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Full text of "Le moine"

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62  3 


* 


L  I  E>  R.ARY 

OF  THL 

UNIVERSITY 

or    ILL1NOI5 

v.l-1 


LE  MOINE 


I. 


AViS  DE  L'AUTEUR  ANGLAIS. 

L'histoire  de  Santon Barsî sa  ^raipipoTlée  cïaDs' 
le  Gardien,  m'a  suggéré  la  première  idée  de  ce 
roman.  —  L'anecdote  de  la  Nonne  sanglante  est 
une  ancienne  tradition ,  à  laquelle  on  ajoute 
encore  foi  dans  quelques  parties  de  l'Allemagne. 
On  voit  encore ,  sur  les  confins  de  la  Turinge,  les 
ruines  du  château  de  Lavenstein  yC^M^on  dit  avoir 
éié  le  lieu  de  la  scène. — Le  Roi  de  l'eau  est  un 
fragment  d'une  ballade  danoise;  et  la  romance 
de  Bellerma  et  Durandarte  est  la  traduction  de 
quelques  stances  qui  se  trouvent  dans  un  recueil 
d'anciennes  poésies  espagnoles ,  qui  contient 
aussi  la  chanson  de  Gayjeros  et  Mélésindra  ^ 
dont  il  est  parlé  dans  Don  Çuic?iotte,  -^-Tels 
sont  les  plagiats  dont  je  me  reconnois  coupable; 
mais  je  crains  bien  que  les  gens  instruits  n'en 
découvrent  dans  le  cours  de  mon  ouvrage 
beaucoup  d'autres  dont  je  ne  me  doute  pas. 

L'a  u  teur ,  dans  une  petite  pièce  de  vers  qui  sert 
de  préface  à  son  livre ,  annonce  encore  qu'il  est 
un  jeune  homme  à  peine  âgé  de  vingt  ans. 


'. \      iv  /  ,  oiK'liar.  tore  sso  .vcsicx  junvi 


LE  MOINE, 

TRADUIT  DE  L'ANGLAIS. 

TOME  PREMIER. 


Somnia  ,  terrores  magicos  ,  miracula  ,  sagas , 
Nocturnos    lémures  portenîaque. — HORACE. 

SoDges,  devios,  sorciers,  fantômes  imposteari^ 
Prodiges ,  noirs  esprits  et  magiques  terreurs. 


A  PARIS, 

CHEZ  MARADAN,  LIBRAIRE, 

RUE  DES  GRAIVDS  AUGDSTIIVS,   11°  .9. 
181I. 


3^3 

^^f!f 'LE  MOINE. 


«/V^%/V/«/«.'«/^/«/%^'«/%/^^'^'%/X./^/ «/«/«>  %/X^^W 


*/V^%/«/^  /W 


^     CHAPITRE  PREMIER. 

(T}  «Si  quelqu'un  vous  paroîl  excessivement 

*«        «  vertueux  ,  si  vous  rencontrez  un  homme 

«qui,  dj'chaînë  contre  les  vices  dont  il  est 
~"        r  peut-être  exempt,  ne  compatit  point  aux 

«  foiblesses  d'autrui  ,  ressouvenez -vous   de 

«  mes  paroles.  Croyez  que  cet  homme ,  en 
^  c  apparence  si  parfait ,  cache  sous  des  de- 
■^  '     «hors  séduisans  un  cœur  gonflé   d'orgueil 

«et  de  luxure.  » 


Prophétie  de  la  Bohémienne. 


:§1l  y  avoit  à  peine  cinq  minutes  que 
J^Ja  cloche  du  couvent  sonnoit,  et  dé)à 
"^ré^lise  des  Dominicains  étoit  si  pleine 
^d'auditeurs,  qu'on  pouvoit  à  peine  s'j 
""retourner.  N'allez  pas  vous  imaginer 
^ue  la  dévotion, ou  le  désir  de  s'instruire, 
:^fut  Je  m|»tir  d'un  si  grand  empresse- 
oment  :  cherciier  quelques  sentimens  de 
^piété  vraie  parmi  un  peuple  aussi  su- 
'-^perstilieux  que  celui  de  Madrid ,   ce 

I. 


6  LE  MOINE. 

seroit  peine  perdue.  Chacun  avoit  ses 
raisons  j^our  venir  à  l'église  ,  raisons 
secrètes  dont  il  seroit  difficile  d'ob- 
tenir l'aveu  ,  et  qui  n'avoient  aucune 
conformité  avec  les  apparences.  Les 
femmes  y  venoient,  en  général ,  pour  se 
montrer,  et  lés  hommes  pour  les  voir; 
quelques-uns  pour  entendre  le  prédica- 
teur, qui  jouissoit  d'une  grande  célé- 
brité ;  d'autres  pour  passer  le  temps  en 
attendant  l'heui-e  de  la  comédie  ;  en  un 
mot,  une  moitié  de  Madrid  s'attendoit  à 
rencontrer  là  l'autre  moitié.  Les  seules 
personnes  qui  desiroient  réellement 
d'entendre  le  sermon  étoient  quelques 
dévotes  sexap;énaires ,  et  environ  une 
demi-douzaine  de  prédicateurs  rivaux 
qui  se  disposoient  à  le  critiquer  ,  et 
même  à  le  tourner  en  ridicule,  s'il  étoit 
possible.  Quant  au  reste  de  l'auditoire, 
le  révérend  Père  pouvoit,  à  sonr  choix, 
prêcher  bien  ou  mal;  prêcher  même  ou 
ne  pas  prêcher,  c'étoit  là  le  moindre 
de  leurs  soucis. 

Quoi  qu'il  en  soit,  et  quel  que  fût  le 
motif  particulier  de  chaque IRidividu  , 
il  est  au  moins  certain  que  jamais  l'é- 
glise des  Dominicains  n'avoit  contenu 
une  plus  nombreuse  assemblée.  Tous 


LE  MOINE.  7 

les  coins  étoienl  remplis ,  toutes  les 
chaises  occupées.  Les  slalues  mêmes, 
placées  pour  l'ornement  entre  les  co- 
lonnes de  la  nef,  étoient  ce  jour-là 
utiles  au  public;  on  voyoit  des  enfans 
vivans  suspendus  sur  les  ailes  des  ché- 
rubins. Saint  Dominique,  saint  Fran- 
çois, saint  Marc,  portoient  chacun  un 
spectateur,  et  sainle  Agathe  se  trouvoit 
Hiargée  d'un  double  fardeau.  11  n'y  a 
donc  pas  lieu  de  s'étonner  si ,  malgré 
toute  leur  diligence  ,  nos  deux  arri- 
vantes, en  entrant  dans  l'église,  regar- 
dèrent inutilement  à  droite  et  à  gauche, 
et  ne  trouvèrent  plus  une  seule  place 
vacante. 

Cependant  la  plus  âgée  des  deux 
continua  de  se  porter  eu  avant ,  faisant 
fort  peu  d'attention  aux  murmures  de 
mécontentement  qui  s'élevoient  contre 
elle.  On  lui  crioit  en  vain  de  tous  côtés  : 
«  Je  vous  assure,  madame,  qu'il  n'y  a 
point  de  place  ici.  —  Mais,  iSegnora  , 
ne  poussez  donc  pas  si  fort  ;  vous  cul- 
butez tout  le  monde.  —  Encore  un 
coup,  madame,  vous  ne  pouvez  pas 
passer  par  là.  Bon  Dieu  ,  qu'il  y  a  des 
gens  insupportables  !  »  La  chère  tante 
étoit  obbtince  :  eile  travailla  avec  tant 


8  LE  MOINE. 

d'acûvîté  de  ses  pieds,  de  ses  genoux 
et  de  ses  coudes ,  qu'elle  se  trouva  eu 
assez  peu  de  temps  au  milieu  de  l'église, 
et  à  dix  pas  tout  au  plus  de  la  chaire., 
Sa  compagne  l'avoit  suivie  en  silence, 
profitant,  d'un  air  timide,  de  chaque 
pied  de  terrain  que  gagnoit  sa  conduc- 
trice. »  Sainte  Vierge ,  s'ëcria  la  vieille, 
quelle  chaleur  !  Je  voudrois  qu'on  m'ex- 
pliquât ce  que  tout  cela  veut  dire  r 
pourquoi  cette  foule  insupportable?  Pas 
une  chaise  vacante,  et  pas  un  homme 
assez  galant  pour  nous  offrir  la  sienne! 
Je  crojois  qu'à  Madrid  on  étoit  plus 
poli.  » 

Ce  propos  excita  l'attention  de  deux 
jeunes  gens  qui ,  penchés  en  avant  sur 
Je  doSvsier  de  leur  chaise,  et  le  dos  tour- 
né contre  le  septième  pilier,  à  compter 
depuis  le  portail,  causoient  ensemble, 
et  avoient  l'air  de  se  faire  mutuellement 
quelques  confidences.  Tous  les  deux 
étoient  fbrt  bien  mis.  Entendant  cet 
appel  fait  à  leur  politesse  par  une  voix 
de  femme,  ils  tournèrent  un  peu  la  tête, 
et  cherchèrent  des  yeux  celle  qui  ve- 
«oit  de  parler.  Elle  avoit  levé  son  voile 
pour  mieux  distinguer  le  monde  qui 
î'environnoit.  Voyant  que  celte  damô 


LÉ  MOINE.  9 

«voit  les  cheveux  roux  et  les  3'en\  lou- 
ches ,  les  deux  jeunes  gens  reprirent 
leur  première  attitude,  et  continuèrent 
leur  conversation. 

«  Retournons  au  logis  ,  ma  chère 
tante,  je  vous  en  prie^  dit  l'autre;  la 
chaleur  est  insupportable  ;  il  J  a  tant 
de  monde  ici  que  cela  fait  peur.  » 

La  voix  de  celle  qui  prononça  ces 
mots  oloit  remarquable  par  son  extrême 
douceur.  Les  deux  jeunes  gens  tournè- 
rent la  tête  de  nouveau  ;  mais  ils  ne  se 
contentè'ent  pas. celte  fois  de  jeler  un 
coup  d'œil  ;  tous  deux  fkent  involon- 
tairement un  mouvement  de  surprise  en 
apercevant  celle  qui  venoit  de  parler. 

Cette  voix  ëtoit  celle  d'une  femme 
qui  paroissoit  jeune  ,  et  dolit  tout  l'en- 
semble (^foit  bien  propre  à  faire  naître 
Je  plus  vif  désir  de  voir  son  visage. 
Malheureusement  le  voile  noir. dont  il 
étoit  couvert  n'étoit  point  transparent  ; 
mais  la  foule  l'avoit  un  peu  dérangé, 
en  sorte  qu'il  étoit  possible  d'aperce- 
voir un  cou  qui  ne  le  cédoil  point  en 
beauté  à  celui  de  la  Vénus  de  Médicis. 
Blanc  comme  la  neige,  il  étoit  ombragé 
par  une  foret  de  cheveux  rhâ tains  qui 
descendoient  en  boucles  jusqu'à  sa  cein-r 


lo  LE  MOTNE. 

lure.  Sa  taille  étoit  légère  et  flexible 
comme  celle  d'une  nymphe  des  bois; 
son  sein  étoit  soigneusement  voilé.  Elle 
portoit  à  son  bras  un  chapelet  à  gros 
grains.  Sa  robe  blanche,  qu'ornoit  une 
ceinture  bleue ,  «iaissoit  voir  un  pied 
mignon,  dont  un  soulier  mordoré  des- 
sinoit  agréablement  la  forme.  Telle 
étoit  la  femme  à  laquelle  le  plus  jeune 
des  deux  s'empressa  d'offrir  sa  chaise; 
exemple  que  l'autre  fut  obligé  d'imiter 
envers  la  dame  aux  yeux  louches. 

Celle-ci  accepta  l'offre  avec  de  gran- 
des démonstrations  de  reconnoissance, 
mais  sans  se  faire  prier.  La  jeune  l'ac- 
cepta égaleraient ,  mais  sans  autres  com- 
plimens  qu'une  révérence.  Don  Lorenzo 
(tel  étoit  le  nom  du  jeune  homme)  se 
procura  une  autre  chaise  ,  et  se  plaç2| 
près  d'elle  ;  mais  ce  ne  fut  qu'après 
avoir  dit  à  l'oreille  quelques  paroles  à 
son  ami,  qui,  entendant  à  demi-mot, 
se  plaça  de  son  côté  près  de  la  vieille 
dame ,  et  entra  avec  elle  en  grande 
conversation. 

«  Vous  êtes  sans  doute  ,  mademoi- 
selle ,  arrivée  depuis  peu  de  temps  à 
Madrid,  dit  Lorenzo  à  sa  belle  voisine; 
tant  de  charmes  y  auroieat  déjà  fait  du 


LE  MOINE.  II 

bruit,  si  ce  n'étoit  pas  aujourd'hui  votre 
première   apparition  ;   la  jalousie  des 
femmes  et  les  hommages  des  persomies 
de  mon  sexe  auroient  déjà  attiré  sur 
vous  l'attention  générale.  » 

Il  attendit  une  réponse  ;  mais  comme 
ce  qu'il  avoit  dit  n'étoit  pas  une  inter- 
rogation directe,  la  jeune  personne  ne 
répondit  point.  Après  quelques  instans 
de  silence,  il  reprit: 

«  En  soupçonnant  que  vous  êtes 
étrangère  à  Madrid  ,  ai-je  fait ,  made- 
moiselle, une  fausse  conjecture?  » 

La  jeune  personne  hésita  ;  après  quel- 
ques instans  d'indécision,  elle  se  déter- 
mina à  lui  répondre  tout  bas  :  — >  «  Non , 
monsieur.  » 

«  Comptez-vous  y  rester  long-temps  ? 

«  Oui,  monsieur.  » 

«  Je  m'estimerois  fort  heureux ,  s'il 
étoit  en  mon  pouvoir  de  vous  y  pro- 
curer quelque  agrément.  Je  suis  bien 
connu  à  Madrid,  et  ma  famille  a  du 
crédit  à  la  cour.  5i  vous  me  permettez 
de  vous  y  rendre  quelque  service ,  ce 
sera  tout  à  la  fois  m'honorer  et  m'o- 
bliger.  « 

A  moins  que  cette  jeune  personne , 
dit-il  en  lui-même,  n'ait  fait  vœu  de 


13  LE  MOINE. 

né  jamais  répondre  que  par  monosyl- 
labes, elle  doit  à  présent  me  dire  quel- 
que chose. 

Lorenzo  fut  trompé  dans  son  attente  * 
elle  ne  lui  répondit  que  par  une  pro- 
fonde inclination  de  tète. 

II  s'aperçut  alors  que  sa  voisine  n'ai- 
moit  pas  la  conversation.  Mais  cette 
taciturnité  provenoit-elle  d'orgueil ,  de 
discrétion,  de  timidité,  ou  d'un  défaut 
de  vivacité ,  c'est  ce  dont  il  ne  pouvoit 
encore  s'éclaircir. 

Après  quelques  instans  de  silence  : 
«  On  voit ,  mademoiselle  ,  que  vous 
connoissez  peu  nos  usages  ,  puisque 
vous  continuez  à  porter  votre  voile. 
Permettez-vous  que  je  vous  en  débar- 
rasse ?  » 

Au  même  instant  Lorenzo  avança  la 
main  vers  le  voile  :  elle  l'arrêta. 

«  Non,  monsieur,  je  n'ôte  jamais  mon 
voile  en  public.  » 

«  Et  quand  vous  l'ôteriez,  ma  niècç, 
quel  mal  y  auroit-il?- je  vous  prie,  dit 
Léonelle  (c'étoit  le  nom  de  la  vieille); 
ne  voyez-vous  pas  que  toutes  les  autres 
dames  ont  ôté  le  leur?  J'ai  déjà  mis  le 
mien  de  côté ,  et  assurément  si  j  expose 
mon  visage  aux  regards  du  public,. il 


LE  MOINE.  i5 

me  semble  que  vous  pouvez  bien  aussi 
exposer  le  votre.  Allons,  mon  enfant, 
ôlez  votre  voile;  je  vous  réponds  que 
personne  ne  s'enfuira  en  vous  vojant.  » 

«  Ma  chère  tante ,  ce  n'est  pas  l'usage 
en  Murcie.  «  ^ 

«  En  Murcie  î  et  qu'importe  ?  Vous 
ne  cesserez  donc  pas  de  nous  parler  de 
ce  triste  pays?  Si  c'est  la  coutume  à 
Madrid ,  cela  doit  nous  suIFii  e.  Olez 
donc  votre  voile  ;  obéissez-moi  snr-le— 
chanip ,  Antonia  j  vous  savez  que  je 
n'aime  point  la  contradiction.  » 

La  nièce  ne  répondit  point;  mais  elle 
ne  s'opposa  plus  aux  efforts  de  don 
Lorenzo,  qui,  fort  de  l'approbation  de 
la  tante,  se  hâta  d'enlever  le  voile.  La 
plus  jolie  figure  se  présenta  alors  à  son 
admiration  ;  ce  qu'on  peut  appeler  une 
vraie  tête  de  séraphin.  Cependant  elle 
étoit  plus  jolie  que  belle;  le  charme 
provenoit  moins  de  la  régularité  de  ses 
traits  que  de  l'air  de  douceur  et  de  sen- 
sibilité répandu  sur  toute  sa  physiono- 
mie :  elle  paroissoit  âgée  tout  au  plus 
de  quinze  ans.  Chaque  partie  de  son 
visage,  prise  séparément,  n'étoit  point 
parfaite,  mais  le  tout  étoît  adorable.  Sa 
peau  n'étoit  pas  totalement  exempte  de 

I.  3 


14  liE  MOINE. 

taches  ;  ses  jeux  n'étoient  pas  fort 
grands  ;  ses  paupières  n'étoient  pas 
extraordinairement  longues-  mais  ses 
lèvres  avoient  la  fraiclieur  de  la  rosej 
son  cou  j  sa  main,  son  bras,  tout  éloit 
parfait,^  ses  yeux  étoient  doux  et  bril- 
lans  comme  leciel.  Un  sourire  fin,  qu'on 
voyoit  errer  sur  ses  lèvres,  annoncoit 
en  elle  une  aimable  vivacité  que  compri- 
moit  visiblement  son  excessive  timidité, 
•ii'em barras  de  la  modestie  se  peignoit 
dans  tous  ses  regards,  et  lorsqu'ils  ren- 
controient  par  hasard  ceux  de  Loren- 
zo ,  aussitôt  on  les  voyoit  retomber 
çur  son  rosaire.  Ses  JQues  se  coloroient; 
elle  disoit  alors  son  chapelet  avec  beau- 
coup d'attention ,  comme  on  "peut  le 
croire. 

Lorenzo  tenoit  les  jeux  fixés  sur 
elle  ,  avec  un  mélaiige  de  surprise  et 
d'admiration.  Léonelle  crut  devoir  faire 
quelques  excuses  sur  la  timidité  puérile 
de  sa  nièce. 

«C'est  une  enfant,  dit-elle,  qui  n'a^ 
jamais  vu  le  monde;  elle  a  été  élevée 
dans  un  vieux  château  de  la  Murcie,  et 
n'a  jamais  eu  d'autre  société  que  celle 
de  sa  mère,  qui,  Dieu  lui  fasse  paix, 
n'a  pas   le  sens  commun  ,.  quoiqu'elle 


LE  MOTNE.  i5 

ïoit  ma  sœur  et  de  père  et  de  mère.  » 
«  Et  elle  n'a  pas  le  sens  commun  !  dit 
don  Christoval  avec  un  feint  étonne- 
ment  5  cela  me  paioît  fort  extraordi- 
naire, j) 

«  Oh!  c'est  un  fait,  monsieur;  et  ce- 
pendant voyez  comme  certaines  gens 
ont  du  bonheur  !  Un  jeune  seii^neur, 
d'une  des  premières  maisons  deMadrid, 
s'avisa  de  trouver  que  ma  sœur  uvoit 
de  l'esprit  et  qu'elle  étoit  jolie.  Pure 
chimère  !  ma  sœur  avoit  à  la  vérité  des 
prélenli  )ns  à  tout  cela  ;  mais  moi  qui 
ia  connois,  je  sais  fort  bien  qu'elle  u'a- 
voit  ni  esprit  ni  beauté,  et  j'ose  me 
flatter  que  si   j'avois  pris   pour  plaire 

la  moitié  autant  de  peines Mais  ce 

n'est  pas  ce  dont  il  s'agit.  Je  disois 
donc,  monsieur ,  qu'un  jeune  seigneur 
devint  amoureux  d'elle ,  et  l'épousa  à 
l'insu  de  son  père.  Leur  union  resta  se- 
crète pendant  près  de  trois  ans  ;  mais 
enfin  le  vieux  marquis,  fort  mécontent 
en  apprenant  cette  nouvelle ,  prit  aus- 
sitôt la  poste  pour  Cordoue,  résolu  de 
fane  arrêter  Elvire.  et  de  l'envoyer  si 
loin  qu'on  n'en  entendît  jamais  parler. 
Quel  tapage  il  fit,  grand  Dieu  !  lors- 
qu'au arrivant  il  trouva  qu'elle  s'étôit 


l6  LE  MOINE. 

échappée,  quelle  ëtoit  allée  rejoindre 
son  mari ,  et  qu'ils  venoient  de  s'embar- 
quer l'un  et  l'autre  pour  les  Indes  oc- 
cidentales !  Il  jura ,  tempêta  contre  nous 
tous  ,  comme  s'il  eût  été  possédé  du 
malin  esprit  ;  il  fit  jeter  mon  père  dans 
une  prison  ;  mon  père  !  qui ,  j'ose  le 
dire  ,  étoit  bien  le  plus  honnête  cor- 
donnier qu'on  pût  trouver  dans  Cor- 
doue  ;  et  quand  il  nous  quitta  ,  il  eut  la 
cruauté  de  nous  enlever  le  petit  garçon 
de  ma  sœur;  un  enfant  de  deux  ans, 
que,  dans  la  promptitude  de  sa  fuile, 
elle  avoit  été  forcée  de  nous  laisser. 
.T'ai  tout  lieu  de  présumer  qu'il  en  a 
fort  mal  agi  avec  le  pauvre  enfant;  car 
nous  avons  reçu ,  peu  de  mois  après , 
Ja  nouvelle  de  sa  mort.  » 

«  C'étoit  ,  madame  ,  un  méchant 
vieillard  que  ce  marquis-là ,  »  dit  don 
Christoval. 

«  Un  grossier,  un  homme  sans  dis- 
cernement !  Croiriez-vous  ,  monsieur, 
qu'il  eut  l'insolence  de  me  dire ,  lorsque 
je  m'cfForçois  de  l'appaiser  :  «  Retirez- 
vous,  sorcière,  .le  voudrois ,  pour  pu- 
nir le  comte,  que  votre  sœur  vous 
ressemblât.  » 

«  Voilà    un    propos  fort   ridicule , 


LE  MOINE.  17 

s'écria  don  Chrisloval.  Je  ne  doute  pas 
que  le  comte ,  au  contraire ,  n'eût  été 
fort  aise  d'échanger ,  s'il  eût  été  pos- 
sible ,  une  sœur  pour  l'autre.  » 

Ah  !  monsieur,  vous  êtes  réellement 
trop  poli.  Cependant  je  ne  suis  pas 
fâchée*,  d'après  l'événement ,  qu'il  ait 
donné- la  préférence  à  ma  sœur.  La  pau- 
vre Elvire  n'a  pas  eu  fort  à  se  féliciter 
des  suites  de  cette  union.  Après  treize 
mortelles  années  de  séjour  en  Améri- 
que, son  mari  mourut;  elle  revint  en 
Espagne  ,  sans  argent ,  sans  ressource , 
sans  asile  où  elle  pût  reposer  sa  tête. 
Antonia,que  vous  voyez,  étoit  le  seul 
enfant  qui  lui  restât.  Son  beau -père, 
toujours  irrité  contre  le  comte,  s'étoit 
remarié  pendant  leur  absence  ;  il  avôit 
eu  de  sa  seconde  femme  un  fils  qu'on 
dit  être  aujourd'hui  un  fort  aimable 
jeune  homme.  Le  vieux  martjuis  re- 
fusa de  voir  ma  sœur  à  son  retour; 
cependant  il  lui  assigna  une  modique 
pension  ,  moyennant  qu'elle  iroit  vivre 
avec  son  enfant  en  Muicie,  dans  un 
vieux  château  qui  avoit  été  jadis  l'ha- 
bitation favorite  de  son  fils  aîné  ,  et 
que ,  pour  celte  raison ,  le  vieux  mar- 
quis  laissoit  tomber  en  ruine.  Ma  sœur 


i8  LE  MOINE. 

accepta  la  proposition  ,  et  se  rendit  en 
Murcie,  où  elle  est  restée  jusqu'à  la  fin 
du  mois  dernier.  » 

«  Et  quelle  affaire  l'a  conduite  à  Ma- 
drid ?  »  dit  Lorenzo,  qui  avoit  ëcouté 
avec  le  plus  vif  intérêt  le  récit  de 
Léonelie. 

«Hélas!  monsieur  son  beau -père 
vient  de  mourir;  l'intendant  du  château 
de  Murcie  a  refusé  de  lui  payer  plus 
long-temps  sa  pension.  Elle  vient  d'ar- 
river à  Madrid  dans  l'intention  d'adres-' 
ser  ses  sollicitations  au  jeune  marquis; 
mais  je  crains  qu'elle  n'ait  pris  une  peine 
inutile.  Vous  n'avez  jamais  trop  d'ar- 
gent, vous  autres  jeunes  seigneurs,  et 
vous  n'êtes  jamais  disposés  à  vous  eu 
dessaisir  en  faveur  des  femmes  ,  lors- 
qu'elles sont  un  peu  âgées.  J 'a vois  con- 
seillé à  ma  sœur  de  charger  Antonia 
d'aller  présenter  ses  demandes;  mais 
elle  a  rejeté  mon  conseil.  Elle  est  si 
obstinée!  Antonia,  avec  sa  jolie  petite 
figure,  auroit  pu  obtenir  tout  ce  qu'elle 
auroit  demandé.  » 

o  Et  pourquoi  ,  dit  don  Christoval 
d'un  ton  ironiquement  passionné  ,  s'il 
faut  une  jolie  figure  ,  votre  sœur  n'a- 
l-elle  pas  recours  à  vous?  » 


LE  MOINE.  19 

«  Monsieur,  vous  me  rendez  confuse. 
Je  ne  sais  pas  si  naa  sœur  auroit  pu  son- 
ger à  cet  expédient  ;  mais,  quant  à  moi, 
je  connois  ie  danger  de  pareilles  com- 
missions ,  et  je  n'oserois  jamais  n\ex- 

poser Les  hommes  sont  aujourd'hui 

si  m^chans  !  >» 

«  Vous  avec  donc  ,  madame  ,  une 
grande  aversion  pour  les  hommes?  » 

«Monsieur,  jusqu'à  présent  je  n'ai 
pas  lieu. . .  .  >♦ 

«  Mais  s'il  arrivoit  qu'à  présent  un 
jeune  homme  aimable  vous  proposât, 
par  exemple,  le  mariage,  amiez-vous 
Ja  cruauté  de  rejeter  ses  offres?  » 

«  Un  jeune  homme  aimnble?  .le  ver- 
rois  alors,  monsieur,  ce  que  j  aurois 
à  faire.  » 

En  disant  ces  mots  elle  vpulut  jeter 
à  don  Christoval  un  regard  tendre  et 
significatif;  mais,  grâce  à  l'obliquité  de 
.s^s  yeux,  ce  fut  Ljienzo  qui  le  reçut. 
Il  fit  une  profonde  révérence  en  signe 
de  remerciement. 

«  Puis-je-  vous  demander  ,  dit-il ,  le 
nom  du  jeune  seigneur  auprès  duquel 
donna  Elviie  se  propose  de  faire  des 
démarches?  « 

«  Le  marquis  de  Las  Cislernas.  a 


20  LE  MOINE. 

ft  Cjslernas  !  je  le  coiinois  beaucoup. 
Il  n'est  pas  en  ce  moment. à  Madrid; 
mais  on  l'attend  incessamment.  C'est  ua 
excellent  jeune  homme  ;  et  si  l'aimable 
Antonia  me  perme.t  d'élre  au  pi  es  de  lui 
son  avocat ,  je  crois  pouvoir  lui  rap- 
porter d'heureuses  nouvelles.  » 

Antonia  leva  sur  lui  ses  beaux  jeux 
bleus ,  et  le  remercia  par  un  agréable 
sourire.  Léonelle  fit  des  remerciemeus 
beaucoup  plus  brujans ,  et  accepta  son 
offre  avec  les  assurances  de  la  plus  vive 
reconnoissance.  «  Mais,  Antonia  ,  pour- 
quoi ne  parlez-vous  pas,  mon  enfant? 
Répondez  aux  civilités  de  monsieur. 
Auriez-vous  la  bonté  de  m'expliquer, 
conliuna-t-elle  en  s'adressant  à  don 
Chrisloval ,  à  quelle  occasion  tant  de 
monde  se  trouve  aujourd'hui  rassemblé 
dans  cette  église  ?  » 

«  Ignorez -vous  ,  madame,  que  le 
père  Ambrosio,  prieur  de  ce  couvent, 
fait  ici  un  sermon  tous  les  jeudis  ?  Tout 
Madrid  retentit  de  ses  louanges,  et 
comme  il  n'a  encore  prêché  que  trois 
fois,  tout  le  monde  âtccourt  pour  l'en- 
tendre. Quoi  !  le  bruit  de  sa  renommée 
n'est  pas  parvenu  jusqu'à  vous! 

«  Hélas!  monsieur,  je  ne  suis  arrivée 


LE  MOINE.  21 

que  d'hier  à  Madrid ,  et  nous  sommes 
si  peu  instruits  à  Cordoue  de  ce  qui  se 
passe  dans  le  reste  du  monde ,  que  ht  nom 
d'Ambrosio  n'y  est  pas  encore  parvenu.  » 

«  Ce  nom  est  ici  dans  toutes  les  bou- 
ches ;  hommes  et  femmes,  jeunes  et 
vieux  ,  n'en  parlent  qu'avec  entliou- 
siasme.  Nos  grands  d'Espagne  le  com- 
blent de  présens;  leurs  femmes  ne  veu- 
lent que  lui  pour  confesseur  ;  il  est 
connu  par  toute  la  ville  sous  le  nom  de 
l'homme  de  Dieu.  » 

«Il  est  sans  doute,  monsieur,  d'une 
illustre  origine,  dit  Léonelle.  » 

(c  C'est  ce  qu'on  ne  sait  point.  Le  der- 
nier prieur  des  Dominicains  le  trouva  , 
comme  il  étoit  encore  enfant,  à  la  porte 
de  son  couvent.  On  fit  d'inutiles  recher- 
ches pour  découvrir  qui  l'avoit  laissé 
là  ;  il  a  été  élevé  dans  le  monastère.  On  a 
remarqué  en  lui  dès  son  enfance  beau- 
coup de  goût  i^our  l'étude  et  ki  vie  re- 
tirée, et  aussitôt  quil  a  été  en  âge,  il 
a  prononcé  ses  vœux.  Personne  depuis 
n'est  venu  le  réclamer,  et  l'on  ignore 
encore  le  secret  de  sa  naissance.  Les 
moines,  charmés  d'entretenir  le  crédit 
que  donnent  à  leur  couvent  les  talens 
de  cet  homme,  n'ont  pas  hésité  à  pu- 


32  LE  MOINE. 

blier  que  c'est  un  présent  qui  leur  a  été 
fait  par  la  sainte  Vierge.  Il  fcfut  avouer 
que  la  singulière  austérité  de  sa  vie 
donne  à  cette  fabJe  un  air  de  probabi- 
lité. Il  est  à  présent  âgé  d'une  trentaine 
d'années.  Toutes  les  heures  de  sa  jeu- 
nesse ont  été  consacrées  à  l'étude,  dans 
un  isolement  absolu  de  la  société  et 
dans  de  continuelles  mortifications. 
Nommé  prieur  de  sa  communauté  il  y 
a  environ  trois  semaines ,  il  n'avoit  ja- 
mais franchi  les  murs  de  son  couvent  ; 
il  ne  les  franchit  même  à  présent  que 
pour  se  rendre  à  la  chaire  de  cette 
église,  où  tout  Madrid  accourt,  com- 
me vous  vojez,  pour  l'entendre.  On  le 
dit  fort  savant  et  fort  éloquent.  Il  n'a 
pas ,  dans  tout  le  cours  de  sa  vie ,  trans- 
gressé un  seul  des  réglemens  de  son 
ordre;  on  n'aperçoit  pas  la  plus  légère 
tache  sur  son  caractère,  et  quant  à  son 
vœu  de  ckasîeté,  on  assure,  madame, 
qi/il  ne  sait  pas  même  quelle  différence 
il  j  a  entre  un  homme  et  une  femme  : 
aussi  est-il  déjà  regardé  comme  un  saint 
par  le  commun  peuple.  » 

«  Si  l'on  est  saint  à  ce  prix,  dit  An- 
tonia,  je  puis  bien  me  flatter  aussi  d'être 
une  sainte.  » 


LE  MOINE  23 

«  Miséricorde  I  s'écria  Léonelle;  de 
-quelle  question  vous  occupez-vous  là, 
ma  nièce?  ces  sortes  de  sujets  ne  sont 
point  de  la  compétence  d'une  jeune  per- 
sonne. Ne  devez-vous  pas  ignorer  qu'il 
existe  dans  le  monde  ce  qu'on  appelle 
des  hommes?  ne  devez-vous  pas  ima- 
giner que  tout  le  monde  est  du  même 
sexe  que  vous?  Toute  la  différence  est 
que  les  uns  ont  de  la  barbe,  et  que  les 
auties  n'en  ont  point;  ceux-ci  la  gorge 
rebondie ,  ceux-là >» 

Léonelle  eût  probablement  continué 
d'instruire  sa  petite  nièce  par  le  moyen 
de  ces  ingénieuses  distinctions ,  si  un 
murmure  de  contentement ,  qui  se  ré- 
pandit en  ce  moment  par  toute  l'église, 
n'eût  annoncé  l'arrivée  du  prédicateur. 
Donna  Léonelle  se  leva  de  dessus  sa 
ckaise  pour  le  mieux  voir,  et  Autonia 
imita  son  exemple. 

Le  prédicateur  étoit  un  fort  bel  hom- 
me; sa  figure  éioit  extrêmement  agréa- 
ble, sa  taille  haute  et  son  aspect  impo- 
sant ;  un  nez  aquilin  ,  un  œil  noir  et 
brillant ,  d'épais  sourcils  fort  rappro- 
chés ,  étoient  les  traits  les  plus  remar- 
quables de  sa  physionomie  ;  ses  cheveux 
étoient  d'un  brun  clair.  Quoiqu'il  ne  fût 


24  LE  MOINE. 

encore  qu'à  Ja  fleur  de  l'âge,  l'étude  et 
les  veilles  avoient  presque  totalement 
décoloré  ses  joues.  Son  iront  serein  pa- 
roissoit  être  le  siège  de  la  candeur  et  de 
la  vertu  ;  tous  ses  traits  exprimoient  le 
contentement  intérieur  d'une  ame  éga- 
lement exempte  de  soins  et  de  crimes  : 
•il  salua  l'auditoire  d'un  air  fort  humble. 
On  remarquoit  encore  dans  son  regard 
vif  et  pénétrant  une  sorte  de  sévérité 
qui  commandoit  la  vénération,  et  dont 

Feu  de  personnes  pouvoient  soutenir 
aspect.  Tel  étoitAmbrosio,  prieur  des 
Dominicains,  et  surnommé  l'homme  de 
Dieu. 

Antonia  sentit  en  le  voyant  un  plaisir 
inexprimable.  Elle  attendoit  impatiem- 
ment que  le  moine  vint  à  parler,  et 
quand  il  parla ,  le  son  de  sa  voix  péné- 
tra jusqu'au  cœur  de  la  jeune  fille.  Les 
autres  auditeurs,  quoique  moins  vive- 
ment émus  ,  n'entendirent  point  le  pré- 
dicateur sans  intérêt  :  tons  étoient  at- 
tentifs, et  le  plus  profond  silence  régnoit 
jusque  dans  les  chapelles  les  plus  re- 
culées. Lorenzo  lui-même  ne  put  résis- 
ter au  charme;  il  oublia  qu  Antonia  étoit 
assise  auprès  de  lui,  et  n'eut  d'attention 
que  pour  le  prédicateur. 


LE  MOINE.  2^ 

Ambrosio  d(^veloppa  en  termes  clairs, 
simples  et  énergiaues,  le.s  beaulés  de  la 
religion  ;  il  expliqua  ,  avec  aiit^^nt  de 
clarté  que  de  précision ,  quelques  arti- 
cles obscurs  des  saintes  écritures  ;  il 
déclama  contre  les  vices  de  l'hurnanité, 
dépeignit  les  châtimensqui  leur  étoient 
réservés  dans  l'autre  inonde^  et  sa  voix 
alors ,  tout  à  la  fois  distincte  et  "pro- 
fonde, devint  terrible  comme  celle  de 
la  tempête.  Pas  un  seul  auditeur  qui  ne 
fît,  en  frémissant,  un  retour  sur  sa  vie 
passée  ;  chacun  crut  entendre  rouler  le 
tonnerre  sur  sa  tète ,  et  voir  sous  ses  pieds 
l'abvme  de  l'éternité.  Mais  lorsque,  par 
une  brusque  transition,  Ambrosio  vint 
à  peindre  la  douce  sérénité  d'une  cons- 
cience pure,  les  récompenses  promises 
aux  âmes  vertueuses,  l'auditoire  repiit 
insensiblement  couiat^e;  on  vit  re|  a- 
roître  sur  tous  les  visages  1  espoir  et  la 
confiance  en  la  miséricorde  infinie  de 
Dieu.  On  altendoit  avec  impatience 
chaque  parole  consolante  qui  sortoit  de 
la  bouche  du  prédicateur,  et  bientôt, 
en  écoutant  sa  voix  mélodieuse,  chacun 
se  crut  transporté  dans  ces  heueuses 
régions  qu'il  dépeigfioit  à  l'imagination 
avec  des  couleurs  si  vives  et  si  brillantes . 
I.  3 


28  LE  MOINE. 

d'estime,  je  pourrois  même  dire  d'af- 
fection, que  je  suis  mui-même  ëlonnée 
de  la  vivacité  de  tues  senlimens.  » 

«  Vous  êtes  jeune,  reprit  Lorenzo  en 
souriant;  il  ^st  naturel  que  votre  cœur 
sente  vivement  ces  premières  impi-es- 
sions  ;  que ,  simple  et  sans  artifice  comme 
vous  paroissezJ'être ,  vous  ne  soupçon- 
niez-point  leâ  autres  de  dissimulation, 
et  que,  ne  voyant  le  monde  qu  à  travers 
le  prisme  de  votre  propre  innocence, 
tout  ce  qui  vous  environne  vous  paroisse 
digne  de  votre  estime;  mais  il  faut  vous 
attendre  à  voir  se  dissiper  ces  sédui- 
santes illusions,  à  découvrir  dans  ceux 
qui  excitent  le  plus  votre  admiration 
des  senlimens  quelqueroi^'  avilissans,à 
trouver  même  des  ennemis  dans  ceux 
qui  vous  montrent  Je  plus  de  bienveil- 
lance. M 

«  Hélafî!  monsieur,  répondit  A ntonia, 
les  inft)rtunes  de  mes  parens  ne  me  four- 
nissent que  trop  d'exemples  de  fausseté 
et  de  perfidie  ;  cependant  je  ne^puis 
croire  que  le  trait  de  sympathie  qui  me 
porte  involontairement  vers  ce  digne 
religieux,  doive  m'inspirer  des  craintes 
pour  l'avenir.  » 

«  Je  ne  le  crois  pas  plus  que  vous.  Le 


LE  MOINE.  29 

père  Ambrosio  jouit  d'une  excellente 
réputation.  Un  homme  d'aiHeurs  qui  a 
passé  toute  sa  vie  entre  les  murs  d'un 
couvent  ne  peut  avoir  trouvé  l'occasion 
de  mal  faire,  quand  même  il  en  auroit 
eu  la  volonté;  mais  à  présent  que,  par 
les  devoirs  de  son  état,  il  va  se  trouver 
obligé  de  sortir  de  temps  en  temps  de  sa 
retraite,  de  voir  un  peu  le  monde,  qui 
lui  est  encore  inconnu ,  il  faut  voir  com- 
ment il  soutiendra  cette  épreuve.  » 

«  Oh  !  j'espère  qu'il  la  soutiendra 
glorieusement.  » 

«  Je  l'espère  aussi ,  mademoiselle ,  et 
l'intérêt  que  vous  prenez  à  ses  succès, 
s'il  en  éloit  instruit,  seroit  sans  doute 
pour  lui  un  grand  motif  d'encourage- 
ment. Tout  annonce  d  ailleurs  qu'il  est 
né  pour  faire  exception  à  la  règle  géné- 
rale ,  et  l'envie  chercheroit  en  vain  à 
noircir  son  caractère.  » 

«  Vous  me  (ailes ,  monsieur  ,  beau-*- 
coup  de  plaisir  en  me  donnant  cette 
assurance.  Je  suis  charmée  de  pouvoir 
me  livrer  sans  crainte  au  penchant  qu'il 
m'inspire,  et  j'aurois  été  bien  fâchée, 
si  vous  m'eussiez  conseillé  de  résister  à 
ce  sentiment.  Ma  tante,  monsieur  dit 
que  le  père  Ambrosio  est  un  homme 


28  LE  MOINE. 

d'estime,  je  pourrois  même  dire  d'af- 
fection, que  je  suis  moi-même  étonnée 
de  la  vivacité  de  tnes  senlimens.  » 

«  Vdus  êtes  jeune,  reprit  Loreuzo  en 
souriant;  il  est  naturel  que  votre  cœur 
sente  vivement  ces  premières  impi^s- 
sious;  que,  simple  et  sans  artifice  comme 
vous  paroissezJ'êlre ,  vous  ne  soupçon- 
niez, point  les  autres  de  dissimulation, 
et  que,  ne  voyant  le  monde  qu  à  travers 
le  piisme  de  votre  propre  innocence, 
tout  ce  qui  vous  enviroruie  vous  paroisse 
digne  de  votre  estime;  mais  il  faut  vous 
attendre  à  voir  se  dissiper  ces  sédui- 
santes illusions,  à  découvrir  dans  ceux 
qui  excitent  le  p'us  votre  admiration 
des  sentimens  quelquefois'  avilissans,à 
trouver  même  des  ennemis  dans  ceux 
qui  vous  montrent  le  plus  de  bienveil- 
Jance.  » 

«  Hé!a'^!  monsieur,  répondit  A  ntonia, 
les  infortunes  de  mes  parens  ne  me  four- 
nissent que  trop  d'exemples  de  fausseté 
et  de  perfidie;  cependant  je  ne  puis 
croire  que  le  trait  de  sympathie  qui  me 
porte  involontairement  vers  ce  digne 
religieux,  doive  m'inspirer  des  craintes 
pour  l'avenir.  » 

«  Je  ne  le  crois  pas  plus  que  vous.  Le 


LE  MOINE.  29 

père  Ambrosio  jouit  d'une  excellente 
réputation.  Un  homme  d'aiHeurs  qui  a 
passé  toute  sa  vie  entre  les  murs  d'un 
couvent  ne  peut  avoir  trouvé  l'occasion 
de  mal  faire,  quand  même  il  en  auroit 
eu  la  volonté;  mais  à  présent  que,  par 
les  devoirs  de  son  état,  il  va  se  trouver 
obligé  de  sortir  de  temps  en  temps  de  sa 
retraite,  de  voir  un  peu  le  monde,  qui 
lui  est  encore  inconnu ,  il  faut  voir  com- 
ment il  soutiendra  cette  épreuve.  » 

«  Oh  !  j'espère  qu'il  la  soutiendra 
glorieusement.  » 

«Je  l'espère  aussi,  mademoiselle,  et 
l'intérêt  que  vous  prenez  à  ses  succès, 
s'il  en  éloit  instruit ,  seroit  sans  doute 
pour  lui  un  grand  motif  d'encourage- 
ment. Tout  annonce  d  ailleurs  qu'il  est 
né  pour  faire  exception  à  la  règle  géné- 
rale ,  et  l'envie  chercheroit  en  vain  à 
noircir  son  caractère.  » 

«  Vous  me  laites ,  monsieur  ,  beau-^ 
coup  de  plaisir  en  me  donnant  cette 
assurance.  Je  suis  charmée  de  pouvoir 
me  livrer  sans  crainte  au  penchant  qu'iï 
m'inspire,  et  j'aurois  été  bien  fâchée, 
si  vous  m'eussiez  conseillé  de  résister  à 
ce  sentiment.  Ma  tante,  monsieur  dit 
que  le  père  Ambrosio  est  un  homme 


3b  LE  MOINE. 

irréprochable;  engagez,  je  vous  priç^ 
maman  à  le  choisir  pour  notre  confes- 
seur. » 

«  Pour  notre  confesseur,  reprit  Léo- 
nelle  ?  c'est  ce  que  je  ne  ferai  point , 
soyez-en  sûre.  Je  ne  l'aime  point,  moi, 
îirotre  père  Ambrosio;  il  a  l'air  trop  sé- 
vère :  son  regard  me  fait  trembler  de  la 
tête  aux  pieds.  S'il  éloit  mon  confesseur, 
je  n'aurois  pas  le  courage,  en  vérité ,  de 
tout  lui  dire ,  et  alors ,  bon  Dieu  !  où  en 
serions-nous?  Le  tableau  qu'il  nous  a 
fait  de  l'enfer  m'a  causé  une  si  grande 
frayeur ,  que  je  n'en  reviens  point  ;  et 
quand  il  a  parlé  des  pécheurs ,  j'ai  cru 
qu'il  alloit  tous  nous  manger.  » 

5) Vous  avez  raison,  segnora,  reprit 
don  Christoval  ;  un  excès  de  sévérité 
est,  dit-on,  le  seul  défaut  d'Ambrosio. 
J'ai  oui  dire  que,  dans  l'administration 
intérieure  de  son  couvent  ,  il  a  déjà 
donné,  à  l'égard  des  autres  religieux, 
quelques  preuves  de  l'inflexibilité  de 
son  caractère.  Mais  la  foule  commence 
à  se  dissiper.  Voulez-vous  nous  permet- 
tre, mesdames,  de  vous  accompagner 
jusqu'à  votre  demeure?» 

«  O  ciel  !  s'écria  Léonelle  en  faisant 
semblant  de  rougir,  je  ne  voudrois  pas^. 


LE  MOINE.  5î 

monsieur,  pour  tout  au  monde,  souffrir 
que  v^ous  prissiez  tant  de  peine.  Ma  sœur 
est  si  scrupuleuse,  qu'elle -me  feroit  une 
grande  heure  de  réprimande,  si  elle  me 
voyoit  rentrer  accompagnée  par  un  ca- 
valier inconnu.  D'ailleurs  je  desirerois, 
monsieur  ,  que  vous  voulussiez  bien 
différer  encore  quelque  temps  vos  pro- 
positions. .  .^ 

a  Mes  prc^silicns?  Je  vous  assur.e, 
segnora.  ...» 

«  Oui,  monsieur,  je  veux  bien  croire 
que  votre  empressement  est  sincèie,  et 
je  sens  quelle  peut  être  votre  impa- 
tience; mais  réellement  *je  désire  que 
vous  me  donniez  un  peu  de  répit.  Ce 
seroit  de  ma  part  un  procédé  peu  dé- 
licat, que  d'accepter,  dès  la  première 
entrevue,  l'offre  de  votre  main.  » 

ce  Madame,  je  vous  dorme  ma  parole 
d'honneur. ...» 

«Allons,  monsieur,  ne  me  pressez 
pas,  si  vous  m'aimez.  Je  regarderai 
votre  condescendance  pour  mes  vo- 
lontés comme  une  preuve  de  votre 
amour.  'Vous  recevrez  demain  matii> 
de  mes  nouvelles  ;  c'est  tout  ce  que 
je  puis  vous  accorder  aujourd'hui. 
Adieu.  Mais  je  voudrois,  messieurs,. 


Sa  LE  MOINE. 

savoir  le  nom  de  l'un  et  de  l'autre.  » 

«  Mon  ami ,  rc^pondit  Lorenzo ,  est 
le  comle  d'Ossoriu  ;  et  moi ,  l'on  me 
nomme  Lorenzo  de  Médina.  » 

«  Don  Lorenzo ,  j'informerai  ma  sœur 
de  vos  offres  obligeantes ,  et  vous  ferai 
connoître  le  résultat  de  notre  conver- 
sation. Où  puis -je  vous  adresser  une 
lettre  ?  »  ^ 

i<  Au  palais  de  Médina^c  est  le  lieu 
de  ma  résidence.  » 

«  Il  suffit.  Adieu,  messieurs;  et  vous, 
monsieur  le  comte,  modérez,  je  vous 
prie  ,  l'excessive  ardeur  de  votre  pas- 
sion. Cependant,  pour  vous  prouver 
qu'elle  ne  me  déplail  point,  et  que  mon 
intention  n'est  pas  de  vous  désespérer, 
recevez  cette  marque  de  mon  affection,- 
et  pensez  quelquefois  à  Léonelle.  » 

En  disant  ces  mots,  elle  lui  tendit  une 
main  sèche  et  ridée, que  don  Christoval 
baisa  ;  mais  ce  fut  de  si  mauvaise  grâce 
et  avec  une  répugnance  si  marquée, que 
Lorenzo  eut  toutes  le^  peines  du  monde 
à  ne  pas  éclater  de  rire.  Léonelle  alors 
se  hâta  de  sorûr  de  l'église  :  l'aimable 
Anlonia  la  suivit  en  silence.  Quand  elle 
fut  arrivée  au  portail,  elle  tourna  invo- 
lontairement la  tête ,  et  ses  regards  se 


I.E  MOINE.  33 

portèrent  vers  LorcLizo.  Celui-ci ,  qui 
ne  la  perdoit  pas  de  vue,  lui  fit  un  grand 
salut,  montrant,  par  quelques  signes, 
qu'il  regrettoit  de  la  quitter  :  elle  lui 
rendit  le  salut,  et  se  retira  prompte- 
ment. 

«  x^insi ,  dit  Cliristoval  à  son  ami 
lorsqu'ils  furent  seuls,  vous  m'avez  pro- 
cure^ une  charmante  intrigue  !  Pour  fa- 
voriser vos  desseins  sur  Antonia  ,  j'ai 
fait  obligeamment  quelques  honnêtetés 
à  la  tante,  et  airès  une  heure  au  plus, 
je  me  trouve  à  deux  doigis  du  mariage. 
Comment  me  récompenserez  -  vous  , 
mon  cher,  de  ce  que  j'ai  souffert  pour 
vous  servir;  d'avoir  pu  baiser,  en  votre 
nom,  la  main  de  cette  vieille  sorcière? 
Depuis  ce  moment-là  j'ai  u.i  goût  â'ail 
tout  autour  des  lèvres,  je  ne  sais  quelle 
odeur  de  cuisine;  je  suis  sur  qu'au  Pra- 
do l'on  me  prendra  pour  une  omelette 
ambulante.  » 

«  J'avoue  ,  mon  cher^  comte  ,  que 
vous  vous  êtes  trouvé  dans  une  situa- 
tion assez  périlleuse  ;  cependant  je  suis 
si  éloigné  de  la  croire  insupportable, 
que  je  vous  prierai  probablen.ent  de  ne 
pas  négliger  les  dons  qu'un  heureux 
hasard  vient  de  vous  offrir.  » 


34  LE  MOINE, 

a  Un  heureux  hasard  !  Je  vois ,  mon 
cher,  que  vous  en  tenez  déjà  pour  la 
petite  Antonia.  » 

«Je  ne  puis  vous  exprimer  combien 
elle  m'a  paru  charmante.  Depuis  la  mort 
de  mon  père ,  mon  oncle,  le  duc  lie  Mé- 
dina ,  m'a  fait  connoître  qu'il  d^siroit 
fie  me  voir  marié.  J'ai  jusqu'à  présent 
évité  de  remplir  ses  vues,  et  feint  de 
ne  point  les  comprendre  ;  mais,  à  vous 
dire  vrai,  depuis  que  j'ai  vu  cette  aima- 
biej  enfant. ...» 

«J'imagine,  Lorenzo,  que  vous  ne 
serez  pas  assez  fou  pour  vouloir  faire 
votre  fé\Time  de  la  petite-fille  du  très- 
honnéte  cordonnier  de  Cordoue?  » 

ft  Arrêtez,  Christoval,  vous  oubliez 
qu'elle  est  aussi  petite-fille  du  feu  mar- 
quis de  Las  Cislernas;  mais ,  sans  dis- 
puter sur  la  naissance  et  sur  les  titres,  je 
puis  vous  assurer  que  jamais  femme  ne 
m'a  aussi  vivement  intéressé.  « 

«  Cela  est  possible  :  vous  ne  pouvez 
cependant  songer  à  l'épouser.  » 

«  Et  pourquoi  donc,  mon  cher  comte? 
Je  suis  riche  assez  pour  elle  et  pour 
moi ,  et  vous  savez  que ,  sur  cet  article, 
mon  oncle  a  une  façon  de  penser  fort 
au-dessus  du  vulgaire*  D'après  ce  que 


LE  MOINE.  33 

j'ai  vu  de  Raymoad  de  Las  Cistemas , 
je  suis  bien  assuré  qu'il  s'empressera 
de  reconnoitre  Anlonia  pour  sa  uiece; 
sa  naissance  ne  pourra  donc  être  un 
obstacle  à  l'accomplisseaient  de  mes 
voeux.  Je  pourrai,  sans  inconvenance, 
lui  faire  ouvertement  l'offi  e  de  ma 
main  :  chercher  à  l'obtenir  à  d'autres 
•conditions,  c'est  ce  que  je  suis  incapable 
de  faire.  J'avoue  que  je  vois  en  elle  tout 
ce  qui  peut  me  rendre  heureux  dans  la 
possession  d'une  femme  :  elle  est  jeune, 
douce ,  aimable ,  sensible ,  et  je  suis  biea 
assuré  qu'elle  a  de  l'esprit. 

«  Comment  le  savez-vous?  elle  ne  dit 
point  auti  e  chose  quQ  «  Oui  et  non.  » 

«Il  est  vrai;  mais  vous  m  avouerez 
aussi  qu'elle  dit  toujours  «  Oui  et  non  » 
fort  à  propos.  D'ailleurs,  mon  ami,  ne 
voyez-vous  pas  que  tout  parle  en  elle, 
ses  yeux,  son  embarras,  sa  modestie  y 
sa  candenr  ? » 

«Oh  !  oui,  je  n'y  sqpgeois  pas;  je 
vois  que  vous  avez  raison.  Voulez- vous 
que  nous  nous  donnions  rendez-vous  ce 
soir  à  la  comédie  ?  nous  pourrons  parler 
de  tout  cela  plus  à  notre  aise.  » 

«  Cela  ne  m'est  pas  possibje  aujour- 
d'hui; je  ne  suis  arrivé  que  d  hier  au  soir 


36  LE  MOINE. 

à  Madrid ,  et  je  n'ai  encore  pu  voir  ma 
sœur.  Vous  savez  que  son  couvent  est 
dans  cette  rue,  et  j'j  allois  lorsque, 
voyant  la  foule  se  porter  à  cette  église, 
j'y  suis  entré  par  curiosité.  Je  vais  sui- 
vre ma  première  intention,  et  probable- 
ment je  passerai  la  soirée  au  parloir.  » 

«Votre  sœur  est  dans  un  couvent, 
dites-vous  ?  Mais ,  en  effet ,  je  l'avois 
oublié  ;  l'aimable  donna  Agnès!  Je  suis 
vraiment  étonné,  don  Lorenzo ,  que 
vous  ayez  pu  consentir  à  claquemurer 
une  si  charmante  fille  dans  la  triste 
enceinte  d'un  cloître.  » 

Moi,  don  Christoval  !  pouvez- vous 
me  soupçonner  d'qne  semblable  barba- 
rie ?  Vous  devez  vous  rappeler  qu'elle 
a  pris  le  voile  volontairement;  qu'elle- 
même  a  désiré,  je  ne  sais  d'après  quelles 
Sarticularités  ,  se  séparer  du  monde, 
'ai  tout  fait  pour  la  détourner  de  cette 
résolution  ;  mes  tentatives  ont  été  vai- 
nes, et  j'ai  perçlu  ma  sœur.  » 

«  Oh  !  vous  avez  de  quoi  vous  conso- 
ler, Lorenzo.  Il  revenoit,  si  j'ai  bonne 
mémoire,  à  donna  Agnès  une  portion 
d'héritages  de  dix  mille  piastres,  dont 
la  moitié.rentre  ainsi  dans  vos  mains. 
Par  saint  Jago ,  je  voHdrois  avoir  cin- 


LE  MOINE.  37 

nuante  sœurs  pareilles,  je  consentirais 
ae  tout  mon  cœur  à  les  perdre  au  même 
prix.  » 

«  Quoi!  reprit  Lorenzo,  d'un  air  ir- 
rité, me  soupçonneriez-vous  assez  vil 
pour  avoir  pu  influencer  les  résolutions 
de  ma  sœur  i*  Pensez-vous  que  la  désho- 
norante intention  de  me  rendre  maître 
de  sa  fortune...?  » 

«  Adieu,  adieu  ,  don  Lorenzo  :  vous 
voilà  déjà  tout  en  feu ,  prêt  à  vous  fâcher 
pour  un  mot.  Puisse  l'aimable  Antonia 
adoucir  cet  excès  de  susceptibilité  !  au- 
trement il  faudroit  avoir  à  chaque  ins- 
tant l'épée  à  la  main.  Pour  prévenir  une 
tragique  catastrophe  ,  je  vous  quitte. 
Adieu ,  modérez  ces  dispositions  inflam- 
mables, et  ressouvenez-vous,  quand  il 
s'agira,  pour  vous  obliger,  de  faire  l'a- 
mour à  quelque  vieille  femme,  que  vous 
pouvez  compter  sur  mes  services.  » 

En  disant  ces  mots ,  il  sortit  préci- 
pitamment de  l'église. 

«  Que  cet  homme,  dit  en  lui-même 
Lorenzo,  a  été  mal  élevé!  Est-il  possible 
qu'avec  un  excellent  cœur,  Christovai 
ait  un  jugement  si  peu  solide?  » 

La  journée  étoit  alors  fort  avancée. 

Cependant  les  lampes  de  l'église  n'é- 
f.  4 


38  LE  MOINE. 

toient  point  encore  allumées.  Les  foi- 
bles  lueurs  du  crépuscule  perçoient  avec 
peine  la  gothique  obscurité  de  ce  vaste 
édifice.  Entraîné  par  ses  réflexions , 
occupé  d'Antonia,  dont  l'absence  lui 
étoit  déjà  pénible;  de  sa  sœur,  dont  les 
propos  de  Chiistoval  lui  retraçoient  le 
douloureux  sacrifice ,  Lorenzo  se  livra 
à  une  foule  d'idées  mélancoliques,  que 
nourrissoit  encore  l'aspect  religieux  des 
objets  dont  ii  étoit  environné.  Toujours 
appuyé  contre  le  septième  pilier,  il  res- 
piroit  avec  une  sorte  de  volupté  l'air 
irais  qui  circuloit  entre  les  longues  co- 
lonnades. Bientôt  les  rayons  de  la  lune , 
passant  à  travers  les  vitraux,  teignirent 
de  mille  diverses  couleurs  les  voûtes  et 
les  énormes  pilastres  qui  soutenoient  la 
coupole.  Le  profond  silence  qui  régnoit 
en  ce  lieu,  n'étoit  interrompu  que  par 
le  bruit  de  quelques  portes  que  l'on  fer- 
moit  dans  le  couvent  des  Dominicains. 
Lorenzo  s'assit  sur  une  ckaise  qui  se 
trouvoit  près  de  lui ,  et  s'abandonna  à 
ses  rêveries.  Antonia  étoit  le  principal 
objet  de  ses  pensées;  il  songeoit  aux 
obstacles  qui  pourroient  traverser  leur 
union  ;  aux  moyens  qu'il  emploieroit 
pour  les  surthonter.  Naturellement  mé? 


LE  MOINE.  39 

ditatif,  la  tristesse  même  de  ses  ré- 
flexions n'étoit  pas  pour  lui  sans  quel- 
que douceur.  Il  s'endormit,  et  bientôt 
des  rêves  analogues  à  sa  situation  vinrent 
présenter  à  son  imagination  des  scènes 
plus  vives. 

Lorenzo  rêva  qu'il  venoit  d'être  trans- 
porté tout  à  coup  au  lieu  même  où  il 
se  trouvoit  réellement,  c'est-à-dire, 
dans  l'ëglise  des  Dominicains;  mais  ce 
lieu  n'éloit  plus  si  sombre  ni  solitaire. 
Un  grand  nombre  de  lampes  d'argent 
éclairoient  la  nef  et  les  ailes  de  l'église, 
que  remplissoient  également  la  voix 
mélodieuse  de  l'orgue,  et  le  chant  re- 
ligieux du  chœur.  L'autel  étoit  décoré 
comme  aux  fêtes  les  plus  solennelles , 
et  entouré  de  la  plus  brillante  com- 
pagnie. Au  pied  de  l'autel  étoit  An- 
tonia  ,  parée  de  la  robe  nuptiale ,  et 
de  tous  les  charmes  de  la  modestie 
virginale. 

Partagé  entre  l'espoir  et  la  crainte  , 
Lorenzo  considéroit  attentivement  ce 
spectacle.  Aussitôt  une  porte  s'ouvre,  et 
il  voit  entrer,  suivi  d'un  grand  nombre 
de  moines  du  même  ordre,  le  prédica- 
teur qu'il  avoit  écouté  avec  tant  d'admi- 
ration. Ambrosio  s'approche  d'Antonia; 


40  LE  MOINE. 

u  Je  ne  vois  point ,  dit-il ,  votre  futur 
époux;  où  est-il?  » 

Antonia  regarde  tout  autour  de  l'é- 
glise. Lorenzo  lait  involontairement 
quelques  pas  en  avant;  elle  l'aperçoit, 
rougit ,  et  lui  fait  signe  d'approcher. 
Le  jeune  homme  court  se  jeter  à  ses 
pieds.  Après  l'avoir  considéré  quelques 
iustans  :  «  Oui,  s'écriat-elle  ,  oui,  voilà 
l'époux  qui  m'est  destiné.  » 

En  disant  ces  mots,  elle  est  prête  à 
se  jeter  dans  ses  bras;  mais,  avant  qu'il 
puisse  la  recevoir,  un  inconnu  se  pré- 
cipite entre  eux.  Sa  forme  est  gigantes- 
que, son  teint  basané,  ses  jeux  ardens 
et  terribles;  sa  bouche  vomit  des  tor- 
rens  de  feu ,  et  sur  son  front  est  écrit  en 
caractères  lisibles  :  «  Orgueil,  luxure, 
inhumanité.  » 

Antonia  pousse  un  cri  perçant.  Le 
monstre  la  prend  dans  ses  bras,  et  sau- 
tant avec  elle  sur  l'autel ,  la  tourmente 
de  ses  odieuses  caresses  ;  elle  fait  de 
vains  efforts  pour  se  soustraire  à  ses 
embrassemens.  Lorenzo  vole  à  son  se- 
cours ;  mais  en  ce  moment  un  grand 
coup  de  tonnerre  se  fait  entendre  : 
l'église  paroît  s'écrouler  ;  les  moines 
prennent  la  fuite;  les  lampes  s'éteignent: 


LE  MOINE.  41 

Fautel  s'engloutit,  et  l'on  voit  à  sa  place 
un  gouftVe,  d'où  sortent  des  tourbillons 
de  flammes  et  de  fumée.  Le  monstre, en 
poussant  un  cri  effroyable,  s'y  plonge, 
et  cherche  à  eutrainer  la  jeune  fille  avec 
lui;  mais,  animée  d'une  vertu  surna- 
turelle, elle  se  dégage  de  ses  bras,  lui 
laissant  sa  robe  nuptiale.  Un  nuage  bril- 
lant paroît  et  l'enlève,  tandis  que,  les 
Lras  étendu  vers  Lorenzo,  elle  lui  crie  : 
«Nous  nous  reverrons,  ami,  dans  uq 
autre  séjour.  »  L'église  alors  retentit  du 
son  de  mille  voix  harmonieuses  ;  le 
nuage  perce  ta  voûte ,  et  va  se  perdre 
dans  l'immensité  du  ciel. 

Fatigué  de  la  suivi  e  des  yeux  ,  Lo- 
renzo se  trouva  ,  à  sou  réveil,  étendu 
sur  le  pavé  de  l'église.  Les  lampes  étoient 
alors  allumées;  et  comme  il  entendoit 
dans  le  lointain  quelques  voix  qui  psal- 
modioient,  il  eut  beaucoup  de  peine  à  se 
persuader  que  ce  qu'il  avoit  vu,  n'étoit 
qu'uu  songe.  Cependant,  mieux  éveillé, 
il  reconnut  son  erreur.  Les  lampes  de 
l'église  avoient  été  allumées  durant  son 
sommeil ,  et  les  chants  qu'il  entendoit 
étoient  ceux  des  moines,  qui  récitoient 
leur  office  au  petit  cœur. 

Lorenzo ,  tolalemeul  remis  se  leva , 
4. 


43  LE  MOINE. 

dans  l'intention  de  se  rendre  au  couvent 
de  sa  sœur 5  raais  avant  qu'il  eût  atteint 
]e  portail ,  il  fut  étonné  de  voir  entrer 
dans  l'égiise  un  homme  enveloppé  dans 
un  manteau,  et  qui ,  se  glissant  furtive- 
ment le  long  du  mur,  paroissoit  prendre 
beaucoup  de  précautions  pour  n'être 
point  aperçu.  Cet  air  de  mystère ,  ces 
précautions  mêmes,  excitèrent  la  cu- 
riosité de  Lorenzo.  «  Je  m'en  vais  ,  di- 
soit-il  ;  il  ne  convient  point  d'épier  les 
secrets  d'autrui.  »  Et  tout  en  se  faisant 
à  lui-même  cette  leçon  ,  il  ne  s'en  al- 
loit  point ,  et  se  cachoit  derrière  une 
colonne  pour  observer  ce  que  feroit 
l'inconnu. 

Celui-ci  continua  d'avancer  en  mar- 
chant sur  le  bout  du  pied.  A  la  fin  , 
Lorenzo  le  vit  tirer  de  sa  poche  une 
lettre,  et  la  placer,  avec  beaucoup  de 
promptitude,  au  bas  du  piédestal  d'une 
statue  colossale  de  saint  Dominique,  qui 
se  trouvoit  sur  un  des  côtés  de  la  nef. 
Se  retirant  alors  précipitammerU,  il  alla 
se  cacher  dans  le  lieu  le  plus  obscur  de 
l'église,  à  une  assez  grande  dislance  de 
la  statue. 

«Voici,  dit  en  lui-même  Lorenzo, 
si  je  ne  me  trompe,  quelque  intrigue 


LE  MOINE.  43 

amoureuse.  Ne  prévoyant  pas  que  je 
puisse  être  d'aucune  ulililé  à  ces  pau- 
vres amans,  je  ferai  aussi  bien  de  m'en 
aller.  » 

Ce  n'est  pas  qu'auparavant  il  eût 
songé  à  être  utile  ;  mais  c'étoit  une 
manière  adroite  d'excuser  à  ses  propres 
yeux  son  indiscrète  curiosité.  Il  se  dis- 
posa donc ,  pour  la  seconde  fois  ,  à  sor- 
tir de  l'église,  et  déjà  il  avoit  gagné  le 
portail  :  mais  il  étoit  apparemment  écrit 
dans  le  ciel  qu'il  ne  feroit  point  ce 
soir-là  de  visite  à  sa  sœur.  Eu  descen- 
dant quelques  marches  pour  se  rendre 
dans  la  rue,  une  personne  qui  les  mon- 
toit ,  le  heurta  avec  tant  de  violence, 
que  tous  les  deux  furent  presque  ren- 
versés du  coup.  Lorenzo  mit  l'épce  à 
la  main. 

«  A  quel  propos ,  monsieur,  venez- 
vous  vous  jeter  sur  moi  si  rudement?  » 

«Ah  !  c'est  vous,  Médina,  dit  l'autre, 
qu'à  sa  voix  Lorenzo  reconnut  bientôt 
pour  être  don  Chistoval  ;  félicitez-vous, 
mon  cher,  de  n'avoir  pas  encore  quitté 
l'église.  Entrons  ,  entrons  ;  elles  vont 
venir  toutes ,  et  nous  les  verrons.  » 

«  Elles  vont  venir!  Et  qui  donc?  •* 

«  La  vieille  poule  et  ses  petits  pou- 


44  LE  M01J\E. 

lets  ',  tout  est  en  chemin.  Rentrons, 
vous  dis-je  ,  et  je  vais  vous  expliquer 
tout  cela.  » 

Ils  rentrèrent  l'un  et  l'autre  dans 
l'église,  et  allèrent  se  cacher  précisé- 
ment derrière  la  statue  de  saint  Domi- 
nique. 

«A  présent,  dit  Lorenzo ,  puis- je 
prendre  la  liberté  de  vous  demander 
ce  que  signifient  celte  grande  précipi- 
tation ,  ces  transports?  » 

«  Une  aventure  délicieuse.  L'abbesse 
de  Sainte- Claire  et  tout  son  jeune  trou- 
peau sont  en  chemin  pour  se  rendre 
ici.  Vous  devez  savoir  que  le  très-dé- 
vot Ambrosio  a  lait  vœu  ,  ce  dont  le 
ciel  soit  loué,  de  ne  jamais  sortir  des 
murs  de  son  couvent.  Cependant  tous 
nos  couvens  de  lèmmes  [es  plus  dis- 
tingués le  veulent  pour  confesseur.  Les 
religieuses  sont  donc  obligées  de  se 
rendre  elles-mêmes  aux  Dominicains  j 
car  il  faut  bien,  si  la  montagne  ne  veut 
pas  s'approcher  de  Mahomet  ,  que 
Mahomet  s'approche  de  la  montagne. 
Mais  pour  échapper  aux  regards  indis- 
crets des  curieux  ,  tels  que  vous  et  moi , 
la  prieure  de  Sain  te- Claire  ne  mène  ses 
religieuses  à  confesse  que  la  nuit.  Elles 


LE  MOINE.  45 

vont  être  introduites  par  une  pelife 
porte  particulière  qui  donne  dans  la 
chapelle  de  la  Vierge  ,  et  que  vous 
voyez  d'ici.  De  ià  ,  elles  se  rendront 
dans  cette  autre  chapelle,  où  se  trouve 
le  confessionnal  d'Ambrosio.  La  vieille 
portière  de  Sainte -Claire,  qui  m'ho- 
nore d'une  amitié  spéciale  ,  vient  de 
m'assurer  qu'elles  alloient  arriver  dans 
l'espace  de  quelques  minutes.  N'est-ce 
point  là  une  bonne  aventure  pour  vous , 
monsieur  l'amoureux?  Nous  allons  voir 
quelques-uns  ries  plus  jolis  minois  qui 
soient  dans  Madrid.  » 

«Vous  allez  voir,  Christoval ,  que 
vous  ne  verrez  rien  j  car  les  religieuses 
de  Sainte -Claire  sont  toujours  voi- 
lées. M 

M  Excepté,  mon  cher  M4dina ,  quand 
elles  entrent  dans  une  église  :  alors  elles 
ôtent  leur  voile  par  respect  pour  la  sain- 
teté du  lieu  ;  et  l'église  est  en  ce  momen  t 
assez  éclairée  pour  que  nous  puissions 
les  voir  bien  distinctement.  Croj'ez  que 
je  suis  mieux  instruit  que  vous.  Silence , 
les  voici.  Voyez  vous-même ,  et  soyez 
convaincu.  » 

«  Fort  bien  ,  dit  en  lui  -  même  Lo- 
renzo  ,  je  découvrirai  peut-être  à  qui 


4.6  LE  MOINE. 

s'adressent  les  vœux  de  ce  mystérieux 
étranger.  » 

Don  Christoval  avoit  à  peine  cessé 
de  parler,  lorsque  l'abbesse  de  Sainte- 
Claire  parut ,  suivie  d'une  longue  file 
de  religieuses.  Toutes  ,  en  entrant  , 
levèrent  leur  voile.  L'abbesse  traversa 
la  nef  les  mains  croisées  sur  sa  poitrine , 
et  fit  une  grande  révérence  comme 
elle  passoit  devant  la  statue  de  saint 
Dominique,  patron  de  cette  église.  Les 
autres  nonnes  l'imitèrent ,  et  plusieurs 

Eassèrent  sans  satisfaire  la  curiosité  de 
lorenzo.  Il  commençoit  à  désespérer  de 
voir  ses  doutes  éclaircis ,  lorsqu'une 
jeune  religieuse  qui  se  trouvoit  dans 
les  derniers  rangs  ,  en  se  prosternant 
devant  saint  Dominique  ,  feignit  de 
laisser  tomber  son  rosaire  ;  mais  en 
le  ramassant  ,  elle  tira  avec  beau- 
coup de  dextérité  la  lettre  de  dessons 
le  pied  de  la  statue  ,  la  cacha  dans 
son  sein ,  et  reprit  son  rang  à  la  pro- 
cession. 

«  Elle  est  jolie,  dit  tout  bas  Christo- 
val ,  qui ,  à  l'aide  d'un  rayon  de  lumièie, 
avoit  pu  voir  son  visage ,  et  je  suis  bien 
surpris ,  s'il  n'y  a  pas  ici  quelque  anciou- 
rette  sous  jeu.  » 


LE  MOINE.  47 

«  C'est  Agnès ,  par  Je  ciel  ,  s'ëcria 
Lorenzo.  » 

«  Quoi  !  voire  sœur?  A.h  ,  diable  ! 
l'affaire  devient  plus  grave  que  je  ne 
l'imaginois.  j» 

«  Une  intrigue  clandestine  âvet  ma 
sœur  !  j'espère  que  quelqu'un  va  m'en 
faire  raison  à  l'instant  même.  » 

L'honneur    espagnol    ne    pardonne 

Eoint  une  offense  de  cette  nature.  Toute 
i  procession  étoit  entrée  dans  la  cha- 
pelle du  confessionnal  :  l'inconnu  ,  sor- 
tant alors  du  lieu  ou  il  s'f^toit  tenu  ca- 
ché, gagnoit  promplement  le  portail  ; 
mais  avant  qu'il  put  l'atteindre  ,  il  se 
sentit  arrêté  par  Médina  ,  qui  s'éloit 
posté  sur  son  passage  :  il  fit  un  pas  en 
arrière,  en  enfonçant  sou  chapeau  sur 
ses  jeux. 

«  Ne  cherchez  pas  à  m'éviter ,  s'é- 
cria Lorenzo  ;  je  veux  savoir  qui  vous 
êtes ,  et  quel  est  le  contenu  de  celle 
lettre.  » 

«  Le  contenu  ,  reprit  l'inconnu  ;  et 
de  quel  droit  me  faites-vous  cette  ques- 
tion. » 

«  Je  vous  le  dirai  une  autre  fois^Ea 
ce  moment  répondez  à  mes  demandes , 
ou  mettez-vous  en  garde.  » 


43  LE  MOINE, 

«  J'aime  mieux  accepter  votre  der- 
nière proposition,  dit  l'autre.  AiloDs, 
monsieur,  je  suis  en  garde.  » 

Tous  les  deux  a  voient  en  effet  mis 
l'épée  à  Ja  main  ,  et  Lorenzo  attaquoit 
en  furieux  ;  mais  Cliristoval ,  qui  étoit 
plus  de  sang  froid  ,  se  précipita  entre 
eux  et  les  sépara ,  en  s'écriant  : 

«  Arrêtez ,  Médina ,  arrêtez.  Y  soil- 
gez-vous  ?  Est-ce  ici  le  lieu  de  vider 
votre  querelle?  Voulez-vous  donc  vous 
battre  dans  une  église?  » 

L'inconnu  resserra  son  épée. 

«  Médina,  dil-il  du  ton  de  la  surprise. 
Grand  Dieu  !  est-il  possible?  Auriez- 
vous ,  Lorenzo ,  totalement  oublié  Ray- 
mond de  Las  Cisternas?  » 

Lorenzo  ,  également  surpris  ,  avoit 
peine  à  reconnoître  son  ami,  et,  dans 
l'inçerlitude,  refusoit  de  lui  donner  la 
main.  II  le  reconnut  enfin. 

«Quoi  !  marquis,  dit -il,  vous  à 
Madrid  !  Que  veut  dire  tout  ceci?  Com- 
ment se  fait-il  que  vous  vous  trouviez 
engagé  dans  une  correspondance  clan- 
destine avec  ma  sœur ,  dont  les  affec- 
tions ....?» 

cf  —  Se  sont  depuis  long-temps  dé- 
clarées en  ma  faveur ,  reprit  Raymond 


l,E  MOINE.  4g 

en  l'interrompant.  Mais  ce  lieu-ci  n'est 
pas  convenable  pour  une  explication  : 
veuillez  ,  Lorenzo  ,  m'accompagner  à 
mon  hôtel ,  et  là  je  vous  raconterai  toutes 
mes  aventures.  Quelle  est  la  personne 
qui  vous  acconapagne?  » 

«  Un  homme,  répondit  Christoval, 
que  vous  vous  rappellerez  peut-être 
d'avoir  vu  autrefois,  mais  ailleurs  qu'à 
l'église.  » 

«  C'est ,  je  crois ,  le  comte  d'Osso- 
rio.  » 

«  Précisément ,  marquis.  » 

«  Vous  pouvez  nous  accompagner , 
don  Christoval ,  je  suis  tout  disposé  à 
vous  mettre  dans  la  confidence  ,  bien 
assuré  de  votre  discrétion.  » 

«  Vous  avez  de  moi  trop  bonne  opi- 
nion ;  mais  j'évite  autant  que  je  puis  de 
me  charger  du  poids  d'une  confidence. 
Allez  donc  sans  façon  de  votre  côté ,  et 
jevaisajierdu  mien  :  veuillez  seulement 
me  dire  votre  demeure.  » 

«  Comme  de  coutume  ,  à  l'hôtel  de 
Las  Cisternas  ;  mais  ressouvenez-vous 
que  je  suis  à  Madrid  incognito ,  et  que 
si  vous  desirez  me  voir,  vous  devez 
me  demander  sous  le  nom  d'Alphonso 
d'Alvarada.  « 

T.  5 


5o  LE  MOINE; 

«  Fort  bien.  Adieu,  messieurs,  »  dit, 
en  les  quittant,  don  Chiistoval. 

«  Alphonzo  d'Alvarada,  reprit  d'un 
air  étonné  Loienzo  ;  quoi  !  marquis  , 
vous  portez  ce  nom?  » 

«  Oui ,  Lorenzo ,  et  vous  avez  raison 
d'en  être  surpris;  mais  si  votre  sœur  ne 
vous  a  rien  appris  de  ses  aventures  et 
des  miennes  ,  j'ai  à  vous  raconter  des 
choses  qui  vous  surprendront  encore 
davantage  :  venez  donc  à  mon  hôtel  à 
l'instant  même.  » 

Les  religieuses  devant  retourner  à 
leur  couvent  par  la  porte  de  la  cha- 
pelle ,  le  portier  des  l)omicains  se  dis- 
posa à  fermer  les  autres  pour  la  nuit  5 
Raymond  et  Lorenzo  se  retirètent  , 
et  prirent  le  chemin  du  palais  de  Las 
Cisternas. 


«  Hé  bien ,  Antonia ,  dit  la  tante  aussi- 
tôt qu'elle  fut  sortie  de  l'église;  que 
pensez -vous  de  ces  deux  cavaliers? 
Don  Lorenzo  me  paroît  être  réellement 
un  jeune  homme  fort  obligeant  :  il  a 
eu  pour  vous  beaucoup  d'attentions ,  et 
l'on  ne  sait  pas  ce  que  cela  peut  devenir. 
Quant  à  donChristoval ,  c'est,  je  vous 


LE  MOINE.  5r 

assure,  un  phénix  en  politesse.  II  est  ga- 
lant, bien  élevé,  sensible,  pathétique. 
J'avoue  que  si  quelqu  un  pouvoit  me 
faire  enfreindre  le  vœu  que  j'ai  fait  de 
vivre  fille,  ce  seroit  don  ChiislovaL 
Vous  voyez,  nia  nièce,  que  tout  arrive 
exactement  comme  je  l'avois  prévu.  Dès 
l'instant  que  je  parois  à  Madrid ,  voyez 
comme  je  suis  entourée  d'admirateurs. 
Lorsque  j'ai  levé  mou  voile,  avez-vous 
remarqué,  Antonia,  quel  effet  cette  vue 
a  produit  sur  le  jeune  comte;  et  quand 
je  lui  ai  présenté  ma  main,  avez-vous 
observé  avec  quelle  ardeur  il  la  baisée! 
si  jamais  il  exista  au  monde  un  amour 
réel ,  c'est  celui  que  j'ai  pu  lire  alors  dans 
tous  les  traits  de  don  Christoval.  » 

Antonia  n'a  voit  pas  ju^^é  que  Chris- 
toval fût  aussi  amoureux  qu'il  plaisoit 
à  sa  tante  de  le  croire;  cependant  elle 
eut  la  discrétion  de  ne  la  point  détrom- 
per. Comme  l'histoire,  soit  ancienne, 
soit  moderne,  ne  fournit  aucun  exem- 
ple d'une  semblable  méprise  Je  la  part 
d'une  femme ,  nous  avons  cru  ce  trait 
digne  d'être  ici  consigné  dans  nos  an- 
nales. 

La  vieille  dame  continua  donc  à  ber- 
cer sa  vanité  des  plus  douces  illusions. 

-uiViVERSITV  or  flLffy^O'S^ 
LiBRARY 


52  LE  MOINE. 

Comme  elles  enlroient  dans  la  rue 
Saint-Jago,  où  étoit  leur  logement,  elles 
furent  étonnées  de  voir  un  groupe  de 
inonde  rassemblé  précisément  en  face 
de  leur  porte.  Après  avoir  essayé  vai- 
nement d'entrer,  elles  se  placèrent  sur 
Je  côté  opposé  de  la  rue.  Bientôt  elles 
virent  le  groupe  se  former  en  cercle , 
et  aperçurent  au  milieu  une  femme 
d'une  grandeur  extraordinaire  ,  qui 
tournoit  fort  rapidement  sur  ses  talons 
avec  des  gestes  frénétiques.  Sa  robe 
étoit  composée  de  pièces  de  diverses 
couleurs ,  tant  en  soie  qu'en  laine ,  ar- 
rangées cependant  avec  une  sorte  de 
symétrie.  Sa  tête  étoit  couverte  d'une 
espèce  de  turban  ,  orné  de  feuilles  de 
vigne  et  de  fleurs  des  champs.  Son  vi- 
sage étoit  hâlé  par  le  soleil  et  son  teint 
olivâtre. Elle  avoit  les  yeux  effarés,  et 
portoit  à  sa  main  un  long  bâton  de  bois 
noir,  avec  lequel  elle  traçoit  sur  la  terre 
des  figures  bizarres;  ensuite  elle  se  met- 
toit  à  danser  avec  tous  les  symptômes 
du  délire  et  de  la  folie.  Sa  danse  finie, 
elle  tourna  de  nouveau  sur  elle-même, 
et,  après  quelques  inslans ,.  chanta  la 
ballade  suivante  : 


LE  MOINE.  55 

LA    BOHEMIENNE. 

Çui  veut  rire,  qui  veut  pleurer? 

Qu'on  m'écoute  en  sileuce. 
Venez  tous,  venez  admirer 

Ma  profonde  science. 
Jeunes  e;arçons  ,  venez  savoir 

"Votre  bonne  aventure  ; 
Fillettes  ,  je  vous  ferai  voir 

Vos  maris  en  peinture. 
Premier  ministre  du  destin. 

Je  commande  aux  orages  j 
J'habite  du  soir  au  matin 

Le  sommet  des  nuages. 
A  ma  voix  Phébé  four  à  tour 

Pâlit  ou  se  colore  ; 
Et  je  préside  chaque  jour 

Au  [«-ver  de  l'Aurore. 
Vous  qu*  Amour  a  blessé  d'un  trait , 

Venez  à  ma  boutique. 
Je  possède  i'heureux  secret 

Uu  charme  sympathique. 
Des  tendres  caprices  du  cœur 

Je  préserve  une  belle  ; 
D'un  mari  j'assure  l'honneur. 

La  recette  est  nouvelle. 
Pour  fixer  l'éclat  du  "printemps 

5ur  un  joli  visage. 
Je  sais,  quand  il  me  plaît,  du  temps 

Arrêter  le  ravage. 
Je  sais  réparer,  rajeunir, 

Changer  !a  brime  en  bionde; 
Et  pour  lire  dans  l'avenir, 

Je  suis  la  seule  au  inonde. 

5. 


54  LE  MOINE. 

«  Ma  chère  tante,  dit  Antonia,  quand 
la  boh(^raienne  eut  fini ,  cette  femme 
n'est-eile  pas  folle?  » 

«  Non  ,  ma  chère  enfant  ;  elle  n'est 
que  méchante  :  c'est  une  sorte  d'aven- 
turière dont  l'unique  occupation  est  de 
dire  à  tout  venant  sa  bonne  aventure, 
et  de  voler  honnêtement  l'argent  des 
sots  ;  c'est  tout  simplement  de  la  ca- 
naille. Si  j'étois  roi  d'Espagne ,  je  ferois 
brûler  vive  chacune  de  ces  créatures, 
qui,  dans  l'espace  de  trois  semaines,  se 
trouveroit  encore  dans  mon  royaume.  » 

Léonelte  prononça  tout  haut  ces  der- 
niers mots  ;  ils  furent  entendus  de  la 
bohémienne ,  qui ,  perçant  aussitôt  la 
foule ,  s'avança  vers  les  deux  dames , 
les  salua  trois  fois  ,  à  la  manière  orien- 
tale, ets'adressant  à.Antonia  :  «  Gentille 
segnora,  lui  dit-elle,  je  puis  vous  pré- 
dire ce  qui  vous  arrivera  :  donnez-moi 
votre  mainj  ne  craignez  rien ,  gentille 
segnora.  » 

,  «  Ma  chère  tante,  dit  Antonia  ,  pour 
cette  fois  seulement,  voulez-vous  me 
permettre  de  savoir  ma  bonne  aven- 
ture? » 

«  Sottise  que  cela,  mon  enfant;  eil# 
ne  vous  dira  que  des  menteries.  » 


LE  MOî\E.  55 

«  Qu'importe?  laissez-moi  du  moins 
écouler  ce  qu'elle  dira  3  ma  chère  lante , 
je  vous  eu  prie.  » 

a  Suit ,  x\nlonia  ,  puisque  vous  avez 
cela  si  fort  à  cœur.-—  Ecoutez  ,  bonne 
femme  ,  vous  nous  direz  la  bonne  aven- 
Jure  à  toutes  les  deux.  Voilà  de  i'argeul , 
commencez  par  moi.  » 

En  disant  ces  mots,  elle  6ta  son  gant 
et  lui  présenta  sa  main.  La  bohémienne 
la  rejE^arda  un  instant ,  et  dit  : 

«  Vous  voulez  savoir  votre  bonne 
a  aventure,  ma  chèie  dame?  Vous  êtes 
«  si  vieille  ,  que  je  n'y  sais  point  de  re- 
«  mède.  Cependant ,  pour  gagner  votre 
«argent,  je  veux  vous  donner  quelques 
«  avis.  Étonnés  de  votre  vanité  puérile, 
«vos  amis  vous  taxeront  de  démence; 
«  ils  s'alfligeront  de  vous  voir  employer 
«  d'inutiles  artifices,  pour  attirer  à  vous 
«  le  cœur  d'un  jeune  amant.  Crojez- 
«  moi ,  ma  chère  dame,  vous  ne  pouvez 
«  jamais ,  quoi  que  vous  fassiez  ,  avoir 
«  moins  de  cinquante  et  un  ans ,  et  les 
«  hommes  se  prennent  rarement  d'a- 
«  mour  pour  des  jeux  louches.  Mettez 
«  donc  de  côté  le  rouge  et  le  blanc  qui 
«  vous  plâtrent  les  joues;  songez  à  votre 
tf  Créateur  et  non  pas  à  l'amour,  à  vos 


56  LE  MOINE. 

a  fautes  passées ,  et  point  à  celles  que 
«  vous  voudriez  commettre  encore  ,  et 
«  dites-vous  à  vous-même  que  la  faux 
«  du  temps  aura  bientôt  moissonné  le 
«  peu  de  cheveux  roux  qui  ombragent 
«  votre  tête.  » 

L'auditoire  fit  de  grands  éclats  d^ 
rire,  à  mesure  que  la  bohémienne  pro- 
nonçoit  unfe  de  ces  sentences.  Les  cin- 
quante et  un  ans,  les  jeux  louches,  le 
rouge  et  le  blanc,  et.  les  cheveux  roux  , 
passèrent  successivement  de  bouche  en 
bouche.  Léonelle  ,  étouifant  de  colère, 
fit  à  la  devineresse  les  reproches  les 
plus  amers.  Celle-ci  les  écouta  avec  un 
sourire  de  mépris.  Se  tournant  ensuite 
vers  Antonia  :  «  A  vous  maintenant, 
lui  dit^elle,  mon  aimable  enlant,  don- 
nez-moi votre  main,  et  laissez-moi  voir 
les  décrets  du  destin.  » 

Antonia  ôla  son  gant,  à  l'imilalion  de 
Léonelle,  et  présenta  sa  jolie  main  à  la. 
prophétesse ,  qui ,  après  l'avoir  exami- 
née quelques  inslans  avec  des  marques 
de  surprise  et  de  pitié ,  prononça  sou 
oracle  en  ces  termes  : 

«  Que  vois-je ,  grand  Dieu  ,  dans  celle 
t(  mam?  Jeune,  chaste,  douce  et  belle, 
«  parfaite   d'esprit   comme  de    corps , 


LE  MOINE.  57 

«  vous  pourriez  faire  le  bonheur  d'un 
a  tendre  époux.  Mais  ,  hélas  !  j'aper- 
«  çois  là  une  ligne  de  destruction.  Un 
«  fiorame  libidineux  ,  de  concert  avec 
«  un  rusé  démon ,  complétera  votre 
«  ruine ,  et  chassée  de  ce  monde  par 
(c  les  chagrins,  votre  ame  prendra  bien- 
«  tôt  son  vol  vers  le  ciel.  Cependant , 
«pour  différer,  autant  qu'il  est  pos- 
«sible,.vos  souffrances,  rappelez-vous 
ce  ce  que  je  vais  vous  dire  :  Si  quel- 
«  qu'un  vous  paroît  excessivement  ver- 
«  tueux  ;  si  vous  rencontrez  un  homme , 
ui ,  déchaîné  contre  les  vices  dont 
est  peut-être  exempt  ,  ne  com- 
te patit  point  aux  foiblesses  d'autrui  , 
cf  ressouvenez  -  vous  de  mes  paroles, 
«  croyez  que  cet  homme ,  en  apparence 
«si  parfait,  cache  sous  des  dehors  sé- 
«  duisans  un  cœur  gonQé  d'orgueil  et 
«  de  luxure. 

.  «  Je  vous  quitte  ,  aimable  fille  ,  avec 
«  les  larmes  aux  yeux.  Que  ma  prédic- 
«  tion  ne  vous  afflige  pouit  ;  soumettez- 
«  vous  plutôt  à  votre  destinée.  Attendez 
«  les  chagrins  avec  résignation  ,  et  n'as- 
cf  pirez  qu'après  le  bonheur  réservé  dans 
«  un  meilleur  monde  aux  âmes  pures  et 
«  innocentes.  » 


«  qi 
«  il 


58  LE  MOINE. 

Après  avoir  dit  ces  raots ,  la  bohé- 
mienne tourna  encore  trois  fois  sur  elle- 
même  ,  et  sortit  précipitamment  de  la 
rue.  La  porte  d'Elvire  se  trouvant  alors 
'débarrassée,  Léonelle  entra,  fort  mé- 
contente de  la  bohémienne ,  de  sa  nièce 
et  de  tout  le  peuple  de  Madrid  ;  mais 
toujours  fort  contente  d'elle-même  et 
de  son  charmant  Christoval.  Les  pré- 
dictions de  la  devineresse  avoient  aussi 
afFeclé  Antonia  ;  mais  cette  impression 
fut  bientôt  effacée,  et  dans  l'espace  de 
quelcjues  heures  ,  elle  eut  totalement 
oublié  l'aventure.     • 


«./«./«./«yX^^  «^^«^X/«/«^^k,%/«.'«^  «/«<•«/ %.>«.<«^ «/«>«%/ 


CHAPITRE    II. 

«  Oh  !  si  vous  aviez  une  seule  fois  gqûtë  la 
a  millième  partie  des  plaisirs  que  l*on  goûte 
«  quand  on  aime  et  quand  on  est  aimé,  quel 
«  seroit-votre  repentir  !  Vous  diriez  en  soupi- 
«ranî  :  Combien,  hëlas  !  j'ai  perdu  de  temps  ! 
ail  est  perdu  tout  îe  temps  qui  ne  fut  pas 
«  consacré  à  l'amour.  » 

Le  Tasse. 

JLje  sermon  fini,  Ambrosio  fnt  recon- 
duit par  ses  religieux  jusqu'à  la  porte 
de  sa  cellule.  Là  il  les  congédia  aveo 


LE  MOINE.  59 

l'air  d'un  homme  qui  sent  sa  supériorité , 
c'est-à-dire,  avec  une  apparente  humilité, 
à  travers  laquelle  perçoit  visiblement  la 
réalité  de  son  orgueil. 

Dès  qu'il  fut  seul ,  il  s'y  Hvra  san^  ré- 
serve. Son  cœur  se  gonfla  en  songeant 
à  l'enthousiasme  que  son  discours  ve- 
noit  d'exciter,  et  son  imagination  lui 
présenta  les  plu6  brillantes  perspectives. 
Il  regardoit,  d'un  air  triomphant,  tout 
autour  de  lui  :  sa  vanité  lui  disoit  tout 
haut,  qu'il  étoit  fort  a«-dessus  de  ses 
confrères  et  même  du  reste  des  hom- 
mes. «  Quel  autre ,  se  disoit-il  à  lui- 
même,  a ,  comme  moi,  subi  l'épreuve 
l'igoureuse  de  la  jeunesse?  Quel  autre 
en  est ,  comme  moi ,  sorti  pur  et  sans 
tache?  Quel  autre  a  triomphé  de  la  vio- 
lence de  ses  passions ,  des  mouvemens 
presque  irrésistibles  d'un  tempérament 
ardent  et  impétueux?  Quel  autre  a  eu 
le  courage  de  renoncer  totalement  au 
monde  ef  de  s'en  séparer  pour  la  vie 
entière?  Il  est  bien  clair  que  je  cherche- 
rois  en  vain  mon  pareil;  j'élois  capable, 
moi  seul ,  d'une  semblable  résolution: 
Non  ,  la  religion  ne  peut  se  vanter  d'a- 
voir un  autre  Ambrosio.  Quel  effet  pro- 
fond mon  discours  n'a-t-il  pas  produit 


6o  LE  MOINE. 

sur  tout  l'auditoire?  Comme  ils  m'ont 

entouré  à  ma  sortie!  Comme  ils  m'ont 
comblé  d'éloges  et  de  bénédictions  en 
me  nommant  la  colonne  principale,  la 
pierre  angulaire  de  l'église!  A  présent 
que  me  reste-t-il  à  faire?  Rien,  si  ce 
n'est  de  veiller  aussi  scrupuleusement 
sur  la  conduite  des  autres  que  jai  veillé 
sur  la  mienne.  Cependant ,  ne  seroit-il 
pas  encore  possible  que  quelque  puis- 
sante tentation  m'écartâPt  tout  à  coup 
du  droit  chemin?  Ne  suis -je  pas  un 
homme,  et,  comme  tel,  sujet  à  l'erreur, 
à  la  fragilité?  Non  ,  je  me  sens  fort  j  et 
je  puis  hardiment  m'exposer  au  danger. 
Je  vois  déjà  les  plus  jolies  femmes  de 
Madrid  accourir  à  mon  confessionnal. 
Il  faut  bien  que  j'accoutume  mes  jeux  à 
cette  vue  :  aucune  ne  m'offrira  sûrement 
autant  d'attraits  que  vous,  ô  mon  aima- 
ble Madone.  » 

En  disant  ces  mots,  il  arrêta  ses  re- 
gards sur  une  charmante  im&ge  de  la 
vierge ,  qu'il  vojoit  suspendue  au  mur 
opposé  de  sa  cellule.  Il  étoit  depuis  deux 
ans  possesseur  de  cetle  jolie  peinture, 
qui  chaque  jour  étoit  l'objet  de  son  culte 
et  de  ses  pieuses  adorations.  Il  s'arrêta  , 
la  contempla  arec  délices. 


LE  MOINE.  6i 

«  Cette  physionomie  est  charmante, 
dit^il ,  rien  de  plus  gracieux  que  la  our- 
nure  de  cette  tête.  Quelle  douceur,  mais 
aussi  quelle  majesté  dans  ces  jeux  di- 
vins! Comme  cette  joue  délicate  repose 
mollement  sur  sa  main  !  La  rose  a  moins 
de  fraicheur  5  oui  ,  son  incarnat  est 
moins  vif,  et  la  blancheur  du  Ijs  n'é- 
gale point  celle  de  cette  jolie  main. 
Hé. bien,  Ambrosio,  si  l'original  de  ce 
portrait  existoit  dans  le  monde  !  s'il 
existoit  pour  toi  seul!  s'il  t'étoit  permis 
de  parfiler  dans  tes  doigts  ces  boucles 
de  cheveux  dorés,  de  presser  contre 
tes  lèvres  les  trésors  de  ce  sein  de  neige; 
comment  pourroistu  résister  à  la  ten- 
tation? Ne  te  croirois-tu  pas  assez  i^ayé 
de  trente  ans  de  souffrance  par  un  seul 
baiser  de  cette  bouche,  et  pourrois-tu 
l'arracher  tout  à  coup....?  Insensé  que 
je  suis!  jusqu'où  me  laissai-je  entraîner 
par  une  dévole  admiration  pour  cette 
peinture?  Arrière 5  loin  de  moi  toute 
idée  impure!  J'ai  renoncé  aux  femmes 
pour  la  vie.  Jamais  d'ailleurs  il  n'exista 
une  mortelle  aussi  parfaite  que  ce  por- 
trait. Et  s'il  en  existoit  une,  l'épreuv^e 
seroit  peut-être  trop  forte  pour  une 
vertu  commune  5  mais  celle  d' Ambrosio 
I.  6 


6a  X.È  MOINE. 

est  ferme  et  ne  craint  point  la  tentation. 
Tentation,  ai-je  dit;  je  ne  serois  pas 
même  tenté.  Non ,  cette  figure  qui  me 
charme,  quand  je  la  considère  comme 
un  être  idéal  et  d'une  nature  supérieure, 
ne  m'inspireroit  que  du  dégoût,  si  c'é- 
toit  une  femme  réelle,  une  mortelle, 
une.foible  pécheresse.  Ce  n'est  pas  la 
beauté  féminine  qui  me  cause  cet  en- 
thousiasme; c'est  apparemment  l'habi- 
leté du  peintre  que  j'admire,  ou  plutôt 
c'est  un  ange,  c'est  la  divinité  que  j'a- 
dore. Toute  passion  n'est-elle  pas  morte 
dans  mon  sein?  Ne  me  suis-je  pas  placé 
au-dessus  de  la  fragilité  humaine?  Ne 
crains  rien,  Ambrosio;  prends  con- 
fiance en  la  force  de  la  vertu.  Vois  d'un 
œil  hardi  le  monde  qui  vient  à  toi. 
Exempt  des  vices  de  l'humanité ,  tu 
peux  défier  toutes  les  subtilités  des 
esprits  de  ténèbres;  ils  ne  prévaudront 
jamais  contre  toi.  » 

Ici  quelqu'un  frappa  doucement  à  sa 
porte.  Profondément  occupé  de  ses 
idées,  Ambrosio  ne  répondit  point.  On 
frappa  de  nouveau. 

«  Qui  est  là  ?  dit-il  à  la  fin. 

«  C'est  Rosario ,  «  répondit  nne  voix 
douce. 


LE  MOINE.  es 

ft  Ah!    c'est   vous^    entrez,    entrez, 
mon  fils.» 

La  porte  s'ouvrit,  et  Rosario  entra 
portant  à  sa  main  une  petite  corbeille. 

Rosario  étoit  un  jeune  novice,  qui 
devoit  faire  profession  dans  trois  mois. 
L'existence  de  ce  jeune  homme  étoit 
enveloppée  d'une  sorte  d'obscurité ,  qui 
excitoit  pour  lui  l'intérêt  et  piquoit  la 
curiosité.  Son  goût  pour  la  retraite,  sa 
profonde  mélancolie,  son  exactitude  à 
remplir  les  devoirs  de  son  état,  le  sacri- 
fice volontaire  qu  il  faisoit  à  Dieu  de  sa 
liberté  et  d'un  rang  distingué  dans  la 
société,  tout  concouroit  à  lui  concilier 
l'estime  et  l'affection  de  la  communauté 
entière.  Rosario  paroissoit  craindre  d'ê- 
tre reconnu  avant  qu'il  eût  prononcé 
ses  vœux;  la  tête  constamment  enve- 
loppée dans  son  capuchon ,  il  ne  laissoit 
jamais  voir  qu'une  partie  de  son  visage  ; 
cependant  on  pouv^oit  aisément  distin- 
guer, par  le  peu  qu'on  en  vojoit,  qu'il 
étoit  d'uoe  jolie  figure.  Rosario  étoit  le 
seul  nom  sous  lequel  il  fût  connu  dans 
le  couvent.  Personne  ne  connoissoit  au 
juste  les  événemens  de  sa  vie ,  antérieurs 
à  son  entrée  en  religion.  Quand  on  lui 
faisoit  sur  cela  des  questions,  il  gar- 


€4  LE  MOINE. 

doit  un  profond  silence.  Un  étranger 
s'étant  présenté  au  couvent  dans  un  su-^ 
pei  be  équipage,  avoit  engagé  les  moines 
à  recevoir  le  jeune  homme  en  qualité 
de  novice,  et  pajé  les  sommes  néces- 
saires. Le  lendemain  il  étoit  revenu  au 
couvent  avec  Rosario,  et  depuis  ce 
moment  on  n'avoit  plus  entendu  parler 
de  lui. 

Rosario  ne  se  mêloit  point  dans  la 
compagnie  des  autres  religieux  ;  il  ré- 
pondoit  à  leurs  civilités  ,  mais  avec 
beaucoup  de  réserve,  et  montroit  un 
goût  décidé  pour  la  solitude.  Les  reli- 
gieux, persuadés  que  quelques  raisons 
ou  intérêts  de  famille,  avoient  déter- 
miné le  jeune  homme  à  prendre  l'habit 
monastique,  le  laissoient  en  pleine  li- 
berté suivre  ses  goûts.  Cependant  il  pa- 
roissoit  distinguer  le  prieur.  Jamais  il 
n'approchoit  Ambrosio  qu'avec  l'air 
de  la  vénération  ;  il  recherchoit  même 
sa  compagnie,  et  ne  n^gligeoit  aucun 
mojen  de  gagner  son  affection.  En  con- 
versant avec  lui,  son  cœur  paroissoit 
se  dilater;  on  voyoit  même  alors  une 
sorte  de  gaieté  se  répandre  sur  ses  ma- 
iiières  et  dans  ses  discours.  Ambrosio, 
de  son  côté,  se  sentoit  porté  à  distin- 


LE  MOINE.  6ù 

guer  cet  aimable  jeune  homme.  Avec 
lui  seul  il  se  d^partoit  quelquefois  de 
sa  sévérité  habituelle  ;  il  lui  parloit  d'un 
ton  plus  doux  qu'à  tous  les  autres;  quel- 
quefois même  il  prenoit  plaisir  à  lui 
donner  de  sages  instiuclions.  Le  jeune 
novice  écoutoit  ses  ieçons  avec  beau- 
coup de  docilité.  Chaque  jour  Ara brosio 
étoit  plus  charmé  de  la  vivacité  de  son 
esprit,  de  la  simplicité  de  ses  manicyes 
et  de  la  droiture  de  son  cœur;  enfin  on 
peut  dire  qu'il  avoit  pour  lui  toute  l'af- 
fecti'ou  d'un  père. 

Rosario  plaça,  en  entrant,  sa  cor- 
beille sur  la  table.  «  Pardon,  dit-il,  mon 
révérend  père,  si  ma  visite  en  ce  mo- 
ment vous  est  importune;  je  viens  vous 
demander  une  grâce.  —  Un  de  mes 
meilleurs  amis  est  tombé  dangereuse- 
ment malade;  daignez ,  mon  père ,  vous 
ressouvenii'  de  Ilm  dans  vos  prièies.  S'il 
est  un  homme  sur  la  terre  dont  les  vœux 
doivent  être  exaucés,  je  ne  doute  pas 
que  les  vôtres  ne  soient  efficaces  pour  la 
guérison  de  mon  ami.  » 

«Tout  ce  qui  dépend  de  moi,  mon 
fils,  J8  suis  prêt  à  le  faire  pour  vous. 
Quel  est  le  nom  de  votre  ami?  » 

«  Vincentio  délia  Ronda.  » 
6. 


66  LE  MOIWE. 

«Cela  suffit;  je  ne  l'oublierai  pas. 
Puisse  notre  saint  patron  obtenir  du 
Tout- Puissant  ce  que  vous  desirez  \ 
— -Qu  avez-vous  là  dans  votre  corbeille, 
Rosario?  » 

«Ce  sont  quelques  fleurs,  révérend 
père;  j'ai  cru  qu'elles  pouvoient  vous 
être  agréables.  Voulez-vous  me  per- 
mettre de  les  arranger  dans  votre  cel- 
lule? » 

«Votre  attention  me  charme,  mou 
fils.  » 

Tandis  que  Rosario  distribuoit  les 
fleurs  dans  de  petits  vases  placés  de 
distance  en  dislance,  le  prieur  soutint 
la  conversation. 

«  Je  ne  vous  ai  pas  aperçu  aujour- 
d'hui à  l'église ,  Rosario  ?  » 

«  J'y  étois  cependant,  révérend  père^ 
je  suis  trop  reconnoissant  de  vos  bontés 
pour  avoir  négligé  d'être  témoin  de  vo- 
tre triomphe.  » 

«  Hélas!  Rosario,  il  n'y  a  pas  là  de 
quoi  triompher.  Le  saint  Esprit  a  parlé 
par  ma  bouche;  lui  seul  a  tout  fait.  Vous 
avez  donc  été  passablement  content  de 
mon  discours?  » 

«  Passablement,  dites-vous?  Je  pense 
que  vous  vous  êtes  surpassé.  Jamais 


LE  MOINE.  67 

vous    n'aviez    encore    d^plojé   autant 
d'éloquence,    si  te  n'est  peut-être  un 

certain  jour » 

Ici  Rosario  poussa  involontairement 
un  soupir. 

«  Et  quel  est  ce  jour?  »  reprit  Am- 
brosio. 

«  Lorsque  vous  prêchâtes  en  l'ab- 
sence de  voire  prédécesseur,  qui  venoit 
de  tomber  malade.  » 

«Quoi!  vous  assistâtes  à  ce  sermon! 
Mais  il  y  a  plus  de  deux  ans.  Je  ne 
vous  connoissois  pas  encore,  Rosa- 
rio. » 

«  Il  est  vrai ,  mon  père  ;  et  plût  à  Dien 
que  la  mort  m'eût  enlevé  de  ce  monde 
Ja  veille  de  ce  jour  mémorable  !  Elle 
m'auroit  sauvé  bien  des  chagrins.  » 

«  Des  chagrins,  Rosario,  à  votre 
âge!  » 

«  Oh  oui ,  mon  père  !  des  chagrins-, 
des  souffrances,  qui  exciteroienl  votre 
compassion,  ou  peut-être  votre  colère 
si  vous  les  connoissiez.  Des  souffrances 
qui  font  à  la  fois  le  tourment  et  le 
charme  de  ma  vie.  Cependant  mon  ame, 
dans  cette  retraite,  recouvreroit  peut- 
être  sa  première  tranquillité  ,  si  elle 
ii'étoit  pas  encore  agitée  par  la  crainte. 


68  LE  MOINE. 

O  Dieu!  je  ne  crois  pas  qu'il  existe 
un  sentiment  plus  cruel  que  la  crainte. 
J'ai  tout  abandonné,  mon  père;  j'ai 
renoncé  pour  toujours  au  monde  et  à 
ses  plaisirs;  il  ne  me  reste  plus  d'autre 
consolation  que  votre  amitié ,  et  je  crains 
de  la  perdre.  Si  je  la  perds,  je  frémis 
d'avance  en  songeant  à  l'excès  de  mon 
désespoir.  » 

«  Vous  craignez  de  perdre  mon  ami- 
tié, Rosario,  c'est,  je  vous  assure,  une 
crainte  chiuiérique.  Avez-vous  vu  dans 
ma  conduite  quelque  chose  qui  puisse  la 
justifier?  Sachez  mieux  me  connoître. 
Confiez-moi,  mon  enfant,  le  sujet  de 
vos  peines,  et  croyez  que  si  je  puis  les 
adoucir » 

«Oui,  vous  le  pouvez,  mon  révé- 
rend père;  cependant  je  n'ose  vous  les 
faire  connoître.  Vous  me  blâmeriez  , 
vous  cesseriez  peut-être  de  m'aimer; 
vous  me  banniriez  peut-être  de  votre 
présence.  » 

«  N'écoutez  point  ces  vaines  alar- 
mes, je  vous  en  prie;  je  vous  en  con- 
jure.... » 

«Hélas  !  mon  père,  j'aurois  à  vous 
révéler  des  secrets....  mais  la  cloche 
nous  appelle  à  vêpres;  donnez-moi.,  de 


LE  MOINE.  6g 

grâce,  votre  bénédicliou  et  je  vais  vous 
quitter.  » 

En  disant  ces  mots  Rosario  se  jeta 
à  genoux  et  reçut  la  bénédiction  qu'il 
demandoit.  Portant  alors  la  main  du 
Prieur  à  ses  lèvres ,  il  se  leva  et  sortit 
promptement  de  la  cellule.  Bientèt 
après  Ambrosio  descendit  au  petit 
choeur,  cherchant  inutilement  à  devi- 
ner, d'après  le  commencement  de  con- 
fidence que  lui  venoit  de  iaire  Rosa- 
rio, quelle  pouvoit  être  la  cause  de  ses 
chagrins,  qu'il  crojoit  cependant  ne 
pouvoir  attribuer  qu'au  souvenir  mal 
effacé  de  quelque  passion  malheu- 
reuse. 

Après  les  vêpres  tous  les  moines  se 
retirèrent  à  leur  cellule;  le  prieur  seul 
resta  dans  la  chaoelle  où  dévoient  se 
rendre  les  religieuses  du  couvent  voi- 
sin :  il  n'attendit  pas  long-temps.  A  peine 
avoit-il  eu  le  temps  de  se  placer  à  son  con- 
fessionnal,  lorsque  l'abbesse  de  Sainte- 
Claire  arriva  avec  sa  suite.  Chacune  des 
religieuses  lut  entendue  à  son  tour; 
toutes  les  autres,  avec  l'abbesse,  at- 
tendoient  dans  la  sacristie.  Ambrosio 
(écouta  attenti^ment  toutes  les  confes- 
sions, fit  des  remontrances,  exhorta, 


-70  LE  MOINE. 

enjoignit  des  pénitences;  tout  se  pas- 
soit  en  un  mot,  comme  il  est  d'usage, 
lorsqu'un  accident  vint  tout  à  coup  oc- 
casionner du  trouble  parmi  le  troupeau 
des  pieuses  cénobites. 

Une  des  jeunes  religieuses,  occupée 
apparemment  à  considérer  la  figure  du 
révérend  père,  laissa  tomber  par  mé- 
garde,  à  ses  pieds  une  lettre  qu'elle 
tenoit  cachée  dans  son  sein.  Sa  confes- 
sion finie,  elle  se  retiroit  sans  s'aper- 
cevoir de  sa  perte.  Ambrosio  vit  le  pa- 
pier, le  ramassa,  et  imaginant  que  c'é- 
toit  quelque  lettre  écrite  à  cette  jeune 
personne  par  ses  parens,  il  s'empressa 
delà  lui  rendre. 

«  Ma  sœur ,  ma  sœur,  lui  cria-t-il ,  vous 
avez  laissé  tomber  quelque  chose.  » 

Comme  le  papier  se  trouvoit  en  ce 
moment  presque  tout  à  fait  ouvert  dans 
la  main  d'Ambrosio,  son  œil  lut  in- 
volontaiiement  à  la  lueur  d'une  forte 
lampe  qui  brûloitprès  de  lui,  les  deux 
ou  trois  premiers  mots  de  la  lettre.  Il 
tressaillit  d'étonnement.  La  rehgieuse 
s'étoit  retournée  à  sa  voix;  elle  aper- 
çut sa  lettre  dans  les  mains  du  moine, 
et  poussant  un  cri  d'effrH ,  elle  accourut 
pour  la  recevoir. 


LE  MOINE.  71 

et  Arrêtez,  lui  dit  Ambrosio  d'un  ton 
sévère;  je  dois  prendre  connoissance 
de  cette  lettre.  » 

«Quoi!  vous  voulez...  Ah  ciel!  je 
suis  perdue!  <  s'écria-t-elle  douloureu- 
sement en  joignaut  ensemble  ses  deux 
mains.  Pâle  et  tremblante,  elle  fut  obli- 
gée de  jeter,  pour  se  soutenir,  ses  deux 
bras  autour  d'un  des  piliers  qui  sup- 
portoient  la  voûte  de  la  chapelle,  tan- 
dis que  le  prieur  iisoit  la  lettre  sui- 
vante : 

«  Tout  est  prêt  pour  votre  évasion , 
«  ma  chère  Agnès.  La  nuit  prochaine 
«  je  vous  attendrai  à  minuit  à  la  porte 
«  du  jardin,  dont  je  me  suis  procuré  la 
«  clé,  et  quelques  heures  suffiront  pour 
«  vous  conduire  en  lieu  de  sûreté.  Ban- 
a'nissez  les  vains  scrupules;  il  ne  vous 
«  eU  pas  permis  de  rejeter  les  moyens 
«de  salut  qui  vous  sont  offerts,  pour 
ce  vous  et  ponr  l'innocente  créature  que 
«  vous  portez  dans  votre  sein.  Sou- 
«  venez -vous  que  vous  aviez  promis 
«  d'être  à  moi ,  long-temps  avant  i'é- 
«c  poque  de  vos  vœux  religieux.  Sou- 
te gez  que  bientôt  vous  ne  pourrez  plus 
«  cacher  votre  état  aux  yeux  péiiétrans 
«  de  vos  compagnes,  et  que  la  fuite  est 


7a  LE  MOINE.  à 

«  le  seul  moyen  qui  vous  reste  pouc 
«  ëviter  l'efiFet  de  leur  malveillance. 
«  Adieu,  mon  Agnès,  ma  chère,  mou 
«  unique  épouse.  JNe  manquez  pas  de 
«  Vous  trouver  au  jardin  demain  à  mi- 
«  nuit.  » 

Après  avoir  lu,  Ambrosio  jeta  sur 
l'imprudente  religieuse  un  regard  de 
colère  et  de  mépris. 

«  Mon  devoir  m'oblige,  dit-il,  à  re- 
mettre cette  lettre  aux  mains  de  votre 
abbesse.  »  Au  même  instant  il  se  disposa 
à  sortir  de  la  chapelle. 

Ces  mots  furent  un  coup  de  foudre 
pour  Agnès.  Frappée  du  danger  de  sa 
situation,  elle  courut  après  lui,  et  de 
toute  sa  force  le  retint  par  la  robe. 

«  Ambrosio,  digne  Ambrosio,  s'écrja- 
t-elle  avec  l'accent  du  désespoir,  je  m& 
jette  à  vos  pieds  j  je  les  baigne  de  mes 
larmes.  Mon  père,  ayez  compassion  de 
ma  jeunesse.  Regardez  d'un  œil  indul- 
gent la  foiblesse  d'une  femme;  daignez 
m'aider  à  cacher  ma  faute.  Je  f  expierai; 
j'en  ferai  pénitence  tout  le  reste  de  ma 
vie ,  et  votre  bonté  aura  ramené  une 
ame  dans  les  voies  du  ciel.  » 

«  Prétendez -vous  que  je  puisse  être 
complaisaoïmeiit  le  coalident  du  crime? 


LE  MOINE.  7^, 

Souffrirai- je  que  le  couvent  de  Sainte- 
Claire  devienne  un  lieu  de  prostilu- 
lion?  que  l'église  du  Christ  nourrisse 
dans  son  sein  la  honte  et  la  débauche? 
Malheureuse!  l'indulgence  ici  feroit  de 
moi  votre  complice  ;  votre  crime  de- 
viendroit  le  mien.  Vous  vous  êtes  livrée 
aux  coupables  désirs  d'un  séducteur; 
vous  avez,  par  votre  impureté,  désho- 
noré le  saint  habit  que  vous  portez, 
et  vous  osez  réclamer  ma  compassion  ! 
Laissez-moi ,  cessez  de  me  retenir.  Où 
est  madame  l'abbesse,  ajoula-t-il  en 
élevant  la  voix  ?  » 

«  Mon  père,  ô  mon  père  !  écoulez- 
moi  un  seul  moment  ;  ne  m'accusez  ni 
d'impureté ,  ni  de  débauche ,  ni  de 
prostitution.  Long-temps  avant  que  je 
prisse  le  voile ,  Raymond  étoit  maitre 
de  mon  cœur;  il  m'inspira  la  tendresse 
la  plus  pure,  la  plus  irréprochable  :  il 
étoit  sur  le  point  de  devenir  mon  légi- 
time époux.  Je  suis  coupable  d'un  seul 
instant  d'égarement,  et  bientôt  je  vais 
devenir  mère.  O  mon  père  !  prenez 
pitié  de  moi  ;  prenez  pitié  de  l'inno- 
cente créature  dont  l'existence  est  unie 
à  la  mienne.  Si  vous  dévoilez  mon  im- 
prudence à   l'abhesse ,   dous  sommes 

I>  -7 


74  LE  MOINE. 

perdues  toutes  deux.  Le  plus  cruel  châ- 
timent est  prononcé  par  les  lois  de 
Sainte- Claire  contre  mes  pareilles.  Res- 
pectable Ambrosio ,  que  la  pureté  de 
votre  conscience  ne  vous  renae  pas  in- 
sensible aux  peines,  au  repentir  d'un 
être  plus  foible  que  vous  !  Quelque  au- 
tre vertu  réparera  ma  faute  :  n'exigez 
pas  la  perfection  dans  les  autres  ;  ayez 
pitié  de  raoi ,  révérend  père  •  rendez- 
moi  cette  lettre ,  et  ne  me  condamnez 
pas  à  un  malheur  éternel.  » 

«  Tant  de  hardiesse  me  confond ,  re- 
prit Ambrosio.  Que  je  cèle  votre  crime, 
moi ,  chef  d'un  ordre  à  jamais  respec- 
table! moi,  que  vous  avez  trompé  par 
une  fausse  confesssion  !  Non ,  ma  fille, 
non  ;  je  veux  vous  rendre  un  meilleur 
office 5  je  veux,  en  dépit  de  vous-même, 
vous  détourner  de  la  voie  de  perdition. 
La  pénitence  et  la  mortification  peu- 
vent encore  expier  votre  offense ,  et  la 
sévérité  sauvera  peut-être  votre  ame. 
Holà ,  mère  Sainte-Agathe  !  » 

«  Mon  père ,  par  tout  ce  qu'il  y  a  de 
sacré ,  par  tout  ce  qui  vous  est  cher  ,  je 
vous  supplie,  je  vous  conjure. ...» 

«  Cessez ,  vous  dis  -  je ,  je  ne  vous 
écoute  plus.  Où  est  madame  l'abbesse? 


LE  MOINE.  75 

mère  Sainte-Agathe,  où  étes-vous?  » 

La  porte  de  la  sacristie  s'ouvrit ,  et 
la  mère  Sainte-Agathe  parut,  suivie  de 
ses  religieuses. 

«  Hooinoe  cruel  !  »  s'écria  Agnès  en 
cessant  de  le  retenir. 

A^ès  désolée  se  frappa  la  poitrine, 
déchira  son  voile  ,  et  se  précipita  la 
face  contre  terre  avec  tout  le  délire  du 
désespoir.  Les  religieuses  la  voyant  en 
cet  état,  demeurèrent  muettes  d'élon- 
nement.  Le  moine  présenta  à  l'abbesse 
le  papier  fatal,  en  l'informant  de  quelle 
manière  il  étoit  tombé  dans  ses  mains. 
«  C'est  à  vous  ,  ajouta-t-il ,  à  décider 
quelle  peine  mérite  la  coupable.  « 

'  A  mesure  que  l'abbesse  lisoit  la  let- 
tre, la  colère  se  peignoit  sur  son  vi- 
sage. Un  crime  de  cette  nature ,  com- 
mis dans  son  couvent  ,  et  découvert 
par  Ambrosio  lui-même,  par  l'homme 
le  plus  respecté  de  tout  Madrid  !  Quelle 
idée  alloit-il  se  former  de  la  régularité 
de  sa  maison  !  Des  paroles  auroient  mal 
exprimé  la  fureur  de  l'abbesse  j  elle 
gardoit  le  silence,  et  se  contentoit  de 
jeter  sur  la  malheureuse  Agnès  des 
regards  menaçans. 

^  Qu'on  l'emmène  au  couvent,  d^-elle 


rj6  LE  MOINE. 

à  quelques-unes  de  ses  religieuses.» 
Deux  des  plus  anciennes  s'appro- 
chèrent d'Agnès,  la  relevèrent  de  vive 
force  ,  et  se  disposèrent  à  sortir  avec 
elle  de  la  chapelle,*  mais  en  ce  moment, 
retrouvant  son  courage,  Agnès , se  dé- 
gagea de  leurs  mains. 

(f  Quoi  1  s'écria-t-elle  avec  l'accent  de 
la  plus  profonde  douleur ,  tout  espoir 
est  donc  perdu  pour  moi  !  Déjà  vous  me 
traînez  au  supplice  !  O  Raymond  ! 
Raymond  !  où  êtes- vous!  »  Jetant  alors 
sur  le  moine  un  regard  terrible  :  «  Ecou- 
tez-moi, lui  dit-elle,  homme  vain  , 
orgueilleux,  insensible;  écoutez-moi, 
cœur  de  fer.  Vous  auriez  pu  me  sauver, 
me  rendre  au  bonheur  et  à  la  vertu  ; 
vous  ne  l'avez  pas  voulu.  Vous  êtes  le 
destructeur  de  mon  ame;  vous  êtes  mon 
meurtrier,  et  ma  mort  et  celle  de  mon 
enfiuil  retomberont  sur  votre  tête.  Inso- 
ient dans  votre  facile  verlu,  vous  avez 
dédaigné  les  prières  d'un  cœur  péni- 
tent ;  mais  Dieu  sera  ce  que  vous  n'avez 
point  été ,  miséricordieux  envers  moi. 
Où  est  donc  le  mérite  de  cette  vertu  si 
vantée?  quelles  tentations  avez -vous 
surmontées?  Lâche  !  vous  ne  devez  votre 
salut  qu'à  la  fuite;  vous  ne  viles  jamais 


LE  MOINE.  77 

en  face  la  s(^duciion.  Mais  le  jour  de 
rdpreiive  arrivera  ;  laissez  venir  les 
passions  impétueuses  :  vous  sentirez 
alors  que  la  foi  blesse  est  l'apanage  de 
l'humanité  ;  vous  Irémirez  en  jetant  un 
coup  d'œil  rétrograde  sur  vos  crimes; 
vous  implorerez  avec  terreur  la  misé- 
ricorde de  Dieu.  Oh  !  pensez  à  moi 
dans  ce  terrible  moment  ,  pensez  à 
votre  cruauté  ;  souvenez -vous  de  la 
malheureuse  Agnès,  et  désespérez  du 
pardon.  » 

L'énergie  avec  laquelle  elfe  proféra 
ces  derniers  mots  ajant  épuisé  sa  foi  ce, 
elle  tomba  sans  connoissance  dans  les 
bras  d'une  de  ses  compagnes  qui  se 
trouvoit  près  d'elle.  Elle  lut  à  l'instant 
transportée  hors  de  la  chapelle,  et  sui- 
vie par  toutes  les  autres. 

Ambrosio  n'avoit  point  écouté  ces 
repioches  sans  émotion;  une  v(ùx  se- 
crète lui  disoit  qu'il  avoit  traité  cette 
jeune  fille  avec  trop  de  sévérilé.  Il  re- 
tint donc  l'abbesse  pendant  quelques 
instans. 

«  i.a  violence  de  son  désespoir,  dit-il , 
prouve  au  moins  qu'elle  n'est  pas  fami- 
liarisée avec  le  vice.  Peut-être  qu'en 
y  meltaut  un  peu  moins  de  rigueur, 

7' 


7»  LE  MOINE. 

qu'en  mitigeant  pour  elle  la  pénitence 
usilée ,  l'on  pourroit. ...» 

«  Mitiger,  mon  père?  c'est  ce  que  je 
ne  ferai  pas ,  vous  pouvez  en  être  assu- 
ré. Les  lois  de  notre  ordre  sont  strictes  : 
elles  sont  un  peu  tombées  en  désuétude; 
le  crime  d'Agnès  me  fait  voir  la  néces- 
sité de  les  faire  revivre.  Je  vais  noti- 
fier à  toute  la  communauté  mes  inten- 
tions, et  Agnès  sentira  pleinement  la 
rigueur  de  ces  lois  :  je  prétends  m'y 
conformer  à  la  lettre.  Adieu  ,  mon 
père.  » 

En  disant  ces  mots,  elle  sortit  pré- 
cipitamment de  la  chapelle. 

«  J  "ai  fait  mon  devoir ,  »  dit  en 
lui-même  Ambrosio  ;  et  après  quel- 
ques instans  passés  en  méditations,  il 
se  rendit  au  réfectoire ,  où  la  cloche 
i'appeloit. 

Après  le  souper,  Ambrosio,  rentré 
dans  sa  cellule,  regardoit  par  la  fenê- 
tre, et  cherchoit  en  vain  à  se  distiaire 
de  sa  dernière  aventure.  Tous  les  reli- 
gieux s'étoient  retirés  ;  la  soirée  étoit 
iDelle;  la  lune  brilloit  de. tout  son  éclat. 
Ambrosio  se  détermina  à  descendre, 
pour  p)endre  le  frais  quelques  inStans 


LE  MOINE.  7(| 

dans  le  jardin.  Il  n'étoit  point,  dans  tout 
Madrid,  un  jardin  plus  beau  ni  mieux 
décoré  que  celui  des  Dominicains  :  on 
y  vojoit  de  grands  carrés  de  fleurs 
les  plus  recherchées ,  mais  si  artistement 
rangées ,  qu'elles  paroissoient  n'avoir 
été  plantées  que  par  la  main  de  la  nature; 
des  fcîntaines  d'eau  vive ,  coulant  dans 
des  bassins  de  marbre  blanc  ,  répan- 
doient  au  loin  une  perpétuelle  rosée  et 
la  plus  délicieuse  fraîcheur;  les  murs 
étoient  tapissés  de  jasmins ,  de  vignes 
et  d*e  chèvrefeuilles;  la  beauté  de  la 
nuit  ajoutoit  encore  à  celle  du  lieu  ;  les 
eaux  réfléchissoient  l'azur  du  ciel  et 
les  rajons  argentés  de  la  lune  ;  un  zé- 
phyr léger  et  frais  portoit  à  travers 
toutes  les  allées  l'odeur  des  orangers 
en  fleurs  ,  et  l'on  entendoit  d'un  bo- 
cage voisin  le  chant  du  rossignol.  C'est 
vers  ce  bocage  qu'Ambrosio  dirigeoit 
ses  pas. 

Au  fond  de  cet  asile  champêtre  se 
trouvoit  une  grotte  faite  à  l'imitatiou 
d'un  hermilage  ;  les  murs  étoient  for- 
més d'un  tissu  de  racines  d'arbres,  de 
lierre  et  de  mousse;  sur  chaque  côté  de 
Ja  grotte  étoient  des  sièges  de  gazon; 
uae  cascade  natucelle  ,  se  précipitant 


8o  LE  MOIJVE. 

du  haut  d'un  rocher  voisin,  traversoit 
la  grotte  vers  le  miheu.  Plongé  dans 
une  douce  rêvei  ie  ,  le  moine  s'appro- 
cha de  ce  réduit  solitaire  ;  le  calme 
de  toute  la  nature  s'étoit  déjà  com- 
muniqué à  son  cœur  ,  que  pénétroit 
alors  une  douce  et  voluptueuses  lan- 
gueur. 

En  entrant  dans  l'hermitage ,  il  fut 
çtonné  de  trouver  la  place  déjà  prise; 
une  personne  étoit  à  demi- couchée  sur 
un  des  bancs ,  la  tête  posée  sur  sa  main  , 
dans  une  attitude  mélancolique.  Le 
moine  reconnut  Rosario  ;  il  l'observa 
en  silence,  et  sans  entrer.  Après  quel- 
ques inslans ,  Je  jeune  homme  leva  la 
tète ,  et  tint  ses  regards  douloureuse- 
ment fixés  sur  le  mur  opposé. 

«  Oui,  dit-ii  avec  un  soupir  plaintif, 
je  sens  tout  l'avantage  de  ta  situation. 
Heureux  qui  peut  penser  comme  toi  ! 
heureux  qui  peut,  comme  toi,  ne  voir 
qu'avec  dégoût  toute  l'espèce  humaine, 
s'ensevelir  pour  jamais  dans  quelque 
solitude  impénétrable,  et  oublier  qu'il 
existe  au  monde  des.  êtres  qui  méri- 
tent d'être  aimés.  O  Dieu  !  que  la 
înisanthropie    me    seroit    d'un    grand 

SCCOUl'S  l  » 


LE  MOINE.  8i 

«  Voilà  de  singulières  idées,  Rosa- 
rio,  «  dit  en  entrant  le  prieur. 

«  Vous  ici ,  révérend  père ,  »  s'écria 
le  novice.  Au  même  instant  il  se  leva, 
et  se  hâta  de  rabattre  son  capuchon  sur 
son  visage.  Le  prieur  se  plaça  sur  le 
banc,  et  obligea  Rosario  à  se  rasseoir 
près  de  lui. 

«  Vous  ne  devez  pas  vous  livrer  à  ces 
sombres  pensées,  lui  dit-il.  Comment 
pouvez-vous  appeler  à  votre  secours  la 
misanthropie  ,  cjui ,  de  tous  les  senti- 
mens,  est  le  plus  triste  et  le  plus  con- 
damnable? » 

a  Connoissez-vous  ces  vers,  révérend 
père?  Je  ne  les  ai  lus  que  depuis  hier 
matin ,  et  déjà  je  les  sais  par  cœur.  Je 
ne  puis  vous  dissimuler  que  j'envie  les 
senlimens  de  celui  qui  les  a  faits.  Ces 
vers  sont  écrits  dans  un  endroit  assez 
obscur  de  cette  grotte,  sur  une  pierre 
de  marbre.  Peut-être  ne  les  avez-vous 

Îjas  remarqués.  Voulez- vous  que  je  vous 
es  récite?  » 
«  Voyons ,  Rosario.  » 
Le  jeune  homme  récita  de  mémoire, 
et  avec  un  accent  mélancolique,  les  ver» 
suivans  : 


LE  MOINE. 

INSCRIPTION 

DANS    UN    HERMITAGE. 


ï(fi  ie  m'établis.  Ce  rédait  solitaire 
Convient  à  mes  chagrins;  j'y  veux  vivre  et  monrir. 
Si  qaelqoe  jour  an  homme  à  mes  yenz  vif  nt  s'offrir, 
Il  saura  que  des  siens  je  hais  la  race  entière. 
Sravant  de  ses  destins  l'inflexible  rigaear, 
Rosalbe  anx  coaps  da  sort  se  soustrait  par  la  fcite. 
Je  ne  veux  désormais  vivre  qu'avec  mon  cœur. 
Adieo,  paréos,  amis;  je  vais  me  faire  hermite. 

Assez  et  trop  long-temps  on  m'a  vu  parmi  vous  ; 
Je  vous  fais  mes  adieux  sans  regrets ,  sans  foiblesse. 
Les  hommes  sont  égaux;  ils  se  ressemblent  tous. 
Soas  le  chaume  j'ai  va  Ja  fraude  et  la  bassesse  ; 
J'ai  vu  dans  vos  cités ,  parmi  vos  demi-dieux. 
Le  vice  triomphant  et  la  vertu  proscrite. 
J'ai  va  des  êtres  vils,  malfaisans,  furieux. 
Des  hommes  !  —  Et  bientôt  je  me  suis  fait  bermite. 

Loin  du  faste  des  cours,  des  civiqaes  horreaçs^ 
Je  pais  vivre  en  ces  lieux  sans  exciter  l'envie , 
Gémir  sur  vos  forfaits ,  déplorer  vos  erreurs, 
Et  consacrer  à  Dieu  mes  soupirs  et  ma  vie. 
J'ai  retrouvé  la  paix  dans  ce  désert  affreux; 
Des  fous  et  des  méchan»  j'y  crains  peu  les  poursuites» 
Voulez-vous  être  enfin  meilleurs  et  plus  heureux  ? 
Hommes,  imitez-moi;  faites-vous  tous  bermites. 

«  S'il  étoit  possible  à  l'homme,  dit  le 
prieur,  de  se  concentrer  tellement  en 
lui-même,  qu'il  pût  conserver,  ^uoic^ue 


LE  MOINE.  83 

totalement  sëparé  de  l'espèce  humaine, 
le  contentement  dont  se  vante  ici  Ro- 
salbe  ,  j'avoue  que  sa  situation  seroit 
préférable  à  celle  de  l'homme  qui  vit 
au  milieu  de  la  corruption  et  des  folies 
mondaines;  mais  c'est  ce  qui  ne  peut 
jamais  arriver.  Cette  inscription  n'a  été 
placée  ici  que  pour  l'ornement  de  la 
grotte;  et  les  sentimens  et  l'hermite, 
tout  est  également  imaginaire.  L'homme 
est  né  pour  la  société;  et  celui-là  même 
qui  est  le  plus  détaché  du  monde ,  ne 
peut  cependant  l'oublier  totalement,  ni 
s'accoutumer  à  en  être  totalement  ou- 
blié. Dégoûté  des  vices  ou  de  la  sottise 
des  hommes,  ^e  misanthrope  s'en  sé- 
pare; iLse  fait  hermite,  il  s'ensevelit 
vivant  dans  le  creux  d'un  rocher.  Tant 
que  son  cœur  est  enflammé  par  la  haine, 
il  peut  s'accommoder  de  sa  vsituation; 
mais  quand  son  animosilé  vient  à  se  re- 
froidir, lorsque  le  temps  a  pu  adoucir 
ses  chagrins  et  cicatriser  ses  blessures , 
crojez-vous  que  le  contentement  puisse 
être  encore  le  compagnon  de  sa  soli- 
tude ?  Non ,  non ,  Rosario.  Cessant  d'être 
soutenu  par  la  violence  de  sa  passion  > 
il  sent  toute  la  monotonie  de  son  exis- 
tence, et  son  ame  reste  toute  enlièr* 


84  LE  MOINE. 

en  proie  à  l'ennui.  Regardant  autour  de 
lui,  il  se  trouve  seul  dans  l'univers;  il 
sent  renaître  dans  son  cœur  l'amour  de 
la  société  ;  il  désire  de  retourner  vers  ce 
monde  qu'il  avoit  juré  de  haïr  toute  sa 
^  vie.  La  nature  n'a  plus  de  charmes  à  ses 
yeux,  parce  qu'il  n'a  près  de  lui  per- 
sonne qui  partage  son  admiration  pour 
elle-  Appuyé  contre  quelque  morceau 
de  rocher,  il  regarde  d'un  œil  morne  la 
plus  belle  chute  d'eau;  il  voit,  sans  en 
être  ému ,  la  renaissance  de  la  verdure 
au  printemps,  la  douce  clarté  des  astres 
de  la  nuit,  i'éclat  majestueux  du  soleil 
levant.  Chaque  soir  il  retourne  lente- 
ment à  sa  cellule,  où  personne  n'attend 
son  arrivée ,  où  il  ne  trouve  qu'une  nour- 
nture  mal-saineetsans  saveur;  il  se  )ette 
désespéré  sur  un  lit  de  mousse,  ne  goûte 
qu'un  sommeil  pénible,  et  ne  s'éveille 
que  pour  recommencer  une  journée 
aussi  triste ,  aussi  monotone  que  la  pré- 
cédente.» •  , 

«  Vous  m'étonnez ,  mon  père  !  Quoi! 
s'il  arrivoit  que  des  circonstances  vous 
contraignissent  à  une  solitude  absolue, 
vous  croyez  qu'alors  les  devoirs  de  la 
religion ,  la  conscience  d'une  vie  em- 
ployée saintement ,  ne  suffiroient  pas 


LE  MOINE.  83 

pour  communiquer  à  votre  cœur  ce 
calme  ?....» 

«Non,  Rosario ,  je  suis  convaincu 
que  cet  espoir  seroit  illusoire,  que  toute 
ma  force  seroit  insuffisante  pour  me 
sauver  de  la  mélancolie  et  du  dégoût. 
Si  vous  saviez  quel  est  mon  plaisir  lors- 
qu'après  un  jour  passé  à  1  élude,  je  me 
retrouve  le  soir  au  milieu  de  mes  cou- 
frères;  lorsqu'après  quelques  heures  de 
solitude  ,  je  revois  quelques  créatures 
humaines!  Et  c'est  en  cela  que  consiste, 
à  mon  avis ,  le  principal  avantage  de 
nos  institutions  monastiques  :  elles  met- 
tent l'homme  à  l'abri  des  tentations; 
elles  lui  procurent  le  loisir  nécessair* 
pour  le  service  de  Dieu;  elles  lui  sau- 
vent l'aspect  des  vices  dont  le  monde 
est  infecté,  sans  cependant  le  priver  des 
avantages  les  plus  précieux  de  la  so- 
ciété. Et  vous,  Rosario,  vous  pouvez 
envier  le  sort  d'un  hermite  !  vous  pou- 
vez vous  aveugler  ainsi  sur  le  honheur 
de  votre  situation  !  Réfléchissez  un  mo- 
ment :  ce  couvent  est  devenu  votre 
asile;  v^otre  régularité,  votre  douceur, 
vos  talens ,  vous  ont  mérité  parmi  nous 
l'estime  universelle  ;  vous  êtes  séparé  du 
monde  ,  que  vous  faites  profession  de 


S6  LE  MOINE. 

haïr  ,  et  cependant  vous  trouvez  ha- 
bituellement chez  nous  la  société  de 
plusieurs  hommes  véritablement  esti- 
mables. » 

«  O  mon  père  !  dit  Rosario ,  c'est  là 
sur-tout  ce  qui  cause  mon  tourment.  11 
eût  été  plus  heureux  pour  moi  d'avoir 
à  vivre  avec  des  médians,  de  n'avoir 
jamais  entendu  prononcer  le  nom  de 
vertu.  C'est  ma  vénération  profonde 
pour  tout  ce  qui  tient  à  la  religion, 
c'est  la  tendre  sensibilité  de  mon  ame, 
qui  causent  ma  peine  et  m'entraînent 
irrésistiblement  vers  ma  perte.  Plût  au 
ciel  que  je  n'eusse  jamais  vu  les  murs 
de  ce  couvent  !  » 

«Je  ne  vous  comprends  pas,  Rosario: 
ce  n'est  pas  là  ce  que  vous  me  disiez 
tantôt  5  vous  m'assuriez  que  mon  ami- 
tié étoit  pourvous'un  bien  si  précieux  ! 
'Si  vous  n'eussiez  jamais  vu  les  murs 
de  ce  couvent ,  vous  n'auriez  pu  me 
voir ,  ou  du  moins  me  connoître.  Est- 
ce  là,  Rosario,  votre  désir?  » 

«  Mon  désir  !  s'écria  le  novice  en  se 
levant  et  saisissant  avec  vivacité  la 
main  du  prieur  ;•  non ,  non,  ce  n'est  pas 
là  mon  désir.  Et  cependant,  hélas!  il 
aeroit   à   souhaiter   pour   moi   que  j« 


LE  MOINE.  87 

n'eusse  jamais  vu  ni  vous  ni  les  murs 
de  ce  couvent.  » 

En  disant  ces  motsRosaiio  sortit  pré- 
cipitamment de  la  grotte.  Ambrosio 
resta  à  sa  place;  étonné  de  la  conduite 
inexplicable  de  ce  jeune  homme ,  il  fut 
tenté  de  croire  que  son  esprit  étoit  dé- 
rangé; cependant  la  tranquillité  de  son 
maintien  ,  son  langage ,  une  sorte  de 
liaison  qu'on  remarquoit  dans  ses  idées , 
démentoient  cette  conjecture.  Après 
quelques  minutes  Rosario  rentra ,  reprit 
Sa  place  sur  le  banc  et  sa  première  at- 
titude. La  tête  posée  sur  une  de  ses 
mains  ,  il  essuyoit  c'e  l'autre  quelques 
larmes  qui  couloient  de  ses  veux. 

Ambrosio  le  considéroit  avec  la  plus 
vive  com|ia-sion.  Tous  deux  gardèrent 
pendant  quelques  instans  le  silence.  Un 
rossignol  étoit  venu  se  placer  sur  un 
oranger  devant  la  porte  de  Thermitage. 
L'oiseau  se  mit  à  chanter;  au  son  de  sa 
voix  touchante  et  mélodieuse,  Rosario 
leva  la  tête,  et  parut  l'écouter  attenti- 
vement. 

ce  C'est  ainsi,  dit-il  avec  un  profond 
soupir,  que  ma  pauvre  sœur,  aux  der- 
niers jours  de  sa  vie,  écoutoit  le  chaut 
du  rossignol,  infortunée  Matilde  !  elle 


m  LE  MOINE. 

repose  maintenant  dans  le  silence  du 
tombeau  ,  et  son  cœur  n'est  plus  gros 
de  soupirs.  » 

«  Quoi  !  vous  auriez  une  soeur,  Ro- 
sario  ?  » 

«  Oui ,  c'est  la  vérité  ,  j'avois  une 
sœur.  HéJasI  je  ne  l'ai  plus;  au  pi  in- 
temps de^^a  vie,  elle  a  succombé  sous 
le  poids  des  chagrins  !  » 

«  Et  de  quelle  nature  étoient  ces  cha- 
grins? » 

«Ils  n'exciteront  point  votre  pitié, 
Ambrosio.  Vous  ne  connoissez  pas  1» 
force  irrésistible  des  sentimens  aux- 
quels son.  cœur  fut  en  proie.  Un  amour 
malheureux  l'ut  la  cause  de  son  infor- 
tune ;  la  passion  la  plus  pure  et  la  plus 
vive  pour  un  homme  vertueux,  pour  un 
homme ,  ou  plutôt  pour  un  Dieu  ! 
Talens,  beauté,  sagesse,  vertu  solide, 
réputation ,  tout  se  trouvoit  réuni  dans 
la  personne  de  Francisque.  Le  cœur  le 
plus  insensible  se  seroit  animé  en  l'ap- 
prochant ;  ma  sœur  le  vit  ;  elle  osa 
l'aimer  ;  elle  l'aima  sans  espoir.  » 

«Si  son  amour  étoit  si  bien  placé, 
pourquoi  l'aima-t-elle  sans  espoir?  » 

«Avant  qu'il  la  connût,  mon  père. 
Francisque  étoit  déjà  engagé  ;  il  avoit 


LE  MOINE.  89 

donné  sa  foi  à  ia  plus  belle  des  épouses. 
Cepeiiclaui  ma  sœur  continua  de  l'ai- 
mer 3  elle  aima  même  son  épouse  à  cause 
de  lui.  Un  matin,  ayant  trouvé  moyen 
de  s'échapper  de  la  mdi^on  paternelle, 
déguisée  sous  des  habits  grossiers,  elle 
alla  s'offrir  en  qualité  de  domestique 
chez  celui  qu'elle  aiinoit,  et  fut  accep- 
tée. Continuellement  en  sa  présence, 
elle  s'effjrça  de  gagner  son  affection; 
elle  y  réussit.  Les  hommes  vertueux 
sont  toujours  reconnoiss^ps.  Bientôt 
Francisque  s'aperçut  de  ses  attentions,- 
il  y  l'ut  sensible ,  et  distingua  Matilde 
du  reste  de  ses  serviteurs.  » 

«  Et  vos  parens  u'ont-ils  point  fait  de 
recherches  pour  découvrir  c©  qu'étoit 
devenu  leur  fille  fugitive?  » 

«  Ma  sœur  s'étoit  elle-même  décelée 
avant  qu'ils  pussent  en  avoir  des  nou- 
velles. Son  amour  s'accrut  au  point  qu'il 
ne  lui  fut  plus  possible  de  le  tenir 
caché.  Cependant  ce  n'étpit  pas  la 
personne  deFrancisque  qu'elle  desiroit; 
tous  les  vœux  de  ma  sœur  se  bornoieut 
à  obte4iir  une  place  dans  son  cœur^ 
Dans  un  moment  d'oubli,  elle  lui  avoua 
sa  tendressse.  Quel  fut  le  résultat  de 
rette  imprudence?  Am^nt  idolâtre  de 


90  LE  MOINE. 

sa  femme ,  el  crojant  qu'un  regard  de 
pilié  jelé  sur  une  autre  seroit  un  vol 
fait  à  son  affection  conjugale,  il  chassa 
Matilde  de  sa  présence,  et  lui  défendit 
de  jamais  reparoilre  devant  lui.  Le 
cœur  navré  par  cet  excès  de  sévérité, 
ma  pauvre  sœur  revint  à  la  maison 
paternelle,  et  mourut  dans  l'espace  de 
quelques  mois.  » 

«Malheureuse  fille!  son  deslin  fut 
assurément  trop  cruel ,  et  Francisque 
trop  sévère.» 

«  Le  pensez- vous,  mon  père,  s'écria 
vivement  le  novice;  pensez-vous  que 
Francisque  fut  trop  sévère?  » 

tt  Oui ,  sans  doute ,  je  le  pense  ;  et 
j'ai  sincèrement  pitié  de  Matilde.  » 

«  Vous  ,  Ambrosio  ,  vous  avez  pilié 
de  ma  sœur  !  ô  mon  père  !  Byez  donc 
aussi  pitié  de  moi.  » 

«  Que  voulez-vous  dire?  » 

«Oui,  reprit  Rosario  d'un  ton  plus 
doux,  je  réclame  votre  pitié;  car  mes 
souflVauces  sont  encore  plus  vives.  Ma 
sœur  avoit  au  moins  un  ami,  un  ami 
fidèle,  qui  compatissoit  à  ses  peines  et 
ne  lui  reprochoit  point  la  vivacité  de 
ses  sentimens;  et  moi.. ..  je  n'ai  point 
d'ami.  Le  monde  entier- ne  m'offre  pas 


LE  MOKNK.  91 

un  cœur  qui  soit  sensible  à  mes  tour- 
mens.  » 

Ambrosio  fut  louché  de  ces  derniers 
mots;  il  prit  la  main  de  RosArio,  et  la 
pressa  tendrement. 

«  Vous  n'avez  point  d'smi ,  dites- 
vous  ;  et  qui  suis- je  donc?  pourquoi 
refusez- vous  de  me  confier  vos  secrets  , 
et  que  pouvez-vous  craindre  ?  Ma  sé- 
vérité? je  n'en  ai  jamais  fait  usage  avec 
vous.  La  dignité  de  mon  habit?  oubliez 
que  je  suis  un  religieux,  votre  prieur. 
Ne  voyez  en  moi,  je  l'exige,  que  votre 
ami,  que  votre  père.  Je  puis  bien  pren- 
dre avec  vous  ce  dernier  litre ,  car  je 
vous  aime  comme  mon  enfant.  Votre 
société  me  procure  plus  de  plaisir  que 
celle  de  tout  autre  ;  et  lorsque  je  re- 
marque l'étendue  de  votre  esprit  et  de 
vos  connoissances,  je  me  réjouis  comme 
le  feroit  un  père  en  voyant  les  per- 
fections de  son  fils.  Mettez  donc  de  côté 
toutes  ces  craintes,  et  parlez-moi  enfin 
à  cœur  ouvert.  » 

«  Mais  peut-être  vous  me  haïrez, 
mon  père ,  vous  me  détesterez  à  cause 
de  ma  foiblesse  ;  peut-être  ne  reùrerai- 
je  d'autre  fruit  de  ma  confidence  que 
la  perte  de  votre  estime.  » 


f)2  LE  MOINE. 

«Comment  puis- je  vous  rassurer? 
Réfléchissez  sur  ma  conduite  passée  , 
sur  la  tendresse  que  je  vous  ai  toujours 
témoignée.  Vous  haïr,  Rosario  !  cela 
n'est  plus  en  mon  pouvoir  ;  renoncer  à 
votre  société,  ce  seroit  me  priver  moi- 
même  de  mon  plus  grand  plaisir.  Con- 
fiez-moi donc  ce  qui  vous  afflige,  et 
je  vous  jure  ici  solennellement.. . .  » 

«  Hé  bien  ,  jurez-moi  ,  reprit  Ro- 
sario ,  que,  quel  que  soit  mon  secret, 
vous  ne  m'obligerez  point  à  sortir  de 
ce  couvent,  que  mon  noviciat  ne  soit 
expiré.  » 

«Je  vous  le  jure;  et  comme  notre 
divin  Sauveur  tiendra  la  promesse  qu'il 
a  faite  aux  hommes,  de  même  je  tien- 
drai celle  que  je  vous  fais.  Expliquez- 
moi  seulement  ce  mystère,  et  comptez 
sur  mon  indulgence.  » 

«  Je  vous  obéis.   Sachez  donc 

mais  je  tremble.  Je  réclame  votre  piùé, 
respectable  Ambrosio  ;  ajez  égard  à 
la  foiblesse  de  l'humanité.  Mon  père, 
continua-t-il  en  se  jetant  aux  pieds 
du   moine  ,   et   couvrant  sa   main    de 

baisers ,  mon  père je  suis  une. 

femme.  » 

Ces  mots  furent  pronor.cés  à  basse 


LE  MOINE.  93 

voix.  Le  moine  tressaillit.  Prosternée 
devant  lui  ,  la  jeune  fille  ,  que  nous 
n'appellerons  plus  Rosario  ,  sembloit 
attendre  en  silence  la  décision  de  son 
juge.  La  surprise  d'un  côté ,  la  crainte 
de  1  autre,  les  tinrent  quelques  instans 
dans  la  même  attitude,  immobiles, 
comme  s'ils  avoient  été  touchés  par  la 
verge  de  quelque  magicien.  Dès  qu'Am- 
brosia  fut  un  peu  revenu  de  son  élon- 
nemeut ,  i  1  se  hâta  de  sortir  de  fa  grotte , 
et  s'enfuit  vers  le  couvent.  La  vivacité 
de  sou  action  n'échnppa  point  à  la  sup- 
pliante. Elle  se  leva  précipitamment, 
courut  après  lui,  l'atteignit,  se  jeta  sur 
sou  passage ,  et  embrassa  ses  genoux. 
Ambrosio  fit  de  vains  efforts  pour  se 
dégager. 

«  Ne  me  fuyez  pas,  s'écria-t-elle, 
ne  me  livrez  pas  à  mon  désespoir. 
Ecoutez-moi  ;  laissez-moi  me  justifier 
à  vos  jeux.  Vous  avez  plaint  le  sort 
de  ma  sœur  :  hé  bien ,  toute  son  his- 
toire est  la  mienne.  Je  suis  Matilde,  et 
vous  êtes  l'homme  qu'elle  aime.  » 

Ce  second  aveu  redoubla  l'étonne- 
ment  d' i\.  m  brosio.  Indécis,  embarrassé, 
il  resta  ,  comme  paralysé  ,  en  contem- 
plation devant  Matildè,  dont  le  visage 


€f4  LE  MOINE. 

étoit  alors  découvert.  Elle  l'obi fgea  de 
se  rasseoir  sur  un  banc  du  jardin  qui 
se  trouvoit  près  d'eux ,  et  profita  de  son 
trouble  et  de  son  silence  pour  continuer 
son  explication. 

«Ne  crojez  pas,  Ambrosio,  que  je 
sois  venue  pour  subtiliser  vos  affec- 
tions, ni  pour  vous  faire  enfreindre  les 
engagemens  qui  vous  lient  à  votre  cé- 
leste épouse.  La  religion  seule  est  digne 
de  vous  posséder  tout  entier.  Ne  crojez 
pas  que  l'intention  de  Matilde  soit  de 
vous  détourner  des  sentiers  de  la  vertu. 
Ce  que  je  sens  pour  vous  est  de  l'a- 
mour ;  mais  ce  n'est  point  un  amour 
licencieux.  Je  soupire  après  la  posses- 
sion de  votre  cœur  ;  mais  je  ne  de- 
sire  point  celle  de  votre  personne.  Dai- 
gnez écouter  ma  justification  ;  dans  peu 
d'instans  vous  serez  convaincu  que  la 
sainteté  de  cet  asile  n'est  point  souillée 
par  ma  présence ,  et  que  vous  pouvez 
m'accorder  votre  compassion  sans  vio- 
ler vos  engagemens  envers  Dieu.  »  Ma- 
tilde vit  sur  le  visage  d'i^mbrosio  qu'il 
l'écoutoit  avec  attention,  et  mêxiie  avec 
intérêt.  Elle  continua. 

ce  Je  sors  d'une  famille  distinguée. 
Mon  père  étoit  le  chef  d'une  des  plus 


LE  MOINE.  93 

illustres  maisons  de  Villanegas;  il  mou- 
rut comme  j  étois  encore  enfant,  et  me 
laissa  seule  héritière  de  son  immense 
fortune.  Jeune  et  riche,  je  fus  recher- 
cli(^e  par  la  plus  brillante  jeunesse  de 
Madrid;  mais  aucun  ne  parvint  >à  ga- 
gner mon  cœur.  J'avois  été  élevée  sous 
les  jeux  d'un  oncle  doué  d'un  juge- 
ment solide  et  de  la  plus  vaste  érudition . 
Il  prit  plaisir  à  me  communiquer  quel- 
que portion  de  ses  counoissances.  Grâce 
à  ses  leçous ,  mon  entendement  acquit 
une  force  et  une  justesse  assez  peu  com- 
munes parmi  les  personnes  de  mon 
sexe.  Naturellement  active  et  curieuse, 
je  fis  d'assez  grands  progrès,  non  seu- 
lement dans  les  sciences  qui  sont  géné- 
ralement étudiées,  mais  dans  quelques 
autres  encore  dont  les  secrets  lie  sont 
révélés  qu'à  très-peu  de  personnes ,  et 
que  condamne  ii)justement  l'aveugle 
superstition.  Mais  tout  en  travaillant  à 
«étendre  la  sphère  de  mes  connoissances , 
mon  sage  tuteur  n  a  point  négligé  a  in- 
culquer dans  mon  ame  les  préceptes 
éternels  de  la  morale;  il  a  pris  soin  de 
in'affranchir  des  entraves  du  préjugé 
vulgaire  ;  il  m'a  fait  sentir  les  beautés 
de  la  iielisi^n  •  il  m'a  appris  à  respecter, 


96  LE  MOINE. 

à  adorer  les  âmes  pures  et  vertueoses, 
et  je  n'ai  que  trop  bien  suivi  ses  ins- 
tructions. 

«  Avec  de  semblables  dispositions , 
ju^ez  vous-même  si  j'ai  pu  voir  sans 
dégoût  les  vices,  la  dissipation  et  l'igno- 
rance, qui  déshonorent  notre  jeunesse 
espagnole.  J'ai  rejeté  dédaigneusement 
toutes  les  offres.  J'avois  conservé  mon 
cœur  libre  de  toute  inclination  ,  lors- 
que le  hasard  me  conduisit  un  jour  à 
l'église  des  Dominicains.  Oh  !  ce  jour- 
là,  mon  ange  gardien  sommeilloit  as- 
surément, peu  soigneux  de  remplir  sa 
lâche.  C'est  ce  jour-là  que  je  Vous  vis 
pour  la  première  fois.  Vous  remplaciez 
votre  prédécesseur  ,  absent  par  ftia- 
ladie.  . —  Vou§  devez  vous  rappeler 
quel  enthousiasme  votre  discours  ex- 
cita dans  tout  l'auditoire.  Avec  quelle 
avidité  j'altendois  chacune  de  vos  pa- 
roles !  Il  me  sembla  que  votre  éloquence 
m'enlevoit  jusqu'aux  nues.  J'osois  à 
peine  respirer,  dans  la  crainte  de  per- 
dre une  seule  syllabe.  Je  crus  voir, 
tandis  que  vous  parliez ,  votre  tcte 
environnée  d'une  auréole  brillante,  et 
tout  votre  maintien  me  retraçoit  la 
Hiajesté  d'un  Dieu.  Je   me  retirai  dt* 


LE  MOINE.  97 

l'église,  le  cœur  plein  d'admiration,  A 
compter  de  ce  moment  ,  vous  êtes 
devenu  l'idole  de  mon  cœur ,  l'unique 
objet  de  toutes  mes  pensées.  La  mé- 
lancolie et  le  désesp  ir  s'emparèrent 
de  moi.  Je  me  séparai  de  la  société, 
et  ma  santé  alla  cnaque  jour  en  décli- 
nant. A  la  fin,  ne  pouvant  plus  exister 
dans  cet  état  de  souffrance,  je  pris  le 
parti  d'avoir  recours  au  déguisement 
sous  lequel  vous  me  voyez  aujourd'hui. 
Mon  artifice  a  réussi  ;  conduite  ici  par 
un  de  mes  parens ,  à  qui  ^'avois  confié 
mon  secret ,  je  fus  reçue  dîTns  votre 
monastère^  et  je  parvins  à  gagner  votre 
estime.      ' 

a  Dans  cette  situation,  j'aurois  été, 
mon  révérend  père  ,  complètement 
heureuse,  si  je  n'avois  craint  à  chaque 
instant  que  quelqu'un  ne  s'aperçût  de 
mon  travestissement.  Le  plaisir  que  me 
causoit  votre  société  étoit  empoisonné 
par  cette  idée.  Craignant  de  perdre 
votre  amitié,  devenue  nécessaire  à  mon 
existence,  je  me  suis  déterminée  à  ne 
pas  confier  au  hasard  la  découverte  de 
mon  sexe,  à  vous  av^ouer  tout  à  vous- 
même,  et  à  me  jeter  entre  les  bras  de 
votre  miséricorde  et  de  votre  induK 
I.  q 


^8  LE  MOINE. 

gence.  Serai -je,  Ambrosio,  trompée 
dans  mon  attente?  Non,  je  ne  puis  me 
le  persuader.  Vous  ne  voudrez  point 
me  réduire  au  désespoir  ;  vous  me  per- 
mettrez de  continuer  à  vous  voir  ,  de 
converser  avec  vous ,  de  vous  adorer. 
Vos  vertus  seront  la  règle  de  ma  vie; 
et  quand  iious  expirerons ,  nos  corpa 
reposeront  du  moins  dans  le  même 
tombeau.  » 

Tandis  que  Matilde  parloit  ainsi , 
millesentimens  opposés  se combaltoient 
dans  le  cœur  d'Ambrosio.  La  surprise, 
la  confusion,  le  mécontentement,  que 
lui  causoient  à  la  fois  une  aventure 
aussi  singulière ,  une  déclaration  aussi 
brusque ,  une  action  aussi  hai  die  que 
celle  de  Matilde  ,  tels  étoient  les 
sentimens  dont  il  pou  voit  se  rendre 
compte  à  lui  -  même  j  mais  quelques 
autres  se  tenoient  cachés,  à  son  insu, 
dans  le  fond  de  son  cœur.  Il  ne  s'a- 
perçut pas  que  sa  vanité  étoit  flattée 
par  les  éloges  que  Matilde  donnoit  à 
son  éloquence  et  à  sa  vertu  ;  qu'il  sen- 
toit  un  secret  plaisir  à  songer  qu'une 
femme  jeune,  et  probablement  jolie, 
avoit  pour  lui  abandonné  le  monde,  et 
sacrifié  toute  autre  passion  à  celle  qu'il 


LE  MOINE.  99 

lui  avoit  inspirc^e  ;  enfin,  quoiqu'il  sen- 
tit fortement  Ja  nécessité  de  s'armer  en 
cette  circonstance  de  toute  sa  sévérité, 
il  ne  s'aperçut  pas  que  son  cœur  pal- 
pitoit  avec  violence  ,  tandis  que  ies 
doigts  d'ivoire  de  Matilde  pressoient 
doucement  sa  main. 

Lorsqu'il  fui  un  peu  remis  de  son 
trouble,  il  jugea  qu'il  étoit  impossible 
que  Matilde  séjournât  plus  long-temps 
dans  le  couvent,  après  l'aven  cju'elle 
venoit  de  lui  faire.  Il  prit  un  air  impo- 
sant, et  relira  sa  main. 

er  Avez-vous  pu  réellement  espérer, 
mademoiselle,  que  jevou-;  permettrois 
de  rester  parmi  nous  ?  E'i  supposant 
même  que  je  pusse  accéder  à  votre 
demande,  quel  avantage  en  pourriez- 
vous  retirer  ?  Pensez -vous  que  je 
puisse  jamais  répondre  à  une  affection 
qui ....?» 

«  Non  ,  mon  père ,  non  ;  je  n'espère 
point  vous  inspirer  un  amour  semblable 
au  mien  ;  je  ne  demande  que  la  liberté 
de  rester  près  de  vous,  de  passer  quel- 

3ues  heures  du  jour  dans  votre  société, 
'obtenir  votre  compassion,  votre  ami- 
tié ,  votre  estime  :  ma  demande  est-elle 
déraisonnable  ?  » 


100  LE  MOINE. 

«  Mais  réfléchissez  ,  segnora  ,  com- 
bien il  seroit  contraire  à  toutes  les  con- 
venances de  soufFi  ir  qu'une  femme  ha- 
bitât dans  notre  couvent ,  et  une  femme 
encore  qui  m'avoue  qu'elle  m'aime  ! 
Cela  ne  doit  pas  être.  Votre  secret 
pourroit  être  découvert,  et  je  ne  veux 
point  d'ailleurs  m'exposer  à  une  aussi 
dangereuse  tentation.  » 

<f  Tentation,  dites-vous?  Oubliez  que 
je  suis  femme ,  il  n'y  a  plus  de  tenta- 
tion à  craindre;  ne  voyez  en  moi  qu'un 
ami,  qu'un  infortuné,  dont  le  bonheur , 
dont  la  vie  dépendent  de  votre  protec- 
tion :  ne  craignez  pas  que  je  rappelle 
jamais  à  votre  souvenir  que  l'amour  le 
plus  ardent ,  le  plus  impétueux  ,  m'a 
portée  à  déguiser  mon  sexe ,  ou  que , 
pressée  par  l'aiguillon  de  quelques  cou- 
pables désirs,  oubliant  et  mon  hon- 
neur et  les  vœux  qui  vous  lient  ,  je 
cherche  jamais  -à  vous  détourner.'  des 
sentiers  de  l'honnêteté.  Non ,  Ambro- 
sio  ,  sachez  mieux  me  connoitre  ,  je 
vous  aime  pour  vos  vertus  ;  perdez- 
îes  ,  et  vous  perdrez  avec  elles  mon 
affection.  Je  vous  regarde  comme  un 
saint;  prouvez -moi  que  vous  n'êtes 
qu'un  homme,  et  je  vous  quille  avec 


LE  MOINE.  lor 

dégoût  :  et  c'est  moi  que  vous  regardez 
comme  une  tentatrice  !  moi ,  qui  ne 
vois  qu'avec  mépris  les  vains  plaisirs 
de  ce  monde!  moi,  dont  l'attachement 
pour  vous  n'est  fondé  que  sur  l'idée 
que  j'ai  conçue  de  votre  incorruptibi- 
lité !  Oh  !  bannissez  ces  injustes  crain- 
tes :  ayez  meilleure  opinion  de  vous- 
même  et  de  moi  ;  je  suis  incapable  de 
chercher  à  vous  séduire,  et  votre  vertu 
est  sans  doute  établie  sur  une  base  trop  ' 
solide  pour  être  jamais  ébranlée  par  des 
désirs  vagues  et  sans  objet.  Ambrosip, 
cher  Ambrosio,  ne  me  bannissez  point 
de  votre  présence;  ressouvenez -vous 
de  votre  promesse,  et  autorisez-moi  à 
rester  près  de  vous.  » 

«Impossible,  Malilde;  votre  intérêt 
même  m'ordonne  de  vous  refuser,  car 
c'est  pour  vous  que  je  crains ,  plus  en- 
core que  pour  moi.  Après  avt)ir  sur- 
monté les  mouvemens  impétueux  de  (a 
jeunesse ,  passé  trente  ans  dans  les  mor- 
tifications et  la  pénitence ,  je  ][)onrrois 
en  toute  sûreté  vous  permettre  de  res- 
ter ,  et  je  ne  crains  pas  que  vous  m'ins- 
piriez jamais  d'autres  senlimens  que  ce- 
lui de  la  compassion  ;  mais  un  plus  long 
iéjour  en  ce  lieu  iie  peut  avoir  pour 

9- 


Î02  LE  MOI]\E. 

vous  que  des  suites  fâcheuses.  Vous 
donnerez  à  chacune  de  mes  paroles  et 
de  mes  actions  une  fausse  interpréta- 
tion ',  vous  saisirez  avidement  tout  ce 
qui  pourra  nourrir  en  vous  l'espérance 
de  voir  votre  amour  payé  de  retour  : 
insensiblement  votre  passion  deviendra 
plus  forte  que  votre  raison,  et  ma  pré- 
sence ,  au  lieu  de  la  calmer,  ne  fera 
que  l'irriter  encore.  Croyez-moi,  mai- 
lieureuse  femme,  vous  m'inspirez  une 
compassion  sincère.  Je  suis  convaincu 
que  vous  n'avez  agi  jusqu'à  présent 
que  d'après  les  motifs  les  phis  purs; 
mais  si  l'on  peut  vous  pardonner  d'être 
aveugle  sur  l'imprudence  de  votre  con- 
duite, on  ne  me  pardonneroit  point ,  je 
ne  pourrois  me  pardonner  à  moi-même, 
si  je  négligeois  de  vous  ouvrir  les  jeux. 
Mon  devoir  m'oblige  à  vous  traiter  avec 
ligueur i  je  dois  rejeter  votre  prière,  je 
dois  détruire  toule  espérance  qui  ser- 
viroit  à  nourrir  des  sentimens  si  per- 
nicieux à  votre  repos.  Matilde  ,  vous 
sortirez  du  couvent  demain  matin.  » 

«  Demain  ,  Ambrosio,  demain  !  Oh? 
ce  n'est  pas  là  sans  doute  votre  dernière 
3  ésoluiion  ;  vous  n'aurez  pas  cet  excèa 
de  cruauté.  » 


LE  MOINE.  io3 

«Vous  avez  entendu  raa  décision, 

Î)réparez-vous  à  vous  j  conformer;  les 
ois  de  notre  ordre  sont  rigoureuses  : 
cacher  une  femme  dans  l'enceirUe  de 
ces  murs ,  ce  seroit  un  parjure  ;  mes 
vœux  m'obligent  à  révéler  toute  votre 
histoire  à  la  communauté.  J'ai  pitié  de 
votre  sort,  Matilde,  c'est  tout  ce  que 
vous  devez  attendre  de  moi.  » 

Il  prononça  ces  derniers  mots  d'une 
voix  foibie  et  tremblante  :  alors  se  le- 
vant brusquement, il  s'achemina  vers  le 
monastère.  Matilde  poussa  un  cri  dou- 
loureux, le  suivit  et  l'arrêta. 

a  Encore  un  moment,  Ambrosio, 
laissez -moi  vous  dire  une  seule  pa- 
role. » 

«  Je  ne  veux  rien  entendre  ;  cessez 
de  me  retenir ,  vous  connoissez  ma 
résolution.  » 

u  Un  mot,  un  dernier  mot  !  » 

«  Laissez  -  moi ,  vos  instances  sont 
vaines  ;  vous  sortirez  d'ici  demain 
matin.  » 

(c  Hé  bien ,  allez,  barbare  !  je  ne  vous 
retiens  plus  ;  mais  il  me  restera  du 
moins  cette  ressource.  » 

En  disant  ces  mots,  elle  tira  de  des- 
sous sa  robe  un  poignard  ,  écarta  ses 


îo4  LE  MOINE. 

vêtemens ,  et  tint  la  pointe  du  stjlet 
plac(^e  contre  sa  poitrine. 

«  Mon  père,  je  ne  sortirai  pas  vivante 
de  cette  enceinte.  » 

«  Matilde  ,  que  faites- vous?  ». 

«Si  votre  résolution  est  prise,  j'ai 

Fris  aussi  la  mienne.   Au  moment  où 
on  me  séparera  de  vous ,  je  me  plonge 
ce  poii^nard  dans  le  cœur.  » 

«Par  saint  Dominique,  Matilde, 
êtes-vous  en  votre  bon  sens?  connois- 
sez-vous  les  conséquences  de  votre 
action  ?  savez-vous  que  le  suicide  est 
le  plus  grand  de  tous  les  crimes?  vou- 
lez-vous dotic  perdre  votre  ame,  anéan- 
tir pour  vous  tout  espoir  de  salut ,  vous 
condamner  vous-même  à  d'éternels 
tourmens  ?  « 

«  Je  sais  tout  cela  ,  reprit-elle  d'un 
ton  passionné  ;  il  dépend  de  vous  de 
me  sauver  ou  de  me  perdre.  Parlez, 
Ambrosio,  dites-moi  que  vous  tiendrez 
mon  aventure  secrète,  que  je  puis  res- 
ter ici  votre  amie  et  votre  compagne, 
autrement  vous  allez  à  l'instant  même' 
voir  couler  mon  sang.  » 

En  proférant  ces  derniers  mots,  Ma- 
tilde leva  le  bras  lentement,  et  fit  un 
mouvement  comme  pour  se  poignardei\ 


LE  MOINE.  7o5 

Le  moine  suivit  de  l'œil  le  circuit  que 
parcourut  le  poiguard.  Les  vêtemens 
de  Matilde  étoient  écartés ,  sa  gorge 
étoit  à  denai  découverte. ...  et  quelle 
gorge,  grand  Dieu  !  La  pointe  du  stylet 
alla  se  poser  sur  son  sein  gauche,  dont 
ie  moine ,  à  l'aide  des  rayons  briilans 
de  la  lune,  put  observer  la  blancheur 
éblouissante;  son  œil  resta  fixé,  avec 
une  insatiable  avidité,  sur  le  plus  beau 
demi -globe  que  la  nature  ait  jamais 
produit.  Une  sensation  ,  jusqu'alors  in- 
connue, remplit  son  cceur  d'un  mélange 
d'inquiétude  et  de  plaisir  ;  un  feu  dé- 
vorant circula  rapidement  dans  toutes 
ses  veines,  et  mille  désirs  tioublèreut 
son  imagination  en  agitant  son  sein. 

«  Je  ne  résiste  plus,  s'écria-t  il  d'une 
voix  sanglotante;  restez,  enchanteresse, 
restez  pour  ma  destruction.  » 

Dès  qu'il  eut  dit  ces  mots,  il  s'enfuit 
à  toutes  jambes  vers  le  monastère,  re- 
gagna sa  cellule ,  et  se  jeta  sur  sou  lit, 
honteux,  agité,  presque  fou. 

Il  lui  fut ,  pendant  quelque  temps , 
impossible  de  débrouiller  le  chaos  de 
ses  idées  et  de  ses  sentimens.  A  quelle 
résolution  devoil-il  s'arrêter?  quelle 
conduite  devoit-il  tenir  avec  celle  qui 


io5  LE  MOINE. 

venoit  ainsi  troubler  sou  repos  ?  La 
prudence,  la  religion,  la  convenance, 
exigeoient  qu'elle  sortît  du  couvent; 
tnais ,  d'un  autre  côté ,  la  vanité  du 
moine  étoit  exfraordinairement  flattée, 
tant  par  la  conduite  que  par  les  insi- 
nuations de  Matildej  il  se  rappeloit  les 
agr^mens  qu'il  avoit  trouvés  dans  la 
société  de  Rosario  ;  il  craignoit  que 
l'absence  de  sou  jeune  ami  ne  laissât 
un  vide  douloureux  dans  son  cœur ,  et 
la  richesse  du  jeune  novice  pouvoit 
d'ailleurs  être  une  utile  ressource  pour 
son  couvent.  «  Et  que  puis -je  risquer, 
se  dit-il  en  lui-même ,  en  lui  permettant 
de  rester?  n'ai-je  pas  tout  lieu  d'ajouter 
foi  à  ses  assertions  ?  ne  me  sera-t-il  pas 
aisé  d'oublier  son  sexe,  et  de  ne  voir 
en  elle  que  mon  ami,  que  mon  dis- 
ciple? Son  amour  est  assurément  aussi 
pur  que  désintéressé  :  s'il  n'étoit  que  le 
produit  d'une  ardeur  licencieuse,  au- 
roit-elle  pu  le  cacher  si  long-temps  ? 
n'auroit-elle  pas  cherché,  dès  les  pre- 
miers instans  ,  quelques  moyens  de  sa- 
tisfaire sa  passion?  Elle  a  fait  tout  le 
contraire ,  elle  m'a  soigneusement  fait 
mystère  de  son  sexe.  La  crainte  d'être 
reconnue,  et  mes  propres  instances,  ont 


LE  MOINE.  107 

pu  seules  lui  arracher  son  secret.  Elle  a 
assisté  aussi  assiduement  que  moi-même 
è  tous  nos  exercices  de  religion  ;  elle  n'a 
fait  aucune  tejjtalive  peur  exciter  mes 
passions  endormies,  et  jusqu'à  ce  jour, 
elle  n'avoit  pas  prononcé  une  seule  fois 
en  ma  présence  le  mot  d'amour.  Si  elle 
eût  eu  l'intention  de  gagner  mon  afTec- 
tion  sans  mon  estime,  auroit-elle  pris 
si  grand  soin  de  me  cacher  ses  charme^? 
Jusqu'à  ce  momeut  elle  ne  m'avoit  pas 
Jaissé  apercevoir  son  visage  ;  cepen- 
dant sa  figure  doit  être  charmante,  aussi 
bien  que  toute  sa  personne,  et  j'en  puis 
juger  par. . . .  par  ce  que  j'en  ai  vu.  » 

Cette  dernière  idée  ,  lorsqu'elle  se 
présenta  à  l'imagination  du  moine,  lui 
fit  monter  le  rouge  au  visage.  Alarmé 
de  ses  propres  sensations  ,  il  se  leva 
brusquement,  résolu  de  se  mettre  en 

Srières,  et  se  prosterna  devant  sa  jolie 
ladone,  la  pnant  avec  ardeur  de  lui 
aider  à  étouffer  de  si  coupables  émo- 
tions. Sa  prière  finie,  il  retourna  au  Jit, 
et  parvint  à  s'endormir. 

Le  lendemain  matin,  il  s'éveilla  brû- 
lant et  agité  5  il  n'avoit  vu  en  songe  que 
des  objets  voluptueux  :  tantôt  cétoit 
Maliide  qui  se  présentoit  devant  kù; 


io8  LE  MOINE. 

il  revojoit  son  sein  dem^  nu  ;  elle  Un 
répétoit  l'assurance  d'un  éternel  amour, 
lui  jetoit  ses  beaux  bras  autour  du  cou, 
et  le  couvroit  de  baisers  :  le  moine 
alors  lui  rendoit  caresse*pour  caresse, 
la  serroit  passionnément  contre  son 
sein ,  et  la  vision  disparoissoit  :  tantôt 
c'étoit  l'image  de  sa  Madone  favorite. 
Ambrosio ,  dans  son  rêve,  se  prosternoit 
devant  elle  ,  et  lui  adressoit  ses  vœux  ; 
il  lui  sembla  une  fois  que  les  jeux  du 
portrait  le  regardoient  avec  une  inex- 
primable douceur  j  il  pressa  de  ses  lèvres 
celles  de  la  Sainte  Vierge.  O  prodige! 
il  trouva  que  ces  lèvres  étoient  animées. 
Bientôt  une  figure  charmante  sortit  du 
canevas  ,  s'agrandit ,  l'embrassa  ten- 
drement ,  et  la  vision  disparut.  Tels 
furent,  pendant  cette  nuit  entière,  les 
songes  d'Ambrosio. 

Il  se  leva  et  se  promena  dans  sa  cel- 
lule ,  honteux  à  la  fois  de  ses  songes 
et  des  évéuemens  de  la  veille,  auxquels 
il  les  attribuoiti  Après  quelques  instans 
de  promenade,  le  nuage  qui  obscur- 
cissoit  son  jugement  se  dissipa  par  de- 
grés, et  ses  idées  prirent  un  autre  cours. 
Il  vit  clairement-  l'illusion  qu'il  s'étoit 
faite  à  lui-même;  il  sentit  que  ses  rai- 


LE  MOINE.  109 

sonnemens  n'étoient  que  les  sophismes 
dangereux  de  l'amour  propre  ,  de  la 
flatterie  et  de  la  cupidité.  »  Si  une  heure 
de  conversaliou  avec  Malilde,  se  dit-il 
à  lui-même,  a  produit  en  moi  un  chan- 
gement aussi  remarquable  ,  que  n'ai-je 
pas  à  craindre  de  la  prolongation  de  son 
séjour  en  ce  lieu?ji  Frappé  du  daut^er 
de  sa  situation,  revenu  de  ses  idées  pré- 
somptueuses, il  résolut  d'insister  sur  le 
départ  immédiat  de  Malilde.  II  com- 
mença à  reconnoîlre  ([u'il  pouvoit  être 
tenté  comme  un  autre  homme,  et  qu'en 
supposant  même  qu'elle  restât  constam- 
ment avec  lui  dans  les  bornes  de  la  plus 
scrupuleuse  modestie,  il  étoit  peut-être 
trop  foible  pour  résister  constamment 
au  choc  de  ses  passions  dont  il  avoit  osé 
se  croire  exempt. 

«  Agnès,  Agnès  !  s'écria-t-il ,  je  sens 
déjà  l'eftet  de  ta  malédiction.  » 

Ambrosio  sortit  de  sa  cellule,  bien 
résolu  de  renvoyer,  sans  délai,  le  soi- 
disant  Rosario ,  et  se  rendit  à  matines. 
Il  récita  l'office  ordinaire  sans  y  donner 
la  plus  légère  attention;  son  cœur  et  sa 
tête  étoient  remplis  d'objets  qui  ne  s'al- 
lient point  avec  le  service  divin  ;  il  pria 
sans  dévotion.  L'office  fini ,  il  descendit 
I.  10 

% 


ïio  LE  MOINE. 

jau  jardin ,  et  dirigea  ses  pas  vers  la 
grotte,  ne  doutant  pas  que  Matilde  ne 
vint  bientôt  l'y  chercher  ;  il  ne  fut  pas 
trompé  dans  cette  attente:  elle  entra 
dans  l'hermitage  presqu'aussitôt  que  lui , 
et  l'aborda  d'un  air  timide.  Après  quel- 
quesinstans  d'embarras,pendant  lesquels 
Matilde  paroissoit  vouloir  parler  et  ne 
parloit  point  ,  le  prieur,  qui  craignoit 
secrètement  d'entendre  sa  voix ,  recueil- 
lant tout  l'efFort  de  résolution  dont  il 
étoit  capable  ,  prit  un  air  de  fermeté 
qui  n'offroit  pourtant  rien  d'extraordi- 
nairement  sévère. 

«  Asseyez-vous  ici  près  de  moi ,  Ma- 
tilde, lui  dit  il,  écoutez-moi  patiem- 
ment ,  et  croyez  que  ce  que  je  vais  vous 
du'e  a  pour  objet  votre  intérêt  plus  en- 
core que  le  mien.  Croyez  que  je  sens 
pour  vous  l'amitié  la  plus  vive,  et  que 
c'est  avec  la  plus  sincère  affliction  que 
je  me  vois  forcé  de  vous  déclarer  que 
nous  devons  décidément  cesser  de  nous 
voir.  » 

«  Ambrosio!  »  s'écria-t-elle  d'un  ton 
qui  exprimoit  la  surprise  et  le  chagrin. 

«  Calmez- vous,  mon  ami,  mon  cher 
Rosario  ,  car  je  veux  encore  vous  don- 
ner ce  nom  qui  m'est  si  cher.  Notre 


LE  MOINE.  m 

séparation  est  nt^cessaii  e ,  je  rougis  de 
vous  avouer  combien  j'en  souffre  d'a- 
vance j  mais  il  faut  nous  quitter.  Je  ne 
me  sens  pas  capable  de  vous  traiter 
avec  indiflférence ,  et  c'est  ce  qui  m'o- 
blige à  insister  sur  votre  départ.  Ma- 
tilde ,  vous  ne  pouvez  rester  ici  plus 
long-temps.  » 

«  Où  donc,  à  présent ,  cliercherai-je 
la  bonne  foi?  Dans  quels  lieux  se  cache 
la  vérité  ?  Dégoût^  dUin  monde  faux 
et  trompeur,  mon  père,  je  me  flattois 
qu'elle  s'étoit  fixée  dans  ce  cloître  5  je 
crojois  que  votre  cœur  étoit  son  plus 
cher  asile  !  Et  vous  aussi ,  vous  vous 
montrez  perfide  !  Juste  ciel  !  et  vous 
aussi,  vous  pouvez  me  trahir!  »  —  «  Ma- 
lilde  !  »  —  «  Oui ,  mon  père  ,  oui ,  j'ai 
droit  de  vous  faire  des  reproches.  Où 
sont  vos  promesses?  Mon  noviciat  n'est 
pas  expiré  ,  et  cependant  vous  voulez 
me  forcer  à  quitter  le  monastère  :  pou- 
vez-vous  avoir  le  cœur  de  m'arracher 
d'auprès  devons,  et  ne  m'avez-vous  pas 
solennellement  juré  le  contraire?  « 

«  Non ,  je  ne  veux  point  vous  forcer 
de  quitter  ces  lieux ,  et  je  me  souviens 
de  mes  sermens;  mais  quand  j'implore 
votre  générosité ,  quand  je  vous  fais  con- 


ri2  LE  MOINE. 

noître  les  embarras  où  me  jette  votre 
présence,  vous-même,  ne  me  dégage- 
rez-vous  pas  de  ces  mêmes  sermens? 
A  chaque  instant  on  peut  découvrir  qui 
vous  êtes.  Pensez  aux  suites  d'un  pareil 
éclat  ;  voyez  de  quel  opprobre  il  me 
couvriroit.  Songez  que  mon  honneur  et 
ma  réputation  sont  entre  vos  mains ,  et 
que  le  repos  de  ma  vie  dépend  de  votre 
complaisance,  de  votre  promptitude  à 
vous   éloigner.  .Mon  cœur  est  encore 
libre 3  je  puis  me  séparer  de  vous,  non 
pas  sans  regrets ,  mais  sans  désespoir* 
Si  vous  restez  encore  quelque  temps  , 
c'en  est  fait ,  tout  raion  bonheur  sera 
sacrifié  à  vos  charmes  5  vous  n'êtes  que 
trop  intéressante,  que  trop  aimable!  Je 
finirois  par  vous  aimer ,  par  vous  ido- 
lâtrer. Mon  sein  seroit  en  proie  à  mille 
désirs,  que  l'honneur  et  ma  profession 
ïie  me  permettent  pas  de  satisfaire.  Si 
}  j  résiste ,  mes  eflforts  et  mes  combats 
auront  bientôt  altéré  ma  raison-  si  j'y 
succoihbe ,  j'immolerai  aux  plaisirs  d'un 
moment,  à  des  plaisirs  coupables,  ma 
réputation  dans  ce  monde,  et  mon  salut 
dans  1  autre.  C'est  à  vous  que  j'ai  re- 
cours pour  me  défendre  contre  moi- 
même.  Ne  permettez  pas  que  je  perde 


LE  MOINE.  ii5 

la  récompense  de  trente  ans  de  souf- 
frances et  de  travaux  j  empêchez-moi 
de  devenir  bientôt  la  victime  des  re- 
mords. Votre  cœur  a  déjà  senti  les 
tourmens  de  l'amour  sans  espérance. 
Ah  !  si  réellement  je  vous  suis  cher, 
épargnez -moi  vous-même  ces  tour- 
mens Rendez-moi  ma  promesse  ;  fuyez 
loin  de  ces  murs.  Partez,  et  vous  em- 
porterez avec  vous  mes  pUis  ardentes 
prières  pour  votre  bonheur ,  mon  ami- 
tié ,  mon  estime  et  mou  admiration. 
Restez ,  et  vous  devenez  pour  moi  une 
source  de  dangers ,  de  souffrances  et  de 
désespoir.  Répondez  -  moi  ,  Matilde  , 
quelle  est  votre  décision  ?  »  Matilde 
garda  le  silence.  «  Ne  parlez- vous  pas, 
Matilde;  ne  me  direz -vous  pas  quel 
parti  vous  choisissez?  » 

«  Crnel  !  cruel  !  s'écria-t  elle  avec  l'ac- 
cent de  la  douleur,  et  en  se  tordant  les 
mains ,  vous  savez  trop  bien  que  vous 
ne  me  laissez  pas  la  liberté  de  choi- 
sir; vous  savez  trop  bien  que  je  ne  puis 
avoir  d'autre  volonté  que  la  vôtre.  » 
—  «  Je  ne  m'étois  donc  pas  trompé, 
la  générosité  de  Matilde  répond  à  mon 
attente.  » 

«  Oui,  je  vous  prouverai  la  vérité  de 

ÏO. 


Ii4  LE  MOINE. 

mon  affection,  en  me  soumettaat  à  un 
arrêt  qui  me  perce  le  cœur.  Reprenez 
voire  promesse ,  je  quitterai  le  mo- 
nastère aujourd'hui  même;  j'ai  une  pa- 
rente ,  abbesse  dans  l'Estramadoure  ; 
c'est  auprès  d'elle  que  j'irai;  c'est  dans 
son  couvent  que  je  me  séparerai  du 
monde  pour  jamais.  Mais  dites -moi, 
mon  père,  empoiierai-je  vos  vœux  dans 
ma  solitude?  Détournerez -vous  quel- 
quefois votre  attention  des  objets  cé- 
lestes pour  m'accorder  une  pensée?  » 

a  Àh  !  Matilde,  je  crains  de  penser  à 
vous  trop  souvent  pour  mon  repos?  » 

«  Je  n'ai  donc  plus  rien  à  désirer  à 
présent  que  de  pouvoir  nous  retrouver 
dans  le  ciel.  Adieu ,  mon  ami ,  mon  cher 
Ambrosio  !  Il  me  semble  pourtant  que 
j'aurois  quelque  plaisir  à  emporter  avec 
moi  une  preuve  de  votre  amitié.  » 

«  Quel  le  preuve  puis-je  vous  donner.  » 

«  Quelque  chose  ,  n'importe  quoi  ; 
uue^^de  ces  fleurs  me  suffiroit  (et  du 
doigt  elle  lui  montra  un  buisson  de  roses 
planté  à  la  porte  de  la  grotte);  je  la 
cacherai  dans  mon  sein ,  et ,  après  ma 
mort  ,  les  religieuses  de  l'Estrama- 
doure la  trouveront  séchée  sur  mon 
cœur.  » 


LE  MOINE.  ii5 

he  moine  n'eut  pas  la  force  de  ré- 
pondre; d'un  pas  leut  et  le  cœur  navré 
de  douleur,  il  sortit  rie  l'iiermilage  , 
s'approcha  du  buisson  et  s'arrêta  pour 
cueillir  une  rose.  Soudain  il  jette  un  cii 
perçant,  reCule  plein  d'effroi,  et  laisse 
tomber  de  sa  main  la  fleur  qu'il  tenoit 
déjà.  Matilde  entend  ce  cri,  et  court  à 
lui  avec  inquiétude. 

«f  Qui  al-ii?  s'écria-t-elle  ,  répondez- 
moi  ,  pour  l'amour  de  Dieu.  Qu'est-il 
arrivé?  » 

«  J'ai  reçu  la  mort ,  dit  le  moine 
d'une  voix  foible  ;  caché  parmi  les  ro- 
ses..,, un  seri>ent » 

La  douleur  causée  par  la  piqûre  de- 
vint si  vive,  qu'il  ne  put  la  sif^^porter; 
ses  sens  l'abandonnèrent ,  et  il  tomba 
inanimé  dans  les  bras  de  Matilde. 

L'afîliction  de  son  amante  ne  peut 
s'exprimer.  Elle  arrachoit  ses  cheveux, 
se  Irappoit  le  sein  ;  et  n'osant  quitter 
Ambrosio,  elle  appeloit,  à  grands  cris, 
le  secours  des  moines.  A  la  fin ,  ses  cris 
furent  entendus.  Quelques  frères  se  hâ- 
tèrent d'accourir;  le  prieur  fut  trans- 
porté chez  lui  et  mis  au  lit.  Le  moine 
qui^faisoit  l'office  de  chirurgien  dans 
la  communauté  se  prépara  à  sonder  la 


iï6  LE  MOINE. 

blessure.  Déjà  la  main  d'Ambrosio  étoit 
prodigieusement  enflée.  Les  remèdes 
lui  avoient  rendu  la  vie,*  mais  non  pas 
îa  connoissance;  il  étoit  dans  les  agita- 
tions du  délire  leplus  violent,  et  quatre 
des  plus  forts  moines  pou  voient  à  peine 
je  retenir  dans  son  lit. 

Le  père  Pablos  (  c'étoit  le  nom  du 
chirurgien)  se  hâta  d'examiner  l'état 
de  la  main.  Les  moines  entouroient  le 
lit,  attendant  avec  inquiétude  la  déci- 
sion de  Pablos  :  parmi  eux  ,  le  feint 
Rosario  ne  se  montroit  pas  le  moins 
sensible^  ses  jeux,  remplis  de  douleur, 
nequittoientpasle  malade,  et  lesgémis- 
semens  qui  lui  échappoient  sans  cesse, 
prou  voient  suffisamment  la  violence  de 
son  affliction. 

Père  Pablos  sonda  la  blessure ,  et  en 
retirant  sa  lancette,  il  la  vit  teinte  d'une 
couleur  verdâtre.  Il  secoua  la  tête  avec 
chagrin,  et  s' éloignant  du  lit  :  «  Voilà  ce 
que  je  craignois  ,  dit-il ,  il  n'y  a  point 
d'espérance.  »  —  «  Point  d'espérance  1 
s'écrièrent  tous  les  moines  5  vous  dites 
<inii  n'y  a  point  d'espérance  !  ^ 

«  D'après  les  soudains  effets  de  cett^ 
piqûre,  je  soupçonnois  que  notre  prieur 
avoit  été  blessé  par  un  mille-pieds,  Lq 


LE  MOINE.  117 

venin  que  vous  vojez  à  la  pointe  de  ma 
lancette  confirme  mou  idée;  il  ne  peut 
vivre  trois  jours.  « 

«  Et  ne  peut -on  trouver  aucun  re-* 
mède?  «  demanda  Rosario. 

«  Sans  exprimer  le  poison ,  il  est  ira- 
possible  de  lui  rendre  la  vie  ;  et  com- 
ment exprimer  ce  poison,  c'est  ce  que 
j'ignore.  Tout  ce  que  je  puis  faire,  c'est 
d'appliquer  sur  la  blessure  des  herbes 
qui  diminueront  les  souffrances.  Le  ma- 
lade recouvrera  ses  sens  ;  mais  le  venin 
corrompra  toute  la  masse  du  sang,  et 
dans  trois  jours  le  père  Ambrosio  ne 
sera  plus.  » 

Cet  aiTêt  pénétra  de  douleur  tous  les 
assistans.  Pablos,  comme  il  venoit  de 
le  promettre,  pansa  la  main ,  et  se  retira 
suivi  de  tous  ses  compagnons.  Rosario 
seul  resta  dans  la  cellule,  ayant  obtenu 
à  force  de  prières,  que  le  prieur  fût 
confié  à  ses  soins.  La  violence  du  délire 
avoit  épuisé  les  forces  du  père  Am- 
brosio ,  et  il  venoit  de  tomber  dans 
un  accablement  si  profond ,  qu'à  peine 
donnoit-il  quelques  signes  de  vie  :  il 
ëtoit  encore  dans  cet  état  lorsque  les 
moines,  après  quelques  heures,  revin- 
rent pour  savoir  s'il  y  avoit  du  change^ 


Ii8  LE  MOINE. 

ment.  Pablos  défit  l'appareil ,  plus  par 
curiosité,  que  par  la  moindre  espérance 
de  découvrir  quelque  symptôme  favo- 
rable. Quelle  fut  sa  surprise,  en  voyant 
que  l'inflammation  s'étoit  entièrement 
dissipée!  Il  sonda  de  nouveau  la  bles- 
sure, et  la  pointe  de  la  lancette  en  sortit 
pure  j  la  main  n'ofFroit  plus  de  traces  de 
poison,  et ,  sans  la  marque  de  la  sonde, 
]?ablos  auroit  à  peine  retrouvé  la  place 
du  mal. 

Il  informa  ses  frères  de  ce  change- 
ment inespéré  5  leur  joie  fut  grande  et 
leur  surprise  ne  le  fut  pas  moins.  Mais 
ils  cessèrent  bientôt  de  s'étonner  de  cet 
événement,  en  lui  donnant  une  explica- 
tion conforme  à  leurs  idées.  Persuadés 
depuis  long-temps  que  leur  prieur  étoit 
un  saint ,  ils  trouvèrent  très-naturel  que 
S.  Dominique  eût  opéré  un  miracle  en 
sa  faveur.  Cette  opinion  fut  adoptée  una- 
nimement; ils  crièrent  au  miracle,  et 
crièrent  si  haut,  que  le  père  Ambrosio 
s'éveilla.  Aussitôt  les  moines  entou- 
rèrent son  lit,  et  lui  exprimèrent  toute 
leur  joie  de  cette  guérison  miraculeuse. 
Il  étoit  entièrement  revenu  à  lui,  et 
de  ses  douleurs,  il  ne  lui  restoit  qu'un 
sentiment  de  langueur  e,t  de  foiblesse. 


LE  MOINE.  119 

Pablos  lui  donna  une  potion  restaurante, 
et  lui  conseilla  de  garder  le  lit  pendant 
deux  jours;  il  se  retira  ensuite,  en  le 
priant  de  ne  point  parler,  de  crainte 
qu'il  ne  s'épuisât  davantage,  et  de  tâ- 
cher de  prendre  quelque  repos.  Les  au- 
tres frères  suivirent  Pablos,  et  laissèrent 
le  prieur  seul  avec  Rosario. 

Pendant  quelques  minutes  ,  Ambro- 
sio  considéra  son  aimable  garde  avec  des 
jeux  où  se  peignoient  tout  à  la  fois  le  plai- 
sir et  la  crainte.  Elle  étoit  assise  près  du 
lit,  la  tête  penchée,  et,  comme  à  l'ordi- 
naire, enveloppée  dans  son  capuchon. 

«  Vous  êtes  toujours  ici ,  Matilde  !  dit 
enfin  le  moine  :  n'éles-vous  pas  contente 
de  m'avoir  conduit  si  près  du  tombeau, 
qu'il  a  fallu  un  miracle  pour  me  sauver 
la  vie?  Ah!  sûrement  le  ciel  avoit  en- 
voyé ce  serpent  pour  punir. ....  » 

Matilde  l'mterrompit  en  rtaettant  ses 
doigts  sur  les  lèvresjjjÉAmbrosio  avec 
un  air  de  gaieté. 

«  Silence!  mon  père,  silence!  Il  vous 
est  prescrit  de  vous  taire.  » 

«  Celui  qui  m'a  imposé  cet  ordre  ne 
savoit  pas  de  quel  intéressant  sujet  ja- 
vois  à  vous  parler.  » 

»  Mais  je  le  sais,  moi ,  et  je  vous  réi- 


I2P  LE  MOINE. 

tère  le  même  commandement.  On  m'a 
chargée  d'être  votre  garde ,  et  vous  ne 
devez  pas  me  désobéir.  » 

«  Vous  êtes  bien  joyeuse,  Malilde.  » 

«Comment  ne  le  serois-je  pas?  je 
viens  de  goûter  un  plaisir  au-dessus  de 
tout  ce  que  j'ai  jamais  senti.  » 

«  Quel  plaisir?  » 

«  Je  dois  le  cacher  à  tout  le  monde , 
et  sur-tout  à  vous.  » 

te  Et  sur- tout  à  moi!  Non,  non, 
Matilde,  je  vous  conjure.  » 

«  Paix  donc,  vous  ne  devez  pas  par- 
ler; mais  comme  vous  me  semblez  peu 
disposé  à  dormir,  je  vais  tâcher  de  vous 
distraire  avec  ma  harpe.  » 

et  Comment  !  vous  savez  la  musique; 
vous  ne  me  l'aviez  pas  dit.  » 

t<  Oh  !  je  ne  suis  qu'une  écolière;  mais 
comme  le  silence  vous  est  prescrit  pour 
quarante-huit  heures,  peut-être  par- 
viendrai-je à  voq^M'écréer  un  peu,  quand 
vos  méditations  vous  auront  fatigué  :  je 
vais  chercher  ma  harpe,  » 

Elle  revint  bientôt,  et  A  présent,  mon 
père,  que  chanterai-je?  Voulez -vous 
entendre  la  ballade  du  galant  Duran- 
darte,  lequel  mourut  à  la  fameuse  ba- 
taille de  Roncevaux  ?  » 


LE  MOINE.  121 

«  Tput  ce  qu'il  vous  plaira,  Malilde.  « 
«  Oh!  ne  m'appelez  point  Matilde  : 
appelez- moi  Rosario  ;  appelez -moi 
votre  ami.  Voilà  les  noms  que^  j'aime 
à  entendre  de  votre  bouche.  Ecoutez 
maintenant,  n 

Elle  s'assit  devant  sa  harpe,  et ,  après 
avoir  préludé  quelques  instans  avec  un 
goût  exquis  et  qui  prouvoit  un  talent 
consommé,  elle  joua  un  air  tendre  et 
plaintif.  Ambrosioqui  l'écoutoil ,  senlit 
son  accablement  se  dissiper,  et  une  nfé- 
lancolie  douce  et  bien  moins  fatigante 
se  répandre  dans  ses  esprits.  Tout  à  coup 
Matilde  change  de  mouvement.  D  une 
main  hardie  et  rapide  elle  fait  entendre 
des  sons  belliqueux,  et  chante  la  ballade 
suivante,  sur  uu  air  à  la  fois  simple  e? 
touchant. 

DURANDARTE  ET  BÉLERMA. 

RÉCITATIF. 

Plaine  de  Roncevanx,  funeste  à  des.guerriers 
Plus  braves  que  les  fils  et  de  Rome  et  de  Sparte , 
Tu  vis  périr  l'honneur  des  chevaliers , 
Le  courageux  et  galant  Durandarte  î 
En  mourant,  ce  jeune  héros 
Fit  entendre  ces  derniers  mots  : 
I.  H 


122  LE  MOINE. 

Vous  que  j'adorai  si  long-temps, 
Vous,  helas  !  que  pendant  sept  ans 
Mes  soins  n'avoient  pas  attendrie^ 
Bélerma ,  quel  cruel  destin  ! 
Votre  cœur  se  rendoit  enfin. 
Vous  m'aimez ...  et  je  perds  la-  vie  ! 

Qu'il  est  horrible  ce  trépas  ! 

Bélf  rma  ,  je  ne  pleure  pas 

Ma  carrière  trop  tôt  finie  , 

Ou  mes  honneurs,  ou  mon  printemps. 

Vous  seule^  en  ces  tristes  inslans, 

Me  faites  regretter  la  vie  ! 

Toi ,  le  plus  cher  de  mes  parens  , 
A  qui ,  dès  mes  plus  jeunes  ans  , 
Mon  ame  fut  toujours  unie_, 
Ah  î  je  t'entends  et  je  te  vol  ! 
Montésinos,  auprès  de  toi 
J'aurai ,  du  moins , 

Aujourd'hui  même  à  Bëlerma 
Porte  mon  cœur.  . .  Dis-lui  :  Voilà 
L'autel  où  vous  fûtes  chérie. 
Votre  sourire  ou  vos  dédains 
Causèrent  seuls  tous  les  chagrias 
Et  tous  les  plaisirs  de  sa  vie. 

Tendre  ami ,  reçois  mes  adieux  : 
Un  voile  s'étend  sur  mes  yeux, 
Et  la  voix  même  m'est  ravie. 
De  l'amour  et  de  l'amitié 
Que  les  prières.  . .  la  pitié , 
Me  «uiveat  dans  une  autre  vie  ' 


LE  MOINE.  123 

C'en  est  fait  ;  le  héros  n'est  plus. 

O  vœux  !  ô  regrets  superflus  !         , 

Son  cousin  l'embrasse  et  s'écrie  : 

«  Maures,  désormais  respirez  ! 

«  Vous ,  chrétiens  ,  désormais  pleurez  ? 

c  Durandarte  a  perdu  la  vie.  ' 

«  Nul  ne  régalera  jamais. 
«  Fier  aux  combats,  et  dans  la  paix 
«r  Aussi  doux  que  sa  douce  amie  . .  , 
c  Pourquoi  suis- je  seul  échappé? 
«  Pourquoi  la  main  qui  fa  frappé 
c  M'a-t-elle  donc  laissé  la  vie  ?  » 

Il  saisit  son  cœur  en  tremblant , 
Puis  il  forme  à  ce  corps  sanglant 
Une  tombt'  de  fleurs  garnie. 
Gloire  à  l'honneur  des  chevaliers  ? 
Couvrons  de  pleurs  et  de  lauriers 
i)a  mort  aussi  bien  que  sa  vie. 

Tandis  qu'elle  chantoit ,  le  père  l'é- 
coutoit  avec  dëlices.  Jamais  son  oreille 
n'avoit  entendu  une  voix  plus  mélo- 
dieuse ;  il  s'étonnoit  que  des  sons  si 
divins  pussent  ne  pas  appaiienir  aux 
anges.  Mais  tout  en  se  livi  anl  au  plaisir 
d'entendre,  un  simple  regard  le  con- 
vainquit bientôt  qu'il  ne  devoit  pas  de 
même  se  livrer  au  plaisir  de  voir.  L'ai- 
mable chanteuse  étoit  assise  à  quelque 
dislance  du  lit,  penchée  sur  sa  harpe  : 


124  LE  MOINE. 

son  atlitude  ëtoit  remplie  d'aisance  et 
de  grâces  ;  son  capuchon ,  moins  avan- 
cé qu'à  l'ordinaire,  laissoit  apercevoir 
deux  lèvres  de  corail ,  appétissantes  et 
fraîches  comme  la  rose ,  et  un  menton 
dont  la  fossette  sembloit  receler  mille 
amours  :  les  longues  manches  de  son 
habit  auroient  pu  traîner  sur  les  cordes 
de  la  harpe;  pour  prévenir  cet  inconvé- 
nient ,  elle  les  avoit  relevées  au-dessus 
du  coude  ,  et  l'on  vojoit  un  bras  dont 
la  peau  lisse  et  fine  égaloit  la  neige  en 
blancheur.  Ambrosio  n'osa  la  regarder 
qu'une  fois;  mais  ce  regard  sufEt  pour 
hii  apprendre  de  quel  danger  étoit  pour 
lui  la  présence  de  cet  objet.  Il  ferma  les 
jeux  :  mais  en  vain  il  vouloit  l'éloigner 
de  ses  idées;  toujours  elle  se  représen- 
toit  à  lui,  belle  de  tous  ses  charmes 
et  de  mille  aiitres  que  lui  prêtoit  son 
imagination  enflammée.  Les  appas  qu'il 
avoit  vus ,  il  se  les  retracoit  pour  les 
embellir  encore.  Ceux  qui  éloient  restés 
cachés,  son  esprit  les  lui  peiguoit  mille 
fois  plus  ravissans  ;  mais  ses  vœux  et 
la  nécessité  d'y  être  fidèle ,  n'étoient  pas 
moins  présens  à  sa  mémoire-  Il  combat- 
toit  ses  désirs  et  frémissoit  en  voyant  la 
profondeur  de  f  abîme  ouvert  devant  lui . 


LE  MOINE.  123 

Matilde  cessa  de  chanter;  le  père 
craignant  l'effet  de  ses  charmes ,  resta 
les  yeux  fermés,  adressant  à  saint  Do- 
minique des  prières  ardentes  pour  ob- 
tenir son  secours  dans  cellfe  dangereuse 
épreuve.  Matilde  crut  qu'il  durmoit; 
elle  se  leva  doucement,  s'approcha  du 
lit,  et,  pendant  quelques  minutes,  le 
considéra  attentivement. 

te  II  dort  î  dit-elle  enfin  à  voix  basse 
(mais  Ambrosio  ne  perdit  aucun  mot); 
je  puis  donc,  à  présent,  le  regarder, 
sans  me  reprocher  ce  plaisir.  Je  puis 
mêler  mon  haleine  avec  la  sienne  ;  je 
puis  contempler  chacun  de  ses  traits 
que  j'adore,  sans  qu'il  m'accuse  de  vou- 
loir l'égarer.  Il  craint  que  je  ne  le  sédui- 
se, que  je  ne  lui  fasse  violer  ses  vœux. 
Oh  !  quelle  injuste  crainte  !  Si  j'avois 
pour  but  d'allumer  ses  désirs,  pren- 
drois-je  tant  de  soin  pour  lui  cacher 
mon  visage  ,  mes  mains  ,  mes  bras  , 
toute  ma  personne? n 

Elle  s'arrêta  ,  comme  perdue  dans 
ses  réflexion '. 

«  Hier  encore,  reorit-elle,  hier  en- 
core, je  lui  éi^'is  chère;  il-m'estimoit, 
et  mon  cœur  étoit  content.  A  présent, 
hélas!  à  préocut,  que  ma  situation  est 


126  LE  MOINE. 

cruellement  changée  !  Il  me  regarde 
avec  défiance;  il  m'ordonne  de  le  quit- 
ter, de  le  quitter  pour  jamais.  O  vous, 
mon  idole ,  vous  qui  éles  dans  mon 
a  me,  à  côté  de  Dieu  même,  encore 
deux  jours ,  et  vous  connoitrez  mon 
cœur  tout  entier.  Que  n'avez -vous 
pu  voir  quelles  étoient  mes  angoisses , 
quand  on  désespéroit  de  vos  jours? 
que  n'avez-vous  pu  voir  combien  vos 
souffrances  avoient  augmenté  ma  ten- 
dresse !  Mais  le  moment  approche  où 
vous  serez  convaincu  que  ma  passion 
étoit  pure  et  désintéressée.  Alors  vous 
me  plaindrez,  et  vous  supporterez  seul 
tout  le  poids  de  ces  cruels  chagrins.  » 

En  parlant  ainsi ,  ses  pleurs  coulèrent 
en  abondance;  et  comme  elle  éloit  pen- 
chéesur  Ambrosio,  une  larmelui  tomba 
sur  la  joue.w  O  ciel  !  si  j'avois  interrompu 
son  sommeil  »,  s'écria  Matilde  en  s'é- 
loignant  avec  autant  de  précipitation  que 
de  crainte. 

Sa  crainte  n'étoit  pas  fondée.  Les 
dormeurs  les  plus  opiniâtres  sont  ceux 
qui  ne  veulent  pas  s'éveiller,  et  tel  étoit 
le  père  ;  il  paroissoit  toujours  enseveli 
dans  un  repos,  dont  chaque  instant  le 
rendoit  moins  capable  de  jouir.  Cette 


LE  MOINE.  127 

larme  brûlante  avoit  porté  un  nouveau 
feu  dans  son  cœur. 

«  Quelle  affection,  quelle  pureté!  se 
disoit-il  à  lui-même.  Ah  !  puisque  mou 
ame  est  si  sensible  à  l'amitié,  que  se- 
roit-ce  donc  si  elle  étoit  agitée  par 
l'amour?  » 

Matilde  s'étoit  retirée  à  quelque  dis- 
tance du  lit.  Le  moine  se  hasarda  d'ou- 
vrir les  jeux  et  de  les  porter  sur  elle  en 
tremblant;  elle  avoit  le  visage  tourné 
de  l'autre  côté  ;  sa  tête  étoit  languis- 
samment  appuyée  sur  sa  harpe ,  sesyeuX 
fixés  sur  le  tableau  qui  faisoit  face  au  lit 
du  père. 

«Heureuse,  heureuse  image!  disoit- 
elle,  en  s'adressant  à  ta  belle  Madone, 
c'est  à  vous  qu'il  ofi're  ses  prières,  c'est 
vous  qu'il  contemple  avec  admiration. 
Je  me  flattois  que  vous  adouciriez  mes 
chagrins ,  et  vous  n'avez  servi  qu'à  les 
augmenter;  vous  m'avez  fait  sentir  que 
si  j'av^ois  connu  Arabro^io  avant  que  ses 
vœux  fussent  prononcés  ,  Ambrosio  et 
le  bonheur  auroicnt  pu  être  mon  par- 
tage. Avec  quel  plaisir  il  regarde  cette 
peinture!  Avec  quelle  ferveur  il  pré- 
sente ses  hommages  à  ce  portrait  ina- 
nimé !  Ah  !  si  ses  sentimens  lui  étoient 


ia8  LE  MOINE. 

inspirés  par  quelque  bon  et  secret  gé- 
nie, favorable  à  mon  amour!  Si  c'étoit 
l'instinct  de  la  nature  qui  lui  dit  tout 
bas....  Taisez -vous,  folles  et  vaines 
espérances  ;  n'encouragez  point  une 
idée  qui  terniroit  tout  l'éclat  des  vertus 
d'Ambrosio.  C'est  la  religion  ,  et  non 
la  beauté  ,  qui  attire  son  admiration  ; 
ce  n'est  pas  devant  la  femme,  c'est  de- 
vant la  divinité  qu'il  fléchit  le  genou. 
Oh  !  si  seulement  il  m'adressoit  une  des 
tendres  expressions  qu'il  prodigue  à 
cette  Madone  !  S'il  me  disoit  que ,  sans 
le  mariage  qui  le  lie  à  l'église,  iln'auroit 
pas  méprisé  Matilde  !  J'aime  à  nourrir 
cette  idée  :  peut-être  pourra-t-il  avouer 
aussi  qu'il  sent  pour  moi  plus  que  de  la 
pitié,  et  qu'une  affection  telle  que  la 
mienne  auroit  mérité  du  retour.  Peut- 
être  daiguera-t-il  faire  cet  aveu  quand 
il  me  verra  sur  mon  lit  de  mort  ;  il  ne 
craindra  plus  alors  de  manquer  à  ses 
devoirs  ,  et  la  certitude  de  ses  senti- 
niens  pour  moi  adoucira  mes  derniers 
momens.  Que  n'en  suis-je  sûre!  Avec 
quelle  ardeur  je  desirerois  l'instant  de 
ma  dissolution  !  » 

Le  prieur  ne  perdit  pas  une  syllabe 
de  ce  disôours  :  le  ton  dont  ces  derniers 


LE  MOINE.  129 

mots  furent  prononcés  lui  perça  le 
cœur;,  et  soulevant  sa  léle  involontai- 
rement : 

«  Maiilde  !  s'écria-t-il  d'une  voix 
troublée;  ô  ma  chère  Matilde!  » 

Matilde  tressaillit  et  se  tourna  vers 
lui.  La  promptitude  de  son  mouvement 
fit  tomber  son  capuchon.  Sa  tête  resta 
découverte  ,  et  son  vidage  entièrement 
visible  aux  yeux  du  moine.  Quelle  fut 
la  surprise  dWmbrosio ,  en  y  trouvant 
une  ressemblance  parlaite  avec  la  Ma- 
done qu'il  admiroit!  Les  mêmes  pro- 
portions exquises  dans  les  traits,  la  même 
profusion  de  cheveux  dorés ,  les  jeux 
célestes,  les  lèvres  de  rose,  la  grâce,  la 
majesté,  tous  les  mêmes  charmes  bril- 
loient  dans  Matilde  !  Il  jeta  un  cri  d'é- 
tonnement  et  retomba  sur  son  oreiller, 
et  doutant  si  l'objet  qu'il  voyoit  étoit  une 
mortelle  ou  une  divinité. 

Maiilde  parut  pénétrée  de  confusion  ; 
elle  resta  sans  mouvement  à  la  place  où 
elle  étoit  :  Sa  harpe  lui  servoit  d'appui; 
ses  yeux  étoient  baissés  vers  la  terre, 
et  ses  belles  jou'^s  couvertes  d'une  douce 
pudeur.  En  revenant  à  elle  ,  son  pre- 
mier soin  fut  de  cacher  son  visage  ;  en- 
suite, d'une  voix  foible  et  tremblante. 


i3o  LE  MOINE. 

elle  adressa  au  moine  ces  paroles  : 
«  Le  hasard  vient  de  vous  apprendre 
un  secret  que  je  n'aurois  osé  vous  ré- 
véler qu'à  l'instant  de  ma  mort.  Oui, 
Ambrosio ,  vous  vojez  dans  Matilde  de 
Villanégas  l'originale  de  votre  Madone 
bien  aimée.  Dès  que  cette  malheureuse 
passion  se  fut  allumée  dans  mon  cœur, 
je  formai  le  dessein  de  vous  faire  par- 
venir mon  portrait.  Le  nombre  de  mes 
adorateurs  m'avoit  persuadée  que  je 
possédois  quelque  beauté,  et  ]e  brûlois 
de  savoir  quel  seroit  son  effet  sur  vous. 
Je  me  fis  peindre  par  Martin  Galuppi , 
célèbre  Vénitien ,  actueUement  résident 
à  Madrid.  La  ressemblance  étoit  frap- 
pante. J'envoyai  son  ouvrage  à  votre 
monastère  comme  un  tableau  qu'on 
vouloit  vendre,  et  le  juif  qui  le  porta 
étoit  un  de  mes  émissaires.  Vous  ache- 
tâtes ce  portrait.  Jugez  de  mes  trans- 
ports de  joie  ,  quand  je  sus  que  vous 
l'aviez  considéré  avec  délices,  ou  plu- 
tôt avec  adoration;  que  vous  l'aviez 
placé  dans  votre  cellule  ,  et  que  vous 
n'adressiez  vos  prières  à  aucun  autre 
saint!  Ce  que  vous  venez  d'apprendre, 
pourroit-il  augmenter  votre  défiance  à 
mon  égard?  Wy  vojez-vous  pas,  au 


LE  MOINE.  i3ï 

sontraire,  une  preuve  de  la  pureté  de 
mon  aflPeclioD ,  un  motif  puissant  pour 
me  souffrir  auprès  de  vous ,  pour  m'es- 
timei'  davantage.  Je  vous  ai  entendu , 
chaque  jour ,  combler  d'éloges  mou 
portrait.  J'étois  moi-même  témoin  des 
transports  que  vous  causoit  sa  beauté; 
et  cependant  j'ai  eu  sur  moi  assez  d'em- 
pire pour  ne  pas  tourner  contre  votre 
vertu  les  armes  que  vous  me  fournissiez 
vous-même.  Je  vous  cachai  ces  traits  , 
que  vous  aimiez  sans  le  savoir.  Je  me 
défendis  de  la  tentation  d'exciter  vos 
désirs,  en  vous  montrant  mes  charmes , 
et  de  m'emparer  de  votre  cœur  par  le 
moyen  de  vos  sens.  Une  assiduité  sou- 
tenue aux  devoirs  de  la  religion  ,  mille 
petits  soins  que  le  cœur  rend  si  doux , 
et  qui  vous  prouvoient  la  pureté  de 
mon  ame  et  la  sincérité  de  mon  atta- 
chement ,  voilà  les  seules  armes  que 
j'employai  pour  obtenir  vos  regards  et 
mériter  votre  tendresse.  Je  réussis ,  je 
devins  votre  compagnon  ,  votre  ami. 
Je  vous  laissai  ignorer  mon  sexe;  et  si 
vous  ne  m'aviez  pressée  de  vous  révéler 
înon  secret ,  si  je  n'avois  été  tourmentée 
de  la  crainte  que  le  hasard  ne  le  trahît 
malgré  moi ,  vous  ne  m'auriez  jamais 


l32  LE  MOINE, 

connue  que  sous  le  nom  de  Rosario, 
Êtes-vous  toujours  dans  la  résolution  de 
m'éloigner  de  vous  ?  Le  peu  d'heures 
qui  me  restent  à  vivre,  ne  pourrai-je  les 
passer  en  jouissant  de  votre  présence? 
Oh  !  répondez-moi ,  Ambrosio  ;  dites- 
moi  que  je  puis  rester.  » 

La  fin  de  ce  discours  força  le  moine 
de  se  recueillir,  et  il  sentit  fort  bien  que, 
dans  la  disposition  actuelle  de  son  ame, 
il  ne  pouvoit  se  soustraire  au  pouvoir 
de  cette  enchanteresse  qu'en  cessant  de 
la  voir  ou  de  l'entendre. 

«  L'étonnemenl  où  je  suis,  lui  dit-il, 
me  rend  en  ce  moment  incapable  de 
vous  répondre.  N'insistez  pas,  Matilde, 
sur  une  décision  de  ma  part  5  laissez^ 
moi  à  moi-même  5  j'ai  besoin  d'être 
seul.  » 

«  Je  vous  obéisj  mais  promettez-moi 
de  ne  pas  exiger  que  je  m'éloigne  du' 
monastère  sur  le  champ.  » 

«  Matilde,  pensez  à  votre  situation  et 
aux  conséquences  d'un  plus  long  séjour 
ici  :  notre  séparaiion  est  indispensable  j 
il  faut  nous  quitter.  » 

ce  Mais  pas  aujourd'hui ,  mon  père  : 
oh!  de  grâce,  que  ce  ne  soit  pas  au- 
jourd'hui. » 


LE  MOINE.  i33 

a  C'est  me  presser  trop  vivement; 
mais  je  ne  puis  résister  au  ton  dont  vous 
me  priez.  Je  consens  que  vous  demeu- 
riez ici  le  temps  nécessaire ,  en  quelque 
façon ,  pour  préparer  nos  frères  à  vo- 
tre départ;  restez  encore  deux  jours, 
mais  le  troisième  (il  soupira  malgré 
lui),  souvenez-vous  que  le  troisième 
jour  doit-  vous  voir  partir  pour  ja- 
mais. » 

Elle  saisit  la  main  du  père,  et  la 
pressa  de  ses  lèvres. 

«Le  troisième  jourJ  s'écria-l-elle 
d'un  ton  grave;  vous  avez  raison,  mon 
père,  vous  avez  raison,  le  troisième 
jour  sera  celui  d'un  éternel  adieu.  » 

Ces  mots  furent  accompagnés  de  re- 
gards tellement  douloureux  et  sinistres, 
que  le  cœur  du  moine  en  fut  pénétré. 
Elle  lui  baisa  la  main  une  seconde  fois, 
et  sortit  de  la  chambre  avec  précipita- 
tion. 

Resté  seul,  tantôt  Ambrosio  cher- 
choit  des  raisons  qui  pussent  l'autoriser 
à  retenir  cette  dangereuse  hôtesse,  tan- 
tôt sa  conscience  lui  reprochoit  une  in- 
fraction aux  lois  de  son  ordre  :  mille 
passions  opposées  agitoient  son  ame. 
A  la  fin,  soû  attachemect  pour  le  feint 
I.  lâ 


i34  LE  MOINE. 

Rosario  ,  joint-  aux  suggestions  d'un 
tempéiurnent  plein  de  feu,  commença 
à  l'emporter,  et  la  victoire  ne  fut  plus 
douteuse,  dès  que  la  présomption,  le 
vice  dominant  du  caractère  d'Ambro- 
sio,  fut  venue  au  secours  de  Matilde. 
JLe  moine  fit  réflexion  qu'il  y  avoit  bien 
plus  de  mérite  à  vaincre  son  tempéra- 
ment qu'à  éviter  d'avoir  à  le  combattre, 
et  qu'au  lieu  de  s'alarmer  ,  il  devoit 
saisir  avec  joie  une  si  belle  occasion  de 
prouver  ia  force  de  son  a  me  et  de  sa 
vertu.  Saint  Antoine  avoit  bien  résisté 
à  toutes  les  séductions  du  plaisir.  Pour- 
quoi lui  -  même  craindroit  -  il  d'être 
plus  foible?  D'ailleurs,  Saint  Antoine 
avoit  à  lutter  contre  le  diable,  et  tout 
son  art,  et  tous  ses  efforts  pour  le  ten- 
ter; tandis  que  lui,  Ambrosio,  n'avoit 
à  redouter  qu'une  simple  mortelle  ti- 
mide, modeste,  et  qui  ne  trembloit  pas 
moins  que  lui  de  succomber. 

«  Oui,  se  disoit-il,  l'infortunée  peut 
rester  ,  je  n'ai  rien  à  craindre  de  sa 
présence;  et  quand,  par  moi-même,  je 
lie  serois  pas  assez  fort  contre  la  ten- 
tation ,  je  trouverois  un  appui  dans 
l'innocence  de  Matilde.  » 

Ambrosio  ne  savoit  pas  encore  que 


LE  MOINE.  i55 

même  pour  les  cœurs  corrompus,  le 
vice  n'est  jamais  plus  dangereux  que 
quand  il  se  cache  sous  le  masque  de  la 
vertu. 

Il  sesentit  si  parfaitement  remis,  que, 
lorsque  le  père  Pablos  vint  le  voir  dans 
la  soirée,  il  lui  demanda  la  permission 
de  quitter  sa  chambre  le  lendemain; 
ce  qui  lui  fut  accordé.  Le  reste  du  jour , 
Matilde  ne  parut  pas  devant  lui,  si  ce 
n'est  avec  tous  les  autres  moines,  au 
moment  où  ils  vinrent  en  corps  s'infor- 
mer de  la  santé  de  leur  prieur.  Elle 
sembloit  craindre  de  lui  parler  en  par- 
ticulier, et  ne  resloit  dans  la  chambre 
que  q^uelques  minutes.  Le  père  dormit 
fort  bien,  mais  il  retrouva  tous  ses 
songes  de  la  nuit  dernière ,  et  des  sen- 
sations de  volupté  encore  plus  vives  et 
plus  exquises;  lès  mêmes  visions,  qui 
avoient  enflammé  son  sang,  se  retra- 
cèrent devant  lui;  ses  jeux  revirent 
Matilde  dans  tout  l'éclat  de  ^es  char- 
mes, Matilde  tendre  et  passionnée ,  le 
pressant  contre  son  sein  et  le  couvrant 
des  plus  ardentes  caresses.  Ces  vaines 
images  disparurent  encore,  et  le  lais- 
sèrent, au  réveil,  plein  de  honte,  et 
d'effroi. 


iZe  LE  MOINE. 

Le  jour  commençoit  à  paroître.  Fa- 
tigué, épuisé  par  ces  réves  incendiaires, 
il  ne  se  sentit  pas  en  état  de  quitter  son 
lit,  et  fit  dire  qu'il  n'iroit  pas  à  matines  : 
c'étoit  la  prenaière  fois  de  sa  vie  qu'il 
s'en  étoit  dispensé.  Il  se  leva  tard,  et 
n'eut,  pendant  une  grande  partie  du 
jour^  aucune  occasion  de  parler  à  Ma- 
tilde  sans  témoins;  sa  cellule  fut  con- 
tinuellement remplie  de  moines  qui, 
tour-à'tour,  venoient  lui  exprimer  leurs 
inquiétudes  sur  sa  santé,  jusqu'au  mo- 
ment où  la  cloche  les  appela  tous  au 
réfectoire. 

Après  le  dîner,  les  moines  se  sépa- 
rèrent, et  se  répandirent  dans  les  diffé- 
rentes allées  du  jardin,  où  l'ombre  des 
arbres  et  le  silence  des  bosquets  leur 
offroient  des  asiles  commodes  pour 
faire  la  sieste.  Le  prieur  s'achemina 
du  côté  de  l'hermitage,  et  d'un  coup 
d'œil  invita  Matilde  à  l'accompagner. 
Matilde  obéit,  et  le  suivit  en  silence. 
Ils  entrèrent  dans  la  grotte,  et  s'y  assi- 
rent :  tous  deux  sembloient  dans  un  égal 
embarras;  aucun  des  deux  ne  parois- 
soit  vouloir  entamer  la  conversation. 
A  la  fin,  le  prieur  rompit  le  silence;  il 
ne  parla  que  de  sujets  indifférens,  et 


LE  MOINE.  i37 

Matilde  répondit  sur  le  même  ton;  oa 
eût  dit  qu  elle  vouloit  lui  faire  oubliei- 
qu'il  eût  devant  lui  quelqu'autre  per- 
sonne que  Rosario.  Aucun  des  deu;^ 
n'osa  et  ne  désira  même  en  revenir  au  su- 
jet qui  leur  tenoit  le  plus  au  cœur. 

Matilde  tâchoit  de  paroitre  gaie ,  mais 
ses  efforts  étoient  visibles.  Le  poids  du 
chagrin  i'accabloit;  sa  voix  étoit  foible 
et  languissante;  elle  sembloit  pressée  de 
finir  un  entretien  qui  l'embarrassoit, 
et  se  plaignant  de  n'être  pas  bien,  elle 
demanda  au  prieur  la  permission  de 
se  retirer.  Il  l'accompagna  jusqu'à  la 
porte  de  sa  cellule,  et  là,  il  s'arrêta  en 
lui  déclarant  qu'il  consenloit  à  l'avoir 
pour  compagne  de  sa  solitude,  tant 
qu'elle  le  trouveroit  agréable. 

Matilde  ne  donnna  aucun  signe  de  joie 
en  recevant  cette  permission,  quoique 
Ja  veille  elle  eût  paru  si  empressée  de 
l'obtenir. 

«Hélas!  mon  Père,  dit-elle  en  re- 
muant la  tête  d'un  air  triste,  ce  consen- 
tement arrive  trop  tard,  mon  sort  est 
fixé;  il  faut  que  nous  nous  séparions 
pour  jamais;  cependant  croj^ez  que  je 
sens  vivement  cette  généreuse  condes- 
cendance ,  celte  pitié  de  votre  part ,  pour 

12. 


l38  LE  MOINE. 

une  infortunée  qui  n'en  est  que  trop 
peu  digne.  « 

Elle  mit  son  mouchoir  devant  ses 
yeux ,  et  comme  son  capuchon  étoit  à 
moitié  entr'ouvert,  Ambrosio  remar- 
qua qu'elle  étoit  pâle  et  abattue. 

«Bon  Lieu!  s'écria-l-il,  vous  n'êtes 
pas  bien,  en  effet,  Matilde,  et  je  vais 
sur-le-champ  vous  envoyer  le  père 
Pablos.  » 

«  Non,  n'en  faites  rien;  je  suis  ma- 
jade,  il  est  vrai,  mais  il  ne  peut  rien  à 
mon  mal.  Adieu,  mon  père;  demain 
souvenez-vous  de  moi  dans  vos  prières, 
tandis  que  je  me  souviendrai  de  vous 
dans  ie  ciel.  » 

Elle  entra  aussitôt  dans  sa  cellule, 
et  en  ferma  la  porte. 

Le  prieur  se  hâta  de  lui  envoyer  Pa- 
blos, dont  il  attendit  le  rapport  avec 
impatience;  mais  Pablos  revint  bien- 
tôt, et  lui  dit  que  sa  peine  avoit  été 
perdue;  que  Rosario  n'a  voit  point  voulu 
Je  laisser  entrer,  et  qu'il  avoit  positi- 
vement refusé  ses  secours.  Ambrosio 
fut  vivement  affecté  de  ce  récit;  ce- 
pendant il  pensa  que,  pour  cette  nuit, 
il  valoit  mieux  ne  pas  presser  Matilde 
davantage ,  ajoutant  que  si  Rosario  né- 


LE  MOINE.  1% 

toit  pas  mieux  le  lendemain  malin,  il 
insisteroit  pour  que  le  père  Pablos  fût 
appelé. 

Pour  lui,  se  sentant  peu  disposé  à 
dormir,  il  ouvrit  sa  fenêtre,  et  se  mit 
à  considérer  la  réflexion  de  In  lune 
sur  le  petit  ruisseau  qui  baignoit  les 
murs  du  monastère.  La  fraîcheur  et  le 
silence  de  la  nuit  inspirèrent  à  Ambro- 
sio  des  idées  mélancoliques.  Il  songea 
aux  charmes  et  à  la  tendresse  de  Ma- 
tilde,  aux  plaisirs  qii'il  auroit  pu  par- 
tager avec  elle,  s'il  n'étoit  retenu  par 
les  liens  monastiques;  il  se  dit  que  l'a- 
mour de  Malilde  pour. lui  n'étant  pas 
soutenu  par  l'espérance,  ne  pouvoit 
pas  durer  long-temps;  que  sans  doute 
elle  réussiroit  àéleindre  sa  passion,  et 
qu'elle  iroit  chercher  le  bonheur  dans 
les  bras  de  quelqu'aulre  plus  fortuné; 
il  frémit  en  pensant  au  vide  que  l'ab- 
sence de  Malilde  laisseroit  dans  son 
cœur.  La  vie  du  couvent  lui  parut  mo- 
notone et  faslidieuse;  il  soupira,  et  jela 
un  œil  d'envie  sur  le  monde,  dont  il 
éloit  pour  jamais  séparé.  Telles  éloient 
ses  réflexions,  lorsqu'on  frappa  rude- 
ment à  sa  porte.  Déjà  la  cloche  de  fé- 
glise  s'étoit  fait  entendre.  Empressé  de 


140  LE  MOINE. 

savoir  ce  cjui  pouvoit  interrompre  l'or- 
dre et  le  silence  du  monastère,  le  prieur 
ouvrit  la  porte ,  et  un  frère  entra  ,  avec 
le  trouble  et  l'effroi  dans  les  jeux. 

«Hâtez -vous,  mon  révérend  père, 
s'écria -t- il,  hâtez-vous  pour  le  jeune 
Rosario  j  il  demande  instamment  à  vous 
voir ,  il  n'a  que  peu  de  momens  à  vivre.  » 

«  Dieu  (le  miséricorde  !  où  est  le  père 
Pablos?  pourquoi  n'est-il  pas  avec  lui? 
Oh!  je  crains,  je  crains » 

«  Le  père  Pablos  l'a  vu ,  mais  son  art 
ny  peut  rien.  Il  soupçonne,  dit-il,  que 
le  jeune  hommme  est  empoisonné.  » 

«Empoisonné!  Ah!  l'infortuné! voilà 
ce  que  je  craignbis  aussi.  Mais  ne  per- 
dons pas  un  moment;  peut-être  est-il 
encore  temps  de  le  sauver. 

Il  dit,  et  courut  à  la  cellule  de  Ma- 
tilde.  Il  j  trouva  beaucoup  de  moines, 
et  parmi  eux  le  père  Pablos,  tenant  à 
la  main  un  breuvage  qu'il  vouloit  per- 
suader à  Rosario  de  prendre.  Les  au- 
tres s'occupoient  à  admirer  sa  figure 
céleste,  qu'ils  voyoient  pour  la  pre- 
mière fois.  Jamais,  en  effet,  Matilde 
ii'avoit  paru  plus  aimable;  ses  joues, 
nagnères  pâles,  étoient  couvertes  d'un 
rouge  éclatant;  sesj/eux  brilloient  d'une 


LE  MOIxVE.  141 

douce  sérénité,  et  tout  en  elle  expri- 
moit  la  confiance  et  la  résignation. 

«  Oh!  ne  nae  tourmentez  pas  davan- 
tage, disoit-elle  à  Pablos,  au  moment 
où  le  prieur  eflPrajé  se  précipita  dans 
sa  cellule;  mon  mal  est  bien  au-dessus 
de  toute  votre  science,  et  je  ne  veux 
pas  en  guérir.  Puis  apercevant  Am- 
brosio  :  «  Ah  !  c'est  lui ,  dit- elle;  que  je 
le  voie  encore  une  fois  avant  de  le  quit- 
ter pour  toujours.  Laissez-moi ,  mes 
frères,  j'ai  à  parler  à  ce  saint  homme 
en  particulier.  » 

Les  moines  se  retirèrent  aussitôt  ,et 
Matilde  resta  seule  avec  lé  prieur. 

«  Femme  imprudente,  qu'avez-vousr 
fait?  s'écria  celui-ci,  quand  il  ne  vit 
plus  personne  dans  sa  cellule.  Diles- 
moi,  ce  que  je  soupçonne  est  il  fondé? 
suis -je  au  moment  de  vous  perdre? 
votre  main  même  auroit-elle  été  l'ins- 
trument de  votre  destruction?  » 

Elle  sourit,  et  prit  la  main  d'Am- 
brosio. 

«  En  quoi  ai-je  été  imprudente,  mon 
père?  J'ai  sacrifié  une  paille  pour  sau- 
ver un  diamant.  Ma  mort  conserve  une 
vie  précieuse  au  monde,  et  qui  m'est 
bien  plus  chère  que  la  mienue.  —  Oui, 


ï42      '  LE  MOINE. 

mon  père,  je  suis  empoisonnée,  je  le 
sais;  mais  d'un  poison  qui  a  circulé  dans 
vos  veines.  » 

«  Matildé  !  » 

«  Cet  aveu ,  j'avois  résolu  de  ne  le 
faire  que  sur  mon  lit  de  mort.  Ce  mo- 
ment est  arrivé.  Vous  ne  pouvez  avoir 
déjà  oublié  le  jour  où  votre  vie  fut 
mise  en  péril  par  la  morsure  d'un  mille- 
pieds.  Le  médecin  désespéroit  de  vous , 
déclarant  qu'il  ignoroit  les  moyens  d'ex- 
primer le  poison  de  votre  blessure  :  j'en 
savois  un  ,  moi ,  et  jen'ai  pas  hésité  d'en 
faire  usage.  On  m'a  voit  laissée  seule 
auprès  de  volis  :  vous  dormiez  :  je  dé- 
tachai l'appareil  qui  enveloppoit  votre 
main,  je  baisai  la  blessure,  et  avec  mes 
lèvres  j'en  suçai  le  venin.  L'eflèt  en  a 
été  plus  prompt  que  je  ne  m  y  attendois. 
Je  sens  que  la  mort  est  dans  mon  sein; 
encore  une  heure,  et  j'aurai  passé  dans 
un  monde  plus  heureux.  » 

«Dieu  tout- puissant!  »  s'écria  le 
prieur;  et  il  tomba  sur  le  lit  sans  force 
et  sans  mouvement. 

Quelques  mioules  après,  il  se  relire 
brusquement,  et  regarde  Malilde  d'un 
œil  égaré,  avec  l'air  du  désespoir. 

«  Et  voua  vous  êtes  sacrifiée    pour 


LE  MOfNE.  143 

moil  Vous  mourez,  et  c'est  pour  con- 
server Ambrosio!  et  n'y  a-t-il  aucun 
remède,  Matilde?  n'y  a-t-il  plus  d'es- 
pérance? Oh!  réponde^,  répondez- 
moi  ,  dites  qu'il  vous  reste  encore  quel- 
que moyen  de  vous  sauver.  « 

«Rassurez-vous,  mon  unique  ami! 
Oui ,  j'ai  encore  en  mon  pouvoir  le 
moyen  de  vivre;  mais  ce  moyen,  je 
n'ose  l'employer;  il  est  dangereux,  il 
est  effrayant!  ce  seroit  acheter  la  vie 
plus  cher  qu'elle  ne  vaut.  —  A  moins 
qu'il  ne  me  fût  permis  de  vivre  pour 
vous.  » 

«Eh  bien  !  vivez  pour  moi,  Matilde , 
pour  moi  et  pour,  la  reconnoissance.  » 
(Il  saisit  sa  main,  et  la  pressa  sur  ses 
lèvres  avec  transport.  )  «  Rappelez- 
vous  notre  dernier  entretien  ;  à  présent 
]p  consens  à  tout.  Rappelez-vous  de 
quelles  vives  couleurs  vous  avez  peint 
l'union  des  âmes;  réalisons  cette  douce 
image;  oublions  toute  différence  de 
sexeç  méprisons  les  préjugés  du  nu)nf'e;. 
ne  voyons  tous  deux,  dans  chacun  de 
nous,  qu'un  frère,  qu'un  ami.  Vivez 
donc ,  Matilde ,  et  vivez  pour  moi.  « 

«Ambrosio,  les  choses  ne  peuvent 
être  ainsi  :  quand  je  le  croyois ,  je  vous 


144  LE  MOINE. 

trompois,  je  me  trompois  moi-même. 
Il  faut  que  je  meure ,  ou  du  poison  que 
j'ai  pris,  ou  de  l'affreux  tourment  de 
combattre  toujours  mon  désir.  Depuis 
le  consentement  que  vous  m'avez  ac- 
cordé ,  le  bandeau  s'est  détaché  de  mes 
jeux.  Je  vous  aime ,  non  plus  avec  Ja 
dévotion  que  l'on  doit  à  un  saint,  non 
plus  pour  les  seules  vertus  de  votre 
ame ,  mais  pour  les  charmes  de  votre 
personne,  .le  ne  suis  plus  qu'une  foible 
femme ,  livrée  à  la  plus  impétueuse  des 
passions.  Vous  me  promettez  votre  ami- 
tié! O  ciel!  que  ce  mot  est  froid  pour 
mon  cœur,  pour  ce  cœur  qui  brûle  d'a- 
mour, d'un  amour  qu'aucune  expres- 
tion  ne  sauroit  peindre,  et  que  l'amour 
seul  peut  payer  !  Tremblez  aonc ,  Am- 
brosio ,  tremblez  d'être  exaucé  dans  vos 
prières.  Si  je  vis,  c'en  est  fait  de  vos 
devoirs,  de  votre  réputation,  de  vos 
trente  années  de  vertu  et  de  sacrifices; 
tout  ce  qui  vous  est  cher  et  précieux 
sera  perdu  pour  jamais.  Je  ne  me  sejati- 
rai  plus  la  force  de  résister  à  mon  cœur  • 
je  saisirai  toutes  les  occasions  d'enflam- 
mer le  vôtre;  je  finirai  par  consommer 
notre  déshonneur  à  tous  deux.  Non, 
non ,  Ambrosio ,  je  ne  dois  pas  vivre  5  je 


Le  moine.  Î45 

sens  à  chaque  battement  de  mon  cœur 
qu'il  n'y  a  plus  pour  moi  qu'une  alter- 
native. . .  .le  bonheur  ou  la  mort  !  » 

«  Qu'en tends-je,  dit  Arabrosio?  est- 
ce  bien  vous  qui  me  parlez?  » 

Il  fit  un  mouvement  comme  pour  s'é- 
loigner d'auprès  d'elle.  Elle  poussa  un 
cri  perçant,  et  se  levant  à  moitié  hors 
de  son  lit,  elle  jeta  ses  bras  autour  du 
moine,  et  le  retint. 

«  Oh  !  ne  me  quittez  pas  !  écoulez- 
moi  avec  compassion  ;  dans  peu  d'heu- 
res je  ne  serai  plus  5  dans  peu  d'heures 
je  n'aurai  plus  à  rougir  de  ce  malheu- 
reux amour.  » 

a  Dangereuse  femme  !  que  puis -je 
vous  dire  ?  Je  ne  peux.  —  je  ne  dois 
pas.  —  Mais  vivez ,  Matilde ,  ah  !  vi- 
vez. » 

Songez -vous  bien  à  ce  que  vous 
demandez  ?  Que  je  vive  ,  moi  ,  pour 
vous  plonger  dans  l'infamie  ,  pour 
devenir  auprès  de  vous  un  instrument 
de  perdition ,  pour  opérer  votre  ruine 
et  la  mienne  ?  Touchez  ce  cœur,  mon 
père.  » 

Elle  prit  la  main  d* Ambrosio.  Confus, 
embarrassé  ,  entraîné  par  un  charme 
puissant,  il  ne  ht  aucune  résistance,  et 
I.  10 


146  LE  MOINE. 

il  sentit  le  cœur  de  Malilde  battre  vive- 
ment sous  sa  main. 

«  Touchez  ce  cœur,  mon  père;  il  est 
encore  le  siège  de  l'honneur  et  de  l'in- 
nocence; demain,  s'il  est  animé,  il  de- 
viendra la  proie  du  crime.  Laissez-moi 
donc  mourir  aujourd'hui ,  laissez-moi 
mourir,  quand  je  mérite  encore  les 
larmes  de  l'homme  vertueux.  Oh  !  que 
ne  puis- je  expirer  ainsi  !  (En  disant  ces 
mots,  elle  appujoit  sa  tête  sur  l'épaule 
d'Ambrosio,  et  ses  beaux  cheveux  cou- 
vroient  la  poitrine  du  père.  )  Soutenue 
dans  vos  bras ,  je  croirois  m'endormir  ; 
votre  main  fermeroit  mes  yeux ,  et  vos 
lèvres  recevroient  mon  dernier  soupir. 
Kt  ne  penserez-vous  pas  à  moi  quelque- 
fois? n'irez-vous  pas  quelquefois  verser 
une  larme  sur  ma  tombe?  Oh!  oui, 
oui  !  ce  baiser  en  est  le  gage  et  l'assu- 
rance. » 

Il  étoit  nuit;  le  silence  régnoit  autour 
d'eux.  La  foible  clarté  d'une  lampe  so- 
litaire donnoit  sur  le  visage  de  Matilde, 
et  répandoit  dans  la  chambre  une  lu- 
mière sombre  et  mystérieuse.  Point 
d'œil  curieux  à  craindre,  point  d'oreille 
indiscrète  ;  rien  ne  se  faisoit  entendre 
^ue  la  douce  voix  de  Ma  tilde.  Ambrosio- 


LE  MOINE.  ^    147 

étoit  dans  toute  la  vigueur  de  l'âge;  il 
voyoit  devant  lui  une  femme  jeune  et 
belle  qui  lui  avoit  sauvé  la  vie ,  qui  l'a- 
doroit,  que  son  amour  pour  lui  venoit 
de  conduire  aux  portes  du  tombeau.  Il 
s'assit  sur  le  lit ,  la  main  toujours  posée 
sur  le  cœur  de  Matilde,  et  soutenant  la 
tête  de  son  amante,  voluptueusement 
appuyée  sur  son  sein.  Qui  donc  s'éton- 
neroit  qu'il  eût  cédé  à  la  tentation  ? 
Enivré  de  désirs,  il  pressa  de  ses  lèvres 
les  lèvres  charmantes  qui  le  cher- 
choient  ;  ses  baisers  devinrent  bientôt 
aussi  brûlans  que  ceux  de  Matilde  ;  il 
la  serra  dans  ses  bras  avec  transoort; 
il  oublia  ses  vœux,  la  religion  et  l'hon- 
neur ;  il  ne  se  souvint  que  du  plaisir 
et  du  moment. 

«  Ambrosio  !  oh ,  mon  cher  Ambro- 
sio  ,  »  dit  Matilde  en  soupirant. 

«  A  toi ,  pour  jamais  à  toi  !  »  balbutia 
le  père  en  expirant  sur  le  sein  de  Ma- 
tilde. 


148  LE  MOINE. 


/«/^/«/«.^%./«^«/«/«/«y%/«^%/%^^/«/%^^  ^/%/ 


CHAPITRE  IIL 

«  Ce  sont  des  brigands  que  tout  voyageur 
«  doit  redouter.  Il  y  a  parmi  eux  des  jeunes 
«  gens  de  bonne  famille ,  que  la  fougue  d^une 
ff  jeunesse  livrëe  à  elle-même  a  éloigné  de 
ff  la  compagnie  des  hommes  d'honneur  et 
(c  soumis  aux  lois.  » 

Les  deux  Vêronois, 

JLiE  marquis  et  Lorenzo  avançoient  vers 
l'hôtel  de  Las  Cisternas ,  sans  se  dire 
un  seul  ijiot.  Le  premier  étoit  occupé  à 
se  rappeler  toules  les  circonstances  dont 
]e  récit  pouvoit  présenter  à  Lorenzo, 
sous  le  jour  le  plus  favorable,  ses  liai- 
sons avec  Agnès  :  l'autre,  alarmé  pour 
l'honneur  de  sa  famille,  n'étoit  pas  peu 
embarrassé  de  la  manière  dont  il  devoit 
ee  conduire  avec  le  marquis.  L'aven- 
ture dont  il  venoit  d'être  témoin  ne 
lui  permettoit  pas  de  le  traiter  comme 
ami;  mais  son  tendre  intérêt  pour  An- 
tonia  ne  l'empêchoit  pas  moins  de  le 
traiter  comme  ennemi ,  et  après  bien 
des  réllexions,  il  conclut  que  le  parti 
le  plus  sage  étoit  de  garder  le  silence , 


LE  MOINE.  14g 

en  attendant   que    don  Raymond  lui 
donnât  l'explication  qu'il  desiroit. 

Ils  arrivèrent  à  l'hôtel  ;  le  marquis  le 
conduisit  aussitôt  à  son  appartement, 
et  commença  à  lui  exprimer  toute  sa 
joie  de  le  trouver  à  Madrid.  Lorenzo 
se  hâta  de  l'interrompre. 

«Excusez-moi,  monsieur,  lui  dit-il 
d'un  ton  froid ,  si  je  ne  réponds  pas  à 
tout  ce  que  vous  me  dites  d'obligeant. 
L'honneur  de  ma  sœur  est  compromis; 
tant  que  vous  ne  m'aurez  point  éclairci 
cette  affaire  et  le  but  de  votre  corres- 
pondance avec  Agnès,  je  ne  puis  vous 
regarder  comme  un  ami  ;  il  me  tarde 
de  vous  voir  entrer  dans  les  détails  que 
vous  m'avez  promis.  » 

«  Donnez- moi  d'abord  votre  parole 
que  vous  m'écouterez  patiemment  et 
avec  indulgence.  » 

a  J'aime  trop  ma  soeur  pour  la  juger 
avec  précipitation  ,  et  jusqu'à  ce  jour 
je  n'ai  pas  eu  d'ami  qui  me  fût  plus 
cher  que  vous.  Je  vous  avouerai  même 
qtie  vous  avez  le  pouvoir  de  m'obliger 
dans  un  point  où  mon  cœur  est  inté- 
ressé; ainsi  je  ne  puis  que  désirer  vi- 
vement de  vous  trouver  toujours  digne 
de  mon  estime.  5) 

i3. 


l5o  LE  MOINE. 

«  Lorenzo,  vous  me  comblez  de  joie  ; 
rien  ne  sauroit  m'être  jamais  plus  agréa- 
ble que  l'occasion  de  servir  le  frère 
d'Agnès.  » 

M  Prouvez-moi  que  je  puisse  accepter 
vos  services  sans  déshonneur  ,  et  il 
n'y  a  pas  d'homme  au  monde  à  qui 
j'aimasse  mieux  devoir  de  la  recon- 
noissance.  » 

«  Probablement,  vous  avez  déjà  en- 
tendu votre  sœur  parler  d'Alphonso 
d'Alvarada.  » 

«Jamais  ma  sœur  ne  m'en  a  parlé. 
Quoique  j'aie  pour  Agnès  toute  la  ten- 
dresse d'un  frère  ,  les  circonstances 
nous  ont  tenus  jusqu'ici  presque  tou- 
jours séparés  fun  de  l'autre.  Dans  son 
enfance ,  elle  fut  confiée  aux  soins  de 
sa  tante ,  qui  avoit  épousé  un  gentil- 
homme allemand.  Il  n'y  a  que  deux  ans 
qu'elle  a  quitté  le  château  de  ce  sei- 
gneur, et  qu'elle  est  revenue  en  Espa- 
gne ,  bien  déterminée  à  renoncer  au 
monde  pour  jamais.  » 

(c  Bon  Dieu  !  Lorenzo ,  vous  connois- 
siez  son  intention ,  et  vous  n'avez  pas 
fait  tous  vos  efforts  pour  l'en  détour- 
ner ?  » 

«  Marquis  ,  ce  reproche  est  injuste. 


LE  MOINE.  i5r 

La  résolution  de  ma  sœur ,  dont  je 
reçus  la  nouvelle  à  Naples ,  m'aflligea 
extrêmement,  et  je  liâlai  mon  retour  à 
Madrid,  uniquement  pour  prévenir  ce 
triste  sacrifice.  A  peine  arrivé,  je  cou- 
rus au  couvent  de  Sainte- Claire ,  où 
Agnès  avoit  désiré  d'achever  son  no- 
viciat. Je  demandai  à  voir  ma  sœur. 
Figurez-vous  ma  surprise  en  recevant 
de  sa  part  un  refus  positif:  elle  me  fit 
dire,  qu'appréhendant  mon  influence 
s«jr  son  esprit ,  elle  ne  vouloit  point  se 
risquer  à  m'entendre  avant  la  veille 
même  du  jour  on  elle  devoit  prendre 
le  voile;  je  suppliai  les  religieuses,  j'in- 
sistai sur  la  permission  de  parler  à  ma 
sœur  ,  je  n'hésitai  pas  même  à  leur 
hiisser  voir  mes  soupçons  sur  ce  refus 
de  paroitre  ,  auquel  on  l'avoit  forcée 
peut-être.  Pour  se  justifier  de  cette 
imputation,  l'abbesse  m'envoya  quel- 
ques lignes  ou  je  ne  pus  méconnoilre 
l'écriture  d'Agnès,  et  qui  confirmoient 
le  premier  message.  Les  jours  suivans 
je  ne  réussis  pas  mieux  dans  mes  efforts 
pour  me  procurer  avec  elle  un  moment 
d'entretien.  Elle  refusa  constamment 
mes  visites,  et  ne  me  permit  enfin  de 
la*  voir  que  la  veille  au  jour  où  elle 


102  LE  MOINE. 

devoit  pour  jamais  s'ensevelir  dans  le 
cloître.  Cette  entrevue  eut  pour  témoins 
DOS  plus  proches  parens  :  c'étoit  la  pre- 
mière fois  que  je  la  voyois  depuis  son 
enfance,  et  nous  fûmes  vivement  émus 
l'un  et  l'autre  ;  elle  se  jeta  dans  mes 
bras  ,  et ,  fondant  en  larmes  ,  me  pro- 
digua les  plus  tendres  caresses.  Rai- 
sons ,  instances  ,  prières ,  je  n'oubliai 
rien  pour  lui  faire  abandonner  son  pro- 
jet; je  pleurai,  je  me  jetai  à  ses  genoux; 
je  lui  représentai  toutes  les  peines  insé- 
parables du  cloitre  ;  je  peignis  à  son 
imagination  tous  les  plaisirs  auxquels 
elle  alloit  dire  un  éternel  adieu  ;  je  la 
conjurai  de  m'ouvrir  son  cœur,  de  me 
confier  ce  qui  avoit  pu  lui  inspirer  de 
riiorreur  pour  le  monde.  A  cette  de- 
mande elle  pâlit,  détourna  son  visage,  et 
ses  pleurs  coulèrent  avec  plus  d'abon- 
dance. Elle  me  pria  de  ne  pas  insister 
sur  ce  point ,  et  cela  ne  me  fit  que 
trop  voir  que  sa  détermination  étoit 
prise  ,  et  qu'un  couvent  étoit  le  seul 
asile  où  elle  pût  espérer  du  repos. 
Elle  resta  inébranlable,  et  prononça  ses 
vœux.  Depuis  j'ai  été  la  voir  souvent 
au  parloir  ,  et  chaque  fois  je  sortois 
d'auprès  d'elle  avec  de  nouveaux  re- 


LE  MOINE.  i53 

crets  de  l'avoir  perdue.  Peu  de  temps 
après,  il  me  fallut  quitter  Madrid;  je 
n'y  suis  de  retour  que  d'iiier  soir,  et 
je  n'ai  pas  encore  eu  le  temps  d'aller 
au  couvent  de  Sainte-Claire.  » 

«  Ainsi  vous  n'aviez  jamais ,  jusqu'à 
pr(*sent  ,  entendu  prononcer  le  nom 
d'Alphonso  d'Alvarada?  » 

»  Je  vous  demande  pardon  :  ma  tante 
m'écrivit  qu'un  aventurier  de  ce  nom 
avoit  trouvé  moyen  de  s'introduire  au 
château  de  Lindenberg ,  de  s'insinuer 
dans  les  bonnes  grâces  de  ma  sœur,  et 
même  de  la  faire  consentir  à  fuir  avec 
lui  ;  mais  qu'avant  l'exécution  de  ce 
projet ,  l'aventurier  avoit  été  instruit 
que  des  terres ,  situées  dans  la  nouvelle 
Espagne,  au  lieu  d'appartenir  à  Agnès, 
comme  il  le  croyoit,  étoient  réellement 
à  moi;  que,  d'après  celte  information, 
changeant  de  dessein  ,  il  avoit  disparu 
le  même  jour  où  il  devoir  fuir  avec 
Agnès;  et  que  celle-ci,  désespérée  de 
tant  de  perfidie  et  de  bassesse  ,  avoit 
résolu  de  se  retirer  dans  \m  couvent; 
elle  ajoutoit  que  cet  aventurier  s'étant 
donné  pour  être  un  de  mes  amis,  elle 
desiroit  savoir  s'il  étoit  connu  de  moi. 
Je  lui  répondis  que  je  n'avois  aucun 


ï^  LE  MOINE. 

ami  de  ce  .nom  ;  j'étois  loin  de  penser 
qu'Alphonse  d'Alvarada  et  le  marquis 
de  Las  Cisternas  fussent  la  même  per- 
sonne ;  ce  qu'on  me  disoit  du  premier 
ne  pouvoit,  en  aucune  manière,  me 
faire  deviner  le  second.  » 

«  Je  reconnois  bien  là  toute  la  per- 
fidie du  caractère  de  donna  Rodolphe. 
Chaque  mot  de  cette  lettre  dont  vous 
me  parlez ,  porte  l'empreinte  de  sa  mé- 
chanceté, de  sa  mauvaise  foi  et  de  son 
adresse  à  présenter  sous  des  couleurs 
odieuses  ceux  à  qui  elle  veut  nuire; 
pardon  ,  Médina ,  si  je  parle  avec  cette 
liberté  de  votre  parente.  Tout  le  mal 
qu'elle  m'a  fait  justifie  mon  ressenti- 
ment contre  elle,  et  quand  vous  m'au- 
rez entendu  ,  vous  resterez  convaincu 
qu'il  n'y  a  dans  mes  expressions  rien 
de  trop  sévère.  » 

Il  commença  son  récit  en  ces  termes  : 

Histoire  de  don  Raymond,  marquis  dg 
Las  Cisternas. 

Une  longue  expérience ,  mon  cher 
Lorenzo  ,  m'a  prouvé  combien  votre 
caractère  est  généreux  ;  vous  venez  de 
me  déclarer  vous-même  que  vous  aviez 


LE  MOINE.  i55 

ignoré  tout  ce  qui  regarde  votre  sœur  5 
je  n'avois  pas  besoin  de  cette  assurance 
pour  supposer  qu'on  vous  en  avoit,  à 
dessein,  fait  un  mystère.  Si  vous  aviez 
été  mieux  instruit,  que  de  chagrins  au- 
roient  pu  être  épargnés  à  votre  sœur 
et  à  moi  !  Le  destin  en  a  autrement 
ordonné.  Vous  étiez  dans  le  cours  de  vos 
voyages  quand,  pour  la  première  fois, 
je  fis  connoissance  avec  Agnès  ;  et , 
comme  nos  ennemis  avoient  pris  soin 
de  lui  cacher  ie  nom  des  lieux  où  elle 
eût  pu  vous  écrire,  il  lui  fut  impossible 
d'implorer ,  par  lettres ,  votre  protec- 
tion et  vos  conseils. 

En  quittant  l'université  de  SaJaman- 
que,  ou,  comme  je  l'ai  su  depuis,  vous 
restâtes  une  année  après  moi ,  je  me 
disposai  à  commencer  mes  voyages. 
Mon  père  pourvut  à  ma  dépense  avec 
beaucoup  de  générosité  5  mais  il  m'en- 
joignit expressément  de  cacher  mon 
rang,  et  de  ne  me  présenter  que  comme 
un  simple  gentilhomme.  Cet  ordre,  ii 
me  le  donnoit  par  déférence  aux  con- 
seils de  son  ami  le  duc  de  Villa  Her- 
mosa,  personnage  dont  j'avois  toujours 
révéré  le  mérite  et  la  connoissance  par- 
faite qu'il  avoit  du  monde. 


i56  LE  MOINE. 

«  Croyez-moi ,  mon  cher  Raymond  , 
disoit-il,  vous  recueillerez  par  la  suite 
les  fruits  de  cette  dégradation  passa- 
gère. Il  est  certain  cju"en  votre  qualité 
de  comte  de  Las  Cisternas ,  on  vous 
recevroit  par-tout  les  bras  ouverts ,  et 
Ja  vanité  de  votre  âge  seroit  flattée  des 
égards  qui  vous  seroient  prodigués  en 
tous  lieux.  En  cachant  votre  nom ,  vous 
ne  pourrez  plus  compter  que  sur  vous- 
même.  Vous  avez  d'excellentes  recom- 
mandations, ce  sera  maintenant  votre 
affaire  d'en  tirer  parti.  Il  vous  faudra 

Prendre  la  peine  de  plaire,  de  gagner 
estime  de  ceux  à  qui  vous  serez  pré- 
senté. Ceux  qui  auroient  brigué  l'amitié 
du  comte  de  Las  Cisternas ,  n'auront 
aucun  intérêt  à  déprécier  les  bonnes 
qualités  ,  ou  à  supporter  les  défauts 
d'Alphonso  d'Alvarada;  ainsi,  lorsque 
vous  parviendrez  à  vous  faire  aimer, 
vous  serez  sûr  de  le  devoir  à  votre  mé- 
rite ,  et  non  à  votre  rang ,  et  l'intérêt 
qu'on  vous  montrera  vous  paroîtra  bien 
plus  flatteur.  D'ailleurs,  votre  haute 
naissance  ne  vous  permettroit  pas  de 
vous  mêler  aux  dernières  classes  de  la 
société;  vous  le  pourrez  sous  un  autre 
nom ,  et  vous  en   tirerez  de  grands 


LE  MOINE.  i57 

avantages.  Ne  vous  bornez  pas  à  ne  voir 
que  les  hommes  les  plus  distingués  âam 
tous  les  lieux  où  vous  passerez  ;  exa- 
minez les  usages  et  les  mœurs  du  peu- 
ple, entrez  dans  les  chaumières;  et,  en 
observant  comment  les  vassaux  des 
autres  sont  traités,  apprenez  à  diminuer 
les  charges  et  à  augmenter  le  bien-être 
des  vôtres.  Rien,  à  mon  avis ,  ne  peut 
mieux  Ibrmer  un  jeune  homme  des- 
tiné à  être  un  jour  riche  et  puissant, 
que  les  fréquentes  occasions  d'être  té- 
moin par  lui-même  des  souffrances  du 
peuple.  » 

Pardonnez-moi,  Lorenzo,  d'être  si 
minutieux  dans  mon  récit  ;  mais  les 
rapports  qui  maintenant  existent  entre 
nous ,  exigent  que  j'entre  dans  tous  ces 
détails,  et  je  craindrois  si  fort  d'omettre 
la  plus  petite  circonstance  qui  pût  vous 
faire  penser  favorablement  de  votre 
sœur  et  de  moi,  que  j'aime  mieux  ris- 
quer de  vous  paroitre  quelquefois  un 
peu  prolixe. 

Je  suivis  le  conseil  du  duc,  et  j'en 
reconnus  bientôt  la  sagesse.  Je  quittai 
l'Espagne,  prenant  le  nom  d'Alphonso 
d'Alvarada  ,  et  accompagné  d'un  seul 
domestique,  d'une  fidélité  éprouvée. 
I.  14 


t5S  LE  MOINE. 

Paris  fut  mon  premier  séjour.  Pendant 
quelque  temps ,  je  fus  enchanté  de  cette 
ville ,  où  tout  est  bien  propre  à  séduire 
un  jeune  Homme  riche  et  passionné  pour 
le  plaisir  ;  mais  bientôt  l'ennui  me  gagna 
au  milieu  de  tant  de  dissipations  ;  je 
sentis  que  quelque  chose  manquoit  à 
mon  cœur  ;  je  m'aperçus  que  le  peuple 
au  milieu  duquel  je  vivois ,  ce  peuple 
si  poli,  si  prévenant,  étoit  au  fond  fri- 
vole, peu  sensible,  et  sur-tout  peu  sin- 
cère. Je  n'eus  plus  que  du  dégoût  pour 
les  habitans  de  Pans,  et  je  quittai  le 
centre  des  plaisirs  sans  y  donner  un 
seul  regret. 

Je  me  mis  en  route  pour  l'Allema- 
gne, me  proposant  d'y  visiter  les  cours 
principales.  Cependant,  avant  de  quit- 
ter la  France,  je  comptois  m'arréter 
quelques  jours  à  Strasbouro^.  Comme 
j'étois  descendu  de  voiture  à  Lunéville 
pour  prendre  quelques  rafraîchisse- 
mens ,  je  remarquai  à  la  porte  du  Lion 
d'argent  un  brillant  équipage  et  quatre 
domestiques  en  riche  livrée.  Bientôt 
après ,  je  vis  une  dame  d'un  extérieur 
très-noble ,  accompagnée  de  deux  fem- 
mes-de-chambre,  monter  dans  la  voi- 
ture, qui  partit  aussitôt. 


LE  MOINE.  i5g 

Je  demandai  à  l'hôte  quelle  étoit  cette 
dame. 

«  Une  baronne  allemande  ,  mon- 
sieur, d'un  rang  et  d'une  fortune  con- 
sidérables ;  ses  domestiques  m'ont  dit 
qu'elle  avoit  été  voir  la  duchesse  de 
Longuevillç,  et  à  présent  elle  se  rend  à 
Strasbourg,  où  elle  trouvera  son  époux  ; 
4e  là  ils  retourneront  tous  deux  à  leur 
château  en  Allemagne.  » 

Je  remontai   dans  ma   chaise  pour 
arriver   le  soir   à  Strasbourg  ;  je   fus 
trompé  dans  mon  espérance.  Au  milieu 
d'une  forêt  Irès-épaisse ,  l'essieu  de  ma 
voiture  se  rompit,  et  je  me  trouvai  fort 
embarrassé  sur  les  moyens  de  continuer 
ma  roule.  C'étoit  dans  le  cœur  de  l'hi- 
ver ,  au  commencement  de  la  nuit ,  et 
point  de  ville  plus  proche  que  Stras- 
bourg ,  dont  nous  étions ,  au  rapport 
du  portillon,   encore  éloignés  de  plu- 
sieurs lieues.  Il  me  sembla  qu'à  moins 
de  passer  la  nuit  dans  la  forêt ,  je  n'a- 
vois   d'autre  ressource  que  de  prendre 
le  cheval   de  mon  domestique  ,  et  de 
courir    jusqu'à   Strasb  >urg  ;    expédient 
très-peu  agréable  dans  la  saison  où  nous 
étions.  Cependant,  faule  de  mieux,  je 
me  déterminai  à  prendre  ce  parti  5  je 


i6o  LE  MOINE. 

communiquai  mon  dessein  au  postillon , 
et  lui  dis  qu'en  arrivant  à  Strasbourg, 
je  lui  enverrois  du  monde  pour  le  tirer 
d'embarras.  Je  ne  me  fiois  pas  beau- 
coup à  son  honnêteté  ;  mais  comme 
il  étpit  avancé  en  âge ,  et  Stéphano , 
mion  domestique ,  bien  armé  ,  je  crus 
pouvoir  ,  sans  risque ,  laisser  mion 
bagage. 

Par  bonheur,  du  moins,  je  le  pensai 
alors,  il  se  présenta  une  occasion  de 
passer  la  nuit  plus  agréablement  que 
nous  n'osions  l'espérer.  En  m'enten- 
dant  parler  de  me  rendre  seul  à  Stras- 
bourg ,  le  postillon  secoua  la  têle , 
comme  ne  paroissant  pas  approuver 
mon  dessein,  -r* 

«  Il  j  a  bien  loin,  me  dit-il ,  et  vous 
aurez  beaucoup  de  peine  à  arriver  sans 
guide;  d'ailleurs,  monsieur  me  semble 
peu  accoutumé  à  un  froid  si  rigoureux; 
et  il  est  possible  qu'il  ne  puisse  le  sou- 
tenir. » 

«Eh  !  qu'ai -je  besoin  de  toutes  ces 
observations?  lui  dis- je  brusquement. 
C'est  sur-tout  en  passant  la  nuit  dans 
ce  bois,  que  je  risquerois  de  périr  de 
froid.  » 

a  Passer  la  nuit  dans  ce  bois  !  repli- 


LE  MOINE.  i6i 

qua  le  postillon.  Oh  !  pardieu  ,  nous 
n'en  sommes  pas  réduits  là.  Si  je  ne  me 
trompe,  nous  ne  devons  être  qu'à  très- 
peu  de  distance  de  la  chaumière  de 
mon  vieux  ami  Baptiste  ;  c'est  un  bû- 
cheron,  bon  vivant  id'ailleurs.  Je  ne 
doute  pas  qu'il  ne  vous  reçoive  pour 
cette  nuit  avec  plaisir.  Moi ,  pendant  ce 
temps-là ,  je  prendrai  le  cheval  de 
selle,  j'irai  à  Strasbourg,  et  j  amènerai 
avec  moi  les  ouvriers  nécessaires  pour 
que  votre  voiture  soit  remise  eu  état 
demain  à  la  pointe  du  jour.  « 

«<  Eh  î  au  nom  de  Dieu,  lui  dis-je, 
comment  avez-vous  pu  si  long-temps 
me  laisser  en  suspens  ?  Pourquoi  ne 
m'avez-vous  pas  plutôt  parlé  de  cette 
chaumière  ?  » 

«  Je  pensois  que  peut-être  monsieur 
ne  daigneroit  pas  accepter.  » 

a  Allons  donc;  quelle  folie!  eh  vite, 
conduisez-nous  à  la  maison  du  bûche- 
ron. » 

Il  obéit ,  et  nous  le  suivîmes  ;  les 
chevaux  parvinrent,  non  sans  peine, 
à  traîner  après  nous  la  voiture  brisée. 
Mon  domestique  étoit  transi  de  froid; 
au  point  de  ne  pouvoir  plus  parler; 
et  moi-même,  je  n'avois  pas  moins 

f .;. 


i62  LE  MOIWE. 

besoin  de  me  réchauffer.  En  approchant 
de  la  maison,  qui  nous  parut  petite, 
mais  propre  ,  je  fus  enchanté  d'aper- 
cevoir à  travers  les  vitres  l'éclat  d'un 
bon  feu.  Notre  conducteur  frappa  à  la 
porte  ,  on  fut  quelque  temps  sans  ré- 
pondre. On  sembloit  incertain  si  l'on 
devoit  nous  ouvrir. 

«  Allons,  allons,  ami  Baptiste,  cria 
le  postillon,  aussi  impatient  que  nous, 
que  faites- vous  donc  ?  Etes-vous  en- 
dormi, ou  bien  voudriez-vous  refuser 
un  logement  pour  cette  nuit  à  un  voya- 
geur dont  la  chaise  vient  de  se  casser 
dans  la  forêt?  » 

«  Ah  !  est-ce  vous,  honnête  Claude? 
répondit  unq  voix  qui  nous  parut  celle 
d'un  homme  ;  attendez  un  moment , 
vous  allez  entrer.  « 

Aussitôt  on  tira  les  verroux,  la  porte 
s'ouvrit ,  et  nous  vîmes  paroître  de- 
vant nous  un  homme ,  tenant  une 
lampe  dans  sa  main  ;  il  fit  à  notre 
guide  un  accueil  amical  ;  puis  s'adres- 
sant  à  moi  : 

«  Entrez ,  monsieur,  entrez ,  et  soyez 
le  bien-venu  ;  excusez-moi  de  ne  vous 
avoir  pas  ouvert  tout  de  suite  ;  mais  il 
y  a  tant  de  coquins  dans  les  environs , 


LE  MOINE.  i63 

fju'avec  le  respect  que  je  vous  dois, 
je  vous  soupçonnois  d'être  de  la 
bande.  » 

En  parlant  ainsi,  il  me  fit  entrer  dans 
la  salle  où  éloit  le  bon  feu  que  j'avois 
aperçu  de  loin,  et  me  présenta  un  fau- 
teuil qui  étoit  près  de  la  cheminée.  Une 
femme,  que  je  supposois  être  l'époose 
de  mon  hôte,  se  leva  dès  que  j'entrai, 
me  reçut  avec  une  révérence  froide  et 
contrainte  ,  et  sans  répondre  un  seul 
mot  à  mes  civilités ,  reprit ,  en  s'as- 
sejant,  l'ouvrage  auquel  elle  étoit  oc- 
cupée. Les  manières  de  son  mari  étoient 
aussi  piv5venantes  et  ouvertes,  que  les 
siennes  étoient  rudes  et  rep(3u>santes. 

«  Monsieur,  me  dit  le  bûcheron,  je 
voudrois  bien  pouvoir  vous  loger  plus 
convenablement.  Cette  maison  est  peu 
commode  ;  cependant  nous  ferons  de 
notre  mieux  pour  vous  donner  deux 
chambres,  une  pour  vous,  l'autre  pour 
votre  domestiqjie.  11  faudra  vous  con- 
tenter d'une  chère  peu  délicate;  mais 
tout  ce  que  nous  avons ,  noi^  vous  l'of- 
frons de  bon  cœur.  «  — Puis  se  tournant 
vers  sa  femme  :  «  Marguerite,  pour- 
quoi restez-vous  assise  comme  si  vous 
n'aviez  rien  à  faire?  Allons,  remuez-- 


i64  LE  MOINE. 

vous,  faites  les  lits,  et  préparez-nous 
à  souper.  Mettez  aussi  quelques  mor- 
ceaux de  bois  dans  le  feu,  car  monsieur 
meurt  de  froid.  » 

Marguerite  jeta  aussitôt  son  ou- 
vrage sur  la  table,  et  se  mit  en  devoir 
d'exécuter,  mais  à  regret,  les  ordres 
de  son  mari.  Sa  figure  m'avoit  déplu 
dès  le  premier  moment ,  quoiqu'elle 
eût  tous  les  traits  fort  beaux  ;  mais  elle 
étoit  pâle,  sèche  et  maigre^  son  regard 
sombre  et  ses  manières  revêches,  tout 
en  elle  annonçoit  un  mauvais  caractère. 
Dans  chacun  de  ses  mouvemens  per- 
çoient  le  mécontentement  et  l'impa- 
tience, et  ses  réponses  à  Baptiste ,  quand 
il  lui  reprochoit  gaiement  de  se  montrer 
si  peu  aimable,  étoient  aigres,  courtes 
et  piquantes  En  un  mot, dès  le  premier 
coup  d'œil  je  conçus  pour  elle  autant 
de  dégoût,  que  son  mari  m'avoit  inspiré 
d'estime  et  de  confiance.  La  figure  de 
Baptiste  étoit  franche  et  ouverte  ;  ses 
façons  avoient  toute  la  simplicité  d'un 
bon  paysan^  sans  en  avoir  la  rudesse; 
ses  joues  étoient  pleines,  larges  et  rubi- 
condes; son  embonpoint  sembloit  faire 
amende  honorable  pour  la  maigreur  de 
son  épouse.  Les  rides  de  son  front  me 


LE  MOINE.  i65 

firent  juger  qu'il  pouvoit  avoir  soixante 
eus;  mais  il  portoit  tort  bien  son  âge, 
et  sembloit  encore  dispos  et  plein  de 
vigueur.  Sa  femme  ne  devoit  pas  avoir 
plus  de  trente  ans;  mais  en  bonne  hu- 
meur et  en  vivacité,  elle  étoit  beaucoup 
plus  vieille  que  son  mari. 

En  dépit  de  sa  mauvaise  volonté, 
Marguerite  se  mita  préparer  le  souper, 
tandis  que  Baptiste  s'entretenoit  gaie- 
ment avec  moi  sur  difFérens  sujets.  Le 
postillon,  à  qui  l'on  avoit  donné  quel- 
ques verres  d'eau-de-vie  ,  se  disposa  à 
partir  pour  Strasbourg,  et  me  demanda 
si  je  n'avois  pas  d'autres  ordres  à  lui 
donner. 

«  Partir  pour  Strasbourg  ,  s'écria 
Baptiste ,  vous  n'irez  pas  cette  nuit.  » 

«Je  vous  demande  pardon;  si  je  ne 
vais  pas  chercher  des  ouvriers ,  com- 
ment monsieur  fera  t-il  demain  pour 
se  remettre  en  route?  » 

«  Oui ,  vous  avez  raison  ;  je  ne  son- 
geois  pas  à  la  voiture  ;  mais,  du  moins, 
vous  souperez  ici  auparavant  :  cela  ne 
vous  retardera  pas  de  beaucoup ,  et 
monsieur  me  paroît  avoir  trop  bon  cœur 
pour  vous  laisser  partir  avec  l'estomac 
yide,  par  une  nuit  aussi  froide.  » 


i66  LE  MOINE. 

Je  consentis  volontiers  à  la  proposi-" 
lion  de  Baptiste,  et  je  dis  au  postillon 
qu'il  m'étoit  assez  indifférent  d'arriver 
le  lendemain  à  Strasbourg,  une  heure 
plutôt  ou  plus  tard.  Il  me  remercia  ,  et 
sortant  avec  Stéphano  ,  il  mit  ses  che- 
vaux dans  l'étable  du  bûcheron.  Bap- 
tiste les  suivit  jusqu'à  la  porte  de  la 
chaumière  ,  et  là ,  regardant  de  «tous 
côtés  avec  inquiétude  : 

«  Sans  doute,  s'écria- 1- il,  c'est  ce 
maudit  vent  de  bise  qui  retient  mes 
enfans.  Je  m'étonne  qu'ils  ne  soient  pas 
encore  de  retour!  Monsieur,  j'ai  à  vous 
faire  connoitre  deux  des  plus  beaux 
garçons  que  vous  ajez  encore  vus  ; 
l'aîné  a  vingt-trois  ans,  et  le  cadet,  un 
an  de  moins  ;  vous  ne  trouveriez  pas 
dans  les  environs  de  Strasbourg  leurs 
égaux  en  bon  sens,  courage  et  activité. 
Ils  devroient  déjà  être  ici 5  je  commence 
à  craindre  qu'il  ne  leur  soit  arrivé  quel- 
que chose.  » 

Marguerite,  pendant  ce  temps-là, 
étoit  occupée  à  mettre  le  couvert. 

«  Et  vous ,  lui  dis-je ,  étes-vous  aussi 
inquiète  pour  vos  eni'ans?  » 

«Moi!  répondit- elle  avec  aigreur j 
ce  ne  sont  pas  mes  eufans.  » 


LE  MOINE.  167 

•  Allons,  allons,  Marguerite,  dit  le 
mari,  n'en- voulez  pas  à  monsieur  pour 
vous  avoir  fait  une  question  si  naturelle; 
si  vous  nous  regardiez  un  peu  moins  de 
travers ,  il  n'auroit  jamais  pensé  que 
vous  fussiez  d'âge  à  avoir  des  enfans 
de  vingt- trois  ans  ;  mais  vous  voyez 
combien  l'air  maussade  et  rechigné  vous 
vieillit.  Excusez  i*impolitesse  de  ma 
femme,  monsieur;  il  faut  peu  de  chose 
pour  la  mettre  dé  mauvaise  humeur, 
et  elle  est  un  peu  piquée  contre  vous  de 
ce  que  vous  lui  avez  supposé  plus  de 
trente  ans.  C'est  la  vérité,  n'est-ce  pas  , 
Marguerite?  —  Vows  savez,  monsieur, 
que  les  femmes  ne  plaisantent  jamais 
sur  cet  article- là.  N'y  pensez  plus,  Mar- 
guerite, et  déridez-vous  un  peu.  Si  vos 
enfans  ne  sont  pas  encore  aussi  âgés ,  ils 
le  seront  dans  une  vingtaine  d'années, 
et  j'espère  que  nous  vivrons  assez  pour 
Jes  voir  devenir  d'aussi  braves  garçons 
que  Jacques  et  Robert.  »       * 

«  Bon  Dieu  !  s'écria  Marguerite,  en 
joignant  Jes  mains  avec  transport  ;  bon 
Dieu  !  si  je  le  croyois,  je  les  étrangle- 
rois  moi-même.  » 

Elle  quitta  aussitôt  la  chambre ,  et 
monta  l'escalier. 


î68  LE  MOINE. 

Je  ne  pus  m'empécher  de  témoigner 
au  bûcheron  combien  je  Je  plaignois 
d'être  lié  pour  la  vie  à  une  compagne 
d'un  caractère  si  difficile. 

«  Oh  !  monsieur ,  cliacun  a  sa  part 
de  souffrances  dans  le  monde ,  et  Mar- 
guerite est  la  mienne.  Après  tout,  elle 
n'est  que  maussade  et  point  méchante; 
le  pire  est  que  son  affection  pour  deux 
enfans  qu'elle  a  eus  d'un  premier  mari, 
lui  fait  haïr  mes  deux  garçons;  elle  ne 
peut  supporter  leur  vue,  et  si  je  l'écou- 
tois,  ils  ne  mettroient  jamais  le  pied 
dans  ma  maison  -,  mais  je  tiens  bon  sur 
ce  point,  et  je  ne  consentirai  jamais  à 
abandonner  ces  pauvres  enfans  à  la  merci 
du  monde, comme  elle  m'abren  des  fois 
pressé  de  le  faire.  Sur  tout  le  reste,  je  ne 
la  contrarie  jamais ,  et  j'avoue  qu'elle 
conduit  fort  bien  mon  ménage.  » 

Nous  en  étions  là  ,  lorsqu'un  grand 
cri,  plusieurs  fois  répété,  fit  retentir  la 
forêt. 

«  Ce  sont  mes  enfans ,  j'espère  !  » 
s'écria  Baptiste,  et  il  courut  ouvrir  la 
porte. 

Nous  pûmes  alors  distinguer  le  bruit 
de  plusieurs  chevaux;  et  bientôt  après 
wne    voiture  ^    escortée    par   quelques 


LE  MOINE.  î6g 

hommes  à  cheval,  s'arrêta  à  la  porte  de 
la  cabane.  Un  des  cavaliers  demanda  à 
quelle  distance  ils  étoient  de  Stras- 
bourg; comme  il  s'étoit  adressé  à  moi , 
je  lui  répondis  ainsi  que  Claude  m'avoit 
répondu.  Aussitôt  une  volée  d'impré- 
cations tomba  sur  les  postillons,  pour 
s'être  ainsi  égarés  de  leur  route.  Puis 
on  alla  informer  ceux  qui  étoient  dans 
la  voiture  qu'il  resloit  encore  beaucoup 
de  chemin  à  faire,  et  que,  malheureu- 
sement les  chevaux  étoient  trop  fatigués 
pour  aller  plus  loin.  Ce  rapport  nous 
parut  faire  beaucoup  de  peine  à  une 
dame,  qui  nous  sembla  être  la  maî- 
tresse des  autres;  mais  comme  il  n'y 
avoit  point  de  remède ,  un  des  domes- 
tiques demanda  au  bûcheron  s'il  pou- 
voit  les  loger  pour  cette  nuit. 

Le  bûcheron  montra  beaucoup  d'em- 
barras ,  et  répondit  que  non,  ajoutant 
qn'un  Espagnol  et  son  domestique 
étoient  déjà  en  possession  des  deux 
seuls  chétifs  apparlemens  qu'il  pût 
donner.  Sur  cette  réponse,  la  galanterie 
naturelle  à  ma  nation  ne  me  permit  pas 
de  garder  pour  moi  un  logement  dont 
une  femme  avoit  besoin,  et  je  me  hâtai 
de  dire  à  Baptiste  que  je  cédois  tou*: 
I.  i5 


J 


170  LE  MOINE. 

mes  droits  à  cette  dame.  Il  fit  quelques 
objections  que  je  n'écoutai  pas,  et  cou- 
rant à  la  voiture;  j'ouvris  la  porlière, 
et  j'aidai  la  dame  à  descendre.  Je  la  re- 
connus aussitôt  pour  la  même  personne 
ue  j'avois  vue  à  l'auberge  à  Lunéville* 
e  saisis  un  moment  pour  demander 
son  nom  à  un  des  domestiques  ;  il  me 
répondit  que  c'étoit  la  baronne  de  Liu- 
denberg. 

Il  me  fut  aisé  de  remarquer  beau- 
coup de  différence  entre  l'accueil  fait 
par  notre  hôte  aux  nouveaux  venus  et 
celui  qu'il  m'avoit  fait  à  moi-même.  Sa 
répugnance  à  les  recevoir  étoit  visible, 
et  il  eut  bien  de  la  peine  à  prendre  sur 
lui  de  dire  à  la  baronne  qu'elle  étoit  la 
bien  venue.  Je  la  conduisis  près  du  feu  , 
et  lui  donnai  le  fauteuil  que  j'avois  oc- 
cupé. Elle  me  remercia  avec  beaucoup 
de  grâces,  et  me  fit  mille  excuses  de 
l'embarras  où  je  serois  moi-même. 
Tout  à  coup  la  figure  du  bûcheron 
s'éclaircit. 

«A  ia  fin  j'ai  tout  arrangé,  dit-il; 
ye  puis  vous  loger  vous  et  votre  suite , 
madame,  sans  que  monsieur  souffre  de 
sa  politesse.  Nous  avons  deux  petites 
chambres  5  l'une  sera  pour  madame , 


LE  MOINE.  171 

et  Taulre  ,  monsieur,  pour  vous.  Ma 
femme  cédera  la  sienne  aux  deux  fem- 
mes-de-cbambre  :  quant  aux  domesti- 
ques, ils  voudront  bien  se  contenter, 
pour  cette  nuit,  d'une  grange  très-vaste, 
qui  n'est  qu'à  peu  de  distance  de  la 
maison;  ils  y  trouveront  un  bon  feu, 
et  un  aussi  bon  souper  qu'il  nous  sera 
possible  de  le  leur  donner. 

Après  beaucoup  de  remerciemens  de 
la  part  de  la  baronne,  et  beaucoup  d'op- 
position de  la  part  de  Marguerite,  qui 
ëtoit  peu  disposée  à  céder  son  lit ,  on 
s'en  tint  à  cet  arrangement.  Comme  la 
chambre  étoit  petite,  la  baronne,  ne 
retenant  que  ses  deux  femmes,  congédia 
les  autres  domestiques  ;  et  Baptiste  se 
disposoit  à  les  conduire  à  Ja  grange 
dont  il  avoit  parlé,  quand  ses  deux  fils, 
Jacques  et  Robert,  parurent  à  la  porte 
de  la  maison. 

«  Mort  et  furies  !  dit  le  premier  en 
reculant  quelques  pas  ;  Robert ,  la  mai- 
son est  pleine  d'étrangers.  » 

«  Ah  !  ce  sont  mes  enfans  !  s'écria 
notre  hôte.  Eh  bien  !  Jacques ,  Robert, 
*  pourquoi  n'entrez-vous  pas  ?  il  reste 
assez  de  place  pour  vous ,  garçons.  » 

A  ces  mots ,  les  deux  jeunes  gens 


ï7à  LE  MOINE. 

entrèrent.  Leur  père  les  présenta  à  la 
baronne  et  à  moi;  ensuite  il  conduisit 
nos  domestiques  à  la  grange ,  tandis 
que  Marguerite  mena  les  deux  femmes- 
de-chambre,  qui  venoient  de  l'en  prier, 
à  l'appartement  destiné  à  leur  maî- 
tresse. 

Les  deux  nouveaux  venus  étoient 
grands,  robustes  et  bien  faits,  les  traits 
durs  et  le  teint  hâlé.  Ils  nous  firent  leurs 
complimens  en  peu  de  mots ,  et  traitè- 
rent Claude,  quivenoit  d'entrer,  comme 
une  aïicienne  connoissance  ;  ensuite  ils 
se  débarrassèrent  chacun  de  leur  man- 
teau, ainsi  que  d'un  baudrier  de  cuir, 
auquel  étoit  suspendu  un  large  cou- 
telas, et  tirèrent  de  leur  ceinture  une 
paire  de  pistolets ,  qu'ils  posèrent  sur 
une  table. 

«  Vous  marchez  bien  armés  ,  leur 
dis-je.  » 

«  Il  est  vrai,  monsieur,  répondit  Ro- 
bert. Nous  avons  quitté  Strasbourg  as- 
sez tard  ,  et  il  est  nécessaire  de  prendre 
des  précautions  pour  traverser  de  nuit 
Ja  forêt  :  elle  n'a  pas  une  bonne  répu- 
tation ,  je  vous  assure.  » 

«  Comment  !  dit  la  baronne,  est-c© 
qu'il  y  a  des  voleurs  ?  » 


LE  MOINE.  173 

a  On  le  dit^  madame.  Pour  moi ,  j'ai 
passé  dans  le  bois  à  toute  heure,  et  je 
n'en  ai  jamais  rencontré.  » 

Marguerite  revint  en  ce  moment  :  ses 
beaux -fils  l'entraînèrent  à  l'extrémité 
de  la  chambre,  et  chuchotèrent  avec 
elle  durant  quelques  minutes.  Par  les 
regards  qu'ils  jetoient  sur  nous  de  temps 
en  temps,  je  conjecturai  qu'ils  lui  de- 
mandoient  ce  qui  nous  avoit  amenés 
idans  la  maison. 

Pendant  qu'ils  parioient  à  Margue- 
rite^ la  baronne  exprimoit  ses  craintes 
sur  l'inquiétude  où  seroit  son  époux  ea 
ne  la  voyant  pas  revenir.  Elle  avoit  eu 
dessein  d'envoyer  uu  de  ses  gens  au 
baron  pour  le  rassurer  ;  mais  ce  qu'on 
venoit  de  lui  dire  sur  les  dangers  de  la 
forêt ,  ne  lui  permetloit  plus  d'user  de 
ce  moyen  :  Claude  la  tira  d'embarras. 
Il  falloit  absolument,  lui  dit-il,  qu'il 
allât  à  Strasbourg  cette  nuit,  et  si  ma- 
dame vouloil  lui  confier  une  lettre, il  la 
remettroit  fidèlement. 

«  Et  comment  se  fait-il,  observai-je  à 
Claude,  que  vous  n'ayez  aucune  crainte 
de  rencontrer  ces  brigands?  j) 

et  Hélas  !  monsieur ,  un  pauvre  homme 
cliargé  d'une  famille  nombreuse  ,  ne 

iJ. 


174  LE  MOINE. 

doit  pas,  pour  un  petit  danger,  sacri- 
fier un  bénéfice  certain  ;  car  peut-être 
que  monseigneur  le  baron  me  donnera 
quelque  chose  pour  ma  peine.  D'ailleurs 
je  n'ai  rien  à  perdre  que  ma  vie ,  et  cela 
ne  vaut  pas  la  peine  d  être  pris  par  ïe& 
voleurs.  » 

Je  trouvai  son  raisonnement  très^ 
mauvais,  et  je  lui  conseillai  d'attendre 
jusqu'au  lendemain  matin;  mais  la  ba- 
ronne ne  me  secondant  pas,  je  fus  forcé 
de  ne  pas  insister  davantage.  La  ba- 
ronne de  Lindenberg  ,  comme  j  en  ai 
été  convaincu  par  la  suite ,  dvoit  de- 
puis long-temps  pris  l'habitude  de  sa- 
crifier les  intérêts  des  autres  au  sien 
propre ,  et  le  désir  qu'elle  avoit  d'en- 
vojer  Claude  à  Strasbourg,  lui  fermoit 
les  yeux  sur  les  périls  de  cette  course. 
Il  fut  donc  arrêté  que  Claude  partiroit 
tout  de  suite.  La  baronne  écrivit  un 
mot  à  son  époux ,  et  moi  à  mon  ban- 
quier, pour  le  prévenir  que  je  n'arri- 
verois  à  Strasbourg  que  le  lendemain, 
Claude  prit  nos  lettres ,  et  partit. 

La  baronne  déclara  que  le  voyage 
l'avoit  extrêmement  fatiguée,  attendu 
qu'elle  venoit  de  loin ,  et  que  les  pos- 
tillons avoient  eu  la  maladresse  dd 


LE  MOIiVE.  175 

s'égarer  long-temps  dans  la  forêt  ;  puis 
s' adressant  à  Marguerite ,  elle  la  pria 
de  trouver  bon  qu'elle  allât  se  reposer 
une  demi-heure.  Une  des  femraes-de- 
chambre  fut  aussitôt  appelée  ;  elle  vint 
avec  une  lumière,  et  la  baronne  la  sui- 
vit. Comme  on  devoit  souper  dans  la 
chambre  où  j'étois ,  Marguerite  me 
donna  bientôt  à  entendre  que  je  la 
génois  beaucoup.  Il  m'eût  élé  difficile  de 
ne  pas  le  comprendre  :  aussi  je  priai 
un  des  jeunes  gens  de  me  conduire  à  la 
chambre  où  je  devois  coucher,  et  où 
je  resterois  jusqu'à  ce  que  le  souper 
îfût  servi. 

«  Quelle  chambre  est-ce,  ma  mère? 
dit  Robert.  » 

«La  chambre  verte,  répondit -elle. 
Je  me  suis  donné  beaucoup  de  peines 

Eour  la  nettojer,  et  j'ai  mis  des  draps 
lancs  au  lit  ;  si  monsieur  s'avise  de 
s'étendre  dessus ,  il  pourra  le  refaire 
lui-même ,  je  ne  m'en  mêle  plus.  » 

«  Vous  n'êtes  pas  de  bonne  humeur, 
ma  mère  ;  mais  c'est  là  votre  habitude. 
Voulez -vous  bien  me  suivre,  mon- 
sieur ?  » 

Il  ouvrit  la  porte,  et  s'avança  vers 
un  escalier  fort  étroit. 


T^  LE  MOINE. 

a  Vous  ne  prenez  pas  de  lumière , 
dit  Marguerite;  est-ce  à  vous  ou  à 
monsieur  que  vous  voulez  rompre  le 


cou 


Elle  vint  aussitôt  se  mettre  entre  son 
beau-fils  et  moi ,  un  flambeau  à  la  main. 
Robert  prit  le  flambeau  ,  et  commença 
à  monter.  Son  frère  Jacques,  occupé  à 
mettre  le  couvert ,  avoit  le  dos  tourné 
de  notre  côté.  Marguerite  saisit  ce  mo- 
ment; elle  prit  ma  main,  et  la  serrant 
avec  foi  ce  : 

«  Regardez  les  draps  de  votre  lit ,  » 
me  dit-elle  en  passant  près  de  moi,  et 
aussitôt  elle  se  rapprocha  de  Jacques. 

Frappé  de  son  action  et  de  ses  pa- 
roles, je  restai  immobile  ;  mais  la  voix 
de  Robert,  qui  me  prioit  de  le  suivre, 
me  rappela  bientôt  à  moi-même.  Je 
montai  donc  l'escalier.  Mon  conduc- 
teur me  fit  entrer  dans  une  chambre 
où  l'on  avoit  allumé  un  très-bon  feu; 
il  mit  le  flambeau  sur  la  table,  et  me 
demanda  si  je  n'avois  plus  rien  à  lui 
ordonner.  Je  le  remerciai ,  et  il  me 
quitta.  Vous  vous  doutez  bien  que  le 
premier  moment  où  je  me  vis  seul ,  fut 
celui  où  je  suivis  le  conseil  de  Margue- 
rite. Je  saisis  le  flambeau,  je  courus  au 


LE  MOINE.  177 

ht,  et  je  renversai  la  couverture.  Quelle 
fut  ma  surprise ,  mon  horreur  ,  en 
voyant  ces  draps  rouges  de  sang  ! 

Aussitôt  mille  idées  confuses  se  pré- 
sentèrent à  mon  esprit.  Les  brigands 
qui  intestoient  le  bois,  l'exclamation  de 
Marguerite  au  sujet  de  ses  entans,  les 
armes  et  la  figure  des  deux  jeunes  gens, 
et  les  différentes  anecdotes  que  j'avois 
oui  raconter  sur  la  secrète  intellio;ence 
qui  existe  souvent  entre  les  postillons 
et  les  voleurs ,  tous  ces  souvenirs  qui 
s'ofFroient  à  la  fois,  me  remplirent  de 
•oupçons  et  d'épouvante.  J'étois  à  cher- 
cher par  quels  moyens  je  pourrois  m'as- 
surer  positivement  de  ce  que  j'avois  à 
craindre,  lorsque  j'entendis  en  bas  quel- 
qu'un qui  alloit  et  venoit  avec  beaucoup 
de  vivacité  :  tout  alors  me  sembloit  sus- 
pect. Je  m'approchai  doucement  de  la 
fenêtre,  qui  (attendu  que  depuis  long- 
temps on  n'étoit  pas  entré  dans  cette 
chambre)  étoit  restée  ouverte,  malgré 
le  froid.  Sans  m'avancer  beaucoup,  je 
regardai  en  bas.  Les  rayons  de  la  lune 
me  permirent  de  distinguer  un  homme 
que,  sans  peine,  je  reconnus  pour  mon 
note.  J'épiai  ses  mouvemens  ;  il  mar- 
choit  vite,  puis  il  s'arrêtoit  et  sembloit 


178  LE  MOINE. 

prêter  l'oreille  ;  il  fooppoit  la  terre  de 
ses  pieds ,  et  sa  poitrine  de  ses  bras , 
comme  pour  se  garantir  du  froid  ;  au 
moindre  bruit ,  au  plus  léger  son  de  voix 
venant  de  l'intérieur  de  la  maison ,  au 
plus  petit  murmure  du  vent  parmi  les 
arbres,  il  s'arrétoit,  et  regardoit  autour 
de  lui  avec  inquiétude.  » 

«  Que  le  diable  l'emporte  !  dit- il 
enfin,  comme  excédé  d'impatience, 
qu'est-ce  qui  peut  le  retenir?  » 

II  parloilà  voix  basse  5  mais  comme 
il  étoit  directement  sous  ma  fenêtre,  je 
ne  perdois  aucune  de  ses  paroles. 

J'entendis  alors  le  pas  de  quelqu'un 
qui  approchoit.  Baptiste  alla  au-devant, 
et  joignit  un  homme ,  qu'à  sa  petite 
taille  ei  au  cornet  suspendu  à  son  cou,^ 
je  reconnus  pour  mon  perfide  Claude, 
que  j  avois  supposé  être  en  route  pour 
Strasbourg.  Espérant  que  leur  entre- 
tien pourroit  me  donner  quelques  lu- 
mières sur  ma  situation ,  je  n'eus  rien 
de  plus  pressé  que  de  me  mettre  en  état 
de  l'entendre  sans  aucun  risque.  En 
conséquence,  je  me  hâtai  d'éteindre  le 
flambeau  qui  étoit  sur  une  table  près 
du  lit  ;  la  flamme  du  feu  n'éloit  pas 
as^ez  forte  pour  me   trahir ,   et  j'ai- 


LE  MOINE.  17Q 

lai  reprendre   ma  place  à  la  fenêtre. 

Les  deux  objets  de  ma  curiosité 
étoient  encore  ensemble.  .)e  suppose 
que,  tandis  que  j'éteignois  la  lumière,  le 
bûcheron  avoit  grondé  Claude  d'avoir 
tardé  si  long-temps;  car,  à  mon  retour 
à  la  fenêtre,  Claude  étoit  à  s'excuser. 

«  Quoi  qu'il  en  soit,  disoit-il,  je  vais, 
par  ma  diligence  ,  réparer  le  temps 
perdu.  » 

«  A  cette  condition ,  répondit  Bap- 
tiste ,  je  vous  pardonnerai  volontiers  ; 
mais ,  en  vérité,  comme  vous  avez  dans 
nos  prises  une  part  égale  à  la  nôtre  ^ 
vous  devriez  bien ,  pour  votre  propre 
intérêt,  j  mettre  toute  l'activité  pos- 
sible. Il  seroit  honteux  de  laisser  échap- 
per une  si  belle  proie.  Vous  dites  que 
cet  Espagnol  est  riche?  » 

«  Son  domestique  s'est  vanté  à  l'au- 
berge que  les  eôéts  qui  étoient  dans 
leur  voiture  valoient  plus  de  deux  mille 
pistoles.  » 

Oh  !  combien  je  maudis  l'imprudente 
vanité  de  Stéphano  ! 

«  Et  l'on  m'a  dit ,  continua  le  pos- 
tillon ,  que  la  baronne  avoit  emporté 
avec  elle  un  écrin  de  diamans  d'une 
valeur  immense.  » 


l8(5  LE  MOINE. 

«  A  la  bonne  heure  :  mais  j'aimeroîs 
mieux  qu.'elle  ne  fût  pas  venue  chez 
moi.  L'Espagnol  étoit  une  prise  assu- 
rée ;  mes  enfans  et  moi ,  nous  serions 
aisément  venus  à  bout  du  maître  et  du 
domestique,  et  les  deux  mille  pistoles 
auroient  été  distribuées  entre  nous 
quatre.  A  présent ,  nous  serons  obligés 
de  partager  avec  la  bande ,  et  peut-être 
encore  la  couvée  toute  entière  nous 
échappera-t-elle.  Si  nos  camarades  s'é- 
toient  déjà  retirés  à  leurs  difFérens  pos- 
tes quand  vous  arriverez  à  la  caverne, 
tout  seroit  perdu.  Les  domestiques  de 
la  baronne  sont  trop  nombreux  pour 
qu'à  nous  seuls  nous  puissions  les  atla^ 
quer  ;  à  moins  que  nos  associés  n'arri- 
vent à  temps,  il  nous  faudra,  malgré 
nous ,  laisser  partir  demain  ces  voj'a- 
geurs,  sans  la  plus  légère  égratignure.  » 

«  Il  est  bien  malheureux  que  les  pos- 
tillons qui  ont  amené  la  baronne,  soient 
précisément  ceux  de  mes  camarades 
qui  ne  s'entendent  pas  avec  nous.  Mais 
ne  craignez  rien  ,  ami  Baptiste ,  dans 
une  heure  je  serai  à  la  caverne  -,  il  n'est 
encore  que  dix  heures,  et  à  minuit  vous 
verrez  arriver  la  troupe.  Jusques-là, 
prenez   garde   à  votre  femme  ;   vous 


LE  MOi:VE. 


181 


savez  combien  elle  a  de  répugnance  pou  r 
notre  genre  de  vie  ^  elle  peut  trouver 
Quelques  moyens  d'informer  de  notre 
dessein  les  domestiques  de  la  baronne.  » 

«Oh  !  je  suis  sûr  de  son  silence;  elle 
me  craint  trop  ,  elle  aime  trop  ses 
enfans  ,  pour  oser  trahir  mon  secret. 
D'ailleurs,  Jacques  et  Robert  ne  la  per- 
dent pas  de  vue,  et  on  ne  lui  laisse  pas 
mettre  le  pied  hors  de  la  maison.  JLes 
domestiques  sont  tranquillement  établis 
dans  la  grange  :  j'aurai  soin  de  tenir 
tout  paisible  jusqu'à  l'arrivée  de  nos 
amis.  Si  j'étois  sûr  que  tu  les  trou- 
vasses, nous  nous  déferions  à  l'instant 
même  des  deux  étrangers  ;  mais  comme 
il  est  possible  qu'ils  ne  soient  plus  à 
Ja  caverne ,  j'aurois  à  craindre  d'être 
forcé  demain  par  les  domestiques  de 
leur  représenter  leurs  maîtres.  » 

«  Et  si  quelqu'un  des  voyageurs  ve- 
Xioit  à  découvrir  votre  dessein?  » 

«t  AI^s  il  n'j  a  plus  à  balancer.  Nous 
poignarderions  ceux  qui  sont  entre  nos 
I  mains,  et  nous  ferions  de  notre  mieux 
pour  surprendre  les  autres  dans  Ja 
grange.  Cependant,  pour  prévenir  tant 
de  risques  et  d'embarras ,  cours  à  la 
caverne  -,  les  voleurs  ne  la  quittent 
î.  16 


ï82  LE  MOINE. 

jamais  avant  onze  heures,  et  si  lu  fai? 

diiigence,  tu  peux  arrivera  lenapspour 

les  avertir.  » 

«  Vous  direz  à  Robert  que  j'ai  pris 

son  cheval  ;  le  mien  a  cassé  sa  bride , 

et  s'est  échappé  dans  le  bois.  Quel  est 

le  mot  d'ordre?  » 

«  La  récompense  du  courage.  » 
«Cela  suffit,  .le  coursa  la  caverne.  » 
«Et  moi ,  je  vais  rejoindre  mes  hôtes , 

de  peur  qu'une  trop  longue  absence  ne 

leur    fasse    naître   quelques    soupçons. 

Adieu  ,  et  ne  perds  pas  de  temps.  » 
Ces   dignes   associés  se   séparèrent  ; 

l'un  alla  du  côté  de  l'écurie ,  et  l'autre 

ririt  le  chemin  de  la  maison. 


TIS    DU    TOME    PREMIER, 


LE  MOINE 


a* 


TcmcjZ 


A';nos,.\o;'nos,ln  c>    a  luoi    Jo  suis 
à  toi  pour  la  \ie. /^f-'<-  >>'' 


LE  MOINE, 

TRADUIT  DE  L'ANGLAIS. 

TOME   SECOND. 


Somnia  ,  teriores  magicos  ,  miracula  ,  sagas, 
Nocturnos    lémures  portentague. — HOKACE. 

Songes,  devins,  sorciers,  fanlùmes  imposteurs, 
ProiiigMj  Doirs  esprits  et  magiques  terreurs. 


A  PARIS, 

CHEZ  MAR^DAN,  LIBRAIRE, 

nUE  DES  GRANDS  AUGDSTINS  ,   n°  9. 
181I. 


LE  MOINE. 


SUITE  DU  CHAPITRE  III. 

J  E  VOUS  laisse  à  juger  tout  ce  que 
i'avois  dû  (éprouver  et  sentir  pendant 
cet  entretien  ,  dont  aucune  sj'llabe  ne 
m  étoit  échappée.  Je  n'osois  me  livrer 
à  mes  réflexions  ;  je  n'apercevois  au- 
cun moyen  de  me  soustraire  au  péril 
dont  j'étois  menacé.  Je  savois  que  la 
résistance  étoil  vaine  ;  j'étois  sans  ar- 
mes, et  seul  contre  trois.  Cependant  je 
résolus  de  leur  vendre  ma  vie  aussi 
chèrement. que  je  le  pourrois.*  Dans 
la  crainte  que  Baptiste  ne  s'aperçût  de 
mon  absence,  et  ne  soupçonnât  que 
i'avois  entendu  le  message  donné  à 
Claude,  je  rallumai  prorapteraent  ma 
chandelle,  et  quittai  la  chambre.  Eu 
descendant ,  je  vis  le  couvert  mis  pour 
six  personnes  ;  Marguerite  s'occupoit 
à  éplucher  une  salade  ,  et  ses  beaux- 
fils  causoient  ensemble  tout  bas  à  J'ex- 
ttémiié  de  la  salle.  Baptiste ,  qui  avoit 


6  LE  MOINE. 

]e  tour  du  jardin  à  faire  pour  rentre!> 
dans  la  maison  ,  n'éloit  ^aas  encore 
arrivé. 

Un  signe  de  l'œil  que  je  fis  à  Mar- 
guerite lui  apprit  que  son  avis  ii'avoit 
pas  été  perdu.  Combien  ,  en  ce  mo- 
ment, je  la  trouvai  difFérenle  !  Ce  qui 
auparavant  m'avoit  semblé  maussade- 
rie  et  mauvaise  humeur,  me  parut  alors 
dégoût  pour  ses  associés ,  et  compassion 
pour  le  péril  où  j'étois.  Je  vojois  en 
çlle  mon  unique  ressource,  quoique, 
sachant  bien  qu'elle  étoit  surveillée  par 
son  mari ,  je  ne  pusse  fonder  que  peu 
d'espérances  sur  ses  bonnes  intentions 
en  ma  faveur. 

Maigre  tous  mes  efforts  pour  ne  rien 
laisser  paroître  au  dehors,  tout  en  moi 
n'exprimoit  que  trop  visiblement  mes 
secrètes  agitations  ;  j'étois  pâle  ,  et  il 
y  avoit  dans  mes  paroles  et  dans  mes 
mouvemens  du  désordre  et  de  l'embar- 
ras :  les  jeunes  gens  s'en  aperçurent, 
et  m'en  demandèrent  la  cause.  Je  ré- 
pondis que  j'avois  beaucoup  fouflfert 
toute  la  journée  de  la  fatigue  et  de 
l'excès  du  froid.  Sils  furent  dupes  de 
cette  réponse,  c'est  ce  que  je  ne  puis 
vous  dire ,  mais  ils  cessèveiit  de  m'etit- 


LE  MOINE.  7 

Lairasser  par  leurs  questions.  Je  m'ef- 
forçai d'éloigner  de  mon  esprit  la  vue 
des  dangers  qui  m'environnoient ,  en 
causant  sur  différens  sujets  avec  la 
baronne.  Je  pariai  de  l'Allemagne,  du 
dessein  où  j'étois  d'y  aller  biehiôt ,  et 
Dieu  sait  que  je  me  flattois  peu,  dans 
ce  moment ,  de  pouvoir  jamais  m'y 
rendre.  Elle  me  répondit  avec  beau- 
coup d'aisance  et  de  politesse  ,  m'as- 
sura que  le  plaisir  de  faire  connois- 
sance  avec  moi  la  dëdommageoit  bien 
du  retard  qu'éprouvoit  son  voyage,  et 
m'invita  d'nne  manière  très- pressante 
à  faire  quelque  séjour  au  château  de 
Lindenberg.  Tandis  qu'elle  parloit  ain- 
si ,  les  deux  jeunes  gens  se  regardoient 
avec  un  sourire  malin ,  comme  pour  se 
dire  qu'elle  seroit  bien  heureuse  elle- 
même  si  jamais  elle  revoyoit  ce  châ- 
teau. Je  vis  et  je  compris  fort  bien  leur 
sourire;  mais  je  cachai  l'émotion  qu'il 
venoit  d'exciter  dans  mon  cœur.  Je 
continuai  de  m'entretenir  avec  la  ba- 
ronne; il  y  avoit  souvent  si  peu  de  liai- 
son dans  mes  discours,  qu'elle  commen- 
ça, comme  elle  me  l'a  depuis  avoué, 
a  douter  si  J'avois  le  parfait  usage  de 
ma  raison!  A  dire  vrai ,  tandis  que  je» 


8  LE  MOir^E. 

parlois  d'un  objet ,  toutes  mes  pensées 
ëtoient  absorbées  par  un  autre.  Je  son- 
geois  aux  moyens  de  quitter  la  maison  , 
et  de  courir  à  la  grange  avertir  les  do- 
mestiques du  dessein  de  notre  liôtej 
mais  je*  fus  bientôt  convaincu  de  l'im- 
possibilité de  mettre  ce  projet  à  exé- 
cution :  Jacques  et  Robert  suivoient 
tous  mes  mouvemens  d'un  œil  attentif, 
et  il  me  fallut  renoncer  à  cette  idée. 
Toutes  mes  espérances  se  bornèrent  en- 
fin à  ce  que  le  coquin  de  Claude  ne 
trouvât  plus  de  bandits  à  la  caverne. 
Dans  ce  cas  ,  d'après  ce  que  j'avois 
entendu,  on  devoit  nous  laisser  partir 
sains  et  saufs. 

Je  tressaillis  malgré  moi  à  l'instant 
où  Baptiste  entra  dans  la  cbambre.  Il 
nous  fit  beaucoup  d'excuses  de  sa  longue 
absence  :  «  mais  il  avoit  été  retenu  par 
des  affaires  qui  n'admettoient  aucun  re- 
lard. »  Ensuite  il  nous  demanda,  pour 
sa  famille,  la  permission  de  se  mettre  à 
table  avec  nous,  liberté  que,  sans  cela , 
le  respect  l'empêcheroit  de  prendre. 
Oh!  combien  dans  mon  cœur  je  maudis 
riiypocrile  !  Quelle  horreur  je  me  sen- 
tois  pour  un  homme  qui  étoit  au  mo- 
me^it  de  m  arracher  la  vie ,  et  dans  un 


LE  MOINE.  9 

temps  où  tout  me  la  rendoil  si  chère? 
.Tétois  jeune  et  riche,  j'avois  un  rang, 
de  l'éducation  ,  et  devant  les  yeux  un 
avenir  séduisant.  Je  voyois  cette  car- 
rière près  de  se  fermer  pour  moi  de  la 
manière  la  plus  horrible;  et  cependant 
j'élois  obligé  de  dissimuler  ,  et  de  re- 
cevoir avec  l'air  de  la  rrconnoissance 
de  feintes  félicités  de  la  part  de  celui 
même  qui  tenoit  le  poignard  levé  sur 
mon  sein. 

La  permission  que  notre  hôte  deman- 
doit  lui  l'ut  accordée  sans  peine.  On  se 
mit  à  table.  La  baronne  et  moi  nou^ 
occupâmes  un  côlé  ;  les  deux  jeune.- 
gens  s'assirent  vis-à-vis  de  nous  ,  le  dos 
tourné  à  la  porte.  Baptiste  prit  sa  place 
au  haut  de  la  table,  ayant  la  baronne  à 
sa  droite  :  le  couvert  qui  éloit  à  côté  de 
li^  fut  réservé  pour  sa  femme.  Un  ins- 
tant après,  elle  entra  dans  la  chambre, 
et  nous  servit  un  bon  repas  de  paysan  , 
simple ,  mais  propre  à  satisfaire  l'ap- 
pétit. Notre  hôte  crut  dev(âr  s'excuser 
auprès  de  nous  du  mauvais  souper  qu'il 
nous  faisoit  faire;  il  n'avoit  pas  été  pré- 
venu de  notre  arrivée  ,  et  il  ne  pouvoit 
nous  offrir  que  les  provisions  faites  pour 
sa  famille.  «  M<îis.  ajouta-t-il,  si  quel- 
a.  2 


10  LE  MOINE. 

cju'accideiit  devoit  retenir  chez  moi  mes 
nobles  hôles  plus  long-temps  qu'ils  ne 
le  croient  en  ce  moment ,  j'espère  que 
je  pourrois  les  mieux  traiter.  » 

Le  scélérat  !  Je  savois  trop  bien  de 
quel  accident  il  vouloit  parler  ,  et  je 
i remis  en  songeant  ii  la  manière  dont  il 
espéroit  nous  traiter  l'un  et  l'autre. 

Ma  compagne  de  danger  sembloit 
entièrement  consolée  de  n'être  pas  à 
Strasbourg  ;  elle  rioit  et  causoit  fort 
gaiement  avec  la  famille.  Je  tâchois, 
mais  en  vain,  de  suivre  son  exemple. 
Ma  gaieté  étoit  évidemment  forcée,  et 
Baptiste  s'en  aperçut. 

a  Allons,  allons,  monsieur,  me  dit- 
il  ^  sojez  joyeux  comme  nous;  vous 
ne  me  semblez  pas  entièrement  remis 
de  la  fatigue?  Pour  vous  ranimer,  ne 
prendriez-vous  pas  avec  plaisir  un  bon 
verre  d'excellent  vin  qui  m'a  été  laissé 
par  mon  père;  Dieu  veuille  avoir  sou 
ame,  il  est  dans  un  meilleur  monde! 
Je  sers  rarement  de  ce  vin  ;  mais  je  n'ai 
pas  tous  les  jours  affaire  à  des  hôtes 
tels  que  vous,  et  l'honneur  que  je  re- 
çois mérite  bien  que  j'en  ofire  une  bou- 
teille. » 

A  ces  mots  il  donna  uno  clé  à  vsa 


LE  MOINE.  ir 

femme,  et  lui  dit  à  quel  endroit  elle 
trouveroit  ce  vin.  Elle  ne  sembloit  nul- 
lement charmée  de  cette  commission  ; 
elle  prit  la  clé  d'un  air  embarrassé;  elle 
hésita  même  à  quitter  la  table. 

«  M'entendez-vous ,  lui  dit  Baptiste 
d'un  ton  courroucé  ?  *> 

Elle  jeta  sur  lui  un  regard  mêlé  de 
colère  et  de  crainte  ,  et  sortit  de  la 
chambre.  Les  yeux  de  Baptiste  la  sui- 
virent avec  défiance,  jusqu'à  ce  qu'elle 
eût  fermé  la  porte. 

Marguerite  revint  avec  une  bouteille 
goudronnée  en  jaufte.  Elle  la  mit  sur 
la  table,  et  rendit  la  clé  à  son  mari. 
Je  soupçonnai  que  cette  liqueur  ne  nous 
étoit  pas  présentée  sans  dessein ,  et  j'exa- 
minai, avec  inquiétude,  les  mouvemens 
de  Marguerite.  Elle  étoit  occupée  à 
rincer  quelques  petits  gobelets  d'étain. 
Eu  les  plaçant  devant  Baptiste,  elle  vit 
que  mes  jeux  étoient  fixés  sur  les  siens, 
et  saisissant  l'instant  où  el le  n'éloit  point 
observée,  elle  me  fit  signe  avec  sa  tête 
de  ne  pas  goûter  de  cette  liqueur  j  puis 
elle  reprit  sa  place. 

Pendtiy^ce  temps-là ,  notre  hôte  avoit 
été  le  ^rachon  et  rempli  deux  gobe- 
lets ,  qu'il  ofFnt  à  la  baronne  et  à  moi. 


5 


la  LE  MOINE. 

La  baronne  fit  d'abord  quelques  diiFi- 
cultés;  mais  les  instances  de  Baptiste 
furent  si  pressantes  ,  qu*elle  ne  voulut 
pas  le  désobliger.  Pour  moi,  craignant 
de  faire  naître  des  soupçons,  je  n'hésitai 
pas  à  prendre  la  liqueur  qui  ra'étoit  pré- 
sentée :  à  l'odeur  et  ,à  la  couleur,  je  vis 
que  c'étoit  du  Champagne,  mais  quel- 
ques grains  de  poussière  qui  flottoient 
sur  la  surface  »  me  convainquit  eut  que 
le  vin  étoit  alléré.  Cependant  je  n'osois 

as  montrer  ma  répugnance  à  le  boire. 

e  le  portai  à  mes  lèvres  et  fis  semblant 
de  l'avaler;  mais  tdlitàcoupme  levant 
de  ma  chaise ,  je  courus  à  un  vase  plein 
d'eau  qui  étoit  à  quelque  distance ,  et 
dans  lequel  Marguerite  avoit  rincé  les 
gobelets ,  et  feignant  qu'un  mal  de  cœur 
subit  me  forçoit  de  rejeter  ce  vin,  je 
vidai  dans  le  vase ,  sans  être  aperçu  , 
mon  gobelet  tout  entier. 

Les  brigands  parurent  alar/nés  de  mon 
action  5  Jacques  se  leva  à  moitié  de  sa 
chaise,  mit  sa  main  dans  son  sein  ,  et 
j'aperçus  le  manche  d'un  poignard.  Je 
revins  m'asseoir  avec  beaucoup  de  tran- 
quillité, et  j'affectai  de  n'avfligjpas  pris 
garde  à  leurs  monvemens.      — 

tt  Vous  avez  bien  mal  rencontré  mon 


lE  M01\L.  i:> 

goût,  honaête  ami,  dis-je  à  Baptiste. 
Je  ne  puis  jamais  buire  du  Champagne 
sans  qu'il  ne  m'incommode  aussitôt  ; 
j'ai  avalé  plusieurs  gorgées  de  celui-ci 
avant  de  reConnoîlre  sa  qualité,  et  je 
crains  de  paj'er  mon  impiudeute  pré- 
cipitaiion.  » 

Baptiste  et  Jacques  se  regardèrent, 
et  ce  regard  étoit  plein  de  défiance. 

«  Peut-être,  dit  R©bei't,  l'odeur  vous 
en  est  désagréable;  »  et  il  vint  prendre 
mou  gobelet.  Je  m'aperçus  qu'il  exami- 
noit  s'il  étoit  à  peu  près  vide. 

K  II  doit  en  avoir  assez  bu  ,  »  dit-il 
tout  bas  à  son  frère  en  se  rasseyant. 

Je  lus  dans  les  veux  de  Marguerite 
la  crainte  où  elle  étoit  que  je  n'eusse 
goûté  de  celte  liqueur.  D'un  regard  je 
Ja  rassurai. 

J'allendois,  avec  inquiétude,  l'efTet 
que  ce  breuvage  produiroit  sur  la  ba- 
ronne. Je  Ireniblois  que  les  grains  de 
cette  poudre  llottanJe  ne  fussent  du  poi- 
son ;  et  j'étois  au  désespoir  de  ce  qu'il 
ni'avoit  été  impossible  de  l'avertir  du 
^langer.  Mais  à  peine  il  ^étoit  écoulé 
quelques  minutes  que  je  vis  ses  yeux 
s'apesanlir;  sa  tête  se  renversa  sur  ses 
ç[paules,  et  elle  tomba  dans  un  profond 


14  LE  MOINE. 

-sommeil.  Je  feignis  de  ny  pas  faire 
attention  ,  et  je  continuai  de  parler  à 
Baptiste  avec  autant  d'aisance  que  je 

Eus  prendre  sur  moi  d'en  montrer.  Mais 
ientôt  i!  ne  me  répondit  plus  du  même 
ton  qu'auparavant;  il  me  regard  oit  avec 
surprise  et  défiance  ,  et  je  voyois  ces 
bandits  cliucholer  souvent  entre  eux. 
Ma  situation  devenoit  à  chaque  instant 
plus  pénible;  je  soiitenois  mon  rôle  de 
confiance  et  de  tranquillité  encore  plus 
mal  qu'auparavant.  A  quoi  pouvois-je 
me  déterminer?  Cherchera  sortir  pour 
avertir  les  domestiques  ?  Si  je  l'eusse 
tenté ,  j'étois  sûr  d'être  assassiné  à  la 
porte  par  les  deux  brigands  :  d'ailleurs 
je  laissois  une  femme  à  leur  merci. 
Ajant  tout  à  la  fois  à  craindre  de  voir 
arriver  leUrs  complices,  et  de  leur  lais* 
ser  croire  que  je  connoissois.  leurs  des- 
seins ,  je  ne  savois  comment  dissiper  les 
soupçons  qu'ils  avoient  sur  moi.  Dans 
ce  terrible  embarras  ,  Marguerite  vint 
encore  à  mon  secours  ;  elle  passa  der- 
rière ses  beaux-fils ,  s'arrêta  un  moment 
devant  moi  j  ferma  ses  yeux,  etittrlinà 
sa  tête  sur  son  épaule.  Ce  signe,  que  je 
compris,  me  tira  d'incertitude  :  c'étoit 
me  dire  qu'il  falloit  imiter  la  baronne , 


LE  MOINE.  îi3 

el  feindre  que  la  liqueur  faisoit  son  effet 
sur  moi.  Je  suivis  ce  conseil ,  et  bientôt 
après  je  parus  enseveli  dans  un  profoud 
sommeil. 

«  Bien  !  bien  !  s'écria  Baptiste  ,  au 
moment  où  je  me  renversois  sur  ma 
chaise;  à  la  fin  le  voilà  endormi!  Je 
commençois  à  croire  qu'il  avoit  de- 
viné nos  projets  ,  et  que  nous  serions 
forcés  de  le  dépécher  à  tout  événe- 
ment. » 

«  Et  pourquoi  ne  pas  le  dépécher 
à  tout  événement,  demanda  le  léroce 
Jacques?  Pourquoi  lui  laisser  le  pou- 
voir de  trahir  notre  secret  ?  Margue- 
rite, donnez- moi  un  de  mes  pistolets; 
un  petit  mouvement  du  doigt  nous  aura 
bientôt  défaits  de  lui.  » 

«f  Et  supposé,  répondit  le  père,  que 
nos  camarades  ne  puissent  pas  arriver 
cette  nuit,  quelle  jolie  figure  nous  fe- 
rons quand  les  domestiques  viendront 
demain  matin  nous  redemander  leur 
maître?  Non,  non,  Jacques;  il  faut 
attendre  nos  associés.  S'ils  viennent, 
nous  sommes  assez  forts  pour  vaincre  les 
•lomesliques  aussi  bien  que  les  maîtres, 
et  le  butin  est  à  nous.  Si  Claude  ne  les 
trouve  pas  à  la  caverne ,  il  faudra  pren- 


i6  LE  MOINE. 

dre  patience ,  et  souffrir  que  cette  proie! 
nous  échappe.  Ah!  garçons,  garçons,  si 
vous  étiez  seulement  arrivés  cinq  minu- 
tes plutôt,  c'en  étoit  fait  de  l'Espagnol, 
et  les  deux  mille  pistoles  étoient  à  nous. 
Mais  vous  ne  venez  jamais  quand  vous 
êtes  le  plus  attendus;  vous  êtes  les  co- 
quins les  plus  mal-adroits.  y> 

«  Bon!  bon!  mon  père,  répondit  .Jac- 
ques; si.  vous  aviez  voulu  m'en  croire, 
tout  cela  seroit  fini  à  présent.  Vous, 
Robert,  Claude  et  moi,  quand  ces  étran- 
gers auroient  été  deux  fois  plus  forts, 
je  vous  réponds  que  nous  en  serions 
veuis  à  bout.  Quoi  qu'il  en  soit,  Claude 
est  parti;  i(  est  trop  tard  pour  y  penser 
à  présent  :  il  nous  faut  attendre  patiem- 
ment l'arrivée  de  la  troupe  ;  et  si  les 
voyageurs  nous  échappent  cette  nuit, 
nous  saurons  bien  les  retrouver  en  route 
demain.  » 

«  Sans  doute,  sans  doute,  dit  Baptiste. 
Marguerite,  avez-vous  donné  aux  deux 
femmes  de  chambre  de  cette  drogue 
assoupissante?  » 

«  Oui  »  fut  sa  réponse. 

«  Ainsi  toiit  va  bien.  Courage,  gar»- 
çons  ;  quelque  chose  qui  arrive ,  vous 
n'aurez  pas  à  vous  plaindre.  Nul  danger 


LE  MOINE.  17 

à  courir,  beaucoup  à  gagner,  et  rien  à 
per'ire.n 

Eti  ce  moment ,  j'entendis  un  grand 
bruit  de  clievaux.  Oh  !  combien  ce  bruit 
fut  terrible  à  mon  oreille!  Une  sueur 
froide  coula  sur  mon  Iront ,  et  je  sen- 
tis approcher  toutes  les  terreurs  de  la 
mort.  » 

«Dieu  puissant,  ils  sont  perdus!» 
s'écria  la  compatissante  Marguerite , 
avec  l'accent  du  désespoir  ;  et  cette 
exclamation  n'étoit  pas  propre  à  me 
rassurer. 

Par  bonheur ,  le  bûcheron  et  ses  deux 
fils  étoient  trop  occupés  de  leurs  atnis 
qui  arrivoient,  pour  faire  attention  à 
moi  ;  autrement ,  la  violence  de  mes 
agitations  'eur  auroit  décelé  que  nton 
sommeil  éioit  Teint. 

«  Ouvrez ,  ouvrez  !  »  s'écrièrent  plu- 
sieurs voix  en  dehois  de  la  inaison. 

«  Oui ,  oui ,  répondit  Baptiste  avec 
beaucoup  de  joie;  ce  sont  nos  amis, 
pas  de  doute  :  à  présent  le  butin  est 
assuré.  Et  vile,  garçons,  et  vite  !  con- 
duisez-les à  la  grange ,  vous  savez  quelle 
y  doit  être  votre  occupation.  » 

Robert  se  hâta  d'ouvrir  la  porte. 

«Mais avant  tout,  dit  Jacques,  pre- 


l6  LE  MOINE. 

nant  ses  armes,  laissez- moi  achever  ces 
dormeurs.  » 

«  Non  ,  non  !  répliqua  son  père  ; 
courez  à  la  grange ,  où  l'on  vous  attend  ; 
je  me  charge  de  ceux-ci  et  des  deux 
femmes  qui  sont  en  haut.  » 

Jacques  obéit  et  suivit  son  frère.  Ils 
causèrent  quelques  minutes  avec  les 
nouveaux  venus  ;  après  quoi  j'entendis 
les  brigands  descendre  de  cheval,  et, 
comme  je  le  conjeèturai ,  prendre  le 
chemin  de  la  grange. 

«Ils  font  bien,  dit  Baptiste,  de  quit- 
ter leurs  chevaux  pour  surprendre  les 
étrangers  et  tomber  sur  eux.  A  présent , 
mettons-nous  à  l'ouvrage.  » 

Je  l'entendis  s'approcher  d'une  petite 
armoire  qui  étoit  au  bout  de  la  chambre, 
et  l'ouvrir  :  aussitôt  je  me  sentis  remuer 
doucement. 

a  A  présent  !  c'est  à  présent  !  »  me  dit 
tout  bas  Marguerite. 

J'ouvris  les  jeux.  Baptiste  avoit  le 
dos  tourné.  Personne  autre  dans  la 
chambre  que  Marguerite,  et  la  baronne 
endormie.  Le  scélérat  venoit  de  prendre 
un  poignard  dans  l'armoire ,  et  sembloik 
examiner  s'il  étoit  assez  tranchant.  Je 
îi'avois  pas  eu  la  précaution  de  prendTe 


LE  MOINE.  iq 

des  armes  à  mon  départ  ;  mais  je  vis  que 
ce  moment  étoit  le  seul  qui  pût  m eiie 
iàvorable,  et  je  résolus  de  le  saisir.  Je 
m'élançai  de  ma  chaise,  je  me  jetai  sur 
Baptiste ,  et  lui  serrai  le  cou  de  mes  deux 
mains  avec  tant  de  force ,  que  je  l'empé- 
ohai  de  jeter  un  seul  cri.  Vous  pouvez 
vous  rappeler  qu'à  Salamanque  ,  j'étois 
renommé  pour  la  vigueur  de  mes  bras; 
ils  me  rendirent  en  ce  moment  un  bien 
grand  service.  Surpris,  frappé  de  ter* 
leur,  ne  pouvant  plus  respirer,  le  scé- 
lérat n'étoit  d'aucune  façon  en  état  de 
me  disputer  la  victoire.  Je  le  jetai  par 
terre,  et  tandis  que  je  le  tenois  immo- 
bile sous  moi,  Marguerite  lui  arrachant 
le  poignard,  le  lui  plongea  dans  le  cœur 
à  plu-^ieurs  reprisas ,  jusqu'à  ce  qu'il  eut 
expiré. 

Après  cet  acte  horrible  ,  mais  né- 
cessaire :  «  Ne  perdons  point  de  temps, 
me  dit  Marguerite;  fuyons,  c'est  notre 
seule  ressource.  » 

Je  n'hésitai  point  à  lui  obéir;  mais  ne 
voulant  pas  abandonner  la  baronne  à 
la  vengeance  des  brigands  ,  je  l'enlevai 
dans  mes  bras  ^  quoique  toujours  en- 
dormie, et  je  me  nâtai  de  suivre  Mar- 
guerite. Les  chevaux  des  voleurs  étoient 


20  LE  MOINE. 

attachés  près  de  la  porte.  Ma  conduc- 
trice sauta  sur  un  de  ces  chevaux  :  je 
suivis  son  exemple^  je  plaçai  la  haronne 
devant  moi ,  et  je  piquai  des  deux. Notre 
unique  espérance  étoit  d'atteindre  Stras- 
bourg ,  dont  nous  étions  bien  moins 
éloignés  que  le  perfide  Claude  ne  me 
l'avoit  dit.  Marguerite  connoissoit  fort 
bien  la  loule,  et  galoppoit  devant  moi. 
Nous  fumes  obligés  de  passer  près  de 
la  grange  du  les  voleurs  étoient  à  mas- 
sacrer nos  domestiques.  La  porte  étoit 
ouverte;  nous  distinguions  les  cris  des 
tnourans  et  les  imprécations  de  leurs 
meurtriers.  Ce  que  je  sentis  en  ce  mo- 
ment est  impossible  à  exprimer. 

Jacques  entendit  le  bruit  de  nos  che- 
vaux à  l'instant  où  âous  passions  près 
de  la  grange  :  il  courut  à  la  porte  avec 
une  torche  dans  sa  main ,  et  reconnut 
aisément  les  fugitifs. 

ce  Trahis!  trahis!  cria-t-il  à  ses  com- 
pagnons. » 

Aussitôt  ils  quittèrent  leur  sanglant 
ouvrage  ,  et  coururent  à  leurs  che- 
vaux; nous  ne  pûmes  en  entendre  da- 
vantage. J'enfonçai  m«s  éperons  dans 
les  flancs  de  mon  cheval ,  et  Margue- 
rite piqua  le  sien  avec  le  poiguard  qui 


LE  MOINE.  21 

nous  avoit  dëjà  si  bien  servi.  Nous 
allions  avec  la  vitesse  de  l'éclair,  et 
nous  eûmes  bientôt  gagné  la  plaine. 
Déjà  nous  apercevions  les  clochers  de 
Strasbourg,  quand  nous  entendîmes  les 
voleurs  qui  nous  poursuivoient.  Mar- 
guerite tourna  la  télé  ,  et  les  vit  qui 
descendoient  une  petite  colline  à  peu 
de  distance.  En  vain  nous  pressions  nos 
chevaux  5  le  bruit  devenoit  plus  sensible 
à  chaque  instant. 

«  Nous  sommes  perdus ,  s'écria-t-elle, 
les  misérables  nous  joignent.  » 

a  Avançons,  avançons,  répliquai-je, 
j'çntends  les  pas  de  plusieurs  chevaux 
qui  vieiment  de  la  ville.  » 

Nous  redoublâmes  de  vitesse ,  et  nous 
vîmes  bientôt  une  nombreuse  troupe  de 
cavaliers  qui  ariivoient  devant  nous  à 
toutes  brides.  Ils  alloiént  même  nous 
passer,  quand  Marguerite  s'écria  :  «  Ar- 
rêtez !  arrêtez  !  sauvez-nous;  pour  l'a- 
mour de  Dieu ,  sauvez-nous  ! 

Le  plus  avancé,  qui  sembloit  guider 
If^s  autres  ,  s'arrêta  aussitôt. 

a  Q'est  elle!  c'est  elle!  s'écria-t-il  en 
sautant  à  bas  de  cheval,  x^rrêtez ,  mon- 
seigneur, arrêtez.  Ils  sont  sains  et  saufs  ! 
Voici  ma  mère.  » 

2.  3 


S.2  LE  MOINE. 

Au  même  instant ,  Marguerite  des- 
cendit avec  prdcipilatiou,  sena  le  jeune 
homme  dans  ses  bras,  et  le  couvrit  de 
baisers.  Les  autres  cavaliers  s'arrêtèrent 
aussi. 

'  «  Et  la  baronne  de  Lindenberg,  se- 
cria  un  autre  d'entre  eux ,  où  est-elle? 
West-elle  pas  avec  vous?  » 

Il  s'arrêta  en  Ja  voyant  dans  mes  bras 
privée  de  sentiment.  Il  la  prit  aussitôt 
dans  les  siens.  Le  profond  sommeil  où 
elle  étoit  plongée  lui  fit  d'abord  craindrft 
pour  sa  vie  ,  mais  le  battement  de  son 
cœur  le  rassura  bientôt. 

«  Grâce  à  Dieu  !  dit- il ,  elle  vit»  elle 
est  échappée  de  leurs  mains.  » 

J'interrompis  ses  transports  de  joie 
en  lui  montrant  les  brigands  qui  avan- 
çoient.  Aussitô^t  la  plus  grande  partie  de 
la  troupe,  presque  toute  composée  de 
dragons ,  se  hâta  d'aller  à  eux.  Les  ban- 
dits ne  les  attendirent  pas.  Dès  qu'ils 
s'aperçurent  qu'à  leur  tour  ils  étoient 
menacés,  ils  tournèrent  bride,  et  s'en- 
fuirent dans  le  bois,  où  ils  furent  pour- 
suivis par  nos  libérateurs.  • 

Cependant  l'étranger  que  j'avois  de- 
viné être  le  baron  de  Lindenberg,  après 
m'avoir  remercié  du  sx)in  que  j'avcîis 


LE  MOINE.  23 

pris  de  son  épouse  ,  nous  proposa  de 
retourner  en  toute  diligence  à  la  ville. 
La  baronne  ,  sur  qui  les  effets  du  breu- 
vage n'avoient  pas  encore  cesst^  d'opé- 
rer, fut  placée  devant  nous  :  Margue- 
rite et  son  fils  remontèrent  à  cheval  ; 
If  s  domestiques  du  baron  suivirent,  et 
nous  arrivâmes  bientôt  à  l'anberf^e  où 
le  baron  avoit  pris  son  logement. 

C'étoit  à  l'aigle  d'Autriche,  ou  mon 
banquier,  à  qui  j'avois  écrit  le  dessein 
que  j'avois  de  voir  Strasbourg,  m'avoit 
aussi  retenu  un  appartement.  Je  fus 
enchanté  de  demeuier  si  près  du  ba- 
ron ,  et  d'être  à  portée  de  cultiver  sa 
connoissance,  que  je  prévoyois  devoir 
ni'élre  très-utile  en  Allemagne.  A  notre 
arrivée  dans  l'auberge,  la  baronne  fut 
mise  au  lit.  On  appela  un  médecin  qui 
prescrivit  une  potion  propre  à  com- 
battre les  effets  du  breuvage  assoupis- 
sant, et  qu'il  lui  fit  verser  dans  la  gorge. 
Le  baron,  après  avoir  confié  sa  femme 
aux  soins  de  Ihôtesse,  me  pria  de'lui 
raconter  les  détails  de  notre  aventure; 
je  satisfis  aussitôt  à  sa  demande,  car  il 
m'eût  été  impossible  de  me  livrer  au 
sommeil ,  dans  l'inquiétude  on  j'étois 
du  sort  de  Sléphano,  que  j'avois  été 


24  LE  MOINE. 

forcé  d'abandonner  à  la  furie  des  bri- 
gands. Je  ne  fus  pas  long- temps  sans 
apprendre  que  ce  fidèle  domestique 
avoit  péri.  Les  dragons  qui  avoient 
poursuivi  la  bande  revinrent  tandis 
que  je  faisois  au  baron  le  récit  qu'il 
m'avoit  demandé.  D'après  le  rappor|i 
du  commandant ,  nous  n'eûmes  plus 
à  douter  de  la  défaite  des  voleurs.  Le 
crime  et  le  vrai  courage  sont  incom- 
patibles. Ils  s'étoient  jetés  aux  pieds 
des  soldats ,  s'étoient  rendus  sans  faire 
la  moindre  résistance,  avoient  décou- 
vert leur  retraite  ,  indiqué  le  mot  d'or- 
dre qui  livreroit  le  reste  de  la  troupe; 
en  un  mot,  ils  avoient  donné  toutes 
les  marques  possibles  de  bassesse  et 
de  lâcheté.  De  cette  manière,  toute  la 
bande  ,  composée  d'environ  soixante 
scélérats,  av^oit  été  prise,  garottée  et 
conduite  à  Strasbourg.  Quelques  sol- 
dats, a_yant  un  des  bandits  pour  guide, 
allèrent  à  la  maison  de  Baptiste  :  leur 
premier  soin  fut  de  visiter  la  fatale 
grange  ,  où  ils  furent  assez  heureux 
pour  trouver  deux  des  gens  de  la  ba- 
ronne encore  en  vie  ,  quoique  dan- 
gereusement blessés.  Le  reste  avoit 
péri  sous  les  coups  des  brigands  ,  et 


LE  MOINE.  25 

de  ce  nombre  étoit  mon  infortuné  SU- 
phaiio. 

Alarmes  de  notre  fuite,  les  scélérats 
s'étoient  hâtés  de  nous  poursuivre",  et 
n'étoi«nt  pas  entrés  dans  la  maison  de» 
Baptiste;  aussi  les  soldais  y  trouvèrent- 
ils  les  deux  femmes  de  chambre  sans 
aucune  blessure,  et  dormant  du  même 
sommeil  que  leur  mliîtresse.  11  n'y  avoit 
nulle  autre  personne  dans  la  chaumière , 
si  ce  n'est  un  enfant  de  quatre  ans ,  que 
les  dragons  emmenèrent  avec  eux.  Nous 
étions  à  chercher  quel  pouvoit  être  ce 
petit  infortuné,  quand  Marguerite  se 
précipita  dans  la  chambre  où  nous 
étions,  tenant  cet  enfant  dans  ses  bra^. 
Elle  se  jeta  aux  pieds  du  Commandant , 
et  le  bénit  mille  fois  pour  avoir  sauvé 
son  fils. 

'Après  les  premier  transports  de  la 
tendresse  maternelle,  je  la  priai  de  nous 
dire  comment  elle  avuit  pu  être  unie 
à  un  homme  dont  les  principes  me  sem- 
bloieut  si  ^ifFérens  des  siens.  Elle  baissa 
les  yeux ,  et  versa  quelques  larmes. 

tf  Messieurs,  dit-elle  après  un  mo- 
ment de  silence,  j'ai  une  grâce  à  vous 
demander.  Vous  avez  droit  de  connoiti  e 
quelle  est  celle  à  qui  vous  pouvez  être 


2&  LE  MOINE. 

utile;  je  ne  chercherai  donc  pas  à  me 
soiJstiaire  à  l'aveu  c|ue  vous  désirez, 
quoiqu'il  doive  me  couvrir  de  honte; 
mais  permettez  -  moi  d'abréger  au- 
iaul   qu'il   me  sera   possible   ce /riste 

~  récit. 

«Je  suis  née  à  Strasbourg  de  parens 
respeclabJes;  leur  nom,  je  dois  ie  ca- 
cher en  ce  moment*.  Mon  père  vit  en- 
core, et  ne  mérite  pas^i'êire  enveloppé 
dans  mon  ignominie.  Si  vous  m'accor- 
dez la  faveur  que  je  désire,  vous  saurez 
mon  nom  de  famille.  Un  misérable s'é- 
toit rendu  maîlré  de  mes  affections,  et 
pour  le  suivre  je  quittai  la  maison  pa^ 
lerneiie.  Cependant  quoique  dans  mon 

"cœur  les  passions  eussent  fait  faire  la 
vertu ,  je  ne  tombai  pas  dans  cet  abandon 
de  tous  sentimens  d'honneur  qui  n'est 
que  trop  communément  le  partage  dies 
femmes  qui  ont  fait  le  premier  pas  dans 
le  vice.  J'ai  mois  mon  séducteur*,  je  l'ai- 
inois  passionnément  ;  hélas  !  cet  enfant, 
et  son  aîné  qui  a  été  à  StrasHburg  vous 
avertir,  monseigneur  le  baron,  du  dan- 
ger de  votre  épouse,  ne  sont  que  des 
gages  trop  évidens  de  mon  amour  pour 
lui,  et  même  en  ce  moment,  je  gémis 
encore  de  l'avoir  perdu,  quoique  je  lui 


LP  MOINE.  27 

doive  tous  les  malheurs  de  mon  exis- 
tence. # 

«  Il  étoit  d'une  noble  origine,  mais 
il  avoil  dissipé  son  patrimoine.  Ses  pa- 
ren^  le  regardoient  con)iTie  l'opprobre 
de  leur  nom;  ils  ne  voulurent  plus  le 
voir.  Ses  excès  attirèrent  sur  lui  l'indi- 
gnation de  la  police;  il  l'ut  obligé  de 
fuir  de  Strasbourg,  et  i\e  trouva  d  autre 
ressource  contre  la  misère  que  de  s'unir 
aux  brigands  qui  inrest«;ienl  la  foi  et 
voisine,  et  qui  éi oient  pre^{[ue  tous  des 
jeunes  gens  de  famille  ,  comme  lui,  rui- 
nés par  leur  incouduite.  .J'étois  résolue 
à  ne  pas  l'abandonner.  Je  le  suivis  dans 
la  retraite  des  brigands,  ei  je  [partageai 
avec  lui  la  misère  inséparable  de  la  vie 
qu'il  menoit.  Mais,  quoiqu'il  ne  me  lût 
pas  possible  d'ignorer  que  notre  exis- 
tence étoit  uniquement  soutenue  par  le 
pillage,  je  ne  connoissois  pas  toutes  les 
horreurs  attachées  à  la  profession  de 
mon  amant;  il  me  les  cachoit  avec  le 
plu^  grand  soin.  Il  savoit  que  mon  ame 
n'étoil  pas  assez  dépravée  pour  que  je 
pusse  voir  de  sang-lroid  le  carnage  et 
J'ass.^Sî-inat.  .11  supposoil,  avec  justice, 
que  j'aurois  fui  loin  des  bras  d'un  meur- 
trier. Huit  ans  passés  ensemble  n'avoient 


26  LE  MOINE. 

pas  diminué  son  amour  pour  moi;  et  il 
dc'roboit  scrupul^sement  à  ma  connois- 
sance  tout  ce  qui  auroit  pu  me  conduire 
à  soupçonner  ia  nature  des  crimes  aux- 
cjuels  il  ne  parlicipoitque  trop  souvent. 
Je  ne  découvris  qu'après  la  mort  de 
mon  séducteur  que  ses  mains  avoient 
été  rougies  du  sang  de  l'innocent. 

«  Une  nuit  il  lut  reporté  à  ia  caverne, 
couvert  de  blessures;  il  lesavoit  reçues 
en  attaquant  un  voyageur  anglais  que 
les  autres  avoient,  bientôt  après,  sa- 
crifié à  leur  vengeance.  Il  n'eut  que  le 
temps  de  me  demander  pardoit  pour 
tous  les  malheurs  où  il  m'avoit  entraî- 
née; il  pressa  mes  mains  de  ses  lèvres, 
et  il  expira.  Mon  chagrin  fut  inexpri- 
mable. Lorsque  lé  temps  l'eut  un  peu 
calmé,  je  résolus  de  retourner  à  Stras- 
bourg ,  de  me  jeter  avec  mes  deux  en- 
fans  aux  pieds  de  mon  père  ©t  d'im- 
plorer son  pardon,  quoiqu'il  me  restât 
bien  peu  d'espoir  de  l'oblenir.  Quelle 
lut  ma  consternation,  quand  les  bri- 
gands me  dirent  qu'une  fois  entrée  dans 
leur  caverne,  il  ne  m'étoit  plus  permis 
de  la  quitler;  que  jamais  ils  ne  me  lais- 
seroient  rentrer  dans  le  monde  avec  le 
secret  de  leur  retraite,  et  qu'il  falloil, 


LE  MOINE.  2^ 

a  l'instant  même,  accepter  un  d'entr'eux 
pour  mari.  Mes  prières  et  mes  remon- 
trances furent  vaines.  Ils  tirèrent  ma 
main  au^oit,  et  je  devins  le  partage 
de  l'infâme  Baptiste.  Un  d'entre  eux, 
qui  jadis  avoit  été  moine,  nous  maria 
par  je  ne  sais  quelle  cér(^monie,  plutôt 
burlesque  que  religieuse;  moi  et  mes 
enfans  nous  fûmes  livrés  à  mon  nouvel 
époux ,  qui  nous  emmena  aussitôt  à  sa 
maison. 

«  Il  m'assura  qu'il  m'aimoit  depuis 
Jong-temps;  mais  que,  par  égard  et 
par  amitié  pour  mon  premier  amant, 
il  avoit  su  contenir  ses  désirs;  il  tâcha 
de  me  réconcilier  avec  ma  destinée, 
et  pendant  quelque  temps  me  traita 
avec  respect  et  douceur,  A  la  fin ,  vojant 
que  mon  aversion  pour  lui  ne  faisoit 
qu'augmenter,  il  obtint  par  la  violence 
les  faveurs  <\ue  je  persistois  à  lui  refu- 
ser. Il  ne  me  restoit  plus  aucun  moyen 
de  supporter  mes  peines  avec  patience; 
ma  conscience  me  crioit  suns  cesse  que 
je  lesavois  trop  bien  méritées.  La  fuite 
étoit  impossible;  mes  enfans  étoient  au 
pouvoir  de  Baptiste,  et  il  avoit  juré 
que  si  je  tentois  de  m'échapper  de  ses 
mains,  il  s'en  vengeroit   sur  eux.  La 


3o  LE  MOINE, 

cruauté  de  son  caractère  m'étoit  trop 
bien  connue,  pour  me  laisser  doulei' 
qu'il  ne  remplit  ses  sermens.  Depuis  que 
i'étois  avec  loi,  une  triste  expérience 
m'avoit  convaincue  des  horreurs  de  ma 
situation.  Bien  différent  de  mon  pre- 
mier amant,  Baptiste  se  faisoit  un  bar- 
bare plaisir  de  me  rendre  témoin ,  mal- 
gré moi ,  des  plus  affieuses  exécutions, 
et  il  s  efïbiçoit  de  i'amiliafriser  mes  yeux 
et  mes  oreilles  avec  le  sang  et  les  cris 
des  victimes. 

«  Mes  passions étoient  ardentes,  mais 
mon  ame  n'étoit  pas  cruelle;  les  princi- 
pes d'une  bonne  éducation  n'en  étoient 
pas  effacés.  Jugez  quel  a  dû  être  chaque 
j^our  mon  supplice,  à  la  vue  des  crimes 
les  plus  horribles  et  les  plus  révoltans^ 
Jugez  combien  \e  devois  gémir  d'être 
unie  à  un  homme  qui  recevoit  le  voya^ 
geur  confiant  avec  l'air  de  la  franchise 
et  de  l'amitié,  au  moment  même  qu'il 
méditoit  sa  perte!  Le  chagrin  altéra 
ma  constitution  ;  le  peu  de  charmes  que 
in'avoit  donnés  la  nature  se  flétrit  entiè- 
rement, et  l'abattement  de  ma  figure 
atlesloit  les  souffiances  de  mon  cœur. 
Cent  fois  je  fus  lentée  de  mettre  fin  à 
mon  existence  :  mais  le  souvenir  dç  me^ 


LE  MOÎNE.  3f 

énfans  relenoit  mon  bras.  Je  Irembiois 
de  laisser  mes  chers  eiilaiis  au  pouvoir 
de  mon  tjran ,  et  je  Irembiois  pour  leur 
éducation  encore  plus  que  pour  leur 
vie.  Le  cadet  ^toil  trop  jeune  pour  pro- 
fiter de  mes  leçons;  mais  dans  le  cœur 
de  l'aîné,  je  travaillois  sans  reJâche  à 
enraciner  des  principes  de  vertu  capa- 
bles de  lui  faire  éviter  les  crimes  de  ses 
parens.'  Il  m'écoutoil  avec  docilité,  et 
même  avec  avidité.  Dans  un  âge  si 
tendre,  il  laissoit  déjà  voir  qu'il  n'étoit 
-pas  fait  pour  vivre  avec  des  brigands; 
et  ma  seule  consolation,  parmi  tant 
de  peines,  étoit  de  voir  se  développer 
les  naissantes  vertus  de  mon  cher  Théo- 
♦dore. 

«Telle  étoit  ma  situation,  lorsque 
don  Alphonso  fut  conduit  à  la  chau- 
mière par  son  perfide  postillon.  Son 
aif,  sa  jeunesse,  ses  manfères  m'inté- 
ressèrent vivement  pour  lui.  L'absence 
des  deux  fils  de  Baptiste  me  fournit 
une  occasion  que,  depuis  long-temps, 
je  desirois  trouver;  et  je  résolus  de 
tout  risquer  pour  sauver  don  Alphonse. 
La  vigilance  de  Baptiste  ne  me  per* 
mettoit  pas  de  l'avertir  des  périls  qui 
l'entouroient,  Jesavois  que  le  moindr*^ 


3a  LÉ  MOINL 

mot  échappé  eût  été  suivi  de  ma  mort, 
et  quelque  pénible  et  douloureuse  que 
fût  ma  vie ,  je  n'avois  pas  assez  de  cou- 
rage pour  assurer  celle  d'un  autre  à  mes 
dépens.  Ma  seule  espérance  éloit  de 
nous  procurer  du  secours  de  la  vil  le  5 
c'est  ce  que  je  résolus  de  tenter  :  bien 
décidée  en  même  temps  â  prévenir  don 
Alplionso  du^piége  qu'on  lui  tendoit , 
si  j'en  pou  vois  trouver  l'occasion.  Par 
l'ordre  de  Baptiste,  je  montai  pour 
préparer  le  lit  de  l'étranger.  J'j  mis 
des  draps  encore  teints  du  sang  d'un 
voyageur  égorgé  quelques  nuits  aupa- 
ravant. J'espérai  qu'à  cette  vue  don 
Alphonso  ouvriroit  les  yeux  sur  les  fu- 
nestes projets  de  Baptiste.  Je  ne  m'eii|| 
tins  pas  là.  Théodore  étoil  retenu  au 
lit  par  son  indisposition;  je  me  glissai 
dans  sa  chambre  sans  être  vu  par  mon 
tyran,  et  l'iiistruisis  de  mon  desseih, 
dans  lequel  il  entra  avec  beaucoup 
d'ardeur  ;  il  se  leva  sur-le-champ ,  quoi- 
que malade,  et  s'habilla  très-vite.  Je 
lui  attachai  un  de  ses  draps  sous  les 
aisselles,  et  le  fis  descendre  par  la  fe- 
nêtre. Il  courut  à  l'étable,  prit  le  che- 
val de  Claude,  et  partit  pour  Stras- 
bourg. Il  devoit  dire  aux  brigands,  s'il 


Le  moine.  53 

en  renconiroit,  que  Baptiste  J'avoit 
chargé  d'une  commissijiij  mais  par 
bonheur,  il  arriva  à  la  ville  sans  trou- 
ver aucun  obstacle.  Sans  perdre  de 
temps  il  se  rendit  chez  le  magistrat,  et 
implora  son  assistance;  bientôt  le  récit 
fait  par  Théodore  passa  de  bouche  en 
bouche,  et  parvint  à  la  connoissance  de 
monsieur  le  baron.  Inquiet  pour  son 
épouse,  quil  savoit  être  en  route,  il 
trembla  qu'elle  ne  fût  dans  les  mains  des 
voleurs.  Il  accompagna  Théodore,  qui 
servou  de  guide  aux  soldats,  et  il  est. 
arrivé^ bien  à  temps  pour  nous  empê- 
cher de  retomber  au  pouvoir  de  nos  en- 
nemis. .  » 

J'interrompis  Marguerite,  et  lui  de- 
mandai pourquoi  l'on  m'avoit  préfenld 
un  breuvage  assoupissant.  Elle  me  ré- 
pondit que  Baptiste  supposoit  que  j'a- 
vois  des  armes,  et  qu'il  vouloit  me 
mettre  hors  d'état  de  faire  résistance; 
c'étoit  une  précaution  qu'il  prenoit  tou- 
jours, dans  la  crainte  cjue  le  désespoir 
et  l'impossibilité  de  fuir  ne  portassent 
les  voj^ageurs  à  vendre  chèrement  leurs 
vies. 

Le  baron  pria  Marguerite  de  l'ins- 
truire du  parti  iîuquel  elle  comptoit 
2.  4 


$4  LE  MOINE. 

s'arrêter.  Je  me  joignis  au  baron,  et 
j'assurai  Marguerite  de  tout  mon  em- 
pressement à  lui  prouver  ma  recon- 
noissance  pour  la  vie  qu  elle  m'avoit 
(Conservée. 
■  «  D(^goûtée  d'un  monde  dans  lequel 
je  n'ai  tipouvé  que  des  malheurs,  nous 
répondit-elle,  mon  projet  est  de  me  re- 
tirer dans  un  couvent  :  mais  avant  tout, 
je  dois  songer  à  mes  enfans.  Ma  mère 
n'est  plus ,  et  je  crains  bien  que  u\a  fuite 
n'ait  avancé  le  terme  de  ses  jours.  Mon 
père  vit  :  ce  n'est  pas  un  homme  insen- 
sible. Peut-être ,  messieurs,  malgré  mes 
fautes  et  mon  ingratitude,  votre  entre- 
mise en  ma  faveur  pourroit  l'engager  à 
me  pardonner,  et  à  prendre  soin  de  ses 
malheureux  petits-fils.  Si  vous  obtenez 
cette  faveur  de  mon  père,  vous  vous  se- 
rez acquittés  envers  moi  bien  au-delà 
du  service  que  je  vous  ai  rendu.  »  , 

Nous  protestâmes  à  Marguerite  que 
nous  ferions  tous  nos  efforts  pour  flé- 
chir son  père;  et  que,  dût-il  rester  in- 
flexible ,  elle  pouvoit  être  tranquille  sur 
le  sort  de  ses  enfans.  Je  m'engageai  à 
prendre  soin  de  Théodore ,  et  le  baron 
promit  d'accorder  sa  protection  au  plus 
jeune.  Cette  mère  recoonoissante  nous 


I 


LE  MOTNE.  35 

remercia  les  laimes  aux  yeirx  de  ce 
qu'elle  appeloit  notre  générosité',  quoi- 
qu'au  fond  ce  ne  fût  qu'une  dette  bien 
légitimement  contractée  envers  elle. 
Efie  nous  quitta  pour  coucher  son 
enfant,  excédée  de  fatigue  et  de  som- 
meil. 

La  baronne  en  reprenant  l'usage  de 
ses  sens,  et  en  apprenant  de  quel  péril 
je  l'avois  sauvée,  ne  trouva  point  de 
termes  assez  forts  pour  me  témoigner 
sa  reconnoissance.  Son  mari  se  joignit 
à  elle  avec  tant  d'ardeur  pour  me  pres- 
ser de  ïes  accompagner  en  Bavière,  à 
leur  château,  qu'il  me  fut  impossible 
de  ne  pas  céder  à  leurs  instances.  Pen- 
dant les  huit  jours  que  nous  passâmes 
encore  à  Strasbourg,  les  intérêts  de  Mar- 
guerite ne  furent  pas  oubliés  :  nos  dé- 
marches auprès  de  son  père  eurent  tout 
le  succès  que  nous  pouvions  désirer.  Ce 
bon  vieillard  avoit  perdu  sa  femme;  il 
n'avoit  pas  d'autre  enfant  que  cette  fille 
infortunée,  dont  il  n'avoit  point  reçu  de 
nouvelles  depuis  près  de  quatorze  ans. 
Il  éloit entouré  deparens  éloignés,  qui 
attendoient  sa  mort  avec  impatience 
pour  jouir  de  sa  succession.  Aussi,  âès 
q«e  Marguerite,  qu'il  s'attendoit  si  peu 


5G  LE.  MOINE. 

de  revoir  jamais,  parut  devant  lui,  il 
Ja  regarda  comme  un  présent  du  ciel. 
Il  la  reçut  elle  et  ses  enfans ,  les  bras 
ouverts,  et  voulut  absolument  qu'à  l'ins- 
tant même  elle  s'établit  avec  eux  dans 
sa  maison.  Les  cousins,  frustrés  dans 
leur  attente,  furent  obligés  de  céder  la 
place.  Le  vieillard  ne  voulut  jamais  en-* 
tendre  à  ce  que  sa  fille  se  retirât  dans, 
un  cloître;  il  dit  quelle  étoit  trop  né- 
cessaire à  son  bonheur ,  et  il  obtint  d'elle 
aisément  d'abandonner  ce  dessein.  Mais 
rien  ne  put  engager  Théodore  à  renon- 
cer ail  plan  que  j'avois  d'abord  formé 
.pour  lui.  Il  étoit  sincèrement  attaché  à 
lyioi  pendant  mon  séjour  à  Strasbourg, 
et  quand  je  fus  au  moment  de  partir,  il 
me  conjura  les  larmes  aux  yeux  de  le 
prendre  à  mon  service.  Il  fit  valoir  de 
son  mieux  tous  les  petits  talens  qu'il 
possédoit,  et  n'oublia  rien  pour  me 
persuader  qu'il  me  seroit  trèa-ulile  en 
roule.  J'étois  peu  disposé  à  me  charger 
d'un  enfant  de  treize  ans,  qui  ne  pou- 
voit  guère  que  m'embarrasser  dans 
mes  vojages;  mais  je  ne  pus  résister 
.aux  instances  et  à  l'attachement  de  ce 
jeune  homme  réellement  pourvu  de 
raille  qualités  estimables.  Ce  nest  pas 


LE  MOINE.  37 

sans  peine  qu'il  amena  ses  parens  à  lui 
■permettre  de  me  suivre;  enfin,  la  per- 
mission obtenue,  il  fut  décoré  du  titre 
de  mon  page,  et  après. une  semaine  de 
séj^r  eu  Alsace,  Théodore  et  moi, 
nous  accompagnâmes  en  Bavière  le  ba- 
.ron  et  son  épouse.  Nous  avions ,  tous  les 
trois,  forcé  Marguerite  d'accepter  quel- 
ques présens  assez  considérables  pour 
elle  et  pour  l'enfant  que  nous  lui  lais- 
sions. En  la  quittant,  je  promis  à  cette 
tendre  mère  de  lui  rendre  Théodore  au 
])out  d'un  an. 

Lorenzo ,  je  ne  vous  ai  épargné  au- 
cun détail  de  ce  récit,  pour  vous  faire 
bien^onnoître  de  quelle  manière  l'aven- 
turier Alphonso  d'Alvarada  s'étoit  in^ 
trgduit  au  château  de  Liudenberg.  Ju- 
gez, d'après  cela  ,  quelle  confiance  on 
peut  donner  aux  assenions  de  votre 
laate. 


38  LÉ  MOINE. 

^/%>%«  »/«/«/%/%/«.  «/«^i^.  «/«.««^  «/«tf'W  «/^^r^/V/ 


CHAPITRE  IV. 

«  Loin  de  moi ,  spectre  affreux,  rentre 
«  dans  le  sein  de  la  terre.  Ton  sang  est  glacé,  ^ 
«  tes  osseaiens  sont  vides ,  tes  yeux  sont 
a  sans  orbite ,  ces  yeux  que  tu  fixes  sur  moi . 
«  —  Disparois  _,  ombre  borrible ,  fantôme 
«  sans  réalité  !» 

Macbeth. 

Suite  de  l'histoire  de  don  Raymond, 

INous  voyageâmes  désormais  sans 
rencontrer  d'obstacle ,  et  même  «assez 
agréiableniient.  Je  trouvai  dans  le  baron 
lin  homme  de  bon*seris  ,  quoiqu'il  con- 
ïiût  peu  le  monde,  ajant  passé  la  plus 
grande  partie  de  sa  vie  dans  l'enceinte 
de  ses  domaines.  On  remarquoife  une 
sorte  de  rusticité  dans  ses  manières; 
mais  il  étoit,gai ,  et  d'un  caractère  franc 
et  amical;  il  me  montroit  des  égards, 
et  j'eus  tout  lieu  d'être  content  de  sa 
conduite  envers  moi.  La  chasse  étoit 
sa  passion  dominante  ;  il  s'en  faisoit 
une  occupation  sérieuse  ;  il  en  parloit 
avec  enthousiasme,  comme  un  guerrier 


LE  MOINE.  39 

parle  de  combats.  Assez  versé  moi- 
même  dans  cet  exercice ,  j'eus  le  bon- 
heur, peu  de  temps  après  mon  arrivée 
à  Lindenberg,  de  lui  donner  quelques 
preuves  de*ma  dexlérilé;  alors  je  (iis  à 
ses  jeux  un  grand  homme,  et  il  me  voua 
trne  amitié  éternelle. 

Cette  particularité  ne  fut  pas  pour 
moi  une  chose  indifFërente.  J'avoisvu, 
pour  la  première  ibis ,  au  châfe^u  de 
Lindenberg,  la  jeune  Aguès,  votre  ai- 
mable sœur.  Je  n'aimois  point  encore  , 
et  je  déplorois  en  secret  la  froide  tran- 
quillité de  mon  ame;  j'aimai  bientôt  ea 
la  voyant  :  je  trouvai  dans  Agnès  tout 
ce  que  mon  cœur  avoit  long-temps  dé- 
siré. Elle  avoit  à  peine  seize  ans;  mais 
elle  étoit  déjà  formée  ,  grande  et  jolie  : 
elle  possédoit  divers  talens  ,  et  parti- 
culièrement la  musique  et  le  dessin  ; 
elle  étoit  d'un  caractère  ouvert,  d'une 
humeur  enjouée  ,  et  l'aimable  simpli- 
cité de  sa  parure  et  de  ses  manière? 
contrastoit  à  son  '  avantage  avec  les 
grâces  artificielles  et  la  coquetterie  étu- 
diée des  femmes  de  Paris  que  je  venois 
de  quitter.  «Te  fis  ,  sur  ce  qui  la  con- 
cernoiî,  beaucoup  de  questions  à  la 
baronne. 


40  LE  MOINE. 

5)  El  le  est  ma  nièce ,  me  répondit  cette 
dame.  Vous  ignorez  donc  encore,  don 
Alphonse,  que  je  suis  votre  compa- 
triote, sœur  du  duc  de  Médina-Céii? 
Agnès  est  fille  de  mon  second  frère, 
don  Gaston  j  elle  est  destinée  dès  le 
berceau  à  la  vie  religieuse,  et  doit 
aller  incessamment  prendre  le  voile  à 
Madrid.  » 

Ici  Lorenzo  interrompit  le  marquis 
par  une  exclamation  de  surprise. 

«Destinée  dès  le  berceau,  dit-il,  à 
îa  vie  religieuse  !  Par  le  ciel ,  c'est  la 
première  fois  que  j'entends  parler  de 
ce  projet.  9 

«Je  le  crois,  mon  cher  Lorenzo, 
répondit  don  Raymond-  mais  écoutez- 
moi  patiemment.  Vous  ne  serez  pas 
moins  surpris  quand  je  vous  aurai  rap- 
porté quelques  particularités  de  votre 
propre  lamille  ,  qui  vous  sont  encore 
inconnues ,  et  que  je  tiens  de  la  bouche 
d'Agnès  elle-iïiême.  » 

Il  reprit  son  récit  : 

«  Vous  ne  pouvez  ignorer  que  vos  pa- 
rens  ont  été  malheureusement  esclaves 
de  la  plus  grossière  superstition.  Toutes 
les  fois  qu'une  teneur  religieuse  s'est 
fait  sentir  au  fond  de  leur  cœur,  elle  y 


LE  MOIxVE.  4;i 

a  étouffé  tout  autre  sentiment,  toute 
autre. affection.  Votre  raçre  ,  connme 
elle  portoit  Agnès  dans  son  sein  ,  fut 
attaquée  d'une  maladie  dangereuse ,  et 
abandonnée  par  ses  médecins.  Dans 
cette  situation  ,  donna  Inesilla  fit  vœu  , 
si  elle  en  revenoit,  et  si, l'enfant  qu'elle 
portoit  éloit  une  fille,  de  la  consacrer 
à  sainte  Claire  ;  ou  ,  si  c'étoit  un  gar- 
çon ,  d'en  offrir  l'hommage  à  saint 
Benoît.  Ses  prières  furent  exaucées  ; 
elle  guérit.  Agnès  vint  au  monde,  et 
fut  aussitôt  destinée  au  service  de  sainte 
Ciiire.  ^ 

Don  Gaston  se  joignit  avec  empres- 
sement au  vœu  de  son  épouse  •  mais 
sachant  quels  étoienl  les  sentiraens  du 
duc  son  frère  sur  la  vie  monastique, 
ils  convinrent  ensemble  de  lui  cacher 
soigiieusemeot  la  destination  de  votre 
sœur.  Pour  tenir  ce  secret  plus  en  sû- 
reté ,  il  fut  résolu  qu'Agnqs  accompa- 
gneroit  sa  tante  donna  Rodolphe  en 
Allemagne,  où  cette  dame  étoit  sur  le 
point  de  se  rendre  avec  l'époux  auquel 
ellevenoit  d'être  unie,  le  baron  deLin- 
denberg.  A  son  arrivée  ,  la  jeune  Agnès 
fut  mise  daus  un  couvent  qui  se  trouvoit 
à  quelques  lieues  du  château  de  son 


4»^'  LE  MOINE. 

oncle.  Les  religieuses  auxquelles  sou 
éducation  fuUconfi(^e  remplirent  exac- 
tement leur  tâche;  elles  lui  firent  ac- 
quérir à  im  haut  degré  de  perfection 
plusieurs  talens ,  et  ne  négligèrent  au- 
cun moyen  de  lui  inspirer  le  goût  de 
la  retraite  et  ^es  tranquilles  plaisirs 
d'un  couvent;  mais  un  secret  instinct 
faisoit  vivement  sentir  au  cœur  de  la 
jeune  fille  qu'elle  n'étoit  point  née  pour 
la  solitude.  Avec  toute  la  liberté  de  la 
jeunesse  et  de  l'enjouement,  elle  trai- 
toit  de  momeries  ridicules  la  plupart 
des  cérémonies  si^^  révérencieusemtfnt 
pratiquées  par  les  nonnes,  et  tout  son 
plaisir  étoit  •d'inventer  quelque  bon 
tour  qui  fit  bien  pester  la  mère  abbesse 
ou  la  sœur  tourrière. 

Quoiqu'elle  ne  déclarât  pas  haute- 
ment sa  répugnance  pour  la  vie  monas- 
tique, elle  la  laissoit  assez  voir.  Don 
Gaston  en  fut  informé  :  craignant  que 
votre  affection  pour  votre  sœur ,  Lo- 
renzo,  ne  s'opposât  à  son  éternel  mal- 
heur, il  eut  soin  de  vous  cacher,  ainsi 
qu'au  duc ,  toute  l'affaire ,  jusqu'à  ce 
que  le  sacrifice  pût  être  consommé.  On 
lui  a  fait  prendre  le  voile  durant  votre 
absence;  on  n'a  pas  dit  un  mot  du  vœu 


LE  MOINE.  45 

de  donna  Inesilla  ;  on  ne  laissa  jamais 
à  votre  sœur ,  durant  son  séjour  en 
Allemagne,  la  faculté  de  vous  adresser 
une  lettre  :  toutes  celles  que  vous  lui 
écriviez  éloient  lues  avant  dt  lui  être 
remises  ;  on  en  efFaçoit  sans  mëunge- 
ment  tout  ce  qui  pouvoit  lui  inspirer 
des  idées  Ynondaines.  Toutes  ses  ré- 
ponses étoient  dictées  ou  par  sa  tante, 
ou  par  la  dame  Cunégonde,  sa  gouver- 
nante. J'appris  nue  partie  de  ces  parti- 
cularités d'Agnès,  l'autre  de  la  baronne 
elle-même. 

«  Je  me  déterminai  sur  le  champ  à 
sauver ,  s'il  étoit  possible ,  cette  aimable 
fille  du  sort  affreux  dont  elle  étoit  me- 
nacée. Je  cherchai  à  me  concilier  son 
affection  ;  je  fis  valoir  auprès  d'elle  l'a- 
mitié intime  qui  m'uuit  à  vous.  Elle 
m'écoutoit  si  attentivement  !  elle  pie- 
noit  tant  de  plaisir  à  m'entendre  laire 
votre  éloge  !  ses  yeux  me  remercioient 
avec  une  expression  si  tendre  de  mon 
affection  pour  son  frère  !  Enfin  mon 
attention  constante  à  la  consoler,  à  lui 
plairQ,  parvint  à  me  gagner  son  cœur, 
et  je  la  contraignis,  non  sans  difficul- 
tés, à  avouer  naïvement  qu'elle  m'ai- 
lïioit.  Cependant  lorsque  je  lui  proposai 


44  LE  MOINE. 

de  quitter  le  château  de  Lindenberg, 
elle  refusa  formellement  de  souscrire 
à  ma  proposition, 

«  Soyez  généreux ,  Alphonso ,  me  3it- 
elle;  je  vous  ai  donné  mon  cœur,  n'a- 
busez point  de  ma  tendresse;  n'em- 
ployez point  votre  ascendant  sur  mes 
sentimens  pour  m'entraîner  dans  une 
démarche  dont  j'aurois  à  rougir.  Je  suig 
jeune  et  sans  appui;  mon  frère,  qui  est 
mon  seul  ami  ,  est  séparé  de  moi,  et 
mes  autres  parens  me  traitent  en  enne- 
mis. Que  ma  situation  vous  inspire  de 
la  pitié;  ne  cherchez  point  à  me  sé- 
duire ;  au  lieu  de  me  pousser  à  une 
action  qui  me  couvriroit  de  honte  , 
tâchez  plutôt  de  vous  concilier  l'affec- 
tion de  ceux  dont  je  dépends.  Le  baron 
vous  estime;  ma  tante,  impérieuse  et 
hautaine  envers  tout  autre ,  n'oublie 
point  qu'elle  vous  doit  la  vie,  et  pour 
vous  seul  elle  est  affable  et  bonne.  Es- 
sayez donc  votre  pouvoir  sur  leur  es- 
prit; s'ils  consentent  à  notre  union, 
ma  main  est  à  vous.  Ami  de  mon  fîère, 
vous  obtiendrez ,  je  n'en  doute  point , 
son  approbation;  et  quand  mes  parens 
verront  l'impossibilité  d'exécuter  leur 
projet,  j'ose  espérer  qu'ils  excuseront 


LE  MOINE.  4S 

ma  désobéissance  ,  et  qu'ils  sauront , 
par  quelque  autre  sacrifice ,  dégager  ma 
mère  du  vœu  fatal  dont  on  atteud  de 
moi  l'accomplissement.  » 

Autorisé  par  l'aveu  d'Agnès  et  par 
cette  déclaration  naive  de  ses  pensées 
et  de  ses  vues,  je  redoublai  d'attention 
envers  ses  parens,  et  crus  devoir  diri- 
ger mes  principales  batteries  du  côté 
de  la  baronne.  J'avois  pu  aisén)ent 
apercevoir  que  chacune  de  ses  paroles 
avoit  dans  le  château  force  de  loi ,  et 
que  son  mari ,  qui  la  regardoit  comme 
un  être  supérieur,  déféroit  sans  réserve 
à  toutes  ses  volontés. 

La  baronne  étoit  âgée  d'environ  qua- 
rante ans;  die  avoit  été  belle  dans  sa 
jeunesse;  mais  ses  charmes  avoient  pu 
être  rangés  dans  la  nombreuse  caté- 
gorie de  ceux  qui  soutiennent  mal  le 
choc  des  années;  cependant  il  lui  res- 
toit  encore  quelques  traits  de  beauté. 
Son  jugement  étoit  sain  et  fort  quand 
il  n'étoit  point  obscurci  par  le  préjugé; 
mais  ce  cas  étoit  malheureusement  Ibrt 
rare.  Ses  passions  étoient  vives  ;  elle 
n'épargnoit  ni  soins  ni  peines  pour  les 
satisfaire  ,  et  quiconque  s'oppôsoit  à 
ses  volontés  devoit.  redouter  sa  ven- 

2.  5 


46  LE  MOIN^ 

^eance.  Amie  ardente  ou  implacable 
ennemie,  telle  étoit  la  baronne  de  Lin- 
den  berg. 

Je  mis  tout  en  usage  pour  lui  plaire, 
et  je  ne  réussis  que  trop  complète- 
ment :  elle  parut  flattée  de  mes  soins, 
et  me  traita  avetl  tant  de  distinction, 
que  j'en  lus  parfois  alarmé.  Une  de 
mes  occupations  journalières  étoit  de 
Jui  faire  des  lectures  5  j'y.  consumoi» 
des  heures  entières ,  des  heures  que 
j'aurois  pu  passer  avec  Agnès.  Cepen- 
dant, toujours  persuadé  que  ma  com- 
plaisance pour  sa  tante  avançoit  l'heu- 
reux instant  de  notre  union  ,  je  me  sou- 
mettois  de  bonne  grâce  à  la  tâche  qui 
m'étoit  imposée.  La  bibliothèque  de 
donna  Rodolphe  étoit  principalement 
composée  de  vieux  romans  espagnols, 
et  régulièrement  chaque  jour  un  de  ces 
volumes  étoit  remis  en  mes  mains,  C'é- 
toient  les  longues  aventures  de  Perce- 
Forêt ,  de  Palnierin  d'Angleterre  et  du 
Chevalier  du  Soleil.  Je  les  lisois  jusqu'à 
ce  que  l'ennui  me  fit  tomber  le  livre 
des  mains;  cependant  le  plaisir  tou- 
jours croissant  que  la  baronne  sembloit 
prendre  à  ma  société  m'encourageoit , 
et  je  persévérois.  Elle  me  donna  même 


LE  MOINE.  47 

un  jour  une  preuve  d'affection  si  mar- 
quée, CTu'Agnès  pensa  qu'il  éloit  temps 
ae  déclarer  à  sa  tante  notre  affection 
mutuelle. 

Un  soir  que  j'étois  seul  avec  donna 
Rodolphe  dans  son  appartement  (  com- 
me n^  lectures  ne  rouloient  guère  que 
sur  l'amour,  Agnès  n'y  étoit  jamais  ad- 
mise), je  me  féliciiois  intérieurement 
de  voir  enfin  arriver  le  terme  des  amours 
de  Tristan  et  de  la  reine  Iseult.  «  Ah , 
les  infortunés!  s'écria  la  baronne;  qu'en 
dites-vous  ,  Alphonse  ?  Croyez- vous 
qu'il  puisse  exister  un  homme  capable 
d'un  attachement  si  sincère  et  si  dé- 
sintéressé ?  » 

«  Je  n'en  doute  point,  madame;  car 
mon  propre  cœur  m'en  fournit  un  exem- 
ple. Ah  !  donna  Rodolphe  ,  puis-je 
espérer  que  vous  approuverez  mou 
amour  ?  puis-je  vous  nommer  celle  que 
j'aime  sans  craindre  d'encouri^  votre 
ressentiment  ?  » 

a  Si  je  vous  épargnois  un  aven ,  dit- 
elle  en  m'idterrompant  ;  si  j«  vous  disois 
que  l'objet  de  vos  désirs  m'est  connu  ;  si 
je  vous  disois  encore  que  votre  affec- 
tion est  payée  de  retour ,  et  que  celle 
que  vous  aimez  dépiore  aussi  sincère- 


48  LE  MOINE. 

rement  que  vous-même  h  malheu- 
reux engagement  qui  la  sépare  de 
vous. . . ?  » 

«  Ah  !  donna  Rodolphe ,  m'écriai-je 
en  me  jetant  à  ses  pieds  et  pressant  sa 
main  contre  mes  lèvres  ,  vous  avez  dé- 
couvert mon  secret  5  prononcez  l»'arrêt 
de  mon  sort  :  puis- je  compter  sur  votre 
faveur ,  oh  dois- je  me  livrer  au  déses- 
poir ?  » 

Elle  voulut  retirer  sa  main  ,  je  la  re- 
tins j  de  l'autre  elle  se  couvrit  les  jeux 
en  détournant  la  tête. 

n  Comment  pourrois-je  vous  refuser  ? 
dit-elle  :  ah  !  don  Alphonso  ,  J'aper- 
çois depuis  long- temps  vos  attentions; 
)'ignorois  jusqu'à  ce  moment  la  force 
de  l'impression  quelles  faisoient  sur 
mon  cœur  5  mais  je  ne  puis  dissimuler 
désormais  ma  foi  blesse  ni  à  moi-même 
ni  à  vous.  Je  cède  à  la  violence  de  ma 
passion^  Alphonso,  je  vous  adore. — 
Pendant  trois  mois  entiers  j'ai  tâché 
vainement  d'étouffer  ma  tendresse;  elle 
est  trop  forte ,  je  ne  résiste  plus  à  son 
impétuosité.  Orgueil ,  crainte ,  honneur, 
respect  de  moi-même,  mes  engagemens 
avec  le  baron ,  elle  a  tout  surmonté  ;  je 
sacrifie  loiit  à  mon  amour  pour  vous , 


LE  MOINE.  49 

bien  assurée  que  ce  n'est  point  encore 
pajer  assez  cher  Ja  possession  de  votre 
cœur.  » 

.  Elle  attendit  pendant  quelques  ins- 
tans  une  réponse.  Imaginez,  Lorenzo , 
quelle  dut  élre  ma  confusion.  Je  sentis 
tout  à  coup  la  force  de  l'obstacle  que 
moi-même  j'avois  iiYipruHemment  élevé 
entre  Agnès  et  moi.  La  baronne  avoit 
pris  pour  son  compte  ces  attentions 
dontj'attendois  d'Agnès  seule  la  récom- 
pense. L'énergie  de  ses  expressions,  les 
regards  qui  les  accompaanoient ,  et  la 
connoissance  que  j'avois  de  ses  disposi- 
tions vindicatives ,  tout  me  fit  trembler 
pour  moi-même  et  pour  celle  que  j'ai- 
mois.  Ne  sotîhant  comment  répondre  à 
sa  déclaration,  tout 'ce  qu^  me  fournit 
en  ce  moment  mon  imagination  ,  fut  la 
résolution  de  la  détromper  à  l'instant 
même,  sans  cependant  lui  nommer 
Agnè"^.  La  vive  tendresse  qu'un  moment 
auparavant  oireiit  pu  lire  dans  tous  mes 
traits ,  avoit  lait  place  à  la*  consterna- 
tion. J'abandonnai  sa  main  et  me  levai  : 
ce  changement  subit  n'échappa  point  à 
son  observation. 

ce  Que  veut  dire  ce  silence  ?  reprît- 
elle   d'une  voix  tremblante;  ou  sont 

5. 


5o  LE  MOINE. 

ces  transports  auxquels  j'ai  cru  devoir 
m'attendra  ?  » 

«  Pardon  ,  madame  ,  répondis-je  5 
l'honneur  m'oblige  de  %ous  dire  que 
vous  éles  dans  l'erreur.  Vous  avez  pris 
pour  les  solliciludes  de  l'amour  ce  qui 
n'étoit  que  l'empressement  attentif  de 
l'amitié  ;  ce  dernier  sentiment  est  le 
seul  que  j'aie  désiré  de  vous  inspirer. 
Mon  respect  pour  vous,  ma  reconnois- 
sance  envers  le  baron ,  n'auroient  pas 
été  peut-être  des  obstacles  suffisans 
contre  le  pouvoir  de  vos  charmes;  ils 
sont  faits ,  madame  ,  pour  captiver  le 
cœur  le  plus  insensible,  s'il  n'est  point 
rempli  par  un  autre  objet  ;  mais  le  mien , 
et  c'est  sans  doute  un  bonheur  pour  moi , 
depuis  long-temps -n'est  plus  à  ma  dis- 
position. Si*j'en  eusse  été  le  maître, 
i'aurois  eu  inévitablement  à  me  repro- 
cher toute  ma  vie  d'avoir  violé  les  lois 
de  l'hospitalité.  Rappelez- vous,  noble 
segnora,  ce  que  vous-même  devez  à 
l'honneur,  ce  que  je  dois^au  baron,  et 
daignez  m'accorder ,  au  lieu  de  ces  sen- 
ti mens  que  je  ne  puis  jamais  payer  de 
retour,  votre  estime  et  votre  amitié.  » 

Celte  déclaration  formelle  et  inatten- 
due fit  pâlir  la  baronne. 


LE  MOINE.  bf 

«  Traître  !  s'ëcria-t-elle ,  monstre  de 
perfidie,  c'est  ainsi  qu'est  reçu  l'aveu 
de  mon  amour  !  As-tu  espéré  ? . . .  Mais 
non,  cela  n'est  point ,  qela  ne  peut  pas 
être ....  Alphonso ,  voyez-moi  à  vos 
pieds,  soyez  témoin  de  mon  désespoir, 
regardez  d'un  œil  de  pitié  une  femme 
qui  vous  aime  lendri  ment.  Celle  qui 
possède  voire  cœur,  comment  a-t-elle 
pu  le  mériter?  quel  sacrifice  vous  a- 
t-el(e  fait?  quelles  sont  les  qualités  ex- 
traordinaires qui  la  placent  au-dessus 
de  Rodolphe?  » 

Je  voulus  la  relever.  ' 

«  Pour  Dieu,  segnora,  réprimez  ces 
transports ,  ils  sont  désagréables  et  pour 
vous  et  pour  moi.  Si  vos  gens  enten- 
doient  ces  exclamations  !  si  votre  secret 
étoit  divulgué  !  Je  uois  que  ma  présence 
seule  vous  irrite,  permettez-moi  de  me 
retirer.  »  ^ 

Je  me  préparois  à  sortir,  la  baronne 
me  saisit  tout  à  coup  par  le  bras. 

«  Et  quelle  est,  dit-elle  d'un  ton  me- 
naçant ,  cette  heureuse  rivale  ?  je  veux 

la  connoitre,  je  veux Elle  est  sous 

ma  dépendance;  oui,  vous  sollicitez 
pour  elle  ma  faveur,  ma  protection.  Je 
saurai  la  trouver;  je  lui  ferai  souffrir 


52  LE  MOTNE. 

tout  ce  que  l'amour  outragé  est  capable 
d'inventer.  Qui  est-elle?  répondez-moi 
sur-le-champ.  N'espérez  pas  la  sous- 
traire à  ma  vengeance;  de  fidèles  agens 
vont  épier  vos  démarches,  vos  actions  , 
vos  regards  ;  oui ,  vos  jeux  mêmes  me 
découvriront  ma  rivale;  et  quand  je  la 
connoilrai,  tremblez,  Alphonso,  pour 
elle  et  pour  vous.  » 

Elle  prononça  ces  derniers  mots  d'un 
ton  si  furieux  )  qu'à  peine  elle  pouvoit 
respirer  :  elle  palpita,  gémit  et  tomba 
évanouie;  je  la  soutins  dans  mes  bras 
et  la  plaçai  sur  un  sofa.  Courant  alors 
vers  la  porte  ,  f  appelai  ses  femmes  à  son 
secours ,  et  l'ajant  confiée  à  leurs  soins, 
je  rue  hâtai  de  sortir. 

Agité  et  confus  au-delà  de  toute  ex- 
pression ,  j'entrai  dans  le  jardin.  A  quoi 
devois-je  me  décider ,  quel  parti  pren- 
dre ?  Cette  malheureuse  passion  de  la. 
tante,  l'inexorable  superstition  des  pa- 
rens  d'Agnès  ,  ofFroient  des  obstacle» 
à  notre  union  presque  insurmontables. 
Devois-je  lui  faire  part  de  celte  aven- 
ture ,  ou  ne  devois-je  pas  plutôt  partir 
sans  la  voir  ,  sauf  à  employer  d'autres 
moyens  pour  la  préserver  du  sort  qui 
la  menaçoit  ? 


LE  MOINB.      ;  53 

Je  me  promenois  à  grands  pas ,  dans 
cette  cruelle  indécision,  lorsque,  venant 
à  passer  devant  une  salle  basse  dont  les 
fenêtres  donnoient  sur  le  jardin,  j'aper- 
çus Agnès  assise  à  une  table.  Trouvant 
fa  porte  entr'ouverte ,  j'entrai  :  elle  étoit 
occupée  à  dessiner  ,  et  plusieurs  es- 
quisses imparfaites  étoient  dparses  au- 
tour d'elle. 

«  Oh  !  ce  n'est  que  vous,  dit-elle  en 
levant  les  yeux  ,  je  puis  continuer  mon 
occupation  sans  cérémonie  ;  prenez 
une  chaise,  et  assejez-vous  à  côté  de 
moi?  » 

J'obéis;  je  mê  plaçai  près  de  la  table, 
et ,  ne  sachant  trop  ce  que  je  faisois ,  je 
me  rais  à  examiner  quelques-uns  des 
dessins  qui  se  trouvoient  sous  mes  jeux. 
Un  de»  ces  sujets  me  frappa  par  sa  singu- 
larité :  l'esquisse  représen toit  la  grande, 
salle  du  château  de  Lindenberg;  dans 
le  fond,  on  voyoit  une  porte  à  demi-ou- 
verte, conduisant  à  un  escalier  étroit; 
sur  l'avant-scène  étoit  un  groupe  de 
figures  dans  des  attitudes  grotesc|ues; 
toutes  exprimoient  la  terreur.  Ici  l'oa 
voyoit  un  homme  priant  dévotement, 
à  genoux  et  les  yeux  élevés  vers  le  ciel; 
là ,  un  autre  marchoit  à  quatre  pieds  ; 


54  LE  MOINE. 

quelques  uns  cachoient  leur  visage  dans 
leurs  vêtemens  ou  dans  le  sein  de  leurs 
eompagnons  ;  quelques  autres  s'étoient 
blottis  sous  la  table ,  où  l'on  vojoit  les 
restes  d'un  grand  souper  ;  d'autres  en- 
core, avec  des  jeux  effarés  et  la  bouche 
béante ,  regardoient  fixement  un  objet , 
qu'on  devinoit  être  seul  la  cause  de  ce 
désordre.  Cet  objet  étoit  une  femme 
d'une  haute  stature  et  d'une  taille  assez 
sveile  ,  sous  l'habit  de  quelqu'un  de  nos 
ordres  religieux.  Son  visage  étoit  voilé  ; 
à  son  bras  étoit  pendu  un  chapelet;  son 
vêtement  étoit ,  en  plusieurs  endroits , 
parsemé  de  gouttes  de  sang ,  qui  cou- 
Joient  d'une  large  blessure  qu'on  vojoit 
à  son 'côté.  D'une  main  elle  tenoit  une 
lampe,  et  de  l'autre,  un  énorme  cou- 
teau ;  elle  sembloit  s'avancer  vers  les 
grilles  de  fer  de  la  salle. 

«  Que  signifie  ceci ,  ma  chère  Agnès? 
lui  dis-je  ;  est-ce  quelque  sujet  de  votre 
invention  ?» 

Elle  jeta  les  yeux  sur  le  dessin.  «  De 
mon  invention?  non,  vraiment,  dit- 
elle  ;  ce  sujet  est  sorti  de  quelques  têtes 
beaucoup  meilleures  que  la  mienne. 
Comment  !  il  est  possible  que  vous  ayez 
résidé  trois  mois  entiers  au  château  de 


LE  MOINE.  55 

Lindenberg  sans  entendre  parler  de  la 
Nonne  sanglante?  » 

Voilà  la  première  fois  que  j'entends 
prononcer  ce  nom.  Et  quelle  est ,  je 
vous  prie,  cette  aimable  nonne? 

«  C'est  ce  que  je  ne  puis  vous  dire 
bien  précisément;  tout  ce  que  j'en  con- 
nois  n'est  que  le  résultat  d  une  ancienne 
tradition  qui  s'est  perpétuée  dans  cette 
famille  de  père  en  fils,  et  à  laquelle  ou 
croit  fermement  dans  toute  l'étendue 
des  domaines  du  baron.  Celui-ci  y  croit 
lui-même;  et  quant  à  ma  tante,  dont 
l'esprit  est  naturellement  porté  au  mer- 
veilleux ,  elle  révoqueroit  plutôt  en 
doute  les  vérités  de  la  Bible ,  que  l'ad- 
mirable histoire  de  la  Nonne  sanglante. 
Voulez-vous  que  je  vous  la  raconte?  » 

«  Oui ,  réj^ndis-je ,  vous  m'obligerez 
beaucoup.  »  Alors,  plaçant  devant  elle 
son  dessin  : 

a  Vous  saurez ,  dit-elle  d'un  ton  co- 
miquement  grave,  qu'il  n'est  pas  une 
des  chroniques  des  siècles  passés  qui 
fasse  mention  de  ce  Remarquable  per- 
sonnage ;  chose  étonnante  !  Je  voudrois 
bien  vous  raconter  sa  vie  ;  mais  mal- 
heureusement elle  n'a  été  connae  qu'a- 
près sa  mort.  Ce  n'est  qu'alors  qu'elle 


56  LE  MOINE. 

a  jugé  à  propos  de  faire  du  bruit  dans 
le  monde ,  et  c'est  Je  château  de  Lin- 
denberg  qu'elle  a  choisi  pour  Je  théâtre 
de  ses  exploits  ,  ce  qui  fait  du  moins 
honneur  à  son  bon  goût.  Elle  s'y  établû 
donc  dans  un  des  plus  beaux  appar- 
lemens ,  et  le  commencement  de  ses 
opérations ,  ou  de  ses  amusemens ,  fut 
de  faire  danser  avec  grand  bruit,  dans 
le  milieu  de  Ja  nuit,  les  chaises  et  les 
tables.  Peut-être  étoit-elle  somnam- 
bule 5  mais  c'est  ce  que  je  ne  saurois 
positivement  assurer.  Cet  amusement, 
dit  la  tradition  ,  commença  il  y  a  envi- 
ron cent  ans;  il  étoit  toujours  accom- 
pagné de  cris,  de  hurlemens,  de  gé- 
missemens ,  de  luremens  et  d'autres 
semblables  gentillesses.  Mais  quoiqu'un 
des  appartemens  fût  plus^oarticulière- 
ment  Jionoré  de  ses  visites ,  les  autres 
n'en  étoient  pas  totalement  privés  :  elle 
venoit  de  temps  en  temps  se  promener 
dans  les  antiques  galeries  et  les  salles 
spacieuses  du  château  ;  d'autres  fois 
elle  s'arrêtoit  devant  toutes  les  portes , 
et  là  ,  pleuroit,  se  lamentoit ,  et  rem- 
plissoit  de  terreur  tous  ceux  qui  l'en- 
tendoient.  Dans  ses  excursions  noc- 
tuirnesj  elle  a  été  vue  par   plusieurs 


LE  MOINE.  57 

personnes,  qui  décrivent  toutes  son  cos- 
tume tel  que  vous  le  voyez  ici  repré- 
senté par  Ja  main  de  sa  très-fidelle  et 
très-humble  historiographe.  »         • 

La  singularité  d^  ce  récit  excitoit  in- 
sensiblement mon  attention. 

«  Et,  dites- moi,  parle-t-elle  à  ceux 
qui  la  rencontrent?  » 

«  Non,  jamais;  ce  que  l'on  connoît 
de  son  caractère  et  de  ses  talens  noc- 
turnes n'invite  point  du  tout  à  lier  con- 
versation avec  elle.  Quelquefois  tout  le 
château  retentit  de  ses  sermens,  de 
ses  exécrations;  un  moment  après  elle 
répète  ses  patenôtres.  Après  avoir  pro- 
féré ,  en  hurlant ,  les  plus  horribles 
blasphèmes,  tout  à  coup  elle  chante  le 
deprqfundis'aussi  méthodiquement  que 
si  elle  étoit  encore  au  chœur.  C'est  , . 
en  un  mot,  une  dame  fort  capricieuse; 
mais  ,  soit  qu'elle  prie  ,  soit  qu'elle 
maudisse,  qu'elle  se  montre  impie  ou 
dévote ,  elle  épouvante  également  ses 
auditeurs.  Le  château  devint  presque 
inhabitable,  et  celui  qui  en  étoit  alors 
possesseur  fut  tellement  efïrajé  de  ces 
visites  nocturnes,  qu'un  beau  matin  on 
le  trouva  mort  de  peur  dans  son  lit. 
Ce  succès  parut  faire  beaucoup  de 
2.  S 


58  LE  MOTNE. 

plaisir  à  la  nonne  ;  car  elle  fit  alors 
plus  de  tapage  que  jamais.  Mais  le 
nouveau  baron,  successeur  du  défunt, 
se  montra  un  peu  trop  fin  pour  elle  5 
il  ne  parut  au  chaîna u  qu'accompagné 
d'un  célèbre  exorciseur  de  ses  amis  , 
qui  osa  s'enfermer  lui-même  une  nuit 
entière  dans  la  chambre  habitée  par 
l'efFrajante  religieuse.  Il  paroît  qu'il  y 
eut  alors  entre  elle  et  lui  de  vifs  dé- 
bats; il  paroît  même  que  l'exorciseur 
eut  beaucoup  d'ascendant  sur  elle;  que 
si  elle  montroit  de  l'obstination ,  son 
antagoniste  en  montra  encore  plus ,  car 
il  obtint  par  accommodement ,  que  si 
on  laissoit  à  sa  libre  disposition  le  lo- 
gement qu'elle  occupoit  dans  le  châ- 
teau, elle  laisseroit  du  moins  dormir 
en  repos  les  autres  habitaiw.  Pendant 
quelque  temps,  après  cette  convention  ^ 
on  n'en  eut  plus  de  nouvelles  ;  mais 
cinq  ans  après  l'exorciseur  vint  à  mou- 
rir ,  et  la  nonne  alors  se  hasarda  à 
reparoître;  cependant  elle  étoit  deve- 
nue beaucoup  plus  traitable.  Elle  se 
promenoit  en  silence ,  et  ne  paroissoit 
jamais  qu'une  fois  en  cinq  ans ,  usage 
qu'elle  a  conservé  jusqu'à  ce  jour ,  si 
l'on  ^  croit  le  baron.  Il  est  très -in- 


LE  MOINE.  59 

timement  persuadé  que  tous  les  cinq 
ans ,  au  5  du  mois  de  mai ,  aussitôt 
cjue  l'horloge  du  château  a  frappé  une 
heure  après  minuit  ,  la  porte  de  la 
chambre  habitée  par  la  nonne  s'ouvra 
(  notez  que  celte  porte  est  condamnée 
depuis  près  de  cent  ans  )  ;  le  spectre 
en  sort  avec  sa  lampe  et  son  poignard  , 
descend  l'escalier  de  la  tour  de  l'est , 
et  traverse  la  grande  salle.  Celte  nuit-là 
ïé  portier,  par  respect  pour  l'appari- 
tion ,  laisse  toujours  les  porles  du  châ- 
teau ouvertes.  Ce  n'est  pas  Cjue  l'on 
croie  celle  précaulion  nécessaire  ,  car 
ou  sait  bien  que  la  nonne  pourroit  fort 
gisement  passer  par  le  trou  de  la  ser- 
rure, si  elle  le  jugeoit  à  propos  (qifoi- 
qu'elle  paroisse,  au  moins  en  quelques 
circonstances ,  être  véritablement  un 
corps,  puisqu'elle  fail,  dit-on,  du  bniit 
en  marchant)  ;  mais  on  veut  ici  lui  faire 
politesse,  et  ne  pas  l'obliger  à  sortir 
d'une  manière  peu  conforme  à  la  dignité 
de  sa  seii^neurie.  » 

.  ce  Et  où  va-f  elle  après  qu'elle  est  ainsi 
soi'tie  du  château  ?»  ^ 

•t  Au  ciel  ,  à  ce  que  j'imagine  :  ce- 
pendant il  ne  paroit  pas  que  ce  séjour 
aoit  fort  de  son  goût ,  car  elle  en  revient 


6o  LE  MOINE. 

régulièrement  après  une  heare  d'ab- 
sence. La  dame  rentre  alors  dans  sa 
chambre ,  où  elle  reste  de  nouveau 
tranquille  pendant  l'espace  de  cinq  au- 
tres années.  » 

»Et  vous  croyez  à  tout  cela,  Agnès?» 
«  Pouvez-vous  me  faire  une  pareille 
question?  Non  ,  Alphonse ,  je  n'y  crois 
pas  5  j'ai  trop  lieu  de  déplorer  ,  pour 
mon  propre  compte ,  les  effets  de  la  su- 
perstition ,  pour  en  pouvoir  être  enti-^ 
chée  moi-même.  Cependant  je  ne  dois 
pas  laisser  voir  à  la  baronne  mon  incré- 
dulité ;  elle  n'a  pas  le  plus  léger  doute 
sur  la  réalité  de  cette  histoire.  Quant  à 
Ja  dame  Cunégonde,  ma  gouvernante, 
elle  affirme  avoir  vu  le  spectre  de  ses 
deux  jeux ,  il  y  a  quinze  ans.  Elle  m'a 
raconté  un  de  ces  soirs  comment  elle 
et  plusieurs  autres  domestiques  avoient 
été  interrompus  dans  un  souper  ,,  et 
épouvantés  par  l'apparition  de  la  Nonne 
sanglante.  C'est  le  nom  qu'on  lui  donne 
dans  tout  le  château  ,  et  c'est  d'après  ce 
récit  que  j'ai  tracé  cette  esquisse,  où 
^ous  pouvez  croire  que  je  n'ai  pas  oublié 
déplacer  ma  vénérable  gouvernante.  Je 
n'oublierai  jamais  dans  quel  excès  de 
colère  elle  est  entrée ,  et  combien  elle 


LE  MOINE.  br 

m'a  paru  laide  ,  lorsqu  en  voyant  ce  des- 
sin elle  m'a  querellée  pour  l  avoir  faite 
SI  resseinblanle.  « 

Ici  elle  me  montra  une  figure  gro- 
tesc^ue  de  vieille  fetnme  dans  une  atti- 
tude de  terreur. 

*  Jîri  dépit  de  la  mélancolie  qui  pesoi^ 
sur  inoh  ame ,  je  ne  pus  m'era pêcher  de 
rire  en  apercevant  ce  fruit  de  l'im^i- 
hation  vive  et  gaie  d'Agnès.  Elle  avoit 
parfaitement  conservé  la  ressemblance 
(Je  Cunégonde  ;  mais  elle  avoit  si  ingé- 
nieusement exagéré  les  défauts  de  son 
visage  et  rendu  chaque  trait  si  ridicule , 
que  je  conçus  sans  peifle  quelle  avoit  dû 
être  la  colère  de  la  duègne.    * 

«La  figure  est  admirable,  ma  chère 
Agnès  ;  je  nesavois  pas  que  vous  possé- 
dassiez à  ce  point  le  talent  de  saisir  le 
ridicule.  » 

«  Un  moment,  dit-elle  en  se  levant, 
je  veux  vous  montrer  une  figure  en- 
core plus  ridicule,  et  dont  vous  pour- 
rez disposer  à  votre  gié.  Venez  avec 
moi.  » 

,  Elle  entra  alors  dans  un  cabinet  un 
peu  écarté ,  ouvrit  un  tiroir  ,  ensuite 
uue  boite,  et  en  tira  ua  médaillon  con- 

6, 


es  LE  MOllVE. 

tenant  un  dessin  couvert  d'un  cristal. 
,  «  Connoissez-vous   l'original   de  cç 
portrait?  dit-elle  en  souriant.  ». 

«  C'est  vous-même,  m'écriai-jej  et 
vous  me  le  donnez  ,  Agnès» . .  !  ». 

Transporté  de  joie,  je  le  pressai  coii-. 
tre  rnes  lèvres  ;  et ,  me  jetant  à  ses  pieds , 
je  lui  témoignai  avec  les  expressions  les 
plus  tendres  ma  reconnoissance.  Elle 
m'acoutoit  avec  bonté,  et  m'assûroit 
qu'elle  partageoit  mes  sentimens,  lors- 
que je  lus  tout  à  coup  réveillé  par  un^ 
cri  perçant  qu'elle  poussa  en  retirant  sa. 
main  ,  que  je  pressois  dans  les  miennes,' 
et  en'se  sauvant  par  une  porte  qui*don- 
noit  sur  Je  jardin.  Etonné  de  ce  mou- 
vement, je  me  relève,  et  j'aperçois' 
près  de  moi  la  baronne ,  presque  suf- 
foquée par  l'excès  de  sa  fureur  jalouse. 
Au  sortir  de  son  évanouissement,  elle 
avoit  mis  son  imagination  à  la  torture 
pour  deviner  quelle  pouvoit  être  sa 
rivale.  Agnès  éloit  la  première  siir  qui 
dévoient  naturellement  se  porter  ses 
conjectures,  qui  se  changèrent  alors 
en  certitude.  Se  proposant  d'interroger 
Agnès,  elle  étcdt  entrée  à  petit  bruit, 
précisément  à  l'instant  où  celîe-ci  me 
dounoit  son  portrait^  elle  avoit  entendu 


LE  MOINE.  63 

mes  tendres  protestations ,  et  m'avoil 
vu  à  ses  genoux. 

«  Mes  soupçons  étoient  donc  justes , 
dit-elle  après  quelques  instaus  de  si- 
lence; la  coquetterie  de  ma  nièce  a 
triomphé,  et  c'est  à  elle  que  je  suis 
sacrifiée.  Cependant  j'ai ,  dans  mon  mal- 
Leur,  quelques  motifs  de  consolation; 
j.e  ne  serai  pas  seule  trompée  dans  mou 
gltente;  et  vous  aussi,  vous  connoltrez 
ce  que  c'est  que  l'amour  sans  espoiv  : 
^llends  tous  les  jours  pour  Agnès 
l'or^li  e  de  se  rendre  près  de  ses  parens  ; 
aussitôt  après  son.  arrivée  elle  prendra 
1^  voile,  et  vous  pourrez,  monsieur  y 
porter  votre  tendresse  ailleurs.  Epar- 
gnez-vous, de  grâce,  i\es  sollicitations, 
ajouta-t-elle  sans  me  permettre  de  par- 
ler ;  ma  résolution  est  inébranlable. 
Votre  amante  restera  jusqu'à  son  départ 
prisonnière  dans  ma  chambre.  <Juant  à 
vous,  don  Alphonse),  je  dois  vous  in- 
former que  votre  présence  ici  ne  peut 
plus  être  agréable  ni  au  baron  ni  à  son 
épouse.  Ce  n'est  pa«  pour  conter  'des 
douceurs  à  ma  nièce  que  vos  parens 
vous  ont  envojé  en  Ailemagne  ,  c'est 
pour  y  vovager;  et  je  me  reprocherois 
de  mettre  plus  long- temps  obstacle  à 


64  LE  MOINE. 

un  si  louabledessein.  Adieu, monsieur, 
souvenez-vous  que  deiuain ,  dans  ia  ma- 
tinée ,  nous  devons  nous  voir  pour  la 
dernière  fois.  » 

Quand  elle  m'eut  ainsi  donné  mon 
congé  en  bonne  forme ,  elle  me  iança  un 
regard  à  la  fois  méprisant  et  malicieux , 
et  sortit.  Je  me  retirai  à  mon  appar- 
tement, et  passai  ia  nuit  à  rêver  aux 
moyens  de  soustraire  Agnès  au  pouvoir 
tjrannicjue  de  sa  tante. 

Après  la  déclaration  formelle  de  ta 
baronne  ,  il  m'étoit  impossible  de  faire 
nn  plus  long  séjour  au  château  de  Lin- 
denberg;  j'annonçai  donc  dès  le  len- 
demain matin  mon  intention  de  partir 
sur-le-'champ.  Cette  résolution  parut 
iaive  sincèrement  de  la  peine  au  baron  ; 
il  me  montra  même,  à  cette  occasion  , 
un  attachement  si  vif,  que  je  crus  de- 
voir lenaetlre ,  s'il  étoit  possible,  dans 
mes  intérêts;  mais  à  peine  eus-je  pro- 
lioncé  le  nom  d'Agnès,  qu'il  m'inter- 
rompit brusquement ,  en  me  déclarant 
qu'il  lui  étoit  absolument  impossible  de 
se  mêler  de  cette  affaire.  «Te  vis  que  je 
perdrois  mes  représentations  ;  la  ba- 
ronne le  gouvernoit  despotiquement , 
et  ia   réponse   du  baron  m'annoncoit 


LE  MOINE.  63 

clairement  qu'elle    avoit    déjà    parlé. 

Agnès  ne  parut  point  :  je  demandai 
la  permission  de  prendre  congé  d'elle; 
ma  demande  fut  rejeiée.  »le  fus  obligé 
de  partir  sans  la  voir. 

Le  baron  ,  en  me  quittant ,  me  prit 
la  main  affectueusement ,  et  m'assura 
qu'aussitôt  que  sa  uièce  seroit  partie, 
je  pouvois  regarder  sa  maison  comme 
la  mienne. 

«  Adieu  ,  don  Alphonso  »,  me  dit  la 
baronne  eu  me  tendant  la  maiiï» 

Je  pris  celte  main,  je  la  portais  à 
mes  lèvres  •  el  le  ne  le  permit  pas ,  voyant 
son  mari  à  l'autre  bout  de  l'apparte- 
ment. 

«  Prenez  soin  de  vous-même,  con- 
tinua-t-elle;  mon  amour  s'est  changé 
en  haine ,  et  ma  vanité  blessée  ne  res- 
tera pas  oisive.  Allez  où  vous  voudrez, 
ma  vengeance  vous  suivra;  adieu,  n 

Ces  mots  furent  accompagnés  d'un 
regard  foudroyant.  Je  nerépondis  point; 
je  me  hâtai  de  quitter  le  châleau. 

En  sortant  de  la  cour  ,  dans  ma 
chaise  de  poste ,  je  regardai  aux  fe- 
nêtres de  votre  sœur;  elle  n'y  étoit 
pas.  Je  m'eufouçai  désespéré  dans  la 
voiture. 


66  LE  MOINE* 

J'avois  alors,  pour  toute  suite,  un 
domestique  français,  que  j'avois  pris 
à  Strasbourg  ,  à  la  place  de  Stéphane , 
et  le  petit  page  dont  Je  vous  ai  déjà 
parlé,  La  fidélité,  l'intelligence  et  la 
bonne;  humeur  de  Théodore  me  l'a- 
voient  déjà  rendu  cher;  mais  en  ce  mo- 
ment il  me  rendoit ,  à  mon  insu  ,  un 
service  bien  propre  à  me  le  faire  aimer 
encore  davantage.  A  peine  avions-nous 
fait  une  demi-lieue  pu  sortir  du  châ- 
teau ,  <ju'après  avoir  galoppé  à  toute 
bride ,  il  nous  rejoignit ,  et  s'appro- 
chant  de  ma  chaise  : 

«  Prenez  courage,  me  dit-ril  en  lan- 
giie  espagnole ,  qu'il  commençoit  à  par- 
ler très-couramment;  tandis  que  vous 
étiez  avec  le  baron ,  j'ai  épié  le  moment 
où  la  dame  Cunégonde  étoit  descendue, 
et  suis  monté  à  la  chambré  au-dessus 
de  celle  de  mademoiselle  Agnès.  Je 
Hie  suis  mis  à  chanter,  aussi  haut  que 
je  l'ai  pu ,  un  air  allemand  qu'elle 
chante  souvent ,  espérant  qu'elle  recon- 
lïoîtroit  ma  voix.  Elle  l'a  reconnue  en 
effet;  sa  fenêtre  s'est  ouverte;  j'ai  laissé 
tombet  un  cordon  dont  je  m'étois  pour- 
vu. Ayant  entendu ,  après  quelques  ins- 
tans ,  sa  fenêtre  se  refermer ,  j'ai  relire 


LE  MOINE.  6j 

doucement,  et  sans  me  laisser  voir,  Je 
cordon,  au  bout  duquel  j'ai  trouvé  ce 
petit  billet  attaché.  » 

Il  me  présenta  alors  un  papier  à  mon 
adresse.  Je  l'ouvris  avec  impatience  j  il 
conteuoit  les  mots  suivans,  écrits  au 
crajou  : 

«  Cachez-vous  dans  quelque  village 
«  voisin  pendant  une  quinzaine  ;  ma 
«  tante  croira  que  vous  avez  quitté  Lin- 
«  denberg,  et  me  rendra  la  liberté.  Dans 
«  la  nuit  du  3o  de  ce  mois ,  je  serai  à 
«  minuit  au  pavillon  de  l'ouest.  INe  man- 
«  quez  pas  de  vous  y  trouver,  et  nous 
«  pourrons  concerter  ensemble  nos  plans 
«  pour  l'avenir.  Adieu.  » 

Agnès. 

La  lecture  de  ce  billet  me  causa  la 
joie  la  plus  vive;  je  ne  trouvai  point 
de  mots  pour  témoigner  à  Théodore 
lexcès  de  ma  reconnoissance.  Son  at- 
tention et  son  adresse  mériloieut  véri- 
tablement les  plus  grands  éloges.  Vous 
croirez  aisément  que  je  ne  lui  avois 
point  fait  confidence  de  ma  passion 
pour  Agnès  ;  mais  son  coup-d'œil  étoit 
fort  juste,  il  avoit  deviné  mon  secret; 
et,  aussi  discret  qu'il  étoit  clairvoyant , 


68  LE  MOINE. 

il  avoit  gardé  pour  lui  seul  ses  remar* 
ques.  Notez  encore  qu'ayant  observé  en 
silence  tout  le  progrès  de  cette  affaire , 
il  ne  s'en  étoit  mêlé  qu'à  l'instant  même 
où  mon  intérêt  avoit  exigé  indispen- 
sablement  son  intervention.  J'admirai 
également  son  bon  sens,  sa  pénétra- 
tion, son  adresse  et  sa  fidélité.  Ce  n'é- 
loit  pas  la  première  preuve  qu'il  me 
donnoit  de  sa  promptitude  et  de  sa  ca- 
pacité. Durant  mon  séjour  à  Stras- 
bourg, il  avoit  appris  en  très-peu  de 
temps  ,  et  avec  beaucoup  de  succès  , 
les  élémens  de  la  langue  espagnole  ;  il 
passoit  la  plus  grande  partie  de  son 
temps  à  lire;  il  étoit  fort  instruit  pour 
son  âge,  et  réunissoit  aux  avantages 
d'une  jolie  tournure ,  d'une  figure  agréa- 
ble, ceu:^  d'un  jugement  fort  sain  et 
d'un  excellent  cœur.  Son  âge  est  à  pré- 
sent quinze  ans;  il  est  toujours  à  mon 
service  ,  et  quand  vous  le  verrez ,  je 
suis  sûr  qu'il  vous  plaira.  —  Excusez 
celte  digression  ;  je  reviens  à  mon 
sujet. 

Fort  empressé  de  suivre  exactement 
les  instructions  d'Agnès  ,  je  fis  route 
jusqu'à  Municb.  Là,  je  laissai  ma  chaise 
sous  la  garde  de  Lucas  j  mon  dorhesti- 


LE  MOINE.  6g 

que  français,  et  revins  à  cheval  jusqu'à 
un  petit  village  éloigné  de  deux  Jieues 
tout  au  plus  du  château  de  Lindenberg. 
Après  avoir  retenu  dans  une  auberge 
l'apparlement  le  plus  isolé,  je  fis  à  l'au- 
bergiste une  histoire  imaginaire ,  afin 
qu'il  ne  s'étonnât  point  de  notre  long 
séjour  dans  sa  maison.  Le  bonhomme 
étoit  heureusement  crédule  et  peu  cu- 
rieux; il  crut  tout  ce  que  je  lui  dis, 
et  ne  chercha  point  à  en  savoir  plus. 
Théodore  seul  étoit  avec  moi  ;  nous 
étions  tous  deux  déguisés  ,  et ,  sortant 
rarement  l'un  et  l'autre  de  notre  appar- 
tement, nous  n'excitâmes  aucun  soup- 
çon :  la  quinzaine  se  passa  de  cette  ma- 
nière. Cependant  j'eus  dans  cet  inter- 
valle l'occasion  de  me  convaincre  par 
moi-même  qu'Agnès  étoit  rendue  à  la 
liberté;  je  la  vis  passer  dans  le  village, 
accompagnée  de  la  vieille  Cunégonde. 

«  Quelles  sont  ces  dames?  dis-je  à  mon 
hôte ,  comme  la  voiture  passoil.  » 

«  La  nièce  du  baron  de  Lindenberg, 
répondit-il,  avec  sa  gouvernanle.  Elle 
va  régulièrement  tous  les  vendredis  au 
couvent  de  Sainle-Catherine,  où  elle 
a  été  élevée  ,  et  qui  n'est  qu'à  un  quart 
de  lieu  d'ici .  » 

a.  7 


70  LE  MOINE. 

Vous  imaginez  aisément  avec  quelle 
impatience  j'attendis  le  vendredi  sui- 
vant. Je  vis  de  nouveau  ma  chère  Agnès  ^ 
elle-même  m'aperçut  comme  elle  pas- 
soit  devant  la  porte  de  l'auberge.  La 
rougeur  qui  couvrit  tout  à  coup  ses 
joues  ,  m'annonça  qu'elle  m'avoit  re- 
connu à  travers  mon  déguisement.  Je 
la  saluai  profondément  :  elle  ne  me  ré- 
pondit que  par  un  léger  mouvement  de 
tête,  comme  on  rend  le  salut  à  un  infé- 
rieur, et  regarda  de  l'autre  côté,  jusqu'à 
ce  que  la  voiture  fût  passée. 

Cette  soirée,  si  long-temps  attendue, 
si  long-temps  désirée,  arriva.  Elle  étoit 
calme,  et  la  lune  brilloit  de  tout  son 
éclat.  Aussitôt  qu'il  fut  onze  heures,  je 
partis  pour  le  rendez- vous. Théodore 
s'éloit  pourvu  d'une  échelle;  j'escaladai 
sans  difficulté  les  murs  du  jardin  :  le 
page  me  suivit  et  tira  l'échelle  après 
lui.  Je  gagnai  alors  le  pavillon  de  l'ouest, 
et  là  ,  j  attendis  impatiemment  l'arrivée 
d'Agnès.  A  chaque  léger  souffle  dont  le 
vent  agitoit  les  arbres,  à  chaque  feuille 
qu'il  faisoit  tomber,  je  crojois  entendre 
son  pas,  et  me  levois  pour  aller  au-de- 
vant d'elle.  Ainsi  je  passai  une  heures 
entière ,  doirt  les  momens  me  parurent 


LE  MOINE.  71 

autant  de  siècles.  L'horloge  du  château 
sonna  enfin  minuit  ;  et  après  un  autre 
quart  d'heure  ,  passé  dans  les  mêmes 
transes  ,  j'entendis  enfin  le  pied  légei: 
d'Agnès ,  qui  s'approchoit  avec  beau- 
coup de  précaution,  j^le  parut;  je  la 
Conduisis  à  un  siège  ,  et  là  ,  me  jetant 
à  ses  pieds  ,  je  lui  exprimai  toute  ma 
reconuoissance. 

«Nous  n'avons  pas  de  temps  à  per- 
dre, Alphonso,  dit-elle  en  m'interrom- 
pant;  les  momens  sont  précieux;  je  ne 
suis  plus  à  la  vérité  consip;née  dans  ma 
chambre ,  mais  Cunégonde  épie  toutes 
mes'démarches.  Un  exprès  est  arrivé 
de  la  part  de  mon  père  ;  je  dois  partir 
incessamment  pour  Madrid  ,  et  c'est 
avec  beaucoup  de  peine  que  j'ai  obtenu 
une  semaine  de  délai.  La  superstition 
de  mes  parens,  soutenue  par  les  repré- 
sentations de  ma  cruelle  tante,  ne  me 
laisse  aucun  espoir  de  parvenir  à  les 
fléchir.  J'ai  donc  résolu,  dans  cette  al- 
ternative, de  me  confier  à  votre  hon- 
neur; fasse  le  ciel  que  je  n'aie  jamais 
lieu  de  rae  repentir  de  ma  résolution  ! 
La  fuite  est  mon  unique  ressource  pour 
me  sauver  des  horreurs  de  l'esclavage 
monastique ,  et  l'imminence  du  danger 


72  LE  MOIWE. 

doit  faire  excuser  mon  imprudence.  » 
«  Oh!  partons,  luidis-je,  partons  dès 
ce  soir  même,  ma  chère  Agnès....  « 

«  Non ,  rèpondit-elle  en  m'interrom- 
pant ,  les  mesures  ne  sont  pas  prises 
pour  une  prom||te  fuite.  Il  j  a  d'ici  à 
Munich  au  moins  deux  journées  ae 
chemin  ;  les  émissaires  actifs  de  ma 
tante  nous  auroient  arrêtés  peut-être 
avant  que  nous  fussions  sortis  des  dé- 
pendances du  baron.  D'ailleurs ,  mon 
absence  du  château  ne  soufFriroit  qu'une 
seule  interprétation ,  et  il  n'y  auroit 
point  de  doute  sur  le  motif  de  ma  dis- 
parition. Pour  ne  rien  confier  au  ha- 
sard ,  et  pour  égarer  plus  sûrement 
l'attention  des  surveillans ,  j'ai  conçu 
un  autre  projet  qui  vous  paroîtra  peut-- 
être bizarre,  mais  que  je  regarde  comme 
infaillible  ,  ,et  que  j'aurai  le  courage 
d'exécuter.  Ecoulez- moi  : 

«  Nous  sommes  aujourd'hui  au  3o 
avril.  C'est  dans  la  nuit  du  5  mai ,  c'est- 
à-dire  ,  dans  cinq  jours ,  que  doit  avoir 
lieu  l'apparition  de  cette  religieuse  fan- 
tastique. Dans  ma  dernière  visite  au 
couvent,  je  me  suis  procuré  un  habit 
convenable  pour  jouer  ce  rôle  :  une 
amie  que  j'y  ai  laissée ,  et  à  qui  je  d  ai 


LE  MOINE.  73 

pas  fait  scrupule  de  confier  mon  secret , 
a  consenti  à  me  prêter  un  de  ses  habits 
religieux;  j'ai  trouvé  ailleurs  le  reste  de 
l'accoutrement ,  et  ma  taille  et  ma  sta- 
ture répondent  assez  bien  à  ce  qu'on 
rapporte  de  la  nonne....  » 

Cette  idée  réjouit  infiniment. 

«Dans  cet  intervalle,  continua  Agnès, 
vous  aiirez  le  temps  de  vous  procurer 
une  voiture  bien  attelée,  avec  laquelle 
vous  m'attendrez  à  peu  de  dislance  de 
ïa  grande  porte  du  château.  Aussitôt 
que  l'horloge  sonnera  une  heure  ,  je 
sortirai  de  ma  chambre  dans  mon  atti- 
rail de  spectre  ;  tous  ceux  que  je  pour- 
rai rencontrer  seront  trop  efFrajés  pour 
s'opposer  à  ma  sortie.  J'atteindrai  aisé- 
ment la  porte  principale,  et  me  remet- 
trai alors  sous  votre  protection.  Ainsi 
notre  fuite  sera  plus  prompte  et  plus 
sûre  :  dans  le  trouble,  on  s'apercevra 
moins  promplement  de  ma  disparition  ; 
les  soupçons  du  moins  se  partageront; 
peut-être  même  la  regardera- 1- on 
comme  un  événement  surnalurel.  Je  ne 
doute  pas  du  succès.  Mais  s'il  étoit  pos- 
sible, Alphonso,  que  vous  me  trompas- 
siez ;  si  vous  ne  voyiez  qu'avec  mépris 
mon  imprudente  confiance;  si  elle  u'é- 

7- 


74  LE  MOINE. 

toit  payée  par  vous  que  d'ingratitude , 
jamais,  non,  jamais  le  monde  n'auroit 
vu  un  être  plus  malheureux  que  moi. 
Je  sens  tout  le  danger  auquel  je  m'ex- 
pose; je  sens  que  je  vous  donne  le  droit 
de  me  traiter  avec  lëgéreté  ;  mais  je  me 
confie  à  votre  amour ,  à  votre  honneur. 
La  démarche  que  je  vais  faire  allumera 
contre  moi  la  colère  de  mes  pai^ens.  Si 
vous  m'abandonniez ,  si  vous  me  tra- 
hissiez ,  je  n'aurois  point  d'ami  pour 
prendre  ma  défense  :  sur  vous  seul  re- 
pose toute  mon  espérance  ;  si  votre 
cœur  ne  vous  parloit  pas  en  ma  faveur , 
je  serois  perdue  sans  retour.  » 

Elle  prononça  ces  derniers  mots  d'un 
ton  si  touchant ,  que ,  malgré  la  joie 
que  me  causoit  en  ce  moment  sa  pro- 
messe de  me  suivre,  j'en  fus  profondé- 
ment affecté.  Elle  laissoit  tomber  lan- 
guissamment  sa  tête  sur  mon  épaule; 
je  vis  à  la  clarté  de  la  lune  que  des 
larmes  couloient  de  ses  yeux.  Après  lui 
avoir  dit  que  j'allois  employer  tous  mes 
moyens  pour  seconder  l'exécution  de 
son  projet ,  qui  me  paroissoit  fort  bien 
conçu,  je  lui  jurai,  dans  les  termes  les 
plus  solennels,  que  sa  vertu  et  son  in- 
nocence seroient  toujours  en  sûreté  sous 


LE  MOINE.  75 

ma  garde;  que ,  jusqu'au  moment  où  le 
don  libre  et  légal  de  sa  main  m'auioit 
fait  son  heureux  époux,  sou  honneur 
seroit  aussi  sacré  pour  moi  que  celui 
d'une  sœur;  que  mon  premier  soin  se- 
roit  de  vous  chercher,  Lorenzo,  et  de 
vous  intéresser  à  notre  union.  Je  con- 
tinuois  à  lui  faire  ces  tendres  et  sin- 
cères protestations  ,  lorscjunu  hruit  , 
venant  du  dehors,  excita  notre  atten- 
tion. La  porte  du  pavillon  s'ouvrit  tout 
à  coup,  et  nous  aperçûmes  Cunégoude. 
Ayant  entendu  Agnès  sortir  desa  cham- 
bre, elle  l'avoit  suivie  dans  le  jardin  et 
Tavoit  vue  entrer  dans  le  pavillon.  A  la 
faveur  de  l'obscurité ,  elle  s'étoit  appro- 
chée le  long  des  arbres  en  silence  et  sans 
être  aperçue  par  Théodore,  qui  se  te- 
noit  à  quelque  distance  près  de  Técheile. 
Cunégonde  avoit  encore  entendu  toute 
notre  conversation. 

«  Fort  bien,  s'écria-t-elle  d'une  voix 
presqu'étouffee  par  la  colère.  Admira- 
ble, mademoiselle!  Sainte  Barbe!  vous 
avez  d'excellentes  inventions  I  Vous 
voulez  contrefaire  la  nonne  sanglante! 
Quelle  impiété  !  quelle  incrédulité  ! 
.le  suis  en  vérité  tentée  de  vous  laisser 
poursuivre    votre    projet  ,   pour    voir 


76  LE  xMOlNE. 

comment  la  vraie  nonne  vous  arran-- 
géra,  si  elle  vous  rencontre.  Et  vous, 
don  Alphonso,  n'éles-vous  pas  honteux 
de  séduire  ainsi  une  jeune  créature  sans 
expérience,  de  l'exciter  à  quitter  sa  fa- 
mille et  ses  amis?  Pour  celte  fois,  du 
moins ,  je  renverserai  vos  projets  ma- 
licieux ;  la  bonne  dame  sera  informée 
de  toute  cette  affaire,  et  mademoiselle 
Agnès  sera  obligée  d'attendre  pour  jouçr 
la  religieuse  une  meilleure  occasion. 
Adieu,  monsieur. — 'Allons,  très-chère 
sœur,  donna  Agnès,  voulez -vous  me 
permettre  de  vous  reconduire  à  l'instant 
à  votre  cellule?  » 

En  disant  ces  mots ,  elle  s'approcha 
du  sofa  sur  lequel  étoit  assise  sa  trem- 
blante pupille,  la  prit  par  la  main,  et  se 
prépara  à  l'emmener  avec  elle  hors  du 
pavillon. 

Je  la  retins  ;  j'employai  pour  la  gagner^ 
sollicitations  ,  flatteries  ,  promesses  ; 
tout  lut  inutile.  Après  avoir  épuisé  ma 
rhétorique ,  je  renonçai  aux  moyens  de 
douceur. 

«  Hé  bien  ,  lui  dis-je ,  las  de  sa  résis- 
tance ,  votre  obstination  trouvera  sa 
punition.  11  me  reste  un  seul  moyen  de 
sauver  Agnès,  de  me  sauver  moi-même; 


LE  MOINE.  77 

vous  m'y  forcez,  el  je  n'hésiterai  pas  à 
l'employer.  » 

Épouvantée  de  celte  menace,  Cuné- 
^onde  fit  de  nouveaux  efforts  pour  sor- 
tir du  pavillon  ;  mais  alors  je  la  saiiîis 
par  le  milieu  du  corps  et  la  retins  de 
îorce.  Au  même  instant  Théodore,  qui 
étoit  entré  après  elle  dans  le  pavillon, 
en  ferma  la  porte.  Prenant  alors  le  voile  • 
d'Agnès,  je  me  hâtai  d'en  entortiller  la 
tête  de  la  duègne  ,  qui  poussoit  des  cris 
si  perçans  ,  que  je  craignis  qu'ils  ne 
fussent  entendus  du  château  ,  malgré 
la  distance  qui  la  séparoit  du  pavillon. 
A  la  fin  ,  je  parvins  ,  avec  le  secours 
de  Théodore,  à  bâillonner  si  complète- 
ment la  pauvre  Cunégonde/cju'il  ne  lui 
fut  plus  possible  de  pousser  un  seul  cri. 

Nous  eûmes  beaucoup  plus  de  peine 
à  lui  lier, avec  nos  mouchoirs  de  poche, 
Jes  pieds  et  les  mains  ;  nous  y  parvînmes 
cependant.  J'invitai  Agnès  à  se  retirer 
promptement  dans  sa  chambre,  lui  pro- 
mettant qu'il  n'arriveroil  point  d  autre 
mal  à  sa  gouvernante,  et  lui  rappelant 
que,  contormément  à  son  plan,  je  me 
trouverois  exactement  ,  la  nuit  du  5 
mai,  à  la  grande  porte  du  château.  Nous 
cious  dîmes  un  tendre  adieu.  TrembUu;- 


78  LE  MOINE. 

te,  respirant  à  peine,  il  ne  lui  restoit  que 
la  force  nécessaire  pour  me  promettre 
de  nouveau  qu'elle  accompliroit  son 
projet;  le  cœur  plein  de  trouble  et  de 
donlusion  ,  elle  se  rendit  à  son  appar- 
tement. 

«  Il  faut  avouer ,  dit  Théodore  eu 
riant ,  que  nous  avons  fait  là  une  riche 
capture.  Eh!  qu'allons -nous  faire  de 
cette  antiquaille?  Je  lui  dis  de  m'aider 
sans  perdre  de  temps.  Nous  la  hissâmes 
par-dessus  le  mur,  et  ne  trouvant  aucun 
meil  leur  moyen  de  la  transporter  à  notre 
auberge,  nous  prîmes  le  parti  de  l'atta- 
cher, en  travers,  sur  la  croupe  de  mon 
cheval ,  en  guise  de  porte-manteau;  et 
je  partis  avec  elle  au  galop.  La  malheu- 
reuse duègne  n'avoit  de  sa  vie  fait  un 
voyage  aussi  désagréable;  elle  fut  tel- 
lement secouée  et  ballotée  ,  qu'à  son 
arrivée  elle  n'avoit  plus  Tair  que  d'une 
momie  vivante,  sans  parler  de  son  ef- 
froi, lorsque  nous  traversâmes  une  pe- 
tite rivière  que  nous  ne  pouvions  éviter 
de  passer  pour  nous  rendre  au  village. 
Pour  l'introduire  dans  l'auberge  ,  sans 
être  vue  de  notre  hôte  ,  il  fallut  user  de 
stratagème.  Nous  descendîmes  de  che- 
val l'un  et  l'autre  à  l'entrée  de  la  rue. 


LE  MOINE.  79 

Théodore  me  précéda  de  quelques  pas; 
l'aubergiste  ouvrit  la  porte,  tenant  une 
lampe  dans  sa  main. 

«  Donnez-moi  cette  lumière,  dit  le 
page ,  voici  mon  maître  cjui  vient.  » 

Il  prit  la  lampe  des  mams  de  l'auber- 
giste et  la  laissa  tomber,  conformément 
à  mes  instructions.  Tandis  que  le  bon- 
homme étoil  allé  la  rallumer  à  la  cui- 
sme,  j'eus  le  temps  de  monter  la  duègne 
dans  mes  bras,  sans  cire  aperçu,  et  de 
l'enfermer  dans  le  cabinet  le  plus  re- 
culé de  l'appartement.  Bientôt  l'auber- 
giste et  Théodore  reparurent  avec  des 
lumières.  Le  premier  témoigna  sa  sur- 
prise de  nous  voir  rentrer  si  tard  ;  mais 
il  ne  fit  point  de  questions  indiscrètes , 
et  nous  laissa  dans  l'enchantement  que 
nous  causoit  le  succès  de  notre  expé- 
dition. 

Je  rendis  aussitôt  visite  à  ma  pri- 
sonnière ,  et  l'invitai  à  se  soumettre 
patiemment  à  une  réclusion  qui  ne  se- 
roit  que  momentanée.  Ma  tenfative  fut 
vaine.  Ne  pouvant  ni  parler  ni  se  mou- 
voir, quoiqu'elle  pût  aisément  respi- 
rer, elle  m'exprimoit  par  ses  regards 
l'excès  de  sa  furie.  J^'osois  ni  la  délieu 
m  ta  débrider  que  pour  lui  laisser  pren- 


ho  LE  MOINE. 

dre  quelque  nourriture  ;  mais  alors  je 
teuois  une  épée  nue  sur  son  sein  ,  eu 
lui  signifiant  que,  si  elle  osoit  pousser 
un  seul  cri ,  je  la  perçois  de  part  ea 
part.  Aussitôt  qu'el  le  avoit  mangé ,  nous 
lui  replacions  ce  que  Théodore  appeloit 
sa  bride.  Ce  procédé  étoit  cruel  sans 
doute 5  il  ne  peut  être  justifié  que  par 
l'urgence  des  circonstances ,  et  par  la 
nécessité  d'arrêter  le  mal  que  celle  in- 
traitable  mégère  vouloit   nous    faire. 
Quant  à  Théodore,  il  n'avoit  pas  sur  ce 
sujet  le  plus  léger  scrupule.  La  captivité 
deCunégondel'amusoit  infiniment.  Pen- 
dant son  séjour  au  château ,  i^ls  avoient 
été,  la  duègne  et  lui,  continuellement 
en  guerre.  A  présent  qu'il  tenoit  son  en- 
nemi en  son  pouvoir,  il  en  triomphoit 
sans  miséricorde  ,  et  ne  paroissoit  oc- 
cupé que  du  soin  de  lui  faire  à  chaque 
moment  quelque  nouvelle  espièglerie  : 
quelc[uefois  il  affectoit  d'avoir  pitié  de 
son  infortune,  et  tout  à  coup  rioit  aux 
éclats  ;  d'autres  fois  il  lui  peignoit  le 
trouble,  et  sur-tout  les  regrets  que  de- 
voit  occasionner  au  château  sa  dispa- 
rition. Cette  dernière  conjecture  u'étoit 
pas  totalement  défeuée  de  fondement  ; 
<^ar  Agnès  seule  pouvoil  savoir  ce  qu'é- 


LE  MOINE.  8i 

toit  devenue  sa  gouvernanle,  et  j'ai  su 
depuis  qu'on  Tavoit  cherch(^e  dans  lou» 
les  coins  et  recoins  du  château;  qu'oit 
avoit  inutilement  séché  les  puils  et  fait 
une  battue  dans  les  bois  pour  la  trou- 
vej'.  Agnès  gardoit  le  secret ,  et  je  gar- 
dois la  duègne.  La  baronne  resta  donc 
dans  une  ignorance  totale  sur  le  sort 
de  sa  vieille  protégée  ,  et  finit  par 
soupçonner  qu'elle  s'éloit  volonlaire- 
menl  donné  la  mort.  Ainsi  se  passèrent 
Jes  cinq  jours ,  durant  lesquels  j'avois 
tout  préparé  pour  la  grande  entre- 
prise. 

En  quittant  Agnès ,  mon  premier 
soin  avoit  été  de  dépêcher  à  Munich  un 
paysan  avec  une  lettre  à  Lucas  ,  par  la- 
quelle je  lui  ordonnois  de  m'envojep 
au  plus  tôt  une  voiture  attelée  de  quatre 
chevaux,  en  sorte  qu'elle  arrivât  à  dix 
heures  du  soir,  au  plus  tard,  le  5  de 
mai,  au  village  de  Rosenvald.  Lucas 
exécuta  ponctuellement  mes  ordres,  la 
voiture  arriva  à  l'heure  fixée. 

Cunégonde  devenoit  encore  plus 
furieuse  à  mesure  que  s'approchoit  *le 
moment  qui  devoit  remettre  en  mes 
mains  la  garde  de  sa  pupille.  Dans  quel- 
ques inslans  je  craignois  que  la  colère 
2.  8 


^2  LE  MOINE, 

ne  la  suffoquât;  cependant  ayant  assez 
heureusement  découvert  qu'elle  avoit 
beaucoup  de  goût  pour  l'eau-de-vie  de 
cerises,  ]e  m'empressai  de  lui  en  fournir 
en  abondance ,  ce  qui  nous  permit  quel- 
quefois de  la  débrider.  Celte  liqueur 
avoit  la  vertu  d'adoucir  merveilleuse- 
ment l'acrimonie  de  son  humeur,  et , 
faute  d'un  autre  amusement,  elle  s'eni- 
vroit  le  malin. 

Le  5  mai  arriva  j  cette  époque  ne 
sortira  jamais  de  ma  mémoire.  Minuit 
n'étoit  pas  encore  sonné  que  j'étois^déjà 
au  rendez -vous.  Théodore  m'accom- 
pagnoit  à  cheval.  Je  cachai  la  voiture 
dans  une  caverne  qui  se  trouve  sur  le 
côté  de  la  montagne  où  le  château  de 
Lindenberg  est  situé.  Cette  caverne  et 
spacieuse  et  profonde.  Les  paysans  la 
nomment  Caverne  de  Linden. 

Le  ciel  étoit  serein  et  la  nuit  calme. 
Des  rayons  de  la  lune  tomboient  à  pic 
sur  les  tours  antiques  du  château,  dont 
ils  argentoient  les  sommets.  Ou  n'eu- 
tendoit  que  le  bruissement  des  feuilles 
agitées  par  le  vent  frais  de  la  nuit , 
quelques  aboiemens  qui  partoient  des 
villages  voisins ,  et  le  cri  d'un  hibou 
qui  s'étoit  établi  sur  uu  des  angles  de  la 


LE  MOINE.  83 

tour  de  l'est.  Ce  cri  lugubre  me  fit  lever 
les  jeux  j  je  l'aperçus  sur  la  corniche 
d'une  fenêtre  ,  que  je  reconnus  pour 
être  celle  de  l'appartement  réservé  à 
la  nonne  sanglante,  dont  cette  parti- 
cularité me  retraça  en  un  moment 
toute  l'histoire.  Je  poussai  un  soupir, 
en  réfléchissant  sur  le  pouvoir  de  la 
superstition  et  sur  la  foiblesse  de  la 
raison  humaine.  Bientôt  aussi  j'enten- 
dis d'autres  sons  venant  du  château ,  et 
qui  paroissoient  être  les  reflets  d'un 
concert  de  voix  et  d'instrumens. 

«Quelle  est  cette  musique?  dis-Je  à 
Théodore^  à  quelle  occasion  y  a-t-il 
ce  soir  concert  au  château  ?  » 

«  J'ai  appris  aujourd'hui ,  me  répon- 
dit le  page,  qu'un  étranger  de  distinc- 
tion y  étoit  arrivé.  Il  est  passé  ce  matin 
à  Rosenvald.  On  dit  que  c'est  le  père 
de  donna  Agnès.  Le  baron  lui  aura 
probablement  donné  cette  fête  à  son 
arrivée.  « 

Bientôt  après  la  cloche  du  château 
annonça  minuit.  A  ce  signal ,  toute  la 
famille  étoit  dans  l'usage  d'aller  au  lit. 
I  J'e  vis  en  effet ,  par  tx)iit  le  château  , 
!  des  lumières  allant  et  venant  dans  di- 
verses directions ,  d'où  je  conjecturai 


84  ^E  MOINE. 

que  la  compagnie  se  séparoit.  J'enlen- 
dis  les  grilles   pesantes  s'ouvrir  et  se 
fermer  à  grand  bruit  sur  leurs  gonds 
rouilles,  et  faire  tressaillir  les  vitraux. 
La   chambre   d'Agnès  donnoit  sur  le 
côté  opposé   du  château.  Je    craignis 
qu  elle  n'eût  pu  se  procurer  la  clé  de 
l'appartement  abandonné  de  la  tour  de 
lest ,  ce  qui  lui  éloit  cependant  indis- 
pensablement  nécessaire  pour  pouvoir 
descendre  dans  la  grande  salle  par^  le 
petit  escaHer.  Occupé  de  celte  idée , 
je  tenois  les  jeux  constamment  fixés 
sur,  la  fenêtre  ,  espérant  apercevoir  à 
tout  instant  la  lueur  si  désirée  d'une 
lampe  dans  les  mains  d'Agnès.  Au  mi- 
lieu de  mon  impatience,  j'entends  re- 
tirer les  énormes  verrou x  de  la  porte 
principale  ,   et   je  distinguai   le  vieux 
Conrad  ,  portier   du   château.  Tenant 
une   chandelle  à    la   main  ,   il  ouvrit 
toutes  les  portes ,  et  se  retira.  Insensi-  .' 
blement  les  lumières  disparurent  l'une  , 
après  l'autre,  et  bientôt  le  château  fut 
totalement  dans  l'obscurité. 

J'étois  assis  sur  une  grosse  pierre  dé- 
tachée de  la  montagne.  L'aspect  tran-» 
quille  des  objets  qui  m'environnoient , 
m'inspiroit  des  idées   mélancoliques  , 


LE  MOINE.  85 

mnis  douces.  Le  château  ,  que  j'avois 
en  pleine  perspective,  in'ofFroit  un  ob- 
jet également  imposant  et  nittoresque. 
Ses  murailles  massives ,  teintes  par  les 
pâles  rayons  de  la  lune;  ses  tourelles  à 
demi  ruinées ,  dont  les  pointes  étoient 
voisines  des  nuages,  et  sembloient  les 
délier;  ces  créneaux,  ces  b-istions  cou- 
verts de  lierre,  et  particulièrement  ces 
portes  ouvertes  en  l'honneur  d'une  ap- 
parition surnaturelle,  tous  ces  objets 
contribuèrent  à  me  pénétrer  d'une 
lugubre  et  respectueuse  horreur.  Ces 
sensations  se  joignoient  à  mon  impa- 
tience pour  me  faire  sentir  plus  vive- 
ment avec  quelle  extrême  lenteur  le 
temps  sembloit  s'écouler.  J'a[)prochai 
davantage  du  château  ,  et  me  déter- 
minai à  en  faire  le  tour.  J'aperçus  en- 
core une  lueur  légère  à  la  fenêtre  de 
la  chambre  d'Agnès.  Comme  je  conli- 
nuois  à  regarder  vers  ce  point,  je  vis 
l'ombre  d'une  personne  s'approcher  de 
la  vitre,  et  fermer  plus  exactement  le 
rideau  pour  cacher  totalement  une 
lampe  allumée.  Convaincu  par  cette 
observation  qu'Agnès  n'avoit  point 
abandonné  notre  plan ,  je  revins  joyeux 
a  mon  poste. 


86  LE  MOINE. 

La  demie  sonna  ;  ensuite  les  trois 
quarts.  Le  cœur  me  battoit  d'espoir  et 
de  crainte.  A  la  fin ,  l'instant  si  long- 
temps attendu  arriva.  L'horloge  sonna 
une  heure  :  le  son  fut  répété  par  tous 
jes  échos  du  château  et  des  environs. 
Je  tins  mes  yeux  fixés  sur  la  fenêtre 
de  l'appartement  de  la  tour  de\  l'est. 
Cinq  minutes  s'étoient  à  peine  écou- 
lées, que  j'y  vis  paroître  de  la  lumière. 
J'étois  en  ce  moaient  le  plus  près  pos- 
sible de  la  tour.  La  fenêtre  ri'étoit  pas 
fort  élevée  ;  je  crus  apercevoir  une 
figure  de  femme ,  portant  une  lampe 
en  sa  main ,  et  marchant  lentement  le 
long  de  l'appartement.  La  lumière 
s'éloigna  par  degrés  ,  et  bientôt  elle 
disparut. 

Je  reconnus  à  quelques  lueurs  que 
je  vis.  briller  aux  fenêtres  de  l'escalier, 
que  mon  aimable  revenant  le  descen- 
doit.  Je  suivis  également  la  lumière 
tout  le  long  de  la  grande  salle  ;  elle 
atteignit  la  porte  principale  ;  elle  la 
passa  :  je  vis  Agnès. 

Elle  étoit  costumée  exactement  com- 
me elle  m'avoit  décrit  le  spectre.  Un 
chapelet  étoit  pendu  à  son  bras.  Sa 
télé   étoit   couverte   d'un   long  voile 


LE  MOIIVE.  8y 

blanc.  Son  vêtement  étoit  parsemé  de 
gouttes  de  sang;  elle  tenoit  d'une  main 
une  lampe,  et  de  l'autre  un  poignard. 
Je  courus  à  sa  rencontre,  et  la  pris  dans 
mes  bras. 

«r  Agnès  ,  lui  dis  -  je  en  la  pressant 
contre  mon  cœur  : 

«  Agnès ,  Agnès  .  tu  es  à  moi  ; 

«  Je  suis  à  toi  pour  la  vie. 

«Tant  qu'une  goutie  de  sang  restera  dans 

mes  veines, 
«  Mon  cœur  ,  mon  ame  ,  tout  mon  être  est 

à  toi.  ;» 

Effrayée  ,  pouvant  à  peine  respi- 
rer, elle  laissa  tomber  sa  lampe  et  sou 
poignard;  et,  sans  proférer  une  seule 
parole,  tomba  elle-même  sur  mon  sein. 
Je  la  portai  dans  mes  bias,  et  la  plaçai 
dans  lavoiture.  Alors  j'ordonuai  à  Théo- 
dore de  retourner  à  l'instant  même  a\h 
village,  et  de  remettre  dans  deux  jours 
Cunégonde  en  liberté.  Je  le  chargeai 
aussi  de  faire  porter  lui-même  à  la  ba- 
ronne une  lettre ,  dans  laquelle  je  lui 
expliquai  toule  l'affaire  ,  et  la  priai 
instamment  d'obtenir  le  consentement 
de  don  Gaston  à  mon  union  avec  sa 
lille  ;  je  lui  découvrois  mon  véritable 
nom  ,  ma  naissauce  et  mes  espéran- 


88  LE  MOINE. 

ces  ,  et  l'assurois  que ,  s'il  n'ëtoit  pas 
en  mon  pouvoir  de  répondre  à  son 
amour,  je  saurois  du  moins  ne  rien  né- 
gliger pour  obtenir  son  estime  et  son 
amitié. 

Je  montai  en  voiture  ,  aussitôt  après 
V  avoir  placé  Agnès.  Théodore  ferma 
la  portière,  et  les  chevaux  partirent 
au  galop.  Ils  couroient  avec  la  plus 
étonnante  vîtessse.  J'en  fus  charmé  au 
commencement;  cependant,  réfléchis- 
sant que  très- probablement  nous  n'é- 
tions pas  poursuivis,  je  criai  aux  pos- 
tillons que  rien  ne  nous  pressoit  si  fort, 
et  leur  ordonnai  de  modérer  leurs  pas. 
Les  postillons  voulurent  en  vain  m'o- 
•béir  :  les  chevaux ,  comme  effrayés  , 
n'étoient  plus  sensibles  au  frein  ;  ils 
continuèrent  à  courir ,  à  souffler  ,  à 
hennir.  Les  conducteurs  ,  redoublant 
vainement  d'efforts  pour  les  contenir , 
furent  tous  à  la  fois  jetés  par  terre.  Les 
cris  qu'ils  poussèrent  en  tombant ,  m'a- 
vertirent de  la  grandeur  du  danger  que 
je  courois.  En  ce  moment-là  même  de 
sombres  nuages  obscurcirent  le  firma- 
ment. J'entendis  mugir  horriblement 
les  vents  déchaînés;  les  éclairs  bril- 
j oient  en  se  croisant,  le  tonnerre  gron- 


LE  MOINE.  89 

doit.  Jamais  je  n'avois  vu  une  aussi  ef- 
frojable  tempête.  Plus  effVajés  encore 
par  ce  choc  universel  des  élômens ,  les 
chevaux  senibloientà  chaque  instant  re- 
doubler de  vitesse;  rien  ne  les  arrêtoit  : 
les  haies,  les  fossés  ,  les  plus  dangereux 
précipices,  ils  franchissoient  tout  avec 
la  rapidité  des  éclairs. 

Malgré  tout  ce  désordre,  je  conti- 
nuois  à  tenir  dans  mes  bras  ma  triste 
compagne ,  qui  paroissoit  être  toujours 
sans  mouvement  et  sans  connoissance. 
'Excessivement  alarmé  ,  plus  encore 
pour  elle  que  pour  moi  ,  je  fis  tous 
mes  efforts  pour  la  faire  revenir  de  son 
évanouissement  ;  mais  en  ce  moment 
\iii  craquement  épouvantable  vint  ter- 
miner bien  douloureusement  mes  in- 
quiétudes. L'essieu  se  rompit  ;  la  voi- 
ture se  brisa  en  mille  pièces,  et  ma  tête  , 
en  tombant,  frappa  contre  une  pierre. 
La  violence  du  coup ,  mes  craintes  pour 
Agnès  ,  m'eurent  bientôt  fait  perdre 
connoissance  à  moi-même.  Je  restai 
étendu  sur  la  place  sans  mouvement  et 
sans  aucune  apparence  de  vie. 

Il  est  probable  que  je  demeurai  long- 
temps en  cet  état ,  car  il  étoit  grand  jour 
quand  j'ouvris  les  jeux.  J'aperçus  alors 


go  LE  MOINE. 

autour  de  moi  plusieurs  paysans ,  qui 
débatloient  entre  eux  la  question  de 
savoir  si  j'en  reviendrois  ou  si  je  n'en 
reviendrois  pas.  Je  pailois  allemand 
passablement.  Aussit<)t  que  je  pus  ar- 
ticuler un  mot,  je  demandai  des  nou- 
velles d'Agnès.  Quels  furent  ma  sur- 
prise et  mon  cliagrm ,  lorsque  les  pay- 
sans m'assurèrent  qu'ils  n'avoient  vu 
personne  qui  ressemLlât  au  portrait  que 
j'en  faisois  !  Ils  me  dirent  qu'en  allant 
à  leur  travail  journalier ,  ils  avoient 
été  étonnés  de  trouver  sur  leur  chemin 
Jes  débris  de  ma  voilure ,  et  attirés  par 
Jes  gémissemens  d'un  des  chevaux ,  le 
seul  qui  lût  resté  vivant  ;  les  trois  au- 
tres éioient  morts  presque  à  mes  côtés. 
Les  paysans  m'avoient  trouvé  seul  , 
avec  eux,  étendu  sur  le  chemin.  Exces- 
sivement inquiet  sur  le  sort  d'Agnès, 
je  donnai  aux  paysans  son  signalement; 
je  leur  décrivis  son  habillement  et  sa 
figure,  et  les  priai  de  se  disperser'dans 
les  environs  ,  promettant  une  récom- 
pense considérable  lu  celui  qui  m'en 
apporteroil  quelques  nouvelles.  Quant 
a  moi,  il  me  fut  impossible  de  joindre 
mes  recherches  aux  leurs;  je  m'étois, 
en  tombant ,  enfoncé  deux  côtes  ;  un 


LE  MOINE.  gt 

de  mes  bias  étoit  démis,  et  j  avois  reçu 
à  la  jambe  gauche  une  si  forte  contu- 
sion ,  que  je  n'espérois  pas  en  jamais 
recouvrer  l'usage.  ', 

Les  payons  firent  ce  que  je  leur 
demandois.  Tous  me  quittèrent ,  à  l'ex- 
ception de  quatre  ,  qui  ,  ajaut  formé 
avec  des  branches  une  espèce  de  bran- 
card ,  se  disposèrent  à  me  transporter 
a  la  ville  la  plus  prochame.  J'en  de- 
mandai le  nom;  ils  me  dirent  que  c'é- 
toitRatisbonne.  «  Ratisbonne!  m'écriai- 
je ,  est-il  possible  que  j'aie  fait  en  une 
demi-nuit  autant  de  chemin?  Ce  ma- 
tin ,  à  une  heure  ,  et  même  après , 
j'ai  traversé  le  village  de  Rosenvald.  » 
A  ces  mots ,  les  paysans  secouèrent 
les  oreilles,  en  se  faisant  entendre  par 
signes  que  ma  tête  n'étoit  pas  bien 
remise. 

Je  fus  déposé  dans  une  assez  bonne 
auberge,  et  placé  dans  un  lit.  Ou  fit 
venir  un  chirurgien ,  qui  racommoda 
mon  bras  avec  assez  de  succès ,  et 
pansa  de  même  mes  autres  blessures. 
Il  me  dit  qu'aucune  n'étoit  absolument 
dangereuse;  mais  il  m'oi donna  de  res- 
ter tranquille,  et  de  me  préparer  à  un 
traitement   long  et  peu  amusant.  «  Il 


ga  LE  MOINE. 

n'est  qu'un  moyen,  lui  dis-je,  de  me 
tranqiiil  iiser,  c'est  de  me  procurer  quel- 
ques, nouvelles  de  la  jeune  personne 
qui,  la  nuil  c(érnière ,  a  quitté  Rosen- 
vald  en  ma  compagnie ,  %t  qui  étoit 
avec  moi  dans  ia  voiture  au  moment 
quelle  s'est  brisée  en  pièces.  »  Il  me 
promit  qu'on  feroit  toules  les  recher- 
ches possibles  :  mais  bientôt  j'entendis 
dans  l'appartement  voisin  Je  chirur- 
gien ,  •  l'hôtesse  et  les  paysans  ,  qui 
étoient  tous  revenus  sans  avoir  rien 
découvert,  convenir  unanimement  que 
je  n'étois  pas  en  mon  bon  sens  ;  et 
j'ai  appris  depuis ,  qu'à  compter  de  ce 
moment,  on  ne  s'étoit  plus  donné  la 
peine  de  faire  de  nouvelles  perquisi- 
tions. 

Mes  équipages  étoient  restés  à  Mu- 
nich ,  sous  la  garde  de  Lucas  ;  mais  , 
comme  je  m'étois  préparé  pour  un  long 
voyage  ,  ma  bourse  étoit  garnie.  Ma 
mise  d'ailleurs  annonçoit  un  homme 
de  distinction ,  et  d'après  cela  l'on  eut 
pour  moi  à  l'auberge  toutes  les  atten- 
tions possibles.  Voyant  cette  journée 
passée  sans  qu'il  me  vint  aucune  nou- 
velle d'Agnès;  ma  crainte  se  changea 
çn  un  désespoir  profond  et  concentré. 


L*E  MOINE>  93 

Les  personnes  qui  me  gardoient  ,  me 
voyant  silencieux  et  tranquille  en  ap- 
parence ,  conjecturèrent  que  mon  dé- 
lire avoit  baissé  ,  et  que  ma  maladie 
prenoit  un  tour  favorable.  Coufurmé- 
ment  à  l'ordonnance  du  médecin  ,  ellef 
me  firent  avaler  un  cordial ,  et  peu  de 
temps  après  que  la  nuit  fut  venue , 
elles  se  retirèrent  et  me  laissèrent  re- 
poser. 

Ce  fut  en  vain  que  j'invoquai  le  re- 
pos :  l'agitation  de  mon  cœur  ne 
permettoit  point  au  sommeil  de  s'ape- 
santir  sur  mes  jeux.  Quoique  extrê- 
mement fatigué ,  je  ne  fis  toute  la  nuit 
que  me  retourner  sur  un  côté  ,  puis 
sur  l'autre ,  sans  pouvoir  m'endormir. 
J'entendis  l'horloge  d'une  église  voi- 
sine sonner  une  heure.  Comme  j'écou- 
tois  le  son  lugubre  de  cette  cloche 
mourir  en  tremblotant ,  et  se  perdre 
insensiblement  dans  les  vents,  un  froid 
mortel  me  saisit.  Je  frissonnai  involon- 
tairement ,  et  sans  savoir  la  cause  de 
mon  effroi  :  une  sueur  froide  coula  de 
mon  front  ;  mes  cheveux  se  hérissè- 
rent. Par  un  mouvement  involontaire , 
je  me  levai  sur  mon  séant ,  et  j'ouvris 
mon  rideau.  Une  seule  lampe  antique , 
2.,  g 


94^  LE  MOINE. 

posée  sur  la  cheminée ,  répandoit  une 
ibible  lueur- sur  toute  ia  chambre  et 
sur  la  tapisserie  de  couleur  sombre 
dont  elle  étoit  tendue.  Tout  à  coup 
ma  porte  s'ouvre  avec  viçlence.  Quel- 
qu'un eatre  ,  s'approche  de  mon  lit 
d'un  pas  grave  et  mesuré.  Je  jette  en 
tremblant  les  yeux  sur  ce  visiteur  noc- 
turne :  Dieu  tout- puissant  !  c'étoit  la 
nonne  sanglante  ;  c'étoit  ma  compa- 
gne de  la  dernière  nuit  :  son  visage 
étoit  toujours  voilé,*  mais  elle  ne  por- 
toit  plus  ni  sa  lampe,  ni  son  poignard. 
Elle  leva  lentement  son  voile.  Que 
vis- je?  Un  corps  inanimé  :  sa  figure 
étoit  longue,  son  air  hagard;  ses  joues 
et  ses  lèvres  étoient  totalement  dé- 
colorées. La  pâleur  de  la  mort  étoit 
répandue  sur  ses  traits  ,  et  les  deux 
prunelles  de  ses  yeux  fixées  obstiné- 
ment sur  moi,  étoient  creuses  et  sans 
couleur.  i 

Frappé  d'une  inexprimable  horreur, 
je  sentis  ,  à  la  vue  du  spectre  ,  mou 
sang  se  glacer  dans  mes  veines.  Je  vou- 
iois  appeler  du  secours;  les  sons  expi- 
4oient  sur  mes  lèvres  :  tontes  les  fibre» 
de  mon  corps  étoient  en  contraction. 
Je  demeurai  sur  mon  lit  dans  la  même 


LE  MOINE.  95 

atliliide,  inanimé  comme  une  statue. 
Ma  teirible  nonne  me  regarda  pen- 
dant quelques  inimités  en  silence; 
quelque  chose  de  pétrifiant  étoit  dans 
son  regard.  A  la  fin  elle  prononça  , 
d'une  voix  sépulcrale,  les  mots  sui- 
vans  : 

«  Baymond ,  Raj'moDd ,  tu  es  à  moi; 

«  Je  suis  à  toi  pour  la  vie. 

«Tant  qu'une  goutte  de  sang  restera  dans 

tes  veines , 
«  Ton  cœur,  ton  ame,  tout  ton  êlre  est  à 

moi.  a 

La  nonne  répétoit  mes  propres  ex- 
pressions. Elle  s'assit  presque  en  face 
de  moi  sur  le  pied  de  mon  Ut,  et  garda 
le  silence;  ses  ^'eux  restoient  constam- 
ment fixés  sur  les  miens  :  ils  avoient 
sans  doute  la  même  vertu  que  ceux  du 
serpent  à  sonnettes  ,  car  je  m'efForçois 
en  vain  d'en  détourner  mes  regards,  et 
ne  pouvois  regarder  qu'elle. 

Elle  resta  dans  celte  attitude  une 
heure  entière  ,  sans  parler  et  sans  se 
mouvoir;  je  fus  de  même  petidant  tout 
ce  temps ,  sans  paroi»  et  sans  mouve- 
ment. L'horloge  sonna  deux  lieures  ; 
le  spectre  alors  se  leva ,  s'approcha  de 
moi ,  saisit  ma  maiu  de  ses  doigts  gla- 


gS  LE  MOINE. 

ces;  et  de  ses  lèvres,  plus  glacées  en- 
core, pressa  les  miennes,  eu  répétant: 

«  Raymond^  Raymond  ,  tu  es  à  moi  ; 
V  Je  suis  à  toi  pour  la  vie ,  etc.  » 

Quittant  alors  ma  main ,  elle  sortit 
de  l'appartement,  et  la  porte  se  referma 
sur  elle. 

Toutes  mes  facultés  physiques  a  voient 
été  jusqu'à  ce  moment  suspendues  :  mon 
ame  seule  étoit  vivante.  Après  son  dé- 
part,  le  charme  cessa  d'opérer,  mon 
sang  recommença  à  circuler  ;  mais  il 
se  pona  à  mon  cœur  avec  une  violence 
extraordinaire.  Je  poussai  un  profond 
géiîjissement,  et  tombai  sans  connois- 
sance  la  tète  sur  mon  oreiller* 

La  chambre  voisine  n'étoit  séparée 
de  la  mienne  que  par  une  légère  cloi- 
son :  elle  étoit  occupée  par  l'aubergiste 
et  sa  femme.  Le  premier,  éveillé  par 
mon  gémissement ,  entra  aussitôt  dans 
ma  chambre  :  sa  femme  le  suivit  de 
près.  Ce  ne  fut  pas  sans  peine  qu'ils 
purent  me  faire  revenir  de  mon  éva- 
nouissement :  ils  env  )vèrent  chercher 
le  médecin,  qui  déclara  que  ma  fièvre 
avoit  beaucoup  augmenté  ,  et  que  ,  si 
je  coutinuois  à  me  livrer  à  d'aussi  vio= 


LE  MOINE.  97 

lentes  agitations,  il  ne  répondoit  pas 
de  ma  vie.  Il  me  fit  prendre  quelques 
médicamens  qui  contribuèrent  un  pen 
à  me  tranquilliser.  J'eus  au  point  du 
jour  quelques  inslans  de  sommeil;  mais 
des  songes  affreux  m'assiégeoieut ,  et  ce 
sommeil  ne  me  procura  point  de  ra- 
fraîchissement. Agnès  et  la  nonne  san- 
glante se  présenloieut  tour  à  tour  à  mon 
imagination  ,  et  concouroient  l'une  et 
l'autre  à  me  tourmenter.  L'agitation  de 
mon  esprit  empéclioit  que  je  ne  pusse 
renouer  les  fils  rompus  de  mes  espé- 
rances. J'avois  fréquemment  des  Ibi- 
blesses,  et  le  médecin  me  quiitoit  tout 
au  plus  l'espace  de  deux  heures  dans 
tonte  la  journée. 

Bien  assuré  que  mon  aventure  ne 
seroit  point  crue  ,  je  me  déterminai 
à  n'en  faire  confidence  à  aucune  des 
personnes  qui  in'approchoient.  Cepen- 
dant j'étois  fort  inquiet  pour  Agnès. 
Qu'avoit-elle  dû  penser  de  moi ,  en  ne 
me  trouvant  pas  au  rendez-vous?  Etoit- 
il  possible  qu'elle  ne  suspectât  pas  ma 
fidélité?  Je  comptois  sur  la  discrétion 
de  Théodore  ,  et  j'espérois  que  ma  let- 
tre à  la  baronne  la  convaincroit  de  la  pu- 
reté de  mes  intentions.  Ces  considéra- 


c8  LE  MOINE. 

»■' 

tious  calmoient  un  peu  mes  inquiétudes 
reJativement  à  Agnès  ;  mais  l'impression 
qu'avoit  laissée  dans  mon  esprit  mon 
nocturne  visiteur,  devenoit  à  chaque 
instant  plus  vive  et  plus  douloureuse. 
La  nuit  approchoit,  et  je  craignois  une 
nouvelle  visite  :  quelquefois  aussi  j'espé- 
rois  que  le  spectre  ne  reparoitroit  plus. 
A  tout  événement ,  je  demandai  qu'uu 
des  garçons  de  l'auberge  passât  la  nuit 
dans  ma  chambre. 

La  fatigue  dont  j'étois  accablé,  jointe 
aux  fortes  doses  dopium  que  me  fit 
prendre  mon  miédecin  ,  me  procurè- 
rent enfin  le  re^ios  dont  j'avois  tant 
besoin.  Je  tombai  dans  un  assoupisse- 
ment profond  ,  et  j'avois  déi?i  dormi 
pendant  quelques  heures,  quand  l'hor- 
Joge  me  réveilla  en  sonnant  une  heure. 
Ce  son  rappela  à  ma  mémoire  toutes 
les  horreurs  de  la  nuit  précédente  ;  le 
même  frisson  me  saisit;  je  me  levai  de 
même  sur  mon  lit,  et  apercevaul  près 
de  moi  le  garçon  profondément  endor- 
mi dans  uni  grand  fauteuil ,  je  l'appelai 
par  son  nom  j  il  ne  répondit  point  :  je 
Je  tirai  violemment  par  le  bras  j  in- 
vsensib.Ie  à  mes  efforts ,  il  conlmua  de 
dormir,  et  ]e  ne  pus  l'éveiller.  Alors 


LE  MOINE.  gg 

j'entendis  quelqu'un  monlçr  l'escalier  à 
pas  pesans  :  la  porte  s'ouvrit  comme  la 
veille ,  et  la  nonne  reparut  devant  moi. 
La  raéaie  scène  fut  répëtée.  avec  les 
mêmes  circonstances  ,  non  seulement 
celte  nuit ,  mais ,  hélas  !  toutes  les  nuits 
subséquentes,  sans  interruption.  Loin 
de  m'accoutumer  à  ces  visites ,  la  pré- 
sence du  spectre  m'inspiroit  chaque 
jour  une  nouvelle  horreur;  son  idée  me 
poursuivoit  cimtiuuellement;  je  tombai 
dans  une  noire  mélancolie.  L'agitation 
constante  de  mon  esprit  relarda  le  ré- 
tablissement de  ma  santé.  Plusieurs  mois 
s'écoulèrent  avant  que  je  fusse  en  état 
de  sortir  de  mon  lit,  et  lorsqu'eniin  je 
pus  «le  placer  sur  un  canapé ,  je  me 
trouvai  si  foible  et  si  amaigri ,  qu'il 
m'eût  été  impossible  de  traverser  la 
chambre  ,  si  quelqu'un  ne  m'eût  pas 
soiit^u.  Les  regards  de  ceux  qui  me 
servoient  annonçoient  assez  clairement 
combien  ils  conservoient  peu  d'espoir 
de  ma  guérison.  La  profonde  tristesse 
dans  laquelle  j'étois  plongé  fit  croire 
à  mon  médecin  que  j'étois  hypocon- 
driaque. Ne  connoissanl  aucun  remède 
à  mon  malheur,  j'en  gardois  soigneu- 
sement  le   secret.   Le   spectre   n'éloit 


100  LE  MOINE. 

alors  visible  que  pour  moi.  SouveiTt 
j'avois  fait  coucher  plusieurs  personnes 
dans  ma  chambre  ;  toutes  deraeuroient 
plongées  .dans  un  insurmontable  som- 
meil dès  que  l'horloge  sonnoit  une 
heure ,  et  il  n'étoit  possible  de  les  ré- 
veiller qu'après  que  le  spectre  étoit 
disparu.  Dans  cet  intervalle,  j'obtins, 
par  le  moyen  de  Théodore ,  qui,  après 
beaucoup  de  peines  et  de  recherches , 
étoit  parvenu  à  me  trouver,  quelques 
informations  qui  me  rassurèrent  sur  le 
sort  de  votre  sœur ,  mais  d'après  les- 
quelles je  fus  convaincu  qpe  toute  ten- 
tative pour  la  soustraire  à  la  captivité 
seroit  vaine ,  jusqu'à  ce  que  je  fusse 
en  état  de  retourner  en  Espagne.  Je 
vais  vous  raconter  les  particularités  de 
son  aventure  V  telles  que  je  "les  tiens  , 
partie  d'elle-même,  et  partie  de  Théc^- 
dore.  • 

La  nuit  fatale  où  son  évasion  devoit 
avoir  lieu  ,  un  léger  accident  ne  lui 
avoit  pas  permis  de  quitter  sa  chambre 
précisément  au  moment  convenu  ;  ce- 
pendant elle  n'avoit  pas  tardé  à  se  ren- 
dre à  l'apparlemeut  de  la  tour  de  l'est; 
elle  avoit  descendu  l'escalier,  traversé 
la  grande  salle,  trouvé  les  portes  ou- 


LE  MOINE.  loi 

vertes,  comme  elle  s'y  étoit  attendue, 
et  gagpé,  sans  être  observ(^e,  la  porte 
principale  dH  château.  Quelle  fut  sa  sur- 
prise, Lorsqu'elle  ne  m'y  trouva  point 
pour  la  recevoir  !  Elle  examina  la  ca- 
verne ,  parcourut  toutes  les  allées  du 
bois  voisin  ,  et  passa  deux  heures  en- 
tières à  me  chercher;  elle  ne  put  trou- 
ver aucune  traces  ni  de  moi ,  ni  de  la 
voiture.  Inquiète,  alarmée,  son  unique 
ressource  fut  de  retourner  au  château 
avant  que  la  baronne  piit  s'apercevoir 
dé  son  absence.  Mais  ici  elle  éprouva 
un  nouvel  embarras.  L'heure  destinée  à 
l'excursion  de  la  nonne  étoit  passée  ,  et 
le  soigneux  portier  avoit  depuis  long- 
temps refermé  les  portes.  Après  beau- 
coup d'irrésolution ,  elle  se  nasarda  de 
frapper  doucement.  Heureusement  pour 
elle,  Conrad  étoit  encore  éveillé;  il  en- 
tendit le  bruit ,  se  leva  en  murmurant , 
et  ouvrit  un  des  battans.  Mais  il  n'eut 
pas  plutôt  aperçu  le  spectre  supposé, 
qu'il  poussa  un  grand  cri,  et  tomba  à 
genoux.  Agnès  profitant  de  sa  terreur, 
sauta  légèrement  par-dernère  lui ,  cou- 
rut à  son  appartement,  se  dépouilla  de 
son  habit  religieux  ,  et  se  mit  au  lit , 
cherchant  en  vaiu  à  s'expliquer  com- 


iGii  LE  MOINE. 

ment  et  pourquoi  elle  ne  m'a  voit  point 
trouvé  au  leudez-vous.  n 

Théodore,  après  avoir  vu  partir  ma 
voiture   avec   la   i'ausse  Agnès ,    étoit 
retourné    joyeusement    à    Kosenvald. 
Peux  jours  après  il   remit  Cunégonde 
en  liberté  ,   et   l'accompagna  jusqu'au 
château.    En  y    arrivant   il  trouva  le 
baron ,  la  baronne  et  don  Gaston ,  qui 
disputoient  enlre  eux   sur   la  relation 
que  le  portier  leur  avoit  faite.  Tous  les 
trois  étoient  d'accord  sur  l'existence  des 
spectres  :  (c  Mais  qu'un  revenant  ait  eu 
besoin ,  disoit  don  Gaston ,  de  frapper 
à  une  porte  pour  entrer,  c'est  un  pro- 
cédé jusqu'à  présent  sans  exemple  ^  et 
totalement  incompatible  avec  la  nature 
immatérielle  des  esprits.  »  Ils  étoient 
encore  occupés  à  discuter  sur  ce  sujet , 
lorsque  le  page  arriva  avec  Cunégonde, 
et  contribua   beaucoup   à   éclaircir  ce 
mystère.  Après  qu'on  eut  entendu  sa 
déposition  ,  il  fut  unanimement  con- 
venu que  l'Agnès  que  Théodore  avoit 
vu  monter  dans  ma  voiture  étoit   in- 
dubitablement la  nonne  sanglante,  et 
que  le  spectre ,  qui  avoit  tant  effrayé 
Conrad  ,  n'étoit  autre  qufe  la  fille  de 
don  Gaston. 


^ 


LE  MOINE.  io3 

Après  le  premier  instant  de  surpnse 
que  causa  cette  découverte,  la  baroiiue 
résolut  de  profiter  de  cet  événement 
même  pour  engager  sa  nièce  à  prendre 
Je  voile.  Craignant  que  la  proposition 
d'un    établissement    aussi    avantageux 
pour  elle  ne  fît  renoncer  don  Gaston 
à  sa  résolution  ,  elle  ne  communiqua 
ma  lettre  à  personne ,   et  continua  à 
me  représenter  comme  un  aventurier 
peu  riche  et  inconnu.  Une  vanité  roma- 
nesque ou    puérile   m'avoit    engagé   à 
cacher  mon  nom ,  même  à  Agnès.  Je 
voulois  être  aimé  pour  moi-même,  et 
non  comme  le  fils  et  l'héritier  du  mar- 
quis de  Las  Cisternas.  Ma  naissance  et 
mon  rang  n'étoient  donc  connus  dans 
le  château  que  de  la  baronne ,  qui  eut 
grand  soin   de  garder  ce  secret  pour 
elle  seule.  Don  Gaston  approuva  son 
dessein  ;  Agnès  fut  appelée  à  compa- 
roître  devant  eux;  on  l'accusa  formel- 
lement  d'avoir    médité    une   évasion. 
Obligée   d'en   faire    l'aveu  ,    elle   fut 
étonnée  de   la  douceur  avec   laquelle 
cet  aveu  étoit  reçu.  Mais  quelle  fut  son 
affliction  ,   lorsqu'on  lui   eut  donné  à 
entendre  que  si  le  projet  avoit  échoué, 
c'étoit  à  mon  indiffercHCfi  seule  ou  à 


104  LE  MOINE. 

ma  mauvaise  foiqu'il  falloit  l'attribuer! 
Cunégonde,  d'après  les  instructions  de  la 
baronne ,  déclara  qu'en  la  remettant  eii 
liberté,  je  l'avais  chargée  d'annoncer  à 
sa  jeune  maîtresse  que  toute  liaison  entre 
elle  et  moi  étoit  désormais  rompue  ; 
que  tout  ce  qui  avoit  eu  lieu  n'étoit  que 
l'effet  d'un  mal-entendu ,  et  que  ma  si- 
tuation ne  me  permelloit  pas  d'épouser 
une  personne  sans  fortune  et  sans  espé- 
rances. 

Ma  disparition  soudaine  rendoit  celle 
fable  très-vraisemblable.  Donna  Rodol- 
phe avoit  ordonné  que  Théodore ,  qui 
auroitpu  la  contredire,  fût  tenu  éloi- 
gné d'Agnès ,  et  soigneusement  gardé 
à  vue.  Une  lettre  de  vous-même,  arri- 
vée en  ce  moment,  et  par  laquelle  vous 
déclariez  n'avoir  aucune  connoissance 
d'Alphonsod'Alvarada,  vint  confirmer 
leurs  assertions.  Ces  preuves  réitérées 
de  ma  prétendue  perfidie ,  soutenues 
par  les  insinuations  artificieuses  de  sa 
ianle,  par  les  flatteries  de  Cunégonde, 
par  les  menaces  et  le  courroux  de  son 
père,  surmontèrent  totalement  la  répu- 
gnance de  votre  sœur  pour  le  courent. 
Irritée  contre  moi ,  dégoûtée  du  mon- 
de, après  un  autre  mois  passé  au  château 


LE  MOINE.  io3 

de  Lindenberg  ,  elle  partit  avec  son 
père  pour  l'Eàpagne ,  et  consentit  à  re- 
cevoir Je  voile.  Théodore,  remis  alois 
en  liberté,  se  rendit  prompteoient  à 
Munich,  où  j'avois  promis  de  lui  lais- 
ser de  mes  nouvelles;  mais  ajant  appris 
de  Lucas  que  je  n'y  étois  point  arrivé  y 
il  continua  ses  recherches  avec  un  zèle 
infatigable ,  et  me  rejoignit  enfin  à 
Ratisbonne. 

J'étois  tellement  changé,  qu'il  put  à 
peine  se  rappeler  mes  traits.  Les  sien* 
portoient  aussi  visiblement  l'empreinte 
du  chagrin  et  du  teindre  intérêt  qu'il 
prenoit  à  mon  sort.  La  société  de  cet 
aimable  enfant,  que  j'avois  toujours  re- 
gardé plutôt  comme  un  compagnon  que 
comme  un  serviteur,  fut  alors  ma  seule 
consolation.  Il  étoit  à  la  fois  gai  et 
sensé;  sa  conversation  étoit  agréable, 
et  ses  observations  piquantes;  il  savoit 
passablement  la  musique ,  et  chantoit 
fort  bien.  Il  avoit  du  goût  pour  la  poé- 
sie ;  il  faisoit  même  quelquefois  de 
petites  ballades  espagnoles  qu'il  me 
chantoit  en  s'accompagnant  de  sa  gui- 
lare.  Ses  vers-étoient  assez  médiocres, 
à  la  vérité ,  mais  ils  me  plaisoient  par 
leur  nouveauté  et  par  l'acc^ent  dont  il 


îo6  LE  MOINE. 

savoit  les  embellir  en  les  chantant. 
Théodore  s'apercevoit  bien  que  mon 
ame  étoit  en  proie  à  quelque  chagrin  ; 
il  cherchoit  à  l'adoucir  sans  s'informer 
quelle  en  étoit  la  cause. 

Une  après-midi ,  comme  j'étois  cou- 
ché sur  mon  lit  de  repos,  et  plongé 
dans  de  tristes  réflexions ,  Théodore 
s'amusoit  à  observer  de  la  fenêtre  deux 
postillons  qui  se  battoient  dans  la  cour 
de  l'auberge.  Apercevant  en  ce  mo- 
ment auprès  d'eux  un  homme  qui  les 
regardoit  aussi  :  «  Oh  !  oh  !  s'écria-t-il , 
voilà  le  Grand  Mogol  !  » 
«  Que  dites-vous,  Théodore?  » 
«Oui,  oui,  c'est  lui-même.  Oh! 
monsieur ,  c'est  un  homme  qui  m'a  tenu 
à  Munich  un  propos  fort  étrange.  Je  me 
Je  rappelle  à  présent  ;  c'étoit  une  sorte 
de  message  pour  vous ,  mais  qui  me 
parut  mériter  fort  peu  d'attention.  Je 
crois,  quant  à  moi,  que  le  papa  est  un 
peu  fou.  Comme  je  vous  cherchois  à 
Munich,  je  le  rencontrai  à  l'auherge 
du  Roi  des  Romains  ;  et  l'aubergiste  me 
fit  sur  son  compte  un  récit  extraordi- 
naire. On  devine  aisément  à  son  accent 
qu'il  est  étranger;  mais  de  quel  pays, 
c'est  ce  que  personne  ne  peut  dire.  Il 


LE  MOINE.  107 

ne  paroissoit  pas  avoir  une  seule  con- 
noissance  dans  la  ville  :  il  parloit  rare- 
ment ,  et  jamais  on  ne  le  voyoit  sourire. 
Il  n'avoit  ni  serviteurs  ni  ^x^uipages , 
mais  sa  bourse  paroissoit  bien  garnie; 
il  faisoit  beaucoup  de  bien  par  toute  la 
ville.  Quelques-uns  prétendoient  que 
c'étoit  un  astrologue  arabe  ;  d'autres  , 
un  marchand  voyageur  ;  d'autres  ,  le 
docteur  Faustus  ,  que  le  diable  avoit 
renvoyé  en  Al  lemagne  ;  mais  mon  hôte , 
se  prétendant  mieux  instruit  que  tous 
Jes  autres,  me  dit  qu'il  avoit  les  plus 
fortes  raisons  de  croire  que  c'etoit  le 
Grand  Mogol  ,  qui  voyageoit  inco- 
gnito. » 

a  Et  ce  propos  étrange  qu'il  vous  a 
tenu  ,  Théodore  ? » 

«  Ah  !  je  n'y  songeois  plus  ;  mais 
l'eussé-je  oublié  tout  à  fait,  il  n'y  au- 
roit  pas  grand'perte.  Tandis  que  je  pre- 
nois,  relativement  à  vous,  des  informa- 
tions ,  cet  étranger  vint  à  passer.  Il 
s'arrêta  ,  en  me  regardant  attentive- 
ment: «  Jeune  homme,  me  dit-il, celui 
que  vous  cherchez  a  trouvé  autre  chose 
que  ce  qu'il  cherchoit.  Ma  main  seule 
peut  étancher  le  sang.  Dites  à  votre 
maître  qu'il  doit  désirer  de  me  con- 


io8  LE  MOINE. 

noître  toutes  les  fois  que  Tliorloge  sonne 

UNE  HEURE.  » 

Ces  dernières  paroles  m'annonçoient 
que  l'étranger  étoit  instruit  de  mon 
secret.  «Comment?  m'écriai -je  fort 
étonné ,  et  me  levant  brusquement  : 
courez  à  lui ,  mon  enfant  ;  descendez 
vite ,  et  dites-lui  que  je  lui  demande 
quelques  momens  d'entretien.  » 

Tnéodore ,  surpris  de  ma  vivacité, 
s'empressa  de  m'obéir.  J'atlendois  son 
retour  avec  impatience.  Après  un  court 
espace  de  temps  il  revint,  et  introduisit 
l'étranger  dans  ma  chambre. 

Cet  homme  ofFroit  en  effet  dans  toute 
sa  personne  quelque  chose  d'extraor- 
dinaire. Sa  démarche  étoit  grave  ;  ses 
traits  étoient  fortement  prononcés  ;  ses 
yeux  grands,  noirs  et  brillans.  On  re- 
marquoit  je  ne  sais  quoi  dans  son 
regard  qui,  du  moment  que  je  le  vis, 
m'inspira  du  respect ,  pour  ne  pas  dire 
de  l'effroi.  Sa  mise  étoit  simple,  ses 
cheveux  épars  et  sans  poudi-e.  Une 
bande  de  velours  noir,  qui  lui  couvroit 
tout  le  front,  ajouloit  encore  à  la  som-' 
bre  expression  de  sa  physionomie.  Oi 
lisoit  sur  son  visage  les  traces  d'uni 
profonde  mélancolie. 


LE  MOINE.  T09 

Il  me  salua  poliment,  et  après  Jes 
honnêletés  d'usage,  piia  Théodore  de 
uous  laisser  seuls  :  le  page  sortit  à 
l'instaut. 

«  Je  sais  toute  votre  affaire,  rae  dit- 
il,  sans  me  donner  le  temps  de  parler. 
J'ai  le  pouvoir  de  vous  affranchir  de 
vos  visites  nocturnes  ;  mais  je  ne  puis 
rien  faire  avant  dimanche.  Ce  jour-là, 
dès  qu'il  commence  ,  les  esprits  de 
ténèbres  ont  moins  d'influence  sur  le^ 
mortels.  Samedi  passé,  Ja  nonne  ne 
vous  visitera  plus.  » 

«  Puis-je  vous  demander,  lui  dis-je, 
par  quels  moyens  vous  avez  pu  con- 
noitre  un  secret  que  je  n'ai  confié  à  qui 
que  ce  soit  ?  » 

«  Comment  puis-je  ignorer  votre 
peine ,  lorsque  je  vois  celle  qui  la 
cause  en  ce  moment  même  à  côté  de 
vous?  » 

Je  tressaillis.  L'étranger  continua  : 

K  Quoiqu'elle  ne  soit  visible  pour 
vous  qu'une  heure  sur  vingt -quatre , 
sachez  qu'elle  ne  vous  quitte  ni  jour, 
ni  nuit  ,  et  qu'elle  ne  vous  quittera 
qu'après  que  vous  lui  aurez  accordé 
sa  demande.  » 

«  Et  quelle  est  celte  demande  ?  » 
10. 


no  LE  MOINE. 

«Je  l'ignore;  çlle-même  vous  l'ex- 
pliquera ;  mais  attendez  avec  patience 
ia  nuit  du  samedi  :  alors  tout  s'éclair- 
cira. » 

Je  n'osai  pas  le  presser  davantage; 
il  changea  aussitôt  de  conversation  ,  et 
nous  pariâmes  de  choses  et  d'autres. 
Il  me  nommoit  des  personnes  qui  de- 
puis plusieurs  siècles  avoient  cessé 
d'exister,  et  qu'il  paroissoit  avoir  con- 
nues. Je  ne  pouvois  lui  parler  d'un 
pays  si  éloigné,  qu'il  ne  l'eût  visité;  je 
ne  me  lassai  point  d'admirer  l'étendue 
et  la  variété  de  son  savoir.  «  Vos  voya- 
ges ,  lui  dis-je,  qui  vous  ont  procuré 
tant  et  de  si  utiles  connoissances ,  doi- 
vent avoir  été  pour  vous  une  source 
intarissable  de  plaisirs.  » 

«  Des  plaisirs ,  reprit-il  en  secouaift 
tristement  la  tête,  je  n'en  connois  point. 
Nul  ne  peut  imaginer  la  rigueur  de 
mon  sort.  Je  n'ai  point  d'amis  dans  ce 
monde,  et  n'en  puis  jamais  avoir.  Oh  ! 
s'il  m'étoit  permis  d'abjurer  ma  misé- 
rable vie  !  Sans  repos  et  sans  asile, 
combien  je  porte  envie  à  ceux  qui 
peuvent  jouir  de  la  paix  du  tombeau] 
mais  la  mort  m'évite;  elle  est  sourde 
à  mes  prières.  C'est  en  vain  que  je  me 


LE  MOINE.  III 

précipite  au  milieu  des  dangers.  Si  je 
me  plonge  dans  l'Océan ,  les  vagues  me 
rejettent  avec  horreur  sur  le  rivage  ; 
si  je  saule  au  milieu  des  flammes ,  elles 
s'éteignent  autour  de  moi  ;  si  je  m'ex- 
pose à  la  fureur  des  brigands  ,  leurs 
poignards  s'émoussent  ou  se  rompent 
contre  mou  sein.  Les  tigres  affamés 
frissonnent  à  mon  approche,  et  le  cro- 
codile recule  à  l'aspect  d'un  monstre 
plus  horrible  que  lui.  Dieu  a  applic^ué 
sur  moi  le  sceau  de  sa  réprobation ,  et 
toutes  ses  créatures  respectent  ce  fatal 
stigmate.  » 

Il  porta  alors  sa  main  au  velours  qui 
couvroit  son  front  ,  et  j'aperçus  dans 
ses  jeux  l'expression  si  marquée  de  la 
fureur,  du  désespoir,  de  la  malveil- 
lance ,  que  j'en  fus  frappé  d'horreur. 
L'étranger  s'en  aperçut. 

«  Tel  est,  dit-il,  l'effet  de  la  malé- 
diction qui  pèse  sur  moi.  Malgré  la 
bienfaisance  naturelle  de  mon  cœur, 
mon  sort  est  de  ne  pouvoir  jamais  être 
aimé.  La  terreur ,  la  détestation ,  c'est 
tout  ce  qu'il  m'est  permis  d'inspirer. 
Vous  avez  déjà  senti  l'influence  du 
charme;  chaque  moment  ne  feroil  que 
l'acoi'oître.  Je  ne  veux  pas  ajouter  à  vos 


112  LE  MOINE. 

souffrances  par  ma  présence.  Adieu, 
jusqu'à  samedi  ;  à  l'heure  ji/^te  de 
minuit ,  je  serai  à  la  porte  de  votre 
chambre.  » 

Il  sortit ,  et  me  laissa  fort  étonné  de 
la  singularité  de  ses  manières  et  de  sa 
conversation  ;  mais  la  promesse  posi- 
tive qu'il  m'avoit  faite  de  me  débar- 
rasser de  mon  affreuse  apparition , 
avoit  déjà  opéré  sensiblement  sur  ma 
Santé.  Théodore  s'en  aperçut  en  ren- 
trant, et  se  félicita  beaucoup  de  m'avoir 
procuré  la  connoissance  du  Grand 
MoGOL.  Il  j  avoit  encore  trois  grands 
jours  à  passer  avant  d'être  au  samedi. 
J'attendis  cette  nuit  avec  impatience. 
Dans  cet  intervalle ,  la  nonne  san- 
glante continua  ses  visites  nocturnes; 
mais  l'espérance  m'ajant  rendu  quel- 
que courage,  sa  vue  produisit  sur  moi 
des  effets  moins  violens. 

La  nuit  du  samedi  étant  arrivée,  pour 
prévenir  tout  soupçon  je  me  mis  au  lit 
à  mon  heure  ordinaire  ;  mais  dès  que 
je  fus  seul ,  je  me  rhabillai  et  me  pré- 
parai à  recevoir  l'étranger.  Il  entra 
vers  minuit,  tenant  dans  ses  mains  une 
boîte,  qu'il  plaça  sur  un  coin  de  la  che- 
juiuée*  Il  me  salua  sans  parler  ;  je  lui 


LE  MOINE.  Ti3 

rendis  le  salut  en  silence.  II  ouvrit  sa 
boîte.  La  prennière  chose  qu'il  en  tira 
fut  un  petit  crucifix  de  bois;  il  s'age- 
nouilla ,  le  regarda  tristement,  et  éleva 
les  jeux  au  ciel.  Après  quelques  ins- 
tans  de  prière  fervente  ,  il  se  courba 
jusqu'à  terre ,  baisa  trois  fois  le  cru- 
cifix et  se  releva.  Tirant  alors  de  sa 
boite  un  gobelet  couvert ,  qui  conte- 
noit  une  liqueur  rouge ,  il  en  arrosa 
légèrement  le  plancher,  et  après  avoir 
trempé  dans  le  vase  l'extrémité  du  cru- 
cifix ,  il  en  traça  un  cercle  au  milieu 
de  la  chambre  ;  il  tira  enfin  une  large 
bible,  et  me  fit  signe  de  le  suivre  dans 
le  cercle ,  ce  que  je  fis  aussitôt. 

«  Gardez -vous  ,  me  dit -il  à  basse 
voix,  de  proférer  une  seule  parole; 
'Ayez  soin  de  ne  pas  sortir  du  cercle, 
et ,  si  vous  vous  aimez  vous-même ,  ne 
me  regardez  point  au  visage.  » 

Tenant  le  crucifix  d'une  main ,  et  la 
bible  de  l'autre,  il  paroissoit  lire  fort 
attentivement.  L'horloge  sonna  une 
heure.  J'entendis,  comme  de  coutume, 
les  pas  du  spectre  le  long  de  l'esca- 
lier; mais  je  ne  me  sentis  point  saisi  du 
frisson  ordinaire.  J'attendis  son  appro- 
che avec  confiance.  La   nonne  entra 


m4  le  moine. 

dans  la  chambre ,  évita  le  cercle ,  et 
s'arrêta.  L'étranger  marmotta  quelques 
mats  que  je  ne  compris  point.  Alors, 
levant  Ja  tête  ,  et  présentant  le  crucifix 
au  spectre ,  il  dit  à  haute  et  intelligible 
voix  : 

«Béatrice,  Béatrice,  Béatrice?» 

«Que  me  veux -tu?»  répondit  le 
spectre  d'une  voix  profonde  et  trem- 
blante » 

«  Qui  trouble  ainsi  ton  sommeil? 
Pourquoi  viens-tu  tourmenter  ce  jeune 
homme  ?  Comment  peut-on  rendre  le 
repos  à  ton  esprit  inquiet  ?  » 

«Je  n'ose,  répondit-elle,  je  ne  dois 
pas  le  dire.  Oui ,.  je  voudrois  reposer 
dans  mon  tombeau  ;  mais  des  ordres 
éternels  prolongent  ma  punition.  » 

«Gonnois-tu,  Béatrice,  cette  liqueur? 
sais-tu  de  quelles  veines  elle  provient? 
Béatiice,  en  son  nom,  je  t'ordonne  de 
me  répondre.  » 

«  As-tu  droit  de  me  commander  ?  » 

Il  ôta  alors  de  son  front  la  bande  de 
velours.  En  dépit  de  ses  injonctions,  je 
ne  pus  résister  à  ma  vive  curiosité,  et, 
jetant  un  seul  coup  d'œil  sur  son  vi- 
sac;e  ,  je  pus  apercevoir  une  petile 
croix  de  couleur  de  feu  imprimée  entre 


LE  MOINE.  iiS 

ses  deux  souicils.  Cette  vue,  quoique 
rapide  comme  l'éclair,  me  frappa  d  une 
horreur  si  subite  et  si  violente,  que, 
si  l'exorciseur  ne  m'eût  pas  retenu  par 
Je  bras,  je  serois  infailliblement  tombé 
hors  du  cercle. 

Quand  j'eus  reprismes  sens,  je  m'a- 
perçus que  la  croix  de  feu  avoit  pro- 
duit un  effet  non  moins  violent  sur  la 
nonne  sanglante.  Tout  en  elle  expri- 
moit  l'horreur  et  l'effroi  ;  tous  ses  mem- 
bres étoient  frappés  d'un  insurmontable 
tremblement. 

«Oui,  dit-elle  à  la  fia,  je  tremble 
devant  ce  signe ,  et  je  vous  obéirai. 
Sachez  donc  que  mes  os  sont  toujours 
sans  sépulture;  ils  pourrissent  obscu- 
rément dans  la  caverne  de  Linden.  Ce 
jeune  homme  a  seul  le  droit  de  les 
déposer  dans  un  tombeau;  il  m'a  ,  de 
sa  propre  bouche,  fait  et  déclaré  maî- 
tresse de  tcut  son  être.  Je  ne  le  tiendrai 
point  quitte  de  son  engagement;  il  ne 
passera  pas  une  seule  nuit  exempte  de 
terreur,  jusqu'à  ce  qu'il  se  soit  solen- 
nellement engagé  à  recueillir  mes  osse- 
mens,  et  à  les  déposer  dans  le  caveau 
de  famille  de  son  château  d'Andalou- 
sie. Il  fera  dire  ensuite  trente  messes 


Ii6  LE  MOINE. 

pour  le  repos  de  mon  ame  ;  alors  je  ne 
troublerai  plus  ni  lui  ni  personne  en 
ce  monde.  A  présent ,  laisse- moi  par- 
tir; ces  flammes  sont  dévorantes.  » 

Après  que  l'exorciseur  eut  abaissé 
lentement  le  crucifix  qu'il  tenoit  d'une 
main,  et  qu'il  lui  avoit  toujours  pré- 
senté ,  la  nonne  courba  la  tête ,  et  s'éva- 
nouit aussitôt  dans  l'air  comme  une 
ombre.  Il  me  reconduisit  hors  du  cer- 
cle ,  replaça  son  attirail  dans  la  boite, 
et  s'ad ressaut  ensuite  à  moi  ; 

«  Don  Raymond  ,  me  dit  -  il ,  vous 
avez  entendu  à  quelles  conditions  le 
repos  vous  est  accordé  ;  il  s'agit  main- 
tenant de  promettre  ce  qu'elle  exige 
de  vous.  »  Je  fis  cette  promesse  dans  les 
termes  et  avec  les  formalités  qu'exigea 
de  moi  l'étranger. 

-A  présent ,  continua-t-il ,  il  ne  me 
reste  plus  qu'à  vous  dévoiler  ce  que 
l'histoire  du  spectre  vous  présente 
d'obscur.  Sachez  donc  que  Béatrice, 
lorsqu'elle  vivoit ,  portoit  le  nom  de 
Las  Cislernas;  elle  étoit  la  grand'tante 
de  votre  trisaïeul.  Etant  votre  parente, 
ses  cendres  demandent  de  vous  du  res- 
pect ,  quoique  l'énormité  de  ses  crimes 
dut  exciter  votre   horreur.   Personne 


LE  MOINE.  117 

nest  plus  en  état  que  moi  de  vous 
expliquer  de  quelle  nature  étoient  ces 
(Crimes.  J'ai  connu  personnellement  le 
saint  homme  qui  proscrivit  ses  excès 
nocturnes  dans  le  château  de  Linden- 
berg  ,  et  je  tiens  de  sa  bouche  le  récit 
suivant  : 

«  Béatrice  de  Las  Cisternas  prit  le 
voile  étant  encore  jeune ,  non  d'après 
son  choix,  mais  d'après  l'ordre  exprès 
de  ses  parens.  Elle  étoit  alors  trop  peu 
formée  pour  regretter  les  plaisirs  dont 
la  privoit  son  entrée  en  religion.  Mais 
lorsque  son  tempérament  ardent  et  vo- 
luptueux eut  commencé  à  se  dévelop- 
per, elle  s'abandonna  totalement  à  son 
impulsion,  et  se  détermina  à  saisir  la 
première  occasion  qui  se  présenteroit 
de  le  satisfaire.  Cette  occasion  se  pré- 
senta; après  avoir  aplani  tous  les  obs- 
tacles, elle  sortit  clandestinement  de 
son  couvent,  et  s'enfuit  en  Allemagne 
Bvec  un  baron  de  Lindenberg.  Pen- 
dant plusieurs  mois  elle  vécut  publi- 
quement avec  lui  en  qualité  de  sa 
maîtresse.  Toute  la  Bavière  fut  scan- 
dalisée de  sa  conduite  impudente  et 
li(îencieuse.  Ses  fêtes  et  ses  festins  éga- 
loient  en  luxe  ceux  de  Cléopâtre ,  et 
2.  II 


Ii8  LE  MOINE. 

liindenberg  devint  le  théâtre  de  Is^ 
débauche  la  plus  effrénée.  Peu  satis- 
faite des  excès  de  son  incontinence,' 
elle  professoit  hautement  l'athéisme,  S9 
iaisoit  un  amusement  de  tourner  en  ri- 
dicule ses  vœux  religieux ,  et  même 
les  cérémonies  les  plus  sacrées  du 
culte. 

«  Avec  un  caractère  aussi  dépravé , 
3éatrice  ne  pouvoit  borner  ses  affec- 
tions à  un  seul  objet.  Bientôt  après 
son  arrivée  au  château  ,  le  plus  jeune 
frère  du  baron  attira  son  attention 
par  sa  taille  gigantesque  et  ses  formes 
athlétiques.  Elle  n'étoit  pas*  d'humeur 
à  tenir  sa  passion  long- temps  concen- 
trée dans  son  cœur  ;  mais  elle  trouva 
dans  Otto  de  Lindenberg  son  égal  au 
moins  en  dépravation.  Il  ne  répondit 
à  la  passion  de  Béatrice ,  qu'autant 
qu'il  étoit  nécessaire  d'v  répondre  pour 
l'accroitre  ;  et  quand  il  la  vit  au  point 
désiré ,  il  fixa  pour  condition  expresse 
du  don  de  son  cœur,  l'assassinat  de  son 
propre  frère.  La  malheureuse  consen- 
tit à  cet  horrible  arrangement.  Une 
nuit  fut  fixée  pour  l'accomplissement 
de  cet  affreux  pro*jet.  Otto ,  qui  rési- 
doit   sur  une   petite  terre  à  quelques 


LE  MOINE.  ng 

milles  du  château ,  promit  qu'à  une 
heure  du  matin  il  se  trouveroit ,  pour 
l'attendre ,  à  la  caverne  de  Linden  ; 
qu'il  y  amèneroit  avec  lui  un  certain 
nombre  de  ses  amis  les  plus  affidés, 
à  l'aide  desquels  il  lui  seroit  aisé  de 
s'emparer  du  château ,  et  qu'alors  son 
premier  soin  seroit  d'épouser  Béatrice. 
Ce  fut  cette  dernière  promesse  qui 
surmonta  tous  ses  scrupules  ,  le  baron 
ayant  déclaré  hautement  que,  malgré 
son  affection  pour  elle  ,  il  n'en  feroit 
jamais  sa  femme. 

«  Dans  la  nuit  du  jour  fixé,  et  à 
l'heu  e  convenue  ,  comme  le  baroti 
dormoit  dans  les  bras  de  sa  perfide 
maîtresse,  elle  tira  un  poignard  de  des- 
sous son  chevet ,  et  le  plongea  dans 
Je  cœur  de  son  amant.  Le  baron  ne 
poussa  qu'un  gémissement ,  il  expira  à 
l'instant.  La  meurtrière  sortit  du  lit 
à  la  hâte  ,  prit  une  lampe  dans  une 
main ,  et  dans  l'autre  le  poignard  san- 
glant ,  et  se  rendit  à  la  caverne.  Le 
portier  n'osa  refuser  d'ouvrir  la  porte 
à  une  personne  que  l'on  craignoit  dans 
le  château  plus  que  le  baron  lui-même. 
Béatrice  atteignit  sans  obstacle  la  ca- 
verne de  Linden  j  elle  y  trouva  Otto, 


ISO  LE  MOIA^E. 

qui  l'attendoit  selon  sa  promesse  ;  il  la 
reçut ,  écouta  son  récit  avec  transport  : 
mais  avant  qu'elle  eût  eu  le  temps  de 
lui  demander  pourquoi  i^  venoit  seul , 
Otto  lui  fit  voir  qu'il  n'avoit  pas  besoin 
de  témoins  pour  cette  entrevue.  Vou- 
lant prévenir  tout  soupçon  de  compli- 
cité, et  jaloux  sur-tout  de  se  débarrasser 
d'une  femme  dont  le  caractère  violent 
et. atroce  le  faisoit  trembler  pour  lui- 
même,  il  avoit  pris  la  résolution  de 
briser  sans  délai  ce  dangereux  instru- 
ment. Se  jetant  sur  elle  à  l'improviste, 
il  lui  arracha  le  poigard,  et  tout  rouge 
encore  du  sang  de  son  frère,  le  plongea 
dans  le  sein  de  Béatrice,  et  la  tua  à 
coups  redoublés. 

«  Otto  succéda  alors  à  la  baronnie 
de  Lindenberg.  Le  meurtre  ne  fut  at- 
tribué qu'à  la.  religieuse  fugitive,  et 
personne  ne  le  soupçonna  d'avoir  eu 
part  à  cette  action  ;  mais  si  elle  resta 
impunie  de  la  part  des  hommes,  la 
justice  divine  ne  permit  pas  qu'il  jouît 
en  paix  des  fruits  sanglans  de  son  cri- 
me. Les  ossemens  de  Béatrice,  gissant 
sans  sépulture  dans  la  caverne,  se  levè- 
rent, et  son  esprit  continua  d'habiter 
le  château.  Vêtue  de  ses  habits  reli- 


LE  MOn\^E.  121 

gieux ,  en  -mémoire  de  ses-^vœux  en- 
Ireints,  armée  du  poignard  qu'elle  avoit 
enfyncé  dans  le  cœur  de  son  amant, 
et  tenant  toujours  la  lampe  qui  a  voit 
éclairé  sa  sortie  du  château  ,  chaque 
nuit  elle  restoit  debout  devant  le  lit 
d'Otto.  La  plus  épouvantable  confusion 
régna  par  toute  la  maison.  Les  salles 
voûtées  retentissoient  de  cris  et  de  gé- 
missemens  j  en  traversant  les  longues 
et  antiques  galeries*,  l'esprit  de  Béatrice 
proféroit  uu  mélange  incohérent  de 
prières  et  de  blasphèmes.  Otto  ne  put 
soutenir  long-temps  l'effroi  d'une  aussi 
terrible  vision.  Chaque  apparition  nou- 
velle en  augmentoit  l'horreur;  enfin, 
sa  situation  devint  telle,  qu'une  nuit 
son  cœur  se  glaça.  Le  matin  suivant 
on  le  trouva  dans  son  lit ,  totalement 
privé  de  chaleur  et  de  vie.  Sa  mort 
ne  mit  point  fin  aux  excès  nocturnes 
de  Béatrice  ,  qui  continua  de  revenir 
dans  le  château. 

«  Les  terres  de  Lindenberg  échurent 
alors  à  un  collatéral ,  qui ,  épouvanté 
des  récits  qu'on  lui  fit  de  la  nonne 
sanglante  ,  implora  le  secoui's  d'un  cé- 
lèbre exorciseur.  Ce  saint  homme  sut 
la  réduire  à  ne  sortir  de  son  apparte- 

1 1. 


122  LE  MOINE. 

ment  qu'à  certaines  époques.  Condafn^ 
ïïée  à  souffrir  pendant  cent  années,  elle 
alloit  ainsi  tous  les  cinq  ans,  à  l'heure 
même  où  elle  avoit  commis  le  crime, 
visiter  ia  caverne  qui  contenoit  ses 
ossemens. 

«  La  période  de  son  temps  de  souf- 
france est  à  présent  révolue;  il  ne  vous 
reste  plus  qu'à  remplir  votre  tâche.  Je 
vous  ai  délivré  du  tourment  de  ses 
visites  ,  et  ,  au  milieu  de  tous  les 
chagrins  qui  m'oppressent  ,  j'éprouve 
quelque  consolation  en  songeant  que 
j'ai  pu  vou's  être  utile.  Adieu ,  jeune 
homme  ;  je  fais  des  vœux  pour  votre 
bonheur.  » 

Ici  l'étranger  se  disposa  à  sortir  de 
ma  chambre. 

«Arrêtez,  je  vous  prie,  lui  dis- je, 
encore  un  moment  !  Vous  avez  satis- 
fait ma  curiosité  en  tout  ce  qui  regarde 
le  spectre;  mais  daignez  m'apprend re  à 
qui  je  suis  redevable  d'un  aussi  impor- 
tant service.  La  singularité  de  votre 
destinée,  votre  âge,  vos  longs  voyages, 
votre  immortalité ,  et  cette  croix  en- 
flammée "sur  votre  front. ...  !  » 
^  Sur  tous  ces  points  il  refusa ,  mais 
sans  sévérité,  de  me  satisfaire;  vaincu 


LE  MOINE.  123 

pai'  mes  instances  ;  il  consenlit  à  me 
donner  le  jour  suivant  les  éclaircisse- 
raens  que  je  desirois.  Je  me  contentai 
de  cette  promesse  ,  et  il  me  quitta. 
Mon  premier  soin  le  matin  suivant  fut 
de  faire  demander  le  mystérieux  étran- 
ger. Imaginez  mon  regret ,  lorsqu'on 
m'apprit  qu'il  avoit  déjà  quilté  Ratis- 
bonne.  Je  fis  faire  des  recnerches  ;  on 
ne  découvrit  aucunes  traces  du  fugitif. 
Depuis  ce  moment  je  n'ai  plus  entendu 
parler  de  lui.  y> 

«  Quoi  !  dit  Lorenzo  en  interrompant 
son  ami ,  vous  n'avez  pu  découvrir  quel 
ëtoit  cet  homme  ni  même  le  deviner  ?  » 

«  Quand  je  racontai ,  répondit  le 
marquis,  cette  aventure  à  mon  oncle 
le  cardinal -duc  ,  il  ne  douta  point, 
d'après  toutes  ces  particularités,  que 
cet  homme  ne  fût  le  personnage  si 
universellement  connu  sous  le  nom  de 
Juif-errant;  et  je  n'ai  pu,  quanta  moi, 
former  d'autres  conjectures.  Je  reviens 
à  ce  qui  me  concerne.  » 

Après  cette  heureuse  rencontre ,  je 
recouvrai  promptement  mes  forces  et 
ma  santé.  Ne  voyant  plus  la  nonne,  je 
fus  bientôt  en  état  de  retourner  à  Lin- 
denberg.    Le  baron   me  reçut  à  bras 


124  LE  MOINE. 

ouverts.  Je  lui  confiai  toute  mon  aven- 
ture. Ce  fut  pour  lui  une  grande  satis- 
faction d'apprendre  que  sa  maison  seroit 
débarrassée  des  visites  du  fantôme.  Je 
m'aperçus  avec  chagrin  que  l'absence 
n'avoit  point  afFoibli  l'imprudente  pas- 
sion de  donna  Rodolphe.  Dans  une  con- 
versation particulière  que  nous  eûmes 
ensemble,  elle  chercha  de  nouveau  à 
gagner  mon  affection.  Depuis  que  je  la 
regardois  comme  la  première  cause  de 
toutes  mes  souffrances,  sa  présence  et 
même  son  souvenir  ne  m'inspiroient  que 
le  dégoût.  Le  squelette  de  Béatrice  fut 
trouvé  dans  la  caverne;  c'étoit  tout  ce 
que  je  cherchois  alors  à  Lindenberg. 
Dès  que  je  l'eus  à  ma  disposition ,  je  me 
hâtai  de  sortir  des  domaines  du  baron, 
et  pris  la  route  d'Espagne,  suivi  encore 
une  fois  des  menaces  de  fimpiacable 
Rodolphe ,  mais  plein  du  secret  espoir 
de  retrouver  ma  chère  Agnès. 

Lucas  éloit  venu  me  rejoindre  avec 
mes  équipages  à  Lindenberg.  J'arrivai 
sans  accident  dans  mon  pays  natal,  et 
descendis  au  château  de  mon  père, 
situé  en  Andalousie.  Après  avoir  fait 
déposer ,  avec  les  cérémonies  conve- 
nables, les  cendres  de  Béatrice  dans  le 


LE  MOINE.  125 

caveau  de  la  famille;  après  avoir  fait 
dire  pour  le  repos  de  son  ame  le  nom- 
bre de  messes  que  j'avois  promises,  je 
me  rendis  à  Madrid  ,  et  n'eus  plus  d'au- 
tre soin  que  de  découvrir  la  retraite 
d'Agnès. 

La  baronne  m'avoit  assuré  que  sa 
nièce  avoit  déjà  pris  le  voile;  mais 
j'avois  de  justes  soupçons  sur  la  réalité 
de  ce  fait,  et  j'espérois  encore  retrou- 
ver Agnès  libre  et  maîtresse  d'accepter 
ma  main.  Le  résultat  des  informations 
que  je  pris  relativement  à  sa  famille,  fut 
qu'avant  l'arrivée  d'Agnès  à  Madrid , 
donna  Inésilla  n'étoit  plus.  J'appris  que 
vous ,  mon  cher  Loreuzo ,  voyagiez  à 
l'étranger  ;  mais  à  quel  endroit  vous 
adresser  une  lettre  ,  c'est  ce  que  je  ne 
pus  découvrir.  Votre  père  étoit  allé  au 
fond  d'une  de  nos  provinces  rendre 
visite  au  duc  de  Médina  ;  et  quant  à 
Aguès,  personne  ne  put  ou  ne  voulut 
me  dire  ce  qu'elle  étoit  devenue. 

Théodore  y  conformément  à  sa  pro- 
messe ,  étoit  revenu  à  Strasbourg ,  où  il 
avoit  trouvé  son  grand-père  mort ,  et 
Marguerite  en  possession  de  sa  fortune. 
Elle  chercha  vainement  à  le  retenir  au- 
près d'elle  j  il  la  quitta  une  seconde  fbis , 


126  LE  MOINE. 

et  me  suivit  à  Madrid.  Théodore  fit  des 
recherches  de  son  côté  pour  découvrir 
la  retraite  d'Agnès  ,  mais  ce  fut  éga- 
lement sans  succès.  Je  commençois  à 
renoncer  à  toutes  mes  espérances,  lors- 
qu'un événement  imprévu  vint  les  rani- 
mer, tout  en  me  jetant  dans  un  nouveau 
dédale  de  peines  et  de  dangers. 

Il  y  a  voit  environ  huit  mois  que  j'é- 
tois  de  retour  de  Madrid.  Sortant  un  soir 
de  la  comédie ,  je  revenois  seul  à  pied  à 
mon  hôtel  ;  la  nuit  étoit  noire.  Plongé 
dans  de  tristes  réflexions,  je  ne  m'a- 
perçus point  que  trois  hommes  m'a- 
voient  suivi  depuis  le  théâtre.  Au  détour 
d'une  rue  peu  fréquentée  ,  ils  m'atta- 
quèrent tous  à  la  fois  avec  une  exces- 
sive furie.  Je  fis  quelques  pas  en  arrière , 
et  mis  l'épée  à  la  main  ,  tenant  mon 
manteau  plié  sur  mon  bras  gauche. 
L'obscurité  de  la  nuit  me  fut  favorable; 
]a  plupart  de  leurs  coups, portèrent  dans 
mon  manteau  ,  et  ne  m'atteignirent 
point.  J'eus  le  bonheur  de  renverser  à 
mes  pieds  un  de  mes  adversaires.  Ce- 
pendant j'avois  reçu  quelques  blessures, 
et  les  autres  me  poursuivoient  si  vive- 
ment que  j'aurois  inévitablement  suc- 
combé, si  un  noble  cavalier,  averti  par 


LE  MOINE.  127 

le  bruit  des  épées,  ne  fût  accouru  à  moa 
secours  ;  plusieurs  domestiques  Je  sui- 
voient  avec  des  flambeaux.  A  leur 
approche ,  les  deux  spadassins  prirent  la 
fuite,  et  se  perdirent  dans  l'obscurité. 

L'inconnu  s'adressa  à  moi  avec  beau- 
coup de  politesse ,  et  me  demanda  si 
j'ëtois  blessé.  Déjà  afToibli  par  la  perte 
de  mon  sang,  j'eus  à  peine  la  force  de 
Je  remercier.  Je  le  priai  d'ordonner  que 
quelques-uns  de  ses  serviteurs  me  trans- 
portassent à  l'hôtel  de  Las  Cisternas; 
mais  je  n'eus  pas  plutôt  prononcé  ce 
nom,  que  l'inconnu,  se  disant  ami  de 
mon  père  ,  ne  voulut  pas  permettre 
qu'on  me  transportât  si  loin  avant  que 
mes  blessures  eussent  été  examinées.  Il 
ajouta  que  sa  maison  étoit  peu  éloignée, 
et  me  pria  de  l'y  accompagner.  Il  me  fit 
cette  offre  d'une  manière  si  obligeante, 
que  je  ne  pus  la  refuser  ;  et  appuyé  sur 
son  bras,  il  me  conduisit  dans  l'espace 
de  quelques  minutes  à  la  porte  d'un 
magnifique  hôtel. 

En  entrant,  je  remarquai  qu'un  vieux 
serviteur  à  cheveux  blancs,  qui  avoit 
l'air  d'attendre  mon  conducteur ,  lui 
demanda  si  M.  le  duc  reviendroit 
bientôt  à  Madrid.  «Non,  répoiidit-il , 


128  LE  MOINE. 

je  sais  qu'il  se  propose  de  rester  encore 
quelques  mois  à  la  campagne.  »  Mon 
libérateur  fit  alors  appeler  le  chirur- 
gien de  la  maison.  Je  fus  conduit  dans 
un  fort  bel  appartement ,  et  placé  sur 
un  lit  de  repos.  Le  chirurgien  ayant 
visité  mes  blessures ,  déclara  qu'elles 
étoient  fort  peu  dangereuses  ;  cepen- 
dant il  me  conseilla  de  ne  point  m'ex- 
poser  à  l'air  frais  de  la  nuit,  et  l'in- 
connu me  pressa  de  si  bonne  grâce  de 
prendre  un  lit  dans  sa  maison ,  que  je 
consentis  à  ne  retourner  chez  moi  que 
le  lendemain. 

Etant  resté  seul  avec  lui,  je  lui  fis 
mes  remerciemens  en  termes  plus  ex-« 
pressifs  que  je  n'avois  pu  le  faire  jus- 
qu'alors. 

«  Ne  parlez  pas  de  cela,  je  vous  prie, 
dit-il  ;  c'est  moi  qui  dois  m'estimer 
heureux  d'avoir  pu  vous  rendre  ce  petit 
service ,  et  j'ai  des  obligations  à  ma  fille 
de  m'avoir  retenu  si  tard  au  couvent 
de  Sainte-Claire.  J'ai  toujours  fait  pro- 
fession de  la  plus  haute  estime  pour  le 
marquis  de  Las  Cisternas ,  et  quoique 
je  n'aie  pas  eu  l'occasiijn  de  me  lier  aussi 
particulièrement  avec  lui  que  je  l'aurois 
désiré,  je  suis  fort  aise  de  pouvoir  faire 


I 


LE  MOINE.  129 

connoissance  avec  son  fils.  Crojez, 
monsieur,  que  mon  frère,  dans  Ja  mai- 
son duquel  vous  êtes  en  ce  moment , 
regrettera' de  ne  s'y  être  point  trouvé 5 
mais  en  l'absence  du  duc ,  c'est  à  moi 
d'en  faire  les  honneurs ,  et  j'ose  vous 
assurer  en  son  nom  que  tout  ce  que 
contient  l'hôtel  de  Médina  est  parfai- 
tement à  votre  disposition.  » 

Imaginez,  s'il  se  peut,  ma  surprise, 
Lorenzo,  lorsque  je  découvris  dans  la 
personne  de  mon  libérateur  don  Gaston 
de  Médina,  le  père  d'Agnès  et  le  vôtre; 
lorsque  j'appris  ainsi  de  sa  bouche 
qu'Agnès  habitoit  le  couvent  deSainle- 
Claire?  La  joie  que  me  causa  cette  dé- 
couverte fut  un  peu  affbiblie,  lorsque, 
répondant  à  quelques  questions  que  je 
lui  faisois  d'un  air  assez  indifférent ,  il 
me  dit  que  sa  fille  avoil  non  seulement 
pris  le  voile,  mais  encore  prononcé  ses 
vœux.  Cependant  je  ne  m'affectai  que 
modérément  de  cette  nouvelle,  soutenu 
par  l'idée  que  le  crédit  de  mon  oncle 
à  la  cour  de  Rome  auroit  bientôt 
aplani  cet  obstacle,  et  que  j'obtiendrois 
aisément  la  résiliation  de  ses  vœux.  Je 
ne  laissai  donc  voir  aucune  inquiétude, 
et  ne  parus  occupé  que  du  soin  de 
2.  12 


IJO  LE  MOINE. 

témoigner   ma  reconnoissance   à  don 
Gaston  ,  et  de  gagner  son  amitié. 

Un  domestique  entrant  en  ce  moment 
dans  la  chambre,  m'annonça  que  lé 
spadassin  que  j'avois  blessé  donnoit  en- 
core quelques  signes  de  vie,  et  même 
qu'il  recommençoit  à  parier.  Je  priai 
qu'on  le  fit  porter  à  l'hôtel  de  mon  père, 
désirant  l'interroger  moi-même ,  et  sa- 
voir de  lui  quels  motifs  l'avoient  porté 
à  attenter  à  ma  vie.  Don  Gaston,  cu- 
rieux aussi  de  les  connoître,  me  pressa 
d'interroger  l'assassin  en  sa  présence; 
mais  il  me  trouva  peu  disposé ,  pour 
deux  raisons,  à  satisfaire  sa  cmiosité; 
la  première  ,  c'est  que ,  soupçonnant 
déjà  d'où  partoit  le  coup ,  je  ne  crus 
pas  devoir  exposer  ainsi  sous  ses  yeux 
le  crime  de  sa  sœur  ;  la  seconde  ,  c'est 
que  je  craignois  que,  me  reconnoissant 
pour  Alphonso  d'Alvarada,  il  ne  prît 
des  précautions  extraordinaires  pour 
m'empêcher  de  voir  Agnès.  Lui  faire 
l'aveu  de  ma  passion  pour  sa  fille,  en- 
treprendre de  lui  faire  goûter  mes  pro- 
jets, ce  que  je  connoissois  du  caractère 
de  don  Gaston  suffisoit  pour  me  con- 
vaincre que  c'eût  été  une  démarche  im- 
prudente. Je  lui  donnai  donc  à  entendre 


LE  MOi:>ïE.  i3r 

que  ,  soupçonnant  une  certaine  dame 
d'être  mêlée  dans  cette  affaire ,  et  ajant 
quelques  laisons  de  désirer  que. son  nom 
restât  inconnu  ,  je  croyois  devoir  inter- 
roger, cet  homme  en  particulier.  La 
délicatesse  de  don  Gaston  ne  lui  permit 
pas  d'insister  sur  ce  point,  et  l'assassin 
fut  transporté  à  mon  hôtel. 

Le  lendemain  matin  je  pris  congé  de 
mon  hôte,  qui  devoil  le  même  jour  re- 
tourner auprès  du  duc.  Mes  blessures 
avoient  été  si  légères,  que  j'en  fus  quitte 
pour  porter  quelque  temps  mon  bras 
en  écharpe.  Le  chirurgien  qui  examina 
celle  du  sparlassin,  la  déclara  mortelle. 
11  mourut  en  effet  quelques  minutes 
après  avoir  avoué  que  donna  Rodolphe 
avoit  été  l'instigatrice  du  complot. 

Je  n'eus  plus  alors  d'autre  affaire  que 
celle  de  retrouver  Agnès,  de  la  revoir. 
Je  ne  vous  ferai  point  raj^stère,  Loren- 
zo  ,  des  moyens  que  j'employai  pour  y 
parvenir  ;  je  corrompis  à  prix  d'argent 
Je  vieux  jardinier  ,  (|ui  m'introduisit 
dans  le  couvent  de  Sainte-Claire  ,  dé- 
guisé sous  un  habit  de  paysan.  Je  fus 
même  présenté  à  l'abbesse,  et  accepté 
par  elle  en  qualité  de  garçon  jardinier. 
Je  revis  Agnès,  je  la  vis  plusieurs  fois 


i3a  LE  MOINE. 

avant  qu'elle  pût  me  reconnoîire.  Plu- 
sieurs fois  j'entendis  sa  vieille  et  aus- 
tère abbesse,  se  promenant  avec  elle, 
la  réprimander  avec  aigreur  sur  sa  con- 
tinuelle mélancolie;  lui  reprocher aue, 
dans  sa  situation,  pleurer  la  perte  d'un 
amant  étoit  un  crime ,  et  qu'en  toute 
situation,  pleurer  celle  d'un  infidèle 
ëtoit  une  folie.  Agnès  enfin  me  recon- 
nut ;  et  c'est  ici,  Lorenzo ,  que  j'ai  be- 
soin d'en  appeler ,  pour  ma  justification , 
à  notre  longue  amitié ,  à  la  connois- 
sance  que  vous  avez  de  mon  inaltérable 
honneur;  c'est  ici  que  je  dois  implorer 
votre  indulgence.  Je  supprime  d'inutiles 
détails  :  Agnès  m'aimoit.  Lorsque  j'eus 
trouvé  l'occasion  favorable  de  lui  par- 
ler sans  témoins,  obéissante  aux  volon- 
tés de  son  père  ,  fidelle  à  ses  vœux ,  elle 
refusa  de  m'écouter.  ;  elle  m'écouta  ce-^ 

Sendant,  pressée  par  mes  sollicitations, 
e  me  justifiai  pleinetnent  à  ses  yeux^ 
je  lui  exposai  tous  mes  motifs  d'espé- 
rance; je  la  fis  consentir  à  seconder 
mes  projets.  Chaque  nuit  elle  se  lendoit 
dans  un  réduit  écarté  que  m'avoit  pro- 
curé le  jardinier.  Là,  plus  libre  qu'au 
milieu  du  monde,  je  lui  jurois  une 
éternelie   tendresse.    Rappelez  -  vous  , 


LE  MOINE.  i35 

Lorenzo,  notre  amour  si  violemment 
contrarié,  mes  souffrances,  la  pureté  de 
mes  intentions  ,  ma  ferme  résolution 
de  n'avoir  jamais  qu'Agnès  pour  épouse; 
rappelez- vous  sa  candeur,  la  violence 
faite  à  ses  sentimens.  Que  vous  dirai-je 
enfin?  daivs  un  moment  de  délire,  nous 
ne  reconnûmes  le  danger  auquel  nous 
exposoit  notre  rautuellle  tendresse , 
qu'en  nous  apercevant  que  l'amour  nous 
avoit  égarés  l'un  et  l'autre,  que  les  vœux 
d'Agnès  étoient  enfreints,  et  qu'elle  étoit 
déJH  mon  épouse. 

Ici  Lorenzo  donna  des  marques'vi- 
sibles  de  mécontentement.  Le  miarquis 
i'appaisa  en  le  nommant  son  ami ,  sou 
frère ,  et  coatinua  : 

Après  les  premiers  instans  4e  délire, 
cet  accident  fit  frémir  Agnès.  L'amour 
faisant  tout  à  coup  place  aux  regrets 
et  à  la  crainte ,  elle  me  fit  des  reproches 
amers;  frappée  de  terreur,  elle  s'é- 
chappa de  mes  bras ,  et  s'enfuit  à  sa  cel- 
lule. Depuis  ce  moment ,  je  n'ai  pu  la 
revoir  qu'une  seule  fois,  et  c'étoit  en 
plein  jour ,  comme  elle  se  promenoit 
appuyée  sur  le  bras  d'iwie  de  ses  com- 
pagnes qui  paroissoit  être  son  amie ,  et 
avec  laquelle  j.e  l'avois  déj^  vue  plusieurs 

12. 


î54  LE  MOINE. 

fois.  Elle  jeta  sur  moi  un  triste  regard  , 
et  détourna  la  tête.  , 

Dès  le  soir  de  ce  jour-là  même,  le 
jardinier  me  notifia  qu'il  ne  pouvoit 
plus  me  servir,  «  La  jeune  sœur,  dit-il, 
m'a  déclaré  que  si  je  continuois  à  vous 
admettre  dans  le  jardin,  elle-même 
découvriroit  tout  à  madame  l'abbesse. 
Elle  m'a  dit  encore  que  votre  présence 
désormais  lui  étoit  pénible,  et  que,  si 
ivous  conserviez  quelque  respect  pour 
elle, Vous  ne  deviez  plus  chercher  à  la 
voir.  Excusez-moi  donc,  si  je  vous  dé- 
clare qu'il  ne  m'est  plus  possible  de  fa- 
voriser votre  déguisement.  Si  l'abbesse 
venoit  à  savoir  ce  que  j'ai  fait  pour  vous , 
non  contente  de  me  renvoyer ,  elle 
m'accuseroit  d'avoir  profané  son  cou- 
vent, et  me  feroit  Jeter  dans  les  prisons 
de  l'inquisition.  » 

Je  combattis  vainement  sa  résolution; 
il  me  lefusa  toute  entrée  dans  le  jardin, 
et  Agnès  persévéra  à  ne  vouloir  plus  ni 
me  voir  ni  m'entendre.  Environ  quinze 
jours  après,  une  maladie  violente,  dont 
mon  père  fut  attaqué ,  m'ob'igea  de 
partir  pour  l'Andalousie;  jem'j  rendis, 
et  trouvai  le  marquis  à  l'article  de  la 
mort.  Quoique  dès  les  premiers  sj^mp- 


LE  MOINE.  i35 

tomes  sa  maladie  eùl  elé  déclarc^e  mor- 
telle, elle  traîna  pendant  plusieurs  mois. 
Ensuite  la  nécessité  où  je  me  trouvai  de 
mettre  ordre  à  mes  affaires  après  son 
décès,  ne  me  permit  pas  de  quitter 
l'Andalousie.  Mais  de  retour  à  Madrid 
depuis  quatre  jours ,  j'ai  trouvé  en  ar- 
rivant à  mon  hôlel,  la  lettre  que  voici. 
Ici  le  marquis  ouvrit  le  iiroir  d'un  se- 
crétaire ,  en  lira  un  papier  plié  qu'il 
présenta  à  Loreuzo;  celui-ci  l'ouvrit, 
reconnut  la  main  de  sa  sœur,  et  lut: 

«  Dans  quel  abyme  de  maux  vous 
«  m'avez  plongée  ;  Raymond ,  vous  m'a- 
it vez  rendue  aussi  criminelle  que  vous. 
«  J'avoi*  résolu  de  ne  vous  revoir  de 
«  ma  vie ,  de  vous  oublier  s'il  étoit  pos- 
«  sible,  et  même  de  vous  hair.  Un  être 
«  pour  lequel  je  sens  déjà  -une  tendresse 
«  maternelle,  me  sollicite  de  pardonner 
«  à  mon  séducteur,  et  de  réclamer  son 
«  amour.  Raymond  ,  votre  enfant  vit 
«  déjà  dans  mon  sein.  Je  redoute  la  ven- 
«  geance  de  l'abbesse  ;  je  tremble  pour 
«  moi-même,  et  plus  encore  pour  Vin- 
«  nocente  créature  dont  l'existence  dé- 
«  pend  de  la  mienne.  Nous  serions  pér- 
«  dus  l'un  et  l'autre,  si  l'on  venoit  à 
«  découvrir  mon  état.  Conseil  lez -moi 


i36  LE  MOINE. 

«donc,  dites-moi  ce  que  je  dois  faire, 
«  mais  ne  cherchez  point  à  me  voir. 
«  Le  jardinier  qui  s'est  cliargé  de  vous 
«  remettre  cette  lettre  est  renvoyé  ;  ce- 
«  lui  qui  le  remplace  est  d'une  fidélité 
«  incorruptible.  L'unique  moyen  de  me 
«  faire  passer  votre  réponse ,  est  de  la 
«  cacher  sous  la  grande  statue  de  saint 
«  Dominique ,  dans  l'église  des  Domi- 
«  nicains,  où  je  vais  à  confesse  tous  les 
«  jeudis.  Je  pourrai  aisément  la  prendre 
«  là  sans  être  aperçue.  Je  sais  que  vous 
«  êtes  absent  de  Madrid  ;  est-il  néces- 
«  saire  que  je  vous  prie  de  m'écrira 
«  aussitôt  après  votre  retour  ?  je  ne  le 
«  pense  pas.  Ah  !  Raymond ,  ma  situa- 
t<  tion  est  cruelle.  Forcée  à  embrasser 
«  une  profession  dont  je  me  sens  peu 
«  propre  à  remplir  les  devoirs ,  péné- 
«  Irée  de  la  sainteté  de  ces  devoirs  ,  et 
«  séduite ,  hélas  !  par  l'homme  que  j'ai- 
«  mois  le  plus,  je  me  vois  réduite  à  opter 
«  entre  la  mort  et  le  parjure.  Ma  foi- 
«  blesse,  TafFection  maternelle,  ne  me 
«  permettent  pas  d'hésiter.  La  mort  de 
«  mon  pauvre  père ,  arrivée  depuis 
«  notre  séparation,  écarte  un  des  plus 
«  grands  obstacles  à  notre  union.  Mon 
«  père  repose  dans  le  tombeau ,  et  je 


LE  MOINE.  i37 

«n'ai  plus  à  redouter  sa  colère;  mais 
«t  la  colère  de  Dieu,  ô  Ra_ymond  !  qui 
«  pourra  m'y  soustraire  ?  qui  me  pro- 
«  tégera  contre  le  cri  de  ma  propre 
«  conscience?  Je  n'ose  m'appesantir  sur 
tfces  réflexions,  elles  me  rendroient 
«  folle.  Ma  résolution  est  prise  ;  obte- 
«  nez  la  résiliation  de  mes  vœux  ,  je 
«  suis  prête  à  vous  suivre.  Ecrivez-moi , 
«  ô  mon  époux  {  dites-moi  que  l'absence 
«  n'a  point  afFuibli  votre  amour  ;  dites- 
«  moi  que  vous  allez  sauver  de  la  mort 
«votre  innocent  enfant  et  sa  malheu- 
M  reuse  mère.  Je  suis  en  proie  à  toutes 
«  les  angoisses  de  la  terreur.  Il  me  sem- 
«  ble  que  tous  les  yeux  qui  se  fixent 
«  sur  moi  lisent  sur  mon  visage  moa 
«  secret  et  ma  honte.  Vous  êtes  la  cause, 
«  Raymond,  de  toutes  mes  souffrances, 
«  Oh  !  que  j'étois  loin  de  soupçonner, 
«  quand  mon  cœur  commença  à  vous 
«  aimer,  ces  tristes  effets  de  l'amour  ! 

«Agnès.  » 

Après  avoir  lu  cette  lettre,  Lorenzo 
la  rendit  en  silence.  Le  marquis  la 
replaça  dans  son  secrétaire  ,  et^  con- 
tinua : 

Cette  nouvelle  si  peu  attendue  ^  mais 


i38  LE  MOINE. 

si  ardemment  désirée,  me  combla  de 
joie.  Mon  plan  fut  aussitôt  arrêté. 

Lorsque  j'appris  la  retraite  d'Agnès > 
ne  doutant  pas  qu'elle  ne  fat  disposée 
à  quitter  le  couvent ,  j'avois  déjà  fait 
confidence  de  toute  l'affaire  au  cardi- 
nal-duc de  Lerme,  qui  aussitôt  s'étoit 
occupé  d'obtenir  la  bulle  nécessaire. 
J'ai  heureusement  négligé  d'arrêter  ses 
démarches  ;  une  lettre  que  je  viens  de 
recevoir  de  lui,  m'annonce  qu'il  attend 
tous  les  jours  l'ordre  de  la  cour  de 
Rome.  J'étois  assez  d'avis  d'attendre 
patiemment  cet  ordre;  mais  le  cardinal 
me  conseille  de  faire  sortir,  s'il  est  pos- 
sible, Agnès  du  couvent,  à  l'insu  de  la 
supérieure,  ne  doutant  point  que  celle» 
ci  ne  voie,  avec  un  extrême  déplaisir, 
sortir  de  sa  maison  une  jeune  personne 
d'un  rang  aussi  distingué,  et  qu'elle  ne 
regarde  son  abjuration  comme  une  in- 
sulte faite  à  la  communauté  âe  Sainte- 
Claire.  Il  me  représente  cette  abbesse 
comme  une  femme  d'un  caractère  vio- 
lent et  vindicatif.  J'ai  à  craindre  qu'en 
enfermant  Agnès  dans  sOn  couvent, 
elle  ne  frustre  toutes  mes  espérances , 
et  ne  rende  vaines  les  lettres  du  pape. 
D'après  ces  considérations,  j'ai  résolu 


LE  MOINE.  159 

d'enlever  Agnès ,  et  de  la  tenir  cachée 
dans  une  des  terres  du  cardinal-duc 
jpsqu  a  l'arrivée  de  la  bulle;  il  approuve 
mon  dessein ,  et  m'assure  qu'il  eet  prêt 
à  donner  asile  à  la  belle  fugitive.  J'ai 
donc  fait,  pour  opération  première,  ar- 
rêter secrètement,  et  transporter  à  mon 
hôtel,  le  nouveau  jardinier  de  Sainte- 
Claire.  Par  ce  mojen ,  je  tiens  en  ma 
possession  la  clé  de  la  porte  du  jardin; 
il  ne  me  restoit  plus  qu'à  préparer  Agnès 
à  son  évasion ,  et  c'est  ce  que  je  faisois 
par  la  lettre  que  vous  m'avez  vu  placer 
pour  elle  à  l'endroit  qu'elle  m'avoit  in- 
diqué. Cette  lettre  lui  annonce  que  je 
serai  prêt  à  la  recevoir  demain  à  minuit, 
et  que  tout  est  préparé  pour  sa  prompte 
et  infaillible  délivrance. 

Vous  connoissez  maintenant ,  Lo- 
renzo,  toute  l'histoire  de  mes  amours; 
vous  êtes  à  portée  de  juger  ma  con- 
duite, et  de  reconnoître  la  fausseté  des 
récits  qui  vous  ont  été  faits.  Je  vous 
répète  ici  que  mes  intentions  ,  relaj^i- 
vement  à  voire  sœur ,  ont  toujours  été 
pures  et  honorables;  que  mon  dessein 
et  mon  unique  désir  ont  tonje^urs  été, 
sont  toujours  de  l'avoir  pour  femme- 
J'espère  qu'en  faveur  de  ces  disposi?- 


140  LE  MOINE. 

lions ,  vous  me  pardonnerez  l'erreur 
d'un  moment  ;  que  vous-même  m'ai- 
derez à  réparer  mes  torts  envers  elle, 
et  à  m'assurer  un  titre  légitime  à  la 
possession  de  sa  personne  et  de  son 
cœur. 


CHAPITRE   V. 


*  O  VOUS ,  qui ,  sur  la  nacelle  légère  de  la 
c  vanité,  que  pousse  le  veut  des  éloges,  vous 
«embarquez  follement  pour  le  voyage  de  la 
tt  renommée ,  attendez-vous  à  toutes  les  va- 
«riations  d'une  course  orageuse.  Votre  sort 
«  est  d'être  perpétuellement,  ou  élevé  sur  le 
«  sommet  du  flot ,  ou  enfoncé  da  os  le  gouffre  ; 
«  quiconque  soupire  après  la  gloire  ,  n'aura 
«que  de  courts  instaos  de  repos;  ranimé  par 
Clin  soufiQe,  un  autre  souffle  le  détruira.» 

Pope. 

xLprès  que  le  marquis  eut  ainsi  ter- 
iTi^iné  le  récit  de  ses  aventures,  Lorenzo 
garda  quelques  instans  le  silence  ;  il  le 
rompit  enfin. 

«  Raymond,  dit-il  en  lui  prenant  la 
main ,  les  lois  strictes  de  l'honneur  exi- 
geroient  que  je  vengeasse  dans  votre 


LE  MOINE.   .  i4r 

sang  l'outrage  lait  par  vous  à  ma  fa- 
mille; mais  d'après  les  circoustances 
particulières  que  vous  venez  de  me  ra- 
conter ,  je  ne  puis  voir  en  vous  un  en- 
nemi. Je  conçois  que  la  tentation  a  été 
trop  forte,  et  qu'il  auroit  fallu  peut- 
être  une  vertu  plus  qu'humaine  pour 
résister.  La  supeistifion  de  mes  parens 
est  la  seule  cause  de  tous  res  malheurs  ; 
ils  sont  plus  répréhensibles  qu'Agnès 
et  qub  vous-même.  Le  passé  ne  peut 
être  rappelé ,  mais  il  peut  être  réparé 
■par  votre  union  avec  ma  sœur.  Vous 
avez  été,  vo:is  continuerez  d'être  mon 
meilleur,  mon  unique  ami.  J'ai  pour 
Agnès  la  plus  tendre  afifection ,  et  si 
j'avois  eu  à  faire  cli  'ix  d'un  époux 
pour  elle,  c'est  vous-même  que  j  aurois 
choisi.  Poursuivez  donc  votre  entre- 
prise. Je  vous  accompagnerai  demain 
au  soir,  et  conduirai  moi- même  Agnès 
à  la  maison  du  cardinal.  Ma  présence 
légitimera  sa  conduî te,  et  mettra  à  l'abri 
de  toute  censure  sa  fuite  du  couvent.  » 

Le  marquis  lui  témoigna  sa  vive  re- 
conhoissance.  Lorenzo  lui  apprit  qu'il 
n'avoit  plus  rien  à  craindre  de  l'inimi- 
tié de  donna  Rodolphe.  Il  y  avoit  déjà 
^  cinq  mois  que,  dans  un  accès  de  co- 
2.  i3 


t4«  LE  MOINE. 

1ère,  elle  s'étoit  rompu  un  vaisseau,  et 
étoit  morte  dans  l'espace  de  quelques 
heures.  Passant  ensuite  à  un  autre  ob- 
jet ,  il  lui  parla  des  intérêts  d'Antonia. 
Le  marquis  fut  fort  surpris  d'entendre 
parler  de  cette  nouvelle  parente.  Son 
père  avoit  emporté  au  tombeau  sa  haine 
contre  Elvire,  et  jamais  il  ne  lui  avoit 
même  donné  à  entendre  qu'il  sût  ce 
qu'étoit  devenue  la  veuve  de  son  fils 
aîné,  a  Vous  avez  eu  raison  de  conjec- 
turer ,  dit  don  Rajmond  à  son  ami , 
que  je  serois  disposé  à  recoimoître  ma 
belle-sœur  et  son  aimable  fille.  Les  pré- 
paratifs de  l'évasion  d'Agnès  ne  me 
permettent  pas  de  leur  rendre  •  visite 
aujourd'hui;  mais  je  vous  prie ,  Loren- 
zo  ,  de  les  assurer  de  mon  amitié,  et  de 
leur  fournir,  pour  mon  compte,  toutes 
les  sommes  dont  elles  pourroient  avoir 
besoin-.  »  Lorenzo  promit  de  se  confor- 
mer à  ses  vues  aussitôt  qu'il  pourroit  dé- 
couvrir le  lieu  de  la  résidence  d'Elvire, 
II  prit  alors  congé  de  son  futur  beau- 
frère  ,  et  retourna  au  palais  de  Médina. 

Le  jour  commençoit  à  paroître  lors- 
que le  marquis  se  retira  à  son  appar- 
tement. Sachant  bien  que  son  récit 
dureroit  plusieurs  heures,  et  voulant 


3 


LE  MOINE.  143 

n'être  point  interrompu ,  il  avoit ,  en 
rentrant  à  son  hôtel ,  défendu  qu'on 
l'attendît.  Il  fuj^  donc  un  peu  surpris  , 
en  entrant  dans  sou  anti-cnambre  ,  d'y 
trouver  encore  Théodore.  Assis  près 
d'une  table,  et  tenant  une  plume  à  la 
main  ,  le  page  étoit  tellement  occupé , 
u'il  ne  s'aperçut  point  de  l'approche 
e  sou  maître  ;  le  marquis  l'observa 
pendant  quelques  instans.  Il  écrivoit 
quelques  ligues ,  s'arrétoit ,  recommen- 
çoit  à  écrire ,  sourioit  à  ses  idées  ^  dont 
il  paroissoit  émerveillé.  A  la  fin,  il 
mit  la  plume  sur  la  taljle,  se  leva,  et 
s'écria  ,  en  se  frottant  les  mains  d'un  air 
joyeux  :  «  M'y  voilà;  c'est  charmant, 
c'est  charmant  !  » 

Les  transports  du  page  furent  inter- 
rompus par  un  grand  éclat  de  rire. 

«  Qu'avez-vous  donc  là  oe  si  char- 
mant? «dit  le  marquis,  qui  soupçonnoit 
de  quelle  nature  étoient  ses  occu{^tions. 

Le  jeune  homme  tressaillit,  rougit, 
courut  à  la  table,  prit  vite  son  papier 
et  le  cacha  dans  son  sein. 

«  Je  ne  savois  pas ,  monsieur ,  que 
vous  fussiez  si  près  de  moi  :  puis-je  vous 
être  de  quelque  utilité?  Lucas  est  déjà 
au  lit.  » 


144  LE  MOINE. 

a  Je  compte  aussi  me  mettre  au  lit 
dès  que  j'auiai  pu  vous  dire  mon  opi-* 
«ion  sur  vos  vers.  »     # 

«  Sur  mes  vers  ,  monsieur  ?  « 

«  Oui ,  Théodore  ,  je  suis  sûr  que  le 
dieu  des  vers  a  pu  seul  vous  tenir  éveillé 
jusqu'à  ce  momei»t.  Montrez-les  moi  ; 
je  serai  fort  aise  de  voir  cjuelque  nou- 
veauté de  votre  composition.  » 

«  En  vérité ,  monsieur  ,  ils  ne  mé- 
ritent pas  votre  attention.  » 

cf  Moi,  je  crois  qu'ils  sont  charmans , 
puisque  vous  l'ayez  dit.  Allons ,  voyons, 
je  vous  promets  d'être  un  critique  in- 
dulgent. » 

L'aimable  enfant  lui  présenta  son 
papier  d'un  air  fort  humble  en  appa- 
rence; mais  le  plaisir  qui  brilloit  dans 
ses  yeux  ^  travers  sa  feinte  tristesse , 
décèloit  la  vanité  de  son  jeune  cœur. 
Le  marquis  sourit  en  observant  ce  qui 
se  pasioit  dans  l'ame  de  Théodore.  Il 
s'assit;  le  jeune  page,  secrètement  par- 
tagé entre  l'espoir  et  la  crainte,  cher- 
choii  avec  une  inquiétude  inexprimable 
à  lire  sur  le  visage  de  son  maître  lefFèi 
de  ses  vers. 


LE  MOINE.  145 

UAMOUR  ET  LA  VIEILLESSE. 

La  nuit  éloit  noire  ;  un  vent  frais  souffloit. 
Anacrëon,  devenu  vieux  et  morose,  ëloit  ass^s 
près  de  son  feu,  dont  il  entrefenoit  la  flamme 
pétillante.  Soud^  la  porte  de  sa  chaumière 
s'ouvre  ;  il  aperçlK,  6  surprise  !  l'Amour,  qui 
jette  autour  de  lui  un  regard  amical ,  et  le  saline 
par  son  nom. 

Quoi  '  c'est  toi?  dit  Anacrëon  d'un  air  triste 
et  mécontent.  Voudrois-tu  donc  encore  enflam- 
mer mon  sein  de  ta  dangereuse  fureur?  Que 
viens-tu  chercher  dans  ce  désert ,  où  n'habitent 
ni  les  ris  ni  les  jeux?  Jamais  cette  vallée  ne 
fut  l'asile  des  amans.  Un  éternel  hiver  lient  ces 
plaines  enchaînées  :  aussi  froide  que  lui ,  la 
vieillesse  règne  seule  dans  mon  jardin  ,  dans  ma 
maison  et  dans  mon  cœur. 

Quelque  jeune  vierge  invoqut»  en  ce  moment 
ton  pouvoir  sous  un  ombrage  fleuri  ;  hâte-toi 
de  te  rendre  auprès  d'elle  ;  ordr-nue  a^^x  songes 
voluptueux  de  vultiger  autour  de  son  lit.  Va 
reposer  sur  le  sein  brûlant  de  Damon  ,  va  folâ- 
trer autour  des  lèvres  de  Chloé  ,  ou  te  faire  un 
oreiller  de  sa  joue  vertfieille 

Voilà  les  lieux  que  tu  dois  fréipenter  ;  retire- 
toi.  Crois-tû  que  j'aie  oublié  les  peines  que  tu 
me  causas  tant  que  je  fus  dans  les  liens  de 
Julie .  le  feu  dont  mon  sein  brûla  ,  les  soupirs 
jaloux  qui  déchirèrent  mon  cœur,  et  mes  espé- 
rances déçues  et  mes  vœux  ^daignés?  Retire- 
toi  ,  te  dis-je_,  et  va  chercha,  pour  le  trahir, 
quelque  autre  que  moi.  • 

j5. 


146  LE  MOINE. 

Est-ce  que  l'âge ,  bon  homme ,  a  troublé 
votre  raison,  dit  le  dieu?  est-ce  à  moi  que 
s'adressent  ces  injures,  à  moi  !  qui  cependant 
vous  aime  encore  ?  vS'il  vous  est  arrivé  de  ren- 
contrer une  orggeilleuse,  cent  autres,  dites- 
ilïoi,  n*ont-elles  pas  été  douces  avec  vous?  Tel 
est  l'homme  :  sa  main  écrit  les  bienfaits  sur  le 
sabîe.'  et  grave  sur  la  pie^jj^  solide  un  léger 
désagrément. 

Qui  t*a  conduit,  ingrat,  au  canal  oi^  Lesbie 
se  baignoit  en  plein  midi  ?  qui  t'a  indiqué  la 
cachette  où  Daphné  reposoit  seule  au  déclia 
du  four  ?  et  lorsque  Célie  crioit  au  secours  , 
quel  autre  que  l'Amour  t'inspira  de  lui  fermer 
la  bouche  d'un  baiser  ?  —  Vous  m'appeliez 
alors  aimable  enfant  ,  vous  ne  vouliez  aimer 
que  moi  ;  le  vin  même  ne  vous  plaisoit  point , 
disiez-vous ,  si  les  lèvres  de  l'Amour  n'avoient 
auparavant  touché  les  bords  du  vase. 

Ces  momens  si  doux  ne  reviendront-ils  plus? 
suis-je  pour  jamais  banni  de  votre  cœur  ?  Oh  ! 
non  ?  ce  sourire  me  dit  que  vous  m'aimez  en- 
core ;  ce  sein  palpitant  ,  ces  yeux  étincelans  , 
m'annoncent  le  retour  de  votre  tendresse.  Re- 
viens ,  Anacréon  ,  reviens  à  moi  ;  mon  flam- 
beau réchauffera  ton  coçur  glacé  par  l'âge;  ma 
main  désarmera  la  fureur  du  pâle  hiver-,  et  le 
priu  temps  et  la  jeunesse  reviendsont  folâtrer 
autour  de  toi. 

L'Amour  arracha  de  son  aile  une  plume  do- 
rée ,  et  la  mit  dans  la  main  du  poêle  :  aussitôt 
les  rêves  brillans  de  l'imagination  s'élèvent  au- 
tour de  sa  tête  et  la  remplissent  d'une  sainte 
ins^ralion;  son  teint  brille  d'un  flamrae  ce- 


LE  MOINE.  147 

Jesfe;  il  saisit  sa  lyre.  La  plume  rase  lëgërement 
les  cordej  sonores ,  trop  long-teirps  négligées  ; 
Anacréon  chante  de  nouveau  le  pouvoir  de 
l'Amour. 

A  ce  nom  seul  les  arbres  des  forêts  secouent 
leurs  chevelures  de  neige;  les  ruisseaux,  se 
fondant ,  brisent  leurs  froides  entraves;  l'hiver 
s'enfuit.  La  terre,  au  même  instant ,  se  couvre 
de  fleurs  nouvelles  ;  l'haleine  du  zéphyr  pénètre 
dans  les  réduits  les  plus  solitaires  ,  et  le  soleil , 
du  baut  du  ciel,  épand  les  rayons  brillans  du 
jour. 

Attirés  par  les  sons  harmonieux,  les  faunes 
et  les  sylvains  entourent  la  chaumière  et  cher- 
chent à  voir  le  musicien.  Les  nymphes  des  bois 
ressentent  l'effet  de  l'enchantement  :  impa- 
tientes., elles  courent,  elles  bondissent,  elles 
désirent,  elles  aiment.  En  écoutant  les  douces 
modulations  de  sa  voix,  elles  oublient  qu'Auar 
créon  est  vieux. 

L'Amour ,  qui  jamais  ne  reste  en  place ,  tan- 
tôt posé  sur  le  haut  de  sa  lyre ,  sait,  en'l'agitaut , 
en  prolonger  les  sons;  tantôt ,  en  voltigeant ,  il 
les  étouffe  d'un  coup  d'aile  ou  interrompt  la  voix 
du  chantre  par  nn  baiser.  Dans  un  moment ,  ée 
glissant  entre  ses  bras ,  il  se  blottit  dans  sou 
sein.  Un  instant  après,  il  entrelace  de  roses  les 
chevAx  blancs  du  vieillard  ,  et  folâtre  autour 
de  sa  tête ,  porté  sur  ses  ailes  d'or  déployées. 

Oh  !  désormais ,  dit  Anacréon  ,  je  ne  veux 
plus  offrir  mes  vœux  à  d'autres  autels,  puisque 
l'Amour  daigne  encore  m'inspirer.  Assez  d'au- 
tres chanteront  les  héros  et  les  rois  ;  embouche 
qui  voudra  les  trompettes  guerrières.  Amour, 


148  LE  MOINE. 

Amour  ,  je  te  serai  d^soraiais  fidèle  ;  à  foî  seul 
je  consacre  ma  lyre,  et  jusqu'à  mon  dernieif 
soupir  ma  bouche  ne  chantera  que  toi. 

•Le  marquis  renclit  à  Théodore  son 
papier  avec  un  sourire  d'encourage- 
ment. 

«  Votre  petit  poème  me  plaît  beau- 
coup ,  ,iui  dit-il  :  cependant  vous  ne 
devez  pa^  trop  vous  en  rapporter  à  mon 
opinion  ;  en  t'ait  de  poésie  ,  je  ne  suis 
pas  un  très-bon  juge.  Il  m'est  arrivé 
de  faire  une  lois  quatre  ou  cinq  espèces 
de  vers;  ils  éloient  tendres.  La  strophe 
commençoit  par  ces  mots  :  Je  suis  à 
toi ,  tu  es  à  moi,  etc.  Cependant  l'effet 
en  a  été  pour  moi  si  peu  satisfaisant , 
que  j'ai,  bien  promis  de  n'en  plus  faire 
un  seul  de  ma  vie.  Et  quant  à  vous , 
Théodore ,  je  dois  vous  dire  cj^ue  vous 
ne  pouvez  choisir  un6  occupation  plus 
dangereuse  que  celle  de  faire  des  vers. 
Un  auteur,  quel  qu'il  soit,  bon  ,  mau- 
vais ou  médiocre ,  est  une  créllure 
malheureuse  que  chacun  se  croit  en 
droit  d'attaquer.  Peu  de  personnes  sont 
en  état  d'écrire  un  livre;  mais  tout  le 
monde  se  croit  apte  à  le  juger.  Un 
mauvais  ouvrage  porte  avec  lui  sa  pu- 


LE  MOINE.  149 

nition  :  c'est  le  mépris  et  le  ridicule. 
Est-il  bon,  il  exciie  l'envie,  et  attire 
sur  son  aiileur  mille  et  mille  mortifi- 
cations ;  il  se  voit  assailli  par  une  nuée 
de  criùques   partiaux  et  de  mauvaise 
humeur.  L'un  trouve  à  redire  au  plan  , 
un  autre  au  sl^le,  un  autre  à  la  mo- 
ralité; et  s'ils  ne   réussissent  point   à 
trouver   des*  défauts   à    l'ouvrage ,    ils 
chercheront  alors  à  flétrir  l'auteur;  ils 
produiront    malicieusement    au    grand 
jour  toutes  les  particularités  propres  à 
jeter  du  ridicule  sur  son  caractère  ou 
sur  sa  vie  privée,  et  viseront  à  blesser 
l'homme,   s'ils   ne   peuvent   aileindre 
l'écrivain.  En  un  mot,  entrer  ^ans  la 
carrière   de   Ja   littérature  ,  c'est  vous 
exposer  volonlaiiement  à  tous  les  traits 
de  la  jalousie ,  du  ridicule ,  du  dédain  , 
et  même  du  blâme.  Un  jeune  auteur, 
je  le  sais,  trouve  en  cela  même  de  l'en- 
couragement et  de  la  consolation.  Lope 
de  Vega ,  se  dit-il  à  lui-même ,  et  Cal~ 
•  deriîê ,  ont  eu  aussi   des  critiques  in- 
justes et  envieux  ;  et  modestement  il 
se  range  dans  la  même  catégorie.  Je  sais 
que  ces  sages  observations  ne  font  que 
glisser  sur  votre  esprit ,  que  la  manie 
littéraire  est  un  mal  sans  remède,  et 


i5o  LE  MOINE. 

qu'il  ne  vous  est  pas  plus  aisé  de  cesser 
d'écrire  qu'à  moi  de  cesser  d'aimer  ; 
cependant  si  vous  ne  pouvez  résister 
totalement  au  paroxisme  poétique,  ayez 
du  moins  la  précaution  de  ne  commu- 
niquer vos  vers  qu'à  ceux  dont  la  pré- 
vention bien  déclarée  en  votre  faveur 
vous  assure  ieur  approbation.  « 

a  Ainsi,  monsieur,  vous  ne  trouvez 
donc  pas  que  mes  vers  soient  bons  ?  » 
reprit  Théodore  d'un  air  consterné. 

«  Je  ne  dis  pas  cela.  Je  vous  ai  dé- 
claré ,  au  contraire ,  qu'ils  me  plaisoient 
beaucoup  ;  mais  mon  amitié  pour  vous 
me  rend  suspect  de  partialité,  et  d'au- 
tres pojurroient  en  porter  un  jugement 
moins  favorable.  Je  dois  encore  vous 
dire  que  ma  prévention  même  ne  m'a- 
veugje  pas  au  point  de  n'y  pas  aperce- 
voir un  assez  grand  nombre  de  défauts. 
Par  exemple,  j'y  vois  une  grande  pro- 
fusion de  métaphores.  La  force  de  vos 
vers,  en  général ,  consiste  plus  dans  les 
mots  que  dans  le  sens  ;  quelques  vers  ne 
sont  là  cjue  pour  la  rime ,  et  la  plupart 
des  meilleures  idées  sont  empruntées 
d'autres  poètes,  quoique  vous-même 
ignoriez  peut-être  le  plagiat.  Ces  défauts 
pourroient,  à  la  rigueur,  êtrç  excusés 


LE  MOINE.  i5i 

dans  un  ouviage  de  longue  haleine  ; 
mais  un  aussi  petit  poème  devroit  être 
parfait.  » 

«  Cela  peut  être  vrai ,  monsieur;  mais 
je  vous  prie  de  considérer  que  je  n'écris 
que  pour  mon  plaisir.  » 

«  Vos  défauts  en  sont  moins  excusa- 
bles :  on  peut  pardonner  quelques  né- 
gligences à  ceux  qu^,  écrivant  pour  de 
l'argent  ,  sont  obligés  de  compléter 
leur  tâche  dans  un  temps  donné ,  et 
sont  payés,  non  d'après  la  valeur,  mais 
d'après  le  volume  de  leurs  productions  5 
mais  dans  ceux  qu'aucune  nécessité  n'o- 
blige à  se  faire  auteurs;  qui,  n'écrivant 
que  pour  l'honneur ,  ont  tout  le  loisir 
de  polir  leurs  compositions ,  ces  fautes 
sont  impardonnables  ,  elles  appellent 
sur  l'ouvrage  les  traits  de  la  plus  sévère 
critique.  » 

Le  marquis  se  leva.  Vojant  Théo- 
dore Irisl^  et  découragé,  il  ajouta  en 
souriant  : 

V  Cependant  ces  vers  ne  déshonore- 
ront point  votre  nom  :  votre  versifica- 
tion est  assez  facile ,  et  vous  avez  l'oreille 
juste.  La  lecture  de  votre  petit  poème 
m'a  causé  beaucoup  de  plaisir  ;  et  si  ce 
n'est  pas  vous  demander  une  faveur  trop 


j5a  LE  MOINE. 

grande,  je  vous  serai  fort  obligé  de 
m'en  donner  une  copie.  » 

Ces  derniers  mots  épanouirent  la 
physionomie  du  jeune  homme  :  noyant 
pas  aperçu  le  sourire  moitié  sincère , 
moitié  ironique,  qui  accompagnoit  cette 
prière,  il  se  hâta  de  promettre  la  copie. 
Le  marquis  enti  a  dans  sa  chambre ,  sa- 
tisfait d'avoir  doivpé  cette  petite  ieçoa 
à  la  vanité  de  Théodore,  se  jeta  sur 
son  lit,  s'endormit,  et  fit  d'agréables 
rêves  sur  le  bonheur  que  lui  prumeltoit 
son  union  prochaine  avec  Agnès. 


A  son  retour  à  l'hôtel  de  Médina,  Lo- 
renzo  demanda  ses  lettres  :  il  en  trouva 
plusieurs  qui  l'attendoient ,  mais  il  ne 
trouva  point  celle  que  lui-même  alten- 
doit.  Léonelle  n'avoit  pu  lui  écri'^e  le 
même  soir,  elle  n'avôit  eu  que  le  temps 
d'informer  don  Christoval,  s^ir  qui  elle 
se  flattoit  d'avoir  fait  une  impression 
assez  profonde,  et  dont  elle  vouloit , 
avant  tout ,  s'assurer ,  du  lieu  où  il  pour- 
roit  la  revoij.  A  son  retour  du  sermon , 
Léonelle  avoil  raconté  à  sa  sœur  com- 
ment un  fort  aimable  cavalier  avoit  e\i 
pour  elle  les  attentions  les  plus  mar- 


LE  MOINE.  i55 

qii^es  ,  et  comment  son  compagnon 
s'étoit  chargé  d'embrasser  les  intérêts 
d'Antonia  auprès  du  marquis  de  Las 
Cistet-nas.  El  vire  fut  beaucoup  moins 
satisfaite  de  ce  récit  que  celle  qui  Je 
faisoit.  Elle  blâma  l'imprudente  facilité 
avec  laquelle  sa  sœur  avoit  confié  à  uu 
inconnu  le  secret  de  ses  affaires ,  et  crai- 
gnit qu'une  démarche  aussi  inconsidérée 
n'inspirât  au  marquis  des  préventions 
contre  elle  ;  mais  elle  cacha  dans  le 
fond  de  son  cœur  sa  principale  crainte. 
Elle  avoit  observé  qu'au  seul  nom  de 
Lorenzo  le  rouge  montoit  au  visage  de 
sa  fille  :  toutes  les  fois  qu'il  en  étoit 
question,  Antonia,  timide,  embarras- 
sée, détournoit  la  conversation  et  par- 
loit  d'Ambrosio.  Ajant  aperçu  les  émo- 
tions de  ce  jeune  cœur,  Elvire  exigea 
de  Léonelle  qu'elle  se  dispensât  d'écrire 
aux  deux  cavaliers.  Un  soupir  échappé 
à  Antonia  confirma  la  prudente  mèie 
dans  sou  opinion. 

Mais  Léonelle  avoit ,  de  son  côté , 
résolu  de  n'en  faire  qu'à  sa  tête;  elle  ne 
vit  dans  les  scrupules  de  sa  sœur  que 
l'inspiration  d'une  secrète  jalousie  f  El- 
vire craignoit  apparemment  qu'elle  ne 
pûjt  parvenir  à  un  rang  supérieur  au  sien. 


i54  LE  MOINE. 

Léonelle  adressa  donc  secrètement  à 
Lorenzo  le  billet  suivant ,  qui  lui  fut 
remis  à  son  réveil  : 

«  Vous  m'accusez  sans  doute,  segnor 
«  Lorenzo ,  de  nc^gligence  et  d'ingrali- 
«  lude;  mais  je  vous  juiesur  mon  hon- 
<c  neur  virginal-qu  il  ne  m'a  pas  été  pos- 
«  sible  hier  d'accomplir  ma  promesse, 
a  Je  ne  sais  en  quels  termes  vous  ins- 
«  truire  de  l'étrange  accueil  qu'a  fait  ma 
«  sœur  à  votre  bon  désir  de  lui  rendre 
«  visite.  Ma  sœur  est  une  femme  fort 
«singulière,  quoiqu'elle  ait  de  bonnes 
«  qualités  ;  mais  elle  est  jalouse  de  moi , 
«  ce  qui  fait  que  souvent  ses  idées  me 
«semblent  inexplicables.  En  apprenant 
«que  votre  ami  m'avoit*fait  beaucoup 
«  de  politesse  ,  elle  a  pris  l'alarme ,  elle 
«  a  blâmé  mia  conduite ,  et  m'a  expres- 
«  sèment  défendu  de  vous  faire  con- 
«  noître  notre  adresse  ;  mais  ma  recon- 
«  noissance  des  bons  offices  que  vous  nous 
«avez  offerts,  et,  l'avouerai-je?  mou 
«  désir  de  revoir  le  trop  aimable  Chris- 
«  toval,  ne  me  permettent  pas  de  con- 
«  descendre  à  ses  volontés.  Nous  de- 
«meurons,  monsieur,  dans  la  rue  de 
d^ Saint- Ja^o,  la  quatrième  porte  après 


i 


LE  MOINE.  1^5 

«  le  palais  d'Albornos ,  et  presque  en  face 

«  du  barbier  Miguel  Coello.  Vous  pou- 

«  vez  demander  donna  Elvire  Dalfa  , 

tf  nom  de  fiiJe  de  ma  sœur  ,  qu'elle  con- 

«  tinue  de  porter,  d'après  l'ordre  exprès 

«  de  son  beau- père.  Vous  éles  sûr  de 

a  nous  trouver  ce  soir,  à  huit  heures  ; 

«  mais  ne  laissez  pas  échapper  un  mot 

«  qui  puisse  faire  soupçonner  à  ma  sœur 

«  que  je  vous  ai  écrit  cette  lettre.  ^\  vous 

a  vojez  le  comte  d'Ossorio,  dites-lui,— 

«  je  rougis  en  le  déclarant,  que  sa  pré- 

«  sence  aussi  ne  sera  que  trop  agréable 

«  à  la  tendre 

Léonelle.  » 
•  % 

Ces  derniers  mots  étoient  écrits  avec 
de  l'encre  rouge,  pour  figurer  l'aimable 
rougeur  qui  convroit  les  joues  de  Léo- 
nelle lorsqu'elle  traçoit  des  mots  si 
propres  à  effaroucher  sa*  pudeur  virgi- 
nale. 

Apres  avoir  lu  ce  billet,  Lorenzo  fit 
chercher  par-tout  don  Christoval;  mais 
n'ajant  pu  le  trouver  de  tout  le  jour , 
il  prit  le  parti  de  se  rendre  seul  chez 
donna  Elvire,  à  la  grande  mortification 
de  Léonelle.  Le  domestique  qu'il  char- 
gea de  l'annoncer  a^ant  déjà  dit  qu'Ei- 


1^  LE  MOINE. 

vire  éloit  à  la  maison ,  elle  ne  put  refuser 
sa  visite  ;  ce  ne  fut  cependant  qu'avec 
répugnance  qu'elle  consentit  à  le  rece- 
voir. Cette  répugnance  fut  encore  ac- 
crue par  l'émotion  visible  que  son  ap- 
proche ,  et  sur-tout  sa  présence ,  produi- 
sirent sur  Antortia.  Lorenzo  étoit  bien 
fait  de  sa  personne  ;  ses  traits  étoient 
expressifs  et  ses  fhanières  naturelle- 
ment élégantes.  Elvire,  quand  elle  l'a- 
perçut ,  résolut  de  le  recevoir  avec  une 
politesse  froide ,  de  refuser  ses  offres  de 
service ,  tout  en  se  montrant  recon- 
noissante  de  ce  qu'elles  avoient  d'obli- 
geant ,  et  de  lui  faire  sentir ,  sans  cepen- 
dant l'offenser,  qu'elle  seroit  charmée 
qu'il  voulût  à  l'avenir  supprimer  ses 
visites. 

Lorsqu'il  entra  ,  Elvire ,  indisposée  , 
étoit  à  demi  couchée  sur  un  lit  de  re- 
pos. Antonia  brodoit,  assise  devant  sou 
tambour,  et  Léonelle,  en  habit  de 
bergère  ,  lisoit  la  Diane  de  Monte^ 
May  or.  Lorenzo  s'attendoit  à  trouver 
dans  Elvire ,  quoiqu'elle  fût  mère  d' An- 
tonia, la  sœur  de  Léonelle  et  la  fille 
d'un  honnête  cordonnier  de  Cordoue; 
un  seul  coup  d'œil  fut  suffisant  pour 
lie  détromper  :  il  vit  une  femme  d'une 


LE  MOINE.  i57 

figure  très-distinguée,  et  belle  encore  , 
quoique  le  temps  et  les  chagrins  eussent 
un  peu  altéré  ses  traits.  Sa  physiono- 
mie étoit  grave;  mais  cette  gravité  étoit 
tempérée  par  une  douceur  enchante- 
resse. Lorenzo  conjectura  qu'elle  de- 
voit  avoir  ressemblé  dans  sa  jeunesse  à 
Antonia.  Il  commença  par  témoigner 
son  étonnement  de  l'imprudente  pré- 
vention du  fey  comte  de  Las  Cisternas. 
Elle  le  pria  de  s'asseoir ,  et  se  rassit 
•Ue-même. 

Antonia  le  reçut  avec  une  simple  ré- 
vérence ,  et  continua  de  travailler.  Pour 
cacher  la  rougeur  qui  couvroit  ses  joues, 
elle  se'plioit  en  deux  sur  son  métier. 
La  tante  joua  la  modestie;  elle  affecta 
de  rougir  et  d'être  tremblante  :  elle 
tenoit  les  yeux  baissés ,  se  prépaient  à 
recevoir  les  complimens  de  don  Cliris- 
toval ,  qu'elle  supposoit  entré  avec  Mé- 
dina ;  mais  à  la  fin ,  regardant  autour 
d'elle,  ce  fut  avec  une  extrême  morti- 
fication qu'elle  s'aperçut  que  Médina 
étoit  seul.  Comme  il  parloit  à  Elvire  de 
don  Raymond,  Léonelle  impatiente  lui 
demanda,  en  l'interrompant,  ce  qu'é- 
toit  devenu  son  ami. 

Ah  !   segnora  ,  répondit  tristement 


l58  LE  MOINE. 

Lorenzo ,  qui  desiroit  se  maintenir  dana 
ses  bonnes  grâces ,  combien  il  sera  affli- 
gé d'avoir  manqué  cette  occasion  de 
vous  présenter  ses  hommages  !  La  ma- 
ladie subite  d'un  de  ses  parens  l'a  obligé 
de  quitter  Madrid  à  la  hâte;  mais  sojez 
sûre  qu'à  son  retour ,  sa  première  dé- 
marche sera  de  venir  se  mettre  à  vos 
pieds. 

Comme  il  disoit  ces  mots,  ses  yeux 
rencontrèrent  ceux  d'Elvire  ,  dont  le 
regard  fixe  et  expressif  lui  reproch» 
d'avoir  dit  un  mensonge.  Léonelle, 
de  son  côté,  -ne  fut  pas  plus  satisfaite 
de  cette  réponse.  Honteuse  et  mécon- 
tente, elle  se  leva,  et  sortit  en  grom- 
melant. 

Lorenzo  se  hâta  de  réparer  sa  faute 
et  d^se  rétablir  dans  l'opinion  d'Elvire  : 
il  lui  rapporta  la  conversation  qu'il 
avoit  eue  avec  le  marquis ,  l'assurant 
que  don  Raymond  étoit  prêt  à  la  re- 
connoître  pour  la  veuve  de  son  frère, 
et  qu'il  l'avoit  spécialement  chargé  de 
venir  lui  rendre  visite,  en  attendant 
qu'il  pût  y  venir  lui-même.  Cette  nou- 
velle soulagea  d'un  grand  poids  l'esprit 
d'Elvire  ;  elle  avoit  donc  enfin  trouvé 
un  protecteur  pour  sa  jeune  orpheliue  ! 


LE  MOUVE.  i59 

Elle  remercia  Lorenzo  de  s'être  si  gé- 
néreusement intéressé  pour  elle;  cepen- 
dant elle  ne  l'iovitoit  point  à  répéfer  sa 
visite.  En  prenant  congé,  Lorenzo  lui 
demanda  la  permission  de  venir  quel- 
quefois s'informer  de  sa  sanlé.  Le  ton 
poli  avec  lequel  il  lit  cette  demande , 
la  reconnoissance ,  l'amitié  qui  l'unis- 
soient  au  marquis,  tous  ces  motifs  ne  lais- 
soit  point  à  EÎvire  la  liberté  d'un  relus  : 
elle  consentit  à  le  recevoir;  il  promit 
de  ne  point  abuser  de  la  permission,  et 
sortit. 

Après  son  départ ,  EIvire  et  Antonia, 
restées  seules,  gardèrent  quelques  ins- 
tans  le  silence.  Toutes  deux  desiroient 
parler  sur  le  même  sujet  ;  mais  l'une 
ëprouvoit  un  embarras  qui  ne  lui  per- 
mettoit  pas  de  desserrer  les  lèvres , 
l'autre  craignoit  de  voir  ses  craintes  con- 
firmées ,  et  toutes  deux  se  taisoient. 

«  Ce  jeune  homme  est  fort  aimable , 
dit  enfin  EIvire;  il  me  plait  beaucoup. 
Hier,  à  l'église,  fut-il  long-temps  au- 
près de  vous ,  Antonia  ?»  ^ 

«  Oh  !  maman ,  il  ne  m'a  pas  quittée 
un  seul  instant;  il  a  eu  l'honnêteté  de 
me  donner  sa  cbaise ,  et  s'est  montré 
fort  obligeant  et  fort  attentif,  » 


l6p  LE.MOINE. 

«  Vraiment  ?  pourquoi  donc  ne  m'en 
aveij-vous  point  parlé  ?  je  ne  vous  ai 
pas  même  entendu  prononcer  son  nona. 
Voire  tante  m'a  fait  un  pompeux  éloge 
de  son  ami,  vous  m'avez  parlé  de  l'élo- 
quence d'Ambrosio  ,  et  l'une  et  l'autre 
ne  m'avez  pas  dit  un  seul  mot,  ni  de 
la  personne  ni  des  agréraens  de  don 
Lorenzo  :  si  Léoneile  ne  m'eût  pas  ins- 
truite de  son  empressement  à  nous  ser- 
vir, j'aurois  totalement  ignoré  son  exis- 
tence. » 

Antonia  rougit  et  ne  répondit  poinL 

«Vous  en  ju|ez  peut-être  moins 
favorablement  que  moi.  Sa  figure  est, 
à  mon  gré,  fort  agréable,  sa  conver- 
sation est  celle  d'un  homme  sensé ,  et 
ses  manières  soqt  fort  engageantes. 
Peut-être  l'avez-vous  vu  sous  un  au- 
tre aspect.  Vous  semble-t-il. . .  désa- 
gréable ?»  , 

«  Désagréable  !  oh  !  maman  ,  com- 
ment seroit-il  possible  ?  il  eut  hier  tant 
de  bontés  pour  moi  !  sa  figure  est  à  la 
fois  si  gracieuse  et  si  noble,  sa  conver- 
sation est  si  intéressante ,  ses  manières 
si  engageantes  ! . . .  Soyez  sûre ,  maman , 
que  je  pensois  à  lui ,  quoique  je  ne  v©us 
en  parlasse  point.  » 


LE  MOINE.  i6i 

«  Oh  !  cela ,  je  le  crois  :  m^s  vous 
n'avez  pas  eu  le  c^^urage  de  m'en  faite 
vous-même  la  coufidence;  vous  m'avez 
caché ,  Antonia  ,  que  vous  nourrissiez 
au  fond  de  votre  cœur  un  sentiment 
nouveau  ,  et  cela  parce  que  vous  avez 
pense?  que  je  po«rrois  le  désapprouver. 
Venez  près  de  moi ,  mon  enfant.  » 

Antonia,  confuse  et  embarrassée, 
quitta  sa  broderie  ,*et ,  se  jetant  à  genoux 
près  du  sofa ,  cacha  son  visage  dans  le 
sein  de  sa  mère. 

«  Calmez  vos  craintes  ,  ma  chère  An- 
tonia; voyez  en  moijM^e  tendre  amie, 
et  ne  craigne»  aucun  reproche  de  ma 
part.  J'ai  lu  sur  votre  visage  les  émo- 
tions de  votre  cœur;  vous  n'avez  point 
l'art  de  les  cacher ,  et  elj^s  ne  pouvoient 
échapper  à  l'œil  attentif  d'une  mère. 
Ce  Loreiizo  ,  croyez-moi,  est  dange- 
reux pour  votre  repos.  En  supposant 
même  que  votre  afFecùon  fût  payée  par 
lui  de  retour,  quelles  peuvent  être  les 
«uites  de  cet  attachement  ?  Vous  êtes 
pauvre  et  n'avez  point  d'amis,  mon 
Antonia;  Lorenzo  est  l'héritier  du  d#c 
de  Médina-Céli.  En  supposant  qu'il 
n'ait  que  des.  vues  honorai)lcs ,  son 
oncle    ne   consentira    jamais    à    celte 


ï63  LE  MOINE. 

union;. et  moi,  je  n'y  donnerai  point 
râoiï  consentement, sans  celui  de  cet 
oncle;  j'ai  trop  appris,  par  ma  propre 
expérience,  à  quels  chagrins  une  jeune 
fille  sexpose  en  entrant  dans  une  fa- 
mille qui  refuse  de  la  recevoir.  Com- 
battez donc  votre  penchant ,  ma  fille; 
quoi  qu'il  doive  vous  en  coûter,  tâchez 
de  le  surmonter. 

Antonia  baisa  la  main  de  sa  mè^e , 
et  promit  d'obéir. 

«  Pour  empêcher  ,  continua  Elvire, 
que  votre  affection  ne  s'accroisse  ,  il 
sera  nécessaire  Iparréter  le  cours  des 
visites  de  Lorenzo  Le  service  qu'il  m'a 
rendu  ne  me  permet  pas  de  i'éconduire 
formellement  ;  mais,  si  je  n'augure  pas 
trop  favorablement  de  son  caractère  , 
j'espère  qu'il  entendra  mes  raisons. 
Qu'en  dites-vous,  mon  enfant?  cette 
précaution  ne  vous  semble-l-elle  pas 
nécessaire  ?  » 

Antonia  souscrit  à  tout  sans  hésiter, 
mais  non  pas  sans  regret.  Sa  mère  l'em- 
brassa aftèctueusement  ,  et  se  retira 
dans  sa  chambre  à  coucher,  Antonia 
suivit  son  exemple,  et  fit  vœu  si  fré- 
quemiiîent  de  ne  plus  penser  à  Lorenzo, 
cp'elle  ne  pensa  qu'à  lui  jusqu'au  mo- 


LE  MOINE.  i65 

ment  où  le  sommeil  vint  fermer  sa 
paupière. 

Au  sortir  de  chez  Elvire,  Lorenzo 
se  hâta  de  rejoindre  le  marquis.  Tout 
ëtoit  prêt  pour  le  second  enlèvement 
d'Agnès.  A  minuit ,  les  deux  amis 
étoieut  avec  un  carrosse  à  quatre  che- 
vaux sous  les  murs  du  couven».  J)on 
Raymond ,  possesseur  de  la  cléjtlu  jar- 
diu,  en  ou^t  la  ports;  ils  entrèrent, 
et  attendirent  pendant  quelque  tempf 
qu'Agnès  vint  les  joindre.  Le  marquis, 
impatient,  et  craignant  que  sa  seconde 
tentative  ne  fût  pas  plus  heureuse  que 
Ja  preiuière ,  proposa  d'aller  de  plus  prè^' 
reconnoître  le  couvent.  Les  deux  amis 
«'approchèrent  ;  tout  éloit  tranquille  et 
dans  l'olikurité. 

L'abbesse  avoit  jugé  à  propos  de 
garder  le  secret  sur  l'aventure  d'Agnès, 
craignant  que  le  crime  d'un  des  mem- 
bres de  sa  communauté  jie  rejaillit  sur 
tout  le  reste,  ou  que  l'interposition  de 
quelques  parens  puissans  ne  la  frustrât 
de  sa  vengeaijce ,  en  lui  enlevant  sa 
victime  :  elle  avoit  donc  eu  soin  de  ne 
donner  à  l'amant  d'Agnès  aucune  rai- 
son de  soupçonner  que  ses  desseins 
oloiént  découverts,  et  que  son  amante 


i64  LE  MOINE. 

alloit  être  punie.  La  même  raison  lui 
avoit  fait  rejeter  l'idée  de  faire  arrêter 
le  séducteur  inconnu ,  lorsqu'il  se  pré- 
senteroit  la  nuit  au  jardin  :  celle  mar- 
che  auroit   causé  trop   de  trouble  et 

'attiré  trop  particulièrement  sur  son 
couvent  les  yeux  de  tout  Madrid.  Elle 
se  contenta  de  renfermer  étroitement 
Agnè#,  laissant  à  son  amant  la  liberté 
de  poursuivre  l'accompliUement  de  ses 

^desseins.  Le  résultat  de  cette  détermi- 
nation fut  tel  qu  elle  l'avoit  espéré  :  le 
marquis  et  Lorenzo  attendirent  en  vain 
jusqu'au  point  du  jour;  ils  se  retirèrent 
alors  sans  bruit ,  alarmés  de  voir  ainsi 
leur  projet  avorté ,  et  ne  pouvant  en 
deviner  la  cause. 

Le  lendemain  matin ,  Loffenzo  cou- 
rut au  couvent ,  et  demanda  à  voir  sa 
sœur.  L'abbesse  parut  à  la  grille,  et 
lui  annonça  d'un  air  triste  que,  depuis 
plusieurs  joui;^,  Aguès  avoit  paru  fort 
agitée  ;  qu'elle  avoit  été  vainement  pres- 
sée par  ses  compagnes  de  leur  dévoiler 
la  cause  de  sa  mélancoke ,  et  de  cher- 
cher dans  leur  amitié  des  consola- 
tions; qu'elle  avoit  obstinément  per- 
sisté à  ne  leur  faire  aucune  confidence; 
mais  que  jeudi  soir  ses  peines  secrètes 


XE  MQINE.  i65 

avoient  produit  un  effet  si  violent 
sur  sa  constitution ,  qu'elle  ttoit  tom- 
bée malade  et  gardoit  à  présent  Je 
lit. 

Lorenzo  ne  crut  pas  un  mot  de  cette 
histoire,  dit  qu'il  vouloit  absolument 
voir  sa  sœur ,  et  ^manda ,  si  elle  ne 
pûuvoit  descendre  à  la  grille,  à  être 
admis  dans  sa  cellule. 

L'abbesse  fit  le  signe  de  la  croix , 
choquée  de  la  seule  idée  que  l'œil  pro- 
fane d'un  homme  pût  parcourir  l'inté- 
rieur de  sa  sainte  maison  ;  et ,  fort  éton- 
niîe  que  Lojjenzo  pût  lui  faire  une  sem- 
blabfe  proposition  ,  elle  lui  dit  que  sa 
demande  ne  pouvoit  lui  être  accordée; 
mais  que,  s'il  ^uloit  revenir  le  lende- 
main ,  elle  espéroit  que  sa  chère  fille 
seroit  suffisamment  rétablie  pour  des- 
cendre au  parloir.  Lorenzo  lut  obligé 
de  se  retirer  ,  assez  mécontent  de  cette 
réponse,  et  alarmé  pour  la  sûreté  de  sa 
sœur. 

Il  revint  au  couvent  le  lendemain  de 
bonne  heure.  «  Agnès  étoit  plus  mal. 
Le  médecin  avoit  déclaré  quelle  étoit 
en  danger  ;  il  lui  avoit  ordonné  de  res- 
ter tranquille  dans  son  lit;  elle  ne  pou- 
voit conséqueœment  recevx)ir  la  visite 
2.  i5 


i66  LE  MOINE. 

de  son  frère.  Lorenzo  devint  furieux; 
il  pria ,  si|pplia,  menaça ,  mais  en  vain  : 
après  avoir  employé  tous  les  moyens 
imaginables,  il  revint  désespéré  trou- 
ver le  marquis.  Celui-ci,  de  son  côté, 
avoit  mis  tout  en  usage  pour  décou- 
vrir ce  qui  avoit  pu  faire  échouer  le 
complot.  Don  Christoval ,  auquel  ils 
avoient  cru  devoir  confier  leur  secret, 
avoit  cherché  à  faire  parler  la  vieille 
portière  du  couvent ,  qu'il  connoissoit 
d'ancienne  date  ;  mais  elle  étoit  suj*  ses 
gardes ,  il  n'en  put  tirer  aucun  éclaircis* 
sèment.  Le  marquis  écumoit  de  colè];e; 
Lorenzo  n'étoit  guère  moii1%  agité^Tous 
deux  s'accordoient  à  conjecturer  que  le 
secret  de  l'évasion  avoit  été  découvert , 
et  que  la  maladie  d'Agnès  n'étoit  qu'un 
prétexte  inventé  par  l'abbessej  mais  ils 
n'apercevoient  aucun  moyen  de  l'arra- 
cher de  ses  mains. 

Lorenzo  se  rendoit  chaque  jour  au 
couvent,  et  chaque  jour  on  lui  disoit 
que  sa  sœur  éloit  ou  plus  mal  ou  dans 
le  même  état.  Bien  assuré  que  ces  rap- 
ports étoient  faux,  il  n'en. étoit  point 
alarmé  ;  mais  comme  il  ignoroit  de 
quelle  mauière  sa  sœur  étoit  traitée  , 
et  d%près  quels  motifs  l'abbesse  s'obs- 


LE  MOINE.  167 

tinoit  à  empêcher  qu'il  11e  Ja  vît,  cette 
incertitude  lui  causoit  les  plus  vives  in- 

Îuiétudes.  Telle  éfoit  la  situation  de 
<orenzo  et  du  marquis,  lorsque  celui- 
ci  reçut  une  seconde  lettre  au  cardi- 
nal-duc de  Lerme.  Cette  lettre  ren- 
fermoit  la  bulle  du  pape  qui  relevoil 
Agnès  de  ses  vœiix,  etordonnoit  qu'elle 
fût  rendue  à  ses  parens.  L'arrivée  de 
ce  papier  essentiel  détermina  la  marche 
qu'ils  suivroient  désormais  :  ils  convin- 
rent que  Lorenzo  iroLt  porter,  dès  le 
lendemain ,  une  expédition  de  la  bulle 
à  l'abbesse ,  qui  ,  pour  se  dispenser 
d'obéir,  ne  pourroit  alors  alléguer  la 
maladie  d'Agnès;  qu'il  exigeroit  que 
sa  sœur  lui  fût  remise  à  l'instant  même , 
et  qu'il  la  conduiroit  au  palais  de 
Médina. 

Ainsi  délivré  de  toute  inquiétude  re- 
lativement à  sa  sœur  ,  Lorenzo  eut  quel- 
ques instans  à  donner  à  l'amour  et  à 
Antonia.  Vers  les  huit  heures  ,  il  se 
présenta  de  nouveau  chez  El  vire;  elle 
avoit  donné  l'ordre  qu'on  le  laissât  en- 
trer. Dès  qu'on  l'eut  annoncé,  sa  fille 
se  retira  avec  Léonelle  ;  et  quand  Jl 
entra,  il  trouva  Elvire  seule.  Elle  le 
reçut  un  peu  plus  familièiement  que  la 


i68  LE  MOINE. 

première  fois,  et  le  fit  asseoir  auprès 
d'elle. 

«  Don  Lorenzo  ,  dit-elle,  allant  droit 
au  fait,  vous  devez  me  croire  recon- 
noissante  du  service  que  vous  m'avez 
rendu  auprès  du  marquis  ;  soyez  assuré 
que  je  n'en  perdrai  jamais  le  souvenir. 
L'intérêt  seul  de  mon  enfant,  de  ma 
chère  Antonia ,  va  m'inspirer  ce  que  je 
me  propose  de  vous  dire  aujourd'hui» 
Ma  santé  est  foible  ;  bientôt  peut-être 
Dieu  me  rappellera  à  lui.  Ma  fille  alors 
demeureroit  sans  parens  et  sans  protec- 
teurs, si,  par  quelque  imprudence,  elle 
perdoit  l'espoir  de  trouver  prolection 
dans  la  famille  de  Cisternas.  Ma  fille  est 
jeune  et  sans  artifice;  elle  est  assez  jolie 
pour  qu'il  me  soit  permis  de  songer  à  la 
préserver  de  la  séduction.  Son  ame  est 
d'ailleurs  douce  et  aimante,  un  seul 
instant  peut  éveiller  des  passions  encore 
assoupies  dans  le  fond  de  son  cœur. 
Vous  êtes  aimable,  don  Lorenzo;  An- 
tonia est  déjà  reconnoissante  envers 
vous.  Vous  le  dirai-je?  votre  présence 
ici  me  fait  trembler;  je  crains  qu'elle  ne 
lui  fasse  éprouver  des  sentimens  qui  ré- 
pândroient  l'amertume  sur  le  reste  de 
69  vie,  ou  lui  feroit  concevoir  des  es- 


LE  MOINE.  i6a 

pérances  que  sa  situation  rendioit  ëter- 
nellement  vaines  et  inexcusanles.  Par- 
donnez-moi si  je  vous  avoue  mes  crain- 
tes, et  laissez-moi  vous  en  développer 
Jes  motifs.  Je  ne  puis  vous  interdire  l'en- 
trée de  ma  maison  ;  mais  je  crois  pouvoir 
invoquer  voir!  g(^nérosilé ,  et  vous  prier 
d'avoir  égard  aux  sollicitudes  d'une 
mère.  Croyez  que  je  regretterai  sincè- 
rement de  ne  pouvoir  cultiver  votre 
connoissance  ;  ma  tendresse  pour  ma 
fille  m'oblige,  don  Lorenzo ,  à  vous 
prier  de  supprimer  à  l'avenir  vos  visites. 
£n  cédant  à  ma  demande,  vous  aug- 
menterez l'estime  que  j'ai  déjà  conçue 
pour  vous,  et  dont  tout  me  porte  à 
croire  que  vous  êtes  cligne.  » 

«  Votre  franchise  me  charme  ,  reprit 
Lorenzo ,  et  je  vous  confirmerai  dans  là 
bonne  opinion  que  vous  avez  de  moi  ; 
cependant  j'espère  que  les  raisons  que 
v(ms  venez  de  m'alléguer  ne  vous  por- 
teront pas  à  persister  dans  votre  de- 
mande. J'aime  votre  h  lie,  et  l'aime  sin- 
cèrement. Ceseroit  pour  moi  le  comble 
du  bonheur  si  je  pouvois  lui  inspirer 
ces  sentimens  même  (jue  vou3  paroissez 
redOTter,  la  conduiie  à  l'autd,  et  rece- 
voir S4  main  d'elle-même  et  de  vous. 

i5." 


kjo  LE  MOINE. 

Quant  à  présent ,  je  ne  suis  pas  riche ,  il 
est  vrai  ;  mon  père ,  en  mourant ,  ne 
m'a  laissé  qu'un  modique  héritage;  mais 
mes  espérances  me  permettent  peut-être 
d'oser  prétendre  à  la  main  de  la  fille 
du  comte  de  Las  Cisferuas.  » 

II  alloit  continuer  :  Elvire  l'inter- 
rompit. 

«  Ce  titre  pompeux  ,  don  Lorenzo , 
vous  fait  perdre  de  vue  mon  origine; 
vous  oubliez  que  j'ai  passé  quatorze 
ans  en  Espagne ,  désavouée  par  la  fa- 
mille de  mon  mari ,  et  n'existant  que 
d'une  pension  à  peine  suffisante  pour 
l'entretien  et  l'éducation  de  ma  fille. 
J'ai  même  été  négligée  par  la  plupart  de 
mes  propres  parens,  qui  ne  pouvoient 
croire  à  la  réalité  de  mon  mariage.  Ma 
pension  ayant  cessé  à  la  mort  de  mon 
beau-père,  je  me  suis  trouvée  réduite  à 
l'indigence.  Me  voyant  dans  cette  situa- 
tion ,  ma  sœur,  qui  unit  à  quelques%a- 
vers  d'esprit  le  cœur  le  plus  tendre  et  le 
plus  généreux,  m'a  aidée  de  son  peu  de 
fortune,  m'a  engagée  à  me  rendre  à 
Madrid,  où  elle  me  soutient,  ma  fille 
et  moi ,  depuis  que  nous  avons|(|uitté 
la  Murcie.  Ne  voyez  donc  point  dans 
Antonia  la  descendante  du  cdmte  ^e 


LE  MOINE.  171 

Xas  Cisternas  ;  considérez-la  comme 
une  pauvre  et  malheureuse  orpheline, 
comme  la  petite-fille  de  Tartisan  Tor- 
ribio  Daifa ,  comme  la  pensionnaire 
nécessiteuse  de  la  fille  d'uç  simple  ou- 
vrier. Comparez  celte  situation^  celle 
du  neveu  et  de  l'héritier  du  puissant 
duc  de  Médina.  Je  crois  que  vos  inten- 
tions sont  honorables ,  don  Lorenzo  ; 
mais  comme  il  n'y  a  point  d'espoir  que 
votre  oncle  veuille  jamais  approuver 
cette  union  ,  je  prévois  que  les  suites  de 
votre  attachement  seroieut  fatales  au 
Tepos  de  mon  enfant.  » 

«  Pardon ,  segnora  ;  vous  êtes  mal 
informée  si  vous  mesurez  le  caractère 
de  mon  oncle  sur  celui  de  la  plupart  dès 
autres  hommes  :  mon  oncle  a  une  ma- 
nière de  voir  supérieure  aux  vains  pré- 
jugés et  aux  motifs  sordides  dTntérêl  ; 
il  a  beaucoup  d'afïection  pour  moi ,  et 
je  n'ai  aucune  raison  de  crauidre  qu'il 
voulût  s'opposer  à  mon  mariage  avec 
Antonia ,  quand  il  verroit  que  mon  bon- 
heur en  dépend.  Mais  ,  en  supposant 
même  quil  n'y  voulût  pas  consentir, 
qu'ai-je  à  craindre?  Mes  parens  ne  sont 
plus;  je  suis  possesseur  de  ma  petite  for- 
tune :  elle  sera  suffisante  pour  soutenir 


172  LE  MOINE. 

convenablement  Antonia ,  et  je  suis  prêt- 
à  renoncer ,  pour  obtenir  sa  main ,  au 
duché  de  Médina.  » 

«  Vous  êtes  vif  et  jeune ,  Lorenzo  ; 
ces  idées  sont  de  votre  âge;  mais  j'ai 
trop  appris  par  moi-même  que  le  mal- 
heur accompagne  toujours  les  alliances 
inégales.  J'ai, épousé ,  contre  la  volonté 
de  sa  famille,  le  comte  de  Las  Cister- 
nas;  j'en  ai  été  sévèrement  punie.  Quel 
que  fût  le  lieu  de  noire  retraite,  la  co- 
lère de  son  père  a  toujours  poursuivi 
Gonzalve  ;  la  pauvreté  vint  nous  assail- 
lir, et  nous  ne  trouvâmes  plus  d'amis. 
Notre  mutuelle  affection  existoit  tou- 
jours ;  mais ,  hélas  !  ce  n'étoit  plus  sans 
iaterruption.  Accoutumé  à  l'aisance, 
mon  époux  soutint  mal  le  passage  de 
la  richesse  à  l'indigence  :  il  regretta  les 
biens  «dont  il  avoit  joui  et  qu'.il  avoit 
quittés  pour  moi;  et  quelquefois  le  dé- 
sespoir venant  à  s'emparer  de  son  ame, 
il  me  reprochoit  notre  commune  dé- 
tresse ,  me  nommoit  le  fléau  de  sa  vie , 
la  source  de  ses  chagrins ,  la  cause  de 
sa  ruine.  Il  ignoroit,  hélas!  combien 
étoient  plus  amers  les  reproches  que  se 
faisoit  mon  propre  cœur.  J'avois  triple- 
ment à,  souffrir  :  pour  moi-même ,  po«r 


LE  MOINE.  173 

mes  enfans  et  pour  iui.  Il  est  vrai  que 
ces  instans  étoient  courts;  sa  sincère 
tendresse  reprenoit  bientôt  son  empire , 
et  son  repentir  alors,  son  empressement 
à  essuyer  mes  larmes,  me  tourmen- 
toient  encore  plus  que  ses  reproches.  Il 
se  jetoit  à  mes  genoux ,  me  demaudoit 
mille  ibis  pardon  ,  et  se  maudissoit  lui- 
même  ,  comme  l'unique  cause  de  mes 
peines.  Je  veux  épargner  ces  souffrances 
à  ma  fille  :  tant  que  je  vivrai ,  elle  ne 
sera  point  votre  épouse  sans  le  consen- 
tement de  votre  oncle,  qui  indubitable- 
ment désapprouvera  cette  union.  Il  est 
puissant;  je  n'exposerai  point  mon  An- 
tonia  aux  effets  de  sa  colère  et  de  sa 
persécution.  »     ^ 

«  Sa  persécution  !  Songez-vous  com- 
bien il  me  seroit  aisé  de  l'éviter?  En 
mettant  les.  choses  au  pis ,  je  n'aurois 
qu'à  quitter  l'Espagne.  Ma  fortune  peut 
être  aisément  réalisée.  Les  îles  d'Amé- 
rique nous  offriront  tfiie  retraite  sûre  ; 
j'ai  même  un  petit  bien  à  Saint-Do- 
mingue. ÎJous  partirons  ;  |a  patrie'sera 
pour  moi  le  lieu  où  je  pourrai  posséder 
sans  trouble  Antouia.  » 

«Chimères  romariesques!  Tels  étoient 
aussi  les  sentimens  de  éonzalve.  Il  crut 


174  LE  MOINE. 

pouvoir  abandonner  l'Espagne  sans  re- 
gret j  le  moment  du  départ  le  détrompa. 
Vous  ne  savez  pas  ce  que  l'on  soufiie  à 
quitter  son  pajs  natal  !  à  le  quitter  pour 
ne  jamais  le  revoir  5  à  le  quitter  pour 
des  régions  incorinue3  et  sauvages  ,  si- 
tuées sous  un  climat  dangereux  ;  à  s'é- 
loigner sans  retour  des  compagnons  de 
sa  jeunesse  ;  à  voir  périr  autour  dé  soi 
les  objets  de  sa  tendresse ,  victimes  des 
incurables  maladies  que  produit  la  brû- 
lante atmosphère  de  l'Inde  !  J  ai  eu  tous 
ces  maux  à  supporter  :  mon  époux  et 
deux  aimables  enfans  ont  trouvé  leur 
tombeau  dans  l'île  de  Cuba  ;  un  prompt 
retour  en  Espagne  a  sauvé  seule  ma 
jeune  Antonia.  Ah  !  don  Lorenzo ,  si 
vous  pouviez  concevoir  tout  ce  que  j'ai 
souffert  pendant  cette  absence  î  com- 
bien je  regrettois  les  lieux  qui  m'ont  vu 
naître!  Je  portois  envie  aux  vents  qui 
soulfloient  vers  l'Espagne  ;  et  quand  un 
ïnatelot  espagnol,  en  passant  sous  mes 
fenêU"es ,  chantoit  quelque  air  connu  , 
je  sentois  mes  yeux  se  remptîr  de  lar- 
rnes  en  songeant  à  mon  pays  natal. 
Gonza  ve  lui-même ,  mon  malheureux 
épou  X . , .  » 

Les  larmes  gagnèrent  Elvire  ;   elle 


LE  MOINE.  17P 

se  couvrit  le  visage  de  son  mouchoir. 
Après  quelques  inslans  de  sileuce,  elle 
se  leva. 

«Excusez-moi,  dit-elle,  si  je  vous 
quitte  un  nlomenl;  le  souvenir  de  mes 
peines  m'a  fort  agit(^e  ,  et  j'ai  besoin 
d'un  peu  de  solitude.  En  attendant  mon 
retour,  parcourez  ces  stances  :  je  les  ai 
trouvées,  après  la  mort  de  mon  mari, 
parmi  ses  papiers.  Le  cha*iin  m auroit 
tuée,  si  j'avoissu  plus  tôt  qu'il  fût  occupé 
de  ces  idées.  Il  écrivit  ces  vers  lorsque 
iaous  partîmes  pour  Cuba ,  dans  un  de 
ces  momens  où,  r«me  obscurcie  par  le 
chagrin,  il  oublioit  (ju'il  avoit  près  de 
lui  sa  femme  et  deux  enians.  Les  biens 
que  nous  quittons  nous  semblent  tou- 
jours les  plus  précieux  :  Gonzalve  quit- 
toit  pour  jamais  1  Espagne ,  le  reste  du 
monde  n  offroit  rien  a  ses  yeux  qui  pût 
le  dédommager  de  cette  perte.  Lisez 
ces  stances ,  don  Lorenzo  ,  elles  vous 
donneront  quelques  idées  des  sentimfens 
d'un  banni. 

Elvire  remit  le  papier  à  Lorenzo ,  et 
sortit  de  l'appartement. 


176  LE  MOINE. 

L'EXIL. 

O  beau  pays  de  l'Ibérie  ! 
Champs  et  vallons  aimés  des  cieux  j 
Heureux  climats,  terre  chérie, 
Recevez  mes  derniers  adieux. 

Sur  des  bords  déserts  et  sauvages 
Gonzalve,  bienlôt  égaré, 
Sentira  son  cœur  déchiré 
Du  regret  de  vos  doux  rivage». 
O  beau  pays ,  etc. 

J'étois ,  au  sein  de  l'opulence^ 
Honoré,  carressé,  servi: 
L'Amour ,  hélas  !  m'a  tout  ravi; 
Je  perds  jusques  à  fespérance. 
O  beau  pays,  etc.  * 

Qui  me  rendra  le  sort  prospère , 
Le  bonheur  qui  m'étoil  promis  _, 
Mon  rang,  mes  biens  et  mes  anûs^ 
Et  la  tendresse  de  mon  père? 
O  beau  pays,  etc. 

Demeure  antique  de  Murcie, 
Je  te  quitte^  paisible  lieu^ 
Pour  aller  sous  un  ciel  de  feu 
Tourmenter  ma  pénible  vie« 
O  beau  pays,  etc. 

De  l'œil  encore ,  je  suis ,  j'embrasse 
Ces  monts  groupés  dans  un  lointain 
Qui  déjà  confus,  incertain. 
Par  degrés,  pâlit  et  s'efface. 
O  beau  pays,  etc. 


LE  MOINE.  177 

Dors ,  mon  vaisseau ,  dors ,  je  le  prie , 
Ou  fais,  du  moins,  peu  de  chemin. 
Afin  qu'à  mon  réveil  demain 
J'aperçoive  encor  ma  pairie. 
O  beau  pays,  etc. 

Vain  désir  !  prière  impuissante  I 
Le  vent  souffle,  l'onde  a  grossi  : 
Hélas  !  je  serai  loin  d'ici 
Demain  à  l'aube  renaissante. 
O  beau  pajs,  etc. 

Lorenzo  avoit  à  peine  eu  le  temps 
de  lire  ces  vers,  lorsqu'Elvire  rentra. 
Après  avoir  donné  un  libre  cours  à 
ses  larmes,  elle  avoit  recouvré  l'air 
calme  et  la  dignité  qui  lui  étoient  ordi- 
naires. 

ec  Je  n'ai  rien  à  vous  dire  de  plus , 
reprit-elle  ;  je  vous  ai  exposé  mes  crain- 
tes, je  vous  ai  dit  les  raisons  qui  me 
font  iiesirer  que  vous  ne  répétiez  plus 
vos  visites.  Je  me  suis  confiée  pleine- 
ment* à  votre  honneur,  et  je  suis  bien 
assurée  que  je  n'ai  pas  eu  de  vous  une 
opinion  trop  favorable.  ». 

a  Encore  une  question  ,  segnora  ,  je 
vous  prie.  Si  le  duc  de  Médina  approu- 
voit  mon  amour,  me  permettriez- vous 
d'adresser  mes  hommages  à  vous  et  à 
l'aimable  Antonia?  » 

2.  16 


tyS  LE  MOINE. 

«  Je  ne  dissimulerai  point  avec  vous, 
don  Lorenzo.  Quoiqu'il  soit  peu  pro- 
bable que  cette  union  puisse  jamais 
avoir  lieu,  je  crains  que  ma  fille  elle- 
même  ne  la  désire;  je  ne  vous  cacherai 
point  que  votre  présence  a  déjà  fait  sur 
elle  une  impression  qui  me  cause  les  plus 
sérieuses  alarmes  :  je  suis  donc  obligée 
de  la  tenir  éloignée  de  vous.  Quant  à 
moi,  il  ny  a  pas  lieu  de  douter  que 
je  fusse  charmée  de  voir  mon  enfant 
avantageusement  établie.-  Je  n'ai  pas 
l'espoir  de  vivre  encore  long-temps  5  le 
marquis  de  las  Cisternas  m'est  parfai- 
tement inconnu  ;  quelles  que  soient 
aujourd'hui  ses  dispositions  relative- 
ment à  sa  nièce,  il  se  mariera;  il  est 
possible  qu'Antonia  ne  plaise  point  à 
son  épouse,  et  qu'elle  perde  ainsi  son 
unique  protecteur.  Si  le  duc  votre  oncle 
donne  son  consentement,  vous  obtien- 
drez sûrement  le  mien  et  celui  ^e  ma 
fille,  et  ma  porte  alors  vous  sera  ou- 
verte; jusque^  là,  je  vous  prie  d'être 
convaincu  de  mon  estime  et  de  ma  re- 
connoissance,  et  de  vous  rappeler  que 
nous  ne  devons  plus  nous  voir.  » 

Lorenzo  promit  tout  ce  qu'exigeoit 
Elvire,  en  l'assurant  qu'il  espéroit  avoir 


LE  MOINE.  179 

bientôt  obtenu  ce  consentement.  Pre- 
nant ensuite  occasion  de  ce  au'elle  ve- 
noit  de  dire  sur  l'épouse  future  du 
marquis,  il  lui  raconta  en  peu  de  rnmia 
l'histoire  de  ses  aventures  avec  Agnès, 
en  ajoutant  que  don  Raymond  n'at- 
tendoit  que  la  fin  très -prochaine  de 
cette  affaire  pour  venir  assurer  lui- 
même  donna  Elvire  de  son  amitié  et  de 
sa  protection. 

«  Votre  sœur  est,  dites- vous,  àSainle- 
Claire,  reprit  Elvire;  je  tremble  pour 
elle  :  une  de  mes  amies,  qui  fut  élevée 
dans  ce  couvent,  m'a  peint  l'abbesse 
comme  une  femme  hautaine ,  inflexible , 
superstitieuse  et  vindicative.  On  m'a  dit 
depuis,  Qu'elle  s'étoit  mis  en  tête  d'éta- 
blir la  plus  sévère  régularité  dans  son 
couvent,  et  que  les  plus  légères  impru- 
dences ne  trouvoient  jamais  grâce  à 
ses  yeux;  qu'elle  savoit,  quoique  vio- 
lente, prendre  au  besoin  le  masque  de 
la  douceur  et  de  la  bonté;  mais  qu'elle 
éloit  implacable ,  et  capable  de  prendre 
comme  d'éluder  les  mesures  les  plus 
rigoureuses  pour  l'accomplissement  de 
ses  volontés.  Je  suis  inquiète  d'appren- 
dre que  donna  Agnès  soit  entre  les  mains 
d'une  femme  aussi  dangereuse. 


i8o  LE  MOINE; 

Lorenzo  se  leva  et  prit  congé.  Elvire, 
en  lui  rendant  le  salut,  lui  présenta  sa 
main  ,  qu'il  baisa  respectueusement;  il 
tédioigna  ses  regrets  de  ne  pouvoir  en- 
core saluer  Anlonia,  et  retourna  à  son 
hôtel,  ^ort  satisfaite  du  résultat  de  cette 
conversation;  forcée  de  s'avouer  à  elle- 
même  que  Lorenzo,  pour  gendre,  ne 
lui  déplairoit  pas,  elle  crut  cependant 
ne  devoir  point  confier  à  sa  fille  la  foi- 
h\e  lueur  d'espérance  que  les  disposi- 
tions de  son  jeune  aoiant  lui  laissoient 
entrevoir. 

Le  lendemain ,  dès  la  pointe  du  jour, 
Lorenzo  étoit  au  couvent  de  Sainte- 
Claire,  muni  d'une  copie  en  bonne 
forme  des  ordres  du  saint-père.  Les 
nonnes  étoient  encore  à  matines  :  il  en 
attendit  impatiemment  la  fin.  L'abbesse 
enfin  parut  à  la  grille  :  il  demanda  à  voir 
Agnès.  Hélas!  répondit  la  vieille  dame, 
la  situation  de  cette  chère  enfant  de- 
vient à  chaque  moment  plus  dange- 
reuse. Les  médecins  en  désespèrent;  ils 
ont  déclaré  qu'il  ny  avoit  pour  elle  de 
guérison  à  espérer,  qu'autant  qu'on  la 
préserveroit  de  toute  visite  propre  à 
agiter  ses  esprits.  Lorenzo  répondit  à 
ces  douloureuses  exclamations ,  en  pré- 


LE  MOÎNE.  i8i 

sentant  à  l'abbesse  l'ordre  exprès  de 
sa  sainteté,  et  exigea  que,  malade  ou 
non ,  sa  sœur  lui  fût  remise  sans  délai. 
•  L'abbesse  reçut  le  papier  avec  l'air 
de  la  plus  profonde  humilité^  mais 
quand  elle  eut  d'un  coup  d'oeil  vu  ce 
qu'il  contenoit,  sa  colère  parut  à  tra- 
vers les  efforts  de  son  hypocrisie.  Son 
visage  devint  pourpre,  et  \es  regards 
qu'elle  lança  à  Lorenzo  exprimoient  Ja 
fureur  et  la  menace. 

«  Cet  ordre  est  positif,  dit-elle  en 
s'efforçant  de  paroître  calme ,  et  je  vou- 
drois  qu'il  fût  en  mon  pouvoir  de  m'y 
conformer.  » 

Lorenzo  poussa  un  cri  de  surprise. 

«Je  vous  le  répète,  monsieur,  je 
m'empresserois  d'obéir  à  cet  ordre; 
malheureusement  cela  n'est  plus  en  mon 
pouvoir.  J'ai  voulu,  par  égard  pour  vos 
sentimens  fraternels,  vous  annoncer  par 
degrés  un  malheureux  événement,  vous 
préparer  à  en  recevoir  courageusement 
la  nouvelle.  Cet  ordre  exprès  rompt 
toutes  mes  mesures.  Vous  demandez 
Agnès,  votre  sœur;  je  suis  obligée  de 
vous  informer  sans  détour  qu'elle  est 
morte  vendredi  dernier.  » 

Lorenzo  pâlit. 


i8a  LE  MOINE. 

K  Vous  me  trompez,  dit-il  après  un 
moment  de  réflexion;  il  ny  a  pas  en- 
core cinq  minutes  que  vous  me  disiez 
qu'elle  étoit  malade,  mais  toujours 
vivante.  Produisez-moi  ma  sœur  à 
l'instant  même;  je  dois,  je  veux  la 
voir.  » 

a  Vous  vous  oubliez ,  monsieur  ;  vous 
devez  du  respect  à  mon  âge  aussi  bien 
qu'à  ma  prolession.  Votre  sœur  n'est 
plus,  je  ne  vous  ai  cachet  jusqu'à  pré- 
sent sa  mort,  que  pour  vous  épargner 
un  coup  trop  violent.  En  vérité,  je  suis 
bien  mal  payée  de  mes  bonnes  inten- 
tions. Et  quel  intérêt,  je  vous  prie,  au- 
rois-je  à  la  retenir?  11  m'eût  suffi  de 
connoîlre  qu'elle  desiroit  quitter  notre 
communauté,  pour  désirer  moi-même 
son  absence.  Son  séjour  ici  ne  pouvoit 
d'ailleurs  être  qu'un  opprobre  pour  le 
couvent  de  Sainte-Claire.  Votre  sœur, 
monsieur,  a  trompé  ma  tendre  affec- 
tion; elle  est  bien  criminelle!  et  quand 
vous  connoîtrez  la  cause  de  sa  mort, 
vous  vous  en  réjouirez.  Elle  tomba  ma- 
lade jeudi  dernier ,  au  sortir  du  tribu- 
nal de  la  pénitence.  Sa  maladie  étoit 
accompagnée  des  plus  étranges  symp- 
tômes; cependant  elle  persistoit  à  n'en 


LE  MOINE.  i83 

point  avouer  la  cause.  Nous  sommes 
toutes,  grâces  au  ciel,  trop  innocentes 

Îour  en  avoir  eu  le  moindre  soupçon, 
raaginez  quelle  fut  notre  consterna- 
tion, notre  horreur,  lorsqu'on  nous 
apprit  le  lendemain  qu'elle  avoit  mis 
au  monde  un  enfant  mort  en  naissant, 
et  qu'elle  a  suivi  immédiatement  au 
tombeau.  —  Quoi  !  monsieur ,  je  ne  vois 
sur  votre  visage  ni  surprise  ni  indigna- 
tion !  Esi-il  possible  que  l'infamie  de 
votre  soeur  n'excite  en  vous  aucun 
•mouvement  de  sensibilité?  En  ce  cas, 
je  vous  retire  ma  compassion.  Il  n'est 
plus,  je  vous  le  répète,  eu  mon  pou- 
voir, d'obéir  aux  ordres  de  sa  sainteté; 
et  je  vous  jure,  par  notre  divin  Sau- 
veur, qu'elle  est  en  terre  depuis  trois 
jours.  » 

En  disant  ces  mots,  elle  baisa  ua 
petit  crucifix  qui  pendoit  à  sa  cein- 
ture, se  leva  et  quitta  le  parloir;  elle 
jeta,  en  sortant,  à  Lorenzo  un  coup 
d'œil  accompagné  d'un  sourire  sardo- 
nique.  «  Adieu ,  monsieur ,  ajouta-t-«lle, 
je  ne  sais  point  de  remède  à  cet  acci- 
dent; une  seconde  bulle  du  pape  n'o- 
pèreroit  pas  la  -  résurrection  de  votre 
sœur.  » 


îS4  LE  MOIMË. 

Lorénzo  désespéré  sortit  aussi;  mai^ 
don  Raymond ,  en  apprenant  celte  nou- 
velle, devint  presque  fou.  Il  ne  pouvoit 
se  figurer  qu'Agnès  fût  morte,  et  per- 
sistoit  à  dire  qu'elle  étoit  toujours  dans 
l'enceinte  des  murs  du  couvent.  Il  n'é- 
toit  point  de  raisonnement  qui  pût  lui 
faire  abandonner  ses  espérances;  cha- 
que jour  il  inventoit,  mais  sans  succès, 
un  nouvel  artifice  pour  en  obtenir  quel- 
ques nouvelles. 

Médina,  de  son  côlé,  avoit  renoncé 
h  l'espoir  de  la  revoir;  mais  il  encou-** 
rageoit  les  recherches  de  don  Ray- 
mond ,  bien  persuadé  qu'on  avoit  em- 
ployé contre  la  vie  de  sa  sœur  des 
moyens  violens  ,  et  brûloit  de  tirer 
une  vengeance  éclatante  des  procédés 
qu'il  attribuoit  à  l'insensible  abbesse. 
Au  chagrin  d'avoir  perdu  sa  sœur,  se 
joignit  la  nécessité  de  suspendre  la  con- 
fidence qu'il  se  proposoit  de  faire  au 
duc  de  syn  amour  pour  Antonia.  Ce- 
pendant ses  émissaires,  dans  cet  inter- 
valle, entouroient  la  porte  d'Elvire.  On 
lui  rendoit  compte  de  tous  ses  motive- 
mens.  Ayant  appris  qu'Antonia  se  ren- 
doit tous  les  jeudis  à  l'église  des  Do- 
minicains pour 'y  entendre  le  sermoft. 


LE  MOINE.  i85 

fl  pouvoit  ainsi  la  voir  au  moins  une 
fois  par  semaine,  en  évitant,  selon  sa 
promesse,  d'en  être  remarqué.  Ainsi, 
deux  longs  mois  se  passèrent  sans  qu'on 
eût  de  nouvelles  d'Agnès.  Tout  le  mon- 
de crayoit  à  sa  mort,  excepté  le  mar- 
quis. Lorenzo  prit  alors  le  parti  de  faire 
à  son  oncle  confidence  de  ses  sentimens 
pour  Antonia.  Il  avoit  déjà  annoncé 
par  quelques  mots  son  intention  de  se 
marier  :  on  y  avoit  applaudi 3  et  il  ne 
douta  point  que  son  oncle  n'approuvât 
son  choix. 


PIN    DU    TOME    SECOWD. 


J 


1 


•..  vV: 


UNIVER9ITY  OF  H-LINOIS-URiANA 


il 


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