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LE
MARQUIS DE
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(1712-1759)
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QUÉBEC
J.-P. GARNEAU, libraire-éditeur
47, rue Buade
1911
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Enregistré conformément à l'acte du Parlement du (.Canada concer-
nant la propriété littéraire et artistique, en l'année mil neuf cent
onze, par J. P. Gahxeau, au ministère de l'Ai^riculture, à
Ottawa.
PREFACE
Nous avons entrepris d'écrire une histoire
de Montcalm. On nous dira sans doute que
le sujet n'est pas nouveau. Beaucoup de bio-
graphies de cet illustre soldat ont déjà été pu-
bliées, et la partie la plus importante de sa
carrière, celle oii il commanda les armées du
roi de France au Canada, durant la guerre de
Sept ans, a été mise en pleine lumière par des
écrivains remarquables, parmi lesquels on doit
signaler en première ligne Francis Parkman
et l'abbé Casgrain. Nous ne nous sommes pas
dissimulé qu'il y avait là pour nous un pre-
mier écueil. En parlant encore de Montcalm,
nous nous exposons à tomber dans les redites,
à mériter le reproche de présenter au public
du déjà vu, du déjà entendu. Cependant,
après avoir étudié la vie du vainqueur de Ca-
rillon, du vaincu des Plaines d'Abraham, il
nous a paru qu'il restait encore dans ce champ
quelques épis à glaner. Certains traits de
cette physionomie attrayante ne pouvaient-ils
pas être accusés davantage ? Certains faits
n'ofîraient-ils pas matière à des commentaires
ivil574?0
viii PRÉFACE '
nouveaux ? Des informations inédites ne per-
mettraient-elles pas d'expliquer d'une façon
plus satisfaisante tel ou tel événement, tel ou
tel épisode ? A toutes ces questions il nous a
semblé que la réponse devait être affirmative.
Et c'est ce qui nous a déterminé à écrire ce
livre sur Montcalm, nonobstant les œuvres
considérables que des historiens renommés ont
consacré au même héros et à la même époque.
Nos lecteurs seront peut-être tentés de croire,
devant quelques-unes des pages qui vont sui-
vre, qu'en voulant éviter l'écueil signalé plus
haut, nous avons donné sur un autre, et que,
pour paraître neuf dans un sujet déjà traité,
nous avons systématiquement recherché la
contradiction d'idées reçues, de jugements ad-
mis, d'appréciations généralement acceptées.
Ainsi la plupart de nos historiens ont beau-
coup loué Vaudreuil au détriment de Mont-
calm. De cette tendance nous confessons que
notre livre paraîtra parfois une contre-partie ;
mais nous déclarons en toute sincérité que cela
ne provient chez nous d'aucune idée précon-
çue, d'aucune ambition d'innover, d'aucun
esprit de controverse. Nous nous sommes
efforcé de découvrir la vérité, souvent très
obscurcie par les témoignages contradictoires;
de signaler avec impartialité les erreurs et les
fautes des personnages historiques mis en scè-
PRÉFACE ix
ne ; de faire avec une stricte justice la répar-
tition des responsabilités. Et si, dans ces
pages, Montcalm parait souvent supérieur à
Vaudreuil, cela ne tient pas à notre caprice
ou à notre partialité, mais cela résulte des do-
cuments, des faits, des actes même, ainsi que
des paroles et des écrits de ces deux hommes
trop souvent aux prises.
Vaudreuil était canadien, Montcalm était
français. Et plus d'une fois, en parcourant
quelques-uns des écrits consacrés au récit dra-
matique des derniers jours de la Nouvelle-
France, nous avons cru voir cette diversité
d'origine influer sur le ton des appréciations
discordantes. Par un singulier phénomène,
on retrouvait, après un siècle et demi, dans
des pages historiques, quelque chose de la
mésintelligence qui divisa malheureusement
les défenseurs de notre patrie au moment de
la crise suprême. On verra fréquemment en
conflit dans cet ouvrage le préjugé colonial et
le préjugé métropolitain. Eh bien, ces deux
préjugés, dont les heurts violents nous firent
alors tant de mal, on dirait parfois qu'ils re-
vivent dans les jugements portés de nos jours
sur les hommes et les choses d'un régime de-
puis si longtemps écroulé. Nous avons voulu
écarter de notre esprit ces deux prédispositions
divergentes, et nous nous sommes efforcé de
X PRÉFACE
traiter chacun des personnages dont nous
avons eu à parler, non suivant le lieu de sa
naissance, mais suivant sa valeur et son
mérite.
En faisant les recherches nécessaires pour
la composition de cet ouvrage, nous avons eu
la bonne fortune de mettre la main sur des
pièces qu'aucun de nos historiens n'avait eu
encore l'avantage de connaître. La plus im-
portante série de ces documents jusqu'à pré-
sent inédits est sans conteste celle des Mémoires
et Observations de M. de la Pause, l'un des
meilleurs officiers qui combattirent ici sous
Montcalm. Charles de Plantavit, chevalier
de la Pause, était aide-major au bataillon de
Guyenne. Il fit toutes les campagnes du Ca-
nada de 1755 à 1760. Il assista à presque
toutes les opérations, à presque tous les prin-
cipaux faits d'armes. Il fut chargé de mis-
sions ardues, dont il s'acquitta avec honneur.
Vingt fois Montcalm et Lévis rendirent témoi-
gnage à son activité et à ses ressources. Du-
rant son séjour au Canada, il écrivit un jour-
nal et une foule de mémoires relatifs aux
événements auxquels il prenait part, aux com-
bats et aux sièges où il était présent. Ces pa-
piers précieux ont été heureusement conservés.
Deux lignes dans une brochure sur M. de la
PRÉFACE xi
Pausa (1) nous ayant révélé l'existence de ces
documents de première valeur, nous avons pu
en obtenir la communication, grâce à la bien-
veillance de madame la comtesse de Leding-
hem, arrière-petite-nièce du vaillant officier.
Nous la prions d'agréer l'expression de notre
reconnaissance pour le service qu'elle nous a
rendu à nous, et à l'histoire canadienne.
L'œuvre que nous livrons au public nous a
coûté beaucoup de labeurs. Elle a souvent
fait passer sur notre front un nuage de tris-
tesse. Pour un historien canadien, les années
d'agonie de la Nouvelle-France ont quelque
chose d'effroyablement douloureux. Sans dou-
te bien des pages glorieuses réconfortent notre
fierté patriotique. Mais à côté de ces rayons,
il y a les ombres qu'on ne saurait dissimuler.
La colonie française était rongée par la cor-
ruption, et affaiblie par la discorde. Bien des
spectacles pénibles s'offraient dans son sein au
regard de l'observateur. Les hautes sphères
de notre société canadienne avaient besoin
d'être purifiées par l'épreuve. Elles le furent.
Le cataclysme qui coupa en deux notre his-
(l) Cette brochure était due à la plume élégante de M.
Hubert Vitalis, de Lodèvc, aussi obligeant qu'érudit. C'est
à son concours empressé et à sa courtoisie que je dois la fa-
culté d'utiliser pour le présent ouvrage les Mémoires inédits
de M. de la Pause.
xii PRÉFACE
toire, s'il parut désastreux à nos pères, nous
sauva de bien des déchéances. Et, par un des-
sein de miséricorde, le Dieu qui avait veillé
sur notre berceau voulut que, même à l'heure
où il nous envo3^ait la guerre, l'invasion et
tout leur sinistre cortège, notre défaite et notre
chute fussent illuminées d'un reflet de gloire,
qui rayonnât sur notre avenir. Montcalm fut
le soldat qu'il suscita pour cette fin, et ses
exploits, ses triomphes, aussi bien que sa mort
au champ d'honneur, couronnèrent le trépas
de la Nouvelle-France d'une auréole, qui con-
tinua de briller sur le Canada français orienté
vers des destins nouveaux. Notre peuple ne
s'y est pas trompé. Et voilà pourquoi le nom
de Montcalm lui est resté cher entre tous les
grands noms de notre histoire.
En terminant cette œuvre, nous éprouvons
une joie profonde à constater que la renommée
de Montcalm peut être soumise à la plus ri-
goureuse critique historique sans être amoin-
drie. Sa vie, on le verra, ne fut sans doute
exempte ni d'erreurs, ni de fautes ; mais ce
fut, au demeurant, la vie d'un honnête homme,
d'un chrétien sincère et d'un grand Français.
Thomas Chapais.
Saint-Denis, 15 juin 1911.
CHAPITRE PREMIER
La famille de Montcalm ; sa généalogie — Ses parents. — Sa
naissance Son éducation — Son précepteur, Louis Dumas.
— Discussions entre le maître et l'élève. — Les premières
lettres de Montcalm Son frère, un entant-prodige
Montcalm entre dans l'armée. — Ses premières campa-
gnes Le siège de Philipsbourg Mariage de Montcalm.
— Guerre de la succession d'Autriche Montcalm sert
sous Belle-Isle et Chevert Le siège de Prague Deuil
familial Campagnes d'Italie — Montcalm est blessé et
fait prisonnier La paix d'Aix-la-Chapelle — La vie pri-
vée de Montcalm Ses sentiments religieux.
La généalogie de la famille Montcalm remonte jus-
qu'au 12ème siècle. Le premier du nom qui soit men-
tionné dans les recueils biographiques est Simon de
Montcalm, seigneur du Viala et de Cornus, au diocèse
de Valves, en Kouergue. Heyral de Montcalm, Ber-
trand de Montcalm, Bernard de Montcalm, Kaimond
de Montcalm, continuent la lignée. Jean de Mont-
calm, fils de ce dernier, porte les titres de seigneur de
Saint-Véran, de Tournemire, du Viala, de la Baume, de
Pradines et de la Panouse. Né en 1407, il épouse en
1438 Jeanne de Gozon, petite-nièce du célèbre Déodat
de Gozon, grand-maître des chevaliers de Rhodes.
En 1473, il exerce les fonctions de juge-mage de
Nîmes. Son fils Guillaume de Montcalm occupe la
même charge et meurt au commencement du 16ème
siècle. La famille acquiert de l'influence et du pres-
tige. Parmi les frères de Guillaume, signalons Antoine
2 MONTCALM
de Montcalm, protonotaire du Saint-Siège ; Gui de
Montcalm, qui fonde la branche des barons de Mont-
clus, éteinte dans la lignéa masculine au commence-
ment du XVIIIème siècle ; Gaillardet de Montcalm,
maître d'hôtel de Charles VIII et de Louis XII, grand
bailli de Gévaudan, qui, par son mariage avec Margue-
rite de Joyeuse, fait entrer dans les domaines fami-
liaux la terre de Candiac.
Jean de Montcalm, fils de Guillaume, seigneur de
Saint- Véran, de Tournemire, de Viala, de Cornus,
devient aussi seigneur de Candiac par héritage de son
oncle, Gaillardet de Montcalm. Il est juge-mage et
sénéchal de î^îmes, et commissaire du roi aux Etats
du Languedoc en 1528. François de Montcalm, son
fils, est capitaine de galères. C'est l'époque de la
Kéforme et des guerres de religion, et malheureuse-
ment plusieurs des Montcalm deviennent partisans du
calvinisme. Honoré de Montcalm, fils de François, est
l'un des chefs protestants du Midi, et succombe dans
un combat singulier près de Lodève en 1574.
Louis de Montcalm, son père, premier du nom, con-
tinue la lignée. Entre autres enfants, il a Louis II de
Montcalm qui suit, et François de Montcalm, maréchal
de bataille, mort à la Valteline en 1632. Louis II de
Montcalm est employé par Richelieu dans ses négocia-
tions avec les protestants en 1629 ; il est créé conseil-
ler d'Etat ordinaire, et meurt en 1659. Ses fils sont
Louis III de Montcalm, et Daniel de Montcalm, père
de Louis IV, qui fut aide de camp du maréchal de
Schomberg, et reçut une blessure mortelle au siège de
Bellegarde, en 1675. Louis III de Montcalm a pour
fils Pierre de Montcalm, conseiller au parlement de
MONTCALM 3
Toulouse, mort sans postérité masculine ; Jean-Louis de
Montcalm, continuateur de la lignée ; Gaspard de
Montcalm, capitaine de cuirassiers, blessé à la bataille
de Cassel, en 1677 ; Daniel de Montcalm, capitaine de
bataillon au régiment de Turenne,' tué dans la même
journée ; Maurice de Montcalm, capitaine au régiment
de Condé, blessé au siège de Naarden en 1673.
Jean-Louis de Montcalm, de son mariage avec Judith
Valat, a Louis-Pierre de Montcalm et Louis- Daniel de
Montcalm, seigneur de Saint- Véran, du Viala, de Tour-
nemire, de Cornus, de la Panouse, de Saint-Julien
d'Arpaon, de Saint- Martin, du Folaquier, de Béasse, de
la Vigère, de Candiac et de Vestric, baron de Gabriac.
Né à Gabriac, le 22 septembre 1 67 6,Louis- Daniel épouse,
le 30 avril 1708, Marie-Thérèse-Charlotte de Lauris, née
le 15 octobre 1692, fille de Joseph-Mathias de Lauris de
Castellaae, seigneur d'Ampus. Il meurt le 13 septembre
1755, ayant eu de son mariage avec mademoiselle de
Castellane, cinq enfants : Louis-Joseph de Montcalm,
le général illustre dont nous allons retracer l'histoire ;
Jean-Louis-Pierre-Elizabeth, enfant étonnant, mort à
sept ans ; Louise- Françoise-Thérèse ; Louise-Charlotte ;
et Hervée-Macrine ^.
Comme on a pu le voir dans les notes qui précèdent,
les Montcalm étaient une race héroïque. Plusieurs
d'entre eux avaient versé leur sang pour le Roi et la
France. Louis de Montcalm, de la branche de Mont-
clus, tué au siège de Marguerittss, en 1587 ; François
l_Pour cette généalogie des Montcalm nous avons sur-
tout consulté Moreri, au Dictionnaire historique, vol. VII,
pp. 704-705.
4- MONTCALM
de Montcalm et Jacques de Montcalm, morts à la Valte-
line, l'un en 1632, l'autre en 1643 ; Louis de Montcalm,
blessé mortellement au siège de Bellegarde en 1675 ;
Gaspard de Montcalm, blessé, et Daniel de Montcalm,
son frère, tué à là bataille de Cassel, en 1677 ; Mau-
rice de Montcalm, un autre frère, blessé au siège de
Naarden, en 1673, formaient une liste glorieuse qui
justifiait bien le dicton répété souvent en Languedoc :
" La guerre est le tombeau des Montcalm."
^ Madame de Montcalm, Marie-Thérèse- Charlotte de
Lauris, mère de notre héros, était douée d'un grand
cœur et d'un grand esprit. Fervente catholique, elle
avait eu le bonheur de faire partager ses croyances à
son mari, et de lui voir abjurer le calvinisme dans
lequel il était né ^. Et la forte éducation qu'elle donna
à ses enfants, s'inspira des principes religieux qui fai-
saient la règle de sa vie.
1 — " On sait qu'à la fin du seizième siècle, un grand nom.
bre de gentilshommes du Languedoc, entraînés par l'exemple
du prince de Condé, avaient embrassé la religion réformée.
Les Montcalm étaient de ce nombre et des plus ardents. Par
de récentes alliances, ils tenaient encore au parti protestant
dans les Cévennes, lorsque Louis-Daniel abjura l'hérésie pour
revenir à la foi catholique abandonnée depuis plusieurs gêné •
rations. Quant aux Lauris-Castellane, ils comptaient parmi
les familles les plus inviolablement attachées au catholicisme
et à l'ordre de Malte." (JJae sœur de Montcalm ; la présidente
de Lunas ; par M. Grellet de la Dey te, Nevers, 1900).
Marie-Thérèse-Charlotte Lauris de Castellane descendait
d'Henri de Castellane, marquis d'Ampus et de Marie de Vil-
lars-Brancas, tille de George de Brancas, duc de Villars-
Brancas, marié en 1597 à Julienne Hippolyte d'Estrées,
et tante de César de Bourbon-Vendôme. Mademoiselle de
Castellane était une riche héritière. (Ibid).
MONTCALM 5
Louis- Joseph de Montcalm, seigneur de Saint- Véran,
de Candiac, de Tournemire, de Vestric, de Saint-Julien
d'Arpaon, baron de Gabriac, naquit au Château de
Candiac ^ le 28 février 1712 2. Il eut pour parrain le
marquis de Castellane, son grand-père maternel, et
pour marraine madame de Vaux, sa bisaïeule mater-
1 — Le château de Candiac est situé à quelques heures de
Nîmes, dans le département du Gard, qui faisait autrefois
partie de la province du Languedoc.
2 — Le R. P. Sommervogel, dans son étude biographique
sur Montcalm, donne le 29 février comme la date de sa nais-
sance : '' Les biographes, écrit-il, disent le 28 février: je donne
la date que me fournissent des mémoires autobiographiques,
écrits par M. de Montcalm lui-même." Mais l'acte de nais-
sance de ce dernier affirme qu'il est né le 28 février. Il nous
semble plus sûr de nous ranger du côté de cet acte authen-
tique, signé par le père même de notre héros. Nous repro-
duisons ici l'extrait des registres de Vauvert :
Baptême L'an mil neuf cent douze et le sizième mars,
de Joseph-Louis de Montcalm, fils de messire
Joseph Louis Daniel de Montcalm, seigneur de Saint-
Montcalm. Véran et autres lieux, et de dame Marie-
Thérèse de Castelane, a été baptisé dans l'é-
glise de Vauvert, estant né le vingt-huitième
du mois dernier. Son parrain a été messire
Joseph Mathias de Castelane, marquis Dampus,
sa marraine, madame Marie de Guillaumont,
dame de Vaux. Présents Louis Saporta et
messire Joseph-François Castelane soussignés
avec messieurs le père, le parrein et madame
la marreine. Par moi
Vincent, curé,
Saint- Véran,
Castellane Dampus,
M. de Guillaumont,
Castellane Dampus. Saporta.
6 MONTCALM
nelle. Sa constitution ne fut pas très robuste durant
ses premières années de croissance. Il les passa presque
entièrement au château de Koquemaure, auprès de sa
marraine, dont la discipline était apparemment fort
indulgente, " ce qui, écrivait-il plus tard, joint à ma
santé délicate, fit qu'en 1718 je ne savais pas lire."
Lorsqu'il eut six ans, son père, jugeant qu'il était temps
de commencer son instruction, l'envoya à Grenoble où
il le confia à un précepteur, dont les talents et les tra-
vaux jouirent d'une grande notoriété pendant la pre-
mière moitié du XVIIP"^® siècle. Outre le mérite intel-
lectuel du professeur, M. de Montcalm avait peut-être
une raison particulière de le choisir. Louis Dumas était,
paraît-il, son frère, fils naturel de Jean-Louis de Mont-
calm. Il était né à Nîmes en 1676. Doué d'une vive
intelligence et d'une extraordinaire aptitude au travail,
il étudia sans relâche et acquit une érudition très éten-
due. Il s'appliqua tour à tour aux langues, à la litté-
rature, à la jurisprudence, à la philosophie, aux sciences
exactes, à la musique. Les systèmes d'enseignement
alors en vogue ne lui semblant pas satisfaisants, il en
inventa un de toutes pièces, qu'il appela le " bureau
typographique." " C'était, lisons-nous dans la Biogra-
phie universelle, une ingénieuse imitation des procédés
de l'imprimerie pour la composition, appliqués à l'art
de familiariser les enfants de l'âge le plus tendre avec
les signes du langage et de l'écriture, de les accoutumer
à en former des mots, à en décomposer l'assemblage, et
de leur apprendre, avant même qu'ils puissent manier
une plume et en se jouant, l'orthographe et les principes
de la grammaire." Vers la fin de sa carrière, Dumas
exposa l'économie de son fameux système dans un
MONTCA.LM 7
livre intitulé Bibliothèque des enfants, qu'il publia à
Paris en 1733. Quelle était au juste la valeur de ce
" Bureau typographique ? " Nous l'ignorons, mais ce
que nous savons, c'est qu'il fut très attaqué, comme le
sont la plupart des innovations. Le Dictionnaire his-
torique de Feller en fait cette appréciation peu favora-
ble : " La machine du Bureau typographique n'eut
jamais l'approbation des gens ; elle est regardée aujour-
d'hui comme une pure charlatanerie, malgré les efforts
que quelques faméliques instituteurs ont faits pour
l'accréditer par un pompeux prospectus, publié en 1780.
On voit au premier coup d'œil que c'est une invention
exactement romanesque et empirique, fruit d'une tête
oisive et exaltée, propre seulement à réprimer l'essor de
l'être spirituel qui nous anime, en l'attachant à des
opérations mécaniques et stériles."
Quoiqu'il en soit, et quelle que fut la valeur intrin-
sèque du système appliqué, l'éducation de Louis-Joseph
de Montcalm par Louis Dumas fit honneur à ce der-
nier. Ce n'était pas cependant son avis, car on voit par
sa correspondance avec le père de son élève qu'il ne
cessait de gémir sur l'ingratitude de sa tâche et le peu
de satisfaction que lui donnait celui-ci. Le jeune Mont-
calm était pourtant doué d'imagination, de vivacité
d'esprit, d'une mémoire heureuse. Mais il n'avait pro-
bablement pas une de ces intelligences malléables qui se
laissent couler docilement dans n'importe quel moule.
Il avait déjà ses idées à lui, ses antipathies et ses pré-
férences, ses aptitudes aussi bien que ses inaptitudes
spéciales, et l'originalité de ses pensées, l'ardeur de sa
nature impulsive paraissaient sans doute comme d'irré-
médiables défauts aux yeux du méthodiqu eet systéma-
8 MONTCALM
tique Dumas. Il est intéressant de suivre, dans les let-
tres du précepteur et de son élève à M. de Montcalm,
le conflit de ces deux tempéraments, la lutte intellec-
tuelle du maître avec l'écolier. Dumas exigeait que
Louis-Joseph écrivît chaque semaine à sa famille un
journal de ses occupations, de ses travaux, de ce qui
86 passait dans le monde littéraire, à la cour et à la
ville. Chacune de ces compositions hebdomadaires
couvrait quatre pages in-folio, à deux colonnes, sans
marges et sans blancs. Souvent, lorsque le jeune Mont-
calm interrompait sa tâche, par lassitude ou par ennui>
Dumas entrait en scène, pour se plaindre de son élève,
le taxer de paresse, dénoncer son inattention, énumérer
ses défauts et ses manquements. Puis l'accusé repre-
nait la plume et opposait à ce réquisitoire un plaidoyer
j>ro domo courtois et respectueux, mais empreint
d'énergie et parfois de ténacité. Quelques extraits de
cette correspondance en partie double donneront une
excellente idée de la manière dont furent conduites les
études de Montcalm. Dumas écrivait un jour au mar-
quis : " M. de Montcalm n'est encore qu'en humanité,
au-dessous de la rhétorique qu'il sera obligé de brûler
comme la rhétorique, n'ayant que la partie mnémonique
pour le matériel et le sensible... Il semble que son
écriture devient plus hérissée et plus affreuse, je le lui
montre et le redis en vain ; son goût à présent est de
faire des têtes et des queues redoublées, avec peu
d'agrément, d'écrire avec des plumes non fendues...
Une petite note sur la belle écriture. J'ai tant prêché
là-dessus qu'à moins de se brouiller absolument, je dois
me taire, vu son âge et tout comparé. Si vous êtes dans
le dessein d'avoir un fils qui sache écrire, il faudra le
MONTCALM 9
mettre en pension chez le meilleur maître de Paris après
la fin de ses exercices." Quelque temps après, nouvel-
les doléances : " Si dans la suite vous ne le trouvez pas
aussi corrigé que vous l'avez espéré, ne croyez pas,
Monsieur, que ce soit faute d'avis réitérés tête à tête
et devant les autres ; j'insiste sur ce point pour préve-
nir les jugements vulgaires qui, contre l'expérience des
siècles, disent ensuite que si on avait bien repris les
enfants, ils se seraient corrigés. Si cette règle était sûre
on ne trouverait que des modèles de perfection, bien
loin de gémir sur le peu de fruit de la grande ou de la
chère éducation. D'où vient que les princes se corri-
gent peu des défauts qui les rendent méprisables ? C'est
dans la jeunesse qu'il faudrait se corriger ; mais si la
raison n'est pas bien développée, il faut user de patience
ou de violence ; chacun choisit son goût ou son droit."
Nous lisons encore dans une autre lettre : " Il court sa
dix-septième année, j'en suis confus quand je pense à
tout : un humaniste de douze ans fait de grands dis-
cours en prose et en vers ; un rhétoricien compose en
l'une ou l'autre langue, en prose, en vers. Enfin, je n'ose
suivre la comparaison en tout sens." Et les plaintes
vont ainsi leur train. La mauvaise calligraphie de
Montcalm revient souvent dans ces lamentations pério-
diques. " J'ai toujours soupçonné, écrit le précepteur
découragé, que l'aversion pour l'écriture donnait de
l'éloignement pour tout ce qui exigeait la plume à la
main. J'aimerais mieux que M. de Montcalm sût bien
lire, bien écrire, et bien parler français, en ignorant le
latin et le grec, que de les savoir comme il les sait,
privé du reste. La raison est que, négligeant les lan-
aues mortes, on les oublie et l'on se trouve ne savoir
10 MONTCALM
que quelques faits en ignorant l'essentiel." On voit par
ce passage que, de l'aveu même de son professeur,
Montcalm avait étudié avec succès le latin et le grec.
11 aimait les langues, l'histoire, la littérature. Mais il
y avait évidemment des matières qui lui allaient moins ;
et, décidément, il avait une horrible écriture, car il en
convenait lui-même, tout en essayant de s'excuser dans
les lignes suivantes à son père : " Je souscris volon-
tiers à ce qu'a mis M. Dumas ci-dessus, tant je le trouve
vrai, mais peut-être ne l'entends-je pas tout dans le
même sens ; par exemple, par aversion pour l'écriture,
apparemment il a voulu marquer mon défaut de légè-
reté daus la main et non un effet de mauvaise volonté...
J'ai pris toutes sortes de voies pour corriger mon écri-
ture ; pendant quelques mois, je me suis appliqué sous
un maître, j'ai varié mon caractère, tantôt gros, petit, lié,
avec des doubles jambages ; tous ces moyens ont été
inutiles. M. Dumas me conseille comme remède presque
sûr de me servir de plumes fendues : je le fais, quelque
peine que cela me coûte, quelque affreux qu'en doive
paraître au commencement mon caractère." Tous ces
efforts furent inutiles, et Montcalm conserva jusqu'à la
fin de sa vie, nous pouvons l'attester, une très mau-
vaise écriture.
Malgré sa sévérité et ses plaintes, Dumas aimait son
élève, à qui l'attachaient d'ailleurs les liens du sang, et
se préoccupait de son avenir. " Quand j'ai dit qu'il a
mauvaise volonté, écrivait-il un jour à M. de Mont-
caim, je me flatte que par le mot mauvaise vous n'en-
tendez qu'une fausse volonté, opposée à la vraie... Si
votre fils ne fait pas ce qu'on désire de lui, c'est qu'il
trouve plus de plaisir et moins de peine à suivre son
MONTCALM 11
goût, ses idées, qu'à suivre les avis qu'on lui donne.
Ce n'est donc pas par fainéantise, mais par préférence
de goût. Et il terminait par ce cri où se trahissait son
affectueuse anxiété : " Quand je pense au peu de dis-
positions et de talent de M. de Montcalm, je conclus
une plus grande nécessité d'être docile, laborieux, et de
suivre les avis donnés... Que deviendra-t-il ? En quoi
primera-t-il ? " On ne peut s'empêcher de sourire, en
lisant ces lignes, quand on songe à la haute valeur per-
sonnelle et à la brillante carrière de Montcalm. Après
avoir pris connaissance de ces pronostics pessimistes, le
jeune homme éprouva le besoin de faire le bilan de son
éducation : " Voici en peu de mots, dit-il, de quoi je
me flatte : 1^ d'être honnête homme, de bonnes mœurs,
brave et bon chrétien ; 2^ de lire médiocrement, de
savoir les langues grecque et latine aussi bien que la
plupart des gens du monde, de posséder les quatre
règles d'arithmétique, d'avoir quelques connaissances
de l'histoire, de la géographie et des belles-lettres fran-
çaises et latines, du moins l'amour de la justesse d'es-
prit, si je ne l'ai pas, et surtout du goût pour les scien-
ces et les arts que j'ignore ; 3^ ce que je mets au-dessus
de tout : de l'obéissance, de la docilité et une grande
soumission pour vos ordres, ceux de ma chère mère, et
de la déférence pour les avis de M. Dumas ; 4*^ pour
venir à ce qui regarde le corps, de faire des armes et
monter à cheval autant que mon peu de disposition me
le permet." Cette appréciation de sa propre valeur ne
péchait certainement pas par excès de complaisance.
Louis Dumas eut un autre élève qui satisfit bien
davantage ses ambitions professorales. En 1719, le
marquis de Montcalm avait eu un second fils, qui fut
12 MONTCALM
appelé Jean de Montcalm, de Candiac. Dumas com-
mença son éducation lorsqu'il avait à peine deux ans.
Cet enfant s'annonça bientôt comme un petit prodige.
A trente mois il savait déjà son alphabet ; à trois ans il
lisait les imprimés et les manuscrits latins et grecs ; à
cinq il pouvait lire et traduire le grec et l'hébreu et pos-
sédait toutes les parties de l'arithmétique. Dumas le
conduisit à Paris où il excita l'admiration comme un
véritable phénomène. Mais une science si extraordi-
nairement précoce devait exercer sur ce jeune organisme
la plus désastreuse influence. Le surmenage tua le
merveilleux enfant, et Jean de Montcalm mourut âgé
de sept ans à peine.
En ce moment, quoiqu'il n'eût pas encore terminé
ses études, Joseph-Louis de Montcalm était entré dans
l'armée. En 1724, il avait obtenu une charge d'enseigne
dans le régiment de Hainaut-infanterie, où son père
était lieutenant-colonel. Il commença son service actif
à Longwy, en 1727. Mais sa carrière militaire ne s'ou-
vrit vraiment qu'en 1732. Durant cette période, tantôt
il poursuit son éducation à Paris avec Dumas, et un
autre professeur, nommé Etienne Philippe, littérateur
de quelque mérite, avec qui il étudie les classiques \
tantôt il prend des leçons d*armes et d'équitation à
l'Académie de Vendeuil ; tantôt il suit son régiment
dans ses déplacements, à Fort- Louis, sur les bords du
Rhin, à Strasbourg, Mézières, Givet.
Au mois d'octobre 1733, la guerre éclatait entre la
France et l'Allemagne. Depuis le traité d'Utrecht»
1 — " J'ai fini ce matin avec M. Philippe la comédie des
Oiseaux d'Aristophane et commencé V Œdipe de Sophocle."
Montcalm à son pèrej 9 juin 1729.
MONTCALM 13
conclu en 1712, deux ans avant la mort de Louis XIV,
une paix de vingt années avait régné en Europe. Le
cardinal Fleury, vieillard pacifique, ancien précepteur
de Louis XV et devenu son ministre, aurait bien voulu
éviter les hostilités. Mais il avait eu la main forcée par
les événements. Stanislas Leczinski, père de Marie
Leczinska, épouse de Louis XV, après s'être vu enlever
la couronne de Pologne par Auguste de Saxe en 1709,
avait été appelé de nouveau à régner sur ce royaume
par la diète polonaise, à la mort de son heureux rival,
en 1733. Mais Auguste III, fils d'Auguste II, appuyé
par la Eussie et par l'Autriche, lui disputa le trône. Et
bientôt les armées russes et autrichiennes le forcèrent
à fuir Varsovie, et à se réfugier à Dantzig, où il soutint
un siège de quatre mois. Le roi de France, son gendre,
ne pouvait se dérober à la nécessité d'appuyer sa
cause. Incapable d'envoyer une armée à son secours
à travers l'Allemagne, le gouvernement français dut
se borner à faire une guerre de diversion contre
l'Autriche sur le Ehin et en Italie. Le régiment de
Hainaut, où Montcalm était devenu capitaine en 1729,
fut désigné pour faire partie de l'armée commandée
par Maurice de Saxe, qui investit le fort de Kehl,
situé en face de Strasbourg, au mois d'octobre 1733.
Cette place tomba entre les mains des Français. Ce-
pendant, Montcalm n'eut pas l'occasion de se distin-
guer dans cette campagne. L'hiver interrompit les
hostilités, et le jeune officier put se rendre en Languedoc
pour assister au mariage de sa sœur Louise-Charlotte
avec M. de Massilan ^.
1 Sa sœur aînée, Louise-Françoise-Thérèse, avait épousé,
le 10 février 1728, Louis-Jean-Antoine de Viel, seigneur de
14 MONTCALM
Au printemps, il rejoignit son régiment cantonné
près de Wissembourg. Les mouvements des troupes
françaises furent très hâtifs. Montcalm écrivait, le 26
avril 1734, à son beau-frère M. de Lunas : " Voici mon
état avec un quart de l'armée. Cette campagne préma-
turée est cause que je pars sans tente, sans lit, sans
équipage, fort mal à mon aise ; mais pourvu que nous
conservions la santé, tout cela n'est rien. Mon équi-
page, que je n'aurai pas sitôt, me joindra quand il
plaira au Seigneur; et si nous passions le llhin avant
son arrivée, il faudrait s'en détacher pour toute la cam-
pagne. Heureusement, j'ai deux chevaux, douze che-
mises et une paire de quantines. Comme un second
Charles XII, une peau d'ours, dans un coin de ma
tente, fera mon lit."
L'armée française, commandée par le vieux maré-
chal de Berwick, le héros d'Almanza et de Villavi-
ciosa, alla mettre le siège devant Philipsbourg, défen-
due par le célèbre prince Eugène. La tranchée fut
ouverte le 3 juin. Les opérations furent conduites avec '
énergie et habileté. Le maréchal de Berwick y fut tué,
mais son successeur, le marquis d'Asfeld, le remplaça
dignement, et la ville dut capituler le 18 juillet. Elle
Lunas, baron du Pouget, conseiller du roi (et plus tard, pré-
sident) en la cour des comptes, aides et finances du Langue-
doc. L'évêquft de Nîmes les maria au château de Candiac. M.
de Lunas possédait une belle fortune.
Louise-Charlotte de Montcalm épousa, en 1734, M. Gilbert
de Massilan, qui exerçait des fonctions judiciaires à Mont-
pellier.
Hervée Macrine, la troisième sœur de Montcalm, épousa le
marquis de Fournès, qui devait mourir en 1749. (Une sœur de
Montcalm j p. 10).
MONTCALM 16
n'était plus tenable. Montcalm en faisait la description
suivante dans une lettre à son père : " Jamais ville n'a
été traitée comme celle-là; elle est en cannelle ^ ; ima-
ginez tout ce que vous croirez de plus fort, pas une
maison à habiter ; la seule église et un vieux vilain
bâtiment, appelé palais des évêques de Spire, un peu
ménagé. Ce n'est que puanteur et infection."
La prise de Philipsbourg fut le seul événement sail-
lant de la guerre sur cette frontière. Ce fut en Italie
que s'en porta l'effort, et l'armée du Ehin n'eut à livrer
aucune bataille. Durant cette inactivité forcée, qui
devait peser à son ardeur belliqueuse, Montcalm con-
sacra de longues heures à l'étude. Le 11 décembre
1734, dans une lettre datée du camp d'Otrebach, près
de Kayerslautern, il informait son père qu'il apprenait
l'allemand, et qu'il lisait plus de grec, grâce à la soli-
tude, qu'il n'en avait lu depuis trois ou quatre ans.
Durant cette année il avait eu des velléités de se marier
avec une protestante de Genève, " dans l'espoir défaire
une conversion ", écrivait-il au marquis de Montcalm.
Sa correspondance avec son père devait bientôt se clore.
Le châtelain de Candiac mourut au mois de septembre
1735 2.
L'année suivante Montcalm se maria ; il avait vingt-
quatre ans. Ce furent les conseils et les démarches du
1 Vieille expression française, empruntée au langage
familier. " Mettre en cannelle " voulait dire réduire en me.
nus débris.
2 Quelques mois avant de mourir, il avait dépensé deux
mille livres pour recruter et envoyer à ses frais, en Allema-
gne quinze beaux hommes qui remettraient au complet sur
pied de guerre la compagnie de Montcalm trop éprouvée par
le début de la campagne de 1735. ( Une sœur deMontcalm,p. 9.)
16 MONTCALM
marquis de la Tare, son protecteur et son ami, qui
déterminèrent son union avec mademoiselle Angélique-
Louise Talon du Boulay, fille posthume de monsieur le
marquis du Boulay, colonel du régiment d'Orléanais.
Le cardinal Fleury fit aux époux l'honneur de signer à
leur contrat de mariage. La cérémonie nuptiale eut lieu
à Paris, dans la nuit du 2 au 3 octobre 1736.
La guerre avec l'Allemagne s'étant terminée en
1738, Montcalm eut deux ou trois années de paisible
bonheur dans son château de Candiac, entre sa mère et
sa jeune épouse.
Mais la voix du canon allait de nouveau se faire
entendre. En 1741, la France entrait dans la coalition
formée pour disputer à Marie-Thérèse d'Autriche la
succession de son père, l'empereur Charles VI, et deux
armées françaises envahissaient l'Allemagne. Le régi-
ment de Montcalm était alors cantonné en Languedoc.
Désireux de conquérir de la gloire et d'avancer sa for-
tune, il demanda et obtint la faveur d'accompagner en
Bohême, en qualité d'aide-de-camp, le marquis de la
Fare, nommé lieutenant-général. Les Français eurent
d'abord de rapides succès. Ils s'emparèrent de la haute
Autriche et entrèrent dans Prague, où leur allié, l'élec-
teur de Bavière, se fit couronner roi de Bohême. Mais
l'année suivante la guerre changea de face. Le roi de
Prusse, Frédéric II, se retira de la coalition. Le roi
d'Angleterre vint au secours de l'Autriche, dont les
armées prirent l'offensive, conquirent la Bavière, et vin-
rent assiéger dans Prague les Français, qui, sous le
commandement du maréchal de Belle-Isle et du vail-
lant Chevert, firent une admirable résistance. Réduits
à 22,000 hommes et sans vivres, ils évitèrent la capi-
MONTCALM 17
tulation qu'on se flattait de leur imposer, évacuèrent la
ville avant que Tennemi eût pu l'emporter, et firent
jusqu'au Khin cette mémorable retraite qui illustra le
nom du maréchal de Belle-Isle. Enfermé dans Prague
avec Chevert, Montcalm fut blessé pendant une sortie.
Mais sa blessure ne l'inquiéta pas. " Elle a, écrivait-il,
l'avantage de m'assurer quelques jours de repos, qui
m'étaient devenus nécessaires." Pendant la retraite, M.
de la Tare commandait l'arri ère-garde. " C'était le poste
périlleux. Merveilleusement secondé par l'intelligence
et l'activité de Montcalm, il ne se laissa jamais entamer,
malgré la poursuite furieuse des ennemis en pays
hostile \"
Dans l'automne de 1742, Montcalm avait perdu son
beau-frère, M. de Lunas. Il écrivit alors à sa sœur des
lettres pleines de la plus émouvante sympathie. " Je
suis véritablement accablé, lui disait-il. Je devrais
chercher à vous consoler, mais mon affliction ne me le
permet pas, et je sens qu'il n'y a que la religion qui
puisse vous soutenir contre un pareil malheur. J'eusse
désiré être auprès de vous. Malgré les amis que vous
avez, j'ose me flatter que ma présence eût été une con-
solation pour tons les deux. Vos enfants, si Dieu me
fait la grâce de vivre, me seront aussi chers que les
miens ^." Et quelques jours plus tard : " Il me tarde
que nous regagnions la province et de vivre avec vous
pour nous adoucir mutuellement une perte dont jeseug
d'avance toute la douleur. Que la religion vous sou-
tienne et que l'affliction ne vous abuse pas... Je compte,
1 — Une sœur de Montcalm^ p. 16.
2 Au camp de Liben, 5 octobre 1742." — Ihid,
18 MONTCALM
saDS avoir pris encore aucune détermination bien fixe,
partir à la fin de ce mois ^."
Rentré en France, après la rude campagne de 1742,
Montcalm devint, le 6 mars suivant, colonel du régi-
ment d'Auxerrois, qui était l'un de ceux dont se com-
posait l'armée du Dauphiné. Les troupes françaises et
espagnoles devaient ensemble faire campagne contre
les forces autrichiennes et sardes dans la haute Italie.
Mais les opérations furent peu actives. " Je restai tout
l'été, écrit Montcalm, dans l'attente des opérations des
Espagnols contre le comté de Nice ; mais le roi de Sar-
daigne les ayant amusés par l'espérance de la conclu-
sion d'un traité, leurs opérations et celles de quatorze
bataillons français auxiliaires aboutirent à vouloir for-
cer les retranchements que le roi de Sardaigne défen-
dait du côté du Mont-Dauphin avec une perte de 500
à 600 hommes tués ou blessés et une plus grande perte
par la désertion." Les armées ayant pris leurs quar-
tiers d'hiver, Montcalm passa la plus grande partie de
cette saison à Montpellier. Au mois de mars 1744, il
partit avec son régiment pour Monaco. C'était le prince
de Conti qui avait le commandement de l'armée du
Dauphiné, ou d'Italie. Les mémoires de Montcalm nous
apprennent que la campagne dura pour lui du 13 avril
au 20 décembre. Elle lui fut rude mais heureuse. Il y
fut chargé " de diverses commissions et détachements
particuliers, mais sans assister aux affaires sanglantes
et mémorables." Les troupes franco-espagnoles prirent
au mois d'avril le fort de Montalban et la citadelle de
Villefranche, le Château-Dauphin au mois de juillet,
1 — 12 octobre 1742."— /feid.
MONTCALM 19
et Démonte au mois d'août, assiégèrent Coni et rem-
portèrent un léger succès sous les murs de cette place,
et finalement se retirèrent sans avoir pu la réduire.
C'est en 1744, que mourut Louis Dumas, l'ancien
précepteur de Montcalm. "En mourant, écrit celui-ci,
il me laissa ses livres, ses manuscrits, et quatre actions
sur la compagnie des Indes. Il laissa plusieurs manus-
crits : métaphysique, grammaire, histoire, philosophie,
mais rien d'achevé... Il avait été en Angleterre et avait
des liaisons en Hollande ; on suspecta sa religion, mais
il mourut dans le sein de l'Eglise catholique avec de
grands sentiments de piété, chez madame de Nantia, au
château de Veaujour, le 19 juillet, à soixante-huit ans."
En 1745, Montcalm continua à faire campagne en
Italie, du printemps à l'hiver. " Je fus chargé tout le
temps, dit-il, du commandement d'une partie de la
communication, depuis Bayardo jusqu'à Andigua, pays
du Génois, avec mon régiment, 100 hommes de Blai-
sois, 100 hommes de Périgordj 80 fusiliers des monta-
gnes et l'autorité pour aimer les paysans. Je me suis
maintenu malgré les attaques de l'ennemi." Pendant
l'hiver il eut plusieurs escarmouches avec les Barbets et
les Vaudois, et tint garnison avec son régiment à Menton.
Au printemps de 1746, il reçut l'ordre d'aller se joindre
à l'armée d'Italie, qui venait de subir une défaite écra-
sante à Asti, sous le commandement du marquis de
Montalte. L'ennemi avait fait prisonniers cinq officiers
généraux, trois cent-soixante officiers et cinq mille
hommes. Montcalm servit alors sous le maréchal de
Maillebois et Chevert, et il nous apprend lui-même
qu'il eut souvent des commandements honorables, au-
dessus de son grade de colonel. Au commencement
20 MONTCALM
de mai, Chevert le détachait pour donner une cor-
rection aux milices ou Barbets du roi de Sardaigne.
Il partit, " avec quatre bataillons, lisons-nous dans
Moréri, pour occuper le poste important d'Alice, près
d'Acqui, où il y avait mille Piémontais, qui se retirè-
rent à la vue des Français. Le marquis de Montcalm
fut établi dans Alice pour y commander, et, la nuit du
9 au 1 0 mai, ayant marché par des chemins impratica-
bles, il enleva cent cinquante Barbets qui étaient dans
Montaleone, à quatre lieues d'Alice." Cinq semaines
environ après ce fait d'armes si honorable pour lui, le
16 juin 1746, Montcalm prenait part, avec son régi-
ment, à la meurtrière et malheureuse bataille de Plai-
sance, où les Autrichiens remportèrent une victoire
éclatante. A quoi était due cette défaite ? En première
ligne, sans doute, au manque d'entente entre les chefs
des troupes alliées. C'était là assurément l'opinion de
Montcalm, qui écrivait .le 26 juin, avec cette énergie
affirmative où se manifestait l'un des traits saillants de
son caractère : " J'ai été pris assez tard pour avoir
quasi tout vu. On va crier contre le maréchal ; je
démontrerai que nous remplissons les fautes de nos
alliés, les Espagnols, qui sont nos maîtres." Quelle
qu'en fût la responsabilité, la journée fut mauvaise pour
la France. Montcalm y combattit en héros. Il chargea
l'ennemi avec une intrépidité et une ténacité admira-
bles, fut blessé cinq fois dans la mêlée, et tomba tout
sanglant entre les mains des Autrichiens. Le lende-
main il envoyait à sa mère, par l'intermédiaire de négo-
ciants genevois, une lettre où il disait : " Nous avons
eu hier une affaire des plus fâcheuses. Nous avons
nombre d'officiers généraux et colonels tués ou blessés ;
MONTCALM 21
je suis des derniers avec cinq coups de sabre ; heureu-
sement aucun n'est dangereux à ce que l'on m'assure,
et je le juge par les forces qui me restent, quoique j'aie
perdu mon sang en abondance, ayant une artère cou-
pée ^. Mon régiment que j'avais rallié deux fois, est
anéanti." Dans une lettre subséquente, il disait encore :
" Si je suis prisonnier et sabré, c'est pour avoir voulu
tenir ferme, rallier deux fois le régiment qui a mal fait,
mais moins mal que les autres, s'étant débandé le der-
nier. Mon fils, à Paris, aura été bien touché. La reli-
gion nous sert." Un neveu de Montcalm, fils de sa
sœur madame de Lunas, et enseigne dans son régiment,
fut tué à la bataille de Plaisance.
Après s'être remis de ses blessures, Montcalm, pri-
sonnier sur parole, put rentrer en France. Il se rendit
à Paris et fut accueilli avec honneur par le roi. Au
mois de mars 1747, Louis XV l'inclut dans la promo-
tion de brigadiers, qui fut faite alors.* La conclusion des
négociations pour l'échange des prisonniers rendit à
Montcalm la liberté de se battre, et il se hâta d'en pro-
fiter. Au mois de juillet 1747, il arrivait à l'armée
d'Italie à temps pour assister à la bataille de l'Assiette.
Le chevalier de Belle- Isle, frère du maréchal, attaquait
les retranchements du roi de Sardaigne, fortement assis
sur un plateau des Alpes. Les Français furent repoussés
1 Voici comment messieurs les médecins décrivirent les
blessures de Montcalm dans leur langue ténébreuse : " M. de
Montcalm a un grand coup par accopée qui offense la pre-
mière table et qui est à l'os coronal, un second par diaco-
pée, qui est à l'os occipital offensant les deux tables, allant
jusqu'à la dure-mère, un troisième à l'omoplate entre le crar
nion et l'os de l'humérus."
22 MONTCALM
malgré leur valeur, et, décimés par le feu meurtrier de
l'ennemi, ils laissèrent près de 4,000 hommes sur le
champ de bataille. Le chevalier de Belle-Isle y perdit
la vie, et il y eut vingt colonels tués ou blessés. Mont-
calm, qui s'était prodigué suivant son habitude, fut
atteint au front par une balle, et reçut en outre plu-
sieurs contusions. Dans l'automme de la même année,
il prit part aux opérations qui forcèrent les ennemis à
lever le siège de Vintimille.
La paix fut rétablie l'année suivante par le traité
d'Aix-la-Chapelle, signée le 18 mars 1748. Montcalm
conduisit alors son régiment en garnison à Tonnerre, et
se rendit ensuite à Paris où il allait avoir à s'occuper
d'affaires très importantes pour son avenir militaire.
En effet, au mois de février 1749 paraissait une ordon-
nance royale décrétant une réorganisation de l'armée
française. Le nombre des régiments fut réduit à quatre-
vingt. Chacun d'eux devait être composé de deux
bataillons. Dix-huit régiments furent supprimés et
fusionnés avec d'autres corps. C'est ainsi que celui de
Montcalm, Auxerrois, fut incorporé au régiment de
Flandre. On formait en même temps un corps de gre-
nadiers dans lequel il refusa d'entrer. Mais au mois
d'avril, deux nouveaux régiments de cavalerie ayant
été créés, il fut nommé mestre de camp ^ de l'un d'eux.
" Le nouveau régiment de cavalerie de Montcalm avait
pour uniforme : habit et manteau gris-blanc, doublure,
parements et revers rouges, boutons jaunes, buffle à
boutons aussi jaunes, bandoulière de peau jaune et cha-
1 — Le grade de mestre de camp équivalait à celui de colo-
nel
MONTCALM 23
peau bordé d'argent fin. L'équipage du cheval était de
drap rouge bordé ^ ".
Les six années qui suivirent furent probablement les
plus heureuses de toute la vie de Montcalm. 11 put
jouir des douceurs de la vie de famille, tout en s'acquit-
tant des devoirs de son grade et de sa condition. Il
s'occupa du soin de ses propriétés et de l'éducation de
ses enfants. Il eut dix de ces derniers, dont six seule-
ment survécurent ; deux fils et quatre filles. Au com-
mencement de 1752, il écrivait : " J'ai eu dix enfants,
il ne m'en reste que six... Dieu veuille les conserver
tous et les faire prospérer, et pour ce monde et pour
l'autre. On trouvera peut-être que c'est beaucoup, et
surtout quatre filles, pour une fortune médiocre ; mais
Dieu laisse-t-il jamais ses enfants au besoin? Aux
petits des oiseaux..." Dans ce passage comme dans
beaucoup d'autres, on voit se manifester l'esprit de foi
qui animait Montcalm.
Les deux fils qui lui restaient alors s'appelaient Louis-
Jean-Pierre- Marie, et Gilbert-François- Déodat. Il leur
fit faire une partie de leurs études au collège des Jésui-
tes de Paris ^. Un autre fils était mort en bas âge, et à
cette occasion, Montcalm avait écrit à sa femme une
belle lettre où il lui tenait ce langage d'une si haute
inspiration chrétienne : " Nous avons besoin, ma très
chère et bien aimée, de nous résigner à la volonté de
la Providence, dans une aussi triste occasion que celle
1 -_ Comme on servait autrejoisj par le P. Somervogel, p. 42.
— Etrennes militaires pour Vannée \lblj p. 148.
2 — Le recteur, le P. de la Tour, était son ami intime.
(SomerYOgel).
24 MONTCALM
de la perte de mon fils. J'en suis vivement pénétré, et
comme je connais toute votre tendresse pour nos enfants
je crains que cela ne prenne sur votre santé. Ménagez-
la... Dieu n'a pas voulu que cette âme se souillât sur
la terre : ce sera un ange de plus devant lui qui priera
pour les siens."
En parcourant la correspondance de Montcalm, on
voit ces sentiments religieux s'affirmer constamment.
Le 29 août 1753, le marquis de la Fare, à qui il devait
beaucoup, mourut de la petite vérole, contractée auprès
du Dauphin, atteint de cette terrible maladie. Et Mont-
calm après l'avoir vu expirer, écrit : "J'ai eu la con-
solation d'avoir contribué à le faire mourir chrétienne-
ment entre les mains du curé de Saint-Sulpice et du
P. d'Héricourt, théatin." En 1764, la mort soudaine
d'une de ses connaissances lui inspire cette grave réfle-
xion : "C... est mort jeune et subitement. Dieu me
fasse la grâce de ne pas finir ainsi et de mieux vivre."
De 1749 à 1756, Montcalm vécut tour à tour à
Candiac et à Montpellier. A Candiac, le château patri-
monial où il était né, et qui était pour lui plein de
chers souvenirs, il menait la vie d'un seigneur rural
qui surveille son domaine et exploite ses champs et ses
bois. Il faisait des plantations, s'intéressait à la crois-
sance de ses chênes, à la culture de ses mûriers et de
ses oliviers, à la direction de son moulin à l'huile. Et
ses étés s'écoulaient paisiblement dans ces soins
agrestes, sous le ciel lumineux du Languedoc, au milieu
de cette atmosphère embaumée du Midi, où le soleil
ardent extrait du sol brûlant et des plantes odorantes
tant de parfums capiteux. Dans cette douce retraite,
entouré de sa mère, de sa femme, de ses enfants, char-
MONTCALM 25
mant ses loisirs par l'étude des classiques qu'il aimait
tant, Montcalm, goûta durant cette période de soq exis-
tence, un bonheur intime dont le souvenir lui arracha
bien des soupirs de regrets aux jours d'absence, d'é-
preuve, de détresse morale, qui lui étaient réservés. Les
mois d'hiver se passaient généralement à Montpellier,
où les Montcalm avaient beaucoup de relations et
d'amis. En 1750, le châtelain de Candiac y assista
aux Etats de Languedoc, dont les séances furent abrup-
tement terminées par ordre royal, parce qu'ils s'étaient
opposés à la levée du vingtième et avaient réclamé le
respect de leurs privilèges. Il avait aussi droit de siéger
aux Etats de Gévaudan, comme baron de Gabriac, et il
prit part à leurs délibérations à Marvejols, en 17557)
Tout en s'acquittant de ses devoirs publics et privés, le
mestre de camp ne négligeait pas son régiment. Il
allait souvent en faire l'inspection. Ainsi, en 1751, on
le voit à Limoges diriger les manœuvres de ses esca-
drons, cantonnés alors dans cette ville. C'était l'année
du jubilé ; et Montcalm écrit : *' Nos cavaliers y assis-
tèrent. Les Pères Jésuites leur firent une retraite, dont
les exercices spirituels, proportionnés à leurs besoins,
n'empêchaient pas qu'on ne les exerçât quasi tous les
jours, soit à pied soit à cheval." En 1753 il fut appelé
aux assemblées des inspecteurs de cavalerie, réunis
pour discuter la question des exercices d'entraînement
qu'il était désirable de donner à ce corps, et on sollicita
ses avis pour faire suite aux observations qu'il avait
adressées à M. de la Porterie, major des dragons.
Dans l'automne de 1755, Montcalm se rendit à
Paris, ne se doutant pas que ce voyage allait avoir des
conséquences décisives pour son avenir et changer
26 MONTCALM
l'orientation de sa vie. Il touchait à sa quarante-qua-
trième année et était parvenu au complet épanouisse-
ment de toutes ses facultés. Fils, époux et père dévoué,
militaire accompli, et possédant de magnifiques états
de services, homme d'étude et d'action, il avait goûté
tour à tour les joies de la famille et les fortes émotions
de la grande guerre. La culture de son esprit, la noblesse
de son caractère, l'éclat de son courage, la droiture de
ses intentions, la variété de ses aptitudes, faisaient de
lui un homme vraiment supérieur. Sans doute, il avait
quelques-uns des défauts de ses qualités. La vivacité
du tempérament méridional s'accusait parfois chez lui
par des saillies trop impétueuses. Il lui arrivait d'avoir
le mot trop prompt et le geste trop preste. Mais ces
ombres ne pouvaient voiler les parties lumineuses de
cette riche et brillante individualité, à qui les circons-
tances seules avaient manqué pour s'affirmer avec maî-
trise dans un rôle de premier plan. Ces circonstances
allaient tout à coup se produire et tirer Montcalm, du
rang honorable qu'il occupait déjà pour le faire entrer
dans la gloire.
CHAPITRE II
Après le traité d'Aix-la-Chapelle. — Situation singulière.—
L'Angleterre et la France La guerre en temps de paix.
— Hostilités aux Indes et au Canada Les Français et les
Anglais aux prises à la Belle-Rivière Le fort Duquesne.
— Jumonville et Washington L'expédition de Brad-
dock ; la Monongahéla. — Piraterie sur l'Océan UAlcide
et le Lis, — La guerre de Sept Ans officiellement décla-
rée— Les hésitations et les fluctuations de la France ;
leurs causes Deux courants d'opinion. — L'alliance au-
trichienne Défaite de Dieskau au fort George Pour le
remplacer, d'Argenson jette les yeux sur Montcalm —
Celui-ci accepte et reçoit le grade de maréchal de camp —
Il séjourne à Paris et à Versailles. — Sa correspondance
avec mesdames de Saint- Véran et de Montcalm. — Ses
aides de camp. — A Brest Départ pour le Canada.
Depuis quatre ou cinq ans, on pourrait dire depuis la
conclusion du traité d'Aix-la-Chapelle en 1748, la
France se trouvait dans une situation singulière. Pen-
dant qu'elle et l'Angleterre étaient officiellement en
paix sur le continent européen, leurs colons et leurs
soldats se battaient, aux extrémités du monde. En
Asie, Dupleix et Bussi luttaient héroïquement pour
gagner ou subjuguer les rajahs, et disputer aux Anglais
l'empire des Indes. En Amérique les escarmouches
étaient incessantes sur les frontières de l'Acadie, et la
prise de possession du territoire de l'Ohio, ou Belle-
Kivière, par les envoyés du marquis de Duquesne,
provoquaient les récriminations et l'hostilité de la Vir-
ginie et des autres colonies britanniques situées à l'ouest
des Alléghanys.
28 MONTCALM
Un détachement canadien avait construit au sud du
lac Erié les forts de Presqu'île et de la Kivière-aux-
Bœufs. Dans l'automne de 1753, Dinwiddie, gouver-
neur de la Virginie, fit sommer M. Le Gardeur de
St- Pierre, qui y commandait, d'abandonner ce territoire
dont l'occupation était, disait-il, une violation des droits
de la couronne anglaise. Sans s'occuper de ces protêts,
les Français, dans l'exécution de leurs desseins, vinrent
déloger sans coup férir, au mois d'avril 1754, un parti
d'Anglais occupé à l'érection d'un fort, au confluent de
l'Ohio et de la Monongahéla ; et après l'avoir eux-mêmes
terminé, en lui donnant une plus vaste enceinte, ils
l'appelèrent le fort Duquesne. Dinwiddie avait envoyé
quelques centaines de miliciens pour s'opposer aux
entreprises des Français. Averti de leur approche, M.
de Contrecœur, commandant du fort Duquesne, dépê-
cha un jeune officier, appelé Coulon de Jumonville,
escorté d'une trentaine d'hommes, pour signifier aux
Anglais qu'ils n'avaient aucun droit d'envahir le terri-
toire de l'Ohio, considéré comme possession française.
Le 28 mai 1754, au lever du jour, Jumonville et sa
petite bande, campés dans les bois, se virent cernés par
une troupe de soldats virginiens, dont le commandant,
lieutenant-colonel de milice, donna immédiatement
l'ordre de faire feu. L'infortuné Jumonville et neuf des
siens furent tués; vingt-deux furent faits prisonniers,
et un Canadien seul put s'enfuir et porter au fort la
tragique nouvelle de cette surprise sanglante. M. de
Contrecœur résolut de châtier ce qu'il proclama un
assassinat et une violation du droit des gens, qui recon-
naît comme inviolable la personne des parlementaires.
Il envoya M. Coulon de Villiers, frère de Jumonville,
MONTCALM 29
avec six cents français et cent sauvages, pour en
tirer vengeance, et expulser les Anglais de la région
disputée. M. de Villiers, parti du fort Duquesne le
28 juin, atteignit, le 3 juillet, un endroit appelé les
Grandes-Prairies, où les ennemis avaient construit des
retranchements, auxquels ils avaient donné le nom de
fort Nécessité. Après neuf heures de combat, les Anglais
furent forcés de signer une capitulation, au bas de
laquelle on pouvait lire le nom du lieutenant-colonel
mentionné plus haut. Ce nom, alors obscur, était celui
de George Washington, qui devait conquérir plus tard
une si éclatante célébrité ^.
Ces événements, dont la région de la Belle-Kivière
avait été le théâtre, produisirent une profonde impres-
sion. Au Canada et en France la mort de Jumonville
fut regardée comme un attentat meurtrier. Et il devint
évident que le simulacre de paix existant encore entre
les deux couronnes ne pouvait être de longue durée.
De part et d'autre on se prépara à la guerre imminente.
Mais Tattitude et les sentiments des deux nations
étaient bien différents. En Angleterre, si le roi et le
ministère étaient au fond peu désireux d'engager des
hostilités qui entraîneraient de lourds sacrifices, et met-
traient peut-être en péril les possessions du roi George II
sur le continent, le peuple et la majorité du Parlement
étaient impatients de voir déclarer une guerre mari-
time et coloniale dont ils attendaient la conquête des
1 Washington s'est défendu d'avoir connu la qualité de
parlementaire de M. de Jumonville. Et quant à la capitula-
tion signée par lui, et où se trouvait le mot " assassinat ", il
a soutenu que l'interprète, qui traduisit pour les Anglais le
texte français, ne leur en avait pas rendu le sens réel.
30 MONTCALM
établissements français aux Indes et en Amérique,
l'extension du commerce, l'accroissement du prestige et
de la richesse britanniques. En France, au contraire,
ni le gouvernement ni la nation ne voulaient la guerre.
Le long conflit provoqué par la succession d'Autriche
avait épuisé le royaume. Les finances étaient en désor-
dre, la marine était en décadence, les impôts pesaient
lourdement sur le peuple, les querelles religieuses et
parlementaires absorbaient l'attention d'un faible gou-
vernement. Et l'on ne demandait qu'à négocier, à tem-
poriser, à éloigner la crise que l'on sentait pourtant pro-
chaine, et dont on redoutait les conséquences.
Au mois de janvier 1755, le gouvernement anglais
fit passer en Amérique deux régiments, avec le major
général Braddock, chargé du commandement des trou-
pes régulières et coloniales. Le cabinet de Versailles,
informé de ce mouvement, dut de son côté se préparer
à secourir le Canada. Une escadre de quatorze navires,
portant environ 3,000 soldats, partit de Brest pour
l'Amérique, le 3 mai 1755, sous le commandement de
l'amiral Dubois de la Moite. Le nouveau gouverneur
de la Nouvelle-France, M. de Vaudreuil, et le baron
de Dieskau, nommé commandant des troupes envoyées
en Canada, étaient à bord. L'amirauté anglaise, qui
avait eu vent de cette expédition, ordonna à l'amiral
Boscawen et à l'amiral Holborne, ayant, l'un douze
vaisseaux, et l'autre sept vaisseaux de ligne, d'aller
croiser sur les côtes d'Amérique pour intercepter et
détruire la flotte française. Celle-ci eut la bonne fortune
d'éviter les escadres anglaises, et d'atteindre sans encom-
bre Louisbourg et le golfe Saint- Laurent. Trois des vais-
seaux de l'amiral Dubois, seulement, perdus au milieu
MONTCALM 31
de la brume, dans les parages de Terreneuve, ne purent
échapper à l'ennemi. C'étaient VAlcide, le Lis et le
Dauphin, Le 7 juin, comme le rideau de brouillard
qui leur masquait l'étendue des flots se déchirait, ils
s'aperçurent qu'ils étaient sous le canon de la flotte
anglaise. Dès qu'ils furent à portée, le capitaine Hoc-
quart commandant de VAlcidej prenant son porte- voix,
cria au vaisseau le Dunkerque^ qui était le plus pro-
che : " Sommes-nous en paix ou en guerre ? En paix,
répondit le commandant anglais. — Quel est le nom de
votre amiral ? — Boscawen. — Je le connais, c'est un de
mes amis. — Et vous, commandant, quel est votre
nom ? — Hocquart." — A peine le capitaine français
avait-il fait cette réponse, que le Dunkerque s'enve-
loppa de flamme, et qu'un ouragan de fer s'abattit sur
les ponts de VAlcide couverts de matelots et de soldats.
Dans le combat inégal qui s'ensuivit, VAlcide et le Lis,
aux prises avec toute la flotte anglaise, durent amener
leur pavillon. Le Dauphin parvint à s'échapper, grâce
au brouillard qui s'étendit de nouveau sur la mer.
M. Kigaud de Vaudreuil, frère du marquis et gouver-
neur des Trois-Kivières, plusieurs officiers, et huit com-
pagnies des bataillons de la Keine et du Languedoc
furent faits prisonniers. Et pendant ce temps, dérision
amère, leurs Majestés britannique et très chrétienne
étaient en paix l'une avec l'autre. Leurs navires se
canonnaient sur l'Océan, mais les deux couronnes con-
servaient leurs relations diplomatiques. Le duc de
Mirepoix, ambassadeur de Louis XV, baisait la main
de George II au palais de St-James, et M. de Cosne,
représentant de George II, faisait sa cour à Louis XV
au palais de Versailles. Bizarre et ridicule situation !
32 MONTCALM
Le cours précipité des événements allait la faire cesser.
L'Ansleterre avait donné le mot d'ordre à ses amiraux
et à ses capitaines. Sur toute l'étendue des mers ses
escadres coururent sus aux vaisseaux marchands de la
France. En quelques mois, trois cents de ceux-ci furent
capturés, et huit à dix mille marins français furent
faits prisonniers de guerre, alors que la rupture de la
paix n'était pas encore signifiée. Ces actes de piraterie
provoquèrent en France une vive indignation. Le ton
belliqueux du discours de la couronne, prononcé à l'ou-
verture de la session du Parlement anglais, dans lequel
on jetait réellement le gant au gouvernement français,
fit s'évanouir les dernières illusions pacifiques de Louis
XV et de ses ministres. Le duc de Mirepoix, ambassa-
deur de France à Londres, fut rappelé, et le 21 décem-
bre 175Ô, le ministre des affaires étrangères, M. de
Rouillé, déclara, dans une note comminatoire au cabinet
de Saint- James, que " Sa Majesté Très-Chrétienne avant
de se livrer aux effets de son ressentiment, demandait
au roi d'Angleterre satisfaction de toutes hss saisies
faites par la marine anglaise, ainsi que la restitution de
tous les vaisseaux, tant de guerre que de commerce,
pris sur les Français, et qu'elle regarderait le refus qui
en serait fait comme une déclaration de guerre authen-
tique. " Le ministère anglais refusa, et le gouverne-
ment frappa enfin d'embargo tous les bâtiments britan-
niques qui pourraient se trouver dans les ports du
royaume ^.
Pendant que les ministres des deux pays échangeaient
ainsi des notes et des récriminations, en Amérique leurs
1 — Henri Martin, Histoire de France, vol. 15, p. 479.
MONTCALM 33
régiments et leurs milices continuaient à échanger des
balles. Du côté de TOhio, Braddock à la tête de 2,200
réguliers et provinciaux, avec lesquels il s'était flatté
de réduire le fort Duquesne, avait subi à la Monon-
gahéla, le 9 juillet 1755, une sanglante défaite, qui lui
avait coûté la vie^ En Acadie, les Anglais s'étaient
emparés des forts Beauséjour et Gaspareau 2. Enfin, au
lac George, Dieskau, battu par le colonel William John-
son, avait été blessé grièvement et fait prisonnier ^. Ces
nouvelles avaient convaincu le gouvernement de Ver-
sailles qu'il fallait envoyer au Canada de nouvelles
troupes et de nouveaux ofi&ciers généraux.
Une des causes de ses longues tergiversations était la
division qui régnait dans le conseil du roi sur la manière
de faire cette guerre. Les uns estimaient que, pour
qu'elle fut heureuse, il fallait compenser l'infériorité
maritime de la France par une diversion continentale,
telle que l'invasion du Hanovre, qui forcerait le roi
d'Angleterre à détourner de la guerre américaine une
1 — M. de Beaujeu, qui commandait les Français, fut tué
au début du combat ; ce fut M. Dumas, capitaine des troupes
de la colonie, qui prit le commandement et acheva la vic-
toire.
2 — Le fort Beauséjour était commandé par le trop fameux
Vergor-Duchambon, fils d'un ancien ami de l'intendant Bigot,
lorsque ce dernier était commissaire à Louisbourg. Sa
prompte capitulation fut considérée comme peu justifiable,
et peu honorable. M. de Villeray commandait à Graspareau
qui était vraiment impossible à défendre — Ce fut deux mois
environ après la prise de ces deux forts qu'eut lieu l'expul-
sion et la déportation des Acadiens (septembre, 1755).
3 — La bataille du lac Greorge fut livrée le 8 septembre 1755
3
3i MONTCALM
partie de ses troupes et de ses ressources financières,
pour la défense de ses possessions allemandes, auxquel-
les il tenait comme à la prunelle de ses yeux. Les
autres soutenaient au contraire que l'intérêt manifeste
de la France était de ne rien épargner afin de mainte-
nir la paix c'ontinentale, et de pouvoir consacrer tous
les moyens, tous les efforts de la nation, à la restaura-
tion de la marine, et à l'expédition au Canada de secours
assez puissants pour faire triompher les fleurs de lis,
du golfe St- Laurent au golfe du Mexique.
Le comte d'Argenson, ministre de la guerre, était le
principal tenant du premier système, et M. de Machault,
ministre de la marine, l'avocat le plus déterminé du
second. ^ Celui-ci soutenait qu'on devait se renfermer
dans la guerre de mer ; que nos finances ne suffiraient
pas en même temps aux dépenses qu'exigeraient la terre
et la mer ; que jusqu'ici les Anglais étaient les seuls
ennemis de la France, que si l'on s'alliait à la Prusse
pour attaquer les possessions continentales de George II,
Marie-Thérèse d' A utriche se déclarerait pour ce dernier ;
que si l'on faisait au contraire alliance avec elle, Frédé-
ric II considérerait cela comme une menace à son
adresse; qu'il n'y avait d'autre parti à prendre que
d'entretenir l'union avec la Prusse, de lier avec l'impé-
ratrice une négociation qui préviendrait ou du moins
retarderait sa jonction avec l'Angleterre, et donnerait à
la France le temps de porter ses efforts contre sa véri-
table ennemie. A cela, M. d'Argenson objectait que
tous les ménagements n'éviteraient pas une guerre sur
le continent ; qu'il fallait donc la commencer avec avan-
tage ; agir de concert avec le roi de Prusse, déconcerter la
lenteur autrichienne et mettre Marie- Thérèse hors d'état
MONTCALM 36
d'être utile aux Anglais ^. Dans le conseil de Louis XV,
M. de Eouillé opina comme M. d'Argenson, qui fut
aussi soutenu par M. de Bernis ^, tandis que M. de
Machault vit se ranger à son avis MM. de Puisieux,
ancien ministre des affaires étrangères, de Saint-Severin,
et le maréchal de Noailles. Celui-ci adressa au roi plu-
sieurs mémoires qui nous ont été conservés. Dans l'un
d'eux il écrivait : " Quelque chimérique que soit le
projet de la monarchie universelle, celui d'une influence
universelle par le moyen des richesses cesserait d'être
une chimère, si une nation parvenait à se rendre
seule maîtresse du commerce de l'Amérique. La
partie du nord, occupée par les Français et par les
Anglais, en est la partie la plus peuplée, la plus
forte en hommes, et peut-être la seule susceptible de
l'être, à un certain point, par la nature du climat, en
sorte que le vrai moyen de parvenir à se rendre maître
de l'Amérique entière serait de s'emparer de l'Amérique
septentrionale. C'est dans cette vue que les Anglais
n'omettent aucun nàoyen d'en chasser les Français. Plus
1 — Mémoires secrets sur le règne de Louis X/F, la Régence
et le règne de Louis XF, par Duclos, publiés dans la " Col-
lection de Mémoires relatifs à l'histoire de France, " vol. 77,
pp. 108 et suivantes.
2 — L'abbé comte de Bernis, cadet de très noble maison,
après s'être fait un nom par son esprit et sa facilité littéraire,
et avoir conquis un fauteuil à l'Académie française, était entré
dans la diplomatie où il avait fait bonne figure. En 1755, il
arrivait de l'ambassade de Venise et venait d'être nommé à
celle d'Espagne. On commençait à saluer en lui le prochain
ministre des affaires étrangères, et quoiqu'il ne fît pas encore
partie du conseil, il était consulté sur les affaires importantes
du moment. Il devait être fait cardinal en 1758.
36 MONTCALM
l'ADgleterre est épuisée par ses dettes, plus elle pour-
suit avec ardeur et coustanee l'exécution d'un projet
qui mettrait des richesses immenses en sa disposition,
et qui lui fournirait des ressources qu'elle ne pourrait
se procurer d'autre manière... La destinée des Etats,
Sire, est dans les mains de Dieu : ce qui dépend des
hommes est de se conduire avec sagesse, justice et pru-
dence, de veiller surtout à la conservation de leur hon-
neur et de leur réputation; et il serait moins honteux
pour la France d'abandonner l'Amérique aux Aoglais
après une guerre malheureuse, que de la leur laisser
envahir en pleine paix sans tenter de la défendre ^ ".
Dans un autre mémoire au roi, le vieux duc soumet-
tait encore des considérations très judicieuses, dont la
clairvoyance ne devait être que trop démontrée par les
événements : " S'il fallait absolument, disait-il, se fixer
à une résolution, mon opinion serait de porter tous s^s
efforts à se défendre contre l'Angleterre. Si on partage
ses vues ^ et qu'on les tourne du côté de la guerre de
terre, celle-ci absorbera tout : le dénouement en sera
de laisser les Anglais plus puissants qu'ils n'auront
jamais été, et par conséquent les maîtres du sort de la
France en particulier, et de l'Europe en général. Ce
n'est que dans une guerre maritime, et au milieu même
des disgrâces, que Votre Majesté peut espérer de former
sa marine et de lui redonner cette âme et cette vie
1 — Le maréchal de Noailles au roi, 15 février 1755. (Mémoi-
res du duc de Noailles, dans la " Collection de mémoires rela-
tifs à l'histoire de France," vol. 74, p. 45.
2 — C'est-à-dire si l'on poursuit deux objets, si, en même
temps que la guerre coloniale, on veut faire la guerre conti-
nentale...
MONTCALM 37
qu'elle a eues pendant un temps sous le règne du feu
Al"
roi
Durant tout l'été de 1755, Louis XV et ses minis-
tres flottèrent entre les deux politiques que nous venons
d'indiquer. Au mois de septembre, une grave démar-
che de l'impératrice vint compliquer la situation. Marie-
Thérèse, se déterminant à un acte qu'elle méditait, et
qu'elle avait même fait pressentir depuis quelque
temps, proposa formellement à Louis XV une alliance
de nature à changer toute l'assiette de la politique
européenne. A ce moment les indices d'un rapproche-
ment entre la Prusse et l'Angleterre devenaient très
apparents. Et ce concours de circonstances, dont la
plupart des historiens n'ont pas assez tenu compte, et
qui a été mis en pleine lumière par le duc de Broglie
dans son beau livre sur V Alliance autrichienne, fut
l'une des principales causes des négociations qui s'enga-
gèrent alors entre les cours de Versailles et de Vienne 'l
Elles se poursuivirent durant plusieurs mois et ne
devaient aboutir qu'au printemps de 1756. Mais en
attendant, il fallait faire face à l'Angleterre sur le con-
tinent américain, trouver un général pour remplacer
Dieskau prisonnier, et préparer l'expédition d'un nou-
veau corps de troupes au Canada. Les ministres de la
guerre et de la marine se préoccupaient tout spéciale-
ment de ce sujet lorsque Montcalm arriva à Paris dans
l'automne de 1755. M, d'Argenson le connaissait bien
et appréciait ses brillants états de service. En le voyant
1 — Le maréchal de Noailles au roi, 21 juillet 1755, ibid.,
p. 61.
2 — L'Alliance autrichienne, par le duc de Broglie, p. 217,
(Paris, Calmann Lévy, 1897).
38 MONTCALM
se présenter à Versailles, il se dit que c'était là peut-
être le chef militaire dont il avait besoin pour la
guerre du Canada. Et, sans rien conclure, il s'en ouvrit
à Montcalm. Celui-ci demanda sans doute du temps
pour réfléchir à cette proposition, et prit congé du minis-
tre de la guerre le 19 novembre. De retour à Mont-
pellier, il communiqua à sa mère et à sa femme la nou-
velle perspective qui s'ouvrait devant lui. Madame de
Montcalm en fut douloureusement affectée, et pria son
mari de se dérober, s'il le pouvait, à ce commandement
lointain et hasardeux. Elle était d'un " caractère timide,
et s'élevait difficilement au-dessus du cercle de famille, »
écrit l'abbé Casgrain. " La marquise de Saint- Véran \
au contraire, forte comme une Romaine, quoique brisée
de douleur, conseilla à son fils d'accepter ce poste
d'honneur et de confiance que lui offrait son souverain.
La marquise de Montcalm ne pardonna jamais ce con-
seil à sa belle-mère, et lui reprocha plus tard la mort
de son mari '^. "
Cependant, M. d'Argenson avait décidément fixé son
choix sur celui-ci, et l'avait fait agréer par le roi. A la
fin du mois de janvier 1756, il écrivit à Montcalm une
lettre que nous tenons à reproduire in eoctenso :
" A Versailles, 25 janvier, à minuit.
j "Peut-être ne vous attendiez-vous plus, Monsieur, à
I recevoir de mes nouvelles au sujet de la dernière con-
1 — La mère de Montcalm portait plutôt le titre de mar-
quise de Saint- Véran, et laissait à l'épouse de son fils celui de
marquise de Montcalm.
2 — Montcalm et Lévis, par l'abbé H. -R. Casgrain, vol. 1,
p. 32. L'auteur ^oute en note : " Je tiens cette tradition du
marquis Victor de Montcalm. "
MONTCALM 89
versation que j'ai eue avec vous le jour que vous m'êtes
venu dire adieu à Paris. Je n'ai cependant perdu un
instant de vue, depuis ce temps-là, l'ouverture que je
vous ai faite alors, et c'est avec le plus grand plaisir
que je vous en annonce le succès. Le roi a donc déter-
miné sur vous son choix pour vous charger du com-
mandement de ses troupes dans l'Amérique septentrio-
nale, et il vous honorera à votre départ du grade de
maréchal de camp. ^ Mais ce qui vous sera encore plus
sensible, c'est que Sa Majesté vous accordera en même
temps, pour M. votre fils, l'agrément de votre régiment.
C'est un avancement un peu différent de celui de capi-
taine, que vous désiriez avec tant d'empressement pour
lui, et il faut convenir que ce ne sera pas lui qui gagnera
le moins au marché. Vous n'avez pas, au surplus, un
instant à perdre pour venir remercier le roi de ses grâ-
ces et de la distinction qu'il fait de vous. L'applaudis-
sement que vous en recevrez de la part du public ajou-
tera encore à la satisfaction que vous devez en avoir.
Sa Majesté vous donne en même temps, pour comman-
der en second sous vos ordres, M. le chevalier de Lé vis,
auquel elle accorde le grade de brigadier, et en troi-
sième, M, de Bourlamaque, avec le grade de colonel.
J'écris par le même courrier à M. le duc de Mirepoix»
pour lui faire part du choix de M. le chevalier de
Lévis ; ainsi vous pourrez vous en ouvrir avec lui ; à
l'égard des autres, je crois que vous ferez bien de vous
tenir sur la réserve avec ce qui s'appelle le public et de
n'en faire confidence qu'à vos plus proches parents et à
vos intimes amis, et cela même au moment de votre
départ que vous ne pourrez trop précipiter, n'ayant
guèi'e de temps pour venir recevoir ici vos instructions
40 MONTCALM
et VOUS rendre dans les premiers jours de mars au lieu
de votre embarquement. Soyez persuadé, monsieur,
qu'on ne peut rien ajouter aux sentiments d'estime et
d'amitié avec lesquels je, etc.
d'argenson."
Montcalm reçut le 31 janvier, des mains d'un cour-
rier spécial détaché par le ministre de la guerre, cette
lettre qui marquait une date si solennelle dans sa vie.
" Je crus devoir accepter, écrit- il dans son journal, une
commission aussi honorable que délicate qui assurait la
fortune de mon fils, objet intéressant pour un père
commission que je n'avais ni désirée ni demandée ^ ".
Comme M. d'Argenson lui prescrivait la plus grande
diligence, il hâta ses préparatifs, et après avoir fait à
sa mère, à sa femme et à ses filles, des adieux qui durent
être bien émouvants, il quitta Montpellier le 6 février
1756. Une partie du trajet de cette ville à Paris se fai-
sait alors fréquemment par la voie du Khône, et ce fut
celle-là que choisit Montcalm. Il s'éloignait de son
Languedoc aimé, fermement résolu à accomplir digne-
ment la tâche dont le chargeait la confiance de son sou-
verain ; mais son cœur était plein des êtres chers dont
allaient le séparer tant d'espace et de hasards. Et jus-
qu'à son embarquement à Brest nous allons le voir cor-
respondre incessamment avec sa famille, lui marquer
sa sollicitude, lui réitérer l'expression de sa tendresse,
entrer dans mille détails concernant ses affaires et ses
préoccupations domestiques. Il nous a semblé qu'ici
nous ne pouvions trop multiplier les citations de cette
] — Journal du marquis de Montcalm, durant ses campagnes
en Canada, de 17Ô6 à 1759 j Québec, 1895.
MONTCALM 41
correspondance intime, qui fait si bien connaître le
caractère et les dispositions d'esprit de l'homme dont
nous essayons de retracer la vie.
Le 8 février, deux jours après son départ, il arrivait
à Lyon et écrivait immédiatement à sa mère: " J'arrive
dans le moment par un beau temps et en bonne santé.
J'ai vu en passant à Tain ^ notre hôte. Je remets de-
main à la voile. Je n'ai pas eu le temps de
faire d'arrêt de compte ni de vous en envoyer ;
ce sera de Paris. Encore moins de faire mettre
à part les papiers d'Avèze ^. Je lis avec grand
plaisir l'histoire de la Nouvelle-France par le P.
de Charlevoix ^. Il fait une description agréable de
Québec. Compagnie choisie. Cependant rassurez-vous,
j'en reviendrai toujours avec plaisir. J'embrasse la très
chère et ma fille. Tout à vous, ma mère, de cœur et
d'âme." Puis un mot d'affaires, par où l'on voit que
madame de Saint- Véran avait encore beaucoup à dire
dans le gouvernement de la fortune familiale : " Si
vous croyez juste, vous pouvez faire une remise aux
messieurs de Boisleffre à 51 mille. Je l'ai dit à Saquet.
1 — Tain est une petite ville du département de la Drôme,
située au confluent du Rhône et de l'Isère, dont la popula-
tion actuelle peut être de 3000 habitants.
2 — Avèze, bourg et château situés à deux kilomètres du
Vigan, dans le département du Gard. Le domaine d'Avèze est
entré dans le patrimoine des Montcalm, et il a aujourd'hui
pour propriétaire le marquis de SaintMaurice-Montcalm. En
1756, un interminable procès était encore pendant entre les
Vabres de Beaufort et les Montcalm, au sujet de la propriété
de ce domaine.
S. ^V Histoire de la Nouvelle- France par le P. Charlevoix
avait été publiée en 1744.
42 MONTCALM
En ce cas au lieu de 8,777 livres ce serait 6,900. Le
curé de Vauvert avait dit la messe pour moi et en doit
dire une par semaine ; c'est bien ^."
Le 12 février, Montcalm arrivait à Paris, et le len-
demain il était à Versailles où il allait se mettre aux
ordres de son chef hiérarchique. M. d'Argenson le pré-
senta au ministre de la marine, M. de Machault^ dans
le département duquel il entrait, vu que tout ce qui
concernait les colonies relevait de ce ministère. Le len-
demain, il eut une audience du roi et le remercia du
choix que Sa Majesté avait fait de sa personne pour
cet important commandement dans l'Amérique septen-
trionale. Puis, il se mit à l'œuvre pour organiser son
départ. Le 24 février, il écrivait à sa mère : " Le roi
me donne, comme à M. de Dieskau, 25,000 francs et
12,000 francs pour mon équipage, qui me coûtera plus
de 1,000 écus (3,000 francs) au delà; mais il faut aller
en avant." Quatre jours plus tard, il lui donnait encore
1 — Nous tenons à faire observer à nos lecteurs que, dans
toutes ces citations, nous remplaçons l'orthographe ancienne
par l'orthographe moderne. Montcalm écrit "j'ay" au lieu
de "j'ai ", " vous avés " au lieu de " vous avez ", etc Nous
avons puisé ces lettres ou extraits de lettres de Montcalm
aux archives de l'Université Laval, où se trouve une excel-
lente copie de la correspondance du général avec sa famille.
Elle faisait partie de la collection de manuscrits recueillis
en France par M. l'abbé Casgrain, qui les a légués à l'Univer-
sité. Il s'en est servi pour son ouvrage Montcalm et LéviSj
mais beaucoup de ces pièces sont encore entièrement inédi-
tes, et ce sont surtout celles-là que nous choisissons, d'autant
plus qu'elles nous paraissent particulièrement intéressantes.
2 — M. de Machault (d'Arnouville), avait été contrôleur-
général des finances jusqu'en 1754. Il était garde des sceaux
en même temps que ministre de la marine.
MONTCALM 43
de ses nouvelles : " J'ai fait porter hier plus de trois
milliers aux rouliers de Brest, et j'ai bien encore sept
à huit cents à faire porter. Je compte faire partir lundi
une partie de ma maison. J'irai peut-être demain
à Versailles, et je reviendrai le soir. Mon fils
aîné est ici depuis quelques jours, il a un tor-
ticolis ; le chevalier est toujours maigre, bien délicat,
mais sa taille devient prodigieuse. M. de Ganges n'est
pas bien grand, mais il a un air de force, de bonne santé,
un teint bien éclairci qui doit faire bien plaisir à ces
dames, à qui vous aurez sans doute demandé deux louis
que je lui avais avancés au mois de novembre dernier.
Je vous envoie un reçu de M. de Vezaide de cinq
cents écus. Je l'avais toujours oublié. Il faut espérer
qu'avant mon départ j'aurai le temps de vous écrire
des choses nécessaires. Mais en vérité je n'ai pas un
moment quant à présent. Je vous embrasse tous et
ma fille que je n'oublie pas et que j'aime véritable-
ment : je ne sais si elle écrit souvent à ses parents de
Paris; j'entends sa grand-mère, sa tante de La Bour-
donnaye et de loin en loin sa cousine d'Aligre \"
1 — Montcalm parle ici de " sa fille." Il en avait
trois autres, mais elles étaient prabablement absentes de la
maison en ce moment, peut-être en pension dans quelque
communauté pour leur éducation. Cette fille était vraisem-
blablement l'aînée de la famille La grand-mère dont il est
question dans ce passage était madame la marquise du Boulay,
mère de madame de Montcalm 5 elle demeurait à l'abbaye de
Port-Royal, près Paris. Madam e de la Bourdonnaye était née
Marie-Françoise Talon du Boulay, sœur de madame de Mont-
calm ; elle avait épousé Louis-François de la Bourdonnaye,con-
seiller d'Etat. Madame d'Aligre était la fille unique de Louis-
Denis Talon, marquis du Boulay, frère de madame de Mont-
44 MONTCALM
Comme on le voit par cette lettre les deux fils de
Montcalm étaient en ce moment à Paris, avec leur
père. L'aîné Louis-Jean-Pierre-Marie, désigné sous le
nom de comte de Montcalm, était âgé de dix-sept ans
seulement, et chevau-léger de la garde ordinaire du
roi. Le second, Gilbert-François-Déodat, appelé le che-
valier de Moatcalm, âgé de douze ans et demi, pour-
suivait encore ses études. Lorsque Montcalm fut désigné
pour le commandement des troupes du Canada, il était
question de nommer Paîné capitaine d'uae compagnie
dans le légiment de son père.
Au lieu de cela, il succédait d'emblée à celui-ci, et
devenait du jour au lendemain mestre de camp, ou colo-
nel de cavalerie. Le duc de Eichelieu, et le président
Mole, demandèrent alors au ministre de la guerre de
donner la compagnie vacante au chevalier de Mont-
calm ^. Mais le marquis refusa cette faveur, trouvant
calm, préoident à mortier, mort en 1744. Elle était mariée à
Etienne-François d'Aligre, né en 1727, conseiller au Parle-
ment en 1745, président à mortier depuis 1752. Madame
d'Aligre se trouvait la propre nièce de la marquise de Mont-
calm. Elle n'avait pas d'enfants, et mourut en 1767. M.
d'Aligre, devenu premier président en 1768, se remaria en
1769, émigra durant la Révolution et mourut à Brunswick en
1798. (Voir pour les familles Talon du Boulaye et d'Aligre, le
Dictionnaire historique de Moréri, 1759, vol. 10, pp. 28 et 29,
et l'annuaire de la noblesse, de Borel d'Hauterive, année
1867.
1 — Le duc de Richelieu, ce roué qui joua en même temps
un rôle politique et militaire au XVIIP siècle, avait été lieu-
tenant-général du Languedoc de 1738 à 1755, et il avait pré-
sidé les Etats de cette province, à Montpellier, lorsque Mont-
calm y siégeait. C'est ce qui explique ses démarches en
faveur du fils de Montcalm Mathieu-François Mole, prési-
MONTCALM 45
son fils trop jeune et désirant lui faire terminer ses étu-
des. " J'ai prié le ministre, écrit-il dans son journal, de
dire ma façon de penser au roi, et j'eus été fort aise que
l'on ait disposé de cette même compagnie en faveur du
comte de Bernis, neveu de l'abbé de Bernis. Ou m'a
flatté qu'à quinze ans on pourrait faire le chevalier de
Montcalm, capitaine réformé \ et que cette compagnie
pourrait lui revenir un jour, le comte de Bernis ayant
un bon du Koi pour être colonel des Grenadiers de
France ".
La promotion inespérée de son fils aîné au grade de
colonel avait causé à Montcalm une satisfaction pro-
fonde. On voit par ses lettres toute sa sollicitude
pour cet héritier de son nom. Il lui prodigue les con-
seils de son expérience, il lui trace la ligne de conduite
à suivre par un officier parvenu si jeune à un grade si
élevé, il va même jusqu'à lui dicter textuellement telle
lettre à écrire : " Il faut, lui dit-il, que vous répondiez
aux officiers du régiment qui vous ont fait l'honneur
de vous écrire, ou qui vous écriront, que vous êtes bien
sensible à leurs compliments, que vous les auriez pré-
venus si vous l'aviez pu ; mais que, n'étant pas encore
déclaré mestre de camp du régiment de votre père, vous
ne pouviez pas leur en écrire ; que vous leur en ferez
dent à mortier depuis 1731, était cousin germain de madame
de Montcalm. Son père, Jean-Baptiste Mole de Champlâtreux
était le frère de la marquise du Boulay, mère de cette der-
nière.
1 _ L'officier réformé était celui qui conservait le titre et
partie des émoluments d'un emploi militaire supprimé. Mont-
calm était resté colonel réformé, après la suppression de son
régiment d'Auxerrois.
46 MONTCALM
part lorsque vous serez dans le cas d'en remercier le
Koi ; que vous les priez de vous conserver leur amitié,
de vous aider de leurs conseils, et que vous vous esti-
merez heureux de leur donner des preuves du parfait
attachemeut avec lequel vous avez l'honneur d'être,
etc. En écrivant à messieurs les lieutenants, si quel-
qu'un vous écrit, vous pourrez leur écrire dans le même
goût sans parler des avis. Voilà la différence à mettre
entre les capitaines et les lieutenants ^ ". Ces minuties
nous semblent intéressantes parce qu'elles peignent au
vif le père dévoué, soucieux de voir son fils gagner
l'estime et la confiance de ceux avec qui sa carrière va
le mettre en contact.
Quelqi»es jours avant son départ, Montcalm écrira
encore au jeune mestre de camp : " Je vous envoie
mon fils, une lettre de votre tante, l'abbesse de Carcas-
sonne ^ pour vous, et une de Monsieur le comte de
Graville pour moi. Ecrivez-lui que je vous ai fait part
de ses bontés, que vous les lui demandez comme ayant
Phonneur de lui appartenir et en faveur de Pamitié
dont il m'a honoré, que vous tâcherez de vous en ren-
dre digne. Pensez un peu, et composez une lettre hon-
nête. Mettez-lui " Monsieur " à la ligne, et finissez
avec du respect. Son adresse : à M. le comte de Gra-
ville, lieutenant-général des armées, commandant en
1 — Montcalm à sonjils, Versailles, 22 février 1756.
2 — Probablement Louise- Françoise de Montcalm, fille de
Jean-Louis de Montcalm, qui était l'oncle du général. Elle
était la cousine germaine de celui-ci, mais les enfants de
Montcalm lui donnaient sans doute par respect le titre de
tante. Elle était abbesse de Rieunète, diocèse de Carcas-
sonne.
MONTCALM 47
Eoussillon. Signez vos lettres " le comte de Mont-
calm " quand vous écrivez pour la première fois à
quelqu'un. Avez-vous ëcrit à M. le Marquis du Mesnil,
inspecteur de cavalerie, lieutenant général de cavalerie
à Besançon. Faites-le... Ne doutez pas de mon amitié,
mon fils ^."
En même temps qu'il s'occupait de ses fils, de leur
avenir, Montcalm faisait diligence pour régler toutes
ses affaires of&cielles et personnelles. Le 2 mars, il écri-
vait à la marquise de Saint-Véran : " Mes affaires
commencent à avancer. Trois milliers sont partis avant-
hier avec les voitures du Eoi... Je vais demain soir à
Versailles jusqu'à dimanche, d'où j'écrirai à madame
de Montcalm et vous enverrai un mémoire pour mon
fils, pour le chevalier, mademoiselle, un mémoire pour
les correspondances, copie d'un mémoire laissé à mon
fils... Je réduis mes dépêches à vous et à la très
chère ^... Vous aurez avant mon départ une note de
dettes que je puis laisser et arrangements... J'ai trois
aides de camp, Bougainville, homme d'esprit, de société,
aimable, protégé par M. de Séchelles... Le chevalier très
grand est à merveille ; l'aîné délicat du rhume ; je l'ai
gardé cette semaine, je le ramène ce soir à Versailles ^."
Voici comment allait se composer la maison mili-
taire de Montcalm. Son premier aide de camp était
Louis-A ntoine de Bougainville, lieutenant réformé à la
suite du régiment des dragons d'Apchon. Montcalm
1 — Montcalm à sonjils, Brest, 28 mars 1756.
2 — " La très chère," c'est l'appellation intime et affectueuse
que Montcalm appliquait habituellement à s a femme.
3 — Montcalm à madame de â^ain^F^ran, Paris, 2 et 3 mars
1756.
48 MONTCALM
lui accordait un mot élogieux dans la citation que
nous venons de faire. Mais il en disait davantage dans
son journal : " C'est, écrivait-il, un jeune homme qui
a de l'esprit et de belles-lettres, grand géomètre, connu
par un ouvrage sur le calcul intégral ; il est de la
Société Koyale de Londres, aspire à être de l'Académie
des Sciences de Paris, où il aurait eu une place, s'il
n'avait pas préféré d'aller en Amérique apprendre le
métier de la guerre et donner des preuves de sa bonne
volonté. Il est frère de M. de Bougainville, ci-devant
secrétaire de l'Académie Koyale des Inscriptions, très
connu dans la république des lettres. M. de Bougain-
ville m'est très recommandé par M. de Séchelles, par
madame Hérault ^ et même par madame la marquise
de Pompadour, et a mis à profit un voyage qu'il a fait
en Angleterre et en Hollande ^ ". Le second aide de
camp était M. de la Kochebeaucour, " homme de condi-
tion du Poitou, lieutenant au régiment de cavalerie de
Montcalm." Le troisième était un sous-ofiBcier au régi-
ment de Flandre, nommé Marcel, " aide de camp de
1 — Madame Hérault, veuve de M. René Hérault, qui avait
été lieutenant de police, intendant de Paris et conseiller
d'Etat, était tille de Jean Moreau de Séchelles, contrôleur
général des finances. De son union avec M. Hérault, elle
n'avait eu qu'un fils qui était l'ami intime de Bougainville ;
elle était devenue la protectrice, presque la mère adoptive
de ce dernier. Son mari avait eu de son premier mariage une
tille mariée à M. de Marville, lieutenant de police, et un fils
qui avait rempli lui aussi les mêmes fonctions. H y avait des
alliances communes entre Montcalm et la famille Hérault.
(La jeunesse de Bougainville, par René de Kérallain, pp. 36
et 37).
2 — Journal de Montcalm^ p. 20.
MONTCALM 49
peine et du secrétariat, un sergent qui devient officier,"
étant fait lieutenant réformé à la suite du régiment de
la Eeine. Quant au personnel domestique, Montcalm
aura ** un cuisinier, un aide, un demi- valet de chambre,
Grisou, Joseph, Dejean, premiers laquais, deux autres
hommes de livrée ; chirurgien, point; j'en amène, dit-il
du premier ordre, avec des garçons chirurgiens que le
roi envoie ^".
Dans ses entrevues avec les ministres, Montcalm
s'efforça d'obtenir des grâces pour les bataillons qui
avaient passé au Canada l'année précédente, et il y
réussit, quoique l'on eût décidé de les remettre à l'année
suivante. Il en obtint aussi pour ses trois aides de camp
et les deux ingénieurs qui devaient traverser en Amé-
rique avec lui. Bougainville fut nommé capitaine
réformé ; MM. des Combles et Desandrouins, ingénieurs,
reçurent, celui-là une croix de St-Louis, celui-ci une
commission de capitaine en second du corps royal de
l'artillerie et du génie.
Le 11 mars 1756, le roi nomma officiellement le
marquis de Montcalm maréchal de camp, M. le cheva-
lier de Lévis brigadier ^, M. de Bourlamaque colonel,
et M. le comte de Montcalm mestre de camp du régi-
ment de son père. Le séjour de Montcalm à Paris
touchait à son terme. Il profita des derniers moments
pour réitérer à son fils aîné ses avis et ses recomman-
dations et pour régler encore plusieurs affaires impor-
1 Montcalm à madame de Saint- Véran, Paris, 9 mars 1756.
2 Le grade de maréchal de camp équivalait à celui de
général de brigade. Celui de brigadier tenait le milieu entre
ceux de colonel et de maréchal de camp.
4
50 MONTCALM
tantes. " Mon fils, écrivait-il le 12 mars, est ici d'hier
pour le documenter, l'endoctriner et lui faire faire un
uniforme de colonel avec lequel il remerciera quand je
prendrai congé avec mon habit brodé. Les 12,000 livres
ne sufiBront pas pour mon équipage ; je pourrai laisser
des dettes, j'attends avec impatience les comptes. J'ai
écrit à M. de Saint- Priest. ^ Je vous écrirai dans quel-
ques jours sur Avèze et autres choses. Vous aurez la
minute de mon testament, je voudrais que vous la
fissiez copier et me l'envoyassiez avant mon départ.
J'enverrai une lettre de la part du roi à madame de
Montcalm, bonne à garder pour elle et pour moi ; pour
elle, en cas de malheur, pour moi au retour, ce qui vaut
mieux ^. » Voici ce que signifiaient ces derniers mots.
M. d'Argenson lui avait annoncé au nom du roi, que Sa
Majesté lui accordait, pour courir à fou retour du Ca-
nada, une pension annuelle de quatre mille livres, outre
les deux mille qu'il avait déjà, ^ et les deux autres
mille qui lui étaient assurées sa vie durant, en qua-
lité de colonel réformé, à titre de compensation pour
la suppression de son régiment d'infanterie eu 1749.
Cette même lettre assurait à son épouse, au cas où elle
lui survivrait, la réversibilité de 3,000 livres de pension
annuelle ; " grâce que j'avais à cœur, écrit-il dans son
journal, et qui m'a touché à cause de madame de
Montcalm à qui je dois beaucoup."
1 — Jean-Emmanuel Guignard, vicomte de Saint-Priest,
maître de requête, conseiller d'Etat, intendant de Langue-
doc. (Annuaire de la noblesse, 1849, 1864.)
2 — Montcalm à madame de Saint- Véran, Paris, 12 mars 1756.
3— Comme chevalier de l'Ordre de Saint-Louis, titre qu'il
avait reçu le 22 juillet 1741.
MONTCALM 51
A la fin de la lettre de Montcalm, que nous venons
de citer, son fils, le nouveau colonel, prenant la plume,
avait écrit ces quelques lignes affectueuses : " Permet-
tez que je vous assure, ainsi que ma mère, de mes res-
pects, au bas d j cette lettre, de la satisfaction de me
voir à la tête d'un régiment, des regrets du départ de
mon père et de la reconnaissance que j'ai du sacrifice
qu'il fait pour moi et des bontés que vous et ma m ère
voulez bien avoir pour moi. Je vous prie de me les conser-
ver, je tâcherai de les mériter." Avant son départ Mont-
calm devait avoir de Louis XV une audience de congé et
lui présenter son fils afin que celui-ci remerciât person-
nellement le roi de sa nomination au grade de mestre de
camp. La veille, Montcalm écrivait à sa femme : "Je
quitte ce soir Paris. Ce sera un beau jour demain pour
notre fils qui remerciera le roi comme colonel. Votre
nièce d'Aligre fait un testament pour vous et les vôtres
pour notre sœur au mieux avec justice pour sa nièce
et pour vous, mais la part de votre nièce vous revenant
et aux vôtres. Ne lui en parlez à moins qu'elle ne vous
en écrive. Je paie tout compte en partant et me flatte
de ne rien emprunter à Brest. En tout cas, je tirerai sur
Mazade, convenu ^ Je lui ai rendu les 3,0U0 livres, je
ne lui dois que les 1,200 pris à Montpellier et je laisse
dettes à Duc, tailleur, 2,287, article que St-Laurens
paiera en retirant ma pension 1754 et les six premiers
1 — Il faut lire évidemment: *' tel que convenu". Nous
ferons remarquer ici une fois pour toutes que le style de
Montcalm, dans ses lettres et son journal, est très elliptique.
Bref, haché, peu ponctué, plein de sous-entendus etd'élisiona,
c'est presque notre langage télégraphique, et parfois le sens
est difficile à deviner.
52 MONTCALM
mois colonel 1765 \ Il y aura même de 3 à 400 livres
de reste qu'il enverra à M. Joly, qui ensuite les ordon-
nancera pour toucher le restant. A St-Amand, tailleur,
pour tout compte de moi et mes enfants 1,714 livres et
17 sols ; il m'a fait quittance et je lui ai fait deux billets,
un de 714 et 17 sols au 1er août ; l'autre de 1,000 livres au
12 mars à prendre chez Joly. J'ai retiré l'ancien billet de
1,350 livres ; j'ai tout réglé, quittance ; mais un billet au
12 août de 762 livres à payer chez Joly. M. Lévis me
prête ce matin 1,200 livres. Je tire sur ma mère en fa-
veur de Duc. Trois douzaines bouteilles de sirop pour la
duchesse de Brancas,dame d'honneur de madame la Dau-
phine, et donnez lui en avis, et le prix à remettre à M.
Mole ; il ne faut pas être dupe." Quelques lecteurs trou-
veront peut-être fastidieux ces détails de comptabilité
domestique, ces informations plus ou moins précises au
sujet des intérêts matériels de la famille. Mais, comme
nous l'avons déjà fait observer, tout cela nous introduit
dans l'intimité de Montcalm et des siens, nous rappro-
che d'eux, nous initie à leur genre d'existence, et jette
un jour intéressant sur leur condition de fortune, leurs
relations et leurs préoccupations familiales.
La visite au palais de Versailles eut lieu le 14 :
" J'ai hier présenté mon fils, dont je suis très content,
à toute la famille royale," écrit Montcalm le lendemain.
Le 15 mars, après avoir reçu ses instructions et sa
commission, ainsi que les lettres de service de Lévis et
Bourlamaque, il quittait Versailles avec son aide de
camp Bougainville. Trois jours plus tard, il était à
Eennes, d'oiîi il écrivait à sa femme ; " Je suis arrivé, ma
très chère, ce matin. M. de la Bourdonnaye s'est rendu
1 — Le premier semestre de sa pension comme colonel
réformé.
MONTCALM 53
exprès ici de sa terre, et je reste toute la journée. Je
serai à Brest le 21... Madame de la Bourdonnaye m'a
fait faire la minute de son testament : sa sœur et sa
mère par égales parts et substitution de sa nièce à sa
sœur et à ses enfants, et si tu mourais avant ta mère
ta part à tes enfants. Madame d'Aligre vient de m'assu-
rer que si elle mourait elle te le fait passer et à ta sœur
et après vous autres à tes enfants... ^ M. de la Bour-
donnaye est très content de mon voyage et augure bien
de tout, et l'approuve. Bougainville est très aimable,
protégé de Séchelles et de madame la marquise. L'abbé
de Bernis a paru sensible à mes preuves. Je lui ai
mené ton fils que j'ai mené partout. Si le duc de Riche-
lieu va à Montpellier fais-lui faire politesse ; il a pris
dans sa cassette un mémoire pour agir en tout événe-
ment, a comblé notre fils d'amitié. Je t'embrasse, mon
cœur, et t'aime tendrement. L'abbé de Bernis, jouera,
je crois, un très beau rôle ''^." A Rennes, Montcalm
] — Voici comment tout ceci peut s'entendre. Madame de
la Bourdonnaye était l'unique sœur de madame de Montcalm.
Elle léguait ses biens par parts égales à sa mère, madame
veuve Talon du Boulay, et à sa sœur, madame de Montcalm.
Madame d'Aligre, dont nous avons parlé plus haut, était
la nièce de mes dames de la Bourdonnaye et de Mont-
calm. Si celle-ci et ses enfants mouraient avant cette
nièce, alors cette dernière leur était substituée dans
l'héritage de madame de la Bourdonnaye. Quant à Madame
d'Aligre, il nous paraît qu'elle avait testé en faveur de ses
deux tantes de la Bourdonnaye et de Montcalm, avec substi-
tution pour les enlants de cette dernière.
2 Il joua, dans tous les cas, un rôle important, car l'an.
née suivante il devenait ministre des affaires étrangères, et,
dans ce poste, sans être un très grand ministre, il fit preuve
de clairvoyance et de jugement.
54 MONTCALM
écrit dans son journal : " M. de la Bourdonnaye de
Montbec, président au parlement de Breta.^ne, nous fit
on ne saurait mieux les honneurs de la ville, où il y a
quelques beaux hôtels, deux places bien décorées, l'une
par la statue de Louis XIV et l'autre par la statue
pédestre de Louis XV, avec deux grandes figures qui
l'accompagnent, monument placé en 1754, et que la
Bretagne a élevé pour conserver la mémoire des alar-
mes de la nation lors de l'extrémité où le roi se trouva
à Metz, et de l'allégresse publique au rétablissement de
sa santé. "
Le 21 mars, Montcalm arrivait à Brest, lieu de l'em-
barquement. Il y rencontra MM. de Lévis et de Bour-
lamaque, ainsi que MM. de Rochebeaucour et Marcel,
son second et son troisième aides de camp. François-
Gaston, chevalier de Lévis, delà branche de Lévis-Ajac,
né en 1719, avait servi dans le régiment de la marine,
et fait la campagne de Bohême en 1741-42. Il était à la
bataille de Dettingen, et prit une part active à toutes les
campagnes sur le Rhin, de 1743 à 1756; puis, nommé
aide-major à l'armée d'Italie, il s'y distingua par sa
bravoure et ses qualités militaires. Bourlamaque était
capitaine aide-major au régiment Dauphin. Comme
nous l'avons vu plus haut, le premier avait été créé
brigadier, et le second colonel.
Les deuxièmes bataillons des régiments de la Sarre
et de Royal-Roussillon, composé chacun de treize com-
pagnies, et commandés, l'un par M. de Senezergues, et
l'autre par le chevalier de Bernetz, étaient prêts à s'em-
barquer. Ces bataillons de 525 hommes formaient un
petit corps de troupes de 1,100 à 1,200 hommes, avec
les officiers. M. de Cursay, maréchal des camps et
MONTCALM 55
armées, en fit la revue. La Sarre avait un uniforme
blanc, avec les parements et le collet bleus, la veste
rouge, les boutons et le galon de chapeau jaunes. L'uni-
forme de Koyal-Eoussillon était blanc ou gris blanc,
avec la veste, les parements et le collet bleus, les bou-
tons et le galon de chapeau d'or ^. Ces troupes étaient
animées du meilleur esprit. Montcalm disait d'elles dans
un rapport au ministre : "On ne peut rien ajouter à
la bonne grâce, à l'air de satisfaction et de gaieté, avec
lequel l'officier et le soldat se sont embarqués." Et le
brillant spectacle de rem))arquement faisait pousser à
Bougainville ce cri enthousiaste : " Quelle nation que
la nôtre I Heureux qui la commande et qui en est
digne !" Il y avait dans la rade de Brest une escadre
commandée par M. de Conflans , lieutenant-général des
armées navales. Il avait reçu ordre d'en détacher trois
vaisseaux armés en flûte et trois frégates, pour le trans-
port des troupes et de Tétat-major. Le 23 et le 26, les
deux bataillons s'embarquèrent sur le Héros, le Léopard,
et V Illustre '^.
Durant son séjour à Brest, Montcalm fut l'objet de
beaucoup d'attentions et de prévenances. " J'ai reçu,
écrit-il dans son journal, toutes sortes de politesses de
messieurs de la marine. C'est un corps bien composé,
presque tout entier de gens de condition, plusieurs
1 — Histoire de Vancienne infanterie française, par le géné-
ral Susane, vol. 5, pp. 355 et 410.
2 — On appelait vaisseaux armés en flûte ceux qui étaient
aménagés pour le transport des troupes. Le Héros, de 74
canons, V Illustre, de 64, le Léopard, de 60 étaient commandés
respectivement par les capitaines de Beaussier, de Monta-
lais, et de Germain.
56 MONTCALM
d'une naissance distinguée, beaucoup d'honneur et de
probité, une franchise dans leur façon de penser et de
dire dont on ne trouve des exemples nulle part ail-
leurs que chez d'aussi braves militaires que sont mes-
sieurs de la marine, que le commerce de la cour et de
Paris n*a pas pour l'ordinaire gâtés en leur inspirant un
fonds de flatterie que l'on confond avec celui de la poli-
tesse. M. le comte du Guay, chef d'escadre, qui com-
mande la marine, M. Hocquart, intendant, m'ont très
bien reçu. Le premier m'a paru un homme fin et délié ;
sa femme a dû être une femme de bon air ; elle en a
conservé dans un âge avancé les mines d'une jolie
femme qui ressemblent paifois à des grimaces ; d'ail-
leurs elle est très polie. Pour M. et madame Hoc-
quart, c'est un couple bien assorti ; ce sont d'honnêtes
gens, vertueux, bien intentionnés, tenant une bonne
maison. Aussi M. Hocquart a-t-il été vingt ans inten-
dant en Canada sans avoir augmenté sa fortune, contre
l'ordinaire des intendants de colonies qui n'y font que
de trop grands profits aux dépens de la colonie."
Au milieu de l'animation que faisait régner dans
Brest le prochain départ de l'expédition du Canada, la
pensée de Montcalm continuait à s'envoler souvent vers
Montpellier. " Je vous ai instruit, écrivait-il à sa mère,
de ma nomination publique comme maréchal de camp
du 11 mars, et mon fils colonel du même jour. En
m'écrivant en Canada il n'y a qu'à mettre simplement :
"Maréchal des camps et armées, à Québec..." Ma santé
est bonne et le temps du trajet sera un temps de repos.
Vous pouvez convenir des pensions et même le dire
sans l'afficher après mon départ. Je vous embrasse tous,
et la très chère, et mes filles. Mille amitiés à toute la
MONTCALM 57
famille. J'ëcrirai jusqu'au dernier moment suivant
l'usage en profitant de la chaloupe. "
Le 26 mars, l'ëtat-major était embarqué : MM. de
Montcalm et de Bougainville sur la LicornCy comman-
dée par M. de la Rigaudière ; M. de Lévis, M. de la
Eochebeaucour, M. des Combles, et M. de Fontbrune,
aide-de-camp de Lévis, sur la Sauvage, commandée
par M. de Tourville ; M. de Bourlamaque, M. Desan-
drouins et M. Marcel, sur la Sirèney commandée par M.
de Brugnon. A peine était-il installé à bord que Mont-
calm écrivait encore à sa famille : " Ma frégate, la Licor-
ne, est neuve et bien propre à résister aux tempêtes ; et
l'on me donne le sieur Pelegrin ^, capitaine de port de
Québec, qui irait les yeux fermés dans le fleuve Saint-
Laurent. Vous voyez que M. le garde des sceaux veut
me conserver. M. de la Eigaudière est un officier de
grand mérite et très aimable... Sou venez- vous qu'un
général d'armée n'écrit jamais des nouvelles de sa
marche. Les voici cependant. Il ne paraît aucun
Anglais sur la côte, mais ils peuvent paraître d'un
moment à l'autre. Les troupes sont sur trois vaisseaux
armés en flûte, le Héros, Y Illustre, le Léopard ; l'état-
major sur la Licorne, le Sauvage, la Sirène. On par-
tira, un vaisseau, une frégate, à douze heures, ou vingt-
] — Montcalm dit de lui dans son journal : " c'est lui qui
l'année dernière fit revenir l'escadre de M. Dubois de la
Motte par une route qui n'était pas encore connue, en pas-
sant au nord d'Anticosti par le détroit de Belle-Isle et au
nord de Terreneuve. Le ministre le renvoie à Québec avec le
brevet de capitaine de port, 4,000 livres de gratification,
1,600 livres d'appointements, pour y tenir école de pilotes, et
son fils a eu son insigne du port de Québec.
58 MONTCALM
quatre, après demain, pour marcher de conserve sans
signaux, et si les brumes séparent et qu'on ne se
retrouve plus à l'éclaircie, continuer sans se chercher ^"
Deux jours plus tard la flotte était encore à l'ancre ; et
Montcalm reprenait la plume : " Si le vent était bon,
nous partirions demain, disait-il. Marcel, qui ne part
que vingt-quatre heures ou trente-six après moi, vous
écrira. Nous avons le meilleur pilote et un bon bâti-
ment, voilà deux points importants contre les naufra-
ges... J'embrasse Mirète et sa sœur aînée. J'assure ma
mère de ma tendresse et de mon respect ; on ne peut
vous aimer plus que je le fais. Je suis content du che-
valier de Lévis, il doit l'être de moi. Les bataillons
américains seront contents de moi et de ce que j'ai fait
pour eux. Rien ne m'est venu de Bordeaux ; j'ai rem-
placé ici comme j'ai pu ; j'ai tout payé. Je vous em-
brasse, ma très chère, de tout mon cœur '^" Le même
jour il envoyait ce mot d'adieu à la mère de sa femme :
" J'espère, madame, que Dieu nous conservera l'un
et l'autre et me procurera la grâce la plus chère et la
plus flatteuse pour moi, qui est celle de vous embrasser
au retour de l'expédition du Canada. Heureusement, je
m'en crois sûr et ce pressentiment me soutient ^ ".
Hélas ! ce pressentiment favorable devait être cruelle-
ment déçu.
Le 30 mars, les vaisseaux étaient toujours en rade, et
1 — Montcalm à madame de Saint- Véran, Brest, 26 mars
1756.
2 — Montcalm à sa femme, " à la rade de Brest, 28 mars,
embarqué sur la Licorne.^^
Z~^ Montcalm à madame la marquise du Boulay, à l'abbaye
de Port- Royal, 28 mars 1756.
MONTCALM 59
Montcalm en témoignait son impatience dans ce mot
à son fils : " Les vents nous contrarient et nous retien-
nent ici, ce qui me fâche, car quand on doit faire une
besogne on voudrait y être." Enfin, le 3 avril 1756, la
Licorne, appareillant, gagnait la haute mer de conserve
avec le Héros. Et Montcalm, les yeux fixés sur le
rivage, voyait s'effacer, décroître lentement et disparaî-
tre à l'horizon cette terre de France où il laissait tant
de fortes et nobles affections, et qu'il ne devait jamais
revoir.
CHAPITRE III
Sur l'océan. — Terrible tempête — Impressions de Montcalm.
— Arrivée à Québec — La discipline des troupes. — Départ
pour Montréal. — Première entrevue avec le gouverneur-
général. — M. de Vaudreuil. — Sa carrière et son caractère.
— Ses dispositions au sujet du commandement des trou-
pes.— Sa lettre au ministre et la réponse de celui-ci
Les pouvoirs respectifs de Vaudreuil et de Montcalm ;
celui-ci subordonné à celui-là — L'armée du Canada. Les
troupes de terre, les troupes de la colonie et la milice.
Evitant les croiseurs anglais et triomphant des périls
de la mer, le vaisseau qui portait Montcalm fit, en
somme, une traversée assez prompte. Du 3 au 12 avril,
le temps et les vents furent très favorables. Du 12 avril
au 18, jour de Pâques, la Licorne eut à lutter contre
une effroyable tempête qui lui fit courir le plus grand
danger, et l'entraîna hors de sa route, au-delà de cent
lieues vers le sud. Le 16 avril, jour du Vendredi saint,
le gaillard d'arrière fut deux fois surmonté par les
vagues, et la perte de la frégate et de son équipage tint
à bien peu de chose. Pour son premier voyage elle subit
un terrible assaut. " Je ne savais plus dans quelle
assiette me tenir, écrit Montcalm ; je crois que, si j'avais
osé, je me serais fait amarrer. Je n'oublierai pas de
sitôt cette semaine sainte." Ce formidable ouragan
s'apaisa pour Pâques et l'on eut le bonheur d'avoir ce
jour-là la messe à bord, malgré l'agitation des vagues,
en y allant, dit Montcalm dans son journal, " avec beau-
coup de précaution, faisant tenir le calice par un mate-
62 MONTCALM
lot assuré." " On ne peut, ajoute-t-il, s'exposer à dire
la messe par un gros temps, à cause des roulis ; aussi,
eu avons-nous été privés pendant toute la semaine
sainte. On est sur les vaisseaux d'une manière édifiante,
on y prie Dieu trois fois par jour, le matin, le soir avant
que l'équipage soupe, et on dit les litanies de la Vierge
à l'entrée de la nuit. A chaque fois on prie Dieu pour
le roi, pour l'équipage, et on termine toujours les priè-
res par des cris de Vive le roi. Les dimanches et les fêtes
on dit vêpres sur le pont, afin que tout l'équipage
puisse y assister, même sans quitter les manœuvres."
Ce devait être un émouvant spectacle que ces prières
et ces cérémonies du culte, offertes au Créateur des mon-
des, sur un frêle navire, perdu entre l'immensité des
cieux et l'immensité des flots. Et l'on se sent le cœur
serré quand on songe que tout cela a sombré dans le
naufrage des institutions et des croyances.
Durant la tempête on perdit un matelot ; il y eut
une vingtaine de malades à bord. Le 28 avril la Licorne
atteignait le Grand- Banc de Terreneuve. L'équipage
fit quelque pêche et Montcalm goûta d'un mets nou-
veau : la morue fraîche. " Il faut con^venir, dit-il, que
c'est un excellent manger. Et ce qu'il y a de meilleur
n*est pas connu en Europe, la langue, la tête et le foie,
qui font une sauce naturelle et exquise à la morue
comme celui du rouget. Le P. Charlevoix et les autres
voyageurs n'ont rien dit d'outré en annonçant l'excel-
lence de ce manger."
Dans les parages de Terreneuve les banquises et la
brume firent encore courir au vaisseau quelque péril.
Enfin, le 5 mai, il entrait dans le fleuve Saint-Laurent,
n'ayant aperçu aucun navire anglais durant la traver-
MONTCALM 63
sée ; excepté, nous apprend Montcalm, " le 4 avril, que
nous fûmes toujours suivis par un petit bâtiment au
loin, qui, à sa manœuvre, avait l'air de nous observer,
et la journée du Vendredi saint que nous vîmes sous
le vent à nous un gros vaisseau de guerre. C'était
sur la fin du jour, et il était, comme nous, en peine de
se soutenir contre la mer. Je pense que ce coup de
mer aura fait rentrer les Anglais, s'ils étaient en croi-
sière, comme l'année dernière, sur le Bancavert ". La
tempête avait, le 16 avril, séparé la Licorne du Héros^
qui finit par le précéder de quelques heures.
Le 10 mai, le vaisseau qui portait Montcalm se vit
retenu dans les eaux du Gap Tourmente par le vent
contraire. Impatient d'arriver, le général voulut se ren-
dre à terre en chaloupe, dans l'espoir de se faire trans-
porter à Québec en voiture. Mais il dut revenir à
bord faute d'avoir trouvé un véhicule convenable. Le
12, la Licorne ayant gagné trois lieues en profitant du
flot, Montcalm se fit descendre à la Petite-Ferme, à
St-Joachim, et partit en calèche. Il dut coucher en
chemin chez M. du Buron, curé du Château-Richer, et
n'arriva à Québec que le 13 mai, quelques heures après
la Licorne, à laquelle une bonne brise de nord-est avait
fait regagner le temps perdu ; de sorte, observe Mont-
calm, " qu'en voulant me presser j'y ai été pour de la
pluie, de la fatigue et de la dépense." Du mouillage,
" à dix lieues de Québec," il avait écrit à sa femme
une longue lettre dont nous avons déjà reproduit quel-
ques lignes. " Notre navigation, y disait-il, peut être
regardée comme fort heureuse puisque nous voici assez
près de notre destination en trente-huit jours. J'ai été
assez heureux pour n'être point incommodé ou tant soit
64 MONTCALM
peu fatigué par le gros coup de vent que nous avons
essuyé pendant la semaine sainte. Il n'en a pas été de
même de ceux qui m'accompagnaient : ils ont tous été
tourmentés du mal de mer, principalement M. Estève,
mon secrétaire, et Joseph, pour qui c'a été une vraie
maladie... Ma santé est aussi bonne qu'elle ait été
depuis longtemps. Je me suis bien trouvé de manger
peu, de ne pas soupei, de ne manger que des choses
saines, du thé de loin en loin, et grand usage de limo-
nade. J'ai cependant, malgré la brièveté de notre navi-
gation, pris peu de goût pour la mer, et je crois que
quand j'aurai été assez heureux pour vous rejoindre, je
finirai alors mes campagnes de mer... Je sais qu'on
est bien heureux d'avoir des détails des personnes qu'on
aime, et j'ai cru que ma mère et vous, ma très chère et
bien aimée, liriez avec plaisir tous ces détails peu inté-
ressants pour d'autres. Je vous prie de faire dire à
Montpellier ou à Vauvert, suivant que ma lettre vous
joindra, une grand'messe pour remercier Dieu de notre
bonne navigation et demander continuation de bon
succès."
Montcalm était arrivé dans cette Nouvelle-France
qu'il venait défendre et pour laquelle il allait donner
sa vie. Ses premières impressions, telles que nous les
trouvons consignées dans son journal, étaient excellen-
tes. " Depuis le Cap Tourmente jusqu'à Québec, écri-
vait-il, la côte présente le plus beau pays du monde,
et elle est très cultivée et remplie d'habitations. Du
côté du sud, elle commence à offrir un beau pays depuis
Kamouraska, et il y a une paroisse de deux lieues en
deux lieues... La côte, depuis l'endroit où j'ai débarqué
jusqu'à Québec, m'a paru bien cultivée, les paysans
MONTCALM 66
très à leur aise, vivants comme de petits gentilshom-
mes de France, ayant chacun deux ou trois arpents de
terre sur trente de profondeur... J'ai observé que les
paysans canadiens parlent très bien le français, et,
comme sans doute ils sont plus accoutumés à aller par
eau que par terre, ils emploient volontiers les expres-
sions prises de la marine ^ ".
A l'arrivée de Montcalm, le gouverneur général, M,
de Vaudreuil, était à Montréal. L'état-major de Québec
était composé de MM. le chevalier de Longueuil, lieute-
nant de roi, de Eamezay, major, et Péan, aide-major.
Ce fut l'intendant, M. Bigot, qui fit le premier au géné-
ral les honneurs de la capitale. Il l'invita à un dîner
de quarante couverts où il déploya tout le faste dont il
était coutumier. Montcalm en fut frappé. " La magni-
ficence et la bonne chère annoncent que la place est
bonne, qu'il s'en fait honneur, lisons-nous dans son
journal ; et un habitant de Paris aurait été surpris de
la profusion de bonnes choses en tout genre." Monsei-
gneur de Pontbriand et M. de Longueuil tinrent aussi à
recevoir à leur table M. de Montcalm.
Dès le lendemain de son arrivée, il envoya à M. de
Vaudreuil un courrier pour l'en prévenir. Et en atten-
dant les communications que pourrait lui adresser
celui-ci, il s'occupa immédiatement de la discipline des
troupes de terre dont il avait le commandement. Déjà
neuf compagnies étaient débarquées, et les autres
devaient être à Québec au premier jour. Le 16 mai
Montcalm donnait son " instruction pour MM. les
commandants des bataillons à mesure qu'ils arrive-
1 — Journal de Montcalm, pp. 58, 63, 64.
5
66 MONTCALM
raient à Québec, en attendant les ordres de M. le
Marquis de Vaudreuil." Il y prescrivait la plus grande
attention à la discipline. On devait recommander au
soldat de vivre amicalement avec les habitants et les
troupes de la colonie ; lui défendre de boire avec les
sauvages ou de leur vendre de l'eau-de-vie et des
munitions de guerre, sous peine du cachot, pour la pre-
mière fois, et des verges, pour la seconde ; faire faire
l'exercice aux troupes quand elles seraient en garnison
ou dans des camps stables, au plus une heure et demie
par jour. Dans une autre instruction pour MM. les
lieutenants-colonels, commandants des bataillons qui
étaient déjà en Canada, M. de Montcalm insistait encore
sur l'article de la discipline stricte. Les punitions à
infliger au soldat, y disait-il, devaient être plus fortes
qu'en France, parce que l'aisance ^ dont ils jouissaient ici
amenait facilement du relâchement. Une partie im-
portante de cette pièce était celle relative aux mariages
des soldats. " MM. les commandants des bataillons,
déclarait Montcalm, doivent, pour répondre aux vues
sages de Sa Majesté et aux ordres précis que j'en ai,
favoriser les mariages de leurs soldats avec des filles
d'habitants qui puissent augmenter le nombre des cul-
tivateurs... La multiplicité de ces mariages ne peut
nuire en rien aux intérêts de MM. les officiers ; les
compagnies ne sont pas à leurs charges, et j'aurai
attention, au retour en France, de faire donner toute
préférence aux bataillons qui se trouveraient les plus
1 — Nous verrons ultérieuretuent que cette aisance ne dura
pas.
MONTCALM • 67
faibles pour être entrés dans des vues aussi utiles à
rEtat \"
MM. de Bourlamaque et Desandrouins, et Marcel, le
troisième aide de camp de Montcalm, arrivèrent le 15
mai. Ils avaient laissé au Cap Tourmente la Sirène^ sur
laquelle ils étaient embarqués, et sa conserve, le Léo-
pard, à rile-aux-Coudres. Partis de Brest le 6 avril,
en même temps que Y Illustre, et suivis le lendemain
par la Sauvage, ces vaisseaux avaient dû rebrousser
chemin et mouiller à la côte de Bretagne, le 8, pour
éviter des voiles anglaises. Puis, reprenant leur route
le 9, les deux premiers avaient été séparés des autres
par un assez gros temps. Tout le reste de leur naviga-
tion avait été magnifique. Ils n'avaient pas subi la tem-
pête de quatre-vingt-dix heures où la Licorne avait
faiUi périr ; et, chemin faisant, ils avaient pris une
mauvaise petite barque anglaise chargée de fromage et
de farine.
Montcalm dut retarder de quelques jours son départ
pour Montréal, à cause des vents contraires et du mau-
vais état des chemins, rendus impraticables par les pluies
du printemps. Le 21 mai, il écrivait au ministre : *' Je
pars demain pour joindre M. de Vaudreuil... J'ai pris
pendant mon séjour de huit jours des instructions sur
un pays et sur une guerre où tout est si différent de
ce qui se passe en Europe et une connaissance de Qué-
bec et de ses environs. Je serai mardi matin à Mont-
réal, quoiqu'il y ait soixante lieues que je ferai partie
en charrette, en canot et voiture du pays, qui semble
1 — Lettres et pièces miliiairesj pp. 7 à 15.
68 MONTCALM
avoir servi de modèle aux cabriolets de Paris ^ ". Avant
de quitter Québec, Montcalm envoyait ce mot à sa
famille : " Je pars samedi pour Montréal. Je prévois
que je n'y serai pas sans besogne. Notre campagne ne
tardera pas à commencer. Tout est en mouvement et
nous sommes assurés, ce qui n'est pas malheureux, de
l'arrivée de nos deux vaisseaux et de nos deux fréga-
tes, qui sont mouillés dans la rivière à une dizaine de
lieues d'ici. N'attendez pas des nouvelles ni des détails
sur les opérations de la campagne. Les généraux
d'armées n'informent jamais des mouvements ni des
événements que quand ils sont arrivés."
Montcalm partit de Québec le 23 mai, et arriva à
Montiéal le 26. Le gouverneur-général l'accueillit avec
courtoisie. Pierre de Rigaud ^ marquis de Vaudreuil,
1 — Montcalm à M. d^Argenson, 21 mai 1756. (Arch. prov,
Man., N. F., P« série, vol. XII Le véhicule dont Montcalm
parle ici est évidemment notre vieille calèche canadienne.
2 — On a souvent confondu notre dernier gouverneur de la
Nouvelle France avec son frère, François-Pierre ou Pierre-
François Rigaud, fréquemment appelé le chevalier de Vau-
dreuil, qui fut lieutenant de roi à Québec, ensuite gouverneur
des Trois Rivières, et, en 1758, gouverneur de Montréal. Il se
distingua spécialement dans les campagnes de Chouaguen et
de William-Henry. Les deux frères furent tous deux gouver-
neurs des Trois-Rivières, ce qui a été une nouvelle cause de
confusion. François-Pierre était le plus jeune des deux, étant
né le 8 février 1703. Nos vieilles annales l'appellent généra-
lement M. de Rigaud. M. Ernest Gagnon a jeté une lumière
décisive sur ces points obscurs de l'histoire des Vaudreuil,
dans son bel ouvrage le Fort et le Château St-Louis, (seconde
édition, Montréal, 1908, pp. 95, 96, 441 et suivantes). A con-
sulter aussi sur les Vaudreuil V Armoriai de France, d'Hozier,
vol. 6, p. 323 ; une étude intitulée le Château Vaudreuil,
MONTOALM 69
était fils de Philippe de Vaudreuil, gouverneur de la
Nouvelle-France de 1703 à 1725. Né à Québec le 22
novembre 1698, il avait passé une partie de sa carrière
en Canada, et servi longtemps dans les troupes de la
marine. Après s'être successivement élevé aux postes
de major-général des troupes et de gouverneur des
Trois-Rivières, il avait, da 1743 à 1745, exercé les
fonctions de gouverneur de la Louisiane, où, sans faire
preuve de talents remarquables, il semblait avoir laissé
un assez bon souvenir, malgré ses démêlés très vifs
avec le sieur Michel de la Rouvillière, commissaire-
ordonnateur à la Nouvelle-Orléans, dont la correspon-
dance avec le ministre de la marine contenait de vio-
lentes dénonciations contre le chef de la colonie ^.
Cependant ces accusations n'avaient évidemment pas
obtenu créance, puisque M. de Vaudreuil avait été élevé
à UQ poste supérieur. Son prédécesseur, le marquis de
Duquesne, s'était aussi plaint de lui avec amertume,
mais simplement pour certains manques de formes et
de courtoisie. M de Vaudreuil était bon, serviable,
bien intentionné ; toutefois ses lumières ne correspon-
daient pas à sa situation, ni ses capacités à son pou-
voir. Il était plein de son importance, et jaloux de sa
dignité. Par la flatterie on pouvait s'assurer sur lui
beaucoup d'empire. La faiblesse s'alliait en lui à l'opi-
niâtreté, ce qui est d'assez fréquente occurrence. Sa vie
publiée par M. de Léry Macdonald dans la Bévue canadienne,
en 1888 ; le Dictionnaire généalogique de Mgr Tanguay.
Les Vaudreuil avaient une nombreuse parenté canadienne,
par leur mère, Elisabeth Joybert de Soulanges.
\— Histoire de la Louisiane, par Léon Gayarré, vol. II,
pp. 51 et suivantes.
70 MONTCALM
privée commandait l'estime, mais il lui manquait incon-
testablement les aptitudes supérieures, nécessaires à
l'accomplissement des devoirs publics dont le lourd
fardeau allait l'accabler, pendant l'heure de crise redou-
table où il était appelé à exercer ici le commandement
suprême. Madame de Vaudreuil, sa femme, était une
canadienne, née Fleury de la Gorgendière. Beaucoup
plus âgée que son mari, elle était veuve de M. Fran-
çois Le Verrier, officier des troupes de la marine, dont
elle avait eu un fils et une fille ^ De son mariage avec
M. de Vaudreuil il ne lui était point né d'enfants.
Elle avait beaucoup de parents dans la colonie et pos-
sédait la réputation d'être excessivement zélée pour
l'avancement de ses proches.
Malgré l'affabilité de l'accueil fait à Montcalm par le
1 — Jeanne Charlotte Fleury de la Gorgendière, fille de
Jacques-Alexis Fleury de la Gorgendière, sieur d'Escham-
bault, était née le 10 février 1683. Elle avait épousé, le 15 juin
1704, M. François Le Verrier, capitaine dans les troupes de
la marine. Il mourut en 1732, lui laissant deux enfants:
Louis Le Verrier, qui devint officier dans les troupes de la
marine, et Jacqueline-Marguerite qui épousa, en 1726, Jean-
Paschal Soumande. Une fille née de ce mariage, Anne- Mar-
guerite Soumande, épousa, en 1745, Joseph Coulon de Jumon-
ville, qui fut tué en 1754 par la troupe de Washington, près
du fort Nécessité. Elle se remaria, le 15 décembre 1755, avec
un officier, M. Bachoie de Barante, capitaine au régiment de
Béarn.
Une nièce de madame la marquise de Vaudreuil, Marie-
Louise-Thérèse-Henriette Fleury de la Gorgendière, fille de
Joseph Fleury de la Gorgendière et de Claire Joliet, avait
épousé, en 1733, François-Pierre Rigaud de Vaudreuil, frère
de notre dernier gouverneur. (Voir l'acte de ce mariage dans
le Courrier de Si- Hyacinthe du 13 mars 1909.)
MONTCALM 7l
gouverneur, ce dernier ne devait sans doute pas voir
arriver le général avec une satisfaction sans mélange.
En effet, il s'était persuadé que la présence d'un officier
supérieur envoyé de France par le ministère de la guerre,
pour commander ici les troupes, était inutile et qu'il
pouvait lui-même suffire à cette tâche avec le concours
des officiers de la colonie. Il avait écrit dans ce sens au
ministre dès l'automne précédent : " Je dois, monsei-
gneur, disait-il, avoir l'honneur de vous représenter
qu'il n'est pas nécessaire qu'il y ait d'officier général
à la tête de ces bataillons ; on peut sans cela les disci-
pliner et les exercer. Les guerres de ce pays-ci sont
bien différentes de celles d'Europe ; nous sommes obli-
gés d'agir avec beaucoup de prudence pour ne rien don-
ner au hasard, nous avons peu de monde, et pour peu
que nous en perdions nous nous en ressentons. Quel-
que brave que soit le commandant de ces troupes, il ne
connaît pas le pays ; il ne voudrait peut-être pas agréer
les avis que des subalternes pourraient lui donner ; il
s'en rapporterait à lui-même ou à des conseillers mal
éclairés, et il n'aurait point de succès quoiqu'en se
sacrifiant. Je fonde mes représentations sur l'événement
de la campagne de M. Dieskau. D'ailleurs, je ne dois
pas vous dissimuler. Monseigneur, que les Canadiens
et les Sauvages ne marcheraient pas avec la même con-
fiance sous les ordres d'un commandant des troupes de
France que sous ceux des officiers de cette colonie^".
On voit ici se manifester une disposition, qui n'était
pas particulière au gouverneur, mais qui se rencontrait
1 — Vaudreuil au ministre, 30 octobre 1755. — Arch. prov.
Man., N. F., Ire série, vol. XL
72 MONTCALM
chez la plupart des officiers canadiens; une sorte de
défiance ombrageuse envers les bataillons venus de
France et leurs commandants ; tandis que, d'autre part,
on pouvait constater chez ceux-ci une conviction trop
visible de leur supériorité et parfois un dédain trop peu
dissimulé pour nos milices et nos troupes de la marine.
C'était le conflit ordinaire entre la susceptibilité colo-
niale et la fierté européenne.
La cour n'avait pas agréé le sentiment de Vaudreuil.
Le ministre lui avait même écrit, en lui annonçant la
nomination de Montcalm, que ce général pourrait peut-
être commander, non seulement les troupes de terre,
mais aussi celles de la marine et les milices, si le gou-
verneur le jugeait bon. La décision de Vaudreuil ne
pouvait être douteuse. " Monseigneur, répondit- il, je ne
puis qu'être très sensible à la lettre que vous m'avez
fait l'honneur de m'écrire, à laquelle est joint l'ordre du
roi à monsieur le marquis de Montcalm, concernant le
commandement des troupes et milices de la colonie.
Comme Sa Majesté veut bien s'en rapporter à moi pour
faire usage de cet ordre ou le laisser ignorer à monsieur
le marquis de Montcalm, j'ai l'honneur, Monseigneur,
de vous observer : V que lès milices sont les forces les
plus considérables que nous ayons. Elles ont été si fou-
lées jusqu'à présent qu'elles se rebuteraient si elles
n'étaient menées avec douceur... Si dans les circonstan-
ces présentes, monsieur de Montcalm avait le comman-
dement de ces milices, je ne pourrais éviter de lui en
laisser l'administration, et quelque pénétration qu'il ait,
il ne saurait dans l'instant connaître le fort et le faible
des paroisses. Il serait donc obligé de s'en rapporter et
de donner sa confiance à des colons qui certainement
MONTCALM 73
en présumeraient, quelque prévoyant qu'il puisse être.
J'ajoute, Monseigneur, que les Canadiens, quoique très
honorés d'avoir un tel commandant, ne laisseraient pas
que d'en avoir une peine secrète. Ils ont déjà été menés
durement, et d'ailleurs les capitaines de milice qui me
sont subordonnés et à monsieur l'intendant pour la
police, sont extrêmement foulés dans les circonstances
présentes, et il est possible qu'ils le seraient bien davan-
tage s'ils avaient à répondre et à obéir à un troisième chef.
2^ Monsieur deMontcalm, quoique d'un excellent génie et
d'un caractère liant,ne saurait peut-être se garantir decer.
tains adulateurs de la colonie, qui, n'ayant d'autre talent
que celui de courtisans, parviendraient peut-être à lui
insinuer qu'il doit rendre son commandement despotique.
Monsieur le baron de Dieskau m'en fournit un exemple
que je ne saurais oublier. J'estime donc. Monseigneur,
sous le bon plaisir du roi, qu'il est à propos que l'ordre
de Sa Majesté à monsieur le marquis de Montcalm ne
reçoive aucun effet. Je ne dois pas dissimuler que je
fais en cela violence à l'attachement que je me sens
pour M. de Montcalm. Mais je n'ai en cette occasion,
comme dans toutes les autres, que le bien du service et
de la colonie pour guide. Lorsque je serai dans le cas
d'employer M, de Montcalm pour quelque expédition
qui exigera qu'il soit à la tête des forces de la colonie,
il aura de droit le commandement des troupes et mili-
ces. Mais jusqu'alors, je crois. Monseigneur, qu'il con-
vient qu'il ne se mêle que de celui des troupes de terre ;
et dans la confiance où je suis que le roi m'approuvera,
j'ai l'honneur de vous renvoyer ci-joint l'ordre de Sa
74 MONTCALM
Majesté ^" Le passage relatif aux adulateurs et aux
courtisans faisait un singulier effet sous la plume de
Vaudreuil, qui savait si mal se défendre des flatteurs.
Et l'on est tenté de sourire en lisant sa profession de
tendresse pour Montcalm, envers lequel, même en ces
premiers moments, il ne devait pas éprouver une incli-
tion si violente. Comme nous l'avons dit plus haut,
et nous appuyant sur les lettres même de Vaudreuil,
nous pouvons présumer que pour lui, au fond du cœur,
l'arrivée de Montcalm était une déception ; et que les
prévisions optimistes exprimées l'année précédente dans
une lettre du commissaire des guerres, M. Doreil, avaient
peu de chance d'être réalisées. Parlant du gouverneur,
ce fonctionnaire disait : " C'est un général qui a des
intentions bonnes, droites, qui est doux, bienfaisant,
d'un abord facile et d'une politesse toujours prévenante,
mais les circonstances et la besogne présente sont un
peu trop fortes pour sa tête ; il a besoin d'un conseiller
dégagé de vues particulières et qui lui suggère le cou-
rage d'esprit. Il paraît agir avec moi de bonne foi ; je
l'aiderai si je puis, et je serai un peu débarrassé si le
commandant qui nous sera envoyé le printemps pro-
chain est d'un esprit liant et d'un caractère doux : il
gouvernera le gouverneur. " Le commandant était
arrivé, mais était-il tel que le souhaitait M. Doreil ?
Ne lui manquait-il pas l'une des qualités indiquées par
celui-ci comme nécessaires pour " gouverner le gou-
verneur ? " On le verra bientôt.
Les premières entrevues de Montcalm et de Vau-
1 — Vaudreuil au ministre^ 16 juin 1756. — Canada, corres-
pondance générale, vol. 101, c. 11.
MONTCALM 75
dreuil semblèrent laisser à chacun d'eux une bonne
impression. Le 8 juin, le gouverneur écrivait à M.
d'Argenson : " J'ai eu un vrai plaisir, Monseigneur, à
conférer avec M. de Montcalm sur tout ce qui concerne
le service des troupes de terre, tant en garnison qu'en
campagne... Il est très prévenant; de mon côté je ne
néglige rien pour faire régner entre nous l'union et
l'intelligence et nous nous concilions toujours par tout
ce qui pourra tendre au bien du service et à l'avantage
de la colonie ^ ". Quatre jours plus tard, Montcalm
écrivait à M. de Machault : " Le gouverneur général me
comble de politesses ; je le crois content de ma conduite
à son égard et je pense qu'elle le persuade qu'il peut se
trouver en France des officiers généraux qui se porte-
ront au bien du service sous ses ordres sans prétention
et sans finesse. Il connaît le pays, il a l'autorité et les
moyens en mains, il est à la tête de la besogne, c'est à
lui de la déterminer, à moi de le soulager des détails
relatifs à nos troupes pour la discipline et l'exécution
de nos projets ^." En même temps, Montcalm écrivait
plus librement à son ministre M. d'Argenson : ** M. de
Vaudreuil respecte particulièrement les sauvages, aime
les Canadiens, connaît le pays, a du bon sens, mais
terne et un peu faible, et je suis bien avec lui ^" L'in-
tention sarcastique nous semble percer sous les mots :
" respecte les sauvages, aime les Canadiens, " et se tra-
hir aussi par l'omission des Français dans la mention
1 — Vaudreuil au ministre de la guerre^ 8 juin 1756. — Arch.
prov. Man. N. F., 2e série, vol. XII.
2 — Montcalm à M. de Machault, 12 juin 1756 — Arch. pror.
Man. N. F., 2ème série, vol. XII.
3 — Montcalm à M. d^Argenson, 12 juin 1756— Ibid,
76 MONTCALM
de ceux qui se partageaient la considération et l'affec-
tion du gouverneur. Quelques jours après, Montcalm
écrivait encore à M. d'Argenson, au sujet de Vau-
dreuil : ** Je suis bien avec lui sans sa confiance
qu'il ne donne jamais à personne de la France. Il a
bonne intention, mais il est très irrésolu ^" Comme on
le voit les sentiments intimes des deux chefs, étaient,
d'une part, la défiance instinctive, de l'autre, le dédain
spontané. Mais tout cela restait en germe, et extérieu-
rement les premières entrevues avaient été plutôt satis-
faisantes.
Nous croyons que c'est ici le moment de définir net-
tement les situations respectives de Montcalm et de
Vaudreuil, au point de vue du commandement. Le
premier était bien le commandant en chef des troupes
envoyées de France ; mais il était subordonné en tout
au second. Voici quels étaient les termes de sa com-
mission, signée par le roi, à Versailles, le 17 mars
1756 : " Louis etc., ayant résolu d'envoyer de nouvelles
troupes au Canada et voulant pourvoir au commande-
ment tant des dites troupes de renforts que de celles
que nous avons fait passer Tannée dernière... A ces
causes et autres considérations à ce nous mouvant,
nous avons le sieur marquis de Montcalm fait, consti-
tué, ordonné et établi, faisons, constituons, ordonnons et
établissons par ces présentes signées de notre main com-
mandant sur les dites troupes qui devront passer en
Canada, sur celles qui y sont actuellement, sous l'auto-
rité de notre gouverneur général du dit pays, et lui
avons donné et lui donnons pouvoir de les employer
3 — Montcalm à M. â^ Argenson^ 14 juin 1756. — Ihid.
MONTCALM 77
partout où besoin sera pour l'effet de no3 intentions, les
faire vivre en bon ordre, police, discipline, etc.. le
tout comme dit est, sous l'autorité de notre gouver-
neur général en Canada ^. "
Les instructions du roi à Montcalm étaient encore
plus précises que la commission. On y lisait ; " Sa
Majesté a donné ses ordres au sieur de Vaudreuil, gou-
verneur-général de la Nouvelle-France, sur l'usage qu'il
doit faire de toutes les troupes et milices qui se trou-
vent dans son gouvernement, tant pour pourvoir à cette
défense que pour les autres objets dont il pourra être
question ; et comme le sieur marquis de Montcalm ne
peut exercer le commandement que Sa Majesté lui a
confié que sous l'autorité de ce gouverneur, auquel il est
subordonné en tout, et que les dispositions qu'il pourra
y avoir à faire, soit pour faire échouer les progrès des
Anglais, soit pour faire réussir ceux qui pourront être
formés pour le bien du service de Sa Majesté et la
gloire de ses armes, doivent dépendre des circonstances
et être combinées avec toutes les forces de la colonie
et avec la situation où elle pourra se trouver dans tou-
tes ses parties, le sieur marquis de Montcalm n'aura
qu'à exécuter et à faire exécuter par les troupes qu'il
aura sous son commandement tout ce qui lui sera
ordonné par le gouverneur général, et c'est tout ce que
Sa Majesté a à lui prescrire elle-même à cet égard...
Dans tous les cas, le sieur de Montcalm se conformera
aux ordres et instructions que le gouverneur lui don-
nera, soit pour faire marcher les détachements soit pour
conduire lui-même quelque expédition... En un mot,
1 — Arch. prov. Man. N. F., 1ère série, vol. XII.
78 MONTCAXM
ce 8era au gouverneur général à tout régler et à tout
ordonner pour les opérations militaires. Le sieur Mar-
quis de Montcalm sera tenu de les exécuter telles qu'il
les aura ordonnées. Il pourra cependant lui faire les
représentations qui lui paraîtront convenables sur les
projets dont l'exécution lui sera ordonnée. Mais si le
gouverneur général croit avoir des raisons pour n'y pas
déférer et pour persister dans les dispositions, le sieur
Marquis de Montcalm s'y conformera sans difficulté ni
retardement ^ ".
Ces instructions restreignaient tellement l'initiative
de Montcalm, que le ministre avait cru devoir les
accompagner d'une lettre où il assurait celui-ci que,
malgré la subordination de son commandement, les
chances de se distinguer ne lui feraient pas défaut.
"Quoique vous soyez subordonné en tout à M. de
Vaudreuil, lui disait-il, les occasions et les moyens ne
vous manqueront pas de signaler votre zèle, vos talents
et votre expérience et de les rendre utiles pour le ser-
vice du roi et la gloire de ses armes. Vous trouverez
chez M. de Vaudreuil toutes les dispositions que vous
pouvez désirer à cet égard, et je ne suis pas en peine
que, de votre côté, vous ne concouriez efficacement à
établir entre vous deux la confiance que vous vous
devez l'un à l'autre et qui est si nécessaire pour le suc-
cès des armes de sa Majesté ^ ". Voilà donc dans quelle
situation Montcalm et Vaudreuil se trouvaient placés,
1 — Mémoire du roi pour servir d'instruction au sieur mar-
quis de Montcalm, 15 mars 1756 Lettres de la cour de Ver.
sailles, Québec, 1890, pp. 40, 41.
2 — Lettres de la Cour de Versailles] p. 44.
MONTCALM 79
l'un vis-à-vis l'autre, quant aux opérations de guerre et
à la direction des troupes chargées de défendre la colo-
nie.
Voyons maintenant la composition de ces dernières.
La petite armée canadienne comprenait trois éléments
différents : les troupes de terre, les troupes de la marine
et les milices. Les premières étaient les bataillons d'in-
fanterie régulière expédiés au Canada en 1755 et en 1756.
A ce moment, en France, l'armée — la cavalerie et l'artil-
lerie non comprises — était formée de quatre-vingts régi-
ments français, et de trente et un régiments étran-
gers. Quelques-uns étaient à quatre bataillons, un cer-
tain nombre à deux, et d'autres à un seul. Les batail-
lons se subdivisaient chacun en treize compagnies :
douze de fusiliers, de quarante hommes chacune, et
une de grenadiers, de quarante-cinq hommes ^. Plu.
sieurs de ces régiments portaient des noms de province
ou de région, comme Guyenne, Béarn, Languedoc, La
Sarre, etc. En 1755, on avait envoyé ici sous le com-
mandement du baron de Dieskau, les seconds bataillons
de La Eeine, Guyenne, Béarn et Languedoc. Cela
faisait quarante-huit compagnies de fusiliers à qua-
rante hommes, et quatre compagnies de grenadiers
à quarante-cinq hommes, en tout un contingent de
2100 hommes. Mais ce chiffre avait été diminué par
diverses circonstances. D'abord quatre compagnies de
la Keine et quatre compagnies de Languedoc, parmi
1 — Ordonnance du \0 février 1749 | Histoire de V ancienne
infanterie française, par le général Susane, vol. I, p. 293 ;
Le Grand Dictionnaire, au mot " bataillon " ; Lettres de la
Cour de Versailles, p. 26.
80 MONTCALM
lesquelles il y avait deux compagnies de grenadiers,
avaient été prises à bord de VAlcide et du LiSy ce qui
faisait 330 soldats de moins. De plus, trente- quatre
hommes étaient morts durant la traversée, cinquante-
sept dans les hôpitaux du Canada, et vingt-sept avaient
été tués à la bataille du lac Georges, de sorte qu'au
printemps de 1756 l'efifectif de ces quatre bataillons
était réduit à 1652 hommes. Avec Montcalm, les
seconds bataillons de La Sarre et de Royal- Roussillon,
formant 1050 hommes, venaient d'arriver au Canada.
M. le chevalier de Montreuil, major-général des troupes,
fit au mois de juin 175C la récapitulation suivante :
La Reine, 327 hommes ; Languedoc, 32G ; Guyenne,
492; Béarn, 498; La Sarre, 515 ; Royal-Roussillon ;
620; soit un total de 2678, auquel il fallait ajouter
156 volontaires et 918 recrues, ce qui donnait en tout
3,752 soldats, sans compter les officiers ^.
Outre les " troupes de terre " ou les bataillons déta-
chés des régiments français, il y avait les troupes de
" la marine," ainsi dénommées, non parce qu'elles
devaient servir sur la flotte, mais parce qu'elles étaient
sous la juridiction du ministère de la marine, tandis
que les autres bataillons de réguliers relevaient du
ministère de la guerre. Elles existaient au Canada
depuis environ cinquante ans, et constituaient un
corps permanent, employé aux garnisons des villes
et des postes, à la défense des frontières et au maintien
de l'ordre à l'intérieur de la colonie. Plusieurs de leurs
officiers étaient Canadiens de naissance, quelques-uns
venaient de France, mais étaient attachés au Canada,
1 — Arch. prov. Man., N. F. 1ère eére, vol. XII.
MONTCALM 81
soit par des alliances contractées ici, soit par les pro-
priétés qu'ils avaient acquises dans le pays. En 1756
ces troupes formaient trente compagnies de soixante-
cinq hommes formant un total de 1950 hommes.
La milice du Canada était composée de toute la
population mâle de quinze à soixante ans. Dans cha-
que paroisse il y avait un " capitaine de la côte " choisi
parmi les habitants les plus intelligents et les plus
capables, et il était placé à la tête d'une compagnie qui
comprenait naturellement tous les hommes propres au
service militaire. Quand ils en étaient requis, les capi-
taines devaient convoquer et choisir le nombre d'hom-
mes demandés et les conduire à l'armée. Les miliciens
recevaient le même équipement que les autres soldats,
et durant leur service ils étaient nourris par le roi.
Toutefois, ils ne recevaient point de solde, mais avaient
droit à une rémunération quand ils étaient appelés à
faire des corvées, pour les convois et les transports ^.
En 17Ô0, M. Fleury Deschambault, agent de la com-
pagnie des Indes, avait formé un plan pour la meilleure
organisation de la milice, et il l'avait soumis l'année
suivante à la considération du ministre, avec l'approba-
tion de M. de la Jonquière. En 1755, M. de Vaudreuil
écrivit au ministre de la marine à ce sujet, recomman-
dant ce projet, et proposant en même temps la création
d'un colonel-général des milices, et la nomination de
M. d'Eschambault 2. Parlant d'un modèle de rôle pré-
1 .^Journal des campagnes du Canada, de M. de Malartic,
Paris, Pion, 1890 ; p. 38.
2 M. d'Eschambault était le beau-frère de M. de Vau-
dreuil.
6
82 MONTCALM
sente par celui-ci, il disait : " Il est certain que si les
rôles des miliciens de la colonie étaient tenus avec le
même ordre et la même exactitude, dans le moment je
pourrais juger des forces que je serais en état d'emplo-
yer, suivant l'exigence des cas, et régler conséquem-
ment mes projets ^ ".
En 1756 la milice du Canada s'élevait à 14,000
hommes. Mais, excepté à la fin de la guerre, quand la
crise finale approchait, il n'y eut jamais plus que
4,000 miliciens en service actif Au siège de William-
Henry, en 1757, il y en eut 2980. Après la bataille de
Carillon en 1758, environ 2400 furent envoyés au lac
Champlain. Généralement on ne pouvait les tenir à
l'armée durant toute la campagne, car, après trois ou
quatre semaines, il fallait les renvoyer dans leurs
paroisses pour les récoltes.
Telle était la composition des troupes que Mont-
calm allait avoir sous ses ordres pendant la prochaine
campagne.
1 — Extraits des archives des ministères de la marine et de la
guerre, Québec, 1890 ; p. 68.
CHAPITRE IV
Montcalm à Montréal — L'aspect de cette ville au printemps
de 1756 — Le mouvement des bataillons La situation
militaire Quelques officiers et fonctionnaires Les sau-
vages Le plan de campagne Montcalm et Lévis à
Carillon — Correspondance du général Les projets de
Vaudreuil au sujet de Chouaguen — Hésitations et re-
tards.— L'opinion de Montcalm Le siège de Chouaguen
est décidé — Montcalm au fort Frontenac — Les prépara-
tifs de l'expédition — M. de Rigaud et M, Le Mercier
Départ de l'armée A la baie de Niaouré La marche
en avant Commencement du siège — En quoi consistait
Chouaguen ou Oswégo — La tranchée est ouverte Eva-
cuation du fort Ontario. — Erection des batteries Le feu
est ouvert contre la place — Dispositions énergiques de
.Montcalm Capitulation des Anglais Les fruits delà
victoire Joie dans la colonie.
Lorsque Montcalm y arriva au printemps de 1756,
Montréal était un foyer d'activité. Depuis le commen-
cement de la guerre, le gouverneur général s'y tenait
presque en permanence, et il en fut ainsi durant toutes
les années 1756, 1757 et 1758. Il résidait au Château-
Vaudreuil ^, et sa présence entraînait naturellement
celle d'un grand nombre de fonctionnaires et d'officiers.
C'était dans cette ville que s'organisaient les campa-
gnes, que s'élaboraient les plans de défense ou d'atta-
que, que se concentraient les troupes destinées aux
1 Le Château- Vaudreuil était situé à peu près sur l'em-
placement de la place Jacques-Cartier actuelle.
84 MONTCALM
opérations. On y voyait un va-et-vient continuel de
régiments, de milices, de chefs sauvages venus pour
conférer avec Ononthio. Les uniformes brillants de
l'état-major et des bataillons de ligne, l'accoutrement
pittoresque et le bizarre tatouage des Peaux-Rouges,
l'arrivée et le départ constants des convois, les évolu-
tions des troupes au son du fifre et du tambour, tout
cela donnait à Montréal une animation, une vie, un
éclat inaccoutumés. Québec restait le siège du gouver-
nement civil. Le Conseil Supérieur y tenait régulière-
ment ses séances ; l'intendant y demeurait à son poste,
sauf de courtes absences pour les besoins du service ;
toutes les affaires de finance et d'administration y
venaient aboutir à ses bureaux et à ceux de la tréso-
rerie, comme toutes les affaires ecclésiastiques au palais
épiscopal. En un mot, Québec continuait d'être la capi-
tale politique et religieuse de la Nouvelle-France ; mais
Montréal en était devenue la capitale militaire.
Montcalm y avait été reçu au bruit du canon, " hon-
neur qui ne m'était pas dû en France ", écrivait-il dans
son journal ; " mais en fait d'honneur il y a des usages
particuliers dans les colonies ^ ". Il y passa la dernière
semaine de mai, et presque tout le mois de juin. Lévis,
arrivé à Québec après son départ, n'alla le rejoindre que
le 15 de ce dernier mois. Le 19 mai, Montcalm lui
écrivait pour lui donner quelques instructions relative-
ment au transport des troupes, de Québec à Montréal.
1 — " Au gouverneur général, comme à un maréchal de
France et les honneurs de l'Eglise comme au roi, l'encens
et la paix. Pour l'évêque et l'intendant prendre les armes et
rappeler. Pour tout capitaine de vaisseau se mettre en haie."
(Journal de Montcalm, p. 67).
MONTCALM 85
Les compagnies du Koyal-Roussillon devaient faire le
trajet par terre, celles de la Sarre par eau \ Les pre-
mières n'avaient qu'à suivre la discipline ordinaire.
Mais pour les secondes, il fallait quelques dispositions
particulières. Montcalm faisait à son lieutenant ses
recommandations, quant à la division des bateaux par
1 — La Sarre partit de Québec, en deux divisions, le 5 et
le 6 juin, et arriva à Montréal le 13 et le 16, soit huit et neuf
jours de navigation. Royal-Roussi lion, parti aussi en deux
divisions, le 10 et le 11, arriva le 19 et le 20, soit neuf et dix
jours de route — Un officier du régiment de la Sarre décrivait
ainsi le voyage de Québec à Montréal : " Nous partions de
Québec le 6 juin pour aller à Montréal prendre les ordres de
M. le marquis de Vaudreuil. Nous avions deux Canadiens
pour gouverner et dix de nos soldats attachés aux avirons
nous conduisant. Nous eûmes pendant toute cette route des
revers inimaginables ; nous ne campions jamais et dans les
moments de repos que nous donnions à la troupe pour faire
la soupe, nous étions dévorés par les maringouins Nous en
avons eu plusieurs hommes à l'hôpital et trois bu quatre offi-
ciers du régiment en ont eu des grosseurs épouvantables sur
tout le corps. Nous n'avons point cessé dans toute la traver-
sée d'admirer les bords du fleuve. Un bois extrêmement joli,
un terrain propre à tout, une situation des plus charmantes,
l'abondance du poisson et une quantité singulière de gibier
nous faisaient former des vœux pour les voir peuplés. De
petits lacs coupent le courant de la rivière ; nombre d'habi-
tations qu'on trouve de deux en deux arpents nous amusent
... Nous arrivâmes à Montréal où M. le général nous atten-
dait, pour disposer son armée. Montréal est une ville fort
grande et fort sujette à l'incendie, toutes les maisons étant
bâties de bois. Le ton français y règne; la vocation pour le
mariage y domine ; de très jolies personnes nous y engagent.
Nous y avons déjà cinq officiers de mariés. On y est orgueil-
leux quoique pauvre, et il n'y a que le particulier qui y régit
des postes qui soit en état de suffire au train qu'ils mènent."
86 MONTCALM
brigades, à leur garde et à l'ordre qui devait y être
maintenu, aux devoirs des officiers durant cette navi-
gation fluviale. Il s'efforçait de prévenir les conflits
possibles et même probables entre soldats et Canadiens ^
Il écrivait encore à Lévis, le 3 juin : '' J'étais en
peine de votre santé, mon cher chevalier, et je n'ai pas
moins d'impatience de vous voir que vous, mais M. le
marquis de Vaudreuil désire que vous ne partiez qu'a-
près avoir mis en mouvement la première division de
Royal-Roussillon, pour venir à votre aise, et c'est vous
rendre service. Doreil vous le dira. D'ailleurs la chose
ne presse pas ; et pressât-t-elle, nous ne pouvons aller
plus vite. Tout est lent, et à Versailles on ne sait, ni on
ne saura rien de ce que vous saurez aisément et vite.'
On voit ici s'affirmer le tempérament du général, impa-
tient des retards et des délais dont la guerre du Canada
devait lui infliger le perpétuel ennui, Montcalm don-
nait ensuite à son ami quelques avis au sujet de ses
arrangements personnels. " Vous ferez bien de faire
partir plus tôt que plus tard, par eau, ceux de vos gens
dont vous aurez besoin en campagne, et laisser le reste
à Québec. Moi, au contraire, je fais tout venir
ici, hors la moitié de ma batterie de cuisine,
parce que je prévois que je serai obligé d'être
à Montréal, sauf à aller à Québec, si le marquis
de Vaudreuil y va, et vous serez obligé d'être à
Québec ; ou, si je vais à Québec, vous serez obligé
d'être ici ; ergo laissez la plus grande partie de vos
affaires, si vous le jugez à propos, à Québec, moyen-
1 — Lettrée du marquis de Montcalm au chevalier de LévU
Québec, 1894, p. 13.
MONTCALM 87
nant quoi nous nous aiderons mutuellement. Pour ici,
il ne vous faut aucune maison ; M. le marquis de
Vaudreuil en a une bonne, jusqu'à ce que vous alliez
à un camp ; et moi qui n'en ai point encore, je pourrai
vous donner un morceau." Cette lettre était accompa-
gnée d'un bulletin dans lequel Montcalm mettait Lé vis
au courant de la situation militaire. A ce moment les
bataillons de la Eeine et de Languedoc étaient à Caril-
lon, à l'extrémité sud du lac Champlain, accompagnés
d'un corps de Canadiens et de sauvages, pour surveiller
cette frontière, et faire de fréquents détachements
qui avaient assez souvent des escarmouches avec les
éclaireurs anglais. Béarn était parti depuis quinze jours
pour aller camper à Niagara, dont M. de Vaudreuil
avait fait reconstruire les fortifications, sous la direction
de M. Pouchot, capitaine dans ce bataillon. Guyenne
était en marche pour le fort Frontenac, où. la Sarre
devait aller le joindre. Les ingénieurs Des Combles et
Desandrouins allaient aussi y être envoyés, afin de
remettre en bon état ce fort dont la condition était peu
satisfaisante. Les Anglais commençaient à concentrer
leurs forces vers le lac Saint-Sacrement, au sud du lac
Champlain, et vers le fort Oswégo, appelé Chouaguen
par les sauvages et les Français, qui s'élevait à l'em-
bouchure de la rivière du même nom, sur la rive sud
du lac Ontario. La destination du bataillon de Royal-
Roussillon, devait dépendre des nouvelles de l'ennemi.
La suprématie sur le lac Ontario était chose impor-
tante. Elle nous était nécessaire pour assurer nos com-
munications avec Niagara, les forts de la Presqu'île, de
la Eivière-aux-Bœufs, de Machault, le fort Duquesne,
et tous nos postes de l'Ouest. Nous y avions quatre
88 ^ MONTCALM
bâtiments armés Les Anglais en avaient deux et en
construisaient un troisième ^ Un gros détachement de
Canadiens et de sauvages avait été dirigé vers Choua-
guen. Les dernières nouvelles du fort Duquesne, à
trois cents lieues de Montréal, dataient du 27 avril ;
les ennemis ne paraissaient faire de ce côté aucun
mouvement considérable. Les nations du pays d'en
haut semblaient bien disposées. Quant aux Iroquois,
pour le moment, on ne pouvait en espérer que la
neutralité. Telles étaient les nouvelles transmises par
Montcalm à Lé vis au commencement de juin.
Le général, durant ces premières semaines, avait pris
contact avec plusieurs fonctionnaires et officiers. L'un
des plus en vue, par les devoirs qu'il avait à remplir,
était M. Doreil^ commissaire des guerres, qui s'occu-
pait de tout ce qui concernait l'entretien, la solde et
l'équipement des bataillons. Il avait immédiatement
gagné la confiance et la sympathie de Montcalm, par
sa parfaite honorabilité, sa courtoisie, son intelligence
1 — La marquise de Vaudreuil, de 30 canons ; la Hvrault,
de 14 ; la Lionne, de 6 ; et le bateau St- Victor, de quatre pier-
riers.
2 — Ce sont les chiffres donnés par Montcalm dans son bul-
letin du 3 juin adressé à Tjé vis. Mais on verra ultérieurement,
par l'état des barques armées prises sur les Anglais à Chou-
aguen, qu'il y en avait six.
3 — André Doreil avait été envoyé ici pour y exercer les
fonctions de commissaire des guerres, en même temps que
le baron de Dieskau et les bataillons de Guyenne, la Reine,
Béarn et Languedoc, en 1755. Il avait perdu récemment sa
femme, et avait laissé en France plusieurs jeunes enfants
sous les soins de sa mère. Sa santé laissait beaucoup à dési-
rer, de même que sa fortune. C'était un honnête homme et
uù homme de coeur.
MONTCALM 89
et son zèle. Le général lui donna son amitié, et, de son
côté, M. Doreil, conquis par la personnalité si brillante
et si généreuse du marquis de Montcalm, lui voua une
admiration enthousiaste et une affection profonde.
M. le chevalier de Montreuil, aide-major général des
troupes, fut aussi l'un de ceux que les nécessités du
service mirent d'abord en relations avec Montcalm. Il
était allé rencontrer celui-ci à Québec, et le voyait jour-
nellement à Montréal. Cet officier était quelque peu
glorieux et aimait à ee donner du rehef. " Je suis très
content de M. de Montcalm, écrivait-il au ministre de
la guerre, le 12 juin ; je ferai l'impossible pour mériter
sa confiance ; je lui ai parlé dans les mêmes termes qu'à
M. Dieskau, les voici : " Ne vous en rapportez jamais
" qu'aux troupes de terre pour une expédition, mais aux
" Canadiens et Sauvages pour inquiéter les ennemis ;
" envoyez- moi porter vos ordres dans les endroits péril-
" leux ; ne vous exposez point." Je crois qu'on sera
sur la défensive de part et d'autre. M. de Montcalm
ne me paraît pas avoir envie d'attaquer les ennemis ;
je crois qu'il a raison ; dans ce pays-ci 1000 hommes
en arrêteraient 3,000. Les ennemis sont plus nombreux
que nous de 3,000 hommes au moins... Je suis déjà
très bien avec M. de Montcalm ; j'entrerai en campa-
gne avec lui dans le courant de juillet ; je ferai en sorte
qu'il le soit autant de moi. Il me donne beaucoup plus
d'occupation que ne faisait M. Dieskau ; je ne suis
jamais plus content que quand j'ai beaucoup d'ou-
vrage ^ ". On voit, par ces dernières lignes, que Mont-
1 — Le chevalier de Montreuil à M. cTArgenson, 12 juin 1756 j
Dussieux, Le Canada sous la domination française, Paris, 1862,
p. 277.
90 MONTCALM
calm ne laissait pas chômer ceux qui travaillaient sous
ses ordres. Son activité dévorante tenait constamment
en haleine aides de camps, secrétaires et état-major. Il
était vraiment générateur de mouvement et de vie. Que
pensait-il lui-même de M. de Montreuil ? Il rendait
justice à ses qualités ; mais le trouvait un peu inférieur
à sa tâche : brave homme, très digne dans sa conduite,
plein de courage, de sang-froid et d'honnêteté, mais
n'ayant pas toute l'activité et la compétence exigées par
ses fonctions ^.
Quant à l'intendant Bigot, qu'il avait déjà vu
à Québec, et qu'il devait revoir à Montréal tra-
vaillant à organiser les fournitures de l'armée, Mont-
calm semblait, dans cette première période de leurs rela-
tions, très favorablement prévenu en sa faveur. " On
ne peut avoir plus d'activité et d'expédition dans son
travail que n'en a cet intendant ", devait-il écrire de
lui quelques semaines plus tard.
Au milieu de ses préoccupations et de ses préparatifs
d'entrée en campagne, le général restait fidèle à corres-
pondre avec sa famille. Le 15 juin, il écrivait à sa
mère : " Mon établissement ici me donne beaucoup de
peine comme dans tous les commencements, tout est
d'une cherté horrible, et j'aurai bien de la peine à join-
dre les deux bouts de l'année ensemble avec les vingt-
cinq mille francs que le roi me donne. M. le chevalier
de Lévis ne m'a joint qu'hier en fort bonne santé. Je
1 — Montcalm au ministre, 1er novembre 1756, 18 octobre
1757, 27 octobre 1758 Le chevalier de Montreuil avait été
envoyé au Canada en même temps que M, de Dieskau en 1755,
comme aide-major général, avec le brevet de lieutenant colo-
nel. Avant cela, il était capitaine au régiment de Piémont.
MONTCALM 91
vais le faire partir d*ici à quelques jours pour un camp,
et M. de Bourlamaque pour l'autre... Je ne sais ni où
ni quand je marcherai ; cela dépend des mouvements
des ennemis, et nous en sommes assez mal instruits. Il
me paraît que tout se fait lentement dans ce nouveau
monde. Mon activité a lieu à s'y tempérer. En tout il
n'y a que le service du roi et l'envie d'avoir fait la for-
tune de mon fils qui puissent m'empêcher de trop son-
ger à mon expatriement, à mon éloignement de vous
et à l'ennui qui serait encore plus grand dans ce pays-ci,
si je ne conservais un peu de ma gaieté naturelle. Je
serai bien content quand je pourrai recevoir de vos nou-
velles. Je ne demande à Dieu que la paix pour cet
hiver ; si jamais quelqu'un a dû la désirer, c'est moi,
d'autant plus que le succès en est toujours incertain."
C'est durant ce séjour à Montréal que le marquis de
Montcalm fit connaissance avec nos sauvages, ces capri-
cieux et farouches auxiliaires dont le concours était
parfois presque aussi à redouter que l'abstention. Le
3 juin, nous apprend son journal, les Iroquois du
Sault Saint-Louis vinrent, avec " les dames du conseil,"
le complimenter sur son arrivée, et féliciter Ononthio
(c'est ainsi qu'ils appelaient le gouverneur général,
tandis qu'ils appelaient le roi Ononthio Goa). Ils lui
firent l'honneur de lui présenter un collier, et il les
assura qu'il irait chez eux leur rendre visite. Mont-
calm sortit sans enthousiasme de cette entrevue origi-
nale : " Ce sont de vilains messieurs, écrivit-il, même
en sortant de leur toilette où ils passent leur vie.
Vous ne le croiriez pas, mais les hommes portent tou-
jours avec le casse-tête et le fusil un miroir à la guerre
pour se bien barbouiller de diverses couleurs, arranger
02 MONTCALM
leurs plumea sur la tête, leur pendeloques aux oreilles et
aux narines ; une grande beauté chez eux, c'est de
s'être fait déchiqueter de bonne heure l'orbe des oreil-
les, l'avoir bien allongé pour le faire tomber sur les
épaules ; souvent ils n'ont point de chemise, mais un
habit galonné par dessus ; vous les prendriez pour des
diables ou des mascarades. Il faut aussi avec eux une
patience d'ange... Au reste ces messieurs font la guerre
avec une cruauté étonnante ; ils enlèvent tout : femmes
et enfants, et vous enlèvent la chevelure très propre-
ment, opération dont on meurt à l'ordinaire. Au reste
Duché, le fils, peut vous prêter le cinquième et le six-
ième volume du P. Charlevoix. En général tout ce
qu'il dit est vrai, à l'exception de brûler les prison-
niers ; cela a quasi passé de mode. Cette année-ci, ils
en ont encore brûlé un vers la Belle-Rivière pour n'en
point perdre l'habitude, et ils auraient brûlé une femme
anglaise avec son fils, sans la générosité d'un soldat qui
leur a donné cinq cents livres pour la racheter. Nous
leur rachetons de temps en temps des prisonniers qui,
passant dans nos mains, sont traités suivant les lois de
la guerre ^." Deux jours après avoir écrit ces lignes
Montcalm lui-même vit arriver un parti de Nipissings
qui ramenait prisonnière toute une famille anglaise
capturée près de Sarasto. Le chef nommé Machiqua,
croyant lui faire un magnifique présent, lui donna la
femme anglaise, que le général dut accepter pour ne
pas leur déplaire, en leur payant le prix convenu de
120 livres, et en leur faisant une gratification extraor-
1 — Montcalm à sa mère, 16 juin 1756.
MONTCALM 93
dinaire, pour avoir hoBoré d'un aussi beau cadeau le
grand commandant des troupes de Sa Majesté ^.
Pendant ce temps, le gouverneur et les chefs de
l'armée avaient arrêté le plan des opérations pour la
campagne de 1756. Le point le plus menacé paraissait
être la frontière du lac Saint-Sacrement. Les rapports
des sauvages et des prisonniers faits par nos partis
disaient que les Anglais y dirigeaient leurs principales
forces. Ils avaient d'abord conçu le projet d'attaquer
les forts Fronte nac, Niagara et Carillon. C'était là l'idée
que Shirley, gouverneur du Massachusetts, avait tâché
de faire prévaloir. Mais au commencement du prin-
temps il avait été révoqué, et trois officiers généraux
britanniques, le colonel Webb, le général Aberromby,
et le comte de Loudon, avaient été désignés pour diriger
les troupes anglo-américaines. Celui-ci devait être
le généralissime. Les deux premiers le précédèrent de
près de deux mois ; et, dans la dernière quinzaine de
juin, ils arrivaient en Amérique avec environ neuf
cents réguliers ^. Le retard dans le recrutement et
l'équipement des milices de la Nouvelle- Angleterre, et
dans l'organisation des transports d'armes, de vivres et
de munitions, rendit bientôt manifeste l'impossibilité
1 — Journal de Montcalm, p. 71.
2 Lords of trade to governor Hardy, 17 Feb. 1756 CDocu-
ments relating to the colonial history of the state of New-
York, VII, p. 36) ; Fox to American G ov et nor s (of New York,
New Jersey, Massachusetts, Connecticut,Rhode-Island, New-
Hampshire), 13th March, 1756 (Ibid., p. 75) ; Montcalm and
Wolfe, Parkman, 1884, I, pp. 882, 883. Le Parlement anglais
avait voté 115,000 livres sterling pour aider les colonies amé-
ricaines à soutenir les dépenses de la guerre.
94 IfONTCALM
d*exécuter sur toute la ligne le plan de Shirley. On pro-
posa donc principalement de renforcer Oswégo, et de
concentrer au lac Saint-Sacrement des forces suffisantes
pour frapper un grand coup contre Carillon. Telles
étaient les informations reçues à Montréal. Le 19 juin,
Montcalm écrivait dans son journal : " Les Iroquois du
Sault ont ramené un prisonnier algonquin qui a été
fait auprès d'Orange. Suivant son rapport, les opéra-
tions des ennemis paraissent se diriger vers le fort de
Carillon. Le renfort des troupes qu'ils attendaient de
la vieille Angleterre est arrivé avec trois officiers géné-
raux ou supérieurs ".
Etant donnée la situation, voici à quoi s'arrêta M. de
Vaudreuil, après avoir conféré avec Montcalm. 11 fal-
lait d'abord hâter les travaux de fortifications à Carillon
et y établir un camp de réguliers, de troupes de la colo-
nie, de Canadiens et de sauvages, qui formeraient sous
le commandement d'un de nos officiers généraux, une
armée capable de tenir tête aux Anglais. Cet objet
obtenu, on tenterait un mouvement d'offensive sur le
lac Ontario. Du côté du fort Duquesne et de Niagara,
les nouvelles étaient plutôt rassurantes, les ennemis ne
semblant organiser aucun mouvement contre ces deux
postes. Défensive sur le lac Champlain, offensive éven-
tuelle sur le lac Ontario, tel était donc le programme
déterminé par les chefs militaires de la Nouvelle-France,
à la fin de juin 1756. Sans doute, quant à la seconde
partie du programme, il y avait beaucoup d'incertitude.
Mais une tentative quelconque vers Chouaguen sem-
blait indiquée comme essentielle à la sécurité du pays.
MONTCALM 95
Dès le 19 mai, M. de Villiers \ capitaine de la marine,
était parti de Montréal, avec un détache oient de huit
cents hommes des troupes de la colonie, pour aller sur-
veiller les mouvements de l'ennemi du côté de Choua-
guen. Le 5 juin, il avait établi un camp fortifié de palis-
sades, à la baie de Niaouré ^, pour mettre en sûreté ses
vivres et ses munitions. De là, il harcela les Anglais
jusque sous le feu de leur place, leur tuant du monde
et leur faisant des prisonniers. Le 16 juin, il eut avec
eux une vive escarmouche, assez près du fort pour que
celui-ci tirât contre lui des coups de canon. Le 25,
s'étant embarqué sur l'Ile-aux-Galops, il attaqua huit
berges et une barque anglaises, prit une berge armée
que montaient douze hommes, et tua plusieurs soldats à
bord des autres. Le 3 juillet, il surprit, sur la rivière
Oswégo, le convoi du lieutenant-colonel Bradstreet
qui venait de ravitailler Chouaguen ; et, dans un com-
bat très vif, il lui infligea des pertes sensibles, et fit une
quarantaine de prisonniers, quoique Bradstreet parvînt
à repousser l'attaque ^.
1 — M. Coulon de Villiers, était le frère de Coulon de
Jumonville, et c'était lui qui avait vengé la mort de ce
dernier sur Washington et ses soldats au fort Nécessité en
1755. Né à Verchères, en 1710, il était fils de M. Nicholas-
Antoine Coulon de Villiers, capitaine dans les troupes de la
marine, tué en 1733. Au témoignage de Montcalm, Louis de
Villiers était un des meilleurs officiers de la colonie.
2 — La baie de Niaouré s'appelle maintenant Sacketts Har-
bour. Elle est située du côté sud du lac, tandis que Fronte-
nac était du côté nord, à quelques lieues de distance. De
Niaouré à Chouaguen il y avait quinze lieues.
3 — Sur cette rencontre du 3 juillet 1756, les rapports fran-
çais et anglais sont très contradictoires. Suivant quelques
96 MONTCALM
M. DesCombles officier du génie était parti le 15 juin,
pour Frontenac, où M. Desandrouins, le second ingénieur
venu de France cette année, se rendit aussi. Ils com-
mencèrent à fortifier cette place, qui était en très mau-
vais état, et ils y firent travailler les bataillons de
Guyenne et de la Sarre ^ à un camp retranché. Le 21
relations françaises, le parti de M. de Villiers aurait remporté
une victoire complète, et plus de 500 anglais auraient été tués
ou faits prisonniers. Cela est certainement très exagéré.
D'autre part, les Anglais font de cette journée un triomphe
pour le colonel Bradstreeb, ce qui n'est pas moins excessif.
La vérité, c'est que la flottille anglaise fut surprise et que
Bradstreet perdit de soixante à s^oixante dix hommes, tués,
blessés ou faits prisonniers, mais qu'il parvint à rallier sa
troupe et à tenir tête aux assaillants.
1 — L'officier de la Sarre, que nous avons déjà cité, écrivait
au sujet du fort Frontenac: " Il est inconcevable quelle en
est la mauvaise position. Il est dominé de partout; point de
magasin à couvert ; il paraît au premier coup d'œil qu'il n'a
été construit que pour le commerce" Nous lisons aussi
dans la biog raphie de Desandrouins : " Les officiers de
Guyenne et de Béarn le reçurent fort bien et lui firent une
foule d'honnêtetés : l'un d'eux lui donna une chambre, un
autre un mate las. Mais il fut moins bien accueilli par la
troupe, car il apportait les ordres du général et du gouver-
neur de réduire de un franc à quinze sous le prix de la jour-
née des soldats qui seraient employés au travail ". Cepen-
dant, le capitaine Desandrouins ne fut pas trop mécontent
des travailleurs. " Le soldat, écrit-il, quoique sa journée ne
fût que de 15 sols au lieu de 20, qu'il fût rebuté par les cor-
vées, gardes, patrouilles, exercices, et qu'il fit des chaleurs
insupportables, travaillait assez bien. Mais j'étais depuis qua-
tre heures du matin, que le travail commençait, jusqu'à ce
qu'il finît, continuellement à exciter les paresseux" Et quant
à l'ordinaire, il ajoute : " Nous avons vécu chez madame du
Vivier, femme d'un capitaine de la colonie, tout le temps de.
MONTCALM 97
juin le colonel de Bourlamaque alla prendre le com-
mandement des troupes cantonnées à Frontenac.
Comme les nouvelles de Carillon et du lac Saint-
Sacrement continuaient à être assez alarmantes, Mont-
calm reçut du gouverneur instruction de s'y rendre en
personne avec le chevalier de Lé vis, et Ton décida en
même temps d'y faire passer le bataillon de Royal-
Roussillon. Partis de Montréal le 27 juin, Montcalm
et Lévis, que le chevalier de Montreuil accompagnait,
remontèrent la rivière Richelieu, en faisant de courtes
stations à Chambly et à Saint-Jean. Ils traversèrent
ensuite le lac Champlain dans toute sa longueur, et,
après avoir fait un arrêt plus prolongé à Saint-Frédéric,
où ils examinèrent la situation du fort, ils arrivèrent à
Carillon le 3 juillet. L'été canadien était alors dans
tout son épanouissement fécond ; les forêts étaient
pleines de chants et de parfums ; les rivières et les lacs,
tachetés d'ombre et de lumière, faisaient étinceler leurs
flots chatoyants, comme autant de pierres précieuses
serties dans les jeunes frondaisons des bois. Et les
deux illustres compagnons d'armes, habitués à des
aspects d'une beauté différente, durent échanger plus
d'une exclamation admirative en présence des splen-
deurs de cette nature primitive et grandiose.
Carillon, appelé par les sauvages Ticondéroga ou Che-
notre séjour à Frontenac, constamment avec du lard et des
pois ". (Le maréchal de camp Desandrouins, par l'abbé Gabriel,
Verdun 1887, pp, 27,28). Ce menu était cependant assez plan-
tureusement varié pour quelques-uns, grâce aux sauvages.
On lit en effet dans la lettre de l'officier de la Sarre : '• Pois-
son et gibier fournis par les Algonquins à qui les miliciens
faisaient des caresses ".
7
98' MONTCALM
ondéroga, était situé sur un promontoire au fond du
lac Charaplain. Une rivière, de quatre à cinq milles,
qui servait de décharge au lac George ou Saint-Sacre-
ment, venait s'y jeter, après avoir fait une chute à envi-
ron deux milles de la pointe. M. de Vaudreuil ^vait
fait commencer, l'année précédente, un fort, pour couvrir
et défendre cette position. C'était M. de Lotbinière,
ofi&cier de la colonie, qui dirigeait cet ouvrage. Et les
hommes du métier trouvaient les travaux trop lents
et trop dispendieux. Ce fort n'était pas en pierre,
mais en bois, de pièces sur pièces, liées avec des tra-
verses, et les intervalles remplis de terre. Le poste était
bon comme défense de première ligne à la tête du lac
Champlain. Toutefois le fort n'était pas assez grand ; il
ne pouvait contenir que trois cents hommes, lorsqu'il
aurait dû en contenir cinq cents ^. Il se composait de
quatre bastions reliés par des courtines. Sous le canon
du fort s'étendait le camp, où se trouvaient réunis
environ deux mille deux cents hommes des bataillons
de la Keine, Languedoc et Royal-Roussillon, des troupes
de la marine et des miliciens.
Montcalm demeura douze jours à Carillon, et durant
ce peu de temps il fit un travail incroyable. Il donna
d'abord une impulsion plus énergique aux travaux du
fort, afin de le mettre le plus tôt possible à l'abri d*une
attaque. Il établit deux camps avancés, Tun de trois
cents hommes, commandés par M. de Contrecœur,
pour garder la rive gauche du lac Saint-Sacrement,
et l'autre de cinq cents hommes, au Portage, sous
1 — Montcalm à (TArgengon, 20 juillet 1756} Arch. pror.,
Man. N. F., 2ème série, vol. 12.
MONTCALit 'ai
le commandement de M. de la Corne, pour protéger '
la rive droite de la rivière de la Chute, avec, à ce ^
dernier endroit, un poste intermédiaire à relever tous *
les quatre jours. Il fit en personne plusieurs reconnais-
sances, une entre autres jusqu'à portée de l'île aux Bas- '
ques, sur le lac Saint-Sacrement, et jusqu'au poste des
Deux-Rochers, sur une étroite prolongation du lac
Champlain vers le sud-est, appelée Wood-Creek par '
les Anglais, et par les Français Kivière-au-Chicot. Il '
ordonna " beaucoup de petites découvertes pour con-
naître la position et les mouvements de Tennemi, " et
il organisa des patrouilles et des bivouacs, afin de
garantir son camp et ses postes avancés contre toute '
surprise. Montcalm travailla aussi à remettre de l'or-
dre dans l'administration militaire, s'occupant spéciale-
ment des vivres, des magasins, de l'hôpital, de la pro-
preté et de la régularité, qui jusque là avaient fait triste-
ment défaut. Il fit changer la qualité du pain, jeté au
rebut par les sauvages, et vraiment détestable, parce '
qu'une grande partie était faite avec de la farine avariée.
Il ordonna de mélanger celle-ci avec de la bonne farine de
Nérac, de sorte que, sans que le Roi subît aucune perte, '
on mangea "du meilleur pain à Carillon qu'à Montréal."
Il adopta pour les miliciens une disposition nouvelle, en
les encadrant dans les troupes de la marine, qu'il distri- '
bua en six compagnies. Enfin il chargea le chevalier de '
Lévis d'un détachement pour aller reconnaître ce qu'on
appelait les chemins des Agniers, vers le nord-ouest
de Carillon, et constater si l'ennemi pourrait s'en servir'
en venant attaquer ce fort et celui de Saint-Frédéric.
Lévis passa trois jours dans les bois, couchant à la belle
étoile, marchant comme les Canadiens et les sauvages,
100 MONTOALM
et les étonnant par sa vigueur et son endurance. Durant
tout ce temps Montcalm ne s'épargna point, faisant
des journées de vingt heures, se couchant à minuit, se
levant à quatre heures, s'occupant de mille détails,
tenant des conseils de guerre avec les sauvages, et
n'ayant pas le temps de respirer ^
Après avoir pris les dispositions les plus judicieuses
pour mettre l'armée, le camp et le fort de Carillon en
état de résister aux Anglais, il retourna le 16 juillet à
Montréal, où le mandait Yaudreuil, laissant Lévis à la
tête des troupes sur cette frontière. Cheminant jour et
nuit, il arriva le 19 dans cette ville, d'où le lendemain
il résumait ainsi à sa femme sa laborieuse excursion :
" J'ai commencé ma campagne le 27 du mois dernier,
en partant d'ici avec M. le chevalier de Lévis pour me
rendre au camp de Carillon, où nous sommes arrivés
le 3. Je n'ai pas été sans occupation et sans une fati-
gue extrême par les divers ordres à y donner pour
tâcher d'y remettre dans l'ordre toutes les parties : hôpi-
taux, vivres, diligence dans les travaux, pour achever
un fort commencé l'année dernière et qui ne peut être
en état d'y hasarder une garnison que dans six semai-
nes ; reconnaissance du pays, établissement des postes
pour la sûreté du camp, conciliation avec les sauvages,
sûreté pour notre communication par le lac Champlain
où l'ennemi a pris deux petites barques. J'ai reçu un
courrier de M. de Vaudreuil le 13 au soir. Je suis
parti le 16, et, venant jour et nuit, je suis arrivé hier.
Je puis vous dire avec vérité que je n'ai de ma vie eu
1 — Montcalm à Bourlaynaque, 11 juillet 1756; Lettres de
Bourlamaque, Québec, 1891, p. 130.
MONTCALM 101
aussi peu de temps que dans ces trois semaines. Je
laisse M. de Lévis dans une position épineuse, mais
dont il se tirera mieux qu'un autre, étant rempli de
zèle, d'intelligence et de courage... Je crois avoir déter-
miné M. le marquis de Vaudreuil à augmenter ce corps
d'armée jusqu'à 3,000 hommes, et il n'y aura rien de
trop." Dans cette même lettre, après avoir donné ces
nouvelles militaires, il ajoutait ces autres renseignements
d'ordre plus personnel : " J'ai jusqu'à présent réussi
chez le Canadien et le sauvage ; ils m'adorent et j'ai
été obligé d'annoncer mon retour à Carillon pour empê-
cher la désertion des sauvages qui m'avaient suivi : j'ai
pris leurs façons et je suis toute la journée à tenir des
conseils de guerre (ou bien fumer) ; c'est cependant
ennuyeux, excédant. "
Montcalm écrivait en même temps au ministre de la
guerre pour le tenir au courant. Un passage intéressant
de cette lettre est l'appréciation qu'il faisait, à ce
moment, de Lévis ; " Je ne saurais. Monseigneur, écri-
vait-il, vous dire trop de bien de lui. Sans être homme
de beaucoup d'esprit, il a une bonne pratique, du bon
sens, du coup d'œil, et quoique j'eusse servi avec lui,
je ne lui aurais pas cru tant d'acquis. Il a mis à profit
ses campagnes. Quoique je vous en écrive un bien qu'il
mérite, je n'écrirais pas avec la même franchise à M.
de Mirepoix." Le duc de Lévis-Mirepoix, ancien ambas-
sadeur à Londres, et nommé récemment lieutenant-
général du Languedoc, était le cousin de Lévis ; et Mont-
calm aurait craint sans doute que sa réflexion au
sujet de l'esprit du chevalier n'eût jeté sur le reste une
ombre fâcheuse. Cependant cette petite réserve, indi-
quée en confidence à M. d'Argenson, démontrait la sin-
1,02 JifONTCALM
cérité des éloges décernés par le général à son lieute-
nant. Celui-ci, de son côté, se déclarait enchanté de son
chef ; " Si M. de Montcalm est content de moi, disait-il,
ce qu'il y a de certain, c'est que je le suis beaucoup de
lui. C'est avec beaucoup de regret que je l'ai vu partir.
Je serai toujours charmé de servir sous ses ordres. Ce
n'est pas à moi, Monseigneur, à vous parler de son
mérite, ni de ses talents, vous les connaissez mieux que
personne ; mais je puis avoir l'honneur de vous assu-
rer qu'il a généralement plu à tout le monde dans cette
colonie, et qu'il traite très bien avec les sauvages. Il a
aussi établi la discipline parmi les troupes ^" Ce der-
nier article était important, et c'était avec raison que
Montcalm y donnait tous ses soins. ** Le soldat est bien
ici, écrivait-il; comme il est nourri outre sa solde et
qu'il est employé à des travaux que l'on paye, il a pour
ainsi dire trop d'argent ; aussi faut-il avoir la plus
grande attention à la discipline. Le climat, la façon
dont il voit servir la milice du pays et les sauvages,
leur inspire un esprit d'indépendance ; car il faut beau-
coup de patience et de ménagement quand on mène à
la guerre des Canadiens et sauvages ^ ".
C'était pour charger Montcalm d'une importante
expédition que le gouverneur l'avait rappelé à Mont-
réal par sa lettre du 13 juillet. Il s'agissait du siège
de Chouaguen. Dès Tannée précédente cette opéra-
tion avait été décidée dans un conseil de guerre tenu
à Québec^. Un mois à peine après son arrivée au
1 — Lévis au ministre de la guerre, 1 7 juillet 1756.
2 — Montcalm au ministre de la guerre, 12 juin 1756.
3 — Dialogue entre le maréchal de Saxe et le baron de Dieskau ;
Arch. proT.; Man. N. F., 2ème série, vol. II.
MONTCALM 1-Q3
Canada comme gouveroeur général, M. de Vaudreuil
écrivait au ministre : " J'agis avec confiance, et j'ose me
flatter de faire raser Chouaguen. L'armée sera composée
d'environ 4,300 hommes, dont 2,000 hommes de troupes
réglées, 1,800 Canadiens et 500 Sauvages domiciliés.
M. le baron de Dieskau commandera cette armée.
Chouaguen est depuis l'instant de son établissement le
rendez- vous des différentes nations sauvages. C'est de
Chouaguen que sortent tous les colliers et les paroles
que les Anglais font répandre chez les nations du pays
d'en haut. C'a toujours été à Chouaguen que les Anglais
ont tenu conseil avec les nations et qu'à force de pré-
sents, principalement en boissons enivrantes, ils les ont
déterminés à assassiner les Français. Enfin, c'est par
conséquent Chouaguen qui est la cause directe de tous
les troubles survenus dans la colonie, et des dépenses
infinies qu'ils ont occasionnées au Koi. De la destruc-
tion de Chouaguen, il s'en suivra d'un côté le parfait
attachement de tous les sauvages du pays d'en haut,
de l'autre une diminution considérable des dépenses que
le roi fait annuellement pour la colonie ^." La nouvelle
qu'une armée anglo-américaine, commandée par le colo-
nel Johnson, menaçait la frontière du lac Champlain,
avait suspendu l'exécution de ce projet. La défaite de
Dieskau au lac George y avait fait renoncer le gouver-
neur pour 1755. Mais il n'en avait pas abandonné
ridée, il en parlait souvent dans ses dépêches à la
cour de Versailles, et, à l'instar du vieux Caton, il
aurait pu, avec une variante, terminer toutes ses lettres
1 — Vaudreuil au ministre^ 24 juillet 1755f; Arch. prov. Man,
N. F., 2ème série, vol. II.
104 MOKTCALM
par ce refrain perpétuel : Delenda est Chouaguen. C'est
que cette place était vraiment une source de péril et
d'appréhension pour la Nouvelle-France. Les Anglais
s'y étaient établis en 1727, au confluent de la rivière
Oswégo et du lac Ontario. Dans l'origine c'était, di-
saient-ils, un simple poste de commerce. Mais, au bout
de quelques années, ce comptoir était devenu un fort
occupé par une garnison, et des barques armées
avaient été construites et lancées sur les eaux du lac.
A plusieurs reprises, les autorités françaises avaient
fait aux Anglais des représentations au sujet de ce
qu'elles considéraient comme un empiétement de terri-
toire ; mais ces démarches avaient été vaines. Choua-
guen était si important, si utile aux ennemis de la
France, qu'ils tenaient à le garder. De ce poste ils pou-
vaient étendre leur domination sur la région des lacs,
exercer leur influence sur les sauvages du pays d'en
haut, ruiner le commerce du Canada avec l'Ouest, et, à
un moment donné, couper ses communications avec ses
forts de l'Ohio et du Mississipi.
Au printemps de 175G, il y avait eu de longues
hésitations au sujet de l'entreprise contre Chouaguen,
et tout le monde paraissait juger, à un certain mo-
ment, qu'elle ne pourrait pas être tentée cette année
encore. De prime abord, Montcalm, Lévis et leurs lieu-
tenants, ne la crurent guère possible. Nos historiens,
Gameau entre autres, ont noté et souligné cette impres-
sion ^, et fait honneur à Vaudreuil d'une résolution plus
1 "Le général Montcalm ne l'approuvait qu'à demi (l'ex-
pédition d'Oswégo) ; il avait des doutes sur le succès." Et
Garneau écrit encore : <' Le général Montcalm, par un fatal
pressentiment, ne crut jamais au succès de la guerre,
MONTCALM 105
clairvoyante et plus énergique. Il est certain, nous
l'avons constaté plus haut, que le gouverneur caressait
cette idée depuis longtemps. Mais les difficultés inhé-
rentes à l'entreprise, la rareté des vivres, la lenteur des
préparatifs, lui inspirèrent à lui-même des doutes, qui
se manifestaient dans ce passage de sa lettre au minis-
tre, datée du 8 juin : '' Si un détachement d'environ
900 hommes de troupes détachées de la marine. Cana-
diens et sauvages, que j'ai envoyé pour tenter d'enlever
quelques convois de vivres et d'empêcher la réunion
des forces à Chouaguen, peut avoir quelque succès, et
que je suis d'ailleurs dans des circonstances favorables,
je pourrai entreprendre la réduction de ce fort." Tout
cela était fortement conditionnel.
Quatre jours plus tard, Montcalm écrivait : " Il aurait
fallu être précautionné, il y a un mois, en vivres et en
artillerie, mais tout est en retard. Je presse que tout
soit au fort Frontenac, qui sera le départ pour le siège
de Chouaguen, afin de le persuader aux ennemis et le
faire si l'occasion se trouve, ou au moins ce printemps.
Monsieur Bigot m'écrit à me faire craindre que les
vivres n'arrêtent ce projet pour opérer cet hiver ou de
comme ses lettres ne le laissent que trop entrevoir; de là une
apathie qui lui aurait fait négliger tout mouvement agresseur,
sans M. de Vaudreuil, qui, soit par conviction, soit par poli-
tique, ne parut au contraire, jamais désespérer, et conçut et
fit exécuter les entreprises les plus glorieuses qui aient
signalé cette guerre pour les Français." (Histoire du Canada,
Québec, 1848, vol 3, pp. 64, 65. — Il nous semble que notre
illustre historien s'est servi d'une expression dont il n'a pas
suffisamment considéré la portée en employant le mot " apa-
thie " à propos de Montcalm, dont l'activité était dévorante.
106 MONTCALIC
meilleure heure ^ ". Le 19 juin, il revenait sur ce sujet :
" Le retard dans l'artillerie et les vivres arrête pour le
moment tout projet sur Chouaguen. M. de Vaudreuil
paraît n'y pas renoncer pour l'automne. Je crains les
mêmes obstacles ^" Le 25 juin, il envoyait à Bourla-
maque, qui commandait le camp de Frontenac, l'infor-
mation suivante : " Depuis votre départ, on veut tou-
jours faire le siège de Chouaguen ; on attend des sau-
vages d'en haut ; on a tous les jours des conférences.
Je finis par donner un mémoire, on le prend ad réfé-
rendum ; on ne conclut rien, tant y a qu'au lieu de
partir demain, samedi, on ne me fait partir que diman-
che * ".
Le 29, Bougainville écrivait au même : " M. le mar-
quis de Montcalm qui est parti dimanche matin avec
M. le chevalier de Lévis (ils allaient à Carillon), m'a
chargé. Monsieur, de vous écrire qu'il croyait qu'il y
avait du changement à l'égard des projets formés pour
votre partie, et dont vous étiez instruit. Cependant
comme vous connaissez le terrain et la coutume de ce
lieu-ci, vous penserez aisément que ce changement
pourrait encore être changé *."
Le 10 juillet, l'abbé Piquet, l'actif missionnaire de la
Présentation, adressait à M. de Bourlamaque, qu'il
importait de tenir au courant de toutes ces fluctuations,
une lettre où il disait : " Tous les prisonniers et les
déserteurs anglais s'accordent sur le nombre d'hommes
1 — Montcalm au ministre de la guerre^ 12 juin 1756 ; Arch.
proT. Man. N. F., 2ème série, vol. 12.
2 — Montcalm au ministre delà guerre, 19 juin 1756; Ibid.
3 — Lettres de Bourlamaque, Québec 1891, p. 127.
4 — /6tU, p. 350.
MONTCALM 107
qui peuvent se trouver à Chouaguen, qui est de mille
ou neuf cents hommes de garnison. Enfin la question
est décidée ^, le sieur Eéaume a dû vous en porter les
nouvelles. M. de Vaudreuil m'en écrit du 28 juin ;
tout est encore sous le secret. Quoiqu'il y ait déjà plus
d'un an que l'on se prépare, je pense, monsieur, que
vous n'en êtes pas mieux pourvu, je dis même des
choses essentielles. M. de Montcalm me marque, (mais
sa lettre est du 25 juin,) qu'il presse fort pour vous
revoir ^ ; mais alors M. de Vaudreuil ne s'était pas
encore décidé ^ ".
A la date du 17 juillet. Lé vis, demeuré à Carillon,
n'espérait guère qu'on pût assiéger et prendre Choua-
guen. Il écrivait à M. d'Argenson : " M. le marquis
de Montcalm est allé à Montréal pour conférer avec
M. de Vaudreuil, d'où il doit se rendre vraisemblable-
ment à Frontenac pour aller tenter de faire le siège de
Chouaguen, ou ce qui est plus possible, une diversion qui
dégage cette partie qui est menacée, car je crains que
les moyens ne lui manquent pour le siège. Toutes les
entreprises sont dans ce pays très difiâciles ; on en doit
presque toujours le succès au hasard. Toutes les posi-
tions qu'on peut prendre sont critiques * ".
Maintenant, voici comment Bigot appréciait la situa-
1 — Le texte porte " en décide, " mais c'est évidemment
une erreur du copiste.
2 — Ce passage, nous semble-t-il, doit être interprété
comme indiquant que Montcalm pressait pour aller rejoindre
Bourlamaque à Frontenac, et organiser l'expédition de Choua-
guen, si elle était jugée praticable.
.3 — Lettres de Bourlamaque, p, 35.
4 — Lettres du chevalier de Léois j Montréal, 1889, p, %\.
108 MONTCALM
tion le 26 juillet : " Si l'entreprise eût été faite plus
tôt, elle était sûre ; présentement c'est pair ou non.
Elle réussira encore si on n'a pas considérablement
renforci (Chouaguen). Noua le saurons dana douze
jours et peut-être plus tôt ^ ".
Nous tenons particulièrement à citer ici le journal
inédit de M. de la Pause, aide-major au régiment de
Guyenne, qui représente avec une netteté remarquable
la situation : " Ce fut, écrivait cet officier, vers le com-
mencement de juillet que M. le marquis de Vaudreuil
se détermina d'entreprendre le siège de Chouaguen, sur
le rapport de quelques prisonniers, et encore plus sur
l'envie qu'il avait toujours eue de tenter cette entre-
prisef] Il n'avait osé la tenter plus tôt sur la crainte où
on était que les ennemis ne fussent en marche pour
attaquer Carillon.... M. le marquis de Montcalm lui fit
observer, malgré l'envie qu'il avait d'entreprendre ce
siège, combien il était à craindre de ne pouvoir y réus-
sir, par le peu de troupes qu'on pourrait employer à ce
siège, par le défaut des vivres et de l'artillerie propre
à ces sortes d'entreprises ; ne connaissant qu'imparfai-
tement ces forts ; sachant par les prisonniers que les
ennemis y étaient au nombre de 16 à 1800, et qu'ils
avaient un régiment à Shenectady qui était à même
de s'y porter, qu'ils étaient munis de tout ce qui leur
était nécessaire pour une défense, beaucoup d'artillerie,
et nombre de bâtiments qui nous pouvaient empêcher
la navigation du lac, et nous faire perdre notre artille-
rie si malheureusement nous étions obligés à lever le
l--. Bigot à Lévis, Montréal, 26 iuillet 1756; Lettres de
ot, Québec 1895, p. 9.
MONTCALM 109
siège. Toutes ces réflexions étaient justes. Il l'assura
que, de son côté, il ferait l'impossible pour la réussite,
mais qu'il ne pouvait répondre des événements ^ ".
Enfin, le 30 août, après l'événement, résumant pour
sa femme la campagne qu'il venait de faire, Montcalm
lui disait : " Vers le milieu du mois de juin, les enne-
mis paraissant porter toutes leurs forces du côté du lac
Saint-Sacrement, il y a deux mois que je proposai à
M, le marquis de Vaudreuil de donner à notre défen-
sive un air d'offensive, en faisant une diversion vers
Chouaguen, qui pût dégager la frontière du lac Saint-
Sacrement, et en même temps faire le siège de cette
place si la lenteur ou les fautes des ennemis le permet-
taient."
Le groupement de ces textes nous semble prouver
clairement : 1° Que M. de Vaudreuil pensait depuis
longtemps au siège de Chouaguen; 2^ qu'au printemps
de 1756, le retard dans la concentration des vivres et
de l'artillerie rendait le projet problématique ; 3*^ que
l'intendant Bigot était de cet avis; 4^ que Montcalm
s'efforçait de hâter les préparatifs de l'entreprise, tout
en craignant qu'elle ne pût avoir lieu dans des condi-
tions avantageuses ; 6^ que Vaudreuil lui-même, malgré
1 — Le document absolument inéd-.t que nous citons est inti-
tulé ; Mémoire et observations sur mon voyage en Canada.
Comme nous l'avons dit dans notre préface, nous en devons
la- communication à l'obligeance et au bon vouloir intelligent
de madame la comtesse de Ledinghem, arrière-petite nièce de
M. de la Pause. Outre ces Mémoire et observations, qui for-
ment deux cahiers volumineux, nous avons par devers nous
une foule de mémoires, de rapports et de relations, dûs à M.
de la Pause, dont nous nous servirons plus d'une fois dans
cet ouvrage.
llb MONTCALM
son désir de détruire Chouaguen, hésitait à tenter l'aven-
ture ; 6" que Montcalm n'était pas contraire au siège,
mais insistait pour qu'on prit les moyens d'en assurer
le succès ; 7® qu'au commencement de juillet seule-
ment, malgré l'insuffisance de ses ressources, M. de Vau-
dreuil se décida à risquer l'expédition. Il nous semble
que, logiquement et loyalement, on ne peut tirer d'autres
déductions de ces textes, qui ne sont pas des commen-
taires ou des exposés faits après coup, mais qui con-
tiennent des constatations, des observations, des confi-
dences au jour le jour, et comme la notation des faits
tels qu'ils se produisaient, des opinions telles qu'elles
évoluaient.
Que, plus tard, Vaudreuil réclame le mérite d'avoir
fait l'entreprise de Chouaguen malgré l'opposition qu'il
rencontra ^J que Montcalm, de son côté, affirme avoir,
en cette circonstance, ramené par ses mémoires M. de
Vaudreuil hésitant ^ ; cela ne saurait modifier l'ensem-
ble des conclusions dont nous venons, croyons-nous,
d'établir le bien fondé. Il est certain que le gouverneur
tenait à la chute du poste anglais ; et il est démontré
que la pénurie de ses ressources le fit avec raison
balancer à en tenter le siège, au mois d'août 1756. De
même il est indubitable que Montcalm, tout en approu-
vant l'idée et en comprenant l'importance de réduire
Oswégo, était frappé des risques énormes de cette expé-
dition et redoutait un insuccès à cause du défaut de
1 — Vaudreuil au ministre de la marine^ 30 août 1756 ; Arch.
prôv., Man., N. Fi, 7e sérié, vol. 12. '
2 — Montcalm au ministre de la guerre, 2Ô'jdîllet 1758 ; Ibid.
TOl. U.
MONTCALM 111
préparatifs. Il l'écrivait au ministre la veille de son
départ pour Frontenac : " L'objet qui m'y fait passer,
disait-il, est un projet qui m'a paru assez militaire si
toutes les parties de détail sont bien combinées, et je
pars sans en être assuré ni convaincu. Vous pouvez
être certain que je me livre à ce sujet de bonne grâce
et que je ne me suis compté pour rien dans une occa_
sion si intéressante, et qui m'a parue bien remplie
d'obstacles." Montcalm avait raison de dire qu'il entre-
prenait cette campagne " de bonne grâce. " Dès le len-
demain du jour où il avait reçu à Carillon le message
du gouverneur lui communiquant sa décision, il avait
écrit à Bourlamaque une lettre qui montrait avec quelle
vigueur il entendait mener les opérations. Les officiers
devaient marcher quasi comme à un bivouac. Il fal-
lait, sans les mettre au courant du projet, les préparer
à une réduction d'équipages, car, déclarait le général,
" je serai sévère sur ce que j'ordonnerai et dont je don-
nerai l'exemple. Une tente de deux en deux officiers^
nulle cage à poules, les ordinaires de quatre officiers au
moins — on porte moins de batterie — un porte-manteau
pour chacun avec une demi-douzaine de chemises.
L'opération doit être faite ou manquée dans moins de
vingt jours. Il faut les savoir passer durement pour
une expédition qui serait aussi importante, et très avan-
tageuse pour les régiments qui en seraient chargés."
Comme on le voit, si Montcalm trouvait l'entreprise
quelque peu téméraire, par le désavantage des condi-
tions où elle devait se faire, il n'y mettait pas moins
tout son cœur et toute son énergie.
Nous avons dit qu'il était arrivé à Montréal le li)
juillet. Après avoir conféré avec M. de Vaudreuil et
112 MONTCALM
s'être entendu avec lui pour la conduite de l'expédi-
tion, il se remit en route le 21. Dans sa lettre du 20
juillet, déjà citée, il informait sa femme de ses mouve-
ments : '* Je pars demain, lui annonçait-il, pour me
rendre en toute diligence possible à Frontenac où. je dois
trouver nos bataillons de la Sarre, Guyenne et Béarn,
M. de Bourlamaque, M. Rigaud de Vaudreuil, frère du
gouverneur général, avec un corps de troupes de la
colonie, milices, canadiens et sauvages, d'environ 1,500
hommes, des ingénieurs, et de l'artillerie, pour tenter
un débarquement auprès de Chouaguen, qui puisse
mettre à même d'en faire le siège, ou au moins une
diversion pour rappeler une partie des forces anglaises
qui semblent menacer M. le chevalier de Lévis. Ma
commission est si hérissée de difficultés et dépend du
concours de tant de choses que je ne puis répondre que
de beaucoup de zèle pour la bien remplir." Montcalm,
accompagné de son aide-de-camp Bougainville, s'em-
barqua à Lachine le 21 juillet au matin. Sa navigation
et ses portages ^ se firent heureusenaent. Le 27, il était
au poste de la Présentation, fondé par l'abbé Piquet,
prêtre de Saint-Sulpice, qui y avait fait un établisse-
ment et construit un fort, autour duquel s*étaient fixés
une centaine de chefs Iroquois '^. Le général y rencon-
tra des députés des Cinq- Nations qui se rendaient à
1 — Pour les lecteurs non avertis, nous dirons ici qu'en
remontant le Saint -Laurent, en haut de Montréal, la violence
des rapides forçait les voyageurs à débarquer à certains en-
droits pour faire par terre le trajet jusqu'au dessus de l'obs-
tacle.
2 — Journal de Bougainville. La. Présentation porte main-
tenant le nom d'Ogdensburg.
MONTCALM lia
Montréal. Il tint conseil avec eux, et, les jugeant plus
espions qu'ambassadeurs, il écrivit au gouverneur de les
retenir à Montréal jusqu'après l'expédition. Le 28 il
repartait de ce poste, et arrivait à Frontenac le 29.
M. Le Mercier, commandant de l'artillerie, l'avait pré-
cédé de deux jours, apportant au bataillon de la Sarre
l'ordre de traverser au camp de Niaouré, où M. de
Kigaud venait d'être envoyé avec plusieurs centaines
d'hommes des troupes de la marine, de Canadiens et
de sauvages, pour se mettre à la tête du détachement
commandé jusque là par M. de Villiers.
A peine débarqué, Montcalm vit se présenter à lui
un homme qu'il eut sans doute quelque peine à recon-
naître. C'était M. Des Combles, capitaine du génie, de
retour à Frontenac depuis la veille, harassé, épuisé,
hâve, défait, par suite des incroyables fatigues qu'il
avait éprouvées en allant faire une reconnaissance jus-
que sous les murs de Chouaguen. Il venait soumettre
au général un croquis de la partie sud-est du lac Onta-
rio, avec toutes les pointes, les anses et les rivières,
depuis la baie de Niaouré jusqu'à l'Anse-aux-Cabanes,
et du chemin de quatre lieues qui conduit de ce der-
nier endroit à Chouaguen ^. Son rapport était encoura-
geant. D'après lui, le siège était très possible et les
obstacles surmontables. Montcalm se mit immédiate-
ment à l'œuvre. Dès ce moment, il traça dans son
esprit tout le plan de sa campagne, et il est intéressant
d'en lire l'esquisse dans une de ces lettres intimes et
rapidement enlevées qu'il avait déjà commencé d'écrire
1 — Le maréchal de camp Desandrouinu ; guerre du Canada^
par l'abbé Gabriel ; Verdun, 1887.
8
114 MONTCALM
et qu'il continua jusqu'à sa mort d'adresser à M. de
Lévis : ** Me voici, mon cher chevalier, lui disait-il, à
cent quarante lieues de vous, toujours au moment d'opé-
rer ou ne pas opérer. J'attends Béarn et les barques de
Niagara. Si elles arrivent demain, je partirai le 5
avec cent cinquante bateaux pour me réunir le 6 à M.
de Rigaud, à la grand' terre, vis à vis l'Ile- aux-Galops,
y rester le 7, repartir le 8, sur deux colonnes, l'une
par terre et l'autre par mer, débarquer mes troupes le
10, tâcher d'établir douze pièces le 12, pour pouvoir
foudroyer le fort Ontario le 13 au matin."
Quand on rapproche ces lignes du journal de la cam-
pagne qui devait être rédigé quelques jours plus tard,
on reste frappé de l'exactitude avec laquelle le général
décrivait d'avance les opérations. Cependant, il avait
bien soin de rappeler à son lieutenant quelle part d'im-
prévu et d'incertitude il y avait dans l'entreprise. Et
il ajoutait : " Si je prends le fort Ontario, peut-être ne
prendrai-je pas le vieux Chouaguen. Si leurs barques
sont dans le port, j'essaierai de les brûler... Si je ne
fais rien de ce que je vous écris, n'en soyez pas surpris.
Au reste, il faut être fort téméraire ou bon citoyen
pour tenter cette besogne avec moins d'artillerie, moins
de troupes que les assiégés, et un embarras horrible
pour les vivres. Ce que je vous écris est pour vous
seul."
Du 29 juillet au 4 août, Montcalm travailla sans
relâche à l'organisation des différents services. Il fît la
revue des troupes, s'occupa de leur répartition, des
vivres, de l'artillerie, des bateaux pour les transports.
Il donna une attention spéciale à ce qui concernait les
miliciens, voyant à ce qu'ils fussent bien équipés, et à
MONTCALM 115
ce que leurs armes fussent mises en bon état ^. Il lui
fallut aussi tenir conseil avec les sauvages. Le rendez-
vous de toutes les troupes avait été fixé à la baie de
Niaouré. Montcalm y envoya son aide de camp Bou-
gain ville pour y conférer avec M. de Eigaud, prendre
connaissance des subsistances, faire construire des fours,
et établir le dépôt de vivres destinés à alimenter l'armée
de Chouaguen^
Au milieu de ce fiévreux déploiement d'activité, il
se vit soudain saisi d'une difiBculté capable d'entraver
toute l'expédition. M. LeMercier était parti d'avance pour
Niaouré, et avait poussé une reconnaissance jusqu'aux
1 — Ce n'était pas une mince besogne que celle de mettre
les miliciens en état de faire efficacement leur service. Le
passage suivant des Mémoires de M. de la Pause peut nous
en donner une idée : '' M. de Montcalm me donna ses ordres
pour arranger et mettre l'ordre parmi les 1,200 Canadiens qui
étaient arrivés sans chefs, nans ordre, sans les rôles de leurs
noms, sans armes et presque tout nus. Il fallut former de
petites troupes de ces gens et y mettre des chefs, choisir les
plus capables, visiter les armes pour les faire raccommoder,
prendre leurs noms et ceux des paroisses et compagnies dont
ils étaient, connaître ceux qui avaient des métiers et les assu-
jettir à l'appel des chefs, et les chefs à venir à l'ordre et aux
distributions en règle, à arranger les bateaux, à compter la
quantité qu'il en faudrait mettre dans chacun, le poids qu'on
pourrait y embarquer, et faire préparer des vivres pour dix-
huit jours. Nous n'eûmes que quatre jours pour mettre tout
en règle, et le 4 nous aurions été en état de partir ; mais nous
ne partîm*»8 que le 5 août à cause du temps." C'est peut-être
la diligence et la dextérité déployées par l'aidemajor de
Guyenne en cette circonstance qui faisait dire à Montcalm
dans une lettre à Lé vis : '' La Pause est un homme divin."
2 — Journal de Montcalm, p» 8S,
116 MONTCALM
environs d'Oswégo, afin de trouver un endroit propice
au débarquement de l'artillerie. Il afi&rmait avoir eu
la chance d'en découvrir un à une demi-lieue seulement
du fort Ontario. Mais M. de Rigaud n'était pas du
même avis, et expédia au général un ofl&cier pour le
mettre au courant de ce conflit d'opinion. C'est Mont-
calm lui-même qui raconte cet incident à Lévis, avec sa
vivacité d'expression habituelle : "Pour prendre Choua-
guen, lui écrit-il, il faut mener de l'artillerie ; où la
débarquera-t-on ? M. Mercier, qui est plus canadien
que tous les Canadiens même, qui a fait battre et pren-
dre M. de Dieskau \ veut débarquer à une petite anse,
à demi-lieue de Chouaguen. Officier de la part de M.
de Rigaud pour me dire que ce sont des accores, que
mon escadre ne pourra pas débarquer et périra, mais
qu'il faut débarquer à trois lieues et demie plus haut, et
faire un chemin. Quel parti prendre ? Le voici : Je ne
veux pas qu'il soit dit que j'ai marché à un siège pour
le lever, que j'ai exposé l'artillerie. Je pars après-
demain au soir, ou le 5 au matin, avec quatre pièces de
canon de campagne, des munitions pour deux mille
hommes, des vivres ; et, moins roi que pirate, je vais
reconnaître, avec mes deux yeux, ce qu'il y a à faire,
1 — C'était simplement par raillerie que Montcalm disait
du capitaine Le Mercier qu'il était " plus canadien que tous
les Canadiens même. ' Cet officier était français, mais il appar-
tenait aux troupes de la marine ou de la colonie. On préten-
dait que Dieskau avait accordé beaucoup trop de confiance à
ses avis peu judicieux. Le mot de Montcalm à son adresse
était une boutade. Le général trouvait les Canadiens un peu
fanfarons, et il estimait que le capitaine Le Mercier l'était
beaucoup.
MONTCALM 117
travailler à un chemin. Je laisse ici Béarn, cent
bateaux, dont quatre-vingts pour l'artillerie, cinq cents
Canadiens, pour lea faire parvenir, si le cas y échéait,
et je tâcherai de tenir la campagne audacieusement, si
je ne puis faire un siège ^."
• Avant le départ des troupes, Montcalm voulut les
préparer d'avance à la discipline rigide qui allait deve-
nir nécessaire et aux sacrifices qu'il faudrait leur de-
mander. Il les informa que, si les convois de pain
étaient interceptés, on serait obligé de les réduire : les
sauvages au blé-d'Inde, les Canadiens à une pâte faite
avec de la farine, et les soldats français à une maigre
ration de pain renforcée d'une addition de pois. Tous
acceptèrent d'avance et avec joie ce régime Spartiate.
Il promulgua ensuite un règlement par lequel les offi-
ciers ne devaient emporter aucune espèce d'équipage,
devaient vivre de la ration commune à tous les hom-
mes, et coucher à deux sous une simple canonnière ^ de
soldat. Les troupes se soumirent à tout avec d'autant
plus de bonne grâce que le général lui-même paya
d'exemple, n'ayant d'autre habitation, durant toute la
campagne, avec un de ses aides de camp, qu'une canon-
nière de toile ^.
Tous ses préparatifs terminés et toutes ses disposi-
tions prises, Montcalm ordonna aux barques la Mar-
quise de Vaudreuil et la Hurault *, armées de vingts
1 — Montcalm à Lévis, 2 août 1756; Lettres de Montcalm,
p. 29.
2 — La canonnière est une petite tente de campagne, de
forme conique, dont la pente descend jusque sur le sol.
3 — Journal de Montcalm, p. 90.
4 — Elles étaient commandées parles capitaines Laforce et
Labroqùerie.
118 MONTCALM
huit pièces de canon, et montées par deux cents hommes,
d'aller croiser jusqu'à la hauteur de Chouaguen, pour
protéger nos convois et surveiller les démarches que
l'ennemi pourrait tenter du côté de Niagara, où il ne
restait qu'une faible garnison. A ce moment voici
quelle était la situation des forces dont pouvait dispo-
ser le général pour cette expédition. Au camp de
Niaouré, le bataillon de la Sarre, et six cents miliciens,
sauvages et troupes de la marine, commandés par M.
de Rigaud, formaient l'avant-garde. A Frontenac il y
avait les [bataillons de Guyenne et de Béarn avec un
corps de Canadiens et de sauvages. Toutes ces troupes
pouvaient faire un total de 3,200 hommes environ. Il
fut décidé que Guyenne avec une partie des Canadiens
et des sauvages et l'artillerie légère, formeraient une
première division, qui partirait le 5 août ; Béarn et la
grosse artillerie suivraient à deux jours d'intervalle.
Le[4 août, à neuf heures du soir, Montcalm s'embar-
quait en canot, avec les deux ingénieurs, MM. Des-
combles et Desandiouins, et quelques sauvages sous
les ordres de M. de Montigny. C'était une nuit d'orage ;
l'atmosphère était chargée d'électricité, et les éclairs,
zébrant la nue, faisaient incessamment passer les
vagues soulevées de l'Ontario des clartés fulgurantes
aux ténèbres opaques. Ballotté dans son frêle esquif,
Montcalm, dont l'esprit cultivé était toujours plein de
réminiscences classiques, murmura peut-être en cet ins-
tant périlleux, dans le vent et la foudre, le mot célèbre
de César au nautonnier tremblant. Vers minuit, il fal-
lut relâcher à l'île aux Chevreuils. On repartit le 5, et
le 6 au matin le général arrivait au camp de Niaouré.
Il tint, dans la matinée, un conseil de guerre avec les
MONTCALM 119
principaux officiers, et un autre, dans Taprès-midi, en
plein air, avec les sauvages, Nipissings, Algonquins,
Abénaquis, Iroquois et Folles- Avoines, au nombre
d'environ 250. Il les lia à l'expédition avec un collier
de quatre mille grains de porcelaine. Les chefs assurè-
rent leur Père Ononthio, — ils appelaient ainsi Mont-
calm — qu'ils voulaient détruire l'Anglais et se réjouis-
saient de marcher sous ses ordres. A la fin de la céré-
monie, un chef nipissing se leva et pria " son père de
ne point exposer les sauvages au feu de l'artillerie et
de mousqueterie des forts, attendu que leur coutume
n'était point de combattre contre des retranchements et
des pieux, mais dans les bois où ils entendaient la
guerre, et où ils pourraient trouver des arbres pour se
mettre à l'abri, assurant qu'ils se comporteraient bien."
Montcalm leur promit qu'ils seraient employés comme
éclaireurs, et que leur tâche consisterait surtout à cou-
per les communications de l'ennemi avec les secours
qu'on pouvait lui expédier. Ils manifestèrent une
grande satisfaction, et le conseil fut levé après qu'ils
eurent dansé et chanté la guerre ^. Le même jour, le
général détacha deux petits partis dirigés par MM. de
Langy et de Richerville, officiers de la colonie, pour
avoir des nouvelles des Anglais, découvrir leurs mou-
vements et intercepter leurs courriers. La première
division, comprenant six cents Canadiens, le bataillon de
Guyenne, les vivres, l'hôpital et vingt bateaux pour
l'artillerie de campagne, arriva le 7 au matin, sous le
1 — Le maréchal de camp DesandrouinSj p. 34 ; Jf. d!« la
Rochebeaucour à M. de Fonthrune
Montcalm^ p. 31.
120 MONTCALM
commandement de Bourlamaque. Cela faisait une flot-
tille de cent bateaux ^. Le 8 août, à dix heures du
matin, Montcalm envoya M. de Rigaud avec tous les
sauvages et environ cinq cents Canadiens pour aller
prendre position à l'Anse-aux-Cabanes, à trois lieues et
demie de Chouaguen. MM. Desandrouins et Le Mercier
accompagnaient ce détachement, avec instruction d'aller
faire une découverte jusqu'à l'anse où il était question
de débarquer l'artillerie. Le 9, à deux heures après
minuit, cette avant-garde était parvenue à l'Anse-aux-
Cabanes. Au jour, l'ingénieur et le capitaine d'artil-
lerie allèrent inspecter le chemin indiqué dans le rap-
port de M. Des Combles, et en trouvèrent le parcours
extrêmement difficile. Sur la côte ils visitèrent l'anse
dont M. Le Mercier avait vanté les avantages, et M.
Desandrouins constata qu'en effet elle pourrait fournir
un port de débarquement très convenable. Suivant ses
propres expressions, " l'Anse-aux-Cabanes était si éloi-
gnée qu'il eût fallu un temps infini, le chemin supposé
fait, pour transporter devant C houaguen l'artillerie et
les munitions. Car elle est distante de quatre lieues, et
nous n'avions que vingt chevaux assez mauvais. Ainsi
il devait sembler bien avantageux de trouver une anse
aussi voisine. Le chemin depuis la dite anse jusqu'au
fort Ontario, n'offrait aucunes difficultés qu'on ne pût
surmonter en deux jours au plus. Il y avait au milieu
un ruisseau très facile à passer ; et un autre plus facile
au pied du coteau sur lequel est situé le fort." Le petit
détachement d'exploration était de retour à neuf heures
du soir à l'Anse-aux-Cabanes, et le capitaine Desaiw
1 — La Eochebeaucour à Fontbrunej 4 août 1756; Journal
de Montcalm, p. 91.
MONTCALM 121
drouins envoya immédiatement à M. de Montcalm un
rapport favorable au débarquement à l'endroit visité par
lui le jour même.
Pendant ce temps, la seconde division, com-
mandée par M. de l'Hôpital, lieutenant-colonel de
Béarn, et composée de ce bataillon, de quatre cents
Canadiens et de la grosse artillerie, était arrivée à
Niaouré, le 8 août à midi, sur une escadrille de quatre-
vingts bateaux. Montcalm lui avait donné ordre de
n'en partir que le 10, et lui-même avait quitté la baie
le 9 au matin avec les bataillons de la Sarre et de
Guyenne, et l'artillerie légère, soit quatre pièces de
canon de 11, qui, par parenthèse, avaient été prises aux
Anglais après la défaite de Braddock à la Monongahéla.
Le général ne se dissimulait pas le péril de ce mouvement.
Les forces maritimes des Anglais étaient supérieures
aux nôtres sur le lac Ontario. A chaque instant leurs
brigantins et leurs barques de guerre pouvaient appa-
raître, couler bas nos transports, détruire notre flottille,
et donner pour tombeau les profondeurs du lac aux
intrépides soldats de la Sarre et de Guyenne. Durant
toute cette journée, Montcalm dut bien souvent scruter
l'horizon de ses regards anxieux. Mais pas une voile
ne se montra ; la Providence nous était propice. Pour
dérober sa marche, le général n'avait négligé aucune
précaution, restant le jour dans les anses, et couvrant
les bateaux de branchages et de feuillage pour les dis-
simuler 1. La division aborda à l'Anse-aux-Cabanes à
1 — Journal de Montcalm, p. 82 " M. le marquis de Mont-
calm a toujours marché à cette expédition avec toutes les
précautions imaginables, sentant les conséquences d'un
échec." (Mémoires de M. de la Pause).
122 MONTCALM
trois heures, dans la nuit du 9 au 10. Chemin faisant,
Montcalm avait reçu la communication de Desan-
drouins. A dix heures de la matinée, il envoya par voie
de terre M. de Rigaud, avec les Canadiens et les sau-
vages, occuper la petite anse du débarquement. Lui-
même devait s'y diriger le soir en bateau, avec la pre-
mière division. Effectivement, à six heures, il s'embar-
quait de nouveau. Bientôt l'ombre enveloppa la flot-
tille, voguant silencieusement vers les parages enne-
mis. Les feux de bivouac de M. de Rigaud devaient
lui servir de phare, en lui indiquant le lieu du débar-
quement. Les heures s'écoulaient, les bateaux avan-
çaient lentement, et aucune lueur ne brillait sur la
rive. Soudain, au détour d'une pointe de rochers à pic,
un reflet rougeâtre fit scintiller les flots. L'avant- garde
était là, au fond de l'anse reconnue par MM. Desan-
drouins et Le Mercier. Quelques instants plus tard,
Montcalm descendait sur la plage ; il était environ
minuit ^.
Mais à ce moment un fâcheux contre-temps se pro-
duit. Les bateaux chargés restent à cinq ou six pas du
rivage et ne peuvent aborder. Comment débarquer
l'artillerie ? Les vivres et les poudres ne courent-ils pas
le risque d'être gâtés ? Puis les cent cinquante embar-
cations remplissent déjà la petite anse. Pourra-t-on y
recevoir les cent autres qui doivent amener la seconde
division ? Les officiers supérieurs ne dissimulent pas
leur anxiété. La situation semble hasardeuse. Le capi-
taine Desandrouins, qui a pris le responsabilité de sanc-
tionner auprès du général l'avis du chevalier Le Mer-
1 — jL^ maréchal de camp Desandrouins, p. 42.
MONTCALM 123
cier, éprouve une vive angoisse en se voyant l'objet des
reproches de Tétat-major, particulièrement de Bourla-
maque à qui, sans être vu, il entend dire dans l'obscu-
rité : " Ces gens exposent, sans en sentir les conséquen-
ces, le salut de toute la colonie." Ce coin de terre devait
offrir, à cette heure nocturne, un spectacle étrange et
saisissant. Les groupes d'officiers causant avec anima-
tion, les masses de soldats aux uniformes multicolores
et de sauvages à l'air farouche, la flottille bercée par le
balancement des flots qui déferlaient sur la rive avec
un monotone murmure, toute cette scène, éclairée par
la lumière indécise des bivouacs et les rayons de la
lune qui montait lentement dans le ciel, devait être
d'un effet puissamment pittoresque. Mais personne, —
et Montcalm moins que tout autre, sans doute, — ne
devait songer en ce moment à jouir du charme capti-
vant de ce tableau. La consternation semblait univer-
selle. En vain, le capitaine Desandrouins représentait
qu'on pourrait facilement décharger les bateaux et les
tirer à sec sur le rivage pour dégager le port ; l'opinion
générale paraissait être que l'armée se trouvait en mau-
vaise posture ^. Et le trop modeste officier commençait
à n'oser plus défendre son opinion, lorsque Le Mercier,
premier découvreur de l'anse trop promptement dépré-
ciée, vint relever son courage. Avec la faconde et
l'aplomb qui le caractérisaient, il soutint mordicus que
le poste était favorable, que le débarquement pouvait
se faire ; et, joignant l'exemple au précepte, il fit des-
cendre sur le rivage les quatre pièces de canons de 11
dont il avait la charge.
1 - Le maréchal de camp Desandrouins^ pp. 43, 44.
124 MONTCALM ,
Cependant Montcalm examinait la situation, et,
assailli d'avis contradictoires, pesait rapidement dans
son esprit le pour et le contre. Puis, prenant énergique-
ment son parti, il décide que l'armée, parvenue à une
demi-lieue d'Oswégo, ne rebroussera pas chemin ^. On
restera où l'on est rendu ; on tirera les bateaux sur la
plage ; on établira le camp, et l'on enverra à la seconde
division l'ordre de rallier immédiatement la première,
afin de commencer le siège. A cette minute décisive,
Montcalm avait saisi au vol la victoire aux ailes éplo-
yées qui planait au-dessus de Chouaguen, encore hési-
tante entre le léopard et les lis.
Sans perdre de temps il mit en batterie les quatre
canons de 11, pour protéger le lieu du débarquement,
fit dresser le camp sur une hauteur voisine, et donna
instruction aux ingénieurs Des Combles et Desan-
drouins d'aller, au matin, examiner le fort Ontario, pour
décider le point d'attaque. Les défenses de Chouaguen
ou d'Oswégo se composaient de trois forts. Le premier,
appelé Ontario, était construit sur une éminence, à l'em-
bouchure de la rivière Oswégo, et du côté est de cette
rivière. C'était un carré de trente toises sur chaque
coté, dont les faces, brisées au centre, étaient couvertes
par des redans ^ qui donnaient à l'ensemble la forme
d'une étoile. Il était construit en pieux de 18 pouces
de diamètre, équarris sur deux côtés, bien joints, ayant
8 ou 9 pieds au-dessus du sol. Le fossé qui l'entourait
avait 18 pieds de largeur et 8 de profondeur. Des
1 — Le maréchal de camp Desandrouins, p. 45.
2 — Fortitîcations en forme de triangle saillant, ouvert à sa
face intérieure.
MONTCALM 125
meurtrières et des embrasures étaient percées dans les
palissades, et une galerie en bois courait tout autour à
rintérieur, de manière à permettre de tirer par dessus
la fortification. L'ouvrage était défendu par huit canons
et quatre mortiers pour doubles grenades. A l'ouest de
la rivière, en face du premier fort, s'élevait le vieux
Chouaguen, aussi nommé fort Pepperell. Il consistait
en une maison à mâchicoulis, aux murs de trois pieds
d'épaisseur, percés de meurtrières au rezr de-chaussée et
au premier étage. Elle était entourée d'une muraille
épaisse de trois pieds et haute de dix, crénelée et flan-
quée de deux grosses tours carrées. Il y avait aussi
une ligne de fortifications du côté de la terre. Les
Anglais avaient sur les remparts du vieux Chouaguen
dix-huit pièces de canons et quinze mortiers et obu-
siers. Le troisième fort méritait à peine ce nom ; c'était
une misérable construction palissadée, érigée sur une
hauteur, au-delà du second. On l'appelait le fort George,
ou le nouveau Chouaguen, ou encore par dérision, à
cause de son mauvais état, le " Rascal ^." Les trois
forts étaient défendus par une garnison d'environ qua-
torze cents hommes ^.
A l'aube, MM. Des Combles et Desandrouins, escor-
tés de la compagnie des grenadiers de la Sarre et d'un
1 — Paris Documents, vol. X, p. 457.
2 — Shirley to Loudon, 5 septembre 1756 j Monicalm and
Wolfe, par Parkman, 1884, voL I, p. 413 — Ce chiffre de 1,400
est celui que nous déduisons de l'état donné par Montcalm
lui-même (pages 103 à 107 de son iournal,^ en retranchant les
domestiques, les femmes, les chirurgiens, les marchands et
les employés, et en tenant compte des officiers et soldats
tués pendant le siège.
1 26 MONTCALM
piquet de sauvages et de Canadiens, allèrent recon-
naître les abords du fort Ontario. Parvenus à la crête
d'un coteau, au sortir d'un bois de haute futaie, ils
aperçurent, à quelques portées de fusil, la place endor-
mie dans le silence et la sécurité. Chose incroyable,
l'ennemi ignorait encore les mouvements des Français,
et ne soupçonnait pas qu'une armée assiégeante était
campée à ses portes. Soudain une double détonation
éveille les échos du lac. C'est le canon de la diane
annonçant à la garnison l'heure du lever. Presqu'en
même temps éclate un coup de feu, suivi d'une décharge
de mousqueterie. " Je crus, écrit Desandrouins, que les
coups de fusil venaient d'une patrouille ennemie sortie
dès le matin de ses retranchements. " C'était malheu-
reusement toute autre chose. M. Des Combles, après
s'être un peu écarté de ses compagnons, pour avoir une
meilleure vue du fort, s'en revenait vers eux, lorsqu'un
de nos sauvages, apercevant à travers le feuillage les
revers rouges de son uniforme, et le prenant pour un
Anglais qui marchait à la découverte, tira sur lui pres-
que à bout portant. Aussitôt les sentinelles du fort, se
croyant attaquées par un ennemi invisible, déchargèrent
leurs armes ^. M. Des Combles, transporté dans sa
tente, mourut une demi-heure après. Ce funeste acci-
dent affligea toute l'armée et fit sur Montcalm la plus
pénible impression.
M. Desandrouins, devenu malgré lui ingénieur diri-
geant, reçut l'ordre de percer, avec trois cents travailleurs^
un chemin allant du camp français à la sortie du bois.
1 — Le maréchal de camp Desandrouins, p. 47 ; Journal de
MalartiCj p. 71.
MONTCALM 127
Pendant que ces travaux s'exécutaient, les Anglais, à
qui l'incident du matin avait donné l'éveil, envoyèrent
sur le lac un bateau qui découvrit le camp français et
retourna annoncer au commandant de Chouaguen l'arri-
vée d'un corps considérable d'ennemis. Vers midi, trois
grosses barques armées sortirent du port, à l'embou-
chure de la rivière, et vinrent essayer d'inquiéter nos
bataillons. Mais elles furent chaudement saluées " à la
suédoise ^ ", par la batterie du rivage. Leur canonnade
fut absolument inoffensive, tandis que celle de nos piè-
ces de 11 leur infligea des avaries qui les forcèrent à
regagner leur mouillage.
Le 12, le chemin était fini, et Béain arrivait avec
l'artillerie. Montcalm fit fortifier la batterie du débar-
quement et ordonna l'ouverture des tranchées. Il con-
fia le commandement de cette opération à M. de Bour-
lamaque, avec MM. Desandrouins et Pouchot comme
ingénieurs ^. L'o ptimisme était loin de régner dans
l'armée. "Nous connaissions, écrit Desandrouins, la
force de la garnison, notre faiblesse, la modicité de nos
approvisionnements de bouche qui ne devaient nous
mener que jusqu'au 28, tout au plus, la supériorité des
barques ennemies sur le lac qui nous devaient naturel-
lement empêcher la communication avec Niaouré et
Frontenac. Nous faisions peu ou point de fonds sur les
Canadiens et sauvages pour un siège. Je restais seul
d'ingénieur quoique secouru par M. Pouchot qui devait
être le guide des attaques ; et on savait que je n'avais
1 — Expression de Desandrouins.
2 Pouchot était capitaine au régiment de Béarn, et avait
dirigé les fortifications de Niagara.
128 MONTCALM
jamais fait de siège comme tel. Les ennemis pouvaient
être secourus par des forces que l'on ne connaissait
point assez pour ne pas craindre beaucoup. Enfin, toute
Tarraée sans exception était dans une crueHe perplex-
ité ".
Dans la nuit et durant la journée du 12, les Cana-
diens et les sauvages, s'embusquant d'arbre en arbre et
de souche en souche, entretinrent un feu continuel con-
tre le fort Ontario, ce qui eut pour effet, non pas peut-
être de tuer beaucoup de monde aux Anglais, mais de
les resserrer dans la place. Dans la nuit du 12 au 13,
à minuit, la tranchée fut ouverte. C'était une parallèle
de cent toises environ, ouverte à quatre-vingt-dix toises
du fort. Montcalm avait commandé pour cet ouvrage
trois cents travailleurs, soutenus par deux compagnies
de grenadiers et trois piquets, aux ordres de MM. de
Bourlamaque et l'Hôpital. Pendant les journées du 11
et du 12 on avait fait une quantité énorme de fascines,
de gabions et de saucissons, pour couronner la tranchée.
Des lettres du colonel Mercer, commandant de Choua-
guen, demandant au colonel Webb de hâter sa marche
pour venir secourir la place, furent interceptées par nos
sauvages, et apprirent à Montcalm l'état de la garnison
ainsi que les craintes éprouvées par l'ennemi, ce qui
contribua à donner plus de confiance à nos troupes.
Le 13, on travailla à perfectionner la parallèle, à
ouvrir des chemins de communication, et à tracer l'em-
placement d'une batterie de six pièces de canon. Les
Anglais avaient ouvert, dès le matin, sur les ouvrages,
un feu très vif, qu'ils maintinrent toute la journée. Sou-
dain, vers quatre heures de l'après-midi, les batteries
du fort Ontario se taisent. On se demande quelle en
MONTCALM 129
est la raison ; on croit à une feinte ; on craint un piège.
Cependant, la place continue à rester muette. Et, fina-
lement, on constate qu'elle a été évacuée, et que le
colonel Mercer, redoutant de voir la garnison coupée
dans sa communication, lui a envoyé Tordre de se replier
sur le vieux Chouaguen, de l'autre côté de la rivière,
ce qu'elle a fait, après avoir encloué ses canons et noyé
ses poudres.
Ce fut dans l'armée française une explosion de joie.
Officiers et soldats se félicitaient de ce premier succès
et s'écriaient : " Eh bien ! quand nous ne ferions que
cela, n'est-ce pas assez pour notre gloire ? Mais les
Anglais sont des pleutres ; ils se rendront bientôt ^ ! "
La compagnie des grenadiers de Guyenne occupa immé-
diatement le fort abandonné. Puis Montcalm, sentant
que le dénouement était proche, donna aux travaux du
siège une impulsion encore plus puissante. Par ses
ordres, toutes les troupes françaises et cent hommes de
la colonie furent employés à conduire à bras vingt piè-
ces de canon, à transporter les munitions nécessaires, à
établir une batterie à barbette ^ et à faire une commu-
nication ouverte du fort à cette dernière. A six heures
du matin, le 14 août, neuf pièces de canon étaient en
batterie et commencèrent à battre en brèche les murs
du vieux Chouaguen. M. de Montcalm avait donné
ordre à M. de Eigaud, qui était posté à quelque dis-
1 — Le maréchal de camp JJesandrouins, p. 56.
2 — La batterie à barbette est celle où les pièces sont assez
élevées pour pouvoir tirer par-dessus le parapet. Le parapet
est un mur ou une fortification à hauteur d'appui élevés sur
le sommet d'un rempart ou sur le couronnement d'une tran-
chée, pour protéger les artilleurs.
9 • ■ -
130 MONTCALM
tance en amont sur la rivière Oswégo, de la traverser
avec son corps de miliciens et de sauvages, afin d'enve-
lopper Chouaguen et de couper ses communications.
Son plan était d'envoyer à la nuit, par le large du lac,
le bataillon de Béarn et une centaine de Canadiens sous
le commandement de M. de l'Hôpital, débarquer à
l'ouest de Chouaguen, avec trois pièces de canon, pour
former une attaque du côté du fort George, et donner la
main au détachement de M. de Rigaud, de manière à
investir la place. Mais les événements se précipitèrent
tellement que cette manœuvre ne fut pas nécessaire.
Le vieux Chouaguen répondit d'abord au feu de
notre batterie avec une grande vigueur. " Leur tir était
plongeant ", lisons-nous dans la biographie de Desan-
drouins ; " ils semblaient mettre à la main leurs bom-
bes et leurs boulets dans nos tranchées, ou au moins
sur leurs revers et leurs parapets qu'ils dominaient ".
L)'autre part, des témoignages anglais prétendent que
c'était notre artillerie qui dominait les fortifications de
Chouagfuen, et qu'elle y faisait un terrible ravage.
Des soldats du régiment de Shirley déclaraient ce qui
suit, une semaine après le siège : " La batterie de l'en-
nemi (c'est-à-dire des Français) était si élevée qu'elle
plongeait dans la place, et que notre seule protection du
côté du lac, vers lequel les canons de cette batterie
étaient surtout pointés, étaient des barils de porc salé,
empilés en guise de parapet, avec des embrasures pour
tirer ^ ". Cependant, la plupart des relations françaises
1 — Déclaration ofsome soldiers belonging to Shirley'' s régi-
ment, Albany, 21 août 1756 ; Documents relating to the Colo-
nial Hittory of the state of New York, vol. VU, p. 127.
MONTCALM 131
proclament l'efi&cacité du feu de Chouaguen le matin
du 14 août.
Vers sept heures, le soleil, qui s'était levé radieux,
disparut derrière d'épais nuages, et une pluie abon-
dante commença à tomber, détrempant le terrain, et
nuisant considérablement au tir de nos canons, qui,
n'ayant point de plate-formes, s'enfonçaient à chaque
coup dans le sol amolli, ce qui rendait très difficile la
manœuvre des pièces. Une de ces dernières fut même
démontée. Mais, nonobstant ce contre-temps, M. de
Montcalm, voulant payer d'audace, résolut de faire som-
mer immédiatement la garnison de se rendre. Il était
sûr d'avoir le lendemain treize canons de plus en posi-
tion, avec une batterie de mortiers et d'obusiers, ce qui,
joint au mouvement du bataillon de Béarn et du corps
de M. de Eigaud, rendait inévitable la reddition de la
place. Le général était déjà arrivé à la batterie avec un
drapeau parlementaire, et allait envoyer à Bougainville
l'ordre de porter à l'ennemi sa sommation, lorsque MM.
Desandrouins et Pouchot ^ lui représentèrent qu'il valait
peut-être mieux différer cette démarche, afin de ne pas
laisser à la garnison le temps de respirer, et de fortifier
dans l'intervalle notre artillerie. Mais Montcalm ne
voulut pas attendre au lendemain, comme on lui en
donnait le conseil, et consentit simplement à retarder
sa sommation jusqu'à midi. Il pouvait être alors neuf
heures de la matinée. A ce moment, M. de Eigaud,
empêché — on ne sait trop pour quelle cause — d'agir
1 — Mémoires sur la dernière ffuerre de V Amérique septen-
trionale. Yverdon, 1781, p. 76; Le maréchal de camp Desan-
drouins ^ p, 59.
132 MONTCALM
plus vite ^ traversait la rivière avec son détachement,
à trois quarts de lieues plus haut que le fort. Et, vers
la même heure, un boulet, parti de notre batterie, cou-
pait en deux le vaillant colonel Mercer, commandant
de Chouaguen, qui se préparait à envoyer cinq cents
1 Il y a une grande diversité d'affirmations quant à
l'heure du passage de la rivière par M. de Rigaud, et à l'in-
fluence de ce mouvement sur le dénouement final du siège.
Des relations, suivies par la plupart des historiens, disent
qu'il eut lieu au point du jour et le représentent comme un
fait d'armes remarquable, accompli sous le feu de l'ennemi
et en triomphant de difficultés terribles. Garneau dit : " M.
de Rigaud ayant passé la rivière à la nage, avec un corps de
Canadiens et de sauvages, le 14 au point du jour, chassa ces
troupes et s'établit entre les deux forts, jetant par ce mouve-
ment hardi l'intimidation parmi les assiégés et les séparant
en deux. " La Rtlaiion de la prise des forts de Chouaguen ou
Oswégo (Collectinn de documents, IV, p. 54) raconte ainsi
l'épisode : " Le 14 à la pointe du jour, le marquis de Mont-
calm ordonna au sieur Rigaud de passer à gué de l'autre côté
de la rivière avec les Canadiens et les sauvages... Le sieur de
Rigaud exécuta cet ordre sui-le-champ. Quoiqu'il y ait beau-
coup d'eau dans cette rivière et que le courant en soit très
rapide, il s'y jeta, la traversa avec les Canadiens et les sau-
vages, les uns à la nage, d'autres dans l'eau jusqu'à la ceinture
ou jusqu'au cou, et se rendit à sa destination, sans que le feu
de l'ennemi fût capable d'arrêter un seul Canadien ni sau-
vage."
Nous avons cru devoir suivre une version différente, basée
sur des textes positifs et des témoignages de première valeur.
D'abord nous avons l'autorité de Montcalm lui-même pour
établir que la manœuvre de M. de Rigaud ne fut pas faite
" sur-le-champ." Dans sa lettre à Lévis, du 17 août, il dit :
*' Enfin, le corps de M. Rigaud, après douze heures de retard
sur l'ordre qu'il en avait, passe au gué, au-dessus de moi,
pour investir la place de l'autre côté." L'ordre avait proba-
MONTCALM 133
hommes, commandés par le colonel Schuyler, pour
faire face à cette attaque, dont il venait d'être informé.
Ce tragique événement acheva de désorganiser la
défense. Le lieutenant- colonel Littlehales, du régiment
de Pepperell, devenu commandant de la place par la
mort du colonel Mercer, réunit un conseil de guerre
qui résolut unanimement de capituler. "Toutes nos
fortifications, lisons-nous dans une relation anglaise,
étaient enfilées ou démolies par le feu constant du canon
ennemi ", et il fut reconnu par tous les officiers et ingé-
blement été donné dans la poirée, et s'il ne fut exécuté que
vers neuf heuies le lendemain matin, cela fait environ douze
heures de retard.
Maintenant, dans une relation anglaise, rédigée conformé-
ment aux déclarations d'ofiiciers de la garnison d'Oswégo,
nous lisons '♦ About nine o'clock this morning (14 août) 2,500
of the enemy passed over the river in three columns." Cette
relation ajoute que le colonel Mercer, informé de ce mouve-
ment, avait ordonné au colonel Schuyler de s'y opposer avec
ses hommes, ce qui aurait été exécuté " had not Colonel
Mercer, been killed by a cannon bail a few minutes later."
Voilà qui est très précis : M. de Rigaud traverse la rivière
sans coup férir vers neuf heures, et le colonel anglais est tué
quelques minutes après.
Ecoutons maintenant un autre témoin oculaire. Le major
Malartic, officier supérieur de Béarn, présent à toutes les
opérations, dit : " A neuf heures le commandant anglais fut
tué par un boulet. A la même heure M. de Rigaud passa la
rivière avec un corps de Canadiens et tous les sauvages."
(Journal de Malartic, p. 73.) Par contre Pouchot écrit que
Rigaud exécuta Pordre de Montcalm " au point du jour,"
ajoutant qu'il fit le passage à gué, sans que les ennemis s'en
aperçussent." (Pouchot, p. 76.) ' Mais il se trompe évidem-
ment quant à l'heure puisqu'il est contredit par Montcalm,
Malartic et les officiers anglais. D'ailleurs il y a un témoi-
gnage plus formel et plus irréfutable que tous les autres, c'est
134 MONTCALM
nieurs " que la place n'était plus tenable et qu'il n'était
pas prudent de courir le risque d'un assaut, avec une
si grande inégalité de forces ^. En couséquence, vers
les dix heures, les Français aperçurent le drapeau blanc
arboré sur une des tours de Chouaguen et entendirent
battre la chamade ^ par les tambours anglais. Le dénoue-
celui de Bougainville qui traversa lui-même avec M. de
Rigaud. " Je le sais, dit-il, car je fus envoyé pour faire avec
ce dernier ce fameux passage de la rivière et sommer ensuite
les Anglais à un signal convenu. Ce fut dans cet intervalle
qu'ils arborèrent le drapeau blanc... Les officiers anglais
étaient déjà à notre tranchée quand la manœuvre du sieur de
Rigaud fut exécutée." C'est-à-dire que M. de Rigaud passa la
rivière vers neuf heures ; que ce paesage, le ralliement et la
formation en ordre de marche de la troupe, sur l'autre rive,
le trajet de trois quarts de lieue à travers les bois pour redes-
cendre sur Chouaguen. (le gué étant à trois quarts de lieue en
amont), durent prendre environ une heure; que durant ce
temps le colonel Meicer fut tué, le colonel Littlehales se
décida à capituler et envoya des parlementaires à Montcalm.
Il y a sur cet incident une longue et intéressante disserta-
tion dans le livre de M. de Kérallain sur la Jeunesse de Bou-
gainville, pp. 44, 45.
1 — Staie of facU relatin g to Ihe loss of Oswego ; Collec-
tion de documents^ vol. 4, p. 64.
2 — La chamade est un roulement de tambour, exécuté
d'une certaine manière, qui annonce l'intention de parlemen-
ter.— Nous lisons le passage suivant dans la lettre de l'officier
de la Sarre que nous avons déjà citée : "A peine le jour (du
14 août) eût-il paru que notre canon tira. Ils nous ripostè-
rent d'un feu sans égal, et nous ne pouvions nous persuader
que des gens qui avaient abandonné le fort Ontario voulus-
sent défendre celui de Chouaguen. Nous nous y opiniàtrà-
mes, notre artillerie foudroyant leur camp. Et dans le moment
où nous ne connaissions que notre perte, nous touchions à
celui de voir nos travaux glorieusement finis. J'eus 7 hom-
MONTCALM 135
ment, et un dénouement glorieux pour nos armes, arri-
vait beaucoup plus tôt que Montcalm n'aurait pu l'es-
pérer. Deux officiers anglais, ayant traversé la rivière»
vinrent le rencontrer dans la tranchée pour lui deman-
der quels termes il accorderait à la garnison. Le géné-
ral chargea Bougainville et M. de la Pause, aide-major
du bataillon de Guyenne, d'aller arrêter les articles de
la capitulation. Les Anglais se rendirent prisonniers de
guerre ; ils devaient être conduits à Montréal et traités
avec humanité, chacun selon son rang et suivant les
coutumes militaires, et ils avaient la faculté d'emporter
ce qui leur appartenait. Montcalm stipula qu'on remet-
trait fidèlement entre ses mains les munitions, les maga-
sins, les bateaux et embarcations avec tous leurs agrès
et leur armement. A onze heures, tout était signé et
nous étions maîtres de Chouaguen. Il y avait dix jours
à peine que Montcalm s'était embarqué à Frontenac
pour aller réduire cette place. L'expédition avait été
rapide et triomphale.
Le soir même Montcalm envoya à M. de Vaudreuil
un officier pour lui porter les cinq drapeaux des régi-
ments de Shirley, de Pepperell ^ et de Schuyler, avec
les caisses militaires prises sur l'ennemi et contenant
mes tués ou blessées de mon piquet dans une heure et demie,
et j'avais encore toute la journée à attendre, lorsque nous
entendîmes rappeler et vîmes arborer le pavillon blanc sur
la tour de leur maison crénelée."
1 — Ces deux régiments venaient d'Angleterre ; ils avaient
combattu à Fontenoy, nous apprend Bougainville dans son
journal.
136 MONTCALM
18,000 francs^. Bourlamaque fut chargé de tous les
détails relatifs à l'évacuation et au déblaiement. Il y
avait environ dix-sept cents prisonniers, y compris les
hommes, les ouvriers et les domestiques. Les ennemis
avaient eu environ cent cinquante hommes tués et une
trentaine de blessés. Les Français n'avaient que six
morts et viugt-quatre blessés. Un butin immense tom-
bait entre nos mains. Montcalm en donne dans son
journal l'énumération suivante : 122 canons, mortiers,
obusiers ou pierriers; 23 milliers de poudre ; 8 milliers
de balles; 450 bombes; 1,476 grenades; 1,800 fusils;
12 paires de roues de fer; 2,950 boulets ; 352 bou-
cauts de biscuits ; 1,386 quarts de lard ou bœuf salé ;
712 quarts de farine; 200 sacs de farine ; 11 quarts de
riz ; 90 sacs de pois ; 7 quarts de sel ; 32 bœufs. Il y
avait en outre un grenier plein de pois et un autre
plein de farine. Dans le fort s'abritaient six embarca-
tions armées : un senau percé pour 20 pièces de canon ;
un brigantin de 14 pièces ; une goélette de 8 pièces ;
une barque de 10 pièces ; une barque de 4 pièces ; un
esquif de 12 pierriers. " On envoya à Frontenac et à
Niagara, écrit Pouchot, une partie des farines et des
lards, à laquelle ces postes durent leur subsistance pen-
dant près de deux ans. L'aitillerie, d'abord menée à
Frontenac, servit pour ce poste et pour celui de Nia.
gara. Plusieurs pièces furent transportées à Montréal ^."
1 — D'après certaines relations, la caisse aurait été plus
considérable, mais les oflBciers anglais, au moment de la red-
dition de la place, se seraient distribué une partie de l'argent
qui s'y trouvait. Nous n'avons rencontré aucune preuve de
cette aflSrmation.
2 — Mémoires^ p. 76,
MONTCALM 137
Il se produisit malheureusement quelques désordres
et quelques scènes de violence après la victoire. On
eut à constater qu'il s'était commis des actes de
pillage. Et, ce qui était plus déplorable, les sauva-
ges, habitués au massacre des vaincus, et ignorants
des principes qui régissent les capitulations, tuèrent
quelques-uns des prisonniers anglais. Montcalm qui,
ne connaissant pas encore parfaitement leurs mœurs
et leurs usages, ne les avaient pas liés par des col-
liers au respect de la sauvegarde assurée aux vain-
cus, parvint à les pacifier par des présents ^.
1 — Dans sa lettre du 28 août au ministre, Montcalm écri-
vit : '♦ Jamais capitulation ne donnera autant de peine pour
la maintenir. Les sauvages voulaient la violer. J'ai déterminé
cette affaire. Il en coûtera au roi de huit à dix mille livres
qui nous conserveront plus que jamais l'affection des nations
sauvages ; il n'y a rien que je n'eusse accordé plutôt que de
faire une démarche contraire à la bonne foi française." Dans
la même lettre, il parlait aussi du pillage: "Je ne vous dis-
simulerai pas qu'il y a eu un peu de pillage, qu'il a fallu même
tolérer. Nous ne sommes pas en Europe et il est bien difficile
d'empêcher 300 sauvages et 1,500 Canadiens de faire une
curée. D'ailleurs, c'est l'usage de part et d'autre dans les
colonies." Dans son journal, à 1' " état des effets trouvés à
Chouaguen," on remarque cette note : "1,800 fusils, dont 1,070
pris par les sauvages et les Canadiens." Comme le faisait
observer Montcalm, il ne fallait pas s'étonner ni s'offusquer
de cela outre mesure. On n'avait guère fait jusqu'ici en Amé-
rique que la guerre de partisans, et les pratiques n'en étaient
point les mêmes que celles de la grande guerre.
Le nombre des Anglais massacrés par les sauvages après la
capitulation de Chouaguen est diflficile à préciser. L'officier
de la Sarre dit : " plus de cent personnes ", ce qui nous paraît
une forte exagération. Desandrouins dit '* une trentaine." La
relation du siège de Chouaguen dit : " Ils (les Anglais) ont
138 MONTCALM
Le succès si complet d'une campagne dont il avait
d'avance mesuré d'un ferme coup d'œil les hasar-
deuses incertitudes, lui avait naturellement causé une
satisfaction profonde. Du camp de Chouaguen il
écrivait le 17 août au chevalier de Lévis, avec une
verve joyeuse : " J'étais parti, mon ch«-r chevalier,
avec dix colliers, et cent branches de porcelaine, fort
peu de troupes, encore moins d'artillerie, des mili-
ciens mal armés ; mais j'avais des branches de porce-
laine. Aussi, suis-je maître des trois forts de Chouaguen
que je démolis, seize cents prisonniers, cinq drapeaux,
trois caisses d'argent, cent bouches à feu, des vivres
pour deux ans, des munitions de guerre, six bar-
ques armées, deux cents berges, une barque com-
mencée que je coulerai à fond, une curée étonnante
qu'ont faite les Canadiens et les sauvages. Tout cela
ne me coûte que trente hommes tués ou blessés.
perdu cent cinquante-deux hommes, y compris quelques sol-
dats tués par les sauvages, en voulant se sauver dans les bois."
Parkman écrit : " On défonça des barils de rhum, et il s'ensui-
vit une scène d'ivresse à laquelle quelques prisonniers parti-
cipèrent, tandis que d'autres, essayant de s'é.^happer au mi-
lieu du désordre, tombèrent sous le tomahawk des sauvages."
Nous lisons dans les Mémoires de M. de la Pause : "Je ne
lus pas maître de garantir les effets de la plupart des offi-
ciers ennemis qui furent pillés, les sauvages ayant trouvé de
la boisson, malgré la première demande que je leur avais
faite en arrivant de la toute répandre : ils maintinrent que
cela était fait. Je fis donner une escorte aux officiers... Les
sauvagps égorgèrent par force quelques malades qui étaient
à rhôpital. La nuit, les sauvages étant ivres, rôdaient autour
du fort, pour pouvoir enlever quelques prisonniers pour les
tuer. Ils semblaient des loups affamés, faisant des cris et hur-
lements affreux."
MONTCALM 139
L'expédition n'en est pas moins utile, et n'en est pas
moins brillante, à qui voudra entrer dans tout le détail
de mes opérations, et qui rendra justice à la valeur et à
la bonne volonté des troupes françaises. Je n'ai jamais
vu faire des coups de force pour le travail, aussi consi-
dérables et aussi gaiement... Je compte avoir fini mes
opérations le 24. J'ai un vrai regret, mon cher cheva-
lier, de ne vous avoir pas eu... Bourlamaque s'est très
bien conduit, et, pour vous le prouver, Bougainville en
convient ^ Je ne saurais trop me louer de mes aides
de camp, de Lapause, de Malartic ; j'eusse succombé à
la besogne sans eux, et Lapause est un homme divin,
qui m'a bien soulagé. Cela n'empêche pas que je ne
sois excédé. Dites à votre camp que j'ai été très con-
tant de Messieurs de la colonie." Cette dernière phrase
contenait la formule officielle et exprimait le jugement
d'ensemble. Suivaient l'appréciation intime et les notes
personnelles, fort caustiques comme nos lecteurs vont
en juger : " Souvenez- vous que Mercier est un igno-
rant et un homme faible, Saint-Luc un fanfaron et un
bavard, Mootigny, admirable, mais un sot; tout le
reste ne vaut pas la peine d'en parler, même mon pre-
mier lieutenant général Eigaud... Au reste, en quinze
jours, je me suis couché trois fois, et je n'ai mangé,
qu'hier du bœuf qu'on m'a donné par charité, parce
que je m[étais oublié, en en faisant distribuer aux
troupes."
1 — Voilà un de ces traits spirituels dont abonde la corres-
pondance de Montcalm. Evidemment Bougainville n'avait
pas été jusque-là un admirateur de Bourlamaque, qui, d'ail-
leurs, insuffisamment apprécié au début, ne cessa de monter
dans l'estime de ses chefs et de ses compagnons d'armes.
140 MONTCALM
La joie de la victoire ne fit pas cependant oublier à
Montcalm les règles de la prudence. Il savait que le
colonel Webb s'était rendu jusqu'au Grand- Portage sur
la rivière Oswégo, à la tête d'un corps de troupes con-
sidérable. Et, durant le siège, il avait résolu d'aller lui
livrer bataille, au cas où le général anglais eût hâté sa
marche. " La nécessité de réussir pour le salut de la
colonie, pour l'hooneur des armes du roi, et pour moi-
même, m'avait déterminé, écrivait-il au ministre, et
c'était une résolution arrêtée avec les principaux offi-
ciers des deux corps de troupes, d'aller avec tous les
Canadiens et sauvages, les compagnies de grenadiers et
quatre piquets par bataillons, au-devant de l'ennemi à
un portage qui était à quatre lieues de mon camp pour
le combattre." Les lenteurs de Webb avaient rendu ce
mouvement inutile. Mais, durant les travaux de démo-
lition et de rembarquement qui suivirent le siège, il
fallait se tenir prêt à recevoir une attaque possible.
"Le 16 au matin, lisons-nous dans le journal de
Montcalm, on battit la générale pour que toutes les
troupes prissent une nouvelle position de camp, la
droite au fort Ontario, la gauche vers les bois. L'objet
de ce mouvement était pour rapprocher (sic) toutes les
troupes à la démolition et prendre une position, dans
le cas où l'ennemi pourrait vouloir la troubler." Ces
précautions louables était toutefois superflues ; Webb,
bien loin de songer à inquiéter les vainqueurs, retrai-
tait précipitamment. Des rapport? fantaisistes lui
avaient annoncé que six mille Français, après avoir
pris Chouaguen, remontaient l'Oswégo pour aller
envahir la Nouvelle-Angleterre. Et, brûlant les forts du
Portage, accumulant les obstructions sur la rivière, il
MONTCALM 141
ne s'était cru en sûreté qu'après avoir atteint ■ German
Flats \
Du 16 au 20 août, l'armée travailla à démolir, raser
et combler les fortifications, à mettre en état les bar-
ques, à y charger l'artillerie, à tout disposer pour le
transport des prisonniers, des vivres et des munitions.
Les troupes, au témoignage de Montcalm, montrèrent
un zèle infatigable, et la promptitude de cette évacua-
tion et démolition tint en quelque sorte du prodige. Le
21, tout était terminé. A l'endroit où s'élevaient cinq
jours auparavant les forts de Chouaguen, on ne voyait
plus que des ruines fumantes. Montcalm y fit planter
une croix et un poteau aux armes de France, portant
ces inscriptions: In hoc signo vincunt^ et Manihus
date lilia plenis ^.
Le jour même, toute l'armée quittait le lieu de son
triomphe. Le 22, elle arrivait au camp de Niaouré, où
Montcalm fit chanter un Te Deum solennel ^ " pour
remercier Dieu d'un succès au-delà de toute attente."
L'enthousiasme et l'exultation régnaient parmi les trou-
pes, et leur faisaient oublier leurs appréhensions du
début. L'officier de la Sarre, dont nous avons déjà noté
les réflexions intéressantes, écrivait avec fierté : " Notre
colonie est aujourd'hui plus florissante que jamais, le
1 — Montcalm and Wolfe, Parkman, I, p. 406.
2 Ce fut Bougainville qui suggéra les inscriptions. Il écri-
vait à son frère le 28 août: '' J'oubliais de vous dire que j'ai
tranché de l'inscriptionnaire... Cela peut être fort mauvais...
A la guerre comme à la guerre."
3 Deux sulpiciens, dont l'abbé Piquet, avaient accom-
pagné l'expédition. (Lettre de Montcalm au ministre, 28 août
1756;.
142 MONTCALM
commerce totalement rétabli, le lac Ontario pour nous
sans qu'ils (les Anglais) puissent s'y opposer. Les trois
bataillons qui ont fait le siège ont montré toute sorte
d'émulation pour suivre les traces de M. le maréchal
de Eichelieu dans la Méditerranée. J'imagine de tous
ces événements que la paix sera prochaine et qu'il est
impossible à l'Angleterre de résister à tous ces échecs.
Nous en serons plus tôt en Fiance \" Le 23 août, Mont-
calm s'embarquait pour Montréal où il arrivait le 26,
exténué, mais auréolé par la victoire. Il en était parti
un mois auparavant. Durant ce mois, il avait franchi
cent cinquante lieues, pris trois forts, capturé une flot-
tille de guerre, fait prisonnière une armée, enlevé aux
ennemis des approvisionnements immenses, et assuré à
la France l'hégémonie incontestée du majestueux Onta-
rio. La colonie était en liesse ; et, dans tous les foyers,
sur les deux rives du Saint-Laurent, le nom de Mont-
calm commençait à être prononcé avec l'accent de la
confiance et de l'admiration.
1 — Vu camp de Chouaguen, 12 août 1756.
CHAPITRE V
Actions de grâces pour la prise de Chouaguen Présentation
de drapeaux à Montréal — La muse canadienne célèbre
la victoire — Mandement de Mgr de Pontbriand. Obser-
vations de Montcalm. — Les commentaires de Vaudreuil
sur l'expédition. — Inexactitude et partialité. La ques-
tion du pillage — Les troupes régulières et coloniales
Lettres de Montcalm à sa famille et au ministre. Son
appréciation des milices canadiennes Il retourne à
Carillon — Reconnaissances et partis de guerre Fin de
la campagne — Les quartiers d'hiver. — Lettre confiden-
tielle de Montcalm au ministre de la guerre Il lui fait
part de quelques griefs contre Vaudreuil Lettre de
celui-ci, datée du 23 octobre 1756 Un réquisitoire con-
tre Montcalm et les troupes de terre.
Trois jours après l'arrivée de Montcalm à Montréal,
une cérémonie imposante avait lieu dans l'église parois-
siale de cette ville. On y chantait un Te Deum solen-
nel pour remercier Dieu de l'heureuse réussite de l'ex-
pédition de Chouaguen. Puis M. de Bourlamaque et
M. de Kigaud, au nom du gouverneur, présentaient
deux des drapeaux conquis sur les Anglais à monsieur
l'abbé de Tonnancour, membre du chapitre diocésain.
En faisant cette présentation, M. de Bourlamaque pro-
nonça les paroles suivantes : " M. de Vaudreuil con-
sacre à Dieu par nos mains et dépose en cette église
ces drapeaux pris à Chouaguen sur les ennemis du roi,
comme un monument de sa piété et de sa reconnais-
sance envers le Seigneur, qui bénit la justice de nos
144 MONTCALM
annes et protège visiblement cette colonie." M. de Ton-
nancour répondit : " Monsieur, ces monuments de votre
courage, et en même temps de la protection divine, que
vous apportez dans cette église de la part de M. le
marquis de Vaudreuil, sont certainement une offrande
agréable aux yeux du Tout-Puissant. Il est le Dieu
des armées ; c'est lui qui a donné la force à vos bras ;
c'est à lui que le chef qui vous a conduits doit cette
intelligence et ces ressources avec lesquelles il a con-
fondu les ennemis de la justice et de la paix. Le Sei-
gneur recevra sans doute avec bonté les actions de
grâce que ses ministres vont lui rendre de concert avec
les guerriers défenseurs de la patrie. Demandons-lui
de nous continuer des secours si nécessaires ; deman-
dons-lui la paix après la victoire, et qu'il couronne ses
bienfaits par la durée d'un gouvernement sous lequel la
colonie n'adressera jamais à Dieu que des actions de
grâce ^."
Faisant écho à ces cérémonies et à ces réjouissances
publiques, la muse canadienne s'essayait, elle aussi, à
célébrer la conquête de Chouaguen. Quelques-unes des
humbles strophes que des poètes inconnus écrivirent
alors ont survécu au moment qui les vit naître. Un de
ces Pindares anonymes s'exprimait ainsi ;
Nous célébrons du grand Vaudreuil
La sagesse et la gloire.
Toute l'Angleterre est en deuil
Au bruit de sa victoire.
1 — Journal de Montcalm, p. 159 — Journal de Bougainville^
—Deux drapeaux furent aussi déposés dans la cathédrale de
Québec et un troisième fut déposé dans l'église des Trois-
Rivières.
MONTCALM 145
Chouaguen n'est plus ; nos soldat»
L'ont forcé de se rendre ;
Et ses murs ne sont plus qu'un tas
De poussière et de cendre.
En vain Loudon de ses guerrierg
Y rassemble l'élite ;
Montcalm avide de lauriers
N'y vole que trop vite.
Bellone lui prête son char,
Et, sûr de la fortune,
Des trois choses que fit César
Il n'en omet aucune.
Déjà je vois de nos héros
Une troupe intrépide
S'élancer au milieu des flots
Et franchir un rapide.
Eigaud leur montre le chemin,
Et, marchant à leur tête,
Porte l'alarme, et Chouaguen
Devient notre conquête.
Enfin les voilà dans nos fers
Ces hommes redoutables ;
Ces braves qui domptent les mers,
Sur terre ils sont traitables.
Dès les premiers coups de canon,
Leur bravoure imbécile
S'alarme et vient dans nos prisons
Demander un asile ^
1 — Chant de victoire sur la destruction de Chouaguen
— Cette pièce, et plusieurs autres composées à la même
occasion, se trouvent dans les archives de l'Hôtel-Dieu de
Québec. Voici la première strophe d'une Chanson sur la
prise de Chouaguen adressée à M. de Vaudreuil gouverneur
général :
10
146 MONTCALM
Ce n'était ^as là de la grande poésie, mais on y
entendait chanter l'allégresse populaire. La joie publi-
que devait encore se manifester sous une forme plus
haute et plus grave. Monseigneur de Pontbriand, évê-
que de Québec, publia un mandement d'actions de grâ-
ces. Après avoir rappelé les succès remportés en diver-
ses occasions, il y exaltait la victoire de Chouaguen
avec un patriotique enthousiasme. Voici quelques pas-
sages de cette lettre épiscopale :
" De si heureux commencements semblaient assurer
le succès de l'entreprise contre Chouaguen, quoique
quelques esprits timides la regardassent comme au-
dessus de nos forces ; plus de 1,800 hommes de garni-
son dans ce fort nouvellement construit, tout placé à
portée de défendre le principal et en empêcher l'appro-
che, des espèces de frégates armées de canons, quelques
sauvages ennemis toujours à la découverte, des secours
puissants qu'on attendait depuis longtemps de l'ancienne
Angleterre, les mouvements menaçants de l'ennemi du
côté de la pointe, la difficulté de débarquer et d'ouvrir
la tranchée ; ces circonstances et plusieurs autres étaient
dans la vérité capable de donner un peu d'inquiétude,
De notre nouvelle France
Général plein de vaillance,
Dans ces jours où Chouaguen
, Vient de tomber dans ta main,
Je te fais la révérence.
Péan,aide-majorde8 troupes delà marine, écrivait de Mont-
réal à Lévis, le 3 septembre 1756 : " Nous n'avons rien de
nouveau que beaucoup de chansons pour la prise de Choua-
guen." (Lettres de divers particuliers, Québec, 1895, p. 69.)
MONTCALM 147
et on ne pouvait humainement se rassurer que parce
qu'un général éclairé, de concert avec le premier magis-
trat de cette colonie, ordonnait ^ cette expédition, et
qu'il la confiait à un officier distingué par son nom, son
grade, son autorité et son génie. L'avant-garde de notre
armée était conduite par un de nos gouverneurs que
vous respectez et que vous chérissez avec tant de rai-
son. Il se rendit à son poste le 10 décembre '^ (sic) à
la tête des Canadiens, pour faciliter notre débarque-
ment qui se fit sans perdre un seul homme, malgré la
position de l'ennemi et le feu continuel de ses barques.
Le 12, la tranchée fut ouverte "... Mgr de Pont-
briand consacrait quelques phrases au siège, puis
il continuait : " Voilà, en peu de mots. Nos Très
Chers Frères, le détail de l'action la plus mémo-
rable qui soit arrivée depuis l'établissement de cette
colonie ; elle nous rappelle la victoire complète rem-
portée l'année dernière contre le général Braddock ;
elle est d'autant plus étonnante que nous n'y avons eu
que trois hommes de tués et dix à douze blessés. Les
Canadiens, les troupes de France et de la colonie, les
sauvages mêmes ont signalé à l'envie leur zèle pour la
patrie et le service de Sa Majesté ^." Ce mandement,
qui correspondait si complètement au sentiment public,
fit sensation dans notre société canadienne. Mais la
faveur qui l'accueillit ne fut pas universelle. Et il se
rencontra un critique dont l'appréciation, si elle eût été
1 — ^' Ordonnait " doit se prendre ici, croyons-nous, dana
le sens " d'organisait."
2 — Ceci est évidemment un lapsus ; il faut lire " août " au
lieu de " décembre. "
3 — Mandements des évêques de Québec^ vol. II, p. 111.
148 MONTCALM
rendue publique, eût détonné au milieu de l'applaudis-
sement général. Ce critique c'était Montcalm. Dans
une lettre intime à Lévis, datée du 27 août, il écrivait :
" Notre ami, l'évêque, vient de donner le plus ridicule
mandement du monde; mais gardez-vous bien de le
dire, car c'est l'admiration du Canada." Ce mot excessif
pouvait-il s'expliquer ? Nous avons relu attentivement
toute la lettre épiscopale, et il nous paraît assez difficile
de discerner ce qui avait pu déplaire à Montcalm dans
les paroles de Mgr de Pontbriand. M. l'abbé Casgrain a
écrit à ce propos : " Le mandement n'avait d'autre ridi-
cule que de ne pas réserver tout l'encens pour un seul."
Nous estimons ce jugement trop sommaire. Montcalm
n'était probablement pas indifférent à la louange,
mais l'infatuation ne paraissait point dans son carac-
tère. Ce ne devait pas être non plus la forme du man-
dement qui provoquait sa critique. Sans être "un
modèle du genre," suivant l'expression de M. l'abbé
Casgrain, la lettre de l'évêque était pleine d'élévation
et de noblesse. Qu'était-ce donc qui donnait dans cette
pièce de l'humeur à Montcalm ? C'était peut-être l'al-
lusion aux " esprits timides ", qui regardaient l'entre-
prise de Chouaguen comme au-dessus de nos forces.
Monseigneur de Pontbriand ne voulait assurément pas
désigner le général victorieux. Mais certains propos
répandus dans le cercle du gouverneur, sur le peu de
confiance manifestée par les troupes de terre et leurs
chefs au début de l'expédition, étaient sans doute par-
venus à Montcalm, et pouvaient l'incliner à suspecter
une intention malveillante dans ces expressions, aux-
quelles l'évêque n'avait sans doute prétendu donner
aucune portée précise et personnelle. Le vainqueur de
MONTCALM 149
Chouaguen devait être d'autant plus prédisposé à se trou-
ver atteint par le mot à l'adresse des " esprits timides,"
que, même après le succès de l'entreprise, son jugement
militaire la lui faisait encore estimer téméraire et aven-
tureuse. Dans la lettre qu'il écrivait le 28 août au
ministre de la guerre, il disait : " Toute la conduite que
j'ai tenue à cette occasion et les dispositions que j'avais
arrêtées, vis-à-vis dix-huit cents hommes, sont si fort
contre les règles ordinaires, que l'audace qui a été mise
dans cette entreprise doit passer pour témérité en
Europe. Aussi je vous supplie, Monseigneur, pour
toute grâce, d'assurer Sa Majesté que si jamais elle
veut, comme je l'espère, m'employer dans les armées,
je me conduirai sur des principes différents. Vous pou-
vez même l'assurer qu'en tout événement j'eusse fait
une retraite, sauvé son artillerie et l'honneur de ses
armes en sacrifiant peut-être deux ou trois cents hom-
mes ^." C'était là certainement le sentiment de l'état-
major des bataillons. Le capitaine Desandrouins avait
écrit dans son journal : " Il est à remarquer que tous
les of&ciers Canadiens, sans en excepter un seul, regar-
daient la prise de Chouaguen comme la chose du
monde la plus facile ; aucun n'apercevait les difficultés
sans nombre que nous y voyons tous ^." Le passage
relatif aux " esprits timides, " dans la lettre de Mgr de
Pontbriand, avait donc dû piquer assez vivement les
officiers supérieurs. Sans doute l'événement heureux
avait prouvé que le succès était possible. Mais cela ne
1 — Montcalm à d^Ârgenson, 28 août 1756; Coll. de Man.,
vol. IV, p. 66.
2 — Le maréchal de camp Desandrouins, p. 34.
150 MONTCALM
démontrait pas que l'état-major français avait eu tort
de juger l'entreprise hasardeuse. Il est certain que
les ennemis auraient dû montrer plus de vigilance ; se
tenir par des éclaireurs au courant des mouvements de
Montcalm ; se servir de leur marine, supérieure en
nombre et en armement, pour disperser ou couler bas
la flottille française lourde ment chargée ; accélérer la
marche de leurs renforts, et prolonger la défense du
fort Ontario ; et que, dans ces conditions, le résultat de
la campagne contre Chouaguen eût pu être fort difté-
rent. Lévis donnait la note juste, lorsqu'il écrivait
quelques semaines plus tard au maréchal de Belle-
Isle : " S'il y a eu du bien joué, il y a eu aussi du bon-
heur \"
L'humeur manifestée à ce moment par Montcalm eût
été plus vive, s'il eût su que, depuis le commencement
de la campagne, Vaudreuil n'avait cessé de le desser-
vir auprès du ministre, s'était efforcé d'amoindrir son
rôle et de représenter ses actes et son attitude sous le
jour le moins favorable. Dans une lettre écrite le 10
août, le gouverneur magnifiait les services rendus par
son frère, M. de Rigaud, et sa propre activité dans les
préparatifs de l'expédition contre Chouaguen. Tout le
long de cette pièce, l'esprit de famille et de complai-
sance personnelle s'étalait sans réserve. *' Mon frère " a
fait telle démarche, " mon frère '* a pris telle disposition,
" mon frère ** a retenu les s auvages qui voulaient s'en
aller; "j'ai " pourvu à ceci, " j'ai " ordonné cela, " j'ai *'
déterminé ce projet : c'est constamment " mon frère et
1 — Lévis au maréchal de BelUIsle ; Lettres du chevalier
de Lévis, Québec, 1889, p. 97.
MONTCALM 1151
moi." Montcalrn est absolument relégué à l'arrière-plan.
Le 13 août, M. de Vaudreuil écrit encore longuement au
ministre. Il analyse ses instructions à Montcalm, et,
après être entré dans les détails les plus minutieux, il
ajoute : " Enfin, Monseigneur, j'ai recommandé à M.
le marquis de Montcalm de prévoir à tous les événe-
ments pour ne pas compromettre les armes du roi, et
comme l'éloignement des lieux ne me permettrait pas
de lui donner de nouveaux ordres selon l'exigence du
cas, je m'en rapporte entièrement à lui." Nous tou-
chons ici l'un des traits qui devaient caractériser toute
l'attitude de Vaudreuil envers Montcalm dans la con-
duite de cette guerre. Instructions détaillées, directions
pour la campagne longuement développées, avec cepen-
dant beaucoup de vague quant à l'exécution; en deux
mots, minutie et imprécision tout ensemble ; puis, res-
ponsabilité absolue rejetée sur le général : " J'ai recom-
mandé à M. le marquis de Montcalm de prévoir à tous
les événements pour ne pas compromettre les armes du
roi ", et : " Je m'en rapporte absolument à lui." Voilà
le genre d'instructions qui devaient faire plus d'une
fois bouillonner le sang impétueux de Montcalm, comme
on le verra dans la suite de ce livre.
Cette lettre contenait eu outre des inexactitudes.
Ainsi le gouverneur affirmait que l'armée confiée à
Montcalm était de 4,000 hommes environ, tandis qu'elle
s'élevait à peine à 3,200. Mais, ce qui était plus grave,
il faisait de Montcalm un portrait déplorable, il le repré-
sentait comme hésitant, vacillant, tâtonnant, très peu
disposé à entreprendre le siège de Chouaguen, et il se
152 MONTCALM
vantait de l'avoir éperoniié par une lettre pres-
sante ^.
Après le succès de l'expédition, Vaudreuil avait con-
tinué son œuvre de dénigrement. Le 1" septembre il
avait écrit au ministre un long rapport dans lequel il
86 proposait manifestement de démontrer que " mon
frère " Eigaud et M. LeMercier avaient tout fait, tout
déterminé, tout conduit, durant le cours de l'expédi-
tion ; qu'ils avaient éclairé, avisé, fortifié, dominé Mont-
calm, et l'avaient poussé malgré lui à la victoire. Tout
cet exposé était d'une extraordinaire partialité. Il suffit
de lire les lettres écrites par Montcalm pendant cette
campagne pour constater que ni M. de Eigaud ni le che-
valier LeMercier n'exerçaient sur lui la moindre in-
fluence. Il tenait l'un pour un esprit borné, et l'autre
pour un esprit brouillon, on l'a vu au chapitre précé-
dent. Quant à son attitude au sujet du siège de Choua-
guen, nous avons indiqué suffisamment quelle en avait
été la nature et les motifs.
Tout en amplifiant les services de Rigaud et de Le
Mercier, le gouverneur ne pouvait s'oublier, et rappor-
tait à lui-même, en dernière analyse, tout le mérite de
la victoire. Il déclarait que le succès lui avait été géné-
ralement attribué ; qu'il ne voulait pas se faire l'hon-
neur de répéter tout ce qui s'était dit, spécialement ce
qui concernait sa personne, parce qu'il savait faire vio-
lence à son amour-propre ; que les mesures adoptées
par lui avaient assuré la victoire en dépit de l'opposi-
tion ; que, s'il avait été moins vigilant et moins ferme,
1 — Vaudreuil au ministre, 10 et 31 août 1756 ; CoUectiom
Moreau Saint-Méry, vol. 12.
MONTCALM 153
Chouaguen serait encore aux Anglais ; qu'il ne pou-
vait trop se féliciter du zèle déployé par son frère, les
Canadiens et les sauvages, sans lesquels ses ordres
auraient été donnés en vain ^
Dans sa lettre du 1er septembre, M. de Vaudreuil
commettait encore plusieurs inexactitudes. Il affirmait,
par exemple, que c'était à son frère Kigaud que les
Anglais avaient envoyé des parlementaires : " Les
Anglais envoyèrent deux officiers à mon frère." Or
Bougainville, qui était présent, déclare formellement :
" Ces officiers vinrent directement à notre batterie, où
était M. de Montcalm, et ne virent seulement pas M.
de Eigaud. Je le sais, car je fus envoyé pour faire
avec ce dernier ce fameux passage de rivière et sommer
ensuite les Anglais à un signal convenu. Ce fut dans
cet intervalle qu'ils arborèrent le drapeau blanc K"
Eelativement au pillage, le gouverneur n'était pas plus
exact. Il semblait déplorer, non pas qu'il y eût eu curée,
mais que les Canadiens et les sauvages en eussent été
tenus à l'écart. Tout ce passage est à lire : " Le pillage,
écrit le gouverneur, fut très considérable, mais ce ne
furent pas les Canadiens qui y eurent part, quoique
M. le marquis de Montcalm eût promis que chaque
corps y aurait un tiers ^... Dès que les troupes de terre
1 — Vaudreuil au ministre de la marine, P" septembre 1756 ;
Collection Moreau Saint-Méry, vol. 12.
2 -- Bougainville à son frère, 3 juillet 1757 ; Lettres de Bou-
gainville.
3 — Ceci nous paraît affirmé gratuitement. Dans sa lettre
du 28 août au ministre, Montcalm s'excuse de n'avoir pu
empêcher le pillage ; il ne parle pas sur le ton d'un homme
qui l'aurait autorisé et réglementé officiellement.
154 MONTCALM
eurent pris possession des deux forts, il ne fut plus possi-
ble aux Canadiens d'en approcher et ceux qui se virent
dans ce cas furent bourras parles grenadiers. ...Les sau-
vages furent encore plus maltraités que les Canadiens.
Ceux de la Baie sont retournés à leur village sans avoir
eu la liberté d'emporter la moindre chose. On leur ôta
des mains ce qu'ils avaient pris. L'espoir du pillage a
toujours animé les sauvages ; ih ont fait des merveilles
à Chouaguen; ils m'ont porté leurs plaintes de la dureté
qu'on a eue pour eux. Je n'ai pas eu peu de peine
à les apaiser, et à les déterminer à aller à Carillon sous
M. le marquis de Montcalm. La plus grande partie des
soldats des troupes de terre se plaignent aussi qu'ils
n'ont rien eu. Cependant, il est certain qu'il y avait
prodigieusement des effets, des marchandises, du sucre,
café, chocolat, thé, et autres provisions, et même de
l'argent, et le tout a été généralement pillé. De dire où
ont passé tous ces effets, je l'ignore, et je ne suis pas
même curieux de le savoir." Il y avait dans ces der-
niers mots une insinuation mal dissimulée. Contre qui ?
L'auteur seul de cette lettre aurait pu le dire ; mais»
assurément, il voulait faire entendre que le pillage dont
les pauvres Canadiens, les malheureux sauvages et
même les troupes de ligne, s'étaient vus privés, avait
profité à d'autres qu'il aimait mieux ne pas connaître.
Eien ne pouvait être plus contraire aux faits que cette
affirmation du gouverneur. Ce qui était vrai, c'était
que les Canadiens et les sauvages avaient fait un riche
butin. Tous les témoignages s'accordaient là-dessus-
Montcalm, dans sa lettre du 17 août à Lévis, parlait
de la " curée étonnante faite par les Canadiens et les
sauvages." Dans son " état des effets trouvés à Choua-
MONTCALM . 166
guen " il mentionnait "1,800 fusils dont 1,070 pris par
les sauvages et les Canadiens." De son côté, l'inten-
dant Bigot écrivait le 3 septembre : " Il y a eu un
grand pillage de la part des sauvages, malgré les ordres
de M. le marquis de Montcalm... Il faut qu'il y ait eu
bien des fusils volés puisqu'il n'en est revenu au roi
que 780." Ecoutons maintenant Pouchot : "Les agrès
qui avaient été réservés pour former une marine, furent
enlevés par les régisseurs et n'ont plus également reparu
pour le service. Tous les rafraîchissements se trouvè-
rent aussitôt distribués aux ofi&ciers canadiens et aux
employés. Il y avait une très grande quantité de thé.
On ne laissa guère pour le roi que ce qui était difficile
à emporter." Un autre officier présent au siège, le
major Malartic écrit: "Beaucoup de marchandises dont
les Canadiens, sauvages et quelques soldats ont pro-
fité." Comment concilier la lettre de M. de Vaudreuil
avec toutes ces affirmations concordantes ? Ou bien il
trompait sciemment le ministre, ce que nous n'aimons
pas à supposer ; ou bien il se laissait abuser par des
informations mensongères et peut-être intéressées à
donner le change.
Pendant ce temps, Montcalm, profitant de son bref
passage à Montréal, envoyait à sa famille des nouvelles
de sa première campagne au Canada. Le 30 août, il
écrivait à sa femme une longue lettre, dont il adressait
un double à sa belle-mère, madame la marquise du
Boulay. Après y avoir raconté rapidement l'expédition
de Chouaguen, il continuait : " On ne peut rien ajou-
ter au zèle avec lequel toutes les troupes se sont éga-
lement portées à hâter le succès de cette entreprise. La
diligence dans les travaux, la démonstration de nos
156 MONTCALM
troupes en formant deux attaques leur en a imposé et
leur a fait croire que nous étions 6,000, lorsque nous
étions à peine 3,000 ; ce qui, joint à la crainte de la
cruauté des sauvages et à la perte de leur commandant>
le colonel Mercer, a sans doute hâté la réduction de ces
forts beaucoup plus tôt que nous ne devions l'espérer.
Voilà une assez jolie aventure, ma très chère, je vous
prie d'en faire dire une messe dans ma chapelle ; j'ai
encore un bon bout de campagne à faire, Je pars pour
aller rejoindre avec un renfort de troupes le chevalier de
Lévis au lac Saint-Sacrement, à quatre-vingts lieues
d'ici. Je n'écris ni à mes sœurs, ni à madame de Bran-
sac, ni aux abbesses, ni à Saint- Véran, dont j'ai écrit à
cette occasion au garde des sceaux, ni à Rigaud ; je
n'écris qu'à vous, à notre mère, aux Mole, à Chevert et
aux trois ministres, à personne d'autre ; ma foi, sup-
pléez-y, je suis excédé de travail : que ma mère et vous
m'aimiez, et que je vous rejoigne tous l'année prochaine.
J'embrasse mes filles. On ne peut vous aimer plus ten-
drement, ma très chère."
Nous avons déjà cité un passage de la lettre écrite
par Montcalm au ministre de la guerre. Le général y
insistait sur l'importance de la victoire remportée.
*' Au reste, Monseigneur, disait-il, le succès de cette
expédition est décisif pour la colonie. Chouaguen a été
la pomme de discorde. Sa position sur le lac Ontario,
la manière dont les Anglais s'y fortifiaient, la facilité
que les sauvages trouvaient dans cette place pour la
traite de leurs pelleteries à beaucoup meilleur compte
que dans nos forts, toutes ces raisons faisaient appré-
hender que tôt ou tard l'Angleterre n'eût la supériorité
dans le commerce des pays d'en haut. La prise de
MONTCALM 157
Chouaguen rompt leur entreprise à cet égard. C'est une
perte de quinze millions pour eux. La plus grande joie
que j'aie d'avoir réussi dans cette expédition, c'est que
le succès en soit dû à un officier général dont vous seul
avez déterminé le choix. La relation que je vous envoie
a passé sous les yeux de M. de Vaudreuil ; il pense,
ainsi que je l'ai marqué à Monsieur le garde des sceaux,
qu'il serait convenable que le gouvernement la fît
imprimer, comme il l'a fait de celle des événements de
la campagne dernière, afin de donner en Europe de la
publicité à un événement du plus grand éclat et de la
plus grande suite dans l'Amérique septentrionale...
Tous les Canadiens sont occupés à leur récolte. Je
m'arrête quelques jours ici pour donner de l'activité à
ce mouvement, et je souhaite la fin de la campagne
autant qu'un autre. Ma santé ne tient plus à des fati-
gues excessives et à faire trois cents lieues en deux
mois ."
Deux ou trois jours plus tard, Montcalm partait pour
Carillon. Il était précédé par les renforts que l'on diri-
geait sur la frontière du lac St-Sacrement. Le bataillon
de Béarn, la compagnie de grenadiers et un piquet de la
Sarre étaient en mouvement depuis le 27 août; le
1 — Montcalm au ministre de la guerre, 28 août 1756 — Col-
lection de Manuscrits, vol. IV, p. 68 — A la même date, Mont-
calm écrivait cette appréciation des milices canadiennes :
''Je les ai utilement employées, mais pas à des travaux expo-
sés au feu de l'ennemi. Elles ne connaissent ni discipline ni
subordination ; j'en ferais dans six mois des grenadiers, et,
actuellement, je me garderais bien d'y faire autant de cas que
le malheureux monsieur Dieskau y en a fait, pour avoir trop
écouté les propos avantageux des Canadiens, qui se croient,
sur tous les points, la première nation du monde."
XÔ8 MONTCALM
bataillon de Guyenne les suivait à deux jours d'inter-
valle. " Vous devriez avoir tout cela d'ici à cinq ou six
jours, écrivait Montcalm à Lévis, si la sagesse de notre
gouvernement avait songé à des fours, à des chemins
et à des bateaux. Cependant j'espère, dussé-je vous les
envoyer cent cinquante hommes à cent cinquante hom-
mes, pouvoir faire camper demain Béarn et la portion
de la Sarre à Laprairie, le 29 accommoder les chemins,
le 30 et 81 à Saint-Jean et s'embarquer, Guyenne sui-
vant deux jours après. Je veux s'il est possible partir
mardi, 31. Ne quittez pas votre maison, car vous me
nourrirez et je mettrai mou matelas avec Fontbrune,
dans la grande pièce... Les ennemis suivant mon cal-
cul militaire doivent nous attaquer d'ici au 20 septem-
bre ou jamais ^" Le 5 septembre, Montcalm était au
fort St-Jean, et le 10 il arrivait à Carillon. Il approuva
entièrement les dispositions prises par M. de Lévis, et
donna de justes éloges à l'ordre de bataille dressé par
celui-ci, au cas d'une attaque par l'armée anglaise du
lac Saint- Sacrement, que commandaient lord Loudon et
Win slow.
Après l'arrivée de Montcalm et des renforts, l'armée
de Carillon ne dépassait guère 5,000 combattants,y com-
pris les sauvages, tandis que celle des ennemis était
presque deux fois plus forte. Cependant ceux-ci, qui
n'avaient pas risqué une marche offensive avant la
prise de Chouaguen, restèrent dans une inaction encore
plus complète après que le vainqueur d'Oswégo eut
pris le commandement des forces françaises, grossies des
1 — Montcalm à Lévis, Montréal, 27 août 1756 — Lettres de
Montcalnij p. 36.
MONTCALM 159
contiDgents accourus du lac Ontario au lac Saint-Sacre-
ment. Du 10 septembre au 26 octobre, il ne se passa
sur cette frontière aucun événement très important.
Le 16 septembre on envoya six cents sauvages, cent
canadiens et vingt officiers ou cadets de la colonie, sous
les ordres de M. de la Perrière, en expédition vers le
lac Saint-Sacrement. MM. de Bougainville, dp la Koche-
beaucour, Le Mercier et Desandrouins accompagnaient
ce parti qui s'avança jusqu'à quatre lieues de William-
Henry. Un détachement de cent-dix sauvages, choisis
parmi les " meilleures jambes", et de trente Canadiens,
commandés par le sieur Marin, poussa jusqu'à une lieue
et demie de ce foit, où il rencontra un peloton de cin-
quante-deux soldats anglais ayant à leur tête trois
officiers. Surpris et enveloppés, ils furent tous tués ou
fait prisonniers, à l'exception de six qui allèrent, par le
récit de cette désastreuse rencontre, jeter l'alarme dans
l'armée anglaise ^ . Le 25, le Sieur Florimond, officier
de la colonie, alla faire une reconnaissance avec un
parti d'Abénaquis, vers le fort Lydius. Il trouva le
fond de la baie de Wood-Creek, ou de la Eivière-au-
Chicot, occupé par les ennemis. Le 2 octobre on décou-
vrit sur le lac Champlain quatre berges armées d'espin-
goles, que les Anglais avaient probablement fait passer,
la nuit, de la Baie dans le lac Champlain, en se glissant
sous le canon du fort à la faveur des ténèbres. Le 3
octobre deux détachements partirent : l'un de soixante
soldats, Canadiens et sauvages, commandés par M. de
Langy, pour aller vers le fond de la Baie ; l'autre de
1 — Journal de Montcalm, p. 78 ; Montcalm and Wolfe, Park-
man, vol. 1, p. 429.
160 MONTCALM
quatre-vingts hommes des troupes de terre et de celles
de la colonie, sous les ordres de M. de Léry, pour aller
faire des découvertes et reconnaître les divers débouchés
des partis ennemis, entre le fort Saint-Frédéric et le fort
George. De leur côté, les Anglais détachèrent aussi
plusieurs reconnaissances vers le camp français.
A la fin d'octobre, il devint manifeste que la campa-
gne était finie pour cette année. La saison rigoureuse
s'avançait, et il fallait songer aux quartiers d'hiver.
Montcalm quitta Carillon le 26, laissant à M. de Lévis
les ordres pour le déblaiement des camps et la sépara-
tion de l'armée. Le 29 il était au fort Saint Jean, où il
recevait de Vaudreuil des instructions pour les quar-
tiers d'hiver des troupes, qui le contrarièrent vivement.
Le gouverneur changeait, sans avoir consulté le géné-
ral, la destination des différents corps. Et Montcalm
confiant à Lévis son mécontentement, lui écrivait que,
d'après les ordres reçus, le bataillon de la Eeine irait
à la Côte de Beaupré et à Beauport ; que la Sarre irait
occuper les anciens quartiers du régiment de Guyenne,
à la Pointe-aux-Trembles, à la Longue-Pointe, à la
Ri vière-des- Prairies, à Lachine et à la Pointe -Claire,
près de Montréal ; que Languedoc irait en garnison à
Montréal, que Béarn reprendrait ses anciens quartiers
de Boucherville, Longueuil, Laprairie ^. Et il poursui-
vait : " " Tous ces régiments trouveront, ici, des ordres
pour ces changements, auxquels je déclare bien n'avoir
1 — Le bataillon de Guyenne devait aller hivernera Québec,
et celui de Royal-Roussillon à Chambly, St-Charles et St-
Antoine, le long de la rivière Chambly (ou Richelieu;. Le
gouvernement des Trois-Rivières n'était appelé à recevoir
aucun des bataillons venus de France.
MONTOALM • 161
aucune part. Aussi, Messieurs de Languedoc ne me
doivent aucun remerciement, et Messieurs de Béarn
aucun reproche, et je ne sais s'ils en doivent à mon-
sieur le marquis de Vaudreuil ; je crois qu'il a fait tout
cela les yeux fermés. Heureusement que dans Béarn,
il a des amis, MM. de Barante et de Montgay, qui le
justifieront. Je crois que MM. de Béarn, qui avaient
droit de s'attendre à mieux, sont assez maltraités, non
que les quartiers qu'ils ont soient mauvais, mais parce
qu'il est dur d'être les seuls à retourner dans les
mêmes ^" .
Le 1er novembre Montcalm était de retour à Mont-
réal. Et il écrivait à son ministre une longue et inté-
ressante lettre où il lui rendait compte des derniers
mouvements de l'armée, et lui faisait en outre certaines
communications confidentielles relativement à ses lieu-
tenants, à ses relations avec M. de Vaudreuil, et à la
condition des troupes. Il y disait un mot de la question
des quartiers d'hiver. *' La disposition de nos quartiers
a été sujette à de grandes variations, écrivait- il. Mon-
sieur de Vaudreuil m'avait accordé le choix des batail-
lons, serait-ce ignorance ou désagrément à me donner."
Il faisait l'éloge de M. de Lé vis : " Monsieur le cheva-
lier de Lévis a fort bien pris avec les troupes. Il a un
ton très militaire, de la routine de commandement. Il
n'est pas étonné, il sait prendre son parti, être ferme à
s'écarter d'ordres donnés de soixante lieues, quand il les
croit contraires au bien, par des circonstances qu'un
général éloigné n'a pu prévoir." Son appréciation de
1 — Lettres de Montcalm, p. 42.
11
162 MONTCALM
Bourlamaque était moins favorable : " M. de Bourla-
maque, qui a dû quitter hier l'armée avec la première
division, se rendra à Québec. Il l'a même désiré à cause
de sa mauvaise santé. Point de crainte sur cet article
auquel on ne croit pas. Il voulait que je vous écrivisse
pour vous préparer à la demande de son retour. Il n'a
pas encore le ton du commandement, trop pour la
minutie, trop à la lettre pour des ordres donnés de qua-
tre-vingts lieues, par un général ^ qui ne sait pas parler
guérie." On verra par la suite que Bourlamaque n'avait
pas à ce moment donné toute sa mesure, et que Mont-
calm apprit ultérieurement à reconnaître les éminentes
qualités de son second lieutenant et à leur rendre
pleine justice ''^.
1 — On voit dans les correspondances de l'époque que M.
de Vaudreuil y était appelé " le général " aussi bien que " le
gouverneur". Il était vraiment le général en chef, quoiqu'il
ne fît jamais campagne en personne.
2 — On est d'autant plus heureux de le constater que Bour-
lamaque, lui, dès cette première campagne, avait rendu un
éclatant et enthousiaste hommage aux talents de Montcalm.
Le 29 août 1766, après Chouaguen, il écrivait à M. d'Argen-
son : " Je fais profession de vous être dévoué d'une façon trop
particulière pour ne pas vous féliciter de ce succès dont vous
êtes la première cause, puisqu'il est dû à la bonne conduite
de celui que vous avez choisi pour commander les troupes du
roi en Canada. Je me trouve moi-même très heureux d'avoir
eu sous ses ordres quelque part à un événement aussi inté-
ressant, quand je n'y trouverais d'autre avantage que celui
d'avoir appris à surmonter les plus grands obstacles, à se pré-
parer à force de talent et d'activité un succès qui paraissait
même peu vraisemblable, et à savoir multiplier les moyens en
tirant de toutes les troupes un parti fort au-dessus de celui
qu'on en devait naturelletnent attendre : ce n'est pas tou-
MONTGALM 163
Montcalm avait déjà écrit à M. d'Argenson en termes
très avantageux de son premier aide de camp : " M.
de Bougainville a l'honneur d'être connu de vous", lui
disait-il dans une lettre datée du 30 août. " Vous ne
pourriez croire les ressources que je trouve en lui. Il
est en état de bien rendre ce qu'il voit. Il se présente
de bonne grâce au coup de fusil, article sur lequel il a
plus besoin d'être contenu que d'être excité... Il n'y
a guère de jeune homme qui, n'ayant eu que de la
théorie, en sache autant que lui ". Dans sa lettre du
1" novembre, on voit Montcalm s'intéresser cette fois,
non plus à la carrière militaire, mais à la carrière aca-
démique de son aide de camp : '* M. de Bougainville,
lui écrit-il, vous regarde comme son protecteur à la
guerre, et son Mécène dans la république des lettres,
s'occupant beaucoup de son métier, il ne perd pas de
vue l'Académie des Sciences, il a vu par les nouvelles
publiques qu'il y vaquait une place de géomètre à
laquelle il aurait cru pouvoir aspirer par vos bontés ^t
son ouvrage, s'il eût resté en France ; est-ce que d'être
en Amérique passagèrement et pour le service du Eoi
lui en donnerait l'exclusion ? Ne pourrait-on pas la lui
conserver en la laissant vacante, comme vous avez la
bonté de faire pour les lieutenances-colonelles ? Je vous
en serais bien obligé en mon particulier".
Quant à M. de Vaudreuil, Montcalm ne pouvait dis-
simuler à M. d'Argenson un sérieux grief qu'il avait
déjà contre lui, et qu'il formulait dans les lignes sui-
jours dans les plus grandes armées que Ton voit les choses
les plus extraordinaires." (Bourlamaque à d'Argenson, 29 août
1756; Archives du ministère de la guerre).
164 MONTCALM
vantes : " M. le chevalier de Lévis reçoit comme moi
des ordres, lettres écrites avec duplicité, qu'on ne peut
exëcuter. Cependant en cas d'échec on pourrait nous
blâmer. Ce n'est pas plainte, car je n'en écris rien à
M. de Machault, mais vous devez savoir le critique de
maposition, que M. le chevalier de Lévis a marqué beau-
coup à ses parents ".
En écrivant ces lignes, Montcalm se défendait de
porter une plainte oflBcielle contre M. de Vaudreuil, qui
ne relevait pas du département de la guerre. Il faisait
simplement une confidence au ministre qui l'avait choisi,
à celui de qui il relevait quant au commandement
interne et à la discipline des bataillons. Car tel était
à ce moment le dualisme de juridiction pour le com-
mandement des troupes du roi au Canada. La tenue de
ces troupes, les promotions, les permutations; les congés,
etc., étaient du ressort du ministre de la guerre ; la
conduite des opérations, la direction générale, l'emploi
des différents corps étaient de celui du gouverneur, qui,
à son tour, recevait ses instructions du ministre de la
marine et des colonies. Montcalm devait donc com-
muniquer à la fois avec les chefs de ces deux départe-
ments.
L'allusion contenue dans sa lettre du 1er novembre,
relativement au défaut de netteté des ordres du gou-
verneur, quelque brève qu'elle fût, indiquait suffisam-
ment que la mésintelligence commençait déjà entre
Montcalm tt Vaudreuil. Mais c'était la lettre écrite
par celui-ci, huit jours auparavant, qui pouvait surtout
révéler l'acuité du mal. Elle constituait un long réqui-
1 — Collection de manvscritSy vol. 4, p. 79.
MONTCALM 165
sitoire contre Montcalrn et ses bataillons. Au sujet de
ces derniers, voici ce que le gouverneur écrivait au
ministre de la marine : " Je n'ai pas grand' chose à avoir
l'honneur de vous dire à l'égard des troupes de terre
qui sont dans la colonie : elles sont généralement bon-
nes, et je suis bien persuadé que dans une action, elles
combattraient avec distinction ; mais, jusqu'à présent,
elles ne se sont pas absolument signalées. Je leur
rends, cependant, la justice qui est due à la fermeté
avec laquelle elles se sont comportées pendant l'expé-
dition de Chouaguen ; mais l'ennemi ne leur a pas
donné le temps d'opérer ni même de tirer un seul coup
de fusil ; c'est seulement une partie des troupes de la
colonie, des Canadiens et des sauvages, qui a attaqué
les forts. Notre artillerie a été dirigée par M, le cheva-
lier Le Mercier et M. Fiedmont, et elle n'a été servie
que par nos canonniers bombardiers et nos canonniers de
milice." A lire ce passage, on devait conclure que les
bataillons venus de France n'avaient eu aucune part à
la prise de Chouaguen, qu'ils avaient été absolument
inactifs, n'ayant pas même tiré " un seul coup de fusil " ;
que les troupes de la colonie, les miliciens et les sauva-
ges avaient seuls combattu et vaincu ^. Or, tout cela,
1 — Vaudreuil écrivait sur un ton quelque peu différent à
M. de Lé vis, le 18 août. "Je ne puis, disait-il, que me louer du
zèle que messieurs les officiers et les troupes de terre ont
marqué dans cette affaire. Cela n'est pas surprenant de leur
part j j'en étais plus que persuadé. Messieurs les officiers de
la colonie, nos troupes, Canadiens et sauvages se sont égale-
ment distingués." " Egalement distingués," le 18 août ; mais
le 23 octobre, ils avaient tout fait, et les autres n'avaient
pas tiré " un seul coup de fusil."
166 MONTCALM
était manifestement inexact et injuste. Les bataillons
avaient fait vaillamment leur devoir. Les trois ingé-
nieurs, MM. des Combles, Desandrouins et Pouchot,
officiers des troupes de terre, avaient rendu les services
les plus efficaces, et l'un d'entre eux avait été tué. M.
de Bourlamaque avait commandé la tranchée et y avait
été blessé. Les soldats, choisis dans les troia bataillons,
s'étaient intrépidement exposés dans les travaux d'ap-
proche, et avaient soutenu le feu de l'ennemi pendant
des heures. Dans un seul piquet du bataillon de la
Sarre, sept hommes avaient été tués ou blessés, en une
heure et demie ^. La batterie avait été servie par soi-
xante canonniers de la Sarre, Béarn et Guyenne, avec
cinquante hommes pour les assister 2. Les soldats régu-
liers avaient fait seuls presque tous les travaux du
siège. Après avoir lu à peu près tous les rapports,. les
relations, les lettres et les mémoires relatifs à l'expé-
dition de Chouaguen, nous n'hésitons pas à affirmer
que, sans les officiers et les soldats des bataillons, le
siège et la prise de cette place eussent été entièrement
impossibles. Et cependant le gouverneur écrivait dans
ses rapports officiels que " l'ennemi ne leur avait pas
donné le temps d'opérer " ; que, " malgré leur zèle
accoutumé ", ils n'avaient pu " se signaler " ; mais que,
par contre, " les Canadiens et les sauvages avaient com-
battu avec le courage qui leur est naturel"; que " les
bonnes dispositions de " mon frère " et des officiers colo-
niaux leur avaient fourni des ressources pour surmon-
ter tous les obstacles " ; que c'était " les troupes de la
1 — Lettre d'un officier de la Sarre, 22 août 1756.
2 — Journal de Malartic, p. 73.
MONTCALM 167
colonie, les CanadieDs et les sauvages qui avaient atta-
qué les forts ^." On ne pouvait se montrer plus partial,
moins véridique et moins équitable.
M. de Vaudreuil s'efforçait ensuite de peinlre les
officiers réguliers sous les plus sombres couleurs : "MM.
les officiers des troupes de terre sont plus portés pour
la défensive que pour l'offensive ; ils ont même dit
qu'ils ne faisaient jamais la petite guerre, qu'ils n'étaient
pas venus dans la colonie pour cela ; les propo- qu'ils
ont tenus n'ont pas même laissé de faire quelque
impression." Il est certain que la manière dont les expé-
ditions de guerre avaient été conduites jusque-là en
Amérique, et celle dont les opérations militaires se fai-
saient en Europe, différaient totalement. Les régiments
réguliers étaient habitués aux manœuvres, aux exerci-
ces, à la tactique en usage dans les campagnes et les
batailles du vieux continent. Ils n'étaient pas dressés
à la guerre indienne et coloniale, faite de surprises,
d'embuscades, de fusillade à l'abri des fourrés, des
rochers et des arbres. Avec la guerre de Sept ans une
évolution se dessinait. L'Angleterre avait fait tra-
verser en Amérique des milliers de soldats régu-
liers ; la France avait été forcée de suivre son exem-
ple ; et maintenant la grande guerre était transportée
ici, avec ses sièges, ses mouvements combinés, ses opé-
rations à longue portée. Dans de telles conditions, il
n'était pas surprenant que les réguliers fussent enclins
à ne point faire grand état des pratiques militaires sui-
vies jusqu'à ce jour au Canada, et que, d'autre part, nos
troupes et nos milices coloniales vissent avec une
1 — Vaudreuil au ministre^ 1er septembre, 23 octobre 1756.
168 MONTCALM
défiance ombrageuse s'implanter ici une tactique et une
discipline auxquelles elles n'avaient pas été formées.
Des deux côtés on avait quelque chose à apprendre ;
mais il fallait s'attendre à ce qu'au début se produisis-
sent des froissements inévitables. M. de Vaudreuil les
signalait avec amertume, en se plaçant exclusivement
au point de vue colonial. Il portait même contre les
réguliers des accusations très sérieuses, quant à leur
conduite envers les Canadiens : " Les troupes de terre,
disait-il, sont difficilement en bonne union et intelli-
gence avec nos Canadiens ; la façon haute dont leurs
officiers traitent ceux-ci produit un très mauvais effet.
Que peuvent penser des Canadiens les soldats qui
voient leurs officiers le bâton ou l'épée à la main sur
eux, chaque fois que l'envie leur prend d'aller à terre.
Les Canadiens sont obligés de porter ces messieurs sur
leurs épaules dans les eaux froides, en se déchirant les
pieds sur les roches, et, si par malheur pour eux, ils
font un faux pas, ils sont traités indignement. Est-il de
condition plus dure ? Enfin M. de Montcalm est d'un
tempérament si vif, qu'il se porte à l'extrémité de frapper
les Canadiens. Je lui avais recommandé instamment
d'avoir attention que M M. les officiers des troupes de terre
n'eussent aucun mauvais procédé envers eux, mais com-
ment contiendrait-il les officiers, puisqu'il ne peut pas
lui-même modérer ses vivacités ? Est- il d'exemple plus
contagieux ?jVoilà comment nos Canadiens sont menés.
Ils mériteraient un traitement bien plus doux : ils
n'ont jamais manqué de sentiment ; ils ont donné dans
toutes les occasions des preuves surprenantes de leur
bravoure ; ils font toutes les découvertes et les campa-
gnes les plus pénibles ; si dans la quantité des vivres
MONTCALM 16^
il s'en trouve de mauvais, ils sont obligés de les man-
ger, tandis que les troupes en ont qui sont bons ; ils
abandonnent leurs terres et leurs familles pour la dé-
fense de la colonie ; ils épuisent la vigueur de leur tem-
pérament à mener les bateaux pour le transport des
troupes, approvisionner les armées et les postes, et cela
sans marquer la moindre répugnance. Ils sont toujours
prêts et d'une bonne volonté merveilleuse ; mais ils
m'ont témoigné leur mécontentement, et il ne faut rien
moins que leur aveugle soumission à tout ce que je leur
commande pour que, dans bien des occasions, et princi-
palement à Chouaguen, plusieurs d'entre eux n'aient
marqué leur sensibilité. Je puis. Monseigneur, vous
assurer qu'ils se comporteront toujours avec le même
^èle, par le soin que j'aurai de les piquer d'honneur et
leur assurer un traitement plus doux dans la suite ".
Un historien canadien ne peut lire sans un sentiment
de sympathie cette chaleureuse apologie des siens.
Vaudreuil, né et élevé au Canada, était canadien de
cœur. Il aimait ce peuple loyal, simple dans ses mœurs,
patient et courageux dans les épreuves, qui avait déjà
subi de durs assauts et à qui tant de sombres jours
étaient encore réservés. Et cette affection, ce dévoue-
ment dont il donna bien des preuves à nos pères, lui ont
gagné le cœur de leurs descendants. Il a conquis la
gratitude de notre race ; il est resté pour elle couronné
d'une auréole, et la plume de nos écrivains n'a cessé
d'entourer son nom de respect et d'honneur. Cependant
la vérité a ses droits imprescriptibles. A la lecture des
documents, des textes plus abondants et plus précis
mis au jour depuis quelques années, l'histoire conscien-
<îieuse doit reconnaître que, si Vaudreuil eut souvent
170 MONTCALM
raison de défendre les Canadiens injustement traites, iî
ferma trop fréquemment les yeux sur des fautes, des
actes d'indiscipline, des malversations et des rapines,
dont les auteurs étaient des enfants du sol, que ce seul
titre ne suffisait pas à rendre habiles, compétents et
honnêtes. Il ne faut donc pas oublier, en lisant les
doléances réitérées de Vaudreuil, qu'il était imbu à un
degré excessif du préjugé colonial, prompt à accueillir
les récriminations contre les officiers et les troupes venus
de France, faible pour ses alliés et ceux de sa femme,
dont il comptait un grand nombre dans la colonie, om-
brageux et facile à circonvenir. Hâtons nous d'ajouter
qu'en entendant la contre-partie, c'est-à-dire les plaintes
des officiers supérieurs de l'armée, on doit se rappeler
qu'ils n'étaient pas exempts d'un préjugé en sens
inverse, le préjugé métropolitain trop disposé à ne pas
tenir assez compte des talents, des aptitudes et de l'ex-
périence coloniales.
Quelle part de vérité ou d'exagération y avait-il dans
les accusations portées par le gouverneur au sujet des
mauvais traitements infligés par les réguliers aux Cana-
diens ? Il est difficile de l'établir. Dans les transports,
les portages, les marches à travers bois, les travaux de
campement, que des officiers français se fussent parfois
laissés aller à des actes d'emportement ; qu'il se fût
rencontré parmi eux des caractères violents, capables
de brutaliser un cinotier, un convoyeur, ou un milicien,
on le croira facilement. Mais ces excès étaient-ils d'oc-
currence générale et habituelle, comme tendait à le faire
penser la lettre du gouverneur ^ ?
1 — Il est peut-être à propos de citer ici ce passage d'une-
MONTCALM 171
Quant à raffirmation que Montcalm lui-même s'était
emporté jusqu'à frapper les Canadiens, elle n'est corro-
borée par aucune des pièces, lettres, mémoires et rela-
tions qui nous sont passés sous les yeux, et elle ne
nous semble pas admissible.
Le gouverneur n'oubliait pas les sauvages dans son
énumération de griefs contre Montcalm et ses officiers.
" Autant, disait-il, les Canadiens sont d'un caractère
doux et soumis, autant les sauvages sont-ils suscepti-
bles. Ils se sont plaints amèrement de la façon haute
dont M. de Montcalm les a menés à Chouaguen. Sans
mon frère, les sauvages, qui se voyaient obligés d'aban-
donner leur petit pillage à l'avidité des grenadiers,
auraient pris un parti très contraire aux intérêts de la
colonie. Tous les sauvages, et même les Abénaquis,
Nipissingues et Algonquins, de Saint-François et de
Bécancourt, qui de tout temps ont été nos plus fidèles
alliés, n'hésitèrent pas à me dire, après la campagne de
Chouaguen, qu'ils iraient partout où je les envoyerais
pourvu que je ne les misse pas sous les ordres de
M. de Montcalm. Cependant vous avez vu que j'en
avais fait passer environ 600 à Carillon ; mais ils sont
revenus plus pressés qu'ils ne l'avaient été ; ils m'ont
lettre de Montcalm à Lévis ; il s'agit du transport des trou-
pes : " Défense aux soldats et Canadiens d'avoir des disputes
ensemble. Lorsqu'ils auront des démêlés, ils en rendront
compte à celui qui commandera le bateau, et si le cas mérite
attention, au commandant de division. Les soldats perche-
ront, rameront et tireront à la cordelle, et porteront indis-
tinctement avec les Canadiens, laissant cependant à ces der-
niers la direction et la conduite des bateaux, et exécuteront
ce qu'ils leur demanderont pour la manœuvre." (Lettres du
marquis de Montcalm f p. 13).
172 MONTCALM
dit positivement qu'ils ne pouvaient supporter les viva-
cités de M. de Montcalm ; il n'a voulu écouter aucune
de leurs représentations ; en vain les chefs lui propo-
saient d'aller en parti (sur les connaissances qu'ils
avaient du lac Saint-Sacrement) dans les lieux où ils
seraient le plus à portée de frapper ou de faire des pri-
sonniers : il ne voulait pas les écouter." Pour quicon-
que eût été au courant des circonstances, ce sérieux et
long exposé des torts de Montcalm envers messieurs
les sauvages eût paru vraiment risible. Après Choua-
guen, Montcalm avait essayé de restreindre la curée de
ces incommodes auxiliaires, et d'arracher à leur fureur
les prisonniers anglais qu'ils voulaient massacrer. Il y
avait mis à la fois de l'adresse et de l'énergie. Et ils
avaient dû reculer, en grondant comme des dogues
irrités, devant cette énergique attitude, à laquelle,
avouons-le, nos chefs militaires ne les avaient pas assez
habitués jusque-là. Que quelques-uns de ces pillardg
et de ces massacreurs, dont la cupidité et la soif
de carnage avaient été mal assouvies, eussent porté
à Ononthio leurs récriminations, c'était naturel. Mais
que le gouverneur en prît texte pour dénoncer au
ministre le général soucieux de la discipline et de
l'honneur du nom français, cela devait étonner. De
même à Carillon, Montcalm avait dû successivement
cajoler et commander, mettre en jeu, tour à tour, la di-
plomatie et l'autorité, pour déterminer les sauvages
aux reconnaissances les plus utiles à l'armée dont il était
le chef. Rien de plus capricieux, de plus instable, de
plus ingouvernable que l'humeur et les dispositions de
ces guerriers indigènes, fourbes, menteurs, superstitieux
et indisciplinés. Il faut lire dans le journal de Bou-
MONTCALM 173
gainville le récit des fluctuations qui précédèrent le
départ du parti commandé par M. de la Perrière.
" Nous avons maintenant 600 sauvages, écrit-il. On
tient conseil pour les envoyer en détachement ; mais
c'est une opération longue que de les déterminer. Il
en coûte force eau-de-vie, équipements, vivres, etc. Ce
détail ne finit pas et il est très fastidieux ". Le lende-
main, on tombe enfin d'accord de partir le soir. Mais
quelques Iroquois, depuis deux jours en découverte,
reviennent avec sept chevreuils, invitent " leurs frères
à faire festin, et voilà le parti relâché. A demaiu le
départ ". Le 15, nouveau contre-ordre. " Les sauvages
qui devaient partir ce soir ne partent plus ; la destina-
tion même du détachement est changée ". Au lieu de
se diviser en deux bandes pour suivre des directions
voisines, " ils veulent aller tous ensemble et par le lac
Saint-Sacrement... On dit que le départ est fixé à
cette nuit. Mais c'est un on-dit, et le caprice des sau-
vages est bien de tous les caprices possibles le plus
capricieux " ^. Pour le succès des opérations, il était
important que ces auxiliaires utiles mais dangereux
apprissent un peu à obéir, et reçussent quelques leçons
de discipline. Sans doute il fallait y mettre des formes.
Montcalm devait bientôt, si l'on en croit des témoi-
gnages dignes de foi, passer maître dans l'art de manier
ces esprits farouches et mobiles. Et dès cette première
campagne, il semblait avoir assez bien réussi à les
dominer, à leur inspirer du respect et de l'admiration.
En tout état de cause, le passage de la lettre de Vau-
1 Journal de Bougainville, 12-16 septembre 1756; la
Jeunesse de Bougainville, p. 49.
174 MONTCALM
dreuil, relatif au mécontentement des sauvages, dénotait
chez son auteur beaucoup d'aveuglement, de crédulité,
ou de malveillance.
Le réquisitoire du gouverneur se terminait comme
suit : " Je maintiendrai toujours la plus parfaite union
et intelligence avec M. le marquis de Montcalm ; mais
je serai obligé, la campagne prochaine, de prendre des
arrangements pour que nos Canadiens et sauvages
soient traités avec le ménagement dont leur zèle et
leurs services les rendent digaes."
Nous avons longuement cité et commenté cette lettre
du 23 octobre 1756, parce que jusqu'ici nos historiens
canadiens ne l'avaient point signalée, et qu'elle est très
importante, en ce qu'elle révèle l'état d'esprit du gou-
verneur à ce moment. Il n'y avait guère plus de cinq
mois que Montcalm était arrivé au Canada, et Vau-
dreuil lui avait déjà voué une aversion profonde, dont
les dénonciations que nous venons de lire étaient la
preuve manifeste. Montcalm, de son côté, s'était promp-
tement formé du gouverneur une opinion défavorable ;
il le jugeait médiocre et vaniteux, suspectait sa sincé-
rité, et ressentait pour son caractère une antipathie qui,
malheureusement, devait croître de jour en jour.
CHAPITRE VI
L'automne de 1756 — Correspondance de Montcalm avec sa
famille Les fourrures de madame de Montcalm La
claustration hivernale — Ambassade iroquoise Voyage à
Québec, en janvier 1757 — Réunions sociales Mariages
d'oflBcjers et de soldats Maladie de M. de Vaudreuil
Eetour à Montréal — Escarmouches près de Carillon
Une expédition d'hiver contre le fort William-Henry
Froissements entre Montcalm et Vaudreuil Explica-
tions aigres douces Résultats de l'expédition. — Droiture
de Montcalm Le carnaval de 1757 à Montréal Retour
du printemps Une lettre intéressante de Montcalm à
sa femme La prochaine campagne Pénurie d'appro-
visionnements Arrivée des secours de France.
Durant tout cet automne de 1756, Montcalm avait
fidèlement correspondu avec sa famille. Il écrivait
tantôt à madame de Montcalm, tantôt à madame de
Saint-Véran, tantôt à madame du Boulay. Au milieu
de ses mouvements militaires, on le voit, non sans un
singulier intérêt, s'occuper de menus détails d'ordre
matériel. Ainsi le 18 septembre, du camp de Carillon,
il demande à sa mère de faire pour lui certains achats :
" Je vous joins, lui écrit-il, un mémoire de quelques
provisions que je désire de Montpellier ; je vous prie
de voir à ce qu'elles soient bien conditionnées, bien
emballées, et adressez le tout au sieur Gradis, banquier à
Bordeaux. Il faut que ces effets lui soient rendus au
premier février au plus tard, et je souhaite fort n'en
avoir pas besoin. Mais quand même il y aurait paix et
176 MONTCALM
que je m'en reviendrais, envoyez-moi toujours, je m'en
déferais ici : marquez-moi le prix. Ne doutez pas de
mon respect ni de mon amitié, ma mère. J'embrasse la
très chère et ma fille. S'il vous revenait que ma santé
n'est pas trop bonne, soyez tranquille. J'ai écrit aux
ministres et à Paris que les fatigues l'altèrent et qu'il
faut espérer que l'hiver la rétablira. Il faut toujours
écrire ainsi. C'est la sciatique d'un général d'armée. —
Envoyez- moi le compte de ce que cela coûtera en cas
(que) je voudrais revendre." Montcalm voulait évidem-
ment tranquilliser sa mère et sa femme au sujet de sa
santé, mais en réalité les fatigues de la campagne
l'avaient rudement éprouvée. L'aide de camp du général,
Bougainville, informait son frère, quelques semaines plus
tard, que la santé de son chef était " fort dérangée ? "
Ce dernier écrivait lui-même à M. de la Bourdonnaye,
son beau-frère, le 26 septembre : " Ma santé est assez
bonne mais elle a besoin de repos, car elle s'épuise par
le travail." De retour à Montréal, au commencement
de novembre, il envoya à ses chères absentes les der-
nières nouvelles, avant la séquestration hivernale.
Dans sa lettre du 3 novembre à sa femme, il disait -
" J'ai quitté l'armée le 27 octobre pour venir conférer
avec M. le marquis de Vaudreuil avant le départ des
derniers bâtiments. M. le chevalier de Lé vis, chargé de
replier l'armée, doit décamper du 10 au 15. Le fort de
Carillon sera alors en état de recevoir la garnison. Les
sauvages des pays d'en haut paraissent redoubler d'af-
fection depuis la prise de Chouaguen ; les provinces
qui avoisinent la Belle-Rivière sont désolées par nos
partis... Je passerai mon hiver avec le chevalier de
Lévis, qui est bien mon ami. Dites à Monsieur de
MONTCALM 177
Mirepoix ^ qu'il fait toute ma douceur, et il n'y a nul
compliment à cela. Je ne suis pas sans sujets d'hu-
meur, mais je n'en prends pas. Embrassez ma mère
mes filles, aimez-moi tendrement. Au lieu d'un baril
d'anchois et un d'olives doublez cette provision. Je
vous adore ma très chère et je serai au comble de mes
vœux de vous rejoindre en octobre 1757. Ainsi soit."
Cependant la saison rigoureuse s'avançait. Il fallait
clore les paquets pour la France. Et Montcalm envoyait
à sa mère un dernier mot d'affection pour l'année 1736 :
" Je vais donc être, ma mère, six à sept mois sans vous
écrire. Aussi quoiqu'il n'y ait que quelques jours que
j'aie écrit à madame de Montcalm, je veux aussi vous
renouveler les assurances de ma respectueuse tendresse.
Ma santé est bonne, et j'espère que le repos de l'hiver
dont j'avais grand be-oin me fera grand bien. Tout
ce qui est avec moi est en bonne santé. Je compte
passer mon hiver ici sauf un mois que j'irai passer à
Québec lorsqu'on pourra voyager sur les glaces. J'em-
brasse tendrement la très chère, ma fille et notre cher
Massillan. M. de la Corne envoie six belles queues de
martre à Madame de Montcalm ; si elles arrivent à bon
port à Paris, la très chère aura un manchon. Une
autre année, je songerai à en envoyer un à ma fille ;
mais j'aimerais mieux lui porter " ^. Le même jour il
1 — Charles-PierreGaston-François de Lé vis, marquis, puis
duc de Mirepoix, né en 1699, était le cousin du chevalier de
Lévis Après avoir été ambassadeur à Vienne en 1737, lieu-
tenant-général en 1744, ambassadeur à Londres en 1749, il
avait remplacé le duc de Richelieu dans le gouvernement du
Languedoc en 1756.
2 — Lettre à madame de Saint- Vérav, Montréal, 9 novembre
1756.
12
178 MONTCALM
adressait à madame du Boulay quelques lignes où il
ëtait encore question du manchon de madame de Mont-
calm : " Le frère de l'abbé de la Corne ^ lui envoie six
belles queues de martre pour faire un manchon à ma-
dame de Montcalm. Si elles arrivent et qu'il vous
les remette je vous prie de lui faire bien des remercie-
ments de ces politesses ". Après Chouaguen et la
campagne du lac Ontario, après les opérations du lac
Champlain, la formation et la levée du camp de Caril-
lon, la mise en action des troupes, après les préoccupa-
tions militaires, les soucis et les sollicitudes du général
d'armée, on aime à voir l'époux et le père se réjouir à
la pensée que sa femme et sa fille pourront faire admi-
rer bientôt dans les cercles de Montpellier leurs belles
fourrures canadiennes.
Le 23 novembre, Montcalm écrit dans son journal :
*' Les trois derniers bâtiments pour la France, savoir :
VAhénaquise, frégate du roi, le Beauharnois et les
Deux-Frères, vaisseaux marchands sont enfin partis
avec les derniers paquets pour la Cour. Le 15 un vent
de nord-est et de la neige avaient fait craindre qu'ils ne
fussent forcés d'hiverner dans les glaces ". Et main-
1 — Joseph-Marie de la Corne, né à Verchères en 1715, fils
de Jean-Louis de la Corne, sieur du Chapt, et de Marie
Pécaudy de Contrecœur. Ordonné prêtre à Rennes vers 1738,
il revint au Canada et fut curé de St-Michel. En 1747, il reçut
la dignité de chanoine de («Québec, et en 1750 il passa en
FranGe, comme député du chapitre, et y demeura jusqu'à sa
mort en 1779. {Notes historiques sur le chapitre de la cathé.
drale de Québec, par Mgr Edmond I^ngevin, Montréal, 1874.;
— Le frère de l'abbé de la Corne, dont il est ici question,
devait être Luc de la Corne, sieur de Chapt et de St-Luc,
capitaine dans les troupes de la marine.
MONTCALM 179
tenant c'est fini ; pendant des mois et des mois, plus
de communications avec la mère-patrie, plus de nou-
velles de la famille et des amis lointains.
Comme nous l'avons vu, Montcalm devait passer
l'hiver à Montréal, sauf un voyage à Québec pour don-
ner un coup d'œil aux troupes cantonnées dans ce gou-
vernement, sous le commandement et la juridiction de
M. de Bourlamaque. Il écrivait souvent à ce dernier,
soit pour les besoins du service, soit pour occuper ses
moments de loisir. Dans une lettre datée du 24 no-
vembre, il lui parlait de deux ofi&ciers des troupes de
Montréal, à qui il avait permis de descendre à Québec, et
il faisait à ce propos les observations suivantes : " J'ai
permis à M. de Solvignac, ainsi qu'à M. de La Mothe,
du régiment de Béarn, d'aller passer quelque temps à
Québec, tous les deux pour leur plaisir ; le premier
parce qu'il est recommandé à M. l'intendant, le second,
pour faire sa cour à madame de Beaubassin, quoiqu'il
m'ait parlé de sa santé. J'ai permis aussi à M. d'Alerac,
parent de M. l'archevêque de Bordeaux, pour être entre
les mains d'Arnoux ; ^ il y a de l'étoffe en lui pour faire
un joli sujet. Cependant, avec un air et des propos
qui vous séduiront, c'est une mauvaise tête ; je lui ai
promis ^ de m'occuper de sa santé, de le former et de
lui faire tâter de la prison. Quant à présent, il est
totalement aux ordres d'Arnoux, et s'il ne se conduit
pas très bien, sur les plaintes d'Arnoux, mettez-le moi
en prison. Si je permets à d'autres d'aller à Québec, je
1 — Chirurgien-major des troupes.
2 C'est-à-dire " J'ai promis à l'archevêque de Bordeaux.*
Il me semble que c'est le sens le plus naturel.
180 MONTCALM
VOUS écrirai ; je ne doute pas que ces messieurs, dans
les vingt-quatre heures ne vous rendent leurs devoirs ;
s'ils y manquaient, je ne suis pas en peine que voua les
mettiez dans la règle. S'ils profèrent le seul mot de
logement pour Québec, faites-les repartir, tout comme
s'il y avait la moindre chose à dire à leur conduite".
Puis après avoir parlé de diverses questions de disci-
pline et de conduite pour les troupes, Montcalm ajoutait :
" M. le chevalier s'amuse fort ici. Il passe sa vie avec
sa société chez Madame de Pénisseault. Il a été d'un
grand souper chez M. Martel. Pour moi, je joue au
trictrac, et je fais whist chez mon général, Madame
Vàrin, larement, madame d'Eschambault ". Dans une
autre lettie, écrite le lendemain à Bourlamaque, nous
trouvons cette note : " Je vous prie, monsieur, de dire
à M. de Solvignac que M. l'Intendant paraît craindre
que le séjour de l'hiver à Québto ne fût dispendieux.
Aussi quand lui et M. de La Mothe auront passé le
temps des plaisirs à Québec, il faudra bien songer à
venir faire carême dans ce triste gouvernement de Mont-
réal pour, suivant les règles, faire Pâques avec son curé ".
Les dernières semaines de 17ô6 furent marquées par
une ambassade solennelle des Cinq-Nations. Le 27
novembre au soir, arrivait un premier détachement de
cent quarante Onnontagués et Goyogouins, y compris
les femmes et les enfants. Car nos tribus indiennes ne
se bornaient pas à un seul porte-parole, dans ces mis-
sions diplomatiques auprès des gouverneurs. Généra-
lement toute une bande venait assister aux conférences
avec Ononthio. L'ambassade fut reçue une première
fois par M. de Vaudreuil, le 28 novembre, à trois heures
de l'après-midi ; MM. de Montcalm et de Lévis étaient
MONTCALM 181
présents. L'orateur sauvage, qui prit la parole, après les
compliments d'usage, et l'annonce d'un second détache-
ment composé de Tsonnontouans et d'Oaneyouts, mani-
festa discrètement sa surprise de ce que la députation
n'eût pas été reçue avec le cérémonial habituel. Les
envoyés iroquois étaient d'ordinaire l'objet d'une éti-
quette spéciale. On chargeait un interprète d'aller au
devant d'eux pour leur offrir des branches de porce-
laine de la part du gouverneur, et on les saluait de cinq
coups de canon. M. de Vaudreuil dut leur expliquer
qu'il y avait un malentendu quant à la date de leur
arrivée à Montréal. Ils furent bientôt suivis par les
délégués Tsonnontouans et Onneyouts, et pendant tout
le mois de décembre il y eut une série d'audiences et
de cérémonies que Montcalm raconte au long dans son
journal. " Cette ambassade coûtera fort cher au roi,
écrit-il, mais ce sont des dépenses inévitables et néces-
saires." Les " ambassadeurs " étaient les hôtes d'Ooon-
thio, et il fallait les fêter plantureusement. Un de leurs
porte-parole, faisant allusion au retard de leur voyage,
insinua adroitement " qu'ils n'avaient compté ne rester
que quatre jours, qui pourraient bien devenir quatre
mois, mais qu'heureusement ils étaient chez un bon
père qui ne les laisserait pas manquer." Cette impor-
tante délégation montrait quelle impression avait pro-
duite sur les tribus indigènes la victoire de Chouaguen
et le succès des armes françaises durant la dernière
campagne. Outre les Iroquois des Cinq-Cantons et
leurs frères domiciliés, des députés Népissings7 Abéna-
quis. Algonquins, Poutéouatamis et Outaouais prirent
part aux conseils tenus alors à Montréal. On considéra
cette ambassade comme la plus mémorable que l'on eût
182 MONTCALM
vue jusque là, soit par le nombre des délégués, soit par
l'importance des questions débattues ^.
Les audiences ne prirent fin que le 29 décembre ; et
le 31 M. de Vaudreuil partait avec M. de Lévis pour
Québec. Montcalm passa le Jour de l'An à Montréal,
après avoir, les jours précédents, reçu en audience les
chefs de guerre du Sault Saint-Louis, venus pour le
complimenter. Puis le 8 janvier, il alla rejoindre le
gouverneur dans la capitale de la Nouvelle-France ^.
Il n'y était demeuré que quelques jours, à son arrivée,
le printemps précédent. Cette fois il y revenait
dans la saison la plus brillante et la plus gaie, au
point de vue des relations sociales. La présence de
MM. de Vaudreuil, de Montcalm et de Lévis donna
lieu à toute une série de fêtes et de réceptions. Naturel-
lement le fastueux Bigot se distingua par sa splendeur.
•* M. l'intendant, écrit Montcalm, a tenu un très grand
état e t y a donné deux très beaux bals, où j'ai vu plus
de quatre-vingts dames ou demoiselles très aimables et
très bien mis es. Québec m'a paru une ville d'un fort
bon ton ; et je ne crois pas que, dans la France, il y en
ait plus d'une douzaine au-dessus de Québec pour la
société ; car d'ailleurs, il n'y a pas plus de douze mille
âmes". Malheureusement, dès ce second séjour, il eut
à y constater un mal social dont les ravages devaient
devenir désastreux. Le jeu, et un jeu excessif, était à
l'ordre du jour. Montcalm exprime ainsi dans son
1 — Journal des Campagnes de M. de Lévis, p. 80.
2 — *' Je partis à 8 heures (le 3 janvier) pour Québec avec
M. le marquis de Montcal m , M. le chevalier de Mon treuil, aide-
major-général et M. Marcel, aide de camp. Nous y arrivâmes
le 5 à neuf heures du soir." {Journal de Malartie, p. 94.)
MONTCALM 183
journal le déplaisir qu'il en éprouve : " Le goût décidé
de monsieur l'intendant pour les jeux de hasard, la
complaisance outrée de M. le marquis de Vaudreuil,
les ménagements que je n'ai pu me dispenser d'avoir à
deux hommes dépositaires de l'autorité du roi, ont été
cause que l'on a joué indécemment les jeux de hasard,
et même les plus désavantageux, comme le pharaon.
Plusieurs officiers s'en repentiront pendant longtemps,
comme M. Marin» lieutenant en second dans le batail-
lon de la Reine, qui, outre beaucoup d'argent comptant,
a perdu cinq cents louis. La générosité française n'a
pas permis que cet officier fut en peine vis-à-vis ceux
de la colonie qui les lui avaient gagnés; et M. de
Eoquemaure, lieutenant-colonel, a eu le bon procédé de
faire prêter l'argent et d'en répondre ". Cette question
du jeu reviendra ultérieurement.
A Québec, Montcalm eut à s'occuper d'un autre sujet,
celui des mariages contractés par les militaires. Il y
avait déjà porté son attention, avant son départ de
France, en étudiant les instructions données à M. de
Dieskau, qui devaient aussi lui servir de direction. " Il
parait, avait-il écrit dans un mémoire au ministre, que
l'intention de Sa Majesté est que l'on permette aux soldats
qui voudront défricher des terres de rester en Canada.
Je pense que dès à présent on peut leur permettre
de se marier dans la colonie, pourvu que ce soit avec
l'approbation du gouverneur général, qu'ils continuent
leur service jusqu'au temps du retour de leur corps en
France, et que ce soit pour y défricher des terres ou
pour y exercer des métiers utiles dont on y manque-
rait; car il est en même temps du bien de la colonie
de ne pas donner permission pour tout mariage où l'un
184 MONTCALM
de ces deux objets ne serait pas rempli : " Après sou
arrivée ici, nous avons vu que, dans son instruction
aux lieutenants-colonels, il engageait ceux-ci à favori-
ser les mariages de leurs soldats avec des filles d'habi-
tants. Ces encouragements avaient produit un bon
résultat, et Montcalm s'en réjouissait dans son journal :
* Les soldats de nos régiments contractent beaucoup
de mariages, ce qui est utile à la colonie." Quelque
temps après le général pourra écrire au ministre : " J'ai
cm que je ne pourrais rien faire de mieux dans l'intérêt
du royaume et de la colonie que de favoriser les mariages
des soldats. Aussi l'hiver de 1755 à 1756, il n'y a eu
que sept mariages de soldats, et celui-ci quatre-vingts.
Je prends la liberté de vous représenter que lorsque le
Koi retirera ses troupes du Canada, il faudrait que Sa
Majesté donnât une petite gratification à tous les sol-
dats qui voudraient s'y établir et se marier... Nous en
laisserons la plus grande partie. Ce serait d'excellents
colons, de braves d fenseurs de la Nouvelle-France " ^
C'était la politique si énergiquement inaugurée par l'in-
tendant Talon, en favorisant l'établissement au Canada
des soldats du régiment de Carignan, c'était cette poli-
tique intelligente et patriotique dont la tradition se
maintenait après un siècle.
Mais il y avait aussi les mariages des officiers, et sur
ce point Montcalm n'était pas parfaitement satisfait.
Quelques-uns s'étaient mariés sans la permission de leur
famille, et cela pouvait entraîner des conséquences
fâcheuses, voire même l'exhérédation ; il était donc plus
sage de refuser l'autorisation aux officiers en puissance
J — Montcalm au ministre, 24 avril 1759.
MONTCALM 185
paternelle. Montcalm donna un ou deux mémoires sur
cette question au gouverneur général ^ . Dans une lettre
ultérieure qu'il écrivit à M. d'Argenson, nous lisons ce
qui suit : " J'ai trouvé de la disposition dans nos offi-
ciers à faire des mauvais mariages, qui n'étaient pas plus
avantageux pour l'intérêt politique de la colonie que
pour celui du Eoi même. M. de Vaudreuil m'avait
paru les favoriser ; il est entouré de parents de petite
extraction. J'ai remis, à cette occasion, à monsieur le
marquis de Vaudreuil un mémoire. Il a paru approuver
ma façon de penser. Les difficultés que j'ai faites pour
accorder les permissions ont empêché le mariage de
deux jeunes lieutenants mineurs et en puissance de
père, qui ne consultaient que leur passion, et ont arrêté
beaucoup de pareils projets. Je n'ai accordé la permis-
sion qu'à M. de Parfouru, capitaine au régiment de
Languedoc qui a fait un mariage médiocre, mais auquel
son père l'avait autorisé, et un chevalier de Douglas,
capitaine au même régiment, qui a épousé une demoi-
selle de condition, très bien apparentée dans la colonie,
ayant une fortune honnête ". ^
Montcalm remit aussi au gou verneur pendant son
séjour à Québec, un important travail sur " ce qu'on
pourrait faire avant la campagne et pendant le cours
1 — Lettres de Bourlamaque, p. 136; Journal de Montcalm,
p. 146.
2 — Montcalm à d'Argenson, 24 avril 1757 — Arch. prov.
Man. N. F., 2ème série, vol. XIII — M. de Parfouru avait
épousé une demoiselle de Couague dont il sera question plus
loin ; et François-Prosper Douglas avait épousé Marie-Char"
lotte de LaCorne, fille de Louis de Chapt de LaCorne, cheva-
lier, seigneur de Terrebonne. Elle n'avait que quinze ans.
186 MONTCALM
de la campagne avec des modèles d'échelles portatives
s'emboîtant les unes dans les autres, et des bateaux
portant des canons de 12 pour aller attaquer les bar-
ques anglaises sur le lac Saint-Sacrement."
Montcalm passa tout le mois de janvier à Québec.
Vaudreuil en repartit le 26 et tomba dangereusement
malade d'une pleurésie aux Trois-Rivières. On craignit
pour ses jours. Mgr de Poutbriand le recommanda aux
prières publiques, et ordonna une exposition du Saint-
Sacrement et une procession, pour obtenir sa guérison.
L'inq uiétude fut grande dans la colonie, au sujet du
gouvernement, advenant la mort de son chef. Mont-
calm, témoin de ces alarmes, les jugeait excessives,
dans son for intérieur, et confiait cette impression à son
journal : " Les gens peu instruits, y notait-il, ont été
fort inquiets et fort embarrassés de ce que deviendrait
le gouvernement de la colonie, dans le cas delà perte de
M. le marquis de Vaudreuil." Il pouvait bien estimer
rhomme privé, mais il faisait déjà bon marché de
l'homme public. Cependant le gouverneur se rétablit, et
vers le milieu de février, il put se rendre à Montréal, où
Montcalm, était revenu dès le commencement de ce
mois ^.
Durant sa station forcée aux Trois-Rivières, M. de
Vaudreuil avait reçu des nouvelles d'une rencontre
entre un parti anglais et un parti français, près de
1 — •* Le marquis de Vaudreuil est arrivé assez bien réta-
bli de sa maladie, et aussi bien en état de travailler qu'au-
paravant, c'est-à-dire faire peu de chose." (Journal de Mont-
calm, 15 février 1757). On a ici un piquant échantillon de la
causticité de Montcalm.
MONTCALM 187
Carillon. le fameux capitaiDS Rogers ^ était parti de
William-Henry pour faire une reconnaissance vers St-
Frédéric, en évitant, par un détour au milieu des bois
et des montagnes, le fort de Carillon. Il rencontra le
21 janvier un convoi d'une dizaine de traîneaux, veûant
de ce dernier endroit, en captura trois et fit prisonniers
sept des dix-sept hommes d'escorte. Les autres s'échap-
pèrent et allèrent donner l'alarme à Carillon. M. de
Lusignan, qui y commandait, envoya aussitôt un déta-
chement de cent soldats, de quelques volontaires cana-
diens, de tous les cadets de la colonie et d'une bande
d'Outaouais. M. de Basserode, capitaine de Languedoc,
commandait cette troupe ; les sauvages avaient à leur
tête un de nos renommés partisans, Charles de Langlade.
Ce parti s'enabusqua dans les bois sur la route par où
devait repasser celui de Rogers. Vers trois heures de
l'après-midi les Anglais parurent et furent accueillis
par une décharge meurtrière. Rogers parvint à gagner
une éminence où il soutint le feu des Français jus-
qu'à la nuit. 11 réussit à s'échapper à la faveur des
ténèbres en laissant un grand nombre de morts et de
prisonniers ^ .
1 — Robert Rogers, né dans le New-Hampshire, après avoir
fait très probablement la contrebande entre la Nouvelle-
Angleterre et le Canada, était devenu l'un des plus hardis cou-
reura des bois et partisans de l'époque.
2 — Les relations anglaises disent 14 morts et 6 prisonniers ;
les relations françaises, une quarantaine de morts et huit pri-
sonniers, ce qui paraît très exagéré. Quatre des sept prison-
niers faits le matin par Rogers furent délivrés et les trois
autres furent tués dans le combat. Les Français perdirent
huit hommes et eurent dix-huit blessés, dont M. de Basserode.
188 MONTCALM
M. de Vaudreuil avait hâté son retour à Moatréal,
parce qu'il voulait organiser une de ces expéditions
d'hiver dont les Canadiens étaient coutumiers. Il avait
conçu le projet d'envoyer un parti de guerre tenter un
coup de main contre le fort de William- Henry, à la
^ête du lac Saint-Sacrement. Cette expédition fut mal-
heureusement l'occasion de nouveaux dissentiments
entre Vaudreuil et Montcalm. Il parut à celui-ci que
le gouverneur voulait mettre en relief les troupes de la
colonie et les miliciens, au détriment des bataillons
réglés. Ceux-ci ne figuraient dans le parti que pour
une proportion infime ; aucun de leurs officiers supé-
rieurs n'avait été admis au commandement, réservé au
frère du gouverneur, M. de Rigaud, qui avait sous lui^
comme lieutenant, M. de Longueuil. MM. Dumas, Le
Mercier et de Lotbinière étaient les principaux officiers
d'état-raajor, avec le seul M. de Poulhariez, capitaine
de grenadiers au Royal-Roussillon, placé à la tête des
piquets de réguliers. Montcalm avait offert d'aller de
sa personne jusqu'à Carillon; il avait proposé comme
chef de l'expédition soit M. de Lévis, soit M. de Bour-
lamaque ; il avait exprimé l'avis qu'un détachement
peu nombreux serait préférable pour -l'objet qu'on avait
en vue ^. Ses offres et ses représentations avaient été
vaines. Le gouverneur semblait désireux de le tenir à
l'écart et de ne lui communiquer que le plus tard pos-
sible le détail de l'opération projetée. Dans l'entourage
de Montcalm cette manière d'agir provoquait bien des
murmures. L'aide de camp du général écrivait : " M.
le marquis de Montcalm a fait plusieurs fois et par
1 — Journal de Montcalm^ pp. 152, 155.
MONTCALM 189
écrit toutes les représentations que sa charge et les
ordres du Roi le mettent en droit de faire, et auxquelles
la conduite présente ne donne que trop lieu. Mais ses
discours ont le sort des prédictions de Cassandre, et on
ne lui fait pas l'honneur de le consulter. C'est le public
qui, le plus souvent, l'instruit des opérations de guerre
arrêtées par le marquis de Vaudreuil ^." L'aide de
camp n'était ici que l'écho des sentiments de son
chef. Montcalm éprouvait un très vif déplaisir, qu'il
épanchait librement dans son journal : " Ce détache-
ment, y disait-il, paraît avoir été imaginé par un
esprit de prévention, de cabale et de jalousie contre
les troupes de terre, dont on n'a pas jugé à propos d'em-
ployer les officiers supérieurs, ni l'ingénieur, malgré
les représentations réitérées du marquis de Montcalm.
L'objet n'en paraît pas assez déterminé ni assez sûr
pour répondre à la fatigue et à la grande dépense qui en
résultera, et la consommation des vivres, dans les cir-
constances où l'on est d'en manquer, peut occasionner
la perte de cette colonie, si milord Loudon s'assemble
de bonne heure. Ces représentations ont été faites au
marquis de Vaudreuil, qui n'a été touché que de donner
un gros détachement à son frère, de compter pour le
succès sur ^intelligence de M. Dumas, sur la bonne
fortune et les miracles qui jusqu'à présent ont conservé
le Canada malgré les fautes que l'on ne cesse de faire.
Ce détachement coûtera au moins deux cent mille écus,
et suivant beaucoup de personnes sa dépense sera d'un
million, ce qui ne surprendrait pas par la mauvaise
administration et économie, et l'attention où l'on est
1 — Journal de Bougainvillée du 6 au 16 février 1757.
190 MONTCALM
toujours d'enrichir des particuliers aux dépens du roi."
Dans une longue lettre datée du 20 février, Montcalm
faisait aussi à Bourlamaque ses confidences : " Nos offi-
ciers et soldats marchent avec le plus grand zèle. J'ai
fait hier la revue de notre détachement (les piquets des
bataillons) à Laprairie, et j*y ai donné à dîner, et je
vous dirais, si je vous faisais la relation d'un autre»
avec autant de profusion que de magnificence, à deux
tables servies également, faisant trente-six couverts.
Et je joins copie des instructions que j'ai cru devoir
remettre à M. de Poulhariez... M. de Kigaud m'a assuré
qu'il ne savait rien, il me l'a aisément persuadé; il m'a
ajouté qu'on lui donnerait ses instructions cachetées
pour être ouvertes à hauteur de St-Jean ou St-Frédé-
ric. Si cela est, c'est du style de marine transplanté sur
terre ^. Comme j'avais beaucoup écrit je n'avais plus
rien à dire, aussi ne m'a-t-on rien dit. J'ai une lettre
du 12 qui constate par écrit notre bonne volonté et le
refus qu'on en a fait ; cela m'était nécessaire pour dimi-
nuer un peu la surprise où le Roi et son ministre pour-
ront être que deux jeunes et vigoureux officiers supé-
rieurs remplis de bonne volonté n'eussent pas marché. Ce
n'est pas que dans le fond de l'âme je n'en sois bien
aise pour vous autres ; mais je suis nommément en
état de vous rendre justice auprès de M. le comte
d'Argenson, et je l'avais à cœur et je puis en être
1 — Dans la marine, on donnait souvent aux chefs d'esca-
dre ou aux capitaines de vaisseaux des instructions cachetées
qu'ils ne devaient ouvrir qu'en pleine mer. Vaudreuil était
officier de marine, et c'est ce qui explique la boutade de
Montcalm.
MONTCALM 191
dédit ^". Montcalm se défiait évidemment de Vaudreuil.
Le jour même où il écrivait ainsi à Bourlamaque, le
gouverneur lui communiqua enfin ses instructions
données à son frère Eigaud, et dont celui-ci ne
devait prendre connaissance qu'en route. Et Mont,
calm inscrivait cette note dans son journal : " M.
le marquis de Vaudreuil a communiqué à M. le
marquis de Montcalm ses instructions, pour lesquelles
il paraît qu'il a adopté toutes les réflexions de ce der-
nier contenues dans sa lettre du 7 et dans son mémoire
du 12, à la différence que, pour ménager les hommes et
les vivres, le marquis de Montcalm ne voulait que sept
à huit cents hommes au plus, au lieu qu'il en marche
dix-huit cents avec les sacs. Dieu veuille que cela ne
nuise pas aux opérations de la campagne ". /
Malgré le mécontentement qu'il éprouvait des pro-
cédés du gouverneur, Montcalm n'avait rien négligé de
ce qui dépendait de lui pour assurer le succès de l'ex-
pédition. Il avait composé avec un soin spécial les
piquets tirés des bataillons, et ses instructions au capi-
taine Poulhariez ne respiraient que le bien du service.
Elles " portaient que, ce détachement devant être avec
les troupes de la marine, il devait chercher à se distin-
guer ; qu'en toute occasion il (M. de Poulhariez) devait
lui-même obéir à M. de Eigaud, ainsi qu'à M. de Lon-
gueuil; que si cependant il s'agissait de dire son avis
dans le cas d'affaires importantes, il le devrait faire par
écrit. De prendre garde qu'on ne pût reprocher en
aucun cas aux troupes d'avoir molli ou penché du côté
1 — Lettres de Bourlamaque^ p. 142.
192 MONTCALM
timide ; enfin de bien vivre, et dans la plus grande
union, avec la colonie " ^
Tous ces désagréments au sujet de l'expédition contre
William-Henry aboutirent à une explication, provoquée
par Montcalm, entre lui et le gouverneur, et qu'il
raconte comme suit dans une sorte de post-scriptum à
la lettre qu'il écrivait le 20 février à Bourlamaque :
" Le dimanche au soir, depuis ma lettre écrite, M. de
Vaudreuil m'a envoyé par son secrétaire ses instruc-
tions pour M. son frère, et de suite je lui ai communi-
qué l'instruction de M. de Poulhariez, doLt j'avais une
copie toute faite; jusque et inclus l'article marqué
dans votre copie par une croix. Cela a donné lieu
après dîner à une très longue conversation, où je sou-
haite pour le bien du service que sa conduite à venir
me prouve la vérité de ses paroles ; pour moi je lui ai
parlé avec vérité et fermeté, sans nommer personne de
ceux qui s'occuperaient, pour mériter sa confiance, à
détruire celle qu'il pourrait avoir en moi, de la néces-
sité où j'étais de lui faire part de mes réflexions et de
mes opinions ; mais que, en même temps, il me trouve-
rait toujouis porté à l'aider des moyens pour les succès,
lors même que son opinion, qui doit toujours prévaloir,
serait différente de la mienne ; mais que j'osais me
flatter que la confiance dont M. le garde des sceaux
m'avait flatté semblait me devoir faire espérer qu'il me
communiquerait plus à l'avance ses projets, et que, si
la connaissance du pays, de ses ressources, du genre de
1 — Mémoire du Canada, (Manuscrit de la bibliothèque
impériale de St-Pétersbourg). Nous donnerons plus loin quel-
ques détails au sujet de ce manuscrit.
MONTCALM 193;
guerre lui donnait une supériorité dans ses vues, il
devrait croire que je pourrais le seconder dans les détails
et dans les moyens. Cette explication est passée assez
honnêtement et a fini par une proposition de manger
un mufle d'orignal après demain. Je lui ai dit aussi
qu'il ne devait pas trouver extraordinaire la chaleur
que j'avais mise pour offrir vo3 services et les miens,
que j'approuvais son choix ; mais que je me devais
et à vous autres, Messieurs, de ne laisser aucune équi-
voque sur notre zèle, et que je lui saurais gré d'en
rendre compte au ministre, et d'y ajouter même que
j'en avais eu de l'humeur qui n'avait rien ralenti de
mon zèle pour le succès."
L'expédition commandée par M. de Rigaud fut aussi
heureuse qu'on devait l'espérer. Car un optimisme
aveugle seul aurait pu compter sur la prise d'une place
forte comme William-Henry par un coup de main. Le
détachement, marchant en quatre divisions, partit de
St-Jean, les 20, 21, 22 et 25 février i. Le 5 mars,
1 — Journal de Mnntcalm., p. 154 Voici quel était Téqui-
pement des troupes. On avait donné à chaque homme une
capote, une couverte, un bonnet de laine, deux chemises de
coton, une paire de mitasses, une culotte et un caleçon, deux
écheveaux de til, six aiguilles, une alêne, un batte-feu, six
pierres à fusil, un couteau-bûcheron, un peigne, un tire-
bourre, un casse-tête, deux paires de chaussons, deux cou-
teaux siamois, une paire de mitaines, un gilet, une deuii-cou-
verte à berceau, des nippes pour les souliers, deux paires de
souliers en peau de chevreuil, une peau de chevreuil | assée,
deux colliers de portage, une traîne à chaque oflScier, une
traîne d'éclisse pour chaque soldat, une paire de raquettes
un prélart pour chaque officier, et un prélart de q-iatre en
quatre soldats, une peau d'ours. (Ihid).
13 .1 ■
194 MONTCALM
toute la petite troupe était rendue à St-Frédéric où elle
fit une halte de deux jours. Le 9 elle arrivait à Caril-
lon, et elle y séjournait six jours à cause du retard
dans les vivres et du mauvais temps. Le 15 elle se
rendait au lac Saint-Sacrement. Le 16 elle s'engageait
en cinq colonnes, sur le lac glacé, et arrivait le 18 à
une lieue et demie de la place. M. de Eigaud aurait
voulu lui livrer assaut et essayer de l'emporter par esca-
lade, au moyen des échelles dont on était muni. Il en
donna même l'ordre. Mais, après deux reconnaissances
faites par MM. Poulhariez, Dumas, Le Mercier, de Ray-
mond et Savournin, il en comprit l'impossibilité. La gar-
nison du fort, composée de quatre à cinq cents hom-
mes, avaient eu l'éveil, et le canon des remparts com-
mença à tirer. Dans la nuit du 18 au 19 mars, M. de
Eigaud essaya de faire incendier les barques et les cons-
tructions extérieures, mais vainement, les matières com-
bustibles dont on se servit n'étant pas en bon état.
Durant la journée du 19 on entretint contre l'ennemi
un feu de tirailleurs. Et le soir on essaya de nouveau,
avec succès, cette fois, de brûler les barques, les han-
gars, tout ce qui se trouvait hors de l'enceinte fortifiée.
Bientôt la nuit fut illuminée par l'incendie dont Wil-
liam-Henry était entourée comme d'une ceinture flam-
boyante, devant laquelle pâlissaient les constellations
qui scintillaient dans l'azur profond d'un ciel d'hiver.
Le 20 mars, un dimanche, M. de Rigaud fit contre la
place une démonstration destinée à effrayer les Anglais.
Tout le détachement défilant en ordre, avec ses échelles
d'escalade, à l'extrémité du lac, vint s'arrêter en face du
fort, hors de la portée des canons. Et M. Le Mercier
fut chargé d'aller sommer la garnison de se rendre. ^Le
MONTCALM 195
major Eyre, le commandant anglais, répondit qu'il
entendait résister. Et nos troupes regagnèrent leur
camp, après avoir dirigé contre la place un feu de mous-
queterie. On brûla encore des hangars et un petit for-
tin. Le 21, une tempête de neige empêcha toute action.
Le 22, on acheva l'œuvre destructrice. Il restait à brû-
ler une barque percée pour seize canons, qui était encore
sur le chantier. Un officier partisan, M. Wolf, réclama
l'honneur d'aller y mettre le feu, sous le canon du fort.
Il exécuta, avec vingt volontaires, cette entreprise har-
die où furent tués deux soldats de Languedoc, et bles-
sés trois soldats de Eoyal-Roussillon, Languedoc et
Béarn. Enfin, le 23, le détachement reprenait le che-
min de Carillon, laissant derrière lui des monceaux de
cendres et de ruines fumantes. Longtemps, sa longue
colonne parut aux yeux de la garnison, qui contem-
plait ce spectacle du haut des remparts de William-
Henry, comme un sombre et gigantesque serpent ondu-
lant sur la surface immaculée du lac. On avait brûlé
aux ennemis trois cent cinquante bateaux ; quatre
barques armées, plusieurs galères à cinquante rames ;
un fort de pieux et des hangars contenant quatre mille
quarts de farine, des vivres de toute espèce, des fusils,
des sabres, l'habillement de l'armée et des ustensiles de
campagne ; plusieurs maisons ; les hôpitaux ; un mou-
lin à planches et une énorme quantité de bois de chauf-
fage et de construction ^.
1 _ Vaudreuil au ministre, 22 avril 1757 — Au retour, la
réflexion du soleil sur la neige frappa d'ophtalmie, pour deux
ou trois jours, un tiers environ du détachement ; phénomène
dont furent aussi victimes des soldats de Bonaparte dans les
sables du désert, lors de l'expédition d'Egypte.
196 MONTCALM
Les résultats de l'expédition éta^'ent appréciables. Au
cœur du plus rude hiver, à travers les glaces et les
tempêtes, franchissant, raquettes aux pieds, des déserts
de neige, bivouaquant à la belle étoile par un froid
boréal \ nos intrépides partisans étaient allés, à soix-
ante lieues, frapper sur Fennemi un coup qui lui infli-
geait des pertes immenses, et lui enlevait tout le fruit
de ses vastes préparatifs pour les opérations sur le lac
Saint-Sacrement. Ses mouvements se trouvaient para-
lysés de ce côté, d'ici à plusieurs mois, avantage inap-
préciable pour la colonie française. Montcalm avait
bien pu critiquer la manière dont Vaudreuil avait orga-
nisé l'entreprise, et se trouver blessé de ce qui lui avait
paru un acte malveillant envers lui et les troupes
de terre. Mais il avait trop de droiture pour ne pas
reconnaître les résultats acquis. Le 24 avril il écrivait
au ministre de la marine : '• Ce succès est d'autant
plus important pour la colonie que les ennemis étaient
eu état de se mettre dans cette partie en campagne
avant nous. Il faut espérer que leurs opérations en
seront retardées, et que les Canadiens, qui sont ici
laboureurs et soldats, auront le temps de faire leurs
semences. Ce détachement a servi de plus à s'assurer
exactement de la position du fort George. Les Cana-
diens ont été étonnés de voir que nos officiers et soldats
I — Montcabn écrivait au ministre le 24 avril : " L'hiver a
été des plus rudes. I^e fleuve Saint Laurent a été pris «lepuis
les premiers jourd de décembre et l'est encore au 8 avril pour
y passer en traîneaux. Le thermomètre qui, l'année 1709, n'a
été en France dans le plus grand froid qu'à 19 degrés, a été
plusieurs fois à 27, souvent de 18 à 20, et presque toujours
de 12 à 15. 11 y a eu une quantité étonnante de neige."
MONTCALM 1&7
ne leur ont cddé en rien dans une guerre et un genre de
marche auxquels ils n'étaient pas accoutumés. Il faut
en effet conveair qu'on n'a point d'idée en Europe
d'une fatigue où l'on soit obligé pendant six semaines
de marcher et coucher quasi toujours sur la neige et
sur la glace, être réduits au pain et au lard et souvent
traîner ou porter des vivres pour quinze jours ^"
Si l'on veut une expressioa d'opinion encore plus
intime, voici ce que Montcalm écrivait à sa femme :
" J'avais travaillé au dernier projet, et il pourrait être
plus considérable, quoiqu'il ait été avantageux. Je ne
voulais même que trois cents hommes. M. le chevalier
de Lévis s'en fût chargé avec M. de Bourlamaque.
Cependant c'a été bien et en bonnes mains : le frère du
gouverneur général qui me comble de politesses : il l'a
cru (plus) accoutumé aux marches d'hiver 2." On voit
par ces lignes, où il parle cœur à cœur, que, malgré les
sujets de plainte qu'il croyait avoir, l'esprit de justice
l'emportait chez lui sur la prévention ^.
1 — Collection de manuscrits^ vol. IV, p. 94.
2 — Montcalm à sa femme, 16 avril 1757.
3 — Dans l'état major des troupes de terre, tout en recon-
naissant l'importance des résultats obtenus, on discréditait
l'expédition au point de vue strictement militaire. Bougain-
ville écrivait dans son journal : " Le succès q x'on a eu dans
cette expédition est une preuve que le marquis de Montcalm
était fon lé à ne vouloir qu'un détachement de 6 à 800 hom-
mes au plus. Ils eussent rempli les mêmes objets avec plus
de gloire, occasionné moins de dépenses et moins de consom-
mation dans les vivres, et l'on pouvait être en état d'opérer
à la première navigation. Il semble qu'à vouloir faire la som-
mation au commandant, elle ne devait avoir lieu qu'après
avoir brûlé tousl«3 dehors, y mettra ua ton plus ferme, ne pas
parler d'escalade et parler de réduire le fort en cendres et
198 MONTCALM
Les préoccupations militaires n'empêchaient pas les
distractions sociales et les divertissements d'aller leur
train, durant l'hiver de 1757. La présence du gouver-
neur général, de Moutcalm, de Lévis, d'un nombreux
personnel d'officiers, donnait à Montréal beaucoup d'ani-
mation. Les bals, les dîners, se succédaient ; jamais
la société moûtréalaise n'avait vu aussi brillant car-
naval. L'intéressante correspondance de Montcalm
avec Bourlamaque nous tient au courant de la chro-
nique mondaine, aussi bien que des nouvelles d'ordre
plus grave. Par sa haute position le général était
obligé de recevoir beaucoup, afin de faire honneur à son
rang. " Depuis que je suis ici, lisons-nous dans sa lettre
du 24 février, je passe ma vie à donner des grands
dîners de quinze ou seize personn es, et parfois souper
aussi nombreux sans en être plus gaillards. Il faut
souhaiter que l'hiver prochain on en puisse faire qui
passer la garnison au fil de Tépée. Les Anglais ne manque-
ront pas de vouloir faire regarder dan^ les papiers publics
cette sommation faite avec un aussi gros détachement, et sui-
vie de deux jours de séjour devant leur fort, comme la levée
d'un siège. Il est même à craindre, telle importante que soit
l'opération, qu'on ne la croie en Europe au-dessous de la
dépense, et de ce que pourrait remplir un détachement de
1,600 hommes, détachement qui, pour l'Amérique, devait être
regardé comme une véritable armée." (Journal de Bougain-
ville). Ce passage est reproduit textuellement dans le jour-
nal de Montculm.
Lévis, de son côté, écriva t dans le sien : '* M. le chevalier
de Lévis remitun mémoire à M. de Vaudreuil pour lui démon-
trer l'impossibilité de ce projet... Cette expédition coûta
beaucoup ; il fallut équiper j cela dévasta les magasins et fit
une consommation de vivres considérables." (Journal de
Lévis, p. 81).
MONTCALM 199
puissent dédommager. Dimanche j'avais rassemblé
des dames de France, hors madame de Parfonru, qui
m'a fait l'honneur de me venir voir, il y a trois jours ;
et, en la voyant, je me suis aperça que l'amour avait
des traits de puissance dont on ne pourrait pas rendre
raison, non pas par l'impression qu'elle a faite sur mon
cœur, mais bien par celle qu'elle a faite sur son époux.
Mercredi, une assemblée chez madame Varin \ jeudi,
un bal chez le chevalier de Lévis, qui avait prié
soixante-cinq dames ou demoiselles. Il n'y en avait
que trente, autant d'hommes qu'à la guerre.. La salle
bien éclairée, aussi grande que celle de l'intendance,
beaucoup d'ordre, beaucoup d'attention, des rafraîchis-
sements en abondance toute la nuit, de tout genre et de
toute espèce, et on ne se retira qu'à sept heures du matin.
Pour moi qui ai quitté le séjour de Québec, je me cou-
chai à bonne heure. J'avais eu cependant ce jour là
huit dames à souper, et ce souper était dédié à madame
Varin. Demain, j'en aurai une demi-douzaine. Je
ne sais encore à qui il est dédié, je suis tenté de
croire que c'est à la Rochebaaucour. Le galant chevalier
nous donne encore uti bal. Le public prétendait que
nos aides de camp voulaient en donner un mardi ; je
leur ai conseillé d'attendre après Pâques, et après le
succès du parti, et il en sera plus convenable alors de
donner des marques publiques de sa joie." On voit,
par plusieurs passages de cette lettre, que le séjour de
Québec avait plus de charmes pour Montcalm que
1 — M. Varin était cotnmissaire ordonnateur de la marine
à Montréal ; il avait épousé à Montréal, en 1733, Charlotte de
Beaujeu, fille de Louis de Beaujou, chevalier de vSt- Louis,
major dans les troupes de la colonie.
200 MONTCALM
celui de Montréal. Durant les trois ou quatre semaines
qu'il avait passées en janvier dans la capitale de la
Nouvelle-France, il y avait noué des relations agréa-
bles, et il espérait y retourner pour plus longtemps
Tannée suivante.
L'accomplissement de tous ses devoirs officiels et
sociaux n'empêchait pas la pensée de Montcalm de s'en-
voler souvent vers la France, vers ce Montpellier qu'il
aimait, où sa mère et sa femme trouvaient si longs et
si pénibles les jours d'absence. A elles aussi il racon-
tait les menus faits de sa vie, et il envoyait d'amu-
santes esquisses canadiennes. Le printemps approchait,
et avec lui le moment où l'on pouvait espérer faire par-
tir des lettres pour l'Europe. Et le général reprenait
sa causerie épistolaire avec sa famille : *' Si je pouvais,
ma très chère et bien aimée, écrivait-il à sa femme,
recevoir de vos nouvelles et de celles de ma mère, je
trouverais moins affligeant mon éloignement ; mais
d'imaginer que depuis une lettre du 5 mai (1756) je
n'en ai reçu et je n'en recevrai que du 10 au 15 du
prochain, est dur. Cettre lettre est destinée à passer à
la première navigation par Louisbourg. Si elle vous
arrive avant celle que je vous écrirai directement,
je vous prie de la communiquer à nos trois sœurs
.... Je n'écris qu'à vous, à notre mère, à Mole, à
Chevert, et aux trois ministres à qui je dois écrire.
" Ma santé assez bonne, malgré beaucoup de travail,
surtout d'écriture. Estève, mon secrétaire, se marie :
beau caractère, bon orthographe, écrivant vite. Je lui
procure un bon emploi, et le moyen de faire fortune,
s'il veut. Il fait un meilleur mariage qu'il ne lui appar-
tient. Malgré cela, je crains qu'il ne le fasse pas comme
MONTCALM 201
un autre : fat, frivole, joueur, glorieux, petit maître,
dépensier. J'ai toujours Marcel, des soldats copistes
dans le besoin. Je voudrais faire quelque chose de
Plantin, qui se porte bien, ainsi que Reboul, que j'ai
tenu un mois au cachot ; c'est le protégé de M. de
Quinson. Tous les soldats de Montpellier se portent
bien, hors le fils de Pierre, mort chez moi. Tout est
hors de prix. Il faut vivre honorablement, et je le fais.
Tous les jours, seize personnes. Une fois tous les quinze
jours chez le gouverneur général, et M. le chevalier de
Lévis, qui vit aussi très bien. Il a donné trois beaux
bals. Pour moi jusqu'au carême, outre les dîners, de
grands soupers de dames trois fois la semaine. Le jour
des dévotes prudes, des concerts. Les jours des jeunes,
des violons d'hasard, parce qu'on me les demandait ;
cela ne menait que jusqu'à deux heures après minuit,
et il se joignait, l'après souper, compagnie dansante,
sans être priée, mais sûre d'être bien reçue, à celle qui
avait soupe. Fort cher, peu amusant et souvent en-
nuyeux. A Québec, où nous avons passé un mois, ma
maison m'avait suivi sur les glaces, et j'y ai vécu sou-
vent chez l'intendant, en des fêtes. Vous connaissez
ma maison : je l'ai augmenté d'un cocher, un frotteur,
un garçon de cuisine, et j'ai marié mon aide de cuisine,
car je travaille à peupler la colonie. Quatre-vingts
mariages de soldats cet hiver, et deux officiers. Ger-
main a perdu sa fille, il a épousé mieux que lui : bonne
femme, mais sans bien, comme toutes. J'aime beau-
coup mon galant chevalier de Lévis. Le choix de Bour-
lamaque est bon : homme froid, de l'esprit. Bougain-
ville : du talent, la tête et le cœur chauds, cela mûrira.
Je suis bien avec les troupes de terre et de la colonie
202 MONTCALM
que je traite également par les politesses. Nous avons
ici force Languedociens, surtout de Béziers. En voici les
noms, vous pouvez répondre de leur santé : Estor^
Mazerac, d'Aureillan, Servier, Beaumavielle, Bernard,
etc. M. de Brassac verra que je n'oublie pas mes amis,
" Ecrivez à Madame Cornier, à Saint- Hippolyte, que
j'aime fort son mari; qu'il a passé l'hiver avec moi,
quoique son régiment fût à Québec ; qu'il se porte à
merveille et qu'il attend la paix avec autant d'impa-
tience que moi. J'embrasse mes filles et j'assure ma
mère de toute ma tendresse et de mon respect. Je ne
vis que par l'espoir de vous rejoindre tous. Cependant,.
Montréal vaut Alais, dans les temps de paix, et mieux
par le séjour de la généralité, car le marquis de Vau-
dreuil n'a aussi passé qu'un mois à Québec. Pour Qué-
bec, comme les meilleures villes du royaume, quand on
en a ôté une dizaine, moins que Montpellier, mieux:
que Béziers, Nîmes, etc. Le climat sain, le ciel pur, un
beau soleil, ni printemps, ni automne, hiver et été,
juillet, août, et septembre comme en Languedoc et au
camp de Carillon où l'on est plus au sud comme à
Naples. Des jours de poudrerie l'hiver, insupportable,
où il faut restés enfermés. Les dames spirituelles,
galantes, dévotes ; à Québec, joueuses, à Montréal con-
versations et danse. Et mes amis les sauvages souvent
insupportables et avec qui j'ai autant de patience que
de flegme m'aiment beaucoup.... Si je n'étais pas une
espèce de général, quoique très subordonné au gouver-
neur général, qui a comme de raison la voix décisive et
prépondérante, je pourrais vous bavarder des projets de
campagne, qui commencera vraisemblablement à s'ou-
vrir du 10 au 15 mai, dans la frontière du lac Saint-
MONTCALM 203
Sacrement ; mais les généraux apprennent ce qu'ils ont
fait, et jamais ce qu'ils projettent, d'autant qu'ils sont
incertains.... Adieu, mon cœur, je vous adore et vous
aime. J'embrasse mes filles, ma mère ^ ". Ces croquis
rapides, jetés sur le papier d'une plume si alerte, nous
semblent pleins de charme.
La gaieté qu: animait les cercles montréalais, en
dépit des préoccupations naturelles à l'approche d'une
campagne pleine de hasards, fut accrue au printemps par
l'arrivée d'un élégant contingent québecquois. " Mes-
dames de St-Ours, de Beaubassin et mesdemoiselles de
Longueuil, de Drucour ^ sont arrivées hier soir ", écri-
vait Montcalm à Bourlamaque le 14 mai. Et quelques
jours plus tard : " Madame de Barante ^ se porte bien,
1 — A madame la marquise de Montcalm, à Montpellier ;
Montréal, 16 avril 1757.
2 — Madame de St-Ours était fille de Louis-Henri Des-
champs de Boishébert, seiizneur de la Rivière-Ouelle ; sœur
de madame Tarieu de la Naudière et de Charles de Boishé-
bert, oflScier partisan qui guerroya pendant plusieurs années
en Acadie. M. de St-Ours et M. de la Naudière étaient tous
deux officiers dans les troupes de la marine Madame de
Beaubassin était fille de Jean Jarret de Verchères, seigneur
de Verchères. Sa mère, Madeleine d'Ailleboust, devenu veuve
en 1752, s'était remariée en 1756 au sieur de Langy, enseigne
dans les troupes de la colonie, l'un des plus vaillants oflSciers
d'avant-garde qu'il y eut en Canada. Mademoiselle de Ver-
chères avait épousé en 1751 Pierre Hertel, sieur de Beaubas-
sin. On verra que Montcalm recherchait particulièrement
sa société Mesdemoiselles de Longueuil étaient les filles du
lieutenant de roi à Québec, et mesdemoiselles de Drucour pro-
bablement celles du commandant de Louisbourg.
3 — Madame de Barante, nous l'avons vue au chapitre
troisième de ce livre, était née Anne-Marguerite Soumande.
Par sa mère, Jacqueline-Marguerite LeVerrier, elle était la
204 MONTCALM
elle m*a promis de faire l'honneur de raa mai- on jeudi ;
et madame de Beaubassin me compte un major géné-
ral Pour m'être mis à parier un peu tard pour
les nouvelles de France, je perds comme un autre. Le
souper de madame de Beaubassin a été fort gai ; on y
a bu les santés de la rue du Parloir et celle du général
de Carillon ^ Il faudra ces jours-ci donner un dîner,
qui sera un peu plus sérieux à madame de Saint-Ours...
M. le marquis de Vaudreuil envoya, hier, éveiller à
quatre heures et demie M. le chevalier de Lévis pour
aller demander à dîner à M. de Senezergues. La pluie
fit changer ce projet en celui de faire un petit dîner fin
de huit personnes chez le chevalier de Lévis. J'y
fus invité, mais j'avais du monde prié de la veille, et
le major-général ^ me remplaça. Bougainville a passé
la journée du lundi délicieusement à l'île Sainte-Hélène ;
celle de mardi dévotement à la Montagne ^. J'y fus
à quatre heures, et j'eus la complaisance d'y dîner au
réfectoire à cinq heures trois quarts ".
Cependant le moment d'entrer en campagne était
arrivé. Les rayons plus chauds du soleil printanier
étaient venus délivrer lacs et rivières de leur prison de
glace. Dès le 11 avril, Montcalm notait le dégel dans
petite-fille de madame la marquise de Vaudreuil, mariée en
premières noces à François Le Verrier, capitaine dans les
troupes de la marine. Madame de Barante, veuve de M.
Coulon de Jumonville, avait épousé en 1755 le capitaine
Bachoie de Barante, du bataillon de Béarn.
1 — "Le général de Carillon, " c'est-à-dire Bourlamaque
lui-même, commandant à Carillon depuis le 23 mai.
2 — M. le chevalier de Mon treuil.
3 — Maison des Sulpiciens.
MONTCALM 206
son journal, et le 20 du même mois il écrivait ; " Les
premiers canots du côté du sud sont arrivés ce matin.
Il fait beau et même chaud, car on passe dans ce climat
très vite de l'hiver à l'été ; on n'y connait pas le prin-
temps... On a commencé les semailles il y a quelques
jours, et on les continue à mesure que la terre se décou-
vre ; elles seront entièrement finies au 15 mai et l'on
sera bien surpris en Europe que les mêmes semences
produisent une récolte en maturité du 20 août au 1er
septembre." Malheureusement on ne signalait aucun
navire de France ; les renforts et les approvisionne-
ments espérés se faisaient attendre, et l'article des vivres
opposait aux préparatifs de la campagne un obstacle
apparemment insurmontable. Le gouvernement de
Québec était menacé de disette. L'intendant avait été
obligé de faire distribuer aux habitants deux mille
minots de grain pour ensemencer leurs terres, et l'on
craignait de manquer de farine, passé le 14 mai ^
Il fallait en faire descendre du gouvernement de Mont-
réal, un peu moins pauvre en blé. Cette pénurie para-
lysait les opérations, car on ne pouvait mettre les
troupes en mouvement sans les approvisionner. M. de
Montcalm avait proposé d'envoyer dans les paroisses de
la région montréalaise un officier avec mission de faire
une recherche du blé et du lard que les habitants pour-
raient céder au roi. Cette mesure ne fut pas immédia-
tement adoptée.
Le plan de campagne de cette année avait pour
objectif la frontière du lac Saint-Sacrement. Le gou-
verneur voulait réunir à Carillon une armée aussi
1 _ Journal de Montcalm.
206 MONTCALM
nombreuse que possible pour tenter le siège du fort
William-Henry. Dans les premières semaines de mai
il avait donné des ordres pour la concentration des
troupes. Le 8, M. de Bourlamaque partait pour Carillon.
Les bataillons de Béarn et de Eoyal-Roussillon l'y sui-
vaient. Guyenne était envoyé de Québec à Chambly
afin de travailler au chemin entre cette place et St-
Jean \ où Desandrouins allait diriger des travaux de
fortification. Les compagnies du bataillon de la Sarre
allaient camper au même lieu, de manière à ce qu'on
pût les expédier au lac Champlain aussitôt que les cir-
constances le permettraient.
Cependant les semaines s'écoulaient, et les voiles
françaises si ardemment désirées ne paraissaient pas
sur le grand fleuve. L'impatience de l'inaction forcée
dévorait Montcalm. " Cette rareté de vivres, écrivait-il,
non seulement arrête tout projet d'offensive, mais peut
nous faire perdre la colonie, malgré les succès de la
campagne dernière, le zèle et la valeur des troupes."
M. de Vaudreuil ordonna de réduire la ration de cam-
pagne sur le pied de celle de garnison, pour le pain et
le lard^. Cette déplorable rareté de vivres justifiait les
observations faites par Montcalm l'hiver précédent, pour
combattre l'envoi d'un détachement trop considérable
contre William-Henry. Le gouverneur, lui-même, le
regrettait ; " On est honteux, confiait Montcalm à Bour-
lamaque, d'avoir fait marcher quinze cents hommes et
d'avoir autant gaspillé de vivres ; articles pour vous
seul ."
1 — Ce fut M. de la Pause, aide-major au bataillon de
Guyenne, qui fut chargé de ces travaux de voirie.
2 — Journal de Moutcalmy p. 201.
MONTCALM 207
Le mois de mai s'en allait, et les vaisseaux de France
n'arrivaient pas. On commençait à parler de manger
du cheval en guise de lard. Montcalm s'énervait dans
l'attente. On sent l'anxiété qui l'étreint, à chacune de
ces notes brèves jetées dans son journal : Dix-sept mai,
nouvelles de Québec ; aucun bâtiment de France en
rivière. Dix-neuf mai ; aucune nouvelle des bâti-
ments de France. Trente-un mai ; nulles nouvelles
des bâtiments en rivière. Neuf juin ; même incer-
titude sur l'arrivée des bâtiments. Mais, ce même
jour, voici un courrier extraordinaire, et le message
qu'il apporte remplit bientôt Montréal d'allégresse. Le
David et le Jason, navires de Bordeaux, chargés de
vivres, d'armes et d'hommes, remontent le fleuve.
Montcalm, qui vient d'écrire à Bourlamaque une
lettre peu optimiste, la rouvre pour griffonner un post-
scriptum d'une toute autre allure. Il lui apprend
que les secours de France arrivent enfin, que toutes
les demandes faites aux ministres en provisions, armes
et troupes, sont accordées. Et il lui donne, en style
télégraphique, un bulletin de nouvelles politiques aussi
importantes qu'imprévues.
CHAPITRE VII
Les nouvelles de France Depuis six mois Evénements
politiques, administratifs et militaires. — L'attentat de
Damiens Intrigues de palais Changement de minis-
tres MM. de Moras et de Paulmy. — Les impressions
de Montcalm — Affluence de sauvages à Montréal L^n
spectacle extraordinaire Mouvements des troupes
On se propose d'assiéger William-Henry. — Lettres de
Montcalm aux nouveaux ministres — Une communica-
tion confidentielle. — Le général commence à parler
de son rappel Ses motifs Sa correspondance avec
madameHérault et avec sa famille. — Les instructions de
Vaudreuil — Au lac des Deux- Montagnes et au Sault-
Saint- Louis.
Pendaat les six liiois de la claustration canadienne,
bien des épisodes intéressants s'étaient passés en France,
bien des changements s'étaient produits, insoupçonnés
par ceux que huit cents lieues d'océan séparaient de la
mère-patrie. Coup sur coup, en parcourant les lettres
de Paris et de Versailles, Montcalm apprenait que
l'alliance entre l'Autriche et la France, conclue le V^
mai 1756, avait eu naturellement pour résultat d'en-
traîner celle-ci dans une grande guerre continentale ;
que la cour et le parlement étaient aux prises, à propos
d'un conflit de juridiction entre les magistrats et le
grand conseil, de l'enregistrement d'édits bursaux, et
de jugements abusifs rendus contre le clergé, en faveur
des jansénistes ; que le roi avait tenu des lits de justice
14
210 MONTCALM
pour vaincre les résistances parlementaires, et rendu
un édit supprimant une chambre des enquêtes et une
chambre des requêtes ; qu'il avait exilé plusieurs magis-
trats ; que M. de Bernis était entré au conseil, et
jouissait d'un grand crédit ; qu'il y avait eu une pro-
motion de huit maréchaux de France ^ ; que Sa Ma-
jesté avait ét^, le 5 janvier 1757, l'objet d'un attentat
dont l'auteur se nommait Damiens ; et enfin que MM.
d'Argenson et de Machault, ministres de la guerre et de
la marine, avaient été destitués le i^"^ février, et rem-
placés par MM. de Paulmy et de Moras.
Cette dernière information affectait particulièrement
les chefs du gouvernement et de l'armée au Canada.
C'étaient leurs supérieurs hiérarchiques qui disparais-
saient, et qui étaient remplacés par des hommes nou-
veaux. D'après les mémoires du temps, il fallait
attribuer leur disgrâce à madame de Pompadour.
Quoique la blessure faite à Louis XV par Damiens fût
sans gravité, le roi avait craint d'abord que l'arme de
l'assassin n'eût été empoisonnée; et, redoutant des suites
fatales, il avait mandé un confesseur et chargé le
Dauphin de présider les conseils. A ce moment, M.
de Machault crut devoir insinuer à la favorite qu'elle
ferait mieux de quitter la Cour. Mais comme il devint
bientôt manifeste que les alarmes de Louis XV étaient
sans fondement, la marquise revit son étoile, un mo-
ment pâlie, briller de son éclat accoutumé ! Elle ne fut
pas lente à faire congédier Machault, dont l'attitude
] C'étaient les maréchaux de Mirepoix, cousin de Lévis,
de Luxembourg, de Lautrec, de Biron, d'Estrées, de Clare, de
Senneterre et de Latour-Maubourg.
MONTCALM 211
l'avait outragée. Et, du même coup, elle réussit à mettre
un terme au long ministère d'Argenson \ coupable de
trop d'empressement à saluer l'aurore d'un nouveau
règne, ou peut-être, si l'on en croit la chronique, de pro-
pos indiscrets sur le roi et sa vindicative maîtresse ,
contenus dans un billet intercepté et mis sous les yeux
du monarque.
Quoiqu'il en soit, le P'" février 1757, M. de Machault
recevait de Louis XV la lettre suivante : " Monsieur,
quoique je suis bien persuadé de vos bonnes intentions,
le3 circonstances présentes m'obligent de vous demander
les sceaux et la démission de votre charge de secrétaire
d'Etat de la marine. Soyez toujours sûr de ma protec-
tion et de mon amitié. Si vous avez des grâces à
demander pour vos enfants, vous pourrez le faire en
tout temps ; il convient que vous vous retiriez quelque
temps à Arnouville ; je vous conserve votre pension de
ministre et les honoraires de garde des sceaux ". Les
termes employés pour signifier cette disgrâce étaient
mesurés et même sympathiques ; tandis que la desti-
tution de M. d'Argenson lui avait été annoncée avec
une sécheresse incroyable, indice d'un vif ressentiment
personnel. " Monsieur, avait écrit le roi, votre service
ne m'étant plus nécessaire, je vous ordonne de me ren-
voyer la démission de votre charge de secrétaire d'Etat
et autres emplois, et de vous retirer dans vos terres."
Montcalm communiquait à Bourlamaque le texte même
des missives royales, dans sa lettre du 10 juin 1757.
La chute de M. d'Argenson l'affectait péniblement.
1 — M. d'Argenson était ministre de la guerre depuis le 4
janvier 1743, ce qui lui faisait quatorze ans d'administration.
212 MONTCALM
Presque toute sa carrière dans Tarmëe s'était faite sous
ce ministre de la guerre, pendant longtemps inamovible,
qui lui avait témoigné de la confiance et l'avait choisi
pour le commandement du Canada. Durant sa longue
administration, d'Argenson avait sans doute commis des
fautes, mais il n'était pas sans compétence et il avait
rendu des services incontestables. Son successeur, M.
le marquis de Paulmy, était le fils de son frère aîné,
l'ancien ministre des affaires étrangères ^. '' Fort aise
d'avoir le neveu, écrivait Montcalm en France ; je
regretterai toute ma vie l'oncle, tout en respectant la
volonté de mon maître." On entend ici l'accent de l'of-
ficier et du noble d'ancien régime, profondément dévoué
à la royauté, même lorsqu'elle se personnifie en un
Louis XV.
Quant à M, de Machault, Montcalm ne pouvait pas
le regretter autant, ayant eu avec lui beaucoup moins
de relations. Cependant, lui aussi avait des qualités
et des aptitudes. Contrôleur général des finances de
1745 à 1754, de plus garde des sceaux en 1750, à ces
dernières fonctions il avait joint celles de ministre de la
marine à partir du 28 juillet 1754. Son administra-
tion n'avait pas été exempte d'erreurs. Les historiens
ont apprécié diversement ses tentatives de réforme
1 — René-Louis, marquis d'Argenson, ministre des affaires
étrangères, avait donné sa démission en 1747. Antoine-René
d'Argenson, marquis de Paulmy, était son fils. Marc-Pierre,
comte d'Argenson, ministre de la guerre destitué par Louis X v^
était le frère de René- Louis. Leur père, Marc-René d'Argen-
son, avait été lieutenant-général de police, président du con-
seil des finances et garde des sceaux. Notre gouverneur,
Pierre Voyer d'Argenson, était de cette famille.
MONTOALM 213
fiscale, et blâmé justement son attitude envers Dupleix,
le héros des Indes. Mais il avait travaillé au relève-
ment de la marine avec intelligence et énergie. La dis-
parition de ces deux ministres, au début d'une guerre
difficile, fut malheureuse. On lit à ce sujet dans les
Mémoires de Duclos : " Trois semaines après (l'attentat
de Damiens), les deux ministres furent exilés par des
intrigues de cour. Jamais on ne prit plus mal son
temps pour renvoyer deux ministres expérimentés, sur-
tout si l'on considère leurs successeurs." Ce qui faisait
mieux accueillir par Montcalm le remplacement de M.
de Machault, c'étaient ses excellentes relations avec la
famille du nouveau ministre. M. de Moras ^, en effet,
était le beau-frère de madame Hérault, protectrice du
premier aide de camp de Montcalm, Bougainville ; et
il y avait des alliances communes entre la famille
Hérault et celle du général '^. Celui-ci pouvait donc
se flatter que le successeur de M. de Machault donne-
rait une attention spéciale à ses communications offi-
cielles ou confidentielles.
1 — M. de Moras avait été auparavant contrôleur général
des finances, en 1756.
2 — Madame Hérault était la fille de M. Jean Moreau de
Séchelles, qui avait été successivement conseiller au parle-
ment de Metz, maître des requêtes, intendant du Hainaut,
intendant militaire en Bohême, et enfin contrôleur général
des finances de 1754 à J756. Une autre fille de M. Moreau
de Séchelles, avait épousé M. de Moras, qui avait succédé à
son beau-père comme contrôleur en 1756. Le mari de ma-
dame Hérault, René Hérault, avait tour à tour exercé les
fonctions d'avocat du roi au Châtelet, de procureur général
au grand conseil, de maître des requêtes, d'intendant à Tours,
de lieutenant général de police, d'intendant de Paris et de
214 MONTCALM
L'arrivée des vaisseaux de France avait amélioré la
situation quant aux approvisionnements. Mais les
besoins de l'armée et l'afiSueDce des sauvages, accourus
à Montréal pour prendre part à la prochaine campagne,
déterminèrent M. de Vaudreuil à donner l'ordre solli-
cité par Montcalra dès le mois de mars. M. Martel,
garde-magasin, envoyé dans les côtes, y trouva de quoi
fournir de rations, pendant un mois, douze mille huit
cents hommes. Ce n'était pas une mince affaire de nour-
rir tous les farouches auxiliaires, que le prestige donné
à nos armes par la chute de Chouaguen avait fait sur-
gir des profondeurs du continent, pour lever la hache
contre les Anglais. Le 22 juin, plus de huit cents guer-
riers indigènes campaient autour de Montréal, et on
attendait encore trois cents sauvages du Détroit. Mont-
calm en faisait dans son journal l'énumération : quatre
cents Outaouais, cent Poutéouatamis, environ quatre
cents Puants, Sakis, Folles-Avoines, et lowas. Ceux-ci
n'avaient jamais encore été vus à Montréal, et leur lan-
gue y était inconnue.
Cette ville offrait en ce moment un étonnant specta-
cle. Dans ses rues et ses places publiques, c'était un
défilé incessant de sauvages en costume de guerre,
armés de lances, d'arcs et de flèches, presque entière-
ment nus ou drapés dans des couvertes de peau de cas-
tor et de boeufs ilUnois, " matachés " de noir, de rouge,
et de bleu, la tête rasée, à l'exception d'une touffe de
conseiller d'Etat. Il avait eu une première femme, née
Ménier-Duret, tante de M. d'Aligre, président à mortier, qui
avait épousé Françoise-Madeleine Talon, mère de madame
de Montcalm.
montcalm 215
cheveux au sommet, dans laquelle étaient plantés des
panaches de plumes multicolores. Un grand nombre
étaient de stature colossale. Et ces géants cuivrés, à
l'air farouche, à la parole gutturale, au tatouage éclatant,
circulaient à travers la ville, sous les regards curieux
des citadins, et se mêlaient aux soldats et aux officiers,
français, dont les brillants uniformes européens produi-
saient un effet de contraste à côté de leur accoutrement
pittoresque. Tantôt, ils s'acheminaient vers le château
pour saluer, avec leurs interprètes, le marquis de Vau-
dreuil, dont l'inlassable patience ne se rebutait point de
ces interminables députations. Tantôt ils allaient en
bande exécuter des danses indiennes devant les résiden-
ces des principaux officiels \ Et ce flot mouvant de
guerriers peints et empanachés, dont l'apparition, au
milieu des monuments et des images de la civilisation,
y apportait l'évocation saisissante de la barbarie, pro-
duisait une impression d'autant plus vivace qu'il était
mis en vigoureux relief par la présence simultaaée
de ces guerriers d'un autre type, qui avaient bataillé
outre-Rhin, franchi les Alpes, et bravé les soleils d'Ita-
lie. Cette rencontre de deux mondes, de deux races, de
deux forces ethniques, présentait un tableau dont le
coloris puissant, l'originale et magnifique étrangeté,
devaient être inoubliables.
Souvent l'eau-de-feu allumait dans ces natures irré-
pressibles la flamme de l'ivresse ; alor.^ on assistait à
des scènes effrayantes, et les campements des sauvages
devenaient de véritables pandémoniums. Les officiers
français se demandaient d'avance comment on pourrait
1 — Journal de Bougainville,
216 MONTCALM
maîtriser et conduire ces hordes effrénées. Voici l'émou-
vante description que Bougainville faisait à son frère de
ces alliés formidables: "Nous aurons 1,800 sauvages, nus,
noirs, rouges, rugissant, mugissant, dansant, chantant
la guerre, s'enivrant, demandant du bouillon, c'est-à-
dire du sang, attirés de cinq cents lieues par l'odeur de
la chair fraîche et l'occasion d'apprendre à leur jeunesse
comment on découpe un humain destiné à la chaudière.
Voilà nos camarades qui, jour et nuit, sont notre ombre.
Je frémis des spectacles affreux qu'ils nous préparent ".
Les mêmes appréhensions se faisaient jour dans sa lettre
du 30 juin à madame Hérault : " Je vous dirai, écri-
vait-il, que nous comptons sur deux sièges et une
bataille, que votre enfant frémit des horreurs dont il
sera forcé d'être témoin. Difficilement pourrons-nous
contenir ces sauvages des pays d'en haut, les plus
féroces de tous les hommes et grands anthropophages
de leur métier. Ecoutez un peu ce que les chefs sont
venus dire, il y a trois jours, à M. de Montcalm , *' Mon
*' père, ne compte pas qu.e nous puissions aisément faire
** quartier à l'Anglais. Nous avons des jeunes gens
*' qui n'ont point encore bu de ce bouillon. La chair
" fraîche les a amenés ici des extrémités de l'univers;
" il faut bien qu'ils apprennent à manier le couteau et
" à l'enfoncer dans un cœur anglais ". Voilà nos cama-
rades, ma chère maman : quelle compagnie, quel spec-
tacle pour un cœur humain ". Un remarquable pres-
sentiment dirigeait en ce moment la plume du premier
aide de camp de Montcalm.
Les Outaouais ou Sauteux, de Michillimakinac,
étaient arrivés les premiers, le 13 juin. Et le 14 ils
étaient venus en audience auprès de Montcalm pour le
MONTCALM 2 l 7
complimenter sur la victoire de Chouaguen, dont leur
imagination avait été vivement impressionnée. La
petite stature du général parut les frapper d'étonnement.
D'après leur primitive conception de la valeur guer-
rière, ils s'attendaient à rencontrer un capitaine de haute
et forte taille. Mais la flamme qui jaillissait des yeux
étincelants de Montcalm leur révéla un grand chef.
" Mon père, lui dirent-ils, quand nous avons entendu par-
ler des grandes choses que tu as faites, nous comptions te
trouver grand comme les plus grands pins des forêts,
mais nous te voyons et nous retrouvons dans tes yeux
la grandeur des pins. Nous te regardons comme un
aigle et tes enfants sont prêts à faire de grandes choses
avec toi." Montcalm répondit que, " sans le manque de
vivres, ils ne l'auraient point trouvé sur sa natte ;
qu'il en arriverait assez tôt de France pour pouvoir
frapper leur ennemi commun, et qu'avec l'aide du
maître de la vie, il espérait exécuter de grandes choses,
avant que le temps de retourner en chasse fût arrivé, et
cependant conserver ses enfants. Il leur rappela aussi
le souvenir de leur ancien père, M. de la Galissonnière,
qui n'était pas grand, mais qui avait exécuté de grandes
choses ^."
Sur ces entrefaites, il était arrivé à Québec une nou-
velle dont s'inquiétèrent beaucoup les habitants de la
capitale. Le Saint-Antoine^ vaisseau chargé pour le
compte du munitionnaire, avait fait en route deux
prises anglaises qui lui avaient valu quatre-vingt
mille livres ; et il apportait des gazettes et des lettres
trouvées à. bord de ces vaisseaux, où l'on parlait d'une
l — Journal de Montcalm^ p. 215.
218 MONTCALM
entreprise maritime contre Louisbourg ou Québec. La
perspective d'un siège, avec toutes ses horreurs, jeta
l'alarme dans la population. L'intendant, l'évêque, le
capitaine Le Mercier, s'exagérant l'imminence du péril,
envoyèrent à M. de Vaudreuil des lettres pressantes,
pour lui conseiller de suspendre tout mouvement vers
le lac Saint-Sacrement, de laisser à Québec le régiment
de la Reine, et de se tenir prêt à secourir cette ville.
Là-dessus Montcalm offrit d'y aller pour dix jours, ou
d'y envoyer le chevalier de Lévis, afin de tranquilliser
les esprits. Mais le gouverneur, convaincu que ces
craintes étaient excessives, se borna à expédier des
instructions spéciales au lieutenant de roi, M. de Lon-
gueuil. Dans une lettre du 18 juin, écrite à Bourla-
maque, Montcalm se moquait avec verdeur de la ner-
vosité manifestée en cette occurrence.
Deux jours aprè^, le général était à Saint-Jean, avec
M. de Lévis; et de là ils allèrent à Chambly pour inspec-
ter les troupes, les travaux sur les chemins militaires
de Laprairie à St-Jean et de Chambly à Sainte-Thérèse,
et les endroits propices aux campements. Tout était en
mouvement pour la campagne. Le 18 juin, le bataillon
de la Reine était parti de Québec pour Chambly. Le
24, Languedoc quittait Montréal et allait camper entre
Saint-Jean et Laprairie. Ce dernier endroit était dési-
gné comme le point de ralliement. A la fin de juin, les
ordres étaient donnés pour le départ des troupes dans
l'ordre suivant: la Reine, le 1" juillet; la Sarre, le 2 ;
Languedoc, le 4 ; Guyenne, le 6. Royal-Roussillon et
Béarn étaient déjà rendus à Carillon avec M. de Bour-
lamaque. Les troupes de la marine avec les milices et
les sauvages devaient se mettre en marche du 8 au 14.
MONTCALM 219
Montcalm écrivait à Bourlamaque qu'il partirait vrai-
semblablement le 13 ou le 14, avec la compagnie des
grenadiers de Guyenne qu'il gardait à cet effet, et il
ajoutait ces détails quant à la composition de l'armée :
" Les six bataillons des troupes de terre ; mille hom-
mes des troupes de la colonie (ou de la marine) ; deux
mille cinq cents hommes de milice ; quinze à dix-huit
cents sauvages. Il marche soixante-seize officiers et
tous les cadets. Je crois que M. le général ne me refu-
sera pas la proposition qu'il a envie que je lui fasse, de
faire marcher M. de Rigaud. Je compte à la vérité, le
garder avec moi comme M. le maréchal de Belle-Isle
gardait M. de Brieux, et détacher, suivant l'occurrence,
M. le chevalier de Lévis et M. de Bourlamaque. Nous
aurons seize capitaines." Le 2 juillet, M. de Lévis s'en
alla prendre le commandement des troupes à Carillon.
Avant de partir à son tour pour diriger les opérations
au lac Saint-Sacrement, Montcalm voulait prendre les
derniers arrangements qui lui paraissaient essentiels
au succès de l'entreprise projetée, et aussi expédier en
France des lettres nécessaires que les labeurs acca-
blants de la campagne ne lui permettraient pas d'écrire
sous la tente. Il tenait à entrer en relation avec les
nouveaux ministres, M. de Paulmy, étant le propre
neveu de M. d'Argenson, Montcalm pouvait lui dire
quel reconnaissant souvenir il gardait à l'administrateur
déchu, tout en l'assurant de la satisfaction qu'il aurait
à servir sous lui. " Vous seul. Monseigneur, lui
écrivait-il, pouviez apporter quelque soulagement à la
peine que j'ai ressentie en apprenant les changements
qui viennent d'arriver dans le ministère. J'ose espérer
les mêmes bontés que celles que j'éprouvais de la part
2li0 MONTCALM
de Monsieur votre oncle ; vous devez compter sur un
attachement et une fidélité aussi inviolables Je lui
dois trop pour ne pas être vivement touché de tout ce
qui peut l'intéresser. J'ai l'honneur de vous adresser
une lettre pour lui. Je serai toute ma vie employé à
témoigner à l*un et à l'autre les sentiments d'un atta-
chement sans borne ^ ".
Montcalm donnait ensuite au ministre, dans une let-
tre séparée, des informations sur les dispositions prises
pour la campagne du lac Saint-Sacrement. Il parlait
des auxiliaires indigènes qui, disait-il, " peuvent égale-
ment déterminer dans un quart d'heure le gain ou la
perte d'une affaire ", et il expliquait son retard à partir
le dernier pour la frontière ; " J'ai été obligé, écrivait-
il, de rester ici pour contenir les nations sauvages qui
ne partiront qu'avec moi, et je suis obligé de passer ma
vie avec elles à des cérémonies aussi ennuyeuses que
nécessaires... Nous n'avons eu garde de leur parler de
l'horrible attentat sur la personne sacrée du Roi. Il nous
a tous fait frémir d'horreur, et ces barbares, si féroces à
la guerre, si humains dans leurs cabanes, auraient pu
diminuer de l'estime qu'ils ont pour nous en nous
voyant capables de produire de tels monstres. Faut-il,
à la honte de l'humanité, qu'Henri IV et Louis XV
1 — Archives du ministère de la guerre, 1757 Evidemment
le comte d'Argenson était très estimé, et fut très regretté de
l'armée, car nous constatons par les correspondances de l'épo
que, qu'outre Montcalm, MM. de Lévis, de Bourlamaque, de
Montrçuil et plusieurs autres, lui adressèrent des lettres
sympathiques par l'intermédiaire de M. de Paulmy. Cfla fait
à la fois l'éloge du ministre déchu et des officiers reconnais-
sants.
MONTCALM 221
éprouvent de pareilles fureurs ^ ? " A distance, un tel
rapprochement nous paraît bien étrange, et cette ferveur
royaliste nous semble exces^sive, quand nous songeons
qu'elle s'adresse à Louis XV. Mais il faut se reporter à
l'époque, au moment où Montcalm écrivait. Le souve-
rain, malgré ses fautes et ses désordres, était toujours
le dépositaire de cette autorité monarchique, devant
laquelle s'étaient inclinés tant de brillants génies, tant
de grandes intelligences et de nobles caractères. Il
incarnait le pouvoir public et l'ordre établi. Et puis,
l'on ne doit pas oublier que, quelques années aupara-
vant, Louis XV avait été très populaire, et qu'on l'avait
appelé le Bien-Aimé. Le crime de Damiens lui avait
un instant ramené l'affection publique : " Il y eut une
réaction en faveur du roi, a écrit Henri Martin, on crut
un moment l'aimer encore ^ ".
Montcalm présenta aussi ses hommages au nouveau
ministre de la marine et lui rendit un compte officiel
de la situation. En même temps il crut opportun de
lui faire parvenir, par l'intermédiaire de madame Hé-
rault, une lettre plus intime, que ne devaient pas voir
les bureaux. On y lisait les passages suivants : " Ma
commission est délicate ; je suis bien subordonné et je
dois l'être. Vis-à-vis de l'intendant, homme d'esprit
et intelligent, je n'ai qu'à me louer. On ne s'apercevra
jamais, vis-à-vis mon général, que j'ai à me plaindre,
et le service ira toujours aussi bien qu'il me sera pos-
sible. Il est bon homme, doux, nul caractère à lui ;
1 — Montcalm au ministre de la guerre, H juillet 1757 5
Arch. prov. Man. N. F., 1ère série, vol. 13.
2 — Histoire de France^ vol, 15, p. 509.
222 MONTCALM
entouré de gens qui cherchent à éloigner toute cou-
fîance qu'il pourrait avoir pour le général des troupes
de terre. On me vante plus qu'on ne devrait pour
éveiller sa jalousie, nourrir la prévention canadienne et
l'obliger à ne s'ouvrir à moi et à adopter mes idées que
par nécessité. J'ose dire que ma conduite a toujours
été aussi uniforme que respectueuse. Vous seul, Mon-
seigneur, pourrez y remédier, sans rien changer à une
exacte subordination qui est nécessaire, en écrivant de
façon à inspirer de la confiance, à paraître faire quel-
que cas de moi, et à désirer que l'on veuille écouter un
peu mes opinions pour les opérations militaires, ce qui
déciderait totalement de ma considération dans ce pays-
ci ".
Montcalm touchait ensuite à un point délicat. Nos
lecteurs se rappellent que l'hiver précédent, durant
la grave maladie du marquis de Vaudreuil, on s'était
demandé ce qui adviendrait, s'il mourait, du gouver-
nement de la colonie. A défaut d'instructions spéciales,
le général des troupes de terre se serait trouvé à servir
sous un officier de rang inférieur. M. de Montcalm
signalait au ministre le risque d'une telle anomalie.
,, Ce qui en même temps serait nécessaire, écrivait-il,
serait un paquet cacheté à ne pouvoir ouvrir que dans
le cas oii l'on perdrait M. le marquis de Vaudreuil, où
je trouverais un ordre pour commander dans la colonie,
et toutes les troupes, en attendant que vous eussiez
pourvu à nommer un gouverneur-général. Le cas a
été au moment d'arriver cet hiver. M. le marquis de
Vaudreuil ayant été très mal; le public était agité de
savoir si j'aurais le commandement dans la colonie, ce
que tout le monde désirait, et même l'intendant, vu
MONTCALM 223
l'incapacité de celui à qui le gouvernement de la colo-
nie aurait appartenu (M. Eigaud), qui comme plus
ancien gouverneur particulier doit la gouverner. Et
cet homme, court de lumières et toujours mené par le
premier venu, eût fort embarrassé M. l'intendant. A
son défaut c'aurait été un simple lieutenant de roi,
même de proche en proche un simple capitaine de la
colonie, de préférence à un officier général, qui, par sa
patente, est aux ordres nominatim de M. le marquis
de Vaudreuil et qui commande tous les autres à la
la guerre. La précaution que je vous propose me
paraît nécessaire au bien du service. Je connaissais
assez avant mon départ de Paris, la forme du gouver-
nement de cette colonie pour avoir prévu cette difficulté ;
mais j'avoue que je ne me crus pas assez du choix et
de la connaissance du ministre de la marine pour oser
lui en parler ".
Montcalm faisait l'éloge de ses troupes, qu'il recom-
mandait à la bonne volonté du ministre, et de ses lieu-
tenants, dont il écrivait : " Je n'ai rien à vous dire sur
monsieur le chevalier de Lévis ; vous le connaissez, et
je ne puis avoir de meilleur second. Mais vous ne con-
naissez pas M. de Bourlamaque, dont le choix a été
plus blâmé qu'approuvé. M. le comte de Maillebois et
M. de Chevert avaient cependant raison quand ils
l'ont proposé. Je ne l'avais jamais connu en Europe;
nos troupes ne l'ont pas reçu avec une prévention
favorable. Elles lui rendent aujourd'hui autant de jus-
tice que moi. C'est un très bon officier, il a bien acquis
et bien gagné depuis un an."
Le général annonçait un mémoire de Bougainville
sur le Canada. Et il se laissait aller aux réflexions sui-
224 MONTCALM
vantes : " Quelle coloDie! quel peuple, quand on vou-
dra ! quel parti à en tirer, pour un Colbert ! Vous en
occupez les places et vous en êtes le digne successeur ^
Ils ont tous foncièrement de l'esprit et du courage,
mais jusqu'à présent rien n'a animé cette machine ni
servi à développer les germes qui existent." Nous
tenons à souligner ce bel éloge fait par Montcalm des
Canadiens : " lU ont tous foncièrement de l'esprit et
du courage." Ces paroles démontrent qu'il n'y avait pas
chez lui parti pris de dénigrement, lorsqu'il critiquait
certains défauts, certaines pratiques, et certaines fai-
Montcalm profitait de cette première lettre person-
nelle à M. de Moras pour lui recommander son troi-
sième aide de camp, Marcel, son secrétaire Estève, et
deux de ses parents, MM. de Montcalm de Saint-Véran,
et de la Devèze, qui servaient dans la marine. Quant
à lui-même, la faveur qu'il sollicitait était celle de son
rappel. : "Pour moi. Monseigneur, je ne demande d'au-
tre grâce que mon rappel au premier instant possible.
Si l'on croyait que mon second réussît mieux en chef,
ou quelqu'autre officier général d'Europe, je quitterais
toujours sans peine un pays où j'use ma santé, où je
crains de n'être pas aussi utile au service du Koi que je
le désirerais, et où le général '^ ne sera occupé que de
diminuer la part que les troupes de terre et moi pou-
1 — Le compliment était fort. Mais Montcalm, qu'on ne
saurait accuser d'avoir été un courtisan, était porté par ses
relations à juger favorablement M. de Morjts. Il augurait
bien de son ministère, et inclinait, comme nous y sommes
tous sujets, à prendre ses espoirs pour des réalités.
2 — C'est-à-dire Vaudreuil.
MONTCALM 225
vons avoir aux succès, et nous charger des événements
qui pourraient être malheureux... Ainsi, Monseigneur,
rappelez- moi le plus tôt possible. " On est porté à
s'étonner que, Montcalm, arrivé au Canada depuis
quinze mois à peine, se montrât déjà dégoûté de son
commandement. Etait-ce inconstance ou caprice? Ou
bien reculait-il devant les périls entrevus ? L'admettre
serait outrager injustement sa mémoire. Non, sa cons-
tance ou sa vaillance ne pouvaient être mises en doute.
On le verra dans la suite de ce livre. Ce qui rebutait
Montcalm, c'était la situation fausse et inextricable où
il était placé. Homme de guerre, il se voyait sous les
ordres de quelqu'un qui ne l'était pas, et qui cependant
s'affirmait impérieusement comme tel, sans jamais tou-
tefois assumer le commandement direct des armées ni
la responsabilité immédiate des opérations. Daus les
conditions où se trouvaient Montcalm et Vaudreuil, il
eût fallu chez celui-ci beaucoup de tact et de largeur
d'intelligence, un sentiment très vif de son incompé-
tence professionnelle, une compréhension très claire des
tâches différentes, mais concordantes et corrélatives, qui
s'imposaient en ce moment aux chefs du gouvernement
et de l'armée; chez celui-là, une grande modération
dans les paroles, une grande circonspection dans les
attitudes, une patiente réserve, une déférence accen-
tuée, un esprit de conciliation manifeste. Malheureuse-
ment Vaudreuil était vaniteux, fier de son autorité, de
ses prérogatives, de son importance, opiniâtre et ombra-
geux, convaincu de son aptitude aux choses de la
guerre aussi bien que de sa supériorité dans celles de l'ad-
ministration. Montcalm, de son côté, péchait trop sou-
15
226 MONTCALM
vent par excès d'impatience, de vivacité, de verve
caustique, et ne se gardait pas assez des saillies de son
tempérament méridional. L'antipathie entre ces deux
caractères était donc inévitable. Montcalm, doué de
facultés brillantes, souffrait vivement d'être subordonné
à un homme inférieur, et frémissait sous le joug. Voilà
pourquoi, prévoyant des heurts et des frictions regretta-
bles, il demandait son rappel.
Enfin cette longue lettre contenait quelques ligues
qui révélaient un autre fâcheux aspect de la situation
pour Montcalm. ** Je n'ai, disait-il, que vingt-cinq
mille livres d'appointements ; je n'ai aucune des res-
sources des gouverneurs ou intendants du Canada. Je
dois tenir un état. Je ne fais rien au delà de ce que
je dois mais aussi rien au-dessous. Je suis obligé de
me donner de la considération par moi-même, on ne
cherchera pas à m'en donner ici, on chercherait à m'en
ôter, mais on n'y réussira pas. M. de Machault con-
vint que je n'étais pas assez payé, il me promit d'y
suppléer et d'y avoir égard. Je ne suis pas venu ici
pour en rapporter de l'argent ; mais je serais fâché d'y
ébrécher le petit patrimoine de six enfants. J'ai cepen-
dant déjà mangé dix mille francs, au delà de mes
appointements, et je continuerai puisque la dépense que
je fais est nécessaire. Je me flatte que vous m'aiderez
à payer mes dettes ".
Montcalm avait traité bien des sujets confidentiels
dans cette communication, aussi la termina-t-il par cette
demande : " Je n'ai pas l'honneur d'écrire cette lettre
au ministre de la marine, mais à M. de Moras, un des
hommes les plus vertueux de notre siècle, et pour qui
j'ai la plus profonde estime et tout le respect possible ;
MONTCALM 227
aussi je le supplie que cette lettre ne soit que pour lui
et Don pas pour ses bureaux ". ^
Montcalm était un correspondant fécond. Outre ses
lettres aux ministres de la guerre et de la marine, il en
écrivait une à madame Hérault, le même jour, 11
juillet 1767. Il lui confiait ses craintes et ses espérances.
" Nous allons commencer, disait-il, une campagne qui
peut être courte, brillante, et décisive en bien comme
en mal. Il y a de quoi faire trembler pour celui qui
est chargé d'exécuter les projets à demi militaires, tron-
qués et pris dans des idées diverses et de diverses têtes,
dont on fait un tout. Cependant j'augure bien de la
fortune et je compte beaucoup sur quelques fautes des
antagonistes. S'ils sont des gens de guerre et si nous
les prévenons, ils doivent nous combattre. L'Anglais,
supérieur en nombre, doit hasarder les affaires, et le
Français les éviter. A mon départ de Paris notre mi-
nistre m'a sagement recommandé de n'être que Fabius
et non Annibal. Ici, celui qui me commande et
qui devrait me contenir veut toujours agir et ne
doute de rien " . Cette dernière phrase, s'ils l'eus-
sent connue, eût fait la joie des historiens canadiens
qui ont vanté la hardiesse de Vaudreuil et reproché à
Montcalm une prudence excessive^. Habemus cou-
1 — Arch. prov., Man. N. F., Ire série, vol. 13.
2 — Nous citons Garneau : ** Montcalm, par un fatal pres-
sentiment, ne crut jamais au succès de la guerre, oomme ses
lettres ne l'attestent que trop j de là, une apathie qui lui
aurait fait négliger tout mouvement offensif, sans Vaudreuil,
qui, soit par conviction, soit par politique, ne parut, au con.
traire, jamais désespéré et conçut et fit exécuter les entrepri-
ses les plus glorieuses qui aient signalé les armes françaises
dans cette guerre." {Histoire du Canada, vol. II, p. 254).
228 MONTOALM
/itentem reum, se seraient-ils sans doute écriés. Ce-
pendant, le mot de Montcalm n'était point une con-
fession de pusillanimité, mais une preuve de clairvo-
yance. Ce général avait une vue très nette des difficul-
tés de la situation. Son expérience militaire lui indi-
quait ce qui était possible avec des troupes peu nom-
breuses, des auxiliaires indisciplinés, un matériel de
guerre incomplet, des approvisionnements insuffisants.
Et elle lui montrait clairement la limite de l'effort que
l'on pouvait donner, et des résultats que l'on pouvait
atteindre. Vouloir dépasser cette limite, c'était risquer
sur une carte hasardeuse le salut de la colonie. Il est
certain qu'à lire les lettres et les mémoires de Vaudreuil et
de Montcalm, on est surpris de trouver Vaudreuil plus
combatif et Montcalm plus circonspect. De prime abord,
cela nous semble une interversion des rôles qu'il était
naturel de leur voir respectivement jouer. Toutefois, il
faut se rappeler que Vaudreuil faisait tranquillement
dans son cabinet des plans que Montcalm devait exé-
cuter sur le terrain, en triomphant d'obstacles formida-
bles. Il serait injuste de méconnaître que le gouver-
neur eut parfois des hardiesses heureuses, comme celle
de Chouaguen. Mais il ne le serait pas moins d'attri-
buer à la timidité ou à "l'apathie" du général ce qui
était dû à la juste appréciation des circonstances et des
moyens. De nature Montcalm était impétueux et
bouillant ; et il fallait admirer la formation et l'entrai-
nement militaires qui avaient discipliné sa fougue, et
pouvaient faire de lui, suivant les nécessités du mo-
ment, un Cunctator inébranlable, sans rien lui enlever
de l'audace intrépide dont il avait donné et devait
donner encore tant de preuves.
MONTCALM 229
Dans cette même lettre à madame Hérault, Mont-
calm déplorait l'époque tardive de l'entrée en campagna
*' Cette expédition que nous allons faire, disait* il, eût
dû être commencée il y a des semaines, et malgré tout
ce qu'on dira elle eût pu l'être en déférant un peu plus
à mes avis. Moins d'hommes, moins de consommation
et moins de gaspillage dans le détachement de l'hiver,
une recherche de vivres chez l'habitant, à laquelle on
s'est déterminé depuis huit jours, et qui était proposée
depuis deux mois." Il parlait ensuite à sa correspondante
de ses auxiliaires sauvages, qui allaient " nus à la guer-
re et " ressemblaient " avec leur équipement, leur bar-
bouillage, et leurs cris, aux milices infernales de
Milton." Et il ajoutait : " s'ils frappent bien et que
l'Anglais en soit épouvanté, la bataille sera bientôt
décidée ; s'ils ont fait quelques rêves, qu'ils prennent
quelque terreur panique, ils s'en iront bien vite, la plus
grande partie des Canadiens les suivra, et il faut espérer
que nous ferons une arrière garde à coups de fusil avec
les troupes réglées, triste ressource pour la gazette et
pour l'Académie française, la retraite fût-elle belle."
Madame Hérault avait écrit que Chevert, l'ancien
chef de Montcalm en Allemagne, était sérieusement
malade, et celui-ci en manifestait son vif regret : " Vous
m'alarmez pour notre illustre ami Chevert. Quel dom-
mage si sa santé l'arrête à la fin de sa course, dans un
moment où l'Etat en aurait besoin et où il faudrait lui
faire achever de gagner la suprême dignité de l'état
militaire, pour le récompenser et encourager tous ceux
qui en parcourent la carrière sans autres moyens pour y
parvenir que le courage et les talents." Ces appréhen-
sions ne se réalisèrent pas ; la santé du vaillant capi-
230 MONTCALM
taine se rétablit assez pour lui permettre d'accroître sa
renommée durant la campagne de 1757.
Il va sans dire que Montcalm, avant même d'écrire
aux ministres et à son influente correspondante pari-
sienne, avait songé aux chères absentes de Montpellier
et de Candiac. Dès le commencement de juillet, il leur
avait envoyé un bulletin des nouvelles et un aperçu de
ses mouvements prochains. Dans une lettre à sa femme,
faisant allusion aux changements des ministres, il disait :
" J'ai été vivement touché de M. d'Argenson ; je compte
cependant sur M. de Paulmy. Je connais plus et j'ai
plus d'alentours auprès de M. de Moras." Ses lettres à
madame de Saint- Véran et à madame de Montcalm
contenaient en outre des détails familiers sur lesquels
nous reviendrons.
Le marquis de Vaudreuil donnait, le 9 juillet, ses
instructions au général. Il y était longuement question
de l'expédition faite l'hiver précédent contre William
Henry, par M. de Eigaud, et de ses importants résul-
tats. Le gouverneur faisait ensuite le dénombre-
ment sommaire de l'armée qu'il destinait au siège de
cette place et l'énumération des ressources et des
moyens mis à la disposition de M. de Montcalm. Il
déclarait s'en rapporter à lui pour l'ordre de marche,
mais lui recommandait de ne pas diviser l'armée. Il lui
enjoignait de ne pas différer son départ pour le fort
George — ou William-Henry — quels que fussent les
rapports des déserteurs ou des prisonniers anglais, et il
ajoutait : " Supposé que lorsqu'il sera à portée du fort
George, il vît à n'en pouvoir douter que les forces de
l'ennemi fussent supérieures aux siennes, il fera la
manœuvre qu'il jugera la plus commode pour chercher
MONTCALM 231
à le déposter et à le combattre avec avantage . " Adve-
nant la chute du fort George, le gouverneur ordonnait
d'aller faire le siège du fort Lydius : " Nous ne pou-
vons pas douter, disait-il, que si M. le marquis de
Montcalm a le premier succès, le fort Lydius n'en soit
intimidé au point qu'il ne lui opposera qu'une faible
résistance. Ainsi M. le marquis de Montcalm laissera
quelques troupes au fort George, et n'aura rien de plus
pressé que de se présenter devant le fort Lydius avec
son armée, et d'en faire le siège, à moins qu'il n'y eût
évidence de compromettre les forces de la colonie dans
cette seconde expédition." Le fort Lydius — appelé par
les Anglais fort Edouard — était situé à une quin-
zaine de milles du fort George et du lac Saint- Sacre-
ment.
Si la trop grande supériorité des forces anglaises ren-
daient la prise du fort George impossible, Montcalm
devait " se retirer sur le fort de Carillon, et y prendre
la position la plus favorable pour empêcher l'ennemi
de faire aucun progrès." Les instructions contenaient
aussi cet avertissement formel au général : " Nous le
prévenons qu'il ne pourra se dispenser de renvoyer,
vers la fin du mois d'août, les nations du pays d'En-
Haut et la plus grande paitie des Canadiens pour faire
faire nos récoltes." Enfin venait la formule ordinaire.
" Au surplus nous nous en rapportons entièrement aux
lumières, à la prudence, à l'expérience et au zèle de M.
le marquis de Montcalm sur tout ce qui concerne l'im-
portante mission que nous lui avons confiée, et sur tous
les cas que nous ne pouvons prévoir. Nous sommes bien
assuré que rien n'échappera à sa prévoyance et qu'il pren-
dra les plus justes mesures pour ne pas recevoir d'échec."
232 MONTCALM
Le jour même où Vaudreuil lui adressait ces instruc-
tions, Montcalm partait pour aller chanter la guerre
chez les Iroquois, les Algonquins et les Népissings du
lac des Deux- Montagnes. Bougainville, MM. de Ri-
gaud, de Montreuil, de Longueuil et plusieurs autres
officiers l'accompagnaient. Il fut reçu sur le rivage, au
bruit des salves de mousqueterie, par les sauvages
ayant à leur tête les prêtres de Saint-Sulpice qui des-
servaient cette mission. Et le soir, dans la grande
cabane du conseil, à la lumière indécise de quelques
chandelles piquées de distance en distance, il rencontra
les chefs des tribus. Quatre d'entre eux prirent la
parole ; et, après des allocutions belliqueuses, dansèrent
tout autour de la salle en chantant leur chanson de
guerre. Bougainville leur répondit, au nom de son
général, par une incantation guerrière, consistant sim-
plement en ces mots : " foulons les Anglais aux pieds ",
cadencés sur le mouvement des airs sauvages. Le tout
fut suivi d'un festin dont Montcalm fit les frais. Trois
bœufs rôtis y furent engloutis par ses voraces convives.
Le lendemain la même cérémonie se répéta au Sault
Saint- Louis ; et, cette fois Bougainville eut l'honneur
d'être adopté par les Iroquois de cette mission. Il entra
dans la famille de la Tortue, la deuxième pour la guerre»
où celle de l'Ours avait le premier rang, mais la pre-
mière pour l'éloquence et le conseil. Et il reçut le
nom de Goroniatsigoa, c'est-à-dire le Grand Ciel en
courroux. Le 11 juillet, Montcalm était de retour à
Montréal. * . / ■ :
1 — Journal de Montcalm^ p. 228 ; Journal de Bougainville,
10-11 juillet} Lettre de Bougainville à madame Hérault, 19
août 1757.
MONTCALM
Les derniers vaisseaux arriv(^s avaient apporté la
nouvelle que les Anglais voulaient faire le siège de
Louisbourg, mais que cette place était protégée par une
flotte française. Voici ce qui en était. L'amiral Hol-
bourne avait pris la mer avec quinze vaisseaux de
ligne, trois frégates et cinq mille hommes de troupes.
D'un autre côté lord Loudon était parti de New-York,
le 20 juin, avec des vaisseaux de guerre et des trans-
ports portant plus de six mille hommes. Ils devaient
se rencontrer à Halifax, et de là aller assiéger Louis-
bourg. Mais la flotte de l'amiral Holbourne partie
trop tard, ne parvint qu'au commencement de juillet à
Halifax, où Loudon était arrivé le 30 juin ^. D'autre
part, trois escadres françaises ayant reçu l'ordre de se
rendre sans retard à Louisbourg, avaient fait diligence
et s'y trouvaient réunies dès le 25 juin, sous les ordres
de l'amiral Dubois de la Motte. La flotte française
était forte de dix-huit vaisseaux de ligne et de cinq
frégates ^. Montcalm s'était empressé de communiquer
ces heureuses informations successivement à Bourla-
1 — Campaignsin Norih America, par Knox, vol.l, pp. 5-27 ;
History q/ the laie war, par Mante, p 86 ; Histoire des Etats,
Unis, par Bancroft, vol. IV, p. 258 ; Montcalm and Vaudreuil^
Parkman, vol. 1, pp. 470-72.
2 — Les trois escadres étaient: 1° celle du comte Dubois de
la Motte, lieutenant-général, composée de 9 vaisseaux et de
4 frégates, partie de Brest le 3 mai, arrivée à Louisbourg le
20 juin ; 2° celle du chevalier de Baufl^remont, chef d'escadre,
composée de 5 vaisseaux et une frégate, partie de Brest le 31
janvier pour Saint-Domingue et arrivée à Louisbourg le 31 mai j
3° celle de M. Durvest, capitaine de vaisseau, partie de Toulon
avec 4 vaisseaux et arrivée à Louisbourg le 25 juin". ( Gazette
de France, 1757, p. 621 ; Dussieux, p. 179.>
234 MONTCALM
maque et à Lévis. " Quels qu'aient été les projets des
Anglais sur Louisbourg et Québec ", écrivait-il à celui-
là, le 3 juillet, "je les crois avortes. Parles nouvelles
que nous avons des premiers jours de juin, M. de Bauf-
fremont était entré à Louisbourg avec six vaisseaux de
guerre, compris un vaisseau de soixante-dix canons, qu'il
a pris sur les Anglais aux attérages de Saint-Dominique
(Saint-Domingue) et qu'il a armé tout de suite ". Et le
4 il écrivait à Lévis : " M. Dubois de la Motte doit être
entré à Louisbourg avec neuf vaisseaux de ligne, deux
frégates, et le régiment de Berry que nous comptions
parti pour les Indes ".
Louisbourg était en sûreté ; Québec n'était pas même
menacé ; Loudon s'immobilisait à Halifax. La Provi-
dence, une fois de plus, favorisait le Canada français, et
Montcalm pouvait, sans inquiétude pour la vallée
du Saint- Laurent, aller sur la frontière du lac Saint-
Sacrement essayer de porter un nouveau coup à la
puissance anglaise en Amérique.
CHAPITRE VIII
Montcalm part pour la campagne sur la frontière du lac
Saint- Sacrement La situation de l'armée à Carillon et
aux postes d'avant-garde. — Un peu de topographie. — Le
travail du portage. — Efforts et labeurs inouïs La flot-
tille et l'armée passent du lac Champlain dans le lac
Saint-Sacrement. — Montcalm et les sauvages Combats
préliminaires — Massacre et cannibalisme — Grands con-
seils avec les sauvages Départ de l'armée pour le siège
de William-Henry Le détachement de Lévis prend la
route de terre Montcalm et la flottille Devant le
fort anglais — La sommation Les travaux du siège. —
Etat de la garnison. — Les renforts attendus ne viennent
pas. — Montcalm bat en brèche les murs de William-
Henry — La place capitule Le massacre du 10 août —
Efforts de Montcalm pour y mettre fin Destruction
de William- Henry Retour de l'armée triomphante.
Le 12 juillet, Montcalm partait de Montréal. Le 15
il quittait Saint-Jean avec MM. de Eigaud, Dumas, de
Saint- Ours, de Bonne, et plusieurs autres officiers de
la colonie, sous l'escorte des grenadiers de Guyenne et
d'une petite troupe d'Outaouais. Trois jours après, à six
heures du soir, il arrivait à Carillon.
On y travaillait activement aux préparatifs du siège
de William-Henry, situé au fond du lac Saint-Sacre-
ment. Les travaux au fort étaient suspendus depuis
quinze jours. Les bataillons de Eoyal-Eoussillon et de
Béarn y campaient sous M. de Bourlamaque. M. de
Lévis était à la chute avec la Sarre, Guyenne, la Reine
236 MONTCALM
et Languedoc ; M. de Rigaud commandait au Portage
et aux postes avancés occupés par les troupes de la
marine et les Canadiens. Les sauvages, très instables,
ne se tenaient fixés à aucun camp.
Pour donner à nos lecteurs une idée aussi claire que
possible des opérations, il importe de décrire ici les
lieux. Carillon était situé sur un promontoire, à la
jonction de la décharge du lac Saint- Sacrement avec le
lac Champlain, à cinq lieues du fort St-Frédéric, et à
quarante-cinq lieues du fort St-Jean. Au delà de
Carillon, vers le sud-est, le lac Champlain se prolon-
geait en une sorte de baie assez étroite, longue d'une
dizaine de lieues, au fond de laquelle se déchargeait
une rivière appelée Wood Creek par les Anglais, et
Rivière-au-Chicot par les Français. Ceux-ci désignaient
généralement la prolongation dont nous venons de
parler sous le nom de la Baie.
La Rivière-au-Chicot avait un cours d'environ dix
lieues, dans la direction sud-ouest. On pouvait la re-
monter en canot jusqu'à six lieues de son embouchure.
De là un portage de six autres lieux conduisait au fort
Edouard ou Lydius, construit sur la rivière Hudson, ou
rivière d'Orange pour les Français ^ De Carillon à
St-Frédéric, le lac Champlain était extrêmement étroit,
tellement qu'on donnait souvent à ce parcours le nom
de rivière Saint-Frédéric. La décharge du Saint-Sacre-
ment, appelée par nos troupes rivière de la Chute, pou-
vait avoir quatre milles. A peu de distance de ce lac
elle décrivait un demi-cercle et formait une série de
rapides, jusqu'à l'endroit appelé la Chute, à environ deux
■ i—^ Lettres de Lévis, pp. 130-141. i*:-v*j • ", k\
MONTCALM 237
milles du promontoire de CarilloD. Les Français y
avaient construit un moulin à scie ; et de cette cascade
à la tête des rapides, ils avaient ouvert, sur la rive
droite \ un chemin d'environ un mille et demi, qui
faisait comme la corde de l'arc ou du demi- cercle dont
nous venons de parler. Par là s'effectuait le portage
des embarcations, de l'artillerie, du matériel, des appro-
visionnements, qu'il fallait faire passer du lac Cham-
plain dans le lac Saint-Sacrement. Les rapides de la
rivière de la Chute offrant un obstacle infranchissable,
on était forcé de faire le transport par terre. Dès son
arrivée à Carillon, le 7 juillet, M. de Lévis avait donné
une énergique impulsion à cette opération dilficile. En
trois jours, les bataillons de la Sarre, de Guyenne, de
Languedoc, avaient ouvert le chemin, et dès le 12 juil-
let l'artillerie commençait à y passer. Pour éviter la
confusion, Lévis décida que les bateaux amenés par
chaque détachement de troupes ou de miliciens passe-
raient pendant la nuit, et que le jour resterait réservé
au passage des canons. Le 11 juillet il écrivait à Vau-
dreuil : " Je voudrais bien que M. de Montcalm trouvât
le portage fini à son arrivée; mais je ne crois pas la chose
possible, et je ne pense pas que nous puissions être
1 La droite et la gauche d'une rivière ou d'un fleuve
sont déterminés par la droite ou la gauche de celui qui en
descend le cours. Ainsi en arrivant de Montréal à Québec
on dit que Lévis est sur la rive droite et Québec sur la rive gau-
che. , La droite et la gauche d'un lac sont la droite et Ja gau-
che de la rivière qui en sort. Ainsi Carillon se trouvait sur la
rive gauche de la rivière de la Chute, à ton confluent avec le
lac Champlain ; le moulin à scie, le chemin et le poste du
Portage, se trouvaient sur la rive droite.
238 MONTCALM
prêts à marcher en avant qu'à la fin de ce mois." Huit
jours après, il disait dans une nouvelle lettre au gou-
verneur. "M. le marquis de Montcalm n*est arrivé que
hier au soir. Sans une pluie de trois jours, qui a arrêté
notre portage, il l'aurait trouvé presque fini. Nous
avons cent cinquante bateaux et quinze pièces de canons
passés au lac Saint-Sacrement et beaucoup d'autres
munitions de guerre " ^
Eude entreprise que ce " portage "! Tout devait se
faire à bras d'hommes. On avait bien des bœufs et
quelques chevaux, mais suivant la remarque de Bou-
gainville '* il n'y avait pas de quoi les nourrir, et faute
de nourriture ils n'avaient pas assez de force pour faire
leur métier ". L'armée se prêta avec ardeur à ce tra-
vail pénible ; les bataillons entiers, lieutenants-colonels
en tête, s'attelèrent à cette besogne de bêtes de somme.
Pendant toute la dernière partie du mois de juillet, le
cours inférieur de la décharge et le chemin du portage
furent le théâtre d'une activité fiévreuse. Incessam-
ment les convois de barques et de canots chargés de
troupes et de matériel de guerre, arrivant du lac Cham-
plain à Carillon, remontaient la rivière jusqu'au pied du
rapide. Là s'opérait le déchargement. Puis embarca-
tions, passagers et cargaison prenaient la route de terre.
Et le chemin de la Chute au Portage se couvrait de
longues files mouvantes d'officiers, de soldats, de mili-
ciens, tirant des canons sur leurs affûts, traînant des
bateaux sur des espèces de chariots bas, appelés " dia-
bles ", ^ portant sur leur dos outils, munitions et
1 — Lettres du chevalier de Lévis, pp. 121-125.
2 — Journal de Malartic^ pp. 115 et 122.
MONTCALM 239
vivres, rivalisant, en un mot, d'efforts et d'endurance,
sous le soleil de juillet qui brûlait leur sang et faisait
ruisseler leurs fronts. Enfin, le portage franchi, les
barques retrouvaient des eaux tranquilles et repre-
naient leur chargeijient. La nuit même n'interrom-
pait pas ce mouvement continu, cet écoulement, ce
flot d'hommes et de choses que le lac Champlain sem-
blait refouler vers son tributaire. L'énergie et l'entrain
de nos troupes triomphèrent de tous les obstacles ; et,
au bout de quinze jours, on avait réalisé ce tour de force
de faire passer du lac Champlain dans le lac Saint-
Sacrement, à travers le massif de rochers et de bois qui
les séparaient, une flottille de deux cent cinquante
bateaux et de deux cents canots, un train d'artillerie con-
sidérable, des munitions de guerre de toute espèce, et des
vivres pour nourrir 8,000 hommes pendant un mois ^.
Tout n'était pas terminé cependant quand Montcalm
arriva à Carillon. Mais il ne pouvait manquer d'être
entièrement satisfait de la diligence de ses deux lieute-
nants. Un de ses premiers soins fut de procéder à
l'organisation des troupes de la colonie en bataillons et
des milices en brigades. Cela avait été convenu à
Montréal entre lui et M. de Vaudreuil. Les compa-
gnies de la marine furent donc groupés en corps dis-
tinct ^. Et les milices furent divisées en six brigades, ^
1 Bougainville au ministre de la guerre, 19 août 1757 ;
Dussieux, p. 293.
2 "Le bataillon de la marine est formé et fait mainte-
nant le service comme les nôtres j il est de 525 hommes. ''
Journal de Montcalm p. 267.
3 La première, de 411 hommes, était commandée par le
chevalier de la Corne ; ladeuxième, de 445, par M. de Vassan,
240 MONTCALM
dans chacune desquelles on incorpora quelques soldats
de la marine, et que l'on fit commander par des officiers
de ce corps. Un détachement de trois cents volontaires
fut placé sous les ordres de M. de Villiers. En même
temps les réguliers furent répartis en trois brigades :
celle de la Reine, composée des bataillons de la Reine,
de Languedoc et de la marine ; celle de la Sarre com-
posée des bataillons de la Sarre et de Guyenne, et celle
de Roussillon, composée des bataillons de Royal-Rous-
sillon et de Béarn. Quant aux sauvages, M de Mont-
calm désirait qu'ils se réunissent au carnp de M. de
Rigaud, où ils pourraient surtout être utiles pour les
découvertes et les partis sur le lac et ses deux rives.
Mais on dirigeait difficilement ces capricieux enfants
de la forêt. Après bien des instances et des sollicita-
tions, Montcalm réussit enfin à les envoyer au Portage.
Le maniement de ces alliés incommodes était peut-
être la partie la plus ingrate et la plus ardue de sa
tâche. Fantasques et mobiles, superstitieux et chimé-
riques, pillards et fourbes, ils lui donnaient à eux seuls
plus de mal que tout le reste de l'armée. On ne pouvait
compter sur eux. Ils ne se pliaient à aucune sorte de dis-
cipline. Difficilement parvenait-on à les envoyer où leur
concours était requis ; au contraire,ils voulaient toujours
se porter où l'on pouvait se passer de leurs services.
Dans les expéditions, jamais on n'était assuré qu'ils par-
tiraient à temps, et qu'ils marcheraient jusqu'au bout.
Leurs rapports, souvent très vagues, exagérés ou faux,
ne devaient être acceptés qu'avec défiance. Ombrageux
la troisième, de 471, par M. de Saint-Ours, la quatrième, de
432, par M. de Repentigny ; la cinquième, de 473, par M. de
Courtemanche ; et la sixième, de 424, par M. de Gaspé.
MONTCALM 241:
et exigeants, ils venaient sans cesse infliger au général
d'interminables doléances, représenter qu'il leur man-
quait tel ou tel article d'équipement, réclamer de lui
tantôt des fusils, tantôt des mitasses, tantôt des cou-
vertes, lui demander à boire, en un mot le déranger cent
fois le jour pour des sornettes et des minuties, dont il
lui fallait s'occuper comme de très graves affaires. La
nuit même ne le mettait pas à l'abri de leurs importu-
nités. L'un d'eux rêve-t-il que le lac Saint-Sacrement
est couvert de barques anglaises : les songes étant pour
les peaux rouges des réalités, il pousse un cri d'alarme.
Alerte dans le camp sauvage ! on est obligé de réveiller
Montcalm qui réussit à calmer la panique en affirmant
que tout est tranquille et que l'armée ne court aucun
péril.
L'imprévoyance et la voracité de ces fatigants auxi-
liaires était une autre cause d'ennui. En remontant le
lac Champlain on leur avait donné des vivres pour huit
jours. Au bout de trois, tout était consommé, et il fal-
lait leur en fournir d'autres en se les retranchant à
soi-même. Des bœufs étaient parqués près de Carillon
pour le service de l'armée. Ils en tuent quatorze, un
jour, et quatre le lendemain, et ils font ripaille. Des
bateaux chargés de poudre sont amarrés près du rivage ;
une bande de sauvages choisit cet endroit pour tirer du
fusil, au risque de causer une explosion désastreuse, et
cela malgré les prières et les ordres des ofhciers, car "le
sauvage est son Maître et son Roi ", écrit le Père Rou-
baud, témoin de cette scène ^. Leurs déprédations sont
1 — Lettres édifiantes et curieuses^ vol. VI, p. 271 j Lettre du
Père... missionnaire chez les Abénaquis. Ce missionnaire était
16
242 MONTCALM
constantes et les tentes des plus hauts officiers n'en sont
pas à Fabri. L'eau-de-vie surtout est l'objet de leurs
convoitises, et quoiqu'on ait décidé de ne pas leur en
donner \ ils viennent à bout d'en découvrir et de se
livrer à des orgies, durant lesquelles ils ressemblent à
des bêtes fauves, poussent des hurlements épouvanta-
bles, et s'entre-déchirent à belles dents.
Il fallait subir tout cela, patienter, manœuvrer, être
à la fois souple et ferme, pour retenir et utiliser ces dif-
ficiles auxiliaires, dont on avait besoin dans ces guerres
d'Amérique où ils servaient de guides, d'éclaireurs, et,
suivant une expression de Bougainville, remplaçaient
un peu la cavalerie absente.
Le jour même où Montcalm arrivait à Carillon, trois
cents d'entre eux étaient partis avec quatre-vingts Cana-
diens, sous le commandement de M. Marin, un de nos
plus intrépides partisans, pour pousser une pointe vers
le fond de la Baie et la Rivière-au-Chicot, où " des
rêves de sauvages, en des terreurs paniques " avaient
*' forgé un camp de quatre mille hommes retranchés."
M. Marin, après avoir constaté que la baie et la rivière
■étaient libres, poursuivit son expédition jusqu'au fort
Lydius, quoiqu'une partie de ses sauvages l'eût aban-
donné, massacra deux petits détachements ennemis et
s'en revint avec un prisonnier. Les sauvages rappor-
taient trente-deux chevelures, mais ils avaient, paraît-
il, le don d'en faire deux avec une seule 2.
le P. Roubaud, jésuite, qui devait avoir plus tard une si
grande notoriété. Il accompagnait ses sauvages durant cette
campagne de William-Henry.
1 — Journal de Montcalm, p. 243.
2 — Journal de Bougainville.
MONTCALM 243
Du côté du lac Saint-Sacrement, il y avait presque
chaque jour des escarmouches entre nos partis et des
détachements envoyés par les Anglais à la découverte.
Cent Canadiens et sauvages, allant reconnaître, sous les
ordres de M. de Langy, le chemin qui pouvait conduire
au fort George, par la rive nord-ouest du lac, rencontrè-
rent une troupe anglaise de trente hommes, en tuèrent
dix-huit et firent huit prisonniers.
Quelques jours après, une berge que les Français
envoyaient croiser régulièrement sur le lac, et qui était
montée de neuf Canadiens et d'un cadet, sous le com-
mandement de M. de Saint-Ours, aperçut des embarca-
tions anglaises par le travers de l'île à la Barque. Il
y eut combat, le cadet fut blessé à mort, deux Cana-
diens le furent assez gravement. M. de Saint-Ours
reçut une blessure légère à la main.
Le 23 juillet, une bande de sauvages, alliés des An-
glais, s'étant approchée à la faveur des bois, jusqu'au-
près du camp de la Chute, surprit une patrouille de
grenadiers de Guyenne, et leva deux chevelures.
Aussitôt M. de Lévis envoya à M. de liigaud l'ordre
de faire partir du Portage deux détachements pour
couper la retraite aux ennemis. M. de Villiers, à la
tête de l'un d'eux, alla s'embusquer dans les bois à
l'ouest de la décharge. L'autre, commandé par M.
de Corbière, suivit le côté nord-ouest du lac Saint-
Sacrement et se posta derrière un cap, vis-à-vis l'île à
la Barque. Ses éclaireurs l'avertirent vers le soir que
des barques ennemies étaient en vue. M. de Corbière
en fit prévenir M. de Kigaud. Celui-ci lui dépêcha aus-
sitôt quatre ou cinq cents sauvages et une cinquan-
taine de Canadiens et de soldats, qui, se jetant en canot,
244 MONTCALM
gagnèrent le lieu de l'embuscade. M. de Corbière fit
alors tirer sur le rivage et dissimuler avec des branches
les embarcations. Au point du jour, les Anglais
qui s'étaient arrêtés durant la nuit, se remirent en
marche. Bientôt notre détachement, caché derrière les
arbres du rivage, les vit s'avancer sans défiance.
C'était une flottille de vingt-deux berges, montées de
trois cent cinquante hommes, cinq capitaines, cinq lieu-
tenants et un enseigne, sous le commandement du
colonel Parker. Les trois premières ayant donné dans
l'embuscade furent capturées sans coup férir ; les trois
suivantes subirent le même sort. Les seize autres, qui
s'avançaient en ordre, furent tout à coup saluées par
une fusillade meurtrière. Elles voulurent rétrograder,
mais les sauvages, sautant dans leurs canots, et pous-
sant leur terrible cri de guerre, volèrent à l'abordage.
Ce fut une scène indescriptible. Les Anglais épouvan-
tés par l'apparition et les hurlements de ces barbares,
dont ils connaissaient la férocité, n'opposèrent presque
aucune résistance. Un grand nombre se jetèrent à l'eau.
Mais les sauvages, monstres amphibies, plongeaient
après eux, se coulaient sous les berges, les faisaient
chavirer, puis dardaient les fuyards comme ils eussent
dardé des poissons. En un clin d'œil les flots furent
couverts de cadavres et empourprés de sang. Deux
berges seulement s'échappèrent ; cent soixante Anglais
furent tués ou noyés. Et les sauvages ramenèrent cent
soixante-un prisonniers, dont cinq officiers ^.
1 — Ce combat eut lieu le 23 juillet 1757. Montcalm à Vau-
dreuily 24 juillet. Journal de Bougainville.
MONTCALM 245
Ce brillant succès excita dans l'armée un vif enthou-
siasme. Malheusement il fut suivi de scènes de cruau-
té et de cannibalisme que les commandants des troupes
furent impuissants à empêcher. Trois prisonniers fu-
rent tués, mis à la chaudière, et dévorés par les sauva-
ges du pays d'En-Haut, encore païens et anthropopha-
ges ^. Le rum qu'ils avaient trouvé dans les barques
anglaises les avait rendus irrépressibles. Il voulaient
quitter l'armée, parce que c'était " tenter le maître de
la vie que de s'exposer encore aux hasards de la guerre
après un aussi beau coup " ^. ils se montraient intrai-
tables sur l'article des prisonniers, que Montcalm dési-
rait tirer de leurs mains ; ils accouraient en foule à sa
tente pour lui soumettre leurs déterminations contra-
dictoires ; enfin, dit Bougain ville, " tous voulaient quel-
que chose, tous venaient à la fois, tous criaient en
même temps... On a besoin d'une tête de fer pour
qu'elle résiste." Montcalm passa toute une journée à
parlementer avec eux pour les déterminer à ne pas déser-
ter l'expédition, et à lui laisser envoyer sous escorte les
prisonniers à Montréal. Encore fallût-il leur donner
1 — Nous lisons dans les Mémoires de M. de la Pause : "Le
25 se passa en grandes négociations pour faire consentir aux
sauvages de laisser aller leurs prisonniers à Montréal. Ils en
tuaient de temps en temps quelqu'un par plaisir. Plusieurs
avaient fait des ceintures où ils avaient attaché les mains
des hommes qu'ils avaient tués, d'autres portaient des cœurs
au cou, et d'autres étaient tout teints de sang. Ils vécurent
pendant trois jours de la chair humaine, et firent à leur
façon de délicieux festins."
2 C'était là une de leurs superstitions. Après avoir
frappé coup, ils devaient quitter le sentier de la guerre, sous
peine d'encourir de grands malheurs.
246 MONTCALM
des reçus pour ces derniers, avec l'assurance qu'à leur
retour on les leur rendrait, à moins qu'ils ne les
vendissent au gouverneur.
Deux jours après le combat du lac Saint-Sacrement,
Montcalm fit la revue des différents postes, de Carillon
à la Chute, et de la Chute au Portage. Partout il
trouva les troupes pleines d'ardeur et d'espoir. Lui-
même était rempli de confiance. La lettre qu'il écrivit
le 24: juillet à Vaudreuil respirait l'assurance du succès.
" Toutes les dépositions des prisonniers sont uniformes,
disait-il, les mêmes que celles que vous savez déjà.
Elles me donnent les plus grandes espérances, d'autant
que les prisonniers assurent qu'on n'est pas instruit de
nos projets. Cependant le général Webb, suivant eux,
arrive d emain auprès du fort George avec des troupes.
N'importe je me flatte de vous en rendre bon compte
avant douze jours. Vous voyez, monsieur, que la for-
tune se déclare dès mon arrivée, et ces deux événe-
ments (l'expédition heureuse de M. Marin, et la des-
truction du détachement Parker) donnent la plus
grande confiance aux sauvages avec qui j'ai été en
conseil toute la journée " ^ Cependant ces derniers,
toujours mobiles et changeants, avaient besoin d'être
raffermis dans leurs résolutions. Montcalm tint avec
eux un premier conseil à la Chute. Il leur exposa son
ordre de marche, le jour où il comptait partir, les
grands services qu'il attendait d'eux. Pendant qu'il
parlait, un arbre tomba près de lui. Sans attendre que
ses auditeurs y vissent un funeste présage, il salua cet
l~~~ Lettre de Montcalm à Vaudreuil^ 24 juillet 1757 ; Collec-
tions de Manuscrits, vol. IV. p. 110.
MONTCALM 24T
incident comme un heureux augure, annonçant la
chute de William-Henry. Cette adroite interprétation
frappa l'imagination des sauvages ^. Ils l'applaudirent,
et l'un de leurs chefs les plus renommés lui dit au nom
de tous : "Personne ne nous a jamais mieux parlé que
toi. " Le général les convoqua pour le jour suivant
au Portage, où il lierait par des colliers toutes les
nations.
Le lendemain eut lieu le grand conseil annoncé.
Dix-huit cents Peaux- Kouges, représentant trente-
trois nations, y assistaient. Jamais encore, dans l'his-
toire de la Nouvelle-France, on n'avait vu une telle
multitude de guerriers indigènes, appartenant à tant de
tribus différentes, ralliés autour de l'étendard aux
fleurs de lis. Montcalm avait en ce moment devant lui
des Algonquins et des Népissings, des Iroquois et des
Hurons, des Abénaquis et des Micmacs, des Maléchites
et des Têtes de Boule, des Outaouais et des Sauteux, des
Mississagués et des Folles- Avoines, des Poutéouatamis
et des Sakis, des lowas et des Miamis, des Renards et
des Loups, dont plusieurs étaient subdivisés en trois,
quatre ou sept groupes ; dont beaucoup étaient chré-
tiens, et un plus grand nombre encore idolâtres ; dont
1 — " Dans ce temps, un gros arbre, qu'un soldat coupait
pour faire du feu, tomba fort près et surprit tout le monde,
et interrompit tout le discours. M. de Montcalm, sans s'ar-
rêter, leur dit que cet augure semblait leur annoncer ce
qu'il venait de leur dire, que le fortGreorge tomberait comme
cet arbre et qu'il était bien visible que le maître de la vie
était pour nous. Cette repartie plut beaucoup aux sauvages
qui en témoignèrent leur joie par des éclats de rire peu
communs parmi eux." (Mémoires de M. de la Pause).
248 MONTCALM
les uns venaient des rives lointaines du Mississipi, les
autres des profondeurs de l'Ouest ; ceux-ci du pays des
grands lacs Supérieur et Michigan, ceux-là des régions
limitrophes de la Nouvelle Angleterre et de l'Atlanti-
que ^ Quelques-uns, comme le vieux Pennahouel,
avaient jadis guerroyé contre les Français, avant de
devenir leurs alliés fidèles; plusieurs voyaient pour la
première fois, dans cette expédition, l'équipement»
étrange à leurs yeux, les armes, les uniformes et les
drapeaux des guerriers blancs venus des pays fabuleux
que l'on ne pouvait atteindre qu'après avoir franchi l'in-
commensurable étendue du " Grand Lac Salé ^." En con-
templant cette foule bigarrée et remuante, où l'on voyait
étinceler les lances et les tomahawks à côté des mousquets,
cette immense et pittoresque ^ assemblée d'orateurs et de
chefs de tout dialecte et de toute nation, venus de
l'Ouest et de l'Est, du Nord et du Sud, et attendant sa
parole, Montcalm pouvait se dire, à cette heure émou-
vante, qu'après tant d'années de luttes et de rivalités,
pendant lesquelles Français et Anglais s'étaient
disputé les alliances indiennes pour conquérir l'hégé-
monie, le prestige glorieux de la France l'empor-
1 — Tableau des sauvages qui se trouvent à Varmée du rnav
quis de Montcalm, le 28 juillet 1757; Journal de Montcalm^
p. 264.
2 — C'est ainsi que les sauvages appelaient l'océan.
3. — " Les chefs des nations et les chefs de guerre se ras-
semblèrent et quelques-uns des anciens guerriers. Ils s'as«
sirent chacun par nation à terre, leurs interprètes étant au
milieu d'eux, ils formèrent, tous rassemblés, la forme d'un
fer à cheval. M. de Montcalm avec nombre d'officiers, M. de
Lévis à sa droite, M. de Rigaud à sa gauche, se plaça à l'en-
trée." (Mémoires de M. la Pause).
MONTCALM 249
tait enfin, et que le monde sauvage tout entier du
Nord- Américain se levait et accourait sous son drapeau
afin d'assurer son triomphe définitif dans le conflit
suprême. Hélas ! combien de brillants pronostics ne
sont que les hérauts de l'effondrement et de la ruine !
A l'heure convenue, le conseil commença. Les sau-
vages formaient un grand cercle au milieu duquel se
tenaient Montcalm, les ofi&ciers canadiens préposés aux
différentes nations, les interprètes et les missionnaires.
Peu à peu les ofi&ciers des bataillons, curieux d'assister
à cette scène unique, se glissèrent dans l'espace réservé
aux orateurs ; et, leur nombre augmentant sans cesse,
des murmures s'élevèrent, surtout parmi les Folles
Avoines, les Sakis et les Eenards, qui se plaignirent
qu'on les empêchait de voir leur père et d'entendre sa
parole. Ils quittèrent même la séance. Mais Mont-
calm, prévenu, les fit revenir, en demandant aux offi-
ciers de s'écarter. Le premier orateur qui ouvrit la
série des discours fut Kisensik, le fameux chef Népis-
sing. " Mes frères, dit-il en s'adressant aux nations
des pays d'En Haut, nous sauvages domiciliés ^ vous
remercions d'être venus pour nous aider à défendre nos
terres contre l'Anglais qui les veut usurper. Notre
cause est bonne et le Maître de la vie la favorise. En
pouvez- vous douter, mes frères, après le beau coup que
vous venez de faire ? Nous l'avons admiré, nous vous
1 Nous aurions peut-être dû déjà expliquer à nos lecteurs
que les sauvages " domiciliés " étaient ceux que l'on avait
pu amener à former des établissements stables dans la colo-
nie, près de la population française, comme les Hurons à
Lorette, les Abénakis à Saint- François, les Iroquois au Saut-
Saint-Louis, etc.
260 MONTCALM
en faisons notre compliment ; il vous couvre de gloire,
et le lac Saint-Sacrement teint du sang de Corlar attes-
tera éternellement cet exploit. Que dis-je ? Il cou-
vrira aussi de gloire nous, vos frères, et nous en tirons
vanité! Notre joie doit encore être plus grande que la
tienne, mon père ", dit-il, en s'adressant au marquis de
Montcalm, " toi qui as passé le grand lac, non pour ta
propre cause ; car ce n'est pas sa cause qu'il est venu
défendre, c'est le grand Roi qui lui a dit : " Pars, passe
le grand lac, et va défendre mes enfants ". Il va nous
réunir, mes frères, et nous lier par le plus solennel des
nœuds. Acceptez-le avec joie ce nœud sacré, et que
rien ne puisse plus le rompre ". Une rumeur d'appro-
bation parcourut la foule. Alors Montcalm prit la
parole, avec le concours des interprètes : " Mes enfants,
dit-il à tous ces guerriers, dont les regards fixés sur lui,
décelaient l'attention profonde, je suis ravi de vous voir
tous réunis pour les bonnes affaires ; tant que durera
notre union, l'Anglais ne pourra nous résister. Je ne
puis mieux vous parler que votre frère Kisensik vient
de le faire. Le grand Roi m'a sans doute envoyé pour
vous protéger et vous défendre, mais il m'a surtout
recommandé de chercher à vous rendre heureux et
invincibles en établissant entre vous cette amitié, cette
union, ce concours pour opérer les bonnes affaires, qui
doivent se trouver entre des frères, enfants du même
père, du grand Ononthio ". Ce disant, Montcalm
brandit devant son auditoire impressionné l'emblème
de cette union dont il venait de parler : " Par ce
collier, s'écria- 1- il, gage sacré de sa parole, symbole
de bonne intelligence et de force par la liaison des
différents grains qui le composent, je vous lie tous
MONTCALM 251
les uns avec les autres, de manière qu'aucun de
vous ne puisse se séparer avant la défaite de l'An-
glais et la destruction du fort George ". Et il jeta
dans l'assemblée un collier de six mille grains de por-
celaine, qui fut relevé par les orateurs des différentes
nations. Quand vint le tour de Pennahouel, le chef
outaouais dont nous avons déjà parlé, il présenta le
collier aux sauvages des pays d'En Haut en leur disant ;
" Voilà maintenant un cercle trac é autour de vous par
le grand Ononthio ; qu'aucun de vous n'en sorte ; tant
que nous resterons dans son euceinte, le Maître de la
vie sera notre guide, nous inspirera ce que nous devons
faire, et favorisera toutes nos entreprises. Si quelqu'un
en sort avant le temps, le Maître de la vie ne répond
plus des malheurs qui pourront le frapper; que son
infortune soit personnelle et ne retombe pas sur des
nations qui se promettent ici une union indissoluble et
la plus grande obéissance à la volonté de leur père ".
Suivant les coutumes indiennes le collier devait rester
à la nation qui avait à l'armée le plus grand nombre de
guerriers, et il serait revenu de droit aux Iroquois. Mais
leur orateur, s'adressant aux nations des pays d'En Haut,
leur déclara que la sienne y renonçait volontiers et dési-
rait le leur offrir en gage d'union. Pennahouel remercia
les Iroquois aux noms des sauvages d'En Haut.
Montcalm avait obtenu l'objet pour lequel il avait
convoqué ce grand conseil. Les sauvages étaient liés
à l'expédition. Il ne restait plus qu'à leur demander de
répondre aux propositions faites la veille par le général
quant à la marche de l'armée, en deux divisions. Tune
prenant la route de terre, l'autre celle du lac, et aussi
quant au jour du départ et aux autres dispositions.
252 MONTCALM
" Car, écrivait Bougainville, il. faut leur faire part de
tous les projets, les consulter et souvent suivre ce qu'ils
proposent. C'est qu'au milieu des bois d'Amérique, on
ne peut pas plus se passer d'eux que de la cavalerie en
plaine." Les Iroquois informèrent le général qu'à titre
d'enfants de la contrée où allaient se faire les opéra-
tions, ils serviraient de guides ; que, puisqu'il fallait se
diviser, cent d'entre eux iraient par les bois et cent cin-
quante en canots ; et qu'ils seraient prêts à partir au
jour fixé par leur père. Les autres nations déclarèrent
de leur côté qu'elles donneraient un état des guerriers
destinés à chacune des deux divisions ^.
Malgré le succès du conseil il y eut de la désertion
parmi les sauvages ; huit Miamis battirent la marche
et leur mauvais exemple fut suivi par un bon nombre
de Mississagués et d'Outaouais.
Nous venons de voir que Montcalm avait annoncé la
séparation de l'armée en deux divisions. Il aurait fallu
un trop grand nombre de bateaux pour embarquer
toutes les troupes ; et d'ailleurs il importait que la rive
longée par la flottille fut rendue parfaitement sûre par
le passage d'un fort détachement. Le général avait
1 — Elles donnaient cet état en déposant avant de partir
autant de bûchettes qu'il partait de guerriers. Bougainville
écrit dans son journal le 20 juillet: " Les chefs de ceux qui
marchent en découvertes sont venus apporter au marquis de
Montcalm autant de bûchettes qu'ils y a d'hommes dans le
parti, cérémonie qu'ils observent toujours quand ils vont
frapper. C'est le contrôle du détachement. Ainsi, dans les pre-
miers temps de la monarchie des Perses, lorsqu'on marchait
à la guerre, chaque guerrier déposait une flèche dans un lieu
public ; au retour, chacun reprenait la sienne, et le nombre
de celles qui restaient indiquait la perte qu'on avait faite."
MONTCALM 253
donc décidé que M. de Lévis partirait d'avance par terre
avec environ 2,500 hommes, y compris les sauvages.
Comme la célérité et la facilité des opérations exi-
geaient qu'on s'embarrassât le moins possible, Montcalm
avait adressé aux troupes un ordre contenant les pres-
criptions et les règlements les plus judicieux. En les
lisant, on comprecd comment il obtenait cette prompti-
tude dans les mouvements militaires qui marquèrent,
du côté français, les campagnes de 1756, 1757 et 1758,
et qui contrastait avec les délais et les lenteurs désas-
treuses auxquels les Anglais pouvaient attribuer leurs
échecs, dans une large mesure. " Vous n'ignorez pas,
écrivait Montcalm aux commandants des bataillons,
quelle est la nature de l'expédition que nous allons
entreprendre. Votre expérience dans le métier de la
guerre, vous dit assez que la célérité en doit principale-
ment faire le succès. D'ailleurs des circonstances de
détails particuliers à cette colonie, et qui ne vous sont
pas inconnus, nous mettent dans une indispensable
nécessité d'agir promptement. Vous savez aussi quels
sont les difficultés, l'embarras, et conséquemment les
lenteurs des transports dans ce pays. Nous avons peu
de bateaux ; les munitions de guerre et de bouche en
emportent la plus grande partie, de sorte que nous
sommes forcés de faire passer par terre une grosse divi-
sion de l'armée. N'est-ce pas rendre justice à votre
zèle, Monsieur, et à celui des officiers, que d'être con-
vaincu qu'ils se prêteront de bonne grâce et avec joie à
tout ce qui pourra hâter la fin de notre entreprise ? Ils
verront eux-mêmes que ce qui pourrait ailleurs être
regardé comme chose de nécessité, serait, dans cette
occasion, luxe préjudiciable au bien du service.
254 MONTCALM
" Voici donc le règlement que je crois devoir faire
au sujet de ce que chacun emportera :
" 1° Tous les soldats laisseront ici leurs vestes. Ils
marcheront avec leur habit et la couverte. Ils porte-
ront tente et chaudière, et même, comme les compa-
gnies des troupes de terre sont faibles, ils ne porteront
que trois tentes par compagnie. Ils sauront qu'il
faudra être chargé de vivres pour plusieurs jours, et
qu'ainsi il est de leur avantage de ne pas se surcharger
de choses superflues. Toute tente à marquise est inter-
dite pour les officiers.
" 2^ Les officiers, de quelque grade qu'ils soient,
emporteront une canonnière, de d eux en deux, et je
donnerai l'exemple à cet égard, comme je l'ai donné
dans la campagne de Chouaguen. Pour les domestiques,
de huit en huit, une canonnière. La couverture et une
peau d'ours sont le lit d'un homme de guerre dans une
expédition pareille. Cependant je ne défends pas un
matelas. L'âge et les infirmités peuvent le rendre
nécessaire à quelques personnes. Je n'en porterai pas,
et ne mets pas en doute que ceux qui le pourront ne
fassent volontiers comme moi. On a pourvu à ce qu'à
la suite de l'armée il y en ait pour les malades et les
blessés.
" 3° Toute espèce de cage est absolument interdite,
et les officiers- majors auront ordre, à l'embarquement,
de jeter celles qui se présenteraient. On peut d'une
manière moins embarrassante emporter quelques poules.
" Il semble même que la nourriture du soldat devrait
nous suffire. De deux en deux officiers quinze pots de
vin, et s'ils l'aiment mieux, une cave par ordinaire.
" 4° Enfin dès que l'ordre de marche sera donné et
MONTCALM 25j5
qu'on saura quels sont ceux qui doivent aller par terre,
on s'arrangera dans les bataillons pour que ceux qui
iront en bateaux se chargent des vivres et attirail de
leurs camarades qu'ils ne tarderont pas à rejoindre.
" Tels sont, Monsieur, les règlements que les cir-
constances rendent nécessaires pour une expédition
qu'au reste on doit regarder comme une course de
quinze jours ou trois semaines au plus. Je vous prie
d'en faire part d'avance aux officiers de votre régiment".-^
L'armée aux ordres de Montcalm, le 29 juillet, était
composée comme suit : ^ troupes de terre 2,570 ; de la
colonie et milices, 3,470 ; canonniers, 180 ; sauvages,
1,599; en tout 7,819. Comme on l'avait décidé, la
1 — Lettre circulaire par M. de Montcalm aux comman-
dants des bataillons, du 25 juillet 1757 j Arch, prov. Man.
N. F., 1ère série, Vol. XIII.
2 — En voici le détail complet dans le Journal de Montcalm,
sous le titre : Armée du Roi en Canada, sur le lac Saint-
Sacrement, dans les camps de Carillon, de la Chute et du Por-
tage : Le marquis de Montcalm maréchal de camp ', le che-
valier de Lévis, brigadier ; le sieur de Rigaud de Vaudreuil,
gouverneur des Trois-Rivières, commandant des troupes de
la colonie ; le sieur de Bourlamaque, colonel ; le chevalier
de Montreuil, aide-major. Troupes françaises : la Reine, 369
hommes ; la Sarre 451 ; Royal- Roussillon, 472 ; Languedoc,
322 ', Guyenne, 492 ; Béarn, 464 ; total 2,570. Troupes de la
colonie : bataillon de la marine, 524 ; brigade de la Corne,
411; de Vassan, 445 ; de Saint-Ours, 461; de Repentigny,
432 ; de Courtemanche^ 473 ; de Gaspé, 424 ; volontaires de
Villiers, 300 ; total, 3,470. Sauvages : domiciliés, 820 ; des
pays d'En Haut, 979 : total, 1,799. (De ce nombre, il fallait
déduire environ 200 déserteurs). Artillerie : le sieur Le
Mercier, commandant ; officiers, 8; canonniers, bombardiers,
ouvriers, 180 ; M. Desandrouins, ingénieur ; le sieur de Lot-
binière, ingénieur. (29 juillet 1757).
256 MONTCALM
première division, commandée par M. de Lévis, se mit
en mouvement ce jour là et alla bivouaquer pour la
nuit au Camp-Brûlé, à une demi-lieue du Portage, sur
la rive gauche du lac. Elle comprenait les six compa-
gnies de grenadiers, soit 270 hommes ; six piquets de
troupes de terre, 300 ; deux piquets de la marine, 100 ;
trois brigades de milice, de 400 hommes, soit 1,200 ; les
volontaires de Villiers, 300 ; et des sauvages de diffé-
rentes nations, 800 ; total 2,970 ^. Cette avant-garde,
ayant près de dix lieues à faire à travers bois et mon-
tagnes, partait deux jours avant le gros de l'armée, afin
de précéder celle-ci à la baie de Ganaouské, ^ désignée
comme premier point de réunion. Lévis avait sous ses
ordres M. de Sénezergues, lieutenant-colonel du batail-
lon de la Sarre, et M. de la Pause, aide-major au régi-
ment de Guyenne, faisant fonction de major-général.
Ce détachement marchait sans tentes ni équipages. Le
30 il quitta le Camp-Brûlé, à quatre heures du matin,
et s'engagea dans la forêt épaisse coupée de ravins et de
fondrières qui bordait le lac Saint-Sacrement. Il faisait
une chaleur torride, et les troupes eurent à endurer des
fatigues incroyables. Le passage de la Montagne- Pelée
fut particulièrement pénible. Cependant, malgré toutes
les difficultés de cette marche à travers bois, l'enduran-
ce et l'énergie déployées par Lévis et tout son monde en
triomphèrent, et, le 12 août, à deux heures et demie, le
détachement campait sur le bord de la baie de Ganaous-
ké, la gauche au lac, la droite à une montagne, le front
bordé d'un grand ravin.
1 — Journal de Lévis, p. 88
2 — La baie de Ganaouské, appelé maintenant iV or <Aww<
Bay, était à quatre ou cinq lieues de William-Henry.
MONTCALM 257
Pendant ce temps, le reste de l'armée se mettait en
mouvement. Le 30 juillet les bataillons de la Reine,
de la Sarie, de Languedoc et de Guyenne, quittaient
leur camp de la Chute et allaient occuper le Camp-
Brûlé, abandonné le matin par M. de Lévis. Et M. de
Bourlamaque partait de Carillon, avec Royal-Roussillon
et Béarn, pour la tête du Portage. Le 31, on achevait
le transport des munitions et des vivres. Les sauvages,
peu habitués à rester tranquilles dans un camp où ils
ne pouvaient tromper leur ennui en s'enivrant, parti-
rent en canot pour aller attendre l'armée à quatre lieues
plus loin, dans un endroit infesté par les serpents à
sonnettes, dont ils tuèrent un grand nombre. Ceux
des pays d'En Haut étaient surtout impatients et tur-
bulents. Les domiciliés se montraient beaucoup
moins irrépressibles. Ils se confessaient toute la journée.
En partant, les premiers laissèrent dans leur camp,
suspendu à un arbre, un équipement comme offrande
au Manitou, ^ afin de se le rendre propice.
1 — Le Manitou était le Dieu de ces païens. "Chacun d'eux
se fait un dieu de l'objet qui le frappe, le soleil, la lune, les
étoiles, un serpent, un orignal, enfin tous les êtres visibles,
animés ou inanimés. Cependant ils ont une façon de déter-
miner l'objet de leur culte. Ils jeûnent trois ou quatre jours }
après cette préparation propre à faire rêver, le premier être
qui, dans le sommeil, se présente à leur imagination échauffée
c'est leur divinité à laquelle ils dévouent le reste de leurs
jours ; c'est leur manitou. Ils l'invoquent à la pêche à la
chasse, à la guerre ; c'est à lui qu'ils sacrifient ". {Journal de
Bougainville.) — Les abbés Mathavet et Piquet, sulpiciens,
hésitaient à dire la messe dans un camp oii se trouvait exposé
un symbole de superstition idolâtrique. Montcalm, "casuiste
militaire ", émit l'avis qu'il valait mieux la dire là que de ne
pas la dire du tout." (Ibid).
17
258 MONTCALM
Tout était prêt pour le départ de Tannée. Montcalm
laissait à Carillon une garnison de cent hommes avec
cent travailleurs, sous les ordres de M. d'Alquier, capi-
taine des grenadiers de Béarn, et commandant de ce
bataillon depuis la mort de M. de l'Hôpital ^ ; à la
redoute érigée au camp de la Chute, un capitaine et
cinquante hommes.
Le 1er août, à deux heures de l'après-midi, toute
l'armée s'embarquait sur deux cent quarante-cinq
bateaux. En tête s'avançait une embarcation d'une
forme spéciale, construite par M. Jacquot de Fiedmont,
lieutenant d'artillerie, et portant un canon de douze, et
deux pierriers. Venaient ensuite les bataillons de la
Keine, Lauguedoc et de la Marine ; ceux de la Sarre et
de Guyenne, la brigade de milice commandée par M.
de Courtemanche ; l'artillerie sur ses pontons, faits de
deux bateaux accouplés et reliés par une plate-forme,
qui portait les pièces et leurs affûts : la brigade de St-
Ours les conduisait, Eoyal-Roussillon et Béarn les
escortaient; puis, les bateaux de vivres avec la brigade
de Gaspé, l'hôpital ambulant et deux piquets d'arrière-
garde. Laissant derrière elle, sur sa droite, le Camp-
Brûlé, elle contourna bientôt l'île à la Barque, et doubla
la Montagne-Pelée. Jamais encore le Saint-Sacrement,
sur les flots duquel elle glissait dans une majestueuse
1 — M. de l'Hôpital était mort le 12 juillet. On ht dans les
Mémoires de M. de la Pause, (juillet 1757) : '- M. de l'Hô-
pital, commandant de Béarn, est mort ce matin (12 juillet)
dans sa tente. Il y a longtemps qu'il était malade, mais on
ne le croyait pas si près de sa lin, puisqu'il devait partir
aujourd'hui pour Québec, où il devait aller pour y rétablir sa
santé."
MONTCALM 259
ordonnance, n'avait vu s'y refléter un tel tableau. Ce
gracieux " Horican," comme l'appelaient les sauvages,
profondément encaissé entre deux chaînes de monta-
gnes, dont les angles saillants et rentrants dentelaient
ses rives, bordé de forêts vierges et parsemé d'îles ver-
doyantes, était l'un des sites les plus enchanteurs de
cette pittoresque région. Il avait dix ou onze lieues de
long, et une lieue dans sa plus grande largeur.
Vers cinq heures, un peu au-delà de l'endroit appelé
le Pain-de-Sucre, la flottille rallia les sauvages partis la
veille ; ils prirent la tête avec leurs cent cinquante
canots d'écorce que leurs pagaies agiles faisaient danser
sur l'onde. Bientôt le crépuscule hâtif d'une soirée
pluvieuse ^ fit place aux ombres nocturnes. Mais les
ténèbres n'arrêtèrent pas la marche de la flottille ; vers
deux heures du matin elle entrait dans la baie de
Ganaouské, où trois feux en triangle lui désignaient le
campement de Lévis ^. Dans la matinée on distribua
des vivres pour quatre jours au détachement de ce der-
nier, et on envoya des sauvages à la découverte. Dé-
fense avait été faite, à cause de la proximité de l'en-
nemi, de faire du feu, de tirer du fusil, ou de battre du
tambour. Mais " le Français qui ne doute de rien ",^
ne s'abstint ni du feu, ni du fusil, et joua même du cor,
dont les sonorités éclatantes éveillaient pour la pre-
mière fois, sans aucun doute, l'écho de ces solitudes.
Vers onze heures, le corps d'armée de M. de Lévis
reprit sa route par terre ; et à midi la flottille quittait la
1 — Journal de Malarticj p. 135.
2 — Le P. Roubaud, Lettres édifiantes, VI., p. 276.
3 — Journal de Bougainville.
260 MONTCALM
baie. Montcâlm s'était entendu avec son lieutenant
pour que les deux corps s'avançassent de conserve,
celui de terre suivant la rive, et celui du lac mainte-
nant ses bateaux à la hauteur de l'autre ^ A cinq
heures Lévis, parvenu à une lieue du fort, campa dans
une excellente position et fit avertir Moutcalm que le
reste de l'armée pourrait facilement débarquer en cet
endroit. Cette opération se fit durant la nuit. Sur les
entrefaites, deux berges ennemies, qui s'avançaient à
la découverte, sans se douter que les Français fussent
si proches, furent aperçues par les sauvages, qui, pous-
sant leur cri de guerre, se précipitèrent dans leurs
canots pour les aborder. Les Anglais firent force de
rames vers l'autre rive où ils abandonnèrent leurs em-
barcations et se sauvèrent dans les bois, laissant der-
rière eux plusieurs morts et trois prisonniers. D'après
les informations données par ceux-ci, les ennemis sa-
vaient depuis la veille seulement qu'une armée était en
marche pour assiéger William-Henry ; ils venaient de
recevoir un renfort de 1,200 hommes ; 500 hommes de
garnison occupaient le fort, et le reste était dans un
camp retranché sur une hauteur ; enfin, au signal d'un
coup de canon, toutes les troupes devaient marcher à la
rencontre des Français.
Montcâlm prit ses dispositions pour faire avancer
l'armée à la pointe du jour, en laissant aux bateaux la
garde nécessaire. A cinq heures, les troupes s'ébranlè-
rent. Le détachement de M. de Lé vis faisait l'avant-
garde, avec les sauvages. " Les brigades marchaient
ensuite en colonnes par bataillons, M. de Rigaud à la
1 — Journal de Leviez p. 95.
MONTCALM 261
droite avec les Canadiens des brigades de Courtemanche
et de Gaspé ; M. de Bourlamaque à la gauche, et M. de
Montcalm au centre ^" En même temps les bateaux de
rartillerie doublaient la pointe de l'anse où ils avaient
passé la nuit, et saluaient par une décharge générale le
fort de William-Henry ^, qui apparaissait soudain à la
tête du lac dont les flots venaient expirer à ses pieds.
Il était situé au milieu du bassin que laissaient entre
elles et la nappe d'eau les hautes montagnes qui l'envi-
ronnent et se continuent en deux chaînes, sur chacune
de ses rives. Sa forme était celle d'un carré irrégulier
dont le plus large côté était de soixante toises. Le lac
aboutissait au front nord-est. Le front sud-est était
bordé d'un marais impraticable; et les deux autres
fronts étaient entourés d'un bon fossé palissade. On
avait pratiqué, à quatre ou cinq cents pieds de distance,
un désert dont les arbres à demi brûlés et couchés l'un
sur l'autre offraient, ainsi que leurs souches, un obsta-
cle presque inconnu dans les approches des places
d'Europe. Le camp retranché, séparé du fort par le
grand marais mentionné ci-dessus, était placé sur une
hauteur très avantageuse qui le dominait, et qui était
encore bordé par un autre marais du côté de l'est. Les
retranchements en étaient faits de troncs d'arbres posés
les uns sur les autres. Ils avaient peu d'étendue^
beaucoup de flancs munis d'artillerie, et pouvaient être
facilement bordés par les ennemis ^. Le fort était flan-
1 — Bougainville au ministre, 19 août 1757; Dussieux,
p. 298.
2 — Le P. Roubaud, Lettres édifiantes^ VI, p. 282.
3 — Précis des événements de la campagne\de 1757 ; le Maré-
chal de camp Desandrouins, p. 87.
262 MONTCALM
que de quatre bastions ; les fossés étaient creusés à la
profondeur de dix-huit ou'vingt pieds ; les murs étaient
formés de gros pins terrassés et soutenus par des pieux
extrêmement massifs, d'où il résultait un terre-plein de
quinze à dix-huit pieds, qu'on avait eu soin de sabler
tout- à fait. ^
On communiquait du fort au camp retranché, à tra-
vers le marais, par une chaussée, qui, au delà de ce
camp, venait aboutir au chemin du fort Edouard ou
Lydius, situé à six lieues dans l'intérieur.
Dpbouchant en vue de William -Henry, M. de Lévis
avait contourné la place par le sud-ouest, et pris posi-
tion sur ce chemin à dix heures de la matinée. Les
Anglais avaient à peine eu le temps de brûler les bara-
quements à l'ouest du fort, de replier les tentes d'un
camp qu'ils avaient occupé jusqu'à la veille, et d'essayer
de sauver le bétail parqué dans ces environs. Les sau-
vages les harcelèrent, et, après les avoir forcés à rega-
gner le fort, ils tuèrent ou prirent cent-cinquante bœufs
et en amenèrent vingt-cinq à M. de Montcalm, pour
remplacer ceux que leurs jeunes gens avaient occis près
de Carillon ^. Le gros de l'armée se trouvait alors à
une demi-lieue de l'avant-garde. Le général alla re-
joindre Lévis pour s'assurer de visu s'il était possible
d'emporter d'assaut le camp retranché. On reconnut
que cela n'était pas praticable ^. M. de Montcalm en-
voya au colonel Bourlamaque l'ordre de rétrogader avec
les brigades de la Sarre et de Royal-Roussillon, et de
1 — Le P. Roubaud ; Lettres édifiantes, VI, p. 284.
2 — Journal de Montcalm, p. 278.
3 — Journal de Lévis, p. 98.
MONTCALM 263
choisir un endroit pour asseoir le camp de l'armée. Vers
trois heures de l'après-midi il fit envoyer par M. de
Fontbrune au commandant du fort, la sommation sui-
vante : ** Monsieur, j'ai investi ce matin votre place
avec des forces nombreuses, une artillerie supérieure et
grand nombre de sauvages d* En-Haut, dont un détache-
ment de votre garnison ne vient que de trop éprouver
les cruautés. Je dois à l'humanité de vous sommer de
rendre votre place. Je serais encore maître de conte-
nir les sauvages et de faire observer une capitulation,
n'y en ayant eu jusqu'à présent aucun de tué. Je
pourrais n'en être pas le maître dans d'autres circons-
tances, et votre opiniâtreté à défendre votre place ne
peut en retarder la perte que de quelques jours, et
expose nécessairement une malheureuse garnison qui
ne peut être secourue, attendu la position que j'ai prise.
Je demande une réponse décisive sur l'heure ". Le
commandant du fort était le lieutenant-colonel Monro,
du trente-cinquième régiment ; il avait sous ses ordres
2,200 hommes \ Sa réponse fut celle d'un brave offi-
cier : " Monsieur, écrivit-il à Montcalm, je vous suis
obligé en particulier des offres gracieuses que vous me
faites ; mais je ne puis les accepter ; je crains peu la
barbarie. J'ai d'ailleurs sous mes ordres des soldats
déterminés comme moi à périr ou à vaincre ". ^ Pen-
dant ces pourparlers, les sauvages s'étaient avancés en
foule jusque dans le " désert du fort ", et lorsque la
réponse fut connue, un Abénaquis jeta aux Anglais,
1 — Webb to Loudon, 1er août 1757 ; Frye, Journal of ihe
attack of Fort William Henry.
2 — Le P. Roabaud, Lettres édifiaaten, VI., p. 287.
264 MONTCALM
dans son français bizarre, ce défi où l'on retrouvait comme
une paraphrase indienne du mot fameux des gardes-
françaises à Fontenoy ^ : " Ah 1 tu ne veux pas te rendre.
Eh bien ! tire le premier ; mon père tirera ensuite ses
gros fusils ; alors, toi te bien défendre ; car si je te
prends, point de quartier à toi ".
Aussitôt qu'il eût reçu Tordre du général, Bourla-
maque alla asseoir le camp de l'autre côté d'un ravin,
situé à moins d'un demi-mille de la place, sur la rive
gauche. La brigade de la Sarre, c'est-à-dire les bataillons
de la Sarre et de Guyenne, était appuyée au lac ; celle
de Royal-Roussillon, formée des bataillons de Royal-
Roussillon et de Béarn, était protégée sur son flanc
droit par des gorges inabordables. Quant à Montcalm,
il passa la nuit au bivouac avec la brigade de la Reine
— les bataillons de la Reine, de Languedoc, et de la
Marine — et celle de Gaspé.
Le 4 août, il modifia ses premières dispositions, fit
rapprocher du lac et du gros de l'armée le détachement
de Lévis, et alla rejoindre Bourlamaque avec la brigade
de la Reine, qui fut postée à la droite de Royal-Roussil-
lon. Les grenadiers et les piquets de réguliers qui
faisaient partie de l'avant-garde furent réintégrés dans
1 — La version populaire de cet épisode veut qu'un offi-
cier des gardes-françaises ait dit à un officier de la colonne
anglo hanovrienne, à la bataille de Fontenoy : " Tirez les pre-
miers, Messieurs les Anglais ". Voici comment un historien
raconte le fait . '* On sait le singulier échange de courtoisie
qui eut lieu entre les deux chefs de corps. — " Messieurs des
gardesirançaipes, tirez ". — '' Messieurs les Anglais, nous ne
tirons jamais les premiers" La bataille de Fontenoy, où s'il-
lustra le maréchal de Saxe, fut gagnée par les Français, le 1 1
mai 1745.
MONTCALM 265
leurs corps respectifs. L'armée du siège se trouva
ainsi composée des sept bataillons et des brigades de
St- Ours et de Gaspé. M. de Lévis ayant sous ses
ordres M. de Eigaud, les brigades de Vassan, de la
Corne, de Courtemanche, de Repentigny, la compagnie
franche de Villiers, et tous les sauvages, eut pour tâche
de protéger la droite de l'armée, et de tenir en mouve-
ment des partis et des éclaiieurs sur le chemin de
Lydiue. On avait dû renoncer à investir complètement
William-Henry; il aurait fallu pour cela plus de 20,000
hommes ^
M. de Montcalm, accompagné de Bourlamaque, de
Desandrouins, et des officiers d'artillerie, alla recon-
naître les approches de la place et déterminer le site
des tranchées et des batteries. Bourlamaque et Desan-
drouins avaient d'^jà étudié les lieux, la veille. On
décida d'attaquer le côté nord, et d'établir deux batte-
ries, l'une pour battre directement le bastion et l'autre
pour croiser sur ce même front. ^ Immédiatement on
commanda des travailleurs pour faire des fascines et
saucissons, établir le dépôt de la tranchée, et le relier
au camp par un chemin. Montcalm nomma Bourla-
maque commandant des travaux du siège. Le soir
même il fit avancer les bateaux de l'artillerie dans
une petite anse à gauche du camp, et l'on commença à
débarquer les canons, les mortiers et les munitions.
Durant la nuit du 4 au 5 août, plusieurs centaines de
travailleurs ouvrirent la tranchée à deux cents toises
1 — Lettre de Bougainville, 19 août 1757; Dussieux p. 299.
2 — Le maréchal de camp Desandrouins, p. 89; Journal de
Malartic, p. 177.
266 MONTCALM
de la place, et malgré les difi&cultés du travail, dans un
terrain obstrué de troncs d'arbres, au matin les sapeurs
étaient à l'abri, et le boyau de la première batterie
étaient fait ^ Le canon du fort avait tiré toute la
nuit, et comme le camp se trouvait assez près de la
tranchée, quelques boulets avaient tué du monde dans
les tentes françaises. Montcalm dut faire reculer un
peu le bataillon de la Sarre et placer celui de Royal-
Roussillon en potence derrière la brigade de la Reine.
Le 5 on perfectionna la tranchée pratiquée, et l'on
travailla à la batterie dont la communication était
ouverte. Dans la journée Kanectagon, chef iroquois,
parti depuis le 6 à la découverte sur le chemin de
Lydius, revint avec un prisonnier. Il avait rencontré
trois Anglais, en avait tué un, capturé un second, et
avait manqué le troisième qui s'était enfui. Mais le
meilleur trophée de sa course était la veste du mort,
dans la doublure de laquelle on trouva une lettre du
général Webb, commandant de Lydius, au lieutenant-
colonel Monro. Webb informait ce dernier qu'il ne pour-
rait le secourir tant qu'il n'aurait pas été rejoint par le
renfort de milices coloniales auxquelles il avait fait
mander d'accélérer leur marche. Un Canadien fait pri-
sonnier, ajoutait-il, portait à 11,000 hommes l'effectif
de l'armée française, qui avait une forte artillerie et
investissait William-Henry sur une étendue de cinq
milles. Il lui communiquait ces nouvelles pour le met-
tre à même de capituler aux meilleures conditions pos-
sibles, si le retard des milices empêchait qu'on ne
le sec ourût. Cette information réjouit vivement Mont-
1 — Journal de Bougainville.
MONTCALM 267
calm, et il résolut de la faire parvenir à Monro au
moment opportun.
Les sauvages lui causaient en ce moment quelque
ennui. Au lieu de se tenir à l'avant-garde avec le
détachement de Lévis, où ils pourraient être surtout
utiles en faisant des courses vers le fort Lydius, pour
surveiller les mouvements de l'ennemi, intercepter ses
courriers, et disperser ses convois, ils venaient sans
cesse à la tranchée pour suivre les travaux d'approche,
tiraillaient contre le fort et imitaient les sapeurs en
essayant eux-mêmes de s'abriter derrière des épaule-
ments en terre. " Ces fusillades sans doute, écrivait
Bougainville, incommodent les ennemis, gênent leurs
travailleurs et artilleurs, leur tuent même quelque
monde ; mais ce n'est pas l'objet essentiel." Le général
voulut encore une fois exercer sur ses auxiliaires son
influence persuasive. Il les réunit en conseil à cinq
heures de l'après-midi. Là il leur reprocha de ne pas
rester au camp de M. de Lévis. " Les découvertes ne
se faisaient pas ; il paraissait que ses enfants avaient
perdu l'esprit ; ils négligeaient de faire sa volonté ; au
lieu de suivre sa parole, ils allaient dans le désert du
fort s'exposer sans nécessité ; la perte de plusieurs sau-
vages lui avait été extrêmement sensible, le moindre
d'entre eux lui était précieux ; il était avantageux sans
doute d'incommoder l'Anglais, mais ce n'était pas leur
objet principal ; leur grande occupation devait être de
l'instruire de toutes les démarches de l'ennemi et d'en-
tretenir sur les communications des partis continuels,
concertés, et pour leur nombre et pour leur marche,
entre toutes les nations ; dans cette vue, ils devaient
tous se réunir au camp de M. de Lévis, où ils trouve-
268 MONTCALM
raient leurs besoins, des munitions de guerre et de
bouche ; même, les missionnaires allaient s'y établir, et
c'était là que les enfants de la prière les trouveraient ;
le chevalier de Lévis leur expliquerait la volonté de
leur père, et lui-même serait toujours prêt à écouter les
avis et les représentations de leurs chefs ; enfin pour
leur remettre l'esprit, les faire rentrer dans la bonne
voie, effacer le passé et répandre sur l'avenir la lumière
des bonnes affaires, il leur donnait deux colliers et deux
branches de porcelaine." Puis, voulant adoucir le ton
de sa remontrance, et leur prouver son intérêt, il leur
dit qu'il réservait les bœufs dont ils lui avaient fait don,
pour fournir du bouillon à leurs malades et blessés. Il
termina en leur faisant part des bonnes nouvelles conte-
nues dans la lettre interceptée du général anglais.
Les sauvaores acceptèrent les colliers et les branches,
et promirent de mieux suivre les avis et les directions
de leur père. Cela dit, ils déclarèrent qu'eux aussi, ils
voulaient décharger leur cœur. On ne les consultait
plus ; on ne rendait plus compte à leurs chefs des mou-
vements de l'armée ; on ne suivait pas leurs avis, et on
ne leur en donnait pas les raisons ; on prétendait les
faire marcher sans avoir délibéré avec eux. ** Mon
père, dirent-ils enfin à Montcalm, tu as apporté dans
ces lieux l'art de la guerre, de ce monde qui est au delà
du grand lac. Nous savons que, dans cet art, tu es
un grand maître ; mais pour la science et la ruse des
découvertes, pour la connaissance de ces bois et la façon
d'y faire la guerre, nous l'emportons sur toi. Consulte-
nous", et tu t'en trouveras bien". Le général leur
répondit que c'étaient là des méprises inévitables dans
le tourbillon d'affaires dont il était assiégé ; qu'il leur
MONTCALM 269
avait prouvé Tannée précédente et cette année son
appréciation de leur valeur, de leur adresse et de leurs
avis ; qu'à l'avenir il allait s'efforcer de prévenir ces
méprises afin que rien n'arrêtât le cours des bonnes
affaires. Finalement, il leur annonça que le lendemain
les gros fusils (c'est-à-dire les canons) allaient tirer.
Cette promesse produisit un grand effet dans le conseil
et l'entrevue se termina à la satisfaction de tous ". ^
Durant la nuit, mille hommes travaillèrent à la
tranchée, finirent la batterie de gauche, y montèrent les
pièces, et achevèrent le boyau de celle de droite, qu'ils
avancèrent beaucoup. Le 6 août, à la pointe du jour,
Montcalm arrivait à la parallèle ; un instant après le
parapet de la tranchée se couronnait de flammes, les
huit pièces de canons et le mortier installés dans la
nuit lançaient sur William-Henry une pluie de boulets
et de bombes, et les décharges, de notre artillerie, de
minute en minute, ^ saluées par les clameurs assour-
dissantes des sauvages, ébranlaient tous les échos du lac
et des montagnes.
La journée du 6 août fut employée à finir la batterie
de droite, et à parfaire sa communication. La nuit sui-
vante on y monta deux pièces de dix- huit, cinq de
douze, une de huit, deux obusiers de sept pouces et un
mortier de six. On ouvrit aussi cent cinquante toises de
boyau dans la direction des jardins du fort. A six heu-
res du matin, Montcalm arrivait encore à la tranchée ;
et cette fois deux batteries au lieu d'une saluaient
sa présence par une décharge générale. Vingt bouches
1 — Journal de Bougainville.
2 — Journal de Mal ar tic, li>, 140.
270 MONTCALM
à feu battaient en brèche les murs de William-Henry.
Pendant ce temps, que faisait à Lydius le général
Webb ? Depuis trois jours il entendait gronder le canon
au lac Saint-Sacrement, et il restait immobile. Pour-
tant, le 29 juillet, il avait écrit au gouverneur de New-
York : " Je suis déterminé à marcher vers William-
Henry avec toute l'armée que je commande, aussitôt
que j'apprendrai l'approche de l'ennemi ". L'ennemi
était devant cette place depuis cinq jours, et Webb ne
marchait pas. Le 3 il avait reçu de Monro quelques
lignes lui annonçant l'arrivée des Français ; et, le 4, une
autre communication l'informant que l'attaque com-
mençait et demandant instamment du renfort. La nuit
suivante, nouvelle lettre du commandant de William -
Henry faisant appel à son chef; et, le même jour, qua-
trième message pour réclamer la marche en avant de
toute l'armée. Et Webb ne bougeait pas. Au con-
traire, il écrivait à Monro la lettre — que Montcalm
devait lire avant son destinataire — dans laquelle il con-
seillait nettement une capitulation. £t il adressait au
généralissime Loudon, qui s'éternisait à Halifax, à cent
lieues de la frontière assaillie par les Français, ses
doléances sur la lenteur des milices de la Nouvelle-
Angleterre ^.
Cette lettre décourageante de Webb à Monro, que
nous venons de mentionner, Montcalm jugea que le
moment était venu de la faire parvenir au commandant
de la place assiégée. Et à neuf heures du matin, le 7
1 — Copy offour letters from Lieutenant Coloiel Monro ta
Major- General Webbj enclosed in the Gêner aV s letters of the
fifth of August to the Earl of Loudon ; Webb to Loudon^ lat
and bth August 1757.
MONTCALM 271
août, après une décharge générale des deux batteries, il
suspendit le feu, fit arborer le drapeau parlementaire,
et envoya vers le fort, Bougainville, accompagné d'un
tambour et de dix-huit grenadiers. L'aide de camp du
général fut reçu par un officier et quinze grenadiers
anglais ; on lui banda les yeux, on le conduisit au fort
et de là au camp retranché, où. il remit au commandant
britannique la lettre suivante : " Monsieur, un de mes
partis, rentré hier au soir, avec des prisonniers, m'a pro-
curé la lettre que je vous envoie par une suite de géné-
rosité, dont je fais profession vis-à-vis de ceux avec qui
je suis obligé de faire la guerre. M. de Bougainville,
dès qu'il vous aura remis cette lettre, s'en reviendra ;
je compte que vous attendrez pour faire tirer qu'il soit
rentré dans la tranchée, ce qui vous sera annoncé par
le premier coup de canon. Je suis, etc. — Montcalm ".
Monro fit cette réponse laconique : " Monsieur, je vous
remercie de l'honnêteté que vous avez eue en cette
occasion pour moi ; je vous prie de me conserver cette
façon de penser en tout. Je suis, etc. — Monro ".
Vers trois heures, les Anglais tentèrent une sortie du
camp retranché sur le chemin de Lydius ; mais M. de
Villiers, avec ses volontaires et les sauvages, les attaqua
vivement, leur tua cinquante hommes, leur fit quatre
prisonniers, et les refoula dans leurs retranchements ^.
Des lettres officielles, reçues ce même jour par Mont-
calm, excitèrent dans l'armée un grand enthousiasme.
Elles contenaient l'état des grâces accordées aux troupes,
et la nouvelle que le roi envoyait au général le cordon
rouge, insigne du grade de commandeur dans l'ordre
1 — Journal de Malartic, p. 141.
272 MONTCALM
de Saint- Louis. " Tout le moude, écrit Bougain ville, en
sentit redoubler son zèle, pour le service de Sa Majesté ?
Les sauvages eux-mêmes vinrent complimenter notre
général, et lui dirent qu'ils étaient charmés de la grâce
dont le grand Ononthio venait de le décorer, parce qu'ils
savaient combien il y était sensible; que, pour eux, ils
ne l'en aimaient ni ne l'en estimaient pas davantage,
attendu que c'était sa personne qu'ils aimaient et qu'ils
estimaient, et non tout ce qu'on pouvait ajouter à son
extérieur."
La nuit du 7 au 8 avança beaucoup les travaux du
siège. Le boyau commencé la veille fut conduit à cent
toises des murs, et l'on ouvrit à son extrémité un cro-
chet pour y loger une troisième batterie et des tireurs
dont le feu nettoierait les parapets du front d'attaque.
Et comme on était tout près des jardins de la place, on
y dispersa des Canadiens et des sauvages, qui, à plat
ventre au milieu des carrés de légumes, pourraient tirer
à coup sûr sur les embrasures des remparts. Vers
minuit deux soldats de la garnison, sortis du fort pour
déserter, prétendirent-ils, mais plus probablement pour
reconnaître les travaux, tombèrent au milieu des sau-
vages qui les firent prisonniers ; Tun d'eux eut l'épaule
fracassée par un coup de feu. Au matin, on se trouva
rendu à un marais d'environ cinquante toises; pour y
déboucher il fallait faire huit à dix toises à découvert.
Afin de hâter les approches, Montcalm ordonna d'effec-
tuer ce passage en plein jour comme celui d'un fossé
rempli d'eau. Malgré le feu de l'ennemi les soldats s'y
portèrent intrépidement, et avant la nuit une chaussée
de fascines et de rondins, capable de supporter l'artil-
lerierie, traversait les marais. Sur les quatre heures de
MONTCALM 273
raprès-midi, une fausse alerte fit marcher MM. de
Montcalm et de Lévis, avec les Canadiens, les sauvages,
les brigades de la Keine et de Gaspé, et trois compa-
gnies de grenadiers, vers le chemin de Lydius sur
lequel un éclaireur abénaquis avait cru voir s'avancer
un détachement anglais considérable. La rapidité de ce
mouvement eut pour seul résultat de plaire énormé-
ment aux sauvages, dont elle augmentait encore la
confiance dans la valeur et la vigilance des troupes
françaises, qu'ils proclamaient dans leur langage méta-
phorique leur " mur d'appui ^"
Pendant la nuit du 8 au 9, on ouvrit un boyau dé-
bouchant du marais et conduisant à la seconde parallèle,
ouverte sur la crête du coteau qui bordait les jardins.
Avant le jour les travailleurs étaient à l'abri. De cette
parallèle on établirait les batteries de brèche, et en la
continuant on envelopperait la place et couperait sa
communication avec le camp fortifié. La tranchée était
rendue à soixante toises des remparts. Trois batteries
étaient montées ; deux autres le seraient avant vingt-
quatre heures, et alors quarante bouches à feu foudroie-
raient William-Henry. Déjà les boulets et les bombes
tombaient à l'intérieur du fort ; un baril de poudre
avait sauté dans un bastion. ^ La situation n'était plus
tenable pour la garnison anglaise. Sur ses vingt-six pièces
d'artillerie, huit de ses canons et deux de ses mortiers
avaient éclaté. ^ Trois cents hommes étaient tués ou
1 — Bougainville au ministre, 19 août ; Dussieux, p. 305.
2 — Journal de Malartic, p. 142.
3 — Extract of a letter puhlished in England; Collection de
.¥flw., 7F, p. 118.
18
274 MONTCALM
blessés. ^ Et, pour comble de malheur, la petite vérole
s'était déclarée dans la place, qui était devenue un foyer
d'infection. ^
En présence d'un aussi désastreux état de choses,
sans aucun espoir de secours, le lieutenant-colonel
Monro tint un conseil de guerre avec ses officiers, et
la conclusion fut qu'il fallait capituler. A sept heures
du matin, le 9 août, les soldats français virent le dra-
peau blanc s'élever et flotter sur les remparts de
William-Henry. Quelques instants après, le lieutenant-
colonel Young, ^ envoyé par le commandant anglais,
venait discuter avec Montcalm les conditions de la
capitulation. Voici quels en furent les articles. Les
troupes, tant du fort que du camp retranché, au nom-
bre de deux mille hommes, sortiraient avec les hon-
neurs de la guerre, le bagage des officiers et celui des
soldats ; elles seraient conduites au fort Lydius, escortées
par un détachement français et par les principaux
officiers et interprètes attachés aux sauvages ; elles ne
pourraient servir pendant dix-huit mois, ni contre la
la France, ni contre ses alliés ; dans l'espace de trois
mois tous les prisonniers français, canadiens et sauva-
aes, faits par terre dans l'Amérique septentrionale.
l Le siège et la prise de William-Henry ne coûtèrent à
l'armée française que 17 tués et 40 blessés.
2 Parkman, Montcalm and Wol/e I, p. 504.
3 Il était accompagné du capitaine Fesch, qui fut quel-
ques jours après envoyé à Montréal, pour être témoin de l'em.
pressement qne mit le gouverneur à observer la capitulation,
en rassemblant les prisonniers afin de les expédier à Halifax.
Montcalm lut charmé de sa belle tournure et de sa joyeuse
humeur. (Desandrouins, p. 95).
MONTCALM 275
depuis le commencement de la guerre, seraient ramenés
aux forts français ; Tartillerie, les barques et toutes les
munitions de guerre et débouche appartiendraient à Sa
Majesté très chrétienne, à l'exception d'une pièce de
canon de six que le marquis de Montcalm accordait au
colonel Monro et à sa garnison, en témoignage d'estime
pour leur intrépide défense. Ces conditions étaient rai-
sonnables et généreuses. Bougainville fait observer
dans son journal qu'on eût pu sans doute avoir la
garnison de William - Henry prisonnière de guerre,
ou même à discrétion. " Mais, ajoute-t-il, dans le pre-
mier cas, c'eût été deux mille hommes de plus à
nourrir, et la colonie manque de vivres ; dans le second,
on n'eût pu retenir la barbarie des sauvages, et
il n'est jamais permis de sacrifier l'humanité à ce
qui n'est que l'ombre de la gloire ". Avant de conclure
la capitulation, Montcalm, iastruit par l'expérience de
Chouagueo, déclara au parlementaire anglais qu'il
devait consulter ses auxiliaires indiens. Il assembla
donc en conseil les chefs de toutes les nations repré-
sentées à son armée. Il leur communiqua les condi-
tions proposées, les raisons qui le déterminait à les
accorder, et il leur demanda leur assentiment et l'enga-
gement de maintenir dans Tordre leurs jeunes gens.
Tous approuvèrent et ratifièrent d'avance la capitula-
tion, qu'ils promirent de faire respecter ^. Eassuré par
cette indispensable démarche, Montcalm envoya Bou-
gainville porter au colonel Monro les articles arrêtés. A
1 Bougainville fait ici cette observation : *' L'on voit par
cette démarche du marquis de Montcalm à quel point on est
dans ce pays esclave des sauvages ; ils sont un mal néces-
saire ".
276 MONTCA.LM
midi, les signatures étaient échangées. La garnison,
emportant ses armes et ses bagages, se retira dans le
camp, et le fort évacué fut livré aux troupes de la tran-
chée, commandées par M. de Bourlamaque et le lieu-
tenant-colonel de Bernetz. Les commandants français
prirent leurs mesures pour préserver les vivres et les
munitions. Mais ils durent permettre aux sauvages
et aux miliciens le pillage des marchandises et des
effets abandonnés ^ Malheureusement, d'après la rela-
tion du P. Roubaud, on eut à déplorer dès ce moment
une lamentable infraction à la capitulation et aux lois
de l'humanité. Il était resté dans les casemates quel-
ques malades,quin*avaient pu être transportés au camp
retranché. Les sauvages parvinrent à s'y introduire
et massacrèrent sans pitié ces pauvres misérables. " Je
fus témoin de ce spectacle, écrit le P. Roubaud. Je
vis un de ces barbares sortir des casemates, où il ne
fallait rien moins qu'une insatiable avidité de sang pour
y entrer, tant l'infection qui s'en exhalait était insup-
portable. Il portait à la main une tête humaine, d'où
découlaient des ruisseaux de sang, et dont il faisait
parade comme de la plus belle capture dont il eût pu
se saisir ". ^ On se demande pourquoi ces casemates
n'étaient point gardées. Dans la bâte de l'évacuation
et de la prise de possession, avait-on oublié cette pré-
caution essentielle ? Nous nous refusons à admettre
que MM. de Bourlamaque et de Bernetz, si on les eût
avertis, eussent à ce point négligé leur devoir. Mais
il y avait certainement faute quelque part.
l Journal de Malarticy p. 145 ; Journal de BougainviUe.
2 Le P. Roubaud, Lettres édifiantts, VI, p. 302.
MONTCALM 277
Les Anglais, retirés dans le camp retranché, devaient
se mettre en marche le lendemain matin, sous escorte,
pour le fort Lydius. A leur propre demande, on y avait
fait passer avec eux un détachement de troupes fran-
çaises. Malgré cela on ne put empêcher les sauvages
d'y pénétrer, en quête de butin. Les bagages de la gar-
nison excitaient leur cupidité. Bientôt on vit ces irré-
pressibles pillards s'attaquer aux valises et aux coffres
des officiers et des soldats anglais. Ceux-ci résistèrent
et essayèrent de protéger ce que la capitulation leur
assurait. Il s'ensuivit une scène de confusion et de
désordre qui pouvait tourner au tragique. Prévenu de
ce qui se passait au camp retranché, M. de Montcalm
y accourut, et n'épargna rien pour faire cesser ce dan-
gereux conflit. Tour à tour persuasif, menaçant, insi-
nuant et sévère, il épuisa toutes les ressources de sa
dialectique et tout le prestige de son autorité. Enfin,
vers neuf heures du soir, il était parvenu à rétablir
l'ordre et à maîtriser les sauvages, qui se retirèrent dans
leurs campements. Montcalm obtint même que deux
chefs par nation se joindraient au détachement chargé
d'escorter les Anglais. A dix heures tout était tran-
quille, et Bougain ville, dépêché par Montcalm, s'embar-
quait pour Montréal, où il allait porter la nouvelle de
notre glorieux succès. Mais, avant de partir, il avait
jeté dans son journal cette note, hélas ! trop prophéti-
que, qui éclairait d'avance d'un reflet sinistre la journée
du lendemain : " Nous serons trop heureux si nous
obtenons qu'il n'y ait point de massacre; détestable
situation dont on ne peut donner une idée à ceux qui
ne s'y sont pas trouvés, et qui rend la victoire même
douloureuse aux vainqueurs."
278 MONTCALM
Dans la soirée on avait presque décidé qu'il vaudrait
mieux pour les Anglais partir durant les heures noc-
turnes, de manière à ce que les sauvages n'en eussent
pas connaissance. Mais la fausse nouvelle que ceux-ci
étaient embusqués sur le chemin de Lydius fit malheu-
reusement écarter cette idée. La nuit de la garnison
anglaise dut être peuplée de cauchemars. Au point du
jour arriva l'escorte, composée de deux cents soldats de
la Reine et de Languedoc, et commandée par le capitai-
ne de Laas. Il fit précéder la colonne par un détache-
ment de ses hommes, et recommanda aux Anglais de
tenir leurs rangs bien serrés, afin de ne pas laisser entre
eux d'espace K Puis le défilé commença, M. de Laas se
tenant lui-même à la sortie du retranchement, pour sur-
veiller le départ. Mais déjà les sauvages étaient ren-
dus au camp. Malgré toutes leurs promesses, ils ne
pouvaient prendre leur parti de voir leur échapper le
butin et les chevelures convoités. IMusieurs d'entre eux
pénétrèrent dans le retranchement ; ils appartenaient
sans doute à l'une des natious les plus barbares, car
voici le féroce exploit qu'ils accomplirent, si l'on en
croit la déposition du chirurgien Miles Whitworth.
Dix-sept blessés du régiment de Massachusetts avaient
été installés dans des huttes à l'intérieur du camp. Le
chirurgien français, à qui Whitworth avait confié ses
malades, était absent à ce moment, et les sentinelles,
placées à sa demande pour garder les huttes venaient d'ê-
tre retirées, on ne sait pour quel motif. Les sauvages s'y
précipitèrent, traînèrent dehors les malheureux blessés,
les tuèrent à coup de tomahawk, et les scalpèrent, sous
1 — Le maréchal de camp Desandrouins, p. 104.
MONTCALM 279
les yeux du chirurgien anglais et de plusieurs officiers
qui étaient tout près de là. La déposition assermentée
de Miles Whitworth n'est ni confirmée, ni infirmés, par
aucune des nombreuses pièces que nous avons sous les
yeux \
Pendant ce temps que se passait-il au dehors du
camp? Une cinquantaine de sauvages se pressaient sur
les flancs de la colonne en marche. Leur seule vue jeta
l'alarme dans les rangs des Anglais, qui appréhendaient
depuis la veille des violences sanglantes. Il se produisit
du flottement et les rangs s'espacèrent. L^s sauvages,
augmentant en nombre, commencèrent à menacer les
Anglais pour leur arracher quelques pièces d'équipe-
ment ou quelque partie de leur bagage. Ceux-ci, pen-
sant les apaiser, sur le conseil de quelques officiers
de l'escorte, et avec le consentement du colonel
Monro, jetèrent à cette meute avide leurs havre-
sacs et autres objets qui pourraient les satisfaire. Cela
ne fit qu'accroître l'audace des pillards. S'enhardis-
sant, ils demandèrent de l'eau de vie, et quelques sol-
dats anglais commirent l'imprudence de leur en donner.
C'était jf^ter de l'huile sur le feu. Bientôt le désordre
s'accrut ; les sauvages ayant appris qu'il y avait pillage,
accoururent en foule. Ils commencèrent par arracher
des rangs les nègres et les mulâtres ^ au service des
Anglais. Ils s'emparèrent des fusils. Et enfin, sous
l'influence du rhum et des autres spiritueux, tous leurs
1 — Cette déposition est citée par Parkman, Montcalm and
Wolfe, II, p. 430. Whitworth dit qu'un des officiers canadiens
s'appelait Lacorne.
2 — Extract of a letter published in En gland ; Collection
deMan., IV, p. 119.
280 MONTCALM
instincts féroces se déchaînèrent. Le cri de guerre
retentit, ^ et, à ce signal, commença une scène d'horreur
dont le sinistre écho s'est répercuté à travers les pages
de l'histoire américaine. La horde indienne, devenue
sans frein, se précipita sur la colonne anglaise, qui
semblait glacée d'épouvante, massacra un grand nombre
de soldats et d'officiers, et ne respecta même, dans sa
rage meurtrière, ni les femmes ni les enfants. Le spec-
tacle était terrifiant. De tous côtés on voyait fuir les
malheureux Anglais, poursuivis par les sauvages qui
brandissaient leurs tomahawks, en poussant des hurle-
lements effroyables. Les cadavres jonchaient le sol ; les
chevelures sanglantes, hideux étendards de la barbarie
étaient agités dans les airs avec des cris de triomphe.
Ceux des sauvages qui ne massacraient pas les Anglais
les dépouillaient de tous leurs vêtements en les entraî-
nant comme prisonniers ^. " Non, écrit le Père Rou-
baud, je ne crois pas qu'on puisse être homme et être
insensible dans de si tristes conjonctures. Le fils enlevé
d'entre les bras du père, la fille arrachée du sein de sa
mère, l'époux séparé de l'épouse, des officiers dépouillés
jusqu'à la chemise, sans respect pour leur rang et pour
la décence, une foule de malheureux qui courent à
l'aventure, les uns vers les bois, les autres vers les
tentes françaises, ceux-ci vers le fort, ceux-là vers tous
] Ce furent les Abénaquis de Panaouské qui commen-
cèrent l'attaque. (Monicalm à Webb, 14 août 1757. Collec-
tion de Man. IV, p. 114.) Ils prétendaient user de repré-
sailles, alléguant que l'hiver précédent plusieurs de leurs
guerriers avaient été tués par trahison dans les forts anglais
de l'Acadie. (Lettre du P. Roubaud.)
2 — Le maréchal de camp Desandronins, p. 108.
MONTCALM 281
les lieux qui semblaient leur promettre un asile : voilà
les pitoyables objets qui se présentaient à mes yeux ".
Mais que faisait l'escorte, que faisaient les officiers
et les soldats français, en présence de cette horrible
tragédie ? Ils s'efforçaient de protéger les Anglais et
d'arrêter le massacre. Malheureusement, les interprè-
tes et les officiers canadiens attachés aux sauvages, et
qui avaient généralement sur eux quelque influence,
n'étaient pas arrivés lorsqu'il commença. D'après
l'article premier de la capitulation, ils devaient accom-
pagner la colonne. Pourquoi s'était-elle ébranlée avant
qu'ils fusssent rendus au camp ? Nous n'avons rencon-
tré aucune explication. Desandrouins écrit : " On
délibéra (dans la nuit) avec les officiers canadiens et
les interprètes : ils s'accordèrent à conseiller d'atten-
dre le jour, promettant d'aller engager les barbares à
se retirer, et s'obligeant de les contenir. En consé-
quence, ils quittèrent le camp anglais pour les aller
joindre ; mais ils les trouvèrent tranquilles, ne songeant
qu'à dormir. Dès lors ils crurent pouvoir eux-mêmes se
livrer au repos." Nous ne saurions taire que leur attitude
en cette circonstance ne fut pas à l'abri de certaines
critiques et de certains soupçons. On se demanda si
quelques-uns d'entre eux n'avaient pas en sous-main
encouragé les sauvages à piller les bagages de l'enne-
mi. Pouchot et Bougainville ont tous deux exprimé
ce doute. ^ Cependant nous devons reconnaître que
1 — Bougainville écrivait dans son journal: ** Croirat-on
en Europe que les sauvages ne sont pas seuls coupables de
l'horrible infraction de la capitulation ; que le désir d'avoir
des nègres et autres dépouilles des Anglais a déterminé les
gens qui sont à la tête de ces nations à leur lâcher la bride
282 MONTCALM
ni l'un ni l'autre n'était présent, et ils ne pouvaient que
répéter ce qu'ils avaient entendu dire. Quoiqu'il en
soit, même si des interprètes avaient eu l'âme assez mer-
cenaire pour provoquer quelque pillage, il ne nous
paraît guère possible qu'ils eussent poussé la témérité
jusqu'à conseiller un massacre, en violation d'une capi-
tulation solennelle et de la parole des généraux.
Plusieurs relations anglaises, celle du capitaine
Frye, celle de Jonathan Carver, ont accusé les troupes
françaises d'indifférence, presque de complicité. Le
capitaine Frye dit : *' Cette horrible scène de sang et de
carnage força nos officiers de demander protection à
ceux de l'escorte ; mais ces derniers refusèrent et leur
dirent de se sauver dans les bois et de se tirer d'affaire
eux-mêmes ^ ." Carver, de son côté, affirme qu'au
milieu de la bagarre, il vit des officiers français mar-
cher en causant tranquillement, à peu de distance,
comme si de rien n'était, et qu'une sentinelle, à qui il
demanda secours, le traita de ** chien anglais," en le
repoussant violemment ^ Il n'est pas surprenant que,
peut-être même à faire plus 5 qu'on voit aujourd'hui un He
ces chefs, indignes du nom d'officier et de Français, prome-
ner à sa suite un nègre enlevé au commandant anglais, sous
le prétexte d'apaiser les mânes d'un sauvage tué, en donnant
à sa famille chair pour chair ? " Et nous lisons ce qui suit
dans les Mémoires de Pouchot : *' Peut-être ils (les sauvages)
furent ils sollicités par leurs interprètes français, qui, fâchés
de voir les Anglais s'en retourner sans profiter d'aucun butin,
comtue ils avaient fait à l'affaire de Braddock, les encoura-
geaient à prendre leurs équipages. " (Mémoires sur la dernière
guerre de V Amérique. Yverdon, 1781, p. 106.)
1 — Frye, Journal of the attack of Fort William- Henry.
2 — Le témoignage de Cirver sur les événements du 10
août 1757 est certainement discrédité par les faussetés incroy-
MONTCALM 283
dans cette matinée tragique, les Anglais, victimes d'une
si atroce violation du droit des gens, assaillis traîtreuse-
ment, dépouillés, pourchassés, menacés de mort, trébu-
chant sur les cadavres de leurs camarades massacrés sous
leurs yeux, et ne comprenant pas la langue des troupes
françaises, se soient crus livrés par celles-ci à la fureur
homicide de leurs barbares auxibaires. Nous ne mettons
pas en doute la sincérité de quelques-uns d'entre eux,
comme le capitaine Frye. Mais, dans la confusion de
cette sinistre mêlée, ils pouvaient difi&cilement se rendre
compte de la situation réelle. La vérité c'est que l'es-
corte se trouvait impuissante à maîtriser et à repousser
la bande furieuse qui se ruait à la curée et au carnage.
" Notre escorte, écrit Desandrouins, trop peu nom-
breuse, protégea autant qu'elle put, principalement les
ofi&ciers. Mais forcé de garder les rangs, pour se faire
respecter, il ne lui fut possible que de mettre à l'abri
ceux qui se trouvaient à sa portée." Le Père Eoubaud,
témoin oculaire, dit, de son côté : " Les Français
n'étaient pas spectateurs oisifs et insensibles de la
catastrophe." Et il nous montre Lévis, qui, plus rap-
proché de la scène, avait été prévenu le premier, cou-
rant " partout où le tumulte paraissait le plus échauffé,
pour tâcher d'y remédier, avec un courage animé par la
clémence naturelle d'un illustre sang. Il affronta mille
fois la mort à laquelle, malgré sa naissance et ses vertus,
il n'aurait pas échappé, si une providence particulière
n'eût veillé à la sûreté de ses jours, et n'eût arrêté les
bras sauvages déjà levés pour le frapper. Les officiers
ables qu'il renferme. Ainsi il porte à quinze cents le chiffre
des victimes, qui fut d'environ cinquante.
284 MONTCALM
français et les canadiens imitèrent son exemple avec un
zèle digne de l'humanité qui a toujours caractérisé la na-
tion ; mais le gros de nos troupes, occupé à la garde de
nos batteries et du fort, était par cet éloignement hors
d'état de lui prêter main forte. De quelle ressource
pouvaient être quatre cents hommes contre environ
quinze cents sauvages furieux, qui ne nous distin-
guaient pas de l'ennemi. Un de nos sergents, qui
s'était opposé fortement à leur violence, fut renversé
par terre d'un coup de lance. Un de nos officiers fran-
çais, pour prix du même zèle, avait reçu une large
blessure qui le conduisit aux portes du tombeau."
Tout à coup, au milieu du tumulte de cette effroya-
ble scène, on voit apparaître le général en chef. A
neuf heures du soir, il s'en était retourné, rassuré, à son
camp, de l'autre côté de William-Henry. Que l'on juge
de sa consternation et de son courroux à la nouvelle de
cet attentat ! Il accourt, avec l'impétuosité de sa nature
généreuse, et il se précipite au plus fort de la mêlée.
Prières, menaces, promesses, reproches, apostrophes
véhémentes, force physique même, il met tout en œu-
vre. De ses propres mains il arrache à un sauvage le
neveu du colonel Young ^ Il se multiplie, il vole de
groupe en groupe. Il ordonne d'opposer la violence à
la violence. Lévis et Bourlamaque secondent ses
efforts. " Interprètes, officiers, missionnaires. Cana-
diens, tous sont mis en œuvre, et chacun s'efforce de
son mieux à sauver les malheureux Anglais en les
1 — Le P. Roubaud, qui rapporte cet incident, ajoute :
" Hélas ! sa délivrance coûta la vie à quelques prisonniers,
que leurs tyrans massacrèrent sur le champ par la crainte d'un
semblable coup de vigueur".
MONTCALM 285
arrachant à leurs bourreaux". ^ Mais l'ivresse du
saug semble posséder ces monstres. Plusieurs assom-
ment leurs prisonniers plutôt que de les abandonner ;
un grand nombre les entraînent dans leurs canots et
s'échappent. Enfin Montcalm, désespéré, se jette au
milieu d'eux, et, découvrant sa poitrine : " Puisque vous
êtes des enfants rebelles qui manquez à la promesse
que vous avez faite à votre Père, et qui ne voulez plus
écouter sa voix, s'écrie-t- il, tuez-le le premier ". ^ La
véhémence, le geste émouvant, l'accent passionné du
général, semblent finir par les impressionner. " Notre
Père est fâché ", se dirent-ils.
A ce moment quelqu'un cria au gros de la colonne
de doubler le pas. " Cette marche forcée eût son effet ;
les sauvages, en partie par l'inutilité de leurs poursuites,
en partie satisfaits de leurs prises, se retirèrent; le peu
qui resta fût aisément dissipé ". ^ Ils laissaient derrière
eux une cinquantaine de cadavres. '^
La garnison de William-Henry au moment de la
capitulation, était de 2,241, d'après l'état donné dans le
journal de Montcalm. Environ 1,400 ^ — le gros de la
colonne anglaise — atteignirent le fort Edouard sains et
saufs, ce jour même. Une couple de cents, qui avaient
1 — Le maréchal de camps Desaiidrouins, p. 109.
2—Ibid.
3 — Le P. Roubaud, Lettres édifiantes, Vf, p. 306.
4 — Le P. Roubaud : '• Le massacre ne fut cependant pas
aussi considérable que tant de furie semblait le faire craindre -,
il ne monta guère qu'à quarante ou cinquante hommes ". Et
Lévis écrit, de son côté : " Il y eut même une cinquantaine
de chevelures levées ".
5 — Lettre de Vaudr.uil au ministre de la guerre, septem-
bre 1757 ; Dussieux, p. 318.
286 MONTCALM
cherché leur salut dans la fuite, errèrent dans les bois,
et parvinrent les jours suivants à atteindre cette place,
où l'on tirait à intervalles le canon pour guider et ral-
lier ces malheureux, épuisés de fatigue et de faim. ^
Six cents à peu près avaient été faits captifs par les sau-
vages.^ Montcalm parvint à en tirer plus de quatre cents
de leurs mains.^ Ils furent mis à l'abri de toute insulte
dans le camp retranché et dans le fort, sous la protec-
tion de fortes gardes. ^ Le général fit racheter sur le
champ tout ce qu'il put trouver d'habits pour vêtir
ceux qui avaient été dépouillés, et il ordonna qu'on
prît d'eux tout le soin possible. Les officiers furent
l'objet d'attentions spéciales. Le colonel Monro, un
lieutenant-colonel, et deux autres commandants anglais
devinrent les hôtes de Montcalm. Et les principaux
officiers français suivirent cet exemple. ^
11 fut cependant impossible de faire rendre immédia-
1 — Parkman, Montcalm and Wolfe, I, p. 513. Le chitire de
200 est donné ici par inférence. Si 1,400 parvinrent à Lydius
le jour même ; si environ 600 furent faits prisonniers ; si 40 ou
50 furent tués ; on doit conclure que le reste des 2,241, soit
environ 200 s'enfuirent dans les bois.
2 — Lettre de Bougainville au ministre de la guerre^ 19
août 1757 : "Ils {les sauvages) tuèrent une vingtaine de sol-
dats et en emmenèrent cinq ou six cents. "
3 — Montcalm à Milord Loudon, 14 août 1757 : *' J'ai retiré
des sauvages plus de 400 prisonniers, et le peu qui reste
entre leurs mains sont rassemblés par Monsieur le marquis
de Vaudreuil. "
4 — Journal de Malartic, p. 147. " Le général leur a fait
enlever tous ceux qui leur restaient et les a fait mettre dans
le fort et le camp retranché dont on avait doublé les gardes."
5 — Journal de Malartic, p. 146 ; Le maréchal de camp
Desandrouins p. 1 10.
MONTCALM 287
tement par les sauvages tous leurs prisonniers. Un
grand nombre d'entre eux avaient décampé après leur
coup, emmenant environ deux cents captifs \ qu'ils
conduisirent à Montréal, où le marquis de Vaudreuil les
racheta au nom du roi. Quatre jours après le triste
épisode, Montcalm envoya à Lydius tous les Anglais
rachetés par lui, avec une escorte de 250 hommes, com-
commandé par M. de Poulhariès, capitaine des grena-
dier» de Royal-Roussillon.
Nous avons raconté avec toute l'exactitude, toute la
précision, tout le détail, comme aussi avec toute la sin-
cérité et toute la loyauté possibles, ce que l'histoire a
appelé le " Massacre de William-Henry." Nous avons
mentionné les faits rapportés dans les relations anglaises
comme par les relations françaises. Nous avons com-
pulsé tous les documents qui nous ont été accessibles.
Et il nous semble indéniable que la gloire de Montcalm
ne saurait recevoir aucune atteinte de ce malheureux
événement, n'en déplaise aux injustes déclamations d'un
raconteur fantaisiste comme Carver, d'un historien par-
1 — *'Les sauvages arrivent en foule à Montréal, avec environ
200 Anglais. M. de Vaudreuil les gronde d'avoir violé la capi-
tulation ; ils s'excusent et rejettent la faute sur les domiciliés.
On leur annonce qu'il faut qu'ils rendent les Anglais pris in-
justement et qu'on leur paiera deux barils d'eau de vie pièce.''
Journal de Bougainville.) Quelle situation que celle-là I Ne
pouvoir sauver les prisonniers qu'en donnant à ces barbares
l'eau de feu qui en faisait des brutes. Epouvantable dilemme !
Les sauvages ne lâchèrent leur proie qu'avec répugnance. A
Montréal même " le 15, écrit Bougainville, à deux heures
après-midi, en présence de toute la ville, ils en tuent un. le
mettent à la chaudière et forcent ses malheureux compa-
triotes à en manger."
288 MONTCALM
tial comme Smith, et d'un romancier brillant mais
insuffisamment documenté comme Fenimore Cooper ^.
Non, aucun historien loyal ne pourra tenir Montcalm
responsable de ce malheur. Il avait fait tout ce qu'exi-
geaient la prudence et l'humanité. Il avait lié les sau-
vages au respect de la capitulation, eu les consultant et
en leur soumettant les conditions stipulées ; il avait fait
1 — Jonathan Carver : Travels through the interior parts
of North- America, Dublin, 1759 W. Smith: History of the
Province of New- York. — Fenimore Cooper ; IVie last of the
Mohicans. Voici un passage du chapitre oii l'auteur essaie
d'incriminer Montcahn : " Cette scène sanglante et inhu-
maine est signalée dans les pages de l'histoire coloniale sous
le titre bien mérité du " Massacre de William- Henry ". Elle
a tellement assombri la tache qu'un événement antérieur et
analogue avait laissé sur la réputation du commandant fran-
çais, que cette tache n'a pas été complètement effacée par sa
mort glorieuse et prématurée. Le temps l'a maintenant
voilée, et des milliers d'hommes qui connaissent la mort
héroïque de Montcalm sur les Plaines d'Abraham, ont encore
à apprendre combien lui faisait défaut ce courage moral sans
lequel aucun homme n'est vraiment grand. On pourrait,
écrire des pages pour établir, d'après cet exemple illustre,
les défaillances du génie humain ; pour faire voir combien
les sentiments généreux, la parfaite courtoisie, et le courage
chevaleresque, peuvent aisément perdre leur influence sous le
souffle glacé de l'égoïsme; pour montrer au monde un homuie
qui était grand dans toutes les parties accessoires du caractè-
re, mais qui parut petit quand il devint nécessaire de prou-
ver que les principes sont supérieurs aux expédients. Mais
la tâche excède nos prérogatives j et puisque l'histoire,
comme l'amour, est très apte à entourer ses héros d'un éclat
imaginaire, ilest probable que Louis de Snnt-Véran appa-
raîtra à la postérité uniquement comme le vaillant défenseur
de sa patrie, et que l'on oubliera son apathie cruelle sur les
rives de l'Oswégo et de l'ilorican ".
MONTCALM 289
prévenir les Anglais de jeter tous les spiritueux qui
pourraient se trouver dans le fort et le camp ^ ; il avait
donné ordre aux interprètes et aux officiers préposés
aux auxiliaires indigènes de se joindre à l'escorte, et il
avait de plus fait promettre aux sauvages que deux
chefs par nation en feraient partie ; il avait passé plu-
sieurs heures à rétablir Tordre dans le camp retranché,
la veille du départ, et quand il s'était retiré, à neuf heu-
res du soir, la tranquillité y régnait. Il ne pouvait vrai-
ment présumer qu'une colonne de deux mille Anglais,
armés ^ accompagnés de deux cents soldats et officiers
1 — " Avant de retourner à la tranchée, j'eus, suivant les
instructions que j'avais reçues, la plus grande attention à faire
jeter le vin, l'eau-de-vie, toutes les liqueurs enivrantes ".
Lettre de Bougainville au miniatre, 19 août 1757.
2 — Les Anglais avaient leurs armes. Nous lisons dans
Le Maréchal de camp Desandrouins : " Il s'étonne avec raison,
que les Anglais, qui avaient conservé leurs armes, dont les
fusils étaient chargés, et qui étaient plus nombreux que les
sauvages, se soient laissés intimider et désarmer par eux !
Ils avaient outre cela leurs cartouchières garnies ; ils
avaient des baïonnettes au bout de leurs fusils ; et ils ne
s'en sont pas servi ! Une épée nue, dit-il, fait peur aux sau-
vages ". (p. 111). Lévis écrivait, de son côté : " L'on com-
prendra avec peine comment 2,300 hommes armés se sont
laissés déshabiller par des sauvages qui n'étaient armés que
de lances et de casse-têtes, sans qu'ils aient fait seulement
mine de se mettre en défense j et sans le secours qu'ils ont
reçu des officiers français, ils auraient été tous tués ". Jour-
nal de Lévis j p. 102.
Nous lisons dans les Mémoires de M. de la Pause : ( Les
sauvages, dans tous ces désordres, n'avaient point d'armes
que leur petite hache. Ils (les Anglais) se laissaient prendre
comme des moutons, au milieu de leurs bataillons armés, et
emmener sans faire la moindre résistance, et lever même la
19
290 MONTCALM
français, des interprètes et des soixante-quatre chefs,
pût être exposée à une agression dangereuse. Ses prévi-
sions furent déjouées par une suite d'incidents qu'il ne
pouvait prévoir. Les Anglais donnèrent de l'eau-de-vie
aux sauvages ; les officiers attachés à ces derniers et les
interprètes n'arrivèrent pas à temps pour le départ ;
les soldats et les officiers de la garnison vaincue ne se
tinrent pas en naasse compacte, comme le leur avait
recommandé le chef de l'escorte, et manifestèrent, à
l'apparition des sauvages, une terreur qui doubla l'au-
dace de ces derniers. Montcalm ne pouvait deviner tout
cela d'avance. Il avait pris les précautions que l'on
devait raisonnablement attendre d'un chef d'armée, en
pareil cas. Et quand, malgré ses prudentes disposi-
tions, éclata la scène de carnage que nous avons essayé
de décrire, il exposa ses jours pour sauver les Anglais
victimes de la trahison indienne.
Ce triste accident avait retardé les travaux que l'ar-
mée victorieuse devait encore exécuter avant de s'éloi-
gner. Il y avait dans le fort et le camp anglais vingt-
neuf pièces de canon ; deux mortiers ; un obusier ; dix-
sept pierriers ; trente-six mille livres de poudre ; deux
mille cinq cent vingt-deux boulets ; cinq cent quarante-
chevelure, tout armés. Les femmes sauvagesses et les enfants
les prenaient de même, non un mais deux ou trois à la fois.
S'ils eussent présenté leur baïonnettes et (se fussent) tenus en
ordre, pas un sauvage n'aurait osé en approcher ; mais ils
avaient montré aux sauvages tant de peur, que ceux-ci
n'avaient nulle crainte ni méfiance d'eux. Nous aurions
voulu qu'ils se fussent gardés, quand même ils auraient tué
quelques sauvages, il ne leur serait pas arrivé pis que d'être
attaqués par eux, mais ils n'avaient qu'à montrer de la fer-
meté, et je ne crois pas qu'il leur fût arrivé quelque chose "
MONTOALM 291
cinq bombes ; quatre cent livres de balles ; une caisse
de grenades ; six caisses d'artifices ; outre douze cent
trente-sept quarts de lard, et autant de quarts de
farine ^. Il fallait transporter tout cela sur les bateaux.
Durant les journées du onze, du douze, du treize et du
quatorze août, quinze cents hommes travaillèrent au
déblai de l'artillerie et des vivres et à la démolition du
fort 2. On combla ou détruisit les casemates, on abattit
les remparts, on brûla les bâtiments et magasins,on rasa
les fortifications. Et le 15 août au soir, les colonnes de
fumée s'échappant des monticules de cendres et les der-
nières lueurs des brasiers mourants indiquaient seuls le
site où s'élevaient huit jours plus tôt les bastions de
William-Henry. Le lendemain la flottille française,
portant les bataillons et les brigades, et chargée des
trophées de la victoire, quittait le théâtre de son triom-
phe. La paix, le silence et la mort régnaient seuls sur la
rive pittoresque où des milliers de braves venaient de
peiner, de lutter, de braver la souffrance et le trépas
pour leur roi et leur patrie.
1~^ Journal de Montcalnif^. 299.
2 — Journal de MalartiCj p. 148.
'.'..•1
CHAPITRE IX
Le retour de l'armée — Te JDeum d'actions de grâces. — Fia
de la campagne. — Récriminations de Vaudreuil. — Les
raisons de Montcalm pour ne pas assiéger Lydius L'opi -
nion du chevalier de Lévis Effet produit à Versailles
par les imputations du gouverneur Lettres, des minis-
tres à Montcalm Reproches courtois Impressions de
Montcalm — Il répond et se défend Il fait l'éloge de
ses lieutenants. — Il aspire au grade de lieutenant-géné-
ral— Montcalm et les Canadiens. — Une lettre de Bou-
gainville.
A trois heures de l'après-midi, le 18 août, l'armée
victorieuse était de retour au Portage. Une partie des
troupes s'établit à ce poste, où le général demeura quel_
ques jours pour mettre en train les opérations du
déchargement et du passage de l'artillerie, des muni-
tions et des vivres. Le reste des bataillons alla camper
à la Chute et à Carillon. Presque tous les Canadiens
s'en retournèrent avec M. de Kigaud, pour aller travail-
ler aux récoltes. Le 19, un Te Deum solennel d'actions
de grâces fut chanté dans les trois camps, pour la prise
du fort George. Le 21, le 22 et le 23, Montcalm y fit
la revue des troupes. Et le 29, il partait pour Montréal,
laissant à Lévis le commandement de Tarmée, avec
instruction de faire terminer le portage du matériel, et
d'aller, avec un fort détachement, faire une reconnais-
sance vers le fond de la Baie et la Rivière-au-Chicot.
La campagne était virtuellement terminée. Car, même
294 MONTCALM
si lord Loudon se fût porté avec toutes ses forces sur la
frontière du lac Saint-Sacrement, la destruction de
William-Henry l'eût mis hors d'état d'y rien entre-
prendre cette année ^
Montcalm revenait à Montréal encore une fois victo-
rieux. Mais, pas plus qu'après Chouaguen, M. de
Vaudreuil n*était pleinement satisfait. Jamais, durant
toute cette guerre, les succès remportés par ce général
n'eurent le don d'obtenir son approbation sans réserve.
Cette fois, c'était le fort Lydius resté aux mains des
Anglais qui lui gâtait les lauriers de William-Henry.
Nos lecteurs se rappellent que, dans ses instructions,
au début de la campagne, il avait recommandé à Mont-
calm d'aller assiéger ce deuxième fort, s'il réussisait à
prendre le premier. Le 7 août, il avait encore envoyé
au général une lettre pressante, dans laquelle il lui
exprimait Pespoir que ce courrier le rejoindrait à Lydius
et lui représentait combien la prise de cette place était
importante pour la colonie. *' Rien ne doit vous gêner
pour cela, lui disait-il ; quand même les Canadiens ne
seraient point assez tôt de retour pour faire leur récolte,
nous ne manquerons pas de vivres " Le gouverneur
oubliait- il ici cette phrase si précise de son instruction
à Montcalm : " Nous le prévenons qu'il ne pourra se
dispenser de renvoyer vers la fin du mois d'août la plus
grande partie des Canadiens pour faire faire nos récol-
tes ? " Les raisons pour lesquelles le général n'avait
pas tenté le siège de Lydius étaient exposées comme
suit dans la lettre de son aide de camp au ministre de
la guerre, le 18 août : " L'extrême difficulté d'un por-
1 — Lettres de Lévis, p. 132.
MONTCALM 295
tage de dix lieues, à faire sans bœufs ni chevaux, avec
une armée presque épuisée par la fatigue et la mau-
vaise nourriture, le défaut de munitions de guerre et
de bouche, la nécessité de renvoyer les Canadiens à
leurs récoltes déjà mûres, le départ de tous les sauvages
des pays d'en haut et de presque tous les domiciliés •
voilà les obstacles invincibles qui ne nous ont pas
permis de marcher sur le champ au fort Edouard." Ces
raisons étaient graves. Pas un militaire expérimenté
qui n'en eût reconnu la force. L'ingénieur en chef de
l'armée, Desandrouins, écrivait dans ses notes : '* On
sera peut-être surpris, en Europe, qu'après un avantage
aussi brillant, notre armée n'ait point marché sur le
champ au fort Lydius. Les milices arrivées, le 9 ou le 10,
au camp du général Webb, ne nous auraient réelle-
ment pas empêché. Mais un portage, pendant six
lieues, de notre artillerie, de nos munitions de guerre
et de nos vivres eût été impossible à bras d'hommes en
face de l'ennemi ; mais les sauvages nous avaient
pour la plupart abandonnés, dès le 10 ou le 11, comme
c'est leur coutume quand l'objet pour lequel ils sont
venus est rempli ; mais surtout il était de la dernière
importance de renvoyer toutes les milices du Canada
pour faire leurs récoltes. " ^
Vaudreuil, dans sa lettre du 7 août, disposait de
l'objection des vivres et des récoltes avec une admi-
rable désinvolture : " Nous ne manquerons pas, de
vivres ", affirmait-il. Cependant, l'homme qui devait
être le mieux informé de la colonie à ce sujet, l'inten-
] — Précis des événements de la campagne de 1757 ; Le ma-
réchal de camp Desandrouins, p. 100.
296 MONTCALM
dant lui-même, écrivait à Montcalm le 16 août : *' Le
parti que vous avez pris de ne point faire le siège du'
fort Edouard, et de ne pas prendre la garnison prison-
nière de guerre, est des plus convenables à tous égards.
Nous n'aurions pu les nourrir. Il aurait été fort à
craindre que la récolte du gouvernement de Montréal
eût été perdue, si vous aviez gardé les habitants plus-
longtemps. Vous n'aviez pas assez de vivres à Caril-
lon pour cette entreprise, je n'aurais pu faire subsister
votre armée sur le lac Saint-Sacrement passé le mois
d'août. Nous devons nous trouver très heureux d'avoir
pu mettre sur pied l'armée que vous commandez, et
d'avoir pu pourvoir à sa subsistance pour quarante
jours, dans une année où l'on est pour ainsi dire sans
pain. La colonie doit sentir toutes les obligations
qu'elle vous a." ^ Sans doute, le même intendant, après
avoir écrit ainsi à Montcalm, écrivait au ministre quel-
ques jours plus tard : ** On est généralement d'opinion
que M. de Montcalm eût dû faire le siège du fort Lydius
après la prise du fort George ". ^ Gela montrait de
quelle duplicité étaient capables certains hauts person--
nages, mais n'infirmait pas l'opinion raisonnée expri-
mée par Bigot dans sa première lettre.
En écrivant au ministre ce que nous venons de citer,
il était probablement l'écho de Vaudreuil. En effet, le
gouverneur avait immédiatement communiqué à M. de
Moras son mécontentement contre Montcalm. Dès le
18 août il lui avait écrit : " Je suis bien persuadé.
1 — Bignt à Montcalm ; 16 août 1757 ; Collection de Man.,
IV, p. 129-
2— Bigot au ministre de la marine^ 25 août 1757.
MONTCALM 297
Monseigneur, de la satisfaction que vous aurez à ap-
prendre au Koi la reddition et l'entière destruction dU
fort George ; la mienne aurait été des plus parfaites si
elle eût été suivie de celle du fort Lydius ; les instruc-
tions que j'avais données à M. le marquis de Mont-
calm vous prouveront le désir que j'en avais, et j'espère
que vous reconnaîtrez le zèle qui m'anime pour le ser-
vice de Sa Majesté et la gloire de ses armes. Je n'ai
aucun reproche à me faire à cet égard. J'écrivis même
à M. le marquis de Montcalm le sept de ce mois pour
lui donner encore plus d'aisance et lui faire sentir encore
plus l'importance de cette seconde expédition. Vous
verrez, Monseigneur, que je m'attachais politiquement
à le rassurer, par rapport aux vivres, pour qu'il pût agir
sans la moindre gêne. Il n'avait qu'environ six lieues
de très beaux chemin «s pour se porter au fort Lydius, et
je suis dans la confiance que la reddition du premier
fort aurait infailliblement opéré celle du second. J'au-
rais seulement souhaité que M. le marquis de Mont-
calm se fût présenté, il avait tout à souhait, et sa
retraite en tout événement lui était assurée."
On ne peut s'empêcher de trouver étonnante la pla-
cide assurance avec laquelle Vaudreuil, tranquillement
assis dans son bureau, à quatre-vingts lieues du théâtre
de la guerre, décrivait la facilité du succès que Mont-
calm avait eu la fantaisie singulière de ne pas rem-
porter. Rien qu'une petite promenade de six lieues à
faire, sur un beau chemin, et Lydius devenait nôtre •'
Montcalm n'avait qu'à " se présenter," et il avait " tout
à souhait ! " D'un geste, le gouverneur écartait le por-
tage de l'artillerie, du matériel de siège, des munitions
et des vivres, sur un parcours de dix-huit milles, et
298 MONTCALM
cela à bras d'hommes, avec la perspective de voir l'ar-
mée de Webb, renforcée par les milices américaines,
tomber sur la nôtre au milieu de cette difficile opéra-
tion. On eût dit qu'à ses yeux cela ne fût qu'une baga-
telle. Le portage d'un mille et demi, du lac Champlain
au lac St-Sacrement, avait duré trois semaines et coûté
à l'armée des fatigues incroyables ; et il s'était fait dans
des conditions de sécurité qu'on ne pouvait espérer sur
la route du fort Edouard. Vaudreuil semblait ignorer
tout cela. Il ne tenait également aucun compte du
départ en masse des sauvages, dès le 11 août, après leur
bel exploit de la veille. Il ne voulait pas davantage
prendre en considération le retour inévitable des Cana-
diens pour la récolte, retour dont il avait indiqué lui-
même la nécessité urgente dans son instruction. Il
supprimait d'un trait de plume l'important problème
des approvisionnements. ** Nous ne manquerons pas de
vivres," écrivait-il à Montcalm le 7 août, avec une séré-
nité stupéfiante ! Et à ce moment la population était
réduite à quatre onces de pain par jour ^ ; et le spec-
tre de la famine hantait tous les esprits ; et chaque
lettre des administrateurs de la Nouvelle-France aux
ministres du roi leur faisait entendre le cri de la détresse
canadienne ! Mais Vaudreuil était l'homme des idées
fixes, et quand il s'en était mis une en tête, il ne vou-
lait plus en démordre. Il avait dit que Lydius devait
succomber, et Lydius aurait dû succomber devant
Montcalm en dépit de toutes les circonstances adverses
et de toutes les impossibilités d'exécution.
1 — Doreil à M. de Paulmy, 14 août 1757; Arch. prov. Man.
N. F.,2ème série, vol. 13.
MONTCALM 299
Le gouverneur allait même jusqu'à imaginer je ne
sais quelles divergences de vues entre Montcalm et
Lévis à ce sujet. " Je ne vous dissimulerai, Monsei-
gneur, écrivait-il au ministre, que si M. le chevalier de
Lévis avait eu le commandement de l'armée, il ne s'en
serait pas tenu à la conquête de ce fort (William-
Henry), et que rien ne l'aurait empêché d'aller au fort
Lydius. Mais, subordonné à M. le marquis de Mont-
calm, il n'a pu suivre son zèle ". Or cette affirmation
semble purement gratuite. Nous avons sous les yeux
la correspondance de Lévis : lettres au ministres, lettres
à ses anciens généraux, lettres intimes à son cousin, le
duc de Lévis-Mirepoix ; il ne s'y trouve pas une ligne,
pas un mot, qui corroborent l'assertion de Vaudreuil. Au
contraire, nous voyons qu'à la date du 4 septembre il
écrit de Carillon à M. de Mirepoix ce passage significa-
tif : "Nous avons des gens qui, de leur cabinet, font con-
tinuellement des projets hardis, pour ne pas dire témé-
raires, dont l'exécution est toujours difficile ; et si nous
n'avions pas affaire à des troupes faibles et timides,
nous ne pourrions pas nous flatter des succès que nous
avons... Chouaguen a été pris par l'opération du Saint-
Esprit comme nous venons de prendre le fort George ;
et Dieu veuille que notre bonheur ne nous abandonne
pas si la guerre continue ! " ^ Cette allusion aux straté-
1 — Lettres de Lévis, p. 136.
2 — Quels que fussent les sentiments réels de Lévis envers
Vaudreuil, il eut l'art de ne point froisser ce dernier, et de
conserver ses bonnes grâces. Comme il n'était qu'au second
plan dans le commandement des troupes, il se trouvait moins
exposé à offusquer le gouverneur, et ses remarquables qua-
lités de diplomate firent le reste. Dans sa correspondance
300 MONTCALM
gistes en chambre, qui, de leur cabinet, font des projets
téméraires et d'exécution difficile, ne vise-t-elle pas
évidemment Vaudreuil et son obstination à vouloir
faire tenter l'aventure de Lydius ? Ces lignes, écrites
par Lévis à son parent, indiquent qu'il pensait comme
Montcalm au sujet des conceptions militaires de Vau-
dreuil. Le style pouvait être différent, mais la pensée
était semblable.
Toute cette lettre du 18 août, écrite par le gouver-
neur au ministre de la marine, était pleine de dénigre -
avec les ministres, pendant qu'il critique Montcalm, Vau-
dreuil ne cesse de louer et de recommander Lévis. C'est
ainsi qu'après la campagne de William Henry, il sollicite pour
celui-ci le grade de maréchal de camp, le même grade que
celui de Montcalm. '' J'ai l'honneur de vous rendre compte,
écrit-il au ministre de la marine, que je n'ai pu refuser à la
justice que je dois aux services et au zèle de M. le chevalier
de Lévis d'écrire à M. de Paulmy pour l'engager à lui procu-
rer le grade de maréchal de camp... J'observe à M. de Paul-
my qu'il peut y avoir deux maréchaux de camp dans la
colonie sans aucun inconvénient, et qu'au contraire il en
résulterait un très grand bien. En effet. Monseigneur, M.
de Lévis serait toujours sous les ordres de M. le marquis de
Montcalm, qui, par la part qu'il vient d'avoir aux grâces du
roi, se trouve décoré du cordon rouge. D'ailleurs l'augmen-
tation de grade de M. de Lévis ne pourrait que flatter les
Canadiens et les sauvages et faire en même temps impression
à nos ennemis ". ( Vaudreuil à M. de Moras, Montréal, 16
septembre 1757).
On voit par la correspondance de Lévis qu'il faisait en ce
moment les plus actives démarches pour se faire nommer
maréchal de camp. Il écrivait dans ce but à MM. de Paulmy»
de Maillebois, de Soubise, à madame la maréchale de Mire-
poix. Montcalm, toujours zélé pour faire valoir ses lieute»
nants, appuyait fortement la démarche du chevalier.
MONTCALM 301
ment contre Montcalm. M. de Vaudreuil se plaignait
que son frère, M. de Kigand, n'eût pas obtenu la lati-
tude de se distinguer davantage. Il prétendait que, si
Montcalm eût fait appuyer M. de Villiers, celui-ci eût
pu prendre le camp retranché, quand il repoussa, le 7
août, une sortie de l'ennemi. Or Montcalm et Lé vis
avaient tous deux constaté, après une reconnaissance,
qu'il était impossible de forcer ces retranchements l'épée
à la main. Ce qui était encore plus grave, le gouver-
neur insinuait que Montcalm pouvait être indirecte-
ment tenu responsable du massacre.
Ici il importe de citer textuellement : " M. le marquis
de Montcalm a pris seul les précautions qu'il a cru con-
venables ; il ne s'en est rapporté qu'à lui-même, et peut-
être que cela ne serait point arrivé s'il avait voulu
charger M. de Eigaud, les missionnaires, les officiers et
interprètes, du soin de contenir les sauvages, mais il
était si prévenu qu'il n'avait confiance qu'en lui." Ceci
était vraiment odieux et inique. Montcalm avait fait
précisément ce que Vaudreuil l'accusait d'avoir omis.
Il avait stipulé dans la capitulation même que les
** officiers et interprètes attachés aux sauvages," feraient
partie de l'escorte chargée d'accompagner les Anglais
au fort Lydius. Le soir, il avait obtenu de plus que
deux chefs par nation seraient aussi présents. Tous les
documents . relatifs à la campagne de William-Henry
sont d'accord à établir ces faits. Après ceux que nous
avons déjà cités, voici un autre texte très précis : "M.de
Montcalm fit commander une escorte, et donna ordre à
M. de Saint-Luc de la Corne, commandant les sauvages,
et à plusieurs officiers de la colonie entendant leurs
langues, de les accompagner afin de les mettre à l'abri
302 MONTCALM
d'insulte de leur part ^." Il était vraiment inconcevable
que M. de Vaudreuil se laissât aveugler par ses préju-
gés, au point de porter contre le général qu'il détestait
une accusation aussi faussement malicieuse.
Elle était de nature à faire d'autant plus de tort à Mont-
calm auprès du ministère, que déjà les lettres dénonciatri-
ces, écrites par le gouverneur l'année précédente,avaient
porté leur fruit. Au département de la guerre, aussi
bien qu*à celui de la marine, on pouvait constater la
fâcheuse impression produite. La sympathie de M.
d'Argenson pour Montcalm en avait-elle été affectée ?
Nous ne saurions le dire. Mais ce qui est certain, c'est
que M. le marquis de Paulmy, devenu ministre en titre,
s'en préoccupait. En effet, peu de jours après son retour
de la campagne de William-Henry, Montcalm recevait
de lui une lettre, qui, sous les formules d'une courtoisie
raffinée, où excellaient les hauts fonctionnaires de cette
époque, contenait des conseils significatifs. " Il est bien
important, écrivait le ministre, que les officiers des trou-
pes de terre qui sout en Canada vivent en bonne union
avec ceux de la colonie. Il est à craindre que les pre-
miers ne traitent les Canadiens avec hauteur et dureté,
et surtout il serait de la plus grande conséquence que
les sauvages n'en fussent pas contents. Sa Majesté m'a
chargé de vous recommander de vous employer en tout
ce qui peut dépendre de vous à établir, entre les troupes
qui sont à vos ordres et les habitants du pays, des senti-
ments d'amitié et d'intelligence, sans lesquels on ne
peut espérer qu'ils concourent ensemble, avec toute
1 — Détail de la campagne de 1757, du 4 juillet au 4 septem-
bre; Arch. prov. Xan. X. T, 2ème série, vol. 13.
MONTCALM 303
Tardeur désirable, au succès des expéditions que vous
aurez à entreprendre. Comme l'exemple que vous don-
nerez est, sans difficulté, le moyen le plus puissant dont
vous puissiez vous servir pour faire connaître aux uns
et aux autres la manière dont ils doivent se conduire,
vous ne pouvez montrer trop de douceur et d'affabilité
en toute occasion tant aux Canadiens qu'aux sauvages.
Il est surtout essentiel de ménager ceux-ci dont le ser-
vice est indispensablement nécessaire pour nous donner
des connaissances du pays, et des avis de la marche et
des dispositions de l'ennemi ; et on ne peut parvenir à
se les attacher solidement, qu'en témoignant faire cas
de leur bravoure dont ils sont jaloux, en donnant des
louanges à la petite guerre qui est en usage parmi eux,
en accoutumant vos troupes à s'y exercer quelquefois
au moyen de quelques volontaires entremêlés avec eux,
enfin, en rendant à tous la justice la plus scrupuleuse
sur ce qui aura été promis, et en évitant, dans le par-
tage du butin, de donner des préférences qui puissent
causer des jalousies et mécontenter des alliés du secours
desquels la colonie ne peut se passer. Je vous ai vu si
plein de ces principes quand vous êtes parti pour vous
embarquer, que je ne doute pas qu'ils se soient fortifiés
en vous depuis que vous en aurez reconnu la vérité et
l'importance par vous-même, et que vous ne vous por-
tiez d'inclination à remplir les intentions de Sa Majesté
à cet égard ^ ? La leçon était voilée d'euphémismes
diplomatiques, mais elle n'en était pas moins réelle ni
moins désagréable à recevoir.
1 — Lettres de la cour de Versailles, p. 63 j M. de Paulmy au
marquis de Montcalm, 10 avril llbl.
304 MONTCALM
M. de Moras avait cru, lui aussi, devoir écrire à
Montcalm sur le même sujet. Mais vu qu'il n'était
pas son ministre spécial, et qu'il y avait entre eux
des relations personnelles assez intimes, ses avis revê-
taient une forme peut-être encore plus bienveillante.
Toutefois, il n'y avait pas à s'y tromper, et toutes les
habiletés de langage ne pouvaient dissimuler les repro-
ches discrets de la communication ministérielle. Mont-
calm était trop intelligent pour ne pas saisir le sens et la
portée réelle de passages comme ceux-ci : " Sa Majesté
est persuadée que vous serez également attentifs l'un et
l'autre " — c'est-à-dire le gouverneur et le général — " à
éviter tout ce qui pourrait altérer la confiance récipro-
que, et vous pensez trop bien tous deux pour ne pas
vous occuper de tout ce qui peut l'affermir de plus en
plus. Tant que cette bonne intelligence subsistera, on
n'aura à craindre ni division, ni altercation entre les
troupes de terres et celles de la colonie, et l'on ne trou-
vera dans ces différents corps que du concert et de
l'émulation pour concourir à l'exécution de toutes les
expéditions auxquelles ils seront employés. L'expé-
rience de la dernière campagne " — celle de 1756 —
" a dû vous faire connaître de quelle utilité les Cana-
diens et les sauvages peuvent être dans tous les mou-
vements qu'il peut y avoir à faire. On peut compter
solidement sur la valeur des Canadiens et même sur
leur zèle et leur bonne volonté, lorsqu'on les traitera de
manière à ne pas les dégoûter. Leur situation mérite
par elle-même des ménagements, et leur caractère ensei-
gne peut-être davantage. La fermeté est quelquefois
nécessaire avec eux ; mais une douceur éclairée, qui
en général est toujours plus propre à faire respecter
MONTCALM 305
l'autorité, doit particulièrement réussir à leur égard.
Pour ce qui concerne les sauvages, vous avez dû
vous apercevoir que, s'il convient de ne pas enfler leur
présomption naturelle, surtout par rapport aux secours
qu'ils pourront vous donner, il est en même temps
important de se prêter jusqu'à un certain point aux
fantaisies qui souvent les déterminent ; il faut beaucoup
de patience pour en tirer parti. " Après cette disser-
tation sur la manière de conduire les Canadiens et les
sauvages, sur la prudence et la modération qu'il fallait
observer, le ministre se hâtait d'ajouter que tout ce dis-
cours ne s'adressait nullement à Montcalm lui-même.
" Ce n'est point au reste pour vous, disait-il, que je
fais ces observations générales sur la conduite qu'on
doit tenir avec les Canadiens et avec les sauvages ; je
ne suis point en peine que vous n'ayez déjà acquis la
confiance des uns et des autres. Mais il est venu des
relations particulières du Canada, suivant lesquelles il
paraît que certains officiers de terre les ont usés en
plusieurs occasions d'une façon trop dure pour les uns
et pour les autres. Il est de la plus grande importance
que vous teniez la main à ce qu'ils se comportent tous
de manière à effacer les impressions qui ont été prises
à cet égard." ^
1 — Lettres de la Cour de Versailles, p. 69 : M. de Moras au
marquis de Montcalm, 27 mai 1757. Cette lettre ne parvint à
Montcalm que le 7 février suivant, par voie de Louisbourg.
(Journal de Montcalm, p. 330). Mais nous la mentionnons
ici, ainsi que la réponse du général, pour ne pas revenir sur
ce sujet des communications ministérielles relatives à la
direction des Canadiens et des sauvages.
20
306 MONTCALM
On conçoit facilement quels durent être les senti-
ments de Montcalm en recevant ces lettres. Il en fut
sensiblement affecté } Evidemment on Favait des-
servi auprès des ministres. D'où partaient les dénon-
ciations ? Il l'ignorait encore. Mais, quelles que fus-
sent leur origine, il voyait bien qu'à Versailles on leur
avait donné créance. Malgré la peine qu'il en ressentit
il se défendit avec un calme qui dut lui coûter quelque
effort. Les sages avis que vous me donnez, écrivit^il
au ministre de la guerre, me prouvent l'occupation où
vous voulez bien être que je réussisse dans ma mis-
sion. Vous pouvez assurer le roi que ce que vous
me recommandez de sa part si étroitement est suivi
exactement de la mienne ; aussi j'ai acquis au dernier
point la confiance du Canadien et du sauvage. Vis-à-
vis les premiers, quand je voyage ou dans les camps,
j*ai l'air d'un tribun du peuple ; mes succès, que tout
autre aurait eus, et la grande connaissance des mœurs
des sauvages, l'attention que j'ai vis-à-vis d'eux, m'ont
attiré leur affection. Elle est si grande qu'il y a des
moments où peut-être mon général en est étonné. Il
est né en Canada et son système et celui de ses amis a
toujours été de dire que son nom seul sufi&sait pour
attirer la confiance des nations. Je croirais aujourd'hui
être aussi sûr du mien. Les officiers de la colonie m'esti-
ment, me considèrent, me croient juste, sévère, et plu-
sieurs me craignent, mais ce n'est ni un Villiers, ni
Contrecœur, ni Ligneris, ni bien d'autres. A l'égard de
nos troupes, j'ai établi la plus grande harmonie politi-
1 — Lettre de Bougainville à Madame Hérault, 20 février
1758,
MONTCALM 807
que. Il n'y en aura jamais d'autre entre nos ofi&ciers et
les leurs. Il n'y a rien à désirer sur cet article, de notre
côté, car nous faisons tous les frais et litière de pré-
venances. Nos officiers ne sont pas tous en état d'aller
avec les sauvages, et le gouverneur général ne se sou-
cie pas que j'en envoie souvent, il voudrait que ça fût
au moins un mérite exclusif pour la Colonie ; cepen-
dant j'en envoie de temps en temps et je les choisis bien.
M. de la Kochebeaucour se fait une grande réputation
dans ce genre, il va être à son cinquième détachement.
Quoiqu'il n'y ait qu'une partie de nos officiers en état
d'aller à la guerre avec les sauvages, tous ont l'atten-
tion de les traiter dans les camps avec beaucoup de
douceur et d'affabilité. Pour nos soldats, ils sont
comme frères avec le Canadien et le sauvage, qui les
estiment beaucoup plus que les soldats de la colonie,
appelées troupes détachées de la marine. Vis-à-vis ces
dernières troupes, qui sont bonnes mais qui sont mal
tenues, nos soldats n'ont pas assez d'estime et de res-
pect pour leurs officiers. Aussi, et j'ai toujours omis de
vous en rendre compte, j'ai bien vite tenu un conseil
de guerre et fait pendre, le 14 du mois dernier, un
caporal de la Sarre qui avait manqué à un officier de la
colonie ^. Voilà l'exacte vérité. Je ne néglige rien pour
plaire à mon général et mériter sa confiance. La lettre
que vous lui avez écrite, où vous parlez de tout ce que
j'ai écrit d'avantageux pour son frère, a fait un effet
merveilleux, et si M. de Moras, de qui je n'ai pas encore
1 — " On a cassé la tête à un soldat de la Sarre, qui avait
manqué aii sieur de Langy, officier de la colonie." (Journal
de Montcalm), 14 août 1757. • -^ •'
308 MONTCA.LM
reçu de lettre, et qui, dans ses dépêches ne lui a pas
encore parlé de moi, lui en parle jamais de façon à lui
inspirer de la confiance, le service du roi en ira mieux."
Après avoir ainsi répondu aux observations du mi-
nistre de la guerre, Montcalm, dans cette même
lettre, faisait l'éloge de ses lieutenants, MM. de
Lévis et de Bourlamaque, " le premier infatigable, cou-
rageux, bonne routine militaire ; le second, homme
d'esprit, de détail, ayant gagné furieusement de l'hiver
et de cette campagne, dans l'esprit de tout le monde ".
Il demandait pour eux de l'avancement, et disait aussi
un mot de ce qui le concernait lui-même. Ne dissi-
mulant pas son vif désir d'être nommé lieutenant-
général, il écrivait : " Je vais être dans ma trente-
sixième année de service, je date de 172 1 ; je suis le seul
maréchal de camp commandant en chef un corpg de
troupes et de petites armées à 1,500 lieues, ayant fait
deux campagnes avec succès et deux sièges ". Cepen-
dant il voyait une objection ; si on le faisait lieutenant-
général, il se trouverait aux ordres d'un capitaine de vais-
seau— c'était le grade de M. de Vaudreuil. ^ La dif-
ficulté pourrait être tournée en nommant celui-ci chef
d'escadre, ou grand-croix de l'ordre de Saint- Louis. ** Si
je n'avais pas de l'âge, ajoutait Montcalm, je désirerais
moins le grade, mais il faut qu'un homme de condition
qui sert de son mieux son maître, et qui, au retour
d'Amérique, ira en Afrique, si l'on en a envie, aie l'es-
poir de parvenir à tout en vieillissant. Au reste, que l'on
me fasse ou ne me fasse pas lieutenant- général, même
1 Il avait reçu ce grade ad honores, n'ayant jamais servi
sur mer.
MONTCALM 309
zèle pour le service, même attachement pour mon mi-
nistre ". Et il terminait ce qu'il avait à dire sur ce
sujet par cette phrase caractéristique : " Que la consi-
dération de ce qui me regarde n'arrête jamais l'avance-
ment des of&ciers supérieurs qui sont sous mes ordres ".
Dans sa réponse au ministre de la marine, Montcalm
tout en restant très mesuré, montrait peut-être davan-
tage combien vivement il ressentait les imputations
dont lui et ses troupes étaient l'objet. " Vous m'exal-
tez, disait-il, la valeur des Canadiens, vous me donnez
des leçons sur la conduite à tenir vis-à-vis d'eux et
des sauvages. Vous ajoutez avec bonté, que ce n'est
pas par rapport à moi ; mais que des relations particu-
lières parlent de la dureté avec laquelle quelques-uns
de nos officiers traitent les uns et les autres. Je me
suis bien gardé de montrer cette lettre ; elle aurait
affligé nos officiers, qui ne sont que trop persuadés, et
ce n'est pas sans fondement, qu'on n'est occupé dans
la colonie, par un esprit de basse jalousie, qu'à les
dépriser. Ces imputations sont fausses. Ces relations
dont vous me parlez, Monseigneur, ont été écrites par
des personnes aussi mal instruites que mal intention-
nées. J'en appelle à M. le marquis de Vaudreuil et à M.
Bigot, qui m'ont parus peines de votre lettre, et qui
m'ont assuré l'un et l'autre qu'ils vous détromperaient."
En lisant cette dernière phrase, le ministre dut sans
aucun doute la ponctuer d'un sourire. Vaudreuil le
détromper, lorsque lui-même était l'accusateur ! A ce
moment, Montcalm, malgré les divergences qui s'étaient
produites, ne soupçonnait pas, évidemment, quelle ani-
mosité ressentait contre lui le gouverneur. Et, dans
sa loyauté, il ne supposait pas que celui-ci pût man-
310 MONTCALM
quer de sincérité au point de s'engager à dissiper des
impressions qu'il aurait lui-même fait naître. .
Après ce candide appel à la caution de MM. de Vau-
dreuil et Bigot, le général poursuivait : '* Les Canadiens
et les sauvages se louent du petit nombre de nos offi-
ciers qui ont été avec eux, et M. Pouchot, capitaine au
régiment de Béarn, qui a commandé à Niagara, est
regretté par les derniers. Pour ce qui me regarde per-
sonnelkment, je ne changerai point de conduite. Le
Canadien, le simple habitant, me respecte et m'aime;
pour ce qui est des sauvages, j'ose croire avoir saisi
leur génie et leur mœurs. Je dois peut-être plus leur
confiance à mes succès qu'à mes faibles talents ; mais,
dans ce moment-ci j'ose assurer que, même dans les
pays d'En- Haut, mon nom seul fera autant d'impres-
sion que ceux que l'on croît l'idole de ces peuples. .Ils
ont pour principe de considérer autant le chef de guerre
que le chef de cabane. A l'égard de la valeur cana-
dienne, nul ne leur rend plus de justice que moi et les
Français ; mais une nation accoutumée à se vanter aura
beau s'exalter elle-même, je n'aurai jamais la malheu-
reuse confiance de M. Dieskau ; je ne les emploierai
que dans leur genre, et je chercherai à étayer leur bra-
voure de l'avantage des bois et de celle des troupes
réglées ; par ce mot, j'entends les troupes de terre et de
la marine que j'estime également ".
En lisant attentivement ces lettres de Montcalm aux
ministres, de même qu'en étudiant son journal et sa
correspondance avec ses compagnons d'armes, on finit
par se faire une idée assez exacte de ses sentiments et
de ses impressions. On a dit qu'il détestait les Cana-
diens. Cela n'est pas exact. Il aimait notre peuple et
MONTCALM 311
appréciait à leur valeur ses qualités réelles. Nos lec-
teurs se rappellent ces mots de la lettre qu'il écrivait à
M. de Moras, le 11 juillet : " Quelle colonie ! quel
peuple !...... Ils ont tous foncièrement de l'esprit et du
courage ". Il avait de la sympathie pour le " Cana-
dien, le simple habitant " ; celui-ci de son côté, l'aimait
et le respectait, et Montcalm avait raison de se croire
et de se dire populaire. Mais il avait peu d'estime
pour un grand nombre de Canadiens fonctionnaires, et
d'ofîiciers du pays. Il critiquait chez eux la vanité, l'es-
prit de vantardise, la duplicité, le manque de scrupule.
Nous croyons qu'il était enclin à trop généraliser, et
qu'il lui arrivait de pousser trop loin ses antipathies. Il
ne se défendait pas assez du préjugé anticolonial, dont
les troupes de ligne étaient certainement affectées, et
qui, malgré lui, faisait parfois dévier son jugement. Un
historien canadien est souvent blessé dans son amour-
propre national, en lisant le journal et les lettres de
Montcalm. Les allusions à la fausseté canadienne, à la
forfanterie canadienne, à la malhonnêteté canadienne,
y reviennent trop fréquemment à notre gré. Et nous
avons le droit de trouver que l'humeur et l'esprit caus-
tique s'y donnent trop facilement carrière au détriment
des enfants du sol. Mais il ne faut pas, à cause de cela,
taxer d'injustice et de prévention aveugle toutes les
appréciations sévères de Montcalm. Hélas ! nous som-
mes forcés d'en convenir, il avait sous les yeux des
spectacles bien de nature à irriter une âme honnête et
un esprit clairvoyant : l'incapacité prétentieuse, la cupi-
dité insatiable, l'indélicatesse et l'improbité sans ver-
gogne. Et nous ne devons pas nous étonner que les
paroles amères aient été promptes à monter de son cœur
312 MONTCALM
à ses lèvres. Sans doute, il fallait distinguer, et Mont-
calm savait le faire. On retrouve fréquemment sous sa
plume l'éloge de M. de Villiers, de M. de Contrecœur,
de M. de Ligneris, de M. de Lanaudière, de M. de Langy,
de M. Marin et de beaucoup d'autres ofl&ciers cana-
diens. Mais quand il dénonce les rapines de Cadet, de
Péan, de Deschenaux, de tant d'autres concussionnaires,
faut-il l'accuser d'injustice parce que ceux-ci étaient
nés au Canada ?
Dans le dernier passage de la lettre du général à M.
de Moras, que nous avons cité plus haut, il touchait un
point délicat, celui de la valeur canadienne. On lui a
reproché d'avoir dénigré nos milices. Ceci demande
explication. Montcalm tenait pour certain que l'on ne
pouvait compter sur elles, comme sur les bataillons de
ligne, pour les opérations régulières, les mouvements
d'ensemble sous le feu de l'ennemi, les attaques à décou-
vert de retranchements ou de positions fortifiées, non
plus que pour les combats en rase campagne, où l'en-
traînement, la discipline et la tactique peuvent seuls
donner à des troupes la solidité et la fermeté néces-
saires. Et il avait incontestablement raison. Mais
cela ne l'empêchait pas de rendre aux Canadiens pleine
justice et de reconnaître leur extraordinaire aptitude
comme tirailleurs, comme éclaireurs, pour la guerre
d'escarmouche et d'embuscade. En un mot, il ne mécon-
naissait pas leur intrépidité, il constatait simplement le
fait que des miliciens ne peuvent posséder la formation
des réguliers. " En six mois, j'en ferais des grenadiers,''
disait-il. Mais en attendant, il estimait plus prudent
de ne les "employer que dans leur genre." Qu'il ait
MONTCALM 313
parfois exprimé cet avis avec une franchise trop abrup-
te, cela ne change rien au fond de sa pensée.
Dans sa défense en réponse aux lettres ministérielles,
Montcalm, cédant au besoin de se justifier, avait-il
représenté sous un jour trop favorable son attitude et sa
conduite ? Une apologie personnelle est toujours quel-
que peu suspecte. Celle d'un ami l'est aussi,sans doute,
dans une certaine mesure ; mais lorsque ce dernier
atteste des faits dont il a été témoin journalier, son
témoignage, il nous semble, mérite d'être pesé. Lisons
donc quelques lignes d'une lettre écrite par Bougain-
ville à madame Hérault : " M. de Montcalm a été sen-
siblement affecté de cette lettre " — la lettre du 27 mai
de M. de Moras — "qu'il s'est bien gardé de montrer aux
ofiSciers français. Son effet eût été de produire décou-
ragement et querelles. Des écrivains subalternes, ou
peut-être les chefs de ce pays \ ont donc en secret
décrié des expatriés déjà trop à plaindre et qui ne sont
venus ici que pour les secourir ? Je ne ferai point
l'apologie de mon général ; sa conduite parle. Simple-
ment, je vous dirai qu'avec le peuple le plus indo-
cile et le plus indépendant il n'a pas fait un exem-
ple de sévérité ; que l'habitant canadien aime mieux
marcher avec lui et les Français qu'avec ses propres
officiers ; que son nom est aimé et respecté des sau-
vages ; que ces Français, dont vous connaissez la viva-
cité se sont laissé braver, enlever jusque dans leurs
tentes les choses les plus nécessaires à leur subsistance
^ — M. Bougainville, comme on le voit, était plus défiant
que son chef, et soupçonnait que MM. de Vaudreuil et Bigot
pouvaient être eux-mêmes les auteurs de ces plaintes.
314 MONTCALM
par des barbares qu'ils méprisent, sans en avoir mal-
traité un seul, tant on leur recommande la patience et
tant on leur en donne l'exemple. " ^ Le même Bougain-
ville écrivait aussi à un autre correspondant: " Je puis
vous assurer comme témoin oculaire que tout le monde
dans ce pays. Canadiens et sauvages, ont été enchantés
de cette faveur de Sa Majesté " (le cordon rouge). " M.
de Montcalm y a gagné tous les cœurs et les nations
sauvages ont continuellement son nom à la bouche. Il
sait l'art de les gouverner comme s'il avait été élevé au
milieu de leurs cabanes. " ^
Le fait est que la campagne de William-Henry sem-
blait justifier ces appréciations. Sans eau-de-vie, avec
son seul prestige personnel, sa seule parole, sa seule
influence persuasive, en multipliant les conseils et les
conférences, il était parvenu à retenir, à diriger, à faire
marcher et participer aux opérations près de deux mille
sauvages de trente-deux nations différentes, réfractaires
à toute discipline et à toute subordination. Et la viola-
tion de la capitulation elle-même était un accident tra-
gique dont les conséquences auraient été beaucoup plus
désastreuses, sans l'ascendant qu'il avait su prendre sur
ses farouches auxiliaires.
1 — Bougainvilleà madame fféraultf 20 février 1758.
2 — Bougainviîle à Monsieur Saint- Laurensy à Versailles, 19
août 1757.
CHAPITRE X
Montcalm descend à Québec. — Les quartiers d'hiver Les
bataillons de Berry décimés par la maladie — L'automne
à Québec, période d'activité financière Le système
monétaire de la Nouvelle-France Naufrage d'un vais-
seau marchand. — Mauvaise récolte Montcalm prêche
l'économie et la frugalité Une tournée d'inspection —
Le procès de Vergor et de Villeray. — La correspondance
de Montcalm Le régime Bigot. - Une bande d'exploi-
teurs et de concussionnaires.
Le séjour de Montcalm à Montréal, au mois de sep-
tembre 1757, fut de courte durée. Il se vit presque
immédiatement obligé de se rendre à Québec, afin d'y
inspecter les deux bataillons de Berry récemment arri-
vés, les huit compagnies nouvelles destinées aux batail-
lons de la Eeine et de Languedoc, en remplacement de
celles que les Anglais avaient prises sur VAlcide et le
LiSy et les recrues envoyées pour combler les vides
causés par la maladie et les combats. Mais avant son
départ, il arrêta avec le gouverneur l'état des prochains
quartiers d'hiver. On convint que la Reine hivernerait
à Québec ; La Sarre à l'Ile-Jésus ; Eoyal-Roussillon à
Boucherville, Varennes, Laprairie, Longueuil, Verchè-
res, Contrecœur ; Guyenne à Chambly, Saint- Antoine,
Saint-Denis, Sorel ; Languedoc, neuf compagnies de
grenadiers à Saint- Augustin, quatre, de la Pointe de
Lévis à Saint-Jean Deschaillons ; Berry, le deuxième
bataillon à la côte de Beaupré, le troisième à l'île d'Or-
316 MONTCALM
léans ; Béarn, à Montréal, Lachine, la Pointe- G la ire,
Sainte-Geneviève, Sainte- Anne.
Après avoir communiqué à M. de Lévis ^ ces arran-
gements et lui avoir remis les instructions relatives au
mouvement des troupes, à la distribution des compa-
gnies dans les quartiers, aux permissions pour les offi-
ciers etc., Montcalm partit pour Québec, où il arriva
le 11 septembre. Il y trouva le régiment de Berry
dans une assez triste condition. Les deux bataillons
avaient débarqué à Québec, le 29 juillet, après une
traversée de trois mois. Une maladie épidémique
sévissait à bord des navires, et bientôt les hôpitaux se
trouvèrent encombrés. L'Hôtel-Dieu reçut cent soixante
malades et l'Hôpital général six cents. Les religieuses
et le clergé montrèrent un dévouement admirable.
Sept hospitalières et quatres prêtres succombèrent au
fléau. Mgr de Pontbriand donnait lui-même l'exemple
de l'héroïsme chrétien en allant prodiguer ses soins aux
pestiférés. Les ravages de la maladie furent désastreux ;
en quelques semaines le régiment de Berry perdit trois
officiers et deux cents hommes ^.
Lorsque Montcalm arriva à Québec, une vive inquié-
tude y régnait au sujet de Louisbourg. Des nouvelles
1 — Lévis était arrivé à Montréal le 8 septembre.
2 — Doreil au ministre^ 27 septembre 1757 ; Arch. de la G»
1757 Mgr de St- Vallier et V Hôpital général de Québec^ pp.
329-330 Les deux bataillons de Berry, dont la composition
avait été ordonnée pour aller servir aux Indes, comprenaient
chacun neuf compagnies de soixante hommes, y inclus la
compagnie de grenadiers, et trois officiers par compagnie. Ils
avaient laissé quatre-vingt-onze hommes à Louisbourg. Jour-
nal de Montcalm p. 303 ; Montcalm au ministre, 18 septembre
1757, Collection de M., IV, p. 132.
MONTCALM 317
de rile-royale annonçaient que le 20 août la flotte
anglaise se préparait à attaquer celle de l'amiral Dubois
de la Motte et à faire une descente. Le général dut
sans aucun doute s'efforcer de calmer ces alarmes, car
le danger ne lui paraissait pas imminente L'événe-
ment lui donna raison. On apprit ultérieurement que
la flotte de l'amiral Holbourne, battue par une effroya-
ble tempête, n'avait pu rien entreprendre, et que plu-
sieurs de ses vaisseaux s'étaient perdus en mer.
A ce moment de l'année, la capitale de la Nouvelle-
France offrait toujours le spectacle d'une extraordinaire
activité et d'un grand mouvement d'affaires. Elle pre-
nait " l'air d'une ville très commerçante et très agiotan-
te, écrit Montcalm dans son journal". Du premier au
vingt septembre, on rapportait aux bureaux du trésorier
la monnaie de carte et les ordonnances, qui, à part les
espèces, trop peu abondantes, constituaient le système
monétaire de la colonie. La monnaie de carte, créée
par l'intendant de Meulles, équivalait à nos billets de
la Puissance du Canada. Mais, avec l'augmentation
des dépenses publiques, l'intendant avait cru devoir
recourir à un autre instrument d'échange. Et il avait
émis, sous sa seule signature, des ordonnances portant
un numéro d'ordre et l'indication de leur valeur nomi-
nale, inscrite en chiffres et en écriture. Cartes et
ordonnances avaient cours seulement dans les limites du
1 — Montcalm écrivait à Lévis, avec une grande verdeur
d'expression : " De vous à moi, et ne me citez pas ; tout le
monde fait ici c... dans ses culottes pour Louisbourg ; pour
moi, qui ne suis pas naturellement peureux, j'attendrai
tranquillement les événements ". (Montcalm à Lévis, Québec ,
le 15 septembre 1757).
318 MONTCALM
Canada. Il fallait donc qu'elles fussent transformées
en d'autres valeurs, pour les besoins du commerce d'im-
portation et les relations financières entre la France et
la colonie. Ainsi, tous les automnes, on venait présenter
au trésorier les cartes et ordonnances que l'on avait
en mains, et que l'on voulait convertir en papier com-
mercial valable à l'extérieur. Le trésorier délivrait des
bons pour une valeur correspondante. Cette opération
préliminaire avait lieu du premier au vingt septembre.
Puis, du premier au vingt octobre, ces bons étaient
apportés aux bureaux de l'intendant, qui donnait en
retour des lettres de change sur le trésorier de la ma-
rine, en France. Et avec ces effets de commerce
officiels, les négociants et les particuliers se voyaient en
état de faire leurs remises dans la mère-patrie et d'y
pourvoir à tous leurs paiements, placements ou achats.
Jusqu'en 1753, ce système avait donné satisfaction.
Mais alors, la déplorable condition des finances fran-
çaises et l'augmentation constante des dépenses au
Canada firent adopter par les ministres un moyen dila-
toire, pour espacer et diviser le paiement des lettres de
changes. Ils décidèrent de ne les solder qu'en trois
termes. C'est à cette pratique que faisait allusion le
passage suivant du journal de Montcalm : " L'inten-
dant règle les termes des paiements. L'année passée
elles étaient données payables d'année en année et par
tiers. Cette année il les a données payables en trois
ans, savoir : un quart en 1758; moitié en 1759; et
un quart en 1760. Il a été porté au trésor treize mil-
lions, trois cent mille livres ; il faut encore supposer au
moins trois millions restant entre les mains des parti-
culiers, compris un million de cartes, cent cinquante
MONTCALM 319
mille livres de billets de castor, huit cent mille livres
d'espèces d'or et d'argent, ce qui fait aujourd'hui plus
de dix-sept millions, deux cent mille livres, circulant
dans un pays où, en 1730, il y avait à peine huit cent
mille livres. D'où est donc provenue cette quantité
d'argent répandue en si peu de temps ? Des dépenses
énormes que le Eoi a faites dans la colonie. Du temps
de M. Hocquart, lorsque les dépenses du Eoi montaient
à deux millions, le ministre était embarrassé pour y
faire face ; et l'on fut obligé une année de suspendre à
cet effet le paiem'ent des rentes de l'Hôtel de Ville de
Paris. Aujourd'hui, elles passent neuf millions et la
cour n'en est plus étonnée. M. Bigot a su l'y accou-
tumer ".
Peu de jours après l'arrivée de Montcalm à Québec,
un vaisseau rochellois, la Nouvelle-Société, chargé de
vins, d'eau-de-vie et de marchandises, fit naufrage à
trois lieues de cette ville. Treize hommes de l'équipage
furent noyés. Annonçant cette mauvaise nouvelle à
Bourlamaque, le général ajoutait : " Il y a encore deux
bâtiments en rivière. Dieu veuille que ce soit la Liberté"
Ce navire désiré contenait des caisses attendues impa-
tiemment par lui, et l'habillement de trois mille neuf
cents hommes des troupes de terre. On espérait aussi
qu'il apportait cinq cents quarts de farine, dont le
secours aurait été inappréciable. " Mais, par une fata-
lité sans exemple, lisons-nous dans le journal de Mont-
calm, par ordre de la Cour, on l'a fait décharger sans
que l'on puisse en pénétrer la raison. Le ministère
aura pensé que ce bâtiment ne pouvant arriver qu'après
la récolte, elle aurait été assez abondante pour suppléer
à nos malheurs." Si tel avait été le motif des bureaux
320 MONTCALM
de la marine, ils avaient été bien mal avisés. Car la
récolte au Canada était pire que médiocre. Dès le 24
août, Bigot écrivait à la cour : " Le Canada est fort
heureux ; ses projets réussissent et il bat les Angolais
de tous côtés ; mais il est malheureux dans ses récoltes.
En voici une qui nous avait donné de grandes espé-
rances et qui sera mauvaise. Il gèle et il pleut depuis
quinze jours ou trois semaines. Les blés sont rouilles
et échaudés." Tout cela faisait dire à Montcalm, dans
une lettre à Lé vis, le 25 septembre : " Nous allons être
bien misérables pour le pain ; on parle de réduction à
compter du 1er octobre." Le lendemain, il revenait
encore sur ce grave sujet, et communiquait à son lieu-
tenant les réflexions suivantes : " Les tristes circons-
tances où nous sommes exigent de nous et de nos sol-
dats de nous prêter à une grande réduction dans les
vivres. Les bataillons qui seront dans les côtes conti-
nueront à être nourris chez l'habitant. Comme l'habi-
tant lui-même n'aura pas de superflu, il faudra que nos
soldats se prêtent à vivre comme eux. Les bataillons et
les troupes qui seront le plus à plaindre, seront celles
destinées à tenir garnison dans les villes de Québec et
de Montréal. Monsieur l'intendant vient de me démon-
trer la triste situation de la colonie jusqu'à l'arrivée des
secours de France. Tout ce qui habite Québec est réduit
au quarteron, à commencer par moi ; les Acadiens qui
sont sans ressources, sont réduits à la demi-livre, et nos
soldats le seront, à commencer du 12 octobre, à une
livre de pain, un quart de lard et quatre onces de pois."
Cette terrible question des vivres était redevenue la
grande préoccupation des chefs de la colonie dans l'au-
tomne de 1757. Le marquis de Vaudreuil étant arrivé
MONTCALM 321
à Québec le 13 octobre, il réunit immédiatement en
conseil MM. de Montcalm, Bigot, Péan et le munition-
naire Cadet. L'intendant soumit un exposé de la situa-
tion. Le munitionnaire n'avait que quinze cents quarts
de farine ; les recherches sur la côte du sud ne produi-
raient que deux mille quintaux ; le gouvernement de
Montréal n'en pourrait fournir plus de six cents à celui de
Québec. Il fut donc décidé qu'à commencer du V^ novem-
bre le soldat recevrait la distribution suivante, tous les
huit jours : une demi-livre de pain par jour et un quar-
teron de pois, six livres de bœuf et deux livres de morue
pour huit jours. En décembre on commencerait à don-
ner du cheval, et on continuerait en janvier et février.
On garderait le lard pour l'arrière-saison. Dans ce con-
seil, Montcalm fit plusieurs propositions fort judicieu-
ses ; par exemple, de disperser les soldats dans tous les
villages où il n'y en avait pas, et de faire le pain, qui
serait ainsi moins blanc, mais plus abondant, avec le
gruau et la plus grande partie du son II émit aussi
l'avis que le gouverneur général, l'intendant et lui-
même devaient donner l'exemple du retranchement
des tables et de la frugalité, et se déclara déterminé à
adopter cette ligne de conduite.^ Le lendemain de cette
importante réunion, le général écrivait à Lévis : " Vous
trouverez ci-joint, mon cher chevalier, une lettre osten-
sible, et pour être communiquée aux lieutenants-colo-
nels. Celle-ci est pour vous seul. J'ai ouvert hier l'avis
du retranchement des tables. M. de Vaudreuil l'a
adopté et a promis de donner l'exemple. Toute la
1 — Journal de Montcalm, p. 309.
21
322 MONTCALM
colonie applaudit; l'intendant pas trop. Il aime le
faste, et ce n'est pas le cas. J'ai été d'avis d'un seul
service, conformément à l'article 16 de l'ordonnance.
J'ai été d'avis qu'il ne fallait de tout l'hiver, ni bals, ni
violons, ni fêtes, ni assemblées, J'ai donné, hier, mon
dernier grand repas, où j'avais nos puissances et cinq
dames. Il a été splendide par le goût, la profusion et
un double service d'entremets. J'aurai demain dix per-
sonnes, avec un potage, quatre grosses entrées, une
épaule de veau, une pièce d'entremets froid, le tout
servi ensemble, le bouilli relevant la soupe. Et voilà
mon plan fait pour tout l'hiver. Je vous exhorte,
comme votre ami, à n'avoir qu'un groo dîner bourgeois,
à un seul service, pour les officiers arrivant des quartiers;
ni violons, ni bals, ni fêtes ". ^ Cette lettre faisait hon-
neur à Montcalm. Il y tenait le langage d'un chef éclairé
et d'un véritable patriote. La lettre " ostensible ", pour
les lieutenants-colonels, que mentionnait le général,
partait de la même inspiration. Voici comment elle
débutait : *• Nous allons nous trouver, monsieur, dans
les circonstances les plus critiques par le défaut de
vivres. Nous manquons de pain cette année ; les
moyens que l'on va prendre pour y suppléer nous feront
manquer de viande la prochaine. Quelque difficultés
que les troupes qui sont dans les côtes éprouvent pour
vivre chez l'habitant, leurs soldats seront encore moins
à plaindre que ceux qui seront en garnison dans les
villes. Les temps vont être plus durs, à certains égards,
qu'à Prague. Je suis en même t^mps persuadé que ce
va être le beau moment de gloire pour les troupes de
1 — Montcalm à Lévi», Québec, 14 octobre 1757.
MONTCALM 323
terre, sûr d'avance qu'elles seprêteront à toutavecle meil-
leur ton, et que nous n'entendrons aucunes plaintes,
ni jérémiades, sur la rareté des vivres, puisqu'il n'y a au-
cun remède. Ainsi nous allons donner l'exemple de la
frugalité nécessaire par le retranchement des tables et
de la dépense, et qu'au lieu de se piquer de bonne chère,
de dépenser et de régaler, comme fait l'officier français
accoutumé à penser avec autant de noblesse que de géné-
rosité, celui qui vivra, si j'ose le dire, le plus mesqui-
nement, et qui par là consommera le moins, donnera
les marques les plus sûres de son amour pour la patrie,
pour le service du Eoi, et sera digne des plus grands
éloges ". Cet éloquent et généreux appel était bien de
nature à raviver dans l'armée l'esprit de dévouement et
de sacrifice.
Trois jours avant l'arrivée de M. de Vaudreuil, Mont-
calm était allé faire une tournée d'inspection sur la côte
nord, de Québec au Cap Tourmente, accompagné du
pilote Pellegrin, de MM. de Montbeillard ^ et de Bou-
gain ville. Il voulait constater comment la capitale
pourrait être défendue de ce côté, en cas d'invasion. Il
se convainquit qu'une batterie, érigée au Cap Tour-
mente, rendrait extrêmement dangereux le passage à cet
endroit d'une flotte anglaise, qui devrait inévitablement
subir son feu pendant près d'un quart d'heure. Entre
ce cap et Montmorency, il n'y avait pas d'endroit favo-
rable à un débarquement. Le Sault était une infranchis-
sable barrière. De la rivière Montmorency à Québec,
une ligne de redoutes protégerait efficacement le rivage.
1 — M. de Montbeillard, officier du corps royal d'artillerie,
était arrivé au Canada le printemps précédent.
324 MONTCALM
Un ouvrage défensif à l'Hôpital général, et des lignes
s'étendant de ce poste à la [Côte d'Abraham et à la
Basse- Ville, mettraient Québec en état d'être défendu
par trois ou quatre mille hommes. Le meilleur moyeu
de protéger celte place était d'empêcher l'ennemi d'en
approcher.
Un des objets du voyage de M. de Vaudreuil à
Québec était le procès que la Cour avait ordonné de
faire à MM. de Vergor et de Villeray, commandants des
forts de Beauséjour et de Gaspareau, qu'ils avaient
rendus aux Anglais en 1755. Us étaient accusés d'avoir
manqué à leur devoir militaire, en ne faisant pas une
défense suffisante et en compromettant l'honneur du
drapeau. Il semble que l'accusation fût fondée, au
moins quant à la capitulation de Beauséjour. Nous
lisons dans un document important, intitulé Mémoire
du Canada ^, les lignes suivantes : " Le fort de Beau-
1 — Ce manuscrit que nous avons sous les yeux, est inédit.
Cependant il nous offre à peu près le même texte que les
fameux Mémoires sur les affaires du Canada, du sieur de C,
publiés par la Société littéraire et historique de Québec en
1838. Mais il contient des variantes nombreuses et des addi-
tions considérables. L'original de ce " Mémoire du Canada"
esta la bibliothèque impériale de Saint-Pétersbourg. M. l'abbé
Verreau en avait obtenu une copie par l'intermédiaire de lord
Dutferin, lorsque cet ancien gouverneur du Canada, était
ambassadeur d'Angleterre auprès du tzar. Et un prêtre fran-
çais, résidant à Saint-Pétersbourg, en a fait dernièrement une
autre copie, dont nous avons la bonne fortune de pouvoir
nous servir, grâce à l'obligeance de M. l'abbé Lindswy, qui en
est devenu le possesseur. Les détails que nous donnons ici au
sujet du procès Vergor, sont empruntés au Mémoire du
Canada, et ne se trouvent pas tous dans les Mémoires sur les
affaires du Canada, du sieur de C, imprimés en 1838.
MONTCALM 325
séjour était susceptible de défense. M. de Vergor pou-
vait en imposer à Monckton ; il ne s'agissait pour lui
que de plus de prudence et de capacité... Il a reudu une
place qu'il pouvait aisément faire sauter, l'ennemi en
étant éloigné de soixante toises. Monckton désespérait
de la prendre aussi vite ; mais dès qu'il sut ce que
M. de Vergor faisait, et quelle était sa capacité, il ne
voulut même pas exposer son monde, ni ne daigna tirer
un seul coup de canon, sachant bien que quelques
bombes suffisaient." D'après l'auteur du Mémoire que
nous venons de citer, le procès contre M. de Vergor fut
conduit de manière à faire acquitter sûrement ce der-
nier. " M. de Vaudreuil, écrit-il, avait bien de la peine
à le faire, étant gagné par les parents et amis de M. de
Vergor, surtout par l'intendant. La Cour en lui réité-
rant l'ordre, le mit dans la nécessité absolue d'obéir...
Pour instruire ce procès, M. de Vaudreuil choisit l'offi-
cier de la colonie le moins capable, et le plus aisé à per-
suader de faire ce que l'on voudrait. Ce fut Blury de
Sermonville, capitaine aide-major de Montréal, homme
sans expérience, sans nulle connaissance, et enfin le
moins eu état de conduire une telle procédure. M. de
Villeray, impliqué dans ce procès, était bien capable de
faire condamner M. de Vergor ; mais il n'avait point
d'appui. Il présenta un mémoire où toute la justice de
sa cause était dans tout son jour. Ce mémoire attaquait
M. de Vergor par les endroits les plus délicats, et, en
l'admettant, il eût fallu juger autrement qu'on a fait.
L'on fît pressentir à M. de Villeray que son sort dépen-
dait de celui de M. de Vergor. On fit faire par lui un
autre mémoire, et on changea par ce moyen la face de
cette affaire. M. Blury de Sermonville interrogea M.
326 MONTCALM
de Vergor suivant la forme ; mais les réponses de ce
dernier furent accommodées pour le plus grand avan-
tage de son innocence. Les personnes que l'on choisit
pour déposer furent gagnées ou avait intérêt à l'abso-
lution de cet officier. On alla même jusqu'à déchirer
ses réponses ; car on ne pouvait prendre trop de pré-
cautions, son insuffisance et son peu d'esprit étaient à
eux seuls capables de le faire condamner. "
Le conseil de guerre fut tenu les 22 et 24 octobre.
Il était composé de M. de Vaudreuil, président ; de
MM. Bigot, intendant ; de Longueuil, lieutenant de
roi à Québec ; de Montreuil, aide-major-général ; de
Trivio, commandant du bataillon de Berry, et lieute-
nant-colonel ; de Noyelles, major des Trois-Eivières ;
d'Aiguebelles, capitaine des grenadiers du régiment de
Languedoc ; Dumas et Saint- Vincent, capitaines de la
colonie ; de Sermonville, aide-major de Montréal, fai-
sant fonctions de procureur du Roi. Montcalm avait
refusé d'en faire partie. Dans une lettre à Lé vis, datée
du 24 octobre, il annonçait en ces termes le résultat du
procès : " On a ce matin renvoyé absous Vergor et tous
les officiers de Beauséjour, ordonné une continuation
d'information contre Villeray, l'oncle de madame de
Marillac. Il sera absous après-demain, l'information
n'étant pas en état Entre nous, c'est des deux com-
mandants le moins coupable ; mais on voulait le sacri-
fier. Il a trouvé un avocat de ma connaissance ^ qui
a donné une tournure et fait son mémoire... Les
juges ont bien jugé suivant l'information ; mais entre
1 — Tout probablement Bougainville, qui avait été reçu
avocat au Parlement.
MONTCALM 327
nous, on s'est plus mal défendu qu'à Chouaguen et
au fort George. C'est de Beauséjour que je parle, car
pour Gaspareau le seul tort c'est de ne s'être pas retiré
en le brûlant ; et vous, brûlez ma lettre ". M. deVilleray
fut effectivement acquitté le 28 octobre.
Les mois de septembre et d'octobre étaient toujours
pour Montcalm une époque de grande activité épisto-
laire. Les vaisseaux du roi et les bâtiments de com-
merce retournaient en France, et il fallait en profiter
pour expédier les écritures avant la fin de la naviga-
tion. Le général se mettait alors et mettait ses secré-
taires aux travaux forcés. " J'ai écrit comme saint
Augustin, disait-il un jour à Lévis, et j'ai tant travaillé
que j'ai gagné mal à la gorge, hémorroïdes et clou à la
joue... On court avec nos paquets et ceux de monsieur
le général après les deux vaisseaux qui sont partis ce
matin ; on les attrapera." Et ailleurs : " J'achève cette
lettre qui a été, ce matin, interrompue vingt fois par
des ennuyeux oisifs, qui trouvaient foit extraordinaire
que je ne fusse pas visible, ayant eu à écrire par tri-
plicata : neuf lettres au Paulmy, avec divers mémoires,
dix au Moras, soixante et quinze, au moins, par dupli-
cata, à des particuliers." On envoyait alors souvent let-
tres et mémoires en duplicata ou triplicata, par des
navires différents, afin d'être plus sûr qu'une copie au
moins échapperait aux périls de l'Océan, plus grands,
en temps de guerre, et parviendrait à son adresse.
A peine arrivé à Québec, en septembre 1757 ^ Mont-
calm écrivait à madame de Saint- Véran : " Je suis ici,
ma mère, depuis deux jours, accablé d'affaires de tout
1 — Montcalm à madame de i<aint- Véran, 13 septembre 1757.
328 MONTCALM
genre et d'écritures dont la tête me bout, parce que deux
vaisseaux de guerre, qui ne devaient partir que dans
cinq ou six jours, partent demain. Ma santé est très
bonne, quoique épuisée de travail; je voulais vous
écrire fort longuement sur bien des choses, ce sera à la
fin de la campagne... J'embrasse ma fille, la très chère,
que j'aime tendrement, dont je suis fort occupé, et vous
pouvez l'dssurer que je n'ai pas en vérité le temps de
m'occuper des dames, quand même j'en aurais envie.
J'ai reçu toutes les commissions de Montpellier, hors
les saucissons ; j'ai perdu un tierr, des provisions de
Bordeaux ; les Anglais les ont prises sur le Superbe, et
j'ai raison de craindre pour tout ce qu'on m'envoie
de Paris, à bord du vaisseau appelé : la Liberté. Je
m'endette ici, baste ! que je vive, je ne m'en em-
barrasse pas. Je vous aime tendrement, ma mère. "
Nous avons vu plus haut que la Liberté arriva sans
encombre. Montcalm faisait ici allusion aux envois
qu'il avait mentionnés à sa femme dans sa lettre du
6 juillet, dont nous avons déjà donné des extraits. Il
lui écrivait alors : " J'ai reçu, ma très chère, par la
voie de MM. Gradis et compagnie le numéro 13 en
date du 28 novembre, d'où je vois qu'il y a onze nu-
méros en arrière, pris ou perdus, ou qui arriveront avec
les paquets de la cour... Mes provisions de Montpellier
et de Bordeaux ont été chargées sur plusieurs vaisseaux,
tous sont arrivés ; le Robuste a essuyé un furieux com-
bat et est rentré dans nos ports. Point de nouvelles
du Superbe et de la Renommée, sur lesquels on aura
chargé le reste. Voici d'avance le mémoire pour l'année
MONTCA.LM 329
prochaine... ^ J'adresse la première de cette lettre à
ma mère. Il n'y a pas une heure dans la journée que
je ne songe à vous, à elle et à mes enfants. J 'embrasse
ma fille, je vous adore, ma très chère, ainsi que ma
mère. Mille choses à mes sœurs, je n'ai pas le temps
de leur écrire... Mille choses à nos curés. Mon
moulin à huile me semble une bonne affaire, et cela
m'a fait un grand plaisir, encore que Bougainville a
trouvé que nous parlions beaucoup du moulin à huile ".
Durant ses campagnes, Montcalm ne pouvait écrire
aussi fréquemment ni aussi longuement qu'il l'aurait
voulu. Quand la fin des opérations lui permettait de
s'isoler un peu dans le travail de cabinet, il faisait une
revue de sa correspondance. Ainsi nous voyons que,
le 23 septembre 1757, il écrit à sa mère : " Je relis,
1 — Nos lecteurs aimeront peut être à lire les curieux dé-
tails de ce mémoire : " 200 livres de confiture ; 200 bouteilles
de vin muscat ; 300 bouteilles de liqueurs ; 100 livres bonnes
figues ; 100 livres passerilles ; 30 livres semoule ; je sup-
prime le vermichelly et les macarons ; 2 barils anchois ; 2
barils olives ; 1 baril câpres ; 50 saucissons ; du drap gris
pour six habits de domestiques et leurs culottes ; de l'écar-
late, idem ; du galon petit bordé à l'ordinaire ; 3 caisses, et
recommandé de les faire partir par trois vaisseaux différents,
contenant chacune un sultan du plus simple (un sultan
était un petit coussin rempli de parfums pour mettre au fond
d'un cofitre à linge); Z portefeuilles piqués ; douze sachets
ordinaires, qui coûtent 10 livres pièce; 4 dits de Portugal,
qui coûtent 40 livres pièce, et de la graine de lavande parce
qu'ensuite on en fait d'autre ici. Joignez-y une petite caisse
avec quelques pots de pommade d'odeur dans chacune. S'il
m'en arrive une je ferai un présent, et s'il m'en arrive trois
j'en aurai trois à faire ; mais recommandez bien qu'on mette
nommément ces trois caisses dans trois vaisseaux différents."
330 MONTCALM
ma mère, vos lettres et j'y réponds. Dans la lettre du
10 juin (1756) vous me parlez de la capitation. ^ Je
n'en paie point comme maréchal de camp ; on n'en paie
point dans les colonies, mais vous avez bien fait d'en-
voyer à Saint- Laurens crainte qu'on ne la voulût reti-
rer sur mes pensions. Je l'ai chargé de retirer mes
pensions et je lui envoie pour obvier à tout des blancs-
seings et des certificats de vie. Ecrivez-lui en et à M.
Joly. 2 Mes appointements de colonel réformé, qui se
paient de six mois en six mois, m'étaient dûs à mon
départ de Paris, à commencer des six premiers mois de
1755; et ma pension de 2,000, échue au premier juin
1755, était en arrière ; l'ordonnance devait s'en déli-
vrer en mai 1756. A la vérité j'avais laissé à payer :
à Saint-Amand, tailleur, 1,900 livres : à Duc, tailleur,
2,400 livres ; à Santassou 800 livres ; 4,100. Au pre-
mier janvier 1758, on devrait avoir retiré mes appointe-
ments de colonel réformé de 1755 et 1756, ce qui
ferait 4,000, sauf les 4 deniers pour livre. Deux
années de pension, ce qui déduction pour livres fait
2,900 livres. Actuellement, s'il est mort un comman-
deur depuis le 11 mars, cela me vaudra mille écus par
1 — La capitation était une taxe par tête ; elle avait été
établie durant la guerre de la ligue d'Augsbourg, en 1695.
Abolie en 1698, elle reparut en 1701 et fut prolongée indéfi-
niment en 1715. Montcalm expliquait à sa mère que cet
impôt ne s'appliquait pas aux colonies ; et que, servant
comme maréchal de camp au Canada, il ne devait pas s'y
trouver soumis.
2 — MM. Saint-Laurens et Joly étaient évidemment les
chargés d'afifaires de Montcalm à Versailles et à Paris.
MONTCALM 331
an à faire retirer... ^ J'ai un grand désir si Dieu me
prête vie, de changer mon cordon de couleur. L'am-
bition naît avec les événements heureux. Sauvé Louis-
bourg, ce qui ne dépend pas de moi. Je vous réponds
de 1758, malgré la triste situation à cause du défaut de
pain ".
On a naturellement parlé au père expatrié des enfants
qui lui sont si chers, de la fille aînée, dont une toilette
seyante a relevé la grâce ; du fils cadet, qui ressent une
noble fierté en lisant dans les journaux le récit des
3 — L'ordre de Saint-Louis avait été institué en 1693 par
Louis XIV. Louis XV le confirma en 1719. A l'origine il
comprenait 8 grands-croix et 24 commandeurs. Le nombre
des chevaliers était indéterminé. Plus tard, sous Louis
XVI, on porta à 40 le nombre des grands-croix et à 80 celui
des commandeurs. Louis XIV avait doté cet ordre d'un re-
venu de 300,000 livres. Les 8 grands-croix recevaient une
pension de 6,000 livres chacun, les 24 commandeurs, une
pension de 4,000 ou 3,000 livres ; et le reste de la dotation
annuelle était réparti entre les chevaliers, par pensions de
2,000, de 1,500, de 1,000 et de 800 livres. {Grand Diction-
naire, vol. 10, p. 722).
L'allusion faite ici par Montcalm signifie sans doute qu'à
sa nomination au grade de commandeur de l'ordre de Saint-
Louis, le 11 mars 1757, toutes les pensions de commandeur
se trouvaient attribuées j et que la disparition d'un de ces
dignitaires en rendrait une disponible, et lui vaudrait 3,000
livres de rente.
1 — Le cordon des ordres était un ruban qui soutenait la
croix, insigne de ces ordres. Les commandeurs de l'ordre de
Saint-Louis — c'était cette distinction que Montcalm venait de
recevoir — portaient un ruban rouge en écharpe, de l'épaule
droite à la hanche gauche. Mais l'ordre du Saint-Esprit était
supérieur à celui de Saint- Louis ; et le nombre des membres
était beaucoup plus restreint. Le ruban ou cordon de cet
332 MONTCALM
exploits paternels. Et Montcalm répond: "La robe garnie
de blonde doit lui bien faire, car elle est jolie. Le che-
valier aime bien à lire la gazette ; je lui en sais gré."
Il a été aussi question, évidemment, du président
Mole, cousin de madame de Montcalm, que l'on vou-
drait plus empressé à appuyer de son crédit le général.
Celui-ci prend la chose assez philosophiquement : " En
tout M. Mole paraît indifférent. Je vais toujours mon
train vis-à-vis de lui ; que je vive, j'espère n'avoir
besoin que de moi. M. de Paulmy m'écrit d'amitié ! "
A Montpellier, où Montcalm est si connu, on se
réjouit, on s'enorgueillit de ses succès. M. de Saint-
Priest, intendant de la province, fait son éloge public
dans une séance des Etats : " Je sais bon gré de l'inté-
rêt que Ton prend de moi à Montpellier, écrit Mont-
calm. J'ai été très flatté de l'éloge de l'intendant aux
Etats." Puis, passant à un sujet tout différent, il annonce
le mariage de son secrétaire, qu'il a fait nommer garde-
magasin, et demande si l'on ne pourrait pas lui en
trouver un autre : " Un jeune homme qui saurait bien
écrire me serait utile... M. Marcel ne me suffit pas car
je suis accablé d'écritures. Si vous en connaissiez quel-
qu'un, sage, beau caractère (c. a. d. belle main), à man-
ger avec mes gens, envoyez-le, je lui donnerais bons
ordre était bleu L'ordre du Saint-Esprit avait été créé par
Henri III en 1578. Le nombre des clievaliers était de 100:
9 cardinaux ou prélats, portant le titre de chevaliers-com-
mandeurs ; 87 commandeurs laïques ; et i grands-officiers,
le chancelier, le prévôt-maître, le grand-trésorier et le secré-
taire. Chaque commandeur recevait une pension de 1000
écus. Les commandeurs du Saint-Esprit étaient souvent dési-
gnés sous le nom de " cordons-bleus." C'était un titre ardem-
ment recherché.
MONTCALM 333
appointements et il finirait par faire fortune. Adressez-
le au sieur Gradis, il me l'embarquera. J'ai été bien
aise de l'écriture de mon fils que j'aime."
Les nouvelles de son cher domaine de Candiac sont
toujours pour lui d'un vif intérêt : " Mon moulin à huile,
écrit-il, les réparations du Vistre ^, autant de plasir que
le cordon rouge." Certes, c'était beaucoup dire. La
lettre continue ainsi, passant abruptement d'un sujet à
un autre : " C'est joli de prendre des forts, pourvu que
cela se soutienne, à la bonne heure. Ma santé est
bonne, mais heureusement je suis avec des clous qui se
guérissent, suite d'un sang allumé par la fatigue, je suis
sûr que cela m'évitera une maladie... La conduite de
mon fils bonne. Je voudrais qu'il ne fît pas cette cam-
pagne. Mais si, comme disent les gazettes, M. de Mire-
poix a une armée, il aura marché. Je vois que vous
manquez d'argent et moi aussi. Les réparations néces-
saires." Enfin Montcalm termine cette longue épitre
par une description piquante de sa situation : " Mon
rôle est unique; je suis un général en chef subordonné ;
donnant le mot, ne me mêlant de rien dans certaines
occasions, de tout dans d'autres : estimé, respecté, aimé,
jaloux, haï, haut, simple, liant, difficile, poli, dévot,
galant, etc., et bien désireux de la paix. J'embrasse la
très chère ^."
Montcalm ne négligeait pas sa correspondance avec
la belle-sœur du ministre de la marine, madame Hérault.
1 — Le Vistre était un cours d'eau qui passait sur la pro-
priété de Candiac, et faisait sans doute marcher le moulin. Il
s'agissait évidemment de réparer une chaussée.
2 Montcalm à madame de Saint- Véran, Québec, 23 sep-
tembre 1757.
334 MONTCALM
Le 13 septembre, il lui adressait les lignes suivantes :
" Il part demain, madame, deux vaisseaux de guerre
pour Louisbourg ; je les y voudrais déjà, et les deux
bataillons de Berry que l'on nous a envoyés ici bien
légèrement ; et je voudrais aussi être à ce Louisbourg,
où un officier principal puisse dire à la sœur du minis-
tre de la marine que je n'ai foi ni au gouverneur, ni au
commissaire, ni peut-être même à l'ingénieur si vanté ;
je me confie en notre escadre. Ici on a tout l'été
remué du canon, fait des travaux ; cela coûte. J'ai
offert d'y venir passer huit jours, d'y envoyer le cheva-
lier de Lévis, inutile. Mais aussi si le cas y échéait, je
les attraperai; je me battrai en dehors et vigoureuse-
ment, comme disait le maréchal de Maubourg à Rau-
coux. Il me paraît cependant qu'une lettre de M. de
Moras, mon cordon rouge, ont donné de la confiance
pour moi ^. Cela durera-t-il ? Je n'en sais rien. Si
monsieur de Moras écrit un mot, et que j'aie quelque
lettre de lui approbative dont je puisse faire usage, où
il paraisse, comme dans celle de M. Paulmy, que j'ai
dit beaucoup de bien des Canadiens et de frère Rigaud,
cela ira bien. Il (Rcgaud) va être gouverneur de Mont-
réal. Assurez monsieur de Moras qu'il a très bien fait.
Cette place vaut onze à douze (mille livres). Il faut la
laisser toujours aux officiers de la colonie. Mais ce doit
être les colonnes d'Hercule, à moins de talents qu'on ne
trouvera ni à frère Rigaud, ni à ceux qui le suivent,
1 — Bougainville écrivait à madame Hérault, le 19 août :
" Il semble que depuis que M. de Moras est en place, M. le
marquis de Vaudreuil le traite (Montcalm) avec plus de con-
sidération. Je ne parle que de l'extérieur. Puisse-t-il enfin
le consulter et suivre ses avis ? "
MONTCALM 335
d'ici à quelques années. D'ailleurs de braves gens,
bien courts de lumières. J'ai acquis la confiance des
Canadiens et des sauvages au point d'en donner quel-
que jalousie. Les gens en place me croient trop honnête
homme, et assurément je ne cherche à rien pénétrer.
Ah ! si je voulais ne pas faire de dettes ici, je le pour-
rais. J'en serais peut-être plus aimé et je pourrais en
dépenser davantage. Mais je ne changerai en rien de
conduite. Je la crois bonne. Faisons bien la guerre.
J'aime mieux que monsieur de Moras ou la vente d'une
terre paie mes dettes, que d'être de la grande société.
Brûlez ma lettre. J'ai très à me louer de M. Bigot. Il
est homme d'esprit, travailleur, de la ressource, une
dépense aussi noble que grande, il s'occupe bien de ses
amis et de leur fortune. Je crois qu'il retournera en
France riche, mais il sert bien le roi. Je n'ai pas encore
reçu de lettres de M. de Moras. Dans celles que M. le
marquis de Vaudreuil a reçues, il ne m'a pas paru
qu'il y eût une seule ligne pour moi. Il en viendra
apparemment. Ce n'est pas pour moi, c'est pour le
public ; il ne faut pas que l'on puisse penser que je ne
suis que l'homme du ministre de la guerre, il faut que
l'on me croit aussi l'homme du ministre de la marine.
D'ailleurs je suis zélé serviteur du roi et conséquem-
ment de tous les deux, et vous pouvez assurer M. de
Moras que je suis personnellement le sien. Assurez-le
aussi que j'aurai toujours devant les yeux la nécessité
de l'union, de la déférence, de la modération, de la
patience, de se prêter aux circonstances, aux faiblesses
de l'humanité, et à la diversité des caractères. En un
mot, puisque j'ai entrepris une carrière épineuse, je
veux l'achever comme je l'ai commencée en 1756, et
MONTCALM 336
soutenue en 1757. Je vous parle, madame, avec la
liberté d'un soldat qui sait mal farder la vérité."
Dans cette lettre, Montcalm faisait pour la première
fois allusion à ce qu'il appelait " la grande société ".
C'est peut-être le moment d'expliquer ce que signifiait
cette expression ; et ceci nous amènera à rechercher par
quelle gradation passèrent les sentiments et les appré-
ciations de Montcalm au sujet de l'intendant Bigot.
En 1757, le système de concussion et de rapine établi
par ce haut fonctionnaire, ou organisé dans son entou-
rage, atteignait son point culminant. François Bigot
appartenait à une famille de robe ; son père et son
grand-père avaient occupé des positions importantes au
parlement de Bordeaux. Entré de bonne heure dans
l'administration, il remplit les fonctions de commis-
saire-ordonnateur à Louisbourg, de 1739 à 1745, de
manière à provoquer des accusations sérieuses. En
1746 il fut nommé intendant de la flotte lors de l'expé-
dition funeste du duc d'Anville. Et depuis 1748, il
était intendant de la Nouvelle-France. Faire fortune
le plus promptement possible, tel fut son grand objectif.
Avide de plaisirs, joueur et dissolu, fastueux dans ses
goûts et poussant l'amour du luxe jusqu'au plus in-
croyable excès, il lui fallait faire vite beaucoup d'argent
pour goûter et épuiser toutes les jouissances de la vie.
Avec cela, intelligent, actif, travailleur au besoin, plein
de ressources et d'adresse, il savait tourner les obstacles,
et rendait de réels services dans les moments difficiles.
Dès son arrivée en Canada il avait fait illicitement
le commerce, en société avec les sieurs Gradis, arma-
teurs de Bordeaux, ainsi qu'avec le sieur Bréard, con-
trôleur de la marine à Québec, qu'il avait intéressé dans
MONTCALM 337
ses négoces afin d'acheter sa complicité ! Et ces deux
officiers du Roi s'étaient entendus pour le frauder.
L'intendant escamotait d'abord les droits de douane, en
faisant déclarer marchandises de Sa Majesté celles que
son associé de Bordeaux expédiait ici. Il s'arrangeait
ensuite pour que les magasins du Roi manquassent
toujours des articles qui se trouvaient en abondance
dans les cargaisons de Gradis, et il se les faisait offrir
en vente par des prête -noms, racolés souvent dans ses
bureaux ou ceux du contrôleur. Celui-ci vérifiait com-
plaisamment les factures et marquait des prix fictifs.
Enfin Bigot achetait ces marchandises pour le roi à un
taux extravagant. Et les associés Gradis, Bréard et Bi-
got empochaient les plantureux bénéfices. En quelques
années, l'intendant réalisa ainsi des gains immenses.
Son exemple fut contagieux. Et l'on vit bientôt
autour de lui, et sous son patronage réel, quoique non
avoué, se grouper des spéculateurs dont les opérations
audacieuses devinrent un scandale public, et soulevèrent
l'animadversion générale. Trois hommes, de condition
et d'aptitudes diverses, mais unis par l'amour du lucre,
formèrent une sorte de triumvirat puissant, qui, grâce
à son influence et à son absence de scrupules, réalisa des
coups de filets gigantesques. Ils s'appelaient Desche-
naux, Péan et Cadet.
Deschenaux était le secrétaire de Bigot. Fils d'un
cordonnier de Québec, il apprit la lecture et l'écriture
d'un notaire, en pension chez ses parents. Ayant fait
de rapides progrès, il put obtenir une place dans les
bureaux de M. Hocquart, alors intendant. Celui-ci lui
reconnut des aptitudes et utilisa ses services. On dit
22
338 MONTCALM
cependant qu'il fît un jour à son sujet l'observation
suivante : " Avec ce jeune homme il faut toujours aller
bride en mains ; si on la lui lâche, on pourra bien en
ressentir des effets funestes. " M. Bigot, moins circons-
pect que son prédécesseur, fit nommer Deschenaux
écrivain de marine et lui donna sa confiance. Celui-ci,
obséquieux, assidu, travailleur, acquit une parfaite
connaissance de l'administration, et sut se rendre néces-
saire. Voyant à sa portée mainte occasion de s'enrichir,
il résolut de n'en manquer aucune, car il aimait l'argent
au point de dire " qu'il en prendrait jusque sur les
autels ". ^
Dans l'exercice de ses fonctions il avait connu Cadet,
fils d'un boucher, et devenu boucher lui-même, après
avoir gardé les animaux d'un habitant de Charlesbourg.
Sans instruction ni éducation. Cadet avait cependant le
génie du négoce. Il gagna quelque argent dans son
métier, et se lança dans les trafics. Puis il obtint la
fourniture de la viande pour les troupes. Son habileté,
son entente des affaires, attirèrent l'attention de Des-
chenaux, qui se lia avec lui d'intérêts. " Il n'y avait
que rudesse dans les mœurs de cet homme, dit un mé-
moire du temps ; mais il était en même temps généreux
et prodigue à l'excès ".
Le troisième triumvir, et non le moindre, était Hu-
gues Péan, sieur de Livaudière, fils d'un ancien aide-
major de Québec. Il avait lui-même obtenu ce grade,
malgré des plaintes faites contre lui, avant l'arrivée au
pays du gouverneur de la Jonquière. Son protecteur
fut l'intendant Bigot. " Toutes ses qualités consistaient
1 Mémoires du sieur de C, p. 64 j Mémoire du Canada.
MONTOALM 339
dans les charmes de sa femme, " dit le Mémoire que
nous avons déjà cité. " Il était plutôt né commerçant,
n'ayant aucune des qualités du soldat. La femme ^
qu'il avait épousée était jeune, pleine d'esprit,d'un carac-
tère doux et affable, aimant à obliger. Son air amu*
sant fixa le cœur de l'intendant, plus que sa beauté,
car elle n'avait que de l'éclat. Ce n'était même pas
à elle que l'intendant s'était attaché, à son arrivée.
L'indifférence de quelques beautés ou la mauvaise hu-
meur des maris l'avait obligé de se rejeter sur elle.
Mais ayant su qu'on drapait ses amours, il déclara
qu'il lui ferait tant de bien qu'on envierait sa fortune.
C'est effectivement ce qui arriva ^." On rapporte que,
comme début. Bigot fit gagner au mari complaisant
cent cinquante mille livres. Il le chargea d'une levée
considérable de blé, pour le service du roi, et lui avança
sur le trésor l'argent nécessaire. Achetant au comptant,
Péan obtint le blé à un bon marché exceptionnel.
Puis l'intendant fixa par ordonnance — suivant la cou-
tume abusive de l'époque — le prix de cette denrée
à un chiffre beaucoup plus élevé, et Péan, la reven-
dant au roi suivant le taux de l'ordonnance, réalisa
1 — C'était la célèbre Angélique des Meloises, fille d'un offi-
cier de la colonie.
2 — Mémoire du Canada, — Nous signalons ici une variante
assez marquée entre le texte de ce document et celui des
Mémoires du sieur de C. Il y en a d'autres. Quand ces der-
niers nous paraissent plus précis ou plus complets, nous les
citons. Quand l'autre mémoire, que nous désignons sous le
simple titre de Mémoire du Canada, nous semble offrir une
meilleure version, ou des détails inédits, nous lui donnons la
préférence.
340 MONTCALM
sans bourse délier un bénéfice exorbitant ^. La liaison
de Bigot avec madame Péan était chose publique.
Ce petit Louis XV avait sa Pompadour. ** Il allait
régulièrement chez elle passer ses soirées. Elle s'é-
tait fait une cour de personnes de son caractère, ou
approchant, qui, par leurs égards, méritèrent sa protec-
tion, et firent des fortunes immenses ; en sorte que
ceux qui, dans la suite, eurent besoin d'être avancés ou
d'avoir des emplois, ne purent les obtenir que par son
canal : domestiques, laquais, et gens de rien furent
faits garde-magasins dans les postes. Leur igQorance et
leur bassesse ne furent point un obstacle ; en un mot
les emplois furent donnés à qui elle voulut, sans dis-
tinction, et sa recommandation valut autant que le plus
grand mérite. Aussi bientôt les finances se sentirent
de l'avidité de tous ces gens, et le peuple gémit soîis
leur pouvoir arbitraire " '-.
L'influence redoutable dont jouissait ce triumvirat
lui permit de s'emparer du commerce, et de pratiquer
avec un succès désastreux pour le peuple l'accapare-
ment des denrées. Cadet était l'homme d'action et
d'exécution. Pendant que les deux autres lui assuraient
le bon vouloir et la protection souveraine de l'inten-
dant, il parcourait le pays, achetait des farines, du blé,
des bœufs, puis faisait des ventes lucratives pour les
postes et la subsistance des garnisons. Péan possédait
à Saint-Michel, sur la rive sud du fleuve, à quelques
lieues en bas de Québec, une seigneurie où il y avait
un moulin, auprès duquel il fit construire de vastes
1 — Mémoires du sieur de C, p. 65.
2— Ibid, p. 62.
MONTCALM 341
hangars. Les vaisseaux frétés par Cadet allaient y
prendre des chargements de denrées, dont une ordon-
nance avait interdit l'exportation, et que, malgré cette
défense, les associés expédiaient à l'étranger, en s'effor-
çant de dérober cette manœuvre au peuple. Celui-ci, en
effet, ressentait durement les effets de ce système. Au
lieu de lever seulement la quantité de blé requise pour
l'approvisionnement des forts, Cadet forçait les habitants
à lui en livrer des quantités beaucoup plus considé-
rables, afin d'alimenter son commerce d'exportation.
Bientôt, rapporte un écrivain contemporain, on " fut
réduit à s'arracher le pain à la porte des boulangers.
Les mères au désespoir de ne pouvoir en donner à leurs
enfants, coururent chez M. Bigot pour implorer son
secours et le supplier d'interposer son autorité. Mais
en vain ; il daignait à peine les écouter. De son côté,
l'habitant taxé au delà de ses forces se présentait inu-
tilement pour faire des représentations. On le faisait
parler au secrétaire (Deschenaux), qui commençait par
le maltraiter et le menacer de le faire mettre en prison.
S'il persistait à vouloir parler à la personne même de
l'intendant, on allait prévenir celui-ci, qui, d'intelligence
avec ses subalternes, le menaçait encore plus fort, de
telle sorte qu'il n'y avait aucun moyen de se faire faire
justice. Tant de mauvais traitements de part et d'au-
tre avaient réduit l'habitant à une extrême misère ; car
quoique les dépenses du Koi augmentaient, l'argent ne
restait que dans certaines bourses. L'intendant lui-
même était de plusieurs sociétés, tant dans les pays
d'en haut que dans les fournitures des magasins ". ^
1 — Mémoire du Canada.
342 MONTCALM
Les associés, que le public s'habitua à désigner sous
le nom de *' la grande société," parvinrent aussi à mettre
la main sur tout le grand commerce. Une maison spa-
cieuse fut construite, tout près de l'intendance, sur un
emplacement appartenant au roi. On y établit de
vastes magasins, auxquels fut préposé un nommé Cla-
very, jusque là commis du sieur Estèbe, garde-magasin
du roi à Québec. On y fit la vente au détail pour la
forme. Mais l'objet réel était de tenir dans cette espèce
d'entrepôt toutes les marchandises habituellement re-
quises pour les magasins du roi. Et, suivant le mémo-
rialiste dont le témoignage accablant ne peut être
ignoré par l'histoire, voici comment les choses se pas-
saient. L'intendant, devant informer tous les ans la
cour de ce dont on aurait besoin l'année suivante, dres-
sait à dessein une liste très incomplète. De là, pénurie
inévitable dans les magasins du roi. Mais celui de la
grande société contenait toujours, par le plus intelli-
gent des hasards, ce qui manquait à ceux-là. Et alors,
le sieur Bigot y achetait tout ce qu'il fallait pour sup-
pléer à l'insuffisance des envois d'outre-mer. Et cela
à l'exclusion des autres négociants, réduits à un pauvre
commerce de détail. Le public perça bientôt à jour le
manège des affidés, et baptisa l'établissement privilégié
du nom expressif de *' la Friponne." C'était la conti-
nuation de la manœuvre pratiquée par MM. Bigot et
Bréard, et l'on put présumer sans injustice qu'ils avaient
part aux opérations dont la réussite eût été impossi-
ble sans eux.
Québec ne devait pas avoir le monopole de ces
rapines. M. Varin, commissaire-ordonnateur à Mont-
réal, y organisa lui aussi son petit système de commerce
MONTCALM 343
illicite et de péculat. Né en France, de basse extrac-
tion, petit de taille et d'une physionomie peu attrayante,
il était, suivant la chronique de Tépoque, menteur,
capricieux, arrogant, opiniâtre et libertin. Mais on lui
reconnaissait de l'esprit, une grande capacité de travail
et des aptitudes financières. Désireux de s'enrichir
promptement, comme les accapareurs québecquois, il fit
main basse sur les fournitures des postes au-dessus de
Montréal ; et, pour ne pas se compromettre personnel-
lement, il s'associa le sieur Martel, garde-magasin en
cette ville, fils d'un ancien marchand de Port-Koyal. Ce
dernier avait trois frères, qui, grâce à des protections,
avaient tous obtenu des positions lucratives. Varin et
Martel équipèrent des canots et firent de grandes
affaires. Imitant ce qui s'était passé à Québec, ils mono-
polisèrent le commerce en ouvrant un magasin qui fut
aussi appelé " la Friponne," et qu'ils confièrent au sieur
Pénisseault. Celui-ci était un homme entreprenant et
actif, habile à conduire les entreprises, et capables d'en
diriger plusieurs ensemble. Sa réputation était suspecte,
et l'on affirmait qu'il avait quitté la France à la suite
d'affaires plus ou moins incorrectes. Il avait épousé à
Montréal, en 175 ^ Marie-Marguerite Lemoyne de
Martigny, très jolie personne, instruite, spirituelle.femme
du monde, mais tout-à-fait dix-huitième siècle de prin-
cipes et de morale. M. Péan, disaient les nouvellistes
de salon, était du dernier bien avec elle. Cependant
il vit pâlir son étoile devant celle du chevalier de Lévis,
à qui d'ailleurs il céda fort galamment la place. Hélas ! en
cette fin de régime, les mœurs de Paris et de Versailles
se reflétaient dans celles de Montréal et de Québec.
L'état de choses que nous venons de décrire, d'après
344 MONTCALM
les documents de l'époque, durait depuis quelque temps,
lorsque les exploiteurs de la Nouvelle-France s'avisè-
rent d'un nouveau moyen de voler l'Etat. Ils s'arran-
gèrent de façon à faire paraître désirable et urgente la
nomination d'un munitionnaire général. Pressé par la
disette, l'intendant avait fait acheter tout le riz qu'il
avait pu trouver dans la colonie, afin de le distribuer à
meilleur marché qu'il ne coûtait, ce qui entraînait une
perte assez lourde pour le trésor. Kendant compte de
cette dépense au ministre, M. Bigot en profita pour
exposer que l'on éviterait les opérations de ce genre, et
l'épuisement des denrées de la colonie, si l'on substi-
tuait le système de l'entreprise à celui de la régie pour
les fournitures, " au moyen d'un munitionnaire, qui
étant obligé de faire venir les munitions de France
laisserait à la colonie sa subsistance et ses besoins ".
La Cour agréa ce plan nouveau ; l'intendant proposa
le sieur Cadet, et, dans l'automne de 1756, un marché
fut conclu avec ce dernier. Montcalm le mentionnait
dans son journal, sans paraître alors y trouver beaucoup
à redire : " Le Roi, écrivait-il, trouvant que la régie de
ses vivres lui coûtait cher, a jugé à propos d'établir
qu'elle se ferait par entreprise. Il a été passé un
traité au sieur Cadet et compagnie, pour que ce muni-
tionnaire général fournisse tant aux troupes de terre que
de la colonie, Canadiens et sauvages, employés à la
guerre, les rations de pain, bœuf, lard, pois, vin et eau-
de-vie. Ce traité doit avoir son exécution à commen-
cer du 1er janvier 1757 pour ce qui sera en garnison
ou quartiers des trois villes de Québec, Montréal, Trois-
Rivières, ou dans les côtes, et à commencer du 1er juil-
let pour les troupes qui seront campées ou dans les forts,
MONTCALM 345
depuis celui de Carillon jusqu'au fort Duquesne, et
dans TAcadie si le cas y échéait. C'est la première fois
qu'il y a eu pareille manutention en Canada ". ^
Joseph Cadet, ancien gardien d'animaux, devint donc
munitionnaire général du roi de France, " et l'on fut
étonné de voir cet homme passer du couteau à l'épée ".
Il demanda, dès son entrée en fonction, une avance
d'un million de livres, pour exécuter son contrat ; et ce
million lui fut payé sans retard. Puis l'intendant en-
voya dans les postes une circulaire enjoignant aux
gardes-magasins de remettre au munitionnaire ou à ses
employés, par inventaires, les approvisionnements qui
s'y trouvaient. Devenu maître de toutes les fourni-
tures de vivres pour les troupes de terre et de la colonie,
ainsi que pour les miliciens et les sauvages en expédi-
tion, Cadet s'entoura d'une nuée d'employés et de com-
mis préposés aux levées des denrées, aux transports et à
la distribution. Leur nombre et leurs appointements
furent pour le public un objet de surprise. Dans le
gouvernement de Québec le tout puissant munition-
naire se choisit comme premier lieutenant un nommé
Corpron, " homme de néant," ^ congédié pour coquineries
par plusieurs marchands, mais intelligent et apte aux
1 — Journal de Montcalm, p. 12S, Il écrivait au ministre
de la guerre, sur le même sujet, le 24 avril 1757 : " La manu-
tention des vivres et des hôpitaux en campagne a été jusqu'à
présent au Canada en régie. On vient de les donner en entre-
prise, comme en France. Quoique ce soient les régisseurs
qui soient devenus entrepreneurs, je pense que cette dernière
forme sera plus avantageuse au service du roi et plus écono-
mique."
2 — Mémoires du Sieur de C, p. 86.
346 MONTCALM
affaires. Il fit fortune au service de Cadet. A Mont-
réal, celui-ci confia le même poste au sieur Pénisseault,
déjà nommé, et lui adjoignit un bossu, Maurin, sinistre
de figure et malfaisant d'esprit, habile au trafic, cupide,
et à la fois généreux par ostentation. " Il ne pouvait
choisir," écrit le terrible annaliste dont la plume cruelle
a marqué toutes ces figures d'un indélébile stigmate,
" deux personnes qui se concilieraient mieux et qui em-
ploieraient plus de moyens et de détours qu'eux; aussi
on ne vit voler et en donner l'exemple plus impuné-
ment, et ouir ou plutôt triompher de la misère publi-
que, avec plus de faste et d'arrogance qu'ils le firent". ^
Il y avait une autre source de bénéfices à laquelle la
" grande société " ne pouvait manquer de prétendre :
c'était le détail de l'équipement des troupes et des
milices. L'intendant en chargea Péan, à titre d'aida-
major, avec l'acquiescement de Vaudreuil. Et ainsi ce
groupe d'hommes de proie accapara tous les marchés,
concentra tous les négoces, exerça tous les patronages,
vola le roi dans des proportions grandioses, et saigna à
blanc, pendant quatre ans, le peuple infortuné de la
Nouvelle-France. Il faudrait presque un livre à part
pour exposer le détail de leurs rapines et de leurs fan-
tastiques déprédations. Les Mémoires du Sieur de G.
nous en font un tel tableau qu'on est porté à douter de
leur véracité parfaite, d'autant plus que leur auteur
inconnu se montre parfois injuste et partial dans ses
jugements et ses implacables critiques. Mais les faits
qu'il dénonce ont été pour la plupart établis ^ devant un
1 — Mémoires du sieur de C, p. 87.
2 — Jugement rendu souverainement dans Va faire du Canada ;
Procès de Bigot, Cadet, et autres j requêtes du Procureur- Gêné-
MONTCALM ^$T
tribunal, après une information minutieuse et de longs
débats juridiques. Nous aurons à faire ailleurs ^ l'his-
toire précise et douloureuse de cette orgie de scandales,
de pillage et de concussions, dont furent assombris les
derniers jours de la Nouvelle-France. Mais, dans cette
vie du héros dont la vaillance les illumina d'un reflet
glorieux, ce récit serait un hors d'œuvre. Qu'il nous
suffise de signaler certaines constatations ressortant de
l'arrêt rendu à Paris, en 1763, contre Bigot et ses com-
plices, et des réquisitoires du procureur du roi. On y
voit proclamé qu'il existait entre l'intendant, Péan,
Bréard, Varin et Cadet, des pactes illégitimes d'où résul-
tèrent des monopoles et des prévarications sans nom-
bre ; qu'ils enflaient les mémoires et faisaient de dou-
bles emplois de rations, lesquels, bien que faux, étaient
payés comme fidèles ; que les gains faits par eux, à
l'aide de ces faux et de bien d'autres malversations,
s'élevèrent quelquefois à 250 pour 100 ; que Cadet et
ses commis, Pénisseault, Maurin et Corpron gagnèrent
en 1767 et 1758, 12 millions sur une fourniture mon-
tant à 11 millions seulement de prix d'achat; que
Cadet, en 1757 et 1758, gagna 11 millions et demi,
pour la seule partie des vivres, sur des fournitures d'une
valeur de 23 à 24 millions ; que Cadet acheta pour
rai; Mémoire pour François Bigot, Qic. La bibliothèque de la
Société littéraire et historique de Québec contient une excel-
lente collection de ces pièces importantes, réunies en cinq
volumes in-quarto.
1 — L'auteur fera cet historique, aussi complet qu'il lui sera
possible, lorsqu'il étudiera la carrière de Bigot, dans le troi-
sième volume de V Histoire des Intendants de la Nouvelle-
France, qu'il se propose de publier si Dieu lui prête vie.
348 MONTCALM
8,000,000 de livres le Britannia, vaisseau anglais cap-
turé, et fit un profit de 1,000,000 sur les marchandises
qui en formaient la cargaison ; que, sous prétexte d'ap-
provisionner de vivres et de marchandises les différents
forts du pays, on paraissait y faire des transports consi-
dérables qui n'existaient que sur le papier ou qui se
réduisaient à peu de chose, et que les frais de ces
transports fictifs étaient acquis aux monopoleurs ; qu'on
faisait payer au roi triple ration pour des vivres non
fournis, tandis que le soldat manquait du nécessaire ;
que parfois des marchandises d'Europe, apportées pour
le compte du roi, étaient veniues au munitionnaire, qui
les revendait ensuite au roi à un prix plus élevé, et
que, de cette manière, le munitioanaire acheta un jour,
pour 600,000 livres, des marchandises du roi, à qui il
les revendit 1,400,000 livres, etc., etc. ^
Montcalm ne connut pas d'un seul coup les infa-
mies qui se commettaient, au détriment de l'Etat,
dans l'administration canadienne. Il ne s'en rendit
compte que graduellement. Au début de son séjour
dans la colonie, il parut plutôt favorablement impres-
sionné par Bigot, dont il fut à même d'apprécier les
talents, l'activité, la fertilité de ressources. " On ne
peut avoir plus d'activité ni plus d'expédition dans
son travail que cet intendant ", disait-il alors. " Il
sert bien le roi ", écrivait-il subséquemment dans une
lettre confidentielle que nous avons citée plus haut.
Montcalm rendait également justice aux qualités de
1 — Jugement rendu souverainement, et eti dernier ressort
dans V Affaire du Canada, 10 décembre 1763, etc., Dussieuz,
p. 168.
MONTCALM 349
Péan. " De tout ce qui se mêle du gouvernement,
confiait-il à Lévis, Péan est le plus sensé. Poli, hon-
nête, obligeant, bon usage de son bien ; la tête ne lui
tourne pas. Il saisira un bon avis que vous ou moi
ouvrirons, et le fera passer s'il peut ". Il n'était donc
pas préjugé contre ces fonctionnaires. Mais peu à peu
sa clairvoyance lui fit découvrir les incroyables abus
dont nous avons donné une esquisse. Nous lisons dans
une lettre écrite par lui au ministre au commencement
de novembre 1757 : " Vous aurez vu le détail exact
de notre misère. S'il faut en croire la Basse- Ville,
(c'est ainsi qu'on nomme la partie de Québec habitée
par les commerçants), le munitionnaire ou sa compa-
gnie a trop compté sur une abondante récolte, n'a songé
qu'à profiter de l'exemption des frais pour faire venir
plus de vin et d'eau-de-vie que de farine (il y a plus à
gagner sur l'un que sur l'autre). Il n'avait pas calculé
qu'en pleine paix les terres bien cultivées n'ont jamais
produit, au delà du nécessaire des habitants, que 120,-
000 minots]; l'augmentation des bouches à nourrir,
troupes de terre, troupes de la marine doublées, sau-
vages des pays d'en haut. Canadiens qui vont à la
guerre, Acadiens réfugiés, il faut estimer la consomma-
tion à plus de 144,000 minots sur le pied de 12,000
personnes. Couvrons cette matière d'un voile épais.
Elle intéresserait peut-être les premières têtes d'ici.
Si vous connaissiez M. de Gournay, intendant du com-
merce, je conclus de ce qu'il m'a dit à Paris avant mon
départ qu'il est instruit de ce que je ne veux pas
croire ; d'ailleurs, j'ai à me louer des personnes que l'on
350 MONTCALM
y croit intéressées ^." Evidemment, Montcalm faisait ici
allusion à Bigot et à Péan.
L'excès du mal devait finir par le forcer à sortir de
sa réserve et à faire entendre l'éloquente protestation
d'une conscience honnête, contre la corruption et la
cupidité insatiable qui, au milieu du péril public, équi-
valaient à la trahison et au crime de lèse-patrie.
Dans cette lettre du 4 novembre 1757, que nous
venons de citer, Montcalm peignait encore en quelques
jolis coups de pinceau sa situation personnelle. " Ma
position, écrivait-il, est ici toujours la même vis-à-vis
des personnes en place, plus estimé qu'aimé : très à me
louer du peuple, des troupes de la colonie, des nôtres et
des sauvages dont j'ai toujours la confiance. Mon géné-
ral en a pour moi une intermittente, elle suit le besoin ;
n'importe, je m'estime heureux qu'il en ait, j'y réponds
et je vais toujours au devant... Pour moi je demande
dès la paix mon retour." Deux jours après, Montcalm
écrivait dans son journal : " Les derniers bâtiments
partent aujourd'hui pour la France avec les dépêches
pour la Cour à bord des navires les DeiLX Frères^ le
Diamant, la Sauvage et le Chouaguen" Et mainte-
nant, pendant de longs mois, l'échange de correspon-
dances allait être interrompu entre la France d'Europe
et la France d'Amérique.
1 — Montcalm au ministre de la guerre, 4 novembre 1757;
Archives de la guerre.
CHAPITRE XI
Séjour de Montcalm â Québec. — Sa résidence, rue des Kem-
parts. — Ses relations. — Les familles de la Naudière
et Marin. — Madame de Beaubassin. — L'hôtel Péan
Les réceptions de Bigot. — Montcalm rédige pour Lévis
une chronique québecquoise Jeu effréné chez l'inten-
dant. — Les défenses de Montcalm — Le carnaval de 1758.
— Les folies mondaines et la misère pubique. — Peuple et
troupes à la ration. — Le régime du cheval. — Commen-
cement de mutinerie à Montréal Mort de M. de Vil-
liers. — Retour de Montcalm à Montréal Son train de
vie. — Sa correspondance. — Le printemps de 1758. La
famine conjurée par l'arrivée des vaisseaux.
En reprenant contact avec Québec, au mois de sep-
tembre 1757, Montcalm, sans trop vouloir le déclarer,
semblait avoir résolu d'y demeurer plus longtemps que
les années précédentes. Le 23 septembre, il écrivait à
Bourlamaque : " Je pourrais bien, de vous à inoi, et
je vous prie de ne pas le dire, rester ici jusqu'au carême,
à moins d'une volonté à ce contraire de la part du mar-
quis de Vaudreuil ". Et le lendemain, il faisait à Lévis
la même confidence : " Sachez de la Eoche, ^ si dans le
cas, dont je vous prie de ne pas parler, (où) je me pro-
longerais jusqu'au carême, il serait bien aise de venir
ici ". Dans la prévision d'un séjour de plusieurs mois,
il s'était trouvé une résidence fort à son gré. M. Des-
chenaux, secrétaire de l'intendant, possédait sur la rue
1 — M. de la Rochebeaucour, aide de camp de Montcalm»
352 MONTCALM
des Remparts une maison divisée en deux logements,
dont il occupait l'un. ^ M. de Montcalm loua l'autre
et s'y installa avec ses gens. Là il recevait la société
québecquoise, il lisait, il pensait, il travaillait à des
plans de campagne et à des projets de défense, il écri-
yait aux ministres, à ses amis et à sa famille. Cette
vie lui était agréable. " Je crois que je me plais à
Québec ", confiait-il à Lévis ; et ailleurs : " Je me
trouve bien ici, c'est une capitale ". ^ Plusieurs
maisons se partageaient ses attentions et ses visites.
1 — Voici à ce sujet deux extraits de lettres de Montcalm
à Bourlamaque : " Je vous prie de voir un peu, avec M. Des-
chenaux, de quelle façon il faudrait établir la communication
entre les deux appartements, quoiqu'il ait habité cette mai-
son. Je ne suis pas en état de décider encore, et je m'en
rapporte bien à l'arrangement que vous croirez qu'il faudra
prendre... Au reste, quand une fois je serai maître en entier
de cettemaison, et que M. Deschenaux ne V habitera plus, je ne
sais qui est-ce qui la gardera en mon absence. Il faudrait que
j'y eusse un concierge, où y loger quelqu'un ". — " Je trouve
que je serai à Québec trop bien et trop grandement logé ; je
souscris à votre arrangement pour ma maison, mieux que je
ne l'aurais fait, car je n'y entends rien,et je joins à cette lettre
une pour M. Deschenaux tout ouverte " — (Montcalm à Bour-
lamaque, 9 avril et 4 mai 1758). Les passages mis par nous en
italiques dans ces extraits indiquentclairement que Montcalm
avait déjà occupé une partie de cette maison, dont l'autre
partie était habitée par M. Deschenaux. Une étude des titres
prouve qu'elle était située sur l'emplacement de celle qui
porte maintenant le numéro 49, rue des Remparts. (Voir
l'aticle intitulé : La Maison de Montcalm, par M. Philippe-
Baby Casgrain, dans le Bulletin des Recherches Historiques^
vol. VIIT, p. 225). Une partie des fondations et des caves
sont les mêmes que celles du temps de Montcalm.
2 — Lettres de Lévis, pp. 58, 59.
MONTCALM 353
Il prenait souvent le chemin de la rue du Parloir,
impasse située en haut de la Côte la Montagae,
qui contenait deux résidences seulement, celle de mon-
sieur de la Naudière, et celle de M. Marin ^. Madame
de la Naudière était une des plus belles personnes de
Québec ; Montcalm l'admirait beaucoup ^ et avait pour
son mari une sincère estime. " C'est le meilleur de mes
amis, écrivait-il à Bourlamaque," Durant ses séjours à
Québec, il passa bien des soirées agréables dans ce salon
hospitalier où on lui faisait fête. Il y rencontrait madame
de Beaubassin, cousine de madame de la Naudière, •
1 — Joseph de la Margue, sieur de Marin. Il avait épousé
Charlotte-Fleury de la Gorgendière. Nous avons déjà dit que
la rue du Parloir était située à l'endroit où se trouve inainte-
n-înt la cour d'entrée de l'évêché de Québec, lequel fut cons-
truit en 1844 surl'emplaceaient des deux maisons dont il est
ici question. (Voir V Histoire de Véoêché de Québec, par Mgr
Henri Têtu, pp. 112 et suivantes).
2 En septembre 1757, Montcalm fut parrain d'un enfant
du chirurgien Arnoux, avec madame de la Naudière comme
marraine. Il écrivait à ce propos : " J'avais résolu de ne
jamais tenir d'enfant au baptême, après l'honneur d'en avoir
tenu un avec madame la marquise de Vaudreuil, cependant
Arnoux m'y force avec madame de la Naudière pour com-
mère." {Lettres de Montcalm, p. 59;.
3 — François Jarret de Verchères avait eu, de son mariage
avec Marie Perrot, entre autres enfants, Madeleine, l'héroïne
si célèbre, qui avait épousé Pierre Tardieu de la Naudière,
seigneur de la Pérade, et Jean Jarret de Verchères, qui s'était
marié à Madeleine d'Ailleboust. M. Charles- François de la
Naudière, fils de madame de la Pérade, avait épousé Louise-
Geneviève de Boishébert, et c'était eux que visitait Montcalm.
Et Catherine de Verchères, fille de Jean Jarret de Verchères,
avait épousé Pierre Hertel de Beaubassin. Mesdames de la
Naudière et de Beaubassin étaient donc cousines germaines
par alliance. 23
354 MONTCALM
dont il appréciait vivement les charmes et la conver-
sation, et à laquelle il portait des attentions très mar-
quées. Il allait aussi chez les Marin, à qui il témoignait
une considération particulière. Il tenait Marin pour
" un très brave et bon officier ^, " et trouvait à madame
Marin de l'amabilité et de l'esprit. Une autre famille
oii Ton pouvait encore le rencontrer était celle de Saint-
Ours. M. de Saint-Ours, un des meilleurs capitaines de
la colonie, avait épousé une sœur de madame de la
Naudière.
Nous aimerions à clore ici la nomenclature des mai-
sons où fréquentait Montcalm. Mais nous devons ajou-
ter à cette liste celle de la fameuse madame Péan.
Péan étant aide-major de Québec, on conçoit que le
général ne pouvait se dispenser de paraître chez lui
quelquefois. Mais l'assiduité n'était pas requise, et
cependant il paraît bien qu'elle existait. " J'alterne
entre elle (madame de la Naudière) et madame Péan,"
écrivait Montcalm à Lévis, le 24 septem"bre 1757. Et
encore : " Il faut convenir qu'il y a bonne compagnie
ici, et plus de ressources qu'à Montréal pour les soirées.
Nous avons deux bonnes maisons : l'hôtel Péan et
madame de la Naudière, de loin en loin l'évêque, et par-
fois ma chambre, l'intendant deux jours par semaine.
Voilà ma vie." En 1759 la note s'accentuera davantage :
" Je suis beaucoup plus cette année de la cour de
madame Péan ; cela prouve le désœuvrement." Mont-
calm, en ajoutant cette réflexion, sentait probablement
le besoin de s'excuser au sujet de ses relations sociales
avec des gens qu'il n'estimait pas. Mais son confident
1 — Lettres de Bourlamaque, p. 275.
MONTCALM 355
Lévis, à qui souvent il " développait ses faiblesses et
les replis de son cœur," ne pouvait être qu'indulgent,
lui qui passait sa vie chez madame Pénisseault, et qui
rencontrait fréquemment chez elle des compagnies fort
mélangées ^. Tout cela démontrait que l'inaction forcée
et les loisirs des longs hivers exerçaient une malsaine
influence. Montcalm s'en rendait compte, et, après une
de ces saisons mondaines où il avait été mécontent de
lui-même sous bien des rapports, il se jugeait avec une
sévère loyauté ; " On se divertit, on ne songe à rien,
tout va et ira au diable."
C'était peut-être au sortir d'une soirée chez l'inten-
dant, qu'il écrivait ces lignes moroses. Car, nous l'avons
vu plus haut, il acceptait assez souvent les invitations
au Palais. Toujours fastueux et avide de plaisirs.
Bigot ne le fut peut-être jamais davantage que durant
cet hiver de 1757-58. Presque chaque soir, ses salons,
magnifiquement illuminés, se remplissaient de dames
élégamment parées et d'officiers aux brillants uniformes.
On y faisait parfois de la musique, on y dansait souvent,
on y jouait toujours, on y soupait ensuite somptueu-
sement, et ces fêtes se prolongeaient fort avant dans la
nuit. La correspondance et le journal de Montcalm
nous en donnent une chronique intéressante. Le 16
décembre, il écrivait à Lévis : " Dimanche il y aura
souper à quatre-vingts couverts, beaucoup de dames,
concert, lansquenet à neuf coupeurs, qui seront monsieur
1 — " Elle tenait une grande table, les commis du munition,
naire, tous gens de néant, étaient admis ; on blâma souvent
M. le chevalier de Lévis d'y manger presque tous les jours
comme il le faisait et de se confondre avec eux." {Mémoires
du Sieur de C.)
356 MONTCALM
l'intendant, Madame Péan, MM. de Béran, de Saint-
Félix, capitaines dans Berry ; l'Estang, de Selles, de la
Sarre ; Bélot, de Guyenne ; la Naudière, Saint-Vincent,
Mercier, de la colonie. " Et dans son journal, deux
jours plus tard : " L'intendant a rassemblé, à l'occasion
du concert exécuté par des offic ers et des dames, nom-
breuse compagnie. Il y a eu d'aussi bonne musique
qu'il soit possible d'en exécuter dans un pays où le
goût des arts ne peut avoir gagné. Il y a eu un jeu si
considérable et si fort au-dessus des moyens des parti-
culiers que j'ai cru voir des fous, ou pour mieux dire,
des gens qui avaient la fièvre chaude, car je ne sache
pas avoir vu une plus grosse partie, à l'exception de
celle du roi. Si tous ces joueurs qui semblent jeter
leur argent par la fenêtre voulaient se scruter, ils
verraient, malgré l'amour de quelques-uns pour la dé-
pense, que cet amour excessif du jeu n'est produit
que par l'avarice et la cupidité. Il y a eu trois tables
faisant quatre-vingts couverts, les appartements bien
illuminés, et rien n'aurait manqué à une aussi belle
fête, si le maître de la maison, magnifique en tout, eût
eu plus de goût et d'attention pour faire servir un
souper immense à propos. Mais le jeu est sa passion
dominante ; et malgré son goût noble pour les fêtes et
l'amusement du public, on voit toujours que le jeu en
faisait l'objet principal. Aussi pour ne pas interrompre
une grande partie de lansquenet, un souper préparé
pour neuf heures, n'a été servi qu'à minuit. "
Nous avons vu que Montcalm avait déjà eu à se
préoccuper de ce fléau du jeu. En 1757, dans une
lettre au ministre de la guerre il disait. " J'ai trouvé
que nos officiers s'adonnaient aux jeux de hasard. J'ai
MONTCALM 357
proposé à M. de Vaudreuil de les défendre, j*ai même
mis un ofi&cier aux arrêts. On n'a joué ni à Québec
ni à Montréal jusqu'à l'arrivée de M. de Vaudreuil à
Québec. M. Bigot aime le jeu. J'ai dit ce que je
devais, mais je n'ai pas voulu défendre à nos officiers
d'y jouer ; c'était déplaire à M. de Vaudreuil et M.
Bigot. Le bien du service exige le contraire
Cette tolérance pour la maison de M. Bigot aurait fait
jouer ailleurs si je n'avais mis aux arrêts le second
capitaine d'un de nos bataillons... Je n'écris rien sur
le jeu à M. de Machault ; cela ne servirait qu'à détruire
l'accord entre M. de Vaudreuil, M. Bigot et moi. Mais
je dois à mon ministre compte de ma conduite ". ^ Dans
l'automne de 1757, Montcalm fit encore son possible
pour restreindre la fureur du jeu. Il adressa aux batail-
lons une lettre annonçant que si l'on jouait partout
ailleurs que dans des maisons privilégiées (comme chez
l'intendant) " par des considérations qui lui sont dues " ^
il punirait ; ajoutant que, même dans ces cas excep-
tionnels, il exhortait à jouer avec sagesse. Il ordonna
en même temps à M. d'Hert, aide-major du bataillon de
la Eeine, de s'informer si Ton jouait ailleurs, afin de
punir les transgresseurs de la défense, qui se rencon-
treraient parmi les troupes de terre. Ce n'était pas là
de vains avertissements. On avait joué chez la femme
d'un officier de Guyenne, et Montcalm ayant sévi aussi-
tôt, il n'y avait pas eu récidive. Mais on se dédom-
mageait au Palais. " Monsieur l'intendant, lisons-nous
dans la lettre déjà citée, a ouvert lui-même par un beau
1 — Montcalm au ministre de la guerre, 24 avril 1757
358 MONTCALM
" tôpe et tingue ", ^ où il a gagné cent soixante livres,
beaucoup de quinze aux douze francs la fiche, de gros
passe-dix, de gros tris aux vingt francs la fiche, six
francs pour spadille, et deux louis de queue ". ^ Et
ainsi, jusqu'au carême, ce fut un feu roulant. Le 23
décembre Montcalm écrivait à Lévis : " Depuis le gros
jeu de dimanche dernier, il y a journellement chez M.
l'intendant et chez madame Péan de vives et considé-
rables escarmouches, soit au quinze, soit au trente
et quarante, soit aux dés, de beaux piquets et de gros
tris, et sur le soir arrivent les momons. Il y en a eu
quatre, cette nuit, de dix, de trente, de cent vingt-cinq
louis, dont on a offert le paroli après avoir gagné le
dernier ^." Et un autre jour : "On ne parle ici que de
cent louis gagnés, perdus cent cinquante louis, des
momons de mille écus. Les têtes sont totalement tour--
nées. La nuit dernière. Mercier a perdu trois mille trois
cents livres ; peut-être celle-ci il gagne six ou sept mille
livres. M. de Cadillac, à quatre heures après midi, hier,
avait perdu cent soixante louis ; avant minuit il en
gagnait cent. On dit que ce sera le jour des Rois que
cela sera beau. Pour moi je joue aux cinq sous le tri,
aux trente sols le piquet, aux petits écus à tourner.'*
Et encore : " Toujours gros jeu. L'intendant hier et
avant-hier avait perdu quatre cent cinquante louis. Il a
1 — Expression de Jeu qui signifiait : •' je tôpe et je tiens ".
2 — " Spadille ", jeu de l'hotiibre ; l'as de pique, à l'honi-
bre et à quelques autres jeux. — *' Queue ", somme indépen-
dante de l'enjeu principal.
3 — Faire le tri c'était faire une levée de plus que son
adversaire Les momons étaient un jeu de dés. Offrir le
paroli c'était proposer de doubler l'enjeu.
MONTCALM 359
tantôt fait un seul coup où il y avait six cent cinquante
louis de la perte au gain. Johanne ^ a perdu ce soir
trois cents livre?. Enfin l'intendant, ayant le cornet ou
les cartes à la main, est quelquefois effrayé et refuse.
M. de Selles gagne de cinq à six cents louis.mais il combat
encore." Le renouvellement de l'année semble accen-
tuer cette frénésie- Le 4 janvier 1758, Montcalm écrit :
" Jamais la rue Quincampoix n*a produit autant de
changements dans les fortunes. ^ Bongainville se rat-
trape, de Selles décline, l'intendant perd, Cadillac re-
prend le ton, de Brau est noyé. Marin continue à jouer
et perdre, les petits pontes se remplumaient hier,
Saint- Vincent et Belot perdent, Bonneau réalise. Votre
petit ami Johanne avait gagné cinq cents livres ; mais
il voulait en avoir mille, le pot au lait a versé ". Le
jour des Rois, grand souper chez l'intendant, auquel
assistait Montcalm. *' J'y eus, comme de raison, la fève,
raconte-t-il à son ami, et madame Péan fut ma reine.
Au reste je me suis retiré à une heure, fou de voir
autant jouer et berlander. J'ignore les destins des
joueurs. Je compte (inter nos) y être pour une quin-
zaine de livres ; il y a des sociétés qu'on ne peut refu-
ser. Le souper (pour vous seul) de quatre-vingts per-
sonnes, froid à la glace, servi à meilleure heure ; la
gaieté de la fin du repas, du ton de la taverne, et le
gros jeu, l'occupation, le métier ". Montcalm gémis-
sait de ce débordement et s'inquiétait des suites : " Le
1 — M. de Joannès, aide-major de Langaedoc.
2 — Allusion au fameux comptoir où les prospectus chimé-
riques de Law avaient déchaîné un si effroyable agiotage, sous
a Régence.
360 MONTCA.LM
ton de décence, de politesse, de société, est banni de la
maison où il devrait être, disait-il. Je crains toujours
d'être obligé avant la fin du carnaval de punir quelque
joueur, qui aura oublié que son camarade au jeu est
l'homme du Roi. Aussi je ne vais plus chez l'inten-
dant que le matin ou un jour de la semaine avec les
dames ou dans de grandes occasions ". Il eût agi plus
sagement en prenant auparavant cette détermination.
Ses relations apparemment cordiales avec Bigot et
les Péan, sa présence trop fréquente à toutes ces réu-
nions où le plaisir prenait des allures désordonnées,
étaient d'un mauvais exemple. Sans doute sa position
officielle ne le laissait pas absolument libre de suivre
uniquement ses goûts personnels. Il lui fallait remplir
certains devoirs sociaux, spécialement quand il s'agis-
sait de hauts fonctionnaires comme l'intendant. Cepen-
dant nous sommes forcé d'admettre qu'il eût pu mon-
trer plus de réserve. Au commencement de la saison,
il avait représenté combien il serait convenable de sup-
primer les fêtes dans un moment où la détresse publi-
que était si grande. Il aurait dû, croyons-nous, adhérer
plus strictement à son propre avis, se borner à paraître
deux ou trois fois chez l'intendant, et éviter autant que
possible de se commettre en des sociétés dont il mépri-
sait le ton, en des réjouissances indécentes qui lui fai-
saient écrire : " Malgré la misère publique, des bals et
un jeu effroyable ! " Il commençait à voir clair dans le
régime Bigot; il savait que l'opinion flétrissait juste-
ment les relations de l'intendant avec la femme frivole
dont le déshonneur coûtait si cher à la Nouvelle-France.
Pourquoi ne se tenait-il pas davantage à l'écart ? Dans
son journal, dans sa correspondance, le général et le
MONTCALM 361
patriote flétrissait éloquemment les folies et les scan-
dales dont il était témoin. Notre admiration pour lui
souffre de voir l'homme du monde se plier ensuite à
certaines condesceudances, et rechercher même, au
milieu de certains cercles dont il eût dû s'éloigner, des
diversions à l'ennui qui venait parfois l'assaillir.
La fin du carnaval québecquois de 17-8 fut étourdis-
sante. L'intendant donna trois bals coup sur coup. Et le
jeu prit des proportions fantastiques. "Il y a,notait Mont-
calm dans ses chroniques épistolaires, des acteurs qui
perdent ou gagnent cent ou cent cinquante livres ; mais
pour qu'on parle de vous, il faut être homme à perdre
trois ou quatre cents livres... L'intendant perd quatre-
vingt mille francs, et, entre nous, en est très piqué...
Toujours le plus effroyable jeu. L'intendant a perdu
cette nuit quinze cents livres en trois quarts d'heure.
Il est à cinquante mille écus de pertes, au moyen de
quoi toute la ville, le militaire gagne peu ou prou, et ses
valets qui jouent gros contre lui. Peu de militaires
perdent heureusement. Johanne et Lestang du leur ;
mais les petits pontes gras à pleine peau ". ^ A ce
moment une lettre du ministre, expédiée par Louis-
bourg, apporta une ordonnance du Koi pour défendre
les jeux de hasard. " Ce qui est arrivé à propos, écrit
Montcalm dans son journal, vu l'excès où la fureur du
jeu s'était portée, par l'exemple de M. Bigot et la toléran-
ce du marquis de Vaudreuil. ' Cet intendant a perdu
1 — Montcalm à Lévis, 22 et 26 janvier, 3 février 1758.
2 — Nous avons vu qu'il avait permis une banque chei l'in-
tendant en 1756. Il fit pis en 1758, il en permit une dans sa
propre maison : " M. de Vaudreuil s'est donc mis en frais ",
lisons-nous dans une lettre de Montcalm à Lévis, datée du 13
362 MONTCALM
deux cent quatre mille livres, ce qui n'a pas empêché
que plusieurs officiers ne se soient encore dérangés.
Cette somme n'est rien pour un intendant du Canada
qui n'est pas scrupuleux sur les moyeos ". L'ordon-
nance royale produisit momentanément son effet. Et
le 9 février Montcalm en donnait à Lévis la nouvelle :
" Le jeu fini d'hier : Johanne, de Selles, Bougainville,
Baros (?), les Berry vainqueurs, surtout Cadillac qui
gagne quarante ou cinquante mille francs; l'intendant
perdit encore hier six cents livres; je le crois bien fou
du jeu ". Cependant Bigot crut devoir déclarer qu'il
consentait à ce " qu'on le regardât comme un misérable
si on jouait des jeux de hasard l'année prochaine chez
lui ". On verra que promesse de joueur ne vaut guère
mieux que promesse de buveur.
Ce qui était surtout de nature à indigner les bons
citoyens, dans les folies criminelles dont nous venons
de donner une esquisse, c'était leur contraste
avec la détresse générale. La misère régnait partout ;
le peuple de Québec continuait à n'avoir pas
de pain ; le blé était rare à la campagne. On avait
rendu une ordonnance pour faire sceller les moulins
afin, disait- on, d'empêcher les habitants de faire mou-
dre le grain nécessaire aux semences. La ration des
troupes avait été réduite, le 19 octobre, à une livre de
pain, un quart de lard et quatre onces de pois. Et le
janvier, *' et a donné dans le panneau d'une banque de pha-
raon chez lui. Il n'a pas vu que Péan le faisait pour justifier
la conduite de l'intendant. Tout comme il leur plaira, mais je
ne les approuverai pas davantage " — Le pharaon était un
jeu qui se jouait entre un banquier et un nombre illimité de
pontes. " Ponte " signifie joueur contre le banquier.
MONTCALM 3fc 3
1er novembre elle avait été réduite encore à une demi-
livre de pain, trois quarts de bœuf, un quart de morue
et un quart de pain, avec une demi-livre de pain payée
en argent ^. Enfin depuis le mois de décembre les trou-
pes et la population mangeaient du cheval. A Montréal
la seconde diminution de la ration fit regimber les
troupes de la marine, qui refusèrent de prendre leurs
vivres à la distribution. M. de Lévis se porta à leurs
quartiers et les fit rentrer dans Tordre. Lorsqu'au mois
de décembre on substitua pour partie le cheval au
bœuf, les femmes de Montréal s'attroupèrent tumul-
tueusement à la porte du marquis de Vaudreuil. Il en
fit entrer quatre et leur demanda ce qu'elles voulaient.
Elles répondirent qu'elles venaient lui demander du
pain. Il leur déclara qu'il n'en avait pas à leur faire
donner, que les troupes même étaient à la ration, mais
qu'il avait fait tuer des bœufs et des chevaux pour
assister les pauvres dans ce temps de misère. Elles
répliquèrent que la viande de cheval leur répugnait,
que le cheval était ami de l'homme, que la religion
défendait de le tuer et qu'elles aimeraient mieux
mourir que d'en manger. Le gouverneur leur dit alors
que c'était là des chimères, que la viande de cheval
était bonne, et il les congédia en leur affirmant que si
elles s'ameutaient encore, il les ferait toutes mettre en
prison et en ferait pendre la moitié.
Lorsqu'arriva le moment de la première distribution
de cheval aux troupes, on s'aperçut qu'il y avait de la
fermentation parmi elles, et qu'elles étaient excitées par
le peuple à la résistance. Averti que les soldats refu-
1 — Journal de Lévis, pp. 105, 112.
364 MONTCALM
saient leur ration de cheval et se retiraient de la distri-
bution, M. de Lévis accourut, ordonna de rassembler
les compagnie?, et en leur présence fit couper du cheval
pour lui-même et commanda aux grenadiers d'en pren-
dre. Ils voulurent faire quelques représentations, mais
il les arrêta en leur enjoignant d'obéir, et en leur décla-
rant qu'il ferait pendre le premier qui broncherait,
ajoutant qu'il les entendrait après la distribution. Les
grenadiers, matés, prirent leur cheval, exemple qui fut
suivi par toutes les compagnies. Alors ils eurent la
liberté de faire leurs observations. Après avoir écouté
leurs griefs, M. de Lévis les harangua et fit bonne jus-
tice du préjugé populaire qu'on avait essayé de leur faire
partager. Il leur représenta que la viande de cheval
était saine, qu'on en avait souvent mangé dans les villes
assiégées, quMl aurait l'œil à ce que les chevaux abattus
fussent en bonne condition, que lui-même en mangeait
tous les jours, que les troupes de terre devaient donner
l'exemple, etc. Ce ferme langage les fit rentrer dans le
devoir, et il n'y eut plus de difficultés à ce sujet ^.
A Québec la ration de cheval passa plus aisément.
" Les grenadiers de la Eeine avaient un peu tortillé "»
1 — Journal de Lévis, p. 120 et suivantes " Le jour des
Rois 1758, huit grenadiers du régiment de Béarn apportèrent
à M. le chevalier de Lévis un plat de cheval accommodé à
leur façon, qui se trouva très bon. M. le chevalier fit déjeû-
ner ces grenadiers et leur fit donner du vin et deux plats de
cheval accommodé par ses cuisiniers, qui ne se trouvaient pas
si bon que le leur. Il leur donna de plus quatre louis pour
que la compagnie fît les Rois et bût à sa santé ". (Journal
de Lévis).
MONTCALM 365
suivant l'expression de Montcalm, " mais Bras-de-fer,
c'est-à-dire d'IIert, tortilla le premier caporal ", et cela
ne fut pas même su. Après la première expérience les
soldats se montrèrent contents. Le soir ils mettaient
cuire le cheval, l'écumaient bien, jetaient la première
eau, le retiraient, et en faisaient le lendemain de la
bonne soupe en le remettant au pot avec le bœuf; puis
ils mangeaient le bœuf qui avait servi à faire la soupe,
le matin, et le soir le cheval en " frigousse ".
Le 9 décembre Montcalm écrivait dans son journal :
" On a commencé aujourd'hui la distribution aux sol-
dats de la chair de cheval. Sur huit jours on donne
trois en bœuf, trois en cheval et deux en morue. Il y
a longtemps qu'on en distribue aux Acadiens et au
peuple de Québec et de Montréal. C'est pour ne pas
détruire entièrement l'espèce des bœufs, et il est de
l'intérêt politique de la colonie de diminuer celle des
chevaux, les habitants en ont un trop grand nombre et
ne s'adonnent pas assez à élever des bœufs. Suivant
M. Bigot, cette distribution de cheval en fera employer
mille à douze cents, et il prétend que sans qu'on s'en
aperçût en Canada, on pourrait en détruire trois mille.
En effet, on ne voit pas que cet achat extraordinaire de
chevaux pour la boucherie les ait fait renchérir. M.
l'intendant se propose un règlement très rigoureux pour
empêcher que Ton ne mange des veaux ; reste à savoir
s'il sera bien exécuté, car on a accoutumé le peuple à
avoir un grand esprit d'indépendance, et à ne connaître
ni règle ni règlement ".
Pour donner l'exemple, Montcalm s'était mis tout le
premier au régime du cheval. On en mangeait chez
lui de toute façon, hors la soupe ; et il en donnait l'énu-
366 MONTCALM
mération suivante : petits pâtés de cheval à l'espagnole ;
cheval à la mode ; escaloppe de cheval ; filet de cheval
à la broche avec une poivrade bien liée ; semelles de
cheval au gratin ; langue de cheval au miroton; frigousse
de cheval ; langue de cheval boucanée, meilleure que
celle d'orignal; gâteau de cheval, comme les gâteaux
de lièvre.
Dans le cours du mois de janvier, le général alla faire
une visite aux Hurons de Lorette. C'était la première,
et il régala d'un festin les sauvages, qui témoignèrent
une vive satisfaction. Ils dansèrent les danses de Chaou-
énons, celle du calumet, de la découverte, etc. "Ce vil-
lage de Lorette, où les Jésuites sont missionnaires, écrit
Montcalm, commence à avoir l'air et les manières fran-
çaises ; leurs maisons sont assez commodes et propres ;
il peut J avoir une centaine de personnes faisant qua-
rante guerriers. L'église est assez bien ; la façon dont
les sauvages prient est capable d'inspirer de la dévo-
tion; les femmes sont toujours séparées des hommes;
elles ont toutes des voix mélodieuses et chantent des
cantiques pendant la messe."
Durant le séjour de Montcalm à Québec, la colonie
fit une grande perte par la mort de M. Coulon de Vil-
liers, qui succomba en peu de jours à la petite vérole.
Cet officier canadien, frère de l'infortuné Jumonville,
s'était illustré au fort Nécessité. Il avait rendu de grands
services, en Acadie, dans la campagne de Chouaguen,
dans celle de William-Henry, en un mot chaque fois
qu'il en avait eu l'occasion. Montcalm l'appréciait
beaucoup et le regretta vivement. " Je suis inconsola-
ble de la perte du pauvre Villiers, disait-il dans une
lettre à Lévis. Je n'écris pas à sa veuve, mais dites-lui
MONTCALM 367
combien je regrette son mari, et qu'indépendamment de
tout ce qu'elle mérite par elle-même, je serai toujours
fort aise de lui témoigner en toute occasion l'estime
singulière que j'avais pour Villiers."
Montcalm revint à Montréal dans la dernière partie
de février ^. Nous voyons par sa correspondance avec
Bourlamaque ^ que cette fin d'hiver fut pour lui un
moment de calme et de tranquillité. Il sortit peu, si ce
n'est pour aller chez le gouverneur, où il conférait des
choses officielles ; il travailla à des mémoires sur la
défense du pays ; il jeta sur le papier bien des idées
relatives au gouvernement, à la population, la politi-
que, la réforme des abus. C'était, disait-il, pour le retour
en France, s'il avait lieu, et qu'on voulût l'écouter ^.
Il fit aussi de la correspondance, désirant profiter des
courriers que l'on expédiait à Louisbourg. Le 22 février
il terminait une lettre à sa femme, écrite presque com-
plètement avant son départ de Québec. " Ma santé a été
médiocre une partie de l'hiver, y disait-il, il a fallu me
purgeoter ; j'ai fini par l'émétique et je m'en trouve bien.
Je ne puis vous rien pronostiquer sur la campagae,
les vivres, le bien ou le mal joué des ennemis, qui peu-
1 — "Arrivé à midi, dîner chez M. de Vaudreuil, écrire, voilà
mon occupation, parce que le courrier qui porte les dépêches
pour Louisbourg, part demain.*' (Montcalm à Bourlamaque^
Montréal, le 22 février 1758.)
2 — Par une heureuse rencontre, Bourlamaque séjournait
surtout à Québec et Lévis à Montréal. Et ainsi quand Mont-
calm était à Québec, il écrivait à Lévis, quand il était à Mont-
réal, il écrivait à Bourlamaque. De sorte que nous pouvons
le suivre tour à tour dans l'une et l'autre des deux villes,
grâce à cette correspondance alternative.
3 — Lettres de Bourlamaque^ ^. 2\\.
368 MONTCALM
vent ou doivent nous primer. Je suis ici depuis le 15
septembre; je pars demain pour Montréal, jusqu'à ce
que je me porte sur quelque frontière. J'augure de
ma bonne fortune que la campagne tournera bien.
Quand nous ne ferions qu'une défensive, pourvu qu'elle
arrête l'ennemi, elle ne sera pas sans mérite. Nous
nous sommes écrit avec mylord Loudon sur la capitu-
lation du fort George. C'est un procès qui se traite à
coup de plume, en attendant de traiter quelque inci-
dent à coup d'épée, de fusil ". Montcalm parlait
ensuite de ses visites aux Iroquois, aux Algonquins,
aux Népissings, aux Hurons, à celle qu'il projetait chez
les Abénaquis de Saint-François ; et il faisait cette
observation : " Ces sauvages m'aiment ; en vérité je
leur trouve plus de vérité, de franchise souvent, qu'à
ceux qui se piquent de policer. Malgré la misère
publique, des bals et un jeu effroyable. Adieu, mon
cœur, je t'adore ; je soupire après la paix et toi. Mille
choses à ma mère. J'embrasse mes enfants, et il me
tarde de retourner dans le sein de ma patrie ". Puis
le post-scriptum montréalais : " Montréal, 22 février.
J'arrive dans l'instant, je viens de faire 60 lieues sur
les glaces, façon de voyager délicieuse quoiqu3 froide ".
Le même jour probablement, Montcalm faisait
encore un post-scriptum. Celui-ci venait à la suite
d'une lettre écrite par Bougainville à sa protectrice,
madame Hérault. En voici quelques passages intéres-
sants : " M. de Machault avait assuré mon beau-frère,
M. de la Bourdonnaye, être content de mes relations.
Dès que j'ai su M. de Moras en place, je lui ai écrit
plus en détail et en confiance comme à un ministre à
qui je suis très dévoué. S'il veut lire lui-même ma
MONTCALM 369'
dépêche, quoique je lui écrive avec quelque réserve, il
verra la vérité et devinera même ce que je ne veux
pas dire. Mais s'il s'en rapporte à ses bureaux, le vent
qui souffle dans la colonie pour les troupes de terre et
leur général soufflera dans ses bureaux". Cette allu-
sion était surtout à l'adresse de M. de la Porte, commis
principal au ministère de la marine, qui passait pour
être absolument dévoué à l'iatendant Bigot, et très hos-
tile aux troupes de terre employées dans les colonies.
On l'accusa d'intercepter les lettres et communications
de Montcalm au ministre, ce qui expliquait les longs
silences de ce dernier relativement aux demandes faites
par le général en faveur des bataillons de ligne. ^
Montcalm traitait ensuite un autre sujet, toujours
délicat, mais qu'il ne pouvait s'abstenir d'aborder, dans
les circonstances très difficiles où il se trouvait. " J'a-
vais demandé à M. de Machault, écrivait-il, et j'ai
demandé à M. de Moras des appointements pour un
troisième aide de camp, qui n'a que ceux que je lui
donne. Entouré de personnes qui sortiront riches des
colonies, je ne puis y vivre avec 25,000 francs ; ma
dépense égale celle du gouverneur général ; quelle dif-
férence d'appointements, émoluments et ressources î
Son frère, gouverneur de Montréal, jouit d'un poste de
traite qui lui vaut des sommes immenses ; cette partie
1 — Doreil, le commissaire des guerres, écrivait au ministre
de la guerre, le 25 octobre 1757: "M. de Moras, ministre de la
marine, ignore la véritable cause de notre triste situation ; il
ne convient ni à M. de Montcalm ni à moi de tenter de l'en
instruire, cf autant plus que nos représentations ne parvien-
draient vraisemblablement pas jusqu^ à lui.''''
24
870 MONTCA.LM
ne sera jamais connue du ministre par la colonie... Je
demande à M. de Moras de m'aider à payer les dettes
que je contracte et contracterai pour le service du roi.
On n'est occupé ici qu'à gagner, faire des affaires et on
s'embarrasse peu du bien de la colonie et de l'intérêt
qu'elle doit avoir vis-à-vis la métropole. Car a patria !
Quand serons-nous dans l'ancien monde pour déplorer
tout ce qui se fait dans le nouveau à 1,500 lieues du
soleil ! Il n'y a dans cette tirade ni humeur, ni amer-
tume, mais le patriotisme me force à parler à la per-
sonne que j'honore le plus. Je la prie d'engager son
frère ^ à lire mes lettres malgré ses grandes occupations,
et d'être persuadé de l'intérêt que je prends à ce minis-
tre et à sa gloire... Des vivres, nous verrons pour le
mieux; tout ira bien, j'en ai un secret pressentiment,
madame."
Nous comprenons l'indignation de Montcalm en pré-
sence des cupidités honteuses qui compromettaient le
salut public. Mais hélas ! nous nous disons en même
temps que, s'il eût été " dans l'ancien monde," d'autres
spectacles, les rapines d'un Kichelieu au Hanovre, la
démoralisation des armées, transformées en bazars, que
Frédéric et Brunswick écrasaient à Rosbach et à Cre-
velt, la dilapidation générale des finances, la corrup-
tion et l'incurie administratives, eussent également
révolté sa conscience d'honnête homme et blessé sa
fierté de citoyen. L'on traversait un douloureux
moment, et, des deux côtés de l'Atlantique, un vent de
malheur soufflait sur les deux Frances, l'ancienne et la
nouvelle.
1 — C'est-à-dire son beau-frère, M. de Moras.
MONTCALM 371
Montcalm profitait aussi du courrier de Louisbourg
pour expédier au ministre de la marine une longue
lettre écrite la veille de son départ de Québec. Nous
en avons déjà cité par anticipation, dans un chapitre
précédent, un fragment relatif aux accusations contre
les troupes de terre. Nous y revenons maintenant
pour y signaler encore deux ou trois points saillants :
" Je ne puis vous rien annoncer sur la campagne pro-
chaine, disait le général ; les opérations dépendront de
la prompte arrivée des vivres et du bien ou mal joué
de l'ennemi. L'article des vivres me fait frémir. Mal-
gré les réductions faites sur la ration, la disette est plus
grande que nous ne l'aurions cru. Je quitte Québec
pour rejoindre M. le marquis de Vaudreuil à Montréal,
après avoir réglé avec M. Bigot ce qui regarde les be-
soins de nos troupes. Je me louerai toujours de son
zèle pour le service, de sa facilité et de ses ressources ;
mais il ne peut qu'être souvent embarrassé et à plain-
dre d'être chargé d'une besogne aussi difficile. Veuillez
assurer une fois pour toutes Sa Majesté, car je n'aurai
plus l'honneur de vous en écrire, que, quelque con-
duite que Ton puisse avoir à mon égard, j'écarterai
toujours tout ce qui pourrait nuire à son service, et que
j'aurai sans cesse une modération et une patience dont
je donne des preuves journellement. Je proposerai
tout ce que je croirai utile ; je tâcherai d'exécuter de
mon mieux ce qui sera arrêté et de suppléer, au risque
d'être désapprouvé si le succès n'en suivait pas, à des
ordres obscurs et quelquefois captieux ". Montcalm
soumettait ensuite au ministre des représentations au
sujet du traitement des officiers des bataillons. Jusqu'en
1757 ils avaient reçu pour leur subsistance un supplé-
372 MONTCALM
ment que l'on appelait le " bien-vivre ". MM. de
Vaudreuil et Bigot, à l'automne de 1756, avaient pro-
mulgué un règlement supprimant ce traitement extra-
ordinaire, pour se conformer à des ordres supérieurs.
Montcalm leur avait adressé un mémoire à ce propos, et
il en avait aussi écrit au ministre. Celui-ci l'informa
qu'on ne pourrait rien changer au règlement. Et c'est
à cela que le général répondait : " Suivant votre lettre,
Monseigneur, Sa Majesté ne veut pas revenir sur le
retranchement du traitement accordé aux officiers des
troupes de terre pendant les campagnes de 1755 et
1756. Je me borne à vous représenter qu'il est dou-
loureux qu'à mesure que la cherté des vivres augmente
leur traitement diminue. D'être payé en papier au
lieu de l'être en espèces, comme M. de Machault l'avait
arrêté avec M. de Séchelles, fait une diminution consi-
dérable dans leur traitement. J'ai déjà eu l'honneur
de vous en écrire dans une lettre du 4 novembre de
l'année dernière, et de vous proposer de continuer à les
faire payer en papier (ce qui sera avantageux au Roi,
qui n'aura plus d'espèces à hasarder), mais en même
temps de porter les appointements du capitaine, qui
sont à 2,760 livres, à 10,000 écus (3,000 livres), et les
autres en proportions. Les lieutenants, plus à plaindre,
ne peuvent plus vivre avec leurs appointements.
Qu'on ne compare pas leurs appointements avec la mo-
dicité de ceux des officiers de la colonie, qui ont les
ressources de donner dans le commerce, dans les entre-
prises, et d'espérer part aux profits de la traite et dans
l'habitude de tirer parti de leurs courses avec les sau-
vages ".
Puis Montcalm se voyait encore forcé de parler de
MONTCALM 373
lui-même, et il rappelait à M. de Moras que l'honneur
d'être à la tête d'un corps de 250 officiers et le souci de
maintenir la dignité de son commandement l'obligeaient
à faire une dépense presque égale à celle du gouver-
neur général. " Cependant, disait-il, ses appointements
sont bien au-dessus des miens, et ses émoluments et ses
moyens au-dessus même de ses appointements. Si vous
ne venez, Monseigneur, à mon secours, et que je serve
encore quelques années dans la colonie, je serai obligé
de vendre le patrimoine de mes enfants. M. Bigot a
bien voulu autoriser le trésorier de la marine à m'avan-
cer 12,000 francs, que je lui dois ; et plus j'irai, plus je
lui devrai."
Passant à un sujet plus agréable, le général disait un
mot au ministre du succès d'un détachement commandé
par M. de Belêtre, lieutenant des troupes de la colo-
nie. A la tête de cent Canadiens et soldats de la
marine, et de deux cents sauvages domiciliés, cet officier
était allé, à environ seize lieues de Shenectady — appelé
Corlar par les Français — dans le pays de la rivière
Mokawk, surprendre German Flats, ou le village des
Palatins, ainsi désigné parce que des Allemands, émi-
grés du Palatinat, s'y étaient établis. Le 12 novembre,
au point du jour, les hardis partisans avaient assailli le
village, ravagé, pillé, brûlé toutes les habitations, et
enlevé cent cinquante hommes, femmes et enfants, avec
le maire de l'endroit, appelé Jean Pétrie. Les sauvages
avaient fait un énorme butin, et on avait tué une quan-
tité considérable de bétail, de moutons, de porcs et de
chevaux.
Enfin Montcalm donnait à M. de Moras des nouvelles
satisfaisantes de Carillon, où M. d'Hébécourt, capitaine
374 MONTCALM
du bataillon de la Reine, commandait une garnison
d'environ trois cent cinquante hommes. Il s'y était, à
la wérïté, déclaré un commencement de mutinerie, au
sujet de quelque retard dans la distribution des équi-
pements, mais la fermeté du commandant en avait eu
vite raison, et, sous prétexte d'escorte à un munition-
naire, on y avait fait passer un détachement de ser-
gents et de soldats sûrs. Les Anglais avaient envoyés
plusieurs partis battre les environs du fort, mais tout
cela n'avait abouti qu'à faire prisonniers une couple de
soldats et à capturer une quinzaine de bœufs. On
trouva attaché aux cornes d'un de ces animaux, non
loin de la place, ce billet, fort lestement tourné, adressé
à M d'Hébécourt : ** Je vous suis bien obligé, mon-
sieur, du repos que vous m'avez laissé prendre et de la
viande fraîche que vous m'avez envoyée. J'aurai bien
soin de vos prisonniers. Mes compliments au marquis
de Montcalm. Signé : Eogers."
Le fameux partisan n'eut pas l'occasion de recom-
mencer cette gasconnade, deux mois plus tard. Ayant
poussé une reconnaissance vers Carillon et Saint-Fré-
déric, à la tête de cent quatre-vingts rangers, son appro-
che fut signalée par des éclaireurs abénaquis, et il se
vit soudain entouré par un détachement d'environ deux
cent cinquante sauvages et Canadiens, et de quelques
réguliers, commandés par MM. de Laugy et de la
Durantaye. Après une défense opiniâtre, les rangers
furent taillés en pièces. Rogers parvint à fuir avec une
poignée d'hommes. On le crut tué, parce qu'on trouva
sur le champ du combat un habit qui contenait sa
commission. Nos sauvages rapportèrent cent quarante-
quatre chevelures et firent sept prisonniers.
MONTCALM 375
Après cet engagement heureux pour nos armes, il ne
se passa guère d'événements notables, jusqu'à l'ouver-
ture de la navigation. Dans ses épîtres à Bourlama-
que, Montcalm n'eût à signaler que de menus faits et
de petites nouvelles sociales, qui cependant ne sont pas
sans intérêt et nous aident à reconstituer la physiono-
mie de l'époque. Nous en glanons quelques passages.
Au commencement de mars, " les beaux jours occa-
sionnent beaucoup de parties de campagne. Monsieur
et madame de Vaudreuil y vont souvent. Le cheva-
lier de Lé vis en est quelquefois et il a aussi les siennes ".
Pour Montcalm, il mène sa " vie ordinaire, le plastron,
le matin, et tous ceux qui n'ont rien à faire ni à dire.
Dîner avec dix-sept personnes, le soir chez lui, chez le
général. M. Varin ^ peut être remplacé, mais sa mai-
son ne l'est pas ; celle de d'Eschambault qui n'a
jamais été gaie, l'est moins cette année-ci Bou-
gainville, qui a de l'argent de reste, a été voir ses
frères de la Tortue au Saut Saint-Louis, pour leur
donner cent-cinquante livres de tabac et du vermillon.
Au retour, il a couru véritablement risque de se
noyer." Les beaux jours continuent ; la glace commence
à fondre, ce qui pourrait peut-être interrompre *' les par-
ties de monsieur et madame de Vaudreuil, qui vont
1 — M. Varin, commissaire-ordonnateur, était repassé en
Franceaprès avoir fait une fortune d'environ 800,000 livres.
II avait été remplacé, non en titre, mais en fonctions, par un
des Martel, qui avait été choisi auparavant pour faire les
fonctions de contrôleur à Québec, à la place du sieur Bréard,
retourné, lui aussi en France après s'être enrichi. Péan aussi
allait partir. Les pillards, voyant venir la crise suprême,
essayaient de mettre à l'abri leur butin.
876 MONTCALM
visiter les notables de la côte, comme Henri IV chez les
notables bourgeois de Paris." Le chevalier de Lévis va
son train habituel. Montcalm alterne entre sa chambre
et le château Vaudreuil, il ne fait ailleurs que de rares
apparitions. Il s'amuse si fort à Montréal " qu'à la
grande assiduité près à l'Eglise," il voudrait " que la
semaine sainte se prolongât. C'est un prétexte pour
ne faire ni recevoir de visites, rester chez soi et dîner
quasi seul. La dévotion et le carême ont dérangé un
peu son estomac et occasionné un rhume. Du lavage,
du régime et une médecine rétabliront sa santé. Cela
ne l'empêche pas d'avoir à dîner M. le gouverneur
général pour le décarêmer suivant l'usage du pays."
Le 30 mars, " grand dîner chez Martel," commissaire-
ordonnateur en office : " vingt-trois personnes, les
grosses perruques, nulles dames. D'ici à quinze jours,
il reste à essuyer ceux de Péan, d'Eschambault ^, de
Lévis, du major-général. Il manque M. Cadet." Mont-
calm se confine de plus en plus dans sa chambre, le
soir ; c'est l'endroit où il s'ennuie le moins ; il " ne
savait pas y rester à Québec ". Un peu plus tard il sor-
1 — Joseph Fleury d'Eschambault, fils de Joseph Fleury
d'Eschambault, sieur la Grorgendière, et de Claire Joliet ;
né en 1709, agent de la compagnie des Indes, comme son
père. Madame la marquise de Vaudreuil était sa tante j
Madame Rigaud de Vaudreuil était sa sœur. Montcalm ne
brûlait pas d'amour pour les d'Eschambault. Il écrivait à
Bou ri arnaque le 4 mai 1757: " Je le vois (Vaudreuil) tous les
soirs, et suis bien aise avec lui, ce que j'attribue, entre nous,
à ce que je vais peu chez (les) d'Eschambault, et à la défense
absolue que J'ai renouvelé à Bougainville de ne jamais parler
de moi à ces derniers, que je crois tracassiers, rapporteurs,
esprits dangereux."
MONTCALM 377
tira davantage, mais ce sera simplement pour aller chez le
gouverneur. " Si ma charge est de lui tenir compa-
gnie tous les soirs, écrira- t-il, M. de Vaudreuil doit
être content ; JQ ne fais que cela, ou parfois et rarement
ma chambre, et il me semble que c'est bien pour le
service, bien pour moi, car je n'ai rien de plus amusant
à faire ".
Avril et le printemps arrivent ; la rivière est quasi
navigable; le premier canot traverse, le 13, de la côte
sud ; on a commencé les semailles dans les terres
hautes, plus tôt découvertes que les autres. ^ Mont-
calm achète une voiture pour s'aller promener, avec
son second aide de camp la Kochebeaucour. Car Bou-
gain ville est captivé ailleurs ; il reprend des liens qui
s'étaient relâchés. Malgré son esprit, *' il se repaît quel-
quefois, dirait-on, de châteaux en Espagne ".
Avec le mois de mai, on commence à parler du mou-
vement des troupes. Doreil écrit au général pour deux
soldats de Berry à laisser l'un chez un orfèvre, l'autre
chez un M. Loyseau, et dit que madame de Beaubassin
a demandé de lui en écrire. " Je ne lui ai répondu que
vaguement, affirme Montcalm... Il n'y a rien que je
ne fisse pour une recommandation de madame de Beau-
bassin ; mais ce serait d'un mauvais exemple, et je ne
voudrais pas que l'on dît qu'elle m'en a prié et que
c'est pour elle ". Péan — l'un des triumvirs, — se plaint,
paraît-il, beaucoup de son bras. " Cela est-il vrai ? Il
est décidé qu'il passe cet automne en France, et c'est la
raison ".
: Il y a des tiraillements dans la famille de M. de
1 — Journal de Montcalm. \ (
378 MONTCALM
Vaudreuil. " Il souffre de son frère qui, devant trente
personnes, traite d'Eschambault ", son beau-frère, " de
plaisant c... et dans le cabinet, en disant à son aîné :
je me de lui et vous aussi. M. Péan a parlé
d'un voyage de M. l'intendant, cet été avec madame
Péan"... Il est allé " passer six jours à Lachine avec
la sultane régnante et sa famille (MM. de Villebon.
Solvignac, aide de camp) ; le chevalier de Lévis et la
Pénisseault n'y ont pas été ". N'est-ce pas que tous ces
traits rapides contribuent à mettre en lumière le mo-
ment et les personnages ?
La fin de l'hiver avait été marquée par une aggrava-
tion de la misère publique. Au premier avril, le peuple
de Québec fut réduit à deux onces de pain par jour. Il
y eut un attroupement de femmes à la porte de M.
Daine, lieutenant-général de police. On avait mis, nous
l'avons vu, les moulins sous scellés, pour sauver le
grain de semence. Alors, en certains endroits, les habi-
tants mangèrent leur blé bouilli, de sorte qu'ils n'eurent
pas de son pour nourrir leurs bestiaux ^ Dès le 26
février, M. Doreil écrivait : " Le peuple périt de misère.
Les Acadiens réfugiés ne mangent depuis quatre mois
que du cheval ou de la merluche sans pain. Il en est
déjà mort plus de trois cents." Au commencement de
mai, M. Daine envoie au ministre de la marine ce
navrant exposé : " Toutes les semences sont épuisées,
et nous sommes à la veille d'essuyer la plus cruelle
famine, si les secours n'arrivent pas dans quinze jours.
Les expressions me manquent pour vous décrire nos
malheurs. Les animaux commencent à manquer ; les
1 — Le maréchal de camp Dtsandrouins, p. 120.
MONTCALM 379
bouchers ne peuvent pas fournir un quart du bœuf
nécessaire pour la subsistance des habitants de la ville ;
sans volailles, sans moutons, sans veaux, sans lëgumes."
Bigot, de son côté, informe la Cour qu'il y a ici trois
mille quatre cents misérables qui n'ont " que dix onces
de comestibles à manger par jour," et dont " quantité
tombent de défaillance dans les rues." Enfin, dernière
touche à ce sinistre tableau, Montcalm écrit dans son
journal le 21 mai : " Courrier de Québec ; nulle nouvelle
de bâtiments en rivière ; augmentation de misère des
particuliers, réduits à brouter l'herbe."
Heureusement, au moment même où il traçait ces
lignes, les secours si impatiemment attendus étaient
arrivés depuis l'avant-veille à Québec. Le 19 mai au
soir, huit vaisseaux chargés de sept mille cinq cents
quarts de farine, entraient dans le port de cette ville,
escortés d'une frégate et d'une prise anglaise. Plusieurs
autres étaient annoncés. Le spectre de la famine ces-
sait de hanter les esprits, et l'on pouvait commencer à
faire mouvoir les troupes pour la prochaine campagne,
la campagne de Carillon.
CHAPITRE XII
Les nouvelles d'Europe Frédéric II, au moment d'être
écrasé, remporte d'étonnants triomphes William Pitt,
maître du pouvoir, organise la guerre à outrance. — Les
projets des Anglais pour 1758 — Louisbourg, Carillon et
le fort Duquesne. — Nouveaux changements ministériels
en France Le maréchal de Belle-Isle Correspon-
dance de Montcalm Mort d'une de ses sœurs Prépa-
râtes de la campagne — Division de forces. — Montcalm
et Vaudreuil ont une terrible passe d'armes La cam-
pagne de Carillon — Formidable armement des Anglais.
— Faiblesse numérique de l'armée française Tactique
habile de Montcalm. — Un semblant d'offensive. — Aber-
cromby et Howe. — Marche en avant des Anglais Pre-
mières escarmouches Montcalm triomphe à Carillon.
Avec les vaisseaux arrivaient les nouvelles d'Eu-
rope. L'automne précédent les dernières reçues étaient
brillantes. Vers la mi-octobre on avait appris à Québec
que le maréchal d'Estrées, secondé par l'intrépide Che-
vert, avait battu à Hastembeck, le 26 juillet, une
armée hanovrienne commandée par le duc de Cumber-
land, fils de George II, et que le maréchal autrichien
Daun, avait remporté sur Frédéric II, à Kollin, près de
Prague, le 18 juin, une sanglante victoire. Ainsi donc
pendant qu'en Amérique le drapeau français triomphait
à William- Henry, et que la grande expédition organi-
sée contre Louisbourg avortait pitoyablement, sur le
vieux continent l'Angleterre et son allié, le roi de
Prusse, étaient mis en échec par la coalition franco-
382 MONTCALM
autrichienne. La fierté britannique était humiliée de
ces revers auxquels devait bientôt mettre le comble
la pitoyable capitulation de Cumberiand à Kloster-
seven ^. L'opinion anglaise s'irritait et s'alarmait de la
tournure désastreuse que prenait cette guerre. Il ne
resterait bientôt plus à l'Angleterre, écrivait Horace
Walpole, " qu'à couper ses cables et à voguer à la
dérive vers quelque océan inconnu."
Mais le génie de deux hommes, d'un grand capitaine
et d'un grand politique, allait changer la face des choses.
Au moment où il semblait devoir être broyé par l'étreinte
mortelle des trois armées, française, autrichienne et
russe, Frédéric II, un instant désespéré et hanté du
suicide, se ressaisissant, s'écriait :
Pour moi, menacé du nautrage
Je dois, en affrontant l'orage,
Penser, vivre et mourir en roi.
Et courant de Bohême en Saxe, il allait, avec des
forces inférieures, écraser Soubise à Rosbach. Puis
revenant comme la foudre vers la Silésie, où ses géné-
raux étaient battus par les Autrichiens, avec trente-trois
mille hommes il livrait à ceux-ci, deux fois plus nom-
breux, la fameuse bataille de Leuthen, proclamée par
Napoléon le chef-d'œuvre de l'art militaire. En trois
heures et demie il culbutait et détruisait la formidable
armée impériale, dont un détachement était allé lever
une contribution jusqu'à Berlin. La campagne de
1 — Le fils du roi d'Angleterre capitulïût avec toute son
armée, deyant l'armée française commandée par Richelieu, le
8 septembre 1767. r . I
MONTCALM 383
1757, qui avait failli voir sombrer sa fortune, se termi-
nait pour lui dans la gloire. ^
Et pendant ce temps, un homme se levait en Angle-
terre et prononçait ces paroles, qui, dans sa bouche,
n'avaient point l'accent de la fanfaronnade : "Je suis sûr
de pouvoir sauver ce pays et que nul autre ne le peut ".
Cet homme, c'était William Pitt. Une première fois
ministre, en décembre 1756, forcé par George II d'aban-
donner le pouvoir en avril 1757, il était imposé au roi
par la nécessité au mois de juillet suivant. Et bientôt,
enflammant de son ardeur belliqueuse et patriotique
l'amirauté, le ministère de la guerre, la flotte, l'armée, le
parlement, le peuple, les colonies eUes-mêmes,il unissait
toutes les énerg ies nationales dans un puissant effort, et
les lançait à l'assaut de ce but grandiose : la conquête
de l'Inde et de l'Amérique, l'humiliation de la France
et la souveraineté des mers.
Dans la dernière quinzaine de mai, en même temps
que les prodigieuses victoires de Frédéric, on apprenait
ici les armements extraordinaires faits par le gouverne-
ment britannique pour conquérir le Canada. Montcalm
écrivait dans son journal : " Bataille perdue contre le
roi de Prusse, l'Alexandre du Nord, par monsieur
le prince de Saxe, Hildburghausen, et le prince de
Soubise. Ce même roi bat les Autrichiens vers Bres-
lau, marche dans l'électorat d'Hanovre pour rompre la
capitulation, ce qui met tous nos quartiers en mouve-
1 — La bataille de Rosbach, où Frédéric battit Parinée
franco-autrichienne, commandée par le maréchal de Soubise
et le prince de Hildburghausen, fut livrée le 5 novembre
1757. Celle de Leuthen où il défit le maréchal Daun, eut
lieu le 5 décembre.
384 MONTCALM
ment et sur les dents ". Et Lévis de son côté : " Les
nouvelles que nous apprîmes nous firent craindre avec
raison par les grands préparatifs que les ennemis fai-
saient et par les forces considérables qu'ils avaient
rassemblées, qu'ils ne voulussent faire le siège de Louis-
bourg et pénétrer en même temps dans l'intérieur du
Canada par les frontières de New- York. Ils nous
menaçaient en même temps de s'emparer de la Belle-
Rivière ". 1
Tel était vraiment le plan de campagne des Anglais
pour 1758. Au moment même où Lévis écrivait ces
lignes, une flotte formidable et une armée puissante se
préparaient à assiéger Louisbourg. L'amiral Boscawen
et le major-général Jeffrey Amherst, commandaient en
chef. Les lieutenants de celui-ci étaient les brigadiers
Whitmore, Lawrence, et James Wolfe. Le 13 juin,
vingt-trois vaisseaux de ligne, dix-huit frégates et
brûlots, et cent cinquante-sept transports ayant à leur
bord environ douze mille hommes de troupes, quittaient
Halifax et cinglaient vers le boulevard maritime de la
France en Amérique, surnommé le Dunkerque du Nou-
veau-Monde. Sur la frontière du lac Saint-Sacrement,
Pitt avait remplacé le comte de Loudon par le major-
général Abercromby, qui, avec plus de six mille régu-
liers et de neuf mille hommes de troupes provinciales,
devait aller prendre Carillon et envahir le Canada par
le lac Champlain et le Richelieu. Enfin, du côté de la
Belle-Rivière, le brigadier John Forbes organisait une
armée de six ou sept mille hommes, destinée à enlever
aux Français le fort Duquesne et la région de l'Ohio.
1 — Journal de LéviSf p. 129.
MONTCALM 385
En Amérique comme en Europe, les ennemis de la
France étaient décidés au plus énergique effort pour
remporter sur elle.
Les lettres reçues de Versailles à Montréal, au mois
de mai 1758, annonçaient un nouveau changement
ministériel auquel Montcalm et son état-major ne pou-
vaient être indifférents. Monsieur le marquis de Paulmy
avait cessé d'exercer les fonctions de ministre de la
guerre, et avait été remplacé par le maréchal de Belle-
Isle. M. de Crémille, lieutenant-général, était adjoint
à ce dernier, pour s'occuper de plusieurs détails \
Montcalm connaissait bien le maréchal, ayant servi
sous lui en Bohême. Il lui écrivit une lettre qui conte-
nait ces lignes : " J'ai trop d'obligation à MM. d'Ar-
genson pour n'avoir pas été peiné du changement dans-
le ministère de la guerre. Cependant je vois, avec la
même satisfaction qu'ont les troupes dont le comman-
dement m'est confié, que le premier homme de notre
état militaire, qui réunit aux talents d'un grand général
les qualités d'un homme d'Etat et les vertus d'un
citoyen, ait bien voulu se charger de notre ministère.
Je compte particulièrement sur vos anciennes bontés^
que j'ai tant de fois éprouvées et dont mon inviolable
attachement doit mériter la continuation." Il écrivait
en même temps à M. de Crémille; et, après lui avoir
fait son compliment de bienvenue, il lui disait : " Ce
que j'ai le plus à cœur c'est que l'on accorde les grâces
1 — Au premier moment, la rumeur avait désigné M. de
Saint-Priest, intendant du Languedoc, comme adjoint au
ministre de la guerre, et Montcalm le mentionnait dans son»
journal.
25
386 MONTGALM
que je propose aux troupes qui servent sous mes ordres.
Je vous demande vos bontés pour mon fils aîné et pour
le chevalier de Montcalm qui sort cette année du col-
lège K"
Outre les nouvelles militaires et politiques, il y avait
aussi les nouvelles familiales. Lorsque le courrier de
France arrivait enfin, après un long hiver, avec quelle
anxiété ne devait-on pas en rompre les sceaux ! Tant de
choses peuvent survenir en cinq mois ! Qu'est-il advenu
aux mères, aux épouses, aux enfants, à tous les êtres
chers laissés là-bas ? Ces lettres, si impatiemment atten-
dues et si lentes à se rendre, sont-elles messagères de
tristesse ou de joie ? Heur ou malheur, que renferment
leurs plis ? L'un et l'autre parfois. Ainsi, au printemps
de 1758, Montcalm apprenait qu'une de ses sœurs,
madame d'Escoulombre, était morte. " J'ai été vive-
ment touché de sa perte, écrivait-il. Son mauvais état
cependant me faisait craindre. Je dirai avec Corneille :
" Je l'adorais vivante, je la pleure morte ". Très
Aimable créature. J'écris à son époux ". ^ M. Mole,
parent de madame de Montcalm, était devenu premier
président, à la place de M. de Meaupou. M. le maré-
chal de Mirepoix, cousin de Lévis, était aussi décédé
dans le cours de l'hiver. Triste particularité, Montcalm
lui avait écrit le 20 avril, lorsqu'il avait déjà cessé de
1 — Lettres de Montcalm au maréchal de Belle-Isle et à M.
de Crémille, 28 mars 1758 ; Arch. du ministère de la guerre.
2 — Montcalm à madame de Saint- Véran, 2 juin 1858
Montcalm écrivait à Bourlamaque le 22 mai : " Le chevalier
^e Lévis très touché de la mort du maréchal de Mirepoix,
Roquemaure de celle de son frère, et moi d'une sœur que
'aimais bien fort ".
MONTCALM 387
vivre, pour lui recommander son second fils. " Vos
bontés, Monseigneur", disait-il au grand personnage
qui ne devait jamais lire ces lignes, " m'enhardissent à
vous parler du chevalier de Montcalm. Il aura quinze
ans au mois d'octobre et va sortir du collège pour entrer
au service dans le régiment de son frère. Vous avez
sûrement des engagements pour des bâtons d'exempts. ^
Pourriez-vous le comprendre dans vos arrangements
pour lui en donner un dans trois ou quatre ans d'ici, à
dix- huit ou dix-neuf ans. Je vous en serai des plus
reconnaissants et très flatté que vous vouliez bien lui
accorder cette grâce, s'il tourne bien, grâce qui, à cet
âge, décide de la fortune d'un cadet et le met à même
de faire son chemin ".
Comme on le voit, Montcalm ne cessait de s'occuper
de sa famille. Vers le même temps il écrivait à son
fils aîné : " Que j'apprenne de bonnes nouvelles de
votre santé et conduite, voilà tout ce que je désire et
attends avec impatience. Mille amitiés à votre frère et
ne doutez pas l'un et l'autre de la mienne. La Eoche-
beaucour se porte bien. Beaucoup de choses pour moi
1 — M. de Mirepoix était capitaine d'une compagnie des
gardes du corps du roi, où n'entrait pas qui voulait. " Un
ouvrage de 1761, donne 336 hommes, plus 6 porte-étendards
et 6 trompettes, à chaque compagnie, partagée en deux esca-
drons de 168 hommes et en six brigades de 56 gardes, et
commandée par un capitaine qui était ordinairement un duc,
3 lieutenants, 3 enseignes, 14 exempts, dont un était aide-
major, 12 brigadiers et 12 sous-brigadiers ". {Grand diction-
naire) L'exempt était un officier qui, dans certaines com-
pagnies de gardes, commandait en l'absence du capitaine et
des Ueutenants, et qui était exempt du service ordinaire. Il
portait un petit bâton de commandement. (Ibid).
388 MONTCALM
à tous les officiers du régiment de Montcalra, principa-
lement au major ^." Le jeune colonel était alors à l'ar-
mée du Bas-Rhin, qui avait été battue par Frédéric à
Rosbach. " Le comte de Montcalm, disait le général
dans une lettre à Bourlamaque, grandit, se fortifie,
mange beaucoup. Ma mère s'endette pour le soutenir
et moi aussi. L'armée battue, mais il était de la réserve
de Saint- Germain, qui a fait la retraite sans être suivie."
Le lieutenant-général de Baschy écrivait à Montcalm à
ce propos : " L'abbé (de Bernis) me fit grand peur,
après la malheureuse affaire de Rosbach, pour votre
fils ; nous reçûmes, deux jours après, la liste des morts,
perdus et blessés ; et il fut un des premiers dont le roi
chercha le nom, qui ne se trouva point." Quand nous
lisons ces lignes, nous songeons aux sentiments qui
devaient alors agiter le cœur de madame de Montcalm,
séparée en même temps de son fils et de son époux,
tremblant pour tous deux, redoutant pour l'un les
balles prussiennes, pour l'autre les balles anglaises.
Quelle joie, lorsqu'elle recevait d'outre- mer un mot
réconfortant comme celui-ci ; " Je me porte bien, ma
très-chère ; je t'adore, je t'aime plus que jamais. Dieu
veuille que je te revoie l'année prochaine. La paix !
Mille choses à tous; j'embrasse ma fille. Quand est-ce
donc que j'embrasserai la très chère, moment que je
préférerais même à celui de battre Abercrombie ^"
Parmi les lettres reçues de France par Montcalm, il
y en avait une très flatteuse de M. de Bernis, ministre
1 — Cette lettre était adressée : " A Monsieur le comte de
Montcalm, mestre de camp du régiment de cavalerie do son
nom, à l'armée du Bas-Rhin."
2 — Montcalm à sa /««»»»«, 20 avril 1758.
MONTCALM 389
des affaires étrangères, qui lui écrivait : " J'ai un détail
dans les lettres que vous m'avez fait l'honneur de
m'écrire le 20 du mois d'août dernier. Tout est dû à la
sagesse de votre conduite et à l'habileté de vos combi-
naisons. On vous rend justice ici : j'admire pour moi
celle que vous prenez plaisir à rendre aux ofl&ciers qui
vous ont secondé dans vos opérations ; il y a tout à
espérer des suites qu'elles doivent avoir ; j'y compte
beaucoup et je vous en félicite de tout mon cœur." Un
autre correspondant, M. de Baschy, dont nous avons
parlé plus haut, lui donnait d'intéressantes informations :
" Ne doutez pas, disait- il, de la part que je prends à
vos succès, moins en Français que parce qu'ils sont de
vous. A l'égard de ce qu'ils devraient opérer pour vous
indépendamment de la gloire sur laquelle vous devez
assurément être content, j'ai cru ne pouvoir mieux
faire que de faire lire vos lettres à la belle dame
(madame de Pompadour). Elle ne m'a pas parue sur-
prise à vos demandes, mais elle ne m'a rien répondu,
ce qui ne veut rien dire parce que c'est son ordinaire.
Je ne sais s'il vous est très avantageux d'avoir affaire à
deux ministres ; celui de la marine peut être plus aisé
à manier, mais c'est celui dont vous avez le moins
besoin, parce qu'il n'a que droit de représentation pour
vous. Je ne crois pas au reste qu'on songe à faire des
promotions. Si je savais qu'il fût question de faire
quelque lieutenant (général), je parlerais encore de vous
à la belle dame, et je tâcherais d'engager l'abbé (de
Bernis) à pousser à la roue ; il prend beaucoup auprès
du maître... On fait grand cas de vous ici ; on en parle
en tiès bons termes, à commencer par le Roi, mais il
faut que les ministres prennent des volontés officieuses,
390 MONTCALM
SEDS cela rien ne se fait ^ ". Un passage de cette lettre
nous semble indiquer que Montcalm n'était pas l'un
des protégés particuliers de madame de Pompadour,
qui souvent, hélas ! faisait et défaisait les généraux !
Comme d'habitude, les opérations étaient retardées,
au printemps de 1758, par la pénurie dont on souffrait*
" Imaginez, écrivait Montcalm à sa mère, le 2 juin, que
je ne puis être en campagne avec des forces médiocres
avant six semaines, et toujours obligé de licencier moi-
tié de mon armée pour la récolte. Ne serai-je jamais en
Europe à la tête d'une armée où ces obstacles ne se
rencontrent pas ! " Profitant de son loisir forcé, il se
laissait ensuite aller à une longue causerie avec sa
mère : "Je vais répondre, lui disait-il, à vos lettres, que
je viens de recevoir..." Et il jetait sur le papier, à
bâtons rompus, une série de notes et de réflexions. En
voici quelques extraits : " Dans nos troupes, le lieu-
tenant qui avait de quoi vivre avec la paie, (en)
1755, 1756, meurt de faim actuellement, ainsi que le
général avec ses 25,000 livres, qui en doit autant et
mange 1759... Je n'influe en rien sur le choix des offi-
ciers des troupes canadiennes, et je me suis fait une
loi de n'y jamais demander d'emploi. Vous n'avez pas
besoin d'être Œdipe pour deviner cette énigme. En tout
cas, voici quatre vers de Corneille :
Mon crime véritable est d'avoir aujourd'hui
Plus de nom que (2), plus de vertus que lui
Et c'est de là que part cette secrète haine
Que le temps ne rendra que plus forte et plus pleine.
1 — Extrait d'une lettre datée du 20 février, envoyée par
Montcalm à Bourl arnaque le 28 mai.
2 — Les points de suspension étaient là évidemment pour
remplacer le nom de Vaudreuil.
MONTCALM 391
Je vis cependant très bien avec tout le monde et
sers de mon mieux le roi. Si Ton pouvait se passer de
moi, me faire tomber dans quelque panneau, et s'il
m'arrivait un échec... J'apprends avec plaisir que
mon cher petit chevalier grandit. J'en aurai beaucoup,
beaucoup, de le revoir et ma chère fille ; fort aise que
l'aîné prenne du goût à son métier.... L'expédition de
William-Henry vaut mieux que celle de Chouaguen
quoique moins importante ; il y a moins de bonheur,
mais plus de combinaisons. Pour cette année-ci je
croirai faire beaucoup de parer à tout, ainsi n'attendez
rien de brillant ; je veux être Fabius plus qu'Annibal,
et c'est nécessaire.... Si M. de Saint-Priest devient
ministre de la guerre, de m'avoir préconisé en pleins
Etats ^ sera sans doute de bon augure... Nous trou-
vons que le comte de Lé vis s'est bien pressé de prendre
le nom de Mirepoix. Il est surprenant que le comte
de Lé vis ne vous ait pas parlé comme satisfait de mes
succès. Il vaut mieux faire envie que pitié. Cela
m'arrivera avec quelques-uns qui croyaient peut-être
que je m'en tirerais moins bien. En revanche, je cherche
bien à faire valoir ceux qui sont ici. Voici une phrase
de l'abbé de Bernis : " Tout le monde vous rend justice
ici ; pour moi j'admire celle que vous tenez à rendre à
tous ceux qui vous secondent" Le moulin à huile
a moins rendu; n'importe, bon effet Le baume
1 — Montcalm écrivait à Bourlamaque le 22 mai : " M. de
St ministre de la guerre, reparle encore de moi aux états
assemblés en novembre 1757, comme il avait fait pour ceux
de Chouaguen, en 1756 ".
392 MONTCALM
Canada, martre?, sucre d'érable doivent vous parvenir
par Bordeaux ".^
Cependant juin était arrivé, et, avec les envois reçus
de France, on pouvait commencer à organiser la cam-
pagne. Dès le milieu de mai, le bataillon de la Reine
avait été envoyé de Québec, où l'on ne pouvait plus le
nourrir, à Carillon, en passant par Saint- Jean. Le 22
Montcalm adressait à Bourlamaque des ordres pour le
départ successif de Berry et de Languedoc, cantonnés
dans le même gouvernement, et l'informait que sa des-
tination était d'aller prendre le commandement des
premières troupes à Carillon. Le 15 juin cet officier
général y arrivait.
M. de Vaudreuil avait décidé d'assembler sur la
frontière du lac Champlain un corps de cinq mille
hommes, pour la couvrir contre les attaques auxquelles
on devait s'attendre du côté du lac Saint Sacrement. Il
avait aussi résolu de détacher un corps de 2,500 hom-
mes, composé de 400 soldats des troupes de terre, 400
des troupes de la marine, 800 Canadiens et 900 sauva-
ges, qui se rendrait au lac Ontario, pour remonter la
rivière Oawégo jusqu'à la hauteur des terres, se porter
sur la rivière Mohawk (ou des Iroquois), dévaster les
habitations anglaises et la région jusqu'aux portes de
Shenectady, appelé Corlar par les sauvages. M. de
Lévis devait avoir le commandement de ce corps, avec
MM. de Rigaud, de Longueuil et de Sénçzergues comme
lieutenants. Le gouverneur espérait que cette expédi-
tion ferait une diversion opportune, en empêchant les
Anglais d'attaquer Carillon, préviendrait le rétablisse-
1 — Montcalm à madame de Saint- Vératif 2 juin 1758.
MONTCALM . 393
ment des forts ennemis sur la rivière Chouagnen, et
entraînerait les Iroquois à se déclarer contre nos adver-
saires. Montcalm estimait ce plan peu judicieux, parce
qu'il divisait nos forces déjà trop faibles. Il écrivait
dans son journal : " Cette chimérique expédition de
Corlar (ainsi la nomment les courtisans) sera peut-être
la cause de la perte de la colonie. Il faudrait marcher
sur le champ aux ennemis avec les sauvages, l'élite des
Canadiens, des troupes de terre et de la colonie. Ils
ne sont pas encore retranchés, persuadés, suivant le
rapport des prisonniers, que la disette des vivres nous
met hors d'état de rassembler un corps d'armée; ils se
tiennent moins sur leurs gardes, et ne pensent qu'à accé-
lérer leurs travaux. Une attaque imprévue et vigou-
reuse les culbuterait et finirait la campagne de ce côté.
Le marquis de Vaudreuil pourrait alors s'occuper, ou
d'envoyer des secours à la Belle- Kivi ère, ou de ses pré-
tendues négociations avec les Cinq-Cantons ; mais qui
«ait s'il est désireux d'un succès décisif pour cette colonie
mais dont le général des troupes de terre serait l'agent."
Nous croyons que l'antipathie de Montcalm lui faisait
ici prêter à Vaudreuil des sentiments trop bas. Mais
ce qu'il disait de la situation était juste. Les nouvelles
obtenues des prisonniers faits par les sauvages annon-
çaient que le général Abercromby, envoyé par Pitt
pour remplacer l'incapable Loudon, était au fort Lydius
avec quatre régiments de ligne, et cinq compagnies de
rangers, que trois autres régiments y allaient bientôt
arriver avec douze mille hommes de milices, et que
cette armée devait opérer contre Carillon.
Bourlamaque y était déjà rendu avec les bataillons
de la Keine, de Languedoc et de Berry. Les bataillons
394 MONTCALM
de Guyenne et de Royal-Roussillon partirent de Saint-^
Jean, pour la même destination, le 21 juin ; la Sarre
en partit le 23, et Béarn le 24. Chacun de ces batail-
lons, à l'exception de la Reine, laissait un piquet de
soixante-sept hommes pour le détachement de M. de
Lévis, qui devait s'assembler à Lachine le 28 juin.
Montcalm avait écrit à Bourlamaque le 28 mai ; " Je
compte vous suivre de fort près sur la frontière, si je ne
pars en même temps que vous, monsieur." Quatre
semaines s'étaient écoulées, et les nécessités du service,
les délais habituels dans les transports et l'expédition
des troupes l'avaient retenu forcément à Montréal.
Enfin, le 23 juin, rien ne l'arrêtait plus, et il allait pou-
voir partir le lendemain pour prendre le commande-
ment de l'armée de Carillon. C'est alors que se produi-
sit un incident très grave, et que faillit éclater entre le
gouverneur et le général une rupture désastreuse en un
pareil moment. Il était dix heures du soir. Vaudreuil
venait de remettre à Montcalm, suivant son habitude,
une longue instruction, relativement aux opérations que
celui-ci allait diriger. La lecture de ce document pro-
voqua chez le général la plus violente irritation. Elle
contenait des assertions qu'il ne pouvait admettre, des
directions contradictoires, des prescriptions trop obscu-
res, suivant lui ; et il se résolut de ne point y souscrire
par un acquiescement tacite. Malgré l'heure nocturne,
et sans perdre un instant, il écrivit à M. de Vaudreuil
la lettre suivante : " Le 23 au soir, à Montréal. — Mon-
sieur, j'ai l'honneur de vous supplier de relire l'instruc-
tion que vous m'avez fait celui de me remettre ce soir,
et le mémoire ci-joint, et j'attends de votre équité que
vous penserez que c'est bien assez que je me charge.
MONTCALM 395
dans des circonstances qui peuvent être aussi critiques,
de défendre autant qu'il me sera possible la frontière
du lac Saint-Sacrement avec 4,000 hommes, contre des
forces très supérieures, sans me charger d'une instruc-
tion dont les obscurités et les contradictions semble-
raient me rendre responsable des événements qui peu-
vent arriver et que nous devons prévoir. Je rends jus-
tice à la droiture de vos intentions, mais je ne saurais
partir que vous ne m'ayez remis une instruction avec
tous les changements aussi nécessaires qu'indispensa-
bles pour conserver la réputation d'un officier général
qui a servi avec autant de zèle pour votre propre
gloire et la défense de cette colonie. Je suis avec res-
pect, monsieur, votre très humble," etc. Cette lettre, où
la courtoisie des formules ne dissimulait pas l'amer-
tume des sentiments, était accompagnée d'un mémoire
très serré, dans lequel Montcalm discutait article par
article l'instruction du gouverneur. Nous ne ferons que
signaler quelques points saillants de ce débat. Vau-
dreuil, pour justifier l'expédition de Corlar, s'efforçait
d'atténuer la gravité de la situation sur la frontière
du lac Saint-Sacrement. D'après lui, s'il était vrai que
les Anglais voulussent assiéger Louisbourg ^, il n'était
pas vraisemblable qu'ils eussent les moyens de venir
attaquer Carillon, et leurs mouvements de ce côt4 ne
1 — On touche ici du doigt la lenteur et la difficulté des
communications, et les retards qui en résultaient dans la
transmission des informations les plus importantes. Au mo-
ment où Vaudreuil se demandait s'il était vrai que les Anglais
voulussent assiéger Louisbourg, le siège de cette forteresse
était commencé depuis quinze jours. Le débarquement des
Anglais dans la baie de Gabarus avait eu lieu le 8 juin.
396 MONTCALM
devaient indiquer qu'une " défensive audacieuse."
Montcalm répondait à cela : " M. le marquis de Vau-
dreuil veut bien se dissimuler à lui tout seul les forces
des Anglais dans cette partie. Les dépositions des pri-
sonniers sont trop constantes et uniformes, et M. le
marquis de Vaudreuil sait bien que, malgré leur entre-
prise sur Louisbourg, les Anglais ont dix bataillons de
troupes réglées, cinq compagnies de rôdeurs de bois
entre Orange et Lydius, et peuvent être joints facile-
ment par un gros corps de milices."
Le gouverneur disait encore, dans son instruction
que si, " contre toute attente ", les ennemis se déci-
daient à marcher, sur Carillon, ce serait alors à Mont-
calm d'aller les rencontrer pour les combattre dans leur
marche ou sur le lac, ou bien de les attendre dans un
camp retranché ; mais que cela devait dépendre des
Canadiens et des sauvages qu'il aurait avec lui, et que,
sans sauvages, il faudrait se contenter de harceler les
Anglais et de les retarder le plus possible sans risquer
" une affaire générale et décisive ". Cela manquait
évidemment de netteté, et Montcalm signalait l'ambi-
guité de ce passage. " M. le marquis de Vaudreuil,
écrivait-il, paraît se contredire formellement dans l'ar-
ticle le plus important de son instruction. Il a com-
mencé par s'en rapporter au marquis de Montcalm pour
aller au devant de l'ennemi, pour le combattre dans sa
marche ou sur le lac et M. le marquis de Vaudreuil
ajoute dans ce même article qu'il ne faut point s'exposer
par une affaire générale et décisive. M. de Montcalm
ne saurait partir que M. le marquis de Vaudreuil n'ait
totalement changé cet article de son instruction, car si
le marquis de Montcalm marche au-devant pour com-
MONTCALM 397
battre, l'affaire est engagée, et il contrevient à l'instruc-
tion de M. de Vaudreuil ; s'il veut s'en tenir à la der-
nière partie, il doit prendre des mesures en conséquence,
qui dépendent des circonstances et du temps que l'en-
nemi donnera ". Montcalm s'opposait pour le même
motif à un autre article de l'instruction. " M. le marquis
de Vaudreuil, disait-il, demande le renvoi des bateaux,
hors ceux qui sont nécessaires pour le service journa-
lier. Cet article est contradictoire avec celui d'éviter
une affaire générale et décisive parce qu'il faut tou-
jours se réserver un nombre suffisant de bateaux pour
la retraite des troupes ".
La lettre et le mémoire de Montcalm dénotaient un
mécontentement très vif. Mais elles ne révélaient qu'à
demi l'intensité de son déplaisir. Il était littéralement
exaspéré par le ton et l'attitude du gouverneur. Et,
pendant que tout dormait autour de lui, il épanchait
ainsi dans son journal l'amertume de son cœur ulcéré :
" Le marquis de Vaudreuil m'a remis, ce soir, à dix
heures, ses instructions ridicules, obscures et captieuses.
Si je m'en fusse chargé, elles étaient tournées de façon
que tout événement malheureux m'était jeté aux jam-
bes, quelque parti que j'eusse pris. Je les ai rendues à
M. de Vaudreuil avec un mémoire justificatif de ma
conduite à cet égard. Grande répugnance du marquis
de Vaudreuil à m'en donner d'autres, nettes et simples;
il s'est surtout attaché à un préambule dans lequel il
avance qu'il a délibéré avec moi sur toutes les affaires
de la colonie, et pris mes avis sur tout. J'avoue qu'il
l'aurait dû faire, que mon rang, ma réputation et les
ordres du Koi l'exigeaient. Mais comme il ne m'a
jamais consulté sur rien, qu'il ne m'a jamais fait part ni
398 MONTCALM
des nouvelles, ni de se3 projets, ni de ses démarches, je
lui ai déclaré positivement que je ne souffrirais jamais
que ce préambule frauduleux existât à la tête de ses
instructions, comme un monument contraire à ma
réputation. Si ce gouverneur général eût insisté, ma
protestation contre cette fausse assertion était prête.
C'est bien assez qu'une basse jalousie empêche l'effet
du zèle, et, j'ose dire, de quelques talents, sans souffiir
encore qu'un manège sourd et noir nous associe à des
sottises dont on gémit sans les pouvoir arrêter," Vau-
dreuil consentit avec une répugnance que l'on conçoit
à modifier ses instructions, et le pénible incident fut
clos, non sans laisser des traces et un souvenir fâcheux
dans l'âme des deux chefs si peu faits pour s'entendre.
Le lendemain, 24 juin, Montcalm partait de Mont-
réal avec M. de Pontleroy premier ingénieur de la
Nouvelle-France. Le 25 il était à Saint-Jean, et le 26 il
s'embarquait pour Carillon, salué par le canon du fort.
Le lendemain, il rencontrait, sur le lac, Ignace, chef des
Hurons de Lorette, envoyé par Bourlamaque pour don-
ner avis que les Anglais étaient établis au fort du lac
Saint- Sacrement, sur les ruines du fort George. Quel
était leur dessein ? Marcher sur les Français, ou seule-
ment rétablir ce fort ? Montcalm allait bientôt l'ap-
prendre. Il rencontra aussi, le même jour, un détache-
ment de miliciens du gouvernement de Montréal, qui y
retournaient, ce qui lui faisait consigner dans son
journal cette réflexion pleine d'amertume ; " Ils sont
trop bons pour qu'on nous les laisse ; on les destine à
l'armée de faveur." Le 30 juin, à trois heures de l'après-
midi, le général arrivait à Carillon. Il y trouvait les
huit bataillons français, très faibles par eux-mêmes à
MONTCALM 399
<îause de la quantité de mauvaises recrues, très affaiblis
encore par les piquets des volontaires qu'on en avait
tirés pour le détachement du chevalier de Lé vis ; qua-
rante hommes de la marine, trente Canadiens en état
d'aller à la guerre, et quatorze sauvages ; des vivres
pour neuf jours seulement, et, pour cas urgent, trente-
six mille boucauts de biscuits ^." A ce moment Aber-
cromby avait sous la main une armée de six mille trois
cent soixante-sept réguliers et de neuf mille trente-
quatre provinciaux.
Depuis le commencement de juin, la route d'Albany
au lac George, constamment sillonnée de détachements,
de convois, de régiments, avait offert le spectacle le
plus animé et le plus pittoresque. Tour à tour les
rives de THudson avaient vu passer et se refléter dans
les ondes cristallines de la rivière, les éclaireurs de la
Nouvelle-Angleterre, habillés en bûcherons, armés d'un
fusil et d'une hachette, une corne à poudre sous le bras
droit, un sac de cuir pour les balles suspendu à leur
ceinture ; les uniformes bleus des régiments provinciaux
du Massachusetts, du Connecticut, de New- York, du
New- Jersey et du Khode-Island ; puis les régiments
anglais, au costume rouge éclatant, le 55°^* commandé
par lord Howe, le Eoyal- Américain, le 27"'®, le 44"*^, le
46'"^ et le 80"'" d'infanterie ; enfin le 42"^® écossais, com-
posé de montagnards géants, soldats superbes, qui mar-
chaient jambes nues, drapés dans leur costume original,
commandés par le major Duncan Campbell d'Inverawe.
Albany avait successivement acclamé au passage ces
troupes magnifiques, orgueil de la métropole et des
1 ^^ Journal de Montcalm, p. 384.
400 MONTGALM
provinces, qui s'en allaient, tout le monde en était con-
vaincu, triompher au pas de course, écraser Montcalm,
et frapper d'un coup mortel la domination française en
Amérique.
Le 30 juin, jour où ce général arrivait à Carillon,
l'armée anglaise était toute réunie autour des ruines de
William-Henry. C'était le plus beau et le plus formi-
dable corps de troupes que l'Amérique eût encore vu»
Bouilamaqiie, par ses éclaireurs et le récit de quelques
prisonniers, était au courant de ce puissant armement,
et son premier soin fut d'en informer son chef. Celui-ci
saisit d'un coup d'œil l'effroyable danger de la situation.
Les informations obtenues exagéraient encore les forces
anglaises. Le soir de son arrivée, Montcalm écrivait
dans son journal, confident de ses angoisses : " Le nom-
bre des ennemis grossissant tous les jours à la tête du
lac Saint-Sacrement; leur portage très avancé ; mille
chevaux et une quantité de bœufs proportionnée em-
ployés à le faire ; les dépositions des prisonniers unanimes
sur un projet de leur part d'assiéger Carillon et de com-
mencer leurs mouvements dans les premiers jours de
juillet ; vingt ou vingt-cinq mille hommes destinés,
selon leur rapport, à cette expédition : voilà notre posi-
tion. Le marquis de Montcalm a dépêché ce soir au
marquis de Vaudreuil pour lui en rendre compte ". Et
Montcalm laissait échapper ce cri où s'exhalaient les
sentiments tumultueux d'un cœur étreint par l'anxiété
et tout frémissant encore de la passe-d'armes du 24
juin : " Persistera-t-il dans son aveugle sécurité pour
cette frontière ? S'opiniâtrera-t-il à sa don Quichot-
terie de Corlar ? Se hâtera-t-il au moins de nous faire
parvenir des vivres, des sauvages, et les secours de la
MONTCALM 401
colonie qu'il nous a promis ? Les ennemis pourraient
bien le mettre dans le cas où il a annoncé qu'il marche-
rait en personne. Qu'il vienne ! Qu'il voie ! et j'ajou-
terai de tout mon cœur : Qu'il vainque ! "
La position de l'armée française était effrayante.
Comme nous l'avons vu dans un précédent chapitre, la
péninsule de Carillon consiste en un plateau rocheux,
bordé de terrains bas qui côtoient, à gauche, le lac
Champlain, à droite, la rivière de la Chute. Le fort
s'élevait à l'extrémité de la péninsule, dont la pointe,
d'après le plan que j'ai sous les yeux, regardait le sud-
est. Par une anomalie peu militaire, il n'occupait pas
l'endroit le plus élevé du plateau : à l'ouest, en avant
du fort, le terrain, après une légère déclivité, remonte
graduellement et atteint sa plus grande hauteur à un
demi-mille de la place, environ ; puis il s'abaisse encore,
de sorte que le plateau est couronné d'une crête qui
le traverse entièrement, entre les deux pentes très raides
conduisant aux terrains bas. ^
La situation pouvait se résumer comme suit. Mont-
calm était à Carillon, sous les murs d'un fort délabré,
1 — "La plupart des forts du Canada étaient mal construits
et mal situés : ils étaient dominés par les hauteurs voisines;
les murs n'avaient que deux pieds d'épaisseur, sans terre-
plein, ni fossés, ni chemin couvert ". (Note de M. Dussieux)»
— *♦ Voilà ce qu'on appelle un fort dans ce pays-ci, suffisant,
à la vérité lorsqu'on ne faisait la guerre que contre des sau-
vages ou des partis sans artillerie ; aujourd'hui les nom-
breuses forces des Anglais et leur artillerie doivent changer
le système de la guerre et par conséquent la défense des
frontières " (Lettre de M. de Pontleroy au ministre de la
guerre^ du 28 octobre 1758).
26
402 MONTCALM
avec environ trois mille hommes. ^ Devant lui, la
rivière de la Chute, longue d'environ quatre milles, des-
cendait du lac George, serpentant et bondissant en
rapides écumeux. Là-bas le lac George lui-même, long
de trente-six milles,étendait sa nappe brillante jusqu'aux
ruines de William-Henry, où se dressaient les tentes
d'Abercromby et de ses quinze mille soldats. Le général
anglais avait de Tartillerie, une flotte nombreuse, et,
d'un moment à l'autre, toute cette puissante armée pou-
vait fondre sur Montcalm et sa poignée de braves.
L'heure était grosse de péril. Une défaite, c'était l'en-
nemi maître du lac Champlain, et s'élançant par la
rivière Kichelieu jusqu'à Montréal, au cœur même de
la colonie.
Mais le génie de Montcalm est à la hauteur du dan-
ger. Il envoie courrier sur courrier à M. de Vaudreuil,
afin de hâter l'arrivée des renforts commandés par
Lévis. En même temps il choisit d'un coup d'œil sûr
l'endroit où devra se livrer la bataille prochaine. C'est
1 — Etat et compositon de l'armée française le 8 juillet:
Le marquis de Montcalm, maréchal des camps ; le chevalier
de Lévis, brigadier ; le sieur de Bourlamaque, colonel ; le
sieur de Bougainville, aide-maréchal des logis ; le chevalier
de Montreuil, aide-major général. Brigade de la Reine : la
Reine, 345 hommes; Béarn, 410; Guyenne, 470. Brigade de
la Sarre : La Sarre, 460 ; Languedoc, 426. Brigade de Royal-
Roussillon: Royal- Roussillon, 480; le 1er bataillon de Berry,
450. Deuxième bataillon de Berry, détaché pour la garde du
fort de Carillon, excepté la compagnie de grenadiers, qui a
servi dans la ligne et faisait 50. Troupes de la marine, 150.
Canadiens, 250. Sauvages, 15. Total, 3,506." (Journal de
Montcalm, pp. 397-398.)
MONTCALM 403
sur les hauteurs de Carillon que se décidera la campa-
gne (1).
Mais il faut fortifier la position par des retranche-
ments, il faut laisser arriver les renforts. Tout cela
demande du temps, et les quinze mille hommes d'Aber-
cromby peuvent paraître à chaque minute devant
Ticondéroga. Montcalm se décide alors pour une
manœuvre hardie. Au lieu de rester sur la défensive,
il va prendre l'offensive, du moins en apparence ^.
En racontant l'expédition de William-Henry, nous
avons déjà donné une description de la contrée qui
avoisinait Carillon. Mais il n'est peut-être pas inutile
d'en rappeler ici quelques particularités. La rivière de
la Chute n'est navigable que jusqu'à deux milles de la
pointe du fort. Là, son cours est barré par une chute
d'une certaine hauteur, au-dessus de laquelle se suc-
cèdent une série de rapides. Les Français avaient bâti
en cet endroit un moulin à scie. Au-dessus de la cas-
cade il y avait un pont qui faisait communiquer la rive
gauche avec la rive droite. A partir de ce pont, une
route militaire d'un mille et demi environ, tracée par
nos troupes l'année précédente, allait rejoindre la
rivière en haut des rapides, au Portage, où ses eaux
redeviennent navigables jusqu'au lac George, distance
d'un mille à peu près. Un autre pont reliait également
les deux rives au Portage.
Le 1er juillet, Montcalm, laissant à Carillon le second
bataillon de Berry, commandé par M. de Trécesson, va
1 — Relation de la victoire remportée sur les Anglais^ le 8
juillet 1758 ; Arch. du ministère de la guerre.
2 — Mémoires de M. de la Pause.
404 MONTCALM
établir son camp à la Chute, au moulin à scie. Il poste
le bataillon de Royal-Roussillon et le premier de Berry
à la droite de la rivière, et les bataillons de la Sarre et
de Languedoc à la gauche. En même temps, il fait
occuper la tête du Portage, un mille et demi en avant,
par les bataillons de la Reine, de Béarn et de Guyenne,
aux ordres. du colonel Bourlamaque^. "Cette manœu-
vre audacieuse, qui présentait l'apparence de forces plus
considérables que celles que nous avions, a retardé de
quelques jours les mouvements des ennemis ", lisons-
nous dans le document déjà cité. " Suivant le rapport
des prisonniers, leur premier projet avait été d'établir
au Portage, sous les ordres de mylord Howe, une tête,
que le corps de l'armée n'aurait suivie que quelques
jours après. Notre mouvement en avant les détermina
à faire marcher l'armée tout entière, ce qui a retardé
leur opération jusqu'au 5 2".
Le 1er juillet au soir, Montcalm écrivait dans son
journal : " Ce mouvement, hardi sans doute, était néces-
saire pour donner de la considération aux ennemis, leur
en imposer et leur faire perdre l'idée qu'ils ont de notre
faiblesse, et en même temps pour empêcher qu'ils ne
se fussent emparés à l'improviste du Portage; ce qu'ils
pouvaient faire par une marche de dix ou douze heures
seulement sur le lac. J'ai été ce matin avec MM. de
Pontleroy, Desandrouins, Jacquot et d'Hébécourt re-
connaître les environs du fort de Carillon pour déter-
miner un champ de bataille et la position d'un camp
retranché. Nous manquons de bras, et peut-être le
1 — Mémoires de M. de la Pause.
2 — Relation de la victoire remportée sur les Anglais^ etc.
MONTCALM 405
temps nous manquera-t-il aussi. Notre situation est
critique. Activité et audace, voilà nos seules ressour-
ces." Du 1er au 4 on envoya beaucoup de petits partis
à la guerre pour avoir des nouvelles de l'ennemi ; et
" comme on n'avait point de sauvages, on forma deux
compagnies de volontaires, tirées dans le corps des
troupes de terre, dont le commandement fut donné au
sieur Bernard, capitaine au régiment de Béarn, et au
sieur Duprat, capitaine au régiment de la Sarre."
Le 4 juillet, le marquis de Montcalm résolut d'en-
voyer un détachement à la découverte, jusque sur le
lac George. Il confia 130 volontaires au sieur de Langy-
Montégron, enseigne des troupes de la colonie, d'une
grande réputation, et demanda pour l'accompagner des
officiers de bonne volonté, les prévenant qu'ils seraient
tous sous les ordres de M. de Langy, de quelque grade
qu'ils fussent. La mission était périlleuse : tous les
officiers demandèrent à marcher, et Montcalm fut obligé
d'en fixer le nombre à un officier par bataillon. Le 4
au soir, cette troupe d'élite s'embarquait en bateau sur
le lac George.
On peut se figurer l'anxiété cruelle qui étreignait le
cœur de Montcalm, durant ces journées écrasantes, et
ces nuits sans sommeil. Il était arrivé à l'heure la plus
critique de son existence. Le sort de tout un pays
était entre ses mains. Là-bas, derrière les flots purs de
ce lac romantique que scrutaient ses regards ardents,
que lui préparait cet armement redoutable lancé contre
lui, tenant chevaleresque des deux Frances, par l'Angle-
terre et l'Amérique ? La gloire, ou la honte ? La victoire,
ou la mort ? Le dénouement de ce terrible problème
était proche.
406 MONTCALM
La journée du 5 était presque écoulée, et l'on n'avait
encore aucune nouvelle du détachement de M. de Langy .
Au camp de Bourlamaque tous les yeux étaient fixés
sur une montagne d'où la vue découvrait une grande
étendue du lac. On avait posté là un officier chargé
de donner l'éveil aussitôt qu'il apercevrait l'ennemi.
Le soleil déclinait à l'horizon et l'on pouvait croire que
la journée se passerait sans incidents, quand, vers quatre
heures et demie, on vit soudain un drapeau blanc se
lever et s'abaisser, et l'on entendit tirer un coup de fusil
du haut de ce sommet. C'était le signal convenu.
Quelques instants après arrivait le détachement de
Langy. Il rapportait qu'après s'être avancé à une jour-
née sur le lac, il avait rencontré l'avant-garde anglaise
conduite par le général Bradstreet et le major Eogers..
Aussitôt Montcalm ordonna que les troupes prissent
les armes, passassent la nuit au bivouac, et qu'on dé-
blayât les équipages. Bourlamaque dépêcha trois piquets
sur les bords du lac, pour éclairer le débarquement des
ennemis. Enfin le sieur de Langy et M. de Trépézec,
avec trois cents hommes environ, furent envoyés pour
occuper la Montagne-Pelée, à l'ouest du lac. Ce déta-
chement avait instruction de faire sa retraite sur Caril-
lon par la rive gauche de la rivière de la Chute, tandis
que Bourlamaque ferait la sienne par la rive droite.
Quels avaient été les mouvements de l'armée anglaise ?
Comme nous l'avons vu, à la fin de juin elle était cam-
pée autour des ruines de William-Henry. Les rives du
lac, le pied des montagnes et la plaine disparaissaient
sous les tentes innombrables des quinze mille hommes
d'Abercromby.
Ce général était le chef nominal de l'expédition ; mais
MONTCALM 407
lord Howe en était l'âme. Abercromby devait sa nomi-
nation à la faveur de lord Bute, collègue de Pitt. " C'est
un homme pesant, " écrivait Wolfe à son père ^.
" C'est un gentilhomme âgé (an aged gentleman),
infirme de corps et d'esprit ", écrivait, de son côté, un
jeune troupier de 17 ans, William Parkman, qui, enrôlé
dans les milices du Massachusetts, tenait un petit jour-
nal des incidents de chaque jour 2. Dans l'esprit de Pitt,
lord Howe devait avoir le commandement véritable.
Ce jeune seigneur de trente-quatre ans était déjà l'une
des plus grandes figures de toutes les armées britanni-
ques. Il avait le cœur d'iin soldat et le génie d'un capi-
taine. Austère pour lui-même, frugal, ferme sur l'arti-
cle de la discipline, et cependant sympathique et géné-
reux, il était adoré des troupes. " Caractère antique,
parfait modèle de vertu guerrière ", disait de lui Wil-
liam Pitt, le grand Chatham ; tandis que son digne
émule, James Wolfe, l'appelait " le plus noble anglais
de mon époque, et le meilleur soldat de l'armée
anglaise ". Pas un des milliers d'hommes assemblés
sur les bords du lac George, qui ne fût convaincu que
lord Howe portait sous son large front et dans son œil
d'aigle le succès de la campagne.
On était rendu au 4 juillet. Tous les contingents
étaient arrivés, toute la flottille était prête. Il était
temps de marcher en avant. Le soir de ce jour on mit
à bord les bagages, les magasins, les munitions, etc.
Les premiers rayons du soleil levant, radieux soleil
(1) Wolfe à son père ] Vie du major général Wolfe^ par
Robert Wright ; Londres, 1865.
2 — Montcalm et Wolfe, par F. Parkman, vol. II, p. 89.
408 MONTCALM
de juillet, virent le lendemain matin un admirable
spectacle. Au point du jour, toute Parmée anglaise
s'était embarquée sur 900 bateaux, 15 chaloupes, sans
compter un grand nombre de radeaux pour transporter
l'artillerie. ^ Elle s'avançait majestueusement, dans un
ordre parfait, les réguliers au centre, les provinciaux
sur les flancs. Le ciel était pur et ))rillait des feux du
jour naissant ; mille drapeaux flottaient au souffle de
la brise, en mariant leurs couleurs ; les fanfares des
régiments éveillaient les échos des monts et des forêts
prochaines. A droite, à gauche, de mystérieuses soli-
tudes ; en arrière, la jeune patrie coloniale dont le cœur
battait au milieu de cette armée magnifique ; en avant,
les flots bleus du lac poétique, merveilleux diamant de
la Nouvelle- Angleterre ; et, là-bas, à l'horizon, un vail-
lant ennemi à terrasser, le triomphe, la gloire et la con-
quête. Cette scène incomparable, ce tableau pittoresque
et brillant sont restés gravés dans la mémoire des
Anglo-Américains, ^ d'autant plus profondément sans
doute qu'ils offraient un plus lugubre contraste avec la
scène et le tableau dont furent témoins les mêmes lieux,
trois jours plus tard.
A cinq heures de l'après-midi, la flottille atteignit un
endroit appelé par les Anglais Sahbath-Day Point, à
vingt-cinq milles de William-Henry. Quelques bateaux
avaient donné la chasse aux embarcations de Langy.
C'était précisément l'instant où l'armée française pre-
1 — Ahercromhy to Pitt, 12 juillet 1758.
2 — Pour qu'on ne m'accuse pas de fantaisie, voir Bancroft,
Eistnry of ihe United States ; Fenimore Cooper, Satanstoe ;
Parkman, Montcalm and Wolfe ; le Journal du major Rogers,
etc.
MONTCALM 409
nait réveil, se formait en bivouac et déblayait les équi-
pages.
Les ennemis restèrent à la Pointe-du-Sabbat jusqu'à
onze heures du soir environ, pour attendre les radeaux
de l'artillerie, plus lourds et moins rapides. Ils poursui-
virent alors leur route, et, le lendemain matin, à l'au-
rore, ils touchèrent au lieu du débarquement, sur la
rive gauche, à la tête de la rivière de la Chute.
Du haut de la Montagne-Pelée, Langy et Trépé-
zec surveillaient les mouvements de l'armée anglaise,
tandis que les trois piquets détachés en tirailleurs par
Bourlamaque s'échelonnaient sur la rive.
Les bataillons français avaient passé sous les armes
cette nuit du 5 au 6. Le 6, à quatre heures du matin,
l'arrivée des berges anglaises à la rivière de la Chute
étant signalée, Montcalm envoya aussitôt ordre au sieur
de Pontleroy, resté à Carillon, d'abandonner tous autres
travaux pour tracer des retranchements et abatis sur le
terrain déterminé le 1er du mois ; au sieur de Trécesson,
d'y faire travailler le second bataillon de Berry avec les
drapeaux ; et à 200 hommes de troupes de la colonie arri-
vés la veille, de venir le rejoindre sur les hauteurs de la
Chute ^. Vers neuf heures,les Anglais commencèrent leur
débarquement. Les trois piquets placés en poste avancé
à cet endroit sous le commandement de M. de Ger-
main, trop faibles pour inquiéter sérieusement cette
1 — Relation de la victoire, etc., déjà citée. — Nous touchons
ici à la question des renforts. Il en sera parlé plus loin :
disons seulement que, du 1er au 6 juillet, Montcalm n'avait
reçu que quatre cents soldats de troupes de la marine, ou
Canadiens. Le 6, ni Lévis, ni le détachement de réguliers
destiné à l'expédition de la rivière Mohawk, n'étaient arrivés.
410 MONTCALM
manœuvre, ouvrirent un feu de tirailleurs contre les
premières troupes ennemies, et se replièrent sur Bour-
lamaque, qui, faisant rompre derrière lui le pont du
Portage, fit sa retraite avec ses trois bataillons, et s'en
alla rejoindre Montcalm à la Chute, en passant par le
chemin militaire. Là, les cinq bataillons réunis, Berry,
Béarn, Koyal-Roussillon, Guyenne, la Reine, traversè-
rent la rivière au-dessus de la Chute, rompirent le
second pont et vinrent se ranger en bataille, avec la
Sarre et Languedoc, sur les hauteurs de la rive gauche,
à deux milles du fort, environ.
Pendant ce temps, l'armée anglaise achevait son
débarquement, et ses chefs décidèrent de marcher sur
Carillon par la rive gauche, vu que les ponts étaient
détruits. A midi, tous les différents corps étaient à
terre et l'armée s'ébranla. Il y avait d'abord une plaine
couverte d'une épaisse forêt qui s'étendait vers le nord-
ouest, jusqu'à des montagnes, derrière lesquelles une
rivière appelée *' Bernetz " par les Français, et, par les
Anglais, Trout Brook, coulait dans la direction de la
rivière de la Chute. Les troupes s'engagèrent sous la
sombre ramure en quatre colonnes, laissant au lieu du
débarquement toute l'artillerie, les provisions et les
bagages trop lourds. Rogers, avec les régiments provin-
ciaux de Fitch et Lyman, servait d'avant-garde.
La forêt était presque impénétrable ; impossible de
rien voir à quelques verges de distance. Les fondrières,
les troncs d'arbres renversés, les obstructions de tous
genres, arrêtaient à chaque pas la marche des colonnes.
Pour comble de malheur, le terrain devint bientôt mon-
tueux, les rangs se rompirent, les corps se mêlèrent^
et, au milieu de ces fourrés obscurs, les guides finirent
MONTCALM 411
par s'égarer complètement. Après quatre ou cinq
heures de marche pénible, l'armée anglaise se trouvait
dans l'étrange situation d'une armée perdue dans les
bois.
Durant la retraite des bataillons français et la marche
en avant des Anglais, qu'était devenu le détachement
de Messieurs de Langy et de Trépézec ? Lorsque le
signal de la retraite leur avait été donné du camp de
Bourlamaque, ils ne pouvaient plus traverser la rivière
pour rejoindre leurs compagnons : les Anglais se trou-
vaient déjà entre eux et le Portage. Ils entreprirent
alors de retraiter par le nord-ouest, de franchir les
montagnes de la rivière Bernetz et de descendre ensuite
par la vallée jusqu'au camp de Montcalm, à la Chute.
Langy était un excellent coureur des bois, mais
bientôt, sans guides indigènes, il se perdit lui aussi dans
le dédale inextricable de la forêt. Vers la fin de l'après-
midi, le détachement français se trouvait rendu saus le
savoir non loin de la jonction de la rivière Bernetz
avec la rivière de la Chute. Au même moment, l'ar-
mée anglaise, masquée par la forêt, s'avançait avec len-
teur vers cet endroit.
Lord Howe, accompagné du major Putnam et de
deux cents éclaireurs, était à la tête de la colonne prin-
cipale, un peu en avance sur les trois autres. Sous les
bois silencieux rien ne dénonçait un péril. Soudain, un
cri : Qui vive ! part du fourré. — Français ! répond
quelqu'un dans la colonne anglaise. Mais Langy et Tré-
pézec savaient que leurs frères d'armes étaient plus
loin. La forêt se remplit d'éclairs, une fusillade meur-
trière porte la mort des deux côtés, et lord Howe tombe
inanimé, la poitrine traversée d'une balle.
412 MONTCALM
Peu s'en fallut qu'une panique désastreuse ne s'em-
parât de toute l'armée anglaise. Mais les éclaireurs amé-
ricains tinrent ferme, les régiments reprirent leur sang-
froid, et taillèrent en pièces cette poignée de Français
qui se défendirent avec le courage du désespoir. Nous
perdîmes dans cette funeste rencontre six officiers et
cent quatre-vingt-sept soldats tués ou faits prisonniers.
M. de Trépézec fut blessé à mort. M. de Langy par-
vint à s'échapper et à gagner la Chute avec une cin-
quantaine des siens. Les pertes des Anglais étaient
insignifiantes, quant au nombre. Mais l'âme de l'armée,
l'espoir de la Nouvelle- Angleterre, l'idole du soldat,
lord Howe était mort, et mieux eût valu pour l'ennemi
avoir perdu cinq régiments.
Abercromby resta foudroyé par ce tragique incident :
il n'avait plus auprès de lui ce génie lumineux, cette
volonté sûre d'elle-même qui l'avaient guidé jusque-là.
Un esprit de confusion et d'impéritie sembla se répan-
dre sur l'armée anglo-américaine. Les troupes demeu-
rèrent sans nécessité sous les armes, durant toute la
nuit, du G au 7. Et le 7 au matin, leur général les fit
retourner au lieu du débarquement. Vers midi, Brad-
street fut envoyé pour rétablir les ponts et occuper le
moulin à scie. Enfin, tard dans l'après-midi, Aber-
cromby se décida à avancer, et vint rejoindre Bradstreet
à la Chute, sur l'emplacement du camp occupé par
Montcalm du 1er au 6. Quinze mille Anglo-Américains
passèrent la nuit à une demi-lieue de trois mille Franco-
Canadiens.
Durant le combat du 6, nous avons vu que l'armée
française occupait les hauteurs qui bordent la Chute.
Sur les quatre heures du soir, elle avait entendu un
MONTOALM 413
feu considérable et aperçu les débris du malheureux
détachement poursuivi par les Anglais. Quelques com-
pagnies de grenadiers avaient bordé le rapide de la
Chute, et, à la faveur d'un feu nourri, avaient aidé plu-
sieurs de nos gens à le traverser à la nage. M. de Tré-
pézec gravement blessé, avait été transporté par quel-
ques-uns de ses soldats. Il mourut uq des jours sui-
vants. M. de Langy avait été assez heureux pour
échapper au feu de l'ennemi, et il rejoignit les troupes
de la marine, dont il faisait partie. Le soir de ce même
jour, 6 juillet, Montcalm et toute l'armée campaient sur
les hauteurs de Carillon.
Il était cinq heures de l'après-midi quand fut levé le
camp de la Chute. Quelques-uns des bataillons descen-
dirent en bateaux; d'autres marchèrent un mille et
demi en suivant la route militaire tracée dans les bois,
débouchèrent sur le plateau de Carillon, où le deux-
ième bataillon de Berry travaillait aux retranchements,
et allèrent établir leur bivouac un peu plus loin, sur le
terrain libre qui entourait le fort.
Je crois opportun de toucher ici une question soulevée
par M.Parkman. Dans son grand ouvrage, Montcalm et
Wolfe ^, s'appuyant sur un passage de Pouchot, il pré-
tend que Montcalm fut longtemps irrésolu au sujet de
la tactique à adopter. Il le représente d'abord comme
hésitant, dès le premier juillet, à choisir Carillon pour
faire face à l'ennemi. D'après, lui, Montcalm voulait,
en ce moment, retraiter sur le fort St-Frédéric, et les
représentations de MM. LeMercier et de Lotbinière
l'empêchèrent seules d'adopter ce parti. En second lieu,
1 — Montcalm et Wolfe^ vol. II, p. 99.
414 MONTCALM
le 6 juillet, le général français aurait montré encore
beaucoup d'incertitude, quant au choix du champ de
bataille, et balancé entre le poste de la Chute et le pla-
teau de Carillon. Avant de se replier sur ce dernier
endroit, il aurait convoqué une espèce de conseil de
guerre, où Bourlamaque se serait prononcé pour la
Chute, tandis que deux vieux officiers, MM de Ber-
netz et de Moutgay, en signalant le danger que les
Anglais occupassent les hauteurs voisines, auraient
décidé Montcalm pour Carillon.
Je pense être justifiable de dififérer d'opinion avec
l'historien américain. Tout indique que le plateau de
Carillon avait été le champ de bataille choisi par Mont-
calm dès le début de la campagne. En premier lieu,
c'était l'endroit désigné par les officiers du génie. Dès
l'hiver précédent, M. d'Hugues, jeune officier de grand
mérité, avait étudié la position, et signalé ses avantages
stratégiques, dans un mémoire daté du 12 mai 1758.
" Pour prendre Carillon, disait-il, l'ennemi doit d'a-
bord s'emparer de cette hauteur. Il est donc essentiel
de la défendre et Un général qui veut empêcher le siège
doit y faire un bon retranchement. Ce retranchement,
fait de troncs d'arbres superposés, doit être fraisé par
des branches sèches, bien élaguées et entrelacées.
Toutes les approches seront embarrassées par un abatis
d'arbres jusqu'à la distance de 50 toises. Ce retranche-
ment peut se perfectionner en deux fois vingt-quatre
heures, et être bien gardé par six mille hommes. Il
coûterait bien du monde à qui voudrait le forcer, et,
même s'il était bien défendu, il ne serait pas enlevé
par une armée trois fois plus nombreuse que celle des
MONTCA.LM 416
assiégés ". ^ Ce mémoire avait été communiqué à
Montcalm, qui en comprenait parfaitement l'importance.
Et, de fait, le plan de M. d'Hugues fut suivi de point
en point par les ingénieurs de Pontleroy et Desan-
drouins. L'idée du général devait donc, très probable-
ment, être fixée d'avance conformément à ce plan, qu'il
avait pu étudier depuis deux mois. Il y a là plus qu'une
présomption.
En second lieu, dès le premier juillet, le lendemain
de son arrivée à Carillon, Montcalm avait désigné le
champ de bataille. " Le marquis de Montcalm en même
temps, put reconnaître et déterminer la position qu'il
voulait prendre pour la défense du fort de Carillon,
en occupant les hauteurs qui le dominent ^". Et
nous avons vu plus haut que, ce jour-là même, il était
allé sur ces hauteurs, " déterminer un champ de bataille
et la position d'un camp retranché ".
Enfin, le 6 juillet, Montcalm, encore au camp de la
Chute, écrivait ce billet à M. Doreil : " Je n'ai que
pour huit jours de vivres, point de Canadiens et pas
un sauvage. Ils ne sont pas arrivés ; j'ai affaire à une
armée formidable. Malgré cela, je ne désespère de
rien ; j'ai de bonnes troupes. A la contenance de
l'ennemi, je vois qu'il tâtonne ; si, par sa lenteur, il
me donne le temps de gagner la position que fai
choisie sur les hauteurs de Carillon et de rrCy re-
trancher ^ je le battrai ^ ".
1 — Remarques sur la situation du fort Carillon et de ses
approches. Arch. prov. Man. N. F., 1ère série, vol. XIV.
2 — Relation de la victoire, etc., déjà citée.
3 — Doreil au ministre de la guerre, 28 juillet 1758.
416 MONTCALM
Par le même courrier, il adressait un billet analogue
à M. de Vaudreuil : " J'espère beaucoup de la volonté
et de la valeur des troupes françaises ; je vois que
ces gens-là marchent avec précaution et tâtonnent;
s'ils me donnent le temps de gagner les hauteurs de
Carillon, je les battrai ^ ".
Il est clair, d'après tout cela, que Montcalm avait
choisi sa position, au moins depuis le 1er juillet. Qu'il
ait donné à ses ofi&ciers l'occasion d'exposer leur avis,
comme le rapporte M. Pouchot, rien de plus naturel.
Mais encore une fois Montcalm n'était ni irrésolu, ni
hésitant ; il faisait preuve au contraire d'une résolution
et d'une clairvoyance admirables, dans la situation
presque désespérante où il se trouvait placé.
En effet, jamais général n'avait couru pareil danger
de perdre sou armée, son pays, sa réputation, sa vie
même. Toutes les déterminations, toutes les positions,
étaient également périlleuses. Il ne pouvait être ques-
tion pour lui de rencontrer en rase campagne 16,000
hommes et une puissante artillerie, avec 4,000 hommes
et point de canon. Il devait donc, ou bien reculer sans
cesse devant l'ennemi et lui ouvrir ainsi le Canada, ou
bien choisir la meilleure position fortifiée, pour arrêter
sa marche. Mais en quel endroit faire cette tentative
désespérée ? Le fort St-Frédéric n'était pas en état de
tenir deux jours, et ses environs ne se prêtaient pas à
une bataille. Carillon était encore le lieu le plus avan-
tageux. Et là aussi, le péril à encourir était effrayant.
M. Doreil le décrit parfaitement, dans une lettre à M.
de Crémille, datée du 28 juillet 1758. Abercromby
1 — Doreil au ministre de la guerre^ 31 juillet 1758.
MONTCALM 417
pouvait prendre le temps de transporter son artillerie
devant les positions françaises, et faire voler en éclats
les retranchements. Il pouvait encore établir une bat-
terie sur la montagne du Serpent-à-sonnettes, que la
rivière de la Chute séparait seule du fort Carillon, et
diriger ainsi le feu plongeant de ses canons sur nos
troupes. Il pouvait enfin menacer le front de nos
bataillons avec la moitié de son armée, et remonter
avec l'autre moitié la rivière St-Frédéric en tournant
Carillon, jusqu'à un endroit appelé la Pointe-des-cinq-
milles, où les rives sont tellement rapprochées qu'une
batterie commanderait absolument le passage. Tous
les secours et tous les renforts se seraient ainsi trouvés
interceptés, et Montcalm, n'ayant de vivres que pour
huit jours, aurait été forcé de se rendre avec toute son
armée.
Il voyait clairement le péril, ^ mais il n'avait pas
le choix des circonstances. Après avoir fait tout ce
qui était humainement possible, il comptait sur les
fautes de ses adversaires, et ne fut pas trompé dans son
attente.
Le 7 au matin, pendant que le général Abercromby
faisait retraiter ses troupes de la rivière Bernetz au lieu
du débarquement, pour revenir ensuite sur Carillon par
1 — A dialogue in hades par Johnstone, pp. 21, 22, 23, 24 j
Documents de la Société Littéraire et Historique de Québec.
— M. do la Pause décrit aussi d'une manière frappante le
danger de la situation, dans une étude d'ensemble intitulée :
Mémoires et réflexions politiques et militaires sur la guerre du
Canada, depuis n^QJusqu^ à il ôO. Cette étude est du plus
vif intérêt.
418 MONTCALM
la rive droite, Montcalm faisait travailler toute l'armée
aux retranchements et à Tabatis. Les drapeaux étaient
plantés sur l'ouvrage, les officiers eux-mêmes, habit bas
et la hache à la main, donnaient l'exemple à leurs
hommes.
Le retranchement, fait en troncs d'arbres superposés
et haut de sept à huit pieds, suivait les sinuosités de la
crête dont nous avons déjà parlé. Il se trouvait dessiné
en angles sortants et rentrants qui se flanquaient et se
protégeaient les uns les autres. La gauche, très escar-
pée, s'appuyait à la rivière de la Chute. La droite, en
pente plus douce, aboutissait à une plaine qui s'éteu-
dait jusqu'au lac Champlain. Chaque bataillon travail-
lait au poste qu'il devait occuper durant la bataille.
A gauche, la Sarre et Languedoc ; à droite, Béarn, la
Reine et Guyenne ; au centre. Royal- Roussillon et
Berry. Deux compagnies de volontaires gardaient la
berge de la rivière. Du côté de la plaine, à droite,
furent placées les troupes de la colonie.
Durant toute la journée les coups cadencés de la
hache retentirent sur les hauteurs de Carillon. Le
revers du retranchement fut garni de troncs d'arbres
renversés dont les branches taillées en pointes faisaient
l'effet de chevaux de frise. En avant, le terrain, sur
une grande distance, fut couvert d'arbres abattus, qui
devaient rompre l'élan et briser l'ordonnance de l'en-
nemi.
Le soir arrivé, les travaux furent suspendus. Les
retranchements et Tabatis étaient à peu près complétés.
Les soldats, fatigués, mais pleins d'ardeur et de con-
fiance, allumèrent de grands feux, firent bouillir la
MONTCALM 419
marmite, et s'établirent en bivouac pour la nuit, prêts
à la première alerte ^.
Cependant où étaient les renforts demandés ? Du 1er
au 6 juillet, Vaudreuil avait envoyé 400 soldats de la
marine et Canadiens. Mais les piquets de réguliers des-
tinés à l'expédition de la rivière Mohawk, n'étaient pas
arrivés, quoique le gouverneur eût écrit à Montcalm
que cette expédition était abandonnée et que le cheva-
lier de Lévis allaient le rejoindre incessamment avec
ces troupes d'élite.
Le 30 juin, M. de Vaudreuil avait appris à Montréal,
par des prisonniers, qu'une armée anglaise de 30,000
hommes se préparait à fondre sur Carillon. Aussitôt il
avait donné ordre à M. Pouchot de prendre le comman-
dement de 300 réguliers, et départir pour le lac Cham-
plain. Lévis devait suivre avec un détachement de
100 hommes.
Pouchot partit le 1er juillet. Le 4 au soir, il était
arrivé à St-Jean, sur la rivière Eichelieu. Deux cents
1 — L'armée de Montcalm déploya avant et pendant la
bataille de Carillon, une activité et une valeur qui tenaient
du prodige. Les soldats eux-mêmes en étaient émerveillés.
" Un grenadier de Béarn dit à son camarade : s'il se trouvait
un huguenot parmi nous, il faudrait le traiter comme un
Anglais, après un miracle comme celui-là — Et pourquoi cela ?
dit l'autre : le miracle est au bout de nos fusils avec lesquels
nous avons tué les Anglais ! — Comment, répliqua le premier:
mais, je maniais des arbres dont je ne puis remuer les bran-
ches aujourd'hui." — *'I1 avait raison, "ajoute Desandrouins qui
rapporte ce trait. *' Le doigt de Dieu s'y est fait sentir visi-
blement. Il nous a fait vaincre malgré toutes nos sottises. Et
comme le disait le bonhomme laValtrie : — Une petite armée
combattait sûrement là-haut pour les Français." (Le maré-
chal de camp Desandrouins, p. 189.) ,î ;; :v
420 MONTCALM
sauvages Abénakis, s'y trouvaient ; ils refusèrent de le
suivre sous prétexte qu'ils attendaient M. de Rigaud»
frère du gouverneur. Le 5, à trois lieues de l'île aux
Chapons, sur le lac Champlain, le détachement rencon-
tra un courrier envoyé par Montcalm au gouverneur
pour lui annoncer le débarquement de 15,000 anglais
au Portage. Pouchot hâta sa marche. Une barque
mouillée à l'île aux Chapons lui apprit qu'on avait
entendu des décharges de mousqueterie pendant trois
heures. C'était l'escarmouche où périt lord Howe.
Eperonués par cette nouvelle, officiers et soldats pré-
cipitèrent leur course. Le 7, avant le jour, ils quittent
l'île aux Chapons. A 8t- Frédéric, près du Rocher
fendu, ils rencontrent un second courrier de Montcalm
qui leur annonce l'arrivée des ennemis à la Chute, et
leur apporte l'ordre de brûler les étapes. En avant !
en avant! Il faut arriver à temps pour la fête. Et les
flots du lac Champlain blanchissent sous l'effort des
rameurs. L'ombre des arbres s'allonge, le soleil dispa-
raît à l'horizon. Mais voici un promontoire, des murs,
le drapeau de France! c'est Carillon enfin ! Il est sept
heures et demie du soir. ^
Pouchot demande au commandant du fort où est
l'armée. A un demi-mille en avant, lui dit-on. Il se
hâte, gravit la hauteur : les feux du bivouac étincellent
devant lui. Ln instant après, Montcalm lui tend les
bras. " 11 me reçut dit Pouchot lui-même, comme un
homme qui lui amenait 300 hommes d'élite ". — Com-
ment trouvez- vous la position, capitaine, s'écrie Mont-
\ --^ Mémoires sur la derwère guerre de V Amérique Septen-
trionale^ par Pouchot.
MONTCALM 421
calm ? — Mon général, puisque les ennemis ne no as ont
point fait quitter la hauteur, ils ne peuvent point
reconnaître notre retranchement ". — Il annonce ensuite
à son chef que Lévis arrive sur ses pas, et examine
avec étonnement et admiration ces retranchements
improvisés eu vingt-quatre heures ^.
Le lendemain matin, à cinq heures, Lévis arrivait
avec M. de Senezergues et 100 réguliers. C'était le 8
juillet, date à jamais mémorable dans l'histoire du
Canada. Dès le point du jour, les roulements de la
générale éclatent dans le camp français. Nos bataillons
travaillent en hâte à perfectionner l'abatis. Vers dix
heures, on aperçoit les troupes légères de l'ennemi.
Enfin, à midi et demi, toute l'armée anglaise débouche
sur Carillon. Le moment suprême est arrivé.
Un coup de canon donne à nos troupes le signal de
laisser tomber la hache du bûcheron, et de se former en
bataille. Pendant ce temps, l'armée anglaise s'avance
dans un ordre admirable. Ce sont d'abord les éclaireurs
de Eogers, l'infanterie légère, et les bateliers de Brad-
street, qui ouvrent un feu de tirailleurs. Puis on voit
défiler les provinciaux se déployant de gauche à droite.
Enfin paraissent les réguliers, qui s'avancent en masses
rouges sous le soleil éclatant ; ils passent dans les inter-
valles des régiments provinciaux ; ils s'engagent dans
l'abatis. Devant eux se dressent les retranchements
silencieux, au-dessus desquels on ne voit paraître que
les drapeaux ondulants des bataillons français. A l'en-
droit où flotte l'enseigne d'ordonnance de Koyal-Eous-
sillon, rouge et bleue, se tient Montcalm, tête nue et
1 — Pouchot, vol. I, page 137.
422 MONTCALM
habit bas. Lëvis commande ]a droite, et Bourlamaque
la gauche. Trois lignes de blancs uniformes bordent le
retranchement ; en arrière, chaque bataillon a sa com-
pagnie de grenadiers et ses piquets en ordre de bataille,
prêts à porter secours. Montcalm a défendu de tirer un
seul coup de feu sans son ordre.
Les colonnes anglaises avancent toujours au son du
jBfre et de la cornemuse; elles sont engagées dans l'en-
chevêtrement de l'abatis ; la consigne est d'enlever la
position à la baïonnette, et elles marchent au pas de
charge, " avec une vivacité digne des meilleures trou-
pes." Pas une balle n'a encore été échangée, et les
Anglais touchent presque aux retranchements de gau-
che défendus par la Sarre et Languedoc. Le moment
est solennel. Soudain une voix vibrante se fait enten-
dre : — " Feu ! " La crête du mamelon se couronne de
flammes, et trois mille fusils vomissent la mort dans
les rangs ennemis. La bataille était commencée.
Labourées, décimées par cet ouragan de fer et de
plomb, les colonnes anglaises vacillent, hésitent un
instant, puis reprennent leur marche avec une admira-
ble intrépidité, en répondant au feu de nos bataillons.
La mort semble planer sur ces abatis sanglants. N'im-
porte ; grenadiers, montagnards, se pressent, se poussent,
enjambent les troncs d'arbres, laissant des lambeaux de
chairs aux branches tranchantes comme des glaives, et
montent d'un même élan vers ces retranchements
meurtriers. Mais au pied de la ligne française, se
dressent les arbres " appointés " comme autant de che-
vaux de frise; la tempête infernale fait rage; une
grêle de balles tombe des sommets où flottent les dra-
peaux de la France dans le brouillard rouge de la fusil-
MONTCALM 423
lade ; et les feux croisés des " saillants " balaient les
revers de la hauteur.
Enfin l'ennemi recule ; " la position est imprenable "
s'écrient les soldats anglais. Mais Abercroraby qui se
tient à* un mille et demi en arrière, au moulin de la
Chute, envoie l'ordre de recommencer l'attaque. Et
les intrépides colonnes reprennent leur élan. Scène
épique: des masses d'hommes rendus furieux par le
carnage, se précipitent dans un effroyable enchevêtre-
ment d'obstructions, tombent, se relèvent, s'embarras-
sent dans les branches aigiles, foulent aux pieds des
cadavres, crient, jurent, et s'avancent toujours vers la
hauteur fatale d'où semble pleuvoir le trépas !
Ah ! ce fut une rude et radieuse journée ! Pendant
sept heures, les masses anglaises, déployant une valeur
à laquelle il faut rendre hommage, s'acharnèrent à for-
cer les lignes françaises. Elles furent constamment
repoussées. Au début de la bataille, notre aile gauche
fut la plus chaudement attaquée. Deux colonnes anglai-
ses l'assaillirent ensemble. Le brave Bourlamaque, à la
tête des bataillons de la Sarre et de Languedoc, y fit
des prodiges de valeur. Vers trois heures, une balle lui
brisa l'omoplate, et il dut céder le commandement à M.
de Senezergues, qui le remplaça dignement. La troi-
sième coloune attaquait pre^:que en même temps le
centre, où étaient Royal-Roussillon et Montcalm. Le
général, à la fois capitaine et soldat, volant du centre
à la gauche, et de la gauche à la droite, communiquait
partout l'ardeur guerrière dont débordait son cœur vail-
lant, et semblait porter avec lui l'assurance de la vie-
424 MONTCALM
toire ^. La quatrième colonne anglaise, dirigeait ses
efforts contre notre droite, entre Béarn et la Reine ; M.
de Lévis leur servit une chaude réception. Partout
l'armée française montrait un front impénétrable.
A un certain moment nos troupes entendent une
vive fusillade en arrière de leurs positions, vers le sud-
est. Qu'ya-t-il? Les ennemis auraient-ils tourné le
retranchement ? Non, non, Montcalm a tout prévu.
Abercromby a bien tenté cette manœuvre, en envoyant
des barques chargées de soldats sur la rivière de la
Chute, espérant faire débarquer ceux-ci sans coup férir.
Mais les volontaires de Bernard et Duprat sont à leur
poste, et les reçoivent à coups de fusil. Le canon du
fort se met de la partie; deux barques sont coulées à
fond, le reste prend la fuite.
1 — Outre ses aides de camp habituels, Montcahn en avait
un supplémentaire dans la personne de Desandrouins, durant
la bataille de Carillon : *' J'avais demandé à M. de Montcalm
dès le commencement de l'affaire, écrit le brave capitaine,
la permission de lui servir d'aide de camp ; et comme j'allais
de la droite à la gauche continuellement, les soldats me
demandaient des nouvelles de ce qui se passait ; et lorsque
j'étais dans une aile, je leur criais : Dans l'autre aile, il y a
quinze cents anglais le ventre en l'air : les autres sont en
déroute et leur colonne n'ose plus s'y montrer. Il n'y reste
que de méchants tirailleurs derrière les souches qu'on s'amuse
à démonter. J'avais le plaisir aussitôt de voir paraître les plus
vifs transports de joie, et de les entendre s'animer au combat
par les cris de : Vive le Roy I Arrivé dans une autre partie,
je tenais de semblables propos, en appelant les vieux soldats
par leur nom, et leur disant : Nous en aurons bon marché ;
vous êtes tous braves et bons tireurs ; ils n'osent plus se
montrer nulle part." (Le maréchal de camp Desandrouins^
p. 178).
MONTCALM 425
Au milieu de la bataille, il arriva un singulier inci-
dent. M. de Bassignac, capitaine au Royal-Koussillon,
avait attaché un mouchoir rouge au bout de son fusil,
et il s'amusait à le faire flotter. Les Anglais croient
que c'est un drapeau parlementaire, et que les Français
veulent se rendre. Ils courent vers le retranchement,
tenant leurs fusils à deux mains au-dessus de leur tête,
et crient : Quartier, quartier. En même temps, nos
soldats, s'imaginant que les ennemis veulent mettre bas
les armes, cessent de tirer et montent sur le retranche-
ment pour les recevoir. Heureusement M. Pouchot,
dont la compagnie manquait de balles, arrivait en ce
moment pour en demander à M. de Fontbonne, com-
mandant de Guyenne. " Il s'y trouve dans l'instant de
l'événement. Surpris de voir ces soldats perchés sur
le retranchement, il aperçoit aussitôt le mouvement des
ennemis en avant. M. de Fontbonne criait à ses sol-
dats : " Dites-leur de quitter leurs armes et qu'on les
recevra." M. Pouchot, qui jugeait à l'allure des enne-
mis qu'ils pensaient bien différemment et qu'ils ne
voulaient que joindre le retranchement, cria avec
transport aux soldats : *' Tirez ! tirez ! ne voyez-
vous pas que ces gens-là vont vous enlever ! " Aus-
sitôt nos soldats obéissent, et cette décharge presque à
bout portant renverse près de trois cents assail-
lants \"
1 — Pouchot, MémoireSj tome I, p. 153. — Le tir des soldats
de Montcalm, à Carillon, fut d'une rapidité, d'une précision
et d'une efficacité extraordinaires. ''Les Français sont tout
fusils ! " disaient les sauvages le lendemain de la bataille,
exprimant leur enthousiasme par ce mot pittoresque. En
effet, chaque soldat avait tiré de 70 à 80 coups, au dire de
426 MONTCALM
Cependant les colonnes anglaises s'acharnaient tou-
jours à l'attaque. Furieuses d'être tenues en échec par
une poignée d'hommes, elles s'élançaient à l'assaut avec
une rage concentrée. Nos soldats, très gaulois, se per-
mettaient parfois de montrer leurs chapeaux au-dessus
des abatis, et de faire tirer l'ennemi sur des mannequins.
Il y eut des moments critiques : les retranchements
prirent feu à plusieurs reprises. Mais aussitôt les
piquets de réserves apportaient des barriques pleines
d'eau, et l'on allait noyei l'incendie au milieu des balles.
La bataille était commencée depuis quatre heures.
Nos troupes épuisées, mais pleines d'enthousiasme et de
fièvre guerrière, se battaient aux cris de : Vive le roi !
Vive le général ! Montcalm semblait être partout à la
fois ; Lévis faisait des merveilles. Il était à peu près
cinq heures.
Soudain une puissante rumeur éclate vers notre
droite. Deux colonnes ennemies se sont réunies pour
tenter contre ce point un effort désespéré. C'est l'élite
de l'armée anglaise qui se rue sur nos retranchements,
défendus par la Reine, Béarn et Guyenne. Le formi-
dable 42"'^ est là. Les montagnards d'Ecosse, recon-
naissables à leurs jambes nues et à leur costume bizarre,
combattent avec une impassible bravoure et une froide
ténacité. Eien ne les arrête ; ils vont, ils franchissent
l'abatis, ils avancent toujours, semant leur route de
cadavres et de sang ; ils sont au pied des retranche-
ments. Toute l'armée sent que l'heure décisive est
Desandrouins : et à cette époque on ne tirait pas dix coups à
la minute. Aussi on a été obligé de changer quantité de fusils
pendant l'action." (Le mat échal de camp Desandrouins, p. 186.)
MONTCALM 4£!7
arrivée. " A droite, à droite, tir(z à droite, " crient
nos soldats. ^ Lévis voit le danger sans trembler, et
l'auréole de Sainte- Foye semble planer déjà sur son
front intrépide. Montcalm, tête nue, les yeux pleins
d'éclairs, accourt avec ses grenadiers. Les baïonnettes
étincellent. Un rempart de flammes, de fer et d'acier
enveloppe le retranchement. Les montagnards géants
tombent par centaines ; mais les blessés crient à leurs
compagnons de marcher en avant et de faire triompher
le drapeau. Leur major, Duncan Campbell, s'affaisse
frappé à mort. La victoire définitive est encore incer-
taine.
Tout à coup, à l'extrême droite, un cri se fait enten-
dre : En avant, Canadiens ! Lévis a ordonné une sor-
tie aux compagnies coloniales, commandées par MM.
de Kaymond, de St-Ours, de Lanaudière, de Gaspé. En
même temps, le feu de front redouble. Lévis reçoit deux
balles dans son chapeau. Montcalm semble invulnéra-
ble et combat comme le dernier de ses soldats, dont il
enflamme le courage jusqu'à l'héroïsme. Enfin, assaillis
de face et de côté, décimés et sanglants, les preux écos-
sais reculent ; les deux colonnes anglaises se reforment
un peu plus loin, font une tentative au centre
contre Eoyal-Eoussillou, et un dernier effort à gauche.
Mais ils sont repoussés paitout. Deux de leurs régi-
ments se fusillent même dans la fumée, ce qui achève
de jeter la confusion au milieu d'eux. A sept heures,
toute l'armée d'Abercromby est en pleine retraite vers
la Chute. Près de deux mille Anglo- Américains gisent
au pied de ces retranchements pourtant si fragiles. Sur
1 ^-Pouchot, ^^7no/re5, p. 153, tome I. -'
428 MONTCALM
la droite, le sol est jonché des cadavres du régiment
écossais.
Montcalm dut alors sentir son âme soulagée d'un
poids écrasant, et transportée par l'ivresse de la vic-
toire ^ . Accompagné de Lévis, il parcourut nos lignes
qui retentissaient d'acclamations délirantes, et, par son
ordre, on distribua aux soldats vainqueurs de la bière
et du vin.
Ainsi donc une poignée de héros, luttant contre des
forces six fois plus nombreuses, avaient remporté le
plus étonnant des triomphes. La principale armée d'in-
vasion était en fuite. Montcalm et ses soldats avaient
payé leur contingent de gloire à la vieille patrie fran-
çaise, et le nom obscur de Carillon s'inscrivait en let-
tres de feu dans nos fastes militaires. Pour nous cette
grande journée fait partie du patrimoine national. Un
siècle et demi s'est écoulé depuis le jour où. la Nouvelle-
France et la Nouvelle- Angleterre, épousant d'antiques
querelles, se sont rencontrées en champ clos sur les
hauteurs historiques de Ticondéroga ; bien des événe-
ments se sont passés, bien des espoirs ont été déçus,
bien des craintes se sont changées en sécurité ; mais le
1 — C'est le soir même de cette glorieuse journée que
Montcalm écrivait à Doreil, du champ de bataille, ce billet
tout vibrant des émotions de la victoire : '' L'aruiée, et trop
petite armée du Koi vient de battre ses ennemis. Quelle
journée pour la France ! Si j'avais eu deux cents sauvages
pour servir de tête à un détachement de mille hommes d'élite
dont j'aurais confié le commandement au chevalier de Lévis,
il n'en serait pas échappé beaucoup dans leur fuite. Ah I
quelles troupes, mon cher Doreil que les nôtres ! Je n'en ai
jamais vu de pareilles ; que n'étaient-elles à Louisbourg 1 "
MONTCALM 429
nom de ce fort, aujourd'hui démantelé, retentit tou-
jours à nos oreilles comme une sonnerie de clairon.
Lorsqu'on le prononce devant nous, dans notre imagi-
nation émue nous voyons passer soudain
Tout ce monde de gloire où vivaient nos aïeux.
Et jusqu'au fond de nos plus humbles hameaux, le sou-
venir de cette victoire franco- canadienne va remuer
encore la fibre populaire.
La victoire de Carillon fit écrire à Pitt, le grand
ennemi de la France : " J'admets que cette nouvelle
m'a démoralisé, et a laissé dans mon esprit une très
pénible impression, sans toutefois m'empêcher d'espé-
rer beaucoup du reste de la campagne ^ ".
1 — Correspondance de Grenville, p. 262 La partie du
présent chapitre consacré au récit de la campagne de Caril-
lon est la réédition — avec quelques retouches et additions —
d'un article publié parl'auteur, en 1889, dans le Canada-Fran-
çais, revue trimestrielle qui fut éditée pendant deux ans, à
Québec, sous les auspices de l'Université Laval, de 1888 à
1890.
CHAPITRE XIII
Après la victoire La déroute des Anglais Impossibilité
de la poursuite Un Te Deum triomphal — Arrivée des
renforts. — Mécontentement de Montcalm. — Irritation
des troupes contre Vaudreuil Propos très vifs, — La
victoire augmente la discorde. — Acrimonie et discus-
sions Coloniaux et réguliers, au Canada et dans la Nou-
velle-Angleterre. — Vaudreuil harcèle Montcalm de let-
tres pour le pousser à l'offensive. — Képonses et raisons
du général Un duel épistolaire Eéconciliation des
deux chefs. — Ambassade de Bougainville — Chute de
Louisbourg et de Frontenac. — Montcalm appelé à Mont-
réal— Les mémoires de Montcalm et la critique de Vau-
dreuil.— Fin de la campagne.
Il était impossible de songer à poursuivre, avec
3,000 soldats exténués, une armée de 14.000 hommes,
quelque grande que fût sa défaite. Durant la nuit nos
troupes travaillèrent à perfectionner les retranchements,
au cas d'un retour offensif des Anglais. Mais Aber-
cromby, bien loin de penser à recommencer la bataille,
était en pleine retraite. Le lendemain, 9 juillet, nos
compagnies de volontaires, envoyées en éclaireurs jus-
qu'à la Chute, donnèrent avis que l'armée anglaise
avait abandonné ce poste. On employa une partie de
la journée à compléter le retranchement, et à enterrer
nos morts ainsi que ceux de l'ennemi. Le 10, Mont-
calm détacha le chevalier de Lévis avec huit compa-
gnies de grenadiers, les volontaires et une cinquantaine
de Canadiens, pour reconnaître les mouvements des
MONTCALM
Anglaip. Partout on trouva les traces d'une fuite pré-
cipitée. La route de la Chute au Portage était jalounée
de blessés, d'équipages abandonnés, de vivres, de char-
rettes embourbées dans les marécages ^. Sur la rivière
flottaient des débris de berges et de pontons calcinés ;
indices d'une retraite transformée en déroute. Il n'y
avait plus à en douter. Abercromby avait décidément
abandonné la partie, et mis le lac Saint-Sacrement
entre lui et les Français vainqueurs.
Montcalm fit chanter nn Te Deuni par ses troupes
sous les armes. Ce devait être un beau spectacle que
celui de cette armée victorieuse, massée sur le promon-
toire immortalisé par son héroïsme, sous un éblouissant
soleil de juillet qui faisait étinceler les épées et les
baïonnettes, livrant au souffle de la brise ses drapeaux
glorieux, et jetant aux échos du lac Champlain les notes
vibrantes de l'hymne d'action de grâces, chanté par
trois mille poitrines.
Le général fit aussi dresser sur le champ de bataille
une croix portant cette inscription, d'une si admirable
inspiration chrétienne :
Quid dux ? quid miles ? quid strata ingentia ligna ?
En signum 1 en victor ! Deus hic, Deus ipse triomphât 1
1 — T'esandrouins écrit: " Il y avait le long du chemin un
grand nombre de quarts de farine brisés, et cent cinquante-
deux autres jetés à l'eau qui furent retirés et sauvés. La ter-
reur des ennemis leur avait fait laieser, dans un bourbier de
terre glaise, plus <le quarante paires de souliers avec leurs
boucles, des haches, pelles, pioches et mantelets de cuir piqué
pour la sape."
MONTCALM 433
Dans une lettre à sa mère, il paraphrasait ainsi ce
beau distique en vers français :
Chrétien ! ce ne fut point Montcalm et la prudence,
Ces arbres renversés, ces héros, leurs exploits,
Qui des Anglais confus ont brisé l'espérance
C'est le bras de ton Dieu vainqueur sur cette croix '.
Le même sentiment, sous une autre forme, se retrou-
vait dans des lettres écrites à ce moment par le géné-
ral : " Dieu seul, disait-il, a pu opérer ce succès, dû à
la grande valeur des troupes ; c'est aussi à Lui que je
dois de n'avoir pas eu la moindre inquiétude depuis le
30 juin, jour de mon arrivée à Carillon, jusqu'au 9. Il
semblait que j'eusse un secret pressentiment ". Et en-
core : " Je ne crois pas que jamais général ait été dans
des circonstances aussi critiques. Dieu m'en a tiré ;
rendez-lui en grâces. Il me donne de la santé, quoique
excédé de fatigue, de travail, de tracasseries et de misè-
res qui m'ont déterminé à demander mon rappel ; plût
à Dieu qu'on me l'accorde, quand je devrais être le
reste de mes jours dans mon château ^ ".
Le 11 juillet, M. de Rigaud, plusieurs officiers de la
colonie, avec un bon nombre de Canadiens et de sau-
1 — L'inscription latine et la traduction française se trou-
vent dans la lettre de Montcalm à sa mère du 21 juillet 1758.
Cette lettre contenait aussi deux chansons sur la bataille.
"Je vous envoie pour vous amuser, écrivait-il, deux chansons
sur le combat du 8 juillet, dont l'une est en style des poissar-
des de Paris. M. le curé de Vauvert aimera beaucoup mieux
les inscriptions françaises et latines mises sur une croix
plantée sur le champ de bataille ".
2 — Montcalm à sa mère, 21 juillet 1758.
28
434 MONTCALM
vages, arrivèrent à Carillon. Le 13, ils furent suivis de
plus de deux mille hommes, tant miliciens que soldats
de la marine et sauvages, " le ban et l'arrière-ban ",
notait Montcalm. De sorte que l'armée se trouva alors
composée comme suit : bataillons français, 3,628 ; trou-
pes de la marine et milices, 2,671 ; sauvages, 470 ;
total, 6,t)69 ^. L'arrivée de tous ces renforts, après la
victoire, lorsque l'ennemi était en pleine déroute, don-
nait à Montcalm peu de satisfaction. Il y voyait une
manœuvre du gouverneur : " Quel est donc le but du
marquis de Vaudreuil ? écrivait-il dans son journal ;
pourquoi, manquant de vivres, s'obstine-t-il à envoyer
après coup, cette foule de passagers qui ne sauraient
plus servir qu'à occasionner une affreuse consomma-
tion ? Afin de pouvoir écrire à la cour : " Le marquis
de Montcalm avait battu les ennemis ; ils s'étaient reti-
rés au fond du lac Saint-Sacrement consternés et en
désordre; sur le champ, je lui ai envoyé toutes les for-
ces de la colooie, afin qu'il les chassât de leur position,
et qu'il tirât parti de la victoire. Il le pouvait, il ne l'a
pas fait ". Voilà le but ; telle est la botte secrète de
cette année ; celle de l'année précédente était de dire :
" Il pouvait prendre le fort Edouard ; je lui en avais
donné les moyens ; il ne l'a pas voulu ".
Le mécontentement contre le gouverneur, dont Mont-
calm faisait à son journal la confidence, était aussi celui
de toute l'armée. Desandrouins écrivait dans ses
notes intimes : " Arrivée de MM. Eigaud, Dumas,
Marin et quelques autres ofi&ciers, avec une vingtaine
de bateaux ou canots d'écorce chargés de Canadiens et
1 — Journal de Montcalm, p. 408.
MONTOALM 436
sauvages, à neuf heures du soir. Moutarde après
dîner", Dans les rangs des bataillons qui avaient
triomphé le 8 juillet, l'irritation contre Vaudreuil était
générale. On répétait à haute voix qu'il avait sacrifié
l'armée de Carillon, autant qu'il l'avait pu ; qu'il l'avait
envoyée à la boucherie, en la laissant exposée, par aveu-
glement ou incurie, aux coups d'une armée six fois plus
nombreuse. Pendant la bataille on avait entendu des
soldats tenir des propos comme celui-ci : " M. de Vau-
dreuil a vendu le pays, mais nous ne souffrirons pas
qu'il le livre ; il nous a sacrifiés pour nous faire couper
les oreilles ; défendons-les ! Vive le Koi et notre géné-
ral ! " ^ Ceci peut donner une idée du diapason auquel
étaient montés les esprits.
Au lendemain du triomphe qui avait jeté tant d'éclat
sur nos armes, la discorde s'accusait plus âpre et plus
violente que jamais. On aurait pu croire que cette
glorieuse journée unirait tous les cœurs dans un élan
d'admiration et de patriotique enthousiasme. Il nous
semblerait à distance qu'elle dut être saluée par les accla-
mations universelles. Hélas ! il n'en fut rien. Pendant
que, sur les rives du lac Champlain, les soldats enivrés
1 — Boreil au maréchal de Belle-IslCf 31 juillet 1758 ; Dus-
sieux, p, 351. — Montcalm écrivait à Doreil, de Carillon, le 14
juillet : " J'ai été obligé d'en imposer à l'officier et aux sol-
dats français qui disaient hautement que M. de Vaudreuil
avait voulu nous faire égorger en me donnant si peu de
monde pour faire face à un danger réel, tandis qu'il retenait
inutilement un corps de deux ou trois mille hommes pour
l'envoyer dans le pays des Cinq-Nations, où 200 hommes
étaient suffisants, et qu'il ne daignait pas mettre en mouve-
ment les autres forces de la colonie. Dieu merci, les esprit»
sont calmés à présent. "
436 MONTCALM
de ce merveilleux succès prodiguaient leurs vivats à
Montcalra victorieux, dans les salons de Vaudreuil et
dans beaucoup de cercles coloniaux, on s'efforçait de
rabaisser sa gloire. Le gouverneur taillait sa plume pour
l'accuser, comme l'avait prévu le général, de n'avoir
pas su mettre à profit sa victoire, et pour critiquer
même les dispositions dont l'événement avait été si
heureux. A Québec, des tacticiens improvisés déplo-
raient bruyamment que Montcalm n'eût pas empêché
les Anglais de prendre position au fond du lac Saint-
Sacrement. Ils ne pouvaient concevoir — pronon-
çaient-ils d'un air capable — qu'avec 12,000 hommes
envoyés par Vaudreuil -^ il fût resté sur la défensive,
quand il ne tenait qu'à lui de jeter les ennemis dans le
lac et de les détruire entièrement. A Montréal, il y avait
deux camps. Les uns dénonçaient sévèrement l'aban-
don, avant la bataille, du Portage et de la Chute, que
200 Canadiens ou sauvages auraient pu couvrir, et pro-
clamaient qu'on ne pouvait plus mal faire que de con-
fier la défense de la colonie à des troupes de France.
Les autres — et les femmes appartenaient générale-
ment à ce second groupe — s'écriaient qu'on avait livré
de pauvres bataillons à l'ennemi. Cette divergence de
sentiments donnait lieu à de très vives passes d'armes,
et les discussions faisaient rage, paraît-il, jusqu'à la
porte des églises ^. Les officiers de la colonie arrivés à
Carillon après la bataille épiloguaient eux aussi sur la
1 — Ce n'était pas 12,000 hommes, mais au plus 3,500 que
Vaudreuil avait envoyés du 8 juillet au 12 août. (Malartic,
pp. 192196).
2 — Le maréchal de camp Desandrouins, p. 193.
MONTCALM 437
journée du 8 juillet. Ils contestaient le nombre des
ennemis, le chiffre de leurs pertes qu'ils réduisaient à
400. Ils niaient l'utilité des troupes régulières. "On
s'en était bien passé jusqu'ici, disaient-ils, et jamais on
n'avait été vaincu ! Ils étaient retranchés, et nous,
l'étions-nous à la Belle-Rivière ? " Tout cela exaspérait
les officiers des bataillons. Ils commentaient avec de
mordants sarcasmes la lettre de félicitations étonnante
adressée à M. de lioquemaure, lieutenant- colonel du
bataillon de la Keine, par le marquis de Vaudreuil,
dans laquelle celui-ci marquait " qu'il savait bien qvbe
les Français avaient eu bonne part au succès." Sur
quoi l'on s'écriait : " Ceci est plaisant de donner à
entendre qu'on puisse en citer d'autres que les Fran-
çais ^" Commentant l'attitude de deux officiers colo-
niaux, Bougainville écrivait dans son journal : " Quand
les Français eurent gagné la bataille, la confiance revint
aux sieurs Mercier et de Lotbinière. Ils reprirent leurs
esprits canadiens et ne s'occupèrent plus que des
moyens d'enlever aux troupes françaises la gloire d'une
action qu'il paraît cependant difficile d'attribuer à d'au-
tres. Mais il en est de l'envie comme de l'amour qu'on
dit ingénieux. Ces messieurs ont, à cette occasion,
essuyé des propos que n'auraient sans doute pu enten-
dre des gens qui ne seraient pas aussi pénétrés qu'eux
des maximes de la patience évangélique."
Comme on le voit, les deux préjugés déjà signalés
dans cet ouvrage se heurtaient avec une violence crois-
1 — C'est Desandrouins qui rapporte dans ses Mémoires
toutes les discussions auxquelles donna lieu la bataille de
Carillon.
438 MONTCA.LM
santé. Les coloniaux ne pouvaient cacher leur dépit de
n'avoir pas participé en plus grand nombre à la vic-
toire du 8 juillet. Les réguliers ne dissimulaient pas
leur satisfaction d'avoir triomphé presque seuls. Et ces
sentiments se retrouvaient sous la plume des grands
chefs. Vaudreuil écrivait au ministre : " Je me flatte
que M. de Montcalm ne vous laissera pas ignorer que
les troupes de la marine, les Canadiens, et le petit nom-
bre de sauvages qu'il avait avec lui, ont marqué la
même ardeur et le même zèle que les troupes de terre ^ ".
Mais le gouverneur, en exprimant ce vœu, s'abusait
étrangèrement, car Montcalm faisait entendre une note
diamétralement contraire : " Ce qui me flatte le plus
dans cette affaire, disait-il au ministre, c'est que les
troupes de terre n'en partagent pour ainsi dire la gloire
avec personne ^ ". Cette manifestation d'un esprit de
corps trop exclusif n'était pas digne du vainqueur de
Carillon. Quelle que fût la légitimité de ses griefs, elle
ne convenait pas à son rôle de chef d'armée. Evidem-
ment, il n'était pas inaccessible à l'état d'esprit qui
régnait dans les bataillons, quoiqu'il eût essayé à plu-
sieurs reprises de le refréner et d'imposer silence aux
récriminations contraires à la discipline.
Le conflit entre le préjugé colonial et le préjugé
métropolitain devenait aigu. L'antipathie entre les
troupes de terre et celles de la colonie tournait à l'ini-
mitié. Elle existait depuis longtemps. Dès 1755 elle
avait éclaté durant l'expédition malheureuse de Dies-
kau. L'auteur du Mémoire sur le Canada, déjà cité
1 — Vaudreuil au ministre de la guerre^ 3 août 1758.
2 — Montcalm au ministre de W guerre, 12 juillet 1758.
MOI^TCALM 439
par nous, écrivait à ce propos : " Il y eut de la jalousie
de la part des officiers canadiens contre les troupes de
France. Les premiers étaient accoutumés à commander
en chef. Ils faisaient la guerre à la sauvage, et croy-
aient même qu'on ne pouvait ni ne devait la faire
autrement. C'est ce qui les faisait murmurer de voir la
Cour envoyer des officiers pour les commander." A
l'arrivée de Montcalm au Canada, le chevalier de Mon-
treuil, aide-major général, lui avait dit : " Ne vous en
rappor'ez jamais qu'aux troupes de terre pour une
expédition, mais aux Canadiens et sauvages pour in-
quiéter les ennemis." Et le même officier écrivait au
ministre : " Les officiers de la colonie n'aiment pas les
officiers de terre." Dans sa fameuse lettre du 23 octo-
bre 1756, le marquis de Vaudreuil disait : " Les troupes
de terre sont difficilement en bonne union et intelli-
gence avec nos Canadiens." La même constatation se
retrouvait dans une lettre de Bougainville à son frère,
datée du 7 novembre 1756 : " Quel pays, mon cher
frère, et qu'il faut de patience pour supporter les
dégoûts qu'on s'attache à nous donner. Il semble
que nous soyons d'une nation différente, ennemie
même. " Subséquemment, renchérissant encore, il écri-
vait cette note dans son journal : " Les Canadiens
et les Français.quoiqu'ayant la même origine, les mêmes
intérêts, les mêmes principes de religion et de gouver-
nement, un danger pressant devant les yeux, ne peuvent
s'accorder ; il semble que ce soient deux corps qui ne
peuvent s'amalgamer ensemble. Je crois même que
quelques Canadiens formeront des vœux pour que nous
ne réussissions pas, espérant que toute la faute retom-
berait sur les Français ". Dans tout cela, sans doute,
440 MONTCALM
il fallait faire la part de l'exagération, déterminée, à
certains moments, par tel ou tel incident désagréable.
Mais il n'en restait pas moins incontestable que la
mésintelligence la plus déplorable régnait entre les
deux éléments, surtout dans les sphères supérieures. ^
Les Canadiens n'aimaient point les Français de France.et
ceux-ci témoignaient trop souvent aux enfants du sol
de la malveillance et du dédain. Kien de plus funeste
que ces dissensions, spécialement dans les circonstances
critiques où se trouvait la colonie.
Le mal d'autrui ne guérit pas le sien propre, assuré-
ment. Il n'est cependant pas inopportun de faire
observer ici que le même esprit de division se rencon-
trait chez nos adversaires. Une rivalité acrimonieuse
y mettait aux prises provinciaux et réguliers. Ceux-ci
témoignaient une arrogance contre laquelle ceux-là s'in-
surgeaient énergiquement. En 1756 il s'était élevé un
conflit qui avait paralysé pendant quelque temps
l'action des commandants anglais. Un ordre royal
avait décrété que tous les officiers gjénéraux en service
actif, porteurs de commissions provinciales, n'auraient
droit qu'au rang de capitaines seniors quand ils mar-
cheraient conjointement avec les troupes régulières.
D'où il résultait, comme le faisait observer le major-
général Winslow, que toute l'armée provinciale pouvait
être placée sous le commandement de n'importe quel
major anglais. La publication de cet ordre causa le
1 — C'était principalement entre les officiers français et les
officiers et les fonctionnaires canadiens que la mésintelli-
gence existait. Le peuple et les soldats s'entendaient fort
bien en général.
MONTCALM 441
plus vif mécontentement. Les officiers de la Nouvelle-
Angleterre se réunirent, et proclamèrent d'une seule
voix que son application allait entraîner la dissolution
de l'armée provinciale, et empêcher qu'on ne recrutât
d'autres troupes. Le comte de Loudon ordonna à Wins-
low de déclarer par écrit si, oui ou non, les officiers
provinciaux allaient obéir au commandant en chef et
agir avec les réguliers. Ainsi forcés de choisir entre
l'acquiescement et la révolte ouverte, les provinciaux
durent céder ^. Cet épisode peut indiquer quel esprit
régnait dans les rangs de Parmée anglo-américaine.
Nous avons vu que Montcalm, après Carillon, s'at-
tendait, de la part de Vaudreuil, à une seconde édition
des épîtres sur l'art de profiter de la victoire, dont il
avait reçu la première après William-Henry, en 1757.
Il avait bien pronostiqué. Dès le 12 juillet, le gouver-
neur lui écrivait : " Nous sommes, monsieur, dans des
circonstances assez heureases pour ne pas perdre de
vue le grand avantage que nous nous sommes acquis sur
nos ennemis par notre victoire du huit de ce mois... La
terreur des ennemis ne fait qu'augmenter mon empres-
sement à vous faire passer toutes les forces qui sont en
mon possible. Il importe. Monsieur, que nous ayons tou-
jours de gros détachements tant par le lac que par le fond
de la baie. Ils ne sauraient être trop forts pour harceler
vivement nos ennemis, couper leur communication de
l'ancien fort George et intercepter leurs convois. Nous
n'avons pas de meilleure manœuvre pour les forcer à
abandonner leur position, leurs bateaux, artillerie, train
de campagne, vivres, etc., les obliger à se retirer et par
] — Montcalm and Wolfe^ vol. T, p. 399.
442 MONTCALM
là leur ôter pour toujours tout espoir de renouveler
leur tentative." Le 15 juillet, le gouverneur revenait à
la charge : " Je ne puis, Monsieur, écrivait-il encore à
Montcalm, assez vous réitérer tout ce que j'ai eu l'hon-
neur de vous marquer à ce sujet. Vous êtes mainte-
nant en état d'avoir toujours des détachements consi-
dérables de troupes, Canadiens et sauvages, par le lac et
le fond de la Baie pour harceler vivement nos ennemis,
couper leur communication de Lydius, intercepter leurs
convois, enfin les forcer à se retirer, et peut-être même à
abandonner leur artillerie, trains de campagne, bateauX)
vivres, munitions, etc., etc. Ces mouvements sont
dignes de votre attention... C'est d'une si grande consé-
quence que bien loin de diminuer les forces que je vous
avais destinées, je n'ai eu rien de plus pressé que de
vous les augmenter et d'en hâter le départ. Vous avez
l'élite de nos officiers, de notre jeunesse, de nos Cana-
diens et de nos sauvages. " Le 16 juillet, encore un
pressant message : " Je ne puis. Monsieur, qu'avoir
l'honneur de vous renouveler toutes les recommanda-
tions que j'ai eu celui de vous marquer par ma dernière
lettre. Vous ne devez pas manquer de canots, et Cana-
diens et sauvages pour mettre les gros détachements
dehors." Le 17 juillet, nouvelle exhortation : " Vous
voyez. Monsieur, que je n'ai rien négligé pour vous
faire passer promptement un grand nombre de sauvages
et l'élite de nos Canadiens. Vous avez maintenant des
forces très considérables ; nous n'avons donc rien de
mieux à faire, comme j'ai eu l'honneur de vous le
marquer, que de les employer sans perdre un instant à
harceler vivement nos ennemis, à couper leur commu-
nication du fort Lydius et intercepter leurs convois...
MONTCALM 443
Ce que j'ai eu l'honneur de vous écrire de ce sujet par
plusieurs de mes lettres mérite, Monsieur, votre atten-
tion. Votre brillante affaire ne doit pas demeurer
imparfaite... Ces raisons, Monsieur, me font différer
d'écrire en France parce qu'eu rendant compte à la
Cour de notre belle journée du 8 de ce mois, j'espère lui
apprendre que nous n'avons pas négligé le grand avan-
tage de la retraite et découragement de nos ennemis...
Vous sentez combien la Cour serait charmée de tous
ces événements ; je différerai pour cet effet d'une quin-
zaine de jours à faire mes dépêches."
On imagine facilement l'état d'esprit de Montcalm,
sous le jet continu de ces lettres, où l'insistance pre-
nait le ton de la mercuriale. Ses réponses révélaient ses
sentiments. Le 16 juillet, il adressait au gouverneur un
très vif commentaire de sa missive du 12. Eq voici
quelques passages caractéristiques : " Cette partie de
la lettre de M. le marquis de Vaudreuil paraît n'avoir
été faite que pour charger M. le marquis de Montcalm
de tous les événements qui peuvent arriver afin de
dire : " Je lui ai envoyé toutes les forces de la colonie,
il les a eues pendant un mois et il n'a pas su en profi-
ter pour empêcher l'ennemi de s'établir au fort George."
Si, au contraire, le marquis de Montcalm marchait avec
toutes ses forces et ne réussissait pas, M. le marquis de
Vaudreuil ne manquerait pas d'écrire : " Il a marché
sans ordres et compromis la colonie ". Il est toujours
étonnant que M. le marquis de Vaudreuil se croie en
état de déterminer de cinquante lieues les opérations
de guerre, dans un pays qu'il n'a jamais vu et où les
meilleurs généraux seraient embarrassés après l'avoir
vu. M. le marquis de Vaudreuil oublie que cette armée
444 MONTCALM
(d*Abercromby) était au moins de 20,000 hommes et,
suivant plusieurs prisonniers, de 25,000. Supposons
qu*elle ait perdu en tués ou blessés 5,000 hommes,
qu'une partie des provinciaux s'en retourne, ils auraient
encore 12 à 14,001) hommes et, par conséquent, la supé-
riorité de campagne et seraient maîtres de faire chez
eux ce qu'ils voudraient. "
Ce commentaire était écrit à demi-page, côte à côte
avec la reproduction d'un passage de la lettre de M. de
Vaudreuil datée du 12 juillet. Montcalm y soulignait la
phrase où le gouverneur parlait de " couper la commu-
nication " de l'ennemi, et il s'écriait : " C'est avec
douleur, et sans s'écarter du respect dû que l'on est
obligé de dire que la phrase soulignée est l'ouvrage
d'un secrétaire qui n'a pas réfléchi et non d'un homme
de guerre. On ne coupe une communication qu'en se
portant avec un corps respectable entre deux, et l'on
ne la fait point abandonner à un ennemi supérieur en
forces par de simples détachements M. le marquis
de Vaudreuil trouvera dans mes observations de la
défiance à son égard. Au moins elle ne m'empêchera
jamais de me porter au bien du service et de la colonie,
sans m'embarrasser de ce qu'on pourrait croire contre
moi directement ou indirectement. Mais je ne dissimule
pas à M. le marquis de Vaudreuil que je pourrai lui
faire voir à mon retour à Montréal que, s'il a eu la bonté,
dans ses dépêches de l'année dernière, de m'accorder
quelques éloges que je puis ne pas mériter, il n'a pas
tenu à lui de persuader le ministre de la marine qu'il
m'avait donné les moyens de faire le siège de Lydius...
Avant que d'avoir reçu la lettre de M. le marquis de
Vaudreuil, je m'étais occupé d'un gros détachement de
MONTCALM 445
500 Canadiens ou sauvages qui est parti ce matin par
le fond de la Baie, ^ et à faire partir une découverte
dont j'attends le retour Voulez- vous que, si
l'ennemi s'opiniâtre à rester au fort George, nous
essayions de l'en chasser, je suis prêt à y marcher avec
toute l'armée ; ce ne sera pas mon avis, mais un ordre
clair et précis de votre part me sufi&ra. Si c'est par
le fond de la Baie, je laisse ceci (Carillon) à découvert;
si c'est par le lac Saint-Sacrement, il faudra un por-
tage qui durera trois semaines, épuisera l'armée de
fatigue et retardera les récoltes Si j'étais assez
heureux, Monsieur, pour que vos importantes occu-
pations vous permissent d'être à la tête de l'armée,
vous verriez par vous-même toutes choses, j'aurais
la satisfaction de recevoir des ordres qui seraient
plus clairs et moins embarrassants, et vous auriez jugé
que j'ai joint à de l'audace de la prudence et quelque
activité. Cela n'empêche pas que la colonie n'ait été
jouée le 8 juillet à pair ou non... Vous voyez, Mon-
sieur, qu'à mon ordinaire, je vous parle avec une vérité
et une fermeté respectueuses. Ce même amour pour la
vérité fait que je demande aux deux ministres mon rap-
pel, que je prie M. le premier président Mole et M.
l'abbé comte de Bernis de le solliciter. Si vous voulez,
Monsieur, vous joindre à eux pour m'obtenir cette
1 — Montcalm avait confié à M. de Courtemanche ce déta-
chement, qui tomba sur une escorte d'une cinquantaine
d'hommes, près d'un fort récemment construit par les Anglais
à mi-chemin entre Lydius et le lac Saint-Sacrement. Ils
firent quelques prisonniers et les sauvages levèrent quelques
chevelures. Le nouveau fort était construit à un endroit
appelé Halfway's Brook.
446 MONTCALM
grâce, elle me fera oublier tous les désagréments que je
puis avoir eus....".
Dans cette réponse, il y avait pour le gouverneur des
traits crueh, celui-ci, par exemple : ** Il est toujours
étonnant que M. le marquis de Vaudreuil se croie en
état de déterminer de cinquante lieues les opérations
de guerre dans un pays qu'il n'a jamais vu, et où les
meilleurs généraux seraient embarrassés après l'avoir
vu ". Ce javelot si dextrement lancé dut faire gémir
Vaudreuil, car il l'attaquait précisément au défaut de
la cuirasse. Pourquoi, en effet, commodément installé
dans son bureau à Montréal, loin du théâtre de la
guerre, s'acharnait-il à vouloir diriger des opérations
dont il ignorait les difficultés, et, la plume à la main,
persistait-il à vouloir enseigner à des généraux de car-
rière l'art de faire des miracles et de réaliser des prodi-
ges. 11 peut y avoir de vrais stratégistes en chambre.
De nos jours, le maréchal de Moltke a su, de son cabi-
net, élaborer sur la carte des plans de campagnes justi-
fiés par la victoire. Mais les Moltke sont rares ; M.
de Vaudreuil n'était pas de cette race, et, au lieu de
dicter à distance des manœuvres douteuses, il eût dû
borner son ambition à aider les vrais chefs militaires,
en s'efiforçant de leur fournir à temps les moyens de
vaincre et de faire rendre aux succès tous leurs fruits.
Dans une lettre écrite le 18 juillet, Montcalra faisait
précisément observer au gouverneur l'écart qu'il y a
entre les opérations tracées sur le papier et leur exécu-
tion sur le terrain : " Monsieur d'Ailleboust, lui disait-
il, arrive dans le moment, et me remet la lettre que
vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 15. Comme
en général elle ne contient que les mêmes choses que
MONTCALM 447
VOUS m'avez fait l'honneur de m'écrire le 12, j'ai déjà
répondu. A quoi j'ajouterai que je n'ai pu faire de gros
détachements par le lac St-Sacrement, jusqu'à ce que
j'aie rétabli mes camps à la Chute et au Portage, et que
j'aie fait passer des bateaux et canots, manœuvre qui
ne se fait qu'en faisant, et qui va moins vite dans le
fait que dans les spéculations. Jusqu'à présent, j'ai fait
l'impossible en Canada avec mes faibles moyens ; je
tâcherai de faire de mon mieux, et je n'ai besoin d'au-
cun aiguillon ; heureux que vous puissiez être ^ à la
tête de l'armée ; vous jugeriez alors, Monsieur, très
bien de toutes choses. Pour profiter de la peur des
ennemis, il fallait être en état de les suivre dès le len-
demain. Une armée qui ne peut être suivie que dix ou
quinze jours après, par des détachements, se remet de
sa frayeur."
Il serait fastidieux d'analyser toutes les pièces de
cette polémique épistolaire. Elle dura plusieurs semai-
nes. De Carillon à Montréal, et de Montréal à Carillon,
les courriers ordinaires ou extraordinaires allaient et
venaient, apportant tour à tour au général et au gouver-
neur des missives où la courtoisie des phrases ne pou-
vait masquer l'acrimonie des sentiments. Au commen-
cement du mois d'août, Vaudreuil informa Montcalm
qu'un nouveau grief était énoncé contre lui. Les sau-
vages s'étaient plaints de ce qu'il les avait traités rude-
ment, et déclaraient qu'ils ne retourneraient plus en
guerre sur la frontière du lac Saint-Sacrement tant qu'il
y commanderait. Le gouverneur ajoutait qu'il avait été
beaucoup plus touché des suites que pourrait produire
1 — C'est-à-dire: '» heureux si vous pouviez."
448 MONTCALM
leur mécontentement que des discours indiscrets tenus
contre lui à l'armée de Carillon. " Comme je les
méprise, disait-il, je n'en fais aucune perquisition, et je
vous rends assez de justice pour être persuadé que s'il
en venait à votre connaissance vous puniriez sur le
champ une vue si contraire à la discipline et qui pour-
rait tendre à la désunion si pernicieuse dans les colo-
nies 1 ."
Montcalm répondit à cette lettre que ses torts envers
messieurs les sauvages consistaient à avoir confié un dé-
tachement, dont ils faisaient partie à M. de Courteman-
che, plutôt qu'à M. Dumas ; à les avoir réprimandés au
sujet de leurs désordres et de leurs déprédations dans le
camp, où ils tuaient les animaux domestiques et pil-
laient les provisions de l'hôpital et des particuliers ;
enfin à avoir suivi les instructions du gouverneur en
leur refusant de l'eau de vie. Malgré tout cela, ils
avaient pris part à trois expéditions, et séjourné à
Carillon beaucoup plus longtemps que d'habitu le. "Les
faits, concluait Montcalm, doivent en être crus de pré-
férence aux paroles ". Puis, portant la guerre en
Afrique, il continuait : " Le respect m'a empêché de
vous écrire qu'en plein conseil ils (les sauvages) se sont
plaints de ce que vous les avez retenus, tandis qu'ils
voulaient voler à notre secours. Ils l'ont dit en public
et en particulier. J'ai fait taire le public ". Enfin,
quant à l'allusion faite par Vaudreuil aux discours
offensants proférés à son adresse, le général écrivait :
" Vous avez raison de mépriser les propos. Supposé
qu'il s'en soit tenu, personne ici n'oserait me prendre
1 _ Vaudreuil à Montcalm^ 1" août 1758.
MONTCALM 449
pour son confident à cet égard ". Montcalm ne niait
pas l'existence de ces discours injurieux pour Vaudreuil.
On a vu plus haut, dans une de ses lettres à Doreil,
que, dès le 14 juillet,il les mentionnait et déclarait qu'il
leur avait imposé silence. Un mois plus tard, il dut
renouveler ses recommandations pressantes sur ce sujet
délicat. " Le 14 août, écrit le capitaine Desandrouins,
assemblée de tous les commandants chez notre général
pour leur recommander de tenir la main à ce que per-
sonne ne s'avise à l'avenir de tenir des propos indécents
sur le compte de M. de Vaudreuil et de la colonie. On
dit que le gouverneur général s'en plaint très amère-
ment ; qu'il n'a tenu qu'à lui d'avoir l'original des lettres
qui eussent pu perdre celui qui les avaient écrites. Im-
prudence de nous autres, jeunes gens, excités par la
jalousie que nous témoignent ceux que nous sommes
venus défendre ! Il est vrai que nous portons si loin
cette fougueuse licence, naturelle aux Français, que,
dans cette matinée même où M. de Montcalm a assem-
blé les chefs de corps à ce sujet, on a trouvé sur la
table de la salle une chanson des plus mordicantes,
contre le gouverneur général et tout ce qui est colon".^
Malgré son affectation d'indifférence pour les criti-
ques acerbes dont il était l'objet de la part des officiers
réguliers, M. de Vaudreuil y était cruellement sensible,
et l'on ne saurait s'en étonner. Suivant lui, Montcalm
en était responsable. Nous lisons dans une .ettre écrite
par le gouverneur au ministre de la marine, le 4 août :
" Il n'est rien que je ne fasse pour éviter l'éclat d'une
1 — Le maréchal de camp Desandrouins, p. 199.
29
460 MONTCALM
rupture avec M. le marquis de Montcalm. Rien ne lui
coûte cependant, Monseigneur, pour m'y obliger. Je
passe sous silence toutes les infamies ou propos indé-
cents qu'il a tenus ou autorisés ". De son côté, Mont-
calm, nous l'avons vu, affirmait qu'il avait fait taire
les auteurs de ces discours irrespectueux. Les informa-
tions de Vaudreuil pouvaient manquer d'exactitude.
Nous venons de citer sa lettre au ministre de la mari-
ne, en date du 4 août 1758. Elle était l'écho des amer-
tumes que lui faisaient éprouver ses relations diffici-
les avec Montcalm j et ressemblait singulièrement, dans
plusieurs passages, à celle du 23 octobre 1756, dont
nous avons si longuement parlé au cours d'un précé-
dent chapitre. Il y rapportait au ministre l'épisode du
2ojuin, le conflit au sujet des instructions pour la cam-
pagne, et il faisait valoir l'esprit de conciliation qu'il
avait alors manifesté. Il reprochait à Montcalm d'avoir,
après la glorieuse journée du 8 juillet, exprimé sa joie
en des termes tels qu'ils avaient provoqué dans les
troupes des commentaires outrageants à l'adresse du
gouvernement. Il portait de nouveau contre son rival
l'accusation de mauvais procédés envers les sauvages,
et d'injustice envers les troupes de la marine et les
Canadiens. Il prétendait que Montcalm ne faisait
pas à ceux-ci la part assez large dans ses relations de
la bataille, et qu'il s'évertuait à ne faire rouler cette
journée que sur les troupes de terre. Il critiquait ensuite
longuement et amèrement les opérations et les disposi-
tions du général victorieux, s'efforçant ainsi d'amoindrir
Bon mérite et de diminuer sa gloire. Comme celui-ci
l'avait prévu, il essayait de le discréditer en représen-
tant que la défaite de l'ennemi aurait eu des suites
MONTCALM 451
beaucoup plus avantageuses, si le commandant des
troupes françaises avait montré plus de résolution et de
hardiesse, et su profiter, par une offensive énergique,
des puissants renforts qu'il avait reçus. Il faisait de
Lé vis un éloge enthousiaste et prêtait à Montcalm des
sentiments de jalousie envers ce brillant lieutenant.
Enfin, il concluait ainsi ce long réquisitoire : " D'après
toutes ces raisons. Monseigneur, je croirais manquer à
ce que je dois au service du roi et à la confiance dont
vous m'honorez, si je ne vous suppliais de vouloir bien
demander à Sa Majesté le rappel de M. le marquis de
Montcalm. Il le désire lui-même et m'a prié de vous
le demander. Bien loin de penser à lui nuire, j'estime ,
Monseigneur, qu'il mérite de passer au grade de lieute-
nant-général. Il pourra servir très utilement en Europe.
Personne ne rend plus de justice que moi à ses excel-
lentes qualités, mais il n'a pas celles qu'il faut pour la
guerre de ce pays ; il est nécessaire d'avoir beaucoup
de douceur et de patience pour commander les Cana-
diens et les sauvages ".
Nous avons déjà eu l'occasion d'examiner et d'appré-
cier la plupart des reproches, à l'adresse de Montcalm,
contenus dans cette lettre. Quelques-uns n'étaient pas
sans quelque fondement ; quelques autres ne pou-
vaient soutenir l'examen. L'accusation de jalousie était
particulièrement injustifiable. Montcalm se faisait re-
marquer au contraire par la générosité avec laquelle il
mettait en lumière le mérite de ses compagnons d'ar-
mes. L'éloge de Lévis, spécialement, revenait constam-
ment sous sa plume. Après Carillon il écrivait au minis-
tre de la guerre : " le chevalier de Lévis et M. de Bour-
lamaque ont eu la plus grande part à la gloire de cette
452 MONTCALM
journëe." Il réitérait en faveur de son premier lieute-
nant sa demande du grade de maréchal de camp. Et sa
correspondance indique quelle amitié et quelle con-
fiance il lui témoigna toujours. S'il avait désapprouvé
l'envoi d'un détachement, sous les ordres du chevalier,
vers le pays des Iroquois, ce n'était pas dans un mes-
quin esprit de rivalité, mais parce qu'il croyait péril-
leuse cette division de forces.
La lettre de Vaudreuil au ministre ne faisait que
manifester officiellement, une fois de plus, l'animosité
existante entre lui et Montcalm. Cette mésintelligence,
cette aigreur mutuelle étaient extrêmement regretta-
bles. Montcalm avait trop de clairvoyance et de droi-
ture pour ne pas comprendre lui-même la fausseté et le
péril d'une telle situation. Et il résolut de faire un
effort pour amener une détente. Il écrivit donc à Vau-
dreuil une lettre pleine de franchise et de loyauté.
Après lui avoir dit qu'il imputait aux compositeurs de
ses lettres les choses personnelles dont il pouvait se
plaindre, Montcalm continuait ainsi : " Pourquoi ne
pas changer le style de votre secrétaire ? Pourquoi ne
pas me donner plus de confiance ? J'ose dire que le ser-
vice du roi y gagnerait et que nous n'aurions pas l'air
de désunion qui transpire au point que je vous envoie
une gazette de la Nouvelle- Yoik qui en parle. Vous
croyez, Monsieur, n'avoir aucun tort et moi de même,
car je pense vous avoir toujours fait litière de préve-
nances et m'être replié plus que qui ce soit pour
en venir à votre avis en toute occasion. Mais on vous
fait de faux rapports, on cherche à vous aigrir. Pour
moi j'oublierai, quoique cela m'ait peiné, ce que voua
avez écrit l'année dernière. Je pense que vous n'en
MONTCALM 453
avez pas pesé les conséquences et je me flatte que
vous voudrez bien ne jamais donner lieu de soup-
çonner ma conduite militaire quand j'y fais tout ce
que je sais Qu'avez- vous besoin, Monsieur, après
trois ans que je suis sous vos ordres, de me prescrire
des détails inutiles ou minutieux que je rougirais de
prescrire à un dernier capitaine ; cela vient de ce que
votre secrétaire n'a qu'un moule pour faire des instruc-
tions et des lettres depuis moi jusqu'à l'enseigne de la
colonie. J'ai déjà eu l'honneur de vous dire que nous
comptions n'avoir tort ni l'un ni l'autre; il faut donc
croire que nous l'avons tous deux, et qu'il faut apporter
quelque changement de procédé. Pour moi, Monsieur,
je ne répondrai plus à plaintes de votre part, ni ne
chercherai à me justifier, ni ne vous donnerai aucun
mémoire qu'autant que vous me le demanderez ou que
le service du roi y sera véritablement intéressé. Vous
m'écrirez ou vous en agirez comme vous voudrez. Si
c'est bien à mon égard, beaucoup de reconnaissance, et
je vous la témoignerai. Si c'est mal, mon silence
vous apprendra que je ne suis pas content. Mais
je me flatte que je ne me trouverai pas dans ce cas
après une lettre aussi franche de ma part, et qui
vous prouvera que je voudrais bien conserver votre
amitié et mériter votre confiance jusqu'à mon départ ;
car je vous prie toujours de demander mon rappel à
cause de ma santé et de mes dettes. Le ministre pour-
rait croire que ce qui m'y engage est de n'avoir pas été
content de vous. Monsieur ; cela est vrai, aussi, mais
vous avez en main le remède sur cet article et vous ne
l'avez pas sur les deux autres. Je me flatte que ma
lettre n'ira pas à votre secrétaire et que vous voudrez
454 MONTCALM
bien m'honorer vous-même d'une réponse. Votre secrë-
taire en conserverait de l'amertume contre moi qui
nuirait toujours au service du roi ". Avec sa sincérité
abrupte et à l'accent original, cette lettre provenait d'un
désir véritable de faire cesser tout malentendu. On a
remarqué sans doute que Montcalm y parlait beaucoup
du secrétaire de Vaudreuil. Ce n'était pas uniquement
un euphémisme, une formule pour amortir sa critique
des lettres du gouverneur. Il visait réellement un secré-
taire connu, habile, et influent auprès de son chef. Ce
secrétaire s'appelait Grasset de Saint-Sauveur. Il avait
exercé les mêmes fonctions auprès de M. de la Jonquiè-
re, et on l'avait accusé alorsd'en profiter pour faire des
spéculations fructueuses. Sous M. de Vaudreuil, il se
livrait, semble-t-il, aux mêmes opérations et arrondis-
sait promptement sa fortune ^ Il n'était pas simple-
1 — On lit dans le Mémoire du Canada déjà cité : " M. de la
Jonquière se fia trop, ainsi qu'il s'en est expliqué lui-même,
à un secrétaire nommé Saint-Sauveur. Car cet homme, sans
honneur et sans sentiment, employait tous les moyens, licites
ou non, pour faire fortune. Il demanda à son maître la per-
mission exclusive de faire vendre de l'eau-de-vie aux sauva-
ges, ce qu'il obtint. Dès ce moment il s'attira la haine publi-
que, ainsi que son maître, que l'on disait être de moitié
dans ce trafic." A la fin du même Mémoire, parlant des fonc-
tionnaires qui demeurèrent au Canada en 1760, l'auteur écrit
encore: " Saint-Sauveur, secrétaire du gouverneur, y resta
aussi.. ..J'ai eu le plaisir d'ouir dire de ce dernier, en mil sept
cent cinquante-neuf, par M. Murray, gouverneur anglais, à
Québec, qu'il désirerait que cet homme pût lui tomber en
main ; que si la France, ou pour mieux dire le gouvernement
français avait été indulgent, il avait toléré le vice en cet
homme, il voudrait le corriger j que c'était un traître à son
aître, qu'il avait abusé de la confiance qu'il lui avait don-
MONTCALM 455
ment le scribe, il était vraiment l'écrivain de ce gou-
verneur, qui confessait lui-même son inaptitude litté-
raire ^.
Après avoir écrit sa lettre à M. de Vaudreuil, Mont-
calm crut opportun de la communiquer à son ministre,
le ministre de la guerre. Il lui en envoya copie, avec
quelques lignes explicatives, qui se terminaient comrne
suit : " Content de l'espérance où je suis que vous
voudrez bien ne jamais déterminer de jugement à mon
égard,sur tout ce qu'on pourrait vous écrire sans m'a voir
entendu, je travaillerai toujours avec le même zèle à la
défense de cette colonie, jusqu'à ce qu'il plaise à Sa
Majesté de m'accorder un rappel que ma santé et mes
dettes ^ m'obligent de demander. Jusqu'alors je répan-
née, qu'on ne voyait en lui que friponnerie, que commerce
illicite ; qu'il était peiné lui-même de l'aveuglement de ce
général. On doute fort que cet homme ose jamais passer en
France. Il est constant qu'il jouit déplus de douze cent mille
livres." Il y a probablement ici quelque exagération, car l'au-
teur y est enclin. Cependant Saint-Sauveur est accusé aussi
par Montcalm dans son journal • ^' L'empirique M. Mercier,
l'ignorant et avide Saint-Sauveur, secrétaire du général, gou-
verneront la machine. Il faut bien envoyer à la Belle Ri-
vière, puisque Saint-Sauveur et le chevalier de Repentigny
ont acheté de moitié pour cent-cinquante mille livres de mar-
chandises qui revendues sur les lieux pour le compte du roi,
produiront un million." (Journal de Montcalm, p. 496.)
1 — Montcalm écrivait au ministre, le 3 août 1758 : ^' Vous
serez peut-être surpris que je lui parle (à Vaudreuil) du com-
positeur de ses lettres ; il convient qu'il n'en fait ni n'en
dicte aucune."
2 — Dans son post scriptum à cette lettre, Montcalm ajou-
tait, à propos de ses dettes : *' Je saurais bien. Monseigneur,
n'avoir pas besoin des grâces pécunières du Roi si je voulais
suivre le ton du pays ; et je ne devrais pas dix mille écus,
456 MONTCALM
drai volontiers la dernière goutte de mon sang et don-
nerai le dernier souffle de ma vie, pour son service ".
Treize mois à peine devaient s'écouler avant que Mont-
calm prouvât que ces derniers mots n'étaient pas sim-
plement une phrase ! ^
Il avait écrit à Vaudreuil dans un esprit de concilia-
tion. Il crut devoir faire davantage. Il envoya son
aide de camp auprès du gouverneur, avec la mission de
lui porter des paroles de paix, de lui donner des expli-
cations loyales, et de rétablir une concorde si désirable.
M. de Bougainville partit de Carillon le 7 août et était
revenu le 13. Cette démarche parut couronnée d'un
entier succès. M. de Vaudreuil se montra animé des
meilleures dispositions, et se déclara persuadé de la
droiture d'intention du général. II assura qu'il voulait
anéantir jusqu'à la trace des rapports passés, et donner
à M. de Montcalm non seulement sa confiance mais
son amitié. L'aide de camp négociateur put écrire au
ministre de la guerre, le 10 août: "L'union me paraît
aujourd'hui parfaitement et de bonne foi rétablie entre
sans rien faire que d'honnête et de décent pour le service et
en vivant militairement ".
1 — La querelle épistolaire entre les deux chefs était
connue dans tous les cercles militaires et administratifs.
Péan, dont les relations avec Montcahn étaient restées fort
courtoises, crut pouvoir lui écrire une lettre pacificatrice, en
réponse à une missive dans laquelle le général lui faisait part
de ses griefs. 11 en informait Lé vis, avec lequel il était en
commerce d'amitié. " J'ai répondu, lui disait-il, à M. de
Montcalm, et je fais en sorte de lui persuader que M. de Vau-
dreuil ne cherche point à l'embarrasser, et lui fais envisager
tous les maux que causerait une rupture ",
MONTCALM 457
nos chefs ". Dans son journal, de retour à Carillon, il
consignait ainsi l'impression qu'il rapportait de sa déli-
cate ambassade: "J'ai été envoyé par M. le marquis
de Montcalm au marquis de Vaudreuil, avec l'ordre
d'étouffer, s'il était possible, ce levain de discorde qui
fermentait et qui peut-être aurait nui au bien du ser-
vice. Ainsi notre général fait encore les avances. L'in-
térêt public est la règle de ses démarches, et il a sans
cesse dans l'esprit ce mot de Thémistocle : " frappe,
mais écoute ". Il paraît que le marquis de Vaudreuil a
plutôt suivi dans toutes ces tracasseries les impressions
de subalternes intéressés à brouiller, que ses propres
idées. Ce qui est cependant de lui dans cette affaire,
c'est l'amour- propre et une jalousie de rivalité, fonde-
ment sur lequel bâtissent les brouillons. Les apparen-
ces sont que mon voyage n'a pas été infructueux. Je
souhaite que les faits y répondent ".
Sur la frontière du lac Saint-Sacrement, il ne se pro-
duisit aucun événement important jusqu'à la fin de la
campagne. M. de Montcalm continua l'expédition de
détachements pour inquiéter les ennemis. Dès le 24
juillet M. de Saint-Luc était allé avec près de quatre
cents sauvages et deux cents Canadiens détruire un
convoi de quarante ou cinquante chariots, près de Half-
way's Brook. Au commencement d'août, M. Mariu)
des troupes de la colonie, alla pousser une reconnais-
sance vers le fond de la Baie à la tête d'environ quatre
cent cinquante Canadiens et sauvages. Non loin de l'em-
placement de l'ancien fort Anne, ayant découvert un
1 — Bougainville au maréchal de Bellelsle, archives du m
nistère de la guerre.— Dussieux, p. 355.
468 MONTCALM
corps de sept cents hommes commandé par les majors
Rogers et Putnam et le capitaine Dalzell, il lui tendit
une embuscade. Mais la partie était inégale, et après
une fusillade de deux heures à travers les arbres, l'in-
trépide Marin battit en retraite. Deux ou trois autres
partis furent détachés subséquemment vers le fond du
lac. L'armée anglaise y était toujours campée, et l'on
pouvait encore se demander si elle n'allait pas tenter
un nouveau mouvement d'offensive.
Cette offensive devait se produire, mais non pas sur
la frontière du lac Champlain. On apprenait à Carillon,
le premier septembre, par un courrier de Montréal,
qu'un corps d'armée ennemi s'était porté sur le lac On-
tario et était rendu à trois lieues de Frontenac, aux
dernières informations. Cette nouvelle alarma vive-
mcDt Montcalm. La situation de la colonie devenait
de plus en plus critique. Là- bas, vers le golfe Saint-
Laurent, la forteresse de Louisbourg était assiégée par
une flotte et une armée puissantes, et depuis des semai-
nes on attendait avec angoisse un dénouement que l'on
avait raison de redouter. Et voilà que plus près, sur
le lac Ontario même, surgissait une terrible menace.
Le 3 septembre, un ofi&cier français, envoyé comme
parlementaire au camp de William-Henry, relativement
à l'échange des prisonniers, en rapportait la nouvelle
que Louisbourg avait capitulé le 26 juillet. Mais
Montcalm se refusait à le croire, car, écrivait-il dans
son journal, " suivant des lettres que nous en avons
du 24, la place n'était encore battue que de deux cents
toises ; toutes les rues étaient barricadées, les maisons
crénelées et quasi fortifiées ; tout, enfin, annonçait la
résolution de vaincre ou de périr ". Hélas ! trois jours
MONTCALM 459
plus tard, le doute n'était plus possible ; les chefs de
l'armée de Carillon apprenaient à la fois deux désastres,
et Montcalm inscrivait dans son journal cette note si
navrante en son laconisme : " Le 6 septembre 1758. —
Nouvelles de Québec qui annoncent la prise de Louis-
bourg ; de Montréal qui apprennent celle de Frontenac ".
Le siège de Louisbourg avait duré un mois et dix-
huit jours. Le 8 juin, les troupes anglaises ayant réussi
à débarquer dans l'anse de la Cormorandière, après un
combat dont Wolfe avait été le héros, les Français se
trouvèrent resserrés dans la place. Le 18, les batteries
anglaises ouvraient le feu sur la ville et le port, et
depuis cette date, de jour en jour, le travail de la sape
et de la mine avaient rapproché davantage des rem-
parts les tranchées, les parallèles, et l'artillerie des
assiégeants. Les défenseurs de la ville, soldats, offi-
ciers et marins, ne s'élevaient pas à six mille hommes,
tandis que les Anglais, en tenant compte des équi-
pages de la flotte, devaient quadrupler ce nombre. M.
de Drucour, gouverneur de la place, et ses troupes,
firent une résistance désespérée. Mais, au bout de
six semaines, la position devint insoutenable. Les
Anglais étaient rendus à deux cents verges des rem-
parts, dont leurs canons abattaient de larges pans.
Leurs obus faisaient pleuvoir sur la ville la dévas-
tation, la terreur et la mort. Les incendies y écla-
taient de tous côtés. Dans le port, sur les onze vais-
seaux de guerre qui s'y trouvaient au début du siège,
quatre avaient été coulés pour en défendre l'accès, un
avait pu prendre le large à la faveur du brouillard, un
autre avait été capturé en essayant de s'échapper, trois
furent incendiés par des bombes anglaises, et les deux
460 MONTCALM
derniers furent abordés et enlevés par des barques déta-
chées de la flotte assiégeante durant la nuit. Dans la
ville les femmes et les enfants étaient entassés au fond
des casemates ; pas une maison n'avait échappé aux
ravages du bombardement ; les malades et les blessés
n'étaient plus à l'abri des projectiles ; les canons des
remparts étaient démontés ; presque un quart des assié-
gés gisait dans les hôpitaux. Une plus longue défense
était impossible : et M. de Drucour avait dû capituler
le 26 juillet \
A Frontenac, les Anglais avaient remporté un succès
plus facile. La place n'était pas en état de défense, et
la garnison ne comptait que quatre-vingts hommes. Le
colonel Bradstreet, sous les ordres de qui Abercromby
avait consenti à placer trois ou quatre mille provin-
ciaux, remonta la rivière Mohawk, descendit celle d'Os-
wégo et déboucha dans le lac Ontario, le 22 août, avec
une flottille de bateaux et de baleinières. Le 25 il
débarquait sans coup férir près du fort Frontenac et
ouvrait immédiatement une tranchée. Le 26, soutenu
de quatre pièces de douze et de deux mortiers, il vint
occuper le retranchement fait par l'armée de Montcalm
en 1756, et s'en fit une parallèle, d'où il ouvrit le feu
sur le fort. Dans la nuit du 26 au 27, les Anglais éta-
blirent une batterie de brèche. Le 27, la brèche était
praticable au bastion de droite, une partie des canons
de la place étaient démontés, la poudrière se trouvait à
découvert. M. de Noyan, commandant de Frontenac,
1 — On jugea trop sévèrement la défense de Lou'sbourg on
France, et même parmi les chefs de l'armée au Canada. Quand
cette forteresse capitula, il nous semble clair que sa situation
était désespérée.
MONTCALM 4G1
ne pouvait, avec ses quatre-vingts hommes de garnison
et peut-être une soixantaine de voyageurs, d'artisans et
de journaliers, résister à l'assaut d'une armée de plus
de trois mille hommes. Il fut donc obligé de capituler.
Nous perdions par là toute notre flottille de guerre sur
le lac Ontario, que les Anglais incendièrent, quatre-
vingts pièces de canons, et quantité de munitions et
d'approvisionnements destinés aux postes du pays d'En-
Haut. Le fort fut démantelé et livré aux flammes ; la
garnison prisonnière fut envoyée à Montréal pour être
échangée contre un nombre de prisonniers anglais égal
au sien ; Bradstreet reprit la route de la rivière Os-
wego chargé d'honneur et de butin. Les Français
n'étaient plus maîtres de l'Ontario, Niagara se trou-
vait dans une situation extrêmement périlleuse, et
notre prestige était atteint d'un coup mortel dans la
région des grands lacs. Jamais encore la situation n'avait
été aussi menaçante pour la colonie, depuis le commen-
cement de la guerre de Sept Ans. Avec Louisbourg les
Anglais tenaient " la porte cochère " du Canada. Leur
retour offensif sur le lac Ontario et la destruction de
Frontenac leur ouvraient la route du haut Saint-Lau-
rent,vers Montréal. L'on pouvait craindre qu'en utilisant
les régiments victorieux, rendus disponibles par la con-
quête du Cap-Breton, ils ne se vissent bientôt en état de
fondre de nouveau sur Carillon avec des forces acca-
blantes, ou de remonter le Saint- Laurent pour attaquer
Québec.
Dans ces conjonctures critiques, M. de Vaudreuil
appela Montcalm à Montréal, afin de conférer avec lui.
Le général partit secrètement de Carillon le 6 septem-
bre, dans la soirée, avec Pontleroy et Bougain ville. Il
462 MONTCALM
arriva à Montréal le 9 et y passa quatre jours. Dans
cet intervalle il donna au gouverneur trois mémoires :
un sur la frontière du lac Ontario, un sur celui du lac
Champlain, et le troisième sur la défense de Québeci
ainsi que sur les opérations et règlements généraux.
La lecture de ce dernier est encore aujourd'hui d'un vif
intérêt. Il était clair, précis, vigoureux, plein d'idées
neuves et haidies sur la réorganisation de l'armée et la
conduite de la guerre. Montcalm y signalait, avec une
courageuse franchise, les erreurs qu'il fallait éviter, les
dispositions énergiques qu'il fallait prendre, les innova-
tions qui lui paraissaient nécessaires. D'abord, disait-il,
trois principes à établir. Le temps est passé où quel-
ques chevelures à lever, quelques maisons à brûler
pouvaient être un objet à poursuivre. Les circonstances
rendent dangereux les petits moyens, les petites idées,
les petits conseils de détail ; elles exigent des mesures
qui tranchent, qui décident. La guerre ne peut plus se
faire ici comme autrefois; tout y est changé, et les
procédés suivis jusqu'à présent sont devenus des erreurs.
A la manière dont les Anglais nous attaquent " il ne
s'agit pas moins que de la perte entière et prochaine de
la colonie, ou de la sauver, c'est-à-dire d'en reculer la
prise; c'est cette vérité qu'il faut sans cesse avoir
devant les yeux. " En second lieu, tous les intérêts
particuliers et commerciaux doivent s'effacer. " C'est le
corps de l'arbre qu'on attaque ; tout ce qui en concerne
les branches est de la plus grande indifférence." En
troisième lieu, l'activité, l'emploi judicieux des hommes
et du temps peuvent seuls suppléer au défaut des moyens
et au petit nombre. " Il ne faut pas perdre un seul
instant ; c'est les multiplier que de les bien employer."
MONTCALM 463
Voilà pour les principes. Maintenant, quelles sont les
mesures à prendre, et à prendre sans retard. Avant
tout, calculer avec précision les forces disponibles, sans
compter sur les secours de France. Actuellement on
suppute les huit bataillons réguliers pour trois mille
deux cents hommes. Les troupes de la marine ne peu-
vent compter que pour douze ou quinze cents hommes.
Kestent les milices. Ici Montcalm proposait une opéra-
tion de nature, suivant lui, à fortifier singulièrement
l'armée. On ferait un recensement sérieux et conscien-
cieux de tous les hommes capables de servir ; on les divi-
serait en trois classes : bons, médiocres, mauvais ; on
s'assurerait du nombre d'hommes absolument néces-
saires pour semer et récolter, en supposant que, dans
un cas d'urgence, les femmes de la campagne et les
oisifs des villes seraient employés à ces travaux. On
déciderait ensuite que tous ceux qui ne seraient
pas strictement nécessaires à ces travaux feraient la
campagne tout entière, au nombre de quatre mille au
moins, choisis parmi les meilleurs tireurs. Ces quatre
mille hommes seraient incorporés dans les troupes de
terre et de la marine de la manière suivante : dans la
première, quinze par compagnies ; dans les secondes
un nombre égal à celui des soldats pour chaque compa-
gnie. " L'avantage de cette incorporation, faisait obser-
ver le général, est que chaque compagnie de terre et de
la marine aura avec elle et en elle-même d'excellents
tireurs, d'excellents canoteurs, d'excellents ouvriers ; ^
qu'à l'envie l'un de l'autre le soldat et le Canadien se
1 — Ceci démontre que Moatcalm savait apprécier la valeur
et les aptitudes des Canadiens.
46-t MONTCALM
serviront d'aiguillon pour bien faire et s'apprendront les
choses qu'ils savent ; de remédier à l'inconvénient de
n'avoir pas assez d'officiers dans la colonie pour con-
duire les miliciens, les veiller, en tirer parti. On ne
doit pas craindre que ces miliciens essuient aucun
mauvais traitement dans les corps. 1^ Ils vivent très
bien avec nos soldats qu'ils aiment ; 2^ sur la moindre
plainte qu'ils feraient, ou de propos ou de corvée. M; de
Montcalm saurait bien y remédier et empêcher la réci-
dive ". L'incorporation prendrait environ trois mille
miliciens d'élite ; les mille autres serviraient sous des
officiers de milice choisis,. qui seraient encouragés par
l'espoir de distinctions honorifiques. Il faudrait aussi
prendre des mesures pour que les miliciens aient,
comme les soldats, des habillements qui, durant toute
la campagne, les garantissent de la misère, du froid,
des maladies, et pour qu'ils reçoivent une paie. Il
importerait également de régler le nombre d'hommes
accordés au munitionnaire pour les transports, d'empê-
cher qu'il ne prenne les meilleurs de toute la colonie,
d'établir que ces mêmes hommes seraient toute la cam-
pagne employés à cet objet et qu'ils auraient régulière-
ment une paie et une ration. Il serait bien à propos
d'empêcher qu'il n'aille un trop grand nombre de Cana-
diens dans les postes d'en haut. "Le seul intérêt parti-
culier, déclarait Montcalm, peut s'opposer à toutes ces
vues nécessaires pour conserver la colonie ". Quant au
reste de la milice, on verrait par le recensement quel
nombre, indépendamment des quatre mille mentionnés
plus haut, on pourrait faire marcher dans les cas extrê-
mes. La dernière partie du mémoire était consacrée à
MONTCALM 466
certains moyens de défense sur le lac Champlain, sur
le lac Ontario et à Québec.
Les entrevues de Montcalm avec le gouverneur, les
premières depuis leur querelle épistolaire et leur récon-
ciliation par voie d'ambassade, furent sans doute
empreintes de courtoisie et de bonne grâce. Mais les
apparences étaient meilleures que la réalité. Il est facile
de s'en convaincre en lisant les observations transmises
par M. de Vaudreuil au ministre de la marine, au sujet
du mémoire de Montcalm analysé plus haut. Ce docu-
ment rédigé par celui-ci pour le bien du service, et ins-
piré par un patriotique désir de fortifier notre armée,
d'augmenter et de rendre plus efficaces nos moyens de
défense, produisit chez M. de Vaudreuil la plus vive
irritation. Ces avis loyalement exprimés, ces conseils
énergiques, ces vues nouvelles et originales, le blessè-
rent comme une offense personnelle. " Vous sentirez
assez, Monseigneur, écrivait-il au ministre en lui trans-
mettant cette pièce, le faux de ce mémoire, la passion
avec laquelle il est traité, l'envie de fronder sur le gou-
vernement, le désir d'innovation et plus particulière-
ment celui de dominer sur les colons ^ ".
Cependant, Montcalm ne connut pas l'effet inattendu
causé par son travail. Il écrivit dans son journal les
lignes suivantes : " La lecture des Mémoires que j'ai
remis à M. de Vaudreuil montrera quel a été mon avis
sur ces différents objets. C'est bien le cas de dire avec
Ovide :
1 — Vaudreuil au ministre de la marine, 1*=' novembre 1758 ;
Arch. prov., Man., N. F., Ire série, vol. XV.
30
466 MONTCALM
Principiis obsta; sero medicina paratur,
Cum mala... pro longae invaluere moras ".
Un des résultats du voyage de Montcalm à Mont-
réal fut la décision d'envoyer un officier en France, à la
fin de la campagne, pour exposer à la Cour de vive
voix, la situation. Vaudreuil accepta, pour cette mis-
sion, le choix de Bougainville.
Le 13 septembre le général était de retour à Caril-
lon. Pontleroy avait été chargé d'établir un poste
retranché à Frontenac, et d'y faire construire un bateau
de vingt canons. On devait assembler sur cette fron-
tière un corps de trois mille hommes. En même temps
Vaudreuil avait expédié un convoi et un détachement
pour ravitailler et renforcer Niagara.
Pendant l'absence du général il y avait eu quelques
alertes aux camps de Carillon.^ Mais l'ennemi n'avait
1 — Desandrouine, qui, évidemment, admirait Montcalm
beaucoup plus que Lévis, écrivait dans son journal intime :
" Hier, pendant la plus vive alarme, on proposa à M. de Lévis
de faire conduire du canon à la redoute de droite où les pla-
tes-formes sont achevées, de faire des batteries aux endroits
du retranchement qu'on jugerait les plus favorables, et de
faire distribuer des caisses de cartouches à chaque bataillon.
Il répondit à Montbeillard qui le lui proposait : " Nous
aurons toujours le temps de pourvoir à tout cela." — Puis se
retournant du côté de M. de Roquemaure : — Mais ils peuvent
venir par le fond de la baie : ^* il nous faudrait du canon de
ce côtélà." — Ce qui fit une telle impression parmi certains
assistants qu'on commença à craindre pour la première fois
du côté de la baie, par la seule raison que les ennemis parais-
saient du côté du lac Saint-Sacrement. Que ne se trouvait-il
un crieur assez obligeant pour les tirer de peines, en disant :
— Hé ! tant mieux s'ils viennent par le fond de la baie, ils ne
pourront nous approcher de demi-lieue I " — Enfin, aprè» Ion-
MONTCALM 467
point paru. Il ne bougea pas davantage durant le reste
de l'automne. Le IG octobre, Montcalm écrivait à sa
mère : " J'ai toujours cru que l'ennemi viendrait m'at-
taquer une seconde fois, mais je commence à croire, vu
la saison avancée, qu'il n'en sera rien ". L'armée de
Carillon ne resta pourtant pas oisive. Elle travailla
activement aux fortifications de la place elle-même, et
des retranchements derrière lesquels les Français
avaient triomphé le 8 juillet.
A la fin d'octobre, on constata que les Anglais avaient
déblayé leur camp de William-Henry et quitté le lac
Saint-Sacrement. Montcalm établit à Carillon une gar-
nison de quatre cents hommes, dont trois cents des
troupes de terre et cent de la colonie, sous le comman-
dement de M. d'Hébécourt. Et, le 4 novembre, il par-
tait pour Montréal, en même temps que le bataillon de
Languedoc, que devaient suivre de près les autres
troupes de terre, celles de la marine, et les milices. La
campagne de 1758 était terminée.
gue et savante discussion sur la prochaine et dangereuse
attaque des ennemis, quelqu'un dit : — Allons-nous coucher, —
et son avis fut suivi ! Ah 1 Montcalm I Montcalm ! " ÇLe
maréchal de camp VesandrouinSf p. 223.) Ce cri du cœur mon-
tre quels sentiments de confiance enthousiaste inspirait ce
général aux officiers les plus distingués de l'armée.
CHAPITRE XIV
En quartiers d'hiver. — Pénible situation des ofiBciers. —
Démarches de Montcalm — Excessive cherté des denrées.
Tarif comparatif. — Départ de Bougainville et de Doreil.
— Vaudreuil les accrédite et les discrédite. — Péan passe
en France. — Succession rapide des ministres au départe-
ment de la marine Montcalm retire sa demande de
rappel — Ses mémoires à la Cour Défense de la colo-
nie ; projet de retraite à la Louisiane Correspondance
familiale. — Lettres d'arrière-saison Montcalm à Mont-
réal, durant l'automne de 1758. — Lectures et incidents.
La saison rigoureuse fut très hâtive en 1758, et le
retour de Carillon à Montréal excessivement pénible
pour Montcalm et ses troupes. Sur le lac Champlain ils
essuyèrent un coup de vent qui dispersa les bateaux et
faillit en couler plusieurs. Le froid fut excessif et les
derniers détachements se virent arrêtés par les glaces.
Cependant le général atteignit St-Jean sans encombre.
" J'oserais dire, écrivait-il à Bourlamaque, que mon
bateau portait César et sa fortune." Le 9 novembre il
était rendu à Montréal.
Les troupes prirent leurs quartiers d'hiver : le batail-
lon de la Keine dans le gouvernement de Québec, de-
puis les Grondines jusqu'à Saint- Augustin ; celui de la
Sarre à l'île Jésus, Lachenaie, Terrebonne, Mascouche
et l'Assomption ; celui de Royal-Koussillon à la Prairie,
Longueuil, Boucherville, Varennes, Verchères; celui
de Languedoc, dans le gouvernement des Trois-Rivières,
470 MONTCALM
depuis Sainte-Anne jusqu'à Batiscan ; celui de Guy-
enne, à Contrecœur, la rivière Chambly, Saint- Ours,
Sorel ; le premier de Berry, à la côte de Beaupré, le
second, à l'île d'Orléans ; celui de Béarn, au Sault-au-
Kécollet, la Longue- Pointe, la Pointe-aux-Trembles, la
rivière des Prairies, Saint-Sulpice, la Valtrie, Repen-
tigny.
Le bien-être des officiers et des soldats préoccupait
vivement Montcalm. Les premiers spécialement lui
causaient beaucoup de souci, par suite de la situation
difficile que leur faisait le retranchement de certains
avantages, et du renchérissement des choses nécessaires
à la vie. Vers la fin de la campagne, à Carillon, il
y avait eu de la fermentation dans les esprits à ce
propos, et le général avait pu craindre que cela ne dé-
générât "en mutinerie et en conduite indécente vis-à-vis
le marquis de Vaudreuil et principalement de Bigot".
Bourgainville écrivait dans son journal : " Il a même dans
cette occasion éprouvé lui-même l'injustice de la multi-
tude, car il a été accusé par une partie des officiers, dans
des discours publics qu'il a ignorés et méprisés, de n'avoir
pas assez pris le parti de l'officier, ni assez représenté.
Le marquis de Montcalm, (pour empêcher le progrès du
mal a fait rassembler les commandants des corps, avec
deux capitaines et deux lieutenants par bataillon, pour
leur parler avec fermeté et douceur, et leur commu-
niquer les respectueuses représentations qu'il adresse
en leur faveur aux ministres de la guerre et de la marine,
et celles qu'il adresse à M. le marquis de Vaudreuil et
à M. Bigot, pour demander un soulagement à la misère
de l'officier qui, à la vérité, est des plus grandes. Il
faut cependant convenir que la conduite de l'officier a
MONTCALM 471
^té jusqu'ici contradictoire : la bonne chère de leur
table, soit en campagne, soit en garnison, le ton
d'ostentation et de magnificence qu'ils ont pris vis-à-vis
les colons, quoique la plupart aient une fortune des
plus médiocres, en France, et que beaucoup abusent de
la facilité à leur prêter ". Dans une lettre qu'il écrivit
à l'intendant sur ce sujet, Montcalm disait éloquem-
ment : " Vous avez secouru l'année dernière le peuple.
L'officier chargé de le défendre devient peuple, toutes
les fois que ses appointements ne lui donnent pas de
quoi vivre ". Afin de démontrer aux ministres com-
bien critique était la situation de ses officiers, le géné-
ral envoya un tarif comparatif des provisions, denrées et
marchandises, en 1758, 1755 et 1743. L'augmenta-
tion était énorme. Par exemple, en 1743, un mou-
ton coûtait ici quatre livres, il en coûtait dix en
1755 et quarante en 1758 ; une livre de lard coû-
tait trois sous en 1743, dix sous en 1755, une livre et
dix sous en 1758 ; une livre de beurre coûtait cinq sous
en 1743, douze sous en 1755, et deux livres (quarante
sous, en 1758^. Et ainsi de suite. En envoyant ce
tableau, Montcalm écrivait : " Nos officiers sont à bout
de moyens et ne sauraient vivre ici. Leur état empire
tous les jours et les denrées ne cessent d'augmenter...
On nous a retranché le bien vivre, accordé pendant la
campagne de 1755 et 1756, et on a cessé de nous payer
en argent, différence notable ". Sur les représentations
de Montcalm, le gouverneur et l'intendant accordèrent
un supplément de solde de quarante-cinq livres
1 — Journal de Montcalm, p. 472.
472 MONTCALM
par mois aux capitaines et de trente livres aux lieu-
tenants ^
Vers la fin de l'automne, c'était toujours le moment
des grands courriers pour l'Europe, avant la fermeture de
la navigation. Cette année, Montcalm pouvait compter
sur un et même sur deux commissionnaires éprouvés.
Nous avons vu qu'il avait été décidé d'envoyer Bou-
gainville en France pour y exposer la situation. M.
Doreil ayant obtenu son congé, le gouverneur et le
général s'étaient entendus pour le charger d'appuyer
aussi leurs représentations et leurs demandes. Les deux
délégués étaient des amis de Montcalm. Il pouvait
donc espérer que ses messages et communications par-
viendraient à leur adresse, et ne seraient pas intercep-
tés, ce qui lui était arrivé précédemment, comme il
l'écrivait le 12 juillet au ministre de la guerre : "Je
vois par une lettre de M. de Paulmy, du 26 février,
disait-il, qu'il n'avait point reçu mes paquets du 4
novembre (1757) qui contenaient mes mémoires de
nomination et ceux pour les grâces de nos troupes ;
je suis en droit d'en conclure qu'ils ont été arrêtés et
interceptés au bureau de la marine ; c'était du temps de
M. de la Porte. ^ Si l'on doit en agir ainsi, il est inu-
tile que j'aie l'honneur de vous écrire ".
1 — M. Doreil écrivait que la pension la plus modique, sans
pain et sans vin, était alors de 150 livres par mois : or, les
lieutenants ne recevaient que 115 livres, et les sous-lieute-
nants et enseignes 100 livres. (Doreil au ministre de la guerre^
20 octobre 1758).
2 — M. de la Porte, représenté dans un document de l'épo.
que comme *• l'œil même du ministre ", passait pour un affidé
de Bigot. Commis principal de la marine, plus intelligent
MONTCALM 473
Montcalm attachait avec raison une grande impor-
tance à cette mission de Bougainville et Doreil. " Bou-
gainville passe en France, écrivait-il à sa mère, Dieu
veuille qu'il y arrive, en ce cas il vous écrira. M. Doreil,
commissaire-ordonnateur, y passe aussi. Dans les cir-
constances il fallait des lettres vivantes ^." Et au minis-
tre de la guerre : ** Il est à souhaiter que l'un et l'autre
arrivent, et je vous conjure d'ajouter foi à ce qu'ils vous
diront. M. de Bougainville se propose de nous revenir»
car son zèle pour le service ne connaît aucune diffi-
culté. M. Doreil est un commissaire habile, désinté-
ressé, capable de travail, Paimant, homme de détail ; je
vous prie. Monseigneur, de le bien traiter 2."
Vaudreuil avait également accrédité Bougainville et
Doreil auprès des ministres. Mais ses lettres offraient
de singulières variantes. Dans celle qu'il donnait à
Bougainville lui-même, comme introduction auprès du
ministre de la marine, il ^disait: " La situation actuelle
de la colonie m'ayant paru exiger que j'envoyasse un
officier capable d'en bien représenter toutes les circons-
que scrupuleux, il était chargé du détail des colonies. MM.
de Maurepas et de Rouillé lui avaient donné leur confiance.
" M. de Machault, dit le duc de Luynes dans ses Mémoires,
avait reçu des plaintes, mais apparemment qu'il ne les avait
pas trouvées suffisamment fondées. M. deMoras, ayant voulu
examiner plus à fond, a demandé des détails à M. de la Porte,
qui a été longtemps à les lui donner et a paru ne s'y prêter
qu'avec peine. M. de Moras en a rendu compte au Roi ". M.
de la Porte fut démis le 27 janvier 1758, mais il conserva une
pension de 9,000 livres. (Dussieux, p. 166).
1 — Montcalm à sa mère, d\i camp de Carillon, 16 octobre
1758.
2 — Montcalm au ministre de la guerre, 21 octobre 1758.
474 MONTCALM
tances, j'ai choisi, d'accord avec M. le marquis de Mont-
calm, M. de Bougain ville, aide- maréchal des logis de
cette armée. Il est, à tous égards, plus en état que per-
sonne de remplir cet objet. Trois campagnes en Canada,
de l'application, da discernement, l'ont mis au fait de
ce pays ; je lui ai donné mes instructions et vous pou-
vez ajouter toute créance à ce qu'il vous dira ^." Quant
à Doreil, le gouverneur écrivait au ministre dé la
guerre : " J'ai pleine confiance en lui, et l'on peut se
fier à lui entièrement. Tout le monde l'aime ici ^"
Cependant, après avoir tracé ces panégyriques, de la
même plume, mais chargeant de style, il passait de
l'éloge au dénigrement : " Dans la vue de condescendre
aux désirs de M. le marquis de Montcalm, et de me
servir de toutes les voies pour maintenir l'union avec
lui, disait-il au ministre de la marine, j'ai accordé à
MM. Doreil et Bougainville une lettre de créance ;
mais je dois avoir l'honneur de vous observer, Monsei-
gneur, que ces messieurs ne connaissent point assez
parfaitement la colonie pour pouvoir avoir l'honneur de
vous en parler pertinemment. Je dois d'ailleurs, Mon-
seigneur, vous prévenir que ces Messieurs étant créa-
tures de M. de Montcalm, abondent entièrement dans
ses sentiments. Je m'attends qu'ils tâcheront d'éteindre
ou du moins diminuer les actions de la colonie dans
l'unique but d'attribuer aux troupes de terre tous les
avantages que nous avons eus sur l'ennemi. Ils espè-
rent par là faire leur cour au ministre de la guerre,
ce qui fera vraisemblablement leur objet principal.
1 — Vaudreuil au ministre de la marine, 4 novembre 1758.
2 — Vaudreuil au minisire de la guerrcj 11 octobre 1758.
MONTCALM 475
J'ajoute même, Monseigneur, que ces deux Messieurs
n'ont pas pris peu de part aux propos indécents dont
j'ai été dans le cas de me plaindre dans une de mes
lettres à M. de Moras \'* Recommander en même
temps la confiance et la défiance, accréditer et discré-
diter à la fois, c'était là, il faut bien l'admettre, un acte
de duplicité fâcheuse. Et il est vraiment regrettable
pour M. de Vaudreuil que l'on puisse ainsi confronter
aujourd'hui ses lettres contradictoires. Une rigoureuse
droiture ne permet pas de telles manœuvres.
Le véritable interprète de la pensée du gouverneur,
son porte-parole choisi, était déjà rendu en Europe.
C'était M. Péan. Il était parti depuis le mois d'août,
apparemment pour aller faire soigner un bras dont il
souffrait, mais aussi, semblait-il pour quelque autre
objet. M. Doreil écrivait à ce propos : " Il passe en
France sous prétexte de prendre les eaux de Barèges
pour des douleurs à un bras ; je crois qu'il en a besoin,
mais je suis convaincu qu'on ne l'aurait pas laissé aller
cette année sans quelque raison particulière Il a
fait une fortune si rapide depuis huit ans qu'on lui
donne deux millions Regardez-le comme une des
premières causes de la mauvaise administration de ce
malheureux pays. Je vous ai dit qu'il était riche de
deux millions ; je n'ai osé dire quatre, quoique d'après
tout le public je le pouvais ". ^ Péan était porteur
d'une lettre de M. de Vaudreuil, dont l'accent chaleu-
reux ne laissait aucun doute sur le sentiment qui
l'avait dictée : " M. Péan, aide-major de Québec, y
1 — Vaudreuil au ministre de la marine, 3 novembre 1758.
2 — Doreil au ministre de la guerre, 12 août, 31 août 1758.
476 MONTCALM
lisait-oD, aura l'honneur de vous remettre cette lettre ;
il est très en ëtat d'entrer avec vous, Monseigneur, dans
tous les détails que vous jugerez à propos de lui deman-
der relativement à cette colonie, qu'il connaît au mieux.
C'est Pofiûcier en qui j'ai le plus de confiance. J'ai
l'honneur de vous demander vos bontés en sa faveur ". ^
M. Péan était parti le 13 août. MM. de Bougain-
ville et Doreil ne partirent que le 12 novembre. ^
Montcalra avait chargé son aide de camp de nombreux
mémoires et d'une volumineuse correspondance pour
les ministres et pour sa famille. C'était surtout au
maréchal de Belle-Isle, et à son collaborateur M. de
Crémille, qu'il adressait ses observations, exposait ses
vues et faisait ses demandes officielles. Le peu de satis-
faction qu'il avait eu avec le département de la marine,
l'avait déterminé à s'imposer de ce côté une grande
réserve. D'ailleurs, M. de Moras, auprès de qui des
relations de famille lui avait permis de se montrer plus
confiant, n'était plus ministre. Au milieu de l'été, des
lettres de France avait annoncé sa retraite, après seule-
ment seize mois d'administration. " M. de Moras s'est
retiré le 24 mai, écrivait Bigot, en apprenant cette nou-
velle ; M. de Massiac, lieutenant-général de la marine,
l'a remplacé ; M. Le Normand est adjoint. Nous en
changeons comme de chemise ; aussi nos affaires vont
mal par terre et par mer ^ ". Qu'aurait-il dit s'il avait
su, au moment du départ de Bougainville, que M. de
1 — Vaudretiil au ministre de la guerre, 6 août 1758.
2 — Journal de Mon icalm, p. 482 Bougainville avait pris
passage î-ur la Victoire et Doreil sur V Outarde.
3 — Bigot au chevalier de Lévis, 22 août 1758.
MONTCALM 477
Massiac, lui aussi, s'était déjà évanoui comme un fan-
tôme, et avait été remplacé par M. de Berryer, le 1er
novembre 1758, après cinq mois de ministère. Cette
instabilité ministérielle, qu'il ne connaissait pourtant
pas encore dans toute son étendue, faisait dire à Mont-
calm : " Nos ministres changent si souvent que j'aime
mieux la protection de Cadet pour avoir du vin à cent
écus, la campagne prochaine, que celle d'aucun de ces
messieurs ^ ".
Dans ses lettres officielles, Montcalm se montrait
résolu à faire l'impossible pour sauver l'honneur des
armes françaises et résister au formidable assaut que la
colonie allait subir durant la prochaine campagne. On
a vu qu'il avait demandé instamment son rappel après
la victoire de Carillon. Mais au lendemain des capitu-
lations de Louisbourg et de Frontenac, il avait déclaré
au maréchal de Belle-Isle qu'il n'entendait pas déserter
un poste devenu si périlleux : " J'avais demandé mon
rappel après la glorieuse journée du 8 juillet, lui écri-
vait-il, mais puisque les affaires de la colonie vont mal,
c'est à moi de tâcher de les réparer ou d'en retarder la
perte le plus qu'il me sera possible". Depuis lors,
toutes ses lettres à la cour respiraient la même héroïque
résolution. Il exposait la situation dans sa terrible
réalité : les Anglais mettant en ligne des armements
formidables, et se préparant à lancer contre nous plus
de cinquante mille hommes ; notre impuissance d'oppo-
ser à cette masse d'ennemis plus de sept à huit mille
combattants effectifs ; notre pénurie de vivres et de
munitions ; l'immense étendue de nos frontières vulné-
1 — Montcalm à Bourîamaque, 27 novembre 1758.
478 MONTCALM
rables. Il représentait que la paix seule pourrait em-
pêcher le Canada de succomber. Et il ajoutait : " Qui
écrira le contraire de ce que j*avanc3, trompera le Roi ;
quelque peu agréable que cela soit, je dois l'écrire comme
citoyen. Ce n'est pas découragement de ma part ni de
celle des troupes, résolus de nous ensevelir sous les
ruines de la colonie ". ^
Montcalm n'avait pas d'illusion. Il voyait claire-
ment l'impossibilité de la victoire finale. Il savait que
la mère-patrie, épuisée par la guerre désastreuse qu'elle
soutenait en Europe, était incapable du puissant effort
qui eût été nécessaire pour égaliser les chances en
Amérique. Même en escomptant une détermination
et une action énergiques de la part du gouvernement
de Louis XV en faveur du Canada, il se disait que
l'hégémonie de l'Océan conquise par l'Angleterre para-
lyserait leur efficacité. " En proposant le seul moyen
pour parer aux forces immenses des Anglais, disait-il,
je ne crains que trop qu'il ne soit pas possible à la
France d'envoyer ce secours, vu la supériorité de la
marine anglaise ". Hélas ! on était loin des jours de
Jean Bart, de Tourville et de Duguay-Trouin !
C'était cette vision si claire de la situation qui,
durant tout l'automne de 1758, poussait Montcalm à
écrire et à faire écrire aux ministres que la paix était
d'une impérieuse urgence. " La paix est nécessaire ou
le Canada est perdu," répétait-il au maréchal de Belle-
Isle ; et Doreil, en son nom comme en celui du général,
poussait le même cri : " La paix, la paix. Monseigneur,
1 — Montcalm au minisire de la guerre^ 13 septembre 1758.
MONTCALM 479
n'importe à quel prix pour les limites ; on y gagnera
même, si Ton travaille bien lorsqu'elle sera conclue."
Toutefois, Montcalm comprenait parfaitement qu'il
ne sufi&t pas désirer la fin d'une guerre pour la voir
finir. Et, dans ses mémoires confiés à Bougainville, il
indiquait ce qui lui semblait absolument nécessaire pour
affronter l'imminente invasion. Ce nécessaire, c'était
d'abord le plus de vivres possibles ; de la poudre en
quantité considérable ; des mortiers et des bombes ; un
train d'artillerie de campagne avec un détachement à la
suite ; un grand nombre de fusils, des marchandises de
traite pour conserver dans notre alliance quelques sau-
vages ; mille hommes au moins de recrues, avec leurs
armes et leurs vivres pour dix-huit mois. Montcalm
demandait encore des ordres pour l'incorporation de
trois mille miliciens dans les bataillons de terre et de
marine, pour l'érection de batteries le long du fleuve, en
bas de Québec, pour la construction de redoutes et de
retranchements. Il prop osait aussi, au cas où Québec
serait pris, et que toute résistance deviendrait impossi-
ble, un grand projet de retraite sur la Louisiane avec
les huit bataillons, les détachements du génie et de l'ar-
tillerie, et l'élite des troupes de la marine. L'avantage
de ce projet était " de conserver au Koi un bon corps
de troupes, de sauver la Louisiane ; de faire honneur à
la nation française ; la retraite des dix mille immorta-
lisa la Grèce." Cette opération hardie, cette évasion inat-
tendue d'une armée que les Anglais croiraient d'avance
prisonnière, et qu'ils auraient l'humiliation de voir leur
glisser entre les doigts, cette prodigieuse évolution du
Saint-Laurent au golfe du Mexique, séduisait Montcalm.
Il écrivait à Bourlamaque le 27 novembre : " Bougain-
480 MONTCALM
ville m'a écrit que vous avez goûté toutes mes vues, et
notamment in eoctremis ma retraite à la Louisiane,
pourvu que le ministre l'ordonne à Vaudreuil, et que
celui-ci y travaille d'avance. Canots nécessaires pour
seize cents hommes d'élite, huit cents Canadiens, avec
les vivres en biscuits, lard, farine, quelques marchandi-
ses, porcelaine, colliers, quelques cais3es de fusils, etc.
Je me charge, Belle-Rivière occupée ou non, de vous
mener aux Illinois, quand même l'ennemi serait maître
de Québec et de Saint-Jean. Quatre jours d'avance me
suffisent et des certificats payables à la Louisiane ^ ".
Cette retraite eût-elle été praticable en 1759 ou 1760,
lorsque les Anglais se furent rendus maîtres de Nia-
gara et du haut Saint- Laurent ? Montcalm ne l'eût
sans doute pas cru alors. Mais, assurément, en 1758,
une telle conception n'en était pas moins grandiose.
Nous avons vu que Montcalm avait annoncé à sa
mère le départ de Bougainville pour la France. Le
général, séparé des siens par huit cents lieues d'Océan,
avait confié pour eux à ce fidèle officier de nombreux
messages. Durant la campagne, en dépit de ses préoc-^
cupations accablantes, de ses tracasseries et de ses mul-
tiples déplaisirs, il n'avait pas cessé de leur griffonner
à la hâte ces billets alertes et brefs qui portaient tant
de joie aux châtelaines de Candiac Les menus faits
d'intérêt personnel y trouvaient place à côté des inci-
dents et des sollicitudes d'ordre public. Nous transcri-
vons çà et là quelques passages : " Je crois, écrivait-il
le 20 août à sa mère, que plus de la moitié de mes pro-
visions et ce que j'avais demandé à Paris est pris. Je
1 — Lettres de Bourlamaquej p. 2S0.
MONTCALM 481
m'en console, l'argent me touche peu pourvu que je
vous rejoigne tous en bonne santé". Le 25 septembre,
il adresse à sa femme et à sa mère ces lignes affectueu-
ses : " Ma mère et ma très chère et bien aimée épouse,
cette lettre par M. de Bougainville que sa mauvaise santé
fait repasser en France, dont bien me fâche, l'aimant
beaucoup. S'il arrive à Paris il vous écrira et vous par-
lera de moi, du moment de son départ à la fin d'octo-
bre ou premiers jours de novembre. Deux idées qu'il a
et moi aussi pour mariage fille et fils ; la première roma-
nesque, chimérique me plairait et devrait plaire, la deu-
xième bonne et faisable... Kespect, amour, amitié, ten-
dresse vous sont dus et conservés dans toute leur éten-
due. J'embrasse mes chers enfants. Le cadet chevau-
léger, puis capitaine à mon retour ". Le 16 octobre, il
annonce à sa mère qu'il vient de recevoir deux de ses
lettres, puis il ajoute : " J'en ai reçu une de seize pages
de mon fils\ bien écrite, un peu style du siècle, les
détails militaires bien. Elle est du 18 février, un peu
trop de princes et de comtes d'empire ; grande amitié
avec un frère de la comtesse de Bavière qui Pavait
engoué d'une affaire trop bonne pour lui. Mon fils est
jeune et ne doute de rien et s'engoue aisément, M. de la
Bourdonnaye m'écrit que le chevalier ^ est grand comme
un chêne, un peu efiûlé. Croyez- vous que je ne sois pas
inquiet de n'avoir aucune nouvelle ? Ma santé assez bonne
malgré des fatigues grandes. Après le siège de Frontenac,
1 — Le comte de Montcalm (Louis-Jean- Pierre- Marie),
mestre de camp du régiment de cavalerie de Montcalm.
2 — Gilbert-François-Déodat, chevalier de Montcalm, plus
tard, chevalier de Malte.
31
482 MONTCALM
que j'avais prévu, annoncé, et facile à éviter,on m'a appelé
à Montréal : le médecin après la mort... J'ai grand besoin
de repos, je dois dix mille écus, et je vieillis bien. Je
compte n'être à Montréal qu'avec les glaces du 20 au 25
novembre. Je vais me reposer jusqu'à Noël ; de là à
Québec, janvier et février ; mars, avril à Montréal ;
sans doute revenir ici où une affaire qui sera décisive.
Les Anglais sont au moins six contre un... J'embrasse
tendrement la très chère que j'aime au delà de toute
expression. Je ne vous envoe rien cette année; je n'ai
pas eu le temps d'y songer. J'embrasse ma fille et
suis entièrement à vous, ma mère, avec autant d'atta-
chement que de respect." Onze jours plus tard il infor-
mait sa femme que la campagne était terminée : " Enfin,
ma très chère et bien-aimée, les ennemis commencent
à abandonner leur camp... Je -me dispose à commencer
de faire défiler nos bataillons... Je ferai l'arrière -garde
et je laisserai mes deux forts de Carillon et de Saint-
Frédéric, que j'ai couverts toute la campagne avec des
forces bien inégales, avec leurs garnisons bien approvi-
sionnées et de bons blindages. En voilà, Dieu merci,
jusqu'aux premiers jours de mai, car si Dieu n'y met la
main, il faudra se battre courageusement la campagne
prochaine... Adieu! mon cœur, aimez-moi, je souge
fort à vous, je vous aime beaucoup et ma mère. J'em-
brasse ma fille. Quand reverrai-je mon Candiac ? Il
faut que ma santé soit bonne, mais elle s'use par le
travail, car il faut être tout ici, et de tout métier. Je
t'aime plus que jamais."
Bougainville et Doreil étaient partis le 12 novembre.
Mais ayant appris qu'il restait encore devant Québec
un petit bâtiment, la goélette la Sérieuse^ sur le point
MONTCALM 483
d'appareiller pour la France, Montcalm se risqua à
écrire une dernière fois à sa femme, ainsi qu'à son beau-
frère, M. de la Bourdonnaye. A la première il disait :
" Quoique nos troupes soient parties de meilleure
heure, ma très chère et bien aimée, qu'en 1755 et 1756,
nous avons éprouvé sur le lac Champlain un coup de
vent qui a dispersé notre flotte de bateaux comme ceux
de Saint-Cloud. Cela a été suivi de froid qui nous a
fait craindre de rester dans les glaces ; mais Dieu merci,
avec beaucoup de misère, d'embarras, tout est rentré
dans ses quartiers et la misère oubliée,.. Le chevalier
de Lévis a couru personnellement quelque risque ; pour
moi j'avais au milieu de la tempête, le bateau qui por-
tait César et sa fortune... Je souhaite que mon fils,
se soit bien tiré, que le chevalier étudie bien, que mes
filles se portent à merveille, ma mère et vous tous, ma
très chère que j'aime tendrement pour toujours ". ^
A M. de la Bourdonnaye, il écrivait : " Nous voici
enfin bien tranquilles jusqu'en mai. Nous avons des
nouvelles de la Belle-Rivière du 23, nous y avons en-
core eu un avantage le 15 octobre; il en coûte 150
hommes aux Anglais ; je la crois sauvée pour cette
année ; à nouveaux faits, nouveaux conseils. Les
Anglais ont abandonné Gaspé. Nous avons fait de
notre mieux en 1756, 1757, 1758 ; ainsi soit en 1759,
Dieu aidant, si vous ne faites la paix en Europe.
Je reste ici novembre et décembre ; janvier et février à
Québec, mars et avril ici ; voilà mon itinéraire pour
1 — Montcalm àsafemmey 14 novembre 1758. — Cette lettre
était adressée: "à madame la marquise de Montcalm, à
Montpellier ".
484 MONTCALM
l'hiver. Quand irai-je en carrosse au lieu de bateau et
de traîneau, et quand vous verrai-je ? " ^
Uautomne de 1758 ayant été plus doux que ne le
faisait prévoir ses débuts, on annonça le départ d'un
autre navire pour la France, et Montcalm voulut encore
en profiter. Le 21 novembre il adressait à madame de
Saint- Véran ces quelques lignes : " Sûrement, si le Cra-
quelin, qui part le 24, arrive à bon port, vous me sau-
rez gré, ma mère, de vous écrire jusqu'au dernier
moment pour vous répéter cent fois qu'occupé du des-
tin de la Nouvelle-France, de la conservation des trou-
pes, de l'intérêt de l'Etat et de ma propre gloire, je
songe toujours à vous et à la très chère, que j'embrasse
ainsi que tous mes proches. Ma santé bonne, quoique
échauffée ; je vais me droguer un peu, une petite méde-
cine, mauvaise habitude nécessaire à la fin des campa-
gnes, où je ne suis pas les maximes de M. le Roy qui
veut qu'en mangeant on ait l'esprit libre ; je vous jure
que je ne l'ai jamais. Je crois que cette campagne vous
aura donné de l'inquiétude ; Dieu sur tout ! Dieu veuille
que le comte de Montcalm s'en soit bien tiré. Faites
donc la paix ; ce n'est pas qu'en tout événement j'espère
pour 1759".
Dans les derniers jours de novembre, une goélette,
V Extravagante, partie de France le 15 août, arriva à
Québec. On résolut de l'y renvoyer sans retard avec
un dernier courrier, et Montcalm reprit la plume.
** J'écrivais à ma mère," disait-il à sa femme dans un
billet daté du 29 novembre ; " ma lettre n'a pu partir
1 — A monsieur de la Bourdonnayef conseiller d^Etat, à
Parié, 14 novembre 1758.
MONTCALM 485
par la goélette la Sérieuse, mais elle part par celle-ci.
Je pourrais me dispenser par conséquent de vous écrire
n'ayant rien de nouveau à vous apprendre, mais je suis
bien aise de vous donner de mes nouvelles jusqu'au
dernier moment et autant que possible. Ma santé est
assez bonne, ainsi soit de la vôtre. Voici le temps du
repos. Je ne m'attendais pas que nous fissions partir un
bâtiment aussi tard pour la France. J'en profite pour
vous renouveler les sentiments avec lesquels je serai
toute ma vie entièrement à vous. J'embrasse ma mère,
mes enfants, mes sœurs et le cher Massilan. On ne
peut t'aimer plus véritablement, mon cher cœur ^." On
sent dans toutes ces lettres à sa femme, à sa mère, à son
beau-frère, que la pensée de Montcalra tendait sans
cesse vers Candiac, vers Montpellier, vers la famille et
le pays dont il était séparé par le vaste Océan. Il avait
la nostalgie de la France et du foyer lointains. Un
secret pressentiment l'avertissait-il qu'il ne les reverrait
jamais ?
Comme nous l'avons vu plus haut, il devait partager
son automne et son hiver entre Montréal et Québec.
Jusqu'à la fin de décembre il séjourna dans la première
de ces deux villes. A part une couple d'incideots assez
piquants, que nous relaterons plus loin, il y mena la vie
la plus tranquille et la plus monotone, sortant peu,
lisant beaucoup, et trouvant les journées fort longues.
On se demandera peut-être quelles lectures occupaient
ses heures de réclusion. Une lettre à Bourlamaque
nous l'apprend. Il lisait avec le plus vif intérêt le Dic-
1 — A madame la marquise de Montcalm, à Montpellier j
Montréal, 29 novembre 1758.
486 MONTCALM
tionnaire encyclopédique, qui était encore à ce moment
dans toute sa nouveauté et toute sa vogue. Cette vaste
entreprise littéraire, philosophique et scientifique, dont
l'influence devait être si pernicieuse, avait été arrêtée en
1752, après l'impression des deux premiers volumes.
Puis, l'interdiction ayant été levée, en 1758 sept
volumes avaient déjà paru. Malheureusement beau-
coup des travaux contenus dans cette publication por-
taient la marque de l'esprit sceptique et antireligieux
qui inspirait tant d'écrivains de l'époque. Toutefois,
dans plusieurs de ses parties, elle était instructive et
attrayante. A l'étranger, aussi bien qu'en France, elle
obtenait un grand succès. Les gens du monde y
recherchaient ce qui pouvait amuser leurs loisirs ; les
hommes d'étude y trouvaient des informations et des
renseignements précieux. Montcalm, dont l'esprit cul-
tivé aimait à se tenir au courant des publications nou-
velles, faisait diversion à ses ennuis et à ses anxiétés
en parcourant les énormes in-folios de l'Encyclopédie,
mais il y faisait un choix. " J'ai entrepris, écrivait-il
à Bourlamaque, la lecture de suite du Dictionnaire
encyclopédique, en sautant les articles que je ne veux
pas savoir, ceux que je ne puis comprendre ". Il de-
mandait à la lecture et à l'étude l'oubli de ses alarmes
et de ses sombres pronostics. Jamais son état d'esprit
n'avait été plus pénible que durant ces mois de novem-
bre et décembre 1758. Loin des êtres aimés que son
absence et ses périls plongeaient dans les angoisses ; loin
de ses anciens compagnons de gloire, dont la valeur
se déployait là bas sur un plus vaste théâtre ^ ; pri-
1 — Plus vaste, bien entendu, au point de vue des opéra-
tions, mais non pas au pointde vue géographique et physique.
MONTCALM 487
sonnier du devoir, à ce poste perdu où il luttait pour
retarder de quelques mois peut-être une catastrophe
inévitable ; entouré de malveillance et de suspicion ;
témoin impuissant de dilapidations impudentes et de
rapines éhontées ; il portait le poids écrasant d'une tâche
surhumaine, puisque de lui surtout, dans ces condi-
tions désastreuses, dépendaient l'honneur de la vieille
France et le salut de la nouvelle. Son âme ardente et
vaillante ne fléchissait pas, mais des vagues de tristesse
venaient parfois Passaillir et la submerger. On ne
saurait lire son journal et ses lettres de cette épo-
que sans ressentir une sympathie et une admira-
tion profondes pour le noble cœur et le fier esprit
qui s'y révèlent. Le patriotisme et la grandeur
morale y parlent le plus émouvant langage. Cer-
taines pages sont frémissantes de douleur et d'in-
dignation. Après avoir exposé tout un système de
concussion, il écrit à Bourlamaque : '' C'est de quoi
pleurer ; je n'en ai pas dormi, et je crois que si la
guerre dure, il y a à gagner de la perdre." Et plus loin :
" Passez-moi le désordre de ma lettre, il ressemble à
celui de mon imagination, car je n'ai pas dormi, toute
la nuit, des voleries de la Belle-Rivière et de l'ineptie.
Pauvre Roi! Pauvre France? carapatria. Brûlez ma
lettre, car ces horreurs ne seront jamais crues, et si
vous vous affectez, comme moi, la maladie augmen-
tera." Un autre jour, il écrit ces lignes où se trahit tant
d'amertume : " J'aurai dans quelque temps quarante-
sept ans. La dignité de maréchal de France me flatte-
rait autant qu'un autre ; il serait beau de l'avoir dans
six ans, mais l'acheter par cette vie serait trop cher."
Mais c'est dans son journal surtout qu'il laisse déborder
488 MONTCALM
son cœur. " 0 Roi ! digne d'être mieux servi, s'ëcrie-t-
il ; chère patrie écrasée d'impôts pour enrichir des fri-
pons et des avides ! et que tout y concourt ! Gardeiai-je
mon innocence comme j'ai fait jusqu'à présent au
milieu de la corruption ? J'aurai défendu la colonie, je
devrai dix mille écus, et je verrai s'être enrichi un Ralig,
un Coban, un Cécile, un tas d'hommes sans foi, des va-
nu- pieds intéressés dans l'entreprise des vivres, gagnant
dans un an des quatre ou cinq cent mille livres, qui
font des dépenses insultantes ; un Maurin, commis à
cent écus, avorton de nature, escargot par la figure,
voyager avec une suite de calèches et de carrioles,
dépenser plus en voitures, en harnais, en chevaux qu'un
jeune fermier général fat et étourdi. Et cette manuten-
tion des vivres, une entreprise formée du temps de M.
de la Porte, qui y était de part ! La France ne produira
donc jamais à la tête de la marine un ministre éclairé,
réformateur des abus ? Les concussions de Verres, celles
de Marins dont parle Juvénal, n'en approchent pas."
On ne saurait lire cette explosion généreuse d'indi-
gnation patriotique sans se sentir ému. L'homme qui sen-
tait et écrivait ainsi n'était pas d'une trempe vulgaire.
Nous n'avons pas dissimulé ses erreurs d'appréciation
et d'attitude. Mais tout compte fait, nous estimons que
Montcalm était la plus brillante et la plus attachante
figure du groupe militaire et administratif auquel
étaient liées à ce moment les destinées de la Nouvelle-
France. On voyait se manifester en lui non seulement
les qualités du soldat, mais celles du penseur, du philo-
sophe et du politique. Par sa culture intellectuelle, son
érudition, son expérience acquise dans les campagnes
d'Italie et d'Allemagne, par son esprit primesautier.
MONTCALM 489
son style alerte, sa chaude éloquence, en un mot, par
la variété de talents qui le distinguait ^ il dominait et
éclipsait la terne et médiocre personnalité de Vaudreuil.
Il était aussi supérieur à Lévis, quoique ce dernier
eût une incontestable valeur. Montcalm avait plus de
connaissances, plus d'élévation d'esprit, plus d'étude,
plus d'idées générales. Son lieutenant ne l'emportait
sur lui que par la circonspection du caractère et la pon-
dération des facultés. La physionomie du chevalier de
Lévis n'a pas encore été étudiée à fond, nous semble-t-il.
Il avait de l'intelligence, de l'éducation et de l'instruc-
tion, sans être un lettré. A défaut d'une grande con-
naissance des livres, il possédait une utile science des
hommes. Il était calme, froid, avisé et perspicace.
Passé maître dans l'art de bien vivre avec tout le
monde, il savait adroitement se tenir en dehors des
querelles d'autrui, et conduisait sa barque avec une
dextérité merveilleuse au milieu des écueils. Il gagna
et conserva la confiance et l'amitié d'hommes que sépa-
raient la plus violente antipathie. C'est ainsi que
Vaudreuil chantait ses ouanges, et que Montcalm lui
1 — C'est cette variété de talents que Doreil signalait dans
sa lettre du 31 juillet 1758 au ministre de la guerre. " Si la
guerre doit durer encore ou non, si l'on veut sauver ou éta-
blir le Canada solidement, que Sa Majesté en confie le gou-
vernement général à M. le marquis de Montcalm ; il possède
la science politique comme les talents militaires; homme de
cabinet et de détails, grand travailleur, juste, désintéressé
jusqu'au scrupule, clairvoyant, actif et n'ayant en vue que le
bien ; en un mot, homme vertueux et universel. Je ne sais si
cette place serait bien de son goût et peut être me saurait-il
bien mauvais gré s'il imaginait que je hasarde cette proposi-
tion ".
490 MONTCALM
ouvrait intimement son cœur. En lisant sa correspon-
dance on voit comme il était habile à se ménager des
appuis et à bien disposer les échelons de sa fortune.
Sa qualité maîtresse était le tact. Grâce à elle, son
mérite ne connut jamais l'ombre, et sa carrière fut une
suite ininterrompue de succès. Après l'avoir commen-
cée simple cadet de famille et modeste lieutenant, il
devait mourir maréchal de France, duc et pair, lieute-
nant général en Artois, gouverneur d'Arras, avec des
émoluments, des gratifications et des pensions qui dé-
passaient 97,000 livres ^
Montcalm eût-il atteint les mêmes sommets ? Que
nous importe ? Nous savons que par le cœur et l'intel-
ligence il en eût été digne. Il eût sans doute obtenu
le bâton de maréchal de France, objet de son ambition
légitime. Et qui sait ? peut-être eut-il été honoré
d'un siège à l'Académie française ou à celle des Ins-
criptions, distinctions que leurs goûts intellectuels
avaient fait décerner déjà à des guerriers amis des
lettres. '* Il est bon que vous sachiez, monsieur l'aca-
démicien, écrivait un jour Bougainville à son frère,
que M. le marquis de Montcalm est très savant et
1 — Lévis devint maréchal de camp en 1759, et lieutenant-
général en 1761. " II fut nommé capitaine des gardes de Mon-
sieur en 1771, chevalier des ordres du Roi en 1776, gouver-
neur d'Artois et d'Arras en 1780, maréchal de France en 1783,
duc en 1784, etc. Il avait 94,470 livres de rente en bienfaits
du roi, dont suit le tableau : gouverneur et lieutenant géné-
ral en Artois, 25,000 livres ; pension sur le trésor royal, 1 1 ,200 j
commandant en chef en Artois, 20,748; gratification annuelle
sur l'extraordinaire des guerres, 15,000; gouverneur d'Arras,
12,000; appointements de maréchal de France, 13,522: total,
97,470. Le duc de Lévis mourut en 1787". Dussieux, p. 146).
MONTCALM 491
surtout dans le genre de TAcadémie des belles-lettres.
Il a prodigieusement lu et sa mémoire est étonnante ;
on la peut citer. Avec ces qualités et ce qu'il est, je
pense qu'à son retour il ferait un excellent honoraire
chez vous."
Mais laissons le champ des conjectures pour revenir
aux faits. Nous avons mentionné plus haut deux
incidents qui rompirent la monotonie dont se plaignait
Montcalm dans son journal, durant cet automne de
1758. Nous en trouvons le récit dans ses lettres à
Bourlamaque. Arrivant un jour à l'improviste dans
le cabinet de M. de Vaudreuil, il surprit M. D'Escham-
bault, neveu de celui-ci, par alliance, en train de débla-
térer contre les officiers français, qu'il accusait d'avoir
tenu des propos indécents contre les autorités de la
colonie, après les malheureux événements de l'arrière-
saison. Il n'y avait pas d'échappatoire possible ;
Montcalm avait entendu de ses oreilles le dénonciateur.
Le gouverneur très échauffé, et surpris par l'apparition
du général à ce moment psychologique, se plaignit vive-
ment de la conduite des officiers. Profitant de la cir-
constance, Montcalm se déchargea le cœur au sujet de
tout ce colportage d'on-dit et de propos plus ou moins
amplifiés. " Oh ! certes, écrit-il à Bourlamaque, comme
je le surpris, comme on dit, volant dans la poche, il
fut obligé ainsi que le marquis de Vaudreuil, acceptant,
d'essuyer une leçon sur ce point, forte, respectueuse,
longue, es faisant souffrir tous deux, car vis-à-vis de
Deschambault qu'elle regardait seul, cela ressemblait à
des coups de pied dans le ventre, qu'on a demandé la
permission de donner à quelqu'un qui ne peut s'éviter
492 MONTCALM
de les recevoir. Je souhaiterais que cela corrigeât les
rapporteurs et ceux qui 1 es écoutent. " Sans doute
des paroles mordantes avaient été prononcées ; mais
souvent on les allongeait et on accentuait leur mali-
gnité. Montcalm venait justement d'écrire à M. Bernier,
remplaçant de Doreilau commissariat de la guerre, une
lettre où il insistait sur le respect dû aux chefs de la
colonie. Et il terminait pour Bourlamaque son récit
de la scène dans le bureau de M. de Vaudreuil, en fai-
sant à cette démarche l'allusion suivante : *' J'avais
adressé ma lettre à Bernier pour que tout le monde la
vît, leçon bonne pour le passé ou l'avenir, si elle n'é-
tait pas nécessaire pour le présent. M. de Richelieu a
arrêté les chansons à Montpellier. J'arrêterai les mau-
vais propos tendant à l'insubordination, au moins en
public. Dans le très particulier, cela m'est égal, por-
tassent-ils sur le Roi, l'image de la divinité ; alors ils
ne troublent pas la société. "
Quelque temps après, autre incident corsé. C'était
encore chez M. de Vaudreuil. Un officier de milice,
sans trop songer peut-être qu'il s'engageait sur un ter-
tain brûlant, s'avisa de dire en présence de Montcalm
et de Vaudreuil, que, pendant le siège de William-
Henry, Webb avait grand' peur à Lydius, qu'Orange et
New- York étaient sans troupes, et que l'on aurait pris
ce fort très facilement. Le gouverneur, dont c'était l'un
des thèmes favoris, se mit aussitôt à le commenter avec
insistance. Montcalm, on le sait, avait été blessé au vif
par les critiques antérieures de Vaudreuil à ce sujet.
Prenant la parole, il exposa de nouveau les raisons qui
l'avaient empêché de faire un second siège, en 1757,
MONTCALM 493
ajoutant qu'il ne fallait pas se repaître de chimères.
* J'interpellai — raconte-t-il à Bourlamaque — M. Le
Mercier qui fut de mon avis et défila, et n'osa pas rester
davantage, et je conclus par lui dire modestement que
je faisais de mon mieux à la guerre, suivant mes fai-
bles lumières ; que, quand on n'était pas content de
ses seconds, il fallait faire campagne en personne pour
exécuter ses propres idées. Les larmes lui en vinrent
aux yeux, et il mâcha entre ses dents que cela pourrait
être. La conversation finit de ma part : "J'en serai
comblé, et je servirai volontiers. Madame de Vaudreuil
voulut s'y mêler : Madame, permettez que, sans sor-
tir du respect qui vous est dû, j'aie l'honneur de
vous dire que les dames ne doivent pas parler guerre.
Elle voulut continuer: — Madame, sans sortir du
respect qui vous est dû, permettez que j'aie l'honneur
de vous dire que si madame de Montcalm était ici et
qu'elle nous entendit parler guerre avec M. le marquis
de Vaudreuil, elle garderait silence. Cette scène, de-
vant huit officiers, dont trois de la colonie, sera brodée,
rebrodée; la voilà telle.... Le chevalier de Lé vis qui
entra ne se serait pas douté de la conversation, vu mon
air tranquille, et j'y fus le soir à mon ordinaire ; et ce
matin je porte un bel œillet, qu'on m'envoie dans
le moment, à madame de Vaudreuil ; mais c'est
odieux."
Comme on le voit, malgré la réconciliation officielle
du mois d'août, la sympathie laissait encore à désirer
entre Vaudreuil et Montcalm. Toutes ces piqûres d'é-
pingle devaient donner à ce dernier le désir de changer
d'air. " L'ennui m'excède ici, écrivait- il à Bourlamaque
494 MONTCA.LM
le 18 décembre ; je pars au premier jour." Effective-
ment le 22 décembre il quitta Montréal, au milieu
d'une tempête de neige et d'une bonne poudrerie cana-
dienne \ en route pour Québec où l'attendaient Bourla-
maque et les nombreux amis qu'il s'était faits dans la
capitale de la Nouvelle-France.
1 — Journal de Malariic, p. 215.
CHAPITEE XV
A Québec. — Montcalm y reprend ses habitudes Ses lettres
à Lévis Les divertissements au milieu de la misère
publique Les angoisses de Montcalm Fâcheuses nou-
velles ; évacuation et destruction du fort Duquesne
Montcalm retourne à Montréal. — Relations avec Vau-
dreuil. — Mémoire pour la campagne de 1759 Menus
propos. — Projets militaires. — Lettre importante de Mont-
calm au maréchal de Belle-Isle Correspondance et
affaires de famille. — Le printemps. — Retour de Bougain-
ville Sa mission en France. — Beaucoup d'honneurs et
peu de secours Nouvelles de la cour et de la ville
Mariage d'une fille de Montcalm Il devient lieutenant-
général. — Son prestige en France — Le crédit de Vau-
dreuil diminue La France et le Canada au printemps
de 1759. — Montcalm et le maréchal de Belle-Isle L'hon-
neur du drapeau.
Les deux mois du séjour de Montcalm à Québec,
dans l'hiver de 1759, furent une réédition peu corrigée
de celui qu'il y avait fait un an plus tôt. Il reprit les
mêmes habitudes, fréquenta les mêmes sociétés, visita
de nouveau les salons de madame de la Naudière, de
madame Marin et de madame Péan, retrouva le même
charme dans la conversation et le commerce de madame
de Beaubassin, assista encore assez souvent aux fêtes
de l'intendance, en un mot, se laissa aller aux mêmes
distractions que l'hiver précédent. Nous avons indiqué
à nos lecteurs, dans un autre chapitre, combien nous
paraissait fâcheuse l'assiduité de Montcalm en certai-
nes compagnies. Lui-même n'en était pas satisfait.
496 MONTCALM
" Cela prouve le désœuvrement ", confiait-il à Lévis, à
qui il ne dissimulait pas qu'il était peu content de lui-
même. *' Je vous développe mes faiblesses et les replis
de mon cœur", lui écrivait-il un jour. Et dans une
autre lettre : " Ici, je végète, et, soit ennui, méconten-
tement, difficultés de la campagne prochaine, je n'y ai
pas autant de satisfaction que l'hiver dernier".
Sa coirespondance avec son lieutenant était plus
active et plus intime que jamais. Il le tenait au cou-
rant de tous ses faits et gestes, et lui expédiait encore
régulièrement la chronique québecquoise. Nous y
voyons passer sous nos yeux les frivolités et les misères
de cette société menacée de la foudre. Sous la plume
nerveuse de Montcalm et dans son style rapide, le dou-
loureux contraste des fêtes mondaines et des sombres
appréhensions éclate parfois d'une manière saisissante.
Ainsi, le 4 janvier 1759, il écrit : " Un bal dimanche.
La paix ou tout ira mal. 1759 sera pis que 1758. Je
ne sais comment nous ferons. Ah 1 que je vois noir !"
Et un autre jour : " La colonie est perdue si la paix
n'arrive pas ; je ne vois rien qui puisse la sauver.
Ceux qui la gouvernent ont de furieux reproches à se
faire ; pour moi je n'en ai point à me faire. J'attends
avec bien de l'impatience des nouvelles de notre patrie ;
Dieu veuille qu'elles soient satisfaisantes. Nous
avons eu hier un bal, mardi, le dernier ; et ne croyez
pas que je m'amuse beaucoup. " N'y a-t-il pas
quelque chose de tragique dana cette antithèse émou-
vante entre l'aujourd'hui frivole et le lendemain formi-
dable. Cet aujourd'hui, durant lequel on semblait
chercher à s'étourdir, Montcalm n'avait pas assez de
stoïcisme pour s'en isoler absolument. On peut le
MONTCALM 497
constater par ses lettres à Lévis, où il rédigeait pour
son ami la gazette du jour : " L'aventure de la Belle-
Eivière, lui écrivait-il le 12 janvier, n'a pas empêché
hier une jolie fête dont je n'étais pas prié ; et si l'on
dit à Montréal que j'y ai été en masque, dites que je
ne me masque jamais. Cependant j'y étais avec le
plus joli officier de la Sarre que l'on puisse voir. Je
vous jure que vous lui donneriez la préférence sur la
Naudière. Mais motus ; brûlez ma lettre. " Et le
17 janvier : " Demain, grande partie de campagne,
cinquante-deux personnes ; pique-nique ; Koque-
maure, madame Gauthier, madame de la Naudière
ont tout arrangé. J'en suis, on m'en a mis, on a compté
sur moi : je ne puis jamais être un homme ordinaire.
Aussi je fournis l'illumination, violons, orgeat, bière,
partie de vin et de quoi faire vingt-six plats, sur soi-
xante-six qu'il y aura à deux tables, servies également
en ambigu. Ce détail pour vous seul; mais comme
Montréal est l'écho de Québec, on dira : ** M. de Mont-
calm donne la fête." Le chevalier répondra : " Non,
c'est un pique-nique ^ ; c'est la répétition de celui de la
Sainte-Catherine ; on y a mis M. de Montcalm. Je crois
bien que, noble et galant comme il est, il aura suppléé
à tout ce qui aurait pu embarrasser la société qui l'en a
rais et fourni par là plus que les autres." On sent dans
ces lignes la préoccupation de dégager sa personne
autant que possible de divertissements auxquels il se lais-
sait entraîner sans enthousiasme. Au moins s'efforçait-
est celui-ci : " Repas
où chacun paye son écot."
32 ■ /.
408 MONTCALM
il d'en modérer Pallure. Et dans cette partie de cam-
pagne qu'il mentionnait à Lévis, il avait fait en sorte
qu'on s'abstînt des jeux de hasard. '* On a fort ap-
prouvé le refus total des momons," écrivait-il. Tout
en s'abstenant de prendre l'attitude et le langage d'un
censeur, en lui-même Montcalm appréciait sévèrement
cette frénésie de plaisir, qui détonnait au milieu de la
détresse et des anxiétés du moment. 11 consignait dans
son journal ces réflexions, éloquentes en leur laconisme :
" Misère affreuse au gouvernement de Québec ; on y
ramène de Lachine des farines destinées aux premières
opérations de la campagne. On demande dix mille
minots au gouvernement de Montréal, opération tou-
jours fausse et sans prévoyance. Bals, amusements,
parties de campagne, gros jeux de hasard en ce moment."
Et encore : " Les plaisirs, malgré la misère et la perte
prochaine de la colonie, ont été des plus vifs à Québec.
Il n'y a jamais eu tant de bals ni de jeux de hasard
aussi considérables, malgré la défense de l'année der-
nière. Le gouverneur général et l'intendant l'ont auto-
risé."
Ce qui se dégage surtout du journal et de la corres-
pondance de Montcalm, durant l'hiver de 1759, c'est
cette impression de tristesse et d'angoisse que nous
avons déjà signalée au précédent chapitre. Suivant son
expression, il " voyait noir ". Une ombre sinistre lui
semblait planer sur lui-même et sur la cause dont il
était Fhéroïque champion. Je ne sais quelle prescience
douloureuse torturait son cœur. " Que ferons- nous, la
campagne prochaine ? Elle sera épineuse," s'écriait-il. Et
ailleurs : "Qui diable sait où tout en sera au V^ novem-
bre 1759 ? Sans me décourager, je redoute cette cam-
MONTCALM 499
pagne. — Quand est-ce que la pièce que nous jouons en
Canada finira ? — Je prévois avec douleur les difficultés
de la campagne prochaine, et je crois qu'on y entrera
encore tard. Dieu sur tout ! — Si la guerre dure, la colo-
nie périra d'elle-même, ne succombât-elle pas par la
supériorité des forces de l'ennemi. *' ^
Comme Montcalm l'indiquait dans ses lettres et son
journal, la misère était encore bien grande cette année
au Canada. La récolte n'avait pas tenu ce qu'elle pro-
mettait d'abord. A Québec, l'intendant avait parlé de
rationner le peuple à un quarteron de pain par jour,
mais l'opinion s'était soulevée et une émeute de quatre
cents femmes avait forcé M. Bigot à accorder la demi-
livre. A la détresse publique s'ajoutaient les fâcheuses
nouvelles reçues des lointaines frontières. Au commen-
cement de janvier, en efPet, on avait appris que M. de
Ligneris avait dû évacuer et faire sauter le fort Du-
quesne, et que la Belle- Eivière était perdue. Louisbourg ,
le fort Frontenac, le fort Duquesne : sur ces trois points
les Anglais avaient triomphé dans la campagne de 1758.
Seul Montcalm, " l'invincible Montcalm," comme l'appe-
laient les gazettes de la Nouvelle-Angleterre, avait
arrêté net leur offensive à Carillon, et sa brillante vic-
toire avait sauvé temporairement la colonie. Aussi,dans
le peuple son nom était-il entouré d'un glorieux pres-
tige. Et la rumeur absurde qu'il avait été empoisonné,
mise en circulation on ne sait par qui ni comment, causa
partout un grand émoi.
Au commencement de mars, il repartit pour Mont-
1 — Lettres de Montcalnij pp. 157, 158, 159, Journal de Mont-
calm, p. 496. . . , ;
500 MONTCALM
réal, et le 7 de ce mois il y était de retour. Il y recom-
mença sa vie de l'automne précédent, lisant l'Encyclo-
pédie, allant rendre régulièrement ses devoirs à M. de
Vaudreuil, et correspondant avec Bourlamaque demeuré
à Québec. Le lendemain de son arrivée, il écrivait à
ce dernier : " L'hi&toire de mon empoisonnement s'est
renouvelé dans le gouvernement de Montréal, il y a
quinze jours, et a été à monsieur et madame de Vau-
dreuil. Elle en a bien rabâché, et le peuple disait ; on
veut donc vendre le pays. Au reste je n'aime pas ces
bruits. Ne parlez jamais de crime aux hommes." Les
relations entre Montcalm et le gouverneur étaient tou-
jours les mêmes : courtoisie de surface, sans confiance ni
cordialité. " Le Mercier ne désempare pas le cabinet, ra-
contait le général à son correspondant de Québec, et il me
semble que Saint-Sauveur domine encore plus qu'autre-
fois. Pour moi je me tiens et me tiendrai clos et couvert,
et lorsqu'on m'emploiera, avec quelles troupes et quel
nombre que ce soit, si je ne sauve pas ce malheureux
pays, je saurai du moins ne rien faire qui puisse altérer
ma réputation et celle des troupes. Je ne puis faire ni
le miracle de la multiplication des pains, ni (celui) de
la multiplication des hommes." Cependant, par zèle
pour le service, Montcalm donna au gouverneur un
long mémoire contenant ses réflexions et ses avis pour
la campagne prochaine. Lévis pensait qu'il aurait
mieux valu ne lien dire ni de vive voix, ni par écrite
Il craignait sans aucun doute que cela n'entraînât de
nouvelles mé3intelligences,et sa circonspection lui faisait
redouter les occasions de conflit. 11 convint toutefois
1 — Montcalm à Bourlamaque, 19 mars 1759.
MONTCALM 501
que le silence absolu " aurait l'air d'humeur, d'indiffé-
rence ou de découragement ", et que l'on pourrait repro-
cher un jour au commandant des réguliers de n'avoir
pas communiqué ce qu'il croyait utile au service du
Eoi. Le gouverneur avait fait faire un recensement des
hommes en état de porter les armes, et des vivres et
munitions disponibles, et Montcalm n'en connaissait
rien. " Quel besoin que le général des troupes de terre
ait ces connaissances, écrivait-il ironiquement dans son
journal ? Il pourrait faire un projet de campagne pro-
portionnée à nos forces et à nos moyens, qu'on ne vou-
drait pas suivre.**
Montcalm, tenant plus que jamais en médiocre estime
l'entourage du gouverneur, espaça ses visites chez ce der-
nier,sans doute pour éviter de rencontrer des gens qui lui
tombaient sur les nerfs, tels que St-Sauveur et LeMercier.
Nous lisons ces menus propos dans une de ses lettres
à Bourlamaque : " Le marquis de Montcalm, dont les
yeux commencent à mieux aller, sort peu, et peu au
château, lit le troisième volume de l'Encyclopédie, les
beaux articles du christianisme, citation, comédie, comi-
que, collège, comète, concile, colonie, commerce, etc.
Les habitants de la campagne ne sont pas trop effrayés ;
ils comptent sur un combat et le succès ; ils portent
de l'argent à leurs curés pour faire dire des messes pour
le marquis de Montcalm. Les Sulpiciens et les reli-
gieuses (se fient) sur lui, édifiés de sa dévotion à la
Vierge ; les religieuses lui ont donné une (relique).
Madame de Vaudreuil, qui avait ordinairement la pre-
mière couronne de fleurs mise devant le Saint-Sacre-
ment ne l'a pas eue ; c'est M. Jolivet qui en a donné
la préférence au général français. La Eochebeaucour
502 MONTCALM
mène une vie douce ; Marcel joue au trictrac et gagne.
Je vais parfois chez la dame de la Valtrie, la dame de
Barante, qui est une femme très aimable, qui aime infi-
ment à être connue ; et avec tout cela je m'ennuie que
c'est prodigieux, et je vous plains si l'ennui vous gagne
autant que moi. Je dirai toujours, heureux qui,
Libre du joug superbe où je suis attaché
Vit dans l'état obscur où les dieux l'ont placé.
Bonsoir, monsieur; brûlez ma lettre... Pax vobiscum.
Quand est-ce que je serai au château de Candiac avec
mes plantations, mon bois de chêne, mon moulin à
l'huile, mes mûriers ? Oh ! bon Dieu ! "
Au commencement d'avril, M. de Vaudreuil commu-
niqua à M. de Montcalm sa réponse au mémoire de
celui-ci sur les opérations militaires prochaines, et son
plan pour la campagne de 1759. Il y paraît clairement
qu'à cette date le gouverneur ne s'attendait nullement
à voir les Anglais attaquer Québec : " Je ne présume
pas que les Anglais entreprennent de venir à Québec ",
écrivait- il. Et Montcalm, qui redoutait pourtant cette
éventualité et aurait voulu y pourvoir, disait lui-
même : " Le seul côté où l'on peut avoir quelque
espoir qu'ils ne se porteront pas en force, sans cepen-
dant oser trop se flatter, c'est Québec. " Ce qui prouve
une fois de plus, l'incertitude des prévisions humaines.
Dans sa communication, M. de Vaudreuil se mon-
trait préoccupé de Carillon, où il se proposait de réunir,
aussitôt après l'ouverture de la navigation, un corps
d'armée d'environ quatre mille hommes. Il venait de
faire partir M. Pouchot pour la Présentation et la Pointe-
MONTCALM 503
au- Baril \ où d'après ses ordres, M. Benoiat, officier de
la colonie, faisait travailler, depuis l'automne, à la cons-
truction de deux petits bâtiments armés pour assurer
nos transports à Niagara. Aussitôt qu'ils seraient en
état de naviguer, Pouchot devait aller prendre le com-
mandement de cette place et en renforcer la garnison.
Le gouverneur paraissait enclin à charger Montcalm de
défendre Carillon. Sou précis du plan d'opération pour
1759 était daté du 12 avril.
C'était le moment où les chefs de la colonie commen-
çaient à s'occuper de leur correspondance pour la France,
afin de pouvoir l'expédier par les premiers navires, à
l'ouveiture de la navigation. Dès le 22 mars, Mont-
calm annonçait à Bourlamaque : " Je prépare déjà mes
lettres; le marquis de Vaudreuil se prépare à les
envoyer à Québec vers le 10 avril... Je chiffre de longs
récits au ministre de la guerre et à M. Le Normand sous
le chiffre de M. de Baschy." Ce qu'il " chiffrait " alors,
c'était sans doute sa lettre si importante au maréchal de
Belle-Isle, où il parlait sans détour, abandonnait toute
réticence, et se décidait enfin à dire tout ce qu'il voyait,
tout ce qu'il savait, à exposer dans sa navrante réalité la
situation désespérée de la colonie, à mettre à nu les
plaies qui la rongeaient, la corruption et les dépréda-
tions qui conspiraient avec l'invasion anglaise pour pré-
cipiter ga chute. " A moins d'un bonheur inattendu,
écrivait-il, d'une grande diversion sur les colonies des
1 — En se séparant de Montcalm, Pouchot lui dit : " Mon
général, il y a apparence que nous ne nous reverrons plus
qu'en Angleterre." Ce n'était pas assez dire : ils ne devaient
plus se revoir en ce monde.
604 MONTCALM
Anglais par mer, ou de grandes fautes de l'ennemi, le
Canada sera pris cette campagne et sûrement la campagne
prochaine. Les Anglais ont 60,000 homme3,nous au plus
10 à 11,000 hommes. Notre gouvernement ne vaut rien.
Le prêt et les vivres manqueront. Faute de vivres les
Anglais primeront. Les terres à peine cultivées ; les
bestiaux manquent. Les Canadiens se découragent.
Nulle confiance en M. de Vaudreuil, ni M. Bigot. M.
de Vaudreuil n'est pas en état de faire un projet de
guerre. Il n'a aucune activité ; il donne sa confiance
à des empiriques plutôt qu'au général envoyé par le
Eoi. M. Bigot ne paraît occupé que de se faire une
grande fortune pour lui et ses adhérents et complai-
sants. L'avidité a gagné. Les officiers, gardes-maga-
sins, commis, qui sont vers la rivière Saint- Jean ou
vers rOhio, ou auprès des sauvages dans les pays d'en
haut, font des fortunes étonnantes; ce n'est que certi-
ficats faux admis également. Si les sauvages avaient
le quart de ce que l'on suppose dépensé pour eux, le
Eoi aurait tous ceux de l'Amérique, et les Anglais
aucun. Cet intérêt influe sur la guerre. M. de Vau-
dreuil, à qui les hommes sont égaux, confiera une
grande opération à son frère ou à un autre officier de la
colonie, comme à M. le chevalier de Lévis. (Il est)
conduit par un secrétaire fripon et des alentours inté-
ressés... Les dépenses qu'on a payées à Québec par
le trésorier de la colonie vont à 24 millions ; l'année
d'auparavant les dépenses n'avaient été que de 12 à 13
millions; cette année elles iront environ à 36. 11 pa-
raît que tous se hâtent de faire leur fortune avant la
perte de la colonie, que plusieurs peut-être désirent
comme un voile impénétrable de leur conduite. L'en-
MONTCALM 605
vie de s'enrichir influe sur la guerre sans que M. de
Vaudreuil s'en doute. Au lieu de réduire la dépense
du Canada, on veut tout garder. Comment abandon-
ner des positions qui servent de prétexte à faire des
fortunes particulières."
Ces dernières lignes demandent peut-être quelques
mots d'explications. Montcalm estimait que, devant
les forces accablantes dont l'ennemi allait disposer
pour l'invasion du Canaia, il fallait concentrer et
non pas éparpiller la défense, resserrer le champ des
opérations, faire la part du feu, abandonner les positions
lointaines, ne point persister en des expéditions inutiles
et ruineuses vers la rivière Saint- Jean et la Belle-
Rivière, et garder toutes nos ressources en hommes, en
vivres et en munitions pour couvrir les points vitaux,
la frontière du lac Champlain, celle du lac Ontario et
des rapides, celle du bas Saint-Laurent et de Québec ^.
Au lieu de cela. Vaudreuil organisait des détachements
pour l'Acadie et l'Ohio. Et Montcalm commentait
ainsi cette décision dans son journal : " Il faut bien
envoyer à la Belle-Rivière, puisque Saint-Sauveur et le
chevalier de Repentigny ont acheté de moitié pour
1 — Montcalm écrivait dans son Mémoire sur la campagne
prochaine : ** Ne pas compter pouvoir se soutenir vers laBelle-
Rivière. Replier tout ce qui est vers la rivière Saint-Jean, le
plus tôt possible. " (Lettres et pièces milUaires, p. 146). A
cela Vaudreuil répondait : " Sans oser se flatter de se sou-
tenir à la Belle-Rivière, il convient d'y maintenir une diver-
sion qui, avec peu de monde, occupera beaucoup d'ennemis.
Les ordres que j'ai donnés à M. de Boishébert, concernant
l'Acadie et rivière Saint-Jean, tendent à nous en procurer
tous les habitants et les sauvages. " (Ibid.)
506 MONTCALM
cent cinquante mille livres de marchandises, qui, reven-
dues sur lieux,pour le compte du Roi, produiront un mil-
lion. Il en est de même de l'Acadie. 11 n'est utile
d'y entretenir du monde que pour enrichir le sieur des
Chenaux, secrétaire de l'intendant, et un tas de fripons. ^"
Poursuivant ses douloureuses confidences au maré-
chal de Belle-Isle, Montcalm continuait : ** Les trans-
ports sont donnés à des protégés. Le marché du muni-
1 — Journal de Montcalm, p. 96. — C'est ici le lieu de citer
encore, malgré sa longueur, un passage du Journal de Mont-
calm. Cette fois, il ne dicte pas, il tient lui même la plume,
et voici la formidable récapitulation qu'il écrit de sa main
fébrile :
" Faits particuliers omis d'être rapportés à leur place :
" On fait mouvoir les blés et farines en poste par défaut de
prévoyance.
" On tait conduire des blés de Chambly auprès de Québec
pour les ramener à Chambly, afin de fournir exclusivement
le moulin de M. des Meloise, frère de M'"'' Péan.
" On fait acheter par un quidam une prise anglaise sept
cent mille livres ; huit jours après le Roi la rachète deux
millions cent mille livres.
" MM. le chevalier de Repentigny et de Sjiint-Sauveur,
secrétaire du général, achètent pour cinquante mille écus de
marchandises, qui, envoyées à la Belle-Rivière, doivent pro-
duire un million en certificats. On est alarmé pour la Belle-
Rivière ; on les fait reprendre au Roi avec cent cinquante
pour cent de bénéfice. Nota On avait écrit au commence-
ment de l'hiver n'avoir besoin de rien.
" On grossit les forces et les armes pour faire croire à la
cour qm le munitionnaire nourrit plus de monde.
" On dénature les dépenses ; on enfile le chapitre de celles
des terres j c'est facile. L'ordonnance du préteur suffit pour
tout mettre en règle, et quel préteur ! Verres en Sicile ou le
Marias dont parle Juvénal. Frovincia vicirix, ploras ! Marins
MONTCALM 507
tionnaire m'est inconnu comme au public ; on dit que
ceux qui ont envahi le commerce sont de part. Le Roi
a-t-il besoin d'achats, de marchandises pour les sau-
vages ? au lieu d'acheter de première main, on avertit
un protégé qui achète à quelque prix que ce soit ; de
suite M. Bigot les fait porter au magasin du Eoi, en
donnant 100 et même 150 pour 100 de bénéfice à des
personnes qu'on a voulu favoriser. Faut-il faire mar-
exul hihit ah octava. En effet, l'intendant vit dans les délices,
et son sérail, ses adhérents regorgent de biens et de faveurs.
" Ceux préposés à la levée des grains en font de particu-
lières pour eux et gagnent à revendre. Les marchandises qui
sont dans les pays d'En-Haut sont vendues trois ou quatre
fois au Roi. Des Chenaux, secrétaire de l'intendant, reprend
à perte les billets de l'Acadie, qu'on fait semblant de refuser.
Adigué, fils d'un cordonnier, enlève tous les souliers de la
ville, les fait monter à un prix exorbitant pour les revendre
à ce prix courant au Roi.
" Le sieur de Lusignan, lieutenant d'artillerie, mais beau-
frère de M™*' Péan, a l'entreprife du bois du Roi. Perdu par
le prix exorbitant et le peu d'ordre, il dit: Fourni tant, sans
rapporter de reçu, au moyen de quoi on supposera que M. le
marquis de Montcalm et autres en ont brûlé inconsidérément ;
mais, par ce désordre, on chauffe aux dépens du Roi les pro-
tégés, et on remplace les lacunes occasionnées par le jeu à
M. de Lusignan.
" Transports de Chambly à Carillon, à Misrole, coûtent
trente sols | mais le Mercier, la Bruyère, son beau-frère, etc.,
ont part} ce sont les parents, les protégés de M™"^ Péan.
*' Les maisons que le Roi loue pour les officiers principaux,
prétexte, pour enrichir le secrétaire, la sage femme de M""*
Péan, etc.. : loyers chers, réparations enflées ou imaginaires,
entretiens sans consulter ceux qui les habitent, représenta-
tions inutiles.
" Le ramoneur du Roi, place importante (ci-devant soldat
508 MONTCALM
cher Tartillerie, faire des affûts, des charrettes, faire des
outils ? M. Mercier qui commande l'artillerie est entre-
preneur sous d'autres noms ; tout se fait mal et cher.
Cet officier, venu simple soldat il y a vingt ans, sera
bientôt riche d'environ 6 ou 700,000 livres, peut-être
un million, si ceci dure. J'ai parlé souvent de cela, à
M. de Vaudreuil, à M. Bigot ; chacun en rejette la
faute sur son collègue. Le peuple, effrayé de ces dépen-
ses, craint une diminution sur le papier-monnaie du
pays ; mauvais effet, les vivres en augmentent. Les
Canadiens qui n'ont pas part à ces profits illicites haïs-
sent le gouvernement ; ih ont confiance au général des
Français; aussi quelle consternation sur un bruit ridi-
cule qui a couru cet hiver qu'il avait été empoisonné...
dans Guyenne) comme les autres, est surpris de voir qu'on
lui reluse dans la maison du marquis de Montcalm de signer
un certificat pour vingt-quatre cheminées au lieu de douze.
Il y a ici un poêlier du Roi. C'est-à-dire un homme qui met
les poêles en place et les ôte, un vitrier colleur du Roi.
Pourvu que le sacré nom et respectable du Roi soit joint à
un titre quelconque, charpentier, forgeron, etc., on est assuré
de voir une fortune rapide et de trouver un fripon,
** MM. Mercier et Péan, entrepreneurs sous des noms sup-
posés, des cajeux à faire, en ont eu l'adjudication à quatre
cents livres ; ils coûtent trente livres.
'' On a fait faire à Québec et venir en poste les bâtons de
tentes et piquets à distribuer aux bataillons du gouverne-
ment de Montréal. Il y a quelques années que les rauies à
distribuer à Saint Jean furent faites, à Sainte-Anne, entre-
prise donnée au sieur X , Varin était de part ; il 1 était à
tout et aux drogues fournies par Feltz, soldatfrater devenu
chirurgien, gagnant deux cent mille livres. On serait toujours
la plume à la main à décrire toutes les friponneries. O (em-
para I 0 mores ! "
MONTCALM 509
A Québec, l'ennemi peut venir, si nous n'avons point
d'escadre, cependant nulle précaution. J'ai écrit... j'ai
fait offre de mettre de l'ordre, (de prendre) une disposi-
tion pour empêcher une fausse manœuvre à la première
alarme ; la réponse : " Nous aurons le temps. " Je
devrais m'estimer heureux, dans les circonstances, de
n'être pas consulté, mai?, dévoué au service de Sa
Majesté, j'ai donné mes avis par écrit pour le mieux, et
nous agirons avec courage et zèle, M. le chevalier de
Lévis, M. de Bourlamaque et moi, pour retarder la
perte prochaine du Canada. Mon caractère m'éloigne
de blâmer M. de Vaudreuil et M. Bigot, dépositaires de
l'autorité de Sa Majesté dans le Canada. Je suis même
attaché à M. Bigot, homme aimable et proche parent de
M. de Puisieuxet du maréchal d'Estrées, qui m'honorent
de leur amitié ; mais je dois écrire la vérité à mon
ministre, à l'homme de l'Etat. J'en ai écrit à M. de
Moras, je n'en écris rien au ministre actuel de la ma-
rine ; c'est à mon ministre à faire usage de ce que j'écris
pour le bien de l'Etat sans me compromettre. Si la
guerre dure, le Canada sera aux Anglais peut-être dès
cette campagne ou la prochaine. Si la paix arrive, colo-
nie perdue si tout le gouvernement n'est pas changé." ^
Dans cette lettre Montcalm avait versé le trop plein de
son cœur. Il voyait venir la crise suprême ; il pressen-
tait la catastrophe qui le broierait peut-être ; et il vou-
lait au moins indiquer à celui des ministres du roi qui
était son chef hiérarchique quelques-unes des causes du
désastre imminent.
1 — Montcalm au maréchal de Belle Isle, 12 avril 1759, Dus-
sieux, p, 370.
510 MONTCALM
Profitant du même courrier pour écrire à sa femme,
le gëuéral, tout en laissant entrevoir les difficultés de la
situation, mettait une sourdine à ses angoisses et à ses
craintes, afin de ne pas trop alarmer les êtres chers dont
la pensée était sans cesse auprès de lui. " Le nouveau
général anglais (Amherst), disait-il, a de grandes forces
et de grands moyens ; vingt-deux bataillons de troupes
réglées, plus de 3,000 hommes de milices. Aussi les
Anglais comptent attaquer le Canada par plusieurs en-
droits et l'envahir. Nous avons sauvé cette colonie
Tannée dernière par un succès qui tient quasi du pro-
dige ; faut-il en espérer un pareil ? Il faudra au moins
le tenter. Quel dommage que nous n'ayons pas un plus
grand nombre d'aussi valeureux soldats. L'ennui ne tue
pas et je le vois bien, ma santé a été médiocre cet hiver ;
quelquefois mon estomac, une fluxion sur un œil, mais
ce n'a été que des misères. Je me flatte cependant de
soutenir les fatigues d'une campagne où il y aura tra-
vail d'esprit et de corps. Je voudrais avoir un grain de
foi, suffisant pour multiplier les hommes et les vivres.
Cependant j'espère en Dieu ; il a combattu pour moi le
8 juillet. Au reste sa volonté soit faite ! Je mène ici
une vie désagréable, je me ruine ; et incertain toujours
si les nouvelles de France me consoleront, je les attends
avec autant d'effroi que d'impatience. Etre huit mois
sans en recevoir ! Et qui sait si nous en recevrons beau-
coup cette année ? Ah ! s'il m'arrive quelque récom-
pense, et le triste avantage de figurer une ou deux fois
dans les gazettes, que je l'achète cher! "
Il y avait, en ce moment, une affaire de famille qui
préoccupait vivement Montcalm ; c'était la réception de
son second fils, le chevalier, dans l'ordre de Malte, dont
MONTOALM 611
un de ses aïeux avait été grand-maître. Et il en par-
lait longuement à sa femme. " Ecrivez à Arles, lui man-
dait-il, pour savoir si rien ne périclite pour les preuves
du chevalier de Montcalm. S'il le fallait, on demande
à un chapitre des commissaires, vous donnez la preuve
de règle et puis vous produisez des actes antérieurs
pour l'illustration. Voyez le jugement de noblesse ; il
suffit de produire jusqu'au contrat de mariage de Guil-
laume de Montcalm, 1470; c'est assez haut; encore
est-il surabondamment. Vous savez que Malte est rem-
pli de formalités et qu'il faut tout faire dans le temps."
Puis venaient encore quelques notes personnelles : " Le
peuple et les sauvages ont confiance en moi ; j'ai été
deux mois à Québec cet hiver. Le bruit ridicule et mes-
quin a couru, entre nous, de ma mort du poison. Il a
fallu leur montrer Héraclius pour les calmer. Faites-
vous prêter un livre nouveau intitulé VAmi de l'hom-
me^. Lisez le morceau "colonies"; l'auteur les connaît.
J'embrasse ma fille, des compliments à tous, des res-
pects à ma mère, des amitiés à mes enfants. On ne
peut t'aimer plus tendrement, mon cœur, et quand mon
retour ? "
Le triste hiver de 1759 était terminé. Au commen-
cement d'avril la débâcle du Saint- Laurent s'était pro-
duite avec une grande violence. Montcalm la décrivait
ainsi dans son journal: " C'était un spectacle à voir
que celui des masses de glaces qui, en s'élevant rapide-
ment, formaient des montagnes. On entendait un bruit
1 — Montcalm voulait sans doute parler ici du célèbre liyre
publié en 1755, par le marquis Riquetti de Mirabeau, — père
du fameux tribun, — sous ce titre : VAmi des hommes.
512 MONTCALM
considérable. Ce refoulement est arrivé à sept heures
et demie du matin ; il arrive de temps en temps et fait
toujours craindre pour une partie de Montréal, que l'on
a bâtie trop près du fleuve. Une année il y abattit
tous les murs de la ville. Il a abattu, celle-ci, le châ-
teau de Callières, maison à l'extrémité de Montréal,
appelée ainsi parce que c'était la maison d'habitation du
gouverneur général de ce nom. "
Avec le printemps commençaient les préparatifs mi-
litaires et le mouvement des troupes. Montcalm écri-
vait à Bourlamaque, le 16 avril, que les bataillons de
la Reine et de Berry, conformément aux ordres du gou-
verneur, devaient partir de Québec et s'acheminer vers
Carillon, aussitôt que la navigation le permettrait.
Bourlamaque lui-même devait prendre le commande-
ment de ce premier corps de troupes destiné à protéger
la frontière du lac Saint-Sacrement. 11 arrivait à Mont-
réal le 3 mai, en repartait le 10, et quittait St-Jean le
11 avec les bateaux d'artillerie, suivis à un ou deux
jours d'intervalle par le bataillon de la Eeine et les
deux de Berry.
On attendait les premiers vaisseaux de France avec
d'autant plus de hâte qu'ils devaient amener Bougain-
ville et les secours si nécessaires. Depuis le mois de
novembre, bien|des fois la pensée de Montcalm s'était
portée vers son fidèle aide de camp. Que faisait-il là-
bas ? Quel accueil recevait-il à Versailles ? Quel succès
pouvait-on espérer de ses démarches ? Quelles nou-
velles politiques, militaires, sociales et familiales rap-
porterait-il à son retour ?
Parti le 12 novembre de Québec, Bougainville était
arrivé en France àj la fin de décembre. Le 20 de ce
MONTCA.LM 513
mois il était à Versailles. Il avait présenté aux minis-
tres les mémoires de Montcalm et de Vaudreuil, et
s'était efforcé de faire prévaloir les recommandations
des chefs de la colonie. Nous avons analysé dans le
chapitre précédent l'exposé de la situation et des mesures
à prendre, pour la défense effective du Canada, adressé
par Montcalm à la Cour. Bougainville déploya le plus
grand zèle pour faire accepter les vues développées par
son général. Il fit preuve d'activité, d'intelligence et de
dévouement. Mais l'état critique des affaires adminis-
tratives et militaires de la France, en ce moment, vouait
d'avance sa mission à l'insuccès, au moins en ce qui
concernait les renforts demandés et les plans proposés.
Après trois mois d'instances, de sollicitations, d'allées et
venues, d'entrevues avec M. Berryer, le maréchal de
Belle-Isle, et madame de Pompadour, qui " était alors
premier ministre \" il écrivait en chiffres à Montcalm et
à Vaudreuil : " Pour toutes troupes trois cents hommes
de recrue, quatre ingénieurs, vingt-quatre canonniers
ou ouvriers. Munitions de guerre, vivres dans deux
vaisseaux marchands partis de Bayonne le 16 février,
vingt autres partis de Bordeaux, quatre frégates de
Brest et de Kochefort, commandées par capitaines cor-
saires, quelques autres parties d'autre part, nul vais-
seau de guerre... Québec sera attaqué, les autres fron-
tières aussi. La Cour ne veut aucune capitulation de
votre part. Conserver un pied au Canada à quelque
prix que ce soit ; mot sur ce point ; découragerait s'il
était connu." Dans une lettre en partie chiffrée,
1 — Journal de_BougainviUe.
33
514 MONTCALM
adressée à Montcalm seul, Bougainville disait encore :
«' L'incorporation de la milice approuvée et recom-
mandée ; retraite à la Louisiane admirée, non accep-
tée." Mais c'est une note de son journal qui nous
renseigne le mieux sur l'inutilité de ses efforts et l'im-
puissance du gouvernement de Versailles Après avoir
mentionné sa promotion au grade de colonel et la croix
de St- Louis qu'il avait reçue, il ajoutait: " Je ne
réussis pas, à beaucoup près, aussi bien pour la cause
commune que pour mes intérêts particuliers. M. Ber-
ryer, qui, de lieutenant de police de Paris, avait été fait
ministre de la marine, ne voulut jamais comprendre
que le Canada était la barrière de nos autres colonies
et que les Anglais n'en attaqueraient jamais aucune
autre tant qu'ils ne nous auraient pas chassés de celle-là.
Ce ministre aimait les paraboles et me dit fort pertinem-
ment qu'on ne cherchait point à sauver les écuries
quand le feu était à la maison ^. Je ne pus donc obte-
nir, pour ces pauvres écuries, que 400 hommes de
recrue et quelques munitions de guerre."
Mais si les secours obtenus étaient misérables, les
faveurs accordées étaient brillantes. Dès avant l'arri-
vée en France de son aide de camp, on avait créé
Montcalm lieutenant-général, et Lévis maréchal de
camp ; on avait accordé à Bourlamaque un supplément
de pension de sept cents livres sur le trésor royal ;
Bougainville lui-même avait été gratifié d'une pension
1 — Nous tenons à faire observer que Bougainville ne men-
tionne pas ici la riposte hardie qu'on lui attribue si générale-
ment : " Au moins, monsieur, on ne dira pas que vous parlez
comme un cheval." Ne serait-ce pas encore un de ces mots
fabriqués après coup ?
MONTCALM 515
de quatre cents livres, et un grand nombre d'autres
officiers avaient reçu des pensions, des promotions ou
des croix de Saint- Louis. Mais la Cour ne s'en tint
pas là ; et, se voyant incapable de secourir efficacement
la colonie agonisante, elle sembla vouloir dédommager
ses défenseurs en les comblant de récompenses. Au
mois de février, M. de Vaudreuil fut nommé grand'-
croix de l'ordre de Saint-Louis ; Bourlamaque fut créé
brigadier, ainsi que M. de Senezergues ; Bou gain ville
reçut le brevet de colonel ; M. de Kigaud obtint la con-
cession à vie du poste de la Baie Verte. Quant à
Montcalm, ses appointements comme lieutenant-général
étaient portés à 48,000 livres, y compris ses deux aides
de camp ; le Koi lui envoyait le cordon rouge, qu'il
n'avait pas encore reçu, quoiqu'il eût été fait comman-
deur de Saint-Louis en 1757 ; on lui adressait un ordre
aux fins de nommer et de faire recevoir sur le champ à
tous les emplois qui vaqueraient dans les troupes, et
l'on mettait à sa disposition un fonds spécial de 6,000
livres pour distribuer à ceux qu'il en jugerait dignes.
La lettre chiffrée de Bougainville à Montcalm, que
nous avons citée plus haut, contenait dans son style
elliptique une foule de nouvelles intéressantes et de
détails piquants. On en jugera par ces quelques extraits :
'' M. de Vaudreuil connu sans talent, sera soutenu par
la marine, vous doit la croix de Saint- Louis que j'ai
demandée en votre nom, ce qui vous a fait honneur;
modération. Battez- vous jusqu'à extinction, mais si vous
ne perdez pas tout, prétendez à tout ; vous êtes l'homme
-du jour ; les parents de M. le chevalier de Lévis le
recommandent lieutenant-général ... Le Eoi nul, ma-
dame la marquise toute-puissante, premier ministre ;
51G MONTCALM
on lui avait dit que vous étiez trop vif; j'ai détruit l'im-
pression, a toute bonté pour moi. Le duc de Choiseul
grand crédit; votre ami ; frondait le système Bernis ^ ;
homme audacieux. Monsieur Berryer, intègre avec fra-
cas, dur, bon ; Minos, mauvais ministre ; point de gran-
des vues; je pense, tiendra peu... M. Accaron ^ très
intègre, du talent, de l'activité, fort ennemi de la grande
société, a fait envoyer en Canada un homme pour éclai-
rer les voleurs. M. le maréchal de Bt lle-Isle, bon
homme, ne baisse point. M. d'Aligre, considération,
M. de Crémille sans crédit, tous deux vos amis, feront
tout pour vous, M. le mardchal de Richelieu, relégué à son
gouvernement par crainte de lui ; M. le prince de Soubise
au conseil sans armée ; Contades à la tête des armées,
sans considération ; Silhouette, contrôleur- général hardi,
craint par la nation ; M. le prince de Conti sans crédit,
furieux ; M. le comte d'Argenson, M. le marquis de
Paulmy, coulés à fond. M. de Moi as dans la boue ; M.
de Chevert, malade à la cour... En général nulle con-
sistance dans le conseil et la faveur, nul crédit. Dans
les finances tout au hasard... Ne perdez pas tout, et vous
serez tout. Vous n'avez ni ennemi, ni même aucun
jaloux ; je finis, car le temps me manque. " Ces coups
de crayons rapides et lestes, jetés en courant sur le papier,
1 — L'abbé de Bernis, ministre des aôaires étrangères depuis
1757, avait été remercié de ses services, et remplacé par le
comte de Stainville, le 13 novembre 1759, Bernis reçut peu
après le chapeau de cardinal, et Stainville devint duc de Choi-
seul. Bernis s'était déclaré fortement pour la paix ; Choiseul
au contraire avait insisté pour la continuation de la guerre.
2 — Haut fonctionnaire du ministère de la marine.
MONTCALM 517
nous offrent un croquis bien curieux de la figure que
faisait la France ofiÊcielle en ce moment.
Evidemment Montcalm était alors en hausse auprès
du Eoi et de ses conseillers. L'automne précédent, en
présence des conflits d'opinions entre lui et Vaudreuil,
des divergences et des frictions dont la Cour avait
pris connaissance, on avait pensé un instant qu'il vau-
drait peut-être mieux se rendre à la demande qu'il avait
faite plusieurs fois, et le rappeler en France. Dans une
note de cabinet sur un résumé des dépêches canadien-
nes, nous voyons qu'après avoir résolu de mettre sous
les yeux de Louis XV les pièces du débat, on avait
aussi décidé de faire au Eoi cette recommandation :
** Il paraît nécessaire d'accorder au marquis de Mont-
calm son rappel, qu'il a demandé. " Mais subséquem-
ment, on s'était ravisé. Etait-ce la réception des der-
nières lettres du général, dans lesquelles il déclarait
vouloir rester à son poste de péril et d'honneur, ou l'ar-
rivée et les entrevues de Bougainville, qui avaient
déterminé ce changement ? Ce qui est certain, c'est que,
le 28 janvier 1759, le ministre écrivait en marge de la
minute mentionnée plus haut, les lignes suivantes :
" Tout bien considéré, cet arrangement ne doit pas avoir
lieu, M. de Montcalm étant nécessaire dans les circons-
tances présentes. " ^ Ainsi donc son prestige l'empor-
tait à la Cour sur la mauvaise impression causée par
ses fâcheux différends avec le gouverneur, et sur les
instances mêmes de ce dernier pour le faire remplacer
par Lévis. De tous les généraux de Louis XV, lui
seul était toujours vainqueur. Après Chouaguen, le fort
1 — Arch. prov. Man. N. F., 1ère série, Vol. XV.
518 MONTCALM
George ! après le fort George, Carillon ! Il semblait
être le favori de la fortune, et le lointain de ses exploits
mettait un reflet mystérieux à l'auréole qui couronnait
ce victorieux inlassable. S'il y avait peut-être quelque
exagération, il devait donc y avoir aussi beaucoup de
vrai dans ces lignes de Bougainville : " Toute la terre
m'a chargé de compliments pour vous. Je vous nom-
merais toute la France ji je voulais nommer toutes les
personnes qui vous aiment et vous veulent maréchal de
France. Les petits enfants savent votre nom, et le Te
Deum chanté pour l'affaire de Carillon doit vous faire
plaisir et aux troupes ; car le Roi dit dans sa lettre :
mes braves soldats du Canada. Il faudra leur lire
cette lettre ; vous y êtes nommé seul. "
On s'était même, paraît-il, demandé un instant si
Ton ne donnerait pas à Montcalm le bâton de maré-
chal. " Le maréchal de Belle-Isle, notait Bougainville
dans son journal, me dit en pleine audience que s'il eût
été possible de faire d'un maréchal de camp un maré-
chal de France, le Roi eût fait cette grâce au marquis
de Montcalm."
Outre les nouvelles publiques, et celles qui devaient
intéresser fortement le général en sa qualité de chef
d'armée au Canada, Bougainville lui en donnait d'au-
tres d'un ordre plus intime. Dès son arrivée à Paris, il
s'était mis en relations avec madame de Saint-Véran.
Le 22 décembre, il lui écrivait pour l'assurer qu'à son
départ du Canada M. de Montcalm était en bonne
santé, et pour lui dire combien il était heureux de
constater l'estime et l'admiration qui se manifestait de
toutes parts pour le vainqueur de Carillon. " Monsieur
votre fils, lui disait-il, est ici aimé, respecte ; il étonne
MONTCALM 51^
même. Que je le voudrais à portée de jouir lui-même
ici de sa réputation et de sou succès !... Je vais aujour-
d'hui m'établir à Versailles. J'y suivrai tout ce dont
M. le marquis de Montcalm m'a chargé, et j'aurai l'hon-
neur de vous instruire de tout aussitôt que je l'aurai."
L'une des missions confiées par le général à son aide
de camp était d'une nature tout à fait privée. Il s'agis-
sait du mariage de son fils aîué. Bougainville écrivait
à madame de Saint- Véran le 16 janvier : " L'affaire à
laquelle nous avions pensé pour le jeune colonel est
mademoiselle de Channeville, fille unique du fermier
général des postes, parfaitement bien élevée, et qui aura
plus de 150,000 livres de rente. J'en ai parlé en
sondant le terrain, mais le père ne la veut absolument
pas marier qu'elle n'ait dix-huit ans, et elle en a seize.
Toutefois on m'a parlé de façon à me laisser entrevoir
que si, dans deux ans, le comte de Montcalm était
libre, et que sa conduite répondît à la réputation de son
père, il serait tout aussi bien reçu que personne. M. de
Channeville est un homme très sage et qui cherchera
dans son gendre la naissance et des qualités solides...
M. Chauvelin, à qui j'en ai parlé, et pour lequel M.
de Channeville a la plus grande confiance, s'est chargé
de faire auprès de lui la guerre à l'œil ^."
Pendant que l'on préparait ainsi de longue main
un mariage pour le fils aîné de Montcalm, on concluait
1 — Bougainville à Madame de St- Véran, 16 et 28 janvier
1759. — Le mariage du lils aîné de Montcalm avec mademoi-
selle de Channeville n'eut pas lieu. Le jeune colonel devait
épouser quelque temps après mademoiselle Jeanne-Marie de
Lé vis, fille de Pierre deLévis, qui était le frère aîné du lieute-
nant de Montcalm.
520 MONTCALM
celui de sa fille avec le président d'Espinousse. Bou-
gain ville entretenait son chef de tous ces sujets si inté-
ressants pour un père. " M. le comte de Montcalm se
conduit bien, lui écrivait-il ; M. Chauvelin suit pour
l'affaire de mademoiselle de Channe ville... Vous avez
appris le mariage de mademoiselle votre fille aînée avec
M. le président d'Espinousse; cette affaire a fait grand
plaisir à toute votre famille. J'ai vu M. le chevalier de
Montcalm. Il est grand et en état de faire la campagne.
Comme il n'a pas ses seize ans, le maréchal de Belle-
Isle, quelque chose que nous ayons pu dire, n'a pas
voulu qu'il la fît cornette dans le régiment de son frère.
J'ai proposé qu'il fût aide de camp de M. le comte de
Noailles. On a écrit à madame votre mère pour avoir
son avis à ce sujet. Je n'ai pas vu M. le comte de
Montcalm. Il a passé un instant en Languedoc et reçu
ordre de rejoindre presque aussitôt. Nous avons été en
grand commerce de lettres. Madame votre mère a été
tout l'hiver fort occupée par le mariage. Cela ne l'a pas
empêchée de me faire souvent l'honneur de m'écrire." ^
Bougainville s'embarqua pour revenir au Canada à
1 — Voici quelques extraits de lettres de Bougainville à
madame la marquise de Saint- Véran : '' J'ai pris sur moi de
lui faire faire (à Montcalm) un habit de lieutenant général j
il est convenable qu'il en ait un. Ses appointements seront
augmentés suivant son nouveau grade, et en vérité il en a
besoin." (Versailles, 28 janvier 1759. " Son traitement vient
d'être porté à 36,000 livres, et comme j'ai insisté sur ce qu'il
doit, en n'ayant jamais fait que les dépenses strictement néces-
saire?, on m'a permis de l'assurer qu'il continuât de vivre
avec la même économie pour les intérêts du Roi, et qu'à son
retour ici on ne lui ferait point de tracasserie pour ce qu'il
devrait au trésorier." (Versailles, 1er février 1759). " Presque
toutes les grâces demandées par M. votre fils pour les troupes
MONTCALM 621
la fin de mars. ^ Il arrivait à Québec le 10 mai, et le
14 il était à Montréal et rendait à son général et au
gouverneur un compte détaillé de sa mission. Person-
nellement et pour ses officiers, Montcalm avait lieu
d'être content. Le 15 mai il. écrivait à Bourlamaque :
" On m'a fait lieutenant-général tout seul, le 20 octo-
bre, et le chevalier de Lévis, maréchal de camp, du
même jour, et vous avez eu sept cents livres d'aug-
mentation de pension pour fiche de consolation ; ce qui
m'aurait déplu très fort, si, sur mes dernières lettres et
les sollicitations de mon ambassadeur Bougainville (car
Doreil n'est arrivé d'Espagne que six semaines après),
vous n'aviez été fait brigadier avec Senezergues, le 10
février ; et vous devez à l'ambassadeur de l'être le iO,
ce qui vous met avant une promotion du 19 dont vous
sont accordées. Leur traitement est augmenté, et M. de Mont-
calm aura de la p'îrt de la Cour toutes les choses qui peuvent
lui rendre son emploi agréable, et j'ose croire qu'il aura toutes
les facilités de faire le bien sans être barré dans ses opéra-
tions. Malheureusement il est bien tard, et je crois que c'est
le cas du médecin après la mort. Au moins est-il une chose
satisfaisante pour M. de Montcalm et pour ses parents, que
sa gloire est entièrement à couvert et que la Cour, bien ins-
truite de la position du Canada, et de l'impuissance où elle
est d'y établir même une infériorité la moins monstrueuse,
saura gré à son général de tous les instants dont il reculera
la perte de cette colonie." (Versailles, 16 janvier 1759.)
1 — "Je pris congé à la fin de février et me rendis à Bordeaux
pour m'y embarquer sur la Chézine, frégate de 26 canons, fai-
sant partie d'une flotte de 23 voiles que le sieur Caiet, muni-
tionnaire du Canada, avait armée pour y apporter des vivres.
Je fis à Blaye la revue des 400 hommes de recrue destinés à
la colonie ; ils s'y embarquèrent sur la flotte du munition-
naire, et nous fîmes voile à la fin de mars. " (Journal de
Bougainville. )
522 MONTCALM
auriez pris la queue. M. le maréchal de Belle Isle
entre dans tous ces détails, par écrit, avec moi. Je
puis n'avoir pas l'air de l'homme du jour en Canada,
mais j'en ai l'air à Paris, et je vous confie, à vous seul,
et non au public, que l'on a quasi donné des paroles à
M. Mole pour le cordon bleu, si je sauvais le Canada
cette année Faites dire à l'ordre que le Koi est
très satisfait des bataillons du Canada, et que Sa Ma-
jesté les appelle, dans les lettres qu'il écrit : " ses bra-
ves soldats " ; et qu'ainsi il faut soutenir avec vigueur
une épithète aussi honorable. Dites aux troupes
que j'ai une grande reconnaissance de mon avance-
ment que je leur dois, à la façon distinguée dont elles
ont servi sous mes ordres." Quelques jours après,
Montcalm écrivait encore : " Plusieurs lettres par-
ticulières du ministre de la marine, d'un style lau-
datif, poli et inconnu jusqu'à présent... Battons les
ennemis quelque part, et vous n'avez qu'à me dire,
Monsieur, ce que vous voulez que je demande ; ne
croyez pas, cependant, que je ne mette beaucoup de
restriction à cela, mais les ambassadeurs ont bien fait.
Vous ai- je écrit le portrait en grand (du roi), tel qu'on
le donne aux ambassadeurs, que madame de Pompadour
a remis pour moi et pour les troupes ? bon pour la salle
de Candiac... Pour vous seul, sauf à dire au public ce
que vous voudrez. Si nous pouvons sauver le Canada en
1759, on peut prétendre à tout. On s'occupe pour le che-
valier de Lévis, en renonçant à la brigade, d'en faire un
menin^; et de moi un chevalier de l'ordre ^... L'An-
1 — On donnait le titre de " menins " aux six gentils-
hommes attachés à la personne du Dauphin de France.
2 — Chevalier de l'ordre du Saint-Esprit, ou cordon bleu.
MONTCALM 523
glais compte nous envahir, Carillon et Québec; Amherst
à Carillon, Wolfe à Québec. Nous sommes livrés à
nous-mêmes, sauf vivres et recrues. Ordre du roi de
n'écouter aucune capitulation, se défendre pied à pied,
ne pas imiter la honteuse conduite de Louisbourg.
Ordre à Vaudreuil de ne rien faire sans mon avis..
Nous sommes sur le trône ou dans la boue, cela dépen-
dra de cette campagne ^."
L'ordre à Vaudreuil, mentionné ici par Montcalm,
indiquait bien le crédit que ce dernier avait enfin con-
quis, même auprès du ministère de la marine. Voici
comment M. Berryer l'en informait : " J'ai écrit une
lettre particulière à monsieur de Vaudreuil, par laquelle
je lui recommande de vous consulter sur toutes les
opérations et d'agir de concert avec vous." ^ Il avait
formulé cette recommandation de la manière suivante ;
" M. de Montcalm devra être consulté non seulement
sur toutes les opérations, mais encore sur toutes les
parties de l'administration qui auront rapport à la dé-
fense et à l'administration de la colonie." ^
Non content d'écrire à Vaudreuil pour lui recom-
mander de se concerter avec Montcalm relativement
aux opérations, il lui avait enjoint de n'aller en cam-
pagne, pour diriger lui-même les troupes, que s'il était
question d'une affaire absolument décisive, et s'il fal-
lait faire marcher toutes les milices de la colonie; ou
encore — et seulement après avoir consulté Montcalm —
s'il devenait nécessaire de se montrer pour raffermir la
1 — Lettres de Bourlamaque, pp. 313, 316, 332, 335.
2 — Lettres de la Cour de Versailles, p. 162.
3 — Ordres du roi, série B, vol. 109.
524 MONTCALM
confiance des Canadiens. Hors ce cas de nécessité, il ne
devait pas quitter le centre de la colonie. ^ De telles
injonctions devaient vivement blesser Vaudreuil. Il en
ressentit un profond dépit, dont on trouve l'indice dans
une lettre qu'il écrivait quelques mois plus tard. Bien
loin d'être disposé à s'effacer devant Montcalm dans les
opérations militaires, il avait écrit au ministre, quelques
semaines avant la réception de ces instructions, pour
affirmer sa combativité, sa détermination de se mettre
à la tête des troupes et d'aller se mesurer avec l'ennemi.
" Si les Anglais attaquent Québec, disait-il, je me tien-
drai toujours libre d'y aller moi-même avec la plus
grande partie de l'armée, toute la milice et tous les
sauvages que je pourrai rassembler. En arrivant je
livrerai bataille à l'ennemi ; et je recommencerai, jus-
qu'à ce que je l'aie forcé à se retirer, ou qu'il m'ait
entièrement écrasé par son excessive supériorité numé-
rique. Mon obstination en m'opposant à son débarque-
ment sera d'autant plus à propos que je n'ai pas le
moyen de soutenir un siège. Si je réussis comme je le
souhaite, je marcherai ensuite sur Carillon, pour l'y
arrêter. Vous voyez, Monseigneur, que le moindre chan-
gement dans mes arrangements aurait les plus fâcheu-
ses conséquences." ^ On conçoit qu'après avoir fait
montre d'une aussi irrésistible ardeur, Vaudreuil ne
devait pas constater sans déplaisir que la Cour faisait
peu de fonds sur ses aptitudes militaires.
1 — Le ministre de la marine à Vaudreuil, 3 février 1759.
Ordres du roi, série B, vol. 109.
2 — Vaudreuil au ministre de la marine, 3 avril 1759 ; Archi-
ves nationales. Paris.
MONTCALM 525
Dans la lettre du ministre de la marine àMontcalm,
que nous avons citée plus haut, on lisait le passage
suivant : " Monsieur de Vaudreuil vous communi-
quera une lettre que je lui écris en commun avec M.
Bigot, au sujet des envois qu'on peut faire cette année
en Canada : ils seront moindres que les demandes qui
ont été faites ; mais c'est tout ce que les circonstances
ont permis de faire dans un moment où l'on est occupé
à réunir ses forces 'pour tâcher de dégager toutes les
partiespar quelqu' opération décisive^ " Nous croyons
opportun de fixer, pendant quelques instants, sur ces
derniers mots, l'attention de nos lecteurs. Jusqu'ici
nos historiens, obéissant à un sentiment très natu-
rel, ont énergiquement flétri l'attitude prise par le
gouvernement de la métropole envers le Canada au
printemps de 1759. On délaissait la colonie menacée
de l'invasion ; on se désintéressait des héros qui lut-
taient ici pour la patrie ingrate ; on faisait bon marché
du dévouement, des sacrifices, du sang de ces sol-
dats et de ces paysans au cœur intrépide, qui se bat-
taient un contre vingt sur les rives de nos grands lacs
et de notre majestueux Saint-Laurent. Un roi sans
honneur, des ministres sans fierté et sans patriotisme,
répudiaient l'héritage d'Henri IV, de Eichelieu, de Louis
XIV et de Colbert. On n'avait pas trop d'argent pour
payer les toilettes et les méprisables splendeurs de la
Pompadour. Et l'on se résignait honteusement au
triomphe de l'Angleterre, on lui abandonnait lâchement
la Nouvelle-France, en se demandant, après tout, " ce
1 — Lettres de la Cour de Versai îles, p. 163.
626 MONTCALM
qu'importaient au Roi quelques arpents de neige. " ^
Tel est bien le sentiment créé chez nous par les indi-
gnations éloquentes de nos écrivains d'histoire, par
les harmonieuses invectives de nos poètes. Eh
bien, une étude attentive et consciencieuse nous force
à déclarer qu'il y a quelque chose à rectifier dans
ces impressions et ces appréciations. Une fois de plus,
nous touchons ici du doigt la différence entre la légende
et l'histoire, entre l'opinion trop hâtivement formée,
trop facilement répandue, trop docilement acceptée
comme incontestable, et la vérité certaine, l'exacte
réalité des faits. Certes nous n'avons ni le goût, ni
l'intention de réhabiliter le triste gouvernement de
Louis XV,; nous savons trop que ce règne néfaste
vit déchoir lamentablement la grandeur morale et poli-
tique de la France. Dans les affaires étrangères et dans
l'administration intérieure, au point de vue économique
comme au point de vue militaire, ce fut un régime de
1 — "La Cour, qui ne cherchait qu'un prétexte pour aban-
donner le Canada, saisit avidemment celui-ci (l'excès des dé-
penses^. Qu'était-ce cependant que les dépenses ? Qu'était-
ce même que le péculat quand il s'agissait de garder à la
France un continent ? Le budget de madame de Pompadour
était à lui seul plus considérable que celui du Canada. "
{Montcalm et Lévis, par l'abbé Casgrain, vol. II, p. 37) — Dans
son émouvant poème le Drapeau de Carillon, notre barde
canadien, Crémazie, nous montre un vieux soldat de Mont-
calm bafoué à Versailles par les lâches courtisans, qui, en
l'entendant parler de " nos gens, de gloire, de batailles, "
D'enfants abandonnés, des nobles sentiments
Que notre coeur bénit et que le ciel protège,
Demandaient en riant de ces tristes accents,
Ce qu'importait au Roi quelques arpents de neiges.
MONTCALM 527
décadence, auquel les désordres du roi viveur et jouis-
seur vinrent ajouter leur scandaleux reflet. Mais tout
en signalant les misères de cette époque, on ne doit
pas refuser d'y faire certaines distinctions équitables ;
et l'on a le devoir d'être juste même envers les hommes
qui sont coupables de très lourdes fautes. Voilà pour-
quoi, à ce moment de l'étude que nous avons entre-
prise, lorsque no us nous posons cette question : Est-il
vrai que Louis XV, Choiseul et Belle- Isle ne son-
geaient, au mois de février 1759, qu'à se débarras-
ser du Canada, à le jeter par dessus bord comme un
fardeau trop lourd pour leurs épaules débiles, et à
baisser honteusement pavillon devant l'Angleterre ?
nous sommes obligés, par les textes que nous avons
sous les yeux de répondre : non. Le cabinet renonçait
à tenter l'envoi hasardeux de secours vraiment effectifs.
Cela est incontesta ble. Mais il n'entendait pas courber
le front devant la vieille ennemie de la France, et lui
livrer la colonie laurentienne. Au contraire il avait
conçu un projet qui, s'il eût réussi, eût sauvé plus sûre-
ment le Canada que l'expédition de 10,000 hommes et
de trente vaisseaux de ligne. Le ministre de la marine
y avait fait une première allusion dans une lettre écrite
le 3 février à Vaudreuil et à Bigot. " Le roi, y disait-il,
serait disposé à envoyer les mêmes secours, mais la con-
tinuation de la guerre en Europe, les trop grands ris-
ques de la mer et la nécessité de réunir les forces nava-
les, ne permettent pas de les séparer et d'en hasarder
une partie pour leur procurer des secours incertains, qui
seront employés plus utilement pour l'Etat et le sou-
lagement du Canada en des expéditions plus promptes
528 MONTCALM
et plus décisives." ^ La même allusion mystérieuse se
retrouvait encore dans une lettre du ministre à Vaudreuil
et Montcalm. On y lisait ces phrases : " L'objet princi-
pal que vous ne devez pas perdre de vue doit être de
conserver du moins une portion suffisante de cette colo-
nie et de vous y maintenir pour pouvoir se promettre
d'en recouvrer la totalité à la paix, étant bien différent
d'avoir à stipuler dans un traité la restitution entière
d'une colonie ou seulement des parties dépendantes que
les hasards de la guerre ont pu faire perdre... Au surplus
Sa Majesté ne vous perdra pas de vue pendant cette
campagne... Elle s'occupera des moyens de vous secourir
efficacement, non seulement par des nouveaux secours
qu'on pourra vous envoyer ; mais encore par des opéra-
tions capables de procurer des diversions qui vous lais-
seront moins de forces à combattre." ^ Enfin Bougain-
ville écrivait de Blaye à Montcalm, le 18 mars 1759,
quelques jours avant de se rembarquer pour Québec :
" Conserver un pied en Canada à quelque prix que ce
soit... Les frontières, Québec même, forcés, se retirer
aux Trois-Rivières, en défendant la rivière haut et bas
par une marine de toute espèce, alors le bénéfice du
temps. , Le ministre m'a dit que si vous existiez en
août, il répondait du Canada ; j'ignore ce qu'il fera pour
cela." 3
Ce que Bougainville ignorait au mois de mars 1759,
nous le savons maintenant. A ce moment Choiseul et
1 — Le ministre de la marine à MM. de Vaudreuil et Bigot,
3 février 1759 ; Ordres du Roi, série B, vol. 109.
2 — Jf. de Berryer à MM» de Montcalm et Vaudreuil, 10 fé-
vrier 1759 ; Lettres de la Cour de Versailles, pp. 167169.
3 — /6tU p. 114.
MONTCALM 529
Belle- Isle formaient un plan d'une extraordinaire har-
diesse. Il ne s'agissait de rien moins que d'un débar-
quement en Angleterre. On voulait réunir toutes les
forces navales de la France. Une escadre organisée à
Toulon irait se joindre à une autre escadre rassemblée
à Brest, pour convoyer une flottille de bateaux plats
qui serviraient au transport de deux armées : l'une de
50,000 hommes destinés à une descente en Angleterre,
et l'autre de 15,000 hommes destinés à une descente
en Ecosse. On se proposait aussi de détacher une
escadrille pour aller débarquer un corps de troupes en
Irlande, où l'on espérait provoquer un soulèvement de
la population catholique contre la domination oppres-
sive de la couronne anglaise. Ainsi donc, quarante-six
ans avant Napoléon, le gouvernement de Louis XV
projetait une invasion de la Grande-Bretagne ! Incapa-
ble de tenir tête à sa rivale sur l'Atlantique, en morce-
lant sa flotte, dont les divisions seraient inévitablement
écrasées en détail par des forces toujours supérieures, la
France concentrerait ses escadres en une masse puis-
sante, pour forcer le passage de la Manche et du
canal St- George, et jeter sur le sol britannique
65,000 Français, animés du désir de vaincre chez lui
l'ennemi héréditaire. Imitant la tactique romaine aux
temps des guerres carthaginoises, on porterait la guerre
en Afrique, on frapperait au cœur l'orgueilleuse
Albion, on la ferait trembler pour ses cités, ouvertes à
l'agression après des siècles de sécurité profonde, on la
forcerait de rappeler ses généraux et ses armées à la
défense du sol de la patrie, violé pour la première fois
par l'envahisseur ; et ainsi, des rives de la Tamise on
34
630 MONTCALM
dégagerait celles du Saint-Laureut, et de Londres on
sauverait Québec.
Tel était le projet conçu d'abord par le maréchal de
Belle- Isle, et adopté par le duc de Choiseul avec
enthousiasme. C'était à cette expédition, décidée au
commencement de 1759, que se rapportaient les phrases
énigmatiques du ministre de la marine. A la lumière
de ces explications, on comprend maintenant la signifi-
cation véritable de ces lettres du 3 et du 10 février à
Vaudreuil, à Montcalm et à Bigot. S'il eût pu parler
d'une manière plus explicite, il leur eût dit : ** Nous ne
pouvons vous envoyer les secours que vous demandez,
et voici pourquoi : nous réservons toutes nos forces
navales pour une descente en Angleterre, qui, nous l'es-
pérons, va frapper notre ennemie d'un coup décisif. En
attendant, avec le peu de ressources que nous pourrons
vous faire parvenir, tenez bon ; opposez aux forces
écrasantes qui vont fondre sur le Canada une défen-
sive opiniâtre ; disputez le terrain pouce à pouce ; bat-
tez-vous désespérément afin que le drapeau blanc con-
tinue à flotter sur Québec, les Trois-Rivières ou Mont-
réal, sur un coin quelconque de teriitoire qui suffise au
maintien de la souveraineté du Roi de France. Résis-
tez assez longtemps pour nous permettre d'aller dicter
dans Londres, à Georges II, une paix qui conservera le
Canada à la France. " Voilà ce qu'eût écrit M. Ber-
ryer, si une discrétion nécessaire n'eût scellé ses lèvres.
Et, dans leur réticence obligée, voilà ce que sous-enten-
daient ses lettres.
Serait-il juste, après cela, de dire que la France se
résignait lâchement à abandonner sa colonie canadienne
au printemps de 1759 ? Serait-il équitable d'accuser les
MONTCALM 531
ministres responsables de la direction politique et mili-
taire à ce moment périlleux, d'avoir, d'un cœur léger,
fait litière du patriotisme et de la fierté nationale ? En
notre âme et conscience, nous ne le croyons pas ; et il
nous semble que tout homme impartial, après avoir pris
connaissance des faits, devra conclure comme nous.
Mais ces faits sont-ils prouvés, sont- ils incontestables ?
nous demandera peut-être quelque lecteur surpris de ce
point de vue nouveau, et peu conforme, nous le confes-
son, à la tradition reçue chez nous. On ne saurait en
douter. S'ils ont échappé à l'attention de nos annalistes,
ils n'en sont pas moins établis par des documents inat-
taquables, mémoires, correspondances, pièces d'archives.
Ils sont du domaine de l'histoire. " Choiseul, écrit
Henri Martin, tout en faisant continuer la guerre
dans l'ouest de l'Allemagne, embrassa le hardi pro-
jet de saisir l'Angleterre corps à corps et de l'attaquer
chez elle, projet que M. de Machault avait conçu le
premier et que prônait le maréchal de Belle- Isle.
Le succès d'une descente, opérée avec tout ce que la
France pourrait concentrer de forces, lui parut moins
improbable que celui d'une guerre poursuivie au loin
sur les mers avec des escadres presque partout infé-
rieures de moitié à l'ennemi. Dès les premiers mois de
1759, de grands préparatifs eurent lieu dans nos ports
de l'Océan et de la Manche. On construisit, à Dunker-
que, au Havre, à Brest, à Rochefort, une multitude de
bateaux plats destinés au transport des troupes... Le
dessein était beau ^ ". Nous lisons dans le dernier
volume imprimé de l'histoire de France éditée par M.
1 — Histoire de France, par Henri Martin, vol. 15, p. 543.
532 MONTCALM
La visse, et actuellement en cours de publication :
'* Choiseul avait ordonné les préparatifs d'un débarque-
ment en Grande-Bretagne : Soubise devait partir de
Normandie, Chevert de Flandre, et d'Aiguillon, avec le
corps principal, de Bretagne. Des troupes et des trans-
ports étaient réunis, et les flottes de Brest et de Toulon
avaient reçu leurs ordres ^/* L'histoire d'Angleterre de
Hume, continuée par Smollett et alii, parle longue-
ment de ce projet de descente. " La Gourde Versailles,
dit-elle, voulant embarrasser le ministère anglais et
détourner son attention de toute expédition extérieure,
avait dressé, pendant l'hiver, un plan d'invasion dans
quelque partie de l'Angleterre, et au commencement
de l'année elle avait commencé ses préparatifs sur dif-
férents points de ses côtes. Vers la fin de mai, les deux
secrétaires d'Etat, le comte Holderness et M. Pitt,
avaient informé les deux chambres du parlement que le
roi avait reçu avis des préparatifs faits par la Fiance,
dans le dessein d'envahir l'Angleterre ^."
Mais à quoi bon accumuler les citations pour établir
l'existence du projet. La meilleure démonstration, c'est
la tentative d'exécution qui suivit. Hélas! cette exé-
cution ne fut pas à la hauteur du but visé par Choiseul
et Belle-Isle. La conception était audacieui^e ; le suc-
cès en eût fait une idée de génie, qui tût jeté sur les
fautes et les misères du règne un voile de gloire. Mais
Louis XV ne méritait pas la gloire. Le succès se dé-
1 — Histoire de France, par Ernest Lavisse, tome huitième^
II, p. 274.
2 — Histoire d'Angleterre, par David Hume, continuée jus-
qu'à non jours par Smollett, Adolphus et Aikms, traduction
de Campenon, vol. 9, p. 484.
MONTCALM 533
tournait des entreprises du régime. Lorsque les des-
seins avaient quelque grandeur, les hommes se déro-
baient sous leur poids. Et c'est ainsi que le projet de
descente en Angleterre n'aboutit qu'à une série de
désastres. " Pitt entoura d'une chaîne de vaisseaux la
Grande-Bretagne et l'Irlande, et organisa la défense
terrienne par des milices que l'aidèrent à lever les
villes, les compagnies et les particuliers ; en juin,
il jugeait les lies Britanniques inattaquables. Alors
le Commodore Eodney alla bombarder le Havre,
et Boscawen cingla vers Toulon. Boscawen ne put
empêcher la flotte commandée par la Clue de sortir et
de franchir le détroit de Gibraltar ; mais il l'attaqua à
Lagos, sur la côte portugaise, et la Clue fut battu après
une belle résistance, les 18 et 19 août. Cependant les
projets de débarquement n'étaient pas abandonnés en
France. La flotte de Brest, commandée par Coiifl ms,
se dirigea vers Quiberon pour y prendre les troupes de
d'Aiguillon ; Conflans se trouva en présence de l'amiral
Hawke, n'osa le combattre et se retira vers la baie, où
il se heurta aux récifs des Cardinaux. Hawke l'atta-
qua ; des vingt et un vaisseaux français, deux furent
jetés à la côte, sept se réfugièrent dans la Vilaine, huit
à Eochefort. La flotte de l'Atlantique était réduite à
l'impuissance comme la flotte de la Méditerranée. La
France avait perdu 29 vaisseaux de ligne et 35 fréga-
tes, sa flotte était réduite à presque rien. Elle n'était
plus en état de défendre ses colonies." ^ ^11 n'en restait
pas moins acquis qu'elle avait fait un grand effort pour
triompher de l'Angleterre et sauver le Canada.
1 — Histoire de France, Lavisse, 8, II, p. 219.
534 MONTCALM
Et maintenant, revenant à la correspondance des
ministres avec Montcalm, nos lecteurs comprendront
mieux la vraie portée de la lettre écrite à ce dernier, le
19 mars 1759, par le maréchal de Belle-Isle. " Vous
ne devez pas espérer de troupes de renfort, lui disait-il.
Outre qu'elles augmenteraient la disette des vivres que
vous n'avez que trop éprouvée jusqu'à présent, il serait
fort à craindre qu'elles ne fussent interceptées par les
Anglais dans le passage. " Cet aveu d'impuissance
devait être douloureux pour l'homme de guerre forcé
de le proft^rer. Mais il pailait à un soldat digne de sa
confiance, auprès de qui il estimait inutiles les dissimu-
lations et les prétextes. Il lui exposait avec franchise
la situation, l'infériorité déplorable de la mère-patrie
dans la guerre trans-océanique. Et il lui déclarait que,
malgré tout, le roi comptait sur la sagesse du général,
sur sa valeur et celle de ses troupes pour arrêter l'in-
vasion anglaise. Puis, après avoir signé cette lettre
pénible, le vieux maréchal sentait le besoin de jeter de
loin au preux qui devait garder là-bas l'honneur de la
France un suprême mot d'ordre, un dernier et pathé-
tique appel. Et, dans un post-scriptum tracé d'une main
qui tremblait peut-être, il lui répétait avec une émou-
vante insistance : " Quelque médiocre que soit l'espace
que vous pourrez conserver, il est de la dernière impor-
tance d'avoir toujours un pied dans le Canada ; car si
nous avions une fois perdu ce pays en entier, il serait
comme impossible d'y rentrer. C'est pour remplir cet
objet que le Roi compte, Monsieur, sur votre zèle, votre
courage et votre opiniâtreté. Sa Majesté s'attend que
vous mettiez en œuvre toute l'industrie dont vous êtes
capable, et que vous communiquerez les mêmes seati-
MONTCALM 5S5
ments aux officiers principaux et tous ensemble aux
troupes qui sont sous vos ordres... J*ai répondu de vous
au Roi, je suis bien assuré que vous ne me démentirez
pas, et que pour le bien de l'Etat, la gloire de la nation
et votre propre conservation, vous vous porterez aux
plus grandes extrémités plutôt que de jamais subir des
conditions aussi honteuses que celles qu'on a acceptées
à Louisbourg, dont vous effacerez le souvenir. Voilà,
Monsieur, en substance, quelles sont les intentions du
Roi. Sa confiance est entière dans votre personne et toutes
les qualités qu'il vous connait." Contrairement à l'appré-
ciation de plusieurs écrivains qui l'ont citée avant nous, ^
il nous semble que cette lettre n'était pas indigne d'un
maréchal de France. Ce ministre de la guerre, qui avait
lui-même commandé des armées à des heures critiques,
et qui, par une constance intrépide, s'était parfois
montré supérieur à la fortune, évoquait, devant l'âme
d'un guerrier capable de comprendre son langage, la
grande pensée du devoir militaire, qui, à certains
moments tragiques, s'identifie avec celle de l'immola-
tion et du sacrifice. La patrie traverse de sombres jours,
sa force est affaiblie, son prestige est atteint, ses res-
sources s'épuisent ; n'importe, il faut rester debout, face
au péril ; il faut lutter, même sans espoir de vaincre ;
il faut garder le drapeau sans tache ; il faut mourir
1 — " Le rouge ne vous monte t-il pas au front en lisant cette
lettre, dit un écrivain français de nos jours, et croyez-vous
qu'il ait pu se trouver dans notre fier pays de France, un con-
seil de ministres pour la rédiger, un secrétaire d'Etat pour le
signer." (Xavier Marmier, Lettre?, sur l^ Amérique, cité par
monsieur l'abbé Casgrain, dans son livre Montcalm et Lévis,
vol, II, p. 45.)
536 MONTCALM
pour sauver l'honneur. " Vous vous porterez aux plus
grandes extrémités," écrit Belle- Isle à Montcalm, soldat
parlant à un soldat. Et, à travers l'Atlantique, la voix
du sacrifice accepté se fait entendre : " J'ose vous répon-
dre d'un entier dévouement à sauver cette malheureuse
colonie ou périr. Je vous prie d'en être le garant
auprès de Sa Majesté ^ ! " Cette promesse, ce n'est pas
de la parade ni de la pose ; Montcalm va bientôt la
sceller de son san^ !
l — Montcalm au maréchal de Bellelsle, 16 mai 1759.
CHAPITRE XVI
Le Canada menacé sur trois points Pouchot à Niagara —
Bouîlamaque à Carillon Lacorne à la tête du Saint-
Laurent. — Un recensement Proclamation de Vau-
dreuil Les dernières lettres de Montcalm à sa femme
et à sa mère. — La mort d'une de ses filles ; un cri de
douleur Montcalm à Québec Les fortifications de
cette ville Elles sont très insuffisantes Les Anglais
sont signalés dans le bas du fleuve Les '•' feux sur les
collines "- — Conseils et préparatifs Vaudreuil et Lévis
arrivent dans la capitale Le plan de défense Un
camp retranché à Beauport. — Progrès de la flotte an-
glaise Un vent de nord-est malencontreux Les A.n-
g'ais à l'Ile-aux-Coudres. — Disposition et ordre de ba-
taille rédigé par M. de Lévis. — L** passage de la Tra-
verse— La flotte ennemie à l'Ile d'Orléans La popu-
lation abandonne ses foyers. — L'amiral Saunders
Wolfe ; sa carrière ; ses brillants états de service
Flotte et armée formidable — Montbeillard Les Anglais
devant Québec L'épisode des brûlots. — Les ennemis
occupent l'Ile d'Orléans et la Pointe de Lévy.
Les nouvelles apportées par Bougainville annon-
çaient que les Anglais devaient attaquer, en 1759, Qué-
bec et Carillon avec des forces accablantes. On avait
aussi raison de craindre pour Niagara et la frontière du
haut Saint- Laurent.
M. de Vaudreuil avait envoyé M. Pouchot prendre
le commandement à Niagara, où il devait avoir sous ses
ordres environ onze cents hommes. Ses instructions
comportaient que, s'il ne paraissait pas devoir subir un
538 MONTCALM
siège, il enverrait une partie de ses forces à M. de
Ligneris, au fort Machault, pour essayer de reconquérir
la Belle-Rivière. C'était là une disposition funeste,
contraire à la seule tactique raisonnable, qui aurait dû
être de concentrer la défense, au lieu de tenter des
offensives téméraires. ^
A Carillon M. de Bourlamaque était à la tête du
bataillon de la Reine, de deux bataillons de Berry, de
douze cents hommes de troupes de la colonie, formant
un effectif de 2500 hommes. 11 devait arrêter dans sa
marche sur la frontière du lac Champlain Amherst et
son armée de 11 à 12,000 hommes. ^ Ses instructions
lui enjoignaient de reculer lentement devant les enva-
hisseurs, en laissant une faible garnison à Carillon pour
airêter ceux-ci quelques jours, et faire ensuite sauter
ce fort, puis de recommencer la même manœuvre à
St-Frédéric, et d'aller prendre finalement position sur
l'ile-aux-Noix, dans le lac Champlain où seraient faits
de grands travaux de fortifications, qui permettraient de
barrer la route à l'ennemi, on l'espérait du moins,
jusqu'à la fin de la campagne. ^
Sur le Saint-Laurent, à la tête des rapides, on décida
d'envoyer 1200 hommes commandés parle chevalier de
la Corne et destinés à harceler les Anglais vers Choua-
guen, s'ils paraissaient de ce côté pour aller attaquer
Niagara. Ce petit corps d'armée devait aussi choisir une
position avantageuse dans une île à la tête des rapides,
1 — Journal de Montcalniy p. 501.
2 — Pour le chiffre de Tarmée d'Amherst, voir Mante, His-
tory of ihe tafe war, p. 210.
3 — MontcalmçL Bourlamaque, 21 juin 1759
MONTCALM 539
et s'y fortifier de manière à pouvoir disputer le passage
aux ennemis.
Mais c'était Québec, la capitale et le cœur de la Nou-
velle-France, qui inquiétait surtout en ce moment les
chefs de la colonie. On comprenait, trop tard hélas !
que le grand effort des Anglais allait être dirigé contre
cette ville, durant la campagne de 1759. Les informa-
tions transmises par le ministre de la marine ne pou-
vaient laisser aucun doute à ce sujet. Or Québec n'était
nullement en état de soutenir un siège. Dès 1757,
Montcalm avait recommandé certains travaux, qu'on
avait négligé d'exécuter. Et maintenant que le péril
était imminent aurait-on le temps de faire l'indispen-
sable ? Pendant plusieurs semaines ce sera la grande
anxiété du général.
M. de Vaudreuil, comme nous l'avons vu, avait fait
faire un recensement de tous les Canadiens en état de
porter les armes. On avait trouvé que, dans le gouver-
nement de Québec il y en avait 7,511, dans celui de
Montréal, 6,406, et dans celui des Trois- Rivières, 1,313;
soit un total de 15,299 ^ Le gouverneur adressa aux ca-
pitaines de milice une proclamation par laquelle il leur
enjoignait de se tenir prêts à faire marcher au premier
commandement tous les habitants valides de leurs com-
pagnies, avec leurs armes, leurs ustensiles, et douze
jours de vivres, qui leur seraient payés après la cam-
pagne. Ils ne devaient laisser qu'un seul officier par
compagnie avec les vieillards, les infirmes et les malades.
1 — Mémoires sur le Canada, (Sieur de C), p. 1 24 — L'auteur
inconnu ajoute la note suivante : " Ce recensement ne fut
pas exact."
540 MONTCALM
" Cette campagne, ajoutait M. de Vaudreuil, donnera
aux Canadiens grandement matière de se signaler; la
confiance que j'ai en eux n'est point ignorée de Sa
Majesté que j'ai constamment informée de leurs ser-
vices ; ainsi elle s'attend à ce qu'ils feront tous les
efforts qu'elle peut espérer de ses plus fidèles sujets ;
d'autant mieux qu'ils défendront leur religion, conser-
vant leurs femmes, leurs enfants, leurs biens, et évite-
ront le cruel traitement que les Anglais leur prépa-
rent." Après avoir déclaré que le roi avait ordonné à
ses troupes de se battre jusqu'à extinction, il conti-
nuait : " De mon côté, je suis déterminé à ne consentir
à aucune capitulation, convaincu des suites dangereuses
qu'elle aurait pour tous les Canadiens ; la chose est si
certaine qu'il serait incomparablement plus doux pour
eux, leurs femmes, et leurs enfants, d'être ensevelis
sous les ruines de la colonie \"
Depuis que l'on savait imminente l'attaque des An-
glais contre Québec, il tardait à Montcalm de s'y rendre
afin d'y organiser la défense. Cependant les divers arran-
gements à prendre pour arrêter l'invasion sur les fron-
tières du lac Champlain et du haut Saint- Laurent le
retinrent à Montréal jusqu'au 21 mai. Aussitôt après
l'arrivée de Bougainville, il avait écrit au ministre pour
accuser réception de ses dépêches, le remercier des
faveurs reçues par lui-même et ses principaux lieute-
nant?, et l'assurer que chacun ferait jusqu'au bout tout
son devoir. " Nous avons appris, ajoutait-il, que la plus
grande partie de la flotte partie de Bordeaux, sous les
ordres du capitaine Canon, est eu rivière ; c'est toujours
1 — Mémoires sur le Canada.
MONTCALM 541
quelques vivres, quelques munitions, quelques hommes,
des bâtiments dont on peut tirer parti si l'ennemi vient
à Québec, et le peu est précieux à qui n'a rien."
Il profitait aussi de ces derniers moments de répit,
avant l'entrée en campagne, pour écrire à sa femme et à
sa mère. A la première il disait : " Bougainville m'a
remis, ma très chère et bien aimée, votre lettre; notre
fille est bien mariée. Je réponds du gendre, et j'écris à
l'ai bé de Coriolis... ^ Je n'écris ni à ma mère, ni à
madame de Lunas, ni aux abbesses, ni à St-Véran, ni
à personne de la province, qu'à madame de Massilan.
Je suis accablé d'écritures et d'affaires. Bourlamaque
est déjà en campagne et je crois que je ne tarderai pas
à m'y mettre. Je crois que j'aurais renoncé à tous les
honneurs pour vous rejoindre, mais il faut obéir au Eoi ;
le moment où je vous reverrai sera le plus beau de ma
vie. Adieu mon cœur, je crois que je vous aime encore
plus que je n'ai jamais fait. " Montcalm se disait-il
que cette lettre était la dernière qu'il écrirait à sa
noble compagne ? Non, sans doute, Mais peut-être
obéissait-il inconsciemment à un pressentiment mysté-
rieux quand il traçait ces lignes, dont l'accent d'affec-
tion profonde, plus vibrant que d'habitude, dut faire
battre le cœur de l'épouse dévouée. Bien des fois,
croyons-nous, madame de Montcalm les relut plus tard
1 — Cette lettre contenait un passage diflBcile à compren.
dre, parce que nous ne connaissons pas suffisamment les par-
ticularités auxquelles Montcalm faisait allusion. 11 s'a^ji-sait^
nous semble-t il, d'un mariage possible pour une autre des
filles du général. L'abbé de Coriolis était sans doute un
proche }>arent du gendre de Montcalm, qui était un d'Espi.
nousse de Coriolis.
642 MONTCALM
avec une émotion poignante, comme le suprême témoi-
gnage de tendresse du soldat héroïque dont elle avait
partagé la vie, dont elle conservait le culte, et dont elle
portait avec une dignité fière le nom glorieux. A la
fin de cette lettre, Montcalm laissait échapper un cri
de douleur, aussitôt comprimé, comme s'il eût craint
de trop s'attendrir, après la réception d'une triste nou-
velle annoncée par Bougainville dans des conditions
spécialement cruelles. Au moment de s'embarquer à
Bordeaux, celui-ci avait appris qu'une fille de Mont-
calm venait de mourir. Et le pauvre père écrivait :
" Bougainville m'a appris la mort d'une de mes filles ;
j'en suis fâché quoique j'en aie quatre; il n'a su me
dire laquelle ; je crois que c'est la pauvre Mirète qui me
ressemblait et que j'aimais fort. ^ " Quelques jours
après Montcalm écrivait ces quelques mots à sa mère :
" Celle-ci, ma mère, est pour vous remercier de l'envoi
des provisions. Reste à savoir si elles arriveront. Je
vous enverrai directement, et non à M. Joli, de quoi
acquitter mes dettes ; il est bien bon homme, mais trop
occupé pour les autres. Songez aux preuves du che-
valier... Je n'ai pas le temps de vous écrire tout au
long... J'embrasse la très chère et vous aussi ma
mère. ^ " Cette lettre était également la dernière que
madame de Saint- Véran dût jamais recevoir de son fils.
Il n'y avait pas de temps à perdre pour mettre Qué-
bec quelque peu en état de recevoir l'ennemi. Le 21
1 — A madame la marquise de Montcalm^ par Nîmes, à
Candiac, en Languedoc ; Montréal, 16 mai 1759.
2 — A madame la marquise de Saint- Véran, à Montpellier,
Montréal, 19 mai 1759.
MONTCALM 543
mai, MoDtcalm quittait Montréal accompagné de Bou-
gainville et de Malartic. Et le 22, à sept heures du
soir, il arrivait dans la capitale, où l'imminence d'un
siège commençait à répandre l'alarme. Depuis long-
temps il se préocupait de cette éventualité. Nous avons
vu dans un précédent chapitre que, dès l'automne de
1757, il avait examiné la situation et fait une tournée
sur la côte nord, qu'il avait visitée depuis le Cap Tour-
mente jusqu'à Québec. A la date du 19 octobre de
cette année il avait inscrit cette note dans son journal.
" Le marquis de Montcalm a remis à M. le marquis de
Vaudreuil un mémoire de toutes les mesures à prendre,
si l'ennemi voulait faire une entreprise sur Québec ;
reste à savoir si on suivra les dispositions et avec l'ac-
tivité nécessaire. " On n'avait pas suivi les dis-
positions, et presque rien n'avait été fait depuis cette
date pour la protection de la capitale.
Le promontoire de Québec, on le sait, a la figure d'un
triangle dont le fleuve Saint-Laurent et la rivière
Saint-Charles dessinent les côtés, et dont la base pour-
rait être représentée par une ligne tirée du fleuve
à la rivière. La haute ville, bâtie au sommet de ce pro-
montoire, était donc défendue de deux côtés par l'escar-
pement très élevé et très abrupt, et couronné de batte-
ries. A la base du triangle, elle était fermée d'un mur
et d'une suite de bastions et de redoutes dont voici la
nomenclature : le bastion Joubert sur le Cap- Diamant,
qui dominait le fleuve ; puis, successivement, ceux de la
Glacière et de St- Louis, la redoute Ste- Ursule, le bastion
St-Jean, celui de la Potasse, et la redoute du Bourreau.
Le mur élevé de vingt-cinq à trente pieds, avec des espè-
ces de fossés, sans ouvrages avancés, était considéré
544 MONTCA.LM
comme une très faible fortification. Il était garnie de
cinquante-deux canons de douze à deux livres de
balles, qui ne pouvaient battre en rase campagne, mais
en flanc seulement et pour les défilés, de sorte qu'ils ne
pouvaient être utiles qu'au cas où les ennemis voulus-
sent escalader. Trois portes donnaient accès à la haute-
ville : celle de St- Louis, ouvrant sur le chemin qui
conduisait à Sillery ; celle de St-Jean donnant sur le
chemin qui conduisait à Ste-Foy ; et celle du Palais
par où l'on descendait au Palais de l'Intendant, au
faubourg de St-Roch et à l'Hôpital général. Les batte-
ries qui dominaient la rade du côté du fleuve et qui,
commençant en arrière de l'évêché, situé au sommet de
la côte de la Montagne, se continuaient jusqu'à l'autre
côté du promontoire, et couvraient à peu près l'empla-
cement actuel de la batterie des Remparts, étaient gar-
nies de quarante-deux canons du calibre de vingt-qua-
tre, dix-huit et douze, avec six gros mortiers de fer et un
de fonte ; elles étaient à barbette et soutenues d'un njau-
vais parapet de pierre. Au delà du château St-Louis,
en gagnaut vers le Cap-Diamant, il y avait une palissade
défendue par deux batteries de pièces de vingt-quatre,
dix-huit, douze, et huit, avec deux mortiers. Du côté nord
en allant vers l'Hôtel-Dieu, la crête du cap était protégée
par une palissade de six pieds de haut et trois petites
batteries ayant chacune huit pièces de canon du calibre
de dix-huit et douze.
Au pied du promontoire, sur le bord du fleuve, s'éle-
vait la Basse- Ville où se tenait tout le commerce. Elle
était défendue par quatre batteries munies de canons
de trente-six, vingt-quatre, dix-huit, douze, et huit livres
de balles, et désignées comme suit : la batterie de St-
MONTCALM 546
Charles, la batterie Dauphiae, la batterie Royale, et la
batterie de construction. Le côté de la rivière St-Char-
les et de l'Intendance était protégé par des canons de
campagne et plusieurs doubles palissades sur le chemin
de St-Roch. Enfin, dans la côte de la Montagne, par où
communiquaient la haute et la basse ville, on avait éta-
bli deux batteries à barbettes, chacune de quatre
canons ^.
En somme si la situation topographique de Québec
était avantageuse, ses fortifications étaient très impar-
faites et ne pouvaient efficacement le défendre contre
un siège en règle.
Montcalm était à peine arrivé qu'on signalait la flotte
anglaise dans le fleuve Saint- Laurent. Le 23, il écri-
vait à Lévis : ** Nous venons d'apprendre par deux
capitaines marchands qu'ils ont vu à Saint-Barnabe
sept ou dix vaisseaux. Ce pouvait être l'avant-garde
des Anglais. Cependant on n'a pas fait de signaux et
nous n'avons point d'avis." Ces signaux, dont parlait
Montcalm, étaient des feux que les habitants des parois-
ses le long des rives du fleuve avaient reçu instruction
1 — Nous avons emprunté les données de cette description
des défenses de Québec à l'important journal de M. de Foli-
gné, officier de marine, qui commandait l'une des batteries
de la haute ville durant le siège. Ce journal, dont le manus-
crit se trouve aux archives du ministère de la marine à Paris,
a été imprimé dans le volume IV de l'ouvrage de M. Doughty,
The siège of Québec. Nous avons aussi consulté le plan de
l'ingénieur Mackellar, reproduit dans le volume du même
auteur intitulé The Fortress of Québec, et le plan de l'ingé-
nieur Bellin reproduit au vol. III de l'histoire de Charlevoix,
édition in octavo, p. 72.
35
646 MONTCALM
d'allumer de distance en distance pour annoncer l'ap-
proche de l'ennemi. ^ A défaut de télégraphe, un cordon
de flammes, courant de pointe en pointe et de colline
en colline, devait dénoncer la progression de la formi-
dable armada. Ces lueurs sinistres allaient bientôt
embraser l'horizon. A minuit, le 24 mai, Montcalm
était brusquement éveillé; le flamboyant signal venait-
de briller sur la falaise de Lévis, et on lui apportait la
nouvelle certaine que quinze vaisseaux de ligne, l'avant-
garde de la flotte anglaise, avaient dépassé le Bic. Il
employa le reste de la nuit à donner des ordres et à
expédier des courriers. " Je fais de mon mieux, Dieu
fera le reste," écrivait-il le lendemain à Bourlamaque.
Dans un conseil tenu le 23 à l'Intendance, où l'on
avait convoqué tous les capitaines de frégate et des
autres navires avec les o fficiers du port, les sieurs Canon
et Legris s'étaient chargés de descendre le fleuve pour
avoir des nouvelles de l'ennemi. Celles que Ton reçut
la nuit suivante mirent fin à ce projet. Oa avait aussi
arrêté que les équipages concourraient avec les troupes à
la défense de Québec, et commenceraient par fournir
trois cents hommes aux travaux de l'artillerie et du
génie. On les employa dès le lendemain à construire
des lignes sur le bord de la rivière Saint-Charles. M.
de Caire, ingénieur, arrivé deux jours plus tôt avec
MM. de Eobert et Fournier, officiers du même corps,
dirigea ces travaux.
Le 24 mai au soir, M. de Vaudreuil arriva et
approuva toutes les dispositions prises par Montcalm.
Des ordres furent expédiés pour faire descendre à Qué-
1 — Mémoires sur le Canada, p. 129.
MONTCALM 547
bec les cinq bataillons de Guyenne, de Béàrn, de la
Sarre, de Languedoc et de Koyal-Eoussillon, cantonnés
dans les régions de Montréal et des Trois-Rivières,
ainsi que les milices de ces gouvernements. MM. de
Bougainville et de Pontleroy furent envoyés à l'île
d'Orléans pour constater s'il était possible d'y opposer
quelque obstacle à l'ennemi. On dépêcha aussi M.
Pellegrin pour enlever les balises de la traverse, au cap
Tourmente, et en substituer de fausses ; et aussi pour
s'assurer si l'on pourrait barrer ce passage en y coulant
des vaisseaux. Mais les deux premiers rapportèrent
qu'il n'y avait rien à faire à l'île, et le troisième infor-
ma Vaudreuil et Montcalm que la Traverse, au lieu
d'avoir seulement cent toises de large, comme l'avaient
soutenu depuis longtemps nos marins, en avait près de
sept cents. ^
Le 26 mai, MM. de Bougainville et de Malartic
allaient reconnaître les bords des rivières St- Charles
Beauport et Montmorency. Le 27, M. de Courval,
envoyé à l'Ile-aux-Coudres pour seconder M. de la Nau-
dière, chargé d'y inquiéter les Anglais, avec un déta-
chement de trois cents hommes et une petite flottille de
cajeux, revint avec l'information que là, non plus, le
temps ne permettait pas de faire quelque chose d'efficace.
On donna donc à M. de la Naudière l'ordre de se replier.
M. de Lévis arriva à Québec le 28. Il précédait de
peu les bataillons réguliers et les premiers détache-
1 — Journal de Montcalrriy p. 526 ; Siège de Québec en 1759,
p. 7. (Copie d'un manuscrit déposé à la bibliothèque de
Hartwell, en Angleterre ; apporté de Londres par Thon. D.
B. Viger, en 1834 ; imprimé chez Fréchette et Cie, à Québec,
en 1836). ■
548 MONTCALM
ments de milice. Sous quelques jours, des forces rela-
tivement assez considérables, au moins quant au nom-
bre, seraient réunies à Québec. Comment allait-on s'en
servir ? Fallait-il essayer de mettre la ville en état de
subir un siège, en la fortifiant le mieux que l'on pour-
rait, et s'y enfermer ou se cantonner sous ses murs
pour y attendre l'ennemi ? Cela devait sembler impos-
sible à quiconque avait la moindre expérience militaire.
Alors, quel autre plan devait-on adopter ? Pour décider
cette question, il importait de considérer la topographie
des environs de Québec. La capitale était bâtie
sur un escarpement, qui se prolongeait à l'ouest en
remontant le fleuve jusqu'à plusieurs lieues. Pour
les Anglais, essayer de débarquer à la basse ville sous
le feu de la place eût été folie pure. Tenter de dou-
bler le Cap-Diamant, en risquant d'être foudroyé par les
batteries françaises, pour se trouver au-delà en face
d'une muraille de roc, si toutefois l'on avait la chance
de ne pas être coulé bas dans le passage : on ne présu-
mait pas encore que l'ennemi s'y hasarderait. Restait un
débarquement sur la plage de Beauport, manœuvre ten-
tée par Phipps en 1C90. Là était le point vulnérable,
où l'on devait craindre l'attaque. C'était donc là qu'il
fallait se préparer à la repousser. Montcalm, on l'a vu,
s'en était persuadé dès le mois d'octobre 1757. Il n'est
pas sans intérêt de reproduire ici le texte même des
observations consignées alors dans son journal. " Depuis
le Cap Tourmente jusqu'à Beauport, disait-il, il est
impossible de faire aucune descente. Le Sault seul de
Montmorency est une barrière presque invincible ; il
faut conclure que, comme la côte du Sud est pareille-
ment impraticable pour une descente, à cause des bois
MONTOALM 549
qui la couvrent et des rivières sans nombre qui la cou-
pent, et parce que d'ailleurs il faudrait, pour assiéger
Québec, faire la traverse du fleuve, les Anglais ne peu-
vent que doubler la pointe de l'île d'Orléans et venir
mouiller dans le bassin de Beauport, à la vue, mais hors
de la portée du canon de la place. Plusieurs redoutes,
placées depuis la pointe Délaissée ^ jusqu'à la petite
rivière Saint-Charles, un bon ouvrage déjà à moitié fait
à l'Hôpital général, et de cet ouvrage à la côte d'Abra-
ham d'une part, et de l'autre à la Basse- Ville des lignes
en coupant une presqu'île, autour de laquelle tourne la
rivière Saint- Charles, afin d'accourcir le front de ces
lignes, ces travaux aisés à faire promptement et avec
peu de frais, qui se garderaient avec trois ou quatre
mille hommes, mettraient, je crois, la ville en sûreté.
Il n'y a d'autre moyen de la défendre que d'em-
pêcher les ennemis d'en approcher ; les fortifications
en sont si ridicules et si mauvaises qu'elle serait
prise aussitôt qu'assiégée. M. le marquis de Mont-
calm a reconnu l'emplacement de presque toutes les
redoutes." Ainsi donc, près de deux ans avant le siège,
Montcalm avait fixé sa pensée sur ce plan de défense
d'un camp retranché à Beauport^. Plus récemment, au
1 — C'est ainsi que ce mot est écrit dans le journal. Son
orthographe a subi plusieurs variantes. Dans certaines pièces
nous lisons " pointe de Lessay ", dans d'autres " pointe de
Lessey " ; l'abbé Casgrain écrit " pointe du Lest ", parce que,
dit-il, c'était l'endroit où les navires prenaient leur lest. Sur
les cartes françaises du temps on lit "pointeà l'Essay." Cette
pointe est située un peu à l'est de la rivière de Beauport.
2 — M. l'abbé Casgrain a semblé sous l'impre-*sion que la
première idée de ce camp avait été donnée par Lé vis. (Mont-
550 MONTCALM
mois de janvier 1759, il avait soumis à M. de Vau-
dreuil, un mémoire de Pontleroy, où cette idëe était
très développée. Cet ingénieur y proposait l'érection
d'une ligne de redoutes, de la Pointe à l'Essay à la
rivière St-Chailes. Elles seraient distantes les unes des
autres de deux cent cinquante toises, et pourraient
contenir chacune de quatre-vingts à cent hommes. " La
droite appuierait à la rivière St-Charles, et la gauche
à la pointe de Lessay, sur la hauteur de laquelle il
serait placé deux autres redoutes comme en seconde
ligne, pour soutenir et favoriser une retraite aux trou-
pes qui seraient dans la partie du Sault Montmo-
rency ^ ". Montcalm avait donné à ce mémoire toute
son approbation.
Ce fut à ce plan que Ton s'arrêta. Après avoir déli-
béré en conseil de guerre sur la situation, on prit les
déterminations suivantes. Les travaux indispensables
pour achever de clore la ville du côté du fleuve, soit en
murailles, soit en palissades, seraient exécutés. On
augmenterait les batteries de la basse ville et le
nombre des canons sur celles de la haute ville ; on en
érigerait de nouvelles au chantier du Palais tant pour
défendre l'entrée de la rivière Saint- Charles que pour
flanquer la partie appelée vulgairement la Canoterie. On
borderait la rive droite de cette rivière de retranchements
depuis son embouchure jusqu'à l'Hôpital général ; on y
échouerait deux navires où l'on monterait du canon.
On y construirait, en deçà de l'Hôpital général, au
calm et Lévis, II, p. 66.) Il nous paraît établi qu'elle était due
à Montcalm.
1 — Lettres et pièces militaires^ p. 99.
MONTCALM 551
commencement de la Pointe-aux-Lièvres, un pont pro-
tégé par un ouvrage à cornes sur la rive gauche, et par
un autre retranchement sur la rive droite, du côté de
Québec. La côte, depuis la rivière Saint-Charles jus-
qu'au Sault-Montmorency, serait bordée de retranche-
ments, où l'on pratiquerait de distance en distance des
redoutes et des redans, garnis de batteries dont le feu
pourrait se croiser en différents points, et l'on prendrait
aussi quelques précautions du côté de l'Anse-des-Mères
et de Sillery, quoique l'on eût jugé cette partie inac-
cessible ^
Quant à l'étendue du camp de Beauport, Montcalm,
quoiqu'il eût pensé d'abord à établir nos postes jusqu'au
Sault-Montmorency, avait ensuite para frappé de la
grande longueur de cette ligne, et aurait incliné à pren-
dre comme limite la Pointe à l'Essay au-delà de la
rivière Beauport. Mais Lé vis opina qu'il valait mieux
appuyer notre gauche aux escarpements presque infran-
chissables du Sault,et après une assez longue discussion,
Montcalm accéda à cette vue ^.
Pour la partie maritime, voici ce qui fut décidé.
M. Duclos, capitaine de la Chézine^ construirait un
ponton ou batterie flottante capable de porter douze
canons de gros calibre, et M. Jacau de Fiedmont six
chaloupes canonnières d'une forme spéciale, ouvertes
de l'avant, pouvant porter chacune un canon de vingt-
1 — Journal tenu à V armée que commandait feu M. le mar-
quis de Montcalm., imprimé dans les Mémoires de la Société
littéraire et historique de Québec, 1861; Journal de Foligné»
2 — Mémoire sur la campagne de 1759, par M. de Joannès j
Dussieux, p. 385 ; Montcalm à Lévis, P' juillet 1759 ; Lettres
du marquis de Montcalm p. 166.
552 MONTCALM
quatre ^. On transformerait en brûlots une goélette,
deux bateaux et cinq vaisseaux marchands ^. On ferait
construire cent vingt cajeux, chargés de matières com-
bustibles. Quant à nos navires non transformés en
brûlots, on leur ferait remonter le fleuve avec leurs car-
gaisons de vivres jusqu'aux Trois-Rivières, ne gardant à
TAnse-des-Mères que les deux frégates du roi VAta-
lante et la Pomone ^ Toutes ces diverses mesures
furent adoptées dans une séiie de conseils plus ou
moins mouvementés, tenus à la fin de mai et durant la
première partie du mois de juin. Montcalm sortait
paifois excédé de ces réunions, où régnait souvent une
confusion extrême, et d'où l'ordre, le décorum, étaient
trop fréquemment bannis... ** Le conseil toujours ora-
geux ; on a cependant pris un parti sur notre marine, "
lisons-nous dans son journal, à la date du 12 juin. Et
encore, le 21 : " Le conseil a été plus tumultueux et
plus inconséquent que jamais ; le désordre s'accroît à
mesure que le dénouement s'approche. Quel sujet pour
une pièce de théâtre qui réunirait tant de gens, et des
situations bien neuves pour l'ancien monde * ! "
1 — On appela ces chaloupes les " Jacobites " en faisant
allusion au nom de leur constructeur. Le ponton do M.
Duclos fut appelé le Diable. (Malartic, p. 242.)
2 — Les noms de ces vaisseaux étaient : V Ambassadeur, les
Quatre- Frères, V Américain, V Angélique, et la Totsond'Or.
Ce dernier fut brûlé accidentellement pendant qu'on l'équi-
pait en brûlot.
3 — Journal tenu à Varmée, p. 31 ; Journal de Montcalm^
pp. 52fi, 533.
4 — Un mémoire contemporain nous donne cette descrip-
tion peu flattée de quelques-uns de ces conseils : " Un peti
cabinet long et étroit, deux chaises courant l'une après Tau-
MONTCALM 553
Le 29 mai les cinq bataillons arrivèrent à Québec et
allèrent camper sur la rive droite de la rivière Saint-
Charles, un peu en haut de l'Hôpital général. Les mili-
ciens commencèrent aussi à arriver de Montréal et des
Trois-Eivières. Et les divers travaux furent poussés
aussi promptement que possible. Montcalm, qui com-
prenait combien chaque minute était précieuse, aurait
voulu inoculer à chacun son anxieuse impatience. Le
31 mai, il donnait un mémoire dans lequel il recom-
mandait d'aller au plus pressé, de ne pas s'attarder aux
travaux inutiles, de concentrer ses efforts sur quelques
points essentiels : le pont sur la rivière Saint-Charles,
et aussi ceux des rivières du Cap- Rouge et de Jac-
ques-Cartier, dont la nécessité se ferait sentir en cas
tre, où l'on entre pèle mêle, — où celui qui ose faire l'impor-
tant, quelque mince que soit son grade, peut y briller à son
aise — où l'on se presse — où l'on se coudoie — où les plus
petits se passent sous les bras des plus grands pour gagner le
premier rang — où l'on crie — où l'on se coupe la parole —
où chacun parle à la fois sur les choses même qui n'ont
aucun rapport, etc., etc., etc. j tel est le lieu, telle est la
forme de ces conseils. M. le marquis de Montcalm, n'étant
pas le maître de mettre dans ces actes la dignité convenable,
et voyant la nécessité d'avoir des résultats qui lui donnassent
des lumières, requit et força un chacun, toutes les fois que la
matière était importante, de donner son avis par écrit et
d'en tenir registre. C'était une nouveauté ; mais la néces-
sité qu'il fit voir d'être au moins en état de présenter à la
Cour un plan réglé des opérations, pour servir en même
temps de justification, mit que'que forme dans cette partie j
mais par un équivoque malheureux ou risible, ce registre
n'étant qu'en feuilles volantes, fut brûlé avec d'autres papiers
inutiles ; malheur cependant réparé bientôt parce qu'on
trouva chez M. de Montcalm toutes les pièces en ordre. "
(Siège de Québec en 1759, bibliothèque d'Hartwell).
564 MONTCALM
d'événements malheureux ; les ouvrages pour couvrir
la tête du premier pont ; le barrage de la rivière à son
embouchure avec les deux vaisseaux armés de canons^ ;
la fermeture de la haute et de la basse ville ; "^ la mise
en état de toutes les batteries ; la construction de la
batterie flottante, des bateaux portant des canons, des
brûlots et des cajeux, et aussi de quelques chaloupes
carcassières. ^ Puis, ces divers ouvrages terminés, il
importerait de se mettre aussitôt à l'érection d'une
redoute à l'entrée de la rivière, et de retranchements à
tous les endroits où elle était guéable. " Tout autre
ouvrage me paraît inutile, ajoutait Montcalm, dès qu'on
ne peut se flatter d'avoir le temps ni les moyens de
faire tous ceux qui a^vaient été projetés. Il faut seule-
ment s'occuper d'une bonne formation de troupes de la
colonie, des moyens d'avoir quelques pièces de campa-
gne et de quoi conduire des munitions à la suite des
troupes. Ces objets remplis, M. le chevalier de Lé vis,
avec les officiers de l'état-major, ira leur marquer le
camp de guerre déterminé ce matin sur h s hauteurs de
Beauport, et voir d'en préparer les communications, et
il faudra attendre les ennemis avec autant de tranquil-
lité que de courage."*.
1 — On barra aussi la rivière par une chaîne d'estacades.
2 — "On convient que la basse-ville ne sera jamais bien fer-
mée, observait Montcalm ; mais au moins il faut qu'elle en ait
l'apparence pour en imposer à l'ennemi et lui en rendre l'atta-
que difficile et meurtrière."
3 — Les " carcasses " étaient un projectile ellepsoïdal explo-
sif, dont on se servait beaucoup au XVII L* siècle. Les cha-
loupes carcassières étaient celles dont on se servait pour lan-
cer dea carcasses.
4 — Lettres et pièces militairesy p. 170.
MONTCALM 555
Mais pour compléter ces préparatifs il fallait du
temps ; et ce temps l'aurait-on ? Le 2 juin, Montcalm
écrivait à Bourlamaque : " 11 est d'une grande consé-
quence pour ici que nous ayons encore quinze jours,
car tout va, mais ne commence à aller vite, faute de
bras, que d'aujourd'hui et un peu mieux demain ; et je
suis accablé par tous travaux et de tous genres qui me
fatiguent encore plus par la nécessité d'en parler au
généralissime ". Il déployait une activité dévorante. On
le voyait se porter de Québec au Cap Rouge, du Cap-
Rouge à Beauport, de Beau port à Montmorency, pour
examiner lui-même les lieux. Il visitait les campe-
ments, passait en revue les milices, inspectait les ou-
vrages, rédigeait des mémoires, assistait aux conseils»
et aiguillonnait tous les services, artillerie, génie, ma-
rine et commissariat. Il supputait fiévreusement les
jours qui séparaient encore de Québec la flotte anglaise.
Les éléments semblaient nous être hostiles. Un vent
de nord-est obstiné ^, complice de l'invasion, poussait
vers nous d'un souffle incessant les navires ennemis.
Souvent, sans doute, durant les nuits où le travail le
tenait éveillé, Montcalm, dans son logis des remparts,
devait avec angoisse écouter les rafales qui venaient
battre ses fenêtres. " Un furieux vent de nord-est, écri-
vait-il à Bourlamaque, règne depuis quatre jours et
1 — " Le vent de nord-est continuant d'être favorable
aux Anglais, l'on apprit enfin la traversée qu'ils avaient faite
au nombre de sept à huit vaisseaux de force". {Siège de Que-
hecy bibliothèque d'Hartwell) '' Cependant, la flotte ennemie
à la faveur d'un vent de nord-est qui a constamment régné
tant qu'ils en ont eu besoin, avançait et grossissait de jour
à autre dans le fleuve ". (Journal tenu à Varmée.)
556 MONTCALM
dure encore, ce qui... me fait croire que d'ici à deux
ou trois jours leur escadre pourrait bien être au Bic ;
plus nous allons, plus nous voyons qu'il nous reste bien
des choses à faire ; mais Dieu et la bonne fortune, ainsi
soit de nous ". Et quelques jours après : **Nous avons
encore bien des choses à faire ; je souhaiterais du sud-
ouest pendant quinze jours ".
Cependant, grâce à l'arrivée des miliciens et au pré-
cieux concours des marins de notre escadre, les travaux
de défense avançaient. Notre personnel naval se com-
posait de cent un officiers et de seize cents matelots. Sur
ce nombre quatre cents matelots et quatorze officiers
restaient à bord des deux frégates stationnées à l'Anse-
des-Mères ; un égal nombre de matelots et vingt-quatre
officiers étaient retenus par le service des vaisseaux
remontés jusqu'aux Trois-Rivières ; cent matelots et
quatre officiers avaient été envoyés à Bourlamaque pour
les manœuvres des chebecs ^ sur le lac Champlain. Il
restait donc sept cents matelots et cinquante-neuf offi-
ciers ^ dont la coopération fut très efficace, tant pour
les ouvrages à ériger, que pour le service des bateaux
et des batteries durant le siège.
Dans les premiers jours de juin, la haute et la basse
ville de Québec et les deux bords de la rivière Saint-
1 — Les chebecs étaient des petits bâtiments pointus des
deux bouts, qui pouvaient aller aussi bien à la rame qu'à la
voile. Ils pouvaient porter des canons. On en avait cons-
truit et »rmé trois sur le lac Champlain, pour protéger les
approches de l'Ile-aux-Noix.
2 — Disposition générale pour s'opposer à la descente depuis
la rivière Saint- Ch-irles jusqu''au Sault Montmorency, etc., par
le chevalier de Lévis ; Lettres et pièces militaires, p. 163,
MONTCALM 557
Charles offraient le spectacle d'un immense chantier.
Le travail commençait tôt le matin et se termicait tard
le soir. Le dimanche même ne l'interrompait point.
Le - juin, veille de la Pentecôte, l'ordre du jour
suivant fut lu dans tous les corps : " Dans les
circonstances où nous nous trouvons, ce que les
soldats et les miliciens peuvent faire de mieux pour
le service de Dieu et du Roy, c'est de travailler sans
relâche à nous mettre en état. Aussi tous les travaux
continueront demain quoique ce soit jour de Pentecôte.
Les ofi&ciers et sergents chargés de conduire les travail-
leurs dans la ville, les assembleront en règle et les
mèneront à la messe qui se dira à quatre heures et
demie à la cathédrale. M. de Senezergues auia atten-
tion d'en faire dire à la même heure à son camp, et
verra s'il ne pourra pas détacher un aumônier pour en
dire une au camp de l'autre côté de la rivière. Il doit
se dire trois messes à l'Hôpital général, et Monseigneur
a prévenu que les aumôniers se régleraient sur les
heures que M. de Senezergues demanderait ^"
Montcalm, qui eût voulu doubler les jours, ne cessait
de demander à tous une célérité toujours plus active.
" Nos travaux ne vont pas aussi vite que je le vou-
drais, disait-il dans une lettre à son fidèle Bourla-
maque. Cependant, d'ici à dix jours, nous aurons
trois ponts sur la rivière Saint-Charles avec un grand
1 — Ordres de Varmée au siège de Québec, contenus dans iin
recueil manuscrit intitulé : Campagnes de 1755, 1756, 1757,
1758, 1759, 1760, acheté à Londres par M. l'abbé Verreau en
1873, Ce recueil est inédit, à l'exception de la première par-
tie, consicré aux ordres de Dieskau, qui a été publiée en
1900 par la société historique de Montréal.
558 MONTCALM
ouvrage pour les défendre ; toute la basse ville et la
haute hérissées de canons, toute la haute et la basse
ville fermées de maçonnerie ou palissades, des mai-
sons crénelées, deux bâtiments dunkerquois coulés
à l'entrée de la rivière Saint- Charles, des batteries,
trois chaloupes canonnières, douze bateaux jacobites,
une batterie flottante portant dix-huit pièces de canon
de vingt-quatre, huit bâtiments armés en brûlots, cent
vingt cajeux qu'il a fallu faire, le roi en avait payé
pour quarante mille livres, et il n'y en avait plus; deux
frégates embossées à l'Anse-des-Mères ; la rivière Saint-
Charles retranchée ; redoute à la hauteur des Parents ;
redoute à la Canardière ; le champ de bataille entre la
rivière Beauport et la rivière Saint-Charles préparé ; des
ponts sur la rivière dû Cap- Rouge, ou Cap-Santé ; des
attelages pour l'artillerie de campagne ; trente chevaux
de selle pour les officiers généraux et officiers majeurs ;
deux frégates armées et équipées ; cent huit Canadiens
choisis, tous tireurs, incorporés dans les bataillons :
encore de dix à quinze jours, et tous ces objets seront
dans le point de perfection. M. le marquis de Vau-
dreuil qui commande l'armée, donne le mot, et auia
beaucoup d'honneur dans son fait, s'il bat les ennemis."
L'incorporation des Canadiens dans les bataillons —
cent huit hommes pour chaque bataillon — que Mont-
calm mentionnait ici, était la réalisation d'une de ses
idées, combattue par Vaudreuil, mais agréée par la
Cour. Elle fortifiait les réguliers de cinq cent quarante
soldats, qui deviendraient assez vite rompus à la disci-
pline. Une autre innovation devait bientôt suivre celle-
là. C'était la création d'un corps de cavalerie. Dans
un mémoire daté du 5 juin, Montcalm en démontrait
MONTCALM 559
Tutilité, et quelques jours après le gouverneur mettait
à l'oidre cet appel : " M. le marquis de Vaudreuil
demande des Canadiens ingambes et de bonne volonté
pour former la troupe de deux cents chevaux ; s'ils se
conduisent bien, il sera accordée, l'expédition finie, une
gratification, et ils seront renvoyés chez eux de préfé-
rence et des premiers. " ^ Ce corps, formé vers la mi-
juin, fut placé sous les ordres de M. de la Rochebeau-
cour, l'un des aides de camp du général, et rendit des
services signalés.
Malgré le vent favorable, la première division de la
flotte anglaise, signalée dès le 24 mai, ne se hâtait pas.
Voulant donner le temps aux autres divisions de remon-
ter le fleuve, elle était restée mouillée plus de huit jours
à rile-aux-Coudres, évacuée par les habitants. Les
ennemis s'abstinrent d'abord d'y descendre, craignant
quelque embuscade ; puis, s'enhardissant, ils s'y répan-
dirent librement. On avait dépêché un officier de la
colonie, M. de Niverville, avec un détachement de Cana-
diens et de sauvages, pour les y inquiéter. Mais, arrivés
en vue des Anglais, les sauvages refusèrent de mar-
cher et firent manquer le coup. Toutefois un canadien
nommé Desrivières, ne voulant pas s'en revenir aussi
piteusement, aborda sur l'île avec quelques-uns de ses
habitants, et eut la chance de faire prisonniers trois
jeunes gardes-marine. Un de ceux-ci était le petit-fils
1 — Ordres de V armée au »iège de Québec, — Dans son mémoi-
re au sujet de la cavalerie, Montcalm disait: "si on veut leur
donner (aux cavaliers) un air de guerre à peu de frais, il leur
faudrait des bonnets avec des peaux d'ours, des capotes am-
ples, uniformes, blanches ou bleues, et je préférerais le bleu,
cependant c'est indifférent ; des sabres et des bons fusils *\
560 MONTCALM
de l'amiral Durell, qui commandait la première division
de la flotte ennemie. Emmenés à Québec, ces jeunes
gens furent traités avec égard. La description qu'ils
firent de l'armement dirigé contre le Canada apprit peu
de nouveau aux chefs de la colonie.
Le retard inespéré de la flotte anglaise était précieux
pour les défenseurs de Québec. " Quoique les ennemis,
mon cher Bourlamaque, écrivait Montcalm le 11 juin,
aient huit bâtiments auprès de la Traverse, je me flatte
que nous aurons encore quinze jours bien nécessaires,
après quoi nous les attendrons avec grand courage,
bonne espérance malgré l'infériorité de nos forces et de
nos moyens. M. Aubert ^ écrit encore par un courrier,
arrivé ce soir, qu'il n'y a pas augmentation à leurs for-
ces; ainsi du Bic à la Traverse ils sont vingt-cinq bâti-
ments."
Au milieu de ses préoccupations et de ses accablants
labeurs, Montcalm avait encore quelques éclairs de sa
verve humoristique. A la lettre que nous venons de
citer, il ajoutait ce post-scriptum : " Le colonel Bou-
gainville commande le camp d'au-delà de la rivière
Saint-Charles, pour les travaux. Il a à ses ordres cinq
compagnies de grenadiers et cinq cents Canadiens, fait
meilleure chère que moi, et habite dans la maison de
son cousin de Vienne. J'ai cependant plus de couverts
que le modeste intendant, depuis les lettres de M. Ber-
ryer. Quand Cadet demande quelque chose de juste,
1 — " Les sieurs Aubert et de Plaine, canadiens, (étaient)
établis à St. Barnabe (Rimouski) pour observer ce qui s'y
passait daus le fleuve." (Relation du siège de Québec, du 27
mai au 8 août 1759.)
MONTCALM 561
l'intendant répugne, et Cadet donne un placet à Mgr
le marquis de Vaudreuil, à Mgr le marquis de Mont-
calm, et au sieur Bigot, ce qui me fait rire. Nous avons
fait prisonniers trois gardes-marine, dont le petit- fils
du chef d'escadre Durell ; il polissonnait sur l'Ile-aux-
Coudres ". A propos du " modeste intendant ", Mont-
calm faisait ici allusion aux lettres sévères reçues par
ce dernier du ministre de la marine. M. Berryer avait
adressé à Bigot de vifs reproches au sujet du déborde-
ment des dépenses, et de certaines opérations très
repréhensibles, contraires au bien public et aux intérêts
du roi. Ces lettres contenaient une allusion significa-
tive aux immenses fortunes qui se faisaient en Canada ^
C'était Bougainville, retour de Versailles, qui avait
mis son chef au courant de ces détails.
Pendant que l'amiral Durell attendait le gros de la
flotte commandée par l'amiral Saunders, son amiral en
chef, les retranchements élevés par nos troupes faisaient
de la paroisse de Beauport un vaste camp fortifié. Les
habitants de Québec voyaient avec étonnement surgir
sur la rive du fleuve une série de redoutes et de batte-
ries. C'étaient, de la rivière Saint- Charles au Sault-
Montmorency, la batterie de la Pointe-à-Roussel, flan-
I — Ces deux lettres très inquiétantes de M. de Berryer,
étaient datées du 16 janvier 1759. Dans une autre lettre, le
ministre annonçait à l'intendant qu'il allait lui envoyer un
bon travailleur, pour mettre de l'ordre principalement dans
le bureau des fonds. Cet employé s'appelait Querdisiea
Trémais. Et en le recevant ici, M. Bigot pouvait se demander
si ce n'était pas un surveillant et un inquisiteur qu'on lui
expédiait.
36 ■"'-•• ^''- ' ' ^'^
â#^ MONTCALM
quée de deux redans ; la batterie Paquet, la batterie de
la Canardière ; le redan de la Morille ; le redan Chali-
four ; le redan de Vienne ; le redan du Vieux-Camp,
avec une batterie ; le redan des Tours ; le redan des
Parent, avec une batterie ; la redoute de la rivière
Beauport ; le redan de gauche ; le redan Duchesnay ;
le redan Salaberry; la redoute sous l'église, avec deux
batteries ; la batterie Saint- Louis, avec deux redans ; la
redoute du Sault, avec une batterie. "Jamais ouvrages,
écrivait le capitaine de Foligné, ne s'élevèrent plus
vivement, de sorte que nos généraux avaient la satis-
faction de se voir bientôt en état de recevoir les enne-
mis dans leur descente. Rien de plus beau que ces
retranchements défendus de distance en distance par
de bonnes redoutes garnies de plusieurs pièces de
canon ".
Les positions qui devaient être occupées par les dif-
férents corps étaient déjà déterminées, suivant l'ordre
de bataille dont le chevalier de Lévis avait été le
rédacteur. Nous citons cette pièce»: " La brigade de
Québec composée de 3,500 hommes, aux ordres de M.
de Saint-Ours, campera à la droite. La brigade des
Trois-Rivières, composée de 880 hommes aux ordres de
M. de Bonne, campera aussi à la droite, et à la gauche
de la brigade de Québec. Les troupes de terre, compo-
sées de 2,000 hommes, combattant aux ordres de M.
de Senezergues, brigadier, camperont au centre. Les
milices de la ville de Montréal, composées de 1,150>
hommes aux ordres de M. Prudhomme, camperont à la'
gauche des troupes de terre. La brigade de Montréal,
composée de 2,300 hommes aux ordres de M. Herj^in^,
fermera la gauche de la ligne. La réserve sera com-
MQNTCALM 563^^
posée de la cavalerie, des troupes légères et des sauva-
ges. L'artillerie, aux ordres de M. Le Mercier, et les
vivres, camperont aux endroits les plus commodes et
qui seront indiqués. Les milices de la ville de Qué-
bec, composées de ÔOO hommes, resteront pour servir de
garnison à Québec aux ordres de M. de Ramezay,
lieutenant de Eoi. Les deux frégates du Roi resteront
armées et du désarmement des autres bâtiments on
armera les bâtiments destinés à combattre en amont de
la rade, et à mesure que ces bâtiments deviendront inu-
tiles, les équipages entreront dans la place pour servir
aux batteries qui leur auront été indiquées d'avance.
M. Vauquelin, commandant de la rade, aura la direction
de tous les bâtiments...
" La ville de Québec laissée à ses propres forces et à
celles de la marine, l'armée passera la rivière Saint-
Charles. La droite, composée des brigades des gouver-
nements de Québec et des Trois- Rivières, campera dans
la plaine depuis la redoute de la Canardière jusqu'à
celle de l'embouchure de la rivière de Beauport. Ces
deux brigades élèveront de la terre pour former un
parement dans le front de leur camp, pour se mettre à
couvert de la canonnade. Les troupes de terre, qui for-
ment le centre de l'armée, camperont sur les hauteurs
de Beauport, longeant le grand chemin du ruisseau de
Beauport. La gauche, composée des brigades du gou-
vernement de Montréal et des milices de la ville, cam- '
peront à la gauche de l'église de Beauport et se prolon-
geront sur la crête du grand escarpement. La réservç, ,
composée de la cavalerie, des troupes légères et des sau-
vages, se portera jusqu'au Sault de Montmorency, et' '
564 MONTOALM
s'étendra par sa droite en suivant la crête de Tescarpe-
mcnt pour joindre la gauche de la ligne.
" L'armëe dans cette position, se retranchera dans tout
son front pour se mettre à couvert du canon, et Ton
travaillera à foitifier les endroits qui paraîtront les plus
faciles au débarquement des ennemis... Dans la situa-
tion où nous sommes, c'est la seule position que nous
puissions prendre ; elle sera audacieuse et militaire."
Lévis ajoutait ensuite cette observation, où il formulait
le sentiment général, que l'événement devait si cruelle-
ment démentir : " Il n'y a pas lieu de croire que les
ennemis pensent à tenter de passer devant la ville et à
faire leur débarquement à l'Anse-des-Mères, et tant
que les frégates subsisteront nous n'avons du moins
rien à craindre pour cette partie." Ironie des pronos-
tics î c'était précisément ce que le lieutenant de Mont-
calm proclamait inadmissible qui allait arriver ^ !
1 — Dans le volume de la collection Lévis intitulé : Lettres
et pièces militaires, édité par M. l'abbé Casgrain, il n'y a qu'un
court fragment de cette " Disposition et Ordre de bataille "
du chevalier de Lévis. L'éditeur a mis cette note au bas delà
page : " Ce mémoire, malheureusement incomplet, est la seule
des pièces de cette première partie qui appartienne au Xle
volume des papiers du chevalier de Lévis." Or cette pièce,
incomplète dans le volume, se trouve complète et parfaite
dans le recueil manuscrit et inédit mentionné par nous dans
une note précédente, page 557. M. l'abbé Casgrain semble
avoir ignoré l'existence de ce recueil manuscrit, déposé en
1874 dans les Archives de la Société Historique de Montréal,
par M. l'abbé Verreau.
Dans la suite de cette pièce, Lévis envisage l'éventualité
d'un débarquement opéré par les Anglais à Beauport, et indi-
que quelles manœuvres il faudrait alors exécuter. Le docu-
ment, très intéressant, se termine par ces mots : ' Au surplus
MONTCALM 565
Le 14 juin l'avant-garde de la flotte anglaise fit une
manœuvre décisive. Après avoir quitté son mouillage
de la Prairie, à Plle-aux-Coudres, elle franchit heureuse-
ment la Traverse du Cap-Tourmente. On avait toujours
ici considéré cet endroit comme très dangereux pour les
gros navires, surtout pour des vaisseaux de guerre. Et
voici que les Anglais le franchissaient avec aisance. Le
fait est que leur heureuse navigation dans notre fleuve
étonnait et désappointait tout le monde. Depuis le
désastre de l'amiral Walker, en 1711, on s'était géné-
ralement flatté que Québec était peu accessible à l'en-
nemi. " Nos marins, qui avaient toujours représenté
cette navigation comme très difficile, ce que les mal-
heureux accidents arrivés si fréquemment à nos vais-
seaux ne faisaient que trop croire, rougirent de voir
que les Anglais l'eussent faite si facilement et sans
aucun risque." ^ Le bonheur des vaisseaux ennemis
faisait écrire à Montcalm : *' Ces Anglais, différents de
nos Français, profitent de tous les airs de vent et des
grandes marées pour cheminer insensiblement; et, pour
me servir des termes de M. Aubert, capitaine de navire,
ils n'ont pas l'air emprunté dans notre rivière, dont
nous aurons, Dieu merci, une bonne carte l'année pro-
chaine. Nos meilleurs marins ou pilotes me paraissent
ou des menteurs ou des ignorants." ^.
Ce passage de la Traverse, fait si lestement par les
nous devons tout attendre de notre constance, de notre fer-
meté, des fautes que nos ennemis feront, et de la Providence
qui soutient cette colonie depuis sa création." La pièce est
datée : " A Québec, le 10 juin 1759."
1 — Siège de Québec en 1759, (Hartwell), p. 6.
2 — Lettres de Bourlamaquej p. 351.
566 MONTCALM
ennemis, Montcalm aurait voulu le leur rendre à peu
près impossible. Après sa tournée d'inspection de 1757,
il avait représenté qu'il existait au Cap-Tourmente
" un emplacement propre à établir une batterie de qua-
tre pièces et de deux mortiers ", qui " serait hors d'in-
sulte, ce pays étant presque inabordable", et qui •' bat-
trait les vaisseaux faisant la traversée, pendant près
d'un quart d'heure ". ^ Mais son mémoire était resté
lettre morte.
Les vaisseaux anglais s'arrêtaient après chaque
étape. Arrivés au delà du Cap- Tourmente, ils mouil-
lèrent par le travers de l'île d'Orléans. M. de Vaudreuil
avait envoyé un détachement en observation à Saint-
Joachim sous M. de Repentigny, et un autre à l'Ile
sous M. de Courtemanche. Les ennemis tentèrent un
débarquement sur la rive nord de l'île d'Orléans ; mais
M. Le Mercier y avait transporté des canons et fit tirer
sur leurs berges, qui battirent en retraite. Cependant
nos sauvagt s, qui les avaient poursuivies en canot, en
capturèrent une et firent huit prisonniers.
A mesure que s'écoulait le mois de juin, on signalait
de jour en jour dans le fleuve l'accroissement du nom-
bre des vaisseaux anglais. Le 18, Montcalm écrivait
qu'il y en avait trente-six disséminés depuis le Bic
jusqu'à l'île d'Orléans. Du haut des falaises qui bor-
dent le Saint- Laurent, bien des regards anxieux devaient
suivre la marche de ces voiles sinistres surmontées des
couleurs étrangères. Les habitants des paroisses éche-
lonnées sur les rives nord et sud, Kamouraska, Rivière-
Ouelle, Ste-Anne, la Malbaie, St-Roch, la Baie St-Paul,
1 — Journal de Montcalm^ p. 307.
MONTOALM 567
voyaient avec angoisse, à chaque marée, se multiplier
ces navires aux sabords menaçants, doat les flancs rece-
laient le carnage et la destruction. Et à mesure que
la flotte ennemie remontait le grand fleuve, les vieillards,
les femmes et les enfants restés presque seuls aux foyers,
fuyaient devant l'invasion, se retiraient dans la profon-
deur des bois en chassant devant eux leurs troupeaux
et emportant ce qu'ils avaient de plus précieux. Tels
étaient les ordres du gouverneur. ^
Le 21 juin, Montcalm écrivait à Bourlamaque : " Un
courrier dépêché par M. Aubert, de Saint- Barnabe, nous
apprend cent trente-deux voiles, mouillées du 18." Et,
quatre jours plus tard : " Ici, jam proximits ardet..^
Hier, douze bâtiments mouillés par le travers de l'Ile
d'Orléans, douze au pied de la Traverse, qui l'auront
peut-être faite cette nuit par la marée... Le reste des
bâtiments anglais, sauf les gros vaisseaux de guerre,
qui étaient encore plus loin, étaient répandus lé long de
1 — " Les habitants depuis Kainouraska devaient se replier
avec leurs bestiaux et leurs familles à la Pointe de Lévi ;
ceux de l'Isle d'Orléans devaient passer à la côte du nord ;
on devait faire des parcs pour mettre les vieillards, femmes,
filles et garçons au dessous de quinze ans, dans un endroit le
plus éloigné qu'on pourrait des habitations ". (Mémoires sur,
le Canada, p. 129) "Sur ces nouvelles, on redoubla de vigi-
lance à risle d'Orléans, à l'Isle aux Coudres et tout le long
des côtes du sud au-dessous de Québec, d'où on fit retirer les
femmes, les enfants et les bestiaux dans les concessions les
plus reculées, et M. de Léry, capitaine de la colonie, chargé
de ces opérations, le fut aussi d'ordonner aux habitants en
état de porter les armes de se tenir prêts à se rendre à Qué-
bec sitôt que M. le marquis de Vaudreuil les en ferait aver-
tir ". {Relation du siège de Québec, du 27 mai au 8 août 1759 *,
Documents de la Société littéraire et historique de Québec.
568 MONTCALM
notre rivière, depuis la Rivière Quelle jusqu'à la Prai-
rie " {de Vlle-aux-Coudres). Il y avait déjà plus d'un
mois que les premiers navires ennemis avaient été signa-
lés au Bic. Ils appartenaient à la division de la flotte
anglaise, commandée par le contre-amiral Durell, qui
avait été chargée de croiser dans le golfe pour intercep-
ter les convois de France. Heureusement ceux-ci, à
l'exception de deux ou trois navires, avaient pu gagner
le Saint-Laurent avant que le passage fut bloqué.
Le contre-amiral était alors entré dans le fleuve et
l'avait remonté lentement pour donner le temps au
gros de la flotte de le rejoindre ; car il n'avait sous ses
ordres qu'une dizaine de vaisseaux de guerre.
Le vice-amiral Saunders, commandant en chef des
forces navales destinées à l'expédition de Québec, avait
quitté Portsmouth le 17 février, à bord du Neptune,
vaisseau de quatre-vingt-dix canons, sur lequel s'était
aussi embarqué le major- général James Wolfe, nommé
par Pitt commandant en chef des troupes de terre qui
devaient venir assiéger la capitale de la Nouvelle-France.
Wolfe avait alors trente- trois ans. Dès sa plus ten-
dre enfance il avait été destiné au service militaire.
A seize ans, en 1749, il remplissait les fonctions d'ad-
judant dans le régiment de Duroure, et prenait part à
la bataille de Dettingen, gagnée par le roi d'Angleterre,
George II, sur les Français commandés par le duc de
Noailles. En 1746, promu au grade de major, il assis-
tait à la sanglante bataille de Culloden, oii le duc de
Cumberland infligea une défaite décisive au préten-
dant Charles-Edouard Stuart. L'année suivante, de
retour sur le continent, il se distinguait à la bataille de
Lawfeld, où le maréchal de Saxe mit en déroute l'armée
MONTCALM 569
anglo-autrichienne. Le traité d'Aix-la-Chapelle ayant
terminé la guerre de la succession d'Autriche, Wolfe
fut condamné pendant plusieurs années à la vie de
garnison, qu'il n'aimait guère, mais dont il remplissait
ponctuellement les devoirs. Durant cette période de
sa carrière, il fit un voyage en France et séjourna à
Paris. Il y fut présenté à Louis XV, et fut reçu par
madame de Pompadour. A vingt- trois ans, il était
nommé lieutenant-colonel de son régiment. Les hos-
tilités ayant éclaté de nouveau entre la France et
l'Angleterre, il vit avec joie se rouvrir devant lui le
service actif. En 1757, il était l'un des officiers prin-
cipaux du corps de troupes envoyé pour tenter un
débarquement sur les côtes de France et une attaque
contre Eochefort. L'incurie du commandant fit man-
quer l'entreprise. Mais l'intelligence et l'esprit de déci-
sion manifestés par Wolfe le désignèrent à l'attention
de ses chefs militaires, et il fut bientôt élevé au rang
de colonel. Lorsqu'on organisa, en 1758, l'expédition
contre le Cap-Breton, on jeta les yeux sur lui pour
occuper l'un des postes les plus importants de l'armée
confié au major général Amherst, et il en devint l'un
des trois brigadiers. Son rôle au siège de Louisbourg
fut brillant et le mit en pleine lumière comme l'un des
meilleurs officiers britanniques. Aussi, en 1759, quand
Pitt résolut de faire un suprême effort pour conquérir
le Canada, il pensa immédiatement au jeune brigadier
qui avait été le principal facteur dans le glorieux suc-
cès des armes anglaises au Cap-Breton, Il le nomma
major-général et le mit à la tête des troupes envoyées
contre Québec. Jamais choix ne fut mieux inspiré, ni
mieux justifié par l'événement.
670 MONTCALM
Le grand ministre que l'Angleterre avait alors à sa
tête n'avait rien négligé pour que les opérations fussent
décisives. La flotte qui devait remonter le Saint-Lau-
rent et foudroyer le rocher de Québec comprenait qua-
rante-neuf navires de guerre, soixante-seize transports,
et cent-cinquante-deux bateaux de débarquement.
Elle portait près de deux mille bouches à feu. Parmi
les vaisseaux de guerre, il y en avait un de quatre-
vingt-dix canons, deux de quatre-vingt, trois de soixante-
quatorze, quatre de soixante- dix, sept de soixante-quatre,
trois de soixante, et vingt-neuf de cinquante à quatre
canons. Ils avaient plus de treize mille hommes
d'équipage, et les transports environ cinq mille ^. Les
troupes sous les ordres de Wolfe formaient un effectif
de huit mille six cent trente-cinq hommes^. Québec
était donc menacé par un armement de cent vingt-cinq
vaisseaux — sans compter la flottille de cent cinquante-
deux embarcations légères, — et de près de vingt-sept
mille soldats et marins ! Jamais encore les rives du
grand fleuve canadien n'avaient vu un aussi formidable
déploiement militaiie.
La flotte de l'amiral Saunders ne parvint à Louis-
bourg qu'à la fin d'avril, et les glaces qui bloquaient ce
port la forcèrent de continuer jusqu'à Halifax. L'ami-
ral Holmes, avec sa division, se rendit jusqu'à New-
York pour faire embarquer les troupes qui devaient se
joindre à l'expédition. A la fin de mai, toute la flotte
1 — The Fightfor Canada, par W. Wood, pp. 166, 173, 326.
2 — Embarkation Relurn of His Majesty's Forces, destin^d
for an Expédition in ihe River St- Lawrence, uuder the corn-
mand of Major General Wolfe. " Neptune " ai Sea, June bth
1759 ; The Siège of Québec, par A. Doughty, vol. 1, p. 128.
MONTCALM B71
et toute Tarmée étaient réunies à Louisbourg, moins la
divisioii Durell, déjà rendue dans le golfe Saint- Laurent.
Le 4 juin, la redoutable armada levait l'ancre au milieu
des acclamations et des hourras des régiments et des
équipages, et, doublant le cap de Louisbourg, elle
s'élançait à la conquête de la Nouvelle-France.
Le 13 juin, elle entrait dans notre fleuve; cinq jours
plus tard, elle jetait l'ancre au Bic ; le 23, elle rejoignait
l'amiral Durell à l'Ile-aux-Coudres ; et le 26 au soir,
ayant fait heureusement le passage de la Traverse, elle
était presque toute mouillée au sud de l'île d'Orléans ^
Le lendemain, vers six heures du matin, les habi-
tants de Québec, inquiets des mouvements de la flotte
anglaise, aperçurent du haut des remparts un vais-
seau de ligne et deux frégates doublant la pointe de
Lévy, en vue de la ville. Il y avait soixante- neuf ans
qu'une voile ennemie avait paru pour la dernière
fois devant la capitale de la Nouvelle-France. Long-
temps, on avait cru que ce spectacle ne se rever-
rait jamais. Et maintenant, il surgissait de nouveau
dans sa réalité terrible. " Les Anglais sont devant Qué-
bec !" En cette radieuse matinée de juin 1759 ^ ce cri
d'alarme dut retentir dans la ville en émoi, depuis la
batterie Dauphine et celle des remparts, jusqu'aux der-
nières habitations du faubourg naissant de Saint-Roch.
1 — A Journal of the expédition vp the river Si-Lawrence^
publié par la Société littéraire et historique de Québec ;
Extract from a mamiscript Journal relating to the opérations
hefore Québec in 1759, keptby Colonel Malcolm Fraser, publié
par la même société.
2 — " Il faisait un temps très beau et très calme. " (Siège
de Québec en 1759, p. 14).
572 MONTCALM
Un grand nombre de personnes commencèrent à déser-
ter Québec. " A la vue de tant de vaisseaux vis-à-vis
risle d'Orléans, notait ce jour-là le chroniqueur déjà
cité, la frayeur commença par les femmes dont la plu-
part quittèrent la ville promptement pour se retirer à
la campagne " ^. Et, de son côté, Montbeillard écrivait,
avec une causticité qui ne déparaît pas le journal de
Montcalm 2. " Madame la marquise de Vaudreuil est
partie ce matin 27 ; elle a attendu jusqu'au dernier
instant. Son époux, plus ferme qu'un roc, serait plus
inquiet si son dîner retardait d'un quart d'heure qu'il
ne le paraît aujourd'hui."
Ce mot de Montbeillard était une charge. Vaudreuil
évidemment, n'était pas populaire parmi les officiers
français ; plus d'une fois, nous l'avons vu, il avait servi
1 — Siège de Québec en 1759, p. 13.
2 — Il est temps d'avertir le lecteur que, d'après nous, on
ne saurait douter que Montbeillard n*ait été le rédacteur
principal de la huitième et dernière partie du journal de
Montcalm. Elle n'est pas de l'écriture de Marcel, qui a tenu
la plume pour les sept parties précédentes. Et, par une
foule de passages, on voit clairement que le général lui même
n'est pas l'auteur. Dans l'avant propos du volume imprimé,
M. l'abbé Casgrain se demande à qui l'on pourrait l'attribuer.
" L'examen du texte, écrit-il, permet seulement d'établir les
points suivants : le rédacteur est un militaire qui paraît atta*
ché à l'artillerie ; son rôle pendant le siège de Québec et à la
bataille des Plaines d'Abraham le prouve. C'est un officier
d'un grade peu élevé, puisqu'il n'assiste pas aux conseils de
guerre, et que M. de Bern^tz lui donne des ordres après la
bataille du 13 septembre. Enfin, il a avec Montcalm des rap-
ports fréquents. Voilà tout ce qu'on peut inférer du récit
lui-même. Nous espérions être plus heureux en recherchant
une lettre signée et écrite par le rédacteur de la dernière
MONTCALM 67 O
de plastron à leurs railleries mordantes. Il n'est pas
douteux que cela ne fut très inconvenant et très nui-
sible au bien du service. Malheureusement son attitude
et ses propos trop héroïques fournissaient souvent ma-
tière aux brocards. Une lettre qu'il écrivait au ministre,
en date du 28 mai 1759, peut nous donner une idée du
ton auquel il se haussait : " Les ordres que j'avais à
donner pour la défense de Carillon, des lacs Erié et
Ontario, disait-il, en supposant même que nos enne-
mis parvinssent à faire des progrès, pour les arrêter dans
les positions qui nous sont avantageuses et les empêcher
de pénétrer dans l'intérieur de la colonie, ont exigé un
travail continuel : mais par mon activité, l'arrivée de
M. de Montcalm à Québec n'a précédé la mienne que
d'environ trente-six heures. Je m'atteuds à être vive-
partie du Journal, dans le volume intitulé : Lettres de divers
particuliers au chevalier de Lévis, qui fera partie de la pré-
sente publication ; l'analogie de l'écriture nous aurait guidés.
Malheureusement il n'en a rien été, et nous n'avons pu re-
trouver le nom de cet oflBcier. "
La même curiosité, bien légitime on l'admettra, nous a
poussé à rechercher nous aussi, le nom de l'auteur réel de
cette huitième partie. Nous nous sommes demandé si, en
scrutant plus attentivement le texte, on ne découvrirait pas
quelques indices, quelques points de repère qui pussent met-
tre sur la voie. Un examen minutieux nous a montré qu'à
plusieurs reprises le rédacteur inconnu se mettait en scène
personnellement, en parlant à la première personne : " J'ai
fait ceci, j'ai recommandé cela ; je suis allé à tel endroit," etc.,
etc. Il s'agissait ensuite de trouver dans d'autres pièces, par
exemple dans la correspondance de Montcalm et de Lévis,
quelques indications correspondantes. Ainsi, nous pouvions
avoir la bonne fortune de constater que, relativement à l'une
de CCS circonstances où l'écrivain du Journalisait : "J'ai
574 MONTOALM
ment attaqué et que nos ennemis feront leurs plus puis-
sants efforts pour conquérir cette colonie ; mais il n'est
point de ruse, de ressource, de moyens que mon zèle
ne me suggère pour leur tendre des pièges et enfin pour
les combattre lorsque le cas l'exigera avec une ardeur
et un acharnement même qui surpasse l'étendue de
leurs vues ambitieuses. Les troupes, les Canadiens et
les sauvages n'ignorent point la résolution que j'ai prise
et dont je ne me rétracterai point dans quelque circons-
tance que je puisse me trouver réduit. Les citoyens de
cette ville ont déjà mis en sûreté leurs effets et leurs
meubles ; les vieillards, les femmes, les filles et les
enfants se tiennent prêts à évacuer la ville. Ma fer-
meté est généralement applaudie ; elle a pénétré dans
tous les cœurs, et un chacun dit hautement : " le
fait telle chose," l'un ou l'autre des généraux déclarait do son
côté : " M. Un tel a fait telle chose, " et précisément la
même chose. De cette manière le problème serait résolu.
Eh bien, nous avons eu cette bonne fortune. A la date du
14 juillet nous avions remarqué dans le /oMmaHe passage,
suivant : " On avait commencé une batterie de six pièces,
de canon pour battre le camp des ennemis à l'autre bord de
la rivière du Sault-Montmorency j ils ont si bien épaulé leur
camp que j'ai jugé la batterie inutile... J'ai proposé d'y sub-
stituer quelques mortiers. " Et à la même date, 14 juillet,
nous trouvions une lettre de Montcalm à Lévis (Lettres du
marquis de Montcalm, p. 188) où nous lisions : " Montheillard
qui a été au Sault, n'a pas voulu vous réveiller Voici le résul-
tat de ses observations : Votre batterie de canon ne peut
plus avoir lieu, attendu l'épaulement, et je pense que ces
canons né vous seront jamais d'une grande utilité... Si vous
voulez faire usage de votre batterie.,, elle serait plus forte
avec deux mortiers. " Montheillard ! Nous avions le nom
c^ierché par M. l'abbé Casgrain. Lléscrivain du journal, c'était
MONTCALM 575
Canada, notre pays natal nous ensevelira sous ses
ruines plutôt que de nous rendre aux Anglais." C'est
un parti que j'ai décidément pris et que je tiendrai
inviolablement " ^. Le ministre dut trouver que cette
vaillance épistolaire sentait un peu la gasconnade.
Loin de nous l'intention de mettre en doute le courage
personnel et la détermination de M. de Vaudreuil.
Mais on eût désiré parfois moins d'emphase dans l'ex-
pression de ces sentiments.
Les ennemis étaient arrivés dans les eaux de Qué-
bec. Il fallait donc, sans plus tarder, prendre les posi-
tions défensives déterminées et préparées durant les
dernières semaines. Dès le 27, nos troupes et nos mili-
ces s'ébranlèrent et défilèrent vers le camp de Beau-
port. " Le gouvernement de Québec n'était pas encore
rassemblé, lisons-nous, dens les Mémoires de M. de la
Pause. On plaça à la gauche, sur les hauteurs de Beau-
port, pour occuper l'espace qui est depuis le ruisseau
jusques au Sault de Montmorency, le gouvernement de
Montréal et le bataillon de la ville aux ordres de M. le
chevalier de Lévis. On plaça, depuis le dit ruisseau
jusqu'au milieu de la plaine, les cinq bataillons et à
leur droite le gouvernement des Trois-Eivières, à la
suite duquel devait se placer celui de Québec pour
évidemment Montbeillard, puisque cet écrivain et FoflScier
qui condamna la batterie du Sault étaient une seule et même
personne.
Voilà donc le mystère éclairci j voilà un point établi sans
conteste. M. de Montbeillard, officier d'artillerie venu au
Canada en 1757, est l'auteur de la dernière partie du Journal
de Monicalm,
1 — Vaudreuil au ministre de latnàrinej 28 mai 17^9^' ' ''
576 MONTCALM
occuper jusqu'à la rivière Saint-Charles ^ MM. les mar-
quis de Montcalra et de Vaudreuil se placèrent dans la
plaine. On désigna à chacun l'endroit qu'il devait
défendre ; ils y firent des épaulements qui fermèrent
l'espace entre les redoutes et les redaus^". Le 28 juin,
Moutcalm quittait sa maison des remparts et allait s'éta-
blir à la Canardière, tandis que M. de Lévis allait pren-
dre le commandement des troupes dans la partie du
Sault. Le 30, M. de Vaudreuil lui-même allait établir
ses quartiers à la Canardière.
Pendant ce temps les Anglais ne restaient pas inactifs.
1 — Mémoires et observations de M. de la Pause.
2 Lorsque toutes les milices furent rassemblées, quel fut
le nombre réel des défenseurs de Québec? Nous croyons qu'il
s'élevait à environ 16,U00 hommes, tant réguliers que Cana-
diens et sauvages. Mais dans ce chiffre les bataillons «le ligne
ne figurai*-nt que pour environ 2.900 hommes. Le reste se
composait de milices. Les Canadiens s'étaient levés en masse
pour répondre à l'appel de Vaudreuil. Mais, en dépit de
leur bonne volonté, un grand nombre étaient peu propres
au service. '* Je crois bien, écrivait Montcalm, que 4 ou 500
Canadiens voyageurs choisis (iZ faudrait peut être lire 4 ou
5000) sont capables de bieu faire ; mais la moitié de cette mi-
lice sont des vieillards ou des enfants qui ne Hont pas en état
de marts.her, et qui n'avaient jamais été ni en détachement,
ni à la guerre, aussi je commence à croire qu'ils font encore
plus qu'il ne faudrait espérer ". Montcalm à Bougainville, 15
juillet 1759. Doughty, IV p. 4). Pour donner le chiffre ap-
proximatif de 16,000 nous nous sommes appuyés sur des let-
tres de Vaudreuil (5 octobre 1759) et Bigot (25 octobre 1759^
au ministre. Mais Montcalm, dans une lettre à Lévis, donnait
cet état : " Fonds de l'armée, pour vous seul: cinq bataillons,
2,900, Trois- Rivières, l,10o : Moutréal, 3,800. Québec au plus
3,000 ; total 10,800 ". (Lettres de Montcalm, p. 169.) A cela
il fallait ajouter la garnison, les sauvages et les marins.
MONTCALM 57^
Un violent ouragan avait effroyablement secoué leurs
navires, dans l'après-midi du 27, et menacé plusieurs
d'entre eux de destruction. Un certain nombre de:
bateaux furent jetés au rivage, toutefois les vais-
seaux de guerre ne subirent que. peu d'avaries. Déjà
le débarquement avait eu lieu sur l'île d'Orléans. Le
26 au soir le lieutenant Meech était descendu à terre
avec une compagnie de quarante rangers américains. Il
avait eu une escarmouche avec un de nos détachements
qui y était resté, et qui reçut l'ordre de traverser à la
côte nord. Le 27 l'armée anglaise débarqua sans coup
férir sur le rivage de Saint- Laurent, et de là elle mar-
cha vers le bout de l'île où elle campa.
Ce fut le lendemain de ce jour que Vaudreuil résolut
de lancer les brûlots sur la flotte ennemie ancrée dans
le chenal sud du fleuve, entre l'île d'Orléans, Beaumont
et St-Valier. L'entreprise, mal concertée, fut mal exécu-
tée. Les brûlots mirent à la voile vers dix heures du
soir, avec une bonne brise de sud-ouest. Mais, lorsqu'ils
étaient encore à une lieue et demie au moins des vais-
seaux ennemis, leurs commandants, perdant la tête, y
mirent le feu et les abandonnèrent au flot. Quelques
instants après, le fleuve parut s'embraser. Les rives
de la Pointe de Lévy et de l'île d'Orléans s'illuminèrent,
soudain aux reflets fantastiques des volcans flottants,
qui lançaient vers le ciel des colonnes de flammes. Les .
flots du Saint- Laurent semblaient charrier du feu liquide. .
Des tourbillons de fumée pourpre incendiaient l'horizon^'
et les incandescences mouvantes des brasiers teignaient
d'une lueur sanglante les falaises, les bois et les mon-f
tagnes dont le cirque enfermait l'estuaire québecquois^
37
578 MONTCALM
En même temps, du foyer de ce gigantesque embrase-
ment, on entendait gronder la foudre. Les bombes, les
grenades, les obus, les mousquets et les vieux canons
chargés jusqu'à la gueule, entassés dans ces machines
infernales, éclataient en détonations fulgurantes réper-
cutés par les échos des Laurentides. Knox, dans son
précieux journal, nous a laissé de ce spectacle une des-
cription. " C'était, dit-il, le plus beau feu d'artifice qu'il
fût possible de concevoir." Du clocher de Beauport, M.
de Vaudreuil avait sous les yeux le spectacle de cette in-
comparable scène de nuit. Mais il se préoccupait fort peu
sans doute de sa sinistre beauté. Et il devait surtout
regretter amèrement que la maladresse, le manque de
sang-froid ou de courage de ceux qui commandaient ces
engins destructeurs les eussent rendus absolument inof-
fensifs. En effet, les uns entraînés par le courant allèrent
s'échouer et se consumèrent lentement sur la plage ;
d'autres brûlèrent presque en face de Québec; ceux
qui atteignirent la flotte furent détournés par les mate-
lots anglais qui, montés dans des bateaux, leur lancè-
rent des grappins et les remorquèrent vers la rive. Les
espérances du gouverneur, le travail de plusieurs semai-
nes, et un million et demi de livres s'étaient dissipés
en fumée. " Nos chers brûlots, écrivait Montbeillard,
cette épithète convient fort, car ils coûtent quinze à
dix-huit cent mille francs, de la fourniture de Mercier
qui fait les choses en conscience." Il n'y eut dans tout
Québec qu'un cri contre les manœuvriers. Le sieur de
Louche, commandant de V Américain, qui avait assumé
la direction de l'opération, fut accusé de lâcheté. Cepen-
dant il se défendit dans un conseil qui eut lieu le 29
juillet en présence de M. de Vaudreuil. Montcalm ne
MONTCALM 679
semble pas l'avoir jugé trop sévèrement. Le lendemain
de ce coup manqué, il écrivait dans un billet à Lévis :
*' Je fus hier à la ville. Je vis le conseil tumultueux,
indécent de la marine. Somme toute, de vous à moi à
cause de ses frères, la tête avait tourné à la Milletière ;
le seul qui ait manœuvré (est) le commandant de Lou-
che \"
Ayant échappé heureusement à ce nouveau péril, les
Anglais se résolurent à un autre mouvement. Le 29 et
le 30 juin ils firent traverser trois régiments à Beau-
mont, sur la rive sud, sous le commandement du briga-
dier Monckton. Ils s*emparèrent de l'église, à la porte
de laquelle ils affichèrent une proclamation de Wolfe
aux Canadiens. Le général anglais leur demandait
d'observer la neutralité, leur garantissant en retour le
respect de leurs propriétés et de leur religion, et les
menaçant, dans le cas contraire, de la destruction de
leurs églises, de leurs maisons et de leurs récoltes. Cette
1 — Dans le volume imprimé de la correspondance de Mont-
calm, (p. 165), ce texte se lit comme suit : ♦» le seul qui ait
manœuvré le commandant de bouche." C'est un non-sens. Il
faut lire évidemment " le commandant de Louche," et sup-
pléer au verbe qui manque.
Montbeillard écrivait de son côté : **M. de Louche, qui les
commandait sans en avoir l'ordre précis, s'est cependant
approché le plus près de l'escadre."
Foligné, dans son " Journal mémoratif " fait de grands élo-
ges du sieur Dubois de la Milletière qui, d'après lui fut le seul
à se comporter vaillamment, tandis que Montcalm, corroboré
par la relation du Siège de Québec (Hartwell), déclare qu'il
avait perdu la tête. A consulter encore, sur l'épisode des
brûlots, le Journal tenu à Varméey Malartic, la Relation du
siège de Québec^ du 27 mai au 8 août, etc.
680 MONTCALM
proclamation, bien rédigée, se terminait comme suit :
'* Il est permis aux habitants du Canada de choisir, ils
voient d'un côté l'Angleterre qui leur tend une main
puissante et secourable, son exactitude à remplir ses
engagements, et comme elle s'offre à maintenir les habi-
tants dans leurs droits et leurs possessions ; de l'autre
côté la France, incapable de supporter ce peuple,
abandonner leur cause dans le moment le plus critique;
et si pendant la guerre elle leur a envoyé des troupes,
à quoi leur ont-elles servi ? A leur faire sentir avec
plus d'amertume le poids d'une main qui les opprime
au lieu de les secourir. Que les Canadiens consultent
leur prudence ; leur sort dépend de leur choix." ^
Le 30 juin au matin, les éclaireurs anglais avait sur-
pris un petit détachement commandé par M. de Léry
qui avait été chargé de faire évacuer la côte sud par la
population. Jean-Claude Panet, dans son journal du
siège, dit que les ennemis eurent deux soldats tués, que
les nôtres perdirent aussi deux hommes, et que l'officier
canadien abandonna sur une table, dans la précipitation
de la retraite, son épée avec quelques papiers. De Beau-
mont, les régiments anglais se portèrent sur la Pointe
de Lévy. Dans leur marche ils furent inquiétés par les
tirailleurs de M. de Léry, qui, à l'abri des broussailles et
des rochers, fusillaient le flanc de la colonne. En arrivant
vers l'endroit où s'élève aujourd'hui le village de Lau-
zon, Monckton fort assailli par un feu de mousqueterie
très vif et des plus meurtriers. C'était le sieur Etienne
1 ^ Cette proclamation avait été placardée trois jours aupa-
ravant sur l'église de Saint-Laurent. Elle était datée comme
suit: " Donné à notre quartier-général, à la paroisse de St-
Laurent, Isle d'Orléans, le 27 juin 1759." (Dussieux, p. 377)*
MONTCALM 681
Charest, capitaine de milice et seigneur de Lauzon, qui
était venu, avec une quarantaine de Canadiens, défen-
dre son domaine. Ils s'étaient barricadés dans l'église
et le presbytère, et abrités derrière des escarpements
rocheux ; et, de ces positions, ils faisaient pleuvoir sur
les Anglais une grêle de balles. Ce ne fut qu'après une
lutte acharnée, et après avoir fait opérer à ses troupes
un mouvement tournant, que Monkton parvint à délo-
ger cette poignée de braves, qui, pendant plusieurs
heures, tint tête à un corps de troupes de plus de 2,000
hommes.
Pendant qu'il faisait ainsi le coup de feu contre l'en-
nemi, le capitaine Charest, convaincu qu'avec l'avan-
tage des hauteurs et des bois qui les couvraient on
pouvait culbuter les Anglais, fit demander des renforts
à M. de Vaudreuil. En même temps Montcalm accou-
rait du camp de Beauport à Québec pour déterminer le
gouverneur à faire un gros détachement afin de chasser
Monckton des positions où il n'avait pas encore eu le
temps de se retrancher. Malheureusement un prison-
nier, amené par des sauvages qui avait fait partie de
la petite bande commandée par l'intrépide Charest,
déclara que la descente à la Pointe de Lévy n'était
qu'une ruse, et que, dès la nuit même, avec 10,000
hommes ils devaient faire une attaque générale contre
nos lignes. M. de Montcalm s'en revint donc au camp,
suivi bientôt par M. de Vaudreuil. L'alerte fut don-
née, les troupes passèrent la nuit au bivouac et ne ren-
trèrent qu'au point du jour. Les Anglais n'avaient
point bougé de leurs positions.
Le 1**^ juillet ils commencèrent à se retrancher à la
Pointe de Lévy. On parla de nouveau d'y envoyer un
582 MONTCALM
détachement, mais le prisonnier ayant réitéré son affir-
mation d'une attaque de nuit, on y renonça comme la
veille. Ce jour-là, quatre de nos chaloupes jacobites
allèrent se poster en face du camp de Monckton et le
canonnèrent avec succès pendant une demi-heure.
Leur mitraille tua et blessa plusieurs soldats anglais.
Deux frégates, se détachant de la flotte ennemie, vin-
rent leur donner la chasse et nos barques se retirèrent
sans avaries sous le canon de la ville.
Wolfe lui-même se rendit à la Pointe de Lévy, le
2 juillet, et s'avança avec un détachement sur les hau-
teurs, en face même de Québec, pour reconnaître la
position. Durant sa marche il fut inquiété par Charest
et ses tirailleurs, à qui les rangers donnèrent la chasse.
Le général anglais ordonna immédiatement d'ériger des
batteries à cet endroit, et d'y faire avancer une partie
des troupes. Dès le lendemain, les travaux commencè-
rent, et, durant les journées qui suivirent, des remparts
de la ville on put en suivre les progrès, sur les hau-
teurs où s'élève maintenant Notre-Dame de Lévis,
absolument vis-à-vis le château Saint-Louis, qui occu-
pait le site actuel de la Terrasse. Le siège de Québec
était vraiment commencé !
CHAPITRE XVII
Le siège de Québec Le premier plan de Wolfe — Il est forcé
de le modifier. — L'érection des batteries à Lévis. — Débar-
quement sur la côte de Beaupré — Wolfe prend position
à la gauche du Sault-Montmorency Montcalm et Lévis
délibèrent sur la situation Les gués de la rivière Jlont-
morency Québec menacé d'un bombardement. — Ses
habitants veulent conjurer le péril — Expédition manquée
à Lévis Les Anglais bombardent Québec — Leurs batte-
ries foudroient la gauche de notre camp au Sault — Mont-
calm et la garnison de Québec Les positions occupées
par Wolfe Une nouvelle phase. — Passage de plusieurs
vaisseaux au-dessus de Québec Détachement d'obser-
vation de Dumas Une descente à la Pointe-aux-Trem-
bles Dames prisonnières. — Québec ravagé — Incendie
de la cathédrale. — Suspensions d'armes et correspon-
dance.— Une proclamation de Wolfe — La situation à
Montmorency. — Impatience de Wolfe — Il se détermine
à un coup de force Le combat de Montmorency.
Ce mémorable siège de 1759 devait durer deux mois
et douze jours ^, Il ne pouvait avoir lieu dans des con-
ditions ordinaires. L'investissement de la place était
impossible, vu sa forte situation naturelle et le plan de
1 — Du 6 juillet au 18 septembre. Nous estimons qu'on peut
fixer la date du commencement du siège à celle du 6 juillet,
où les Anglais commencèremt à élever leurs batteries en face
de la ville. {Extract from a manuscript Journal relating to
ihe Siège of Québec in 1759, kept hy colonel Malcolm Fraser ;
published under the auspices of the Literary and Historicai
Society of Québec).
584 MONTCALM
défense adopté par Montcalm. Wolfe, qui avait étudié
la carte de Québec et de ses environs, avait formé
d'avance le projet de débarquer sur le rivage de Beau-
port, d'y établir son camp, avec sa droite au Saint-
Laurent et sa gauche à la rivière Saint-Charles, de s'y
fortifier et d'étendre ensuite sa ligne de l'autre côté de
cette rivière, puis de la resserrer de manière à couper
les communications de la ville assiégée ^. Mais en arri-
vant dans le bassin de Québec, il découvrait que Mont-
calm occupait précisément le terrain choisi par lui, qu'il
y était couvert par des retranchements sans doute très
difficiles à forcer, et que l'approche de la place par une
descente sur les battures de Beauport devenait une entre-
prise inexécutable. Il lui fallait donc modifier son plan.
Il résolut alors d'opérer de la manière suivante. Main-
tenant ses camps fortifiés à Lé vis et à l'île d'Orléans,
il débarquerait une partie de son armée sur la rive nord
du fleuve, mais en bas des positions françaises, au-delà
de la rivière Montmorency. Et il viendrait ensuite par
l'Ange- Gardien établir, sur la gauche de cette rivière et
de notre armée, des batteries et un camp, pour essayer
de déloger Montcalm et Lévis en les attaquant de flanc,
ou en tournant leur position par le passage de la rivière
Montmorency à quelques milles de son embouchure,
en des endroits où elle pouvait être guéable. En même
temps, les batteries de la Pointe de Lévy dévasteraient
Québec, et la flotte, par ses mouvements incessants,
fatiguerait la vigilance de ses défenseurs. Tel fut le
plan d'opérations que Wolfe s'appliqua à exécuter.
\^.Lttire de Wolfe à son onchy le major Walter Wolfe,
Louisbourg, 19 mai 1759.
Ï^^W^l
-S-
MONTOALM 685
durant toute la première et la seconde période du siège
de Québec.
]3u 6 au 12 juillet l'érection des batteries sur les
hauteurs de Lévis fut poursuivie avec la plus grande
activité. Des remparts de la ville et du château Saint-
Louis, on pouvait voir ces travaux menaçants progres-
ser de jour en jour. Et les habitants de Québec sen-
taient croître leurs alarmes. En même temps un autre
mouvement se faisait sous leurs yeux. Le 9 juillet, à
la faveur d'une canonnade furieuse dirigée par plusieurs
vaisseaux ennemis contre la gauche de notre armée au
Sault, Wolfe faisait débarquer un corps de troupes con-
sidérable, composé des brigades de Townshend et de
Murray, de plusieurs compagnies de grenadiers, d'in-
fanterie légère et de rangers, sur la côte nord, vers
l'Ange- Gardien. Son but était d'établir un camp, des
retranchements et des batteries sur la rive gauche de la
rivière Montmorency. Un parti de Canadiens et de sau-
vages eut avec les Anglais une chaude escarmouche, et
leur infligea une perte d'environ quarante hommes tués
ou blessés. Mais cela n'empêcha pas l'ennemi de con-
server le poste que Wolfe jugeait très important. Nous
lisons dans les Mémoires de M. de la Pause : " Il fut
séduit par cette position qui lui procurait une hauteur qui
dominait notre gauche, et dont il espéra nous chasser par
son artillerie, pouvant d'ailleurs passer cette rivière à
marée basse, un peu au-dessous de son embouchure, ou
à des gués qui étaient à une lieue au-dessus. Par ses
mouvements on connut ses vues, et M. le chevalier de
Lévis persista à soutenir cette partie qu'on renforça un
peu. On mit des gardes aux gués et l'on travailla dili-
686 MONTCALM
gemment à la gauche à s'épauler par des traverses et à
retrancher le front." ^
Ce mouvement des ennemis ne pouvait manquer
d'inquiéter les généraux français. Eût-il été possible de
l'eatraver, en disputant aux Anglais le débarquement
sur la côte de Beaupré, et en les rejetant dans leurs ber-
ges. Des relations contemporaines le prétendent. L'offi-
cier qui a rédigé le " Journal tenu à l'armée que comman-
dait feu M. le marquis de Montcalm " soutient cette
opinion. Il ne faut pas oublier cependant que les
Anglais étaient maîtres du fleuve, et qu'avec leur flotte
ils étaient en mesure de protéger leurs barques et de
décimer, au moyen de leur artillerie, nos troupes à
découvert sur le rivage.
Quoiqu'il en soit, le 9 juillet, Wolfe était sur les hau-
teurs de Montmorency, et il fallait aviser. Ce jour-là
même, tard dans la soirée, Montcalm écrivait à Lévis
pour lui exposer les différentes tactiques possibles. " Je
suis persuadé, moQ cher chevalier, lui disait- il, que la
plus grande partie de l'armée des ennemis est de l'autre
côté du Sault. Nous n'avons que trois partis à pren-
dre, et pourvu que vous et moi soyons d'accord, je déter-
minerai M. le marquis de Vaudreuil à celui que nous
voudrons. Après quoi il en arrivera ce qui plaira à
Dieu. " Voici en quoi consistait les trois partis. Sui-
vant le premier, Montcalm aurait envoyé à Lévis la
réserve, commandée par M. de Kepentigny, et le che-
1 — Nous tenons à faire observer que, dans certains pas-
sages, surtout pour la campagae de 1759, les Mémoires de M.
de la Pause nous offrent un texte semblable à celui du jour-
nal de Lévis, tout comme le journal de Montcalm et celui de
Bougainville sont souvent la reproduction l'un de l'autre.
MONTCALM 587
valier, en y joignant tous les sauvages et huit à neuf
cents hommes, déjà prêts à marcher pour une attaque,
aurait tenté de donner aux Anglais " une poussée. "
Suivant le second, on serait resté dans l'expectative,
jusqu'à ce qu'on fût assuré que la plus grande partie
de l'armée ennemie avait traversé sur la côte nord ; et,
renforcé de la réserve de Repentigny, Lévis leur aurait
disputé le passage de la rivière. Suivant le troisième,
on aurait bordé de troupes toute la rivière Montmo-
rency, ne laissant de Beauport à la rivière Saint-Charles
que 3,000 hommes; mais, faisait observer Montcalm,
" l'inconvénient est qu'ils se rejetteront dans leurs ber-
ges et que, dans une nuit, ils viendront débarquer
entre nous et la rivière Saint- Charles. "
Cela dit, il exposait un quatrième parti dont il n'avait
point parlé d'abord, et qui était beaucoup plus hardi
que les trois autres. Durant la nuit, on aurait laissé le
camp tendu avec cent hommes par bataillon et la
moitié des tambours, cent hommes des Trois-Rivières
et trois cents de Québec ; tout le reste des troupes serait
allé avec Montcalm joindre Lévis, à dix heures du soir,
pour marcher sur les trois gués, sous la direction de bons
guides, se faire suivre de charrettes portant la poudre,
et tomber sur l'ennemi à la pointe du jour. Après avoir
dicté au chevalier de Montreuil cette note pour Lévis,
Montcalm ajoutait : " Votre avis en peu de mots, quoi-
qu'il m'en coûte de vous éveiller." Dans cette pièce,
Montcalm ne se prononçait pas : il exposait et consul-
tait. Rapprochons maintenant de cette citation le pas-
sage suivant de son journal ^ " M. le marquis de
1 — Il ne faut pas oublier qu'à ce moment, c'était Mon t-
beillard qui en était le véritable rédacteur.
ÇB8 MONTCALM
Vaudreuil et monsieur l'intendant voulaient qu'on
passât le soir même le Sault-Montmorency pour aller
attaquer l'armée ennemie ; mais l'avis contraire a una-
niment prévalu." Il semble donc naturel de conclure
que M. de Lévis se prononça contre l'attaque ^
Nous devons faire observer, une fois pour toutes, que
les relations et les mémoires relatifs au siège de Québec
sont très souvent confus et contradictoires, et qu'en
présence des nombreux conflits d'opinion et d'affirma-
tions, une réserve et une prudence toutes spéciales s'im-
posent à l'historien dans ses conclusions et ses juge-
ments.
Nous avons parlé des gués sur la rivière Montmo-
rency. Il y en avait trois : celui qu'on appelait le
" Passage d'hiver," situé à environ trois milles de
l'embouchure, et deux autres un peu plus haut. On
décida de les protéger par des retranchements et de les
faire garder par sept cents hommes aux ordres de MM.
de Repentigny, Herbin et Raimbault. Durant les deux
mois qui suivirent, les Anglais devaient, à plusieurs
reprises, tenter de surprendre ces postes et de passer
les gués ; et il y eut souvent de vives escarmouches.
Nos Canadiens et nos sauvages franchirent plus d'une
fois la rivière pour aller frapper un coup sur les déta-
chements avancés de l'ennemi.
Tandis que, dans le camp de Beauport, on était tenu
en éveil par la présence menaçante de Wolfe à Mont-
morency, par le feu des batteries qu'il y érigeait, et la
1 — Avec les documents que nous avons sous les yeux nous
croyons difficile d'admettre l'exactitude du récit que fait
l'auteur du Journal tenu à V armée.... aux pages 38 et 39 de
cette relation.
MONTCALM 589
fusillade de ses tirailleurs, à Québec on voyait avec
terreur l'artillerie anglaise couronner la falaise de
Lévis. On distinguait tout le jour les attelages de
bœufs traînant les mortiers et les canons à l'endroit
choisi par Wolfe, et occupé par le 48e régiment, qui
avait à sa tête le colonel Burton. En vain les batteries
de Québec avaient- elles ouvert un feu très vif sur ces
travaux. Leurs projectiles purent bien tuer quelques
soldats à l'ennemi, mais sans interrompre les ouvrages
commencés. Voyant cela, on ordonna à nos artilleurs
de modérer leur canonnade, par économie. " Notre
artillerie a fait beau feu le 10, lisons-nous dans le jour-
nal de Montcalra ; mais prudemment on lui a donné
ordre de tirer avec modération. Nous avons une immen-
sité de canons, assez de mortiers, quatre mille bombes,
beaucoup de boulets, mais la poudre manque; et sur
cela il y aurait bien des choses à dire. On a toujours
l'air d'écrire une satire en écrivant l'histoire de ce qui
se passe en Canada".
Le 11 juillet, il devint manifeste que la batte-
rie en face de la ville allait être bientôt en état de
lancer sur celle-ci ses boulets et ses bombes. Désespérés
à la pensée des ruines et de la dévastation qui s'ensui-
vraient, les citoyens de Québec s'assemb'èrent et députè-
rent le lieutenant général, M. Daine, et M. Taché, syndic
des marchands, auprès de M. de Vaudreuil, pour lui
demander instamment de faiie passer un détachement
sur la rive sud, afin de déloger les Anglais de Lévis
et d'écarter ainsi de leurs propriétés et de leurs biens
Tefifroyable péril qui les menaçaient. Le gouverneur
général céda à ces représentations, et ordonna la forma-
tion d'un détachement composé de miliciens, de sau-
590 MONTCALM
vagjes, de quelques piquets tirés des bataillons de la
Sarre et de Languedoc ; on vit même s'y joindre des
bourgeois de la ville et des écoliers du séminaire. 11
confia le commandement de cette troupe de 1000 à
1500 hommes ^ au sieur Dumas, major de la colonie.
L'expédition devait avoir lieu le 11, mais elle fut retar-
dée jusqu'au 12. S'étant rendu à Sillery, le détachement
traversa le fleuve en bateaux, aussitôt que les ténèbres
eurent remplacé le crépuscule, et se mit en marche vers
la batterie et le camp anglais. La nuit était obscure.
M. Dumas s'avança jusqu'à la maison d'un nommé
Bourassa, à environ trois milles de l'ennemi. Après
avoir fait halte en cet endroit, et envoyé quelques Cana-
diens et sauvages en éclaireurs, il ordonna d'aller de
l'avant. Malheureusement un certain nombre de ses
hommes, qui s'étaient séparés de la colonne principale et
avaient fait un détour, vinrent donner sur celle-ci et
crurent être tombas sur les Anglais. Il s'ensuivit une
fusillade dans les ténèbres. "^ Les uns et les autres s'ima-
ginèrent avoir été découverts par l'ennemi. Une pani-
que irrésistible s'empara de tous, leur fit prendre la
fuite, malgré les efforts de M. Dumas, et regagner pré-
cipitamment les bateaux, où ils se jetèrent en désordre
pour repasser le fleuve.
1 — Foligné, l'auteur du " Journal tenu à l'armée, " la
Relation d'Hartwell, Knox, disent 1500. Panet {Journal du
siège de Québec) dit 1000.
2 — On assure que c'étaient les écoliers du séminaire — grou-
pés en un piquet auquel on avait donné le nom de Royal-
Syntaxe — qui tirèrent les premiers dans l'obscurité sur l'enne-
mi imaginaire. Voilà pourquoi on appella cette tentative
avortée " le coup des écoliers."
MONTCALM 691
Pendant qu'échouait ainsi pitoyablement la tentative
dont le but était de sauver Québec des horreurs du
bombardement, l'ouragan de fer et de flamme que l'on
avait voulu en détourner s'abattait sur la ville. Vers
neuf heures du soir, au moment même où le détache-
ment de Dumas gagnait la rive sud, ^ les marins qui
desservaient nos batteries et les miliciens de garde
virent une fusée jaillir du vaisseau amiral, et tracer
dans les airs un lumineux sillon. Puis, un instant
après, la foudre gronda sur l'escarpement de Lévis, des
langues de flammes percèrent les ténèbres, l'horizon
s'empourpra, les obus monstrueux et les projectiles
incandescents décrivirent dans le ciel leurs paraboles
sinistres, et vinrent faire succéder au silence nocturne
qui enveloppait la ville le fracas des écroulements et
<ies explosions terrifiantes. Québec apprenait à con-
naître ce que c'est qu'un bombardement !
Cette première batterie démasquée par les Anglais
comptait cinq mortiers et six canons. En outre deux
galiotes embossées près de la rive sud lançaient leurs
bombes sur la ville. Celle-ci répondit bientôt au feu de
l'ennemi et la voix tonnante de ses canons fit écho à
celle de l'artillerie anglaise. Vers minuit une pluie
tonentielle commença à tomber, mais sans interrompre
le duo formidable des bouches à feu anglaises et fran-
cises, qui se continua jusque dans la matinée du jour
suivant.
On peut se figurer aisément la consternation qui
régnait dans Québec. Le tir des batteries de Wolfe
semblait dirigé successivement sur tous les points de
1 — Panet, p. 11.
592 MONTCALM
la basse et de la haute ville, cherchant pour objectif les
édifices les plus imposants, les massifs de maisons les
plus considérables, et " changeant à chaque volée de
point de mire." Ce fut bientôt dans toutes les rues une
confusion et un sauve-qui-peut indescriptibles. Aucun
quartier ne semblait devoir se trouver à l'abri d'un feu
si terrible. " Tout le monde fut obligé de sortir de sa
maison et de se réfugier sur le rempart du côté de la
campagne ; et lorsque le jour fut venu, les portes
furent ouvertes, et on vit les femmes et les enfants
s'enfuir par bandes; le dommage parut très considéra-
ble, dès cette première nuit ^."
Cependant, aucun édifice n'avait encore été incendié.
Il n'en fut pas ainsi les jours suivants. Le 15 juillet,
un pot à feu vint tomber sur la maison de madame de
la Naudière, et les flammes consumèrent cette hospita-
lière résidence, où Montcalm avait passé tant de soirées
agréaliles, au milieu d'un cercle qui lui prodiguait l'ad-
miration et la sympathie. Au camp de Beau port, le
général dut apprendre cette fâcheuse nouvelle avec un
serrement de cœur. Plusieurs autres maisons brûlèrent
en même temps. La cathédrale et le collège des Jésui-
tes furent très endommagés, la maison du sieur Amyot
et l'église de la basse ville furent criblées de boulets^.
Le 16, nouveaux ravages. Un projectile incendiaire
mit le feu à la maison d'un sieur Chevalier ; les flara-
mes se communiquèrent à celles de MM. Moran, Chô-
1 — /y« siège de Québec, (Hartwell), p. 20-
2 — Journal de Foligné^ (Doughty, IV, p. 181) ; Journal du
siège de' Québec, en 1759, par Jean-Claude Panet, (Eusèbe
Sénécal, Montréal, 1866), p. 12.
MONTCALM 693
ne vert, Girard, Cardoneau, Oacier et de madame de
Boishébert \ Le tir des batteries anglaises devenait de
plus en plus destructeur. Le 17 juillet, M. Collet, mar-
chand, officier de milice, attaché à la batterie de M.
Parent, érigée devant sa maison, fut tué par un boulet,
en même temps qu'un nommé Gauvreau, tonnelier.
Une bombe réduisit en charpie un habitant de Ste-Foy,
du nom de Pouliot. Cette funèbre liste de deuil et de
destruction n'était qu'à son début.
Au camp de Beauport il y avait eu quelques modi-
fications dans la position des troupes. Montcalra était
allé s'établir au-dessus de l'église avec les bataillons de
la Sarre, de Guyenne, et de Béarn, et les milices des Trois-
Kivières, afin d'être plus à portée de soutenir le corps
de M. de Lévis, que l'on avait renforcé du bataillon de
Eoyal-Eoussillon. ^ Au Sault, Wolfe hérissait de canons
les hauteurs de la rive gauche, et ses batteries firent
bientôt beaucoup de mal au camp de M. de Lévis. Il
fallut commencer de grands travaux d'épaulement et de
traverses pour protéger nos troupes.
Montcalm rendait ainsi compte de la situation à
Bourlamaque dans une lettre datée du 16 juillet :
" Pardon, si je ne vous écris pas ; mais il y a trois lieues
l_Panet, p. 12.
2 — On avait incorporé dans les bataillons de la Sarre.
Royal- Roussillon, Languedoc et Béarn, trois cents Canadiens
d'augmentation. " Par cet arrangement, ces quatre batail-
lons se sont chargés d'occuper les p ostes du régiment de
Guyenne, et ce bataillon sera en réserve pour se porter par-
tout où besoin sera, depuis la rivière de Beauport jusqu'à la
rivière Saint-Charles. " (Journal de Montcalm^ p. 566).
38
694 MONtCALM
de la droite à la gauche, il fau^ veiller et dormir. Jus-
qu'à présent nos entreprises n'ont pas réussi ; les brûlots
ont fait long feu, et un gros détachement de nuit est
rentré après s'être fusillé de peur. Nous avons eu un
petit choc et des fusillades à la Pointe- Lé vi ; il en doit
coûter à l'ennemi, mais beaucoup moins que les Cana-
diens diront. La ville, depuis quelques jours, est canon-
née et bombardée joliment, de la Pointe-Lévi. Sept
maisons ont été réduites en cendres ; aujourd'hui nous
sommes en présence, le Sault-Montmorency entre deux.
Les volontaires de Duprat fusillent journellement avec
les postes avancés ; le camp de la gauche est canonné
et bombardé, nous faisons plus de traverses que dans
aucun chemin couvert. Je ne sais point comment tout
ceci finira, mais le Canada me paraît vivement attaqué.
Je ne vous parle pas de ma santé, elle fatigue trop pour
être bonne. Il n'y a que le gain d'une bataille qui
peut la rétablir. "
Depuis que les opérations de l'ennemi étaient active-
ment commencées, Montcalm était allé une fois visiter
la ville et la garnison. Il y avait trouvé la milice mal
disposée. Elle se plaignait avec raison que, faisant un
service plus vif qu'à l'armée, elle ne recevait qu'une
ration de demi-livre de pain, et n'avait pas d'équipe-
ment. Montcalm admit le bien fondé de ces représenta-
tions. Le marquis de Vaudreuil prétendait qu'on n'en
avait jamais donné aux garnisons dans le Canada, mais
on ne pouvait appeler garnison ordinaire des milices
siir le point d'être bombardées et canonnées. Au moment
de monter la garde, il y eut quelque fermentation dans
les rangs des miliciens. Montcalm leur parla avec fer-
meté, menaçant d'en faire pendre un avant de sortir de
MONTCALM SMS
hk. ville. Puis il s'adressa à leurs meilleurs sentiments
avec tant d'éloquence persuasive que tous se mirent à
crier : Vive le Eoi ! '
A Montmorency, le camp de notre extrême gauche-
était dans une situation tellement périlleuse qu'on décida
de relever tous les jours les troupes qui l'occupaient. Et,
à partir du 17 juillet, toutes les vingt-quatre heures,
douze cent cinquante hommes commandés pour le ser-
vice de ce poste dangereux venaient remplacer ceux qui
s'y trouvaient depuis la veille.
Voilà où en étaient rendues les opérations du siège,
au milieu de juillet. Wolfe occupait trois positions. A
Montmorency, avec les brigades Townshend et Murray,
et une artillerie formidable, il menaçait et serrait de
près notre gauche. A Lévis la brigade de Monckton
échelonnaient ses postes de la Pointe à la rivière Etche-
min, et les batteries anglaises foudroyaient la ville.
Entre ces deux positions, à l'île d'Orléans, il avait un
troisième camp, oii c(>mmandait le major Hardy, et où
se trouvaient les magasins et les hôpitaux de son armée.
Mais la situation allait prendre un aspect nouveau/
et devenir encore plus grave pour les défenseurs de
Québec. Le 18 juillet, vers onze heures du soir, à la
faveur d'un fort vent de nord-est et de la marée montante,
un vaisseau de guerre anglais, de 50 canons, le Suther-
landf une frégate de 20 canons, le Squirrelj trois trans-
ports, et deux corvettes d'approvisionnement, passèrent
devant la ville, au milieu de la nuit obscure, doublè-
rent le Cap Diamant et allèrent mouiller à l'Anse-des-
Mères, au-dessus de Québec. Une autre frégate, la
Diane^ qni faisait la même tentative,, échoua sur les
battures de Lévis. Nos batteries s'aperçurent de ce.
696 MONTCALM
passage lorsqu'il était trop |tard pour Tempêcher. A
cette nouvelle, tout Québec fut frappé de consterna-
tions. On avait jugé impossible cette manœuvre qui
venait d'avoir un si facile succès. Et l'on se deman-
dait si l'on n'avait pas tout à redouter d'un aussi
fâcheux événement ^ " A-t-on tort ? " notait le rédac-
deur du journal de Montcalm. " Si Tenuemi prend le
parti de remonter le fleuve et peut descendre dans un
point quelconque, il intercepte toute communication
avec nos vivres et nos munitions de guerre." Au pre-
mier moment on battit la générale comme si l'on se fût
attendu à une attaque immédiate. Sur l'avis qui fut
donné au camp de Beauport, MM. de Vaudreuil et de
Montcalm détachèrent M. Dumas, avec six cents hom-
mes et des sauvages, auxquels devaient se joindre le
lendemain trois cents hommes et la cavalerie, afin d'ob-
server les mouvements des vaisseaux anglais passés
au-dessus de Québec, et repousser toute tentative de
débarquement. Le commandant de l'artillerie, M. Le
Mercier, fit aussi transporter sur les hauteurs, à l'ouest
de la ville, des canons et un mortier pour protéger
cette côte.
La première période du siège était terminée, et l'on
peut dire qu'à partir du 18 juillet il entrait dans sa
1 — Knox rapporte que deux sentinelles furent pendues à
un gibet dressé sur la grande batterie, au-dessus de la basse-
ville, sans doute pour les punir de la négligence dont elles
avaient fait preuve en laissant passer les vai^^seaux devant la
ville sans donner l'alarme.
Le premier exploit des vaisseaux passés au-dessus de
Québec fut d'incendier un de nos brûlots resté à l'Anse-des-
Mères.
MONTCALM 597
seconde phase. Désormais Montcalm ne devait plus
seulement se préoccuper de la défense de nos positions
à Montmorency, Beauport et la Canardière ; il lui fal-
lait se tenir en garde contre les coups qui pourraient
être frappés en haut de Québec, et pour cela diviser ses
forces et multiplier ea vigilance.
Les nouveaux dangers de la situation se manifes-
tèrent bientôt d'une f^çon saisissante. A bord des vais-
seaux qui avaient remonté le fleuve au-dessus de la
ville, il y avait un détachement composé des grenadiers
du 15«™^ du 48'°^^ du 78«"^^ et d'un bataillon du Royal-
Américain ; le colonel Guy Carleton en avait le com-
mandement. Le 21 juillet, au point du jour, ces trou-
pes descendirent dans des berges et débarquèrent à la
Pointe-aux-Trembles, après une escarmouche avec une
quarantaine de sauvages, qui leur tuèrent ou blessèrent
quelques hommes. Averti de l'incursion, le major
Dumas se porta sur cette paroisse, mais il trouva l'en-
nemi rembarqué. Le seul trophée que les Anglais rem-
portaient de cette expédition était un certain nombre
de femmes, dont plusieurs de Québec \ réfugiées
en cet endroit. Toutefois on avait eu la désagréable
démonstration que la côte nord en haut du fleuve était
vulnérable. " Toutes ces manœuvres de l'ennemi font
craindre, écrivait ce jour-là Montbdillard, qu'il ne s'éta-
blisse de manière à couper communication avec nos
1 — " Ils ont emmené environ treize femmes de la ville
réfugiées au dit lieu, dont mesdames Duchesnay, de Charnay^
sa mère, sa sœur, Mlle Couillard, la famille Joly, Mailhot,
Magnan, étaient du nombre. Ils les ont traitées avec toute
la politesse possible. " (Panet, p. 13.)
698 MONTCALM
vivres. Triste situation pour la colonie, qu'Un combat
seul et heureux peut tirer d'affaire. ^ "
Le lendemain, 22 juillet, le commandant anglais
dépêcha un parlementaire pour offrir une suspension
d'armes afin de renvoyer les prisonnières. Cette offre
fut naturellement acceptée, et des embarcations vinrent
à l'Anse-des-Mères conduire ces dames, qui, déclarè-
rent-elles, n'avaient qu'à se louer du traitement reçu à
bord des vaisssaux ennemis. Plusieurs avaient soupe
avec Wolfe lui-même, qui leur avait fait quelque badi-
nage sur l'étonnante circonspection de nos généraux. *
Les Anglais travaillaient toujours à l'érection de nou-
velles batteries, et le bombardement continuait avec des
intermittences et des recrudescences de vigueur. La
nuit du ii2 au 23 juillet fut terrible. Une pluie de pro-
jectiles incandescents tomba sur la ville. La cathédrale
prit feu, et les québecquois eurent la douleur de voir
s'effondrer ce temple vieux de plus d'un siècle, \m
abritait tant de souvenirs glorieux et sacrés. Au cœur
même de la ville, dans les rues de la Fabrique et St-
Joseph ^, presque toutes les maisons furent la proie des
flammes. Craignant que cette désastreuse conflagratiou
ne devînt générale et ne mît en danger les poudres des
batteries, MM. Le Mercier et Montbeillard s'y rendirent
1 — Journal de Montcalm^ p. 580.
2 — Journal tenu à V armée, p. 45.
3 — <Mls mirent le feu à la paroisse (l'église paroissiale) et
chez M. Rotot. La paroisse ainsi que le?* maisons depuis M.
Ï)uple8sis jusque chez M. Joubert, et toutes les maisons de
derrière, dont la mienne (rue St. Jo«eph), qu'occupait Fran*
cheville, ont été consumées par les flammes." (Panet, p. 14).
La rue St-Joseph s'appelle maintenant la rue Gaineau.
MONTCALM 599
en toute hâte et les firent mettre à l'abri. Ils s'en reve-
naient vers les remparts, lorsqu'on vint les avertir que
trois vaisseaux anglais, toutes voiles dehors, essayaient
de forcer le passage. Se précipitant aux batteries, ils
dirigèrent un feu tellement vif sur ces navires que ceux-
ci durent virer de bord et renoncer à leur tentative.
Telles étaient les nuits tragiques de notre vieux
Québec, durant ce mois de juillet 1759 ! Etait-ce Mont-
beillard ? n'était-ce pas plutôt Montcalm lui-même, qui
jetait cette note et cette réminiscence classique dans le
Journal ^ où se reflètent toutes les anxiétés de ces
heures funestes : " Quel spectacle ! quel sort ! quelle
situation pour tant de misérables ?
... Queeque ipse miserrima vidi
Et quorum pars magna fui. "
La haute et la basse ville n'était plus habitables. Dès
le commencement du bombardement leurs résidents les
avaient évacuées. Les communautés elles-mêmes avaient
dû abandonner leurs couvents. Les Ursulines et les
religieuses de l'Hôtel-Dieu s'étaient réfugiées à l'Hôpi-
tal général. On avait déposé les poudres dans les fau-
bourgs Saint-Louis et Saint- Jean. Enfin on avait établi
près d'une des portes de la ville une infirmerie inter-
médiaire, pour recevoir les blessés et les malades et les
transporter de là à l'Hôpital général. - - •'• •' '
Depuis le commencement du siège, il y avait eu
plusieurs brèves suspensions d'armes pour permettre
1 — Jovrnal de Montcalm^ p. 581 Si ce passage particulier
.n'a pas Montcalm pour auteur, il faut en conclure que Mont-
beiilard lui-même avait des lettres.
600 MONTCALM
réchange de messages entre les belligérants ^ M. Le
Mercier agit plus d'une fois comme parlementaire, et
semblait y prendre goût à un tel point que l'on en faisait
raillerie. " Voilà bien des pourparlers, écrivait Mont-
beillard le 24 juillet, et notre affaire semble se passer
en conversation. " Et le lendemain : " Mercier a fait
sa petite visite à l'ordinaire à la flotte anglaise. Ses
visites ont fait un si mauvais effet que M. le marquis
de Vaudreuil les a presque désavouées. " D'après une
relation du siège, que nous avons sous les yeux en ce
moment, *' il y eut plusieurs suspensions d'armes de
deux ou trois heures chacune, pendant lesquelles les
généraux des deux armées s'écrivaient et se faisaient
réponse. Les lettres ne contenaient rien d'intéressant;
dans quelques-unes les Anglais faisaient de grandes
plaintes sur les procédés de nos sauvages, et mena-
çaient d'user de représailles indistinctement sur tout ce
qui tomberait entre leurs mains. Il fut répondu à ces
lettres avec des raisons aussi fermes et plus justes. "
Sur l'ordre de Wolfe et en son nom, l'adjudant- général
de l'armée anglaise, le major Isaac Barré 2, avait écrit à
1 — Le 4 juillet, l'amiral Saunders avait envoyé un oflBcier
pour traiter du renvoi de vingt-deux femmes et enfants, faits
prisonniers par lui en remontant le fleuve. M. Le Mercier
avait été chargé d'aller signifi» r l'acceptation courtoise de M.
de Vhudreuil. Le 23, il y avait eu la suspension pour le ren-
voi des dames prises à la Pointeaux-Trembles. Le 24, il
s'agissait de laisser aux Anglais la liberté de faire passer
leurs malades à l'Ile d'Oiléans, mais cette suspension ne
valait qu'entre la ville et la Pointe de Lévy. (Siège de Québec.
— Hartwell.)
2 — Isaac Barré devint plus tard membre de la Chambre
des Conmiunes en Angleterre, et joua un rôle parlementaire
important.
MONTCALM 601
Vaudreuil sur un ton très rude et très discourtois à
propos des cruautés commises par les sauvages. Il y
faisait une injurieuse allusion à " la basse infraction de
la capitulation du fort George, " et proférait des mena-
ces de représailles, ajoutant que " toute distinction
cesserait entre Français, Canadiens et Indiens, et que
tous seraient traités comme une troupe cruelle et bar-
bare altérée de sang humain. ^ "
Ce fut Montcalm qui rédigea la réponse de Vaudreuil
et Bougainville qui la signa. On y lisait ce passage •
" M. le marquis de Vaudreuil ne m'a point chargé de
répondre aux menaces, aux invectives et aux citations
dont est remplie cette lettre que vous n'avez pas, sans
doute, lue ; rien de tout cela ne nous rendra craintifs
ni barbares ; nos procédés sont connus en Europe, et
vos papiers publics font foi de notre justification sur
l'infraction de la capitulation du fort George." ^
Wolfe était à ce moment sous l'empire d'une vive
irritation. La tactique de Montcalm, cette défensive
patiente et obstinée derrière les retranchements de Beau-
port et de Montmorency, lui causait un désappointe-
ment cruel. Les semaines s'écoulaient sans lui apporter
aucun succès notable. L'attitude des Canadiens, qui, au
lieu de répondre à son appel, étaient sous les armes
pour repousser l'invasion, augmentait son déplaisir.
Cédant à son ressentiment, il se porta à des mesures
extrêmes qu'il ne pouvait justifier, en l'occasion, par
cette rigoureuse nécessité quelquefois impérieuse à la
guerre. Les ordres suivants furent donnés aux trou-
1 — Journal tenu à V armée... p. 47.
2— 76îdp. 48.
602 MONTCALM
pes : " Nos partis de guerre doivent brûler et tout
dévaster à l'a venir, n'épargnant que les églises et les édifi-
ces voués au service divin. Les femmes et les enfants,
comme ou l'a déjà ordonné, ne doivent être molestés sous
aucun prétexte." ^ Le 25 juillet, le major Dalling, com-
mandant des troupes légères, se rendait à St-Henri, y fai-
sait main basse sur tous les bestiaux et autres animaux
domestiques qu'il y trouvait, et emmenait prisonniers
deux cent cinquante hommes et femmes, avec le curé de
l'endroit, M. Dufrost de la Gemmeraie. Il laissait der-
rière lui, placardée sur la porte de l'église, la proclama-
tion suivante : "Son Excellence, piquée du peu d'égards
que les habitants du Canada ont eu à son placard du
27 juin dernier, est résolu de ne plus écouter les senti-
ments d'humanité qui le portent à soulager les gens
aveugles sur leur propre intérêt. Les Canadiens, par
leur conduite, se montrent indignes des offres avanta-
geuses qu'il leur faisait. C'est pourquoi il a donné
ordre aux commandants de ses troupes légères et autres
officiers de s'avancer dans le pays pour y saisir et
emmener les habitants et leurs troupeaux, et y détruire
et renverser ce qu'ils jugeront à propos. Au reste,
comme il se trouve fâché d'en venir aux barbares extré-
mités dont les Canadiens et les Indiens, leurs alliés, lui
montrent l'exemple, il se propose de différer jusqu'au
10 d'août prochain à décider du sort des prisonniers
envers lesquels il usera de représailles, à moins que,
pendant cet intervalle, les Canadiens ne viennent se
soumettre aux termes qu'il leur a proposés dans son
placard, et par leur soumission toucher sa clémence et
1 — Knox, vol. I, p, 346.
MONTCALM 603
le porter à la douceur. Donné à Saint-Henri, le 25
juillet 1759." ^ N'en déplaise à quelques historiens,
cette pièce ne faisait pas honneur au général qui l'avait
dictée. La milice canadienne était un corps orga-
nisé depuis plus d'un siècle. Elle faisait partie du sys-
tème militaire de la Nouvelle-France. Elle avait le
droit et le devoir de combattre pour la défense de ses
foyers et de ses autels, de même que les yeomen
d'Angleterre auraient le droit et le devoir de se lever
en masse pour repousser une invasion allemande, sans
donner raison à l'ennemi de mettre à feu et à sang
la Grande-Bretagne.
L'impatiente ardeur dont Wolfe était dévoré devait
se traduire par des actes plus digues de lui. En s'em-
parant de la rive gauche du Sault, il s'était proposé de
forcer ou de surprendre le passage de cette rivière afin
d'en venir aux mains avec Montcalm et Lévis, et de
porter à notre armée un coup décisif. Jusqu'ici son
espoir avait été frustré. Depuis bientôt trois semaines, il
était là, avec ses bataillons, en face des nôtres ; Anglais
et Français séparés seulement par le ruban moiré de la
pittoresque rivière qui hâtait son cours, entre deux escar-
pements, jusqu'à ce qu'elle vînt se précipiter en une mer-
veilleuse cataracte, étincelante et mugissante, d'une hau-
teur de deu x cent cinquante pieds, pour aller offrir ensuite
au Saint- Laurent majestueux le tribut de ses ondes.
Pas un soldat anglais n'avait encore franchi impuné-
ment cette ondoyante et mobile barrière. On se canon-
nait, on se fusillait d'une rive à l'autre. On aurait pu
se parler si l'incessante clameur des eaux n'eût étouffé
1 — Dussieux, p. 379. . : :. l l
C04 MONTCALM
la voix humaine. Foligoé rapporte qu*ua jour Mont-
calm et Wolfe se trouvèrent vis-à-vis l'un de l'autre,
de chaque côté de la rivière, et que, les acclamations de
nos soldats révélant à Wolfe la présence de Montcalm,
le général anglais le fit saluer par une décharge géné-
rale de son artillerie. ^
Quelques jours après cet incident, il envoya un
détachement considérable en reconnaissance du côté
des gués sur le cours supérieur de la rivière. Ce
détachement s'engagea dans les bois et fut aperçu
par un de nos partis de sauvages, qui, se dissi-
mulant dans les fourrés, se tinrent en embuscade et
envoyèrent demander du renfort à M. de Repentigny.
Celui-ci, n'osant sous sa responsabilité détacher sur
l'autre rive un corps quelque peu considérable, fit
demander les ordres de M. de Lévis. Pendant tous ces
délais, les sauvages rongeaient leur frein. Enfin, n'y
tenant plus, ils poussèrent leur cri de guerre et fondirent
sur les Anglais. Ceux-ci plièrent d'abord et perdirent
plusieurs hommes. Puis, s'étant ralliés, ils essayèrent
d'envelopper leurs assaillants qui retraitèrent vers le
gué. M. de Repentigny fit border la rivière pour les
soutenir. M. de Lévis accourut avec une partie de son
camp. Et M. de Montcalm lui-même, informé qu'un
combat très vif avait lieu, s'avança, avec toutes les com-
pagnies de grenadiers et le bataillon de Royal-Roussil-
lon, jusqu'à la hauteur des quartiers de M. de Lévis. On
put croire un moment qu'il allait y avoir un engage-
ment général. Mais nos sauvages ayant regagné la rive
droite, les généraux rentrèrent au camp avec leurs
1 — Journal de Foligné ] Doughty, IV, p. 184.
MONTCALM 606
troupes. Nos gens avaient perdu dix- huit hommes
tués ou blessés, et les Anglais environ cinquante. ^
On a vu, au précédent chapitre, que des brûlots et des
cajeux avait été construits dans le but d'incendier la
flotte anglaise, et que l'entreprise des brûlots avait
déplorablement échoué. M. de Vaudreuil jugea qu'ins-
truit par l'expérience on pourrait faire réussir une nou-
velle tentative, et qu'on devait essayer d'utiliser les
cajeux restés jusqu'à ce moment sans emploi. La nuit
du 27 au 28 juillet fut choisie pour cette fin. Il y
avait environ soixante- dix de ces radeaux chargés de
matières inflammables, d'explosifs et de projectiles de
toute sorte. M. de Courval commanda la manœuvre
avec habileté et intelligence. Les cajeux furent ame-
nés jusqu'à demi-portée de fusil des navires anglais, et
le feu se communiqua rapidement de l'un à l'autre.
Mais leur marche était trop lente, la nuit trop peu obs-
cure, le couiant trop fort, et les équipages des berges
ennemies purent remorquer et éloigner de la flotte les
radeaux incendiaires sans qu'un seul vaisseau fût
endommagé ^.
Cependant Wolfe se préparait en ce moment à un
coup de force. Le 29 juillet Knox écrivait dans son
1 — Il est diflScile de tirer bien au clair le récit de cet enga-
gement. Il y a confusion de dates et discordance entre les
auteurs. Nous avons fait le mieux qu'il nous a été possible, en
consultant: Knox, vol I, p. 348 j Malartic, p. 257 ; Journal
tenu à Varmée, p. 48 ; Panet, p. 15; Relation d'Hartwell,
p. 25 ; Journal de Fraser, p. 9; ^ Dialogue in hades, p. 13.
2 — Relation du siège de Québec (Hartwell), p. 25 ; Knox,
1, p. 350 " Bougain ville était de l'expédition des cajeux
avec un détachement de grenadiers. Il a bien rendu justice
à M. de Courval. " (Journal de Montcalm^ p. 583.)
606 MONTCALM
journal : " On parle d'une expédition de grande consé-
quence pour laquelle, dit-on, l'on réserve des détache-
ments choisis de chaque régiment." Cette expédition
mystérieuse, c'était l'attaque du camp français à Mont-
morency. Le 29 et le 30 juillet le commandant de
l'armée anglaise avait donné ordre aux divers régiments
de se tenir prêts à marcher, et de- faire leurs disposi-
tions pour un mouvement important. Voici le plan
qu'il avait résolu d'exécuter. Il ferait traverser de
Lé vis la plus grande partie de la brigade commandée
par Monckton. Ces troupes, sous la protection de deux
ou trois vaisseaux de guerre, iraient débarquer à environ
trois quarts de mille à l'ouest de la chute, vis-à-vis
deux redoutes érigées sur la grève par les Français.
En même temps les troupes commandées par Towns-
hend et Murray, au camp du Sault, descendraient sur
la plage et viendraient traverser la rivière, guéable à
marée basse à quelques cents verges de la chute, pour
se joindre aux régiments de Monckton. Toutes ces
forces réunies s'empareraient des redoutes et donne-
raient l'assaut aux retranchements français. Pour inquié-
ter Montcalm et Lévis et diviser leurs forces, une
colonne partirait aussi du camp anglais sur les hauteurs
du Sault, remonterait la rivière, et ferait une démons-
tration vers les postes qui gardaient les gués, comme si
elle avait l'intention de tenter le passage et de prendre
les français à revers. Enfin une autre colonne ferait
également une démonstration à Lévis, en marchant du
côté de la rivière Etchemin, afin de faire croire aux
défenseurs de la ville qu'elle voulait traverser le fleuve
et essayer de débarquer sur la côte nord au-dessus de
Québec. - ' r ï- r - : -• *
MONTCALM 607
Le 31 juillet, vers dix heures du matin, deux trans-
ports armés et un vaisseau de guerre, le Centurion, de
soixante canons, mirent à la voile et vinrent s'embosser
entre l'île d'Orléans et la côte de Montmorency. On vit
en même temps un grand mouvement de berges à la
Pointe de Lévy et à l'île. Ces embarcations chargées de
troupes se dirigeaient toutes vers le chenal de la côte
nord. A onze heures et demie les transports armés
s'échouèrent en face des deux redoutes plus haut men-
tionnées, situées, l'une à trois cents toises de la chute,
Tautre à deux cents toises plus à l'ouest; et le CentU'
rion se portait un peu plus bas, aussi près du rivage
que son tirant d'eau le lui permettait. A midi ces
trois vaisseaux ouvrirent un feu très vif sur les re-
doutes et les retranchements de notre camp, pendant
que la batterie anglaise de six mortiers et de trente
canons, qui couronnait l'escarpement, à la gauche du
Sault, y faisait pleuvoir les boulets et les bombes.
M. de Lévis fit border les retranchements et les re-
doutes. A une heure et demie on vint le prévenir
qu'une colonne de 2000 Anglais remontait la rivière et
s'avançait vers les gués. Il y fit marcher aussitôt
cinq cents hommes du gouvernement de Montréal, sous
les ordres de M. de la Perrière, et tous les sauvages, et
ordonna à M. Duprat de suivre, avec ses volontaires,
les mouvements de cette colonne afin de lui en rendre
compte. Peu après il le renforça des grenadiers de
Royal-Roussillon.
A ce moment on signala un mouvement des bergea,
vis-à-vis la partie de notre camp qui se' trouvait en ligne
avec la pointe de l'île d'Orléans. Lévis y dirigea aussitôt
le bataillon de Royal-Roussillon, en recommandant à
608 MONTCALM
M. de Poulhariès de faire " communiquer ses postes
avec la droite du bataillon de la ville de Montréal, et,
par sa droite, avec la troupe qui s'avançait du centre
de l'armée."
Montcalm, en présence des mouvements de l'ennemi,
avait fait battre la générale et ordonné une concentra-
tion V rs la giuche, pour appuyer M. de Lévis, à qui il
avait envoyé ce billet " Je vais faire prendre les armes
aux troupes. Vous pourrez garder Koyal-Roussillon qui
descend la tranchée." A deux heures il se porta de sa
personne aux retranchements du Siult, et s'entendit avec
M. de Lévis sur les dispositions à prendre. Guyenne
donnerait la main à Royal- Roussillon, deux compagnies
de grenadiers et cent hommes du gouvernement des
Trois-Rivières viendraient renforcer les troupes de
cette partie, et l'on ferait la guerre à l'œil : le centre
soutenant la gauche si celle-ci était attaquée, et la
gauche venant prêter main- forte à la droite si cette der-
nière recevait le choc. Montcalm retourna ensuite
informer M. de Vaudreuil.
Pendant ce temps, les berges continuaient leurs mou-
vements dans le chenal ; et le feu croisé des batteries
du Sault, des transports et du Centurion — en tout,
soixante-dix bouches à feu — foudroyait nos ouvrages.
Lévis, qui était venu se poster au retranchement entre
les deux redoutes, au milieu d'une grêle de bombes et
de boulets, quelque chose que l'on pût lui dire pour
l'empêcher d'exposer une vie si précieuse à l'armée, y
donnait ses ordres avec une tranquillité et un sang-
fioid admirables ^.
l — Malartic, p. 261.
MONTCALM 609
. Il faisait une chaleur torride, et les rayons brûlants
du soleil devaient infliger des tortures aux soldats an-
glais entassés et immobiles dans les berges. Vers
cinq heures, Wolfe qui était sur l'un des transports
échoués, jugeant que le feu terrifiant de son artillerie
devait avoir suffisamment ébranlé nos troupes, donna
le signal attendu. Les berges s'avancèrent vers le ri-
vage. Quelques écueils à fleur d'eau les firent tâtonner
un peu et retarda leur manœuvre. Enfin le corps de
Monckton, composé des 15™* et 78""® régiments et d'un
détachement du Royal- Américain, avec les grenadiers
de Louisbourg, du 4^^"® et du 48""^ vint débarquer sur
le rivage, découvert par la marée basse, non loin des
redoutes dont l'une était commandée par M. de Mizerac
et l'autre par M. de Laparguière, capitaines au batail-
lon de Béarn. De leur côté, les régiments de Towns-
hend et Murray, descend Ud des hauteurs à gauche du
Sault, s'avançaient pour passer à gué la rivière et faire
leur jonction avec le corps venu par le fleuve.
Jusque là le plan de Wolfe paraissait en assez bonne
voie d'exécution. Mais le général allait bientôt consta-
ter combien son entreprise était hasardeuse. Les pre-
mières troupes de la brigade Monckton, débarquées sur
la grève du Sault, étaient les treize compagnies de gre-
nadiers et deux cents soldats du Royal-Américain. Ils
avaient pour consigne de se former en quatre colonnes
et de commencer l'attaque, appuyés par leur brigade,
lorsque les deux autres auraient traversé la rivière. Au
lieu de cela, les grenadiers, emportés par leur ardeur, et
obéissant à l'on ne sait quelle funeste inspiration, se
lancèrent impétueusement en avant, sans attendre le
39
610 MONTCALM
reste de l'armée. Ils furent décimés par le feu de la
redoute de gauche et des retranchements. M. de Lévis
avait fait évacuer la redoute de droite, ^ et les grena-
diers l'occupèrent. Mais, ouverte par derrière et
placée sous notre feu, sa situation la rendait intena-
ble. C'était sur quoi Lévis avait compté. Ayant
reçu avis que la colonne anglaise, dirigée vers les
passages de la rivière, rétrogradait, il avait fait
revenir des gués les cinq cents hommes du gou-
vernement de Montréal, et ramené vers la gauche
des retranchements du Sault, défendus par Béarn, les
grenadiers de Eoyal-Roussillon et les volontaires de
Duprat. Avec ces troupes il fit ouvrir sur les grenadiers
un feu plongeant. Assaillis par un ouragan de balles,
ces intrépides soldats, abandonnant la redoute, se pré-
cipitèrent vers la hauteur où s'élevait le retranchement
occupé par les compagnies montréalaises. M. de Lévis
y accourut aussitôt pour animer nos troupes par sa pré-
sence. A ce moment décisif, les milices furent admira-
bles de fermeté et de bravoure. Presque tous excellents
tireurs, nos Canadiens dirigèrent sur les Anglais qui se
ruaient à l'assaut du retranchement un feu meur-
trier. Presque chaque coup portait dans cette masse
mouvante, où la mitraille et les balles creusaient de
sanglants sillons. Des centaines de cadavres jonchè-
rent bientôt le flanc de cette côte balayée par le feu
de nos troupes. Au milieu du carnage, les nuées, qui
depuis quelque temps assombrissaient le ciel, crevèrent
tout à coup au-dessus du champ de bataille et laissè-
rent tomber des torrents de pluie. L'obscurité devint si
1 Cette redoute portait le nom de " Johnstone."
MONTCALM 611
grande qu'on " avait peine à voir l'homme qui était à
côté", écrit un témoin oculaire^. Le sol détrempé et
glissant rendait l'escalade des hauteurs encore plus dif-
ficile. Les braves grenadiers durent reculer malgré leur
valeur. Wolfe, qui de loin avait assisté à cette scène
avec désespoir, leur fit ordonner de se replier sur le
corps de Monckton, enfin rangé en bataille sur la plage
et prêt à marcher, tandis que les brigades de Townshend
et de Murray, après avoir traversé la rivière, étaient
parvenues à la hauteur de la première redoute, dont
elles soutenaient le feu. Mais il était sept heures du
soir, la marée montante commençait à se faire sentir,
et fermerait bientôt la route derrière les brigades du
Sault '^. Wolfe, craignant de risquer le sort de son
arm^e, commanda en frémissant la retraite.
En ce moment le bataillon de Guyenne arrivait sur
le théâtre de l'engagement, suivi de Montcalm, qui dut
donner à son lieutenant une chaleureuse accolade. La
journée avait été glorieuse pour nos troupes. Elles
avaient soutenu le feu effroyable de l'aitillerie ennemie
avec une fermeté extraordinaire. Pendant près de
huit heures le canon n'avait cessé de tonner et d'ébran-
ler les échos des Laurentides. On évalua à trois mille
le nombre de coups tirés par les batteries et les vais-
seaux anglais. " On ne peut assez faire l'éloge des
troupes et des Canadiens, qui ont été inébranlables et
qui ont continuellement témoigné la plus grande
1 — Relation de M. de la Pause.
2 — "Pour si peu que Taftaire eût duré, le camp du Sault
n'ayant pu repasser vu que la marée montait et n'ayant pas
de berges pour les embarquer, la moitié de leur armée aurait
péri par le feu ou dans l'eau." (Relation de M. de la Pause.)
612 MONTCALM
volonté," écrivait Lé vis deux jours plus tard au maré-
chal de Belle-Isle.
Pendant que les régiments de Wolfe se rembarquaient,
les sauvages, suivant leur habitude, allèrent " faire "
quelques chevelures. L'armée anglaise avait eu de
quatre à cinq cents hommes tués ou blessés. La perte
des Français s'élevait à une centaine. L'amiral Saun-
ders, qui avait voulu diriger lui-même les opérations
navales de ce jour, à bord du Centurion, fit mettre le
feu aux deux transports échoués, en se retiiant. Véri-
table feu de joie pour les troupes victorieuses, que ces
flammes dont les rouges clartés reflétées par les flots
attestaient leur triomphe ! La lueur de ces brasiers se
projeta jusqu'à Québec où la population exultante la
salua des cris répétés de : Vive le Roi ! ^
1 — Panpt, p. 16. Pour le combat de Montmorency les prin-
cipales autorités à consulter sont : Lettre de Lévis an maré-
chal de Belle IsU^ 2 août 1759 ; Lettre de Wolfe à Pitt, 2 sep-
tembre 1759; Knox^ s Journal j 1, pp. 353-358; Malartic, pp.
26<)-2G2; Fraseras Journal, p. 10; Journal tenu à V armée, p.
Vll,etc
CHAPITRE XVIII.
Après Montmorency. — Troifième période du siège, — Des-
truction et incendie de Québec — Deux tentatives de
débarquement repoussées par Boui.'ainville. — Nouvelle
de la prise de Niagara Bourlamaque fait sauter Caril-
lon et Saint- Frédéric — A l'Ile-aux Noix. — Lévis part
pour les rapides. — Les Anglais ravagent le pays. — Ma-
latie de Wolfe Il consulte ses brigadiers. — Son plan
et leur plan Evacuation du camp de Montmorency.
— Etat physique et mental de Wolfe 11 pn^jette l'es-
calaie du Foulon Sombres pres>entiments — Le soir
du 12 septembre. — La s'irprise Wolfe sur les Plaines.
— Montcalm au camp de Béauport. — Nuit mouvemen-
tée.— Le 13 septembre La bataille des Plaines d'A-
braham.
Uéchec de Montmorency amoindrit le prestige de
Wolfe. Il en fut vivement affecté. Son ordre du jour,
le lendemain du combat, contenait un blâme sévère à
l'adresse des grenadiers, qu'il accusait d'avoir manqué
de disciplme. Evidemment les récriminations étaient
réciproques, car un capitaine anglais disait à M. Le Mer-
cier, deux jours plus tard, pendant une nouvelle visite
de parlementaire faite par celui-ci à la flotte ennemie:
" M. Wolfe est un très bon homme, mais il n'est pas
général.' ^
Dans l'armée française la journée de Montmorency
avait causé une grande joie et ravivé l'espoir. Mont-
1 — Montcalm à LéoiSf 2 août 1759 ; Lettres du marquù de
Montcalm^ p. 214.
614 MONTCALM
calm écrivit à Bourlamaque le 17 août : " La conte-
nance des troupes et des Canadiens a été très bonne,
malgré une canonnade qui pouvait étonner aussi. M.
le marquis de Vaudreuil, à qui j'en fus rendre compte
sur les neuf heures, après avoir fait rentrer toutes les
troupes, en a paru content. Vous voyez, Monsieur, que
notre affaire n'est qu'un petit prélude d'une plus con-
sidérable sans doute à laquelle nous nous attendons."
De son côté, Vaudreuil écrivait au même : " Je n'ai
plus d'anxiété pour Québec. " Montcalm était per-
suadé que, si Wolfe eût pu lancer son attaque à fond,
il eût subi un désastre complet. " Je crois en effet,
écrivait-il le 7 août, que la colonne de la Pointe de
Lévis a attaqué trop tôt et sans ordre, parce que les
deux du Sault de Montmorency devaient attaquer en
même temps. C'est un vrai malheur pour nous; ce
qui est à faire serait fait. " Il s'attendait à une nou-
velle tentative sur le même point : " Je crois le géné-
ral Wolfe opiniâtre, persuadé qu'il aurait réussi si
toutes ses colonnes eussent attaqué en même temps...
Il fera encore la plus grande attaque par le bas du
Sault et la pointe de Lessé. ^ " Montcalm se trom-
pait en prêtant à Wolfe l'intention de revenir à la
charge du côté de Montmorency. Le général anglais
avait reconnu la témérité de cette entreprise, et ne son-
geait pour le moment qu'à épuiser l'armée française,
en la tenant constamment en alerte, et à mûrir un autre
plan.
Le siège entrait dans sa troisième période, période
d'expectative, d'escarmouches, de tâtonnements du côté
1 — Montcalm à Léois, 7 août 1759.
MONTOALM 615
des ADglais, d'attente anxieuse du côté des Français.
Quelques coups de main vers les gués de Montmorency,
quelques essais de descente dans les paroisses au-dessus
de la ville, et la continuation du bombardement et de
la destruction de Québec : voilà à quoi se résumèrent
les opérations durant tout le mois d'août.
Eien de navrant comme la lecture des relations du
siège de Québec! C'est un douloureux catalogue de
ruines et de désolation. Les batteries anglaises démolis-
saient et brillaient systématiquement la malheureuse
cité. Chaque jour amenait un nouveau sinistre. Au
commencement les projectiles n'avaient atteint que la
basse et la haute ville. Mais au mois d'août, la portée
de l'artillerie anglaise parut devenir plus grande, et
elle lança des bombes au delà des murs et jusque
dans le quartier Saint- Roch. La nuit du 8 au 9 août
fut peut-être la plus désastreuse du siège. Dans la
soirée le feu des batteries de Lé vis sembla redoubler
d'intensité. On eût dit que toutes les foudres du ciel
éclataient sur la place assiégée. Les globes de feu
embrasaient les airs et venaient s'abattre sur la ville,
avec un bruit épouvantable. Les brillants météores,
que nous font d'ordinaire admirer les sereines et
étincelantes nuits du mois d'août, pâlissaient devant
ceux que faisaient pleuvoir les engins destructeurs
dont les rugis-ements déchiraient les airs. On vit
bientôt les flammes jaillir de la basse ville. " Le feu
qui prit à une extrémité, lisons- nous dans la rela-
tion de M. de la Pause, fut chassé malheureuse-
ment par un vent qui le communiqua avec violence
d'une maison à l'autre. L'incendie parut d'abord
éteint à force de soins, mais sembla recommencer
616 MONTCALM
avec de nouvelles forces. La basse ville fut cou-
verte en un instant de flammes qui ont consumé pen-
dant la nuit ou le jour des rues entières... La ville
voulut enfin sortir de son flegme ordinaire ; elle ne put
réussir à faire taire les ennemis qui ne discontinuèrent
pas d'attiser le feu par leurs canons et leurs mortiers.
Le point du jour nous dérobait la basse ville ; un nuage
ép«»is de fumée l'enveloppait à nos yeux... La ville fut
pendant vingt-quatre heures livrée aux flammes et à
toutes les horreurs de la guerre * ". Cent soixante-sept
maisons étaient réduites en cendres.
Dans la matinée qui suivit cette nuit terrible, on
apprit une nouvelle qui releva un peu les esprits abat-
tus par un si grand désastre. Les ennemis avaient fait la
veille deux tentatives de débarquement à la Pointe-
aux-Trembles, et M. de Bou gain ville les avait forcés
1 — Relation de M. de la Pause. — Jean-Claude Panet é^rit
dRns son journal : "Le même jnur fut fatal pour moi et pour
bien d'autres. Les Anglais ... firent, lorsque vint le soir, un
nouvel effort: ils jetèrent des pots à feu sur la basse ville,
dont trois tombèrent, un sur ma maison, un sur une de-; mai-
sons de la place du marché, et un dans la rue Charaplain. Le
feu prit à la fois dans trois endroits. En vain voulût on
couper le feu et l'éteindre chez moi ; il ventait un petit
nord est et bientôt la basse ville ne fut plus qu'un brasier.
Depuis ma maison, celle de M. Désery, celle de Maillou,
rue du Sault-au-Matelot, toute la basse ville et tout le cul-
de-sac jusqu'à la maison du sieur Voyer, qui en a été ex-
empte, et enfin, jusqu'à la mai. on du sieur de Voisy, tout
a été consumé par les flammes, 11 y a eu sept voûtes qui ont
crevé ou brûlé, celle de M. Perreault le jeune, celle de M.
Tachet », Taché), de M. Turpin, de M. Benjamin de la Mordic,
Jehanne, Maranda. Jugez de la consternation. Il y a eu 167
maibonsbiûlées". {Journal du siège de Québec en 1759, p. 18)-
MONTCALM 617
chaque fois à se rembarquer avec perte. Depuis le 6 il
avait reçu instructioQ d*aller prendre le commanderaeut
du corps d'ob^ervatioQ au-dessus de Québec, et on lui
avait donné, pour renforcer ce dernier, les grenadiers
de Béarn, un piquet de Languedoc et un piquet de
milice. Dans la nuit du 6 au 7 août, une vingtaine de
berges avaient passé devant la ville pour aller rejoindre
les vaisseaux qui y étaient rendus, sous le com-
mandement de l'amiral Holmes, et cela avait semblé
indiquer quelque tentative nouvelle des Anglais dans
cette partie. Voilà pourquoi on jugeait si nécessaire
d'augmenter le5 forces qui s'y trouvaient déjà. Et l'on
était d'autant mieux inspiré que le brigadier Murray
avait été envoyé, la veille, avec douze cents hommes
pour opérer sur la rive nord et essayer de découvrir et
de détruire les magasins que nos généraux pouvaient y
avoir établis. C'était ce corps de troupes que Bougain-
ville avait repoussé victorieusement deux fois de suite
à la Pointe-aux-Trembles. ^
La satisfaction de ce succès fut bientôt troublée par
les nouvelles reçues du lac Ontario et du lac Cham-
plain. Le 9 août on apprenait la prise de Niagara. On
se rappelle que le capitaine Bouchot avait été envoyé
pour y commander. Malheureusement, comptant trop
sur les Cinq- Nations, dont on lui avait fait espérer le
concours, il s'était affaibli en envoyant un détachement
vers la Belle- Rivière, sous M. de Montigny, pour repren-
dre aux Anglais le fort Duquesne. Vers la fin de juin
1 — Bougainville avait cessé d'agir comme aide de camp de
MontcaliJQ. Il avait été nommé aide maréchal général des
logis, en 1758, et promu au grade de colonel en février 1759.
618 MONTCALM
UDe armée composée de 5,000 Anglais, tant réguliers
que provinciaux, et de 9u0 guerriers iroquois, que Sir
William Johnson avait enfin déterminés à lever la
hache contre les Français, remontait la rivière Oswego.
Elle était commandée par le brigadier Prideaux, avec
Johnson comme lieutenant. Après avoir mis une gar-
nison au fort Stanwix et établi deux postes au lac
Oneida, Prideaux laissa environ 1 500 hommes à Oswego,
sous les ordres du colonel Haldimand, afin d'y bâtir un
nouveau fort, pour remplacer celui que Montcalm avait
détruit en 1756. Puis il s'embarqua pour Niagara où il
arrivait le 6 juillet.
Pendant ce temps, M. de la Corne, qui commandait
notre corps de troupes à la tête des rapides, était allé
pousser une reconnaissance vers Chouaguen(ou Oswego)
qu'il ne savait pas occupé par les Anglais. Ses éclai-
reurs lui ayant signalé la présence de ceux-ci, dont un
bon nombre étaient à abattre du bois pour les travaux
du fort, il partagea son monde en plusieurs colonnes et
s'avança pour surprendre l'ennemi. Malheureusement,
des cris étant partis de l'une des colonnes, les autres se
crurent découvertes et cernées ; une panique se produi-
sit et notre détachement s'enfuit en désordre, pendant
que les travailleurs anglais couraient à leurs letranche-
ments, où ils donnaient l'éveil. Le lendemain M. de
la Corne s'avança de nouveau pour tenter un coup de
main. Mais Haldimand, mis sur ses gardes, avait
placé des canons en batterie, et notre détachement,
assailli par un feu meurtrier, dut battre en retraite,
emportant une trentaine de morts et de blessés. Cette
malheureuse affaire rendait plus difficile la position de
Pouchot à Niagara.
MONTCALM 619
Aussitôt qu'il avait vu les Anglais paraître devant
la place, il avait envoyé à M. de Montigny l'ordre de
revenir en toute hâte à son secours, avec son déta-
chement et tous ceux qui, du Détroit, des Illinois, et des
différents postes de l'ouest, devaient se concentrer au
fort Machault pour l'expédition du fort Duquesne-
Puis il se prépara à la défense. Le 9 juillet les Anglais
ouvrirent leur première tranchée. Dès le 11 ils purent
démasquer une batterie à bombes. Ils poussèrent leurs
travaux avec vigueur. Le 17, leurs ouvrages étaient
rendus à cent vingt toises de la place, et leur feu
devint très vif. Le 22 les renforts attendus par M.
Pouchot arrivèrent enfin. Mais les ennemis, prévenus,
les firent tomber dans une embuscade. Le combat fut
sanglant; notre détachement, surpris et enveloppé par
des forces supérieures, fut mis en pièces, et la plupart
des officiers qui le commandaient, MM. de Ligneris,
Aubry, de Montigny, Marin, etc., furent blessés et faits
prisonniers. Ce désastre faisait disparaître le dernier
espoir de Pouchot. Sur ses cinq cents hommes de gar-
nison, il n'en avait plus que trois cent cinquante envi-
ron de valides. Cent quarante fusils seulement res-
taient en état de servir. Les remparts étaient démantelés ;
les soldats tombaient d'épuisement. Le vaillant capi-
taine dut capituler le 25 juillet. Il obtint de Johnson ^
les conditions les plus honorables, et sortit de la place
avec les honneurs de la guerre.
Du côté du lac Champlain, le généralissime
1 — Sir William Johnson, avait remplacé Prideaux, tué
cinq ou six jours plus tôt par l'explosion accidentelle d'une
de ses bombes.
620 MONTCALM
Aœherst avait opéré très lentement. Il n'avait t'^a-
versé le lac Saint-Sacrement que le 21 juillet. Le 22,
il paraissait devant Carillon, avec une armée de 11,000
à 12,000 hommes et un train d'artillerie considérable.
Suivant ses instructions, Bourlamaque avait fait sau-
ter le fort, dont la mémorable journée du 8 juillet 1758
devait faire survivre le nom glorieux ; et il s'était retiré
sur Saint- Frédéric, qu'il avait également détruit le 31
juillet. Conformément au plan de campagne arrêté au
printemps, il allait maintenant se fortifier dans l'Ile-
aux Nuix, pour y oppo er à l'armée du général A mherst
une résistance aussi opiniâtre que possible.
La réception de toutes ces nouvelles, surtout de celle
qui annonçait la prise de Niagara, jeta nos généraux
dans une grande perplexité : l'ennemi était maître
incontesté des régions de TOuest et du lac Ontario. Les
troupes victorieuses à Niagara, jointes à celles de Chou-
aguen, formant un effectif de 6,000 ou 6,U00 hommes»
allaient sans doute se porter sans retard sur les rapides
du Saint- Laurent, où M. de la Coi ne était incapable de
leur tenir tête avec son faible détachement. Il annon-
çait déjà qu'il devrait retraiter vers le Côteau-du-
Lac, aux portes de Montréal, aussitôt que l'ennemi pa-
raîtrait en force. Vaudreuil, Montcalm et Lévis ayant
délibéié sur la situation, il fut résolu que ce dernier
serait envoyé, avec 800 hommes, dont 100 de troupes
de terre et le reste de milices, pour faire face au péril.
Le gouverneur lui donna " un ordre pour commande^*
en ch f sur les frontières du gouvernement de Mont-
réal. 11 partit le 9 août au soir avec M. de la Pause et
M. Le Mercier ^ ".
1 — Mémoires de M. de la Pause*
MONTCALM 621
Montcalm écrivait le même jour à Bourlaraaque :
" Je maintiens la colonie perdue, et cela est dû à l'igno-
rance et l'intërêt. L'armée de la Belle-Kivière battue
et défaite ; Niagara pris et sa garnison prisonnière de
guerre ; le chevalier de Lévis part à minuit et mène
huit cents hommes ; c'est beaucoup d'une petite armée,
obligée de garder depuis Jacques-Cartier au Sault
Montmorency. La basse ville est incendiée d'hier au
soir... Je ne sais qui, de nous trois, sera le plus tôt
défait. "
Le départ de Lévis fit passer Montcalm, le 10 août,
du centre à la gauche, au poste si important et si
exposé de Montmorency, dont il prit le commandement
en personne, se faisant remplacer à Beauport par M. de
Seneztrgues. Dès le lendemain de sonairivée au Sault,
il voulut donner aux ennemis une leçon. Leurs travail-
leurs allaient faire des fascines dans les bo's, sur la rive
gauche, Montcalm ordonna à M. de Kepentigny d'aller
les surprendre avec 700 Canadiens et sauvages. La
fusillade fut très vive. L'alarme fut chaude au camp
anglais, et l'on fit même avancer du canon. Notre déta-
chement repassa la rivière en bon ordre, après avoir
tué ou blessé à l'ennemi une centaine d'hommes, tandis
que les Canadiens et les sauvages n'avaient qu'un mort
et sept blessés.
Wolfe avait commencé à exécuter les menaces con-
tenues dans sa proclamation du 25 juillet. Il avait
envoyé des détachements pour ravager le pays. '• Les
ennemis brûlaient dans toutes les parties, " écri-
vait l'auteur du Journal tenu à U armée ; " on voyait
en même temps des maisons en feu à la côte de
Beaupré (depuis le Sault de Montmorency jusqu'à
622 MONTCALM
Sainte- Anne), à l'île d'Orléans et le long de la rive
droite du fleuve. " A la fin du mois d'août qua-
rante hommes de chaque régiment furent détachés pour
aller brûler les paroisses de la rive sud. ^ Les lignes
suivantes écrites par Mgr de Pontbriand donnent une
juste idée de la dévastation que l'ennemi fit subir au
gouvernement de Québec : " Toute la côte de Beaupré
et l'île d'Orléans ont été détruites avant la fin du siège ;
les gi anges, les maisons des habitants, les presbytères
ont été incendiés, les bestiaux qui restaient, enlevés.,.
Les églises, au nombre de dix ont été conser-
vées, mais les fenêtres, les portes, les autels, les
statues, les tabernacles ont été brûlés. La mission
des Abénaquis de St-François a été entièrement
détruite par un parti anglais et de sauvages ; ils
y ont volé tous les ornements et vases sacrés, ont jeté
par terre les hosties consacrées, ont égorgé une tren-
taine de personnes dont plus de vingt femmes et
enfants. De l'autre côté de la rivière, au sud, il y a
encore trente-six lieues de pays établi qui ont été à peu
près entièrement ravagées et qui contiennent vingt-neuf
paroisses dont le plus grand nombre a été détruit. Tous
ces quartiers ne seront pas rétablis d'ici à plus de vingt
ans ^." Un officier anglais allait encore plus loin que
révêque de Québec dans son appréciation des ruines
accumulées: " Nous avons brûlé et détruit, écrivait-il,
au delà de 1400 belles fermes, car, durant le siège, nous
étions maîtres d'une grande partie du pays le long du
1 — Journal of Capt John Afontresor, Doughty, IV, p. 330.
2. Description imparfaite de la misère du Canada, par Mgr
révêque de Québec, 5 novembre 1759; Arch., prov., Man.,
N. F., 1ère série, vol. XVI.
MONTCALM 623
fleuve, et nous tenions des détachements continuelle-
ment occupés à ravager les campagnes, de sorte qu'il
faudra un demi-siècle pour réparer le dommage \"
La division de la flotte ennemie au-dessus de Qué-
bec et les troupes qui y étaient embarquées continu-
aient à inquiéter les chefs de notre armée. L'amiral
Holmes avait eu la velléité de remonter le fleuve pour
aller brûler nos frégates stationnées à un endroit appelé
le Eichelieu^ Mais un vent favorable avait permis à
ces dernières de s'éloigner à temps. Le détachement
repoussé à la Pointe-aux-Trembles avait traversé au
sud, à Saint- Antoine. Et l'on avait mandé à M. de
Bougainville de l'y suivre si cela était possible, et de
lui infliger une correction. Un vent très violent et un
épais brouillard l'en empêchèrent. A Saint-Antoine,
les Anglais brûlèrent un grand nombre de maisons.
On avait renforcé le corps de Bougainville. Le 14
août, Marcel lui envoyait ce mot; "M. le marquis de
Montcalm me charge de vous écrire qu'on assemble
actuellement 200 bons Montréalistes pour vous aller
joindre, qu'il se prive en votre faveur du plus pur de
son sang ". Il était bien à propos d'augmenter le corps
d'observation, car il avait une rude besogne. Les allées
et venues continuelles de l'ennemi le tenaient constam-
ment en haleine. A tout instant on pouvait craindre
une descente sur quelque point de la côte. Le 1.7 août.
1 — A Journal of the Expédition vp ihe River St* Lawrence^
publié sous les auspices de la Société littéraire et historique
de Québec.
2 — Ne pas confondre avec la rivière Richelieu. Le Riche.
Keu mentionné ici est un endroit, en haut de Lotbinière, où.
le rétrécissement du chenal occasionne un courant très fort.
624 MONTCALM
il y eut une très chaude alerte. M. de Mon treuil, aide-
major général de l'armée, arrivait à toute bride chez M.
de Montcalm, qui, peu d'instants après, sautait à
cheval et quittait le camp. Une ordonnance ve-
nait d'apporter la nouvelle que les Anglais avaient
fait une descente à Deschambault. Bougdinville s'y
était porté avec trois ou quatre cents hommes. Mais
Ton craignait que les ennemis, en nombre très con-
sidérable, ne l'eussent accablé et n'eussent réussi à
prendre pied et à s'établir dans ce poste. Montcalm se
rendit jusqu'à la Pointe-aux-Trembles, où il apprit que
Bougainville et la cavalerie de la Rochebeaucour étaient
arrivés à temps pour faire rembarquer les Anglais. Ceux-
ci, guidés par un capitaine de milice obligeant, avaient
été droit à la maison du capitaine Perrot, où. étaient
les équipages de l'armée française, et les avaient bi ûlés.
Si, au lieu de cela, ils se fussent retranchés immédiate-
ment, il aurait été difficile de les déloger. Montcalm
avait si bien senti l'importance de cette situation que,
" fort ou faible, retranché ou non, il partait dam le des-
sein d'attaquer." ^ Il racontait, quelques jours après, cet
éjisode à Bourlamaque : " L'ennemi a fait une incur-
sion à Deschambault, qui nous a coûté nos équipag^^s ;
je n'ai jamais vu un meilleur ton et moins de regrets
sur pareille perte. Bougainville, qui fit une marche de
quatorze lieues, depuis sept heures du matin jusqu'à
minuit, leur a empêché de prendre racine. J'accou-
rais pour le même objet, je fis dix-huit lieues. Retour
1 — Journal de Montcalm^ p. 592. Il est difficile de fix*»r
exa 'tement la date de cette deacenttî à Deschambault. Les
relations bont contradictoires. Elle eut lieu le 17, le 18 ou !•
19 ao&t.
MONTCALM 625
encore à Deschambault ; la cavalerie les a empêchés
de débarquer." Dans cette même lettre, le général par-
lait à Bourlamaque de l'échange de prisonniers, discuté
en ce moment avec Amherst, et manifestait son inten-
tion de renvoyer sur un navire, en Angleterre, passé le
20 octobre, ceux que nous avions fait aux Anglais.
Puis il ajoutait : " Je suppose pour cela que nous seroQS
intacts dans les trois points, le 1er octobre ; alors je
commencerai à espérer pour le salut de la colonie ; jus-
que là rien." ^
L'intérêt de la campagne semblait décidément se por-
ter au-dessus de Québec. Quelques-uns de nos offi-
ciers de marine soumirent à M. de Vaudreuil un projet.
Il s'agissait d'armer cinq de nos frégates remontées aux
Trois- Rivières : le MachauU^ la Ghézine, le Maréchal
Senneterre, la Manon et le Bienfaisant ; d'y faire em-
barquer quelques centaines de nos matelots, et de des-
cendre attaquer les vaisseaux anglais à la Pointe-aux-
Trembles. ^ Le gouverneur avait fini par consentir à
cette entreprise, estimée hasardeuse par plusieurs.
" Les marins, écrivait l'auteur du Journal tenu à
Varmée, jugeront s'il était facile d'enlever à l'abordage,
dans un fleuve dont le courant est rapide, des bâtiments
bien armés dont il y en avait un de 50 canons, com-
mandés par des hommes qui nous faisaient admirer
tous les jours la légèreté de leurs manœuvres. ^ " Nos
matelots étaient déjà rendus au Cap-Santé, lorsqu'ils
reçurent un contre-ordre. Dans la nuit du 26 au 27
1 — Lettres de Bourlamaque,, p. 344.
2_ Foligné ; Doughty, IV, p. 199.
3 — Journal tenu à Varmée, p. 68.
40
626 MONTCALM
quatre vaisseaux anglais, une frégate de 28 canons (le
Leostaff), une corvette de 14 (le HunterJ, et deux
transports armés, ' avaient réussi à passer devant la
ville, et la division aux ordres de l'amiral Holmes était
désormais trop forte pour qu'il fût raisonnable de son-
ger à l'attaquer. Au sujet de ce combat naval projeté,
Montcalm écrivait à Lévis le 26 : " Un projet qui n'est
pas mien pourra réussir, je le souhaite. Je n'ai ni
consenti, ni refusé ; j'ai dit ignorance de ma part ; ce
n'est pas de mon métier. '* Dans la nuit du 30 au 31
août, une frégate de 20 canons, deux corvettes et deux
transports passèrent encore au-dessus de la ville. Il
était évident que le feu de nos batteries était impuis-
sant à leur barrer le chemin, car quatre autres vais-
seaux ennemis réussirent la même manœuvre quelques
jours plus tard. ^
Septembre était arrivé. Les Anglais assiégeaient
Québec depuis près de deux mois, et le drapeau de la
France flottait toujours sur les remparts de la ville
dévastée. L'ennemi avait bien pu brûler ses édifices, en
faire un amas de décombres ; mais à cette œuvre de des-
truction se bornait jusque là le succès de sa campagne.
Québec n'était qu'une ruine fumante, et cette ruine
héroïque semblait défier les attaques et les embûches
de l'ennemi. Nous empruntons encore à Mgr de Pont-
briand quelques lignes, dans laquelle il faisait de sa
ville épiscopale cette peinture navrante : " Québec a été
bombardé et canonné pendant l'espace de plus de deux
mois : 180 maisons ont été incendiées par des pots à
1 — Knox, II, p. 35.
2—Ibid. p. 37 j Journal tenu à V armée, p. 62.
MONTCALM 627
feu, toutes les autres criblées par le canon et les
bombes. Les murs de six pieds d'épaisseur n'ont pas
résisté ; les voûtes dans lesquelles les particuliers
avaient mis leurs effets ont été brûlées, écrasées et
pillées pendant le siège... L'église cathédrale a été
entièrement consumée. Dans le Séminaire il ne reste
de logeable que la cuisine où se retire le curé de Qué-
bec avec son vicaire... L'église de la basse ville est
entièrement détruite, celle des Kécollets, des Jésuites
et du séminaire sont hors d'état de servir sans de très
grandes réparations. Il n'y a que celle des Ursulines où
l'on peut faire l'office avec quelque décence... Cette
communauté et celle des hospitalières ont été aussi
fort endommagées.... Le palais épiscopal est presque
détruit et n'offre pas un seul appartement logeable. Les
voûtes ont été pillées. Les maisons des EécoUets et des
Jésuites sont à peu près dans la même situation ",
Cette description peut nous donner une idée de la con-
dition lamentable où la ville était réduite au commen-
cement de septembre. Accompagnement ordinaire des
incendies, de l'effondrement des édifices et des résiden-
ces dans les villes assiégées, les pillards s'y donnaient
carrière. En partie pour enrayer leurs déprédations, et
pour maintenir l'ordie dans les quartiers, M. de Vau-
dreuil avait nommé douze officiers majors, " choisis
parmi les bourgeois les plus alertes et les plus nota-
bles ", et dont les fonctions étaient de faire des rondes
de nuit, de veiller à la discipline, " d'arrêter les vols et
les pillages avec des patrouilles ".
Au camp de Beauport, notre armée, toujours sur le
qui- vive, offrait partout à l'ennemi un front impéné-
trable. Montcalm, des hauteurs de Montmorency, sur-
è28 MONTCALM
veillait tous les mouvements des Anglais et déployait
une vigilance et une activité merveilleuses. Il dormait
à peine, s'attendant toujours à quelque alerte. Il lui
arrivait d'écrire à Bourlamaque, à trois heures après
minuit, des billets comme celui-ci : " La nuit obscure ;
il pleut; nos troupes, habillées et éveillées dans leurs
tentes ; la droite et la ville des plus alertes. Je suis
botté et mes chevaux sellés, c'est, à la vérité, mon
allure ordinaire la nuit. Je ne me suis pas encore désha-
billé depuis le 23 juin ^"
Cependant, à part les essais de descente au-dessus
de Québec \ les opérations de l'ennemi semblaient
avoir subi un temps d'arrêt. Du côté du Sault ils ne
dessinaient aucune offensive. Aux batteries de Lévis
même, le feu se ralentissait parfois. Que faisait Wolfe ?
" Il serait singulier, écrivait Montbeillard, qu'il s'en
tînt aux incendies, aux ravages et à une seule tentative
assez mal conduite, qui lui coûta quatre cents grena-
diers, le 31 juillet, sans aucun fruit; il faut que cet
homme finisse par un grand effort, par un coup de ton-
nerre." Quand Montbeillard écrivait ces lignes, il igno-
rait que Wolfe était malade, retenu dans sa chambre,
au quartier général du Sault, par une fièvre qui le con-
sumait. Il était souffrant depuis quelque temps, mais
vers le 20 août il lui devint impossible de dissimuler
son indisposition, qui fut bientôt connue parmi ses
troupes, oii cette nouvelle causa une pénible impres-
sion.
1 — Lettres de Bourlamaquey pp. 348-349.
2 — Les Anglais essayèrent de débarquer à St Augustin, le
30 août.
MONTCALM 629
Durant les derniers jours du mois d'août, Wolfe sentit
sa fièvre diminuer. Cependant dans l'état de faiblesse
où il était, il crut devoir demander à ses trois briga-
diers de se réunir pour délibérer sur la situation. Il leur
exprimait en même temps ses vues. D'après lui une
attaque directe contre la ville était trop hasardeuse.
C'était l'armée française qu'il fallait s'efforcer d'attein-
dre. Wolfe indiquait trois manœuvres qui, toutes trois,
avaient pour objectif les troupes et le camp de Beauport.
Dans son opinion, c'était au-dessous de Québec que l'on
devait essayer de frapper un coup décisif. Sa lettre aux
brigadiers était du 29 août. Le 30, après avoir conféré
entre eux, ils répondirent à leur chef par une commu-
nication dans laquelle ils se prononçaient contre tout
projet d'attaquer Montcalm dans ses ligues, de Mont-
morency à la rivière St-Charles. " Nous sommes donc
d'avis, disaient-ils, que la meilleure manière de frap-
per un coup effectif est de porter nos troupes sur la
rive sud et de diriger nos opérations au-dessus de la
ville. Quand nous nous serons établis sur la rive nord,
ce qui n'est guère douteux, le marquis de Montcalm
devra nous combattre suivant nos propres termes ; nous
serons entre lui et sa base d'approvisionnement. " ^
C'est-à-dire que, d'après Monckton, Townshend et Mur-
ray, on devait lever le camp du Sault, faire traverser
les troupes à Lévis, les acheminer jusqu'au delà de la
rivière Etchemin, les embarquer sur des vaisseaux et
des berges, les faire descendre sur la rive nord, vers le
Cap-Kouge, et forcer ainsi Montcalm à une bataille ran-
gée, s'il voulait éviter de voir affamer son armée et la ville.
1 — Doughty, II, p. 239.
630 MONTCALM
Wolfe acquiesça à ce projet, et renonça à celui ou plutôt
à ceux qu'il avait énoncés dans sa lettre aux brigadiers.
Le jour même où il recevait la réponse de ceux-ci, il
écrivait à l'amiral Saunders : " Mon mauvais état de
santé m'empêche d'exécuter mon propre plan ; ^ il est
d'une nature trop désespérée pour que j'ordonne aux
autres de Fexécuter. Les généraux semblent avoir un
sentiment commun quant aux opérations ; conséquem-
ment je me joins à eux, et peut-être nous trouverons
quelque occasion de frapper un coup." Wolfe avait
déjà eu lui-même la pensée d'essayer une descente
au-dessus de Québec. Durant le mois de juillet, avant
le combat de Montmorency, il était allé faire une
reconnaissance de ce côté à bord de l'un des vaisseaux
qui avaient forcé le passage devant la ville ; il avait
scruté à travers sa lunette la falaise jusqu'au Cap-
Eouge, et la possibilité d'un débarquement à l'endroit
appelé St-Michel s'était présentée à son esprit. Mais les
dangers d'une pareille tentative l'en avaient détourné '.
1 — '*Son propre plan " c'est à dire celui d'attaquer Mont-
calm par Montmorency et Beauport, comme il venait de
l'exposer dans sa lettre aux brigadiers. Contrairement à
plusieurs de ceux qui ont écrit sur ce sujet, c'est ainsi que
nous croyons devoir interpréter ces paroles de Wolfe. Dans
notre opinion elles ne pouvaient s'appliquer à l'escalade du
Foulon, qu'il ne décida que le 10 septembre. Il avait ex.
posé à ses lieutenants son projet d'attaquer encore l'armée
française du côté de Montmorency, ce qui avait été déjà si
fatal à ses troupes le 31 juillet. C'était une tentative déses-
pérée et les brigadiers l'avaient repoussée comme telle. Alors,
trop malade pour exécuter lui-même ce plan, " son plan ", il
se ralliait à celui de ses lieutenants.
2— Ltltre de Wolfe à Piti, 2 septembre 1759 ; Knox, II,
p. 43-44
MONTCALM 681
Et il s'était déterminé à attaquer Montcalm par le Sault-
Montmorency. Maintenant il se trouvait ramené à
cette première idée par la proposition de ses trois lieu-
tenants. Le nouveau plan étant adopté, Wolfe voulut
le mettre promptement à exécution. Dès le ol août
les Anglais commencèrent à déblayer leur camp
au Sault ; et Ton se demanda dans le nôtre ce que cela
signifiait. Le 13 septembre Montbeillard écrivait :
" Cette manœuvre (le passage de nouveaux vaisseaux
devant Québec) et celle du déblai du camp du Sault,
très décidé aujourd'hui, fait craindre avec raison que
l'ennemi ne tente de s'établir entre Québec et Mont-
réal... M. le marquis de Montcalm a fait sa disposi-
tion. Dès qu'il sera certain que M. Wolfe aura aban-
donné sa position du Sault, il poitera à droite la plus
grande partie de ses forces, sans dégarnir absolument
la gauche ; tiendra des troupes prêtes à se jeter
dans la ville en cas que l'ennemi s'étant embossé,
eût ruiné les batteries de la basse, afin de disputer la
prise de la haute ; et un corps à portée de joindre M.
de Bougainville, en cas que l'effort se fît dans sa partie."
Le 2 et le 3 septembre les Anglais effectuèrent com-
plètement le déblaiement de leur camp et embarquèrent
leurs troupes et leur artillerie, qu'ils traversèrent à l'île
d'Orléans et à Lévis. Pour protéger ce mouvement ils
avaient fait avec une cinquantaine de berges une dé-
monstration qui pouvait faire soupçonner une attaque
à la droite ou à la gauche de notre ligne. Nos batteries
tirèrent sur les berges qui transportaient les troupes et
le matériel de l'ennemi, mais sans leur faire beaucoup
de mal. Eût-il été possible de tomber sur leur arrière-
garde et de leur infliger de grandes pertes ? L'auteur
632 MONTCALM
du Journal tenu à Varmée semble le croire et blâme
MoDtcalm de ne Tavoir pas tenté. Mais celui-ci, dans
une lettre à Lévis, soutient qu'il aurait donné dans un
piège s'il eût fait ce dont on lui reproche • de s'être
abstenu. ^
L'évacuation du Sault-Montmorency par les Anglais
faisait entrer le siège de Québec dans sa quatrième et
dernière phase. Elle devait naturellement avoir pour
corollaire une modification dans la situation de notre
armée. Dès le soir du 3 septembre, Montcalm écrivait
à Lévis: " La droite est renforcée de deux mille hom-
Dies ; j'y passe demain, et Poulhariès reste général
depuis le Sault jusqu'à l'église de Beauport. Nous avons
toujours dix-neuf bâtiments au-dessus de Québec, et
Bougainville, garde-côte, toujours en l'air. Je m'établis
de ma personne à la maison de Salaberry pour être en
belle vue et à portée de tout." On fit camper le batail-
lon de Guyenne tout à fait à la droite, pour aller
partout oii le besoin l'exigerait et même au-dessus
de Québec s'il le fallait. ^ Et effectivement, le 5,
Montcalm voyant que l'ennemi faisait marcher des
troupes au sud vers la rivière Etchemin, envoyait
ce bataillon camper sur les hauteurs d'Abraham. Il
en prévenait Bougainville par ces lignes ; " Le mou-
vement des ennemis, mon cher Bougainville, est si
considérable que je crains qu'il ne passe la rivière
des Etchemins et qu'il ne cherche à nous dérober une
marche pour nous couper la communication, de sorte
que je fais marcher le régiment de Guyenne en entier,
1 — Lettres de Montcalm ^ p. 223.
2 — Journal de Montcalm^ p. 603,
MONTCALM G33
sauf un capitaine, un lieutenant et cinquante soldats
des moins ingambes pour garder leurs drapeaux, tentes
et équipages. C'est à vous, mon cher Bougainville, à
les emmener avec vous ou de les laisser dans la commu-
nication du Cap-Rouge, à l'Anse-des- Mères, pour relever
les postes, ce qui nous conviendrait le mieux, pour être
à même de rappeler ce régiment, s'il était besoin dans
notre partie." Et à ce billet, le chevalier de Mon treuil
ajoutait : " M. le marquis de Montcalm m'a chargé de
marquer à M. de Bougainville que le régiment de
Guyenne serait en réserve sur le grand chemin derrière
l'anse St- Michel ou Sillery, pour être à portée de secourir
la gauche et la droite. Il m'a chargé encore de lui dire
d'être toujours de l'avant des ennemis, c'est-à-dire plus
haut qu'eux. Vous êtes le maître de disposer du régi-
ment de Guyenne ^." Plût au ciel que ce régiment fût
resté sur les hauteurs d'Abraham ! Malheureusement,
le 6 septembre, M. de Vaudreuil écrivait à Bougain-
ville pour l'informer des renforts qu'on allait lui envoyer,
et qui porteraient à 2000 le chiffre total des troupes
sous ses ordres ; et il ajoutait : " Si vous vous trou-
vez assez fort avec ces dispositions, comme cela vous
paraît, nous retirerons le régiment de Guyenne pour le
faire rentrer dans son camp... Songez que c'est un corps
pesant qui ne peut pas faire le métier de courir dans
une communication... A l'égard de laisser Guyenne à
l'Anse-des-Mères, cela ne se peut parce qu'il n'y a pas
de bois ^." Evidemment, Bougainville acquiesça à cette
1 — Montcalm à Bougainville, 5 sppt, 1759 j Doughty, IV,
p. 93.
2 — Vaudreuil à Bougainville, le 6 sept. 1659 j Doughty, IV,
p. 100.
634 MONTCALM
proposition du gouverneur, car le même jour celui-ci lui
écrivait : " Guyenne est rentré."
Pendant que dans l'armée française on s'efforçait de
suivre les mouvements de l'ennemi et de deviner ses
desseins, Wolfe se préparait à faire sa dernière tenta-
tive avant d'abandonner la partie. Tant au physique
qu'au moral il traversait en ce moment de sombres
heures. Sa lettre du 30 août à l'amiral Saunders pou-
vait donner un aperçu de son douloureux état d'esprit.
" Je suis conscient de mes propres erreurs dans le cours
de la campagne, y disait-il, et j'estime qu'un peu plus
ou un peu moins de blâme pour un homme qui doit
nécessairement être perdu est de minime ou de nulle
conséquence ^." Dans sa lettre du 2 septembre à Wil-
liam Pitt, après avoir exposé au ministre la situation, il
ajoutait : " Il y a un tel choix de difficultés, que je me
reconnais très embarrassé pour prendre une détermina-
tion. Les affaires de la Grande-Bretagne, je le sais,deman-
dent les plus vigoureuses mesures ; mais le courage
d'une poignée de braves troupes ne doit être mis en
œuvre que s'il y a quelque espoir. Cependant, vous
pouvez demeurer assuré que le peu de temps qui
reste avant la fin de cette campagne sera employé (en
tant que je suis concerné) pour l'honneur de sa Ma-
jesté et l'intérêt de la nation '^ ". Enfin, le 9 septembre,
il écrivait au secrétaire d'Etat Holderness, une lettre
qui se terminait par ces mots, où se trahissait la tris-
tesse de son âme : " Je suis assez rétabli pour m'occu-
per du service ; mais ma constitution est entièrement
1— Doughty, I[,p. 151.
2— Knox, vol. II, p. 49.
MONTCALM 6S6
ruinée, sans que j*aie la consolation d'avoir rendu aucun
service considérable à l'Etat, et sans que f aie l'espoir
d'en rendre ^ ". A ce moment, Wolfe, résolu à risquer
une descente au-dessus de Québec, conformément à
l'avis de ses brigadiers, n'avait aucune confiance au
résultat. Mais la saison avançait ; la flotte anglaise ne
pouvait rester très longtemps encore devant Québec,
et risquer de se trouver exposée ici aux tempêtes d'au-
tomne ; on ne pouvait plus compter sur l'arrivée
d'Amherst, qui s'immobilisait au lac Champlain devant
la forte position prise par Bourlamaque à l'Ile-aux-
Noix. Il fallait agir sans retard ou lever le siège '. Les
défenseurs de Québec commençaient à entrevoir le
moment de la délivrance. Vaudreuil écrivait à Bourla-
maque que le grand projet des Anglais paraissait avoir
échoué. Montcalm, au milieu de ses anxiétés, avait
quelques éclairs d'espérance. Il écrivait à Lévis : " Voici
un travail à faire, au cas où la colonie soit sauvée, car
elle ne l'est pas encore ". Quelques jours après, le ton
devenait plus confiant : " N'importe, l'Anglais restât-il
jusqu'au 1er novembre, nous soutiendrons ". Il com-
mençait à parler de ce que l'on ferait l'hiver prochain :
" Quel est votre projet d'habitation pour l'hiver ? écri-
vait-il à Bourlamaque. Québec, en vérité, ne sera pas
habitable, et nous n'y aurons pas de troupes ". Ce bil-
1— Doughty, III, p. 14.
2 — On commençait à se dire, dans l'armée anglaise, qu'il
faudrait peut être s'en retourner sans avoir pris Québec. Et
l'on parlait de construire, sur l'Ile-aux-Coudres, un fort capa-
ble de contenir 1500 hommes, qu'on y laisserait comme garni*
son pendant l'hiver. (Knox, II, pp. 14, 21, 28.)
636 MONTCA.LM
let, daté du 11 septembre, était le dernier que celui-ci
dût recevoir de lui !
Cependant les vaisseaux anglais au-dessus de Qué-
bec bjontaient et redescendaie'nt le fleuve à chaque
marée, et Bougainville suivait leur marche et y pro-
portionnait la sienne, Montcalm lui écrivait : *' Le point
important est de bien suivre les mouvements du corps
que vous avez par eau vis-à-vis de vous. " Le général
inclinait fortement à croire que si l'ennemi tentait une
descente ce serait au-dessus du Cap-Rouge, où Bou-
gainville se tenait principalement.
Wolfe lui-même n'était pas encore fixé sur ce point.
Il avait acquiescé à la proposition des brigadiers de faire
une tentative au-dessus de Québec. Mais ceux-ci ne
songeaient pas à la faire en bas de Sillery. Le 10,
après s'être bien convaincu que, sans une surprise, le
débarquement serait impossible, en face du va-et-vient
continuel de Bougainville, et que cette surprise ne
pouvait avoir lieu qu'à l'endroit le plus inattendu, c'est-
à dire, très près de la ville même, il alla faire une
reconnaissance afin d'examiner, de la rive sud, au-des-
sous de la rivière Etchemin, quelles chances pourrait
offrir la rive nord, vis-à-vis cet endroit, pour une des-
cente et une escalade des hauteurs. A travers sa
lunette il étudia longuement les anses et l'escarpe-
ment qu'il avait devant lui, de l'autre côté du
fleuve. Quand il eût fini cet examen, son parti était
pris. Le débarquement aurait lieu à l'Anse-au-Foulon,
à un mille et demi de Québec. Il se ferait la nuit ; od
essaierait, dans les ténèbres, d'escalader la falaise, et de
surprendre le poste dont Wolfe avait vu les tentes sur
la hauteur. Si la surprise manquait, la tentative serait
MONTCALM 637
avortée. Si elle réussissait, avant le jour l'armée anglaise
pourrait être rangée sur les Plaines d'Abraham, et alors,
ou'bien Mo.itcalm serait forcé de livrer cette bataille
désirée en vain par Wolfe depuis deux mois, ou bien il
verrait son armée et la ville réduite à la famine par
l'interruption de ses convois de vivres. L'amiral Hol-
mes, ainsi que les brigadiers Monckton et Townshend
accompagnaient Wolfe dans cette reconnaissance, mais
il semblerait qu'il n'exposa pas à ceux- ci tous les détails
de son plan, puisqu'ils lui demandèrent au dernier
moment des informations additionnelles. Les régiments
de Wolfe avaient été embarqués à bord des vaisseaux
de l'amiral Holmes le 5 et le 6 septembre. Le 8, la tem-
pérature devint pluvieuse ; comme le mauvais temps
semblait devoir retarder les opérations, et que l'encom-
brement des troupes sur les navires pouvaient devenir
nuisible à leur santé, environ 1500 soldats débarquèrent
et allèrent camper dans le village et l'église de Saint-
Nicolas. Ils devaient se rembarquer au premier signal.
Dans l'armée anglaise on savait que le dénouement
était proche, qu'un coup important se préparait, et l'on
attendait avec impatience le moment d'agir. Wolfe se
tenait à bord du Sutherland,
Sur la rive nord, notre corps d'observation sur-
veillait la flotte de l'amiral Holmes, guettait les allées
et venues de ses berges, et se portait aux endroits
qu'elles semblaient parfois menacer. Les desseins des
Anglais paraissaient encore assez obscurs aux chefs de
notre armée. Le 8 septembre, Vaudreuil écrivait à Bou-
gainville : " L'ennemi ne peut avoir que deux objets :
la diversion, ou s'établir en haut ; à vrai dire je crois
plutôt le premier. " Ainsi, à ce moment, le gouver-
63S MONTCALM
ueur était d'avis que tous les mouvements des Anglais
au-dessus de Québec pouvaient avoir pour but de
détourner notre attention d'une attaque qu'ils auraient
eu l'idée de faire contre la ville ou le camp de Beau-
port. Bougainville avait sous ses ordres environ 2,200
hommes — sans compter les sauvages, — répartis comme
suit : 100 hommes au poste du Foulon, commandés par
Vergor ; 30 hommes à la batterie de Samos, composée
de quatre canons; 50 hommes au poste de St-Michel
commandés par le capitaine Douglas ; 100 hommes à
Sillery, commandés par M. de Remigny ; 250 au Cap-
Rouge, commandés par M. de Beaubassin ; 180 à St-
Augustin, 190 à la Pointe-aux-Trembles et 200 à
Jacques-Cartier. Il avait en outre sous la main un
corps ambulant d'environ 1000 hommes, composé de la
cavalerie, des volontaires de Duprat, de ceux de Repen-
tigny, et des piquets tirés des bataillons de Guyenne, de
Béarn et de Royal-Roussillon ^. Ce corps comprenait
les grenadiers et était composé de soldats d'élite.
Le 10 septembre, le munitionnaire Cadet informa M.
de Bougainville que des bateaux chargés de deux mille
minots de farine allaient descendre de Batiscan, le
priant de protéger leur passage. Et le 12, il lui écri-
vait de nouveau pour lui demander de faire en sorte
que les bateaux descendissent la nuit suivante jusqu'à
Québec, sans quoi il serait obligé d'envoyer chercher ces
vivres en charrette. " S'ils venaient par eau, cela nous
épargnerait bien de la peine, " ajoutait-il. Funeste
coïncidence I c'était cette nuit là même que Wolfe
1 — Vaudreuil à Bougainville, 6 septembre 1759 ; Doughty,
IV, p. 99.
MONTCALM 639
venait de fixer pour l'attaque projetée depuis le com-
mencement de septembre.
Le 11, les troupes anglaises avaient reçu avis de ce
tenir prêtes au débarquement. Le général leur indi-
quait l'ordre dans lequel il aurait lieu. Les différents
régiments devaient descendre dans les bateaux vers
neuf heures du soir, le 12 septembre. Une lumière
dans les grands haubans du mât de hune du Sutherland
serait le signal du ralliement de tous les bateaux plats,
par le travers de ce navire, entre lui et la rive sud.
Deux lumières au même endroit, Tune au dessus de
l'autre, donneraient le signal du départ. Le 12 sep-
tembre, Wolfe envoyait à ses soldats son dernier ordre
du jour. " Les forces de l'ennemi sont maintenant
divisées, y lisait-on. Les vivres sont rares dans son
camp, et un mécontentement général règne parmi les
Canadiens... Un coup vigoureux frappé par l'armée à
cette heure peut déterminer la chute du Canada... Of-
ficiers et soldats se rappelleront ce que leur pays attend
d'eux, et ce qu'un corps d'hommes résolus et rompus à
la guerre est capable de faire contre cinq faibles batail-
lons français, entremêlés de paysans indisciplinés... "
Durant la soirée qui précéda le jour fatidique du 13
septembre 1759, Wolfe parut pénétré d'un sombre
pressentiment. On rapporte que, dans sa cabine du
Sutherland, conversant avec son ami, John Jervis \
commandant du Porcupine, il lui avoua qu'il s'atten-
dait à être tué le lendemain. C'est à cet ancien compa-
gnon d'études qu'il confia son testament, et le portrait
de miss Catherine Lowther, sa fiancée, à qui cette
1 — Il devint amiral sous le nom de Lord St Vincent.
640 MONTCALM
miniature devait être remise. Il écrivit aussi deux let-
tres, les deux dernières que sa main traça, Tune au
brigadier Monckton, l'autre au brigadier Townahend^
eu réponse à une communication qu'il venait de
recevoir. Ses trois lieutenants lui avaient adressé
une lettre conjointe, dans laquelle ils se déclaraient
insuffisamment renseignés, quant à la tâche qu'ils
auraient à remplir dans la descente projetée, et particu-
lièrement quant à l'endroit ou aux endroits précis où
l'attaque aurait lieu. Et, ne trouvant aucune informa-
tion sur ce point dans les ordres à l'armée, craignant
d'autre part de commettre quelques erreurs, ils se
croyaient justifiés de faire cette demande. Wolfe adres-
sait sa réponse à Monckton, le premier des brigadiers.
Il lui désignait formellement le point de débarquement.
" L'endroit, disait-il, s'appelle le Foulon, distant de deux
milles et demi de Québec, où vous vous souvenez sans
doute d'avoir vu un campement de douze ou treize
tentes, avec un abatis au-dessous." Puis il ajoutait ces
quelques lignes, où s'accusait un trait de caractère qui
se manifestait chez lui de temps à autre, une certaine
raideur d'attitude et de ton, assez déconcertante pour
ceux qui en étaient l'objet : ** Ce n'est pas l'habitude de
désigner dans les ordres publics le point direct d'une
attaque, ni pour des officiers subalternes, qui ne sont pas
chargés d'un devoir spécial, de demander des instruc-
tions à ce propos." La lettre à Townshend était plus
brève. Wolfe lui disait que Monckton était chargé de
la première descente et de la premi ère attaque, et que,
si elles réussissaient, il lui incomberait de donner aux
troupes restées en arrière l'ordre de faire leur débarque-
ment avec le plus de célérité possible, vu que ces trou-
MONTCALM 641
pes étaient sous ses ordres. " Quand les 3,600 hommes
maintenant sur les vaisseaux seront à terre, ajoutait-il,
je n'ai aucun doute quelconque que nous serons capa-
bles de combattre et de vaincre l'armée française, et je
sais que vous y donnerez votre meilleur concours." ^
Ces lettres étaient datées comme suit : " Sutherland,
huit heures et demie, l'Z septembre 1759."
Une demi-heure plus tard, le premier détachement
qui devait débarquer, composé d'environ 1800 hommes,
descendit dans les bateaux. La nuit était calme et
belle. La marée montait encore, et les embarcations
se laissèrent porter par elle lentement jusqu'à ce que la
lumière allumée dans les grands haubans du mât de
hune du Sutherland vînt leur indiquer qu'il était
temps de se rallier par le travers de ce navire, à peu
près à la hauteur du Cap-Rouge. Vers une heure et
demie, le reflux commença à se faire sentir ; deux
lumières, l'une au-dessus de l'autre, brillèrent soudain
dans les haubans du Sutherland ; et immédiatement
les trente bateaux plats, chargés d'hommes silencieux,
commencèrent à descendre, au milieu des ténèbres, le
fleuve dont les ondes étaient déjà légèrement agitées
par un vent de sud-ouest. Les nuages qui avaient envahi
le firmament assombrissaient les flots. On avait recom-
mandé aux troupes la plus grande circonspection, afin
que rien d'insolite ne vînt révéler aux sentinelles fran-
çaises, sur le rivage, l'approche de cette flottille. Et
les bateaux s'avançaient sans bruit, dans la tranquillité
nocturne, se dirigeant vers le point où devait se faire
la descente. Wolfe, dans une des premières embarca-
tions, devait sentir une poignante émotion l'étreindre à
l_Doughty, VI, p. 59-6L
41
642 MONTCALM
cette heure solennelle. Quelle vive impression les offi-
ciers qui l'entouraient ne durent-ils pas éprouver, lors-
qu'ils l'entendirent murmurer à voix basse cette élégie de
Gray, Le Cimetière^ où se trouvent ces vers :
The boast of heraldry, the pomp of power
And ail that beauty, ail that wealth e'er gave
Await alike th'inevitable hour,
The paths of glory lead but to the grave.
Evidemment, comme son illustre riv^l, Wolfe prisait
très haut le don littéraire, car, après avoir dit ces vers,
dont le charme mélancolique semblait correspondre aux
secrets sentiments de son cœur, il ajouta : " J'aimerais
mieux avoir écrit ce poème que de prendre Québec
demain."
Il y avait bientôt deux heures que les bateaux descen-
daient le courant. Ils se rapprochaient de la rive nord, où
s'échelonnaient les postes de Bougainville. Ils avaient
dépassé Sillery. Allaient-ils atteindre le Foulon sans être
signalés et assaillis ? — Tout à coup, dans la nuit, un cri
se fait entendre du haut de la falaise : " Qui vive ? " — Une
sentinelle a perçu des bruits de rames, et distingué sur
l'eau des formes indécises et mouvantes. Le moment est
critique. Mais la présence d'esprit d'un officier anglais,
qui, par bonheur possède bien la langue française, va tout
sauver. — " France," répond-il. Et les bateaux continuent
d'avancer,sans que la sentinelle suspecte la présence d'en-
nemis. Ce qui peut expliquer ce manque de défiance, c'est
que le passage du convoi de provisions, cette nuit même,
avait été signalé dans les postes. ^ Les Anglais avaient
1 — " Les postes depuis la Pointeaux-Trembles, eurent ordre
de ne point faire de bruit." (Mémoires et observations de M. de
la Pause.
MONTCALM 643
connu par un déserteur cette particularité et en avaient
escompté l'avantage. Ce qu'ils ne savaient pas, par exem-
ple, c'est que le convoi avait été contremandé à la dernière
minute. Par quel incroyable malentendu n'avait-on pas
signifié aux postes ce contre-ordre ? C'est là un de ces ac-
cidents incompréhensibles dont on ne sait à qui attribuer
précisément la responsabilité, et qui entraînent parfois les
plus désastreuses conséquences. ^ Cependant le péril
d'être découvert n'était pas encore écarté. Devant la
batterie de Samos, une autre sentinelle jeta elle aussi son
" qui vive " aux bateaux. — " Convoi de provisions, "
répondit le même officier ; " mais ne faites pas de bruit,
les Anglais vont nous entendre. " Ceci était plausible,
la corvette le Hunier étant mouillée non loin de là au
milieu du fleuve. Quelques minutes plus tard les pre-
mières embarcations touchaient le rivage un peu au-
dessous de l'endroit déterminé. Elles portaient l'infan-
terie légère, à qui Wolfe avait confié la tâche de gravir
la hauteur. Vingt-quatre hommes choisis, sous le
commandement du capitaine Delaune, devaient grimper
d'abord le long du roc abrupt, suivis de trois compa-
gnies de leur corps. S'ils parvenaient au sommet et y
prenaient pied sans encombre, le reste devait suivre.
Ces intrépides soldats s'élancèrent, grimpant et s'accro-
chant aux infractuosités de l'escarpement et aux touffes
d'arbustes qui croissaient dans les interstices du roc.
Après les plus énergiques efforts ils atteignirent la crête
de la falaise. Tout y était silence ! A leur droite se
1 — Etait-ce Bougainville qui était responsable de cette
faute ? Des historiens l'ont aflarmé et ont vivement critiqué
o«t officier pour son dangereux oubli. , ^, ..
644 MONTCALM
dressait un groupe de tentes qui abritaient le poste du
trop fameux Vergor. Ils foncèrent sur ce petit campe-
ment, que leur livrait la plus criminelle négligence.
Des détonations éclatèrent, et en quelques minutes les
hommes de Vergor et leur chef, plongés dans le sommeil,
étaient dispersés ou faits prisonniers. ^ Les cris de vic-
toire de ses éclaireurs annonçaient à Wolfe et à ses com-
pagnons anxieux restés sur le rivage que le chemin était
libre. Le sentier coupé d'abatis fut fromptement
déblayé, et bientôt les dix-huit cents soldats anglais
étaient rendus sur la hauteur. 11 pouvait être environ
cinq heures du matin. ^
A ce moment, au camp de Beauport, Montcalm, qui
était resté debout durant toute cette mémorable nuit,
donnait ordre à Johnstone, attaché comme aide de camp
à sa personne, depuis le départ de Lévis ^ de faire ren-
trer dans leurs tentes les troupes, tenues jusqu'à cette
heure en alerte aux retranchements. Durant la soirée,
un grand mouvement de berges et de troupes avait eu
lieu au-dessous de la ville ; des embarcations chargées
d'hommes s'étaient détachées de la flotte de l'amiral
1 — Le poste, qui aurait dû compter au moins cent hom-
mes, n'en avait, paraît-il, que trente, en ce moment. Vergor
aurait permis à un grand nombre de militaires de Lorette
d'aller travailler chez eux à leurs récoltes (à condition d'aller
aussi travailler pour lui sur une terre qu'il avait dans cette
paroisse). Ce détail est donné par le sieur de C. — Des rela-
tions disent que Vergor fut blessé au talon.
2 _ Fraser, p. 19 ; Knox, II, p. 68.
3 — Johnstone était un otiicier écossais jacobite, qui avait
pris du service dans les troupes françaises, avait assisté au
siège de Louisbourg, et était passé, en 1758, au Canada, où il
était devenu aide de camp de Lévis.
MONTCALM 646
Saunders, et s'étaient avancées jusqu'au milieu du
chenal en face de Beauport, comme si l'ennemi se fût
proposé de tenter un débarquement. Pendant ce temps,
les batteries de Lévis ouvraient sur la ville une furieuse
canonnade. Vers minuit, M. de Poulhariès comman-
dant de Eoyal-Roussillon, qui campait en arrière des
quartiers de Montcalm à la maison de Salaberry, vint le
prévenir qu'on apercevait des berges en face de son
bataillon. Immédiatement le général fit donner ordre
aux troupes de prendre les armes et de border le retran-
chement. Et il envoya son aide de camp Marcel
auprès de M. de Vaudreuil avec instruction de lui expé-
dier un cavalier d'ordonnance s'il se passait quelque
chose d'extraordinaire à la droite de l'armée. Il sortit
ensuite et marcha quelque temps avec Poulhariès et
Johnstone, entre sa maison et le ravin de Beauport.
A une heure du matin il renvoyait le commandant de
Royal- Roussillon à ses quartiers, et continuait à marcher
avec l'officier écossais. C'était à peu près le moment où,
là bas, les bateaux chargés des soldats de Wolfe s'éloi-
gnaient du Sutherland.
Montcalm se sentait en proie à une vive agitation.
Il était inquiet du convoi de vivres qu'il savait devoir
descendre par eau cette nuit. A plusieurs reprises il
répéta à son compagnon de veille que la perte de ce
convoi serait désastreuse, l'armée n'ayant que pour deux
jours de vivres. L'anxiété cruelle qui le torturait était
sans doute un présage du sort fatal que lui réservait la
journée du 13 septembre.
A l'aube, il entendit le canoQ de Samos. Plus de
doute ! le convoi avait été découvert et capturé par les
ennemis. Hélas ! c'était bien pis ; c'était notre batterie
6'46 MONTCALM
qui, après avoir laissé passer les Anglais, tirait contre
eux une décharge inutile.
Il faisait jour, tout semblait tranquille au camp an-
glais sur les hauteurs de Lévis ; aucun message n'était
venu de M. de Vaudreuil. C'est alors que Montcalm
ordonna de faire rentrer l'armée. Lui-même ayant pris
avec Johnstone plusieurs tasses de thé, dont il sentait le
besoin après une nuit sans sommeil, ordonna de seller
ses chevaux pour se rendre à l'ouvrage à cornes, chez M.
de Vaudreuil \ et se renseigner sur la cause des déchar-
ges d'artillerie à Samos. Il pouvait être six heures et
demie ^ Que l'on s'imagine sa consternation quand, en
arrivant dans la cour de la maison où logeait le gouver-
neur, il apprit que les Anglais étaient sur les hauteurs
d'Abraham. Un des hommes du poste de M. de Vergor,
échappé aux ennemis, en avait donné la première nou-
velle à Québec, et M. de Bernetz s'était hâté d'en in-
former M. de Vaudreuil par un billet. On avait d'abord
refusé d'ajouter foi à cette information, croyant que
la peur avait fait perdre la tête au fuyard. Mais
il fallut bien se rendre lorsque l'on vit de loin, sur la
hauteur, des habits rouges escarmoucher avec des Cana-
1 — M. de Vaudreuil, depuis que l'on avait dégarni la gau-
che pour renforcer la droite, s'était rapproché du pont et
avait établi ses quartiers à peu de distance du retranchement
appelé '^ l'ouvrage à cornes ", qui protégeait la tête de ce
pont, en face de la Pointe-aux-Lièvres.
2 — Nous eaipruntons la plupart de ces détails sur la nuit
qne passa Montcalm, avant la bataille des Plaines d'Abraham,
au Dialogue in hades, dont l'auteur est Johnstone lui-même.
C'est un témoin de première valeur. Il ne quitta pas Mont-
calm de la nuit.
MONTCALM 647
diens et des sauvages. M. de Vaudreuil sortait en ce
moment de la maison. Montcalm conféra un instant
avec lui ; puis se retournant vers Johnstone : '* L'affaire
est sérieuse, lui dit-il. Courez ventre à terre à Beauport,
ordonnez à Poulhariès de demeurer au ravin avec deux
cents hommes, et de m'envoyer sans retard tout le reste
de la gauche sur les Plaines d'Abraham. " Et, piquant
des deux, il galopa vers la hauteur.
Le bataillon de Guyenne y était déjà rendu entre la
ville et l'ennemi, que sa présence contenait. C'était le
major-général de l'armée, M. de Montreuil, qui, instruit
de la présence des Anglais sur les Plaines, avait ordonné
à ce bataillon de marcher ^.
On a beaucoup discuté sur la question de savoir
comment il se faisait que ce corps ne fût pas campé sur
les hauteurs en avant de Québec, comme on l'avait
d'abord décidé. On a voulu en faire peser la responsa-
bilité, les uns sur Bougainville, les autres sur Mont-
calm. On a soutenu que le bataillon de Guyenne,
posté sur les Plaines d'Abraham le 6 juillet, en avait
été retiré subséquemment à l'insu du gouverneur ;
fausse manœuvre à laquelle Wolfe dut la réussite de
sa téméraire entreprise. Vaudreuil, lui-même, dans
sa lettre du 5 octobre 1759 au ministre de la marine,
dit que Guyenne fut retiré le 12 septembre, veille de
la bataille. Où est la vérité dans tout cela ? D'abord
une chose nous paraît incontestable : c'est que M. de
Vaudreuil lui-même avait ordonné, le 6 septembre, de
ramener Guyenne des Plaines d'Abraham au camp. Sa
propre lettre de ce jour à Bougainville l'établit péremp-
1 — Journal de Lébis, p. 207.
648 MONTCALM
tx)irement. Nous l'avons citée plus haut. Ce n'est donc
pas le 12 septembre au soir, mais le 6, que ce bataillon
fut retiré de la hauteur. C'est le 6 que le gouverneur
écrivait à Bougain ville : " Guyenne est rentré." Lors-
qu'il parle du 12 au ministre de la marine, il est évi-
demment desservi par sa mémoire.
Faisons un pas de plus. Si l'on en croit plusieurs
témoignages concordants, Montcalm voulait renvoyer
Guyenne sur les hauteurs ; il en avait même donné
l'ordre, dont l'exécution aurait été suspendue par Vau-
dreuil. Johnstone affirme qiie, dès le 11 septembre, le
général donna instruction à Montreuil de faire " camper
ce batailloQ sur les Plaines, et de l'y faire rester jus-
qu'à nouvel ordre. ^ " Et Montbeillard corrobore indirec-
tement cette affirmation quand il écrit : " Par quelle
fatalité le régiment de Guyenne, qu'on avait résolu de
faire camper sur les hauteurs au-dessus de Québec,
était- il encore (le matin du IS septembre) dans notre
camp ?" 2 Enfin, M. Récher, le curé de Québec, dans
son journal, écrit cette note à la date du 12 septembre :
" Mercredi, ordre donné par M. de Montcalm — et
ensuite révoqué par M. de Vaudreuil, disant : " nous
verrons cela demain " — au bataillon de Guyenne
d'aller camper au Foulon. " ^ D'aller camper au Foulon !
Si cela eût été fait, la hardie tentative de Wolfe pou-
vait se changer en désastre, et Québec était sauvé !
1 — A dialogue in hades, p. 36.
2 — Journal de Montcalm, p. 610.
3 — M. Jean-Félix-Récher, curé de Québec, et son journal,
par Mgr Henri Têtu ; Bulletin des Recherches Historiques,
1903, vol. 9, p. 139. — Le témoignage de M. Récher, corro-
bore absolument celui de Johnstone.
MONTCALM 649
Mais quelle qu'en fût la raison, quelles que fus-
sent les personnes responsables, cela n'avait pas été
fait ; et Wolfe était rendu avec ses régiments sur les
Plaines d'Abraham. Du premier coup d'œil, Montcalm
put se convaincre que ce n'était pas là un simple déta-
chement, et qu'il avait devant lui au moins une partie
considérable de l'armée anglaise.
Après avoir surpris le poste de Vergor, Wolfe avait
envoyé les compagnies d'infanterie légère s'emparer de
la batterie de Samos ^, dont les artilleurs avertis par la
fusillade du Foulon, avait ouvert le feu contre les
bateaux anglais. Puis, étant allé lui-même reconnaître
le terrain, il avait fait marcher ses troupes par files
jusqu'aux Plaines d'Abraham, un peu en avant de
l'ancien terrain des courses. Après une première dis-
position des régiments qu'il avait sous la main, il en
avait fait une seconde, aussitôt que les corps restés à
bord des vaisseaux et celui qu'il avait fait traverser du
camp de Lévis, eurent été arrivés. L'armée anglaise
était formée sur deux lignes. Elle s'étendait de l'escar-
pement, du côté du fleuve, jusque vers le chemin Ste-
Foy. Les régiments étaient disposés comme suit, de
droite à gauche : Otway, les grenadiers de Louisbourg,
Bragg, Kennedy, Lascelles, les Highlanders, Anstruther.
Sur la gauche, à la hauteur du chemin Ste-Foy, Wolfe
avait placé en potence le régiment d'Amherst avec les
1 — On lit dans la Relation du siège de Québec, qui fait par-
tie des papiers de Bougainville : " Le même jour, (19 juillet),
on transporta à Samos, à trois quarts de lieue de la ville, un
mortier et quelques canons de 18." (Doughty, V, p. 315). Les
Anglais ont appelé cette batterie, dans leurs relations : the
four gun hattery.
650 MONTCALM
deux bataillons du Royal- Américain, sous le commande-
ment de Townshend, afin de protéger le flanc de son
armée. Le régiment de Webb formait la réserve sous
les ordres du colonel Burton. Monckton commandait la
droite, Murray le centre, et Townshend la gauche.
En voyant toutes ces troupes déployées devant lui,
à travers le plateau, au-delà des Buttes-à- Neveu, ^
Montcalm comprit toute la gravité de la situation.
Wolfe résolu à tout risquer pour éviter de retourner en
Angleterre avec l'humiliation d'un échec, avait violenté
la fortune. Et il avait eu ce premier bonheur de con-
quérir presque sans effort un champ de bataille long-
temps désiré par lui. Maintenant il était là, à un mille
de Québec ; ses tirailleurs faisaient déjà le coup de feu
avec les nôtres. Quel parti prendre ? Montcalm se
voyait débordé par une succession d'accidents désas-
treux. Etait-il encore maître de choisir sa manœuvre ?
On pouvait se le demander.
En partant du quartier-général de M. de Vaudreuil,
il avait ordonné de faire avancer un piquet par batail-
lon et 600 hommes de Montréal. En même temps il
mandait à M. de Senezergues de faire suivre le gouver-
nement des Trois-Rivières et 100 hommes de celui de
Québec. Du pont de bateaux, il dépêcha encore une
ordonnance pour faire marcher La Sarre, Languedoc et
400 hommes de milice. Quelques instants plus tard
une autre estafette allait porter à Béarn un ordre ana-
logue. Et bientôt ce bataillon, déjà en route, rencon-
1 — On appelait ainsi — d'après un sieur Neveu ou Nepveu,
qui avait eu un moulin à cet endroit — les ondulations de
terrain entre la ville et le coteau où sont les tours Martello»
MONTCALM 6S1
trait le major-général Montreuil qui s'en allait en per-
sonne faire marcher Koyal-Roussillon et d'autres troupes,
et leur faire rejoindre les premiers régiments rendus sur
les hauteurs les plus près de la ville. ^
Presque toutes ces troupes étaient celles du centre
et de la droite du camp de Beauport. Mais il J avait
celles de la gauche qui comptaient parmi nos meilleures.
Un des reproches adressés à Montcalm est de ne pas
les avoir fait donner ce jour-là. " Le sort de Québec
dépendant du succès de la bataille, il devait réunir
toutes ses forces, il était donc inutile de laisser un corps
de 1500 hommes à notre camp." ^ Or Montcalm avait
précisément ordonné de le faire marcher. Noiis avons
vu plus haut qu'il avait dépêché Johnstone à M. de
Poulhariès pour lui enjoindre d'envoyer toute la gauche
sur les Plaines, moins 200 hommes. Pourquoi n'arri-
vait-elle pas ? Si l'on en croit l'aide de camp, voici ce
qui s'était passé. Il avait trouvé le commandant de
Royal-Roussillon au ravin de Beauport et lui avait trans-
mis l'ordre du général. Puis il était allé donner quel-
ques instructions aux quartiers occupés par Montcalm.
Revenant vers M. de Poulhariès, il l'avait rencon-
tré accompagné de M. de Senezergues et de M. de Lot-
binière, aide de camp de Vaudreuil. Poulhariès lui fit
répéter l'ordre de Montcalm. Johnstone le répéta, ajou-
tant qu'à sa place il marcherait lui-même sans retard
avec toute la gauche. Alors le lieutenant-colonel de
Royal-Roussillon lui montra un ordre écrit, signé "Mon-
treuil," que Lotbinière venait de lui remettre de la
1 — Malartic, p. 284.
2 — Journal tenu à Varmée, p. 67.
652 MONTCALM
part de Vaudreuil. Cet ordre disait que " pas un homme
delà gauche ne devait bouger du camp." Johnstone
insista, rappelant que 2000 hommes de plus pouvaient
faire une énorme différence dans la bataille. M. de
Senezergues lui conseillant de faire marcher lui-même la
gauche, sous sa responsabilité, l'aide de camp répondit
que, chargé de transmettre un ordre, il ne pouvait aller
au delà, ajoutant que, dans la position de M. de Senezer-
gues, remplaçant de Lévis, il n'hésiterait pas à agir.
Puis, les voyant irrésolus, il éperonna son cheval et
alla rejoindre Montcalm sur les Plaines ^. Si le récit de
l'ofi&cier jacobite est exact, on avait là une preuve
frappante des funestes conséquences qu'entraîne la divi-
sion dans le commandement.
Vers neuf heures et demie du matin ^ tous les batail-
lons et les milices de la droite et du centre étaient ren-
dus sur les hauteurs. Montcalm pouvait avoir sous la
main à ce moment 4,000 hommes. ^ Mais dans ce chif-
1 — Dialogue in hades, p. 40.
2— Malartic, p. 284.
3 — Il n'y a pas sur ce point d'état officiel. Le Journal tenu
à Varmée dit 4,500 (p. 66) ; Bigot dit 3,500 (Dussieux, p. 402) ;
Malartic dit 2,500 Cp. 285) ; Lévis dit 3,500 (Journal, p. 208) ;
Foligné dit :i,5C0 (Doughty IV, p. 205). En tenant compte
des miliciens, des sauvages, de quelques piquets détachés de
la garnison, nous croyons que le chiffre de 4,000 est assez près
de la vérité.
L'armée avait été bien diminuée par le détachement parti
avec Lévis et par la désertion. " L'armée diminuait tous les
jours par ces désertions ", lisons-nous dans le Journal abrégé
d^un aide de camp de M. le marquis de Montcalm ; *'et de 15,000
hommes qui en faisaient la force à l'entrée de la campagne,
elle était réduite à 9,000 et quelques cents hommes, y com-
pris le corps de M. de Bougainville ". (Doughty, V, p. 293)*
MONTCALM 653
fre les réguliers ne figuraient que pour environ 2,000
car les compagnies de grenadiers et plusieurs piquets
d'élite étaient avec Bougainville. Les 4,800 soldats de
Wolfe au contraire étaient tous des réguliers. * Pour
suppléer à l'insuffisance de ses forces, Montcalm voulut
au moins avoir de son côté l'avantage de l'artillerie. Il
y avait dans la ville de Québec, à la batterie du Palais,
vingt-cinq canons de cuivre, pièces de campagne, qui
amenées sur la hauteur auraient pu infliger à Wolfe des
pertes cruelles et changer peut-être le sort de la jour-
née. Montcalm les fit demander, paraît-il à M. de
Ramezay, commandant de la ville ^ qui en avait déjà
envoyé trois. Johnstone arrivait précisément de Beau-
1 — Knox donne le chiô're précis de 4,816 hommes (vol, II,
p. 70). Et il s'appuie sur un état détaillé et oflBciel. Faisant
allusion à la qualité de ses soldats, Wolfe disait dans une let-
tre à sa mère, datée du 31 août 1759 : *' Le marquis de Mont-
calm est à la tête d'un grand nombre de mauvais soldats et
moi à la tête d'un petit nombre de bons soldats, qui ne de-
mandent rien tant que de se mesurer avec lui ; mais le rieux
rusé évite une action, parce qu'il n'est pas sûr de son armée."
Dans cette même lettre il écrivait : " Le fait que je vous
écris doit vous convaincre que nuls maux personnels (autres
que la défaite et le désappointement) ne me sont survenus.
L'ennemi ne risque rien, et je ne puis en conscience risquer
toute l'armée. Mon antagoniste s'est renfermé sagement
dans des retranchements inaccessibles, où je ne puis l'attein-
dre sans faire verser des torrents de sang, et cela peut-être
en pure perte." (Doughty, VI, p. 37).
2 — M. de Ramezay venait à peine de reprendre son poste.
Il avait été malade à l'hôpital pendant près d'un mois. M. de
Bernetz, le commandant en second, l'avait été aussi en
même temps. Et, à tour de rôle, les chefs de bataillon les
avaient remplacés à la tête de la garnison.
654 MONTCALM
port à ce moment ; il affirme que cet officier fit répon-
dre : " Je ne puis en envoyer davantage, ayant une
ville à défendre." Si tous ces détails sont vrais, il faut
reconnaître que jamais chef d'armée ne fut plus mal
obéi que Montcalm, le 13 septembre 1759.
En l'absence de M. Le Mercier, c'était Montbeillard
qui commandait l'artillerie. Il s'efforça de tirer des trois
pièces amenées de Québec le meilleur parti possible. Il
en conduisit deux sur notre droite pour essayer de
débusquer l'ennemi d'une maisoù crénelée occupée par
lui. C'était la maison d'un nommé Borgia. Les Cana-
diens essayaient d'en déloger les Anglais. A la fin ils y
mirent le feu. Montbeillard faisait tirer l'autre canon
sur un des régiments de Wolfe, vers le centre de la
ligne, lorsqu'on vint lui demander des munitions pour
Royal-Koussillon. Il y courut aussitôt, et rencontra
Montcalm, qui lui dit : " Nous ne pouvons éviter
le combat. L'ennemi se retranche ; il a déjà deux
pièces de canon. Si nous lui donnons le temps de
s'établir, nous ne pourrons jamais l'attaquer avec le peu
de troupes que nous avons. " Puis, avec un accent
d*anxiété poignante : " Est-il possible que Bougainville
n'entende pas cela, " s'écria- t-il. Et il s'en alla donner
des ordres dans une autre direction.
Au moment même où Montcalm poussait cette excla-
mation, Bougainville ralliait ses détachements pour
marcher sur les Plaines d'Abraham. Il n'avait appris
que vers huit heures et demie ^ du matin la surprise du
l — Dans sa lettre à Bourl arnaque (18 septembre 1759), il
dit huit heures ; dans sa note datée du camp de Lorette (21
septembre 1759), il dit neuf heures (Doughty, IV, p. 137).
MONTCALM 665
Foulon. ^ Durant la nuit les vaisseaux anglais étaient
restés à la hauteur du Cap-Kouge, et Bougainville
n'avait pas soupçonné que des berges chargés d'hommes
s'en étaient détachées dans les ténèbres pour descendre
vers Québec. Leur mouvement avec le reflux, sur le
matin, n'avait rien d'insolite ; ils faisaient cette manœu-
vre d'allée et venue tous les jours ; et ses postes de-
vaient l'avertir si une descente était tentée. Un peu
avant sept heures, Vaudreuil lui avait écrit que les
ennemis avaient débarqué au Foulon. Le gouverneur
semblait à ce moment peu alarmé : " Sitôt que je sau-
rai positivement ce dont il sera question, je vous en
donnerai avis, ^ " lui disait-il. Cette lettre dut mettre
une heure et demie à atteindre Bougainville, et elle
n'était pas de nature à lui faire croire que l'heure de la
crise suprême avait sonnée. Cependant il ramassa
aussi promptement qu'il le put environ neuf cents hom-
mes et prit le chemin de Québec. En tenant compte
de toutes les circonstances, nous estimons que ce corps
du Cap-Eouge ne put guère partir avant neuf heures.
Et, à travers des chemins affreux, ces soldats, fatigués
d'avance par une pénible campagne, pouvaient difficile-
ment franchir les sept ou huit milles qui les séparaient
du champ de bataille en beaucoup moins de deux
heures. Ils ne pouvaient donc arriver sur les Plaines
d- Abraham avant onze heures.
Vaudreuil a prétendu, après coup, qu'il avait envoyé
à Montcalm un billet pour lui demander d'attendre que
1 — A Dialogue in Jiades, p. 42.
2 — Vaudreuil à Bougainville^ 13 septembre 17§9
Doughty, IV, p. 127.
656 MONTCALM
toutes les forces eussent été réunies. Rien n'indique dans
les relations de Johustone, de Montbeillard, de l'aide de
camp, etc., que Montcalm ait reçu une telle communica-
tion. Quoiqu'il en soit, il espérait sans doute que Bou-
gainville avait été prévenu plus tôt, et il comptait sur sa
prochaine entrée en scène. Groupant autour de lui ses
principaux officiers il leur demanda leur avis. Si nous
devons nous en rapporter au témoignage de Johnstone,
tous s'accordèrent à déclarer qu'il fallait marcher immé-
diatement à l'ennemi, pour plusieurs raisons capitales,
entre autres : parce que Wolfe commençait déjà à se
retrancher ; qu'il dessinait un mouvement vers la vallée
de la rivière St-Charles, menaçant le pont de bateaux
et l'ouvrage à cornes ; que l'armée anglaise allait deve-
nir plus forte d'heure en heure par la descente de nou-
veaux régiments. Après avoir écouté en silence, Mont-
calm leur dit alors : " Ainsi donc, messieurs, vous êtes
tous d'opinion, évidemment, qu'il faut livrer bataille.
La question maintenant, est de savoir comment il faut
charger l'ennemi ". — " En colonnes ", s'écria aussitôt M.
de Montreuil. — " Mais nous n'avons pas de grenadiers
à mettre en tête ", répliqua Montcalm, " et d'ailleurs,
si près de l'ennemi, nous serions battus avant que nos
colonnes fussent formées. Non, puisque nous devons
attaquer, que ce soit en front de bandière ^ ". Ceci étant
dit, les officiers regagnèrent leurs bataillons, et l'ins-
tant d'après les tambours battaient la charge.
Montcalm commit- il en ce moment l'erreur de sa vie ?
Pouvait-il attendre sur les Plaines l'arrivée de Bou-
gainville ? Devait-il refuser la bataille sous les murs de
1 — Johnstone, p. 43.
MONTCALM 65'7
Québec, faire filer l'armée par Lorette et Ste-Foy, pour
aller faire jonction avec le corps du Cap- Rouge, et venir
ensuite attaquer Wolfe par derrière, en le plaçant entre
deux feux, celui de la ville et celui de l'armée fran-
çaise ? Question difficile à trancher. Les hommes du
métier ne sont point d'avis unanime. On nous affirme
que le feld-maréchal Roberts, après avoir examiné le
champ de bataille, en 1908, déclarait que Montcalm ne
pouvait guère agir autrement qu'il n'a fait, le 13 sep-
tembre 1769. Le colonel Beatson, un militaire distin-
gué, a justifié Montcalm des attaques dirigées contre
lui ^ M. de Montreuil, le major-général de l'armée
française, écrivait après la bataille perdue : " Si M. le
marquis de Montcalm avait tardé d'un instant à mar-
cher aux ennemis, ils eussent été inattaquables par la
position favorable dont ils allaient s'emparer, ayant
même commencé des retranchements sur leurs der-
rières... On ne manquera pas de rendre compte verba-
lement ou par écrit qu'il s'est trop précipité pour attaquer,
qu'il devait attendre le secours de M. de Bougainville
et dispiiter le terrain par des fusillades. Tous ces moyens
n'auraient pas empêché l'ennemi de s'établir sur la côte
d'Abraham dès qu'on lui donnait le temps.^ " D'autre
1 — Le lieutenant-colonel R. L. Beatson est l'auteur de
Notes on the Plains of Abraham (Grarrison Library Press,
Gibraltar, 1858), et de Naval and Military Memoirs of Gréai
Briiain, from 1727 to 1783, London, 1804).
2 — Montreuil au ministre de la guerre, 22 septembre 1759 j
Archives du ministère de la guerre. Il est vrai que Montreuil
semble se contredire dans la phrase suivante quand il dit
que Montcalm n'était pas en état d'attaquer les ennemis vu
le petit nombre de son armée.
42
658 MONTCALM
part l'auteur du Journal tenu à Vannée attaque vio-
lemment Montcalm et lui reproche une série de fautes.
M. de la Pause exprime, de son côté, l'opinion que ce
général commit une lourde méprise en se mettant entre
la ville et l'armée anglaise. Malartic, dans une note
écrite après les événements, critique ses dispositions.
Il serait fastidieux d'énumérer tous ceux qui se sont
prononcés pour ou contre. Nous n'entendons point
trancher ce débat, reconnaissant volontiers notre incom-
pétence dans une matière aussi épineuse, où se pro-
duisent tant de témoignages et d'appréciations contra-
dictoires. Mais nous savons une chose : c'est que le
succès et l'insuccès exercent une extraordinaire influen-
ce sur les jugements humains, que la victoire dissimule
les fautes malgré lesquelles on la remporte, tandis que
la défaite transforme en erreurs des plans et des ma-
nœuvres pourtant judicieux et bien conçus.
Et maintenant hâtons-nous de terminer le récit de
cette journée douloureuse. Il était environ dix heures.
L'armée française était rangée en bataille en avant des
Buttes-à-Neveu, sur le sommet de la déclivité où s'élève
aujourd'hui le couvent des Franciscaines, à peu près
dans l'alignement des tours Martello. Les bataillons
étaient disposés comme suit : à droite, sur la hauteur
où l'hôpital Jeffrey Haie est maintenant construit, il y
avait celui de la Sarre, puis celui de Languedoc ;
au centre, Béarn et Guyenne ; à gauche, Koyal-Roussil-
lon et des milices. Les troupes de la colonie et les milices
du gouvernement de Québec étaient en potence à la
droite du bataillon de la Sarre. Elles occupaient des
broussailles dont ce terrain était rempli et avaient en
avant d'elles des pelotons pour inquiéter les Anglais.
MONTCALM 659
Eoyal-Koussillon avait aussi en avant de lui un peloton
de Canadiens. Et plusieurs autres pelotons de milices
étaient répandus de distance en distance en avant de
tout le front de bataille. ^ Montcalm était au centre
avec M. de Montreuil ; M. de Senezergues, brigadier
et lieutenant-colonel de la Sarre, commandait la droite,
et M. de Fontbonne, lieutenant-colonel de Guyenne,
commandait la gauche. " Toute l'armée paraissait
attendre avec impatience le signal pour charger l'en-
nemi, et le demandait avec chaleur. ^ "
L'armée anglaise était à une petite distance, sa droite
s'appuyant à l'éminence où se trouve maintenant la
prison de Québec, et sa ligne se prolongeant vers le che-
min Ste-Foy, entre la rue de Salaberry et l'avenue des
Erables. Des acclamations éclatèrent soudain sur le
front de nos troupes. Montcalm le parcourait sur son
cheval noir, tenant son épée haute dans un geste entraî-
nant, demandant à ses soldats s'ils étaient fatigués, et les
exhortant à faire leur devoir ^. Quelques instants après,
1 — Journal abrégé d^un aide de camp de M. de Montcalm^
(Doughty, V. 296).
2 — Ibid.
3 — Malartic, p. 284. — Un milicien de 1759, du nom de
Joseph Trahan, mort très vieux, qui aimait à raconter les inci-
dents de cette bataille, déclarait qu'il se rappellerait toujours
l'attitude de Montcalm, au moment d'engager l'action. *' Il
montait, disait-il, un cheval brun ou noir, au front de nos
lignes, tenant haut son épée comme pour nous exciter à faire
notre devoir. Il portait un uniforme à larges manches, dont
l'une, rejetée de l'arme qu'il tenait, découvrait le linge blanc
de sa manchette. Quand il fut blessé, le bruit se répandit
qu'il avait été tué, une panique s'ensuivit.*' {Le régiment des
Montagnards écossais^ par J. M. Lemoine j Revue Canadienne,
vol. IV, 1867, p. 856).
660 MONTCALM
toute l'armée française s'ébranla, les bataillons au centre,
les Canadiens et les sauvages sur les ailes. Elle s'élança
vers l'ennemi avec une grande impétuosité. Mais bien-
tôt les inégalités 'du terrain occasionnèrent quelque flot-
tement. Au bout de cent pas environ, les Canadiens in-
corporés dans les bataillons, qui formaient le deuxième
rang, et les soldats du troisième firent feu sans aucun
ordre, et mirent ventre à terre pour recharger. Ceci aug-
menta la confusion. Cependant nos lignes continuaient à
avancer pendant que les Anglais faisaient eux aussi
un mouvement en avant, mais sans tirer un seul
coup. Wolfe leur avait commandé de réserver leur
feu et de mettre deux balles dans leurs fusils. Ce
n'est que lorsque les Français furent à environ qua-
rante verges des régiments ennemis que ceux-ci reçu-
rent l'ordre de tirer. Un immense éclair jaillit de la
ligne anglaise, et un nuage de fumée rougeâtre l'enve-
loppa. Cette décharge à si courte distance produisit
sur nos troupes un effet meurtrier. Presque chaque
balle avait porté. Les régiments du centre, surtout,
avaient tiré avec tant de précision et d'ensemble qu'on
eût dit un coup de canon. Lorsque la fumée se dissipa,
les officiers anglais purent voir d'un seul coup d'oeil
qu'ils avaient bataille gagnée. Nos lignes étaient rom-
pues et nos bataillons en désordre ; le sol était jonché
de cadavres. A ce moment décisif, Wolfe ordonna aux
grenadiers de Louisbourg et au régiment de Bragg une
charge à la baïonnette. Les Highlanders et tous les
autres corps chargèrent presque aussitôt. Décimées et
foudroyées par l'effroyable feu qui les avaient assail-
lies, nos troupes n'étaient plus en état de soutenir le
choc de ces régiments admirablement disciplinés. • De
MONTCALM 661
tous côtés, elles plièrent dans une affreuse confusion,
et bientôt ce fut une déroute complète. En vain, Mont-
calm, Senezergues, tous nos officiers supérieurs s'effor-
cèrent-ils de les rallier. L'armée qui avait remporté tant
de victoires, les soldats de Chouaguen, du fort George,
de Carillon et de Montmorency, avaient senti passer
sur eux le souffle glacé de la défaite. Dans les desseins
providentiels, l'heure avait sonné qui devait transfor-
mer l'orientation de la Nouvelle- France. En quinze mi-
nutes la bataille des Plaines d'Abraham fut livrée et
perdue \
Au commencement de l'action, Wolfe avait reçu une
blessure au poignet. Quelques instants après il était
blessé dans l'aine. Et au moment où il chargeait à la
tête du régiment de Bragg et des grenadiers de Louis-
bourg, une troisième balle lui traversait les poumons.
Il se fit porter en arrière pour que ses soldats ne le vis-
sent pas mortellement atteint. On voulut envoyer cher-
cher un chirurgien. " Non, répondit-il, c'en est fini
de moi." A ce moment quelqu'un cria : " Ils fuient." —
" Quels sont ceux qui fuient ? " demanda le général
mourant. — " Les ennemis, lui dit-on ; ils sont en pleine
déroute." — " Allez dire au colonel Burton, commauda-
t-il aussitôt, de se porter avec le régiment de Webb sur
la rivière Saint- Charles pour couper aux fuyards la
retraite par le pont." Puis, se retournant sur le côté:
" Maintenant, murmura-t-il, ^ Dieu soit loué, je vais
1 — Journal of afrench officer^ Doughty, IV, p. 256 ; Johns-
tone, p. 44 Nous parlons ici de la bataille elle-même, de la .
rencontre et du choc des deux armées, non des préliminaires. ,
2 — Knox, II, p. 79.
662 MONTCALM
mourir en paix." Et son âme s'exhala dans ce cri de
triomphe.
Pendant ce temps le carnage continuait. Nos infor-
tunés soldats avaient été poursuivis jusqu'aux portes de
la Ville. Plusieurs d'entre eux pénétrèrent dans ses murs.
La plupart gagnèrent la vallée de la rivière Saint-
Charles, par la côte d'Abraham, pour traverser le pont
de bateaux et trouver refuge derrière l'ouvrage à cornes.
Les Anglais essayèrent de leur couper la retraite. Les
Highlanders s'avancèrent dans ce but jusque sur le
coteau Sainte-Geneviève. Mais là un feu terrible les
arrêta. Une troupe de tirailleurs canadiens — John-
stone dit qu'ils étaient deux cents, et Bigot huit ou neuf
cents — avaient été ralliés ^ et s'étaient postés dans
quelques bouquets d'arbres, en cet endroit. Ils dé-
ployèrent la plus grande valeur et firent mordre la
poussière à un grand nombre de montagnards. Ceux-
ci, se voyant assaillis avec tant de vigueur, durent
battre en retraite. Mais, renforcés par le régiment
d'Anstruther et le deuxième bataillon du Royal- Amé-
ricain, ils revinrent à la charge et réussirent à déloger les
Canadiens. Cependant ces derniers, en retraitant, conti-
nuèrent à faire face à l'ennemi disputant le terrain pouce
à pouce, jusqu'au pied de la côte d'Abraham, à l'endroit
où il y avait une boulangerie. La plupart de ces braves .
payèrent de leur vie leur héroïque dévouement,qui sauva
les débris de notre armée. Leur intrépide conduite fit bril-
1 — D'après Malartic et M. de Vaudreuil lui-même, c'était
celui-ci qui les avait ralliés. Il s'était tenu à l'ouvrage à cornes
pendant la matinée, et il n'était venu vers les hauteurs qu'au
moment de la déroute.
MONTCALM 663
ler un rayon de gloire sur cette funeste journée des
Plaines d'Abraham. ^
Presqu'en ligne avec la boulangerie que nous venons
de mentionner, en gagnant la rivière Saint-Charles, il y
avait un moulin. Les bataillons de Guyenne, de Lan-
guedoc et de Béarn parvinrent à s'y former, pour lais-
ser passer sur le pont les milices de Québec, de Mont-
réal et des Trois-Bivières. Puis ils le franchirent à leur
tour, ayant été remplacés par la Sarre et Boyal-Roussil-
lon. Enfin ceux-ci passèrent les derniers, et allèrent se
former au- delà de la rivière Saint-Charles. Il n'était
que midi. ^ Et cependant, durant les quelques quarts
d'heures qui venaient de s'écouler, la moitié d'un conti-
nent avait vu changer ses destins.
Mais où était Montcalm, le chef vaillant de cette
armée dont jusqu'à ce jour il avait été l'âme, l'orgueil
et l'espoir ? Hélas 1 il ne se trouvait plus au milieu de
ses fidèles bataillons. Au moment du désastre, lorsqu'il
s'efforçait d'enrayer la déroute, il avait été, comme son
rival, atteint d'une blessure mortelle, et avait trouvé
refuge dans Québec, où il gisait sanglant, le front déjà
voilé des ombres de la mort.
1 — A consulter sur cet épisode, Johnstone (p. 44), et Fra-
ser, p. 23.
2— Malartic, p. 386.
CHAPITRE XIX
Montcalm blessé à mort Son entrée tragique à Québec
Arnoux lui annonce sa fin prochaine Fermeté de Mont-
calm— Au quartier général Confusion et panique Un
conseil de guerre Les mouvements de Bougainville
Vaudreuil écrit à Montcalm Les derniers instants du
général — Ses funérailles. — Scène lugubre. — Une heure
sombre pour la patrie. — L'armée et le peuple pleurent
Montcalm — Son oraison funèbre par Vaudreuil. — Une
diatribe Les derniers jours de la Nouvelle France
Montcalm et la postérité.
En s'efforçant de rallier ses troupes, Montcalm avait
reçu deux blessures, dont l'une était fatale ^. Voyant
que la bataille était absolument perdue, et se sentant
mortellement atteint, il se fit soutenir sur son cheval
par trois soldats et parvint à gagner la ville, où il péné-
tra par la porte Saint-Louis, en même temps que Mont-
beillard et un flot d'hommes de tous les corps échappés
à la poursuite de l'ennemi 2. La terreur et la désolation
régnaient dans Québec, où les fuyards avaient apporté
les désastreuses nouvelles du champ de bataille. Mais,
à la vue de Montcalm, qui, les habits souillés de sang,
et affaissé sur son cheval noir, descendait lentement la
rue St-Louis, appuyé sur ses soldats dont la conteuance
1 — Il avait été blessé à la cuisse et au bas-ventre, d'après
Malartic. Bigot prétend qu'une balle lui avait traversé les
reins.
2 — Journal de Mo Jitcalm, 614.
666 MONTCALM
indiquait le désespoir ; devant ce groupe tragique où
s'accusait, dans un poignant relief, toute la profondeur
et toute rhorreur de la défaite, des cris de douleur et
de consternation éclatèrent de toutes parts. — " Oh,
mon Dieu ! mon Dieu ! Le marquis est tué ! " répétaient
en pleurant les femmes qui se pressaient sur le passage
du lugubre cortège. En entendant ces exclamations et
ces gémissements, le général se redressa ; et, domptant
un moment ses souffrances, il essaya, avec sa courtoisie
habituelle, de rassurer celles qui les proféraient. — " Ce
n'est rien ! ce n'est rien ! leur dit-il. Ne vous affligez
pas pour moi, mes bonnes amies ^" !
On le conduisit dans la maison de M. André Arnoux^
le chirurgien du Roi, qui était à l'armée du lac Cham-
plain avec Bourlamaque ^. Ce fut Arnoux le jeune,
frère d'André, qui examina et pansa ses blessures.
Montcalm voulut savoir quel était son verdict médi-
cal. Et Arnoux ne put éviter de lui déclarer que la
mort était proche. Le général accueillit cette annonce
1 — Tous ces détails sont empruntés à l'opuscule du lieute-
nant colonel Beatson, Notes on ihe Plains of Abraham. Une
vieille dame, témoin oculaire de cette scène, — elle avait alors
dix huit ans — l'avait plus d'une fois racontée à l'honorable
John Malcolm Fraser, petit fils de l'un des officiers de Wolfe*
M. Fraser avait communiqué cette intéressante information
à M. Faribault, qui, à son tour, en avait fait part au lieute-
nant-colonel Beatson.
2 — Cette maison d'Arnoux était située dans la rue 8t-Louis.
Nous inclinons à croire qu'elle occupait le site de la grande
maison en pierre qui porte le numéro 59, et qui sert depuis
longtemps de résidence à des officiers de la garnison. (Voir
à ce sujet l'intéressante étude de M. P. B. Casgrain dans le
Bulletin des recherches historiques^ vol. 9, p. 3).
MONTCALM 667
avec une sérénité et une fermeté d'âme admirables. —
" Combien d'heures ai-je encore à vivre, demanda-t-il ;
dites-moi la vérité comme un ami sincère ". Le chirur-
gien répondit que le blessé ne pourrait se prolonger
beaucoup au-delà de trois heures du matin. Une rela-
tion contemporaine prétend que Montcalm s'écria alors :
" Tant mieux, je ne verrai pas les Anglais dans Qué-
bec ^ ". Et immédiatement, il prit ses dispositions pour
mettre ordre à ses affaires et se préparer à bien mou-
rir.
Pendant ce temps tout était confusion au quartier
général, derrière l'ouvrage à cornes. Johnstone rap-
porte qu'au premier moment il y régnait une telle pani-
que qu'on fut bien près de couper le pont de communi-
cation avant que tous les corps eussent repassé la rivière.
Il prétend même que, ddns la consternation où l'on
était plongé, on songea à capituler immédiatement pour
toute la colonie ; et il nomme deux oÊ&ciers qui en
firent hautement la proposition à M. de Vaudreuil.
Nous devons dire ici que les documents ne nous sem-
blent pas indiquer une telle disposition chez ce dernier.
Il convoqua un conseil de guerre composé de lui-même,
de l'intendant et de tous les chefs de corps. Hélas !
parmi ceux-ci, plusieurs manquaient à l'appel. Le briga-
dier de Senezergu es était mortellement blessé et prison-
nier 2 ; M. de Fontbonne, lieutenant-colonel de Guyenne
était tué ; M. de Privas, lieutenant-colonel de Langue-
1 — Knox, II, p. 79.
2 — M. de Senezergues, était resté sur le champ de bataille.
Les Anglais le tirent transporter à bord d'un vaisseau où il
mourut le lendemain. {Townshend' s Journal) Doughty, IV,
p. 269).
668 MONTCALM
doc, avait reçu une dangereuse blessure. ^ Les ofi&ciers
réunis pour délibérer avec MM. de Vaudreuil et Bigot
étaient MM. Dalquier, de Poulhariès, Pontleroy, Du-
mas, et MM. Duparquet, de Manne ville, et Duchat,
qui, en leur qualité de plus anciens capitaines, rempla-
çaient les commandants de la Sarre, Guyenne et Lan-
guedoc. M. de Vaudreuil proposa de considérer s'il
n'y avait pas moyen d'attaquer de nouveau l'ennemi.
M. de Bougainville avait donné avis qu'il était sur le
chemin de Sainte-Foy oii il attendait le résultat de la
délibération.
Il était arrivé à Sillery vers onze heures ; et, laissant
une centaine de ses soldats escarmoucher avec des com-
pagnies de l'infanterie légère anglaise postées dans une
maison, il avait paru sur les derrières de l'armée enne-
mie, au moment où la déroute de nos troupes était com-
plète^. Ne pouvant songer à engager seul une action
avec l'armée anglaise victorieuse, il retraita donc vers
1 — Les Anglais avaient aussi subi des pertes cruelles.
Wolfe était mortet Monckton grièvement blessé. (Lecomman-
dem^^nt avait passé à Townshend). L'ennemi avait 658 hom-
mes tués ou blessés, parmi lesquels 15 capitaines et 32 lieu-
tenants. D'après M. de Vaudreuil, les pertes des Français
étaient à peu près égales.
2 — "J'y marchai aussitôt, mais quand j'arrivai à portée de
combattre, notre armée était battue et en déroute. Toute
l'armée anglaise s'avança pour m'attaquer. Je fis ma retraite
devant elle, et me portai de façon à couvrir la retraite de
notre armée ". {Noie de Bougainville, dictée à Lorette, le 21
septembre 1759) Townshend a déclaré aussi dans son Jour-
nal que Bougainville arriva après la déroute de notre armée.
(Doughty, IV, p. 270).
MONTCALM '669
le chemin et la paroisse de Ste-Foy et attendit des
ordres.
D'après certaines relations, M. de Vaudreuil aurait
envoyé demander à Montcalm son avis. Et celui-ci
aurait répondu qu'il y avait trois partis à prendre : atta-
quer une seconde fois l'ennemi ; se retirer à Jacques-
Cartier ; ou capituler pour la colonie \ Cependant
aucun document authentique ne nous donne la teneur
exacte de cette réponse que Montcalm aurait faite.
Si l'on en croit MM. de Vaudreuil et Bigot, ils opi-
nèrent tous deux, dans le conseil, pour une seconde
bataille. Mais les officiers furent tous d'opinion que
"la faiblesse de l'armée, la dispersion, le harassement,
la supériorité de l'ennemi, l'insécurité d'un camp non
protégé, l'éloignement des approvisionnements, le dan-
ger des communications coupées, obligeaient les troupes
à se replier sur la rivière Jacques-Cartier, où se trou-
vait l'unique dépôt de vivres ^ ". A quatre heures et
demie de l'après-midi, M. de Vaudreuil écrivait à Lévis
pour l'informer des tristes événements de la journée,
lui communiquer la résolution du conseil de guerre, et
lui demander de venir en toute hâte se mettre à la tête
des troupes.
Il avait été décidé que l'armée quitterait le camp à
neuf heures du soir. Ce mouvement eut lieu dans les
plus déplorables conditions. On abandonnait les tentes
et les équipages, des vivres pour dix jours, l'artillerie.
1 — Journal tenu à V armée, p. 69.
2 — Copie du conseil de guerre, tenu le 13 septembre chez M.
de Vaudreuil; collection Moreau Saint-Méry, Canada, vol.
XIII F. • •
670 MONTCALM
une grande quantité de munitions. La retraite prit
bientôt les apparences d'une déroute ; les divisions se
mêlèrent, tout ordre et toute discipline disparurent.
Quand l'armée atteignit le lendemain la Pointe-aux-
Trembles, elle n'était plus qu'un peloton confus et mêlé
des cinq bataillons et des Canadiens des trois gouver-
nements ^. Cette déplorable retraite, qui provoqua l'in-
dignation de Lévis, fut universellement blâmée. La
perte de la bataille des Plaines ne justifiait aucunement
une pareille débandade. Protégée par la rivière St-
Charles et par l'ouvrage à cornes, l'armée pouvait
attendre dans ses retranchements de Beauport, et se
déterminer d'après les mouvements de l'ennemi. Il
aurait toujours été temps de faire sa retraite sur
Lorette, en bon ordre, le lendemain ou les jours sui-
vants, par le chemin de Montmorency à Charlesbourg et
les chemins de traverse.
Avant le départ de l'armée, M. de Vaudreuil écrivit
à Montcalm, à six heures du soir: " Je ne puis assez
vous réitérer, combien je suis vivement peiné de vos
blessures; je me flatte que vous en guérirez dans peu,
et que vous êtes bien convaincu que personne n'y prend
plus d'intérêt que moi pour l'attachement que je vous
ai voué de tous les temps. J'aurais fort souhaité enta-
mer dès aujourd'hui une nouvelle affaire avec l'ennemi,
mais tous les commandants des corps m'en ont repré-
senté l'impossibilité, eu égard à la position avantageuse
des Anglais, à la diminution et au découragement de
l'armée, et qu'il n'y avait pas à différer notre retraite.
1 — A dialogue in ha des j p 52. — Journal de Montcalnif
p. 616.
MONTCALM 671
L'opinion de ces messieurs se trouvant appuyée de la
vôtre \ je consens, quoique avec douleur, par Tenvie
que j'ai de me soutenir dans la colonie à quelque prix
que ce soit, d'autant mieux que ce n'est qu'en prenant
ce parti que je puis me servir des uniques et faibles
ressources quinous restent pour la subsistance de l'armée.
Je joins ici, Monsieur, la lettre que j'écris d'après cela
à M. de Eamezay avec l'instruction que je lui adresse,
contenant les articles de la capitulation qu'il doit deman-
der à l'ennemi. Vous verrez qu'ils sont les mêmes dont
j'étais convenu avec vous. Ayez la bonté de lui faire
tenir le tout après que vous l'aurez lu ; ménagez-vous,
je vous prie, ne pensez qu'à votre guérison." Ce fut
Marcel, aide de camp et secrétaire de Montcalm, qui
répondit à cette lettre du gouverneur par le billet sui-
vant : " Monsieur le marquis de Montcalm, sensible à
vos attentions, me charge d'avoir l'honneur de vous
écrire qu'il approuve tout ; je lui ai lu votre lettre, et
le modèle de capitulation que j'ai remis à M. de Eame-
zay, suivant vos intentions, avec la lettre que vous lui
écrivez à cette occasion." Puis le fidèle secrétaire ajou-
tait en post-scriptum : " Monsieur le marquis de Mont-
calm ne va guère mieux ; cependant il a le pouls un
peu meilleur à dix heures du soir." ^
Après avoir dicté sa réponse à la dernière communica-
tion de Vaudreuil, l'illustre blessé ne voulut plus faire
1 — Encore une fois nous tenons à faire observer que l'on
n'a pas la teneur précise de cette opinion exprimée par M. de
Montcalm. Et il ne faut pas oublier que le général était mou-
rant.
2 — Moreau Saint-Méry, Canada, vol. XIII, F.
672 MONTCALM
aucun acte relatif à son commandement. ^ On rap-
porte qu'à une demande d'instructions de M. de Rame-
zay, il répondit : " Je n'ai plus d'ordre à donner ; j'ai à
m'occuper d'afifaires plus importantes, et le temps qui
me reste est court." Il aurait aussi ajouté : " Je meurs
content; je laisse les affaires du roi mon maître entre
bonnes mains ; j'ai toujours eu une haute opinion de
M. deLévis."2
Son secrétaire, Marcel, resta auprès de lui jusqu'à la
fin. Montcalm lui communiqua ses volontés dernières.
Il voulait que tous ses papiers fussent remis à M. de
Lévis, de même qu'un écrit contenant ses intentions,
qu'il avait déposé chez M. de la Rochette, trésorier de
la marine ^. Pendant qu'il s'occupait de ces soins, sa
pensée dut s'envoler vers son cher Candiac, vers la
mère, l'épouse, les enfants, tous les êtres aimés qu'il ne
reverrait plus qu'au delà du tombeau, dans l'éternelle
patrie des âmes *. La foi profonde qui l'animait vint
1 — Il avait écrit auparavant à Townshend au sujet de l'exé-
cution du cartel d'échange pour les prisonniers, ce qu'il
ne faut pas confondre avec une autre lettre qu'on lui attri-
bue, dans laquelle il aurait invoqué la clémence du vainqueur
pour les vaincus, spécialement pour les Canadiens donc il
aurait dit: '' Je fus leur père, soyez leur protecteur ". Nous
croyons que cette lettre est apocryphe. Nous avons donné
au long nos raisons d'être sceptique, dans lu Nouvelle-France
du mois de septembre 1901, p. 409.
2 — Ces paroles de Montcalm mourant sont rapportées les
unes par Johnstone (p. 46), les autres par Koox (II, p. 79).
3 — Lettre de Marcel à M. de Lévis, 14 septembre 1759;
Lettres du marquis de Montcalm, p. 5-'9.
4 — Outre sa mère et sa femme, Montcalm laissait deuxtils
et trois filles. Nous avons vu que l'une de celles ci avait
épousé M. d'Espinousse de Coriolis ; les deux autres épousé-
MONTCALM 673
adoucir ses derniers instants, et le fortifier au moment
suprême. Il reçut le viatique et l'extrême-onction avec
une piété très vive. Et à cinq heure3 du matin, le 14
septembre 1759, il expirait comme un héros chrétien,
qui croit aux promesses de l'immortalité. Une fois de
plus s'était vérifiée la parole que nous citions au début
de cet ouvrage : "La guerre est le tombeau des Mont-
calm".
rent, l'une un Doria, de la famille Doria, de Gênes, l'autre le
vicomte de Damas. Le cadet de ses fils était chevalier de
Malte. L'aîné, Louis-Jean-Pierre-Marie, épousa, Jeanne-Marie
de Lévis, nièce du chevalier. Il devint maréchal de camp et
fut député de la noblesse de Carcassonne aux Etats-Géné-
raux en 1789.
" En 1790, au moment où l'Assemblée nationale mettait en
question la suppression des pensions accordées par le Roi,
M. de Noailles réclama une exception en faveur de la famille
de Montcalm : " Ses services, dit il, ont fait connaître son
nom dans les deux mondes ; sa valeur et ses talents mili-
taires ont honoré les armes françaises." Sa demande fut
écoutée. Les enfants de Montcalm alors au nombre de
quatre, reçurent une pension de 1000 livres chacun." {Le
marquis de Montcalm par le P. Martin, 1875, p. 280.)
Le fils aîné de Louis- Jean-Pierre Marie, qui s'appelait Louis-
Hippolyte, fut aussi maréchal de camp, etépousa Armandine
de Richelieu, sœur du premier-ministre de Louis XVIII | il
mourut sans postérité. Le second fils, Louis-Dieudonné, tut
aide de camp du duc d'Angoulême, etépousa une demoiselle
de Sainte Maure-Montausier. Il eut pour fils André-Dieudonné-
Victor de Montcalm, qui épousa sa cousine Gabrielle de
Montcalm. Comme il n'avait pas d'enfants, il adopta son neveu,
lé comte de Saint-Maurice. Celui-ci, à la mort de son oncle
et de son père adoptif, a pris le nom de marquis de Mont-
calm. C'est lui qui continue la lignée. Son jeune fils est venu
à Québec, en 1908, avec le marquis Gaston de Lévis.
43
674 MONTCALM
Tout était ruine et confusion dans Québec. On ne put
trouver un ouvrier capable de préparer une bière con-
venable aux restes mortels de M. le marquis de Mont-
calm, commandeur de l'ordre de Saint-Louis, et lieute-
nant-général dans les armées du roi de France. Ce fut
un vieux contre-maître des Ursulines, surnommé " le
bonhomme Michel, " qui " ramassa à la bâte quelques
planches ", dit le vieux récit du monastère, " et parvint
à confectionner, en versant larmes abondantes, une
boîte informe, peu en rapport avec la précieuse dépouille
qu'elle devait renfermer \ " Les funérailles du géné-
ral eurent lieu le jour même de sa mort, à neuf heures
du soir. Le pauvre cercueil où semblaient être ensevelis,
dans le même linceuil que le héros, tous les espoirs et
la fortune même de la patrie, était escorté par M. de
Eamezay, les officiers de la garnison, et quelques
mornes citoyens que suivaient des femmes et des en-
fants en pleurs. L'inhumation se faisait aux Ursulines.
"Quel lugubre spectacle que ce convoi de Montcalm,
s'en allant dans l'obscurité, sous la menace des bom-
bes et des obus, au milieu de Québec incendié et dévasté,
pendant que, là-bas, l'armée débandée s'enfuyait sur les
routes, et que, devant la ville et à ses portes, l'ennemi
victorieux se préparait à lui donner le coup de grâce ?
Qui dira les angoisses dont devaient être broyés les
<XBurs en cette nuit de deuil et d'effroi ? L'humiliation
de la défaite, la douleur causée par la sanglante héca-
tombe de la veille, l'anxiété du sinistre présent, l'appré-
hension du redoutable avenir, tout se réunissait pour
rendre cette heure plus amère et plus désespérante
1 — Histoire des Ursulines, vol. ITl, p. 9.
MONTCALM 675
Vaincus, écrasés, ruinés, abandonnés, qu'allait-on deve-
nir ? Y aurait-il un lendemain pour la Nouvelle-
France ? Et les funérailles du grand soldat dont on
suivait le corps inanimé n'annonçaient-elles pas sûre-
ment le cataclysme définitif et l'effondrement national ?
O mon pays ! quelles heures de détresse et d'agonie tu
as vécues ! et de quel abîme Dieu t'a fait surgir !
La cérémonie funèbre eut lieu dans la chapelle des
Ursulines, " à la lueur des flambeaux." Ce fut M. Kesche,
chanoine de la cathédrale, qui y présida, accompagné
de ses confrères, MM. Cugnet et Collet. Dans les demi-
ténèbres, on pouvait entrevoir derrière les grilles huit
religieuses agenouillées, qui, dans toute la ferveur de
leur âme. priaient pour l'illustre mort dont leur sainte
maison allait désormais garder la dépouille. On descen-
dit cette bière misérable et glorieuse dans la fosse qu'une
bombe anglaise avait commencée de creuser. ^ Et ce fut
tout. " Les cloches restèrent muettes, le canon ne
résonna point, et les clairons furent sans adieu pour le
plus vaillant des soldats." ^
1 — Nous croyons au moins soutenable cette tradition, qui
a pour elle un important témoignage contemporain, celui de
M. de Foligné, consigné dans son Journal mémoratif, (Doughty,
IV, p. 207.)
2 — Histoire des UrsuUnes de Québec, vol. III, p. 10. — Parmi
les personnes présentes à cette inhumation, *' se trouvait,
écrit l'annaliste du monastère, notre ancienne mère Marie-
Amable Dubé de Saint-Ignace, alors âgée de 9 ans. S'étant
rencontrée sur le passage du convoi, elle le suivit jusque dans
l'église, ainsi qu'une autre petite compagne de son âge. Que
de fois ne nous a-t-elle pas donné les détails de cette scène
attendrissante, encore aussi présente à sa mémoire, après 72
ans, qu'à l'époque où elle eut lieu."
676 MONTCALM
Montcalm fut pleuré par Tarmée et le peuple. M. de
Folignë, que nous avons cité souvent, disait dans son
journal: "Jamais général n'avait été plus aimé de la
troupe et plus universellement regretté. Il était d'un
esprit supérieur, généreux, doux, affable, familier à tout
le monde, ce qui lui avait fait gagner la confiance de
toute la colonie. Bequiescat in pace ". Bourlamaque
écrivait à M. de Bernetz : " La mort de M. de Mont-
calm m'a pénétré de douleur. C'est une perte pour
l'Etat, pour ses amis et pour les troupes qu'il comman-
dait, que je dirais irréparable, si nous n'avions M. de
Lévis, qui ne mérite ni moins d'estime ni moins de con-
fiance. Je regrette vivement M. de Montcalm comme
un général de distinction et comme mon ami ". M. de
Bernier, commissaire des guerres, faisait cet éloge du
général dans une lettre au ministre. "M'est-il permis
de jeter encore quelques larmes sur la tombe de M. de
Montcalm ? La colonie en pleurs en ressentira long-
temps la perte. Le militaire a perdu un protecteur zélé,
qui lui faisait trouver des charmes dans les plus gran-
des fatigues, par le désir de mériter son éloge ". Un des
officiers de Montcalm exprimait ainsi ses regrets : " Je
ne me consolerai jamais de la perte de mon général.
Qu'elle est grande pour nous, et pour ce pays et pour
l'Etat ! C'était un bon général, un ami solide, un ci-
toyen zélé, un père pour dous tous. Il a été enlevé au
moment de jouir du fruit d'une campagne que M. de
Turenne lui-même n'aurait pas désavouée. Tous les
jours, je le chercherai et tous les jours ma douleur sera
plus vive ". Nous ne citerons qu'un mot de Bougain-
ville, dont on devine les douloureux sentiments : " M.
le marquis de Montcalm avait fait une campagne digne
MONTCALM 677
de M. de Turenne, et sa mort fait nos malheurs ". Et
Lévis : " M. de Montcalm emporte tous les regrets de
l'aimée et les miens. Vous connaissez quel était son
zèle et ses talents ; je ferai mes efforts pour suivre ses
traces ".
Mais quel langage tenait M. de Vaudreuii, au milieu
de tous ces témoignages d'estime et d'admiration ?
Voici ce qu'il écrivait au maréchal de Belle-Isle quel-
ques semaines après la mort de Montcalm : " Ce géné-
ral mourut de ses blessures le lendemain de cette
affaire; je l'ai beaucoup regretté. Il ne pouvait, Mon-
seigneur, être mieux remplacé que par M. le chevalier
de Lévis." — " Je l'ai beaucoup regretté," disait Vau-
dreuii au ministre de la guerre. La lettre qu'il écrivait
en même temps au ministre de la marine va nous
éclairer sur la sincérité de ces regrets. Voici son oraison
funèbre du preux qui dormait son dernier sommeil
sous les dalles de l'église des Ursulines :
" Depuis le moment de l'arrivée de M. de Montcalm
en cette colonie jusqu'à celui de sa mort, il n'a cessé
de tout sacrifier à son ambition démesurée. Il semait
la zizanie dans les troupes, tolérait les propos les plus
indécents contre le gouvernement, s'attachait les plus
mauvais sujets, faisait en sorte de corrompre les plus
vertueux, en devenait l'ennemi cruel lorsqu'il n'y pou-
voit réussir. Il voulait devenir gouverneur général ; il
en assurait les uns ; aux autres il disait que pourvu
que le Koi conservât une partie du Canada, il serait
cordon bleu. Il promettait sa protection et flattait de
grâces chacun en particulier des ofi&ciers de la colonie
qui adoptaient ses idées. Il n'épargnait rien vis-à-vis
les peuples, les différents états pour leur prouver son
678 MONTCALM
attachement, tandis que par lui ou par les troupes de
terre il leur fesait porter le joug le plus affreux. Il dif-
famait les honnêtes gens, soutenait l'insubordination,
fermait les yeux au pillage du soldat, le tolérait même
au point de leur voir vendre les denrées et bestiaux
qu'ils avaient volés à l'habitant.
" Je suis au désespoir. Monseigneur, d'être dans la
nécessité de vous faire un tel portrait après la mort de
M. le marquis de Montcalm. Quoi qu'il contienne
l'exacte vérité, je l'aurais suspendu si je ne considérais
que sa haine personnelle pour moi ; mais la perte de
Québec m'est trop sensible pour vous en cacher la cause
qui est généralement connue du public." '
Cette violente diatribe se poursuivait ainsi et cou-
vrait plusieurs pages. M; de Vaudreuil y déversait toutes
ses rancunes. Il piétinait sur le cadavre de Montcalm.
Il accumulait les accusations les plus odieuses et les
plus invraisemblables, celles-ci, par exemple : que le
général avait voulu faire raser Québec, même avant
son départ de Montréal, au mois de mai ; qu'il avait
annoncé publiquement la perte de la colonie pour le
15 septembre ; et ainsi de suite. Nous n'avons pas
besoin de faire toucher du doigt toutes les faussetés
contenues dans cette pièce calomnieuse. Non, Montcalm
ne s'attachait pas les plus mauvais sujets, et n'essayait
pas de corrompre les plus vertueux ; ses amis étaient les
hommes les plus honorables de l'armée et de la colonie :
Bourlamaque, Desandrouins, Doreil, Villiers, Benoist,
Contrecœur, la Naudière, St-Ours, etc. Non, il ne sou-
1 — Vaudreuil au ministre de la marine, 30 octobre 1759 j
Archives nationales, Paris.
MONTOALM 679
tenait pas rinsxibordination; il avait fait casser la tête
en 1757, à un soldat de la Sarre qui avait manqué de
respect envers un officier de la colonie \ Non, il ne
tolérait pas le pillage ; il avait fait fusiller pendant le
siège un soldat de Eoyal-Roussillon coupable de "vol
avec fracture ^ ". Non, il ne diffamait pas les honnêtes
gens ; Bigot, Cadet, Deschenaux, Martel, Mauriu, et toute
la bande de concussionnaires dont il dénonçait les rapi-
nes, n'étaient pas des honnêtes gens, mais des voleurs
publics. Même s'il y avait eu quelque fondement dans
ces imputations de Vaudreuil, comment pouvait-il ne
pas voir l'indécence de ses invectives passionnées con-
tre un homme dont les lèvres étaient à jamais muettes,
contre un vaillant qui avait donné son sang pour
son roi et sa patrie, et qui était tombé au champ d'hon-
neur. Sans doute, il avait eu à se plaindre de Mont-
calm, et son amour-propre avait reçu de ce dernier des
blessures parfois cruelles. Mais les âmes généreuses
savent désarmer devant la mort, et ne permettent pas
à leurs inimitiés de troubler la paix des tombeaux.
Vaudreuil eut un émule dans ses outrages à la mé-
moire de Montcalm. Bigot, quand il eut à rendre compte
en France de ses concussions, eut l'audace, dans un de
ses factums, de le traiter de " délateur. " La mère et
l'épouse du général intervinrent alors, et, à leur demande
le tribunal fit supprimer cette basse injure comme
calomnieuse.
L'acharnement de Vaudreuil contre ce disparu, dont
il poursuivait si outrageusement la mémoire, lui fit
1 — Journal de Montcalm, p. 298.
2 — Montcalm à Lévis, 5 juillet 1759; Lettres de Montcalm^
p. 173.
680 MONTCALM
commettre une démarche déplorable. Il voulut faire
main basse sur les papiers de Montcalm. Mais il lui
fallut battre en retraite devant la ferme et calme résis-
tance de Lévis, dont il tenait à conserver l'amitié. " Je
ne puis, lui écrivait celui-ci le 10 octobre, me prêter à
ce que vous me demandez, pour l'ouverture des papiers,
attendu qu'ils doivent m'être remis, selon les intentions
du ministre et même celles du marquis de Montcalm...
Je suis responsable par état vis-à-vis de mon ministre
et envers les parents de M. de Montcalm de ses papiers
qui ne doivent être vus que de moi seul... J'envoie
ordre à M. de Montreuil de mettre un second scellé sur
tout ce qui a appartenu à feu M. le marquis de Mont-
calm, pour que, dans un temps plus tranquille, je puisse
en faire la vérification, pour suivre les intentions du
défunt. ' "
On eût dit que le spectre de Montcalm hantait le
gouverneur. Dans une autre lettre au ministre de la
marine, il lui dénonçait une démarche que le général
aurait faite quinze ou vingt jours avant sa mort. Il
aurait confié au Père Koubaud, missionnaire de St-
François, deux paquets à l'adresse de madame de Pom-
padour, contenant des mémoires sur certains actes admi-
nistratifs, notamment sur les abus commis dans les pos-
tes. Il y aurait eu dans un de ces mémoires quelque chose
de défavorable à M. de Vaudreuil. Là- dessus ce dernier
accusait Montcalm d'avoir voulu surprendre la religion
du roi. Quand on songe à la triste notoriété que Eou-
baud devait bientôt acquérir, on se dit que toute cette
histoire pouvait fort bien n'être qu'une imposture.
1 — Lettres de Lévis, p. 236.
MONTCALM 681
Pourquoi Montcalin aurait-il choisi le P. Roubaud
comme dépositaire de papiers destinés à madame de
Pompadour ? Et ces papiers mystérieux qui, paraît-il,
seraient tombés entre les mains des Anglais lorsqu'ils
saccagèrent la mission de Saint-François du Lac, pour-
quoi leur aurait-il fait courir de tels risques, lorsqu'il
avait sous la main Bougainville, Marcel, Montbeillard,
et d'autres encore? Ne sommes-nous pas vraiment jus-
tifiable de croire que Eoubaud avait abusé de la crédu-
lité de M. de Vaudreuil, dans un but intéressé, en
montant cette histoire mélodramatique^ ?
Le gouverneur était rendu à Montréal lorsqu'il écri-
vait les lettres que nous avons citées plus haut, et qui
sont vraiment plus nuisibles à sa mémoire qu'à celle
de Montcalm. Il n'entre pas dans notre cadre de racon-
ter en détail les événements qui suivirent la mort de
celui-ci. Nous nous bornerons donc à rappeler briève-
ment qu'après avoir atteint la Pointe-aux-Trembles, le
14 septembre, M. de Vaudreuil avait retraité jusqu'à
Jacques-Cartier, où il arrivait le 15. Bougainville était
resté en arrière avec son corps pour protéger ce mouve-
ment. M. de Eamezay, dont les instructions compor-
taient qu'il ne devait pas attendre l'assaut, et pouvait
capituler aussitôt qu'il manquerait de vivres, fut mis en
demeure de rendre la ville, par la population épuisée et
découragée. Il convoqua le 15 un conseil de guerre
qui opina pour la capitulation, moins une voix, celle
1 — Le P. Roubaud, peu de temps après, devait jeter le froc
aux orties. Il passa en Angleterre, se mêla de mille intrigues,
donna des preuves multiples de sa duplicité de caractère, spé-
cialement dans ses relations avec Pierre Ducalvet, et finit
misérablement ses jours.
682 MONTCALM
de l'intrépide Jacau de Fiedmont. Ayant eu une
communication de M. de Vaudreuil, qui lui faisait
espérer des vivres, et un retour offensif de l'armée,
il attendit jusqu'au 17 au soir. Il envoya alors
M. de Joannès, major de la place, pour obtenir
de Townshend les meilleurs termes possibles de capi-
tulation. Sur ces entrefaites, M. de la Rochebeau-
cour arrivait à Québec à la tête d'une troupe de cava-
liers portant quelques provisions. Il annonçait d'autres
.secours. Mais la négociation était trop avancée et M. de
Ramezay jugea qu'il ne pouvait la rompre. Le lende-
main, 18 septembre 1759, la capitulation était consom-
mée, et la capitale de la Nouvelle-France voyait arborer
sur ses murs, au lieu des couleurs françaises, le drapeau
britannique, qui n'a cessé d'y flotter depuis plus d'un
siècle et demi.
La conduite de M. de Ramezay provoqua alors les
plus sévères critiques et trouva peu de défenseurs. Le
mémoire justificatif présenté par lui peu de temps
après, mais publié seulement en 1861, semblerait
devoir modifier l'appréciation de son acte.
Lévis arriva à l'armée le 17 septembre. Il remonta
le moral des troupes et s'avança vers Québec, jusqu'au
moment où il apprit la reddition de cette ville. Forcé
alors d'arrêter ce mouvement offensif, il se replia sur
Jacques- Cartier, où il resta jusqu'au 10 novembre.
Après avoir établi dans ce poste, pour l'hiver, le major
Dumas, avec environ six cents hommes, il rejoignit le
gouverneur à Montréal. Sur la frontière du lac Cham-
plain, Bourlamaque avait tenu en échec Amherst, qui
ne s'illustra guère dans cette campagne, durant laquelle
ses lenteurs parurent inexplicables.
MONTCALM . 683
La flotte anglaise quitta Québec le 18 octobre. Le
brigadier-général Murray restait dans cette ville avec
7,300 hommes; il devait y exercer les fonctions de
gouverneur et de commandant en chef des troupes.
Durant l'hiver, M. de Lévis conçut le hardi projet de
reprendre Québec. Il activa ses préparatifs et partit
en bateau le 21 avril 1760. Arrivé à la Pointe-aux-
Trembles le 24, il atteignait Saint- Augustin le 26, et y
faisait son débarquement. Le 27, il était à Sainte-
Foy. Murray, prévenu de son approche, sortit de Qué-
bec, le 28, à la tête d'environ 3,000 hommes, et avec
vingt-deux bouches à feu. La bataille s'engagea un
peu en deçà de l'endroit où Wolfe et Montcalm s'étaient
mesurés l'année précédente ; mais l'effort s'en porta
plus à gauche, c'est-à-dire plus vers le chemin Sainte-
Foy. Elle dura deux ou trois heures et se termina par
une complète victoire pour notre armée. Lévis com-
mença immédiatement à assiéger Québec. Il fit tra-
vailler à ouvrir une parallèle et à ériger trois batteries.
Le 11 mai son artillerie ouvrit le feu contre les rem-
parts. Mais l'arrivée de plusieurs vaisseaux de guerre
anglais devant la ville le força à abandonner son entre-
prise ; il fit sa retraite sur Jacques-Cartier ; et de là
regagna Montréal.
Les Anglais étaient déterminés à en finir cette année
avec le Canada. Pendant que 3,700 hommes, comman-
dés par Murray, remontaient le St- Laurent, Haviland, à
la tête de 3 ou 4,000 réguliers, provinciaux et sauvages,
dressait ses batteries contre FIle-aux-Noix, et Amherst,
à la tête de 11,000 soldats, s'avançait par les rapides.
Les défenseurs de la colonie étaient incapables de
repousser des forces aussi accablantes. Le 7 septembre
684 MONTCALM
les trois armés anglaises, formant ensemble 17 à 18,000
hommes, avaient fait leur jonction et investissaient
Montréal. MM. de Vaudreuil et de Lévis ne pouvaient
prolonger davantage la résistance. Le 8 septembre 1760,
le gouverneur signait la capitulation qui mettait fin à
la domination française en Canada.
Quelques jours après, ceux qui avaient été les lieu-
tenants, les compagnons d'armes de Montcalm, Lévis
Bourlamaque, Bougainville, l'état-major et les troupes,
de même que Vaudreuil, Bigot, et tout le personnel
administratif de la Nouvelle-France, quittaient les rives
du Saint-Laurent. Mais le Canada gardait les restes du
grand vaincu, martyr du devoir et de l'honneur.
Le malheur des temps, les épreuves, les luttes, les
vicissitudes que notre nationalité eut à subir, laissèrent
longtemps enveloppée d'ombre et de silence cette tombe
où gisait tant de gloire. Cependant, lorsque des jours
meilleurs eurent commencé à luire pour nous, on se
reprocha d'avoir paru si longtemps oublieux. Les vain-
queurs eux-mêmes voulurent donner un exemple de
magnanimité. En 1827, on vit se dresser, sous les aus-
pices de lord Dalhousie, l'obélisque en pierre, dédié à
la mémoire des deux illustres rivaux, Wolfe et Mont-
calm, qui porte l'inscription célèbre : Mortem virtus,
communem famam historia, Tnonumeatum poste-
ritas dédit. En 1881, un autre gouverneur anglais,
lord Aylmer, faisait poser dans l'église des Ursulines
une tablette en marbre avec cette inscription : Hon-
neur à Montcalm, le destin en le privant de la vic-
toire Va récompensé par une mort glorieuse.
Vingt-huit ans plus tard, les Canadiens français vou-
lurent commémorer le premier anniversaire séculaire
MONTCALM 685
de la mort de Montcalm. En 1761, à la demande de
Bougainville, l'Académie des Inscriptions et Belles-
Lettres avait composé en latin une inscription histori-
que qui devait être gravée sur un marbre, expédiée au
Canada, et placée au-dessus du tombeau de l'illustre
général. Ce marbre, paraît-il, avait été envoyé
mais ne parvint jamais à sa destination. En 1859,
sur l'initiative d'un modeste savant, Monsieur Fari-
bault, on forma un comité pour réaliser l'idée de
Bougainville et l'œuvre de l'Académie. Ce monu-
ment funéraire fut exécuté à Québec. " Sur un
fond de marbre noir de deux mètres de haut, se déta-
che la partie centrale et de forme tumulaire. Elle porte
l'inscription de l'Académie. La croix, douce espérance
du chrétien jusque dans le tombeau, domine tous ces
éloges, et semble inviter à des gloires plus durables.
Les armoiries de Montcalm, gravées avec goût au-des-
sous de l'inscription, complètent la décoration ^ ". Ce
marbre fut inauguré, au milieu d'une grande pompe
leligieuse, dans la chapelle des Ursulines, le 14 sep-
tembre 1859. Au sommet du catafalque érigé dans la
nef, la tête du héros, sous un globe de cristal, était
exposée aux regards de la foule émue. Les restes de Mont-
calm étaient cette fois honorés avec l'éclat et la solen-
nité que la défaite et les désastres de la patrie avaient
rendues impossibles un siècle auparavant.
Et enfin, après un siècle et demi, la France et le
Canada français ont voulu payer mieux encore un long
arriéré de reconnaissance et d'hommages. La mère-
1 — Le marquis de Montcalnij par le Père Martin, Paris,
1875, p. 276.
686 MONTCALM
patrie de jadis et son ancienne colonie se sont unies pour
élever à Montcalm un double monument. La statue
du héros se dresse là-bas, à Candiac, près du château
qu'il aimait tant, à l'endroit qui fut son berceau. Et
elle se dresse ici, près du champ de bataille où son sang
coula pour nous, dans ce Québec dont il aimait aussi le
séjour, et où notre admiration fidèle veille autour de sa
tombe.
Puisse maintenant ce livre, œuvre de sincérité et de
justice, — nous croyons avoir le droit de l'affirmer, —
puisse cette histoire de Montcalm contribuer à faire
mieux connaître et mieux juger le soldat vaillant dont
les erreurs ne furent jamais entachées de bassesse, et
dont la noble figure reste l'une des plus attachantes et
des plus glorieuses de notre histoire.
Fin.
1 — Depuis vingt ans environ une belle statue de Mont-
calm, commandée par le gouvernement de la province de
Québec, et exécutée par M. Hébert, orne la façade de notre
Palais législatif.
TABLE DES MATIERES
Pages
Préface vu
CHAPITRE PEEMIER
La famille de Montcalm ; sa généalogie Ses parents.
— Sa naissance — Son éducation — Son précepteur,
Louis Dumas Discussions entre le maître et l'élève.
— Les premières lettres de Montcalm Son frère,
un entant-prodige — Montcalm entre dans l'armée.
— Ses premières campagnes — Le siège de Philips-
bourg. — Mariage de Montcalm Guerre de la suc-
cession d'Autriche. — Montcalm sert sous Belle-Isle
et Chevert Le siège de Prague Deuil familial.
Campagnes d'Italie — Montcalm est blessé et fait
prisonnier — La paix d'Aix-la-Chapelle La vie pri-
vée de Montcalm. — Ses sentiments religieux 1
CHAPITRE II
Après le traité d'Aix-la-Chapelle Situation singulière.
— L'Angleterre et la France. — La guerre en temps
de paix. — Hostilités aux Indes et au Canada Les
Français et les Anglais aux prises à la Belle-Rivière.
— Le fort Duquesne. — Jumonville et Washington.
L'expédition de Braddock ; la Monongahéla Pira-
terie sur l'Océan — Jj Alcide et le Lis. — La guerre de
Sept Ans officiellement déclarée Les hésitations
et les fluctuations de la France ; leurs causes
Deux courants d'opinion. — L'alliance autrichienne.
— Défaite de Dieskau au fort George. — Pour le rem-
placer, d'Argenson jette les yeux sur Montcalm. —
Celui-ci accepte et reçoit le grade de maréchal de
camp. — Il séjourne à Paris et à Versailles. — Sa cor-
respondance avec mesdames de Saint- Véran et de
Montcalm Ses aides de camp. — ^A Brest. — Départ
pour le Canada 27
688 TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE III
Sur l'océan. — Terrible tempête — Impressions de Mont-
calm Arrivée à Québec — La discipline des troupes.
— Départ pour Montréal. — Première entrevue avec
le gouverneur-général. — M. de Vaudreuil Sa car-
rière et son caractère — Ses dispositions au sujet du
commandement des troupes. — Sa lettre au ministre
et la réponse de celui-ci — Les pouvoirs respectifs
de Vaudreuil et de Montcalm ; celui-ci subordonné
à celui-là — L'armée du Canada — Les troupes de terre,
les troupes de la colonie et la milice 61
CHAPITRE IV
Montcalm à Montréal — L'aspect de cette ville au prin-
temps de 1756 Le mouvement des bataillons
La situation militaire — Quelques officiers et fonc-
tionnaires Les sauvages — Le plan de campagne
Montcalm et Lévis à Carillon — Correspondance du
général Les projets de Vaudreuil au sujet de Choua-
guen Hésitations et retards — L'opinion de Mont-
calm.— Le siège de Chouaguen est décidé Montcalm
au fort Frontenac — Les préparatifs de l'expédition.
— M. de Rigaud et M. Le Mercier Départ de l'ar-
mée A la baie de Niaouré — La marche en avant.
— Commencement du siège. — En quoi consistait
Chouaguen ou Oswégo — La tranchée est ouverte
Evacuation du fort Ontario — Erection des batteries.
— Le feu est ouvert contre la place. — Dispositions
énergiques de Montcalm — Capitulation des Anglais.
— Les fruits de la victoire— Joie dans la colonie 83
CHAPITRE V
Actions de grâces pour la prise de Chouaguen Présen-
tation de drapeaux à Montréal La muse cana-
dienne célèbre la victoire Mandement de Mgr de
Pontbriand Observations de Montcalm. — Les com-
mentaires de Vaudreuil sur l'expédition Inexacti-
tude et partialité. — La question du pillage — Les
TAKLK DES MATIÈRES 089
Pages
troupes régulières et coloniales — Lettres de Mont-
calm à sa famille et au ministre Son appréciation
des milices canadiennes. — Il retourne à Carillon
Reconnaissances et partis de guerre Fin de la cam-
pagne— Les quartiers d'hiver. — Lettre confidentielle
de Montcalm au ministre de la guerre — Il lui fait
paît de quelques griefs contre Vaudreuil Lettre
de celui-ci, datée du 23 octobre 1756 Un réquisi-
toire contre Montcalm et les troupes de terre 143
CHAPITRE VI
L'automne de 1756 Correspondance de Montcalm avec
sa famille Les fourrures de madame de Montcalm.
— La claustration hivernale Ambassade iroquoise
Voyage à Québec, en j nvier 1757 Réunions so-
ciale.-* Mariages d'officiers et de soldats Maladie
de M. de Vaudreuil Retour à Montréal Escar-
mouches près de Carillon Une expédition d'hiver
contre le fort William-Henry Froissements entre
Montcalm et Vaudreuil Explications aigres douces.
— Résultats de l'expédition.— -Droiture de Montcalm.
— ^Le carnaval de 1757 à Montréal Retour du prin-
temps Une lettre intéressante de Montcalm à sa
femme — La prochaine campagne Pénurie d'appro-
visionnements— Arrivée des secours de France 175
CHAPITRE VU
Les nouvelles de France Depuis six mois. — Evéne-
ments politiques, administratifs et militaires L'at-
tentat de Damiens Intrigues de palais Change-
ment de ministres. — MM. de Moras et de Paulmy.
— Les impressions de Montcalm Affluence de sau-
vages à Montréal Un spectacle extraordinaire
Mouvements des troupes On se propose d'assié-
ger William-Henry Lettres de Montcalm aux nou-
veaux ministres — Une communication confiden-
44
690 TABLE DES MATIERES
Pages
tielle. — Le général commence à parler de son
rappel. — Ses motifs — Sa correspondance avec ma-
dame Hérault et avec sa famille. — Les instructions
de Vaudreuil — Au lac des Deux-Montagnes et au
Sault Saint Louis 209
CHAPITRE VIII
Montcalm part pour la campagne sur la frontière du
lac Saint-Sacrement La situation de l'armée à Ca-
rillon et aux postes d'avant-garde Un peu de to-
pographie Le travail. du portage Efforts et la-
beurs inouïs La flottille et l'armée passent du lac
Champlain dans le lac Saint-Sacrement Montcalm
et les sauvages. — Combats préliminaires — Massacre
et cannibalisme. — Grands conseils avec les sauvages.
— Départ de l'armée pour le siège de William-Henry.
— Le détachement de I^évis prend la route de terre.
— Montcalm et la flottille Devant le fort anglais.
— Ija sommation. — Les travaux du siège Etat de
la garnison Les renforts attendus ne viennent pas. "
— Montcalm bat en brèche les murs de William-
Henry La place capitule Le massacre du 10
août Efforts de Montcalm pour y mettre fin —
Destruction de William-Henry. — Retour de l'armée
triomphante 235
CHAPITRE IX
Le retour de l'armée Te Deum d'actions de grâces —
Fin de la campagne. — Récriminations de Vaudreuil.
— Les raisons de Montcalm pour ne pas assiéger
Lydius L'opinion du chevalier de Lévis — Effet
produit à Versailles par les imputations du gouver-
neur Lettres des ministres à Montcalm — Repro-
TABLE DES MATIÈRES 691
Page*
ches courtois. — Impressions de Montcalm — Il ré-
pond et se défend Il fait l'éloge de ses lieutenants.
— Il aspire au grade de lieutenant-général Mont-
calm et les Canadiens Une lettre de Bougainville.. 293
CHAPITRE X
Montcalm descend à Québec Les quartiers d'hiver.
— Les bataillons de Berry décimés par la maladie —
L'automne à Québec, période d'activité financière.
— Le système monétaire de la Nouvelle-France —
Naufrage d'un vaisseau marchand Mauvaise ré-
colte Montcalm prêche l'économie et la frugalité.
— Une tournée d'inspection Le procès de Vergor
etdeVilleray — La correspondance de Montcalm —
Le régime Bigot. _ Une bande d'exploiteurs et de
concussionnaires, ,.. 315
CHAPITRE XI
Séjour de Montcalm à Qaébec. — Sa résidence, rue des
Remparts. — Ses relations. — Les familles de la
Naudière et Marin Madame de Beau bassin L'hô-
tel Péan Les réceptions de Bigot Montcalm ré-
dige pour Lévis une chronique québecquoise — Jeu
effréné chez l'intendant Les défenses de Montcalm.
— Le carnaval de 1758. — Les folies mondaines et la
misère publique Peuple et troupes à la ration Le
régime du cheval Commencement de mutinerie à
Montiéal Mort de M. de Villiers Retour de
Montcalm à Montréal Son train de vie Sa cor-
respondance Le printemps de 1758 La famine
conjurée par l'arrivée des vaisseaux 351
CHAPITRE XII
Les nouvelles d'Europe Frédéric II, au moment d'être
écrasé, remporte d'étonnants triomphes — William
Pitt, maître du pouvoir, organise la guerre à ou-
trance.— Les projets des Anglais pour 1758 — Louis-
692 TABLE DES MATIÈRES
Pages
bourg, Carillon et le fort Duquesne. — Nouveaux
changements ministériels en France Le maréchal
de Belle-Isle. _ Correspondance de Montcalm.
Mort d'une de ses sœurs — Préparatiis de la campa-
gne.— Division de forces Montcalm et Vaudreuil
ont une terrible passe d'armes — La campagne de
Carillon. — Formidable armement des Anglais. —
Faiblesse numérique de l'armée française Tactique
habile de Montcalm Un semblant d'offensive. —
Abercromby et Howe. — Marche en avant des An-
glais— Premières escarjuouches Montcalm triom-
phe à Carillon 381
CHAPITRE XIII
Après la victoire La déroute des Anglais Impos-
sibilité de la poursuite Un Te Denm triomphil
Arrivée des renforts. — Mécontentement de Mont-
calm. — Irritation des troupes contre Vaudreuil
Propos très vifs La victoire augmente la discorde.
— Acrimonie et discussions — Coloniaux et régu-
liers, au Canada et dans la Nouvelle-Angleterre
Vaudreuil harcèle Montcalm de lettres pour le pous-
sera l'offensive Réponses et raisons du général
Un duel épistolaire Réconciliation des deux chefs.
— Ambassade de Bougainville Chute de Louis-
bourg et de Frontenac Montcalm appelé à Mont-
réal— Les mémoires de Montcalm et la critique de
Vaudreuil Fin de la campagne. .*..... 431
CHAPITRE XIV
En quartiers_^d'hiver Pénible situation des oflBciers. —
Démarches de Montcalm Excessive cherté des
denrées ; tarif comparatif. — Départ de Bougainville et
de Doreil Vaudreuil les accrédite et les discrédite.
— Péan passe^en France Succession rapide des mi-
TABLE DES MATIÈRES 693
Pages
nistres au département de la marine Montcalm
retire sa demande de rappel Ses mémoires à la
Cour. — Défense de la colonie ; projet de retraite à
la Louisiane Corr*^spondance familiale Lettres
d'arrière-saison Montcalm à Montréal, durant l'au-
tomne de 1758 Lectures et incidents. 469
CHAPITRE XV
A Québec Montcalm y reprend ses habitudes Ses
lettres à Lévis Les divertissements au milieu de la
misère publique Les angoisses de Montcalm — Fâ-
cheuses nouvelles ; évacuation et destruction du
fort Duquesne Montcalm retourne à Montréal —
Relations avec Vaudreuil Mémoire pour la cam-
pagne de 1759 Menus propos Projets militaires.
— Lettre importante de Montcalm au maréchal de
Belle-Isle Correspondance et affaires de famille.
— Le printemps Retour de Bougainville Sa mis-
sion en France. — Beaucoup d'honneurs et peu de
secours — Nouvelles de la cour et de la ville Ma-
riage d'une fille de Montcalm Il devient lieutenant-
général — Son prestige en France Le crédit de
Vaudreuil diminue La France et le Canada au prin-
temps de 1759. — Montcalm et le maréchal de Belle-
Isle. — L'honneur du drapeau « 495
CHAPITRE XVI
Le Canada menacé sur trois points Pouchot à Niagara
— Bourlamaque à Carillon Lacorne à la tête du
Saint- Laurent. — Un recensement Proclamation
de Vaudreuil Les dernières lettres de Montcalm
à sa femme et à sa mère. — La mort d'une de ses
filles; un" cri de douleur. — Montcalm à Québec
Les fortifications de cette ville. — Elles sont très
insuffisantes Les Anglais sont signalés dans le bas
f)94 TABLE DFS MATIÈRVS
Pages
du fleuve Les '• feux sur les collines "- — Conseils
et préparntifs Vaudreuil et Lévis arrivent dans la
capitale Le plan de défense Un camp retran-
ché à Beauport Progrès de la flotte anglaise —
Un vent de nord-est malencontreux Les Anglais
à l'Ile-aux-Coudres. — Disposition et ordre de ba-
taille rédigé par M. de Lévis. — Le passage de la
Traverse La flotte ennemie à l'Ile d'Orléans —
La population abandonne ses foyers. — L'amiral
Saunders. — Wolfe; sa carrière; ses brillants états
de service. — Flotte et armée formidable — Montbeil-
lard Les Anglais devant Québec. — ^ L'épisode des
brûlots. — Les ennemis occupent l'Ile d'Orléans et
la Pointe de F^vy 537
CHAPITRE XVII
Le siège de Québec Le premier plan de Wolfe — Il est
forcé de le modifier. — L'érection des batteries à Lé-
vis Débarquement sur la côte de Beaupré — Wolfe
prend position à la gauche du Sault-Montmorency.
— Montcalm et Lévis délibèrent sur la situation —
Les gués de la rivière îlontmorency. — Québec me-
nacé d'un bombardement Ses habitants veulent
conjurer le péril Expédition manquée à I^évis. — Les
Anglais bombardent Québec Leurs batteries fou-
droient la gauche de notre campauSault — Montcalm
et la garnison de Québec Les positions occupées
par Wolfe Une nouvelle phase. — Passage de plu-
sieurs vaisseaux au-dessus de Québec — Détachement
d'observation de Dumas. — Une descente à la Pointe-
aux-Trembles Dames prisonnières Québec rava-
gé Incendie de la cathédrale. — Suspensions d'ar-
mes et correspondance. — Une proclamation de Wol-
fe. La situation à Montmorency. — Impatience de
Woife Il se détermine à un coup de force. — Le com-
bat de Montmorency , 583
TABLE DES MATIÈRES 695
Pagea
CHAPITRE XVIII
Après Montmorency. — Troisième période du siège, — Des-
truction et incendie de Québec — Deux tentatives de
débarquement repoussées par Bougainville Nou-
velle de la prise de Niagara — Bourlamaque fait
sauter Carillon et Saint- Frédéric — A l'Ile-aux-Noix.
— Lévis part pour les rapides — Les Anglais ravagent
le pays Maladie de Wolfe — Il consulte ses briga-
diers.— Son plan et leur plan — Evacuation du camp
de Montmorency Etat physique et mental de
Wolfe 11 projette l'escalade du Foulon Sombres
pressentiments. — Le soir du 12 septembre La sur-
prise Wolfe sur les Plaines. — Montcalm au camp
de Beauport — Nuit mouvementée Le 13 septem-
bre La bataille des Plaines d'Abraham 613
CHAPITRE XIX
Montcalm blessé à mort — Son entrée tragique à Qué-
bec.— Arnouxlui annonce sa fin prochaine. — Fermeté
de Montcalm Au quartier général. — Confusion et
panique. — Un conseil de guerre. — Les mouvements
de Bougainville. — Vaudreuil écrit à Montcalm. Les
derniers instants du général. — Ses funérailles. —
Scène lugubre. — Une heure sombre pour la patrie. —
L'armée et le peuple pleurent Montcalm. — Son
oraison funèbre par Vaudreuil Une diatribe
Les derniers jours de la Nouvelle-France. — Mont-
calm et la postérité 665
FIN DE LA TABLE DBS MATIERES
ERRATA
Page 3, ligne 18, au lieu de : " 1755,'' lisez : " 1735."
Page 14, ligne 17, au lieu de: " le héros d'Almanza et de
Villaviciosa," lisez: " le héros d'Almanza."
Page 22, ligne 18, au lieu de : " quatre-vingt, " lisez : '' qua-
tre-vingts."
Page 81, note 2, au lieu de: '' beau-frère," lisez: " neveu
par alliance."
Page 93, ligne 14, au lieu de : '' Aberromby," lisez : '• Aber-
cromby."
Page 1 10, ligne 3, au lieu de : " prit," lisez : " prît."
Page 188 et suivantes, au lieu de: " Poulhariez," lisez:
" Poulhariès."
Page 213, note 2, au lieu de: " René Hérault, " lisez :
<• René Hérault."
Pane 256, ligne 14, au lieu de : " Sénezergues," lisez : " Sene-
zergues."
Page 258, ligne 11, au lieu de: " Jacquot de Fiedmont,"
lisez: '' Jacau de Fiedmont."
Page 209: la note 2 n'est que la suite de la note 1 et ne
devrait pas en être séparée.
Page 310, ligne 12, au lieu de : "leur mœurs, " lisez : "leurs
mœurs."
Page 331 : la note 3 devrait porter le numéro 1, et la note
1 déviait port' r le numéro 2, qui d»^ vrait être aussi intercalé
dans la ligne deuxième, après le mot " couleur."
Page 333, ligne 6, au lieu de : '* plasir, " lisez: " plaisir."
Page 4'.*0, ligne 28, au lieu de : " passe-d'armes, " lisez :
^' pasbe d'anues."
Page 441, ligne 18, au lieu de : "heureases, " lisez: " heu-
reuses."
Page 492, ligne 24, au lieu de : " grand'peur, " lisez : " grande
peur "
Page 581, ligne 8, au lieu de : " Monkton, "lisez: " Monck-
ton."
Page 633, note 2, au lieu de : " 1659, " lisez ; '' 1759."
Page 644, note 1, au lieu de : " militaires, " lisez : " mili-
ciens."
Imp. de <( L'Evénement, » Québec
GENERAL LIBRARV
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llOct
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REC'D LD
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AR 2 1 1979
^C- CIR. HAR 0 1 Î379
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LD 2l-I00ml,'54(1887sl6)
REC'D LD
FEB 1 8 1357.
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IN STACKS
JUL 14 1958
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THE UNIVERSITY OF CAUFORNIA UBRARY