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Full text of "Le marriage de Chiffon"

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Le matnage ae onmmi 

■nûiilimi 

3 

•S? 




I 



Miss Violette Costabel 




STANFORD UNIVERSITÏ LIBRABIES 



I 



^^^^^^ Ct^t^uL^ 



/ 



'FHtNCn 



Le Mariage 
de Chiffon 



1 



Le Mariage 
de Chiffon 



Tar 



Gyp, 




Saison 

Editeurs 
t8ç, rue Saint-Jacques 

Taris 



Calmann-Lévy 

Éditeurs 
j, rue Auber 

Taris 







GYP 
(COMTESSE DE MARTEL DE JANVILLE) 

née m i8^a 



Première édition du « Mariage 
de Chiffon ^ ; iSç4 



■\ 



MADAME MAURICE 'BARRÉS, 

AFFECTUEUX SOUVENIR DE 

GYP 

Tuin tSç^ 



LE MARIAGE DE CHIFFON 



-H- 



— Tr?EMME d'ofiftcier !... en voilà un métier !... 

A j'aimerais 'âuêànt être pion dans un 
lycée !... 

La marquise de Bray haussa les épaules : 

— Quaiid tu sauras de quel ofl&cier il est ques- 
tion... 

— Qfuahci même ça serait M. de Trêne, qu'on 
trouve si chic, je n'en voudrais pas, ainsi... 

— Tu n'en voudrais pas?... vraiment?... tu 
n'as pôturtâht pas^lç droit d'être difficile, car... 

— «... car t(ân père n'a laissé que des dettes 
et tu n'as pas le sou... j» Ah I je la coniiais, cette 
phrase-là I... tu me l'as répétée àsàez souvent 

'pour que je ne l'oublie pas, vaL\... 

146 



8 LE MARIAGE DE CHIFFON 

— Eh bien, alors?... 

— Eh bien, j'ai beau n'avoir pas le sou..., je 
ne me marierai pas de mauvais cœur... 

— D'autant plus — dit timidement M. de 
Bray — que, sans être riche, tu as cependant 
une dot... > t >\v^^V 

— Une dot ?... — fit l'enfant etoiinée — une 
dot que toi tu me donnes, alors?... 

Ses tendres vpux d'un gris très pâle, qui riaient 

À, travers des xiîs bruns étonnamment longs et 

^ "^touffus, ' vètireiir se ^^pôser ' ^aÔectueusement sur 

son beau-père. , , 

Agacée, madame de Bray reprit dun ton 

— Inutile de lui apprendre ce qu'elle n'a pas 
besoin de àavoir... et de la rendre encore plus 
difficile... 

— Comment, difficile ?... — s'écria Coryse indi- 
gnée, — difficile en quoi?... j'ai eu seize ans il 
y a trois mois... et personne n'a encore demandé 
à m'épouser, que je sache ?... 

— Si !... quelqu'un te demande... et tu refuses 
avant même de savoir qui... 

— Parce que je ne veux pas épouser un offi- 
cier... ça, jamais !... j'en vois id, des femmes 






LE MARIAGE DE CHIFFON g 

d'oflSciers !... il n'en manque pas dans les quatre 
régiments... Eh bien, pour rien au monde, je 
ne voudrais être à leur place!... je n'ai pa$ un 
caractère à ça... je ne suis pas assez spolie... je 

' sens que si mon colonel avait une femme conune 
madame de Bassigny, par exemple... rien ne 

^^oKrrait me décider à lui faire des visites, rien !.•. 
Et se tournant vers le fond-^u salon, comme 
pour y chercher un appui, elle demanda : 

— N'est-ce pas, j'ai raison, oncle Marc?.., 
Sans laisser à l'oncle Marc le temps de ré- 
pondre, madame de Bray déclsira : 

— Ceci ne regarde pas ton oncle... veux-tu, 
oui ou non, m'écouter un instant?... 

Et, d'un ton solennel : 

— Celui xjui te fait l'honneur de te deman- 
der en mariage est, le duc d'Aubières... 

Elle s'arrêta, comptant feur l'étonnement de 
sa fille. En effet, le petit visage chiffonné de 
Cor3^e ^exprimait une extrême stupeur. Ma- 
djsgaae de Bray prit cette stupeur pour un sai- 
sissement joyeux et denjanda, l'air triomphant : 

— Eh bien, qu'est-ce que tu dis de ça?... 

— Eh bien, — répondit la petite qui se mit 
à rire, — je dis que j'en suis b33ù^.\.»,^ ^ 



10 LE MARIAGE DE CHIFFON 

Mji -Cy i^d.LK.^ ^ J{j[. !..»■(, 'jJJi'^ 

Et sans s'inquiéter dfes regards jnénaçants de 
sa mère, elle continua paisiblement : 

— Oui... il a au moins quarante ans, mon- 
sieur d'Aubières, puisqu'il est colonel... il est 
plutôt vilain... et j entends dire à chaque instant 
qu'il a très peu de fortwp... ^ , v 

La marquise toisa sa fille et, méprisante :/ 

— Ah I c'est complet !... voilà qu'elle veut 
aussi de l'atgent !... 

Coryse seaJtià sa tête trop blonde. 
, — Oh ! pas du tout I... l'argent, ça m'est 
égal !... à condition que je ne sois pas duc... 
, duchesse, je veux dire... c'est ridicule, un gros 
V titre avec une petite fortun^j^. je ne dis pas que 
si j'en avais un de naissance, j'irais, sous pré- 
texte que je ne suis pas riche, l'enterrer dans 
la cave... non 1... il m'embêterait, mon titre... 
mais enfiji, je le porterais tout de même..< puis- 
que ça ne serait pas ma fàâtè..'^ d'aïÙeurs, c'est 
pas seulement à cause du titre que je dis non... 

— C'est à cause de la caïriéfe?... 

— C'est surtout à cause du monsieur... 

— Mais tu as répété cent fois que monsieur 
d'Aubières était charmant... et que tu l'aimais 
beaucoup... 



LE MARIAGE DE CHIFFON II 

— Certainement, je l'aime beaucoup 1... mais 
pas pour régouser !... d'abofdi, je le trouve 
vieux... et puiS; s'il me fallait passer tout mon 
temps avec lui... j'ai pas idée que ça serait très 
drôle... j Jjr 

La marquise l^ça sur son mari \m regard 
chargé de r'Siicune, et répondit : 

— On ne se marie pas pour que ça soit drôle I... 

— Ben, voilà !.,. moi, justement... je ne me 
marierai que pour que ça soit conmie ça !... 

— Cette enfant est folle !... Tenez 1... j'aime 
mieux m'en' aller I... « l 

Et se levant, d'\m mouvement qu'elle croyait 
très noble et qui était très ridicule, la marquise 
sortit à grands pas du salon. 

Quand la porte se fut refermée avec fracas, 
M. de Bray dit doucement : 

— Tu as tort, ma petite Coryse, de... 
Coryse, que la brÛyaiitcS sentie de sa mère 

avait laissée très calme, blottie au fond de la 
vieille bergère de soie faï^ée où elle disparaissait 
toute, se dressa vive%îent : 

— Pourquoi m'appelles-tu Coryse?... pourquoi 
ne dis-tu pas Chiffon?... tu es donc fâché aus^U 
toi ?... 



; 



12 LE MARIAGE DE CHIFFON 

— Je ne feuis pas fâché du tout, mais... 

— Si, tu es fâché !... je le vois bien, va !... 
et d'abord, qu'est-ce que tu voulais dire quand 
je t'ai cbujpè?... 

— Mais rien... je ne sais plus... 

— Je sais, moi !... tu disais : « Tu as tort de... » 
... j'ai tort de quoi?... 

— De discuter comme tu le fais avec ta mère... 

— Comment ?... il faut que je me laisse marier 
taalgré moi... sans me défendre?... 

— Je ne dis pas ça... 

— Alors, qu'est-ce que tu dis?.., 

— Je dis que... que sans... sans... , 

— Tu vois bien !... tu bafouilles !... 

— Mais... 

— Tu bafouilles, ça ne fait pas question !... 
et je te défie bien de sortir de ton explica- 
tion... oui !... ou je ne me laisse pas faire et je 
discute... ou je ne discute pas et je me laisse 
faire... 

— Tu pourrais, à la rigueur, discuter... mais 
sur \m autre ton, et surtout dans d'autres ter- 
mes... ton langage exaspère ta mère... 

— Oui... je sais... elle sdme le style noble !... 
Tout ce qu'il y avait de tendresse et d'in- 



LE MARIAGE DE CHIFFON 13 

onté dans les yeux de renfsuit disparut, 
et elle ajouta d'une voix d^^: ^ 

— Elle est si distinguée... elle !... 

M. de Bray dit d'un air désolé : ^--^ -.^ 

— Tu me fais beaucoup, beaucoup de peine,.. 

— Mon Dieu !... et moi qui voudrais ne t'en 
faire jamais, de la peine !... je t'aime bien, va I... 

— Moi aussi, je t'aime bien... 

— Alors, pourquoi veux-tu me Renvoyer... me 
marier quan^ même?... 

— Mais je ne veux pas te... 

— Si !. . tu le veux !... et je n'ai que seize 
ans et demi !... je t'en prie !... laisse-moi trsin- 
quille !... laisse-moi vivre ici encore... 

Elle s'interrompit, et, comptant sur ses doigts : 

— ... encore cinq ans... pas même tout à fait 
cinq ans... après, je m'en irai... je te le prcfeièts... 
je te le promets... 

Les doux yeux bleus se troublaient, et des 
larmes rondes, semblables à des boules de verre, 
glissaient sans se déformer sur les jôuè fraîches 
de Coryse. vT 

Corysande d'Avesnes, qu'on appelait Coryse, 
ou plus habituellement Chiffon, était une fillette 
solide et souple, beaucoup plus bëo^ q^<& Ysssûfc 



14 LE MARIAGE DE CHIFFON 

fille, avec encore les angles et les disproportions 
de l'enfance, et la p^u^ transparente des tout 
petits, — cette peau sous laquelle courent des 
lueurs roses. — Ses mouvements harmonieux p/, 
et agiles, bien qu'un peu maladroits, qui rappe- 
laient ceux d'un grand jeune chien, irritaient sa 
mère autant presque que son langage trop peu 
correct. 

Très infatuée de sa personne, la marquise 
de Bray considérait en général tous ceux avec 
qui les nécessités sociales l'obligeaient de, vivre 
comme de pauvres êtres inférieurs et tims, aux- 
quels elle faisait le très grajid honneur de des- 
cendre jusqu'à eux. Elle avait passé sa vie à 
mépriser et à tourmen^ter, les gens simples et 
bons qui rentouraîenti Le comte d'Avesnes, 
d'abord, le père de Coryse, qui avait eu l'es- 
prit de mourir au bout de deux ans, et sans s'être 
'^gêné, d'ailleurs, pour organiser au dehors une 
existence impossible chez lui. Sa veuve, restée 
sans fortune, était allée s'installer avec sa fille 
chez un oncle et ime tante qui adoraient l'entsint 
et l'avaient élevée jusqu'au second mariage de 
sa mère. Quant à madame d'Avesnes, elle ne 
faisait chez l'oncle et la tante de Launay que 



LE MARIAGE DE CHIFFON 15 

de courtes apparitions. Elle voyageait, passant 
son temps à Paris ou chez des amis, ne pouvant 
— disait-elle — s'habituer à la vie de province. ^ 

Ce fut au cours d'une de ses visites à Pont- 
sur-Sarthe qu'elle plut à M. de Bray. Il était 
assez riche et très charmant. Elle commençait 
à mûrir et comprenait que sa beauté, toute de 
fraîcheur et d'éclat, allait disparsdtre tout à 
coup. Au lieu d'être pour le marquis ce qu'elle 
avait été pour beaucoup d'autres, elle l'amena 
très doucement et très habilement au mariage. 
Se résignant à régner à Pont-sur-Sarthe, puis- 
qu'elle ne pouvait plus briller ailleurs, elle épousa 
M. de Bray en criant bien fort qu'elle ne se re- 
mariait que par dévouement, afin d'assurer l'ave- 
nir de sa fille. 

Et alors commença pour le pauvre mari l'exis- 
tence épouvantable, faite de criailleries et de 
silences, de scènes et de raccommodements, 
qu'avait menée son prédécesseur et aussi l'oncle 
et la tanti de Launay, qui supportaient tout 
par amour pour leur petit « Chiffon », dont ils 
craignaient avant tout de se voir séparés. 

Mais c'était à sa fille que madame de Bray 
réservait les pires tracasseries. louV ^as^& \^ 



i6 LE MARIAGE DE CHIFFON 

nature de rfenfant heurtait ses idées étroites à 
certains points de vue et larges démesurément 
à d'autres. Entichée de noblesse, — et d'argent 
aussi, depuis qu'elle en avait, — aimant par- 
dessus tout le panache et la pose, elle ne par- 
donnait pas à la petite Coryse ime simplicité 
et une rondeur qu'elle ne comprenait point. 
N'ayant pas, à proprement parler, de type dé- 
terminé, la marquise s'en était créé un à beau- 
coup d'images diverses et banales. Elle avait 
appris à parler au théâtre et à penser dans les 
romans. Et comme elle n'avait, au fond, nulle 
finesse de sentiments ni de sensations, elle appli- 
quait mal ce qu'elle ne comprenait pas très bien, 
et arrivait — lorsqu'elle voulait se montrer 
tragique, par exemple — à des effets d'un comique 
intense qui provoquaient chez Chiffon des crises 
de folle gaieté. 

Très vulgaire d'allure et d'aspect, madame 
de Bray reprochait sans relâche à sa fille d'être 
commune, et de n'avoir même pas pour elle 
'cette distinction, « apanage des Avesnes •. 

En voyant pleurer Coryse, qui ne pleurait 
jamais, M. de Bray, tout bouleversé, ne pensa 
plus qu'à la consoler de son mieux. 



LE MARIAGE DE CHIFFON 17 

— Voyons, mon petit ChifEon... sois raisonna- 
ble... tout, ça s'arrangera... 

Elle répondit, en secouant avec décourage- 
ment sa tête ébourifiée : 

— Ça s'arrangera en épousant M. d'Au- 
bières?... Eh!... je ne demanderais pas mieux, 
va !... si je ne sentais pas que, en faisant ça, 
je ferai ime action mauvaise et que je le ren- 
drai malheureux... je l'épouserais tout de suite... 
pour qu'on soit débarrassé de moi... 

— C'est mal de me dire ça !... 

— Aussi, ce n'est pas pour toi que je le dis... 
et tu le sais bien?... 

— Mais ta mère n'a pas plus que moi envie 
de te voir partir... 

— Allons donc !... elle ne pense qu'à ça 1... 
elle a si peur que je ne me marie pas... 
et surtout que je ne fasse pas xm beau 
mariage l.i. pas pour que je sois heureuse, 
quelle y tient 1... oh I non !... ça, c'est un 
détail I... mais c'est par vanité... pour avoir 
la satisfaction d'être jalousée par ceux-ci ou 
par ceux-là... pour épater les gens de Pont-sur- 
Sarthe et pour embêter ses amis... pas pour 
autre chose... 



l8 LE MARIAGE DE CHIFFON 

— Je suis tout à fait chagrin de t'entendre 
parler ainsi de ta mère... 

— C'est plus fort que moi I... je ne peux pas 
m'empêcher de dire ce que je pense !... 

— Précisément, il ne faut pas le penser... 

— Et comment veuxvtu que je ne le pense 
pas?..* comment veux^tu que je croie qu'elle 
m'aime?... est-ce que, avant ta venue dans 
la maison, elle s'est jamais occupée de moi autre- 
ment que pour me gronder... ou gronder ceux 
qu'elle accusait de me gâter?... est-ce que, sans 
l'oncle et la tante de Laimay, et sans toi plus 
tard... j'aurais jamais été soignée et caressée, 
moi?... Ah! si I... caressée, je l'étais I... deux fois 
par an I... quand elle partait, et quand elle re- 
venait de ses voyages... ça se passait sous la 
porte cochère... où j'étais cramponnée aux jupes 
de ma bonne... tremblante de la sentir rentrée 
dans la maison si calme quand elle n'était pas 
là 1... Oh I c'étaient de vrais transports 1 « Ma 
Corysande I... ma fille bien-aimée I... » On aurait 
cru que nous jouions un drame et qu'on venait 
de me retrouver au fond d'im souterrain 1... et 
elle me soulevait de terre I... et elle m'écrasait à 
\ne couper la respiration contre son corset 1... 



LE MARIAGE DE CHIFFON 19 

tout ça, xî'était pour les domestiques et le cocher 
de Tomnibus qui déchargeait les bagages... mais, 
comme ils la connaissaient bien, ça ne les mettait 
pas dedans !... c'est égal 1... on leur offrait tout 
de même régulièrement la petite scène de mélo... 
Et, redevenue rieuse, Tenfant conclut d'im 
air bonhomme : 

— Elle a toujours manqué de simplicité, tu 
sais* • . 

— Tu exagères certaines imperfections... 

— J'exagère?... mais tu ne peux pas penser 
ce que tu dis là I... toi qui es si peu à la pose... 
si peu occupé de Teffet que tu produis... 

— Tu te plais à contrecsirrer ta maman pour 
des riens... 

— Ta « maman » !... prends donc garde I... si 
elle t'entendait 1... 

Et comme M. de Bray regardait vers la porte 
avec inquiétude, elle s'écria : 

— Tu as eu peur, hein?... 
Et d'un ton solennel : 

— ... d'avoir' oublié que « maman > est un 

mot bon pour le peuple... un mot qu'il faut laisser 

» 

aux concierges... les gens qui sont nés s'expriment 
autrement... 



20 LE MARIAGE DE CHIFFON 

— Puisqu'elle a la petite faiblesse de tenir à 
ce détail... pourquoi ne pas la satisfaire?... 

— Mais je la satisfais !... mais je ne fais que 
ça, sapristi !... en lui parlant, je ne l'appelle 
pas... j'évite... mais en parlant d'elle, je dis « ma 
mère » gros comme le bras... j'en ai plein la 
bouche... mais pas plein le cœur !... Ah ! c'est 
pas ma faute, va !... j'ai essayé !... (Jcpuis que 
tu as remplacé mon pauvre papa, surtout !... 
tu as été si bon pour la petite fille sauvage et 
laide qui ne voulait pas te voir... et je t'ai tant 
aimé quand je t'ai connu, que, pour te faire 
plaisir, j'aurais voulu aimer ta femme... Ah! 
ouiche !... j'ai pas pu !... 

— Mais c'est abominable, ce que tu dis 
là !... 

— En quoi?... je lui suis attachée comme 
il faut?... je serais désolée s'il lui arrivait la 
moindre chose et je ne lui souhaite que du bon- 
heur... mais quand je ne la vois pas, je respire 
mieux, c'est positif !... 

Voyant la mine atterrée de son beau-père, elle 
reprit : 

— Mais tu sais..., tout ce que je te dis là, je 
ne l'ai jamais dit à personne qu'à toi... 



LE MARIAGE DE CHIFFON 21 

— C'est heureux 1 — balbutia le pauvre homme 
abasourdi. 

— C'est vrai !... je n'ai confiance que dans 
toi... 

Elle regarda, par-dessus son épaule, le comte 
de Bray qui se balançait silencieux dans un 
fauteuil de bambou, et ajouta : 

— Et aussi dans l'oncle Marc!... Pourquoi 
ne dis-tu rien, oncle Marc?... 

L'oncle Marc, un grand garçon long et élégant, 
répondit d'une voix un peu chantante : 

— Parce que je n'ai rien à dire... avant, d'ail- 
leurs, que j'aie parlé, ta mère m'a imposé silence... 
par conséquent... 

— Je sais bien !... mais depuis qu'elle n'est 
plus là?... 

— Depuis qu'elle n'est plus là, tu as dit des 
choses à peu près justes, mon pauvre Chiffon... 
et, comme je ne peux pas te donner raison, alors 
je me tais... 

— Tu es bon aussi, toi I... 

— Oh ! excellent !... mais laisse-moi donc tran- 
quille, grande bête 1... — ajouta-t-il en se levant 
brusquement, faisant glisser Coryse, qui lui 
grimpait sur les genoux comme axïi \i®Qfe* 



83 LE MARIAGE DE CHIFFON 

Elle demanda, surprise : 

— Pourquoi me pousses-tu comme ça?... 

— Parce que tu es trop grande pour faire 
çncore de ces singeries-là!... à ton âge?... est-ce 
que ce sont àes manières, voyons?... 

— Comment, des manières?... je ne peux plus 
monter sur les genoux de mon oncle... à pré- 
sent?... 

Et, d'un air réservé et drôlet, elle conclut : 

— Ah !... si tu n'étais pas mon oncle I... 

— Eh bien, voilà, — répondit Marc de Bray 
d'tm ton bourru, — c'est que, précisément, je ne 
le suis pas I... 

— Oh !... — fit douloureusement la petite — 
Oh I... que tu es méchant de me dire ça I... 

Et s'allongeant, dans un de ces mouvements 
de joli animal qui lui étaient naturels, elle se mit 
à sangloter, le nez enfoui dans les coussins du 
divan. 

— Ah çà !... — demanda l'oncle Marc, agacé 
— qu'est-ce qu'elle a donc aujourd'hui, cette 
petite?... elle qui n'a pas la larme facile, elle 
pleurniche tout le temps !... elle est insupporta- 
ble 1... 

— Sois im peu indulgent, voyons, — dit M. 



LE MARIAGE DE CHIFFON 23 

de Bray, — elle est énervée de cette histoire de 
mariage... 

— Je comprends ça I... 

— Prends garde qu'elle ne t'entende... elle 
enverrait définitivement au diable ce pauvre 
Aubières !... 

— Eh bien?... tu ne vas pas laisser faire cette 
monstruosité, je pense?... 

— Sa mère y tient tellement... 

— Elle est folle 1... Aubières a vingt-cinq ans 
de plus que Chiffon !... 

— Si j'en crois les potins... la petite de Liron 
t'adore... et elle a vingt ans de moins que toi?... 

— En admettant que ce soit.., elle m'adore 
aujourd'hui, mais demain?... 

— Je te citerai aussi l'exemple de notre mère... 
qui avait vingt-cinq ans de moins que son mari 
et qui l'a passionnément aimé toujours... 

— Je te répondrai que ce sont de ces exemples 
qu'on ne trouve que dans sa propre famille... 

j heureusement !... En attendant, ce pauvre Chiffon 
pleure, que ça fait peine à voir... 

Il alla au divan, et, passant sa main sur la 
petite nuque rose toute secouée de sanglots, il 
dit affectueusement : 



24 LE MARIAGE DE CHIFFON 

— Je te demande pardon, petit Chiffon, de 
t'avoir fait du chagrin... 

Elle releva son visage bouleversé et demanda : 

— Pourquoi as-tu été si méchant?... pour- 
quoi m'as-tu dit que tu n'es pas mon oncle?... 

C^ — Mais parce que, bien que je t'aime autant 
que si je Tétais, je ne le suis pas !... je suis le 
frère du mari de ta mère... je ne te suis rien... 
je pourrais t'épouser... si je n'étais pas de l'âge 
de mon ami d'Aubières, que tu envoies si genti- 
ment promener... 

— Oh !... — fit l'enfant stupéfaite — tu es de 
l'âge de M. d'Aubières?... 

Et elle ajouta en riant : 

— Ben, tu es moins « déchu » que lui, — comme 
disentles gens de Pont-sur-Sarthe... — Oui... l'autre 
jour, j'ai causé dans la rue avec un bonhomme qui 
m'a dit ça, pour m'expliquer que sa femme était 
un peu cassée... 

Le marquis demanda, inquiet : 

— Tu as causé dans la rue avec un bonhom- 
me?... quel bonhomme?... 

— vUn bonhomme que j'ai rencontré quand je 
revenais du cours avec le vieux Jean... je pense 
que ça doit être un balayeur... ou un chiffonnier... 



LE MARIAGE DE CHIFFON 25 

— Si ta mère t'avait vue causer avec cet hom- 
me, elle... 

— Elle aurait poussé des cris?... j'sais bien... 
mais elle ne m'a pas vue... 

Et, se retournant brusquement vers l'oncle 
Marc, elle demanda : 

— Enfin, voyons?... que tu sois mon oncle 
pour de vrai ou pas... voilà cinq ans que je t'ap- 
pelle mon oncle et que j 'crois que tu l'es... comme 
je crois... quand on ne me met pas le nez dessus... 
que papa est papa, s'pas?... alors tu peux bien 
me donner im conseil... faut-il ou ne faut-il pas 
.épouser M. d'Aubières?... 

— C'est embarrassant, ce que tu me demandes 
làL. 

— Enfin, si tu étais à ma place, qu'est-ce que 
tu ferais?... 

— A ta place... mon Dieu I... je me tâterais... 

— Mais c'est précisément parce que je me 
tâte que... 

— Avant de dire non, je verrais quelquefois 
Aubières... je réfléchirais... 

— Ah !... tu penses que de le voir souvent, 
ça pourrait me faire changer d'idée?... Bç», 
moi, je crois le contraire... 



26 LE MARIAGE DE CHIFFON 

— Aubières a de l'esprit... il est bon, bien 
élevé... il ne peut que gagner à être connu... 
sans être riche, il a une gentille fortune... et 
un nom historique... 

— Ah ! sapristi I... je le sais, qu'il est his- 
torique !... on l'a assez répété devant moi, qu'il 
l'est I... on l'a assez fait mousser !... mais moi 
aussi, j'ai im nom historique !... alors, tu com- 
prends... on ne gobe pas beaucoup les choses 
qu'on a... c'est les choses qu'on n'a pas qu'on 
voudrait !... 

— Qu'est-ce que tu voudrais?... 
Elle réfléchit ; puis, résolument : 

— Beaucoup d'amour... ou, si c'est trop diffi- 
cile, beaucoup, beaucoup d'argent !... il n'y 
aurait plus un. seul pauvre à Pont-sur-Sarthe... 
vous verriez ça?... et puis, j'achèterais des ta- 
bleaux.. ..et des beaux chevaux... et j'aurais tous 
les soirs un concert... Ah 1 on ne s'embêterait 
pas chez moi, allez !... 

— « S'embêterait »... encore 1... Ah 1 si ta mère 
t'entendait !... 

— Oui... mais elle ne m'entend pas ! 
Un domestique ouvrit la porte : 

"—Madame la marquise voudrait dire un 



LE MARIAGE DE CHIFFON 27 

mot avant le dîner à monsieur le marquis et 
à monsieur le comte,., elle prie aussi mademoi- 
selle d'aller s'habiller... 

— M'habiller? — s'écria Coryse étonnée — 
il y a donc du monde?... 

Puis se tournant en riant vers son beau-père 
et son oncle : 

— Ça doit être M. d'Aubières !... et on veut 
vous indiquer la manière de le faire briller... 
Allez I... trottez-vous vite !... nioi, je vais mettre 
ma vieille robe rose... elle est moins jolie et plus 
sale que celle-ci... mais elle est « du soir !... » 

Elle regarda M. de Bray, — qui sortait suivi 
de son frère, — et balbutia, les yeux gros de 
nouvelles larmes prêtes à couler : 

— C'est égal !... c'est pas de veine que les 
deux seuls qui m'aiment ne me soient juste- 
ment rien de rien... 

Et, comme son beau-père se retournait pour 
répondre, elle ajouta vivement : 

— « Les deux seuls i, c'est pas gentil ce que 
j'ai dit là !... j'oubliais l'oncle Albert et la tante 
Mathilde qui m'aiment tant !... et qui me sont 
vraiment quelque chose, ceux-là !... 

Tout à coup, prise d'une idée subite^ eUe çkmr 



28 LE MARIAGE DE CHIFFON 

gea, et, passant rapidement sous le bras de M. de 
Bray qui tenait encore le bouton de la porte, elle 
lui cria en riant : 

— Au fait !... je dîne chez eux ce soir !... 
Elle eiifla sa voix, continuant avec emphase : 

— Tu le diras à « ma mère t>, si elle Ta oublié...- 
Et elle disparut en courant dans Tescalier. 



II 

Chiffon avait bondi jusqu'à sa chambre, planté 
de travers un chapeau sur sa toison blonde et, 
entrant en bombe dans l'office, s'était emparée 
du vieux Jean qui enfilait en jurant des gants 
de coton trop étroits pour ses grosses mains. 

— Allons !... vite !... conduis-moi chez tante 
Mathilde !... 

— Mais, mademoiselle, vous n'y pensez pas !... 
y a du monde à dîner... c'est moi que j'dois aller 
à la porte... et on va arriver... 

— Tu as bien le ' temps !... tu seras tout de 
suite revenu... nous allons courir... 

— Ah I nous aUons courir !... — murmura 
le vieux cocher — par une chaleur pareille... 
ça va être gentil d'courir !... 

Il achevait d'entrer ses gants, en enfonçant 
ses doigts écartés les ims entre les autres, d'im 
mouvement gauche et régulier. Coryse le prit 
par le bras et le secoua brusquement •. 



30 LE MARIAGE DE CHIFFON 

— Allons !... dépêche-toi I... tu vas me faire 
pincer !... 

Le bonhomme resta les doigts ouverts en 
rayons, et demanda, l'air ahuri : 

— Pincer?... vous avez donc pas la permis- 
sion?... 

— Je Tai sans l'avoir... allons, viens !... 

— J'parie qu'c'est pas vrai... qu'vous n'I'aveï 
pas?... 

— Si... je l'ai... de papa... 

— C'est bien comme si qu'vous l'aviez pas» 
alors !... les permissions d'mossieu l'marquis, 
c'est comme ses ordres... autant dire rien... 

En traversant la salle à manger, elle s'arrêta, 
étonnée : 

— Tiens ! — dit-elle en voyant le couvert, — 
il y a donc plusieurs personnes à dîner?... je 
pensais qu'il n'y avait que M. d'Aubières... Eh 
bien 1 où vas-tu?... 

— Prendre ma casquette, qui est crochée 
dans la sellerie... j'vous attrape tout d'suite... 

Il rejoignit Coryse, qui déjà détalait sur le 
cours à grandes enjambées, et se mit à mar- 
cher à quelques pas derrière elle. Tout à coup, 
elle se retourna, demandant : 



LE MARIAGE DE CHIFFON 31 

— Tu le connais, M. d'Aubières... comment 
le trouves-tu?... 

— J'ie trouve un beau colonel... 

— Ah !... Ben, mon pauv' Jean... on veut 
que je l'épouse !... 

— Oh 1... — fit le vieux cocher, avec im effare- 
ment si comique que la petite se mit à rire en le 
regardant — oh ! pas possible I... mais y serait 
quasiment vot' papa !... 

— C'est égal... on veut tout de même... c'est 
madame la marquise qui veut... 

— Ah I — dit le bonhomme, qui connais- 
sait les goûts de sa maîtresse, — c'est qu'il a 
un grand nom, mossieu Tduc d'Aubières I... 

— Avance donc ici... à côté de moi?... — 
ordonna Coryse, que ça gênait de se retourner 
en marchant — tu me donnes le torticolis !... 

— J'peux pas m'mettre à côté... Madame la 
marquise l'a 'xpressément défendu... « Dans la 
rue... on marchera cinq pas derrière mademoiselle 
quand on l'accompagnera... d, qu'elle a dit... 

— Aux autres... mais pas à toi qui es à moitié 
ma nourrice... voyons?... est-ce qu'il peut y 
avoir une étiquette pour toi?.. Tiens ! nous voilà 
arrivés I... 4 



32 LE MARIAGE DE CHIFFON 

Jean regarda le vieil hôtel de granit qui, en 
face d'eux, dressait sur la place du Palais sa 
lourde silhouette grise, et murmura en poussant 
un énorme soupir : 

— En v'ià une bonne maison !... où qu'on était 
bien... et des bons maîtres !... c'est pas que j'veux 
rien dire d'mossieu l'marquis, toujours !... qu'y a 
pas meilleur qu'lui... mais y' n'fait pas souvent 
c'qu'y' veut !... tandis qu' mossieu et madame de 
Launay, y' faisaient chacun c'qu'y' voulaient... 
mais c'était toujours c'que voulait l'autre... 

— Tu regrettes, hein?... de les avoir quittés?... 

— J'regrette pas... vu qu'j'ai quitté pour être 
avec vous et qu'j'y suis... mais quand vous 
serez mariée à mossieu le duc d'Aubières... ou à 
un autre... j 'resterai pas longtemps... rapport à' 
madame la marquise... 

Et, comme Chiffon ne répondait rien : 

— J'ai tort de m'plaindre à vous d'ça !... 
d'abord, pac' que c'est tout d'même vot' ma- 
man... et puis, pac' que vous êtes pus à plaindre 
qu'moi... qu'moi j'peux m'en aller si j'veux... et 
qu'vous, vous n'pouvez pas?... 

Et, après un silence, le bonhomme, qui suivait 
toujours sa petite idée, demanda : 



LE MARIAGE DE CHIFFON 33 

— Croyez-vous qu'y m'reprendront, mossieu 
et madame de Launay?... y* savent bien qu'j'ai 
quitté qu'pour être avec vous, mam'zelle Coryse... 
et y' trouvent que d'puis qu'c'est pus moi, leurs 
chevaux sont pus si beaux, ni si gras, ni si luisants 
et tout... 

— Mais tu sais bien que tu resteras toujours 
avec moi, vieux Jean... et que je t'emmènerai en 
m'en allant... 

Elle venait de soulever le marteau de la porte 
cochère et d'enjamber l'énorme barre de traverse. 
Les yeux pleins de larmes, le cocher se pencha 
vers elle, ému et joyeux : 

— Comment?... vous voudriez encore pour 
vot' service d'un vieux honune comme moi... 
qu'est pas beau, ni chic?... 

— Oui... tu me plais comme te voilà. Nour- 
rice 1.,. et c'est pourtant vrai qu't'es pas joli !... 

Laissant retomber le battant de la porte, elle 
lui cria : 

— En attendant, file !... tu n'as que le temps !... 
Et, riant, sans prendre garde à la mine terri- 
fiée du pauvre honune : 

— Tu ne vas peut-être pas être trop bien 
reçu à la maison, tu sais I... 



34 LE MARIAGE DE CHIFFON 

L'entrée de Chiffon dans la salle à manger 
des Launay, qui s'asseyaient à table au même 
instant, fut im véritable événement. La tante 
Mathilde et l'oncle Albert se levèrent jen pous- 
sant un cri ravi, et le domestique se permit im 
grognement satisfait. 

C'est que tout le monde adorait Chiffon dans 
la vieille maison où s'était écoulée sa première 
enfance, et où elle revenait toujours avec joie 
dès qu'elle pouvait s'échapper. 

Elle avait dix ans quand sa mère, en se re- 
mariant, la reprit aux deux vieillards habitués 
à la croire vraiment leur enfant. Ce fut pour 
eux un déchirement terrible ; terrible aussi 
pour la petite fille,, que l'avenir effrayait. 

Grondée, secouée par sa mère dès l'âge où 
elle pouvait se souvenir ; soignée et caressée 
par le vieil oncle et la vieille tante dès qu'elle 
les avait connus ; puis cahotée et tiraillée entre 
les câlineries et les injures pendant les séjours 
de madame d'Avesnes à Pont-sur-Sarthe, Coryse, 
foncièrement gaie par tempérament, mais triste 
par réflexion, vivait dans une perpétuelle in- 
quiétude. 



LE MARIAGE DE CHIFFON 35 

. Toute petite, assise dans son tout petit fau- 
teuil sous les regards fixes des portraits en ar- 
mures et en corselets des Avesnes, entre les 
deux vieux qui ne perdaient pas de l'œil sa tête 
frisée, déjà l'enfant pensait. 

Elle pensait que c'était bon de vivre et de 
rire ; de se rouler sur le tapis du grand salon 
ou sur le gazon du triste jardin qui lui semblait, 
à elle, tout plein de soleil et de joie. Elle pensait 
que c'était amusant de causer avec les chiens, 
les chevaux, les oiseaux, les joujoux et les fleurs. 
Mais tout cela ne devait pas durer. Un jour, 
demain peut-être, on entendrait vers le soir 
ouvrir la grande porte de la voûte ; ime grosse 
voiture tournerait dont elle connaissait bien le 
bruit, et l'oncle Albert, courbant vers elle son 
grand corps, lui dirait en l'embrassant, avec 
un peu d'embarras : 

— Mon Chiffon, c'est ta petite mère qui arrive... 
tu vas descendre au-devant d'elle avec Claudine... 

On ne lui disait plus d'avance le retour de 
madame d' Avesnes. L'oncle et la tante s'étaient 
aperçus que, dès qu'on l'avertissait, elle cessait 
de dormir et de manger. Elle avait aussi de con- 
tinuelles crises de larmes, mais faisait borccs^^ 



36 LE MARIAGE DE CHIFFON 

contenance au dernier moment, résignée lorsqu'il 
41 le fallait » absolument. 

Et elle songeait qu'obéissant alors à Toncle, 
elle prendrait dans sa petite main un coin du 
tablier de Claudine et descendrait résolument, 
les yeux secs, faisant à peine une « lippe », tandis 
que la Bretonne touchée lui dirait de sa grosse 
voix encourageante : 

— Allons, mon pauv' Chiffon I... faut t'faire 
une raison 1... 

Alors, elle répondrait d'une voix effarée, qu'il 
lui semblait entendre : 

— Toi surtout, fais attention à ne pas me 
tutoyer !... et appelle-moi Mademoiselle... ,tu sais 
bien qu'elle veut... Oh I... mon Dieu I... fais 
bien attention, dis?... 

Certes, les scènes et les cris qui pleuvaient 
sur elle irritaient Coryse, mais moins toutefois 
que les scènes et les cris destinés aux autres. 

La vue de la tante Mathilde pleurant dou- 
cement dans sa chambre, ou d'un domestique 
renvoyé, traînant tout pâle sa malle dans l'es- 
calier, la bouleversait au point de la faire rester 
toute une nuit, dans son petit lit, les yeux grands 
ouverts et la mâchoire tremblante. 



LE MARIAGE DE CHIFFON 37 

Et c'était tout cela qu'annonçait la grosse 
voiture, dont elle croyait toujours entendre le 
roulement, même quand elle jouait; ou dis- 
tinguer la silhouette hérissée de bagages, même 
quand elle regardait ce qu'elle aimait tant à 
contempler immobile et attentive : l'eau, le feu, 
et les fleurs. 

Et toujours, pendant des années. Chiffon 
avait vécu rieuse mais préoccupée ; ne parve- 
nant pas à oublier, au cours des huit ou dix bons 
mois tranquilles, les quelques mauvais jours 
passés et à venir ; courbant d'avance son petit 
dos souple et fort, dans l'attente de quelque choc 
effroyable qu'elle prévoyait. 

L'annonce du mariage de sa mère qui, en 
lui-même, la laissait fort indifférente, la ter- 
rifia quand elle sut qu'elle allait quitter le vieil 
hôtel où elle avait grandi et les vieux parents 
qui l'avaient élevée. Elle connaissait de vue 
le marquis de Bray, qu'elle apercevait souvent 
à cheval avec son frère Marc, et elle lui trou- 
vait jusque-là l'air très « chic » et très bon. Mais 
quand elle vit qu'il épousait sa mère, elle en 
conclut qu'il devait lui ressembler et crut son 
dernier jour arrivé. 



38 LE MARIAGE DE CHIFFON 

Tirés maîtresse d'elle-même quand elle jugeait 
qu'il fallait être telle, eUe ne laissa pas voir ses 
craintes et se contenta de protester silencieu- 
sement. A madame d'Avesnes, qui lui annonça 
avec de grandes phrases que c'était par amour 
maternel et dans l'intérêt de son avenir qu'elle 
se remariait, elle ne répondit pas un mot. Et 
quand on la chercha pour la présenter à M. de 
Bray, venu faire une visite aux Launay, elle 
alla se blottir au fond du jardin dans une boule 
d'hortensias où elle demeura introuvable. 

Pâle, les lèvres pincées, les yeux durs, elle 
assista dans la triste cathédrale au mariage de 
sa ïnère, comprenant vaguement que là dis* 
paraissait le dernier souvenir du pauvre papa 
qu'elle n'avait pas connu et qui peut-être l'eût 
aimée. 

Et ce fut le cœur désolé et plein de rancune 
que la petite entra dans sa' nouvelle maison. 

Tout de suite, M. de Bray aima Chiffon, mais, 
devinant ce qui se passait en elle, il ne chercha 
pas à hâter l'instant qui devait les rapprocher. 
L'intraitable caractère de sa fenune amena ce 
rapprochement. 

Effarouchés du vacarme, des pleurs, dm éclate 



LE MARIAGE DE CHIFFON 39 

et des grands gestes de la marquise, ces deux 
êtres gais et bons cherchèrent instinctivement 
l'un che^ l'autre un appui. Ils multiplièrent, 
sans même s'en rendre compte, les occasions 
de se réunir, et Chiffon en arriva à n'être im 
peu joyeuse et rassurée que quand son beau- 
père était là. 

Toujours l'enfant s'était appliquée à cacher 
la terreur qu'elle avait de sa mère. EUe se re- 
dressait au bruit des cris, affectant un calme 
irritant et levant impertinemment le nez, alors 
qu'elle sentait pourtant claquer ses dents et 
trembler ses petites jambes. 

Mais un soir elle se trahit. Poursuivie à travers 
un corridor par madame de Bray qui l'injuriait, 
elle enfourcha brusquement la ranipe de l'escalier 
et, glissant jusqu'au bas, se précipita dans la 
bibliothèque. Là, se croyant seule, elle se plaqua 
contre la porte, haletante, angoissée, écoutant 
si sa mère la cherchait. 

Marc de Bray, qui habitait avec son frère, 
fumait enfoncé dans tm grand fauteuil loin de 
la lampe. Il appela doucement la petite. Elle 
se retourna, mécontente d'être surprise dans 
oe moment de faiblesse et d'abandoii. 



40 LE MARIAGE DE CHIFFON 

— Ah I — fit-elle d'un ton fâché — vous êtes 
là, vous?... 

Marc répondit, un peu gogu^iard : 

— Mon Dieu, oui, mademoiselle Corysande I... 
je suis là 1... je vous gêne?... 

Chiffon ne mentait jamais. Elle vint à lui et, 
bourrue : 

— Oui !... vous m'avez vue avoir peur... et 
je n'aime pas bien ça I... 

Il se mit à rire en regardant affectueusement 
l'enfant : 

— Tu es vraiment un gentil Chiffon 1... Si 
tu avais peur d'un revenant... ou d'im coup 
de canon... je te dirais que c'est très vilain pour 
un descendant des Avesnes... mais de ta mère?... 
Ah !... mon pauv' petit !... j'en ai bien peur, 
moi, un vieux barbu !... ainsi, juge si je te com- 
prends 1... 

— Ah ! — murmura Coryse plus confiante — 
vous aussi?... vous n'avez pas l'air... 

— Je n'ai pas l'air quand eUe est là... ça lui 
ferait trop de plaisir... mais après je me dédom- 
mage et je tremble tout mon soûl I... c'est vrai 1... 
ce matin encore à déjeuner, quand elle a attrapé 
ce malheureux Joseph, j'ai voulu ne rien dire.^ 



LE MARIAGE DE CHIFFON 41 

me contenir... et mon gosier s'est contacté sur 
un pruneau... je ne te dis que ça !... tu as bien 
vu que je me suis sauvé pour aller étouffer pai- 
siblement dans le vestibule... 
Puis, devenu sérieux : 

— Vois-tu, Chiffon... tu devrais raconta: à 
mon frère tes petites affaires... 

— Oh !... — fit Coryse, saisie. 

— Oui... tu devrais lui avouer franchement 
tes tristesses et tes peurs... 

Elle. répondit, indifférente : 

— Qu'est-ce qu'il y poiirrait?... 

— Dame 1... il est le maître, après tout !... 
Les yeux de Chiffon s'ouvrirent tout grands : 

— Lui ?... pas possible !..* 
Marc de Bray éclata de rire : 

— Oui, je sais bien que ça ne par^dt pas beau- 
coup !... ton beau-père a l'horreur des discussions 
et des scènes... il préfère céder toujours en ce 
qtii le concerne... 

— Eh bien, alors?... 

— Eh bien, alors... s'il s'agit de toi, c'est autre 
chose... en souvenir de ton papa dont il était 
l'ami, et pour toi-même aussi... car il t'aime beau- 
coup... 



42 LE MARIAGE DE CHIFFON 

Voyant qu'elle faisait un mouvement, il ap- 
puya : 

— Beaucoup... moi aussi, je t'aime bien, va, 
mon petit Chifîon... et si nous ne t'avons jamais 
parlé de cette affection, c'est qu'il n'est pas très 
facile d'aborder un petit hérisson qui se "^ met en 
boule du plus loin qu'il aperçoit ceux qu'il ne veut 
pas voir... 

Et comme son frère entrait, il lui cria : 

— Tiens, Pierre... dis à Chiffon que nous sommes 
ses amis... et j'ai idée que ce soir elle te croira... 

De ce jour, une affection inmiense était éclose 
dans le petit cœur si fermé de l'enfant, et elle 
avait vécu plus tranquille. 

— Comment se fait-il que tu sois venue ce 
soir, mon Chiffon?... — demanda l'oncle Albert 
enchanté ; — je croyais que vous aviez du monde 
à dîner?... 

Elle cligna de l'œil dans une grimace drôle 
de gavroche. 

— M. d'Aubières, hein ?... — fit-elle, sautant 
à pieds joints dans la question. 

Et tout de suite, sans laisser le temps de ré- 
pondre : 



LE MARIAGE DE CHIFFON 43 

— A ma plâce» vous l'épouseriez, dites... M. 
d'Aubières?... 

— Mais... Chiffon I.... — balbutia timidement 
la tante Mathilde, indiquant du regard le do- 
mestique qui s'empressait d'ajouter im couvert. 

— r Bah !... qu'est-ce que ça fait ?... M. d'An- 
bières a dû me demander vers quatre heures... 
on me l'a dit à cinq... ce 'soir une partie de la 
ville le saura... et demain ma mère l'apprendra 
au reste... ça a l'air grand... comme ça, Pont- 
sur-Sarthe !... et on dit qu'il y a quatre-vingt 
mille habitants I... ben, ça n'empêche pas qu'un 
potin a vite fait d'en faire le tour... vous le saviez, 
vous, que M. d'Aubières veut m'épouser?... 

-r- Mais — dit M. de Launay — ^nous le savons 
par ta mère... qui est venue nous le dire, et nous 
inviter à aller chez elle ce soir... 

— Ah I... parfaitement I... on veut le pré- 
senter à^la famille... me forcer à dire oui I... 

La tante protesta : 

— Mais on n'a pas à nous le présenter... nous 
le connaissons depuis qu'il est en garnison ici... 
et il y a déjà longtemps... 

— Il y a un an I... la première fois que l'oncle 
Marc l'a amené dîner, il a diaè k ctA.% ô.^ \SksSvv 



44 LE MARIAGE DE CHIFFON 

j'avais e^co^e mes robes courtes... il m'a parlé 
tout le temps de rallye-paper et de chasse... ce 
que je me suis embêtée pendant ce dîner-là !... 

— Chiffon I — fit madame de Launay d'un 
ton de reproche — un gros mot I... encore !.,.\ 

Elle s'étonna : 

— Un gros mot I... où donc ça?... Oh I... c'est 
€ embêtant > que vous appelez un gros mot?... 
c'est vous qui êtes si correcte que ça, tante Ma- 
thilde I... 

— C'est toi qui ne l'es pas assez !... ta mère 
a raison quand elle te reproche tes façons et 
ton langage... oui... tu as des manières de garçon . 
et tu parles comme les enfants de la rue... 

— Dame I... c'est les seuls qui m'amusaient 
à écouter quand j'étais petite... c'est pas ma 
faute si j'ai jamais pu trouver un mot à dire 
à mes cousines de Lussy... ni aux « petites de- 
moiselles du général », — comme disait Claudine, 
— qui arrivaient pour goûter avec moi en robe 
de soie et frisées au petit fer I... j'avais beau 
me torturer l'imagination... je restais les bras 
ballants en face d'elles, riant bêtement... et me 
moquant moi-même de moi... mais je n'y pouvais 
rien I... elles me parlaient comme on m'a pour- 



LE MARIAGE DE CHIFFON 45 

tant appris à parler... et je ne les comprenais 
pas 1... elles faisaient des liaisons !... et y a rien 
qui me trouble comme ça !... c'est si drôle I..* 
il me semble toujours qu'on joue la comédie... 
n'est-ce pas, oncle Albert?... vous saisissez?... 

— Oui... oui... je saisis... mais ne parle pas 
tant... et maiige ton bœuf qui va être froid... 

— Il sera bon tout de même I... c'est si bon, 
le bœuf !... encore une chose qu'on ne mange 
jamais à la maison !... 

— Ta mère ne l'aime pas, je crois?... 

— C'est pas qu'elle l'aime pas I... mais elle 
ne veut pas qu'on le serve... eUe dit que c'est 
un plat peuple... et tout ce qui est peuple... que 
ce soit un plat ou autre chose... 

— Oui... c'est bon I... mange !... 

— En attendant, vous ne m'avez toujours pas 
donné de conseil?... 

— Pourquoi faire ? . . . 

— Ben, pour M. d'Aubières... 

— Mais dans ce cas, ma petite enfant, — 
dit l'oncle Albert, — tu ne dois prendre conseil 
que de toi-même... M. d'Aubières convient à ta 
mère... c'est à toi de voir si, à toi, il te plaît... 

— - Il me plaît... il m^ plaît... oui... cectrà^s^ 



46 LE MARIAGE DE CHIFFON 

ment... jusqu'à présent... mais jamais je ne l'ai 
regardé à ce point de vue-là... et dame !... je 
crois bien que si je l'y regarde... 
La tante Mathilde insista : 

— Il faut le revoir encore... le revoir plu- 
sieurs fois... ça t'est facile, puisqu'il vient con- 
stamment chez tes parents... alors tu l'étudieras 
bien... et quand tu l'auras bien étudié... 

-^ Qu'est-ce que je ferai, quand je l'aurai bien 
étudié?... 

— Eh bien, tu verras ce que tu veux répon- 
dre... 

— Et je répondrai : « Zut !... > 

— Zut?... 

Chiffon se mit à rire. 

— Ah ! que c'est donc drôle, tante Mathilde, 
de vous entendre dire zut !... vous n'y mettez 
pas l'intention du tout !... 

— Pas l'intention?... 

— Non !... zut ! 1 1 c'est un mot qui veut dire : 
« Allez vous promener !... > ou quelque chose comme 
ça... alors il faut l'envoyer plus délibérément... 
vous comprenez?... 

— Tu penses bien que je ne vais pas, à mon 
âge, apprendre à dire !5ut ?... 



LE MARIAGE DE CHIFFON 47 

— Vous le diriez pourtant bien 1... ordinaire- 
ment vous êtes pas pincée pour deux sous, vous, 
tante Mathilde !..* et atous vous servez quelque- 
fois d'expressions... quix valent bien « embêtant », 
soit dit sans reproche I... 

— J'ai tort !... 

— Jamais !... c'est dans ces moments-là que 
je vous aime le mieux !... et tenez !... c'est ce 
qui me plaît de M. d'Aubières... c'est qu'il n'est 
pas non plus à la pose... je suis bien sûre que mes 
façons de dire ne le choquent pas le moins du 
monde... la preuve... 

— Et — demanda M. de Launay — quel est, 
au sujet de ce mariage, l'avis de ton papa et de 
ton oncle?... 

— Papa ne dit pas trop grand'chose... il se 
contente de faire l'éloge de M. d'Aubières... 
l'oncle Marc, lui, me dit de me tâter... et puis, 
quand ils croyaient que je ne les écoutais pas... 
parce que je pleurais dans un coin... 

Ensemble les deux vieillards demandèrent 
inquiets : 

— Tu pleurais?... 

— Dame 1 mettez-vous à ma place... si vous 
croyez que c'est rigolo !!• d'ailleurs, c'était cas 



48 LE MARIAGE DE CHIFFON 

pour ça que je pleurais... c'était pour autre 
chose I... enfin, pendant qu'ils croyaient que je 
ne les écoutais pas... ils énuméraient les gens 
de leur connaissance qui s'adorent malgré vingt 
ou vingt-cinq ans de différence... 

— Ont-ils parlé de noys?... 

— Non... 

— Eh bien. Chiffon, j'ai eu hier quatre-vingt- 
un ans... et ta tante n'en a que soixante... 

— Ah I... tout' de même vous me faites l'effet 
d'être très bien comme vous êtes !... — répondit 
Chiffon, qui s'accrocha au bras du vieil oncle 
pour passer dans le salon. 

— J'ai demandé la voiture à huit heures et 
demie... — dit madame de Launay ; — je vais me 
préparer... 

— La voiture I... par ce temps-là?... pour 
faire deux cents mètres?... 

Et, illmninée : 

— C'est pas une idée de vous, ça I... j'parie 
que c'est pas une idée de vous?... 

— C'est en effet ta mère qui... 

— Qui votis a dit de venir en voiture... parce 
que vous avez des beaux chevaux... et que, 
comme tout le monde s'en va ensemble, on 



LE MARIAGE DE CHIFFON 49 

voit ça!... c'est pour éblouir M. d'Aubières... 
Oh ! là ! là !... toujours son épate et ses em- 
barras !... 

Tandis que les Launay se préparaient à sortir, 
Chiffon, assise dans une bergère à oreilles, re- 
gardait d'un œil affectueux le grand salon où 
elle avait tant joué jadis! EUe aimait le vieux 
meuble Empire à sphinx de cuivre recouvert 
de velours d'Utrecht rayé jaune serin ; les petites 
armoires basses, finissant au niveau du parquet, 
dissimulées sous les boiseries blanches, dans les- 
quelles elle serrait ses joujoux ; et les belles boi- 
series Louis XVI, si intactes et si riantes, avec 
leurs satyres et leurs nymphes se lutinant à 
travers les bosquets, ce que Claudine, sa bonne, 
définissait ainsi : « Des honunes et des femmes 
qui se chatouillent sur le mur » ; et la vieille 
pendule avec ses aigles ; et les urnes de Sèvres 
ennuyeuses et charmantes... 

Là, Chiffon revivait les bonnes heures de sa 
toute petite enfance, et c'est d'im ton convaincu 
qu'elle dit à ses vieux amis qui l'appelaient pour 
partir : 

— Ah 1 il fait rudement bon id 1... 

En arrivant à l'hôtel de Bray, elle grimpa 



50 LE MARIAGE DE CHIFFON 

en courant Tescalier devant l'oncle et la tante, 
leur criant : 

— Vous direz que je viens !... faut que je 
m'habille !... "je me ferais attraper si j'entrais 
comme ça !... je vais m'introduire dans ma vieille 
robe rose !... 



m 

En entrant dans le salon très éclairé, Coryse 
s'arrêta, examinant, dans le clignement familier 
aux myopes, les gens qui causaient, assis en un 
grand cercle. Elle resta un instant hésitante, se 
demandant qui elle devait saluer d'abord. Puis 
elle marcha vers une 'vieille femme silencieuse, 
au fin profil effacé, et s'inclina dans un mouve- 
ment qui, étant données ses allures habituelles, 
paraissait très respectueux. 

La comtesse de Jarvillé plaisait à Coryse pour 
plusieurs raisons. Elle lui trouvait grand air 
en dépit de son attitude modeste, et elle la 
croyait vraiment intelligente et bonne. Et puis, 
madame de Bray haïssait cette vieille femme, 
parente éloignée de son mari, qui attristait son 
salon avec ses robes fanées et son aspect de vieux 
portrait pâli. Cette haine seule eût sufl& pour 
la rendre sjmipathique à Chiffon. 



52 LE MARIAGE DE CHIFFON 

— Corysande, — dit la marquise d'un ton 
bref, — viens donc dire bonjour à madame de 
Bassigny I... 

Madame de Bassigny était la fenmic d*un 
colonel, et la bête noire de Chiffon. Une fenmie 
très riche et très à la pose, qui se plaisait à vexer 
et à humilier tous les ménages militaires de Pont- 
sur-Sarthe, et à faire punir les oflSciers garçons 
qui négligeaient son jour. 

La petite se retourna et répondit avec une 
indifférence presque impertinente : 

— Tout à rheiure... quand j'aiurai salué ma- 
dame de Jar ville... 

La marquise lança à sa fille un regard furieux, 
tandis que M. d'Aubières posait sur l'enfant ses 
bons yeux bleus, tout remplis d'admiration et 
de contentement. 

Lui aussi détestait la femme de son collègue 
des hussards, et il était ravi du manque d'em- 
pressement que lui témoignait si délibérément 
Chiffon. ' 

Cette femme maigre, — qui avait, disait-il, 
des becs aux coudes et une arête dans le dos, 
— mauvaise comme la gale, bavarde comme 
une pie et potinière conmie une concierge, qui 



LE MARIAGE DE CHIFFON 53 

calomniait les jolies femmes et se moquait des 
laides et des pauvres, lui faisait réellement hor- 
reur. Trop franc pour dissimuler absolument 
cette répulsion, M. d'Aubières s'en était tenu 
aux simples démarches réglementaires de poli- 
tesse. 

D'abord, madame de Bassigny, très désireuse 
d'attirer chez' elle ce célibataire bien tourné, 
porteur d'un grand nom, s'était montrée infini- 
ment aimable pour lui. Elle s'appliquait avant 
toiit à avoir le salon le plus élégant et le mieux 
fréquenté de Pont-sur-Sarthe, et elle comprit 
tout de suite que la présence du duc d'Aubières 
était indispensable pour bien établir la supré- 
matie de ce salon. Un duc est une sorte de per- 
sonnage dans presque tous les milieux, mais en 
province il devient un grand personnage. 

Dès l'arrivée du colonel d'Aubières, on s'était 
dit : « C'est probablement un duc de l'Empire », 
et on l'avait regardé avec cxiriosité. Mais quand 
on apprit que le vieux monsieur de Blamont 
avait constaté dans le d'Hozier de la biblio- 
thèque que le titre des Aubières datait d'avant 
la revision de 1667, la curiosité devint admira- 
tion. Et conmie, avec sa petite foit\mft, \fc ^<;:. 



54 LE MARIAGE DE CHIFFON 

faisait assez bonne figure; qu'il avait de beaux 
chevaux qu'il montait bien ; un phaéton bien 
tenu et une petite maison « pour lui tout seul $ 
et pleine — disait-on — de jolis bibelots, dans 
le quartier neuf, près de la gare, il était devenu 
le point de mire à la fois des mères, des veuves, 
et des cocottes de Pont-sur-Sarthe. 

Mais, malgré toutes les amabilités dont Tac- 
cablèrent le colonel et madame de Bassigny, 
il resta cérémonieux et réservé, se contentant 
d'être poli, sans plus. 

Plus heureuse que son amie, madame de Bray 
eut la joie de produire le duc d'Aubières dans 
son salon. Il était très lié avec son beau-frère 
Marc, qui le lui amena, ne craignant pas, cette 
fois, qu'elle accueillît avec son habituel dédain 
un camarade aussi brillant. 

Et, tandis que toutes les plus jolies fenunes 
— y compris madame de Bray à son déclin, 
mais encore appétissante, — lui faisaient à l'envi 
la cour, le duc ne regarda, ne vit que la gamine 
à la fois svelte et râblée, rêveuse et gavroche, 
qui riait avec lui, confiante, affectueuse, sans 
se soucier des jeimes gens chics qui ornaient le 
salon de sa mère. Il devina une partie des petites 



LE MARIAGE DE CHIFFON 55 

misères qui troublaient la vie de Chifion, l'oncle 
Marc lui apprit le reste;, et, inconscient, il se 
mit tout doucettement, à quarante-trois ans, 
à aimer l'enfant de quinze ans qui lui riait si 
joliment au nez de toutes ses dents de petit chien. 

Quand M. d'Aubières s'aperçut de ce qui se 
passait dans son cœur trop jeime, il pensa : « Je 
suis fou I... » 

Puis, à force de rêver à ce mariage qui lui 
doublait d'abord impossible, il en arriva peu 
à peu à se dire : « Pourquoi pas?... » 

Et il était ce soir, le pauvre homme, craintif, 
angoissé, cherchant le regard de Chiffon pour 
y lire l'impression produite par sa demande 
qu'il jugeait à présent, dans sa grande mo- 
destie, outrecuidante et ridicule. 

Mais Chiffon évitait obstinément de tourner 
les yeux vers lui. Après avoir sommairement 
salué madame de Bassigny, elle causait main- 
tenant avec un petit jeime homme> grêle et étri- 
qué, au front fuyant, au menton ravalé, le vicomte 
de Barfleur, descendant de la plus vieille famille 
du pays, et l'un des élégants de Pont-sur-Sarthe. 
Et, bien que cette conversation semblât, d'après 
Tair distrait et ennuyé de Coryse, totaleiSLesÀ 



56 LE MARIAGE DE CHIFFON 

dénuée d'intérêt, M. d'Aubières, irrité de la 
voir occupée de quielqu'un, se mit à prendre en 
grippe rinnocent avorton qui n'en pouvait mais. 
Tout à coup, une grande jeune fille très belle, 
Geneviève de Lussy, une cousine des Avesnes, 
s'écria : 

— Chiffon !... pourquoi n'es-tu pas venue au 
cours tantôt?... 

— Comment ? — demanda madame de Bray 
stupéfaite — conmient ?... elle n'est pas allée 
au cours?... 

Coryse, devenue très rouge, avait brusque- 
ment planté là le petit Barfleur; et, s'avançant 
Ters sa mère: 

— Non, — dit-elle, — je ne suis pas allée 
au cours... je suis restée dans le jardin... 

Elle se tourna vers M. de Bray, l'œil suppliant, 
et ajouta : 

— Il faisait si, si beau !... 

— Et où êtes-vous allée?... 

Jusqu'à l'âge de cinq ans, la marquise avait 
dit « vous » à sa fille, qui lui disait également 
vous. Elle n'admettait pas qu'il en fût autre- 
ment, parce que, afi&rmait-elle, le tutoiement 
entre enfants et parents datait de la Révolu- 



LE MARIAGE DE CHIFFON 57 

tîon. Il était ignoble et nivelait les classes, etc.. 
Et puis, un beau jour, au retour d'un de ses 
voyages, elle avait déclaré que le tutoiement 
réciproque était plus tendre ; que lui seul mar- 
quait l'intimité, la confiance ; qu'à présent, 
« toutes les femmes du faubourg Saint-Ger- 
main » tutoyaient leurs enfants et se faisaient 
tutoyer par eux. Et, subitement, elle avait exigé 
que Coryse la tutoyât. La pauvre petite, qui 
eût employé volontiers une appellation plus 
cérémonieuse encore que le « vous >, avait eu 
peine à se faire à ce tutoiement si loin de son 
coeur et de ses lèvres. Madame de Bray aussi 
s'oubliait souvent. Dès qu'une discussion quel- 
conque l'emportait^ elle criait « vous » à Chiffon 
conune par le passé, et la petite, remise dans 
le ton, — conune elle disait, — reprenait avec 
joie la « tradition » ancienne. Elle répondit : 

— Je viens de vous le dire... je suis restée 
dans le jardin... 

— A fainéanter ?,.. 

— Non... 

— Qu'est-ce que vous avez fait ?.•. 

— J'ai regardé les fleurs... 

— C'est bien ce que je disais l„. 



♦V 



58 LE MARIAGE DE CHIFFON 

Et, avec importance, comme si elle devait 
se tenir au courant pour surveiller les études 
de sa fille et lui faire reprendre les leçons man- 
quées : 

— De quoi s*est-on occupé aujourd'hui au 
cours, Geneviève?... 

— Au cours?... — fit la jeune fille, qui cher- 
cha im instant à se souvenir, — nous nous som- 
mes occupées de la reproduction... 

Et, au milieu d'un silence étonné, elle reprit : 

— De la reproduction des plantes phanéro- 
games... 

L'oncle Marc haussa les épaules en murmurant 
à demi-voix : 

— Chiffon a bien raison d'étudier les fleurs 
elle-même dans le jardin... c'est sans incon- 
vénient, au moins !... 

Quant à la marquise, qui ignorait totalement 
les plantes phanérogames ou autres, et qui n'avait 
pas compris un mot, elle dit, d'un ton doctoral 
et protecteur, revenant au tutoiement : 

— Tu as entendu, Coryse?... 

La petite ne répondit pas. Geneviève reprit, 
s'adressant à elle : 

— Mardi, c'est sur Britannicus, le cours... 



LE MARIAGE DE CHIFFON 59 

— • J'irai I... — s'écria Chiffon, — j'aime tant 
Racine I.». 

Le petit Barfleur^ savait qu'un homme du 
monde doit toujours placer dans toute con- 
versation, et sur n'importe quel sujet, im mot 
quelconque. Il demanda, d'un air indifférent et 
poli : \ 

~ Et pourquoi, mademoiselle, aimez-vous tant 
Racine?... 

— Je ne sais pas... — fit Chiffon, indifférente 
aussi. 

Puis, après un instant de réflexion, elle dé- 
clara : 

— C'est peut-être parce qu'on a voulu me 
isjxe aimer Corneille... 

Marc de Bray se mit à rire; sa belle-sœur, 
furieuse, se tourna vers lui : 

— On dirait vraiment que vous cherchez à 
la rendre plus ridicule et plus insupportable 
encore I... 

— Moi !... — fit l'oncle Marc, ahuri. 

— Oui, vous !... qui riez de toutes les inep- 
ties qu'elle dit... et qui avez l'air de trouver ça 
drôle I... 

Elle allait continuer, élevant déjà la voix 



6o LE MARIAGE DE CHIFFON 

au milieu du silence. Très agacée d'être ainsi 
épluchée. Chiffon, les yeux brillants et le nez 
en Tair comme aux jours de bataille, proposa : 

— Si on recausait comme avant... au lieu 
de s'occuper de moi?... 

Une des portes du salon, qui donnait sur le 
jardin, était ouverte. Sans attendre pour juger 
de l'effet produit par sa proposition, elle sortit 
et descendit le perron, où l'attendait Gribouille, 
son meilleur ami, un énorme dogue court et 
trapu ; bonasse avec un air féroce. 

La nuit était claire, mais sans lime. Une de 
ces nuits pleines d'humidité et de parfums qu'ai- 
mait Coryse. Suivie de Gribouille elle s'éloigna de 
la maison, marchant vers l'extrémité du jardin. 
L'odeur intense des pétimias blancs l'attirait. 
Et quand elle fut auprès de la longue corbeille, 
qui apparaissait toute pâle au milieu du gazon 
sombre, elle se pencha, les narines ouvertes, prise 
d'ime envie de se rouler sur les fleurs embaumées 
pour les mieux respirer. Mais elle pensa : 

— Je leur ferais mal !... 

Car Chiffon, persuadée que les fleurs souf- 
frent, ne les touchait qu'avec ime délicatesse 
infinie et d'attendrissantes précautions. 



LE MARIAGE DE CHIFFON 6l 

• 

Un bruit de pas dans l'allée fit grogner Gri- 
bouille ; et, tout de suite, elle devina que c'était 
M. d'Aubières qui s'avançait dans l'obscurité. 
Il demanda, distinguant vaguement la tache 
claire que faisait Chiffon : 

— C'est vous, mademoiselle Coryse?... 

— Oui, monsieur... 

D'ime voix hésitante, il reprit : 

— Voulez- vous me permettre de causer avec 
TOUS un instant?... 

— Mais oui... 

— Est-ce que... est-ce qu'on vous a dit que... 
que... 

Elle eut pitié de son embarras. 

— Oui... je sais que vous m'avez demandée 
aujourd'hui en mariage... 

Il murmura, le gosier serré : 

— Eh bien ?.,. 

— Eh bien !... je ne m'y attendais pas, conmie 
vous pensez 1... et dame 1... ça me surprend un 
peu... et même beaucoup, si vous voulez que je 
vous dise?... 

— Pourquoi?... vous n'avez donc pas deviné 
quç je vous aime depuis très longtemps ?... 

Elle répondit, sincère : 



62 LE MARIAGE DE CfflFFON 

— Oh I quant à ça, non, par exemple l... 

— C'est pourtant bien vrai !... je vous aime 
depuis que je vous connais... 

— Ça, c'est excessif !... je suis bien sûre que le 
premier jour où vous m'avez vue, j'ai pas dû vous 
faire une impression bien agréable... Oh I non !... 

— Le premier jour?,.. 

— Oui... à dîner... le soir où j^étais à côté 
de vous... ce que j'ai dû vous paraître moule !... 
c'est vrai qu'aussi vous m'aviez si tellement 
rasée... avec vos chasses et vos rallye-papers... 
et tout le tremblement... 

— Mais... — balbutia le pauvre homme inter- 
dit — je ne savais de quoi vous parler... et je... 

— Soyez sûr que je vous suis reconnaissante 
de ne pas m'avoir parlé service... car il y avait 
encore ça !... 

— Comme vous vous moquez de moi !... vous 
me trouvez ridicule... ennuyeux?... 

Elle protesta avec vivacité : 

— Oh I non... pas du tout 1... ça ! jamais !... 
et même je vous aime beaucoup... je suis très 
contente quand je vous vois... 

Joyeux, il demanda : 

— Eh bien, mais alors... 



LE MARIAGE DE CHIFFON 63 

— Quand je ' vous vois... accidentellement... 
mais si c'était toujours, toujours, tout le 
temps... 

— Alors, vous ne voulez pas de moi?... 
Chiffon avait envie, à cette question bien 

nette, de répondre nettement non. Comme ça, 
au moins, tout serait fini; on ne reviendrait 
plus là-dessus. Mais elle devina tant d'inquié- 
tude dans la pauvre voix étranglée qui l'interro- 
geait, tant de supplication dans la haute silhouette 
penchée vers elle, qu'elle n'eut pas le courage 
de faire un gros chagrin à cet ami qui semblait 
tant l'aimer. Gentiment, elle répondit : 

— Non... je ne dis pas ça encore... je suis très 
flattée, très reconnaissante de votre affection... 
mais je suis si petite fille !... j'ai si peu pensé 
aux choses graves... laissez-moi réfléchir... voulez- 
vous?... ne me demandez pas de dire tout de 
suite oui ou non... car, alors... je dirais non... 

— J'attendrai votre décision... mais permet- 
tez-moi de plaider vai peu ma cause?... 

. Et, voyant que Coryse revenait du côté de la 
maison, il la fit retourner sur ses pas en lui pre- 
nant doucement le bras. 

— Je vous en prie, accordez-moi encore quel- 



64 LE MARIAGE DE CHIFFON 

ques minutes... c'est votre mère qui m'a dit de 
venir vous rejoindre ici... 
Avec conviction. Chiffon s'écria : 

— Ah ! je le pensais bien !... 
Et en elle-même elle ajouta : 

— Elle ne peut pas me laisser tranquille I... 
De sa belle voix grave, très émue, M. d'Au- 

bières reprit : 

— Je vous» parais vieux... mais je vous offre 
un cœur très jeime... un cœur qui n'a jamais été 
à personne... 

— Oh !... — fit Coryse, effarée, — vous n'êtes 
pas arrivé à votre âge sans aimer quelqu'im... 
voyons ?... 

Il répondit gravement : 

— Aimer... ce que j'entends par aimer... ja- 
mais I... 

— Et qu'est-ce que vous entendez donc par 
aimer ?... 

— J'entends donner tout mon cœur et toute 
ma vie... 

— Eh bien, n'est-ce pas toujours là ce qu'on 
a]E^lle aimer?... 

— Toujours... enfin... non... ça dépend... — bal^ 
butia M. d'Aubières embarrassé. 



LE MARIAGE DE CHIFFON 65 

— Tenez, — fit brusquement ChiflEon, — j'aime 
autant vous dire que je ne vous crois pas I... 
oh ! mais, pas du tout L. 

— Vous ne me croyez pas!... et pourquoi?... 

— Ah !... voilà !... c'est que c'est assez difficile 
à vous raconter... Enfin, im jour... au printemps... 
j'étais à me promener à cheval, avec l'oncle Marc, 
dans la forêt de Cris ville... et je vous ai aperçu 
de loin... avec une dame... je vous ai reconnu 
tout de suite... il n'y a personne d'aussi grand 
que vous à Pont-sur-Sarthe... vous étiez à pied... 
et il y avait im fiacre qui vous suivait... un des 
petits fiacres ridicules de la station de la place 
du Palais... la dame... c'était une des dames dont 
personne ne parle... excepté ma mère et ma- 
dame de Bassigny, qui les appellent « les don- 
zelles »... et qui font des écarts dans la rue ou 
au cirque, quand il faut les frôler... on croirait 
que ça brûle... je vous demande pardon de dire 
ça à propos de quelqu'un que vous aimez... 

— Moi !.*. — protesta le duc, à moitié riant» 
à moitié désolé, 

— Ou que vous aimiez, du moins.,. 
Et, iinperturbable, Chiffon continua : 

— Alors, je dis à l'oncle Marc : « Tiens ^ 

3 



66 LE MARIAGE DE CHIFFON 

M. d'Aubières... avec la dame dont il ne faut pas 
parler !.., & Ah ! c'est que j'ai oublié de vous 
dire... Paul de Lussy, le frère de Geneviève, celui 
qui fait son droit... vous savez bien?... il avait 
fait aussi des bêtises à cause de cette dame-là... 
et on voulait l'engager... alors, Georgette Guibray, 
la fille de votre général, l'avait montrée un jour, 
au Parc, à Geneviève, la dame... en lui disant : 
< Vois-tu, c'est à cause de celle-là que ton frère 
fait des sottises... » Geneviève me l'avait montrée 
aussi, et j'avais demandé des explications à 
papa en déjeunant... Ah !... Seigneur 1... quelle 
affaire 1... je vois encore ça !... ma mère s'était 
levée... elle me maudissait avec sa serviette 
en m'appelant « Fille éhontée > !... moi, j'étais 
bleue... je comprenais pas du tout ce qu'il pouvait 
bien y avoir... alors, après le déjeuner, papa m'a 
emmenée dans le fumoir et il m'a dit qu'il ne 
fallait jamais parler de ça... surtout devant ma 
mère... et que d'ailleurs on devait ignorer le 
monde des « cocottes »... qui est im monde à part... 
et le soir, ça a recommencé avec ma mère quand 
j'allais me coucher... Sapristi !... c'est un des plus 
beaux attrapages dont je me souvienne !... mais ça 
vous ennuie peut-être que je vous raconte ça?... 



LE MARIAGE DE CHIFFON 67 

— Non..i je voudrais seulement vous expli- 
quer... 

— Attendez que j'aie fini... donc je dis à l'oncle 
Marc : « Voilà M. d'Aubières avec la dame dont 
on ne parle pas... » et il me répond : « Tu ne sais 
pas ce que tu dis !... tu es myope comme une 
taupe et tu ne peux rien distinguer d'ici là-bas... > 
Alors je lui ofïre de trotter pour voir... mais il 
ne veut pas... et le premier sentier que nous 
trouvons... crac 1... il me jjousse dedans pour 
que je ne puisse plus regarder la route... et c'est 
tout pour cette fois-là... 

— Je vais vous... 

— C'est pas fini I... im mois après, j'étais 
avec le vieux Jean... je vous revois avec la même 
dame et presque à la même place... Ah ! je me 
dis, cette fois-ci, comme moi je ne suis pas comme 
ma mère et madame de Bassigny et que j'ai 
pas peur de me brûler, je veux les regarder de 
près... et je trotte... « Mam'zelle Coryse, — me 
dit Jean, — la route devient bigrement grasse... 
les chevaux vont s'coller su'l'museau, bien 
sûr I... m'est avis qu'y' vaudrait mieux retourner 
par où qu'nous venons... » Je ne l'écoute pas, 
vous pensez... mais, à ce moment-lk, nqvx^ \.^ 



68 LE MARIAGE DE CHIFFON 

montez dans le fiacre ridicule et vous filez pa^ 
la route de Crisville... je dis à Jean : « Je veujC 
voir où ils vont... » et il me répond : « Ça, made- 
moiselle, c'est des choses qu'est pas à faire I... p 

— Et après ?... 

— Après, je vous ai perdus à un carrefour.,, 
mais je vous ai retrouvés tout de même... à l'au- 
berge de Crisville... votre fiacre mangeait l'avoine, 
et vous étiez au premier à une fenêtre... avec la 
cocotte... alors, j'ai pensé... 

— Vous avez pensé?... 

— Puisque M. d'Aubières se cache dans la 
forêt et dans les auberges avec ime femme avec 
qui il ne peut pas se montrer, c'est qu'il veut 
absolimient la voir quand même... et s'il veut 
la voir quand même, c'est qu'il l'aime, comme 
Paul de Lussy l'aimait... et même plus !... car 
pour risquer, lui... un colonel... un honune sérieux 
et âgé... 

Et conune le duc faisait un mouvement : 

— Oui... en comparaison de Paul qui a vingt- 
deux ans, vous êtes âgé, s'pas?... eh bien, pour 
faire ce que — quand c'était Paul — on appelait 
déjà des bêtises... il faut... 

— Il faut s'ennuyer terriblement à Pont- 



LE MARIAGE DE CHIFFON 69 

sur-Sarthe... et chercher dans n'hnporte quel 
monde les distractions dont on ne sait pas se 
passer... je ne peux pas vous expliquer ce que 
vous ne devez point comprendre, mais je peux 
vous affirmer que, quoi que vous ayez pu voir 
ou apprendre de ma stupide existence, je suis 
digne de vous aimer et d'être votre mari... jamais, 
jusqu'au jour où je vous ai connue, je n'ai eu 
ridée de donner mon nom ni mon cœur à per- 
sonne... et je vous offre, malgré mon « grand 
âge », un amour très jeime'et très pur... 

Serrant contre lui le petit bras qu'il avait 
gardé sous le sien, il murmura : 

— Laissez-moi espérer un peu... je vous en 
prie ?... 

— Si je ne vous réponds pas tout de suite 
oui... — dit franchement Coryse — c'est que 

• je veux n'épouser qu'un homme que j'aimerai 
ou que je sentirai que je peux aimer plus que 
tous les autres... je déteste le monde, moi !... 
j'ai les grimaces et les guirlandes en horreur!... 
je n'ai, jusqu'à présent, aimé vraiment que l'oncle 
et la tante de Laimay, papa, l'oncle Marc, le 
vieux Jean^ ma bonne, Gribouille et mes fleurs... 
je veux aimer mon mari, sinon de l'amour que 



70 LE MARIAGE DE CHIFFON 

j'ignore, du moins très tendrement, très sûre- 
ment..» 

M. d'Aubières s'était arrêté. Il prit les maina 
de l'enfant et lea appuyant contre ses lèvres : 

— Je serais si horriblement malheureux s'fl 
me fallait renoncer à vous... 

Il l'attirait à lui, et elle le laissait faire, émue 
par cette voix qui tremblait, par toute cette 
tendresse qu'elle sentait si vraie. 

— Chiffon — balbutia-t-il — mon petit Chif- 
fon !... 

Elle s'appuyait à son épaule, rêvant, se de- 
mandant si elle ne pourrait pas aimer un jour 
cet homme qui l'aimait tant et qui semblait si 
bon. 

Mais M. d'Aubières, bouleversé au Contact 
du petit corps souple qui s'abandonnait si con- 
fiant ; énervé par l'obscurité, grisé par les par- • 
fums qui montaient des fleurs à cette heure de 
la nuit, perdit complètement la tête. D'un mouve- 
ment brutal, il enveloppa Coryse de ses bras, 
couvrant de baisers fous ses cheveux et sôn front. 
La petite se dégagea violemment, presque avec 
horreur. Et comme le duc, revenu à lui, mur- 
murait troublé, désolé de ce qu'il avait fait : 



LE MARIAGE DE CHIFFON 71 

— Pardonnez-moi... je vous aime tant !... 
Elle lui répondit simplement, déjà remise 

d'un effroi que, dans son innocence, elle ne s'ex- 
pliquait pas : 

— Moi aussi, je vous demande pardon... mais 
c'est que, voyez- vous, je ne peux pas souffrir 
qu'on m'embrasse... 



IV 

— AvEZ-vous vu Chiffon ce matin?... — de- 
manda M. de Bray à la marquise qui entrait, un 
peu avant le déjeuner, dans la bibliothèque où 
il causait avec son frère. 

— Non... et vous ?... 

— Moi, je l'ai rencontrée vers neuf heures 
dans la rue des Bénédictins... — dit l'oncle Marc ; 

— elle filait à toutes jambes, suivie du vieux 
Jean... 

La marquise s'écria, déjà en colère : 

— Comment I... elle est sortie I... sortie sans 
permission ?... 

— Elle allait probablement à la messe?... 
insinua M. de Bray, conciliant. 

— A la messe ! elle n'y va jamais !... sauf le 
dimanche... 

Marc, debout devant la fenêtre, annonça : 

— La voilà qui rentre... elle est dans la cour 
avec Luce... 



LE MARIAGE DE CHIFFON 73 

« Luce » était la baronne de Givry, la cou- 
sine germaine de M. de Bray. Elle entra dans 
la bibliothèque, suivie de Chiffon, qui marchait 
le nez au vent, l'air indifférent. 

Sans même dire bonjour à la jeune femme, 
la marquise, menaçante, demanda de cette voix 
de tête glapissante et aiguë qui faisait toujours 
se fermer à demi les yeux de Coryse : 
. — D'où viens-tu?... 

— De S:iint-Marcien... — répondit la petite. 

— Comment ça?... toi qui ne vas jamais à 
la messe !... 

— Aussi je n'ai pas été à la messe... 

— Alors, qu'est-ce que tu es allée faire?... 

— Voir l'abbé Châtel... 

— Pourquoi?... 

— Parce que j'avais quelque chose à lui dire... 

— Ah !... — fit madame de Bray inquiète — 
et qu'est-ce qu'il t'a répondu?... 

— Avant de dire ce qu'il m'a répondu, il 
faudrait peut-être dire ce que je lui ai de- 
mandé?... 

Et, en riant, elle ajouta : 

— Ce serait trop long !... 

Le marquis s'adressa à madame de Gvsrc^ \ 



74 LE MARIAGE DE CHIFFON 

««' Alors, vous vous êtes rencontrées au con- 
fessionnal de Tabbé Châtel?... ^ 

-^ Non... .— . répondit la jeune femme avec 
un peu d'embarras. -=- L'abbé Châtel n*est plus 
mon confesseur... 

'^ Oh ! -:-- fit le marquis étonné «^ est-ce 
possible?... toi qui ne remuais pas le bout du 
doigt sans aller lui demander dans quel seng 
il fallait le remuer !... toi qui parlais de lui con- 
tinuellement... trop même, seit dit entre nous... 
qu'est-ce donc qu'il vous est arrivé?... 

Luce de Givry, une grande femme de vingt- 
huit ans, osseuse et brune, dénuée de toute grâce, 
était renommée à Pont^sur-Sarthe pour sa piété 
austère, étroite et fatigante. Tolérante d'ailleurs, 
c'est-à-dire ne s'occupant jamais de ce que font 
ou ne font pas ceux qui pensent et vivent autre- 
ment qu'elle. Un peu agitée, elle menait de front 
les bonnes œuvres et le monde qu'elle aimait 
passionnément, et qui — conmie le disait fort 
justement Marc de Bray ~ la payait d'une noire 
ingratitude. Non pas qu'elle fût désagréable ou 
inintelligente, mais elle déplaisait par certains 
ridicules, et surtout pa? un manque absolu de 
jeiinQ38« et de charme. Les femmes étiûeat gênées 



LE MARIAGE DE CHIFFON 75 

par sa très rigide et très réelle vertu ; les hommes 
ne lui pardonnaient pas sa disgrâce, et Luce 
n'était appréciée que dans sa famille, où tous 
l'aimaient pour ses belles qualités et sa bonté 
rnlve. 

— Répète un peu ce que tu viens de dire à 
Pierre?... — demanda l'oncle Marc, jouant la 
stupeur. ^ 

Docilement, madame de Givry répéta : 

— Je ne me confesse plus à lui... 

— Vous êtes brouillés?... 

— Nous ne sommes pas brouillés... mais c'est 
lui qui n'a plus voulu... 

— Depuis quand?... — interrogea Chiffon, très 
surprise aussi. 

— Depuis mon bal... le bal que j'ai donné 
au moment du Concours hippique... 

— Qu'est-ce que ça pouvait bien lui faire, 
ton bal?... — dit Marc. — Est-ce qu'il serait 
assez bête pour se mêler de ces choses-là?... 

— Oh !... — protesta Luce avec vivacité — ce 
n'est pas lui, le pauvre abbé !... c'est ma faute !... 
c'est moi qui suis allée, la veille du bal, lui de- 
mander la permission de le donner... 

— Eh bien?... 



76 LE MARIAGE DE CHIFFON 

-— Eh bien, il m'a dit : « Mon enfant, ces choses- 
là ne me regardent pas du tout I »... 

— C'est im honmie de grand sens... 

— J'ai insisté, mais il n'a rien voulu entendre... 
il m'a dit : « Ne venez pas à moi, prêtre, me 
demander la permission d'offrir chez vous un di- 
vertissement que l'Église n'approuve pas... je ne 
dois pas vous encourager dans cette voie... — 
Mais mon mari veut que nous donnions im baL.. 
— Eh bien, donnez votre bal... et puis vous 
viendrez me dire que vous l'avez donné... et nous 
nous arrangerons... — Je ne veux pas qu'il y 
ait de bal sans votre permission... — En vérité, 
mon enfant, vous me placez dans ime situation 
tout à fait ridicule I... » 

— Il avait raison, ce pauvre homme I — dit 
en riant Marc de Bray. 

— C'est un encroûté !... — déclara la mar- 
quise, qui n'admettait en fait de prêtres que les 
Jésuites. 

Coryse s'écria^ fâchée qu'on touchât au vieil 
abbé qu'elle aimait beaucoup. 

— Encroûté !... lui !... jamais de la vie !... mais 
c'est tout de même pas son métier d'exciter 
les gens de Pont-sur-Sarthe à gigoter, voyons?... 



LE MARIAGE DE CHIFFON 77 

Et, se tournant vers madame de Givry : 

— Seulement, Lucé, il y a quelque chose 
que je ne comprends pas bien dans tout ça... 
tu vas tout le teinps au bal... tu ne fais 
que ça !... je croyais que tu avais la permission, 
moi?... 

— Mais je l'ai aussi... 

— Eh bien, alors?... 

— C'est justement ce que j'ai dit à l'abbé 
Châtel... « Mais puisque vous me permettez 
d'aller au bal?... » et il m'a répondu : « Mon 
enfant, ça n'a aucim rapport... un bal est un Ueu 
où l'on est plus exposé à pécher que dans beau- 
coup d'autres... » 

— Ah !... — fit Chiffon, pensive. 

— « ... Or, quand vous donnez im bal, vous 
encouragez, vous facilitez en quelque sorte l'éclo- 
sion du péché... vous êtes, dans ime certaine 
mesure, complice bu responsable... Quand, au 
contraire, vous allez au bal, je vous autorise en 
toute sécurité à y aller, parce que je suis sûr que, 
non seulement vous ne péchez point, mais encore 
vous ne sauriez être pour personne une occasion 
de péché... » Ça te fait rire ? — continua madame 
de Givry en se tournant vers Marc, qui se roulait 



78 LE MARIAGE DE CHIFÉON 

dans son fauteuil, — mais moi, j'étais conster- 
née !... toutes les invitations étaient parties... il 
n'y avait plus que deux jours !... je suis rentré^ 
et j'ai dit à Hubert et à maman que nous ne 
donnerions pas le bal, parce que l'abbé Châtel 
m'en avait refusé la permission... 

— Ils ont dû faire des bonnes têtes ?... — 
questionna Coryse, qui riait aussi. 

— Ah ! je t'en réponds !... Maman m*a dit 
que j'étais folle d'aller parler de ça à l'abbé... 
Hubert, lui, était furieux !... il m'a crié : « Eh 
bien, soit !.,. nous ne donnerons pas ce baL.. 
mais comme, à présent que nous ne sommes 
plus en deuil, je n'entends pas que nous rece- 
vions des politesses sans les rendre, nous n'irons 
plus nulle part... vous m'entendez bien... absolu- 
ment nulle part I... à moi, ça m'est égal, j'exècre 
le monde!... mais vous?... > Moi, j'étais au dé- 
sespoir 1... et puis, le bon Dieu a eu pitié de moi... 
il m'a inspiré la pensée d'aller trouver le bon père 
de Ragon... 

— Ah 1 — fit Coryse, avec une grimace. 

— Et le père de Ragon a été charmant... il 
m'a dit, quand je lui ai raconté la défense de 
l'abbé Châtel... 



LE MARIAGE DE CHIFFON 79 

— Allons, bon I — grommela Chiffon — v'ià 
que c'est une défense, à cette heure !... 

— Enfin, quand je lui ai eu expliqué pour- 
quoi je venais le consulter, il m'a répondu : « Que 
dit l'Évangile, mon enfant?... que la femme doit 
obéissance à son mari,,, votre mari veut que vous 
donniez im bal... donnez un bal... Dieu le voudra 
aussi... » 

Corjrse protesta : 

— Eh voilà une idée, d'aller mêler le bon 
Dieu. à tout ça!... je vous demande im peu si 
c'est pas ridicule de débattre ces choses-là sur 
son dos I... 

— J'étais ravie... — reprit madsime de Givry 
— -j'ai couru tout de suite chez l'abbé Châtel... 
et je lui ai raconté que j'étais "allée me confesser 
au père de Ragon... et que j'avais la permission... 
il m'a demandé : « Alors, mon enfant, vous avez 
été satisfaite du père de Ragon ?... » Moi, je n'osais 
pas trop m'extasier sur le père de Ragon, ni 
dire tout le bien que j'en pense... j'avais peur de 
froisser l'abbé Châtel... j'ai seulement dit « oui » 
parce que je ne voulais pas mentir... alors, il 
m'a suppUée : « Eh bien, retournez-y !... oui... 
j'en serai enchanté... car je n'ai îamaia vu C3^<5;V 



8o LE MARIAGE DE CHIFFON 

qu'un de plus embêtant que vous à confesser 1... t 
Il a dit embêtant, croiriez-voufe?... 

— C'est de moi qu'il aura appris ça !.., — 
s'écria Corj^e en riant — ce pauvre abbé I... 
il est si bon et si drôle !... 

— Tu sais, Luce... — conseilla Marc de Bray 

— tu feras bien de ne pas trop raconter cette 
histoire-là... 

— Pourquoi?... — demanda ingénument mar 
dame de Givry. 

— Mais... parce que... tu te rendrais ridicule... 
et aussi l'abbé... — ajouta-t-il, pensant que la 
crainte de nuire à son vieux confesseur ferait 
taire la jeune femme beaucoup plus que la crainte 
de se nuire à elle-même. 

La marquise s'écria : 

— L'abbé Châtel sort du peuple !... il ne sait 
rien comprendre I... il n'a aucime délicatesse... 
aucun sentiment des choses mondaines... et, 
naturellement, c'est lui que Corj^e est allée 
choisir pour confesseur... 

— L'abbé Châtel n'est pas mon confesseur... 

— répondit Chiffon — ou du moins il ne l'est 
plus... 

— Et depuis quand, je vous prie ?... 



LE MARIAGE DE CHIFFON 8i 

' — Depuis trois ou quatre ans... depuis qu'on 
ne s'occupe plus de moi, et que je sors seule avec 
Jean... depuis ma première conmiunion, à peu 
près... 

— Ah !... — fit madame de Bray, interdite 
de se voir si peu au courant des faits et gestes de 
sa fille — et cependant, vous êtes continuelle- 
ment fourrée chez lui... qu'allez-vous y faire... 
s'il n'est plus votre confesseur? 

— Il est mon confident... je l'aime beaucoup... 
je le crois sûr et droit... et je lui raconte mes 
petites afiaires... celles que je crois devoir ra- 
conter... 

— Alors, — interrogea la marquise, vexée, — 
à qui vous confessez- vous, à présent?... 

— A personne... 

Et, comme sa mère faisait im mouvement : 

— Ou à tout le monde, si vous voulez?... 
je vais tantôt à l'im, tantôt à l'autre... à Saint- 
Marcien, à la Cathédrale, à la Chapelle Neuve, 
à Notre-Dame-du-L57s... enfin, je fais le tour 
de toutes les paroisses... et, comme il y a en 
moyenne trois vicaires par paroisse, j'ai de la 
marge I... je me confesse à peu près six fois 
par an... ça peut aller longtemps comme 



8a LE MARIAGE DE CHIFFON 

ça... et puis, quand j'aurai Gm, je recominen- 
cerai... 

— Cette petite est folle !... absolument folle I... 
— dit d'un air douloureux la marquise, — die 
s'en va de droite et de gauche... au lieu de se 
choisir un intelligent directeur... 

— Un « directeur!.., > Eh bien, c'est juste- 
ment ça que je ne veux pas !... — déclara net* 
tement Chiffon — je fais ce que je crois devoir 
faire... mais je le fais comme je l'entends... il 
est prescrit de se confesser... mais il n'est pas 
ordonné d'initier à sa vie... d'habituer à ses 
pensées et à ses fautes... quelqu'im qui vous 
connaît et vous rencontre hors de l'église 1... 
ça m'est odieux... ces relations extérieures et 
divines mêlées... en salade... je trouve ça gro- 
tesque et répugnant... 

— C'est absurde !... — fit la marquise — 
alors, à ce compte-là, on ne consulterait pas 
non plus le même médecin... et on craindrait 
de le rencontrer en dehors de ses visites... 

— Ça n'a aucun rapport... 

— C'est au contraire exactement la même 
chose... à l'im on montre son âme... à l'autre 
son corps... c'est encore pis 1... 



LE MARIAGE DE CHIFFON 83 

— Eh bien, voilà 1... c'est que, moi, s'il fallait 
absolument montrer l'un ou l'autre, je mon- 
trerais plus volontiers mon corps que mon âme.,J 

-^ Taisez- vous !... — cria madame de Bray, 
se dressant et étendant le bras dans un des grands 
gestes entrevus dans les drames qu'elle affection- 
nait particulièrement — taisez- vous I... vous êtes 
une horrible créature !... ime fille sans pudeur I... 
Coryse répondit sans s'émouvoir : 
-- C'est-à-dire que je comprends différem- 
ment la pud... non... c'est drôle I... je ne peux 
jamais me décider à employer ce mot-là... ça 
me fait l'effet d'un vilain mot... enfin, je com- 
prends d'autre façon la modestie, probablement... 

— Taisez-vous I... je vous adjure de vous 
taire !... 

« Adjure » ayant amené un sourire blagueur 
sur la bonne figure franche de l'oncle Marc, la 
fureur de sa belle-sœur se tourna contre lui : 

» 

— Ah ! je vous conseille de rire I... Ah 1 ça 
vous va bien !... vous qui êtes en partie res- 
ponsable du ton et des allures de Corysande I... 

Et comme, suivant sa coutume en pareil cas, 
Marc de Bray ne répondait pas im mot, la mar- 
quise s'emporta plus fort : 



84 LE MARIAGE DE CHIFFON 

— Oui... vous avez beau dire que non!... 
vous êtes cause que je n'obtiens rien de cette 
enfant... je sais bien qu'elle a une mauvaise 
nature, mais... 

— Je vais vous laisser déjeuner — dit madame 
de Givry, pressée de partir avant la scène qu'elle 
prévoyait. 

Et, timide, se tournant à demi vers Coryse, à 
qui, dans sa terreur de madame de Bray, elle 
n'osait pas s'adresser directement, elle ajouta 
avec douceur : 

— Je suis désolée... c'est un peu ma faute... 
c'est moi qui ai parlé de l'abbé Châtel et alors... 
c'est comme ça que le... le reste est venu... 

— Bah !... — répondit impertinemment Chiffon, 
qui regarda sa mère, — le reste vient toujours... 
il n'y a pas besoin de toi pour ça !... 

Elle allait s'esquiver, sortant derrière sa cou- 
sine, mais la marquise la rappela d'une voix que 
la colère faisait glapir plus que jamais : 

— Restez I... j'ai à vous parler... 

Sans dire un mot. Chiffon revint s'asseoir. 

— Eh bien?... — demanda madame de Bray 
— quelle réponse devons-nous faire au duc d'Au- 
bières ?.« 



LE MARIAGE DE CHIFFON 85 

" -^ Aucune... Je lui réix>ndrai moi-même... — fit 
tranquillement la petite. 

— Enfin, je suis votre mère... et j'ai bien le 
droit, je pense, de connsdtre cette réponse?... 

— Parfaitement... je ne peux pas me déci- 
der à épouser M. d'Aubières... et j'en suis dé- 
solée... car je l'aime infiniment... 

— Mais c'est de la démence I... mais jamais 
vous ne retrouverez une pareille situation... 

— Je vous répète que ce serait très mal à 
moi de dire oui à contre-cœur... j'ai beaucoup 
réfléchi... je suis absolument décidée... 

— C'est l'abbé Châtel qui vous aura soufflé 
ça?... 

— L'abbé Châtel... à qui j'ai expliqué ce que 
je pense... m'approuve, mais il ne m'a rien souf- 
flé... au contraire... il me conseillait d'attendre 
encore avant de prendre une détermination... 
jusqu'au moment où je lui ai raconté que... 

La marquise depuis un instant réfléchissait, 
n'écoutant plus ce que disait sa fille. Tout à 
coup, par un de ces étonnants revirements qui 
lui étaient habituels, elle se fit pathétique et 
tendre : 

— Corysande !... ma fille chérie L., \^ ^îl-sôl 



86 LE MARIAGE DE CHIFFON 

que toi au monde 1... tu es mon seul amourl... 
ma seule joie !... je n'ai vécu que pour toi I... 
depuis le jour où tu es née, je n'ai jamais eu 
d'autre préoccupation que toi !... 

Si habituée que fût Chiffon aux crises lyriques 
de sa mère, elle éprouvait toujours une vague 
surprise en présence de ce formidable aplomb 
qui, malgré elle, la démontait et lui semblait 
très comique. Elle écoutait, la bouche entr'ouvcrte, 
l'œil luisant, les tempes soulevées par le petit 
battement précurseur du fou rire. Elle baissa le 
nez, craignant d'éclater si elle regardait la mine 
ahurie du marquis et l'air narquois de 1 oncle 
Marc, et ne répondit rien. 

La marquise reprit : 

— Tu as toujours été profondément ingrate, 
je le sais... et je ne tenterai pas de te changer... 
je n'espère donc pas que tu fasses quoi que ce 
soit pour moi ni pour personne... mais c'est dans 
ton propre intérêt que je te supplie de réflé- 
chir... de ne pas prendre à la légère cette déter- 
mination... 

— Je ne la prends pas non plus à la légère... 
— dit gravement Chiffon. 

— Tu la prends sans consulter personne... 



LE MARIAGE DE CHIFFON 87 

-^ Si... et tous ceux que j'ai consultés me 
répondent que je n'ai... dans ce cas... à prendra 
conseil que de moi-même... 

La marquise joigmt les mains, et, tragique • 

— Je te conjure une dernière fois d'attendre 
avant de répondre... de voir des gens éclairés... 

D'un air indifférent, elle continu?(. : 

— Le père de Ragon, par exemple I... 

— Patatras !... nous y voilà !... "^ fit Coryse, 
à moitié riant, à moitié fâchée, — tu penses 
qu'il trouvera une combinaison subtile... comme 
pour le bal de Luce?... 

— Veux-tu que je me traîne à genoux devant 
toi, pour... 

— Non, merci... je ne veux pas !... Eh I moQ 
Dieu I c'est pas la peine de faire tant d'histoires... 
je verrai le père de Ragon quand tu voudras !.., 
ça m'est bien égal !... seulement il était plus 
facile pour lui de faire bicher les affaires de Luce 
et du bon Dieu que celles de moi et de M. d'Au- 
bières !... 

— Promets-moi que tu iras aujourd'hui même 
voir le père de Ragon?... 

— Je te le promets... 

— Et que tu écouteras ses conseils?. 



••« 



LE MARIAGE DE CHIFFON 89 

Tout de suite après le déjeuner, tandis que 
Coryse servait le café, madame de Bray sortit 
furtivement de la bibliothèque. 

— Ah !... — fit Tenfant, remarquant cette 
espèce de fuite, — elle va faire la leçon au père 
de Ragon 1... c'est bien inutile !... d'abord... je 
l'ai en horreur, le père de Ragon... avec son air 
cauteleux... et ses sourires tendus de vieille co- 
quette qui veut cacher des dents noires... 

Toujours bienveillant, le marquis conseilla : 

— Il ne faut pas prendre ainsi les gens en 
horreur sans savoir pourquoi... 

— Mais je sais pourquoi 1... 

— Ah 1... et c'est?... 

— Parce que je ne l'estime pas... 

. L'oncle Marc et M. de Bray se mirent à rire. 
La façon dont Chiffon déclarait qu'elle « n'esti- 
mait I pas cet homme très intelligent et tout- 
puissant, qui menait toutes les femmes et la 
plupart des honmies de Pont-sur-Sarthe, leur 
semblait étonnamment boujïonne. 
Là petite rougit. 

— Vous vous moquez de moi?... — dit-elle 
— je le vois bien, allez !. .. « Estimer », c'est ridi- 
cule ! c'est vieux jeu !... c'est pompier !... n'em- 



LE MARIAGE DE CHIFFON 

3éche que je ne connais pas d'autre mot pour 
ôxprimer ce que je pense... 
M. de Bray protesta : 

— Mais non, mon petit Chiffon... personne 
ne se moque de toi I..* et, voyons, maintenant 
que nous sommes seuls... dis-nous ce que t'a 
raconté l'abbé Châtel?... veux-tu?... 

^-^ C'est plutôt moi qui lui ai raconté quelque 
chose... 

— Quoi ?... 

— Ben... l'affaire d'hier soir... 

— La demande en mariage?... 

— Non... quand M. d'Aubières m'a embrassée... 

— Ah !... bon !... très bien I... je ne savais 
pas que tu appelais ça V affaire,., 

— Dame !... c'est important pour moi, ça !... 
car au moment où M. d'Aubières a fait cette 
chose-là... je penchais presque pour « oui »..« 
un peu plus et ça y était I... Ah t ouiche I... ça a 
tout âchu par terre I... 

— Mais pourquoi?... 

— Mais parce que ça m'a été horrible, je vous 
dit I... et comme je pense qu'ime femme est 
obligée de se laisser embrasser par son mari 
quand il en a envie... je ne peux pas me décida 



LE MARIAGE DE CHIFFON 91 

avec ça en perspective... non... je ne peux 
pas l«.» 

— Et c'est ça que tu as dit à l'abbé?... — 
demanda Marc, qui s'amusait beaucoup. 

— Dame, oui 1... 

—-Et comment lui as- tu dit ça?... 

— Je lui ai dit : « Monsieur l'abbé... M. d'Au* 
bières me demande en mariage, etc.. A la maison, 
on veut que je dise oui... » 

— Permets... — interrompit vivement M. de 
Bray — je n'ai jamais voulu que... 

— Il a bien compris que c'est pas toi !... quand 
je dis « on », il sait bien de qui je parle... donc, 
Je lui aï demandé ce qu'il me conseillait, et il m'a 
répondu : « Ma chère petite, puisque vos parents 
souhaitent ce mariage, il ne vous reste plus qu'à 
consulter votre cœur et votre raison... ils vous 
enseigneront beaucoup mieux que moi ce que 
vous deveî; répondre.*» » J'ai dit : « Ma raison 
répond oui tout à fait*., et mon cœur oui pres- 
que... mais voilà !... M* d'Aubières m'a em- 
brassée sous les arbres... dans le jardin... hier 
soir... I Et alors, j'ai voulu expliquer de mon 
mieux l'effet que ça m'a fait... mais il m'a coupée 
tout de suite, l'abbé Châtel... < Ça sufOit, mon 



I 



I j'ai 
^B sol 



p<)2 LE MARIAGE DE CHIFFON 

enfant !... ça suffit... je n'ai pas besoin d'en savoir 
davantage... » Pourquoi ris-tu, onde Marc?... 

— Parce que tu es grotesque avec tes racontars 
à ce malheureux abbé... qui n'est pas du tout 
fait pour écouter ce genre de choses... 

— Mais au contraire... il est là pour çal... 
et je tenais à lui expliquer le drôle de phéno- 
mène qui s'est produit dans moi à ce moment- 
là... 

— Ah ! tu as tenu à lui dire... 

— Oui... je lui ai dit que jamais je n'ai éprouvé 
ça... même le i" janvier... où j'embrasse pourtant 
des gens jolinient dégoûtants... 

• — Et pourquoi as-tu dit à l'abbé Châtel que 
:ta embrassais des gens dégoûtants le i«* jan- 
vier?... — demanda M. de Bray, étonné. 

— Mais parce que c'est vrai 1... Madame de 
Clairville d'abord... qui m'embrasse toujours au 
travers de son voile mouillé... et le cousin la 
Balue, donc !... crois-tu qu'il soit appétissant, dis. 
le cotisin la Balue?,.. il n'a pas de voile mouillé, 
lui, mais il vous bave dessus... ça revient au 
même !... Eh bien, malgré tout, je crois que 
j'aime encore mieux ça que M. d'Aubières hier 



LE MARIAGE DE CHIFFON 93 

— Tu n'es pas sérieuse I... 

— Pas sérieuse?... ah bien!... si tu crois que 
je veux rigoler, tu te trompes joliment, toujours I... 
j'en ai guère envie, va!... 

Et tout à coup elle demanda : 
' — Quelle heure est-il?... 

— Deux heures... 

— Comment !... déjà !... faut que je file alors, 
ptiisque j'ai promis d'aller voir le père de Ragon !... 

— Tu as bien le temps I... je crois qu'il n'est 
à son confessionnal qu'à quatre heures. 

— Mais je n'y vais pas, moi, à son confes- 
sionnal 1... je vais le demander au parloir... à 
son confessionnal, j'en aurais pour longtemps, à 
l'attendre... c'est l'heure des grenouilles de béni- 
tier, quatre heures... Ah 1 zut !... 

Dans une longue glissade, elle sortit de la 
bibliothèque, et on entendit sa voix claire ap- 
peler le vieux Jean. 

Devenu sérieux, l'oncle Marc affirma : 

— Que le Chiffon épouse .Aubières ou un autre... 
qtiand il ne sera plus là... il nous manquera rude- 
ment I... 



Lorsque Chiffon arriva à la maison des Jésuites, 
il était à peu près trois heures. Un orage s'annon- 
çait, qui assombrissait le ciel et rendait l'air 
étouffant, 

— Reste dans le jardin si tu veux... — dit-elle 
au vieux Jean qui entrait au parloir, en regardant 
autoiu" de lui d'un air méfiant, — ça sera plu» 
amusant pour toi... 

Il répondit, hésitant : 

— Et si ça pleut ?... 

— Ben, si ça pleut, tu rentreras... qu'est-ce 
que tu as donc à marcher comme ça?... on dirait 
que tu as peur de tomber dans des oubliettes... 

— J'ai pas peur... mais j'suis tout d'même 
pas à m'n'aise ici, mam'zelle Coryse... y' m'semble 
qu'les murs écoutent... et ça me jette un froid... 
pis... y a aussi c'sacré parquet... 

— C'est ça !... jure un peu I... ça fera bon 
effet dans la maison... 



LE MARIAGE DE CHIFFON 95 

— Mais c'est que j 'glisse !... allons bon !,.. v'ià 
qu'c'est les tapis, maint 'ijant !... 
* — Dame !... si tu patines avec I... 

Et poussant dehors le vieux domestique qui 
s'empêtrait, glissant sur le parquet luisant et sur 
les petits carrés de tapis épars dans la grande 
pièce, elle lui dit en riant : 

— • Voyons !... va-t'en !... tu finirais par faire 
un malheur... 

Dès qu'il fut sorti. Chiffon fit les cent pas 
dans le parloir, qu'elle voyait pour la première 
fois. De la neuve et coquette demeure que ve- 
naient de construire les Jésuites de Pont-sur- 
Sarthe, elle ne connaissait que la chapelle, où 
elle venait malgré elle, amenée par sa mère à 
quelque salut élégant. Madame de Bray estimait, 
— avec raison, d'ailleurs, — que les Jésuites sont 
non seulement des gens fort bons à voir, mais 
encore des gens chez qui il est fort bon d'être 
vu. Toute la société chic, — les jeunes gens y 
compris, — se pressait à ces saints, où chantaient 
les hommes et les femmes du monde qui avaient 
de jolies voix, et la tribune de la chapelle dos 
pères avait vu se mitonner bien des mariages et 
s'ébaucher bien des flirts. 



96 LE MARIAGE DE CHIFFON 

Coryse, d'abord mécontente d'être traînée à 
ces réunions qui l'ennuyaient, et qu'elle con- 
sidérait comme très profanes, avait fini par 
s'intéresser peu à peu aux menues intrigues qui 
se tramaient sous ses yeux. Elle connaissait 
toutes les petites rivalités religieuses ou mon* 
daines. Elle savait que tel père, plus c demandé i, 
était jalousé par les autres pères, vexés de son 
succès ; et aussi que telle pénitente, élégante ou 
bien posée, avait ses entrées à toute heure aux 
confessionnaux, ouverts seulement aux heures 
réglementaires pour les pénitentes plus modestes. 

Et, en attendant le père de Ragon, — le plus 
couru des pères mondains, — qui se faisait beau- 
coup attendre, ChifiEon comparait la vaste maison 
riante, construite avec un confort anglais dis- 
simulé sous une sévérité aimable et voulue, à la 
triste et sale maison où s'empilaient biunblement 
le curé de la cathédrale et ses trois vicaires. Elle 
se disait, avec son petit bon sens d'enfant, que, 
si les gens de la « société » de Pont-sur-Sarthe 
connaissaient bien le chemin de l'une, les pauvres 
connaissaient sûrement mieux le chemin de 
l'autre. Il lui semblait que les grosses sommes 
apportées ici par les legs, les dons et les quêtes. 



LE MARIAGE DE CHIFFON 97 

a*en devaient jamais ressortir, tandis que les 
maigres aumônes obtenues avec tant de peine, 
ne devaient faire que traverser la pauvre petite 
maison grise de là-bas I... 

Chiffon exécrait d'instinct ceux qui « amas- 
sent ». Ce mot, Y épargne, qu'elle entendait autour 
d'dle prononcer avec le respect qu'il inspire à 
la province, lui paraissait haïssable et répugnant, 
et die pensait que dans cette belle maison toute 
oeuVe on devait épargner beaucoup et donner 
très peu, du moins. aux pauvres. Elle regardait, 
«n arpentant le parloir, ces « judas % ouverts dans 
les murailles blanches, et ils lui rappelaient des 
guichets de banque. Et les Jésuites qui, de temps 
à autre, traversaient rapidement la longue pièce 
à pas glissants et menus, ressemblaient — trou- 
vait-elle — bien plus à des employés qu'à des 
religieux'. Dans ce couvent tout lui parlait du 
monde, rien ne lui parlait de Dieu. 

Au bout d'un certain temps, Coryse s'im- 
patienta : 

— Ah! mais!.., je ne vais pas poser conune 

ça indéfiniment, moi 1... il va être quatre heures !... 

il faut que j'aille au cours I... 

Elle s'approcha de la fenêtre et vit, dans le 

4 



98 LE MARIAGE DE CHIFFON 

grand jardin, Jean endormi 5ur un banc. D'abord 
correctement assis, raido comme autrefois sur 
son siège, le vieux cocher coulait doucement, 
engourdi par l'orage, ïes jambes allongées, le 
corps mou, la tête fléchie. Et les pères qui de 
temps en temps passaient se rendant à la cha- 
pelle, tournaient avec surprise leurs faces affinées, 
un peu inquiétantes, vers le vieil homme qui 
dormait sur le banc dans une pose vautrée d'ivro- 
gne. Leur indignation muette égayait infiniment 
la petite, et elle ne s'ennuyait plus du tout, lors- 
qu'une voix à la fois très sèche et très douce lui 
fit toiuTier la tête. 

— C'est vous qui êtes là., mon enfant?,., 
mais je ne puis pas vous recevoir à présent... 

— Ah 1... — dit Chiffon — je croyais que 
ma mère vous avait demandé si je pouvais 
venir?... 

Et, se dirigeant vers la porte, elle ajouta, ai- 
mable et comme soulagée : 

— Mais si vous ne pouvez pas, je m'en vais... 
Le père de Ragon l'arrêta d'un geste : 

— Je ne peux pas vous recevoir ici... 

— Je vous demande pardon, c'est ma mère 
qui 



M»# 



oc 

1 



LE MARIAGE DE CHIFFON 99 

-«Otii... madame votre mère sait que je la 
reçois quelquefois au parloir... mais ce que je 
peux faire pour elle... à grond'peine... je ne puis 
pai le faire pour vous... 

Comme la petite ne répondait rien, il reprit, 
toujours de la même voix nette et blanche : 

— Madame votre mère m'a dit, mon enfant... 
qtie vous vouliez me consulter aur une question 
Wi grave?... 

— Oh !... je veux !... c'est-à-dire... c'est elle 
qui veut... 

— Eh bien, je vous entendrai tout à l'heure 
à mon confessionnal... 

— Mais... - — protesta Chiffon — je ne viens 
pas pour me confesser... 

— Peu importe I... mes pénitentes m'atten- 
dent déjà... je ne puis tarder davantage... 

Coryse, effarée, entrevit l'attente prolongée 
dans la chapelle neuve, effroyablement neuve, 
où les ors flamboyaient, faisant grincer les verts 
crus des rinceaux ; cette chapelle où l'œil ne se re- 
posait sur rien de doux ni de tranquille ; où l'on 
ne pouvait — au milieu des chuchotements et 
des froufrous — se recueillir ni prier. Et la peur 
qu'elle avait de cette attente lui suggéra cette 



xoo LE MARIAGE DE CHIFFON 

réflexion qui, pensait-elle, allait peut-être la 
délivrer : 

— Ah !... bon I... j'attendrai à la chapelle !... 
Oh I ça n'est pas ennuyeux d'attendre... toutes 
ces dames parlent si haut I... 

Il faut croire que le père de Ragon était peu 
soucieux de livrer aux moqueuses oreilles de 
Chiffon les confidences de celles qu'elle appelait 
si irrévérencieusement « les grenouilles de béni- 
tier », car subitement il se ravisa, disant, comme 
s'il n'avait rien entendu : 

— Voyons... puisque vous semblez le dési- 
rer... je vais vous entendre ici... 

Et, changeant de voix, d'un ton éteint et 
assourdi : 

— Je vous écoute, ma fille... qu'avez-vous à 
me dire?... 

Elle répondit déUbérément : 

— Moi ?... rien du tout !... je croyais que c'était 
vous qui deviez me dire quelque chose?... 

Plus habitué à la défense qu'à l'attaque, le 
père de Ragon hésita im instant, puis, prenant 
son parti : 

— Madame votre mère m'a appris que le 
duc d'Aubières vous demande en mariage... et 



LE MARIAGE DE CHIFFON loi 

que vous semblez voir cette demande avec... 
je ne dirai pas avec répugnance... 

— Oh ! vous pouvez le dire, allez I... 
Jamais le Jésuite n'avait adressé à Chiffon, 

lorsqu'elle accompagnait madame de Bray, que 
de banales paroles de bienvenue, auxquelles elle 
répondait par im nionosyllabe ou pas du tout. 
' Cette liberté de langage, à laquelle ses visiteuses 
habituelles ne l'avaient point accoutiuné, l'in- 
terloqua un peu. 
Il y eut un silence. 

— Eh bien?... — questionna simplement Coryse. 

— Eh bien, — reprit le père de Ragon, que 
décidément cet interrogatoire déroutait — cette 
demande... qui serait flatteuse pour toute jevme 
fille est, pour vous, non seulement flatteuse, mais 
inespérée... vous n'avez pas de fortune... 

— Je sais ça !... 

— Le duc d'Aubières, lui, sans être très riche, 
trouve qu'il l'est assez pour deux... il donne... 
en demandant votre main... un bel exemple de 
désintéressement. . . 

— Je sais ça aussi !... et je suis très recon- 
naissante à M. d'Aubières... que j'aime beaucoup, 
d'ailleurs... / 



102 LE MARIAGE DE CHIFFON 

— Vous raimez?... 

— De tout mon cœur... c'est certainement 
celui que j'aime le mieux de ceux qui viennent 
à la maison... 

— Mais alors, je ne comprends pas pourqucrf 
vous... 

— Conmient, vous ne comprenez pas?... mais 
il me semble que c'est pourtant limpide !... j'aime 
M. d'Aubières comme j'aime madame de JarviUe, 
par exemple... ou l'abbé Châtel... je les aime pour 
les aimer... mais pas pour les épouser, sapristi I... 

— Mon enfant, je vois que vous ignorez ce 
que c'est que le mariage... 

— Ça, sûr 1 que je l'ignore !... mais enfin, 
je m'en fais une idée... on se fait toujours une 
idée des choses, s'pas?... eh bien, moi, en rae 
mariant... je veux aimer celui qui sera mon mari 
autrement que je n'aime M. d'Aubières et l'abbé 
Châtel... et voilà !... 

— Oui... vous êtes un peu sentimentale... 
^comme toutes les jeunes filles... 

— Moi?... — s'écria Chiffon, indignée, -^ 
pas pour deux sous sentimentale !... 

Et réfléchissant, un peu troublée malgré elle, 
elle rectifia : 



LE MARIAGE DE CHIFFON 103 

— Excepté peut-être pour les fleurs... et le 
del... et les rivières... c'est vrai que j'aime assez 
à me coucher par terre et à rêvasser devant tout 
ça... oui I... enfin, mettons que je suis sentimentale 
poiir les choses... et même pour les bêtes, si vous 
voulez... mais pour les gens ?... ah ! fichtre non I... 
j'suis pas sentimentale I... 

Positivement stupéfié par cette façon de parler, 
le père de Ragon demanda, avec im sourire de 
mépris aimable au coin de ses lèvres très sinueuses 
et très minces : 

— Par qui donc êtes-vous élevée, ma chère 
enfant ?... 

Sans paraître voir l'ironie, elle répondit : 

— A présent, c'est par papa et l'oncle Marc... 
et avant, par mon oncle et ma tante de Launay... 

Et, comme le Jésuite, rassemblant ses sou- 
venirs, répétait : « de Launay » ?... Chiffon ajouta 
en riant : 

— Oh !... ne cherchez pas I... ils ne viennent 
pas chez vous I... c'est pas des gens à ça !... c'est 
des bons vieux tranquilles et pas chics... pas 
du tout dans le train... ils vont à leur paroisse I... 
Mais pardon... vous disiez... quand je vous ai 
interrompu... que j'étais sentimentale... c'est 



104 LE MARIAGE DE CHIFFON 

même parce que vous disiez ça que je vous ai 
coupé... 

— Je vous disais que les jeimes filles sont 
toutes plus ou moins éprises d'un idéal quelcon- 
que... idéal qu'elles se forgent de toutes pièces... 
et qu'elles ne rencontrent jamais... 

— Je ne suis éprise d'aucun idéal... 

— C'est déjà ime bonne chose, cela I... car, 
alors, vous pouvez considérer librement et en 
pleine possession de vous-même le bel avenir qui 
s'ouvre devant vous si vous épousez le duc d'Au- 
bières?... 

— Où ça, le bel avenir ?... moi qui justement 
n'ai jamais pu supporter l'idée d'épouser im 
militaire 1... oui... j'ai ça en horreur, les mili- 
taires 1... je veux dire les ofiftciers, bien entendu... 
car les soldats, c'est pas leur faute, les pauv's 
gens I... et ce que je les plains, au contraire I... 
et ce que je les aime pour ça !... j'peux pas en 
rencontrer \m par la chaleur sans avoir envie de 
le faire entrer boire quelque chose à la maison... 
ainsi... 

Le père de Ragon examinait Chiffon avec 
effarement, et il pensait que madame de Bray 
avait grandement raison quand elle disait que 



LE MARIAGE DE CHIFFON 105 

8a fille < n'était pas comme tout le monde ». Il 
reprit, exagérant encore son air froid et sa cor- 
rection parfaite : 

— En vérité, mon enfant, vous parlez ime 
langue singulière I... 

Très sincèrement et gentiment, Coryse s'excusa : 

— Oui... ça, j'sais bien !... c'est très vrai I... 
mais je ne peux pas m'en empêcher !... ça m'est 
instinctif 1... je vous demande pardon... je com- 
prends bien que ça doit vous choquer... ça choque 
déjà Tabbé Châtel, ainsi... à plus forte raison, 
vous... 

Et, le regardant, elle conclut : 

— C'est que, voilà !... vous êtes im homme 
du monde, vous !... et moi pas I... 

— Enfin, — fit le Jésuite, qui se mit mal- 
gré lui à rire, — êtes-vous disposée, mon enfant, 
à réfléchir avant de repousser ce mariage?... à 
écouter mes conseils?... 

— Réfléchir ne me servira à rien !... d'abord, 
quand je veux réfléchir, ça m'endort I... et puis, 
plus je réfléchirais, plus je dirais non... il n'y a 
donc pas d'avantage à me faire réfléchir... et 
quant à ce qui est de suivre vos conseils... si vous 
voulez que je vous parle franchement... 



lo6 LE MARIAGE DE CHIFFON 

— Oui... parlez-moi franchement ? 

— Eh bien, je ne vois pas trop pourquoi Je 
les suivrais, vos conseils?... vous ne me con- 
naissez pas... vous ne m'avez jamais tant vue- 
tout en moi doit vous déplaire à crier... 

Et, voyant que le Jésuite esquissait im geste 
vague de protestation : 

— Si 1... si !... je me rends bien compte !... 
je vous déplais, et vous n'avez aucime raison 
de vous intéresser à moi... ce que vous me dites, 
vous me le dites parce que ma mère vous a de- 
mandé de me le dire... tout bêtement... 

— Je vous le dis parce que tel est mon avis... 

— Soit 1... mais c'est votre avis parce que 
ma mère vous a expliqué que, sans fortune, 
je ne peux faire qu'im mauvais mariage... et 
que celui-là est superbe... alors, sous prétexte 
que je ne suis pas riche, vous me conseillez d'é- 
pouser im monsieur que je ne pourrai pas aimer... 
ou du moins aimer conmie je veux aimer quelqu'un 
avec qui je passerai ma vie... 

— Mon enfant, vous vous trompez... c'est 
parce que le duc d'Aubières est un homme par- 
faitement honorable et bien né... parfaitement 
bon aussi, que je vous conseille de l'épouser... 



LE MARIAGE DE CHIFFON 107 

I« VOUS le conseillerais également si vous étiez très 
riche... 

— Allons donc !... jamais de la vie !... d'abord, 
si j'étais très riche, au lieu de me pousser à épouser 
M. d'Aubières, vous me garderiez pour... 

Comme elle s'arrêtait, le père de Ragon de- 
manda : 

— Je vous garderais pour qui?... 

— Pour un ancien élève à vous qui serait 
dans la dèche... ou qui aurait joué... ou n'im- 
porte quoi de ce genre-là !... oui !... j'ai toujours 
vu que ça se passe comme ça à Pont-sur-Sarthe... 
depuis que je sais voir quelque chose autour 
de moi... et je me suis réjouie de n'avoir pas 
d'argent !... Oh !... pour ça, vous savez aider les 
vôtres !... vous n'êtes pas des lâcheurs I... 

Craignant d'avoir trop parlé. Chiffon leva im 
œil presque timide sur le Jésuite. Sa belle figure 
distinguée et sérieuse s'était au contraire adoucie : 

— Eh bien — dit-il en regardant la petite 
avec une certaine bienveillance — il me semble 
que, d'après ce que je devine de vous, ceux qui 
ne sont pas des « lâcheurs i?, comme vous dites... 
doivent vous plaire?... vous devez aimer celui 
qui prête aux autres son appui?... 



lo8 LE MARIAGE DE CHIFFON 

— Oui, si c'est un individu... non, si c'est unt 
corporation... 

Le père de Ragon resta étonné, regardant 
Chiffon sans rien dire. 

Depuis qu'il était à Pont-sur-Sarthe, cette 
gamine de seize ans était le premier être « pen- 
sant » qu'il rencontrait. 

Voyant que l'enfant, prenant son silence pour 
un congé, allait se lever, il demanda : 

— Vous avez donc beaucoup lu?... 

— Non... pas beaucoup... 

— Alors, vous avez beaucoup réfléchi à dcB 
choses sérieuses?... 

— Quelquefois... à cheval... oui, c'est surtout 
quand je me promène à cheval que je pense à 
des choses... là, je ne peux pas m'endormir en 
réfléchissant... alors je réfléchis... mais c'est in- 
volontaire... 

— Et... le résultat de ces réflexions c'est que 
vous n'aimez pas notre ordre?... 

— C'est que, voilà !... ça ne me fait pas du 
tout l'effet d'un ordre... religieux, du moins... 
les Dominicains, les Maristes, les Capucins, les 
Oratoriens, etc., etc., j'appelle ça des ordres... 
ça s'occupe du bon Dieu, ça prêche, ça fait seule- 



LE MARIAGE DE CHIFFON 109 

ïïient ce que je comprends que fassent des re- 
Igieux... vous, vous me faites Tefîet d'ime asso- 
ciation quelconque... vous vous occupez des 
mariages, de la politique, im peu de tout... enfin, 
TOUS me faites peur 1... et pourtant, le bon Dieu 
sait bien que j'ai pas peur de grand'chose... 

— Je vous assure, mon enfant, que nous ne 
travaillons que pour le bien et le salut de l'hu- 
manité... 

— Son bien... sur la terre, ça, j'en suis con- 
vaincue I... son salut?... je ne crois pas que ça 
vous intéresse beaucoup... et puis, l'humanité, 
pour vous, se réduit aux gens du monde... c'est 
comme pour ma mère... je connais ça I... 

— Je vois que vous avez décidément un parti 
pris contre nous... vous avez tort, ma chère en- 
fant... 

— Oh !... — afiSrma poliment Chiffon — pas 
plus contre vous que contre les francs-maçons 
par exemple... ou les pol5rtechniciens, qui con- 
tinuent leur monôme à travers la vie... je hais en 
général les gens qui se massent pour tomber les 
isolés... 

— Cette haine peut mener loin... 

— Très loin !..• ainsi, toute petite... quand 



xio LE MARIAGE DE CHIFFON 

j'allais avec ma bonne faire des commission 
et que j'entendais les pauvres petits boutiquiers 
des petites rues se plaindre... pleurer presque, 
en racontant que depuis les grands magasins 
de la rue des Bénédictins et de la place Camot 
ils ne faisaient plus d'affaires.,, quand je vo3rais 
peu à peu se fermer plusieurs des boutiques 
d'autrefois... quand j'entendais raconter que tel ou 
tel fournisseur était en faillite... je rageais ferme, 
allez, coùtre ces énormes magasins qui écrabouil- 
lent les tout petits... et bien des fois, le soir, en 
faisant ma prière, j'ai crié de toutes mes forces 
au bon Dieu qu'il aurait une riche idée s'il raflait 
tout ça dans la nuit... 

— Mais c'était une abominable pensée... 

— C'est bien possible !... je ne la défends 
pas !... je l'avais, voilà tout !... je ne disais pas 
ça à l'oncle Albert et à la tante Mathilde, vous 
pensez?... avec eux ça n'aurait pas pris... Oh, 
non 1... aussi, je n'ai jamais raconté mes idées à 
personne dans ce temps-là... 

— Et maintenant non plus, j'espère?... 

— Oh ! si !... maintenant je dis très bien tout 
ça à l'abbé Châtel, ou à l'oncle Marc... 

— Ah ! c'est vrai ! — fit le Jésuite avec un 



LE MARIAGE DE CHIFFON m 

re tendu — M, le vicomte de Bray est socia- 
le., ou, du moins, il s'est présenté comme tel 
dernières élections?... 
Non... — dit brusquement Chiffon, qui 

lettait pas qu'on touchât à l'oncle Marc, 

!^^ vous confondez !... M. de Bray, qui est bien, 
effet, ce que vous appelez socialiste... ne s'est 
^'Jas appuyé là-dessus pour se faire élire... il s'est 
j;^ présenté sans étiquette... 
1,-x — Et il a échoué... 

C'était le candidat protégé par « les pères t 
qui avait passé. Chiffon répondit rageusement : 

— Oui... il fallait trop d'argent pour être 
élu... 

Puis, se levant sans attendre l'invitation du 
Jésuite, qui s'oubliait à écouter ce drôle de petit 
produit moderne, si différent de ce qu'il connais- 
sait jusque-là, elle ajouta, un peu narquoise : 

— Mais je n'ose pas vous retenir plus long- 
temps !... vous étiez très pressé... et il y a toutes 
ces dames qui doivent trépigner à la chapelle... 

Le père de Ragon se leva aussi ; et, comme 
Coryse s'effaçait pour le laisser sortir le pre- 
mier : 

— Non... — dit-il en souriant, très courtois 



112 LE MARIAGE DE CfflFFON 

— vous n'êtes plus une petite fille... et vous serea 
peut-être bientôt « Madame la Duchesse t... 

— Ça m'étonnerait I... — répondit Chiffoa, 
en secouant ses cheveux flottants qui ondu- 
lèrent autour de ses hanches — je n'ai pas la 
tête de remploi... 

Le père de Ragon demanda ; 

— Je ne vois personne à la « porterie »?... 
vous n'êtes pas venue seule, pourtant?... 

— Oh ! non !... je ne suis pas élevée du tout 
k l'américaine, moi !... j'ai ma bonne I... 

Et, montrant le vieux Jean qui dormait toujours 
>ur son banc, glissé presque jusqu'à terre : 

— Il n'est pas décoratif, ma bonne !... 
Quand Chiffon eut franchi la grille, elle se 

^tourna et, regardant l'heure à la grosse horloge 
î la chapelle, elle murmura en riant : 

— Cinq heures et demie !... C'est moi qui les 
fait poser, les grenouilles de bénitier !.., 



^t 



i 



l 



VI 

On dînait quand madame de Bray entra dans 
la salle à manger. Depuis longtemps on avait 
renoncé à l'attendre : presque jamais elle n'arri- 
vait à l'heure ; prétextant des courses, des visites, 
des pendules arrêtées et, au besoin, des accidents 
de voiture. Dès qu'elle se fut assise, elle demanda 
d'un air étonnanmient aimable à Coryse : 

— Eh bien?... as-tu été contente du père de 
Ragon?... 

— Oh ! très contente 1... — répondit la petite 
avec insouciance. 

Et, après un instant de réflexion, elle ajouta : 

— Mais, je ne sais pas si, lui, il a été content 
de moi... 

« 

— Qu'est-ce que tu lui as dit ?... — interrogea 
M. de Bray, vaguement inquiet. 

— Un tas de choses... la conversation a tourné... 

— J'irai le voir demain matin... -r fit la mar- 






114 LE MARIAGE DE CHIFFON 

quise, moins aimable, — et il me^&ra ce qui s'est 
passé... 

— Mais... — remarqua paisiblement Chiffon 
— je peux aussi bien vous le dire... et d'abord, 
il ne s'est rien du tout passé... 

— Ah !... c'est surprenant !... 

— Et pourquoi donc est-ce surprenant?... 

— Parce que tu as l'air embarrassé... 

— Moi !... jamais !... pourquoi aurais-je l'air 
embarrassé?.,. 

— Je n'en sais rien... 

— Moi non plus !... on a voulu que j 'ailla 
causer avec le père de Ragon... j'y suis allée... 
nous avons causé... et voilà !... 

— Et... il n'y a rien eu de désagréable?... 

— Mais non... il est bien élevé... trop môme !..• 
moi aussi... pas trop, mais enfin, assez... non !... 
je crois qu'il n'a rien approuvé de ce que je lui 
ai dit... et je suis sûre que rien de ce qu'il m'a 
dit ne m'a convaincue... mais, à part ça, nous 
sommes conmie avant... 

— Alors... — demanda madame de Bray, 
profitant d'vme sortie du domestique, — tu 
n'es pas encore décidée à épouser le duc d'Au- 
bières?... 



LE MARIAGE DE CHIFFON 115 

— Je suis décidée à ne pas Tépouser... 
Et, se tournant vers l'oncle Marc : 

— Je vais lui répondre ce soir, puisque tu m'as 
dit qu'il doit venir?... 

— Non !... — s'écria la marquise, exaspérée, 

— vous ne lui répondrez pas ce soir !... c'est de 
la folie de refuser ainsi sans réfléchir !... 

— Mais j'ai réfléchi!... mais je ne fais que 
ça... depuis hier, je réfléchis à m'en faire mou- 
rir !... 

— Vous attendrez pour donner une réponse 
définitive au /duc d'Aubières... 

— J'attendrai quoi?... non... je ne veux pas 
lui faire croquer le marmot plus longtemps... 
ça a déjà beaucoup trop duré... 

— Je vous défends de lui parler aujourd'hui !... 

— dit impérieusement la marquise, en se levant. 
Et, voyant qu'au lieu d'entrer dans le salon. 

Chiffon montait l'escalier, elle demanda: 

— Eh bien?... où allez- vous?... 

— Dans ma chambre... 

— Vous resterez ici... 

La petite devint très rouge et répondit nette- 
ment : 

— Ça m'est égal !... mais, si je reste, je parlerai 



ii6 LE MARIAGE DE CHIFFON 

à M. d'Aubières comme je le dois... je lui dirai 
que je suis formellement décidée à ne l'épousa 
jamais... jamais... 

— Vous êtes folle !... 

— Il y a si longtemps que vous me le dites !... 

— Le voilà I... — cria tout à coup la mar- 
quise en faisant, d'un grand geste, signe d'écouter 
la sonnette de la grille. 

— Ah I... tant mieux I... — soupira Chiffon — 
j'ai rudement envie de ne plus avoir ce poids-là, 
moi I... 

Elle alla au-devant du colonel qui entrait, et 
lui dit, sans aucun embarras : 

— Monsieur d'Aubières, je voudrais vous par- 
ler?... voulez- vous venir avec moi dans le jardin, 
conmie hier soir... 

Et, descendant le perron toute souriante, elle 
ajouta très bas : 

— ... Mais sans m'embrasser... 

Il la suivit docilement ; très ému, clairvoyant 
malgré son amour, et devinant ce qu'elle allait 
lui dire. Avant qu'elle eût parlé, il questionna, 
d'une pauvre voix touchante : 

— C'est pour me dire que vous ne voulez pas, 
n'est-ce pas? 



LE MARIAGE DE CHIFFON 117 

— Oui... — balbutia Chiffon, très peinée de 
ce gros chagrin qu'elle causait — j'ai beaucoup, 
beaucoup pensé depuis hier soir... et j'ai compris 
que je ne peux pas vous épouser... je vous aime 
bien, allez, pourtant !... je vous aime de tout 
mon cœur... et je suis désolée de vous dire ces 
choses... mais il vaut mieux les dire avant qu'a- 
près, s'pas?... 

Il ne répondit rien. Elle ne le voyait pas dans 
la nuit, mais elle le devinait si malheureiLx qu'elle 
en fut tout attristée. 

— Je vous en prie... — supplia-t-elle, en posant 
doucement sa main sur le bras de M. d'Aubières... 
— ne vous faites pas tant de chagrin?... je n'en 
vaux pas la peine, d'abord I... je suis colère, igno- 
rante, mal élevée... « tous les vices des Aves- 
nes », conrnie dit ma mère !... et puis, je serais 
incapable d'être une femme de colonel, moi I... 
ni d'être mondaine d'aucune façon... je ne sau- 
rai jamais ni causer... ni recevoir... ni faire bonne 
figure aux gens qui me déplaisent... ni persuader 
aux imbéciles que je leur trouve de l'esprit... je 
n'ai rien d'une femme... je suis un sauvage... fait 
pour vivre seulement avec des fleurs ou des ani- 
maux... 



^^' „ ,.c,ui5te. cW-t de ton. die 

Tout îi «'"V. '"^ 

,.. ^ V"'P"^ ^^ ^" "^,^i, le déjeuner... si on me 
«e ne V.l V-^'^ ^^ ^ ^ 

VavaU V'-\uî... j, t,,vers la grande 

i^^ '^"'^ ^"^ d 1-Uon des écuries. Au bout 

,.Aou.o. .V.vn. ^*;'""^,,,, courant toujours et 

\„u ^"'^^••^"^- '"' \ui sautait aux épaules. 

'^ ;o v-.viU>^»^^"-^ ^"^ ^"' ,„rf essoufflée. - 



VavvV^^^-" 



''■'^'- ■'" ' ^t pas. elle demanda. 

'""• '1:; V- duc ne <; : 

ivn^iuA .* n^•0O5'^ d'une VOIX enrouée, 

" ^' ■ '^ -«riff*^*. l'allée sur une sorte 
î si. • '•"' ""*' ,-às rLid* ^® '^^^ comprenant 

c ^e tertre- ^ ^j^ violemment émue. 






-«- Mirez 



LE MARIAGE DE CHIFFON 119 

La pensée que cet homme, qui lui apparaîssait 
coimne un géant... presque vieux, pouvait pleurer, 
ne lui était jamais venue. Stupéfaite et boule- 
versée, elle s'assit près de lui. 

— Mon Dieu I... — fit-elle, prête à pleurer 
aussi — mon Dieu !... mon Dieu !... 

Elle ne trouvait pas autre chose à dire. Elle 
perdait la tête. Elle se croyait horriblement 
mauvaise et stupide, de tourmenter cet être si 
bon, qui sanglotait doucement à côté d'elle. 

L'idée que quelqu'un pouvait souffrir pour 
elle ou à cause d'elle était odieuse à Coryse. 
Elle préférait mille fois souffrir elle-même. Et, 
tout de suite, elle se dit : 

i Ma foi, tant pis !... je vais lui avouer ce qui se 
passe dans ma tête... et puis après... s'il veut 
tout de même, eh bien, je l'épouserai... > 

— Écoutez-moi... — dit-elle, de sa voix un 
peu sonore, qui remuait si profondément le duc, 
— écoutez-moi bien... et comprenez-moi... si 
vous le pouvez toutefois... car je ferai de mon 
mieux, mais ça ne sera peut-être pas très clafr... 
c'est que c'est très difficile à dire, tout ça I... 
et si nous étions au soleil au lieu d'être dans 
le noir... si je voyais votre tête et si vous voYi^i» 



120 LE MARIAGE DE CHIFFON 

la mienne... je n'oserais jamais, jamais I... ntiais 
d'abord, je vous en prie... ne pleurez pas comme 
ça... ça m'est horrible !... 

Et, comme sans rien dire il continuait à pleurer, 
d'un mouvement brusque, elle s'agenouilla de- 
vant lui : 

— Je vous en prie ?... 

Elle passa ses bras autour du cou de M. d'Au- 
bières, et, embrassant affectueusement la pauvre 
joue mouillée, elle répéta, d'une voix infiniment 
suppliante : 

— Je vous en prie ?... puisque je vous dis 
que je ferai tout ce que vous voudrez... tout.,. 

Oublieuse de la veille, elle se pelotonnait contre 
lui, candide et tendre. Il la repoussa presque 
durement : 

— Non... non... éloignez-vous !... 

D'abord étonnée, Chiffon se releva, en mur- 
murant tristement : 

— Ahl... oui... je vois... vous faites comme 
moi hier... 

Et, timidement, elle se rassit sans rien dire 
à côté du duc. Il reprit, encore tout tremblant : 

— Non... ne croyez pas ça, ma chère petite 
Coryse.*. c'est que... vous ne pouvez pas com- 



LE MARIAGE DE CHIFFON 121 

prendre... je suis nerveux... malheureux... je ne 
sais plus ce que je fais, ni ce que je dis... j'avais 
fait un si joli rêve... et je retombe de si haut... 
Elle demanda, inquiète : 

— Si vous avez fait ce que vous appelez im 
si joli rêve... ce n'est pas ma faute, au moins?... 
je veux dire que ce n'est pas moi qui vous ai 
laissé croire que j'avais envie de vous épouser?... 
que je n'ai pas cherché à me faire aimer de vous 
autrement que comme im bon gosse... s'pas?... 

— Non, certes I... 

— A la bonne heure 1... c'est que si j'avais 
fait ça... sans m'en douter, bien entendu... j'en 
serais au désespoir... c'est vrai... je trouve que 
faire aux gens des mines, et des yeux, et tout 
ça... pour leur persuader qu'ils plaisent... ou qu'on 
désire leur plaire... alors qu'on ne se soucie pas 
du tout d'eux... c'est abominable... oui, abomi- 
nable !... 

Et, après un silence, elle ajouta : 

— C'est ce que je vois faire tout le temps 
autour de moi... et c'est ce que je ne ferai 
jamais... 

— Vous disiez tout à l'heure — demanda 
le duc, qui se remettait peu à peu, — que vous 



122 LE MARIAGE DE CHIFFON 

alliez m'expliquer pourquoi vous ne voulez pas 
être ma femme?... 

— Oui... et ça m'intimide de vous expliquer 
ça !... je ne sais de la vie que ce que j'en peux 
deviner, et ce n'est pas grand'chose... mais enfin 
j'entends les conversations... on chuchote... on 
rapproche certains noms... et, quand il y a des 
bals à la maison, je vois bien des petits flirts... 
bien des petites incorrections... je ne parle pas 
d?s jeunes filles... les jeunes filles, elles, peuvent 
faire tout ce qu'elles veulent... ça n'a aucun 
inconvénient, s'pas, puisqu'elles ne sont pas 
mariées?... non... je veux dire ces dames... il y 
en a qui trompent leurs maris... et... tromper son 
mari, je ne sais pas au juste où ça commence ni 
où ça finit, mais je trouve que c'est très mal... 

" — Sans doute, c'est mal I... 

— Eh bien, voilà I... c'est que je suis sûre 
que, si je vous épousais... je vous tromperais... 

— Mais... — balbutia M. d'Aubières, interlo- 
qué — pourquoi êtes-vous sûre de ça?... 

— Sûre... enfin autant qu'on peut l'être de 
ces choses-là!... voyez-vous, jusqu'à présent, 
je n'ai jamais rencontré personne de qui je me 
sois dit : « Celui-là, je l'épouserais bien I... > 



LE MARIAGE DE CHIFFON 123 

— Eh bien?... 

— Eh bien, si, après que nous serons mariés, 
j'allais me dire, un jour, en voyant passer un 
monsieur quelconque : « Tiens ! je l'aurais bien 
épousé, celui-là !... » pensez donc !... quel coup !... 
ça serait désastreux !... 

Malgré son chagrin, le duc eut envie de rire; 
mais il répondit gravement : 

— Ce que vous dites là est arrivé à beaucoup 
de fenmies... 

— Et alors?... 

— Alors, au lieu de laisser aller leur pensée 
vers le nouveau venu, elles se sont appuyées sur 
leur mari... et si c'était un bon mari, ce que je 
serad... 

— Ça, j'en suis sûre I... — dit Chiffon avec 
conviction — mais croyez-vous que ça sufl5t 
d'être un bon mari, si on n'a pas une bonne 
femme ?... 

— Et pourquoi ne seriez-vous pas une bonne 
petite femme... honnête et brave?... 

— Je serais ça... si je ne rencontrais pas... 

— Quoi?... 

— Le monsieur que je ne rencontrerai peut- 
être jamais... mais qui n'est à coup sûr cas vo>3&*.* 



124 LE MARIAGE DE CHIFFON 

I 

Et, comme M. d'Aubières faisait un mouve- 
ment, elle ajouta vivement : 

— Oui... je vous aime beaucoup, beaucoup !••• 
je vous l'ai déjà dit... mais je crois que je ne vous 
aime pas du tout, mais du tout, comme il faut 
aimer son mari... et je suis certaine que le jour 
où je rencontrerais celui que j'aimerais conune 
ça... je me laisserais aller !... oh I mais là, en plein !... 
vous voyez?... c'est sans gêne d'oser vous dire 
ça?... mais ça serait encore bien plus sans gêne 
de vous épouser sans vous le dire... Si, après 
que vous savez ce qui m'empêche de dire oui, 
vous voulez de moi tout de même... au moins, 
vous aurez été prévenu... vous ne pourrez rien 
me reprocher... quand je dis « rien me repro- 
cher >, c'est une manière de parler... parce que... 
au fond... je me rends bien compte que ça ne 
pourra pas vous faire plaisir... mais enfin, je 
n'aurai pas été sournoise, ni dissimulée... com- 
prenez-vous?... 

— Je comprends — dit doucement M. d'Au- 
bières — que vous seriez très malheureuse avec 
moi et que je serais horriblement malheureux 
de vous voir malheureuse... il me faut renoncer 
à ce qui était, depuis six mois que j'y pensais 



LE MARIAGE DE CHIFFON 125 

tans cesse, toute ma joie, toute mon espérance... 
vous m'avez très délicatement 'et très pittores- 
quement fait comprendre que je suis un vieux 
fou... 

— Vous m'en voulez?... — demanda Coryse 
effarée — je suis sûre que vous m'en voulez ? 

— Non... je vous jure que non... — marmotta 
le pauvre homme que l'émotion étranglait. 

n voulut se lever et resta enfoncé dans le sol. 

— Tiens!... — fit-il, surpris de sentir que 
chaque mouvement l'enfonçait davantage. 

Gribouille, en le voyant remuer, avait com- 
pris qu'on s'en allait et s'était mis à danser devant 
lui en aboyant avec fureur. 

Le duc voulut s'appuyer sur sa main, mais 
eUe entra dans la terre molle, tandis que son 
cofps semblait y pénétrer plus avant. 

— Je ne sais pas où je suis !... — dit-il à Chiffon, 
qui, debout dans l'allée, l'attendait — il me semble 
que je suis assis dans un trou... et plus j'en veux 
sortir plus j'y tombe... 

Elle étendit ses mains, il les prit et se releva 
d'une secousse. Mais elle aussi, en s'approchant, 
avait senti le sol se défoncer. 

— Qu'est-ce qu'il y a donc?... — fit-elle en 



xa6 LE MARIAGE DE CHIFFON 

tâtant la place que M. d'Aubières venait de 
quitter. 
Elle se redres&a en riant: 

— Ah !... c'est le cimetière des fleurs !... vous 
étiez assis dessus I... et comme j'ai justement 
enterré ce matin... c'est tout mou... 

Il questionna : 

— Le cimetière de... 

— Des fleurs... oui... ne parlez pas de ça à la 
maison... on se moquerait de moi... je sais bien 
que c'est bdte... mais j'aime tant les fleurs!... 
je ne peux pas les voir salies quand elles sont 
mortes... 

En effet, depuis sa plus petite enfance, Chiffon 
avait un cimetière où elle enterrait ses fleurs 
fanées. Il lui était impossible de les voir trsuner 
dans la rue ou dans les ordures. L'idée qu'ime 
fleur toucherait quelque chose de sale, qu'elle 
serait froissée sous les pieds, traînée dans lea 
jupes, ou balayée dans la poussière, lui était 
insupportable. En hiver, elle les brûlait dans 
la grande cheminée de sa chambre, après avoir 
allumé un énorme brasier où elles se consumaient 
d'une flambée. Mais en été, privée de cette res- 
source, eUe les enterrait consciencieusement au 



LE MARIAGE DE CHIFFON 127 

fond du jardin, en cachette, redoutant les gron- 
deries de sa mère et les blagues de l'oncle Marc. 

— Ne le dites pas, je vous en prie?... — ré- 
péta-t-elle, très inquiète; — excepté Gribouille, 
personne ne le sait, personne... et ça nie ferait 
si fort enrager si on se moquait de moi... pour 
cette chose-là seulement que ça me ferait enrager... 
parce que je trouve qu'on aurait raison... c'est 
ridicule !... 

— Vous pouvez être sûre, mademoiselle Coryse, 
que je ne parlerai jamais à qui que ce soit du 
cimetière des âeurs... 

Et, tristement, il ajouta : 

— Ce pauvre petit cimetière !... moi qui pour- 
tant ne ressemble guère à ime fleur, j'y ai été 
enterré aussi ce soir... oui... tout à fait enterré... 

— Allons I... bon 1... — s'écria Coryse — voilà 
que vous allez encore repenser à tout ça !... 

— Non... mais voulez- vous me laisser m'en 
aller par la petite grille?... je préfère ne pas 
entrer dans la maison... avec mes yeux gros comme 
le poing, je serais très ridicule... d'ailleurs, je 
viendrai voir Marc demain matin... 

— Vous l'aimez bien, l'oncle Marc?... 

— Beaucoup... c'est un camarade d'enfance... 



128 LE MARIAGE DE CHIFFON 

— Vous êtes du même âge?... 

— Il a trois ans de moins que moi...^ 

— C'est la même «chose !... 

— La même chose... oui, vous avez raison... 
Mais, en baisant une dernière fois la petite 

patte solide et souple de Chiffon, M. d'Aubières 
se dit à part lui : 

— Eh bien, non !... ça n'est pas la même chose... 
c'est trois ans de moins !... 

Rentrée dans le salon, la petite regarda — 
conmie si elle le voyait pour la première fois 
— l'oncle Marc, qui Usait près d'ime lampe. 
Et, au lieu de répondre à monsieur et à madame 
de Bray qui la questionnaient anxieusement sur 
la disparition du duc, elle pensa : 

— C'est pas trois ans... c'est dix ans qu'il 
a l'air d'avoir de moins, l'oncle Marc I... 



VII 

Le lendemain matin, Chiffon, couchée au milieu 
de la pelouse, jouait avec Gribouille en attendant 
l'heure de son cours, lorsque l'oncle Marc, s'ap- 
prochant d'elle, lui dit d'im ton bourru : 

— Aubières est parti I... 
Elle se dressa, d'un bond : 

— Comment parti!... parti pour où?... 

— Pour Paris... où il se va secouer un peu... 
il en a besoin, le pauvre garçon !... 

— Ah !... — dit la petite — tu m'as fait une 
peur !... j'ai cru qu'il était parti pour toujours !... 

— Ça t'aurait fait de la peine?... 

— Je t'en réponds !... 

— Le chagrin d' Aubières m'a désolé... mais, 
au fond, à présent que tout ça est terminé... je 
peux bien te dire, mon Chiffon, que je trouve que 
tu as bien fait... 

— A la bonne heure !... et papa?... 

— Papa aussi... 

5 



130 LE MARIAGE DE CHIFFON 

— Alors, tout est pour le mieux 1... tu montes 
à cheval, ce matin?... 

— Non... j'ai des lettres à écrire... c'est que, 
je ne t'ai pas dit... j'ai une grande nouvelle à 
t'annoncer... la tante de Crisville est morte 1... 

— Ah I... — fit-elle, indifférente — ça n'est 
pas ma tante, à moi... et je ne la connaissais 
pas !... toi non plus, du reste... puisqu'elle ne 
quittait plus le Midi... 

— Je ne l'avais pas vue souvent... mais j'étais 
son filleul... 

Et l'oncle Marc continua paisiblement : 

— Je viens d'apprendre qu'elle m'a légué 
toute sa fortune... " 

— Toute sa fortune !... — s'écria Coryse, 
étonnée, — mais c'est elle qu'on appelle la tante 
de Carabas !... c'est elle qui est si, si riche !... 

— C'est elle qui « était » si, si riche, la pauvre 
femme !... 

Chiffon sauta au cou de l'oncle Marc, tandis 
que Gribouille, imitant le mouvement, lui sautait 
aux jambes. 

— Oh !... que je suis contente I ! I... que je 
suis contente que ça soit toi I... ça t'ira si bien, 
à toi, beaucoup d'argent !... 



LE MARIAGE DE CHIFFON 



Lâche-moi donc I„. tu m'étrangles I — 
brusquement Marc de Bray, cherchant à 
dégager, — je t'ai déjà répété cent fois que tu 
ts ttop grande pour te suspendre comme ça en 
bébil... ça ne se fait pas I... 

— Pardon!... j'oublie toujours!... et qu' 
^e tu vas en faire, dis, de tout cet argent-I 
pour commencer?.,. 

— Pour commencer, je vais voyager... 

— Oh !,.. — mumitira l'enfant, toute saisie, 
tu vas t'en aller... toi aussi?.,. 

Et, appuyant sa tête contre l'épaule de l'oi 
Mire, elle se mit à pleurer silencieusement. 

— Es-tu bête, voyons?,.. — fit-il avec 
Pïtience. 

Elle répondit, d'une voix inintelligible : 

— Pardon I... c'est que, vois-tu, je suis énervé( 
je ne sais pas ce que j'ai 1... tout à l'heure, 
M. d'Aubières qui m'aimait bien et qui s' 
^.. à présent, c'est toi... 

Ses larmes redoublèrent, et elle conclut : 

— C'est que, des gens qui m'aiment... il n' 
lieut pas, tu sais?... 

— Voyons, mon Chiffon, je ne pars pas pol 
"î plus revenir l,„ je ne vais pas faire le tour 



I 



133 LE MARIAGE DE CHIFFON 

monde, sois tranquille I... la France me suffit... 
ailleurs, j'ai le spleen I... 

— Pourquoi dis-tu le spleen?... au lieu de 
dire le mal du pays?... il n'y a pas de honte à 
l'appeler comme ça... je déteste qu'on parle 
anglais !... 

— Je vois avec plaisir que ça va mieux, Chif- 
fon !... ta petite nature reprend le dessus... oui... 
gronde-moi tant que tu voudras, va !... mais ris... 
c'est tout ce que je veux... 

— C'est maintenant que tu vas pouvoir en 
faire, de la politique?... cette fois-ci, ça ne sera 
plus le petit type à l'orgeat de la dernière fois 
qui passera, hein ?... en voilà un argent qui arrive 
bien IT.. il y a encore un mois avant les élections... 
tu as le temps de le tomber, l'élève aux « bons 
pères I... > qui ment aux ouvriers... qui ment aux 
gens du monde... qui ment tout le temps I... oui, 
tu le tomberas... et en voilà ime chose qui me 
fera plaisir 1... 

L'oncle Marc demanda en riant : 

— Est-ce par intérêt pour moi, ou par anti- 
pathie pour mon concurrent?... 

— C'est les deux 1... et la charité?... je pense 
que tu vas la faire en grand, à cette heure?... toi 



I 



LE MARIAGE DE CHIFFON 133 

qui t'en donnais déjà des bosses quand tu n'étais 
pas riche... 

— Comment le sais-tu?... 

— Je connais tes pauvres, donc 1... et quand 
je vais chez eux, ils me parlent de toi tout le 
temps... c'est d'ailleurs pour ça que j'y vais, chez 
eux... car, sans ça, autant en choisir d'autres qui 
ne t'auraient pas, s'pas?... 

— Comment se fait-il que, s'ils te parlent de 
moi, ib ne me parlent jamais de toi?... 

— Parce que moi, je leur défends !... je leur 
dis : « S'il savait que je viens chez vous... qu'il 
ïîsque de me rencontrer, vous ne le reverriez 
plus... plus jamais... parce que lui, il se cache 
pour donner, comme im autre pour voler... » 
Est-ce vrai, ça?... 

-— Quelle drôle de petite fille tu fais 1... si ta 
Qière... 

— Ah!... à propos!... est-ce qu'elle le sait?... 

— Quoi?... 

— Que tu hérites?... 

— Oui... 

Chiffon se mit à rire. 

— Ben, elle a dû faire un rude nez!... car, 
tout en ayant l'air de dire que la tante de Carabas 



134 LE MARIAGE DE CHIFFON 

laisserait sa fortune à des bonnes œuvres, elle a 
toujours espéré, dans son fin fond, que ça seraJ^t 
papa et toi qui Tauriez, la fortune !... et, conun»-* 
il n'y a de vrai que la moitié de ce qu'elle esp^&" 
rait... et que c'est pas la bonne moitié— elle doi"^ 
être dans un état... 

Puis, revenant à ce qui l'intéressait, elle der-^ 
manda tristement : 

— C'est maintenait que tu vas t'en aller^ 
dis?... 

— Pendant quelques jours... pour des affaires..^ 
mais je reviendrai bien vite... 

— Oui... reviens !... tu n'as que le temps pour 
les élections !... c'est moi qui vais t'en faire, une 
propagande !... ah ! le pauvre vieux Jean !... il 
va falloir qu'il trotte à pied et à cheval !... 

Et, comme le vicomte riait, elle reprît : 

— Tu t'en moques, de ma propagande?... 
tu as tort !... je suis très populaire, moi, sans que 
ça paraisse... très... 

Puis, passant à autre chose : 

— Ce que je me réjouis de voir les têtes des 
gens qui ne t'aiment pas... et il y en a beaucoup... 

— Comment?... il y en a beaucoup?... 

— Oh ! à Pont-sur-Sarthe 1... je ne parle pas 



LE MARIAGE DE CHIFFON 135 

de Paris... pendant les trois mois que nous passons 
i Paris, je ne sais ni ce que tu fais, ni si on t'aime 
OU pad... tandis qu'ici, c'est tout différent... je 
vois ce qui se passe... 

— Et qu'est-ce que tu vois?... 

—•Que... excepté quelques amis... tout le 
monde te déteste... 

-- Je n'ai cependant rien fait pour ça I... 

— Si !... tu as fait tout ce qu'il faut 1... tu 
Vig tout seul, et, à Pont-sur-Sarthe, on ne par- 
donne pas ça... ailleurs non plus, du reste 1... 

*--Mais... je ne vis pas tout seul... 

— Si I... tu dis zut aux visites, aux dîners, 
B.H cercle, aux bals, aux matinées, aux saluts 
^es pères, aux garden-parties... zut aux jeudis 
^e madame de Bassigny... zut à tout ce qui t'em- 
^^e... et tu as bien raison, parbleu 1... seulement, 
*^Ut pas croire que c'est comme ça qu'on se fait 
^ixner des imbéciles... 

•^ Oui... je suis im ours... j'ai tort... 

— Pourquoi, tort ?... qu'est-ce qùfe ça te fait ?... 
d'autant plus que, à présent, quoi que tu fasses, 
on t'adorera tout de même, va I... et ce qu'on te 
demandera en mariage I... dis donc?... c'est pas 
nn secret, s'pas?... 



136 LE MARIAGE DE CHIFFON 

— Quoi ?... 

— Ton héritage?... 

— Non !... je ne vais pas crier sur les toits 
que j'hérite, mais je ne suis pas fâché qu'on le 
sache... 

— Tiens !... — fit Chiffon, surprise, — toi 
qui es toujours si indifférent à l'effet que tu 
produis... pourquoi désires-tu qu'on sache que 
tu deviens riche?... 

— Tout bonnement parce que je ne veux 
pas qu'on puisse croire... en me voyant dépen- 
ser beaucoup d'argent pour mon élection... que 
je suis soutenu par un comité quelconque... 
cette façon de faire de la politique avec l'ar- 
gent des autres m'écœure profondément... je 
la trouve tout à fait saUssante... 

— Je ne vois pas trop quel comité pourrait 
te soutenir... puisque tu te présentes avec des 
idées à toi... sans te rattacher à aucun parti?... 

— C'est vrai... mais on le dirait tout de même... 

— C'est égal ! — déclara Coryse, dont les 
yeux luisaient drôlement, — je vais bien m'amu- 
ser ce matin!... quelle heure est-il?... 

L'oncle Marc regarda sa montre : 

— Neuf heures moins un quart... 



LE MARIAGE DE CHIFFON 137 

— Alors, j'ai le temps en me dépêchant... 
De toutes ses forces elle appela : 

— Jiean !... 

Le vieux cocher parut à la porte de l'écu- 
rie, où il revenait toujours, poussé par l'habi- 
tude, dès que sa petite madtresse ne se servait 
pas de lui. 

— Habille-toi vite !... nous sortons tout de 
suite !... dépêchons-nous... il faut que je sois dans 
dix minutes à la place des Girondins... 

' La femme de chambre traversait la cour, 
allant de la maison aux communs ; Coryse cria : 

— Est-ce que madame la marquise est sortie ?... 

— Non, mademoiselle... 

— Alors, tout va bien 1... — murmura la petite 
— j'avais peur qu'elle ne fût déjà là-bas... 

Et, envoyant un baiser à l'oncle Marc, elle 
disparut en riant. 

Un quart d'heure plus tard, Chiffon sonnait 
à la grille des Jésuites. 

— C'est bien à cette heure que le père de 
Ragon dit sa messe, n'est-ce pas?... — demandâ- 
t-elle au frère portier qui lui ouvrait. 

— Oui... mais il finit... il va être neuf heures !... 



138 LE MARIAGE DE CHIFFON 

Au lieu d'entrer dans la chapelle, Coryse resta 
dans le jardin. Elle allait et venait, toute souple 
dans sa blouse de batiste rose pâle ; son gai visage 
enfoui au fond d'une grande capeline de paille 
d'Italie couverte de roses. Et, surveillant de l'œil 
la porte de la petite église, elle pensait joyeuse- 
ment : 

— Lui... il ira d'abord à la sacristie... mais 
comme il n'y a pas d'autre sortie, il faudra bien 
qu'il passe par ici... je ne peux pas le manquer I... 
en attendant, toutes ces dames vont arriver... 
et je placerai ma petite nouvelle à plusieurs... ce 
que ça va être amusant I... 

Oubliant complètement où elle était, elle 
esquissa un petit pas guilleret, à la profonde 
stupéfaction du frère portier, qui la regardait 
de sa loge. Et le vieux Jean, qui pourtant con- 
naissait les allures de Chiffon, fut lui-même sur- 
pris de cet accès de gaieté. Il demanda, l'air 
ahuri : 

— Mais quoi qu'vous avez donc à ç'matin, 
mam'zelle Coryse?... 

Elle s'arrêta, un pied en l'air, et répondit 
en riant : 

— Je te raconterai ça en route... en attendant, va 



LE MARIAGE DE CHIFFON 139 

aormir sur ton banc d'hier, si tu veux?... seule- 
ment» tâche de choisir une pose plus gracieuse... 

La porte de la chapelle, en retombant avec 
un T)rjit sourd, fit tourner vivement la tête à 
Coryse, et elle vit le petit Barfleur qui sortait 
de la messe. Il avait un veston bleu infiniment 
court et serré, et im pantalon à très grands car- 
reaux de beaucoup de nuances. La cravate — 
énorme — montait par derrière très haut dans le 
cou, cachant presque complètement le col de la 
chemise. Dans ce costume, il apparut à Chifïon 
plus chétif et plus rabougri que jamais. Pas laid, 
d'ailleurs, et assez distingué en dépit de sa taille 
exiguë et de ses vêtements à la mode de demain. 
La petite marchait déjà au-devant de lui, prête 
à lui dire tout simplement bonjour, mais, la 
voyant seule, il salua sans s'arrêter, avec ime 
extrême correction, et, allant se poser à une cin- 
quantaine de mètres, il parut attendre, lui aussi» 
la sortie de la messe. 

— Il guette madame Delorme I... — pensa 
ChifEon, qui depuis longtemps avait deviné que 
madame Delorme, la très jolie femme d'im notaire 
de Pont-sur-Sarthe, trouvait le petit Barfleur à 
aon gré. 



140 LE MARIAGE DE CHIFFON 

En e£Eet, madame Ddorme parut, peu après. 
Le jeune homme l'aborda d'un air surpris, comjne 
si jamais il n'avait dû la rencontrer là. Chiffon 
se dit : 

— La messe ne doit pas être finie... ils sax>nt 
sortis un peu avant tout le monde pour se parler... 

Et, en voyant la jolie femme courber sa taille 
flexible pour regarder le petit être mal venu qui 
lui arrivait à l'épaule, elle pensa : 

— Conmie c'est drôle, tout de même I... M. 
Delorme est cent fois mieux !... qu'est-ce qui 
peut lui plaire là dedans?... le petit Barfleur n'a 
ni esprit, ni bonté, ni gentillesse... il est vilain 
et sot... ça ne peut être que le prestige des par- 
chemins... car, quoi qu'on dise, il existe encore 
pour ceux qui les détestent, leur prestige !... Ah 1... 
voilà madame Delorme qui s'en va la première I... 
il la rejoindra dehors... et ils feront encore une 
petite causette sur le cours ou au parc... comme 
par hasard... 

Elle suivit des yeux la jeune femme qui s'éloi- 
gnait en balançant sa belle taille, fine sur de 
larges hanches, et elle se dit : 

— C'est agréable d'être jolie I... j'aurais voulu 
être jolie» moi I... 



i 



LE MARIAGE DE CHIFFON 141 

Madame de Bray avait tant répété à Coryse 
qu'elle était laide et disgracieuse, que la petite, 
très sincèrement, le croyait. 

Un murmure de voix interrompit ses réflexions. 
Madame de Bassigny sortait de la chapelle, 
escortée de deux ou trois femmes de Pont-sur- 
Sarthe qui lui faisaient habituellement une petite 
cour. 

— Oh I... oh I... — pensa Coryse — je crois 
que c'est le cas de placer mon petit boniment I... 

Et elle marcha lentement vers le groupe, la 
tête baissée, semblant profondément absorbée 
dans la contemplation d'un petit caillou qu'elle 
taisait rouler en le poussant du bout de son pied. 

— Ah I... voilà mademoiselle Chiffon !... — 
cria madame de Bassigny — ça va bien, made- 
moiselle Chiffon?... 

— Très bien, madame... — répondit Coryse 
qui, tout de suite, s'aperçut qu'on la regardait 
attentivement. 

C'est qu'elle excitait beaucoup la curiosité 
en ce moment. L'histoire de la demande en ma- 
riage, du refus, du départ de M. d'Aubières, — 
rencontré à huit heures du matin en bourgeois, 
dans un flacre chargé d'une malle, — courait 



142 LE MARIAGE DE CHIFFON 

déjà Pont-sur-Sarthe, Et, en venant à la messe, 
madame de Bassigny l'avait racdntée à ses com« 
pagnes, s'étonnant fort que « cette petite sans le 
sou refusât un duc de vingt*cinq mille livres de 
rente ». 

On jalousait ferme la pauvre petite, et on 
lui en voulait à la fois et de la demande et du 
refus. 

— Comment lui couler en douceur l'héri- 
tage de l'oncle Marc?... — se répétait Chiffon, 
tandis que la femme du colonel la dévisageait 
âprement — c'est pas facile !... faut que ça 
ait l'air de venir naturellement... 

— Je suis doublement enchantée de vous 
rencontrer, mademoiselle Corj^e — dit d'un 
air aimable madame de Bassigny — car je vais 
vous prier de transmettre à madame votre mère 
une invitation que i 'allais lui adresser en ren- 
trant... je veux lui demander de venir cKner de 
jeudi en quinze avec vops et M. de Bray... et aus$i 
M. Marc... s'il y consent... mais je n'espère pas 
qu'il nous fasse cet- honneur... 

Chiffon sauta sur l'occasion qui se présen- 
tait, et, regcirdant attentivement madame de 
Bassigny pour bien suivre les moindres mouve- 



LE MARIAGE DE CHIFFON 143 

ments de sa physionomie, elle répondit d'une voix 
claire : 

— Mon oncle ne dîne guère dehors... mais, 
dans tous les cas, il ne sera pas là jeudi... parce 
qu'il part... 

— Avec le duc d'Aubières?... — questionna 
méchamment la femme du colonel. 

Chiffon ne parut pas comprendre et, sans 
s'émouvoir : 

— Non... tout seul... sa tante de Crisville est 
morte et... 

— Ah !... elle est morte à Pau, probablement ?... 
— interrompit madame de Bassigpy, 

Et, se tournant vers une des fenmies qui l'ac- 
compagnaient, elle proposa : 

— Tenez I... vous qui voulez acheter un châ- 
teau?... Crisville va être certainement mis en 
vente... c'est trop haut perché pour y installer 
un hôpital ou im orphelinat... 

A Pont-sur-Sarthe, tout le monde croyait 
fermement que madame de Crisville laisserait 
sa fortime à des oeuvres de bienfaisance. 

-^ Mai» non I... — dit Chiffon d'un air inno- 
ctnt — je ne crois pas que mon oncle vende 
Crisville... je crois qu'il l'habitera, au contraire... 



144 LE MARIAGE DE CHIFFON 

Et négligemment : 

— C'est lui qui hérite de tout... 

— II... comment?... lui?... M. de Bray?... — 
balbutia madame de Bassigny éperdue — mais 
elle laisse au moins cinq ou six millions, votre 
tante?... 

— Ça n'est pas ma tante... et elle laisse plus 
que ça !... — rectifia avec aplomb Chiffon, qui 
ignorait totalement le chiffre de la^succession de 
la marquise de Carabas. 

— Plus que ça ?... — répéta madame de Bas- 
signy, abasourdie et vexée. 

On sortait de la chapelle. Elle dit adieu à 
Coryse, et se porta rapidement au-devant des 
arrivants, désireuse de colporter la nouvelle. De 
loin. Chiffon vit avec joie les figures se rembrunir 
à mesure qu'elle parlait. 

— Ils sont atterrés 1 — pensa-t-elle — j'ai bien 
fait de venir... 

Tout à coup, elle bondit vers la chapelle. Elle 
venait d'apercevoir le père de Ragon qui s'avan- 
çait de son pas harmonieux et régulier. 

— Il ne faut pas que je le laisse cueillir I... 
Elle s'approcha rapidement, demandant d'un 

air poU : 



LE MARIAGE DE CHIFFON 145 

— Est-ce que vous voulez bien me permettre 
de vous dire un mot?... 

Et, comme le Jésuite jetait un coup d'œil 
inquiet sur les personnes qui, eUês aussi, sem- 
blaient l'attendre, eUe affirma : 

— Oh !... ça ne sera pas long !... hier j'ai beau- 
coup trop bavardé... 

— Mais non, mon enfant... vous m'avez, au 
contraire, vivement surpris et intéressé... 

— Vous êtes bien bon... mais moi, je sais que 
j'ai eu tort de parler de mon oncle et de sa politi- 
que... et je veux vous demander de ne pas dire 
à ma mère — qui viendra vous voir aujourd'hui 
— que j'ai parlé de tout ça... 

— Je vous assure — fit d'un ton sec le père 
de Ragon impatienté — que vous exagérez in- 
finiment l'importance de votre conversation... 

— Non pas I... je vous ai laissé entendre... 
ou à peu près... que mon oncle ne se porterait 
pas cette fois contre M. de Bemay, parce qu'il 
n'avait pas d'argent?... 

— Oui !... Eh bien ?... 

— Eh bien, c'est que, justement... il se porte... 
parce qu'il en a... 

— Ah I... — fit le Jésuite ennuyé. 



146 LE MARIAGE DE CHIFFON 

Et, oubliant le» préceptes de discrétion et de 
prudence qui guidaient habituellement ses moin* 
dres actes, il demanda carrément : 

— Et comment en a-t-il?... 
Chiffon répondit d'xm air détaché : 

— Parce qu'il est le légataire universel de sa 
tante de Cris ville... qui est morte hier... 

Le père de Ragon resta stupide, la bouche 
entr'ouverte, véritablement anéanti. Là vieille 
madame de Crisville était — avant que le mau- 
vais état de sa santé l'eût forcée à se fixer à 
Pau — une de ses pénitentes, et il savait lui 
avoir dicté par le menu des dispositions dernières 
où les Jésuites n'étaient pas oubliés. Et cette 
vieille mourait loin de sa volonté, négligeant de 
tenir les quasi-promesses obtenues à grand'peine, 
et laissant sa fortune à qui?... à un socialiste 
honnête et déjà dans l'aisance ; à un hpmme 
dangereux, qu'inconsciemment elle armait pour 
la lutte contre tout ce qu'elle eût dû respecter et 
soutenir I 

Enfin, il demanda, parlant à lui-même plutôt 
qu'à Chiffon qui le dévorait joyeusement des 
yeux : 

— C'est une fortune énorme?... 



LE MARIAGE DE CHIFFON 147 

— Énorme I... — répéta la petite d'une voix 
flûtée. 

— C'est la moitié du département?.- 
Comme un écho, elle redit encore : 

— La moitié du département... au moins I... 
Par une intuition rapide, le Jésuite eut l'idée 

que peut-être Coryse se moquait de lui. Mais, en 
abaissant son regard, il la vit plantée à ses pieds, 
toute souriante, dans une pose indifférente et 
presque niaise qui le rassura. Et il se dit soudain 
que « le Chiffon », auquel jusqu'ici on n'avait 
pas daigné accorder la moindre attention, allait 
vraisemblablement devenir une héritière. L'af- 
fection du vicomte de Bray pour la belle-fille de 
son frère était très connue à Pont-sur-Sarthe. 
On savait qu'il aimait la petite d'Avesnes, non 
seulement comme sa nièce, mais comme son 
enfant. Se faisant aussitôt paternel, le père de 
Ragon dit à Coryse : 

— Je suis heureux, tout à fait heureux, du 
bonheur que Dieu vous envoie... car ici, je vois 
vraiment la main de Dieu !... hier, par un excès 
de délicatesse, par un scrupule... par une crainte 
de n'être pas une assez sainte épouse... vous re- 
poussiez le duc d'Aubières qui demandait votre 



148 LE ^URIAGE DE CHIFFON 

main et vous acœptait sans fortune... aujourd'hui, 
le Seigneur récompense cette conduite en vous 
mettant à même de choisir selon votre cœur... 

— Mais... — dit Chiffon, qui ne devinait pas 
du tout où le Jésuite en voulait venir — je ne 
vois pas pourquoi... parce que mon onde hérite 
de sa tante... je pourrai davantage choisir sdon 
mon cœur?... en admettant que mon cœur ait 
envie de choisir quelque chose... 

— Il est bien clair pourtant — murmura le 
père de Ragon, continuant à s'adresser à lui- 
même tout autant qu'à Coryse — que le vicomte 
de Bray donnera une belle dot à l'enfant qu'il 
considère presque comme sienne... et que, vieux 
garçon... sans proches parents... 

Elle se mit à rire : 

— Ah ! parfaitement 1... vous pensez que, du 
coup, me voilà passée « beau parti »?... et moi 
qui me disais déjà tout à l'heure que la demande 
de M. d'Aubières m'avait donné une plus-value... 
oui... je remarque que, depuis ça, on me regarde 
avec une respectueuse curiosité... qu'est-ce que 
ça va être maintenant ?... les honneurs I... l'ar- 
gent I... tout pour moi, alors !... ça me changera I... 

Tandis qu'elle parlait, le Jésuite, qui avait 



LE MARIAGE DE CHIFFON 149 

aperçu, le petit Barfleur toujours planté sous 
son arbre, échangeait avec lui d'affectueux si-, 
gnaux. 

— C'est Hugues de Barfleur — dit-il tout 

■ 

à coup, en indiquant le jeune homme à Chiffon 
— un de mes anciens élèves... 
Elle répondit sans enthousiasme : 

— Je sais... je le connais... 

— C'est un de nos fidèles... — continua le 
père de Ragon — il vient ici chaque joiu* pour 
y entendre la sainte messe... c'est une belle âme... 
qui ne fait que ce qui est agréable à Dieu... 

— Je ne sais pas... — s'écria la petite presque 
malgré elle — si ça lui est si agréable que vous 
dites que M. de Barfleur vierîne flirter ici avec 
madame Delorme... au bon Dieu?... 

Le Jésuite eut im geste de protestation in- 
jldignée et de surprise sincère. Il ne s'était jusqu'à 
présent douté de rien, mais l'inconvenante ré- 
flexion de la petite d'Avesnes éclairait d'im 
jour tout nouveau mille détails inaperçus jusque- 
là. Désireux et de détourner les soupçons et de 
servir son ancien élève, il répondit de sa voix 
la plus insinuante : 

— Outre que, dans la bouche d'ime jeune 



150 LE MARIAGE DE CHIFFON 

fille, de telles remarques sont déplacées, vous 
manquez de perspicacité, mon enfant... Hu- 
gues de Barfleur ne saurait être occupé de... 
la personne que vous dites... non seulement 
parce que ses principes le défendent contre 
ces sortes de tentations... mais encore parce que 
j'ai tout lieu de le croire occupé ailleurs... 

— Ah !... — fit distraitement Coryse. 

— Oxii I... le pauvre enfant a le cœur un peu 
pris !... il aime, je crois, ime jeime fille qui jusqu'ici 
n'a fait à lui aucune attention... 

— Une jeime fille ?... — questionna Chiffon 
étonnée, cherchant qui cela pouvait être — 
une jeune fille?... je ne vois pas ça du tout 1... 

Mais, subitement illuminée, elle demanda en 
éclatant de rire : 
' — Moi peut-être? ... Ah !.. . elle est bien bonne !!!... 
Et, contemplant le Jésuite avec admiration : 

— Ben !... on peut dire que vous ne perdez 
pas de temps, vous I... 

Le père de Ragon la regarda, les lèvres tou- 
jours somiantes, mais l'œil dur. Alors, elle s'ex- 
cusa : 

— Je vous demande pardon de rire conune 
ça I... mais c'est que c'est si drôle I... de cette 



LE MARIAGE DE CHIFFON 151 

façon, l'argent qui va nuire à M. de Bemay pro- 
fiterait au moins à M. de Barfleur... ça ne sortirait 
pas de la maison... Ah !... y a pas à dire... c'est 
compris !... 

— Mademoiselle d'Avesnes !... — • déclara le 
Jésuite d'une voix coupante — lorsqu'elle dit 
que vous êtes une jeune fille mal élevée, madame 
votre mère a raison... 

— Raison de le trouver... mais pas de le dire... 
— répondit doucement Chiffon. 

S'inclinant devant le père qui s'éloignait, 
eJle chercha des yeux le vieux Jean. Elle l'aper- 
çut immobile sur son banc. Machinalement elle 
arrondit les lèvres, mais s'arrêtant effarée, elle 
pensa : 

— Ah !... mon Dieu !... j'ai manqué le sifiBer 
comme je fais quelquefois !... c'est ça qui en 
aurait produit un, d'effet !... 

En sortant de chez les Jésuites, elle se mit 
à courir presque, oubliant le domestique qui, 
derrière elle, allongeait péniblement ses vieilles 
jambes. Elle tenait à apprendre aussi la bonne 
nouvelle à l'abbé Châtel, bien sûre qu'à celui-là 
elle ferait vraiment plaisir. 






152 LE MARIAGE DE CHIFFON 

Au coin de la place du Palais, une marchande 
de fleurs stationnait avec sa petite charrette. 
Chiffon prit des roses et, toujours courant, arriva 
au presbytère de Saint-Marderi. 

Si le presbytère de la cathédrale n'était pas 
fastueux, celui de Saint-Marcien était tout à 
fait pitoyable. Une petite masure, adossée à la 
vieille basilique, dans une ruelle noire et mal- 
propre. A gauche de la masure, un misérable 
jardinet, mais pas du tout ce qu'on app;elle « un 
jardin de curé ». L'abbé Châtel, qui adorait les 
fleurs, avait su transformer en odorante corbeille 
le pauvre petit coin de mauvaise terre. 

La servante était au marché. Ce fut l'abbé 
qui ouvrit la porte à Coryse. Il tenait d'une main 
im pot à confitures — pour l'instant rempli de 
colle — et de l'autre un énorme pinceau ébou- 
riffé, dépouillé d'une notable portion de ses poils. 

— Je vous demande pardon de vous rece- 
voir ainsi... — expliqua-t-il à Chiffon, qui lui 
disait joyeusement bonjour — mais c'est que 
j'étais en train de recoller le papier du parloir... 

Et il montra les minces languettes qui, dé- 
tachées par l'humidité, pendaient lamentable- 
ment le long de la muraille. 



LE MARIAGE DE CHIFFON 153 

L'ameublement était sommaire. Six chaises 
de paille. Un fauteuil tout défoncé. Une admi- 
rable horloge de bois vermoulu, élégante et rare, 
et une statue de la sainte Vierge en albâtre, 
posée au mur, au-dessus d'un petit socle sur- 
monté d'un vase. 

— Je vous ai apporté des roses pour votre 
sainte Vierge... — dit Chiffon, en déposant les 
fleurs dans le petit vase, — seulement il faut 
vite leur donner de reau... 

— Oui... tout à l'heure... 

— Non... tout de suite !... voyons !... par 
cette chaleur-là, ça serait de la barbarie de les 
faire attendre, monsieur l'abbé !... et vous pensez 
bien que c'est pas l'idée de la sainte Vierge que 
quelque chose soufEre pour elle... s'pas?... 

— C'est juste !... — fit docilement le prêtre 
qui alla remplir le vase à im petit robinet placé 
dans le jardin. 

En le regardant faire, Corj^se se disait : 

— Il est pas chic, celui-là !... ni distingué 
non plus !... avec sa bonne figure rouge sous 
ses cheveux blancs, il a \m peu l'air d'une tomate 
dans du coton I... mais il me plaît comme ça... 
parce qu'il a une belle âme pour de bon, lui I... 



154 LE MARIAGE DE CHIFFON 

au lieu de s'occuper de tomber les amis des hum- 
bles.a. et de marier les petits gommeux qui ont 
tout ratiboisé... il s'occupe des pauvres et du 
bon Dieu I... en v'ià un qui ignore les potins !... 
et les intrigues I... et les flirts I... et tout le trem- 
blement !... 

Et comme l'abbé rentrait, portant avec soin 
le vase trop plein qui débordait, faisant des ri- 
goles le long de sa soutane luisante, elle lui cria 
gaiement : 

— Monsieiu: l'abbé !... je suis contente I... 

— Ah I... — fit-il, tout heureux — c'est pas 
comme hier matin, alors?.,. 

Il avait pris les roses et, de ses grosses mains 
maladroites, les arrangeait gauchement, avec 
d'infinies précautions. Quand ce fut fait, il vint 
•'asseoir en face de Coryse. 

— Monsieur l'abbé... depuis ce matin, l'oncle 
Marc est très, très riche... 

— Et comment ça, mon enfant ?... 

~ Dame 1... il a pas dévalisé im coche, vous 
pensez?... non... il a hérité de madame de Cris- 
ville... 

— Elle est donc morte?... 

— ... Turellement, monsieur l'abbé !... 



LE MARIAGE DE CHIFFON 155 

•^ Oh 1... cette pauvre dame I,.. elle qui était 
à généreuse... si bonne pour les malheureux !... 

— L'oncle Marc sera aussi bon qu'elle, allez !... 
vous verrez tout ce que nous attraperons pour 
vos pauvres... 

— Dieu vous entende, mon enfant !... 

— Mais... — fit-elle, mécontente, — on dirait 
que vous en doutez?... 

— Je n'en doute pas précisément... non... 
mais enfin... il n'y aurait rien de surprenant 
à ce que M. Marc fût moins préoccupé que 
madame sa tante des choses du ciel... il est 
jeune, il... 

— Jeime !... — s'écria Chiffon étonnée — 
jeune, l'oncle Marc ?... 

— Mais dame !... il n'est pas vieux... 

— Je ne vous dis pas qu'il est croulant !... 
mais il est pas jeune non plus... puisqu'il n'a 
que trois ans de moins que M. d'Aubières... qui 
l'est, lui, vieux... 

— Et, à ce propos, mon enfant... 

— Oh !... — dit Coryse avec un soupir de 
soulagement — il est parti ce matin I... 

— Parti ?... 

— Pas pour toujours I... il reviendra... C'est 



156 LE MARIAGE DE CHIFFON 

égal, monsieur l'abbé... si j'avais su que vous ne 
seriez pas plus chaud que ça... j'aurais pas traîné 
mon pauvre vieux Jean ici, par trente-cinq de- 
grés... je vous aurais laissé apprendre la chose 
comme tout le monde... 

— Mais, ma petite enfant, vous vous mé- 
prenez... je suis heureux... très sincèrement heu- 
reux de ce qui arrive à monsieur votre onde... et 
aussi de la joie que ça vous cause... 

— A la bonne heure !... alors, je me sauve !... 
il va être midi !... 

Tandis que Chiffon rentrait, trottinant sous 
le soleil ardent, l'abbé Châtel murmurait, en 
arrangeant ime dernière fois ses roses aux pieds 
de la petite sainte Vierge du parloir : 

— Mon Dieu, protégez cette enfant qui vous 
aime !... Mon Dieu, donnez-lui du bonheur I... 



vni 

— Tu ne sais pas?... — dit Chiffon à l'oncle 
Marc, qui revenait après quinze jours d'absence, 

— tout le monde est déchaîné contre toi... ta 
lettre à tes électeurs a révolutionné Pont-sur- 
Sarthe... ce qu'on va te faire des têtes !... 

— Voilà qui m'est égal !... 

— Oui... je sais bien... mais moi, d'entendre 
tout le monde te taper dessus comme ça... j'en 
suis malade I... 

— Qui, tout le monde ?... 

— Dame 1... les habitués... tous les vieux em- 
bêtants qui viennent à la maison... j'sais pas 
pourquoi je dis les vieux, car lés jeimes le sont 
bien autant, embêtants !... et ma mère donc !... 
avant-hier elle est rentrée dans im état... parce 
qu'elle avait lu ton machin qu'on placardait sur 
les murs... 

— Qu'est-ce qu'elle a dit ?... 



I 

158 LE MARIAGE DE CHIFFON 

— Elle a fait une scène à papa 1... Ah I mais 
là, une vraie !... une belle !... 

— Plus belle qu'à Tordinaire ?... 

— Encore plus !... 

— Ce pauvre Pierre I... — dit le vicomte, en 
riant. 

— Oh I... que tu es méchant de rire de ça !... 
il est si bon I... 

— C'est vrai qu'il est bon 1... si c'était moi... 
- — Ben, et moi donc !... 

Elle réflécliit un instant et conclut : 

— Ça prouve qu'il est meilleiu: que nous deux.. 
voilà tout !... 

— Dis donc. Chiffon — questionna l'oncle 
Marc, — elle sera gentille, la petite existence 
que je vais mener ici dans ces conditions-là?... 

— Quelles conditions?... 

— Tu me dis que ta mère est furieuse contre 
moi... 

— Oh ! quant à ça !... 

— Eh bien, alors, elle va me traiter comme 
un simple nègre... 

— Que non I... 

— Que si I... comme elle ne se gênait déjà pas 
pour le faire... et qu'il y a en plus mon élection... 



LE MARIAGE DE CHIFFON 159 

— Oui... mais il y a aussi ta galette 1... 

— Tu dis?... 

— Je dis que... s'il y a ton élection qui la vexe... 
il y a ta galette qui Tenchante... elle respecte 
l'argent, tu sais?... 

— Oh I... 

— Il n'y a pas de « oh ! »... c'est comme ça !... 
Après un silence, elle demanda : 

— Tu as termmé tes affaires ?... 

— A peu près !... 

— Et tu es riche ?... 

— Très... 

— Tant mieux !... c'est que M. de Bémay 
se remue ferme, va !... et il faut prendre garde 
à lui... parce que, comme Charliô ne passera pas... 

— Qu'est-ce que tu en sais?... 

— On me l'a dit... 

— Qui ça?... 

— Les ouvriers des hauts fourneaux... 
L'oncle Marc se mit à rire : 

— Alors, tu vas causer avec les ouvriers des 
hauts fourneaux ?... ce pauvre Aubières a raison... 
tu es vraiment une drôle de petite bonne 
femme !... 

— Ah !... tu l'as vu, M. d'Aubières ?... 



i6o LE MARIAGE DE CHIFFON 

— Oui... 

— Est-ce qu'il va bientôt revenir ?... 

— Il reviendra pour les courses... 

On sonnait le déjeuner. Madame de Bray entra 
en coup de vent dans le petit salon. L'air em- 
pressé, le sourire fendu jusqu'aux oreilles, die 
s'avança en courant presque vers son beau- 
frère : 

— Mon cher Marc !... on vient de me dire 
à l'instant que vous êtes de retour... 

Et, sans lui laisser le temps de répondre : . 

— Je suis ravie de vous revoir !... vous nous 
manquez tellement à tous quand vous n'êtes 
pas là... n'est-ce pas. Chiffon?... 

Jamais la marquise n'était aimable pour son 
beau-frère, et jamais elle n'appelait sa fille « Chif- 
fon », sauf lorsque, devant quelque nouveau venu, 
elle posait pour la tendresse câline. Marc la re- 
garda, très surpris, et baissa aussitôt les yeux 
en apercevant la mine narquoise de Coryse, qui 
riait derrière sa mère. 

— Avez-vous vu Pierre ?... — dit madame de 
Bray. 

— Oui... je l'ai vu en arrivant... 
Elle demanda^ souriante : 



LE MARIAGE DE CHIFFON i6i 

— Vous a-t-il prévenu du terrible effet qu'a 
produit ici votre lettre aux électeurs?... 

— Ma foi, non !... 

— Eh bien, mon pauvre Marc, vous n'avez 
pas idée du tapage — tapage peu agréable — 
qui s'est fait autour de votre nom... 

— Comme ce nom est aussi le vôtre... je vous 
en demande pardon... 

— Bah I... à la guerre comme à la guerre !... 
j'en ai pris mon parti à présent !... car, pour 
être franche... au commencement, j'étais cons- 
ternée... absolument consternée... 

Et, interpellant son mari qui entrait : 

— N'est-ce pas ?... à présent, je suis conso- 
lée du scandale causé par les afl&ches de Marc ?... 
j'ai pris mon parti en brave?... 

— Vous me l'avez dit, du moins... — répondit 
sans conviction M. de Bray. 

En passant dans la salle à manger, Chiffon 
murmiura à l'oreille de l'oncle Marc : 

— Beau fixe, hein?... je te l'avais dit... la 
galette I... 

— Coryse, — fit la marquise en s'asseyant, 

— je ne sais pas si j'ai pense à te dire que nous 

dînons samedi chez les Barfieur... 

6 



l62^ LE MARIAGE DE CHIFFON 

— Non... mais tu ne me dis jamais quand 
vous dînez en ville... 

— Tu es invitée... 

— Ça m'est égal... puisque je n'y vais pas !... 

— Pourquoi n'irais-tu pas ?... — demanda ma- 
dame de Bray, avec un peu d'embarras. 

— Mais, parce que je ne vais jamais à ces 
dîners-là... et qu'il a été convenu qu'on ne me 
mènerait dans le monde que l'hiver qui suivrait 
mes dix-huit ans... c'est-à-dire dans deux ans... 

— Ça ne s'appelle pas aller dans le monde... 

— Mais si 1... c'est s'habiller... se montrer... 
s'ennuyer... c'est ça que j'appelle aller dans le 
monde, moi !... 

— J'ai accepté pour toi... 

— Fallait pas... puisque tu m'as promis que 
jusqu'à dix-huit ans... excepté à la maison... 
je ne serais jamais obligée à ces corvées-là... je 
ne vois pas, d'ailleurs, pourquoi je dînerais chez 
les Barfleur plutôt que chez madame de Bassigny, 
qui m'avait invitée pour ce soir... 

Elle ajouta en riant : 

— Parlant à ma personne, dans le jardin des 
Jésuites... Ah !... tu sais 1... elle t'a aussi invité, 
oncle Marc 1... tout en me disant d'un air dépité 



LE MARIAGE DE CHIFFON 163 

qu'elle n'espérait pas que tu lui ferais l'honneur 
d'accepter... 

— Ça prouve qu'elle a certains moments de 
bddité... je n'irais en aucun temps chez madame 
de Bassigny, mais aujourd'hui, dans tous les 
cas, je ne peux aller nulle part... puisque je suis 
en deuil... 

Chiffon glissa un regard rieur sur la robe de 
sa mère. Une robe d'un mauve si indécis qu'on 
ne savait pas trop si c'était du mauve ou du 
rose. 

— Oh I... — fit la marquise — c'est im deuil 
de trois mois... et il y a déjà au moins quinze 
jours de passés I... Et, à ce propos, mon cher 
Marc, je veux vous demander... ça ne vous est 
pas désagréable qu'il y ait ici un bal le dimanche 
des courses?... 

— Non, du tout... pourvu que je ne sois pas 
obligé d'y paraître... 

— Mais... si vous n'y paraissez pas... ça aura 
l'air d'un blâme..! 

— Je ne sais pas de quoi ça aura l'air, mais 
je n'irai pas au bal un mois après la mort d'une 
tante dont j'hérite... ça serait — sans parler du 
manque de cœur — d'im mauvais goût absolu... 



i64 LE MARIAGE DE CHIFFC»! 

La marquise répondit, d'un ton pointu : - 

— Comme nous n'avons pas, nous, les mêmes 
motifs de nous abstenir... et que je tiens à donner 
ce bal pour Coryse... 

— Pour moi !... — s'écria la petite, stupéfaite 

— pour moi, qui déteste le monde !... et qui ne 
sais seulement pas danser correctement I... un 
bal pour moi !... ah 1 Seigneur I... 

— C'est justement pour t'apprendre à te 
tenir dans le monde... et poiu* que tu y prennes 
goût... 

Cette fois, Chiffon regimba tout à fait : 

— Allons donc !... mais ça ne mettra personne 
dedans... cette histoire de bal donné pour moi !... 
on sait bien que je ne bosse pas gros dans la 
maison !... et que ce qui s'y fait ne s'y fait pas 
poiu: moi !... 

— Tu es une ingrate et une impertinente I... 

— s'écria madame de Bray, d'une voix qui mon- 
tait, semblant vibrer dans ses sourcils. 

— Moi ?... non !... — répondit paisiblement 
la petite — mais je trouve qu'il vaudrait bien 
mieux dire à l'oncle Marc... et même à tout le 
monde... la vérité... 

— Et la vérité, c'est?... 



LE MARIAGE DE CHIFFON 165 

— C'est que le bal est pour épater les naturels 
du pays en leur faisant voir le prince».. 

Marc de Bray demanda, surpris : 

— Quel prince, donc ?..• 
•— Ahl... c'est vrai 1... — cria joyeusement 

Coryse — tu ne sais pas, toi !... tu arrives !... 
Eh bien ! depuis huit jours, il y a un prince à 
Pont-sur-Sarthe !... un vrai !... un pas en carton !... 
un qui sera régnant... si son papa n'est pas 
d^;ringolé avant... 

— Et il s'appelle ?... 

— Le comte d'Axen... quand il voyage... 

— Ahl parfaitement!... et qu'est-ce qu'il fait 
id, le comte d'Axen?... 

La marquise allait répondre. Chiffon ne lui 
en laissa pas le temps : 

— On ne sait pas au juste... on dit qu'il y 
est pour assister aux manœuvres... ou pour se 
perfectionner dans le français... qu'il parle mieux 
que nous tous... 

Le vicomte demanda, pour dire quelque chose : 

— Comment est-il, le prince?... 

— Il est charmant I... — répondit vivement 
madame de Bray. 

Vivement aussi, Chifion riposta : 



l66 LE MARIAGE DE CHIFFON 

— Ça dépend des goûts I... il est haut comme 
une botte... et noir... noir... c'est-à-dire que 
M. Camot est blond en comparaison de lui I... 
seulement on l'appelle Monseigneur et Votre 
Altesse... alors, tu comprends, c'est délicieux !... 

— On lui parle commo on doit lui parler... -— 
interrompit M. de Bray, qui voyait poindre 
l'orage et voulait arrêter la discussion qui com- 
mençait. 

— Mais je trouve ça tout naturel... — dit 
G)ryse — et je lui parle aussi comme ça... quand 
je lui réponds... seulement, il y a ceux que ça 
amuse et ceux que ça n'amuse pas... 

Et, regcirdant sa mère, elle ajouta : 

— Moi... l'humilité... c'est pas mon affaire !... 
Des nombreux « petits côtés > du caractère 

de la marquise, celui qui entre tous choquait 
désagréablement Coryse était son arrogance avec 
les petits et sa platitude avec les grands. Souvent, 
après avoir écrasé un domestique ou un ouvrier 
de la supériorité de son intelligence, — supé- 
riorité que sa fille se refusait absolument à re- 
connaître, — madame de Bray venait se plaindre 
de la stupidité de ceux qu'elle appelait, avec 
une moue de dégoût copiée sur celle de madame 



LE MARIAGE DE CHIFFON 167 

Favart, « des mercenaires t ; Chiffon, alors, 

amusée et agacée à la fois, lui répondait en 

riant : 
— Eh I s'il avait les qualités que vous lui 

voulez... probable qu'il serait ambassadeur au 

Heu d'être domestique I... 

La petite Coryse trouvait tout simple qu'on 
fût respectueux pour les princes lorsque le hasard 
rapprochait d'eux ; mais elle ne comprenait pas 
qu'on courût après les occasions d'être mis en 
leur présence. Elle haïssait la gêne, et n'aimait 
à vivre que seule ou avec ses égaux. Et puis, il 
lui semblait que, les princes modernes ayant 
oublié qu'ils sont princes, il est excessif d'être 
obligé de faire un effort pour se rappeler à leur 
place qu'ils le sont. 

Depuis l'arrivée du comte d'Axen à Pont- 
sur-Sarthe, la marquise nageait dans la joie, 
prodigieusement flattée d'avoir reçu la visite 
« de Son Altesse ». L'Altesse était envoyée par 
M. d'Aubières, qui, quelques années plus tôt, 
avait été attaché miUtaire dans le petit pays où 
régnait son père. Et madame de Bray, obligée 
à Paris de courir de droite et de gauche pour 
rencontrer quelques princes très entourés, — 



i68 LE MARIAGE DE CHIFFON 

qui n'accordaient qu'une médiocre attention à 
son intrigante personne, — totalement sevrée 
à Pont-sur-Sarthe des formules et des révérences 
de cour où elle s'imaginait exceller, avait cru 
voir s'ouvrir le ciel en décachetant la lettre adres- 
sée à son mari, dans laquelle le colonel annon^^ 
çait la venue du petit prince héritier. 

Cette fois, les plus élégants salons Pontsar- 
thais étaient complètement distancés : car le 
comte d'Axen ne connaissait à Pont-sur-Sarthe 
que les quatre généraux, le maire et le préfet. 
Et, sans pitié pour madame de Bassigny, '— 
sa meilleure amie pourtant — qui tournait autour 
d'une demande de présentation, madame de 
Bray avait dit d'un air détaché : « que c'était 
bien ennuyeux de ne pas pouvoir réunir quelques 
amis avec Monseigneur, mais qu'il refusait de faire 
aucune connaissance. » 

C'est qu'elle ne voulait pas éparpiller l'Altesse 
qui lui était tombée si providentiellement dans 
la main ! 

A Pont-sur-Sarthe il y a beaucoup de femmes 
très élégantes, et quelques-unes très jolies. Il 
était à craindre que le petit prince, ime fois lancé, 
ne fît à l'hôtel de Bray de nombreuses infidélités. 



LE MARIAGE DE CHIFFON ïôg 

Ce fat lui qui força la marquise à sortir de sa 
réserve. 

Un soir, où il était venu faire une visite, il 
dit à M. de Bray : 

— Je vous prierai de me mener... si cela est 
possible... au bal au château de Barfleur... 

La marquise bondit : 

— Au bal... à quel bal?... 

— Un bal qui sera probablement donné le 
dimanche des courses... ce soir, en dînant au 
restaurant, j'en ai entendu parler... ce n'est pas 
encore certain, mais... 

— Mais — s'écria impétueusement madame 
de Bray — il ne peut pcis y avoir de bal chez 
les Barfleur, ce jour-là... puisque nous en donnons 
un, nous !... 

Jamais il n'avait été question de bal. Le marquis 
et Chiffon se regardèrent, abasourdis de cet 
japloiiib, mais madame de Bray ne fut pas le 
moins du monde gênée par leur présence. Elle 
continua, s'adressant à son mari : 

— N'est-ce pas... depuis longtemps nous avons 
choisi ce jour-là... on ne peut pas nous le pren- 
dre?... 

Et, le lendemain, elle envoyait les invitations. 



170 LE MARIAGE DE CHIFFON 

Du moins, en donnant elle-même le bal qui devait 
disséminer un peu la petite Altesse, elle aurait 
l'honneur de montrer qu'elle l'avait connue 
« avant tout le monde ». 

Craignant de voir la conversation s'axxentuer 
de fâcheuse manière, le marquis voulut une 
fois de plus rompre les chiens. 

— Si Chiffon ne dîne pas à Barfleur samedi, 
il faudrait écrire... — dit-il, en s'adressant timide- 
ment à sa femme. 

La marquise répondit d'un ton tranchant : 

— Elle y dînera... 

— Je ne peux pas y dîner... même quand je 
le voudrais... — expliqua tranquillement la 
petite ; — je n'ai pas de robe... 

— Comment, pas de robe ?... Et ta robe pompa- 
dour?... qu'est-ce que cela signifie?... 

— Ça signifie que j'ai eu... il y a deux ans... 
une robe du soir... soi-disant... en mousseline 
de laine à petits bouquets... celle que tu appelles 
ma « robe pompadour... » 

— Eh bien, alors?... 

— Eh bien, alors... comme j'ai allongé de 
deux têtes depuis deux ans... et qu'elle n'a pas 



LE MARIAGE DE CHIFFON 171 

allongé comme moi, elle me vient au mollet... 
et voilà comment je n'ai pas de robe... 

— On l'allongera... 

— On Ta déjà allongée trois fois... il n'y a 
phs mèche... ^ 

— Conmient n'as-tu jamais rien à te met- 
te?... c'est incroyable... tu n'as pas une 
lobe !... 

— Si... j'en ai quatre... 

— Ça n'est pas assez... 

— Mais sapristi 1... — cria Chiffon agacée — 
^'est pas avec cinq louis par mois pour ma toi- 
*«tte... en comptant mes souliers, mes gants, 
^es chapeaux, mes amazones et tout... que je 
t)etix en avoir un jeu, de robes I... 

M. de Bray intervint : 

— Fais faire ce que tu voudras... et tu m'ap- 
])orteras la note. 

— Merci, papa I... j'en ferai faire ime petite 
Idanche pour le bal du Prince, alors... 

La voix de la marquise s'éleva, menaçante et 
aigué : 

— Je vous défends de dire le bal du Prince I... 
Et après un silence, elle ajouta : 

— Alors» c'est entendu, tu viens à ce diner ? 



172 LE MARIAGE DE CHIFFON 

— Ah I mais non l... — protesta Chiffon -- 
ah I mais non 1... 

Madame de Bray réfléchit un instant : 

— Dans ce cas... tu vas aller en te promenant 
à cheval à Barfleur... 

— Quoi faire?... 

— Dire toi-même à madame de Barfleur que 
tu ne peux pas dîner samedi... que tu dînes chez 
ta tante de Launay ce jour-là... que je ne le savais 
pas quand j'ai accepté... 

— Oui... — l répondit Coryse, en riant — c'est 
compris !... je vais faire un petit racontar, à 
propos duquel tout le monde se coupera... vous, 
la tante Mathilde, l'oncle Albert... enfin tout le 
monde... 

Et, se levant de table : 

— Vous me permettez?... faut que je m'habille... 
et, si je vais à Barfleur et que je veuille être revenue 
pour le cours... j'ai que le temps de me trotter... 

— Oui... — dit majestueusement la marquise 
— je te permets, pour cette fois, de quitter la 
table avant la fin du déjeuner... seulement ne 
t'imagine pas que c'est un précédent pom: re- 
conunencer à... 

— Mais... — s'écria Corj^e, bourrue — mais 



LE MARIAGE DE CHIFFON 173 

ça m'est bien égal d'être à table jusqu'à la fin, 
moi !... je ne tiens ni à aller là-bas, ni, si j'y vais, 
à être rentrée pour le cours !... et d'ailleurs je 
peux rester... c'est bien plus simple !... on n'a 
qu'à envoyer le vieux Jean porter une lettre... 
Au fait... — questionna-t-elle, l'œil rieur — 
ppm-quoi est-ce moi qui y vais, là-bas?... c'est 
pas naturel que ça soit moi !... 
Et, brusquement, elle se rassit. 

— Vous irez !... — ordonna la marquise, qui 
s'irritait peu à peu. 

— Non... j'aime autant pas !... vous devez 
avoir quelque idée de derrière la tête pour m'en- 
voyer comme ça en course... 

Elle s'arrêta un instant et acheva, en appuyant : 
— ... chez les Barfleiu*?... 

— Mais non... — afi&rma madame de Bray, 
qui devint très rouge. 

Cette fois encore, le marquis voulut pacifier 
les choses : 

— Voyons, Chiffon... va donc !... puisque tu 
vois que ta maman le désire... 

— Hum !.., — fit Coryse, en envoyant sous 
la table un coup de pied à son beau-père, en ma- 
nière d'avertissement. 



174 LE MARIAGE DE CHIFFON 

Il était trop tard. La marquise avait entendu, 
et ce mot « maman », lorsqu'il s'appliquait à 
eUe, avait le don de l'exaspérer. Furieuse, elle 
s'adressa à son mari : 

— En vérité... — commença-t-elle — vous... 

— Hum !... hum I... hum !... hum 1... — chan- 
tonna encore ChiiSon en arpège. 

La marquise se retourna vers elle : 

— Sortez !... et faites immédiatement ce que 
je vous ai dit de faire... vous m'avez entendue?... 

— Oui... — répondit Coryse en pliant sa ser- 
viette avec une lenteur affectée. 

Et, en sortant, elle mâchonna entre ses petites 
dents pointues, que la colère serrait un peu : 

— Oh !... si seulement M. d'Aubières était pas 
si vieux !... 



r 



IX 

En arrivant dans la cour du château de Barfleur 
-^ un grand château Louis XV en briques et 
granit — Coryse aperçut à une fenêtre du rez- 
de-chaussée la vicomtesse de Barfleur, assise 
devant une grande table, et très occupée à cou\'rir 
des pots de confitures. Sa besogne l'absorbait 
tellement qu'elle n'entendit point passer les 
chevaux. Chiffon, qui d'abord avait eu l'idée de 
s'approcher de la fenêtre et de débiter sans entrer 
son petit discours, réfléchit que peut-être ça 
ne serait pas suffisamment poli, et descendit de 
cheval aux écuries, lorsqu'on lui eut répondu que 
madame la vicomtesse était là. 

On la fit entrer dans le billard, où eUe attendit 
pendant un temps qui lui sembla fort long. Et» 
tout en faisant les cent pas dans la grande pièce 
nue, sans im tableau, ni un bibelot, ni une fleur, 
elle se disait rageusement : 



176 LE MARIAGE DE CHIFFON 

— Ah çà !... est-ce qu'elle va achever de comiir 
tous ses pots de confitures avant de me recevoir... 
la mère Barfleur?... / 

Enfin, le domestique qui l'avait introduite 
reparut : 

— Si mademoiselle d'Avesnes veut bien venir ?... 
je cherchais madame la vicomtesse dans le parc... 
et elle était au salon... 

Coryse pensa : 

— Non... elle était à l'office!... mais probable- 
ment elle ne trouve pas chic qu'on le sache I... 

Et elle trottina derrière le domestique, à tra- 
vers une longue enfilade de pièces d'un aspect 
désolé. 

— Brrr !... — fit-elle en frissonnant presque — 
c'est pas rigolo, ici !... le père de Ragon et la 
mère Barfleur se trompent s'ils croient que j'é- 
pouserai « Deux liards de heurte » !... car je crois 
qu'ils le croient !... ah !... non !... non !... non I... 

Le duc d'Aubières, à son arrivée dans le pa}^, 
avait demandé à l'oncle Marc, en lui montrant 
le petit Barfleur debout dans l'embrasure d'une 
porte pendant un bal : 

— Qu'est-ce que c'est que ce petit bonhonune 
gros comme deux Hards de beurre?... 



LE MARIAGE DE CHIFFON 177 

Et, chez les Bray et dans quelques autres 
maisons, le surnom lui était resté. 

Le domestique fit entrer Cor3rse dans un petit 
salon un peu plus meublé et confortable que le 
reste du château. 

Assise près de la fenêtre, sa longue taille mince 
serrée dans une robe de foulard grenat à pastilles 
jaunes, la vicomtesse semblait lire attentivement 
fe Gaidois. Tout de suite, la petite pensa : 

— C'est pas étonnant que j'aie attendu comme 
ça !... la robe des confitures était grise... elle est 
allée se glisser dans ses plus beaux habits pom- 
me recevoir... Mâtin !... on se met en frais pour 
le Chiffon... depuis que Toncle Marc a hérité... 

— Ma chère enfant... — fit la vicomtesse, en 
se levant à la vue de Coryse — quel bon vent 
vous amène?... 

Et, sans lui laisser le temps de répondre : 

— Est-elle mignonne dans son amazone I... 

— Mignonne !... — murmura Chiffon, qui pro- 
mena un œil étonné sur ses grands bras, ses 
longues mains, et toute sa personne encore 
dégingandée — c'est pas ce qu'on me dit à la 
maison, toujours !... 

Madame de Barfleur ne se démonta pas : 



178 LE MARIAGE DE CHIFFON 

— Oui, mignonne !... mignonne et charmante I... 
Elle tira la longue bande de vieille tapisserie sur 

canevas de soie qui servait de cordon de sonnette. 

— C'est mon pauvre Hugues qui serait désolé 
de manquer une si jolie petite visite !... il est , 
allé voir ses chevaux dans les grands herbages du 
bord de Teau... je vais le faire avertir... 

— C'est inutile, madame... — dit vivement 
Chiffon ; — je suis obligée de partir... j'ai un 
cours à quatre heures... 

Le domestique entrait. 

— Avertissez monsieur le vicomte... 

s. 

— Je viens seulement — expliqua Coryse — 
pour vous dire que ma mère... quand elle vous 
a répondu que je viendrais avec elle samedi... 
a oublié que je dîne ce jour-là chez ma tante de 
Launay. 

— Comment?... — s'écria madame de Barfleur 
— mais c'est impossible !... nous ne pouvons pas 
nous passer de vous I... vous arrangerez ça avec 
votre tante... ou bien, moi, je l'arrangerai... 

Chiffon ne répondit pas. Elle écoutait en sou- 
riant tinter la grosse cloche qu'on agitait éperdu- 
ment pour appeler le jeune châtelain, et elle 
pensait : ^ 



LE MARIAGE DE CHIFFON 179 

— n lui faut un quart d'heure au moins pour 
remonter de la rivière... et dans cinq minutes 
je me serai défilée... 

— Je vous en prie... ma petite Coryse, — 
insista la viœmtesse — dites-moi que vous 
trouverez un moyen de venir?... vous serez 
l'âme et la joie de ce dîner... 

— Moi !... — interrompit l'enfant ébahie ^- 
moi?... mais quand je ne suis pas à mon aise, 
je ne dis pas trois mots... 

Madame de Barfieur demanda : 

— Pourquoi ne seriez-vous pas à votre aise... 
ma chère petite?... 

— Pardon I... — s'écria précipitamment Chif- 
fon, qui devint très rouge — j'ai gaffé I... je veux 
dire que, n'importe comment... partout où je ne 
suis pas seule... je ne suis pas à mon aise... parce 
que je me défie de moi... et vous voyez que j'ai 
raison... 

— Non... vous êtes une charmante jeune fiUe... 
très simple... très franche... 

— Oh ! quant à ça I... 

Et, se levant, Coryse reprit : 

— Je vais m'en aller... il faut que Je 
ventre... 



i8o LE MARIAGE DE CHIFFON 

— Vous attendrez bien encore un instant... et 
d'abord, vous allez goûter?... 

— Je vous remercie, madame... je suis déjà 
en retard... 

La vicomtesse se leva aussi et, comme Chifbn 
étonnée de cette politesse exagérée la priait de 
ne pas se déranger, elle répondit : 

— Si...'^je veux vous voir à cheval... mon fils 
m'a dit que vous y êtes adorable... 

— Vlan !... — se dit la petite — décidément, 
ça y est !... ils sont tous d'accord !... 

Au moment où le vieux Jean amenait au perron 
les chevaux, le vicomte de Barfleur entrait en 
courant dans la cour. Il prit la main que lui ten- 
dait Chiffon et, slnclinant respectueusement, y 
appuya ses lèvres. Peu habituée à cette manière 
de faire, elle manqua éclater de rire. Puis, com- 
parant les façons d'être de la mère et du fils à 
à ce qu'elles étaient quinze jours plus tôt, un 
grand écœurement la prit, et elle faillit penser 
tout haut : « C'est des vilains types !... i 

Lorsque Coryse s'approcha de Joséphine, la 
grande jument de pur sang qu'elle montait tou- 
jours, le vicomte se précipita, nouant ensemble 
ses deux mains« et les tendit à Chiffon pour qu'elle 



LE MARIAGE DE CHIFFON i8i 

y posât son pied. Elle toisa le frêle jeune homme, 
qui courbait son misérable petit dos et son cou 
mince, surmonté d'xme tête énorme, et, con- 
sidérât les bras frêles, qui laissaient vides et 
plissotées les manches grises à grands carreaux 
de son costume trop anglais, elle se dit : 

— Sûr !... il va me lâcher en route !... 

Et, gentiment, de Tair le plus gracieux qu'elle 
put prendre pour faire passer son refus, elle 
répondit, indiquant le vieux Jean qui tenait les 
deux chevaux : 

• — Non... si vous vouliez plutôt faire tenu- 
un instant l'autre cheval?... je suis très mala- 
droite... je ne sais monter qu'avec Jean... avec 
vous, je tomberais... 

Et, comme il insistait : 

— Je vous en prie !... vous n'imaginez pas ce 
que je suis lourde... un plomb !... 

Elle posa le bout de sa botte dans, la main 

du vieux Jean, et s'envola, paraissant monter 

à im mètre au-dessus de la selle. Puis, saluant 

a mère et le fils, elle s'éloigna, son corps souple 

ondulant au grand pas de Joséphine. 

Dès qu'elle fut sortie du parc, Chiffon tourna 



i82 LE MARIAGE DE CHIFFON. 

dans la forêt. Elle avait hâte de galoper dans 
les belles allées vertes et de secouer la colère qui 
lui montait à la tête et au cœur. 

On ne la laisserait donc pas tranquille un 
instant?... conmient I... il n'y avait pas quinze 
jours qu'on la tourmentait pour épouser M. d'Au- 
bières ; à présent, on allait vouloir lui faire épouser 
le petit Barfleur?... Et non seulement cette idée 
la tourmentait à cause de la nouvelle lutte à 
soutenir, mais encore elle la blessait dans son 
amour-propre. 

De la demande de M. d'Aubières, qu'elle ne 
trouvait pourtant pas beau, elle avait été recon- 
naissante et flattée ; de celle de M. de Barfleur, 
eUe serait très humiliée. 

D'abord, elle savait bien que, quand elle était 
sans fortime. Deux liards de heurte ne lui avait 
jamais accordé d'autre attention que celle qu'un 
jeune homme bien élevé doit à une jeune fille 
qu'il rencontre dans le salon de ses parents. 
Ensuite elle trouvait hideux ce garçon mal 
venu, avec ses énormes moustaches et ses 
jambes fluettes, démesurément arquées par l'abus 
du cheval. Pour elle, le duc d'Aubières était 
« le grand d'Aubières >, tandis que le vicomte 



LE MARIAGE DE CHIFFON 183 

de Barfleur était « le petit Barfleur >. Et tout 
était làl 

Saine et solide, Chiffon avait l'instinctive hor- 
reur des chêtifs et des 'malsains. 

Et, en suivant la grande piste gazonnée qui 
la conduisait à la route de Pont-sur-Sarthe, elle 
pensait : 

— Il me dégoûte tout à fait, celui-là 1... et, 
s'il lui prenait jamais l'idée de m'embrasser 
comme a fait M. d'Aubières, je le giflerais des 
deux mains... je ne pourrais pas m'en empê- 
cher... C'est égal !... ça va être joliment en- 
nuyeux, cette histoire-là I... si je refuse encore, 
ma mère va me tomber dessus... poiu* bien faire, 
faudrait que le refus vînt des Barfleur... Oh ! 
cet animal de père de Ragon !... c'est pourtant 
lui qui a manigancé tout çal... j'avais raison 
d'avoir peur des Jésuites !... 

Elle s'arrêta devant la route blanche de soleil. 

— Ça va être atroce de descendre conmie ça 
jusqu'à Pont-sur-Sarthe !... je vais essayer de 
prendre le sentiet derrière les hauts fourneaux... 
il n'y a justement pas trop de boucan à cette 
heure-ci... j'espère que Joséphine consentira à 
passer... 



i84 LE MARIAGE DE CHIFFON 

Elle fit entrer la jument — qui déjà piquait 
les oreilles, écoutant le bruit sourd qui arrivait 
d'en bas — dans un petit sentier qui descendait 
presque à pic entre la forêt et les forges. A un 
tournant du sentier, elle aperçut à une centaine 
de mètres au-dessous d'elle un cavalier arrêté, 
parlant à des ouvriers assis à terre en bordure 
du bois. 

— Ah !... — dit-elle, se tournant vers le vieux 
Jean — ça y est !... j'ai raté le cours... voilà les 
ouvriers qui goûtent... il est quatre heures !... 

Et, clignant des yeux : 

— Tiens !... on dirait que c'est le comte 
d'Axen?... 

— Oui, mam'selle Coryse... c'est pour sûr 
lui !... 

Le sentier descendait en lacet, et Chiffon perdit 
de vue le groupe. Mais bientôt, en se rapprochant, 
elle entendit nettement les voix qui montaient 
jusqu'à elle : 

— Oui... — disait le prince, dont elle recon- 
naissait l'accent musical — oui, elle est tout 
à fait bien, cette profession de foi... et si j'étais 
électeur dans ce pays... je n'hésiterais pas à 
donner ma voix à celui qui l'a écrite... 



LE MARIAGE DE CHIFFON 185 

Chiffon venait de tourner le coude du chemin. 

— Ah 1... — cria-t-elle — c'est vous, monsei... 

Elle s'arrêta, devinant vaguement qu'il pré- 
férait ne pas être nommé ainsi, et il la remercia 
d'un signe en répondant : 

— Mon Dieu, oui, mademoiselle... c'est moi\... 

— T'nez, monsieur... — dit en riant un des 
ouvriers — vlà un' petite demoiselle qu'est 
d'vot' avis, allez !... 

— Qu'est-ce que c'est ?... — demanda Coryse. 

— C'est c'monsieur qui dit comme vous, qu'à 
not' place y voterait pour M. d'Bray... 

— Parbleu !... — fit Chiffon avec conviction 
— à moins que vous ne vouUez faire renommer 
M. de Bemay?... 

— Ah I non... c'ui-là, n'en faut plus !... 

— Eh bien, alors?... puisque vous savez que 
Charlié ne peut pas passer ?... 

— Oui... c'est virai 1... mais moi, ça m'gêne 
qu'y soye vicomte, M. d'Bray... 

— Lui aussi, ça le gêne... — dit Chiffon — 
mais c'est pas sa faute !... 

— Pourquoi signe-t-y son afi&che « Vicomte » 
de Bray?... 

— Dame !... puisque c'est son nom l... vous 



186 LE MARIAGE DE CHIFFON 

aimeriez miexix qu'il triche, vous ?... qu'il se 
présente pour autre chose que ce qu'il est?... 

Et, regardant tout à coup à terre les nom- 
breuses bouteilles, les saucissons et les fromages 
couchés sur l'herbe, Chiffon demanda : 

— Sapristi !... ben, vous en faites un goûter I... 
Un ouvrier, noir et velu, se leva, et mon- 
trant le comte d'Axen : 

— C'est c'monsieur qui régale... sans ça I... 
Et il ajouta : 

— Rapport qu'on y a t'nu son ch'val pendant 
qu'y visitait les forges... 

Le vieux Jean, rouge et suant, regardait les 
bouteilles d'un œil attendri. Corj^e s'en aperçai 
et, le montrant à l'un des hommes : 

— Si vous vouliez être bien gentiL.. vous 
lui donneriez im verre de quelque chose... parce 
qu'il a bien chaud I... 

L'ouvrier s'élança sur une bouteille et, s'ex- 
cusant : 

— Si on n'I'a point fait... c'est qu'on n'osait 
pas... vu qu'les larbins ordinairement... quand 
y a les maîtres... 

— C'est pas mon larbin... — répondit Chiffon en 
riant — c'est ma nourrice... viens boire, nourrice !... 



LE MARIAGE DE CHIFFON 187 

Le vieux Jean s'avança : 

— C'est pas de refus... — dît-il d'un air ravi 
— car c'qu'y fait soif... que vous aussi, mam'selle 
Coryse, vous d'vez avoir soif?... 

— Si vous vouliez boire un verre... faudrait 
pas vous gêner, toujours?... — proposa l'ou- 
vrier qui tenait la bouteille. 

— Je veux bien... — dit Chiffon, tendant la 
main. 

— ... Tendez un'minute... paç' que... pour vous, 
faut que j 'rince T verre... 

Il courut à une fontaine placée à l'entrée des 
bâtiments et revint en demandant : 

— C'est-y dla bière ou du vin, qu'vous vou- 
lez?... 

-— Du vin... 

Elle avança son verre en disant d'une voix 
claire : 

— A votre santé !... 

Les ouvriers se levèrent : 

— C'est plutôt à la santé d'monsieur qui 
régale qu'on d'vrait boire... — remarqua un 
des honunes, en désignant le comte d'Axen. 

— Et moi... — répondit le prince — je propose 
de boire à la santé du candidat I... 



i88 LE MARIAGE DE CHIFFON 

— C'est ça !... — cria étourdiment Corjrse — 
à la santé de Tonde Marc !... 

Un des ouvriers demanda : 

— Alors... comme ça... vous êtes la nièce à 
M. d'Bray?... 

— Oui !... — fit Chiffon, en regardant le prince, 
qui riait de sa distraction. 

L'ouvrier reprit : 

— Oh I... nous vous connaissions bien !... mais 
nous n'savions point vot' nom !... c'est surtout 
les gosses, là-bas, à la cité, qui vous connaissent... 

Et, se tournant vers le comte d'Axen, il con- 
tinua : 

— Vu qu'mad'moiselle a toujours des pièces 
pour eux dans ses poches, quand elle passe à 
cheval... même qu'à Noël elle leur a apporté 
une pleine caisse de joujoux qu'ça remplissait 
la voiture... qu'ils en ont eu plus qu'ils en pou- 
vaient casser... 

Son petit œil dur s'adoucit un peu, et il con- 
clut : 

— Si tous les riches étaient comme mad'moi- 
selle et monsieur... ça irait mieux que ça n'va li- 
mais y en a qui veulent pas s'douter qu'y a 
d'ia misère... et des comme ça, j'en connais 1... 



LE MARIAGE DE CHIFFON 189 

— Moi aussi !... — ût involontairement Chifion, 
qui pensait à sa mère. ^ 

Puis, aussitôt, elle demanda, s'adressant au 
comte d'Axen : 
. — Est-ce que vous redescendez sur Pont-sur- 
Sarthe, monsei... monsieur?... 

— Oui... voulez- vous me permettre de faire 
un instant route avec vous?... 

— Mais oui... 

Et, tout de suite, elle proposa : 

— Seulement... il vaut mieux reprendre le 
sentier dans la forêt... celui-ci est trop plein 
de pierres roulantes... 

• Quaiid ils eurent d^paru sous bois, Coryse 
entendit la voix de l'ouvrier qui expliquait : 

— J'ai idée qu'ces deux p'tits-là, c'est des 
promis !... 

Elle se tourna en riant vers le prince : 

— C'est de nous qu'ils parlent, monseigneur !... 
n s'inclina courtoisement : 

— Je regrette qu'ils se trompent... 

— Vous regrettez?... c'est beau, la politesse!... 
voyez- vous la tête que j'aurais en reine ?.... non, 
mais la voyez- vous?... Ah ! Seigneur !... qu'est-ce 
que vous feriez de moi?... 



190 LE MARIAGE DE CHIFFON 

Et, après un Instant, elle ajouta : ^ 

— Et qu'est-ce que je ferais de vous ?... 
Il se mit à rire : 

— Quel âge avez-vous, mademoiselle Coryse?.,. 

— J'ai eu seize ans au mois de mai*., et vous, 
monseigneur ?... 

— Moi, j'aurai vingt-quatre ans dans huit 
jours... 

Et, pris d'im scrupule, il demanda : 

— Dites-moi?... la marquise permet que vous 
vous promeniez avec un jeune homme ?... 

— Ah ! mais non I... 

— Eh bien, mais... alors... 

— Vous I... oh ! mais vous, vous êtes un sou- 
verain... c'est pas un jeune homme, un souve- 
rain I... ça ne compte pas !... 

Elle rougit, et reprit en bafouillant : 

— C'est-à-dire... je veux dire que ça compte 
trop... pour compter... 

Et, voulant changer la conversation, elle ques- 
tionna : 

— Dites donc, monseigneur?... vous n'avez 
pas peur de vous faire cueillir et reconduire à 
la frontière... en faisant comme ça... vous... un 
étranger... de la politique d'opposition?... 



LE MARIAGE DE CHIFFON 191 

— Ohl... elle est bien anodine, ma politique 
d'opposition I... qui consiste à dire à des ou- 
vriers que, si j'étais eux, je voterais pour votre 
onde... 

— C'est égal !... à votre place, je me méfie- 
rais I... tenez, je voudrais que M. d'Aubières 
fût revenu... il vous dirait ce que vous devez 
faire ou ne pas faire... parce que vous m'avez 
l'air un peu jeune, dans tout ça 1... 

— Vous vous intéressez donc à moi?... — 
demanda le prince, qui riait de tout son cœur. 

— Je m'y intéresse... sans m'y intéresser... 

— C'est déjà quelque chose 1... Eh bien, voyez 
conune on peut se tromper?,., j'aurais juré, — 
moi qui ai pourtant ce que vous appelez en fran- 
çais 4 du flair », — que, non seulement vous ne 
vous intéressiez pas à moi, mais encore que je 
vous étais antipathique?... 

— Et c'était vrai !... — s'écria franchement 
Corj^e — oui 1... jusqu'à tout à l'heure... et 
puis, tout à l'heure, vous m'avez tout d'un coup 
fait l'eiïet d'un brave garçon... 

— Alors, nous sonmies amis ?•.. 

— Oui... 

Et, se reprenant : 



192 LE MARIAGE DE CHIFFON 

— Oui, monseigneur I... je vous demande par- 
don... je vous parle très mal... 

— Mais non !... 

— Mais si !... je ne dis pas assez souvent mon- 
seigneur... et je ne dis jamais Votre Altesse... 

— Ne vous préoccupez pas de ça !... et puis- 
qu'à présent nous sommes amis, voulez-vous me 
dire pourquoi nous ne Tétions pas ?... c'est-à-dire 
« vous *, car moi, je n'avais pas la même répulsion, 
je vous assure... 

— Oui... je vais vous le dire... c'est que, d'ins- 
tinct, je n'aime pas beaucoup les étrangers... et 
que je déteste les protestants... alors, comme 
vous êtes les deux, vous comprenez... 

— Je comprends... et qu'est-ce que vous leur 
reprochez, aux étrangers?... 

— Oh !... je ne leur reproche absolimient que 
de n'être pas Français... 

— Et aux protestants ?... 

— Un tas de choses I... je les trouve intri- 
gants, faux, hypocrites... et rats, donc !... na- 
turellement, je reconnais des exceptions... 

— Naturellement... moi, d'abord?... 
Elle se mit à rire. 

•—Pas seulement vousl... d'autres encore... 



LE MARIAGE DE CfflFFON 193 

mais je parle de la masse des protestants... et 
des protestants de France, bien entendu... puis- 
que ce sont les seuls que je connaisse... 

— Moi... en voyant l'espèce de répulsion que 
je vous inspirais... je m'étais imaginé que vous 
me preniez pour un espion?... 

— Oh !... monseigneur 1... oh !... non !... ça, 
pas !... d'abord, je vous dirai... j'y crois pas tant 
que ça, moi, aux espions... parce qu'on en voit 
souvent où il n'y en a pas... c'est un peu comme 
les chiens enragés que les sergents de ville tuent 
pour avoir une récompense... et qui ne sont pas 
plus enragés que moi, les pauv's bêtes 1... 

Et, revenant à ce qui l'intéressait, Chiffon 
déclara : 

— C'est égal... c'est rudement gentil à vous... 
de travailler à l'élection de l'oncle Marc, tou- 
jours I... 

— Ne m'ayez de cela aucune reconnaissance... 
car je vous avoue que la conversation que vous 
avez entendue a été Teffet d'un pur hasard- 
ées hommes avaient gardé mon cheval pendant 
que je visitais les forges... je ne savais pas au 
juste lequel l'avait tenu... et puis, je craignais, 

en donnant une seule grosse pièce, d'amener des 

7 



194 LE MARIAGE DE CHIFFON 

batteries... alors, je suis allé à l'auberge qui est 
sur la grand'route et je leur ai fait apporter à 
goûter... ils m'ont offert à boire... et, en buvant 
avec eux, j'ai causé des candidats dont les affiches 
étaient placardées sur les bâtiments des forges... 
vous voyez que ma propagande s'est bornée à 
peu de chose?... 

— Ça sert tout de même 1... vous verrez comme 
il est gentil, l'oncle Marc 1... je suis sûre que... 
maintenant qu'il est revenu... vous allez trouver 
la maison bien moins embêtante? 

— Mais... — voulut protester le prince — 
jamais je n'ai... 

Chiffon l'intertompit. 

— Allons donc 1... c'est pas à moi que vous 
ferez croire que vous ne vous y embêtiez pas!... 
et, comme ça, monseigneur, ça ne vous choque 
pas, la proclamation sociaUste de l'oncle Marc... 
puisqu'elle Test, il paraît, socialiste ?... 

— Mais, moi aussi, je le suis !... 

— Oh 1... — fit la petite, saisie — bcn, ne 
racontez pas trop ça à Pont-sur-Sarthe... ça ne 
ferait pas bon effet !... Ah ! vous êtes socialiste, 
monseigneur 1... et, ça ne vous gênera pas un 
peu pour régner, r'ites?.,. 



LE MARIAGE DE CHIFFON Ï95 

*-^ J'espère que non I... mais si ça me gêne je 
passerai la main... c'est bien ainsi que l'on dit» 
n'est-ce pas?... 

*-7-0ui, monseigneur... 

— Ça me sera facile 1... j'ai six frères !... Et 
vous, mademoiselle Coryse... vous veniez de faire 
une toupiée électorale, quand j'ai eu le plaisir 
de vouft rencontrer ?... 

— Non !... je venais de faire une commission 
chez les Barfleur !... 

— Ah !... M. de Barfleur, c'est, n'est-ce pas, 
un petit monsieur très mince?... 

— Oh ! pour mince, il l'est I... 
*— Qui a le genre très anglais?... 

— Le genre anglais de Pont - sur - Sarthe... 
ouL.. 

— Et il a un beau château, ce monsieur?... 

— ÂSBez beau... mais c'est à sa mère, le châ- 
teau... 

— Est-ce que sa mère est agréable ?... 

— Ah ! mais non !... c'est une grande femme 
à la pose... et maigre I... et majestueuse 1... avec 
un faux air triste... l'air qu'il vient de lui arriver 
des malheurs... moi, j'ai toujours envie, quand 
je lui parle, de l'appeler « Infortimée princesse i... 



196 LE MARIAGE DE CHIFFON 

et lui, le petit, on l'appelle dans le pays « D^ux 
Kards de heurre 1... 
Comme le comte d'Axen riait, Chiffon expliqua : 

— Je ne suis pas méchante ni moqueuse, vous 
savez?... non... mais je ne peux pas les sentir, 
les Barfleur I... 

— Il n'y a que la mère et le fils?,.. 

— Ah ! Dieu 1... c'est bien assez comme ça I... 

— Je les rencontrerai probablement au bal 
que donnera madame votre mère le jour des 
courses?... 

— Sûr, vous les rencontrerez... mais qu'est-œ 
que ça peut bien vous faire?... 

— Je suis curieux de voir... après la société 
de Paris, que je connais un peu... la société de 
province... 

— Ben, ça vous fera ime belle jambe !... si 
vous saviez ce que c'est mesquin... et potinier... 
et rasant !... je sais bien que, comme vous êtes 
au-dessus de tout ça... 

— Mais je ne suis au-dessus de rien... 

— En dehors, si vous voulez?... et, tenez, 
monseigneur... je crois qu'il vaut peut-être mieux 
tout de même ne pas dire que nous nous sommes 
promenés tous les deux tout seuls?... 



LE MARIAGE DE CHIFFON 197 

— Ah! vous craignez les potins?... 

— Oh ! pas du tout !... mais j'ai peur que 
ma mère m'enlève si elle apprend ça !... 

— Alors, qu'est-ce que je dois faire?... 

— Ne pas le dire... moi, je ne le dirai que si 
on me le demande... et, comme on ne me le 
demandera pas... 

— En effet, il est peu probable qu'on devine 
notre rencontre... 

— Si par hasard on la devinait... nous dirions 
que oui. 

— Nous dirions que oui. 

— C'est entendu !... et maintenant, il faut 
nous quitter avant de sortir de la forêt 1... je 
vous demande encore pardon pour toutes mes 
incorrections, monseigneur !... 

Et elle ajouta en riant : 

— Et je salue profondément Votre Altesse... 
D'un large mouvement, le petit prince ôta 

son chapeau, et répondit en riant aussi : 

— Je vous salue profondément, mademoiselle 
Chiffon !... 



X 

Pendant huit jours, Chiffon ne fit pas un pas 
sans rencontrer le petit Barfleur. Plusieurs fois, 
aussi, il vint chez les Bray sous prétexte de com- 
missions données par sa mère; et, un soir, en 
entrant dans le salon au moment du dîner, Coryse 
le trouva installé entre M. et madame de Bray. 
Elle avait vu, vers six heures, arriver le vicomte 
dans sa petite charrette, mais elle le croyait parti 
depuis longtemps et elle s'arrêta interdite. 

— M. de Barfleur a bien voulu rester à dîner 
avec nous... — dit la marquise, qui semblait d'ime 
humeur charmante; — nous le reconduirons ce 
soir en nous promenant... 

Tant que duraient les chaleurs, M. et» madame 
de Bray sortaient habituellement en voiture après 
le dîner, emmenant Chiffon, à qui ces promenade» 
étaient odieuses. Assise dans le landau en face 
de ses parents, elle n'osait ni bouger ni rire, et 



LE MARIAGE DE CHIFFON 199 

elle restait immobile et emiuyée, telle qu'elle 
était toujours en présence de la marquise, dans 
l'attente de la scène qu'elle redoutait. 

Lorsque Marc de Bray entra à son tour, sa 
figure exprima, à la vue du petit Barfleur, un si 
grand étonnement, que Coryse se mit à rire. Et, 
tandis que sa mère passait au bras du vicomte 
dans la salle à manger, elle dit à l'oncle Marc» 
qui semblait vraiment agacé et mécontent : 

— Tu ne t'attendais pas à celle-là, hein ?... 

Il répondit, sans paraître remarquer les re- 
gards anxieux de son frère : 

— Alors, il est de la maison, à présent. Deux 
Uards de beurre?.,. 

— Pas encore I... — fit en riant Chiffon — mais 
il y tâche !... 

L'oncle Marc s'arrêta court : 

— Qu'est-ce que tu veux dire?... — demanda- 
t-il brusquement. 

M. de Bray supplia à demi-voix, les polissant 
d«vant lui : 

— Entrez donc, mes enfants... entrez donc 1... 

— Ah çà I — fit la marquise, d'un ton aigre, 
en indiquant le petit Barfleur qui restait debout 
à côté de sa chaise — qu'est-ce qui vous empêche 



200 LE MARIAGE DE CHIFFON 

d'arriver?... M. de Barfleur est là, qui attend 
pour s'asseoir... 

Dès le commencement du dîner, le vicomte, 
placé en face de Coryse, se mit à la regarder 
d'un œil extasié, avec une insistance de mau- 
vais goût. La petite, tout à fait myope, jie s'en 
douta même pas, mais Marc de Bray remarqua 
cette affectation et en parut irrité. Son irritation 
devint même si visible que Chiffon, qui, de près, 
y voyait très bien, demanda tout à coup : 

— Qu'est-ce que tu as donc ce soir, l'oncle?... 
tu as l'air si grinchuP... 

Vexé, il répondit : 

— Rien... c'est-à-dire, si... j'ai la migraine... 
Mais, malgré cette prétendue migraine, il se 

mit à bavarder avec sa nièce, sans plus la laisser 
un instant tourner la tête d'un autre côté que le 
sien. 

Mécontente de cette attitude, qu'elle jugeait 
malséante envers son protégé, la marquise chercha 
plusieurs fois à ramener Chiffon à la conversation 
générale, mais toujours elle se dérobait. Alors, 
ne pouvant rien obtenir pai* l'adresse, madame 
de Bray se décida à briser les vitres : 

— Coryse !... tu as ime tenue absolument 



LE MARIAGE DE CHIFFON 201 

déplaxîée !,.. vous faites un bruit... on ne s'entend 
pas !... 

La petite se tut, sans même achever la phrase 
œmmencée, et ne desserra plus les dents. 

La marquise reprit : 

— Mais je ne t'empêche pas de parler... de 
répondre à M. de Barfleur qui dit que... 

Chiffon répliqua d'un ton doux et poli : 

— M. de Barfleur ne parle que de la chasse 
et des courses... et ça, c'est des choses que je 
déteste et auxquelles je ne comprends rien de 
rien... 

— Et de quoi voulez-vous parler, mademoi- 
selle?... — demanda le petit Barfleur avec em- 
pressement. 

Elle répondit, du même ton modeste et sou- 
mis : 

— De rien, monsieur... je reste très bien sans 
parler du tout... 

— On ne l'aurait pas dit tout à l'heure !... 
— remarqua madame de Bray, d'une voix aiguë. 

Coryse répondit : 

— C'est vrai... j'ai été bruyante... je te demande 
pardon... 

Et, baissant le nez, regardant obstinément 



202 LE MARIAGE DE CHIFFON 

le fond de son assiette, eUe resta silencieu3e 
jusqu'à la fin du dîner. 

Lorsque, dans le billard, elle eut servi le café. 
Chiffon alla s'asseoir sur le perron, dans un grand 
fauteuil de bambou, et se balança en regardant 
les étoiles, qui apparaissaient toutes pâles dans 
le ciel encore clair. Elle fut tirée de sa torpeur par 
sa mère, qui revenait avec son chapeau : 

— Comment... tu n'es pas prête?... mais la 
voiture est avancée I... tu es d'une insouciance... 
d'une incurie... 

— Bah I... — répondit la petite qui ne bougea 
pas — partez toujours !... je serai prête quand 
on reviendra chercher ce qu'on aura oublié... 

L'oncle Marc éclata franchement de rire, et 
M. de Bray détourna la tête pour cacher le sourire 
qui lui tirait les lèvres malgré lui. La marquise, 
devenue violette, demanda menaçante à Chiffon : 

— Qu'est-ce que vous dites h.. 
Elle répéta, sans s'émouvoir : 

— Je dis que, tous les soirs, on revient à la 
maison chercher la chose qu'on oublie... 

Elle ajouta à demi-voix : 

— Et ce soir on reviendra plutôt deux fois 
qu'une... 



LE MARIAGE DE CHIFFON 203 

Elle faisait ainsi allusion à une des petitesses 
d'esprit de sa mère. Petitesses que la marquise 
ne croyait devinées par personne, tant elle avait 
la conviction de rouler tous ceux qui se mesu- 
raient à elle. 

Adorant le gros luxe, le tapage, enfin tout 
ce qui, à soi^ avis, doit éblouir et fasciner « le 
public », madame de Bray avait, en tourmentant 
terriblement son mari, obtenu qu'il changeât pour 
lui plaire ses voitures et ses livrées, très jolies 
et très simples tant qu'elles avaient été choisies 
par lui. Le landau, — à caisse bleu barbeau bala- 
frée d'énormes armoiries en bosse, et à train 
rouge, — était grotesque comme voiture de 
service, mais la marquise ne se sentait heureuse 
que lorsqu'elle traversait de bout en bout Pont- 
sur-Sarthe dans cet équipage voyant. C'était 
pour cela qu'elle obligeait Coryse à assister aux 
promenades qui l'ennuyaient si fort. Lorsque 
la petite ne venait pas, on prenait la Victoria; 
et la Victoria était de plus modeste allure. Quand 
madame de Bray, assise dans ime pose affectée 
au fond du landau criard, aux harnais scintillants 
de plaques, de chaînettes, d'anneaux et d'ar- 
moiries, pouvait défiler devant les restaurants 



204 LE MARIAGE DE CHIFFON 

de la place du Palais à Theure du « vermouth i 
ou du « café », sa joie était à son comble. A six 
heures et à huit heures, les tables qui couvraient 
le trottoir, envahissant presque la chaussée, re- 
gorgeaient de monde. Les officiers et les élégants 
de Pont-sur-Sarthe se donnaient rendez-vous 
« chez Gilbert », le restaurant chît, ou au caié 
Pérault. Et, au Ueu de laisser prendre au cocher 
une belle rue macadamisée, un peu déserte, qui 
conduisait directement hors de la ville, madame 
de Bray donnait l'ordre de passer par la place, 
pavée d'horribles petites pierres ardoisées et 
ghssantes. Le plus souvent, à l'entrée d'une des 
rues qui l'éloignaient du quartier préféré, eUe 
tressaillait brusquement et faisait « retourner 
à la maison ». 

Chiffon le connaissait bien le : « Ah I mon 
Dieu !... j'ai encore oubUé mon ombrelle !... » 
ou : « mon manteau », ou : « mon manchon », 
ou : « mon mouchoir !... » qui faisait passer une 
seconde, et ensuite une troisième fois, le landau 
devant les chers cafés. 

Elle avait ime profonde horreur de ces ex- 
hibitions, et lorsqu'elle apercevait les visages 
curieux tournés vers la voiture, quand elle en- 






LE MARIAGE DE CHIFFON 205 

tendait le choc des sabres et des éperons des 
ofi&ciers qui se levaient pour saluer, elle baissait 
les yeux, mécontente, se disant : 

— Doivent-ils assez se fiche de nous, au fond, 
tous ces gens-là I... 

Et elle rageait, elle si simple et si peu « à 
répate >, d'être mêlée aux petites manœuvres qui 
ridiculisaient sa mère. 

Le marquis et son frère avaient bien remar- 
qué, eux aussi, ce que le cocher et les domesti- 
ques appelaient « le coup du faux départ », mais 
ils ne s'étaient jamais communiqué leurs ré- 
flexions à ce sujet, et la réponse de Chiffon les 
surprit et les amusa. 

La marquise marcha sur sa fille, et, blême, 
la voix siflante, demanda, lui parlant de si près 
que ses lèvres touchaient le petit nez impertinent 
de l'enfant : 

— Pourquoi, ce soir, reviendrait-on plutôt 
deux fois qu'une?... pourquoi?... 

— Parce que — répondit Coryse, après s'être 
assurée que le petit Barfleur, qui affectait de 
chercher son chapeau au bout du salon, ne pou- 
vait pas entendre — ce soir on a Deux liatds 
de beurre à exhiber aux populations... 



ao6 LE MARIAGE DE CHIFFON 

Mais, tandis qu'elle s'expliquait, elle songea 
qu'elle allait tout à l'heure passer devant tout 
le monde, assise à côté du vicomte dans le 
landau bleu barbeau. Il n'en fallait pas j^us à 
Pont-sur-Sarthe pour faire croire à un mariage ; 
et cela, Coryse voulait l'éviter à tout prix. Elle 
n'avait jusqu'ici jamais songé à se compte* 
pour quelque chose. A ses propres yeux, elle 
restait toujours « le chiffon >, « le gosse > qu'on 
ne prend pas au sérieux, La demande de 
M. d'Aubières et les insinuations du père de 
Ragon lui avaient appris qu'elle était maintenant 
une jeune fille, que l'un aimait, et que le protégé 
de l'autre allait faire semblant d'aimer. Avant 
de laisser sa mère conmiencer ime scène. Chiffon 
ajouta : 

— D'ailleurs, ne vous inquiétez pas de moi... 
je ne sortirai pas... je suis fatiguée... 

— Ça n'est pas vrai I... vous n'êtes jamais 
fatiguée 1... 

— Soit 1... c'était un prétexte... Eh bien... sans 
prétexte... je ne sortirai pas ce çoir... 

— Vous sortirez... 

— Je vous demande la permission de rester I... 

— Allez mettre votre chapeau... 



LE MARIAGE DE CHIFFON 207 

Et, comme Chiffon ne bougeait pas, elle la 
saisit violenmient par les poignets. 

L'enfant se dégagea d'ime secousse, et dit 
doucement : 

— C'est ridicule, vous savez... cette petite 

■ 

scène intime devant im étranger... 
* La marquise se tourna vers M. de Barfleur, 
changeant subitement sa figure convulsée en 
physionomie souriante : 

— Oh I... M. de Barfleur est presque de la 
maison I... 

— Possible !... — riposta la petite, désirant 
établir nettement la situation — mais il n!est 
pas presque de la famille... et un des proverbes 
que vous citez le plus souvent dit qu'il faut laver 
8on... 

— C'est bon !... c'est bon I... 

Et après im silence, tandis que le marquis 
et Deux liards de beurre, leur pardessus sur le 
bras et leur canne à la madn, attendaient le 
signal du départ, la marquise reprit, d'un air 
gracieux : 

— - Si j'insiste pour que tu nous accompagnes, 
c'est qu'il n'est pas convenable que tu restes ainsi 
seule à la maison... 



2o8 LE MARIAGE DE CHIFFON 

— J'y reste toujours !... d'ailleurs, je ne suis 
pas seule, puisque l'oncle Marc est là... 

— Mais ton oncle va probablement sortir... 
Marc de Bray répondit sèchement : 

— Vous savez bien, ma chère belle-sœur, que 
je ne sors jamais le soir... 

— Alors, je vous confie Corysande... 

Un peu nerveux, l'oncle Marc répliqua en 
haussant les épaules : 

— Soyez sûre que j'aurai bien soin d'elle... 
je l'empêcherai de se salir et de jouer avec la 
Imnière... 

Et, comme le petit Barfleur, incliné sur la 
main que lui tendait machinalement Coryse, 
la baisait un peu longuement, il prit sa nièce 
par le bras et la fit pirouetter sur elle-même, 
en disant : 

— Allons !... viens, Chiffon !... 

Quand ils fiu-ent l'un en face de l'autre dans le 
petit salon, Coryse dit gaiement à l'onde Marc : 

— Il y a eu du tirage, hein?... et pourtant 
je n'étais pas nécessaire ce soir... puisqu'il y 
avait un troisième pour forcer à prendre le lan- 
dau... 



LE JVEARIAGE DE CHIFFON 209 

Et, tout de suite, elle ajouta en voyant que 
son oncle s'installait sous la lampe et défaisait 
les bandes des journaux : 

— Tu sais... si tu as à faire... te crois pas obligé 
de rester avec moi, au moins?... 

— J'allais justement te dire la même chose... 

— Oh !... moi !... que je fasse ma tapisserie 
ici ou ailleurs, c'est tout comme !... seulement, 
toi, ordinairement... quand papa sort le soir... 
tu travailles chez toi... 

Il répondit en riant : 

— Oui... mais ces soirs-là... qui sont, en hiver, 
presque tous les soirs... tu ne m'es pas aussi 
particulièrement recommandée qu'aujourd'hui... 

Coryse alla prendre la grande tapisserie de 
soie, toute hérissée d'animaux et de guerriers 
bizarres, qii'elle copiait sur les dessins des tapis- 
series de Bayeux, et vint s'asseoir à côté de l'oncle 
Marc. 

Au bout d'un instant, il interrompit sa lecture, 
regardant, au-dessus du journal, la petite tête 
ébourifEée et attentive penchée sur les. soies 
diaprées. 

— Chiffon... — demanda-t-il tout à coup 
— quand, avant le dîner, j'ai dit en parlant de 



210 LE MARIAGE DE CHIFFON 

ce jeune gommeux : « Ah çà I... il est donc de 
la maison, à présent ?... » tu m'as répondu : < Pas 
encore, mais il y tâche... > 

— Oui... — fit la petite, qui leva le nez. 

— Eh bien... — reprit Marc en hésitant \m 
peu — je n'ai pas bien compris ce que tu enten- 
dais dire par là?... 

— J'entendais dire que Deux liards de beurré 
voudrait bien m'épouser... 

Le vicomte sauta en l'air : 

— C'est bien ce que j'avais cru deviner !.,. 
mais je ne pouvais pas... je... et tu parles de 
ça avec cette tranquillité?... t'épouser?.., ce 
grotesque?... mais ce serait foui... ce serait 
monstrueux !... 

— Aussi, tu peux être tranquille... il ne m'é- 
pousera pas... - — répondit Chiffon en riant. 

— Ah I... — murmura l'oncle Marc, rasséréné 
— à la bonne heure !... 

Elle le regarda affectueusement : 

— Tu es vraiment bon, toi... de t'inquiéter 
de moi conune ça I... 

Elle resta un instant silencieuse, et reprit : 

— C'est toi qui en es cause, pourtant... qu'il 
veut m'épouser... 



LE MARIAGE DE CHIFFON ail 

— Moi ?... 1 

— Oui... dès qu'on a su que tu héritais... on 
a fait courir le bruit que je serais très riche... 
que tu me dotais... et que tu me laisserais toute 
ta fortune... 

— C'est vrai !... 

— Mais tes enfants?... 

— Mes enfants?... j'ai des enfants?... 

— Non... mais quand tu seras marié... 

— Je ne me marierai pas, mon Chiffon... j'au* 
rais trop peur de tomber sur une femme comme... 

Il allait dire « comme ta mère > ; il s'arrêta et 
reprit : 

— ... comme j'en connais... non... je suis mé- 
fiant, et je resterai vieux garçon... 

— Ah !... tant mieux I... alors, si tu veux... 

— Si je veux ?... 

— J'irai vivre avec toi?... je tiendrai ta mai- 
son... je n'ai pas du tout envie de me marier 
non plus, moi... mais, quand j'aurai vingt et 
un ans, je ne resterai certainement pas ici... 

Et, voyant que l'onde Marc faisait un mouve- 
ment : 

— Pas un Jour... malgré le pauvre pape qxil 
est si bon... et à qui je manquerai beaucoup... 



Z12 LE MARIAGE DE CHIFFON 

je sais bien que, d'autre part, mon absence lui 
aplanira bien des petites dif&cultés d'existeace... 
mais c'est égal, il regrettera son Chiffon... 
Étonné, le ^comte demanda : 

— Tu dis que tu t'en iras?... où ça, t'en iras- 
tu?... 

— J'ai toujours pensé que je demanderais à 
la tante Mathilde et à l'onde Albert de me re- 
prendre... mais, si tu voulais de moi, toi?... je 
serais si, si heureuse !... je t'aime tant, si tu 
savais !... oui... encore plus que papa, je t'aime... 
c'est peut-être mal... mais je ne peux pas m'en 
empêcher... 

Et, de sa voix chaude elle acheva, se penchant 
vers lui vibrante et tendre : 

— Je t'adore, toi, vois-tu !... 

H murmura, un peu pâle, en reculant son 
fauteuil : 

— Je ne mérite pas d'être adoré, mon petit 
Chiffon... 

— Que si !... 

— Au lieu de tenir la maison de ton vieil cure 
d'oncle, tu te marieras... tu auras "un tas de mô- 
mes qui piailleront... et remplaceront avantageuse- 
ment Gribouille et le vieux Jean... 



LE MARIAGE DE CHIFFON 213 

Elle répondit, sérieuse : 

— Eh bien I veux-tu que je te dise?... je suis 
sûre que je ne me marierai pas... oui, sûre... je ne 
peux pas bien expliquer ce qui se passe en moi... 
mais enfin, personne ne me chante !... 

— Personne?... qu'est-ce que tu en sais?... 
ce pauvre Aubières est certainement im beau 
grand gars... intelligent et bon... mais il com- 
mence à se défrsdchir... quant à l'autre, c'est 
un petit monstre... 

Coryse se mit à rire : 

— Va-t'en dire ça à madame Delorme !... 

" — Ah !... tu es au courant des potins, toi aussi ?... 
Eh bien, ce que madame Delorme — qui est du 
reste une simple bécasse — aime dans Barfleur, 
c'est son nom... son titre... ses costumes anglais... 
ses chevaux et son château... 

— Je le pense bien !... mais enfin, c'est quelque 
chose... quelque chose qu'une autre qu'elle pourra 
aimer aussi... tandis que moi, vois-tu... je sens 
que. je n'aimerai jamais personne... 

Il demanda, inquiet : 

— Alors... c'est peut-être que tu aimes déjà 
quelqu'un?... 

— Jamais de la vie !... — s'écria Chiffon avec 



314 LE MARIAGE DE CHIFFON 

une telle conviction que ronde Marc sourit, com- 
plètement rassuré. 
Elle reprit : 

— Non... personne ne me plaît I... pour Vér 
pouser, s'entend... ainsi tiens... Paul de Lussy, 
qu'on trouve si bien... et M. de Trêne, qu'on 
8'arrache... ben, je n'en voudrais pasl.«. je sais 
bien que c'est ridicule, ce que je dis là.,, et que 
j'ai pas le droit de faire la difficile avec ma tête... 

— Avec ta tête?... — questionna Marc« sur- 
pris — qu'est-ce que tu veux dire?... 

— Dame !... que je suis laide I... 
Il balbutia, stupéfait : 

— Laide ?... laide, toi ?..• 
Elle répondit tristement : 

— Oh I je le sais bien, va I... même que ça 
m'embête assez !... 

— C'est ta mère qui t'a dit ça?... mais tu 
es jolie... très jolie, entends-tu?... 

— Tu me le dis pour me faire plaisir... ou 
même tu le trouves... parce que tu m'aimes bien... 

— Écoute, Chifïon... — dit l'oncle Marc — je 
te répète très sérieusement que tu es, et que tu 
seras surtout dans deux ou trois ans, une très jolie 
femme... penses-tu donc qu'Aubières qui a eu... 



LE MARIAGE DE CHIFFON 215 

Comme il s'arrêtait, Coryse demanda : 

— Qui a eu quoi ?... 

— Je veux dire... penses-tu qu'Aubières, qui 
s'y comiaît, se serait ainsi toqué de toi si tu n'étais 
pas jolie î... non... il faut que tu saches réellement 
ce que tu es... et tu peux croire ton vieil oncle 
qui te le dit, va !... 

' — Alors, — s'écria Joyeusement la petite — 
« le Chiffon > est ime jolie femme?... une jolie 
femme I... Oh I que c'est drôle !... et que je suis 
contente que ça soit comme ça !... et que je te 
remercie de me l'avoir dit !... mais ça ne m'em- 
pêchera pas de bien tenir ta maison, ça... au 
contraire... 

Et, câline : 

— Je t'en prie, oncle Marc I... je t'en prie ?... 
dis-moi oui?... et, jusque-là, ne t'en va pas?... 
ne me laisse plus ici sans toi?... si tu savais ce 
que ça m'a été horrible, ces quinze jours?... je 
ne peux pas me passer de te voir !... je ne peux 
pasi... 

Glissant de sa chaise basse, Coryse s'assit 
à terre comme un bébé, et appuyant sur le» 
genoux du vicomte sa petite tête qui, à la lu- 
mière pâle de la lampe, ressemblait à un nid 



2l6 LE MARIAGE DE CHIFFON 

de mousse argentée, elle supplia plaintivement, 
les yeux remplis de larmes : 

— Ne t'en va plus ?... dis ?... ne t'en va plus ?... 
Comme d'im mouvement presque brutal il 

voulait se lever, elle le força à se rasseoir en 
l'entourant solidement de ses bras et demanda : 

— Tu me renvoies?... pourquoi es-tu conmie 
ça avec moi... dis?... voilà bien des fois que ça 
me frappe, va !... tu n'es plus le même... dans 
le temps... tu me prenais sur tes genoux... tu 
m'embrassais... 

Il répondit durement : 

— « Dans le temps », tu étais petite... à présent 
tu n'es plus d'âge à ça... 

Elle balbutia, tandis que deux énormes larmes 
roulaient rapidement sur ses joues roses : 

— On est toujours d'âge à être aimée... 

— Mais je t'aime... je t'aime bien... — reprit 
Marc de Bray très ému — seulement, je t'en 
prie... ôte-toi de là... va te rasseoir... 

Tandis qu'il cherchait "à la repousser, la son- 
nette de la grille tinta à peine, tirée par une 
main timide et hésitante. L'oncle Marc secoua 
rudement Chiffon : 

— Mais lève-toi donc, sapristi !... on ne se 



f^:-j!l 



LE MARIAGE DE CHIFFON 217 

tient pas comme ça, voyons?... si c'était une 
visite?... 

Elle se releva et répondit, déjà redevenue 
rieuse : 

— Une visite?... qui sonnerait comme ça?... 
honteusement?... mais, on a l'air de Tamoureux 
de la cuisinière... quand on sonne comme ça !... 

Le domestique entra : 

— C'est monsieur le comte d'Axen... 

— Madame la marquise est sortie !... — cria 
Coryse. 

— Recevez î... — ordonna Marc, qui sembla 
conmie soulagé. 

— Oh !... — fit Chiffon étonnée — tu le re- 
çois?... 

Et, d'un ton fâché, elle ajouta : 
-^ Nous étions si bien nous deux !... 
Puis, tout à coup, regardant son oncle avec 
inquiétude : 

— Qu'est-ce que tu as?... tu es pâle... pâle... 
je ne t'ai jamais vu comme ça?... 

— Je n'ai rien... — répondit Marc, embar- 
rassé — c'est cette chaleur... dans un instant 
ce sera fini... 

Et il alla au-devant du prince qui entrait. 



2i8 LE MARIAGE DE CHIFFON 

tandis que Chiffon le suivait de^son regard bleu 
devenu tout pensif. 

— Monseigneur... ma belle^sœur est sortie... 
c'est ma nièce qui va me présenter à Votre Al- 
tesse... 

Et, comme la petite, clouée au sol, semblait 
à mille lieues de ce qui se passait, il appela : 

— Cor57se !... tu n'as pas entendu?... 
Elle accourut gaiement à eux. 

— Oh!... tu peux dire Chiffon, val..,. Mon- 
seigneur sait bien !... Monseigneur, c'est l'onde 
Marc I... pour qui vous faites de la propagande 
dans le pays... 

Et, s'adressant au vicomte, qui écoutait sur- 
pris : 

— Ah I c'est que tu ne sais pas I... c'est vrai I... 
je ne t'ai pas encore vu tout seul depuis hi«r !.,. 
Eh bien... figure-toi que j'ai trouvé... en revenant 
de Barfleur... monseigneur en train d'expliquer 
aux ouvriers des hauts fourneaux qu'il fallait 
voter pour toi... et ses explications, il les arrosait, 
bien mieux I... 

— Vraiment — commença Marc — je suis... 
Chiffon l'interrompit : 

— Oui... mais tu sais... faut pas dire à la maison 



LE MARIAGE DE CHIFFON 219 

que j'ai rencontré monseigneur et que je me 
suis promenée avec lui... dans la forêt... car je 
me suis promenée avec lui... 

Elle se tourna vers le prince et conclut : 

— A l'oncle Marc... c'est pas la même chose... 
on peut tout lui dire... à lui !... 

Voyant que le vicomte écoutait, l'air sérieux 
et le sourcil un peu relevé, ce qui était chez lui 
un signe de mécontentement, elle ajouta avec 
tristesse : 

— Excepté aujourd'hui, pourtant I... aujour- 
d'hui je ne sais pas ce qu'il a... il n'est pas du 
tout dans son assiette... 

— J'étais venu... — dit le prince — pour re- 
mercier madame de Bray de son aimable lettre... 
elle m'a écrit tantôt... 

— Encore !... — cria étoiurdiment Chiffon, 
qui pensa : « Elle lui écrit donc deux fois par 
jour I... > 

— Elle voulait bien me proposer — continua le 
comte d'Axen — des invitations pour son bal... 
si je désirais y faire invite* quelqu'un... et, pour 
cela... elle a pris la peine de me conrniuniquer 
une liste que je lui rapporte... 

Il posa sur la table une enveloppe et, se levant : 



220 LE MARIAGE DE CHIFFON ' 

— Maintenant, je ne veux pas vous déranger 
plus longtemps... 

— Mais, monseigneur, — insista l'onde Marc, 
avec une vivacité qui surprit G)rysc — si 
vous n'avez rien à faire ce soir... nous serions 
ravis... 

Chiffon sortit pour faire apporter le thé ; puis, 
elle alla coucher Gribouille et voir si on avait 
bien arrosé ses fleurs. Quand au bout d'un mo- 
ment elle revint, les deux hommes qui causaient 
de mille choses les intéressant tous deux, ne 
firent aucune attention à elle. 

Lorsqu'à onze heures le prince partit, Coryse 
demanda à l'oncle Marc qui l'avait reconduit 
à la grille : 

— Comment le trouves-tu ?... 

— Tout à fait intelligent et gentil... 
Et, soupçonneux, il questionna : 

— Ah ça !... pourquoi m'avais-tu dit le con- 
traire?... 

— Quel contraire?... 

— Eh bien, tu disais : « Il est haut comme 
une botte... et noir... noir !... > 

— Dame !... c'est vrai !... il est laid !... du 
moins, à mon avis... 



LE MARIAGE DE CHIFFON 221 

— Ah!... et qui est-ce qui est beau... à ton 
avis?... 

— -Mon Dieu!... je ne sais pas trop!... Ben, 
toi, tiens !... 

— Moi???... 

— Oui... je ne te dis pas que tu as la beauté 
grecque... non... mais je te trouve bien tout 
de même comme tu es 1... d'abord, je déteste les 
gringalets... les chétifs... c'est comme aussi les 
petits jeunes gens... je ne peux pas les sentir, les 
petits jeunes gens !... un homme n'a l'air d'un 
homme qu'à trente-cinq ans... 

— Bigre !... c'est fâcheux pour ce pauvre 
Aubières que la limite ne soit pas un peu plus 
reculée !... Enfin, moi, je le trouve réussi, ce petit 
prince !... 

— Moi aussi !... mais c'est seulement depuis 
que je me suis promenée avec lui, que je le trouve 
comme ça... 

L'oncle Marc releva de nouveau son sourcil : 

— Ah!... parlons-en... de cette promenade!... 
décidément, ta mère a quelquefois raison !... tu te 
conduis comme une petite fille mal élevée... est-ce 
que... à ton âge... on s'en va courir dans les bois... 
toute seule avec un jeune homme, voyons?... 



M2 LE MARIAGE DE CHIFFON 

— Oh !... un roi 1... 

— Qu'est-ce que ça fiche I... c'est un homme* 
tin roi !... 

— Si on veut?... et puis... je n'étais pas toute 
seule... 

— Oui... tu avais Jean,' n'est-ce pas?... un 
vieil idiot I... 

Tristement, la petite murmura : 

— Que tu deviens méchant I... mon Dieu 1... 
que tu deviens méchant I... 

— Méchant ?... parce que je n'applaudis pas 
à tes fantaisies?... parce que je ne t'encourage 
pas à aller flirter dans la forêt avec tous les rasta- 
quouères de passage?... 

Elle murmiu-a en riant : 

— V'ià qu'il est rastaquouère à présent I... 
tout à Théine il était réussi !... 

Le vicomte s'irrita tout à fait : 

— C'est que j'en ai assez, vois-tu, de tes ma- ' 
nières I... c'est peut-être vrai que je t'ai gâtée ?... 
que j'ai ri de tes allures de poulain échappé... qui 
maintenant ne sont plus drôles L. que j'ai encou- 
ragé tes mauvais instincts ?... mais, si c'est vraL.. 
si je suis pour quelque chose dans ce qui arrive au- 
jourd'hui... je m'en repens, va I... et rudement I... 



LE MARIAGE DE CHIFFON 223 

Dans sa voix dure on sentait Tenrouement 
des larmes. Chiffon essaya de prendre ses mains 
qu'il retira violemment. 

Alors, toute droite en face de lui, atterrée, 
en proie à une émotion intense qu'elle voulait 
cacher, elle balbutia faiblement : 

— Mais, c'est pas possible !... on t'a changé 
en voyage, oncle Marc !... 



XI 

Le jour où avait lieu le dîner des Barfleur, M. de 
Bray, pris d'un épouvantable rhume qui lui 
enflait le nez et les lèvres et lui fermait les yeux, 
déclcura à sa femme qu'il ne pourrait pas sortir. 
Il avait la fièvre et allait se coucher jusqu'au 
lendemain. La marquise se récria : 

— C'est un tour affreux à jouer aux Barfleur !... 
on e^t quatorze... madame de Barfleur me l'a 
dit... 

— Eh bien ?... 

— Eh bien... on sera treize, naturellement !... 
ce n'est pas quand on est averti deux heures 
avant le dîner qu'on peut trouver un nouvel 
invité... n'est-ce pas?... 

— J'en suis désolé... mais je me sens trop 
malade pour aller là-bas... 

Et il ajouta en riant : 

— Vous croyez qu'être treize à table fait 



LE MARIAGE DE CHIFFON 225 

mourir Tun des treize dans Tannée?... moi, je 
suis sûr que je mourrais, bien qu'on soit quatorze, 
si je sortais dans l'état où je suis... 

— Si au moins Coryse voulait vous rem^acer ?... 
— proposa la marquise. 

— Ça, jamais !... — cria la petite avec con- 
viction. 

M. de Bray insista : 

— Mon petit Chiffon... ça serait si gentil à 
toi !... 

— Oh ! non !... je t'en prie?... 

Et, croyant avoir trouvé im excellent prétexte 
pour rester, elle expliqua : 

— D'abord... il faut que je dîne avec l'oncle 
Marc... sans ça, il serait tout seul... puisque tu 
vas te coucher... 

L'oncle Mcirc, qui n'avait pas semblé jusque- 
là entendre ce qui se disait autour de lui, pro- 
testa avec vivacité : 

, — Mais pas du tout !... ne t'occupe pas de 
moi !... en voilà une idée !... on croirait, ma pa- 
role, que j'ai besoin d'une bonne?... 

— Non... mais tu dis toujours que ça t'em- 
bête d'être seul à table... 

— Je n'ai jamais dit uil mot de ça l... 

8 



raaô LE MARIAGE DE CHIFFON ^H 

— Ohl... — fit CMSon, abasourdie — c'est 
pas une fois... c'est cent que tu l'as dit... 

— Eh bien, je ne savais pas ce que je disais !... 
et, tiens... si tu voulais être un bon Chiffon... tu 
irais à ce dîner avec ta mèreî... tu irais pour 
me faire plaisir ?... 

L'enfant le regarda avec un étonnement pro- 
fond, méfiant presque. 

— Comment, — pensa-t-elle — après tout ce 
qu'il m'a dit il y a deux jours du petit Earfleur... 
de cette idée de mariage... et de tout ça,... voilà 
qu'il veut m'envoyer là-bas I... moi qui ne vais nidle 
part... pour que j'aie l'air de courir après, donc ?,.. 

Et elle répondit : 

— Dans aucun cas... je ne peux aller à Earfleur 
ce soir... 

— Pourquoi ça?... — demanda madame de 
Bray. 

— Je vous l'ai déjà dit l'autre jour... je n'ai 
pas de robe... 

— Mais celle que ton père te donne?,.. 

— Je l'ai commandée pour demain... elle n'est 
pas faite... 

— Eh bien... on va vite arranger ta robe pom- 
padouT... 



LE MARIAGE DE CHIFFON 227 

— A présent qu'on est habitué à me voir en 
robes longues depuis plus d'un an..* on sera un 
peu étonné... et il y aura de quoi..* 

Elle ajouta en riant : 

— D'autant plus que, si on n'y met pas des 
sous-pieds avec des ficelles... à nota robe pompa- 
dour... on verra mes genoux quand je m'assoirai... 

L'oncle Marc se leva : 

— Va mettre ton chapeau... je t'emmène... et 
je te promets que tu auras une robe pour tantôt... 

— Mais... — fit Coryse, résistant encore — 
mais tu es donc enragé aussi pour me faire aller 
là-bas?... enfin, j'irai... puisque tu le veux... 

Et, sortant du salon, elle se dit en lançant 
un regard de reproche à Marc qui évitait de 
la regarder : 

— Il ne veut pas rester seul avec moi comme 
l'autre soir... mais pourquoi ne veut-il pas, mon 
Dieu ?... 

Le vicomte enun^na Chifion chez la première 
couturière de Pont-sur-Sarthe ; une couturière 
qu'elle ne connaissait que de nom, et dont elle 
monta l'escalier avec respect. 

Non seulement la modeste pension de Coryse 
ne lui permettait pas de se faire habiller chez 



228 LE MARIAGE DE CHIFFON 

madame Bertin, mais la marquise elle-même 
n'employait pas la grande couturière. Totalement 
dénuée de goût ; incapable de discerner la grâce 
d'ime robe bien coupée de la laideur d'une robe 
mal faite ; ne comprenant que les différences des 
couleurs ou des garnitures et s'inquiétant imi- 
quement des étoffes, la toilette féminine se ré- 
duisait po\ir elle à « ce qui fait de l'effet > ou 
« n'en fait pas ». Quand elle avait dit, en parlant 
d'une robe ou d'un chiffonnage quelconque : 
< Ça ne fait aucun effet ! » peu importait que ce 
chiffonnage fût délicieux, il était déclaré quantité 
négligeable et, en l'apercevant quelque jour sur 
une femme bien mise, elle s'écriait : « C'est éton- 
nant !... madame X... qui dépense tant d'argent 
pour sa toilette I... elle a toujours des choses qui 
ne font aucun effet I... » Pour elle, les tailleurs 
et les couturières qui font payer cher leur façon, 
étaient « des voleurs ». Elle n'admettait que le 
prix commercial de l'étoffe et la quantité de 
mètres qu'il en fallait employer, et il eût été 
parfaitement inutile de lui expliquer que la coupe 
changeait tout. 

De même elle était en art. Jamais — disait- 
elle — elle ne comprendrait que, même parmi 



LE MARIAGE. DE CHIFFON 229 

les gens très riches, il s'en trouvât d'assez fous 
pour payer quinze mille francs un portrait, alors 
qu'à côté on pouvait l'avoir pour deux mille, et 
souvent même « plus embelli I » Un roman, s'il 
n'était pas bourré de faits et d'intrigues, lui 
paraissait « bien creux ». Et elle déclarait volon- 
tiers qu'elle ne comprenait pas « qu'on pût aimer 
Loti qui manque absolument d'imagination ». 

Donc madame de Bray achetait des étoffes 
et faisait faire, chez des ouvrières borgnes de 
Pont-sur-Sarthe, des robes qui allaient épou- 
vantablement. Chiffon employait le même sys- 
tème et arrivait au même résultat, sauf que 
les étoffes étaient mieux choisies et la forme 
très simple, toujours la même, une sorte de blouse 
russe, vague> où se devinait à peine son petit 
corps élégant. 

Quand l'oncle Marc entra suivi de sa nièce 
dans le salon de madame Bertin, Coryse fut 
très Surprise de voir qu'il était connu des ven- 
deuses. Et, tout de suite, sa petite tête se mit 
à travailler. 

« Qu'est-ce qu'il avait bien pu venir faire 
chez ime couturière, l'oncle Marc?... et chez 
une couturière qui n'habillait pas madame de 



230 LE MARIAGE DE CHIFFON 

Bray, ni Luce de Givry, — qui était infiniment 
simple, — ni même madame de Bassigny, — 
qui craignait de rencontrer des cocottes?... > 

Et, en attendant madame Bertin occupée 
à xm essayage. Chiffon demanda curieusement : 

— On te connaît ici?... comment est-ce qu'on 
te connaît?... 

— Je suis venu... je... j'ai... j'ai dessiné des 
costumes pour le bal des Lussac... l'année der- 
nière... et... 

Elle rectifia : 

— Un costume... pas « des p I... oui... je me 
souviens très bien, maintenant... celui de madame 
de Liron, que tu as dessiné... 

— Celui-là... et d'autres... 

— Non... celui-là et pas d'autres... ça a fait 
assez de potin, va !... 

— Ne parle pas si haut !... 

— Il n'y a personne qui écoute I... — fit Chif- 
fon, indiquant les demoiselles qui allaient et 
venaient à travers les salons. 

Elle resta un instant absorbée et silencieuse» 
et murmura tout à coup, comme si elle con- 
tinuait ime conversation commencée avec elle- 
même : 



LE MARIAGE DE CHIFFON 331 

— Encore une qui trompe son mari, madame 
de Liron 1... 

— Mais tais-toi !... — s'écria Tonde Marc, 
regardant autour de lui d'un air inquiet — 
tais-toi donc, sapristi I... 

D'un ton fâché, il ajouta : 

— Les jeunes filles ne doivent pas parler des 
choses où elles ne comprennent rien... et où elles 
ne doivent rien comprendre... 

— Je sais bien que je n'y dois rien compren- 
dre... et je n'y comprends d'ailleurs pas grand'- 
chose... mais j'entends, n'est-ce pas?... et, à 
moins qu'on me mette du coton dans les oreilles, 
comme le cousin La Balue... 

— On n'entend que ce qu'on veut écouter I... 

' — Ah 1 ma foi non I... je n'écoute jamais et 
j'entends toujours I... et quelquefois j'aimerais 
mieux pas I... ainsi... la fois de madame de Liron, 
par exemple... 

— Je te défends de prononcer des noms !... 
il peut y avoir là un domestique, une femme 
de chambre... n'importe qui de sa maison... 

— Et tu penses qu'ils ne le savent pas... 
les gens de sa maison... ce que fait « leur 
dame 9 ?... 



232 LE MARIAGE DE CHIFFON 

— n est... dans tous les cas... inutile qu'ils 
l'entendent raconter par toi... 

— Et par toi, surtout... hein ?... 
Visiblement énervée, elle ajouta : 

— Je ne sais d'ailleurs pas pourquoi tu parles 
tout le temps... de madame de Liron?... 

L'oncle Marc la regarda, stupéfait : 

— J'en parle?... c'est moi qui en parle, main- 
tenant I... 

La porte de l'un des salons d'essayage s'ou- 
vrit, et la petite de Liron, enveloppée d'un nuage 
de gaze rosée, entra en tourbillon suivie de ma- 
dame Bertin : 

— On me dit que vous êtes là !... je ne veux 
pas vous laisser partir sans vous dire bonjour I... 

Elle secoua la main du vicomte et, se tournant 
vers Chiffon : 

— Bonjour, mademoiselle Coryse... 
Puis, revenant à Marc : 

— Vous venez vous faire faire ime robe?... 
Il répondit, im peu hésitant et gêné : 

— Je viens pour ma nièce... 

La petite de Liron éclata de rire, ouvrant 
ime bouche un peu sombre, dont les dents man- 
quaient d'éclat : 



LE MARIAGE DE CHIFFON 233 

— C'est vous qui faites la maman I... c'est 
touchant !... 

Et, voyant l'air contraint du vicomte, elle 
s'empressa d'ajouter : 

— Tous mes compliments, d'ailleurs !... votre 
fille est charmante !... 

Chiffon ne parut pas entendre. Elle regardait 
la jeime femme avec ime sorte d'avidité. 

C'était une très jolie petite personne rondelette 
et capitonnée de fossettes. Ses cheveux bruns 
frisottaient sur im front plat aux contours mous. 
Elle avait de grands yeux chocolat très câlins, im 
nez correct, une toute petite bouche, — char- 
mante, lorsqu'elle ne s'ouvrait pas, — et un 
teint superbe. Les épaules sortaient blanches et 
grasses de la robe décolletée à l'excès. Le haut 
des bras s'engorgeait un peu. L'oreille plate et 
incolore s'attachait mal, trop renversée et trop 
éloignée des cheveux. 

Telle quelle. Chiffon comprenait, — bien 
qu'elle n'aimât pas du tout ce genre de fenune, 
— que madame de Liron était très jolie et devait 
plaire beaucoup. 

Comme Marc ne disait rien, la jeime femme 
reprit : 



234 LE MARIAGE DE CHIFFON 

— Vous allez lui faire faire quelque chose de 
rose, j'espère?... il n'y a que le rose qui aille 
à ces peaux-là !... et, à propos I... il serait au 
moins poli de me dire comment vous trouvez 
ma robe?... 

Il répondit du bout des lèvres : 

— Tout à fait réussie !... 

— Eh bien... à la façon dont vous le dites, 
on ne le croirait vraiment pas !... c'est pour 
demain... pour le bal de votre belle-sœur... Ah !... 
mais !... j'y pense !... nous dînons ensemble ce soir 
à Barfleur?... ^ 

— Non... je ne dîne guère, moi, vous savez... 
et, pour l'instant, je suis en deuil !... 

— Tiens !... c'est vrai !... je ne vous ai pas 
vu depuis votre retour... 

— Je ne suis revenu qu'avant-hier... et je ne 
peux pas faire encore de visites... 

— Je sais bien !... 

Elle alla brusquement toucher une étoffe 
dépliée sur un fauteuil et en passant devant 
le vicomte elle lui dit très vite et très bas : 

— Mais vous auriez pu me voir autrement ?.., 
L'oncle Marc regarda furtivement Chiffon, 

cherchant à deviner si elle avait entendu. 



LE MARIAGE DE CHIFFON 235 

Très blanche, les lèvres jointes, les yeux à 
terre, dans une inmiobilité de statue, la petite 
semblait insensible. Un rapide battement des 
tempes annonçait seul la vie, et Marc pensa : 

— Elle est justement partie dans son bleu... 
elle n'a rien remarqué... 

Madame de Liron, se retournant après avoir 
examiné l'étoffe, demanda : 

— Mais votre frère et votre beUe-sœur dînent 
là-bas ce soir... n'est-ce pas?.,. 

— Mon frère est souffrant... ma belle-sœur ira 
avec ma nièce... 

— Oh !... oh !... ça va être... si je ne me trompe... 
le début dans le monde de mademoiselle Coryse ?... 
je suis ravie de dîner avec elle ce soir... 

Chiffon s'inclina d'un air rogue, en pensant : 

— Ben, c'est pas conmie moi, alors !,.. depuis 
que je sais qu'elle y sera... ça me paraît encore 
plus bassin I... 

L'oncle Marc s'adressa à la couturière : 

— Dites-moi... madame Bertin... quand pour- 
rais-je vous parler?.., je suis très pressé... il me 
faut une robe pour ma nièce... et il me la faut 
à cinq heures... or, comme il est une heure et 
demie.. • 



236 LE MARIAGE DE CHIFFON 

— Mais... — s'écria la petite de Liron — je 
vous rends madame Bertin... je n'ai plus besoin 
d'elle !... 

Et elle rentra dans le salon. 

— Eh bien, — demanda l'oncle Marc -r- 
qu'est-ce que vous allez pouvoir me faire?... 

— Vous faire?... vous pensez bien, monsieur 
le vicomte, qu'on ne peut pas vous faire une 
robe pour cinq heures?... nous pouvons seule- 
ment essayer à mademoiselle d'Avesnes un de 
nos modèles... et s'il s'en trouve un qui lui aille 
à peu près... l'arranger pour ce soir... 

— Mais ils sont fanés... vos modèles?... 

— Dame !... ils ont été essayés par nos jeunes 
filles pour les faire voir aux clientes... maiâ" il y 
en a de très frais... 

Et regardant Coryse, elle proposa : 

— Il y a justement ime petite robe rose qui... 

— Non !... — s'écria brusquement Chiffon — pas 
de rose I... je n'en veux pas I... 

Madame de Liron avait dit tout à l'heure 
à l'oncle Marc : « Vous allez lui faire faire quel- 
que chose de rose, j'espère ?... » Cela seul suffisait 
pour déterminer la petite à choisir n'importe 
quelle couleur, excepté celle-là. 



LE MARIAGE DE CHIFFON 237 

Madame Bertin demanda : 

— Y a-t il une nuance que vous préférez, 
mademoiselle ?... 

— Ça m'est égal, — dit Chiffon — ce que vous 
voudrez, excepté rose... 

Et elle ajouta : 

— Pourtant... j'aime beaucoup le blanc... 
Une des jeunes filles apportait une robe de 

mousseline de soie blanche. Madame Bertin 
ouvrit la porte d'un salon et, faisant passer 
Coryse : 

— Si mademoiselle veut venir essayer ?... 
Voyant que Marc ne bougeait pas, elle de- 

manda : 

— Vous n'entrez pas... monsieur le vicomte ?... 
L'oncle Marc suivit la couturière et s'assit 

dans un coin du salon d'essayage, où déjà Chif- » 
fon sortant de sa robe étalée à ses pieds appa- 
raissait toute fine, en petit jupon court et en 
jersey de soie, le jersey auquel elle attachait ses • 
bas. 

Jamais le vieil onde de Launay, chargé de 
diriger l'éducation physique de l'enfant, n'avait 
permis qu'elle portât ni corset, ni jarretières, ni 
bottines. 



238 LE MARIAGE DE CHIFFON 

II déclarait ces objets de toilette laids et mal- 
sains. Rien — affirmait-il — ne déprime les formes 
et les chairs tant que les corsets et les jarretières, 
et n'abîme la cheville et le cou-de-pied tant que 
les bottines. Il admettait, à la rigueur, le corset 
et la bottine pour dissimuler des imperfections; 
la jarretière, jamais I Chiffon avait donc poussé 
librement, et quand, à douze ans, sa mère en la 
reprenant chez elle avait voulu, selon son expres- 
sion, « lui faire une taille », la petite, incapable 
de supporter aucune gêne, s'était débattue avec 
une si extraordinaire violence qu'on avait dû 
céder. Chiffon, d'ailleurs, Raisonnait son refus de 
« se déformer exprès >. 

— Je veux — disait-elle — être moi... avec 
la taille que le bon Dieu m'a donnée... et qui 
est ma taille à moi... je ne veux pas copier celle 
de la voisine !... je ne dis pas que je suis mieux, 
mais je m'aime mieux comme je suis !... au moins, 
j'ai pas l'air d'avoir avalé ime canne !... 

Et, r^ardant furtivement la taille de madame 
de Bray, elle concluait : 

— Je trouve qu'une grosse poitrine et des 
grosses hanches avec une taille fine... c'est hor- 
rible !... ça a l'air d'un oreiller noué par le miUeu... 



LE MARIAGE DE CHIFFON 239 

Quand Chiffon eut passé la petite robe très 
simple, aux jupes superposées et nuageuses tom- 
bant toutes droites, et dont le corsage froncé 
drapait bien son buste élégant et solide, madame 
Bertin s'écria : 

— Elle va, cette robe !... il n'y a pas trois 
points à y faire !... du reste, aux jolies tailles, 
tout va... et mademoiselle a une taille 1... n'est-ce 
pas, monsieur le vicomte?... 

— Oui... certainement... — balbutia Marc, 
qui assistait tout saisi à la transformation de 
Chiffon. 

Dans cette robe élégante et bien faite, d'où 
sortaient ses jolies épaules fermes et roses, et 
ses bras encore un peu minces mais d'un dessin 
très pur, l'enfant apparaissait si absolument 
différente de ce qu'elle était d'habitude, que l'oncle 
Marc se dit, à la fois satisfait et ennuyé : 

— Ils ne la reconnaîtront pas ce soir I... 

A ce moment, la porte du salon s'ouvrit, et 
madame de Liron passa sa tête en disant : 

— Vous n'avez pas besoin d'un bon conseil ?... 

— Non, merci I... — répondit sèchement Marc, 
qui devint très rouge. 

La jeune femme venait d'apercevoir Coryse. 



240 LE MARIAGE DE CHIFFON 

En présence de cet invraisemblable changement, 
elle demeura pétrifiée. Son joli visage riant prit 
ime expression d'effarement mauvais et, repous- 
sant violemment la porte, elle cria au vicomte : 

— Ben... vous ne vous ennuyez pas, vous J... 
Coryse ferma à demi ses yeux clairs et dit 

doucement : 

— Elle est plutôt bruyante... madame de 
Liron I... 

Mais, en trottinant un quart d'heure plu§ 
tard dans la rue des Girondins à côté de l'oncle 
Marc, Chiffon déclara, sans même nommer la \ 
jeune femme, bien sûre qu'il pensait à elle : 

— Tout de même... elle ne se gêne pas avec 
toi 1... 

Il répondit d'un ton rogue : 

— Elle ne se gêne avec personne !... 

La petite secoua la tête, faisant voler ses che- 
veux légers, et murmura sérieuse : 

— Oh 1... c'est égal I... il y a une nuance I... 



xn 

Comme l'oncle Marc le prévoyait, on reconnut 
à peine Chiffon, et son entrée dans le salon des 
Barfleur prit les proportions d'un triomphe. Si 
méfiante qu'elle fût d'elle-même, elle se rendit 
compte de l'effet qu'elle produisait ; elle éclata 
même de rire au nez de madame de Bassigny qui 
la contemplait, l'air vexé et stupide. 

— Ça l'embête que je sois gentille I... — pensa- 
t-elle. 

Quant à la marquise, l'admiration inspirée 
par sa fille la ravit absolument. Pas du tout 
mauvaise au fond, mais seulement vaine et sotte, 
elle jouissait pleinement de tout ce qui contribuait 
en quelque sorte à la grandir et à la mettre en 
vue. Le succès de Chiffon la flattait. Les nez 
allongés de son excellente amie Bassigny et de 
la petite de Liron la réjouissaient tort, et elle 
regardait avec bienveillance Chiffon qui, très 



242 LE MARIAGE DE CHIFFON 

entourée, recevait les compliments avec une 
raideur plus étonnée que timide. 

Les Barfleur, eux, ne voyaient pas sans une 
vague inquiétude cette transformation inatten- 
due. Ils pensaient que si Ton voulait bien leur 
donner Chiffon lorsqu'elle n'était que riche, on 
la leur refuserait peut-être à présent qu'elle 
était jolie aussi. Et madame de Barfleur agacée 
de voir M. de Trêne, — le beau hussard i qu'on 
s'arrachait », — M. de Bemay, — le député sor- 
tant de la droite, — et le comte de liron, — 
frère du mari de madame de Liron, le plus « gros 
parti » du pays, — empressés autour de la petite 
d'Avesnes, appela gracieusement Coryse et la 
fit asseoir à côté d'elle, afin de pouvoir la sur- 
veiller. Chiffon obéit docilement. Ça lui était 
égal d'être ici où là, du moment qu'elle n'avait, 
pour causer avec elle, ni l'oncle Marc, ni papa, ni 
personne qu'elle aimât. 

Il y avait bien ses cousins de Lussy, Gene- 
viève et son frère, mais jamais Coryse ne s'était 
liée beaucoup avec Geneviève, une belle fille très 
délurée de deux ans plus âgée qu'elle, et déjà 
faite à toutes les roueries et les coquetteries 
mondaines. 



LE MARIAGE DE CHIFFON 243 

Enfin, madame de Barfleur écoutant rouler 
une voiture sur le sable de la cour, s'écria : 

— Ah !... le voici !... je craignais qu'il ne fût 
pas revenu !... 

Chiffon, qui attendait avec indifférence l'ar- 
rivée du dernier convive, s'étonna fort de voir 
entrer le duc d'Aubières. Et sa joie fut si vive 
en apercevant son grand ami, qu'elle se leva 
d'im bond et courut à lui en disant : 

— Ah ! que je suis contente de vous voir !... 

Le colonel s'était arrêté, surpris, ne recon- 
naissant pas tout de suite Coryse dans l'élé- 
gante personne qui lui faisait si bon accueil. 
Et quand, en voyant les cheveux flottants et la 
petite frimousse aimée qui lui souriait, il se rendit 
compte que c'était bien « le Chiffon » qui était 
devant lui, son long visage sérieux exprima un 
étonnement si grand, que Cor5rse, devinant la 
cause de cet étonnement, s'écria: 

— Conmient !... vous non plus... vous ne me 
reconnaissez pas?... 

Tout à coup, elle s'aperçut qu'on la regar- 
dait curieusement, et elle entendit madame de 
Bassigny qui disait en se penchant vers la mar- 
quise : 



244 LE MARIAGE DE CHIFFON 

— A la bonne heure 1... elle ne boude pas 
ses prétendants évincés, votre fille !... 

Madame de Bray, agacée de l'attitude de 
Chiffon, ' répondit : 

— Elle est ridiculement enfant pour son âge !... 
Et Coryse pensa : i Ben, cette fois-ci... elles 

ont raison de me bêcher... j'ai manqué de tact... > 

Le duc d'Aubières, Ivii, était resté un peu 
ému et décontenancé. Il s'attendait si peu à 
trouver là Chiffon, — qui jamais n'allait nulle 
part, — et il s'attendait si peu surtout à la voir 
presque femme, bien habillée, ne gardant de 
l'enfant que les longs cheveux flottants sur les 
épaules. 

Mais, à mesure qu'il la regardait attentive- 
ment, il se sentait devenir plus calme ; plus ré- 
signé au renoncement que s'il l'eût retrouvée 
telle qu'il l'avait vue pour la dernière fois. 

S'il s'était cru un instant tout près du petit 
Chiffon sans fortune, il se trouvait infiniment 
loin de mademoiselle d'Avesnes devenue riche. 
Elle ne lui apparaissait plus que conmie une 
autre incarnation d'un être aimé jadis, il y avait 
très, très longtemps... 

n l'examinait avec une curiosité étonnée. 



LE MARIAGE DE CHIFFON 245 

respectueuse presque ; et peu à peu il sentait 
s'atténuer la passion qui l'avait poussé vers 
e le Chiffon >. 

— Qu'est-ce que vous avez donc ce soir, 
colonel?... — demanda aigrement madame de 
Bassigny — est-ce que votre voyage vous a 
fatigué ?... 

— Mais non, madame... pourquoi?,., 

— Ah !... c'est que vous avez l'air tout chose !•.. 
Il s'inclina : 

— C'est probablement un air qui m'est na- 
turel... mais la fatigue n'y est pour rien... 

Madame de Barfleur, qui ne pouvait pas — 
quelque désir qu'elle en eût — placer Coryse à 
côté de son fils, avait du moins voulu éviter le 
voisinage inquiétant du beau Trêne ou de M. de 
Bemay, tous deux à marier et chasseurs de dots. 
Elle avait donc installé la petite d'Avesnes entre 
le duc d'Aubières qu'elle savait sans danger et 
M. de Liron. 

Pendant tout le dîner. Chiffon ravie d'être 
près du colonel avait gaiement causé de ce qui 
les intéressait tous deux : de l'oncle Marc, de 
Gribouille et de Joséphine, et aussi de peinture 
et *de choses d'art, M. d'Aubières étant beaucoup 



246 LE MARIAGE DE CHIFFON 

plus cultivé et intelligent que la plupart des 
gens du monde. Et, vers la j&n, tandis que les 
conversations devenaient bruyantes et que per- 
sonne ne faisait attention à eux, Chiffon lui avait 
raconté tout bas la cour que lui faisaient « les 
Barfleur i, les insinuations du père de Ragon, 
et les petites manœuvres contre lesquelles il lui 
fallait lutter. 

— Et — avait demandé le duc — qu'est-ce que 
Marc dit de tout ça?... 

— Il trouve que c'est idiot, vous pensez?... 
et pourtant... c'est lui qui a voulu que je dîne 
ici ce soir... et qui m'a donné une robe pour y 
venir... je ne sais pas ce qu'il a, l'oncle Marc... 
mais depuis quelque temps il change... il n'est 
plus du tout le même avec moi... 

— Comment ça ?... 

— Je ne peux pas trop vous expliquer... il 
est fantasque... il me bouscule sans que je le 
mérite... c'est des riens... mais c'est quelque 
chose tout de même... 

— J'irai le voir demain matin... je lui ai dit 
adieu si en courant le jour de ma fugue... 

— A propos de ça... — demanda Chiffon, 
en levant timidement ses yeux clairs sur. le 



LE MARIAGE DE CHIFFON 247 

duc — vous n'avez plus de chagrin, au 
moins ?... 
Il répondit avec franchise : 

— Plus de chagrin n'est pas le mot... mais 
enfin, je suis devenu bien sage... et je vous re- 
mercie d'avoir été raisonnable pour nous deux... 

— A la bonne heure 1... 

Et, après un instant, elle reprit : 

— Vous disiez que vous viendriez voir l'onde 
Marc demain... c'est le dimanche des courses, 
demain... 

— OuL.. mais c'est le matin que j'irai voir 
Marc... 

— Vous savez que le soir il y a un bal à la 
maison ?... en v'ià encore une scie I... ah !... à 
propos !... il est gentil tout plein, le petit prince 
que vous avez envoyé... je dis : « à propos !... > 
parce que c'est pour lui qu'on donne le bal... 

— Vous le trouvez gentil... mon petit prince ?... 

— Oui, maintenant I... j'ai commencé par le 
trouver rasant... mais nous sommes devenus très 
bons amis... 

Après le dîner, madame de Barfleur pria Chif- 
fon de servir le café avec son fils, puis elle de- 
manda : 



248 LE MARIAGE DE CHIFFON 

— Vous permettez qu'on fume, mesdames ?•.. 
de cette façon, nous conserverons ces messieurs ?... 

Corj^e, qui espérait que le fumoir allait la 
débarrasser de Deux liards de heurte, — dont 
les airs langoureux et 1^ phrases voilées de roys^ 
tère l'agaçaient profondément, — fit la grimace 
et alla s'asseoir dans un coin, à l'écart, tandis 
que Genevière de Lussy, déjà très mondaine et 
lancée, flirtait correctement, occupant avec la 
petite de Liron le centre du groupe formé par 
les honmies. Au bout de quelque temps, madame 
de Bray fit signe à Chiffon d'approcher, et lui 
dit tout bas avec colère : 

-Mais ne reste donc pas piquée ainsi dans 
un coin sans parler !... tu as l'air d'une dinde !... 

— De quoi voulez-vous que je parle ?... 

— Mais de n'importe quoi I... on se mêle à la 
conversation 1... 

La petite alla se rasseoir, perplexe. Elle ne 
savait pas parler pour ne rien dire et, occupée 
jusque-là de ses études et de choses enfantines 
ou intellectuelles, elle était assez embarrassée 
de se mêler à une conversation purement mon- 
daine. 

Elle resta silencieuse encore, cherchant inu- 



LE MARIAGE DE CHIFFON 249 

tflement l'occasion de placer un mot. Puis, elle 
y renonça, et se mit à penser à autre chose, malgré 
les regards furibonds de sa mère. 

Tandis qu'elle rêvassait à l'oncle Marc qui, 
en ce moment, devait lire ses journaux, ou à 
Gribouille qui devait manger sa soupe, elle re- 
marqua qu'im certain mouvement se prodviisait 
dans le salon. A la suite d'une discussion sur 
l'authenticité d'un portrait de Henri IV, accroché 
en face de la place où elle était assise, le petit 
Barfleur prit une énorme lampe qu'il semblait 
porter avec peine, et, grimpant sur une chaise, 
s'efforça d'éclairer le mieux possible la peinture. 
La figure du roi se détacha osseuse et énergique, 
semblant sortir de la vieille toile sombre. 

Et Chiffon, regardant cette tête laide et sym- 
pathique, s'écria d'im air aimable : 

— Sapristi !... en v'ià un qui n'avait pas une 
bobine de protestant... Henri IV ! ! I... 

Il y eut un froid, et Chiffon qui s'en aper- 
çut tout de suite, se rappela que les Liron étaient 
protestants. Voulant changer le cours des idées, 
elle reprit : 

— C'est à cause de lui que j'ai un nom ridi- 
cule, pourtant I... 



250 LE MARIAGE DE CHIFFON 

Le petit Barfleur demanda, empressé et gra- 
deux : 

— Comment ?... un nom ridicule ?... 

— Ben, Corysande !... je m'appelle Corysande !... 
vous ne le saviez pas ?... 

— Si, mademoiselle, si !... mais ce n*est pas 
un nom ridicule... c'est, au contraire^ un nom 
charmant... 

— Oh 1 là là I... ça dépend des goûts !... 

— Et, pourquoi est-ce à cause de Henri IV... 
qu'on vous a donné ce nom que vous n'aimez 
pas?... 

— C'est à cause de lui sans l'être... c'est en 
souvenir de la belle Corysande... 

Et, voyant que Deux liards de beurre ne com- 
prenait pas, elle répéta : 

— La belle Corysande?... vous savez bien?... 
Il répondit, sans conviction : 

— Parfaitement I... 

— Ah 1... c'est que vous n'aviez pas l'air très ^ 
au courant ?... Ben, c'était la comtesse de Guiche, < 
la belle Corysande t... et elle a été la marraine 
d'une Avesnes... en 1589... et depuis ce temps-là... 
tous les Avesnes ont appelé leurs filles Corysande... 
c'est la tradition t... 



LE MARIAGE DE CHIFFON 251 

— C'est parfait I... mais je ne vois toujours 
pas comment Henri IV est pour quelque chose 
dans... 

— Quand je le disais 1... que vous aviez pas 
l'air au courant I... — s'écria Chiffon en riant — 
Henri IV est pour quelque chose là dedans... 
parce que c'est à cause de la célébrité de la belle 
Corysande qu'on a été flatté de l'avoir pour 
marraine... et qu'on a établi la tradition... et 
elle est célèbre... la belle Corj^ande... parce que 
Henri IV, s'pas?... 

— Mais oui... mais oui !... — interrompit 
vivement madame de Barfleur, qui craignait 
toujours de voir l'ignorance de son fils se mon- 
trer au grand jour. 

Très ignorante elle-même, elle se rendait assez 
exactement compte du danger, et possédait à un 
haut degré ce tact silencieux qu'ont habituelle- 
ment les femmes en pareil cas. 

Le duc d'Aubières regarda les autres por- 
traits, et demanda, montrant un général de 
l'Empire : 

— Qui est celui-ci?... 

— Ça, — répondit Deux liards de heurte, toisant 
avec indifférence l'ancêtre, un bex^xs^fc Xrwg^^ 



252 LE MARIAGE DE CHIFFON 

appuyé sur son sabre, dans la pose du général 
Foumier-Sarlovèze de Gros — ça, c'est mon 
grand-père... 

— Oh 1... — fit Chiffon, saisie — ben, il ne 
vous ressemble guère !... 

Et, continuant à examiner le général de Bar- 
fleur avec im bienveillant respect, elle ajouta : 

— C'est pas étonnant que ces êtres-là aient 
fait des grandes choses !... 

^ — Il est seulement malheureux... — déclara 
sentencieusement Deux liards de heurte — que 
ces grandes choses aient été faites pour la gloire 
de Bonaparte... 

— Pour la gloire de la France... vous voulez 
dire?... — rectifia Chiffon. 

— Non ! — reprit le petit Barfleur, heureux 
de tenir enfin un sujet de conversation — ça 
n'a servi qu'à Bonaparte... et Bonaparte ne 
sera jamais, aux yeux du monde, qu'un usur- 
pateiu"... un ennemi de la France... 

— Aux yeux des gens du monde... vous voulez 
dire? — cria Chiffon, dont les petites oreilles 
rougissaient violemment — im ennemi de la 
France?... TEmpereiu- !... et ce sont les retours 
de Coblentz qui ont osé l'appeler comme çal... 



LE MARIAGE DE CHIFFON 253 

ceux qui se réjouissaient de la voir envahie, la 
France !... et pour arriver à un chic résultat !... 
Louis XVin I... 
Le petit Barfleur déclara avec onction : 

— Louis XVIII fut un grand roi !... 

— Un grand roi !... — fit Coryse suffoquée — 
un grand roi?... cette baudruche !... au fait, ça vous 
est bien égal, s'pas?... vous vous en souciez 
comme d'une guigne, au fond, de Louis XVIII ?... 
vous défendez le roi comme vous allez à la 
messe... c'est affaire de chic, et comme vous trouvez 
que c'est pas chic d'être impérialiste... vu que 
les impérialistes c'est tous des pannes et des 
crânes... alors... 

— Merci pour les impérialistes... mademoi- 
selle Coryse !... — fit le duc d'Aubières, qui s'in- 
clina en riant. 

Madame de Bray s'élança vers Chiffon et, 
menaçante, elle lui dit tout bas : 

— Tais-toi 1... tu es absolument ridicule 1.., 
La petite répondit avec sincérité : 

— Ça ne m'étonne pas !... mais pourquoi 
s'amuse-t-on à me chiner mon Empereur?... 
et puis... c'est toi qui m'as dit de parler... de 
dire n'importe quoi... mais de parler... 



254 LE MARIAGE DE CHIFFON 

Très inquiète de voir son rejeton s'embar- 
quer dans une autre conversation, madansie de 
Barfleur proposa, s'asseyant au piano : 

— Il y a trois danseuses... si la jeunesse faisait 
un tour de valse?... 

D'un même élan, le beau Trêne, M. de Bemay 
et le comte de Liron se précipitèrent vers Chiffon. 
Mais le petit Barfleiu", plus rapproché qu'eux, 
se saisit rapidement de la jeime fille. 

En se sentant prendre ainsi par la taille, Coryse 
cambra son corps souple et dit« se raidissant en 
arrière : 

— Non... je... 

Elle allait dire : « je danse avec M. d'Aubières >, 
et faire signe au duc de venir à son secours, mais 
elle réfléchit que ça ne servirait à rien. Si vagues 
que fussent ses notions de la politesse, elle com- 
prenait qu'il lui faudrait toujours danser, au 
moins ime fois, avec le maître de la maison. 

Et, comme Deux liards de beurre s'était arrêté, 
interdit : 

— Non... rien... allons-y I.., 

Si le descendant des Barfleur parlait mal, il 
valsait à merveille, et Chiffon éprouva un vrai 
plaisir à se sentir enlevée à travers l'ipomense 



LE MARIAGE DE CHIFFON 255 

salon. Tout de suite, son danseur la fit passer 
dans la galerie mal éclairée et où, disait-il, il y 
avait plus de place. 

— Mais... les autres?... — fit Chiffon, re- 
gardant si Geneviève de Lussy et madame de 
Liron les suivaient. 

Le vicomte s'arrêta, se penchant à la porte 
pour appeler les valseurs. 

— Ils viennent I... — dit-il. 

Et, enlaçant Coryse, il repartit de nouveau. 

Mais ils restèrent seuls dans la grande pièce 
nue. Madame de Liron n'aimait à valser que 
pour les spectateurs, et madame de Lussy, qui 
connaissait sa fille, ne lui permettait pas de 
s'éloigner de son œil maternel. 

— On la trouve bien jolie... madame de 
Liron, n'est-ce pas?... — demanda tout à coup 
Chiffon. 

Depuis le matin, l'image de la jeune femme 
la hantait, et elle ne pouvait s'empêcher de parler 
d'eUe. 

Le petit Barfleur répondit distraitement : 

— C'est surtout votre oncle de Bray qui la 
trouve jolie !... 

— Ah !... — fit gravement Coryse. 



256 LE MARIAGE DE CHIFFON 

— Mais vous, mademoiselle... comment la trou- 
vez-vous ?... / 

— Trop rondouillarde... et vous ?... 

— Moi 1... — répondit Deux liards de beurre, 
serrant un peu plus Coryse contre son épaule 
— moi... je ne la r^arde pas... je ne vois que 
vous !... c'est vous qui êtes jolie !... si jolie !... 

Très bas, il ajouta : 

— C'est vous que j'aime !... 

Chiffon n'avait pas entendu. Toute au plaisir 
de valser avec im bon valseur, elle s'abandon- 
nait, franchement appuyée au bras du petit 
Banaeiu-. 

Enhardi par cet abandon, il se pencha vers 
elle, et murmura d'un accent qu'il s'efforçait de 
rendre passionné : 

— Je t'aime ! ! !... 

Il lui parlait de si près, qu'à son souffle elle 
sentit voler ses cheveux. Stupéfaite, elle s'arrêta 
court ; et, reculant brusquement, elle s'écria, l'air 
ahuri et indigné : 

— Ben ! c'est raide !... 



xm 

— Voulez- vous... — cria la marquise, se pré- 
dpitant dans la bibliothèque où fumaient M. de 
Bray et Marc — voulez-vous dire à Corysande 
qu'il faut qu'elle vienne aux courses?... la voilà 
qui déclare qu'elle ne veut pas y aller 1... 

— Mais — dit Chiffon, qui entrait derrière sa 
mère — je ne vois pas du tout pourquoi il faut 
que j'aille aux courses, moi ?... on ne m'y a jamais 
conduite les autres années... 

— Non... mads les autres années... tu étais 
«ncore une enfant... 

Le marquis se décida à parler : 

— Va donc, mon Chiffon !... toi qui aimes les 
chevaux... 

— C'est justement parce que j'aime les che- 
vaux que je n'aime pas les courses... ça ne m'a- 
aause pas d'en voir im qui gigote avec ime patte 
cassée... comme à Auteuil... il y a deux ans... le 

jour où tu m'y as emmenée.., 

9 



258 LE MARIAGE DE CHIFFON 

— Mais il n'arrive pas fatalement un accident 
comme celui-là... 

— Celui-là ou un autre... ça m'est égal !... 
et puis, d'abord... c'est pas seulement pour ça 
que je ne veux pas aller aux courses... 

— On ne doit pas dire : « Je ne veux pas », 
fit observer M. de Bray. 

Docilenlent, Chiffon rectifia : 

— Que je voudrais ne pas aller aux courses... 

— Ah!... et pom-quoi est-ce?... 

— Parce que ça m'embête d'être toujours au 
milieu d'un tas de gens !... moi qui n'aime qu'à 
être seule et tranquille... avec mes animaux... 

Elle regarda affectueusement son beau-père et 
son oncle, et acheva : 

— Ou avec vous deux... c'est vrai !... ce matin, 
la messe !... tout à l'hemre, les courses !... et ce 
soir, le bal !... c'est beaucoup pom* un jour, tout 
ça !... 

Madame de Bray s'écria, en levant les yeux 
au ciel : 

— La messe !... elle met la messe dans le même 
sac que le reste !... 

Chiffon se hérissa : 

— Oui, certainement !... quand c'est la messe 



LE MARIAGE DE CHIFFON ^9 

comme ce matin... voits n'avez pas vooln me 
laisser aller à Saint-Marcien... sous prétexte qu'on 
avait besoin de Jean pour aider à la maison... 
à cause de ce soir... 

— Eh bien ?... 

— Eh bien, vous m'avez enmienée chez les 
Jésuites avec vous... et la messe chez eux, c'est 
pas la messe I... c'est des « cinq heures... » qui 
sont le matin I... on se dit bonjour... on s'attend 
dans le jardin à la sortie... aujourd'hui, vous 
avez parlé à plus de cinquante personnes !... 

— Mais toi aussi, tu leur as parlé... je ne vois 
pas de quoi tu te plains?... 

— Mais c'est justement de ça que je me plains I... 
sapristi I... 

— Je ne comprends pas l'ennui qu'il peut y 
avoir à rencontrer des gens de la société que... 

^- Ça dépend des goûts 1... moi, ça m'horri- 
pile I... et quand je l'aurai vue ce matin à la 
messe et ce soir au bal... j'en aurai ma claque, 
de « la société » !... sans compter que si on me 
force à aller aux courses... quand je me serai en- 
nuyée toute la journée comme ça en plein air... 
je m'endormirai au miUeu du salon ce soir... 

— Cette petite est indécrottable 1... — fit la 



I 

26o LE MARIAGE DE CHIFFON 

marquise découragée — il faut renoncer à ee 
rien obtenir I... 
Et elle sortit avec fracas. 

— Ouf !... — dit Chiffon qui vint s'allonge* 
sur le divan comme im grand chien — ça y es:: 
tout de même !... 

— Je ne comprends pas... — commença M. ds 
Bray — pourquoi tu ne veux pas aller avec ta 
mère aux courses... tu... 

— Comment, tu ne comprends pas ?... Ben. 
vas-y donc un peu, toi, pour voir... aux courses ?.., 

— Moi, c'est différent I... j'ai un rhume af 
freux... je viens de me lever... et c'est à pein- 
si je serai présentable tantôt... 

— Et moi... je suis encore abrutie de mon 
dîner d'hier !... 

L'oncle Marc demanda : 

— Eh bien, au fait?... de quelle façon s'est-îl 
passé... ton dîner d'hier?... 

— De la façon embêtante !... et encore, heureT^ 
sèment, M. d'Aubières était là... car, sans ça... 

— Ah !... — fit le marquis — Aubières est d* 
retour ?... 

— Oui... — répondit l'oncle Marc — et il esî 
venu ce matin pendant que tu étais sorti... i! 



LE MARIAGE DE CHIFFON 261 

-oulaît te voir... et s'excuser de n'être pas rentré 
?'autre soir pour vous dire adieu à ta femme et 
i toi... après sa promenade dans le jardin avec 
Chiffon... c'est qu'il n'était pas en train... le 
<aalheureux I.., 
Et il ajouta en riant : 

— Car sais-tu ce que lui avait dit Chiffon 
*u cours de cette promenade?... ne cherche 
ç^, va !... tu ne trouverais jamais I... elle lui 
s. dit bien gentiment ; « J'aime mieux que vous 
sachiez pourquoi je ne veux pas vous épouser... 
£h bien... je ne veux pas... parce que je suis sûre 
que, si je vous épousads, je vous tromperais... » 

^— Oh l — fit M. de Bray qui se mit à rire 
nussi. 
Coryse haussa les épaules. 

— Alors, c'est drôle, ça !... il valait mieux 
loi laisser croire un tas de choses... s'pas?... 

— Dame !... — dit l'oncle Marc — je ne vois 
pas trop ce qu'il aurait pu croire de pire... 

Elle demanda, inquiète : 

— Est-ce qu'il m'en veut?... 

■ — Lui I... Ah 1 grand Dieu I le pauvre gar- 
don !... il n'y songe même pas !... 

— A la bonne heure I.«. je me disais aussi : 



262 LE MARIAGE DE CHIFFON 

« C'est pas possible qu'U m'en veuille !... il a 
été trop gentil pendant le dîner... » car j'ai eu 
la veine d'être à côté de lui !... 

— Alors... tout s'est bien passé?... 

— Mais... ma mère ne vous a pas dit... 

— Je n'ai vu ta mère qu'au déjeuner... tu 
étais là... tu sais qu'on n'a pas parlé d'hier... 

— Eh bien... j'ai un peu galïé tout de même !... 
d'abord à propos de Henri IV... 

— A propos de Henri IV ?... — questionna 
M. de Bray étonné. 

— Oui... parce que... quand on regardait son 
portrait... j'ai dit qu'il avait pas une bobine de 
protestant... alors, vous comprenez... à cause des 
Liron... ça n'a pas fait très bon effet... 

— Enfin !.., — dit l'oncle Marc — si tu n'as 
fait que ça !... 

— Si !... j'ai encore fait autre chose... mais 
c'est la faute de ma mère... elle m'a appelée 
pour me dire de parler... de parler, même si j'avais 
rien à dire... alors... aussitôt que j'ai trouvé 
quelque chose... vous pensez si j'ai sauté dessus... 

— Voyons la deuxième gaffe?... — demanda 
l'oncle Marc très intéressé. 

— C'est pas précisément une gaffe... mais 



LE MARIAGE DE CHIFFON 263 

je me suis mise en colère... et j'ai dit des choses 
que j'aurais pas dû dire... ça est venu à propos de 
Napoléon... 

— Oh !... — fit M. de Bray effaré — si on 
a at^'aqué Napoléon... 

— Oui... tu sais bien que c'est ça qui me fait 
le plus grimper... 

— Tu n'as pas été convenable?... 

— Si... c'est-à-dire... si on veut... 
Et elle déclara, après un silence : 

— Dans tous les cas... je l'ai toujours été plus 
que le maître de la maison... convenable I... 

— Comment ?... — demanda le marquis, étonné 
— mais M. de Barfleur est la correction même... 

— Pas avec moi... toujours !... 

— Qu'est-ce qu'il t'a fait?... 

Devenue toute rouge au souvenir de la veille, 
Chilïon répondit, hérissée encore : 

— Il m'a tutoyée I... si tu trouves ça con- 
venable?... 

— Tutoyée?... — fit Marc, mécontent — 
comment ça... tutoyée?... 

— Dame !... comme on tutoie !... c'est arrivé 
en valsant... il m'a emmenée dans la galerie... 
sous prétexte qu'il y avait plus de place... là. 



264 LE MARIAGE DE CHIFFON 

qu'est-ce qu'il y a donc eu?... ah! oui I... îl a 
commencé à me dire que madame de Liron étab 
rondouillarde... c'est-à-dire... non... je confonds. . 
c'est moi qui ai dit ça... lui, il me répétait qui 
j*étais jolie... qu'il n'y avait que moi de jolie.. 

Comme elle s'arrêtait, l'oncle Marc questionnât 
inquiet : 

— Et puis?... 

— Et puis... tout à coup... pan !... il s'es? 
penché... et il m'a dit... 

Imitant la voix concentrée et « de circons- 
tance » qu'avait prise à cet instant le petit Bai 
fleiu", elle murmura : 

— Je t'aime 1 1 !... 

L'intonation était si drôle que, malgré sob 
mécontentement, l'oncle Marc se mit à rire. 

Coryse agacée demanda, se tournant vert 
lui et vers son beau-père : 

— Vous trouvez ça bien... vous?... 
Toujours concluant, M. de Bray qui voulait 

arranger les choses, répondit d'une voix douce 

— Les Anglais tutoient Dieu I... 
Chiffon répliqua déUbérément : 

— Parce que c'est des mufles !... 

— Allons, bon I... — fit le marquis, contrari* 



LE MARIAGE DE CHIFFON 265 

4u peu de succès de son objection — tu as vrai- 
dent une façon de parler... 

— Il faut me pardonner... ça m'est instinctif... 
Et après un instant de réflexion, elle demanda : 

— Est-ce que ça va durer encore longtemps, 
»:ette plaisanterie-là?... 

— Quelle plaisanterie?... 

— Ben... le petit Barfleur?... c'est pas que 
-t le fasse à la pose... non !... mais enfin... je 
ae suis pas flattée qu'on croie que je peux épouser 
Deux liards de beurre/... 

Le marquis murmura timidement : 

— Il est gentil !... 

— Gentil... — dit la petite fâchée — gen- 
til?... mais, c'est un grotesque!... et l'air mal 
portant I... et habillé ridiculement !... et par- 
rumé !... oui, il se parfume... et à l'héliotrope 
Diane, encore I... c'est complet 1... 

— Mon Dieu I... il est des circonstances où 
.an homme peut se parfumer légèrement sians 
tjue... 

— Non !... — cria Chiffon qui se montait 
peu à peu — un homme n'a le droit de sentir 
que le tabac 1... 

Et, s'adressant à l'oncle Marc : 



266 LE MARIAGE DE CHIFFON 

— Ça te fait rire!... tu trouves ça drôle?... 
d'abord, toi... tu deviens méchant comme tout 
pour moi... oui, méchant !... il y a déjà long- 
temps que ça a conmiencé... mais depuis quelques 
jours ça augmente... Tiens !... c'est depuis le soir 
où cet affreux petit Barfleur a dîné à la maison... 

Comme le vicomte voulait protester, elle reprit 
très énervée : 

— Oh ! je ne dis pas que tu n'es pas bon pour 
moi !... pour ce qui est, par exemple, des cadeaux... 
tu m'as donné une robe... une très belle... c'est 
même elle que je mettrai ce soir... parce qu'elle 
est bien plus chic que celle de papa... oui... tu 
me donnes des choses... mais pour ce qui est de 
m'aimer... c'est plus ça !... • 

— Mais si... 

— Mais non !... et d'abord... si tu m'aimais 
bien... est-ce que tu voudrais me voir épouser 
un singe comme le petit Barfleur... voyons?... 

— Mais je ne dis rien pour te... 

— Tu ne dis rien pour... mais tu ne dis rien 
contre, non plus?... et je n'en veux pas, du 
singe !... ni de lui ni d'im autre, d'ailleurs !... 

Elle marcha sur l'oncle Marc, et continua 
amèrement : 



LE MARIAGE DE CHIFFON 267 

— C'est ta faute, d'abord... si on me tour- 
mente... si on veut m'épouser... oui !... c'est la 
faute de ton sale argent !... sans lui... on me 
laisserait bien tranquille dans mon coin... comme 
avant... 

Et cachant son visage dans ses mains, elle 
se mit à sangloter éperdument. 

— Laisse-la !... — dit Marc à M. de Bray, 
qui s'approchait de la petite et voulait lui par- 
ler — elle a mal aux nerfs... allons-nous-en... et 
laissons-la pleurer... ça lui fera du bien... 

Au moment de sortir de la bibliothèque, le 
marquis se retourna et regardant Chiffon qui 
pleurait toujours, il murmura : 

— Elle n'avait jamais eu de nerfs, cette en- 
fant-là !... ça n'est pas naturel, tout ça !... elle 
aimerait quelqu'un que je n'en serais pas sur- 
pris?... 

— Tu es fou !... — s'écria Marc avec une sorte 
d'effarement — qui pourrait-elle aimer?... 

Et, anxieux : 

— Ce n'est pas Trêne, au moins?... ce bellâtre 
qui battra sa fenune et jouera sa dot... ni Ber- 
nay?... elle exècre les cafards... ni Liron?... un 
imbécile I... 



268 LE MARIAGE DE CHIFFON 

Comme son frère ne disait rien, il lui cria vio^ 
lemment : 

— Alors?... qui?... qui?... qui?... 
Sans s'émouvoir, M. de Bray répondit : 

— Mais... comment veux-tu que je le sache?.. 



XIV 

- Où donc est passé l'oncle Marc ?... — demanda 
Chiffon en entrant le soir dans le salon quel- 
ques minutes avant l'arrivée des invités — je 
l'ai cherché partout... il n'est nulle part... 

— Tu sais bien qu'il se terre, ce soir... — dit 
îe marquis — qu'est-ce que tu lui veux?... 

— Je veux lui montrer; ma robe... il ne m'a 
vue dedans que le jour... et dame !... le soir... 
|e suis si tellement mieux !... 

— Tu la lui montreras ime autre fois... il est 
grincheux ce soir... 

Et il ajouta en riant : 

— Il paraît que tout le monde a ses nerfs, 
aujourd'hui?... 

— Oui... — dit Coryse — à dîner, j'ai bien 
vu qu'il était tout chose... qu'est-ce qu'il a... que 
tu crois?... 

— Il a un mauvais caractère... — déclara la 
snarquise. 



270 LE MARIAGE DE CHIFFON 

— Oh !... — protesta Chiûon avec vivacité — 
ça, jamais !... 

Puis, revenant à son idée : 

— Je vais encore le chercher ?... 

— Mais non 1... — fit madame de Bray, avec 
humeur — reste ici... on va commencer à arri- 
ver... 

La gaie frimousse de la petite s'assombrit : 

— Ah ! mon Dieu !... c'est vrai !... il est dix 
heures !... qui est-ce qui va arriver les premiers ?... 
j'parie que c'est les plus embêtants de tous !... 
Patatras !... quand je le disais !... c'est les Bassi- 
gny !... 

C'était en effet madame de Bassigny, très 
serrée dans une éclatante robe argentée; suivie 
du colonel, sanglé aussi dans un uniforme un 
peu étroit, qui remontait barrant le dos d'im 
grand pU à la hauteur des épaules. Madame de 
Bassigny sembla vexée d'arriver la première. 
Elle ne trouvait pas ça chic, et rejeta cette faute 
d'élégance sur le colonel. 

Puis, d'un ton pointu, elle demanda à Cory» 
« si sa discussion poHtiquc de la veille ne l'avait 
pas empêchée de dormir?... » La petite répondit 
« qu'elle avait un si excellent sommeil qu'elle 



LE MARIAGE DE CHIFFON 271 

dormait toujours, même après les plus embê- 
tantes soirées »... et les arrivants interrompirent 
la conversation qui tournait à l'aigre. 

Le petit Barfleur entra, collé aux jupes de 
sa mère et visiblement inquiet des suites de 
sa déclaration. Il s'avouait que vraiment il l'avait 
« fait un peu trop à la passion », et n'était pas 
resté dans la note. 

L'accueil indifférent de Chiffon, qui semblait 
ne se souvenir de rien, le rassura tout à fait et 
il reprit vite son bel aplomb ; allant, venant, ca- 
quetant à tort et à travers, et remplissant les 
salons de sa papillonnante et minuscule personne. 

L'entrée du comte d'Axen lui fit l'effet d'une 
douche. Il commença par l'examiner avec un 
grand respect, ému en quelque sorte par la pré- 
sence d'un prince « pour de bon » ; mais bientôt, 
il oublia le prince et ne vit plus que « le rival ». 

La venue de ce petit bonhomme, plus jeune 
et guère» plus i)eau que lui, diminuait consi- 
dérablement son prestige. 

Quand l'orchestre préluda. Deux liards de 
beurre voulut s'élancer vers Coryse, mais il arriva 
devant elle à l'instant même où elle filait, en- 
traînée par le comte d'Axen. Il constata avec 



272 LE MARIAGE DE CHIFFON 

découragement que le prince valsait à trois temps» 
merveilleusement, comme seuls les gens de soû 
pays savent valser. 

Et non seulement il aurait ce soir le succès 
de situation, de curiosité, d'étiquette, auque! 
il avait droit, mais encore il aurait un succès 
d'honmie également mérité. De cela, le petit 
Barfleur ne se consolait point. 

Il courut à madame de Liron qui arrivait. 
suivie de son mari et de son beau-frère, — dé- 
licieuse et éclatante dans la robe rose entrevus 
chez la couturière, — et lui demanda « cett- 
valse »... 

Mais la petite de Liron désirait avant tout 
se faire voir au comte d'Axen « dans son bon 
jour », et elle savait que les petits hommes ne 
font pas valoir les femmes qui dansent avec 
eux. Elle répondit, im peu agacée de cet en?- 
pressement intempestif : 

— Mais... tout à l'heure !... J'arrive... laisseî- 
moi respirer !... 

Puis, s'adressant au marquis : 

— Alors... c'est sérieux?... votre ours de frèrs 
n'est pas là?... 

— Tout ce qu'il y a de plus sérieux !... 



LE MARIAGE DE CHIFFON 273 

— Et il ne paraîtra pas?... 

— Et il ne parsdtra pas... 
Elle leva les yeux au plafond : 

— Il est là-haut ?... au-dessus de ce vacarme ?... 

— Mais oui... 

— Qu'est-ce que ça lui fait... où il est?... — se 
demanda Coryse, qui regardait la jeime femme 
toute fraîche sous son auréole de diamants. 

Rien dans cette rondelette poupée, aux yeux 
poUssons, aux lignes im peu vulgaires, ne plaisait 
à Chiffon. Mais en voyant l'enthousiasme excité 
par la petite de Liron, elle se disait, avec im 
effort presque douloureux pour comprendre cette 
admiration qu'elle ne s'expliquait point : 

— Paraît qu'elle est bien jolie !... 
Le duc d'Aubières s'approcha : 

— A quoi pensez-vous... mademoiselle Chif- 
fon?... vous avez l'air d'im petit conspirateur?.., 

Coryse rougit : 

— A rien... 

— Tiens !... vous avez Tair préoccupé... je 
dirais sombre... si ce vilain mot tout noir pou- 
vait s'appliquer à vous... 

Et, conrnie la petite troublée balbutiait une in- 
signifiante réponse, il demanda affectueusement \ 



274 LE MARIAGE DE CHIFFON 

— Est-ce que vous avez du chagrin ?... est-ce 
que quelque chose ne va pas comme vous voulez ?... 

-Mais nonl... je n'ai pas de chagrin... ni 
rien... — dit vivement Chiffon. 

Et, voulant faire cesser cet interrogatoire qui, 
sans qu'elle sût pourquoi, l'embarrassait, elle 
interrogea à son tour : 

— L'élection de l'oncle Marc est sûre... s'pas ?... 

— Je le crois !... mais il ne me paraît pas s'en 
soucier beaucoup... de son élection !... je l'ai 
vu ce matin... et il ne m'en a pas dit trois mots... 
il a l'air d'oublier que c'est dimanche prochain... 
lui aussi... il a l'air préoccupé I... 

— Ah !... — fit la petite, inquiète. 
Et tout de suite elle pensa : 

— '■ C'est peut-être à cause de madame de 
Liron... qu'il est préoccupé?... 

Le colonel remarqua le regard vague de Cor3^se 
et la petite moue serrée de ses lèvres : 

— Vous voilà encore partie bien loin d'id... 
mademoiselle Chiffon?... bien loin... dans le pays 
bleu... 

Elle répondit, sans bien savoir qu'elle par- 
lait : 

— Pas si bleu que ça !... 



LE MARIAGE DE CHIFFON 275 

Peu à peu, ils s'étaient rapprochés des grandes 
baies ouvertes sur le jardin. La nuit était ora- 
geuse, une chaleur de plomb les enveloppait. 

— On étouffe, là dedans !... — fit Chiffon, en 
secouant ses cheveux lourds. 

Et elle sortit, suivie de M. d'Aubières. 

— Tiens !... — s'écria le duc, le nez en Tair 

— le voilà... cet animal de Marc !... il va et vient 
paisiblement dans sa chambre... sans se douter 
que nous le voyons d'en bas?... 

Chiffon regarda, et vit la haute silhouette 
de l'onde Marc qui se détachait très sombre 
dans le cadre lumineux de la fenêtre. 

— Tiens ! oui !... le voilà !... 

Madame de Liron arrivait dans le jardin au 
bras de M. de Bray. Elle aussi aperçut le vicomte. 
Elle s'écria gaiement : 

— Une bonne farce... ce serait de monter 
lui dire bonsoir, à votre frère !... qu'est-ce que 
vous en dites?... 

— Mais... — répondit le marquis, embarrassé 

— je ne sais pas trop... 

— Si !... faisons ça... voulez-vous ?... ça sera 
très drôle !... montons chez lui en farandole?... 

Et, s'adressant au colonel : 



276 LE MARIAGE DE CHIFFON 

— En êtes-vous... monsieur d'Aubières?... 

— Non, madame... je craindrais que mon ami 
Marc ne me mît à la porte?... 

— Mais moi?... — demanda la jeune femme 
en souriant — est-ce qu'il me mettrait à la porte 
aussi ?... 

Sans attendre la réponse, elle se tourna vers 
M. de Bray : 

— Si je montais... dites?... tout doucement... 
par l'escalier de la bibliothèque... ce serait ime 
bonne farce... hein?... 

— Excellente !... — murmura Chiffon, d'un ton 
infiniment impertinent. 

— Conduisez-moi... monsieur de Bray... voulez- 
vous ?... 

— Madame, moi... il faut que je m'occupe 
ici d'un tas de choses... — expliqua le marquis, 
très embarrassé du rôle que la jeune femme voulait 
lui faire jouer — mais... Aubières que voici va 
vous conduire... 

— Jusqu'à l'escalier... — dit en souriant le 
duc, qui arrondit son bras. 

Coryse restait seule. 

Le beau Trêne, tout svelte dans son uniforme 
de hussard, descendit le perron : 



LE MARIAGE DE CHIFFON 277 

— Enfin je puis vous saluer... mademoiselle !... 
Chiffon, qui se précipitait pour suivre M. d'Au- 

bières et madame de Liron, s'arrêta, mécontente 
d'être gênée dans son mouvement. 

— Mais... vous m'avez saluée déjà !... — fit- 
elle sèchement. 

Elle avait parlé un peu haut. La silhouette 
un instant disparue de Toncle Marc vint au bal- 
con et y demeura inmiobile. 

— Je vous ai saluée en entrant... mais je n'ai 
pas pu vous complimenter sur votre jolie toi- 
lette... 

Coryse ne répondant rien, il reprit, d'un ton 
plein de mystère et de sous-entendus bêtas : 

— Après ça... est-ce bien la toilette qui est 
jolie?... je ne voudrais pas vous faire un banal 
compliment... mademoiselle... en vous répétant 
ce qu'on a dû vous dire cent fois depuis hier 
au soir... mais vous êtes... 

— Charmante !... — interrompit Chiffon en 
riant — oui... c'est convenu, ça !... 

Et, pressée de filer, elle ajouta brusquement : 
— ... et si c'est tout ce que vous avez à me 
dire... 
Interloqué, M. de Trêne répondit ; 



278 LE MARIAGE DE CHIFFON 

— Mais... je voudrais aussi vous supplier de 
m'accorder une valse?... 

— Laquelle?... 

— Celle que vous daignerez me donner?... 
la première... si vous le voulez bien?... 

— La première est au comte d'Axen... 

— Encore !... 

— Comment, « encore » ?... — fit Coryse, agacée 
— vous allez compter combien de fois je danse 
avec celui-ci ou celui-là?... 

Elle s'arrêta court. Il lui semblait que l'onde 
Marc se penchait au-dessus d'eux les écoutant. 
Mais elle n'osa pas, en regardant en l'air, indiquer 
sa présence. 

Le beau Trêne reprit : 

— La seconde valse... alors ?... 

— Elle est à M. d'Aubières... voulez-vous la 
quatrième... à partir de maintenant ?... 

Le comte d'Axen arrivait, courant presque : 

— C'est ma valse... mademoiselle Chiffon !... 

A la fenêtre, la grande ombre de l'oncle Marc 
s'agita inquiète, et Coryse pensa : 

— Je parie que dans ce moment-ci... il a son 
sourcil fâché?... 

— Mademoiselle... — demanda M. de Trêne — 



LE MARIAGE DE CHIFFON 279 

je voudrais avoir l'honneur d'être présenté à 
monseigneur le comte d'Axen?... 

Chiffon, quittant à regret des yeux la fenêtre, 
se tourna vers le prince : 

— Permettez-vous... monseigneur ?... f 
Et conmie il s'inclinait, elle bafouilla très 

vite : 

— Monsieur de Trêne... 

— Je suis ravi de vous connaître... monsieur, 
— dit le comte d'Axen, en tendant la main à 
l'oflâcier ; — nous allons... la semaine prochaine, 
être camarades de régiment... je suis autorisé 
à assister aux manœuvres... et je dois marcher 
avec vous... 

Puis, saisissant Chiffon par la taille : 

— Voulez-vous que nous valsions sur ce beau 
grand perron?... on y entend très bien la musi- 
que... et dans les salons on étouffe I... 

Elle se laissa faire, n'osant pas résister, mais 
craignant, sans savoir pourquoi, de déplaire à 
l'onde Marc, toujours immobile à son balcon. 

Lorsque le prince s'arrêta, il dit a Coryse : 

— Je regrette vivement de ne pas voir votre 
onde ce soir... 

— Il est chez lui... à cause de son deuil... — 



28o LE MARIAGE DE CHIFFON 

bailbutia-t-elle, en regardant furtivement du côté 
de la fenêtre. 

— C'est un charmant honmie... que j'aime 
infiniment !... nous nous sommes beaucoup pro- 
menés ensemble, ces derniers jours... à pied 
et à cheval... 

— Tiens !... — pensa la petite, étonnée ■ — il 
ne me l'a pas dit... il ne m'a jamais parlé de lui 
depuis l'autre soir... 

Le comte d'Axen reprit : 

— M. de Bray a la plus belle intelligence que 
je connaisse.... et une âme exquise... 

— N'est-ce pas, monseigneur?... — cria Chif- 
fon, qui avait envie de sauter au cou du prince. 

— Je serai bien content... — continua-t-il — 
si les manœuvres finissent de façon à me per- 
mettre de partir avec lui... 

— Partir ?... — demanda la petite angoissée — 
partir pour où?... 

— Mais... il ne vous a pas dit... 

— Si... si... — fit-elle, voulant savoir — il 
m'a dit... à peu près... 

— Eh bien, tout de suite après les élections, 
M. de Bray va voyager pendant deux mois... 

— Ah I... 



LE MARIAGE DE CHIFFON .381 

— n veut voir de près bien des misères... 
se rendre compte de bien des choses... en un 
mot... il veut et peut faire beaucoup de bien... 
Votre oncle... mademoiselle Chiffon... est im 
de ces rares hommes qui passent leur vie à faire 
de belles actions qu'ils cachent comme si c'étaient 
des crimes... 

— Oui... je lui ai déjà dit ça I... — murmura 
Coryse, se tenant à quatre pour ne pas pleurer. 

La pensée que l'oncle Marc allait partir la 
bouleversait toute. A son retour, s'il était élu, 
il s'en irait à Paris où les Bray ne s'installaient 
qu'au printemps... elle ne le verrait plus !... plus 
du tout !... 

A ce moment, le vicomte, penché sur l'ap- 
pui du balcon, se retourna brusquement vers 
l'intérieur de sa chambre. Évidemment, quel- 
qu'un venait d'entrer chez lui. 

— C'est elle I... — pensa Chiffon, dont le cœur 
battit trop vite. 

Et, conmie la valse finissait, elle salua le prince 
et se faufila à travers les danseurs qui regagnaient 
leurs places. 

En arrivant dans la bibliothèque, elle grimpa 
le vieil escalier de chêne qui montait directe- 



282 LE MARIAGE DE CHIFFON 

ment à rappartement du vicomte, décidée à 
voir, à écouter, à savoir n'importe conmaent 
quelque chose de précis. Mais, tout à coup, elle 
s'arrêta découragée. 

— Non !... — fit-elle — ça serait vilain I... 
et puis... je sais tout ce que je peux savoir !... 

Un froufrou de tulle et de soie l'avertit que 
quelqu'un descendait au-dessus d'elle. Dégrin- 
golant rapidement les marches, elle se blottit 
derrière l'escalier. 

Toute pimpante, madame de Liron passa à 
côté d'elle et rentra dans le grand salon en criant, 
pour bien indiquer qu'elle ne cachait pas sa 
visite : 

— Ah!... mais-!... c'est qu'il n'était pas con- 
tent, figurez-vous !... c'est tout juste s'il ne s'est 
pas fâché I... 

— Elle ment !... — pensa Chiffon — il était 
ravi... elle dit ça pour pas que ça ait l'air... 

Et, montant à son tour chez le vicomte, elle 
ouvrit la porte sans frapper. 

Assis devant son bureau, la tête appuyée sur 
son bras replié, l'oncle Marc ne l'entendit pas 
entrer. D'une voix blanche, très émue, elle de- 
jnandsL rageusement : 



LE MARIAGE DE CHIFFON 283 

— Qu'est-ce qu'elle t'a fait ?... 

A la voix de sa nièce, il se leva mécontent. 

— Qu'est-ce que tu viens faire ici... toi?... 
Lorsqu'elle vit le' pauvre visage bouleversé, 

qui se tournait menaçant vers elle. Chiffon ne 
sentit plus qu'une immense tendresse pour l'oncle 
qu'elle aimait tant 1 Elle oublia tout, répétant, 
surprise et troublée profondément : 

— Tu pleures?... pourquoi pleures-tu?... mon 
Dieu I... 

Et, timidement : 

— A cause d'elle... s'pas?... 
Le vicomte éclata : 

— Je ne sais pas qui tu appelles « die 1 !... 
mais je te prie de retourner à tes danses et à 
tes flirts !... va écouter les compliments de cette 
brute de Trêne... et valser dans le jardin avec 
le comte d'Axen, puisque ça t'amuse... mais 
laisse-moi tranquille chez moi !..• 

Elle murmura : 

— Tranquille ?... à pleurer ?... 

— A pleurer si ça m'amuse I... 

Chiffon apercevait dans le cabinet de toilette 
deux grandes malles ouvertes. Affolée, elle de- 
manda : 



284 LE MARIAGE DE CHIFFON 

— Tu pars donc plus tôt ?... 

— Plus tôt que quoi ?... et d'abord... comment 
sais-tu que je pars?... 

— C'est le comte d'Axen qui... 
Il ricana : 

— Ah !... vous parlez de moi quand vous êtes 
ensemble?... 

— Oui !... il m'a dit que tu vas voyager... 
faire du bien... 

Et conmie il ne répondait pas, elle demanda, 
d'une voix tremblée, qui disait toutes ses épou- 
vantes : 

— Et moi?... qu'est-ce que je vais devenir?... 
Sans la regarder, il répondit d'un ton cou- 
pant : 

— Dame !... tu ne penses pas que je peux 
t'emmener, n'est-ce pas?... ni rester ici pour te 
servir de bonne ?... 

— Oh !„. — fit douloureusement Chiffon, dont 
les yeux de pervenche se voilèrent de larmes — 
conmie tu me parles... oncle Marc !... comime 
tu me parles vilainement I... 

— Pourquoi viens-tu me tourmenter comme 
ça?... 

Elle resta un moment sans répondre; im- 



LE MARIAGE DE CHIFFON 285 

mobile au milieu de la chambre, toute rose dans 
la robe neigeuse qui coulait droite le long de ses 
hanches, dessinant la ligne si pure de son petit 
corps jeune et vigoureux. La nappe de cheveux 
blonds qui flottait autour d'elle, envolée au 
courant d'air de la fenêtre, lui donnait l'aspect 
d'une petite fée, d'un petit être bizarre et irréeL 
Et, malgré lui, Marc, qui avait relevé la tête, la 
regardait avec une expression d'immense tendresse 
au fond de ses yeux rougis. 

Trop myope pour voir ce regard. Chiffon de- 
manda, après avoir longuement réfléchi : 

— Alors, comme ça... d'après ce que m'a dit 
le prince... tu t'en vas d'ici pour faire des belles 
actions?... 

Il haussa les épaules. La petite reprit : 

— Ben, moi... je pourrais t'en indiquer une 
à faire... et pas loin... de belle action?... 

Et, comme il ne répondait pas, elle murmura 
dans un faible souffle : 

— Ça serait de m'épouser?... 

Devenu très pâle, le vicomte marcha vers 
elle : 

— Qu'est-ce que tu as dit ?... 

— Tu as très bien entendu... 



286 LE MARIAGE DE CHIFFON 

Il répliqua d'une voix rauque : 

— Tu as la plaisanterie féroce... et pas drôle 1... 

— La plaisanterie !... — s'écria Chiffon effarée 
— ah Dieu !... mais je t'aime plus que tout l...^et 
il y a des instants où il me semble que tu m'aimes 
aussi plus que le reste... alors, je te dis : « Épouse- 
moi ! I 

— Chiffon 1... — fit doucement l'oncle Marc, 
qui attira la petite dans ses bras — mon Chiffon !... 
Oh ! oui, je t'aime, va I... je t'aime 1... je t'aime !... 
je t'aime I... 

— Alors... tu veux bien?... 

Il la couvrait de baisers sans parler. Elle soupira, 
toute frissonnante : 

— Oh 1 que c'est bon... d'être embrassée par 
toi I... 

Puis, éclatant de rire : 

— Crois-tu qu'ils vont faire un nez... en bas... 
quand ils sauront ça?... 

L'oncle Marc regardait Chiffon, hésitant encore 
à la croire à lui. Penché sur son visage, il mur- 
mura dans un baiser : 

— Ah I petit Chiffon !... si tu savais com- 
bien j'ai été malheureux 1... et désespéré I... et 
Jaloux l 



»••• 



LE MARIAGE DE CHIFFON 287 

— Jaloux?... oh! ça!... fallait pas!... 

Et se serrant éperdument contre lui, elle bal- 
butia, câline et tendre : 

— ... car ça m'étonnerait rudement si je te 
trompais jamais... toi !... 



FIN 



IMPRIMBRIB NBLSON, EDIMBOURG, ECOSSE 
PRINTBD IN GRBAT BRITAIN 



fN^lson 


Calmann-Lévy 


Éditeurs 


Éditeurs 


iSÇy ruâ Scunt'/euçues 


j, rue Auber 


Taris 


Taris 






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