la  Pointe-aux-Trembles  avait  traversé  au 
sud,  à  Saint- Antoine.  Et  l'on  avait  mandé  à  M.  de 
Bougainville  de  l'y  suivre  si  cela  était  possible,  et  de 
lui  infliger  une  correction.  Un  vent  très  violent  et  un 
épais  brouillard  l'en  empêchèrent.  A  Saint-Antoine, 
les  Anglais  brûlèrent  un  grand  nombre  de  maisons. 

On  avait  renforcé  le  corps  de  Bougainville.  Le  14 
août,  Marcel  lui  envoyait  ce  mot;  "M.  le  marquis  de 
Montcalm  me  charge  de  vous  écrire  qu'on  assemble 
actuellement  200  bons  Montréalistes  pour  vous  aller 
joindre,  qu'il  se  prive  en  votre  faveur  du  plus  pur  de 
son  sang  ".  Il  était  bien  à  propos  d'augmenter  le  corps 
d'observation,  car  il  avait  une  rude  besogne.  Les  allées 
et  venues  continuelles  de  l'ennemi  le  tenaient  constam- 
ment en  haleine.  A  tout  instant  on  pouvait  craindre 
une  descente  sur  quelque  point  de  la  côte.  Le  1.7  août. 


1  —  A  Journal  of  the  Expédition  vp  ihe  River  St*  Lawrence^ 
publié  sous  les  auspices  de  la  Société  littéraire  et  historique 
de  Québec. 

2 —  Ne  pas  confondre  avec  la  rivière  Richelieu.  Le  Riche. 
Keu  mentionné  ici  est  un  endroit,  en  haut  de  Lotbinière,  où. 
le  rétrécissement  du  chenal  occasionne  un  courant  très  fort. 


624  MONTCALM 

il  y  eut  une  très  chaude  alerte.  M.  de  Mon  treuil,  aide- 
major  général  de  l'armée,  arrivait  à  toute  bride  chez  M. 
de  Montcalm,  qui,  peu  d'instants  après,  sautait  à 
cheval  et  quittait  le  camp.  Une  ordonnance  ve- 
nait d'apporter  la  nouvelle  que  les  Anglais  avaient 
fait  une  descente  à  Deschambault.  Bougdinville  s'y 
était  porté  avec  trois  ou  quatre  cents  hommes.  Mais 
Ton  craignait  que  les  ennemis,  en  nombre  très  con- 
sidérable, ne  l'eussent  accablé  et  n'eussent  réussi  à 
prendre  pied  et  à  s'établir  dans  ce  poste.  Montcalm  se 
rendit  jusqu'à  la  Pointe-aux-Trembles,  où  il  apprit  que 
Bougainville  et  la  cavalerie  de  la  Rochebeaucour  étaient 
arrivés  à  temps  pour  faire  rembarquer  les  Anglais.  Ceux- 
ci,  guidés  par  un  capitaine  de  milice  obligeant,  avaient 
été  droit  à  la  maison  du  capitaine  Perrot,  où.  étaient 
les  équipages  de  l'armée  française,  et  les  avaient  bi  ûlés. 
Si,  au  lieu  de  cela,  ils  se  fussent  retranchés  immédiate- 
ment, il  aurait  été  difficile  de  les  déloger.  Montcalm 
avait  si  bien  senti  l'importance  de  cette  situation  que, 
"  fort  ou  faible,  retranché  ou  non,  il  partait  dam  le  des- 
sein d'attaquer."  ^  Il  racontait,  quelques  jours  après,  cet 
éjisode  à  Bourlamaque  :  "  L'ennemi  a  fait  une  incur- 
sion à  Deschambault,  qui  nous  a  coûté  nos  équipag^^s  ; 
je  n'ai  jamais  vu  un  meilleur  ton  et  moins  de  regrets 
sur  pareille  perte.  Bougainville,  qui  fit  une  marche  de 
quatorze  lieues,  depuis  sept  heures  du  matin  jusqu'à 
minuit,  leur  a  empêché  de  prendre  racine.  J'accou- 
rais pour  le  même  objet,  je  fis  dix-huit  lieues.    Retour 

1  —  Journal  de  Montcalm^  p.  592.  Il  est  difficile  de  fix*»r 
exa  'tement  la  date  de  cette  deacenttî  à  Deschambault.  Les 
relations  bont  contradictoires.  Elle  eut  lieu  le  17,  le  18  ou  !• 
19  ao&t. 


MONTCALM  625 

encore  à  Deschambault  ;  la  cavalerie  les  a  empêchés 
de  débarquer."  Dans  cette  même  lettre,  le  général  par- 
lait à  Bourlamaque  de  l'échange  de  prisonniers,  discuté 
en  ce  moment  avec  Amherst,  et  manifestait  son  inten- 
tion de  renvoyer  sur  un  navire,  en  Angleterre,  passé  le 
20  octobre,  ceux  que  nous  avions  fait  aux  Anglais. 
Puis  il  ajoutait  :  "  Je  suppose  pour  cela  que  nous  seroQS 
intacts  dans  les  trois  points,  le  1er  octobre  ;  alors  je 
commencerai  à  espérer  pour  le  salut  de  la  colonie  ;  jus- 
que là  rien."  ^ 

L'intérêt  de  la  campagne  semblait  décidément  se  por- 
ter au-dessus  de  Québec.  Quelques-uns  de  nos  offi- 
ciers de  marine  soumirent  à  M.  de  Vaudreuil  un  projet. 
Il  s'agissait  d'armer  cinq  de  nos  frégates  remontées  aux 
Trois- Rivières  :  le  MachauU^  la  Ghézine,  le  Maréchal 
Senneterre,  la  Manon  et  le  Bienfaisant  ;  d'y  faire  em- 
barquer quelques  centaines  de  nos  matelots,  et  de  des- 
cendre attaquer  les  vaisseaux  anglais  à  la  Pointe-aux- 
Trembles.  ^  Le  gouverneur  avait  fini  par  consentir  à 
cette  entreprise,  estimée  hasardeuse  par  plusieurs. 
"  Les  marins,  écrivait  l'auteur  du  Journal  tenu  à 
Varmée,  jugeront  s'il  était  facile  d'enlever  à  l'abordage, 
dans  un  fleuve  dont  le  courant  est  rapide,  des  bâtiments 
bien  armés  dont  il  y  en  avait  un  de  50  canons,  com- 
mandés par  des  hommes  qui  nous  faisaient  admirer 
tous  les  jours  la  légèreté  de  leurs  manœuvres.  ^  "  Nos 
matelots  étaient  déjà  rendus  au  Cap-Santé,  lorsqu'ils 
reçurent  un  contre-ordre.     Dans  la  nuit  du  26  au  27 

1  —  Lettres  de  Bourlamaque,,  p.  344. 
2_  Foligné  ;  Doughty,  IV,  p.  199. 
3  —  Journal  tenu  à  Varmée,  p.  68. 
40 


626  MONTCALM 

quatre  vaisseaux  anglais,  une  frégate  de  28  canons  (le 
Leostaff),  une  corvette  de  14  (le  HunterJ,  et  deux 
transports  armés,  '  avaient  réussi  à  passer  devant  la 
ville,  et  la  division  aux  ordres  de  l'amiral  Holmes  était 
désormais  trop  forte  pour  qu'il  fût  raisonnable  de  son- 
ger à  l'attaquer.  Au  sujet  de  ce  combat  naval  projeté, 
Montcalm  écrivait  à  Lévis  le  26  :  "  Un  projet  qui  n'est 
pas  mien  pourra  réussir,  je  le  souhaite.  Je  n'ai  ni 
consenti,  ni  refusé  ;  j'ai  dit  ignorance  de  ma  part  ;  ce 
n'est  pas  de  mon  métier.  '*  Dans  la  nuit  du  30  au  31 
août,  une  frégate  de  20  canons,  deux  corvettes  et  deux 
transports  passèrent  encore  au-dessus  de  la  ville.  Il 
était  évident  que  le  feu  de  nos  batteries  était  impuis- 
sant à  leur  barrer  le  chemin,  car  quatre  autres  vais- 
seaux ennemis  réussirent  la  même  manœuvre  quelques 
jours  plus  tard.  ^ 

Septembre  était  arrivé.  Les  Anglais  assiégeaient 
Québec  depuis  près  de  deux  mois,  et  le  drapeau  de  la 
France  flottait  toujours  sur  les  remparts  de  la  ville 
dévastée.  L'ennemi  avait  bien  pu  brûler  ses  édifices,  en 
faire  un  amas  de  décombres  ;  mais  à  cette  œuvre  de  des- 
truction se  bornait  jusque  là  le  succès  de  sa  campagne. 
Québec  n'était  qu'une  ruine  fumante,  et  cette  ruine 
héroïque  semblait  défier  les  attaques  et  les  embûches 
de  l'ennemi.  Nous  empruntons  encore  à  Mgr  de  Pont- 
briand  quelques  lignes,  dans  laquelle  il  faisait  de  sa 
ville  épiscopale  cette  peinture  navrante  :  "  Québec  a  été 
bombardé  et  canonné  pendant  l'espace  de  plus  de  deux 
mois  :  180  maisons  ont  été  incendiées  par  des  pots  à 


1  —  Knox,  II,  p.  35. 

2—Ibid.  p.  37  j  Journal  tenu  à  V armée,  p.  62. 


MONTCALM  627 

feu,  toutes  les  autres  criblées  par  le  canon  et  les 
bombes.  Les  murs  de  six  pieds  d'épaisseur  n'ont  pas 
résisté  ;  les  voûtes  dans  lesquelles  les  particuliers 
avaient  mis  leurs  effets  ont  été  brûlées,  écrasées  et 
pillées  pendant  le  siège...  L'église  cathédrale  a  été 
entièrement  consumée.  Dans  le  Séminaire  il  ne  reste 
de  logeable  que  la  cuisine  où  se  retire  le  curé  de  Qué- 
bec avec  son  vicaire...  L'église  de  la  basse  ville  est 
entièrement  détruite,  celle  des  Kécollets,  des  Jésuites 
et  du  séminaire  sont  hors  d'état  de  servir  sans  de  très 
grandes  réparations.  Il  n'y  a  que  celle  des  Ursulines  où 
l'on  peut  faire  l'office  avec  quelque  décence...  Cette 
communauté  et  celle  des  hospitalières  ont  été  aussi 
fort  endommagées....  Le  palais  épiscopal  est  presque 
détruit  et  n'offre  pas  un  seul  appartement  logeable.  Les 
voûtes  ont  été  pillées.  Les  maisons  des  EécoUets  et  des 
Jésuites  sont  à  peu  près  dans  la  même  situation  ", 
Cette  description  peut  nous  donner  une  idée  de  la  con- 
dition lamentable  où  la  ville  était  réduite  au  commen- 
cement de  septembre.  Accompagnement  ordinaire  des 
incendies,  de  l'effondrement  des  édifices  et  des  résiden- 
ces dans  les  villes  assiégées,  les  pillards  s'y  donnaient 
carrière.  En  partie  pour  enrayer  leurs  déprédations,  et 
pour  maintenir  l'ordie  dans  les  quartiers,  M.  de  Vau- 
dreuil  avait  nommé  douze  officiers  majors,  "  choisis 
parmi  les  bourgeois  les  plus  alertes  et  les  plus  nota- 
bles ",  et  dont  les  fonctions  étaient  de  faire  des  rondes 
de  nuit,  de  veiller  à  la  discipline,  "  d'arrêter  les  vols  et 
les  pillages  avec  des  patrouilles  ". 

Au  camp  de  Beauport,  notre  armée,  toujours  sur  le 
qui- vive,  offrait  partout  à  l'ennemi  un  front  impéné- 
trable.   Montcalm,  des  hauteurs  de  Montmorency,  sur- 


è28  MONTCALM 

veillait  tous  les  mouvements  des  Anglais  et  déployait 
une  vigilance  et  une  activité  merveilleuses.  Il  dormait 
à  peine,  s'attendant  toujours  à  quelque  alerte.  Il  lui 
arrivait  d'écrire  à  Bourlamaque,  à  trois  heures  après 
minuit,  des  billets  comme  celui-ci  :  "  La  nuit  obscure  ; 
il  pleut;  nos  troupes,  habillées  et  éveillées  dans  leurs 
tentes  ;  la  droite  et  la  ville  des  plus  alertes.  Je  suis 
botté  et  mes  chevaux  sellés,  c'est,  à  la  vérité,  mon 
allure  ordinaire  la  nuit.  Je  ne  me  suis  pas  encore  désha- 
billé depuis  le  23  juin  ^" 

Cependant,  à  part  les  essais  de  descente  au-dessus 
de  Québec  \  les  opérations  de  l'ennemi  semblaient 
avoir  subi  un  temps  d'arrêt.  Du  côté  du  Sault  ils  ne 
dessinaient  aucune  offensive.  Aux  batteries  de  Lévis 
même,  le  feu  se  ralentissait  parfois.  Que  faisait  Wolfe  ? 
"  Il  serait  singulier,  écrivait  Montbeillard,  qu'il  s'en 
tînt  aux  incendies,  aux  ravages  et  à  une  seule  tentative 
assez  mal  conduite,  qui  lui  coûta  quatre  cents  grena- 
diers, le  31  juillet,  sans  aucun  fruit;  il  faut  que  cet 
homme  finisse  par  un  grand  effort,  par  un  coup  de  ton- 
nerre." Quand  Montbeillard  écrivait  ces  lignes,  il  igno- 
rait que  Wolfe  était  malade,  retenu  dans  sa  chambre, 
au  quartier  général  du  Sault,  par  une  fièvre  qui  le  con- 
sumait. Il  était  souffrant  depuis  quelque  temps,  mais 
vers  le  20  août  il  lui  devint  impossible  de  dissimuler 
son  indisposition,  qui  fut  bientôt  connue  parmi  ses 
troupes,  oii  cette  nouvelle  causa  une  pénible  impres- 
sion. 


1  —  Lettres  de  Bourlamaquey  pp.  348-349. 
2 —  Les  Anglais  essayèrent  de  débarquer  à  St  Augustin,  le 
30  août. 


MONTCALM  629 

Durant  les  derniers  jours  du  mois  d'août,  Wolfe  sentit 
sa  fièvre  diminuer.  Cependant  dans  l'état  de  faiblesse 
où  il  était,  il  crut  devoir  demander  à  ses  trois  briga- 
diers de  se  réunir  pour  délibérer  sur  la  situation.  Il  leur 
exprimait  en  même  temps  ses  vues.  D'après  lui  une 
attaque  directe  contre  la  ville  était  trop  hasardeuse. 
C'était  l'armée  française  qu'il  fallait  s'efforcer  d'attein- 
dre. Wolfe  indiquait  trois  manœuvres  qui,  toutes  trois, 
avaient  pour  objectif  les  troupes  et  le  camp  de  Beauport. 
Dans  son  opinion,  c'était  au-dessous  de  Québec  que  l'on 
devait  essayer  de  frapper  un  coup  décisif.  Sa  lettre  aux 
brigadiers  était  du  29  août.  Le  30,  après  avoir  conféré 
entre  eux,  ils  répondirent  à  leur  chef  par  une  commu- 
nication dans  laquelle  ils  se  prononçaient  contre  tout 
projet  d'attaquer  Montcalm  dans  ses  ligues,  de  Mont- 
morency à  la  rivière  St-Charles.  "  Nous  sommes  donc 
d'avis,  disaient-ils,  que  la  meilleure  manière  de  frap- 
per un  coup  effectif  est  de  porter  nos  troupes  sur  la 
rive  sud  et  de  diriger  nos  opérations  au-dessus  de  la 
ville.  Quand  nous  nous  serons  établis  sur  la  rive  nord, 
ce  qui  n'est  guère  douteux,  le  marquis  de  Montcalm 
devra  nous  combattre  suivant  nos  propres  termes  ;  nous 
serons  entre  lui  et  sa  base  d'approvisionnement.  "  ^ 
C'est-à-dire  que,  d'après  Monckton,  Townshend  et  Mur- 
ray,  on  devait  lever  le  camp  du  Sault,  faire  traverser 
les  troupes  à  Lévis,  les  acheminer  jusqu'au  delà  de  la 
rivière  Etchemin,  les  embarquer  sur  des  vaisseaux  et 
des  berges,  les  faire  descendre  sur  la  rive  nord,  vers  le 
Cap-Kouge,  et  forcer  ainsi  Montcalm  à  une  bataille  ran- 
gée, s'il  voulait  éviter  de  voir  affamer  son  armée  et  la  ville. 

1  —  Doughty,  II,  p.  239. 


630  MONTCALM 

Wolfe  acquiesça  à  ce  projet,  et  renonça  à  celui  ou  plutôt 
à  ceux  qu'il  avait  énoncés  dans  sa  lettre  aux  brigadiers. 
Le  jour  même  où  il  recevait  la  réponse  de  ceux-ci,  il 
écrivait  à  l'amiral  Saunders  :  "  Mon  mauvais  état  de 
santé  m'empêche  d'exécuter  mon  propre  plan  ;  ^  il  est 
d'une  nature  trop  désespérée  pour  que  j'ordonne  aux 
autres  de  Fexécuter.  Les  généraux  semblent  avoir  un 
sentiment  commun  quant  aux  opérations  ;  conséquem- 
ment  je  me  joins  à  eux,  et  peut-être  nous  trouverons 
quelque  occasion  de  frapper  un  coup."  Wolfe  avait 
déjà  eu  lui-même  la  pensée  d'essayer  une  descente 
au-dessus  de  Québec.  Durant  le  mois  de  juillet,  avant 
le  combat  de  Montmorency,  il  était  allé  faire  une 
reconnaissance  de  ce  côté  à  bord  de  l'un  des  vaisseaux 
qui  avaient  forcé  le  passage  devant  la  ville  ;  il  avait 
scruté  à  travers  sa  lunette  la  falaise  jusqu'au  Cap- 
Eouge,  et  la  possibilité  d'un  débarquement  à  l'endroit 
appelé  St-Michel  s'était  présentée  à  son  esprit.  Mais  les 
dangers  d'une  pareille  tentative  l'en  avaient  détourné  '. 

1  —  '*Son  propre  plan  "  c'est  à  dire  celui  d'attaquer  Mont- 
calm  par  Montmorency  et  Beauport,  comme  il  venait  de 
l'exposer  dans  sa  lettre  aux  brigadiers.  Contrairement  à 
plusieurs  de  ceux  qui  ont  écrit  sur  ce  sujet,  c'est  ainsi  que 
nous  croyons  devoir  interpréter  ces  paroles  de  Wolfe.  Dans 
notre  opinion  elles  ne  pouvaient  s'appliquer  à  l'escalade  du 
Foulon,  qu'il  ne  décida  que  le  10  septembre.  Il  avait  ex. 
posé  à  ses  lieutenants  son  projet  d'attaquer  encore  l'armée 
française  du  côté  de  Montmorency,  ce  qui  avait  été  déjà  si 
fatal  à  ses  troupes  le  31  juillet.  C'était  une  tentative  déses- 
pérée et  les  brigadiers  l'avaient  repoussée  comme  telle.  Alors, 
trop  malade  pour  exécuter  lui-même  ce  plan,  "  son  plan  ",  il 
se  ralliait  à  celui  de  ses  lieutenants. 

2—  Ltltre  de  Wolfe  à  Piti,  2  septembre  1759  ;  Knox,  II, 
p.  43-44 


MONTCALM  681 

Et  il  s'était  déterminé  à  attaquer  Montcalm  par  le  Sault- 
Montmorency.  Maintenant  il  se  trouvait  ramené  à 
cette  première  idée  par  la  proposition  de  ses  trois  lieu- 
tenants. Le  nouveau  plan  étant  adopté,  Wolfe  voulut 
le  mettre  promptement  à  exécution.  Dès  le  ol  août 
les  Anglais  commencèrent  à  déblayer  leur  camp 
au  Sault  ;  et  Ton  se  demanda  dans  le  nôtre  ce  que  cela 
signifiait.  Le  13  septembre  Montbeillard  écrivait  : 
"  Cette  manœuvre  (le  passage  de  nouveaux  vaisseaux 
devant  Québec)  et  celle  du  déblai  du  camp  du  Sault, 
très  décidé  aujourd'hui,  fait  craindre  avec  raison  que 
l'ennemi  ne  tente  de  s'établir  entre  Québec  et  Mont- 
réal... M.  le  marquis  de  Montcalm  a  fait  sa  disposi- 
tion. Dès  qu'il  sera  certain  que  M.  Wolfe  aura  aban- 
donné sa  position  du  Sault,  il  poitera  à  droite  la  plus 
grande  partie  de  ses  forces,  sans  dégarnir  absolument 
la  gauche  ;  tiendra  des  troupes  prêtes  à  se  jeter 
dans  la  ville  en  cas  que  l'ennemi  s'étant  embossé, 
eût  ruiné  les  batteries  de  la  basse,  afin  de  disputer  la 
prise  de  la  haute  ;  et  un  corps  à  portée  de  joindre  M. 
de  Bougainville,  en  cas  que  l'effort  se  fît  dans  sa  partie." 
Le  2  et  le  3  septembre  les  Anglais  effectuèrent  com- 
plètement le  déblaiement  de  leur  camp  et  embarquèrent 
leurs  troupes  et  leur  artillerie,  qu'ils  traversèrent  à  l'île 
d'Orléans  et  à  Lévis.  Pour  protéger  ce  mouvement  ils 
avaient  fait  avec  une  cinquantaine  de  berges  une  dé- 
monstration qui  pouvait  faire  soupçonner  une  attaque 
à  la  droite  ou  à  la  gauche  de  notre  ligne.  Nos  batteries 
tirèrent  sur  les  berges  qui  transportaient  les  troupes  et 
le  matériel  de  l'ennemi,  mais  sans  leur  faire  beaucoup 
de  mal.  Eût-il  été  possible  de  tomber  sur  leur  arrière- 
garde  et  de  leur  infliger  de  grandes   pertes  ?    L'auteur 


632  MONTCALM 

du  Journal  tenu  à  Varmée  semble  le  croire  et  blâme 
MoDtcalm  de  ne  Tavoir  pas  tenté.  Mais  celui-ci,  dans 
une  lettre  à  Lévis,  soutient  qu'il  aurait  donné  dans  un 
piège  s'il  eût  fait  ce  dont  on  lui  reproche  •  de  s'être 
abstenu.  ^ 

L'évacuation  du  Sault-Montmorency  par  les  Anglais 
faisait  entrer  le  siège  de  Québec  dans  sa  quatrième  et 
dernière  phase.  Elle  devait  naturellement  avoir  pour 
corollaire  une  modification  dans  la  situation  de  notre 
armée.  Dès  le  soir  du  3  septembre,  Montcalm  écrivait 
à  Lévis:  "  La  droite  est  renforcée  de  deux  mille  hom- 
Dies  ;  j'y  passe  demain,  et  Poulhariès  reste  général 
depuis  le  Sault  jusqu'à  l'église  de  Beauport.  Nous  avons 
toujours  dix-neuf  bâtiments  au-dessus  de  Québec,  et 
Bougainville,  garde-côte,  toujours  en  l'air.  Je  m'établis 
de  ma  personne  à  la  maison  de  Salaberry  pour  être  en 
belle  vue  et  à  portée  de  tout."  On  fit  camper  le  batail- 
lon de  Guyenne  tout  à  fait  à  la  droite,  pour  aller 
partout  oii  le  besoin  l'exigerait  et  même  au-dessus 
de  Québec  s'il  le  fallait.  ^  Et  effectivement,  le  5, 
Montcalm  voyant  que  l'ennemi  faisait  marcher  des 
troupes  au  sud  vers  la  rivière  Etchemin,  envoyait 
ce  bataillon  camper  sur  les  hauteurs  d'Abraham.  Il 
en  prévenait  Bougainville  par  ces  lignes  ;  "  Le  mou- 
vement des  ennemis,  mon  cher  Bougainville,  est  si 
considérable  que  je  crains  qu'il  ne  passe  la  rivière 
des  Etchemins  et  qu'il  ne  cherche  à  nous  dérober  une 
marche  pour  nous  couper  la  communication,  de  sorte 
que  je  fais  marcher  le  régiment  de  Guyenne  en  entier, 


1  —  Lettres  de  Montcalm ^  p.  223. 
2 —  Journal  de  Montcalm^  p.  603, 


MONTCALM  G33 

sauf  un  capitaine,  un  lieutenant  et  cinquante  soldats 
des  moins  ingambes  pour  garder  leurs  drapeaux,  tentes 
et  équipages.  C'est  à  vous,  mon  cher  Bougainville,  à 
les  emmener  avec  vous  ou  de  les  laisser  dans  la  commu- 
nication du  Cap-Rouge,  à  l'Anse-des- Mères,  pour  relever 
les  postes,  ce  qui  nous  conviendrait  le  mieux,  pour  être 
à  même  de  rappeler  ce  régiment,  s'il  était  besoin  dans 
notre  partie."  Et  à  ce  billet,  le  chevalier  de  Mon  treuil 
ajoutait  :  "  M.  le  marquis  de  Montcalm  m'a  chargé  de 
marquer  à  M.  de  Bougainville  que  le  régiment  de 
Guyenne  serait  en  réserve  sur  le  grand  chemin  derrière 
l'anse  St- Michel  ou  Sillery,  pour  être  à  portée  de  secourir 
la  gauche  et  la  droite.  Il  m'a  chargé  encore  de  lui  dire 
d'être  toujours  de  l'avant  des  ennemis,  c'est-à-dire  plus 
haut  qu'eux.  Vous  êtes  le  maître  de  disposer  du  régi- 
ment de  Guyenne  ^."  Plût  au  ciel  que  ce  régiment  fût 
resté  sur  les  hauteurs  d'Abraham  !  Malheureusement, 
le  6  septembre,  M.  de  Vaudreuil  écrivait  à  Bougain- 
ville pour  l'informer  des  renforts  qu'on  allait  lui  envoyer, 
et  qui  porteraient  à  2000  le  chiffre  total  des  troupes 
sous  ses  ordres  ;  et  il  ajoutait  :  "  Si  vous  vous  trou- 
vez assez  fort  avec  ces  dispositions,  comme  cela  vous 
paraît,  nous  retirerons  le  régiment  de  Guyenne  pour  le 
faire  rentrer  dans  son  camp...  Songez  que  c'est  un  corps 
pesant  qui  ne  peut  pas  faire  le  métier  de  courir  dans 
une  communication...  A  l'égard  de  laisser  Guyenne  à 
l'Anse-des-Mères,  cela  ne  se  peut  parce  qu'il  n'y  a  pas 
de  bois  ^."  Evidemment,  Bougainville  acquiesça  à  cette 

1  —  Montcalm  à  Bougainville,  5  sppt,  1759  j  Doughty,  IV, 
p.  93. 

2 —  Vaudreuil  à  Bougainville,  le  6  sept.  1659  j  Doughty,  IV, 
p.  100. 


634  MONTCALM 

proposition  du  gouverneur,  car  le  même  jour  celui-ci  lui 
écrivait  :  "  Guyenne  est  rentré." 

Pendant  que  dans  l'armée  française  on  s'efforçait  de 
suivre  les  mouvements  de  l'ennemi  et  de  deviner  ses 
desseins,  Wolfe  se  préparait  à  faire  sa  dernière  tenta- 
tive avant  d'abandonner  la  partie.  Tant  au  physique 
qu'au  moral  il  traversait  en  ce  moment  de  sombres 
heures.  Sa  lettre  du  30  août  à  l'amiral  Saunders  pou- 
vait donner  un  aperçu  de  son  douloureux  état  d'esprit. 
"  Je  suis  conscient  de  mes  propres  erreurs  dans  le  cours 
de  la  campagne,  y  disait-il,  et  j'estime  qu'un  peu  plus 
ou  un  peu  moins  de  blâme  pour  un  homme  qui  doit 
nécessairement  être  perdu  est  de  minime  ou  de  nulle 
conséquence  ^."  Dans  sa  lettre  du  2  septembre  à  Wil- 
liam Pitt,  après  avoir  exposé  au  ministre  la  situation,  il 
ajoutait  :  "  Il  y  a  un  tel  choix  de  difficultés,  que  je  me 
reconnais  très  embarrassé  pour  prendre  une  détermina- 
tion. Les  affaires  de  la  Grande-Bretagne,  je  le  sais,deman- 
dent  les  plus  vigoureuses  mesures  ;  mais  le  courage 
d'une  poignée  de  braves  troupes  ne  doit  être  mis  en 
œuvre  que  s'il  y  a  quelque  espoir.  Cependant,  vous 
pouvez  demeurer  assuré  que  le  peu  de  temps  qui 
reste  avant  la  fin  de  cette  campagne  sera  employé  (en 
tant  que  je  suis  concerné)  pour  l'honneur  de  sa  Ma- 
jesté et  l'intérêt  de  la  nation  '^  ".  Enfin,  le  9  septembre, 
il  écrivait  au  secrétaire  d'Etat  Holderness,  une  lettre 
qui  se  terminait  par  ces  mots,  où  se  trahissait  la  tris- 
tesse de  son  âme  :  "  Je  suis  assez  rétabli  pour  m'occu- 
per  du  service  ;  mais  ma  constitution  est  entièrement 


1— Doughty,  I[,p.  151. 
2—  Knox,  vol.  II,  p.  49. 


MONTCALM  6S6 

ruinée,  sans  que  j*aie  la  consolation  d'avoir  rendu  aucun 
service  considérable  à  l'Etat,  et  sans  que  f  aie  l'espoir 
d'en  rendre  ^  ".  A  ce  moment,  Wolfe,  résolu  à  risquer 
une  descente  au-dessus  de  Québec,  conformément  à 
l'avis  de  ses  brigadiers,  n'avait  aucune  confiance  au 
résultat.  Mais  la  saison  avançait  ;  la  flotte  anglaise  ne 
pouvait  rester  très  longtemps  encore  devant  Québec, 
et  risquer  de  se  trouver  exposée  ici  aux  tempêtes  d'au- 
tomne ;  on  ne  pouvait  plus  compter  sur  l'arrivée 
d'Amherst,  qui  s'immobilisait  au  lac  Champlain  devant 
la  forte  position  prise  par  Bourlamaque  à  l'Ile-aux- 
Noix.  Il  fallait  agir  sans  retard  ou  lever  le  siège  '.  Les 
défenseurs  de  Québec  commençaient  à  entrevoir  le 
moment  de  la  délivrance.  Vaudreuil  écrivait  à  Bourla- 
maque que  le  grand  projet  des  Anglais  paraissait  avoir 
échoué.  Montcalm,  au  milieu  de  ses  anxiétés,  avait 
quelques  éclairs  d'espérance.  Il  écrivait  à  Lévis  :  "  Voici 
un  travail  à  faire,  au  cas  où  la  colonie  soit  sauvée,  car 
elle  ne  l'est  pas  encore  ".  Quelques  jours  après,  le  ton 
devenait  plus  confiant  :  "  N'importe,  l'Anglais  restât-il 
jusqu'au  1er  novembre,  nous  soutiendrons  ".  Il  com- 
mençait à  parler  de  ce  que  l'on  ferait  l'hiver  prochain  : 
"  Quel  est  votre  projet  d'habitation  pour  l'hiver  ?  écri- 
vait-il à  Bourlamaque.  Québec,  en  vérité,  ne  sera  pas 
habitable,  et  nous  n'y  aurons  pas  de  troupes  ".    Ce  bil- 


1— Doughty,  III,  p.  14. 

2  —  On  commençait  à  se  dire,  dans  l'armée  anglaise,  qu'il 
faudrait  peut  être  s'en  retourner  sans  avoir  pris  Québec.  Et 
l'on  parlait  de  construire,  sur  l'Ile-aux-Coudres,  un  fort  capa- 
ble de  contenir  1500  hommes,  qu'on  y  laisserait  comme  garni* 
son  pendant  l'hiver.  (Knox,  II,  pp.  14,  21,  28.) 


636  MONTCA.LM 

let,  daté  du  11  septembre,  était  le  dernier  que  celui-ci 
dût  recevoir  de  lui  ! 

Cependant  les  vaisseaux  anglais  au-dessus  de  Qué- 
bec bjontaient  et  redescendaie'nt  le  fleuve  à  chaque 
marée,  et  Bougainville  suivait  leur  marche  et  y  pro- 
portionnait la  sienne,  Montcalm  lui  écrivait  :  *'  Le  point 
important  est  de  bien  suivre  les  mouvements  du  corps 
que  vous  avez  par  eau  vis-à-vis  de  vous.  "  Le  général 
inclinait  fortement  à  croire  que  si  l'ennemi  tentait  une 
descente  ce  serait  au-dessus  du  Cap-Rouge,  où  Bou- 
gainville se  tenait  principalement. 

Wolfe  lui-même  n'était  pas  encore  fixé  sur  ce  point. 
Il  avait  acquiescé  à  la  proposition  des  brigadiers  de  faire 
une  tentative  au-dessus  de  Québec.  Mais  ceux-ci  ne 
songeaient  pas  à  la  faire  en  bas  de  Sillery.  Le  10, 
après  s'être  bien  convaincu  que,  sans  une  surprise,  le 
débarquement  serait  impossible,  en  face  du  va-et-vient 
continuel  de  Bougainville,  et  que  cette  surprise  ne 
pouvait  avoir  lieu  qu'à  l'endroit  le  plus  inattendu,  c'est- 
à  dire,  très  près  de  la  ville  même,  il  alla  faire  une 
reconnaissance  afin  d'examiner,  de  la  rive  sud,  au-des- 
sous de  la  rivière  Etchemin,  quelles  chances  pourrait 
offrir  la  rive  nord,  vis-à-vis  cet  endroit,  pour  une  des- 
cente et  une  escalade  des  hauteurs.  A  travers  sa 
lunette  il  étudia  longuement  les  anses  et  l'escarpe- 
ment qu'il  avait  devant  lui,  de  l'autre  côté  du 
fleuve.  Quand  il  eût  fini  cet  examen,  son  parti  était 
pris.  Le  débarquement  aurait  lieu  à  l'Anse-au-Foulon, 
à  un  mille  et  demi  de  Québec.  Il  se  ferait  la  nuit  ;  od 
essaierait,  dans  les  ténèbres,  d'escalader  la  falaise,  et  de 
surprendre  le  poste  dont  Wolfe  avait  vu  les  tentes  sur 
la  hauteur.  Si  la  surprise  manquait,  la  tentative  serait 


MONTCALM  637 

avortée.  Si  elle  réussissait,  avant  le  jour  l'armée  anglaise 
pourrait  être  rangée  sur  les  Plaines  d'Abraham,  et  alors, 
ou'bien  Mo.itcalm  serait  forcé  de  livrer  cette  bataille 
désirée  en  vain  par  Wolfe  depuis  deux  mois,  ou  bien  il 
verrait  son  armée  et  la  ville  réduite  à  la  famine  par 
l'interruption  de  ses  convois  de  vivres.  L'amiral  Hol- 
mes, ainsi  que  les  brigadiers  Monckton  et  Townshend 
accompagnaient  Wolfe  dans  cette  reconnaissance,  mais 
il  semblerait  qu'il  n'exposa  pas  à  ceux-  ci  tous  les  détails 
de  son  plan,  puisqu'ils  lui  demandèrent  au  dernier 
moment  des  informations  additionnelles.  Les  régiments 
de  Wolfe  avaient  été  embarqués  à  bord  des  vaisseaux 
de  l'amiral  Holmes  le  5  et  le  6  septembre.  Le  8,  la  tem- 
pérature devint  pluvieuse  ;  comme  le  mauvais  temps 
semblait  devoir  retarder  les  opérations,  et  que  l'encom- 
brement des  troupes  sur  les  navires  pouvaient  devenir 
nuisible  à  leur  santé,  environ  1500  soldats  débarquèrent 
et  allèrent  camper  dans  le  village  et  l'église  de  Saint- 
Nicolas.  Ils  devaient  se  rembarquer  au  premier  signal. 
Dans  l'armée  anglaise  on  savait  que  le  dénouement 
était  proche,  qu'un  coup  important  se  préparait,  et  l'on 
attendait  avec  impatience  le  moment  d'agir.  Wolfe  se 
tenait  à  bord  du  Sutherland, 

Sur  la  rive  nord,  notre  corps  d'observation  sur- 
veillait la  flotte  de  l'amiral  Holmes,  guettait  les  allées 
et  venues  de  ses  berges,  et  se  portait  aux  endroits 
qu'elles  semblaient  parfois  menacer.  Les  desseins  des 
Anglais  paraissaient  encore  assez  obscurs  aux  chefs  de 
notre  armée.  Le  8  septembre,  Vaudreuil  écrivait  à  Bou- 
gainville  :  "  L'ennemi  ne  peut  avoir  que  deux  objets  : 
la  diversion,  ou  s'établir  en  haut  ;  à  vrai  dire  je  crois 
plutôt  le  premier.  "    Ainsi,  à  ce  moment,  le  gouver- 


63S  MONTCALM 

ueur  était  d'avis  que  tous  les  mouvements  des  Anglais 
au-dessus  de  Québec  pouvaient  avoir  pour  but  de 
détourner  notre  attention  d'une  attaque  qu'ils  auraient 
eu  l'idée  de  faire  contre  la  ville  ou  le  camp  de  Beau- 
port.  Bougainville  avait  sous  ses  ordres  environ  2,200 
hommes — sans  compter  les  sauvages, — répartis  comme 
suit  :  100  hommes  au  poste  du  Foulon,  commandés  par 
Vergor  ;  30  hommes  à  la  batterie  de  Samos,  composée 
de  quatre  canons;  50  hommes  au  poste  de  St-Michel 
commandés  par  le  capitaine  Douglas  ;  100  hommes  à 
Sillery,  commandés  par  M.  de  Remigny  ;  250  au  Cap- 
Rouge,  commandés  par  M.  de  Beaubassin  ;  180  à  St- 
Augustin,  190  à  la  Pointe-aux-Trembles  et  200  à 
Jacques-Cartier.  Il  avait  en  outre  sous  la  main  un 
corps  ambulant  d'environ  1000  hommes,  composé  de  la 
cavalerie,  des  volontaires  de  Duprat,  de  ceux  de  Repen- 
tigny,  et  des  piquets  tirés  des  bataillons  de  Guyenne,  de 
Béarn  et  de  Royal-Roussillon  ^.  Ce  corps  comprenait 
les  grenadiers  et  était  composé  de  soldats  d'élite. 

Le  10  septembre,  le  munitionnaire  Cadet  informa  M. 
de  Bougainville  que  des  bateaux  chargés  de  deux  mille 
minots  de  farine  allaient  descendre  de  Batiscan,  le 
priant  de  protéger  leur  passage.  Et  le  12,  il  lui  écri- 
vait de  nouveau  pour  lui  demander  de  faire  en  sorte 
que  les  bateaux  descendissent  la  nuit  suivante  jusqu'à 
Québec,  sans  quoi  il  serait  obligé  d'envoyer  chercher  ces 
vivres  en  charrette.  "  S'ils  venaient  par  eau,  cela  nous 
épargnerait  bien  de  la  peine,  "  ajoutait-il.  Funeste 
coïncidence  I  c'était    cette   nuit   là   même   que  Wolfe 


1  —  Vaudreuil  à  Bougainville,  6  septembre  1759  ;  Doughty, 
IV,  p.  99. 


MONTCALM  639 

venait  de  fixer  pour  l'attaque  projetée  depuis  le  com- 
mencement de  septembre. 

Le  11,  les  troupes  anglaises  avaient  reçu  avis  de  ce 
tenir  prêtes  au  débarquement.  Le  général  leur  indi- 
quait l'ordre  dans  lequel  il  aurait  lieu.  Les  différents 
régiments  devaient  descendre  dans  les  bateaux  vers 
neuf  heures  du  soir,  le  12  septembre.  Une  lumière 
dans  les  grands  haubans  du  mât  de  hune  du  Sutherland 
serait  le  signal  du  ralliement  de  tous  les  bateaux  plats, 
par  le  travers  de  ce  navire,  entre  lui  et  la  rive  sud. 
Deux  lumières  au  même  endroit,  Tune  au  dessus  de 
l'autre,  donneraient  le  signal  du  départ.  Le  12  sep- 
tembre, Wolfe  envoyait  à  ses  soldats  son  dernier  ordre 
du  jour.  "  Les  forces  de  l'ennemi  sont  maintenant 
divisées,  y  lisait-on.  Les  vivres  sont  rares  dans  son 
camp,  et  un  mécontentement  général  règne  parmi  les 
Canadiens...  Un  coup  vigoureux  frappé  par  l'armée  à 
cette  heure  peut  déterminer  la  chute  du  Canada...  Of- 
ficiers et  soldats  se  rappelleront  ce  que  leur  pays  attend 
d'eux,  et  ce  qu'un  corps  d'hommes  résolus  et  rompus  à 
la  guerre  est  capable  de  faire  contre  cinq  faibles  batail- 
lons français,  entremêlés  de  paysans  indisciplinés...  " 

Durant  la  soirée  qui  précéda  le  jour  fatidique  du  13 
septembre  1759,  Wolfe  parut  pénétré  d'un  sombre 
pressentiment.  On  rapporte  que,  dans  sa  cabine  du 
Sutherland,  conversant  avec  son  ami,  John  Jervis  \ 
commandant  du  Porcupine,  il  lui  avoua  qu'il  s'atten- 
dait à  être  tué  le  lendemain.  C'est  à  cet  ancien  compa- 
gnon d'études  qu'il  confia  son  testament,  et  le  portrait 
de  miss  Catherine  Lowther,  sa  fiancée,  à    qui   cette 

1  —  Il  devint  amiral  sous  le  nom  de  Lord  St  Vincent. 


640  MONTCALM 

miniature  devait  être  remise.  Il  écrivit  aussi  deux  let- 
tres, les  deux  dernières  que  sa  main  traça,  Tune  au 
brigadier  Monckton,  l'autre  au  brigadier  Townahend^ 
eu  réponse  à  une  communication  qu'il  venait  de 
recevoir.  Ses  trois  lieutenants  lui  avaient  adressé 
une  lettre  conjointe,  dans  laquelle  ils  se  déclaraient 
insuffisamment  renseignés,  quant  à  la  tâche  qu'ils 
auraient  à  remplir  dans  la  descente  projetée,  et  particu- 
lièrement quant  à  l'endroit  ou  aux  endroits  précis  où 
l'attaque  aurait  lieu.  Et,  ne  trouvant  aucune  informa- 
tion sur  ce  point  dans  les  ordres  à  l'armée,  craignant 
d'autre  part  de  commettre  quelques  erreurs,  ils  se 
croyaient  justifiés  de  faire  cette  demande.  Wolfe  adres- 
sait sa  réponse  à  Monckton,  le  premier  des  brigadiers. 
Il  lui  désignait  formellement  le  point  de  débarquement. 
"  L'endroit,  disait-il,  s'appelle  le  Foulon,  distant  de  deux 
milles  et  demi  de  Québec,  où  vous  vous  souvenez  sans 
doute  d'avoir  vu  un  campement  de  douze  ou  treize 
tentes,  avec  un  abatis  au-dessous."  Puis  il  ajoutait  ces 
quelques  lignes,  où  s'accusait  un  trait  de  caractère  qui 
se  manifestait  chez  lui  de  temps  à  autre,  une  certaine 
raideur  d'attitude  et  de  ton,  assez  déconcertante  pour 
ceux  qui  en  étaient  l'objet  :  **  Ce  n'est  pas  l'habitude  de 
désigner  dans  les  ordres  publics  le  point  direct  d'une 
attaque,  ni  pour  des  officiers  subalternes,  qui  ne  sont  pas 
chargés  d'un  devoir  spécial,  de  demander  des  instruc- 
tions à  ce  propos."  La  lettre  à  Townshend  était  plus 
brève.  Wolfe  lui  disait  que  Monckton  était  chargé  de 
la  première  descente  et  de  la  premi  ère  attaque,  et  que, 
si  elles  réussissaient,  il  lui  incomberait  de  donner  aux 
troupes  restées  en  arrière  l'ordre  de  faire  leur  débarque- 
ment avec  le  plus  de  célérité  possible,  vu  que  ces  trou- 


MONTCALM  641 

pes  étaient  sous  ses  ordres.  "  Quand  les  3,600  hommes 
maintenant  sur  les  vaisseaux  seront  à  terre,  ajoutait-il, 
je  n'ai  aucun  doute  quelconque  que  nous  serons  capa- 
bles de  combattre  et  de  vaincre  l'armée  française,  et  je 
sais  que  vous  y  donnerez  votre  meilleur  concours."  ^ 
Ces  lettres  étaient  datées  comme  suit  :  "  Sutherland, 
huit  heures  et  demie,  l'Z  septembre  1759." 

Une  demi-heure  plus  tard,  le  premier  détachement 
qui  devait  débarquer,  composé  d'environ  1800  hommes, 
descendit  dans  les  bateaux.  La  nuit  était  calme  et 
belle.  La  marée  montait  encore,  et  les  embarcations 
se  laissèrent  porter  par  elle  lentement  jusqu'à  ce  que  la 
lumière  allumée  dans  les  grands  haubans  du  mât  de 
hune  du  Sutherland  vînt  leur  indiquer  qu'il  était 
temps  de  se  rallier  par  le  travers  de  ce  navire,  à  peu 
près  à  la  hauteur  du  Cap-Rouge.  Vers  une  heure  et 
demie,  le  reflux  commença  à  se  faire  sentir  ;  deux 
lumières,  l'une  au-dessus  de  l'autre,  brillèrent  soudain 
dans  les  haubans  du  Sutherland  ;  et  immédiatement 
les  trente  bateaux  plats,  chargés  d'hommes  silencieux, 
commencèrent  à  descendre,  au  milieu  des  ténèbres,  le 
fleuve  dont  les  ondes  étaient  déjà  légèrement  agitées 
par  un  vent  de  sud-ouest.  Les  nuages  qui  avaient  envahi 
le  firmament  assombrissaient  les  flots.  On  avait  recom- 
mandé aux  troupes  la  plus  grande  circonspection,  afin 
que  rien  d'insolite  ne  vînt  révéler  aux  sentinelles  fran- 
çaises, sur  le  rivage,  l'approche  de  cette  flottille.  Et 
les  bateaux  s'avançaient  sans  bruit,  dans  la  tranquillité 
nocturne,  se  dirigeant  vers  le  point  où  devait  se  faire 
la  descente.  Wolfe,  dans  une  des  premières  embarca- 
tions, devait  sentir  une  poignante  émotion  l'étreindre  à 

l_Doughty,  VI,  p.  59-6L 
41 


642  MONTCALM 

cette  heure  solennelle.  Quelle  vive  impression  les  offi- 
ciers qui  l'entouraient  ne  durent-ils  pas  éprouver,  lors- 
qu'ils l'entendirent  murmurer  à  voix  basse  cette  élégie  de 
Gray,  Le  Cimetière^  où  se  trouvent  ces  vers  : 

The  boast  of  heraldry,  the  pomp  of  power 
And  ail  that  beauty,  ail  that  wealth  e'er  gave 
Await  alike  th'inevitable  hour, 
The  paths  of  glory  lead  but  to  the  grave. 

Evidemment,  comme  son  illustre  riv^l,  Wolfe  prisait 
très  haut  le  don  littéraire,  car,  après  avoir  dit  ces  vers, 
dont  le  charme  mélancolique  semblait  correspondre  aux 
secrets  sentiments  de  son  cœur,  il  ajouta  :  "  J'aimerais 
mieux  avoir  écrit  ce  poème  que  de  prendre  Québec 
demain." 

Il  y  avait  bientôt  deux  heures  que  les  bateaux  descen- 
daient le  courant.  Ils  se  rapprochaient  de  la  rive  nord,  où 
s'échelonnaient  les  postes  de  Bougainville.  Ils  avaient 
dépassé  Sillery.  Allaient-ils  atteindre  le  Foulon  sans  être 
signalés  et  assaillis  ? —  Tout  à  coup,  dans  la  nuit,  un  cri 
se  fait  entendre  du  haut  de  la  falaise  :  "  Qui  vive  ?  " — Une 
sentinelle  a  perçu  des  bruits  de  rames,  et  distingué  sur 
l'eau  des  formes  indécises  et  mouvantes.  Le  moment  est 
critique.  Mais  la  présence  d'esprit  d'un  officier  anglais, 
qui,  par  bonheur  possède  bien  la  langue  française,  va  tout 
sauver. — "  France,"  répond-il.  Et  les  bateaux  continuent 
d'avancer,sans  que  la  sentinelle  suspecte  la  présence  d'en- 
nemis. Ce  qui  peut  expliquer  ce  manque  de  défiance,  c'est 
que  le  passage  du  convoi  de  provisions,  cette  nuit  même, 
avait  été  signalé  dans  les  postes.  ^   Les  Anglais  avaient 

1  —  "  Les  postes  depuis  la  Pointeaux-Trembles,  eurent  ordre 
de  ne  point  faire  de  bruit."  (Mémoires  et  observations  de  M.  de 
la  Pause. 


MONTCALM  643 

connu  par  un  déserteur  cette  particularité  et  en  avaient 
escompté  l'avantage.  Ce  qu'ils  ne  savaient  pas,  par  exem- 
ple, c'est  que  le  convoi  avait  été  contremandé  à  la  dernière 
minute.  Par  quel  incroyable  malentendu  n'avait-on  pas 
signifié  aux  postes  ce  contre-ordre  ?  C'est  là  un  de  ces  ac- 
cidents incompréhensibles  dont  on  ne  sait  à  qui  attribuer 
précisément  la  responsabilité,  et  qui  entraînent  parfois  les 
plus  désastreuses  conséquences.  ^  Cependant  le  péril 
d'être  découvert  n'était  pas  encore  écarté.  Devant  la 
batterie  de  Samos,  une  autre  sentinelle  jeta  elle  aussi  son 
"  qui  vive  "  aux  bateaux.  —  "  Convoi  de  provisions,  " 
répondit  le  même  officier  ;  "  mais  ne  faites  pas  de  bruit, 
les  Anglais  vont  nous  entendre.  "  Ceci  était  plausible, 
la  corvette  le  Hunier  étant  mouillée  non  loin  de  là  au 
milieu  du  fleuve.  Quelques  minutes  plus  tard  les  pre- 
mières embarcations  touchaient  le  rivage  un  peu  au- 
dessous  de  l'endroit  déterminé.  Elles  portaient  l'infan- 
terie légère,  à  qui  Wolfe  avait  confié  la  tâche  de  gravir 
la  hauteur.  Vingt-quatre  hommes  choisis,  sous  le 
commandement  du  capitaine  Delaune,  devaient  grimper 
d'abord  le  long  du  roc  abrupt,  suivis  de  trois  compa- 
gnies de  leur  corps.  S'ils  parvenaient  au  sommet  et  y 
prenaient  pied  sans  encombre,  le  reste  devait  suivre. 
Ces  intrépides  soldats  s'élancèrent,  grimpant  et  s'accro- 
chant  aux  infractuosités  de  l'escarpement  et  aux  touffes 
d'arbustes  qui  croissaient  dans  les  interstices  du  roc. 
Après  les  plus  énergiques  efforts  ils  atteignirent  la  crête 
de  la  falaise.     Tout  y  était   silence  !  A  leur  droite  se 


1 — Etait-ce  Bougainville  qui  était  responsable  de  cette 
faute  ?  Des  historiens  l'ont  aflarmé  et  ont  vivement  critiqué 
o«t  officier  pour  son  dangereux  oubli.  ,  ^,       .. 


644  MONTCALM 

dressait  un  groupe  de  tentes  qui  abritaient  le  poste  du 
trop  fameux  Vergor.  Ils  foncèrent  sur  ce  petit  campe- 
ment, que  leur  livrait  la  plus  criminelle  négligence. 
Des  détonations  éclatèrent,  et  en  quelques  minutes  les 
hommes  de  Vergor  et  leur  chef,  plongés  dans  le  sommeil, 
étaient  dispersés  ou  faits  prisonniers.  ^  Les  cris  de  vic- 
toire de  ses  éclaireurs  annonçaient  à  Wolfe  et  à  ses  com- 
pagnons anxieux  restés  sur  le  rivage  que  le  chemin  était 
libre.  Le  sentier  coupé  d'abatis  fut  fromptement 
déblayé,  et  bientôt  les  dix-huit  cents  soldats  anglais 
étaient  rendus  sur  la  hauteur.  11  pouvait  être  environ 
cinq  heures  du  matin.  ^ 

A  ce  moment,  au  camp  de  Beauport,  Montcalm,  qui 
était  resté  debout  durant  toute  cette  mémorable  nuit, 
donnait  ordre  à  Johnstone,  attaché  comme  aide  de  camp 
à  sa  personne,  depuis  le  départ  de  Lévis  ^  de  faire  ren- 
trer dans  leurs  tentes  les  troupes,  tenues  jusqu'à  cette 
heure  en  alerte  aux  retranchements.  Durant  la  soirée, 
un  grand  mouvement  de  berges  et  de  troupes  avait  eu 
lieu  au-dessous  de  la  ville  ;  des  embarcations  chargées 
d'hommes  s'étaient  détachées  de   la  flotte  de  l'amiral 


1  —  Le  poste,  qui  aurait  dû  compter  au  moins  cent  hom- 
mes, n'en  avait,  paraît-il,  que  trente,  en  ce  moment.  Vergor 
aurait  permis  à  un  grand  nombre  de  militaires  de  Lorette 
d'aller  travailler  chez  eux  à  leurs  récoltes  (à  condition  d'aller 
aussi  travailler  pour  lui  sur  une  terre  qu'il  avait  dans  cette 
paroisse).  Ce  détail  est  donné  par  le  sieur  de  C. — Des  rela- 
tions disent  que  Vergor  fut  blessé  au  talon. 

2  _  Fraser,  p.  19  ;  Knox,  II,  p.  68. 

3  —  Johnstone  était  un  otiicier  écossais  jacobite,  qui  avait 
pris  du  service  dans  les  troupes  françaises,  avait  assisté  au 
siège  de  Louisbourg,  et  était  passé,  en  1758,  au  Canada,  où  il 
était  devenu  aide  de  camp  de  Lévis. 


MONTCALM  646 

Saunders,  et  s'étaient  avancées  jusqu'au  milieu  du 
chenal  en  face  de  Beauport,  comme  si  l'ennemi  se  fût 
proposé  de  tenter  un  débarquement.  Pendant  ce  temps, 
les  batteries  de  Lévis  ouvraient  sur  la  ville  une  furieuse 
canonnade.  Vers  minuit,  M.  de  Poulhariès  comman- 
dant de  Eoyal-Roussillon,  qui  campait  en  arrière  des 
quartiers  de  Montcalm  à  la  maison  de  Salaberry,  vint  le 
prévenir  qu'on  apercevait  des  berges  en  face  de  son 
bataillon.  Immédiatement  le  général  fit  donner  ordre 
aux  troupes  de  prendre  les  armes  et  de  border  le  retran- 
chement. Et  il  envoya  son  aide  de  camp  Marcel 
auprès  de  M.  de  Vaudreuil  avec  instruction  de  lui  expé- 
dier un  cavalier  d'ordonnance  s'il  se  passait  quelque 
chose  d'extraordinaire  à  la  droite  de  l'armée.  Il  sortit 
ensuite  et  marcha  quelque  temps  avec  Poulhariès  et 
Johnstone,  entre  sa  maison  et  le  ravin  de  Beauport. 
A  une  heure  du  matin  il  renvoyait  le  commandant  de 
Royal- Roussillon  à  ses  quartiers,  et  continuait  à  marcher 
avec  l'officier  écossais.  C'était  à  peu  près  le  moment  où, 
là  bas,  les  bateaux  chargés  des  soldats  de  Wolfe  s'éloi- 
gnaient du  Sutherland. 

Montcalm  se  sentait  en  proie  à  une  vive  agitation. 
Il  était  inquiet  du  convoi  de  vivres  qu'il  savait  devoir 
descendre  par  eau  cette  nuit.  A  plusieurs  reprises  il 
répéta  à  son  compagnon  de  veille  que  la  perte  de  ce 
convoi  serait  désastreuse,  l'armée  n'ayant  que  pour  deux 
jours  de  vivres.  L'anxiété  cruelle  qui  le  torturait  était 
sans  doute  un  présage  du  sort  fatal  que  lui  réservait  la 
journée  du  13  septembre. 

A  l'aube,  il  entendit  le  canoQ  de  Samos.  Plus  de 
doute  !  le  convoi  avait  été  découvert  et  capturé  par  les 
ennemis.    Hélas  !  c'était  bien  pis  ;  c'était  notre  batterie 


6'46  MONTCALM 

qui,  après  avoir  laissé  passer  les  Anglais,  tirait  contre 
eux  une  décharge  inutile. 

Il  faisait  jour,  tout  semblait  tranquille  au  camp  an- 
glais sur  les  hauteurs  de  Lévis  ;  aucun  message  n'était 
venu  de  M.  de  Vaudreuil.  C'est  alors  que  Montcalm 
ordonna  de  faire  rentrer  l'armée.  Lui-même  ayant  pris 
avec  Johnstone  plusieurs  tasses  de  thé,  dont  il  sentait  le 
besoin  après  une  nuit  sans  sommeil,  ordonna  de  seller 
ses  chevaux  pour  se  rendre  à  l'ouvrage  à  cornes,  chez  M. 
de  Vaudreuil  \  et  se  renseigner  sur  la  cause  des  déchar- 
ges d'artillerie  à  Samos.  Il  pouvait  être  six  heures  et 
demie  ^  Que  l'on  s'imagine  sa  consternation  quand,  en 
arrivant  dans  la  cour  de  la  maison  où  logeait  le  gouver- 
neur, il  apprit  que  les  Anglais  étaient  sur  les  hauteurs 
d'Abraham.  Un  des  hommes  du  poste  de  M.  de  Vergor, 
échappé  aux  ennemis,  en  avait  donné  la  première  nou- 
velle à  Québec,  et  M.  de  Bernetz  s'était  hâté  d'en  in- 
former M.  de  Vaudreuil  par  un  billet.  On  avait  d'abord 
refusé  d'ajouter  foi  à  cette  information,  croyant  que 
la  peur  avait  fait  perdre  la  tête  au  fuyard.  Mais 
il  fallut  bien  se  rendre  lorsque  l'on  vit  de  loin,  sur  la 
hauteur,  des  habits  rouges  escarmoucher  avec  des  Cana- 


1  —  M.  de  Vaudreuil,  depuis  que  l'on  avait  dégarni  la  gau- 
che pour  renforcer  la  droite,  s'était  rapproché  du  pont  et 
avait  établi  ses  quartiers  à  peu  de  distance  du  retranchement 
appelé  '^  l'ouvrage  à  cornes  ",  qui  protégeait  la  tête  de  ce 
pont,  en  face  de  la  Pointe-aux-Lièvres. 

2  —  Nous  eaipruntons  la  plupart  de  ces  détails  sur  la  nuit 
qne  passa  Montcalm,  avant  la  bataille  des  Plaines  d'Abraham, 
au  Dialogue  in  hades,  dont  l'auteur  est  Johnstone  lui-même. 
C'est  un  témoin  de  première  valeur.  Il  ne  quitta  pas  Mont- 
calm de  la  nuit. 


MONTCALM  647 

diens  et  des  sauvages.  M.  de  Vaudreuil  sortait  en  ce 
moment  de  la  maison.  Montcalm  conféra  un  instant 
avec  lui  ;  puis  se  retournant  vers  Johnstone  :  '*  L'affaire 
est  sérieuse,  lui  dit-il.  Courez  ventre  à  terre  à  Beauport, 
ordonnez  à  Poulhariès  de  demeurer  au  ravin  avec  deux 
cents  hommes,  et  de  m'envoyer  sans  retard  tout  le  reste 
de  la  gauche  sur  les  Plaines  d'Abraham.  "  Et,  piquant 
des  deux,  il  galopa  vers  la  hauteur. 

Le  bataillon  de  Guyenne  y  était  déjà  rendu  entre  la 
ville  et  l'ennemi,  que  sa  présence  contenait.  C'était  le 
major-général  de  l'armée,  M.  de  Montreuil,  qui,  instruit 
de  la  présence  des  Anglais  sur  les  Plaines,  avait  ordonné 
à  ce  bataillon  de  marcher  ^. 

On  a  beaucoup  discuté  sur  la  question  de  savoir 
comment  il  se  faisait  que  ce  corps  ne  fût  pas  campé  sur 
les  hauteurs  en  avant  de  Québec,  comme  on  l'avait 
d'abord  décidé.  On  a  voulu  en  faire  peser  la  responsa- 
bilité, les  uns  sur  Bougainville,  les  autres  sur  Mont- 
calm. On  a  soutenu  que  le  bataillon  de  Guyenne, 
posté  sur  les  Plaines  d'Abraham  le  6  juillet,  en  avait 
été  retiré  subséquemment  à  l'insu  du  gouverneur  ; 
fausse  manœuvre  à  laquelle  Wolfe  dut  la  réussite  de 
sa  téméraire  entreprise.  Vaudreuil,  lui-même,  dans 
sa  lettre  du  5  octobre  1759  au  ministre  de  la  marine, 
dit  que  Guyenne  fut  retiré  le  12  septembre,  veille  de 
la  bataille.  Où  est  la  vérité  dans  tout  cela  ?  D'abord 
une  chose  nous  paraît  incontestable  :  c'est  que  M.  de 
Vaudreuil  lui-même  avait  ordonné,  le  6  septembre,  de 
ramener  Guyenne  des  Plaines  d'Abraham  au  camp.  Sa 
propre  lettre  de  ce  jour  à  Bougainville  l'établit  péremp- 

1  —  Journal  de  Lébis,  p.  207. 


648  MONTCALM 

tx)irement.  Nous  l'avons  citée  plus  haut.  Ce  n'est  donc 
pas  le  12  septembre  au  soir,  mais  le  6,  que  ce  bataillon 
fut  retiré  de  la  hauteur.  C'est  le  6  que  le  gouverneur 
écrivait  à  Bougain ville  :  "  Guyenne  est  rentré."  Lors- 
qu'il parle  du  12  au  ministre  de  la  marine,  il  est  évi- 
demment desservi  par  sa  mémoire. 

Faisons  un  pas  de  plus.  Si  l'on  en  croit  plusieurs 
témoignages  concordants,  Montcalm  voulait  renvoyer 
Guyenne  sur  les  hauteurs  ;  il  en  avait  même  donné 
l'ordre,  dont  l'exécution  aurait  été  suspendue  par  Vau- 
dreuil.  Johnstone  affirme  qiie,  dès  le  11  septembre,  le 
général  donna  instruction  à  Montreuil  de  faire  "  camper 
ce  batailloQ  sur  les  Plaines,  et  de  l'y  faire  rester  jus- 
qu'à nouvel  ordre.  ^  "  Et  Montbeillard  corrobore  indirec- 
tement cette  affirmation  quand  il  écrit  :  "  Par  quelle 
fatalité  le  régiment  de  Guyenne,  qu'on  avait  résolu  de 
faire  camper  sur  les  hauteurs  au-dessus  de  Québec, 
était- il  encore  (le  matin  du  IS  septembre)  dans  notre 
camp  ?"  2  Enfin,  M.  Récher,  le  curé  de  Québec,  dans 
son  journal,  écrit  cette  note  à  la  date  du  12  septembre  : 
"  Mercredi,  ordre  donné  par  M.  de  Montcalm  —  et 
ensuite  révoqué  par  M.  de  Vaudreuil,  disant  :  "  nous 
verrons  cela  demain  "  —  au  bataillon  de  Guyenne 
d'aller  camper  au  Foulon.  "  ^  D'aller  camper  au  Foulon  ! 
Si  cela  eût  été  fait,  la  hardie  tentative  de  Wolfe  pou- 
vait se  changer  en  désastre,  et  Québec  était  sauvé  ! 

1  —  A  dialogue  in  hades,  p.  36. 

2  —  Journal  de  Montcalm,  p.  610. 

3  —  M.  Jean-Félix-Récher,  curé  de  Québec,  et  son  journal, 
par  Mgr  Henri  Têtu  ;  Bulletin  des  Recherches  Historiques, 
1903,  vol.  9,  p.  139. — Le  témoignage  de  M.  Récher,  corro- 
bore absolument  celui  de  Johnstone. 


MONTCALM  649 

Mais  quelle  qu'en  fût  la  raison,  quelles  que  fus- 
sent les  personnes  responsables,  cela  n'avait  pas  été 
fait  ;  et  Wolfe  était  rendu  avec  ses  régiments  sur  les 
Plaines  d'Abraham.  Du  premier  coup  d'œil,  Montcalm 
put  se  convaincre  que  ce  n'était  pas  là  un  simple  déta- 
chement, et  qu'il  avait  devant  lui  au  moins  une  partie 
considérable  de  l'armée  anglaise. 

Après  avoir  surpris  le  poste  de  Vergor,  Wolfe  avait 
envoyé  les  compagnies  d'infanterie  légère  s'emparer  de 
la  batterie  de  Samos  ^,  dont  les  artilleurs  avertis  par  la 
fusillade  du  Foulon,  avait  ouvert  le  feu  contre  les 
bateaux  anglais.  Puis,  étant  allé  lui-même  reconnaître 
le  terrain,  il  avait  fait  marcher  ses  troupes  par  files 
jusqu'aux  Plaines  d'Abraham,  un  peu  en  avant  de 
l'ancien  terrain  des  courses.  Après  une  première  dis- 
position des  régiments  qu'il  avait  sous  la  main,  il  en 
avait  fait  une  seconde,  aussitôt  que  les  corps  restés  à 
bord  des  vaisseaux  et  celui  qu'il  avait  fait  traverser  du 
camp  de  Lévis,  eurent  été  arrivés.  L'armée  anglaise 
était  formée  sur  deux  lignes.  Elle  s'étendait  de  l'escar- 
pement, du  côté  du  fleuve,  jusque  vers  le  chemin  Ste- 
Foy.  Les  régiments  étaient  disposés  comme  suit,  de 
droite  à  gauche  :  Otway,  les  grenadiers  de  Louisbourg, 
Bragg,  Kennedy,  Lascelles,  les  Highlanders,  Anstruther. 
Sur  la  gauche,  à  la  hauteur  du  chemin  Ste-Foy,  Wolfe 
avait  placé  en  potence  le  régiment  d'Amherst  avec  les 


1  —  On  lit  dans  la  Relation  du  siège  de  Québec,  qui  fait  par- 
tie des  papiers  de  Bougainville  :  "  Le  même  jour,  (19  juillet), 
on  transporta  à  Samos,  à  trois  quarts  de  lieue  de  la  ville,  un 
mortier  et  quelques  canons  de  18."  (Doughty,  V,  p.  315).  Les 
Anglais  ont  appelé  cette  batterie,  dans  leurs  relations  :  the 
four  gun  hattery. 


650  MONTCALM 

deux  bataillons  du  Royal- Américain,  sous  le  commande- 
ment de  Townshend,  afin  de  protéger  le  flanc  de  son 
armée.  Le  régiment  de  Webb  formait  la  réserve  sous 
les  ordres  du  colonel  Burton.  Monckton  commandait  la 
droite,  Murray  le  centre,  et  Townshend  la  gauche. 

En  voyant  toutes  ces  troupes  déployées  devant  lui, 
à  travers  le  plateau,  au-delà  des  Buttes-à- Neveu,  ^ 
Montcalm  comprit  toute  la  gravité  de  la  situation. 
Wolfe  résolu  à  tout  risquer  pour  éviter  de  retourner  en 
Angleterre  avec  l'humiliation  d'un  échec,  avait  violenté 
la  fortune.  Et  il  avait  eu  ce  premier  bonheur  de  con- 
quérir presque  sans  effort  un  champ  de  bataille  long- 
temps désiré  par  lui.  Maintenant  il  était  là,  à  un  mille 
de  Québec  ;  ses  tirailleurs  faisaient  déjà  le  coup  de  feu 
avec  les  nôtres.  Quel  parti  prendre  ?  Montcalm  se 
voyait  débordé  par  une  succession  d'accidents  désas- 
treux. Etait-il  encore  maître  de  choisir  sa  manœuvre  ? 
On  pouvait  se  le  demander. 

En  partant  du  quartier-général  de  M.  de  Vaudreuil, 
il  avait  ordonné  de  faire  avancer  un  piquet  par  batail- 
lon et  600  hommes  de  Montréal.  En  même  temps  il 
mandait  à  M.  de  Senezergues  de  faire  suivre  le  gouver- 
nement des  Trois-Rivières  et  100  hommes  de  celui  de 
Québec.  Du  pont  de  bateaux,  il  dépêcha  encore  une 
ordonnance  pour  faire  marcher  La  Sarre,  Languedoc  et 
400  hommes  de  milice.  Quelques  instants  plus  tard 
une  autre  estafette  allait  porter  à  Béarn  un  ordre  ana- 
logue.    Et  bientôt  ce  bataillon,  déjà  en  route,  rencon- 


1  —  On  appelait  ainsi — d'après  un  sieur  Neveu  ou  Nepveu, 
qui  avait  eu  un  moulin  à  cet  endroit — les  ondulations  de 
terrain  entre  la  ville  et  le  coteau  où  sont  les  tours  Martello» 


MONTCALM  6S1 

trait  le  major-général  Montreuil  qui  s'en  allait  en  per- 
sonne faire  marcher  Koyal-Roussillon  et  d'autres  troupes, 
et  leur  faire  rejoindre  les  premiers  régiments  rendus  sur 
les  hauteurs  les  plus  près  de  la  ville.  ^ 

Presque  toutes  ces  troupes  étaient  celles  du  centre 
et  de  la  droite  du  camp  de  Beauport.  Mais  il  J  avait 
celles  de  la  gauche  qui  comptaient  parmi  nos  meilleures. 
Un  des  reproches  adressés  à  Montcalm  est  de  ne  pas 
les  avoir  fait  donner  ce  jour-là.  "  Le  sort  de  Québec 
dépendant  du  succès  de  la  bataille,  il  devait  réunir 
toutes  ses  forces,  il  était  donc  inutile  de  laisser  un  corps 
de  1500  hommes  à  notre  camp."  ^  Or  Montcalm  avait 
précisément  ordonné  de  le  faire  marcher.  Noiis  avons 
vu  plus  haut  qu'il  avait  dépêché  Johnstone  à  M.  de 
Poulhariès  pour  lui  enjoindre  d'envoyer  toute  la  gauche 
sur  les  Plaines,  moins  200  hommes.  Pourquoi  n'arri- 
vait-elle pas  ?  Si  l'on  en  croit  l'aide  de  camp,  voici  ce 
qui  s'était  passé.  Il  avait  trouvé  le  commandant  de 
Royal-Roussillon  au  ravin  de  Beauport  et  lui  avait  trans- 
mis l'ordre  du  général.  Puis  il  était  allé  donner  quel- 
ques instructions  aux  quartiers  occupés  par  Montcalm. 
Revenant  vers  M.  de  Poulhariès,  il  l'avait  rencon- 
tré accompagné  de  M.  de  Senezergues  et  de  M.  de  Lot- 
binière,  aide  de  camp  de  Vaudreuil.  Poulhariès  lui  fit 
répéter  l'ordre  de  Montcalm.  Johnstone  le  répéta,  ajou- 
tant qu'à  sa  place  il  marcherait  lui-même  sans  retard 
avec  toute  la  gauche.  Alors  le  lieutenant-colonel  de 
Royal-Roussillon  lui  montra  un  ordre  écrit,  signé  "Mon- 
treuil," que  Lotbinière  venait   de  lui  remettre  de  la 


1  —  Malartic,  p.  284. 

2  —  Journal  tenu  à  Varmée,  p.  67. 


652  MONTCALM 

part  de  Vaudreuil.  Cet  ordre  disait  que  "  pas  un  homme 
delà  gauche  ne  devait  bouger  du  camp."  Johnstone 
insista,  rappelant  que  2000  hommes  de  plus  pouvaient 
faire  une  énorme  différence  dans  la  bataille.  M.  de 
Senezergues  lui  conseillant  de  faire  marcher  lui-même  la 
gauche,  sous  sa  responsabilité,  l'aide  de  camp  répondit 
que,  chargé  de  transmettre  un  ordre,  il  ne  pouvait  aller 
au  delà,  ajoutant  que,  dans  la  position  de  M.  de  Senezer- 
gues, remplaçant  de  Lévis,  il  n'hésiterait  pas  à  agir. 
Puis,  les  voyant  irrésolus,  il  éperonna  son  cheval  et 
alla  rejoindre  Montcalm  sur  les  Plaines  ^.  Si  le  récit  de 
l'ofi&cier  jacobite  est  exact,  on  avait  là  une  preuve 
frappante  des  funestes  conséquences  qu'entraîne  la  divi- 
sion dans  le  commandement. 

Vers  neuf  heures  et  demie  du  matin  ^  tous  les  batail- 
lons et  les  milices  de  la  droite  et  du  centre  étaient  ren- 
dus sur  les  hauteurs.  Montcalm  pouvait  avoir  sous  la 
main  à  ce  moment  4,000  hommes.  ^  Mais  dans  ce  chif- 

1  —  Dialogue  in  hades,  p.  40. 

2— Malartic,  p.  284. 

3  —  Il  n'y  a  pas  sur  ce  point  d'état  officiel.  Le  Journal  tenu 
à  Varmée  dit  4,500  (p.  66)  ;  Bigot  dit  3,500  (Dussieux,  p.  402)  ; 
Malartic  dit  2,500  Cp.  285)  ;  Lévis  dit  3,500  (Journal,  p.  208)  ; 
Foligné  dit  :i,5C0  (Doughty  IV,  p.  205).  En  tenant  compte 
des  miliciens,  des  sauvages,  de  quelques  piquets  détachés  de 
la  garnison,  nous  croyons  que  le  chiffre  de  4,000  est  assez  près 
de  la  vérité. 

L'armée  avait  été  bien  diminuée  par  le  détachement  parti 
avec  Lévis  et  par  la  désertion.  "  L'armée  diminuait  tous  les 
jours  par  ces  désertions  ",  lisons-nous  dans  le  Journal  abrégé 
d^un  aide  de  camp  de  M.  le  marquis  de  Montcalm  ;  *'et  de  15,000 
hommes  qui  en  faisaient  la  force  à  l'entrée  de  la  campagne, 
elle  était  réduite  à  9,000  et  quelques  cents  hommes,  y  com- 
pris le  corps  de  M.  de  Bougainville  ".    (Doughty,  V,  p.  293)* 


MONTCALM  653 

fre  les  réguliers  ne  figuraient  que  pour  environ  2,000 
car  les  compagnies  de  grenadiers  et  plusieurs  piquets 
d'élite  étaient  avec  Bougainville.  Les  4,800  soldats  de 
Wolfe  au  contraire  étaient  tous  des  réguliers.  *  Pour 
suppléer  à  l'insuffisance  de  ses  forces,  Montcalm  voulut 
au  moins  avoir  de  son  côté  l'avantage  de  l'artillerie.  Il 
y  avait  dans  la  ville  de  Québec,  à  la  batterie  du  Palais, 
vingt-cinq  canons  de  cuivre,  pièces  de  campagne,  qui 
amenées  sur  la  hauteur  auraient  pu  infliger  à  Wolfe  des 
pertes  cruelles  et  changer  peut-être  le  sort  de  la  jour- 
née. Montcalm  les  fit  demander,  paraît-il  à  M.  de 
Ramezay,  commandant  de  la  ville  ^  qui  en  avait  déjà 
envoyé  trois.    Johnstone  arrivait  précisément  de  Beau- 


1  —  Knox  donne  le  chiô're  précis  de  4,816  hommes  (vol,  II, 
p.  70).  Et  il  s'appuie  sur  un  état  détaillé  et  oflBciel.  Faisant 
allusion  à  la  qualité  de  ses  soldats,  Wolfe  disait  dans  une  let- 
tre à  sa  mère,  datée  du  31  août  1759  :  *'  Le  marquis  de  Mont- 
calm est  à  la  tête  d'un  grand  nombre  de  mauvais  soldats  et 
moi  à  la  tête  d'un  petit  nombre  de  bons  soldats,  qui  ne  de- 
mandent rien  tant  que  de  se  mesurer  avec  lui  ;  mais  le  rieux 
rusé  évite  une  action,  parce  qu'il  n'est  pas  sûr  de  son  armée." 
Dans  cette  même  lettre  il  écrivait  :  "  Le  fait  que  je  vous 
écris  doit  vous  convaincre  que  nuls  maux  personnels  (autres 
que  la  défaite  et  le  désappointement)  ne  me  sont  survenus. 
L'ennemi  ne  risque  rien,  et  je  ne  puis  en  conscience  risquer 
toute  l'armée.  Mon  antagoniste  s'est  renfermé  sagement 
dans  des  retranchements  inaccessibles,  où  je  ne  puis  l'attein- 
dre sans  faire  verser  des  torrents  de  sang,  et  cela  peut-être 
en  pure  perte."     (Doughty,  VI,  p.  37). 

2  —  M.  de  Ramezay  venait  à  peine  de  reprendre  son  poste. 
Il  avait  été  malade  à  l'hôpital  pendant  près  d'un  mois.  M.  de 
Bernetz,  le  commandant  en  second,  l'avait  été  aussi  en 
même  temps.  Et,  à  tour  de  rôle,  les  chefs  de  bataillon  les 
avaient  remplacés  à  la  tête  de  la  garnison. 


654  MONTCALM 

port  à  ce  moment  ;  il  affirme  que  cet  officier  fit  répon- 
dre :  "  Je  ne  puis  en  envoyer  davantage,  ayant  une 
ville  à  défendre."  Si  tous  ces  détails  sont  vrais,  il  faut 
reconnaître  que  jamais  chef  d'armée  ne  fut  plus  mal 
obéi  que  Montcalm,  le  13  septembre  1759. 

En  l'absence  de  M.  Le  Mercier,  c'était  Montbeillard 
qui  commandait  l'artillerie.  Il  s'efforça  de  tirer  des  trois 
pièces  amenées  de  Québec  le  meilleur  parti  possible.  Il 
en  conduisit  deux  sur  notre  droite  pour  essayer  de 
débusquer  l'ennemi  d'une  maisoù  crénelée  occupée  par 
lui.  C'était  la  maison  d'un  nommé  Borgia.  Les  Cana- 
diens essayaient  d'en  déloger  les  Anglais.  A  la  fin  ils  y 
mirent  le  feu.  Montbeillard  faisait  tirer  l'autre  canon 
sur  un  des  régiments  de  Wolfe,  vers  le  centre  de  la 
ligne,  lorsqu'on  vint  lui  demander  des  munitions  pour 
Royal-Koussillon.  Il  y  courut  aussitôt,  et  rencontra 
Montcalm,  qui  lui  dit  :  "  Nous  ne  pouvons  éviter 
le  combat.  L'ennemi  se  retranche  ;  il  a  déjà  deux 
pièces  de  canon.  Si  nous  lui  donnons  le  temps  de 
s'établir,  nous  ne  pourrons  jamais  l'attaquer  avec  le  peu 
de  troupes  que  nous  avons.  "  Puis,  avec  un  accent 
d*anxiété  poignante  :  "  Est-il  possible  que  Bougainville 
n'entende  pas  cela,  "  s'écria- t-il.  Et  il  s'en  alla  donner 
des  ordres  dans  une  autre  direction. 

Au  moment  même  où  Montcalm  poussait  cette  excla- 
mation, Bougainville  ralliait  ses  détachements  pour 
marcher  sur  les  Plaines  d'Abraham.  Il  n'avait  appris 
que  vers  huit  heures  et  demie  ^  du  matin  la  surprise  du 


l  —  Dans  sa  lettre  à  Bourl arnaque  (18  septembre  1759),  il 
dit  huit  heures  ;  dans  sa  note  datée  du  camp  de  Lorette  (21 
septembre  1759),  il  dit  neuf  heures  (Doughty,  IV,  p.  137). 


MONTCALM  665 

Foulon.  ^  Durant  la  nuit  les  vaisseaux  anglais  étaient 
restés  à  la  hauteur  du  Cap-Kouge,  et  Bougainville 
n'avait  pas  soupçonné  que  des  berges  chargés  d'hommes 
s'en  étaient  détachées  dans  les  ténèbres  pour  descendre 
vers  Québec.  Leur  mouvement  avec  le  reflux,  sur  le 
matin,  n'avait  rien  d'insolite  ;  ils  faisaient  cette  manœu- 
vre d'allée  et  venue  tous  les  jours  ;  et  ses  postes  de- 
vaient l'avertir  si  une  descente  était  tentée.  Un  peu 
avant  sept  heures,  Vaudreuil  lui  avait  écrit  que  les 
ennemis  avaient  débarqué  au  Foulon.  Le  gouverneur 
semblait  à  ce  moment  peu  alarmé  :  "  Sitôt  que  je  sau- 
rai positivement  ce  dont  il  sera  question,  je  vous  en 
donnerai  avis,  ^  "  lui  disait-il.  Cette  lettre  dut  mettre 
une  heure  et  demie  à  atteindre  Bougainville,  et  elle 
n'était  pas  de  nature  à  lui  faire  croire  que  l'heure  de  la 
crise  suprême  avait  sonnée.  Cependant  il  ramassa 
aussi  promptement  qu'il  le  put  environ  neuf  cents  hom- 
mes et  prit  le  chemin  de  Québec.  En  tenant  compte 
de  toutes  les  circonstances,  nous  estimons  que  ce  corps 
du  Cap-Eouge  ne  put  guère  partir  avant  neuf  heures. 
Et,  à  travers  des  chemins  affreux,  ces  soldats,  fatigués 
d'avance  par  une  pénible  campagne,  pouvaient  difficile- 
ment franchir  les  sept  ou  huit  milles  qui  les  séparaient 
du  champ  de  bataille  en  beaucoup  moins  de  deux 
heures.  Ils  ne  pouvaient  donc  arriver  sur  les  Plaines 
d- Abraham  avant  onze  heures. 

Vaudreuil  a  prétendu,  après  coup,  qu'il  avait  envoyé 
à  Montcalm  un  billet  pour  lui  demander  d'attendre  que 


1  —  A  Dialogue  in  Jiades,  p.  42. 

2  —  Vaudreuil     à    Bougainville^    13    septembre     17§9 
Doughty,  IV,  p.  127. 


656  MONTCALM 

toutes  les  forces  eussent  été  réunies.  Rien  n'indique  dans 
les  relations  de  Johustone,  de  Montbeillard,  de  l'aide  de 
camp,  etc.,  que  Montcalm  ait  reçu  une  telle  communica- 
tion.   Quoiqu'il  en  soit,  il  espérait  sans  doute  que  Bou- 
gainville  avait  été  prévenu  plus  tôt,  et  il  comptait  sur  sa 
prochaine  entrée  en  scène.    Groupant  autour  de  lui  ses 
principaux  officiers  il  leur  demanda  leur  avis.    Si  nous 
devons  nous  en  rapporter  au  témoignage  de  Johnstone, 
tous  s'accordèrent  à  déclarer  qu'il  fallait  marcher  immé- 
diatement à  l'ennemi,  pour  plusieurs  raisons  capitales, 
entre  autres  :    parce   que  Wolfe   commençait  déjà  à  se 
retrancher  ;  qu'il  dessinait  un  mouvement  vers  la  vallée 
de  la  rivière  St-Charles,  menaçant  le  pont  de  bateaux 
et  l'ouvrage  à  cornes  ;  que  l'armée  anglaise  allait  deve- 
nir plus  forte  d'heure  en  heure  par  la  descente  de  nou- 
veaux régiments.    Après  avoir  écouté  en  silence,  Mont- 
calm leur  dit  alors  :  "  Ainsi  donc,  messieurs,  vous  êtes 
tous  d'opinion,   évidemment,  qu'il  faut  livrer  bataille. 
La  question  maintenant,  est  de  savoir  comment  il  faut 
charger  l'ennemi  ". — "  En  colonnes  ",  s'écria  aussitôt  M. 
de  Montreuil. — "  Mais  nous  n'avons  pas  de  grenadiers 
à  mettre  en  tête  ",   répliqua  Montcalm,  "  et  d'ailleurs, 
si  près  de  l'ennemi,  nous  serions  battus  avant  que  nos 
colonnes  fussent  formées.    Non,  puisque  nous  devons 
attaquer,  que  ce  soit  en  front  de  bandière  ^  ".  Ceci  étant 
dit,  les  officiers  regagnèrent  leurs  bataillons,  et  l'ins- 
tant d'après  les  tambours  battaient  la  charge. 

Montcalm  commit- il  en  ce  moment  l'erreur  de  sa  vie  ? 
Pouvait-il  attendre  sur  les  Plaines  l'arrivée  de  Bou- 
gainville  ?  Devait-il  refuser  la  bataille  sous  les  murs  de 

1  —  Johnstone,  p.  43. 


MONTCALM  65'7 

Québec,  faire  filer  l'armée  par  Lorette  et  Ste-Foy,  pour 
aller  faire  jonction  avec  le  corps  du  Cap- Rouge,  et  venir 
ensuite  attaquer  Wolfe  par  derrière,  en  le  plaçant  entre 
deux  feux,  celui  de  la  ville  et  celui  de  l'armée  fran- 
çaise ?  Question  difficile  à  trancher.  Les  hommes  du 
métier  ne  sont  point  d'avis  unanime.  On  nous  affirme 
que  le  feld-maréchal  Roberts,  après  avoir  examiné  le 
champ  de  bataille,  en  1908,  déclarait  que  Montcalm  ne 
pouvait  guère  agir  autrement  qu'il  n'a  fait,  le  13  sep- 
tembre 1769.  Le  colonel  Beatson,  un  militaire  distin- 
gué, a  justifié  Montcalm  des  attaques  dirigées  contre 
lui  ^  M.  de  Montreuil,  le  major-général  de  l'armée 
française,  écrivait  après  la  bataille  perdue  :  "  Si  M.  le 
marquis  de  Montcalm  avait  tardé  d'un  instant  à  mar- 
cher aux  ennemis,  ils  eussent  été  inattaquables  par  la 
position  favorable  dont  ils  allaient  s'emparer,  ayant 
même  commencé  des  retranchements  sur  leurs  der- 
rières... On  ne  manquera  pas  de  rendre  compte  verba- 
lement ou  par  écrit  qu'il  s'est  trop  précipité  pour  attaquer, 
qu'il  devait  attendre  le  secours  de  M.  de  Bougainville 
et  dispiiter  le  terrain  par  des  fusillades.  Tous  ces  moyens 
n'auraient  pas  empêché  l'ennemi  de  s'établir  sur  la  côte 
d'Abraham  dès  qu'on  lui  donnait  le  temps.^  "    D'autre 

1  —  Le  lieutenant-colonel  R.  L.  Beatson  est  l'auteur  de 
Notes  on  the  Plains  of  Abraham  (Grarrison  Library  Press, 
Gibraltar,  1858),  et  de  Naval  and  Military  Memoirs  of  Gréai 
Briiain,  from  1727  to  1783,  London,  1804). 

2 —  Montreuil  au  ministre  de  la  guerre,  22  septembre  1759  j 
Archives  du  ministère  de  la  guerre.  Il  est  vrai  que  Montreuil 
semble  se  contredire  dans  la  phrase  suivante  quand  il  dit 
que  Montcalm  n'était  pas  en  état  d'attaquer  les  ennemis  vu 
le  petit  nombre  de  son  armée. 
42 


658  MONTCALM 

part  l'auteur  du  Journal  tenu  à  Vannée  attaque  vio- 
lemment Montcalm  et  lui  reproche  une  série  de  fautes. 
M.  de  la  Pause  exprime,  de  son  côté,  l'opinion  que  ce 
général  commit  une  lourde  méprise  en  se  mettant  entre 
la  ville  et  l'armée  anglaise.  Malartic,  dans  une  note 
écrite  après  les  événements,  critique  ses  dispositions. 
Il  serait  fastidieux  d'énumérer  tous  ceux  qui  se  sont 
prononcés  pour  ou  contre.  Nous  n'entendons  point 
trancher  ce  débat,  reconnaissant  volontiers  notre  incom- 
pétence dans  une  matière  aussi  épineuse,  où  se  pro- 
duisent tant  de  témoignages  et  d'appréciations  contra- 
dictoires. Mais  nous  savons  une  chose  :  c'est  que  le 
succès  et  l'insuccès  exercent  une  extraordinaire  influen- 
ce sur  les  jugements  humains,  que  la  victoire  dissimule 
les  fautes  malgré  lesquelles  on  la  remporte,  tandis  que 
la  défaite  transforme  en  erreurs  des  plans  et  des  ma- 
nœuvres pourtant  judicieux  et  bien  conçus. 

Et  maintenant  hâtons-nous  de  terminer  le  récit  de 
cette  journée  douloureuse.  Il  était  environ  dix  heures. 
L'armée  française  était  rangée  en  bataille  en  avant  des 
Buttes-à-Neveu,  sur  le  sommet  de  la  déclivité  où  s'élève 
aujourd'hui  le  couvent  des  Franciscaines,  à  peu  près 
dans  l'alignement  des  tours  Martello.  Les  bataillons 
étaient  disposés  comme  suit  :  à  droite,  sur  la  hauteur 
où  l'hôpital  Jeffrey  Haie  est  maintenant  construit,  il  y 
avait  celui  de  la  Sarre,  puis  celui  de  Languedoc  ; 
au  centre,  Béarn  et  Guyenne  ;  à  gauche,  Koyal-Roussil- 
lon  et  des  milices.  Les  troupes  de  la  colonie  et  les  milices 
du  gouvernement  de  Québec  étaient  en  potence  à  la 
droite  du  bataillon  de  la  Sarre.  Elles  occupaient  des 
broussailles  dont  ce  terrain  était  rempli  et  avaient  en 
avant  d'elles  des  pelotons  pour  inquiéter  les  Anglais. 


MONTCALM  659 

Eoyal-Koussillon  avait  aussi  en  avant  de  lui  un  peloton 
de  Canadiens.  Et  plusieurs  autres  pelotons  de  milices 
étaient  répandus  de  distance  en  distance  en  avant  de 
tout  le  front  de  bataille.  ^  Montcalm  était  au  centre 
avec  M.  de  Montreuil  ;  M.  de  Senezergues,  brigadier 
et  lieutenant-colonel  de  la  Sarre,  commandait  la  droite, 
et  M.  de  Fontbonne,  lieutenant-colonel  de  Guyenne, 
commandait  la  gauche.  "  Toute  l'armée  paraissait 
attendre  avec  impatience  le  signal  pour  charger  l'en- 
nemi, et  le  demandait  avec  chaleur.  ^  " 

L'armée  anglaise  était  à  une  petite  distance,  sa  droite 
s'appuyant  à  l'éminence  où  se  trouve  maintenant  la 
prison  de  Québec,  et  sa  ligne  se  prolongeant  vers  le  che- 
min Ste-Foy,  entre  la  rue  de  Salaberry  et  l'avenue  des 
Erables.  Des  acclamations  éclatèrent  soudain  sur  le 
front  de  nos  troupes.  Montcalm  le  parcourait  sur  son 
cheval  noir,  tenant  son  épée  haute  dans  un  geste  entraî- 
nant, demandant  à  ses  soldats  s'ils  étaient  fatigués,  et  les 
exhortant  à  faire  leur  devoir  ^.  Quelques  instants  après, 

1  —  Journal  abrégé  d^un  aide  de  camp  de  M.  de  Montcalm^ 
(Doughty,  V.  296). 

2  —  Ibid. 

3  —  Malartic,  p.  284. — Un  milicien  de  1759,  du  nom  de 
Joseph  Trahan,  mort  très  vieux,  qui  aimait  à  raconter  les  inci- 
dents de  cette  bataille,  déclarait  qu'il  se  rappellerait  toujours 
l'attitude  de  Montcalm,  au  moment  d'engager  l'action.  *'  Il 
montait,  disait-il,  un  cheval  brun  ou  noir,  au  front  de  nos 
lignes,  tenant  haut  son  épée  comme  pour  nous  exciter  à  faire 
notre  devoir.  Il  portait  un  uniforme  à  larges  manches,  dont 
l'une,  rejetée  de  l'arme  qu'il  tenait,  découvrait  le  linge  blanc 
de  sa  manchette.  Quand  il  fut  blessé,  le  bruit  se  répandit 
qu'il  avait  été  tué,  une  panique  s'ensuivit.*'  {Le  régiment  des 
Montagnards  écossais^  par  J.  M.  Lemoine  j  Revue  Canadienne, 
vol.  IV,  1867,  p.  856). 


660  MONTCALM 

toute  l'armée  française  s'ébranla,  les  bataillons  au  centre, 
les  Canadiens  et  les  sauvages  sur  les  ailes.  Elle  s'élança 
vers  l'ennemi  avec  une  grande  impétuosité.  Mais  bien- 
tôt les  inégalités  'du  terrain  occasionnèrent  quelque  flot- 
tement. Au  bout  de  cent  pas  environ,  les  Canadiens  in- 
corporés dans  les  bataillons,  qui  formaient  le  deuxième 
rang,  et  les  soldats  du  troisième  firent  feu  sans  aucun 
ordre,  et  mirent  ventre  à  terre  pour  recharger.  Ceci  aug- 
menta la  confusion.  Cependant  nos  lignes  continuaient  à 
avancer  pendant  que  les  Anglais  faisaient  eux  aussi 
un  mouvement  en  avant,  mais  sans  tirer  un  seul 
coup.  Wolfe  leur  avait  commandé  de  réserver  leur 
feu  et  de  mettre  deux  balles  dans  leurs  fusils.  Ce 
n'est  que  lorsque  les  Français  furent  à  environ  qua- 
rante verges  des  régiments  ennemis  que  ceux-ci  reçu- 
rent l'ordre  de  tirer.  Un  immense  éclair  jaillit  de  la 
ligne  anglaise,  et  un  nuage  de  fumée  rougeâtre  l'enve- 
loppa. Cette  décharge  à  si  courte  distance  produisit 
sur  nos  troupes  un  effet  meurtrier.  Presque  chaque 
balle  avait  porté.  Les  régiments  du  centre,  surtout, 
avaient  tiré  avec  tant  de  précision  et  d'ensemble  qu'on 
eût  dit  un  coup  de  canon.  Lorsque  la  fumée  se  dissipa, 
les  officiers  anglais  purent  voir  d'un  seul  coup  d'oeil 
qu'ils  avaient  bataille  gagnée.  Nos  lignes  étaient  rom- 
pues et  nos  bataillons  en  désordre  ;  le  sol  était  jonché 
de  cadavres.  A  ce  moment  décisif,  Wolfe  ordonna  aux 
grenadiers  de  Louisbourg  et  au  régiment  de  Bragg  une 
charge  à  la  baïonnette.  Les  Highlanders  et  tous  les 
autres  corps  chargèrent  presque  aussitôt.  Décimées  et 
foudroyées  par  l'effroyable  feu  qui  les  avaient  assail- 
lies, nos  troupes  n'étaient  plus  en  état  de  soutenir  le 
choc  de  ces  régiments  admirablement  disciplinés.  •  De 


MONTCALM  661 

tous  côtés,  elles  plièrent  dans  une  affreuse  confusion, 
et  bientôt  ce  fut  une  déroute  complète.  En  vain,  Mont- 
calm,  Senezergues,  tous  nos  officiers  supérieurs  s'effor- 
cèrent-ils de  les  rallier.  L'armée  qui  avait  remporté  tant 
de  victoires,  les  soldats  de  Chouaguen,  du  fort  George, 
de  Carillon  et  de  Montmorency,  avaient  senti  passer 
sur  eux  le  souffle  glacé  de  la  défaite.  Dans  les  desseins 
providentiels,  l'heure  avait  sonné  qui  devait  transfor- 
mer l'orientation  de  la  Nouvelle- France.  En  quinze  mi- 
nutes la  bataille  des  Plaines  d'Abraham  fut  livrée  et 
perdue  \ 

Au  commencement  de  l'action,  Wolfe  avait  reçu  une 
blessure  au  poignet.  Quelques  instants  après  il  était 
blessé  dans  l'aine.  Et  au  moment  où  il  chargeait  à  la 
tête  du  régiment  de  Bragg  et  des  grenadiers  de  Louis- 
bourg,  une  troisième  balle  lui  traversait  les  poumons. 
Il  se  fit  porter  en  arrière  pour  que  ses  soldats  ne  le  vis- 
sent pas  mortellement  atteint.  On  voulut  envoyer  cher- 
cher un  chirurgien.  "  Non,  répondit-il,  c'en  est  fini 
de  moi."  A  ce  moment  quelqu'un  cria  :  "  Ils  fuient." — 
"  Quels  sont  ceux  qui  fuient  ?  "  demanda  le  général 
mourant. — "  Les  ennemis,  lui  dit-on  ;  ils  sont  en  pleine 
déroute." — "  Allez  dire  au  colonel  Burton,  commauda- 
t-il  aussitôt,  de  se  porter  avec  le  régiment  de  Webb  sur 
la  rivière  Saint- Charles  pour  couper  aux  fuyards  la 
retraite  par  le  pont."  Puis,  se  retournant  sur  le  côté: 
"  Maintenant,  murmura-t-il,  ^  Dieu  soit  loué,  je  vais 

1  —  Journal  of  afrench  officer^  Doughty,  IV,  p.  256  ;  Johns- 

tone,  p.  44 Nous  parlons  ici  de  la  bataille  elle-même,  de  la  . 

rencontre  et  du  choc  des  deux  armées,  non  des  préliminaires. , 

2  — Knox,  II,  p.  79. 


662  MONTCALM 

mourir  en  paix."    Et  son  âme  s'exhala  dans  ce  cri  de 
triomphe. 

Pendant  ce  temps  le  carnage  continuait.  Nos  infor- 
tunés soldats  avaient  été  poursuivis  jusqu'aux  portes  de 
la  Ville.  Plusieurs  d'entre  eux  pénétrèrent  dans  ses  murs. 
La  plupart  gagnèrent  la  vallée  de  la  rivière  Saint- 
Charles,  par  la  côte  d'Abraham,  pour  traverser  le  pont 
de  bateaux  et  trouver  refuge  derrière  l'ouvrage  à  cornes. 
Les  Anglais  essayèrent  de  leur  couper  la  retraite.  Les 
Highlanders  s'avancèrent  dans  ce  but  jusque  sur  le 
coteau  Sainte-Geneviève.  Mais  là  un  feu  terrible  les 
arrêta.  Une  troupe  de  tirailleurs  canadiens  —  John- 
stone  dit  qu'ils  étaient  deux  cents,  et  Bigot  huit  ou  neuf 
cents  —  avaient  été  ralliés  ^  et  s'étaient  postés  dans 
quelques  bouquets  d'arbres,  en  cet  endroit.  Ils  dé- 
ployèrent la  plus  grande  valeur  et  firent  mordre  la 
poussière  à  un  grand  nombre  de  montagnards.  Ceux- 
ci,  se  voyant  assaillis  avec  tant  de  vigueur,  durent 
battre  en  retraite.  Mais,  renforcés  par  le  régiment 
d'Anstruther  et  le  deuxième  bataillon  du  Royal- Amé- 
ricain, ils  revinrent  à  la  charge  et  réussirent  à  déloger  les 
Canadiens.  Cependant  ces  derniers,  en  retraitant,  conti- 
nuèrent à  faire  face  à  l'ennemi  disputant  le  terrain  pouce 
à  pouce,  jusqu'au  pied  de  la  côte  d'Abraham,  à  l'endroit 
où  il  y  avait  une  boulangerie.  La  plupart  de  ces  braves . 
payèrent  de  leur  vie  leur  héroïque  dévouement,qui  sauva 
les  débris  de  notre  armée.  Leur  intrépide  conduite  fit  bril- 


1  —  D'après  Malartic  et  M.  de  Vaudreuil  lui-même,  c'était 
celui-ci  qui  les  avait  ralliés.  Il  s'était  tenu  à  l'ouvrage  à  cornes 
pendant  la  matinée,  et  il  n'était  venu  vers  les  hauteurs  qu'au 
moment  de  la  déroute. 


MONTCALM  663 

ler  un  rayon  de  gloire  sur  cette  funeste  journée  des 
Plaines  d'Abraham.  ^ 

Presqu'en  ligne  avec  la  boulangerie  que  nous  venons 
de  mentionner,  en  gagnant  la  rivière  Saint-Charles,  il  y 
avait  un  moulin.  Les  bataillons  de  Guyenne,  de  Lan- 
guedoc et  de  Béarn  parvinrent  à  s'y  former,  pour  lais- 
ser passer  sur  le  pont  les  milices  de  Québec,  de  Mont- 
réal et  des  Trois-Bivières.  Puis  ils  le  franchirent  à  leur 
tour,  ayant  été  remplacés  par  la  Sarre  et  Boyal-Roussil- 
lon.  Enfin  ceux-ci  passèrent  les  derniers,  et  allèrent  se 
former  au-  delà  de  la  rivière  Saint-Charles.  Il  n'était 
que  midi.  ^  Et  cependant,  durant  les  quelques  quarts 
d'heures  qui  venaient  de  s'écouler,  la  moitié  d'un  conti- 
nent avait  vu  changer  ses  destins. 

Mais  où  était  Montcalm,  le  chef  vaillant  de  cette 
armée  dont  jusqu'à  ce  jour  il  avait  été  l'âme,  l'orgueil 
et  l'espoir  ?  Hélas  1  il  ne  se  trouvait  plus  au  milieu  de 
ses  fidèles  bataillons.  Au  moment  du  désastre,  lorsqu'il 
s'efforçait  d'enrayer  la  déroute,  il  avait  été,  comme  son 
rival,  atteint  d'une  blessure  mortelle,  et  avait  trouvé 
refuge  dans  Québec,  où  il  gisait  sanglant,  le  front  déjà 
voilé  des  ombres  de  la  mort. 


1  —  A  consulter  sur  cet  épisode,  Johnstone  (p.  44),  et  Fra- 
ser, p.  23. 

2—  Malartic,  p.  386. 


CHAPITRE   XIX 


Montcalm  blessé  à  mort Son  entrée  tragique  à  Québec 

Arnoux  lui  annonce  sa  fin  prochaine Fermeté  de  Mont- 
calm— Au  quartier  général Confusion  et  panique Un 

conseil  de  guerre Les  mouvements  de  Bougainville 

Vaudreuil  écrit  à  Montcalm Les  derniers  instants  du 

général — Ses  funérailles. — Scène  lugubre. —  Une  heure 
sombre  pour  la  patrie.  —  L'armée  et  le  peuple  pleurent 
Montcalm — Son  oraison  funèbre  par  Vaudreuil.  —  Une 

diatribe Les  derniers  jours  de  la  Nouvelle  France 

Montcalm  et  la  postérité. 

En  s'efforçant  de  rallier  ses  troupes,  Montcalm  avait 
reçu  deux  blessures,  dont  l'une  était  fatale  ^.  Voyant 
que  la  bataille  était  absolument  perdue,  et  se  sentant 
mortellement  atteint,  il  se  fit  soutenir  sur  son  cheval 
par  trois  soldats  et  parvint  à  gagner  la  ville,  où  il  péné- 
tra par  la  porte  Saint-Louis,  en  même  temps  que  Mont- 
beillard  et  un  flot  d'hommes  de  tous  les  corps  échappés 
à  la  poursuite  de  l'ennemi  2.  La  terreur  et  la  désolation 
régnaient  dans  Québec,  où  les  fuyards  avaient  apporté 
les  désastreuses  nouvelles  du  champ  de  bataille.  Mais, 
à  la  vue  de  Montcalm,  qui,  les  habits  souillés  de  sang, 
et  affaissé  sur  son  cheval  noir,  descendait  lentement  la 
rue  St-Louis,  appuyé  sur  ses  soldats  dont  la  conteuance 

1  —  Il  avait  été  blessé  à  la  cuisse  et  au  bas-ventre,  d'après 
Malartic.  Bigot  prétend  qu'une  balle  lui  avait  traversé  les 
reins. 

2 — Journal  de  Mo Jitcalm,  614. 


666  MONTCALM 

indiquait  le  désespoir  ;  devant  ce  groupe  tragique  où 
s'accusait,  dans  un  poignant  relief,  toute  la  profondeur 
et  toute  rhorreur  de  la  défaite,  des  cris  de  douleur  et 
de  consternation  éclatèrent  de  toutes  parts.  —  "  Oh, 
mon  Dieu  !  mon  Dieu  !  Le  marquis  est  tué  !  "  répétaient 
en  pleurant  les  femmes  qui  se  pressaient  sur  le  passage 
du  lugubre  cortège.  En  entendant  ces  exclamations  et 
ces  gémissements,  le  général  se  redressa  ;  et,  domptant 
un  moment  ses  souffrances,  il  essaya,  avec  sa  courtoisie 
habituelle,  de  rassurer  celles  qui  les  proféraient. — "  Ce 
n'est  rien  !  ce  n'est  rien  !  leur  dit-il.  Ne  vous  affligez 
pas  pour  moi,  mes  bonnes  amies  ^"  ! 

On  le  conduisit  dans  la  maison  de  M.  André  Arnoux^ 
le  chirurgien  du  Roi,  qui  était  à  l'armée  du  lac  Cham- 
plain  avec  Bourlamaque  ^.  Ce  fut  Arnoux  le  jeune, 
frère  d'André,  qui  examina  et  pansa  ses  blessures. 
Montcalm  voulut  savoir  quel  était  son  verdict  médi- 
cal. Et  Arnoux  ne  put  éviter  de  lui  déclarer  que  la 
mort  était  proche.    Le  général  accueillit  cette  annonce 


1  — Tous  ces  détails  sont  empruntés  à  l'opuscule  du  lieute- 
nant colonel  Beatson,  Notes  on  ihe  Plains  of  Abraham.  Une 
vieille  dame,  témoin  oculaire  de  cette  scène, — elle  avait  alors 
dix  huit  ans — l'avait  plus  d'une  fois  racontée  à  l'honorable 
John  Malcolm  Fraser,  petit  fils  de  l'un  des  officiers  de  Wolfe* 
M.  Fraser  avait  communiqué  cette  intéressante  information 
à  M.  Faribault,  qui,  à  son  tour,  en  avait  fait  part  au  lieute- 
nant-colonel Beatson. 

2  —  Cette  maison  d'Arnoux  était  située  dans  la  rue  8t-Louis. 
Nous  inclinons  à  croire  qu'elle  occupait  le  site  de  la  grande 
maison  en  pierre  qui  porte  le  numéro  59,  et  qui  sert  depuis 
longtemps  de  résidence  à  des  officiers  de  la  garnison.  (Voir 
à  ce  sujet  l'intéressante  étude  de  M.  P.  B.  Casgrain  dans  le 
Bulletin  des  recherches  historiques^  vol.  9,  p.  3). 


MONTCALM  667 

avec  une  sérénité  et  une  fermeté  d'âme  admirables. — 
"  Combien  d'heures  ai-je  encore  à  vivre,  demanda-t-il  ; 
dites-moi  la  vérité  comme  un  ami  sincère  ".  Le  chirur- 
gien répondit  que  le  blessé  ne  pourrait  se  prolonger 
beaucoup  au-delà  de  trois  heures  du  matin.  Une  rela- 
tion contemporaine  prétend  que  Montcalm  s'écria  alors  : 
"  Tant  mieux,  je  ne  verrai  pas  les  Anglais  dans  Qué- 
bec ^  ".  Et  immédiatement,  il  prit  ses  dispositions  pour 
mettre  ordre  à  ses  affaires  et  se  préparer  à  bien  mou- 
rir. 

Pendant  ce  temps  tout  était  confusion  au  quartier 
général,  derrière  l'ouvrage  à  cornes.  Johnstone  rap- 
porte qu'au  premier  moment  il  y  régnait  une  telle  pani- 
que qu'on  fut  bien  près  de  couper  le  pont  de  communi- 
cation avant  que  tous  les  corps  eussent  repassé  la  rivière. 
Il  prétend  même  que,  ddns  la  consternation  où  l'on 
était  plongé,  on  songea  à  capituler  immédiatement  pour 
toute  la  colonie  ;  et  il  nomme  deux  oÊ&ciers  qui  en 
firent  hautement  la  proposition  à  M.  de  Vaudreuil. 
Nous  devons  dire  ici  que  les  documents  ne  nous  sem- 
blent pas  indiquer  une  telle  disposition  chez  ce  dernier. 
Il  convoqua  un  conseil  de  guerre  composé  de  lui-même, 
de  l'intendant  et  de  tous  les  chefs  de  corps.  Hélas  ! 
parmi  ceux-ci,  plusieurs  manquaient  à  l'appel.  Le  briga- 
dier de  Senezergu es  était  mortellement  blessé  et  prison- 
nier 2  ;  M.  de  Fontbonne,  lieutenant-colonel  de  Guyenne 
était  tué  ;  M.  de  Privas,  lieutenant-colonel  de  Langue- 

1  —  Knox,  II,  p.  79. 

2  — M.  de  Senezergues,  était  resté  sur  le  champ  de  bataille. 
Les  Anglais  le  tirent  transporter  à  bord  d'un  vaisseau  où  il 
mourut  le  lendemain.  {Townshend' s  Journal)  Doughty,  IV, 
p.  269). 


668  MONTCALM 

doc,  avait  reçu  une  dangereuse  blessure.  ^  Les  ofi&ciers 
réunis  pour  délibérer  avec  MM.  de  Vaudreuil  et  Bigot 
étaient  MM.  Dalquier,  de  Poulhariès,  Pontleroy,  Du- 
mas, et  MM.  Duparquet,  de  Manne  ville,  et  Duchat, 
qui,  en  leur  qualité  de  plus  anciens  capitaines,  rempla- 
çaient les  commandants  de  la  Sarre,  Guyenne  et  Lan- 
guedoc. M.  de  Vaudreuil  proposa  de  considérer  s'il 
n'y  avait  pas  moyen  d'attaquer  de  nouveau  l'ennemi. 
M.  de  Bougainville  avait  donné  avis  qu'il  était  sur  le 
chemin  de  Sainte-Foy  oii  il  attendait  le  résultat  de  la 
délibération. 

Il  était  arrivé  à  Sillery  vers  onze  heures  ;  et,  laissant 
une  centaine  de  ses  soldats  escarmoucher  avec  des  com- 
pagnies de  l'infanterie  légère  anglaise  postées  dans  une 
maison,  il  avait  paru  sur  les  derrières  de  l'armée  enne- 
mie, au  moment  où  la  déroute  de  nos  troupes  était  com- 
plète^. Ne  pouvant  songer  à  engager  seul  une  action 
avec  l'armée  anglaise  victorieuse,  il  retraita  donc  vers 


1  —  Les  Anglais  avaient  aussi  subi  des  pertes  cruelles. 
Wolfe  était  mortet  Monckton  grièvement  blessé.  (Lecomman- 
dem^^nt  avait  passé  à  Townshend).  L'ennemi  avait  658  hom- 
mes tués  ou  blessés,  parmi  lesquels  15  capitaines  et  32  lieu- 
tenants. D'après  M.  de  Vaudreuil,  les  pertes  des  Français 
étaient  à  peu  près  égales. 

2  —  "J'y  marchai  aussitôt,  mais  quand  j'arrivai  à  portée  de 
combattre,  notre  armée  était  battue  et  en  déroute.  Toute 
l'armée  anglaise  s'avança  pour  m'attaquer.  Je  fis  ma  retraite 
devant  elle,  et  me  portai  de  façon  à  couvrir  la  retraite  de 
notre  armée  ".  {Noie  de  Bougainville,  dictée  à  Lorette,  le  21 
septembre  1759) Townshend  a  déclaré  aussi  dans  son  Jour- 
nal que  Bougainville  arriva  après  la  déroute  de  notre  armée. 
(Doughty,  IV,  p.  270). 


MONTCALM  '669 

le  chemin  et  la  paroisse  de  Ste-Foy  et  attendit  des 
ordres. 

D'après  certaines  relations,  M.  de  Vaudreuil  aurait 
envoyé  demander  à  Montcalm  son  avis.  Et  celui-ci 
aurait  répondu  qu'il  y  avait  trois  partis  à  prendre  :  atta- 
quer une  seconde  fois  l'ennemi  ;  se  retirer  à  Jacques- 
Cartier  ;  ou  capituler  pour  la  colonie  \  Cependant 
aucun  document  authentique  ne  nous  donne  la  teneur 
exacte  de  cette  réponse  que  Montcalm  aurait  faite. 

Si  l'on  en  croit  MM.  de  Vaudreuil  et  Bigot,  ils  opi- 
nèrent tous  deux,  dans  le  conseil,  pour  une  seconde 
bataille.  Mais  les  officiers  furent  tous  d'opinion  que 
"la  faiblesse  de  l'armée,  la  dispersion,  le  harassement, 
la  supériorité  de  l'ennemi,  l'insécurité  d'un  camp  non 
protégé,  l'éloignement  des  approvisionnements,  le  dan- 
ger des  communications  coupées,  obligeaient  les  troupes 
à  se  replier  sur  la  rivière  Jacques-Cartier,  où  se  trou- 
vait l'unique  dépôt  de  vivres  ^  ".  A  quatre  heures  et 
demie  de  l'après-midi,  M.  de  Vaudreuil  écrivait  à  Lévis 
pour  l'informer  des  tristes  événements  de  la  journée, 
lui  communiquer  la  résolution  du  conseil  de  guerre,  et 
lui  demander  de  venir  en  toute  hâte  se  mettre  à  la  tête 
des  troupes. 

Il  avait  été  décidé  que  l'armée  quitterait  le  camp  à 
neuf  heures  du  soir.  Ce  mouvement  eut  lieu  dans  les 
plus  déplorables  conditions.  On  abandonnait  les  tentes 
et  les  équipages,  des  vivres   pour  dix  jours,  l'artillerie. 


1  —  Journal  tenu  à  V armée,  p.  69. 

2 —  Copie  du  conseil  de  guerre,  tenu  le  13  septembre  chez  M. 
de  Vaudreuil;  collection  Moreau  Saint-Méry,  Canada,  vol. 
XIII  F.  •   • 


670  MONTCALM 

une  grande  quantité  de  munitions.  La  retraite  prit 
bientôt  les  apparences  d'une  déroute  ;  les  divisions  se 
mêlèrent,  tout  ordre  et  toute  discipline  disparurent. 
Quand  l'armée  atteignit  le  lendemain  la  Pointe-aux- 
Trembles,  elle  n'était  plus  qu'un  peloton  confus  et  mêlé 
des  cinq  bataillons  et  des  Canadiens  des  trois  gouver- 
nements ^.  Cette  déplorable  retraite,  qui  provoqua  l'in- 
dignation de  Lévis,  fut  universellement  blâmée.  La 
perte  de  la  bataille  des  Plaines  ne  justifiait  aucunement 
une  pareille  débandade.  Protégée  par  la  rivière  St- 
Charles  et  par  l'ouvrage  à  cornes,  l'armée  pouvait 
attendre  dans  ses  retranchements  de  Beauport,  et  se 
déterminer  d'après  les  mouvements  de  l'ennemi.  Il 
aurait  toujours  été  temps  de  faire  sa  retraite  sur 
Lorette,  en  bon  ordre,  le  lendemain  ou  les  jours  sui- 
vants, par  le  chemin  de  Montmorency  à  Charlesbourg  et 
les  chemins  de  traverse. 

Avant  le  départ  de  l'armée,  M.  de  Vaudreuil  écrivit 
à  Montcalm,  à  six  heures  du  soir:  "  Je  ne  puis  assez 
vous  réitérer,  combien  je  suis  vivement  peiné  de  vos 
blessures;  je  me  flatte  que  vous  en  guérirez  dans  peu, 
et  que  vous  êtes  bien  convaincu  que  personne  n'y  prend 
plus  d'intérêt  que  moi  pour  l'attachement  que  je  vous 
ai  voué  de  tous  les  temps.  J'aurais  fort  souhaité  enta- 
mer dès  aujourd'hui  une  nouvelle  affaire  avec  l'ennemi, 
mais  tous  les  commandants  des  corps  m'en  ont  repré- 
senté l'impossibilité,  eu  égard  à  la  position  avantageuse 
des  Anglais,  à  la  diminution  et  au  découragement  de 
l'armée,  et  qu'il  n'y  avait  pas  à  différer  notre  retraite. 


1  —  A   dialogue  in   ha  des  j   p    52. —  Journal   de   Montcalnif 
p.  616. 


MONTCALM  671 

L'opinion  de  ces  messieurs  se  trouvant  appuyée  de  la 
vôtre  \  je  consens,  quoique  avec  douleur,  par  Tenvie 
que  j'ai  de  me  soutenir  dans  la  colonie  à  quelque  prix 
que  ce  soit,  d'autant  mieux  que  ce  n'est  qu'en  prenant 
ce  parti  que  je  puis  me  servir  des  uniques  et  faibles 
ressources  quinous  restent  pour  la  subsistance  de  l'armée. 
Je  joins  ici,  Monsieur,  la  lettre  que  j'écris  d'après  cela 
à  M.  de  Eamezay  avec  l'instruction  que  je  lui  adresse, 
contenant  les  articles  de  la  capitulation  qu'il  doit  deman- 
der à  l'ennemi.  Vous  verrez  qu'ils  sont  les  mêmes  dont 
j'étais  convenu  avec  vous.  Ayez  la  bonté  de  lui  faire 
tenir  le  tout  après  que  vous  l'aurez  lu  ;  ménagez-vous, 
je  vous  prie,  ne  pensez  qu'à  votre  guérison."  Ce  fut 
Marcel,  aide  de  camp  et  secrétaire  de  Montcalm,  qui 
répondit  à  cette  lettre  du  gouverneur  par  le  billet  sui- 
vant :  "  Monsieur  le  marquis  de  Montcalm,  sensible  à 
vos  attentions,  me  charge  d'avoir  l'honneur  de  vous 
écrire  qu'il  approuve  tout  ;  je  lui  ai  lu  votre  lettre,  et 
le  modèle  de  capitulation  que  j'ai  remis  à  M.  de  Eame- 
zay, suivant  vos  intentions,  avec  la  lettre  que  vous  lui 
écrivez  à  cette  occasion."  Puis  le  fidèle  secrétaire  ajou- 
tait en  post-scriptum  :  "  Monsieur  le  marquis  de  Mont- 
calm ne  va  guère  mieux  ;  cependant  il  a  le  pouls  un 
peu  meilleur  à  dix  heures  du  soir."  ^ 

Après  avoir  dicté  sa  réponse  à  la  dernière  communica- 
tion de  Vaudreuil,  l'illustre  blessé  ne  voulut  plus  faire 


1  —  Encore  une  fois  nous  tenons  à  faire  observer  que  l'on 
n'a  pas  la  teneur  précise  de  cette  opinion  exprimée  par  M.  de 
Montcalm.  Et  il  ne  faut  pas  oublier  que  le  général  était  mou- 
rant. 

2  —  Moreau  Saint-Méry,  Canada,  vol.  XIII,  F. 


672  MONTCALM 

aucun  acte  relatif  à  son  commandement.  ^  On  rap- 
porte qu'à  une  demande  d'instructions  de  M.  de  Rame- 
zay,  il  répondit  :  "  Je  n'ai  plus  d'ordre  à  donner  ;  j'ai  à 
m'occuper  d'afifaires  plus  importantes,  et  le  temps  qui 
me  reste  est  court."  Il  aurait  aussi  ajouté  :  "  Je  meurs 
content;  je  laisse  les  affaires  du  roi  mon  maître  entre 
bonnes  mains  ;  j'ai  toujours  eu  une  haute  opinion  de 
M.  deLévis."2 

Son  secrétaire,  Marcel,  resta  auprès  de  lui  jusqu'à  la 
fin.  Montcalm  lui  communiqua  ses  volontés  dernières. 
Il  voulait  que  tous  ses  papiers  fussent  remis  à  M.  de 
Lévis,  de  même  qu'un  écrit  contenant  ses  intentions, 
qu'il  avait  déposé  chez  M.  de  la  Rochette,  trésorier  de 
la  marine  ^.  Pendant  qu'il  s'occupait  de  ces  soins,  sa 
pensée  dut  s'envoler  vers  son  cher  Candiac,  vers  la 
mère,  l'épouse,  les  enfants,  tous  les  êtres  aimés  qu'il  ne 
reverrait  plus  qu'au  delà  du  tombeau,  dans  l'éternelle 
patrie  des  âmes  *.     La  foi  profonde  qui  l'animait  vint 

1  —  Il  avait  écrit  auparavant  à  Townshend  au  sujet  de  l'exé- 
cution du  cartel  d'échange  pour  les  prisonniers,  ce  qu'il 
ne  faut  pas  confondre  avec  une  autre  lettre  qu'on  lui  attri- 
bue, dans  laquelle  il  aurait  invoqué  la  clémence  du  vainqueur 
pour  les  vaincus,  spécialement  pour  les  Canadiens  donc  il 
aurait  dit:  ''  Je  fus  leur  père,  soyez  leur  protecteur  ".  Nous 
croyons  que  cette  lettre  est  apocryphe.  Nous  avons  donné 
au  long  nos  raisons  d'être  sceptique,  dans  lu  Nouvelle-France 
du  mois  de  septembre  1901,  p.  409. 

2  —  Ces  paroles  de  Montcalm  mourant  sont  rapportées  les 
unes  par  Johnstone  (p.  46),  les  autres  par  Koox  (II,  p.  79). 

3  —  Lettre  de  Marcel  à  M.  de  Lévis,  14  septembre  1759; 
Lettres  du  marquis  de  Montcalm,  p.  5-'9. 

4  —  Outre  sa  mère  et  sa  femme,  Montcalm  laissait  deuxtils 
et  trois  filles.  Nous  avons  vu  que  l'une  de  celles  ci  avait 
épousé  M.  d'Espinousse  de  Coriolis  ;  les  deux  autres  épousé- 


MONTCALM  673 

adoucir  ses  derniers  instants,  et  le  fortifier  au  moment 
suprême.  Il  reçut  le  viatique  et  l'extrême-onction  avec 
une  piété  très  vive.  Et  à  cinq  heure3  du  matin,  le  14 
septembre  1759,  il  expirait  comme  un  héros  chrétien, 
qui  croit  aux  promesses  de  l'immortalité.  Une  fois  de 
plus  s'était  vérifiée  la  parole  que  nous  citions  au  début 
de  cet  ouvrage  :  "La  guerre  est  le  tombeau  des  Mont- 
calm". 


rent,  l'une  un  Doria,  de  la  famille  Doria,  de  Gênes,  l'autre  le 
vicomte  de  Damas.  Le  cadet  de  ses  fils  était  chevalier  de 
Malte.  L'aîné,  Louis-Jean-Pierre-Marie,  épousa,  Jeanne-Marie 
de  Lévis,  nièce  du  chevalier.  Il  devint  maréchal  de  camp  et 
fut  député  de  la  noblesse  de  Carcassonne  aux  Etats-Géné- 
raux en  1789. 

"  En  1790,  au  moment  où  l'Assemblée  nationale  mettait  en 
question  la  suppression  des  pensions  accordées  par  le  Roi, 
M.  de  Noailles  réclama  une  exception  en  faveur  de  la  famille 
de  Montcalm  :  "  Ses  services,  dit  il,  ont  fait  connaître  son 
nom  dans  les  deux  mondes  ;  sa  valeur  et  ses  talents  mili- 
taires ont  honoré  les  armes  françaises."  Sa  demande  fut 
écoutée.  Les  enfants  de  Montcalm  alors  au  nombre  de 
quatre,  reçurent  une  pension  de  1000  livres  chacun."  {Le 
marquis  de  Montcalm  par  le  P.  Martin,  1875,  p.  280.) 

Le  fils  aîné  de  Louis- Jean-Pierre  Marie,  qui  s'appelait  Louis- 
Hippolyte,  fut  aussi  maréchal  de  camp,  etépousa  Armandine 
de  Richelieu,  sœur  du  premier-ministre  de  Louis  XVIII  |  il 
mourut  sans  postérité.  Le  second  fils,  Louis-Dieudonné,  tut 
aide  de  camp  du  duc  d'Angoulême,  etépousa  une  demoiselle 
de  Sainte  Maure-Montausier.  Il  eut  pour  fils  André-Dieudonné- 
Victor  de  Montcalm,  qui  épousa  sa  cousine  Gabrielle  de 
Montcalm.  Comme  il  n'avait  pas  d'enfants,  il  adopta  son  neveu, 
lé  comte  de  Saint-Maurice.  Celui-ci,  à  la  mort  de  son  oncle 
et  de  son  père  adoptif,  a  pris  le  nom  de  marquis  de  Mont- 
calm. C'est  lui  qui  continue  la  lignée.  Son  jeune  fils  est  venu 
à  Québec,  en  1908,  avec  le  marquis  Gaston  de  Lévis. 
43 


674  MONTCALM 

Tout  était  ruine  et  confusion  dans  Québec.  On  ne  put 
trouver  un  ouvrier  capable  de  préparer  une  bière  con- 
venable aux  restes  mortels  de  M.  le  marquis  de  Mont- 
calm,  commandeur  de  l'ordre  de  Saint-Louis,  et  lieute- 
nant-général dans  les  armées  du  roi  de  France.  Ce  fut 
un  vieux  contre-maître  des  Ursulines,  surnommé  "  le 
bonhomme  Michel,  "  qui  "  ramassa  à  la  bâte  quelques 
planches  ",  dit  le  vieux  récit  du  monastère,  "  et  parvint 
à  confectionner,  en  versant  larmes  abondantes,  une 
boîte  informe,  peu  en  rapport  avec  la  précieuse  dépouille 
qu'elle  devait  renfermer  \  "  Les  funérailles  du  géné- 
ral eurent  lieu  le  jour  même  de  sa  mort,  à  neuf  heures 
du  soir.  Le  pauvre  cercueil  où  semblaient  être  ensevelis, 
dans  le  même  linceuil  que  le  héros,  tous  les  espoirs  et 
la  fortune  même  de  la  patrie,  était  escorté  par  M.  de 
Eamezay,  les  officiers  de  la  garnison,  et  quelques 
mornes  citoyens  que  suivaient  des  femmes  et  des  en- 
fants en  pleurs.  L'inhumation  se  faisait  aux  Ursulines. 
"Quel  lugubre  spectacle  que  ce  convoi  de  Montcalm, 
s'en  allant  dans  l'obscurité,  sous  la  menace  des  bom- 
bes et  des  obus,  au  milieu  de  Québec  incendié  et  dévasté, 
pendant  que,  là-bas,  l'armée  débandée  s'enfuyait  sur  les 
routes,  et  que,  devant  la  ville  et  à  ses  portes,  l'ennemi 
victorieux  se  préparait  à  lui  donner  le  coup  de  grâce  ? 
Qui  dira  les  angoisses  dont  devaient  être  broyés  les 
<XBurs  en  cette  nuit  de  deuil  et  d'effroi  ?  L'humiliation 
de  la  défaite,  la  douleur  causée  par  la  sanglante  héca- 
tombe de  la  veille,  l'anxiété  du  sinistre  présent,  l'appré- 
hension du  redoutable  avenir,  tout  se  réunissait  pour 
rendre   cette  heure  plus    amère  et  plus  désespérante 

1  —  Histoire  des  Ursulines,  vol.  ITl,  p.  9. 


MONTCALM  675 

Vaincus,  écrasés,  ruinés,  abandonnés,  qu'allait-on  deve- 
nir ?  Y  aurait-il  un  lendemain  pour  la  Nouvelle- 
France  ?  Et  les  funérailles  du  grand  soldat  dont  on 
suivait  le  corps  inanimé  n'annonçaient-elles  pas  sûre- 
ment le  cataclysme  définitif  et  l'effondrement  national  ? 
O  mon  pays  !  quelles  heures  de  détresse  et  d'agonie  tu 
as  vécues  !  et  de  quel  abîme  Dieu  t'a  fait  surgir  ! 

La  cérémonie  funèbre  eut  lieu  dans  la  chapelle  des 
Ursulines,  "  à  la  lueur  des  flambeaux."  Ce  fut  M.  Kesche, 
chanoine  de  la  cathédrale,  qui  y  présida,  accompagné 
de  ses  confrères,  MM.  Cugnet  et  Collet.  Dans  les  demi- 
ténèbres,  on  pouvait  entrevoir  derrière  les  grilles  huit 
religieuses  agenouillées,  qui,  dans  toute  la  ferveur  de 
leur  âme.  priaient  pour  l'illustre  mort  dont  leur  sainte 
maison  allait  désormais  garder  la  dépouille.  On  descen- 
dit cette  bière  misérable  et  glorieuse  dans  la  fosse  qu'une 
bombe  anglaise  avait  commencée  de  creuser.  ^  Et  ce  fut 
tout.  "  Les  cloches  restèrent  muettes,  le  canon  ne 
résonna  point,  et  les  clairons  furent  sans  adieu  pour  le 
plus  vaillant  des  soldats."  ^ 


1  —  Nous  croyons  au  moins  soutenable  cette  tradition,  qui 
a  pour  elle  un  important  témoignage  contemporain,  celui  de 
M.  de  Foligné,  consigné  dans  son  Journal  mémoratif,  (Doughty, 
IV,  p.  207.) 

2 —  Histoire  des  UrsuUnes  de  Québec,  vol.  III,  p.  10. — Parmi 
les  personnes  présentes  à  cette  inhumation,  *'  se  trouvait, 
écrit  l'annaliste  du  monastère,  notre  ancienne  mère  Marie- 
Amable  Dubé  de  Saint-Ignace,  alors  âgée  de  9  ans.  S'étant 
rencontrée  sur  le  passage  du  convoi,  elle  le  suivit  jusque  dans 
l'église,  ainsi  qu'une  autre  petite  compagne  de  son  âge.  Que 
de  fois  ne  nous  a-t-elle  pas  donné  les  détails  de  cette  scène 
attendrissante,  encore  aussi  présente  à  sa  mémoire,  après  72 
ans,  qu'à  l'époque  où  elle  eut  lieu." 


676  MONTCALM 

Montcalm  fut  pleuré  par  Tarmée  et  le  peuple.  M.  de 
Folignë,  que  nous  avons  cité  souvent,  disait  dans  son 
journal:  "Jamais  général  n'avait  été  plus  aimé  de  la 
troupe  et  plus  universellement  regretté.  Il  était  d'un 
esprit  supérieur,  généreux,  doux,  affable,  familier  à  tout 
le  monde,  ce  qui  lui  avait  fait  gagner  la  confiance  de 
toute  la  colonie.  Bequiescat  in  pace  ".  Bourlamaque 
écrivait  à  M.  de  Bernetz  :  "  La  mort  de  M.  de  Mont- 
calm m'a  pénétré  de  douleur.  C'est  une  perte  pour 
l'Etat,  pour  ses  amis  et  pour  les  troupes  qu'il  comman- 
dait, que  je  dirais  irréparable,  si  nous  n'avions  M.  de 
Lévis,  qui  ne  mérite  ni  moins  d'estime  ni  moins  de  con- 
fiance. Je  regrette  vivement  M.  de  Montcalm  comme 
un  général  de  distinction  et  comme  mon  ami  ".  M.  de 
Bernier,  commissaire  des  guerres,  faisait  cet  éloge  du 
général  dans  une  lettre  au  ministre.  "M'est-il  permis 
de  jeter  encore  quelques  larmes  sur  la  tombe  de  M.  de 
Montcalm  ?  La  colonie  en  pleurs  en  ressentira  long- 
temps la  perte.  Le  militaire  a  perdu  un  protecteur  zélé, 
qui  lui  faisait  trouver  des  charmes  dans  les  plus  gran- 
des fatigues,  par  le  désir  de  mériter  son  éloge  ".  Un  des 
officiers  de  Montcalm  exprimait  ainsi  ses  regrets  :  "  Je 
ne  me  consolerai  jamais  de  la  perte  de  mon  général. 
Qu'elle  est  grande  pour  nous,  et  pour  ce  pays  et  pour 
l'Etat  !  C'était  un  bon  général,  un  ami  solide,  un  ci- 
toyen zélé,  un  père  pour  dous  tous.  Il  a  été  enlevé  au 
moment  de  jouir  du  fruit  d'une  campagne  que  M.  de 
Turenne  lui-même  n'aurait  pas  désavouée.  Tous  les 
jours,  je  le  chercherai  et  tous  les  jours  ma  douleur  sera 
plus  vive  ".  Nous  ne  citerons  qu'un  mot  de  Bougain- 
ville,  dont  on  devine  les  douloureux  sentiments  :  "  M. 
le  marquis  de  Montcalm  avait  fait  une  campagne  digne 


MONTCALM  677 

de  M.  de  Turenne,  et  sa  mort  fait  nos  malheurs  ".  Et 
Lévis  :  "  M.  de  Montcalm  emporte  tous  les  regrets  de 
l'aimée  et  les  miens.  Vous  connaissez  quel  était  son 
zèle  et  ses  talents  ;  je  ferai  mes  efforts  pour  suivre  ses 
traces  ". 

Mais  quel  langage  tenait  M.  de  Vaudreuii,  au  milieu 
de  tous  ces  témoignages  d'estime  et  d'admiration  ? 
Voici  ce  qu'il  écrivait  au  maréchal  de  Belle-Isle  quel- 
ques semaines  après  la  mort  de  Montcalm  :  "  Ce  géné- 
ral mourut  de  ses  blessures  le  lendemain  de  cette 
affaire;  je  l'ai  beaucoup  regretté.  Il  ne  pouvait,  Mon- 
seigneur, être  mieux  remplacé  que  par  M.  le  chevalier 
de  Lévis." — "  Je  l'ai  beaucoup  regretté,"  disait  Vau- 
dreuii au  ministre  de  la  guerre.  La  lettre  qu'il  écrivait 
en  même  temps  au  ministre  de  la  marine  va  nous 
éclairer  sur  la  sincérité  de  ces  regrets.  Voici  son  oraison 
funèbre  du  preux  qui  dormait  son  dernier  sommeil 
sous  les  dalles  de  l'église  des  Ursulines  : 

"  Depuis  le  moment  de  l'arrivée  de  M.  de  Montcalm 
en  cette  colonie  jusqu'à  celui  de  sa  mort,  il  n'a  cessé 
de  tout  sacrifier  à  son  ambition  démesurée.  Il  semait 
la  zizanie  dans  les  troupes,  tolérait  les  propos  les  plus 
indécents  contre  le  gouvernement,  s'attachait  les  plus 
mauvais  sujets,  faisait  en  sorte  de  corrompre  les  plus 
vertueux,  en  devenait  l'ennemi  cruel  lorsqu'il  n'y  pou- 
voit  réussir.  Il  voulait  devenir  gouverneur  général  ;  il 
en  assurait  les  uns  ;  aux  autres  il  disait  que  pourvu 
que  le  Koi  conservât  une  partie  du  Canada,  il  serait 
cordon  bleu.  Il  promettait  sa  protection  et  flattait  de 
grâces  chacun  en  particulier  des  ofi&ciers  de  la  colonie 
qui  adoptaient  ses  idées.  Il  n'épargnait  rien  vis-à-vis 
les  peuples,  les  différents  états  pour  leur  prouver  son 


678  MONTCALM 

attachement,  tandis  que  par  lui  ou  par  les  troupes  de 
terre  il  leur  fesait  porter  le  joug  le  plus  affreux.  Il  dif- 
famait les  honnêtes  gens,  soutenait  l'insubordination, 
fermait  les  yeux  au  pillage  du  soldat,  le  tolérait  même 
au  point  de  leur  voir  vendre  les  denrées  et  bestiaux 
qu'ils  avaient  volés  à  l'habitant. 

"  Je  suis  au  désespoir.  Monseigneur,  d'être  dans  la 
nécessité  de  vous  faire  un  tel  portrait  après  la  mort  de 
M.  le  marquis  de  Montcalm.  Quoi  qu'il  contienne 
l'exacte  vérité,  je  l'aurais  suspendu  si  je  ne  considérais 
que  sa  haine  personnelle  pour  moi  ;  mais  la  perte  de 
Québec  m'est  trop  sensible  pour  vous  en  cacher  la  cause 
qui  est  généralement  connue  du  public."  ' 

Cette  violente  diatribe  se  poursuivait  ainsi  et  cou- 
vrait plusieurs  pages.  M;  de  Vaudreuil  y  déversait  toutes 
ses  rancunes.  Il  piétinait  sur  le  cadavre  de  Montcalm. 
Il  accumulait  les  accusations  les  plus  odieuses  et  les 
plus  invraisemblables,  celles-ci,  par  exemple  :  que  le 
général  avait  voulu  faire  raser  Québec,  même  avant 
son  départ  de  Montréal,  au  mois  de  mai  ;  qu'il  avait 
annoncé  publiquement  la  perte  de  la  colonie  pour  le 
15  septembre  ;  et  ainsi  de  suite.  Nous  n'avons  pas 
besoin  de  faire  toucher  du  doigt  toutes  les  faussetés 
contenues  dans  cette  pièce  calomnieuse.  Non,  Montcalm 
ne  s'attachait  pas  les  plus  mauvais  sujets,  et  n'essayait 
pas  de  corrompre  les  plus  vertueux  ;  ses  amis  étaient  les 
hommes  les  plus  honorables  de  l'armée  et  de  la  colonie  : 
Bourlamaque,  Desandrouins,  Doreil,  Villiers,  Benoist, 
Contrecœur,  la  Naudière,  St-Ours,  etc.    Non,  il  ne  sou- 


1  —  Vaudreuil  au  ministre  de  la  marine,  30  octobre  1759  j 
Archives  nationales,  Paris. 


MONTOALM  679 

tenait  pas  rinsxibordination;  il  avait  fait  casser  la  tête 
en  1757,  à  un  soldat  de  la  Sarre  qui  avait  manqué  de 
respect  envers  un  officier  de  la  colonie  \  Non,  il  ne 
tolérait  pas  le  pillage  ;  il  avait  fait  fusiller  pendant  le 
siège  un  soldat  de  Eoyal-Roussillon  coupable  de  "vol 
avec  fracture  ^  ".  Non,  il  ne  diffamait  pas  les  honnêtes 
gens  ;  Bigot,  Cadet,  Deschenaux,  Martel,  Mauriu,  et  toute 
la  bande  de  concussionnaires  dont  il  dénonçait  les  rapi- 
nes, n'étaient  pas  des  honnêtes  gens,  mais  des  voleurs 
publics.  Même  s'il  y  avait  eu  quelque  fondement  dans 
ces  imputations  de  Vaudreuil,  comment  pouvait-il  ne 
pas  voir  l'indécence  de  ses  invectives  passionnées  con- 
tre un  homme  dont  les  lèvres  étaient  à  jamais  muettes, 
contre  un  vaillant  qui  avait  donné  son  sang  pour 
son  roi  et  sa  patrie,  et  qui  était  tombé  au  champ  d'hon- 
neur. Sans  doute,  il  avait  eu  à  se  plaindre  de  Mont- 
calm,  et  son  amour-propre  avait  reçu  de  ce  dernier  des 
blessures  parfois  cruelles.  Mais  les  âmes  généreuses 
savent  désarmer  devant  la  mort,  et  ne  permettent  pas 
à  leurs  inimitiés  de  troubler  la  paix  des  tombeaux. 

Vaudreuil  eut  un  émule  dans  ses  outrages  à  la  mé- 
moire de  Montcalm.  Bigot,  quand  il  eut  à  rendre  compte 
en  France  de  ses  concussions,  eut  l'audace,  dans  un  de 
ses  factums,  de  le  traiter  de  "  délateur.  "  La  mère  et 
l'épouse  du  général  intervinrent  alors,  et,  à  leur  demande 
le  tribunal  fit  supprimer  cette  basse  injure  comme 
calomnieuse. 

L'acharnement  de  Vaudreuil  contre  ce  disparu,  dont 
il    poursuivait  si    outrageusement   la  mémoire,  lui  fit 

1  —  Journal  de  Montcalm,  p.  298. 

2  —  Montcalm  à  Lévis,  5  juillet  1759;  Lettres  de  Montcalm^ 
p.  173. 


680  MONTCALM 

commettre  une  démarche  déplorable.  Il  voulut  faire 
main  basse  sur  les  papiers  de  Montcalm.  Mais  il  lui 
fallut  battre  en  retraite  devant  la  ferme  et  calme  résis- 
tance de  Lévis,  dont  il  tenait  à  conserver  l'amitié.  "  Je 
ne  puis,  lui  écrivait  celui-ci  le  10  octobre,  me  prêter  à 
ce  que  vous  me  demandez,  pour  l'ouverture  des  papiers, 
attendu  qu'ils  doivent  m'être  remis,  selon  les  intentions 
du  ministre  et  même  celles  du  marquis  de  Montcalm... 
Je  suis  responsable  par  état  vis-à-vis  de  mon  ministre 
et  envers  les  parents  de  M.  de  Montcalm  de  ses  papiers 
qui  ne  doivent  être  vus  que  de  moi  seul...  J'envoie 
ordre  à  M.  de  Montreuil  de  mettre  un  second  scellé  sur 
tout  ce  qui  a  appartenu  à  feu  M.  le  marquis  de  Mont- 
calm, pour  que,  dans  un  temps  plus  tranquille,  je  puisse 
en  faire  la  vérification,  pour  suivre  les  intentions  du 
défunt.  '  " 

On  eût  dit  que  le  spectre  de  Montcalm  hantait  le 
gouverneur.  Dans  une  autre  lettre  au  ministre  de  la 
marine,  il  lui  dénonçait  une  démarche  que  le  général 
aurait  faite  quinze  ou  vingt  jours  avant  sa  mort.  Il 
aurait  confié  au  Père  Koubaud,  missionnaire  de  St- 
François,  deux  paquets  à  l'adresse  de  madame  de  Pom- 
padour,  contenant  des  mémoires  sur  certains  actes  admi- 
nistratifs, notamment  sur  les  abus  commis  dans  les  pos- 
tes. Il  y  aurait  eu  dans  un  de  ces  mémoires  quelque  chose 
de  défavorable  à  M.  de  Vaudreuil.  Là- dessus  ce  dernier 
accusait  Montcalm  d'avoir  voulu  surprendre  la  religion 
du  roi.  Quand  on  songe  à  la  triste  notoriété  que  Eou- 
baud  devait  bientôt  acquérir,  on  se  dit  que  toute  cette 
histoire    pouvait   fort   bien    n'être     qu'une    imposture. 

1  —  Lettres  de  Lévis,  p.  236. 


MONTCALM  681 

Pourquoi  Montcalin  aurait-il  choisi  le  P.  Roubaud 
comme  dépositaire  de  papiers  destinés  à  madame  de 
Pompadour  ?  Et  ces  papiers  mystérieux  qui,  paraît-il, 
seraient  tombés  entre  les  mains  des  Anglais  lorsqu'ils 
saccagèrent  la  mission  de  Saint-François  du  Lac,  pour- 
quoi leur  aurait-il  fait  courir  de  tels  risques,  lorsqu'il 
avait  sous  la  main  Bougainville,  Marcel,  Montbeillard, 
et  d'autres  encore?  Ne  sommes-nous  pas  vraiment  jus- 
tifiable de  croire  que  Eoubaud  avait  abusé  de  la  crédu- 
lité de  M.  de  Vaudreuil,  dans  un  but  intéressé,  en 
montant  cette  histoire  mélodramatique^  ? 

Le  gouverneur  était  rendu  à  Montréal  lorsqu'il  écri- 
vait les  lettres  que  nous  avons  citées  plus  haut,  et  qui 
sont  vraiment  plus  nuisibles  à  sa  mémoire  qu'à  celle 
de  Montcalm.  Il  n'entre  pas  dans  notre  cadre  de  racon- 
ter en  détail  les  événements  qui  suivirent  la  mort  de 
celui-ci.  Nous  nous  bornerons  donc  à  rappeler  briève- 
ment qu'après  avoir  atteint  la  Pointe-aux-Trembles,  le 
14  septembre,  M.  de  Vaudreuil  avait  retraité  jusqu'à 
Jacques-Cartier,  où  il  arrivait  le  15.  Bougainville  était 
resté  en  arrière  avec  son  corps  pour  protéger  ce  mouve- 
ment. M.  de  Eamezay,  dont  les  instructions  compor- 
taient qu'il  ne  devait  pas  attendre  l'assaut,  et  pouvait 
capituler  aussitôt  qu'il  manquerait  de  vivres,  fut  mis  en 
demeure  de  rendre  la  ville,  par  la  population  épuisée  et 
découragée.  Il  convoqua  le  15  un  conseil  de  guerre 
qui  opina  pour  la  capitulation,  moins  une  voix,  celle 

1  —  Le  P.  Roubaud,  peu  de  temps  après,  devait  jeter  le  froc 
aux  orties.  Il  passa  en  Angleterre,  se  mêla  de  mille  intrigues, 
donna  des  preuves  multiples  de  sa  duplicité  de  caractère,  spé- 
cialement dans  ses  relations  avec  Pierre  Ducalvet,  et  finit 
misérablement  ses  jours. 


682  MONTCALM 

de  l'intrépide  Jacau  de  Fiedmont.  Ayant  eu  une 
communication  de  M.  de  Vaudreuil,  qui  lui  faisait 
espérer  des  vivres,  et  un  retour  offensif  de  l'armée, 
il  attendit  jusqu'au  17  au  soir.  Il  envoya  alors 
M.  de  Joannès,  major  de  la  place,  pour  obtenir 
de  Townshend  les  meilleurs  termes  possibles  de  capi- 
tulation. Sur  ces  entrefaites,  M.  de  la  Rochebeau- 
cour  arrivait  à  Québec  à  la  tête  d'une  troupe  de  cava- 
liers portant  quelques  provisions.  Il  annonçait  d'autres 
.secours.  Mais  la  négociation  était  trop  avancée  et  M.  de 
Ramezay  jugea  qu'il  ne  pouvait  la  rompre.  Le  lende- 
main, 18  septembre  1759,  la  capitulation  était  consom- 
mée, et  la  capitale  de  la  Nouvelle-France  voyait  arborer 
sur  ses  murs,  au  lieu  des  couleurs  françaises,  le  drapeau 
britannique,  qui  n'a  cessé  d'y  flotter  depuis  plus  d'un 
siècle  et  demi. 

La  conduite  de  M.  de  Ramezay  provoqua  alors  les 
plus  sévères  critiques  et  trouva  peu  de  défenseurs.  Le 
mémoire  justificatif  présenté  par  lui  peu  de  temps 
après,  mais  publié  seulement  en  1861,  semblerait 
devoir  modifier  l'appréciation  de  son  acte. 

Lévis  arriva  à  l'armée  le  17  septembre.  Il  remonta 
le  moral  des  troupes  et  s'avança  vers  Québec,  jusqu'au 
moment  où  il  apprit  la  reddition  de  cette  ville.  Forcé 
alors  d'arrêter  ce  mouvement  offensif,  il  se  replia  sur 
Jacques- Cartier,  où  il  resta  jusqu'au  10  novembre. 
Après  avoir  établi  dans  ce  poste,  pour  l'hiver,  le  major 
Dumas,  avec  environ  six  cents  hommes,  il  rejoignit  le 
gouverneur  à  Montréal.  Sur  la  frontière  du  lac  Cham- 
plain,  Bourlamaque  avait  tenu  en  échec  Amherst,  qui 
ne  s'illustra  guère  dans  cette  campagne,  durant  laquelle 
ses  lenteurs  parurent  inexplicables. 


MONTCALM  .  683 

La  flotte  anglaise  quitta  Québec  le  18  octobre.  Le 
brigadier-général  Murray  restait  dans  cette  ville  avec 
7,300  hommes;  il  devait  y  exercer  les  fonctions  de 
gouverneur  et  de  commandant  en  chef  des  troupes. 

Durant  l'hiver,  M.  de  Lévis  conçut  le  hardi  projet  de 
reprendre  Québec.  Il  activa  ses  préparatifs  et  partit 
en  bateau  le  21  avril  1760.  Arrivé  à  la  Pointe-aux- 
Trembles  le  24,  il  atteignait  Saint- Augustin  le  26,  et  y 
faisait  son  débarquement.  Le  27,  il  était  à  Sainte- 
Foy.  Murray,  prévenu  de  son  approche,  sortit  de  Qué- 
bec, le  28,  à  la  tête  d'environ  3,000  hommes,  et  avec 
vingt-deux  bouches  à  feu.  La  bataille  s'engagea  un 
peu  en  deçà  de  l'endroit  où  Wolfe  et  Montcalm  s'étaient 
mesurés  l'année  précédente  ;  mais  l'effort  s'en  porta 
plus  à  gauche,  c'est-à-dire  plus  vers  le  chemin  Sainte- 
Foy.  Elle  dura  deux  ou  trois  heures  et  se  termina  par 
une  complète  victoire  pour  notre  armée.  Lévis  com- 
mença immédiatement  à  assiéger  Québec.  Il  fit  tra- 
vailler à  ouvrir  une  parallèle  et  à  ériger  trois  batteries. 
Le  11  mai  son  artillerie  ouvrit  le  feu  contre  les  rem- 
parts. Mais  l'arrivée  de  plusieurs  vaisseaux  de  guerre 
anglais  devant  la  ville  le  força  à  abandonner  son  entre- 
prise ;  il  fit  sa  retraite  sur  Jacques-Cartier  ;  et  de  là 
regagna  Montréal. 

Les  Anglais  étaient  déterminés  à  en  finir  cette  année 
avec  le  Canada.  Pendant  que  3,700  hommes,  comman- 
dés par  Murray,  remontaient  le  St- Laurent,  Haviland,  à 
la  tête  de  3  ou  4,000  réguliers,  provinciaux  et  sauvages, 
dressait  ses  batteries  contre  FIle-aux-Noix,  et  Amherst, 
à  la  tête  de  11,000  soldats,  s'avançait  par  les  rapides. 
Les  défenseurs  de  la  colonie  étaient  incapables  de 
repousser  des  forces  aussi  accablantes.   Le  7  septembre 


684  MONTCALM 

les  trois  armés  anglaises,  formant  ensemble  17  à  18,000 
hommes,  avaient  fait  leur  jonction  et  investissaient 
Montréal.  MM.  de  Vaudreuil  et  de  Lévis  ne  pouvaient 
prolonger  davantage  la  résistance.  Le  8  septembre  1760, 
le  gouverneur  signait  la  capitulation  qui  mettait  fin  à 
la  domination  française  en  Canada. 

Quelques  jours  après,  ceux  qui  avaient  été  les  lieu- 
tenants, les  compagnons  d'armes  de  Montcalm,  Lévis 
Bourlamaque,  Bougainville,  l'état-major  et  les  troupes, 
de  même  que  Vaudreuil,  Bigot,  et  tout  le  personnel 
administratif  de  la  Nouvelle-France,  quittaient  les  rives 
du  Saint-Laurent.  Mais  le  Canada  gardait  les  restes  du 
grand  vaincu,  martyr  du  devoir  et  de  l'honneur. 

Le  malheur  des  temps,  les  épreuves,  les  luttes,  les 
vicissitudes  que  notre  nationalité  eut  à  subir,  laissèrent 
longtemps  enveloppée  d'ombre  et  de  silence  cette  tombe 
où  gisait  tant  de  gloire.  Cependant,  lorsque  des  jours 
meilleurs  eurent  commencé  à  luire  pour  nous,  on  se 
reprocha  d'avoir  paru  si  longtemps  oublieux.  Les  vain- 
queurs eux-mêmes  voulurent  donner  un  exemple  de 
magnanimité.  En  1827,  on  vit  se  dresser,  sous  les  aus- 
pices de  lord  Dalhousie,  l'obélisque  en  pierre,  dédié  à 
la  mémoire  des  deux  illustres  rivaux,  Wolfe  et  Mont- 
calm, qui  porte  l'inscription  célèbre  :  Mortem  virtus, 
communem  famam  historia,  Tnonumeatum  poste- 
ritas  dédit.  En  1881,  un  autre  gouverneur  anglais, 
lord  Aylmer,  faisait  poser  dans  l'église  des  Ursulines 
une  tablette  en  marbre  avec  cette  inscription  :  Hon- 
neur à  Montcalm,  le  destin  en  le  privant  de  la  vic- 
toire Va  récompensé  par  une  mort  glorieuse. 

Vingt-huit  ans  plus  tard,  les  Canadiens  français  vou- 
lurent commémorer  le  premier  anniversaire  séculaire 


MONTCALM  685 

de  la  mort  de  Montcalm.  En  1761,  à  la  demande  de 
Bougainville,  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles- 
Lettres  avait  composé  en  latin  une  inscription  histori- 
que qui  devait  être  gravée  sur  un  marbre,  expédiée  au 
Canada,  et  placée  au-dessus  du  tombeau  de  l'illustre 
général.  Ce  marbre,  paraît-il,  avait  été  envoyé 
mais  ne  parvint  jamais  à  sa  destination.  En  1859, 
sur  l'initiative  d'un  modeste  savant,  Monsieur  Fari- 
bault,  on  forma  un  comité  pour  réaliser  l'idée  de 
Bougainville  et  l'œuvre  de  l'Académie.  Ce  monu- 
ment funéraire  fut  exécuté  à  Québec.  "  Sur  un 
fond  de  marbre  noir  de  deux  mètres  de  haut,  se  déta- 
che la  partie  centrale  et  de  forme  tumulaire.  Elle  porte 
l'inscription  de  l'Académie.  La  croix,  douce  espérance 
du  chrétien  jusque  dans  le  tombeau,  domine  tous  ces 
éloges,  et  semble  inviter  à  des  gloires  plus  durables. 
Les  armoiries  de  Montcalm,  gravées  avec  goût  au-des- 
sous de  l'inscription,  complètent  la  décoration  ^  ".  Ce 
marbre  fut  inauguré,  au  milieu  d'une  grande  pompe 
leligieuse,  dans  la  chapelle  des  Ursulines,  le  14  sep- 
tembre 1859.  Au  sommet  du  catafalque  érigé  dans  la 
nef,  la  tête  du  héros,  sous  un  globe  de  cristal,  était 
exposée  aux  regards  de  la  foule  émue.  Les  restes  de  Mont- 
calm étaient  cette  fois  honorés  avec  l'éclat  et  la  solen- 
nité que  la  défaite  et  les  désastres  de  la  patrie  avaient 
rendues  impossibles  un  siècle  auparavant. 

Et  enfin,  après  un  siècle  et  demi,  la  France  et  le 
Canada  français  ont  voulu  payer  mieux  encore  un  long 
arriéré  de   reconnaissance  et  d'hommages.    La  mère- 


1  —  Le  marquis  de  Montcalnij  par  le  Père   Martin,   Paris, 
1875,  p.  276. 


686  MONTCALM 

patrie  de  jadis  et  son  ancienne  colonie  se  sont  unies  pour 
élever  à  Montcalm  un  double  monument.  La  statue 
du  héros  se  dresse  là-bas,  à  Candiac,  près  du  château 
qu'il  aimait  tant,  à  l'endroit  qui  fut  son  berceau.  Et 
elle  se  dresse  ici,  près  du  champ  de  bataille  où  son  sang 
coula  pour  nous,  dans  ce  Québec  dont  il  aimait  aussi  le 
séjour,  et  où  notre  admiration  fidèle  veille  autour  de  sa 
tombe. 

Puisse  maintenant  ce  livre,  œuvre  de  sincérité  et  de 
justice, — nous  croyons  avoir  le  droit  de  l'affirmer, — 
puisse  cette  histoire  de  Montcalm  contribuer  à  faire 
mieux  connaître  et  mieux  juger  le  soldat  vaillant  dont 
les  erreurs  ne  furent  jamais  entachées  de  bassesse,  et 
dont  la  noble  figure  reste  l'une  des  plus  attachantes  et 
des  plus  glorieuses  de  notre  histoire. 


Fin. 


1  —  Depuis  vingt  ans  environ  une  belle  statue  de  Mont- 
calm, commandée  par  le  gouvernement  de  la  province  de 
Québec,  et  exécutée  par  M.  Hébert,  orne  la  façade  de  notre 
Palais  législatif. 


TABLE  DES  MATIERES 

Pages 

Préface vu 

CHAPITRE  PEEMIER 

La  famille  de  Montcalm  ;  sa  généalogie Ses  parents. 

— Sa  naissance —  Son  éducation — Son  précepteur, 

Louis  Dumas Discussions  entre  le  maître  et  l'élève. 

— Les  premières   lettres   de  Montcalm Son  frère, 

un  entant-prodige — Montcalm  entre  dans  l'armée. 
— Ses  premières  campagnes — Le  siège  de  Philips- 
bourg. — Mariage  de  Montcalm Guerre  de  la  suc- 
cession d'Autriche. — Montcalm  sert  sous  Belle-Isle 

et  Chevert Le  siège  de  Prague Deuil  familial. 

Campagnes  d'Italie — Montcalm  est  blessé  et  fait 
prisonnier — La  paix  d'Aix-la-Chapelle La  vie  pri- 
vée de  Montcalm. — Ses  sentiments  religieux 1 

CHAPITRE  II 

Après  le  traité  d'Aix-la-Chapelle Situation  singulière. 

— L'Angleterre  et  la  France. — La  guerre  en  temps 

de  paix. — Hostilités  aux  Indes  et  au  Canada Les 

Français  et  les  Anglais  aux  prises  à  la  Belle-Rivière. 

— Le  fort  Duquesne. — Jumonville  et  Washington. 

L'expédition  de  Braddock  ;  la  Monongahéla Pira- 
terie sur  l'Océan — Jj  Alcide  et  le  Lis. — La  guerre  de 

Sept  Ans  officiellement  déclarée Les  hésitations 

et  les  fluctuations   de  la  France  ;    leurs    causes 

Deux  courants  d'opinion. — L'alliance  autrichienne. 
— Défaite  de  Dieskau  au  fort  George. — Pour  le  rem- 
placer, d'Argenson  jette  les  yeux  sur  Montcalm. — 
Celui-ci  accepte  et  reçoit  le  grade  de  maréchal  de 
camp. — Il  séjourne  à  Paris  et  à  Versailles. — Sa  cor- 
respondance avec  mesdames  de  Saint- Véran   et  de 

Montcalm Ses  aides  de  camp. — ^A  Brest. — Départ 

pour  le  Canada 27 


688  TABLE   DES    MATIÈRES 

CHAPITRE  III 

Sur  l'océan. — Terrible  tempête — Impressions  de  Mont- 

calm Arrivée  à  Québec — La  discipline  des  troupes. 

— Départ  pour  Montréal. — Première  entrevue  avec 
le  gouverneur-général. — M.  de  Vaudreuil Sa  car- 
rière et  son  caractère — Ses  dispositions  au  sujet  du 
commandement  des  troupes. — Sa  lettre  au  ministre 
et  la  réponse  de  celui-ci — Les  pouvoirs  respectifs 
de  Vaudreuil  et  de  Montcalm  ;  celui-ci  subordonné 
à  celui-là  — L'armée  du  Canada — Les  troupes  de  terre, 
les  troupes  de  la  colonie  et  la  milice 61 

CHAPITRE   IV 

Montcalm  à  Montréal — L'aspect  de  cette  ville  au  prin- 
temps  de  1756 Le   mouvement   des   bataillons 

La  situation  militaire — Quelques  officiers  et  fonc- 
tionnaires  Les  sauvages — Le  plan  de  campagne 

Montcalm   et  Lévis  à  Carillon — Correspondance  du 

général Les  projets  de  Vaudreuil  au  sujet  de  Choua- 

guen Hésitations  et  retards — L'opinion  de  Mont- 
calm.— Le  siège  de  Chouaguen  est  décidé Montcalm 

au  fort  Frontenac — Les  préparatifs  de  l'expédition. 
— M.  de  Rigaud  et  M.  Le  Mercier Départ  de  l'ar- 
mée  A  la  baie  de  Niaouré — La  marche  en  avant. 

— Commencement    du    siège. —  En    quoi    consistait 

Chouaguen  ou  Oswégo — La  tranchée  est  ouverte 

Evacuation  du  fort  Ontario — Erection  des  batteries. 
— Le  feu  est  ouvert  contre  la  place. — Dispositions 
énergiques  de  Montcalm — Capitulation  des  Anglais. 
— Les  fruits  de  la  victoire— Joie  dans  la  colonie 83 

CHAPITRE  V 

Actions  de  grâces  pour  la  prise  de  Chouaguen Présen- 
tation de  drapeaux  à  Montréal La  muse  cana- 
dienne célèbre  la  victoire Mandement  de  Mgr  de 

Pontbriand Observations  de  Montcalm. — Les  com- 
mentaires de  Vaudreuil  sur  l'expédition Inexacti- 
tude et    partialité. — La  question    du    pillage — Les 


TAKLK    DES    MATIÈRES  089 

Pages 

troupes  régulières  et  coloniales — Lettres  de  Mont- 

calm  à  sa  famille  et  au  ministre Son  appréciation 

des  milices    canadiennes. — Il  retourne  à  Carillon 

Reconnaissances  et  partis  de  guerre Fin  de  la  cam- 
pagne— Les  quartiers  d'hiver. — Lettre  confidentielle 
de  Montcalm  au  ministre  de  la  guerre — Il  lui  fait 

paît  de  quelques   griefs  contre  Vaudreuil Lettre 

de  celui-ci,  datée  du  23  octobre  1756 Un  réquisi- 
toire contre  Montcalm  et  les  troupes  de  terre 143 

CHAPITRE  VI 

L'automne  de  1756 Correspondance  de  Montcalm  avec 

sa  famille Les  fourrures  de  madame  de  Montcalm. 

— La  claustration  hivernale Ambassade  iroquoise 

Voyage  à  Québec,  en  j  nvier  1757 Réunions  so- 
ciale.-*  Mariages  d'officiers  et  de  soldats Maladie 

de  M.  de  Vaudreuil Retour  à  Montréal Escar- 
mouches  près  de  Carillon Une  expédition  d'hiver 

contre  le  fort  William-Henry Froissements  entre 

Montcalm  et  Vaudreuil Explications  aigres  douces. 

— Résultats  de  l'expédition.— -Droiture  de  Montcalm. 
— ^Le  carnaval  de  1757  à  Montréal Retour  du  prin- 
temps  Une  lettre  intéressante  de  Montcalm  à  sa 

femme — La  prochaine  campagne Pénurie  d'appro- 
visionnements— Arrivée  des  secours  de  France 175 

CHAPITRE  VU 

Les  nouvelles  de  France Depuis  six  mois. — Evéne- 
ments politiques,  administratifs  et  militaires L'at- 
tentat de  Damiens Intrigues  de  palais Change- 
ment de  ministres.  —  MM.  de  Moras  et  de  Paulmy. 
—  Les  impressions  de  Montcalm Affluence  de  sau- 
vages à  Montréal Un  spectacle  extraordinaire 

Mouvements  des  troupes On  se  propose  d'assié- 
ger William-Henry Lettres  de  Montcalm  aux  nou- 
veaux ministres  —  Une  communication  confiden- 
44 


690  TABLE    DES    MATIERES 


Pages 


tielle.  —  Le  général  commence  à  parler  de  son 
rappel.  —  Ses  motifs —  Sa  correspondance  avec  ma- 
dame Hérault  et  avec  sa  famille.  —  Les  instructions 
de  Vaudreuil — Au  lac  des  Deux-Montagnes  et  au 
Sault  Saint  Louis 209 

CHAPITRE   VIII 

Montcalm  part  pour  la  campagne  sur  la  frontière  du 
lac  Saint-Sacrement La  situation  de  l'armée  à  Ca- 
rillon et  aux  postes  d'avant-garde Un  peu  de  to- 
pographie  Le  travail. du  portage Efforts  et  la- 
beurs inouïs La  flottille  et  l'armée  passent  du  lac 

Champlain  dans  le  lac  Saint-Sacrement Montcalm 

et  les  sauvages. — Combats  préliminaires — Massacre 
et  cannibalisme. — Grands  conseils  avec  les  sauvages. 
— Départ  de  l'armée  pour  le  siège  de  William-Henry. 
— Le  détachement  de  I^évis  prend  la  route  de  terre. 
— Montcalm    et  la  flottille Devant  le  fort  anglais. 

—  Ija  sommation.  —  Les  travaux  du  siège Etat  de 

la  garnison Les  renforts  attendus  ne  viennent  pas.    " 

— Montcalm  bat  en  brèche  les  murs  de  William- 
Henry La   place    capitule Le   massacre  du  10 

août Efforts   de   Montcalm   pour  y  mettre  fin — 

Destruction  de  William-Henry.  —  Retour  de  l'armée 
triomphante 235 

CHAPITRE  IX 

Le  retour  de  l'armée Te  Deum  d'actions  de  grâces — 

Fin  de  la  campagne. — Récriminations  de  Vaudreuil. 

—  Les  raisons  de   Montcalm   pour   ne  pas  assiéger 

Lydius L'opinion   du  chevalier  de  Lévis — Effet 

produit  à  Versailles  par  les  imputations  du  gouver- 
neur  Lettres  des  ministres  à  Montcalm — Repro- 


TABLE    DES    MATIÈRES  691 

Page* 

ches  courtois.  —  Impressions  de  Montcalm — Il  ré- 
pond et  se  défend Il  fait  l'éloge  de  ses  lieutenants. 

—  Il  aspire  au  grade  de  lieutenant-général Mont- 
calm et  les  Canadiens Une  lettre  de  Bougainville..  293 

CHAPITRE  X 

Montcalm  descend   à   Québec Les  quartiers  d'hiver. 

—  Les  bataillons  de  Berry  décimés  par  la  maladie — 
L'automne  à  Québec,   période   d'activité  financière. 

—  Le  système  monétaire  de  la  Nouvelle-France — 
Naufrage  d'un  vaisseau  marchand Mauvaise  ré- 
colte  Montcalm  prêche  l'économie  et  la  frugalité. 

—  Une  tournée  d'inspection Le  procès  de  Vergor 

etdeVilleray — La  correspondance  de  Montcalm — 
Le  régime  Bigot.  _  Une  bande  d'exploiteurs  et  de 
concussionnaires, ,..  315 

CHAPITRE  XI 

Séjour  de  Montcalm  à  Qaébec.  —  Sa  résidence,  rue  des 
Remparts.  —  Ses  relations.  —  Les  familles  de  la 
Naudière  et  Marin Madame  de  Beau  bassin L'hô- 
tel Péan Les  réceptions  de  Bigot Montcalm  ré- 
dige pour  Lévis  une  chronique  québecquoise — Jeu 
effréné  chez  l'intendant Les  défenses  de  Montcalm. 

—  Le  carnaval  de  1758. —  Les  folies  mondaines  et  la 

misère  publique Peuple  et  troupes  à  la  ration Le 

régime  du  cheval Commencement  de  mutinerie  à 

Montiéal Mort    de  M.   de    Villiers Retour  de 

Montcalm  à  Montréal Son  train  de  vie Sa  cor- 
respondance  Le  printemps  de  1758 La  famine 

conjurée  par  l'arrivée  des  vaisseaux 351 

CHAPITRE  XII 

Les  nouvelles  d'Europe Frédéric  II,  au  moment  d'être 

écrasé,  remporte  d'étonnants  triomphes —  William 
Pitt,  maître  du  pouvoir,  organise  la  guerre  à  ou- 
trance.— Les  projets  des  Anglais  pour  1758 — Louis- 


692  TABLE   DES    MATIÈRES 


Pages 


bourg,   Carillon    et   le   fort   Duquesne.  —  Nouveaux 

changements  ministériels  en  France Le  maréchal 

de   Belle-Isle.  _  Correspondance   de   Montcalm. 

Mort  d'une  de  ses  sœurs — Préparatiis  de  la  campa- 
gne.— Division  de  forces Montcalm  et  Vaudreuil 

ont  une  terrible  passe  d'armes — La  campagne  de 
Carillon.  —  Formidable    armement    des    Anglais.  — 

Faiblesse  numérique  de  l'armée  française Tactique 

habile   de  Montcalm Un  semblant   d'offensive. — 

Abercromby  et  Howe.  —  Marche  en  avant  des  An- 
glais—  Premières  escarjuouches Montcalm  triom- 
phe à  Carillon 381 

CHAPITRE    XIII 

Après  la  victoire La   déroute  des    Anglais Impos- 
sibilité de  la  poursuite Un  Te  Denm  triomphil 

Arrivée  des  renforts.  —  Mécontentement  de  Mont- 
calm. —  Irritation  des  troupes  contre  Vaudreuil 

Propos  très  vifs La  victoire  augmente  la  discorde. 

—  Acrimonie  et  discussions — Coloniaux  et  régu- 
liers, au  Canada  et  dans  la   Nouvelle-Angleterre 

Vaudreuil  harcèle  Montcalm  de  lettres  pour  le  pous- 
sera l'offensive Réponses  et  raisons  du  général 

Un  duel  épistolaire Réconciliation  des  deux  chefs. 

—  Ambassade  de  Bougainville Chute  de  Louis- 
bourg  et  de  Frontenac Montcalm  appelé  à  Mont- 
réal— Les  mémoires  de  Montcalm  et  la  critique  de 
Vaudreuil Fin  de  la  campagne. .*.....  431 

CHAPITRE    XIV 

En  quartiers_^d'hiver Pénible  situation  des   oflBciers. — 

Démarches    de    Montcalm Excessive    cherté  des 

denrées  ;  tarif  comparatif. — Départ  de  Bougainville  et 
de  Doreil Vaudreuil  les  accrédite  et  les  discrédite. 

—  Péan  passe^en  France Succession  rapide  des  mi- 


TABLE    DES    MATIÈRES  693 

Pages 

nistres  au   département  de  la  marine Montcalm 

retire  sa  demande    de  rappel Ses   mémoires  à  la 

Cour. —  Défense  de  la  colonie  ;   projet  de  retraite  à 

la   Louisiane Corr*^spondance   familiale Lettres 

d'arrière-saison Montcalm  à  Montréal,  durant  l'au- 
tomne de  1758 Lectures  et  incidents.  469 

CHAPITRE  XV 

A   Québec Montcalm    y   reprend   ses  habitudes Ses 

lettres  à  Lévis Les  divertissements  au  milieu  de  la 

misère  publique Les  angoisses  de  Montcalm — Fâ- 
cheuses  nouvelles  ;    évacuation  et   destruction   du 

fort  Duquesne Montcalm  retourne  à  Montréal — 

Relations  avec  Vaudreuil Mémoire  pour  la  cam- 
pagne  de  1759 Menus  propos Projets  militaires. 

— Lettre  importante  de  Montcalm  au  maréchal   de 

Belle-Isle Correspondance  et  affaires  de  famille. 

— Le  printemps Retour  de  Bougainville Sa  mis- 
sion en  France. — Beaucoup  d'honneurs  et  peu  de 
secours — Nouvelles  de  la  cour  et  de  la  ville Ma- 
riage d'une  fille  de  Montcalm Il  devient  lieutenant- 
général — Son   prestige   en    France Le   crédit  de 

Vaudreuil  diminue La  France  et  le  Canada  au  prin- 
temps de  1759. — Montcalm  et  le  maréchal  de  Belle- 
Isle. — L'honneur  du  drapeau « 495 

CHAPITRE    XVI 

Le  Canada  menacé  sur  trois  points Pouchot  à  Niagara 

—  Bourlamaque  à  Carillon Lacorne  à  la  tête  du 

Saint- Laurent.  —  Un  recensement Proclamation 

de  Vaudreuil Les  dernières  lettres  de  Montcalm 

à  sa  femme  et  à  sa  mère.  —  La  mort  d'une   de  ses 

filles;  un" cri  de  douleur.  —  Montcalm  à  Québec 

Les  fortifications  de  cette  ville.  —  Elles  sont  très 
insuffisantes Les  Anglais  sont  signalés  dans  le  bas 


f)94  TABLE   DFS    MATIÈRVS 


Pages 


du  fleuve Les  '•  feux  sur  les  collines  "-  —  Conseils 

et  préparntifs Vaudreuil  et  Lévis  arrivent  dans  la 

capitale Le  plan  de  défense Un  camp  retran- 
ché  à  Beauport Progrès  de   la  flotte  anglaise — 

Un  vent  de  nord-est  malencontreux Les  Anglais 

à  l'Ile-aux-Coudres.  —  Disposition  et  ordre  de  ba- 
taille   rédigé    par   M.   de   Lévis. —  Le  passage  de  la 

Traverse La  flotte   ennemie  à    l'Ile  d'Orléans — 

La  population  abandonne  ses  foyers.  —  L'amiral 
Saunders. — Wolfe;  sa  carrière;  ses  brillants  états 
de  service.  —  Flotte  et  armée  formidable  — Montbeil- 

lard Les  Anglais  devant  Québec.  — ^  L'épisode  des 

brûlots.  —  Les  ennemis   occupent   l'Ile  d'Orléans  et 

la  Pointe  de  F^vy 537 

CHAPITRE   XVII 

Le  siège  de  Québec Le  premier  plan  de  Wolfe — Il  est 

forcé  de  le  modifier. — L'érection  des  batteries  à  Lé- 
vis  Débarquement  sur  la  côte  de  Beaupré — Wolfe 

prend  position  à  la  gauche  du  Sault-Montmorency. 
— Montcalm  et  Lévis  délibèrent  sur  la  situation — 
Les  gués  de  la  rivière  îlontmorency. —  Québec  me- 
nacé  d'un  bombardement Ses  habitants  veulent 

conjurer  le  péril Expédition  manquée  à  I^évis. — Les 

Anglais  bombardent  Québec Leurs  batteries  fou- 
droient la  gauche  de  notre  campauSault — Montcalm 

et  la  garnison  de  Québec Les  positions  occupées 

par  Wolfe Une  nouvelle  phase. — Passage  de  plu- 
sieurs vaisseaux  au-dessus  de  Québec — Détachement 
d'observation  de  Dumas. — Une  descente  à  la  Pointe- 
aux-Trembles  Dames  prisonnières Québec  rava- 
gé  Incendie  de  la  cathédrale. —  Suspensions  d'ar- 
mes et  correspondance. — Une  proclamation  de  Wol- 
fe.  La   situation   à  Montmorency. — Impatience  de 

Woife Il  se  détermine  à  un  coup  de  force. — Le  com- 
bat de  Montmorency , 583 


TABLE   DES    MATIÈRES  695 

Pagea 

CHAPITRE  XVIII 

Après  Montmorency. — Troisième  période  du  siège, — Des- 
truction et  incendie  de  Québec — Deux  tentatives  de 
débarquement  repoussées  par  Bougainville Nou- 
velle de  la  prise  de  Niagara —  Bourlamaque  fait 
sauter  Carillon  et  Saint- Frédéric —  A  l'Ile-aux-Noix. 
— Lévis  part  pour  les  rapides — Les  Anglais  ravagent 
le  pays Maladie  de  Wolfe —  Il  consulte  ses  briga- 
diers.— Son  plan  et  leur  plan — Evacuation  du  camp 

de   Montmorency Etat   physique   et   mental    de 

Wolfe 11  projette  l'escalade  du  Foulon Sombres 

pressentiments. —  Le  soir  du  12  septembre La  sur- 
prise  Wolfe  sur  les  Plaines. —  Montcalm  au  camp 

de  Beauport — Nuit  mouvementée Le  13  septem- 
bre  La  bataille  des  Plaines  d'Abraham 613 

CHAPITRE  XIX 

Montcalm  blessé  à  mort — Son  entrée  tragique  à  Qué- 
bec.— Arnouxlui  annonce  sa  fin  prochaine. — Fermeté 

de  Montcalm Au  quartier  général. — Confusion  et 

panique. — Un  conseil  de  guerre.  —  Les  mouvements 

de  Bougainville. — Vaudreuil  écrit  à  Montcalm. Les 

derniers  instants  du  général. —  Ses  funérailles.  — 
Scène  lugubre. — Une  heure  sombre  pour  la  patrie. — 
L'armée    et  le    peuple   pleurent  Montcalm.  —  Son 

oraison  funèbre  par  Vaudreuil Une  diatribe 

Les  derniers  jours  de  la  Nouvelle-France.  —  Mont- 
calm et  la  postérité 665 


FIN    DE    LA    TABLE    DBS    MATIERES 


ERRATA 


Page  3,  ligne  18,  au  lieu  de  :  "  1755,''  lisez  :  "  1735." 

Page  14,  ligne  17,  au  lieu  de:  "  le  héros  d'Almanza  et  de 
Villaviciosa,"  lisez:  "  le  héros  d'Almanza." 

Page  22,  ligne  18,  au  lieu  de  :  "  quatre-vingt,  "  lisez  :  ''  qua- 
tre-vingts." 

Page  81,  note  2,  au  lieu  de:  ''  beau-frère,"  lisez:  "  neveu 
par  alliance." 

Page  93,  ligne  14,  au  lieu  de  :  ''  Aberromby,"  lisez  :  '•  Aber- 
cromby." 

Page  1 10,  ligne  3,  au  lieu  de  :  "  prit,"  lisez  :  "  prît." 

Page  188  et  suivantes,  au  lieu  de:  "  Poulhariez,"  lisez: 
"  Poulhariès." 

Page  213,  note  2,  au  lieu  de:  "  René  Hérault,  "  lisez  : 
<•  René  Hérault." 

Pane  256,  ligne  14,  au  lieu  de  :  "  Sénezergues,"  lisez  :  "  Sene- 
zergues." 

Page  258,  ligne  11,  au  lieu  de:  "  Jacquot  de  Fiedmont," 
lisez:  ''  Jacau  de  Fiedmont." 

Page  209:  la  note  2  n'est  que  la  suite  de  la  note  1  et  ne 
devrait  pas  en  être  séparée. 

Page  310,  ligne  12,  au  lieu  de  :  "leur  mœurs,  "  lisez  :  "leurs 
mœurs." 

Page  331  :  la  note  3  devrait  porter  le  numéro  1,  et  la  note 
1  déviait  port'  r  le  numéro  2,  qui  d»^  vrait  être  aussi  intercalé 
dans  la  ligne  deuxième,  après  le  mot  "  couleur." 

Page  333,  ligne  6,  au  lieu  de  :  '*  plasir,  "  lisez:  "  plaisir." 

Page  4'.*0,  ligne  28,  au  lieu  de  :  "  passe-d'armes,  "  lisez  : 
^'  pasbe  d'anues." 

Page  441,  ligne  18,  au  lieu  de  :  "heureases,  "  lisez:  "  heu- 
reuses." 

Page  492,  ligne  24,  au  lieu  de  :  "  grand'peur,  "  lisez  :  "  grande 
peur  " 

Page  581,  ligne  8,  au  lieu  de  :  "  Monkton,  "lisez:  "  Monck- 
ton." 

Page  633,  note  2,  au  lieu  de  :  "  1659,  "  lisez  ;  ''  1759." 

Page  644,  note  1,  au  lieu  de  :  "  militaires,  "  lisez  :  "  mili- 
ciens." 


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JUL  14  1958 


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