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Le matnage ae onmmi
■nûiilimi
3
•S?
I
Miss Violette Costabel
STANFORD UNIVERSITÏ LIBRABIES
I
^^^^^^ Ct^t^uL^
/
'FHtNCn
Le Mariage
de Chiffon
1
Le Mariage
de Chiffon
Tar
Gyp,
Saison
Editeurs
t8ç, rue Saint-Jacques
Taris
Calmann-Lévy
Éditeurs
j, rue Auber
Taris
GYP
(COMTESSE DE MARTEL DE JANVILLE)
née m i8^a
Première édition du « Mariage
de Chiffon ^ ; iSç4
■\
MADAME MAURICE 'BARRÉS,
AFFECTUEUX SOUVENIR DE
GYP
Tuin tSç^
LE MARIAGE DE CHIFFON
-H-
— Tr?EMME d'ofiftcier !... en voilà un métier !...
A j'aimerais 'âuêànt être pion dans un
lycée !...
La marquise de Bray haussa les épaules :
— Quaiid tu sauras de quel ofl&cier il est ques-
tion...
— Qfuahci même ça serait M. de Trêne, qu'on
trouve si chic, je n'en voudrais pas, ainsi...
— Tu n'en voudrais pas?... vraiment?... tu
n'as pôturtâht pas^lç droit d'être difficile, car...
— «... car t(ân père n'a laissé que des dettes
et tu n'as pas le sou... j» Ah I je la coniiais, cette
phrase-là I... tu me l'as répétée àsàez souvent
'pour que je ne l'oublie pas, vaL\...
146
8 LE MARIAGE DE CHIFFON
— Eh bien, alors?...
— Eh bien, j'ai beau n'avoir pas le sou..., je
ne me marierai pas de mauvais cœur...
— D'autant plus — dit timidement M. de
Bray — que, sans être riche, tu as cependant
une dot... > t >\v^^V
— Une dot ?... — fit l'enfant etoiinée — une
dot que toi tu me donnes, alors?...
Ses tendres vpux d'un gris très pâle, qui riaient
À, travers des xiîs bruns étonnamment longs et
^ "^touffus, ' vètireiir se ^^pôser ' ^aÔectueusement sur
son beau-père. , ,
Agacée, madame de Bray reprit dun ton
— Inutile de lui apprendre ce qu'elle n'a pas
besoin de àavoir... et de la rendre encore plus
difficile...
— Comment, difficile ?... — s'écria Coryse indi-
gnée, — difficile en quoi?... j'ai eu seize ans il
y a trois mois... et personne n'a encore demandé
à m'épouser, que je sache ?...
— Si !... quelqu'un te demande... et tu refuses
avant même de savoir qui...
— Parce que je ne veux pas épouser un offi-
cier... ça, jamais !... j'en vois id, des femmes
LE MARIAGE DE CHIFFON g
d'oflSciers !... il n'en manque pas dans les quatre
régiments... Eh bien, pour rien au monde, je
ne voudrais être à leur place!... je n'ai pa$ un
caractère à ça... je ne suis pas assez spolie... je
' sens que si mon colonel avait une femme conune
madame de Bassigny, par exemple... rien ne
^^oKrrait me décider à lui faire des visites, rien !.•.
Et se tournant vers le fond-^u salon, comme
pour y chercher un appui, elle demanda :
— N'est-ce pas, j'ai raison, oncle Marc?..,
Sans laisser à l'oncle Marc le temps de ré-
pondre, madame de Bray déclsira :
— Ceci ne regarde pas ton oncle... veux-tu,
oui ou non, m'écouter un instant?...
Et, d'un ton solennel :
— Celui xjui te fait l'honneur de te deman-
der en mariage est, le duc d'Aubières...
Elle s'arrêta, comptant feur l'étonnement de
sa fille. En effet, le petit visage chiffonné de
Cor3^e ^exprimait une extrême stupeur. Ma-
djsgaae de Bray prit cette stupeur pour un sai-
sissement joyeux et denjanda, l'air triomphant :
— Eh bien, qu'est-ce que tu dis de ça?...
— Eh bien, — répondit la petite qui se mit
à rire, — je dis que j'en suis b33ù^.\.»,^ ^
10 LE MARIAGE DE CHIFFON
Mji -Cy i^d.LK.^ ^ J{j[. !..»■(, 'jJJi'^
Et sans s'inquiéter dfes regards jnénaçants de
sa mère, elle continua paisiblement :
— Oui... il a au moins quarante ans, mon-
sieur d'Aubières, puisqu'il est colonel... il est
plutôt vilain... et j entends dire à chaque instant
qu'il a très peu de fortwp... ^ , v
La marquise toisa sa fille et, méprisante :/
— Ah I c'est complet !... voilà qu'elle veut
aussi de l'atgent !...
Coryse seaJtià sa tête trop blonde.
, — Oh ! pas du tout I... l'argent, ça m'est
égal !... à condition que je ne sois pas duc...
, duchesse, je veux dire... c'est ridicule, un gros
V titre avec une petite fortun^j^. je ne dis pas que
si j'en avais un de naissance, j'irais, sous pré-
texte que je ne suis pas riche, l'enterrer dans
la cave... non 1... il m'embêterait, mon titre...
mais enfiji, je le porterais tout de même..< puis-
que ça ne serait pas ma fàâtè..'^ d'aïÙeurs, c'est
pas seulement à cause du titre que je dis non...
— C'est à cause de la caïriéfe?...
— C'est surtout à cause du monsieur...
— Mais tu as répété cent fois que monsieur
d'Aubières était charmant... et que tu l'aimais
beaucoup...
LE MARIAGE DE CHIFFON II
— Certainement, je l'aime beaucoup 1... mais
pas pour régouser !... d'abofdi, je le trouve
vieux... et puiS; s'il me fallait passer tout mon
temps avec lui... j'ai pas idée que ça serait très
drôle... j Jjr
La marquise l^ça sur son mari \m regard
chargé de r'Siicune, et répondit :
— On ne se marie pas pour que ça soit drôle I...
— Ben, voilà !.,. moi, justement... je ne me
marierai que pour que ça soit conmie ça !...
— Cette enfant est folle !... Tenez 1... j'aime
mieux m'en' aller I... « l
Et se levant, d'\m mouvement qu'elle croyait
très noble et qui était très ridicule, la marquise
sortit à grands pas du salon.
Quand la porte se fut refermée avec fracas,
M. de Bray dit doucement :
— Tu as tort, ma petite Coryse, de...
Coryse, que la brÛyaiitcS sentie de sa mère
avait laissée très calme, blottie au fond de la
vieille bergère de soie faï^ée où elle disparaissait
toute, se dressa vive%îent :
— Pourquoi m'appelles-tu Coryse?... pourquoi
ne dis-tu pas Chiffon?... tu es donc fâché aus^U
toi ?...
;
12 LE MARIAGE DE CHIFFON
— Je ne feuis pas fâché du tout, mais...
— Si, tu es fâché !... je le vois bien, va !...
et d'abord, qu'est-ce que tu voulais dire quand
je t'ai cbujpè?...
— Mais rien... je ne sais plus...
— Je sais, moi !... tu disais : « Tu as tort de... »
... j'ai tort de quoi?...
— De discuter comme tu le fais avec ta mère...
— Comment ?... il faut que je me laisse marier
taalgré moi... sans me défendre?...
— Je ne dis pas ça...
— Alors, qu'est-ce que tu dis?..,
— Je dis que... que sans... sans... ,
— Tu vois bien !... tu bafouilles !...
— Mais...
— Tu bafouilles, ça ne fait pas question !...
et je te défie bien de sortir de ton explica-
tion... oui !... ou je ne me laisse pas faire et je
discute... ou je ne discute pas et je me laisse
faire...
— Tu pourrais, à la rigueur, discuter... mais
sur \m autre ton, et surtout dans d'autres ter-
mes... ton langage exaspère ta mère...
— Oui... je sais... elle sdme le style noble !...
Tout ce qu'il y avait de tendresse et d'in-
LE MARIAGE DE CHIFFON 13
onté dans les yeux de renfsuit disparut,
et elle ajouta d'une voix d^^: ^
— Elle est si distinguée... elle !...
M. de Bray dit d'un air désolé : ^--^ -.^
— Tu me fais beaucoup, beaucoup de peine,..
— Mon Dieu !... et moi qui voudrais ne t'en
faire jamais, de la peine !... je t'aime bien, va I...
— Moi aussi, je t'aime bien...
— Alors, pourquoi veux-tu me Renvoyer... me
marier quan^ même?...
— Mais je ne veux pas te...
— Si !. . tu le veux !... et je n'ai que seize
ans et demi !... je t'en prie !... laisse-moi trsin-
quille !... laisse-moi vivre ici encore...
Elle s'interrompit, et, comptant sur ses doigts :
— ... encore cinq ans... pas même tout à fait
cinq ans... après, je m'en irai... je te le prcfeièts...
je te le promets...
Les doux yeux bleus se troublaient, et des
larmes rondes, semblables à des boules de verre,
glissaient sans se déformer sur les jôuè fraîches
de Coryse. vT
Corysande d'Avesnes, qu'on appelait Coryse,
ou plus habituellement Chiffon, était une fillette
solide et souple, beaucoup plus bëo^ q^<& Ysssûfc
14 LE MARIAGE DE CHIFFON
fille, avec encore les angles et les disproportions
de l'enfance, et la p^u^ transparente des tout
petits, — cette peau sous laquelle courent des
lueurs roses. — Ses mouvements harmonieux p/,
et agiles, bien qu'un peu maladroits, qui rappe-
laient ceux d'un grand jeune chien, irritaient sa
mère autant presque que son langage trop peu
correct.
Très infatuée de sa personne, la marquise
de Bray considérait en général tous ceux avec
qui les nécessités sociales l'obligeaient de, vivre
comme de pauvres êtres inférieurs et tims, aux-
quels elle faisait le très grajid honneur de des-
cendre jusqu'à eux. Elle avait passé sa vie à
mépriser et à tourmen^ter, les gens simples et
bons qui rentouraîenti Le comte d'Avesnes,
d'abord, le père de Coryse, qui avait eu l'es-
prit de mourir au bout de deux ans, et sans s'être
'^gêné, d'ailleurs, pour organiser au dehors une
existence impossible chez lui. Sa veuve, restée
sans fortune, était allée s'installer avec sa fille
chez un oncle et ime tante qui adoraient l'entsint
et l'avaient élevée jusqu'au second mariage de
sa mère. Quant à madame d'Avesnes, elle ne
faisait chez l'oncle et la tante de Launay que
LE MARIAGE DE CHIFFON 15
de courtes apparitions. Elle voyageait, passant
son temps à Paris ou chez des amis, ne pouvant
— disait-elle — s'habituer à la vie de province. ^
Ce fut au cours d'une de ses visites à Pont-
sur-Sarthe qu'elle plut à M. de Bray. Il était
assez riche et très charmant. Elle commençait
à mûrir et comprenait que sa beauté, toute de
fraîcheur et d'éclat, allait disparsdtre tout à
coup. Au lieu d'être pour le marquis ce qu'elle
avait été pour beaucoup d'autres, elle l'amena
très doucement et très habilement au mariage.
Se résignant à régner à Pont-sur-Sarthe, puis-
qu'elle ne pouvait plus briller ailleurs, elle épousa
M. de Bray en criant bien fort qu'elle ne se re-
mariait que par dévouement, afin d'assurer l'ave-
nir de sa fille.
Et alors commença pour le pauvre mari l'exis-
tence épouvantable, faite de criailleries et de
silences, de scènes et de raccommodements,
qu'avait menée son prédécesseur et aussi l'oncle
et la tanti de Launay, qui supportaient tout
par amour pour leur petit « Chiffon », dont ils
craignaient avant tout de se voir séparés.
Mais c'était à sa fille que madame de Bray
réservait les pires tracasseries. louV ^as^& \^
i6 LE MARIAGE DE CHIFFON
nature de rfenfant heurtait ses idées étroites à
certains points de vue et larges démesurément
à d'autres. Entichée de noblesse, — et d'argent
aussi, depuis qu'elle en avait, — aimant par-
dessus tout le panache et la pose, elle ne par-
donnait pas à la petite Coryse ime simplicité
et une rondeur qu'elle ne comprenait point.
N'ayant pas, à proprement parler, de type dé-
terminé, la marquise s'en était créé un à beau-
coup d'images diverses et banales. Elle avait
appris à parler au théâtre et à penser dans les
romans. Et comme elle n'avait, au fond, nulle
finesse de sentiments ni de sensations, elle appli-
quait mal ce qu'elle ne comprenait pas très bien,
et arrivait — lorsqu'elle voulait se montrer
tragique, par exemple — à des effets d'un comique
intense qui provoquaient chez Chiffon des crises
de folle gaieté.
Très vulgaire d'allure et d'aspect, madame
de Bray reprochait sans relâche à sa fille d'être
commune, et de n'avoir même pas pour elle
'cette distinction, « apanage des Avesnes •.
En voyant pleurer Coryse, qui ne pleurait
jamais, M. de Bray, tout bouleversé, ne pensa
plus qu'à la consoler de son mieux.
LE MARIAGE DE CHIFFON 17
— Voyons, mon petit ChifEon... sois raisonna-
ble... tout, ça s'arrangera...
Elle répondit, en secouant avec décourage-
ment sa tête ébourifiée :
— Ça s'arrangera en épousant M. d'Au-
bières?... Eh!... je ne demanderais pas mieux,
va !... si je ne sentais pas que, en faisant ça,
je ferai ime action mauvaise et que je le ren-
drai malheureux... je l'épouserais tout de suite...
pour qu'on soit débarrassé de moi...
— C'est mal de me dire ça !...
— Aussi, ce n'est pas pour toi que je le dis...
et tu le sais bien?...
— Mais ta mère n'a pas plus que moi envie
de te voir partir...
— Allons donc !... elle ne pense qu'à ça 1...
elle a si peur que je ne me marie pas...
et surtout que je ne fasse pas xm beau
mariage l.i. pas pour que je sois heureuse,
quelle y tient 1... oh I non !... ça, c'est un
détail I... mais c'est par vanité... pour avoir
la satisfaction d'être jalousée par ceux-ci ou
par ceux-là... pour épater les gens de Pont-sur-
Sarthe et pour embêter ses amis... pas pour
autre chose...
l8 LE MARIAGE DE CHIFFON
— Je suis tout à fait chagrin de t'entendre
parler ainsi de ta mère...
— C'est plus fort que moi I... je ne peux pas
m'empêcher de dire ce que je pense !...
— Précisément, il ne faut pas le penser...
— Et comment veuxvtu que je ne le pense
pas?..* comment veux^tu que je croie qu'elle
m'aime?... est-ce que, avant ta venue dans
la maison, elle s'est jamais occupée de moi autre-
ment que pour me gronder... ou gronder ceux
qu'elle accusait de me gâter?... est-ce que, sans
l'oncle et la tante de Laimay, et sans toi plus
tard... j'aurais jamais été soignée et caressée,
moi?... Ah! si I... caressée, je l'étais I... deux fois
par an I... quand elle partait, et quand elle re-
venait de ses voyages... ça se passait sous la
porte cochère... où j'étais cramponnée aux jupes
de ma bonne... tremblante de la sentir rentrée
dans la maison si calme quand elle n'était pas
là 1... Oh I c'étaient de vrais transports 1 « Ma
Corysande I... ma fille bien-aimée I... » On aurait
cru que nous jouions un drame et qu'on venait
de me retrouver au fond d'im souterrain 1... et
elle me soulevait de terre I... et elle m'écrasait à
\ne couper la respiration contre son corset 1...
LE MARIAGE DE CHIFFON 19
tout ça, xî'était pour les domestiques et le cocher
de Tomnibus qui déchargeait les bagages... mais,
comme ils la connaissaient bien, ça ne les mettait
pas dedans !... c'est égal 1... on leur offrait tout
de même régulièrement la petite scène de mélo...
Et, redevenue rieuse, Tenfant conclut d'im
air bonhomme :
— Elle a toujours manqué de simplicité, tu
sais* • .
— Tu exagères certaines imperfections...
— J'exagère?... mais tu ne peux pas penser
ce que tu dis là I... toi qui es si peu à la pose...
si peu occupé de Teffet que tu produis...
— Tu te plais à contrecsirrer ta maman pour
des riens...
— Ta « maman » !... prends donc garde I... si
elle t'entendait 1...
Et comme M. de Bray regardait vers la porte
avec inquiétude, elle s'écria :
— Tu as eu peur, hein?...
Et d'un ton solennel :
— ... d'avoir' oublié que « maman > est un
mot bon pour le peuple... un mot qu'il faut laisser
»
aux concierges... les gens qui sont nés s'expriment
autrement...
20 LE MARIAGE DE CHIFFON
— Puisqu'elle a la petite faiblesse de tenir à
ce détail... pourquoi ne pas la satisfaire?...
— Mais je la satisfais !... mais je ne fais que
ça, sapristi !... en lui parlant, je ne l'appelle
pas... j'évite... mais en parlant d'elle, je dis « ma
mère » gros comme le bras... j'en ai plein la
bouche... mais pas plein le cœur !... Ah ! c'est
pas ma faute, va !... j'ai essayé !... (Jcpuis que
tu as remplacé mon pauvre papa, surtout !...
tu as été si bon pour la petite fille sauvage et
laide qui ne voulait pas te voir... et je t'ai tant
aimé quand je t'ai connu, que, pour te faire
plaisir, j'aurais voulu aimer ta femme... Ah!
ouiche !... j'ai pas pu !...
— Mais c'est abominable, ce que tu dis
là !...
— En quoi?... je lui suis attachée comme
il faut?... je serais désolée s'il lui arrivait la
moindre chose et je ne lui souhaite que du bon-
heur... mais quand je ne la vois pas, je respire
mieux, c'est positif !...
Voyant la mine atterrée de son beau-père, elle
reprit :
— Mais tu sais..., tout ce que je te dis là, je
ne l'ai jamais dit à personne qu'à toi...
LE MARIAGE DE CHIFFON 21
— C'est heureux 1 — balbutia le pauvre homme
abasourdi.
— C'est vrai !... je n'ai confiance que dans
toi...
Elle regarda, par-dessus son épaule, le comte
de Bray qui se balançait silencieux dans un
fauteuil de bambou, et ajouta :
— Et aussi dans l'oncle Marc!... Pourquoi
ne dis-tu rien, oncle Marc?...
L'oncle Marc, un grand garçon long et élégant,
répondit d'une voix un peu chantante :
— Parce que je n'ai rien à dire... avant, d'ail-
leurs, que j'aie parlé, ta mère m'a imposé silence...
par conséquent...
— Je sais bien !... mais depuis qu'elle n'est
plus là?...
— Depuis qu'elle n'est plus là, tu as dit des
choses à peu près justes, mon pauvre Chiffon...
et, comme je ne peux pas te donner raison, alors
je me tais...
— Tu es bon aussi, toi I...
— Oh ! excellent !... mais laisse-moi donc tran-
quille, grande bête 1... — ajouta-t-il en se levant
brusquement, faisant glisser Coryse, qui lui
grimpait sur les genoux comme axïi \i®Qfe*
83 LE MARIAGE DE CHIFFON
Elle demanda, surprise :
— Pourquoi me pousses-tu comme ça?...
— Parce que tu es trop grande pour faire
çncore de ces singeries-là!... à ton âge?... est-ce
que ce sont àes manières, voyons?...
— Comment, des manières?... je ne peux plus
monter sur les genoux de mon oncle... à pré-
sent?...
Et, d'un air réservé et drôlet, elle conclut :
— Ah !... si tu n'étais pas mon oncle I...
— Eh bien, voilà, — répondit Marc de Bray
d'tm ton bourru, — c'est que, précisément, je ne
le suis pas I...
— Oh !... — fit douloureusement la petite —
Oh I... que tu es méchant de me dire ça I...
Et s'allongeant, dans un de ces mouvements
de joli animal qui lui étaient naturels, elle se mit
à sangloter, le nez enfoui dans les coussins du
divan.
— Ah çà !... — demanda l'oncle Marc, agacé
— qu'est-ce qu'elle a donc aujourd'hui, cette
petite?... elle qui n'a pas la larme facile, elle
pleurniche tout le temps !... elle est insupporta-
ble 1...
— Sois im peu indulgent, voyons, — dit M.
LE MARIAGE DE CHIFFON 23
de Bray, — elle est énervée de cette histoire de
mariage...
— Je comprends ça I...
— Prends garde qu'elle ne t'entende... elle
enverrait définitivement au diable ce pauvre
Aubières !...
— Eh bien?... tu ne vas pas laisser faire cette
monstruosité, je pense?...
— Sa mère y tient tellement...
— Elle est folle 1... Aubières a vingt-cinq ans
de plus que Chiffon !...
— Si j'en crois les potins... la petite de Liron
t'adore... et elle a vingt ans de moins que toi?...
— En admettant que ce soit.., elle m'adore
aujourd'hui, mais demain?...
— Je te citerai aussi l'exemple de notre mère...
qui avait vingt-cinq ans de moins que son mari
et qui l'a passionnément aimé toujours...
— Je te répondrai que ce sont de ces exemples
qu'on ne trouve que dans sa propre famille...
j heureusement !... En attendant, ce pauvre Chiffon
pleure, que ça fait peine à voir...
Il alla au divan, et, passant sa main sur la
petite nuque rose toute secouée de sanglots, il
dit affectueusement :
24 LE MARIAGE DE CHIFFON
— Je te demande pardon, petit Chiffon, de
t'avoir fait du chagrin...
Elle releva son visage bouleversé et demanda :
— Pourquoi as-tu été si méchant?... pour-
quoi m'as-tu dit que tu n'es pas mon oncle?...
C^ — Mais parce que, bien que je t'aime autant
que si je Tétais, je ne le suis pas !... je suis le
frère du mari de ta mère... je ne te suis rien...
je pourrais t'épouser... si je n'étais pas de l'âge
de mon ami d'Aubières, que tu envoies si genti-
ment promener...
— Oh !... — fit l'enfant stupéfaite — tu es de
l'âge de M. d'Aubières?...
Et elle ajouta en riant :
— Ben, tu es moins « déchu » que lui, — comme
disentles gens de Pont-sur-Sarthe... — Oui... l'autre
jour, j'ai causé dans la rue avec un bonhomme qui
m'a dit ça, pour m'expliquer que sa femme était
un peu cassée...
Le marquis demanda, inquiet :
— Tu as causé dans la rue avec un bonhom-
me?... quel bonhomme?...
— vUn bonhomme que j'ai rencontré quand je
revenais du cours avec le vieux Jean... je pense
que ça doit être un balayeur... ou un chiffonnier...
LE MARIAGE DE CHIFFON 25
— Si ta mère t'avait vue causer avec cet hom-
me, elle...
— Elle aurait poussé des cris?... j'sais bien...
mais elle ne m'a pas vue...
Et, se retournant brusquement vers l'oncle
Marc, elle demanda :
— Enfin, voyons?... que tu sois mon oncle
pour de vrai ou pas... voilà cinq ans que je t'ap-
pelle mon oncle et que j 'crois que tu l'es... comme
je crois... quand on ne me met pas le nez dessus...
que papa est papa, s'pas?... alors tu peux bien
me donner im conseil... faut-il ou ne faut-il pas
.épouser M. d'Aubières?...
— C'est embarrassant, ce que tu me demandes
làL.
— Enfin, si tu étais à ma place, qu'est-ce que
tu ferais?...
— A ta place... mon Dieu I... je me tâterais...
— Mais c'est précisément parce que je me
tâte que...
— Avant de dire non, je verrais quelquefois
Aubières... je réfléchirais...
— Ah !... tu penses que de le voir souvent,
ça pourrait me faire changer d'idée?... Bç»,
moi, je crois le contraire...
26 LE MARIAGE DE CHIFFON
— Aubières a de l'esprit... il est bon, bien
élevé... il ne peut que gagner à être connu...
sans être riche, il a une gentille fortune... et
un nom historique...
— Ah ! sapristi I... je le sais, qu'il est his-
torique !... on l'a assez répété devant moi, qu'il
l'est I... on l'a assez fait mousser !... mais moi
aussi, j'ai im nom historique !... alors, tu com-
prends... on ne gobe pas beaucoup les choses
qu'on a... c'est les choses qu'on n'a pas qu'on
voudrait !...
— Qu'est-ce que tu voudrais?...
Elle réfléchit ; puis, résolument :
— Beaucoup d'amour... ou, si c'est trop diffi-
cile, beaucoup, beaucoup d'argent !... il n'y
aurait plus un. seul pauvre à Pont-sur-Sarthe...
vous verriez ça?... et puis, j'achèterais des ta-
bleaux.. ..et des beaux chevaux... et j'aurais tous
les soirs un concert... Ah 1 on ne s'embêterait
pas chez moi, allez !...
— « S'embêterait »... encore 1... Ah 1 si ta mère
t'entendait !...
— Oui... mais elle ne m'entend pas !
Un domestique ouvrit la porte :
"—Madame la marquise voudrait dire un
LE MARIAGE DE CHIFFON 27
mot avant le dîner à monsieur le marquis et
à monsieur le comte,., elle prie aussi mademoi-
selle d'aller s'habiller...
— M'habiller? — s'écria Coryse étonnée —
il y a donc du monde?...
Puis se tournant en riant vers son beau-père
et son oncle :
— Ça doit être M. d'Aubières !... et on veut
vous indiquer la manière de le faire briller...
Allez I... trottez-vous vite !... nioi, je vais mettre
ma vieille robe rose... elle est moins jolie et plus
sale que celle-ci... mais elle est « du soir !... »
Elle regarda M. de Bray, — qui sortait suivi
de son frère, — et balbutia, les yeux gros de
nouvelles larmes prêtes à couler :
— C'est égal !... c'est pas de veine que les
deux seuls qui m'aiment ne me soient juste-
ment rien de rien...
Et, comme son beau-père se retournait pour
répondre, elle ajouta vivement :
— « Les deux seuls i, c'est pas gentil ce que
j'ai dit là !... j'oubliais l'oncle Albert et la tante
Mathilde qui m'aiment tant !... et qui me sont
vraiment quelque chose, ceux-là !...
Tout à coup, prise d'une idée subite^ eUe çkmr
28 LE MARIAGE DE CHIFFON
gea, et, passant rapidement sous le bras de M. de
Bray qui tenait encore le bouton de la porte, elle
lui cria en riant :
— Au fait !... je dîne chez eux ce soir !...
Elle eiifla sa voix, continuant avec emphase :
— Tu le diras à « ma mère t>, si elle Ta oublié...-
Et elle disparut en courant dans Tescalier.
II
Chiffon avait bondi jusqu'à sa chambre, planté
de travers un chapeau sur sa toison blonde et,
entrant en bombe dans l'office, s'était emparée
du vieux Jean qui enfilait en jurant des gants
de coton trop étroits pour ses grosses mains.
— Allons !... vite !... conduis-moi chez tante
Mathilde !...
— Mais, mademoiselle, vous n'y pensez pas !...
y a du monde à dîner... c'est moi que j'dois aller
à la porte... et on va arriver...
— Tu as bien le ' temps !... tu seras tout de
suite revenu... nous allons courir...
— Ah I nous aUons courir !... — murmura
le vieux cocher — par une chaleur pareille...
ça va être gentil d'courir !...
Il achevait d'entrer ses gants, en enfonçant
ses doigts écartés les ims entre les autres, d'im
mouvement gauche et régulier. Coryse le prit
par le bras et le secoua brusquement •.
30 LE MARIAGE DE CHIFFON
— Allons !... dépêche-toi I... tu vas me faire
pincer !...
Le bonhomme resta les doigts ouverts en
rayons, et demanda, l'air ahuri :
— Pincer?... vous avez donc pas la permis-
sion?...
— Je Tai sans l'avoir... allons, viens !...
— J'parie qu'c'est pas vrai... qu'vous n'I'aveï
pas?...
— Si... je l'ai... de papa...
— C'est bien comme si qu'vous l'aviez pas»
alors !... les permissions d'mossieu l'marquis,
c'est comme ses ordres... autant dire rien...
En traversant la salle à manger, elle s'arrêta,
étonnée :
— Tiens ! — dit-elle en voyant le couvert, —
il y a donc plusieurs personnes à dîner?... je
pensais qu'il n'y avait que M. d'Aubières... Eh
bien 1 où vas-tu?...
— Prendre ma casquette, qui est crochée
dans la sellerie... j'vous attrape tout d'suite...
Il rejoignit Coryse, qui déjà détalait sur le
cours à grandes enjambées, et se mit à mar-
cher à quelques pas derrière elle. Tout à coup,
elle se retourna, demandant :
LE MARIAGE DE CHIFFON 31
— Tu le connais, M. d'Aubières... comment
le trouves-tu?...
— J'ie trouve un beau colonel...
— Ah !... Ben, mon pauv' Jean... on veut
que je l'épouse !...
— Oh 1... — fit le vieux cocher, avec im effare-
ment si comique que la petite se mit à rire en le
regardant — oh ! pas possible I... mais y serait
quasiment vot' papa !...
— C'est égal... on veut tout de même... c'est
madame la marquise qui veut...
— Ah I — dit le bonhomme, qui connais-
sait les goûts de sa maîtresse, — c'est qu'il a
un grand nom, mossieu Tduc d'Aubières I...
— Avance donc ici... à côté de moi?... —
ordonna Coryse, que ça gênait de se retourner
en marchant — tu me donnes le torticolis !...
— J'peux pas m'mettre à côté... Madame la
marquise l'a 'xpressément défendu... « Dans la
rue... on marchera cinq pas derrière mademoiselle
quand on l'accompagnera... d, qu'elle a dit...
— Aux autres... mais pas à toi qui es à moitié
ma nourrice... voyons?... est-ce qu'il peut y
avoir une étiquette pour toi?.. Tiens ! nous voilà
arrivés I... 4
32 LE MARIAGE DE CHIFFON
Jean regarda le vieil hôtel de granit qui, en
face d'eux, dressait sur la place du Palais sa
lourde silhouette grise, et murmura en poussant
un énorme soupir :
— En v'ià une bonne maison !... où qu'on était
bien... et des bons maîtres !... c'est pas que j'veux
rien dire d'mossieu l'marquis, toujours !... qu'y a
pas meilleur qu'lui... mais y' n'fait pas souvent
c'qu'y' veut !... tandis qu' mossieu et madame de
Launay, y' faisaient chacun c'qu'y' voulaient...
mais c'était toujours c'que voulait l'autre...
— Tu regrettes, hein?... de les avoir quittés?...
— J'regrette pas... vu qu'j'ai quitté pour être
avec vous et qu'j'y suis... mais quand vous
serez mariée à mossieu le duc d'Aubières... ou à
un autre... j 'resterai pas longtemps... rapport à'
madame la marquise...
Et, comme Chiffon ne répondait rien :
— J'ai tort de m'plaindre à vous d'ça !...
d'abord, pac' que c'est tout d'même vot' ma-
man... et puis, pac' que vous êtes pus à plaindre
qu'moi... qu'moi j'peux m'en aller si j'veux... et
qu'vous, vous n'pouvez pas?...
Et, après un silence, le bonhomme, qui suivait
toujours sa petite idée, demanda :
LE MARIAGE DE CHIFFON 33
— Croyez-vous qu'y m'reprendront, mossieu
et madame de Launay?... y* savent bien qu'j'ai
quitté qu'pour être avec vous, mam'zelle Coryse...
et y' trouvent que d'puis qu'c'est pus moi, leurs
chevaux sont pus si beaux, ni si gras, ni si luisants
et tout...
— Mais tu sais bien que tu resteras toujours
avec moi, vieux Jean... et que je t'emmènerai en
m'en allant...
Elle venait de soulever le marteau de la porte
cochère et d'enjamber l'énorme barre de traverse.
Les yeux pleins de larmes, le cocher se pencha
vers elle, ému et joyeux :
— Comment?... vous voudriez encore pour
vot' service d'un vieux honune comme moi...
qu'est pas beau, ni chic?...
— Oui... tu me plais comme te voilà. Nour-
rice 1.,. et c'est pourtant vrai qu't'es pas joli !...
Laissant retomber le battant de la porte, elle
lui cria :
— En attendant, file !... tu n'as que le temps !...
Et, riant, sans prendre garde à la mine terri-
fiée du pauvre honune :
— Tu ne vas peut-être pas être trop bien
reçu à la maison, tu sais I...
34 LE MARIAGE DE CHIFFON
L'entrée de Chiffon dans la salle à manger
des Launay, qui s'asseyaient à table au même
instant, fut im véritable événement. La tante
Mathilde et l'oncle Albert se levèrent jen pous-
sant un cri ravi, et le domestique se permit im
grognement satisfait.
C'est que tout le monde adorait Chiffon dans
la vieille maison où s'était écoulée sa première
enfance, et où elle revenait toujours avec joie
dès qu'elle pouvait s'échapper.
Elle avait dix ans quand sa mère, en se re-
mariant, la reprit aux deux vieillards habitués
à la croire vraiment leur enfant. Ce fut pour
eux un déchirement terrible ; terrible aussi
pour la petite fille,, que l'avenir effrayait.
Grondée, secouée par sa mère dès l'âge où
elle pouvait se souvenir ; soignée et caressée
par le vieil oncle et la vieille tante dès qu'elle
les avait connus ; puis cahotée et tiraillée entre
les câlineries et les injures pendant les séjours
de madame d'Avesnes à Pont-sur-Sarthe, Coryse,
foncièrement gaie par tempérament, mais triste
par réflexion, vivait dans une perpétuelle in-
quiétude.
LE MARIAGE DE CHIFFON 35
. Toute petite, assise dans son tout petit fau-
teuil sous les regards fixes des portraits en ar-
mures et en corselets des Avesnes, entre les
deux vieux qui ne perdaient pas de l'œil sa tête
frisée, déjà l'enfant pensait.
Elle pensait que c'était bon de vivre et de
rire ; de se rouler sur le tapis du grand salon
ou sur le gazon du triste jardin qui lui semblait,
à elle, tout plein de soleil et de joie. Elle pensait
que c'était amusant de causer avec les chiens,
les chevaux, les oiseaux, les joujoux et les fleurs.
Mais tout cela ne devait pas durer. Un jour,
demain peut-être, on entendrait vers le soir
ouvrir la grande porte de la voûte ; ime grosse
voiture tournerait dont elle connaissait bien le
bruit, et l'oncle Albert, courbant vers elle son
grand corps, lui dirait en l'embrassant, avec
un peu d'embarras :
— Mon Chiffon, c'est ta petite mère qui arrive...
tu vas descendre au-devant d'elle avec Claudine...
On ne lui disait plus d'avance le retour de
madame d' Avesnes. L'oncle et la tante s'étaient
aperçus que, dès qu'on l'avertissait, elle cessait
de dormir et de manger. Elle avait aussi de con-
tinuelles crises de larmes, mais faisait borccs^^
36 LE MARIAGE DE CHIFFON
contenance au dernier moment, résignée lorsqu'il
41 le fallait » absolument.
Et elle songeait qu'obéissant alors à Toncle,
elle prendrait dans sa petite main un coin du
tablier de Claudine et descendrait résolument,
les yeux secs, faisant à peine une « lippe », tandis
que la Bretonne touchée lui dirait de sa grosse
voix encourageante :
— Allons, mon pauv' Chiffon I... faut t'faire
une raison 1...
Alors, elle répondrait d'une voix effarée, qu'il
lui semblait entendre :
— Toi surtout, fais attention à ne pas me
tutoyer !... et appelle-moi Mademoiselle... ,tu sais
bien qu'elle veut... Oh I... mon Dieu I... fais
bien attention, dis?...
Certes, les scènes et les cris qui pleuvaient
sur elle irritaient Coryse, mais moins toutefois
que les scènes et les cris destinés aux autres.
La vue de la tante Mathilde pleurant dou-
cement dans sa chambre, ou d'un domestique
renvoyé, traînant tout pâle sa malle dans l'es-
calier, la bouleversait au point de la faire rester
toute une nuit, dans son petit lit, les yeux grands
ouverts et la mâchoire tremblante.
LE MARIAGE DE CHIFFON 37
Et c'était tout cela qu'annonçait la grosse
voiture, dont elle croyait toujours entendre le
roulement, même quand elle jouait; ou dis-
tinguer la silhouette hérissée de bagages, même
quand elle regardait ce qu'elle aimait tant à
contempler immobile et attentive : l'eau, le feu,
et les fleurs.
Et toujours, pendant des années. Chiffon
avait vécu rieuse mais préoccupée ; ne parve-
nant pas à oublier, au cours des huit ou dix bons
mois tranquilles, les quelques mauvais jours
passés et à venir ; courbant d'avance son petit
dos souple et fort, dans l'attente de quelque choc
effroyable qu'elle prévoyait.
L'annonce du mariage de sa mère qui, en
lui-même, la laissait fort indifférente, la ter-
rifia quand elle sut qu'elle allait quitter le vieil
hôtel où elle avait grandi et les vieux parents
qui l'avaient élevée. Elle connaissait de vue
le marquis de Bray, qu'elle apercevait souvent
à cheval avec son frère Marc, et elle lui trou-
vait jusque-là l'air très « chic » et très bon. Mais
quand elle vit qu'il épousait sa mère, elle en
conclut qu'il devait lui ressembler et crut son
dernier jour arrivé.
38 LE MARIAGE DE CHIFFON
Tirés maîtresse d'elle-même quand elle jugeait
qu'il fallait être telle, eUe ne laissa pas voir ses
craintes et se contenta de protester silencieu-
sement. A madame d'Avesnes, qui lui annonça
avec de grandes phrases que c'était par amour
maternel et dans l'intérêt de son avenir qu'elle
se remariait, elle ne répondit pas un mot. Et
quand on la chercha pour la présenter à M. de
Bray, venu faire une visite aux Launay, elle
alla se blottir au fond du jardin dans une boule
d'hortensias où elle demeura introuvable.
Pâle, les lèvres pincées, les yeux durs, elle
assista dans la triste cathédrale au mariage de
sa ïnère, comprenant vaguement que là dis*
paraissait le dernier souvenir du pauvre papa
qu'elle n'avait pas connu et qui peut-être l'eût
aimée.
Et ce fut le cœur désolé et plein de rancune
que la petite entra dans sa' nouvelle maison.
Tout de suite, M. de Bray aima Chiffon, mais,
devinant ce qui se passait en elle, il ne chercha
pas à hâter l'instant qui devait les rapprocher.
L'intraitable caractère de sa fenune amena ce
rapprochement.
Effarouchés du vacarme, des pleurs, dm éclate
LE MARIAGE DE CHIFFON 39
et des grands gestes de la marquise, ces deux
êtres gais et bons cherchèrent instinctivement
l'un che^ l'autre un appui. Ils multiplièrent,
sans même s'en rendre compte, les occasions
de se réunir, et Chiffon en arriva à n'être im
peu joyeuse et rassurée que quand son beau-
père était là.
Toujours l'enfant s'était appliquée à cacher
la terreur qu'elle avait de sa mère. EUe se re-
dressait au bruit des cris, affectant un calme
irritant et levant impertinemment le nez, alors
qu'elle sentait pourtant claquer ses dents et
trembler ses petites jambes.
Mais un soir elle se trahit. Poursuivie à travers
un corridor par madame de Bray qui l'injuriait,
elle enfourcha brusquement la ranipe de l'escalier
et, glissant jusqu'au bas, se précipita dans la
bibliothèque. Là, se croyant seule, elle se plaqua
contre la porte, haletante, angoissée, écoutant
si sa mère la cherchait.
Marc de Bray, qui habitait avec son frère,
fumait enfoncé dans tm grand fauteuil loin de
la lampe. Il appela doucement la petite. Elle
se retourna, mécontente d'être surprise dans
oe moment de faiblesse et d'abandoii.
40 LE MARIAGE DE CHIFFON
— Ah I — fit-elle d'un ton fâché — vous êtes
là, vous?...
Marc répondit, un peu gogu^iard :
— Mon Dieu, oui, mademoiselle Corysande I...
je suis là 1... je vous gêne?...
Chiffon ne mentait jamais. Elle vint à lui et,
bourrue :
— Oui !... vous m'avez vue avoir peur... et
je n'aime pas bien ça I...
Il se mit à rire en regardant affectueusement
l'enfant :
— Tu es vraiment un gentil Chiffon 1... Si
tu avais peur d'un revenant... ou d'im coup
de canon... je te dirais que c'est très vilain pour
un descendant des Avesnes... mais de ta mère?...
Ah !... mon pauv' petit !... j'en ai bien peur,
moi, un vieux barbu !... ainsi, juge si je te com-
prends 1...
— Ah ! — murmura Coryse plus confiante —
vous aussi?... vous n'avez pas l'air...
— Je n'ai pas l'air quand eUe est là... ça lui
ferait trop de plaisir... mais après je me dédom-
mage et je tremble tout mon soûl I... c'est vrai 1...
ce matin encore à déjeuner, quand elle a attrapé
ce malheureux Joseph, j'ai voulu ne rien dire.^
LE MARIAGE DE CHIFFON 41
me contenir... et mon gosier s'est contacté sur
un pruneau... je ne te dis que ça !... tu as bien
vu que je me suis sauvé pour aller étouffer pai-
siblement dans le vestibule...
Puis, devenu sérieux :
— Vois-tu, Chiffon... tu devrais raconta: à
mon frère tes petites affaires...
— Oh !... — fit Coryse, saisie.
— Oui... tu devrais lui avouer franchement
tes tristesses et tes peurs...
Elle. répondit, indifférente :
— Qu'est-ce qu'il y poiirrait?...
— Dame 1... il est le maître, après tout !...
Les yeux de Chiffon s'ouvrirent tout grands :
— Lui ?... pas possible !..*
Marc de Bray éclata de rire :
— Oui, je sais bien que ça ne par^dt pas beau-
coup !... ton beau-père a l'horreur des discussions
et des scènes... il préfère céder toujours en ce
qtii le concerne...
— Eh bien, alors?...
— Eh bien, alors... s'il s'agit de toi, c'est autre
chose... en souvenir de ton papa dont il était
l'ami, et pour toi-même aussi... car il t'aime beau-
coup...
42 LE MARIAGE DE CHIFFON
Voyant qu'elle faisait un mouvement, il ap-
puya :
— Beaucoup... moi aussi, je t'aime bien, va,
mon petit Chifîon... et si nous ne t'avons jamais
parlé de cette affection, c'est qu'il n'est pas très
facile d'aborder un petit hérisson qui se "^ met en
boule du plus loin qu'il aperçoit ceux qu'il ne veut
pas voir...
Et comme son frère entrait, il lui cria :
— Tiens, Pierre... dis à Chiffon que nous sommes
ses amis... et j'ai idée que ce soir elle te croira...
De ce jour, une affection inmiense était éclose
dans le petit cœur si fermé de l'enfant, et elle
avait vécu plus tranquille.
— Comment se fait-il que tu sois venue ce
soir, mon Chiffon?... — demanda l'oncle Albert
enchanté ; — je croyais que vous aviez du monde
à dîner?...
Elle cligna de l'œil dans une grimace drôle
de gavroche.
— M. d'Aubières, hein ?... — fit-elle, sautant
à pieds joints dans la question.
Et tout de suite, sans laisser le temps de ré-
pondre :
LE MARIAGE DE CHIFFON 43
— A ma plâce» vous l'épouseriez, dites... M.
d'Aubières?...
— Mais... Chiffon I.... — balbutia timidement
la tante Mathilde, indiquant du regard le do-
mestique qui s'empressait d'ajouter im couvert.
— r Bah !... qu'est-ce que ça fait ?... M. d'An-
bières a dû me demander vers quatre heures...
on me l'a dit à cinq... ce 'soir une partie de la
ville le saura... et demain ma mère l'apprendra
au reste... ça a l'air grand... comme ça, Pont-
sur-Sarthe !... et on dit qu'il y a quatre-vingt
mille habitants I... ben, ça n'empêche pas qu'un
potin a vite fait d'en faire le tour... vous le saviez,
vous, que M. d'Aubières veut m'épouser?...
-r- Mais — dit M. de Launay — ^nous le savons
par ta mère... qui est venue nous le dire, et nous
inviter à aller chez elle ce soir...
— Ah I... parfaitement I... on veut le pré-
senter à^la famille... me forcer à dire oui I...
La tante protesta :
— Mais on n'a pas à nous le présenter... nous
le connaissons depuis qu'il est en garnison ici...
et il y a déjà longtemps...
— Il y a un an I... la première fois que l'oncle
Marc l'a amené dîner, il a diaè k ctA.% ô.^ \SksSvv
44 LE MARIAGE DE CHIFFON
j'avais e^co^e mes robes courtes... il m'a parlé
tout le temps de rallye-paper et de chasse... ce
que je me suis embêtée pendant ce dîner-là !...
— Chiffon I — fit madame de Launay d'un
ton de reproche — un gros mot I... encore !.,.\
Elle s'étonna :
— Un gros mot I... où donc ça?... Oh I... c'est
€ embêtant > que vous appelez un gros mot?...
c'est vous qui êtes si correcte que ça, tante Ma-
thilde I...
— C'est toi qui ne l'es pas assez !... ta mère
a raison quand elle te reproche tes façons et
ton langage... oui... tu as des manières de garçon .
et tu parles comme les enfants de la rue...
— Dame I... c'est les seuls qui m'amusaient
à écouter quand j'étais petite... c'est pas ma
faute si j'ai jamais pu trouver un mot à dire
à mes cousines de Lussy... ni aux « petites de-
moiselles du général », — comme disait Claudine,
— qui arrivaient pour goûter avec moi en robe
de soie et frisées au petit fer I... j'avais beau
me torturer l'imagination... je restais les bras
ballants en face d'elles, riant bêtement... et me
moquant moi-même de moi... mais je n'y pouvais
rien I... elles me parlaient comme on m'a pour-
LE MARIAGE DE CHIFFON 45
tant appris à parler... et je ne les comprenais
pas 1... elles faisaient des liaisons !... et y a rien
qui me trouble comme ça !... c'est si drôle I..*
il me semble toujours qu'on joue la comédie...
n'est-ce pas, oncle Albert?... vous saisissez?...
— Oui... oui... je saisis... mais ne parle pas
tant... et maiige ton bœuf qui va être froid...
— Il sera bon tout de même I... c'est si bon,
le bœuf !... encore une chose qu'on ne mange
jamais à la maison !...
— Ta mère ne l'aime pas, je crois?...
— C'est pas qu'elle l'aime pas I... mais elle
ne veut pas qu'on le serve... eUe dit que c'est
un plat peuple... et tout ce qui est peuple... que
ce soit un plat ou autre chose...
— Oui... c'est bon I... mange !...
— En attendant, vous ne m'avez toujours pas
donné de conseil?...
— Pourquoi faire ? . . .
— Ben, pour M. d'Aubières...
— Mais dans ce cas, ma petite enfant, —
dit l'oncle Albert, — tu ne dois prendre conseil
que de toi-même... M. d'Aubières convient à ta
mère... c'est à toi de voir si, à toi, il te plaît...
— - Il me plaît... il m^ plaît... oui... cectrà^s^
46 LE MARIAGE DE CHIFFON
ment... jusqu'à présent... mais jamais je ne l'ai
regardé à ce point de vue-là... et dame !... je
crois bien que si je l'y regarde...
La tante Mathilde insista :
— Il faut le revoir encore... le revoir plu-
sieurs fois... ça t'est facile, puisqu'il vient con-
stamment chez tes parents... alors tu l'étudieras
bien... et quand tu l'auras bien étudié...
-^ Qu'est-ce que je ferai, quand je l'aurai bien
étudié?...
— Eh bien, tu verras ce que tu veux répon-
dre...
— Et je répondrai : « Zut !... >
— Zut?...
Chiffon se mit à rire.
— Ah ! que c'est donc drôle, tante Mathilde,
de vous entendre dire zut !... vous n'y mettez
pas l'intention du tout !...
— Pas l'intention?...
— Non !... zut ! 1 1 c'est un mot qui veut dire :
« Allez vous promener !... > ou quelque chose comme
ça... alors il faut l'envoyer plus délibérément...
vous comprenez?...
— Tu penses bien que je ne vais pas, à mon
âge, apprendre à dire !5ut ?...
LE MARIAGE DE CHIFFON 47
— Vous le diriez pourtant bien 1... ordinaire-
ment vous êtes pas pincée pour deux sous, vous,
tante Mathilde !..* et atous vous servez quelque-
fois d'expressions... quix valent bien « embêtant »,
soit dit sans reproche I...
— J'ai tort !...
— Jamais !... c'est dans ces moments-là que
je vous aime le mieux !... et tenez !... c'est ce
qui me plaît de M. d'Aubières... c'est qu'il n'est
pas non plus à la pose... je suis bien sûre que mes
façons de dire ne le choquent pas le moins du
monde... la preuve...
— Et — demanda M. de Launay — quel est,
au sujet de ce mariage, l'avis de ton papa et de
ton oncle?...
— Papa ne dit pas trop grand'chose... il se
contente de faire l'éloge de M. d'Aubières...
l'oncle Marc, lui, me dit de me tâter... et puis,
quand ils croyaient que je ne les écoutais pas...
parce que je pleurais dans un coin...
Ensemble les deux vieillards demandèrent
inquiets :
— Tu pleurais?...
— Dame 1 mettez-vous à ma place... si vous
croyez que c'est rigolo !!• d'ailleurs, c'était cas
48 LE MARIAGE DE CHIFFON
pour ça que je pleurais... c'était pour autre
chose I... enfin, pendant qu'ils croyaient que je
ne les écoutais pas... ils énuméraient les gens
de leur connaissance qui s'adorent malgré vingt
ou vingt-cinq ans de différence...
— Ont-ils parlé de noys?...
— Non...
— Eh bien. Chiffon, j'ai eu hier quatre-vingt-
un ans... et ta tante n'en a que soixante...
— Ah I... tout' de même vous me faites l'effet
d'être très bien comme vous êtes !... — répondit
Chiffon, qui s'accrocha au bras du vieil oncle
pour passer dans le salon.
— J'ai demandé la voiture à huit heures et
demie... — dit madame de Launay ; — je vais me
préparer...
— La voiture I... par ce temps-là?... pour
faire deux cents mètres?...
Et, illmninée :
— C'est pas une idée de vous, ça I... j'parie
que c'est pas une idée de vous?...
— C'est en effet ta mère qui...
— Qui votis a dit de venir en voiture... parce
que vous avez des beaux chevaux... et que,
comme tout le monde s'en va ensemble, on
LE MARIAGE DE CHIFFON 49
voit ça!... c'est pour éblouir M. d'Aubières...
Oh ! là ! là !... toujours son épate et ses em-
barras !...
Tandis que les Launay se préparaient à sortir,
Chiffon, assise dans une bergère à oreilles, re-
gardait d'un œil affectueux le grand salon où
elle avait tant joué jadis! EUe aimait le vieux
meuble Empire à sphinx de cuivre recouvert
de velours d'Utrecht rayé jaune serin ; les petites
armoires basses, finissant au niveau du parquet,
dissimulées sous les boiseries blanches, dans les-
quelles elle serrait ses joujoux ; et les belles boi-
series Louis XVI, si intactes et si riantes, avec
leurs satyres et leurs nymphes se lutinant à
travers les bosquets, ce que Claudine, sa bonne,
définissait ainsi : « Des honunes et des femmes
qui se chatouillent sur le mur » ; et la vieille
pendule avec ses aigles ; et les urnes de Sèvres
ennuyeuses et charmantes...
Là, Chiffon revivait les bonnes heures de sa
toute petite enfance, et c'est d'im ton convaincu
qu'elle dit à ses vieux amis qui l'appelaient pour
partir :
— Ah 1 il fait rudement bon id 1...
En arrivant à l'hôtel de Bray, elle grimpa
50 LE MARIAGE DE CHIFFON
en courant Tescalier devant l'oncle et la tante,
leur criant :
— Vous direz que je viens !... faut que je
m'habille !... "je me ferais attraper si j'entrais
comme ça !... je vais m'introduire dans ma vieille
robe rose !...
m
En entrant dans le salon très éclairé, Coryse
s'arrêta, examinant, dans le clignement familier
aux myopes, les gens qui causaient, assis en un
grand cercle. Elle resta un instant hésitante, se
demandant qui elle devait saluer d'abord. Puis
elle marcha vers une 'vieille femme silencieuse,
au fin profil effacé, et s'inclina dans un mouve-
ment qui, étant données ses allures habituelles,
paraissait très respectueux.
La comtesse de Jarvillé plaisait à Coryse pour
plusieurs raisons. Elle lui trouvait grand air
en dépit de son attitude modeste, et elle la
croyait vraiment intelligente et bonne. Et puis,
madame de Bray haïssait cette vieille femme,
parente éloignée de son mari, qui attristait son
salon avec ses robes fanées et son aspect de vieux
portrait pâli. Cette haine seule eût sufl& pour
la rendre sjmipathique à Chiffon.
52 LE MARIAGE DE CHIFFON
— Corysande, — dit la marquise d'un ton
bref, — viens donc dire bonjour à madame de
Bassigny I...
Madame de Bassigny était la fenmic d*un
colonel, et la bête noire de Chiffon. Une fenmie
très riche et très à la pose, qui se plaisait à vexer
et à humilier tous les ménages militaires de Pont-
sur-Sarthe, et à faire punir les oflSciers garçons
qui négligeaient son jour.
La petite se retourna et répondit avec une
indifférence presque impertinente :
— Tout à rheiure... quand j'aiurai salué ma-
dame de Jar ville...
La marquise lança à sa fille un regard furieux,
tandis que M. d'Aubières posait sur l'enfant ses
bons yeux bleus, tout remplis d'admiration et
de contentement.
Lui aussi détestait la femme de son collègue
des hussards, et il était ravi du manque d'em-
pressement que lui témoignait si délibérément
Chiffon. '
Cette femme maigre, — qui avait, disait-il,
des becs aux coudes et une arête dans le dos,
— mauvaise comme la gale, bavarde comme
une pie et potinière conmie une concierge, qui
LE MARIAGE DE CHIFFON 53
calomniait les jolies femmes et se moquait des
laides et des pauvres, lui faisait réellement hor-
reur. Trop franc pour dissimuler absolument
cette répulsion, M. d'Aubières s'en était tenu
aux simples démarches réglementaires de poli-
tesse.
D'abord, madame de Bassigny, très désireuse
d'attirer chez' elle ce célibataire bien tourné,
porteur d'un grand nom, s'était montrée infini-
ment aimable pour lui. Elle s'appliquait avant
toiit à avoir le salon le plus élégant et le mieux
fréquenté de Pont-sur-Sarthe, et elle comprit
tout de suite que la présence du duc d'Aubières
était indispensable pour bien établir la supré-
matie de ce salon. Un duc est une sorte de per-
sonnage dans presque tous les milieux, mais en
province il devient un grand personnage.
Dès l'arrivée du colonel d'Aubières, on s'était
dit : « C'est probablement un duc de l'Empire »,
et on l'avait regardé avec cxiriosité. Mais quand
on apprit que le vieux monsieur de Blamont
avait constaté dans le d'Hozier de la biblio-
thèque que le titre des Aubières datait d'avant
la revision de 1667, la curiosité devint admira-
tion. Et conmie, avec sa petite foit\mft, \fc ^<;:.
54 LE MARIAGE DE CHIFFON
faisait assez bonne figure; qu'il avait de beaux
chevaux qu'il montait bien ; un phaéton bien
tenu et une petite maison « pour lui tout seul $
et pleine — disait-on — de jolis bibelots, dans
le quartier neuf, près de la gare, il était devenu
le point de mire à la fois des mères, des veuves,
et des cocottes de Pont-sur-Sarthe.
Mais, malgré toutes les amabilités dont Tac-
cablèrent le colonel et madame de Bassigny,
il resta cérémonieux et réservé, se contentant
d'être poli, sans plus.
Plus heureuse que son amie, madame de Bray
eut la joie de produire le duc d'Aubières dans
son salon. Il était très lié avec son beau-frère
Marc, qui le lui amena, ne craignant pas, cette
fois, qu'elle accueillît avec son habituel dédain
un camarade aussi brillant.
Et, tandis que toutes les plus jolies fenunes
— y compris madame de Bray à son déclin,
mais encore appétissante, — lui faisaient à l'envi
la cour, le duc ne regarda, ne vit que la gamine
à la fois svelte et râblée, rêveuse et gavroche,
qui riait avec lui, confiante, affectueuse, sans
se soucier des jeimes gens chics qui ornaient le
salon de sa mère. Il devina une partie des petites
LE MARIAGE DE CHIFFON 55
misères qui troublaient la vie de Chifion, l'oncle
Marc lui apprit le reste;, et, inconscient, il se
mit tout doucettement, à quarante-trois ans,
à aimer l'enfant de quinze ans qui lui riait si
joliment au nez de toutes ses dents de petit chien.
Quand M. d'Aubières s'aperçut de ce qui se
passait dans son cœur trop jeime, il pensa : « Je
suis fou I... »
Puis, à force de rêver à ce mariage qui lui
doublait d'abord impossible, il en arriva peu
à peu à se dire : « Pourquoi pas?... »
Et il était ce soir, le pauvre homme, craintif,
angoissé, cherchant le regard de Chiffon pour
y lire l'impression produite par sa demande
qu'il jugeait à présent, dans sa grande mo-
destie, outrecuidante et ridicule.
Mais Chiffon évitait obstinément de tourner
les yeux vers lui. Après avoir sommairement
salué madame de Bassigny, elle causait main-
tenant avec un petit jeime homme> grêle et étri-
qué, au front fuyant, au menton ravalé, le vicomte
de Barfleur, descendant de la plus vieille famille
du pays, et l'un des élégants de Pont-sur-Sarthe.
Et, bien que cette conversation semblât, d'après
Tair distrait et ennuyé de Coryse, totaleiSLesÀ
56 LE MARIAGE DE CHIFFON
dénuée d'intérêt, M. d'Aubières, irrité de la
voir occupée de quielqu'un, se mit à prendre en
grippe rinnocent avorton qui n'en pouvait mais.
Tout à coup, une grande jeune fille très belle,
Geneviève de Lussy, une cousine des Avesnes,
s'écria :
— Chiffon !... pourquoi n'es-tu pas venue au
cours tantôt?...
— Comment ? — demanda madame de Bray
stupéfaite — conmient ?... elle n'est pas allée
au cours?...
Coryse, devenue très rouge, avait brusque-
ment planté là le petit Barfleur; et, s'avançant
Ters sa mère:
— Non, — dit-elle, — je ne suis pas allée
au cours... je suis restée dans le jardin...
Elle se tourna vers M. de Bray, l'œil suppliant,
et ajouta :
— Il faisait si, si beau !...
— Et où êtes-vous allée?...
Jusqu'à l'âge de cinq ans, la marquise avait
dit « vous » à sa fille, qui lui disait également
vous. Elle n'admettait pas qu'il en fût autre-
ment, parce que, afi&rmait-elle, le tutoiement
entre enfants et parents datait de la Révolu-
LE MARIAGE DE CHIFFON 57
tîon. Il était ignoble et nivelait les classes, etc..
Et puis, un beau jour, au retour d'un de ses
voyages, elle avait déclaré que le tutoiement
réciproque était plus tendre ; que lui seul mar-
quait l'intimité, la confiance ; qu'à présent,
« toutes les femmes du faubourg Saint-Ger-
main » tutoyaient leurs enfants et se faisaient
tutoyer par eux. Et, subitement, elle avait exigé
que Coryse la tutoyât. La pauvre petite, qui
eût employé volontiers une appellation plus
cérémonieuse encore que le « vous >, avait eu
peine à se faire à ce tutoiement si loin de son
coeur et de ses lèvres. Madame de Bray aussi
s'oubliait souvent. Dès qu'une discussion quel-
conque l'emportait^ elle criait « vous » à Chiffon
conune par le passé, et la petite, remise dans
le ton, — conune elle disait, — reprenait avec
joie la « tradition » ancienne. Elle répondit :
— Je viens de vous le dire... je suis restée
dans le jardin...
— A fainéanter ?,..
— Non...
— Qu'est-ce que vous avez fait ?.•.
— J'ai regardé les fleurs...
— C'est bien ce que je disais l„.
♦V
58 LE MARIAGE DE CHIFFON
Et, avec importance, comme si elle devait
se tenir au courant pour surveiller les études
de sa fille et lui faire reprendre les leçons man-
quées :
— De quoi s*est-on occupé aujourd'hui au
cours, Geneviève?...
— Au cours?... — fit la jeune fille, qui cher-
cha im instant à se souvenir, — nous nous som-
mes occupées de la reproduction...
Et, au milieu d'un silence étonné, elle reprit :
— De la reproduction des plantes phanéro-
games...
L'oncle Marc haussa les épaules en murmurant
à demi-voix :
— Chiffon a bien raison d'étudier les fleurs
elle-même dans le jardin... c'est sans incon-
vénient, au moins !...
Quant à la marquise, qui ignorait totalement
les plantes phanérogames ou autres, et qui n'avait
pas compris un mot, elle dit, d'un ton doctoral
et protecteur, revenant au tutoiement :
— Tu as entendu, Coryse?...
La petite ne répondit pas. Geneviève reprit,
s'adressant à elle :
— Mardi, c'est sur Britannicus, le cours...
LE MARIAGE DE CHIFFON 59
— • J'irai I... — s'écria Chiffon, — j'aime tant
Racine I.».
Le petit Barfleur^ savait qu'un homme du
monde doit toujours placer dans toute con-
versation, et sur n'importe quel sujet, im mot
quelconque. Il demanda, d'un air indifférent et
poli : \
~ Et pourquoi, mademoiselle, aimez-vous tant
Racine?...
— Je ne sais pas... — fit Chiffon, indifférente
aussi.
Puis, après un instant de réflexion, elle dé-
clara :
— C'est peut-être parce qu'on a voulu me
isjxe aimer Corneille...
Marc de Bray se mit à rire; sa belle-sœur,
furieuse, se tourna vers lui :
— On dirait vraiment que vous cherchez à
la rendre plus ridicule et plus insupportable
encore I...
— Moi !... — fit l'oncle Marc, ahuri.
— Oui, vous !... qui riez de toutes les inep-
ties qu'elle dit... et qui avez l'air de trouver ça
drôle I...
Elle allait continuer, élevant déjà la voix
6o LE MARIAGE DE CHIFFON
au milieu du silence. Très agacée d'être ainsi
épluchée. Chiffon, les yeux brillants et le nez
en Tair comme aux jours de bataille, proposa :
— Si on recausait comme avant... au lieu
de s'occuper de moi?...
Une des portes du salon, qui donnait sur le
jardin, était ouverte. Sans attendre pour juger
de l'effet produit par sa proposition, elle sortit
et descendit le perron, où l'attendait Gribouille,
son meilleur ami, un énorme dogue court et
trapu ; bonasse avec un air féroce.
La nuit était claire, mais sans lime. Une de
ces nuits pleines d'humidité et de parfums qu'ai-
mait Coryse. Suivie de Gribouille elle s'éloigna de
la maison, marchant vers l'extrémité du jardin.
L'odeur intense des pétimias blancs l'attirait.
Et quand elle fut auprès de la longue corbeille,
qui apparaissait toute pâle au milieu du gazon
sombre, elle se pencha, les narines ouvertes, prise
d'ime envie de se rouler sur les fleurs embaumées
pour les mieux respirer. Mais elle pensa :
— Je leur ferais mal !...
Car Chiffon, persuadée que les fleurs souf-
frent, ne les touchait qu'avec ime délicatesse
infinie et d'attendrissantes précautions.
LE MARIAGE DE CHIFFON 6l
•
Un bruit de pas dans l'allée fit grogner Gri-
bouille ; et, tout de suite, elle devina que c'était
M. d'Aubières qui s'avançait dans l'obscurité.
Il demanda, distinguant vaguement la tache
claire que faisait Chiffon :
— C'est vous, mademoiselle Coryse?...
— Oui, monsieur...
D'ime voix hésitante, il reprit :
— Voulez- vous me permettre de causer avec
TOUS un instant?...
— Mais oui...
— Est-ce que... est-ce qu'on vous a dit que...
que...
Elle eut pitié de son embarras.
— Oui... je sais que vous m'avez demandée
aujourd'hui en mariage...
Il murmura, le gosier serré :
— Eh bien ?.,.
— Eh bien !... je ne m'y attendais pas, conmie
vous pensez 1... et dame 1... ça me surprend un
peu... et même beaucoup, si vous voulez que je
vous dise?...
— Pourquoi?... vous n'avez donc pas deviné
quç je vous aime depuis très longtemps ?...
Elle répondit, sincère :
62 LE MARIAGE DE CfflFFON
— Oh I quant à ça, non, par exemple l...
— C'est pourtant bien vrai !... je vous aime
depuis que je vous connais...
— Ça, c'est excessif !... je suis bien sûre que le
premier jour où vous m'avez vue, j'ai pas dû vous
faire une impression bien agréable... Oh I non !...
— Le premier jour?,..
— Oui... à dîner... le soir où j^étais à côté
de vous... ce que j'ai dû vous paraître moule !...
c'est vrai qu'aussi vous m'aviez si tellement
rasée... avec vos chasses et vos rallye-papers...
et tout le tremblement...
— Mais... — balbutia le pauvre homme inter-
dit — je ne savais de quoi vous parler... et je...
— Soyez sûr que je vous suis reconnaissante
de ne pas m'avoir parlé service... car il y avait
encore ça !...
— Comme vous vous moquez de moi !... vous
me trouvez ridicule... ennuyeux?...
Elle protesta avec vivacité :
— Oh I non... pas du tout 1... ça ! jamais !...
et même je vous aime beaucoup... je suis très
contente quand je vous vois...
Joyeux, il demanda :
— Eh bien, mais alors...
LE MARIAGE DE CHIFFON 63
— Quand je ' vous vois... accidentellement...
mais si c'était toujours, toujours, tout le
temps...
— Alors, vous ne voulez pas de moi?...
Chiffon avait envie, à cette question bien
nette, de répondre nettement non. Comme ça,
au moins, tout serait fini; on ne reviendrait
plus là-dessus. Mais elle devina tant d'inquié-
tude dans la pauvre voix étranglée qui l'interro-
geait, tant de supplication dans la haute silhouette
penchée vers elle, qu'elle n'eut pas le courage
de faire un gros chagrin à cet ami qui semblait
tant l'aimer. Gentiment, elle répondit :
— Non... je ne dis pas ça encore... je suis très
flattée, très reconnaissante de votre affection...
mais je suis si petite fille !... j'ai si peu pensé
aux choses graves... laissez-moi réfléchir... voulez-
vous?... ne me demandez pas de dire tout de
suite oui ou non... car, alors... je dirais non...
— J'attendrai votre décision... mais permet-
tez-moi de plaider vai peu ma cause?...
. Et, voyant que Coryse revenait du côté de la
maison, il la fit retourner sur ses pas en lui pre-
nant doucement le bras.
— Je vous en prie, accordez-moi encore quel-
64 LE MARIAGE DE CHIFFON
ques minutes... c'est votre mère qui m'a dit de
venir vous rejoindre ici...
Avec conviction. Chiffon s'écria :
— Ah ! je le pensais bien !...
Et en elle-même elle ajouta :
— Elle ne peut pas me laisser tranquille I...
De sa belle voix grave, très émue, M. d'Au-
bières reprit :
— Je vous» parais vieux... mais je vous offre
un cœur très jeime... un cœur qui n'a jamais été
à personne...
— Oh !... — fit Coryse, effarée, — vous n'êtes
pas arrivé à votre âge sans aimer quelqu'im...
voyons ?...
Il répondit gravement :
— Aimer... ce que j'entends par aimer... ja-
mais I...
— Et qu'est-ce que vous entendez donc par
aimer ?...
— J'entends donner tout mon cœur et toute
ma vie...
— Eh bien, n'est-ce pas toujours là ce qu'on
a]E^lle aimer?...
— Toujours... enfin... non... ça dépend... — bal^
butia M. d'Aubières embarrassé.
LE MARIAGE DE CHIFFON 65
— Tenez, — fit brusquement ChiflEon, — j'aime
autant vous dire que je ne vous crois pas I...
oh ! mais, pas du tout L.
— Vous ne me croyez pas!... et pourquoi?...
— Ah !... voilà !... c'est que c'est assez difficile
à vous raconter... Enfin, im jour... au printemps...
j'étais à me promener à cheval, avec l'oncle Marc,
dans la forêt de Cris ville... et je vous ai aperçu
de loin... avec une dame... je vous ai reconnu
tout de suite... il n'y a personne d'aussi grand
que vous à Pont-sur-Sarthe... vous étiez à pied...
et il y avait im fiacre qui vous suivait... un des
petits fiacres ridicules de la station de la place
du Palais... la dame... c'était une des dames dont
personne ne parle... excepté ma mère et ma-
dame de Bassigny, qui les appellent « les don-
zelles »... et qui font des écarts dans la rue ou
au cirque, quand il faut les frôler... on croirait
que ça brûle... je vous demande pardon de dire
ça à propos de quelqu'un que vous aimez...
— Moi !.*. — protesta le duc, à moitié riant»
à moitié désolé,
— Ou que vous aimiez, du moins.,.
Et, iinperturbable, Chiffon continua :
— Alors, je dis à l'oncle Marc : « Tiens ^
3
66 LE MARIAGE DE CHIFFON
M. d'Aubières... avec la dame dont il ne faut pas
parler !.., & Ah ! c'est que j'ai oublié de vous
dire... Paul de Lussy, le frère de Geneviève, celui
qui fait son droit... vous savez bien?... il avait
fait aussi des bêtises à cause de cette dame-là...
et on voulait l'engager... alors, Georgette Guibray,
la fille de votre général, l'avait montrée un jour,
au Parc, à Geneviève, la dame... en lui disant :
< Vois-tu, c'est à cause de celle-là que ton frère
fait des sottises... » Geneviève me l'avait montrée
aussi, et j'avais demandé des explications à
papa en déjeunant... Ah !... Seigneur 1... quelle
affaire 1... je vois encore ça !... ma mère s'était
levée... elle me maudissait avec sa serviette
en m'appelant « Fille éhontée > !... moi, j'étais
bleue... je comprenais pas du tout ce qu'il pouvait
bien y avoir... alors, après le déjeuner, papa m'a
emmenée dans le fumoir et il m'a dit qu'il ne
fallait jamais parler de ça... surtout devant ma
mère... et que d'ailleurs on devait ignorer le
monde des « cocottes »... qui est im monde à part...
et le soir, ça a recommencé avec ma mère quand
j'allais me coucher... Sapristi !... c'est un des plus
beaux attrapages dont je me souvienne !... mais ça
vous ennuie peut-être que je vous raconte ça?...
LE MARIAGE DE CHIFFON 67
— Non..i je voudrais seulement vous expli-
quer...
— Attendez que j'aie fini... donc je dis à l'oncle
Marc : « Voilà M. d'Aubières avec la dame dont
on ne parle pas... » et il me répond : « Tu ne sais
pas ce que tu dis !... tu es myope comme une
taupe et tu ne peux rien distinguer d'ici là-bas... >
Alors je lui ofïre de trotter pour voir... mais il
ne veut pas... et le premier sentier que nous
trouvons... crac 1... il me jjousse dedans pour
que je ne puisse plus regarder la route... et c'est
tout pour cette fois-là...
— Je vais vous...
— C'est pas fini I... im mois après, j'étais
avec le vieux Jean... je vous revois avec la même
dame et presque à la même place... Ah ! je me
dis, cette fois-ci, comme moi je ne suis pas comme
ma mère et madame de Bassigny et que j'ai
pas peur de me brûler, je veux les regarder de
près... et je trotte... « Mam'zelle Coryse, — me
dit Jean, — la route devient bigrement grasse...
les chevaux vont s'coller su'l'museau, bien
sûr I... m'est avis qu'y' vaudrait mieux retourner
par où qu'nous venons... » Je ne l'écoute pas,
vous pensez... mais, à ce moment-lk, nqvx^ \.^
68 LE MARIAGE DE CHIFFON
montez dans le fiacre ridicule et vous filez pa^
la route de Crisville... je dis à Jean : « Je veujC
voir où ils vont... » et il me répond : « Ça, made-
moiselle, c'est des choses qu'est pas à faire I... p
— Et après ?...
— Après, je vous ai perdus à un carrefour.,,
mais je vous ai retrouvés tout de même... à l'au-
berge de Crisville... votre fiacre mangeait l'avoine,
et vous étiez au premier à une fenêtre... avec la
cocotte... alors, j'ai pensé...
— Vous avez pensé?...
— Puisque M. d'Aubières se cache dans la
forêt et dans les auberges avec ime femme avec
qui il ne peut pas se montrer, c'est qu'il veut
absolimient la voir quand même... et s'il veut
la voir quand même, c'est qu'il l'aime, comme
Paul de Lussy l'aimait... et même plus !... car
pour risquer, lui... un colonel... un honune sérieux
et âgé...
Et conune le duc faisait un mouvement :
— Oui... en comparaison de Paul qui a vingt-
deux ans, vous êtes âgé, s'pas?... eh bien, pour
faire ce que — quand c'était Paul — on appelait
déjà des bêtises... il faut...
— Il faut s'ennuyer terriblement à Pont-
LE MARIAGE DE CHIFFON 69
sur-Sarthe... et chercher dans n'hnporte quel
monde les distractions dont on ne sait pas se
passer... je ne peux pas vous expliquer ce que
vous ne devez point comprendre, mais je peux
vous affirmer que, quoi que vous ayez pu voir
ou apprendre de ma stupide existence, je suis
digne de vous aimer et d'être votre mari... jamais,
jusqu'au jour où je vous ai connue, je n'ai eu
ridée de donner mon nom ni mon cœur à per-
sonne... et je vous offre, malgré mon « grand
âge », un amour très jeime'et très pur...
Serrant contre lui le petit bras qu'il avait
gardé sous le sien, il murmura :
— Laissez-moi espérer un peu... je vous en
prie ?...
— Si je ne vous réponds pas tout de suite
oui... — dit franchement Coryse — c'est que
• je veux n'épouser qu'un homme que j'aimerai
ou que je sentirai que je peux aimer plus que
tous les autres... je déteste le monde, moi !...
j'ai les grimaces et les guirlandes en horreur!...
je n'ai, jusqu'à présent, aimé vraiment que l'oncle
et la tante de Laimay, papa, l'oncle Marc, le
vieux Jean^ ma bonne, Gribouille et mes fleurs...
je veux aimer mon mari, sinon de l'amour que
70 LE MARIAGE DE CHIFFON
j'ignore, du moins très tendrement, très sûre-
ment..»
M. d'Aubières s'était arrêté. Il prit les maina
de l'enfant et lea appuyant contre ses lèvres :
— Je serais si horriblement malheureux s'fl
me fallait renoncer à vous...
Il l'attirait à lui, et elle le laissait faire, émue
par cette voix qui tremblait, par toute cette
tendresse qu'elle sentait si vraie.
— Chiffon — balbutia-t-il — mon petit Chif-
fon !...
Elle s'appuyait à son épaule, rêvant, se de-
mandant si elle ne pourrait pas aimer un jour
cet homme qui l'aimait tant et qui semblait si
bon.
Mais M. d'Aubières, bouleversé au Contact
du petit corps souple qui s'abandonnait si con-
fiant ; énervé par l'obscurité, grisé par les par- •
fums qui montaient des fleurs à cette heure de
la nuit, perdit complètement la tête. D'un mouve-
ment brutal, il enveloppa Coryse de ses bras,
couvrant de baisers fous ses cheveux et sôn front.
La petite se dégagea violemment, presque avec
horreur. Et comme le duc, revenu à lui, mur-
murait troublé, désolé de ce qu'il avait fait :
LE MARIAGE DE CHIFFON 71
— Pardonnez-moi... je vous aime tant !...
Elle lui répondit simplement, déjà remise
d'un effroi que, dans son innocence, elle ne s'ex-
pliquait pas :
— Moi aussi, je vous demande pardon... mais
c'est que, voyez- vous, je ne peux pas souffrir
qu'on m'embrasse...
IV
— AvEZ-vous vu Chiffon ce matin?... — de-
manda M. de Bray à la marquise qui entrait, un
peu avant le déjeuner, dans la bibliothèque où
il causait avec son frère.
— Non... et vous ?...
— Moi, je l'ai rencontrée vers neuf heures
dans la rue des Bénédictins... — dit l'oncle Marc ;
— elle filait à toutes jambes, suivie du vieux
Jean...
La marquise s'écria, déjà en colère :
— Comment I... elle est sortie I... sortie sans
permission ?...
— Elle allait probablement à la messe?...
insinua M. de Bray, conciliant.
— A la messe ! elle n'y va jamais !... sauf le
dimanche...
Marc, debout devant la fenêtre, annonça :
— La voilà qui rentre... elle est dans la cour
avec Luce...
LE MARIAGE DE CHIFFON 73
« Luce » était la baronne de Givry, la cou-
sine germaine de M. de Bray. Elle entra dans
la bibliothèque, suivie de Chiffon, qui marchait
le nez au vent, l'air indifférent.
Sans même dire bonjour à la jeune femme,
la marquise, menaçante, demanda de cette voix
de tête glapissante et aiguë qui faisait toujours
se fermer à demi les yeux de Coryse :
. — D'où viens-tu?...
— De S:iint-Marcien... — répondit la petite.
— Comment ça?... toi qui ne vas jamais à
la messe !...
— Aussi je n'ai pas été à la messe...
— Alors, qu'est-ce que tu es allée faire?...
— Voir l'abbé Châtel...
— Pourquoi?...
— Parce que j'avais quelque chose à lui dire...
— Ah !... — fit madame de Bray inquiète —
et qu'est-ce qu'il t'a répondu?...
— Avant de dire ce qu'il m'a répondu, il
faudrait peut-être dire ce que je lui ai de-
mandé?...
Et, en riant, elle ajouta :
— Ce serait trop long !...
Le marquis s'adressa à madame de Gvsrc^ \
74 LE MARIAGE DE CHIFFON
««' Alors, vous vous êtes rencontrées au con-
fessionnal de Tabbé Châtel?... ^
-^ Non... .— . répondit la jeune femme avec
un peu d'embarras. -=- L'abbé Châtel n*est plus
mon confesseur...
'^ Oh ! -:-- fit le marquis étonné «^ est-ce
possible?... toi qui ne remuais pas le bout du
doigt sans aller lui demander dans quel seng
il fallait le remuer !... toi qui parlais de lui con-
tinuellement... trop même, seit dit entre nous...
qu'est-ce donc qu'il vous est arrivé?...
Luce de Givry, une grande femme de vingt-
huit ans, osseuse et brune, dénuée de toute grâce,
était renommée à Pont^sur-Sarthe pour sa piété
austère, étroite et fatigante. Tolérante d'ailleurs,
c'est-à-dire ne s'occupant jamais de ce que font
ou ne font pas ceux qui pensent et vivent autre-
ment qu'elle. Un peu agitée, elle menait de front
les bonnes œuvres et le monde qu'elle aimait
passionnément, et qui — conmie le disait fort
justement Marc de Bray ~ la payait d'une noire
ingratitude. Non pas qu'elle fût désagréable ou
inintelligente, mais elle déplaisait par certains
ridicules, et surtout pa? un manque absolu de
jeiinQ38« et de charme. Les femmes étiûeat gênées
LE MARIAGE DE CHIFFON 75
par sa très rigide et très réelle vertu ; les hommes
ne lui pardonnaient pas sa disgrâce, et Luce
n'était appréciée que dans sa famille, où tous
l'aimaient pour ses belles qualités et sa bonté
rnlve.
— Répète un peu ce que tu viens de dire à
Pierre?... — demanda l'oncle Marc, jouant la
stupeur. ^
Docilement, madame de Givry répéta :
— Je ne me confesse plus à lui...
— Vous êtes brouillés?...
— Nous ne sommes pas brouillés... mais c'est
lui qui n'a plus voulu...
— Depuis quand?... — interrogea Chiffon, très
surprise aussi.
— Depuis mon bal... le bal que j'ai donné
au moment du Concours hippique...
— Qu'est-ce que ça pouvait bien lui faire,
ton bal?... — dit Marc. — Est-ce qu'il serait
assez bête pour se mêler de ces choses-là?...
— Oh !... — protesta Luce avec vivacité — ce
n'est pas lui, le pauvre abbé !... c'est ma faute !...
c'est moi qui suis allée, la veille du bal, lui de-
mander la permission de le donner...
— Eh bien?...
76 LE MARIAGE DE CHIFFON
-— Eh bien, il m'a dit : « Mon enfant, ces choses-
là ne me regardent pas du tout I »...
— C'est im honmie de grand sens...
— J'ai insisté, mais il n'a rien voulu entendre...
il m'a dit : « Ne venez pas à moi, prêtre, me
demander la permission d'offrir chez vous un di-
vertissement que l'Église n'approuve pas... je ne
dois pas vous encourager dans cette voie... —
Mais mon mari veut que nous donnions im baL..
— Eh bien, donnez votre bal... et puis vous
viendrez me dire que vous l'avez donné... et nous
nous arrangerons... — Je ne veux pas qu'il y
ait de bal sans votre permission... — En vérité,
mon enfant, vous me placez dans ime situation
tout à fait ridicule I... »
— Il avait raison, ce pauvre homme I — dit
en riant Marc de Bray.
— C'est un encroûté !... — déclara la mar-
quise, qui n'admettait en fait de prêtres que les
Jésuites.
Coryse s'écria^ fâchée qu'on touchât au vieil
abbé qu'elle aimait beaucoup.
— Encroûté !... lui !... jamais de la vie !... mais
c'est tout de même pas son métier d'exciter
les gens de Pont-sur-Sarthe à gigoter, voyons?...
LE MARIAGE DE CHIFFON 77
Et, se tournant vers madame de Givry :
— Seulement, Lucé, il y a quelque chose
que je ne comprends pas bien dans tout ça...
tu vas tout le teinps au bal... tu ne fais
que ça !... je croyais que tu avais la permission,
moi?...
— Mais je l'ai aussi...
— Eh bien, alors?...
— C'est justement ce que j'ai dit à l'abbé
Châtel... « Mais puisque vous me permettez
d'aller au bal?... » et il m'a répondu : « Mon
enfant, ça n'a aucim rapport... un bal est un Ueu
où l'on est plus exposé à pécher que dans beau-
coup d'autres... »
— Ah !... — fit Chiffon, pensive.
— « ... Or, quand vous donnez im bal, vous
encouragez, vous facilitez en quelque sorte l'éclo-
sion du péché... vous êtes, dans ime certaine
mesure, complice bu responsable... Quand, au
contraire, vous allez au bal, je vous autorise en
toute sécurité à y aller, parce que je suis sûr que,
non seulement vous ne péchez point, mais encore
vous ne sauriez être pour personne une occasion
de péché... » Ça te fait rire ? — continua madame
de Givry en se tournant vers Marc, qui se roulait
78 LE MARIAGE DE CHIFÉON
dans son fauteuil, — mais moi, j'étais conster-
née !... toutes les invitations étaient parties... il
n'y avait plus que deux jours !... je suis rentré^
et j'ai dit à Hubert et à maman que nous ne
donnerions pas le bal, parce que l'abbé Châtel
m'en avait refusé la permission...
— Ils ont dû faire des bonnes têtes ?... —
questionna Coryse, qui riait aussi.
— Ah ! je t'en réponds !... Maman m*a dit
que j'étais folle d'aller parler de ça à l'abbé...
Hubert, lui, était furieux !... il m'a crié : « Eh
bien, soit !.,. nous ne donnerons pas ce baL..
mais comme, à présent que nous ne sommes
plus en deuil, je n'entends pas que nous rece-
vions des politesses sans les rendre, nous n'irons
plus nulle part... vous m'entendez bien... absolu-
ment nulle part I... à moi, ça m'est égal, j'exècre
le monde!... mais vous?... > Moi, j'étais au dé-
sespoir 1... et puis, le bon Dieu a eu pitié de moi...
il m'a inspiré la pensée d'aller trouver le bon père
de Ragon...
— Ah 1 — fit Coryse, avec une grimace.
— Et le père de Ragon a été charmant... il
m'a dit, quand je lui ai raconté la défense de
l'abbé Châtel...
LE MARIAGE DE CHIFFON 79
— Allons, bon I — grommela Chiffon — v'ià
que c'est une défense, à cette heure !...
— Enfin, quand je lui ai eu expliqué pour-
quoi je venais le consulter, il m'a répondu : « Que
dit l'Évangile, mon enfant?... que la femme doit
obéissance à son mari,,, votre mari veut que vous
donniez im bal... donnez un bal... Dieu le voudra
aussi... »
Corjrse protesta :
— Eh voilà une idée, d'aller mêler le bon
Dieu. à tout ça!... je vous demande im peu si
c'est pas ridicule de débattre ces choses-là sur
son dos I...
— J'étais ravie... — reprit madsime de Givry
— -j'ai couru tout de suite chez l'abbé Châtel...
et je lui ai raconté que j'étais "allée me confesser
au père de Ragon... et que j'avais la permission...
il m'a demandé : « Alors, mon enfant, vous avez
été satisfaite du père de Ragon ?... » Moi, je n'osais
pas trop m'extasier sur le père de Ragon, ni
dire tout le bien que j'en pense... j'avais peur de
froisser l'abbé Châtel... j'ai seulement dit « oui »
parce que je ne voulais pas mentir... alors, il
m'a suppUée : « Eh bien, retournez-y !... oui...
j'en serai enchanté... car je n'ai îamaia vu C3^<5;V
8o LE MARIAGE DE CHIFFON
qu'un de plus embêtant que vous à confesser 1... t
Il a dit embêtant, croiriez-voufe?...
— C'est de moi qu'il aura appris ça !.., —
s'écria Corj^e en riant — ce pauvre abbé I...
il est si bon et si drôle !...
— Tu sais, Luce... — conseilla Marc de Bray
— tu feras bien de ne pas trop raconter cette
histoire-là...
— Pourquoi?... — demanda ingénument mar
dame de Givry.
— Mais... parce que... tu te rendrais ridicule...
et aussi l'abbé... — ajouta-t-il, pensant que la
crainte de nuire à son vieux confesseur ferait
taire la jeune femme beaucoup plus que la crainte
de se nuire à elle-même.
La marquise s'écria :
— L'abbé Châtel sort du peuple !... il ne sait
rien comprendre I... il n'a aucime délicatesse...
aucun sentiment des choses mondaines... et,
naturellement, c'est lui que Corj^e est allée
choisir pour confesseur...
— L'abbé Châtel n'est pas mon confesseur...
— répondit Chiffon — ou du moins il ne l'est
plus...
— Et depuis quand, je vous prie ?...
LE MARIAGE DE CHIFFON 8i
' — Depuis trois ou quatre ans... depuis qu'on
ne s'occupe plus de moi, et que je sors seule avec
Jean... depuis ma première conmiunion, à peu
près...
— Ah !... — fit madame de Bray, interdite
de se voir si peu au courant des faits et gestes de
sa fille — et cependant, vous êtes continuelle-
ment fourrée chez lui... qu'allez-vous y faire...
s'il n'est plus votre confesseur?
— Il est mon confident... je l'aime beaucoup...
je le crois sûr et droit... et je lui raconte mes
petites afiaires... celles que je crois devoir ra-
conter...
— Alors, — interrogea la marquise, vexée, —
à qui vous confessez- vous, à présent?...
— A personne...
Et, comme sa mère faisait im mouvement :
— Ou à tout le monde, si vous voulez?...
je vais tantôt à l'im, tantôt à l'autre... à Saint-
Marcien, à la Cathédrale, à la Chapelle Neuve,
à Notre-Dame-du-L57s... enfin, je fais le tour
de toutes les paroisses... et, comme il y a en
moyenne trois vicaires par paroisse, j'ai de la
marge I... je me confesse à peu près six fois
par an... ça peut aller longtemps comme
8a LE MARIAGE DE CHIFFON
ça... et puis, quand j'aurai Gm, je recominen-
cerai...
— Cette petite est folle !... absolument folle I...
— dit d'un air douloureux la marquise, — die
s'en va de droite et de gauche... au lieu de se
choisir un intelligent directeur...
— Un « directeur!.., > Eh bien, c'est juste-
ment ça que je ne veux pas !... — déclara net*
tement Chiffon — je fais ce que je crois devoir
faire... mais je le fais comme je l'entends... il
est prescrit de se confesser... mais il n'est pas
ordonné d'initier à sa vie... d'habituer à ses
pensées et à ses fautes... quelqu'im qui vous
connaît et vous rencontre hors de l'église 1...
ça m'est odieux... ces relations extérieures et
divines mêlées... en salade... je trouve ça gro-
tesque et répugnant...
— C'est absurde !... — fit la marquise —
alors, à ce compte-là, on ne consulterait pas
non plus le même médecin... et on craindrait
de le rencontrer en dehors de ses visites...
— Ça n'a aucun rapport...
— C'est au contraire exactement la même
chose... à l'im on montre son âme... à l'autre
son corps... c'est encore pis 1...
LE MARIAGE DE CHIFFON 83
— Eh bien, voilà 1... c'est que, moi, s'il fallait
absolument montrer l'un ou l'autre, je mon-
trerais plus volontiers mon corps que mon âme.,J
-^ Taisez- vous !... — cria madame de Bray,
se dressant et étendant le bras dans un des grands
gestes entrevus dans les drames qu'elle affection-
nait particulièrement — taisez- vous I... vous êtes
une horrible créature !... ime fille sans pudeur I...
Coryse répondit sans s'émouvoir :
-- C'est-à-dire que je comprends différem-
ment la pud... non... c'est drôle I... je ne peux
jamais me décider à employer ce mot-là... ça
me fait l'effet d'un vilain mot... enfin, je com-
prends d'autre façon la modestie, probablement...
— Taisez-vous I... je vous adjure de vous
taire !...
« Adjure » ayant amené un sourire blagueur
sur la bonne figure franche de l'oncle Marc, la
fureur de sa belle-sœur se tourna contre lui :
»
— Ah ! je vous conseille de rire I... Ah 1 ça
vous va bien !... vous qui êtes en partie res-
ponsable du ton et des allures de Corysande I...
Et comme, suivant sa coutume en pareil cas,
Marc de Bray ne répondait pas im mot, la mar-
quise s'emporta plus fort :
84 LE MARIAGE DE CHIFFON
— Oui... vous avez beau dire que non!...
vous êtes cause que je n'obtiens rien de cette
enfant... je sais bien qu'elle a une mauvaise
nature, mais...
— Je vais vous laisser déjeuner — dit madame
de Givry, pressée de partir avant la scène qu'elle
prévoyait.
Et, timide, se tournant à demi vers Coryse, à
qui, dans sa terreur de madame de Bray, elle
n'osait pas s'adresser directement, elle ajouta
avec douceur :
— Je suis désolée... c'est un peu ma faute...
c'est moi qui ai parlé de l'abbé Châtel et alors...
c'est comme ça que le... le reste est venu...
— Bah !... — répondit impertinemment Chiffon,
qui regarda sa mère, — le reste vient toujours...
il n'y a pas besoin de toi pour ça !...
Elle allait s'esquiver, sortant derrière sa cou-
sine, mais la marquise la rappela d'une voix que
la colère faisait glapir plus que jamais :
— Restez I... j'ai à vous parler...
Sans dire un mot. Chiffon revint s'asseoir.
— Eh bien?... — demanda madame de Bray
— quelle réponse devons-nous faire au duc d'Au-
bières ?.«
LE MARIAGE DE CHIFFON 85
" -^ Aucune... Je lui réix>ndrai moi-même... — fit
tranquillement la petite.
— Enfin, je suis votre mère... et j'ai bien le
droit, je pense, de connsdtre cette réponse?...
— Parfaitement... je ne peux pas me déci-
der à épouser M. d'Aubières... et j'en suis dé-
solée... car je l'aime infiniment...
— Mais c'est de la démence I... mais jamais
vous ne retrouverez une pareille situation...
— Je vous répète que ce serait très mal à
moi de dire oui à contre-cœur... j'ai beaucoup
réfléchi... je suis absolument décidée...
— C'est l'abbé Châtel qui vous aura soufflé
ça?...
— L'abbé Châtel... à qui j'ai expliqué ce que
je pense... m'approuve, mais il ne m'a rien souf-
flé... au contraire... il me conseillait d'attendre
encore avant de prendre une détermination...
jusqu'au moment où je lui ai raconté que...
La marquise depuis un instant réfléchissait,
n'écoutant plus ce que disait sa fille. Tout à
coup, par un de ces étonnants revirements qui
lui étaient habituels, elle se fit pathétique et
tendre :
— Corysande !... ma fille chérie L., \^ ^îl-sôl
86 LE MARIAGE DE CHIFFON
que toi au monde 1... tu es mon seul amourl...
ma seule joie !... je n'ai vécu que pour toi I...
depuis le jour où tu es née, je n'ai jamais eu
d'autre préoccupation que toi !...
Si habituée que fût Chiffon aux crises lyriques
de sa mère, elle éprouvait toujours une vague
surprise en présence de ce formidable aplomb
qui, malgré elle, la démontait et lui semblait
très comique. Elle écoutait, la bouche entr'ouvcrte,
l'œil luisant, les tempes soulevées par le petit
battement précurseur du fou rire. Elle baissa le
nez, craignant d'éclater si elle regardait la mine
ahurie du marquis et l'air narquois de 1 oncle
Marc, et ne répondit rien.
La marquise reprit :
— Tu as toujours été profondément ingrate,
je le sais... et je ne tenterai pas de te changer...
je n'espère donc pas que tu fasses quoi que ce
soit pour moi ni pour personne... mais c'est dans
ton propre intérêt que je te supplie de réflé-
chir... de ne pas prendre à la légère cette déter-
mination...
— Je ne la prends pas non plus à la légère...
— dit gravement Chiffon.
— Tu la prends sans consulter personne...
LE MARIAGE DE CHIFFON 87
-^ Si... et tous ceux que j'ai consultés me
répondent que je n'ai... dans ce cas... à prendra
conseil que de moi-même...
La marquise joigmt les mains, et, tragique •
— Je te conjure une dernière fois d'attendre
avant de répondre... de voir des gens éclairés...
D'un air indifférent, elle continu?(. :
— Le père de Ragon, par exemple I...
— Patatras !... nous y voilà !... "^ fit Coryse,
à moitié riant, à moitié fâchée, — tu penses
qu'il trouvera une combinaison subtile... comme
pour le bal de Luce?...
— Veux-tu que je me traîne à genoux devant
toi, pour...
— Non, merci... je ne veux pas !... Eh I moQ
Dieu I c'est pas la peine de faire tant d'histoires...
je verrai le père de Ragon quand tu voudras !..,
ça m'est bien égal !... seulement il était plus
facile pour lui de faire bicher les affaires de Luce
et du bon Dieu que celles de moi et de M. d'Au-
bières !...
— Promets-moi que tu iras aujourd'hui même
voir le père de Ragon?...
— Je te le promets...
— Et que tu écouteras ses conseils?.
••«
LE MARIAGE DE CHIFFON 89
Tout de suite après le déjeuner, tandis que
Coryse servait le café, madame de Bray sortit
furtivement de la bibliothèque.
— Ah !... — fit Tenfant, remarquant cette
espèce de fuite, — elle va faire la leçon au père
de Ragon 1... c'est bien inutile !... d'abord... je
l'ai en horreur, le père de Ragon... avec son air
cauteleux... et ses sourires tendus de vieille co-
quette qui veut cacher des dents noires...
Toujours bienveillant, le marquis conseilla :
— Il ne faut pas prendre ainsi les gens en
horreur sans savoir pourquoi...
— Mais je sais pourquoi 1...
— Ah 1... et c'est?...
— Parce que je ne l'estime pas...
. L'oncle Marc et M. de Bray se mirent à rire.
La façon dont Chiffon déclarait qu'elle « n'esti-
mait I pas cet homme très intelligent et tout-
puissant, qui menait toutes les femmes et la
plupart des honmies de Pont-sur-Sarthe, leur
semblait étonnamment boujïonne.
Là petite rougit.
— Vous vous moquez de moi?... — dit-elle
— je le vois bien, allez !. .. « Estimer », c'est ridi-
cule ! c'est vieux jeu !... c'est pompier !... n'em-
LE MARIAGE DE CHIFFON
3éche que je ne connais pas d'autre mot pour
ôxprimer ce que je pense...
M. de Bray protesta :
— Mais non, mon petit Chiffon... personne
ne se moque de toi I..* et, voyons, maintenant
que nous sommes seuls... dis-nous ce que t'a
raconté l'abbé Châtel?... veux-tu?...
^-^ C'est plutôt moi qui lui ai raconté quelque
chose...
— Quoi ?...
— Ben... l'affaire d'hier soir...
— La demande en mariage?...
— Non... quand M. d'Aubières m'a embrassée...
— Ah !... bon !... très bien I... je ne savais
pas que tu appelais ça V affaire,.,
— Dame !... c'est important pour moi, ça !...
car au moment où M. d'Aubières a fait cette
chose-là... je penchais presque pour « oui »..«
un peu plus et ça y était I... Ah t ouiche I... ça a
tout âchu par terre I...
— Mais pourquoi?...
— Mais parce que ça m'a été horrible, je vous
dit I... et comme je pense qu'ime femme est
obligée de se laisser embrasser par son mari
quand il en a envie... je ne peux pas me décida
LE MARIAGE DE CHIFFON 91
avec ça en perspective... non... je ne peux
pas l«.»
— Et c'est ça que tu as dit à l'abbé?... —
demanda Marc, qui s'amusait beaucoup.
— Dame, oui 1...
—-Et comment lui as- tu dit ça?...
— Je lui ai dit : « Monsieur l'abbé... M. d'Au*
bières me demande en mariage, etc.. A la maison,
on veut que je dise oui... »
— Permets... — interrompit vivement M. de
Bray — je n'ai jamais voulu que...
— Il a bien compris que c'est pas toi !... quand
je dis « on », il sait bien de qui je parle... donc,
Je lui aï demandé ce qu'il me conseillait, et il m'a
répondu : « Ma chère petite, puisque vos parents
souhaitent ce mariage, il ne vous reste plus qu'à
consulter votre cœur et votre raison... ils vous
enseigneront beaucoup mieux que moi ce que
vous deveî; répondre.*» » J'ai dit : « Ma raison
répond oui tout à fait*., et mon cœur oui pres-
que... mais voilà !... M* d'Aubières m'a em-
brassée sous les arbres... dans le jardin... hier
soir... I Et alors, j'ai voulu expliquer de mon
mieux l'effet que ça m'a fait... mais il m'a coupée
tout de suite, l'abbé Châtel... < Ça sufOit, mon
I
I j'ai
^B sol
p<)2 LE MARIAGE DE CHIFFON
enfant !... ça suffit... je n'ai pas besoin d'en savoir
davantage... » Pourquoi ris-tu, onde Marc?...
— Parce que tu es grotesque avec tes racontars
à ce malheureux abbé... qui n'est pas du tout
fait pour écouter ce genre de choses...
— Mais au contraire... il est là pour çal...
et je tenais à lui expliquer le drôle de phéno-
mène qui s'est produit dans moi à ce moment-
là...
— Ah ! tu as tenu à lui dire...
— Oui... je lui ai dit que jamais je n'ai éprouvé
ça... même le i" janvier... où j'embrasse pourtant
des gens jolinient dégoûtants...
• — Et pourquoi as-tu dit à l'abbé Châtel que
:ta embrassais des gens dégoûtants le i«* jan-
vier?... — demanda M. de Bray, étonné.
— Mais parce que c'est vrai 1... Madame de
Clairville d'abord... qui m'embrasse toujours au
travers de son voile mouillé... et le cousin la
Balue, donc !... crois-tu qu'il soit appétissant, dis.
le cotisin la Balue?,.. il n'a pas de voile mouillé,
lui, mais il vous bave dessus... ça revient au
même !... Eh bien, malgré tout, je crois que
j'aime encore mieux ça que M. d'Aubières hier
LE MARIAGE DE CHIFFON 93
— Tu n'es pas sérieuse I...
— Pas sérieuse?... ah bien!... si tu crois que
je veux rigoler, tu te trompes joliment, toujours I...
j'en ai guère envie, va!...
Et tout à coup elle demanda :
' — Quelle heure est-il?...
— Deux heures...
— Comment !... déjà !... faut que je file alors,
ptiisque j'ai promis d'aller voir le père de Ragon !...
— Tu as bien le temps I... je crois qu'il n'est
à son confessionnal qu'à quatre heures.
— Mais je n'y vais pas, moi, à son confes-
sionnal 1... je vais le demander au parloir... à
son confessionnal, j'en aurais pour longtemps, à
l'attendre... c'est l'heure des grenouilles de béni-
tier, quatre heures... Ah 1 zut !...
Dans une longue glissade, elle sortit de la
bibliothèque, et on entendit sa voix claire ap-
peler le vieux Jean.
Devenu sérieux, l'oncle Marc affirma :
— Que le Chiffon épouse .Aubières ou un autre...
qtiand il ne sera plus là... il nous manquera rude-
ment I...
Lorsque Chiffon arriva à la maison des Jésuites,
il était à peu près trois heures. Un orage s'annon-
çait, qui assombrissait le ciel et rendait l'air
étouffant,
— Reste dans le jardin si tu veux... — dit-elle
au vieux Jean qui entrait au parloir, en regardant
autoiu" de lui d'un air méfiant, — ça sera plu»
amusant pour toi...
Il répondit, hésitant :
— Et si ça pleut ?...
— Ben, si ça pleut, tu rentreras... qu'est-ce
que tu as donc à marcher comme ça?... on dirait
que tu as peur de tomber dans des oubliettes...
— J'ai pas peur... mais j'suis tout d'même
pas à m'n'aise ici, mam'zelle Coryse... y' m'semble
qu'les murs écoutent... et ça me jette un froid...
pis... y a aussi c'sacré parquet...
— C'est ça !... jure un peu I... ça fera bon
effet dans la maison...
LE MARIAGE DE CHIFFON 95
— Mais c'est que j 'glisse !... allons bon !,.. v'ià
qu'c'est les tapis, maint 'ijant !...
* — Dame !... si tu patines avec I...
Et poussant dehors le vieux domestique qui
s'empêtrait, glissant sur le parquet luisant et sur
les petits carrés de tapis épars dans la grande
pièce, elle lui dit en riant :
— • Voyons !... va-t'en !... tu finirais par faire
un malheur...
Dès qu'il fut sorti. Chiffon fit les cent pas
dans le parloir, qu'elle voyait pour la première
fois. De la neuve et coquette demeure que ve-
naient de construire les Jésuites de Pont-sur-
Sarthe, elle ne connaissait que la chapelle, où
elle venait malgré elle, amenée par sa mère à
quelque salut élégant. Madame de Bray estimait,
— avec raison, d'ailleurs, — que les Jésuites sont
non seulement des gens fort bons à voir, mais
encore des gens chez qui il est fort bon d'être
vu. Toute la société chic, — les jeunes gens y
compris, — se pressait à ces saints, où chantaient
les hommes et les femmes du monde qui avaient
de jolies voix, et la tribune de la chapelle dos
pères avait vu se mitonner bien des mariages et
s'ébaucher bien des flirts.
96 LE MARIAGE DE CHIFFON
Coryse, d'abord mécontente d'être traînée à
ces réunions qui l'ennuyaient, et qu'elle con-
sidérait comme très profanes, avait fini par
s'intéresser peu à peu aux menues intrigues qui
se tramaient sous ses yeux. Elle connaissait
toutes les petites rivalités religieuses ou mon*
daines. Elle savait que tel père, plus c demandé i,
était jalousé par les autres pères, vexés de son
succès ; et aussi que telle pénitente, élégante ou
bien posée, avait ses entrées à toute heure aux
confessionnaux, ouverts seulement aux heures
réglementaires pour les pénitentes plus modestes.
Et, en attendant le père de Ragon, — le plus
couru des pères mondains, — qui se faisait beau-
coup attendre, ChifiEon comparait la vaste maison
riante, construite avec un confort anglais dis-
simulé sous une sévérité aimable et voulue, à la
triste et sale maison où s'empilaient biunblement
le curé de la cathédrale et ses trois vicaires. Elle
se disait, avec son petit bon sens d'enfant, que,
si les gens de la « société » de Pont-sur-Sarthe
connaissaient bien le chemin de l'une, les pauvres
connaissaient sûrement mieux le chemin de
l'autre. Il lui semblait que les grosses sommes
apportées ici par les legs, les dons et les quêtes.
LE MARIAGE DE CHIFFON 97
a*en devaient jamais ressortir, tandis que les
maigres aumônes obtenues avec tant de peine,
ne devaient faire que traverser la pauvre petite
maison grise de là-bas I...
Chiffon exécrait d'instinct ceux qui « amas-
sent ». Ce mot, Y épargne, qu'elle entendait autour
d'dle prononcer avec le respect qu'il inspire à
la province, lui paraissait haïssable et répugnant,
et die pensait que dans cette belle maison toute
oeuVe on devait épargner beaucoup et donner
très peu, du moins. aux pauvres. Elle regardait,
«n arpentant le parloir, ces « judas % ouverts dans
les murailles blanches, et ils lui rappelaient des
guichets de banque. Et les Jésuites qui, de temps
à autre, traversaient rapidement la longue pièce
à pas glissants et menus, ressemblaient — trou-
vait-elle — bien plus à des employés qu'à des
religieux'. Dans ce couvent tout lui parlait du
monde, rien ne lui parlait de Dieu.
Au bout d'un certain temps, Coryse s'im-
patienta :
— Ah! mais!.., je ne vais pas poser conune
ça indéfiniment, moi 1... il va être quatre heures !...
il faut que j'aille au cours I...
Elle s'approcha de la fenêtre et vit, dans le
4
98 LE MARIAGE DE CHIFFON
grand jardin, Jean endormi 5ur un banc. D'abord
correctement assis, raido comme autrefois sur
son siège, le vieux cocher coulait doucement,
engourdi par l'orage, ïes jambes allongées, le
corps mou, la tête fléchie. Et les pères qui de
temps en temps passaient se rendant à la cha-
pelle, tournaient avec surprise leurs faces affinées,
un peu inquiétantes, vers le vieil homme qui
dormait sur le banc dans une pose vautrée d'ivro-
gne. Leur indignation muette égayait infiniment
la petite, et elle ne s'ennuyait plus du tout, lors-
qu'une voix à la fois très sèche et très douce lui
fit toiuTier la tête.
— C'est vous qui êtes là., mon enfant?,.,
mais je ne puis pas vous recevoir à présent...
— Ah 1... — dit Chiffon — je croyais que
ma mère vous avait demandé si je pouvais
venir?...
Et, se dirigeant vers la porte, elle ajouta, ai-
mable et comme soulagée :
— Mais si vous ne pouvez pas, je m'en vais...
Le père de Ragon l'arrêta d'un geste :
— Je ne peux pas vous recevoir ici...
— Je vous demande pardon, c'est ma mère
qui
M»#
oc
1
LE MARIAGE DE CHIFFON 99
-«Otii... madame votre mère sait que je la
reçois quelquefois au parloir... mais ce que je
peux faire pour elle... à grond'peine... je ne puis
pai le faire pour vous...
Comme la petite ne répondait rien, il reprit,
toujours de la même voix nette et blanche :
— Madame votre mère m'a dit, mon enfant...
qtie vous vouliez me consulter aur une question
Wi grave?...
— Oh !... je veux !... c'est-à-dire... c'est elle
qui veut...
— Eh bien, je vous entendrai tout à l'heure
à mon confessionnal...
— Mais... - — protesta Chiffon — je ne viens
pas pour me confesser...
— Peu importe I... mes pénitentes m'atten-
dent déjà... je ne puis tarder davantage...
Coryse, effarée, entrevit l'attente prolongée
dans la chapelle neuve, effroyablement neuve,
où les ors flamboyaient, faisant grincer les verts
crus des rinceaux ; cette chapelle où l'œil ne se re-
posait sur rien de doux ni de tranquille ; où l'on
ne pouvait — au milieu des chuchotements et
des froufrous — se recueillir ni prier. Et la peur
qu'elle avait de cette attente lui suggéra cette
xoo LE MARIAGE DE CHIFFON
réflexion qui, pensait-elle, allait peut-être la
délivrer :
— Ah !... bon I... j'attendrai à la chapelle !...
Oh I ça n'est pas ennuyeux d'attendre... toutes
ces dames parlent si haut I...
Il faut croire que le père de Ragon était peu
soucieux de livrer aux moqueuses oreilles de
Chiffon les confidences de celles qu'elle appelait
si irrévérencieusement « les grenouilles de béni-
tier », car subitement il se ravisa, disant, comme
s'il n'avait rien entendu :
— Voyons... puisque vous semblez le dési-
rer... je vais vous entendre ici...
Et, changeant de voix, d'un ton éteint et
assourdi :
— Je vous écoute, ma fille... qu'avez-vous à
me dire?...
Elle répondit déUbérément :
— Moi ?... rien du tout !... je croyais que c'était
vous qui deviez me dire quelque chose?...
Plus habitué à la défense qu'à l'attaque, le
père de Ragon hésita im instant, puis, prenant
son parti :
— Madame votre mère m'a appris que le
duc d'Aubières vous demande en mariage... et
LE MARIAGE DE CHIFFON loi
que vous semblez voir cette demande avec...
je ne dirai pas avec répugnance...
— Oh ! vous pouvez le dire, allez I...
Jamais le Jésuite n'avait adressé à Chiffon,
lorsqu'elle accompagnait madame de Bray, que
de banales paroles de bienvenue, auxquelles elle
répondait par im nionosyllabe ou pas du tout.
' Cette liberté de langage, à laquelle ses visiteuses
habituelles ne l'avaient point accoutiuné, l'in-
terloqua un peu.
Il y eut un silence.
— Eh bien?... — questionna simplement Coryse.
— Eh bien, — reprit le père de Ragon, que
décidément cet interrogatoire déroutait — cette
demande... qui serait flatteuse pour toute jevme
fille est, pour vous, non seulement flatteuse, mais
inespérée... vous n'avez pas de fortune...
— Je sais ça !...
— Le duc d'Aubières, lui, sans être très riche,
trouve qu'il l'est assez pour deux... il donne...
en demandant votre main... un bel exemple de
désintéressement. . .
— Je sais ça aussi !... et je suis très recon-
naissante à M. d'Aubières... que j'aime beaucoup,
d'ailleurs... /
102 LE MARIAGE DE CHIFFON
— Vous raimez?...
— De tout mon cœur... c'est certainement
celui que j'aime le mieux de ceux qui viennent
à la maison...
— Mais alors, je ne comprends pas pourqucrf
vous...
— Conmient, vous ne comprenez pas?... mais
il me semble que c'est pourtant limpide !... j'aime
M. d'Aubières comme j'aime madame de JarviUe,
par exemple... ou l'abbé Châtel... je les aime pour
les aimer... mais pas pour les épouser, sapristi I...
— Mon enfant, je vois que vous ignorez ce
que c'est que le mariage...
— Ça, sûr 1 que je l'ignore !... mais enfin,
je m'en fais une idée... on se fait toujours une
idée des choses, s'pas?... eh bien, moi, en rae
mariant... je veux aimer celui qui sera mon mari
autrement que je n'aime M. d'Aubières et l'abbé
Châtel... et voilà !...
— Oui... vous êtes un peu sentimentale...
^comme toutes les jeunes filles...
— Moi?... — s'écria Chiffon, indignée, -^
pas pour deux sous sentimentale !...
Et réfléchissant, un peu troublée malgré elle,
elle rectifia :
LE MARIAGE DE CHIFFON 103
— Excepté peut-être pour les fleurs... et le
del... et les rivières... c'est vrai que j'aime assez
à me coucher par terre et à rêvasser devant tout
ça... oui I... enfin, mettons que je suis sentimentale
poiir les choses... et même pour les bêtes, si vous
voulez... mais pour les gens ?... ah ! fichtre non I...
j'suis pas sentimentale I...
Positivement stupéfié par cette façon de parler,
le père de Ragon demanda, avec im sourire de
mépris aimable au coin de ses lèvres très sinueuses
et très minces :
— Par qui donc êtes-vous élevée, ma chère
enfant ?...
Sans paraître voir l'ironie, elle répondit :
— A présent, c'est par papa et l'oncle Marc...
et avant, par mon oncle et ma tante de Launay...
Et, comme le Jésuite, rassemblant ses sou-
venirs, répétait : « de Launay » ?... Chiffon ajouta
en riant :
— Oh !... ne cherchez pas I... ils ne viennent
pas chez vous I... c'est pas des gens à ça !... c'est
des bons vieux tranquilles et pas chics... pas
du tout dans le train... ils vont à leur paroisse I...
Mais pardon... vous disiez... quand je vous ai
interrompu... que j'étais sentimentale... c'est
104 LE MARIAGE DE CHIFFON
même parce que vous disiez ça que je vous ai
coupé...
— Je vous disais que les jeimes filles sont
toutes plus ou moins éprises d'un idéal quelcon-
que... idéal qu'elles se forgent de toutes pièces...
et qu'elles ne rencontrent jamais...
— Je ne suis éprise d'aucun idéal...
— C'est déjà ime bonne chose, cela I... car,
alors, vous pouvez considérer librement et en
pleine possession de vous-même le bel avenir qui
s'ouvre devant vous si vous épousez le duc d'Au-
bières?...
— Où ça, le bel avenir ?... moi qui justement
n'ai jamais pu supporter l'idée d'épouser im
militaire 1... oui... j'ai ça en horreur, les mili-
taires 1... je veux dire les ofiftciers, bien entendu...
car les soldats, c'est pas leur faute, les pauv's
gens I... et ce que je les plains, au contraire I...
et ce que je les aime pour ça !... j'peux pas en
rencontrer \m par la chaleur sans avoir envie de
le faire entrer boire quelque chose à la maison...
ainsi...
Le père de Ragon examinait Chiffon avec
effarement, et il pensait que madame de Bray
avait grandement raison quand elle disait que
LE MARIAGE DE CHIFFON 105
8a fille < n'était pas comme tout le monde ». Il
reprit, exagérant encore son air froid et sa cor-
rection parfaite :
— En vérité, mon enfant, vous parlez ime
langue singulière I...
Très sincèrement et gentiment, Coryse s'excusa :
— Oui... ça, j'sais bien !... c'est très vrai I...
mais je ne peux pas m'en empêcher !... ça m'est
instinctif 1... je vous demande pardon... je com-
prends bien que ça doit vous choquer... ça choque
déjà Tabbé Châtel, ainsi... à plus forte raison,
vous...
Et, le regardant, elle conclut :
— C'est que, voilà !... vous êtes im homme
du monde, vous !... et moi pas I...
— Enfin, — fit le Jésuite, qui se mit mal-
gré lui à rire, — êtes-vous disposée, mon enfant,
à réfléchir avant de repousser ce mariage?... à
écouter mes conseils?...
— Réfléchir ne me servira à rien !... d'abord,
quand je veux réfléchir, ça m'endort I... et puis,
plus je réfléchirais, plus je dirais non... il n'y a
donc pas d'avantage à me faire réfléchir... et
quant à ce qui est de suivre vos conseils... si vous
voulez que je vous parle franchement...
lo6 LE MARIAGE DE CHIFFON
— Oui... parlez-moi franchement ?
— Eh bien, je ne vois pas trop pourquoi Je
les suivrais, vos conseils?... vous ne me con-
naissez pas... vous ne m'avez jamais tant vue-
tout en moi doit vous déplaire à crier...
Et, voyant que le Jésuite esquissait im geste
vague de protestation :
— Si 1... si !... je me rends bien compte !...
je vous déplais, et vous n'avez aucime raison
de vous intéresser à moi... ce que vous me dites,
vous me le dites parce que ma mère vous a de-
mandé de me le dire... tout bêtement...
— Je vous le dis parce que tel est mon avis...
— Soit 1... mais c'est votre avis parce que
ma mère vous a expliqué que, sans fortune,
je ne peux faire qu'im mauvais mariage... et
que celui-là est superbe... alors, sous prétexte
que je ne suis pas riche, vous me conseillez d'é-
pouser im monsieur que je ne pourrai pas aimer...
ou du moins aimer conmie je veux aimer quelqu'un
avec qui je passerai ma vie...
— Mon enfant, vous vous trompez... c'est
parce que le duc d'Aubières est un homme par-
faitement honorable et bien né... parfaitement
bon aussi, que je vous conseille de l'épouser...
LE MARIAGE DE CHIFFON 107
I« VOUS le conseillerais également si vous étiez très
riche...
— Allons donc !... jamais de la vie !... d'abord,
si j'étais très riche, au lieu de me pousser à épouser
M. d'Aubières, vous me garderiez pour...
Comme elle s'arrêtait, le père de Ragon de-
manda :
— Je vous garderais pour qui?...
— Pour un ancien élève à vous qui serait
dans la dèche... ou qui aurait joué... ou n'im-
porte quoi de ce genre-là !... oui !... j'ai toujours
vu que ça se passe comme ça à Pont-sur-Sarthe...
depuis que je sais voir quelque chose autour
de moi... et je me suis réjouie de n'avoir pas
d'argent !... Oh !... pour ça, vous savez aider les
vôtres !... vous n'êtes pas des lâcheurs I...
Craignant d'avoir trop parlé. Chiffon leva im
œil presque timide sur le Jésuite. Sa belle figure
distinguée et sérieuse s'était au contraire adoucie :
— Eh bien — dit-il en regardant la petite
avec une certaine bienveillance — il me semble
que, d'après ce que je devine de vous, ceux qui
ne sont pas des « lâcheurs i?, comme vous dites...
doivent vous plaire?... vous devez aimer celui
qui prête aux autres son appui?...
lo8 LE MARIAGE DE CHIFFON
— Oui, si c'est un individu... non, si c'est unt
corporation...
Le père de Ragon resta étonné, regardant
Chiffon sans rien dire.
Depuis qu'il était à Pont-sur-Sarthe, cette
gamine de seize ans était le premier être « pen-
sant » qu'il rencontrait.
Voyant que l'enfant, prenant son silence pour
un congé, allait se lever, il demanda :
— Vous avez donc beaucoup lu?...
— Non... pas beaucoup...
— Alors, vous avez beaucoup réfléchi à dcB
choses sérieuses?...
— Quelquefois... à cheval... oui, c'est surtout
quand je me promène à cheval que je pense à
des choses... là, je ne peux pas m'endormir en
réfléchissant... alors je réfléchis... mais c'est in-
volontaire...
— Et... le résultat de ces réflexions c'est que
vous n'aimez pas notre ordre?...
— C'est que, voilà !... ça ne me fait pas du
tout l'effet d'un ordre... religieux, du moins...
les Dominicains, les Maristes, les Capucins, les
Oratoriens, etc., etc., j'appelle ça des ordres...
ça s'occupe du bon Dieu, ça prêche, ça fait seule-
LE MARIAGE DE CHIFFON 109
ïïient ce que je comprends que fassent des re-
Igieux... vous, vous me faites Tefîet d'ime asso-
ciation quelconque... vous vous occupez des
mariages, de la politique, im peu de tout... enfin,
TOUS me faites peur 1... et pourtant, le bon Dieu
sait bien que j'ai pas peur de grand'chose...
— Je vous assure, mon enfant, que nous ne
travaillons que pour le bien et le salut de l'hu-
manité...
— Son bien... sur la terre, ça, j'en suis con-
vaincue I... son salut?... je ne crois pas que ça
vous intéresse beaucoup... et puis, l'humanité,
pour vous, se réduit aux gens du monde... c'est
comme pour ma mère... je connais ça I...
— Je vois que vous avez décidément un parti
pris contre nous... vous avez tort, ma chère en-
fant...
— Oh !... — afiSrma poliment Chiffon — pas
plus contre vous que contre les francs-maçons
par exemple... ou les pol5rtechniciens, qui con-
tinuent leur monôme à travers la vie... je hais en
général les gens qui se massent pour tomber les
isolés...
— Cette haine peut mener loin...
— Très loin !..• ainsi, toute petite... quand
xio LE MARIAGE DE CHIFFON
j'allais avec ma bonne faire des commission
et que j'entendais les pauvres petits boutiquiers
des petites rues se plaindre... pleurer presque,
en racontant que depuis les grands magasins
de la rue des Bénédictins et de la place Camot
ils ne faisaient plus d'affaires.,, quand je vo3rais
peu à peu se fermer plusieurs des boutiques
d'autrefois... quand j'entendais raconter que tel ou
tel fournisseur était en faillite... je rageais ferme,
allez, coùtre ces énormes magasins qui écrabouil-
lent les tout petits... et bien des fois, le soir, en
faisant ma prière, j'ai crié de toutes mes forces
au bon Dieu qu'il aurait une riche idée s'il raflait
tout ça dans la nuit...
— Mais c'était une abominable pensée...
— C'est bien possible !... je ne la défends
pas !... je l'avais, voilà tout !... je ne disais pas
ça à l'oncle Albert et à la tante Mathilde, vous
pensez?... avec eux ça n'aurait pas pris... Oh,
non 1... aussi, je n'ai jamais raconté mes idées à
personne dans ce temps-là...
— Et maintenant non plus, j'espère?...
— Oh ! si !... maintenant je dis très bien tout
ça à l'abbé Châtel, ou à l'oncle Marc...
— Ah ! c'est vrai ! — fit le Jésuite avec un
LE MARIAGE DE CHIFFON m
re tendu — M, le vicomte de Bray est socia-
le., ou, du moins, il s'est présenté comme tel
dernières élections?...
Non... — dit brusquement Chiffon, qui
lettait pas qu'on touchât à l'oncle Marc,
!^^ vous confondez !... M. de Bray, qui est bien,
effet, ce que vous appelez socialiste... ne s'est
^'Jas appuyé là-dessus pour se faire élire... il s'est
j;^ présenté sans étiquette...
1,-x — Et il a échoué...
C'était le candidat protégé par « les pères t
qui avait passé. Chiffon répondit rageusement :
— Oui... il fallait trop d'argent pour être
élu...
Puis, se levant sans attendre l'invitation du
Jésuite, qui s'oubliait à écouter ce drôle de petit
produit moderne, si différent de ce qu'il connais-
sait jusque-là, elle ajouta, un peu narquoise :
— Mais je n'ose pas vous retenir plus long-
temps !... vous étiez très pressé... et il y a toutes
ces dames qui doivent trépigner à la chapelle...
Le père de Ragon se leva aussi ; et, comme
Coryse s'effaçait pour le laisser sortir le pre-
mier :
— Non... — dit-il en souriant, très courtois
112 LE MARIAGE DE CfflFFON
— vous n'êtes plus une petite fille... et vous serea
peut-être bientôt « Madame la Duchesse t...
— Ça m'étonnerait I... — répondit Chiffoa,
en secouant ses cheveux flottants qui ondu-
lèrent autour de ses hanches — je n'ai pas la
tête de remploi...
Le père de Ragon demanda ;
— Je ne vois personne à la « porterie »?...
vous n'êtes pas venue seule, pourtant?...
— Oh ! non !... je ne suis pas élevée du tout
k l'américaine, moi !... j'ai ma bonne I...
Et, montrant le vieux Jean qui dormait toujours
>ur son banc, glissé presque jusqu'à terre :
— Il n'est pas décoratif, ma bonne !...
Quand Chiffon eut franchi la grille, elle se
^tourna et, regardant l'heure à la grosse horloge
î la chapelle, elle murmura en riant :
— Cinq heures et demie !... C'est moi qui les
fait poser, les grenouilles de bénitier !..,
^t
i
l
VI
On dînait quand madame de Bray entra dans
la salle à manger. Depuis longtemps on avait
renoncé à l'attendre : presque jamais elle n'arri-
vait à l'heure ; prétextant des courses, des visites,
des pendules arrêtées et, au besoin, des accidents
de voiture. Dès qu'elle se fut assise, elle demanda
d'un air étonnanmient aimable à Coryse :
— Eh bien?... as-tu été contente du père de
Ragon?...
— Oh ! très contente 1... — répondit la petite
avec insouciance.
Et, après un instant de réflexion, elle ajouta :
— Mais, je ne sais pas si, lui, il a été content
de moi...
«
— Qu'est-ce que tu lui as dit ?... — interrogea
M. de Bray, vaguement inquiet.
— Un tas de choses... la conversation a tourné...
— J'irai le voir demain matin... -r fit la mar-
114 LE MARIAGE DE CHIFFON
quise, moins aimable, — et il me^&ra ce qui s'est
passé...
— Mais... — remarqua paisiblement Chiffon
— je peux aussi bien vous le dire... et d'abord,
il ne s'est rien du tout passé...
— Ah !... c'est surprenant !...
— Et pourquoi donc est-ce surprenant?...
— Parce que tu as l'air embarrassé...
— Moi !... jamais !... pourquoi aurais-je l'air
embarrassé?.,.
— Je n'en sais rien...
— Moi non plus !... on a voulu que j 'ailla
causer avec le père de Ragon... j'y suis allée...
nous avons causé... et voilà !...
— Et... il n'y a rien eu de désagréable?...
— Mais non... il est bien élevé... trop môme !..•
moi aussi... pas trop, mais enfin, assez... non !...
je crois qu'il n'a rien approuvé de ce que je lui
ai dit... et je suis sûre que rien de ce qu'il m'a
dit ne m'a convaincue... mais, à part ça, nous
sommes conmie avant...
— Alors... — demanda madame de Bray,
profitant d'vme sortie du domestique, — tu
n'es pas encore décidée à épouser le duc d'Au-
bières?...
LE MARIAGE DE CHIFFON 115
— Je suis décidée à ne pas Tépouser...
Et, se tournant vers l'oncle Marc :
— Je vais lui répondre ce soir, puisque tu m'as
dit qu'il doit venir?...
— Non !... — s'écria la marquise, exaspérée,
— vous ne lui répondrez pas ce soir !... c'est de
la folie de refuser ainsi sans réfléchir !...
— Mais j'ai réfléchi!... mais je ne fais que
ça... depuis hier, je réfléchis à m'en faire mou-
rir !...
— Vous attendrez pour donner une réponse
définitive au /duc d'Aubières...
— J'attendrai quoi?... non... je ne veux pas
lui faire croquer le marmot plus longtemps...
ça a déjà beaucoup trop duré...
— Je vous défends de lui parler aujourd'hui !...
— dit impérieusement la marquise, en se levant.
Et, voyant qu'au lieu d'entrer dans le salon.
Chiffon montait l'escalier, elle demanda:
— Eh bien?... où allez- vous?...
— Dans ma chambre...
— Vous resterez ici...
La petite devint très rouge et répondit nette-
ment :
— Ça m'est égal !... mais, si je reste, je parlerai
ii6 LE MARIAGE DE CHIFFON
à M. d'Aubières comme je le dois... je lui dirai
que je suis formellement décidée à ne l'épousa
jamais... jamais...
— Vous êtes folle !...
— Il y a si longtemps que vous me le dites !...
— Le voilà I... — cria tout à coup la mar-
quise en faisant, d'un grand geste, signe d'écouter
la sonnette de la grille.
— Ah I... tant mieux I... — soupira Chiffon —
j'ai rudement envie de ne plus avoir ce poids-là,
moi I...
Elle alla au-devant du colonel qui entrait, et
lui dit, sans aucun embarras :
— Monsieur d'Aubières, je voudrais vous par-
ler?... voulez- vous venir avec moi dans le jardin,
conmie hier soir...
Et, descendant le perron toute souriante, elle
ajouta très bas :
— ... Mais sans m'embrasser...
Il la suivit docilement ; très ému, clairvoyant
malgré son amour, et devinant ce qu'elle allait
lui dire. Avant qu'elle eût parlé, il questionna,
d'une pauvre voix touchante :
— C'est pour me dire que vous ne voulez pas,
n'est-ce pas?
LE MARIAGE DE CHIFFON 117
— Oui... — balbutia Chiffon, très peinée de
ce gros chagrin qu'elle causait — j'ai beaucoup,
beaucoup pensé depuis hier soir... et j'ai compris
que je ne peux pas vous épouser... je vous aime
bien, allez, pourtant !... je vous aime de tout
mon cœur... et je suis désolée de vous dire ces
choses... mais il vaut mieux les dire avant qu'a-
près, s'pas?...
Il ne répondit rien. Elle ne le voyait pas dans
la nuit, mais elle le devinait si malheureiLx qu'elle
en fut tout attristée.
— Je vous en prie... — supplia-t-elle, en posant
doucement sa main sur le bras de M. d'Aubières...
— ne vous faites pas tant de chagrin?... je n'en
vaux pas la peine, d'abord I... je suis colère, igno-
rante, mal élevée... « tous les vices des Aves-
nes », conrnie dit ma mère !... et puis, je serais
incapable d'être une femme de colonel, moi I...
ni d'être mondaine d'aucune façon... je ne sau-
rai jamais ni causer... ni recevoir... ni faire bonne
figure aux gens qui me déplaisent... ni persuader
aux imbéciles que je leur trouve de l'esprit... je
n'ai rien d'une femme... je suis un sauvage... fait
pour vivre seulement avec des fleurs ou des ani-
maux...
^^' „ ,.c,ui5te. cW-t de ton. die
Tout îi «'"V. '"^
,.. ^ V"'P"^ ^^ ^" "^,^i, le déjeuner... si on me
«e ne V.l V-^'^ ^^ ^ ^
VavaU V'-\uî... j, t,,vers la grande
i^^ '^"'^ ^"^ d 1-Uon des écuries. Au bout
,.Aou.o. .V.vn. ^*;'""^,,,, courant toujours et
\„u ^"'^^••^"^- '"' \ui sautait aux épaules.
'^ ;o v-.viU>^»^^"-^ ^"^ ^"' ,„rf essoufflée. -
VavvV^^^-"
''■'^'- ■'" ' ^t pas. elle demanda.
'""• '1:; V- duc ne <; :
ivn^iuA .* n^•0O5'^ d'une VOIX enrouée,
" ^' ■ '^ -«riff*^*. l'allée sur une sorte
î si. • '•"' ""*' ,-às rLid* ^® '^^^ comprenant
c ^e tertre- ^ ^j^ violemment émue.
-«- Mirez
LE MARIAGE DE CHIFFON 119
La pensée que cet homme, qui lui apparaîssait
coimne un géant... presque vieux, pouvait pleurer,
ne lui était jamais venue. Stupéfaite et boule-
versée, elle s'assit près de lui.
— Mon Dieu I... — fit-elle, prête à pleurer
aussi — mon Dieu !... mon Dieu !...
Elle ne trouvait pas autre chose à dire. Elle
perdait la tête. Elle se croyait horriblement
mauvaise et stupide, de tourmenter cet être si
bon, qui sanglotait doucement à côté d'elle.
L'idée que quelqu'un pouvait souffrir pour
elle ou à cause d'elle était odieuse à Coryse.
Elle préférait mille fois souffrir elle-même. Et,
tout de suite, elle se dit :
i Ma foi, tant pis !... je vais lui avouer ce qui se
passe dans ma tête... et puis après... s'il veut
tout de même, eh bien, je l'épouserai... >
— Écoutez-moi... — dit-elle, de sa voix un
peu sonore, qui remuait si profondément le duc,
— écoutez-moi bien... et comprenez-moi... si
vous le pouvez toutefois... car je ferai de mon
mieux, mais ça ne sera peut-être pas très clafr...
c'est que c'est très difficile à dire, tout ça I...
et si nous étions au soleil au lieu d'être dans
le noir... si je voyais votre tête et si vous voYi^i»
120 LE MARIAGE DE CHIFFON
la mienne... je n'oserais jamais, jamais I... ntiais
d'abord, je vous en prie... ne pleurez pas comme
ça... ça m'est horrible !...
Et, comme sans rien dire il continuait à pleurer,
d'un mouvement brusque, elle s'agenouilla de-
vant lui :
— Je vous en prie ?...
Elle passa ses bras autour du cou de M. d'Au-
bières, et, embrassant affectueusement la pauvre
joue mouillée, elle répéta, d'une voix infiniment
suppliante :
— Je vous en prie ?... puisque je vous dis
que je ferai tout ce que vous voudrez... tout.,.
Oublieuse de la veille, elle se pelotonnait contre
lui, candide et tendre. Il la repoussa presque
durement :
— Non... non... éloignez-vous !...
D'abord étonnée, Chiffon se releva, en mur-
murant tristement :
— Ahl... oui... je vois... vous faites comme
moi hier...
Et, timidement, elle se rassit sans rien dire
à côté du duc. Il reprit, encore tout tremblant :
— Non... ne croyez pas ça, ma chère petite
Coryse.*. c'est que... vous ne pouvez pas com-
LE MARIAGE DE CHIFFON 121
prendre... je suis nerveux... malheureux... je ne
sais plus ce que je fais, ni ce que je dis... j'avais
fait un si joli rêve... et je retombe de si haut...
Elle demanda, inquiète :
— Si vous avez fait ce que vous appelez im
si joli rêve... ce n'est pas ma faute, au moins?...
je veux dire que ce n'est pas moi qui vous ai
laissé croire que j'avais envie de vous épouser?...
que je n'ai pas cherché à me faire aimer de vous
autrement que comme im bon gosse... s'pas?...
— Non, certes I...
— A la bonne heure 1... c'est que si j'avais
fait ça... sans m'en douter, bien entendu... j'en
serais au désespoir... c'est vrai... je trouve que
faire aux gens des mines, et des yeux, et tout
ça... pour leur persuader qu'ils plaisent... ou qu'on
désire leur plaire... alors qu'on ne se soucie pas
du tout d'eux... c'est abominable... oui, abomi-
nable !...
Et, après un silence, elle ajouta :
— C'est ce que je vois faire tout le temps
autour de moi... et c'est ce que je ne ferai
jamais...
— Vous disiez tout à l'heure — demanda
le duc, qui se remettait peu à peu, — que vous
122 LE MARIAGE DE CHIFFON
alliez m'expliquer pourquoi vous ne voulez pas
être ma femme?...
— Oui... et ça m'intimide de vous expliquer
ça !... je ne sais de la vie que ce que j'en peux
deviner, et ce n'est pas grand'chose... mais enfin
j'entends les conversations... on chuchote... on
rapproche certains noms... et, quand il y a des
bals à la maison, je vois bien des petits flirts...
bien des petites incorrections... je ne parle pas
d?s jeunes filles... les jeunes filles, elles, peuvent
faire tout ce qu'elles veulent... ça n'a aucun
inconvénient, s'pas, puisqu'elles ne sont pas
mariées?... non... je veux dire ces dames... il y
en a qui trompent leurs maris... et... tromper son
mari, je ne sais pas au juste où ça commence ni
où ça finit, mais je trouve que c'est très mal...
" — Sans doute, c'est mal I...
— Eh bien, voilà I... c'est que je suis sûre
que, si je vous épousais... je vous tromperais...
— Mais... — balbutia M. d'Aubières, interlo-
qué — pourquoi êtes-vous sûre de ça?...
— Sûre... enfin autant qu'on peut l'être de
ces choses-là!... voyez-vous, jusqu'à présent,
je n'ai jamais rencontré personne de qui je me
sois dit : « Celui-là, je l'épouserais bien I... >
LE MARIAGE DE CHIFFON 123
— Eh bien?...
— Eh bien, si, après que nous serons mariés,
j'allais me dire, un jour, en voyant passer un
monsieur quelconque : « Tiens ! je l'aurais bien
épousé, celui-là !... » pensez donc !... quel coup !...
ça serait désastreux !...
Malgré son chagrin, le duc eut envie de rire;
mais il répondit gravement :
— Ce que vous dites là est arrivé à beaucoup
de fenmies...
— Et alors?...
— Alors, au lieu de laisser aller leur pensée
vers le nouveau venu, elles se sont appuyées sur
leur mari... et si c'était un bon mari, ce que je
serad...
— Ça, j'en suis sûre I... — dit Chiffon avec
conviction — mais croyez-vous que ça sufl5t
d'être un bon mari, si on n'a pas une bonne
femme ?...
— Et pourquoi ne seriez-vous pas une bonne
petite femme... honnête et brave?...
— Je serais ça... si je ne rencontrais pas...
— Quoi?...
— Le monsieur que je ne rencontrerai peut-
être jamais... mais qui n'est à coup sûr cas vo>3&*.*
124 LE MARIAGE DE CHIFFON
I
Et, comme M. d'Aubières faisait un mouve-
ment, elle ajouta vivement :
— Oui... je vous aime beaucoup, beaucoup !•••
je vous l'ai déjà dit... mais je crois que je ne vous
aime pas du tout, mais du tout, comme il faut
aimer son mari... et je suis certaine que le jour
où je rencontrerais celui que j'aimerais conune
ça... je me laisserais aller !... oh I mais là, en plein !...
vous voyez?... c'est sans gêne d'oser vous dire
ça?... mais ça serait encore bien plus sans gêne
de vous épouser sans vous le dire... Si, après
que vous savez ce qui m'empêche de dire oui,
vous voulez de moi tout de même... au moins,
vous aurez été prévenu... vous ne pourrez rien
me reprocher... quand je dis « rien me repro-
cher >, c'est une manière de parler... parce que...
au fond... je me rends bien compte que ça ne
pourra pas vous faire plaisir... mais enfin, je
n'aurai pas été sournoise, ni dissimulée... com-
prenez-vous?...
— Je comprends — dit doucement M. d'Au-
bières — que vous seriez très malheureuse avec
moi et que je serais horriblement malheureux
de vous voir malheureuse... il me faut renoncer
à ce qui était, depuis six mois que j'y pensais
LE MARIAGE DE CHIFFON 125
tans cesse, toute ma joie, toute mon espérance...
vous m'avez très délicatement 'et très pittores-
quement fait comprendre que je suis un vieux
fou...
— Vous m'en voulez?... — demanda Coryse
effarée — je suis sûre que vous m'en voulez ?
— Non... je vous jure que non... — marmotta
le pauvre homme que l'émotion étranglait.
n voulut se lever et resta enfoncé dans le sol.
— Tiens!... — fit-il, surpris de sentir que
chaque mouvement l'enfonçait davantage.
Gribouille, en le voyant remuer, avait com-
pris qu'on s'en allait et s'était mis à danser devant
lui en aboyant avec fureur.
Le duc voulut s'appuyer sur sa main, mais
eUe entra dans la terre molle, tandis que son
cofps semblait y pénétrer plus avant.
— Je ne sais pas où je suis !... — dit-il à Chiffon,
qui, debout dans l'allée, l'attendait — il me semble
que je suis assis dans un trou... et plus j'en veux
sortir plus j'y tombe...
Elle étendit ses mains, il les prit et se releva
d'une secousse. Mais elle aussi, en s'approchant,
avait senti le sol se défoncer.
— Qu'est-ce qu'il y a donc?... — fit-elle en
xa6 LE MARIAGE DE CHIFFON
tâtant la place que M. d'Aubières venait de
quitter.
Elle se redres&a en riant:
— Ah !... c'est le cimetière des fleurs !... vous
étiez assis dessus I... et comme j'ai justement
enterré ce matin... c'est tout mou...
Il questionna :
— Le cimetière de...
— Des fleurs... oui... ne parlez pas de ça à la
maison... on se moquerait de moi... je sais bien
que c'est bdte... mais j'aime tant les fleurs!...
je ne peux pas les voir salies quand elles sont
mortes...
En effet, depuis sa plus petite enfance, Chiffon
avait un cimetière où elle enterrait ses fleurs
fanées. Il lui était impossible de les voir trsuner
dans la rue ou dans les ordures. L'idée qu'ime
fleur toucherait quelque chose de sale, qu'elle
serait froissée sous les pieds, traînée dans lea
jupes, ou balayée dans la poussière, lui était
insupportable. En hiver, elle les brûlait dans
la grande cheminée de sa chambre, après avoir
allumé un énorme brasier où elles se consumaient
d'une flambée. Mais en été, privée de cette res-
source, eUe les enterrait consciencieusement au
LE MARIAGE DE CHIFFON 127
fond du jardin, en cachette, redoutant les gron-
deries de sa mère et les blagues de l'oncle Marc.
— Ne le dites pas, je vous en prie?... — ré-
péta-t-elle, très inquiète; — excepté Gribouille,
personne ne le sait, personne... et ça nie ferait
si fort enrager si on se moquait de moi... pour
cette chose-là seulement que ça me ferait enrager...
parce que je trouve qu'on aurait raison... c'est
ridicule !...
— Vous pouvez être sûre, mademoiselle Coryse,
que je ne parlerai jamais à qui que ce soit du
cimetière des âeurs...
Et, tristement, il ajouta :
— Ce pauvre petit cimetière !... moi qui pour-
tant ne ressemble guère à ime fleur, j'y ai été
enterré aussi ce soir... oui... tout à fait enterré...
— Allons I... bon 1... — s'écria Coryse — voilà
que vous allez encore repenser à tout ça !...
— Non... mais voulez- vous me laisser m'en
aller par la petite grille?... je préfère ne pas
entrer dans la maison... avec mes yeux gros comme
le poing, je serais très ridicule... d'ailleurs, je
viendrai voir Marc demain matin...
— Vous l'aimez bien, l'oncle Marc?...
— Beaucoup... c'est un camarade d'enfance...
128 LE MARIAGE DE CHIFFON
— Vous êtes du même âge?...
— Il a trois ans de moins que moi...^
— C'est la même «chose !...
— La même chose... oui, vous avez raison...
Mais, en baisant une dernière fois la petite
patte solide et souple de Chiffon, M. d'Aubières
se dit à part lui :
— Eh bien, non !... ça n'est pas la même chose...
c'est trois ans de moins !...
Rentrée dans le salon, la petite regarda —
conmie si elle le voyait pour la première fois
— l'oncle Marc, qui Usait près d'ime lampe.
Et, au lieu de répondre à monsieur et à madame
de Bray qui la questionnaient anxieusement sur
la disparition du duc, elle pensa :
— C'est pas trois ans... c'est dix ans qu'il
a l'air d'avoir de moins, l'oncle Marc I...
VII
Le lendemain matin, Chiffon, couchée au milieu
de la pelouse, jouait avec Gribouille en attendant
l'heure de son cours, lorsque l'oncle Marc, s'ap-
prochant d'elle, lui dit d'im ton bourru :
— Aubières est parti I...
Elle se dressa, d'un bond :
— Comment parti!... parti pour où?...
— Pour Paris... où il se va secouer un peu...
il en a besoin, le pauvre garçon !...
— Ah !... — dit la petite — tu m'as fait une
peur !... j'ai cru qu'il était parti pour toujours !...
— Ça t'aurait fait de la peine?...
— Je t'en réponds !...
— Le chagrin d' Aubières m'a désolé... mais,
au fond, à présent que tout ça est terminé... je
peux bien te dire, mon Chiffon, que je trouve que
tu as bien fait...
— A la bonne heure !... et papa?...
— Papa aussi...
5
130 LE MARIAGE DE CHIFFON
— Alors, tout est pour le mieux 1... tu montes
à cheval, ce matin?...
— Non... j'ai des lettres à écrire... c'est que,
je ne t'ai pas dit... j'ai une grande nouvelle à
t'annoncer... la tante de Crisville est morte 1...
— Ah I... — fit-elle, indifférente — ça n'est
pas ma tante, à moi... et je ne la connaissais
pas !... toi non plus, du reste... puisqu'elle ne
quittait plus le Midi...
— Je ne l'avais pas vue souvent... mais j'étais
son filleul...
Et l'oncle Marc continua paisiblement :
— Je viens d'apprendre qu'elle m'a légué
toute sa fortune... "
— Toute sa fortune !... — s'écria Coryse,
étonnée, — mais c'est elle qu'on appelle la tante
de Carabas !... c'est elle qui est si, si riche !...
— C'est elle qui « était » si, si riche, la pauvre
femme !...
Chiffon sauta au cou de l'oncle Marc, tandis
que Gribouille, imitant le mouvement, lui sautait
aux jambes.
— Oh !... que je suis contente I ! I... que je
suis contente que ça soit toi I... ça t'ira si bien,
à toi, beaucoup d'argent !...
LE MARIAGE DE CHIFFON
Lâche-moi donc I„. tu m'étrangles I —
brusquement Marc de Bray, cherchant à
dégager, — je t'ai déjà répété cent fois que tu
ts ttop grande pour te suspendre comme ça en
bébil... ça ne se fait pas I...
— Pardon!... j'oublie toujours!... et qu'
^e tu vas en faire, dis, de tout cet argent-I
pour commencer?.,.
— Pour commencer, je vais voyager...
— Oh !,.. — mumitira l'enfant, toute saisie,
tu vas t'en aller... toi aussi?.,.
Et, appuyant sa tête contre l'épaule de l'oi
Mire, elle se mit à pleurer silencieusement.
— Es-tu bête, voyons?,.. — fit-il avec
Pïtience.
Elle répondit, d'une voix inintelligible :
— Pardon I... c'est que, vois-tu, je suis énervé(
je ne sais pas ce que j'ai 1... tout à l'heure,
M. d'Aubières qui m'aimait bien et qui s'
^.. à présent, c'est toi...
Ses larmes redoublèrent, et elle conclut :
— C'est que, des gens qui m'aiment... il n'
lieut pas, tu sais?...
— Voyons, mon Chiffon, je ne pars pas pol
"î plus revenir l,„ je ne vais pas faire le tour
I
133 LE MARIAGE DE CHIFFON
monde, sois tranquille I... la France me suffit...
ailleurs, j'ai le spleen I...
— Pourquoi dis-tu le spleen?... au lieu de
dire le mal du pays?... il n'y a pas de honte à
l'appeler comme ça... je déteste qu'on parle
anglais !...
— Je vois avec plaisir que ça va mieux, Chif-
fon !... ta petite nature reprend le dessus... oui...
gronde-moi tant que tu voudras, va !... mais ris...
c'est tout ce que je veux...
— C'est maintenant que tu vas pouvoir en
faire, de la politique?... cette fois-ci, ça ne sera
plus le petit type à l'orgeat de la dernière fois
qui passera, hein ?... en voilà un argent qui arrive
bien IT.. il y a encore un mois avant les élections...
tu as le temps de le tomber, l'élève aux « bons
pères I... > qui ment aux ouvriers... qui ment aux
gens du monde... qui ment tout le temps I... oui,
tu le tomberas... et en voilà ime chose qui me
fera plaisir 1...
L'oncle Marc demanda en riant :
— Est-ce par intérêt pour moi, ou par anti-
pathie pour mon concurrent?...
— C'est les deux 1... et la charité?... je pense
que tu vas la faire en grand, à cette heure?... toi
I
LE MARIAGE DE CHIFFON 133
qui t'en donnais déjà des bosses quand tu n'étais
pas riche...
— Comment le sais-tu?...
— Je connais tes pauvres, donc 1... et quand
je vais chez eux, ils me parlent de toi tout le
temps... c'est d'ailleurs pour ça que j'y vais, chez
eux... car, sans ça, autant en choisir d'autres qui
ne t'auraient pas, s'pas?...
— Comment se fait-il que, s'ils te parlent de
moi, ib ne me parlent jamais de toi?...
— Parce que moi, je leur défends !... je leur
dis : « S'il savait que je viens chez vous... qu'il
ïîsque de me rencontrer, vous ne le reverriez
plus... plus jamais... parce que lui, il se cache
pour donner, comme im autre pour voler... »
Est-ce vrai, ça?...
-— Quelle drôle de petite fille tu fais 1... si ta
Qière...
— Ah!... à propos!... est-ce qu'elle le sait?...
— Quoi?...
— Que tu hérites?...
— Oui...
Chiffon se mit à rire.
— Ben, elle a dû faire un rude nez!... car,
tout en ayant l'air de dire que la tante de Carabas
134 LE MARIAGE DE CHIFFON
laisserait sa fortune à des bonnes œuvres, elle a
toujours espéré, dans son fin fond, que ça seraJ^t
papa et toi qui Tauriez, la fortune !... et, conun»-*
il n'y a de vrai que la moitié de ce qu'elle esp^&"
rait... et que c'est pas la bonne moitié— elle doi"^
être dans un état...
Puis, revenant à ce qui l'intéressait, elle der-^
manda tristement :
— C'est maintenait que tu vas t'en aller^
dis?...
— Pendant quelques jours... pour des affaires..^
mais je reviendrai bien vite...
— Oui... reviens !... tu n'as que le temps pour
les élections !... c'est moi qui vais t'en faire, une
propagande !... ah ! le pauvre vieux Jean !... il
va falloir qu'il trotte à pied et à cheval !...
Et, comme le vicomte riait, elle reprît :
— Tu t'en moques, de ma propagande?...
tu as tort !... je suis très populaire, moi, sans que
ça paraisse... très...
Puis, passant à autre chose :
— Ce que je me réjouis de voir les têtes des
gens qui ne t'aiment pas... et il y en a beaucoup...
— Comment?... il y en a beaucoup?...
— Oh ! à Pont-sur-Sarthe 1... je ne parle pas
LE MARIAGE DE CHIFFON 135
de Paris... pendant les trois mois que nous passons
i Paris, je ne sais ni ce que tu fais, ni si on t'aime
OU pad... tandis qu'ici, c'est tout différent... je
vois ce qui se passe...
— Et qu'est-ce que tu vois?...
—•Que... excepté quelques amis... tout le
monde te déteste...
-- Je n'ai cependant rien fait pour ça I...
— Si !... tu as fait tout ce qu'il faut 1... tu
Vig tout seul, et, à Pont-sur-Sarthe, on ne par-
donne pas ça... ailleurs non plus, du reste 1...
*--Mais... je ne vis pas tout seul...
— Si I... tu dis zut aux visites, aux dîners,
B.H cercle, aux bals, aux matinées, aux saluts
^es pères, aux garden-parties... zut aux jeudis
^e madame de Bassigny... zut à tout ce qui t'em-
^^e... et tu as bien raison, parbleu 1... seulement,
*^Ut pas croire que c'est comme ça qu'on se fait
^ixner des imbéciles...
•^ Oui... je suis im ours... j'ai tort...
— Pourquoi, tort ?... qu'est-ce qùfe ça te fait ?...
d'autant plus que, à présent, quoi que tu fasses,
on t'adorera tout de même, va I... et ce qu'on te
demandera en mariage I... dis donc?... c'est pas
nn secret, s'pas?...
136 LE MARIAGE DE CHIFFON
— Quoi ?...
— Ton héritage?...
— Non !... je ne vais pas crier sur les toits
que j'hérite, mais je ne suis pas fâché qu'on le
sache...
— Tiens !... — fit Chiffon, surprise, — toi
qui es toujours si indifférent à l'effet que tu
produis... pourquoi désires-tu qu'on sache que
tu deviens riche?...
— Tout bonnement parce que je ne veux
pas qu'on puisse croire... en me voyant dépen-
ser beaucoup d'argent pour mon élection... que
je suis soutenu par un comité quelconque...
cette façon de faire de la politique avec l'ar-
gent des autres m'écœure profondément... je
la trouve tout à fait saUssante...
— Je ne vois pas trop quel comité pourrait
te soutenir... puisque tu te présentes avec des
idées à toi... sans te rattacher à aucun parti?...
— C'est vrai... mais on le dirait tout de même...
— C'est égal ! — déclara Coryse, dont les
yeux luisaient drôlement, — je vais bien m'amu-
ser ce matin!... quelle heure est-il?...
L'oncle Marc regarda sa montre :
— Neuf heures moins un quart...
LE MARIAGE DE CHIFFON 137
— Alors, j'ai le temps en me dépêchant...
De toutes ses forces elle appela :
— Jiean !...
Le vieux cocher parut à la porte de l'écu-
rie, où il revenait toujours, poussé par l'habi-
tude, dès que sa petite madtresse ne se servait
pas de lui.
— Habille-toi vite !... nous sortons tout de
suite !... dépêchons-nous... il faut que je sois dans
dix minutes à la place des Girondins...
' La femme de chambre traversait la cour,
allant de la maison aux communs ; Coryse cria :
— Est-ce que madame la marquise est sortie ?...
— Non, mademoiselle...
— Alors, tout va bien 1... — murmura la petite
— j'avais peur qu'elle ne fût déjà là-bas...
Et, envoyant un baiser à l'oncle Marc, elle
disparut en riant.
Un quart d'heure plus tard, Chiffon sonnait
à la grille des Jésuites.
— C'est bien à cette heure que le père de
Ragon dit sa messe, n'est-ce pas?... — demandâ-
t-elle au frère portier qui lui ouvrait.
— Oui... mais il finit... il va être neuf heures !...
138 LE MARIAGE DE CHIFFON
Au lieu d'entrer dans la chapelle, Coryse resta
dans le jardin. Elle allait et venait, toute souple
dans sa blouse de batiste rose pâle ; son gai visage
enfoui au fond d'une grande capeline de paille
d'Italie couverte de roses. Et, surveillant de l'œil
la porte de la petite église, elle pensait joyeuse-
ment :
— Lui... il ira d'abord à la sacristie... mais
comme il n'y a pas d'autre sortie, il faudra bien
qu'il passe par ici... je ne peux pas le manquer I...
en attendant, toutes ces dames vont arriver...
et je placerai ma petite nouvelle à plusieurs... ce
que ça va être amusant I...
Oubliant complètement où elle était, elle
esquissa un petit pas guilleret, à la profonde
stupéfaction du frère portier, qui la regardait
de sa loge. Et le vieux Jean, qui pourtant con-
naissait les allures de Chiffon, fut lui-même sur-
pris de cet accès de gaieté. Il demanda, l'air
ahuri :
— Mais quoi qu'vous avez donc à ç'matin,
mam'zelle Coryse?...
Elle s'arrêta, un pied en l'air, et répondit
en riant :
— Je te raconterai ça en route... en attendant, va
LE MARIAGE DE CHIFFON 139
aormir sur ton banc d'hier, si tu veux?... seule-
ment» tâche de choisir une pose plus gracieuse...
La porte de la chapelle, en retombant avec
un T)rjit sourd, fit tourner vivement la tête à
Coryse, et elle vit le petit Barfleur qui sortait
de la messe. Il avait un veston bleu infiniment
court et serré, et im pantalon à très grands car-
reaux de beaucoup de nuances. La cravate —
énorme — montait par derrière très haut dans le
cou, cachant presque complètement le col de la
chemise. Dans ce costume, il apparut à Chifïon
plus chétif et plus rabougri que jamais. Pas laid,
d'ailleurs, et assez distingué en dépit de sa taille
exiguë et de ses vêtements à la mode de demain.
La petite marchait déjà au-devant de lui, prête
à lui dire tout simplement bonjour, mais, la
voyant seule, il salua sans s'arrêter, avec ime
extrême correction, et, allant se poser à une cin-
quantaine de mètres, il parut attendre, lui aussi»
la sortie de la messe.
— Il guette madame Delorme I... — pensa
ChifEon, qui depuis longtemps avait deviné que
madame Delorme, la très jolie femme d'im notaire
de Pont-sur-Sarthe, trouvait le petit Barfleur à
aon gré.
140 LE MARIAGE DE CHIFFON
En e£Eet, madame Ddorme parut, peu après.
Le jeune homme l'aborda d'un air surpris, comjne
si jamais il n'avait dû la rencontrer là. Chiffon
se dit :
— La messe ne doit pas être finie... ils sax>nt
sortis un peu avant tout le monde pour se parler...
Et, en voyant la jolie femme courber sa taille
flexible pour regarder le petit être mal venu qui
lui arrivait à l'épaule, elle pensa :
— Conmie c'est drôle, tout de même I... M.
Delorme est cent fois mieux !... qu'est-ce qui
peut lui plaire là dedans?... le petit Barfleur n'a
ni esprit, ni bonté, ni gentillesse... il est vilain
et sot... ça ne peut être que le prestige des par-
chemins... car, quoi qu'on dise, il existe encore
pour ceux qui les détestent, leur prestige !... Ah 1...
voilà madame Delorme qui s'en va la première I...
il la rejoindra dehors... et ils feront encore une
petite causette sur le cours ou au parc... comme
par hasard...
Elle suivit des yeux la jeune femme qui s'éloi-
gnait en balançant sa belle taille, fine sur de
larges hanches, et elle se dit :
— C'est agréable d'être jolie I... j'aurais voulu
être jolie» moi I...
i
LE MARIAGE DE CHIFFON 141
Madame de Bray avait tant répété à Coryse
qu'elle était laide et disgracieuse, que la petite,
très sincèrement, le croyait.
Un murmure de voix interrompit ses réflexions.
Madame de Bassigny sortait de la chapelle,
escortée de deux ou trois femmes de Pont-sur-
Sarthe qui lui faisaient habituellement une petite
cour.
— Oh I... oh I... — pensa Coryse — je crois
que c'est le cas de placer mon petit boniment I...
Et elle marcha lentement vers le groupe, la
tête baissée, semblant profondément absorbée
dans la contemplation d'un petit caillou qu'elle
taisait rouler en le poussant du bout de son pied.
— Ah I... voilà mademoiselle Chiffon !... —
cria madame de Bassigny — ça va bien, made-
moiselle Chiffon?...
— Très bien, madame... — répondit Coryse
qui, tout de suite, s'aperçut qu'on la regardait
attentivement.
C'est qu'elle excitait beaucoup la curiosité
en ce moment. L'histoire de la demande en ma-
riage, du refus, du départ de M. d'Aubières, —
rencontré à huit heures du matin en bourgeois,
dans un flacre chargé d'une malle, — courait
142 LE MARIAGE DE CHIFFON
déjà Pont-sur-Sarthe, Et, en venant à la messe,
madame de Bassigny l'avait racdntée à ses com«
pagnes, s'étonnant fort que « cette petite sans le
sou refusât un duc de vingt*cinq mille livres de
rente ».
On jalousait ferme la pauvre petite, et on
lui en voulait à la fois et de la demande et du
refus.
— Comment lui couler en douceur l'héri-
tage de l'oncle Marc?... — se répétait Chiffon,
tandis que la femme du colonel la dévisageait
âprement — c'est pas facile !... faut que ça
ait l'air de venir naturellement...
— Je suis doublement enchantée de vous
rencontrer, mademoiselle Corj^e — dit d'un
air aimable madame de Bassigny — car je vais
vous prier de transmettre à madame votre mère
une invitation que i 'allais lui adresser en ren-
trant... je veux lui demander de venir cKner de
jeudi en quinze avec vops et M. de Bray... et aus$i
M. Marc... s'il y consent... mais je n'espère pas
qu'il nous fasse cet- honneur...
Chiffon sauta sur l'occasion qui se présen-
tait, et, regcirdant attentivement madame de
Bassigny pour bien suivre les moindres mouve-
LE MARIAGE DE CHIFFON 143
ments de sa physionomie, elle répondit d'une voix
claire :
— Mon oncle ne dîne guère dehors... mais,
dans tous les cas, il ne sera pas là jeudi... parce
qu'il part...
— Avec le duc d'Aubières?... — questionna
méchamment la femme du colonel.
Chiffon ne parut pas comprendre et, sans
s'émouvoir :
— Non... tout seul... sa tante de Crisville est
morte et...
— Ah !... elle est morte à Pau, probablement ?...
— interrompit madame de Bassigpy,
Et, se tournant vers une des fenmies qui l'ac-
compagnaient, elle proposa :
— Tenez I... vous qui voulez acheter un châ-
teau?... Crisville va être certainement mis en
vente... c'est trop haut perché pour y installer
un hôpital ou im orphelinat...
A Pont-sur-Sarthe, tout le monde croyait
fermement que madame de Crisville laisserait
sa fortime à des oeuvres de bienfaisance.
-^ Mai» non I... — dit Chiffon d'un air inno-
ctnt — je ne crois pas que mon oncle vende
Crisville... je crois qu'il l'habitera, au contraire...
144 LE MARIAGE DE CHIFFON
Et négligemment :
— C'est lui qui hérite de tout...
— II... comment?... lui?... M. de Bray?... —
balbutia madame de Bassigny éperdue — mais
elle laisse au moins cinq ou six millions, votre
tante?...
— Ça n'est pas ma tante... et elle laisse plus
que ça !... — rectifia avec aplomb Chiffon, qui
ignorait totalement le chiffre de la^succession de
la marquise de Carabas.
— Plus que ça ?... — répéta madame de Bas-
signy, abasourdie et vexée.
On sortait de la chapelle. Elle dit adieu à
Coryse, et se porta rapidement au-devant des
arrivants, désireuse de colporter la nouvelle. De
loin. Chiffon vit avec joie les figures se rembrunir
à mesure qu'elle parlait.
— Ils sont atterrés 1 — pensa-t-elle — j'ai bien
fait de venir...
Tout à coup, elle bondit vers la chapelle. Elle
venait d'apercevoir le père de Ragon qui s'avan-
çait de son pas harmonieux et régulier.
— Il ne faut pas que je le laisse cueillir I...
Elle s'approcha rapidement, demandant d'un
air poU :
LE MARIAGE DE CHIFFON 145
— Est-ce que vous voulez bien me permettre
de vous dire un mot?...
Et, comme le Jésuite jetait un coup d'œil
inquiet sur les personnes qui, eUês aussi, sem-
blaient l'attendre, eUe affirma :
— Oh !... ça ne sera pas long !... hier j'ai beau-
coup trop bavardé...
— Mais non, mon enfant... vous m'avez, au
contraire, vivement surpris et intéressé...
— Vous êtes bien bon... mais moi, je sais que
j'ai eu tort de parler de mon oncle et de sa politi-
que... et je veux vous demander de ne pas dire
à ma mère — qui viendra vous voir aujourd'hui
— que j'ai parlé de tout ça...
— Je vous assure — fit d'un ton sec le père
de Ragon impatienté — que vous exagérez in-
finiment l'importance de votre conversation...
— Non pas I... je vous ai laissé entendre...
ou à peu près... que mon oncle ne se porterait
pas cette fois contre M. de Bemay, parce qu'il
n'avait pas d'argent?...
— Oui !... Eh bien ?...
— Eh bien, c'est que, justement... il se porte...
parce qu'il en a...
— Ah I... — fit le Jésuite ennuyé.
146 LE MARIAGE DE CHIFFON
Et, oubliant le» préceptes de discrétion et de
prudence qui guidaient habituellement ses moin*
dres actes, il demanda carrément :
— Et comment en a-t-il?...
Chiffon répondit d'xm air détaché :
— Parce qu'il est le légataire universel de sa
tante de Cris ville... qui est morte hier...
Le père de Ragon resta stupide, la bouche
entr'ouverte, véritablement anéanti. Là vieille
madame de Crisville était — avant que le mau-
vais état de sa santé l'eût forcée à se fixer à
Pau — une de ses pénitentes, et il savait lui
avoir dicté par le menu des dispositions dernières
où les Jésuites n'étaient pas oubliés. Et cette
vieille mourait loin de sa volonté, négligeant de
tenir les quasi-promesses obtenues à grand'peine,
et laissant sa fortune à qui?... à un socialiste
honnête et déjà dans l'aisance ; à un hpmme
dangereux, qu'inconsciemment elle armait pour
la lutte contre tout ce qu'elle eût dû respecter et
soutenir I
Enfin, il demanda, parlant à lui-même plutôt
qu'à Chiffon qui le dévorait joyeusement des
yeux :
— C'est une fortune énorme?...
LE MARIAGE DE CHIFFON 147
— Énorme I... — répéta la petite d'une voix
flûtée.
— C'est la moitié du département?.-
Comme un écho, elle redit encore :
— La moitié du département... au moins I...
Par une intuition rapide, le Jésuite eut l'idée
que peut-être Coryse se moquait de lui. Mais, en
abaissant son regard, il la vit plantée à ses pieds,
toute souriante, dans une pose indifférente et
presque niaise qui le rassura. Et il se dit soudain
que « le Chiffon », auquel jusqu'ici on n'avait
pas daigné accorder la moindre attention, allait
vraisemblablement devenir une héritière. L'af-
fection du vicomte de Bray pour la belle-fille de
son frère était très connue à Pont-sur-Sarthe.
On savait qu'il aimait la petite d'Avesnes, non
seulement comme sa nièce, mais comme son
enfant. Se faisant aussitôt paternel, le père de
Ragon dit à Coryse :
— Je suis heureux, tout à fait heureux, du
bonheur que Dieu vous envoie... car ici, je vois
vraiment la main de Dieu !... hier, par un excès
de délicatesse, par un scrupule... par une crainte
de n'être pas une assez sainte épouse... vous re-
poussiez le duc d'Aubières qui demandait votre
148 LE ^URIAGE DE CHIFFON
main et vous acœptait sans fortune... aujourd'hui,
le Seigneur récompense cette conduite en vous
mettant à même de choisir selon votre cœur...
— Mais... — dit Chiffon, qui ne devinait pas
du tout où le Jésuite en voulait venir — je ne
vois pas pourquoi... parce que mon onde hérite
de sa tante... je pourrai davantage choisir sdon
mon cœur?... en admettant que mon cœur ait
envie de choisir quelque chose...
— Il est bien clair pourtant — murmura le
père de Ragon, continuant à s'adresser à lui-
même tout autant qu'à Coryse — que le vicomte
de Bray donnera une belle dot à l'enfant qu'il
considère presque comme sienne... et que, vieux
garçon... sans proches parents...
Elle se mit à rire :
— Ah ! parfaitement 1... vous pensez que, du
coup, me voilà passée « beau parti »?... et moi
qui me disais déjà tout à l'heure que la demande
de M. d'Aubières m'avait donné une plus-value...
oui... je remarque que, depuis ça, on me regarde
avec une respectueuse curiosité... qu'est-ce que
ça va être maintenant ?... les honneurs I... l'ar-
gent I... tout pour moi, alors !... ça me changera I...
Tandis qu'elle parlait, le Jésuite, qui avait
LE MARIAGE DE CHIFFON 149
aperçu, le petit Barfleur toujours planté sous
son arbre, échangeait avec lui d'affectueux si-,
gnaux.
— C'est Hugues de Barfleur — dit-il tout
■
à coup, en indiquant le jeune homme à Chiffon
— un de mes anciens élèves...
Elle répondit sans enthousiasme :
— Je sais... je le connais...
— C'est un de nos fidèles... — continua le
père de Ragon — il vient ici chaque joiu* pour
y entendre la sainte messe... c'est une belle âme...
qui ne fait que ce qui est agréable à Dieu...
— Je ne sais pas... — s'écria la petite presque
malgré elle — si ça lui est si agréable que vous
dites que M. de Barfleur vierîne flirter ici avec
madame Delorme... au bon Dieu?...
Le Jésuite eut im geste de protestation in-
jldignée et de surprise sincère. Il ne s'était jusqu'à
présent douté de rien, mais l'inconvenante ré-
flexion de la petite d'Avesnes éclairait d'im
jour tout nouveau mille détails inaperçus jusque-
là. Désireux et de détourner les soupçons et de
servir son ancien élève, il répondit de sa voix
la plus insinuante :
— Outre que, dans la bouche d'ime jeune
150 LE MARIAGE DE CHIFFON
fille, de telles remarques sont déplacées, vous
manquez de perspicacité, mon enfant... Hu-
gues de Barfleur ne saurait être occupé de...
la personne que vous dites... non seulement
parce que ses principes le défendent contre
ces sortes de tentations... mais encore parce que
j'ai tout lieu de le croire occupé ailleurs...
— Ah !... — fit distraitement Coryse.
— Oxii I... le pauvre enfant a le cœur un peu
pris !... il aime, je crois, ime jeime fille qui jusqu'ici
n'a fait à lui aucune attention...
— Une jeime fille ?... — questionna Chiffon
étonnée, cherchant qui cela pouvait être —
une jeune fille?... je ne vois pas ça du tout 1...
Mais, subitement illuminée, elle demanda en
éclatant de rire :
' — Moi peut-être? ... Ah !.. . elle est bien bonne !!!...
Et, contemplant le Jésuite avec admiration :
— Ben !... on peut dire que vous ne perdez
pas de temps, vous I...
Le père de Ragon la regarda, les lèvres tou-
jours somiantes, mais l'œil dur. Alors, elle s'ex-
cusa :
— Je vous demande pardon de rire conune
ça I... mais c'est que c'est si drôle I... de cette
LE MARIAGE DE CHIFFON 151
façon, l'argent qui va nuire à M. de Bemay pro-
fiterait au moins à M. de Barfleur... ça ne sortirait
pas de la maison... Ah !... y a pas à dire... c'est
compris !...
— Mademoiselle d'Avesnes !... — • déclara le
Jésuite d'une voix coupante — lorsqu'elle dit
que vous êtes une jeune fille mal élevée, madame
votre mère a raison...
— Raison de le trouver... mais pas de le dire...
— répondit doucement Chiffon.
S'inclinant devant le père qui s'éloignait,
eJle chercha des yeux le vieux Jean. Elle l'aper-
çut immobile sur son banc. Machinalement elle
arrondit les lèvres, mais s'arrêtant effarée, elle
pensa :
— Ah !... mon Dieu !... j'ai manqué le sifiBer
comme je fais quelquefois !... c'est ça qui en
aurait produit un, d'effet !...
En sortant de chez les Jésuites, elle se mit
à courir presque, oubliant le domestique qui,
derrière elle, allongeait péniblement ses vieilles
jambes. Elle tenait à apprendre aussi la bonne
nouvelle à l'abbé Châtel, bien sûre qu'à celui-là
elle ferait vraiment plaisir.
152 LE MARIAGE DE CHIFFON
Au coin de la place du Palais, une marchande
de fleurs stationnait avec sa petite charrette.
Chiffon prit des roses et, toujours courant, arriva
au presbytère de Saint-Marderi.
Si le presbytère de la cathédrale n'était pas
fastueux, celui de Saint-Marcien était tout à
fait pitoyable. Une petite masure, adossée à la
vieille basilique, dans une ruelle noire et mal-
propre. A gauche de la masure, un misérable
jardinet, mais pas du tout ce qu'on app;elle « un
jardin de curé ». L'abbé Châtel, qui adorait les
fleurs, avait su transformer en odorante corbeille
le pauvre petit coin de mauvaise terre.
La servante était au marché. Ce fut l'abbé
qui ouvrit la porte à Coryse. Il tenait d'une main
im pot à confitures — pour l'instant rempli de
colle — et de l'autre un énorme pinceau ébou-
riffé, dépouillé d'une notable portion de ses poils.
— Je vous demande pardon de vous rece-
voir ainsi... — expliqua-t-il à Chiffon, qui lui
disait joyeusement bonjour — mais c'est que
j'étais en train de recoller le papier du parloir...
Et il montra les minces languettes qui, dé-
tachées par l'humidité, pendaient lamentable-
ment le long de la muraille.
LE MARIAGE DE CHIFFON 153
L'ameublement était sommaire. Six chaises
de paille. Un fauteuil tout défoncé. Une admi-
rable horloge de bois vermoulu, élégante et rare,
et une statue de la sainte Vierge en albâtre,
posée au mur, au-dessus d'un petit socle sur-
monté d'un vase.
— Je vous ai apporté des roses pour votre
sainte Vierge... — dit Chiffon, en déposant les
fleurs dans le petit vase, — seulement il faut
vite leur donner de reau...
— Oui... tout à l'heure...
— Non... tout de suite !... voyons !... par
cette chaleur-là, ça serait de la barbarie de les
faire attendre, monsieur l'abbé !... et vous pensez
bien que c'est pas l'idée de la sainte Vierge que
quelque chose soufEre pour elle... s'pas?...
— C'est juste !... — fit docilement le prêtre
qui alla remplir le vase à im petit robinet placé
dans le jardin.
En le regardant faire, Corj^se se disait :
— Il est pas chic, celui-là !... ni distingué
non plus !... avec sa bonne figure rouge sous
ses cheveux blancs, il a \m peu l'air d'une tomate
dans du coton I... mais il me plaît comme ça...
parce qu'il a une belle âme pour de bon, lui I...
154 LE MARIAGE DE CHIFFON
au lieu de s'occuper de tomber les amis des hum-
bles.a. et de marier les petits gommeux qui ont
tout ratiboisé... il s'occupe des pauvres et du
bon Dieu I... en v'ià un qui ignore les potins !...
et les intrigues I... et les flirts I... et tout le trem-
blement !...
Et comme l'abbé rentrait, portant avec soin
le vase trop plein qui débordait, faisant des ri-
goles le long de sa soutane luisante, elle lui cria
gaiement :
— Monsieiu: l'abbé !... je suis contente I...
— Ah I... — fit-il, tout heureux — c'est pas
comme hier matin, alors?.,.
Il avait pris les roses et, de ses grosses mains
maladroites, les arrangeait gauchement, avec
d'infinies précautions. Quand ce fut fait, il vint
•'asseoir en face de Coryse.
— Monsieur l'abbé... depuis ce matin, l'oncle
Marc est très, très riche...
— Et comment ça, mon enfant ?...
~ Dame 1... il a pas dévalisé im coche, vous
pensez?... non... il a hérité de madame de Cris-
ville...
— Elle est donc morte?...
— ... Turellement, monsieur l'abbé !...
LE MARIAGE DE CHIFFON 155
•^ Oh 1... cette pauvre dame I,.. elle qui était
à généreuse... si bonne pour les malheureux !...
— L'oncle Marc sera aussi bon qu'elle, allez !...
vous verrez tout ce que nous attraperons pour
vos pauvres...
— Dieu vous entende, mon enfant !...
— Mais... — fit-elle, mécontente, — on dirait
que vous en doutez?...
— Je n'en doute pas précisément... non...
mais enfin... il n'y aurait rien de surprenant
à ce que M. Marc fût moins préoccupé que
madame sa tante des choses du ciel... il est
jeune, il...
— Jeime !... — s'écria Chiffon étonnée —
jeune, l'oncle Marc ?...
— Mais dame !... il n'est pas vieux...
— Je ne vous dis pas qu'il est croulant !...
mais il est pas jeune non plus... puisqu'il n'a
que trois ans de moins que M. d'Aubières... qui
l'est, lui, vieux...
— Et, à ce propos, mon enfant...
— Oh !... — dit Coryse avec un soupir de
soulagement — il est parti ce matin I...
— Parti ?...
— Pas pour toujours I... il reviendra... C'est
156 LE MARIAGE DE CHIFFON
égal, monsieur l'abbé... si j'avais su que vous ne
seriez pas plus chaud que ça... j'aurais pas traîné
mon pauvre vieux Jean ici, par trente-cinq de-
grés... je vous aurais laissé apprendre la chose
comme tout le monde...
— Mais, ma petite enfant, vous vous mé-
prenez... je suis heureux... très sincèrement heu-
reux de ce qui arrive à monsieur votre onde... et
aussi de la joie que ça vous cause...
— A la bonne heure !... alors, je me sauve !...
il va être midi !...
Tandis que Chiffon rentrait, trottinant sous
le soleil ardent, l'abbé Châtel murmurait, en
arrangeant ime dernière fois ses roses aux pieds
de la petite sainte Vierge du parloir :
— Mon Dieu, protégez cette enfant qui vous
aime !... Mon Dieu, donnez-lui du bonheur I...
vni
— Tu ne sais pas?... — dit Chiffon à l'oncle
Marc, qui revenait après quinze jours d'absence,
— tout le monde est déchaîné contre toi... ta
lettre à tes électeurs a révolutionné Pont-sur-
Sarthe... ce qu'on va te faire des têtes !...
— Voilà qui m'est égal !...
— Oui... je sais bien... mais moi, d'entendre
tout le monde te taper dessus comme ça... j'en
suis malade I...
— Qui, tout le monde ?...
— Dame 1... les habitués... tous les vieux em-
bêtants qui viennent à la maison... j'sais pas
pourquoi je dis les vieux, car lés jeimes le sont
bien autant, embêtants !... et ma mère donc !...
avant-hier elle est rentrée dans im état... parce
qu'elle avait lu ton machin qu'on placardait sur
les murs...
— Qu'est-ce qu'elle a dit ?...
I
158 LE MARIAGE DE CHIFFON
— Elle a fait une scène à papa 1... Ah I mais
là, une vraie !... une belle !...
— Plus belle qu'à Tordinaire ?...
— Encore plus !...
— Ce pauvre Pierre I... — dit le vicomte, en
riant.
— Oh I... que tu es méchant de rire de ça !...
il est si bon I...
— C'est vrai qu'il est bon 1... si c'était moi...
- — Ben, et moi donc !...
Elle réflécliit un instant et conclut :
— Ça prouve qu'il est meilleiu: que nous deux..
voilà tout !...
— Dis donc. Chiffon — questionna l'oncle
Marc, — elle sera gentille, la petite existence
que je vais mener ici dans ces conditions-là?...
— Quelles conditions?...
— Tu me dis que ta mère est furieuse contre
moi...
— Oh ! quant à ça !...
— Eh bien, alors, elle va me traiter comme
un simple nègre...
— Que non I...
— Que si I... comme elle ne se gênait déjà pas
pour le faire... et qu'il y a en plus mon élection...
LE MARIAGE DE CHIFFON 159
— Oui... mais il y a aussi ta galette 1...
— Tu dis?...
— Je dis que... s'il y a ton élection qui la vexe...
il y a ta galette qui Tenchante... elle respecte
l'argent, tu sais?...
— Oh I...
— Il n'y a pas de « oh ! »... c'est comme ça !...
Après un silence, elle demanda :
— Tu as termmé tes affaires ?...
— A peu près !...
— Et tu es riche ?...
— Très...
— Tant mieux !... c'est que M. de Bémay
se remue ferme, va !... et il faut prendre garde
à lui... parce que, comme Charliô ne passera pas...
— Qu'est-ce que tu en sais?...
— On me l'a dit...
— Qui ça?...
— Les ouvriers des hauts fourneaux...
L'oncle Marc se mit à rire :
— Alors, tu vas causer avec les ouvriers des
hauts fourneaux ?... ce pauvre Aubières a raison...
tu es vraiment une drôle de petite bonne
femme !...
— Ah !... tu l'as vu, M. d'Aubières ?...
i6o LE MARIAGE DE CHIFFON
— Oui...
— Est-ce qu'il va bientôt revenir ?...
— Il reviendra pour les courses...
On sonnait le déjeuner. Madame de Bray entra
en coup de vent dans le petit salon. L'air em-
pressé, le sourire fendu jusqu'aux oreilles, die
s'avança en courant presque vers son beau-
frère :
— Mon cher Marc !... on vient de me dire
à l'instant que vous êtes de retour...
Et, sans lui laisser le temps de répondre : .
— Je suis ravie de vous revoir !... vous nous
manquez tellement à tous quand vous n'êtes
pas là... n'est-ce pas. Chiffon?...
Jamais la marquise n'était aimable pour son
beau-frère, et jamais elle n'appelait sa fille « Chif-
fon », sauf lorsque, devant quelque nouveau venu,
elle posait pour la tendresse câline. Marc la re-
garda, très surpris, et baissa aussitôt les yeux
en apercevant la mine narquoise de Coryse, qui
riait derrière sa mère.
— Avez-vous vu Pierre ?... — dit madame de
Bray.
— Oui... je l'ai vu en arrivant...
Elle demanda^ souriante :
LE MARIAGE DE CHIFFON i6i
— Vous a-t-il prévenu du terrible effet qu'a
produit ici votre lettre aux électeurs?...
— Ma foi, non !...
— Eh bien, mon pauvre Marc, vous n'avez
pas idée du tapage — tapage peu agréable —
qui s'est fait autour de votre nom...
— Comme ce nom est aussi le vôtre... je vous
en demande pardon...
— Bah I... à la guerre comme à la guerre !...
j'en ai pris mon parti à présent !... car, pour
être franche... au commencement, j'étais cons-
ternée... absolument consternée...
Et, interpellant son mari qui entrait :
— N'est-ce pas ?... à présent, je suis conso-
lée du scandale causé par les afl&ches de Marc ?...
j'ai pris mon parti en brave?...
— Vous me l'avez dit, du moins... — répondit
sans conviction M. de Bray.
En passant dans la salle à manger, Chiffon
murmiura à l'oreille de l'oncle Marc :
— Beau fixe, hein?... je te l'avais dit... la
galette I...
— Coryse, — fit la marquise en s'asseyant,
— je ne sais pas si j'ai pense à te dire que nous
dînons samedi chez les Barfieur...
6
l62^ LE MARIAGE DE CHIFFON
— Non... mais tu ne me dis jamais quand
vous dînez en ville...
— Tu es invitée...
— Ça m'est égal... puisque je n'y vais pas !...
— Pourquoi n'irais-tu pas ?... — demanda ma-
dame de Bray, avec un peu d'embarras.
— Mais, parce que je ne vais jamais à ces
dîners-là... et qu'il a été convenu qu'on ne me
mènerait dans le monde que l'hiver qui suivrait
mes dix-huit ans... c'est-à-dire dans deux ans...
— Ça ne s'appelle pas aller dans le monde...
— Mais si 1... c'est s'habiller... se montrer...
s'ennuyer... c'est ça que j'appelle aller dans le
monde, moi !...
— J'ai accepté pour toi...
— Fallait pas... puisque tu m'as promis que
jusqu'à dix-huit ans... excepté à la maison...
je ne serais jamais obligée à ces corvées-là... je
ne vois pas, d'ailleurs, pourquoi je dînerais chez
les Barfleur plutôt que chez madame de Bassigny,
qui m'avait invitée pour ce soir...
Elle ajouta en riant :
— Parlant à ma personne, dans le jardin des
Jésuites... Ah !... tu sais 1... elle t'a aussi invité,
oncle Marc 1... tout en me disant d'un air dépité
LE MARIAGE DE CHIFFON 163
qu'elle n'espérait pas que tu lui ferais l'honneur
d'accepter...
— Ça prouve qu'elle a certains moments de
bddité... je n'irais en aucun temps chez madame
de Bassigny, mais aujourd'hui, dans tous les
cas, je ne peux aller nulle part... puisque je suis
en deuil...
Chiffon glissa un regard rieur sur la robe de
sa mère. Une robe d'un mauve si indécis qu'on
ne savait pas trop si c'était du mauve ou du
rose.
— Oh I... — fit la marquise — c'est im deuil
de trois mois... et il y a déjà au moins quinze
jours de passés I... Et, à ce propos, mon cher
Marc, je veux vous demander... ça ne vous est
pas désagréable qu'il y ait ici un bal le dimanche
des courses?...
— Non, du tout... pourvu que je ne sois pas
obligé d'y paraître...
— Mais... si vous n'y paraissez pas... ça aura
l'air d'un blâme..!
— Je ne sais pas de quoi ça aura l'air, mais
je n'irai pas au bal un mois après la mort d'une
tante dont j'hérite... ça serait — sans parler du
manque de cœur — d'im mauvais goût absolu...
i64 LE MARIAGE DE CHIFFC»!
La marquise répondit, d'un ton pointu : -
— Comme nous n'avons pas, nous, les mêmes
motifs de nous abstenir... et que je tiens à donner
ce bal pour Coryse...
— Pour moi !... — s'écria la petite, stupéfaite
— pour moi, qui déteste le monde !... et qui ne
sais seulement pas danser correctement I... un
bal pour moi !... ah 1 Seigneur I...
— C'est justement pour t'apprendre à te
tenir dans le monde... et poiu* que tu y prennes
goût...
Cette fois, Chiffon regimba tout à fait :
— Allons donc !... mais ça ne mettra personne
dedans... cette histoire de bal donné pour moi !...
on sait bien que je ne bosse pas gros dans la
maison !... et que ce qui s'y fait ne s'y fait pas
poiu: moi !...
— Tu es une ingrate et une impertinente I...
— s'écria madame de Bray, d'une voix qui mon-
tait, semblant vibrer dans ses sourcils.
— Moi ?... non !... — répondit paisiblement
la petite — mais je trouve qu'il vaudrait bien
mieux dire à l'oncle Marc... et même à tout le
monde... la vérité...
— Et la vérité, c'est?...
LE MARIAGE DE CHIFFON 165
— C'est que le bal est pour épater les naturels
du pays en leur faisant voir le prince»..
Marc de Bray demanda, surpris :
— Quel prince, donc ?..•
•— Ahl... c'est vrai 1... — cria joyeusement
Coryse — tu ne sais pas, toi !... tu arrives !...
Eh bien ! depuis huit jours, il y a un prince à
Pont-sur-Sarthe !... un vrai !... un pas en carton !...
un qui sera régnant... si son papa n'est pas
d^;ringolé avant...
— Et il s'appelle ?...
— Le comte d'Axen... quand il voyage...
— Ahl parfaitement!... et qu'est-ce qu'il fait
id, le comte d'Axen?...
La marquise allait répondre. Chiffon ne lui
en laissa pas le temps :
— On ne sait pas au juste... on dit qu'il y
est pour assister aux manœuvres... ou pour se
perfectionner dans le français... qu'il parle mieux
que nous tous...
Le vicomte demanda, pour dire quelque chose :
— Comment est-il, le prince?...
— Il est charmant I... — répondit vivement
madame de Bray.
Vivement aussi, Chifion riposta :
l66 LE MARIAGE DE CHIFFON
— Ça dépend des goûts I... il est haut comme
une botte... et noir... noir... c'est-à-dire que
M. Camot est blond en comparaison de lui I...
seulement on l'appelle Monseigneur et Votre
Altesse... alors, tu comprends, c'est délicieux !...
— On lui parle commo on doit lui parler... -—
interrompit M. de Bray, qui voyait poindre
l'orage et voulait arrêter la discussion qui com-
mençait.
— Mais je trouve ça tout naturel... — dit
G)ryse — et je lui parle aussi comme ça... quand
je lui réponds... seulement, il y a ceux que ça
amuse et ceux que ça n'amuse pas...
Et, regcirdant sa mère, elle ajouta :
— Moi... l'humilité... c'est pas mon affaire !...
Des nombreux « petits côtés > du caractère
de la marquise, celui qui entre tous choquait
désagréablement Coryse était son arrogance avec
les petits et sa platitude avec les grands. Souvent,
après avoir écrasé un domestique ou un ouvrier
de la supériorité de son intelligence, — supé-
riorité que sa fille se refusait absolument à re-
connaître, — madame de Bray venait se plaindre
de la stupidité de ceux qu'elle appelait, avec
une moue de dégoût copiée sur celle de madame
LE MARIAGE DE CHIFFON 167
Favart, « des mercenaires t ; Chiffon, alors,
amusée et agacée à la fois, lui répondait en
riant :
— Eh I s'il avait les qualités que vous lui
voulez... probable qu'il serait ambassadeur au
Heu d'être domestique I...
La petite Coryse trouvait tout simple qu'on
fût respectueux pour les princes lorsque le hasard
rapprochait d'eux ; mais elle ne comprenait pas
qu'on courût après les occasions d'être mis en
leur présence. Elle haïssait la gêne, et n'aimait
à vivre que seule ou avec ses égaux. Et puis, il
lui semblait que, les princes modernes ayant
oublié qu'ils sont princes, il est excessif d'être
obligé de faire un effort pour se rappeler à leur
place qu'ils le sont.
Depuis l'arrivée du comte d'Axen à Pont-
sur-Sarthe, la marquise nageait dans la joie,
prodigieusement flattée d'avoir reçu la visite
« de Son Altesse ». L'Altesse était envoyée par
M. d'Aubières, qui, quelques années plus tôt,
avait été attaché miUtaire dans le petit pays où
régnait son père. Et madame de Bray, obligée
à Paris de courir de droite et de gauche pour
rencontrer quelques princes très entourés, —
i68 LE MARIAGE DE CHIFFON
qui n'accordaient qu'une médiocre attention à
son intrigante personne, — totalement sevrée
à Pont-sur-Sarthe des formules et des révérences
de cour où elle s'imaginait exceller, avait cru
voir s'ouvrir le ciel en décachetant la lettre adres-
sée à son mari, dans laquelle le colonel annon^^
çait la venue du petit prince héritier.
Cette fois, les plus élégants salons Pontsar-
thais étaient complètement distancés : car le
comte d'Axen ne connaissait à Pont-sur-Sarthe
que les quatre généraux, le maire et le préfet.
Et, sans pitié pour madame de Bassigny, '—
sa meilleure amie pourtant — qui tournait autour
d'une demande de présentation, madame de
Bray avait dit d'un air détaché : « que c'était
bien ennuyeux de ne pas pouvoir réunir quelques
amis avec Monseigneur, mais qu'il refusait de faire
aucune connaissance. »
C'est qu'elle ne voulait pas éparpiller l'Altesse
qui lui était tombée si providentiellement dans
la main !
A Pont-sur-Sarthe il y a beaucoup de femmes
très élégantes, et quelques-unes très jolies. Il
était à craindre que le petit prince, ime fois lancé,
ne fît à l'hôtel de Bray de nombreuses infidélités.
LE MARIAGE DE CHIFFON ïôg
Ce fat lui qui força la marquise à sortir de sa
réserve.
Un soir, où il était venu faire une visite, il
dit à M. de Bray :
— Je vous prierai de me mener... si cela est
possible... au bal au château de Barfleur...
La marquise bondit :
— Au bal... à quel bal?...
— Un bal qui sera probablement donné le
dimanche des courses... ce soir, en dînant au
restaurant, j'en ai entendu parler... ce n'est pas
encore certain, mais...
— Mais — s'écria impétueusement madame
de Bray — il ne peut pcis y avoir de bal chez
les Barfleur, ce jour-là... puisque nous en donnons
un, nous !...
Jamais il n'avait été question de bal. Le marquis
et Chiffon se regardèrent, abasourdis de cet
japloiiib, mais madame de Bray ne fut pas le
moins du monde gênée par leur présence. Elle
continua, s'adressant à son mari :
— N'est-ce pas... depuis longtemps nous avons
choisi ce jour-là... on ne peut pas nous le pren-
dre?...
Et, le lendemain, elle envoyait les invitations.
170 LE MARIAGE DE CHIFFON
Du moins, en donnant elle-même le bal qui devait
disséminer un peu la petite Altesse, elle aurait
l'honneur de montrer qu'elle l'avait connue
« avant tout le monde ».
Craignant de voir la conversation s'axxentuer
de fâcheuse manière, le marquis voulut une
fois de plus rompre les chiens.
— Si Chiffon ne dîne pas à Barfleur samedi,
il faudrait écrire... — dit-il, en s'adressant timide-
ment à sa femme.
La marquise répondit d'un ton tranchant :
— Elle y dînera...
— Je ne peux pas y dîner... même quand je
le voudrais... — expliqua tranquillement la
petite ; — je n'ai pas de robe...
— Comment, pas de robe ?... Et ta robe pompa-
dour?... qu'est-ce que cela signifie?...
— Ça signifie que j'ai eu... il y a deux ans...
une robe du soir... soi-disant... en mousseline
de laine à petits bouquets... celle que tu appelles
ma « robe pompadour... »
— Eh bien, alors?...
— Eh bien, alors... comme j'ai allongé de
deux têtes depuis deux ans... et qu'elle n'a pas
LE MARIAGE DE CHIFFON 171
allongé comme moi, elle me vient au mollet...
et voilà comment je n'ai pas de robe...
— On l'allongera...
— On Ta déjà allongée trois fois... il n'y a
phs mèche... ^
— Conmient n'as-tu jamais rien à te met-
te?... c'est incroyable... tu n'as pas une
lobe !...
— Si... j'en ai quatre...
— Ça n'est pas assez...
— Mais sapristi 1... — cria Chiffon agacée —
^'est pas avec cinq louis par mois pour ma toi-
*«tte... en comptant mes souliers, mes gants,
^es chapeaux, mes amazones et tout... que je
t)etix en avoir un jeu, de robes I...
M. de Bray intervint :
— Fais faire ce que tu voudras... et tu m'ap-
])orteras la note.
— Merci, papa I... j'en ferai faire ime petite
Idanche pour le bal du Prince, alors...
La voix de la marquise s'éleva, menaçante et
aigué :
— Je vous défends de dire le bal du Prince I...
Et après un silence, elle ajouta :
— Alors» c'est entendu, tu viens à ce diner ?
172 LE MARIAGE DE CHIFFON
— Ah I mais non l... — protesta Chiffon --
ah I mais non 1...
Madame de Bray réfléchit un instant :
— Dans ce cas... tu vas aller en te promenant
à cheval à Barfleur...
— Quoi faire?...
— Dire toi-même à madame de Barfleur que
tu ne peux pas dîner samedi... que tu dînes chez
ta tante de Launay ce jour-là... que je ne le savais
pas quand j'ai accepté...
— Oui... — l répondit Coryse, en riant — c'est
compris !... je vais faire un petit racontar, à
propos duquel tout le monde se coupera... vous,
la tante Mathilde, l'oncle Albert... enfin tout le
monde...
Et, se levant de table :
— Vous me permettez?... faut que je m'habille...
et, si je vais à Barfleur et que je veuille être revenue
pour le cours... j'ai que le temps de me trotter...
— Oui... — dit majestueusement la marquise
— je te permets, pour cette fois, de quitter la
table avant la fin du déjeuner... seulement ne
t'imagine pas que c'est un précédent pom: re-
conunencer à...
— Mais... — s'écria Corj^e, bourrue — mais
LE MARIAGE DE CHIFFON 173
ça m'est bien égal d'être à table jusqu'à la fin,
moi !... je ne tiens ni à aller là-bas, ni, si j'y vais,
à être rentrée pour le cours !... et d'ailleurs je
peux rester... c'est bien plus simple !... on n'a
qu'à envoyer le vieux Jean porter une lettre...
Au fait... — questionna-t-elle, l'œil rieur —
ppm-quoi est-ce moi qui y vais, là-bas?... c'est
pas naturel que ça soit moi !...
Et, brusquement, elle se rassit.
— Vous irez !... — ordonna la marquise, qui
s'irritait peu à peu.
— Non... j'aime autant pas !... vous devez
avoir quelque idée de derrière la tête pour m'en-
voyer comme ça en course...
Elle s'arrêta un instant et acheva, en appuyant :
— ... chez les Barfleiu*?...
— Mais non... — afi&rma madame de Bray,
qui devint très rouge.
Cette fois encore, le marquis voulut pacifier
les choses :
— Voyons, Chiffon... va donc !... puisque tu
vois que ta maman le désire...
— Hum !.., — fit Coryse, en envoyant sous
la table un coup de pied à son beau-père, en ma-
nière d'avertissement.
174 LE MARIAGE DE CHIFFON
Il était trop tard. La marquise avait entendu,
et ce mot « maman », lorsqu'il s'appliquait à
eUe, avait le don de l'exaspérer. Furieuse, elle
s'adressa à son mari :
— En vérité... — commença-t-elle — vous...
— Hum !... hum I... hum !... hum 1... — chan-
tonna encore ChiiSon en arpège.
La marquise se retourna vers elle :
— Sortez !... et faites immédiatement ce que
je vous ai dit de faire... vous m'avez entendue?...
— Oui... — répondit Coryse en pliant sa ser-
viette avec une lenteur affectée.
Et, en sortant, elle mâchonna entre ses petites
dents pointues, que la colère serrait un peu :
— Oh !... si seulement M. d'Aubières était pas
si vieux !...
r
IX
En arrivant dans la cour du château de Barfleur
-^ un grand château Louis XV en briques et
granit — Coryse aperçut à une fenêtre du rez-
de-chaussée la vicomtesse de Barfleur, assise
devant une grande table, et très occupée à cou\'rir
des pots de confitures. Sa besogne l'absorbait
tellement qu'elle n'entendit point passer les
chevaux. Chiffon, qui d'abord avait eu l'idée de
s'approcher de la fenêtre et de débiter sans entrer
son petit discours, réfléchit que peut-être ça
ne serait pas suffisamment poli, et descendit de
cheval aux écuries, lorsqu'on lui eut répondu que
madame la vicomtesse était là.
On la fit entrer dans le billard, où eUe attendit
pendant un temps qui lui sembla fort long. Et»
tout en faisant les cent pas dans la grande pièce
nue, sans im tableau, ni un bibelot, ni une fleur,
elle se disait rageusement :
176 LE MARIAGE DE CHIFFON
— Ah çà !... est-ce qu'elle va achever de comiir
tous ses pots de confitures avant de me recevoir...
la mère Barfleur?... /
Enfin, le domestique qui l'avait introduite
reparut :
— Si mademoiselle d'Avesnes veut bien venir ?...
je cherchais madame la vicomtesse dans le parc...
et elle était au salon...
Coryse pensa :
— Non... elle était à l'office!... mais probable-
ment elle ne trouve pas chic qu'on le sache I...
Et elle trottina derrière le domestique, à tra-
vers une longue enfilade de pièces d'un aspect
désolé.
— Brrr !... — fit-elle en frissonnant presque —
c'est pas rigolo, ici !... le père de Ragon et la
mère Barfleur se trompent s'ils croient que j'é-
pouserai « Deux liards de heurte » !... car je crois
qu'ils le croient !... ah !... non !... non !... non I...
Le duc d'Aubières, à son arrivée dans le pa}^,
avait demandé à l'oncle Marc, en lui montrant
le petit Barfleur debout dans l'embrasure d'une
porte pendant un bal :
— Qu'est-ce que c'est que ce petit bonhonune
gros comme deux Hards de beurre?...
LE MARIAGE DE CHIFFON 177
Et, chez les Bray et dans quelques autres
maisons, le surnom lui était resté.
Le domestique fit entrer Cor3rse dans un petit
salon un peu plus meublé et confortable que le
reste du château.
Assise près de la fenêtre, sa longue taille mince
serrée dans une robe de foulard grenat à pastilles
jaunes, la vicomtesse semblait lire attentivement
fe Gaidois. Tout de suite, la petite pensa :
— C'est pas étonnant que j'aie attendu comme
ça !... la robe des confitures était grise... elle est
allée se glisser dans ses plus beaux habits pom-
me recevoir... Mâtin !... on se met en frais pour
le Chiffon... depuis que Toncle Marc a hérité...
— Ma chère enfant... — fit la vicomtesse, en
se levant à la vue de Coryse — quel bon vent
vous amène?...
Et, sans lui laisser le temps de répondre :
— Est-elle mignonne dans son amazone I...
— Mignonne !... — murmura Chiffon, qui pro-
mena un œil étonné sur ses grands bras, ses
longues mains, et toute sa personne encore
dégingandée — c'est pas ce qu'on me dit à la
maison, toujours !...
Madame de Barfleur ne se démonta pas :
178 LE MARIAGE DE CHIFFON
— Oui, mignonne !... mignonne et charmante I...
Elle tira la longue bande de vieille tapisserie sur
canevas de soie qui servait de cordon de sonnette.
— C'est mon pauvre Hugues qui serait désolé
de manquer une si jolie petite visite !... il est ,
allé voir ses chevaux dans les grands herbages du
bord de Teau... je vais le faire avertir...
— C'est inutile, madame... — dit vivement
Chiffon ; — je suis obligée de partir... j'ai un
cours à quatre heures...
Le domestique entrait.
— Avertissez monsieur le vicomte...
s.
— Je viens seulement — expliqua Coryse —
pour vous dire que ma mère... quand elle vous
a répondu que je viendrais avec elle samedi...
a oublié que je dîne ce jour-là chez ma tante de
Launay.
— Comment?... — s'écria madame de Barfleur
— mais c'est impossible !... nous ne pouvons pas
nous passer de vous I... vous arrangerez ça avec
votre tante... ou bien, moi, je l'arrangerai...
Chiffon ne répondit pas. Elle écoutait en sou-
riant tinter la grosse cloche qu'on agitait éperdu-
ment pour appeler le jeune châtelain, et elle
pensait : ^
LE MARIAGE DE CHIFFON 179
— n lui faut un quart d'heure au moins pour
remonter de la rivière... et dans cinq minutes
je me serai défilée...
— Je vous en prie... ma petite Coryse, —
insista la viœmtesse — dites-moi que vous
trouverez un moyen de venir?... vous serez
l'âme et la joie de ce dîner...
— Moi !... — interrompit l'enfant ébahie ^-
moi?... mais quand je ne suis pas à mon aise,
je ne dis pas trois mots...
Madame de Barfieur demanda :
— Pourquoi ne seriez-vous pas à votre aise...
ma chère petite?...
— Pardon I... — s'écria précipitamment Chif-
fon, qui devint très rouge — j'ai gaffé I... je veux
dire que, n'importe comment... partout où je ne
suis pas seule... je ne suis pas à mon aise... parce
que je me défie de moi... et vous voyez que j'ai
raison...
— Non... vous êtes une charmante jeune fiUe...
très simple... très franche...
— Oh ! quant à ça I...
Et, se levant, Coryse reprit :
— Je vais m'en aller... il faut que Je
ventre...
i8o LE MARIAGE DE CHIFFON
— Vous attendrez bien encore un instant... et
d'abord, vous allez goûter?...
— Je vous remercie, madame... je suis déjà
en retard...
La vicomtesse se leva aussi et, comme Chifbn
étonnée de cette politesse exagérée la priait de
ne pas se déranger, elle répondit :
— Si...'^je veux vous voir à cheval... mon fils
m'a dit que vous y êtes adorable...
— Vlan !... — se dit la petite — décidément,
ça y est !... ils sont tous d'accord !...
Au moment où le vieux Jean amenait au perron
les chevaux, le vicomte de Barfleur entrait en
courant dans la cour. Il prit la main que lui ten-
dait Chiffon et, slnclinant respectueusement, y
appuya ses lèvres. Peu habituée à cette manière
de faire, elle manqua éclater de rire. Puis, com-
parant les façons d'être de la mère et du fils à
à ce qu'elles étaient quinze jours plus tôt, un
grand écœurement la prit, et elle faillit penser
tout haut : « C'est des vilains types !... i
Lorsque Coryse s'approcha de Joséphine, la
grande jument de pur sang qu'elle montait tou-
jours, le vicomte se précipita, nouant ensemble
ses deux mains« et les tendit à Chiffon pour qu'elle
LE MARIAGE DE CHIFFON i8i
y posât son pied. Elle toisa le frêle jeune homme,
qui courbait son misérable petit dos et son cou
mince, surmonté d'xme tête énorme, et, con-
sidérât les bras frêles, qui laissaient vides et
plissotées les manches grises à grands carreaux
de son costume trop anglais, elle se dit :
— Sûr !... il va me lâcher en route !...
Et, gentiment, de Tair le plus gracieux qu'elle
put prendre pour faire passer son refus, elle
répondit, indiquant le vieux Jean qui tenait les
deux chevaux :
• — Non... si vous vouliez plutôt faire tenu-
un instant l'autre cheval?... je suis très mala-
droite... je ne sais monter qu'avec Jean... avec
vous, je tomberais...
Et, comme il insistait :
— Je vous en prie !... vous n'imaginez pas ce
que je suis lourde... un plomb !...
Elle posa le bout de sa botte dans, la main
du vieux Jean, et s'envola, paraissant monter
à im mètre au-dessus de la selle. Puis, saluant
a mère et le fils, elle s'éloigna, son corps souple
ondulant au grand pas de Joséphine.
Dès qu'elle fut sortie du parc, Chiffon tourna
i82 LE MARIAGE DE CHIFFON.
dans la forêt. Elle avait hâte de galoper dans
les belles allées vertes et de secouer la colère qui
lui montait à la tête et au cœur.
On ne la laisserait donc pas tranquille un
instant?... conmient I... il n'y avait pas quinze
jours qu'on la tourmentait pour épouser M. d'Au-
bières ; à présent, on allait vouloir lui faire épouser
le petit Barfleur?... Et non seulement cette idée
la tourmentait à cause de la nouvelle lutte à
soutenir, mais encore elle la blessait dans son
amour-propre.
De la demande de M. d'Aubières, qu'elle ne
trouvait pourtant pas beau, elle avait été recon-
naissante et flattée ; de celle de M. de Barfleur,
eUe serait très humiliée.
D'abord, elle savait bien que, quand elle était
sans fortime. Deux liards de heurte ne lui avait
jamais accordé d'autre attention que celle qu'un
jeune homme bien élevé doit à une jeune fille
qu'il rencontre dans le salon de ses parents.
Ensuite elle trouvait hideux ce garçon mal
venu, avec ses énormes moustaches et ses
jambes fluettes, démesurément arquées par l'abus
du cheval. Pour elle, le duc d'Aubières était
« le grand d'Aubières >, tandis que le vicomte
LE MARIAGE DE CHIFFON 183
de Barfleur était « le petit Barfleur >. Et tout
était làl
Saine et solide, Chiffon avait l'instinctive hor-
reur des chêtifs et des 'malsains.
Et, en suivant la grande piste gazonnée qui
la conduisait à la route de Pont-sur-Sarthe, elle
pensait :
— Il me dégoûte tout à fait, celui-là 1... et,
s'il lui prenait jamais l'idée de m'embrasser
comme a fait M. d'Aubières, je le giflerais des
deux mains... je ne pourrais pas m'en empê-
cher... C'est égal !... ça va être joliment en-
nuyeux, cette histoire-là I... si je refuse encore,
ma mère va me tomber dessus... poiu* bien faire,
faudrait que le refus vînt des Barfleur... Oh !
cet animal de père de Ragon !... c'est pourtant
lui qui a manigancé tout çal... j'avais raison
d'avoir peur des Jésuites !...
Elle s'arrêta devant la route blanche de soleil.
— Ça va être atroce de descendre conmie ça
jusqu'à Pont-sur-Sarthe !... je vais essayer de
prendre le sentiet derrière les hauts fourneaux...
il n'y a justement pas trop de boucan à cette
heure-ci... j'espère que Joséphine consentira à
passer...
i84 LE MARIAGE DE CHIFFON
Elle fit entrer la jument — qui déjà piquait
les oreilles, écoutant le bruit sourd qui arrivait
d'en bas — dans un petit sentier qui descendait
presque à pic entre la forêt et les forges. A un
tournant du sentier, elle aperçut à une centaine
de mètres au-dessous d'elle un cavalier arrêté,
parlant à des ouvriers assis à terre en bordure
du bois.
— Ah !... — dit-elle, se tournant vers le vieux
Jean — ça y est !... j'ai raté le cours... voilà les
ouvriers qui goûtent... il est quatre heures !...
Et, clignant des yeux :
— Tiens !... on dirait que c'est le comte
d'Axen?...
— Oui, mam'selle Coryse... c'est pour sûr
lui !...
Le sentier descendait en lacet, et Chiffon perdit
de vue le groupe. Mais bientôt, en se rapprochant,
elle entendit nettement les voix qui montaient
jusqu'à elle :
— Oui... — disait le prince, dont elle recon-
naissait l'accent musical — oui, elle est tout
à fait bien, cette profession de foi... et si j'étais
électeur dans ce pays... je n'hésiterais pas à
donner ma voix à celui qui l'a écrite...
LE MARIAGE DE CHIFFON 185
Chiffon venait de tourner le coude du chemin.
— Ah 1... — cria-t-elle — c'est vous, monsei...
Elle s'arrêta, devinant vaguement qu'il pré-
férait ne pas être nommé ainsi, et il la remercia
d'un signe en répondant :
— Mon Dieu, oui, mademoiselle... c'est moi\...
— T'nez, monsieur... — dit en riant un des
ouvriers — vlà un' petite demoiselle qu'est
d'vot' avis, allez !...
— Qu'est-ce que c'est ?... — demanda Coryse.
— C'est c'monsieur qui dit comme vous, qu'à
not' place y voterait pour M. d'Bray...
— Parbleu !... — fit Chiffon avec conviction
— à moins que vous ne vouUez faire renommer
M. de Bemay?...
— Ah I non... c'ui-là, n'en faut plus !...
— Eh bien, alors?... puisque vous savez que
Charlié ne peut pas passer ?...
— Oui... c'est virai 1... mais moi, ça m'gêne
qu'y soye vicomte, M. d'Bray...
— Lui aussi, ça le gêne... — dit Chiffon —
mais c'est pas sa faute !...
— Pourquoi signe-t-y son afi&che « Vicomte »
de Bray?...
— Dame !... puisque c'est son nom l... vous
186 LE MARIAGE DE CHIFFON
aimeriez miexix qu'il triche, vous ?... qu'il se
présente pour autre chose que ce qu'il est?...
Et, regardant tout à coup à terre les nom-
breuses bouteilles, les saucissons et les fromages
couchés sur l'herbe, Chiffon demanda :
— Sapristi !... ben, vous en faites un goûter I...
Un ouvrier, noir et velu, se leva, et mon-
trant le comte d'Axen :
— C'est c'monsieur qui régale... sans ça I...
Et il ajouta :
— Rapport qu'on y a t'nu son ch'val pendant
qu'y visitait les forges...
Le vieux Jean, rouge et suant, regardait les
bouteilles d'un œil attendri. Corj^e s'en aperçai
et, le montrant à l'un des hommes :
— Si vous vouliez être bien gentiL.. vous
lui donneriez im verre de quelque chose... parce
qu'il a bien chaud I...
L'ouvrier s'élança sur une bouteille et, s'ex-
cusant :
— Si on n'I'a point fait... c'est qu'on n'osait
pas... vu qu'les larbins ordinairement... quand
y a les maîtres...
— C'est pas mon larbin... — répondit Chiffon en
riant — c'est ma nourrice... viens boire, nourrice !...
LE MARIAGE DE CHIFFON 187
Le vieux Jean s'avança :
— C'est pas de refus... — dît-il d'un air ravi
— car c'qu'y fait soif... que vous aussi, mam'selle
Coryse, vous d'vez avoir soif?...
— Si vous vouliez boire un verre... faudrait
pas vous gêner, toujours?... — proposa l'ou-
vrier qui tenait la bouteille.
— Je veux bien... — dit Chiffon, tendant la
main.
— ... Tendez un'minute... paç' que... pour vous,
faut que j 'rince T verre...
Il courut à une fontaine placée à l'entrée des
bâtiments et revint en demandant :
— C'est-y dla bière ou du vin, qu'vous vou-
lez?...
-— Du vin...
Elle avança son verre en disant d'une voix
claire :
— A votre santé !...
Les ouvriers se levèrent :
— C'est plutôt à la santé d'monsieur qui
régale qu'on d'vrait boire... — remarqua un
des honunes, en désignant le comte d'Axen.
— Et moi... — répondit le prince — je propose
de boire à la santé du candidat I...
i88 LE MARIAGE DE CHIFFON
— C'est ça !... — cria étourdiment Corjrse —
à la santé de Tonde Marc !...
Un des ouvriers demanda :
— Alors... comme ça... vous êtes la nièce à
M. d'Bray?...
— Oui !... — fit Chiffon, en regardant le prince,
qui riait de sa distraction.
L'ouvrier reprit :
— Oh I... nous vous connaissions bien !... mais
nous n'savions point vot' nom !... c'est surtout
les gosses, là-bas, à la cité, qui vous connaissent...
Et, se tournant vers le comte d'Axen, il con-
tinua :
— Vu qu'mad'moiselle a toujours des pièces
pour eux dans ses poches, quand elle passe à
cheval... même qu'à Noël elle leur a apporté
une pleine caisse de joujoux qu'ça remplissait
la voiture... qu'ils en ont eu plus qu'ils en pou-
vaient casser...
Son petit œil dur s'adoucit un peu, et il con-
clut :
— Si tous les riches étaient comme mad'moi-
selle et monsieur... ça irait mieux que ça n'va li-
mais y en a qui veulent pas s'douter qu'y a
d'ia misère... et des comme ça, j'en connais 1...
LE MARIAGE DE CHIFFON 189
— Moi aussi !... — ût involontairement Chifion,
qui pensait à sa mère. ^
Puis, aussitôt, elle demanda, s'adressant au
comte d'Axen :
. — Est-ce que vous redescendez sur Pont-sur-
Sarthe, monsei... monsieur?...
— Oui... voulez- vous me permettre de faire
un instant route avec vous?...
— Mais oui...
Et, tout de suite, elle proposa :
— Seulement... il vaut mieux reprendre le
sentier dans la forêt... celui-ci est trop plein
de pierres roulantes...
• Quaiid ils eurent d^paru sous bois, Coryse
entendit la voix de l'ouvrier qui expliquait :
— J'ai idée qu'ces deux p'tits-là, c'est des
promis !...
Elle se tourna en riant vers le prince :
— C'est de nous qu'ils parlent, monseigneur !...
n s'inclina courtoisement :
— Je regrette qu'ils se trompent...
— Vous regrettez?... c'est beau, la politesse!...
voyez- vous la tête que j'aurais en reine ?.... non,
mais la voyez- vous?... Ah ! Seigneur !... qu'est-ce
que vous feriez de moi?...
190 LE MARIAGE DE CHIFFON
Et, après un Instant, elle ajouta : ^
— Et qu'est-ce que je ferais de vous ?...
Il se mit à rire :
— Quel âge avez-vous, mademoiselle Coryse?.,.
— J'ai eu seize ans au mois de mai*., et vous,
monseigneur ?...
— Moi, j'aurai vingt-quatre ans dans huit
jours...
Et, pris d'im scrupule, il demanda :
— Dites-moi?... la marquise permet que vous
vous promeniez avec un jeune homme ?...
— Ah ! mais non I...
— Eh bien, mais... alors...
— Vous I... oh ! mais vous, vous êtes un sou-
verain... c'est pas un jeune homme, un souve-
rain I... ça ne compte pas !...
Elle rougit, et reprit en bafouillant :
— C'est-à-dire... je veux dire que ça compte
trop... pour compter...
Et, voulant changer la conversation, elle ques-
tionna :
— Dites donc, monseigneur?... vous n'avez
pas peur de vous faire cueillir et reconduire à
la frontière... en faisant comme ça... vous... un
étranger... de la politique d'opposition?...
LE MARIAGE DE CHIFFON 191
— Ohl... elle est bien anodine, ma politique
d'opposition I... qui consiste à dire à des ou-
vriers que, si j'étais eux, je voterais pour votre
onde...
— C'est égal !... à votre place, je me méfie-
rais I... tenez, je voudrais que M. d'Aubières
fût revenu... il vous dirait ce que vous devez
faire ou ne pas faire... parce que vous m'avez
l'air un peu jeune, dans tout ça 1...
— Vous vous intéressez donc à moi?... —
demanda le prince, qui riait de tout son cœur.
— Je m'y intéresse... sans m'y intéresser...
— C'est déjà quelque chose 1... Eh bien, voyez
conune on peut se tromper?,., j'aurais juré, —
moi qui ai pourtant ce que vous appelez en fran-
çais 4 du flair », — que, non seulement vous ne
vous intéressiez pas à moi, mais encore que je
vous étais antipathique?...
— Et c'était vrai !... — s'écria franchement
Corj^e — oui 1... jusqu'à tout à l'heure... et
puis, tout à l'heure, vous m'avez tout d'un coup
fait l'eiïet d'un brave garçon...
— Alors, nous sonmies amis ?•..
— Oui...
Et, se reprenant :
192 LE MARIAGE DE CHIFFON
— Oui, monseigneur I... je vous demande par-
don... je vous parle très mal...
— Mais non !...
— Mais si !... je ne dis pas assez souvent mon-
seigneur... et je ne dis jamais Votre Altesse...
— Ne vous préoccupez pas de ça !... et puis-
qu'à présent nous sommes amis, voulez-vous me
dire pourquoi nous ne Tétions pas ?... c'est-à-dire
« vous *, car moi, je n'avais pas la même répulsion,
je vous assure...
— Oui... je vais vous le dire... c'est que, d'ins-
tinct, je n'aime pas beaucoup les étrangers... et
que je déteste les protestants... alors, comme
vous êtes les deux, vous comprenez...
— Je comprends... et qu'est-ce que vous leur
reprochez, aux étrangers?...
— Oh !... je ne leur reproche absolimient que
de n'être pas Français...
— Et aux protestants ?...
— Un tas de choses I... je les trouve intri-
gants, faux, hypocrites... et rats, donc !... na-
turellement, je reconnais des exceptions...
— Naturellement... moi, d'abord?...
Elle se mit à rire.
•—Pas seulement vousl... d'autres encore...
LE MARIAGE DE CfflFFON 193
mais je parle de la masse des protestants... et
des protestants de France, bien entendu... puis-
que ce sont les seuls que je connaisse...
— Moi... en voyant l'espèce de répulsion que
je vous inspirais... je m'étais imaginé que vous
me preniez pour un espion?...
— Oh !... monseigneur 1... oh !... non !... ça,
pas !... d'abord, je vous dirai... j'y crois pas tant
que ça, moi, aux espions... parce qu'on en voit
souvent où il n'y en a pas... c'est un peu comme
les chiens enragés que les sergents de ville tuent
pour avoir une récompense... et qui ne sont pas
plus enragés que moi, les pauv's bêtes 1...
Et, revenant à ce qui l'intéressait, Chiffon
déclara :
— C'est égal... c'est rudement gentil à vous...
de travailler à l'élection de l'oncle Marc, tou-
jours I...
— Ne m'ayez de cela aucune reconnaissance...
car je vous avoue que la conversation que vous
avez entendue a été Teffet d'un pur hasard-
ées hommes avaient gardé mon cheval pendant
que je visitais les forges... je ne savais pas au
juste lequel l'avait tenu... et puis, je craignais,
en donnant une seule grosse pièce, d'amener des
7
194 LE MARIAGE DE CHIFFON
batteries... alors, je suis allé à l'auberge qui est
sur la grand'route et je leur ai fait apporter à
goûter... ils m'ont offert à boire... et, en buvant
avec eux, j'ai causé des candidats dont les affiches
étaient placardées sur les bâtiments des forges...
vous voyez que ma propagande s'est bornée à
peu de chose?...
— Ça sert tout de même 1... vous verrez comme
il est gentil, l'oncle Marc 1... je suis sûre que...
maintenant qu'il est revenu... vous allez trouver
la maison bien moins embêtante?
— Mais... — voulut protester le prince —
jamais je n'ai...
Chiffon l'intertompit.
— Allons donc 1... c'est pas à moi que vous
ferez croire que vous ne vous y embêtiez pas!...
et, comme ça, monseigneur, ça ne vous choque
pas, la proclamation sociaUste de l'oncle Marc...
puisqu'elle Test, il paraît, socialiste ?...
— Mais, moi aussi, je le suis !...
— Oh 1... — fit la petite, saisie — bcn, ne
racontez pas trop ça à Pont-sur-Sarthe... ça ne
ferait pas bon effet !... Ah ! vous êtes socialiste,
monseigneur 1... et, ça ne vous gênera pas un
peu pour régner, r'ites?.,.
LE MARIAGE DE CHIFFON Ï95
*-^ J'espère que non I... mais si ça me gêne je
passerai la main... c'est bien ainsi que l'on dit»
n'est-ce pas?...
*-7-0ui, monseigneur...
— Ça me sera facile 1... j'ai six frères !... Et
vous, mademoiselle Coryse... vous veniez de faire
une toupiée électorale, quand j'ai eu le plaisir
de vouft rencontrer ?...
— Non !... je venais de faire une commission
chez les Barfleur !...
— Ah !... M. de Barfleur, c'est, n'est-ce pas,
un petit monsieur très mince?...
— Oh ! pour mince, il l'est I...
*— Qui a le genre très anglais?...
— Le genre anglais de Pont - sur - Sarthe...
ouL..
— Et il a un beau château, ce monsieur?...
— ÂSBez beau... mais c'est à sa mère, le châ-
teau...
— Est-ce que sa mère est agréable ?...
— Ah ! mais non !... c'est une grande femme
à la pose... et maigre I... et majestueuse 1... avec
un faux air triste... l'air qu'il vient de lui arriver
des malheurs... moi, j'ai toujours envie, quand
je lui parle, de l'appeler « Infortimée princesse i...
196 LE MARIAGE DE CHIFFON
et lui, le petit, on l'appelle dans le pays « D^ux
Kards de heurre 1...
Comme le comte d'Axen riait, Chiffon expliqua :
— Je ne suis pas méchante ni moqueuse, vous
savez?... non... mais je ne peux pas les sentir,
les Barfleur I...
— Il n'y a que la mère et le fils?,..
— Ah ! Dieu 1... c'est bien assez comme ça I...
— Je les rencontrerai probablement au bal
que donnera madame votre mère le jour des
courses?...
— Sûr, vous les rencontrerez... mais qu'est-œ
que ça peut bien vous faire?...
— Je suis curieux de voir... après la société
de Paris, que je connais un peu... la société de
province...
— Ben, ça vous fera ime belle jambe !... si
vous saviez ce que c'est mesquin... et potinier...
et rasant !... je sais bien que, comme vous êtes
au-dessus de tout ça...
— Mais je ne suis au-dessus de rien...
— En dehors, si vous voulez?... et, tenez,
monseigneur... je crois qu'il vaut peut-être mieux
tout de même ne pas dire que nous nous sommes
promenés tous les deux tout seuls?...
LE MARIAGE DE CHIFFON 197
— Ah! vous craignez les potins?...
— Oh ! pas du tout !... mais j'ai peur que
ma mère m'enlève si elle apprend ça !...
— Alors, qu'est-ce que je dois faire?...
— Ne pas le dire... moi, je ne le dirai que si
on me le demande... et, comme on ne me le
demandera pas...
— En effet, il est peu probable qu'on devine
notre rencontre...
— Si par hasard on la devinait... nous dirions
que oui.
— Nous dirions que oui.
— C'est entendu !... et maintenant, il faut
nous quitter avant de sortir de la forêt 1... je
vous demande encore pardon pour toutes mes
incorrections, monseigneur !...
Et elle ajouta en riant :
— Et je salue profondément Votre Altesse...
D'un large mouvement, le petit prince ôta
son chapeau, et répondit en riant aussi :
— Je vous salue profondément, mademoiselle
Chiffon !...
X
Pendant huit jours, Chiffon ne fit pas un pas
sans rencontrer le petit Barfleur. Plusieurs fois,
aussi, il vint chez les Bray sous prétexte de com-
missions données par sa mère; et, un soir, en
entrant dans le salon au moment du dîner, Coryse
le trouva installé entre M. et madame de Bray.
Elle avait vu, vers six heures, arriver le vicomte
dans sa petite charrette, mais elle le croyait parti
depuis longtemps et elle s'arrêta interdite.
— M. de Barfleur a bien voulu rester à dîner
avec nous... — dit la marquise, qui semblait d'ime
humeur charmante; — nous le reconduirons ce
soir en nous promenant...
Tant que duraient les chaleurs, M. et» madame
de Bray sortaient habituellement en voiture après
le dîner, emmenant Chiffon, à qui ces promenade»
étaient odieuses. Assise dans le landau en face
de ses parents, elle n'osait ni bouger ni rire, et
LE MARIAGE DE CHIFFON 199
elle restait immobile et emiuyée, telle qu'elle
était toujours en présence de la marquise, dans
l'attente de la scène qu'elle redoutait.
Lorsque Marc de Bray entra à son tour, sa
figure exprima, à la vue du petit Barfleur, un si
grand étonnement, que Coryse se mit à rire. Et,
tandis que sa mère passait au bras du vicomte
dans la salle à manger, elle dit à l'oncle Marc»
qui semblait vraiment agacé et mécontent :
— Tu ne t'attendais pas à celle-là, hein ?...
Il répondit, sans paraître remarquer les re-
gards anxieux de son frère :
— Alors, il est de la maison, à présent. Deux
Uards de beurre?.,.
— Pas encore I... — fit en riant Chiffon — mais
il y tâche !...
L'oncle Marc s'arrêta court :
— Qu'est-ce que tu veux dire?... — demanda-
t-il brusquement.
M. de Bray supplia à demi-voix, les polissant
d«vant lui :
— Entrez donc, mes enfants... entrez donc 1...
— Ah çà I — fit la marquise, d'un ton aigre,
en indiquant le petit Barfleur qui restait debout
à côté de sa chaise — qu'est-ce qui vous empêche
200 LE MARIAGE DE CHIFFON
d'arriver?... M. de Barfleur est là, qui attend
pour s'asseoir...
Dès le commencement du dîner, le vicomte,
placé en face de Coryse, se mit à la regarder
d'un œil extasié, avec une insistance de mau-
vais goût. La petite, tout à fait myope, jie s'en
douta même pas, mais Marc de Bray remarqua
cette affectation et en parut irrité. Son irritation
devint même si visible que Chiffon, qui, de près,
y voyait très bien, demanda tout à coup :
— Qu'est-ce que tu as donc ce soir, l'oncle?...
tu as l'air si grinchuP...
Vexé, il répondit :
— Rien... c'est-à-dire, si... j'ai la migraine...
Mais, malgré cette prétendue migraine, il se
mit à bavarder avec sa nièce, sans plus la laisser
un instant tourner la tête d'un autre côté que le
sien.
Mécontente de cette attitude, qu'elle jugeait
malséante envers son protégé, la marquise chercha
plusieurs fois à ramener Chiffon à la conversation
générale, mais toujours elle se dérobait. Alors,
ne pouvant rien obtenir pai* l'adresse, madame
de Bray se décida à briser les vitres :
— Coryse !... tu as ime tenue absolument
LE MARIAGE DE CHIFFON 201
déplaxîée !,.. vous faites un bruit... on ne s'entend
pas !...
La petite se tut, sans même achever la phrase
œmmencée, et ne desserra plus les dents.
La marquise reprit :
— Mais je ne t'empêche pas de parler... de
répondre à M. de Barfleur qui dit que...
Chiffon répliqua d'un ton doux et poli :
— M. de Barfleur ne parle que de la chasse
et des courses... et ça, c'est des choses que je
déteste et auxquelles je ne comprends rien de
rien...
— Et de quoi voulez-vous parler, mademoi-
selle?... — demanda le petit Barfleur avec em-
pressement.
Elle répondit, du même ton modeste et sou-
mis :
— De rien, monsieur... je reste très bien sans
parler du tout...
— On ne l'aurait pas dit tout à l'heure !...
— remarqua madame de Bray, d'une voix aiguë.
Coryse répondit :
— C'est vrai... j'ai été bruyante... je te demande
pardon...
Et, baissant le nez, regardant obstinément
202 LE MARIAGE DE CHIFFON
le fond de son assiette, eUe resta silencieu3e
jusqu'à la fin du dîner.
Lorsque, dans le billard, elle eut servi le café.
Chiffon alla s'asseoir sur le perron, dans un grand
fauteuil de bambou, et se balança en regardant
les étoiles, qui apparaissaient toutes pâles dans
le ciel encore clair. Elle fut tirée de sa torpeur par
sa mère, qui revenait avec son chapeau :
— Comment... tu n'es pas prête?... mais la
voiture est avancée I... tu es d'une insouciance...
d'une incurie...
— Bah I... — répondit la petite qui ne bougea
pas — partez toujours !... je serai prête quand
on reviendra chercher ce qu'on aura oublié...
L'oncle Marc éclata franchement de rire, et
M. de Bray détourna la tête pour cacher le sourire
qui lui tirait les lèvres malgré lui. La marquise,
devenue violette, demanda menaçante à Chiffon :
— Qu'est-ce que vous dites h..
Elle répéta, sans s'émouvoir :
— Je dis que, tous les soirs, on revient à la
maison chercher la chose qu'on oublie...
Elle ajouta à demi-voix :
— Et ce soir on reviendra plutôt deux fois
qu'une...
LE MARIAGE DE CHIFFON 203
Elle faisait ainsi allusion à une des petitesses
d'esprit de sa mère. Petitesses que la marquise
ne croyait devinées par personne, tant elle avait
la conviction de rouler tous ceux qui se mesu-
raient à elle.
Adorant le gros luxe, le tapage, enfin tout
ce qui, à soi^ avis, doit éblouir et fasciner « le
public », madame de Bray avait, en tourmentant
terriblement son mari, obtenu qu'il changeât pour
lui plaire ses voitures et ses livrées, très jolies
et très simples tant qu'elles avaient été choisies
par lui. Le landau, — à caisse bleu barbeau bala-
frée d'énormes armoiries en bosse, et à train
rouge, — était grotesque comme voiture de
service, mais la marquise ne se sentait heureuse
que lorsqu'elle traversait de bout en bout Pont-
sur-Sarthe dans cet équipage voyant. C'était
pour cela qu'elle obligeait Coryse à assister aux
promenades qui l'ennuyaient si fort. Lorsque
la petite ne venait pas, on prenait la Victoria;
et la Victoria était de plus modeste allure. Quand
madame de Bray, assise dans ime pose affectée
au fond du landau criard, aux harnais scintillants
de plaques, de chaînettes, d'anneaux et d'ar-
moiries, pouvait défiler devant les restaurants
204 LE MARIAGE DE CHIFFON
de la place du Palais à Theure du « vermouth i
ou du « café », sa joie était à son comble. A six
heures et à huit heures, les tables qui couvraient
le trottoir, envahissant presque la chaussée, re-
gorgeaient de monde. Les officiers et les élégants
de Pont-sur-Sarthe se donnaient rendez-vous
« chez Gilbert », le restaurant chît, ou au caié
Pérault. Et, au Ueu de laisser prendre au cocher
une belle rue macadamisée, un peu déserte, qui
conduisait directement hors de la ville, madame
de Bray donnait l'ordre de passer par la place,
pavée d'horribles petites pierres ardoisées et
ghssantes. Le plus souvent, à l'entrée d'une des
rues qui l'éloignaient du quartier préféré, eUe
tressaillait brusquement et faisait « retourner
à la maison ».
Chiffon le connaissait bien le : « Ah I mon
Dieu !... j'ai encore oubUé mon ombrelle !... »
ou : « mon manteau », ou : « mon manchon »,
ou : « mon mouchoir !... » qui faisait passer une
seconde, et ensuite une troisième fois, le landau
devant les chers cafés.
Elle avait ime profonde horreur de ces ex-
hibitions, et lorsqu'elle apercevait les visages
curieux tournés vers la voiture, quand elle en-
LE MARIAGE DE CHIFFON 205
tendait le choc des sabres et des éperons des
ofi&ciers qui se levaient pour saluer, elle baissait
les yeux, mécontente, se disant :
— Doivent-ils assez se fiche de nous, au fond,
tous ces gens-là I...
Et elle rageait, elle si simple et si peu « à
répate >, d'être mêlée aux petites manœuvres qui
ridiculisaient sa mère.
Le marquis et son frère avaient bien remar-
qué, eux aussi, ce que le cocher et les domesti-
ques appelaient « le coup du faux départ », mais
ils ne s'étaient jamais communiqué leurs ré-
flexions à ce sujet, et la réponse de Chiffon les
surprit et les amusa.
La marquise marcha sur sa fille, et, blême,
la voix siflante, demanda, lui parlant de si près
que ses lèvres touchaient le petit nez impertinent
de l'enfant :
— Pourquoi, ce soir, reviendrait-on plutôt
deux fois qu'une?... pourquoi?...
— Parce que — répondit Coryse, après s'être
assurée que le petit Barfleur, qui affectait de
chercher son chapeau au bout du salon, ne pou-
vait pas entendre — ce soir on a Deux liatds
de beurre à exhiber aux populations...
ao6 LE MARIAGE DE CHIFFON
Mais, tandis qu'elle s'expliquait, elle songea
qu'elle allait tout à l'heure passer devant tout
le monde, assise à côté du vicomte dans le
landau bleu barbeau. Il n'en fallait pas j^us à
Pont-sur-Sarthe pour faire croire à un mariage ;
et cela, Coryse voulait l'éviter à tout prix. Elle
n'avait jusqu'ici jamais songé à se compte*
pour quelque chose. A ses propres yeux, elle
restait toujours « le chiffon >, « le gosse > qu'on
ne prend pas au sérieux, La demande de
M. d'Aubières et les insinuations du père de
Ragon lui avaient appris qu'elle était maintenant
une jeune fille, que l'un aimait, et que le protégé
de l'autre allait faire semblant d'aimer. Avant
de laisser sa mère conmiencer ime scène. Chiffon
ajouta :
— D'ailleurs, ne vous inquiétez pas de moi...
je ne sortirai pas... je suis fatiguée...
— Ça n'est pas vrai I... vous n'êtes jamais
fatiguée 1...
— Soit 1... c'était un prétexte... Eh bien... sans
prétexte... je ne sortirai pas ce çoir...
— Vous sortirez...
— Je vous demande la permission de rester I...
— Allez mettre votre chapeau...
LE MARIAGE DE CHIFFON 207
Et, comme Chiffon ne bougeait pas, elle la
saisit violenmient par les poignets.
L'enfant se dégagea d'ime secousse, et dit
doucement :
— C'est ridicule, vous savez... cette petite
■
scène intime devant im étranger...
* La marquise se tourna vers M. de Barfleur,
changeant subitement sa figure convulsée en
physionomie souriante :
— Oh I... M. de Barfleur est presque de la
maison I...
— Possible !... — riposta la petite, désirant
établir nettement la situation — mais il n!est
pas presque de la famille... et un des proverbes
que vous citez le plus souvent dit qu'il faut laver
8on...
— C'est bon !... c'est bon I...
Et après im silence, tandis que le marquis
et Deux liards de beurre, leur pardessus sur le
bras et leur canne à la madn, attendaient le
signal du départ, la marquise reprit, d'un air
gracieux :
— - Si j'insiste pour que tu nous accompagnes,
c'est qu'il n'est pas convenable que tu restes ainsi
seule à la maison...
2o8 LE MARIAGE DE CHIFFON
— J'y reste toujours !... d'ailleurs, je ne suis
pas seule, puisque l'oncle Marc est là...
— Mais ton oncle va probablement sortir...
Marc de Bray répondit sèchement :
— Vous savez bien, ma chère belle-sœur, que
je ne sors jamais le soir...
— Alors, je vous confie Corysande...
Un peu nerveux, l'oncle Marc répliqua en
haussant les épaules :
— Soyez sûre que j'aurai bien soin d'elle...
je l'empêcherai de se salir et de jouer avec la
Imnière...
Et, comme le petit Barfleur, incliné sur la
main que lui tendait machinalement Coryse,
la baisait un peu longuement, il prit sa nièce
par le bras et la fit pirouetter sur elle-même,
en disant :
— Allons !... viens, Chiffon !...
Quand ils fiu-ent l'un en face de l'autre dans le
petit salon, Coryse dit gaiement à l'onde Marc :
— Il y a eu du tirage, hein?... et pourtant
je n'étais pas nécessaire ce soir... puisqu'il y
avait un troisième pour forcer à prendre le lan-
dau...
LE JVEARIAGE DE CHIFFON 209
Et, tout de suite, elle ajouta en voyant que
son oncle s'installait sous la lampe et défaisait
les bandes des journaux :
— Tu sais... si tu as à faire... te crois pas obligé
de rester avec moi, au moins?...
— J'allais justement te dire la même chose...
— Oh !... moi !... que je fasse ma tapisserie
ici ou ailleurs, c'est tout comme !... seulement,
toi, ordinairement... quand papa sort le soir...
tu travailles chez toi...
Il répondit en riant :
— Oui... mais ces soirs-là... qui sont, en hiver,
presque tous les soirs... tu ne m'es pas aussi
particulièrement recommandée qu'aujourd'hui...
Coryse alla prendre la grande tapisserie de
soie, toute hérissée d'animaux et de guerriers
bizarres, qii'elle copiait sur les dessins des tapis-
series de Bayeux, et vint s'asseoir à côté de l'oncle
Marc.
Au bout d'un instant, il interrompit sa lecture,
regardant, au-dessus du journal, la petite tête
ébourifEée et attentive penchée sur les. soies
diaprées.
— Chiffon... — demanda-t-il tout à coup
— quand, avant le dîner, j'ai dit en parlant de
210 LE MARIAGE DE CHIFFON
ce jeune gommeux : « Ah çà I... il est donc de
la maison, à présent ?... » tu m'as répondu : < Pas
encore, mais il y tâche... >
— Oui... — fit la petite, qui leva le nez.
— Eh bien... — reprit Marc en hésitant \m
peu — je n'ai pas bien compris ce que tu enten-
dais dire par là?...
— J'entendais dire que Deux liards de beurré
voudrait bien m'épouser...
Le vicomte sauta en l'air :
— C'est bien ce que j'avais cru deviner !.,.
mais je ne pouvais pas... je... et tu parles de
ça avec cette tranquillité?... t'épouser?.., ce
grotesque?... mais ce serait foui... ce serait
monstrueux !...
— Aussi, tu peux être tranquille... il ne m'é-
pousera pas... - — répondit Chiffon en riant.
— Ah I... — murmura l'oncle Marc, rasséréné
— à la bonne heure !...
Elle le regarda affectueusement :
— Tu es vraiment bon, toi... de t'inquiéter
de moi conune ça I...
Elle resta un instant silencieuse, et reprit :
— C'est toi qui en es cause, pourtant... qu'il
veut m'épouser...
LE MARIAGE DE CHIFFON ail
— Moi ?... 1
— Oui... dès qu'on a su que tu héritais... on
a fait courir le bruit que je serais très riche...
que tu me dotais... et que tu me laisserais toute
ta fortune...
— C'est vrai !...
— Mais tes enfants?...
— Mes enfants?... j'ai des enfants?...
— Non... mais quand tu seras marié...
— Je ne me marierai pas, mon Chiffon... j'au*
rais trop peur de tomber sur une femme comme...
Il allait dire « comme ta mère > ; il s'arrêta et
reprit :
— ... comme j'en connais... non... je suis mé-
fiant, et je resterai vieux garçon...
— Ah !... tant mieux I... alors, si tu veux...
— Si je veux ?...
— J'irai vivre avec toi?... je tiendrai ta mai-
son... je n'ai pas du tout envie de me marier
non plus, moi... mais, quand j'aurai vingt et
un ans, je ne resterai certainement pas ici...
Et, voyant que l'onde Marc faisait un mouve-
ment :
— Pas un Jour... malgré le pauvre pape qxil
est si bon... et à qui je manquerai beaucoup...
Z12 LE MARIAGE DE CHIFFON
je sais bien que, d'autre part, mon absence lui
aplanira bien des petites dif&cultés d'existeace...
mais c'est égal, il regrettera son Chiffon...
Étonné, le ^comte demanda :
— Tu dis que tu t'en iras?... où ça, t'en iras-
tu?...
— J'ai toujours pensé que je demanderais à
la tante Mathilde et à l'onde Albert de me re-
prendre... mais, si tu voulais de moi, toi?... je
serais si, si heureuse !... je t'aime tant, si tu
savais !... oui... encore plus que papa, je t'aime...
c'est peut-être mal... mais je ne peux pas m'en
empêcher...
Et, de sa voix chaude elle acheva, se penchant
vers lui vibrante et tendre :
— Je t'adore, toi, vois-tu !...
H murmura, un peu pâle, en reculant son
fauteuil :
— Je ne mérite pas d'être adoré, mon petit
Chiffon...
— Que si !...
— Au lieu de tenir la maison de ton vieil cure
d'oncle, tu te marieras... tu auras "un tas de mô-
mes qui piailleront... et remplaceront avantageuse-
ment Gribouille et le vieux Jean...
LE MARIAGE DE CHIFFON 213
Elle répondit, sérieuse :
— Eh bien I veux-tu que je te dise?... je suis
sûre que je ne me marierai pas... oui, sûre... je ne
peux pas bien expliquer ce qui se passe en moi...
mais enfin, personne ne me chante !...
— Personne?... qu'est-ce que tu en sais?...
ce pauvre Aubières est certainement im beau
grand gars... intelligent et bon... mais il com-
mence à se défrsdchir... quant à l'autre, c'est
un petit monstre...
Coryse se mit à rire :
— Va-t'en dire ça à madame Delorme !...
" — Ah !... tu es au courant des potins, toi aussi ?...
Eh bien, ce que madame Delorme — qui est du
reste une simple bécasse — aime dans Barfleur,
c'est son nom... son titre... ses costumes anglais...
ses chevaux et son château...
— Je le pense bien !... mais enfin, c'est quelque
chose... quelque chose qu'une autre qu'elle pourra
aimer aussi... tandis que moi, vois-tu... je sens
que. je n'aimerai jamais personne...
Il demanda, inquiet :
— Alors... c'est peut-être que tu aimes déjà
quelqu'un?...
— Jamais de la vie !... — s'écria Chiffon avec
314 LE MARIAGE DE CHIFFON
une telle conviction que ronde Marc sourit, com-
plètement rassuré.
Elle reprit :
— Non... personne ne me plaît I... pour Vér
pouser, s'entend... ainsi tiens... Paul de Lussy,
qu'on trouve si bien... et M. de Trêne, qu'on
8'arrache... ben, je n'en voudrais pasl.«. je sais
bien que c'est ridicule, ce que je dis là.,, et que
j'ai pas le droit de faire la difficile avec ma tête...
— Avec ta tête?... — questionna Marc« sur-
pris — qu'est-ce que tu veux dire?...
— Dame !... que je suis laide I...
Il balbutia, stupéfait :
— Laide ?... laide, toi ?..•
Elle répondit tristement :
— Oh I je le sais bien, va I... même que ça
m'embête assez !...
— C'est ta mère qui t'a dit ça?... mais tu
es jolie... très jolie, entends-tu?...
— Tu me le dis pour me faire plaisir... ou
même tu le trouves... parce que tu m'aimes bien...
— Écoute, Chifïon... — dit l'oncle Marc — je
te répète très sérieusement que tu es, et que tu
seras surtout dans deux ou trois ans, une très jolie
femme... penses-tu donc qu'Aubières qui a eu...
LE MARIAGE DE CHIFFON 215
Comme il s'arrêtait, Coryse demanda :
— Qui a eu quoi ?...
— Je veux dire... penses-tu qu'Aubières, qui
s'y comiaît, se serait ainsi toqué de toi si tu n'étais
pas jolie î... non... il faut que tu saches réellement
ce que tu es... et tu peux croire ton vieil oncle
qui te le dit, va !...
' — Alors, — s'écria Joyeusement la petite —
« le Chiffon > est ime jolie femme?... une jolie
femme I... Oh I que c'est drôle !... et que je suis
contente que ça soit comme ça !... et que je te
remercie de me l'avoir dit !... mais ça ne m'em-
pêchera pas de bien tenir ta maison, ça... au
contraire...
Et, câline :
— Je t'en prie, oncle Marc I... je t'en prie ?...
dis-moi oui?... et, jusque-là, ne t'en va pas?...
ne me laisse plus ici sans toi?... si tu savais ce
que ça m'a été horrible, ces quinze jours?... je
ne peux pas me passer de te voir !... je ne peux
pasi...
Glissant de sa chaise basse, Coryse s'assit
à terre comme un bébé, et appuyant sur le»
genoux du vicomte sa petite tête qui, à la lu-
mière pâle de la lampe, ressemblait à un nid
2l6 LE MARIAGE DE CHIFFON
de mousse argentée, elle supplia plaintivement,
les yeux remplis de larmes :
— Ne t'en va plus ?... dis ?... ne t'en va plus ?...
Comme d'im mouvement presque brutal il
voulait se lever, elle le força à se rasseoir en
l'entourant solidement de ses bras et demanda :
— Tu me renvoies?... pourquoi es-tu conmie
ça avec moi... dis?... voilà bien des fois que ça
me frappe, va !... tu n'es plus le même... dans
le temps... tu me prenais sur tes genoux... tu
m'embrassais...
Il répondit durement :
— « Dans le temps », tu étais petite... à présent
tu n'es plus d'âge à ça...
Elle balbutia, tandis que deux énormes larmes
roulaient rapidement sur ses joues roses :
— On est toujours d'âge à être aimée...
— Mais je t'aime... je t'aime bien... — reprit
Marc de Bray très ému — seulement, je t'en
prie... ôte-toi de là... va te rasseoir...
Tandis qu'il cherchait "à la repousser, la son-
nette de la grille tinta à peine, tirée par une
main timide et hésitante. L'oncle Marc secoua
rudement Chiffon :
— Mais lève-toi donc, sapristi !... on ne se
f^:-j!l
LE MARIAGE DE CHIFFON 217
tient pas comme ça, voyons?... si c'était une
visite?...
Elle se releva et répondit, déjà redevenue
rieuse :
— Une visite?... qui sonnerait comme ça?...
honteusement?... mais, on a l'air de Tamoureux
de la cuisinière... quand on sonne comme ça !...
Le domestique entra :
— C'est monsieur le comte d'Axen...
— Madame la marquise est sortie !... — cria
Coryse.
— Recevez î... — ordonna Marc, qui sembla
conmie soulagé.
— Oh !... — fit Chiffon étonnée — tu le re-
çois?...
Et, d'un ton fâché, elle ajouta :
-^ Nous étions si bien nous deux !...
Puis, tout à coup, regardant son oncle avec
inquiétude :
— Qu'est-ce que tu as?... tu es pâle... pâle...
je ne t'ai jamais vu comme ça?...
— Je n'ai rien... — répondit Marc, embar-
rassé — c'est cette chaleur... dans un instant
ce sera fini...
Et il alla au-devant du prince qui entrait.
2i8 LE MARIAGE DE CHIFFON
tandis que Chiffon le suivait de^son regard bleu
devenu tout pensif.
— Monseigneur... ma belle^sœur est sortie...
c'est ma nièce qui va me présenter à Votre Al-
tesse...
Et, comme la petite, clouée au sol, semblait
à mille lieues de ce qui se passait, il appela :
— Cor57se !... tu n'as pas entendu?...
Elle accourut gaiement à eux.
— Oh!... tu peux dire Chiffon, val..,. Mon-
seigneur sait bien !... Monseigneur, c'est l'onde
Marc I... pour qui vous faites de la propagande
dans le pays...
Et, s'adressant au vicomte, qui écoutait sur-
pris :
— Ah I c'est que tu ne sais pas I... c'est vrai I...
je ne t'ai pas encore vu tout seul depuis hi«r !.,.
Eh bien... figure-toi que j'ai trouvé... en revenant
de Barfleur... monseigneur en train d'expliquer
aux ouvriers des hauts fourneaux qu'il fallait
voter pour toi... et ses explications, il les arrosait,
bien mieux I...
— Vraiment — commença Marc — je suis...
Chiffon l'interrompit :
— Oui... mais tu sais... faut pas dire à la maison
LE MARIAGE DE CHIFFON 219
que j'ai rencontré monseigneur et que je me
suis promenée avec lui... dans la forêt... car je
me suis promenée avec lui...
Elle se tourna vers le prince et conclut :
— A l'oncle Marc... c'est pas la même chose...
on peut tout lui dire... à lui !...
Voyant que le vicomte écoutait, l'air sérieux
et le sourcil un peu relevé, ce qui était chez lui
un signe de mécontentement, elle ajouta avec
tristesse :
— Excepté aujourd'hui, pourtant I... aujour-
d'hui je ne sais pas ce qu'il a... il n'est pas du
tout dans son assiette...
— J'étais venu... — dit le prince — pour re-
mercier madame de Bray de son aimable lettre...
elle m'a écrit tantôt...
— Encore !... — cria étoiurdiment Chiffon,
qui pensa : « Elle lui écrit donc deux fois par
jour I... >
— Elle voulait bien me proposer — continua le
comte d'Axen — des invitations pour son bal...
si je désirais y faire invite* quelqu'un... et, pour
cela... elle a pris la peine de me conrniuniquer
une liste que je lui rapporte...
Il posa sur la table une enveloppe et, se levant :
220 LE MARIAGE DE CHIFFON '
— Maintenant, je ne veux pas vous déranger
plus longtemps...
— Mais, monseigneur, — insista l'onde Marc,
avec une vivacité qui surprit G)rysc — si
vous n'avez rien à faire ce soir... nous serions
ravis...
Chiffon sortit pour faire apporter le thé ; puis,
elle alla coucher Gribouille et voir si on avait
bien arrosé ses fleurs. Quand au bout d'un mo-
ment elle revint, les deux hommes qui causaient
de mille choses les intéressant tous deux, ne
firent aucune attention à elle.
Lorsqu'à onze heures le prince partit, Coryse
demanda à l'oncle Marc qui l'avait reconduit
à la grille :
— Comment le trouves-tu ?...
— Tout à fait intelligent et gentil...
Et, soupçonneux, il questionna :
— Ah ça !... pourquoi m'avais-tu dit le con-
traire?...
— Quel contraire?...
— Eh bien, tu disais : « Il est haut comme
une botte... et noir... noir !... >
— Dame !... c'est vrai !... il est laid !... du
moins, à mon avis...
LE MARIAGE DE CHIFFON 221
— Ah!... et qui est-ce qui est beau... à ton
avis?...
— -Mon Dieu!... je ne sais pas trop!... Ben,
toi, tiens !...
— Moi???...
— Oui... je ne te dis pas que tu as la beauté
grecque... non... mais je te trouve bien tout
de même comme tu es 1... d'abord, je déteste les
gringalets... les chétifs... c'est comme aussi les
petits jeunes gens... je ne peux pas les sentir, les
petits jeunes gens !... un homme n'a l'air d'un
homme qu'à trente-cinq ans...
— Bigre !... c'est fâcheux pour ce pauvre
Aubières que la limite ne soit pas un peu plus
reculée !... Enfin, moi, je le trouve réussi, ce petit
prince !...
— Moi aussi !... mais c'est seulement depuis
que je me suis promenée avec lui, que je le trouve
comme ça...
L'oncle Marc releva de nouveau son sourcil :
— Ah!... parlons-en... de cette promenade!...
décidément, ta mère a quelquefois raison !... tu te
conduis comme une petite fille mal élevée... est-ce
que... à ton âge... on s'en va courir dans les bois...
toute seule avec un jeune homme, voyons?...
M2 LE MARIAGE DE CHIFFON
— Oh !... un roi 1...
— Qu'est-ce que ça fiche I... c'est un homme*
tin roi !...
— Si on veut?... et puis... je n'étais pas toute
seule...
— Oui... tu avais Jean,' n'est-ce pas?... un
vieil idiot I...
Tristement, la petite murmura :
— Que tu deviens méchant I... mon Dieu 1...
que tu deviens méchant I...
— Méchant ?... parce que je n'applaudis pas
à tes fantaisies?... parce que je ne t'encourage
pas à aller flirter dans la forêt avec tous les rasta-
quouères de passage?...
Elle murmiu-a en riant :
— V'ià qu'il est rastaquouère à présent I...
tout à Théine il était réussi !...
Le vicomte s'irrita tout à fait :
— C'est que j'en ai assez, vois-tu, de tes ma- '
nières I... c'est peut-être vrai que je t'ai gâtée ?...
que j'ai ri de tes allures de poulain échappé... qui
maintenant ne sont plus drôles L. que j'ai encou-
ragé tes mauvais instincts ?... mais, si c'est vraL..
si je suis pour quelque chose dans ce qui arrive au-
jourd'hui... je m'en repens, va I... et rudement I...
LE MARIAGE DE CHIFFON 223
Dans sa voix dure on sentait Tenrouement
des larmes. Chiffon essaya de prendre ses mains
qu'il retira violemment.
Alors, toute droite en face de lui, atterrée,
en proie à une émotion intense qu'elle voulait
cacher, elle balbutia faiblement :
— Mais, c'est pas possible !... on t'a changé
en voyage, oncle Marc !...
XI
Le jour où avait lieu le dîner des Barfleur, M. de
Bray, pris d'un épouvantable rhume qui lui
enflait le nez et les lèvres et lui fermait les yeux,
déclcura à sa femme qu'il ne pourrait pas sortir.
Il avait la fièvre et allait se coucher jusqu'au
lendemain. La marquise se récria :
— C'est un tour affreux à jouer aux Barfleur !...
on e^t quatorze... madame de Barfleur me l'a
dit...
— Eh bien ?...
— Eh bien... on sera treize, naturellement !...
ce n'est pas quand on est averti deux heures
avant le dîner qu'on peut trouver un nouvel
invité... n'est-ce pas?...
— J'en suis désolé... mais je me sens trop
malade pour aller là-bas...
Et il ajouta en riant :
— Vous croyez qu'être treize à table fait
LE MARIAGE DE CHIFFON 225
mourir Tun des treize dans Tannée?... moi, je
suis sûr que je mourrais, bien qu'on soit quatorze,
si je sortais dans l'état où je suis...
— Si au moins Coryse voulait vous rem^acer ?...
— proposa la marquise.
— Ça, jamais !... — cria la petite avec con-
viction.
M. de Bray insista :
— Mon petit Chiffon... ça serait si gentil à
toi !...
— Oh ! non !... je t'en prie?...
Et, croyant avoir trouvé im excellent prétexte
pour rester, elle expliqua :
— D'abord... il faut que je dîne avec l'oncle
Marc... sans ça, il serait tout seul... puisque tu
vas te coucher...
L'oncle Mcirc, qui n'avait pas semblé jusque-
là entendre ce qui se disait autour de lui, pro-
testa avec vivacité :
, — Mais pas du tout !... ne t'occupe pas de
moi !... en voilà une idée !... on croirait, ma pa-
role, que j'ai besoin d'une bonne?...
— Non... mais tu dis toujours que ça t'em-
bête d'être seul à table...
— Je n'ai jamais dit uil mot de ça l...
8
raaô LE MARIAGE DE CHIFFON ^H
— Ohl... — fit CMSon, abasourdie — c'est
pas une fois... c'est cent que tu l'as dit...
— Eh bien, je ne savais pas ce que je disais !...
et, tiens... si tu voulais être un bon Chiffon... tu
irais à ce dîner avec ta mèreî... tu irais pour
me faire plaisir ?...
L'enfant le regarda avec un étonnement pro-
fond, méfiant presque.
— Comment, — pensa-t-elle — après tout ce
qu'il m'a dit il y a deux jours du petit Earfleur...
de cette idée de mariage... et de tout ça,... voilà
qu'il veut m'envoyer là-bas I... moi qui ne vais nidle
part... pour que j'aie l'air de courir après, donc ?,..
Et elle répondit :
— Dans aucun cas... je ne peux aller à Earfleur
ce soir...
— Pourquoi ça?... — demanda madame de
Bray.
— Je vous l'ai déjà dit l'autre jour... je n'ai
pas de robe...
— Mais celle que ton père te donne?,..
— Je l'ai commandée pour demain... elle n'est
pas faite...
— Eh bien... on va vite arranger ta robe pom-
padouT...
LE MARIAGE DE CHIFFON 227
— A présent qu'on est habitué à me voir en
robes longues depuis plus d'un an..* on sera un
peu étonné... et il y aura de quoi..*
Elle ajouta en riant :
— D'autant plus que, si on n'y met pas des
sous-pieds avec des ficelles... à nota robe pompa-
dour... on verra mes genoux quand je m'assoirai...
L'oncle Marc se leva :
— Va mettre ton chapeau... je t'emmène... et
je te promets que tu auras une robe pour tantôt...
— Mais... — fit Coryse, résistant encore —
mais tu es donc enragé aussi pour me faire aller
là-bas?... enfin, j'irai... puisque tu le veux...
Et, sortant du salon, elle se dit en lançant
un regard de reproche à Marc qui évitait de
la regarder :
— Il ne veut pas rester seul avec moi comme
l'autre soir... mais pourquoi ne veut-il pas, mon
Dieu ?...
Le vicomte enun^na Chifion chez la première
couturière de Pont-sur-Sarthe ; une couturière
qu'elle ne connaissait que de nom, et dont elle
monta l'escalier avec respect.
Non seulement la modeste pension de Coryse
ne lui permettait pas de se faire habiller chez
228 LE MARIAGE DE CHIFFON
madame Bertin, mais la marquise elle-même
n'employait pas la grande couturière. Totalement
dénuée de goût ; incapable de discerner la grâce
d'ime robe bien coupée de la laideur d'une robe
mal faite ; ne comprenant que les différences des
couleurs ou des garnitures et s'inquiétant imi-
quement des étoffes, la toilette féminine se ré-
duisait po\ir elle à « ce qui fait de l'effet > ou
« n'en fait pas ». Quand elle avait dit, en parlant
d'une robe ou d'un chiffonnage quelconque :
< Ça ne fait aucun effet ! » peu importait que ce
chiffonnage fût délicieux, il était déclaré quantité
négligeable et, en l'apercevant quelque jour sur
une femme bien mise, elle s'écriait : « C'est éton-
nant !... madame X... qui dépense tant d'argent
pour sa toilette I... elle a toujours des choses qui
ne font aucun effet I... » Pour elle, les tailleurs
et les couturières qui font payer cher leur façon,
étaient « des voleurs ». Elle n'admettait que le
prix commercial de l'étoffe et la quantité de
mètres qu'il en fallait employer, et il eût été
parfaitement inutile de lui expliquer que la coupe
changeait tout.
De même elle était en art. Jamais — disait-
elle — elle ne comprendrait que, même parmi
LE MARIAGE. DE CHIFFON 229
les gens très riches, il s'en trouvât d'assez fous
pour payer quinze mille francs un portrait, alors
qu'à côté on pouvait l'avoir pour deux mille, et
souvent même « plus embelli I » Un roman, s'il
n'était pas bourré de faits et d'intrigues, lui
paraissait « bien creux ». Et elle déclarait volon-
tiers qu'elle ne comprenait pas « qu'on pût aimer
Loti qui manque absolument d'imagination ».
Donc madame de Bray achetait des étoffes
et faisait faire, chez des ouvrières borgnes de
Pont-sur-Sarthe, des robes qui allaient épou-
vantablement. Chiffon employait le même sys-
tème et arrivait au même résultat, sauf que
les étoffes étaient mieux choisies et la forme
très simple, toujours la même, une sorte de blouse
russe, vague> où se devinait à peine son petit
corps élégant.
Quand l'oncle Marc entra suivi de sa nièce
dans le salon de madame Bertin, Coryse fut
très Surprise de voir qu'il était connu des ven-
deuses. Et, tout de suite, sa petite tête se mit
à travailler.
« Qu'est-ce qu'il avait bien pu venir faire
chez ime couturière, l'oncle Marc?... et chez
une couturière qui n'habillait pas madame de
230 LE MARIAGE DE CHIFFON
Bray, ni Luce de Givry, — qui était infiniment
simple, — ni même madame de Bassigny, —
qui craignait de rencontrer des cocottes?... >
Et, en attendant madame Bertin occupée
à xm essayage. Chiffon demanda curieusement :
— On te connaît ici?... comment est-ce qu'on
te connaît?...
— Je suis venu... je... j'ai... j'ai dessiné des
costumes pour le bal des Lussac... l'année der-
nière... et...
Elle rectifia :
— Un costume... pas « des p I... oui... je me
souviens très bien, maintenant... celui de madame
de Liron, que tu as dessiné...
— Celui-là... et d'autres...
— Non... celui-là et pas d'autres... ça a fait
assez de potin, va !...
— Ne parle pas si haut !...
— Il n'y a personne qui écoute I... — fit Chif-
fon, indiquant les demoiselles qui allaient et
venaient à travers les salons.
Elle resta un instant absorbée et silencieuse»
et murmura tout à coup, comme si elle con-
tinuait ime conversation commencée avec elle-
même :
LE MARIAGE DE CHIFFON 331
— Encore une qui trompe son mari, madame
de Liron 1...
— Mais tais-toi !... — s'écria Tonde Marc,
regardant autour de lui d'un air inquiet —
tais-toi donc, sapristi I...
D'un ton fâché, il ajouta :
— Les jeunes filles ne doivent pas parler des
choses où elles ne comprennent rien... et où elles
ne doivent rien comprendre...
— Je sais bien que je n'y dois rien compren-
dre... et je n'y comprends d'ailleurs pas grand'-
chose... mais j'entends, n'est-ce pas?... et, à
moins qu'on me mette du coton dans les oreilles,
comme le cousin La Balue...
— On n'entend que ce qu'on veut écouter I...
' — Ah 1 ma foi non I... je n'écoute jamais et
j'entends toujours I... et quelquefois j'aimerais
mieux pas I... ainsi... la fois de madame de Liron,
par exemple...
— Je te défends de prononcer des noms !...
il peut y avoir là un domestique, une femme
de chambre... n'importe qui de sa maison...
— Et tu penses qu'ils ne le savent pas...
les gens de sa maison... ce que fait « leur
dame 9 ?...
232 LE MARIAGE DE CHIFFON
— n est... dans tous les cas... inutile qu'ils
l'entendent raconter par toi...
— Et par toi, surtout... hein ?...
Visiblement énervée, elle ajouta :
— Je ne sais d'ailleurs pas pourquoi tu parles
tout le temps... de madame de Liron?...
L'oncle Marc la regarda, stupéfait :
— J'en parle?... c'est moi qui en parle, main-
tenant I...
La porte de l'un des salons d'essayage s'ou-
vrit, et la petite de Liron, enveloppée d'un nuage
de gaze rosée, entra en tourbillon suivie de ma-
dame Bertin :
— On me dit que vous êtes là !... je ne veux
pas vous laisser partir sans vous dire bonjour I...
Elle secoua la main du vicomte et, se tournant
vers Chiffon :
— Bonjour, mademoiselle Coryse...
Puis, revenant à Marc :
— Vous venez vous faire faire ime robe?...
Il répondit, im peu hésitant et gêné :
— Je viens pour ma nièce...
La petite de Liron éclata de rire, ouvrant
ime bouche un peu sombre, dont les dents man-
quaient d'éclat :
LE MARIAGE DE CHIFFON 233
— C'est vous qui faites la maman I... c'est
touchant !...
Et, voyant l'air contraint du vicomte, elle
s'empressa d'ajouter :
— Tous mes compliments, d'ailleurs !... votre
fille est charmante !...
Chiffon ne parut pas entendre. Elle regardait
la jeime femme avec ime sorte d'avidité.
C'était une très jolie petite personne rondelette
et capitonnée de fossettes. Ses cheveux bruns
frisottaient sur im front plat aux contours mous.
Elle avait de grands yeux chocolat très câlins, im
nez correct, une toute petite bouche, — char-
mante, lorsqu'elle ne s'ouvrait pas, — et un
teint superbe. Les épaules sortaient blanches et
grasses de la robe décolletée à l'excès. Le haut
des bras s'engorgeait un peu. L'oreille plate et
incolore s'attachait mal, trop renversée et trop
éloignée des cheveux.
Telle quelle. Chiffon comprenait, — bien
qu'elle n'aimât pas du tout ce genre de fenune,
— que madame de Liron était très jolie et devait
plaire beaucoup.
Comme Marc ne disait rien, la jeime femme
reprit :
234 LE MARIAGE DE CHIFFON
— Vous allez lui faire faire quelque chose de
rose, j'espère?... il n'y a que le rose qui aille
à ces peaux-là !... et, à propos I... il serait au
moins poli de me dire comment vous trouvez
ma robe?...
Il répondit du bout des lèvres :
— Tout à fait réussie !...
— Eh bien... à la façon dont vous le dites,
on ne le croirait vraiment pas !... c'est pour
demain... pour le bal de votre belle-sœur... Ah !...
mais !... j'y pense !... nous dînons ensemble ce soir
à Barfleur?... ^
— Non... je ne dîne guère, moi, vous savez...
et, pour l'instant, je suis en deuil !...
— Tiens !... c'est vrai !... je ne vous ai pas
vu depuis votre retour...
— Je ne suis revenu qu'avant-hier... et je ne
peux pas faire encore de visites...
— Je sais bien !...
Elle alla brusquement toucher une étoffe
dépliée sur un fauteuil et en passant devant
le vicomte elle lui dit très vite et très bas :
— Mais vous auriez pu me voir autrement ?..,
L'oncle Marc regarda furtivement Chiffon,
cherchant à deviner si elle avait entendu.
LE MARIAGE DE CHIFFON 235
Très blanche, les lèvres jointes, les yeux à
terre, dans une inmiobilité de statue, la petite
semblait insensible. Un rapide battement des
tempes annonçait seul la vie, et Marc pensa :
— Elle est justement partie dans son bleu...
elle n'a rien remarqué...
Madame de Liron, se retournant après avoir
examiné l'étoffe, demanda :
— Mais votre frère et votre beUe-sœur dînent
là-bas ce soir... n'est-ce pas?.,.
— Mon frère est souffrant... ma belle-sœur ira
avec ma nièce...
— Oh !... oh !... ça va être... si je ne me trompe...
le début dans le monde de mademoiselle Coryse ?...
je suis ravie de dîner avec elle ce soir...
Chiffon s'inclina d'un air rogue, en pensant :
— Ben, c'est pas conmie moi, alors !,.. depuis
que je sais qu'elle y sera... ça me paraît encore
plus bassin I...
L'oncle Marc s'adressa à la couturière :
— Dites-moi... madame Bertin... quand pour-
rais-je vous parler?.., je suis très pressé... il me
faut une robe pour ma nièce... et il me la faut
à cinq heures... or, comme il est une heure et
demie.. •
236 LE MARIAGE DE CHIFFON
— Mais... — s'écria la petite de Liron — je
vous rends madame Bertin... je n'ai plus besoin
d'elle !...
Et elle rentra dans le salon.
— Eh bien, — demanda l'oncle Marc -r-
qu'est-ce que vous allez pouvoir me faire?...
— Vous faire?... vous pensez bien, monsieur
le vicomte, qu'on ne peut pas vous faire une
robe pour cinq heures?... nous pouvons seule-
ment essayer à mademoiselle d'Avesnes un de
nos modèles... et s'il s'en trouve un qui lui aille
à peu près... l'arranger pour ce soir...
— Mais ils sont fanés... vos modèles?...
— Dame !... ils ont été essayés par nos jeunes
filles pour les faire voir aux clientes... maiâ" il y
en a de très frais...
Et regardant Coryse, elle proposa :
— Il y a justement ime petite robe rose qui...
— Non !... — s'écria brusquement Chiffon — pas
de rose I... je n'en veux pas I...
Madame de Liron avait dit tout à l'heure
à l'oncle Marc : « Vous allez lui faire faire quel-
que chose de rose, j'espère ?... » Cela seul suffisait
pour déterminer la petite à choisir n'importe
quelle couleur, excepté celle-là.
LE MARIAGE DE CHIFFON 237
Madame Bertin demanda :
— Y a-t il une nuance que vous préférez,
mademoiselle ?...
— Ça m'est égal, — dit Chiffon — ce que vous
voudrez, excepté rose...
Et elle ajouta :
— Pourtant... j'aime beaucoup le blanc...
Une des jeunes filles apportait une robe de
mousseline de soie blanche. Madame Bertin
ouvrit la porte d'un salon et, faisant passer
Coryse :
— Si mademoiselle veut venir essayer ?...
Voyant que Marc ne bougeait pas, elle de-
manda :
— Vous n'entrez pas... monsieur le vicomte ?...
L'oncle Marc suivit la couturière et s'assit
dans un coin du salon d'essayage, où déjà Chif- »
fon sortant de sa robe étalée à ses pieds appa-
raissait toute fine, en petit jupon court et en
jersey de soie, le jersey auquel elle attachait ses •
bas.
Jamais le vieil onde de Launay, chargé de
diriger l'éducation physique de l'enfant, n'avait
permis qu'elle portât ni corset, ni jarretières, ni
bottines.
238 LE MARIAGE DE CHIFFON
II déclarait ces objets de toilette laids et mal-
sains. Rien — affirmait-il — ne déprime les formes
et les chairs tant que les corsets et les jarretières,
et n'abîme la cheville et le cou-de-pied tant que
les bottines. Il admettait, à la rigueur, le corset
et la bottine pour dissimuler des imperfections;
la jarretière, jamais I Chiffon avait donc poussé
librement, et quand, à douze ans, sa mère en la
reprenant chez elle avait voulu, selon son expres-
sion, « lui faire une taille », la petite, incapable
de supporter aucune gêne, s'était débattue avec
une si extraordinaire violence qu'on avait dû
céder. Chiffon, d'ailleurs, Raisonnait son refus de
« se déformer exprès >.
— Je veux — disait-elle — être moi... avec
la taille que le bon Dieu m'a donnée... et qui
est ma taille à moi... je ne veux pas copier celle
de la voisine !... je ne dis pas que je suis mieux,
mais je m'aime mieux comme je suis !... au moins,
j'ai pas l'air d'avoir avalé ime canne !...
Et, r^ardant furtivement la taille de madame
de Bray, elle concluait :
— Je trouve qu'une grosse poitrine et des
grosses hanches avec une taille fine... c'est hor-
rible !... ça a l'air d'un oreiller noué par le miUeu...
LE MARIAGE DE CHIFFON 239
Quand Chiffon eut passé la petite robe très
simple, aux jupes superposées et nuageuses tom-
bant toutes droites, et dont le corsage froncé
drapait bien son buste élégant et solide, madame
Bertin s'écria :
— Elle va, cette robe !... il n'y a pas trois
points à y faire !... du reste, aux jolies tailles,
tout va... et mademoiselle a une taille 1... n'est-ce
pas, monsieur le vicomte?...
— Oui... certainement... — balbutia Marc,
qui assistait tout saisi à la transformation de
Chiffon.
Dans cette robe élégante et bien faite, d'où
sortaient ses jolies épaules fermes et roses, et
ses bras encore un peu minces mais d'un dessin
très pur, l'enfant apparaissait si absolument
différente de ce qu'elle était d'habitude, que l'oncle
Marc se dit, à la fois satisfait et ennuyé :
— Ils ne la reconnaîtront pas ce soir I...
A ce moment, la porte du salon s'ouvrit, et
madame de Liron passa sa tête en disant :
— Vous n'avez pas besoin d'un bon conseil ?...
— Non, merci I... — répondit sèchement Marc,
qui devint très rouge.
La jeune femme venait d'apercevoir Coryse.
240 LE MARIAGE DE CHIFFON
En présence de cet invraisemblable changement,
elle demeura pétrifiée. Son joli visage riant prit
ime expression d'effarement mauvais et, repous-
sant violemment la porte, elle cria au vicomte :
— Ben... vous ne vous ennuyez pas, vous J...
Coryse ferma à demi ses yeux clairs et dit
doucement :
— Elle est plutôt bruyante... madame de
Liron I...
Mais, en trottinant un quart d'heure plu§
tard dans la rue des Girondins à côté de l'oncle
Marc, Chiffon déclara, sans même nommer la \
jeune femme, bien sûre qu'il pensait à elle :
— Tout de même... elle ne se gêne pas avec
toi 1...
Il répondit d'un ton rogue :
— Elle ne se gêne avec personne !...
La petite secoua la tête, faisant voler ses che-
veux légers, et murmura sérieuse :
— Oh 1... c'est égal I... il y a une nuance I...
xn
Comme l'oncle Marc le prévoyait, on reconnut
à peine Chiffon, et son entrée dans le salon des
Barfleur prit les proportions d'un triomphe. Si
méfiante qu'elle fût d'elle-même, elle se rendit
compte de l'effet qu'elle produisait ; elle éclata
même de rire au nez de madame de Bassigny qui
la contemplait, l'air vexé et stupide.
— Ça l'embête que je sois gentille I... — pensa-
t-elle.
Quant à la marquise, l'admiration inspirée
par sa fille la ravit absolument. Pas du tout
mauvaise au fond, mais seulement vaine et sotte,
elle jouissait pleinement de tout ce qui contribuait
en quelque sorte à la grandir et à la mettre en
vue. Le succès de Chiffon la flattait. Les nez
allongés de son excellente amie Bassigny et de
la petite de Liron la réjouissaient tort, et elle
regardait avec bienveillance Chiffon qui, très
242 LE MARIAGE DE CHIFFON
entourée, recevait les compliments avec une
raideur plus étonnée que timide.
Les Barfleur, eux, ne voyaient pas sans une
vague inquiétude cette transformation inatten-
due. Ils pensaient que si Ton voulait bien leur
donner Chiffon lorsqu'elle n'était que riche, on
la leur refuserait peut-être à présent qu'elle
était jolie aussi. Et madame de Barfleur agacée
de voir M. de Trêne, — le beau hussard i qu'on
s'arrachait », — M. de Bemay, — le député sor-
tant de la droite, — et le comte de liron, —
frère du mari de madame de Liron, le plus « gros
parti » du pays, — empressés autour de la petite
d'Avesnes, appela gracieusement Coryse et la
fit asseoir à côté d'elle, afin de pouvoir la sur-
veiller. Chiffon obéit docilement. Ça lui était
égal d'être ici où là, du moment qu'elle n'avait,
pour causer avec elle, ni l'oncle Marc, ni papa, ni
personne qu'elle aimât.
Il y avait bien ses cousins de Lussy, Gene-
viève et son frère, mais jamais Coryse ne s'était
liée beaucoup avec Geneviève, une belle fille très
délurée de deux ans plus âgée qu'elle, et déjà
faite à toutes les roueries et les coquetteries
mondaines.
LE MARIAGE DE CHIFFON 243
Enfin, madame de Barfleur écoutant rouler
une voiture sur le sable de la cour, s'écria :
— Ah !... le voici !... je craignais qu'il ne fût
pas revenu !...
Chiffon, qui attendait avec indifférence l'ar-
rivée du dernier convive, s'étonna fort de voir
entrer le duc d'Aubières. Et sa joie fut si vive
en apercevant son grand ami, qu'elle se leva
d'im bond et courut à lui en disant :
— Ah ! que je suis contente de vous voir !...
Le colonel s'était arrêté, surpris, ne recon-
naissant pas tout de suite Coryse dans l'élé-
gante personne qui lui faisait si bon accueil.
Et quand, en voyant les cheveux flottants et la
petite frimousse aimée qui lui souriait, il se rendit
compte que c'était bien « le Chiffon » qui était
devant lui, son long visage sérieux exprima un
étonnement si grand, que Cor5rse, devinant la
cause de cet étonnement, s'écria:
— Conmient !... vous non plus... vous ne me
reconnaissez pas?...
Tout à coup, elle s'aperçut qu'on la regar-
dait curieusement, et elle entendit madame de
Bassigny qui disait en se penchant vers la mar-
quise :
244 LE MARIAGE DE CHIFFON
— A la bonne heure 1... elle ne boude pas
ses prétendants évincés, votre fille !...
Madame de Bray, agacée de l'attitude de
Chiffon, ' répondit :
— Elle est ridiculement enfant pour son âge !...
Et Coryse pensa : i Ben, cette fois-ci... elles
ont raison de me bêcher... j'ai manqué de tact... >
Le duc d'Aubières, Ivii, était resté un peu
ému et décontenancé. Il s'attendait si peu à
trouver là Chiffon, — qui jamais n'allait nulle
part, — et il s'attendait si peu surtout à la voir
presque femme, bien habillée, ne gardant de
l'enfant que les longs cheveux flottants sur les
épaules.
Mais, à mesure qu'il la regardait attentive-
ment, il se sentait devenir plus calme ; plus ré-
signé au renoncement que s'il l'eût retrouvée
telle qu'il l'avait vue pour la dernière fois.
S'il s'était cru un instant tout près du petit
Chiffon sans fortune, il se trouvait infiniment
loin de mademoiselle d'Avesnes devenue riche.
Elle ne lui apparaissait plus que conmie une
autre incarnation d'un être aimé jadis, il y avait
très, très longtemps...
n l'examinait avec une curiosité étonnée.
LE MARIAGE DE CHIFFON 245
respectueuse presque ; et peu à peu il sentait
s'atténuer la passion qui l'avait poussé vers
e le Chiffon >.
— Qu'est-ce que vous avez donc ce soir,
colonel?... — demanda aigrement madame de
Bassigny — est-ce que votre voyage vous a
fatigué ?...
— Mais non, madame... pourquoi?,.,
— Ah !... c'est que vous avez l'air tout chose !•..
Il s'inclina :
— C'est probablement un air qui m'est na-
turel... mais la fatigue n'y est pour rien...
Madame de Barfleur, qui ne pouvait pas —
quelque désir qu'elle en eût — placer Coryse à
côté de son fils, avait du moins voulu éviter le
voisinage inquiétant du beau Trêne ou de M. de
Bemay, tous deux à marier et chasseurs de dots.
Elle avait donc installé la petite d'Avesnes entre
le duc d'Aubières qu'elle savait sans danger et
M. de Liron.
Pendant tout le dîner. Chiffon ravie d'être
près du colonel avait gaiement causé de ce qui
les intéressait tous deux : de l'oncle Marc, de
Gribouille et de Joséphine, et aussi de peinture
et *de choses d'art, M. d'Aubières étant beaucoup
246 LE MARIAGE DE CHIFFON
plus cultivé et intelligent que la plupart des
gens du monde. Et, vers la j&n, tandis que les
conversations devenaient bruyantes et que per-
sonne ne faisait attention à eux, Chiffon lui avait
raconté tout bas la cour que lui faisaient « les
Barfleur i, les insinuations du père de Ragon,
et les petites manœuvres contre lesquelles il lui
fallait lutter.
— Et — avait demandé le duc — qu'est-ce que
Marc dit de tout ça?...
— Il trouve que c'est idiot, vous pensez?...
et pourtant... c'est lui qui a voulu que je dîne
ici ce soir... et qui m'a donné une robe pour y
venir... je ne sais pas ce qu'il a, l'oncle Marc...
mais depuis quelque temps il change... il n'est
plus du tout le même avec moi...
— Comment ça ?...
— Je ne peux pas trop vous expliquer... il
est fantasque... il me bouscule sans que je le
mérite... c'est des riens... mais c'est quelque
chose tout de même...
— J'irai le voir demain matin... je lui ai dit
adieu si en courant le jour de ma fugue...
— A propos de ça... — demanda Chiffon,
en levant timidement ses yeux clairs sur. le
LE MARIAGE DE CHIFFON 247
duc — vous n'avez plus de chagrin, au
moins ?...
Il répondit avec franchise :
— Plus de chagrin n'est pas le mot... mais
enfin, je suis devenu bien sage... et je vous re-
mercie d'avoir été raisonnable pour nous deux...
— A la bonne heure 1...
Et, après un instant, elle reprit :
— Vous disiez que vous viendriez voir l'onde
Marc demain... c'est le dimanche des courses,
demain...
— OuL.. mais c'est le matin que j'irai voir
Marc...
— Vous savez que le soir il y a un bal à la
maison ?... en v'ià encore une scie I... ah !... à
propos !... il est gentil tout plein, le petit prince
que vous avez envoyé... je dis : « à propos !... >
parce que c'est pour lui qu'on donne le bal...
— Vous le trouvez gentil... mon petit prince ?...
— Oui, maintenant I... j'ai commencé par le
trouver rasant... mais nous sommes devenus très
bons amis...
Après le dîner, madame de Barfleur pria Chif-
fon de servir le café avec son fils, puis elle de-
manda :
248 LE MARIAGE DE CHIFFON
— Vous permettez qu'on fume, mesdames ?•..
de cette façon, nous conserverons ces messieurs ?...
Corj^e, qui espérait que le fumoir allait la
débarrasser de Deux liards de heurte, — dont
les airs langoureux et 1^ phrases voilées de roys^
tère l'agaçaient profondément, — fit la grimace
et alla s'asseoir dans un coin, à l'écart, tandis
que Genevière de Lussy, déjà très mondaine et
lancée, flirtait correctement, occupant avec la
petite de Liron le centre du groupe formé par
les honmies. Au bout de quelque temps, madame
de Bray fit signe à Chiffon d'approcher, et lui
dit tout bas avec colère :
-Mais ne reste donc pas piquée ainsi dans
un coin sans parler !... tu as l'air d'une dinde !...
— De quoi voulez-vous que je parle ?...
— Mais de n'importe quoi I... on se mêle à la
conversation 1...
La petite alla se rasseoir, perplexe. Elle ne
savait pas parler pour ne rien dire et, occupée
jusque-là de ses études et de choses enfantines
ou intellectuelles, elle était assez embarrassée
de se mêler à une conversation purement mon-
daine.
Elle resta silencieuse encore, cherchant inu-
LE MARIAGE DE CHIFFON 249
tflement l'occasion de placer un mot. Puis, elle
y renonça, et se mit à penser à autre chose, malgré
les regards furibonds de sa mère.
Tandis qu'elle rêvassait à l'oncle Marc qui,
en ce moment, devait lire ses journaux, ou à
Gribouille qui devait manger sa soupe, elle re-
marqua qu'im certain mouvement se prodviisait
dans le salon. A la suite d'une discussion sur
l'authenticité d'un portrait de Henri IV, accroché
en face de la place où elle était assise, le petit
Barfleur prit une énorme lampe qu'il semblait
porter avec peine, et, grimpant sur une chaise,
s'efforça d'éclairer le mieux possible la peinture.
La figure du roi se détacha osseuse et énergique,
semblant sortir de la vieille toile sombre.
Et Chiffon, regardant cette tête laide et sym-
pathique, s'écria d'im air aimable :
— Sapristi !... en v'ià un qui n'avait pas une
bobine de protestant... Henri IV ! ! I...
Il y eut un froid, et Chiffon qui s'en aper-
çut tout de suite, se rappela que les Liron étaient
protestants. Voulant changer le cours des idées,
elle reprit :
— C'est à cause de lui que j'ai un nom ridi-
cule, pourtant I...
250 LE MARIAGE DE CHIFFON
Le petit Barfleur demanda, empressé et gra-
deux :
— Comment ?... un nom ridicule ?...
— Ben, Corysande !... je m'appelle Corysande !...
vous ne le saviez pas ?...
— Si, mademoiselle, si !... mais ce n*est pas
un nom ridicule... c'est, au contraire^ un nom
charmant...
— Oh 1 là là I... ça dépend des goûts !...
— Et, pourquoi est-ce à cause de Henri IV...
qu'on vous a donné ce nom que vous n'aimez
pas?...
— C'est à cause de lui sans l'être... c'est en
souvenir de la belle Corysande...
Et, voyant que Deux liards de beurre ne com-
prenait pas, elle répéta :
— La belle Corysande?... vous savez bien?...
Il répondit, sans conviction :
— Parfaitement I...
— Ah 1... c'est que vous n'aviez pas l'air très ^
au courant ?... Ben, c'était la comtesse de Guiche, <
la belle Corysande t... et elle a été la marraine
d'une Avesnes... en 1589... et depuis ce temps-là...
tous les Avesnes ont appelé leurs filles Corysande...
c'est la tradition t...
LE MARIAGE DE CHIFFON 251
— C'est parfait I... mais je ne vois toujours
pas comment Henri IV est pour quelque chose
dans...
— Quand je le disais 1... que vous aviez pas
l'air au courant I... — s'écria Chiffon en riant —
Henri IV est pour quelque chose là dedans...
parce que c'est à cause de la célébrité de la belle
Corysande qu'on a été flatté de l'avoir pour
marraine... et qu'on a établi la tradition... et
elle est célèbre... la belle Corj^ande... parce que
Henri IV, s'pas?...
— Mais oui... mais oui !... — interrompit
vivement madame de Barfleur, qui craignait
toujours de voir l'ignorance de son fils se mon-
trer au grand jour.
Très ignorante elle-même, elle se rendait assez
exactement compte du danger, et possédait à un
haut degré ce tact silencieux qu'ont habituelle-
ment les femmes en pareil cas.
Le duc d'Aubières regarda les autres por-
traits, et demanda, montrant un général de
l'Empire :
— Qui est celui-ci?...
— Ça, — répondit Deux liards de heurte, toisant
avec indifférence l'ancêtre, un bex^xs^fc Xrwg^^
252 LE MARIAGE DE CHIFFON
appuyé sur son sabre, dans la pose du général
Foumier-Sarlovèze de Gros — ça, c'est mon
grand-père...
— Oh 1... — fit Chiffon, saisie — ben, il ne
vous ressemble guère !...
Et, continuant à examiner le général de Bar-
fleur avec im bienveillant respect, elle ajouta :
— C'est pas étonnant que ces êtres-là aient
fait des grandes choses !...
^ — Il est seulement malheureux... — déclara
sentencieusement Deux liards de heurte — que
ces grandes choses aient été faites pour la gloire
de Bonaparte...
— Pour la gloire de la France... vous voulez
dire?... — rectifia Chiffon.
— Non ! — reprit le petit Barfleur, heureux
de tenir enfin un sujet de conversation — ça
n'a servi qu'à Bonaparte... et Bonaparte ne
sera jamais, aux yeux du monde, qu'un usur-
pateiu"... un ennemi de la France...
— Aux yeux des gens du monde... vous voulez
dire? — cria Chiffon, dont les petites oreilles
rougissaient violemment — im ennemi de la
France?... TEmpereiu- !... et ce sont les retours
de Coblentz qui ont osé l'appeler comme çal...
LE MARIAGE DE CHIFFON 253
ceux qui se réjouissaient de la voir envahie, la
France !... et pour arriver à un chic résultat !...
Louis XVin I...
Le petit Barfleur déclara avec onction :
— Louis XVIII fut un grand roi !...
— Un grand roi !... — fit Coryse suffoquée —
un grand roi?... cette baudruche !... au fait, ça vous
est bien égal, s'pas?... vous vous en souciez
comme d'une guigne, au fond, de Louis XVIII ?...
vous défendez le roi comme vous allez à la
messe... c'est affaire de chic, et comme vous trouvez
que c'est pas chic d'être impérialiste... vu que
les impérialistes c'est tous des pannes et des
crânes... alors...
— Merci pour les impérialistes... mademoi-
selle Coryse !... — fit le duc d'Aubières, qui s'in-
clina en riant.
Madame de Bray s'élança vers Chiffon et,
menaçante, elle lui dit tout bas :
— Tais-toi 1... tu es absolument ridicule 1..,
La petite répondit avec sincérité :
— Ça ne m'étonne pas !... mais pourquoi
s'amuse-t-on à me chiner mon Empereur?...
et puis... c'est toi qui m'as dit de parler... de
dire n'importe quoi... mais de parler...
254 LE MARIAGE DE CHIFFON
Très inquiète de voir son rejeton s'embar-
quer dans une autre conversation, madansie de
Barfleur proposa, s'asseyant au piano :
— Il y a trois danseuses... si la jeunesse faisait
un tour de valse?...
D'un même élan, le beau Trêne, M. de Bemay
et le comte de Liron se précipitèrent vers Chiffon.
Mais le petit Barfleiu", plus rapproché qu'eux,
se saisit rapidement de la jeime fille.
En se sentant prendre ainsi par la taille, Coryse
cambra son corps souple et dit« se raidissant en
arrière :
— Non... je...
Elle allait dire : « je danse avec M. d'Aubières >,
et faire signe au duc de venir à son secours, mais
elle réfléchit que ça ne servirait à rien. Si vagues
que fussent ses notions de la politesse, elle com-
prenait qu'il lui faudrait toujours danser, au
moins ime fois, avec le maître de la maison.
Et, comme Deux liards de beurre s'était arrêté,
interdit :
— Non... rien... allons-y I..,
Si le descendant des Barfleur parlait mal, il
valsait à merveille, et Chiffon éprouva un vrai
plaisir à se sentir enlevée à travers l'ipomense
LE MARIAGE DE CHIFFON 255
salon. Tout de suite, son danseur la fit passer
dans la galerie mal éclairée et où, disait-il, il y
avait plus de place.
— Mais... les autres?... — fit Chiffon, re-
gardant si Geneviève de Lussy et madame de
Liron les suivaient.
Le vicomte s'arrêta, se penchant à la porte
pour appeler les valseurs.
— Ils viennent I... — dit-il.
Et, enlaçant Coryse, il repartit de nouveau.
Mais ils restèrent seuls dans la grande pièce
nue. Madame de Liron n'aimait à valser que
pour les spectateurs, et madame de Lussy, qui
connaissait sa fille, ne lui permettait pas de
s'éloigner de son œil maternel.
— On la trouve bien jolie... madame de
Liron, n'est-ce pas?... — demanda tout à coup
Chiffon.
Depuis le matin, l'image de la jeune femme
la hantait, et elle ne pouvait s'empêcher de parler
d'eUe.
Le petit Barfleur répondit distraitement :
— C'est surtout votre oncle de Bray qui la
trouve jolie !...
— Ah !... — fit gravement Coryse.
256 LE MARIAGE DE CHIFFON
— Mais vous, mademoiselle... comment la trou-
vez-vous ?... /
— Trop rondouillarde... et vous ?...
— Moi 1... — répondit Deux liards de beurre,
serrant un peu plus Coryse contre son épaule
— moi... je ne la r^arde pas... je ne vois que
vous !... c'est vous qui êtes jolie !... si jolie !...
Très bas, il ajouta :
— C'est vous que j'aime !...
Chiffon n'avait pas entendu. Toute au plaisir
de valser avec im bon valseur, elle s'abandon-
nait, franchement appuyée au bras du petit
Banaeiu-.
Enhardi par cet abandon, il se pencha vers
elle, et murmura d'un accent qu'il s'efforçait de
rendre passionné :
— Je t'aime ! ! !...
Il lui parlait de si près, qu'à son souffle elle
sentit voler ses cheveux. Stupéfaite, elle s'arrêta
court ; et, reculant brusquement, elle s'écria, l'air
ahuri et indigné :
— Ben ! c'est raide !...
xm
— Voulez- vous... — cria la marquise, se pré-
dpitant dans la bibliothèque où fumaient M. de
Bray et Marc — voulez-vous dire à Corysande
qu'il faut qu'elle vienne aux courses?... la voilà
qui déclare qu'elle ne veut pas y aller 1...
— Mais — dit Chiffon, qui entrait derrière sa
mère — je ne vois pas du tout pourquoi il faut
que j'aille aux courses, moi ?... on ne m'y a jamais
conduite les autres années...
— Non... mads les autres années... tu étais
«ncore une enfant...
Le marquis se décida à parler :
— Va donc, mon Chiffon !... toi qui aimes les
chevaux...
— C'est justement parce que j'aime les che-
vaux que je n'aime pas les courses... ça ne m'a-
aause pas d'en voir im qui gigote avec ime patte
cassée... comme à Auteuil... il y a deux ans... le
jour où tu m'y as emmenée..,
9
258 LE MARIAGE DE CHIFFON
— Mais il n'arrive pas fatalement un accident
comme celui-là...
— Celui-là ou un autre... ça m'est égal !...
et puis, d'abord... c'est pas seulement pour ça
que je ne veux pas aller aux courses...
— On ne doit pas dire : « Je ne veux pas »,
fit observer M. de Bray.
Docilenlent, Chiffon rectifia :
— Que je voudrais ne pas aller aux courses...
— Ah!... et pom-quoi est-ce?...
— Parce que ça m'embête d'être toujours au
milieu d'un tas de gens !... moi qui n'aime qu'à
être seule et tranquille... avec mes animaux...
Elle regarda affectueusement son beau-père et
son oncle, et acheva :
— Ou avec vous deux... c'est vrai !... ce matin,
la messe !... tout à l'hemre, les courses !... et ce
soir, le bal !... c'est beaucoup pom* un jour, tout
ça !...
Madame de Bray s'écria, en levant les yeux
au ciel :
— La messe !... elle met la messe dans le même
sac que le reste !...
Chiffon se hérissa :
— Oui, certainement !... quand c'est la messe
LE MARIAGE DE CHIFFON ^9
comme ce matin... voits n'avez pas vooln me
laisser aller à Saint-Marcien... sous prétexte qu'on
avait besoin de Jean pour aider à la maison...
à cause de ce soir...
— Eh bien ?...
— Eh bien, vous m'avez enmienée chez les
Jésuites avec vous... et la messe chez eux, c'est
pas la messe I... c'est des « cinq heures... » qui
sont le matin I... on se dit bonjour... on s'attend
dans le jardin à la sortie... aujourd'hui, vous
avez parlé à plus de cinquante personnes !...
— Mais toi aussi, tu leur as parlé... je ne vois
pas de quoi tu te plains?...
— Mais c'est justement de ça que je me plains I...
sapristi I...
— Je ne comprends pas l'ennui qu'il peut y
avoir à rencontrer des gens de la société que...
^- Ça dépend des goûts 1... moi, ça m'horri-
pile I... et quand je l'aurai vue ce matin à la
messe et ce soir au bal... j'en aurai ma claque,
de « la société » !... sans compter que si on me
force à aller aux courses... quand je me serai en-
nuyée toute la journée comme ça en plein air...
je m'endormirai au miUeu du salon ce soir...
— Cette petite est indécrottable 1... — fit la
I
26o LE MARIAGE DE CHIFFON
marquise découragée — il faut renoncer à ee
rien obtenir I...
Et elle sortit avec fracas.
— Ouf !... — dit Chiffon qui vint s'allonge*
sur le divan comme im grand chien — ça y es::
tout de même !...
— Je ne comprends pas... — commença M. ds
Bray — pourquoi tu ne veux pas aller avec ta
mère aux courses... tu...
— Comment, tu ne comprends pas ?... Ben.
vas-y donc un peu, toi, pour voir... aux courses ?..,
— Moi, c'est différent I... j'ai un rhume af
freux... je viens de me lever... et c'est à pein-
si je serai présentable tantôt...
— Et moi... je suis encore abrutie de mon
dîner d'hier !...
L'oncle Marc demanda :
— Eh bien, au fait?... de quelle façon s'est-îl
passé... ton dîner d'hier?...
— De la façon embêtante !... et encore, heureT^
sèment, M. d'Aubières était là... car, sans ça...
— Ah !... — fit le marquis — Aubières est d*
retour ?...
— Oui... — répondit l'oncle Marc — et il esî
venu ce matin pendant que tu étais sorti... i!
LE MARIAGE DE CHIFFON 261
-oulaît te voir... et s'excuser de n'être pas rentré
?'autre soir pour vous dire adieu à ta femme et
i toi... après sa promenade dans le jardin avec
Chiffon... c'est qu'il n'était pas en train... le
<aalheureux I..,
Et il ajouta en riant :
— Car sais-tu ce que lui avait dit Chiffon
*u cours de cette promenade?... ne cherche
ç^, va !... tu ne trouverais jamais I... elle lui
s. dit bien gentiment ; « J'aime mieux que vous
sachiez pourquoi je ne veux pas vous épouser...
£h bien... je ne veux pas... parce que je suis sûre
que, si je vous épousads, je vous tromperais... »
^— Oh l — fit M. de Bray qui se mit à rire
nussi.
Coryse haussa les épaules.
— Alors, c'est drôle, ça !... il valait mieux
loi laisser croire un tas de choses... s'pas?...
— Dame !... — dit l'oncle Marc — je ne vois
pas trop ce qu'il aurait pu croire de pire...
Elle demanda, inquiète :
— Est-ce qu'il m'en veut?...
■ — Lui I... Ah 1 grand Dieu I le pauvre gar-
don !... il n'y songe même pas !...
— A la bonne heure I.«. je me disais aussi :
262 LE MARIAGE DE CHIFFON
« C'est pas possible qu'U m'en veuille !... il a
été trop gentil pendant le dîner... » car j'ai eu
la veine d'être à côté de lui !...
— Alors... tout s'est bien passé?...
— Mais... ma mère ne vous a pas dit...
— Je n'ai vu ta mère qu'au déjeuner... tu
étais là... tu sais qu'on n'a pas parlé d'hier...
— Eh bien... j'ai un peu galïé tout de même !...
d'abord à propos de Henri IV...
— A propos de Henri IV ?... — questionna
M. de Bray étonné.
— Oui... parce que... quand on regardait son
portrait... j'ai dit qu'il avait pas une bobine de
protestant... alors, vous comprenez... à cause des
Liron... ça n'a pas fait très bon effet...
— Enfin !.., — dit l'oncle Marc — si tu n'as
fait que ça !...
— Si !... j'ai encore fait autre chose... mais
c'est la faute de ma mère... elle m'a appelée
pour me dire de parler... de parler, même si j'avais
rien à dire... alors... aussitôt que j'ai trouvé
quelque chose... vous pensez si j'ai sauté dessus...
— Voyons la deuxième gaffe?... — demanda
l'oncle Marc très intéressé.
— C'est pas précisément une gaffe... mais
LE MARIAGE DE CHIFFON 263
je me suis mise en colère... et j'ai dit des choses
que j'aurais pas dû dire... ça est venu à propos de
Napoléon...
— Oh !... — fit M. de Bray effaré — si on
a at^'aqué Napoléon...
— Oui... tu sais bien que c'est ça qui me fait
le plus grimper...
— Tu n'as pas été convenable?...
— Si... c'est-à-dire... si on veut...
Et elle déclara, après un silence :
— Dans tous les cas... je l'ai toujours été plus
que le maître de la maison... convenable I...
— Comment ?... — demanda le marquis, étonné
— mais M. de Barfleur est la correction même...
— Pas avec moi... toujours !...
— Qu'est-ce qu'il t'a fait?...
Devenue toute rouge au souvenir de la veille,
Chilïon répondit, hérissée encore :
— Il m'a tutoyée I... si tu trouves ça con-
venable?...
— Tutoyée?... — fit Marc, mécontent —
comment ça... tutoyée?...
— Dame !... comme on tutoie !... c'est arrivé
en valsant... il m'a emmenée dans la galerie...
sous prétexte qu'il y avait plus de place... là.
264 LE MARIAGE DE CHIFFON
qu'est-ce qu'il y a donc eu?... ah! oui I... îl a
commencé à me dire que madame de Liron étab
rondouillarde... c'est-à-dire... non... je confonds. .
c'est moi qui ai dit ça... lui, il me répétait qui
j*étais jolie... qu'il n'y avait que moi de jolie..
Comme elle s'arrêtait, l'oncle Marc questionnât
inquiet :
— Et puis?...
— Et puis... tout à coup... pan !... il s'es?
penché... et il m'a dit...
Imitant la voix concentrée et « de circons-
tance » qu'avait prise à cet instant le petit Bai
fleiu", elle murmura :
— Je t'aime 1 1 !...
L'intonation était si drôle que, malgré sob
mécontentement, l'oncle Marc se mit à rire.
Coryse agacée demanda, se tournant vert
lui et vers son beau-père :
— Vous trouvez ça bien... vous?...
Toujours concluant, M. de Bray qui voulait
arranger les choses, répondit d'une voix douce
— Les Anglais tutoient Dieu I...
Chiffon répliqua déUbérément :
— Parce que c'est des mufles !...
— Allons, bon I... — fit le marquis, contrari*
LE MARIAGE DE CHIFFON 265
4u peu de succès de son objection — tu as vrai-
dent une façon de parler...
— Il faut me pardonner... ça m'est instinctif...
Et après un instant de réflexion, elle demanda :
— Est-ce que ça va durer encore longtemps,
»:ette plaisanterie-là?...
— Quelle plaisanterie?...
— Ben... le petit Barfleur?... c'est pas que
-t le fasse à la pose... non !... mais enfin... je
ae suis pas flattée qu'on croie que je peux épouser
Deux liards de beurre/...
Le marquis murmura timidement :
— Il est gentil !...
— Gentil... — dit la petite fâchée — gen-
til?... mais, c'est un grotesque!... et l'air mal
portant I... et habillé ridiculement !... et par-
rumé !... oui, il se parfume... et à l'héliotrope
Diane, encore I... c'est complet 1...
— Mon Dieu I... il est des circonstances où
.an homme peut se parfumer légèrement sians
tjue...
— Non !... — cria Chiffon qui se montait
peu à peu — un homme n'a le droit de sentir
que le tabac 1...
Et, s'adressant à l'oncle Marc :
266 LE MARIAGE DE CHIFFON
— Ça te fait rire!... tu trouves ça drôle?...
d'abord, toi... tu deviens méchant comme tout
pour moi... oui, méchant !... il y a déjà long-
temps que ça a conmiencé... mais depuis quelques
jours ça augmente... Tiens !... c'est depuis le soir
où cet affreux petit Barfleur a dîné à la maison...
Comme le vicomte voulait protester, elle reprit
très énervée :
— Oh ! je ne dis pas que tu n'es pas bon pour
moi !... pour ce qui est, par exemple, des cadeaux...
tu m'as donné une robe... une très belle... c'est
même elle que je mettrai ce soir... parce qu'elle
est bien plus chic que celle de papa... oui... tu
me donnes des choses... mais pour ce qui est de
m'aimer... c'est plus ça !... •
— Mais si...
— Mais non !... et d'abord... si tu m'aimais
bien... est-ce que tu voudrais me voir épouser
un singe comme le petit Barfleur... voyons?...
— Mais je ne dis rien pour te...
— Tu ne dis rien pour... mais tu ne dis rien
contre, non plus?... et je n'en veux pas, du
singe !... ni de lui ni d'im autre, d'ailleurs !...
Elle marcha sur l'oncle Marc, et continua
amèrement :
LE MARIAGE DE CHIFFON 267
— C'est ta faute, d'abord... si on me tour-
mente... si on veut m'épouser... oui !... c'est la
faute de ton sale argent !... sans lui... on me
laisserait bien tranquille dans mon coin... comme
avant...
Et cachant son visage dans ses mains, elle
se mit à sangloter éperdument.
— Laisse-la !... — dit Marc à M. de Bray,
qui s'approchait de la petite et voulait lui par-
ler — elle a mal aux nerfs... allons-nous-en... et
laissons-la pleurer... ça lui fera du bien...
Au moment de sortir de la bibliothèque, le
marquis se retourna et regardant Chiffon qui
pleurait toujours, il murmura :
— Elle n'avait jamais eu de nerfs, cette en-
fant-là !... ça n'est pas naturel, tout ça !... elle
aimerait quelqu'un que je n'en serais pas sur-
pris?...
— Tu es fou !... — s'écria Marc avec une sorte
d'effarement — qui pourrait-elle aimer?...
Et, anxieux :
— Ce n'est pas Trêne, au moins?... ce bellâtre
qui battra sa fenune et jouera sa dot... ni Ber-
nay?... elle exècre les cafards... ni Liron?... un
imbécile I...
268 LE MARIAGE DE CHIFFON
Comme son frère ne disait rien, il lui cria vio^
lemment :
— Alors?... qui?... qui?... qui?...
Sans s'émouvoir, M. de Bray répondit :
— Mais... comment veux-tu que je le sache?..
XIV
- Où donc est passé l'oncle Marc ?... — demanda
Chiffon en entrant le soir dans le salon quel-
ques minutes avant l'arrivée des invités — je
l'ai cherché partout... il n'est nulle part...
— Tu sais bien qu'il se terre, ce soir... — dit
îe marquis — qu'est-ce que tu lui veux?...
— Je veux lui montrer; ma robe... il ne m'a
vue dedans que le jour... et dame !... le soir...
|e suis si tellement mieux !...
— Tu la lui montreras ime autre fois... il est
grincheux ce soir...
Et il ajouta en riant :
— Il paraît que tout le monde a ses nerfs,
aujourd'hui?...
— Oui... — dit Coryse — à dîner, j'ai bien
vu qu'il était tout chose... qu'est-ce qu'il a... que
tu crois?...
— Il a un mauvais caractère... — déclara la
snarquise.
270 LE MARIAGE DE CHIFFON
— Oh !... — protesta Chiûon avec vivacité —
ça, jamais !...
Puis, revenant à son idée :
— Je vais encore le chercher ?...
— Mais non 1... — fit madame de Bray, avec
humeur — reste ici... on va commencer à arri-
ver...
La gaie frimousse de la petite s'assombrit :
— Ah ! mon Dieu !... c'est vrai !... il est dix
heures !... qui est-ce qui va arriver les premiers ?...
j'parie que c'est les plus embêtants de tous !...
Patatras !... quand je le disais !... c'est les Bassi-
gny !...
C'était en effet madame de Bassigny, très
serrée dans une éclatante robe argentée; suivie
du colonel, sanglé aussi dans un uniforme un
peu étroit, qui remontait barrant le dos d'im
grand pU à la hauteur des épaules. Madame de
Bassigny sembla vexée d'arriver la première.
Elle ne trouvait pas ça chic, et rejeta cette faute
d'élégance sur le colonel.
Puis, d'un ton pointu, elle demanda à Cory»
« si sa discussion poHtiquc de la veille ne l'avait
pas empêchée de dormir?... » La petite répondit
« qu'elle avait un si excellent sommeil qu'elle
LE MARIAGE DE CHIFFON 271
dormait toujours, même après les plus embê-
tantes soirées »... et les arrivants interrompirent
la conversation qui tournait à l'aigre.
Le petit Barfleur entra, collé aux jupes de
sa mère et visiblement inquiet des suites de
sa déclaration. Il s'avouait que vraiment il l'avait
« fait un peu trop à la passion », et n'était pas
resté dans la note.
L'accueil indifférent de Chiffon, qui semblait
ne se souvenir de rien, le rassura tout à fait et
il reprit vite son bel aplomb ; allant, venant, ca-
quetant à tort et à travers, et remplissant les
salons de sa papillonnante et minuscule personne.
L'entrée du comte d'Axen lui fit l'effet d'une
douche. Il commença par l'examiner avec un
grand respect, ému en quelque sorte par la pré-
sence d'un prince « pour de bon » ; mais bientôt,
il oublia le prince et ne vit plus que « le rival ».
La venue de ce petit bonhomme, plus jeune
et guère» plus i)eau que lui, diminuait consi-
dérablement son prestige.
Quand l'orchestre préluda. Deux liards de
beurre voulut s'élancer vers Coryse, mais il arriva
devant elle à l'instant même où elle filait, en-
traînée par le comte d'Axen. Il constata avec
272 LE MARIAGE DE CHIFFON
découragement que le prince valsait à trois temps»
merveilleusement, comme seuls les gens de soû
pays savent valser.
Et non seulement il aurait ce soir le succès
de situation, de curiosité, d'étiquette, auque!
il avait droit, mais encore il aurait un succès
d'honmie également mérité. De cela, le petit
Barfleur ne se consolait point.
Il courut à madame de Liron qui arrivait.
suivie de son mari et de son beau-frère, — dé-
licieuse et éclatante dans la robe rose entrevus
chez la couturière, — et lui demanda « cett-
valse »...
Mais la petite de Liron désirait avant tout
se faire voir au comte d'Axen « dans son bon
jour », et elle savait que les petits hommes ne
font pas valoir les femmes qui dansent avec
eux. Elle répondit, im peu agacée de cet en?-
pressement intempestif :
— Mais... tout à l'heure !... J'arrive... laisseî-
moi respirer !...
Puis, s'adressant au marquis :
— Alors... c'est sérieux?... votre ours de frèrs
n'est pas là?...
— Tout ce qu'il y a de plus sérieux !...
LE MARIAGE DE CHIFFON 273
— Et il ne paraîtra pas?...
— Et il ne parsdtra pas...
Elle leva les yeux au plafond :
— Il est là-haut ?... au-dessus de ce vacarme ?...
— Mais oui...
— Qu'est-ce que ça lui fait... où il est?... — se
demanda Coryse, qui regardait la jeime femme
toute fraîche sous son auréole de diamants.
Rien dans cette rondelette poupée, aux yeux
poUssons, aux lignes im peu vulgaires, ne plaisait
à Chiffon. Mais en voyant l'enthousiasme excité
par la petite de Liron, elle se disait, avec im
effort presque douloureux pour comprendre cette
admiration qu'elle ne s'expliquait point :
— Paraît qu'elle est bien jolie !...
Le duc d'Aubières s'approcha :
— A quoi pensez-vous... mademoiselle Chif-
fon?... vous avez l'air d'im petit conspirateur?..,
Coryse rougit :
— A rien...
— Tiens !... vous avez Tair préoccupé... je
dirais sombre... si ce vilain mot tout noir pou-
vait s'appliquer à vous...
Et, conrnie la petite troublée balbutiait une in-
signifiante réponse, il demanda affectueusement \
274 LE MARIAGE DE CHIFFON
— Est-ce que vous avez du chagrin ?... est-ce
que quelque chose ne va pas comme vous voulez ?...
-Mais nonl... je n'ai pas de chagrin... ni
rien... — dit vivement Chiffon.
Et, voulant faire cesser cet interrogatoire qui,
sans qu'elle sût pourquoi, l'embarrassait, elle
interrogea à son tour :
— L'élection de l'oncle Marc est sûre... s'pas ?...
— Je le crois !... mais il ne me paraît pas s'en
soucier beaucoup... de son élection !... je l'ai
vu ce matin... et il ne m'en a pas dit trois mots...
il a l'air d'oublier que c'est dimanche prochain...
lui aussi... il a l'air préoccupé I...
— Ah !... — fit la petite, inquiète.
Et tout de suite elle pensa :
— '■ C'est peut-être à cause de madame de
Liron... qu'il est préoccupé?...
Le colonel remarqua le regard vague de Cor3^se
et la petite moue serrée de ses lèvres :
— Vous voilà encore partie bien loin d'id...
mademoiselle Chiffon?... bien loin... dans le pays
bleu...
Elle répondit, sans bien savoir qu'elle par-
lait :
— Pas si bleu que ça !...
LE MARIAGE DE CHIFFON 275
Peu à peu, ils s'étaient rapprochés des grandes
baies ouvertes sur le jardin. La nuit était ora-
geuse, une chaleur de plomb les enveloppait.
— On étouffe, là dedans !... — fit Chiffon, en
secouant ses cheveux lourds.
Et elle sortit, suivie de M. d'Aubières.
— Tiens !... — s'écria le duc, le nez en Tair
— le voilà... cet animal de Marc !... il va et vient
paisiblement dans sa chambre... sans se douter
que nous le voyons d'en bas?...
Chiffon regarda, et vit la haute silhouette
de l'onde Marc qui se détachait très sombre
dans le cadre lumineux de la fenêtre.
— Tiens ! oui !... le voilà !...
Madame de Liron arrivait dans le jardin au
bras de M. de Bray. Elle aussi aperçut le vicomte.
Elle s'écria gaiement :
— Une bonne farce... ce serait de monter
lui dire bonsoir, à votre frère !... qu'est-ce que
vous en dites?...
— Mais... — répondit le marquis, embarrassé
— je ne sais pas trop...
— Si !... faisons ça... voulez-vous ?... ça sera
très drôle !... montons chez lui en farandole?...
Et, s'adressant au colonel :
276 LE MARIAGE DE CHIFFON
— En êtes-vous... monsieur d'Aubières?...
— Non, madame... je craindrais que mon ami
Marc ne me mît à la porte?...
— Mais moi?... — demanda la jeune femme
en souriant — est-ce qu'il me mettrait à la porte
aussi ?...
Sans attendre la réponse, elle se tourna vers
M. de Bray :
— Si je montais... dites?... tout doucement...
par l'escalier de la bibliothèque... ce serait ime
bonne farce... hein?...
— Excellente !... — murmura Chiffon, d'un ton
infiniment impertinent.
— Conduisez-moi... monsieur de Bray... voulez-
vous ?...
— Madame, moi... il faut que je m'occupe
ici d'un tas de choses... — expliqua le marquis,
très embarrassé du rôle que la jeune femme voulait
lui faire jouer — mais... Aubières que voici va
vous conduire...
— Jusqu'à l'escalier... — dit en souriant le
duc, qui arrondit son bras.
Coryse restait seule.
Le beau Trêne, tout svelte dans son uniforme
de hussard, descendit le perron :
LE MARIAGE DE CHIFFON 277
— Enfin je puis vous saluer... mademoiselle !...
Chiffon, qui se précipitait pour suivre M. d'Au-
bières et madame de Liron, s'arrêta, mécontente
d'être gênée dans son mouvement.
— Mais... vous m'avez saluée déjà !... — fit-
elle sèchement.
Elle avait parlé un peu haut. La silhouette
un instant disparue de Toncle Marc vint au bal-
con et y demeura inmiobile.
— Je vous ai saluée en entrant... mais je n'ai
pas pu vous complimenter sur votre jolie toi-
lette...
Coryse ne répondant rien, il reprit, d'un ton
plein de mystère et de sous-entendus bêtas :
— Après ça... est-ce bien la toilette qui est
jolie?... je ne voudrais pas vous faire un banal
compliment... mademoiselle... en vous répétant
ce qu'on a dû vous dire cent fois depuis hier
au soir... mais vous êtes...
— Charmante !... — interrompit Chiffon en
riant — oui... c'est convenu, ça !...
Et, pressée de filer, elle ajouta brusquement :
— ... et si c'est tout ce que vous avez à me
dire...
Interloqué, M. de Trêne répondit ;
278 LE MARIAGE DE CHIFFON
— Mais... je voudrais aussi vous supplier de
m'accorder une valse?...
— Laquelle?...
— Celle que vous daignerez me donner?...
la première... si vous le voulez bien?...
— La première est au comte d'Axen...
— Encore !...
— Comment, « encore » ?... — fit Coryse, agacée
— vous allez compter combien de fois je danse
avec celui-ci ou celui-là?...
Elle s'arrêta court. Il lui semblait que l'onde
Marc se penchait au-dessus d'eux les écoutant.
Mais elle n'osa pas, en regardant en l'air, indiquer
sa présence.
Le beau Trêne reprit :
— La seconde valse... alors ?...
— Elle est à M. d'Aubières... voulez-vous la
quatrième... à partir de maintenant ?...
Le comte d'Axen arrivait, courant presque :
— C'est ma valse... mademoiselle Chiffon !...
A la fenêtre, la grande ombre de l'oncle Marc
s'agita inquiète, et Coryse pensa :
— Je parie que dans ce moment-ci... il a son
sourcil fâché?...
— Mademoiselle... — demanda M. de Trêne —
LE MARIAGE DE CHIFFON 279
je voudrais avoir l'honneur d'être présenté à
monseigneur le comte d'Axen?...
Chiffon, quittant à regret des yeux la fenêtre,
se tourna vers le prince :
— Permettez-vous... monseigneur ?... f
Et conmie il s'inclinait, elle bafouilla très
vite :
— Monsieur de Trêne...
— Je suis ravi de vous connaître... monsieur,
— dit le comte d'Axen, en tendant la main à
l'oflâcier ; — nous allons... la semaine prochaine,
être camarades de régiment... je suis autorisé
à assister aux manœuvres... et je dois marcher
avec vous...
Puis, saisissant Chiffon par la taille :
— Voulez-vous que nous valsions sur ce beau
grand perron?... on y entend très bien la musi-
que... et dans les salons on étouffe I...
Elle se laissa faire, n'osant pas résister, mais
craignant, sans savoir pourquoi, de déplaire à
l'onde Marc, toujours immobile à son balcon.
Lorsque le prince s'arrêta, il dit a Coryse :
— Je regrette vivement de ne pas voir votre
onde ce soir...
— Il est chez lui... à cause de son deuil... —
28o LE MARIAGE DE CHIFFON
bailbutia-t-elle, en regardant furtivement du côté
de la fenêtre.
— C'est un charmant honmie... que j'aime
infiniment !... nous nous sommes beaucoup pro-
menés ensemble, ces derniers jours... à pied
et à cheval...
— Tiens !... — pensa la petite, étonnée ■ — il
ne me l'a pas dit... il ne m'a jamais parlé de lui
depuis l'autre soir...
Le comte d'Axen reprit :
— M. de Bray a la plus belle intelligence que
je connaisse.... et une âme exquise...
— N'est-ce pas, monseigneur?... — cria Chif-
fon, qui avait envie de sauter au cou du prince.
— Je serai bien content... — continua-t-il —
si les manœuvres finissent de façon à me per-
mettre de partir avec lui...
— Partir ?... — demanda la petite angoissée —
partir pour où?...
— Mais... il ne vous a pas dit...
— Si... si... — fit-elle, voulant savoir — il
m'a dit... à peu près...
— Eh bien, tout de suite après les élections,
M. de Bray va voyager pendant deux mois...
— Ah I...
LE MARIAGE DE CHIFFON .381
— n veut voir de près bien des misères...
se rendre compte de bien des choses... en un
mot... il veut et peut faire beaucoup de bien...
Votre oncle... mademoiselle Chiffon... est im
de ces rares hommes qui passent leur vie à faire
de belles actions qu'ils cachent comme si c'étaient
des crimes...
— Oui... je lui ai déjà dit ça I... — murmura
Coryse, se tenant à quatre pour ne pas pleurer.
La pensée que l'oncle Marc allait partir la
bouleversait toute. A son retour, s'il était élu,
il s'en irait à Paris où les Bray ne s'installaient
qu'au printemps... elle ne le verrait plus !... plus
du tout !...
A ce moment, le vicomte, penché sur l'ap-
pui du balcon, se retourna brusquement vers
l'intérieur de sa chambre. Évidemment, quel-
qu'un venait d'entrer chez lui.
— C'est elle I... — pensa Chiffon, dont le cœur
battit trop vite.
Et, conmie la valse finissait, elle salua le prince
et se faufila à travers les danseurs qui regagnaient
leurs places.
En arrivant dans la bibliothèque, elle grimpa
le vieil escalier de chêne qui montait directe-
282 LE MARIAGE DE CHIFFON
ment à rappartement du vicomte, décidée à
voir, à écouter, à savoir n'importe conmaent
quelque chose de précis. Mais, tout à coup, elle
s'arrêta découragée.
— Non !... — fit-elle — ça serait vilain I...
et puis... je sais tout ce que je peux savoir !...
Un froufrou de tulle et de soie l'avertit que
quelqu'un descendait au-dessus d'elle. Dégrin-
golant rapidement les marches, elle se blottit
derrière l'escalier.
Toute pimpante, madame de Liron passa à
côté d'elle et rentra dans le grand salon en criant,
pour bien indiquer qu'elle ne cachait pas sa
visite :
— Ah!... mais-!... c'est qu'il n'était pas con-
tent, figurez-vous !... c'est tout juste s'il ne s'est
pas fâché I...
— Elle ment !... — pensa Chiffon — il était
ravi... elle dit ça pour pas que ça ait l'air...
Et, montant à son tour chez le vicomte, elle
ouvrit la porte sans frapper.
Assis devant son bureau, la tête appuyée sur
son bras replié, l'oncle Marc ne l'entendit pas
entrer. D'une voix blanche, très émue, elle de-
jnandsL rageusement :
LE MARIAGE DE CHIFFON 283
— Qu'est-ce qu'elle t'a fait ?...
A la voix de sa nièce, il se leva mécontent.
— Qu'est-ce que tu viens faire ici... toi?...
Lorsqu'elle vit le' pauvre visage bouleversé,
qui se tournait menaçant vers elle. Chiffon ne
sentit plus qu'une immense tendresse pour l'oncle
qu'elle aimait tant 1 Elle oublia tout, répétant,
surprise et troublée profondément :
— Tu pleures?... pourquoi pleures-tu?... mon
Dieu I...
Et, timidement :
— A cause d'elle... s'pas?...
Le vicomte éclata :
— Je ne sais pas qui tu appelles « die 1 !...
mais je te prie de retourner à tes danses et à
tes flirts !... va écouter les compliments de cette
brute de Trêne... et valser dans le jardin avec
le comte d'Axen, puisque ça t'amuse... mais
laisse-moi tranquille chez moi !..•
Elle murmura :
— Tranquille ?... à pleurer ?...
— A pleurer si ça m'amuse I...
Chiffon apercevait dans le cabinet de toilette
deux grandes malles ouvertes. Affolée, elle de-
manda :
284 LE MARIAGE DE CHIFFON
— Tu pars donc plus tôt ?...
— Plus tôt que quoi ?... et d'abord... comment
sais-tu que je pars?...
— C'est le comte d'Axen qui...
Il ricana :
— Ah !... vous parlez de moi quand vous êtes
ensemble?...
— Oui !... il m'a dit que tu vas voyager...
faire du bien...
Et conmie il ne répondait pas, elle demanda,
d'une voix tremblée, qui disait toutes ses épou-
vantes :
— Et moi?... qu'est-ce que je vais devenir?...
Sans la regarder, il répondit d'un ton cou-
pant :
— Dame !... tu ne penses pas que je peux
t'emmener, n'est-ce pas?... ni rester ici pour te
servir de bonne ?...
— Oh !„. — fit douloureusement Chiffon, dont
les yeux de pervenche se voilèrent de larmes —
conmie tu me parles... oncle Marc !... comime
tu me parles vilainement I...
— Pourquoi viens-tu me tourmenter comme
ça?...
Elle resta un moment sans répondre; im-
LE MARIAGE DE CHIFFON 285
mobile au milieu de la chambre, toute rose dans
la robe neigeuse qui coulait droite le long de ses
hanches, dessinant la ligne si pure de son petit
corps jeune et vigoureux. La nappe de cheveux
blonds qui flottait autour d'elle, envolée au
courant d'air de la fenêtre, lui donnait l'aspect
d'une petite fée, d'un petit être bizarre et irréeL
Et, malgré lui, Marc, qui avait relevé la tête, la
regardait avec une expression d'immense tendresse
au fond de ses yeux rougis.
Trop myope pour voir ce regard. Chiffon de-
manda, après avoir longuement réfléchi :
— Alors, comme ça... d'après ce que m'a dit
le prince... tu t'en vas d'ici pour faire des belles
actions?...
Il haussa les épaules. La petite reprit :
— Ben, moi... je pourrais t'en indiquer une
à faire... et pas loin... de belle action?...
Et, comme il ne répondait pas, elle murmura
dans un faible souffle :
— Ça serait de m'épouser?...
Devenu très pâle, le vicomte marcha vers
elle :
— Qu'est-ce que tu as dit ?...
— Tu as très bien entendu...
286 LE MARIAGE DE CHIFFON
Il répliqua d'une voix rauque :
— Tu as la plaisanterie féroce... et pas drôle 1...
— La plaisanterie !... — s'écria Chiffon effarée
— ah Dieu !... mais je t'aime plus que tout l...^et
il y a des instants où il me semble que tu m'aimes
aussi plus que le reste... alors, je te dis : « Épouse-
moi ! I
— Chiffon 1... — fit doucement l'oncle Marc,
qui attira la petite dans ses bras — mon Chiffon !...
Oh ! oui, je t'aime, va I... je t'aime 1... je t'aime !...
je t'aime I...
— Alors... tu veux bien?...
Il la couvrait de baisers sans parler. Elle soupira,
toute frissonnante :
— Oh 1 que c'est bon... d'être embrassée par
toi I...
Puis, éclatant de rire :
— Crois-tu qu'ils vont faire un nez... en bas...
quand ils sauront ça?...
L'oncle Marc regardait Chiffon, hésitant encore
à la croire à lui. Penché sur son visage, il mur-
mura dans un baiser :
— Ah I petit Chiffon !... si tu savais com-
bien j'ai été malheureux 1... et désespéré I... et
Jaloux l
»•••
LE MARIAGE DE CHIFFON 287
— Jaloux?... oh! ça!... fallait pas!...
Et se serrant éperdument contre lui, elle bal-
butia, câline et tendre :
— ... car ça m'étonnerait rudement si je te
trompais jamais... toi !...
FIN
IMPRIMBRIB NBLSON, EDIMBOURG, ECOSSE
PRINTBD IN GRBAT BRITAIN
fN^lson
Calmann-Lévy
Éditeurs
Éditeurs
iSÇy ruâ Scunt'/euçues
j, rue Auber
Taris
Taris
Stanford University libraries
Stanford, Calif omia