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*
L I E> R.ARY
OF THL
UNIVERSITY
or ILL1NOI5
v.l-1
LE MOINE
I.
AViS DE L'AUTEUR ANGLAIS.
L'histoire de Santon Barsî sa ^raipipoTlée cïaDs'
le Gardien, m'a suggéré la première idée de ce
roman. — L'anecdote de la Nonne sanglante est
une ancienne tradition , à laquelle on ajoute
encore foi dans quelques parties de l'Allemagne.
On voit encore , sur les confins de la Turinge, les
ruines du château de Lavenstein yC^M^on dit avoir
éié le lieu de la scène. — Le Roi de l'eau est un
fragment d'une ballade danoise; et la romance
de Bellerma et Durandarte est la traduction de
quelques stances qui se trouvent dans un recueil
d'anciennes poésies espagnoles , qui contient
aussi la chanson de Gayjeros et Mélésindra ^
dont il est parlé dans Don Çuic?iotte, -^-Tels
sont les plagiats dont je me reconnois coupable;
mais je crains bien que les gens instruits n'en
découvrent dans le cours de mon ouvrage
beaucoup d'autres dont je ne me doute pas.
L'a u teur , dans une petite pièce de vers qui sert
de préface à son livre , annonce encore qu'il est
un jeune homme à peine âgé de vingt ans.
'. \ iv / , oiK'liar. tore sso .vcsicx junvi
LE MOINE,
TRADUIT DE L'ANGLAIS.
TOME PREMIER.
Somnia , terrores magicos , miracula , sagas ,
Nocturnos lémures portenîaque. — HORACE.
SoDges, devios, sorciers, fantômes imposteari^
Prodiges , noirs esprits et magiques terreurs.
A PARIS,
CHEZ MARADAN, LIBRAIRE,
RUE DES GRAIVDS AUGDSTIIVS, 11° .9.
181I.
3^3
^^f!f 'LE MOINE.
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^ CHAPITRE PREMIER.
(T} «Si quelqu'un vous paroîl excessivement
*« « vertueux , si vous rencontrez un homme
«qui, dj'chaînë contre les vices dont il est
~" r peut-être exempt, ne compatit point aux
« foiblesses d'autrui , ressouvenez -vous de
« mes paroles. Croyez que cet homme , en
^ c apparence si parfait , cache sous des de-
■^ ' «hors séduisans un cœur gonflé d'orgueil
«et de luxure. »
Prophétie de la Bohémienne.
:§1l y avoit à peine cinq minutes que
J^Ja cloche du couvent sonnoit, et dé)à
"^ré^lise des Dominicains étoit si pleine
^d'auditeurs, qu'on pouvoit à peine s'j
""retourner. N'allez pas vous imaginer
^ue la dévotion, ou le désir de s'instruire,
:^fut Je m|»tir d'un si grand empresse-
oment : cherciier quelques sentimens de
^piété vraie parmi un peuple aussi su-
'-^perstilieux que celui de Madrid , ce
I.
6 LE MOINE.
seroit peine perdue. Chacun avoit ses
raisons j^our venir à l'église , raisons
secrètes dont il seroit difficile d'ob-
tenir l'aveu , et qui n'avoient aucune
conformité avec les apparences. Les
femmes y venoient, en général , pour se
montrer, et lés hommes pour les voir;
quelques-uns pour entendre le prédica-
teur, qui jouissoit d'une grande célé-
brité ; d'autres pour passer le temps en
attendant l'heui-e de la comédie ; en un
mot, une moitié de Madrid s'attendoit à
rencontrer là l'autre moitié. Les seules
personnes qui desiroient réellement
d'entendre le sermon étoient quelques
dévotes sexap;énaires , et environ une
demi-douzaine de prédicateurs rivaux
qui se disposoient à le critiquer , et
même à le tourner en ridicule, s'il étoit
possible. Quant au reste de l'auditoire,
le révérend Père pouvoit, à sonr choix,
prêcher bien ou mal; prêcher même ou
ne pas prêcher, c'étoit là le moindre
de leurs soucis.
Quoi qu'il en soit, et quel que fût le
motif particulier de chaque IRidividu ,
il est au moins certain que jamais l'é-
glise des Dominicains n'avoit contenu
une plus nombreuse assemblée. Tous
LE MOINE. 7
les coins étoienl remplis , toutes les
chaises occupées. Les slalues mêmes,
placées pour l'ornement entre les co-
lonnes de la nef, étoient ce jour-là
utiles au public; on voyoit des enfans
vivans suspendus sur les ailes des ché-
rubins. Saint Dominique, saint Fran-
çois, saint Marc, portoient chacun un
spectateur, et sainle Agathe se trouvoit
Hiargée d'un double fardeau. 11 n'y a
donc pas lieu de s'étonner si , malgré
toute leur diligence , nos deux arri-
vantes, en entrant dans l'église, regar-
dèrent inutilement à droite et à gauche,
et ne trouvèrent plus une seule place
vacante.
Cependant la plus âgée des deux
continua de se porter eu avant , faisant
fort peu d'attention aux murmures de
mécontentement qui s'élevoient contre
elle. On lui crioit en vain de tous côtés :
« Je vous assure, madame, qu'il n'y a
point de place ici. — Mais, iSegnora ,
ne poussez donc pas si fort ; vous cul-
butez tout le monde. — Encore un
coup, madame, vous ne pouvez pas
passer par là. Bon Dieu , qu'il y a des
gens insupportables ! » La chère tante
étoit obbtince : eile travailla avec tant
8 LE MOINE.
d'acûvîté de ses pieds, de ses genoux
et de ses coudes , qu'elle se trouva eu
assez peu de temps au milieu de l'église,
et à dix pas tout au plus de la chaire.,
Sa compagne l'avoit suivie en silence,
profitant, d'un air timide, de chaque
pied de terrain que gagnoit sa conduc-
trice. » Sainte Vierge , s'ëcria la vieille,
quelle chaleur ! Je voudrois qu'on m'ex-
pliquât ce que tout cela veut dire r
pourquoi cette foule insupportable? Pas
une chaise vacante, et pas un homme
assez galant pour nous offrir la sienne!
Je crojois qu'à Madrid on étoit plus
poli. »
Ce propos excita l'attention de deux
jeunes gens qui , penchés en avant sur
Je doSvsier de leur chaise, et le dos tour-
né contre le septième pilier, à compter
depuis le portail, causoient ensemble,
et avoient l'air de se faire mutuellement
quelques confidences. Tous les deux
étoient fbrt bien mis. Entendant cet
appel fait à leur politesse par une voix
de femme, ils tournèrent un peu la tête,
et cherchèrent des yeux celle qui ve-
«oit de parler. Elle avoit levé son voile
pour mieux distinguer le monde qui
î'environnoit. Voyant que celte damô
LÉ MOINE. 9
«voit les cheveux roux et les 3'en\ lou-
ches , les deux jeunes gens reprirent
leur première attitude, et continuèrent
leur conversation.
« Retournons au logis , ma chère
tante, je vous en prie^ dit l'autre; la
chaleur est insupportable ; il J a tant
de monde ici que cela fait peur. »
La voix de celle qui prononça ces
mots oloit remarquable par son extrême
douceur. Les deux jeunes gens tournè-
rent la tête de nouveau ; mais ils ne se
contentè'ent pas. celte fois de jeler un
coup d'œil ; tous deux fkent involon-
tairement un mouvement de surprise en
apercevant celle qui venoit de parler.
Cette voix ëtoit celle d'une femme
qui paroissoit jeune , et dolit tout l'en-
semble (^foit bien propre à faire naître
Je plus vif désir de voir son visage.
Malheureusement le voile noir. dont il
étoit couvert n'étoit point transparent ;
mais la foule l'avoit un peu dérangé,
en sorte qu'il étoit possible d'aperce-
voir un cou qui ne le cédoil point en
beauté à celui de la Vénus de Médicis.
Blanc comme la neige, il étoit ombragé
par une foret de cheveux rhâ tains qui
descendoient en boucles jusqu'à sa cein-r
lo LE MOTNE.
lure. Sa taille étoit légère et flexible
comme celle d'une nymphe des bois;
son sein étoit soigneusement voilé. Elle
portoit à son bras un chapelet à gros
grains. Sa robe blanche, qu'ornoit une
ceinture bleue , «iaissoit voir un pied
mignon, dont un soulier mordoré des-
sinoit agréablement la forme. Telle
étoit la femme à laquelle le plus jeune
des deux s'empressa d'offrir sa chaise;
exemple que l'autre fut obligé d'imiter
envers la dame aux yeux louches.
Celle-ci accepta l'offre avec de gran-
des démonstrations de reconnoissance,
mais sans se faire prier. La jeune l'ac-
cepta égaleraient , mais sans autres com-
plimens qu'une révérence. Don Lorenzo
(tel étoit le nom du jeune homme) se
procura une autre chaise , et se plaç2|
près d'elle ; mais ce ne fut qu'après
avoir dit à l'oreille quelques paroles à
son ami, qui, entendant à demi-mot,
se plaça de son côté près de la vieille
dame , et entra avec elle en grande
conversation.
« Vous êtes sans doute , mademoi-
selle , arrivée depuis peu de temps à
Madrid, dit Lorenzo à sa belle voisine;
tant de charmes y auroieat déjà fait du
LE MOINE. II
bruit, si ce n'étoit pas aujourd'hui votre
première apparition ; la jalousie des
femmes et les hommages des persomies
de mon sexe auroient déjà attiré sur
vous l'attention générale. »
Il attendit une réponse ; mais comme
ce qu'il avoit dit n'étoit pas une inter-
rogation directe, la jeune personne ne
répondit point. Après quelques instans
de silence, il reprit:
« En soupçonnant que vous êtes
étrangère à Madrid , ai-je fait , made-
moiselle, une fausse conjecture? »
La jeune personne hésita ; après quel-
ques instans d'indécision, elle se déter-
mina à lui répondre tout bas : — > « Non ,
monsieur. »
« Comptez-vous y rester long-temps ?
« Oui, monsieur. »
« Je m'estimerois fort heureux , s'il
étoit en mon pouvoir de vous y pro-
curer quelque agrément. Je suis bien
connu à Madrid, et ma famille a du
crédit à la cour. 5i vous me permettez
de vous y rendre quelque service , ce
sera tout à la fois m'honorer et m'o-
bliger. «
A moins que cette jeune personne ,
dit-il en lui-même, n'ait fait vœu de
13 LE MOINE.
né jamais répondre que par monosyl-
labes, elle doit à présent me dire quel-
que chose.
Lorenzo fut trompé dans son attente *
elle ne lui répondit que par une pro-
fonde inclination de tète.
II s'aperçut alors que sa voisine n'ai-
moit pas la conversation. Mais cette
taciturnité provenoit-elle d'orgueil , de
discrétion, de timidité, ou d'un défaut
de vivacité , c'est ce dont il ne pouvoit
encore s'éclaircir.
Après quelques instans de silence :
« On voit , mademoiselle , que vous
connoissez peu nos usages , puisque
vous continuez à porter votre voile.
Permettez-vous que je vous en débar-
rasse ? »
Au même instant Lorenzo avança la
main vers le voile : elle l'arrêta.
« Non, monsieur, je n'ôte jamais mon
voile en public. »
« Et quand vous l'ôteriez, ma niècç,
quel mal y auroit-il?- je vous prie, dit
Léonelle (c'étoit le nom de la vieille);
ne voyez-vous pas que toutes les autres
dames ont ôté le leur? J'ai déjà mis le
mien de côté , et assurément si j expose
mon visage aux regards du public,. il
LE MOINE. i5
me semble que vous pouvez bien aussi
exposer le votre. Allons, mon enfant,
ôlez votre voile; je vous réponds que
personne ne s'enfuira en vous vojant. »
« Ma chère tante , ce n'est pas l'usage
en Murcie. « ^
« En Murcie î et qu'importe ? Vous
ne cesserez donc pas de nous parler de
ce triste pays? Si c'est la coutume à
Madrid , cela doit nous suIFii e. Olez
donc votre voile ; obéissez-moi snr-le—
chanip , Antonia j vous savez que je
n'aime point la contradiction. »
La nièce ne répondit point; mais elle
ne s'opposa plus aux efforts de don
Lorenzo, qui, fort de l'approbation de
la tante, se hâta d'enlever le voile. La
plus jolie figure se présenta alors à son
admiration ; ce qu'on peut appeler une
vraie tête de séraphin. Cependant elle
étoit plus jolie que belle; le charme
provenoit moins de la régularité de ses
traits que de l'air de douceur et de sen-
sibilité répandu sur toute sa physiono-
mie : elle paroissoit âgée tout au plus
de quinze ans. Chaque partie de son
visage, prise séparément, n'étoit point
parfaite, mais le tout étoît adorable. Sa
peau n'étoit pas totalement exempte de
I. 3
14 liE MOINE.
taches ; ses jeux n'étoient pas fort
grands ; ses paupières n'étoient pas
extraordinairement longues- mais ses
lèvres avoient la fraiclieur de la rosej
son cou j sa main, son bras, tout éloit
parfait,^ ses yeux étoient doux et bril-
lans comme leciel. Un sourire fin, qu'on
voyoit errer sur ses lèvres, annoncoit
en elle une aimable vivacité que compri-
moit visiblement son excessive timidité,
•ii'em barras de la modestie se peignoit
dans tous ses regards, et lorsqu'ils ren-
controient par hasard ceux de Loren-
zo , aussitôt on les voyoit retomber
çur son rosaire. Ses JQues se coloroient;
elle disoit alors son chapelet avec beau-
coup d'attention , comme on "peut le
croire.
Lorenzo tenoit les jeux fixés sur
elle , avec un mélaiige de surprise et
d'admiration. Léonelle crut devoir faire
quelques excuses sur la timidité puérile
de sa nièce.
«C'est une enfant, dit-elle, qui n'a^
jamais vu le monde; elle a été élevée
dans un vieux château de la Murcie, et
n'a jamais eu d'autre société que celle
de sa mère, qui, Dieu lui fasse paix,
n'a pas le sens commun ,. quoiqu'elle
LE MOTNE. i5
ïoit ma sœur et de père et de mère. »
« Et elle n'a pas le sens commun ! dit
don Christoval avec un feint étonne-
ment 5 cela me paioît fort extraordi-
naire, j)
« Oh! c'est un fait, monsieur; et ce-
pendant voyez comme certaines gens
ont du bonheur ! Un jeune seii^neur,
d'une des premières maisons deMadrid,
s'avisa de trouver que ma sœur uvoit
de l'esprit et qu'elle étoit jolie. Pure
chimère ! ma sœur avoit à la vérité des
prélenli )ns à tout cela ; mais moi qui
ia connois, je sais fort bien qu'elle u'a-
voit ni esprit ni beauté, et j'ose me
flatter que si j'avois pris pour plaire
la moitié autant de peines Mais ce
n'est pas ce dont il s'agit. Je disois
donc, monsieur , qu'un jeune seigneur
devint amoureux d'elle , et l'épousa à
l'insu de son père. Leur union resta se-
crète pendant près de trois ans ; mais
enfin le vieux marquis, fort mécontent
en apprenant cette nouvelle , prit aus-
sitôt la poste pour Cordoue, résolu de
fane arrêter Elvire. et de l'envoyer si
loin qu'on n'en entendît jamais parler.
Quel tapage il fit, grand Dieu ! lors-
qu'au arrivant il trouva qu'elle s'étôit
l6 LE MOINE.
échappée, quelle ëtoit allée rejoindre
son mari , et qu'ils venoient de s'embar-
quer l'un et l'autre pour les Indes oc-
cidentales ! Il jura , tempêta contre nous
tous , comme s'il eût été possédé du
malin esprit ; il fit jeter mon père dans
une prison ; mon père ! qui , j'ose le
dire , étoit bien le plus honnête cor-
donnier qu'on pût trouver dans Cor-
doue ; et quand il nous quitta , il eut la
cruauté de nous enlever le petit garçon
de ma sœur; un enfant de deux ans,
que, dans la promptitude de sa fuile,
elle avoit été forcée de nous laisser.
.T'ai tout lieu de présumer qu'il en a
fort mal agi avec le pauvre enfant; car
nous avons reçu , peu de mois après ,
Ja nouvelle de sa mort. »
« C'étoit , madame , un méchant
vieillard que ce marquis-là , » dit don
Christoval.
« Un grossier, un homme sans dis-
cernement ! Croiriez-vous , monsieur,
qu'il eut l'insolence de me dire , lorsque
je m'cfForçois de l'appaiser : « Retirez-
vous, sorcière, .le voudrois , pour pu-
nir le comte, que votre sœur vous
ressemblât. »
« Voilà un propos fort ridicule ,
LE MOINE. 17
s'écria don Chrisloval. Je ne doute pas
que le comte , au contraire , n'eût été
fort aise d'échanger , s'il eût été pos-
sible , une sœur pour l'autre. »
Ah ! monsieur, vous êtes réellement
trop poli. Cependant je ne suis pas
fâchée*, d'après l'événement , qu'il ait
donné- la préférence à ma sœur. La pau-
vre Elvire n'a pas eu fort à se féliciter
des suites de cette union. Après treize
mortelles années de séjour en Améri-
que, son mari mourut; elle revint en
Espagne , sans argent , sans ressource ,
sans asile où elle pût reposer sa tête.
Antonia,que vous voyez, étoit le seul
enfant qui lui restât. Son beau -père,
toujours irrité contre le comte, s'étoit
remarié pendant leur absence ; il avôit
eu de sa seconde femme un fils qu'on
dit être aujourd'hui un fort aimable
jeune homme. Le vieux martjuis re-
fusa de voir ma sœur à son retour;
cependant il lui assigna une modique
pension , moyennant qu'elle iroit vivre
avec son enfant en Muicie, dans un
vieux château qui avoit été jadis l'ha-
bitation favorite de son fils aîné , et
que , pour celte raison , le vieux mar-
quis laissoit tomber en ruine. Ma sœur
i8 LE MOINE.
accepta la proposition , et se rendit en
Murcie, où elle est restée jusqu'à la fin
du mois dernier. »
« Et quelle affaire l'a conduite à Ma-
drid ? » dit Lorenzo, qui avoit ëcouté
avec le plus vif intérêt le récit de
Léonelie.
«Hélas! monsieur son beau -père
vient de mourir; l'intendant du château
de Murcie a refusé de lui payer plus
long-temps sa pension. Elle vient d'ar-
river à Madrid dans l'intention d'adres-'
ser ses sollicitations au jeune marquis;
mais je crains qu'elle n'ait pris une peine
inutile. Vous n'avez jamais trop d'ar-
gent, vous autres jeunes seigneurs, et
vous n'êtes jamais disposés à vous eu
dessaisir en faveur des femmes , lors-
qu'elles sont un peu âgées. J 'a vois con-
seillé à ma sœur de charger Antonia
d'aller présenter ses demandes; mais
elle a rejeté mon conseil. Elle est si
obstinée! Antonia, avec sa jolie petite
figure, auroit pu obtenir tout ce qu'elle
auroit demandé. »
o Et pourquoi , dit don Christoval
d'un ton ironiquement passionné , s'il
faut une jolie figure , votre sœur n'a-
l-elle pas recours à vous? »
LE MOINE. 19
« Monsieur, vous me rendez confuse.
Je ne sais pas si naa sœur auroit pu son-
ger à cet expédient ; mais, quant à moi,
je connois ie danger de pareilles com-
missions , et je n'oserois jamais n\ex-
poser Les hommes sont aujourd'hui
si m^chans ! >»
« Vous avec donc , madame , une
grande aversion pour les hommes? »
«Monsieur, jusqu'à présent je n'ai
pas lieu. . . . >♦
« Mais s'il arrivoit qu'à présent un
jeune homme aimable vous proposât,
par exemple, le mariage, amiez-vous
Ja cruauté de rejeter ses offres? »
« Un jeune homme aimnble? .le ver-
rois alors, monsieur, ce que j aurois
à faire. »
En disant ces mots elle vpulut jeter
à don Christoval un regard tendre et
significatif; mais, grâce à l'obliquité de
.s^s yeux, ce fut Ljienzo qui le reçut.
Il fit une profonde révérence en signe
de remerciement.
« Puis-je- vous demander , dit-il , le
nom du jeune seigneur auprès duquel
donna Elviie se propose de faire des
démarches? «
« Le marquis de Las Cislernas. a
20 LE MOINE.
ft Cjslernas ! je le coiinois beaucoup.
Il n'est pas en ce moment. à Madrid;
mais on l'attend incessamment. C'est ua
excellent jeune homme ; et si l'aimable
Antonia me perme.t d'élre au pi es de lui
son avocat , je crois pouvoir lui rap-
porter d'heureuses nouvelles. »
Antonia leva sur lui ses beaux jeux
bleus , et le remercia par un agréable
sourire. Léonelle fit des remerciemeus
beaucoup plus brujans , et accepta son
offre avec les assurances de la plus vive
reconnoissance. « Mais, Antonia , pour-
quoi ne parlez-vous pas, mon enfant?
Répondez aux civilités de monsieur.
Auriez-vous la bonté de m'expliquer,
conliuna-t-elle en s'adressant à don
Chrisloval , à quelle occasion tant de
monde se trouve aujourd'hui rassemblé
dans cette église ? »
« Ignorez -vous , madame, que le
père Ambrosio, prieur de ce couvent,
fait ici un sermon tous les jeudis ? Tout
Madrid retentit de ses louanges, et
comme il n'a encore prêché que trois
fois, tout le monde âtccourt pour l'en-
tendre. Quoi ! le bruit de sa renommée
n'est pas parvenu jusqu'à vous!
« Hélas! monsieur, je ne suis arrivée
LE MOINE. 21
que d'hier à Madrid , et nous sommes
si peu instruits à Cordoue de ce qui se
passe dans le reste du monde , que ht nom
d'Ambrosio n'y est pas encore parvenu. »
« Ce nom est ici dans toutes les bou-
ches ; hommes et femmes, jeunes et
vieux , n'en parlent qu'avec entliou-
siasme. Nos grands d'Espagne le com-
blent de présens; leurs femmes ne veu-
lent que lui pour confesseur ; il est
connu par toute la ville sous le nom de
l'homme de Dieu. »
«Il est sans doute, monsieur, d'une
illustre origine, dit Léonelle. »
(c C'est ce qu'on ne sait point. Le der-
nier prieur des Dominicains le trouva ,
comme il étoit encore enfant, à la porte
de son couvent. On fit d'inutiles recher-
ches pour découvrir qui l'avoit laissé
là ; il a été élevé dans le monastère. On a
remarqué en lui dès son enfance beau-
coup de goût i^our l'étude et ki vie re-
tirée, et aussitôt quil a été en âge, il
a prononcé ses vœux. Personne depuis
n'est venu le réclamer, et l'on ignore
encore le secret de sa naissance. Les
moines, charmés d'entretenir le crédit
que donnent à leur couvent les talens
de cet homme, n'ont pas hésité à pu-
32 LE MOINE.
blier que c'est un présent qui leur a été
fait par la sainte Vierge. Il fcfut avouer
que la singulière austérité de sa vie
donne à cette fabJe un air de probabi-
lité. Il est à présent âgé d'une trentaine
d'années. Toutes les heures de sa jeu-
nesse ont été consacrées à l'étude, dans
un isolement absolu de la société et
dans de continuelles mortifications.
Nommé prieur de sa communauté il y
a environ trois semaines , il n'avoit ja-
mais franchi les murs de son couvent ;
il ne les franchit même à présent que
pour se rendre à la chaire de cette
église, où tout Madrid accourt, com-
me vous vojez, pour l'entendre. On le
dit fort savant et fort éloquent. Il n'a
pas , dans tout le cours de sa vie , trans-
gressé un seul des réglemens de son
ordre; on n'aperçoit pas la plus légère
tache sur son caractère, et quant à son
vœu de ckasîeté, on assure, madame,
qi/il ne sait pas même quelle différence
il j a entre un homme et une femme :
aussi est-il déjà regardé comme un saint
par le commun peuple. »
« Si l'on est saint à ce prix, dit An-
tonia, je puis bien me flatter aussi d'être
une sainte. »
LE MOINE 23
« Miséricorde I s'écria Léonelle; de
-quelle question vous occupez-vous là,
ma nièce? ces sortes de sujets ne sont
point de la compétence d'une jeune per-
sonne. Ne devez-vous pas ignorer qu'il
existe dans le monde ce qu'on appelle
des hommes? ne devez-vous pas ima-
giner que tout le monde est du même
sexe que vous? Toute la différence est
que les uns ont de la barbe, et que les
auties n'en ont point; ceux-ci la gorge
rebondie , ceux-là >»
Léonelle eût probablement continué
d'instruire sa petite nièce par le moyen
de ces ingénieuses distinctions , si un
murmure de contentement , qui se ré-
pandit en ce moment par toute l'église,
n'eût annoncé l'arrivée du prédicateur.
Donna Léonelle se leva de dessus sa
ckaise pour le mieux voir, et Autonia
imita son exemple.
Le prédicateur étoit un fort bel hom-
me; sa figure éioit extrêmement agréa-
ble, sa taille haute et son aspect impo-
sant ; un nez aquilin , un œil noir et
brillant , d'épais sourcils fort rappro-
chés , étoient les traits les plus remar-
quables de sa physionomie ; ses cheveux
étoient d'un brun clair. Quoiqu'il ne fût
24 LE MOINE.
encore qu'à Ja fleur de l'âge, l'étude et
les veilles avoient presque totalement
décoloré ses joues. Son iront serein pa-
roissoit être le siège de la candeur et de
la vertu ; tous ses traits exprimoient le
contentement intérieur d'une ame éga-
lement exempte de soins et de crimes :
•il salua l'auditoire d'un air fort humble.
On remarquoit encore dans son regard
vif et pénétrant une sorte de sévérité
qui commandoit la vénération, et dont
Feu de personnes pouvoient soutenir
aspect. Tel étoitAmbrosio, prieur des
Dominicains, et surnommé l'homme de
Dieu.
Antonia sentit en le voyant un plaisir
inexprimable. Elle attendoit impatiem-
ment que le moine vint à parler, et
quand il parla , le son de sa voix péné-
tra jusqu'au cœur de la jeune fille. Les
autres auditeurs, quoique moins vive-
ment émus , n'entendirent point le pré-
dicateur sans intérêt : tons étoient at-
tentifs, et le plus profond silence régnoit
jusque dans les chapelles les plus re-
culées. Lorenzo lui-même ne put résis-
ter au charme; il oublia qu Antonia étoit
assise auprès de lui, et n'eut d'attention
que pour le prédicateur.
LE MOINE. 2^
Ambrosio d(^veloppa en termes clairs,
simples et énergiaues, le.s beaulés de la
religion ; il expliqua , avec aiit^^nt de
clarté que de précision , quelques arti-
cles obscurs des saintes écritures ; il
déclama contre les vices de l'hurnanité,
dépeignit les châtimensqui leur étoient
réservés dans l'autre inonde^ et sa voix
alors , tout à la fois distincte et "pro-
fonde, devint terrible comme celle de
la tempête. Pas un seul auditeur qui ne
fît, en frémissant, un retour sur sa vie
passée ; chacun crut entendre rouler le
tonnerre sur sa tète , et voir sous ses pieds
l'abvme de l'éternité. Mais lorsque, par
une brusque transition, Ambrosio vint
à peindre la douce sérénité d'une cons-
cience pure, les récompenses promises
aux âmes vertueuses, l'auditoire repiit
insensiblement couiat^e; on vit re| a-
roître sur tous les visages 1 espoir et la
confiance en la miséricorde infinie de
Dieu. On altendoit avec impatience
chaque parole consolante qui sortoit de
la bouche du prédicateur, et bientôt,
en écoutant sa voix mélodieuse, chacun
se crut transporté dans ces heueuses
régions qu'il dépeigfioit à l'imagination
avec des couleurs si vives et si brillantes .
I. 3
28 LE MOINE.
d'estime, je pourrois même dire d'af-
fection, que je suis mui-même ëlonnée
de la vivacité de tues senlimens. »
« Vous êtes jeune, reprit Lorenzo en
souriant; il ^st naturel que votre cœur
sente vivement ces premières impi-es-
sions ; que , simple et sans artifice comme
vous paroissezJ'être , vous ne soupçon-
niez-point leâ autres de dissimulation,
et que, ne voyant le monde qu à travers
le prisme de votre propre innocence,
tout ce qui vous environne vous paroisse
digne de votre estime; mais il faut vous
attendre à voir se dissiper ces sédui-
santes illusions, à découvrir dans ceux
qui excitent le plus votre admiration
des senlimens quelqueroi^' avilissans,à
trouver même des ennemis dans ceux
qui vous montrent Je plus de bienveil-
lance. M
« Hélafî! monsieur, répondit A ntonia,
les inft)rtunes de mes parens ne me four-
nissent que trop d'exemples de fausseté
et de perfidie ; cependant je ne^puis
croire que le trait de sympathie qui me
porte involontairement vers ce digne
religieux, doive m'inspirer des craintes
pour l'avenir. »
« Je ne le crois pas plus que vous. Le
LE MOINE. 29
père Ambrosio jouit d'une excellente
réputation. Un homme d'aiHeurs qui a
passé toute sa vie entre les murs d'un
couvent ne peut avoir trouvé l'occasion
de mal faire, quand même il en auroit
eu la volonté; mais à présent que, par
les devoirs de son état, il va se trouver
obligé de sortir de temps en temps de sa
retraite, de voir un peu le monde, qui
lui est encore inconnu , il faut voir com-
ment il soutiendra cette épreuve. »
« Oh ! j'espère qu'il la soutiendra
glorieusement. »
« Je l'espère aussi , mademoiselle , et
l'intérêt que vous prenez à ses succès,
s'il en éloit instruit, seroit sans doute
pour lui un grand motif d'encourage-
ment. Tout annonce d ailleurs qu'il est
né pour faire exception à la règle géné-
rale , et l'envie chercheroit en vain à
noircir son caractère. »
« Vous me (ailes , monsieur , beau-*-
coup de plaisir en me donnant cette
assurance. Je suis charmée de pouvoir
me livrer sans crainte au penchant qu'il
m'inspire, et j'aurois été bien fâchée,
si vous m'eussiez conseillé de résister à
ce sentiment. Ma tante, monsieur dit
que le père Ambrosio est un homme
28 LE MOINE.
d'estime, je pourrois même dire d'af-
fection, que je suis moi-même étonnée
de la vivacité de tnes senlimens. »
« Vdus êtes jeune, reprit Loreuzo en
souriant; il est naturel que votre cœur
sente vivement ces premières impi^s-
sious; que, simple et sans artifice comme
vous paroissezJ'êlre , vous ne soupçon-
niez, point les autres de dissimulation,
et que, ne voyant le monde qu à travers
le piisme de votre propre innocence,
tout ce qui vous enviroruie vous paroisse
digne de votre estime; mais il faut vous
attendre à voir se dissiper ces sédui-
santes illusions, à découvrir dans ceux
qui excitent le p'us votre admiration
des sentimens quelquefois' avilissans,à
trouver même des ennemis dans ceux
qui vous montrent le plus de bienveil-
Jance. »
« Hé!a'^! monsieur, répondit A ntonia,
les infortunes de mes parens ne me four-
nissent que trop d'exemples de fausseté
et de perfidie; cependant je ne puis
croire que le trait de sympathie qui me
porte involontairement vers ce digne
religieux, doive m'inspirer des craintes
pour l'avenir. »
« Je ne le crois pas plus que vous. Le
LE MOINE. 29
père Ambrosio jouit d'une excellente
réputation. Un homme d'aiHeurs qui a
passé toute sa vie entre les murs d'un
couvent ne peut avoir trouvé l'occasion
de mal faire, quand même il en auroit
eu la volonté; mais à présent que, par
les devoirs de son état, il va se trouver
obligé de sortir de temps en temps de sa
retraite, de voir un peu le monde, qui
lui est encore inconnu , il faut voir com-
ment il soutiendra cette épreuve. »
« Oh ! j'espère qu'il la soutiendra
glorieusement. »
«Je l'espère aussi, mademoiselle, et
l'intérêt que vous prenez à ses succès,
s'il en éloit instruit , seroit sans doute
pour lui un grand motif d'encourage-
ment. Tout annonce d ailleurs qu'il est
né pour faire exception à la règle géné-
rale , et l'envie chercheroit en vain à
noircir son caractère. »
« Vous me laites , monsieur , beau-^
coup de plaisir en me donnant cette
assurance. Je suis charmée de pouvoir
me livrer sans crainte au penchant qu'iï
m'inspire, et j'aurois été bien fâchée,
si vous m'eussiez conseillé de résister à
ce sentiment. Ma tante, monsieur dit
que le père Ambrosio est un homme
3b LE MOINE.
irréprochable; engagez, je vous priç^
maman à le choisir pour notre confes-
seur. »
« Pour notre confesseur, reprit Léo-
nelle ? c'est ce que je ne ferai point ,
soyez-en sûre. Je ne l'aime point, moi,
îirotre père Ambrosio; il a l'air trop sé-
vère : son regard me fait trembler de la
tête aux pieds. S'il éloit mon confesseur,
je n'aurois pas le courage, en vérité , de
tout lui dire , et alors , bon Dieu ! où en
serions-nous? Le tableau qu'il nous a
fait de l'enfer m'a causé une si grande
frayeur , que je n'en reviens point ; et
quand il a parlé des pécheurs , j'ai cru
qu'il alloit tous nous manger. »
5) Vous avez raison, segnora, reprit
don Christoval ; un excès de sévérité
est, dit-on, le seul défaut d'Ambrosio.
J'ai oui dire que, dans l'administration
intérieure de son couvent , il a déjà
donné, à l'égard des autres religieux,
quelques preuves de l'inflexibilité de
son caractère. Mais la foule commence
à se dissiper. Voulez-vous nous permet-
tre, mesdames, de vous accompagner
jusqu'à votre demeure?»
« O ciel ! s'écria Léonelle en faisant
semblant de rougir, je ne voudrois pas^.
LE MOINE. 5î
monsieur, pour tout au monde, souffrir
que v^ous prissiez tant de peine. Ma sœur
est si scrupuleuse, qu'elle -me feroit une
grande heure de réprimande, si elle me
voyoit rentrer accompagnée par un ca-
valier inconnu. D'ailleurs je desirerois,
monsieur , que vous voulussiez bien
différer encore quelque temps vos pro-
positions. . .^
a Mes prc^silicns? Je vous assur.e,
segnora. ...»
« Oui, monsieur, je veux bien croire
que votre empressement est sincèie, et
je sens quelle peut être votre impa-
tience; mais réellement *je désire que
vous me donniez un peu de répit. Ce
seroit de ma part un procédé peu dé-
licat, que d'accepter, dès la première
entrevue, l'offre de votre main. »
ce Madame, je vous dorme ma parole
d'honneur. ...»
«Allons, monsieur, ne me pressez
pas, si vous m'aimez. Je regarderai
votre condescendance pour mes vo-
lontés comme une preuve de votre
amour. 'Vous recevrez demain matii>
de mes nouvelles ; c'est tout ce que
je puis vous accorder aujourd'hui.
Adieu. Mais je voudrois, messieurs,.
Sa LE MOINE.
savoir le nom de l'un et de l'autre. »
« Mon ami , rc^pondit Lorenzo , est
le comle d'Ossoriu ; et moi , l'on me
nomme Lorenzo de Médina. »
« Don Lorenzo , j'informerai ma sœur
de vos offres obligeantes , et vous ferai
connoître le résultat de notre conver-
sation. Où puis -je vous adresser une
lettre ? » ^
i< Au palais de Médina^c est le lieu
de ma résidence. »
« Il suffit. Adieu, messieurs; et vous,
monsieur le comte, modérez, je vous
prie , l'excessive ardeur de votre pas-
sion. Cependant, pour vous prouver
qu'elle ne me déplail point, et que mon
intention n'est pas de vous désespérer,
recevez cette marque de mon affection,-
et pensez quelquefois à Léonelle. »
En disant ces mots, elle lui tendit une
main sèche et ridée, que don Christoval
baisa ; mais ce fut de si mauvaise grâce
et avec une répugnance si marquée, que
Lorenzo eut toutes le^ peines du monde
à ne pas éclater de rire. Léonelle alors
se hâta de sorûr de l'église : l'aimable
Anlonia la suivit en silence. Quand elle
fut arrivée au portail, elle tourna invo-
lontairement la tête , et ses regards se
I.E MOINE. 33
portèrent vers LorcLizo. Celui-ci , qui
ne la perdoit pas de vue, lui fit un grand
salut, montrant, par quelques signes,
qu'il regrettoit de la quitter : elle lui
rendit le salut, et se retira prompte-
ment.
« x^insi , dit Cliristoval à son ami
lorsqu'ils furent seuls, vous m'avez pro-
cure^ une charmante intrigue ! Pour fa-
voriser vos desseins sur Antonia , j'ai
fait obligeamment quelques honnêtetés
à la tante, et airès une heure au plus,
je me trouve à deux doigis du mariage.
Comment me récompenserez - vous ,
mon cher, de ce que j'ai souffert pour
vous servir; d'avoir pu baiser, en votre
nom, la main de cette vieille sorcière?
Depuis ce moment-là j'ai u.i goût â'ail
tout autour des lèvres, je ne sais quelle
odeur de cuisine; je suis sur qu'au Pra-
do l'on me prendra pour une omelette
ambulante. »
« J'avoue , mon cher^ comte , que
vous vous êtes trouvé dans une situa-
tion assez périlleuse ; cependant je suis
si éloigné de la croire insupportable,
que je vous prierai probablen.ent de ne
pas négliger les dons qu'un heureux
hasard vient de vous offrir. »
34 LE MOINE,
a Un heureux hasard ! Je vois , mon
cher, que vous en tenez déjà pour la
petite Antonia. »
«Je ne puis vous exprimer combien
elle m'a paru charmante. Depuis la mort
de mon père , mon oncle, le duc lie Mé-
dina , m'a fait connoître qu'il d^siroit
fie me voir marié. J'ai jusqu'à présent
évité de remplir ses vues, et feint de
ne point les comprendre ; mais, à vous
dire vrai, depuis que j'ai vu cette aima-
biej enfant. ...»
«J'imagine, Lorenzo, que vous ne
serez pas assez fou pour vouloir faire
votre fé\Time de la petite-fille du très-
honnéte cordonnier de Cordoue? »
ft Arrêtez, Christoval, vous oubliez
qu'elle est aussi petite-fille du feu mar-
quis de Las Cislernas; mais , sans dis-
puter sur la naissance et sur les titres, je
puis vous assurer que jamais femme ne
m'a aussi vivement intéressé. «
« Cela est possible : vous ne pouvez
cependant songer à l'épouser. »
« Et pourquoi donc, mon cher comte?
Je suis riche assez pour elle et pour
moi , et vous savez que , sur cet article,
mon oncle a une façon de penser fort
au-dessus du vulgaire* D'après ce que
LE MOINE. 33
j'ai vu de Raymoad de Las Cistemas ,
je suis bien assuré qu'il s'empressera
de reconnoitre Anlonia pour sa uiece;
sa naissance ne pourra donc être un
obstacle à l'accomplisseaient de mes
voeux. Je pourrai, sans inconvenance,
lui faire ouvertement l'offi e de ma
main : chercher à l'obtenir à d'autres
•conditions, c'est ce que je suis incapable
de faire. J'avoue que je vois en elle tout
ce qui peut me rendre heureux dans la
possession d'une femme : elle est jeune,
douce , aimable , sensible , et je suis biea
assuré qu'elle a de l'esprit.
« Comment le savez-vous? elle ne dit
point auti e chose quQ « Oui et non. »
«Il est vrai; mais vous m avouerez
aussi qu'elle dit toujours « Oui et non »
fort à propos. D'ailleurs, mon ami, ne
voyez-vous pas que tout parle en elle,
ses yeux, son embarras, sa modestie y
sa candenr ? »
«Oh ! oui, je n'y sqpgeois pas; je
vois que vous avez raison. Voulez- vous
que nous nous donnions rendez-vous ce
soir à la comédie ? nous pourrons parler
de tout cela plus à notre aise. »
« Cela ne m'est pas possibje aujour-
d'hui; je ne suis arrivé que d hier au soir
36 LE MOINE.
à Madrid , et je n'ai encore pu voir ma
sœur. Vous savez que son couvent est
dans cette rue, et j'j allois lorsque,
voyant la foule se porter à cette église,
j'y suis entré par curiosité. Je vais sui-
vre ma première intention, et probable-
ment je passerai la soirée au parloir. »
«Votre sœur est dans un couvent,
dites-vous ? Mais , en effet , je l'avois
oublié ; l'aimable donna Agnès! Je suis
vraiment étonné, don Lorenzo , que
vous ayez pu consentir à claquemurer
une si charmante fille dans la triste
enceinte d'un cloître. »
Moi, don Christoval ! pouvez- vous
me soupçonner d'qne semblable barba-
rie ? Vous devez vous rappeler qu'elle
a pris le voile volontairement; qu'elle-
même a désiré, je ne sais d'après quelles
Sarticularités , se séparer du monde,
'ai tout fait pour la détourner de cette
résolution ; mes tentatives ont été vai-
nes, et j'ai perçlu ma sœur. »
« Oh ! vous avez de quoi vous conso-
ler, Lorenzo. Il revenoit, si j'ai bonne
mémoire, à donna Agnès une portion
d'héritages de dix mille piastres, dont
la moitié.rentre ainsi dans vos mains.
Par saint Jago , je voHdrois avoir cin-
LE MOINE. 37
nuante sœurs pareilles, je consentirais
ae tout mon cœur à les perdre au même
prix. »
« Quoi! reprit Lorenzo, d'un air ir-
rité, me soupçonneriez-vous assez vil
pour avoir pu influencer les résolutions
de ma sœur i* Pensez-vous que la désho-
norante intention de me rendre maître
de sa fortune...? »
« Adieu, adieu , don Lorenzo : vous
voilà déjà tout en feu , prêt à vous fâcher
pour un mot. Puisse l'aimable Antonia
adoucir cet excès de susceptibilité ! au-
trement il faudroit avoir à chaque ins-
tant l'épée à la main. Pour prévenir une
tragique catastrophe , je vous quitte.
Adieu , modérez ces dispositions inflam-
mables, et ressouvenez-vous, quand il
s'agira, pour vous obliger, de faire l'a-
mour à quelque vieille femme, que vous
pouvez compter sur mes services. »
En disant ces mots , il sortit préci-
pitamment de l'église.
« Que cet homme, dit en lui-même
Lorenzo, a été mal élevé! Est-il possible
qu'avec un excellent cœur, Christovai
ait un jugement si peu solide? »
La journée étoit alors fort avancée.
Cependant les lampes de l'église n'é-
f. 4
38 LE MOINE.
toient point encore allumées. Les foi-
bles lueurs du crépuscule perçoient avec
peine la gothique obscurité de ce vaste
édifice. Entraîné par ses réflexions ,
occupé d'Antonia, dont l'absence lui
étoit déjà pénible; de sa sœur, dont les
propos de Chiistoval lui retraçoient le
douloureux sacrifice , Lorenzo se livra
à une foule d'idées mélancoliques, que
nourrissoit encore l'aspect religieux des
objets dont ii étoit environné. Toujours
appuyé contre le septième pilier, il res-
piroit avec une sorte de volupté l'air
irais qui circuloit entre les longues co-
lonnades. Bientôt les rayons de la lune ,
passant à travers les vitraux, teignirent
de mille diverses couleurs les voûtes et
les énormes pilastres qui soutenoient la
coupole. Le profond silence qui régnoit
en ce lieu, n'étoit interrompu que par
le bruit de quelques portes que l'on fer-
moit dans le couvent des Dominicains.
Lorenzo s'assit sur une ckaise qui se
trouvoit près de lui , et s'abandonna à
ses rêveries. Antonia étoit le principal
objet de ses pensées; il songeoit aux
obstacles qui pourroient traverser leur
union ; aux moyens qu'il emploieroit
pour les surthonter. Naturellement mé?
LE MOINE. 39
ditatif, la tristesse même de ses ré-
flexions n'étoit pas pour lui sans quel-
que douceur. Il s'endormit, et bientôt
des rêves analogues à sa situation vinrent
présenter à son imagination des scènes
plus vives.
Lorenzo rêva qu'il venoit d'être trans-
porté tout à coup au lieu même où il
se trouvoit réellement, c'est-à-dire,
dans l'ëglise des Dominicains; mais ce
lieu n'éloit plus si sombre ni solitaire.
Un grand nombre de lampes d'argent
éclairoient la nef et les ailes de l'église,
que remplissoient également la voix
mélodieuse de l'orgue, et le chant re-
ligieux du chœur. L'autel étoit décoré
comme aux fêtes les plus solennelles ,
et entouré de la plus brillante com-
pagnie. Au pied de l'autel étoit An-
tonia , parée de la robe nuptiale , et
de tous les charmes de la modestie
virginale.
Partagé entre l'espoir et la crainte ,
Lorenzo considéroit attentivement ce
spectacle. Aussitôt une porte s'ouvre, et
il voit entrer, suivi d'un grand nombre
de moines du même ordre, le prédica-
teur qu'il avoit écouté avec tant d'admi-
ration. Ambrosio s'approche d'Antonia;
40 LE MOINE.
u Je ne vois point , dit-il , votre futur
époux; où est-il? »
Antonia regarde tout autour de l'é-
glise. Lorenzo lait involontairement
quelques pas en avant; elle l'aperçoit,
rougit , et lui fait signe d'approcher.
Le jeune homme court se jeter à ses
pieds. Après l'avoir considéré quelques
iustans : « Oui, s'écriat-elle , oui, voilà
l'époux qui m'est destiné. »
En disant ces mots, elle est prête à
se jeter dans ses bras; mais, avant qu'il
puisse la recevoir, un inconnu se pré-
cipite entre eux. Sa forme est gigantes-
que, son teint basané, ses jeux ardens
et terribles; sa bouche vomit des tor-
rens de feu , et sur son front est écrit en
caractères lisibles : « Orgueil, luxure,
inhumanité. »
Antonia pousse un cri perçant. Le
monstre la prend dans ses bras, et sau-
tant avec elle sur l'autel , la tourmente
de ses odieuses caresses ; elle fait de
vains efforts pour se soustraire à ses
embrassemens. Lorenzo vole à son se-
cours ; mais en ce moment un grand
coup de tonnerre se fait entendre :
l'église paroît s'écrouler ; les moines
prennent la fuite; les lampes s'éteignent:
LE MOINE. 41
Fautel s'engloutit, et l'on voit à sa place
un gouftVe, d'où sortent des tourbillons
de flammes et de fumée. Le monstre, en
poussant un cri effroyable, s'y plonge,
et cherche à eutrainer la jeune fille avec
lui; mais, animée d'une vertu surna-
turelle, elle se dégage de ses bras, lui
laissant sa robe nuptiale. Un nuage bril-
lant paroît et l'enlève, tandis que, les
Lras étendu vers Lorenzo, elle lui crie :
«Nous nous reverrons, ami, dans uq
autre séjour. » L'église alors retentit du
son de mille voix harmonieuses ; le
nuage perce ta voûte , et va se perdre
dans l'immensité du ciel.
Fatigué de la suivi e des yeux , Lo-
renzo se trouva , à sou réveil, étendu
sur le pavé de l'église. Les lampes étoient
alors allumées; et comme il entendoit
dans le lointain quelques voix qui psal-
modioient, il eut beaucoup de peine à se
persuader que ce qu'il avoit vu, n'étoit
qu'uu songe. Cependant, mieux éveillé,
il reconnut son erreur. Les lampes de
l'église avoient été allumées durant son
sommeil , et les chants qu'il entendoit
étoient ceux des moines, qui récitoient
leur office au petit cœur.
Lorenzo , tolalemeul remis se leva ,
4.
43 LE MOINE.
dans l'intention de se rendre au couvent
de sa sœur 5 raais avant qu'il eût atteint
]e portail , il fut étonné de voir entrer
dans l'égiise un homme enveloppé dans
un manteau, et qui , se glissant furtive-
ment le long du mur, paroissoit prendre
beaucoup de précautions pour n'être
point aperçu. Cet air de mystère , ces
précautions mêmes, excitèrent la cu-
riosité de Lorenzo. « Je m'en vais , di-
soit-il ; il ne convient point d'épier les
secrets d'autrui. » Et tout en se faisant
à lui-même cette leçon , il ne s'en al-
loit point , et se cachoit derrière une
colonne pour observer ce que feroit
l'inconnu.
Celui-ci continua d'avancer en mar-
chant sur le bout du pied. A la fin ,
Lorenzo le vit tirer de sa poche une
lettre, et la placer, avec beaucoup de
promptitude, au bas du piédestal d'une
statue colossale de saint Dominique, qui
se trouvoit sur un des côtés de la nef.
Se retirant alors précipitammerU, il alla
se cacher dans le lieu le plus obscur de
l'église, à une assez grande dislance de
la statue.
«Voici, dit en lui-même Lorenzo,
si je ne me trompe, quelque intrigue
LE MOINE. 43
amoureuse. Ne prévoyant pas que je
puisse être d'aucune ulililé à ces pau-
vres amans, je ferai aussi bien de m'en
aller. »
Ce n'est pas qu'auparavant il eût
songé à être utile ; mais c'étoit une
manière adroite d'excuser à ses propres
yeux son indiscrète curiosité. Il se dis-
posa donc , pour la seconde fois , à sor-
tir de l'église, et déjà il avoit gagné le
portail : mais il étoit apparemment écrit
dans le ciel qu'il ne feroit point ce
soir-là de visite à sa sœur. Eu descen-
dant quelques marches pour se rendre
dans la rue, une personne qui les mon-
toit , le heurta avec tant de violence,
que tous les deux furent presque ren-
versés du coup. Lorenzo mit l'épce à
la main.
« A quel propos , monsieur, venez-
vous vous jeter sur moi si rudement? »
«Ah ! c'est vous, Médina, dit l'autre,
qu'à sa voix Lorenzo reconnut bientôt
pour être don Chistoval ; félicitez-vous,
mon cher, de n'avoir pas encore quitté
l'église. Entrons , entrons ; elles vont
venir toutes , et nous les verrons. »
« Elles vont venir! Et qui donc? •*
« La vieille poule et ses petits pou-
44 LE M01J\E.
lets ', tout est en chemin. Rentrons,
vous dis-je , et je vais vous expliquer
tout cela. »
Ils rentrèrent l'un et l'autre dans
l'église, et allèrent se cacher précisé-
ment derrière la statue de saint Domi-
nique.
«A présent, dit Lorenzo , puis- je
prendre la liberté de vous demander
ce que signifient celte grande précipi-
tation , ces transports? »
« Une aventure délicieuse. L'abbesse
de Sainte- Claire et tout son jeune trou-
peau sont en chemin pour se rendre
ici. Vous devez savoir que le très-dé-
vot Ambrosio a lait vœu , ce dont le
ciel soit loué, de ne jamais sortir des
murs de son couvent. Cependant tous
nos couvens de lèmmes [es plus dis-
tingués le veulent pour confesseur. Les
religieuses sont donc obligées de se
rendre elles-mêmes aux Dominicains j
car il faut bien, si la montagne ne veut
pas s'approcher de Mahomet , que
Mahomet s'approche de la montagne.
Mais pour échapper aux regards indis-
crets des curieux , tels que vous et moi ,
la prieure de Sain te- Claire ne mène ses
religieuses à confesse que la nuit. Elles
LE MOINE. 45
vont être introduites par une pelife
porte particulière qui donne dans la
chapelle de la Vierge , et que vous
voyez d'ici. De ià , elles se rendront
dans cette autre chapelle, où se trouve
le confessionnal d'Ambrosio. La vieille
portière de Sainte -Claire, qui m'ho-
nore d'une amitié spéciale , vient de
m'assurer qu'elles alloient arriver dans
l'espace de quelques minutes. N'est-ce
point là une bonne aventure pour vous ,
monsieur l'amoureux? Nous allons voir
quelques-uns ries plus jolis minois qui
soient dans Madrid. »
«Vous allez voir, Christoval , que
vous ne verrez rien j car les religieuses
de Sainte -Claire sont toujours voi-
lées. M
M Excepté, mon cher M4dina , quand
elles entrent dans une église : alors elles
ôtent leur voile par respect pour la sain-
teté du lieu ; et l'église est en ce momen t
assez éclairée pour que nous puissions
les voir bien distinctement. Croj'ez que
je suis mieux instruit que vous. Silence ,
les voici. Voyez vous-même , et soyez
convaincu. »
« Fort bien , dit en lui - même Lo-
renzo , je découvrirai peut-être à qui
4.6 LE MOINE.
s'adressent les vœux de ce mystérieux
étranger. »
Don Christoval avoit à peine cessé
de parler, lorsque l'abbesse de Sainte-
Claire parut , suivie d'une longue file
de religieuses. Toutes , en entrant ,
levèrent leur voile. L'abbesse traversa
la nef les mains croisées sur sa poitrine ,
et fit une grande révérence comme
elle passoit devant la statue de saint
Dominique, patron de cette église. Les
autres nonnes l'imitèrent , et plusieurs
Eassèrent sans satisfaire la curiosité de
lorenzo. Il commençoit à désespérer de
voir ses doutes éclaircis , lorsqu'une
jeune religieuse qui se trouvoit dans
les derniers rangs , en se prosternant
devant saint Dominique , feignit de
laisser tomber son rosaire ; mais en
le ramassant , elle tira avec beau-
coup de dextérité la lettre de dessons
le pied de la statue , la cacha dans
son sein , et reprit son rang à la pro-
cession.
« Elle est jolie, dit tout bas Christo-
val , qui , à l'aide d'un rayon de lumièie,
avoit pu voir son visage , et je suis bien
surpris , s'il n'y a pas ici quelque anciou-
rette sous jeu. »
LE MOINE. 47
« C'est Agnès , par Je ciel , s'ëcria
Lorenzo. »
« Quoi ! voire sœur? A.h , diable !
l'affaire devient plus grave que je ne
l'imaginois. j»
« Une intrigue clandestine âvet ma
sœur ! j'espère que quelqu'un va m'en
faire raison à l'instant même. »
L'honneur espagnol ne pardonne
Eoint une offense de cette nature. Toute
i procession étoit entrée dans la cha-
pelle du confessionnal : l'inconnu , sor-
tant alors du lieu ou il s'f^toit tenu ca-
ché, gagnoit promplement le portail ;
mais avant qu'il put l'atteindre , il se
sentit arrêté par Médina , qui s'éloit
posté sur son passage : il fit un pas en
arrière, en enfonçant sou chapeau sur
ses jeux.
« Ne cherchez pas à m'éviter , s'é-
cria Lorenzo ; je veux savoir qui vous
êtes , et quel est le contenu de celle
lettre. »
« Le contenu , reprit l'inconnu ; et
de quel droit me faites-vous cette ques-
tion. »
« Je vous le dirai une autre fois^Ea
ce moment répondez à mes demandes ,
ou mettez-vous en garde. »
43 LE MOINE,
« J'aime mieux accepter votre der-
nière proposition, dit l'autre. AiloDs,
monsieur, je suis en garde. »
Tous les deux a voient en effet mis
l'épée à Ja main , et Lorenzo attaquoit
en furieux ; mais Cliristoval , qui étoit
plus de sang froid , se précipita entre
eux et les sépara , en s'écriant :
« Arrêtez , Médina , arrêtez. Y soil-
gez-vous ? Est-ce ici le lieu de vider
votre querelle? Voulez-vous donc vous
battre dans une église? »
L'inconnu resserra son épée.
« Médina, dil-il du ton de la surprise.
Grand Dieu ! est-il possible? Auriez-
vous , Lorenzo , totalement oublié Ray-
mond de Las Cisternas? »
Lorenzo , également surpris , avoit
peine à reconnoître son ami, et, dans
l'inçerlitude, refusoit de lui donner la
main. II le reconnut enfin.
«Quoi ! marquis, dit -il, vous à
Madrid ! Que veut dire tout ceci? Com-
ment se fait-il que vous vous trouviez
engagé dans une correspondance clan-
destine avec ma sœur , dont les affec-
tions ....?»
cf — Se sont depuis long-temps dé-
clarées en ma faveur , reprit Raymond
l,E MOINE. 4g
en l'interrompant. Mais ce lieu-ci n'est
pas convenable pour une explication :
veuillez , Lorenzo , m'accompagner à
mon hôtel , et là je vous raconterai toutes
mes aventures. Quelle est la personne
qui vous acconapagne? »
« Un homme, répondit Christoval,
que vous vous rappellerez peut-être
d'avoir vu autrefois, mais ailleurs qu'à
l'église. »
« C'est , je crois , le comte d'Osso-
rio. »
« Précisément , marquis. »
« Vous pouvez nous accompagner ,
don Christoval , je suis tout disposé à
vous mettre dans la confidence , bien
assuré de votre discrétion. »
« Vous avez de moi trop bonne opi-
nion ; mais j'évite autant que je puis de
me charger du poids d'une confidence.
Allez donc sans façon de votre côté , et
jevaisajierdu mien : veuillez seulement
me dire votre demeure. »
« Comme de coutume , à l'hôtel de
Las Cisternas ; mais ressouvenez-vous
que je suis à Madrid incognito , et que
si vous desirez me voir, vous devez
me demander sous le nom d'Alphonso
d'Alvarada. «
T. 5
5o LE MOINE;
« Fort bien. Adieu, messieurs, » dit,
en les quittant, don Chiistoval.
« Alphonzo d'Alvarada, reprit d'un
air étonné Loienzo ; quoi ! marquis ,
vous portez ce nom? »
« Oui , Lorenzo , et vous avez raison
d'en être surpris; mais si votre sœur ne
vous a rien appris de ses aventures et
des miennes , j'ai à vous raconter des
choses qui vous surprendront encore
davantage : venez donc à mon hôtel à
l'instant même. »
Les religieuses devant retourner à
leur couvent par la porte de la cha-
pelle , le portier des l)omicains se dis-
posa à fermer les autres pour la nuit 5
Raymond et Lorenzo se retirètent ,
et prirent le chemin du palais de Las
Cisternas.
« Hé bien , Antonia , dit la tante aussi-
tôt qu'elle fut sortie de l'église; que
pensez -vous de ces deux cavaliers?
Don Lorenzo me paroît être réellement
un jeune homme fort obligeant : il a
eu pour vous beaucoup d'attentions , et
l'on ne sait pas ce que cela peut devenir.
Quant à donChristoval , c'est, je vous
LE MOINE. 5r
assure, un phénix en politesse. II est ga-
lant, bien élevé, sensible, pathétique.
J'avoue que si quelqu un pouvoit me
faire enfreindre le vœu que j'ai fait de
vivre fille, ce seroit don ChiislovaL
Vous voyez, nia nièce, que tout arrive
exactement comme je l'avois prévu. Dès
l'instant que je parois à Madrid , voyez
comme je suis entourée d'admirateurs.
Lorsque j'ai levé mou voile, avez-vous
remarqué, Antonia, quel effet cette vue
a produit sur le jeune comte; et quand
je lui ai présenté ma main, avez-vous
observé avec quelle ardeur il la baisée!
si jamais il exista au monde un amour
réel , c'est celui que j'ai pu lire alors dans
tous les traits de don Christoval. »
Antonia n'a voit pas ju^^é que Chris-
toval fût aussi amoureux qu'il plaisoit
à sa tante de le croire; cependant elle
eut la discrétion de ne la point détrom-
per. Comme l'histoire, soit ancienne,
soit moderne, ne fournit aucun exem-
ple d'une semblable méprise Je la part
d'une femme , nous avons cru ce trait
digne d'être ici consigné dans nos an-
nales.
La vieille dame continua donc à ber-
cer sa vanité des plus douces illusions.
-uiViVERSITV or flLffy^O'S^
LiBRARY
52 LE MOINE.
Comme elles enlroient dans la rue
Saint-Jago, où étoit leur logement, elles
furent étonnées de voir un groupe de
inonde rassemblé précisément en face
de leur porte. Après avoir essayé vai-
nement d'entrer, elles se placèrent sur
Je côté opposé de la rue. Bientôt elles
virent le groupe se former en cercle ,
et aperçurent au milieu une femme
d'une grandeur extraordinaire , qui
tournoit fort rapidement sur ses talons
avec des gestes frénétiques. Sa robe
étoit composée de pièces de diverses
couleurs , tant en soie qu'en laine , ar-
rangées cependant avec une sorte de
symétrie. Sa tête étoit couverte d'une
espèce de turban , orné de feuilles de
vigne et de fleurs des champs. Son vi-
sage étoit hâlé par le soleil et son teint
olivâtre. Elle avoit les yeux effarés, et
portoit à sa main un long bâton de bois
noir, avec lequel elle traçoit sur la terre
des figures bizarres; ensuite elle se met-
toit à danser avec tous les symptômes
du délire et de la folie. Sa danse finie,
elle tourna de nouveau sur elle-même,
et, après quelques inslans ,. chanta la
ballade suivante :
LE MOINE. 55
LA BOHEMIENNE.
Çui veut rire, qui veut pleurer?
Qu'on m'écoute en sileuce.
Venez tous, venez admirer
Ma profonde science.
Jeunes e;arçons , venez savoir
"Votre bonne aventure ;
Fillettes , je vous ferai voir
Vos maris en peinture.
Premier ministre du destin.
Je commande aux orages j
J'habite du soir au matin
Le sommet des nuages.
A ma voix Phébé four à tour
Pâlit ou se colore ;
Et je préside chaque jour
Au [«-ver de l'Aurore.
Vous qu* Amour a blessé d'un trait ,
Venez à ma boutique.
Je possède i'heureux secret
Uu charme sympathique.
Des tendres caprices du cœur
Je préserve une belle ;
D'un mari j'assure l'honneur.
La recette est nouvelle.
Pour fixer l'éclat du "printemps
5ur un joli visage.
Je sais, quand il me plaît, du temps
Arrêter le ravage.
Je sais réparer, rajeunir,
Changer !a brime en bionde;
Et pour lire dans l'avenir,
Je suis la seule au inonde.
5.
54 LE MOINE.
« Ma chère tante, dit Antonia, quand
la boh(^raienne eut fini , cette femme
n'est-eile pas folle? »
« Non , ma chère enfant ; elle n'est
que méchante : c'est une sorte d'aven-
turière dont l'unique occupation est de
dire à tout venant sa bonne aventure,
et de voler honnêtement l'argent des
sots ; c'est tout simplement de la ca-
naille. Si j'étois roi d'Espagne , je ferois
brûler vive chacune de ces créatures,
qui, dans l'espace de trois semaines, se
trouveroit encore dans mon royaume. »
Léonelte prononça tout haut ces der-
niers mots ; ils furent entendus de la
bohémienne , qui , perçant aussitôt la
foule , s'avança vers les deux dames ,
les salua trois fois , à la manière orien-
tale, ets'adressant à.Antonia : « Gentille
segnora, lui dit-elle, je puis vous pré-
dire ce qui vous arrivera : donnez-moi
votre mainj ne craignez rien , gentille
segnora. »
, « Ma chère tante, dit Antonia , pour
cette fois seulement, voulez-vous me
permettre de savoir ma bonne aven-
ture? »
« Sottise que cela, mon enfant; eil#
ne vous dira que des menteries. »
LE MOî\E. 55
« Qu'importe? laissez-moi du moins
écouler ce qu'elle dira 3 ma chère lante ,
je vous eu prie. »
a Suit , x\nlonia , puisque vous avez
cela si fort à cœur.-— Ecoutez , bonne
femme , vous nous direz la bonne aven-
Jure à toutes les deux. Voilà de i'argeul ,
commencez par moi. »
En disant ces mots, elle 6ta son gant
et lui présenta sa main. La bohémienne
la rejE^arda un instant , et dit :
« Vous voulez savoir votre bonne
a aventure, ma chèie dame? Vous êtes
« si vieille , que je n'y sais point de re-
« mède. Cependant , pour gagner votre
«argent, je veux vous donner quelques
« avis. Étonnés de votre vanité puérile,
«vos amis vous taxeront de démence;
« ils s'alfligeront de vous voir employer
« d'inutiles artifices, pour attirer à vous
« le cœur d'un jeune amant. Crojez-
« moi , ma chère dame, vous ne pouvez
« jamais , quoi que vous fassiez , avoir
« moins de cinquante et un ans , et les
« hommes se prennent rarement d'a-
« mour pour des jeux louches. Mettez
« donc de côté le rouge et le blanc qui
« vous plâtrent les joues; songez à votre
tf Créateur et non pas à l'amour, à vos
56 LE MOINE.
a fautes passées , et point à celles que
« vous voudriez commettre encore , et
« dites-vous à vous-même que la faux
« du temps aura bientôt moissonné le
« peu de cheveux roux qui ombragent
« votre tête. »
L'auditoire fit de grands éclats d^
rire, à mesure que la bohémienne pro-
nonçoit unfe de ces sentences. Les cin-
quante et un ans, les jeux louches, le
rouge et le blanc, et. les cheveux roux ,
passèrent successivement de bouche en
bouche. Léonelle , étouifant de colère,
fit à la devineresse les reproches les
plus amers. Celle-ci les écouta avec un
sourire de mépris. Se tournant ensuite
vers Antonia : « A vous maintenant,
lui dit^elle, mon aimable enlant, don-
nez-moi votre main, et laissez-moi voir
les décrets du destin. »
Antonia ôla son gant, à l'imilalion de
Léonelle, et présenta sa jolie main à la.
prophétesse , qui , après l'avoir exami-
née quelques inslans avec des marques
de surprise et de pitié , prononça sou
oracle en ces termes :
« Que vois-je , grand Dieu , dans celle
t( mam? Jeune, chaste, douce et belle,
« parfaite d'esprit comme de corps ,
LE MOINE. 57
« vous pourriez faire le bonheur d'un
a tendre époux. Mais , hélas ! j'aper-
« çois là une ligne de destruction. Un
« fiorame libidineux , de concert avec
« un rusé démon , complétera votre
« ruine , et chassée de ce monde par
(c les chagrins, votre ame prendra bien-
« tôt son vol vers le ciel. Cependant ,
«pour différer, autant qu'il est pos-
«sible,.vos souffrances, rappelez-vous
ce ce que je vais vous dire : Si quel-
« qu'un vous paroît excessivement ver-
« tueux ; si vous rencontrez un homme ,
ui , déchaîné contre les vices dont
est peut-être exempt , ne com-
te patit point aux foiblesses d'autrui ,
cf ressouvenez - vous de mes paroles,
« croyez que cet homme , en apparence
«si parfait, cache sous des dehors sé-
« duisans un cœur gonQé d'orgueil et
« de luxure.
. « Je vous quitte , aimable fille , avec
« les larmes aux yeux. Que ma prédic-
« tion ne vous afflige pouit ; soumettez-
« vous plutôt à votre destinée. Attendez
« les chagrins avec résignation , et n'as-
cf pirez qu'après le bonheur réservé dans
« un meilleur monde aux âmes pures et
« innocentes. »
« qi
« il
58 LE MOINE.
Après avoir dit ces raots , la bohé-
mienne tourna encore trois fois sur elle-
même , et sortit précipitamment de la
rue. La porte d'Elvire se trouvant alors
'débarrassée, Léonelle entra, fort mé-
contente de la bohémienne , de sa nièce
et de tout le peuple de Madrid ; mais
toujours fort contente d'elle-même et
de son charmant Christoval. Les pré-
dictions de la devineresse avoient aussi
afFeclé Antonia ; mais cette impression
fut bientôt effacée, et dans l'espace de
quelcjues heures , elle eut totalement
oublié l'aventure. •
«./«./«./«yX^^ «^^«^X/«/«^^k,%/«.'«^ «/«<•«/ %.>«.<«^ «/«>«%/
CHAPITRE II.
« Oh ! si vous aviez une seule fois gqûtë la
a millième partie des plaisirs que l*on goûte
« quand on aime et quand on est aimé, quel
« seroit-votre repentir ! Vous diriez en soupi-
«ranî : Combien, hëlas ! j'ai perdu de temps !
ail est perdu tout îe temps qui ne fut pas
« consacré à l'amour. »
Le Tasse.
JLje sermon fini, Ambrosio fnt recon-
duit par ses religieux jusqu'à la porte
de sa cellule. Là il les congédia aveo
LE MOINE. 59
l'air d'un homme qui sent sa supériorité ,
c'est-à-dire, avec une apparente humilité,
à travers laquelle perçoit visiblement la
réalité de son orgueil.
Dès qu'il fut seul , il s'y Hvra san^ ré-
serve. Son cœur se gonfla en songeant
à l'enthousiasme que son discours ve-
noit d'exciter, et son imagination lui
présenta les plu6 brillantes perspectives.
Il regardoit, d'un air triomphant, tout
autour de lui : sa vanité lui disoit tout
haut, qu'il étoit fort a«-dessus de ses
confrères et même du reste des hom-
mes. « Quel autre , se disoit-il à lui-
même, a , comme moi, subi l'épreuve
l'igoureuse de la jeunesse? Quel autre
en est , comme moi , sorti pur et sans
tache? Quel autre a triomphé de la vio-
lence de ses passions , des mouvemens
presque irrésistibles d'un tempérament
ardent et impétueux? Quel autre a eu
le courage de renoncer totalement au
monde ef de s'en séparer pour la vie
entière? Il est bien clair que je cherche-
rois en vain mon pareil; j'élois capable,
moi seul , d'une semblable résolution:
Non , la religion ne peut se vanter d'a-
voir un autre Ambrosio. Quel effet pro-
fond mon discours n'a-t-il pas produit
6o LE MOINE.
sur tout l'auditoire? Comme ils m'ont
entouré à ma sortie! Comme ils m'ont
comblé d'éloges et de bénédictions en
me nommant la colonne principale, la
pierre angulaire de l'église! A présent
que me reste-t-il à faire? Rien, si ce
n'est de veiller aussi scrupuleusement
sur la conduite des autres que jai veillé
sur la mienne. Cependant , ne seroit-il
pas encore possible que quelque puis-
sante tentation m'écartâPt tout à coup
du droit chemin? Ne suis -je pas un
homme, et, comme tel, sujet à l'erreur,
à la fragilité? Non , je me sens fort j et
je puis hardiment m'exposer au danger.
Je vois déjà les plus jolies femmes de
Madrid accourir à mon confessionnal.
Il faut bien que j'accoutume mes jeux à
cette vue : aucune ne m'offrira sûrement
autant d'attraits que vous, ô mon aima-
ble Madone. »
En disant ces mots, il arrêta ses re-
gards sur une charmante im&ge de la
vierge , qu'il vojoit suspendue au mur
opposé de sa cellule. Il étoit depuis deux
ans possesseur de cetle jolie peinture,
qui chaque jour étoit l'objet de son culte
et de ses pieuses adorations. Il s'arrêta ,
la contempla arec délices.
LE MOINE. 6i
« Cette physionomie est charmante,
dit^il , rien de plus gracieux que la our-
nure de cette tête. Quelle douceur, mais
aussi quelle majesté dans ces jeux di-
vins! Comme cette joue délicate repose
mollement sur sa main ! La rose a moins
de fraicheur 5 oui , son incarnat est
moins vif, et la blancheur du Ijs n'é-
gale point celle de cette jolie main.
Hé. bien, Ambrosio, si l'original de ce
portrait existoit dans le monde ! s'il
existoit pour toi seul! s'il t'étoit permis
de parfiler dans tes doigts ces boucles
de cheveux dorés, de presser contre
tes lèvres les trésors de ce sein de neige;
comment pourroistu résister à la ten-
tation? Ne te croirois-tu pas assez i^ayé
de trente ans de souffrance par un seul
baiser de cette bouche, et pourrois-tu
l'arracher tout à coup....? Insensé que
je suis! jusqu'où me laissai-je entraîner
par une dévole admiration pour cette
peinture? Arrière 5 loin de moi toute
idée impure! J'ai renoncé aux femmes
pour la vie. Jamais d'ailleurs il n'exista
une mortelle aussi parfaite que ce por-
trait. Et s'il en existoit une, l'épreuv^e
seroit peut-être trop forte pour une
vertu commune 5 mais celle d' Ambrosio
I. 6
6a X.È MOINE.
est ferme et ne craint point la tentation.
Tentation, ai-je dit; je ne serois pas
même tenté. Non , cette figure qui me
charme, quand je la considère comme
un être idéal et d'une nature supérieure,
ne m'inspireroit que du dégoût, si c'é-
toit une femme réelle, une mortelle,
une.foible pécheresse. Ce n'est pas la
beauté féminine qui me cause cet en-
thousiasme; c'est apparemment l'habi-
leté du peintre que j'admire, ou plutôt
c'est un ange, c'est la divinité que j'a-
dore. Toute passion n'est-elle pas morte
dans mon sein? Ne me suis-je pas placé
au-dessus de la fragilité humaine? Ne
crains rien, Ambrosio; prends con-
fiance en la force de la vertu. Vois d'un
œil hardi le monde qui vient à toi.
Exempt des vices de l'humanité , tu
peux défier toutes les subtilités des
esprits de ténèbres; ils ne prévaudront
jamais contre toi. »
Ici quelqu'un frappa doucement à sa
porte. Profondément occupé de ses
idées, Ambrosio ne répondit point. On
frappa de nouveau.
« Qui est là ? dit-il à la fin.
« C'est Rosario , « répondit nne voix
douce.
LE MOINE. es
ft Ah! c'est vous^ entrez, entrez,
mon fils.»
La porte s'ouvrit, et Rosario entra
portant à sa main une petite corbeille.
Rosario étoit un jeune novice, qui
devoit faire profession dans trois mois.
L'existence de ce jeune homme étoit
enveloppée d'une sorte d'obscurité , qui
excitoit pour lui l'intérêt et piquoit la
curiosité. Son goût pour la retraite, sa
profonde mélancolie, son exactitude à
remplir les devoirs de son état, le sacri-
fice volontaire qu il faisoit à Dieu de sa
liberté et d'un rang distingué dans la
société, tout concouroit à lui concilier
l'estime et l'affection de la communauté
entière. Rosario paroissoit craindre d'ê-
tre reconnu avant qu'il eût prononcé
ses vœux; la tête constamment enve-
loppée dans son capuchon , il ne laissoit
jamais voir qu'une partie de son visage ;
cependant on pouv^oit aisément distin-
guer, par le peu qu'on en vojoit, qu'il
étoit d'uoe jolie figure. Rosario étoit le
seul nom sous lequel il fût connu dans
le couvent. Personne ne connoissoit au
juste les événemens de sa vie , antérieurs
à son entrée en religion. Quand on lui
faisoit sur cela des questions, il gar-
€4 LE MOINE.
doit un profond silence. Un étranger
s'étant présenté au couvent dans un su-^
pei be équipage, avoit engagé les moines
à recevoir le jeune homme en qualité
de novice, et pajé les sommes néces-
saires. Le lendemain il étoit revenu au
couvent avec Rosario, et depuis ce
moment on n'avoit plus entendu parler
de lui.
Rosario ne se mêloit point dans la
compagnie des autres religieux ; il ré-
pondoit à leurs civilités , mais avec
beaucoup de réserve, et montroit un
goût décidé pour la solitude. Les reli-
gieux, persuadés que quelques raisons
ou intérêts de famille, avoient déter-
miné le jeune homme à prendre l'habit
monastique, le laissoient en pleine li-
berté suivre ses goûts. Cependant il pa-
roissoit distinguer le prieur. Jamais il
n'approchoit Ambrosio qu'avec l'air
de la vénération ; il recherchoit même
sa compagnie, et ne n^gligeoit aucun
mojen de gagner son affection. En con-
versant avec lui, son cœur paroissoit
se dilater; on voyoit même alors une
sorte de gaieté se répandre sur ses ma-
iiières et dans ses discours. Ambrosio,
de son côté, se sentoit porté à distin-
LE MOINE. 6ù
guer cet aimable jeune homme. Avec
lui seul il se d^partoit quelquefois de
sa sévérité habituelle ; il lui parloit d'un
ton plus doux qu'à tous les autres; quel-
quefois même il prenoit plaisir à lui
donner de sages instiuclions. Le jeune
novice écoutoit ses ieçons avec beau-
coup de docilité. Chaque jour Ara brosio
étoit plus charmé de la vivacité de son
esprit, de la simplicité de ses manicyes
et de la droiture de son cœur; enfin on
peut dire qu'il avoit pour lui toute l'af-
fecti'ou d'un père.
Rosario plaça, en entrant, sa cor-
beille sur la table. « Pardon, dit-il, mon
révérend père, si ma visite en ce mo-
ment vous est importune; je viens vous
demander une grâce. — Un de mes
meilleurs amis est tombé dangereuse-
ment malade; daignez , mon père , vous
ressouvenii' de Ilm dans vos prièies. S'il
est un homme sur la terre dont les vœux
doivent être exaucés, je ne doute pas
que les vôtres ne soient efficaces pour la
guérison de mon ami. »
«Tout ce qui dépend de moi, mon
fils, J8 suis prêt à le faire pour vous.
Quel est le nom de votre ami? »
« Vincentio délia Ronda. »
6.
66 LE MOIWE.
«Cela suffit; je ne l'oublierai pas.
Puisse notre saint patron obtenir du
Tout- Puissant ce que vous desirez \
— -Qu avez-vous là dans votre corbeille,
Rosario? »
«Ce sont quelques fleurs, révérend
père; j'ai cru qu'elles pouvoient vous
être agréables. Voulez-vous me per-
mettre de les arranger dans votre cel-
lule? »
«Votre attention me charme, mou
fils. »
Tandis que Rosario distribuoit les
fleurs dans de petits vases placés de
distance en dislance, le prieur soutint
la conversation.
« Je ne vous ai pas aperçu aujour-
d'hui à l'église , Rosario ? »
« J'y étois cependant, révérend père^
je suis trop reconnoissant de vos bontés
pour avoir négligé d'être témoin de vo-
tre triomphe. »
« Hélas! Rosario, il n'y a pas là de
quoi triompher. Le saint Esprit a parlé
par ma bouche; lui seul a tout fait. Vous
avez donc été passablement content de
mon discours? »
« Passablement, dites-vous? Je pense
que vous vous êtes surpassé. Jamais
LE MOINE. 67
vous n'aviez encore d^plojé autant
d'éloquence, si te n'est peut-être un
certain jour »
Ici Rosario poussa involontairement
un soupir.
« Et quel est ce jour? » reprit Am-
brosio.
« Lorsque vous prêchâtes en l'ab-
sence de voire prédécesseur, qui venoit
de tomber malade. »
«Quoi! vous assistâtes à ce sermon!
Mais il y a plus de deux ans. Je ne
vous connoissois pas encore, Rosa-
rio. »
« Il est vrai , mon père ; et plût à Dien
que la mort m'eût enlevé de ce monde
Ja veille de ce jour mémorable ! Elle
m'auroit sauvé bien des chagrins. »
« Des chagrins, Rosario, à votre
âge! »
« Oh oui , mon père ! des chagrins-,
des souffrances, qui exciteroienl votre
compassion, ou peut-être votre colère
si vous les connoissiez. Des souffrances
qui font à la fois le tourment et le
charme de ma vie. Cependant mon ame,
dans cette retraite, recouvreroit peut-
être sa première tranquillité , si elle
ii'étoit pas encore agitée par la crainte.
68 LE MOINE.
O Dieu! je ne crois pas qu'il existe
un sentiment plus cruel que la crainte.
J'ai tout abandonné, mon père; j'ai
renoncé pour toujours au monde et à
ses plaisirs; il ne me reste plus d'autre
consolation que votre amitié , et je crains
de la perdre. Si je la perds, je frémis
d'avance en songeant à l'excès de mon
désespoir. »
« Vous craignez de perdre mon ami-
tié, Rosario, c'est, je vous assure, une
crainte chiuiérique. Avez-vous vu dans
ma conduite quelque chose qui puisse la
justifier? Sachez mieux me connoître.
Confiez-moi, mon enfant, le sujet de
vos peines, et croyez que si je puis les
adoucir »
«Oui, vous le pouvez, mon révé-
rend père; cependant je n'ose vous les
faire connoître. Vous me blâmeriez ,
vous cesseriez peut-être de m'aimer;
vous me banniriez peut-être de votre
présence. »
« N'écoutez point ces vaines alar-
mes, je vous en prie; je vous en con-
jure.... »
«Hélas ! mon père, j'aurois à vous
révéler des secrets.... mais la cloche
nous appelle à vêpres; donnez-moi., de
LE MOINE. 6g
grâce, votre bénédicliou et je vais vous
quitter. »
En disant ces mots Rosario se jeta
à genoux et reçut la bénédiction qu'il
demandoit. Portant alors la main du
Prieur à ses lèvres , il se leva et sortit
promptement de la cellule. Bientèt
après Ambrosio descendit au petit
choeur, cherchant inutilement à devi-
ner, d'après le commencement de con-
fidence que lui venoit de iaire Rosa-
rio, quelle pouvoit être la cause de ses
chagrins, qu'il crojoit cependant ne
pouvoir attribuer qu'au souvenir mal
effacé de quelque passion malheu-
reuse.
Après les vêpres tous les moines se
retirèrent à leur cellule; le prieur seul
resta dans la chaoelle où dévoient se
rendre les religieuses du couvent voi-
sin : il n'attendit pas long-temps. A peine
avoit-il eu le temps de se placer à son con-
fessionnal, lorsque l'abbesse de Sainte-
Claire arriva avec sa suite. Chacune des
religieuses lut entendue à son tour;
toutes les autres, avec l'abbesse, at-
tendoient dans la sacristie. Ambrosio
(écouta attenti^ment toutes les confes-
sions, fit des remontrances, exhorta,
-70 LE MOINE.
enjoignit des pénitences; tout se pas-
soit en un mot, comme il est d'usage,
lorsqu'un accident vint tout à coup oc-
casionner du trouble parmi le troupeau
des pieuses cénobites.
Une des jeunes religieuses, occupée
apparemment à considérer la figure du
révérend père, laissa tomber par mé-
garde, à ses pieds une lettre qu'elle
tenoit cachée dans son sein. Sa confes-
sion finie, elle se retiroit sans s'aper-
cevoir de sa perte. Ambrosio vit le pa-
pier, le ramassa, et imaginant que c'é-
toit quelque lettre écrite à cette jeune
personne par ses parens, il s'empressa
delà lui rendre.
« Ma sœur , ma sœur, lui cria-t-il , vous
avez laissé tomber quelque chose. »
Comme le papier se trouvoit en ce
moment presque tout à fait ouvert dans
la main d'Ambrosio, son œil lut in-
volontaiiement à la lueur d'une forte
lampe qui brûloitprès de lui, les deux
ou trois premiers mots de la lettre. Il
tressaillit d'étonnement. La rehgieuse
s'étoit retournée à sa voix; elle aper-
çut sa lettre dans les mains du moine,
et poussant un cri d'effrH , elle accourut
pour la recevoir.
LE MOINE. 71
et Arrêtez, lui dit Ambrosio d'un ton
sévère; je dois prendre connoissance
de cette lettre. »
«Quoi! vous voulez... Ah ciel! je
suis perdue! < s'écria-t-elle douloureu-
sement en joignaut ensemble ses deux
mains. Pâle et tremblante, elle fut obli-
gée de jeter, pour se soutenir, ses deux
bras autour d'un des piliers qui sup-
portoient la voûte de la chapelle, tan-
dis que le prieur iisoit la lettre sui-
vante :
« Tout est prêt pour votre évasion ,
« ma chère Agnès. La nuit prochaine
« je vous attendrai à minuit à la porte
« du jardin, dont je me suis procuré la
« clé, et quelques heures suffiront pour
« vous conduire en lieu de sûreté. Ban-
a'nissez les vains scrupules; il ne vous
« eU pas permis de rejeter les moyens
«de salut qui vous sont offerts, pour
ce vous et ponr l'innocente créature que
« vous portez dans votre sein. Sou-
« venez -vous que vous aviez promis
« d'être à moi , long-temps avant i'é-
«c poque de vos vœux religieux. Sou-
te gez que bientôt vous ne pourrez plus
« cacher votre état aux yeux péiiétrans
« de vos compagnes, et que la fuite est
7a LE MOINE. à
« le seul moyen qui vous reste pouc
« ëviter l'efiFet de leur malveillance.
« Adieu, mon Agnès, ma chère, mou
« unique épouse. JNe manquez pas de
« Vous trouver au jardin demain à mi-
« nuit. »
Après avoir lu, Ambrosio jeta sur
l'imprudente religieuse un regard de
colère et de mépris.
« Mon devoir m'oblige, dit-il, à re-
mettre cette lettre aux mains de votre
abbesse. » Au même instant il se disposa
à sortir de la chapelle.
Ces mots furent un coup de foudre
pour Agnès. Frappée du danger de sa
situation, elle courut après lui, et de
toute sa force le retint par la robe.
« Ambrosio, digne Ambrosio, s'écrja-
t-elle avec l'accent du désespoir, je m&
jette à vos pieds j je les baigne de mes
larmes. Mon père, ayez compassion de
ma jeunesse. Regardez d'un œil indul-
gent la foiblesse d'une femme; daignez
m'aider à cacher ma faute. Je f expierai;
j'en ferai pénitence tout le reste de ma
vie , et votre bonté aura ramené une
ame dans les voies du ciel. »
« Prétendez -vous que je puisse être
complaisaoïmeiit le coalident du crime?
LE MOINE. 7^,
Souffrirai- je que le couvent de Sainte-
Claire devienne un lieu de prostilu-
lion? que l'église du Christ nourrisse
dans son sein la honte et la débauche?
Malheureuse! l'indulgence ici feroit de
moi votre complice ; votre crime de-
viendroit le mien. Vous vous êtes livrée
aux coupables désirs d'un séducteur;
vous avez, par votre impureté, désho-
noré le saint habit que vous portez,
et vous osez réclamer ma compassion !
Laissez-moi , cessez de me retenir. Où
est madame l'abbesse, ajoula-t-il en
élevant la voix ? »
« Mon père, ô mon père ! écoulez-
moi un seul moment ; ne m'accusez ni
d'impureté , ni de débauche , ni de
prostitution. Long-temps avant que je
prisse le voile , Raymond étoit maitre
de mon cœur; il m'inspira la tendresse
la plus pure, la plus irréprochable : il
étoit sur le point de devenir mon légi-
time époux. Je suis coupable d'un seul
instant d'égarement, et bientôt je vais
devenir mère. O mon père ! prenez
pitié de moi ; prenez pitié de l'inno-
cente créature dont l'existence est unie
à la mienne. Si vous dévoilez mon im-
prudence à l'abhesse , dous sommes
I> -7
74 LE MOINE.
perdues toutes deux. Le plus cruel châ-
timent est prononcé par les lois de
Sainte- Claire contre mes pareilles. Res-
pectable Ambrosio , que la pureté de
votre conscience ne vous renae pas in-
sensible aux peines, au repentir d'un
être plus foible que vous ! Quelque au-
tre vertu réparera ma faute : n'exigez
pas la perfection dans les autres ; ayez
pitié de raoi , révérend père • rendez-
moi cette lettre , et ne me condamnez
pas à un malheur éternel. »
« Tant de hardiesse me confond , re-
prit Ambrosio. Que je cèle votre crime,
moi , chef d'un ordre à jamais respec-
table! moi, que vous avez trompé par
une fausse confesssion ! Non , ma fille,
non ; je veux vous rendre un meilleur
office 5 je veux, en dépit de vous-même,
vous détourner de la voie de perdition.
La pénitence et la mortification peu-
vent encore expier votre offense , et la
sévérité sauvera peut-être votre ame.
Holà , mère Sainte-Agathe ! »
« Mon père , par tout ce qu'il y a de
sacré , par tout ce qui vous est cher , je
vous supplie, je vous conjure. ...»
« Cessez , vous dis - je , je ne vous
écoute plus. Où est madame l'abbesse?
LE MOINE. 75
mère Sainte-Agathe, où étes-vous? »
La porte de la sacristie s'ouvrit , et
la mère Sainte-Agathe parut, suivie de
ses religieuses.
« Hooinoe cruel ! » s'écria Agnès en
cessant de le retenir.
A^ès désolée se frappa la poitrine,
déchira son voile , et se précipita la
face contre terre avec tout le délire du
désespoir. Les religieuses la voyant en
cet état, demeurèrent muettes d'élon-
nement. Le moine présenta à l'abbesse
le papier fatal, en l'informant de quelle
manière il étoit tombé dans ses mains.
« C'est à vous , ajouta-t-il , à décider
quelle peine mérite la coupable. «
' A mesure que l'abbesse lisoit la let-
tre, la colère se peignoit sur son vi-
sage. Un crime de cette nature , com-
mis dans son couvent , et découvert
par Ambrosio lui-même, par l'homme
le plus respecté de tout Madrid ! Quelle
idée alloit-il se former de la régularité
de sa maison ! Des paroles auroient mal
exprimé la fureur de l'abbesse j elle
gardoit le silence, et se contentoit de
jeter sur la malheureuse Agnès des
regards menaçans.
^ Qu'on l'emmène au couvent, d^-elle
rj6 LE MOINE.
à quelques-unes de ses religieuses.»
Deux des plus anciennes s'appro-
chèrent d'Agnès, la relevèrent de vive
force , et se disposèrent à sortir avec
elle de la chapelle,* mais en ce moment,
retrouvant son courage, Agnès , se dé-
gagea de leurs mains.
(f Quoi 1 s'écria-t-elle avec l'accent de
la plus profonde douleur , tout espoir
est donc perdu pour moi ! Déjà vous me
traînez au supplice ! O Raymond !
Raymond ! où êtes- vous! » Jetant alors
sur le moine un regard terrible : « Ecou-
tez-moi, lui dit-elle, homme vain ,
orgueilleux, insensible; écoutez-moi,
cœur de fer. Vous auriez pu me sauver,
me rendre au bonheur et à la vertu ;
vous ne l'avez pas voulu. Vous êtes le
destructeur de mon ame; vous êtes mon
meurtrier, et ma mort et celle de mon
enfiuil retomberont sur votre tête. Inso-
ient dans votre facile verlu, vous avez
dédaigné les prières d'un cœur péni-
tent ; mais Dieu sera ce que vous n'avez
point été , miséricordieux envers moi.
Où est donc le mérite de cette vertu si
vantée? quelles tentations avez -vous
surmontées? Lâche ! vous ne devez votre
salut qu'à la fuite; vous ne viles jamais
LE MOINE. 77
en face la s(^duciion. Mais le jour de
rdpreiive arrivera ; laissez venir les
passions impétueuses : vous sentirez
alors que la foi blesse est l'apanage de
l'humanité ; vous Irémirez en jetant un
coup d'œil rétrograde sur vos crimes;
vous implorerez avec terreur la misé-
ricorde de Dieu. Oh ! pensez à moi
dans ce terrible moment , pensez à
votre cruauté ; souvenez -vous de la
malheureuse Agnès, et désespérez du
pardon. »
L'énergie avec laquelle elfe proféra
ces derniers mots ajant épuisé sa foi ce,
elle tomba sans connoissance dans les
bras d'une de ses compagnes qui se
trouvoit près d'elle. Elle lut à l'instant
transportée hors de la chapelle, et sui-
vie par toutes les autres.
Ambrosio n'avoit point écouté ces
repioches sans émotion; une v(ùx se-
crète lui disoit qu'il avoit traité cette
jeune fille avec trop de sévérilé. Il re-
tint donc l'abbesse pendant quelques
instans.
« i.a violence de son désespoir, dit-il ,
prouve au moins qu'elle n'est pas fami-
liarisée avec le vice. Peut-être qu'en
y meltaut un peu moins de rigueur,
7'
7» LE MOINE.
qu'en mitigeant pour elle la pénitence
usilée , l'on pourroit. ...»
« Mitiger, mon père? c'est ce que je
ne ferai pas , vous pouvez en être assu-
ré. Les lois de notre ordre sont strictes :
elles sont un peu tombées en désuétude;
le crime d'Agnès me fait voir la néces-
sité de les faire revivre. Je vais noti-
fier à toute la communauté mes inten-
tions, et Agnès sentira pleinement la
rigueur de ces lois : je prétends m'y
conformer à la lettre. Adieu , mon
père. »
En disant ces mots, elle sortit pré-
cipitamment de la chapelle.
« J "ai fait mon devoir , » dit en
lui-même Ambrosio ; et après quel-
ques instans passés en méditations, il
se rendit au réfectoire , où la cloche
i'appeloit.
Après le souper, Ambrosio, rentré
dans sa cellule, regardoit par la fenê-
tre, et cherchoit en vain à se distiaire
de sa dernière aventure. Tous les reli-
gieux s'étoient retirés ; la soirée étoit
iDelle; la lune brilloit de. tout son éclat.
Ambrosio se détermina à descendre,
pour p)endre le frais quelques inStans
LE MOINE. 7(|
dans le jardin. Il n'étoit point, dans tout
Madrid, un jardin plus beau ni mieux
décoré que celui des Dominicains : on
y vojoit de grands carrés de fleurs
les plus recherchées , mais si artistement
rangées , qu'elles paroissoient n'avoir
été plantées que par la main de la nature;
des fcîntaines d'eau vive , coulant dans
des bassins de marbre blanc , répan-
doient au loin une perpétuelle rosée et
la plus délicieuse fraîcheur; les murs
étoient tapissés de jasmins , de vignes
et d*e chèvrefeuilles; la beauté de la
nuit ajoutoit encore à celle du lieu ; les
eaux réfléchissoient l'azur du ciel et
les rajons argentés de la lune ; un zé-
phyr léger et frais portoit à travers
toutes les allées l'odeur des orangers
en fleurs , et l'on entendoit d'un bo-
cage voisin le chant du rossignol. C'est
vers ce bocage qu'Ambrosio dirigeoit
ses pas.
Au fond de cet asile champêtre se
trouvoit une grotte faite à l'imitatiou
d'un hermilage ; les murs étoient for-
més d'un tissu de racines d'arbres, de
lierre et de mousse; sur chaque côté de
Ja grotte étoient des sièges de gazon;
uae cascade natucelle , se précipitant
8o LE MOIJVE.
du haut d'un rocher voisin, traversoit
la grotte vers le miheu. Plongé dans
une douce rêvei ie , le moine s'appro-
cha de ce réduit solitaire ; le calme
de toute la nature s'étoit déjà com-
muniqué à son cœur , que pénétroit
alors une douce et voluptueuses lan-
gueur.
En entrant dans l'hermitage , il fut
çtonné de trouver la place déjà prise;
une personne étoit à demi- couchée sur
un des bancs , la tête posée sur sa main ,
dans une attitude mélancolique. Le
moine reconnut Rosario ; il l'observa
en silence, et sans entrer. Après quel-
ques inslans , Je jeune homme leva la
tète , et tint ses regards douloureuse-
ment fixés sur le mur opposé.
« Oui, dit-ii avec un soupir plaintif,
je sens tout l'avantage de ta situation.
Heureux qui peut penser comme toi !
heureux qui peut, comme toi, ne voir
qu'avec dégoût toute l'espèce humaine,
s'ensevelir pour jamais dans quelque
solitude impénétrable, et oublier qu'il
existe au monde des. êtres qui méri-
tent d'être aimés. O Dieu ! que la
înisanthropie me seroit d'un grand
SCCOUl'S l »
LE MOINE. 8i
« Voilà de singulières idées, Rosa-
rio, « dit en entrant le prieur.
« Vous ici , révérend père , » s'écria
le novice. Au même instant il se leva,
et se hâta de rabattre son capuchon sur
son visage. Le prieur se plaça sur le
banc, et obligea Rosario à se rasseoir
près de lui.
« Vous ne devez pas vous livrer à ces
sombres pensées, lui dit-il. Comment
pouvez-vous appeler à votre secours la
misanthropie , cjui , de tous les senti-
mens, est le plus triste et le plus con-
damnable? »
a Connoissez-vous ces vers, révérend
père? Je ne les ai lus que depuis hier
matin , et déjà je les sais par cœur. Je
ne puis vous dissimuler que j'envie les
senlimens de celui qui les a faits. Ces
vers sont écrits dans un endroit assez
obscur de cette grotte, sur une pierre
de marbre. Peut-être ne les avez-vous
Îjas remarqués. Voulez- vous que je vous
es récite? »
« Voyons , Rosario. »
Le jeune homme récita de mémoire,
et avec un accent mélancolique, les ver»
suivans :
LE MOINE.
INSCRIPTION
DANS UN HERMITAGE.
ï(fi ie m'établis. Ce rédait solitaire
Convient à mes chagrins; j'y veux vivre et monrir.
Si qaelqoe jour an homme à mes yenz vif nt s'offrir,
Il saura que des siens je hais la race entière.
Sravant de ses destins l'inflexible rigaear,
Rosalbe anx coaps da sort se soustrait par la fcite.
Je ne veux désormais vivre qu'avec mon cœur.
Adieo, paréos, amis; je vais me faire hermite.
Assez et trop long-temps on m'a vu parmi vous ;
Je vous fais mes adieux sans regrets , sans foiblesse.
Les hommes sont égaux; ils se ressemblent tous.
Soas le chaume j'ai va Ja fraude et la bassesse ;
J'ai vu dans vos cités , parmi vos demi-dieux.
Le vice triomphant et la vertu proscrite.
J'ai va des êtres vils, malfaisans, furieux.
Des hommes ! — Et bientôt je me suis fait bermite.
Loin du faste des cours, des civiqaes horreaçs^
Je pais vivre en ces lieux sans exciter l'envie ,
Gémir sur vos forfaits , déplorer vos erreurs,
Et consacrer à Dieu mes soupirs et ma vie.
J'ai retrouvé la paix dans ce désert affreux;
Des fous et des méchan» j'y crains peu les poursuites»
Voulez-vous être enfin meilleurs et plus heureux ?
Hommes, imitez-moi; faites-vous tous bermites.
« S'il étoit possible à l'homme, dit le
prieur, de se concentrer tellement en
lui-même, qu'il pût conserver, ^uoic^ue
LE MOINE. 83
totalement sëparé de l'espèce humaine,
le contentement dont se vante ici Ro-
salbe , j'avoue que sa situation seroit
préférable à celle de l'homme qui vit
au milieu de la corruption et des folies
mondaines; mais c'est ce qui ne peut
jamais arriver. Cette inscription n'a été
placée ici que pour l'ornement de la
grotte; et les sentimens et l'hermite,
tout est également imaginaire. L'homme
est né pour la société; et celui-là même
qui est le plus détaché du monde , ne
peut cependant l'oublier totalement, ni
s'accoutumer à en être totalement ou-
blié. Dégoûté des vices ou de la sottise
des hommes, ^e misanthrope s'en sé-
pare; iLse fait hermite, il s'ensevelit
vivant dans le creux d'un rocher. Tant
que son cœur est enflammé par la haine,
il peut s'accommoder de sa vsituation;
mais quand son animosilé vient à se re-
froidir, lorsque le temps a pu adoucir
ses chagrins et cicatriser ses blessures ,
crojez-vous que le contentement puisse
être encore le compagnon de sa soli-
tude ? Non , non , Rosario. Cessant d'être
soutenu par la violence de sa passion >
il sent toute la monotonie de son exis-
tence, et son ame reste toute enlièr*
84 LE MOINE.
en proie à l'ennui. Regardant autour de
lui, il se trouve seul dans l'univers; il
sent renaître dans son cœur l'amour de
la société ; il désire de retourner vers ce
monde qu'il avoit juré de haïr toute sa
^ vie. La nature n'a plus de charmes à ses
yeux, parce qu'il n'a près de lui per-
sonne qui partage son admiration pour
elle- Appuyé contre quelque morceau
de rocher, il regarde d'un œil morne la
plus belle chute d'eau; il voit, sans en
être ému , la renaissance de la verdure
au printemps, la douce clarté des astres
de la nuit, i'éclat majestueux du soleil
levant. Chaque soir il retourne lente-
ment à sa cellule, où personne n'attend
son arrivée , où il ne trouve qu'une nour-
nture mal-saineetsans saveur; il se )ette
désespéré sur un lit de mousse, ne goûte
qu'un sommeil pénible, et ne s'éveille
que pour recommencer une journée
aussi triste , aussi monotone que la pré-
cédente.» • ,
« Vous m'étonnez , mon père ! Quoi!
s'il arrivoit que des circonstances vous
contraignissent à une solitude absolue,
vous croyez qu'alors les devoirs de la
religion , la conscience d'une vie em-
ployée saintement , ne suffiroient pas
LE MOINE. 83
pour communiquer à votre cœur ce
calme ?....»
«Non, Rosario , je suis convaincu
que cet espoir seroit illusoire, que toute
ma force seroit insuffisante pour me
sauver de la mélancolie et du dégoût.
Si vous saviez quel est mon plaisir lors-
qu'après un jour passé à 1 élude, je me
retrouve le soir au milieu de mes cou-
frères; lorsqu'après quelques heures de
solitude , je revois quelques créatures
humaines! Et c'est en cela que consiste,
à mon avis , le principal avantage de
nos institutions monastiques : elles met-
tent l'homme à l'abri des tentations;
elles lui procurent le loisir nécessair*
pour le service de Dieu; elles lui sau-
vent l'aspect des vices dont le monde
est infecté, sans cependant le priver des
avantages les plus précieux de la so-
ciété. Et vous, Rosario, vous pouvez
envier le sort d'un hermite ! vous pou-
vez vous aveugler ainsi sur le honheur
de votre situation ! Réfléchissez un mo-
ment : ce couvent est devenu votre
asile; v^otre régularité, votre douceur,
vos talens , vous ont mérité parmi nous
l'estime universelle ; vous êtes séparé du
monde , que vous faites profession de
S6 LE MOINE.
haïr , et cependant vous trouvez ha-
bituellement chez nous la société de
plusieurs hommes véritablement esti-
mables. »
« O mon père ! dit Rosario , c'est là
sur-tout ce qui cause mon tourment. 11
eût été plus heureux pour moi d'avoir
à vivre avec des médians, de n'avoir
jamais entendu prononcer le nom de
vertu. C'est ma vénération profonde
pour tout ce qui tient à la religion,
c'est la tendre sensibilité de mon ame,
qui causent ma peine et m'entraînent
irrésistiblement vers ma perte. Plût au
ciel que je n'eusse jamais vu les murs
de ce couvent ! »
«Je ne vous comprends pas, Rosario:
ce n'est pas là ce que vous me disiez
tantôt 5 vous m'assuriez que mon ami-
tié étoit pourvous'un bien si précieux !
'Si vous n'eussiez jamais vu les murs
de ce couvent , vous n'auriez pu me
voir , ou du moins me connoître. Est-
ce là, Rosario, votre désir? »
« Mon désir ! s'écria le novice en se
levant et saisissant avec vivacité la
main du prieur ;• non , non, ce n'est pas
là mon désir. Et cependant, hélas! il
aeroit à souhaiter pour moi que j«
LE MOINE. 87
n'eusse jamais vu ni vous ni les murs
de ce couvent. »
En disant ces motsRosaiio sortit pré-
cipitamment de la grotte. Ambrosio
resta à sa place; étonné de la conduite
inexplicable de ce jeune homme , il fut
tenté de croire que son esprit étoit dé-
rangé; cependant la tranquillité de son
maintien , son langage , une sorte de
liaison qu'on remarquoit dans ses idées ,
démentoient cette conjecture. Après
quelques minutes Rosario rentra , reprit
Sa place sur le banc et sa première at-
titude. La tête posée sur une de ses
mains , il essuyoit c'e l'autre quelques
larmes qui couloient de ses veux.
Ambrosio le considéroit avec la plus
vive com|ia-sion. Tous deux gardèrent
pendant quelques instans le silence. Un
rossignol étoit venu se placer sur un
oranger devant la porte de Thermitage.
L'oiseau se mit à chanter; au son de sa
voix touchante et mélodieuse, Rosario
leva la tête, et parut l'écouter attenti-
vement.
ce C'est ainsi, dit-il avec un profond
soupir, que ma pauvre sœur, aux der-
niers jours de sa vie, écoutoit le chaut
du rossignol, infortunée Matilde ! elle
m LE MOINE.
repose maintenant dans le silence du
tombeau , et son cœur n'est plus gros
de soupirs. »
« Quoi ! vous auriez une soeur, Ro-
sario ? »
« Oui , c'est la vérité , j'avois une
sœur. HéJasI je ne l'ai plus; au pi in-
temps de^^a vie, elle a succombé sous
le poids des chagrins ! »
« Et de quelle nature étoient ces cha-
grins? »
«Ils n'exciteront point votre pitié,
Ambrosio. Vous ne connoissez pas 1»
force irrésistible des sentimens aux-
quels son. cœur fut en proie. Un amour
malheureux l'ut la cause de son infor-
tune ; la passion la plus pure et la plus
vive pour un homme vertueux, pour un
homme , ou plutôt pour un Dieu !
Talens, beauté, sagesse, vertu solide,
réputation , tout se trouvoit réuni dans
la personne de Francisque. Le cœur le
plus insensible se seroit animé en l'ap-
prochant ; ma sœur le vit ; elle osa
l'aimer ; elle l'aima sans espoir. »
«Si son amour étoit si bien placé,
pourquoi l'aima-t-elle sans espoir? »
«Avant qu'il la connût, mon père.
Francisque étoit déjà engagé ; il avoit
LE MOINE. 89
donné sa foi à ia plus belle des épouses.
Cepeiiclaui ma sœur continua de l'ai-
mer 3 elle aima même son épouse à cause
de lui. Un matin, ayant trouvé moyen
de s'échapper de la mdi^on paternelle,
déguisée sous des habits grossiers, elle
alla s'offrir en qualité de domestique
chez celui qu'elle aiinoit, et fut accep-
tée. Continuellement en sa présence,
elle s'effjrça de gagner son affection;
elle y réussit. Les hommes vertueux
sont toujours reconnoiss^ps. Bientôt
Francisque s'aperçut de ses attentions,-
il y l'ut sensible , et distingua Matilde
du reste de ses serviteurs. »
« Et vos parens u'ont-ils point fait de
recherches pour découvrir c© qu'étoit
devenu leur fille fugitive? »
« Ma sœur s'étoit elle-même décelée
avant qu'ils pussent en avoir des nou-
velles. Son amour s'accrut au point qu'il
ne lui fut plus possible de le tenir
caché. Cependant ce n'étpit pas la
personne deFrancisque qu'elle desiroit;
tous les vœux de ma sœur se bornoieut
à obte4iir une place dans son cœur^
Dans un moment d'oubli, elle lui avoua
sa tendressse. Quel fut le résultat de
rette imprudence? Am^nt idolâtre de
90 LE MOINE.
sa femme , el crojant qu'un regard de
pilié jelé sur une autre seroit un vol
fait à son affection conjugale, il chassa
Matilde de sa présence, et lui défendit
de jamais reparoilre devant lui. Le
cœur navré par cet excès de sévérité,
ma pauvre sœur revint à la maison
paternelle, et mourut dans l'espace de
quelques mois. »
«Malheureuse fille! son deslin fut
assurément trop cruel , et Francisque
trop sévère.»
« Le pensez- vous, mon père, s'écria
vivement le novice; pensez-vous que
Francisque fut trop sévère? »
tt Oui , sans doute , je le pense ; et
j'ai sincèrement pitié de Matilde. »
« Vous , Ambrosio , vous avez pilié
de ma sœur ! ô mon père ! Byez donc
aussi pitié de moi. »
« Que voulez-vous dire? »
«Oui, reprit Rosario d'un ton plus
doux, je réclame votre pitié; car mes
souflVauces sont encore plus vives. Ma
sœur avoit au moins un ami, un ami
fidèle, qui compatissoit à ses peines et
ne lui reprochoit point la vivacité de
ses sentimens; et moi.. .. je n'ai point
d'ami. Le monde entier- ne m'offre pas
LE MOKNK. 91
un cœur qui soit sensible à mes tour-
mens. »
Ambrosio fut louché de ces derniers
mots; il prit la main de RosArio, et la
pressa tendrement.
« Vous n'avez point d'smi , dites-
vous ; et qui suis- je donc? pourquoi
refusez- vous de me confier vos secrets ,
et que pouvez-vous craindre ? Ma sé-
vérité? je n'en ai jamais fait usage avec
vous. La dignité de mon habit? oubliez
que je suis un religieux, votre prieur.
Ne voyez en moi, je l'exige, que votre
ami, que votre père. Je puis bien pren-
dre avec vous ce dernier litre , car je
vous aime comme mon enfant. Votre
société me procure plus de plaisir que
celle de tout autre ; et lorsque je re-
marque l'étendue de votre esprit et de
vos connoissances, je me réjouis comme
le feroit un père en voyant les per-
fections de son fils. Mettez donc de côté
toutes ces craintes, et parlez-moi enfin
à cœur ouvert. »
« Mais peut-être vous me haïrez,
mon père , vous me détesterez à cause
de ma foiblesse ; peut-être ne reùrerai-
je d'autre fruit de ma confidence que
la perte de votre estime. »
f)2 LE MOINE.
«Comment puis- je vous rassurer?
Réfléchissez sur ma conduite passée ,
sur la tendresse que je vous ai toujours
témoignée. Vous haïr, Rosario ! cela
n'est plus en mon pouvoir ; renoncer à
votre société, ce seroit me priver moi-
même de mon plus grand plaisir. Con-
fiez-moi donc ce qui vous afflige, et
je vous jure ici solennellement.. . . »
« Hé bien , jurez-moi , reprit Ro-
sario , que, quel que soit mon secret,
vous ne m'obligerez point à sortir de
ce couvent, que mon noviciat ne soit
expiré. »
«Je vous le jure; et comme notre
divin Sauveur tiendra la promesse qu'il
a faite aux hommes, de même je tien-
drai celle que je vous fais. Expliquez-
moi seulement ce mystère, et comptez
sur mon indulgence. »
« Je vous obéis. Sachez donc
mais je tremble. Je réclame votre piùé,
respectable Ambrosio ; ajez égard à
la foiblesse de l'humanité. Mon père,
continua-t-il en se jetant aux pieds
du moine , et couvrant sa main de
baisers , mon père je suis une.
femme. »
Ces mots furent pronor.cés à basse
LE MOINE. 93
voix. Le moine tressaillit. Prosternée
devant lui , la jeune fille , que nous
n'appellerons plus Rosario , sembloit
attendre en silence la décision de son
juge. La surprise d'un côté , la crainte
de 1 autre, les tinrent quelques instans
dans la même attitude, immobiles,
comme s'ils avoient été touchés par la
verge de quelque magicien. Dès qu'Am-
brosia fut un peu revenu de son élon-
nemeut , i 1 se hâta de sortir de fa grotte ,
et s'enfuit vers le couvent. La vivacité
de sou action n'échnppa point à la sup-
pliante. Elle se leva précipitamment,
courut après lui, l'atteignit, se jeta sur
sou passage , et embrassa ses genoux.
Ambrosio fit de vains efforts pour se
dégager.
« Ne me fuyez pas, s'écria-t-elle,
ne me livrez pas à mon désespoir.
Ecoutez-moi ; laissez-moi me justifier
à vos jeux. Vous avez plaint le sort
de ma sœur : hé bien , toute son his-
toire est la mienne. Je suis Matilde, et
vous êtes l'homme qu'elle aime. »
Ce second aveu redoubla l'étonne-
ment d' i\. m brosio. Indécis, embarrassé,
il resta , comme paralysé , en contem-
plation devant Matildè, dont le visage
€f4 LE MOINE.
étoit alors découvert. Elle l'obi fgea de
se rasseoir sur un banc du jardin qui
se trouvoit près d'eux , et profita de son
trouble et de son silence pour continuer
son explication.
«Ne crojez pas, Ambrosio, que je
sois venue pour subtiliser vos affec-
tions, ni pour vous faire enfreindre les
engagemens qui vous lient à votre cé-
leste épouse. La religion seule est digne
de vous posséder tout entier. Ne crojez
pas que l'intention de Matilde soit de
vous détourner des sentiers de la vertu.
Ce que je sens pour vous est de l'a-
mour ; mais ce n'est point un amour
licencieux. Je soupire après la posses-
sion de votre cœur ; mais je ne de-
sire point celle de votre personne. Dai-
gnez écouter ma justification ; dans peu
d'instans vous serez convaincu que la
sainteté de cet asile n'est point souillée
par ma présence , et que vous pouvez
m'accorder votre compassion sans vio-
ler vos engagemens envers Dieu. » Ma-
tilde vit sur le visage d'i^mbrosio qu'il
l'écoutoit avec attention, et mêxiie avec
intérêt. Elle continua.
ce Je sors d'une famille distinguée.
Mon père étoit le chef d'une des plus
LE MOINE. 93
illustres maisons de Villanegas; il mou-
rut comme j étois encore enfant, et me
laissa seule héritière de son immense
fortune. Jeune et riche, je fus recher-
cli(^e par la plus brillante jeunesse de
Madrid; mais aucun ne parvint >à ga-
gner mon cœur. J'avois été élevée sous
les jeux d'un oncle doué d'un juge-
ment solide et de la plus vaste érudition .
Il prit plaisir à me communiquer quel-
que portion de ses counoissances. Grâce
à ses leçous , mon entendement acquit
une force et une justesse assez peu com-
munes parmi les personnes de mon
sexe. Naturellement active et curieuse,
je fis d'assez grands progrès, non seu-
lement dans les sciences qui sont géné-
ralement étudiées, mais dans quelques
autres encore dont les secrets lie sont
révélés qu'à très-peu de personnes , et
que condamne ii)justement l'aveugle
superstition. Mais tout en travaillant à
«étendre la sphère de mes connoissances ,
mon sage tuteur n a point négligé a in-
culquer dans mon ame les préceptes
éternels de la morale; il a pris soin de
in'affranchir des entraves du préjugé
vulgaire ; il m'a fait sentir les beautés
de la iielisi^n • il m'a appris à respecter,
96 LE MOINE.
à adorer les âmes pures et vertueoses,
et je n'ai que trop bien suivi ses ins-
tructions.
« Avec de semblables dispositions ,
ju^ez vous-même si j'ai pu voir sans
dégoût les vices, la dissipation et l'igno-
rance, qui déshonorent notre jeunesse
espagnole. J'ai rejeté dédaigneusement
toutes les offres. J'avois conservé mon
cœur libre de toute inclination , lors-
que le hasard me conduisit un jour à
l'église des Dominicains. Oh ! ce jour-
là, mon ange gardien sommeilloit as-
surément, peu soigneux de remplir sa
lâche. C'est ce jour-là que je Vous vis
pour la première fois. Vous remplaciez
votre prédécesseur , absent par ftia-
ladie. . — Vou§ devez vous rappeler
quel enthousiasme votre discours ex-
cita dans tout l'auditoire. Avec quelle
avidité j'altendois chacune de vos pa-
roles ! Il me sembla que votre éloquence
m'enlevoit jusqu'aux nues. J'osois à
peine respirer, dans la crainte de per-
dre une seule syllabe. Je crus voir,
tandis que vous parliez , votre tcte
environnée d'une auréole brillante, et
tout votre maintien me retraçoit la
Hiajesté d'un Dieu. Je me retirai dt*
LE MOINE. 97
l'église, le cœur plein d'admiration, A
compter de ce moment , vous êtes
devenu l'idole de mon cœur , l'unique
objet de toutes mes pensées. La mé-
lancolie et le désesp ir s'emparèrent
de moi. Je me séparai de la société,
et ma santé alla cnaque jour en décli-
nant. A la fin, ne pouvant plus exister
dans cet état de souffrance, je pris le
parti d'avoir recours au déguisement
sous lequel vous me voyez aujourd'hui.
Mon artifice a réussi ; conduite ici par
un de mes parens , à qui ^'avois confié
mon secret , je fus reçue dîTns votre
monastère^ et je parvins à gagner votre
estime. '
a Dans cette situation, j'aurois été,
mon révérend père , complètement
heureuse, si je n'avois craint à chaque
instant que quelqu'un ne s'aperçût de
mon travestissement. Le plaisir que me
causoit votre société étoit empoisonné
par cette idée. Craignant de perdre
votre amitié, devenue nécessaire à mon
existence, je me suis déterminée à ne
pas confier au hasard la découverte de
mon sexe, à vous av^ouer tout à vous-
même, et à me jeter entre les bras de
votre miséricorde et de votre induK
I. q
^8 LE MOINE.
gence. Serai -je, Ambrosio, trompée
dans mon attente? Non, je ne puis me
le persuader. Vous ne voudrez point
me réduire au désespoir ; vous me per-
mettrez de continuer à vous voir , de
converser avec vous , de vous adorer.
Vos vertus seront la règle de ma vie;
et quand iious expirerons , nos corpa
reposeront du moins dans le même
tombeau. »
Tandis que Matilde parloit ainsi ,
millesentimens opposés se combaltoient
dans le cœur d'Ambrosio. La surprise,
la confusion, le mécontentement, que
lui causoient à la fois une aventure
aussi singulière , une déclaration aussi
brusque , une action aussi hai die que
celle de Matilde , tels étoient les
sentimens dont il pou voit se rendre
compte à lui - même j mais quelques
autres se tenoient cachés, à son insu,
dans le fond de son cœur. Il ne s'a-
perçut pas que sa vanité étoit flattée
par les éloges que Matilde donnoit à
son éloquence et à sa vertu ; qu'il sen-
toit un secret plaisir à songer qu'une
femme jeune, et probablement jolie,
avoit pour lui abandonné le monde, et
sacrifié toute autre passion à celle qu'il
LE MOINE. 99
lui avoit inspirc^e ; enfin, quoiqu'il sen-
tit fortement Ja nécessité de s'armer en
cette circonstance de toute sa sévérité,
il ne s'aperçut pas que son cœur pal-
pitoit avec violence , tandis que ies
doigts d'ivoire de Matilde pressoient
doucement sa main.
Lorsqu'il fui un peu remis de son
trouble, il jugea qu'il étoit impossible
que Matilde séjournât plus long-temps
dans le couvent, après l'aven cju'elle
venoit de lui faire. Il prit un air impo-
sant, et relira sa main.
er Avez-vous pu réellement espérer,
mademoiselle, que jevou-; permettrois
de rester parmi nous ? E'i supposant
même que je pusse accéder à votre
demande, quel avantage en pourriez-
vous retirer ? Pensez -vous que je
puisse jamais répondre à une affection
qui ....?»
« Non , mon père , non ; je n'espère
point vous inspirer un amour semblable
au mien ; je ne demande que la liberté
de rester près de vous, de passer quel-
3ues heures du jour dans votre société,
'obtenir votre compassion, votre ami-
tié , votre estime : ma demande est-elle
déraisonnable ? »
100 LE MOINE.
« Mais réfléchissez , segnora , com-
bien il seroit contraire à toutes les con-
venances de soufFi ir qu'une femme ha-
bitât dans notre couvent , et une femme
encore qui m'avoue qu'elle m'aime !
Cela ne doit pas être. Votre secret
pourroit être découvert, et je ne veux
point d'ailleurs m'exposer à une aussi
dangereuse tentation. »
<f Tentation, dites-vous? Oubliez que
je suis femme , il n'y a plus de tenta-
tion à craindre; ne voyez en moi qu'un
ami, qu'un infortuné, dont le bonheur ,
dont la vie dépendent de votre protec-
tion : ne craignez pas que je rappelle
jamais à votre souvenir que l'amour le
plus ardent , le plus impétueux , m'a
portée à déguiser mon sexe , ou que ,
pressée par l'aiguillon de quelques cou-
pables désirs, oubliant et mon hon-
neur et les vœux qui vous lient , je
cherche jamais -à vous détourner.' des
sentiers de l'honnêteté. Non , Ambro-
sio , sachez mieux me connoitre , je
vous aime pour vos vertus ; perdez-
îes , et vous perdrez avec elles mon
affection. Je vous regarde comme un
saint; prouvez -moi que vous n'êtes
qu'un homme, et je vous quille avec
LE MOINE. lor
dégoût : et c'est moi que vous regardez
comme une tentatrice ! moi , qui ne
vois qu'avec mépris les vains plaisirs
de ce monde! moi, dont l'attachement
pour vous n'est fondé que sur l'idée
que j'ai conçue de votre incorruptibi-
lité ! Oh ! bannissez ces injustes crain-
tes : ayez meilleure opinion de vous-
même et de moi ; je suis incapable de
chercher à vous séduire, et votre vertu
est sans doute établie sur une base trop '
solide pour être jamais ébranlée par des
désirs vagues et sans objet. Ambrosip,
cher Ambrosio, ne me bannissez point
de votre présence; ressouvenez -vous
de votre promesse, et autorisez-moi à
rester près de vous. »
«Impossible, Malilde; votre intérêt
même m'ordonne de vous refuser, car
c'est pour vous que je crains , plus en-
core que pour moi. Après avt)ir sur-
monté les mouvemens impétueux de (a
jeunesse , passé trente ans dans les mor-
tifications et la pénitence , je ][)onrrois
en toute sûreté vous permettre de res-
ter , et je ne crains pas que vous m'ins-
piriez jamais d'autres senlimens que ce-
lui de la compassion ; mais un plus long
iéjour en ce lieu iie peut avoir pour
9-
Î02 LE MOI]\E.
vous que des suites fâcheuses. Vous
donnerez à chacune de mes paroles et
de mes actions une fausse interpréta-
tion ', vous saisirez avidement tout ce
qui pourra nourrir en vous l'espérance
de voir votre amour payé de retour :
insensiblement votre passion deviendra
plus forte que votre raison, et ma pré-
sence , au lieu de la calmer, ne fera
que l'irriter encore. Croyez-moi, mai-
lieureuse femme, vous m'inspirez une
compassion sincère. Je suis convaincu
que vous n'avez agi jusqu'à présent
que d'après les motifs les phis purs;
mais si l'on peut vous pardonner d'être
aveugle sur l'imprudence de votre con-
duite, on ne me pardonneroit point , je
ne pourrois me pardonner à moi-même,
si je négligeois de vous ouvrir les jeux.
Mon devoir m'oblige à vous traiter avec
ligueur i je dois rejeter votre prière, je
dois détruire toule espérance qui ser-
viroit à nourrir des sentimens si per-
nicieux à votre repos. Matilde , vous
sortirez du couvent demain matin. »
« Demain , Ambrosio, demain ! Oh?
ce n'est pas là sans doute votre dernière
3 ésoluiion ; vous n'aurez pas cet excèa
de cruauté. »
LE MOINE. io3
«Vous avez entendu raa décision,
Î)réparez-vous à vous j conformer; les
ois de notre ordre sont rigoureuses :
cacher une femme dans l'enceirUe de
ces murs , ce seroit un parjure ; mes
vœux m'obligent à révéler toute votre
histoire à la communauté. J'ai pitié de
votre sort, Matilde, c'est tout ce que
vous devez attendre de moi. »
Il prononça ces derniers mots d'une
voix foibie et tremblante : alors se le-
vant brusquement, il s'achemina vers le
monastère. Matilde poussa un cri dou-
loureux, le suivit et l'arrêta.
a Encore un moment, Ambrosio,
laissez -moi vous dire une seule pa-
role. »
« Je ne veux rien entendre ; cessez
de me retenir , vous connoissez ma
résolution. »
u Un mot, un dernier mot ! »
« Laissez - moi , vos instances sont
vaines ; vous sortirez d'ici demain
matin. »
(c Hé bien , allez, barbare ! je ne vous
retiens plus ; mais il me restera du
moins cette ressource. »
En disant ces mots, elle tira de des-
sous sa robe un poignard , écarta ses
îo4 LE MOINE.
vêtemens , et tint la pointe du stjlet
plac(^e contre sa poitrine.
« Mon père, je ne sortirai pas vivante
de cette enceinte. »
« Matilde , que faites- vous? ».
«Si votre résolution est prise, j'ai
Fris aussi la mienne. Au moment où
on me séparera de vous , je me plonge
ce poii^nard dans le cœur. »
«Par saint Dominique, Matilde,
êtes-vous en votre bon sens? connois-
sez-vous les conséquences de votre
action ? savez-vous que le suicide est
le plus grand de tous les crimes? vou-
lez-vous dotic perdre votre ame, anéan-
tir pour vous tout espoir de salut , vous
condamner vous-même à d'éternels
tourmens ? «
« Je sais tout cela , reprit-elle d'un
ton passionné ; il dépend de vous de
me sauver ou de me perdre. Parlez,
Ambrosio, dites-moi que vous tiendrez
mon aventure secrète, que je puis res-
ter ici votre amie et votre compagne,
autrement vous allez à l'instant même'
voir couler mon sang. »
En proférant ces derniers mots, Ma-
tilde leva le bras lentement, et fit un
mouvement comme pour se poignardei\
LE MOINE. 7o5
Le moine suivit de l'œil le circuit que
parcourut le poiguard. Les vêtemens
de Matilde étoient écartés , sa gorge
étoit à denai découverte. ... et quelle
gorge, grand Dieu ! La pointe du stylet
alla se poser sur son sein gauche, dont
ie moine , à l'aide des rayons briilans
de la lune, put observer la blancheur
éblouissante; son œil resta fixé, avec
une insatiable avidité, sur le plus beau
demi -globe que la nature ait jamais
produit. Une sensation , jusqu'alors in-
connue, remplit son cceur d'un mélange
d'inquiétude et de plaisir ; un feu dé-
vorant circula rapidement dans toutes
ses veines, et mille désirs tioublèreut
son imagination en agitant son sein.
« Je ne résiste plus, s'écria-t il d'une
voix sanglotante; restez, enchanteresse,
restez pour ma destruction. »
Dès qu'il eut dit ces mots, il s'enfuit
à toutes jambes vers le monastère, re-
gagna sa cellule , et se jeta sur sou lit,
honteux, agité, presque fou.
Il lui fut , pendant quelque temps ,
impossible de débrouiller le chaos de
ses idées et de ses sentimens. A quelle
résolution devoil-il s'arrêter? quelle
conduite devoit-il tenir avec celle qui
io5 LE MOINE.
venoit ainsi troubler sou repos ? La
prudence, la religion, la convenance,
exigeoient qu'elle sortît du couvent;
tnais , d'un autre côté , la vanité du
moine étoit exfraordinairement flattée,
tant par la conduite que par les insi-
nuations de Matildej il se rappeloit les
agr^mens qu'il avoit trouvés dans la
société de Rosario ; il craignoit que
l'absence de sou jeune ami ne laissât
un vide douloureux dans son cœur , et
la richesse du jeune novice pouvoit
d'ailleurs être une utile ressource pour
son couvent. « Et que puis -je risquer,
se dit-il en lui-même , en lui permettant
de rester? n'ai-je pas tout lieu d'ajouter
foi à ses assertions ? ne me sera-t-il pas
aisé d'oublier son sexe, et de ne voir
en elle que mon ami, que mon dis-
ciple? Son amour est assurément aussi
pur que désintéressé : s'il n'étoit que le
produit d'une ardeur licencieuse, au-
roit-elle pu le cacher si long-temps ?
n'auroit-elle pas cherché, dès les pre-
miers instans , quelques moyens de sa-
tisfaire sa passion? Elle a fait tout le
contraire , elle m'a soigneusement fait
mystère de son sexe. La crainte d'être
reconnue, et mes propres instances, ont
LE MOINE. 107
pu seules lui arracher son secret. Elle a
assisté aussi assiduement que moi-même
è tous nos exercices de religion ; elle n'a
fait aucune tejjtalive peur exciter mes
passions endormies, et jusqu'à ce jour,
elle n'avoit pas prononcé une seule fois
en ma présence le mot d'amour. Si elle
eût eu l'intention de gagner mon afTec-
tion sans mon estime, auroit-elle pris
si grand soin de me cacher ses charme^?
Jusqu'à ce momeut elle ne m'avoit pas
Jaissé apercevoir son visage ; cepen-
dant sa figure doit être charmante, aussi
bien que toute sa personne, et j'en puis
juger par. . . . par ce que j'en ai vu. »
Cette dernière idée , lorsqu'elle se
présenta à l'imagination du moine, lui
fit monter le rouge au visage. Alarmé
de ses propres sensations , il se leva
brusquement, résolu de se mettre en
Srières, et se prosterna devant sa jolie
ladone, la pnant avec ardeur de lui
aider à étouffer de si coupables émo-
tions. Sa prière finie, il retourna au Jit,
et parvint à s'endormir.
Le lendemain matin, il s'éveilla brû-
lant et agité 5 il n'avoit vu en songe que
des objets voluptueux : tantôt cétoit
Maliide qui se présentoit devant kù;
io8 LE MOINE.
il revojoit son sein dem^ nu ; elle Un
répétoit l'assurance d'un éternel amour,
lui jetoit ses beaux bras autour du cou,
et le couvroit de baisers : le moine
alors lui rendoit caresse*pour caresse,
la serroit passionnément contre son
sein , et la vision disparoissoit : tantôt
c'étoit l'image de sa Madone favorite.
Ambrosio , dans son rêve, se prosternoit
devant elle , et lui adressoit ses vœux ;
il lui sembla une fois que les jeux du
portrait le regardoient avec une inex-
primable douceur j il pressa de ses lèvres
celles de la Sainte Vierge. O prodige!
il trouva que ces lèvres étoient animées.
Bientôt une figure charmante sortit du
canevas , s'agrandit , l'embrassa ten-
drement , et la vision disparut. Tels
furent, pendant cette nuit entière, les
songes d'Ambrosio.
Il se leva et se promena dans sa cel-
lule , honteux à la fois de ses songes
et des évéuemens de la veille, auxquels
il les attribuoiti Après quelques instans
de promenade, le nuage qui obscur-
cissoit son jugement se dissipa par de-
grés, et ses idées prirent un autre cours.
Il vit clairement- l'illusion qu'il s'étoit
faite à lui-même; il sentit que ses rai-
LE MOINE. 109
sonnemens n'étoient que les sophismes
dangereux de l'amour propre , de la
flatterie et de la cupidité. » Si une heure
de conversaliou avec Malilde, se dit-il
à lui-même, a produit en moi un chan-
gement aussi remarquable , que n'ai-je
pas à craindre de la prolongation de son
séjour en ce lieu?ji Frappé du daut^er
de sa situation, revenu de ses idées pré-
somptueuses, il résolut d'insister sur le
départ immédiat de Malilde. II com-
mença à reconnoîlre ([u'il pouvoit être
tenté comme un autre homme, et qu'en
supposant même qu'elle restât constam-
ment avec lui dans les bornes de la plus
scrupuleuse modestie, il étoit peut-être
trop foible pour résister constamment
au choc de ses passions dont il avoit osé
se croire exempt.
« Agnès, Agnès ! s'écria-t-il , je sens
déjà l'eftet de ta malédiction. »
Ambrosio sortit de sa cellule, bien
résolu de renvoyer, sans délai, le soi-
disant Rosario , et se rendit à matines.
Il récita l'office ordinaire sans y donner
la plus légère attention; son cœur et sa
tête étoient remplis d'objets qui ne s'al-
lient point avec le service divin ; il pria
sans dévotion. L'office fini , il descendit
I. 10
%
ïio LE MOINE.
jau jardin , et dirigea ses pas vers la
grotte, ne doutant pas que Matilde ne
vint bientôt l'y chercher ; il ne fut pas
trompé dans cette attente: elle entra
dans l'hermitage presqu'aussitôt que lui ,
et l'aborda d'un air timide. Après quel-
quesinstans d'embarras,pendant lesquels
Matilde paroissoit vouloir parler et ne
parloit point , le prieur, qui craignoit
secrètement d'entendre sa voix , recueil-
lant tout l'efFort de résolution dont il
étoit capable , prit un air de fermeté
qui n'offroit pourtant rien d'extraordi-
nairement sévère.
« Asseyez-vous ici près de moi , Ma-
tilde, lui dit il, écoutez-moi patiem-
ment , et croyez que ce que je vais vous
du'e a pour objet votre intérêt plus en-
core que le mien. Croyez que je sens
pour vous l'amitié la plus vive, et que
c'est avec la plus sincère affliction que
je me vois forcé de vous déclarer que
nous devons décidément cesser de nous
voir. »
« Ambrosio! » s'écria-t-elle d'un ton
qui exprimoit la surprise et le chagrin.
« Calmez- vous, mon ami, mon cher
Rosario , car je veux encore vous don-
ner ce nom qui m'est si cher. Notre
LE MOINE. m
séparation est nt^cessaii e , je rougis de
vous avouer combien j'en souffre d'a-
vance j mais il faut nous quitter. Je ne
me sens pas capable de vous traiter
avec indiflférence , et c'est ce qui m'o-
blige à insister sur votre départ. Ma-
tilde , vous ne pouvez rester ici plus
long-temps. »
« Où donc, à présent , cliercherai-je
la bonne foi? Dans quels lieux se cache
la vérité ? Dégoût^ dUin monde faux
et trompeur, mon père, je me flattois
qu'elle s'étoit fixée dans ce cloître 5 je
crojois que votre cœur étoit son plus
cher asile ! Et vous aussi , vous vous
montrez perfide ! Juste ciel ! et vous
aussi, vous pouvez me trahir! » — « Ma-
lilde ! » — « Oui , mon père , oui , j'ai
droit de vous faire des reproches. Où
sont vos promesses? Mon noviciat n'est
pas expiré , et cependant vous voulez
me forcer à quitter le monastère : pou-
vez-vous avoir le cœur de m'arracher
d'auprès devons, et ne m'avez-vous pas
solennellement juré le contraire? «
« Non , je ne veux point vous forcer
de quitter ces lieux , et je me souviens
de mes sermens; mais quand j'implore
votre générosité , quand je vous fais con-
ri2 LE MOINE.
noître les embarras où me jette votre
présence, vous-même, ne me dégage-
rez-vous pas de ces mêmes sermens?
A chaque instant on peut découvrir qui
vous êtes. Pensez aux suites d'un pareil
éclat ; voyez de quel opprobre il me
couvriroit. Songez que mon honneur et
ma réputation sont entre vos mains , et
que le repos de ma vie dépend de votre
complaisance, de votre promptitude à
vous éloigner. .Mon cœur est encore
libre 3 je puis me séparer de vous, non
pas sans regrets , mais sans désespoir*
Si vous restez encore quelque temps ,
c'en est fait , tout raion bonheur sera
sacrifié à vos charmes 5 vous n'êtes que
trop intéressante, que trop aimable! Je
finirois par vous aimer , par vous ido-
lâtrer. Mon sein seroit en proie à mille
désirs, que l'honneur et ma profession
ïie me permettent pas de satisfaire. Si
} j résiste , mes eflforts et mes combats
auront bientôt altéré ma raison- si j'y
succoihbe , j'immolerai aux plaisirs d'un
moment, à des plaisirs coupables, ma
réputation dans ce monde, et mon salut
dans 1 autre. C'est à vous que j'ai re-
cours pour me défendre contre moi-
même. Ne permettez pas que je perde
LE MOINE. ii5
la récompense de trente ans de souf-
frances et de travaux j empêchez-moi
de devenir bientôt la victime des re-
mords. Votre cœur a déjà senti les
tourmens de l'amour sans espérance.
Ah ! si réellement je vous suis cher,
épargnez -moi vous-même ces tour-
mens Rendez-moi ma promesse ; fuyez
loin de ces murs. Partez, et vous em-
porterez avec vous mes pUis ardentes
prières pour votre bonheur , mon ami-
tié , mon estime et mou admiration.
Restez , et vous devenez pour moi une
source de dangers , de souffrances et de
désespoir. Répondez - moi , Matilde ,
quelle est votre décision ? » Matilde
garda le silence. « Ne parlez- vous pas,
Matilde; ne me direz -vous pas quel
parti vous choisissez? »
« Crnel ! cruel ! s'écria-t elle avec l'ac-
cent de la douleur, et en se tordant les
mains , vous savez trop bien que vous
ne me laissez pas la liberté de choi-
sir; vous savez trop bien que je ne puis
avoir d'autre volonté que la vôtre. »
— « Je ne m'étois donc pas trompé,
la générosité de Matilde répond à mon
attente. »
« Oui, je vous prouverai la vérité de
ÏO.
Ii4 LE MOINE.
mon affection, en me soumettaat à un
arrêt qui me perce le cœur. Reprenez
voire promesse , je quitterai le mo-
nastère aujourd'hui même; j'ai une pa-
rente , abbesse dans l'Estramadoure ;
c'est auprès d'elle que j'irai; c'est dans
son couvent que je me séparerai du
monde pour jamais. Mais dites -moi,
mon père, empoiierai-je vos vœux dans
ma solitude? Détournerez -vous quel-
quefois votre attention des objets cé-
lestes pour m'accorder une pensée? »
a Àh ! Matilde, je crains de penser à
vous trop souvent pour mon repos? »
« Je n'ai donc plus rien à désirer à
présent que de pouvoir nous retrouver
dans le ciel. Adieu , mon ami , mon cher
Ambrosio ! Il me semble pourtant que
j'aurois quelque plaisir à emporter avec
moi une preuve de votre amitié. »
« Quel le preuve puis-je vous donner. »
« Quelque chose , n'importe quoi ;
uue^^de ces fleurs me suffiroit (et du
doigt elle lui montra un buisson de roses
planté à la porte de la grotte); je la
cacherai dans mon sein , et , après ma
mort , les religieuses de l'Estrama-
doure la trouveront séchée sur mon
cœur. »
LE MOINE. ii5
he moine n'eut pas la force de ré-
pondre; d'un pas leut et le cœur navré
de douleur, il sortit rie l'iiermilage ,
s'approcha du buisson et s'arrêta pour
cueillir une rose. Soudain il jette un cii
perçant, reCule plein d'effroi, et laisse
tomber de sa main la fleur qu'il tenoit
déjà. Matilde entend ce cri, et court à
lui avec inquiétude.
«f Qui al-ii? s'écria-t-elle , répondez-
moi , pour l'amour de Dieu. Qu'est-il
arrivé? »
« J'ai reçu la mort , dit le moine
d'une voix foible ; caché parmi les ro-
ses..,, un seri>ent »
La douleur causée par la piqûre de-
vint si vive, qu'il ne put la sif^^porter;
ses sens l'abandonnèrent , et il tomba
inanimé dans les bras de Matilde.
L'afîliction de son amante ne peut
s'exprimer. Elle arrachoit ses cheveux,
se Irappoit le sein ; et n'osant quitter
Ambrosio, elle appeloit, à grands cris,
le secours des moines. A la fin , ses cris
furent entendus. Quelques frères se hâ-
tèrent d'accourir; le prieur fut trans-
porté chez lui et mis au lit. Le moine
qui^faisoit l'office de chirurgien dans
la communauté se prépara à sonder la
iï6 LE MOINE.
blessure. Déjà la main d'Ambrosio étoit
prodigieusement enflée. Les remèdes
lui avoient rendu la vie,* mais non pas
îa connoissance; il étoit dans les agita-
tions du délire leplus violent, et quatre
des plus forts moines pou voient à peine
je retenir dans son lit.
Le père Pablos ( c'étoit le nom du
chirurgien) se hâta d'examiner l'état
de la main. Les moines entouroient le
lit, attendant avec inquiétude la déci-
sion de Pablos : parmi eux , le feint
Rosario ne se montroit pas le moins
sensible^ ses jeux, remplis de douleur,
nequittoientpasle malade, et lesgémis-
semens qui lui échappoient sans cesse,
prou voient suffisamment la violence de
son affliction.
Père Pablos sonda la blessure , et en
retirant sa lancette, il la vit teinte d'une
couleur verdâtre. Il secoua la tête avec
chagrin, et s' éloignant du lit : « Voilà ce
que je craignois , dit-il , il n'y a point
d'espérance. » — « Point d'espérance 1
s'écrièrent tous les moines 5 vous dites
<inii n'y a point d'espérance ! ^
« D'après les soudains effets de cett^
piqûre, je soupçonnois que notre prieur
avoit été blessé par un mille-pieds, Lq
LE MOINE. 117
venin que vous vojez à la pointe de ma
lancette confirme mou idée; il ne peut
vivre trois jours. «
« Et ne peut -on trouver aucun re-*
mède? « demanda Rosario.
« Sans exprimer le poison , il est ira-
possible de lui rendre la vie ; et com-
ment exprimer ce poison, c'est ce que
j'ignore. Tout ce que je puis faire, c'est
d'appliquer sur la blessure des herbes
qui diminueront les souffrances. Le ma-
lade recouvrera ses sens ; mais le venin
corrompra toute la masse du sang, et
dans trois jours le père Ambrosio ne
sera plus. »
Cet aiTêt pénétra de douleur tous les
assistans. Pablos, comme il venoit de
le promettre, pansa la main , et se retira
suivi de tous ses compagnons. Rosario
seul resta dans la cellule, ayant obtenu
à force de prières, que le prieur fût
confié à ses soins. La violence du délire
avoit épuisé les forces du père Am-
brosio , et il venoit de tomber dans
un accablement si profond , qu'à peine
donnoit-il quelques signes de vie : il
ëtoit encore dans cet état lorsque les
moines, après quelques heures, revin-
rent pour savoir s'il y avoit du change^
Ii8 LE MOINE.
ment. Pablos défit l'appareil , plus par
curiosité, que par la moindre espérance
de découvrir quelque symptôme favo-
rable. Quelle fut sa surprise, en voyant
que l'inflammation s'étoit entièrement
dissipée! Il sonda de nouveau la bles-
sure, et la pointe de la lancette en sortit
pure j la main n'ofFroit plus de traces de
poison, et , sans la marque de la sonde,
]?ablos auroit à peine retrouvé la place
du mal.
Il informa ses frères de ce change-
ment inespéré 5 leur joie fut grande et
leur surprise ne le fut pas moins. Mais
ils cessèrent bientôt de s'étonner de cet
événement, en lui donnant une explica-
tion conforme à leurs idées. Persuadés
depuis long-temps que leur prieur étoit
un saint , ils trouvèrent très-naturel que
S. Dominique eût opéré un miracle en
sa faveur. Cette opinion fut adoptée una-
nimement; ils crièrent au miracle, et
crièrent si haut, que le père Ambrosio
s'éveilla. Aussitôt les moines entou-
rèrent son lit, et lui exprimèrent toute
leur joie de cette guérison miraculeuse.
Il étoit entièrement revenu à lui, et
de ses douleurs, il ne lui restoit qu'un
sentiment de langueur e,t de foiblesse.
LE MOINE. 119
Pablos lui donna une potion restaurante,
et lui conseilla de garder le lit pendant
deux jours; il se retira ensuite, en le
priant de ne point parler, de crainte
qu'il ne s'épuisât davantage, et de tâ-
cher de prendre quelque repos. Les au-
tres frères suivirent Pablos, et laissèrent
le prieur seul avec Rosario.
Pendant quelques minutes , Ambro-
sio considéra son aimable garde avec des
jeux où se peignoient tout à la fois le plai-
sir et la crainte. Elle étoit assise près du
lit, la tête penchée, et, comme à l'ordi-
naire, enveloppée dans son capuchon.
« Vous êtes toujours ici , Matilde ! dit
enfin le moine : n'éles-vous pas contente
de m'avoir conduit si près du tombeau,
qu'il a fallu un miracle pour me sauver
la vie? Ah! sûrement le ciel avoit en-
voyé ce serpent pour punir. .... »
Matilde l'mterrompit en rtaettant ses
doigts sur les lèvresjjjÉAmbrosio avec
un air de gaieté.
« Silence! mon père, silence! Il vous
est prescrit de vous taire. »
« Celui qui m'a imposé cet ordre ne
savoit pas de quel intéressant sujet ja-
vois à vous parler. »
» Mais je le sais, moi , et je vous réi-
I2P LE MOINE.
tère le même commandement. On m'a
chargée d'être votre garde , et vous ne
devez pas me désobéir. »
« Vous êtes bien joyeuse, Malilde. »
«Comment ne le serois-je pas? je
viens de goûter un plaisir au-dessus de
tout ce que j'ai jamais senti. »
« Quel plaisir? »
« Je dois le cacher à tout le monde ,
et sur-tout à vous. »
te Et sur- tout à moi! Non, non,
Matilde, je vous conjure. »
« Paix donc, vous ne devez pas par-
ler; mais comme vous me semblez peu
disposé à dormir, je vais tâcher de vous
distraire avec ma harpe. »
et Comment ! vous savez la musique;
vous ne me l'aviez pas dit. »
t< Oh ! je ne suis qu'une écolière; mais
comme le silence vous est prescrit pour
quarante-huit heures, peut-être par-
viendrai-je à voq^M'écréer un peu, quand
vos méditations vous auront fatigué : je
vais chercher ma harpe, »
Elle revint bientôt, et A présent, mon
père, que chanterai-je? Voulez -vous
entendre la ballade du galant Duran-
darte, lequel mourut à la fameuse ba-
taille de Roncevaux ? »
LE MOINE. 121
« Tput ce qu'il vous plaira, Malilde. «
« Oh! ne m'appelez point Matilde :
appelez- moi Rosario ; appelez -moi
votre ami. Voilà les noms que^ j'aime
à entendre de votre bouche. Ecoutez
maintenant, n
Elle s'assit devant sa harpe, et , après
avoir préludé quelques instans avec un
goût exquis et qui prouvoit un talent
consommé, elle joua un air tendre et
plaintif. Ambrosioqui l'écoutoil , senlit
son accablement se dissiper, et une nfé-
lancolie douce et bien moins fatigante
se répandre dans ses esprits. Tout à coup
Matilde change de mouvement. D une
main hardie et rapide elle fait entendre
des sons belliqueux, et chante la ballade
suivante, sur uu air à la fois simple e?
touchant.
DURANDARTE ET BÉLERMA.
RÉCITATIF.
Plaine de Roncevanx, funeste à des.guerriers
Plus braves que les fils et de Rome et de Sparte ,
Tu vis périr l'honneur des chevaliers ,
Le courageux et galant Durandarte î
En mourant, ce jeune héros
Fit entendre ces derniers mots :
I. H
122 LE MOINE.
Vous que j'adorai si long-temps,
Vous, helas ! que pendant sept ans
Mes soins n'avoient pas attendrie^
Bélerma , quel cruel destin !
Votre cœur se rendoit enfin.
Vous m'aimez ... et je perds la- vie !
Qu'il est horrible ce trépas !
Bélf rma , je ne pleure pas
Ma carrière trop tôt finie ,
Ou mes honneurs, ou mon printemps.
Vous seule^ en ces tristes inslans,
Me faites regretter la vie !
Toi , le plus cher de mes parens ,
A qui , dès mes plus jeunes ans ,
Mon ame fut toujours unie_,
Ah î je t'entends et je te vol !
Montésinos, auprès de toi
J'aurai , du moins ,
Aujourd'hui même à Bëlerma
Porte mon cœur. . . Dis-lui : Voilà
L'autel où vous fûtes chérie.
Votre sourire ou vos dédains
Causèrent seuls tous les chagrias
Et tous les plaisirs de sa vie.
Tendre ami , reçois mes adieux :
Un voile s'étend sur mes yeux,
Et la voix même m'est ravie.
De l'amour et de l'amitié
Que les prières. . . la pitié ,
Me «uiveat dans une autre vie '
LE MOINE. 123
C'en est fait ; le héros n'est plus.
O vœux ! ô regrets superflus ! ,
Son cousin l'embrasse et s'écrie :
« Maures, désormais respirez !
« Vous , chrétiens , désormais pleurez ?
c Durandarte a perdu la vie. '
« Nul ne régalera jamais.
« Fier aux combats, et dans la paix
«r Aussi doux que sa douce amie . . ,
c Pourquoi suis- je seul échappé?
« Pourquoi la main qui fa frappé
c M'a-t-elle donc laissé la vie ? »
Il saisit son cœur en tremblant ,
Puis il forme à ce corps sanglant
Une tombt' de fleurs garnie.
Gloire à l'honneur des chevaliers ?
Couvrons de pleurs et de lauriers
i)a mort aussi bien que sa vie.
Tandis qu'elle chantoit , le père l'é-
coutoit avec dëlices. Jamais son oreille
n'avoit entendu une voix plus mélo-
dieuse ; il s'étonnoit que des sons si
divins pussent ne pas appaiienir aux
anges. Mais tout en se livi anl au plaisir
d'entendre, un simple regard le con-
vainquit bientôt qu'il ne devoit pas de
même se livrer au plaisir de voir. L'ai-
mable chanteuse étoit assise à quelque
dislance du lit, penchée sur sa harpe :
124 LE MOINE.
son atlitude ëtoit remplie d'aisance et
de grâces ; son capuchon , moins avan-
cé qu'à l'ordinaire, laissoit apercevoir
deux lèvres de corail , appétissantes et
fraîches comme la rose , et un menton
dont la fossette sembloit receler mille
amours : les longues manches de son
habit auroient pu traîner sur les cordes
de la harpe; pour prévenir cet inconvé-
nient , elle les avoit relevées au-dessus
du coude , et l'on vojoit un bras dont
la peau lisse et fine égaloit la neige en
blancheur. Ambrosio n'osa la regarder
qu'une fois; mais ce regard sufEt pour
hii apprendre de quel danger étoit pour
lui la présence de cet objet. Il ferma les
jeux : mais en vain il vouloit l'éloigner
de ses idées; toujours elle se représen-
toit à lui, belle de tous ses charmes
et de mille aiitres que lui prêtoit son
imagination enflammée. Les appas qu'il
avoit vus , il se les retracoit pour les
embellir encore. Ceux qui éloient restés
cachés, son esprit les lui peiguoit mille
fois plus ravissans ; mais ses vœux et
la nécessité d'y être fidèle , n'étoient pas
moins présens à sa mémoire- Il combat-
toit ses désirs et frémissoit en voyant la
profondeur de f abîme ouvert devant lui .
LE MOINE. 123
Matilde cessa de chanter; le père
craignant l'effet de ses charmes , resta
les yeux fermés, adressant à saint Do-
minique des prières ardentes pour ob-
tenir son secours dans cellfe dangereuse
épreuve. Matilde crut qu'il durmoit;
elle se leva doucement, s'approcha du
lit, et, pendant quelques minutes, le
considéra attentivement.
te II dort î dit-elle enfin à voix basse
(mais Ambrosio ne perdit aucun mot);
je puis donc, à présent, le regarder,
sans me reprocher ce plaisir. Je puis
mêler mon haleine avec la sienne ; je
puis contempler chacun de ses traits
que j'adore, sans qu'il m'accuse de vou-
loir l'égarer. Il craint que je ne le sédui-
se, que je ne lui fasse violer ses vœux.
Oh ! quelle injuste crainte ! Si j'avois
pour but d'allumer ses désirs, pren-
drois-je tant de soin pour lui cacher
mon visage , mes mains , mes bras ,
toute ma personne? n
Elle s'arrêta , comme perdue dans
ses réflexion '.
« Hier encore, reorit-elle, hier en-
core, je lui éi^'is chère; il-m'estimoit,
et mon cœur étoit content. A présent,
hélas! à préocut, que ma situation est
126 LE MOINE.
cruellement changée ! Il me regarde
avec défiance; il m'ordonne de le quit-
ter, de le quitter pour jamais. O vous,
mon idole , vous qui éles dans mon
a me, à côté de Dieu même, encore
deux jours , et vous connoitrez mon
cœur tout entier. Que n'avez -vous
pu voir quelles étoient mes angoisses ,
quand on désespéroit de vos jours?
que n'avez-vous pu voir combien vos
souffrances avoient augmenté ma ten-
dresse ! Mais le moment approche où
vous serez convaincu que ma passion
étoit pure et désintéressée. Alors vous
me plaindrez, et vous supporterez seul
tout le poids de ces cruels chagrins. »
En parlant ainsi , ses pleurs coulèrent
en abondance; et comme elle éloit pen-
chéesur Ambrosio, une larmelui tomba
sur la joue.w O ciel ! si j'avois interrompu
son sommeil », s'écria Matilde en s'é-
loignant avec autant de précipitation que
de crainte.
Sa crainte n'étoit pas fondée. Les
dormeurs les plus opiniâtres sont ceux
qui ne veulent pas s'éveiller, et tel étoit
le père ; il paroissoit toujours enseveli
dans un repos, dont chaque instant le
rendoit moins capable de jouir. Cette
LE MOINE. 127
larme brûlante avoit porté un nouveau
feu dans son cœur.
« Quelle affection, quelle pureté! se
disoit-il à lui-même. Ah ! puisque mou
ame est si sensible à l'amitié, que se-
roit-ce donc si elle étoit agitée par
l'amour? »
Matilde s'étoit retirée à quelque dis-
tance du lit. Le moine se hasarda d'ou-
vrir les jeux et de les porter sur elle en
tremblant; elle avoit le visage tourné
de l'autre côté ; sa tête étoit languis-
samment appuyée sur sa harpe , sesyeuX
fixés sur le tableau qui faisoit face au lit
du père.
«Heureuse, heureuse image! disoit-
elle, en s'adressant à ta belle Madone,
c'est à vous qu'il ofi're ses prières, c'est
vous qu'il contemple avec admiration.
Je me flattois que vous adouciriez mes
chagrins , et vous n'avez servi qu'à les
augmenter; vous m'avez fait sentir que
si j'av^ois connu Arabro^io avant que ses
vœux fussent prononcés , Ambrosio et
le bonheur auroicnt pu être mon par-
tage. Avec quel plaisir il regarde cette
peinture! Avec quelle ferveur il pré-
sente ses hommages à ce portrait ina-
nimé ! Ah ! si ses sentimens lui étoient
ia8 LE MOINE.
inspirés par quelque bon et secret gé-
nie, favorable à mon amour! Si c'étoit
l'instinct de la nature qui lui dit tout
bas.... Taisez -vous, folles et vaines
espérances ; n'encouragez point une
idée qui terniroit tout l'éclat des vertus
d'Ambrosio. C'est la religion , et non
la beauté , qui attire son admiration ;
ce n'est pas devant la femme, c'est de-
vant la divinité qu'il fléchit le genou.
Oh ! si seulement il m'adressoit une des
tendres expressions qu'il prodigue à
cette Madone ! S'il me disoit que , sans
le mariage qui le lie à l'église, iln'auroit
pas méprisé Matilde ! J'aime à nourrir
cette idée : peut-être pourra-t-il avouer
aussi qu'il sent pour moi plus que de la
pitié, et qu'une affection telle que la
mienne auroit mérité du retour. Peut-
être daiguera-t-il faire cet aveu quand
il me verra sur mon lit de mort ; il ne
craindra plus alors de manquer à ses
devoirs , et la certitude de ses senti-
niens pour moi adoucira mes derniers
momens. Que n'en suis-je sûre! Avec
quelle ardeur je desirerois l'instant de
ma dissolution ! »
Le prieur ne perdit pas une syllabe
de ce disôours : le ton dont ces derniers
LE MOINE. 129
mots furent prononcés lui perça le
cœur;, et soulevant sa léle involontai-
rement :
« Maiilde ! s'écria-t-il d'une voix
troublée; ô ma chère Matilde! »
Matilde tressaillit et se tourna vers
lui. La promptitude de son mouvement
fit tomber son capuchon. Sa tête resta
découverte , et son vidage entièrement
visible aux yeux du moine. Quelle fut
la surprise dWmbrosio , en y trouvant
une ressemblance parlaite avec la Ma-
done qu'il admiroit! Les mêmes pro-
portions exquises dans les traits, la même
profusion de cheveux dorés , les jeux
célestes, les lèvres de rose, la grâce, la
majesté, tous les mêmes charmes bril-
loient dans Matilde ! Il jeta un cri d'é-
tonnement et retomba sur son oreiller,
et doutant si l'objet qu'il voyoit étoit une
mortelle ou une divinité.
Maiilde parut pénétrée de confusion ;
elle resta sans mouvement à la place où
elle étoit : Sa harpe lui servoit d'appui;
ses yeux étoient baissés vers la terre,
et ses belles jou'^s couvertes d'une douce
pudeur. En revenant à elle , son pre-
mier soin fut de cacher son visage ; en-
suite, d'une voix foible et tremblante.
i3o LE MOINE.
elle adressa au moine ces paroles :
« Le hasard vient de vous apprendre
un secret que je n'aurois osé vous ré-
véler qu'à l'instant de ma mort. Oui,
Ambrosio , vous vojez dans Matilde de
Villanégas l'originale de votre Madone
bien aimée. Dès que cette malheureuse
passion se fut allumée dans mon cœur,
je formai le dessein de vous faire par-
venir mon portrait. Le nombre de mes
adorateurs m'avoit persuadée que je
possédois quelque beauté, et ]e brûlois
de savoir quel seroit son effet sur vous.
Je me fis peindre par Martin Galuppi ,
célèbre Vénitien , actueUement résident
à Madrid. La ressemblance étoit frap-
pante. J'envoyai son ouvrage à votre
monastère comme un tableau qu'on
vouloit vendre, et le juif qui le porta
étoit un de mes émissaires. Vous ache-
tâtes ce portrait. Jugez de mes trans-
ports de joie , quand je sus que vous
l'aviez considéré avec délices, ou plu-
tôt avec adoration; que vous l'aviez
placé dans votre cellule , et que vous
n'adressiez vos prières à aucun autre
saint! Ce que vous venez d'apprendre,
pourroit-il augmenter votre défiance à
mon égard? Wy vojez-vous pas, au
LE MOINE. i3ï
sontraire, une preuve de la pureté de
mon aflPeclioD , un motif puissant pour
me souffrir auprès de vous , pour m'es-
timei' davantage. Je vous ai entendu ,
chaque jour , combler d'éloges mou
portrait. J'étois moi-même témoin des
transports que vous causoit sa beauté;
et cependant j'ai eu sur moi assez d'em-
pire pour ne pas tourner contre votre
vertu les armes que vous me fournissiez
vous-même. Je vous cachai ces traits ,
que vous aimiez sans le savoir. Je me
défendis de la tentation d'exciter vos
désirs, en vous montrant mes charmes ,
et de m'emparer de votre cœur par le
moyen de vos sens. Une assiduité sou-
tenue aux devoirs de la religion , mille
petits soins que le cœur rend si doux ,
et qui vous prouvoient la pureté de
mon ame et la sincérité de mon atta-
chement , voilà les seules armes que
j'employai pour obtenir vos regards et
mériter votre tendresse. Je réussis , je
devins votre compagnon , votre ami.
Je vous laissai ignorer mon sexe; et si
vous ne m'aviez pressée de vous révéler
înon secret , si je n'avois été tourmentée
de la crainte que le hasard ne le trahît
malgré moi , vous ne m'auriez jamais
l32 LE MOINE,
connue que sous le nom de Rosario,
Êtes-vous toujours dans la résolution de
m'éloigner de vous ? Le peu d'heures
qui me restent à vivre, ne pourrai-je les
passer en jouissant de votre présence?
Oh ! répondez-moi , Ambrosio ; dites-
moi que je puis rester. »
La fin de ce discours força le moine
de se recueillir, et il sentit fort bien que,
dans la disposition actuelle de son ame,
il ne pouvoit se soustraire au pouvoir
de cette enchanteresse qu'en cessant de
la voir ou de l'entendre.
« L'étonnemenl où je suis, lui dit-il,
me rend en ce moment incapable de
vous répondre. N'insistez pas, Matilde,
sur une décision de ma part 5 laissez^
moi à moi-même 5 j'ai besoin d'être
seul. »
« Je vous obéisj mais promettez-moi
de ne pas exiger que je m'éloigne du'
monastère sur le champ. »
« Matilde, pensez à votre situation et
aux conséquences d'un plus long séjour
ici : notre séparaiion est indispensable j
il faut nous quitter. »
ce Mais pas aujourd'hui , mon père :
oh! de grâce, que ce ne soit pas au-
jourd'hui. »
LE MOINE. i33
a C'est me presser trop vivement;
mais je ne puis résister au ton dont vous
me priez. Je consens que vous demeu-
riez ici le temps nécessaire , en quelque
façon , pour préparer nos frères à vo-
tre départ; restez encore deux jours,
mais le troisième (il soupira malgré
lui), souvenez-vous que le troisième
jour doit- vous voir partir pour ja-
mais. »
Elle saisit la main du père, et la
pressa de ses lèvres.
«Le troisième jourJ s'écria-l-elle
d'un ton grave; vous avez raison, mon
père, vous avez raison, le troisième
jour sera celui d'un éternel adieu. »
Ces mots furent accompagnés de re-
gards tellement douloureux et sinistres,
que le cœur du moine en fut pénétré.
Elle lui baisa la main une seconde fois,
et sortit de la chambre avec précipita-
tion.
Resté seul, tantôt Ambrosio cher-
choit des raisons qui pussent l'autoriser
à retenir cette dangereuse hôtesse, tan-
tôt sa conscience lui reprochoit une in-
fraction aux lois de son ordre : mille
passions opposées agitoient son ame.
A la fin, soû attachemect pour le feint
I. lâ
i34 LE MOINE.
Rosario , joint- aux suggestions d'un
tempéiurnent plein de feu, commença
à l'emporter, et la victoire ne fut plus
douteuse, dès que la présomption, le
vice dominant du caractère d'Ambro-
sio, fut venue au secours de Matilde.
JLe moine fit réflexion qu'il y avoit bien
plus de mérite à vaincre son tempéra-
ment qu'à éviter d'avoir à le combattre,
et qu'au lieu de s'alarmer , il devoit
saisir avec joie une si belle occasion de
prouver ia force de son a me et de sa
vertu. Saint Antoine avoit bien résisté
à toutes les séductions du plaisir. Pour-
quoi lui - même craindroit - il d'être
plus foible? D'ailleurs, Saint Antoine
avoit à lutter contre le diable, et tout
son art, et tous ses efforts pour le ten-
ter; tandis que lui, Ambrosio, n'avoit
à redouter qu'une simple mortelle ti-
mide, modeste, et qui ne trembloit pas
moins que lui de succomber.
« Oui, se disoit-il, l'infortunée peut
rester , je n'ai rien à craindre de sa
présence; et quand, par moi-même, je
lie serois pas assez fort contre la ten-
tation , je trouverois un appui dans
l'innocence de Matilde. »
Ambrosio ne savoit pas encore que
LE MOINE. i55
même pour les cœurs corrompus, le
vice n'est jamais plus dangereux que
quand il se cache sous le masque de la
vertu.
Il sesentit si parfaitement remis, que,
lorsque le père Pablos vint le voir dans
la soirée, il lui demanda la permission
de quitter sa chambre le lendemain;
ce qui lui fut accordé. Le reste du jour ,
Matilde ne parut pas devant lui, si ce
n'est avec tous les autres moines, au
moment où ils vinrent en corps s'infor-
mer de la santé de leur prieur. Elle
sembloit craindre de lui parler en par-
ticulier, et ne resloit dans la chambre
que q^uelques minutes. Le père dormit
fort bien, mais il retrouva tous ses
songes de la nuit dernière , et des sen-
sations de volupté encore plus vives et
plus exquises; lès mêmes visions, qui
avoient enflammé son sang, se retra-
cèrent devant lui; ses jeux revirent
Matilde dans tout l'éclat de ^es char-
mes, Matilde tendre et passionnée , le
pressant contre son sein et le couvrant
des plus ardentes caresses. Ces vaines
images disparurent encore, et le lais-
sèrent, au réveil, plein de honte, et
d'effroi.
iZe LE MOINE.
Le jour commençoit à paroître. Fa-
tigué, épuisé par ces réves incendiaires,
il ne se sentit pas en état de quitter son
lit, et fit dire qu'il n'iroit pas à matines :
c'étoit la prenaière fois de sa vie qu'il
s'en étoit dispensé. Il se leva tard, et
n'eut, pendant une grande partie du
jour^ aucune occasion de parler à Ma-
tilde sans témoins; sa cellule fut con-
tinuellement remplie de moines qui,
tour-à'tour, venoient lui exprimer leurs
inquiétudes sur sa santé, jusqu'au mo-
ment où la cloche les appela tous au
réfectoire.
Après le dîner, les moines se sépa-
rèrent, et se répandirent dans les diffé-
rentes allées du jardin, où l'ombre des
arbres et le silence des bosquets leur
offroient des asiles commodes pour
faire la sieste. Le prieur s'achemina
du côté de l'hermitage, et d'un coup
d'œil invita Matilde à l'accompagner.
Matilde obéit, et le suivit en silence.
Ils entrèrent dans la grotte, et s'y assi-
rent : tous deux sembloient dans un égal
embarras; aucun des deux ne parois-
soit vouloir entamer la conversation.
A la fin, le prieur rompit le silence; il
ne parla que de sujets indifférens, et
LE MOINE. i37
Matilde répondit sur le même ton; oa
eût dit qu elle vouloit lui faire oubliei-
qu'il eût devant lui quelqu'autre per-
sonne que Rosario. Aucun des deu;^
n'osa et ne désira même en revenir au su-
jet qui leur tenoit le plus au cœur.
Matilde tâchoit de paroitre gaie , mais
ses efforts étoient visibles. Le poids du
chagrin i'accabloit; sa voix étoit foible
et languissante; elle sembloit pressée de
finir un entretien qui l'embarrassoit,
et se plaignant de n'être pas bien, elle
demanda au prieur la permission de
se retirer. Il l'accompagna jusqu'à la
porte de sa cellule, et là, il s'arrêta en
lui déclarant qu'il consenloit à l'avoir
pour compagne de sa solitude, tant
qu'elle le trouveroit agréable.
Matilde ne donnna aucun signe de joie
en recevant cette permission, quoique
Ja veille elle eût paru si empressée de
l'obtenir.
«Hélas! mon Père, dit-elle en re-
muant la tête d'un air triste, ce consen-
tement arrive trop tard, mon sort est
fixé; il faut que nous nous séparions
pour jamais; cependant croj^ez que je
sens vivement cette généreuse condes-
cendance , celte pitié de votre part , pour
12.
l38 LE MOINE.
une infortunée qui n'en est que trop
peu digne. «
Elle mit son mouchoir devant ses
yeux , et comme son capuchon étoit à
moitié entr'ouvert, Ambrosio remar-
qua qu'elle étoit pâle et abattue.
«Bon Lieu! s'écria-l-il, vous n'êtes
pas bien, en effet, Matilde, et je vais
sur-le-champ vous envoyer le père
Pablos. »
« Non, n'en faites rien; je suis ma-
jade, il est vrai, mais il ne peut rien à
mon mal. Adieu, mon père; demain
souvenez-vous de moi dans vos prières,
tandis que je me souviendrai de vous
dans ie ciel. »
Elle entra aussitôt dans sa cellule,
et en ferma la porte.
Le prieur se hâta de lui envoyer Pa-
blos, dont il attendit le rapport avec
impatience; mais Pablos revint bien-
tôt, et lui dit que sa peine avoit été
perdue; que Rosario n'a voit point voulu
Je laisser entrer, et qu'il avoit positi-
vement refusé ses secours. Ambrosio
fut vivement affecté de ce récit; ce-
pendant il pensa que, pour cette nuit,
il valoit mieux ne pas presser Matilde
davantage , ajoutant que si Rosario né-
LE MOINE. 1%
toit pas mieux le lendemain malin, il
insisteroit pour que le père Pablos fût
appelé.
Pour lui, se sentant peu disposé à
dormir, il ouvrit sa fenêtre, et se mit
à considérer la réflexion de In lune
sur le petit ruisseau qui baignoit les
murs du monastère. La fraîcheur et le
silence de la nuit inspirèrent à Ambro-
sio des idées mélancoliques. Il songea
aux charmes et à la tendresse de Ma-
tilde, aux plaisirs qii'il auroit pu par-
tager avec elle, s'il n'étoit retenu par
les liens monastiques; il se dit que l'a-
mour de Malilde pour. lui n'étant pas
soutenu par l'espérance, ne pouvoit
pas durer long-temps; que sans doute
elle réussiroit àéleindre sa passion, et
qu'elle iroit chercher le bonheur dans
les bras de quelqu'aulre plus fortuné;
il frémit en pensant au vide que l'ab-
sence de Malilde laisseroit dans son
cœur. La vie du couvent lui parut mo-
notone et faslidieuse; il soupira, et jela
un œil d'envie sur le monde, dont il
éloit pour jamais séparé. Telles éloient
ses réflexions, lorsqu'on frappa rude-
ment à sa porte. Déjà la cloche de fé-
glise s'étoit fait entendre. Empressé de
140 LE MOINE.
savoir ce cjui pouvoit interrompre l'or-
dre et le silence du monastère, le prieur
ouvrit la porte , et un frère entra , avec
le trouble et l'effroi dans les jeux.
«Hâtez -vous, mon révérend père,
s'écria -t- il, hâtez-vous pour le jeune
Rosario j il demande instamment à vous
voir , il n'a que peu de momens à vivre. »
« Dieu (le miséricorde ! où est le père
Pablos? pourquoi n'est-il pas avec lui?
Oh! je crains, je crains »
« Le père Pablos l'a vu , mais son art
ny peut rien. Il soupçonne, dit-il, que
le jeune hommme est empoisonné. »
«Empoisonné! Ah! l'infortuné! voilà
ce que je craignbis aussi. Mais ne per-
dons pas un moment; peut-être est-il
encore temps de le sauver.
Il dit, et courut à la cellule de Ma-
tilde. Il j trouva beaucoup de moines,
et parmi eux le père Pablos, tenant à
la main un breuvage qu'il vouloit per-
suader à Rosario de prendre. Les au-
tres s'occupoient à admirer sa figure
céleste, qu'ils voyoient pour la pre-
mière fois. Jamais, en effet, Matilde
ii'avoit paru plus aimable; ses joues,
nagnères pâles, étoient couvertes d'un
rouge éclatant; sesj/eux brilloient d'une
LE MOIxVE. 141
douce sérénité, et tout en elle expri-
moit la confiance et la résignation.
« Oh! ne nae tourmentez pas davan-
tage, disoit-elle à Pablos, au moment
où le prieur eflPrajé se précipita dans
sa cellule; mon mal est bien au-dessus
de toute votre science, et je ne veux
pas en guérir. Puis apercevant Am-
brosio : « Ah ! c'est lui , dit- elle; que je
le voie encore une fois avant de le quit-
ter pour toujours. Laissez-moi , mes
frères, j'ai à parler à ce saint homme
en particulier. »
Les moines se retirèrent aussitôt ,et
Matilde resta seule avec lé prieur.
« Femme imprudente, qu'avez-vousr
fait? s'écria celui-ci, quand il ne vit
plus personne dans sa cellule. Diles-
moi, ce que je soupçonne est il fondé?
suis -je au moment de vous perdre?
votre main même auroit-elle été l'ins-
trument de votre destruction? »
Elle sourit, et prit la main d'Am-
brosio.
« En quoi ai-je été imprudente, mon
père? J'ai sacrifié une paille pour sau-
ver un diamant. Ma mort conserve une
vie précieuse au monde, et qui m'est
bien plus chère que la mienue. — Oui,
ï42 ' LE MOINE.
mon père, je suis empoisonnée, je le
sais; mais d'un poison qui a circulé dans
vos veines. »
« Matildé ! »
« Cet aveu , j'avois résolu de ne le
faire que sur mon lit de mort. Ce mo-
ment est arrivé. Vous ne pouvez avoir
déjà oublié le jour où votre vie fut
mise en péril par la morsure d'un mille-
pieds. Le médecin désespéroit de vous ,
déclarant qu'il ignoroit les moyens d'ex-
primer le poison de votre blessure : j'en
savois un , moi , et jen'ai pas hésité d'en
faire usage. On m'a voit laissée seule
auprès de volis : vous dormiez : je dé-
tachai l'appareil qui enveloppoit votre
main, je baisai la blessure, et avec mes
lèvres j'en suçai le venin. L'eflèt en a
été plus prompt que je ne m y attendois.
Je sens que la mort est dans mon sein;
encore une heure, et j'aurai passé dans
un monde plus heureux. »
«Dieu tout- puissant! » s'écria le
prieur; et il tomba sur le lit sans force
et sans mouvement.
Quelques mioules après, il se relire
brusquement, et regarde Malilde d'un
œil égaré, avec l'air du désespoir.
« Et voua vous êtes sacrifiée pour
LE MOfNE. 143
moil Vous mourez, et c'est pour con-
server Ambrosio! et n'y a-t-il aucun
remède, Matilde? n'y a-t-il plus d'es-
pérance? Oh! réponde^, répondez-
moi , dites qu'il vous reste encore quel-
que moyen de vous sauver. «
«Rassurez-vous, mon unique ami!
Oui , j'ai encore en mon pouvoir le
moyen de vivre; mais ce moyen, je
n'ose l'employer; il est dangereux, il
est effrayant! ce seroit acheter la vie
plus cher qu'elle ne vaut. — A moins
qu'il ne me fût permis de vivre pour
vous. »
«Eh bien ! vivez pour moi, Matilde ,
pour moi et pour, la reconnoissance. »
(Il saisit sa main, et la pressa sur ses
lèvres avec transport. ) « Rappelez-
vous notre dernier entretien ; à présent
]p consens à tout. Rappelez-vous de
quelles vives couleurs vous avez peint
l'union des âmes; réalisons cette douce
image; oublions toute différence de
sexeç méprisons les préjugés du nu)nf'e;.
ne voyons tous deux, dans chacun de
nous, qu'un frère, qu'un ami. Vivez
donc , Matilde , et vivez pour moi. «
«Ambrosio, les choses ne peuvent
être ainsi : quand je le croyois , je vous
144 LE MOINE.
trompois, je me trompois moi-même.
Il faut que je meure , ou du poison que
j'ai pris, ou de l'affreux tourment de
combattre toujours mon désir. Depuis
le consentement que vous m'avez ac-
cordé , le bandeau s'est détaché de mes
jeux. Je vous aime , non plus avec Ja
dévotion que l'on doit à un saint, non
plus pour les seules vertus de votre
ame , mais pour les charmes de votre
personne, .le ne suis plus qu'une foible
femme , livrée à la plus impétueuse des
passions. Vous me promettez votre ami-
tié! O ciel! que ce mot est froid pour
mon cœur, pour ce cœur qui brûle d'a-
mour, d'un amour qu'aucune expres-
tion ne sauroit peindre, et que l'amour
seul peut payer ! Tremblez aonc , Am-
brosio , tremblez d'être exaucé dans vos
prières. Si je vis, c'en est fait de vos
devoirs, de votre réputation, de vos
trente années de vertu et de sacrifices;
tout ce qui vous est cher et précieux
sera perdu pour jamais. Je ne me sejati-
rai plus la force de résister à mon cœur •
je saisirai toutes les occasions d'enflam-
mer le vôtre; je finirai par consommer
notre déshonneur à tous deux. Non,
non , Ambrosio , je ne dois pas vivre 5 je
Le moine. Î45
sens à chaque battement de mon cœur
qu'il n'y a plus pour moi qu'une alter-
native. . . .le bonheur ou la mort ! »
« Qu'en tends-je, dit Arabrosio? est-
ce bien vous qui me parlez? »
Il fit un mouvement comme pour s'é-
loigner d'auprès d'elle. Elle poussa un
cri perçant, et se levant à moitié hors
de son lit, elle jeta ses bras autour du
moine, et le retint.
« Oh ! ne me quittez pas ! écoulez-
moi avec compassion ; dans peu d'heu-
res je ne serai plus 5 dans peu d'heures
je n'aurai plus à rougir de ce malheu-
reux amour. »
a Dangereuse femme ! que puis -je
vous dire ? Je ne peux. — je ne dois
pas. — Mais vivez , Matilde , ah ! vi-
vez. »
Songez -vous bien à ce que vous
demandez ? Que je vive , moi , pour
vous plonger dans l'infamie , pour
devenir auprès de vous un instrument
de perdition , pour opérer votre ruine
et la mienne ? Touchez ce cœur, mon
père. »
Elle prit la main d* Ambrosio. Confus,
embarrassé , entraîné par un charme
puissant, il ne ht aucune résistance, et
I. 10
146 LE MOINE.
il sentit le cœur de Malilde battre vive-
ment sous sa main.
« Touchez ce cœur, mon père; il est
encore le siège de l'honneur et de l'in-
nocence; demain, s'il est animé, il de-
viendra la proie du crime. Laissez-moi
donc mourir aujourd'hui , laissez-moi
mourir, quand je mérite encore les
larmes de l'homme vertueux. Oh ! que
ne puis- je expirer ainsi ! (En disant ces
mots, elle appujoit sa tête sur l'épaule
d'Ambrosio, et ses beaux cheveux cou-
vroient la poitrine du père. ) Soutenue
dans vos bras , je croirois m'endormir ;
votre main fermeroit mes yeux , et vos
lèvres recevroient mon dernier soupir.
Kt ne penserez-vous pas à moi quelque-
fois? n'irez-vous pas quelquefois verser
une larme sur ma tombe? Oh! oui,
oui ! ce baiser en est le gage et l'assu-
rance. »
Il étoit nuit; le silence régnoit autour
d'eux. La foible clarté d'une lampe so-
litaire donnoit sur le visage de Matilde,
et répandoit dans la chambre une lu-
mière sombre et mystérieuse. Point
d'œil curieux à craindre, point d'oreille
indiscrète ; rien ne se faisoit entendre
^ue la douce voix de Ma tilde. Ambrosio-
LE MOINE. ^ 147
étoit dans toute la vigueur de l'âge; il
voyoit devant lui une femme jeune et
belle qui lui avoit sauvé la vie , qui l'a-
doroit, que son amour pour lui venoit
de conduire aux portes du tombeau. Il
s'assit sur le lit , la main toujours posée
sur le cœur de Matilde, et soutenant la
tête de son amante, voluptueusement
appuyée sur son sein. Qui donc s'éton-
neroit qu'il eût cédé à la tentation ?
Enivré de désirs, il pressa de ses lèvres
les lèvres charmantes qui le cher-
choient ; ses baisers devinrent bientôt
aussi brûlans que ceux de Matilde ; il
la serra dans ses bras avec transoort;
il oublia ses vœux, la religion et l'hon-
neur ; il ne se souvint que du plaisir
et du moment.
« Ambrosio ! oh , mon cher Ambro-
sio , » dit Matilde en soupirant.
« A toi , pour jamais à toi ! » balbutia
le père en expirant sur le sein de Ma-
tilde.
148 LE MOINE.
/«/^/«/«.^%./«^«/«/«/«y%/«^%/%^^/«/%^^ ^/%/
CHAPITRE IIL
« Ce sont des brigands que tout voyageur
« doit redouter. Il y a parmi eux des jeunes
« gens de bonne famille , que la fougue d^une
ff jeunesse livrëe à elle-même a éloigné de
ff la compagnie des hommes d'honneur et
(c soumis aux lois. »
Les deux Vêronois,
JLiE marquis et Lorenzo avançoient vers
l'hôtel de Las Cisternas , sans se dire
un seul ijiot. Le premier étoit occupé à
se rappeler toules les circonstances dont
]e récit pouvoit présenter à Lorenzo,
sous le jour le plus favorable, ses liai-
sons avec Agnès : l'autre, alarmé pour
l'honneur de sa famille, n'étoit pas peu
embarrassé de la manière dont il devoit
ee conduire avec le marquis. L'aven-
ture dont il venoit d'être témoin ne
lui permettoit pas de le traiter comme
ami; mais son tendre intérêt pour An-
tonia ne l'empêchoit pas moins de le
traiter comme ennemi , et après bien
des réllexions, il conclut que le parti
le plus sage étoit de garder le silence ,
LE MOINE. 14g
en attendant que don Raymond lui
donnât l'explication qu'il desiroit.
Ils arrivèrent à l'hôtel ; le marquis le
conduisit aussitôt à son appartement,
et commença à lui exprimer toute sa
joie de le trouver à Madrid. Lorenzo
se hâta de l'interrompre.
«Excusez-moi, monsieur, lui dit-il
d'un ton froid , si je ne réponds pas à
tout ce que vous me dites d'obligeant.
L'honneur de ma sœur est compromis;
tant que vous ne m'aurez point éclairci
cette affaire et le but de votre corres-
pondance avec Agnès, je ne puis vous
regarder comme un ami ; il me tarde
de vous voir entrer dans les détails que
vous m'avez promis. »
« Donnez- moi d'abord votre parole
que vous m'écouterez patiemment et
avec indulgence. »
a J'aime trop ma soeur pour la juger
avec précipitation , et jusqu'à ce jour
je n'ai pas eu d'ami qui me fût plus
cher que vous. Je vous avouerai même
qtie vous avez le pouvoir de m'obliger
dans un point où mon cœur est inté-
ressé; ainsi je ne puis que désirer vi-
vement de vous trouver toujours digne
de mon estime. 5)
i3.
l5o LE MOINE.
« Lorenzo, vous me comblez de joie ;
rien ne sauroit m'être jamais plus agréa-
ble que l'occasion de servir le frère
d'Agnès. »
M Prouvez-moi que je puisse accepter
vos services sans déshonneur , et il
n'y a pas d'homme au monde à qui
j'aimasse mieux devoir de la recon-
noissance. »
« Probablement, vous avez déjà en-
tendu votre sœur parler d'Alphonso
d'Alvarada. »
«Jamais ma sœur ne m'en a parlé.
Quoique j'aie pour Agnès toute la ten-
dresse d'un frère , les circonstances
nous ont tenus jusqu'ici presque tou-
jours séparés fun de l'autre. Dans son
enfance , elle fut confiée aux soins de
sa tante , qui avoit épousé un gentil-
homme allemand. Il n'y a que deux ans
qu'elle a quitté le château de ce sei-
gneur, et qu'elle est revenue en Espa-
gne , bien déterminée à renoncer au
monde pour jamais. »
(c Bon Dieu ! Lorenzo , vous connois-
siez son intention , et vous n'avez pas
fait tous vos efforts pour l'en détour-
ner ? »
« Marquis , ce reproche est injuste.
LE MOINE. i5r
La résolution de ma sœur , dont je
reçus la nouvelle à Naples , m'aflligea
extrêmement, et je liâlai mon retour à
Madrid, uniquement pour prévenir ce
triste sacrifice. A peine arrivé, je cou-
rus au couvent de Sainte- Claire , où
Agnès avoit désiré d'achever son no-
viciat. Je demandai à voir ma sœur.
Figurez-vous ma surprise en recevant
de sa part un refus positif: elle me fit
dire, qu'appréhendant mon influence
s«jr son esprit , elle ne vouloit point se
risquer à m'entendre avant la veille
même du jour on elle devoit prendre
le voile; je suppliai les religieuses, j'in-
sistai sur la permission de parler à ma
sœur , je n'hésitai pas même à leur
hiisser voir mes soupçons sur ce refus
de paroitre , auquel on l'avoit forcée
peut-être. Pour se justifier de cette
imputation, l'abbesse m'envoya quel-
ques lignes ou je ne pus méconnoilre
l'écriture d'Agnès, et qui confirmoient
le premier message. Les jours suivans
je ne réussis pas mieux dans mes efforts
pour me procurer avec elle un moment
d'entretien. Elle refusa constamment
mes visites, et ne me permit enfin de
la* voir que la veille au jour où elle
102 LE MOINE.
devoit pour jamais s'ensevelir dans le
cloître. Cette entrevue eut pour témoins
DOS plus proches parens : c'étoit la pre-
mière fois que je la voyois depuis son
enfance, et nous fûmes vivement émus
l'un et l'autre ; elle se jeta dans mes
bras , et , fondant en larmes , me pro-
digua les plus tendres caresses. Rai-
sons , instances , prières , je n'oubliai
rien pour lui faire abandonner son pro-
jet; je pleurai, je me jetai à ses genoux;
je lui représentai toutes les peines insé-
parables du cloitre ; je peignis à son
imagination tous les plaisirs auxquels
elle alloit dire un éternel adieu ; je la
conjurai de m'ouvrir son cœur, de me
confier ce qui avoit pu lui inspirer de
riiorreur pour le monde. A cette de-
mande elle pâlit, détourna son visage, et
ses pleurs coulèrent avec plus d'abon-
dance. Elle me pria de ne pas insister
sur ce point , et cela ne me fit que
trop voir que sa détermination étoit
prise , et qu'un couvent étoit le seul
asile où elle pût espérer du repos.
Elle resta inébranlable, et prononça ses
vœux. Depuis j'ai été la voir souvent
au parloir , et chaque fois je sortois
d'auprès d'elle avec de nouveaux re-
LE MOINE. i53
crets de l'avoir perdue. Peu de temps
après, il me fallut quitter Madrid; je
n'y suis de retour que d'iiier soir, et
je n'ai pas encore eu le temps d'aller
au couvent de Sainte-Claire. »
« Ainsi vous n'aviez jamais , jusqu'à
pr(*sent , entendu prononcer le nom
d'Alphonso d'Alvarada? »
» Je vous demande pardon : ma tante
m'écrivit qu'un aventurier de ce nom
avoit trouvé moyen de s'introduire au
château de Lindenberg , de s'insinuer
dans les bonnes grâces de ma sœur, et
même de la faire consentir à fuir avec
lui ; mais qu'avant l'exécution de ce
projet , l'aventurier avoit été instruit
que des terres , situées dans la nouvelle
Espagne, au lieu d'appartenir à Agnès,
comme il le croyoit, étoient réellement
à moi; que, d'après celte information,
changeant de dessein , il avoit disparu
le même jour où il devoir fuir avec
Agnès; et que celle-ci, désespérée de
tant de perfidie et de bassesse , avoit
résolu de se retirer dans \m couvent;
elle ajoutoit que cet aventurier s'étant
donné pour être un de mes amis, elle
desiroit savoir s'il étoit connu de moi.
Je lui répondis que je n'avois aucun
ï^ LE MOINE.
ami de ce .nom ; j'étois loin de penser
qu'Alphonse d'Alvarada et le marquis
de Las Cisternas fussent la même per-
sonne ; ce qu'on me disoit du premier
ne pouvoit, en aucune manière, me
faire deviner le second. »
« Je reconnois bien là toute la per-
fidie du caractère de donna Rodolphe.
Chaque mot de cette lettre dont vous
me parlez , porte l'empreinte de sa mé-
chanceté, de sa mauvaise foi et de son
adresse à présenter sous des couleurs
odieuses ceux à qui elle veut nuire;
pardon , Médina , si je parle avec cette
liberté de votre parente. Tout le mal
qu'elle m'a fait justifie mon ressenti-
ment contre elle, et quand vous m'au-
rez entendu , vous resterez convaincu
qu'il n'y a dans mes expressions rien
de trop sévère. »
Il commença son récit en ces termes :
Histoire de don Raymond, marquis dg
Las Cisternas.
Une longue expérience , mon cher
Lorenzo , m'a prouvé combien votre
caractère est généreux ; vous venez de
me déclarer vous-même que vous aviez
LE MOINE. i55
ignoré tout ce qui regarde votre sœur 5
je n'avois pas besoin de cette assurance
pour supposer qu'on vous en avoit, à
dessein, fait un mystère. Si vous aviez
été mieux instruit, que de chagrins au-
roient pu être épargnés à votre sœur
et à moi ! Le destin en a autrement
ordonné. Vous étiez dans le cours de vos
voyages quand, pour la première fois,
je fis connoissance avec Agnès ; et ,
comme nos ennemis avoient pris soin
de lui cacher ie nom des lieux où elle
eût pu vous écrire, il lui fut impossible
d'implorer , par lettres , votre protec-
tion et vos conseils.
En quittant l'université de SaJaman-
que, ou, comme je l'ai su depuis, vous
restâtes une année après moi , je me
disposai à commencer mes voyages.
Mon père pourvut à ma dépense avec
beaucoup de générosité 5 mais il m'en-
joignit expressément de cacher mon
rang, et de ne me présenter que comme
un simple gentilhomme. Cet ordre, ii
me le donnoit par déférence aux con-
seils de son ami le duc de Villa Her-
mosa, personnage dont j'avois toujours
révéré le mérite et la connoissance par-
faite qu'il avoit du monde.
i56 LE MOINE.
« Croyez-moi , mon cher Raymond ,
disoit-il, vous recueillerez par la suite
les fruits de cette dégradation passa-
gère. Il est certain cju"en votre qualité
de comte de Las Cisternas , on vous
recevroit par-tout les bras ouverts , et
Ja vanité de votre âge seroit flattée des
égards qui vous seroient prodigués en
tous lieux. En cachant votre nom , vous
ne pourrez plus compter que sur vous-
même. Vous avez d'excellentes recom-
mandations, ce sera maintenant votre
affaire d'en tirer parti. Il vous faudra
Prendre la peine de plaire, de gagner
estime de ceux à qui vous serez pré-
senté. Ceux qui auroient brigué l'amitié
du comte de Las Cisternas , n'auront
aucun intérêt à déprécier les bonnes
qualités , ou à supporter les défauts
d'Alphonso d'Alvarada; ainsi, lorsque
vous parviendrez à vous faire aimer,
vous serez sûr de le devoir à votre mé-
rite , et non à votre rang , et l'intérêt
qu'on vous montrera vous paroîtra bien
plus flatteur. D'ailleurs, votre haute
naissance ne vous permettroit pas de
vous mêler aux dernières classes de la
société; vous le pourrez sous un autre
nom , et vous en tirerez de grands
LE MOINE. i57
avantages. Ne vous bornez pas à ne voir
que les hommes les plus distingués âam
tous les lieux où vous passerez ; exa-
minez les usages et les mœurs du peu-
ple, entrez dans les chaumières; et, en
observant comment les vassaux des
autres sont traités, apprenez à diminuer
les charges et à augmenter le bien-être
des vôtres. Rien, à mon avis , ne peut
mieux Ibrmer un jeune homme des-
tiné à être un jour riche et puissant,
que les fréquentes occasions d'être té-
moin par lui-même des souffrances du
peuple. »
Pardonnez-moi, Lorenzo, d'être si
minutieux dans mon récit ; mais les
rapports qui maintenant existent entre
nous , exigent que j'entre dans tous ces
détails, et je craindrois si fort d'omettre
la plus petite circonstance qui pût vous
faire penser favorablement de votre
sœur et de moi, que j'aime mieux ris-
quer de vous paroitre quelquefois un
peu prolixe.
Je suivis le conseil du duc, et j'en
reconnus bientôt la sagesse. Je quittai
l'Espagne, prenant le nom d'Alphonso
d'Alvarada , et accompagné d'un seul
domestique, d'une fidélité éprouvée.
I. 14
t5S LE MOINE.
Paris fut mon premier séjour. Pendant
quelque temps , je fus enchanté de cette
ville , où tout est bien propre à séduire
un jeune Homme riche et passionné pour
le plaisir ; mais bientôt l'ennui me gagna
au milieu de tant de dissipations ; je
sentis que quelque chose manquoit à
mon cœur ; je m'aperçus que le peuple
au milieu duquel je vivois , ce peuple
si poli, si prévenant, étoit au fond fri-
vole, peu sensible, et sur-tout peu sin-
cère. Je n'eus plus que du dégoût pour
les habitans de Pans, et je quittai le
centre des plaisirs sans y donner un
seul regret.
Je me mis en route pour l'Allema-
gne, me proposant d'y visiter les cours
principales. Cependant, avant de quit-
ter la France, je comptois m'arréter
quelques jours à Strasbouro^. Comme
j'étois descendu de voiture à Lunéville
pour prendre quelques rafraîchisse-
mens , je remarquai à la porte du Lion
d'argent un brillant équipage et quatre
domestiques en riche livrée. Bientôt
après , je vis une dame d'un extérieur
très-noble , accompagnée de deux fem-
mes-de-chambre, monter dans la voi-
ture, qui partit aussitôt.
LE MOINE. i5g
Je demandai à l'hôte quelle étoit cette
dame.
« Une baronne allemande , mon-
sieur, d'un rang et d'une fortune con-
sidérables ; ses domestiques m'ont dit
qu'elle avoit été voir la duchesse de
Longuevillç, et à présent elle se rend à
Strasbourg, où elle trouvera son époux ;
4e là ils retourneront tous deux à leur
château en Allemagne. »
Je remontai dans ma chaise pour
arriver le soir à Strasbourg ; je fus
trompé dans mon espérance. Au milieu
d'une forêt Irès-épaisse , l'essieu de ma
voiture se rompit, et je me trouvai fort
embarrassé sur les moyens de continuer
ma roule. C'étoit dans le cœur de l'hi-
ver , au commencement de la nuit , et
point de ville plus proche que Stras-
bourg , dont nous étions , au rapport
du portillon, encore éloignés de plu-
sieurs lieues. Il me sembla qu'à moins
de passer la nuit dans la forêt , je n'a-
vois d'autre ressource que de prendre
le cheval de mon domestique , et de
courir jusqu'à Strasb >urg ; expédient
très-peu agréable dans la saison où nous
étions. Cependant, faule de mieux, je
me déterminai à prendre ce parti 5 je
i6o LE MOINE.
communiquai mon dessein au postillon ,
et lui dis qu'en arrivant à Strasbourg,
je lui enverrois du monde pour le tirer
d'embarras. Je ne me fiois pas beau-
coup à son honnêteté ; mais comme
il étpit avancé en âge , et Stéphano ,
mion domestique , bien armé , je crus
pouvoir , sans risque , laisser mion
bagage.
Par bonheur, du moins, je le pensai
alors, il se présenta une occasion de
passer la nuit plus agréablement que
nous n'osions l'espérer. En m'enten-
dant parler de me rendre seul à Stras-
bourg , le postillon secoua la têle ,
comme ne paroissant pas approuver
mon dessein, -r*
« Il j a bien loin, me dit-il , et vous
aurez beaucoup de peine à arriver sans
guide; d'ailleurs, monsieur me semble
peu accoutumé à un froid si rigoureux;
et il est possible qu'il ne puisse le sou-
tenir. »
«Eh ! qu'ai -je besoin de toutes ces
observations? lui dis- je brusquement.
C'est sur-tout en passant la nuit dans
ce bois, que je risquerois de périr de
froid. »
a Passer la nuit dans ce bois ! repli-
LE MOINE. i6i
qua le postillon. Oh ! pardieu , nous
n'en sommes pas réduits là. Si je ne me
trompe, nous ne devons être qu'à très-
peu de distance de la chaumière de
mon vieux ami Baptiste ; c'est un bû-
cheron, bon vivant id'ailleurs. Je ne
doute pas qu'il ne vous reçoive pour
cette nuit avec plaisir. Moi , pendant ce
temps-là , je prendrai le cheval de
selle, j'irai à Strasbourg, et j amènerai
avec moi les ouvriers nécessaires pour
que votre voiture soit remise eu état
demain à la pointe du jour. «
«< Eh î au nom de Dieu, lui dis-je,
comment avez-vous pu si long-temps
me laisser en suspens ? Pourquoi ne
m'avez-vous pas plutôt parlé de cette
chaumière ? »
« Je pensois que peut-être monsieur
ne daigneroit pas accepter. »
a Allons donc; quelle folie! eh vite,
conduisez-nous à la maison du bûche-
ron. »
Il obéit , et nous le suivîmes ; les
chevaux parvinrent, non sans peine,
à traîner après nous la voiture brisée.
Mon domestique étoit transi de froid;
au point de ne pouvoir plus parler;
et moi-même, je n'avois pas moins
f .;.
i62 LE MOIWE.
besoin de me réchauffer. En approchant
de la maison, qui nous parut petite,
mais propre , je fus enchanté d'aper-
cevoir à travers les vitres l'éclat d'un
bon feu. Notre conducteur frappa à la
porte , on fut quelque temps sans ré-
pondre. On sembloit incertain si l'on
devoit nous ouvrir.
« Allons, allons, ami Baptiste, cria
le postillon, aussi impatient que nous,
que faites- vous donc ? Etes-vous en-
dormi, ou bien voudriez-vous refuser
un logement pour cette nuit à un voya-
geur dont la chaise vient de se casser
dans la forêt? »
« Ah ! est-ce vous, honnête Claude?
répondit unq voix qui nous parut celle
d'un homme ; attendez un moment ,
vous allez entrer. «
Aussitôt on tira les verroux, la porte
s'ouvrit , et nous vîmes paroître de-
vant nous un homme , tenant une
lampe dans sa main ; il fit à notre
guide un accueil amical ; puis s'adres-
sant à moi :
« Entrez , monsieur, entrez , et soyez
le bien-venu ; excusez-moi de ne vous
avoir pas ouvert tout de suite ; mais il
y a tant de coquins dans les environs ,
LE MOINE. i63
fju'avec le respect que je vous dois,
je vous soupçonnois d'être de la
bande. »
En parlant ainsi, il me fit entrer dans
la salle où éloit le bon feu que j'avois
aperçu de loin, et me présenta un fau-
teuil qui étoit près de la cheminée. Une
femme, que je supposois être l'époose
de mon hôte, se leva dès que j'entrai,
me reçut avec une révérence froide et
contrainte , et sans répondre un seul
mot à mes civilités , reprit , en s'as-
sejant, l'ouvrage auquel elle étoit oc-
cupée. Les manières de son mari étoient
aussi piv5venantes et ouvertes, que les
siennes étoient rudes et rep(3u>santes.
« Monsieur, me dit le bûcheron, je
voudrois bien pouvoir vous loger plus
convenablement. Cette maison est peu
commode ; cependant nous ferons de
notre mieux pour vous donner deux
chambres, une pour vous, l'autre pour
votre domestiqjie. 11 faudra vous con-
tenter d'une chère peu délicate; mais
tout ce que nous avons , noi^ vous l'of-
frons de bon cœur. « — Puis se tournant
vers sa femme : « Marguerite, pour-
quoi restez-vous assise comme si vous
n'aviez rien à faire? Allons, remuez--
i64 LE MOINE.
vous, faites les lits, et préparez-nous
à souper. Mettez aussi quelques mor-
ceaux de bois dans le feu, car monsieur
meurt de froid. »
Marguerite jeta aussitôt son ou-
vrage sur la table, et se mit en devoir
d'exécuter, mais à regret, les ordres
de son mari. Sa figure m'avoit déplu
dès le premier moment , quoiqu'elle
eût tous les traits fort beaux ; mais elle
étoit pâle, sèche et maigre^ son regard
sombre et ses manières revêches, tout
en elle annonçoit un mauvais caractère.
Dans chacun de ses mouvemens per-
çoient le mécontentement et l'impa-
tience, et ses réponses à Baptiste , quand
il lui reprochoit gaiement de se montrer
si peu aimable, étoient aigres, courtes
et piquantes En un mot, dès le premier
coup d'œil je conçus pour elle autant
de dégoût, que son mari m'avoit inspiré
d'estime et de confiance. La figure de
Baptiste étoit franche et ouverte ; ses
façons avoient toute la simplicité d'un
bon paysan^ sans en avoir la rudesse;
ses joues étoient pleines, larges et rubi-
condes; son embonpoint sembloit faire
amende honorable pour la maigreur de
son épouse. Les rides de son front me
LE MOINE. i65
firent juger qu'il pouvoit avoir soixante
eus; mais il portoit tort bien son âge,
et sembloit encore dispos et plein de
vigueur. Sa femme ne devoit pas avoir
plus de trente ans; mais en bonne hu-
meur et en vivacité, elle étoit beaucoup
plus vieille que son mari.
En dépit de sa mauvaise volonté,
Marguerite se mita préparer le souper,
tandis que Baptiste s'entretenoit gaie-
ment avec moi sur difFérens sujets. Le
postillon, à qui l'on avoit donné quel-
ques verres d'eau-de-vie , se disposa à
partir pour Strasbourg, et me demanda
si je n'avois pas d'autres ordres à lui
donner.
« Partir pour Strasbourg , s'écria
Baptiste , vous n'irez pas cette nuit. »
«Je vous demande pardon; si je ne
vais pas chercher des ouvriers , com-
ment monsieur fera t-il demain pour
se remettre en route? »
« Oui , vous avez raison ; je ne son-
geois pas à la voiture ; mais, du moins,
vous souperez ici auparavant : cela ne
vous retardera pas de beaucoup , et
monsieur me paroît avoir trop bon cœur
pour vous laisser partir avec l'estomac
yide, par une nuit aussi froide. »
i66 LE MOINE.
Je consentis volontiers à la proposi-"
lion de Baptiste, et je dis au postillon
qu'il m'étoit assez indifférent d'arriver
le lendemain à Strasbourg, une heure
plutôt ou plus tard. Il me remercia , et
sortant avec Stéphano , il mit ses che-
vaux dans l'étable du bûcheron. Bap-
tiste les suivit jusqu'à la porte de la
chaumière , et là , regardant de «tous
côtés avec inquiétude :
« Sans doute, s'écria- 1- il, c'est ce
maudit vent de bise qui retient mes
enfans. Je m'étonne qu'ils ne soient pas
encore de retour! Monsieur, j'ai à vous
faire connoitre deux des plus beaux
garçons que vous ajez encore vus ;
l'aîné a vingt-trois ans, et le cadet, un
an de moins ; vous ne trouveriez pas
dans les environs de Strasbourg leurs
égaux en bon sens, courage et activité.
Ils devroient déjà être ici 5 je commence
à craindre qu'il ne leur soit arrivé quel-
que chose. »
Marguerite, pendant ce temps-là,
étoit occupée à mettre le couvert.
« Et vous , lui dis-je , étes-vous aussi
inquiète pour vos eni'ans? »
«Moi! répondit- elle avec aigreur j
ce ne sont pas mes eufans. »
LE MOINE. 167
• Allons, allons, Marguerite, dit le
mari, n'en- voulez pas à monsieur pour
vous avoir fait une question si naturelle;
si vous nous regardiez un peu moins de
travers , il n'auroit jamais pensé que
vous fussiez d'âge à avoir des enfans
de vingt- trois ans ; mais vous voyez
combien l'air maussade et rechigné vous
vieillit. Excusez i*impolitesse de ma
femme, monsieur; il faut peu de chose
pour la mettre dé mauvaise humeur,
et elle est un peu piquée contre vous de
ce que vous lui avez supposé plus de
trente ans. C'est la vérité, n'est-ce pas ,
Marguerite? — Vows savez, monsieur,
que les femmes ne plaisantent jamais
sur cet article- là. N'y pensez plus, Mar-
guerite, et déridez-vous un peu. Si vos
enfans ne sont pas encore aussi âgés , ils
le seront dans une vingtaine d'années,
et j'espère que nous vivrons assez pour
Jes voir devenir d'aussi braves garçons
que Jacques et Robert. » *
« Bon Dieu ! s'écria Marguerite, en
joignant Jes mains avec transport ; bon
Dieu ! si je le croyois, je les étrangle-
rois moi-même. »
Elle quitta aussitôt la chambre , et
monta l'escalier.
î68 LE MOINE.
Je ne pus m'empécher de témoigner
au bûcheron combien je Je plaignois
d'être lié pour la vie à une compagne
d'un caractère si difficile.
« Oh ! monsieur , cliacun a sa part
de souffrances dans le monde , et Mar-
guerite est la mienne. Après tout, elle
n'est que maussade et point méchante;
le pire est que son affection pour deux
enfans qu'elle a eus d'un premier mari,
lui fait haïr mes deux garçons; elle ne
peut supporter leur vue, et si je l'écou-
tois, ils ne mettroient jamais le pied
dans ma maison -, mais je tiens bon sur
ce point, et je ne consentirai jamais à
abandonner ces pauvres enfans à la merci
du monde, comme elle m'abren des fois
pressé de le faire. Sur tout le reste, je ne
la contrarie jamais , et j'avoue qu'elle
conduit fort bien mon ménage. »
Nous en étions là , lorsqu'un grand
cri, plusieurs fois répété, fit retentir la
forêt.
« Ce sont mes enfans , j'espère ! »
s'écria Baptiste, et il courut ouvrir la
porte.
Nous pûmes alors distinguer le bruit
de plusieurs chevaux; et bientôt après
wne voiture ^ escortée par quelques
LE MOINE. î6g
hommes à cheval, s'arrêta à la porte de
la cabane. Un des cavaliers demanda à
quelle distance ils étoient de Stras-
bourg; comme il s'étoit adressé à moi ,
je lui répondis ainsi que Claude m'avoit
répondu. Aussitôt une volée d'impré-
cations tomba sur les postillons, pour
s'être ainsi égarés de leur route. Puis
on alla informer ceux qui étoient dans
la voiture qu'il resloit encore beaucoup
de chemin à faire, et que, malheureu-
sement les chevaux étoient trop fatigués
pour aller plus loin. Ce rapport nous
parut faire beaucoup de peine à une
dame, qui nous sembla être la maî-
tresse des autres; mais comme il n'y
avoit point de remède , un des domes-
tiques demanda au bûcheron s'il pou-
voit les loger pour cette nuit.
Le bûcheron montra beaucoup d'em-
barras , et répondit que non, ajoutant
qn'un Espagnol et son domestique
étoient déjà en possession des deux
seuls chétifs apparlemens qu'il pût
donner. Sur cette réponse, la galanterie
naturelle à ma nation ne me permit pas
de garder pour moi un logement dont
une femme avoit besoin, et je me hâtai
de dire à Baptiste que je cédois tou*:
I. i5
J
170 LE MOINE.
mes droits à cette dame. Il fit quelques
objections que je n'écoutai pas, et cou-
rant à la voiture; j'ouvris la porlière,
et j'aidai la dame à descendre. Je la re-
connus aussitôt pour la même personne
ue j'avois vue à l'auberge à Lunéville*
e saisis un moment pour demander
son nom à un des domestiques ; il me
répondit que c'étoit la baronne de Liu-
denberg.
Il me fut aisé de remarquer beau-
coup de différence entre l'accueil fait
par notre hôte aux nouveaux venus et
celui qu'il m'avoit fait à moi-même. Sa
répugnance à les recevoir étoit visible,
et il eut bien de la peine à prendre sur
lui de dire à la baronne qu'elle étoit la
bien venue. Je la conduisis près du feu ,
et lui donnai le fauteuil que j'avois oc-
cupé. Elle me remercia avec beaucoup
de grâces, et me fit mille excuses de
l'embarras où je serois moi-même.
Tout à coup la figure du bûcheron
s'éclaircit.
«A ia fin j'ai tout arrangé, dit-il;
ye puis vous loger vous et votre suite ,
madame, sans que monsieur souffre de
sa politesse. Nous avons deux petites
chambres 5 l'une sera pour madame ,
LE MOINE. 171
et Taulre , monsieur, pour vous. Ma
femme cédera la sienne aux deux fem-
mes-de-cbambre : quant aux domesti-
ques, ils voudront bien se contenter,
pour cette nuit, d'une grange très-vaste,
qui n'est qu'à peu de distance de la
maison; ils y trouveront un bon feu,
et un aussi bon souper qu'il nous sera
possible de le leur donner.
Après beaucoup de remerciemens de
la part de la baronne, et beaucoup d'op-
position de la part de Marguerite, qui
ëtoit peu disposée à céder son lit , on
s'en tint à cet arrangement. Comme la
chambre étoit petite, la baronne, ne
retenant que ses deux femmes, congédia
les autres domestiques ; et Baptiste se
disposoit à les conduire à Ja grange
dont il avoit parlé, quand ses deux fils,
Jacques et Robert, parurent à la porte
de la maison.
« Mort et furies ! dit le premier en
reculant quelques pas ; Robert , la mai-
son est pleine d'étrangers. »
« Ah ! ce sont mes enfans ! s'écria
notre hôte. Eh bien ! Jacques , Robert,
* pourquoi n'entrez-vous pas ? il reste
assez de place pour vous , garçons. »
A ces mots , les deux jeunes gens
ï7à LE MOINE.
entrèrent. Leur père les présenta à la
baronne et à moi; ensuite il conduisit
nos domestiques à la grange , tandis
que Marguerite mena les deux femmes-
de-chambre, qui venoient de l'en prier,
à l'appartement destiné à leur maî-
tresse.
Les deux nouveaux venus étoient
grands, robustes et bien faits, les traits
durs et le teint hâlé. Ils nous firent leurs
complimens en peu de mots , et traitè-
rent Claude, quivenoit d'entrer, comme
une aïicienne connoissance ; ensuite ils
se débarrassèrent chacun de leur man-
teau, ainsi que d'un baudrier de cuir,
auquel étoit suspendu un large cou-
telas, et tirèrent de leur ceinture une
paire de pistolets , qu'ils posèrent sur
une table.
« Vous marchez bien armés , leur
dis-je. »
« Il est vrai, monsieur, répondit Ro-
bert. Nous avons quitté Strasbourg as-
sez tard , et il est nécessaire de prendre
des précautions pour traverser de nuit
Ja forêt : elle n'a pas une bonne répu-
tation , je vous assure. »
« Comment ! dit la baronne, est-c©
qu'il y a des voleurs ? »
LE MOINE. 173
a On le dit^ madame. Pour moi , j'ai
passé dans le bois à toute heure, et je
n'en ai jamais rencontré. »
Marguerite revint en ce moment : ses
beaux -fils l'entraînèrent à l'extrémité
de la chambre, et chuchotèrent avec
elle durant quelques minutes. Par les
regards qu'ils jetoient sur nous de temps
en temps, je conjecturai qu'ils lui de-
mandoient ce qui nous avoit amenés
idans la maison.
Pendant qu'ils parioient à Margue-
rite^ la baronne exprimoit ses craintes
sur l'inquiétude où seroit son époux ea
ne la voyant pas revenir. Elle avoit eu
dessein d'envoyer uu de ses gens au
baron pour le rassurer ; mais ce qu'on
venoit de lui dire sur les dangers de la
forêt , ne lui permetloit plus d'user de
ce moyen : Claude la tira d'embarras.
Il falloit absolument, lui dit-il, qu'il
allât à Strasbourg cette nuit, et si ma-
dame vouloil lui confier une lettre, il la
remettroit fidèlement.
« Et comment se fait-il, observai-je à
Claude, que vous n'ayez aucune crainte
de rencontrer ces brigands? j)
et Hélas ! monsieur , un pauvre homme
cliargé d'une famille nombreuse , ne
iJ.
174 LE MOINE.
doit pas, pour un petit danger, sacri-
fier un bénéfice certain ; car peut-être
que monseigneur le baron me donnera
quelque chose pour ma peine. D'ailleurs
je n'ai rien à perdre que ma vie , et cela
ne vaut pas la peine d être pris par ïe&
voleurs. »
Je trouvai son raisonnement très^
mauvais, et je lui conseillai d'attendre
jusqu'au lendemain matin; mais la ba-
ronne ne me secondant pas, je fus forcé
de ne pas insister davantage. La ba-
ronne de Lindenberg , comme j en ai
été convaincu par la suite , dvoit de-
puis long-temps pris l'habitude de sa-
crifier les intérêts des autres au sien
propre , et le désir qu'elle avoit d'en-
vojer Claude à Strasbourg, lui fermoit
les yeux sur les périls de cette course.
Il fut donc arrêté que Claude partiroit
tout de suite. La baronne écrivit un
mot à son époux , et moi à mon ban-
quier, pour le prévenir que je n'arri-
verois à Strasbourg que le lendemain,
Claude prit nos lettres , et partit.
La baronne déclara que le voyage
l'avoit extrêmement fatiguée, attendu
qu'elle venoit de loin , et que les pos-
tillons avoient eu la maladresse dd
LE MOIiVE. 175
s'égarer long-temps dans la forêt ; puis
s' adressant à Marguerite , elle la pria
de trouver bon qu'elle allât se reposer
une demi-heure. Une des femraes-de-
chambre fut aussitôt appelée ; elle vint
avec une lumière, et la baronne la sui-
vit. Comme on devoit souper dans la
chambre où j'étois , Marguerite me
donna bientôt à entendre que je la
génois beaucoup. Il m'eût élé difficile de
ne pas le comprendre : aussi je priai
un des jeunes gens de me conduire à la
chambre où je devois coucher, et où
je resterois jusqu'à ce que le souper
îfût servi.
« Quelle chambre est-ce, ma mère?
dit Robert. »
«La chambre verte, répondit -elle.
Je me suis donné beaucoup de peines
Eour la nettojer, et j'ai mis des draps
lancs au lit ; si monsieur s'avise de
s'étendre dessus , il pourra le refaire
lui-même , je ne m'en mêle plus. »
« Vous n'êtes pas de bonne humeur,
ma mère ; mais c'est là votre habitude.
Voulez -vous bien me suivre, mon-
sieur ? »
Il ouvrit la porte, et s'avança vers
un escalier fort étroit.
T^ LE MOINE.
a Vous ne prenez pas de lumière ,
dit Marguerite; est-ce à vous ou à
monsieur que vous voulez rompre le
cou
Elle vint aussitôt se mettre entre son
beau-fils et moi , un flambeau à la main.
Robert prit le flambeau , et commença
à monter. Son frère Jacques, occupé à
mettre le couvert , avoit le dos tourné
de notre côté. Marguerite saisit ce mo-
ment; elle prit ma main, et la serrant
avec foi ce :
« Regardez les draps de votre lit , »
me dit-elle en passant près de moi, et
aussitôt elle se rapprocha de Jacques.
Frappé de son action et de ses pa-
roles, je restai immobile ; mais la voix
de Robert, qui me prioit de le suivre,
me rappela bientôt à moi-même. Je
montai donc l'escalier. Mon conduc-
teur me fit entrer dans une chambre
où l'on avoit allumé un très-bon feu;
il mit le flambeau sur la table, et me
demanda si je n'avois plus rien à lui
ordonner. Je le remerciai , et il me
quitta. Vous vous doutez bien que le
premier moment où je me vis seul , fut
celui où je suivis le conseil de Margue-
rite. Je saisis le flambeau, je courus au
LE MOINE. 177
ht, et je renversai la couverture. Quelle
fut ma surprise , mon horreur , en
voyant ces draps rouges de sang !
Aussitôt mille idées confuses se pré-
sentèrent à mon esprit. Les brigands
qui intestoient le bois, l'exclamation de
Marguerite au sujet de ses entans, les
armes et la figure des deux jeunes gens,
et les différentes anecdotes que j'avois
oui raconter sur la secrète intellio;ence
qui existe souvent entre les postillons
et les voleurs , tous ces souvenirs qui
s'ofFroient à la fois, me remplirent de
•oupçons et d'épouvante. J'étois à cher-
cher par quels moyens je pourrois m'as-
surer positivement de ce que j'avois à
craindre, lorsque j'entendis en bas quel-
qu'un qui alloit et venoit avec beaucoup
de vivacité : tout alors me sembloit sus-
pect. Je m'approchai doucement de la
fenêtre, qui (attendu que depuis long-
temps on n'étoit pas entré dans cette
chambre) étoit restée ouverte, malgré
le froid. Sans m'avancer beaucoup, je
regardai en bas. Les rayons de la lune
me permirent de distinguer un homme
que, sans peine, je reconnus pour mon
note. J'épiai ses mouvemens ; il mar-
choit vite, puis il s'arrêtoit et sembloit
178 LE MOINE.
prêter l'oreille ; il fooppoit la terre de
ses pieds , et sa poitrine de ses bras ,
comme pour se garantir du froid ; au
moindre bruit , au plus léger son de voix
venant de l'intérieur de la maison , au
plus petit murmure du vent parmi les
arbres, il s'arrétoit, et regardoit autour
de lui avec inquiétude. »
« Que le diable l'emporte ! dit- il
enfin, comme excédé d'impatience,
qu'est-ce qui peut le retenir? »
II parloilà voix basse 5 mais comme
il étoit directement sous ma fenêtre, je
ne perdois aucune de ses paroles.
J'entendis alors le pas de quelqu'un
qui approchoit. Baptiste alla au-devant,
et joignit un homme , qu'à sa petite
taille ei au cornet suspendu à son cou,^
je reconnus pour mon perfide Claude,
que j avois supposé être en route pour
Strasbourg. Espérant que leur entre-
tien pourroit me donner quelques lu-
mières sur ma situation , je n'eus rien
de plus pressé que de me mettre en état
de l'entendre sans aucun risque. En
conséquence, je me hâtai d'éteindre le
flambeau qui étoit sur une table près
du lit ; la flamme du feu n'éloit pas
as^ez forte pour me trahir , et j'ai-
LE MOINE. 17Q
lai reprendre ma place à la fenêtre.
Les deux objets de ma curiosité
étoient encore ensemble. .)e suppose
que, tandis que j'éteignois la lumière, le
bûcheron avoit grondé Claude d'avoir
tardé si long-temps; car, à mon retour
à la fenêtre, Claude étoit à s'excuser.
« Quoi qu'il en soit, disoit-il, je vais,
par ma diligence , réparer le temps
perdu. »
« A cette condition , répondit Bap-
tiste , je vous pardonnerai volontiers ;
mais , en vérité, comme vous avez dans
nos prises une part égale à la nôtre ^
vous devriez bien , pour votre propre
intérêt, j mettre toute l'activité pos-
sible. Il seroit honteux de laisser échap-
per une si belle proie. Vous dites que
cet Espagnol est riche? »
« Son domestique s'est vanté à l'au-
berge que les eôéts qui étoient dans
leur voiture valoient plus de deux mille
pistoles. »
Oh ! combien je maudis l'imprudente
vanité de Stéphano !
« Et l'on m'a dit , continua le pos-
tillon , que la baronne avoit emporté
avec elle un écrin de diamans d'une
valeur immense. »
l8(5 LE MOINE.
« A la bonne heure : mais j'aimeroîs
mieux qu.'elle ne fût pas venue chez
moi. L'Espagnol étoit une prise assu-
rée ; mes enfans et moi , nous serions
aisément venus à bout du maître et du
domestique, et les deux mille pistoles
auroient été distribuées entre nous
quatre. A présent , nous serons obligés
de partager avec la bande , et peut-être
encore la couvée toute entière nous
échappera-t-elle. Si nos camarades s'é-
toient déjà retirés à leurs difFérens pos-
tes quand vous arriverez à la caverne,
tout seroit perdu. Les domestiques de
la baronne sont trop nombreux pour
qu'à nous seuls nous puissions les atla^
quer ; à moins que nos associés n'arri-
vent à temps, il nous faudra, malgré
nous , laisser partir demain ces voj'a-
geurs, sans la plus légère égratignure. »
« Il est bien malheureux que les pos-
tillons qui ont amené la baronne, soient
précisément ceux de mes camarades
qui ne s'entendent pas avec nous. Mais
ne craignez rien , ami Baptiste , dans
une heure je serai à la caverne -, il n'est
encore que dix heures, et à minuit vous
verrez arriver la troupe. Jusques-là,
prenez garde à votre femme ; vous
LE MOi:VE.
181
savez combien elle a de répugnance pou r
notre genre de vie ^ elle peut trouver
Quelques moyens d'informer de notre
dessein les domestiques de la baronne. »
«Oh ! je suis sûr de son silence; elle
me craint trop , elle aime trop ses
enfans , pour oser trahir mon secret.
D'ailleurs, Jacques et Robert ne la per-
dent pas de vue, et on ne lui laisse pas
mettre le pied hors de la maison. JLes
domestiques sont tranquillement établis
dans la grange : j'aurai soin de tenir
tout paisible jusqu'à l'arrivée de nos
amis. Si j'étois sûr que tu les trou-
vasses, nous nous déferions à l'instant
même des deux étrangers ; mais comme
il est possible qu'ils ne soient plus à
Ja caverne , j'aurois à craindre d'être
forcé demain par les domestiques de
leur représenter leurs maîtres. »
« Et si quelqu'un des voyageurs ve-
Xioit à découvrir votre dessein? »
«t AI^s il n'j a plus à balancer. Nous
poignarderions ceux qui sont entre nos
I mains, et nous ferions de notre mieux
pour surprendre les autres dans Ja
grange. Cependant, pour prévenir tant
de risques et d'embarras , cours à la
caverne -, les voleurs ne la quittent
î. 16
ï82 LE MOINE.
jamais avant onze heures, et si lu fai?
diiigence, tu peux arrivera lenapspour
les avertir. »
« Vous direz à Robert que j'ai pris
son cheval ; le mien a cassé sa bride ,
et s'est échappé dans le bois. Quel est
le mot d'ordre? »
« La récompense du courage. »
«Cela suffit, .le coursa la caverne. »
«Et moi , je vais rejoindre mes hôtes ,
de peur qu'une trop longue absence ne
leur fasse naître quelques soupçons.
Adieu , et ne perds pas de temps. »
Ces dignes associés se séparèrent ;
l'un alla du côté de l'écurie , et l'autre
ririt le chemin de la maison.
TIS DU TOME PREMIER,
LE MOINE
a*
TcmcjZ
A';nos,.\o;'nos,ln c> a luoi Jo suis
à toi pour la \ie. /^f-'<- >>''
LE MOINE,
TRADUIT DE L'ANGLAIS.
TOME SECOND.
Somnia , teriores magicos , miracula , sagas,
Nocturnos lémures portentague. — HOKACE.
Songes, devins, sorciers, fanlùmes imposteurs,
ProiiigMj Doirs esprits et magiques terreurs.
A PARIS,
CHEZ MAR^DAN, LIBRAIRE,
nUE DES GRANDS AUGDSTINS , n° 9.
181I.
LE MOINE.
SUITE DU CHAPITRE III.
J E VOUS laisse à juger tout ce que
i'avois dû (éprouver et sentir pendant
cet entretien , dont aucune sj'llabe ne
m étoit échappée. Je n'osois me livrer
à mes réflexions ; je n'apercevois au-
cun moyen de me soustraire au péril
dont j'étois menacé. Je savois que la
résistance étoil vaine ; j'étois sans ar-
mes, et seul contre trois. Cependant je
résolus de leur vendre ma vie aussi
chèrement. que je le pourrois.* Dans
la crainte que Baptiste ne s'aperçût de
mon absence, et ne soupçonnât que
i'avois entendu le message donné à
Claude, je rallumai prorapteraent ma
chandelle, et quittai la chambre. Eu
descendant , je vis le couvert mis pour
six personnes ; Marguerite s'occupoit
à éplucher une salade , et ses beaux-
fils causoient ensemble tout bas à J'ex-
ttémiié de la salle. Baptiste , qui avoit
6 LE MOINE.
]e tour du jardin à faire pour rentre!>
dans la maison , n'éloit ^aas encore
arrivé.
Un signe de l'œil que je fis à Mar-
guerite lui apprit que son avis ii'avoit
pas été perdu. Combien , en ce mo-
ment, je la trouvai difFérenle ! Ce qui
auparavant m'avoit semblé maussade-
rie et mauvaise humeur, me parut alors
dégoût pour ses associés , et compassion
pour le péril où j'étois. Je vojois en
çlle mon unique ressource, quoique,
sachant bien qu'elle étoit surveillée par
son mari , je ne pusse fonder que peu
d'espérances sur ses bonnes intentions
en ma faveur.
Maigre tous mes efforts pour ne rien
laisser paroître au dehors, tout en moi
n'exprimoit que trop visiblement mes
secrètes agitations ; j'étois pâle , et il
y avoit dans mes paroles et dans mes
mouvemens du désordre et de l'embar-
ras : les jeunes gens s'en aperçurent,
et m'en demandèrent la cause. Je ré-
pondis que j'avois beaucoup fouflfert
toute la journée de la fatigue et de
l'excès du froid. Sils furent dupes de
cette réponse, c'est ce que je ne puis
vous dire , mais ils cessèveiit de m'etit-
LE MOINE. 7
Lairasser par leurs questions. Je m'ef-
forçai d'éloigner de mon esprit la vue
des dangers qui m'environnoient , en
causant sur différens sujets avec la
baronne. Je pariai de l'Allemagne, du
dessein où j'étois d'y aller biehiôt , et
Dieu sait que je me flattois peu, dans
ce moment , de pouvoir jamais m'y
rendre. Elle me répondit avec beau-
coup d'aisance et de politesse , m'as-
sura que le plaisir de faire connois-
sance avec moi la dëdommageoit bien
du retard qu'éprouvoit son voyage, et
m'invita d'nne manière très- pressante
à faire quelque séjour au château de
Lindenberg. Tandis qu'elle parloit ain-
si , les deux jeunes gens se regardoient
avec un sourire malin , comme pour se
dire qu'elle seroit bien heureuse elle-
même si jamais elle revoyoit ce châ-
teau. Je vis et je compris fort bien leur
sourire; mais je cachai l'émotion qu'il
venoit d'exciter dans mon cœur. Je
continuai de m'entretenir avec la ba-
ronne; il y avoit souvent si peu de liai-
son dans mes discours, qu'elle commen-
ça, comme elle me l'a depuis avoué,
a douter si J'avois le parfait usage de
ma raison! A dire vrai , tandis que je»
8 LE MOir^E.
parlois d'un objet , toutes mes pensées
ëtoient absorbées par un autre. Je son-
geois aux moyens de quitter la maison ,
et de courir à la grange avertir les do-
mestiques du dessein de notre liôtej
mais je* fus bientôt convaincu de l'im-
possibilité de mettre ce projet à exé-
cution : Jacques et Robert suivoient
tous mes mouvemens d'un œil attentif,
et il me fallut renoncer à cette idée.
Toutes mes espérances se bornèrent en-
fin à ce que le coquin de Claude ne
trouvât plus de bandits à la caverne.
Dans ce cas , d'après ce que j'avois
entendu, on devoit nous laisser partir
sains et saufs.
Je tressaillis malgré moi à l'instant
où Baptiste entra dans la cbambre. Il
nous fit beaucoup d'excuses de sa longue
absence : « mais il avoit été retenu par
des affaires qui n'admettoient aucun re-
lard. » Ensuite il nous demanda, pour
sa famille, la permission de se mettre à
table avec nous, liberté que, sans cela ,
le respect l'empêcheroit de prendre.
Oh! combien dans mon cœur je maudis
riiypocrile ! Quelle horreur je me sen-
tois pour un homme qui étoit au mo-
me^it de m arracher la vie , et dans un
LE MOINE. 9
temps où tout me la rendoil si chère?
.Tétois jeune et riche, j'avois un rang,
de l'éducation , et devant les yeux un
avenir séduisant. Je voyois cette car-
rière près de se fermer pour moi de la
manière la plus horrible; et cependant
j'élois obligé de dissimuler , et de re-
cevoir avec l'air de la rrconnoissance
de feintes félicités de la part de celui
même qui tenoit le poignard levé sur
mon sein.
La permission que notre hôte deman-
doit lui l'ut accordée sans peine. On se
mit à table. La baronne et moi nou^
occupâmes un côlé ; les deux jeune.-
gens s'assirent vis-à-vis de nous , le dos
tourné à la porte. Baptiste prit sa place
au haut de la table, ayant la baronne à
sa droite : le couvert qui éloit à côté de
li^ fut réservé pour sa femme. Un ins-
tant après, elle entra dans la chambre,
et nous servit un bon repas de paysan ,
simple , mais propre à satisfaire l'ap-
pétit. Notre hôte crut dev(âr s'excuser
auprès de nous du mauvais souper qu'il
nous faisoit faire; il n'avoit pas été pré-
venu de notre arrivée , et il ne pouvoit
nous offrir que les provisions faites pour
sa famille. « M<îis. ajouta-t-il, si quel-
a. 2
10 LE MOINE.
cju'accideiit devoit retenir chez moi mes
nobles hôles plus long-temps qu'ils ne
le croient en ce moment , j'espère que
je pourrois les mieux traiter. »
Le scélérat ! Je savois trop bien de
quel accident il vouloit parler , et je
i remis en songeant ii la manière dont il
espéroit nous traiter l'un et l'autre.
Ma compagne de danger sembloit
entièrement consolée de n'être pas à
Strasbourg ; elle rioit et causoit fort
gaiement avec la famille. Je tâchois,
mais en vain, de suivre son exemple.
Ma gaieté étoit évidemment forcée, et
Baptiste s'en aperçut.
a Allons, allons, monsieur, me dit-
il ^ sojez joyeux comme nous; vous
ne me semblez pas entièrement remis
de la fatigue? Pour vous ranimer, ne
prendriez-vous pas avec plaisir un bon
verre d'excellent vin qui m'a été laissé
par mon père; Dieu veuille avoir sou
ame, il est dans un meilleur monde!
Je sers rarement de ce vin ; mais je n'ai
pas tous les jours affaire à des hôtes
tels que vous, et l'honneur que je re-
çois mérite bien que j'en ofire une bou-
teille. »
A ces mots il donna uno clé à vsa
LE MOINE. ir
femme, et lui dit à quel endroit elle
trouveroit ce vin. Elle ne sembloit nul-
lement charmée de cette commission ;
elle prit la clé d'un air embarrassé; elle
hésita même à quitter la table.
« M'entendez-vous , lui dit Baptiste
d'un ton courroucé ? *>
Elle jeta sur lui un regard mêlé de
colère et de crainte , et sortit de la
chambre. Les yeux de Baptiste la sui-
virent avec défiance, jusqu'à ce qu'elle
eût fermé la porte.
Marguerite revint avec une bouteille
goudronnée en jaufte. Elle la mit sur
la table, et rendit la clé à son mari.
Je soupçonnai que cette liqueur ne nous
étoit pas présentée sans dessein , et j'exa-
minai, avec inquiétude, les mouvemens
de Marguerite. Elle étoit occupée à
rincer quelques petits gobelets d'étain.
Eu les plaçant devant Baptiste, elle vit
que mes jeux étoient fixés sur les siens,
et saisissant l'instant où el le n'éloit point
observée, elle me fit signe avec sa tête
de ne pas goûter de cette liqueur j puis
elle reprit sa place.
Pendtiy^ce temps-là , notre hôte avoit
été le ^rachon et rempli deux gobe-
lets , qu'il ofFnt à la baronne et à moi.
5
la LE MOINE.
La baronne fit d'abord quelques diiFi-
cultés; mais les instances de Baptiste
furent si pressantes , qu*elle ne voulut
pas le désobliger. Pour moi, craignant
de faire naître des soupçons, je n'hésitai
pas à prendre la liqueur qui ra'étoit pré-
sentée : à l'odeur et ,à la couleur, je vis
que c'étoit du Champagne, mais quel-
ques grains de poussière qui flottoient
sur la surface » me convainquit eut que
le vin étoit alléré. Cependant je n'osois
as montrer ma répugnance à le boire.
e le portai à mes lèvres et fis semblant
de l'avaler; mais tdlitàcoupme levant
de ma chaise , je courus à un vase plein
d'eau qui étoit à quelque distance , et
dans lequel Marguerite avoit rincé les
gobelets , et feignant qu'un mal de cœur
subit me forçoit de rejeter ce vin, je
vidai dans le vase , sans être aperçu ,
mon gobelet tout entier.
Les brigands parurent alar/nés de mon
action 5 Jacques se leva à moitié de sa
chaise, mit sa main dans son sein , et
j'aperçus le manche d'un poignard. Je
revins m'asseoir avec beaucoup de tran-
quillité, et j'affectai de n'avfligjpas pris
garde à leurs monvemens. —
tt Vous avez bien mal rencontré mon
lE M01\L. i:>
goût, honaête ami, dis-je à Baptiste.
Je ne puis jamais buire du Champagne
sans qu'il ne m'incommode aussitôt ;
j'ai avalé plusieurs gorgées de celui-ci
avant de reConnoîlre sa qualité, et je
crains de paj'er mon impiudeute pré-
cipitaiion. »
Baptiste et Jacques se regardèrent,
et ce regard étoit plein de défiance.
« Peut-être, dit R©bei't, l'odeur vous
en est désagréable; » et il vint prendre
mou gobelet. Je m'aperçus qu'il exami-
noit s'il étoit à peu près vide.
K II doit en avoir assez bu , » dit-il
tout bas à son frère en se rasseyant.
Je lus dans les veux de Marguerite
la crainte où elle étoit que je n'eusse
goûté de celte liqueur. D'un regard je
Ja rassurai.
J'allendois, avec inquiétude, l'efTet
que ce breuvage produiroit sur la ba-
ronne. Je Ireniblois que les grains de
cette poudre llottanJe ne fussent du poi-
son ; et j'étois au désespoir de ce qu'il
ni'avoit été impossible de l'avertir du
^langer. Mais à peine il ^étoit écoulé
quelques minutes que je vis ses yeux
s'apesanlir; sa tête se renversa sur ses
ç[paules, et elle tomba dans un profond
14 LE MOINE.
-sommeil. Je feignis de ny pas faire
attention , et je continuai de parler à
Baptiste avec autant d'aisance que je
Eus prendre sur moi d'en montrer. Mais
ientôt i! ne me répondit plus du même
ton qu'auparavant; il me regard oit avec
surprise et défiance , et je voyois ces
bandits cliucholer souvent entre eux.
Ma situation devenoit à chaque instant
plus pénible; je soiitenois mon rôle de
confiance et de tranquillité encore plus
mal qu'auparavant. A quoi pouvois-je
me déterminer? Cherchera sortir pour
avertir les domestiques ? Si je l'eusse
tenté , j'étois sûr d'être assassiné à la
porte par les deux brigands : d'ailleurs
je laissois une femme à leur merci.
Ajant tout à la fois à craindre de voir
arriver leUrs complices, et de leur lais*
ser croire que je connoissois. leurs des-
seins , je ne savois comment dissiper les
soupçons qu'ils avoient sur moi. Dans
ce terrible embarras , Marguerite vint
encore à mon secours ; elle passa der-
rière ses beaux-fils , s'arrêta un moment
devant moi j ferma ses yeux, etittrlinà
sa tête sur son épaule. Ce signe, que je
compris, me tira d'incertitude : c'étoit
me dire qu'il falloit imiter la baronne ,
LE MOINE. îi3
el feindre que la liqueur faisoit son effet
sur moi. Je suivis ce conseil , et bientôt
après je parus enseveli dans un profoud
sommeil.
« Bien ! bien ! s'écria Baptiste , au
moment où je me renversois sur ma
chaise; à la fin le voilà endormi! Je
commençois à croire qu'il avoit de-
viné nos projets , et que nous serions
forcés de le dépécher à tout événe-
ment. »
« Et pourquoi ne pas le dépécher
à tout événement, demanda le léroce
Jacques? Pourquoi lui laisser le pou-
voir de trahir notre secret ? Margue-
rite, donnez- moi un de mes pistolets;
un petit mouvement du doigt nous aura
bientôt défaits de lui. »
«f Et supposé, répondit le père, que
nos camarades ne puissent pas arriver
cette nuit, quelle jolie figure nous fe-
rons quand les domestiques viendront
demain matin nous redemander leur
maître? Non, non, Jacques; il faut
attendre nos associés. S'ils viennent,
nous sommes assez forts pour vaincre les
•lomesliques aussi bien que les maîtres,
et le butin est à nous. Si Claude ne les
trouve pas à la caverne , il faudra pren-
i6 LE MOINE.
dre patience , et souffrir que cette proie!
nous échappe. Ah! garçons, garçons, si
vous étiez seulement arrivés cinq minu-
tes plutôt, c'en étoit fait de l'Espagnol,
et les deux mille pistoles étoient à nous.
Mais vous ne venez jamais quand vous
êtes le plus attendus; vous êtes les co-
quins les plus mal-adroits. y>
« Bon! bon! mon père, répondit .Jac-
ques; si. vous aviez voulu m'en croire,
tout cela seroit fini à présent. Vous,
Robert, Claude et moi, quand ces étran-
gers auroient été deux fois plus forts,
je vous réponds que nous en serions
veuis à bout. Quoi qu'il en soit, Claude
est parti; i( est trop tard pour y penser
à présent : il nous faut attendre patiem-
ment l'arrivée de la troupe ; et si les
voyageurs nous échappent cette nuit,
nous saurons bien les retrouver en route
demain. »
« Sans doute, sans doute, dit Baptiste.
Marguerite, avez-vous donné aux deux
femmes de chambre de cette drogue
assoupissante? »
« Oui » fut sa réponse.
« Ainsi toiit va bien. Courage, gar»-
çons ; quelque chose qui arrive , vous
n'aurez pas à vous plaindre. Nul danger
LE MOINE. 17
à courir, beaucoup à gagner, et rien à
per'ire.n
Eti ce moment , j'entendis un grand
bruit de clievaux. Oh ! combien ce bruit
fut terrible à mon oreille! Une sueur
froide coula sur mon Iront , et je sen-
tis approcher toutes les terreurs de la
mort. »
«Dieu puissant, ils sont perdus!»
s'écria la compatissante Marguerite ,
avec l'accent du désespoir ; et cette
exclamation n'étoit pas propre à me
rassurer.
Par bonheur , le bûcheron et ses deux
fils étoient trop occupés de leurs atnis
qui arrivoient, pour faire attention à
moi ; autrement , la violence de mes
agitations 'eur auroit décelé que nton
sommeil éioit Teint.
« Ouvrez , ouvrez ! » s'écrièrent plu-
sieurs voix en dehois de la inaison.
« Oui , oui , répondit Baptiste avec
beaucoup de joie; ce sont nos amis,
pas de doute : à présent le butin est
assuré. Et vile, garçons, et vite ! con-
duisez-les à la grange , vous savez quelle
y doit être votre occupation. »
Robert se hâta d'ouvrir la porte.
«Mais avant tout, dit Jacques, pre-
l6 LE MOINE.
nant ses armes, laissez- moi achever ces
dormeurs. »
« Non , non ! répliqua son père ;
courez à la grange , où l'on vous attend ;
je me charge de ceux-ci et des deux
femmes qui sont en haut. »
Jacques obéit et suivit son frère. Ils
causèrent quelques minutes avec les
nouveaux venus ; après quoi j'entendis
les brigands descendre de cheval, et,
comme je le conjeèturai , prendre le
chemin de la grange.
«Ils font bien, dit Baptiste, de quit-
ter leurs chevaux pour surprendre les
étrangers et tomber sur eux. A présent ,
mettons-nous à l'ouvrage. »
Je l'entendis s'approcher d'une petite
armoire qui étoit au bout de la chambre,
et l'ouvrir : aussitôt je me sentis remuer
doucement.
a A présent ! c'est à présent ! » me dit
tout bas Marguerite.
J'ouvris les jeux. Baptiste avoit le
dos tourné. Personne autre dans la
chambre que Marguerite, et la baronne
endormie. Le scélérat venoit de prendre
un poignard dans l'armoire , et sembloik
examiner s'il étoit assez tranchant. Je
îi'avois pas eu la précaution de prendTe
LE MOINE. iq
des armes à mon départ ; mais je vis que
ce moment étoit le seul qui pût m eiie
iàvorable, et je résolus de le saisir. Je
m'élançai de ma chaise, je me jetai sur
Baptiste , et lui serrai le cou de mes deux
mains avec tant de force , que je l'empé-
ohai de jeter un seul cri. Vous pouvez
vous rappeler qu'à Salamanque , j'étois
renommé pour la vigueur de mes bras;
ils me rendirent en ce moment un bien
grand service. Surpris, frappé de ter*
leur, ne pouvant plus respirer, le scé-
lérat n'étoit d'aucune façon en état de
me disputer la victoire. Je le jetai par
terre, et tandis que je le tenois immo-
bile sous moi, Marguerite lui arrachant
le poignard, le lui plongea dans le cœur
à plu-^ieurs reprisas , jusqu'à ce qu'il eut
expiré.
Après cet acte horrible , mais né-
cessaire : « Ne perdons point de temps,
me dit Marguerite; fuyons, c'est notre
seule ressource. »
Je n'hésitai point à lui obéir; mais ne
voulant pas abandonner la baronne à
la vengeance des brigands , je l'enlevai
dans mes bras ^ quoique toujours en-
dormie, et je me nâtai de suivre Mar-
guerite. Les chevaux des voleurs étoient
20 LE MOINE.
attachés près de la porte. Ma conduc-
trice sauta sur un de ces chevaux : je
suivis son exemple^ je plaçai la haronne
devant moi , et je piquai des deux. Notre
unique espérance étoit d'atteindre Stras-
bourg , dont nous étions bien moins
éloignés que le perfide Claude ne me
l'avoit dit. Marguerite connoissoit fort
bien la loule, et galoppoit devant moi.
Nous fumes obligés de passer près de
la grange du les voleurs étoient à mas-
sacrer nos domestiques. La porte étoit
ouverte; nous distinguions les cris des
tnourans et les imprécations de leurs
meurtriers. Ce que je sentis en ce mo-
ment est impossible à exprimer.
Jacques entendit le bruit de nos che-
vaux à l'instant où âous passions près
de la grange : il courut à la porte avec
une torche dans sa main , et reconnut
aisément les fugitifs.
ce Trahis! trahis! cria-t-il à ses com-
pagnons. »
Aussitôt ils quittèrent leur sanglant
ouvrage , et coururent à leurs che-
vaux; nous ne pûmes en entendre da-
vantage. J'enfonçai m«s éperons dans
les flancs de mon cheval , et Margue-
rite piqua le sien avec le poiguard qui
LE MOINE. 21
nous avoit dëjà si bien servi. Nous
allions avec la vitesse de l'éclair, et
nous eûmes bientôt gagné la plaine.
Déjà nous apercevions les clochers de
Strasbourg, quand nous entendîmes les
voleurs qui nous poursuivoient. Mar-
guerite tourna la télé , et les vit qui
descendoient une petite colline à peu
de distance. En vain nous pressions nos
chevaux 5 le bruit devenoit plus sensible
à chaque instant.
« Nous sommes perdus , s'écria-t-elle,
les misérables nous joignent. »
a Avançons, avançons, répliquai-je,
j'çntends les pas de plusieurs chevaux
qui vieiment de la ville. »
Nous redoublâmes de vitesse , et nous
vîmes bientôt une nombreuse troupe de
cavaliers qui ariivoient devant nous à
toutes brides. Ils alloiént même nous
passer, quand Marguerite s'écria : « Ar-
rêtez ! arrêtez ! sauvez-nous; pour l'a-
mour de Dieu , sauvez-nous !
Le plus avancé, qui sembloit guider
If^s autres , s'arrêta aussitôt.
a Q'est elle! c'est elle! s'écria-t-il en
sautant à bas de cheval, x^rrêtez , mon-
seigneur, arrêtez. Ils sont sains et saufs !
Voici ma mère. »
2. 3
S.2 LE MOINE.
Au même instant , Marguerite des-
cendit avec prdcipilatiou, sena le jeune
homme dans ses bras, et le couvrit de
baisers. Les autres cavaliers s'arrêtèrent
aussi.
' « Et la baronne de Lindenberg, se-
cria un autre d'entre eux , où est-elle?
West-elle pas avec vous? »
Il s'arrêta en Ja voyant dans mes bras
privée de sentiment. Il la prit aussitôt
dans les siens. Le profond sommeil où
elle étoit plongée lui fit d'abord craindrft
pour sa vie , mais le battement de son
cœur le rassura bientôt.
« Grâce à Dieu ! dit- il , elle vit» elle
est échappée de leurs mains. »
J'interrompis ses transports de joie
en lui montrant les brigands qui avan-
çoient. Aussitô^t la plus grande partie de
la troupe, presque toute composée de
dragons , se hâta d'aller à eux. Les ban-
dits ne les attendirent pas. Dès qu'ils
s'aperçurent qu'à leur tour ils étoient
menacés, ils tournèrent bride, et s'en-
fuirent dans le bois, où ils furent pour-
suivis par nos libérateurs. •
Cependant l'étranger que j'avois de-
viné être le baron de Lindenberg, après
m'avoir remercié du sx)in que j'avcîis
LE MOINE. 23
pris de son épouse , nous proposa de
retourner en toute diligence à la ville.
La baronne , sur qui les effets du breu-
vage n'avoient pas encore cesst^ d'opé-
rer, fut placée devant nous : Margue-
rite et son fils remontèrent à cheval ;
If s domestiques du baron suivirent, et
nous arrivâmes bientôt à l'anberf^e où
le baron avoit pris son logement.
C'étoit à l'aigle d'Autriche, ou mon
banquier, à qui j'avois écrit le dessein
que j'avois de voir Strasbourg, m'avoit
aussi retenu un appartement. Je fus
enchanté de demeuier si près du ba-
ron , et d'être à portée de cultiver sa
connoissance, que je prévoyois devoir
ni'élre très-utile en Allemagne. A notre
arrivée dans l'auberge, la baronne fut
mise au lit. On appela un médecin qui
prescrivit une potion propre à com-
battre les effets du breuvage assoupis-
sant, et qu'il lui fit verser dans la gorge.
Le baron, après avoir confié sa femme
aux soins de Ihôtesse, me pria de'lui
raconter les détails de notre aventure;
je satisfis aussitôt à sa demande, car il
m'eût été impossible de me livrer au
sommeil , dans l'inquiétude on j'étois
du sort de Sléphano, que j'avois été
24 LE MOINE.
forcé d'abandonner à la furie des bri-
gands. Je ne fus pas long- temps sans
apprendre que ce fidèle domestique
avoit péri. Les dragons qui avoient
poursuivi la bande revinrent tandis
que je faisois au baron le récit qu'il
m'avoit demandé. D'après le rappor|i
du commandant , nous n'eûmes plus
à douter de la défaite des voleurs. Le
crime et le vrai courage sont incom-
patibles. Ils s'étoient jetés aux pieds
des soldats , s'étoient rendus sans faire
la moindre résistance, avoient décou-
vert leur retraite , indiqué le mot d'or-
dre qui livreroit le reste de la troupe;
en un mot, ils avoient donné toutes
les marques possibles de bassesse et
de lâcheté. De cette manière, toute la
bande , composée d'environ soixante
scélérats, av^oit été prise, garottée et
conduite à Strasbourg. Quelques sol-
dats, a_yant un des bandits pour guide,
allèrent à la maison de Baptiste : leur
premier soin fut de visiter la fatale
grange , où ils furent assez heureux
pour trouver deux des gens de la ba-
ronne encore en vie , quoique dan-
gereusement blessés. Le reste avoit
péri sous les coups des brigands , et
LE MOINE. 25
de ce nombre étoit mon infortuné SU-
phaiio.
Alarmes de notre fuite, les scélérats
s'étoient hâtés de nous poursuivre", et
n'étoi«nt pas entrés dans la maison de»
Baptiste; aussi les soldais y trouvèrent-
ils les deux femmes de chambre sans
aucune blessure, et dormant du même
sommeil que leur mliîtresse. 11 n'y avoit
nulle autre personne dans la chaumière ,
si ce n'est un enfant de quatre ans , que
les dragons emmenèrent avec eux. Nous
étions à chercher quel pouvoit être ce
petit infortuné, quand Marguerite se
précipita dans la chambre où nous
étions, tenant cet enfant dans ses bra^.
Elle se jeta aux pieds du Commandant ,
et le bénit mille fois pour avoir sauvé
son fils.
'Après les premier transports de la
tendresse maternelle, je la priai de nous
dire comment elle avuit pu être unie
à un homme dont les principes me sem-
bloieut si ^ifFérens des siens. Elle baissa
les yeux , et versa quelques larmes.
tf Messieurs, dit-elle après un mo-
ment de silence, j'ai une grâce à vous
demander. Vous avez droit de connoiti e
quelle est celle à qui vous pouvez être
2& LE MOINE.
utile; je ne chercherai donc pas à me
soiJstiaire à l'aveu c|ue vous désirez,
quoiqu'il doive me couvrir de honte;
mais permettez - moi d'abréger au-
iaul qu'il me sera possible ce /riste
~ récit.
«Je suis née à Strasbourg de parens
respeclabJes; leur nom, je dois ie ca-
cher en ce moment*. Mon père vit en-
core, et ne mérite pas^i'êire enveloppé
dans mon ignominie. Si vous m'accor-
dez la faveur que je désire, vous saurez
mon nom de famille. Un misérable s'é-
toit rendu maîlré de mes affections, et
pour le suivre je quittai la maison pa^
lerneiie. Cependant quoique dans mon
"cœur les passions eussent fait faire la
vertu , je ne tombai pas dans cet abandon
de tous sentimens d'honneur qui n'est
que trop communément le partage dies
femmes qui ont fait le premier pas dans
le vice. J'ai mois mon séducteur*, je l'ai-
inois passionnément ; hélas ! cet enfant,
et son aîné qui a été à StrasHburg vous
avertir, monseigneur le baron, du dan-
ger de votre épouse, ne sont que des
gages trop évidens de mon amour pour
lui, et même en ce moment, je gémis
encore de l'avoir perdu, quoique je lui
LP MOINE. 27
doive tous les malheurs de mon exis-
tence. #
« Il étoit d'une noble origine, mais
il avoil dissipé son patrimoine. Ses pa-
ren^ le regardoient con)iTie l'opprobre
de leur nom; ils ne voulurent plus le
voir. Ses excès attirèrent sur lui l'indi-
gnation de la police; il l'ut obligé de
fuir de Strasbourg, et i\e trouva d autre
ressource contre la misère que de s'unir
aux brigands qui inrest«;ienl la foi et
voisine, et qui éi oient pre^{[ue tous des
jeunes gens de famille , comme lui, rui-
nés par leur incouduite. .J'étois résolue
à ne pas l'abandonner. Je le suivis dans
la retraite des brigands, ei je [partageai
avec lui la misère inséparable de la vie
qu'il menoit. Mais, quoiqu'il ne me lût
pas possible d'ignorer que notre exis-
tence étoit uniquement soutenue par le
pillage, je ne connoissois pas toutes les
horreurs attachées à la profession de
mon amant; il me les cachoit avec le
plu^ grand soin. Il savoit que mon ame
n'étoil pas assez dépravée pour que je
pusse voir de sang-lroid le carnage et
J'ass.^Sî-inat. .11 supposoil, avec justice,
que j'aurois fui loin des bras d'un meur-
trier. Huit ans passés ensemble n'avoient
26 LE MOINE.
pas diminué son amour pour moi; et il
dc'roboit scrupul^sement à ma connois-
sance tout ce qui auroit pu me conduire
à soupçonner ia nature des crimes aux-
cjuels il ne parlicipoitque trop souvent.
Je ne découvris qu'après la mort de
mon séducteur que ses mains avoient
été rougies du sang de l'innocent.
« Une nuit il lut reporté à ia caverne,
couvert de blessures; il lesavoit reçues
en attaquant un voyageur anglais que
les autres avoient, bientôt après, sa-
crifié à leur vengeance. Il n'eut que le
temps de me demander pardoit pour
tous les malheurs où il m'avoit entraî-
née; il pressa mes mains de ses lèvres,
et il expira. Mon chagrin fut inexpri-
mable. Lorsque lé temps l'eut un peu
calmé, je résolus de retourner à Stras-
bourg , de me jeter avec mes deux en-
fans aux pieds de mon père ©t d'im-
plorer son pardon, quoiqu'il me restât
bien peu d'espoir de l'oblenir. Quelle
lut ma consternation, quand les bri-
gands me dirent qu'une fois entrée dans
leur caverne, il ne m'étoit plus permis
de la quitler; que jamais ils ne me lais-
seroient rentrer dans le monde avec le
secret de leur retraite, et qu'il falloil,
LE MOINE. 2^
a l'instant même, accepter un d'entr'eux
pour mari. Mes prières et mes remon-
trances furent vaines. Ils tirèrent ma
main au^oit, et je devins le partage
de l'infâme Baptiste. Un d'entre eux,
qui jadis avoit été moine, nous maria
par je ne sais quelle cér(^monie, plutôt
burlesque que religieuse; moi et mes
enfans nous fûmes livrés à mon nouvel
époux , qui nous emmena aussitôt à sa
maison.
« Il m'assura qu'il m'aimoit depuis
Jong-temps; mais que, par égard et
par amitié pour mon premier amant,
il avoit su contenir ses désirs; il tâcha
de me réconcilier avec ma destinée,
et pendant quelque temps me traita
avec respect et douceur, A la fin , vojant
que mon aversion pour lui ne faisoit
qu'augmenter, il obtint par la violence
les faveurs <\ue je persistois à lui refu-
ser. Il ne me restoit plus aucun moyen
de supporter mes peines avec patience;
ma conscience me crioit suns cesse que
je lesavois trop bien méritées. La fuite
étoit impossible; mes enfans étoient au
pouvoir de Baptiste, et il avoit juré
que si je tentois de m'échapper de ses
mains, il s'en vengeroit sur eux. La
3o LE MOINE,
cruauté de son caractère m'étoit trop
bien connue, pour me laisser doulei'
qu'il ne remplit ses sermens. Depuis que
i'étois avec loi, une triste expérience
m'avoit convaincue des horreurs de ma
situation. Bien différent de mon pre-
mier amant, Baptiste se faisoit un bar-
bare plaisir de me rendre témoin , mal-
gré moi , des plus affieuses exécutions,
et il s efïbiçoit de i'amiliafriser mes yeux
et mes oreilles avec le sang et les cris
des victimes.
« Mes passions étoient ardentes, mais
mon ame n'étoit pas cruelle; les princi-
pes d'une bonne éducation n'en étoient
pas effacés. Jugez quel a dû être chaque
j^our mon supplice, à la vue des crimes
les plus horribles et les plus révoltans^
Jugez combien \e devois gémir d'être
unie à un homme qui recevoit le voya^
geur confiant avec l'air de la franchise
et de l'amitié, au moment même qu'il
méditoit sa perte! Le chagrin altéra
ma constitution ; le peu de charmes que
in'avoit donnés la nature se flétrit entiè-
rement, et l'abattement de ma figure
atlesloit les souffiances de mon cœur.
Cent fois je fus lentée de mettre fin à
mon existence : mais le souvenir dç me^
LE MOÎNE. 3f
énfans relenoit mon bras. Je Irembiois
de laisser mes chers eiilaiis au pouvoir
de mon tjran , et je Irembiois pour leur
éducation encore plus que pour leur
vie. Le cadet ^toil trop jeune pour pro-
fiter de mes leçons; mais dans le cœur
de l'aîné, je travaillois sans reJâche à
enraciner des principes de vertu capa-
bles de lui faire éviter les crimes de ses
parens.' Il m'écoutoil avec docilité, et
même avec avidité. Dans un âge si
tendre, il laissoit déjà voir qu'il n'étoit
-pas fait pour vivre avec des brigands;
et ma seule consolation, parmi tant
de peines, étoit de voir se développer
les naissantes vertus de mon cher Théo-
♦dore.
«Telle étoit ma situation, lorsque
don Alphonso fut conduit à la chau-
mière par son perfide postillon. Son
aif, sa jeunesse, ses manfères m'inté-
ressèrent vivement pour lui. L'absence
des deux fils de Baptiste me fournit
une occasion que, depuis long-temps,
je desirois trouver; et je résolus de
tout risquer pour sauver don Alphonse.
La vigilance de Baptiste ne me per*
mettoit pas de l'avertir des périls qui
l'entouroient, Jesavois que le moindr*^
3a LÉ MOINL
mot échappé eût été suivi de ma mort,
et quelque pénible et douloureuse que
fût ma vie , je n'avois pas assez de cou-
rage pour assurer celle d'un autre à mes
dépens. Ma seule espérance éloit de
nous procurer du secours de la vil le 5
c'est ce que je résolus de tenter : bien
décidée en même temps â prévenir don
Alplionso du^piége qu'on lui tendoit ,
si j'en pou vois trouver l'occasion. Par
l'ordre de Baptiste, je montai pour
préparer le lit de l'étranger. J'j mis
des draps encore teints du sang d'un
voyageur égorgé quelques nuits aupa-
ravant. J'espérai qu'à cette vue don
Alphonso ouvriroit les yeux sur les fu-
nestes projets de Baptiste. Je ne m'eii||
tins pas là. Théodore étoil retenu au
lit par son indisposition; je me glissai
dans sa chambre sans être vu par mon
tyran, et l'iiistruisis de mon desseih,
dans lequel il entra avec beaucoup
d'ardeur ; il se leva sur-le-champ , quoi-
que malade, et s'habilla très-vite. Je
lui attachai un de ses draps sous les
aisselles, et le fis descendre par la fe-
nêtre. Il courut à l'étable, prit le che-
val de Claude, et partit pour Stras-
bourg. Il devoit dire aux brigands, s'il
Le moine. 53
en renconiroit, que Baptiste J'avoit
chargé d'une commissijiij mais par
bonheur, il arriva à la ville sans trou-
ver aucun obstacle. Sans perdre de
temps il se rendit chez le magistrat, et
implora son assistance; bientôt le récit
fait par Théodore passa de bouche en
bouche, et parvint à la connoissance de
monsieur le baron. Inquiet pour son
épouse, quil savoit être en route, il
trembla qu'elle ne fût dans les mains des
voleurs. Il accompagna Théodore, qui
servou de guide aux soldats, et il est.
arrivé^ bien à temps pour nous empê-
cher de retomber au pouvoir de nos en-
nemis. . »
J'interrompis Marguerite, et lui de-
mandai pourquoi l'on m'avoit préfenld
un breuvage assoupissant. Elle me ré-
pondit que Baptiste supposoit que j'a-
vois des armes, et qu'il vouloit me
mettre hors d'état de faire résistance;
c'étoit une précaution qu'il prenoit tou-
jours, dans la crainte cjue le désespoir
et l'impossibilité de fuir ne portassent
les voj^ageurs à vendre chèrement leurs
vies.
Le baron pria Marguerite de l'ins-
truire du parti iîuquel elle comptoit
2. 4
$4 LE MOINE.
s'arrêter. Je me joignis au baron, et
j'assurai Marguerite de tout mon em-
pressement à lui prouver ma recon-
noissance pour la vie qu elle m'avoit
(Conservée.
■ « D(^goûtée d'un monde dans lequel
je n'ai tipouvé que des malheurs, nous
répondit-elle, mon projet est de me re-
tirer dans un couvent : mais avant tout,
je dois songer à mes enfans. Ma mère
n'est plus , et je crains bien que u\a fuite
n'ait avancé le terme de ses jours. Mon
père vit : ce n'est pas un homme insen-
sible. Peut-être , messieurs, malgré mes
fautes et mon ingratitude, votre entre-
mise en ma faveur pourroit l'engager à
me pardonner, et à prendre soin de ses
malheureux petits-fils. Si vous obtenez
cette faveur de mon père, vous vous se-
rez acquittés envers moi bien au-delà
du service que je vous ai rendu. » ,
Nous protestâmes à Marguerite que
nous ferions tous nos efforts pour flé-
chir son père; et que, dût-il rester in-
flexible , elle pouvoit être tranquille sur
le sort de ses enfans. Je m'engageai à
prendre soin de Théodore , et le baron
promit d'accorder sa protection au plus
jeune. Cette mère recoonoissante nous
I
LE MOTNE. 35
remercia les laimes aux yeirx de ce
qu'elle appeloit notre générosité', quoi-
qu'au fond ce ne fût qu'une dette bien
légitimement contractée envers elle.
Efie nous quitta pour coucher son
enfant, excédée de fatigue et de som-
meil.
La baronne en reprenant l'usage de
ses sens, et en apprenant de quel péril
je l'avois sauvée, ne trouva point de
termes assez forts pour me témoigner
sa reconnoissance. Son mari se joignit
à elle avec tant d'ardeur pour me pres-
ser de ïes accompagner en Bavière, à
leur château, qu'il me fut impossible
de ne pas céder à leurs instances. Pen-
dant les huit jours que nous passâmes
encore à Strasbourg, les intérêts de Mar-
guerite ne furent pas oubliés : nos dé-
marches auprès de son père eurent tout
le succès que nous pouvions désirer. Ce
bon vieillard avoit perdu sa femme; il
n'avoit pas d'autre enfant que cette fille
infortunée, dont il n'avoit point reçu de
nouvelles depuis près de quatorze ans.
Il éloit entouré deparens éloignés, qui
attendoient sa mort avec impatience
pour jouir de sa succession. Aussi, âès
q«e Marguerite, qu'il s'attendoit si peu
5G LE. MOINE.
de revoir jamais, parut devant lui, il
Ja regarda comme un présent du ciel.
Il la reçut elle et ses enfans , les bras
ouverts, et voulut absolument qu'à l'ins-
tant même elle s'établit avec eux dans
sa maison. Les cousins, frustrés dans
leur attente, furent obligés de céder la
place. Le vieillard ne voulut jamais en-*
tendre à ce que sa fille se retirât dans,
un cloître; il dit quelle étoit trop né-
cessaire à son bonheur , et il obtint d'elle
aisément d'abandonner ce dessein. Mais
rien ne put engager Théodore à renon-
cer ail plan que j'avois d'abord formé
.pour lui. Il étoit sincèrement attaché à
lyioi pendant mon séjour à Strasbourg,
et quand je fus au moment de partir, il
me conjura les larmes aux yeux de le
prendre à mon service. Il fit valoir de
son mieux tous les petits talens qu'il
possédoit, et n'oublia rien pour me
persuader qu'il me seroit trèa-ulile en
roule. J'étois peu disposé à me charger
d'un enfant de treize ans, qui ne pou-
voit guère que m'embarrasser dans
mes vojages; mais je ne pus résister
.aux instances et à l'attachement de ce
jeune homme réellement pourvu de
raille qualités estimables. Ce nest pas
LE MOINE. 37
sans peine qu'il amena ses parens à lui
■permettre de me suivre; enfin, la per-
mission obtenue, il fut décoré du titre
de mon page, et après. une semaine de
séj^r eu Alsace, Théodore et moi,
nous accompagnâmes en Bavière le ba-
.ron et son épouse. Nous avions , tous les
trois, forcé Marguerite d'accepter quel-
ques présens assez considérables pour
elle et pour l'enfant que nous lui lais-
sions. En la quittant, je promis à cette
tendre mère de lui rendre Théodore au
])out d'un an.
Lorenzo , je ne vous ai épargné au-
cun détail de ce récit, pour vous faire
bien^onnoître de quelle manière l'aven-
turier Alphonso d'Alvarada s'étoit in^
trgduit au château de Liudenberg. Ju-
gez, d'après cela , quelle confiance on
peut donner aux assenions de votre
laate.
38 LÉ MOINE.
^/%>%« »/«/«/%/%/«. «/«^i^. «/«.««^ «/«tf'W «/^^r^/V/
CHAPITRE IV.
« Loin de moi , spectre affreux, rentre
« dans le sein de la terre. Ton sang est glacé, ^
« tes osseaiens sont vides , tes yeux sont
a sans orbite , ces yeux que tu fixes sur moi .
« — Disparois _, ombre borrible , fantôme
« sans réalité !»
Macbeth.
Suite de l'histoire de don Raymond,
INous voyageâmes désormais sans
rencontrer d'obstacle , et même «assez
agréiableniient. Je trouvai dans le baron
lin homme de bon*seris , quoiqu'il con-
ïiût peu le monde, ajant passé la plus
grande partie de sa vie dans l'enceinte
de ses domaines. On remarquoife une
sorte de rusticité dans ses manières;
mais il étoit,gai , et d'un caractère franc
et amical; il me montroit des égards,
et j'eus tout lieu d'être content de sa
conduite envers moi. La chasse étoit
sa passion dominante ; il s'en faisoit
une occupation sérieuse ; il en parloit
avec enthousiasme, comme un guerrier
LE MOINE. 39
parle de combats. Assez versé moi-
même dans cet exercice , j'eus le bon-
heur, peu de temps après mon arrivée
à Lindenberg, de lui donner quelques
preuves de*ma dexlérilé; alors je (iis à
ses jeux un grand homme, et il me voua
trne amitié éternelle.
Cette particularité ne fut pas pour
moi une chose indifFërente. J'avoisvu,
pour la première ibis , au châfe^u de
Lindenberg, la jeune Aguès, votre ai-
mable sœur. Je n'aimois point encore ,
et je déplorois en secret la froide tran-
quillité de mon ame; j'aimai bientôt ea
la voyant : je trouvai dans Agnès tout
ce que mon cœur avoit long-temps dé-
siré. Elle avoit à peine seize ans; mais
elle étoit déjà formée , grande et jolie :
elle possédoit divers talens , et parti-
culièrement la musique et le dessin ;
elle étoit d'un caractère ouvert, d'une
humeur enjouée , et l'aimable simpli-
cité de sa parure et de ses manière?
contrastoit à son ' avantage avec les
grâces artificielles et la coquetterie étu-
diée des femmes de Paris que je venois
de quitter. «Te fis , sur ce qui la con-
cernoiî, beaucoup de questions à la
baronne.
40 LE MOINE.
5) El le est ma nièce , me répondit cette
dame. Vous ignorez donc encore, don
Alphonse, que je suis votre compa-
triote, sœur du duc de Médina-Céii?
Agnès est fille de mon second frère,
don Gaston j elle est destinée dès le
berceau à la vie religieuse, et doit
aller incessamment prendre le voile à
Madrid. »
Ici Lorenzo interrompit le marquis
par une exclamation de surprise.
«Destinée dès le berceau, dit-il, à
îa vie religieuse ! Par le ciel , c'est la
première fois que j'entends parler de
ce projet. 9
«Je le crois, mon cher Lorenzo,
répondit don Raymond- mais écoutez-
moi patiemment. Vous ne serez pas
moins surpris quand je vous aurai rap-
porté quelques particularités de votre
propre lamille , qui vous sont encore
inconnues , et que je tiens de la bouche
d'Agnès elle-iïiême. »
Il reprit son récit :
« Vous ne pouvez ignorer que vos pa-
rens ont été malheureusement esclaves
de la plus grossière superstition. Toutes
les fois qu'une teneur religieuse s'est
fait sentir au fond de leur cœur, elle y
LE MOIxVE. 4;i
a étouffé tout autre sentiment, toute
autre. affection. Votre raçre , connme
elle portoit Agnès dans son sein , fut
attaquée d'une maladie dangereuse , et
abandonnée par ses médecins. Dans
cette situation , donna Inesilla fit vœu ,
si elle en revenoit, et si, l'enfant qu'elle
portoit éloit une fille, de la consacrer
à sainte Claire ; ou , si c'étoit un gar-
çon , d'en offrir l'hommage à saint
Benoît. Ses prières furent exaucées ;
elle guérit. Agnès vint au monde, et
fut aussitôt destinée au service de sainte
Ciiire. ^
Don Gaston se joignit avec empres-
sement au vœu de son épouse • mais
sachant quels étoienl les sentiraens du
duc son frère sur la vie monastique,
ils convinrent ensemble de lui cacher
soigiieusemeot la destination de votre
sœur. Pour tenir ce secret plus en sû-
reté , il fut résolu qu'Agnqs accompa-
gneroit sa tante donna Rodolphe en
Allemagne, où cette dame étoit sur le
point de se rendre avec l'époux auquel
ellevenoit d'être unie, le baron deLin-
denberg. A son arrivée , la jeune Agnès
fut mise daus un couvent qui se trouvoit
à quelques lieues du château de son
4»^' LE MOINE.
oncle. Les religieuses auxquelles sou
éducation fuUconfi(^e remplirent exac-
tement leur tâche; elles lui firent ac-
quérir à im haut degré de perfection
plusieurs talens , et ne négligèrent au-
cun moyen de lui inspirer le goût de
la retraite et ^es tranquilles plaisirs
d'un couvent; mais un secret instinct
faisoit vivement sentir au cœur de la
jeune fille qu'elle n'étoit point née pour
la solitude. Avec toute la liberté de la
jeunesse et de l'enjouement, elle trai-
toit de momeries ridicules la plupart
des cérémonies si^^ révérencieusemtfnt
pratiquées par les nonnes, et tout son
plaisir étoit •d'inventer quelque bon
tour qui fit bien pester la mère abbesse
ou la sœur tourrière.
Quoiqu'elle ne déclarât pas haute-
ment sa répugnance pour la vie monas-
tique, elle la laissoit assez voir. Don
Gaston en fut informé : craignant que
votre affection pour votre sœur , Lo-
renzo, ne s'opposât à son éternel mal-
heur, il eut soin de vous cacher, ainsi
qu'au duc , toute l'affaire , jusqu'à ce
que le sacrifice pût être consommé. On
lui a fait prendre le voile durant votre
absence; on n'a pas dit un mot du vœu
LE MOINE. 45
de donna Inesilla ; on ne laissa jamais
à votre sœur , durant son séjour en
Allemagne, la faculté de vous adresser
une lettre : toutes celles que vous lui
écriviez éloient lues avant dt lui être
remises ; on en efFaçoit sans mëunge-
ment tout ce qui pouvoit lui inspirer
des idées Ynondaines. Toutes ses ré-
ponses étoient dictées ou par sa tante,
ou par la dame Cunégonde, sa gouver-
nante. J'appris nue partie de ces parti-
cularités d'Agnès, l'autre de la baronne
elle-même.
« Je me déterminai sur le champ à
sauver , s'il étoit possible , cette aimable
fille du sort affreux dont elle étoit me-
nacée. Je cherchai à me concilier son
affection ; je fis valoir auprès d'elle l'a-
mitié intime qui m'uuit à vous. Elle
m'écoutoit si attentivement ! elle pie-
noit tant de plaisir à m'entendre laire
votre éloge ! ses yeux me remercioient
avec une expression si tendre de mon
affection pour son frère ! Enfin mon
attention constante à la consoler, à lui
plairQ, parvint à me gagner son cœur,
et je la contraignis, non sans difficul-
tés, à avouer naïvement qu'elle m'ai-
lïioit. Cependant lorsque je lui proposai
44 LE MOINE.
de quitter le château de Lindenberg,
elle refusa formellement de souscrire
à ma proposition,
« Soyez généreux , Alphonso , me 3it-
elle; je vous ai donné mon cœur, n'a-
busez point de ma tendresse; n'em-
ployez point votre ascendant sur mes
sentimens pour m'entraîner dans une
démarche dont j'aurois à rougir. Je suig
jeune et sans appui; mon frère, qui est
mon seul ami , est séparé de moi, et
mes autres parens me traitent en enne-
mis. Que ma situation vous inspire de
la pitié; ne cherchez point à me sé-
duire ; au lieu de me pousser à une
action qui me couvriroit de honte ,
tâchez plutôt de vous concilier l'affec-
tion de ceux dont je dépends. Le baron
vous estime; ma tante, impérieuse et
hautaine envers tout autre , n'oublie
point qu'elle vous doit la vie, et pour
vous seul elle est affable et bonne. Es-
sayez donc votre pouvoir sur leur es-
prit; s'ils consentent à notre union,
ma main est à vous. Ami de mon fîère,
vous obtiendrez , je n'en doute point ,
son approbation; et quand mes parens
verront l'impossibilité d'exécuter leur
projet, j'ose espérer qu'ils excuseront
LE MOINE. 4S
ma désobéissance , et qu'ils sauront ,
par quelque autre sacrifice , dégager ma
mère du vœu fatal dont on atteud de
moi l'accomplissement. »
Autorisé par l'aveu d'Agnès et par
cette déclaration naive de ses pensées
et de ses vues, je redoublai d'attention
envers ses parens, et crus devoir diri-
ger mes principales batteries du côté
de la baronne. J'avois pu aisén)ent
apercevoir que chacune de ses paroles
avoit dans le château force de loi , et
que son mari , qui la regardoit comme
un être supérieur, déféroit sans réserve
à toutes ses volontés.
La baronne étoit âgée d'environ qua-
rante ans; die avoit été belle dans sa
jeunesse; mais ses charmes avoient pu
être rangés dans la nombreuse caté-
gorie de ceux qui soutiennent mal le
choc des années; cependant il lui res-
toit encore quelques traits de beauté.
Son jugement étoit sain et fort quand
il n'étoit point obscurci par le préjugé;
mais ce cas étoit malheureusement Ibrt
rare. Ses passions étoient vives ; elle
n'épargnoit ni soins ni peines pour les
satisfaire , et quiconque s'oppôsoit à
ses volontés devoit. redouter sa ven-
2. 5
46 LE MOIN^
^eance. Amie ardente ou implacable
ennemie, telle étoit la baronne de Lin-
den berg.
Je mis tout en usage pour lui plaire,
et je ne réussis que trop complète-
ment : elle parut flattée de mes soins,
et me traita avetl tant de distinction,
que j'en lus parfois alarmé. Une de
mes occupations journalières étoit de
Jui faire des lectures 5 j'y. consumoi»
des heures entières , des heures que
j'aurois pu passer avec Agnès. Cepen-
dant, toujours persuadé que ma com-
plaisance pour sa tante avançoit l'heu-
reux instant de notre union , je me sou-
mettois de bonne grâce à la tâche qui
m'étoit imposée. La bibliothèque de
donna Rodolphe étoit principalement
composée de vieux romans espagnols,
et régulièrement chaque jour un de ces
volumes étoit remis en mes mains, C'é-
toient les longues aventures de Perce-
Forêt , de Palnierin d'Angleterre et du
Chevalier du Soleil. Je les lisois jusqu'à
ce que l'ennui me fit tomber le livre
des mains; cependant le plaisir tou-
jours croissant que la baronne sembloit
prendre à ma société m'encourageoit ,
et je persévérois. Elle me donna même
LE MOINE. 47
un jour une preuve d'affection si mar-
quée, CTu'Agnès pensa qu'il éloit temps
ae déclarer à sa tante notre affection
mutuelle.
Un soir que j'étois seul avec donna
Rodolphe dans son appartement ( com-
me n^ lectures ne rouloient guère que
sur l'amour, Agnès n'y étoit jamais ad-
mise), je me féliciiois intérieurement
de voir enfin arriver le terme des amours
de Tristan et de la reine Iseult. « Ah ,
les infortunés! s'écria la baronne; qu'en
dites-vous , Alphonse ? Croyez- vous
qu'il puisse exister un homme capable
d'un attachement si sincère et si dé-
sintéressé ? »
« Je n'en doute point, madame; car
mon propre cœur m'en fournit un exem-
ple. Ah ! donna Rodolphe , puis-je
espérer que vous approuverez mou
amour ? puis-je vous nommer celle que
j'aime sans craindre d'encouri^ votre
ressentiment ? »
a Si je vous épargnois un aven , dit-
elle en m'idterrompant ; si j« vous disois
que l'objet de vos désirs m'est connu ; si
je vous disois encore que votre affec-
tion est payée de retour , et que celle
que vous aimez dépiore aussi sincère-
48 LE MOINE.
rement que vous-même h malheu-
reux engagement qui la sépare de
vous. . . ? »
« Ah ! donna Rodolphe , m'écriai-je
en me jetant à ses pieds et pressant sa
main contre mes lèvres , vous avez dé-
couvert mon secret 5 prononcez l»'arrêt
de mon sort : puis- je compter sur votre
faveur , oh dois- je me livrer au déses-
poir ? »
Elle voulut retirer sa main , je la re-
tins j de l'autre elle se couvrit les jeux
en détournant la tête.
n Comment pourrois-je vous refuser ?
dit-elle : ah ! don Alphonso , J'aper-
çois depuis long- temps vos attentions;
)'ignorois jusqu'à ce moment la force
de l'impression quelles faisoient sur
mon cœur 5 mais je ne puis dissimuler
désormais ma foi blesse ni à moi-même
ni à vous. Je cède à la violence de ma
passion^ Alphonso, je vous adore. —
Pendant trois mois entiers j'ai tâché
vainement d'étouffer ma tendresse; elle
est trop forte , je ne résiste plus à son
impétuosité. Orgueil , crainte , honneur,
respect de moi-même, mes engagemens
avec le baron , elle a tout surmonté ; je
sacrifie loiit à mon amour pour vous ,
LE MOINE. 49
bien assurée que ce n'est point encore
pajer assez cher Ja possession de votre
cœur. »
. Elle attendit pendant quelques ins-
tans une réponse. Imaginez, Lorenzo ,
quelle dut élre ma confusion. Je sentis
tout à coup la force de l'obstacle que
moi-même j'avois iiYipruHemment élevé
entre Agnès et moi. La baronne avoit
pris pour son compte ces attentions
dontj'attendois d'Agnès seule la récom-
pense. L'énergie de ses expressions, les
regards qui les accompaanoient , et la
connoissance que j'avois de ses disposi-
tions vindicatives , tout me fit trembler
pour moi-même et pour celle que j'ai-
mois. Ne sotîhant comment répondre à
sa déclaration, tout 'ce qu^ me fournit
en ce moment mon imagination , fut la
résolution de la détromper à l'instant
même, sans cependant lui nommer
Agnè"^. La vive tendresse qu'un moment
auparavant oireiit pu lire dans tous mes
traits , avoit lait place à la* consterna-
tion. J'abandonnai sa main et me levai :
ce changement subit n'échappa point à
son observation.
ce Que veut dire ce silence ? reprît-
elle d'une voix tremblante; ou sont
5.
5o LE MOINE.
ces transports auxquels j'ai cru devoir
m'attendra ? »
« Pardon , madame , répondis-je 5
l'honneur m'oblige de %ous dire que
vous éles dans l'erreur. Vous avez pris
pour les solliciludes de l'amour ce qui
n'étoit que l'empressement attentif de
l'amitié ; ce dernier sentiment est le
seul que j'aie désiré de vous inspirer.
Mon respect pour vous, ma reconnois-
sance envers le baron , n'auroient pas
été peut-être des obstacles suffisans
contre le pouvoir de vos charmes; ils
sont faits , madame , pour captiver le
cœur le plus insensible, s'il n'est point
rempli par un autre objet ; mais le mien ,
et c'est sans doute un bonheur pour moi ,
depuis long-temps -n'est plus à ma dis-
position. Si*j'en eusse été le maître,
i'aurois eu inévitablement à me repro-
cher toute ma vie d'avoir violé les lois
de l'hospitalité. Rappelez- vous, noble
segnora, ce que vous-même devez à
l'honneur, ce que je dois^au baron, et
daignez m'accorder , au lieu de ces sen-
ti mens que je ne puis jamais payer de
retour, votre estime et votre amitié. »
Celte déclaration formelle et inatten-
due fit pâlir la baronne.
LE MOINE. bf
« Traître ! s'ëcria-t-elle , monstre de
perfidie, c'est ainsi qu'est reçu l'aveu
de mon amour ! As-tu espéré ? . . . Mais
non, cela n'est point , qela ne peut pas
être .... Alphonso , voyez-moi à vos
pieds, soyez témoin de mon désespoir,
regardez d'un œil de pitié une femme
qui vous aime lendri ment. Celle qui
possède voire cœur, comment a-t-elle
pu le mériter? quel sacrifice vous a-
t-el(e fait? quelles sont les qualités ex-
traordinaires qui la placent au-dessus
de Rodolphe? »
Je voulus la relever. '
« Pour Dieu, segnora, réprimez ces
transports , ils sont désagréables et pour
vous et pour moi. Si vos gens enten-
doient ces exclamations ! si votre secret
étoit divulgué ! Je uois que ma présence
seule vous irrite, permettez-moi de me
retirer. » ^
Je me préparois à sortir, la baronne
me saisit tout à coup par le bras.
« Et quelle est, dit-elle d'un ton me-
naçant , cette heureuse rivale ? je veux
la connoitre, je veux Elle est sous
ma dépendance; oui, vous sollicitez
pour elle ma faveur, ma protection. Je
saurai la trouver; je lui ferai souffrir
52 LE MOTNE.
tout ce que l'amour outragé est capable
d'inventer. Qui est-elle? répondez-moi
sur-le-champ. N'espérez pas la sous-
traire à ma vengeance; de fidèles agens
vont épier vos démarches, vos actions ,
vos regards ; oui , vos jeux mêmes me
découvriront ma rivale; et quand je la
connoilrai, tremblez, Alphonso, pour
elle et pour vous. »
Elle prononça ces derniers mots d'un
ton si furieux ) qu'à peine elle pouvoit
respirer : elle palpita, gémit et tomba
évanouie; je la soutins dans mes bras
et la plaçai sur un sofa. Courant alors
vers la porte , f appelai ses femmes à son
secours , et l'ajant confiée à leurs soins,
je rue hâtai de sortir.
Agité et confus au-delà de toute ex-
pression , j'entrai dans le jardin. A quoi
devois-je me décider , quel parti pren-
dre ? Cette malheureuse passion de la.
tante, l'inexorable superstition des pa-
rens d'Agnès , ofFroient des obstacle»
à notre union presque insurmontables.
Devois-je lui faire part de celte aven-
ture , ou ne devois-je pas plutôt partir
sans la voir , sauf à employer d'autres
moyens pour la préserver du sort qui
la menaçoit ?
LE MOINB. ; 53
Je me promenois à grands pas , dans
cette cruelle indécision, lorsque, venant
à passer devant une salle basse dont les
fenêtres donnoient sur le jardin, j'aper-
çus Agnès assise à une table. Trouvant
fa porte entr'ouverte , j'entrai : elle étoit
occupée à dessiner , et plusieurs es-
quisses imparfaites étoient dparses au-
tour d'elle.
« Oh ! ce n'est que vous, dit-elle en
levant les yeux , je puis continuer mon
occupation sans cérémonie ; prenez
une chaise, et assejez-vous à côté de
moi? »
J'obéis; je mê plaçai près de la table,
et , ne sachant trop ce que je faisois , je
me rais à examiner quelques-uns des
dessins qui se trouvoient sous mes jeux.
Un de» ces sujets me frappa par sa singu-
larité : l'esquisse représen toit la grande,
salle du château de Lindenberg; dans
le fond, on voyoit une porte à demi-ou-
verte, conduisant à un escalier étroit;
sur l'avant-scène étoit un groupe de
figures dans des attitudes grotesc|ues;
toutes exprimoient la terreur. Ici l'oa
voyoit un homme priant dévotement,
à genoux et les yeux élevés vers le ciel;
là , un autre marchoit à quatre pieds ;
54 LE MOINE.
quelques uns cachoient leur visage dans
leurs vêtemens ou dans le sein de leurs
eompagnons ; quelques autres s'étoient
blottis sous la table , où l'on vojoit les
restes d'un grand souper ; d'autres en-
core, avec des jeux effarés et la bouche
béante , regardoient fixement un objet ,
qu'on devinoit être seul la cause de ce
désordre. Cet objet étoit une femme
d'une haute stature et d'une taille assez
sveile , sous l'habit de quelqu'un de nos
ordres religieux. Son visage étoit voilé ;
à son bras étoit pendu un chapelet; son
vêtement étoit , en plusieurs endroits ,
parsemé de gouttes de sang , qui cou-
Joient d'une large blessure qu'on vojoit
à son 'côté. D'une main elle tenoit une
lampe, et de l'autre, un énorme cou-
teau ; elle sembloit s'avancer vers les
grilles de fer de la salle.
« Que signifie ceci , ma chère Agnès?
lui dis-je ; est-ce quelque sujet de votre
invention ?»
Elle jeta les yeux sur le dessin. « De
mon invention? non, vraiment, dit-
elle ; ce sujet est sorti de quelques têtes
beaucoup meilleures que la mienne.
Comment ! il est possible que vous ayez
résidé trois mois entiers au château de
LE MOINE. 55
Lindenberg sans entendre parler de la
Nonne sanglante? »
Voilà la première fois que j'entends
prononcer ce nom. Et quelle est , je
vous prie, cette aimable nonne?
« C'est ce que je ne puis vous dire
bien précisément; tout ce que j'en con-
nois n'est que le résultat d une ancienne
tradition qui s'est perpétuée dans cette
famille de père en fils, et à laquelle ou
croit fermement dans toute l'étendue
des domaines du baron. Celui-ci y croit
lui-même; et quant à ma tante, dont
l'esprit est naturellement porté au mer-
veilleux , elle révoqueroit plutôt en
doute les vérités de la Bible , que l'ad-
mirable histoire de la Nonne sanglante.
Voulez-vous que je vous la raconte? »
« Oui , réj^ndis-je , vous m'obligerez
beaucoup. » Alors, plaçant devant elle
son dessin :
a Vous saurez , dit-elle d'un ton co-
miquement grave, qu'il n'est pas une
des chroniques des siècles passés qui
fasse mention de ce Remarquable per-
sonnage ; chose étonnante ! Je voudrois
bien vous raconter sa vie ; mais mal-
heureusement elle n'a été connae qu'a-
près sa mort. Ce n'est qu'alors qu'elle
56 LE MOINE.
a jugé à propos de faire du bruit dans
le monde , et c'est Je château de Lin-
denberg qu'elle a choisi pour Je théâtre
de ses exploits , ce qui fait du moins
honneur à son bon goût. Elle s'y établû
donc dans un des plus beaux appar-
lemens , et le commencement de ses
opérations , ou de ses amusemens , fut
de faire danser avec grand bruit, dans
le milieu de Ja nuit, les chaises et les
tables. Peut-être étoit-elle somnam-
bule 5 mais c'est ce que je ne saurois
positivement assurer. Cet amusement,
dit la tradition , commença il y a envi-
ron cent ans; il étoit toujours accom-
pagné de cris, de hurlemens, de gé-
missemens , de luremens et d'autres
semblables gentillesses. Mais quoiqu'un
des appartemens fût plus^oarticulière-
ment Jionoré de ses visites , les autres
n'en étoient pas totalement privés : elle
venoit de temps en temps se promener
dans les antiques galeries et les salles
spacieuses du château ; d'autres fois
elle s'arrêtoit devant toutes les portes ,
et là , pleuroit, se lamentoit , et rem-
plissoit de terreur tous ceux qui l'en-
tendoient. Dans ses excursions noc-
tuirnesj elle a été vue par plusieurs
LE MOINE. 57
personnes, qui décrivent toutes son cos-
tume tel que vous le voyez ici repré-
senté par Ja main de sa très-fidelle et
très-humble historiographe. » •
La singularité d^ ce récit excitoit in-
sensiblement mon attention.
« Et, dites- moi, parle-t-elle à ceux
qui la rencontrent? »
« Non, jamais; ce que l'on connoît
de son caractère et de ses talens noc-
turnes n'invite point du tout à lier con-
versation avec elle. Quelquefois tout le
château retentit de ses sermens, de
ses exécrations; un moment après elle
répète ses patenôtres. Après avoir pro-
féré , en hurlant , les plus horribles
blasphèmes, tout à coup elle chante le
deprqfundis'aussi méthodiquement que
si elle étoit encore au chœur. C'est , .
en un mot, une dame fort capricieuse;
mais , soit qu'elle prie , soit qu'elle
maudisse, qu'elle se montre impie ou
dévote , elle épouvante également ses
auditeurs. Le château devint presque
inhabitable, et celui qui en étoit alors
possesseur fut tellement efïrajé de ces
visites nocturnes, qu'un beau matin on
le trouva mort de peur dans son lit.
Ce succès parut faire beaucoup de
2. S
58 LE MOTNE.
plaisir à la nonne ; car elle fit alors
plus de tapage que jamais. Mais le
nouveau baron, successeur du défunt,
se montra un peu trop fin pour elle 5
il ne parut au chaîna u qu'accompagné
d'un célèbre exorciseur de ses amis ,
qui osa s'enfermer lui-même une nuit
entière dans la chambre habitée par
l'efFrajante religieuse. Il paroît qu'il y
eut alors entre elle et lui de vifs dé-
bats; il paroît même que l'exorciseur
eut beaucoup d'ascendant sur elle; que
si elle montroit de l'obstination , son
antagoniste en montra encore plus , car
il obtint par accommodement , que si
on laissoit à sa libre disposition le lo-
gement qu'elle occupoit dans le châ-
teau, elle laisseroit du moins dormir
en repos les autres habitaiw. Pendant
quelque temps, après cette convention ^
on n'en eut plus de nouvelles ; mais
cinq ans après l'exorciseur vint à mou-
rir , et la nonne alors se hasarda à
reparoître; cependant elle étoit deve-
nue beaucoup plus traitable. Elle se
promenoit en silence , et ne paroissoit
jamais qu'une fois en cinq ans , usage
qu'elle a conservé jusqu'à ce jour , si
l'on ^ croit le baron. Il est très -in-
LE MOINE. 59
timement persuadé que tous les cinq
ans , au 5 du mois de mai , aussitôt
cjue l'horloge du château a frappé une
heure après minuit , la porte de la
chambre habitée par la nonne s'ouvra
( notez que celte porte est condamnée
depuis près de cent ans ) ; le spectre
en sort avec sa lampe et son poignard ,
descend l'escalier de la tour de l'est ,
et traverse la grande salle. Celte nuit-là
ïé portier, par respect pour l'appari-
tion , laisse toujours les porles du châ-
teau ouvertes. Ce n'est pas Cjue l'on
croie celle précaulion nécessaire , car
ou sait bien que la nonne pourroit fort
gisement passer par le trou de la ser-
rure, si elle le jugeoit à propos (qifoi-
qu'elle paroisse, au moins en quelques
circonstances , être véritablement un
corps, puisqu'elle fail, dit-on, du bniit
en marchant) ; mais on veut ici lui faire
politesse, et ne pas l'obliger à sortir
d'une manière peu conforme à la dignité
de sa seii^neurie. »
. ce Et où va-f elle après qu'elle est ainsi
soi'tie du château ?» ^
•t Au ciel , à ce que j'imagine : ce-
pendant il ne paroit pas que ce séjour
aoit fort de son goût , car elle en revient
6o LE MOINE.
régulièrement après une heare d'ab-
sence. La dame rentre alors dans sa
chambre , où elle reste de nouveau
tranquille pendant l'espace de cinq au-
tres années. »
»Et vous croyez à tout cela, Agnès?»
« Pouvez-vous me faire une pareille
question? Non , Alphonse , je n'y crois
pas 5 j'ai trop lieu de déplorer , pour
mon propre compte , les effets de la su-
perstition , pour en pouvoir être enti-^
chée moi-même. Cependant je ne dois
pas laisser voir à la baronne mon incré-
dulité ; elle n'a pas le plus léger doute
sur la réalité de cette histoire. Quant à
Ja dame Cunégonde, ma gouvernante,
elle affirme avoir vu le spectre de ses
deux jeux , il y a quinze ans. Elle m'a
raconté un de ces soirs comment elle
et plusieurs autres domestiques avoient
été interrompus dans un souper ,, et
épouvantés par l'apparition de la Nonne
sanglante. C'est le nom qu'on lui donne
dans tout le château , et c'est d'après ce
récit que j'ai tracé cette esquisse, où
^ous pouvez croire que je n'ai pas oublié
déplacer ma vénérable gouvernante. Je
n'oublierai jamais dans quel excès de
colère elle est entrée , et combien elle
LE MOINE. br
m'a paru laide , lorsqu en voyant ce des-
sin elle m'a querellée pour l avoir faite
SI resseinblanle. «
Ici elle me montra une figure gro-
tesc^ue de vieille fetnme dans une atti-
tude de terreur.
* Jîri dépit de la mélancolie qui pesoi^
sur inoh ame , je ne pus m'era pêcher de
rire en apercevant ce fruit de l'im^i-
hation vive et gaie d'Agnès. Elle avoit
parfaitement conservé la ressemblance
(Je Cunégonde ; mais elle avoit si ingé-
nieusement exagéré les défauts de son
visage et rendu chaque trait si ridicule ,
que je conçus sans peifle quelle avoit dû
être la colère de la duègne. *
«La figure est admirable, ma chère
Agnès ; je nesavois pas que vous possé-
dassiez à ce point le talent de saisir le
ridicule. »
« Un moment, dit-elle en se levant,
je veux vous montrer une figure en-
core plus ridicule, et dont vous pour-
rez disposer à votre gié. Venez avec
moi. »
, Elle entra alors dans un cabinet un
peu écarté , ouvrit un tiroir , ensuite
uue boite, et en tira ua médaillon con-
6,
es LE MOllVE.
tenant un dessin couvert d'un cristal.
, « Connoissez-vous l'original de cç
portrait? dit-elle en souriant. ».
« C'est vous-même, m'écriai-jej et
vous me le donnez , Agnès» . . ! ».
Transporté de joie, je le pressai coii-.
tre rnes lèvres ; et , me jetant à ses pieds ,
je lui témoignai avec les expressions les
plus tendres ma reconnoissance. Elle
m'acoutoit avec bonté, et m'assûroit
qu'elle partageoit mes sentimens, lors-
que je lus tout à coup réveillé par un^
cri perçant qu'elle poussa en retirant sa.
main , que je pressois dans les miennes,'
et en'se sauvant par une porte qui*don-
noit sur Je jardin. Etonné de ce mou-
vement, je me relève, et j'aperçois'
près de moi la baronne , presque suf-
foquée par l'excès de sa fureur jalouse.
Au sortir de son évanouissement, elle
avoit mis son imagination à la torture
pour deviner quelle pouvoit être sa
rivale. Agnès éloit la première siir qui
dévoient naturellement se porter ses
conjectures, qui se changèrent alors
en certitude. Se proposant d'interroger
Agnès, elle étcdt entrée à petit bruit,
précisément à l'instant où celîe-ci me
dounoit son portrait^ elle avoit entendu
LE MOINE. 63
mes tendres protestations , et m'avoil
vu à ses genoux.
« Mes soupçons étoient donc justes ,
dit-elle après quelques instaus de si-
lence; la coquetterie de ma nièce a
triomphé, et c'est à elle que je suis
sacrifiée. Cependant j'ai , dans mon mal-
Leur, quelques motifs de consolation;
j.e ne serai pas seule trompée dans mou
gltente; et vous aussi, vous connoltrez
ce que c'est que l'amour sans espoiv :
^llends tous les jours pour Agnès
l'or^li e de se rendre près de ses parens ;
aussitôt après son. arrivée elle prendra
1^ voile, et vous pourrez, monsieur y
porter votre tendresse ailleurs. Epar-
gnez-vous, de grâce, i\es sollicitations,
ajouta-t-elle sans me permettre de par-
ler ; ma résolution est inébranlable.
Votre amante restera jusqu'à son départ
prisonnière dans ma chambre. <Juant à
vous, don Alphonse), je dois vous in-
former que votre présence ici ne peut
plus être agréable ni au baron ni à son
épouse. Ce n'est pa« pour conter 'des
douceurs à ma nièce que vos parens
vous ont envojé en Ailemagne , c'est
pour y vovager; et je me reprocherois
de mettre plus long- temps obstacle à
64 LE MOINE.
un si louabledessein. Adieu, monsieur,
souvenez-vous que deiuain , dans ia ma-
tinée , nous devons nous voir pour la
dernière fois. »
Quand elle m'eut ainsi donné mon
congé en bonne forme , elle me iança un
regard à la fois méprisant et malicieux ,
et sortit. Je me retirai à mon appar-
tement, et passai ia nuit à rêver aux
moyens de soustraire Agnès au pouvoir
tjrannicjue de sa tante.
Après la déclaration formelle de ta
baronne , il m'étoit impossible de faire
nn plus long séjour au château de Lin-
denberg; j'annonçai donc dès le len-
demain matin mon intention de partir
sur-le-'champ. Cette résolution parut
iaive sincèrement de la peine au baron ;
il me montra même, à cette occasion ,
un attachement si vif, que je crus de-
voir lenaetlre , s'il étoit possible, dans
mes intérêts; mais à peine eus-je pro-
lioncé le nom d'Agnès, qu'il m'inter-
rompit brusquement , en me déclarant
qu'il lui étoit absolument impossible de
se mêler de cette affaire. «Te vis que je
perdrois mes représentations ; la ba-
ronne le gouvernoit despotiquement ,
et ia réponse du baron m'annoncoit
LE MOINE. 63
clairement qu'elle avoit déjà parlé.
Agnès ne parut point : je demandai
la permission de prendre congé d'elle;
ma demande fut rejeiée. »le fus obligé
de partir sans la voir.
Le baron , en me quittant , me prit
la main affectueusement , et m'assura
qu'aussitôt que sa uièce seroit partie,
je pouvois regarder sa maison comme
la mienne.
« Adieu , don Alphonso », me dit la
baronne eu me tendant la maiiï»
Je pris celte main, je la portais à
mes lèvres • el le ne le permit pas , voyant
son mari à l'autre bout de l'apparte-
ment.
« Prenez soin de vous-même, con-
tinua-t-elle; mon amour s'est changé
en haine , et ma vanité blessée ne res-
tera pas oisive. Allez où vous voudrez,
ma vengeance vous suivra; adieu, n
Ces mots furent accompagnés d'un
regard foudroyant. Je nerépondis point;
je me hâtai de quitter le châleau.
En sortant de la cour , dans ma
chaise de poste , je regardai aux fe-
nêtres de votre sœur; elle n'y étoit
pas. Je m'eufouçai désespéré dans la
voiture.
66 LE MOINE*
J'avois alors, pour toute suite, un
domestique français, que j'avois pris
à Strasbourg , à la place de Stéphane ,
et le petit page dont Je vous ai déjà
parlé, La fidélité, l'intelligence et la
bonne; humeur de Théodore me l'a-
voient déjà rendu cher; mais en ce mo-
ment il me rendoit , à mon insu , un
service bien propre à me le faire aimer
encore davantage. A peine avions-nous
fait une demi-lieue pu sortir du châ-
teau , <ju'après avoir galoppé à toute
bride , il nous rejoignit , et s'appro-
chant de ma chaise :
« Prenez courage, me dit-ril en lan-
giie espagnole , qu'il commençoit à par-
ler très-couramment; tandis que vous
étiez avec le baron , j'ai épié le moment
où la dame Cunégonde étoit descendue,
et suis monté à la chambré au-dessus
de celle de mademoiselle Agnès. Je
Hie suis mis à chanter, aussi haut que
je l'ai pu , un air allemand qu'elle
chante souvent , espérant qu'elle recon-
lïoîtroit ma voix. Elle l'a reconnue en
effet; sa fenêtre s'est ouverte; j'ai laissé
tombet un cordon dont je m'étois pour-
vu. Ayant entendu , après quelques ins-
tans , sa fenêtre se refermer , j'ai relire
LE MOINE. 6j
doucement, et sans me laisser voir, Je
cordon, au bout duquel j'ai trouvé ce
petit billet attaché. »
Il me présenta alors un papier à mon
adresse. Je l'ouvris avec impatience j il
conteuoit les mots suivans, écrits au
crajou :
« Cachez-vous dans quelque village
« voisin pendant une quinzaine ; ma
« tante croira que vous avez quitté Lin-
« denberg, et me rendra la liberté. Dans
« la nuit du 3o de ce mois , je serai à
« minuit au pavillon de l'ouest. INe man-
« quez pas de vous y trouver, et nous
« pourrons concerter ensemble nos plans
« pour l'avenir. Adieu. »
Agnès.
La lecture de ce billet me causa la
joie la plus vive; je ne trouvai point
de mots pour témoigner à Théodore
lexcès de ma reconnoissance. Son at-
tention et son adresse mériloieut véri-
tablement les plus grands éloges. Vous
croirez aisément que je ne lui avois
point fait confidence de ma passion
pour Agnès ; mais son coup-d'œil étoit
fort juste, il avoit deviné mon secret;
et, aussi discret qu'il étoit clairvoyant ,
68 LE MOINE.
il avoit gardé pour lui seul ses remar*
ques. Notez encore qu'ayant observé en
silence tout le progrès de cette affaire ,
il ne s'en étoit mêlé qu'à l'instant même
où mon intérêt avoit exigé indispen-
sablement son intervention. J'admirai
également son bon sens, sa pénétra-
tion, son adresse et sa fidélité. Ce n'é-
loit pas la première preuve qu'il me
donnoit de sa promptitude et de sa ca-
pacité. Durant mon séjour à Stras-
bourg, il avoit appris en très-peu de
temps , et avec beaucoup de succès ,
les élémens de la langue espagnole ; il
passoit la plus grande partie de son
temps à lire; il étoit fort instruit pour
son âge, et réunissoit aux avantages
d'une jolie tournure , d'une figure agréa-
ble, ceu:^ d'un jugement fort sain et
d'un excellent cœur. Son âge est à pré-
sent quinze ans; il est toujours à mon
service , et quand vous le verrez , je
suis sûr qu'il vous plaira. — Excusez
celte digression ; je reviens à mon
sujet.
Fort empressé de suivre exactement
les instructions d'Agnès , je fis route
jusqu'à Municb. Là, je laissai ma chaise
sous la garde de Lucas j mon dorhesti-
LE MOINE. 6g
que français, et revins à cheval jusqu'à
un petit village éloigné de deux Jieues
tout au plus du château de Lindenberg.
Après avoir retenu dans une auberge
l'apparlement le plus isolé, je fis à l'au-
bergiste une histoire imaginaire , afin
qu'il ne s'étonnât point de notre long
séjour dans sa maison. Le bonhomme
étoit heureusement crédule et peu cu-
rieux; il crut tout ce que je lui dis,
et ne chercha point à en savoir plus.
Théodore seul étoit avec moi ; nous
étions tous deux déguisés , et , sortant
rarement l'un et l'autre de notre appar-
tement, nous n'excitâmes aucun soup-
çon : la quinzaine se passa de cette ma-
nière. Cependant j'eus dans cet inter-
valle l'occasion de me convaincre par
moi-même qu'Agnès étoit rendue à la
liberté; je la vis passer dans le village,
accompagnée de la vieille Cunégonde.
« Quelles sont ces dames? dis-je à mon
hôte , comme la voiture passoil. »
« La nièce du baron de Lindenberg,
répondit-il, avec sa gouvernanle. Elle
va régulièrement tous les vendredis au
couvent de Sainle-Catherine, où elle
a été élevée , et qui n'est qu'à un quart
de lieu d'ici . »
a. 7
70 LE MOINE.
Vous imaginez aisément avec quelle
impatience j'attendis le vendredi sui-
vant. Je vis de nouveau ma chère Agnès ^
elle-même m'aperçut comme elle pas-
soit devant la porte de l'auberge. La
rougeur qui couvrit tout à coup ses
joues , m'annonça qu'elle m'avoit re-
connu à travers mon déguisement. Je
la saluai profondément : elle ne me ré-
pondit que par un léger mouvement de
tête, comme on rend le salut à un infé-
rieur, et regarda de l'autre côté, jusqu'à
ce que la voiture fût passée.
Cette soirée, si long-temps attendue,
si long-temps désirée, arriva. Elle étoit
calme, et la lune brilloit de tout son
éclat. Aussitôt qu'il fut onze heures, je
partis pour le rendez- vous. Théodore
s'éloit pourvu d'une échelle; j'escaladai
sans difficulté les murs du jardin : le
page me suivit et tira l'échelle après
lui. Je gagnai alors le pavillon de l'ouest,
et là , j attendis impatiemment l'arrivée
d'Agnès. A chaque léger souffle dont le
vent agitoit les arbres, à chaque feuille
qu'il faisoit tomber, je crojois entendre
son pas, et me levois pour aller au-de-
vant d'elle. Ainsi je passai une heures
entière , doirt les momens me parurent
LE MOINE. 71
autant de siècles. L'horloge du château
sonna enfin minuit ; et après un autre
quart d'heure , passé dans les mêmes
transes , j'entendis enfin le pied légei:
d'Agnès , qui s'approchoit avec beau-
coup de précaution, j^le parut; je la
Conduisis à un siège , et là , me jetant
à ses pieds , je lui exprimai toute ma
reconuoissance.
«Nous n'avons pas de temps à per-
dre, Alphonso, dit-elle en m'interrom-
pant; les momens sont précieux; je ne
suis plus à la vérité consip;née dans ma
chambre , mais Cunégonde épie toutes
mes'démarches. Un exprès est arrivé
de la part de mon père ; je dois partir
incessamment pour Madrid , et c'est
avec beaucoup de peine que j'ai obtenu
une semaine de délai. La superstition
de mes parens, soutenue par les repré-
sentations de ma cruelle tante, ne me
laisse aucun espoir de parvenir à les
fléchir. J'ai donc résolu, dans cette al-
ternative, de me confier à votre hon-
neur; fasse le ciel que je n'aie jamais
lieu de rae repentir de ma résolution !
La fuite est mon unique ressource pour
me sauver des horreurs de l'esclavage
monastique , et l'imminence du danger
72 LE MOIWE.
doit faire excuser mon imprudence. »
« Oh! partons, luidis-je, partons dès
ce soir même, ma chère Agnès.... «
« Non , rèpondit-elle en m'interrom-
pant , les mesures ne sont pas prises
pour une prom||te fuite. Il j a d'ici à
Munich au moins deux journées ae
chemin ; les émissaires actifs de ma
tante nous auroient arrêtés peut-être
avant que nous fussions sortis des dé-
pendances du baron. D'ailleurs , mon
absence du château ne soufFriroit qu'une
seule interprétation , et il n'y auroit
point de doute sur le motif de ma dis-
parition. Pour ne rien confier au ha-
sard , et pour égarer plus sûrement
l'attention des surveillans , j'ai conçu
un autre projet qui vous paroîtra peut--
être bizarre, mais que je regarde comme
infaillible , ,et que j'aurai le courage
d'exécuter. Ecoulez- moi :
« Nous sommes aujourd'hui au 3o
avril. C'est dans la nuit du 5 mai , c'est-
à-dire , dans cinq jours , que doit avoir
lieu l'apparition de cette religieuse fan-
tastique. Dans ma dernière visite au
couvent, je me suis procuré un habit
convenable pour jouer ce rôle : une
amie que j'y ai laissée , et à qui je d ai
LE MOINE. 73
pas fait scrupule de confier mon secret ,
a consenti à me prêter un de ses habits
religieux; j'ai trouvé ailleurs le reste de
l'accoutrement , et ma taille et ma sta-
ture répondent assez bien à ce qu'on
rapporte de la nonne.... »
Cette idée réjouit infiniment.
«Dans cet intervalle, continua Agnès,
vous aiirez le temps de vous procurer
une voiture bien attelée, avec laquelle
vous m'attendrez à peu de dislance de
ïa grande porte du château. Aussitôt
que l'horloge sonnera une heure , je
sortirai de ma chambre dans mon atti-
rail de spectre ; tous ceux que je pour-
rai rencontrer seront trop efFrajés pour
s'opposer à ma sortie. J'atteindrai aisé-
ment la porte principale, et me remet-
trai alors sous votre protection. Ainsi
notre fuite sera plus prompte et plus
sûre : dans le trouble, on s'apercevra
moins promplement de ma disparition ;
les soupçons du moins se partageront;
peut-être même la regardera- 1- on
comme un événement surnalurel. Je ne
doute pas du succès. Mais s'il étoit pos-
sible, Alphonso, que vous me trompas-
siez ; si vous ne voyiez qu'avec mépris
mon imprudente confiance; si elle u'é-
7-
74 LE MOINE.
toit payée par vous que d'ingratitude ,
jamais, non, jamais le monde n'auroit
vu un être plus malheureux que moi.
Je sens tout le danger auquel je m'ex-
pose; je sens que je vous donne le droit
de me traiter avec lëgéreté ; mais je me
confie à votre amour , à votre honneur.
La démarche que je vais faire allumera
contre moi la colère de mes pai^ens. Si
vous m'abandonniez , si vous me tra-
hissiez , je n'aurois point d'ami pour
prendre ma défense : sur vous seul re-
pose toute mon espérance ; si votre
cœur ne vous parloit pas en ma faveur ,
je serois perdue sans retour. »
Elle prononça ces derniers mots d'un
ton si touchant , que , malgré la joie
que me causoit en ce moment sa pro-
messe de me suivre, j'en fus profondé-
ment affecté. Elle laissoit tomber lan-
guissamment sa tête sur mon épaule;
je vis à la clarté de la lune que des
larmes couloient de ses yeux. Après lui
avoir dit que j'allois employer tous mes
moyens pour seconder l'exécution de
son projet , qui me paroissoit fort bien
conçu, je lui jurai, dans les termes les
plus solennels, que sa vertu et son in-
nocence seroient toujours en sûreté sous
LE MOINE. 75
ma garde; que , jusqu'au moment où le
don libre et légal de sa main m'auioit
fait son heureux époux, sou honneur
seroit aussi sacré pour moi que celui
d'une sœur; que mon premier soin se-
roit de vous chercher, Lorenzo, et de
vous intéresser à notre union. Je con-
tinuois à lui faire ces tendres et sin-
cères protestations , lorscjunu hruit ,
venant du dehors, excita notre atten-
tion. La porte du pavillon s'ouvrit tout
à coup, et nous aperçûmes Cunégoude.
Ayant entendu Agnès sortir desa cham-
bre, elle l'avoit suivie dans le jardin et
Tavoit vue entrer dans le pavillon. A la
faveur de l'obscurité , elle s'étoit appro-
chée le long des arbres en silence et sans
être aperçue par Théodore, qui se te-
noit à quelque distance près de Técheile.
Cunégonde avoit encore entendu toute
notre conversation.
« Fort bien, s'écria-t-elle d'une voix
presqu'étouffee par la colère. Admira-
ble, mademoiselle! Sainte Barbe! vous
avez d'excellentes inventions I Vous
voulez contrefaire la nonne sanglante!
Quelle impiété ! quelle incrédulité !
.le suis en vérité tentée de vous laisser
poursuivre votre projet , pour voir
76 LE xMOlNE.
comment la vraie nonne vous arran--
géra, si elle vous rencontre. Et vous,
don Alphonso, n'éles-vous pas honteux
de séduire ainsi une jeune créature sans
expérience, de l'exciter à quitter sa fa-
mille et ses amis? Pour celte fois, du
moins , je renverserai vos projets ma-
licieux ; la bonne dame sera informée
de toute cette affaire, et mademoiselle
Agnès sera obligée d'attendre pour jouçr
la religieuse une meilleure occasion.
Adieu, monsieur. — 'Allons, très-chère
sœur, donna Agnès, voulez -vous me
permettre de vous reconduire à l'instant
à votre cellule? »
En disant ces mots , elle s'approcha
du sofa sur lequel étoit assise sa trem-
blante pupille, la prit par la main, et se
prépara à l'emmener avec elle hors du
pavillon.
Je la retins ; j'employai pour la gagner^
sollicitations , flatteries , promesses ;
tout lut inutile. Après avoir épuisé ma
rhétorique , je renonçai aux moyens de
douceur.
« Hé bien , lui dis-je , las de sa résis-
tance , votre obstination trouvera sa
punition. 11 me reste un seul moyen de
sauver Agnès, de me sauver moi-même;
LE MOINE. 77
vous m'y forcez, el je n'hésiterai pas à
l'employer. »
Épouvantée de celte menace, Cuné-
^onde fit de nouveaux efforts pour sor-
tir du pavillon ; mais alors je la saiiîis
par le milieu du corps et la retins de
îorce. Au même instant Théodore, qui
étoit entré après elle dans le pavillon,
en ferma la porte. Prenant alors le voile •
d'Agnès, je me hâtai d'en entortiller la
tête de la duègne , qui poussoit des cris
si perçans , que je craignis qu'ils ne
fussent entendus du château , malgré
la distance qui la séparoit du pavillon.
A la fin , je parvins , avec le secours
de Théodore, à bâillonner si complète-
ment la pauvre Cunégonde/cju'il ne lui
fut plus possible de pousser un seul cri.
Nous eûmes beaucoup plus de peine
à lui lier, avec nos mouchoirs de poche,
Jes pieds et les mains ; nous y parvînmes
cependant. J'invitai Agnès à se retirer
promptement dans sa chambre, lui pro-
mettant qu'il n'arriveroil point d autre
mal à sa gouvernante, et lui rappelant
que, contormément à son plan, je me
trouverois exactement , la nuit du 5
mai, à la grande porte du château. Nous
cious dîmes un tendre adieu. TrembUu;-
78 LE MOINE.
te, respirant à peine, il ne lui restoit que
la force nécessaire pour me promettre
de nouveau qu'elle accompliroit son
projet; le cœur plein de trouble et de
donlusion , elle se rendit à son appar-
tement.
« Il faut avouer , dit Théodore eu
riant , que nous avons fait là une riche
capture. Eh! qu'allons -nous faire de
cette antiquaille? Je lui dis de m'aider
sans perdre de temps. Nous la hissâmes
par-dessus le mur, et ne trouvant aucun
meil leur moyen de la transporter à notre
auberge, nous prîmes le parti de l'atta-
cher, en travers, sur la croupe de mon
cheval , en guise de porte-manteau; et
je partis avec elle au galop. La malheu-
reuse duègne n'avoit de sa vie fait un
voyage aussi désagréable; elle fut tel-
lement secouée et ballotée , qu'à son
arrivée elle n'avoit plus Tair que d'une
momie vivante, sans parler de son ef-
froi, lorsque nous traversâmes une pe-
tite rivière que nous ne pouvions éviter
de passer pour nous rendre au village.
Pour l'introduire dans l'auberge , sans
être vue de notre hôte , il fallut user de
stratagème. Nous descendîmes de che-
val l'un et l'autre à l'entrée de la rue.
LE MOINE. 79
Théodore me précéda de quelques pas;
l'aubergiste ouvrit la porte, tenant une
lampe dans sa main.
« Donnez-moi cette lumière, dit le
page , voici mon maître cjui vient. »
Il prit la lampe des mams de l'auber-
giste et la laissa tomber, conformément
à mes instructions. Tandis que le bon-
homme étoil allé la rallumer à la cui-
sme, j'eus le temps de monter la duègne
dans mes bras, sans cire aperçu, et de
l'enfermer dans le cabinet le plus re-
culé de l'appartement. Bientôt l'auber-
giste et Théodore reparurent avec des
lumières. Le premier témoigna sa sur-
prise de nous voir rentrer si tard ; mais
il ne fit point de questions indiscrètes ,
et nous laissa dans l'enchantement que
nous causoit le succès de notre expé-
dition.
Je rendis aussitôt visite à ma pri-
sonnière , et l'invitai à se soumettre
patiemment à une réclusion qui ne se-
roit que momentanée. Ma tenfative fut
vaine. Ne pouvant ni parler ni se mou-
voir, quoiqu'elle pût aisément respi-
rer, elle m'exprimoit par ses regards
l'excès de sa furie. J^'osois ni la délieu
m ta débrider que pour lui laisser pren-
ho LE MOINE.
dre quelque nourriture ; mais alors je
teuois une épée nue sur son sein , eu
lui signifiant que, si elle osoit pousser
un seul cri , je la perçois de part ea
part. Aussitôt qu'el le avoit mangé , nous
lui replacions ce que Théodore appeloit
sa bride. Ce procédé étoit cruel sans
doute 5 il ne peut être justifié que par
l'urgence des circonstances , et par la
nécessité d'arrêter le mal que celle in-
traitable mégère vouloit nous faire.
Quant à Théodore, il n'avoit pas sur ce
sujet le plus léger scrupule. La captivité
deCunégondel'amusoit infiniment. Pen-
dant son séjour au château , i^ls avoient
été, la duègne et lui, continuellement
en guerre. A présent qu'il tenoit son en-
nemi en son pouvoir, il en triomphoit
sans miséricorde , et ne paroissoit oc-
cupé que du soin de lui faire à chaque
moment quelque nouvelle espièglerie :
quelc[uefois il affectoit d'avoir pitié de
son infortune, et tout à coup rioit aux
éclats ; d'autres fois il lui peignoit le
trouble, et sur-tout les regrets que de-
voit occasionner au château sa dispa-
rition. Cette dernière conjecture u'étoit
pas totalement défeuée de fondement ;
<^ar Agnès seule pouvoil savoir ce qu'é-
LE MOINE. 8i
toit devenue sa gouvernanle, et j'ai su
depuis qu'on Tavoit cherch(^e dans lou»
les coins et recoins du château; qu'oit
avoit inutilement séché les puils et fait
une battue dans les bois pour la trou-
vej'. Agnès gardoit le secret , et je gar-
dois la duègne. La baronne resta donc
dans une ignorance totale sur le sort
de sa vieille protégée , et finit par
soupçonner qu'elle s'éloit volonlaire-
menl donné la mort. Ainsi se passèrent
Jes cinq jours , durant lesquels j'avois
tout préparé pour la grande entre-
prise.
En quittant Agnès , mon premier
soin avoit été de dépêcher à Munich un
paysan avec une lettre à Lucas , par la-
quelle je lui ordonnois de m'envojep
au plus tôt une voiture attelée de quatre
chevaux, en sorte qu'elle arrivât à dix
heures du soir, au plus tard, le 5 de
mai, au village de Rosenvald. Lucas
exécuta ponctuellement mes ordres, la
voiture arriva à l'heure fixée.
Cunégonde devenoit encore plus
furieuse à mesure que s'approchoit *le
moment qui devoit remettre en mes
mains la garde de sa pupille. Dans quel-
ques inslans je craignois que la colère
2. 8
^2 LE MOINE,
ne la suffoquât; cependant ayant assez
heureusement découvert qu'elle avoit
beaucoup de goût pour l'eau-de-vie de
cerises, ]e m'empressai de lui en fournir
en abondance , ce qui nous permit quel-
quefois de la débrider. Celte liqueur
avoit la vertu d'adoucir merveilleuse-
ment l'acrimonie de son humeur, et ,
faute d'un autre amusement, elle s'eni-
vroit le malin.
Le 5 mai arriva j cette époque ne
sortira jamais de ma mémoire. Minuit
n'étoit pas encore sonné que j'étois^déjà
au rendez -vous. Théodore m'accom-
pagnoit à cheval. Je cachai la voiture
dans une caverne qui se trouve sur le
côté de la montagne où le château de
Lindenberg est situé. Cette caverne et
spacieuse et profonde. Les paysans la
nomment Caverne de Linden.
Le ciel étoit serein et la nuit calme.
Des rayons de la lune tomboient à pic
sur les tours antiques du château, dont
ils argentoient les sommets. Ou n'eu-
tendoit que le bruissement des feuilles
agitées par le vent frais de la nuit ,
quelques aboiemens qui partoient des
villages voisins , et le cri d'un hibou
qui s'étoit établi sur uu des angles de la
LE MOINE. 83
tour de l'est. Ce cri lugubre me fit lever
les jeux j je l'aperçus sur la corniche
d'une fenêtre , que je reconnus pour
être celle de l'appartement réservé à
la nonne sanglante, dont cette parti-
cularité me retraça en un moment
toute l'histoire. Je poussai un soupir,
en réfléchissant sur le pouvoir de la
superstition et sur la foiblesse de la
raison humaine. Bientôt aussi j'enten-
dis d'autres sons venant du château , et
qui paroissoient être les reflets d'un
concert de voix et d'instrumens.
«Quelle est cette musique? dis-Je à
Théodore^ à quelle occasion y a-t-il
ce soir concert au château ? »
« J'ai appris aujourd'hui , me répon-
dit le page, qu'un étranger de distinc-
tion y étoit arrivé. Il est passé ce matin
à Rosenvald. On dit que c'est le père
de donna Agnès. Le baron lui aura
probablement donné cette fête à son
arrivée. «
Bientôt après la cloche du château
annonça minuit. A ce signal , toute la
famille étoit dans l'usage d'aller au lit.
I J'e vis en effet , par tx)iit le château ,
! des lumières allant et venant dans di-
verses directions , d'où je conjecturai
84 ^E MOINE.
que la compagnie se séparoit. J'enlen-
dis les grilles pesantes s'ouvrir et se
fermer à grand bruit sur leurs gonds
rouilles, et faire tressaillir les vitraux.
La chambre d'Agnès donnoit sur le
côté opposé du château. Je craignis
qu elle n'eût pu se procurer la clé de
l'appartement abandonné de la tour de
lest , ce qui lui éloit cependant indis-
pensablement nécessaire pour pouvoir
descendre dans la grande salle par^ le
petit escaHer. Occupé de celte idée ,
je tenois les jeux constamment fixés
sur, la fenêtre , espérant apercevoir à
tout instant la lueur si désirée d'une
lampe dans les mains d'Agnès. Au mi-
lieu de mon impatience, j'entends re-
tirer les énormes verrou x de la porte
principale , et je distinguai le vieux
Conrad , portier du château. Tenant
une chandelle à la main , il ouvrit
toutes les portes , et se retira. Insensi- .'
blement les lumières disparurent l'une ,
après l'autre, et bientôt le château fut
totalement dans l'obscurité.
J'étois assis sur une grosse pierre dé-
tachée de la montagne. L'aspect tran-»
quille des objets qui m'environnoient ,
m'inspiroit des idées mélancoliques ,
LE MOINE. 85
mnis douces. Le château , que j'avois
en pleine perspective, in'ofFroit un ob-
jet également imposant et nittoresque.
Ses murailles massives , teintes par les
pâles rayons de la lune; ses tourelles à
demi ruinées , dont les pointes étoient
voisines des nuages, et sembloient les
délier; ces créneaux, ces b-istions cou-
verts de lierre, et particulièrement ces
portes ouvertes en l'honneur d'une ap-
parition surnaturelle, tous ces objets
contribuèrent à me pénétrer d'une
lugubre et respectueuse horreur. Ces
sensations se joignoient à mon impa-
tience pour me faire sentir plus vive-
ment avec quelle extrême lenteur le
temps sembloit s'écouler. J'a[)prochai
davantage du château , et me déter-
minai à en faire le tour. J'aperçus en-
core une lueur légère à la fenêtre de
la chambre d'Agnès. Comme je conli-
nuois à regarder vers ce point, je vis
l'ombre d'une personne s'approcher de
la vitre, et fermer plus exactement le
rideau pour cacher totalement une
lampe allumée. Convaincu par cette
observation qu'Agnès n'avoit point
abandonné notre plan , je revins joyeux
a mon poste.
86 LE MOINE.
La demie sonna ; ensuite les trois
quarts. Le cœur me battoit d'espoir et
de crainte. A la fin , l'instant si long-
temps attendu arriva. L'horloge sonna
une heure : le son fut répété par tous
jes échos du château et des environs.
Je tins mes yeux fixés sur la fenêtre
de l'appartement de la tour de\ l'est.
Cinq minutes s'étoient à peine écou-
lées, que j'y vis paroître de la lumière.
J'étois en ce moaient le plus près pos-
sible de la tour. La fenêtre ri'étoit pas
fort élevée ; je crus apercevoir une
figure de femme , portant une lampe
en sa main , et marchant lentement le
long de l'appartement. La lumière
s'éloigna par degrés , et bientôt elle
disparut.
Je reconnus à quelques lueurs que
je vis. briller aux fenêtres de l'escalier,
que mon aimable revenant le descen-
doit. Je suivis également la lumière
tout le long de la grande salle ; elle
atteignit la porte principale ; elle la
passa : je vis Agnès.
Elle étoit costumée exactement com-
me elle m'avoit décrit le spectre. Un
chapelet étoit pendu à son bras. Sa
télé étoit couverte d'un long voile
LE MOIIVE. 8y
blanc. Son vêtement étoit parsemé de
gouttes de sang; elle tenoit d'une main
une lampe, et de l'autre un poignard.
Je courus à sa rencontre, et la pris dans
mes bras.
«r Agnès , lui dis - je en la pressant
contre mon cœur :
« Agnès , Agnès . tu es à moi ;
« Je suis à toi pour la vie.
«Tant qu'une goutie de sang restera dans
mes veines,
« Mon cœur , mon ame , tout mon être est
à toi. ;»
Effrayée , pouvant à peine respi-
rer, elle laissa tomber sa lampe et sou
poignard; et, sans proférer une seule
parole, tomba elle-même sur mon sein.
Je la portai dans mes bias, et la plaçai
dans lavoiture. Alors j'ordonuai à Théo-
dore de retourner à l'instant même a\h
village, et de remettre dans deux jours
Cunégonde en liberté. Je le chargeai
aussi de faire porter lui-même à la ba-
ronne une lettre , dans laquelle je lui
expliquai toule l'affaire , et la priai
instamment d'obtenir le consentement
de don Gaston à mon union avec sa
lille ; je lui découvrois mon véritable
nom , ma naissauce et mes espéran-
88 LE MOINE.
ces , et l'assurois que , s'il n'ëtoit pas
en mon pouvoir de répondre à son
amour, je saurois du moins ne rien né-
gliger pour obtenir son estime et son
amitié.
Je montai en voiture , aussitôt après
V avoir placé Agnès. Théodore ferma
la portière, et les chevaux partirent
au galop. Ils couroient avec la plus
étonnante vîtessse. J'en fus charmé au
commencement; cependant, réfléchis-
sant que très- probablement nous n'é-
tions pas poursuivis, je criai aux pos-
tillons que rien ne nous pressoit si fort,
et leur ordonnai de modérer leurs pas.
Les postillons voulurent en vain m'o-
•béir : les chevaux , comme effrayés ,
n'étoient plus sensibles au frein ; ils
continuèrent à courir , à souffler , à
hennir. Les conducteurs , redoublant
vainement d'efforts pour les contenir ,
furent tous à la fois jetés par terre. Les
cris qu'ils poussèrent en tombant , m'a-
vertirent de la grandeur du danger que
je courois. En ce moment-là même de
sombres nuages obscurcirent le firma-
ment. J'entendis mugir horriblement
les vents déchaînés; les éclairs bril-
j oient en se croisant, le tonnerre gron-
LE MOINE. 89
doit. Jamais je n'avois vu une aussi ef-
frojable tempête. Plus effVajés encore
par ce choc universel des élômens , les
chevaux senibloientà chaque instant re-
doubler de vitesse; rien ne les arrêtoit :
les haies, les fossés , les plus dangereux
précipices, ils franchissoient tout avec
la rapidité des éclairs.
Malgré tout ce désordre, je conti-
nuois à tenir dans mes bras ma triste
compagne , qui paroissoit être toujours
sans mouvement et sans connoissance.
'Excessivement alarmé , plus encore
pour elle que pour moi , je fis tous
mes efforts pour la faire revenir de son
évanouissement ; mais en ce moment
\iii craquement épouvantable vint ter-
miner bien douloureusement mes in-
quiétudes. L'essieu se rompit ; la voi-
ture se brisa en mille pièces, et ma tête ,
en tombant, frappa contre une pierre.
La violence du coup , mes craintes pour
Agnès , m'eurent bientôt fait perdre
connoissance à moi-même. Je restai
étendu sur la place sans mouvement et
sans aucune apparence de vie.
Il est probable que je demeurai long-
temps en cet état , car il étoit grand jour
quand j'ouvris les jeux. J'aperçus alors
go LE MOINE.
autour de moi plusieurs paysans , qui
débatloient entre eux la question de
savoir si j'en reviendrois ou si je n'en
reviendrois pas. Je pailois allemand
passablement. Aussit<)t que je pus ar-
ticuler un mot, je demandai des nou-
velles d'Agnès. Quels furent ma sur-
prise et mon cliagrm , lorsque les pay-
sans m'assurèrent qu'ils n'avoient vu
personne qui ressemLlât au portrait que
j'en faisois ! Ils me dirent qu'en allant
à leur travail journalier , ils avoient
été étonnés de trouver sur leur chemin
Jes débris de ma voilure , et attirés par
Jes gémissemens d'un des chevaux , le
seul qui lût resté vivant ; les trois au-
tres éioient morts presque à mes côtés.
Les paysans m'avoient trouvé seul ,
avec eux, étendu sur le chemin. Exces-
sivement inquiet sur le sort d'Agnès,
je donnai aux paysans son signalement;
je leur décrivis son habillement et sa
figure, et les priai de se disperser'dans
les environs , promettant une récom-
pense considérable lu celui qui m'en
apporteroil quelques nouvelles. Quant
a moi, il me fut impossible de joindre
mes recherches aux leurs; je m'étois,
en tombant , enfoncé deux côtes ; un
LE MOINE. gt
de mes bias étoit démis, et j avois reçu
à la jambe gauche une si forte contu-
sion , que je n'espérois pas en jamais
recouvrer l'usage. ',
Les payons firent ce que je leur
demandois. Tous me quittèrent , à l'ex-
ception de quatre , qui , ajaut formé
avec des branches une espèce de bran-
card , se disposèrent à me transporter
a la ville la plus prochame. J'en de-
mandai le nom; ils me dirent que c'é-
toitRatisbonne. « Ratisbonne! m'écriai-
je , est-il possible que j'aie fait en une
demi-nuit autant de chemin? Ce ma-
tin , à une heure , et même après ,
j'ai traversé le village de Rosenvald. »
A ces mots , les paysans secouèrent
les oreilles, en se faisant entendre par
signes que ma tête n'étoit pas bien
remise.
Je fus déposé dans une assez bonne
auberge, et placé dans un lit. Ou fit
venir un chirurgien , qui racommoda
mon bras avec assez de succès , et
pansa de même mes autres blessures.
Il me dit qu'aucune n'étoit absolument
dangereuse; mais il m'oi donna de res-
ter tranquille, et de me préparer à un
traitement long et peu amusant. « Il
ga LE MOINE.
n'est qu'un moyen, lui dis-je, de me
tranqiiil iiser, c'est de me procurer quel-
ques, nouvelles de la jeune personne
qui, la nuil c(érnière , a quitté Rosen-
vald en ma compagnie , %t qui étoit
avec moi dans ia voiture au moment
quelle s'est brisée en pièces. » Il me
promit qu'on feroit toules les recher-
ches possibles : mais bientôt j'entendis
dans l'appartement voisin Je chirur-
gien , • l'hôtesse et les paysans , qui
étoient tous revenus sans avoir rien
découvert, convenir unanimement que
je n'étois pas en mon bon sens ; et
j'ai appris depuis , qu'à compter de ce
moment, on ne s'étoit plus donné la
peine de faire de nouvelles perquisi-
tions.
Mes équipages étoient restés à Mu-
nich , sous la garde de Lucas ; mais ,
comme je m'étois préparé pour un long
voyage , ma bourse étoit garnie. Ma
mise d'ailleurs annonçoit un homme
de distinction , et d'après cela l'on eut
pour moi à l'auberge toutes les atten-
tions possibles. Voyant cette journée
passée sans qu'il me vint aucune nou-
velle d'Agnès; ma crainte se changea
çn un désespoir profond et concentré.
L*E MOINE> 93
Les personnes qui me gardoient , me
voyant silencieux et tranquille en ap-
parence , conjecturèrent que mon dé-
lire avoit baissé , et que ma maladie
prenoit un tour favorable. Coufurmé-
ment à l'ordonnance du médecin , ellef
me firent avaler un cordial , et peu de
temps après que la nuit fut venue ,
elles se retirèrent et me laissèrent re-
poser.
Ce fut en vain que j'invoquai le re-
pos : l'agitation de mon cœur ne
permettoit point au sommeil de s'ape-
santir sur mes jeux. Quoique extrê-
mement fatigué , je ne fis toute la nuit
que me retourner sur un côté , puis
sur l'autre , sans pouvoir m'endormir.
J'entendis l'horloge d'une église voi-
sine sonner une heure. Comme j'écou-
tois le son lugubre de cette cloche
mourir en tremblotant , et se perdre
insensiblement dans les vents, un froid
mortel me saisit. Je frissonnai involon-
tairement , et sans savoir la cause de
mon effroi : une sueur froide coula de
mon front ; mes cheveux se hérissè-
rent. Par un mouvement involontaire ,
je me levai sur mon séant , et j'ouvris
mon rideau. Une seule lampe antique ,
2., g
94^ LE MOINE.
posée sur la cheminée , répandoit une
ibible lueur- sur toute ia chambre et
sur la tapisserie de couleur sombre
dont elle étoit tendue. Tout à coup
ma porte s'ouvre avec viçlence. Quel-
qu'un eatre , s'approche de mon lit
d'un pas grave et mesuré. Je jette en
tremblant les yeux sur ce visiteur noc-
turne : Dieu tout- puissant ! c'étoit la
nonne sanglante ; c'étoit ma compa-
gne de la dernière nuit : son visage
étoit toujours voilé,* mais elle ne por-
toit plus ni sa lampe, ni son poignard.
Elle leva lentement son voile. Que
vis- je? Un corps inanimé : sa figure
étoit longue, son air hagard; ses joues
et ses lèvres étoient totalement dé-
colorées. La pâleur de la mort étoit
répandue sur ses traits , et les deux
prunelles de ses yeux fixées obstiné-
ment sur moi, étoient creuses et sans
couleur. i
Frappé d'une inexprimable horreur,
je sentis , à la vue du spectre , mou
sang se glacer dans mes veines. Je vou-
iois appeler du secours; les sons expi-
4oient sur mes lèvres : tontes les fibre»
de mon corps étoient en contraction.
Je demeurai sur mon lit dans la même
LE MOINE. 95
atliliide, inanimé comme une statue.
Ma teirible nonne me regarda pen-
dant quelques inimités en silence;
quelque chose de pétrifiant étoit dans
son regard. A la fin elle prononça ,
d'une voix sépulcrale, les mots sui-
vans :
« Baymond , Raj'moDd , tu es à moi;
« Je suis à toi pour la vie.
«Tant qu'une goutte de sang restera dans
tes veines ,
« Ton cœur, ton ame, tout ton êlre est à
moi. a
La nonne répétoit mes propres ex-
pressions. Elle s'assit presque en face
de moi sur le pied de mon Ut, et garda
le silence; ses ^'eux restoient constam-
ment fixés sur les miens : ils avoient
sans doute la même vertu que ceux du
serpent à sonnettes , car je m'efForçois
en vain d'en détourner mes regards, et
ne pouvois regarder qu'elle.
Elle resta dans celte attitude une
heure entière , sans parler et sans se
mouvoir; je fus de même petidant tout
ce temps , sans paroi» et sans mouve-
ment. L'horloge sonna deux lieures ;
le spectre alors se leva , s'approcha de
moi , saisit ma maiu de ses doigts gla-
gS LE MOINE.
ces; et de ses lèvres, plus glacées en-
core, pressa les miennes, eu répétant:
« Raymond^ Raymond , tu es à moi ;
V Je suis à toi pour la vie , etc. »
Quittant alors ma main , elle sortit
de l'appartement, et la porte se referma
sur elle.
Toutes mes facultés physiques a voient
été jusqu'à ce moment suspendues : mon
ame seule étoit vivante. Après son dé-
part, le charme cessa d'opérer, mon
sang recommença à circuler ; mais il
se pona à mon cœur avec une violence
extraordinaire. Je poussai un profond
géiîjissement, et tombai sans connois-
sance la tète sur mon oreiller*
La chambre voisine n'étoit séparée
de la mienne que par une légère cloi-
son : elle étoit occupée par l'aubergiste
et sa femme. Le premier, éveillé par
mon gémissement , entra aussitôt dans
ma chambre : sa femme le suivit de
près. Ce ne fut pas sans peine qu'ils
purent me faire revenir de mon éva-
nouissement : ils env )vèrent chercher
le médecin, qui déclara que ma fièvre
avoit beaucoup augmenté , et que , si
je coutinuois à me livrer à d'aussi vio=
LE MOINE. 97
lentes agitations, il ne répondoit pas
de ma vie. Il me fit prendre quelques
médicamens qui contribuèrent un pen
à me tranquilliser. J'eus au point du
jour quelques inslans de sommeil; mais
des songes affreux m'assiégeoieut , et ce
sommeil ne me procura point de ra-
fraîchissement. Agnès et la nonne san-
glante se présenloieut tour à tour à mon
imagination , et concouroient l'une et
l'autre à me tourmenter. L'agitation de
mon esprit empéclioit que je ne pusse
renouer les fils rompus de mes espé-
rances. J'avois fréquemment des Ibi-
blesses, et le médecin me quiitoit tout
au plus l'espace de deux heures dans
tonte la journée.
Bien assuré que mon aventure ne
seroit point crue , je me déterminai
à n'en faire confidence à aucune des
personnes qui in'approchoient. Cepen-
dant j'étois fort inquiet pour Agnès.
Qu'avoit-elle dû penser de moi , en ne
me trouvant pas au rendez-vous? Etoit-
il possible qu'elle ne suspectât pas ma
fidélité? Je comptois sur la discrétion
de Théodore , et j'espérois que ma let-
tre à la baronne la convaincroit de la pu-
reté de mes intentions. Ces considéra-
c8 LE MOINE.
»■'
tious calmoient un peu mes inquiétudes
reJativement à Agnès ; mais l'impression
qu'avoit laissée dans mon esprit mon
nocturne visiteur, devenoit à chaque
instant plus vive et plus douloureuse.
La nuit approchoit, et je craignois une
nouvelle visite : quelquefois aussi j'espé-
rois que le spectre ne reparoitroit plus.
A tout événement , je demandai qu'uu
des garçons de l'auberge passât la nuit
dans ma chambre.
La fatigue dont j'étois accablé, jointe
aux fortes doses dopium que me fit
prendre mon miédecin , me procurè-
rent enfin le re^ios dont j'avois tant
besoin. Je tombai dans un assoupisse-
ment profond , et j'avois déi?i dormi
pendant quelques heures, quand l'hor-
Joge me réveilla en sonnant une heure.
Ce son rappela à ma mémoire toutes
les horreurs de la nuit précédente ; le
même frisson me saisit; je me levai de
même sur mon lit, et apercevaul près
de moi le garçon profondément endor-
mi dans uni grand fauteuil , je l'appelai
par son nom j il ne répondit point : je
Je tirai violemment par le bras j in-
vsensib.Ie à mes efforts , il conlmua de
dormir, et ]e ne pus l'éveiller. Alors
LE MOINE. gg
j'entendis quelqu'un monlçr l'escalier à
pas pesans : la porte s'ouvrit comme la
veille , et la nonne reparut devant moi.
La raéaie scène fut répëtée. avec les
mêmes circonstances , non seulement
celte nuit , mais , hélas ! toutes les nuits
subséquentes, sans interruption. Loin
de m'accoutumer à ces visites , la pré-
sence du spectre m'inspiroit chaque
jour une nouvelle horreur; son idée me
poursuivoit cimtiuuellement; je tombai
dans une noire mélancolie. L'agitation
constante de mon esprit relarda le ré-
tablissement de ma santé. Plusieurs mois
s'écoulèrent avant que je fusse en état
de sortir de mon lit, et lorsqu'eniin je
pus «le placer sur un canapé , je me
trouvai si foible et si amaigri , qu'il
m'eût été impossible de traverser la
chambre , si quelqu'un ne m'eût pas
soiit^u. Les regards de ceux qui me
servoient annonçoient assez clairement
combien ils conservoient peu d'espoir
de ma guérison. La profonde tristesse
dans laquelle j'étois plongé fit croire
à mon médecin que j'étois hypocon-
driaque. Ne connoissanl aucun remède
à mon malheur, j'en gardois soigneu-
sement le secret. Le spectre n'éloit
100 LE MOINE.
alors visible que pour moi. SouveiTt
j'avois fait coucher plusieurs personnes
dans ma chambre ; toutes deraeuroient
plongées .dans un insurmontable som-
meil dès que l'horloge sonnoit une
heure , et il n'étoit possible de les ré-
veiller qu'après que le spectre étoit
disparu. Dans cet intervalle, j'obtins,
par le moyen de Théodore , qui, après
beaucoup de peines et de recherches ,
étoit parvenu à me trouver, quelques
informations qui me rassurèrent sur le
sort de votre sœur , mais d'après les-
quelles je fus convaincu qpe toute ten-
tative pour la soustraire à la captivité
seroit vaine , jusqu'à ce que je fusse
en état de retourner en Espagne. Je
vais vous raconter les particularités de
son aventure V telles que je "les tiens ,
partie d'elle-même, et partie de Théc^-
dore. •
La nuit fatale où son évasion devoit
avoir lieu , un léger accident ne lui
avoit pas permis de quitter sa chambre
précisément au moment convenu ; ce-
pendant elle n'avoit pas tardé à se ren-
dre à l'apparlemeut de la tour de l'est;
elle avoit descendu l'escalier, traversé
la grande salle, trouvé les portes ou-
LE MOINE. loi
vertes, comme elle s'y étoit attendue,
et gagpé, sans être observ(^e, la porte
principale dH château. Quelle fut sa sur-
prise, Lorsqu'elle ne m'y trouva point
pour la recevoir ! Elle examina la ca-
verne , parcourut toutes les allées du
bois voisin , et passa deux heures en-
tières à me chercher; elle ne put trou-
ver aucune traces ni de moi , ni de la
voiture. Inquiète, alarmée, son unique
ressource fut de retourner au château
avant que la baronne piit s'apercevoir
dé son absence. Mais ici elle éprouva
un nouvel embarras. L'heure destinée à
l'excursion de la nonne étoit passée , et
le soigneux portier avoit depuis long-
temps refermé les portes. Après beau-
coup d'irrésolution , elle se nasarda de
frapper doucement. Heureusement pour
elle, Conrad étoit encore éveillé; il en-
tendit le bruit , se leva en murmurant ,
et ouvrit un des battans. Mais il n'eut
pas plutôt aperçu le spectre supposé,
qu'il poussa un grand cri, et tomba à
genoux. Agnès profitant de sa terreur,
sauta légèrement par-dernère lui , cou-
rut à son appartement, se dépouilla de
son habit religieux , et se mit au lit ,
cherchant en vaiu à s'expliquer com-
iGii LE MOINE.
ment et pourquoi elle ne m'a voit point
trouvé au leudez-vous. n
Théodore, après avoir vu partir ma
voiture avec la i'ausse Agnès , étoit
retourné joyeusement à Kosenvald.
Peux jours après il remit Cunégonde
en liberté , et l'accompagna jusqu'au
château. En y arrivant il trouva le
baron , la baronne et don Gaston , qui
disputoient enlre eux sur la relation
que le portier leur avoit faite. Tous les
trois étoient d'accord sur l'existence des
spectres : (c Mais qu'un revenant ait eu
besoin , disoit don Gaston , de frapper
à une porte pour entrer, c'est un pro-
cédé jusqu'à présent sans exemple ^ et
totalement incompatible avec la nature
immatérielle des esprits. » Ils étoient
encore occupés à discuter sur ce sujet ,
lorsque le page arriva avec Cunégonde,
et contribua beaucoup à éclaircir ce
mystère. Après qu'on eut entendu sa
déposition , il fut unanimement con-
venu que l'Agnès que Théodore avoit
vu monter dans ma voiture étoit in-
dubitablement la nonne sanglante, et
que le spectre , qui avoit tant effrayé
Conrad , n'étoit autre qufe la fille de
don Gaston.
^
LE MOINE. io3
Après le premier instant de surpnse
que causa cette découverte, la baroiiue
résolut de profiter de cet événement
même pour engager sa nièce à prendre
Je voile. Craignant que la proposition
d'un établissement aussi avantageux
pour elle ne fît renoncer don Gaston
à sa résolution , elle ne communiqua
ma lettre à personne , et continua à
me représenter comme un aventurier
peu riche et inconnu. Une vanité roma-
nesque ou puérile m'avoit engagé à
cacher mon nom , même à Agnès. Je
voulois être aimé pour moi-même, et
non comme le fils et l'héritier du mar-
quis de Las Cisternas. Ma naissance et
mon rang n'étoient donc connus dans
le château que de la baronne , qui eut
grand soin de garder ce secret pour
elle seule. Don Gaston approuva son
dessein ; Agnès fut appelée à compa-
roître devant eux; on l'accusa formel-
lement d'avoir médité une évasion.
Obligée d'en faire l'aveu , elle fut
étonnée de la douceur avec laquelle
cet aveu étoit reçu. Mais quelle fut son
affliction , lorsqu'on lui eut donné à
entendre que si le projet avoit échoué,
c'étoit à mon indiffercHCfi seule ou à
104 LE MOINE.
ma mauvaise foiqu'il falloit l'attribuer!
Cunégonde, d'après les instructions de la
baronne , déclara qu'en la remettant eii
liberté, je l'avais chargée d'annoncer à
sa jeune maîtresse que toute liaison entre
elle et moi étoit désormais rompue ;
que tout ce qui avoit eu lieu n'étoit que
l'effet d'un mal-entendu , et que ma si-
tuation ne me permelloit pas d'épouser
une personne sans fortune et sans espé-
rances.
Ma disparition soudaine rendoit celle
fable très-vraisemblable. Donna Rodol-
phe avoit ordonné que Théodore , qui
auroitpu la contredire, fût tenu éloi-
gné d'Agnès , et soigneusement gardé
à vue. Une lettre de vous-même, arri-
vée en ce moment, et par laquelle vous
déclariez n'avoir aucune connoissance
d'Alphonsod'Alvarada, vint confirmer
leurs assertions. Ces preuves réitérées
de ma prétendue perfidie , soutenues
par les insinuations artificieuses de sa
ianle, par les flatteries de Cunégonde,
par les menaces et le courroux de son
père, surmontèrent totalement la répu-
gnance de votre sœur pour le courent.
Irritée contre moi , dégoûtée du mon-
de, après un autre mois passé au château
LE MOINE. io3
de Lindenberg , elle partit avec son
père pour l'Eàpagne , et consentit à re-
cevoir Je voile. Théodore, remis alois
en liberté, se rendit prompteoient à
Munich, où j'avois promis de lui lais-
ser de mes nouvelles; mais ajant appris
de Lucas que je n'y étois point arrivé y
il continua ses recherches avec un zèle
infatigable , et me rejoignit enfin à
Ratisbonne.
J'étois tellement changé, qu'il put à
peine se rappeler mes traits. Les sien*
portoient aussi visiblement l'empreinte
du chagrin et du teindre intérêt qu'il
prenoit à mon sort. La société de cet
aimable enfant, que j'avois toujours re-
gardé plutôt comme un compagnon que
comme un serviteur, fut alors ma seule
consolation. Il étoit à la fois gai et
sensé; sa conversation étoit agréable,
et ses observations piquantes; il savoit
passablement la musique , et chantoit
fort bien. Il avoit du goût pour la poé-
sie ; il faisoit même quelquefois de
petites ballades espagnoles qu'il me
chantoit en s'accompagnant de sa gui-
lare. Ses vers-étoient assez médiocres,
à la vérité , mais ils me plaisoient par
leur nouveauté et par l'acc^ent dont il
îo6 LE MOINE.
savoit les embellir en les chantant.
Théodore s'apercevoit bien que mon
ame étoit en proie à quelque chagrin ;
il cherchoit à l'adoucir sans s'informer
quelle en étoit la cause.
Une après-midi , comme j'étois cou-
ché sur mon lit de repos, et plongé
dans de tristes réflexions , Théodore
s'amusoit à observer de la fenêtre deux
postillons qui se battoient dans la cour
de l'auberge. Apercevant en ce mo-
ment auprès d'eux un homme qui les
regardoit aussi : « Oh ! oh ! s'écria-t-il ,
voilà le Grand Mogol ! »
« Que dites-vous, Théodore? »
«Oui, oui, c'est lui-même. Oh!
monsieur , c'est un homme qui m'a tenu
à Munich un propos fort étrange. Je me
Je rappelle à présent ; c'étoit une sorte
de message pour vous , mais qui me
parut mériter fort peu d'attention. Je
crois, quant à moi, que le papa est un
peu fou. Comme je vous cherchois à
Munich, je le rencontrai à l'auherge
du Roi des Romains ; et l'aubergiste me
fit sur son compte un récit extraordi-
naire. On devine aisément à son accent
qu'il est étranger; mais de quel pays,
c'est ce que personne ne peut dire. Il
LE MOINE. 107
ne paroissoit pas avoir une seule con-
noissance dans la ville : il parloit rare-
ment , et jamais on ne le voyoit sourire.
Il n'avoit ni serviteurs ni ^x^uipages ,
mais sa bourse paroissoit bien garnie;
il faisoit beaucoup de bien par toute la
ville. Quelques-uns prétendoient que
c'étoit un astrologue arabe ; d'autres ,
un marchand voyageur ; d'autres , le
docteur Faustus , que le diable avoit
renvoyé en Al lemagne ; mais mon hôte ,
se prétendant mieux instruit que tous
Jes autres, me dit qu'il avoit les plus
fortes raisons de croire que c'etoit le
Grand Mogol , qui voyageoit inco-
gnito. »
a Et ce propos étrange qu'il vous a
tenu , Théodore ? »
« Ah ! je n'y songeois plus ; mais
l'eussé-je oublié tout à fait, il n'y au-
roit pas grand'perte. Tandis que je pre-
nois, relativement à vous, des informa-
tions , cet étranger vint à passer. Il
s'arrêta , en me regardant attentive-
ment: « Jeune homme, me dit-il, celui
que vous cherchez a trouvé autre chose
que ce qu'il cherchoit. Ma main seule
peut étancher le sang. Dites à votre
maître qu'il doit désirer de me con-
io8 LE MOINE.
noître toutes les fois que Tliorloge sonne
UNE HEURE. »
Ces dernières paroles m'annonçoient
que l'étranger étoit instruit de mon
secret. «Comment? m'écriai -je fort
étonné , et me levant brusquement :
courez à lui , mon enfant ; descendez
vite , et dites-lui que je lui demande
quelques momens d'entretien. »
Tnéodore , surpris de ma vivacité,
s'empressa de m'obéir. J'atlendois son
retour avec impatience. Après un court
espace de temps il revint, et introduisit
l'étranger dans ma chambre.
Cet homme ofFroit en effet dans toute
sa personne quelque chose d'extraor-
dinaire. Sa démarche étoit grave ; ses
traits étoient fortement prononcés ; ses
yeux grands, noirs et brillans. On re-
marquoit je ne sais quoi dans son
regard qui, du moment que je le vis,
m'inspira du respect , pour ne pas dire
de l'effroi. Sa mise étoit simple, ses
cheveux épars et sans poudi-e. Une
bande de velours noir, qui lui couvroit
tout le front, ajouloit encore à la som-'
bre expression de sa physionomie. Oi
lisoit sur son visage les traces d'uni
profonde mélancolie.
LE MOINE. T09
Il me salua poliment, et après Jes
honnêletés d'usage, piia Théodore de
uous laisser seuls : le page sortit à
l'instaut.
« Je sais toute votre affaire, rae dit-
il, sans me donner le temps de parler.
J'ai le pouvoir de vous affranchir de
vos visites nocturnes ; mais je ne puis
rien faire avant dimanche. Ce jour-là,
dès qu'il commence , les esprits de
ténèbres ont moins d'influence sur le^
mortels. Samedi passé, Ja nonne ne
vous visitera plus. »
« Puis-je vous demander, lui dis-je,
par quels moyens vous avez pu con-
noitre un secret que je n'ai confié à qui
que ce soit ? »
« Comment puis-je ignorer votre
peine , lorsque je vois celle qui la
cause en ce moment même à côté de
vous? »
Je tressaillis. L'étranger continua :
K Quoiqu'elle ne soit visible pour
vous qu'une heure sur vingt -quatre ,
sachez qu'elle ne vous quitte ni jour,
ni nuit , et qu'elle ne vous quittera
qu'après que vous lui aurez accordé
sa demande. »
« Et quelle est celte demande ? »
10.
no LE MOINE.
«Je l'ignore; çlle-même vous l'ex-
pliquera ; mais attendez avec patience
ia nuit du samedi : alors tout s'éclair-
cira. »
Je n'osai pas le presser davantage;
il changea aussitôt de conversation , et
nous pariâmes de choses et d'autres.
Il me nommoit des personnes qui de-
puis plusieurs siècles avoient cessé
d'exister, et qu'il paroissoit avoir con-
nues. Je ne pouvois lui parler d'un
pays si éloigné, qu'il ne l'eût visité; je
ne me lassai point d'admirer l'étendue
et la variété de son savoir. « Vos voya-
ges , lui dis-je, qui vous ont procuré
tant et de si utiles connoissances , doi-
vent avoir été pour vous une source
intarissable de plaisirs. »
« Des plaisirs , reprit-il en secouaift
tristement la tête, je n'en connois point.
Nul ne peut imaginer la rigueur de
mon sort. Je n'ai point d'amis dans ce
monde, et n'en puis jamais avoir. Oh !
s'il m'étoit permis d'abjurer ma misé-
rable vie ! Sans repos et sans asile,
combien je porte envie à ceux qui
peuvent jouir de la paix du tombeau]
mais la mort m'évite; elle est sourde
à mes prières. C'est en vain que je me
LE MOINE. III
précipite au milieu des dangers. Si je
me plonge dans l'Océan , les vagues me
rejettent avec horreur sur le rivage ;
si je saule au milieu des flammes , elles
s'éteignent autour de moi ; si je m'ex-
pose à la fureur des brigands , leurs
poignards s'émoussent ou se rompent
contre mou sein. Les tigres affamés
frissonnent à mon approche, et le cro-
codile recule à l'aspect d'un monstre
plus horrible que lui. Dieu a applic^ué
sur moi le sceau de sa réprobation , et
toutes ses créatures respectent ce fatal
stigmate. »
Il porta alors sa main au velours qui
couvroit son front , et j'aperçus dans
ses jeux l'expression si marquée de la
fureur, du désespoir, de la malveil-
lance , que j'en fus frappé d'horreur.
L'étranger s'en aperçut.
« Tel est, dit-il, l'effet de la malé-
diction qui pèse sur moi. Malgré la
bienfaisance naturelle de mon cœur,
mon sort est de ne pouvoir jamais être
aimé. La terreur , la détestation , c'est
tout ce qu'il m'est permis d'inspirer.
Vous avez déjà senti l'influence du
charme; chaque moment ne feroil que
l'acoi'oître. Je ne veux pas ajouter à vos
112 LE MOINE.
souffrances par ma présence. Adieu,
jusqu'à samedi ; à l'heure ji/^te de
minuit , je serai à la porte de votre
chambre. »
Il sortit , et me laissa fort étonné de
la singularité de ses manières et de sa
conversation ; mais la promesse posi-
tive qu'il m'avoit faite de me débar-
rasser de mon affreuse apparition ,
avoit déjà opéré sensiblement sur ma
Santé. Théodore s'en aperçut en ren-
trant, et se félicita beaucoup de m'avoir
procuré la connoissance du Grand
MoGOL. Il j avoit encore trois grands
jours à passer avant d'être au samedi.
J'attendis cette nuit avec impatience.
Dans cet intervalle , la nonne san-
glante continua ses visites nocturnes;
mais l'espérance m'ajant rendu quel-
que courage, sa vue produisit sur moi
des effets moins violens.
La nuit du samedi étant arrivée, pour
prévenir tout soupçon je me mis au lit
à mon heure ordinaire ; mais dès que
je fus seul , je me rhabillai et me pré-
parai à recevoir l'étranger. Il entra
vers minuit, tenant dans ses mains une
boîte, qu'il plaça sur un coin de la che-
juiuée* Il me salua sans parler ; je lui
LE MOINE. Ti3
rendis le salut en silence. II ouvrit sa
boîte. La prennière chose qu'il en tira
fut un petit crucifix de bois; il s'age-
nouilla , le regarda tristement, et éleva
les jeux au ciel. Après quelques ins-
tans de prière fervente , il se courba
jusqu'à terre , baisa trois fois le cru-
cifix et se releva. Tirant alors de sa
boite un gobelet couvert , qui conte-
noit une liqueur rouge , il en arrosa
légèrement le plancher, et après avoir
trempé dans le vase l'extrémité du cru-
cifix , il en traça un cercle au milieu
de la chambre ; il tira enfin une large
bible, et me fit signe de le suivre dans
le cercle , ce que je fis aussitôt.
« Gardez -vous , me dit -il à basse
voix, de proférer une seule parole;
'Ayez soin de ne pas sortir du cercle,
et , si vous vous aimez vous-même , ne
me regardez point au visage. »
Tenant le crucifix d'une main , et la
bible de l'autre, il paroissoit lire fort
attentivement. L'horloge sonna une
heure. J'entendis, comme de coutume,
les pas du spectre le long de l'esca-
lier; mais je ne me sentis point saisi du
frisson ordinaire. J'attendis son appro-
che avec confiance. La nonne entra
m4 le moine.
dans la chambre , évita le cercle , et
s'arrêta. L'étranger marmotta quelques
mats que je ne compris point. Alors,
levant Ja tête , et présentant le crucifix
au spectre , il dit à haute et intelligible
voix :
«Béatrice, Béatrice, Béatrice?»
«Que me veux -tu?» répondit le
spectre d'une voix profonde et trem-
blante »
« Qui trouble ainsi ton sommeil?
Pourquoi viens-tu tourmenter ce jeune
homme ? Comment peut-on rendre le
repos à ton esprit inquiet ? »
«Je n'ose, répondit-elle, je ne dois
pas le dire. Oui ,. je voudrois reposer
dans mon tombeau ; mais des ordres
éternels prolongent ma punition. »
«Gonnois-tu, Béatrice, cette liqueur?
sais-tu de quelles veines elle provient?
Béatiice, en son nom, je t'ordonne de
me répondre. »
« As-tu droit de me commander ? »
Il ôta alors de son front la bande de
velours. En dépit de ses injonctions, je
ne pus résister à ma vive curiosité, et,
jetant un seul coup d'œil sur son vi-
sac;e , je pus apercevoir une petile
croix de couleur de feu imprimée entre
LE MOINE. iiS
ses deux souicils. Cette vue, quoique
rapide comme l'éclair, me frappa d une
horreur si subite et si violente, que,
si l'exorciseur ne m'eût pas retenu par
Je bras, je serois infailliblement tombé
hors du cercle.
Quand j'eus reprismes sens, je m'a-
perçus que la croix de feu avoit pro-
duit un effet non moins violent sur la
nonne sanglante. Tout en elle expri-
moit l'horreur et l'effroi ; tous ses mem-
bres étoient frappés d'un insurmontable
tremblement.
«Oui, dit-elle à la fia, je tremble
devant ce signe , et je vous obéirai.
Sachez donc que mes os sont toujours
sans sépulture; ils pourrissent obscu-
rément dans la caverne de Linden. Ce
jeune homme a seul le droit de les
déposer dans un tombeau; il m'a , de
sa propre bouche, fait et déclaré maî-
tresse de tcut son être. Je ne le tiendrai
point quitte de son engagement; il ne
passera pas une seule nuit exempte de
terreur, jusqu'à ce qu'il se soit solen-
nellement engagé à recueillir mes osse-
mens, et à les déposer dans le caveau
de famille de son château d'Andalou-
sie. Il fera dire ensuite trente messes
Ii6 LE MOINE.
pour le repos de mon ame ; alors je ne
troublerai plus ni lui ni personne en
ce monde. A présent , laisse- moi par-
tir; ces flammes sont dévorantes. »
Après que l'exorciseur eut abaissé
lentement le crucifix qu'il tenoit d'une
main, et qu'il lui avoit toujours pré-
senté , la nonne courba la tête , et s'éva-
nouit aussitôt dans l'air comme une
ombre. Il me reconduisit hors du cer-
cle , replaça son attirail dans la boite,
et s'ad ressaut ensuite à moi ;
« Don Raymond , me dit - il , vous
avez entendu à quelles conditions le
repos vous est accordé ; il s'agit main-
tenant de promettre ce qu'elle exige
de vous. » Je fis cette promesse dans les
termes et avec les formalités qu'exigea
de moi l'étranger.
-A présent , continua-t-il , il ne me
reste plus qu'à vous dévoiler ce que
l'histoire du spectre vous présente
d'obscur. Sachez donc que Béatrice,
lorsqu'elle vivoit , portoit le nom de
Las Cislernas; elle étoit la grand'tante
de votre trisaïeul. Etant votre parente,
ses cendres demandent de vous du res-
pect , quoique l'énormité de ses crimes
dut exciter votre horreur. Personne
LE MOINE. 117
nest plus en état que moi de vous
expliquer de quelle nature étoient ces
(Crimes. J'ai connu personnellement le
saint homme qui proscrivit ses excès
nocturnes dans le château de Linden-
berg , et je tiens de sa bouche le récit
suivant :
« Béatrice de Las Cisternas prit le
voile étant encore jeune , non d'après
son choix, mais d'après l'ordre exprès
de ses parens. Elle étoit alors trop peu
formée pour regretter les plaisirs dont
la privoit son entrée en religion. Mais
lorsque son tempérament ardent et vo-
luptueux eut commencé à se dévelop-
per, elle s'abandonna totalement à son
impulsion, et se détermina à saisir la
première occasion qui se présenteroit
de le satisfaire. Cette occasion se pré-
senta; après avoir aplani tous les obs-
tacles, elle sortit clandestinement de
son couvent, et s'enfuit en Allemagne
Bvec un baron de Lindenberg. Pen-
dant plusieurs mois elle vécut publi-
quement avec lui en qualité de sa
maîtresse. Toute la Bavière fut scan-
dalisée de sa conduite impudente et
li(îencieuse. Ses fêtes et ses festins éga-
loient en luxe ceux de Cléopâtre , et
2. II
Ii8 LE MOINE.
liindenberg devint le théâtre de Is^
débauche la plus effrénée. Peu satis-
faite des excès de son incontinence,'
elle professoit hautement l'athéisme, S9
iaisoit un amusement de tourner en ri-
dicule ses vœux religieux , et même
les cérémonies les plus sacrées du
culte.
« Avec un caractère aussi dépravé ,
3éatrice ne pouvoit borner ses affec-
tions à un seul objet. Bientôt après
son arrivée au château , le plus jeune
frère du baron attira son attention
par sa taille gigantesque et ses formes
athlétiques. Elle n'étoit pas* d'humeur
à tenir sa passion long- temps concen-
trée dans son cœur ; mais elle trouva
dans Otto de Lindenberg son égal au
moins en dépravation. Il ne répondit
à la passion de Béatrice , qu'autant
qu'il étoit nécessaire d'v répondre pour
l'accroitre ; et quand il la vit au point
désiré , il fixa pour condition expresse
du don de son cœur, l'assassinat de son
propre frère. La malheureuse consen-
tit à cet horrible arrangement. Une
nuit fut fixée pour l'accomplissement
de cet affreux pro*jet. Otto , qui rési-
doit sur une petite terre à quelques
LE MOINE. ng
milles du château , promit qu'à une
heure du matin il se trouveroit , pour
l'attendre , à la caverne de Linden ;
qu'il y amèneroit avec lui un certain
nombre de ses amis les plus affidés,
à l'aide desquels il lui seroit aisé de
s'emparer du château , et qu'alors son
premier soin seroit d'épouser Béatrice.
Ce fut cette dernière promesse qui
surmonta tous ses scrupules , le baron
ayant déclaré hautement que, malgré
son affection pour elle , il n'en feroit
jamais sa femme.
« Dans la nuit du jour fixé, et à
l'heu e convenue , comme le baroti
dormoit dans les bras de sa perfide
maîtresse, elle tira un poignard de des-
sous son chevet , et le plongea dans
Je cœur de son amant. Le baron ne
poussa qu'un gémissement , il expira à
l'instant. La meurtrière sortit du lit
à la hâte , prit une lampe dans une
main , et dans l'autre le poignard san-
glant , et se rendit à la caverne. Le
portier n'osa refuser d'ouvrir la porte
à une personne que l'on craignoit dans
le château plus que le baron lui-même.
Béatrice atteignit sans obstacle la ca-
verne de Linden j elle y trouva Otto,
ISO LE MOIA^E.
qui l'attendoit selon sa promesse ; il la
reçut , écouta son récit avec transport :
mais avant qu'elle eût eu le temps de
lui demander pourquoi i^ venoit seul ,
Otto lui fit voir qu'il n'avoit pas besoin
de témoins pour cette entrevue. Vou-
lant prévenir tout soupçon de compli-
cité, et jaloux sur-tout de se débarrasser
d'une femme dont le caractère violent
et. atroce le faisoit trembler pour lui-
même, il avoit pris la résolution de
briser sans délai ce dangereux instru-
ment. Se jetant sur elle à l'improviste,
il lui arracha le poigard, et tout rouge
encore du sang de son frère, le plongea
dans le sein de Béatrice, et la tua à
coups redoublés.
« Otto succéda alors à la baronnie
de Lindenberg. Le meurtre ne fut at-
tribué qu'à la. religieuse fugitive, et
personne ne le soupçonna d'avoir eu
part à cette action ; mais si elle resta
impunie de la part des hommes, la
justice divine ne permit pas qu'il jouît
en paix des fruits sanglans de son cri-
me. Les ossemens de Béatrice, gissant
sans sépulture dans la caverne, se levè-
rent, et son esprit continua d'habiter
le château. Vêtue de ses habits reli-
LE MOn\^E. 121
gieux , en -mémoire de ses-^vœux en-
Ireints, armée du poignard qu'elle avoit
enfyncé dans le cœur de son amant,
et tenant toujours la lampe qui a voit
éclairé sa sortie du château , chaque
nuit elle restoit debout devant le lit
d'Otto. La plus épouvantable confusion
régna par toute la maison. Les salles
voûtées retentissoient de cris et de gé-
missemens j en traversant les longues
et antiques galeries*, l'esprit de Béatrice
proféroit uu mélange incohérent de
prières et de blasphèmes. Otto ne put
soutenir long-temps l'effroi d'une aussi
terrible vision. Chaque apparition nou-
velle en augmentoit l'horreur; enfin,
sa situation devint telle, qu'une nuit
son cœur se glaça. Le matin suivant
on le trouva dans son lit , totalement
privé de chaleur et de vie. Sa mort
ne mit point fin aux excès nocturnes
de Béatrice , qui continua de revenir
dans le château.
« Les terres de Lindenberg échurent
alors à un collatéral , qui , épouvanté
des récits qu'on lui fit de la nonne
sanglante , implora le secoui's d'un cé-
lèbre exorciseur. Ce saint homme sut
la réduire à ne sortir de son apparte-
1 1.
122 LE MOINE.
ment qu'à certaines époques. Condafn^
ïïée à souffrir pendant cent années, elle
alloit ainsi tous les cinq ans, à l'heure
même où elle avoit commis le crime,
visiter ia caverne qui contenoit ses
ossemens.
« La période de son temps de souf-
france est à présent révolue; il ne vous
reste plus qu'à remplir votre tâche. Je
vous ai délivré du tourment de ses
visites , et , au milieu de tous les
chagrins qui m'oppressent , j'éprouve
quelque consolation en songeant que
j'ai pu vou's être utile. Adieu , jeune
homme ; je fais des vœux pour votre
bonheur. »
Ici l'étranger se disposa à sortir de
ma chambre.
«Arrêtez, je vous prie, lui dis- je,
encore un moment ! Vous avez satis-
fait ma curiosité en tout ce qui regarde
le spectre; mais daignez m'apprend re à
qui je suis redevable d'un aussi impor-
tant service. La singularité de votre
destinée, votre âge, vos longs voyages,
votre immortalité , et cette croix en-
flammée "sur votre front. ... ! »
^ Sur tous ces points il refusa , mais
sans sévérité, de me satisfaire; vaincu
LE MOINE. 123
pai' mes instances ; il consenlit à me
donner le jour suivant les éclaircisse-
raens que je desirois. Je me contentai
de cette promesse , et il me quitta.
Mon premier soin le matin suivant fut
de faire demander le mystérieux étran-
ger. Imaginez mon regret , lorsqu'on
m'apprit qu'il avoit déjà quilté Ratis-
bonne. Je fis faire des recnerches ; on
ne découvrit aucunes traces du fugitif.
Depuis ce moment je n'ai plus entendu
parler de lui. y>
« Quoi ! dit Lorenzo en interrompant
son ami , vous n'avez pu découvrir quel
ëtoit cet homme ni même le deviner ? »
« Quand je racontai , répondit le
marquis, cette aventure à mon oncle
le cardinal -duc , il ne douta point,
d'après toutes ces particularités, que
cet homme ne fût le personnage si
universellement connu sous le nom de
Juif-errant; et je n'ai pu, quanta moi,
former d'autres conjectures. Je reviens
à ce qui me concerne. »
Après cette heureuse rencontre , je
recouvrai promptement mes forces et
ma santé. Ne voyant plus la nonne, je
fus bientôt en état de retourner à Lin-
denberg. Le baron me reçut à bras
124 LE MOINE.
ouverts. Je lui confiai toute mon aven-
ture. Ce fut pour lui une grande satis-
faction d'apprendre que sa maison seroit
débarrassée des visites du fantôme. Je
m'aperçus avec chagrin que l'absence
n'avoit point afFoibli l'imprudente pas-
sion de donna Rodolphe. Dans une con-
versation particulière que nous eûmes
ensemble, elle chercha de nouveau à
gagner mon affection. Depuis que je la
regardois comme la première cause de
toutes mes souffrances, sa présence et
même son souvenir ne m'inspiroient que
le dégoût. Le squelette de Béatrice fut
trouvé dans la caverne; c'étoit tout ce
que je cherchois alors à Lindenberg.
Dès que je l'eus à ma disposition , je me
hâtai de sortir des domaines du baron,
et pris la route d'Espagne, suivi encore
une fois des menaces de fimpiacable
Rodolphe , mais plein du secret espoir
de retrouver ma chère Agnès.
Lucas éloit venu me rejoindre avec
mes équipages à Lindenberg. J'arrivai
sans accident dans mon pays natal, et
descendis au château de mon père,
situé en Andalousie. Après avoir fait
déposer , avec les cérémonies conve-
nables, les cendres de Béatrice dans le
LE MOINE. 125
caveau de la famille; après avoir fait
dire pour le repos de son ame le nom-
bre de messes que j'avois promises, je
me rendis à Madrid , et n'eus plus d'au-
tre soin que de découvrir la retraite
d'Agnès.
La baronne m'avoit assuré que sa
nièce avoit déjà pris le voile; mais
j'avois de justes soupçons sur la réalité
de ce fait, et j'espérois encore retrou-
ver Agnès libre et maîtresse d'accepter
ma main. Le résultat des informations
que je pris relativement à sa famille, fut
qu'avant l'arrivée d'Agnès à Madrid ,
donna Inésilla n'étoit plus. J'appris que
vous , mon cher Loreuzo , voyagiez à
l'étranger ; mais à quel endroit vous
adresser une lettre , c'est ce que je ne
pus découvrir. Votre père étoit allé au
fond d'une de nos provinces rendre
visite au duc de Médina ; et quant à
Aguès, personne ne put ou ne voulut
me dire ce qu'elle étoit devenue.
Théodore y conformément à sa pro-
messe , étoit revenu à Strasbourg , où il
avoit trouvé son grand-père mort , et
Marguerite en possession de sa fortune.
Elle chercha vainement à le retenir au-
près d'elle j il la quitta une seconde fbis ,
126 LE MOINE.
et me suivit à Madrid. Théodore fit des
recherches de son côté pour découvrir
la retraite d'Agnès , mais ce fut éga-
lement sans succès. Je commençois à
renoncer à toutes mes espérances, lors-
qu'un événement imprévu vint les rani-
mer, tout en me jetant dans un nouveau
dédale de peines et de dangers.
Il y a voit environ huit mois que j'é-
tois de retour de Madrid. Sortant un soir
de la comédie , je revenois seul à pied à
mon hôtel ; la nuit étoit noire. Plongé
dans de tristes réflexions, je ne m'a-
perçus point que trois hommes m'a-
voient suivi depuis le théâtre. Au détour
d'une rue peu fréquentée , ils m'atta-
quèrent tous à la fois avec une exces-
sive furie. Je fis quelques pas en arrière ,
et mis l'épée à la main , tenant mon
manteau plié sur mon bras gauche.
L'obscurité de la nuit me fut favorable;
]a plupart de leurs coups, portèrent dans
mon manteau , et ne m'atteignirent
point. J'eus le bonheur de renverser à
mes pieds un de mes adversaires. Ce-
pendant j'avois reçu quelques blessures,
et les autres me poursuivoient si vive-
ment que j'aurois inévitablement suc-
combé, si un noble cavalier, averti par
LE MOINE. 127
le bruit des épées, ne fût accouru à moa
secours ; plusieurs domestiques Je sui-
voient avec des flambeaux. A leur
approche , les deux spadassins prirent la
fuite, et se perdirent dans l'obscurité.
L'inconnu s'adressa à moi avec beau-
coup de politesse , et me demanda si
j'ëtois blessé. Déjà afToibli par la perte
de mon sang, j'eus à peine la force de
Je remercier. Je le priai d'ordonner que
quelques-uns de ses serviteurs me trans-
portassent à l'hôtel de Las Cisternas;
mais je n'eus pas plutôt prononcé ce
nom, que l'inconnu, se disant ami de
mon père , ne voulut pas permettre
qu'on me transportât si loin avant que
mes blessures eussent été examinées. Il
ajouta que sa maison étoit peu éloignée,
et me pria de l'y accompagner. Il me fit
cette offre d'une manière si obligeante,
que je ne pus la refuser ; et appuyé sur
son bras, il me conduisit dans l'espace
de quelques minutes à la porte d'un
magnifique hôtel.
En entrant, je remarquai qu'un vieux
serviteur à cheveux blancs, qui avoit
l'air d'attendre mon conducteur , lui
demanda si M. le duc reviendroit
bientôt à Madrid. «Non, répoiidit-il ,
128 LE MOINE.
je sais qu'il se propose de rester encore
quelques mois à la campagne. » Mon
libérateur fit alors appeler le chirur-
gien de la maison. Je fus conduit dans
un fort bel appartement , et placé sur
un lit de repos. Le chirurgien ayant
visité mes blessures , déclara qu'elles
étoient fort peu dangereuses ; cepen-
dant il me conseilla de ne point m'ex-
poser à l'air frais de la nuit, et l'in-
connu me pressa de si bonne grâce de
prendre un lit dans sa maison , que je
consentis à ne retourner chez moi que
le lendemain.
Etant resté seul avec lui, je lui fis
mes remerciemens en termes plus ex-«
pressifs que je n'avois pu le faire jus-
qu'alors.
« Ne parlez pas de cela, je vous prie,
dit-il ; c'est moi qui dois m'estimer
heureux d'avoir pu vous rendre ce petit
service , et j'ai des obligations à ma fille
de m'avoir retenu si tard au couvent
de Sainte-Claire. J'ai toujours fait pro-
fession de la plus haute estime pour le
marquis de Las Cisternas , et quoique
je n'aie pas eu l'occasiijn de me lier aussi
particulièrement avec lui que je l'aurois
désiré, je suis fort aise de pouvoir faire
I
LE MOINE. 129
connoissance avec son fils. Crojez,
monsieur, que mon frère, dans Ja mai-
son duquel vous êtes en ce moment ,
regrettera' de ne s'y être point trouvé 5
mais en l'absence du duc , c'est à moi
d'en faire les honneurs , et j'ose vous
assurer en son nom que tout ce que
contient l'hôtel de Médina est parfai-
tement à votre disposition. »
Imaginez, s'il se peut, ma surprise,
Lorenzo, lorsque je découvris dans la
personne de mon libérateur don Gaston
de Médina, le père d'Agnès et le vôtre;
lorsque j'appris ainsi de sa bouche
qu'Agnès habitoit le couvent deSainle-
Claire? La joie que me causa cette dé-
couverte fut un peu affbiblie, lorsque,
répondant à quelques questions que je
lui faisois d'un air assez indifférent , il
me dit que sa fille avoil non seulement
pris le voile, mais encore prononcé ses
vœux. Cependant je ne m'affectai que
modérément de cette nouvelle, soutenu
par l'idée que le crédit de mon oncle
à la cour de Rome auroit bientôt
aplani cet obstacle, et que j'obtiendrois
aisément la résiliation de ses vœux. Je
ne laissai donc voir aucune inquiétude,
et ne parus occupé que du soin de
2. 12
IJO LE MOINE.
témoigner ma reconnoissance à don
Gaston , et de gagner son amitié.
Un domestique entrant en ce moment
dans la chambre, m'annonça que lé
spadassin que j'avois blessé donnoit en-
core quelques signes de vie, et même
qu'il recommençoit à parier. Je priai
qu'on le fit porter à l'hôtel de mon père,
désirant l'interroger moi-même , et sa-
voir de lui quels motifs l'avoient porté
à attenter à ma vie. Don Gaston, cu-
rieux aussi de les connoître, me pressa
d'interroger l'assassin en sa présence;
mais il me trouva peu disposé , pour
deux raisons, à satisfaire sa cmiosité;
la première , c'est que , soupçonnant
déjà d'où partoit le coup , je ne crus
pas devoir exposer ainsi sous ses yeux
le crime de sa sœur ; la seconde , c'est
que je craignois que, me reconnoissant
pour Alphonso d'Alvarada, il ne prît
des précautions extraordinaires pour
m'empêcher de voir Agnès. Lui faire
l'aveu de ma passion pour sa fille, en-
treprendre de lui faire goûter mes pro-
jets, ce que je connoissois du caractère
de don Gaston suffisoit pour me con-
vaincre que c'eût été une démarche im-
prudente. Je lui donnai donc à entendre
LE MOi:>ïE. i3r
que , soupçonnant une certaine dame
d'être mêlée dans cette affaire , et ajant
quelques laisons de désirer que. son nom
restât inconnu , je croyois devoir inter-
roger, cet homme en particulier. La
délicatesse de don Gaston ne lui permit
pas d'insister sur ce point, et l'assassin
fut transporté à mon hôtel.
Le lendemain matin je pris congé de
mon hôte, qui devoil le même jour re-
tourner auprès du duc. Mes blessures
avoient été si légères, que j'en fus quitte
pour porter quelque temps mon bras
en écharpe. Le chirurgien qui examina
celle du sparlassin, la déclara mortelle.
11 mourut en effet quelques minutes
après avoir avoué que donna Rodolphe
avoit été l'instigatrice du complot.
Je n'eus plus alors d'autre affaire que
celle de retrouver Agnès, de la revoir.
Je ne vous ferai point raj^stère, Loren-
zo , des moyens que j'employai pour y
parvenir ; je corrompis à prix d'argent
Je vieux jardinier , (|ui m'introduisit
dans le couvent de Sainte-Claire , dé-
guisé sous un habit de paysan. Je fus
même présenté à l'abbesse, et accepté
par elle en qualité de garçon jardinier.
Je revis Agnès, je la vis plusieurs fois
i3a LE MOINE.
avant qu'elle pût me reconnoîire. Plu-
sieurs fois j'entendis sa vieille et aus-
tère abbesse, se promenant avec elle,
la réprimander avec aigreur sur sa con-
tinuelle mélancolie; lui reprocher aue,
dans sa situation, pleurer la perte d'un
amant étoit un crime , et qu'en toute
situation, pleurer celle d'un infidèle
ëtoit une folie. Agnès enfin me recon-
nut ; et c'est ici, Lorenzo , que j'ai be-
soin d'en appeler , pour ma justification ,
à notre longue amitié , à la connois-
sance que vous avez de mon inaltérable
honneur; c'est ici que je dois implorer
votre indulgence. Je supprime d'inutiles
détails : Agnès m'aimoit. Lorsque j'eus
trouvé l'occasion favorable de lui par-
ler sans témoins, obéissante aux volon-
tés de son père , fidelle à ses vœux , elle
refusa de m'écouter. ; elle m'écouta ce-^
Sendant, pressée par mes sollicitations,
e me justifiai pleinetnent à ses yeux^
je lui exposai tous mes motifs d'espé-
rance; je la fis consentir à seconder
mes projets. Chaque nuit elle se lendoit
dans un réduit écarté que m'avoit pro-
curé le jardinier. Là, plus libre qu'au
milieu du monde, je lui jurois une
éternelie tendresse. Rappelez - vous ,
LE MOINE. i35
Lorenzo, notre amour si violemment
contrarié, mes souffrances, la pureté de
mes intentions , ma ferme résolution
de n'avoir jamais qu'Agnès pour épouse;
rappelez- vous sa candeur, la violence
faite à ses sentimens. Que vous dirai-je
enfin? daivs un moment de délire, nous
ne reconnûmes le danger auquel nous
exposoit notre rautuellle tendresse ,
qu'en nous apercevant que l'amour nous
avoit égarés l'un et l'autre, que les vœux
d'Agnès étoient enfreints, et qu'elle étoit
déJH mon épouse.
Ici Lorenzo donna des marques'vi-
sibles de mécontentement. Le miarquis
i'appaisa en le nommant son ami , sou
frère , et coatinua :
Après les premiers instans 4e délire,
cet accident fit frémir Agnès. L'amour
faisant tout à coup place aux regrets
et à la crainte , elle me fit des reproches
amers; frappée de terreur, elle s'é-
chappa de mes bras , et s'enfuit à sa cel-
lule. Depuis ce moment , je n'ai pu la
revoir qu'une seule fois, et c'étoit en
plein jour , comme elle se promenoit
appuyée sur le bras d'iwie de ses com-
pagnes qui paroissoit être son amie , et
avec laquelle j.e l'avois déj^ vue plusieurs
12.
î54 LE MOINE.
fois. Elle jeta sur moi un triste regard ,
et détourna la tête. ,
Dès le soir de ce jour-là même, le
jardinier me notifia qu'il ne pouvoit
plus me servir, « La jeune sœur, dit-il,
m'a déclaré que si je continuois à vous
admettre dans le jardin, elle-même
découvriroit tout à madame l'abbesse.
Elle m'a dit encore que votre présence
désormais lui étoit pénible, et que, si
ivous conserviez quelque respect pour
elle, Vous ne deviez plus chercher à la
voir. Excusez-moi donc, si je vous dé-
clare qu'il ne m'est plus possible de fa-
voriser votre déguisement. Si l'abbesse
venoit à savoir ce que j'ai fait pour vous ,
non contente de me renvoyer , elle
m'accuseroit d'avoir profané son cou-
vent, et me feroit Jeter dans les prisons
de l'inquisition. »
Je combattis vainement sa résolution;
il me lefusa toute entrée dans le jardin,
et Agnès persévéra à ne vouloir plus ni
me voir ni m'entendre. Environ quinze
jours après, une maladie violente, dont
mon père fut attaqué , m'ob'igea de
partir pour l'Andalousie; jem'j rendis,
et trouvai le marquis à l'article de la
mort. Quoique dès les premiers sj^mp-
LE MOINE. i35
tomes sa maladie eùl elé déclarc^e mor-
telle, elle traîna pendant plusieurs mois.
Ensuite la nécessité où je me trouvai de
mettre ordre à mes affaires après son
décès, ne me permit pas de quitter
l'Andalousie. Mais de retour à Madrid
depuis quatre jours , j'ai trouvé en ar-
rivant à mon hôlel, la lettre que voici.
Ici le marquis ouvrit le iiroir d'un se-
crétaire , en lira un papier plié qu'il
présenta à Loreuzo; celui-ci l'ouvrit,
reconnut la main de sa sœur, et lut:
« Dans quel abyme de maux vous
« m'avez plongée ; Raymond , vous m'a-
it vez rendue aussi criminelle que vous.
« J'avoi* résolu de ne vous revoir de
« ma vie , de vous oublier s'il étoit pos-
« sible, et même de vous hair. Un être
« pour lequel je sens déjà -une tendresse
« maternelle, me sollicite de pardonner
« à mon séducteur, et de réclamer son
« amour. Raymond , votre enfant vit
« déjà dans mon sein. Je redoute la ven-
« geance de l'abbesse ; je tremble pour
« moi-même, et plus encore pour Vin-
« nocente créature dont l'existence dé-
« pend de la mienne. Nous serions pér-
« dus l'un et l'autre, si l'on venoit à
« découvrir mon état. Conseil lez -moi
i36 LE MOINE.
«donc, dites-moi ce que je dois faire,
« mais ne cherchez point à me voir.
« Le jardinier qui s'est cliargé de vous
« remettre cette lettre est renvoyé ; ce-
« lui qui le remplace est d'une fidélité
« incorruptible. L'unique moyen de me
« faire passer votre réponse , est de la
« cacher sous la grande statue de saint
« Dominique , dans l'église des Domi-
« nicains, où je vais à confesse tous les
« jeudis. Je pourrai aisément la prendre
« là sans être aperçue. Je sais que vous
« êtes absent de Madrid ; est-il néces-
« saire que je vous prie de m'écrira
« aussitôt après votre retour ? je ne le
« pense pas. Ah ! Raymond , ma situa-
t< tion est cruelle. Forcée à embrasser
« une profession dont je me sens peu
« propre à remplir les devoirs , péné-
« Irée de la sainteté de ces devoirs , et
« séduite , hélas ! par l'homme que j'ai-
« mois le plus, je me vois réduite à opter
« entre la mort et le parjure. Ma foi-
« blesse, TafFection maternelle, ne me
« permettent pas d'hésiter. La mort de
« mon pauvre père , arrivée depuis
« notre séparation, écarte un des plus
« grands obstacles à notre union. Mon
« père repose dans le tombeau , et je
LE MOINE. i37
«n'ai plus à redouter sa colère; mais
«t la colère de Dieu, ô Ra_ymond ! qui
« pourra m'y soustraire ? qui me pro-
« tégera contre le cri de ma propre
« conscience? Je n'ose m'appesantir sur
tfces réflexions, elles me rendroient
« folle. Ma résolution est prise ; obte-
« nez la résiliation de mes vœux , je
« suis prête à vous suivre. Ecrivez-moi ,
« ô mon époux { dites-moi que l'absence
« n'a point afFuibli votre amour ; dites-
« moi que vous allez sauver de la mort
«votre innocent enfant et sa malheu-
M reuse mère. Je suis en proie à toutes
« les angoisses de la terreur. Il me sem-
« ble que tous les yeux qui se fixent
« sur moi lisent sur mon visage moa
« secret et ma honte. Vous êtes la cause,
« Raymond, de toutes mes souffrances,
« Oh ! que j'étois loin de soupçonner,
« quand mon cœur commença à vous
« aimer, ces tristes effets de l'amour !
«Agnès. »
Après avoir lu cette lettre, Lorenzo
la rendit en silence. Le marquis la
replaça dans son secrétaire , et^ con-
tinua :
Cette nouvelle si peu attendue ^ mais
i38 LE MOINE.
si ardemment désirée, me combla de
joie. Mon plan fut aussitôt arrêté.
Lorsque j'appris la retraite d'Agnès >
ne doutant pas qu'elle ne fat disposée
à quitter le couvent , j'avois déjà fait
confidence de toute l'affaire au cardi-
nal-duc de Lerme, qui aussitôt s'étoit
occupé d'obtenir la bulle nécessaire.
J'ai heureusement négligé d'arrêter ses
démarches ; une lettre que je viens de
recevoir de lui, m'annonce qu'il attend
tous les jours l'ordre de la cour de
Rome. J'étois assez d'avis d'attendre
patiemment cet ordre; mais le cardinal
me conseille de faire sortir, s'il est pos-
sible, Agnès du couvent, à l'insu de la
supérieure, ne doutant point que celle»
ci ne voie, avec un extrême déplaisir,
sortir de sa maison une jeune personne
d'un rang aussi distingué, et qu'elle ne
regarde son abjuration comme une in-
sulte faite à la communauté âe Sainte-
Claire. Il me représente cette abbesse
comme une femme d'un caractère vio-
lent et vindicatif. J'ai à craindre qu'en
enfermant Agnès dans sOn couvent,
elle ne frustre toutes mes espérances ,
et ne rende vaines les lettres du pape.
D'après ces considérations, j'ai résolu
LE MOINE. 159
d'enlever Agnès , et de la tenir cachée
dans une des terres du cardinal-duc
jpsqu a l'arrivée de la bulle; il approuve
mon dessein , et m'assure qu'il eet prêt
à donner asile à la belle fugitive. J'ai
donc fait, pour opération première, ar-
rêter secrètement, et transporter à mon
hôtel, le nouveau jardinier de Sainte-
Claire. Par ce mojen , je tiens en ma
possession la clé de la porte du jardin;
il ne me restoit plus qu'à préparer Agnès
à son évasion , et c'est ce que je faisois
par la lettre que vous m'avez vu placer
pour elle à l'endroit qu'elle m'avoit in-
diqué. Cette lettre lui annonce que je
serai prêt à la recevoir demain à minuit,
et que tout est préparé pour sa prompte
et infaillible délivrance.
Vous connoissez maintenant , Lo-
renzo, toute l'histoire de mes amours;
vous êtes à portée de juger ma con-
duite, et de reconnoître la fausseté des
récits qui vous ont été faits. Je vous
répète ici que mes intentions , relaj^i-
vement à voire sœur , ont toujours été
pures et honorables; que mon dessein
et mon unique désir ont tonje^urs été,
sont toujours de l'avoir pour femme-
J'espère qu'en faveur de ces disposi?-
140 LE MOINE.
lions , vous me pardonnerez l'erreur
d'un moment ; que vous-même m'ai-
derez à réparer mes torts envers elle,
et à m'assurer un titre légitime à la
possession de sa personne et de son
cœur.
CHAPITRE V.
* O VOUS , qui , sur la nacelle légère de la
c vanité, que pousse le veut des éloges, vous
«embarquez follement pour le voyage de la
tt renommée , attendez-vous à toutes les va-
«riations d'une course orageuse. Votre sort
« est d'être perpétuellement, ou élevé sur le
« sommet du flot , ou enfoncé da os le gouffre ;
« quiconque soupire après la gloire , n'aura
«que de courts instaos de repos; ranimé par
Clin soufiQe, un autre souffle le détruira.»
Pope.
xLprès que le marquis eut ainsi ter-
iTi^iné le récit de ses aventures, Lorenzo
garda quelques instans le silence ; il le
rompit enfin.
« Raymond, dit-il en lui prenant la
main , les lois strictes de l'honneur exi-
geroient que je vengeasse dans votre
LE MOINE. . i4r
sang l'outrage lait par vous à ma fa-
mille; mais d'après les circoustances
particulières que vous venez de me ra-
conter , je ne puis voir en vous un en-
nemi. Je conçois que la tentation a été
trop forte, et qu'il auroit fallu peut-
être une vertu plus qu'humaine pour
résister. La supeistifion de mes parens
est la seule cause de tous res malheurs ;
ils sont plus répréhensibles qu'Agnès
et qub vous-même. Le passé ne peut
être rappelé , mais il peut être réparé
■par votre union avec ma sœur. Vous
avez été, vo:is continuerez d'être mon
meilleur, mon unique ami. J'ai pour
Agnès la plus tendre afifection , et si
j'avois eu à faire cli 'ix d'un époux
pour elle, c'est vous-même que j aurois
choisi. Poursuivez donc votre entre-
prise. Je vous accompagnerai demain
au soir, et conduirai moi- même Agnès
à la maison du cardinal. Ma présence
légitimera sa conduî te, et mettra à l'abri
de toute censure sa fuite du couvent. »
Le marquis lui témoigna sa vive re-
conhoissance. Lorenzo lui apprit qu'il
n'avoit plus rien à craindre de l'inimi-
tié de donna Rodolphe. Il y avoit déjà
^ cinq mois que, dans un accès de co-
2. i3
t4« LE MOINE.
1ère, elle s'étoit rompu un vaisseau, et
étoit morte dans l'espace de quelques
heures. Passant ensuite à un autre ob-
jet , il lui parla des intérêts d'Antonia.
Le marquis fut fort surpris d'entendre
parler de cette nouvelle parente. Son
père avoit emporté au tombeau sa haine
contre Elvire, et jamais il ne lui avoit
même donné à entendre qu'il sût ce
qu'étoit devenue la veuve de son fils
aîné, a Vous avez eu raison de conjec-
turer , dit don Rajmond à son ami ,
que je serois disposé à recoimoître ma
belle-sœur et son aimable fille. Les pré-
paratifs de l'évasion d'Agnès ne me
permettent pas de leur rendre • visite
aujourd'hui; mais je vous prie , Loren-
zo , de les assurer de mon amitié, et de
leur fournir, pour mon compte, toutes
les sommes dont elles pourroient avoir
besoin-. » Lorenzo promit de se confor-
mer à ses vues aussitôt qu'il pourroit dé-
couvrir le lieu de la résidence d'Elvire,
II prit alors congé de son futur beau-
frère , et retourna au palais de Médina.
Le jour commençoit à paroître lors-
que le marquis se retira à son appar-
tement. Sachant bien que son récit
dureroit plusieurs heures, et voulant
3
LE MOINE. 143
n'être point interrompu , il avoit , en
rentrant à son hôtel , défendu qu'on
l'attendît. Il fuj^ donc un peu surpris ,
en entrant dans sou anti-cnambre , d'y
trouver encore Théodore. Assis près
d'une table, et tenant une plume à la
main , le page étoit tellement occupé ,
u'il ne s'aperçut point de l'approche
e sou maître ; le marquis l'observa
pendant quelques instans. Il écrivoit
quelques ligues , s'arrétoit , recommen-
çoit à écrire , sourioit à ses idées ^ dont
il paroissoit émerveillé. A la fin, il
mit la plume sur la taljle, se leva, et
s'écria , en se frottant les mains d'un air
joyeux : « M'y voilà; c'est charmant,
c'est charmant ! »
Les transports du page furent inter-
rompus par un grand éclat de rire.
« Qu'avez-vous donc là oe si char-
mant? «dit le marquis, qui soupçonnoit
de quelle nature étoient ses occu{^tions.
Le jeune homme tressaillit, rougit,
courut à la table, prit vite son papier
et le cacha dans son sein.
« Je ne savois pas , monsieur , que
vous fussiez si près de moi : puis-je vous
être de quelque utilité? Lucas est déjà
au lit. »
144 LE MOINE.
a Je compte aussi me mettre au lit
dès que j'auiai pu vous dire mon opi-*
«ion sur vos vers. » #
« Sur mes vers , monsieur ? «
« Oui , Théodore , je suis sûr que le
dieu des vers a pu seul vous tenir éveillé
jusqu'à ce momei»t. Montrez-les moi ;
je serai fort aise de voir cjuelque nou-
veauté de votre composition. »
« En vérité , monsieur , ils ne mé-
ritent pas votre attention. »
cf Moi, je crois qu'ils sont charmans ,
puisque vous l'ayez dit. Allons , voyons,
je vous promets d'être un critique in-
dulgent. »
L'aimable enfant lui présenta son
papier d'un air fort humble en appa-
rence; mais le plaisir qui brilloit dans
ses yeux ^ travers sa feinte tristesse ,
décèloit la vanité de son jeune cœur.
Le marquis sourit en observant ce qui
se pasioit dans l'ame de Théodore. Il
s'assit; le jeune page, secrètement par-
tagé entre l'espoir et la crainte, cher-
choii avec une inquiétude inexprimable
à lire sur le visage de son maître lefFèi
de ses vers.
LE MOINE. 145
UAMOUR ET LA VIEILLESSE.
La nuit éloit noire ; un vent frais souffloit.
Anacrëon, devenu vieux et morose, ëloit ass^s
près de son feu, dont il entrefenoit la flamme
pétillante. Soud^ la porte de sa chaumière
s'ouvre ; il aperçlK, 6 surprise ! l'Amour, qui
jette autour de lui un regard amical , et le saline
par son nom.
Quoi ' c'est toi? dit Anacrëon d'un air triste
et mécontent. Voudrois-tu donc encore enflam-
mer mon sein de ta dangereuse fureur? Que
viens-tu chercher dans ce désert , où n'habitent
ni les ris ni les jeux? Jamais cette vallée ne
fut l'asile des amans. Un éternel hiver lient ces
plaines enchaînées : aussi froide que lui , la
vieillesse règne seule dans mon jardin , dans ma
maison et dans mon cœur.
Quelque jeune vierge invoqut» en ce moment
ton pouvoir sous un ombrage fleuri ; hâte-toi
de te rendre auprès d'elle ; ordr-nue a^^x songes
voluptueux de vultiger autour de son lit. Va
reposer sur le sein brûlant de Damon , va folâ-
trer autour des lèvres de Chloé , ou te faire un
oreiller de sa joue vertfieille
Voilà les lieux que tu dois fréipenter ; retire-
toi. Crois-tû que j'aie oublié les peines que tu
me causas tant que je fus dans les liens de
Julie . le feu dont mon sein brûla , les soupirs
jaloux qui déchirèrent mon cœur, et mes espé-
rances déçues et mes vœux ^daignés? Retire-
toi , te dis-je_, et va chercha, pour le trahir,
quelque autre que moi. •
j5.
146 LE MOINE.
Est-ce que l'âge , bon homme , a troublé
votre raison, dit le dieu? est-ce à moi que
s'adressent ces injures, à moi ! qui cependant
vous aime encore ? vS'il vous est arrivé de ren-
contrer une orggeilleuse, cent autres, dites-
ilïoi, n*ont-elles pas été douces avec vous? Tel
est l'homme : sa main écrit les bienfaits sur le
sabîe.' et grave sur la pie^jj^ solide un léger
désagrément.
Qui t*a conduit, ingrat, au canal oi^ Lesbie
se baignoit en plein midi ? qui t'a indiqué la
cachette où Daphné reposoit seule au déclia
du four ? et lorsque Célie crioit au secours ,
quel autre que l'Amour t'inspira de lui fermer
la bouche d'un baiser ? — Vous m'appeliez
alors aimable enfant , vous ne vouliez aimer
que moi ; le vin même ne vous plaisoit point ,
disiez-vous , si les lèvres de l'Amour n'avoient
auparavant touché les bords du vase.
Ces momens si doux ne reviendront-ils plus?
suis-je pour jamais banni de votre cœur ? Oh !
non ? ce sourire me dit que vous m'aimez en-
core ; ce sein palpitant , ces yeux étincelans ,
m'annoncent le retour de votre tendresse. Re-
viens , Anacréon , reviens à moi ; mon flam-
beau réchauffera ton coçur glacé par l'âge; ma
main désarmera la fureur du pâle hiver-, et le
priu temps et la jeunesse reviendsont folâtrer
autour de toi.
L'Amour arracha de son aile une plume do-
rée , et la mit dans la main du poêle : aussitôt
les rêves brillans de l'imagination s'élèvent au-
tour de sa tête et la remplissent d'une sainte
ins^ralion; son teint brille d'un flamrae ce-
LE MOINE. 147
Jesfe; il saisit sa lyre. La plume rase lëgërement
les cordej sonores , trop long-teirps négligées ;
Anacréon chante de nouveau le pouvoir de
l'Amour.
A ce nom seul les arbres des forêts secouent
leurs chevelures de neige; les ruisseaux, se
fondant , brisent leurs froides entraves; l'hiver
s'enfuit. La terre, au même instant , se couvre
de fleurs nouvelles ; l'haleine du zéphyr pénètre
dans les réduits les plus solitaires , et le soleil ,
du baut du ciel, épand les rayons brillans du
jour.
Attirés par les sons harmonieux, les faunes
et les sylvains entourent la chaumière et cher-
chent à voir le musicien. Les nymphes des bois
ressentent l'effet de l'enchantement : impa-
tientes., elles courent, elles bondissent, elles
désirent, elles aiment. En écoutant les douces
modulations de sa voix, elles oublient qu'Auar
créon est vieux.
L'Amour , qui jamais ne reste en place , tan-
tôt posé sur le haut de sa lyre , sait, en'l'agitaut ,
en prolonger les sons; tantôt , en voltigeant , il
les étouffe d'un coup d'aile ou interrompt la voix
du chantre par nn baiser. Dans un moment , ée
glissant entre ses bras , il se blottit dans sou
sein. Un instant après, il entrelace de roses les
chevAx blancs du vieillard , et folâtre autour
de sa tête , porté sur ses ailes d'or déployées.
Oh ! désormais , dit Anacréon , je ne veux
plus offrir mes vœux à d'autres autels, puisque
l'Amour daigne encore m'inspirer. Assez d'au-
tres chanteront les héros et les rois ; embouche
qui voudra les trompettes guerrières. Amour,
148 LE MOINE.
Amour , je te serai d^soraiais fidèle ; à foî seul
je consacre ma lyre, et jusqu'à mon dernieif
soupir ma bouche ne chantera que toi.
•Le marquis renclit à Théodore son
papier avec un sourire d'encourage-
ment.
« Votre petit poème me plaît beau-
coup , ,iui dit-il : cependant vous ne
devez pa^ trop vous en rapporter à mon
opinion ; en t'ait de poésie , je ne suis
pas un très-bon juge. Il m'est arrivé
de faire une lois quatre ou cinq espèces
de vers; ils éloient tendres. La strophe
commençoit par ces mots : Je suis à
toi , tu es à moi, etc. Cependant l'effet
en a été pour moi si peu satisfaisant ,
que j'ai, bien promis de n'en plus faire
un seul de ma vie. Et quant à vous ,
Théodore , je dois vous dire cj^ue vous
ne pouvez choisir un6 occupation plus
dangereuse que celle de faire des vers.
Un auteur, quel qu'il soit, bon , mau-
vais ou médiocre , est une créllure
malheureuse que chacun se croit en
droit d'attaquer. Peu de personnes sont
en état d'écrire un livre; mais tout le
monde se croit apte à le juger. Un
mauvais ouvrage porte avec lui sa pu-
LE MOINE. 149
nition : c'est le mépris et le ridicule.
Est-il bon, il exciie l'envie, et attire
sur son aiileur mille et mille mortifi-
cations ; il se voit assailli par une nuée
de criùques partiaux et de mauvaise
humeur. L'un trouve à redire au plan ,
un autre au sl^le, un autre à la mo-
ralité; et s'ils ne réussissent point à
trouver des* défauts à l'ouvrage , ils
chercheront alors à flétrir l'auteur; ils
produiront malicieusement au grand
jour toutes les particularités propres à
jeter du ridicule sur son caractère ou
sur sa vie privée, et viseront à blesser
l'homme, s'ils ne peuvent aileindre
l'écrivain. En un mot, entrer ^ans la
carrière de Ja littérature , c'est vous
exposer volonlaiiement à tous les traits
de la jalousie , du ridicule , du dédain ,
et même du blâme. Un jeune auteur,
je le sais, trouve en cela même de l'en-
couragement et de la consolation. Lope
de Vega , se dit-il à lui-même , et Cal~
• deriîê , ont eu aussi des critiques in-
justes et envieux ; et modestement il
se range dans la même catégorie. Je sais
que ces sages observations ne font que
glisser sur votre esprit , que la manie
littéraire est un mal sans remède, et
i5o LE MOINE.
qu'il ne vous est pas plus aisé de cesser
d'écrire qu'à moi de cesser d'aimer ;
cependant si vous ne pouvez résister
totalement au paroxisme poétique, ayez
du moins la précaution de ne commu-
niquer vos vers qu'à ceux dont la pré-
vention bien déclarée en votre faveur
vous assure ieur approbation. «
a Ainsi, monsieur, vous ne trouvez
donc pas que mes vers soient bons ? »
reprit Théodore d'un air consterné.
« Je ne dis pas cela. Je vous ai dé-
claré , au contraire , qu'ils me plaisoient
beaucoup ; mais mon amitié pour vous
me rend suspect de partialité, et d'au-
tres pojurroient en porter un jugement
moins favorable. Je dois encore vous
dire que ma prévention même ne m'a-
veugje pas au point de n'y pas aperce-
voir un assez grand nombre de défauts.
Par exemple, j'y vois une grande pro-
fusion de métaphores. La force de vos
vers, en général , consiste plus dans les
mots que dans le sens ; quelques vers ne
sont là cjue pour la rime , et la plupart
des meilleures idées sont empruntées
d'autres poètes, quoique vous-même
ignoriez peut-être le plagiat. Ces défauts
pourroient, à la rigueur, êtrç excusés
LE MOINE. i5i
dans un ouviage de longue haleine ;
mais un aussi petit poème devroit être
parfait. »
« Cela peut être vrai , monsieur; mais
je vous prie de considérer que je n'écris
que pour mon plaisir. »
« Vos défauts en sont moins excusa-
bles : on peut pardonner quelques né-
gligences à ceux qu^, écrivant pour de
l'argent , sont obligés de compléter
leur tâche dans un temps donné , et
sont payés, non d'après la valeur, mais
d'après le volume de leurs productions 5
mais dans ceux qu'aucune nécessité n'o-
blige à se faire auteurs; qui, n'écrivant
que pour l'honneur , ont tout le loisir
de polir leurs compositions , ces fautes
sont impardonnables , elles appellent
sur l'ouvrage les traits de la plus sévère
critique. »
Le marquis se leva. Vojant Théo-
dore Irisl^ et découragé, il ajouta en
souriant :
V Cependant ces vers ne déshonore-
ront point votre nom : votre versifica-
tion est assez facile , et vous avez l'oreille
juste. La lecture de votre petit poème
m'a causé beaucoup de plaisir ; et si ce
n'est pas vous demander une faveur trop
j5a LE MOINE.
grande, je vous serai fort obligé de
m'en donner une copie. »
Ces derniers mots épanouirent la
physionomie du jeune homme : noyant
pas aperçu le sourire moitié sincère ,
moitié ironique, qui accompagnoit cette
prière, il se hâta de promettre la copie.
Le marquis enti a dans sa chambre , sa-
tisfait d'avoir doivpé cette petite ieçoa
à la vanité de Théodore, se jeta sur
son lit, s'endormit, et fit d'agréables
rêves sur le bonheur que lui prumeltoit
son union prochaine avec Agnès.
A son retour à l'hôtel de Médina, Lo-
renzo demanda ses lettres : il en trouva
plusieurs qui l'attendoient , mais il ne
trouva point celle que lui-même alten-
doit. Léonelle n'avoit pu lui écri'^e le
même soir, elle n'avôit eu que le temps
d'informer don Christoval, s^ir qui elle
se flattoit d'avoir fait une impression
assez profonde, et dont elle vouloit ,
avant tout , s'assurer , du lieu où il pour-
roit la revoij. A son retour du sermon ,
Léonelle avoil raconté à sa sœur com-
ment un fort aimable cavalier avoit e\i
pour elle les attentions les plus mar-
LE MOINE. i55
qii^es , et comment son compagnon
s'étoit chargé d'embrasser les intérêts
d'Antonia auprès du marquis de Las
Cistet-nas. El vire fut beaucoup moins
satisfaite de ce récit que celle qui Je
faisoit. Elle blâma l'imprudente facilité
avec laquelle sa sœur avoit confié à uu
inconnu le secret de ses affaires , et crai-
gnit qu'une démarche aussi inconsidérée
n'inspirât au marquis des préventions
contre elle ; mais elle cacha dans le
fond de son cœur sa principale crainte.
Elle avoit observé qu'au seul nom de
Lorenzo le rouge montoit au visage de
sa fille : toutes les fois qu'il en étoit
question, Antonia, timide, embarras-
sée, détournoit la conversation et par-
loit d'Ambrosio. Ajant aperçu les émo-
tions de ce jeune cœur, Elvire exigea
de Léonelle qu'elle se dispensât d'écrire
aux deux cavaliers. Un soupir échappé
à Antonia confirma la prudente mèie
dans sou opinion.
Mais Léonelle avoit , de son côté ,
résolu de n'en faire qu'à sa tête; elle ne
vit dans les scrupules de sa sœur que
l'inspiration d'une secrète jalousie f El-
vire craignoit apparemment qu'elle ne
pûjt parvenir à un rang supérieur au sien.
i54 LE MOINE.
Léonelle adressa donc secrètement à
Lorenzo le billet suivant , qui lui fut
remis à son réveil :
« Vous m'accusez sans doute, segnor
« Lorenzo , de nc^gligence et d'ingrali-
« lude; mais je vous juiesur mon hon-
<c neur virginal-qu il ne m'a pas été pos-
« sible hier d'accomplir ma promesse,
a Je ne sais en quels termes vous ins-
« truire de l'étrange accueil qu'a fait ma
« sœur à votre bon désir de lui rendre
« visite. Ma sœur est une femme fort
«singulière, quoiqu'elle ait de bonnes
« qualités ; mais elle est jalouse de moi ,
« ce qui fait que souvent ses idées me
«semblent inexplicables. En apprenant
«que votre ami m'avoit*fait beaucoup
« de politesse , elle a pris l'alarme , elle
« a blâmé mia conduite , et m'a expres-
« sèment défendu de vous faire con-
« noître notre adresse ; mais ma recon-
« noissance des bons offices que vous nous
«avez offerts, et, l'avouerai-je? mou
« désir de revoir le trop aimable Chris-
« toval, ne me permettent pas de con-
« descendre à ses volontés. Nous de-
«meurons, monsieur, dans la rue de
d^ Saint- Ja^o, la quatrième porte après
i
LE MOINE. 1^5
« le palais d'Albornos , et presque en face
« du barbier Miguel Coello. Vous pou-
« vez demander donna Elvire Dalfa ,
tf nom de fiiJe de ma sœur , qu'elle con-
« tinue de porter, d'après l'ordre exprès
« de son beau- père. Vous éles sûr de
a nous trouver ce soir, à huit heures ;
« mais ne laissez pas échapper un mot
« qui puisse faire soupçonner à ma sœur
« que je vous ai écrit cette lettre. ^\ vous
a vojez le comte d'Ossorio, dites-lui,—
« je rougis en le déclarant, que sa pré-
« sence aussi ne sera que trop agréable
« à la tendre
Léonelle. »
• %
Ces derniers mots étoient écrits avec
de l'encre rouge, pour figurer l'aimable
rougeur qui convroit les joues de Léo-
nelle lorsqu'elle traçoit des mots si
propres à effaroucher sa* pudeur virgi-
nale.
Apres avoir lu ce billet, Lorenzo fit
chercher par-tout don Christoval; mais
n'ajant pu le trouver de tout le jour ,
il prit le parti de se rendre seul chez
donna Elvire, à la grande mortification
de Léonelle. Le domestique qu'il char-
gea de l'annoncer a^ant déjà dit qu'Ei-
1^ LE MOINE.
vire éloit à la maison , elle ne put refuser
sa visite ; ce ne fut cependant qu'avec
répugnance qu'elle consentit à le rece-
voir. Cette répugnance fut encore ac-
crue par l'émotion visible que son ap-
proche , et sur-tout sa présence , produi-
sirent sur Antortia. Lorenzo étoit bien
fait de sa personne ; ses traits étoient
expressifs et ses fhanières naturelle-
ment élégantes. Elvire, quand elle l'a-
perçut , résolut de le recevoir avec une
politesse froide , de refuser ses offres de
service , tout en se montrant recon-
noissante de ce qu'elles avoient d'obli-
geant , et de lui faire sentir , sans cepen-
dant l'offenser, qu'elle seroit charmée
qu'il voulût à l'avenir supprimer ses
visites.
Lorsqu'il entra , Elvire , indisposée ,
étoit à demi couchée sur un lit de re-
pos. Antonia brodoit, assise devant sou
tambour, et Léonelle, en habit de
bergère , lisoit la Diane de Monte^
May or. Lorenzo s'attendoit à trouver
dans Elvire , quoiqu'elle fût mère d' An-
tonia, la sœur de Léonelle et la fille
d'un honnête cordonnier de Cordoue;
un seul coup d'œil fut suffisant pour
lie détromper : il vit une femme d'une
LE MOINE. i57
figure très-distinguée, et belle encore ,
quoique le temps et les chagrins eussent
un peu altéré ses traits. Sa physiono-
mie étoit grave; mais cette gravité étoit
tempérée par une douceur enchante-
resse. Lorenzo conjectura qu'elle de-
voit avoir ressemblé dans sa jeunesse à
Antonia. Il commença par témoigner
son étonnement de l'imprudente pré-
vention du fey comte de Las Cisternas.
Elle le pria de s'asseoir , et se rassit
•Ue-même.
Antonia le reçut avec une simple ré-
vérence , et continua de travailler. Pour
cacher la rougeur qui couvroit ses joues,
elle se'plioit en deux sur son métier.
La tante joua la modestie; elle affecta
de rougir et d'être tremblante : elle
tenoit les yeux baissés , se prépaient à
recevoir les complimens de don Cliris-
toval , qu'elle supposoit entré avec Mé-
dina ; mais à la fin , regardant autour
d'elle, ce fut avec une extrême morti-
fication qu'elle s'aperçut que Médina
étoit seul. Comme il parloit à Elvire de
don Raymond, Léonelle impatiente lui
demanda, en l'interrompant, ce qu'é-
toit devenu son ami.
Ah ! segnora , répondit tristement
l58 LE MOINE.
Lorenzo , qui desiroit se maintenir dana
ses bonnes grâces , combien il sera affli-
gé d'avoir manqué cette occasion de
vous présenter ses hommages ! La ma-
ladie subite d'un de ses parens l'a obligé
de quitter Madrid à la hâte; mais sojez
sûre qu'à son retour , sa première dé-
marche sera de venir se mettre à vos
pieds.
Comme il disoit ces mots, ses yeux
rencontrèrent ceux d'Elvire , dont le
regard fixe et expressif lui reproch»
d'avoir dit un mensonge. Léonelle,
de son côté, -ne fut pas plus satisfaite
de cette réponse. Honteuse et mécon-
tente, elle se leva, et sortit en grom-
melant.
Lorenzo se hâta de réparer sa faute
et d^se rétablir dans l'opinion d'Elvire :
il lui rapporta la conversation qu'il
avoit eue avec le marquis , l'assurant
que don Raymond étoit prêt à la re-
connoître pour la veuve de son frère,
et qu'il l'avoit spécialement chargé de
venir lui rendre visite, en attendant
qu'il pût y venir lui-même. Cette nou-
velle soulagea d'un grand poids l'esprit
d'Elvire ; elle avoit donc enfin trouvé
un protecteur pour sa jeune orpheliue !
LE MOUVE. i59
Elle remercia Lorenzo de s'être si gé-
néreusement intéressé pour elle; cepen-
dant elle ne l'iovitoit point à répéfer sa
visite. En prenant congé, Lorenzo lui
demanda la permission de venir quel-
quefois s'informer de sa sanlé. Le ton
poli avec lequel il lit cette demande ,
la reconnoissance , l'amitié qui l'unis-
soient au marquis, tous ces motifs ne lais-
soit point à EÎvire la liberté d'un relus :
elle consentit à le recevoir; il promit
de ne point abuser de la permission, et
sortit.
Après son départ , EIvire et Antonia,
restées seules, gardèrent quelques ins-
tans le silence. Toutes deux desiroient
parler sur le même sujet ; mais l'une
ëprouvoit un embarras qui ne lui per-
mettoit pas de desserrer les lèvres ,
l'autre craignoit de voir ses craintes con-
firmées , et toutes deux se taisoient.
« Ce jeune homme est fort aimable ,
dit enfin EIvire; il me plait beaucoup.
Hier, à l'église, fut-il long-temps au-
près de vous , Antonia ?» ^
« Oh ! maman , il ne m'a pas quittée
un seul instant; il a eu l'honnêteté de
me donner sa cbaise , et s'est montré
fort obligeant et fort attentif, »
l6p LE.MOINE.
« Vraiment ? pourquoi donc ne m'en
aveij-vous point parlé ? je ne vous ai
pas même entendu prononcer son nona.
Voire tante m'a fait un pompeux éloge
de son ami, vous m'avez parlé de l'élo-
quence d'Ambrosio , et l'une et l'autre
ne m'avez pas dit un seul mot, ni de
la personne ni des agréraens de don
Lorenzo : si Léoneile ne m'eût pas ins-
truite de son empressement à nous ser-
vir, j'aurois totalement ignoré son exis-
tence. »
Antonia rougit et ne répondit poinL
«Vous en ju|ez peut-être moins
favorablement que moi. Sa figure est,
à mon gré, fort agréable, sa conver-
sation est celle d'un homme sensé , et
ses manières soqt fort engageantes.
Peut-être l'avez-vous vu sous un au-
tre aspect. Vous semble-t-il. . . désa-
gréable ?» ,
« Désagréable ! oh ! maman , com-
ment seroit-il possible ? il eut hier tant
de bontés pour moi ! sa figure est à la
fois si gracieuse et si noble, sa conver-
sation est si intéressante , ses manières
si engageantes ! . . . Soyez sûre , maman ,
que je pensois à lui , quoique je ne v©us
en parlasse point. »
LE MOINE. i6i
« Oh ! cela , je le crois : m^s vous
n'avez pas eu le c^^urage de m'en faite
vous-même la coufidence; vous m'avez
caché , Antonia , que vous nourrissiez
au fond de votre cœur un sentiment
nouveau , et cela parce que vous avez
pense? que je po«rrois le désapprouver.
Venez près de moi , mon enfant. »
Antonia, confuse et embarrassée,
quitta sa broderie ,*et , se jetant à genoux
près du sofa , cacha son visage dans le
sein de sa mère.
« Calmez vos craintes , ma chère An-
tonia; voyez en moijM^e tendre amie,
et ne craigne» aucun reproche de ma
part. J'ai lu sur votre visage les émo-
tions de votre cœur; vous n'avez point
l'art de les cacher , et elj^s ne pouvoient
échapper à l'œil attentif d'une mère.
Ce Loreiizo , croyez-moi, est dange-
reux pour votre repos. En supposant
même que votre afFecùon fût payée par
lui de retour, quelles peuvent être les
«uites de cet attachement ? Vous êtes
pauvre et n'avez point d'amis, mon
Antonia; Lorenzo est l'héritier du d#c
de Médina-Céli. En supposant qu'il
n'ait que des. vues honorai)lcs , son
oncle ne consentira jamais à celte
ï63 LE MOINE.
union;. et moi, je n'y donnerai point
râoiï consentement, sans celui de cet
oncle; j'ai trop appris, par ma propre
expérience, à quels chagrins une jeune
fille sexpose en entrant dans une fa-
mille qui refuse de la recevoir. Com-
battez donc votre penchant , ma fille;
quoi qu'il doive vous en coûter, tâchez
de le surmonter.
Antonia baisa la main de sa mè^e ,
et promit d'obéir.
« Pour empêcher , continua Elvire,
que votre affection ne s'accroisse , il
sera nécessaire Iparréter le cours des
visites de Lorenzo Le service qu'il m'a
rendu ne me permet pas de i'éconduire
formellement ; mais, si je n'augure pas
trop favorablement de son caractère ,
j'espère qu'il entendra mes raisons.
Qu'en dites-vous, mon enfant? cette
précaution ne vous semble-l-elle pas
nécessaire ? »
Antonia souscrit à tout sans hésiter,
mais non pas sans regret. Sa mère l'em-
brassa aftèctueusement , et se retira
dans sa chambre à coucher, Antonia
suivit son exemple, et fit vœu si fré-
quemiiîent de ne plus penser à Lorenzo,
cp'elle ne pensa qu'à lui jusqu'au mo-
LE MOINE. i65
ment où le sommeil vint fermer sa
paupière.
Au sortir de chez Elvire, Lorenzo
se hâta de rejoindre le marquis. Tout
ëtoit prêt pour le second enlèvement
d'Agnès. A minuit , les deux amis
étoieut avec un carrosse à quatre che-
vaux sous les murs du couven». J)on
Raymond , possesseur de la cléjtlu jar-
diu, en ou^t la ports; ils entrèrent,
et attendirent pendant quelque tempf
qu'Agnès vint les joindre. Le marquis,
impatient, et craignant que sa seconde
tentative ne fût pas plus heureuse que
Ja preiuière , proposa d'aller de plus prè^'
reconnoître le couvent. Les deux amis
«'approchèrent ; tout éloit tranquille et
dans l'olikurité.
L'abbesse avoit jugé à propos de
garder le secret sur l'aventure d'Agnès,
craignant que le crime d'un des mem-
bres de sa communauté jie rejaillit sur
tout le reste, ou que l'interposition de
quelques parens puissans ne la frustrât
de sa vengeaijce , en lui enlevant sa
victime : elle avoit donc eu soin de ne
donner à l'amant d'Agnès aucune rai-
son de soupçonner que ses desseins
oloiént découverts, et que son amante
i64 LE MOINE.
alloit être punie. La même raison lui
avoit fait rejeter l'idée de faire arrêter
le séducteur inconnu , lorsqu'il se pré-
senteroit la nuit au jardin : celle mar-
che auroit causé trop de trouble et
'attiré trop particulièrement sur son
couvent les yeux de tout Madrid. Elle
se contenta de renfermer étroitement
Agnè#, laissant à son amant la liberté
de poursuivre l'accompliUement de ses
^desseins. Le résultat de cette détermi-
nation fut tel qu elle l'avoit espéré : le
marquis et Lorenzo attendirent en vain
jusqu'au point du jour; ils se retirèrent
alors sans bruit , alarmés de voir ainsi
leur projet avorté , et ne pouvant en
deviner la cause.
Le lendemain matin , Loffenzo cou-
rut au couvent , et demanda à voir sa
sœur. L'abbesse parut à la grille, et
lui annonça d'un air triste que, depuis
plusieurs joui;^, Aguès avoit paru fort
agitée ; qu'elle avoit été vainement pres-
sée par ses compagnes de leur dévoiler
la cause de sa mélancoke , et de cher-
cher dans leur amitié des consola-
tions; qu'elle avoit obstinément per-
sisté à ne leur faire aucune confidence;
mais que jeudi soir ses peines secrètes
XE MQINE. i65
avoient produit un effet si violent
sur sa constitution , qu'elle ttoit tom-
bée malade et gardoit à présent Je
lit.
Lorenzo ne crut pas un mot de cette
histoire, dit qu'il vouloit absolument
voir sa sœur , et ^manda , si elle ne
pûuvoit descendre à la grille, à être
admis dans sa cellule.
L'abbesse fit le signe de la croix ,
choquée de la seule idée que l'œil pro-
fane d'un homme pût parcourir l'inté-
rieur de sa sainte maison ; et , fort éton-
niîe que Lojjenzo pût lui faire une sem-
blabfe proposition , elle lui dit que sa
demande ne pouvoit lui être accordée;
mais que, s'il ^uloit revenir le lende-
main , elle espéroit que sa chère fille
seroit suffisamment rétablie pour des-
cendre au parloir. Lorenzo lut obligé
de se retirer , assez mécontent de cette
réponse, et alarmé pour la sûreté de sa
sœur.
Il revint au couvent le lendemain de
bonne heure. « Agnès étoit plus mal.
Le médecin avoit déclaré quelle étoit
en danger ; il lui avoit ordonné de res-
ter tranquille dans son lit; elle ne pou-
voit conséqueœment recevx)ir la visite
2. i5
i66 LE MOINE.
de son frère. Lorenzo devint furieux;
il pria , si|pplia, menaça , mais en vain :
après avoir employé tous les moyens
imaginables, il revint désespéré trou-
ver le marquis. Celui-ci, de son côté,
avoit mis tout en usage pour décou-
vrir ce qui avoit pu faire échouer le
complot. Don Christoval , auquel ils
avoient cru devoir confier leur secret,
avoit cherché à faire parler la vieille
portière du couvent , qu'il connoissoit
d'ancienne date ; mais elle étoit suj* ses
gardes , il n'en put tirer aucun éclaircis*
sèment. Le marquis écumoit de colè];e;
Lorenzo n'étoit guère moii1% agité^Tous
deux s'accordoient à conjecturer que le
secret de l'évasion avoit été découvert ,
et que la maladie d'Agnès n'étoit qu'un
prétexte inventé par l'abbessej mais ils
n'apercevoient aucun moyen de l'arra-
cher de ses mains.
Lorenzo se rendoit chaque jour au
couvent, et chaque jour on lui disoit
que sa sœur éloit ou plus mal ou dans
le même état. Bien assuré que ces rap-
ports étoient faux, il n'en. étoit point
alarmé ; mais comme il ignoroit de
quelle mauière sa sœur étoit traitée ,
et d%près quels motifs l'abbesse s'obs-
LE MOINE. 167
tinoit à empêcher qu'il 11e Ja vît, cette
incertitude lui causoit les plus vives in-
Îuiétudes. Telle éfoit la situation de
<orenzo et du marquis, lorsque celui-
ci reçut une seconde lettre au cardi-
nal-duc de Lerme. Cette lettre ren-
fermoit la bulle du pape qui relevoil
Agnès de ses vœiix, etordonnoit qu'elle
fût rendue à ses parens. L'arrivée de
ce papier essentiel détermina la marche
qu'ils suivroient désormais : ils convin-
rent que Lorenzo iroLt porter, dès le
lendemain , une expédition de la bulle
à l'abbesse , qui , pour se dispenser
d'obéir, ne pourroit alors alléguer la
maladie d'Agnès; qu'il exigeroit que
sa sœur lui fût remise à l'instant même ,
et qu'il la conduiroit au palais de
Médina.
Ainsi délivré de toute inquiétude re-
lativement à sa sœur , Lorenzo eut quel-
ques instans à donner à l'amour et à
Antonia. Vers les huit heures , il se
présenta de nouveau chez El vire; elle
avoit donné l'ordre qu'on le laissât en-
trer. Dès qu'on l'eut annoncé, sa fille
se retira avec Léonelle ; et quand Jl
entra, il trouva Elvire seule. Elle le
reçut un peu plus familièiement que la
i68 LE MOINE.
première fois, et le fit asseoir auprès
d'elle.
« Don Lorenzo , dit-elle, allant droit
au fait, vous devez me croire recon-
noissante du service que vous m'avez
rendu auprès du marquis ; soyez assuré
que je n'en perdrai jamais le souvenir.
L'intérêt seul de mon enfant, de ma
chère Antonia , va m'inspirer ce que je
me propose de vous dire aujourd'hui»
Ma santé est foible ; bientôt peut-être
Dieu me rappellera à lui. Ma fille alors
demeureroit sans parens et sans protec-
teurs, si, par quelque imprudence, elle
perdoit l'espoir de trouver prolection
dans la famille de Cisternas. Ma fille est
jeune et sans artifice; elle est assez jolie
pour qu'il me soit permis de songer à la
préserver de la séduction. Son ame est
d'ailleurs douce et aimante, un seul
instant peut éveiller des passions encore
assoupies dans le fond de son cœur.
Vous êtes aimable, don Lorenzo; An-
tonia est déjà reconnoissante envers
vous. Vous le dirai-je? votre présence
ici me fait trembler; je crains qu'elle ne
lui fasse éprouver des sentimens qui ré-
pândroient l'amertume sur le reste de
69 vie, ou lui feroit concevoir des es-
LE MOINE. i6a
pérances que sa situation rendioit ëter-
nellement vaines et inexcusanles. Par-
donnez-moi si je vous avoue mes crain-
tes, et laissez-moi vous en développer
Jes motifs. Je ne puis vous interdire l'en-
trée de ma maison ; mais je crois pouvoir
invoquer voir! g(^nérosilé , et vous prier
d'avoir égard aux sollicitudes d'une
mère. Croyez que je regretterai sincè-
rement de ne pouvoir cultiver votre
connoissance ; ma tendresse pour ma
fille m'oblige, don Lorenzo , à vous
prier de supprimer à l'avenir vos visites.
£n cédant à ma demande, vous aug-
menterez l'estime que j'ai déjà conçue
pour vous, et dont tout me porte à
croire que vous êtes cligne. »
« Votre franchise me charme , reprit
Lorenzo , et je vous confirmerai dans là
bonne opinion que vous avez de moi ;
cependant j'espère que les raisons que
v(ms venez de m'alléguer ne vous por-
teront pas à persister dans votre de-
mande. J'aime votre h lie, et l'aime sin-
cèrement. Ceseroit pour moi le comble
du bonheur si je pouvois lui inspirer
ces sentimens même (jue vou3 paroissez
redOTter, la conduiie à l'autd, et rece-
voir S4 main d'elle-même et de vous.
i5."
kjo LE MOINE.
Quant à présent , je ne suis pas riche , il
est vrai ; mon père , en mourant , ne
m'a laissé qu'un modique héritage; mais
mes espérances me permettent peut-être
d'oser prétendre à la main de la fille
du comte de Las Cisferuas. »
II alloit continuer : Elvire l'inter-
rompit.
« Ce titre pompeux , don Lorenzo ,
vous fait perdre de vue mon origine;
vous oubliez que j'ai passé quatorze
ans en Espagne , désavouée par la fa-
mille de mon mari , et n'existant que
d'une pension à peine suffisante pour
l'entretien et l'éducation de ma fille.
J'ai même été négligée par la plupart de
mes propres parens, qui ne pouvoient
croire à la réalité de mon mariage. Ma
pension ayant cessé à la mort de mon
beau-père, je me suis trouvée réduite à
l'indigence. Me voyant dans cette situa-
tion , ma sœur, qui unit à quelques%a-
vers d'esprit le cœur le plus tendre et le
plus généreux, m'a aidée de son peu de
fortune, m'a engagée à me rendre à
Madrid, où elle me soutient, ma fille
et moi , depuis que nous avons|(|uitté
la Murcie. Ne voyez donc point dans
Antonia la descendante du cdmte ^e
LE MOINE. 171
Xas Cisternas ; considérez-la comme
une pauvre et malheureuse orpheline,
comme la petite-fille de Tartisan Tor-
ribio Daifa , comme la pensionnaire
nécessiteuse de la fille d'uç simple ou-
vrier. Comparez celte situation^ celle
du neveu et de l'héritier du puissant
duc de Médina. Je crois que vos inten-
tions sont honorables , don Lorenzo ;
mais comme il n'y a point d'espoir que
votre oncle veuille jamais approuver
cette union , je prévois que les suites de
votre attachement seroieut fatales au
Tepos de mon enfant. »
« Pardon , segnora ; vous êtes mal
informée si vous mesurez le caractère
de mon oncle sur celui de la plupart dès
autres hommes : mon oncle a une ma-
nière de voir supérieure aux vains pré-
jugés et aux motifs sordides dTntérêl ;
il a beaucoup d'afïection pour moi , et
je n'ai aucune raison de crauidre qu'il
voulût s'opposer à mon mariage avec
Antonia , quand il verroit que mon bon-
heur en dépend. Mais , en supposant
même quil n'y voulût pas consentir,
qu'ai-je à craindre? Mes parens ne sont
plus; je suis possesseur de ma petite for-
tune : elle sera suffisante pour soutenir
172 LE MOINE.
convenablement Antonia , et je suis prêt-
à renoncer , pour obtenir sa main , au
duché de Médina. »
« Vous êtes vif et jeune , Lorenzo ;
ces idées sont de votre âge; mais j'ai
trop appris par moi-même que le mal-
heur accompagne toujours les alliances
inégales. J'ai, épousé , contre la volonté
de sa famille, le comte de Las Cister-
nas; j'en ai été sévèrement punie. Quel
que fût le lieu de noire retraite, la co-
lère de son père a toujours poursuivi
Gonzalve ; la pauvreté vint nous assail-
lir, et nous ne trouvâmes plus d'amis.
Notre mutuelle affection existoit tou-
jours ; mais , hélas ! ce n'étoit plus sans
iaterruption. Accoutumé à l'aisance,
mon époux soutint mal le passage de
la richesse à l'indigence : il regretta les
biens «dont il avoit joui et qu'.il avoit
quittés pour moi; et quelquefois le dé-
sespoir venant à s'emparer de son ame,
il me reprochoit notre commune dé-
tresse , me nommoit le fléau de sa vie ,
la source de ses chagrins , la cause de
sa ruine. Il ignoroit, hélas! combien
étoient plus amers les reproches que se
faisoit mon propre cœur. J'avois triple-
ment à, souffrir : pour moi-même , po«r
LE MOINE. 173
mes enfans et pour iui. Il est vrai que
ces instans étoient courts; sa sincère
tendresse reprenoit bientôt son empire ,
et son repentir alors, son empressement
à essuyer mes larmes, me tourmen-
toient encore plus que ses reproches. Il
se jetoit à mes genoux , me demaudoit
mille ibis pardon , et se maudissoit lui-
même , comme l'unique cause de mes
peines. Je veux épargner ces souffrances
à ma fille : tant que je vivrai , elle ne
sera point votre épouse sans le consen-
tement de votre oncle, qui indubitable-
ment désapprouvera cette union. Il est
puissant; je n'exposerai point mon An-
tonia aux effets de sa colère et de sa
persécution. » ^
« Sa persécution ! Songez-vous com-
bien il me seroit aisé de l'éviter? En
mettant les. choses au pis , je n'aurois
qu'à quitter l'Espagne. Ma fortune peut
être aisément réalisée. Les îles d'Amé-
rique nous offriront tfiie retraite sûre ;
j'ai même un petit bien à Saint-Do-
mingue. ÎJous partirons ; |a patrie'sera
pour moi le lieu où je pourrai posséder
sans trouble Antouia. »
«Chimères romariesques! Tels étoient
aussi les sentimens de éonzalve. Il crut
174 LE MOINE.
pouvoir abandonner l'Espagne sans re-
gret j le moment du départ le détrompa.
Vous ne savez pas ce que l'on soufiie à
quitter son pajs natal ! à le quitter pour
ne jamais le revoir 5 à le quitter pour
des régions incorinue3 et sauvages , si-
tuées sous un climat dangereux ; à s'é-
loigner sans retour des compagnons de
sa jeunesse ; à voir périr autour dé soi
les objets de sa tendresse , victimes des
incurables maladies que produit la brû-
lante atmosphère de l'Inde ! J ai eu tous
ces maux à supporter : mon époux et
deux aimables enfans ont trouvé leur
tombeau dans l'île de Cuba ; un prompt
retour en Espagne a sauvé seule ma
jeune Antonia. Ah ! don Lorenzo , si
vous pouviez concevoir tout ce que j'ai
souffert pendant cette absence î com-
bien je regrettois les lieux qui m'ont vu
naître! Je portois envie aux vents qui
soulfloient vers l'Espagne ; et quand un
ïnatelot espagnol, en passant sous mes
fenêU"es , chantoit quelque air connu ,
je sentois mes yeux se remptîr de lar-
rnes en songeant à mon pays natal.
Gonza ve lui-même , mon malheureux
épou X . , . »
Les larmes gagnèrent Elvire ; elle
LE MOINE. 17P
se couvrit le visage de son mouchoir.
Après quelques inslans de sileuce, elle
se leva.
«Excusez-moi, dit-elle, si je vous
quitte un nlomenl; le souvenir de mes
peines m'a fort agit(^e , et j'ai besoin
d'un peu de solitude. En attendant mon
retour, parcourez ces stances : je les ai
trouvées, après la mort de mon mari,
parmi ses papiers. Le cha*iin m auroit
tuée, si j'avoissu plus tôt qu'il fût occupé
de ces idées. Il écrivit ces vers lorsque
iaous partîmes pour Cuba , dans un de
ces momens où, r«me obscurcie par le
chagrin, il oublioit (ju'il avoit près de
lui sa femme et deux enians. Les biens
que nous quittons nous semblent tou-
jours les plus précieux : Gonzalve quit-
toit pour jamais 1 Espagne , le reste du
monde n offroit rien a ses yeux qui pût
le dédommager de cette perte. Lisez
ces stances , don Lorenzo , elles vous
donneront quelques idées des sentimfens
d'un banni.
Elvire remit le papier à Lorenzo , et
sortit de l'appartement.
176 LE MOINE.
L'EXIL.
O beau pays de l'Ibérie !
Champs et vallons aimés des cieux j
Heureux climats, terre chérie,
Recevez mes derniers adieux.
Sur des bords déserts et sauvages
Gonzalve, bienlôt égaré,
Sentira son cœur déchiré
Du regret de vos doux rivage».
O beau pays , etc.
J'étois , au sein de l'opulence^
Honoré, carressé, servi:
L'Amour , hélas ! m'a tout ravi;
Je perds jusques à fespérance.
O beau pays, etc. *
Qui me rendra le sort prospère ,
Le bonheur qui m'étoil promis _,
Mon rang, mes biens et mes anûs^
Et la tendresse de mon père?
O beau pays, etc.
Demeure antique de Murcie,
Je te quitte^ paisible lieu^
Pour aller sous un ciel de feu
Tourmenter ma pénible vie«
O beau pays, etc.
De l'œil encore , je suis , j'embrasse
Ces monts groupés dans un lointain
Qui déjà confus, incertain.
Par degrés, pâlit et s'efface.
O beau pays, etc.
LE MOINE. 177
Dors , mon vaisseau , dors , je le prie ,
Ou fais, du moins, peu de chemin.
Afin qu'à mon réveil demain
J'aperçoive encor ma pairie.
O beau pays, etc.
Vain désir ! prière impuissante I
Le vent souffle, l'onde a grossi :
Hélas ! je serai loin d'ici
Demain à l'aube renaissante.
O beau pajs, etc.
Lorenzo avoit à peine eu le temps
de lire ces vers, lorsqu'Elvire rentra.
Après avoir donné un libre cours à
ses larmes, elle avoit recouvré l'air
calme et la dignité qui lui étoient ordi-
naires.
ec Je n'ai rien à vous dire de plus ,
reprit-elle ; je vous ai exposé mes crain-
tes, je vous ai dit les raisons qui me
font iiesirer que vous ne répétiez plus
vos visites. Je me suis confiée pleine-
ment* à votre honneur, et je suis bien
assurée que je n'ai pas eu de vous une
opinion trop favorable. ».
a Encore une question , segnora , je
vous prie. Si le duc de Médina approu-
voit mon amour, me permettriez- vous
d'adresser mes hommages à vous et à
l'aimable Antonia? »
2. 16
tyS LE MOINE.
« Je ne dissimulerai point avec vous,
don Lorenzo. Quoiqu'il soit peu pro-
bable que cette union puisse jamais
avoir lieu, je crains que ma fille elle-
même ne la désire; je ne vous cacherai
point que votre présence a déjà fait sur
elle une impression qui me cause les plus
sérieuses alarmes : je suis donc obligée
de la tenir éloignée de vous. Quant à
moi, il ny a pas lieu de douter que
je fusse charmée de voir mon enfant
avantageusement établie.- Je n'ai pas
l'espoir de vivre encore long-temps 5 le
marquis de las Cisternas m'est parfai-
tement inconnu ; quelles que soient
aujourd'hui ses dispositions relative-
ment à sa nièce, il se mariera; il est
possible qu'Antonia ne plaise point à
son épouse, et qu'elle perde ainsi son
unique protecteur. Si le duc votre oncle
donne son consentement, vous obtien-
drez sûrement le mien et celui ^e ma
fille, et ma porte alors vous sera ou-
verte; jusque^ là, je vous prie d'être
convaincu de mon estime et de ma re-
connoissance, et de vous rappeler que
nous ne devons plus nous voir. »
Lorenzo promit tout ce qu'exigeoit
Elvire, en l'assurant qu'il espéroit avoir
LE MOINE. 179
bientôt obtenu ce consentement. Pre-
nant ensuite occasion de ce au'elle ve-
noit de dire sur l'épouse future du
marquis, il lui raconta en peu de rnmia
l'histoire de ses aventures avec Agnès,
en ajoutant que don Raymond n'at-
tendoit que la fin très -prochaine de
cette affaire pour venir assurer lui-
même donna Elvire de son amitié et de
sa protection.
« Votre sœur est, dites- vous, àSainle-
Claire, reprit Elvire; je tremble pour
elle : une de mes amies, qui fut élevée
dans ce couvent, m'a peint l'abbesse
comme une femme hautaine , inflexible ,
superstitieuse et vindicative. On m'a dit
depuis, Qu'elle s'étoit mis en tête d'éta-
blir la plus sévère régularité dans son
couvent, et que les plus légères impru-
dences ne trouvoient jamais grâce à
ses yeux; qu'elle savoit, quoique vio-
lente, prendre au besoin le masque de
la douceur et de la bonté; mais qu'elle
éloit implacable , et capable de prendre
comme d'éluder les mesures les plus
rigoureuses pour l'accomplissement de
ses volontés. Je suis inquiète d'appren-
dre que donna Agnès soit entre les mains
d'une femme aussi dangereuse.
i8o LE MOINE;
Lorenzo se leva et prit congé. Elvire,
en lui rendant le salut, lui présenta sa
main , qu'il baisa respectueusement; il
tédioigna ses regrets de ne pouvoir en-
core saluer Anlonia, et retourna à son
hôtel, ^ort satisfaite du résultat de cette
conversation; forcée de s'avouer à elle-
même que Lorenzo, pour gendre, ne
lui déplairoit pas, elle crut cependant
ne devoir point confier à sa fille la foi-
h\e lueur d'espérance que les disposi-
tions de son jeune aoiant lui laissoient
entrevoir.
Le lendemain , dès la pointe du jour,
Lorenzo étoit au couvent de Sainte-
Claire, muni d'une copie en bonne
forme des ordres du saint-père. Les
nonnes étoient encore à matines : il en
attendit impatiemment la fin. L'abbesse
enfin parut à la grille : il demanda à voir
Agnès. Hélas! répondit la vieille dame,
la situation de cette chère enfant de-
vient à chaque moment plus dange-
reuse. Les médecins en désespèrent; ils
ont déclaré qu'il ny avoit pour elle de
guérison à espérer, qu'autant qu'on la
préserveroit de toute visite propre à
agiter ses esprits. Lorenzo répondit à
ces douloureuses exclamations , en pré-
LE MOÎNE. i8i
sentant à l'abbesse l'ordre exprès de
sa sainteté, et exigea que, malade ou
non , sa sœur lui fût remise sans délai.
• L'abbesse reçut le papier avec l'air
de la plus profonde humilité^ mais
quand elle eut d'un coup d'oeil vu ce
qu'il contenoit, sa colère parut à tra-
vers les efforts de son hypocrisie. Son
visage devint pourpre, et \es regards
qu'elle lança à Lorenzo exprimoient Ja
fureur et la menace.
« Cet ordre est positif, dit-elle en
s'efforçant de paroître calme , et je vou-
drois qu'il fût en mon pouvoir de m'y
conformer. »
Lorenzo poussa un cri de surprise.
«Je vous le répète, monsieur, je
m'empresserois d'obéir à cet ordre;
malheureusement cela n'est plus en mon
pouvoir. J'ai voulu, par égard pour vos
sentimens fraternels, vous annoncer par
degrés un malheureux événement, vous
préparer à en recevoir courageusement
la nouvelle. Cet ordre exprès rompt
toutes mes mesures. Vous demandez
Agnès, votre sœur; je suis obligée de
vous informer sans détour qu'elle est
morte vendredi dernier. »
Lorenzo pâlit.
i8a LE MOINE.
K Vous me trompez, dit-il après un
moment de réflexion; il ny a pas en-
core cinq minutes que vous me disiez
qu'elle étoit malade, mais toujours
vivante. Produisez-moi ma sœur à
l'instant même; je dois, je veux la
voir. »
a Vous vous oubliez , monsieur ; vous
devez du respect à mon âge aussi bien
qu'à ma prolession. Votre sœur n'est
plus, je ne vous ai cachet jusqu'à pré-
sent sa mort, que pour vous épargner
un coup trop violent. En vérité, je suis
bien mal payée de mes bonnes inten-
tions. Et quel intérêt, je vous prie, au-
rois-je à la retenir? 11 m'eût suffi de
connoîlre qu'elle desiroit quitter notre
communauté, pour désirer moi-même
son absence. Son séjour ici ne pouvoit
d'ailleurs être qu'un opprobre pour le
couvent de Sainte-Claire. Votre sœur,
monsieur, a trompé ma tendre affec-
tion; elle est bien criminelle! et quand
vous connoîtrez la cause de sa mort,
vous vous en réjouirez. Elle tomba ma-
lade jeudi dernier , au sortir du tribu-
nal de la pénitence. Sa maladie étoit
accompagnée des plus étranges symp-
tômes; cependant elle persistoit à n'en
LE MOINE. i83
point avouer la cause. Nous sommes
toutes, grâces au ciel, trop innocentes
Îour en avoir eu le moindre soupçon,
raaginez quelle fut notre consterna-
tion, notre horreur, lorsqu'on nous
apprit le lendemain qu'elle avoit mis
au monde un enfant mort en naissant,
et qu'elle a suivi immédiatement au
tombeau. — Quoi ! monsieur , je ne vois
sur votre visage ni surprise ni indigna-
tion ! Esi-il possible que l'infamie de
votre soeur n'excite en vous aucun
•mouvement de sensibilité? En ce cas,
je vous retire ma compassion. Il n'est
plus, je vous le répète, eu mon pou-
voir, d'obéir aux ordres de sa sainteté;
et je vous jure, par notre divin Sau-
veur, qu'elle est en terre depuis trois
jours. »
En disant ces mots, elle baisa ua
petit crucifix qui pendoit à sa cein-
ture, se leva et quitta le parloir; elle
jeta, en sortant, à Lorenzo un coup
d'œil accompagné d'un sourire sardo-
nique. « Adieu , monsieur , ajouta-t-«lle,
je ne sais point de remède à cet acci-
dent; une seconde bulle du pape n'o-
pèreroit pas la - résurrection de votre
sœur. »
îS4 LE MOIMË.
Lorénzo désespéré sortit aussi; mai^
don Raymond , en apprenant celte nou-
velle, devint presque fou. Il ne pouvoit
se figurer qu'Agnès fût morte, et per-
sistoit à dire qu'elle étoit toujours dans
l'enceinte des murs du couvent. Il n'é-
toit point de raisonnement qui pût lui
faire abandonner ses espérances; cha-
que jour il inventoit, mais sans succès,
un nouvel artifice pour en obtenir quel-
ques nouvelles.
Médina, de son côlé, avoit renoncé
h l'espoir de la revoir; mais il encou-**
rageoit les recherches de don Ray-
mond , bien persuadé qu'on avoit em-
ployé contre la vie de sa sœur des
moyens violens , et brûloit de tirer
une vengeance éclatante des procédés
qu'il attribuoit à l'insensible abbesse.
Au chagrin d'avoir perdu sa sœur, se
joignit la nécessité de suspendre la con-
fidence qu'il se proposoit de faire au
duc de syn amour pour Antonia. Ce-
pendant ses émissaires, dans cet inter-
valle, entouroient la porte d'Elvire. On
lui rendoit compte de tous ses motive-
mens. Ayant appris qu'Antonia se ren-
doit tous les jeudis à l'église des Do-
minicains pour 'y entendre le sermoft.
LE MOINE. i85
fl pouvoit ainsi la voir au moins une
fois par semaine, en évitant, selon sa
promesse, d'en être remarqué. Ainsi,
deux longs mois se passèrent sans qu'on
eût de nouvelles d'Agnès. Tout le mon-
de crayoit à sa mort, excepté le mar-
quis. Lorenzo prit alors le parti de faire
à son oncle confidence de ses sentimens
pour Antonia. Il avoit déjà annoncé
par quelques mots son intention de se
marier : on y avoit applaudi 3 et il ne
douta point que son oncle n'approuvât
son choix.
PIN DU TOME SECOWD.
J
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UNIVER9ITY OF H-LINOIS-URiANA
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