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Full text of "L'Empire chinois: faisant suite à l'ouvrage intitulé Souvenirs d'un voyage dans la Tartarie et ..."

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L'EMPIRE CHINOIS 



PROPRiiTS. 



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L'EMPIRE CHINOIS 

FAISAIT SUITE A l'oUTRAGE INTITULÉ 

SOUVENIRS 

D'UN VOYAGE DANS LA TARTARIE ET LE THffiET 
PAR M. ^G 

ANCIEN MISSIONNAIRE APOSTOUQUE BR CHIHE 

Nul lien ]i*est impénétrable pour quelcoïKiiie 
est animé d'une foi sincère. 
|f* (VoyifM de FM-hten dans les rojuiaes boaddhi^Ms.) 

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OUYRAGE OOIIRONIIÉ PAK L'AGABÉHS fEAlIÇAlSE 

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TOME PREMIER 



PARIS 

LIBRAIRIE DE 6AUME FRÈRES 

1857 

Droitt de traduction et de reproduction rfterré». 



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sur i«o *^® chinois, 

sur Jes provinces **. 

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cas,on de visiter durait nos 
"S le Céleste Empire. CeU. 
'"S, nous essaierons 4^^ 
ures de délassement c^i^^. ^, 

162 



Tl PRÉFACE. 

« pourrons trouver au milieu des travaux du saint 
€ ministère (1)... » 

L'occasion nous a semblé des plus favorables pour 
accomplir ce dessein, et, à défaut d'autre mérite, 
nos observations sur les Chinois auront, au moins, 
un caractère d'actualité, puisque nous les livrons 
au public au moment oii la situation politique de ce 
grand peuple excite l'attention et l'intérêt de tous 
les esprits. 

Voilà, en effet, que cet empire immense, qui, 
depuis tant d'années, semblait se complaire dans 
une profonde indifférence politique, et que les ma- 
nifestations belliqueuses de l'Angleterre avaient à 
peine ému, voilà que ce colosse a été brusquement 
ébranlé sur ses vieilles bases par une de ces commo- 
tions terribles qui passent rarement sans altérer les 
formes anciennes, et qui laissent après elles quel- 
quefois des institutions meilleures, toujours des ca- 
davres et des ruines. 

Si les causes premières de l'insurrection chinoise 
sont à peu près complètement ignorées en Europe, 
on connaît, du moins généralement, ses causes occa- 
sionnelles. C'est d'abord un trait isolé de brigandage; 

(1) Souvenirs d'un voyage dans la Tartarie et le Thibet, t. 11, 
p. 513. 



PRÉFACE. Yll 

puis la réunion de quelques scélérats cherchant à 
résister à la répression des mandarins. On voit 
bientôt surgir une petite armée, recrutée dans la lie 
des populations, et qui peut donner de sérieuses 
inquiétudes au vice-roi de la province de Kouang- 
si... Enfin le vulgaire capitaine de voleurs, devenu 
hier chef de bande, se proclame généralissime, fait 
intervenir la politique et la religion dans sa révolte, 
appelle à lui les sociétés secrètes qui pullulent dans 
l'empire, se déclare le restaurateur de la nationa- 
lité chinoise contre l'usurpation de la race tartare- 
mantchoue, prend le titre d'empereur, sous le nom 
fastueux de Tien-lé^ « Vertu céleste » se dît frère 
cadet de Jésus-Christ. . . ; et c'est ainsi qu'un empire 
de trois cents millions d'hommes est mis à deux 
doigts de sa perte, et menacé d^une dissolution pro- 
chaine. 

On s'étonnera peut-être qu'une petite rébellion 
de bandits ait pu grandir ainsi peu à peu au point 
de devenir formidable, et de revêtir un caractère 
en quelque sorte national ; mais, pour qui connaît 
la Chine et son histoire, il n'y a là rien de bien 
surprenant. Ce pays a toujours été la terre classique 
des révolutions, et ses annales ne sont que le récit 
d'une longue suite de commotions populaires el de 



Ylil PftÉFACB» 

bouleversemente p(riitiques. Dans uoe période d« 
temps donDée^ depuis Tân 420^ date de rentrée 
des Francs dans les OauleSi jusqtt'eo i644^ où 
Louis XIV monta sur le trône de France, et où leé 
Tartares s'établissaient à Péking, dans cette péiiode 
de doufce cent yingt*quatré ans^ la Chine a eu quinze 
changements de dynastie^ et tous a^eoelptgtiés d'ef- 
froyables guerres civiles. 

Depuis renvahîfisealeDt de la Ghîney en 1644, 
par la race tartare-mantdioue, la nation paraissait, 
il est vrai, tout à fait indifférente à la situation 
politique du pays. L'amour du lucre et des jouis- 
sances matériellessemblaitrabsorbereiclusivemeQtv 
Il y avait cependant, au milieu de ce peuple scepti- 
que et cupide, un germe puissant et vivace, que lé 
gouvernement tartane ne put jamais extirper ^ L'em- 
pire était couvert de sociétés secrètes dont lés 
affiliés voyaient avec impatience la domination 
mantchoue et nourrissaient l'iij^e d'un retavei^e^ 
mrat de dynastie pour arriver à un gouvernement 
national. Ces innombrables conspirateurs étaient 
tous des hommes pi'êts pour la lutte^ déterminés 
à s^uyer toute k-évolte, de quelque part qu'en vint 
le signal^ qu'elle fût l'ioeuvre d'un vice-m mécon^ 
tent ou d'un voleur de grand chemin. D'un autre 



PBiPACB. IX 

côté, les agents du gouyerneoient ne contribuaient 
pas peu, par leur conduite envers le peuple, à pro- 
voquer le déchaînement de la tempête. Leurs exac- 
tions inouïes avaient comblé la ipesure, et un grand 
nombre de Chinois, poussés les uns par l'indigna- 
tion, les autres par la misère et le désespoir, soqt 
allés grossir les bataillons insurgés, croyant trouver 
là une chance d'amélioration, certains qu'ils étaient 
de ne pouvoir être pressurés davantage sous un 
nouveau gouvernement, quelque mauvais qu'il fût 
d'ailleurs. 

Il ne serait pas impossible qu'une autre cause, 
peu apparente, il est vrai, mais pleine d^énergie, eût 
eu aussi quelque influence sur l'explosion de l'insur- 
rection chinoisic : nous voulons parler del'infiUratfon 
latente deg idées européennes , vulgarisées dans 
les ports libres et sur la côte par le commerce des 
nations occidentales et apportées au cœur même 
dej'empire et dans les provinces les plus reculées 
parles missionnaires. La foulé, sans doute, se soucie 
fort peu de ce que peuvent faire ou penser les Euro- 
péiens, dont elle soupçonne à peine Texistence ; 
cependant les gens instruits, les lettrés se préoccu- 
pent beaucoup, depuis quelque temps, des peuples 
étrangers et cultivent avec succès la géographie. 



X PRÉFACE. 

Souvent, dans nos voyages, nous avons eu occasion 
de rencontrer des mandarins qui avaient sur les 
choses de TEurope des notions assez exactes. Ce 
. sont ces savants qui donnent le ton à Topinion et 
fixent le cours des idées, de sorte que le vulgaire 
peut parfaitement suivre l'impulsion d'une idée 
européenne, sans savoir même ce que c'est que 
l'Europe. 

Un des aspects les plus remarquables de l'insur- 
rection, c'est le caractère religieux que ses chefs 
ont voulu lui imprimer presque dès l'origine. Il n'est 
personne qui n'ait été frappé des doctrines nouvelles 
dont sont remplis les proclamations et les mani- 
festes du prétendant et de ses généraux. L'unité de 
Dieu a été formulée nettement ; et puis, autour de 
ce dogme fondamental, sont venues se grouper une 
foule de notions empruntées de l'Ancien et du 
Nouveau Testament. On a déclaré la guerre pres- 
que en même temps et à l'idolâtrie et à la dyns^^tie 
tartare ; car, après avoir battu les troupes impé- 
riales et renversé l'autorité des mandarins, les 
insurgés ne manquaient jamais de détruire les pa- 
godes et de massacrer les bonzes. 

Dès que ces faits sont parvenus à la connaissance 
de l'Europe, on s'est hâté d'annoncer de toutes 



PRSPAGB. XI 

parts que la nation chinoise allait enfin se décider 
à embrasser le christianisme, et la Société biblique 
a cru devoir revendiquer aussitôt le mérite et la 
gloire de cette merveilleuse conversion. D'abord 
nous ne croyons nullement au prétendu chris- 
tianisme des insurgés; les sentiments religieux et 
mystiques qu'on trouve dans leurs manifestes ne 
nous ont jamais inspiré une grande confiance. En 
second lieu, il n*est nullement nécessaire d'avoir 
recours à la propagande protestante pour se rendre 
compte des idées plus ou moins chrétiennes qu'on 
a remarquées dans les proclamations des révolution- 
naires chinois. Il existe dans toutes les provinces un 
nombre très-considérable de musulmans avec leur 
Koran et leurs mosquées. Il estprésumable que ces 
musulmans, qui déjà plusieurs fois ont tenté de ren- 
verser la dynastie tartare, et se sont toujours distin- 
gués par une violente opposition au gouvernement, 
se seront jetés avec ardeur dans les rangs de l'insur- 
rection. Plusieurs d'entre eux ont dû devenir 
généraux et s'immiscer dans les conseils de Tien-te ; 
dès lors il n'est pas surprenant de trouver dans 
les proclamations des insurgés le dogme de l'unité 
de Dieu, avec des idées bibliques bizarrement for- 
mulées. Depuis bien longtemps, d'ailleurs, les 



XII PtftPACS. 

Chinois onl & leur portée une colleelion précieuse 
de livres de doetriue qhrétirane, composés par les 
anoiens missionnaires et qui, même au point de ^ue 
purement littéraire^ sont très-^estiméa dans Tempire* 
Ces livres sont répandus en grand nombre dans 
toutes les provinces, et il est. naturd de penser que 
les novateurs chinois auront pu puiser à ces sources 
plus facilement que dans les Bibles prudemment 
déposées par les méthodistes sur les rivagea de 
la mer. 

Les oroyances nouvelles proclamées par le gou* 
vemement insurrectionnel , bien qu'elles soient 
encore vs^es et mal définies, sont toutefois, il faut 
le reconnaître, un progrès réel, un pas immense 
fait dans la voie qui conduit à la vérité. Cette 
initiation de la Chine à des idées si opposées au 
scepticisme des masses et à leurs grossières ten- 
dances, est peut-être un symptôme de la marche 
mystérieuse des peuples vers cette grande unité 
dont parle le comte de Maistre, et que, suivant l'ex- 
pression qu'il emprunte aux livres sacrés, nous de- 
vons ff saluer de loin (1) ; si mais, pour le moment, 
il nous parait difficile de voir dans le chef de l'in- 
surrection autre chose qu'une sorte de Mahomet 

(1) Soirées de Saint -Péiersbourg, premier entretien. 



PliPAGI. XIII 

chinois, cherchant à fonder sa puissance par le fer 
et par le feu, et criant à ses fanatiques partisans : 
Il n^y a pas d'autre Dieu que Dieu^ et Tien-te est 
le frère cadet de Jésus-Christ. 

Maintenant, qu'adyiendra4-il de rinsurrection 
chindse? Les noi^teurs par?ieQdropt«-fls à leurs 
fins, c*^t<-à-dire à constituer une nouvelle dynastie 
et un nouveau euHe en harmonie avec leurs rè^ 
centes croyances; ou bien le Fils du Ciel (f) 
aurait-il assez de puissance pour rafifermir son 
trône ébranlé? Les derniers événements sont encore 
trop peu connus et ne nous paraissent pas, d'ail* 
leurs, asses décisifs pour que nous puissions d'ores 
et déjà rechercher quelle sera Pissue probable de 
la lutte. 

Malgré cette impossibilité d'anticiper sur Tavenir, 
les journalistes d*Ëurope ont émis Topinion que, la 
dynastie tartarç une fois renversée, le système chi«^ 
nois serait reconstitué, et que la nation rentrerait 
ainsi dans ses voies traditionnelles. Il nous semble 
que c'est là une erreur ; ce qu'on appelle système 
chinois n'existe pas, à proprement parler; car cette 
expression, dans )e sens où nous venons de l'em- 
ployer, ne peut être comprise que comme étant eq 

{i) Titre qu0 se domie l^eampereur de la Chine- 



o. 



XIV PKÈFACE. 

opposition avec celle de système tartare. Or il n'y a 
pas, il n'y a jamais eu de système tartare. La race 
mantchoue a pu, il est vrai, imposer son joug à la 
Chine ; mais son influence a été nulle sur l'esprit 
chinois. C'est tout au plus s'il lui a été possible 
d'introduire quelques légères modifications dans le 
costume national et de forcer le peuple conquis à se 
raser la tète et à porter la queue; voilà tout le 
système tartare. Après la conquête comme avant, la 
nation chinoise a toujours été régie par les mêmes 
institutions ; elle est toujours demeurée fidèle aux 
traditions de ses ancêtres ; bien mieux, elle a, en 
quelque sorte, absorbé en elle-même la race tar- 
tare, elle lui a imposé sa civilisation et ses mœurs ; 
elle a même réussi à éteindre presque la lan- 
gue mantchoue et à la remplacer par la sienne. 
Enfin elle a su annuler son action dans l'empire en 
accaparant la plupart des fonctions qui servent plus 
particulièrement d'intermédiaire entre le gouver- 
nant et les gouvernés. Presque tous les emplois, en 
effet, si nous en exceptons les charges militaires et 
les hautes dignités de l'Ëtat, sont devenus l'apanage 
à peu près exclusif des Chinois, qui possédaient plus 
généralement que les Tartares les connaissances 
spéciales nécessaires pour les remplir. Quant aux 



PIÉFACB. XT 

Tartares, isolés et perdus au milieu de rimmensité 
de l'empire, ils ont toujours conservé le privil^e de 
veiller à la sûreté des frontières, d'occuper les places 
fortes et de monter la garde à la porte du palais im- 
périal. 

Il n'est pas du tout surprenant que le système chi- 
nois ait résisté à l'invasion mantchoue, et n'ait pas été 
le moins du monde altéré par l'avènement d'une 
dynastie étrangère. Il en est bien autrement en 
Chine qu'en Europe. Les bouleversements politiques 
et les révolutions sans nombre dont ce pays a été le 
théâtre n'ont rien détruit, et la raison en est simple. 
Un des traits distinctifs|du caractère chinois, c'est une 
vénération profonde et un respect en quelque sorte 
religieux pour les choses anciennes et les vieilles 
institutions. Après chaque révolution , ce peuple 
extraordinaire s'est appliqué à refaire le passé et à 
recueillir les traditions antiques, afin de ne pas s'é- 
carter des rites étabUs parles ancêtres. Voilà pour- 
quoi le système chinois est toujours resté ce qu'il 
était ; voilà aussi un des motifs qui permettent 
d'expliquer comment ce peuple, arrivé si vite à un 
degré remarquable de civilisation, est demeuré sta- 
tionnaire et n'a pas fait de progrès depuis des siècles. 

Peut-on cependant espérer cpie la nouvelle insur- 



XVI FIÉPACI. 

rection apportera quelque modification au système 
chinois? Il est tout au moins permis d'en douter. Il 
est même probable que les dispositions peu sympa- 
thiques de la Chine à l'égard des peuples de TOcci- 
dent resteront ce qu'elles ont toujours été. La Chine 
est loin d'être ouverte, et, quoi qu'on en ait dit, nous 
pensons que nos missions n'ont rien de bon à espé- 
rer, 11 ne flaul pas l'oublier, en effet, le christianisme 
n'^est nullement engagé dans la crise qui travaille 
cet empire ; les chrétiens, trop prudents et trop sa- 
ges pour arborer un drapeau politique, trop peu 
nombreux, d'ailleurs, pour exercer une influence 
sensible sur les affaires du pays, sont restés neutres. 
A ce titre, ils sont devenus également suspects aux 
deux partis, et nous craignons bien qu*un jour le 
vainqueur, quel qu'il soit, ne les punisse de la ré- 
sistance du vaincu. Si le gouvernement tartare 
triomphe de l'insurrection qui, déjà plus d'une fois, 
a arboré la croix sur ses étendards, il sera sans pitié 
contre les chrétiens, et cette longue lutte n'aura 
servi qu'à redoubler ses soupçons et sa colère ; si, 
au contraire, Tien-^te remporte et parvient à chas- 
ser les anciens conquérants de la Chine, comme il 
a la prétention de fonder non-seulement une dynas- 
tie, mais encore un nouveau culte, il brisera, dans 



ntPACS. XVII 

l'eni^pement de la victoire, tous les obstacles qui 
s'opposeront à ses projets. Ainsi, la fin de la guerre 
civile sera peut^tre le signal d'une grande persécu*- 
tion. Ces terribles épreuves ne doivent pas, sans 
doute, nous faire désespérer de l'avenir du christia'^ 
nisme en Chine ; nous savons que Dieu mène les na* 
tions à son gré, qu^il sait, quand il lui platt, tirer le 
bien du mal, et que souvent, lorsque les hommes 
pensent que tout est perdu, c'est alors que tqut est 
si^uvé. 

En effety malgré le culte voué par les Chinois à 
tout ce qui touche à leurs vieilles institutions, si les 
circonstances forçaient, plus tard, Tâément euro» 
péen à sortir de sa neutralité et à s'immiscer un 
jour dans les affaires du Céleste Ëm|»re, cette inter* 
vention serait probablement la source de change* 
ments notables et conduirait peu à peu IfL Chine à 
une transformation complète* Pfiut-étre même, et 
ep écartant Phypothépe d'une intervention, les idées 
nouvelles apportées par les révolutionnaires chinois 
âeviendront*-elles assez vivaces pour exercer sur les 
destinées de Pempire une influence considâridde. 
Alors la Chine régénérée prendrait une phys'ono* 
mie nouvelle, et qui sait si elle ne finirait pas par se 
mettre au niveau des grandes nations de FOceident? 



Ce» prévision», tout incertaines qu'ellessont, nous 
ont encouragé dam notre travaU. Au moment, en 
effet, où la dynastie tartare mantchoue menace de 
sombrer, alors que la Chine paraît être à la veille 
d'une transformation politique et sociale, nous 
avons pensé qu'il ne serait pas inutile de dire tout 
ce que nous savons sur ce grand empire. S'il doit 
complètement changer de face, au moins aurons- 
nous peut-être contribué à conserver une empreinte 
de son passé et à sauver de l'oubli ses vieux rites qui 
l'ont rendu, même de nos jours, incompréhensible 
à l'Europe. Pendant que l'insurrecUon travaillait à 
démolir, nous cherchions à construire ; et," si nous 
sommes parvenu à donner une idée exacte de la so- 
ciété chinoise, telle qu'eUe s'est montrée à nous pen- 
dant nos longs voyages, notre but sera atteint et nous 
n'aurons plus qu'à dire, comme les anciens auteurs : 
SoU Deo hoHos et gloria. 

Dans nos Sottvenirs d'un voyoge, nous avons déjà 
raconté nos courses à travers les déserts de la Tar- 
tavie, les incidents de notre séjour au Thibet, séjour 
abrégé par le mauvais vouloir de la politique chi- 
ncàse, ©t enfin notre retour en Chine, sous la con- 
duite d'une escorte de mandarins. Nous allons 

m«int«>nant rf^preudre notre récit oi» nous l'avons 



PRÉFACE. XiX 

laissé, c'est-à-dire au moment où, venant de franchir 
les frontières de la Chine, nous étions dirigés par 
nos conducteurs vers la capitale du Sse-Tchouen, 
pour y être mis en jugement. 

Cette seconde partie de nos voyages roulera exclu- 
sivement sur la Chine, et nous essayerons de dé- 
truire, autant que possible, les idées erronées et 
absurdes qui ont couru de tout temps sur le peuple 
chinois. Les efforts que de savants orientalistes, et 
principalement M. Âbel Rémusat, ont tentés pour 
rectifier l'opinion des Européens à l'égard des Chi- 
nois, ne paraissent pas avoir eu tout le succès qu'ils 
méritaient ; car, à chaque instant, on est exposé à 
entendre ou à lire les choses les plus contradictoires 
touchant ce peuple remarquable. La cause de ces 
erreurs n'est pas difficile à trouver, et on doit la 
chercher dans les relations publiées, à diverses épo- 
ques, par ceux qui ont pénétré en Chine, et dans celles 
surtout écrites par des personnes qui n'y ont jamais 
mis le pied. 

Lorsque, au seizième siècle, des missionnaires ca- 
tholiques vinrent apporter l'Évangile à ces peuples 
innombrables dont la réunion forme l'empire chi- 
nois, le spectacle qui s'offrit à leurs yeux était bien 
fait pour les frapper d'étonnement, et même d'ad- 



XX FBÉPAGB. 

miration. L'Europe, quMls venaient de quitter, était 
Hvrée à tous les tiraillements de Tanarehie politique 
et intellectuelle. Les arts, Tindustrie, le commeroe, 
l'aspect général des villes et de leurs populations, 
tout cela n'était pas alors ce que nous le voyons au- 
jourd'hui. L'Occident n'était pas encore lancé dans 
les progrès de sa civilisation matérielle. 

La Chine, au contraire, était, en quelque sorte, à 
l'apogée de sa prospérité. Les institutions politiques 
et civiles fonctionnaient avec une admirable régula* 
rite. L'empereur et ses mandarins étaient véritable- 
ment les Père ei Mère (1) du peuple, et partout, 
chez les grands comme chea )es petits, les lois étaient 
fidèlement observées. Cet immense empire avait de 
quoi frapper l'imagination, avec sa nombreuse popu** 
lation, si intelligente et si policée, avec ses éampa<* 
gnes habilement cultivées, ses grandes villes, ses 
fleuves magnifiques, son beau système de oaqalisa« 
tion, tout cet ensemble enf^n de civilisation et de 
prospérité. La comparaison n'était certes pas à Ta» 
vantage de l'Europe ] aussi les missionnaires furent- 
ils portés à tout admirer dans leur nouvelle patrie 
d'adoption. Ils ne virent pas toujours le mal, s'exan 

(1) Titre par lequel sont désignés» en Chine, les représentants de 
l'autorité. 



gérèrent «ouv^nt te bîen^ et piihlièrent de bonne foi 
des relations qu'à leur insu, sans doute, ilsenabellifr* 
saient un peu trop. 

Les aiî»si(miiaûpes modernea ami peutvétre toin-> 
bés dans l'exoèa contraire ; FEurope aujourd'hui ne 
eesse de marcher de progrès en progrès, ei chaque 
jour une nouvelle découverte est signalée, à l'attent 
tion des esprits. La Chine, au contraire, eai en dé? 
cadenoe, les vices qui déformaient ses antiipies 
institutions ont grandi» et ce qu'il pouvait y avoir de 
bien a presque entièrement disparu* Aussi les m»* 
^ionnaires» partis pleini^ d'Ulusions et d'idées magnî* 
fiquea sur la splendeur de la civilisation chinoise, 
pntrilsi éprouvé, dans ce» derniersi temps, en Iroun 
vaut ce pays livré au dé^rdr^ et à la Qiisère, des 
iientiments bien différents de ceux qui animèrent 
leurs prédécesseurs îl y a trois atèclest Sous l'em- 
pire d^ cea &entiments^ ils ont publié des relations 
^ii la Chine €^t, représentée sou» de^ cQuleurii peu 
riantefli. Us ont, sans le vouloir» exagéré le mal, 
comme leurs devAncîer». avaient exagéré le bien, et 
cette différence dans le4 aiqpréeiation «a produit 
des récits contradictoires, qui n'étaient pas de na- 
ture à jeter un grand jour sur la société chinoise- 
Pour augmenter la confusion, il était juste que les 



XXII PRÉFACE. 

touristes fournissent leur contingent, et certes ils n'y 
ont pas manqué. 

Il est peu de voyageurs, attirés parla curiosité ou 
l'intérêt, soit à Macao, soit sur quelque autre point 
du littoral chinois, qui n'aient éprouvé le besoin de 
faire savoir au monde , du moins par la voix des 
journaux, qu'ils avaient visité l'empire céleste. 
Quoiqu'ils n'aient presque rien vu, cela ne les a pas 
empêchés d'écrire beaucoup et de s'appliquer à dé- 
nigrer les Chinois, par la raison toute simple que 
les missionnaires en avaient autrefois fait l'éloge. Le 
plus souvent, ils se sont inspirés, dans leurs écrits, 
de quelques relations d'ambassades, qui, malheu- 
reusement, jouissent encore d'une certaine autorité, 
quoique M. Abel Rémusat ait essayé plus d'une fois 
de les réduire à leur juste valeur. « Les idées défa- 
« vorables aux Chinois, dit cet impartial et habile 
a critique, ne sont pas nouvelles, mais elles se sont 
« répandues et accréditées assez nouvellement. Elles 
i< sont dues, en partie, aux auteurs qui ont écrit la 
m relation de l'ambassade hollandaise, et des deux 
« ambassades anglaises. Les missionnaires avaient 
« tant vanté les mœurs et la police chinoise, que, 
« pour dire du neuf en ce genre, il fallait nécessai- 
« rement prendre le contre-pied. 11 y avait, d'ail- 



PliFAGB. XXIII 

c< leurs, beaucoup de gens disposés à croire que les 
« religieux avaient cédé, en écrivant, aux préjugés 
<( de leur état et aux intérêts de leur entreprise. Des 
« observateurs laïques sont bien moins suspects aux 
« yeux de ceux pour qui des missionnaires sont à 
« peine des voyageurs. Gomment, en effet, un 
<x homme qui n'est ni jésuite, ni dominicain, pour- 
« rait-il manquer d'être un modèle d'exactitude et 
« d'impartialité? 

a Cependant, si Ton veut y prendre garde, ces 
« voyageurs, sur lesquels on fait tant de fond, n'ont 
« pas à notre confiance autant de titres qu'on pour^ 
« rait croire. Aucun d'eux n'a su la langue du pays, 
« tandis que des jésuites ont écrit en chinois de 
« manière à égaler les meilleurs lettrés; aucun d'eux 
a n'a vu les Chinois autrement qu'en cérémonie, 
« dans des visites d'étiquette ou des festins réglés 
« par les rites, tandis que les missionnaires péné- 
« traient et étaient répandus partout, depuis la cour 
« impériale jusqu'aux derniers villages des pro- 
a vinces les plus éloignées. Ces voyageurs n'ont pas 
« laissé de parler tous fort bien des productions du 
« pays, des mœurs des habitants, du génie du gou- 
« vernement ; c'est qu'ils avaient tous sous les yeux, 
« en faisant la relation de leurs voyages, la collection 



XXfY PKirACB. 

a de» Leétve$ édifiaulea, la eompilalion de Duhalde 
<( et les ménooires de& mîs8ionnaire&. Aussi ne 
« trouve-t-en paa, chez les uns, une notion dequel- 
«( que impartanœ qui ait échappé aux autres ; ils ont 
«f copié fidèlement^ et c*eât ce qu'ils pouvaient faire 
% de mieux. Qu'auraient pu dire^ à leur place, les 
«( hoinmes même les plus bahiles? La situation des 
» voyageurs n'est pas brillante à la Chine; on les 
« emprisonne, à leur départ de Canton, dans des 
% barques fermées ) on les garde à vue dans toute 
(X leur route sur le grand canal; on les met aux 
<( arrêts forcés aussitôt apdrès leur arrivée à Pékiqg ; 
« on les renvoie m toute hâte après quatre ou cinq 
^ interrogateirea et deux ou trois réceptions offi^ 
« clellea. Tenus, en quelque sorte, au secret pen- 
ce dant tout leur séjour, et sans communication avec 
« l'extérieur, ils ne peuvent nous décrire, avec 
« quelque cûnnaiseiance de cause, que la haie de sol*- 
«I data qui les escorte, les chants des rameurs qui les 
a accompagnent, les formalités employées pc^r les 
a inspeqteurs qui les examinent, et les évolutions 
« des grands qui se sont prosternés avec eux devant 
CI le Fils du Ciel. Un de ces voyageurs a tracé, avec 
(( autant de naïveté que de précision, l'histoire de 
fi tous en trois mots : Ils entrent à Péking comme 



« des mendiants, y fiéfonnient comme des prison* 
« DÎers^ et en sont dnssés comme des wleurs (!)• 

€ Ge genre de réception, conforme aux lois de 
c Tempire^ explique assez bien les préfentiom que 
« les faiseurs de retations ont laissées percer pour 
c la plupart. Us ont trouTé à la Chine peu d*agré« 
c metklsét cte liberté, des usages gênants^ des meu- 
« blés peu commodes, des mets qui n'étaient point 
t de leur goût. Une mauvaise caisine et un mauvais 
< gîte laissent des souvenirs dans l'esprit le plus im* 
« partial (3). s 

Ce n'est pas assurément en parcourant le pays 
de cette knanîère, ^u en séjommant quelque temps 
dans un port i moitié enropéeimiêé, que l'on peut 
arriver à comiaitre la société chinelBe. Ptour oek, 
â fiiut s'être, en quelque sorte, identffié avec la vie 
des€hinMs, s'être fait ChÎDois soi^^méme et l'être de* 
merahé longtemps. C'est ce que nous avons ftit pen-^ 
dMt quatorze ans, et par là peut-éfre sommesHMim 
en mesure de parier avec exactitude d'un empire 
que nous av«ms adopté comme une seconde patrie^ 
et sur le sol duqudnoii» étions entré stes e«prit de 

{i) Mélanges posthumes,!^, 336. 

Ci) Reïation de 2* ambassade àe tord Macattney, par Andereon, trad. 

&tti«., t. Il, p. te. 



XXVI PRÉFACE. 

retour. Les circonstances nous ont, en outre, beau- 
coup favorisé dans nos observations; car il nous a 
été donné de parcourir plusieurs fois les diverses 
provinces de Tempire et de les comparer entre elles, 
et surtout d'être initié aux habitudes de la haute 
société chinoise, au milieu de laquelle nous avons 
constamment vécu depuis les frontières du Thibet 
jusqu'à Canton. 

Ceux qui liront notre voyage en Chine ne doivent 
pas s'attendre à trouver dans notre narration un 
grand nombre de ces détails édifiants, si pleins de 
charmes pour les âmes croyantes et pieuses, et 
qu'on serait peut-être en droit de rechercher dans 
des pages écrites par un missionnaire. Nous avons 
eu l'intention de nous adresser à tous les lecteurs, 
de faire connaître la Chine et non pas de retracer 
exclusivement les faits qui concernent nos missions ; 
c*est dans les Annales de la propagation de la foi 
qu'on doit lire ces relations intéressantes, véritables 
bulletins de l'Église militante, où sont consignés 
tour à tour les actes des apôtres, les vertus des 
néophytes et les combats des martyrs. Pour nous, 
notre but s'est borné adonner une esquisse du 
théâtre de cette guerre toute pacifique et à faire 
connaître les populations que TÉglise de Dieu veut 



PRÉFACE. XXVll 

soumettre à son empire et faire entrer dans son 
obéissance. Par là il sera plus facile ensuite, nous 
l'espérons, de comprendre ces longues luttes du 
christianisme eu Chine et d'apprécier ses victoires. 
Encore un mot. On trouvera dans notre récit 
beaucoup de choses qui paraîtront peut-être invrai- 
semblables, surtout si Ton veut s'en rendre compte 
à l'aide des idées européennes, et sans se placer, 
qu'on nous permette cette expression, au point de 
vue chinois. Cependant nous aimons à penser qu'on 
voudra bien avoir confiance en notre sincérité, et 
nous dispenser d'employer, en ce moment, le lan- 
gage que le célèbre Marco-Polo crut devoir adresser 
à ses lecteurs, en commençant son intéressante re- 
lation : « ...et por ce metreron les chouses veue 
c< por veue, et l'entandue fpor entandue, porceque 
« notre livre soit droit et vertables sanz nulle men- 
« songe; etchascun quecest livre liroie ou boiront, 
« le doient croire, por ce que toutes sunt chouses 
a vertables (1). » 

(I) Recueil des voyages de la Société de géographie. Voyage de 
Marco-Polo, 1. 1, p. 2. 

Paris, 24 mai 1854. 



'» • 



L'EMPIRE CHINOIS 



CHAPITRE PREMIER. 

Organisatioft du départ. — Nouveau costume. ~ Départ de Ta-tskn- 
lou. -—Derniers adieux de l'escorte tfalbétaine. —« Aspect delà route. 
— Pont suspendu sur la rivière Lou. — Famille de notre conduc- 
teur. — Porteurs de palanquin. — Longues caravanes de portefaix. — 
Grande émeute à notre sujet dans la ville de Ya-tcheou. — Le payg 
prend définitivement le OAractère chinois» — Xrcs de triomphe el 
monument» érigés en l'honneur des vierges et des veuves. — Palaia 
communaux pour les grands mandarins en voyage. — DécouTerlo 
d*une famille chrétienne. — Aristocratie de Khioung-tofaeou. — In- 
troduction et ravages de l'opium en Chine* — Magnifique monastère 
de bonzes. — Entrevue avec un chrétien de la capitale du Sse- 
tchouen. -<»• Arrivée à Tdiing-tou-fou. 

Deux ans s'étaient écoulés depuis que nous avions -, 
fait nos adieux aux chrétiens de la vallée des Eaux 
noires. A part quelques mois de séjour dans la lamase- 
rie de Kounboum et au sein de la capitale du boud- 
dhisme, nous avions été perpétuellement en course 
parmi les vastes déserts de la Tartarie et les hautes 
montagnes du Thibet. Deux années dMnexprimâblei 
fatigues n'étaient pas encore assez, et bous étions loin 
d'être au bout de nos souffrances. Avanl de retrouver 
un peu de repos, nous devions franchir les frontières de 
la Chine, et traverser cet immense empire d'occident en 
I. i * . 



2 LEMPIHB CHINOIS. 

orient. Autrefois, lors denotre première entrée dans les 
missions, nous TâTions déjà parcouru dans toute sa lon- 
gueur, du sud au nord, mais furtivement, en cachette, 
choisissant parfois les ténèbres et les sentiers détournés, 
Yoyagêiirf*eniînAih:peiiàcla façon des ballots de contre- 
bande. * Actuellêmefnl:, 'notre position n'était plus la 
nlêm€f.;^^9*ain$iis ^i^^ëv à découyeri, au grand 
jdik*c%*^Wï>fB*l)eâi> mîliéir*dés routes impériales. Ces 
mandarins dont jadis la seule Yue nous donnait le frisson, 
et qui nous eussent torturés avec un bonheur infini, si 
nous fussions tombés entre leurs mains, allaient subir 
le désagrément de nous faire cortège et de nous combler 
de politesses et d'honneurs tout le long de la route. 

Nous allions donc entrer en Chine et cheminer au 
milieu d'une civilisation qui ressemble fort peu, il est 
vrai, à celle de l'Europe, mais qui, cependant, n'en est 
pas moins complète en son genre. Le climat, d'ailleurs, 
ne serait plus le même, et les voies de communication 
vaudraient mieux que celles de la Tartarie et du Thibet : 
ainsi plus de crainte de la neige» des gouffres, des préci- 
pices, des bétes féroces et des brigands du désert. Une 
immense population, des vivres en abondance et d'une 
riche variété, des campagnes magnifiques, des habita- 
tions d'un luxe agréable, quoique souvent bizarre, voilà 
ce que nous devions rencontrer durant le cours de cette 
nouvelle et longue étape. Cependant nous connaissions 
trop les Chinois pour être rassurés et nous trouver com- 
plètement à l'aise dans ce changement de position. Ki- 
chan (1) avait bien donné l'ordre de nous traiter avec 

(1 ) Ambassadeur chinoifi à Lha-ssa. (Voir nos Souvenirs d'un voyage^ 
t. II, p. 289.) 



GHAPiniB PBKMIBII. 3 

bienveillance ; mais, en définitive, nous étions aban» 
donnés, sans défense, à la merci des mandarins. Après 
avoir échappé aux mille dangers des contrées sauvages 
que nous venions de traverser, rien ne pouvait nous 
donner Tassurance que nous ne péririons pas de faim 
et de misère au sein de Fabondance et de la civilisation. 
Nous étions convaincus que notre sort dépendrait de 
l'attitude que nous saurions prendre dès le commen- 
cement. 

Nous l'avons déjà fait observer ailleurs, les Chinois, 
et surtout leurs mandarins, sont forts avec les faibles 
et faibles avec les forts. Dominer et écraser ce qui les 
entoure, voilà leur but, et, pour y parvenir, ils savent 
trouver dans la finesse et l'élasticité de leur caractère 
des ressources inépuisables. Si on a le malheur de leur 
laisser prendre une fois le dessus, on est perdu sans 
ressources ; on est tout de suite opprimé, et bientôt vic- 
time. Quand, au contraire, on a pu réussir à les domi- 
ner eux-mêmes, on est sûr de les trouver dociles et 
malléables comme dés enfants. 11 est facile alors de les 
plier et de les façonner à volonté ; mais on. doit bien se 
garder d'avoir avec eux un seul moment de faiblesse, il 
faut les tenir toujours avec une main de fer. Les manda- 
rins, chinois ressemblent beaucoup à leurs longs bam- 
bous ; une fois qu'on est parvenu à leur saisir la tête et 
à les courber, ils restent là ; pour peu qu'on lâche prise, 
ils se redressent à l'instant avec impétuosité. C'était 
donc une lutte que nous devions entreprendre, une lutte 
incessante et de tous les jours, depuis Ta-tsien-lou jus- 
qu'à Canton. 11 n'y avait pas de milieu, ou subir j^ur 
volonté, ou leur imposer la nôtre. Nous adoptâmes 1*- 



4 L EMPIRE CHINOIS. 

solAment ce dernier parti, parce que nous n'étions pas 
du tout résignés à voir noire long pèlerinage aboutir, 
sans profit, à une fosse derrière les remparts de quelque 
ville chinoise (1). Évidemment ce n'eût pas été là le 
martyre après lequel soupirent les missionnaires. 

En premier lieu nous eûmes à soutenir de longues et 
vives discussionsavec le principal mandarin de Ta-tsien- 
lou (2), qui ne voulait pas consentir à nous faire conti- 
nuer notre route en palanquin. 11 dut pourtant en passer 
parla, car nous ne pouvions pas même supporter Tidée 
d'aller encore à cheval. Depuis deux ans nos jambes 
avaient enfourché tant de chevaux de tout âge, de toute 
grandeur, de toute couleur et de toute qualité, qu'elles 
aspiraient irrésistiblement à s'étendre en paix dans un 
palanquin. Gela leur fut accordé, grâce à la persévé- 
rance et à l'énergie de nos réclamations. 

Après ce premier triomphe, il fallut nous insurger 
contre les décrets du tribunal des rites, au sujet du 

(1) Nos craintes n'étaient nullement chimériques. A notre arrivée à 
Macao, nous apprîmes qu'un lazariste français, M. Carayon, avait été 
reconnu et arrêté dans une de nos missions du nord. D'après les dé- 
crets obtenus par M. Lagrénée, on ne pouvait plus juger et mettre à 
mort les missionnaires, comme cela se pratiquait auparavant ; on de- 
vait les reconduire honorablement jusqu'à Macao. M. Carayon fut donc 
reconduit, mais enchaîné avec des malfaiteurs, et si maltraité le long 
de la route, si accablé d'outrages et d'avanies qu'il en est mort peu de 
temps après. Un autre missionnaire italien, reconduit de la même ma- 
nière, se vit refuser, pendant la route, la nourriture nécessaire, et 
mourut d'inaniiion le jour même de son arrivée à Canton. II serait 
trop long de citer tous les missionnaires qui, tout récemment, ont été 
victimes de la malice des Ctiinois. En 1851, M. Vacher, des Missions 
étrangères, fut arrêté dans la province de Yun-nan et jeté en prison, 
où, peu de temps après, on i'étouiTa. 

(2) Première ville de la frontière chinoise qu'on rencontre en venant 
du Thibet (Voir nos Souvenirs d'un voyage^ t. 11, p. 617.) 



CHAPITRE PRKIIIBII. 5 

nouveau costume que nous youlions adopter. Noos 
nous étions dit : Dans tous les pays du monde, et sur- 
tout en Chine^ Thabit joue, parmi les hommes, un rôle 
très-important. PuisquHl nous est nécessaire d'inspirer 
aux Chinois une crainte salutaire, il n'est pas indifférent 
de nous habiller d'une façon plutôt que d'une autre. 
Nous jetâmes donc de côté notre costume du Thibet, les 
chaussures bigarrées, l'effroyable casque en peau de 
loup et les longues tuniques en pelleterie qui exhalaient 
une forte odeur de bœuf et de mouton. Un habile tail- 
leur nous confectionna une belle robe bleu de ciel, 
d'après la mode la plus récente de Péking. Nous chaus- 
sâmes de magnifiques bottes en satin noir, illustrées de 
hautes semelles d'une éblouissante blancheur. Jusque-là 
les rites n'avaient pas d'objections à faire ; mais, quand 
on nous yit nous ceindre les reins d'une large ceinture 
rouge, puis couvrir notre tète rasée avec une calotte 
jaune enrichie de broderies, et du sommet de laquelle 
pendaient de longs épis de soie rouge, il y eut autour de 
nous un frémissement général, et l'émotion, comme un 
courant électrique, gagna subitement les mandarins 
civils et militaires de la ville. On nous cria de toute part 
que la ceinture rouge et le bonnet jaune étaient les 
attributs des membres de la famille impériale ; qu'ils 
étaient interdits au peuple, sous peine d'exil à perpétuité ; 
que le tribunal des rites était inflexible sur ce point ; 
qu'il fallait donc sur-le-champ réformer notre toilette 
et nous costumer selon les lois. Nous alléguâmes 
qu'étant étrangers, voyageant comme tels et par ordre 
de l'autorité, nous n'étions nullement tenus de nous con- 
former au rituel de l'empire ; que nous avions le droit de 



6 l'empire chinois. 

nous habiller selon la méthode de notre pays, méthode 
qui laissait tout le monde libre de choisir, à sa fantaisie, 
la forme et la couleur des vêtements. On insista ; on se 
mit en colère, on entra en fureur.... Nous demeurâmes 
calmes et impassibles, mais affirmant toujours que i\ous 
ne ferions jamais un pas sans ceinture rouge et calotte 
jaune. Nous fûmes fermes, et les mandarins plièrent.... 
Cela devait être. 

Le mandarin militaire, d'origine musulmane (1), que 
nous avibns recruté à Ly-tang après le décès du pauvre 
Pacificateur des royaumes, dut nous escorter jusqu'à 
Tching-tou-fou, capitale de la province du Sse-tchouen. 
Il avait bien été convenu que sa mission se terminerait 
à la frontière ; mais les mandarins de Ta-tsien-lou nous 
trouvèrent d'un naturel si revêche que tous déclinèrent 
l'honneur de conduire la caravane. Le musulman ne 
montrait pas non plus un grand empressement ; il avait 
un peu peur de nous ; cependant il sut, en vrai disciple 
de Mahomet, subir sa destinée et se dire avec résigna- 
tion : C'était écrit. 

Enfin, nous quittâmes Ta-tsien-lou à la grande satis- 
faction des mandarins du lieu qui avaient désespéré 
de nous plier à leurs idées de civilisation. Nous conser- 
vâmes la même escouade chinoise que nous avions prise 
à Lha-ssa. On se contenta seulement de la renforcer par 
quelques jeunes soldats de la province, commandés par 
un long et maigre caporal, qui, la robe retroussée jus- 
qu'aux reins, les jambes nues, un gros parapluie d'une 
main et un éventail de l'autre, s'en allait d'une façon 

(1) Voir nos Souvenirs d'un voyage, t. U, p. 612 et 513. 



CHAPITRE PRinnBR. 7 

très^pen guerrière. Pour nous, commodément enfoncés 
dans nos chers palanquins, nous étions rapidement em- 
portés par quatre vigoureux Chinois parmi les rochers, 
les bourbiers et les excavations de la route. BientM nous 
laissâmes derrière nous les gens de Fescorte, incapables 
de lutter de vitesse avec nos agiles et intrépides porteurs. 
Après cinq lis (1) de marche, on s'arrêta. Les Chinois 
déposèrent les palanquins, et l'un d'eux nous invita à en 
s(»rtir. Sa parole, pleine d'urbanité, fut accompagnée 
d'un petit sourire où paraissait se cacher un peu de 
mystère. Aussitôt que nous eûmes quitté nos waggons 
chinois, nous fûmes bien agréablement surpris de trou- 
ver, derrière une colline rocheuse, le lama Dchiam- 
dchang (2) avec sa petite troupe thibétaine. Ces braves 
gens étaient venus nous attendre sur notre passage, pour 
nous faire leurs derniers adieux à la manière de leur 
pays. Us avaient préparé sur le gazon, à côté d'un massif 
de grands arbres, une collation composée de pâtisseries 
chinoises, d'une, compote de jujubes et d'abricots de 
Ladak et d'une grande jarre de vin de riz. Nous nous 
assîmes à la ronde et nous fîmes, tous ensemble, une 
petite fête oii un peu de joie se trouvait mêlée à beau- 
coup de tristesse. Noos étions heureux de nous trouver 
réunis encore une fois ; mais la pensée que nous allions 
bientôt nous séparer, et peut-être pour toujours, rem- 
plissait nos cœurs d'amertume. L'escorte, que nous 
avions laissée en arrière, nous atteignit, et il fallut se re- 

(] ) Le li chinois est un dixième de notre lieue. 

(2) Chef de l'escorte thibétaine qui nous avait accompagnés depuis 
Lha-ssa jusqu'aux frontières de Chine. (Voir nos Souvenirs d'un 
voyage, t. Il, p. 403.) 



8 L SMPIRB CHINOIS. 

mettre en route. Nous distribuâmes à nos porteurs une 
bonne rasade de vin chinois, et, après ayoir souhaité un 
heureux retour à nos chers Thibétains et leur avoir dit : 
Au revoir ! nous rentrâmes dans nos palanquins. 

Au revoir ! Ces paroles si pleines de consolation et 
qui sèchent tant de larmes quand on quitte un ami, que 
de fois nous les avons prononcées avec' la ferme espé- 
rance qu'un jour nous nous retrouverions auprès de 
ceux à qui nous les adressions ! Que de fois, en Chine, 
en Tartarie, au Thibet, en Egypte, en Palestine, avons- 
nous dit à revoir à des amis que nous ne verrons plus !... 
Dieu nous cache notre avenir ; il ne veut pas que nous 
sachions les desseins quMI a sur nous, et il nous traite 
encore en cela avec une bonté infinie ; car il est des sé- 
parations qui nous tueraient, si nous pouvions prévoir 
que nous disons adieu pour toujours. Ces Thibétains 
auxquels nous étions attachés par tant de liens, nous ne 
les verrons plus. Cependant il restera toujours à notre 
douleur une grande consolation : nous pourrons prier 
le Seigneur pour ces intéressantes populations et for- 
mer les vœux les plus ardents pour que les mission- 
naires chargés de les évangéliser puissent parvenir jus- 
qu'à elles et les faire passer des ténèbres et des glaces 
du bouddhisme aux clartés et à la chaleur vivifiante de la 
foi chrétienne. 

La route que nous suivions depuis Ta-tsien-lou allant 
toujours en pente, nous nous trouvâmes bientôt dans 
une profonde et étroite vallée arrosée |)ar un limpide 
ruisseau aux rives ombragées de saules et de touffes de 
bambous. Des deux côtés s'élevaient presque perpendi- 
culairement de hautes et majestueuses montagnes ornées 



CHAPITRE PREMIEH. 9 

de grands arbres, de lianes et d'une inépuisable variété 
de plantes et de fleurs. Nos yeux s'enivraient de cette 
belle verdure émaillée des plus vives couleurs, et toutes 
les puissances de notre âme étaient dans le ravissement. 
Notre être tout entier se dilatait au milieu de ces riches 
épanouissements de la nature ; des larmes de bonheur 
mouillaient nos paupières pendant que nous aspirions 
par tous les pores les tièdes effluves de la végétation et 
les parfums de Tair. Il faut avoir vécu pendant deux 
années entières au milieu des glaces et des frimas, dans 
des déserts sablonneux et parmi de sombres et arides 
montagnes pour sentir les beautés merveilleuses et les 
charmes enivrants des plantes et des fleurs. Lorsque, 
pendant si longtemps, les yeux n'ont pu se reposer que 
sur la triste et monotone blancheur de la neige, on con- 
temple avec extase les magnétiques attraits de la ver- 
dure. 

Le chemin suivait ordinairement le cours de l'eau. 
Souvent nous passions d'une rive à l'autre, tantôt sur 
de petits ponts de bois recouverts de gazon et tantôt sur 
de grosses pierres jetées au milieu du ruisseau. Mais rien 
n'était capabie de ralentir la marche de nos porteurs ; 
ils allaient toujours avec la même rapidité, franchissant, 
pleins de courage et d'agilité, tous les obstacles qui se 
rencontraient sur leur passage. Quelquefois ils faisaient 
une petite halte pour se délasser un peu, essuyer leur 
sueur et fumer la pipe ; puis ils reprenaient leur mar- 
che avec une ardeur nouvelle. L'étroite vallée que nous 
suivions était peu fréquentée. Nous rencontrions seule- 
ment, de temps en temps, quelques bandes de voyageurs, 
parmi lesquels il nous était facile de distinguer le vigou- 



10 L'niPItl GHIUO». 

reux et énergique. barbare Thibétain du civilisé Chinois, 
à la face si blême et si rusée. De toute part on Toyait des 
troupes de chèvres et de bœufs à long poil brouter les 
pâturages de la montagne, pendant que de nombreux 
oiseaux chantaient et folâtraient parmi les branches des 
arbres. 

Nous passâmes la première nuit dans une hôtellerie 
bien modeste et très-mal approvisionnée. Cependant, 
comme les habitations que nous avions rencontrées dans 
le Thibet ne nous avaient donné aucune habitude de 
luxe, nous y trouvâmes tout à souhait. Les misères de 
tout genre que nous avions si longtemps endurées nous 
avaient merveilleusement disposés à trouver tolérables 
toutes les épreuves de la vie. 

Le lendemain la route devint plus sauvage et plus pé- 
rilleuse à mesure que nous avancions. La vallée se ré- 
trécissait de plus en plus, et nous rencontrions fréquem- 
ment devant nous d'énormes rochers et de grands 
arbres tombés de la crête des montagnes. Bientôt le 
ruisseau, qui la veille n'avait cessé de nous accompagner 
comme un ami fidèle, s'éloigna de nous insensiblement, 
et finit par disparaître dans une gorge profonde. Un tor- 
rent, que nous entendions gronder depuis longtemps et 
par intervalles, avec un bruit sourd semblable aux loin- 
tains roulements du tonnerre, déboucha brusquement 
de derrière une montagne, et s'en alla tout furieux à 
travers les rochers. Nous le suivîmes longtemps dans sa 
course vagabonde. On le voyait descendre en bruyantes 
cascades le long du granit, ou, semblable à un gigan- 
tesque serpent, traîner ses eaux verdâtres dans de som- 
bres enfoncements. Cette seconde journée de marche ne 



GHAPITM TUMIBB. Il 

nous ofiRrH pas^ comme la piécédente, les attraits paisi* 
blés et gracieux de montagnes recouvertes d'arbres et 
de fleurs. Cependant ces âpres et sauyages grandeurs de 
la nature n'étaient pas non plus sans charmes. Nous 
quittâmes enfin ces défilés scabreux ; et, après avoir tra- 
versé une large vallée nommée Hoang-tsao-ping (plaine 
aux herbes jaunes) , où l'on remarque une grande va* 
riété de culture et de végétation, nous arrivâmes au 
célèbre pont Lou-ting-khiao, que nous dûmes traversa 
à^ied et à pas lents. 

Le pont Lou-ting-khiao fut ccnstmit en 1701 • Sa lon^ 
gueur est de trente-deux toises et sa largeur de dix 
pieds seulement. Il se compose de neuf énormes 
chaînes de fer, fortement tendues d'une rive à l'autre, 
sur lesquelles sont posées des planches U*ansversales, mo- 
biles, mais assez bien ajustées. La rivière Lou, sur la- 
quelle est suspendu le Lou-ting-khiao, coule avec une 
si grande rapidité qu'il a toujours été impossible d'y 
construire un pont d'un autre genre. Les deux rives 
sont extrêmement élevées; aussi, quand on est au mir 
lieu du pont, si on regarde de cette hauteur les eaux du 
fleuve qui fuient avec la iritesse d'une flèche^ il est pru- 
dent de se tenir fortement cramponné aux garde-fous, 
de peur d'être saisi par le vertige et de se précipiter 
dans l'abîme. On a soin de marcher toujours très-lente- 
ment^ parce que, le pont étant d'une grande élasticité, 
on risquerait de faire la culbute.* 

De l'autre côté de la rivière Lou est une petite ville 
où nous fûmes reçus assez bruyamment par un nom- 
breux concours de peuple. Cette ville était la patrie de 
notre mandarin musulman, conducteur de la caravane. 



i2 LBliPiM CHINOIS. 

11 fut décidé qae nous nous y arrêterions un jour ; il 
était bien juste que ce mandarin, après avoir passé plus 
de deux ans à Ly-tang, sur la route du Thibet, pût se 
délasser, au moins pendant une journée, au sein de sa 
famille. Le lendemain, il nous présenta avec un orgueil 
tout paternel ses deux enfants enveloppés dans une su- 
perbe et resplendissante toilette. Ces enfants avaient la 
figure si stupéfaite, si ébouriffée, il y avait tant de roi- 
deur dans leurs bras et dans leurs jambes que nous les 
soupçonnâmes d'être logés pour la première fois dans 
de si magnifiques habits. Nous appréciâmes beaucoup, 
du reste, la courtoisie de notre musulman. Nous distri- 
buâmes des friandises et quelques bonnes paroles à ces 
deux petits génies, nous les caressâmes de notre mieux, 
nous les trouvâmes, enfin, gentils et spirituels au delà 
de toute expression, pendant que leur papa, souriant 
de l'un à Fautre, s'épanouissait d'aise et de bonheur. Il 
est fâcheux que nous ne puissions pas faire un éloge 
aussi pompeux de la cuisine du mandarin que de sa 
progéniture. Ce brave homme, s'imaginant, sans doute, 
qu'après avoir admiré et contemplé ses deux héritiers 
pendant deux heures nous n'avions plus rien à désirer 
en ce monde, s'avisa de nous servir un dîner détestable. 
Ce malheureux incident nous donna la conviction que 
nous avions affaire à un personnage qui ne se ferait pas 
faute de spéculer, en route, sur notre estomac, et, 
comme il était évident pour nous que la famine et la 
mort se trouvaient au bout d'un pareil système, nous 
lui signifiâmes, en fronçant un peu les sourcils, que 
nous entendions vivre en Chine autrement que parmi les 
montagnes du Tbibet. Les excuses ne manquèrent pas, 



GHAPITM PBBIIIIR. 13 

mais nous étàoas bien déterminés à n'en admettre ja- 
mais aucune. 

Parmi les habitants de Lou-ting-khiao, on retrouYe 
encore un peu l'élément tbibétain dans les moeurs, et 
surtout dans le costume. A mesure qu'on avance, le mé- 
lange disparait insensiblement, et il ne reste bientôt plus 
que la pure racecbmoise. 

Nous quittâmes Lou-ting-kbiao de grand matin, et 
nous franchîmes une haute montagne au sommet de 
laquelle on rencontre un immense plateau avec un 
beau lac d'une demi-lieue de largeur. Les sentiers qui 
conduisent à ce plateau sont si tortus et si difficiles 
que V Itinéraire chinais (1) n a pas cru pouvoir mieux 
les décrire qu'en disant : a Ils ne sont commodes que 
« pour les oiseaux. i> 

Le jour suivant, nous eûmes un très-peu gracieux 
souvenir de nos terribles ascensions dans le Tbibet* 
Nous escaladâmes le Fey-yué-ling, a montagne gigan- 
« tesque dont les rochers monstrueux s'élèvent pres- 
« que perpendiculairement. Leurs pointes blessent la 
ce vue du voyageur. Pendant l'année entière, tout est 
« couvert de neige et entouré de nuages jusqu'au pied 
« de la montagne. Le chemin est affreux et passe par 
a des rochers et des crevasses ; c*est une des routes les 
« plus difficiles de toute la Chine ; on n'y trouve 
a aucune place pour se reposer. » Cette description, 
que nous empruntons kV Itinéraire chinois^ est d'une 
parfaite exactitude. Nous retrouvâmes la neige sur cette 
fameuse montagne, et, en la retrouvant, il nous sembla 

(I) Voir ce qui est dit de cet Itinéraire chinois dans les Souvenirs 
(Fun voyage^ t. H, p. 404. 



4 4 L'ElfPIBt CHINOIS. 

Toir réunies et amoncelées toutes les horreurs et les 
misères des routes du Thibet et de la Tartarie. Nous 
étions comme des malheureux qui, après s'être arra- 
chés du fond d'un abîme par des efforts de tout genre, 
y sont tout à coup précipités de nouYeau. Les porteurs 
de nos palanquins firent des prodiges d'adresse, de 
force et de courage. Dans les endroits les plus dif- 
ficiles, nous Youlions descendre pour leur procurer 
un peu de soulagement ; mais ils ne le permettaient que 
rarement, car ils mettaient ime sorte d'amour-propre à 
gravir comme des chamois les rochers les plus escarpés, 
et à franchir d'affreux précipices, toujours portant sur 
leurs épaules ce lourd palanquin, qu'on voyait se 
balancer au-dessus des abîmes. Que de fois le frisson 
est venu parcourir nos membres ! Il n'eût fallu qu'un 
faux pas pour nous faire rouler au fond de quelque 
gouffre et nous broyer contre les rochers. Mais rien 
n est comparable à la solidité et à l'agilité de ces infati- 
gables porteurs de palanquin. Ce n'est que parmi ces 
étonnants Chinois qu'il est possible de trouver les gens 
de cette trempe. Ils exercent leur épouvantable métier 
avec une prestesse et une jovialité dont on est stupéfait. 
Pendant qu'ils courent sur ces affreux chemins, hale- 
tants, le corps ruisselant de sueur, et perpétuellement 
exposés à se casser quelque membre, on les entend rire, 
plaisanter, quolibeter, comme s'ils étaient tranquille- 
ment assis dans une taverne à thé. Malgré les fatigues 
inimaginables que ces malheureux endurent, ils sont 
très-peu rétribués. La taxe de leur salaire est fixée à 
une sapèque par li, ce qui revient à peu près à un sou 
par lieue. Ainsi ils peuvent tout au plus gagner la va- 



GBAP1TRB PBBimil. 1S 

leur de dix sous dans une journée ; et, comme dans 
Tannée il se rencontre un grand nombre de jours où ils 
ne trouvent pas à exercer leur industrie, ils ont une 
moyenne de six sous à dépenser journellement. Ayec 
cela Us doivent se nourrir, se vêtir, se loger et trouver 
encore du superflu pour passer la majeure partie des 
nuits à jouer et à fumer Topium. H est vrai que, en 
Chine, la nourriture du peuple est d'un bon marché 
incroyable ; puis le porteur de palanquin est de sa na- 
ture un peu maraudeur, et il a le privilège de loger 
partout où il trouve un recoin, dans les pagodes, dans 
les auberges et autour des tribunaux. Pour ce qui est 
de son costume, il n'est pas, en général, très-compliqué : 
les sandales en paille de riz, un caleçon qui descend 
jusqu^à moitié cuisse... et voilà tout. Il a bien encore à 
son usage une courte camisole, mais il ne s'en affuble 
jamais qu'à demi. Le porteur de palanquin est, parmi 
les Chinois, un des types les plus originaux; nous au- 
rons occasion de l'étudier souvent dans le cours de ce 
voyage. 

Sur le sommet de la montagne, nos porteurs prirent 
un peu de repos; ils dévorèrent avec avidité quel- 
ques galettes de maïs et fumèrent plusieurs pipes de 
tabac. Pendant ce temps, nous contemplions en silence 
de gros nuages roux et gris qui tantôt se balançaient ou 
se traînaient pesamment sur les flancs de la montagne, 
et tantôt demeuraient immobiles, se dilatant, se gon- 
flant peuàpeu et semblant vouloir s'élever jusqu'à nous. 
Au-dessous des nuages on voyait se dessiner en minia- 
ture des groupes de rochers avec de profonds ravins, 
des torrents écumeux, des cascades et des vallons culti- 



16 L'mfPIRB CHINOIS. 

yés avec soin, où de grands arbres au noir et épais feuil- 
lage tranchaient vivement sur la tendre verdure des ri- 
zières. Le tableau se complétait par quelques habitations 
à moitié cachées dans des touffes de bambou, d'où s'é- 
chappaient par intervalles de légers tourbillons de fumée. 
Malgré les dijfficultés et les dangers que présente cette 
montagne, elle est perpétuellement couverte d'un grand 
nombre de voyageurs ; car il n'y a pas d'autre passage 
pour se rendre à Ta-tsien-lou, grande place de com- 
merce entre la Chine et les tribus thibétaines. On ren- 
contre, à chaque instant, le long de ces étroits sentiers, 
des files interminables de porteurs de thé en brique (1) 
qu'on prépare à Khioung-tcheou, et qui s'expédie de 
Ta-tsien-lou dans les diverses provinces du Thibet. Ces 
thés, pressés et empaquetés en long dans des nattes gros- 
sières, sont placés et retenus par des lanières en cuir sur 
le dos des porteurs chinois, qui s'en chargent ordinaire* 
ment outre mesure. On voit ces malheureux, parmi les- 
quels on remarque un grand nombre de femmes, d'en- 
fants et de vieillards, grimper ainsi, à la suite les uns des 
autres, sur les flancs escarpés de la montagne. Ils avan- 
cent en silence, à pas lents, appuyés sur de gros bâtons 
ferrés et les yeux continuellement fixés en terre. Des 
bêtes de somme supporteraient difficilement les fatigues 
journalières et excessives auxquelles sont condamnés 
ces nombreux forçats de la misère. De temps en temps, 
celui qui esta la tête de la file donne le signal d'une 
courte halte en frappant la montagne ,d'un grand coup 
de son bâton ferré. Ceux qui le suivent imitent succes- 

(1) Fabrication et préparation du thé en brique. (Voir Souvenirs 
d'un voyage,\t, I, p. 46.) 



GBAPITRB PUmUB. 17 

siyement ce sigaal. Bieatôt tout le monde s'arrête, et 
chacun, après avoir placé son bâton derrière le dos pour 
soutenir un peu la charge, relève lentement la tête et 
pousse un long sifflement qui ressemble à un doulou- 
reux soupir. De cette manière, ils essayent de ranimer 
leurs forces et de rappeler un peu d'air dans leurs pou- 
mons épuisés. Après une minute de repos, la lourde 
charge retombe sur la tête de ces pauvres créatures, 
leurs corps se courbent de nouveau vers la terre, et la 
caravane s'ébranle pour continuer sa route. 

Lorsque nous rencontrions ces malheureux porteurs 
de thé, ils étaient obligés de s'arrêter et de s'appliquer 
contre la montagne pour nous laisser le passage libre. 
A mesure que nos palanquins avançaient, ils soulevaient 
un peu la tête et jetaient sur nous un regard furtif et 
plein d*une affreuse stupidité. Voilà, nous disions-nous 
le coçur oppressé de tristesse, voilà ce qu'une civilisa- 
tion corrompue et sans croyances a su faire de l'homme 
créé à l'image de Dieu, de l'homme presque égal aux 
anges, qui, au commencement, fut couronné d'honneur 
et de gloire et constitué souverain de tous les biens de ce 
monde. Ces paroles, par lesquelles le Roi-Prophète élève 
si haut la dignité de l'homme, nous revenaient involon- 
tairement à l'esprit; mais elles étaient comme une 
amère dérision en présence de ces êtres dégradés et 
devenus semblables à des bêtes de somme. 

Le thé en brique et les khatcM^ ou écharpes de féli- 
cité (1), sont un objet de grand commerce entre la 
Chine et le Thibet. On ne saurait se faire une idée de la 

(1) Voir une notice sur les écharpes de félicilé dans les Souvenirs 
d'un voyage, t. U, p. 88. 



i8 L EMPIRE CHINOIS. 

quantité prodigieuse qui s'en expédie annuellement des 
provinces du Kan-sou et du Sse-tchouen. Ces articles, 
qu'on ne peut, en aucune manière, considérer comme 
des objets de première nécessité, sont toutefois tellement 
entrés dans les habitudes et les besoins des Thibétains 
qu'ils ne sauraient maintenant s'en passer. Ainsi ils se 
sont rendus volontairement les tributaires de cet empire 
chinois qui pèse lourdement sur eux« et dont ils auraient 
si grand intérêt à secouer le joug. 11 leur serait donné 
peut-être de vivre libres et indépendants au milieu de 
leurs montagnes, s'ils savaient se passer des Chinois en 
bannissant de chez eux le thé et les écharpes de félicité. . . 
C'est, sans doute, ce qu'ils ne feront pas, car l^s besoins 
les plus factices sont souvent ceux dont on a le plus de 
peine à se défaire. 

Après avoir franchi le fameux Fey-yué-ling, qui se 
dresse, sur les frontières de l'empire du Milieu, comme 
une sentinelle avancée des montagnes du Thibet, nous 
retrouvâmes la Chine avec ses belles campagnes, ses 
villes et ses villages, et sa nombreuse population. La 
température s'éleva rapidement, et bientôt les chevaux 
thibétains que conduisaient les soldats chinois de la 
garnison de Lha-ssa, se trouvèrent tellement accablés 
de chaleur qu'on les voyait s'en aller tristement le cou 
tendu, les oreilles baissées et la bouche entr'ouverte et 
haletante. Plusieurs ne résistèrent pas à cette brusque 
transition et moururent en route. Les soldats chinois, 
qui avaient compté les vendre très-cher dans leur pays, 
étaient furieux et maudissaient dans leur colère le Thibet 
toutentier. 

Un peu avant d'arriver à Tsing-khi-hien, ville de 



GBAPITftB raimKR. 19 

troisièma ordre, le Tent se mit à souffler avec une telle 
impétuosité que nos porteurs ayaient toutes les peines 
du monde à retenir les palanquins sur leurs épaules. 
Quand nous entrâmes dans la \ille agitée par ce furieux 
ouragan , nous fûmes fort surpris de trouver les habi- 
tants vaquant à leurs occupations ordinaires, dans la plus 
grande tranquillité. Le chef de l'hôtellerie où nous 
mimes pied à terre nous dit que c'était le temps ordi- 
naire du pays. Nous consultâmes notre Itinéraire cAt* 
nois^ et nous y lames ^ en effet, les paroles suivantes : 
«A Tsing-khi-hien , les vents sont terribles; tous les 
a soirs il y a des tourbillons furieux qui s'élèvent tout à 
« coup, font trembler les maisons et occasionnent un 
« bruit effroyable, comme si tout s'écroulait; cependant 
c( les habitants sont accoutumés à ce phénomène. » Il 
est probable que ces mouvements atmosphériques sont 
dus au voisinage du Fey-yué-ling et de ses grandes et 
nombreuses gorges. 

Depuis notre départ de Ta-tsien-lou , nous avions 
voyagé assez tranquillement et sans trop exciter sur 
notre passage la curiosité des Chinois; mais l'agitation 
commença à se faire aussitôt que nous eûmes gagné les 
grands centres de population. L'estafette qui nous pré- 
cédait dans les diverses étapes, pour annoncer notre 
arrivée , ne manquait pas d'emboucher la trompette et 
de donner partout l'éveil. Les paysans interrompaient 
alors les travaux des champs, et couraient se poster sur 
les rebords des chemins pour nous voir passer. A l'en- 
trée des villes surtout, les curieux débouchaient de tous 
côtés en si grand nombre que les palanquins ne pou- 
vaient avancer qu'avec la plus grande difficulté. Les 



20 l'kmpiui chinois. 

soldats de Fescorte cherchaient à écarter la foule en 
distribuant, à droite et à gauche , de grands coups de 
rotin ; les porteurs vociféraient ; et, pendant que nous 
ayancions ainsi comme au milieu d'une émeute, tous ces 
petits yeux chinois plongeaient dans nos palanquins avec 
une avide curiosité. On faisait tout haut des réflexions 
sur la découpure de notre visage; la barbe, le nez, les 
yeux, le costume, rien n'était oublié. Quelques-uns pa- 
raissaient satisfaits de notre façon d'être; plusieurs, au 
contraire, partaient subitement d'un grand éclat de rire, 
aussitôt qu'ils avaient saisi tout ce qu'il y avait de drôle 
et de burlesque dans notre physionomie européenne. 
Cependant la calotte jaune et la ceinture rouge produi- 
saient un effet magique. Ceux qui les premiers en fai- 
saient la découverte les montraient à leurs voisins avec 
ébahissement , et les figures prenaient à l'instant un 
aspect grave et sévère. Les uns disaient que l'empereur 
nous avait chargés d'une mission extraordinaire, et qu'il 
nous avait lui-même donné ces décorations impériales ; 
d'autres prétendaient que nous étions des espions en- 
voyés par l'Europe, qu'on nous avait arrêtés dans le 
Thibet, et qu'après nous avoir jugés on nous couperait 
la tête. Tous ces propos, qui se croisaient sur notre pas- 
sage, étaient parfois assez amusants ; mais, le plus sou- 
vent, nous en étions importunés. 

A Ya-tcheou, belle ville de second ordre, où nous 
nous arrêtâmes après avoir quitté Tsing-khi-hien, il y 
eut à notre sujet une véritable insurrection. L'hôtellerie 
que nous habitions possédait une vaste et belle cour autour 
de laquelle étaient disposées les chambres destinées aux 
voyageurs. Aussitôt que nous fûmes installés dans les 



CHAPITRE PRBIflBR. U 

appartements qu'on nous y avait préparés , les curieux 
arrivèrent en foule pour nous voir, et bientôt la cohue 
fut étourdissante. Gomme nous étions beaucoup plus 
désireux de nous reposer que de nous donner en spec- 
tacle^ nous essayâmes de mettre tout le monde à la porte. 
L'un de nous se présenta sur le seuil de la chambre, et 
adressa à la multitude quelques paroles qui furent 
accompagnées d'un geste si énergique et si impérieux 
que le succès fut complet et instantané. La foule fut 
saisie comme d'une terreur panique et se sauva en cou- 
rant. Aussitôt que la cour fut complètement évacuée, 
nous fîmes fermer le grand portail de peur d'une nou- 
velle invasion. Peu à peu, cependant, le tumulte recom- 
mença dans la rue. On entendit d'abord les sourdes 
agitations de la multitude , et puis les clameurs éclatè- 
rent de toute part. A toute force ces excellents Chinois 
voulaient voir les Européens. On frappa à coups redou- 
blés au grand portail ; on l'agita si violemment qu'il 
tomba bientôt à terre, et le torrent populaire se précipita 
de nouveau avec impétuosité dans la cour. Le cas était 
grave , et il importait beaucoup que nous eussions le 
dessus. Nous saisîmes, d'inspiration, un long et gros 
bambou qui se trouvait, par hasard, à notre portée. Ces 
pauvres Chinois s'imaginèrent que nous avions dessein 
de les assommer, et, se culbutant, se précipitant les uns 
sur les autres, ils se sauvèrent en désordre. Nous cou- 
rûmes à la chambre de notre mandarin conducteur, qui, 
ne sachant quel rôle jouer au milieu de toutes ces 
émeutes, avait pris le parti de se cacher. Aussitôt que 
nous l'eûmes découvert, sans lui laisser le temps de 
parler, pas même de réfléchir, nous lui posâmes sur la 



22 l'upire chinois* 

tète son chapeau d'ordooaaocey et, le saisissant par le 

bras, nous le traînâmes en courant jusqu'au grand 

portail de rbôtellerie. Là, nous plaçâmes dans ses mains 

rénorme bambou dont nous nous étions armés ^ et nous 

lui enjoignîmes de faire sentinelle. Si un seul individu 

passe, lui dimes-nous , tu es un homme perdu. Gela se 

fit avec tant d'aplomb que le pauvre musulman le prit 

au sérieux et n'osa pas bouger. Dans la rue , le peuple 

riait aux éclats; c'est que, en effet, c'était une chose fort 

burlesque qu'un mandarin militaire montant la garde 

avec un long bambou à la porte d'une auberge. L'ordre 

fut parfait jusqu'au moment où nous allâmes nous 

coucher. La consigne fut alors levée; notre guerrier 

déposa ses armes et se rendit dans sa chambre pour se 

consoler de sa mésaventure en fumant quelques pipes 

de tabac. 

Ceux qui ne connaissent pas parfaitement les Chinois 
se scandaliseront peut-être et blâmeront avec sévérité 
notre conduite. Us nous demanderont de quel droit nous 
avons fait de ce mandarin un personnage ridicule en 
l'exposant ainsi à la risée du peuple. Du droit, répon- 
drons-nous, qu a tout homme de pourvoir à sa sûreté 
personnelle. Ce premier triomphe, tout bizarre qu'il 
était, nous donna cependant une grande force morale, 
et nous en avions absolument besoin pour arriver sains 
et saufs au bout de notre carrière. Vouloir, en Chine, 
raisonner et agir comme en Europe, ce serait démence 
ou puérilité. Du reste, le fait que nous venons de citer 
est bien peu de chose; on en trouvera d'une tout autre 
force dans le cours de notre récit. 
Notre sortie de Ya-tcheou fut presque imposante. La 



CHAPITRE PRCMIBR. â3 

raaoifestation de la veille nous avait fait mouter si haut 
dans Topinion publique qu'on n'eut pas à remarquer 
sur notre passage la plus légère inconvenance. Le 
peuple encombrait les rues; mais son attitude était bien- 
veillante et presque respectueuse. On s'écartait sans 
tumuljte devant nos palanquins^, et chacun ne paraissait 
préoccupé que de l'étude de notre physionomie, pendant 
que nous nous efforcions d'avoir la pose la plus majes- 
tiieuse possible et la plus conforme aux rites. 

Nous étions au mois de juin, la plus belle saison pour 
la province du Sse-tchouen. Le pays que nous parcou- 
rions était riche et d'une admirable variété ; nous ren- 
contrions tour à tour des collines , des plaines et des 
vallons arrosés par des eaux ravissantes de fraîcheur et 
de limpidité. La campagne était dans toute sa splendeur, 
les moissons mûrissaient de toute part, les arbres étaient 
chargés de fleurs ou de fruits qui déjà commençaient à 
se gonfler de sève. De temps à autre l'air, délicieusement 
parfumé, nous avertissait que nous traversions de 
grandes plantations d'orangers et de citronniers. 

Dans les champs, et sur tous les sentiers, nous retrou- 
vions cette laborieuse population chinoise, incessamment 
occupée d'agriculture ou de commerce; les villages avec 
leurs pagodes au toit recourbé, les fermes environnées 
d'épais bouquets de bambous et de bananiers, les hôtel- 
leries et les restaurants échelonnés le long de la route , 
les nombreux petits marchands qui vendent aux voya- 
geurs des fruits, des fragments de canne à. sucre, des 
pâtisseries à l'huile de coco, des potages, du thé, du vin 
de riz et une infinité d'autres friandises chinoises , tout 
cela était pour nous comme des réminiscences de nos 



24 l'bmpire chinois. 

anciens voyages au sein du Céleste Empire. Une odeur 
fortement musquée , et particulière à la Chine et aux 
Chinois, nous annonçait d'ailleurs, en nous pénétrant 
de toute part, que nous étions déBnitiyement entrés dans 
l'empire du Milieu. 

Ceux qui ont voyagé, dans les pays étrangers ont dû 
facilement remarquer que tous les peuples ont une odeur 
qui leur est propre. Ainsi on distingue, sans peine, les 
nègres, les Malais, les Chinois, les Tartares, les Thibé- 
tains, les Indiens et les Arabes. Le pays même, le sol 
qu'habitent ces divers peuples répand aussi des exhalai- 
sons analogues, et qu'on peut apprécier surtout le matin 
en parcourant les villes ou la campagne. Moins il y a 
de temps qu'on habite les pays étrangers , plus il est 
facile de faire attention à ces différences ; à la longue 
l'odorat s'y habitue et finit par ne plus les remarquer. 
Les Chinois trouvent également aux Européens une 
odeur spéciale, mais moins forte, disent-ils, et moins 
appréciable que celle des autres peuples avec lesquels ils 
sont en contact. Un fait bien remarquable, c'est que, en 
parcourant les diverses provinces de la Chine , jamais 
nous n'avons été reconnus par personne , excepté par 
les chiens qui aboyaient sans cesse après nous, et pa- 
raissaient s'apercevoir que nous étions étrangers. Nous 
avions tout l'extérieur d'un véritable Chinois, et l'ex- 
trême délicatesse de leur odorat était seule capable de 
les avertir que nous n'appartenions pas à la grande 
nation centrale. 

Nous rencontrâmes sur notre route un grand nom- 
bre de monuments particuliers à la Chine, et qui suffi- 
raient seuls pour distinguer ce pays de tous les autres. 



GBAPITRB PREMIBR. ÎS 

Ce sont des arcs de triomphe éleyés à la viduité et à la 
virginité. Si une fille ne veut pas se marier, afin de 
mieux se dévouer au service de ses parents, ou si une 
veuve refuse de passer à de secondes noces, par respect 
pour la mémoire de son mari défunt, elles sont hono- 
rées, après leur mort avec pompe et solennité. On 
forme des souscriptions pour élever des monuments 
à leur vertu ; tous les parents y contribuent, et souvent 
même les habitants du village ou du quartier où de- 
meurait l'héroïne veulent y prendre part. Ces arcs de 
triomphe sont en pierre ou en bois ; ils sont chargés de 
sculptures, quelquefois assez remarquables, représen- 
tant des animaux fabuleux, des fleurs et des oiseaux de 
toute espèce. Nous y avons souvent admiré des mou- 
lures et des ornements de fantaisie que n'eussent pas 
désavoués les artistes qui sculptèrent jadis nos belles 
cathédrales. Sur le frontispice il y a ordinairement une 
grande inscription dédicatoire à la virginité ou à la 
viduité; elle est gravée horizontalement et en creux. Sur 
les deux côtés on lit en petits caractères les vertus de 
rhéroïne. Ces arcs de triomphe sont d'un bel eflet, et 
sont très-répandus sur les chemins et quelquefois dans 
les villes. A Ning-po, célèbre port de mer dans la pro- 
vince du Tché-kiang, il y a une longue rue entièrement 
composée de semblables monuments. Ils sont tous en 
pierre et d'une riche et majestueuse architecture. La 
beauté des sculptures a excité l'admiration de tous les 
Européens qui ont pu les voir; en 1842, quand les 
Anglais se furent emparés de cette ville, ils eurent, dit- 
on, la pensée d'enlever tous ces arcs de triomphe et de 
transporter ainsi à Londres une rue chinoise tout entière. 
I. s 



16 l'uipiab chinois. 

L'entreprise était bien digne de l'excentricité britanni- 
que ; mais, soit crainte d'irriter la population de Ning- 
pOy soit pour tout autre motif , le projet fut abandonné. 
Deux jours de marche parmi ces populeuses contrées 
nous avaient complètement retrempés dans nos an* 
ciennes habitudes chinoises ; tout ce que nous pouvions 
voir, entendre et sentir était, pour nous comme autant 
de réminiscences. La Chine. nous pénétrait par tous les 
pores, et nous perdions insensiblement toutes nos im- 
pressions tartares et thibétaines. Nous arriv&mes à 
Kioung-tcheou, ville de second ordre, agréablement 
située, et dont les habitants paraissent vivre dans une 
grande abondance. Nous n'allâmes pas loger dans une 
hôtellerie publique, comme les jours précédents, mais 
dans un petit palais décoré, avec richesse et élégance, 
où nous n'avions affaire qu'à des gens d'une politesse 
exquise et où régnait partout la stricte observance des 
rites chinois. A notre arrivée, plusieurs mandarins du 
lieu étaient venus nous recevoir à la porte, et nous 
avaient introduits dans un brillant salon où nous trou- 
vâmes une collation servie avec luxe et recherche. Ces 
hôtels se nomment koung-kouan ou palais communal. 
Il y en a d'étape en étape, sur toutes les routes de l'em- 
pire chinois, et ils sont réservés pour les grands man- 
darins qui vont y loger quand ils voyagent pour quel- 
que service public. Les voyageurs ordinaires en sont 
sévèrement exclus. Us sont confiés à la garde d'une 
famille chinoise chargée de les maintenir en bon état, 
et d'y faire les dispositions nécessaires lorsque quelque 
mandarin doit y passer. Les frais de réception sont à la 
charge du gouyerneur de la ville ; c'est lui qui doit, en 



CBAPim PtnUBB. 27 

outre, désigoer quelques domestiques de sa maison pour 
faire le servîee. Les koung-kouan de la province du Sse- 
Tchou^i sont renommés dans iout Templre pour leur 
magnificence ; ils furent complètement renouvelés sous 
Fadministration de Ki-chan, qui fut pendant plusieurs 
années gouverneur de la province, et dont tous les actes 
portent l'emfNreinte de son caractère plein de noblesse 
et de grandeur. 

Nous fumes d'abort un peu étonnés de nous trouver 
logés dans cette demeure seigneuriale, où on nous servit 
un splendide festin, et où nous ne rencontrions que des 
domestiques revêtus de magnifiques habits de soie. Nous 
causâmes beaucoup avec les mandarins de la ville, qui 
avaient eu la courtoisie de venir nous visiter. Le résultat 
de toutes ces conversations fut pour nous la conviction 
bien nette et bien précise que, depuis notre départ de 
Ta-tsien-lou, on devait nous faire loger tous les jours 
dans les koung-kouan ou palais communaux, et nous 
traiter en tout comme des mandarins de premier degré. 
En réglsmt ainsi les choses, Ki-chan avait probablement 
suivi d'abord Fimpulsion de son caractère généreux, et 
puis, sans doute, par un orgueil patriotique bien légi- 
time, il avait voulu* donner à des étrangers une haute 
idée de la grandeur de son pays ; il avait voulu que 
nous pussions^dire partout qu'en Chine on reçoit une belle 
et brillante hos{Âtalité ; mais Ki-chan avait compté sans 
notre petit musulman. Celui-ci, qui ne se croyait pro- 
bablemeqt pas tenu à faire briller aux yeux de deux 
étrangers l'ÀBlat de l'empire et de la dynastie mantcboue, 
spécula s(»didemœt sur le programme de notre itiné* 
raire« 11 s'entendit avec Festafette qui nous précédait 



28 l'empire chinois. 

d'ua jour partout où nous devions nous arrêter, et fit 
déclarer à tous les mandarins des villes par où nous pas- 
sions qu'absolument nous ne voulions pas aller loger 
dans les koung-kouan, que cette bizarrerie tenait au 
caractère des gens de notre nation, et qu^il était impos- 
sible de nous plier en cela aux usages de Pempire du 
Milieu. On n'avait donc qu'à lui remettre les allocations 
fixées pour notre réception au koung-kouan, et il se 
chargerait lui-même de nous entretenir d'une manière 
conforme à nos goûts et à nos désirs. Les mandarins et 
les gardiens des palais communaux adoptaient, de leur 
côté, avec empressement une mesure qui les mettait à 
l'abri de tout souci et de tout embarras ; or, il parait que 
nos goûts et nos désirs n'aspiraient qu'à aller nous caser 
dans une pauvre hôtellerie pour y vivre d'un peu de 
riz cuit à l'eau avec accompagnement d'herbes salées 
et de quelques tranches de lard ; de plus, comme nous 
entrions dans les pays chauds, le vin eût été tropéchauf- 
fant et nuisible à des estomacs venus des mers occi- 
dentales ; du thé bien clair et bien léger était ce qui 
nous convenait le mieux. De cette façon, notre rusé 
musulman trouva moyen de dépenser tout au plus un 
dixième de la somme qu'il recevait, et de faire rentrer 
le restant dans son escarcelle. Cette découverte fut pour 
nous de la plus haute importance, car elle nous fit con- 
naître l'étendue de nos droits et la valeur de l'individu à 
qui nous étions confiés. 

Au moment où nous allâmes nous coucher, nous re- 
marquâmes que les gardiens du koung-kouan rôdaient 
autour de nous d'une façon toute mystérieuse. Us nous 
adressaient furtivement quelques paroles insignifiantes. 



GHAPITHE PROnrai. 29 

mais qui nous faisaient assez conprendre qu'ils dési- 
raient se mettre en rapport avec nous. Enfin, l'un d'eux, 
après avoir bien regardé de tous côtés pour voir s'il n'é- 
tait pas aperçu, entra dans notre chambre, ferma la 
porte sur lui, puis fit le signe de la croix et se mit à 
genoux en nous demandant notre bénédiction... Cétait 
un chrétien ! Il en arriva bientôt un second, puis un 
troisième ; toute la famille enfin, préposée à la garde 
du koung-kouan, se réunit autour de nous. Cette fa- 
mille tout entière était chrétienne ; pendant la journée, 
elle n'avait osé nous faire aucune manifestation en pré- 
sence des mandarins, de peur de compromettre sa posi- 
tion... Il est impossible qu'on se fasse une idée des émo- 
tions que cette rencontre nous fit éprouver ; elles furent 
si vives et si profondes que celui qui écrit ceci ne peut 
encore, six ans après, en rappeler le souvenir sans sentir 
battre son cœur et ses yeux se mouiller de larmes. Ces 
hommes qui nous entouraient nous étaient inconnus, et 
cependant nous étions les uns pour les autres des frères 
et des amis. Leurs sentiments et leurs pensées sympa- 
thisaient avec nos pensées et nos sentiments. Nous pou- 
vions nous parler à cœur ouvert, car nous étions étroi- 
tement unis par les liens de la foi, de l'espérance et de la 
charité. Ce bonheur ineffable d'avoir partout des frères 
n'est que pour les catholiques. Eux seuls peuvent par- 
courir la terre du nord au sud et du couchant à l'aurore 
avec l'assurance de rencontrer partout quelque membre 
de la grande famille. Ou parle beaucoup de fraternité 
universelle ; mais, si on l'aime du fond du cœur et non 
pas seulement du bout des lèvres, qu'on s'intéresse donc 
efficacement à la belle œuvre de la propagation de la foi. 



30 l'upiib gbinoib. 

Le lendemam, avant notre départ, nous reçûmes 
nombre de yisiteurs, appartenant tousà la hante société 
de Kioung-tcheou. Pendant que nous vivions dans nos 
missions, nous n^avions été, le plus souvient, en con^ 
tact qu'avec les classes inférieures; dans les campagnes 
avec les paysans, et dans les villes avec les artisans; 
car, en Chine comme partout, c'est chez le peuple que 
le christianisme jette ses premières racines. Nous fù^ 
mes heureux de trouver cette occasion de pouvoir faire 
connaissance avec l'aristocratie de c^te curieuse nation. 
Les Chinois bien élevés sont réellement aimables, e( 
leur sodété n'est pas dépourvue de charmes* Leur poli- 
tesse n'est pas fatigante et ennuyeuse comme on pourrait 
se l'imaginer ; elle a quelque chose d'exquis, de naturel 
même, et elle ne tombe dans l'afieterie que chez ceux 
qui ont la prétention de faire les> élégants, sans avoir les 
usages du grand monde. La conversation des Chinois est 
quelquefois très-spirituelle ; les compliments outrés et les 
paroles louangeuses qu'on s'adresse mutuellement à tout 
(NTopos agacent et fatiguent un peu tout d'abord, quand 
on n'y est pas habitué ; mais il y a dans tout cela tant de 
bonne grâce qu'oo s'y fait aisément. Parmi cesidsiteurs, 
il y avait surtout un groupe de jeunes gens qui nous 
émerveilla. Leur maintien était modeste sans contrainte. 
C'était un mélange de timidité et d'assurance qui s'har- 
monisait à ravir avec leur jeune âge. Us parlaient peu, et 
seulement quand on les interrogeait. Pendant que les 
anciens avaient la parole. Us se contentaient de prendre 
part à la conversation par l'animation de leurs figures et 
de gracieux mouvements de tète. Les éventails maniés 
avec élégance et dextérité venaient encore ajouter aux 



GBi^rniB mniiBB. 31 

agréments de cette société choisie. Nous fîmes de notre 
mieux pour prouver à cette élégante aristocratie que 
Turbanité françsdse n'est pas au-dessous de la cérémo- 
nieuse politesse des Chinois. 

Quand nous nous mimes, en route, nous remarquâ- 
mes que notre escorte était beaucoup plus considérable 
qu'à l'ordinaire. Nos palanquins ayançaient entre une 
baie de lanciers à cheval que le gouverneur de Kioung» 
tcheou nous avait donnés pour nous protéger contre les 
bandits dont le pays était infesté. Ces bandits étaient des 
contrebandiers d'opium. On nous dit que, depuis quel** 
ques années, ils allaient par grandes troupes chercher 
dans la province du Yun-nan et jusque chez les Birmans 
l'oittum qu'on leur envoyait de l'Inde par terre. Ils re* 
venaient ensuite ouvertement avec leur contrebande, 
mais armés de pied en cap, afin de pouvoir résister aux 
mandarins qui tenteraient de s'opposer à leur passage. 
On citait plus d' un combat meurtrier ou l'on s* était battu 
avec acharnement, d'un côté pour conserver la contre- 
bande, et de l'autre pour la piller ; car les soldais chinois 
n'ont de courage contre les voleurs et les contrebandiers 
que dans l'espoir de se saisir eux-mêmes de la proie. 
Lorsque ces bandes armées de porteurs d^opium ren- 
contrent sur leur route des mandarins ou quelque riche 
voyageur, ils ne se font pas faute de les attaquer et de 
les dépouiller. 

Tout le m(»ide connaît la malheureuse passion des Chi- 
nois pour l'opium, et la guerre que cette fatale drogue 
occasionna, en 1840, entre la Chine et l'Angleterre. Son. 
importation dans le Céleste Empire ne date pas de long- 
temps; mais il n'est pas au. monde de commerce dont 



31 l'bmpirb chinois. 

loA progràs aiont été si rapides. Deax agents de la com- 
pagnie des Indes furent les premiers qui eurent, vers le 
conimoncement du dix-huitième siècle, la déplorable 
pensée de faire passer en Chine Topium' du Bengale. 
(Restau colonel Watson et au vice-résident Wheeler que 
les (ihinois sont redevables de ce nouveau système 
d^empoisonnement. L'histoire a conservé le nom de 
Parmentior, pourquoi ne garderait-elle pas aussi celui 
de CCS doux hommes? Ceux qui font du bien ou du mal 
à leurs semblables méritent qu'on se souvienne d'eux ; 
car rhumanité doit glorifier les uns et flétrir les autres. 
Ai^ourd'hui la Chine achète annuellement aux An- 
glais pour cent cinquante millions d'opium. Ce trafic se 
fait par contrebande, sur les côtes de l'empire, surtout 
dans le voisinage des cinq ports qui ont été ouverts aux 
Européens. De grands et beaux navires armés en guerre 
servent d'entrepôls aux marchands anglais, qui demeu- 
rent toujours à poste fixe pour livrer leur marchandise 
aux Chinois. Ce commerce illicite est également protégé 
et par le gouvernement anglais et par les mandarins du 
Céleste Empire. La loi qui défend, sous peine de mort, 
de fumer l'opium n'a pas été rapportée; cependant elle 
est tellement tombée en désuétude, que chacun peut 
fumer on liberté, sans avoir à redouter la répression des 
tribunaux. Dans toutes les villes, on étale et vend publi- 
quement les pipes, les lampes et tous les instruments 
nécessaires aux fumeurs. Les mandarins sont eux- 
mêmes les premiers à violer la loi et à donner le mau- 
vais exemple au peuple. Pendant notre long voyage en 
Chine, nous n'avons pas rencontré un seul tribunal où 
on ne fumât l'opium ouvertement et impunément. 



GHAPITU PUWn. 33 

L'opium ne se famé pas de la même manière que le 
tabac. La pipe est composée d'un tube ayant à peu près 
la longueur et la grosseur d'une flûte ordinaire. Un peu 
avant l'extrémité de ce tube, on adapte une boule en 
terre cuite, ou d'une autre matière plus ou moins pré- 
cieuse, et qu'on perce d'un petit trou qui communique 
avec l'intérieur du tube. L'opium est une pâte noirâtre et 
visqueuse qu'on est obligé de préparer de la manière 
suivante avant de fumer. On prend avec l'extrémité 
d'une longue aiguille une portion d'opium de la gros- 
seur d'un pois, on le chauffe ensuite à une petite lampe 
jusqu'à ce qu'il se gonfle et soit parvenu à la cuisson et 
à la consistance voulues. Alors on dispose cet opium 
ainsi préparé au-dessus du trou de la boule, de manière 
à lui donner la forme d'un petit cône qu'on a le soin de 
percer avec Taiguille, pour qu'il y ait communication 
avec la cavité du tube. On approche alors cet opium de 
la flamme de la lampe. Après trois ou quatre aspira- 
tions, le petit cône est entièrement brûlé, et toute la 
fumée est passée dans la bouche du fumeur, qui la re- 
jette insensiblement par les narines. On recommence 
ensuite la même opération, ce qui rend cette manière de 
fnmer extrêmement longue et minutieuse. Les Chinois 
préparent et fument l'opium toujours couchés, tantôt 
sur un côté et tantôt sur un autre ; ils prétendent que 
cette position est la plus favorable. Les fumeurs de dis- 
tinction ne se donnent pas la peine de façonner eux- 
mêmes l'opium ; ils ont quelqu'un chargé de ces menus 
détails, et qui leur sert la pipe toute préparée. 

A Canton, à Macao et dans les divers ports de la Chine 
ouverts au commerce européen, nous avons entendu 



34 l'BIIPIBB CBIHOIS. 

bien des personnes essayer de justifier le eomiDeree de 
Topium, parce que, disaient-«Ues, il n'aYaitpas essen^ 
tieUement les mauvais effets qu^oo lui aitribuaity et 
qu il en était comme des liqueurs fer montées ou d^une 
foule d'autres substances, dont Tabus seul était nuisi- 
ble. Un usage modéré ne pouvait 6trey au contraire, que 
d'un excellent résultat sur le tempérament faiUe et lym- 
phatique des Chinois... Ceux qui parient ainsi sont, en 
général, des marchands d'opium, et 'Ton comprend 
assez qu ils cherchent, partons les arguments possibles, 
à^calmer les inquiétudes de leur conscience, qui leur crie 
peut-être souvent : Ce quo tu fais est une mauvaise action ! 
Mais le mercantilisme et la soif de l'or aveuglent com- 
plètement ces hommes, doués, d'ailleurs, d'une grande 
générosité, et dont les cofires^forts sont toujours ouverts 
quand il y a des malheureux à soulager et de bonnes œu«- 
vres à soutenir. Ces riches spéculateurs, vivant perpétuel- 
lement au milieu du luxe et des fêtes, ne pensentpas même 
aux affreux désastres qu'ils préparent et consomment 
par leur détestable trafic. Quand, du belvédère de leurs 
maisons, qui s'élèvent sur les bords delà mer, somptueu- 
ses et splendides comme des palais, ils voient revenir de 
l'Inde leurs beaux navires glissant majestueusement sur 
les flots et entrant, voiles déployées, dans le port, ils ne 
réfléchissent pas sans doute que ces cargaisons renfer- 
mées dans leurs superbes clippers vont être la ruine et 
la désolation d'un grand nombre de familles... A part 
quelques rares fumeurs qui, grâce à une organisation 
tout exceptionnelle, peuvent se contenir dans les bornes 
d'une prudente modération, tous les autres vont rapide- 
ment à la mort, après avoir passé successivement par la 



paresse^ la dâmuche^ la misère, la ruine de leurs forces 
physiques et la dépravation complète de leurs facultés 
iatellectoeUes et morales. Rien ne peut distraire de sa 
passioa un fumeur déjà avancé dans sa mauvaise ' habi- 
tude. Incapable de la plus petite affaire, insensible à 
tous les événements, la misère la plus hideuse et Tas- 
pectd'une famille plongée dans le désespoir ne sauraient 
le toucher. C'est une atonie dégoûtante, une prostration 
absolue de toutes les facultés et de toutes les énergies. 

Depuis plusieurs années quelques provinces méri-* 
dionales s'occupent, avec beaucoup d^ctivité, de la 
culture du pavot et de la fabrication de Topium. Les 
marchands cinglais confessent que les produits chinois 
sont d'excellente qualité, quoique, cependant, encore 
inférieurs à ceux qui viennent du Bengale ; mais 
l'opium anglais subit tant de falsigcations avant d'ar- 
river dans la pipe du fumeur, qu'il ne vaut plus, en 
réalité, celui .que préparent les Chinois. Ce dernier, 
quoique livré au i commerce dans toute sa pureté, se 
donne à bas prix et n'est consommé que par les fumeurs 
de < bas étage.* Celui des Anglais, malgré sa falsifica«- 
tion^ est très-cher, et réservé aux fumeurs de distinction. 
Cette bizarrerie provient de lamour-propre et de la 
vanité des riches chinois, qui croiraient déroger en 
fumant un opium fabriqué chez eux et incapable de les 
ruiner ; celui qui vient de fort loin doit évidemment 
avoir la préférence..... c< Tulto il mondoà fatio corne 
a la msitra famiglia l » 

Pourtant on peut prévoir qu'un tel état de choses ne 
durera pas. Il est probable que les Chinois cultiveront 
le pavot sfOLV une très^grande échelle, et pourront fabri- 



-36 L^BMPIRB CHINOIS. 

quer chez eux tout l'opium nécessaire à leur consom- 
mation. Les Anglais, incapables d'obtenir les mêmes 
produits à aussi bon marché que les Chinois, ne pour- 
ront soutenir la concurrence, surtout lorsque Fengoue- 
ment pour les produits lointains sera passé de mode. Ce 
jour-là les Indes britanniques recevront un coup ter- 
rible, qui se fera ressentir jusqu'à la métropole; et alors 
peut-être les Chinois se montreront moins passionnés 
pour cette funeste drogue. Qui sait? lorsque les Chi- 
nois pourront se procurer l'opium facilement et à bas 
prix, il ne serait pas surprenant de les voir abandonner 
peu à peu cette meurtrière et dégradante habitude. On 
prétend que le peuple de Londres et des autres villes 
manufacturières de l'Angleterre, s'est adonné, lui aussi, 
depuis quelques années, à l'usage de Topium pris en 
liquide et en mastication. Cette nouveauté est encore 
peu remarquée, quoiqu'elle fasse, dit-on, des progrès 
alarmants. Ce serait une chose à la fois curieuse et 
instructive, si un jour les Anglais étaient obligés d'aller 
acheter l'opium dans les ports de la Chine. En voyant 
leurs navires rapporter du Céleste Empire cette sub- 
stance vénéneuse, pour empoisonner l'Angleterre, il 
serait permis de s'écrier : Laissez passer la justice 
de Dieu ! 

Depuis notre départ du palais communal de Kioung- 
tcheou, nous parcourûmes une magnifique plaine, où 
nous admirâmes les populations chinoises déployant 
toutes les ressources de leur activité agricole et commer- 
ciale; à mesure que nous avancions, les routes deve- 
naient plus larges, les villages plus nombreux et les 
maisons mieux bâties et plus élégantes. Les camisoles 



CHAPITRE PRfiMIKS. 37 

courtesdisparaissaientpeuàpeOypoorfaireplaoeauxIoDgs 
habits de parade ; elles physionomies des yoyagears que 
nous rencontrions portaient Tempreinte d'une civilisation 
plus avancée. Parmi les paysans chaussés de sandales et 
coifiés d'un large chapeau de paille, on voyait un grand 
nombre de citadins à la démarche nonchalante et pré- 
tentieuse, jouant sans cesse de Féventail, et protégeant 
leur teint blême et farineux contre les ardeurs du soleil, 
au moyen d'un petit parasol en papier vernissé ; tout 
nous annonçait que nous n'étions pas très-éloignés de 
Tching-tou-fou, capitale de la petite province de Sse- 
tchouen. 

Avant d'entrer dans la ville, notre conducteur nous 
invita à nous reposer dans une bonzerie que nous ren- 
contrâmes sur notre chemin. En attendant, il irait, lui- 
même, selon le cérémonial chinois, se présenter au 
vice-roi, le prévenir de notre arrivée et lui demander 
ses ordres à notre sujet. Le supérieur de ce monastère 
de bonzes vint nous recevoir avec force révérences, et 
nous introduisit dans un vaste salon, où on nous servit 
du thé, des fruits secs et des pâtisseries de toute couleur, 
frites à l'huile de sésame, que les Chinois nomment 
hiang-youj c'est-à-dire huile odoriférante. Plusieurs 
religieux du monastère se joignirent à leur supérieur 
pour nous faire compagnie et donner plus d'entrain à la 
conversation. Nous ne trouvâmes pas chez ces bonzes 
le laisser aller, la franchise et 'le cachet de conviction 
religieuse que nous avions remarqués chez les lamas du 
Thibet et de la Tartarie. Leurs manières étaient, il faut 
en convenir, pleines de courtoisie, leurs longues robes 
couleur cendrée étaient irréprochables ; mais il nous fut 



^1^ L*BMPI1UE CHINOIS. 

impossible de découvrir un peu de foi et de dévotion 
«Ltiis leur physionomie sceptique et rusée. 

Cette bonzerie est une des plus riches et des mieux 
entretenues que nous ayons rencontrées en Chme. Après 
avoir pris une tasse de thé, nous fumes invités par le 
supérieur à en faire la visite. La solidité des construc- 
tions et la richesse des ornements fixèrent notre atten- 
tion; mais nous admirâmes surtout le parc, les bosquets 
et les jardins dont le monastère est entouré. On ne peut 
rien imaginer de plus frais et de plus gracieux. Nous nous 
arrêtâmes quelques instants avec plaisir sur les bords 
d'un grand vivier, où l'on voyait de nombreuses troupes 
de tortues jouer et s'agiter parmi les larges feuilles de 
nénuphar qui flottaient à la surface des eaux. Un autre 
étang, plus petit que le premier, était rempli de pois- 
sons rouges et noirs; un jeune bonze, dont les longues 
et larges oreilles s'épanouissaient niaisement aux deux 
côtés de sa tète fraîchement rasée, s'amusait à leur 
jeter des boulettes de pâte de riz. Les poissons se ras- 
semblaient pleins d'avidité et d'impatience, soulevaient 
leur tête au-dessus de l'eau et entr'ouvraient continuel- 
lement leur bouche, comme pour caresser l'air de 
leurs baisers. 

Après cette charmante promenade, nous rentrâmes 
au salon de la bonzerie. Nous y trouvâmes plusieurs 
visiteurs, parmi lesquels un jeune homme aux maniè- 
res alertes et dégagées, et doué d'une prodigieuse vo- 
lubilité de langue ; à peine eut-il prononcé quelques 
paroles, que nous comprîmes qu'il était chrétien. — 
Tu es, sans doute, lui dîmes-nous, de la religion du 
Seigneur du ciel? — Pour toute réponse, il se jeta 



CHAPITRE PREMIER. 39 

fièrement à genoux , fit un grand signe de croix et 
nous demanda notre bénédiction. Un pareil acte, en 
présence des bonzes et d'une foule de curieux, témoi- 
gnait d'une foi yive et d'un grand courage ; ce jeune 
homme, en effet, avait une âme fortement trempée. 
11 se mit à nous parler, sans se gêner le moins du 
monde, des nombreux chrétiens de la capitale, des 
quartiers de la ville où il y en avait le plus, et du bon- 
heur qu'ils auraient à nous voir; puis il attaqua à 
brûle-pourpoint le paganisme et les païens, fit l'apo- 
logie du christianisme, de sa doctrine et de ses prati- 
ques, interpella les bonzes, railla les idoles et les supers- 
titions, et apprécia enfin la valeur théologique des 
livres de Gonfucius, de Lao-ize et de Bouddha. C'était 
un flux de paroles qui ne tarissait pas; les bonzes 
étaient déconcertés de ses attaques à bout portant, les 
curieux riaient de plaisir, et nous, au milieu de cette 
scène imprévue, nous ne pouvions nous empêcher 
d'être tout glorieux de voir un chrétien chinois affi- 
cher et défendre en public ses croyances. C'était une 
rareté. 

Pendant le long monologue de notre chrétien, il fut 
question, à plusieurs reprises, comme d'une ambas- 
sade française arrivée à Canton et d'un certain grand 
personnage nommé Lorko-nie (1), qui avait arrangé les 
affaires de la religion chrétienne en Chine, de concert 
avec le commissaire impérial Ky-yn. Les chrétiens ne 

(1) Nom chinoise de M. Lagrenée. L'ambassade française en Chine 
avait eu lieu pendant nos courses dans la Tartarie et le Thibet, et 
c'était pour la première fois que nous en entendions yaguement 
parler. 



40 L EMPIRE CHINOIS. 

devaient plus être persécutés ; l'empereur approuvait 
leur doctrine, et les prenait sous sa protection, etc. 
Nous ne comprimes pas grand'chose à tout cela; toutes 
ces idées, qui nous étaient jetées éparses et par frag- 
ments, nous cherchions bien à les rajuster dans notre 
esprit ; mais, comme nous n'avions eu auparavant au- 
cune donnée, il nous était impossible de nous débrouil- 
ler au milieu de toutes ces énigmes. Nous allions 
demander quelques explications un peu nettes et préci- 
ses à notre orateur, lorsque quatre mandarins, arrivés 
de la capitale, nous invitèrent à entrer dans nos palan- 
quins pour continuer notre route. 

Les porteurs nous conduisirent en course et tout 
d'une haleine jusque sous les murs de la ville, où nous 
trouvâmes des soldats pour nous escorter. La précau- 
tion n'était pas inutile ; sans ce secours, il nous eût 
été impossible de circuler dans les rues, tant était com- 
pacte et pressée la foule qui se portait sur notre pas- 
sage. Il nous sembla que le cœur nous battait dans la 
poitrine plus vite que d'habitude; car nous savions 
qu'on allait nous faire subir un jugement par ordre de 
l'empereur. Nous enverrait-on à Péking, à Canton, ou 
bien dans l'autre monde 7 11 n'y avait certainement pas 
dans tout cela de quoi avoir peur ; mais il était bien 
permis, au milieu de cette incertitude, d*éprouver 
un peu d'émotion. Enfin nous arrivâmes devant un 
grand tribunal ; les deux énormes battants du portail sur 
lesquels étaient peintes deux monstrueuses divinités ar- 
mées de grands sabres, s'ouvrirent solennellement, et 
nousentrâmes, sans trop savoir de quelle manière nous sor- 
tirions. De Ta-tsien-lou, ville frontière, jusqu'à Tching- 



CHAPITRE PREMIER. 41 

tou-fou (1), capitale du Sse-tchouen, nous avions eu 
pour douze jours de marche, et nous avions parcouru à 
peu près mille lis, qui équivalent à cent lieues. 

(1) Fou désigne, en Chine, une ville de premier ordre ; tcheou, de se- 
cond; hien, de troisième. Les fou, les tcheou et les bien sont toujours 
enfermées dans une enceinte de remparts. 



CHAPITRE IL 



Entretien avec le préfet da Jardin de fleurs. — Logement dans le tri- 
bunal d'un juge de paix. — Invitation à dîner avec les deux préfets 
de la ville. — Conversation avec ces deux hauts fonctionnaires. — 
On nous assigne deux mandarins d'honneur pour charmer nos loi- 
sirs. — Jugement solennel par-devant tous les tribunaux réunis. — 
Divers incidents de ce jugement. — Rapport adressé à l'empereur à 
notre sujet, et réponse de l'empereur. — Édits impériaux en faveur 
des chrétiens obtenus par l'ambassade française en Chine. — Insuffi- 
sance de ces édits. — Comparution devant le vice-roi. — Portrait 
de ce personnage. — Dépêche du vice-roi à l'empereur. — Entre- 
tien avec le vice-roi. 



La capitale de la province du Sse-tchouen est divisée 
en trois préfectures chargées de la police et de l'admi- 
nistration de la ville tout entière. Chaque préfet a un 
palais-tribunal où il juge les affaires de son ressort : c'est 
là qu'il habite avec sa famille, ses conseillers, ses scribes, 
ses satellites et son nombreux domestique. Le tribunal 
préfectoral où nous fûmes introduits se nommait Hoa- 
yuefiy c'est-à-dire Jardin de fleurs. Ce fut donc au pré- 
fet du Jardin de fleurs que nous eûmes tout d'abord 
affaire. Ce mandarin était un homme d'une quarantaine 
d'années, court, large et tout rond d'embonpoint. Sa 
flgure ressemblait à une grosse boule de chair, où le 
nez était enseveli et les yeux éclipsés ; on remar- 
quait tout au plus deux petites fentes obliques par 
où notre Chinois nous regardait. Quand il entra dans 



CHAPITIK II. 43 

la salle où nous faisions antichamlNre, il nous troina oc- 
cupés à lire des sentences mantcboues dont les murs 
étaient décorés. Il nous demanda, avec beaucoup dW- 
fabiiité, si nous comprenions cette langue. — Nous 

l'avons un peu étudiée, lui répondîmes-nous ; et 

nous essayâmes en même temps de lui traduire en 
chinois le distique mantchou que nous avions devant 
nous ; il signifiait : 

« Si vous êtes dans la solitude, ayez soin de méditer sur tw pio- 

« près défauts. 
« Si vous conversez 'avec les hommes, gardez-vons de parier des 

« fautes du prochain. » 

Le préfet du Jardin de fleurs était Tartare-Mantchou. 
Il fut d'abord étonné, puis extrêmement flatté que nous 
sussions la langue de son pays, langue des conquérants 
de la Chine, de la famille impériale ; ses longs petits yeux 
s'écarquillèrent de joie et de bonheur. U nous fit asseoir 
sur une espèce de divan de satin rouge, et nous causâ- 
mes. La conversation n eut aucun rapport à nos afiTaires. 
Nous parlâmes de littérature et de géographie, du vent 
et de la neige, des contrées barbares et des pays civilisés. 
U nous demanda des détails sur notre manière de voya- 
ger depuis Ta-tsien-lou ; s'il était vrai que, jusqu'à 
Kioung-tcheou, on nous avait fait loger dans les hôtel- 
leries publiques, etc. Après avoir fortement invectivé 
contre le mandarin musulman qui avait gouverné l'es- 
corte, il nous annonça qu'il allait nous Caire conduire à 
la maison désignée pour notre résidence. 

Nous ne trouvâmes plus à la porte de la préfecture du 
Jardin de fleurs nos palanquins de voyage ; ils avaient 



44 l'kmpirb caiifois. 

été remplacés par d'autres plus commodes et plus élé- 
gants. Notre petit état-major avait aussi été changé. Le 
logement qu^on nous avait assigné étant très-éloigné, il 
nous fallut parcourir, pour y arriver, les principaux 
quartiers de la ville. On nous introduisit enfin dans un 
tribunal de second ordre, où résidait un mandarin dont 
les attributions sont à peu près analogues à celles d'un 
juge de paix. Plus tard nous aurons occasion de parler 
plus au long de ce magistrat et de sa famille. Après avoir 
échangé quelques paroles de politesse avec le maître du 
lieu, nous fûmes installés dans nos appartements,, qui 
se composaient, pour chacun, d'une chambre conve- 
nablement meublée et d'un salon de réception. Du reste, 
le tribunal tout entier fut mis à notre disposition, avec 
ses cours, ses jardins et un charmant belvédère qui do- 
minait la ville, et d'où la vue s'étendait jusque dans la 
campagne. 

La nuit était close depuis longtemps ; tout le monde 
se retira, et nous pûmes enfin nous trouver seuls et 
méditer un peu en paix sur la singularité de notre posi- 
tion. Quel drame que notre existence depuis deux ans! 
Notre paisible départ de la vallée des Eaux noires avec 
Samdadchiemba, nos chameaux et notre tente bleue (1) ; 
nos campements et notre vie patriarcale à travers les 
pâturages de la Tartarie ; le fameux monastère laraaïque 
de Kounboum et nos longues relations avec les reli- 
gieux bouddhistes ; la grande caravane thibétaine ; les 
horreurs et les péripéties de cette épouvantable route 
dans les déserts de la haute Asie ; notre séjour à Lha-ssa ; 

(1) Voir Souvenirs d'un voyage, passim. 



CHAPITRE 11. *5 

nos rapports à la fois pénibles et consolants avec l'am- 
bassadeur chinois et le régent du Thibet ; enfin notre 
expulsion de Lha-ssa et ces trois mois affreux pendant 
lesquels nous fûmes tous les jours condamnés à escala- 
der des montagnes parmi la neige, les glaces et les pré- 
cipices : tous ces éyénements, tous ces souvenirs, 

encombraient notre tête et s'y entassaient pêle-mêle. Il 
y avait de quoi eii devenir fou ! Et cependant tout n'était 
pas encore fini : actuellement nous étions entre les mains 
des Chinois, seuls, sans amis, sans protection, sans se- 
cours. Nous nous trompons ; nous avions Dieu pour 
ami et pour protecteur. Il est des positions dans la vie 
où, lorsque la confiance en Dieu s^en va du cœur de 
l'homme, il ne peut plus y avoir de place que pour le 
désespoir; mais, lorsqu'on prend le Seigneur pour 
appui, on se trouve doué d'un courage incomparable. 
Dieu, nous disions-nous, a évidemment fait des miracles 
pour nous sauver la vie dans la Tartarie et le Thibet ; 
il est bien probable que ce n'est pas pour qu'un Chinois 
quelconque puisse en disposer à sa fantaisie Et là- 
dessus nous conclûmes qu'il y avait lieu à nous tenir 
parfaitement tranquilles et à laisser aller nos petites 
affaires suivant le bon plaisir de la Providence. La nuit 
était très^avancée; nous fîmes notre prière, qui, à la ri- 
gueur, pouvait être celle du matin, et nous nous cou- 
châmes en paix. 

Le lendemain, on nous remit, de la part du préfet du 
Jardin de fleurs, une longue et large feuille de papier 
rouge ; c'était une invitation à dîner pour le jour même. 
Quand l'heure fut venue, nous montâmes en palanquin et 
nous partîmes. Les tribunaux des mandarins n'ont or- 

8. 



46 l'rvpire chinois. 

dinairement rien de remarquable au point de vue archi* 
tectural ; Fédifice est toujours très-bas et ne s'élève 
jamais au-dessus du rez-de-chaussée ; la toiture, chargée 
d'ornements et de petits pavillons, indique seule que 
c'est un monument public. 11 est toujours entouré d'un 
grand mur de clôture, presque aussi élevé que l'édifice 
principal. A l'intérieur, on ne voit que de vastes cours, de 
grandes salles, et quelquefois des jardins qui ne sont pas 
dépourvus d'agrément. La seule chose qui présente un 
certain caractère de grandeur, c'est la série de quatre ou 
cinq portails placés dans la même direction, et qui 
séparent les diverses cours. Ces portails sont ornés de 
grandes figures historiques ou mythologiques, grossiè- 
rement peintes, mais toujours avec des couleurs éclatan- 
tes. Quand toutes les portes s'ouvrent successivement» à 
deux battants et à grand fracas, l'imagination des Chi- 
nois doit être vivement frappée ; car à l'extrémité de 
cette espèce de corridor grandiose se trouve la salle où 
le magistrat distribue ou plutôt vend la justice au peuple. 
Sur une estrade un peu élevée est une grande table re- 
couverte d'un tapis rouge ; des deux côtés de la salle on 
voit des armes de toute espèce et des instruments de 
supplice appendus aux murs. Le mandarin a son siège 
derrière la table ; les scribes, les conseillers et les offi- 
ciers subalternes du tribunal se tiennent debout autour 
de lui. Le bas de l'estrade est la place réservée au 
public, aux accusés et aux satellites chargés de torturer 
les malheureuses victimes de la justice chinoise. Les 
appartements particuliers du mandarin et de sa famille 
se trouvent derrière cette salle d'audience. 
Souvent le tribunal sert en même temps de prison ; 



CHAPITRR II. 47 

les éloges des condamnés sont ordinairement placées 
dsms la première cour. Quand nous entrâmes au palais 
du préfet, nous remarquâmes une foule de ces malheu- 
reux, à la face Imde, et dont les membres décharnés 
étaient à moitié recouverts de quelques lambeaux de 
haillons. Us étaient accroupis au soleil ; les uns avaient 
sur les épaules une énorme cangue, d'autres étaient 
chargés de chaînes ou portaient aux pieds et aux mains 
de lourdes entraves. 

Le préfet du Jardin de fleurs ne se fit pas attendre. 
Aussitôt que nous fûmes arrivés, il se présenta et nous 
introduisit dans la salle à manger où nous trouvâmes 
un quatrième convive. C'était le préfet du troisième 
district de la ville. Un coup d'œil nous suffit pour re- 
connaître en lui le type chinois. 11 était de taille 
moyenne et d'un assez joli embonpoint. Sa figure, plus 
fine, plus distinguée que c^Ue de son confrère tartare- 
mantchou, avait cependant moina d'intelligence et de 
pénétration. Ses yeux étaient suspects, ils témoignaient 
encore plus de méchanceté que de malice. Nous nous 
assîmes aune table carrée, missionnaire icontre mission- 
naire et préfet contre préfet. Selon la pratique chinoise, 
le dîner commença par le dessert. Nous nous amusâmes 
longtemps avec des fruits, des confitures et des sucre* 
ries, pendant que nos éckansons ne discontinuaient pas 
de remplir nos petits verres de vin chaud (i). La con- 
versation avait la prétention d*étre insignifiante ; mais 
nous ne tardâmes pas à nous apercevoir que nos deux 

(1) La politesse chinoise exige qae le verre soit toujours plein. Pour 
si peu qu'on boive à la fois, ceux qui servent doivent aussitôt remplir 
le vide. 



' et Doos faire subir un 
nÊornamnm^mï fB^qv mte à notre insu. Ce n'était 
lAïsClu»! ai!«e.rjiiiiiBMi{i»avîfi^«têiDTitésàundinery 
un» SDiattduiifr amer paisiîîkxMDt et gaiement même, 
> i 5 irvHj: nnîsiiiiiiit.. Nim^ «oais 3oqc la malicieuse 
nKamstiAL ôt nf l&mIu^ iimi^ jiboer^iir le terrain où ils 
nns^ ivufisaïaïc ài iiïs& hàriuamies du monde. Quand 
iss^^rvyiutfin; BAl2^$u»Ir« xu«^ lear «diippioDS bnisque- 
Tnmfi «K ifuir àfananiuac s !& reocitte du rii aTait élé 
KmBf A£ .^roDûiMi: ik r^:Bftsbs cMifttiît la mooarchie 
«*auii/itsifL i> fit W rf!ziàiâî jinrfc.'ia: milheiireux, c'est 
<M^X3ik*i«^<v*au^çuà: ÇBûiciifd.iàs d^ puier français entre 
)M«Sv Am^ ii> ii<ias Twariaiffît et » lenrdaient eux- 
wiPiiMi a^nec aoiviede^ onmizie s^os ettsent tooIu saisir 
oii^ XKW& o^ ^^ù> lae <v>icf««i&ifot [Uks for les oralles. 
Xmk^ am^iaiif^ li» X^rie mjinîèrt très^-amosanle à la 
&it ijbi «£l:3ier« ^v^ <^ lensùuu CLwnme de raison, par le 
|vt]^^ |KÙî^a ù a^ait <v>tr.n>MKi? par le de§sai« 

X^xa^ iK>ik^ W^iines Je uKte ; eh.icun prit sa pipe, et 
<^ ^^ir^M le ihe^ Le prWet manlcbou nous quitta un 
iu>l;»ttt et i^>iat h«eiiu>t portant sous le bras un liTre 
0Mr\^iee«i et ua paquet. U uoos remit le liTre en nous 
^K'Hiaudaut^i ikhu^s ixomaissiotts cela. (Tétait un vieux 
Im>»\kmvi^« ^"^ Voilà un livre chrétien, lui dimes-nous, 
MU f^Mniiulaire de prières; comment se trouve-t-il 
ici ? — » J'ai beaucoup d'amis parmi les chrétiens , l'un 
dVux lu'tvu a Mi cadeau. Nous le regardâmes en 
»imH<iat« 04ir c'était plus poli que de lui dire : Vous 
uiouloa, «- Voici, encoi^^ ajouta-t-il, ce qui m'a été 
dounéi 0i il découvrit un beau crucifix enveloppé 
\Y\\\\ ym% chilTou de soie. Les deux préfets durent 



CBAFim II. 49 

s'aperceyoir que nous fumes subitement saisis «Témotioo 
à la vue de ces objets qui étaient poor nous de Ténéra* 
blés reliques. En feuilletant le bréviaire, nous avions In 
sur la première page le nom de Monseigneur Dufraisse, 
évêque de Tabraca, vicaire apostolique de la proTinoe 
du Sse-tchouen. Ce saint et courageux évèque avait été 
martyrisé en 1815, dans la ville de Tching-ton-fou ; 
peut-être avait-il été jugé et torturé dans le tribanal 
même où nous étions. — Ces objets, dlmes-nons aux 
mandarins, ont appartenu à un chef de la religion chré- 
tienne, à un Français que vous avez mis h mort id, dans 
cette ville, il y a trente ans. Cet homme était un saint, 
et vous l'avez tué comme un malfaiteur. Nos mandarins 
parurent étonnés et interdits de nous entendre parler de 
cet événement déjà ancien. Après un mom^itde silence, 
Vun d'eux nous demanda qui avait pu nous tromper de 
la sorte et nous raconter une fable si extraordinaire. — 
Probablement, ajouta-t-il en riant et sur le ton de l'in- 
souciance, probablement on a voulu plaisanter. — Non, 
non, il n'y a certes pas lieu à plaisanterie ! Ce grand acte 
dMniquité a été commis comme nous te le disons ; ne rions 
pas de cela ; toutes les nations de l'Occident savent que 
vous avez torturé et étranglé un grand nombre de mis- 
sionnaires chrétiens. 11 y a quelques années seulement, 
n'avez-vous pas mis à mort un autre Français, un de 
nos frères, à Ou-tchang-fou (1)? — Les deux représen- 
tants de la justice chinoise se récrièrent, frappèrent du 
pied et soutinrent avec une inexprimable impudence 

(1) Le vénérable Perboyre, missioimaire de la congrégation de Saint- 
Lazare, martyrisé, en .1840, à Ou-lehang-fou, capitale de la province du 
Hou-pé. 



r>0 L BMPIRB CHINOIS. 

quo tous nos renseignements étaient creux et vains. Go 
n'était pas le moment dMnsister ; nous priâmes seule- 
ment le préfet du Jardin des fleurs dé nous faire cadeau 
du bréviaire et du crucifix de Monseigneur Dufraisse ; 
nos instances et nos supplications furent sans succès. Ce 
singulier personnage essaya de nous faire croire qu'il 
tenait ces objets d'un chrétien, son ami intime, et qu'il 
lui serait impossible de s'en dessaisir sans blesser le ri- 
tuel de l'honneur et de l'amitié. Là-dessus, il se mit à 
nous parler des nombreux chrétiens de la province et de 
la capitale du Sse-tchouen, et nous donna à leur sujet 
d'intéressants détails. 

Les mandarins chinois n'ignorent nullement le mou- 
vement et le progrès du christianisme dans leur pays; 
ils connaissent très-bien les localités où il y a des néo- 
phytes ; la présence même des nombreux missionnaires 
européens dans les diverses provinces de l'empire n'est 
pas un mystère pour eux. Nous pensions bien que les 
chrétiens, malgré leurs précautions à se cacher, ne pou- 
vaient jamais réussir à déjouer complètement la surveil- 
lance de la police et des tribunaux. Nous savions qu'ils 
étaient connus ; qu'on n'ignorait pas les lieux et les heu- 
res de leurs réunions ; qu'on pouvait même assez facile- 
ment soupçonner parmi eux la présence des Européens ; 
mais nous étions bien éloignés de croire que la plupart 
des mandarins étaient au courant de toutes leurs affaires. 
A Lha-Ssa, l'ambassadeur Ki-Ghan nous avait déjà an- 
noncé que, dans la province du Sse-tchouen, nous ren- 
contrerions beaucoup de chrétiens ; il nous signala même 
les endroits où ils étaient en plus grand nombre. Pen- 
dant qu'il était vice-roi de la province, il était instruit de 



CHAFITIB II. 51 

tout; il savait que les alentours de son palais étaient 
presque entièrement habités par des chrétiens, et de chex 
lui il entendait le chant des prières, quand on se réunis- 
sait aux jours de fête. — Je sais même, ajouta-t-il, que 
le chef de tous les chrétiens de la province est un Fran- 
çais nommé Ma (1) ; je connais la maison où il réside ; 
tous les ans il euYoie des courriers à Canton chercher 
de Targent et des marchandises ; à une certaine époque 
de Tannée, il fait la yisite de tous les districts où il y a 
des chrétiens. Je ne l'ai pas tracassé, parce que je me 
suis assuré que c^est un homme vertueux et charitable. . . 
Il est évident que, si on voulait s'emparer, en Chine, de 
tons les chrétiens et de tous les missionnaires, la chose 
ne serait peut-être pas très-difficile ; mais les mandarins 
se garderaient bien d'en venir là, parce qu'ils se trou- 
veraient surchargés d'affaires qui, en définitive, ne leur 
rapporteraient aucun profit ; ils seraient même grande- 
ment exposés à être dégradés et envoyés en exil. Les 
grands tribunaux de Péking et l'empereur ne manque- 
raient pas de les accuser de négligence, et de leur de- 
mander comment ils ont été jusqu'à ce jour sans savoir 
ce qui se passait dans leur mandarinat, et sans faire exé- 
cuter les lois de l'empire. Ainsi l'intérêt personnel des 
magistrats est souvent pour les chrétiens une garantie 
de paix et de tranquillité. 

L'heure étant venue pour le préfet du Jardin de 
fleurs de donner audience à ses administrés, nous pri- 
mes congé de lui. Ce bonhomme de Tartare-Mantchou 
avait eu l'amabilité de nous régaler d'un excellent di- 

(1) Mc^ Perocheau, éyèqoe de Max nia. 



52 L BMPIftB CHIHOIS. 

ner. Nous lui en fumes très-reconnaissants ; mais notre 
gratitude n'alla pas jusqu'à lui donner les renseigne- 
ments qu'il espérait obtenir de nous. Après nous être 
adressé mutuellement un nombre infini de salutations 
et avoir épuisé toutes les formules de la civilité chinoise, 
nous retournâmes chez nous. 

Pendant notre absence, le juge de paix nous avait or- 
ganisé notre maison par ordre du vice-roi. On nous avait 
alloué deux jeunes gens adroits et bien élevés pour valets 
de chambre, et puis deux mandarins inférieurs, à globule 
de cuivre doré, chargés de nous tenir compagnie, de 
dissiper nos ennuis, et surtout de nous rendre la vie 
douce et agréable par les charmes de leur conversation. 
L'un d'eux, bredouillant d'une force prodigieuse, était, 
quoique jeune encore, presque décrépit par un usage 
immodéré de l'opium. L'autre, naturellement vieux, 
sans dents et presque aveugle, toussait perpétuellement 
ou poussait de gros soupirs, sans doute sur sa jeunesse, 
qu'il avait vue se faner comme une fleur. Le premier 
n'était occupé du matin au soir que de sa pipe et de sa 
petite lampe à opium. Le second, accroupi dans sa 
chambre, passait tout son temps à éplucher des graines 
de melon d'eau avec ses longs ongles, qui donnaient à 
ses mains desséchées la tournure de deux pattes de 
vieux singe. 11 absorbait journellement une quantité pro- 
digieuse de ces graines, qu'il arrosait sans cesse d'abon- 
dantes rasades de thé ; il prétendait qu'une telle alimen- 
tation était ce qu'il y avait de mieux pour la délicatesse 
de son tempérament. On conçoit que les talents de société 
de nos deux compagnons n'avaient rien de bien at- 
trayant pour nous ; ils ne pouvaient, tout au plus, que 



CHAPITRE II. 53 

nous faire regretter les mœurs un peu bourrues et sau- 
vages des Tartares. Heureusement que nous reccTions 
de temps en temps quelques visiteurs de distinction, 
dont les fines et élégantes manières nous rappelaient que 
nous étions dans la capitale de la province la plus civi- 
lisée, peut-être, du Céleste Empire. 

Quatre jours après notre arrivée à Tching-tou-fou, 
on nous signifia, de grand matin, que, le dossier de 
notre procès étant suffisamment étudié, on allait procé- 
der à notre jugement. Cette nouvelle, on peut bien le 
penser, était pour nous toute palpitante d'intérêt. Un 
jugement en Chine, et par ordre de l'empereur, ce 
n'était pas une bagatelle. Plusieurs de nos heureux de- 
vanciers n'étaient entrés dans les tribunaux que pour y 
être torturés, et n'en étaient sortis que pour aller glo- 
rieusement à la mort. Cette journée allait donc être dé- 
cisive et trancher toutes nos incertitudes sur notre avenir, 
depuis si longtemps enveloppé de ténèbres. Notre position 
n était pas tout à fait semblable à celle de la plupart 
des missionnaires qui ont eu à comparaître devant les 
mandarins. Nous n'avions pas été arrêtés sur le territoire 
chinois, aucun chrétien de la province n'avait jamais eu 
de relations avec nous, personne ne se trouvait impliqué 
dans nos affaires, et nous étions sûrs qu'à cause de 
nous personne ne serait compromis. Samdadchiemba 
était le seul complice de nos fatigues, de nos privations 
et de notre bonne volonté pour la gloire de Dieu et le 
salut des hommes. Notre cher néophyte n'était plusavec 
nous; il se trouvait dans son pays, à l'abri de tout dan- 
ger. On n'avait donc à s'occuper que de nous seuls ; le 
gouvernement chinois n'avait que nos deux têtes sur les- 



54 l'empire CDINOIS. 

quelles il pût frapper. La question se trouvait ainsi très-* 
peu compliquée. En cette situation tout exceptionnelle» 
nous pouTions, Dieu aidant, nous présenter devant nos 
juges avec une grande sérénité d'esprit et de cœur. 

L'administration générale de chaque province est 
confiée à deux sse ou commissaires, qui ont leurs tribu- 
naux dans la capitale ; ce sont les plus importants après 
celui du vice-roi. Nous fûmes conduits au prétoire du 
premier commissaire provincial, qui porte le titre de 
Pauntching^sse. Son collègue, le Ngan-tcha-sse (scruta- 
teur des délits), espèce de procureur général, devait s'y 
trouver réuni avec les principaux mandarins de la ville ; 
car, nous avait-il été dit, le jugement devait être solen- 
nel et extraordinaire. 

Une foule immense attendait aux environs du tribunal. 
Parmi cette cohue populaire, avide dé voir les deux 
diables des mers occidentales {Yan-koui-dze)^ nous 
remarquâmes quelques figures sympathiques et qui 
semblaient nous dire : Vous voilà plongés dans une 
grande détresse, et nous ne pouvons rien faire pour 
vous... L'abattement de ces pauvres chrétiens nous 
faisait mal ; nous eussions voulu faire pénétrer dans leur 
âme un peu de ce calme et de cette paix dont nous étions 
remplis... Des soldats armés de bambous et de rotins 
écartèrent la foule, le grand portail s'ouvrit, et nous en- 
trâmes. Nous fûmes placés dans une petite salle d'at- 
tente, en la compagnie des deux aimables compagnons 
qu'on nous avait donnés chez le juge de paix. De là, nous 
pouvions nous amusera contempler le mouvement et l'a- 
gitation qui régnaient dans le tribunal. Les mandarins 
qui devaient prendre part à la cérémonie arrivaient suc- 



CHAPITMS II. 55 

cessivemaat en grand costume et suiTÎs de lear état-ma- 
jor, qui a^ait toutes lesallnres d'une iMUide d'assassins et 
de Toleurs. On voyait courir de côléetd'autre les satelli- 
tes, affublés de longues robes rouges et coiffés de hideux 
çbapeaux pointus, en feutre noir ou en fil de fer, et 
surmontés de longues plumes de faisan. Ds étaient 
armés de Tieux sabres ébréchés, de chaînes, de tenailles, 
de crampons et de divers instruments de supplice, dont 
il nous serait impossible de préciser les formes bizarres 
et affreuses. Les mandarins se réunissaient par petits grou- 
pes et causaient entre eux avec de grands éclats de rire ; 
les officiers subalternes, les scribes, les satellites, les 
bourreaux, allaient et venaient en courant pour sedonner 
de l'importance ; tout le monde avait l'air de se pro- 
mettre uneséance très-curieuseet assaisonnée d'émotions 
inusitées. 

Toute cette agitation, tous ces préparatifs intermi- 
nables avaient quelque chose d'outré et d'extravagant. 
Évidemment on cherchait à nous faire peur. Enfin, tout 
le monde disparut, et un grand silence succéda à ce long 
tumulte. Un instant après, un cri affreux, poussé par un 
grand nombre de voix, se fit entendre dans la salle 
d'audience ; il se renouvela trois fois, et nos compagnons 
nous dirent que les juges faisaient leur entrée solennelle 
et s'installaient sur leurs sièges. Deux officiers décorés 
du globule de cristal se présentèrent dans notre petite 
salle d'attente, et nous firent signe de les suivre. Us se 
placèrent entre nous deux ; nos compagnons se mirent 
derrière nous, et les deux accusés s'en allèrent ainsi au 
jugement. 

Une grande porte s'ouvrit et laissa voir tout d'un 



56 l'bmpirb GDinois. 

coup les nombreux personnages de cette représentation 
chinoise. Douze marches en pierre conduisaient à la vaste 
enceinte où étaient les juges. Sur les deux côtés de cet 
escalier étaient échelonnés les bourreaux en robe rouge ; 
quand les accusés passèrent tranquillement au milieu de 
leurs rangs : Tremblez ! tremblez ! crièrent-ils tous en- 
semble, d'une Yoix stridente, et en même temps ils agi- 
tèrent leurs instruments de supplice, qui firent entendre 
un horrible cliquetis. On nous (it arrêter au milieu de la 
salle, et alors huit espèces de greffiers prononcèrent en 
chantant la formule d'usage : Accusés, à genouxj!... Les 
accusés demeurèrent graves et immobiles... Une se- 
conde sommation fut faite ; mais toujours même atti- 
tude de la part des accusés. Les deux officiers à globule 
de cristal, qui étaient toujours à côté de nous, crurent 
devoir venir à notre secours et nous tirer par le bras 
poumons aidera fléchir le genou. Un regard un peu 
solennel et quelques paroles bien accentuées suffirent 
pour leur faire lâcher prise. Us jugèrent même conve- 
nable de s'écarter un peu de nous et de se tenir à une 
distance respectueuse. Chaque empire, dîmes-nous aux 
juges, a ses mœurs et ses habitudes. Quand nous avons 
comparu à Lha-ssa devant l'ambassadeur Ki-chan, nous 
sommes restés debout, et Ki*chan a trouvé que nous 
faisions une chose raisonnable en suivant les usages de 
notre pays. Nous attendions une réponse du président ; 
mais il demeura impassible. Les autres juges se conten- 
tèrent de se regarder et de se parler par grimaces. 

Le tribunal avait été organisé et décoré à dessein de 
nous donner une haute idée de la majesté de l'empire : 
les murs étaient garnis de belles tentures rouges, sur 



CHAPITRE II. 57 

lesquelles tranchaient des sentences écrites en gros ca- 
ractères noirs ; des lanternes gigantesques, et aux cou- 
leurs éclatantes, étaient suspendues au plafond ; derrière 
les sièges des juges, on voyait tous les insignes de leur 
dignité, portés par des officiers vêtus de riches habits 
de soie. La salle était entourée d'un grand nombre de 
soldats, en uniforme et sous les armes. Un public d'é- 
lite était placé dans les couloirs latéraux ; il est probable 
que les places avaient été accordées à la faveur et à la 
protection. 

Le Pou-tching-sse, ou premier commissaîreprovincial, 
occupait le siège de président. C'était un homme d une cin- 
quantaine d'années : lèvresépaissesetviolettes; joues pan- 
telantes ; teint blanc sale ; nez carré ; oreilles plates, lon- 
gues et luisantes ; front profondément sillonné de rides ; 
yeux probablementpetits et un peu rouges, mais cachés 
derrière de rondes et grandes lunettes, retenues à la som- 
mité des oreilles par un petit cordon noir. Son costume 
était superbe ; sur sa poitrine brillait un large écusson, 
où était représenté en broderie d'or et d'argent un dragon 
impérial ; un globule en corail rouge, décoration des 
mandarins de première classe, surmontait son bonnet 
officiel, et un long chapelet parfumé, et orné de mé- 
daillons, était suspendu à son cou. Les autres juges 
étaient à peu près costumés de la même façon. Ilsavaient 
tous également des figures plus ou moins chinoises ; 
mais aucune n'était comparable à celle du président ; ses 
lunettes grandioses, surtout, produisaient sur nous un cSei 
étonnant, et bien opposé, sans doute, à celui qu'il se pro- 
posait. On voyait que cet homme cherchait à nous frap- 
per par une immense dignité. Il n'avait rien répondu à 



58 LRHPIRB CHINOIS. 

Dotre observation quand nous avions refusé de nous 
mettre à genoux, il n'avait pas même fait un léger mou- 
vement. Depuis que nous étions entrés, toujours même 
attilude et même silence, on eût dit une statue. Cette 
position un peu burlesque dura assez longtemps, et nous 
permit d'étudier, tout à notre aise, la société singulière 
au milieu de laquelle nous nous trouvions ; cela deve- 
nait si plaisant, que nous nous mimes à causer, entre 
nous, en français, mais à voix basse. Nous nous commu- 
niquions nos petites impressions du moment, qui eus- 
sent bientôt fini par nous faire perdre notre gravité pour 
peu que cela se fût encore prolongé. 

Enfin le président se décida à rompre son majestueux 
silence ; il fit entendre sa voix nasillarde et glapissante 
et nous demanda de quel pays nous étions. — Nous 
sommes des hommes de l'empire français. — Pourquoi 
avez-vous quitté votre noble patrie pour venir dans le 
royaume du Milieu? — Pour prêcher aux hommes de 
votre illustre empire la doctrine du Seigneur du ciel. — 
J'ai entendu dire que cette doctrine était très-relevée. — 
C'est vrai; mais leshommes de votre nation célèbre sont 
doués d'intelligence, et avec une application soutenue, 
ils peuvent parvenir à l'acquisition de cette doctrine. — 
Vous parlez le langage de Péking ; où Tavez-vous ap- 
pris? — Dans le nord de Vempire ; c'est là qu'on trouve 
la meilleure prononciation. — C'est vrai ; mais où, dans 
le nord ? qui a été votre maître ? — Tout le monde ; 
nous apprenions tantôt ici et tantôt là, en parlant et en 
entendant parler. 

Après ces quelques interrogations, le président appela 
un greffier^ et se fit apporter une petite caisse soigneu- 



€HAPITRB 11. 59 

sèment enveloppée de jpeau, et scellée^ en plusieurs 
endroits, avec de grands cachets rouges. On l'ouvrit 
devant nous avec beaucoup de solennité, et on nous 
montra les objets qu'elle contenait. Nous nous sou- 
vînmes alors qu'à Lha-ssa, Vambassadeur Ki-chan, en 
faisant la visite de nos malles, avait voulu garder quel- 
ques objets comme pièces justificatives. Nous lui avions 
donné quelques lettres et plusieurs cahiers manuscrits 
renfermant des traductions de livres tartares et chinois. 
Le président nous demanda, en étalant ces paperasses 
sous nos yeux, s'il n'y manquait rien ; et, afin qu'il 
nous fût plus facile de faire une vérification exacte, il 
nous donna une liste de tous les objets, faite au tribunal 
de Lha-ssa, et signée de Ki-cban et de nous. Rien 
n'ayant été égaré, on nous fit faire et signer une attesta- 
tion en français et en chinois. Nous ne pûmes qu'ad- 
mirer l'exactitude et la régularité avec lesquelles tout 
cela se fit. 

Pendant que le président nous interrogeait avec beau- 
coup de bonhomie, et même avec une certaine afiabilité, 
nous avions remarqué son assesseur de droite, le Ngan- 
tcha-sse, ou juge d'instruction, vieillard maigre, ridé, 
et à mine de fouine, qui se trémoussait, marmottait 
sans cesse entre ses dents, et paraissait dépité de la 
tournure des débats. Après l'inspection de la petite 
caisse, le président reprit son attitude immobile et si- 
lencieuse, et notre malin scrutateur des délits eut la pa- 
role. Il en usa largement ; il se mit à discourir avec vo- 
lubilité et emportement sur la majesté du Céleste-Empire 
et l'inviolabilité de son territoire ; il nous reprocha notre 
audace, notre vagabondage dans les provinces et chez 



60 l'empire chinois. 

les peuples tributaires, puis il entassa les unes sur les 
autres une série de questions qui témoignaient de son 
ardent désir de savoir bien nettement tout ce qui nous 
concernait. Il nous demanda qui nous avait introduits 
dans l'empire; chez qui nous avions logé ; avec qui nous 
avions eu des relations; s'il y avait beaucoup de mission- 
naires européens en Chine, et où était le lieu de leur 
résidence; quelles étaient nos ressources pour vivre; 
enfin, il nous adressa une foule de questions qui nous 
semblèrent toutes très-impertinentes. Le ton et les ma- 
nières du juge d'instruction ne nous parurent pas, non 
plus, conformes à la politesse et aux rites. Évidemment, 
il fallait donner une leçon à cet homme-là et modérer 
son intempérance. Pendant qu'il pérorait et que son ré- 
quisitoire débordait de toute part, nous l'avions écouté 
avec beaucoup de calme et de patience. Quand il eut 
fini, nous lui dîmes : Nous autres hommes de l'Occi- 
dent, nous aimons à traiter les affaires avec méthode et 
de sang-froid. Votre langage ayant été diffus et violent, 
il nous a été difficile d'en saisir le sens. Veuillez recom- 
mencer et nous exposer vos pensées clairement et paisi- 
blement. Ces paroles, prononcées avec lenteur et gra- 
vité, eurent tout le succès désiré ; des chuchotements, 
accompagnés de malicieux sourires, circulèrent dans 
l'assemblée, et les juges regardèrent d'un œil goguenard 
le scrutateur des délits. Celui-ci fut complètement désar- 
çonné ; il voulut reprendre la parole ; mais ses idées 
étaient tellement embrouillées, qu'il ne savait plus guère 
ce qu'il disait. — Tenez, dîmes-nous alors au président, 
nous n'apercevons que désordre et confusion dans les 
discours du scrutateur des délits, nous ne pouvons lui 



• CHAPITRE 11. 61 

répondre; veuillez continuer vous-même Tinterroga- 
toire, cela sera mieux. Nous autres hommes de l'Occi- 
dent, nous aimons dans le langage la dignité et la préci- 
sion. Ces paroles chatouillèrent amoureusement la va- 
nité du digne président ; il nous rendit avec usure nos 
cajoleries, et nous demanda, enfin, qui nous avait in- 
troduits dans Tempire, et chez qui nous avions logé. — 
Nous avons le cœur attristé, répondîmes-nous, de ne 
pouvoir vous satisfaire sur ce point. 11 est des questions 
sur lesquelles il nous est absolument impossible de ré- 
pondre ; nous vous parlerons de nous tant que vous 
voudrez ; mais de ceux qui ont eu des relations avec 
nous, jamais un mot. Notre résolution est prise à cet 
égard depuis longtemps, et il n'est pas de puissance 
humaine capable de nous y faire manquer. — D faut 
répondre ! s'écria le scrutateur des délits, en trépignant 
et en gesticulant, il faut répondre 1 comment, sans cela, 
la vérité se trouverait-elle dans l'enquête? Le président 
nous a interrogés d'une manière pleine d'autorité et de 
noblesse, et nous lui avons répondu avec ingénuité et 
franchise. Quant à vous, scrutateur des délits, il a 
déjà été dit que nous ne savions pas vous comprendre. 

L'assesseur de gauche coupa court à cet incident en 
nous donnant à examiner une large feuille de papier : 
c'était un alphabet de nos lettres européennes grossière- 
ment dessinées. Probablement on avait eu cela dans le 
pillage de quelque établissement chrétien où l'on élève 
les jeunes Chinois pour l'état ecclésiastique, -r- Connais- 
sez-vous cela ? nous dit l'assesseur de gauche. — Oui, 
ce sont les vingt-quatre signes radicaux d'où naissent 
tous les mois de notre langue. — Pouvez- vous les lire 
I. * 



62 l'empibb chinois.' 

et Dous en faire connaître les sons ?... L'un de nous eut 
l'extrême complaisance de réciter solennellement VA b 
c. Pendant ce temps, tous les juges s'empressèrent de 
retirer de leurs bottes, car les bottes, en Chine, servent 
souvent de poche, un exemplaire de l'alphabet, où cha- 
que lettre européenne avait sa prononciation exprimée, 
tant bien que mal, avec des caractères chinois. Il parsdt 
que l'incident avait été concerté et préparé à l'avance. 
Chaque juge avait la figure collée sur son papier, et se 
promettait bien, sans doute, de faire en ce jour les décou- 
vertes les plus curieuses sur les langues de l'Europe. L'as^ 
sesseur de gauche, tenant les yeux et l'index de la main 
droite fixés sur la première lettre, s'adressantà l'accusé 
qui venait dédire 1*^4 h c, le pria de reprendre lentement 
la récitation et de s'arrêter un peu sur chaque lettre. Ce- 
lui-ci fit quatre pas en avant, et tendit très-gracieusement 
au juge philologue son exemplaire de l'alphabet en lui di- 
sant : — J'avais pensé que nous étions venus ici pour subir 
un jugement, et voilà maintenant que nous sommes des 
maîtres d'école, et que vous êtes devenus nos disciples... 
Des rires inextinguibles éclatèrent dans l'assemblée ; 
les juges eux-mêmes y prirent part, sans en excepter, 
ni le grave et solennel président, ni le rétif scrutateur 
des délits. Ainsi se termina la leçon des langues étran- 
gères. 

Comme on voit, ce terrible jugement prenait insensi- 
blement une tournure on ne peut plus bénigne et 
amusante. Les pauvres accusés pouvaient du moins 
espérer que, pour le moment, on n'était pas disposé à 
leur enfoncer sous les ongles des roseaux pointus, pas 
même à leur arracher les chairs avec des tenailles rou- 



CHAPITRE H. 63 

gies au feu. Les bourreaux avaient la figure moins 
féroce ; et tous ces instruments de supplice, dont on 
avait fait tout à l'heure une exhibition si menaçante, ne 
ressemblaient plus qu'à une vaine parade. 

Le président nous demanda pour quel motif les Fran- 
çais venaient faire des chrétiens en Chine ; quel profit 
pouvait leur en revenir ?... Profit matériel, aucun, 
La France n'a besoin, ni de For, ni de l'argent, ni des 
produits des pays étrangers ; elle leur fait, au contraire, 
des sacrifices énormes par pure générosité ; elle envoie 
des secours pour fonder des écoles gratuites, pour 
recueillir vos enfants abandonnés, et souvent pour 
nourrir vos pauvres dans les temps de famine ; mais, 
par-dessus tout, elle vous envoie la vérité I Vous dites 
que tous les hommes sont frères, et c'est vrai : voilà 
pourquoi ils doivent tous adorer le même Dieu, celui 
qui est notre père à fous. Les nations de l'Europe le 
connaissent, ce Dieu véritable, et elles viennent vous 
l'annoncer. Le bonheur, qui consiste à faire connaître 
et aimer la vérité, voilà le profit des missionnaires qui 
viennent vers vous... Le président et les autres juges, à 
l'exception toutefois du scrutateur des délits, nous de- 
mandèrent, sur la religion chrétienne, des détails que 
nous leur donnâmes avec empressement. Enfin le pré- 
sident nous dit avec affabilité que nous avions, sans 
doute, besoin de prendre un peu de repos, et que, pour 
aujourd'hui, c'était assez. Sur ce, la cour se leva; nous 
lui fîmes une inclination profonde, puis elle partit de 
son côté et nous du nôtre, pendant que les soldats et 
les satellites poussaient des hurlements à faire chan- 
celer les bases du tribunal. C'est le cérémonial exigé 



64 l'empire chinois. 

pour rentrée et la sortie des juges et des accusés. 

Ce premier interrogatoire nous fut assez favorable, 
du moins nous en jugeâmes ainsi d'après les témoigna- 
ges et les félicitations que nous reçûmes en traversant 
les cours et les salles du tribunal. Les mandarins de la 
ville, qui s'étaient rendus au jugement pour rehausser 
la dignité et la splendeur de la cour, nous saluaient avec 
affectation, en nous disant que c'était bien, que nos 
affaires prenaient une excellente tournure. Dans les 
divers quartiers de la ville que nous parcourûmes pour 
retourner à la justice de paix, nous rencontrâmes un 
grand nombre de chrétiens dont la figure était épanouie 
et rayonnante de joie ; nous les reconnûmes au signe 
de la croix qu'ils faisaient sur notre passage. Nous 
étions heureux de voir la confiance et le courage renaî- 
tre au cœur de ces pauvres gens, qui avaient dû, sans 
doute, beaucoup souffrir pendant que nous étions aux 
prises avec la justice de leur déplorable pays. 

Nos deux mandarins d'honneur, qui, pendant la lon- 
gue séance du jugement, avaient été obligés de rester 
debout derrière nous, prirent bien aussi leur petite part 
des émotions de la journée et de la joie commune ; mais 
ils paraissaient abîmés de fatigue. Aussitôt que nous 
tûmes arrivés dans notre logis du juge de paix, ils se 
précipitèrent avec passion, l'un sur la pipe à opium, et 
l'autre sur les graines de melon d'eau. 

Dans la soirée, nous reçûmes un grand nombre de 
visiteurs de distinction , et nous cherchâmes à savoir 
par eux ce que nous avions encore à craindre ou à espé- 
rer. On s'accordait généralement à dire que nous serions 
bien traités, mais que notre affaire traînerait en Ion- 



CHAPITRE II. 65 . 

gueur, et que probablement nous serions obligés d'aller 
à Péking. Les uns disaient que l'empereur voulait lui- 
même nous interroger ; d'autres pensaient que le Hîn- 
pou, ou grand tribunal des crimes, siégeant à Péking, 
devait nous juger en dernier ressort. Ce qu'il y avait de 
bien certain, c'est que l'empereur avait envoyé, à notre 
sujet, une dépêche au vice-roi. Nous demandâmes à la 
voir; mais cela nous fut impossible; on fut même 
scandalisé au dernier point de notre audace et de notre 
prétention à porter les yeux sur ce qui avait été écrit par 
le Fils du Ciel. Le vice-roi seul l'avait lu et en avait fait 
quelques légères confidences à ses courtisans. Un an 
plus tard, quand nous étions à Macao, nous pûmes nous 
procurer le rapport que le vice-roi du Sse-tchouen 
avait envoyé à la cour sur notre compte , et nous y 
trouvâmes une partie de cette fameuse dépèche impé- 
riale. Voici le commencement de ce rapport : 



4® LUNE DE LA 26® ANNÉE TAO-KOUANG (l846). 

« En vertu des pouvoirs conférés par un décret su- 
ce prême, Ki-chan a annoncé à Votre Majesté qu'il avait 
« pris des étrangers de Fou-lan-si ( France ), et qu'il 
a avait saisi des livres étrangers et des écrits en carac- 
« tères étrangers» Il ajoutait qu'il résulte de leur dé- 
<i claration que, par voie de Canton et autres lieux, ils 
« sont arrivés à la capitale ( Péking j ; que, revenant de 
<c là par Cfaing^king (Mokden, capitale de la Mantchou- 
a rie), ils ont traversé la Mongolie et se sont rendus 
« au Si-thsang (Thibet), dans le but d'y prêcher leur 



66 L EXPIRE CHINOIS. 

« religion ; qu'après ayoîr interrogé ces étrangers , il a 
Cl chargé un magistrat de les conduire dans la province 
« du Sse-tchouen , etc. 

<( Gomme les susdits étrangers comprennent la langue 
« chinoise , et qu'ils peuvent lire et parler le mantchou 
« et le mongol, il n'a pas paru bien certain à Votre Ma- 
c< jesté qu'ils fussent originaires de Fou-lan-si (France), 
c( elle m'a envoyé une dépêche, munie du sceau impé- 
c< rial, renfermant les ordres suivants : Quand ils seront 
« arrivés au Sse-tchouen , recherchez avec soin toutes 
« les circonstances de leur voyage, ainsi que les noms 
« des lieux par où ils ont passé, et tâchez de découvrir 
c< la vérité. Dès le moment de leur arrivée, envoyez-moi 
a une copie du rapport primitif et de leur déclaration. 
« Faites examiner les lettres et les livres en langue 
a étrangère et autres objets que renferme leur caisse 
« de bois, et transmettez-moi en même temps tous les 
« renseignements nécessaires. Je vous adresse cette 
« décision impériale pour que vous en preniez connais- 
c( sance, » 

Ci Respectez ceci , respectez ceci ! » 

Ainsi, d'après cette décision impériale, on n'était pas 
très-bien fixé à Péking sur notre nationalité. Parce que 
nous savions lire et parler le chinois , le mantchou et 
le mongol, le Fils du Ciel inclinait à croire que nous 
n'étions pas Français, et il chargeait le vice-roi du Sse- 
tchouen de bien éclaircir cette difficulté. Notre sort dé- 
pendait donc des nouveaux renseignements qui allaient 
être envoyés à l'empereur, et l'opinion de ceux qui 



GHAPITRB II. 67 

pensaient que nous serions forcés de faire le voyage de 
Péking ji*était pas tout à fait dénuée de fondement. Pour 
nous, ridée de nous acheminer vers la capitale de Vem- 
pire chinois n'avait rien qui pût nous donner la moindre 
répugnance. Nous étions tellement lancés, depuis deux 
ans, qu*un changement quelconque à notre itinéraire ne 
pouvait guère nous dérouter. Une circonstance particu- 
lière, une nouvelle que nous venions d'apprendre nous 
faisait même caresser avec un certain plaisir la pensée 
de voir la cour de Péking et de nous trouver face à face 
avec cet étonnant monarque, qui gouverne les dix mille 
royaumes et les quatre mers qui sont sous Iç ciel. 

A notre retour du palais du premier commissaire 
provincial, pendant que nous traversions une place 
encombrée de curieux, on nous avait lancé très-adroi- 
tement dans le palanquin un petit pa€[uet que nous 
cachâmes en toute hâte et avec le plus grand soin. Sur 
le soir, quand, n'ayant plus à craindre Tindiscrétion 
des visiteurs, nous pûmes nous trouver seuls dans notre 
chambre, la mystérieuse missive fut examinée avec em- 
pressement. C'était une longue lettr.e d'un prêtre chinois 
chaîné de l'administration des chrétiens de Tching-tou- 
fou. Il nous donnait des nouvelles claires et précises sur 
l'ambassade de M. de Lagrenée. Nous reconnûmes tout 
de suite ce La-ko-nie dont nous avait parlé d'une manière 
si vague le jeune chrétien que nous avions rencontré 
dans un couvent de bonzes, avant d'entrer dans la ville. 
En nous communiquant la requête et les édits en faveur 
du christianisme, obtenus par M. de Lagrenée, ce mis- 
sionnaire nous avertissait que, malgré toutes ces conces- 
sions importantes, la position des chrétiens ne se trouvait 



. 68 l'empire chinois. 

guère meilleure, et que, dans plusieurs localités, la 
persécution sévissait toujours avec la même rigueur. 
Comme on s'est fait, en France, de grandes illusions au 
sujet de la liberté religieuse obtenue par Tambassade 
que M. Guizot envoya en Chine, en 1845, nous allons 
entrer, sur cette affaire , dans quelques détails. 

Après avoir conclu un traité de commerce entre la 
France et la Chine , traité qui était le but principal de 
l'ambassade, M. de Lagrenée voulut, avant de s'en 
retourner, essayer d'améliorer le sort des chrétiens et 
des missionnaires dans ces malheureuses contrées. Il 
n'avait, pour cela, reçu de son gouvernement aucune 
mission officielle , et il faut reconnaître que l'entreprise 
était délicate et hérissée de difficultés. Le représentant 
du gouvernement français pouvait bien réclamer contre 
les exécutions atroces dont plusieurs missionnaires 
avaient été victimes à différentes époques, et exiger qu'à 
l'avenir on reconduisît, sans mauvais traitements, dans 
un des ports libres, les Européens qui seraient arrêtés 
dans l'intérieur de l'empire. Les Anglais, dans leur 
traité de Nanking, avaient déjà consacré cette mesure si 
équitable. Mais réclamer de l'empereur chinois la liberté 
religieuse pour ses propres sujets était chose plus diffi- 
cile ; car, enfin, les nations européennes prétendaient- 
elles s'immiscer dans le gouvernement du Céleste Empire 
et dicter à l'empereur les mesures qu'il devait adopter 
pour la bonne administration de ses sujets? Il est évident 
que, dans tout ceci, les négociations qui eurent lieu 
entre l'ambassadeur français et le commissaire impérial 
ne pouvaient être qu'officieuses et nullement officielles. 
M. de Lagrenée ne pouvait guère exiger, au nom du roi 



GHÀPITRB II. 69 

Louis-Philippe, que l'empereur Tao-kouang laissât ses 
sujets embrasser et professer librement la religion chré- 
tienne. L'occasion pourtant était très -favorable. Les 
Chinois étaient encore sous l'impression terrible de la 
mitraille anglaise , et ils étaient parfaitement disposés à 
tout promettre aux Européens, sauf à ne rien tenir dans 
la suite. C'est, en effet, ce qui a eu lieu. 

Après de longues et vives instances de la part de 
M. de Lagrenée, qui sont une preuve de sa bonne vo- 
lonté en faveur des missions de Chine, le commissaire 
impérial, Ky-yn, adressa à son empereur la requête sui- 
vante : 

« Ky-yn, grand commissaire impérial et vice-roi des 
a deux provinces de Kouang-tong et de Kouang-si, pré- 
ci sente respectueusement ce mémoire. 

« Après un examen approfondi, j'ai reconnu que la 
« religion du Maître du ciel (1) est celle que vénèrent et 
« professent toutes les nations de l'Occident. Son but 
« principal est d'exhorter au bien et de réprimer le mal. 
« Anciennement , elle a pénétré, sous la dynastie des 
« Ming, dans le royaume du Milieu (2), et, à cette épo- 
« que, elle n'a point été prohibée. Dans la suite, comme 
« il se trouva souvent, parmi les Chinois qui suivaient 
<c cette religion, des hommes qui en abusèrent pour faire 
« le mal, les magistrats recherchèrent et punirent les 

(1) C'est ainsi qu'on désigne, en Chine, la religion chrétienne. 

(2) Vers la Un du seizième siècle. Le cliristianisme avait déjà pénétré 
en Chine aux cinquième et sixième siècles, mais surtout pendant le 
treizième, il y fut très-florissant. A cette époque, il y avait à Pélting 
un archevêque qui comptait quatre suffragants. Le commissaire impé- 
rial Ky-yn pouvait ignorer cela ; mais il est fâcheux qu'il ne se soit ren- 
contré personne pour le lui apprendre. 



70 l'empirb GHimiS. 

« coupables. Leurs jugements sont consignés dans les 
c< actes judiciaires. 

« Sous le règne de Kia-king, on commença à établir 
« un article spécial du code pénal pour punir ces crimes. 
, « Au fond, c'était pour empêcher les Chinois chrétiens 
ce de faire le mal, mais nullement pour prohiber la reli- 
« gion que vénèrent et professent les nations étrangères 
« de rOccident. 

« Âujourd'luti) comme l'ambassadeur français, La- 
ce ko-nie, demande qu'on exempte de châtiments les 
« chrétiens chinois qui pratiquent le bien, cela me pa- 
« raît juste etconvenable. 

« J'ose, en conséquence, supplier Votre Majesté de 
(( daigner, à l'ayenir, exempter de tout châtiment les 
c( Chinois comme les étrangers qui professent la reli- 
cc gion chrétienne et qui, en même temps, ne se rendent 
« coupables d'aucun désordre ni délit. 

« Quant aux Français et autres étrangers qui profes- 
c( sent la religion chrétienne, on leur a permis seule- 
ce ment d'élever des églises et des chapelles dans le terri- 
ce toire des cinq porte ouverts au commerce ; ils ne 
c( pourront prendre la liberté d'entrer dans l'intérieur 
« de l'empire pour prêcher la religion. Si quelqu'un, au 
c< mépris de cette défense, dépasse les limites fixées et 
ce fait des excursions téméraires, les autorités locales, 
ce aussitôt après l'avoir saisi, le livreront au consul de 
ce sa nation, afin qu'il puisse le contenir dans le devoir et 
<e le punir. On ne devrïi pas le châtier précipitamment 
ce ou le mettre à mort. 

c( Par là, Votre Majesté montrera sa bienveillance et 
ce son afiection pour les hommes vertueux ; l'ivraie ne 



CBAPITRB U. li 

« sera point confondue avec le bon grain, et vos senti- 
<( mente et la justice des lois éclateront au grand jour. 

« Suppliant Votre Majesté d'exempter de tout chàti- 
<i ment les chrétiens qui tiennent une conduite honnête 
ce et vertueuse, j'ose lui présenter humblement cette 
<c requête, afin que sa bonté auguste daigne approuver 
c( ma demande et en ordonner Texécution. d 

a (Requête respectueuse.) » 

APPROBATION DE l'eVPEREUR. 

«( Le dix -neuvième jour de la onzième lune de la 
a vingt-quatrième année Tao-kouang (1844), j'ai reçu 
« ces mots écrits en vermillon : 

a J'acquiesce à la requête. — Respectez ceci. » 

Conformément à cette approbation, il y eut plus tard 
un édit impérial, adressé à tous les vice-rois et gouver- 
neurs de provinces, faisant Téloge de la religion chré- 
tienne et défendant à tous les tribunaux, grands et pe- 
tits, de poursuivre à Tavenir les Chinois chrétiens pour 
cause de religion. Quand cet édit fut connu, les mission- 
naires et les chrétiens furent transportés de joie, on crut 
voir s'ouvrir, pour les missions de Chine, l'ère tant dé- 
sirée de la liberté religieuse, et, par conséquent, des 
progrès rapides du christianisme, et les bénédictions et 
les actions de grâces de l'Europe et de l'Asie étaient pro- 
diguées à l'ambassade française. Pourtant ceux qui ont 
une connaissance pratique des Chinois et des manda* 
rins pouvaient prévoir que, en réalité, les résultats se- 
raient loin de répondre à de si magnifiques espérances. 
L'édit impérial fut promulgué et affiché dans les cinq 



72 L EMPIRE CHINOIS. 

ports ouverts au commerce européen. M. de Lagrenée 
demanda qu'il fût également publié dans l'intérieur de 
l'empire; on le lui promit, mais on s'est bien gardé d'en 
rien faire. 

Cependant, des copies de la requête du commissaire 
Ky-yn et de Tédit de l'empereur furent répandues en 
grand nombre dans toutes les chrétientés des provinces 
intérieures, et tous les néophytes purent lire les éloges 
que l'empereur faisait de la religion, et les défenses 
adressées aux mandarins de poursuivre désormais les 
chrétiens. Tout cela fut pris au sérieux ; les chré- 
tiens se crurent libres et furent un instant convain- 
cus que, si le gouvernement de Péking ne favorisait pas 
encore leurs croyances, du moins, il les tolérait fran- 
chement. Mais les persécutions locales, qui continuèrent 
partout, comme s'il n'y eût eu ni ambassade, ni requête, 
ni édit, les avertirent bientôt qu'ils marchaient toujours 
sur un terrain mouvant, et que cette liberté, qui leur 
arrivait, en contrebande, sur des feuilles de papier, n'é- 
tait qu'une chimère. Ceux qu'on traîna devant les tribu- 
naux, et qui eurent l'ingénuité de revendiquer la pro- 
tection de l'édit impérial et de l'ambassade française, 
furent fustigés d'importance par les juges. — Toi, 
homme du petit peuple, disait le mandarin, te voilà 
devenu bien audacieux que de vouloir t'ingérer dans les 
relations de l'empereur avec les nations étrangères ! 

Les négociations en faveur de la liberté religieuse, 
qui avaient eu lieu entre l'ambassadeur français et le 
rusé diplomate chinois, ne pouvaient être, en eflfet, d'une 
grande valeur. Tout ce qu'on avait obtenu n'avait au- 
cun caractère officiel. Le gouvernement du roi des 



CBAPITRE It. 73 

Français n'avait rien demandé à l'empereur de la Chine, 
et celui-ci n'avait fait aucune promesse à la France ; de 
part ni d'autre» il n'y avait rien eu d'officiel ; tout s'était 
passé entre M. de Lagrenée et Ky-yn. L'un avait éner- 
giquement exprimé ses vives sympathies pour les chré- 
tiens chinois ; et l'autre avait eu la courtoisie de les re- 
commander à la protection de son empereur. L'ambas* 
sadeur français une fois parti et Ky-yn révoqué de ses 
fonctions, il ne devait plus rien rester de tous ces beaux 
arrangements. 

Voici, en résumé, ce qui fut obtenu ; on le trouve 
énoncé dans la requête du commissaire impérial. Au 
sujet des chrétiens il supplie l'empereur « de daigner, 
a à l'avenir, exempter de tout châtiment les Chinois 
c< comme les étrangers qui professent la religion chré- 
tt tienne et qui en même temps ne se rendront coupa- 
« blés d'aucun désordre ni délit. » Comment pourra- 
t-on surveiller les mandarins, et savoir s'ils persécutent 
ou non les chrétiens ? Le gouvernement chinois peut-il 
permettre à des étrangers d'inspecter ses fonctionnaires? 
Quand on fera des réclamations, les Chinois n'oppose- 
ront-ils pas toujours le mensonge, ne pourront-ils pas 
toujours dire que les chrétiens détenus dans les prisons 
ou envoyés en exil sont punis pour des délits en dehors 
de leur croyance religieuse ? C'est ainsi, en effet, que les 
choses se sont passées, et il était facile de le prévoir. 

Au sujet des missionnaires, il est dit dans la requête : 
« Les Français et autres étrangers ne pourront entrer 
« dans l'intérieur de l'empire pour prêcher leur reli- 
« gion. Si quelqu'un, au mépris de cette défense, dé- 
<c passe les limites fixées et fait des excursions téméraires. 



74 LBMPIRB CHINOIS. 

<!t les autorités locales, après, l'avoir saisi, le liyreront au 
« consul de sa nation, afin qu'il puisse le contenir dans 
<( le devoir et le punir. » On sait bien que MM. les 
consuls auront la bonté de ne pas punir les missionnaires 
qui seront surpris prêchant le christianisme ; mais enfin 
une rédaction semblable laisse croire aux Chinois que 
nous sommes des hommes insubordonnés, hors du de- 
voir et punissables par les mandarins de notre pays ; 
évidemment, une pareille recommandation n'est pas 
propre à donner aux missionnaires une grande influence. 
Nous convenons qu'on ne les met plus juridiquement à 
mort lorsqu'ils sont arrêtés ; mais faut-il être étonné si, 
dans leur pénible voyage de retour, ils sont en butte aux 
mauvais traitements, au mépris et aux sarcasmes des 
mandarins et des satellites ? Si on demandait aux mis- 
sionnaires qui évangélisent la Chine, au milieu des souf- 
franees et des privations, ce qu'ils pensent de la peine de 
mort d'autrefois et de la triste situation qui leur a été 
faite aujourd'hui, nous les connaissons assez pour être 
assurés de leur réponse. 

Nous n'avons pas étudié la diplomatie, mais il nous 
semble que les excellentes dispositions de l'ambassade 
française, en Chine, eussent pu seconder la propagation 
de la foi d'une manière différente et peut-être plus 
efficace. Â diverses époques, des missionnaires français 
ont été martyrisés sur plusieurs points de la Chine ; en 
1840, M. Perboyre, un apôtre, un saint, avait été mis 
à mort par ordre de l'empereur, et en grand appareil, 
sur la place publique de la capitale du Hou-Pé. 11 ne fut 
pas dit le plus petit mot de ces atroces et iniques exé- 
cutions. Lia France entrant en relation avec la Chine, 



GHAPITIIE 11. 75 

Je commissaire impérial de Canton deyait s'attendre à 
être interrogé sur tous ces assassinats juridiques, et le 
silence de notre ambassadeur dut le surprendre beau* 
coup. Et cependant, la France avait bien quelque droit, 
ce nous semble, de demander compte au gouvernement 
chinois de tant de Français injustement torturés et im- 
molés. Il lui était bien permis de s'enquérir un peu 
pour quel crime l'empereur les avait fait étrangler. 
Quelques questions au sujet du vénérable martyr de 
1840 n'eussent pas empêché les Chinois de croire que 
la France s'intéressait sincèrement à la vie de ses en- 
fants. Il eût fallu, selon nous, presser vivement le gou- 
vernement chinois sur ce point ; le moment était favo- 
rable, on eût dû l'acculer, c'était chose facile, dans sa 
sauvage barbarie, et là, exiger impitoyablement de lui 
une réhabilitation éclatante de tous nos martyrs, à la 
face de tout l'empire ; une amende honorable insérée 
dans la gazette de Péking, enfin un monument expia- 
toire sur la place publique de Ou-tchang-fou où M. Per- 
boyre avait été étranglé en 1840. De cette manière, la 
religion chrétienne eût été glorifiée à jamais dans tout 
l'empire, les chrétiens relevés dans l'opinion publique, 
et la vie des missionnaires rendue inviolable. A quoi bon 
stipuler qu'à l'avenir on ne devra pas les châtier préci- 
pitamment et les mettre à mort? Ils s'en seraient bien 
gardés, après une semblable manifestation. En arrivant 
à Canton, c'était une réparation qu'il fallait, tout d'abord, 
obtenir ; on en avait, certes, bien le droit. Les festins, 
les parades et les poignées de main ne devaient venir 
qu'en second lieu. 

On se méprendrait beaucoup sur notre intention, si on 



76 L EMPIRE CHINOIS. 

pensait que nous voulons jeter le blâme sur Tambassade. 
Puisque nous avons entrepris de parler de la Chine, on 
nous permettra d'exprimer librement et franchement ce 
que nous croyons être la vérité. Nous sommes persuadé 
que M. de Lagrenée est tout entier dévoué aux intérêts 
de nos missions, et que, s'il n'eût dépendu que de lui, 
tous les Chinois seraient chrétiens et professeraient leur 
religion dans une entière liberté. Nous savons que son 
entreprise était difficile et délicate, puisqu'il agissait 
seul et sans instruction offlcielle de son gouvernement. 
Cependant nous ne pouvons nous dispenser d'exposer 
les choses telles qu'elles sont. En 1 844 onaété convaincu, 
en Europe, et cette conviction persévère peut-être en- 
core, que la Chine était ouverte et que la religion chré- 
tienne y était libre. Malheureusement les Anglais n'ont 
pas plus ouvert la Chine que l'ambassade française n'a 
donné ^ux Chinois la liberté religieuse. Les sujets de Sa 
Majesté Britannique ne se hasarderaient pas à mettre les 
pieds dans l'intérieur de la ville de Canton, quoique, par 
les traités, ils soient en possession de ce privilège ; ils 
ne peuvent s'aventurer que dans les faubourgs. L'into- 
lérance et la haine dés populations indigènes s'obstine à 
les tenir, en quelque sorte, toujours bloqués dans leurs 
factoreries. Pour les chrétiens, leur situation ne s'est 
' nullement améliorée ; ils sont comme auparavant, à la 
merci des tribunaux etdes mandarins qui les persécutent, 
les pillent, les jettent dans les prisons, les torturent et les 
envoient mourir en exil, tout aussi facilement que s'il 
n'y avait pas, sur les côtes du Céleste-Empire, des repré- 
sentants et des navires de guerre de la France. Dans les 
cinq ports libres seulement, on n'ose pas tourmenter les 



CHAPITRE II. 77 

néophytes, grâce à rénerçique et incessante protection 
de notre légation de Macao et de notre consul de Chang- 
hai. 

Quoique l'édit impérial en faveur des chrétiens nous 
parût insuffisant et presque illusoire, à raison surtout de 
sa non-publication dans l'intérieur de l'empire, nous ré- 
solûmes d'en tirer le meilleur parti possible, soit pour 
nous, soit pour les chrétiens, si quelque bonne occasion 
se présentait. 

Deux jours après notre comparution devant le tribunal 
du premier commissaire provincial, le préfet mantchou 
du Jardin de fleurs, qui était devenu un peu noire ami, 
nous annonça que notre affaire étant suffisamment con- 
nue, nous n'aurions pas à subir une nouvelle séance 
judiciaire, et que, dans la journée, le vice-roi nous ferait 
appeler pour nous signifier ce qui avait été statué sur 
notre compte. Nous eûmes une longue et assez vive dis- 
cussion au sujet du cérémonial que nous aurions à suivre 
devant le chef de la province, le représentant de l'empe- 
reur. On nous donna une foule de motifs pour nous bien 
persuader que nous étions tenus de nous mettre à ge- 
noux devant le vice-roi. D'abord c'était un honneur pro- 
digieux que nous allions recevoir, en étant admis en sa 
présence, puisqu'il n'était qu'un simple diminutif du 
Fils du Ciel. Nous tenir debout devant lui, ce serait 
l'insulter, lui donner très-mauvaise idée de notre édu- 
cation, l'irriter peut-être, écarter ses bonnes disposi- 
tions à notre égard, et nous attirer les effets de sa co- 
lère : d'ailleurs, ajoutait-on, bon gré mal gré, vous vous 
mettrez à genoux, il vous sera impossible de résister à 
l'ascendant de sa majesté. 



78 L EMPIRE CHINOIS. 

Nous étions bien sûrs du contraire, et nous déclarâmes 
au préfet qu'il pouvait tenir pour certain que cela ne 
nous arriverait pas. Cependant nous ne voulions pas faire 
un esclandre, ni laisser croire au vice-roi que nous n'a- 
vions pas les sentiments de respect et de vénération dus 
à sa personne et à sa haute dignité. Nous priâmes donc 
le préfet du Jardin de fleurs de le prévenir que nous ne 
pouvions pas absolument nous tenir devant lui dans une 
attitude que nos mœurs n'exigeaient pas même en pré- 
sence de notre souverain, que nous n'entendions nulle- 
ment lui manquer de respect, et que nous l'honorerions 
conformément aux rites de l'Occident ; mais que nous 
consentirions au malheur irrémédiable d'être privés de 
sa présence plutôt que de céder sur ce point. On com- 
prend que, au fond, peu nous importait de nous mettre 
à genoux, puisque ce n'est, en Chine, qu'une pure céré- 
monie de respect et de civilité. Nous tenions à rester 
debout parce que, après avoir fléchi le genou une fois, 
nous aurions été obligés de nous prosterner devant le 
premier caporal venu, ce qui eût été pour nous une 
source de calamités. Nous pensions, avec raison, que per- 
sonne, au contraire, ne pourrait se dispenser -de traiter 
avec égard et convenance des hommes qui auraient été 
dispensés de se mettre à genoux» même dans le premier 
tribunal de la province. Notre persistance fut pleinement 
couronnée de succès, et il fut convenu que nous nous 
présenterions à l'européenne. 

Vers midi, on nous envoya chercher avec deux beaux 
palanquins de parade, et nous nous rendîmes, accompa- 
gnés d'une brillante escorte, au palais de l'illustrissime 
Pao-hing, vice-roi de la province du Sse-tchouen. Le tri* 



CHAPITRE If. 79 

bunal de ce haut dignitaire de rempire chinois ne noils 
parut se distinguer en rien de ceux que nous avions yus 
précédemment, si ce n'est par son ampleur et une meil- 
leure tenue. C'est toujours même architecture et même 
combinaison de salles, de cours et de jardins. 

Tous les mandarins civils et militaires de la ville, sans 
exception, avaient été convoqués ; à mesure qu'ils arri- 
vaient, ils venaient se placer, suivant leur grade et leur 
dignité, dans une vaste salle d'attente, sur de longs di- 
vans, où nous avions déjà pris place avec les deux prin- 
cipaux préfets de la ville, qui devaient nous servir 
d'introducteurs. Dans une pièce voisine, un orchestre de 
musiciens exécuta des symphonies chinoises d'une 
grande douceur, mais en même temps extrêmement bi- 
zarres; elles ne laissaient pas pourtant d'être assez agréa- 
bles à entendre. Bientôt on annonça que le vice*roi était 
entré dans son cabinet. Une grande porte s'ouvrit ; tous 
les mandarins se levèrent, se mirent en ordre, et défilè- 
rent, dans le plus profond silence, jusqu'à une anti- 
chambre, où ils se placèrent en faction. Nos deux intro- 
ducteurs nous firent passer au milieu des rangs des 
mandarins, et nous conduisirent devant un cabinet dont 
la {K)rte était ouverte ; ils s'arrêtèrent sur le seuil, firent 
une prosternation à leur maître, et nous dirent d'entrer. 
En même temps, le vice-roi, qui se tenait assis, les jam- 
bes croisées sur un divan, nous fit de la main un signe 
plein d'aménité pour nous engager à nous approcher de 
lui. Nous lui adressâmes une profonde inclination» et 
nous avançâmes de quelques pas. Nous étions seuls dans 
le cabinet du vice-roi ; tous les mandarins civils et mili^ 
taires montaient la garde dans l'antichambre ; mais ilè 



80 l'empire chinois. 

étaient assez rapprochés pour entendre ce qui se disait. 

Nous fûmes d'abord grandement frappés de la sim- 
plicité et de Tappartement et du haut personnage qui 
l'habitait. Une étroite chambre tapissée de papier bleu, 
un petit divan avec deux coussins rouges, un guéridon 
et quelques vases à fleurs, voilà tout l'ameublement. 
L'illustrissime Pao-hing était un vieillard de soixante 
et dix ans environ, grand, maigre, mais d'une physiono- 
mie pleine de douceur et de bienveillance. Ses petits yeux 
encore assez brillants annonçaient beaucoup de finesse 
et de pénétration ; une barbe longue, peu fournie et d'un 
blanc tirant sur le jaune, donnait à sa figure un assez joli 
petit air de majesté. La modeste robe en soie bleue dont 
il était revêtu contrastait avec les splendides habits brodés 
des mandarins qui faisaient antichambre. Pao-hing était 
Tartare-Mantchou, cousin et ami intime de l'empereur. 
Dans leur enfance, ils avaient toujours vécu ensemble, 
et n'avaient jamais cessé de se porter mutuellement une 
vive et cordiale aflection. 

Le vice-roi nous demanda d'abord si nous étions con- 
venablement dans la maison qu'il nous avait fait assi- 
gner... On a interrogé, ajouta-t-il, les soldats de votre 
escorte ; il paraît que l'officier militaire qui vous a 
accompagnés depuis Ta-tsien-lou jusqu'ici ne vous 
faisait pas loger dans les palais communaux. J'ai desti- 
tué cet homme vil qui n'avait aucun souci de la dignité 
de l'empire. Ce fut en vain que nous essayâmes de 
plaider pour lui. Pourquoi, nous dit enfin le vice-roi en 
se croisant les bras, vous a-t-on empêchés de résider 
dans le Thibet ? Pourquoi vous a-t-on fait revenir ? — . 
Illustre personnage, nous ne le comprenons pas encore, 



CHAPITRE II. 81 

et nous désirerions bien le savoir. Quand, arrivés en 
France, notre souverain nous demandera pourquoi on 
nous a expulsés du Thibet, que faudra-t-il répondre ?... 
Ici, Pao-hing fil une violente sortie contre Ki-chan ; il 
parla des difficultés qu'il ne cessait de susciter au gou- 
vernement, et finit par l'appeler to-ché^ ce qui ne peut 
guère se traduire que par faiseur d'embarras. 

Pao-hing nous invita ensuite à nous approcher tout 
près de lui ; il se mit alors à nous considérer attentive- 
ment l'un après l'aulre, tout en s'amusant à tourner 
dans sa bouche des fragments de noix d'arec que les 
Mantchous aiment beaucoup à mâcher. Il prit plusieurs 
prises de tabac dans une petite fiole, et eut la courtoisie 
de nous en offrir, sans rien dire et toujours occupé de 
nos personnes, comme s'il eût voulu en écrire un signa* 
lement. 11 paraît qu'il nous trouva superbes, car il nous 
demanda si nous avions quelque médecine ou recette 
pour conserver le teint frais et coloré. Nous lui répon- 
dîmes que le tempérament des Européens difiérait 
de beaucoup celui des Chinois ; que cependant une 
conduite sage et réglée était, dans tous les pays, la re- 
cette d'une bonne santé. Entendez-vous, s'écria-t-il, en 
s'adressant aux nombreux mandarins qui faisaient an- 
tichambre, entendez-vous : une conduite sage et réglée 
est, dans tous les pays, la recette d'une bonne santé !... 
Tous les globules rouges, bleus, blancs et jaunes s'in- 
clinèrent profondément en signe d'assentiment. 

Après avoir aspiré une longue prise de tabac, Pao- 
hing nous demanda quelle était notre intention et oii 
nous voulions aller.. . Une pareille question nous surprit 
beaucoup, et nous lui répondîmes résolument : — Nous 



82 l'emphik chinois. 

Youlons aller au Thibet, à Lha-ssa. — Au Thibet ! à 
Lha-ssa ! mais tous en venez ! Qu'importe? nous y re- 
tournerons. — Quelle affaire avez-vous donc à Lha-ssa? 
— Vous le savez bien, notre unique affaire est de prê- 
cher la religion. — Oui, je le sais ; cependant, il ne 
faut pas penser à Lha-ssa, il vaut mieux la prêcher 
dans votre pays. Le Thibet ne vaut rien. Moi, je ne vous 
en aurais pas fait revenir ; je vous y aurais laissés, 
puisque c'était votre désir ; mais, maintenant que vous 
êtes ici, il faut que je vous fasse conduire à Canton. — 
Puisque nous ne sommes pas libres, faites-nous conduire 
où vous voudrez... Le vice-roi nous dit que maintenant 
que nous étions dans sa province, il répondait de nous sur 
sa tête, et que son devoir était de nous faire remettre au re- 
présentant de notre nation. Vous pouvez, ajouta-t-il , 
rester encore quelque temps à Tching4ou-fou, pour vous 
reposer et faire tous les préparatifs nécessaires au 
voyage. Je vous reverrai avant votre départ ; en atten- 
dant, je donnerai des ordres afin que vous puissiez faire 
votre route le plus commodément possible. Nous le 
remerciâmes de ses bonnes intentions à notre égard et 
nous lui fîmes une profonde inclination... Gomme nous 
partions^ il nous rappela pour nous parler du bonnet 
jaune et de la ceinture rouge. — Votre costume, nous 
dit-il, n'est pas celui de la nation centrale, il ne faudra 
pas voyager de cette manière. — Voilà, lui répondimes- 
nous, que maintenant vous avez le droit, non-seulement 
de nous empêcher d'aller où nous voulons, mais encore 
de nous habiller à notre faataisie. — Pao-hing se mit à 
rire et nous dit, en nous saluant de la main, que, puis- 
que nous tenions à ce costume, nous pouvions le garder. 



CHAPITRE II. 83 

Le vice-roi rentra dans ses appartements au son de 
la musi€[ue, et les mandarins nous isiccompagnërent 
jusqu'à la porte du palais, en nous félicitant de la toute 
bienveillante et cordiale réception que nous avions re- 
çue de Villustrissime représentant du Fils du Ciel dans 
la province du Sse-tchouen. 

Nous avons déjà parlé du rapport que Paa4iing 
adressa à l'empereur à notre sujet. Nous plaçons ici la 
suite, qui est une réponse à la dépêche impériale que 
nous avons déjà citée (1). 

« Moi, votre sujet (ajoute le vice-roi du Sse-tchouen), 
«j'ai recherché avec soin dans quel but lesdits étrangers 
« voyageaient au loin pour prêcher leur religion, d'où 
a ils tiraient, quand ils résident au dehors pendant pin- 
ce sieurs années, les sommes nécessaires à leur subsis- 
te tance et à leur entretien de tous les jours ; pourquoi 
« ils restaient longtemps sans retourner dans leur pays ; 
(( si leur absence avait Une durée déterminée ; quel était 
« le nombre des prosélytes qu'ils avaient formés, quel 
« but ils s'étaient proposé en allant ensemble au Si- 
« tsang (Thibet), qui est la résidence des lam^as. 

« Il résulte des informations que j'ai prises que ces 
XX étrangers vont en différents lieux pour prêcher leur 
« religion et que leur mission a une durée indéterminée. 
« Si, lorsqu'ils sont en voyage, ils craignent de man- 
c( quer des ressources nécessaires, ils écrivent au procu- 
«reurde-leur nation qui réside à Macao, et celui-ci 
« leur envoie immédiatement de l'argent pour subvenir 
« à leurs besoins; Dans toutes les provinces de la Chine, 
« il y a des hommes du même pays qui se sont expatriés 

(1) Voir oi-deftSQS, p. 65. 



84 l'empire chinois. 

« pour prêcher la religion, et il n'y en a pas un seul 
« qui n'exhorte les hommes à faire le bien ; ils ne se 
« proposent pas d'autre but. Us ne se rappellent pas le 
<c nombre ni les noms de ceux à qui ils ont enseigné la 
« doctrine. Quant à leur voyage au Thibet, ils voulaient, 
« après y avoir prêché la religion, s'en retourner dans 
« leur pays par la voie du Népal. Or, comme ils n'étaient 
c( pas suffisamment Versés dans la langue du Thibet, 
a ils n'avaient pas encore pu y former des prosélytes. A 
« cette époque, le haut fonctionnaire (Ki-chan) qui ré- 
« side dans la capitale du Thibet ordonna une enquête, 
c( par suite de laquelle ils furent arrêtés et envoyés sous 
c( escorte au Sse-tchouen. 

c< Après avoir fait ouvrir leur caisse de bois et exa- 
« miné les lettres et les écrits en langue étrangère 
« qu'elle renfermait, je n'ai trouvé personne qui pût 
« reconnaître ces caractères et les comprendre. Ces 
« étrangers, interrogés à ce sujet, me répondirent que 
c( c'étaient des lettres de famille et les certificats authen- 
ti tiques de leur mission religieuse. Je voulus recher- 
« cher avec soin si leur déclaration faite devant Ki-chan 
« était ou non l'expression de la vérité ; mais je n'en 
« pus découvrir par moi-même la preuve irréfragable. 
c< J'examinai alors leur barbe et leurs sourcils, leurs 
« yeux et leur teint ; je les trouvai tout à fait différents 
« des hommes du royaume du Milieu, et il me fut par- 
ce faitement démontré que c'étaient des étrangers venus 
« d'un royaume lointain, et qu'il ne fallait pas les 
« prendre pour des mauvais sujets appartenant au ter- 
« ritoire intérieur (la Chine) ; là-dessus il ne me reste 
« pas le plus léger doute. 



CHAPITRE II. 85 

« Si l'on veut rechercher encore ce que disent 
« leurs lettres et leurs livres en langues étrangères, 
li je pense qu'il faut les envoyer avec eux dans la 
«c métropole de la province de Canton, pour que là 
a on cherche un homme versé dans les langues étraii- 
a gères qui les traduise et en fasse connaître le con- 
c( tenu. 

c( Si l'on ne découvre pas autre chose, on remettra 
« ces étrangers entre les mains du consul de France, 
« pour qu'il les reconnaisse et les renvoie dans leur 
« royaume. Par là, la vérité de l'enquête sera mise 
a dans tout son jour. 

« Quant à Samdadchiemba, comme il résulte de 
« son interrogatoire qu'il n'était attaché à ces étran- 
«t gers qu'en qualité de serviteur à gages, il paraît con- 
« venable qu'on le renvoie dans son pays natal, savoir, 
« dans le district de Nien-pé, de la province de Kan-sou. 
tt Là, on le remettra au magistrat local, qui pourra 
« le relâcher sur-le-champ. 

a S'il se présente plus tard d'autres circonstances 
« dont l'exposé réponde au but de votre premier dé- 
a cret, j'en écrirai, comme c'est mon devoir, le ré- 
« sumé 6dèle et j'en ferai l'objet d'un nouveau rapport 
« que j'adresserai à Votre Majesté. 

a Au moment où vos instructions me parviennent, 
« la température est excessivement chaude, et les vê- 
« tements ainsi que les provisions alimentaires des 
« susdits étrangers ne sont pas encore prêts. 

a Moi, votre sujet, après avoir écrit et cacheté ce rap- 
« port exact et détaillé, j'ai chargé un fonctionnaire 
« public de prendre la route impériale et de les conduire 



86 LBMPIRK CHINOIS. 

a à leur destination, par la province du Hou-pé et 
<c autres lieux. » 

Ce rapport, que nous pûmes nous procurer seulement 
un an après, pendant que nous étions à Macao, reflète 
avec fidélité le caractère franc et loyal du vice-roi du 
Sse-tchouen. On n'y trouve pas un seul mot qui se res- 
sente de cette antipathie invétérée que nourrissent les 
Chinois contre les étrangers et les chrétiens. Il ne pou- 
vait se douter que son écrit tomberait un jour entre nos 
mains, et, en faisant du missionnaire français Féloge 
qu'il a cru devoir faire, il cédait à un entraînement de 
conviction et de sincérité. 



CHAPITRE m. 

Tching-tou-fou, capitale de la province duSse-tchouen. —Nombreuses 
visites de mandarins. — Principe constitutif du gouvernement chi- 
nois. ~ L'empereur. — Bizarre organisation de la noblesse chinoise. 
~ Administration centrale de Péking. — Les six cours souveraines. 
'- Académie impériale. — Moniteur de Péking. — Gazettes de pro- 
vince. — Administration des provinces. — Rapacité des mandarins. 
» Vénalité de la justice. ~ Famille du juge de paix. '» Ses deux 
fils. — Le maître d'école. — Instruction primaire très-cépandue en 
Chine. — Urbanité chinoise. — Système d'enseignement. — Livre élé- 
mentaire. — Les quatre livres classiques. — Les cinq livres sacrés. 
— Organisation du départ. — Dernière visite au vice-roi. 

Tching-iou-fou, capitale de la proyince du Sse- 
tchouen, est une des plus belles villes de l'empire chinois. 
Elle est située au milieu d'une plaine d'une admirable 
fécondité, arrosée par de belles eaux et bornée à l'horizon 
par des collines aux formes variées et gracieuses. Ses 
principales rues sont assez larges, pavées en entier avec 
de grandes dalles, et d'une telle propreté, qu'on serait 
tenté de se demander, en les parcourant, s'il est bien 
vrai qu'on est dans une ville chinoise. Les magasins, 
avec leurs longues et brillantes enseignes, l'ordre exquis 
qui règne dans l'açrangemenl des marchandises qu'on y 
étale, le grand nombre et la beauté des tribunaux, des 
pagodes et des établissements de la classe des lettrés , 
tout contribue à faire de Tching-tou-fou une ville en 
quelque sorte exceptionnelle; c'est du moins ï'impression 



88 l'empire chinois. 

qui nous est restée, même après avoir visité , dans la 
suite, les cités les plus renommées des autres provinces. 
Notre commensal le juge de paix nous dit que la 
capitale du Sse-tchouen était une ville toute moderne, 
l'ancienne ayant été complètement féduite en cendres 
par un effroyable incendie. U nous raconta , à ce sujet, 
une anecdote ou plutôt une fable que nous rapporterons 
volontiers parce qu'elle est tout à fait dans le goût chi- 
nois : Quelques mois avant la destruction de l'ancienne 
ville, on vit apparaître un bonze qui parcourait les rues 
en agitant une clochette et s'arrétant de temps en temps 
pour crier au peuple : « I-ko-jen, leang-ko-yen-tsin, » 
c'est-à-dire : Un homme et deux yeux. D'abord on ne fit 
pas grande attention à cette bizarrerie, un homme et deux 
yeux, cela paraissait assez naturel ; une vérité de ce genre 
ne méritait certainement pas d'être proclamée si solen- 
nellement et avec tant de persistance. Gomme le bonze 
ne discontinuait pas de répéter sa formule du matin au 
soir, on désira savoir dans quel but il ne cessait de par- 
courir les rues en redisant toujours les mêmes paroles; 
à toutes les questions qu'on lui adressait, il répondait 
invariablement : « Un homme et deux yeux. » Les magis- 
trats s'en mêlèrent ; mais ils ne furent pas plus avancés. 
On fit des perquisitions, et il fut impossible de découvrir 
d'où ce bonze était sorti : personne ne l'avait jamais 
connu ; on ne le voyait ni boire ni manger ; il employait 
toute la journée à parcourir la ville, très-gravement, les 
yeux baissés, agitant sa clochette et criant sans cesse au 
public : c< Un homme et deux yeux. » Le soir, il disparais- 
sait sans qu'on pût jamais découvrir où il allait passer la 
nuit. Cela dura à peu près pendant deux mois , et per- 



CHAPITRE m. 89 

$oone ne fit plus attention à ce bonze, qui n'était y aux 
yeux de tout le monde, qu'un fou ou un grand original. 
Un jour on s'aperçut qu'il n'avait pas paru , et , vers 
inidi,le feu se déclara tout d'un coup sur plusieurs points 
de la ville à la fois, et avec une telle violence, que tous 
les habitants n'eurent le temps que d'emporter ce qu'ils 
avaient, de plus précieux et de se sauver en toute hâte 
dans les champs. Avant la fin de la journée la ville tout 
entière n'était qu'un immense amas de cendres et de 
ruines fumantes. Tout le monde se souvint alors des 
paroles du bonze, qui étaient, en réalité, une prédiction 
énigmatique de cette effroyable catastrophe. 11 serait 
impossible de comprendre cette espèce de rébus sans 
avoir une idée de la configuration des deux caractères 
chinois qui en donnent la clef. Le caractère suivant , 
^ , signifie homme. En y ajoutant deux points ou deux 
yeux, on obtient un autre caractère, ^ , qui veut dire 
feu. Ainsi, en criant : Un homme et deux yeux, le bonze 
entendait annoncer le feu qui réduisit la capitale en 
cendres. Le juge de paix, qui nous raconta fort sérieu- 
sement cette anecdote, ne sut y trouver aucune explica- 
tion ; nous nous garderons donc bien de vouloir nous- 
même y en chercher. La ville fut rebâtie à neuf, et voilà 
pourquoi, ajouta le juge de paix, vous la trouvez si belle 
et si régulière. 

Les habitants de Tching-tou-fou sont parfaitement à 
la hauteur de la célébrité de leur ville. La classe supé- 
rieure , qui est très-nombreuse , se fait remarquer par 
une grande élégance dans les manières et dans les vête- 
ments. La classe moyenne rivalise avec la première de 
politesse et de courtoisie , et paraît vivre dans Faisance. 



dO l'empiuk chinois. 

Les pauvres sont, sans contredit, très -nombreux à 
Tching-tou , comme , en Chine , dans tous les grands 
centres de population ; mais on peut dire que les habi- 
tants de cette ville paraissent, en général, jouir de plus 
de bien-être qu'on n'en remarque partout ailleurs. 

L'accueil si bienveillant que nous avions reçu du vice- 
roi nous fit un grand nombre d'amis, et nous mit en 
relation avec les personnages les plus haut placés et les 
plus distingués de la ville, avec les grands fonctionnaires 
civils et militaires, les premiers magistrats des tribu- 
naux et les chefs de la corporation des lettrés. Au temps 
où nous vivions au milieu de nos chrétientés, nous étions 
forcés, par notre position, de nous tenir à une distance 
plus que respectueuse des mandarins et de leur dange- 
reux entourage. Notre sécurité, et celle surtout de nos 
néophytes, nous en faisait une stricte obligation. Gomme 
les autres missionnaires, nous n avions guère de rapport 
qu\ivec les habitants des campagnes et les artisans 
des villes. 11 nous était donc difficile de connaître la na- 
tion chinoise dans son ensemble. Les mœurs et les habi- 
tudes des hommes du peuple, leurs moyens d'existence 
et les liens qui les unissent entre eux, tout cela nous était 
assez familier ; mais nous n'avions pas une idée exacte 
des classes supérieures, de cet élément aristocratique 
qui existe toujours parmi les hommes et qui donne l'im- 
pulsion, le mouvement, la vie, à tout le corps social. 
Nous apercevions des efiets sans en connaître les causes. 
Les relations nombreuses que nous eûmes avec les man- 
darins et les lettrés durant notre séjour à Tching-tou, 
nous permirent de prendre une foule de renseignements 
utiles, et d'étudier de près l'organisation, le mécanisme, 



CHAPITBB III. 91 

OU y pour mieux dire^ ce qui cousKtue la vitalité et la 
force d'une nation. Pour connaître l'homme tout entier, 
il ne suffit pas de remarquer les mouvements, de dissé- 
quer les membres et les organes, il faut surtout étudier 
et approfondir son âme, qui est le principe de la vie et 
le mobile de toutes les actions. 

Depuis le treizième siècle, où les premières notions 
sur la Chine furent apportées en Europe par le cé- 
lèbre Vénitien Marco-Polo, jusqu a nos jours, tout le 
monde s'est accordé à regarder les Chinois comme un 
peuple très-curieux et fort singulier, un peuple à part 
dans le monde. Si on excepte cette première notion, gé- 
néralement admise, on ne trouve guère, dans les écrits 
concernant les Chinois, que des idées contradictoires. 
Les uns sont en perpétuelle admiration devant eux, et 
les autres ne cessent de les couvrir de mépris et de ridi- 
cule. Voltaire a tracé avec amour et prédilection un ta- 
bleau ravissant delà Chine, avec ses mœurs patriarcales, 
son gouvernement paternel, ses institutions basées sur la 
piété filiale, et sa sage administration, toujours confiée 
aux hommes les plus savants et les plus vertueux. Mon- 
tesquieu, au contraire, nous a peint des couleurs les plus 
sombres cette race misérable et abjecte, toujours cour- 
bée sous un despotisme abrutissant, et se mouvant 
comme un vil troupeau au gré de son empereur. Ces 
deux portraits, dessinés par les auteurs de ï Esprit des 
lois et de Y Essai sur les mœurs, ne ressemblent nulle- 
ment aux Chinois; il y a de part et d'autre exagération, 
et nous pensons que, pour être dans le vrai, il faut se 
tenir entre ces deux opinions. 

En Chine, il y a, comme partout, un mélange de. 



92 l'empire chinois. 

biens et de maux, de vices et de vertus, qui prêtent éga- 
lement à la satire et au panégyrique, selon qu'on se plaît 
à considérer les uns ou les autres. 11 est facile de trouver , 
chez un peuple tout ce qu'on souhaite y voir, surtout i 
quand on a une opinion déjà conçue à l'avance, avec le ' 
parti pris de la conserver intacte. Ainsi Voltaire rêvait 
un peuple dont les annales fussent en contradiction avec 
les traditions bibliques, un peuple antireligieux, ratio- 
naliste, et pourtant coulant heureusement ses jours au 
milieu de la paix et de la prospérité. Il crut avoir ren- 
contré en Chine ce peuple modèle, et ne manqua pas de 
le recommander à l'admiration de l'Europe. Montes- 
quieu, de son côté, exposait son système sur le gouver- 
nement despotique, et avait, coûte que coûte, besoin 
d'exemples pour le confirmer. Il prit les Chinois et nous 
les montra toujours tremblants âous la verge de fer d'un 
tyran, et parqués dans une législation impitoyable. Nous 
allons entrer dans quelques détails sur les institutions 
de la Chine et sur le mécanisme de son gouvernement, 
qui, assurément, ne mérite ni toutes les colères dont on 
poursuit son despotisme, ni les éloges pompeux qu'on 
donne à sa sagesse anti({ue et patriarcale. En dévelop- 
pant le système gouvernemental des Chinois, nous au- 
rons à remarquer que la pratique vient souvent contre- 
dire la théorie, et qu'on ne voit pas toujours l'applica- 
tion des belles lois qui se trouvent dans les livres. 

L'idée de famille, voilà le grand principe qui sert de 
base à la société chinoise. La piété filiale, objet invaria- 
ble des dissertations des moralistes et des philosophes, 
sans cesse recommandée par les proclamations des em- 
pereurs et les allocutions des mandarins, est devenue la 



CHAPITRE m. 93 

Tertu fondamentale d'où découlent toutes les autres. Ce 
sentiment, qu'on prend soin d'exalter par tous les 
moyens, jusqu*au point d'en faire, pour ainsi dire, une 
passion, se mêle à toutes les actions de la vie, revêt 
toutes les formes, et sert de pivot à la morale publique. 
Tout attentat, tout délit contre l'autorité, les lois, la pro- 
priété et la yie des individus, est considéré comme un 
crime de lèse-paternité. Les actes de vertu, au contraire, 
le dévouement, la compassion envers les malheureux, 
la probité commerciale, le courage même dans les com- 
bats, tout est rapporté à la piété filiale; être bon ou 
mauvais citoyen, c'est être bon ou mauvais fils. 

L'empereur est la personnification de ce grand prin- 
cipe qui domine et pénètre plus ou moins profondément 
les diverses couches de cette immense agglomération de 
trois cents millions d*individus. Dans la langue chinoise 
on le nomme Hoang-tiy Auguste Souverain, ou Hoang- 
chatij Auguste Élévation ; mais son nom par excellence 
est Tien-dze, Fils du Ciel. Selon les idées de Confucius 
et de ses disciples, c'^st le ciel qui dirige et règle les 
grands mouvements et les révolutions de l'empire, c'est 
sa volonté qui renverse les dynasties et en substitue de 
nouvelles. Le ciel est le véritable et seul maître de l'em- 
pire ; il choisit qui il lui plaît pour son représentant, et 
lui communique son autorité absolue sur les peuples. La 
souveraineté est un mandat céleste, une mission sainte 
confiée à un individu dans l'intérêt de la communauté, 
et qui lui est retirée par le ciel aussitôt qu'il se montre 
oublieux de son devoir et indigne de son mandat. Il suit 
de ce fatalisme politique qu'aux époques de révolution 
les luttes sont terribles jusqu'à ce que de grands succès 



94 l'empire chinois. 

et une supériorité bien marquée soient devenus, pour les 
sujets, comme un signe de la Tolonté céleste; alors les 
peuples se rallient facilement au nouveau pouvoir et lui 
sont soumis longtemps sans arrière-pensée. Le ciel avait 
un représentant, un fils adoptif , il Ta abandonné et lui 
a retiré ses pouvoirs ; il s'en est choisi un autre et il veut 
qu'on lui obéisse : voilà tout le système (1). 

L'empereur, Fils du Ciel, et par conséquent père 
et mère de l'empire, selon l'expression chinoise, a droit 
au respect, à la vénération, au culte même de tous ses 
enfants. Son autorité est absolue ; c'est lui qui fait la loi 
ou l'abolit, qui accorde les privilèges aux mandarins ou 
qui les dégrade ; à lui seul appartient le droit de vie et 
de mort ; nul pouvoir administratif et judiciaire qui n'é- 
mane de lui ; toutes les forces et tous les revenus de l'em- 
pire sont à sa disposition ; en un mot, l'État c'est l'em- 
pereur. Mais son omnipotence va encore plus loin, car 
ce pouvoir, si énorme et si étendu, il peut le transmettre 
à qui il lui plaît et choisir son successeur parmi ses pro- 
pres enfants, sans qu'aucune loi d'hérédité vienne le 
gêner dans son choix. 

Le pouvoir, en Chine, est donc absolu en tout point ; 
mais il n'est pas pour cela despotique, comme on est 
assez porté à le croire ; ce n'est autre chose qu'un fort et 
vaste système de centralisation. L'empereur est comme 
un chef au milieu d'une immense famille ; l'autorité 
absolue qui lui appartient, il ne l'absorbe pas, il la dé- 
lègue à ses ministres, qui transmettent leurs pouvoirs 
aux officiers de leur gouvernement administratif. Les 

(I) C'est bien d'après ce système que le prétendant actuel a pris le 
nom de Tien-té (Vertu céleste)* 



CHAPITRE III. 95 

subdivisions s'étendent ensuite graduellement jusqu'à 
des groupes de familles et d'individus dont les pères sont 
les chefs naturels et qui sont tous solidaires les uns des 
autres. 

On comprend que cette puissance absolue ainsi frac- 
tionnée n'offre plus les mêmes dangers ; d'ailleurs, les 
mceurs publiques sont toujours là pour arrêter les écarts 
de l'empereur, qui n'oserait, sans exciter Findignation 
générale, violer ouvertement les droits de ses sujets. 
Il a, en outre, près de lui un conseil privé et ua 
conseil général dont les membres ont le droit de lui 
adresser des avis, et même des représentations sur tous les 
objets d'utilité publique et particulière. On peut lire dans 
les annales de la Chine que souvent les censeurs s'acquit- 
tent de leurcharge avec une libertéetune vigueur dignes 
de grands éloges. Enfin, ces potentats, objets de tant 
d'hommages pendant leur vie, sont soumis, après leur 
mort, comme on le raconte des anciens rois de l'Egypte, 
à un jugement dont le résultat est attaché à leur nom et 
passe à la postérité ; ils ne sont désignés dans l'histoire que 
par un nom posthume qui, étant une appréciation de leur 
règne, exprime un éloge ou une satire. 

Le plus grand contre-poids à la puissance impériale 
existe dans la corporation des lettrés, institution antique 
qu'on a su fonder sur une base solide, et dont l'origine 
remonte au moins au onzième siècle avant notre ère. On 
peut dire que l'administration de l'État reçoit toute in- 
fluence réelle et directe de cette espèce d'oligarchie lit* 
téraire. L'empereur ne peut choisir ses agents civils que 
parmi les lettrés, et en se conformant aux classifications 
établies par les concours. Tout Chinois est apte à se pré- 



98 L EMPIRE CHINOIS. 

çoivent des tilres tels que koung, heou, phy, tee et nan, 
qui peuvent correspondre à ^ ceux de duc, marquis, 
comte, baron et chevalier. Ces titres ou grades ne sont 
pas héréditaires et ne donnent aucun droit aux fils des 
individus récompensés ; mais, ce qui parait fort peu en 
harmonie avec nos idées, ils peuvent être reportés sur 
les ancêtres. Cette coutume a été introduite en vue des 
cérémonies funèbres et des titres que tous les Chinois 
doivent adresser à leurs parents défunts. Un officier, 
élevé en grade par l'empereur, ne pourrait accomplir 
un rite funèbre d'une manière convenable, si les ancêtres 
n'étaient pas décorés d'un titre correspondant. Supposer 
que le fils est plus qualifié que te père, ce serait boule- 
verser la hiérarchie et porter une grave atteinte au prin- 
cipe fondamental de l'empire. Une noblesse, non-seule- 
ment viagère, mais remontant aux ancêtres et ne pouvant 
pas être transmise aux descendants, étonne par sa bizar- 
rerie, et il faut être Chinois, dit-on, pour avoir pu 
trouver une pareille chose. Cependant il serait peut-être 
intéressant d'examiner si, en réalité, il n'y a pas plus d'a- 
vantages et moins d'inconvénients à faire rejaillir l'il- 
lustration d'un individu sur le père que sur les enfants. 
1 ous les officiers ou employés civils et militaires de 
l'empire chinois sont divisés en neuf ordres (khiou-ping) 
distingués les uns des autres par des globules (1) par- 
ticuliers de la grosseur d'un œuf de pigeon, et qui se 
vissent au-dessus du chapeau officiel. Ce globule distino- 

(1) Dans la plupart des livres qui parlent de la Chine, ce signe de 
distinction est appelé bouton; mais il nous semble que ce mot est 
très-mal trouvé, et peu propre à donner une véritable idée de la 
chose. 



CHAPITRE Iir. 99 

tif est, pour le premier ordre, en corail rouge uni ; pour 
le second, en corail rouge ciselé ; pour le troisième, en 
pierre bleu dair ou transparent ; pour le quatrième, en 
pierre^bleu mat ou foncé ; pour le cinquième, en cristal ; 
pour le sixième, en jade ou pierre de couleur blanC 
opaque ; pour le septième, le huitième et le neuTième, 
en cuivre doré et ouvragé. Chaque ordre est subdivisé 
en deux séries : Tune active et officielle, l'autre surnu* 
méraire, mais sans modification dans les globules. Tous 
les employés civils et militaires compris dans ces neuf 
classes sont désignés par la qualification générique de 
kauang-f&u. Le nom de mandarin est inconnu des Chi- 
nois ; il a été inventé par les premiers Européens qui ont 
abordé en Chine, et dérive probablement du mot portu- 
gais mandary ordonner, commander, dont on a fait 
mandarin. 

L'administration du Céleste-Empire est divisée en trois 
parties (i) : radministration supérieure de Tempire, 
l'administration locale de Péking, l'administration des 
provinces et des colonies. Le gouvernement entier est 
sous la direction de deux conseils attachés à la personne 
de l'empereur, le Neï-ko et le Kiun-ke-tchou. Le pre- 
mier est chargé de la préparation des idées et de l'expé- 
dition des affaires courantes ; son devoir est, suivant le 
livre officiel, « de mettre en ordre et de manifester les 
a pensées et les desseins de la volonté impériale, de 
c( régler la forme des ordonnances administratives. » 

(1) Tous les détails sur rorganisation politique et administrative de 
la Chine sont énuméréa et décrits dans Tai-Uing-houi-tim, ou Collec- 
tion des statuts delà grande dynastie des Tsing, dont M.. Éd. Biot a 
publié un excellent résumé, auquel nous n'aurons à faire que quelques 
légères modifications. 



iOO l' EMPIRE CHINOIS. 

C'est, en quelque sorte, le secrétariat impérial. Le second 
conseil, nommé Kiun-ke-tchou, délibère ayec l'empe- 
reur sur les affaires politiques ; il se compose de mem- 
bres du Neï-ko, des présidents et vice-présidents des 
cours supérieures. L'empereur préside les séances, qui 
ont lieu ordinairement de grand matin. 

Au-dessous de ces deux conseils généraux sont les six 
cours souveraines, Liou-pou, qui correspondent à nos 
ministères, et embrassent toutes les affaires civiles et 
militaires relatives aux dix-huit provinces de la Chme. A 
la tête de chacune d^ elles sont placés deux présidents, 
l'un Chinois, l'autre Tartare, et quatre vice-présidents, 
dont deux sont Chinois et deux Tartares. Chaque cour a 
des bureaux spéciaux pour la répartition des affaires de 
son département, et un grand nombre de divisions et 
sous-divisions particulières. 

1® La première cour souveraine, nommée cour des 
emplois civils (Li-pou), a pour attribution la présenta- 
tion des officiers civils à la nomination de l'empereur, et 
la distribution des emplois civils et littéraires dans tout 
Tempire ; elle a quatre divisions, qui règlent Tordre des 
promotions et mutations, tiennent des notes sur la con- 
duite des officiers, déterminent leurs appointements et 
leurs congés en temps de deuil, et distribuent les diplô- 
mes des rangs posthumes accordés aux ancêtres des offi- 
ciers admis dans les rangs de la noblesse. 

2* La seconde cour, dite des revenus publics (Hou- 
pou), s'occupe des recouvrements de droits et impôts, de 
la distribution des appointements et pensions, de la 
recette et dépense des grains et de l'argent, et de leur 
transport par terre et par eau. Elle est chargée de la 



GHAPITl(BM3f.* ' - iOI 



division du territoire en provinces,* départements, ar- 
rondissements, cantons.:' Ellet ($pèfe -^le rés^ensemmV %n 
peuple, conserve le cadastré dèSléfrès, repàrlil Tes taxes 
et contingents militaires. Cette cour financière comprend 
quatorze divisions, qui correspondent à peu près à l'an- 
cienne division de la Chine en quatorze provinces inté- 
rieures ; en outre, elle a dans sa dépendance le tribunal 
d'appel civil pour juger les contestations sur la propriété 
et les successions, l'hôtel des monnaies, soieries et arti- 
cles de teinture, un bureau chargé de l'approvisionne- 
ment de grains pour la capitale. C'est encore cette cour 
souveraine qui règle les distributions de grains et de riz, 
et les secours gratuits par lesquels on vient en aide à la 
misère du peuple dans les temps de famine et de disette. 
Enfin elle a, parmi ses attributions, celle de présenter à 
l'empereur la liste annuelle des jeunes filles mantchoues 
qui peuvent aspirer à faire partie de son harem. C'est 
un des officiers du Hou-pou qui préside tous les ans à 
cette fêle si célèbre de l'agriculture, où l'on voit l'empe- 
reur mettre la main à la charrue, tracer des sillons et 
ensemencer un champ de blé. 

3o La cour souveraine des rites (Ly-pou) est chargée 
des cérémcsiies et solennités publiques, dont les détails 
minutieux sont si importants aux yeux des Chinois. Elle 
a quatre divisions, qui s'occupent du cérémonial ordi- 
naire et extraordinaire à la cour, des rites des sacrifices 
adressés aux âmes des anciens souverains et des hommes 
illustres, du règlement des fêtes publiques, de la forme 
des habits et des coiffures pour les employés du gouver- 
nement. Cette cour surveille les écoles et les académies 
publiques, les examens littéraires, le nombre, le choix 

6. 



102 ••: •••. •. .'t'eMPtRI CHINOIS. 

et les pftvlIégfes"'dk*lÀtf6 des diverses classes. La di- 
ptoin^tf feiUriéUçeét ssam dè-son ressort. EUe prescrit 
leV fcîrtnêff'àf (îbSeryeT-daM lésTrapports avec les princes 
tributaires et les monarques étrangers ; elle détermine 
tout ce qui peut avoir rapport aux ambassades ; enfin 
c'est d'elle que dépend la direction générale de la musi- 
que, qui, en théorie, peut être très belle, mais dont 
l'exécution n'est pas toujours magnifique. 

4^* La cour souveraine de la guerre (Ping-pou) a aussi 
quatre divisions, qui déterminent les promotions et ap- 
pointements des officiers militaires, enregistrent les no- 
tes fournies sur leur conduite, règlent les approvision- 
nements, punitions et examens militaires pour tous les 
corps de l'armée. Une de ces divisions est spécialement 
chargée des soins adonner à la cavalerie, aux chameaux, 
aux postes, aux relais et aux transports des munitions de 
toute espèce. 

5** La cour des châtiments (Hing-pou) a dans sa dé- 
pendance dix-huit divisions correspondant aux dix-huit 
provinces de l'empire, et chargées des affaires criminel- 
les de chaque province ; un corps d'inspecteurs des pen- 
sions; des chambres législatives qui reçoivent les édi- 
tions du code pénal, une caisse des amendes. 

6« La cour des travaux publics (Koung-pou) a la direc- 
tion de tous les travaux faits pour l'Etat, tels que : con- 
structions des édifices publics, fabrication d'ust^isiies, 
habillements, armes destinées aux troupes et {lUX offi- 
ciers publics; creusement des canaux, exécution des di- 
gues, érection des tombeaux de la famille impériale et 
des monuments en l'honneur des personnages illustres. 
Elle règle aussi les poids et mesures, et dirige la fabri- 



GHAPITHE m. 103 

cation de h poudre à canon. Cette cour souveraine a 
quatre divisions. 

L'administration supérieure comprend^ en outre, à 
Péking, Voffice des colonies (Ly-fan-yuen), qui a lasur-* 
veîUançe des étrangers du dehors; c'est ainsi qu'on 
désigne les princes mongols, les lamas du Thibet, les 
princes mahométans et les chefs des districts voisins de 
la Perse. Le Ly^fan-ynen, qui surveille les tribus mon- 
goles, règle, autant qu'il le peut, les affaires un peu 
embrouillées de ces hordes nomades, et s'immisce d'une 
manière indirecte dans le gouvernement du Tbibet et 
des petits États mahométans du Turkestan. Le Tou- 
tcha-yuen, office de censure universelle, placé en dehors 
de tous les rouages administratifs, les surveille tous. Il 
exerce son inspection sur les mœurs du peuple et sur la 
conduite de tous les employés. Les ministres, les princes, 
l'empereur lui-même, tout le monde doit subir, bon gré 
mal gré, les remontrances du censeur. Enfin le Toun* 
tchin-sse, palais des représentations, qui transmet au 
conseil privé de l'empereur, Neï-ko, les rapports venus 
des provinces et les appels des jugements rendus par les 
magistrats. Ce palais des représentations, auquel seréu* 
nissent les membres des six cours souveraines et de 
l'office de censure universelle, forme une espèce de cour 
de cassation, pour décider sur les appels en matière cri- 
minelle et sur les sentences de mort. Les décisions de 
ces trois cours réunies doivent être rendues à l'unani- 
mité. Dans le cas contraire, c'est l'empereur qui juge en 
dernier ressort. 

La fameuse académie impériale des Han-lin est corn* 
posée de gradués es lettres; elle fournit les orateurs 



4 04 l'empire chinois. 

pour les fêtes publiques et les examinateurs des concours 
de province ; elle doit encourager les études et favoriser 
les progrès de toutes les connaissances. Dans son sein, 
il y a une commission chargée de rédiger les documents 
officiels, et une autre de revoir les ouvrages tartares et 
chinois publiés aux frais du gouvernement. Leurs deux 
présidents habitent avec Tempereur, et surveillent les 
études et les travaux des académiciens. Le collège des 
historiographes et le corps des annalistes dépendent de 
Tacadémie de Han-lin. Les premiers sont occupés à ré- 
diger l'histoire de tel règne ou de telle époque remar- 
quable. Les annalistes, au nombre de vingt-deux, écri- 
vent, jour par jour, les annales de la dynastie régnante, 
qui ne peuvent être publiées que lorsqu\me autre lui a 
succédé. Us sont appelés à tour de rôle, quatre par 
quatre, à se tenir auprès de l'empereur et à l'accompa- 
gner dans tous ses voyages, pour tenir note de ses ac- 
tions et de ses paroles. 

On peut encore compter parmi les moyens d'adminis- 
tration générale la Gazette officielle de Péking^ véritable 
Moniteur universel^ où l'on ne peut rien imprimer qui 
n'ait été présenté à l'empereur ou qui ne vienne de l'em- 
pereur même; ceux qui en prennent soin n'oseraient y 
rien changer ou ajouter, sous peine des châtiments les 
plus sévères. La Gazette de Péking s'imprime tous les 
jours, en forme de brochure, et contient soixante à 
soixante et dix pages. L'abonnement revient à peu près 
à douze francs par an. Rien de plus intéressant que ce 
recueil, et de plus propre à faire connaître l'empire 
chinois : c'est un aperçu de toutes les affaires publiques 
et des principaux événements. U renferme les mémo- 



CHAPITRE III. i05 

riaux et les placets présentés à Tempereur, ses réponses, 
ses instructions aux mandarins et aux peuples, les fastes 
judiciaires, avec les condamnations principales et les 
grâces motivées accordées par Vempereur. On y voit en- 
core un résumé des délibérations des cours souveraines* 
Les articles principaux et tous les actes officiel sont re- 
produits par les gazettes officielles des provinces. 

Des gazettes ainsi rédigées suffisent, sans contredit, 
pour tenir les mandarins et le peuple au courant des af- 
faires publiques; mais elles sont peu faites, il faut en 
convenir, pour développer et exalter les passions politi- 
ques. En temps ordinaire et lorsqu'ils ne sont pas sous 
rimpression de quelque grand mouvement révolution- 
naire, les Chinois sont naturellement peu enclins à se 
niiéler de leur gouvernement ; ils sont, à cet égard, d'une 
quiétude ravissante. En 1851, à l'époque de la mort de 
l'empereur Tao-kouang, nous étions en voyage sur la 
route de Péking. Un jour que nous prenions le thé dans 
une hôtellerie, en compagnie de quelques bourgeois 
chinois , nous essayâmes de faire un peu de politique. 
Nous parlâmes de la mort récente de l'empereur, évé- 
nement considérable et qui devait intéresser tout le 
monde. Nous exprimâmes nos inquiétudes au sujet de 
l'héritier au trône impérial, qu'on ne connaissait pas 
encore. Qui sait, disions-nous, lequel des trois fils de 
l'empereur aura été désigné pour lui succéder ? Si c'est 
l'ainé, suivra-t-il le même système ?conservera-t-il les 
mêmes ministres ? Si c'est le cadet, il est encore bien 
jeune; à la cour, il y a, dit-on, des influences contraires, 
deux partis opposés ; de quel côté penchera-t-il? Nous 
faisions, en un mot, toutes les hypothèses possibles pour 



4 06 L EMPIRE CHINOIS. 

stimuler ces bons bourgeois, qui nous écoutaient à peine. 
Nous revînmes plusieurs fois à la charge pour les déci* 
der à émettre une opinion quelconque sur ces questions 
qui nous paraissaient toutes d'une grande importance. 
A toutes nos instances, ils se contentaient de branler la 
tête, d'avaler une rasade de thé, ou de tirer paisiblement 
de leurs longues pipes quelques bouffées de fumée. Cette 
indifférence commençait à nous agacer, lorsque Tun de 
ces braves Chinois se leva , nous posa la main sur Té- 
paule d'une façon toute paternelle, et nous dit, en sou- 
riant avec malice : — Écoute-moi, mon ami, pourquoi 
troubler ton cœur et fatiguer ta tête par de vaines préoc« 
cupations? écoute-moi, les mandarins sont chargés de 
s'occuper des affaires de FÉtat ; ils sont payés pour cela, 
laissons-les donc gagner leur argent. N'allons pas, nous 
autres, nous tourmenter de ce qui les regarde; nous 
serions bien fous de faire de la politique gratis ! — Voilà 
qui est conforme à la raison, ajoutèrent les autres ; et en 
même temps ils nous firent remarquer que le thé se 
refroidissait et que notre pipe était éteinte. 

L'administration locale de Péking comprend plusieurs 
institutions spéciales, dont les fonctions ont rapport à la 
cour impériale ou au district de sa résidence : telles sont 
les directions des sacrifices, des haras et du cérémonial 
des audiences impériales. L'administration du palais est 
sous la direction d'un conseil spécial , qui comprend 
sept divisions, chargées des approvisionnements, appoin* 
tements et punitions , des réparations du palais, de la 
perception des revenus des fermes et de la surveillance 
des troupeaux du domaine privé. Trois grands établis* 
sements scientifiques sont attachés à la cour : le collée 



CHAPITRE m. 107 

Dational, où sont éloTés les fils des grands dignitaires; 
le collège impérial d'astronomie, chargé des observations 
stistronomiques et astrologiques et de la rédaction du 
calendrier annuel; enfin, le grand collège médical. Huit 
cents gardes du corps sont attachés à la personne de 
Fempereur, et le service militaire de la capitale est con- 
fié aux généraujt des Huit-Bannières, corps composé de 
soldats raantchouX) mongols et chinois, descendants 
directs des soldats de Tarmée qui conquit la Chine de 
1643 à 1644. La nombreuse corporation des eunuques 
employés dans le palais, et qui, sous les dynasties précé- 
dentes, a joué un rôle si actif dans les révolutions dont 
l'empire chinois a été si souvent le théâtre , se trouve 
aujourd'hui réduite à une inaction complète. Sous la 
minorité de Khang-hi, second empereur de la dynastie 
mantchoue, les quatre régents chargés des intérêts de 
l'Etat anéantirent Tautorité des eunuques. Leur premier 
acte fut de porter une loi expresse, qu'on fit graver sur 
une plaque de fer du poids de mille livres, et qui inter- 
dit pour l'avenir aux princes mantchoux la faculté d'éle- 
ver les eunuques à aucune sorte de charge ou de dignité. 
Cette loi a été fidèlement observée, et c'est peut-être 
une des causes principales auxquelles on doit attribuer 
la paix et la tranquillité dont a joui la Chine pendant si 
longtemps. 

L'administration provinciale est constituée avec au- 
tant de vigueur et de régularité que celle de tout l'em- 
pire. Chaqye province est dirigée par un tsoung-tou, 
gouverneur général, que les Européens ont coutume de 
nommer vice-roi, et par un fou-youen, sous-gouverneur. 
Le tsbung-lou a le contrôle général de toutes les affaires 



i08 L EMPIRE CHINOIS. 

civiles et militaires. Le fou-youen exerce en second une 
autorité semblable ; mais il est plus spécialement chargé 
de l'administration civile, qui se divise en cinq départe- 
ments, savoir : les départements administratif, littéraire, 
des gabelles, du commissariat et du commerce. 

l"" Le département administratif est dirigé par deux 
officiers supérieurs, dont l'un est chargé de l'adminis- 
tration civile proprement dite et l'autre de la justice. 
Sous l'inspection de ces officiers, qui rendent compte au 
gouverneur et au sous-gouverneur, chaque province est 
divisée en préfectures administrées par des officiers 
civils , dont les fonctions correspondent à celles de nos 
préfets et sous-préfets. On distingue premièrement les 
grandes préfectures, nommées /bu, qui ont une admi- 
nistration particulière sous l'inspection du gouvernement 
supérieur de la province ; en second lieu, les préfectures 
nommées tcheou , dont les fonctionnaires dépendent 
tantôt de l'administration provinciale et tantôt de l'ad- 
ministration d'une grande préfecture. Enfin on distin- 
gue, en troisième lieu, les sous-préfectures, Aten, division 
inférieure d'un fou ou d'un tcheou. Les fou, les tcheou 
elles bien possèdent chacun au moins un chef-lieu, 
entouré de murailles et de fortifications, où réside l'au- 
torité. Ce sont les villes de premier, second et troisième 
ordre, dont il estsi souvent parlé dans les relations des 
missionnaires. Les chefs des préfectures et des sous-pré- 
fectures sont chargés de la perception des impôts et de 
la police. 

2° Le département littéraire de chaque province est 
conduit par un directeur de l'enseignement, qui délègue 
son autorité aux professeurs en chef résidant dans les 



CHAPITRE lit. 109 

chefs -lieux des préfectures et des sous- préfectures. 
Ceux-ci ont sous leurs ordres des maîtres secondaires 
répartis dans tous les cantons. Chaque année, le direc- 
teur de l'enseignement fait une tournée pour examiner 
les étudiants et leur conférer le premier degré littéraire. 
Tous les trois ans, des examinateurs, pris dans l'acadé- 
mie des Han-lin, sont envoyés de Péking pour présider 
aux examens extraordinaires et conférer le second degré. 
Enfin, les lettrés déjà gradués doivent se rendre à Péking 
pour subir les examens du troisième degré. 

3" Le département de la gabelle a sous son inspection 
Tadministration des marais salants, puits à sel et étangs 
salins ainsi que le transport du sel. 

4® Le département du commissariat est préposé à la 
conservation des grains, qui forment la majeure par- 
tie des impôts, et chargé d'en effectuer le transport à la 
capitale. 

5® Enfin, le département du commerce doit veillera 
la perception des droits dans les ports de mer et sur les 
rivières navigables. L'entretien des digues du fleuve 
Jaune est confié à une direction spéciale, qui forme, dans 
les provinces du Tchi-ly, du Chan-tong et du Ho-nan, 
un corps indépendant de l'administration provinciale. 

Le gouvernement militaire de chaque province, placé, 
comme l'administration civile, sous la direction du 
tsoung-tou ou vice-roi, comprend à la fois les forces de 
terre et de mer. En général, les Chinois font peu de dif- 
férence entre ces deux genres de la force armée, et les 
grades des deux services ont les mêmes noms. Les géné- 
raux des troupes chinoises sont appelés ti-tou ; ils sont 
au nombre de seize, dont deux seulement appartiennent 
I. 7 



iiO L^BVPIRB CHINOIS. 

à la marine exclusivement. Ces généraux ont chacun un 
quartier général où ils réunissent la plus grande partie 
de leur brigade et répartissent le reste dans les difierents 
postes de leur commandement. En outre, plusieurs 
places fortes de l'empire sont occupées par des troupes 
tartares, commandées par un tsiang-kiung, qui n'obéit 
qu'à l'empereur, et dont la charge est de surveiller et 
tenir en respect les hauts fonctionnaires civils qui s'avi- 
seraient de machiner des révoltes ou des trahisons. Les 
amiraux, ti-tou, et vice-amiraux, tsoung-^ ping, résident 
habituellement à terre et abandonnent le commandement 
des escadres à des officiers secondaires. 

Au-dessous des officiers supérieurs des diverses bran- 
ches d'administration, il y aune masse énorme de fonc- 
tionnaires subalternes dont les titres et les noms sont 
scrupuleusement inscrits dans le Livre des places. Pour 
avoir une idée exacte de tout le personnel de l'adminis- 
tration chinoise, on ne saurait rien trouver de plus 
authentique et de plus fastidieux que cette sorte d^Àl- 
manach impérial^ qui s'imprime et se renouvelle tous les 
trois mois. 

D'après cette esquisse du système politique qui régit 
l'empire chinois, on comprend que le gouvernement, 
tout absolu qu'il soit, n'est pas, pour cela, nécessaire- 
ment tyrannique. S'il l'était de sa nature, il y a proba- 
blement longtemps qu'il n'existerait plus ; car on ne 
conçoit pas qu'on puisse conduire arbitrairement et des- 
potiquement, pendant des siècles, trois cents millions 
d'hommes, pour si apathiques et si abrutis qu'on les 
suppose, et les Chinois ne sont ni l'un ni l'autre. Pour 
maintenir dans l'ordre ces masses effrayantes, il ne fal- 



CHAPITRE 111. iii 

lait rien moins que cette puissante centralisation inyentée 
par le premier fondateur de la monarchie chinoise, et 
que les nombreuses révolutions dont elle a été agitée 
n'ont fait que modifier sans en changer les bases. A 
Tabri de ces institutions fortes, vigoureuses, et, on peut 
le dire, savamment combinées, les Chinois ont pu vivre 
en paix et trouver une manière d'être tolérable, une 
sorte de bonheur relatif qui est, quoi qu'on en dise, le 
seul état auquel les hommes puissent raisonnablement 
prétendre sur cette terre. Les annales de la Chine res- 
semblent aux histoires de tous les peuples ; c'est un mé- 
lange de biens et de maux, un long enchaînement d'é^ 
poques tantôt paisibles et heureuses, tantôt agitées et 
misérables. Les gouvernements ne deviendront parfaits 
que le jour où les hommes seront sans défauts. 

On ne peut, toutefois, se le dissimuler, les Chinois 
sont aujourd'hui à une de ces périodes où le mal l'em- 
poile de beaucoup sur le bien. La moralité, les arts, 
l'industrie, tout va en déclinant chez eux ; et le malaise 
et la misère ont fait de rapides progrès. Nous avons vu 
la corruption la plus hideuse s'infiltrer partout ; les 
magistrats vendre la justice au plus oflTrant, et les man- 
darins de tout degré, au lieu de protéger les peuples, 
les pressurer et les piller par tous les moyens imagina- 
bles. Mais ces désordres et ces abus, qui se sont glissés 
dans l'exercice du pouvoir, doivent-iû être attribués à 
la forme même du gouvernement chinois ? On ne peut 
le penser. Tout cela tient à des causes que nous aurons 
occasion de signaler dans le cours de notre voyage. 
Quoi qu'il en soit, du reste, on ne saurait contester 
que le mécanisme du gouvernement chinois mériterait 



il2 ' L EMPIRE CHINOIS. 

d'être étudié avec soin et sans préjugé par les hommes 
politiques de l'Europe. 11 ne faut pas trop mépriser les 
Chinois; il y aurait encore, peut-être, beaucoup à ad- 
mirer et à apprendre dans ces vieilles et curieuses ins- 
titutions, basées sur des examens littéraires et qui ne 
craignent pas d'accorder à trois cents millions d'hommes 
le suffrage universel dans les communes et Taccessibi- 
litédetousà tout. 

Durant notre séjour à Tching-tou^fou, nous eûmes oc- 
casion, non-seulement de faire connaissance avec leshauts 
fonctionnaires de la ville, et de nous instruire des choses 
du gouvernement, mais encore d'étudier les mœurs et les 
habitudes du mandarin chinois dans sa vie privée, au 
sein de sa famille. Le juge de paix chez qui nous étions 
logés se nommait Pao-ngan, c'est-à-dire Trésor caché. 
C'était un homme d'une cinquantaine d'années, de riche 
taille, d'une santé florissante et d'un embonpoint qui lui 
attirait journellement les éloges de ses confrères. Sa fi- 
gure énergique et brune, ses moustaches épaisses, son 
langage guttural et ses perpétuelles doléances sur les 
incommodités de la chaleur et des moustiques, tout 
dénotait un homme du nord. 11 était de la province du 
Chan-si. Son père avait exercé de grands emplois dans 
la magistrature ; pour lui, il n'avait pu se pousser qu'à 
une simple justice de paix, et encore depuis quelques 
années seulement. 11 se gardait bien de mettre ces re- 
tards sur le compte de son peu de succès dans les exa- 
mens littéraires ; il aimait mieux se conformer aux 
usages reçus dans le monde entier et accuser l'injustice 
des hommes et surtout sa mauvaise étoile, qui se plaisait 
à l'éloigner de la fortune et des honneurs. A l'entenfdre, 



CHAPITRE IH. ii3 

son nom le résumait tout entier. Dans toute la force 
du terme il était un véritable Pao-ngan, ou Trésor 
caché. 

Quoique un peu trop enclin aux lamentations, Pao- 
ngan était, en somme, un assez bon vivant, se donnant 
peu de soucis et prenant tout à son aise les vicissitudes 
et les épreuves de ce bas monde. 11 était devenu fonc- 
tionnaire un peu tard et sur le déclin de Tàge ; mais 
nous devons lui rendre cette justice qu'il cherchait, par 
tous les moyens imaginables, à réparer le temps perdu. 
Il aimait passionnément les procès et il les bâclait avec 
une merveilleuse habileté. Deux ou trois espèces de 
greffiers qu'il avait à son service étaient journellement 
occupés à fureter les coins et recoins de la ville pour 
ramasser toutes les petites affaires de sa compétence 
et les lui apporter. Sa bonne humeur augmentait tou- 
jours avec le nombre des procès. Un tel empressement 
à remplir des fonctions souvent pénibles et ennuyeuses 
ne pouvait que nous édifier beaucoup, et nous nous 
trouvions tout charitablement disposés à admirer chez 
Pao-ngan ce grand amour de la paix et de la justice. 
Mais il eut soin de nous avertir lui-même qu'il avait 
besoin d'argent, et qu'un procès bien conduit était la 
meilleure manière de s'en procurer. — S'il est permis^ 
nous disait-il, de faire fortune dans l'industrie ou dans 
le commerce, comment ne pourrait-on pas devenir 
riche en enseignant la raison au peuple et en lui déve- 
loppant les principes du droit ? Les procès doivent nous 
faire vivre. 

Ces sentiments peu élevés sont dans le cœur de tous 
les mandarins, et ils les manifestent ouvertement et sans 



444 LEMPIRR CHINOIS. 

scrupule. L'administration de la justice est devenue un 
véritable trafic, et la cause principale de ce grand dé- 
sordre doit être attribuée, nous le pensons, à l'insuffi- 
sance des appointements alloués par le gouvernement 
aux magistrats. Il leur est très-difficile de vivre d'une 
manière convenable, avec des palanquins, des domesti- 
ques et des habits assortis à leur position, s'ils n'ont, 
pour faire face à leurs nombreuses dépenses, que les 
modiques ressources allouées par l'Etat. De plus, les 
employés inférieurs attachés à un tribunal ne reçoivent 
aucun traitement, et doivent se tirer d'affaire comme ils 
peuvent, en exerçant leur industrie auprès des plai- 
deurs et des accusés de tout genre qui passent par leurs 
mains, véritables moutons à qui chacun arrache le plus 
de laine qu'il peut, et qu'on finit souvent par écor- 
cher. 

Vers le commencement de la dynastie actuelle, les 
abus étaient déjà devenus si criants, les plaintes à ce 
sujet étaient si unanimes dans tout l'empire, que les 
censeurs rédigèrent un mémoire contre les tribunaux 
de province et le présentèrent à l'empereur Khang-hi. 
La réponse ne se fit pas attendre; mais on ne peut s'em- 
pêcher de trouver bien étonnante la doctrine qu'elle ren- 
ferme. L'empereur, considérant Timmense population 
de l'empire, la grande division de la propriété territo- 
riale et le caractère chicaneur des Chinois, en conclut 
que le nombre des procès tendrait toujours à augmenter 
dans des proportions effrayantes, si l'on n'avait pas peur 
des tribunaux, si l'on était assuré d'y être bien accueilli et 
de recevoir toujours bonne et exacte justice. Comme 
rhomme, ajoute-t-il, est porté à se faire illusion sur ses 



CHAPITRE m. 115 

propres intérêts, les contestations seraient interminables 
et la moitié de l'empire ne suffirait pas pour juger les 
procès de Vautre moitié. J^entends donc, dit Fempereur, 
que ceux qui ont recours aux tribunaux soient traités 
sans pitié, qu'on agisse à leur égard de telle façon que 
tout le monde soit dégoûté des procès et tremble d'avoir 
à comparaître devant les magistrats. De cette manière, 
le mal sera coupé dans sa racine, les bons citoyens qui 
ont des difficultés entre eux s'arrangeront en frères, en 
se soumettant à l'arbitrage des vieillards et du maire de 
la commune. Quant à ceux qui sont querelleurs, têtus et 
incorrigibles, qu'ils soient écrasés dans les tribunaux; 
voilà la justice qui leur est due. 

Evidemment on ne peut admettre en entier une sem- 
blable manière de voir, quelque impériale qu'elle soit. Il 
est cependant un fait incontestable, c'est que, en Chine, 
à part quelques honorables exceptions, ceux qui han- 
tent les tribunaux et se font ruiner, quelquefois même 
assommer parles mandarins, sont des hommes à carac- 
tère haineux et vindicatif, qu'aucun conseil ne peut cal- 
mer, et qui ont besoin d'être châtiés par leur Père et 
Mère (1). 

Le juge de paix Pao-ngan suivait scrupuleusement les 
prescriptions de l'empereur Khang-hi. Depuis qu'on 
l'avait installé dans son petit tribunal, il ne rêvait que 
plaideurs à rançonner; mais il est bien probable que ce 
n'était nullement dans l'intention de diminuer le nombre 
des procès. Un jour que nous lui demandions des ren- . 
seignements sur la capitale du Sse-tchouen, il nous 

(I) Titre que les Chinois donnent aux magistrats. 



ii6 LEMPIBE CHINOIS. 

parla d\in quartier comme étant le plus mauvais de la 
ville. Nous crûmes d'abord que cet abominable endroit 
n'était qu'un repaire de mauvais sujets, précisément c'é- 
tait tout le contraire. Depuis que Je suis juge de paix, 
nous dit Pao-ngan, avec une réjouissante naïveté, ce 
quartier ne m'a pas donné un seul procès ; la concorde 
règne dans toutes les familles. 

Ce magistrat avait deux fils qui aspiraient à suivre la 
même carrière ; mais il paraissait probable qu'ils n'arri- 
veraient jamais à visser au haut de leur bonnet un glo- 
bule quelconque. L'aîné, déjà âgé de vingt-trois ans, et 
père d'un joli petit Chinois qui commençait à faire assez 
bien trotter les jambes et la langue, était un homme 
d'une figure plus que maussade et d'une intelligence 
supérieurement bornée ; à ces agréments naturels se 
joignait une prétention qui faisait peine, 11 avait étudié 
toute sa vie ; quelquefois il avait l'air d'étudier encore ; 
mais le grade de bachelier était toujours à venir. Son 
père, le Trésor caché, a\ouait ingénument que son fils 
aîné était inintelligent. Le cadet était un jeune homme 
de dix-sept ans, pâle, fiuet, et que la phthisie conduisait 
lentement au tombeau. Autant l'autre nous parut fasti- 
dieux, autant nous trouvâmes celui-ci aimable et inté- 
ressant. Il avait de l'instruction, un esprit fin ; puis, 
dans sa voix, une douceur mélancolique qui ajoutait 
beaucoup aux charmes de sa conversation. Qu'on ajoute 
à la famille du Trésor caché nos deux personnages 
d'honneur, le jeune fumeur d'opium avec le vieux man- 
geur de graines de pastèques, et on aura une idée delà 
compagnie au milieu de laquelle nous nous trouvions. 
C'était une chose assez singulière que cette position de 



CHAPITRE llï. 117 

deux missionnaires français au milieu d'une grande 
ville chinoise, sur les confins du Thibet, à dix mille 
lieues de leur pays, vivant familièrement avec des man- 
darins, pendant que leur sort se débattait entre le vice- 
roi de la province et la cour de Péking. 

La vie du mandarin chinois nous a paru assez peu 
occupée. Quand le soleil pénétrait dans la ville, Pao- 
ngan s'installait sur son siège de juge et dépensait sa 
petite matinée à expédier les procès, ou, pour parler 
plus exactement, à légaliser les extorsions combinées et 
arrêtées à Tavance par la scélératesse des scribes de son 
tribunal. Après ce travail de ^urérogation, venaient les 
grandes affaires de la journée, c'est-à-dire le déjeuner, 
le dîner et le souper. Pao-ugan tenait assez bonne table, 
car il recevait, à notre intention, une allocation supplé- 
mentaire de la préfecture chargée de notre entretien. 
Cependant, dès le troisième jour, le malheureux ne put 
résister à la tentation d'ajouter de l'eau à l'excellent vin 
de. riz qu'il nous servait, afin d'effectuer encore un tout 
petit profit de plus. 11 faut absolument que le Chinois 
use de tricherie et de fraude ; tout gain illicite a pour lui 
un attrait spécial et irrésistible. Dans les intervalles des 
repas, les occupations n'étaient pas très-sérieuses ; on 
fumait, on buvait du thé, on s'amusait à grignoter des 
fruits secs ou des fragments de canne à sucre, on som- 
meillait sur le bout d'un divan, on se donnait de l'air 
avec de larges feuilles de palmier plissées en éventail, 
on jouait une partie aux cartes et aux échecs, puis, de 
temps en temps, arrivaient quelques mandarins dés- 
œuvrés, et alors on se lamentait avec eux sur les em- 
barras et les incommodités des . fonctions publiques. 

7. 



ii8 l'empire GHIIfOrS. 

Telle était la vie que menait le juge de paix. Nous ne 
Favons pas surpris une seule fois le pinceau à la main 
ou lisant dans un livre. 

Il est à croire que tous les fonctionnaires chinois ne 
ressemblent pas à Pao-ngan. Nous en avons connu plu- 
sieurs qui étaient, au contraire, studieux, pleins d'acti- 
vité et doués d'une grande intelligence. Le désir et l'es- 
poir de l'avancement dans leur carrière les tenaient 
toujours en haleine. 

Durant notre séjour à la justice de paix, lorsque nous 
sentions la fatigue et l'ennui nous gagner au milieu de 
notre entourage habituel, nous allions nous réfugier 
auprès d'un personnage qui passait la majeure partie 
du jour chez Pao-ngan. C'était un vénérable gradué es 
lettres, instituteur des enfants du Trésor caché. Nous 
lui parlions de l'Europe, et, en retour, il nous racontait 
des chinoiseries qu'il savait merveilleusement assaison- 
ner d'une foule de sentences tirées des auteurs classiques. 
Le vieux lettré chinois ressemble beaucoup à nos éru- 
dits d'autrefois, dont la conversation était toujours 
hérissée de citations grecques et latines. En France, ils 
ont presque entièrement disparu, et on n'en trouve plus 
aujourd'hui que très-difficilement. Ce type est au con- 
traire, en Chine, dans toute sa splendeur. Le savant 
classique se présente partout avec assurance, avec même 
un peu de vanité et de morgue, tant il est convaincu de 
sa valeur. Il est le diapason de toutes les conversations, 
car il est érudit et surtout parleur. Son organe vocal est 
ordinairement d'une merveilleuse flexibilité ; il a l'ha- 
bitude d'accompagner sa voix de grands gestes, et il 
aime à appuyer sur les accents et à bien faire sentir la 



CHAPITRE m. 149 

différence des intonations. Son langage, parsemé 
d'expressions appartenant au style sublime, est souvent 
peu intelligible ; mais c'est encore un avantage, parce 
qu'il trouve ainsi l'occasion de venir au secours de ses 
auditeurs en dessinant en Vair, du bout de son doigt, 
des caractères explicatifs. Si quelqu'un prend la parole 
eu sa présence, il l'écoute en branlant la tête d'une ma- 
nière compatissante et son malin sourire semble lui 
dire : Vous n'êtes pas éloquent. Lorsque le lettré rem- 
plit les fonctions de magister, il a bien, au fond, la 
même dose de prétention ; mais il est forcé d'avoir, au 
moins extérieurement, un peu de modestie ; car, s'il 
enseigne, c'est pour gagner sa vie, et il comprend qu'il 
n'est pas bon d'étaler sa fierté devant ceux dont on peut 
avoir besoin. 

Les magisters forment, en Chine, une classe extrême* 
ment nombreuse. Ce sont ordinairement des lettrés 
sans fortune qui, n'ayant pu se pousser jusqu'au manda- 
rinat, sont obligés, pour vivre, d'embrasser cette car- 
rière. Il n'est pas, toutefois, nécessaire d'avoir subi les 
épreuves des examens et d'être gradué pour être magis- 
ter. En Chine, renseignement est libre sans restriction ; 
chacun peut tenir école sans que le gouvernement in- 
tervienne en aucune façon. L'intérêt qu'un père doit 
naturellement porter à l'éducation de ses enfants est, 
dit-on, une garantie suffisante pour le choix du maître. 
Les chefs des villages et des divers quartiers des villes 
se réunissent, quand ils veulent fonder une école, et dé- 
libèrent sur le choix du maître et sur le traitement qui 
lui sera alloué. On prépare ensuite un local et les classes 
s'ouvrent. Si le magister cesse d'être à la convenance 



MO l'empire chinois. 

de ceux qui Pont appelé, on le remercie et on en choisit 
un autre. Le gouyernement peut avoir seulement une 
influence indirecte sur les écoles par les examens que 
doivent subir ceux qui veulent entrer dans la corporation 
des lettrés. Ils doivent nécessairement étudier les livres 
classiques et les auteurs sur lesquels ils auront à répon- 
dre. L'uniformité qu'on remarque, en Chine, dans les 
écoles, est plutôt le résultat d*un usage, d'un acquiesce- 
ment libre des populations que d'une prescription légale. 
Dans nos écoles catholiques, les professeurs chinois 
expliquent librement à leurs élèves les livres de la doc- 
trine chrétienne, sans autre contrôle que celui du vi- 
caire apostolique ou du missionnaire. Les personnes ri- 
ches sont assez dans l'habitude d'avoir, pour leurs 
enfants, des maîtres particuliers qui viennent leur don- 
ner des leçons à domicile et qui souvent même logent 
dans la famille. 

La Chine est assurément le pays du monde où Tins- 
truction primaire est le plus répandue. Il n'est pas de 
petit village, de réunion de quelques fermes, où l'on ne 
rencontre un instituteur. Il réside, le plus couvent, 
dans la pagode. Pour son entretien, il a ordinairement 
les revenus d'une fondation fixe ou une espèce de dîme 
que les agriculteurs s'engagent à lui payer après la 
récolte. Dans les provinces du nord les écoles sont 
moins nombreuses ; les intelligences, un peu lourdes et 
engourdies, subissent nécessairement l'influence de la 
rigueur du climat. Les habitants du midi, au contraire, 
pleins de vivacité et de pénétration, s'adonnent avec 
ardeuraux études littéraires. A quelques exceptions près, 
tous les Chinois savent lire et écrire, du moins suffisam- 



CHAPITRE III. 121 

ment pour les besoins de la vie ordinaire. Ainsi, les 
ouvriers, les paysans mêmes, sont capables de tenir note 
de leurs affaires journalières sur un petit calepin, de faire 
eux-mêmes leur correspondance, de lire Talmanach, les 
avis et proclamations des mandarins, et souvent les 
productions de la littérature courante. L'instruction 
primaire pénètre même jusque dans ces demeures flot- 
tantes qui recouvrent par milliers les fleuves, les lacs et 
les canaux du Céleste Empire. On est sûr de trouver tou- 
jours dans ces petites barques une écritoire, des pin- 
ceaux, une tablette à calcul, un annuaire et quelques 
brochures que ces pauvres mariniers s'amusent à dé- 
chiffrer dans leurs moments de loisir. 

L'instituteur chinois est chargé, non-seulement de 
l'instruction, mais encore de l'éducation de ses élèves. 
11 doit leur enseigner les règles de la politesse, les façon- 
ner à la pratique du cérémonial de la vie intérieure et 
extérieure, leur indiquer les diverses manières de saluer, 
et la tenue qu'ils doivent avoir dans leurs relations avec 
les parents, les supérieurs et les égaux. On a beaucoup 
reproché aux Chinois leur attachement ridicule aux 
minutieuses observances des rites et aux frivolités de 
l'étiquette. On s'est plu à les représenter graves, com- 
passés, se mouvant toujours comme des automates, 
d'après certaines règles invariables, exécutant dans leurs 
salutations des manœuvres déterminées par la loi, et 
s'adre^sant solennellement des formules de courtoisie 
apprises, par avance, dans le rituel. Bien des gens vont 
même jusqu'à se figurer que les Chinois de la dernière 
classe, les porteurs de palanquins et les crocheteurs des 
grandes villes, sont toujours àse prosterner les uns devant 



122 L^RMPIRB CHINOIS. 

les antres, pour se demander dix mille pardons, après 
s'être assommés de coups ou accablés d'injures. Ces\ 
extravagances n'existent nulle part en Chine; on les l 
rencontre seulement dans les relations des Européens, r 
qui se croient obligés, en parlant de ce paysrpeu connu, ] 
de raconter beaucoup de bizarreries et d'excentricités. J 

En écartant toute exagération, il est certain que, 
chez les Chinois, l'urbanité est un signe distinctif du 
caractère national. Le goût des convenances et de la 
politesse remonte parmi eux à la plus haute antiquité, et 
les philosophes anciens ne manquent jamais de recom- 
mander aux peuples la fidèle observance des préceptes 
établis pour les rapports sociaux. Confucius dit que les. ,/^^ 
cérémonies sont le type des vertus, et sont destinées à les v 
conserver, à les rappeler, quelquefois même à y suppléer. } 
Ces principes étant les premières notions que les maîtres 
inculquent aux élèves dans les écoles, on ne doit pas 
être surpris de trouver, dans tous les rangs de la société, 
des manières qui se ressentent plus ou moins de çetle 
politesse qui est la base de l'éducation chinoise. Les gens 
même de la campagne, les paysans, se traitent ordinai- 
rement entre eux avec des égards et des prévenances 
qu'on ne rencontre pas toujours en Europe parmi les 
classes laborieuses. 

Dans les rapports officiels et les occasions solenneUes, 
les Chinois sont peut-être roides, guindés et trop esclaves 
de l'étiquette et du cérémonial. Les pleurs et les gémis- 
sements forcés dans les cérémonies funèbres, les protes- 
tations emphatiques d'affection, de respect et de dévoue- 
ment, adressées à des gens qu'on déteste et qu'on 
méprise ; les invitations les plus pressantes à dîner, à 



CHAPITRE III. 123 

condition qu'on n^acceptera pas : voilà autant d'abus et 
d'excès qu'on rencontre assez souvent, et qui ont été blâ- 
,inés par Confucius lui-même. Ce rigide observateur des 
'' rites a dit quelque part qu'en fait de cérémonies, il vaut 
/ mieux être avare que prodigue, surtout si l'on n'a pas 
dans le cœur, en les pratiquant, ce sentiment intérieur 
qui seul en fait le mérite et leur donne de l'importance. 
A part ces relations publiques, où l'ou remarque gé- 
néralement de la contrainte et de Tafféterie, les Chinois 
ont dans leurs manières beaucoup de désinvolture et de 
laisser aller. Quand ils ont déposé leurs bottes de satin, 
leur habit de cérémonie et leur chapeau officiel, ils de- 
viennent hommes de société. Dans le commerce habituel 
de la vie, ils savent mettre de côté toutes les entraves de 
l'étiquette, et former de ces réunions intimes où, comme 
chez nous, les conversations sont assaisonnées de gaieté 
et d'aimables futilités. Les amis se donnent, sans façon, 
rendez-vous pour boire ensemble du vin chaud ou du 
thé, et fumer l'excellent tabac du Leao-tong ; quelque- 
fois même ils se passent la fantaisie de faire des calem* 
bours et de deviner des rébus. 
•^^^ Apprendre à reconnaître les caractères chinois, à bien 
les prononcer et à les former avec le pinceau, voilà la 
base de l'enseignement que reçoivent les jeunes Chinois 
dans leurs écoles. Pour exercer la main de l'élève, on 
l'oblige d'abord à calquer les divers traits qui entrent 
dans la composition des caractères; puis on le fait aller 
graduellement jusqu'aux combinaisons les plus compli- 
quées. Quand son coup de pinceau est suffisamment sûr et 
délié, on lui donne à copier les plus beaux modèles choisis 
dans les différents genres. Le maître corrige le travail de 



424 L EMPIRE CHINOIS. 

rélève avec de l'encpe rouge, en régularisant les traits 
niai dessinés, et en apposant une note sur chaque carac- 
tère, pour en faire remarquer les beautés ou les imper- 
fections. Les Chinois attachent un grand prix à une belle 
écriture. Un calligraphe, ou, selon leur expression, un 
pinceau élégant, est toujours admiré. 
— Pour la connaissance et la bonne prononciation des 
caractères, le maître a soin, au commencement de la 
classe, d'en lire un certain nombre à chaque élève, sui- 
vant sa portée ; puis tous retournent s'asseoir à leur 
place, et se mettent à répéter, en chantant et en se balan- 
çant, la leçon qui leur a été assignée. On conçoit le ta- 
page et la confusion qui doivent régner dans une école 
chinoise, où chaque élève vocifère ses monosyllabes sur 
un ton particulier, sans se mettre en peine de la chanson 
de son voisin. Pendant qu'ils passent ainsi leur temps à 
s'égosiller et à se balancer, le maître, comme* un chef 
d'orchestre, tient ses oreilles dressées, et lance à droite 
et à gauche des coups de gosier, pour donner la véritable 
intonation à ceux qui s'en écartent. Dès qu'un élève a 
sa leçon bien gravée dans la mémoire, il va se présenter 
devant le maître, lui fait une profonde inclination, lui 
remet son livre, tourne le dos et récite ce qu'il a appris : 
c'est ce qu'on appelle pey-chou (tourner le dos au livre), 
ou réciter. Les caractères chinois sont si gros et si faciles 
à distinguer, même à une grande distance, que cette 
méthode ne paraît pas superflue quand on tient à s'assu- 
rer que l'élève récite de mémoire. Il paraît que cette 
manière d'étudier, en criant et en battant la mesure par 
le balancement du corps, est moins fatigante. 

Le premier livre qu'on met entre les mains des élèves 



CHAPITRE III. 12» 

est lin ouvrage Irès^ancien et très-populaire ; on le 
nomme San-dze-kingy ou livre sacré trimétrique. L'au- 
teur lui a donné ce titre parce qu'il est divisé en petits 
distiques dont chaque vers est composé de trois carac- 
tères. Les cent soixante et dix-huit vers que contient le 
San-dze-king forment une sorte d'encyclopédie, où les 
enfants trouvent un résumé concis, un tableau admira- 
blement bien fait de toutes les connaissances qui consti- 
tuent la science chinoise. On y traite de la nature de 
l'homme, des divers modes d'éducation, de l'importance 
des devoirs sociaux, des nombres et de leur génération, 
des trois grands pouvoirs, des quatre saisons, des cinq 
points cardinaux, des cinq éléments, des cinq vertus 
constantes, des six espèces de céréales, des six classes 
d'animaux domestiques, des sept passions dominantes, 
des huit notes de musique, des neuf degrés de parenté, 
des dix devoirs relatifs, des études et des compositions 
académiques, de l'histoire générale et de la succession 
des dynasties. Enfin l'ouvrage se termine par des ré- 
flexions et des exemples sur la nécessité et l'importance 
de l'étude. On comprend qu'un pareil traité bien appris 
par les élèves, et convenablement expliqué par le maître, 
doit développer largement l'intelligence des enfants chi- 
nois et favoriser leur goût naturel pour les choses posi- 
tives et sérieuses. Le San-dze-king est digne, à tous 
égards, de l'immense popularité dont il jouit. L'auteur, 
disciple de Confucius, débute par un distique dont le 
sens pmfond et traditionnel nous a singulièrement 
frappé : Jen-âze-tsaUy sin-pen-chan^ a l'homme, à son 
c< origine, était d'une nature radicalement sainte . » Il est 
probable que les Chinois comprennent très-peu la portée 



1Î6 LEMPfBE CHINOIS. 

et les conséquences de la pensée exprimée par ces deux 
premiers vers. Un lettré chrétien a composé, pour les 
écoles de nos missions, une petite encyclopédie théologi- 
que sur le modèle du San-dze-king. Les vers sont formés 
de quatre caractères, et c'est pour cette raison qu'il lui 
a donné le titre de Sse-dze-king, ou livre sacré en quatre 
caractères. 

Après l'encyclopédie tri métrique, on met entre les 
mains des élèves les Sse-chouy ou quatre livres classiques 
dont nous allons donner une idée sommaire. Le premier 
de ces quatre livres moraux est le Ta-hto, ou grande 
étude, sorte de traité de politique et de morale, composé 
d'un texle fort court, appartenant à Confucius, et d'un 
développement fait par un de ses disciples. Le perfec- 
tionnement de soi-même est le grand principe sur lequel 
repose toute la doctrine de la grande étude. Voici le texte 
de Confucius (1) : 

î 

« (2) La loi de la grande étude, ou de la philosophie prati- 
« que, consiste à développer et remettre eu lumière le principe 
« lumineux de la raison que nous avons reçu du<îiel, à renou- 
« vêler les hommes, à placer leur destination définitive dans la 
« perfection ou le souverain bien. » 

II 

« Il faut d'abord connaître le but auquel on doit tendre, ou 
« sa destination définitive, et prendre ensuite une détermina- 
(( tion ; la détermination étant prise, on peut avoir ensuite l'es- 

(1) Khoung-fou-dze, que les Européens'ont appelé Confucius^ en lati- 
nisant son nom, naquit dans la province de Ghan-tong, Tan 567 avant 
Jésus-Christ. Il mourut âgé de soixante et treize ans. 

(2) Nos citations des livres classiques sont prises dans la traduction 
de M. Pauthler. 



CHAPITRE III. 127 

« prit tranquille et calme ; l'esprit étant tranquille et calme, on 
« peut ensuite jouir de ce repos inaltërable que rien ne peut 
« troubler; étant parvenu à jouir de ce repos inaltérable que 
« rien ne peut troubler, on peut ensuite méditer et se former 
« un jugement sur l'essence des choses; ayant médité et s'étant 
« formé un jugement sur l'essence des choses, on peut ensuite 
a atteindre à l'état de perfectionnement désiré. » 

m 

« Les êtres de la nature ont une cause et des effets ; les ac- 
« lions humaines ont un principe et des conséquences : con- 
« naître les causes et les efifets, les principes elles conséquences, 
a c'est approcher très-près de la méthode rationnelle avec la- 
« quelle on parvient à la perfection. » 

IV 

«t Les anciens princes, qui désiraient développer et remettre 
« en lumière dans leurs États le principe lumineux de la raison 
a que nous recevons du ciel, s'attachaient auparavant à bien 
« gouverner leurs royaumes; ceux qui désiraient bien gouver- 
« ner leurs royaumes s'attachaient auparavant à mettre le bon 
«c ordre dans leurs familles ; ceux qui désiraient mettre le bon 
« ordre dans leurs familles s'attachaient auparavant à se corri- 
« ger eux-mêmes; ceux qui désiraient se corriger eux-mêmes 
« s'attachaient auparavant à donner de la droitm*e à leur âme ; 
« ceux qui désiraient donner de la droiture à leur âme s'atta- 
« chaient auparavant à rendre leurs intentions pures et sincères; 
« ceux qui désiraient rendre leurs intentions pures et sincères 
« s'attachaient auparavant à perfectionner le plus possible leurs 
(( connaissances morales; perfectionner le plus possible sescon- 
« naissances morales consiste à pénétrer et approfondir les 
« principes des actions. 9 



« Les principes des actions étant pénétrés et approfondis, les 
« connaissances morales parviennent ensuite à leur dernier de- 



- 1 

/l 



428 L EMPIRE CHINOIS. 

« gré de perfection ; les connaissances morales étant parvenues 
(c à leur dernier degré de perfection, les intentions sont ensuite 
« rendues pures et sincères, Tâme se pénètre ensuite de probité 
« et de droiture ; la personne est ensuite corrigée et améliorée ; 
« la personne étant corrigée et améliorée, la famille étant bien 
« dirigée, le royaume est ensuite bien gouverné ; le royaume 
« étant bien gouverné, le monde, ensuite, jouit de la paix et de 
« la bonne harmonie. » 

VI 

« Depuis l'homme le plus élevé en dignité jusqu'au plus 
« humble et au plus obscur, le devoir est égal pour tous. Corri- 
« ger et améliorer sa personne, ou le perfectionnement de soi- 
« même, voilà la base fondamentale de tout progrès et de tout 
« développement moral. » 

VII 

« 11 n'est pas dans la nature des choses que ce qui a sa base 
« fondamentale en désordre et dans la confusion puisse avoir ce 
« qui en dérive nécessairement dans un état convenable. 

« Traiter légèrement ce qui est le principal ou le plus impor- ^ 
a tant, et gravement ce qui n'est que secondaire, est une mé- 
« thode d'agir qu'il ne faut jamais suivre, d 

Comme nous l'avons déjà dit, le livre de la grande 
étude est composé du texte précédent avec un commen- 
taire en dix chapitres, par un disciple de Gonfucîus. Le 
commentateur s'attache surtout à appliquer la doctrine 
de son maître au gouvernement politique que Confucius 
définit ce qui est juste et droit, et auquel il donne pour 
base l'assentiment populaire qu'on trouve ainsi formulé 
dans la grande étude : 

« Obtiens raffection du peuple et tu obtiendras Tempire. 
« Perds raffection du peuple et tu perdras l'empire. » 



CHAPITRE III. 129 

Le livre de la grande étude se termine par les paroles 
suivantes : a Si ceux qui gouvernent les États ne pen- 
« sent qu'à amasser des richesses pour leur usage per- 
« sonnel, ils attireront indubitablement auprès d'eux 
« des hommes dépravés ; ces hommes leur feront croire 
« qu'ils sont des ministres bons et vertueux, et ces 
« hommes dépravés gouverneront le royaume. Mais 
« l'administration de ces indignes ministres appellera 
« sur le gouvernement les châtiments du ciel et les ven- 
a geances du peuple. Quand les affaires publiques sont 
« arrivées à ce point, quels ministres, fussent-ils les 
ce plus justes et les plus vertueux, détourneraient de tels 
ce malheurs ? Ce qui veut dire que ceux qui gouvernent 
ce un royaume ne doivent pas faire leur richesse privée 
« des revenus publics, mais qu'ils doivent faire de la 
(c justice et de l'équité leur seule richesse. » 

Le second livre classique, Tchouang-young, ou Invct- 
fiable milieu, est un traité de la conduite du sage dans la 
vie. Il a été rédigé par un disciple de Confucius, d'après 
les enseignements recueillis de la bouche du maître. Le 
système de morale renfermé dans ce livre est basé sur 
ce principe fondamental que la vertu est toujours pla- 
cée à une égale distance des deux déterminations extrê- 
mes : In medio consistil virtus. Le milieu harmonique 
{Ching-ho) est la source du vrai, du beau et du bon. 



« Le disciple Sse-lou interrogea son matlre sur la force de 
« rhomme. » 

II 

«c Confucius répondit : Est ce sur la force viiile dea contrées 



130 l'empire chinois. 

« méridionales^ ou sui* la force virile des contrées septentrio- 
« nales?Parlei-Yous de votre propre force? » 

111 

« Avoir des manières bienveillantes et douces pour instruire 
« les hommes^ avoir de la compassion pour les insensés qui se 
« révoltent contre la raison : voilà la force virile propre aux 
« contrées méridionales; c'est à elle que s'attachent les sages.» 

IV 

« Faire sa couche de lames de fer et des cuirasses de peaux 
« de bêtes sauvages ; contempler sans frémir les approches de 
« la mort, voilà la force virile propre aux contrées septentrio- 
« nales^ et c'est à elle que s'attachent les braves, d 



« Cependant que la force d'âme du sage, qui vit toujours en 
« paix avec les hommes et ne se laisib point corrompre par les 
« passions^ est bien plus forte et bien plus grande ! Que la force 
« d'âme de celui qui se tient sans dévier dans la voie droite, 
« également éloigné des extrêmes, est bien plus forte et bien 
« plus grande ! Que la force d'âme de celui qui, lorsque son pays 
« jouit d'une bonne administration, qui est son ouvrage, ne se 
« laisse point corrompre ou aveugler par un sot orgueil, est bien 
« plus forte et bien plus grande ! Que la force d'âme de celui 
tt qui, lorsque son pays sans lois manque d'une bonne adminis- 
« tration, reste immobile dans la vertu jusqu'à la mort, est 
« bien plus forte et bien plus grande ! v 

GonfuciuSy dans V Invariable Milieu^ comme dans les 
autres traités, s'étudie toujours à appliquer ses principes 
de morale à la politique. Voici à quelles conditions il 
accorde au souverain le droit de donner des institutions 
aux peuples et de leur commander. 



CHAPITRE llf. i31 



I 



«Il n'y a, dans l'univers, que l'homme souverainement saint 
« qui, par la faculté de connaître à fond et de comprendre par- 
« faitemeut les lois primitives des êtres vivants, soit digne de 
« posséder l'autorité souveraine et de commander aux hommes; 
« qui, par la faculté d'avoir une âme grande, élevée, ferme, 
« imperturbable et constante, soit capable de faire régner la 
« justice et l'équité ; qui, par sa faculté d'être toujours honnête, 
« simple^ grave, droit et juste, soit capable de s'attirer le res- 
« pect et la vénération ; qui^ par sa faculté d'être revêtu des or- 
« nements de l'esprit, et des talents que procuré une étude assi- 
« due, et de ces lumières que donne une exacte investigation 
« des choses les plus cachées, des principes les plus subtils, soit 
« capable de discerner avec exactitude le vrai du faux, le bien 
« du mal. » 

II 

« Ses facultés sont si amples, si vastes, si profondes, que 
« c'est comme une source immense d'où tout sort en son 
« temps. i> 

m 

«Elles sont vastes et étendues comme le ciel; k source ca- 
« chée d'où elles découlent est profonde comme l'abîme. Que 
« cet homme, souverainement saint, apparaisse avec ses vertus, 
« ses facultés puissantes, et les peuples ne manqueront pas d'a- 
« voir foi en ses paroles ; qu'il agisse, et les peuples ne man- 
« queront pas d'être dans la joie. » 

IV 

« C'est ainsi que la renommée de ses vertus est un océan qui 
« inonde l'empire de toutes parts ; elle s'étend même jusqu'aux 
« barbares des régions méridionales et septentrionales ; partout 
« où les vaisseaux et les chars peuvent aborder^ où les forces 
a de l'industrie humaine peuvent faire pénétrer, dans tous les 
« lieux que le ciel couvre de son dais immense, sur tous les 



432 L EMPIRE CHINOIS. 

« points que la lerre enserre, que le soleil et la luue éclairent 
« de leurs rayons, que la rosée et les nuages du matin fertilisent, 
« tous les êtres humains qui vivent et qui respirent ne peuvent 
« manquer de Taimer et de le révérer. » 

Le troisième livre classique, Lun-yUy ou entretiens 
philosophiques, est un recueil de maximes confusément 
rassemblées et de souvenirs des entretiens de Confucius 
avec ses disciples. Parmi un grand nombre de banalités 
sur la morale et la politique, on trouve quelques pen- 
sées profondes, des détails assez curieux sur le caractère 
et les habitudes de Confucius, qui paraît avoir été un 
peu original. Ainsi le Lim-yu dit que son pas était accé- 
léré en introduisant les hôtes, et quUl tenait les bras 

étendus, comme les ailes d'un oiseau La robe quMl 

portait chez lui eut pendant longtemps la manche droite 
plus courte que l'autre ; il ne mangeait pas la viande qui 
n'était pas coupée en ligne droite ; si la natte sur laquelle 
il devait s'asseoir n'était pas étendue régulièrement, il 
ne s'asseyait pas dessus ;... il ne montrait rien du bout 
du doigt, etc. 

Enfin, le quatrième livre classique est celui de Meng- 
tze ou Mincius, comme le nomment les Européens. Son 
ouvrage, divisé en deux parties, renferme le résumé des 
conseils adressés par ce philosophe célèbre aux princes 
de son temps et à ses disciples. Mincius a été décoré par 
ses compatriotes du titre de second sage, Confucius étant 
le premier, et on lui rend, dans la grande salle des let- 
trés, les mêmes honneurs qu'à Confucius. Voici ce que 
dit un auteur chinois du livre de Mincius : « Les sujets 
« traitésdans cet ouvrage sontde diverses natures : ici, les 
c< vertus de la vie individuelle et de parenté sont exami- 



CHAPITRE 111. 4 33 

c< nées; là, Tordre des affaires est discuté. Ici les devoirs 
« des supérieurs, depuis le souverain jusqu'au magistrat 
« du dernier degré, sont prescrits pour l'exercice d'un 
a bon gouvernement ; là, les travaux des étudiants, 
« des laboureurs, des artisans, des négociants, sont ex- 
« posés aux regards ; et, dans le cours de l'ouvrage, les 
« lois du monde physique, du ciel, de la terre et des 
« montagnes, des rivières, des oiseaux, des quadrupè- 
« des, des poissons, des insectes, des plantes, des arbres, 
« sont occasionnellement décrites. Bon nombre d'affai- 
« res que Mincius traita dans le cours de sa vie, dans 
« son commerce avec les hommes, ses discours d'occa- 
« sion avec des personnes de tous rangs, ses instruc- 
cc tions à ses disciples, ses explications dés livres anciens 
« et modernes, toutes ces choses sont incorporées dans 
tt cette publication. 11 rappelle aussi les faits historiques, 
c( les paroles des anciens sages pour l'instruction de 
c< l'humanité. » 

M. Abel Rémusat a ainsi caractérisé les deux plus cé- 
lèbres philosophes de la Chine : «Le style de Meng-tze, 
a moins élevé et moins concis que celui du prince des 
c( lettrés (Confucius), est aussi noble, plus fleuri et plus 
« élégant. La forme du dialogue, qu'il a conservée à ses 
« entretiens philosophiques avec les grands personnages 
«t de son temps, comporte plus de variété qu'on ne peut 
<c s'attendre à en trouver dans les apophthegmes et les 
« maximes de Confucius. Le caractère de leur philoso- 
a phie diffère aussi sensiblement. Confucius est toujours 
« grave, même austère ; il exalte les gens de bien, dont il 
c( fait un portrait idéal, et ne parle des gens vicieux qu'a- 
« vec une froide indignation. Meng-tze, avec le même 

I. 8 



i3i l'empire chinois. 

tt amour pour la vertu, semble avoir pour le vice plus 
« de mépris que d'horreur ; il l'attaque par la force de 
(c la raison, et ne dédaigne pas même Parme du ridicule. 
« Sa manière d'argumenter se rapproche de cette iro- 
« nie qu'on attribue à Socrate. Il ne conteste rien à ses 
<c adversaires ; mais, en leur accordant leurs principes, 
a il s'attache à en tirer des conséquences absurdes qui 
« les couvrent de confusion. 11 ne ménage même pas les 
(( grands et les princes de son temps, qui souvent ne fei- 
« gnaient de le consulter que pour avoir occasion de 
« vanter leur conduite, ou pour obtenir de lui les éloges 
« qu'ils croyaient mériter. Rien de plus piquant que les 
c( réponses qu'il leur fait en ces occasions; rien surtout 
« de plus opposé à ce caractère servile et bas qu'un pré- 
« jugé trop répandu prête aux Orientaux, et aux Chi- 
(( nois en particulier. Meng-tze ne ressemble en rien à 
« Aristippe; c'est plutôt à Diogène, mais avec plus de di- 
« gnité et de décence. On est quelquefois tenté de blâmer 
« sa vivacité, qui tient de l'aigreur ; mais on Fexcuse en 
tt le voyant toujours inspiré par le zèle du.bien public. » 
Les enfants chinois apprennent dans les écoles les 
quatre livres^classiques sans se préoccuper du sens et de 
la pensée de l'auteur ; s'ils y entendent quelque chose, 
ils le doivent uniquement à leur propre sagacité. Lors- 
qu'ils sont capables de les réciter imperturbablement 
d'un bout à l'autre, alors seulement le maître, appuyé 
sur d'innombrables commentaires, développe le texte 
mot à mot et donne les explications nécessaires. Les 
opinions philosophiques de Confucius et de Meng-tze 
sont exposées d'une manière plus ou moins superficielle, 
suivant la portée et l'âge des élèves. 



CHAPITRE III. 135 

Après les quatre livres classiques, les Chinois étu- 
dient les cinq livres sacrés, KinÇy qui sont les monu- 
ments les plus anciens de la littérature chinoise, et con- 
tiennent les principes fondamentaux des vieilles croyan- 
ces et des usages antiques. Le premier en date, le plus 
vanté et le moins intelligible de ces livres sacrés est le 
Kvre des changements, Y-king. C'est un traité de divi- 
nation fondé sur la combinaison de soixante-quatre li- 
gnes, les unes entières, les autres brisées, appelées koua^ 
et dont la découverte est attribuée àFou-hi, fondateur 
de la civilisation chinoise. Fou-hi trouva ces lignes mys- 
térieuses, qui peuvent tout expliquer, dit-on, mais que 
personne ne comprend, sur la carapace d'une tortue. 
Confucius, cet esprit supérieur, cette intelligence d'élite, 
s'est beaucoup préoccupé de ces koua énigmatiques, et 
a fait de nombreux travaux pour la rédaction actuelle du 
F-ftingf, sans qu'il ait réussi à répandre une grande 
clarté dans cette science occulte. Après Confucius, le 
nombre des écrivains qui ont eu la faiblesse de s'occu- 
per sérieusement du Y-king est incroyable. Le cata- 
logue impérial énumère plus de quatorze cent cin- 
quante traités, en forme de mémoires ou de commentai- 
res, sur ce bizarre et fameux ouvrage. 

Le C/um-king^ ou livre de l'histoire , est le second 
Kvre sacré. Confucius a réuni dans cet ouvrage impor- 
tant les souvenirs historiques des premières dynasties 
de la Chine, jusqu'au huitième siècle avant notre ère. 11 
contient les allocutions adressées par plusieurs empe- 
reurs de ces dynasties à leurs grands officiers, et fournit 
un grand nombre de documents précieux sur les pre- 
miers âges de la nation chinoise. 



136 l'kmpirb chinois. 

Le troisième livre sacré, le Che-king, ou livre des vers, 
est une collection , faite encore par Confucius , des an- 
ciens chants nationaux et officiels depuis le dix-huitième 
jusqu'au septième siècle avant notre ère. On y trouve 
des renseignements très-intéressants et très-authentiques 
sur les anciennes mœurs des Chinois. Le livre des vers 
est souvent cité et commenté dans les œuvres philoso- 
phiques de Meng-tze et de Confucius, qui en recomman- 
dait la lecture à ses disciples. Il dit dans le Lun-yu : 
« Mes chers disciples , pourquoi n'étudiez-vous pas le 
V livre des vers? Le livre des vers est propre à élever 
« les sentiments et les idées; il est propre à former le 
«jugement par la contemplation des choses; il est 
« propre à réunir les hommes dans une mutuelle har- 
a monie; il est propre à exciter des regrets sans ressen- 
<( timent. » 

Le quatrième livre sacré est le It-ki, ou livre des rites. 
L'original fut perdu dans l'incendie des anciens livres 
ordonné par l'empereur Thsin-che-hoang , à la fin du 
troisième siècle avant notre ère. Le rituel qu'on pos- 
sède aujourd'hui est une réunion de fragments, dont 
les plus anciens paraissent ne pas remonter au delà de 
Confucius. 

Enfin le cinquième livre sacré est le Tchun-thstoUy ou 
le livre du printemps et de l'automne, écrit par Confu- 
cius, et qui tire son nom des deux saisons de l'année où 
il fut commencé et fini. Il comprend les annales du petit 
royaume de Lou (1), patrie de ce philosophe, depuis 
l'an 722 avant notre ère , jusqu'à l'an 480. Confucius 

(1) Aotuellement province de Chan-tong. 



CHAPITRE III. 137 

l'écrivit pour rappeler les princes de son temps au res- 
pect des anciens usages, en leur montrant les malheurs 
survenus k leurs prédécesseurs , depuis que ces usages 
étaient tombés en désuétude. 

Les cinq livres sacrés et les quatre classiques sont la 
base de la science des Chinois. Tout ce qu'on trouve dans 
ces ouvrages serait, il faut en convenir, peu assorti au goût 
et aux besoins des Européens. On y chercherait vaine- 
ment des notions scientifiques, et, à côté de quelques vé- 
rités d'une grande importance en politique et en morale, 
on est confondu de trouver les erreurs les plus grossières 
et des fables ridicules. Cependant l'instruction chinoise, 
dans son ensemble, contribue merveilleusement à im- 
primer dans les esprits un grand amour des usages an- 
tiques et un profond respect pour l'autorité, deux choses 
qui ont toujours été comme les deux colonnes de la so- 
ciété chinoise et qui seules peuvent expliquer la durée de 
cette vieille civilisation. 

Nous n'entrerons pas ici dans de plus grands détails 
sur l'éducation et la littérature des Chinois, parce que 
nous aurons occasion d'y revenir dans plusieurs autres 
circonstances. 

Il y avait une quinzaine de jours que nous étions à 
Tching-tou-fou ; l'ennui commençant à nous gagner, 
nous fîmes exprimer au vice-roi notre désir de nous 
mettre en route. 11 nous répondit gracieusement qu'il 
nous verrait avec plaisir prolonger notre repos; mais 
que nous étions entièrement libres et que nous pouvions 
fixer nous-mêmes le jour de notre départ. Le juge de 
paix Pao-ngan fit tout pour nous retenir; il mit en usage 
toutes les ressources de son éloquence insinuante et pa- 

8. 



1.^8 l'empire chinois. 

hélique ; il nous conjura d'attendre encore avant de lui 
arracher le cœur. Nous dûmes, de notre côté, lui expri- 
mer yiyement la douleur où nous serions plongés, quand 
nous nous trouverions séparés de lui par les lacs, les 
fleuves, les plaines et les montagnes. Cependant, malgré 
ce besoin mutuel de vivre toujours ensemble, il fut 
décidé que nous partirions dans deux jpurs. 

Les petites ambitions se mirent aussitôt en mouve- 
ment. Tous les mandarins en disponibilité commen- 
cèrent à intriguer pour obtenir la charge de nous ac- 
compagner. Les visites, dès lors , se succédèrent sans 
interruption ; ce fut comme une avalanche de globules 
blancs et de globules 'dorés qui se précipita toutli coup 
dans les salons du Trésor caché. Tous ces candidats 
étaient, à les entendre, des hommes parfaits ; ils possé- 
daient, au plus haut degré, les cinq vertus cardinales, 
et la pratique des rapports sociaux leur était familière ; 
ils comprenaient tous combien des étrangers de notre 
valeur auraient besoin de soins et d*attentions durant 
le pénible voyage que nous allions entreprendre. Les 
contrées que nous aurions à traverser leur étaient con- 
nues , et nous pouvions compter sur leur expérience et 
leur dévouement. Si, du reste, ils montraient un tel 
empressement à nous accompagner, c'est qu'une mission 
si glorieuse illustrerait leur nom et fixerait leur destinée 
dans un bonheur immuable. 

En réalité, tout ce beau zèle signifiait qu'il y aurait 
sur notre route une petite fortune à recueillir pour celui 
qui aurait la chance de nous escorter. Selon les bien- 
veillantes intentions du vice-roi, nous allions voyager 
comme de hauts fonctionnaires. Dans ce cas, tous les 



CHAPITBE III. 139 

pays par où nous passerions seraient frappés de contri- 
butions extraordinaires, pour fournir à notre dépense et 
à celle de l'escorte. Ceux qui désiraient si vivement être 
nos conducteurs comptaient profiter de notre inexpé- 
rience en semblable matière pour retenir à leur profit 
la majeure partie des fonds alloués journellement par 
les tribunaux que nous rencontrerions sur notre chemin. 
Il existe des règlements très-détaillés pour ces sortes de 
Yoyages ; mais on pensait que nous n'en aurions pas con- 
naissance. Nous nous gardâmes bien de désigner nous- 
mêmes nos conducteurs; nous préférâmes en laisser le 
choix à Tautori té supérieure , nous réservant, de cette 
manière, le droit de nous plaindre, si les choses n'allaient 
pas ensuite à notre satisfaction. Il nous fallait deux man- 
darins, un lettré, qui serait l'âme de l'expédition, et un 
militaire avec une quinzaine de soldats, pour assurer la 
tranquillité et le bon ordre sur notre passage. 

La veille du départ, notre ami le préfet du Jardin de 
fleurs vint nous présenter officiellement les deux élus. 
Le mandarin lettré, nommé Ting, était maigre, de 
moyenne taille, marqué de la petite vérole, usé par l'o- 
pium, grand parleur et très-peu instruit. Dès notre pre- 
mière entrevue, il eut la dextérité de nous avertir qu'il 
était très-dévot à Kao-v<rang, espèce de divinité du pan- 
théon chinois ; qu'il savait un grand nombre de prières 
et surtout des litanies très-longues, qu il était dans l'ha- 
bitude de réciter tous les jours. Nous sommes persuadé 
que ce fut dans l'intention de nous être agréable qu'on 
nous donna un mandarin lettré capable de réciter de 
longues Utanies. C'était, il faut en convenir, une curio- 
sité, une trouvaille assez difficile à faire dans la corpo- 



I &0 l'empire chinois. 

rtikkva des lettrés. Le mandarin militaire ne savait au- 
cune prière ; c'était un jeune homme à large figure, 
d'une constitution robuste, mais qui commençait à être 
attaqué par l'usage de l'opium. Il était plus maniéré, 
plus affable que son confrère, et paraissait même plus 
avancé en littérature. 

Le jour de notre départ, nous allâmes, de grand ma- 
tin, faire une visite au vice-roi. La réception ne fut pas 
solennelle comme la première fois ; il n*y eut ni musi- 
que, ni réunion de tous les fonctionnaires civils et mili- 
taires. Nous fûmes seulement accompagnés par le préfet 
du Jardin de fleurs,qui resta debout à la porte du cabinet 
où nous fûmes reçus. 'Nous remarquâmes la même sim- 
plicité dans la tenue du vice-roi. Il nous parla avec 
beaucoup de bonté, et voulut bien entrer dans les dé- 
tails les plus minutieux au sujet des ordres qu'il avait 
donnés pour que nous fussions bien traités le long de la 
route; et, afin de nous mettre en état de faire des récla- 
mations, s'il y avait lieu, il nous remit une copie du 
règlement que nos conducteurs seraient tenus de faire 
exécuter. 

Durant cette visite, le vice-roi nous fit une confidence 
assez singulière, et qui tendrait à prouver que les Chi- 
nois ne sont pas tout à fait aussi grands mathématiciens 
et astrologues qu'on l'a généralement cru en Europe. Il 
nous dit que bientôt le gouvernement allait se trouver 
dans un grand embarras pour la rédaction du calen- 
drier, qui déjà n'était plus d'une exactitude parfaite. 
Nous savions bien que les premiers missionnaires, à 
l'époque de leur grande faveur à la cour, avaient eu la 
complaisance de corriger des erreurs graves, qui se 



CHAPITRE m. 141 

trouvaient dans la supputation de Tannée des Chinois, et 
de leur faire une espèce de calendrier perpétuel pour uu 
temps assez considérable ; mais nous ne pensions pas 
qu'on était arrivé au bout, et que le bureau des mathé- 
matiques de Péking s'était humblement déclaré incapable 
de confectionner un calendrier. Le vice-roi, qui peut- 
être avait reçu de l'empereur des instructions particu- 
lières à ce sujet, nous demanda s'il n'y aurait pas moyen 
d'engager les missionnaires à travailler à la réforme du 
calendrier. Nous lui répondîmes que, si l'empereur les 
y invitait, ils n'auraient probablement aucun motif de 
ne pas accéder à son désir. Nous primes de là occasion 
de rappeler à ce haut dignitaire tous les services 
que les missionnaires avaient autrefois rendus à l'em- 
pire , en dirigeant les travaux du bureau des ma- 
thématiques, en dressant les cartes géographiques des 
provinces et des pays tributaires, en négociant divers 
traités avec les Russes et dans une foule d'autres cir- 
constances où ils avaient montré autant de talent que de 
dévouement. — Que de missionnaires, lui dîmes-nous, 
ont quitté leur patrie pour se dévouer entièrement aux 
Chinois ! Et les Chinois, de quelle manière ont-ils ré- 
compensé tant de travaux et de si grands sacrifices? 
Quand on a cru n'avoir plus besoin d'eux, on les a chas- 
sés ignominieusement ; on en a immolé un grand nombre, 
on s'est emparé des établissements qu'ils avaient élevés 
à grands frais, on a été jusqu'à ravager, èhcore tout 
récemment, les tombeaux de ces vertueux et savants 
personnages, qui excitaient l'admiration du célèbre em- 
pereur Khang-hi. 

Quand nous parlâmes de la récente profanation des 



14:2 l'empire chinois. 

tombeaux, le vice-roi parut saisi d'étonnetneut... Les 
missionnaires français possédaient aux environs de Pé- 
king un magnifique enclos, qui leur avait été donné par 
l'empereur Khang-hi, pour en faire le lieu de leur 
sépulture. G*est là que reposent un grand nombre de 
nos compatriotes, morts à neuf mille lieues de leur 
patrie, après avoir usé leur vie dans les souffrances et les 
privations, au milieu d'un peuple qui ne sut jamais 
apprécier ni leur vertu ni leur science. Nous avons 
plusieurs fois visité cet enclos, connu des Chinois sous 
le nom de Sépulture française. En y entrant, on sent 
son cœur battre d'émotion comme si on allait mettre le 
pied SUR le sol de la patrie. Cette terre est, en effet, bien 
française ; c'est comme une touchante et précieuse 
colonie, conquise au milieu de l'empire chinois par les 
ossements de nos frères. Le site est un des plus beaux 
qu'on puisse trouver aux environs de Péking. Les murs 
de clôture sont assez bien conservés ; mais la maison et la 
charpente, dont la construction est d'un style moitié 
européen et moitié chinois, auraient besoin de grandes 
réparations. Au milieu d'un vaste jardin, aujourd'hui 
inculte, on remarque un bosquet où les tombeaux des 
missionnaires sont rangés par ordre sous des arbres de 
haute futaie. Depuis que les Européens n'ont plus en 
Chine une existence légale, la Sépulture française avait 
été confiée à la garde d'une famille chrétienne qui a 
été envoyée en exil à la suite d'une récente persécution. 
L'établissement fut saccagé et pillé par les bandits de 
Péking. Actuellement le gouvernement s'en est emparé, 
et les païens qu'on y a logés volent journellement tout ce 
qui est à leur convenance, les arbres, les matériaux de 



CHAPITRE Ilf. 143 

la chapelle, sans en excepter même les pierres tumu- 
laires. 

Le vîce-roi, avons-nous dit, fut saisi d'étonnement 
en nous entendant parler du pillage de la Sépulture, et 
nous demanda si le gouvernement français en était ins- 
truit. — C'est probable, lui répondîmes-nous ; mais si, 
par hasard, il ignore ce qui s'est fait, nous l'en instrui- 
rons. — Et si j'écris à Péking à ce sujet, si l'empereur 
donne des ordres pour qu'on restaure la sépulture, les 
Français seront-ils satisfaits ? — Ils apprendront, sans 
doute, avec plaisir qu'on a réparé l'injure faite aux tom- 
beaux de leurs frères... Le vice-roi se fit apporter un. 
pinceau, écrivit quelques notes, et nous promit d'a- 
dresser au plus tôt une requête à l'empereur relative- 
ment à cette affaire. Nous parlâmes ensuite longuement 
des gouvernements européens, de la religion chré- 
tienne, et des décrets impériaux obtenus par M. de La- 
grenée. Cet excellent vieillard était inquiet sur les des- 
tinées de la dynastie mantchoue ; il paraissait comprendre 
que nous étions arrivés à une époque où la Chine, bon 
gré mal gré, serait forcée de modifier ses vieilles insti- 
tutions et d'entrer en relation avec les puissances euro- 
péennes, qui, grâce à la vapeur, ne se trouvaient plus 
maintenant à une très-grande distance du Céleste Empire, 
— J'irai à Péking, nous dit-il, et je parlerai à l'empe- 
reur (t). 

Enfin le vice-roi nous adressa, pour nous congédier, 

(1) En 1850, nous nous rendîmes deMacao à Péking, dans Tinten- 
lion d'y voir le vice-roi du Sse-tchouen, qui, depuis deux ans, avait 
été appelé auprès de l'empereur. Malheureusement, il était mort depuis 
quinze jours quand nous arrivâmes., Quelque temps après, Tempereur . 
mourut aussi. 



i44 l'empire chinois. 

les paroles d'usage : l-lou-foiê-singy que l'étoile du bon- 
heur vous accompagne durant votre voyage ! . . . Nous lui 
souhaitâmes une longue et heureuse vieillesse,et nous par- 
tîmes pour aller chez le juge de paix, où nous avions donné 
rendez- vous aux mandarins de l'escorte. Nous trouvâ- 
mes une nombreuse réunion, composée des personnages 
^ avec lesquels nous avions eu quelques relations pendant 
notre séjouràTching-tou-fou. Nous nous mîmesà table, 
et Pao-ngan nous servit un véritable gala selon les rites. 
Bientôt les formules cérémonieuses des adieux commen- 
cèrent On nous dit, sur tous les tons et en mille va- 
riantes, qu'on nous avait beaucoup ennuyés et rendu la 
vie désagréable ; de notre côté, nous leur déclarâmes 
que nous avions bien besoin de leur indulgence et de 
leur pardon, parce que nous étions des hommes exi- 
geants et onéreux. Personne ne prenait au sérieux cette 
étrange phraséologie consacrée par l'usage, et qui cepen- 
dant avait le mérite d'être, de temps en temps, une 
naïve expression de la vérité. Nous entrâmes enfin dans 
nos palanquins, et le cortège, précédé de douze soldats 
armés de rotins, s'ouvrit un passage à travers une foule 
innombrable de curieux. Tout le monde voulait voir ces 
fameux diables occidentaux, qui étaient devenus les 
amis du vice-roi et de l'empereur ; ce dont personne 
ne pouvait douter, attendu quîau lieu de nous étrangler, 
on nous avait accordé le privilège de porter calotte jaune 
et ceinture rouge. 



CHAPITRE IV. 



OéiWFt de Tching-toa-foa. — Lettre jetée dans notre palanquin, à la 
porte delà ville. — Christianisme en Chine. — Son introduction au 
cinquième et au sixième siècle. — Monument et inscription de Si- 
ngan-fou. -^ Progrès du christianisme en Chine an quatorzième siècle. 
— ArriTée des Portugais en Chine. —Hacao. * Le P. Matthieu Ricci. 
^ — Départ des premiers missionnaires français. — Prospérité de la re- 
' ligionsous Tempereur Khang-hi. — Persécution de l'empereur Young- 
tching. — Délaissement des missions. — Nombreux départs de nou- 
veaux missionnairoB. — Coup d'œil sur Tëtat actuel du christianisme 
en Chine* —* Motifs de l'hostilité du gouvernement à Tégard des chré- 
tiens. — Indiflërentisme des Chinois en matière de religion. — 
Exemple de cet indUférentisme. ^ Honneurs qui nous sont rendus en 
route. -* Halte k un palais communal. — Escroquerie de maître 
Ting. -* Navigation sur le fleuve Bleu. •— Arrivée à Klen-tcheou. 



Quand nous fûmes arrivés à la porte méridionale de 
la ville, nous remarquâmes, parmi la masse de peuple 
qui s'y était accumulée, un grand nombre de chrétiens. 
Ils faisaient le signe de la croix, afin que nous pussions 
les reconnaître, et pour nous donner, autant qu'il était 
en eux, des marques de l^ur sympathie. Leur figure 
exprimait la confiance et le contentement ; car ils avaient 
vu sans doute, dans les égards dont nous avions été en- 
tourés par le vice-roi et les premiers magistrats de la 
ville, comme des signes précurseurs de cette liberté reli- 
gieuse qui avait semblé luire un instant à leurs yeux. 
Peutrétre espéraientrils aussi que les renseignements 



146 l'bmpire chinois. 

donnés de vive voix aux représentants de la France, sur 
la non-exécution' des édits impériaux, entraîneraient des 
réclamations capables de faire entrer enfin le gouverne- 
ment chinois dans des voies de justice et de modération. 
Si telles furent leurs espérances en nous voyant partir 
pour Macao, nous devons convenir qu'il s'en faut bien 
qu'elles se soient réalisées ; car leur situation, au lieu de 
s'améliorer, n'a été, au contraire, que s'aggravant de 
jour en jour. 

Au moment où nous franchissions le seuil de la der- 
nière porte de la ville, l'un de nous reçut, dans son pa- 
lanquin, une lettre furtivement jetée par un chrétien 
qui se tenait blotti dans un coin ; elle était de Monsei- 
gneur Perocheau, évêque de Maxula, vicaire apostolique 
de la province du Sse-tchouen. Ce zélé et savant prélat 
nous parlait de nombreuses persécutions locales qui dé- 
solaient encore son vicariat, et nous priait de rappeler 
aux mandarins que nous rencontrerions sur notre route 
les promesses faites par l'empereur aux chrétiens de son 
empire. Notre résolution était prise à cet égard, et les 
recommandations du vénérable doyen des évéques de 
Chine ne pouvaient que nous y confirmer encore davan- 
tage. Malheureusement, noseffortsne purent avoir qu'une 
influence très-restreinte. Les chrétientés chinoises sont 
toujours, comme par le passé, à la merci des mandarins, 
et, de plus, elles ont à redouter aujourd'hui le fanatisme 
et la barbarie des insurgés. Tout fait pressentir que les 
missionnaires continueront encore longtemps de répan- 
dre la divine semence dans les pleurs et Yes souffrances. 

C'est une chose bien lamentable que cette obstina-^ 
tion du peuple chinois à repousser dédaigneusement 



CHAPITRE IV. iÂl 

le trésor de la foi que l'Europe ne cesse de lui pré- 
senter avec tant de zèle, de déyouement et de persé- 
vérance. Nul sacrifice qui n'ajt été fait en sa faveur : 
c'est assurément le peuple du monde qui a excité le plus 
vivement la sollicitude de l'Église^ et c'est aussi celui 
qui, jusqu'à ce jour, s'est montré le plus rebelle. Le sol 
a été préparé longuement, tourné et retourné dans tous 
les sens, avec patience et intelligence ; il a été arrosé de 
sueurs et de larmes, engraissé du sang des martyrs ; 
le grain évangélique y a été jeté avec profusion ; le 
monde chrétien s'est mis en prière pour attirer sur lui 
les bénédictions du ciel, et pourtant la stérilité est pres- 
que toujours la même, et le temps de la moisson n'est 
pas encore venu ; car peut-on appeler une moisson ces 
quelques épis à moitié mûrs qu'on rencontre çà et là, et 
qu'il faut se hâter de recueillir, de peur qu'ils ne tom- 
bent au premier souffle de Forage? Il ne serait pas im- 
possible, peut-être, d'assigner les causes principales 
qui s'opposent à la propagation de l'Evangile en Chine ; 
mais nous pensons qu'il convient de donner auparavant 
un rapide aperçu des diverses tentatives qui ont été fai- 
tes, à plusieurs époques, pour christianiser ce vaste 
empire. 

Les premiers efforts pour faire pénétrer les lumières 
de la foi dans les contrées centrales et orientales de 
l'Asie remontent aux temps les plus reculés. Déjà, dans 
le cinquième et le sixième siècle, on peut découvrir les 
traces des premiers missionnaires qui se rendaient, par 
terre, de Constantinople jusqu'au royaume de Cathay ; 
car c'est sous ce nom que la Chine a été d'abord connue 
en Occident. Ces apôtres s'en allaient un bâton à la 



148 LEMPIBE CHINOIS. 

maia, côtoyant les rivières, franchissant les montagnes, 
traversant les forêts et les déserts, au milieu des priva- 
tions et des souffrances de tout genre, pour annoncer la 
parole du salut à des peuples ignorés du reste du monde. 
Longtemps on a pensé que la Chine n'avait été évangé- 
Usée que fort tard, et seulement à l'époque où le célèbre 
et courageux Matthieu Ricci pénétra dans Tempire, 
vers la dernière moitié du seizième siècle; mais la dé- 
couverte du monument et de Tinscription de Si-ngan- 
fou (1), autrefois capitale de la Chine, prouve, d'une 
manière incontestable, qu'en 635 la religion chrétienne 
y était répandue et même florissante. 

Cette inscription parle des nombreuses églises élevées 
par la piété des empereurs, et des titres magnifiques 
accordés au prêtre Olopen (2), qu'on désigne sous le 
nom de Souverain gardien du royaume de la grande loi^ 
c'est-à-dire primat de la religion chrétienne. En 712, les 
bonzes excitèrent une persécution contre les chrétiens, qui 
triomphèrent bientôt, après quelques épreuves passagè- 
res, a Alors, comme porte l'inscription, la religion, qui 
« avait été opprimée quelque temps, commença de nou- 
« veau à se relever. La pierre de la doctrine, penchée un 
a instant, fut redressée et mise en équilibre. L'an 744, 
a il y eut un prêtre du royaume de Ta-thsin (3) qui 
ce vint à la Chine saluer l'empereur, qui ordonna au 
a prêtre Lohan et à six autres d'offrir ensemble, avec 



(1) On peut voir à Paris, dans la Bibliothèque impériale, un magni- 
que fac-simile de cette célèbre inscription. 

(2) Tout porte à croire que cet Olopen éUit Syrien. 

(3) C'est ainsi que les Chinois désignalent, à cette époque, Tempire 
romain. 



« l'enyoyé de Ta-thsin, les sacrifices chrétiens dans le 
« palais de Him-kim. Alors Tempereur fit suspendre, à 
c( la porte de Féglise, une inscription écrite de sa main. 
« Celte auguste tablette brilla d'un Tif éclat; c'est pour- 
ce quoi toute la terre eut un très*grand respect pour la 
« religion. Toutes les affaires furent parfaitement bien 
a administrées, et la félicité, provenant de la religion, 
a fut profitable au genre humain. Tous les ans. Tempe- 
« reur Taï-tsoung, au jour de la Nativité de Jésus- 
ce Christ, donnait à Téglise des parfums célestes ; il dis- 
« tribuait à la multitude chrétienne des viandes 
« impériales, pour la rendre plus remarquable et plus 
« célèbre. Le prêtre Y-sou, grand bienfaiteur de la re- 
«c ligion et tout à la fois grand de la cour, lieutenant du 
« vice-roi de So-fan et inspecteur du palais, à qui l'em- 
« pereur a fait présent d'une robe de religieux d'une 
« couleur bleu clair, est un homme de mœurs douces 
a et d'un esprit porté à faire toute sorte de bien. Aus- 
« sitôt qu'il eut reçu dans son cœur la véritable doctrine, 
« il la mit sans cesse en usage. 11 est venu à la Chine 
« d'un pays lointain ; il surpasse en industrie tous ceux 
« qui ont fleuri sous les trois premières dynasties ; il a 
« une très-parfaite intelligence des sciences et des arts. 
« Au commencement, lorsqu'il travaillait à la cour, il 
a rendit d'excellents services à l'Etat, et s'acquit une 
« très-haute estime auprès de l'empereur. 

c( Cette pierre, conclut l'inscription, a été établie et 
<i dressée la seconde année du règne de Taï-tsoung 
c< (l'an 781 de J.-C). En ce temps-là, le prêtre Niu- 
« chou, seigneur de la loi, c'est-à-dire pontife de la 
« religion, gouvernait la multitude des chrétiens dans 



If$0 l'empirk chinois. 

a la contrée orientale. Liou-siou-yen, conseiller du pa- 
a lais et auparavant membre du conseil de guerre, a 
a écrit cette inscription. » 

Ce monument précieux, dont Voltaire a eu la témé- 
rité, ou, pour mieux dire, la mauvaise foi, de contester 
l'authenticité, parle encore d'un personnage célèbre en 
Chine nommé Kouo-tze-y. Il fut l'homme le plus illustre 
de la dynastie des Tang, et dans la paix et dans la 
guerre. Plusieurs fois il remit sur le trône les empereurs 
chassés par des étrangers et des rebelles. Il vécut 
quatre-vingt-quatre ans,, et mourut en 781, l'année 
même où ce monument fut érigé. Son nom est resté po- 
pulaire en Chine jusqu'à présent. Il est souvent le héros 
des pièces que l'on joue sur le théâtre, et nous-mêmes 
nous avons souvent entendu son nom prononcé avec 
respect et admiration dans des réunions de mandarins. 
Tout porte à croire que ce grand homme était chrétien ; 
voici, du reste, de quelle manière en parle le monument 
de Si-ngan-fou. 

« Kouo-tze-y, premier président de la cour ministé- 
« rielle et roi de la ville de Fen-yen, était, au commen- 
« cément, généralissime des armées de So-fan, c'est-à- 
c( dire dans les contrées septentrionales. L'empereur 
(( Sou-tsoung se l'associa pour compagnon d'une longue 
c( marche ; mais, quoique, par une faveur singulière, il 
c< fût admis familièrement dans la chambre de l'empe- 
« reur, il n'était pas plus à ses propres yeux que s'il 
c( n*eût été qu'un simple soldat. Il était les ongles et les 
« dents de l'empire, les oreilles et les yeux de l'armée ; 
a il distribuait sa solde et les présents que lui faisait 
« l'empereur, et n'accumulait rien dans sa maison. Ou 



CHAPITRE IV. 15i 

« il conservait les vieilles églises dans leur ancien état, 
a ou bien il augmentait leur bâtiment ; il élevait à une 
c( plus grande hauteur leur toit et leurs portiques, et les 
« embellissait de façon que ces édifices étaient sem- 
c( blables à des faisans qui déploient leurs ailes pour 
« voler. Outre cela, il servait de toute manière la religion 
« chrétienne ; il était assidu aux exercices de charité et 
« prodigue dans la distribution des aumônes. Tous les 
« ans il rassemblait les prêtres et les chrétiens 'des 
« quatre églises ; il leur servait, avec ardeur, des mets 
« convenables, et continuait ces libéralités pendant cin- 
« quante jours de suite. Ceux qui avaient faim venaient, 
«' et il les nourrissait ; ceux qui avaient froid venaient, 
« et il les revêtait. Il soignait les malades et les ranimait ; 
« il enterrait les morts et les mettait en paix. On n'a pas 
c< ouï dire, jusqu'à présent, qu'une vertu si éclatante ait 
c< brillé dans les Tha-so même, ces hommes qui s'adon- 
(( nent si religieusement à rendre de bons offices. » 

La vie entière de Kouo-tze-y est admirable, et offre 
des détails du plus grand intérêt. Nous regrettons que 
les limites que nous avons dû nous prescrire ne nous 
permettent pas de donner ici la biographie de cet illustre 
chrétien chinois du huitième siècle. Nous ne pouvons 
résister pourtant au désir de citer le magnifique éloge 
qu'en a fait un historien chinois : «c Ce grand homme, 
« dit-il, mourut à la quatre-vingt-cinquième année de 
a son âge. Il fut protégé du ciel à cause de ses vertus ; 
c( il fut aimé des hommes, à cause de ses belles qualités ; 
c( il fut craint au dehors par les ennemis de l'État, à 
a cause de sa valeur ; il fut respecté au dedans par tous 
a les sujets de l'empire, à cause de son intégrité incor- 



4S2 L^BiipiRB cmiiors. 

« ruptible, de sa justice et de sa douceur ; il fut le sou- 
«t tien, le conseil et l'àme de ses souyerains ; il fut com* 
<c blé de richesses et d'honneUrs pendant le cours de sa 
« longue vie ; il fut uniYersellenieot regretté à sa mort, 
€( et laissa après lui une postérité nombreuse, qui fut 
« héritière de sa gloire et de ses mérites, comme elle 
« hérita de ses richesses et de son nom. Tout Tempire 
« porta le deuil de sa mort, et ce deuil fut le même que 
« celui que les enfants portent après la mort de ceux dont 
«( ils ont reçu h yie ; il dura trois années entières. » 

Nul doute donc que la religion chrétienne ne fût flo- 
rissante en Chine au huitième siècle, puisqu'elle conte- 
nait dans son sein des hommes tels que Kouo-tze^y. U 
est probable, toutefois, que les fidèles durent avoir de 
fréquentes luttes à soutenir contre les bonzes et aussi 
contre les nestoriens qui, à cette époque, se répandaient 
en grand nombre dans les contrées de la haute Asie. 
On sait que, vers le comm^cement du neuvième siècle, 
Timothée, patriarche des nestoriens, envoya des moines 
prêcher l'Evangile chez les Tartares Hioung-nou, qui 
s'étaient réfugiés sur les bords de la mer Caspienne ; plus 
tard ils pénétrèrent dans l'Asie centrale, et jusqu'en 
Chine. Dans la suite, le flambeau de la foi dut, sans 
doute, pâlir, sinon s'éteindre dans ces lointains pays ; 
mais il se ranima et jeta encore de brillantes splendeurs 
dans le treizième et le quatorzième siècle, époque où les 
communications entre l'Orient et l'Occident devinrent 
plus fréquentes à cause des croisades et des invasions des 
Tartares, événements gigantesques qui eurent pour ré- 
sultat de réunir et de mêler ensemble tous les peuples 
de la terre. 



CHAPITRE IV. ifiti 

L'Église ne manqua pas de profiter de ces grands 
bouleversements pour travailler à son œuvre pacifique 
et sainte de la propagation de la foi. Du temps de 
Tchinggis-khan et de ses successeurs, des missionnaires 
furent envoyés en Tartarie et en Chine. Us portaient 
avec eux des ornements d'église, des autels, des reliques 
« pour veoir, dit Joinville, se ils pourroient attraire 
« ces gens à notre créance.» Ils célébrèrent les cérémo- 
nies de la religion devant les princes tartares ; ceux-ci 
leur donnèrent asile dans leurs tentes, et permirent 
qu'on élevât des chapelles jusque dans Tenceinte de 
leur palais. Deux d'entre eux, Plan-Garpin et Rubruk, 
nous ont laissé des relations curieuses de leurs voyages. 
Plan-Carpin, envoyé, en 1246, vers le grand Khan des 
Tartares par le pape Innocent IV, traversa le Tanaïs et 
le Volga, passa au nord de la mer Caspienne, suivit les li- 
mites septentrionales des régions qui occupent le centre 
de l'Asie et se dirigea vers le pays des Mongols, où un 
pelit-fils de Tchinggis-khan venait d'être proclamé sou- 
verain. Vers le même temps, le moine Rubruk, chargé 
par saint Louis d'une mission auprès des Tartares occi- 
dentaux, suivit à peu près la même route. A Khara- 
Khoroum, capitale des Mongols, il vit, non loin du pa- 
lais du souverain, un édifice sur lequel était une petite 
croix. c( Alors, dit-il, je fus au comble de la joie, et 
(( supposant qu'il y avait là quelque chrétienté, j'entrai 
a avec confiance, et je trouvai un autel orné magnifi- 
(( quement. On voyait, sur des étoffes brodées d'or, les 
a images du Sauveur, de la sainte Vierge, de saint Jean- 
« Baptiste, et de deux anges dont le corps et les vête- 
« ments étaient enrichis de pierres précieuses. Il y avait 



154 l'empibe chinois. 

<t une grande croix en argent, ayant des perles au centre 
c< et aux angles, plusieurs ornements, une lampe à huit 
« jets de lumière brûlant deyantrautel. Dans le sanc- 
<K tuaire était assis un moine arménien, au teint basané, 
« maigre, revêtu d'une grossière tunique qui lui allait à 
« moitié jauibes. Il portait par-dessus un manteau noir 
« fourré de soie, et attaché sous le cilice par des agrafes 
c( de fer (1). » Rubruk raconte qu'il y avait dans ces 
contrées un grand nombre de nestoriens et de Grecs 
catholiques qui célébraient les fêtes chrétiennes en toute 
liberté. Des princes, des empereurs même, reçurent le 
baptême, et protégèrent les propagateurs de la foi. 

Au commencement du quatorzième siècle, le pape 
ClémentV (2) érigea à Pékijigun archevêché en faveur de 
Jean de Montcorvin, missionnaire français, qui évangé- 
lisa ces contrées pendant quarante-deux ans, et laissa en 
mourant une chrétienté très-florissante. Un archevêché 
à Pékingavec quatre suffragants dans les contrées envi- 
ronnantes, voilà une preuve incontestable qu'il y avait, 
à cette époque, en Chine, un grand nombre de chrétiens. 



(1) « Tanc gavisus sum maltam sapponens qaod ibi esset aliquid 
« christianitatis; ingressas confidenter, inveni altare paratum vere pal- 
« chre. Erat enim in panno aureo brosdate ymago Salvatoris, et béate 
« Virginis,et Johannis Baptiste, et duoruinangeloram,lineainenti8Cor- 
« poris et yestimentoram distinctis margaritis, crax magna argentea 
« habens gemmas in angulis et in medio sui, et alia philateria multa 
« et lucerna cum oleo ardens ante altare, habens octo lumina ; et sede- 
« bat ibi anus monachus Ârmenus, nigellus, macilentus, indutus tunlca 
« asperrlma usque médias tibias, habens desuper pallium nigrum de 
« seta furratum, vario ligatus ferro sub cilicio. {Recueil de voyages et 
« demémoires publié par la Société de géographie, t. IV, p. 301.) 

(2) On voit dans la cathédrale d'Avignon le tombeau de ce pape cé- 
lèbre. 



GHAPiTRK IV. 155 

On ignore ce qui advint durant le quinzième siècle. Les 
communications furent interrompues, et peu à peu on 
perditcompléteraent de vue ceCathay et ce Zipangri(l), 
dont les merveilles avaient tant préoccupé Timagination 
des Occidentaux ''*i temps oîi parurent les curieuses 
relations du noble vénitien Marco-Polo. On alla même 
jusqu'à douter de Texistence de ces fameux empires ; 
et il fut convenu de considérer comme des fables tout ce 
qu'en avait raconté ce célèbre voyageur qui, cependant, 
on est forcé de lui rendre aujourd'hui cette justice, a 
toujours été, dans ses récits, d'une admirable et naïve 
sincérité. 

11 fallait donc faire, de nouveau, la découverte de la 
Chine. Cette gloire appartient aux Portugais. Ces hardis 
navigateurs, s'étant élancés vers le sud, atteignirent le 
cap des Tempêtes, le doublèrent, et parvinrent aux 
Indes par une route qu'aucun navire n'avait jusque-là 
pratiquée. En 1517, le vice^roi de Goa expédia à Canton 
huit vaisseaux sous le commandement de Ferriand 
d'Andrada, qui reçut le titre d'ambassadeur. D'Andrada, 
d'un caractère doux et liant, sut gagner Tamitié du vice- 
roi de Canton, fit avec lui un traité de commerce avan- 
tageux, et commença ainsi à mettre la Chine en relation 
avec l'Europe. 

Plus tard les Portugais rendirent aux Chinois un ser- 
vice signalé en capturant un fameux pirate qui, depuis 
longtemps, désolait les côtes. L'empereur, en reconnais^ 
sance de ce service, .permit aux Portugais de s'établir 
sur une presqu'île formée par quel€[ues rochers stériles. 

(1) La Chine et le Japon. 



iM LBWIBB G1IN0I8. 

Sur cet emplacement s^est élevée la tille de Macao, long- 
temps seul entrepôt du commerce des Européens ayec le 
Céleste Empire. Aujourd'hui Màcao n'est guère plus 
qu'un souvenir; l'établissement anglais deHong^kong 
lui a donné le coup mortel ; il ne lui reste de son antique 
prospérité que de belles maisons sans locataires, et dans 
quelques années, peut»étre, les navires européens, en 
passant devant la presqu'île où fut cette fière et riche 
colonie portugaise, ne verront plus qu'un rocher nu, 
désolé, tristement battu par les vagues, et où le pécheur 
chinois viendra faire sécher ses noirs filets. Cependant 
les missionnaires aimeront encore à visiter ses ruines, 
car le nom de Macao sera toujours célèbre dans l'histoire 
de la propagation de la foi ; c'est là que, durant plu- 
sieurs siècles, se sont formés, comme dans un cénacle, 
ces apôtres nombreux qui s'en allaient ensuite évangé^ 
User la Chine, le Japon, la Tartarie, la Corée, la Cochin- 
chine et le Tonquin. 

Pendant que les Portugais travaillaient à développer 
l'importance de leur colonie de Macao, saint François- 
Xavier prêchait au Japon, où les marchands chinois de 
Ning-po se rendaient annuellemeut avec leurs grandes 
jonques de commerce. C'est d'eux apparemmeat qu'il 
apprenait ces particularités de la Chine qu'il écrivait en 
Europe sur la fin de sa vie. Ayant formé le projet de 
porter la foi dans ce vaste empire, jl s'embarqua, et 
déjà il allait mettre le pied sur cette terre après laquelle 
il avait tant soupiré, lorsque la mort l'arrêta à Sancian, 
petite île ped éloignée des côtes de la Chine. Cependant 
d'autres hommes apostoliques recueillirent sa pensée, 
et, héritiers de son zèle pour la gloire de Dieu, s'élan- 



CHAraHB IV. 157 

cèrentsur la route quMUeur avait indiquée. Le premier 
et le plus célèbre fut le P. Matthieu Ricci, qui entra en 
Chine vers la fin du seizième siècle. Ce pays où les idées 
religieuses, il faut en convenir, ne jettent que difficile- 
ment de profondes racines, avait laissé entièrement 
périr les semences de la foi chrétienne qu'il avait reçues 
dès les premiers temps, et surtout au moyen âge. A 
part l'inscription retrouvée à Si*ngan-fou, et dont nous 
avons parlé plus haut, il n'y avait aucune trace du pas- 
sage des anciens missionnaires et de leurs prédications. 
Il ne s'était pas même conservé dans les traditions du 
pays le plus léger souvenir de la religion de Jésus-Christ. 
Triste peuple qtfe celui sur l'esprit duquel les vérités 
chrétiennes ne font que glisser ! 

Tout était donc à recommencer ; mais le P. Ricci 
avait tout ce qu'il fallait pour cette grande et difficile 
entreprise, a Le zèle courageux, infatigable, mais sage, 
a patient, circonspect, lent pour être plus efficace, et ti- 
« mide pour oser davantage, devait être le caractère de 
« celui que Dieu avait destiné à être Fapôtre d'une na- 
a tion délicate, soupçonneuse et naturellement ennemie 
« de tout ce qui ne naît pas dans son pays. 11 fallait ce 
c< cœur vraiment niagnanime, pour recommencer tant 
a de fois un ouvrage si souvent ruiné, et savoir pro- 
« fiter des moindres ressources. U fallait ce génie supé- 
«c rieur, ce rare et profond savoir, pour se rendre res- 
a pectable à des gens accoutumés à ne respecter qu'eux, 
a et enseigner une loi nouvelle à ceux qui n'avaient pas 
« cru jusque-là que personne pût leur rien apprendre ; 
a mais il fallait aussi une humilité et une modestie pa- 
« reille à la sienne pour adoucir à ce peuple superbe le 



158 LENPIRK CHINOIS. 

a joug de cette supériorité d'esprit auquel on ne se soumet 
« volontiers que quand on le reçoit sans s'en apercevoir. 
<K II fallait enfin une aussi grande vertu et une aussi con-^ 
« tinuelle union avec Dieu que celle de Thomme apos- 
a tolique, pour se rendre supportables à soi-même, par 
ce Fonction de l'esprit intérieur, les travaux d'une vie 
c( aussi pénible, aussi pleine de dangers que celle qu'il 
c( avait menée depuis qu'il était en Chine, où Ton peut 
c< dire que le plus long martyre lui aurait épargné bien 
« des souffrances (1). » 

Après plus de vingt ans de travaux et de patience, le 
P. Ricci n'avait guère recueilli que des persécutions 
cruelles ou des applaudissements stériles. Mais, quand 
il eut été reçu favorablement à la cour, les conversions 
furent nombreuses, et l'on vit s'élever sur plusieurs 
points des églises catholiques. Le P. Ricci mourut en 
1610, à l'âge de cinquante-huit ans. 11 eut la consolation 
de laisser la mission, devenue enfin florissante, à des 
missionnaires animés de son zèle, et qui, appelant comme 
lui au secours de leurs prédications les arts et les scien- 
ces, continuèrent à piquer la curiosité des Chinois et à 
se les rendre favorables. Les plus illustres d'entre eux 
furent les PP. Adam Schals et Verbiest. C'est à ce der- 
nier que les Français sont redevables de leur entrée en 
Chine ; c'est lui qui les fit venir à Péking, qui disposa 
l'empereur à les recevoir et à les traiter avec distinction* 
Ce fut seulement vers la fin de l'année i 684 qu'on son- 
gea, en France, à envoyer des missionnaires à la Chine. 
On travaillait alors, par ordre du roi, à réformer la géo- 

(I) Préface des Lettres édifiantes, t. III, p. 5. 



CHAPITRE IV.' ^59 

graphie ; l'Académie royale des sciences élait chargée de 
ce soin. Elle avait envoyé des membres de son illustre 
corps dans tous les ports de VOcéan et de la Méditer- 
ranée, en Angleterre, en Danemark, en Afrique et en 
Amérique, pour y faire les observations nécessaires. On 
était plus embarrassé sur le choix des sujets qu'on en- 
verrait aux Indes et à la Chine. Des académiciens cou- 
raient risque de n'être pas bien reçus dans ces pays et de 
donner de Tombrage. On songea dès lors aux jésuites. 
Colbert eut une entrevue avec le P. de Fontaney et 
M. Cassini. La mort du grand Colbert fit échouer pen- 
dant quelque temps ce projet, qui fut repris ensuite par 
son successeur, M. le marquis de Louvois. Six mission- 
naires, les PP. de Fontaney, Tachard, Gerbillon, Le 
Comte, de Visdelou et Bouvet s'embarquèrent à Brest, 
le 3 mars 1685, après avoir été reçus membres de l'A- 
cadémie des sciences, et abordèrent à Ning-po, le 24 juil- 
let 1687. Delà, ils se rendirent à Péking, où ils eurent 
bientôt conquis l'estime et l'admiration des grands et du 
peuple par leurs vertus, leur science et leur zèle apos- 
tolique. Us entrèrent si avant dans les bonnes grâces 
de l'empereur, qu'il leur fit donner une maison dans 
l'enceinte même de la ville Jaune et tout près de son 
propre palais, afin de pouvoir s'entretenir avec eux plus 
commodément. Peu de temps après, il leur assigna, à 
côté de leur maison, un vaste emplacement pour con- 
struire une grande église. 11 contribua aux frais de son 
érection avec beaucoup de générosité, et, afin de don- 
ner aux missionnaires français une preuve éclatante 
de son dévouement, il voulut lui-même composer 
rinscription chinoise'^en l'honneur du vrai Dieu, qui 



1A0 LKMPrBR CHINOIS. 

devait être placée sur le frontispice de la nouvelle église. 

L'empereur Khang-hi s'était déclaré hautement le 
protecteur de la religion chrétienne. A son exemple, les 
princesetles grands dignitaires se montrèrent favorables, 
et le nombre des néophytes augmenta considérablement, 
non-seulement dans la capitale, mais encore dans toute 
rétendue de l'empire. Les missionnaires répandus dans 
les provinces, mettant à profit les bonnes dispositions 
du chef de TÉlat, redoublèrent d'ardeur dans la prédi- 
cation de l'Évangile, et on vil en peu de temps s'élever 
de toutes parts des églises, des chapelles, des oratoires, 
et se former de florissantes chrétientés. Les Chinois 
n'avaient plus peur d'encourir la disgrâce et les perse* 
entions des mandarins en se faisant baptiser. Les chré- 
tiens pouvaient se montrer fiers de leur religion et mar- 
cher le front haut ; ils le firent peut-être un peu trop. 
C'est le propre des caractères faibles et pusillanimes 
dans les temps d'épreuve, de se montrer arrogants au 
milieu de la prospérité. 11 était à craindre que ces succès, 
basés en partie sur la faveur impériale, ne fussent pas 
de longue durée : c'est ce qui arriva. 

Les déplorables discussions des missionnaires au sujet 
des rites pratiqués en T honneur de Confucius et des an- 
cêtres refroidirent beaucoup le bon vouloir de l'empe- 
reur Khang-hi et endettèrent même plusieurs fois sa co- 
lère. A sa mort, il y eut une réaction violente ; son suc- 
cesseur, Young-tching, déchaîna les haines et les jalou- 
sies qui s'étaient amassées contre les chrétiens sous le 
règne précédent. Le célèbre P. Gaubil (1) arrivait en 

(0 I.e P. Gaubil, né à Galllac (Tarn), est le plus illustre des savants 
missionnaires qui, à cette époque, évangélisèrent la Chine. 



CHAPITRE lY. 161 

Chine dans ces malheureux temps, et Toici ce qu'il écri- 
yait, en 1722, à monseigneur de Nesmond, arcfaetéque 
de Toulouse : « 11 n'y a que peu de mois que je suis ar- 
a rivé à la Chine, et, en y arrivant, j'ai été infiniment 
ce touché de voir le triste état où se trouve une mission 
« qui donnait» il n'y a pas longtemps, de si belles espè- 
ce rances. Des églises ruinées, des chrétientés dispersées, 
a des missionnaires exilés et confinés à Canton, premier 
« port de la Chine, sans qu'il leur soit permis de péné- 
a trer plus avant dans l'empire, enfin, la religion sur le 
« point d'être proscrite ; voilà, Monseigneur, les tristes 
<x objets qui se sont présentés à mes yeux à mon entrée 
« dans un empire où l'on trouvait de si favorables dis* 
« positions à se soumettre à l'Évangile. » 

Les tristes prévisions du P. Gaubil ne tardèrent pas à 
se réaliser. Deux ans plus tard, le P. de Mailla, écrivant 
en France à un de ses confrères, lui disait : « Comment 
« vous écrire, dans l'accablement où nous sommes, et le 
a moyen de vous faire le détail des tristes scènes qui se 
<K sont passées sous nos yeux ? Ce que nous appréhendions 
« depuis plusieurs années, ce que nous avions tant de fois 
a prédit, vient enfin d'arriver : notre sainte religion est 
« entièrement proscrite à la Chine ; tous les mission- 
ce naires, à la réserve de ceux qui étaient à Péking (1), 
a sont chassés de Fempire ; les églises sont ou démolies, 
« ou destinées à des usages profanes ; des édits se pu- 
« blient où, sous des peines rigoureuses, on ordonne 
« aux chrétiens de renoncera la foi et où l'on défend aux 

(1) Les missionnaires auxquels il fut pennisde rester à Péking ap- 
partenaient au bureau des mathématiques, ou étaient employés à la 
rour à titre d'artistes et de savants. 



4 62 l'enpirb chinois. 

c( autres de l'embrasser. Tel est le déplorable état où 
« se trouve réduite une mission qui, depuis près de 
« deux cents ans, nous a coûté tant de sueurs et de 
<c travaux. » 

Ainsi cette prospérité, qui était venue avec la protec- 
tion d'un empereur, disparut au premier mot de persé- 
cution de son successeur, L'Église de Chine eut, sans 
doute, à enregistrer dans ses fastes de grands et beaux 
exemples de constance dans la foi ; mais de nombreuses 
et lamentables défections prouvèrent aussi que le chris- 
tianisme n'avait pas jeté sur cette terre des racines plus 
profondes qu'aux siècles passés, et que les Chinois, d'ail- 
leurs si tenaces, si inébranlables dans leurs anciens 
usages, avaient bien peu d'énergie et de fermeté en ma- 
tière de religion. 

A Young-tching, prince hostile au christianisme, suc- 
céda Kien-long, dont le règne long et brillant rappelle 
celui de Khang-hi. Les missionnaires reprirent du crédit 
à la cour, et l'œuvre de la propagation de l'Évangile se 
continua au milieu de perpétuelles vicissitudes, quel- 
quefois tolérée, rarement protégée ouvertement, et sou- 
vent persécutée à outrance» surtout dans les provinces. 
Cependant le nombre des chrétiens augmentait toujours 
insensiblement, lorsque la suppression des ordres reli- 
gieux et les commotions poUtiquesen Europe, non-seule- 
ment arrêtèrent le développement des missions, mais fi- 
rent craindre de voir le flambeau de la religion s'éteindre 
encore une fois dans l'extrême Orient. La mort enleva 
les anciens missionnaires, qui ne furent pas remplacés; 
et les chrétiens, presque abandonnés à eux-mêmes, mon- 
trèrent une grande faiblesse, quand éclatèrent les per- 



CHAPITRE lY. 163 

sécutions de Kia-king, successeur de Kien-long au 
trône impérial. Durant cette malheureuse période, des 
chrétientés entières disparurent complètement. Nous 
ayons visité dans quelques provinces uu grand nombre de 
Tilles qui possédaient autrefois plusieurs églises, et où il 
nous a été impossible de découvrir un seul chrétien. Dans 
les campagnes, les familles pauvres ont persévéré avec 
plus de fidélité, parce que les mandarins ne trouvèrent 
pas chez elles de quoi tenter leur cupidité ; déshéritées, 
d^ailleurs, des biens de ce. monde; elles comprenaient 
mieux la nécessité dejtravailler avec persévérance à l'ac- 
quisition de ceux de la vie future. 

La Chine a eu beau tromper souvent les espérances 
de l'Eglise, l'Église ne se rebute, ne se décourage ja- 
mais. Aussitôt que les circonstances ont paru moins dé- 
favorables, les ouvriers évangéliques se sont présentés 
animés de non moins de zèle et de dévouement que leurs 
prédécesseurs. Us ont traversé les mers et se sont répan- 
dus sur cette terre ravagée par tant d'orages, recherchant 
avec sollicitude les germes de foi qui n'avaient pas péri, 
les cultivant avec prédilection, les arrosant de leurs lar- 
mes et répandant partout dans leurs courses apostoliques 
une semence nouvelle. Leur premier soin a été de 
réunir les chrétiens dispersés, de les retremper dans la 
pratique de leurs devoirs, et de ramènera Dieu et à la foi 
les familles qui avaient eu la faiblesse de succomber 
dans les persécutions. Depuis trente ans, le nombre des 
missionnaires augmentant toujours, la plupart des an- 
ciennes chrétientés ont pu s'organiser de nouveau, et 
ranimer dans leur sein le feu près de s'éteindre ; de 
nouvelles se sont formées peu à peu et en silence, pour 



164 l'empirb chinois. 

remplacer celles qui avaient disparu dans la tempête. La 
grande et belle association de l'œuvre de la propagation 
de la foi, inspirée de Dieu à une pauvre femme de 
Lyon, est venue soutenir et développer ces premiers 
succès ; le Saint-Siège a érigé les dix-huit provinces de 
Chine en autant de vicariats apostoliques où les prêtres 
des missions étrangères, les jésuites, les dominicains, les 
franciscains et les lazaristes travaillent, sans relâche, à 
Fagrandissement du royaume de Dieu. Chaque vicariat 
possède, avec un grand nombre d'écoles pour l'éduca- 
tion des garçons et des filles, un séminaire où Ton s'ap- 
plique à organiser un clergé indigène, en formant de 
jeunes Chinois aux vertus et aux sciences ecclésiastiques ; 
de toute part des associations pieuses ont pris naissance, 
dans le but de procurer le baptême aux enfants 
moribonds ou de recueillir ceux qui sont abandonnés ; 
on institue des crèches et des asiles, sur les modèles 
des œuvres que la charité sait si bien faire prospérer en 
France. 

Aujourd'hui la propagation de l'Évangile en Chine 
ne se pratique plus comme autrefois. Les mission- 
naires ne sont plus à la cour, entourés de ta protection 
de l'empereur et des grands, allant et venant avec le 
cérémonial des mandarins et offrant aux yeux du 
peuple tous les prestiges d'une puissance reconnue 
par rÉtat. Ils sont proscrits dans toute l'étendue de 
l'empire ; ils y entrent en secret, avec toutes les pré- 
cautions que peut suggérer la prudence, et ils sont 
forcés d'y résider en cachette, pour se mettre à l'abri 
de la surveillance et des recherches des magistrats. 
Ils doivent même éviter avec soin de se produire aux 



CHAPITRE IV. 165 

yeux des inâdèles, de pear d^exciter des soupçons, 
de donner Téveil aux autorités et de compromettre 
leur ministère, la sécurité des chrétiens et Favenir 
des missions. On comprend que, avec ces entraves 
rigoureusement imposées par la prudence, il est 
impossible au missionnaire d'agir directement sur les 
populations et de donner un libre essor à son zèle. 
Non-seulement il lui est interdit d'annoncer en public 
la parole de Dieu, mais il y aurait souvent témérité 
de sa part à vouloir parler de religion, même en par- 
ticulier, avec un infidèle dont, il ne serait pas sûr par 
avance. Ainsi le missionnaire doit circonscrire et 
borner son zèle dans l'exercice du saint ministère. 
Aller d'une chrétienté à l'autre, instruire et exhorter 
les néophytes, administrer les sacrements, célébrer 
en secret les fêtes de la sainte Eglise, visiter les écoles 
et encourager le maître et les élèves : voilà le cercle 
où il est forcé de se renfermer. Dans toutes les chré- 
tientés il y a des chefs désignés par le nom de caté- 
chistes et qui sont choisis parmi les plus réguliers, 
les plus instruits et les plus influents de la localité. Ils 
sont chargés d'instruire les ignorants, de catéchiser et 
de présider à la prière en l'absence du missionnaire. Ce 
sont ceux-là qui, en général, ont une action directe sur 
les infidèles, les instruisant des vérités de la religion et 
les exhortant à renoncer aux superstitions du boud- 
dhisme. Il est fâcheux que leur zèle pour la conversion 
de leurs frères ne soit pas plus ardent, et qu'on soit 
obligé de le ranimer à chaque instant par des encoura- 
gements de tout genre. 
Telle est la méthode suivie généralement en Chine 



^ftft l'empire chinois. 

pour y propager l'Évangile. On comprend que les résul- 
tats doivent laisser beaucoup à désirer. Use fait bien par- 
ci par-là quelques conversions, le nombre des chrétiens 
augmente, mais si lentement, et avec tant de difficultés, 
qu'on ne sait vraiment que penser de l'avenir de la reli- 
gion dans ces contrées. On compte à peu près actuelle- 
ment huit cent mille chrétiens dans tout l'empire 
chinois ; qu'est-ce qu'un tel chiffre sur plus de trois 
cents millions d'habilants? Ce succès est bien peu 
consolant, quand on réfléchit qu'il a fallu, pour l'ob- 
tenir, plusieurs siècles de prédication et les efforts 
incessants de nombreux missionnaires. 

II est naturel qu'on se demande à quoi peut tenir 
cette désolante stérilité. D'abord il est incontestable que, 
le gouvernement s'opposant à la propagation du chris- 
tianisme dans l'empire, les Chinois, avec leur caractère 
timide et pusillanime, n'oseront pas braver les défenses 
des mandarins, affronter les persécutions, et s'écrier avec 
une sainte liberté : « Il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux 
hommes! » Ils se retrancheront dans la prohibition de 
l'empereur, et tout sera dit. Mais ne pourrait-on pas 
amener l'empereur à proclamer franchement la liberté 
religieuse? Nous ne le pensons pas. Ce n'est pas que le 
gouvernement chinois soit, de sa nature, intolérant et 
persécuteur; il ne Test pas le moins du monde. En 
matière de religion, il est d'une indifférence complète ; 
quoiqu'il admette, pour les fonctionnaires publics, un 
culte officiel qui se borne à quelques cérémonies exté- 
rieures, il est profondément sceptique, et laisse le peu- 
ple parfaitement libre d'avoir les idées religieuses qu'il 
lui plaira ; il l'invite même, de temps en temps, à ne 



GHAPITBE IV. 167 

croire à aucune religion. L'empereur Tao-kouang^ 
quelque temps ayant son avènement au trône, adressa 
au peuple une proclamation dans laquelle il passait en 
revue toutes les religions connues dans l'empire, y com- 
pris même le christianisme, et finit par conclure que 
toutes étaient fausses et que Ton ferait bien de les mé- 
priser toutes indistinctement. 

Ainsi un Chinois peut être, à sa fantaisie, disciple de 
Bouddha, de Confucius, de Lao-tze ou de Mahomet, 
sans que les tribunaux s'en mêlent; on prohibe seule- 
ment, et on poursuit avec sévérilé certaines sectes qui 
ne sont autre chose que des sociétés secrètes, organisées 
pour le renversement de la dynastie actuelle. Malheu- 
reusement la religion chrétienne se trouve placée dans 
cette catégorie, et il nous semble très-difficile de ramener 
le gouvernement à des idées plus saines et plus justes. 
Voyant le christianisme apporté en Chine et propagé par 
les Européens, il s'est persuadé que c'était un moyen 
de se faire des partisans, afin de pouvoir, à un temps 
donné, s'emparer de l'empire avec plus de facilité. Plus 
les Européens montrent de zèle pour la conversion des 
Chinois et de sympathie pour les chrétiens, plus le 
gouvernement se confirme dans ses craintes, se pénètre 
de soupçons et de défiances. La soumission et rattache- 
mentdesnéophytes pour les missionnaires viennentencore 
fortifier ses terreurs chimériques ; nous disons chiméri* 
ques parce que nous savons très-bien, nous, que les 
missionnaires ne quittent pas leur patrie pour s'en aller 
au bout du monde user leur vie au renversement d'une 
dynastie mantchoue. Mais le gouvernement de Péking 
ne voit pas cela aussi clairement; lui, sceptique, et 



168 L^EMPIRE CflUiOlS. 

ne comptant pour rien les intérêts religieux, comment 
comprendrailril qu'on peut venir de si loin endurer tant 
de soufirances et 4e privations dans le but unique d'en* 
seigner gratuitement à des inconnus des formules de 
prière et le moyen de sauver leur âme? A ses yeux la 
chose serait trop ridicule ; un pareil désintéressement^ 
il le regarde comme une niaiserie si grande et une si 
prodigieuse extravagance, que personne, pas même un 
Européen, n'en peut être capable. Les Chinois sont 
donc bien convaincus que, sous prétexte de religion, 
on machine un envahissement de l'empire et un renver- 
sement de la dynastie ; du reste, il faut convenir qu'ils 
ont sous les yeux des faits peu propres à les tirer de cette 
persuasion. Quoique très-attenti& à s'entourer de bar- 
rières, et à ne pas permettre aux étrangers de porter des 
regards indiscrets sur ce qui se passe chez eux, ils ai- 
ment assez à se tenir au courant des affaires de leurs voi- 
sins; et que voient-ils autour d'eux? les Européens 
maîtres partout où ils ont pénétré, et les naturels soumis 
à une domination souvent très-peu conforme aux lois de 
l'Évangile, de cette religion qu'on cherche tant à propa- 
ger chez eux. Ainsi ils peuvent voir les Espagnols aux 
lies Philippines, les Hollandais à Java et à Sumatra, les 
Portugais à leur porte et les Anglais partout. Il n'y a 
peut-être que les Français dont ils n'aperçoivent pas les 
possessions, et ils seraient assez malins pour se figurer 
que nous cherchons à nous installer quelque part. 

Ces idées, nous ne les prétons pas gratuitement aux 
Chinois; ils les ont réellement, et elles ne datent pas 
d'aujourd'hui. En 1724, lorsque l'empereur Young- 
tching, successeur de Khang-hi, proscrivit la religion 



CHAPITRE IV. 169 

chrétienne, trois des principaux jésuites qui étaient à la 
cour lui adressèrent un placet pour le supplier de reve- 
nir sur sa décision et de leur continuer la protection dont 
ils avaient joui jusqu'à ce jour. Voici ce qu'on trouve à 
ce sujet dans une lettre du P. de Mailla, datée de 
Péking : « L'empereur ordonna de faire venir les trois 
« pères, faveur à laquelle aucun de nous ne s'attendait. 
«( Lorsqu'ils furent en sa présence, il leur fit un dis- 
c( cours de plus d'un quart d'heure ; il parut qu'il l'avait 
(( étudié, car il débita fort rapidement tout ce qui pou- 
« vait justifier sa conduite à notre égard, et il réfuta les 
« raisons contenues dans le placet. Voici, en détail, ce 
« que Sa Majesté leur dit : 

« Le feu empereur, mon père, après m'avoir instruit 
a pendant quarante ans, m'a choisi, préférablement à 
c( mes frères, pour lui succéder au trône. Je me fais un 
(( point capital de l'imiter et de ne m* éloigner en rien 
« de sa manière de gouverner. Des Européens (1), dans 
« la province de Fo-kien, voulaient anéantir nos lois et 
<< troublaient les peuples; les grands de cette province 
« me les ont déférés, j'ai dû pourvoir au désordre; c'est 
ce une affaire de l'empire, j'en suis chargé, et je ne puis 
c< ni ne dois agir maintenant comme je faisais lorsque je 
c< n'étais que prince particulier. 

a Vous dites que votre loi n'est pas une fausse loi, 
« je le crois ; si je pensais qu'elle fût fausse, qui m'em- 
<c pécherait de détruire vos églises et de vous chasser? 
<K Les fausses lois sont celles qui, sous prétexte de porter 
« à la vertu, soufflent l'esprit de révolte, comme fait la 

(!) Dominicains espagnols établis dans la province de Fo^kien. 
I. 10 



170 l'empire chinois. 

« loi des Pe-lien-kiao (1). Mais que diriez-vous, si j'en- 
« voyais une troupe de bonzes et de lamas dans votre 
a pays pour y prêcher leur loi ? comment les recevriez- 
« vous ? 

« Li-ma-teou (c'est le nom chinois du P. Ricci) vint 
« à la Chine la première année de Ouan-ly (2). Je ne 
<c toucherai point à ce que firent alors les Chinois, je 
« n'en suis pas chargé ; mais, en ce temps-là, vous 
Ci étiez en très-petit nombre, ce n'était presque rien ; 
a vous n'aviez pas de vos gens et des églises dans toutes 
a les provinces. Ce n'est que sous le règne de mon père 
« qu'on a élevé partout des églises, et que votre loi s'est 
« répandue avec rapidité ; nous le voyions et nous n'o- 
« sions rien dire ; mais, si vous avez su tromper mon 
«c père, n'espérez pas me tromper de même. 

a Vous voulez que tous les Chinois se fassent chré- 
(( tiens; votre loi le demande, je le sais bien ; mais, en 
« ce cas-là, que deviendrions-nous ? les sujets de vos 
« rois ? Les chrétiens que vous faites ne reconnaissent 
« que vous; dans un temps de trouble, ils n'écouteraient 
«( d'autre voix que la vôtre. Je sais bien qu'actuellement 
<c il n'y a rien à craindre ; mais quand les vaisseaux 
t< viendront par mille et dix mille, alors il pourrait y 
«c avoir du désordre (3) » 

D'après tout ce que nous avons pu remarquer durant 
notre long séjour en Chine, il est incontestable que les 
chrétiens sont considérés comme les créatures des gou- 
vernements européens. Cette idée a pénétré si avant 

(1) Secte du Nénuphar blanc 

(2) Avant-dernier empereur de la dynastie des Ming. 

(3) Lettres édifiantes, t. Ill, p. 364 . 



CHAPITRE IV. 171 

dans Pesprit des Chinois, quHl leur arrive quelquefois de 
la manifester avec une étrange naïveté. La religion 
chrétienne est désignée en Chine par le nom de Ttefi- 
tchou-kiao^ c'est-à-dire religion du Seigneur du ciel, 
ridée de Dieu étant exprimée par le mot Tien-lchou, Un 
jour nous parlions de religion avec un mandarin supé- 
rieur qui paraissait avoir une intelligence d'une assez 
haute portée. Il nous demanda ce que c'était que le 
Tien-tchouqu'adoraientles chrétiens, qu'ils invoquaient, 
etqui avait promis de les rendre riches et heureux d'une 
manière extraordinaire. — Mais, lui répondlmes-nous, 
vous êtes un letlré de premier ordre, un homme instruit 
et qui a lu les livres de notre religion ; nous sommes 
fort surpris que vous ne sachiez pas ce que c'est que le 
Tien-tchou des chrétiens. — Vous avez raison, nous 
dit-il, en portant la main au front, comme pour rappe- 
ler des souvenirs évanouis; vous avez raison, j'avais 
oublié ce que c'est que le Tien-tchou. — Eh bien, 
qu'est-ce? — Oh ! c'est bien connu, le Tien-tchou est 

l'empereur des Français Nous savons bien que tous 

les mandarins n'en sont pas là; mais la conviction à peu 
près générale, c'est que la politique joue le plus grand 
rôle dans la propagation du christianisme en Chine, et il 
uous parait très-difficile qu'on puisse changer, sur ce 
point, les idées du gouvernement, et l'amener à accorder 
aux Chinois une liberté religieuse qui leur serait cepen- 
dant si nécessaire pour écouter favorablement la pré- 
dication de l'Évangile. 

Les persécutions incessantes et de tout genre que le 
gouvernement suscite aux chrétiens sont évidemment 
un obstacle sérieux et grave à la conversion des Chinois ; 



I7Î LEMPIUB CHINOIS. 

maiSi selon nous, il n^est pas le plus grand : car, enfin, 
il y a eu un temps où la religion n'était pas en butte aux 
malveillances et aux colères de Pautorité. Sous le règne 
de l'empereur Kang-hi, les missionnaires étaient honorés 
et caressés de toute la cour ; l'empereur lui-même écri- 
vait en faveur du christianisme ; il faisait élever des 
églises à ses frais, et les prédicateurs, munis d'une pa- 
tente impériale, pouvaient parcourir librement l'empire 
d'un bout à l'autre, et exhorter tout le monde à se faire 
baptiser. Personne n'avait rien à craindre ; bien au 
contraire, on était sûr de trouver, au besoin, aide et 
protection auprès des missionnaires. Nul n'eût osé faire 
aux chrétiens la plus petite injure, le plus léger tort ; 
les mandarins eux-mêmes se croyaient obligés d'être, à 
leur égard, pleins de bienveillance et de circonspection. 
Malgré ces avantages si grandement appréciés des Chi- 
nois, a-t-on réussi à opérer parmi eux de ces conversions 
rapides, nombreuses et persévérantes, comme il y en 
eût tant en Europe quand l'Évangile y fut annoncé? 
Nullement, à part quelques précieuses et rares excep- 
tions, on n'a rencontré, en général, que froideur et in- 
différence. 

Et il n'est pas nécessaire de remonter si haut pour 
connaître ce que vaut le caractère chinois, lors même 
qu'il n'a rien à redouter des mandarins. Dans les cinq 
ports ouverts aux Européens, la liberté religieuse existe 
sérieusement ; elle y est protégée par la présence des 
consuls et des navires de guerre, et cependant le nombre 
des chrétiens n'augmente pas plus rapidement que dans 
l'intérieur de l'empire. On sait que Macao, Hong-Kong, 
Manille, Sincapour, Pinang, Batavia, sont des colonies 



CHAPITRE IV. 173 

SOUS la domination des Européens, où la grande masse 
de la population est toute composée de Chinois, qui, 
pour la plupart, y sont fixés pour toujours, car ils tiennent 
concentrés dans leurs mains tous les intérêts de Fagji- 
culture, du commerce et de l'industrie. Cç n'est certes 
pas la crainte de s'attirer les persécutions des autorités 
européennes qui peut les empêcher d'embrasser le chris- 
tianisme ; on ne voit pas cependant que les conversions 
y soient beaucoup plus nombreuses qu'ailleurs. 

A Manille, colonie espagnole, le nombre des chrétiens 
chinois est assez considérable ; mais cela tient principa^ 
lement à une loi, portée par le gouvernement espagnol 
des iles Philippines, et qui ne permet à un Chinois d'é- 
pouser une femme tagale (1) qu'autant qu'il aura em- 
brassé auparavant la religion chrétienne. Quand les Chi- 
nois veulent donc se marier, ils reçoivent le baptême 
sans répugnance, et ils se feraient, avec la même facilité, 
mahométans ou méthodistes, si on l'exigeait. Aussi leur 
christianisme est-il bien superficiel ; et lorsque, après 
de longues années, il leur prend fantaisie de rentrer 
dans leur pays, ils plantent là leur femme et leur reli- 
gion et s'en retournent comme ils étaient venus, c'est-à* 
dire sceptiques et ne prenant pas au sérieux les choses de 
l'âme et de l'éternité. 

L'indifférentisme en matière de religion, mais un 
indifférentisme radical, profond, et dont il est impossible 
de se former une idée exacte lorsqu'on n'a pas eu occa- 
sion de l'étudier sur les lieux, voilà, selon nous, l'obs- 
tacle principal qui arrête la Chine depuis tant de temps 

(1) Les Tagals sont les naturels aborigènes des Iles Philippines, dont 
la capitale est Manille. 

4n. 



174 L^BMPIRB CHINOIS. 

et s*oppo6e à sa conversion. Le Chinois est tellement en* 
foncé dans les intérêts temporels, dans les choses qui 
tombent sous les sens, que sa vie tout entière n'est que 
le matérialisme en action. Le lucre est le seul but vers 
lequel il a le regard incessamment tourné. Une soif 
brûlante de réaliser des profits, grands ou petits, peu 
importe, absorbe toutes ses facultés, toute son énergie. 
11 ne poursuit avec ardeur que les richesses et les jouis- 
sances matérielles. Les choses spirituelles, ayant rap- 
port à rame, à Dieu, à une vie future, il ne les croit pas, 
ou plutôt il ne s'en occupe pas, il ne veut pas même s'en 
occuper. S'il lui arrive délire des livres moraux ou reli- 
gieux, c'est à titre de délassement, de distraction, pour 
s'amuser et passer le temps. C'est pour lui une occupation 
moins sérieuse que de fumer une pipe de tabac ou de dé- 
guster une tasse de thé. Si on lui expose les fondements 
de la foi, les principes du christianisme, l'importance du 
salut, la certitude d'une vie future, etc., toutes ces vé- 
rités qui impressionnent si fortement une âme tant soit 
peu religieuse, il les écoute ordinairement avec plaisir, 
parce que cela le divertit et pique sa curiosité. Il admet, 
il approuve tout ce qu'on lui dit ; il n'a pas la moindre 
difficulté, la plus petite objection. A son avis, tout cela 
est vrai, beau, magnifique ; il se pose bientôt lui-même 
en prédicateur, et le voilà qui parle à ravir contre les 
idoles et en faveur du christianisme. 11 déplore l'aveu- 
glement des hommes qui s'attachent aux biens périssa- 
bles de ce monde, et il vous ferait, au besoin, une su- 
perbe allocution sur le bonheur de connaître le vrai 
Dieu, de le servir, et de mériter, par ce moyeu, la vie 
éternelle. En l'écoutant, on le croirait bien près de la 



CHAPITRE IV. 175 

foi, déjà chrétien; cependant, il n'a pas avancé d'un 
pas. Et il ne faudrait pas s'imaginer que ses paroles 
manquent d'une certaine sincérité ; ce qu'il dit, il le 
croit ; ou, du moins, ce n'est nullement opposé à ses 
convictions, qui consistent à ne pas trop prendre au sé- 
rieux les questions religieuses. Il en parle volontiers, 
mais comme d'une chose qui n'est pas faite pour lui, 
qui ne le regarde pas. Les Chinois poussent si loin l'in- 
diflérence, la fibre religieuse est si bien morte en eux, tel- 
lement desséchée, qu'ils ne s'inquiètent même pas si une 
doctrine est vraie ou fausse, bonne ou mauvaise. Une 
religion, c'est tout simplement une mode qu'on peut sui- 
vre quand on en a le goût. 

Dans une des principales villes de la Chine nous fû- 
mes en rapport, pendant quelque temps, avec un lettré 
qui nous paraissait avoir d'excellentes dispositions à 
embrasser le christianisme. Nous eûmes ensemble plu- 
sieurs conférences où nous étudiâmes avec soin les arti- 
cles les plus difficiles et les plus importants de la doc- 
trine ; la lecture des meilleurs livres chrétiens fut comme 
le complément des instructions orales. Notre cher caté- 
chumène admettait, d'un bout à l'autre et sans restriction, 
tout ce qu'il avait étudié. La seule difficulté était, disait- 
il, d'apprendre de mémoire les prières que tout bon 
chrétien doit connaître, afin de les réciter matin et soir. 
11 aimait assez, en outre, à remettre à une époque indé- 
terminée le moment où il se déclarerait définitivement 
chrétien. Toutes les fois qu'il venait nous voir, nous le 
pressions, nous lui adressions les exhortations les plus 
vives pour le décider à suivre enfin la vérité, puisqu'il 
la connaissait. — Plus tard, disait-il toujours; allons tout 



176 l'empirr GHmors. 

doucement, il ne faut pas se presser, nous arrangerons 
tout cela plus tard... Un jour enfin il nous manifesta sa 
pensée tout entière. — Tenez, nous dit-il, je suis d'avis 
qu'aujourd'hui nous n'ayonsque des paroles conformes à 
la raison. Il me semble qu'il n'est pas bon pour l'homme 
de s'abandonner à des préoccupations excessives. Sans 
doute la religion chrétienne est belle et élevée ; sa doc- 
trine explique, avec méthode et clarté, tout ce qu'il im- 
porte à l'homme de savoir. Quiconque a le sens droit Ja 
comprend clairement et doit l'adopter dans son cœur en 
toute sincérité ; mais, après cela, faut-il se trop préoc- 
cuper et augmenter les sollicitudes delà vie? Voyez, 
nousavons un corps ; que desoins nedemande-t-ilpas ! Il 
faut le vêtir, le nourrir, le mettre à l'abri des injures 
de l'air ; ses infirmités sont grandes et ses maladies nom- 
breuses ; il est reconnu que la santé est notre bien le 
plus précieux. Ce corps que nous voyons, que nous tou- 
chons, il faut donc le soigner tous les jours, à chaque 
instant du jour. Devons-nous encore, après cela, nous 
préoccuper d'une âme que nous ne voyons pas ?... La 
vie de l'homme est peu longue, et elle est pleine de mi- 
sères ; elle est composée d'une série d'affaires difficiles 
et importantes, qui s'enchaînent les unes aux autres 
sans interruption. Notre esprit et notre cœur ne suffi- 
sent pas aux sollicitudes de la vie présente, est-il bon 
de se tourmenter encore d'une vie future ? — Docteur, 
lui répondîmes-nous, vous avez dit, en commençant, 
que nos discours seraient raisonnables ; mais prenez 
garde ; car il arrive souvent qu'on croit entendre la voix 
de la raison, et ce ne sont que les inspirations des préju- 
gés et de l'habitude. Notre corps est rempli d'infirmî- 



CHAPITRB IV, 177 

tés, dites^-vous ; oui, parce quHl est périssable, et c'est 
pour cela quHl vaut mieux s'occuper ()e Fâme, qui est 
immortelle et qui existe réellemeut, quoique nous ne 
puissions la Yoir«.. La vie présente est un tissu de misè- 
res.... OuiySans doute ; et voilà précisément pourquoi 
il est raisonnable de songer à cette vie future qui n'aura 
pas de fin. Dites-moi, que penseriez-vous d^un voyageur 
qui, se trouvant dans une hôtellerie délabrée, ouverte à 
tous les vents et dépourvue des choses nécessaires à la 
vie, chercherait à s'y arranger de son mieux, sans son- 
ger à faire ses préparatifs de départ pour retourner au 
sein de sa famille ? Ce voyageur serait-il sage et raison- 
nable ? — Non, non, dit le docteur, ce n'est pas comme 
cela qu'il faut voyager. L'homme, cependant, doit sa- 
voir se borner et ne pas vouloir trop embrasser ; la pru- 
dence le défend. Pourquoi s'occuper de deux vies à la 
fois ? Si le voyageur ne doit pas se fixer dans l'hôtelle- 
rie, il ne peut pas non plus marcher sur deux routes 
en même temps. Quand on veut traverser une rivière, 
il ne faut pas avoir deux barques, et mettre un pied 
sur chacune ; on risquerait de tomber dans l'eau et de 
se noyer... Il nous fut impossible de tirer autre chose 
de notre docteur, excellent homme d'aillt^urs, mais pro- 
fondément Chinois. Nous aurons encore occasion de 
parler plus d'une fois de cet indifférentisme, maladie 
invétérée et chronique de la nation chinoise. 

Le lecteur a peut-être oublié que nous étions partis 
de Tching-tou-fou, et que nous avions reçu, à la porte 
de la ville, une lettre de moaseigneur le vicaire aposto- 
lique de la province du Sse-tchouen. C'est cette lettre 
qui nous a fourni l'occasion de jeter un coup d'œil sur 



478 L EMPIRE CHINOIS. 

Tintroduction, les nombreuses vicissitudes et l'état ac- 
tuel du christianisme en Chine. 

Durant la première heure de marche, nous remar- 
quâmes le long de la route cette activité et cet empres- 
sement qu'on rencontre toujours aux environs des 
grandes villes, et surtout en Chine, où le trafic tient tout 
le monde dans un mouvement perpétuel. Les piétons, 
les cavaliers, les portefaix, tous s'en allaient pêle-mêle 
et soulevant d'épais nuages de poussière, qui s'engouf- 
fraient dans nos palanquins et menaçaient de nous y 
suffoquer. A mesure que nous avancions, tous ces 
voyageurs effarés étaient obligés de ralentir leur marche, 
de s'écarter sur les bords du chemin et de s'arrêter en- 
fin pour nous laisser passer. Les cavaliers descen- 
daient de cheval, et ceux qui portaient de larges cha- 
peaux de paille étaient tenus de se décoiffer. Les voya- 
geurs qui ne se hâtaient pas de donner aux illustres dia- 
bles de l'Occident ces témoignages de respect y étaient 
gracieusement invités à coups de bambou, par deux es- 
pèces de coupe-jarrets chargés de faire exécuter les rites, 
et qui s'acquittaient de leur fonction avec une ardeur 
nonpareille. Si l'on remplissait son devoir avec ponc- 
tualité, ils en paraissaient contrariés ; ils s'en allaient 
d'un air maussade, la tête baissée et regardant triste- 
ment leur latte de bambou oisive entre leurs mains. 

II est d'usage, en Chine, que le peuple témoigne sa 
vénération aux magistrats, lorsqu'ils paraissent dans les 
rues des villes ou sur les chemins avec les insignes de 
leur dignité. Personne ne doit se tenir assis; ceux qui 
vont en palanquin sont tenus de s'arrêter, les cavaliers 
descendent de cheval, ceux qui portent des chapeaux de 



CHAPITRE 1V« 4 79 

paille à larges bords se décoififent ; tout le monde doit 
garder le silence et prendre une altitude respectueuse et 
filiale, en présence de celui quUls nomment leur Père et 
Mèrey et qui passe fièrement devant eux, en leur jetant 
à travers les portières de son palanquin un regard oblique 
et dédaigneux. Ceux qui, par oubli ou négligence, man- 
quent de se conformer aux exigences du cérémonial, sont 
immédiatement et brutalement rappelés à leur devoir 
par de& satellites de mauvaise mine, mal peignés, à la 
figure blême et aux yeux courroucés, qui leur appli- 
quent sans pitié des coups de fouet et de rotin, afin de 
leur inspirer les sentiments de la piété filiale. En général, 
le peuple se soumet de bonne grâce à toutes ces exigences, 
auxquelles il se trouve plié et façonné par une longue 
habitude, et dont il ne conteste nullement la légitimité 
et les avantages. Cependant il se rencontre de temps en 
temps des Chinois qui, se croyant injustement maltrai- 
tés, se révoltent contre les satellites. Alors surgissent des 
querelles et des batailles auxquelles tout le monde veut 
prendre part ; on s'ameute, on vocifère, les curieux et 
les désintéressés prennent toujours parti en faveur du 
citoyen contre les agents de T autorité. Les satellites 
deviennent bientôt humbles et tremblants ; on les pousse, 
on les harcelle, on les insulte, on les tire par la queue, 
et le mandarin doit enfin sortir de son jpalanquin et es- 
sayer d'apaiser cette petite sédition de hasard. S'il est 
intimé et estimé du peuple, la chose est facile ; on écoute 
ses exhortations et tout rentre dans l'ordre. Si, au con- 
traire, on a des griefs contre lui, on profite instinctive- 
ment de cette heureuse circonstance pour lui donner 
une leçon. Le sarcasme et les injures se croisent sur sa 



i83 L EMPIRE CHINOIS. 

voyage. Au commencement de notre séjour en Chine, 
nous avions quelque peine à nous faire à cette pratique. 
Lorsque nous allions visiter nos chrétiens et qu*on nous 
présentait, à notre arrivée, un linge bien tordu d'où 
s'échappait une vapeur brûlante, nous étions assez por- 
tés à nous dispenser de la cérémonie. Plus tard, nous 
nous y étions accoutumés, et nous avions fini par aimer 
cet usage. 

La chaleur et la poussière nous avaient tellement al- 
térés que nous ne manquâmes pas de faire honneur aux 
fruits chinois, et surtout à la limonade, qui était d'une 
fraîcheur exquise. Nous étions quelque peu surpris 
qu'on nous eût préparé de la limonade à la glace ; 
car cela n'est pas du tout conforme aux habitudes des 
Chinois ; quand ils sont dévorés par la soif, ils ne savent 
rien de plus rafraîchissant que d'avaler une tasse de thé 
bien bouillant. Comme nous exprimions notre étonne^ 
ment de trouver une boisson si conforme à notre goût et 
aux usages de notre pays, les gardiens du palais commu- 
nal nous informèrent que le vice-roi avait envoyé le long 
de la route, dans tous les endroits où nous devions nous 
arrêter, un bulletin qui prescrivait, dans les plus menus 
détails, la manière dont nous devions être traités. Nous 
demandâmes à voir ce bulletin et nous y lûmes, en effet, 
qu'il était ordonné à tous les gardiens de koung-kouan 
de nous préparer des fruits aqueux, des pastèques, de 
l'eau glaciale assaisonnée au suc de limon et au ^ sucre, 
parce que, ajoute le bulletin, tels sont les usages des 
peuples qui vivent au delà des mers occidentales. Il faut 
convenir qu'on ne saurait être plus gracieux et plus ai« 
mable que le fut le vice-roi du Sse-tchouen. Quand 



CHAPITRE IV. J83 

il nous questionnait sur nos habitudes, nous ne pensions 
pas qu'il avait en vue de nous faire retrouver en Chine 
quelques-uns des agréments de notre patrie. Nous avons, 
en général, trouvé des sentiments plus nobles et plus 
élevés chez les Mantchous que chez les Chinois; toujours 
plus de générosité et moins de fourberie. Au moment où 
les Tartares-Mantcbous sont sur le point d'être chassés 
de la Chine, et où on les attaque si violemment dans 
tous les écrits qui parlent de Tinsurrection chinoise, 
nous croyons devoir leur rendre ce témoignage inspiré 
par la sincérité et la justice. 

Âpres une courte halte au palais communal, nous 
nous remîmes en route, et nous arrivâmes un peu avant 
la nuit à Kien-tcheou, ville de second ordre. Nous n'é- 
tions encore qu'à notre premier jour de marche, et déjà 
nous avions trouvé l'occasion de nous fâcher contre notre 
conducteur, le mandarin Ting; nous eûmes bien garde 
de la laisser échapper. Chemin faisant, nous nous étions 
aperçus que les palanquins à notre usage n étaient pas 
ceux qu'on nous avait montrés, avant notre départ, au 
tribunal du juge de paix, et qui étaient parfaitement à 
notre convenance. Maître Ting avait reçu l'argent néces- 
saire pour les acheter, mais il avait malheureusement 
succombé à la tentation d'en garder la moitié pour lui, 
et, avec le reste, de faire raccommoder et vernisser à 
neuf deux vieux palanquins étroits, disloqués, et si in- 
commodes, que nous avions eu beaucoup à souffrir du- 
rant le peu de temps que nous y avions passé. Ce n'avait 
pas été assez pour maître Ting de spéculer sur les palan- 
quins, il voulait gagner encore sur les porteurs. Selon 
qu'il avait été convenu, nos palanquins devaient être à 



iS4 l'empire chinois. 

quatre porteurs, et le rusé conducteur avait combiné 
les choses de manière à n'en mettre que trois seulement, 
deux devant et un derrière ; de cette façon il économisait 
à son proflt le salaire de deux porteurs. Une pareille 
tricherie n'avait pas trop de quoi nous surprendre ; nous 
savions depuis longtemps que les Chinois ne sont pas de 
force à suivre invariablement la ligne droite, et qu'on 
est souvent forcé de les y ramener ; mais, dès le premier 
jour, commencer ainsi à aller tout de travers, ce n'était 
pas de bon augure. 

Sur le soir, comme nous prenions le thé en commun, 
nous dîmes à notre conducteur que nous avions arrêté un 
projet pour le lendemain. — Oh ! je comprends, je de- 
vine, dit-il avec l'air satisfait d'un homme qui se croit 
une grande sagacité, vous n'aimez pas la chaleur, et 
vous désirez partir demain de bonne heure, afin de jouir 
delà fraîcheur du malin ; n'est-ce pas que c'est cela? — 
Pas le moins du monde. Demain tu partiras seul et lu 
retourneras à Tching-tou-fou. — Est-ceque, par hasard, 
vous auriez oublié quelque chose d'important ? — Nous 
n'avons rien oublié. Tu retourneras, avons-nous dit, à 
Tching-tou-fou ; tu iras trouver le vice-roi et tu lui 
annonceras que nous ne voulons plus de toi. Nous 
prononçâmes ces paroles d'une manière si sérieuse, que 
maître Ting ne pouvait assurément avoir la pensée de les 
prendre pour une plaisanterie. Il se leva brusquement 
et se mit à nous contempler bouche béante, et d*un air 
stupéfait. Nous continuâmes : Tu diras donc au vice-roi 
que nous ne voulons plus de toi et que nous le prions de 
nous envoyer un autre conducteur ; et, si le vice-roi te 
demande pourquoi nous ne voulons plus de toi, tu pour- 



CHAPITRE IV. 185 

ras lui répondre, si cela te fait plaisir, que c'est parce 
que tu nous as trompés en nous faisant partir avec de 
mauvais palanquins que nous n'avions pas choisis, et en 
supprimant deux porteurs. — C'est vrai ! c'est vrai ! 
s'écria maître Ting, chez qui lesesprits vitaux s'étaient 
un peu remis en circulation, je me suis bien aperçu, en 
chemin, que ces palanquins n'étaient pas faits pour des 
gens de votre qualité. Ce qu'il vous faut, à vous, ce sont 
de beaux et bons palanquins à quatre porteurs ; qui 
pourrait en douter? Ce matin j'ai bien remarqué que, 
dans la maison dujuge de paix, il y avait de la confu- 
sion ; les choses n'ont pas été faites conformément à la 
droiture. Le Trésor caché est un homme qui aime le lu- 
cre, personne ne l'ignore ; mais pourquoi pousser l'a- 
varice jusqu'à vous fournir des palanquins qui ne sont 
pas convenables ? c'est faire preuve qu'on tient bien 
peu à son honneur et à sa réputation. Nous autres nous 
ne sommes pas des gens de cette espèce ; nous allons 
nous appliquera réparer le péché du Trésor caché, nous 
substituerons de bons palanquins aux mauvais. Ce 
discours était parfaitement chinois, c'est-à-dire un men- 
songed'un bout à l'autre ; vouloir le réfuter eût été se 
donner de la peine sans résultat. — Seigneur Ting, dî- 
mes-nous, nous savons à quoi nous en tenir au sujet de 
cette fraude ; du reste, peu nous importe de connaître 
celui qui a volé l'argent des palanquins ; en aurons-nous 
d'autres? voilà la question. — Oui, certainement : est- 
ce que des personnages comme vous pourraient aller de 
cette façon? — Quand les aurons-nous? — Tout de 
suite... demain. — Fais bien attention à ce que tu dis; 
ne dilate pas ton cœur et tes paroles outre mesure. — 



186 l'empire GB1N018. 

Demain, sans plus de retard, vous aurez de meilleurs 
palanquins ; nous arriverons à un endroit considérable 
où le voyageur trouve tout à souhait. — Puisqu'il en 
est ainsi, nous partirons ensemble. 

Le lendemain, dès queFaube parut, on nous annonça 
que tout était prêt pour le départ ; nous entrâmes dans 
nos étroites prisons cellulaires, et après mille circuits à 
travers les rues de la ville, le cortège arriva à un grand 
port, sur les bords du fameux Yang-tze-kiang (fleuve 
(ils de la mer) que les Européens nomment fleuve Bleu. 
Maître Ting s'approcha de nous et nous dit le plus gra- 
cieusement du monde que la route par terre devant être 
longue, difficile, montueuse, semée de précipices et de 
goufi'res, il avait eu la bonne pensée de louer une bar- 
que, a6n de nous rendre le trajet plus commode, plus 
agréable et plus rapide. Au fond, cela nous allait, nous 
arpentions la terre ferme depuis si longtemps, qu'une 
petite navigation devait nécessairement nous sourire. Le 
ciel pur et serein nous présageait une délicieuse journée, 
et nous savourions déjà, par avance, le bonheur de nous 
sentir emportés par le courant majestueux du plus beau 
fleuve du monde, pendant que nous contemplerions à 
loisir les splendeurs et les magnificences de ses rives. 
Nous montâmes donc aussitôt sur le pont de la jonque 
et nos palanquins furent logés à fond de cale. 

Ceux qui n'ont pas une bonne dose de patience, et qui 
ne se sentent aucune disposition à en acquérir, ne doivent 
pas songer à aller dans le Céleste Empire pour goûter les 
charmes de la navigation à bord des jonques chinoises ; ils 
risqueraientde devenir fous ou enragés avant mémequ'on 
fit mine de lever l'ancre. Apeine le cortège fut-il parvenu 



GOAPITRB ir. i87 

au port que tout le monde s'empressa de monter abord, 
et là chacun chercha à s'installer de la manik*e la plus 
conforme à ses goûts. Les Chinois, corps et âme, sont 
d'une nature qui nous a semblé beaucoup tenir de celle 
du caoutchouc. La souplesse de leur esprit ne peut être 
comparée qu'à l'élasticité de leur corps. Aussi faut-il 
voir comme ils savent trouver un bon coin, puis s'y faire 
un nid, s'y blottir et s'y arrondir comme dans un moule ; 
la position une fois prise, en voilà pour toute la journée» 
A peine arrivés à bord, nos nombreux compagnons de 
voyage se trouvèrent casés. Les porteurs de palanquins, 
car ils étaient aussi de la navigation, s'était arrangés les 
uns sur les autres dans la cuisine où l'air et le jour n'ar- 
rivaient que par une petite lucarne. Cette sorte de gens 
est accoutumée à respirer sans air et à voir sans lumière. 
Aussitôt qu'ils furent accroupis ils se livrèrent avec 
ardeur au jeu de cartes. Les soldats, nos domestiques 
et ceux des mandarins avaient formé plusieurs groupes 
dans l'entre-pont en adoptant des postures impossibles 
et inimaginables. Ils se régalaient de thé, de fumée de 
tabac et de causeries bruyantes. Nos deux conducteurs, 
le civil et le militaire, maître Ting et l'officier Leang, 
s'étaient réfugiés dans une espèce d'alcôve fermée par 
des rideaux qui laissaient passer à travers leurs nom- 
breuses déchirures quelques blanches vapeurs et les 
pâles rayons d'une petite lampe. L'odeur fétide qui 
s'exhalait de ce sordide réduit indiquait assez que les 
chefs de l'escorte en étaient à s'enivrer d'opium. Quant 
à nous, seuls et tranquilles sur le p(mt de la jonque, nous 
nous promenions d'unbontà T autre, humant de tous 
• nos poumons l'air frais du matin et nous récréant à con- 



188 l'empire chinois. 

sidérer le mouvement du port et les figures réjouies d'une 
foule de badauds, pour lesquels nous étions le spectacle 
le plus étonnant qu'ils eussent jamais vu. Du reste, pas 
un matelot, pas un marin, ni sur ni dans la barque. 11 
n'y avait qu'un vieux Chinois pelotonné à côté de la 
barre du gouvernail et qui paraissait se préoccuper fort 
peu des choses d'ici-bas et probablement encore moins 
de celles de l'autre monde. 11 avait le menton appuyé sur 
les genoux qu'il tenait embrassés de ses deux mains. 
Depuis que nous étions arrivés, il n'avait pas quitté un 
seul instant cette belle et confortable attitude. Nous lui 
demandâmes si nous ne partirions pas bientôt. Alors 
il se leva et nous dit en regardant le ciel : Qui est-ce 
qui sait cela? moi, je ne suis pas le patron, je suis le 
cuisinier. — Où est donc le patron ? où sont les mate- 
lots? — Le patron est chez lui et les mariniers sont au 
marché. Sur ces informations, nous reprîmes, nous, 
notre promenade, et le vieux cuisinier sa posture favo- 
rite. Un Européen encore novice dans le Céleste Empire 
n'eût pas manqué de s'impatienter beaucoup et de faire 
un peu de mauvais sang, l'occasion était assurément 
bien favorable. 

Enfin, après deux longues heures d'attente, les mari- 
niers, s'étant sans doute souvenus qu'ils avaient une 
jonque dans le port, arrivèrent tranquillement les uns 
après les autres. Le patron fit l'appel, et l'équipage 
s'étant trouvé au complet, on amena la planche qui allait 
du pont au rivage. C'était déjà quelque chose ; mais il 
s'en fallait bien que nous fussions encore prêts à partir. 
Nos deux mandarins étant sortis de leur tanière à opium 
vinrent trouver le patron, et alors commencèrent des 



CHAPITRE lY. 189 

disputes interminables, car on n'était pas encore d'ac- 
cord sur le prix. Il n'était pas loin de midi quand toutes 
les difficultés se trouvèrent aplanies. Les matelots en- 
tonnèrent leur chanson nasillarde pour virer au cabes- 
tan, on déploya les larges voiles en nattes de jonc ; la 
grosse ancre en bois de fer fut bientôt à flot, et la brise 
et le courant nous poussèrent avec rapidité loin du port, 
pendant qu'un matelot frappait à coups redoublés sur 
un sonore tam-tam pour saluer la terre. 

Nous nous étions promis une agréable et magnifique 
journée. La matinée, comme on l'a vu, avait laissé beau- 
coup à désirer ; mais ce fut bien pis après midi. Le ciel 
se couvrit peu à peu de nuages, et n peine avions-nous 
fait un quart d'heure de navigation, qu'une pluie bat- 
tante nous força de quitter le pont et d'aller nous 
réfugier dans l'intérieur de la jonque, au milieu d'un 
air étou£fant et d'une cohue étourdissante. A peine des- 
cendus des montagnes glacées du Thibet, nous eûmes 
beaucoup à souffrir dans cette espèce d'étuve, où nous 
n'avions à respirer que les vapeurs brûlantes et nau- 
séabondes du tabac et de l'opium. Après avoir été 
exposés si longtemps à mourir de froid, nous étions 
menacés d'être asphyxiés par la chaleur. Telles sont les 
vicissitudes de l'existence du missionnaire ; mais Dieu 
ne Tabandonne pas» il soutient toujours son courage et 
sait lui faire trouver un bonheur ineffable sous les ar- 
deurs du tropique comme au milieu des neiges de la 
Tarlarie. Que la chaleur et le froid bénissent donc le 
Seigneur ! qu'ils le louent et l'exaltent à jamais ! Benedi- 
citey frigus et œstus^ Domino, 

Pendant que nous étions à nous calciner dans un coin 

il. 



190 l'bmvirb chinois. 

de cette grande tabagie, nos Chinois paraissaient vivre 
parfaitement à l'aise. lis soufflaient bien un peu de 
temps en temps ; mais on voyait bien qu'en somme ils 
étaient heureux, et que cette manière d'être leur allait» 
Maître Ting, surtout, avait l'air extrêmement satisfait 
de lui-même. Après avoir abondamment fumé du tabac 
et de l'opium et avoir avalé un nombre considérable de 
tasses de thé, il se mit à fredonner ses longues litanies, 
sans doute pour remercier son patron Kao-wang de 
l'avoir si bien protégé dans son entreprise. Nous com- 
prenions à merveille que notre conducteur fût heureux, 
car cette journée allait être pour lui très-lucrative, et, 
par conséquent, on ne peut plus agréable. 

Un jeune Chinois nommé Wei-chan, qu'on nous 
avait donné pour domestique particulier, et qui paraissait 
nous être très-dévoué, sans doute parce qu'il pensait y 
trouver son intérêt» nous tenait un peu au courant des 
manœuvres diplomatiques de nos conducteurs. Ainsi 
cette journée de navigation n'avait été que le résultat 
d'une sordide spéculation. A chaque étape, le mandarin 
du lieu où l'on s'arrête est obligé de subvenir à l'entre- 
tien de tout le personnel de l'escorte, de supporter en- 
suite tous les frais de la route jusqu'à l'étape suivante, 
de fournir les porteurs de palanquin et les chevaux pour 
les soldats. Ces corvées leur coûtent des sommes fort 
considérables. Maître Ting avait arrangé ses petites 
combinaisons la veille même de notre départ de Tching- 
tou-fou, il avait envoyé son scribe sur la route que nous 
devions suivre, pour recueillir le tribut fixé, et prévenir 
gracieusement les mandarins qu'on leur éviterait les em- 
barras de la corvée en faisant route par eau. Il était 



CHAPITRE IV. i9i 

facile, en descendant le fleuye, de faire dans une journée 
le trajet de quatre étapes. Le louage d'une barque coû- 
tant fort peu de chose, les profits devenaient énormes, 
et voilà pourquoi maître Ting récitait avec tant d'épa- 
nouissement les litanies de Kao-wang. 

Si la navigation eût été supportable, nous eussions été 
heureux de pouvoir fournir à notre conducteur Toccasion 
de réaliser une petite fortune ; mais elle fut détestable, 
et plus d'une fois dangereuse. La pluie ne discontinuait 
pas un seul instant ; et, comme nous étions partis fort 
tard, la nuit vint nous surprendre, que nous avions 
à peine parcouru la moitié de notre course. La naviga- 
tion du fleuve Bleu, si sûre et si facile dans l'intérieur 
de la Chine, alors qu'il a acquis tout son développement 
et qu'il roule avec majesté ses eaux profondes à travers 
de vastes plaines, présente de graves difficultés dans la 
province montueuse du Sse-tchouen. Son cours a sou- 
vent la rapidité d'un torrent, et son lit tortueux et semé 
d'écueils exige, de la part du navigateur, une grande 
prudence et beaucoup d'expérience; Aussi, le vice-roi 
avait-il prescrit que nous ferions route par terre ; mais 
il avait compté en dehors des calculs de maître Ting, 
qui n'avait pu résister à la tentation de spéculer sur notre 
vie et sur la sienne. Nous ne lui adressâmes pas un mot 
de plainte, pas un geste de reproche. Nous nous conten- 
tâmes de former, à notre tour, notre petit plan, pour 
prendre la revanche le lendemain, et lui faire perdre 
l'envie de suivre, à l'avenir, les inspirations de son génie 
spéculateur. 

11 était minuit passé quàïid nous arrivâmes au port 
de Rien-tcheou^ ville de troisième ordre. La nuit était 



1 92 L EMPIRE CHINOIS. 

d'une obscurité profonde, et la pluie continuait toujours. 
Nous allâmes jeter l'ancre le plus près possible du rivage, 
où nous remarquâmes un grand mouvement de lan- 
ternes qui se croisaient dans tous les sens : c'étaient les 
employés des tribunaux de la ville et le scribe de maître 
Ting qui nous attendaient. Le débarquement se fit avec 
d'effroyables vociférations et au milieu d'une confusion 
inénarrable. Aussitôt que nos palanquins furent passés 
de la cale sur le rivage, nous entrâmes dedans, et nos 
porteurs, qui, ayant été au repos pendant plus de trente 
heures, éprouvaient, sans doute, le besoin de se dégour- 
dir les membres, nous emportèrent brusquement et au 
pas de course. Au moment où ils partaient, maître 
Ting leur cria, à gorge déployée, de nous conduire à 
l'hôtel des Désirs accomplis. 

A un détour de rue nous fîmes arrêter les porteurs et 
nous leur ordonnâmes de se diriger vers le palais commu- 
nal ; car c'était là seulement que nous devions loger et non 
dans les auberges. Ils en prirent aussitôt la route, pen- 
dant que l'escorte se dirigeait probablement vers l'hôtel 
des Désirs accomplis. Nous fûmes bientôt arrivés ; mais 
rien ne faisait soupçonner que nous fussions attendus. 
Toutes les portes du palais étaient fermées. Nous dîmes à 
nos porteurs de heurter, et il faut proclamera leur louange 
qu*ils s'en acquittèrent avec une éiiergie dont nous fumes 
stupéfaits. Un tas de grosses pierres était là tout près ; 
elles volèrent aussitôt, les unes après les autres, contre la 
porte qui fut bientôt enfoncée. Un vieux gardien parut, 
en costume très-incomplet, tout hors de lui et ne com- 
prenant rien à ce vacarme. Quand il fut un peu remis de 
sa stupeur, nous pûmes entrer dans quelques explications 



CHAPfTRE IV. 193 

desquelles il résulta que les gardiens du koung-kouan 
n'avaient pas été prévenus de notre arrivée et qu'il n'y 
avait rien de prêt pour nous recevoir. Evidemment 
c'était encore là une manœuvre chinoise de maître Ting. 
Il fallut donc nous acheminer vers le susdit hôtel des Dé- 
sirs accomplisdontPenseigne était, du moins pour nous, 
une véritable dérision. Nous y trouvâmes tous les 
gens de l'escorte déjà réunis. Maître Ting et l'officier 
Leang s'empressèrent de nous dire que, si personne ne 
s'étail noyé en route, on le devait à notre mérite, et que 
tout le monde avait été abrité sous notre bonne fortune ; 
puis, ils essayèrent de nous expliquer comment il était 
impossible de nous loger au palais communal. — Nous 
avons faim les uns et les autres, leur répondîmes-nous ; 
nous sommes tous fatigués ; prenons d'abord quelque 
chose, nous irons nous reposer ensuite, et, puisqu'il est 
déjà plus de minuit, nous prendrons la journée pour ré- 
gler nos comptes. 



CHAPITRE V. 



Contestations avec les mandarins de Kien-tcheou. — Intrigues pour nous 
empêcher d'aller au palais communal. — Magnificence de ce palais. 
— Le jardin de Sse-ma-kouang. — Cuisine chinoise. — État des 
routes et des voles de communication. — Quelques produits de la 
province du Sse-tchouen. — Usage du tabac à fumer et à priser. — 
Tchoung-king, ville de premier ordre. — Cérémonies observées par 
les Chinois dans les visites et les conversations d'étiquette. — Appa> 
rition nocturne. — Veilleurs et crieùrs de nuit. — Les incendies en 
Chine. — Addition d'un mandarin militaire à l'escorte, — Tchang- 
tcheou-hien, ville de troisième ordre. — Mise en liberté de trois pri- 
sonniers chrétiens. ^ Pratique superstitieuse pour demander la 
pluie. — Le dragon de la pluie exilé par l'empereur. 



Il était à peine jour que maître Ting s'avisa de venir 
interrompre notre premier sommeil pour nous annoncer 
qu'il fallait partir, — Maître Ting, lui dîmes-nous, 
retire-toi promptement ; et, si quelqu'un a l'audace de 
troubler notre repos, nous te ferons dégrader. Depuis 
que nous sommes ensemble, tu as déjà conimis un grand 
nombre de péchés, et ton procès ne sera pas long. — 
La porte se ferma et nous nous rendormîmes aussitôt, 
car nous étions brisés de fatigue. Vers midi, nous nous 
levâmes, frais, dispos, pleins d'énergie et parfaitement 
bien disposés à commencer Ja guerre avec les mandarins. 

Nous nous dirigeâmes vers une pièce voisine de notre 
chambre, où nous entendions des chuchotements, 
comme le bruit d'une conversation à voix basse. Nous 



CHAPITRIS V. 195 

ouTTÎmes la porte et nous fûmes en présence d^une 
nombreuse et brillante réunion composée des principaux 
magistrats de la ville. Après avoir salué la compagnie 
avec le plus de solennité possible, nous remarquâmes 
au milieu de la salle une table où on avait déjà disposé 
les petits plats de dessert, prélude obligé des repas chi- 
nois. Sans autre explication, nous avançâmes un fauteuil 
et nous priâmes la compagnie de vouloir bien prendre 
place autour de la table. Notre aplomb parut occasionner 
un peu d'étonnement. Un gros mandarin, c'était le pré- 
fet de la ville, nous indiqua les places d'honneur et nous 
invita à nous y mettre, ce que nous fîmes immédiate- 
ment et sans tergiverser. Ce n'était pas très-modeste 
de notre part, ni parfaitement conforme aux rites chi- 
nois; mais nous avions besoin, pour le moment, de 
prendre un peu d'empire sur notre entourage. 

Les convives étaient nombreux ; on attaqua le dessert 
en silence, chacun se contentant d'échanger avec son 
voisin quelcpies formules de politesse, à voix basse et en 
secret. On nous considérait à la dérobée, comme pour 
saisir sur notre physionomie la nature des sentimentsdont 
nous étions animés. L'embarras était général ; enfin, un 
jeune fonctionnaire civil, probablement le plus hardi de 
la troupe, s'aventura à sonder le terrain. — Hier, dit-il, 
la journée n'a pas été bonne ; la navigation sur le 
fleuve Bleu a dû être pénible; mais aujourd'hui le 
temps est magnifique ; c'est dommage que vous n'ayez- 
pu partir dans la matinée, vous seriez arrivés à Tchpung- 
king avant la nuit. Tchoung-king est le meilleur en- 
droit de la province. — Certainement, répétèrent en 
chœur tous les autres, il n'est rien de comparable à 



19G L EXPIRE CHINOIS. 

Tcboung-king. On y trouve tout ce qu'on peut désirer. 
Quelle difiérence avec ce pays-ci , dont la pauvreté est 
extrême et où l'on ne vit cpie de privations ! — Il n'est 
pas encore bien tard, reprit le jeune fonctionnaire, vous 
pourrez arriver ce soir au remarquable palais com- 
munal qui se trouve sur la route, y passer la nuit et 
arriver demain à Tchoung-king avant midi. — Oh ! 
ajouta un autre, la chose est très-facile, car les chemins 
sont plats comme la main, et la campagne est d'une 
beauté ravissante. On voyage presque toujours àPombre» 
sous le feuillage de grands arbres. — A-t-on prévenu 
les porteurs de palanquins ? s'écria le gros préfet de la 
ville, en s'adressant aux nombreux domestiques qui 
encombraient la salle ; vite, qu'on aille les chercher, 
parce que nos deux illustres hôtes veulent absolument 
se mettre en route quand ils auront mangé le riz ; ils 
sont très-pressés, et ne peuvent nous honorer plus long- 
temps de leur présence. — Un moment, dîmes-nous ; 
pas de précipitation. Il paraît que personne, ici, n'est 
bien au courant de nos affaires. D'abord, nous devons 
changer nos palanquins ; ceux qu'on nous a donnés à 
Tching-tou-fou ne peuvent pas nous servir. N'est-ce pas, 
maîlre Ting, que c'est ici que nous trouverons de bons 
palanquins à quatre porteurs? — Mais non, mais non ! 
s'écrièrent de concert tous les mandarins. Dans un petit 
endroit comme celui-ci comment trouver des palanquins 
tout confectionnés ? Il faut les commander à l'avance. — 
Qu'on les commande ; nous ne sommes nullement 
pressés. Arriver à Canton une lune plus tôt ou une lune 
plus tard, c'est peu de chose dans le cours de notre exis- 
tence. En attendant, nous pourrons nous récréer ici en 



CHAPITRE V, 497 

visitant les beautés de la ville et des environs. — Dans 
un pays pauvre, dit le préfet, il est impossible de trouver 
d'habiles fabricants ; c'est une vérité connue de tout le 
inonde, ici on ne sait faire que de petits palanquins en 
bambou et à deux porteurs. Les habitants de cette 
contrée ne connaissent pas le luxe; très-peu vivent 
dans l'aisance. C'est à Tchoung-king qu'il faut aller 
pour trouver les grandes fabriques de tout genre. — 
Oui, oui, à Tchoung-king, s'écria-t-on de toutes parts. 
Tchoung-king est le pays des beaux palanquins; 
chacun sait que les mandarins des dix-huit provinces 
font venir leurs palanquins de Tchoung-king. — Est- 
ce vrai, cela? demandâmes-nous à maître Ting. — 
C'est la vérité, et qui oserait proférer ici des paroles de 
mensonge? — Dans ce cas-là, il faut faire choix d'un 
homme entendu et envoyer chercher des palanquins à 
Tchoung-king. Nous attendrons ici. Ayant besoin d'un 
peu de repos, nous profiterons de cette heureuse circons- 
tance. Nous vous disons cela fort tranquillement ; mais 
c'est une décision irrévocable ; nous n'en reviendrons 
pas... Les mandarins se regardèrent stupéfaits. 

Pendant cette intéressante délibération, le dîner 
avait toujours été son train. Quand nous eûmes pris 
notre dernière tasse de thé, nous nous levâmes pour ren- 
trer dans notre chambre, et laisser les mandarins se 
débrouiller comme ils pourraient. Ils discutèrent long- 
temps, et finirent, selon la méthode chinoise, par nous 
envoyer des députations, afin de nous convertir. D'abord 
il y eut celle des mandarins civils, puis celle des man- 
darins militaires, à laquelle succéda une troisième, com- 
posée des deux ordres réunis. Toutes nous trouvèrent in- 



198 l'bmpiki chinois. 

flexibles. On inventa les contes les plus étranges, on 
entassa mensonge sur mensonge, pour nous prouver 
qu'il fallait partir. A tant d'arguments, nous n'avions 
que cette seule réponse : Lorsque des hommes comme 
nous prennent une décision, elle est irrévocable. 

Enfin on vint nous annoncer qu'on avait apporté des 
palanquins, et on nous pria de passer dans la cour pour 
les examiner. Nous ne fîmes pas les difficiles ; après y 
avoir jeté un coup d'œil, nous dîmes : C'est bien, qu'on 
les achète. L'accord fut unanime sur ce point; mais il s'é* 
leva une nouvelle difficulté; les mandarins se regardèrent 
les uns les autres et se demandèrent : Qui payera ? La 
discussion fut vive, et, quoique entièrement désinté- 
ressés dans la question, nous demandâmes la permission 
de donner notre avis. — U est évident, dîmes-nous, que 
la ville de Kien-tcheou n'est pas obligée de nous fournir 
des palanquins. — Voilà qui est parler d'une manière 
conforme au droit, dirent les mandarins de Kien-tcheou. 
— Cela r^^rdait l'administration de Tching-tou-fou, 
qui était chargée d'organiser le départ ; mais il paraît 
que l'acquéreur des premiers palanquins n a pas observé 
les règles de Thonneur, — C'est cela, dirent les manda- 
"""•1 u aura gardé pour lui une partie de l'argent qui 
aurait été alloué. ~ Maintenant il faut réparer ce mal, 
01 la chose, nous lepen8on8,ne saurait offrir de difficulté. 

\Z Z^V'^T^ '""'t ^^"^^ ^'""' °^"^ "^»« f«» 

i irr ^^^^"^^^^ ^"^'^ T'"^» * ^"^^^é l'argent 

wu uê iî ^"^ '* "^ ^ "" ^ P^y^^ ^«^ »^ louage Ze 

U iHOii nrtnu hoaucoupel Uxiuvèmit notre solution su- 



/ 



I 



CHAPITRE y. i99 

perbe. Maître Ting était tout bondissant de colère ; il 
poussait des clameurs comme si on lui eût arraché les 
entrailles. — Calme-toi, luidîmes-nous, etdonnedebonne 
grâce au marchand le prix de ces palanquins, sans quoi 
nous allons sur-le-champ écrire au vice-roi que tu nous 
as fait voyager sur le fleuve Bleu... Cette menace eut un 
effet magique, et notre conducteur se mit à compter 
tristement l'argent qu'on attendait. La nuit était sur le 
point de se faire, il ne fut pas même question de partir. 
Les mandarins de Kien-tcheou se divertirent beaucoup 
de la mésaventure de maître Ting ; ils ne se doutaient 
pas que leur tour allait bientôt arriver. 

Le lendemain, aussitôt qu'il fut grand jour, maître 
Ting vint nous demander fort modestement si on pouvait 
convoquer les porteurs de palanquin, et, en même temps, 
il nous remit quelques billets de visite, par lesquels les 
principaux mandarins de la ville nous souhaitaient un 
bon voyage. Nous répondîmes à maître Ting qu'il pou- 
vait envoyer chercher les porteurs, parce que nous avions 
rintention de quitter Thôtel des Désirs accomplis, pour 
aller loger au palais communal et y passer la journée. 
Notre conducteur, qui n'était pas encore bien remis de 
la forte secousse de la veille, ne parut pas comprendre. 
11 nous regardait d'un air si étonné, que nous fûmes 
obligésde répéter, en appuyant un peu sur chaque mot. . . 
Dès qu'il fut bien sûr d'avoir saisi notre pensée, il sortit. 
A l'instant l'alarmé fut donnée h tous les tribunaux, et les 
mandarins accoururent à la file les uns des autres, pour 
s'assurerpar eux-mêmes du fait inconcevable qu'on ve- 
nait de leur raconter. 

C'était le préfet de la ville que nous voulions voir. 



200 L EMPIRE CHINOIS. 

Aussitôt quMl fut arrivé, nous lui dîmes qu*il avait dû 
recevoir, de la capitale du Sse-tchouen , une dépêche 
dans laquelle il était prescrit de nous faire loger dans les 
koung-kouan, et que nous ne comprenions pas pourquoi 
on n'avait pas exécuté à Kien-tcheou les ordres du vice- 
roi ; que, pour plusieurs raisons, nous voulions quitter 
l'hôtel et aller passer une journée au palais communal ; 
d'abord pour ne pas laisser établir un mauvais précédent 
et ne pas donner la tentation de faire ailleurs ce qui avait 
eu lieu à Kien-tcheou ; ensuite parce que, devant écrire 
plus tard au vice-roi, pour lui rendre compte de la ma- 
nière dont nous avions été traités en route, il nous serait 
pénible d'avoir à lui signaler que, à Kien-tcheou, on n'a- 
vait pas exécuté ses ordres. D'ailleurs, ajoutâmes- nous, 
la route que nous avons à faire est longue et fatigante ; 
nous avons beaucoup souffert sur le fleuve Bleu, et nous 

serions bien aises de nous reposer un jour Toutes 

ces raisons étaient excellentes ; mais le préfet ne voyait 
que les dépenses qu'allait occasionner pendant un jour 
tout ce nombreux personnel de l'escorte. Il n'osa pas nous 
donner le véritable motif et nous dire crûment qu'il 
nous invitait à nous en aller, parce que nous coûtions 
trop cher ; le procédé eût été inconvenant, et les Chi- 
nois ont toujours des façons moins anguleuses ; le men- 
songe leur va beaucoup mieux. Le préfet nous dit qu'il 
éprouverait un bonheur infini si nous pouvions rester à 
Kien-tcheou encore un jour. — Des hommes du grand 
royaume de France! On en voit si rarement!... Notre 
présence, assurément, ne pouvait manquer de porter 
bonheur à la contrée ; mais le palais communal était in- 
habitable ; il se trouvait dans un état si hideux, qu'on 



CHAPITRE V, 201 

n'oserait pas même y faire loger ua homme de la der- 
nière classe du peuple. 11 était encombré d'ouvriers et 
de matériaux, à cause des réparations importantes qu'on 
y faisait. Il y avait, en outre, dans le grand salon, sept à 
huit cercueils contenant les cadavres de plusieurs fonc- 
tionnaires morts dans le district, et qui attendaient que 
les membres de leurs familles vinssent les prendre pour 
les inhumer dans leur pays natal. 

Le préfet comptait beaucoup sur Tefifet moral de cette 
dernière raison. Pendant qu'il nous parlait d'une voix 
lugubre et sombre de ces cadavres et de ces cercueils, il 
nous examinait attentivement pour voir si nous ne pâlis- 
sions pas, si nous ne tremblions pas de peur. En vérité, 
nous avions plutôt envie de rire, car nous étions con- 
vaincus qu'il n'y avait pas un mot de vrai dans tout ce 
qu'il nous débitait. Nous lui dîmes, sur un ton un peu 
railleur, que le vice-roi du Sse-tchouen ne se doutait pas 
le moins du monde que le palais communal de Kien- 
tcheou avait été converti en cimetière ; qu'il serait bon 
de lui écrire, parce que, s'il lui prenait fantaisie de 
voyager de ce côté, il ne serait peut-être pas bien aise de 
loger au milieu de cercueils et de cadavres. Quant à 
nous, il ne saurait y avoir en cela le plus léger inconvé- 
nient; nous n'avons que médiocrement peur des vivants 
et pas du tout des morts. Ainsi nous irons au koung- 
kouan et nous saurons bien nous y arranger. On usa de 
tous les moyens imaginables afin de nous faire renoncer 
à ce projet insensé. Pour en finir, nous dîmes au préfet 
qu'il en serait selon son bon plaisir, à condition qu'il 
écrirait et signerait un billet constatant que, ayant dé- 
siré nous reposer un jour à Kien-tcheou, on s'y était 



f02 L BMPIRE CHINOIS. 

opposé parce que le palais communal était inhabitable. 
Le préfet comprit où nous voulions en venir. Aussitôt il 
s'adressa aux officiers subalternes qui l'entouraient : Je 
suis, ditrily du même avisque nos hôtes ; il est absolument 
nécessaire qu'ils se reposent un jour. Qu'on aille vite au 
koung-kouan , qu'on fasse immédiatement enlever les 
cercueils, qu'on mette tout en ordre, et qu'une autre fois 
on ne s'avise pas de retomber dans la même faute. Dix 
minutes après nous étions installés au fond de nos nou- 
veaux palanquins, et on nous conduisait en pompe au 
palais communal. En partant nous avions pris à part 
maître Ting, et nous lui avions dit à Toreille : Si nous 
ne sommes pas traités convenablement, nous resterons 
deux jours au lieu d'un. . . . Étrange pays, il faut en con- 
venir, que celui où l'on est forcé d'user de semblables 
moyens pour n'être pas opprimé. 

C'eût été vraiment grand dommage de quitter Kien- 
tcbeou sans voir sou magnifique palais communal. 
Aussitôt que nous l'eûmes parœuru, il nous vint en 
pensée que si les mandarins avaient tant fait de diffi- 
cultés pour nous y laisser entrer, c'était de peur que, 
séduits par sa beauté et ses agréments, nous ne voulus- 
sions plus en sortir. Après avoir traversé une vaste cour 
plantée de grands arbres, on monte au principal corps 
de logis, par une trentaine de degrés, en belle pierre de 
taille. Les appartements spacieux et élevés étaient d'une 
propreté exquise et d'une fraîcheur délicieuse ; des meu- 
bles en laque avec des dessins dorés et d'une variété in- 
finie, des tentures en taffetas jaune ou rouge, des tapis 
tissés en pellicules de bambou et peints des couleurs les 
plus vives ; puis des bronzes antiques, de grandes urnes 



GHAPITRB V. 203 

en porcelaine, des vases élégante où croissaient des 
fleurs et des arbustes affectant les formes les plus 
bizarres, tels étaient les ornemente que nous rencon- 
trâmes dans cette splendide demeure. Derrière la maison 
était un vaste jardin où l'industrie chinoise avait épuisé 
toutes ses ressources pour contrefaire l'indépendance de 
la nature et imiter ses jeux les plus capricieux. Il serait 
difficile de se former une idée exacte de ces créations cu- 
rieuses, dont le goût s'est, depuis longtemps, répandu 
en Europe, et auxquelles on a donné mal à propos le 
nom de jardin anglais. 11 existe un petit poëme chinois 
intitulé : Jardin de Sse-ma-kouang^ dans lequel cet il- 
lustre historien et ce grand homme d'Etat du Céleste 
Empire s'est plu à décrire lui-même toutes les merveilles 
de sa demeure champêtre. Nous reproduirons avec 
plaisir ce délicieux fragment de la littérature chinoise 
qui nous fera connaître, en même temps, le caractère de 
sou auteur, de ce fameux Ss&-ma-kouang qui joua un 
rôle si important, sous la dynastie des Song, dans une 
révolution sociale dont nous aurons occasion de parler 
plus tard. 

« Que d'autres, dit Sse-ma-kouang (1), bâtissent des 
a palais pour enfermer leurs chagrins et étaler leur va- 
« nité ! je me suis fait une solitude pour amuser mes 
(( loisirs et causer avec mes amis. Vingt arpents de terre 
« ont suffi à mon dessein. Au milieu est une grande salle 
« où j'ai rassemblé cinq mille volumes pour interroger 
« la sagesse et converser avec l'antiquité» Du côté du 
<i midi on trouve un salon au milieu des eaux qu'amène 

(1) Sse-ma-kouang était premier ministre de l'empire vers la fin du 
onzième siècle, sous la dynastie des Song. 



SOI L EMPIRB CHINOIS. 

« un petit ruisseau qui descend des collines de l'occident ; 
a elles forment un bassin profond, d'où elles s'épandent 
a en cinq branches, comme les griffes d'un léopard, et, 
a avec elles, des cygnes innombrables qui nagent et se 
c( jouent de tous côtés. 

« Sur le bord de la première, qui se précipite de cas- 
ci cade en cascade, s'élève un rocher escarpé, dont la 
(( cime, recourbée et suspendue en trompe d'éléphant, 
<( soutient en l'air un cabinet ouvert pour prendre le 
« frais et voir les rubis dont l'aurore couronne le soleil à 
« son lever. 

« La seconde branche se divise, à quelques pas, en 
« deux canaux, qui vont serpentant autour d'une galerie 
« bordée d'une double terrasse en feston, dont les palis- 
« sades de rosiers et de grenadiers forment le balcon. La 
a branche de Touest se replie en arc vers le nord d^un 
« portique isolé, où elle forme une petite île; les rives 
tt de cette île sont couvertes de sable, de coquillages et 
(( de cailloux de diverses couleurs ; une partie est plantée 
i< d'arbres toujours verts, l'autre est ornée d'une ca- 
c( bane de chaume et de roseaux, comme celles des 
« pêcheurs. 

c( Les deux autres branches semblent tour à tour se 
« chercher et se fuir en suivant la pente d'une prairie 
« émaillée de fleurs dont elles entretiennent la fraîcheur; 
« quelquefois elles sortent de leur lit pour former de pe- 
« tites nappes d'eau encadrées dans un tendre gazon ; 
m puis elles quittent le niveau de la prairie et descendent 
« dans des canaux étroits, où elles s'engouffrent et se 
<( brisent dans un labyrinthe de rochers qui leur dispu- 
« tent le passage, les font mugir et s'enfuir en écume et 



CHAPITRE y. 205 

« en ondes argentines dans les tortueux détours où ils les 
a forcent d'entrer. 

« Au nord de la grande salle' sont plusieurs cabinets 
«K placés au hasard, les uns sur des monticules qui s'é- 
«lèyent au-dessus des autres, comme une mère au- 
« dessus de ses enfants ; les autres sont collés à la pente 
« d'un coteau ; plusieurs occupent les petites gorges que 
« forme la colline et ne sont vus qu'à moitié. Tous les 
a environs sont ombragés par des bosquets de bambous 
« touffus, entrecoupés de sentiers sablés où le soleil ne 
« pénètre jamais. 

c< Du côté de l'orient, s'ouvre une petite plaine divisée 
« en plates-bandes, en carrés et en ovales, qu'un bois 
« de cèdres antiques défend des froids aquilons. Toutes 
« ces divisions sont remplies de plantes odoriférantes, 
« d'herbes médicinales, de fleurs et d'arbrisseaux. Lie 
« printemps ne sort jamais de cet endroit délicieux. Une 
« petite forêt de grenadiers, de citronniers et d'orangers, 
« toujours chargés de fleurs et de fruits, en termine le 
« coup d'œil à l'horizon. Dans le milieu est un cabinet 
a de verdure où l'on monte par une pente insensible 
a qui en fait plusieurs fois le tour, comme les volutes 
« d'une coquille, et arrive, en diminuant, au sommet 
« du tertre sur lequel il est placé. Les bords de cette 
c< pente sont tapissés de gazon, qui s'élève en siège de 
a distance en distance pour inviter à s'asseoir et à con- 
« sidérer ce parterre sous tous les pobts de vue. 

« A l'occident, une allée de saules à branches pendan- 
« tes conduit au bord d'un large ruisseau, qui tombe, à 
« quelques pas, du haut d'un rocher couvert de lierre 
« et d'herbes sauvagesde diverses couleurs. Les environs 

I. i2 



206 l'&hpirb cbbiois. 

« n'offrent qu'une barrière de rochers pointus, bîzarre- 
« m^Qt assemblés, qui s'élèvent en amphithéâtre, d'une 
« manière sauvage et rustique. Quand on arrive au bas, 
« on trouve une grotte profonde qui va en s'élargissant 
« peu à peu, et forme une espèce de salon irrégulier dont 
« la voûte s'élève en dôme. La lumière 7 entre par une 
« ouverture assez large, d'où pendent des branches 
(( de chèvr^euille et de vigne sauvage. Ce salon est un 
« asile conke les brûlantes chaleurs de la canicule. Des 
« rochers épars çà et là, des espèces d'estrades creusées 
« dans l'épaisseur dé son enceinte en sont les sièges. 
« Une petite fontaine, qui sort d'un des côtés, remplit 
« le creux d'une grande pierre, d'où eUe tombe en petits 
« filets sur le pavé, où, après avoir serpenté entre les 
a fentes qui les égarent, elles vont toutes se réunir dans 
« un réservoir préparé pour le bain. Ce bassin s'enfonce 
« sous une voûte, fait uù petit coude, et va se décharger 
a dans un étang qui est au pied de la grotte. Cet étang 
« ne laisse qu'un sentier étroit entre les rochers infor- 
me mes et bizarrement amoncelés qui en forment l'en- 
c< ceinte. Un peuple entier de lapins les habite, et rend 
a aux poissons innombrables de l'étang les peurs qu'on 
« lui donne. 

« Que cette solitude est charmante! La vaste nappe 
« d'eau qu'elle présente est toute semée de petites îles 
« de roseaux. Les plus grandes sont des volières rem- 
a plies de toutes sortes d'oiseaux. On va aisément des 
« unes aux autres par d'énormes cailloux qui sortent de 
« l'eau et par de petits ponts de pierre et de bois, dis- 
a tribués au hasard, les uns en arc, les autres en zigzag 
«( ou en ligne droite, selon l'espace qu'ils remplissent 



' CHAPITRE V. 207 

« Quand les nénuphars dont les bordd de Tétang sont 
«( plantés donnent leurs fleurs, il parait couronné de 
« pourpre et d'écarlate, comme l'horizon des mers du 
« midi quand le soleil y arrive. 

<& Il faut se résoudre à revenir sur >ses pas, pour sortir 
« de cette solitude, ou à franchir la chaîne de rochers 
<c escarpés qui Tenvironne de toutes parts. On monte aU 
« haut de ce rempart de rochers par un escalier étroit 
a et rapide, qu'il a fallu creuser avec le pic, dont les 
ce coups sont encore marqués. Le cabinet qu'on y trouve 
« pour se reposer n'a rien que de simple ; mais il est 
« assez orné par la vue d'une plaine , immense où le 
« Kiang serpente au milieu des villages et des rizières, 
«t Les barques innombrables dont ce grand fleuve est 
<& couvert, les laboureurs épars çà et là dans les campa- 
«( gnes, les voyageurs qui remplissent les chemins 
c< animent ce paysage enchanté, et les montagnes cou- 
ce leur d'azur, qui le terminent à Thorizon, reposent la 
« vue et la récréent. 

(c Quand je suis lassé de composer et d'écrire, au 
^ milieu des livres de ma grande salle, je me jette 
a dans une barque que je conduis moi-même, et vais 
a demander des plaisirs à mon jardin. Quelquefois j'a- 
c( borde à Tile de la pêche, et, muni d'un large chapeau 
« de paille contre les ardeurs du soleil, je m'amuse à 
<i amorcer les poissons qui se jouent dans l'eau et j'étu- 
« die nos passions dans leurs méprises ; d'autres fois, 
« le carquois sur l'épaule et un arc à la main, je grimpe 
« au haut des rochers, et, de là, épiant en traître les 
a lapins qui sortent, je les perce de mes flèches à l'en- 
ce trée de leurs trous. Hélas I plus sages que nous, ils 



208 l'empirb chinois. 

«c craignent le péril et le fuient ; s'ils me voyaient arriver, 
a aucun ne paraîtrait. Quand je me promène dans mon 
« parterre, je cueille les plantes médicinales que je veux 
« garder. Si une fleur me plaît, je la prends et la flaire ; si 
(( une autre soufire de la soif , je l'arrose, et les voisines en 
« profitent. Combien de fois des fruits bien mûrs m'ont- 
« ils rendu l'appétit que la vue des mets m'avait ôté. 
« Mes grenades et mes pèches ne sont pas meilleures, 
« pour être cueillies de ma main; mais je leur trouve 
« plus de goût, et mes amis, à qui j'en envoie, en sont 
« toujours flattés. Vois-je un jeune bambou que je veux 
« laisser croître, je le taille, ou je courbe ses branches 
ce et les entrelace pour dégager le chemin. Le bord de 
« l'eau, le fond d'un bois, la pointe d'un rocher, tout 
« m'est égal pour m'asseoir. J'entre dans un cabinet 
« pour voir une cigogne faire la guerre aux poissons, et 
(( à peine y suis-je entré que, oubliant le dessein qui 
ce m'amène, je prends mon kin* et je provoque les oi- 
c< seaux d'alentour. 

c( Les derniers rayons du soleil me surprennent quel- 
le quefois considérant, en silence, les tendres inquiétu- 
(( des d'une hirondelle pour ses petits, ou les ruses d'un 
« milan pour enlever sa proie. La lune est déjà levée 
« que je suis encore assis; c'est un plaisir de plus. Le 
a murmure des eaux, le bruit des feuilles qu'agite le 
(( vent, la beauté des cieux, me plongent dans une douce 
« rêverie ; toute la nature parle à mon âme, je m'égare 
(( en l'écoutant, et la nuit est déjà au milieu de sa course 
« que j'arrive à peine sur le seuil de ma porte. 

(1) Sorte de violon chinois. 



CHAPITRE V. : 209 

a Mes amis Tiennent souvent interrompre ma soli- 
a tude, me lire leurs ouvrages et entendre les miens ; 
a je les associe à mes amusements. Le vin égayé nos 
a frugals repas, la philosophie les assaisonne, et, tandis 
«c que la cour appelle la volupté, caresse la calomnie, 
« forge des fers et tend des pièges, nous invoquons la 
« sagesse et lui offrons nos cœurs. Mes yeux sont tou- 
te jours tournés vers elle ; mais, hélas ! ses rayons ne 
a m'éclairent qu'à travers mille nuages ; qu'ils se dissi- 
c( peut, fût-ce par un orage, cette solitude sera pour 
« moi le temple du plaisir , que dis -je ?... père, époux, 
« citoyen, homme de lettres, je me dois à mille devoirs, 
c( ma vie n'est pas à moi. Adieu, mon cher jardin, 
« adieu ; l'amour du sang et de la patrie m'appelle à la 
« ville, garde tous tes plaisirs pour dissiper bientôt mes 
a nouveaux chagrins et sauver ma vertu de leurs at- 
« teintes (1). » 

Le jardin du palais communal de Kien-tcheou n'of- 
frait pas toutes les magnificences décrites parle pinceau 
de Sse-ma-kouang ; il était cependant un des plus beaux 
que nous ayons rencontrés dans le Céleste Empire. Nous 
y passâmes le reste de la matinée, ne pouvant nous lasser 
d'admirer la patience des Chinois à exécuter, avec des 
arbustes et des fragments de rochers, toutes les excen- 
tricités de leur bizarre et féconde imagination. 

Nous étions assis sous le portique d'une pagode en 
miniature lorsque maître Ting vint nous annoncer que 
l'heure du dîner était arrivée. Les principaux fonction- 
naires, en riche et brillant costume, étaient déjà réunis 

(1) Mémoires concernant les Chinois, 1. 11, p. 645. 

12. 



210 l'empihb chinois. 

dans la salle ; leur abord fut des plus ^adeux et des 
plus aimables. Nous nous accablâmes les uns les autres 
de politesse et de courtoisie, nous in¥itant mutuellement 
à prendre les places les plus honorables. Pour nœttre 
fin à cette lutte d'urbanité, nous dîmes que, le.kouag- 
kouan étant la maison des voyageurs, nous devions, nous 
considérer oomme chez nous et traiter nos hôtes confor- 
mément aux rites. Nous .assignâmes donc à chacun la 
place qui convenait à son rang, rés^^vant la dernière pour 
nous. Notre procédé fut gracieusement accueilli, et on 
eut l'air de penser que nous n'étions pas tout à fait aussi 
barbares et ineivilisés qu'on avait pu le soupçonner la 
veille. Le festin fut splendide et s^rvi suivant toutes les 
formalités de l'étiquette chinoise. De la part des con- 
vives il n'y eut non plus rien à désirer ; ils furent d'une 
telle amabilité, que nous ne pûmes douter un seul 
instant de leur vif et sincère désir de nous voir partir le 
lendemain. 

Nous n'essayerons pas de décrire un dîner chinois ; 
ce n'est pas que le sujet ne^ soit de nature à présenter 
quelques particularités capables d'intéresser les Euro- 
péens ^ mais ces détails sont tellement connus, que nous 
craindrions trop d'abuser de la patience du lecteur. 
Nous avons remarqué, d'ailleurs,, dans les Mélanges 
posthumes d'Âbel Rémusat, le passage suivant, capable 
de nous ôter, si nous l'avions, la fantaisie de donner 
une nomenclature des mets qui nous furent servis au 
palais communal de Kien-tcheou. « Il y a quelques 
(c années, dit le spirituel et savant orientaliste, que les 
« officiers d'une ambassade européenne, de retour de 
« la Chine, où ils n'avaient pas eu trop sujet de se louer 



CHAPITRE V. îii 

« du saccès de leurs opérations, s'avisèrent d'offrir aux 
« lecteurs de gazette la description d'un repas qui leur 
« avait été donné, disaient-ils, par les mandarins de je 
« ne sais quelle ville frontière. Jamais gens, à les en- 
te tendre, n'avaient été mieux régalés ; la qualité des 
« mets, le nombre des services, la comédie dans l'inter- 
« valle, tout était soigneusement décrit et formait un 
« assez bel exemple. Ceux qui lisent les vieux livres 
« se souvenaient bien d'avoir vu ce festin-là quelque 
<c part. Plus de cent ans avant les officiers dont nous 
« parlons, certains missionnaires jésuites avaient eu 
ce précisément le même repas, composé des mêmes 
« sortes de mets, et servi de la même manière. Mais il 
« y a beaucoup de gens pour qui tout est nouveau, et, 
« quoiqu'il soit certain 

Qu'un diner réchauffé ne valut jamais rien, ' 

« celui-là, du moins, fut trouvé bon, et le public, tou- 
« jours avide de particularités de mœurs, et même de 
<K détails de cuisine, ne s'embarrassa pas de savoir quels 
c< avaient été les véritables dîneurs. Il prit plaisir aux 
« singularités du service chinois ainsi qu'à la gravité 
« avec laquelle les convives exécutent, en mangeant le 
« riz, des manœuvres et des évolutions qui feraient hon- 
<c neur au régiment d'infanterie le mieux instruit, y» 

Depuis que M. Abel Rémusat plaisantait si agréable- 
ment de ce fameux dîner chinois, il a été servi encore 
bien des fois, surtout après la dernière guerre de l'An- 
gleterre avec le Céleste Empire. Les nouvelles éditions 
qui en ont été faites en anglais et en français ont été mal- 



21 â L EMPIRE GBIN0I8. 

heureusement corrigées et augmentées un peu au détri- 
ment de l'exactitude. Sous prétexte que, depuis cent ans, 
les Chinois auraient bien pu faire quelques nouyelles 
découvertes dans Fart culinaire, on a trouvé très-piquant 
de faire croire au public que leurs aliments étaient pré- 
parés à l'huile de ricin, et que leurs mets les plus recher- 
chés étaient des nageoires de requin, des tètes de moi- 
neau, des pattes d'oie, des gésiers de poisson, des crêtes 
de paon, et plusieurs autres friandises du même genre. 
Il faut vraiment avoir goûté la cuisine chinoise à Canton, 
à quelques pas des factoreries anglaises, pour avoir ren- 
contré des mets semblables ; du reste, les Européens 
nouvellement débarqués sur les côtes de la Chine, 
n'ayant rien de plus pressé que de se faire inviter à quel- 
que dîner chinois, dans l'espérance d'y découvrir des 
choses surprenantes et extraordinaires, nous sommes 
assez porté à croire que les marchands de Canton, pour 
ne pas tromper leur attente, et peut-être assez malins 
pour s'amuser un peu à leurs dépens, leur servent quel- 
quefois des ragoûts inventés tout exprès pour la circon- 
stance, et qui, probablement, n'ont jamais paru sur une 
table chinoise. Les paons sont si rares en Chine que nous 
n'y en avons jamais vu. Les plu mes de ces oiseaux sont 
envoyées à la cour par les royaumes tributaire», et l'em- 
pereur les donne, comme une grande faveur, aux plus 
hauts fonctionnaires, avec le droit de les porter à leur 
bonnet de cérémonie en guise de décoration. Comment 
admettre, après cela, ces plats de crêtes de paon dans 
les festins chinois ? Le ricin n'est pas inconnu en Chine, 
on le cultive en grand dans les provinces septentriona- 
les, mais on n'utilise Thuile qu'on en retire que pour 



CHAPITRE V. 213 

réclairage ; on est si éloigné de s^en servir pour assai- 
sonner les mets, qu'un jour, nous trouvant dans une 
chrétienté aux environs de Péking, et voulant en faire 
prendre une légère dose à un de nos confrères qui était 
malade, tous les chrétiens cherchèrent à s'y opposer, 
parce que, disaient-ils, cette huile était un poison. Nous 
ne nions pas, malgré cela, qu'il ne soit arrivé à des Euro- 
péens de trouver à Canton des dîners à l'huile de ricin ; 
mais il est évident- pour nous qu'ils ont été victimes 
d'une atroce mystification, et qu'au moment même où 
ils se croyaient en droit de raillerie goût extravagant des 
Chinois, ceux-ci devaient bien rire de la prodigieuse 
ingénuité des Européens. 

On ne saurait disconvenir, pourtant, qu'un festin 
vraiment chinois ne peut être qu'un tissu de bizarreries 
aux yeux d'un étranger peu réfléchi et s'imaginant qu'il 
ne peut exister, pour tous les peuples du monde, qu'une 
seule manière de manger. Ainsi, commencer par le 
dessert et finir par le potage-; boire le vin chaud et 
tout fumant dans des godets en porcelaine ; se servir de 
deux petites baguettes en guise de fourchette pour saisir 
les mets qu'on apporte coupés, à Tavance, par menus 
morceaux ; employer, au lieu de serviettes, de petits 
carrés de papier soyeux et colorié dont on place une pro- 
vision à côté de chaque convive et qu'un domestique 
emporte à mesure qu'on s'en est servi; quitter sa place, 
dans l'intervalle des services, pour fumer ou se distraire 
un peu ; élever les baguettes à la hauteur du front et 
les placer horizontalement sur sa tasse pour annoncer 
à la compagnie ^u'on a fini de dîner ; voilà autant de 
particularités capables d'exciter la curiosité des Euro- 



^^^•n<;. L«$ Chinois, de leur côté, ne reyîennent pas de 
i/^iT ^^cLoemeot quand ils nous Toient à taUe, et ils se 
i9/.mi.>iefii comment il peat se faire qae noos ayons l'n- 
^a^«f je boire froid, et d'où nous est Tenue Tidée, si 
^;}p::ièreet si extrayagante, de nous servir d'un trident 
^•^r porter notre nourriture à notre bouche, ao risque de 
i^^«$ percer les lèvres et de nous crever les yeux. Us trou- 
wot fort drôle qu'on nous serve des noix et des amandes 
avec leur coque, et que les domestiques ne se donnent 
pas la peine de peler les fruits et de désosser la viande. 
Eux, qui ne sont pas, en générai, très-difBciles sur la 
nature de leurs aliments, et qui savourent avec délices 
des fritures devers à soie et des compotes de têtards, ne 
peuvent rien comprendre à la prédilection de nos gour- 
mets pour un faisan avancé ou pour un fromage qui a 
souvent, sur table, toutes les allures d'un être vivant et 
animé. 

Un jour, à Macao, nous avions l'homieur d'être assis 
à la table d'un représentant d'une puissance européenne. 
On avait servi un magnifique plat de bécassines ; mais, 
quelle déception 1 quels regrets 1 le Vatel chinois avait 
osé arracher les entrailles à ces incomparables volatiles. 
11 ne savait pas, le malheureux, que la bécassine recèle 
dans ses flancs un précieux trésor de saveur et de par- 
Tum. On le força de comparaître devant les arbitres du 
goût, qui le reçurent avec des regards courroucés. Il fut 
tout ébahi en apprenant qu'il venait de commettre un 
crime culinaire qui ne lui serait pas pardonné une se- 
iH>ndo fois... 11 est inutile d'ajouter que, quelques jours 
;iprès, le cuisinier ne manqua pas de servir à son maître, 
dans leur parfaite intégrité, des oiseaux qui n'étaient pas 



GHAMTSB T. ±tl 

desbécasanes. Delày nomreaa ooomMix et démi«i«^.« 
du pauvre Chinois^ déaespénuit d*eicroer soo art d'uoe 
manière conforme aaxétoQoaiitea IniarTenes des Occi- 
dentaux. 

Tous les habitants dn Céleste Empire, sans exœptîoo, 
ont une aptitude remarqualde pour les prépantâoosxQ- 
Imaires. Si Ton a besoin d'an cmsimer, c'est la chose 
la plus facile du monde à se procorer ; on n'a qo a 
prendre le premier Chinois venn, et, après qnelqaes 
jours d'exercice, il s'acquitte menreilleosement bieode 
ses fonctions. Ce qui étonne le plus , c'est TexcessÎTe 
simplicité de leurs moyens ; une seule marmite en fer 
leur suffit pourexécuterpromptement les combinaisons 
les plus difficiles. Les mandarins sont, en généraly 
gourmands, et poussent assez loin le luxe et les raffine- 
ments de la table. Us ont à leur service descuiâniers de 
profession qui possèdent une foule de recettes et de se- 
crets pour déguiser les mets et changer leur saveurnatu- 
relie. Quand ils veulent se piquer d'amour-propre, il 
leur arrive de faire de véritables tours de force. Le cui- 
sinier de Kien-tcheou nous donna des preuves inoontes- 
tablesde son talent, etson dîner mérita les éloges de tous 
les convives. 

Durant la journée tout entière, les mandarins de 
Kien-tcheou se montrèrent irréprochables ; aussi, le 
lendemain, leur donnâmes-nous la satisfaction de nous 
voir partir. Nous nous quittâmes, à ce qu'il parut, fort 
bons amis, mais sans nous dire au revoir. 

Les chemins que nous parcourûmes étaient ^^^^^^^t 
valoir ceux qu'on rencontre aux environsde ic \^^^ 
tou-fou. En Chine, le système routier est 




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d u ^Mtu ^ est obUgé de se dé- 
^' lu. ^^ôaaÀremeaà^ od troare 
r-*.i«^ai m -«an'jHMrsiC sur II» bofils et 
- ^ c T»-«iifr cî^ n>^»-^ffar$ sar leurs 

•ic^^ . .t rf4« B:aituii>iai^ porte saaveni 

r r..o..*Ltc ULk Itr :3l^ie»'l fiS tOQ- 

• .? . • M .u;ir*-Kifr^ i ^ ivrùi: ies mes 
.a il x: ii:ïMit2t( r?iai: i isifïr. Oa 

> * 1^ .-t-îs i u-»s^a«wiifiqucs. 

N^.^ » ,;.rt 4 m >w«ifr«n|Mre à 

^ ^:, iuu^- i a iiciœ Jtewpges ei 

....sbuui^ :v^*r«tti^ pandioses 

,^^. ^.n.a >a: ii^ ^««tie tartare 

,. , .^ .«i^.iimir.^CiertiafaTonse 

:b$ariiiesoDtété 



GHAPITRB V. 217 

abattus, les dalles enleyées et le terrain annexé aux 
champs voisins. Avec le système de pillage qui règne 
aujourd'hui universellement dans tout Fempire, ce qui 
nous a le plus étonnés, c'est d'avoir trouvé encore un 
arbre debout et une dalle en place. Les canaux ont 
eu moins à souffrir, et on voit que le gouvernement s'est 
un peu occupé de leur conservation. Cependant ils se 
dégradent de jour en jour ; le fameux canal impérial, 
qui traverse l'empire du nord au sud, est à sec la plu- 
part du temps, et ne sert guère qu'à transporter à Péking 
le tribut en nature et les céréales destinées à alimenter 
les greniers publics. Nous aurons occasion d'en parler 
ailleurs avec quelques détails. 

A une journée de Kien-tcheou, le sol devient mon- 
tueux, très-accidenté, et la campagne moins belle et 
moins riche. L'aspect de la population n'est pas non 
plus le même ; l'extérieur est plus rude, plus grossier, 
et les. manières sont moins polies. Le délabrement des 
fermes et la malpropreté des villages témoignent que les 
habitants de ces contrées ne vivent pas dans une grande 
aisance. Ces montagnes pourtant n'ont rien de sauvage 
ni de repoussant ; leurs sommets sont couronnés de 
forêts , et les coteaux et les vallons présentent à la vue 
d'abondantes moissons de kao-leang, de maïs, de cannes 
à sucre et de tabac. Le kao-leang, variété de Yholcus 
sorghum^ dont on ne fait en France que des balais, est 
cultivé en grand et avec soin dans plusieurs provinces 
de la Chine. Il obtient un développement prodigieux ; 
ses hautes tiges sont assez solides et d'assez forte dimen- 
sion pour être utilisées avec avantage dans la construc- 
tion des fermes et des clôtures ; les épis fournissent une 
I. is ~ 



218 L^BMPIRE CHINOIS. 

quantité considérable de gros grains que les pauvres 
mangent en guise de riz, et dont on obtient aussi, par 
la distillation, une eau-de-vie très-alcoolisée. Les Chi- 
nois attachent, en général, peu dUmportance à la culture 
du maïs, aussi est-il presque partout de médiocre qua- 
lité. On cueille les épis avant leur complète maturité 
et quand ils sont encore laiteux ; on les dévore ainsi, 
après leur avoir fait subir une légère torréfaction. Le 
sucre est très-commun en Chine et son prix peu élevé; 
on le retire de la canne, dont on fait d'abondantes récol- 
tes dans les provinces méridionales. Les Chinois ne 
savent pas ou ne veulent pas l'épurer et lui donner cette 
blancheur et ce brillant qu'il acquiert dans les raffine- 
ries européennes ; les fabriques le livrent au commerce 
à l'état de cassonade, ou simplement cristallisé. La cul- 
ture du tabac est immense ; cette plante, aujourd'hui 
si répandue sur toute la surface du globe, et d'un usage 
si universel chez tous les peuples, même parmi ceux 
qui ont le moins de contact avec les nations civilisées, 
n'a été, dit-on, connue en Chine que dans ces derniers 
temps. On prétend qu'elle a été importée dans l'enfipire 
du Milieu par les Mantchous, et que les Chinois furent 
fort surpris quand ils virent, pour la première fois, ces 
conquérants, aspirant le feu par de longs tubes et nian- 
géant la fumée. 11 en a coûté fort peu aux Chinois de 
se faire fumivores. Ils ont adopté avec enthousiasme, 
avec fureur même, l'usage de cette plante que les Mant- 
chous, par une étrange coïncidence, nomment, dans 
leur langue, tambakouy et que les Chinois désignent 
tout simplement par le mot fumée. Ainsi ils culti- 
vent dans leurs champs la feuille de fumée ; ils man- 



CHAPITRE V. 219 

gent la fumée, et leur pipe s'appelle tuyau à fumée. 
L'usage du tabac est devenu universel dans tout 
l'empire; hommes, femmes, enfants, tout le monde 
fume, et cela presque sans discontinuer. On vaque à 
ses occupations, on travaille, on va, on vient, on che- 
vauche, on écrit, on cultive les champs avec la pipe à la 
bouche. Pendant les repas, si Ton s'interrompt un in- 
stant, c'est pour fumer; pendant la nuit, si Ton s'éveille, 
on allume sa pipe. On comprend combien doit être im- 
portante la culture du tabac dans un pays qui doit en 
fournir à trois cents millions d'individus, sans compter 
les nombreuses tribus de la Tartarie et du Thibet, qui 
viennent s'approvisionner sur les marchés chinois. La 
culture du tabac est entièrement libre, chacun a le droit 
d'en faire venir en plein champ et dans les jardins, en 
aussi grande quantité qu'il lui plaît, puis de le vendre 
en gros ou en détail, comme il l'entend, sans que le 
gouvernement s'en occupe ou que le fisc intervienne le 
moins du monde. Le tabac le plus renommé est celui 
qu'on récolte dans le Léao-tong en Mantchourie et dans 
la province du Sse-tchouen. Les feuilles, avant d'être 
livrées au commerce, subissent diverses préparations, 
suivant les localités. Dans le midi on a l'habitude de les 
couper par filaments extrêmement déliés ; les habitants 
du nord se contentent de les dessécher, puis de les 
broyer grossièrement et d'en bourrer ainsi les pipes. 

Les priseurs sont généralement moins nombreux en 
Chine que les fumeurs ; le tabac en poudre, ou, selon le 
langage chinois, la fumée pour le nez, n'est guère en 
usage que chez les Tartares mantchous et mongols, et 
parmi la classe des lettrés et des mandarins. Les Tartares 



220 l'empire chinois. 

sont de véritables amateurs ; le tabac à priser est pour 
eux l'objet d'une préoccupation sérieuse, ils en raffolent. 
Pour l'aristocratie chinoise, ce n'est au contraire qu'un 
luxe, une fantaisie, un genre qu'on aime à se donner. 
L'usage de priser a été introduit en Chine par les anciens 
missionnaires qui résidaient à la cour. Ils recevaient du 
tabac d'Europe pour leurs besoins particuliers. Quelques 
mandarins essayèrent d'en prendre et le trouvèrent bon. 
Peu à peu l'usage s'en répandit, tous les gens comme 
il faut voulurent se mettre à la mode et flairer de la 
fumée pour le nez. Aussi Péking est encore le pays par 
excellence des priseurs. Les premiers débitants furent 
des chrétiens qui firent des fortunes fabuleuses. Le tabac 
français était celui qu'on estimait le plus, et, comme il 
arrivait, à cette époque, ayant pour timbre l'ancien 
écusson aux trois fleurs de lis, cette marque n'a pas été 
oubliée, et, chose singulière, aujourd'hui encore les trois 
fleurs de lis sont, à Péking, la seule enseigne d'un débit 
de tabac. 

Depuis longtemps les Chinois manufacturent eux- 
mêmes le tabac à priser ; mais leurs produits, auxquels 
ils ne font subir aucune fermentation, ne valent pas 
grand' chose. Ils se contentent de pulvériser les feuilles, 
de tamiser la poudre jusqu'à ce qu'elle obtienne la 
finesse de la farine, «t de la parfumer ensuite avec des 
fleurs ou des essences. Les tabatières chinoises sont de 
toutes petites fioles, en cristal, en porcelaine, ou en 
pierres précieuses , elles sont quelquefois ciselées avec 
goût et de forme très-élégante ; il en est dont le prix est 
extrêmement élevé ; à leur bouchon est adaptée une 
petite spatule en ivoire ou en argent, qui entre dans la 



CHAPITRE V. 221 

fiole et dont on se sert pour retirer et prendre la prise. 

Le soleil n'était pas encore couché quand nous arri- 
vâmes à Tchoung-king, ville de premier ordre, et, après 
Tching-tou-fou, la plus importante delà province du 
Sse-tchouen ; elle est favorablement située sur la rive 
gauche du fleuve Bleu. Sur le bord opposé, et en face de 
Tchonng-king, est une autre grande ville, qui pourrait 
n'en faire qu'une avec la première, si le fleuve qui les 
sépare n'était pas d'une largeur si considérable. Ce point 
est un grand centre de commerce où affluent les mar- 
chandises des diverses provinces de l'empire. 

Il y a à Tchoung-king une nombreuse et florissante 
chrétienté. L'ambassadeur Ki-chan, le vice-roi Pao-hing 
et plusieurs mandarins nous en avaient déjà prévenus. 
Aussi nous attendions-nous à recevoir la visite des prin- 
cipaux chrétiens de l'endroit, qui ne pouvaient manquer 
d'être instruits de notre passage ; cependant personne ne 
parut. Le soir, nous en exprimâmes notre étonnement à 
maître Ting. Il nous répondit que, à la vérité, un grand 
nombre de personnes s'étaient présentées pour nous voir, 
mais qu'on ne leur avait pas permis d'entrer, parce que 
c'étaient des hommes du peuple, ne portant pas le cos- 
tume de cérémonie et ayant l'air fort ennuyeux. — Us 
ont bien assuré, ajouta-t-il, qu'ils étaient de votre illus- 
tre et sublime religion, qu'ils adoraient le Seigneur du 
ciel ; mais on ne l'a pas cru. 11 y avait eu certainement 
de la malveillance de la part des gardiens du palais 
communal ; nous ne voulûmes pas nous plaindre ce- 
pendant, parce que, en apparence du moins, ils étaient 
dans leur droit. Afin de nous mettre à l'abri des impor- 
tunités incessantes de la foule et des visiteurs, il avait 



été co u f c n u que, pour être admis à nous rendre TÎsite 
dans le palais oommonal, il faudrait obserrerles rites 
prescrits ponr les récqytîons officielles et d^étiqaette. On 
trmnre dans les 3Êélange$ de littérature orientale de 
IL Abel Rénrasat quelques détails assez exacts sur la 
manière cérémoniense dont se font les lisites esa Chine. 
Us ont été empruntés d'un manuscrit chinois de la Bi- 
bliothèque impériale ( i ). 

« On parie souvent de la dvilité chinoise, des forma- 
« lités qu'elle impose à chaque instant et des formules 
« qu'elle prescrit dans les moindres occasions. On a dit, 

< et la chose est Traie jusqu'à un certain point, qu'il y 
« avait une langue qui lui était o(Misacrée, et qu'une con- 
c Tersation entre hommes qui ne sont pas liés d'amitié 
c n'était qu'un dialogue convenu, dont chacun répétait 
c par cœur sa partie ; mais les échantillons de ce style de 

< politesse, qu'on a insérés dans quelques relations, sont 
« peu exacts ou mal explicpiés. Ce que Fourmont en a 
« donné d'après le P. Varo est rempli d'erreurs. Quoi- 
« qu'on sache bien, en général, ce que sont ces formes 
a de parler exagérées qui, chez les vieux peuples, sem- 
« blent le produit d*un long usage de la vie sociale, il 
a est encore curieux de voir, dans les détails, jusqu'où 
« peuvent conduire ces raffinements d'urbanité, par les- 
a quels chacun cherche à faire briller son savoir-vivre, 
a Pour juger les Chinois sous ce rapport, il faut que les 
a expressions dont ils font usage soient traduites littéra- 
a lement, et c'est ce qui n'a pas encore été tenté. U 
a pourra donc être agréable à ceux qui aiment à compa- 

(1) Mélanges posthumes, p. 362 et guiv. 



CHAPITRE V. 22:^ 

« rer le génie des peuples d'avoir l'interprétation exacte 
« d'une conversation chinoise. Je crois utile de parler 
« auparavant de quelques principes généraux sur les vi- 
ce sites. Une matière de cette importance mérite bien 
<c d'être traitée méthodiquement. 

« On se fait celer à la Chine comme en Europe, c'est- 
a à-dire qu'on se dérobe à la foule des visiteurs, en leur 
« envoyant dire qu'on n'est pas chez soi, sans se soucier 
« de le leur faire croire. On ne craint pas même de se 
ce dire indisposé, accablé de travail, hors d'état de 
« recevoir ; les domestiques sont chargés dans ce 
c< cas, de prendre les billets de visite qu'on apporte et de 
« demander les adresses, pour que leur maître puisse, 
« dans l'espace de quelques jours, rendre les visites 
c< qu'il n'a pas reçues. Dans un roman chinois, trois 
« lettrés sont ensemble à se divertir en buvant du vin 
c( chaud et en composant des vers ; on annonce un vieux 
« mandarin intrigant et d'un commerce ennuyeux et 
« désagréable. — Imbécile, dit le maître à son domes- 
« tique, pourquoi ne lui as-tu pas dit que je n'y étais 
« pas? — Je le lui ai assuré, répond le domestique, 
a mais il a vu les palanquins de ces deux nobles visiteurs 
a devant la porte, et il a connu par là que vous étiez 
«ici... Le maître se lève, prend son bonnet de céré- 
« monie, court avec un empressement forcé au-devant 
c< de cet hôte importun, et le comble de politesses af- 
« fectueuses, sur lesquelles les deux autres lettrés, qui 
a le détestent, renchérissent encore. On croirait à peine 
« que cette scène, qui est peinte assez naïvement, se 
« passe à 104 degrés du méridien de Paris. 
« Celui qui veut rendre une visite doit, quelques 



224 l'empiré chinois. 

« heures auparavant, envoyer, par son domestique, nn 
« billet à la personne qu'il a dessein de voir, tant pour 
a s'informer si elle est chez elle que pour l'inviter à ne 
« pas sortir si elle a loisir d'accepter la visite : c'est une 
« marque de déférence et de fespect pour ceux que l'on 
« veut aller voir chez eux. Le billet est une feuille de 
a papier rouge, plus ou moins grande, suivant le rang 
ce et la dignité des personnes, et le degré de respect 
« qu'on désire leur témoigner. Ce papier est aussi plié 
« en plus ou moins de doubles et l'on n'écrit que quel- 
« ques mots sur la seconde page, par exemple : Votre 
« disciple ou votre frère cadet, un tel, est venu pour 
a baisser la tête jusqu'à terre devant vous, et vous offrir 
« ses respects... Cette phrase est écrite en gros caractè- 
c( res, quand on veut mêler à l'expression de sa politesse 
c( un certain air de grandeur ; mais les caractères dimi- 
a nuent et deviennent petits à proportion de l'intérêt 
« qu'on peut avoir à se montrer véritablement humble 
« et respectueux. 

« Ce billet étant remis au portier, si le maître accepte 
« la visite, il répondra verbalement : 11 me fait plaisir, 
« je le prie de venir.. . S'il est occupé, ou s'il a quelque 
« raison pour ne pas recevoir la visite, la réponse est : 
<( Je lui suis fort obligé, je le remercie de la peine qu'il 
a veut prendre... Mais si par hasard, le visiteur est un 
« supérieur, alors on ne manque pas de dire : Monsei- 
« gneur me fait un honneur que je n'eusse pas osé 
« espérer... A la Chine, on n'a pas coutume de refuser 
c( ces sortes de visites. 

« Si l'on n'a pas reçu de billet qui annonce la visite, 
c( ce qui ne peut avoir lieu ^'à l'égard des inférieurs. 



CHAPITRE V. 225 

« OU des gens du commun, ou dans le cas d'affaires pres- 
« sées, on peut prier le visiteur d^attendre, en lui rendant 
« compte de l'occupation qui vous retient un moment. 
« Par exemple, le domestique qui reçoit l'étranger lui 
<c dira : Mon maître tous prie de vous asseoir un instant, 
« il achève de se peigner et de faire sa toilette... Mais, si 
c< l'on a été prévenu par billet, on doit prendre de beaux 
« habits, et se tenir prêt à recevoir son hôte à la porte 
« de la maison, ou à la descente de son palanquin, et lui 
« dire d'abord : Je vous prie d'entrer... On a soin d'ou- 
«c vrir les deux battants de la porte du milieu ; car il y 
a aurait de l'impolitesse à laisser entrer ou sortir par 
<( les portes latérales. Les grands se font porter dans 
a leurs palanquins ou entrent à cheval jusqu'au pied 
« de l'escalier qui conduit à la salle des hôtes. Le maî- 
« tre de la maison les reçoit en se mettant à leur droite, 
« puis il passe à leur gauche en leur disant : Je vous 
« prie d'aller de vaut... et il les accompagne en se tenant 
<x un peu en arrière. 

« Dans la salle des hôtes, des sièges doivent être pré- 
ce parés et rangés» sur deux lignes parallèles, l'un devant 
(( l'autre. En y entrant, on commence, dès le bas delà 
<K salle, à faire la révérence, c'est-à-dire qu'on s'incline 
« à côté de son hôte, et un pas en arrière, jusqu'à ce 
a que les mains, qu'on tient l'une dans l'autre, touchent 
« à terre. Dans les provinces du midi de la Chine, le 
a côté du sud est le plus honorable ; c'est le contraire 
« dans celles du nord. On pense bien qu'il faut, suivant 
« la province, céder le côté le plus honorable à son hôte. 
a Celui-ci, par une ingénieuse courtoisie, peut, en deux 
c( mots, changer l'état des choses, et dire, si on l'a placé 

18. 



226 l'empirb chinois. 

c< du côté du midi : Pc-K, c'est ici la cérémonie du pays 
« du nord. .. Ce qui signi6e : J'espère qu'en me mettant 
<c au midi, vous m'assignez la place la moins distin- 
c( guée... Mais le maître de la maison s'empresse de ré- 
« tablir la situation convenable en disant : Nan-li, point 
« du tout, seigneur, c'est la cérémonie du midi, et vous 
c( êtes à la place où vous devez être. 

« Souvent le visiteur affecte de prendre le côté le 
« moins honorable, alors le maître de la maison s'excuse 
a en disant : Je n'oserais... ; et, passant devant son hôte 
a en le regardant toujours, et ayant soin de ne pas lui 
a tourner le dos, il va se mettre à la place convenable, 
« et un peu en arrière ; c'est alors que tous deux font, en 
a même temps, là révérence. Si plusieurs personnes 
<K font une visite ensemble, ou si le maître a quelque 
« parent qui demeure avec lui',- on répète la révérence 
« autant de fois qu'il y a de personnes à saluer. Ce ma- 
« nége dure alors assez longtemps, et, tant qu'il 
ic dure, on ne se dit autre chose que pou-kan^ pou-katij 
« je n'oserais. 

« Une politesse que l'on doit aux grands, et qui ne 
« déplaît pas aux personnes d'une condition moyenne 
« quand on en use avec elles, c'est de couvrir les chaises 
« de petits tapis faits exprès ; alors on se fait réciproque- 
« ment de nouvelles façons. On refuse de prendre le 
« premier fauteuil, pendant que le maître insiste pour 
« qu'on l'accepte ; celui-ci feint de l'essuyer avec le pan 
a de sa robe, et l'étranger fait le même honneur au fau- 
te teuil qui doit être occupé par le maître. Enfin on fait 
« la révérence à la chaise avant de s'asseoir, et l'on 
« ne prend sa place qu'après avoir épuisé toutes les 



CBAPITRE V. 247 

« ressources de la civilité et de la bonne éducation. 
« A peine est -on assis, que les domestiques appor- 
« tent le thé ; les tasses de porcelaine sont rangées sur un 
« plateaude bois vernis. Chez les gens riches, on ne se sert 
c( pas de théière ; mais la quantité de thé nécessaire est 
c( mise au fond de la tasse, et Feau bouillante versée par- 
ce dessus. LMnfusion est très-parfumée, mais on la 
« prend sans sucre. Le maître de la maison s'approche 
« des plus considérables de ses hôtes, et leur dit, en tou- 
a chant le plateau : Tsing-tcha^ je vous invite à prendre 
« le thé...; alors tout le monde s'avance pour prendre 
<x chacun sa tasse. Le maître en prend une avec les deux 
« mains, et la présente au premier de la compagnie, qui 
c< la reçoit de même avec les deux mains. Les autres af- 
(( fectent de ne prendre les tasses et de ne boire qu'en- 
« semble, quoiqu'on s'invite, par signes, les uns les au- 
« très, à commencer. Quand tout le monde est servi de 
« cette manière, celui ou ceux qui sont venus en visite, 
« tenant leur tasse avec les deux mains, et demeurant 
c( assis, se courbent en la portant jusqu'à terre. 11 faut 
« bien prendre garde alors de répandre la moindre 
« goutte de thé; cela serait fort incivil ; et, pour empé- 
« cher que cela n'arrive, on a soin de ne remplir les tas- 
ce ses qu'à moitié. La manière la plus honnête de servir 
t< le thé est de joindre à la tasse un petit morceau de 
m confiture sèche et une petite cuiller, qui n'est qu'à cet 
« usage. Les invités boivent le thé à plusieurs reprises 
a et fort lentement, quoique tous ensemble, pour être 
<x prêts à reposer la tasse sur le plateau tous à la fois. 
« Quelque chaude qu'elle soit, on doit plutôt souffrir de 
« se brûler les doigts que de faire ou de dire rien qui 



228 L FMP1BB CHINOIS. 

« puisse troubler la bienséance et Tordre des ciTilités. 
« Dans les grandes chaleurs, le maître prend son éven- 
« tail après que le thé est bu, et, le tenant ayec les deux 
<f mains, il fait une inclination à la compagnie, en di- 
a sant : Tsing-chen^ je tous invite à vous servir de vos 
« éventails... Chacun alors prend son éventail ; il serait 
« impoli de ne pas en avoir avec soi, parce qu'on serait 
« cause qu'aucun ne voudrait en faire usage. 

a La conversation doit toujours commencer par des 
« choses indifférentes, ou même insignifiantes ; et ce 
a n'est pas là, sans doute, la condition du cérémonial la 
« plus difficile à remplir. Communément les Chinois 
« sont deux heures à dire des riens, et, vers la fin de la 
« visite, ils exposent, en trois mots, l'affaire qui les 
« amène. Le visiteur se lève le premier, et dit quelque- 
« fois : 11 y a longtemps que je vous ennuie... De tous 
<c les compliments que se font les Chinois, celui-là, sans 
« doute, est celui qui approche le plus souvent de la 
a vérité. 

a Avant de sertir de la salle on fait une révérence de 
« la même manière qu'en arrivant. Le maître reconduit 
« son hôte en se tenant à sa gauche, et un peu en arrière, 
<ic et le suit jusqu'à son palanquin ou à son cheval ; avant 
a de monter, l'étranger supplie le maître de le laisser, 
<c et de ne pas assister à une action qui n'est pas assez 
« respectueuse ; mais l'autre se contente de se re- 
« tournera demi, comme pour ne pas le voir. Quand 
« l'étranger est remonté à cheval ou que les porteurs 
a ont soulevé les bâtons de son palanquin, il dit adieu, 
a tsing4eaoy et on lui rend cette courtoisie, qui est la 
c( dernière de toutes. 



CHAPITRE V. 229 

a Tel est Tordre invariable usité dans les visites en- 
« tre gens d'une condition presque égale ; on sait bien 
c< qu'il doit se modifier suivant une foule de circonstances 
« particulières, telles que le rang, les emplois, l'âge, 
a l'illustration personnelle, etc. On pourrait faire un 
« volume de tout cela, et l'on pense bien que les Chinois 
c( n'y ont pas manqué. Au reste, il est plus aisé d'être 
c< plus poli à la Chine qu'ailleurs, précisément parce que 
jK la politesse y est mieux déterminée, que les règles en 
c( sont plus constantes, et que chacun sait toujours, 
<i dans une position donnée, ce qu'il doit faire et dire. 
« C'est une grande gêne, sans doute, mais cçtte gène a 
(c bien sa commodité. » 

Le degré d'étiquette que nous avions adopté, d'après 
le conseil du vice-roi, prescrivait aux visiteurs d'en- 
voyer, par avance, un billet de grande dimension, et de 
se présenter en grande tenue quand ils étaient admis. 
Par ce moyen nous pouvions nous soustraire, en toute 
liberté, aux visites des importuns, sans qu'on pût nous 
taxer d'impolitesse. Nous fûmes peines, cependant, de 
voir que cette mesure éloignait de nous les chrétiens, 
qu'on se gardait bien d'avertir des conditions exigées 
pour être reçus. Nous exprimâmes à maître Ting com- 
bien nous serions heureux de voir les adorateurs du 
Seigneur du ciel, et nous le priâmes de mettre, à l'avenir, 
un peu de bonne volonté pour les faire arriver jusqu'à 
nous ; mais, comme nous pouvions peu compter sur 
son empressement à nous obliger en cela, nous es- 
sayâmes de prendre, de notre côté, quelques mesures 
efficaces. 

La nuit que nous passâmes à Tchoung-king fut mar- 



230 L EMPIRE CHINOIS. 

quée par un incident bizarre, fantastique, et dont ]e récit 
pourra ressembler un peu à un conte de revenant. 
Nous déclarons donc, par avance, que ce n'est pas un 
conte et que nous n^ avons été le jouet d^ aucune halluci- 
nation. Nous étions dans notre chambre, dormant d'un 
sommeil profond, lorsqu'il nous sembla entendre, 
comme dans un rêve, un bruit sonore et cadencé qui 
se promenait, par intervalles, dans les cours, dans les 
jardins et dans les divers appartements du palais com- 
munal. Ce bruit paraissait tantôt venir de fort loin et 
tantôt être dans notre chambre. Il nous semblait aussi 
entendre sur les nattes de bambou de légers craquements, 
comme les pas de quelqu*un qui marche avec précau- 
tion pour ne pas être entendu ; quelquefois nous étions 
comme au milieu d'une grande illumination, puis les 
ténèbres revenaient tout à coup, et une voix, qui se pen- 
chait à notre oreille, articulait quelques mots dont nous 
ne pouvions comprendre le sens, et le bruit sonore et 
cadencé s'éloignait de nouveau pour se rapprocher 
encore. Nous étions toujours profondément endormis, et 
pourtant nous avions le sentiment qu'un cauchemar 
nous tenait oppressés; car, malgré tous nos efforts, il 
nous était impossible de nous remuer, d'ouvrir les yeux, 
ni de proférer une parole. Enfin nous sentîmes comme 
un coup sur l'épaule, et, après une violente secousse qui 
nous réveilla en sursaut, nous nous trouvâmes envi- 
ronnés d'une lumière éblouissante et en face d'une figure 
hideuse, qui se mit à rire et nous montra ses dents lon- 
gues et jaunies. Le spectre allongea son bras nu et dé- 
charné, et nous présenta d'un air grave un papier écrit 
en caractères européens. Nous fîmes instinctivement un 



CHAPITRE V. 231 

mouvement en arrière pour nous rapprocher du mur, 
car nous ne comprenions pas trop encore où nous étions. 
Le spectre se mit à rire de nouveau, retira son bras, 
prit de la main gauche le flambeau qu'il tenait dans la 
droite, et fit un grand signe de croix. Nos yeux en étant 
Vénus au point de distinguer un peu plus clairement les 
objets, nous vîmes que nous avions affaire à un vérita- 
We Chinois, fort laid, bizarrement coiffé, ôt nu jusqu'à 
la ceinture. Quand il s'aperçut que nous étions parfaite- 
ment réveillés, il se baissa vers nous, et nous dit, à voix 
basse, qu'il était chrétien, et qu'il nous apportait une 
lettre de monseigneur de Sinite, coadjuteur du vi- 
caire apostolique de la province du Sse-tchouen. Le 
Chinois alluma une lampe sur une petite table à côté 
du lit ; nous décachetâmes cette lettre qui nous par- 
venait d'une manière si fantasmagorique, et, pendant 
que nous lisions, notre chrétien s'éloigna, et se mit à 
parcourir le palais communal, en frappant de tfemps en 
temps sur un morceau de bambou. Cet homme rem- 
plissait les fonctions de veilleur de nuit. 

Monseigneur Desflèches, évêque de Sinite, que nous 
avions connu à Macao, en 1 839, avait sa résidence dans la 
ville même de Tchoung-king. Après nous avoir exprimé 
ses regrets de ne pouvoir sortir de la retraite où il vivait 
caché, pour venir embrasser des compatriotes, il nous 
donnait des détails sur les persécutions qui ne cessaient 
de désoler les chrétiens, malgré les édits de liberté re- 
ligieuse obtenus par l'ambassade française. Sa Gran- 
deur nous signalait que, dans Tchang-tcheou-hien, ville 
de troisième ordre, où nous devions passer dans quel- 
ques jours, le premier magistrat de la ville venait de 



2.^â l' EMPIRE CHINOIS. 

faire emprisonner trois chrétiens. 11 nous donnait, sur 
cette affaire, tous les renseignements nécessaires pour 
pouvoir faire des réclamations lorsque nous serions ar- 
rivés sur les lieux. Le chrétien qui nous avait remis 
cette lettre avait eu soin de déposer sur la table, à côté 
du lit, une écritoire, une plume et du papier. Nous ré- 
pondîmes immédiatement à monseigneur Desflèches, 
pour lui donner l'assurance que nous ferions tout ce 
qui dépendrait de nous pour obtenir la liberté de ses 
cbers prisonniers. Nous profitâmes en même temps de 
cette occasion pour le prier d'avertir les chrétiens qui 
voudraient nous voir de se présenter au palais commu- 
nal, en se conformant aux prescriptions des rites. 

Nous écrivions cette lettre le cœur oppressé d'une 
tristesse indicible. Un missionnaire, un Français, un 
ami que nous avions connu autrefois et que nous n'a- 
vions pas revu depuis si longtemps, se trouvait à quel- 
ques pas de nous, et nous ne pouvions pas nous réunir 
et tomber dans les bras l'un de l'autre, et nous entre- 
tenir un instant de ces choses qui font vibrer Pâme du 
missionnaire, des souffrances des chrétiens, des épreu- 
ves des prédicateurs de l'Evangile, de la patrie, de 
la France dont nous n'avions aucune nouvelle depuis 
trois ans. Une consolation si douce nous était inter- 
dite ; et nous en étions réduits à nous écrire quelques 
Ugnes, au milieu de la nuit, à la hâte et furtivement. 
Dans la vie des missions, la faim, la soif, les intempéries 
des saisons, toutes les tortures du corps, ne sont rien en 
comparaison de ces souffrances morales, de ces priva- 
tions du cœur, auxquelles il est si difficile de s'accou- 
tumer. 



CHAPITRE V. 233 

Pendant que nous faisions, en contrebande, cette 
singulière correspondance, notre rusé chrétien conti- 
nuait toujours sa ronde dans les divers quartiers du 
palais communal, sans oublier de frapper, de temps 
en temps, sur son instrument de bambou, les veilles de 
la nuit. Quand la lettre fut terminée, il la prit, la cacha 
avec soin dans les plis de sa ceinture, et se remit tran- 
quillement à sa manœuvre. 

Les Chinois ont toujours à leur disposition, pour 
toutes les circonstances, un trésor inépuisable de ruses 
et de supercheries. Les chrétiens de Tchoung*king, 
voulant nous faire parvenir en secret la lettre de mon- 
seigneur Desflèches, avaient imaginé de s'introduire de 
nuit dans le palais communal. L'un d'eux, pauvre ar- 
tisan, ne pouvant, par sa position sociale, exciter aucun 
soupçon, se présenta aux gardiens en qualité de veilleur 
de nuit, ayant soin de demander un salaire bien inférieur 
à celui qu'on donne ordinairement aux gens qui exercent 
ce genre d'industrie. Son offre fut acceptée à la grande 
satisfaction des chrétiens de Tchoung-king, qui durent 
se trouver heureux de nous faire parvenir leur lettre, et 
peut-être un peu aussi d'avoir pu jouer un tour à la po- 
lice ; car les Chinois ne sont pas tout à fait insensibles à 
cette singulière jouissance des vieux peuples civilisés. 

Les gardiens de nuit sont très à la mode dans toutes 
les provinces de la Chine ; ils sont surtout régulièrement 
employés dans les pagodes, les tribunaux et les hôtel- 
leries ; les riches particuliers en ont aussi à leur service. 
Ces hommes sont obligés de se promener pendant toute 
la nuit, dans les endroits confiés à leur vigilance, et de 
faire du bruit en frappant, par intervalles, sur un tam- 



234 L EMPIRE GHIHOfS. 

tam OU sur un instrument de bambou. Ce bruit a pour 
but d'avertir poliment les voleurs qu'on se tient sur ses 
gardes, et que, par conséquent, le moment n'est pas fa- 
vorable pour percer les murs ou enfoncer les portes. 
Dans certaines villes l'administration entretient aussi 
des veilleurs de nuit, organisés en patrouille, pour 
parcourir les rues, maintenir la tranquillité publique, et 
avertir les citoyens de prévenir les incendies. Ils s'ar- 
rêtent un instant dans les divers quartiers, et, après 
avoir fait résonner trois fois leur tam-tam de bronze, 
on les entend crier à l'unisscm : Um-chan^ lou-hia^ siao- 
sin-ho^ c'est-à-dire : au rez-de-cbaussée et à l'étage su- 
périeur, qu'on prenne garde au feu. 

Les incendies sont très-fréquents en Chine, surtout 
dans les provinces méridionales où les maisons sont, en 
grande partie, construites en bois. L'usage de fumer 
continuellement, et d'avoir presque toujours du feu 
pour la préparation du thé, doit être une cause de nom- 
breux accidents ; on est même étonné qu'ils ne soient 
pas plus multipliés lorsqu'on a vécu quelque temps 
parmi les Chinois, et qu'on a été témoin du désordre qui 
règne dans leurs maisons et de leur peu de précaution. 
Quand un incendie s'est déclaré quelque part, ce qu'on 
appréhende le plus, ce sont les voleurs; ils accourent 
aussitôt de toutes parts, sous prétexte d'éteindre le feu, 
augmentent à dessein la confusion, s'introduisent par- 
tout, et enlèvent à leur profit tout ce qu'ils ont l'air de 
vouloir arracher aux flammes. C'est un véritable pil- 
lage ; aussi, le premier soin de ceux qui sont victimes 
d'un incendie, c'est d'empêcher le public de venir au 
secours. On s'empresse de déménager comme on peut, et 



CHAPITRE V. 23» 

de faire dans la maison le vide le plus complet. Les voi- 
sins de l'incendie sont obligés d'en faire antant, car les 
pillards, sous prétexte d'arrêter les progrès du feu, se 
hâtent de démanteler les maisons et d'emporter les ma- 
tériaux, quand ils ne trouvent pas autre chose à voler; 
c'est toujours autant de pris. On comprend ce que peut 
devenir un incendie avec de pareils auxiliaires. Il suffit 
de quelques heures pour faire disparaître deux ou trois 
cents maisons. 

Dans plusieurs villes, pourtant, l'administration mon- 
tre une certaine sollicitude au sujet de ces horribles 
attentats. Ainsi, comme nous l'avons déjà dit, elle fait 
crier au public de prendre garde au feu ; de plus, elle 
entretient, dans les rues principales, de grandes cuves 
en bois, toujours remplies d'eau ; il existe même quelque- 
fois un corps de pompiers plus ou moins bien organisé. 
Aussitôt qu'un incendie se déclare, les mandarins se 
font un devoir de se rendre sur les lieux avec la troupe 
et les agents de police, afin d'écarter la populace qui, 
d'instinct, est toujours disposée à se transformer en bande 
de voleurs. Les pompes chinoises fonctionnent à peu 
près comme les nôtres ; on les nomme chui-loung ou 
yang-loungy c'est-à-dire dragon aquatique ou dragon 
marin. Yang-loung peut encore se traduire par dragon 
européen, ce qui tendrait à prouver que les pompes à 
incendie sont d'importation européenne, et que les Chi- 
nois sont capables de se résigner à admettre chez eux les 
usages des pays étrangers. 

Une chose que nous avons toujours admirée en Chine, 
c'est l'activité surprenante avec laquelle on se remet, 
immédiatement après l'incendie, à reconstruire les mai- 



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2.^6 L EMPIRE CBINOIS. 

sons dévorées par les flammes. Les pompiers se sont à 
peine retirés que les maçons et les charpentiers enva- 
hissent ce sol encore tout brûlant. Ordinairement ce ne 
sont pas les mêmes propriétaires qui bâtissent ; ceux-là 
sont, le plus souvent, ruinés ; ils disparaissent et vont 
se caser où ils peuvent. La soif du commerce et des 
spéculations est tellement ardente dans ce pays, qu'au 
moment même où le feu dévore les maisons^ les acqué- 
reurs du terrain se présentent en foule, et le contrat de 
vente se signe, en quelque sorte, à la lueur de Tincendie. 
Le sol est aussitôt déblayé comme par enchantement, 
et il est d'usage qu'on aille entasser tous les décombres 
sur l'emplacement de la maison où, le feu s'est d'abord 
déclaré. La loi, par cette mesure, prétend infliger une 
punition à celui qu'elle suppose coupable de négligence, 
en lui faisant supporter tous les frais du déblayement. 
On rencontre fréquemment, dans l'enceinte des villes, 
de nombreux entassements de décombres qui n'ont pas 
d'autre origine que cet usage. 

Nous quittâmes Tchoung-king le lendemain, un peu 
tard, pour aller passer la journée dans la ville voisine. 
Nous n'eûmes qu'à traverser le fleuve Bleu, dont le cours 
rapide pouvait présenter quelques difficultés ; mais nous 
arrivâmes à l'autre bord sans la moindre contradiction, 
et maître Ting ne manqua pas de s'en attribuer le succès. 
Il avait su choisir, disait-il, une barque d'une construc- 
tion' parfaite et des mariniers d'une intelligence éprou- 
vée ; puis Kao-wang, dont il avait récité les litanies de 
grand malin, tout en fumant son opium, avait com- 
mandé au fleuve de nous porter sur ses ondes en dou- 
ceur et pacifiquement. 



GUAPITÙE y. 237 

Nos petites aventures de Kien-tcheou avaient eu du re- 
tentissement. Les mandarins, convaincus que nous n'é- 
tions nullement disposés à favoriser à nos dépens toutes 
leurs combinaisons d'intérêt, parurent en prendre leur 
parti. Déjà à Tchoung-king nous pûmes constater les 
bons effets de notre fermeté. Nous trouvâmes le palais 
communal entièrement pavoisé et d'une tenue irrépro- 
chable ; tout le monde fit des efforts pour être prévenant 
et aimable; aussi fûmes-nous tout disposés à récom- 
penser ce zèle par un prompt départ. 

L'administration augmenta notre escorte d'un nou- 
veau mandarin militaire et de huit soldats. On ne man- 
qua pas de nous dire que les autorités de la ville avaient 
voté ce renfort en vue de nous faire honneur, et de don- 
ner à notre marche une allure plus solennelle, ou, comme 
on s'exprime en Chine, pour déployer le caractère d'une 
majesté hautaine* Nous remerciâmes le préfet de sa 
courtoisie, et nous lui laissâmes tout le mérite de sa 
prétendue générosité. Nous savions que la mesure avait 
été ordonnée par le vice-roi, à cause des bandes de vo- 
leurs dont étaient infestés les chemins que nous allions 
parcourir jusqu'aux limites de la province. 

Le nouveau mandarin militaire était un héros de la 
fameuse expédition envoyée à Canton contre les Anglais 
en 1842. Quoiqu'il eût fait la guerre contre les diables 
occidentaux, son air était très-peu martial ; sa longue 
figure de papier mâché, sa bouche toujours niaisement 
entr'ouverte, et sa démarche maussade et disloquée, ne 
lui donnaient pas une tournure extrêmement guerrière. 
Ses manières prétentieuses et peu convenables nous 
firent augurer que nous ne ferions pas ensemble très-bon 



238 L EMPIRE CHINOIS. 

ménage. Dès notre première entrevue, sous prétexte 
que, pendant son séjour à Canton, il avait été se pro- 
mener quelquefois devant les factoreries européennes, 
il prit avec nous de tels airs de camaraderie, que nous 
fûmes obligés de le rappeler à l'observance des rites. 

Après avoir quitté les bords du fleuve Bleu, nous ar- 
rivâmes à Tchang-tcheou-hien, ville de troisième ordre. 
C'était là précisément que se trouvaient ces trois chré- 
tiens emprisonnés dont nous avait parlé monseigneur 
Desflèches. Aussitôt que nous fûmes installés au palais 
communal, le préfet de la ville vint, selon la règle éta- 
blie, nous rendre visite avec tout son état-major. Nous 
le reçûmes, en présence de nos mandarins conducteurs, 
avec le plus de solennité possible. Quand nous eûmes 
épuisé toutes les banalités d'une conversation d'étiquette, 
nous demandâmes s'il y avait beaucoup de chrétiens 
dans son district. — Ils sont très-nombreux, nous répon- 
dit-il. — Sont-ils braves gens, s'appliquent-ils à la per- 
fection du cofur et aux vertus chrétiennes ? — Com- 
ment ! des hommes qui suivent votre sainte doctrine 
peuvent-ils être mauvais ? Tous les chrétien&^sont excel- 
lents, c'est une chose connue. — Tu as raison, ceux 
qui suivent fidèlement la doctrine du Seigneur du ciel 
sont des hommes vertueux. Votre grand empereur, 
dans un édit qu'il a adressé à tous les tribunaux, pro* 
clame que la religion chrétienne n'a pas d'autre but que 
d'enseigner aux hommes la fuite du mal et la pratique 
du bien ; en conséquence, il permet à ses sujets, dans 
toute l'étendue de l'empire, de suivre cette religion, et 
il défend aux mandarins, grands et petits, de rechercher 
et de persécuter les chrétiens. Cet édit impérial est, 



GHAPITAB V. 239 

sans doute, parvenu dans cette ville et tu en as eu con- 
naissance. — La volonté de l'empereur est comme la 
chaleur et la clarté du soleil ; elle pénètre partout. 
L'édit impérial est descendu jusque dans cette pauvre 
ville. — C'est ce que nous avons entendu dire ; mais le 
peuple, qui, dans ses moments d'oisiveté, aime à répan- 
dre des paroles légères et des propos dénués de raison, 
prétend que, dans le tribunal de Tchang-tcheou-hien, 
on ne respecte pas la volonté impériale. Les langues in- 
discrètes vont même jusqu'à dire que trois chrétiens de 
Tchang-tcheou-hien ont été arrêtés depuis peu de jours 
et qu'ils sont encore enfermés dans la prison de ton tri- 
bunal. Que faut-il penser de ces rumeurs ? — Elles sont 
vaines et fausses. Le peuple de nos contrées étant enclin 
au mensonge, on ne doit pas ajouter foi à ses discours. 
Il est reconnu que les chrétiens sont des hommes ver- 
tueux ; qui donc serait assez téméraire pour lesjnettre en 
prison, surtout après que Tédit de l'empereur à été no- 
tifié? — Il est, en effet, difficile de concevoir qu'un 
homme tel que toi soit capable de se laisser aller à une 
semblable témérité. « Le sage écoute les propos de la 
multitude ; mais il sait discerner la vérité du mensonge. » 

Après cet aphorisme nous rentrâmes dans les bana- 
lités de la conversation, au grand contentement du 
préfet, qui, sans doute, devait beaucoup s'applaudir 
intérieurement de nous avoir mystifiés. Il se retira 
plein de lui-même et tout glorieux de son succès, dis- 
tribuant de majestueux saluts à la compagnie, et se pa- 
vanant et faisant la roue comme un coq d'Inde. 

Aussitôt qu'il eut quitté le palais communal, nous 
dimes à maître Xing : Prends un pinceau et écris.* 



240 L BMPIRE CHINOIS. 

Nous lui dictâmes le nom, Tâge et la profession des 
trois chrétiens emprisonnés ; puis nous le priâmes de 
se rendre immédiatement au tribunal et de remettre 
ce billet au préfet, en lui disant que ces trois hommes 
que nous lui signalions étaient enfermés dans ses 
prisons, qu'il nous avait menti effrontément; mais 
que nous avions voulu respecter sa dignité et ne pas 
le faire rougir devant le public, parce que l'autorité d'un 
magistrat a toujours besoin d'être entourée de prestige 
et d'honneur. 

Le tribunal du préfet était attenant au palais commu- 
nal. Aussitôt que mattre Ting y f ut arrivé, nous enten- 
dîmes le retentissement du tam-tam et les clameurs que 
poussent les satellites quand le juge monte à son siège 
pour rendre la justice. Un instant après on introduisit 
en notre présence nos trois chrétiens rendus à la liberté, 
qui venaient nous saluer et nous témoigner leur recon- 
naissance. Le scribe du préfet était chargé de nous dire 
quesonmaitre avait ignorél'emprisonnement de ces trois 
chrétiens, que T affaire avait été traitée par un agent su- 
balterne, ignorant du droit et audacieux, déjà coupable 
de plusieurs fautes de ce genre, et dont on ne manquerait 
pas de faire justice. D'après les lois de la politesse chi- 
noise, nous dûmes avoir l'air de prendre ce nouveau 
mensonge pour une vérité incontestable. 

Le motif pour lequel on avait emprisonné les chrétiens, 
c'est parce qu'ils avaient refusé de contribuer aux su- 
perstitions pratiquées par les Chinois dans les temps de 
grande sécheresse, et dont le but est de demander de 
l'eau au dragon de la pluie. Lorsque les sécheresses se 
prolongent et donnent des craintes pour les moissons, 



CHAPITRE V. 241 

il est d'usage que le mandarin du district fasse une pro- 
clamation, pour prescrire une abstinence rigoureuse à 
ses administrés. On prohibe les liqueurs fermentées, les 
viandes, de quelque espèce qu'elles soient, les poissons, 
les œufs, en un mot tout ce qui appartient au règne ani- 
mal ; les légumes seuls sont permis. Les marchands de 
comestibles ou les consommateurs qui violeraient les 
lois de l'abstinence seraient sévèrement punis. Chaque 
particulier affiche au-dessus des portes de sa maison des 
bandes de papier jaune sur lesquelles sont imprimées 
quelques formules invocatoires et F image du dragon de 
la pluie. Si le ciel est sourd à ce genre de supplication» 
on fait des collectes et on dresse les tréteaux pour jouer 
des comédies superstitieuses. Enfin, pour dernier et su- 
prême moyen, on organise des processions burlesques 
et extravagantes, où l'on promène, au bruit d'une mu- 
sique infernale, un immense dragon en papier ou en 
bois. 11 arrive quelquefois que le dragon s'entête et ne 
veut pas accorder la pluie ; alors les prières se changent 
en malédictions, et celui qui naguère était environné 
d'hommages est insulté, bafoué et mis en pièces par ses 
adorateurs révoltés. 

On raconte que, sous Kia-king, cinquième empereur 
de la dynastie tartare mantchoue, une longue séche- 
resse désola plusieurs provinces du nord. Gomme, 
malgré de nombreuses processions, le dragon s'obstinait 
à ne pas envoyer de la pluie, l'empereur, indigné, 
lança contre lui un édit foudroyant, et le condamna à un 
exil perpétuel sur les bords du fleuve Ili, dans la province 
de Torgot. On se mit en devoir d'exécuter la sentence, 
et déjà le criminel s'en allait, avec une touchante rési- 

1. 14 



242 L^BMPIRB CHINOIS. 

gnatioD, à travers les déserts de la Tartarie, subir sa 
peine sur les frontières du Turkestan, lorsque les cours 
suprêmes de Péking, émues de compassion, allèrent en 
corps se jeter à genoux aux pieds de l'empereur et lui de- 
mander grâce pour ce pauvre diable. L'empereur daigna 
révoquer sa sentence, et un courrier partit, ventre à 
terre, pour en porter la nouvelle aux exécuteurs de la 
justice impériale. Le dragon fut réintégré dans ses fonc 
tions, à condition qu'à l'avenir il s'en acquitterait un peu 
mieux. 

Les Chinois de nos jours croient-ils à ces pratiques 
ridicules, à ces extravagances ? Pas le moins du monde. 
On ne doit voir en tout cela qu'une manifestation exté- 
rieure, purement mensongère. Les habitants du Céleste 
Empire observent les superstitions antiques, sans y 
ajouter foi. Ce qui a été fait dans leâ temps passés, on 
le pratique encore aujourd'hui, par la seule raison qu'il 
ne faut pas changer ce que les ancêtres ont établi. 



CHAPITRE VI. 



Mauvaise et dangereuse route. — Leang-cban, Tille de troisième ordre. 
— Contestations entre nos conducteurs et les mandarins de Leang- 
chan. — Un jour de repos. — Nombreuses visites de chrétiens. — Un 
mandarin militaire de l'escorte se compromet. — 11 est exclu de notre 
table. — Grand jugement présidé par les missionnaires. —Détails de 
ce singulier jugement. — Acquittement d'un chrétien et condamna» 
tion d'un mandarin. ~ Sortie triomphale de Leang-chan. — Servi- 
tude et abjection des femmes en Chine. — Leur réhabilitation par le 
christianisme. — Maître Ting prétend que les femmes n'ont pas 
d'âme. — Influence des femmes dans la conversion des peuples. — 
Arrivée à Yao-tchang. — Hôtel des Béatitudes. — Logement sur un 
thé&tre. — Navigation sur le fleuve Bleu. — La comécUe et les comé* 
diêns en Chine. 



En quittant Tchang-tcheou-hien^ nous remarquâmes 
que les porteurs de palanquins étaient plus grands, plus 
TÎgoureux et plus agiles que d'ordinaire ; ils nous em- 
portaient ayec une rapidité et une aisance qui tenaient 
du prodige. Maître Ting nous dit, en passant à côté de 
nous, qu'on avait fait un choix parmi les porteurs de la 
Tille parce que la route devait être pénible et dan- 
gereuse. 

Nous ne tardâmes pas, en effet, à entrer dans un pays 
montagneux, coupé de profonds ravins, où les chemins 
n'étaient souvent que d'étroits sentiers en talus, formés 
de terre glaise, et détrempés par une pluie abondante 
qui n'avait pas cessé de tomber durant la nuit précé- 



244 L EMPIRE CHINOIS. 

dente. Nous eussions bien désiré aller à pied, mais il 
nous eût été impossible de garder longtemps l'équilibre 
sur ce terrain glissant. On nous assura qu'il y avait 
encore molins de danger à rester dans les palanquins. 
Les porteurs, ayant l'habitude de ces misérables che- 
mins, nous prièrent de nous confier en la solidité de leurs 
jambes. Nous comptâmes donc un peu sur eux et beau- 
coup sur la Providence. 

Ces pauvres porteurs avançaient, en s'appuyant 
comme ils pouvaient sur un bâton ferré cpj'ils piquaient 
de temps en temps dans la vase. Quoique cette ma- 
nœuvre fût de nature à ralentir leur marche, ils allaient 
cependant avec tant de vitesse que nous en avions le ver- 
tige. Il leur arrivait parfois de faire involontairement 
quelques entrechats ; alors le palanquin se balançait à 
droite et à gauche avec indécision et semblait vouloir 
s'échapper de dessus leurs épaules. La position était, en 
ces moments-là, peu rassurante, car il ne s'agissait de 
rien moins que d'aller rouler au fond d'un ravin et de se 
fracasser les membres contre d'énormes cailloux. 

Nous ne quittâmes ces horribles sentiers que pour 
gravir de rapides collines, dont le sol, également glis- 
sant, offrait de grandes difficultés, soit pour monter 
soit pour descendre. Dans ces circonstances, pourtant, 
le danger n'était pas très-sérieux ; les chutes ne pou- 
vaient avoir que le désagrément de retarder la mar- 
che. Pour obvier à cet inconvénient, on attachait devant 
le palanquin deux longues cordes auxquelles on attelait 
une douzaine d'individus qui faisaient ainsi avancer la 
machine. Quand il fallait descendre, on plaçait les cordes 
en sens inverse pour modérer l'impétuosité des porteurs. 



CHAPITRE Vr. 245 

Cet étrange attelage était recruté )e long de la route 
d'une façon un peu tyrannique, mais conforme aux ha- 
bitudes du pays. Quand on apercevait des cultivateurs 
aux champs ou des bûcherons dans les forêts, les satellites 
de l'escorte couraient après, et, s'ils pouvaient les attein- 
dre, ils les requéraient au nom de la loi, de venir traî- 
ner le convoi l'espace de cinq lis (1). C'était un bizarre 
spectacle que de voir les stratagèmes mis en usage dans 
cette chasse d'un genre tout à fait nouveau pour nous. 
Quand les fuyards se trouvaient cernés par les évolu- 
tions savantes et agiles des gens des mandarins, ils se 
rendaient à discrétion, et venaient, en riant, se soumet- 
tre à cette malencontreuse corvée. Nous fûmes d'abord 
peines de voir ces pauvres villageois, arrachés à l'impro- 
viste à leurs travaux, pour nous apporter gratuitement 
le secours de leurs bras et de leurs jambes ; mais nous 
dûmes laisser aller les choses conformément aux usages 
du pays, car nous n'étions nullement chargés de réfor- 
mer, chemin faisant, les abus que nous pourrions ren- 
contrer dans le Céleste Empire. 

Avec l'assistance de Dieu, nous nous tirâmes heureu- 
sement de tous les mauvais pas de la route. Nous arrivâ- 
mes à Leang-chau-hien accablés de fatigue ; nous avions 
eu, il est vrai, bien moins de peines physiques à endurer 
que nos porteurs ; mais, au moral, nous avions beau- 
coup plus souffert qu'eux. Nous sentions même tous nos 
membres comme brisés de lassitude, quoique nous 
n eussions fait à pied, tout au plus, qu'une centaine de 
pas. La gêne et la contrainte que nous avions été obligés 

(1) Une demi-lieue. 

14. 



246 LEMPIBE CHINOIS. 

de nous imposer pour garder une parfaite immobilité 
dans nos palanquins et leur éviter la moindre secousse, 
nous avaient, en quelque sorte, produit l'effet d'une 
marche forcée. Aussi, dès que nous fûmes arrivés au 
palais communal, nous nous bâtâmes de prendre un 
peu de repos, en laissant, toutefois, maître Ting cbargé 
de dire aux visiteurs que nous n'y étions pas. 

Nos mandarins et les gens de l'escorte qui, sans doute, 
ne se trouvaient pas aussi fatigués que nous, ne discon- 
tinuèrent pas de faire un vacarme affreux avec les gar- 
diens du palais communal. Durant la nuit tout entière, 
nous eûmes le déplaisir de les entendre se quereller sur 
des affaires dont nous ne pouvions parvenir à saisir le fil. 
Nous comprenions seulement qu'il était question de gain 
et de perte, de ruse et de fraude. Quand le jour parut, 
notre domestique vint nous raconter tous les détails de 
cette chinoiserie. Nos conducteurs, poussés par l'insti- 
gation du nouveau mandarin militaire (pie nous avions 
pris à Tcboung-king, voulaient exiger des tribunaux de 
Leang-chan un viatique plus considérable que celui dont 
il avait été convenu. Afin d'appuyer leurs prétentions 
d'une manière plus efficace, ils n'avaient pas craint de 
falsifier la feuille de route signée par le vice-roi ; mais, 
malheureusement, les mandarins de Leang-chan en 
ayant une copie, il leur avait été facile de vérifier la 
fraude. De là des querelles interminables ; la nuit n'a- 
vait pas suffi pour en venir à bout, et le jour trouva en- 
core nos gens se disputant avec le même acharnement. 
Maître Ting essaya de nous faire intervenir ; il nous 
avait dépeints aux mandarins du pays comme des hom- 
mes terribles, etil comptait beaucoup qu'ilsen passeraient 



CHAPITRE VI. 247 

par tout ce que nous voudrions. Cette affaire ne nous 
concernant pas, nous n'eûmes garde de nous en mêler. 
Nous les avertîmes seulement de s'accorder, comme ils 
le pourraient, le plus promptement possible, parce que 
nous n'entendions pas nous mettre en route au plus fort 
de la chaleur. 

Quand on eut épuisé de part et d'autre toutes les ruses 
et tous les stratagèmes de la polémique chinoise, la paix 
fut conclue, sans que nous ayons pu savoir à quelles 
conditions ; du reste, peu nous importait. Vers onze 
heures on vint nous avertir, d'un air de triomphe, 
qu'enfin nous allions partir. — Il est trop tard, répon- 
dimes-nous, on ne partira que demain. Nous n'avons 
assurément aucun droit de tous empêcher de vous 
quereller, mais nous ne vous reconnaissons pas non plus 
celui de nous faire partir au moment le plus chaud de 
la journée ; nous ne pouvons pas être les victimes de vos 
contestations. — Les gens de notre escorte comprirent 
tout de suite qu^il n'y avait rien à faire, et que nous ne 
reviendrions pas de notre résolution. 11 n'en fut pas ainsi 
des fonctionnaires de Leang-chan ; ils ne purent en pren- 
dre leur parti qu'après avoir épuisé toutes leurs res- 
sources diplomatiques. Le commandant militaire de la 
ville essaya de nous séduire avec une belle jarre de vin 
vieux, qu'il accompagna des exhortations les plus tou- 
chantes et les plus fraternelles. Nous goûtâmes le vin, 
que nous trouvâmes délicieux, et, après mille actions 
de grâces, il fut décidé que nulle part nous ne pourrions 
le boire en aussi bonne compagnie c[u'à Leang-chan. 

Aussitôt qu'il fut bien constaté que nous ne partirions 
pas, le palais communal fut envahi par une foule .de 



248 L^EMPIRE CfllNO^S. 

petits marchands, qui Tenaient nous offrir des curiosités 
de leur pays. Ce que nous trouvâmes de plus remarqua- 
ble parmi ces nombreux étalages de marchandises chi- 
noises, c'étaient des stores dont on se sert, dans les 
pays chauds, pour garnir le devant des portes et des 
fenêtres. Us sont fabriqués avec de petites baguettes de 
bambou, habilement jointes ensemble par des cordons 
de soie, et ornés de peintures représentant des fleurs, 
des oiseaux et une foule de dessins de fantaisie. Le beau 
vernis qui les recouvre rehausse la vivacité des couleurs 
et donne à ces légers treillis une fraîcheur et un éclat 
ravissants. On trouve encore dans cette ville des colliers 
odorants d'une grande variété. 

Les chrétiens sont assez nombreux à Leang-chan, et 
nous étions étonnés qu'il ne s'en fût encore présenté au- 
cun. Sans crainte déporter un jugement téméraire, nous 
pensâmes que les mandarins du lieu avaient défendu 
de les laisser entrer, afin de nous punir de notre indoci- 
lité. En nous promenant dans la première cour, nous 
aperçûmes, parmi la foule qui stationnait devant la 
porte, un homme qui fit à dessein le signe de la croix 
pour être reconnu. Nous allâmes droit à lui et nous 
l'invitâmes à nous suivre dans la salle de réception. Le 
long mandarin militaire qui nous accompagnait depuis 
Tchoung-king essaya de le faire rétrograder ; mais il 
fut immédiatement prié, de l'œil, du geste et de la voix, 
de vouloir bien modérer un zèle si intempestif et si peu 
de notre goût. Après avoir écouté avec le plus vif intérêt 
les détails que le chrétien nous donna sur Tétat de la 
mission, nous lui dtmes d'avertir ses frères de se présen- 
ter avec un billet de visite et en habit de cérémonie, et 



GBAPITRE Vf. 249 

que l'entrée ne serait refusée à personne. Nous allâmes 
nous-mêmes donner la consigne au concierge, et la nou- 
velle s'étant répandue avec rapidité dans toute la chré- 
tienté, les visites nous arrivèrent bientôt par nombreux 
détachements. Comment exprimer les ineffables jouis- 
sances que nous goûtâmes dans ces réunions? Ces hom- 
mes nous étaient tous inconnus, mais ils étaient pour 
nous des amis et des frères. Nous sentions qu'un courant 
de fraternité, une sorte de magnétisme chrétien, passait 
d'eux à nous et de nous à eux. Nous nous aimions sans 
nous être jamais vus, parce que nous avions une même 
foi et une même espérance. Depuis si longtemps nous 
étions errants parmi des peuples indifférents ou ennemis, 
que la sympathie dont nous étions entourés, bien qu'elle 
fût un peu chinoise, dilatait nos cœurs et les remplissait 
de douces émotions. Il nous semblait, en nous entrete- 
nant avec des chrétiens, que nous étions seulement à un 
pas de la France. Les mandarins étaient tout surpris de 
ces intimités spontanées et de ces relations qui semblaient 
dater de fort loin.Ilsen paraissaient inquiets, préoccupés, 
et on voyait qu'ils étaient obligés de faire des efforts 
pour ne pas manifester ouvertement leur mauvaise hu- 
meur. Un incident de nulle importance, une bagatelle, 
vint faire éclater leur colère et faillit donner naissance à 
une grosse affaire. 

Avant la tombée de la nuit, nous récitions notre bré- 
viaire en nous promenant dans une allée de la cour in- 
térieure, pendant que nos trois mandarins de l'escorte, 
assis sous un grand laurier-rose, fumaient leur longue 
pipe et savouraient la délicieuse fraîcheur du soir. Notre 
domestique traversa la cour avec un petit paquet et une 



2?{0 l'empire chinois. 

lettre, et se dirigea vers notre chambre : le mandarin 
militaire que nous avions pris à Tchoung-king l'y suivît. 
Quoiqu'il eût bien choisi son temps pour ne pas être 
aperçu, nous remarquâmes sa démarche, et aussitôt 
que nous fûmes libres, nous courûmes à notre chambre, 
pour y inspecter notre audacieux surveillant. Nous le 
trouvâmes en flagrant délit, lisant la lettre et fouillant 
le paquet qui étaient à notre adresse. Dès qu'il nous 
aperçut, il voulut s'esquiver avec les objets dont il venait 
de s'emparer ; mais nous lui barrâmes le passage, et, 
après l'avoir refoulé au fond de la chambre, nous fer- 
mâmes la porte et nous nous élançâmes sur lui en 
criant : Au voleur ! Lorsqu'il vit que nous saisissions 
une grosse corde pour le lier, il appela au secours, et 
alors tout ce qu'il y avait de monde dans le palais com- 
munal se précipita en tumulte vers notre chambre. 

Ailleurs, nous eussions ri volontiers de cette singu- 
lière aventure ; mais, en Chine, il fallait, en cette cir- 
constance, éclater en colère et en indignation ; nous n'y 
manquâmes pas. Le paquet étant à notre disposition, Û 
fut ouvert, et nous y trouvâmes des fruits secs et quel- 
ques colliers odorants qu'une famille chrétienne avait 
eu l'aimable attention de nous offrir. La lettre n'était 
pas plus compromettante ; elle était ainsi conçue : 

« L'humble famille des Tchao se prosterne jusqu'à 
« terre devant les Pères spirituels originaires du grand 
« royaume de France, et les prie de faire descendre sur, 
« eux la bénédiction du ciel. C'est par la volonté miséri- 
« cordieuse de Dieu que nous avons obtenu votre pré- 
« cieuse présence dans notre pauvre et obscure contrée. 

(( Bientôt nous serons séparés par les fleuves et les 



CHAPITRE Yl. 251 

<c montagnes ; mais les sentiments du cœur parcourent 
« en un moment des distances infinies. Le jour et la 
c( nuit, nous penserons aux Pères spirituels. 

« A Leang-chan, tous les Amis (1) de la religion se 
« réuniront, afin d'adresser des prières au Seigneur du 
« ciel, et de demander une paix inaltérable pour Pâme 
« et pour le corps. Nous élevons vers vous quelques 
Ai fruits du pays ; daignez abaisser votre main pour les 
« recevoir. Cette petite ofirande est celle de notre cœur. 

« Ces caractères sont tracés par les hommes pécheurs 
« et les femmes pécheresses de la famille Tchao. )> 

Le zélé mandarin militaire, confus de n'avoir 
découvert aucune trace de complot, tremblait de tous 
ses membres aux accents de notre colère factice. Le 
préfet de la ville arriva, avec tout son état-major, pour 
organiser la paix ; mais il s'y prit si mal, qu'il obtint 
un résultat précisément tout opposé à celui qu'il se 
promettait. Il eut la maladresse de nous annoncer, tout 
d'abord, qu'il venait de faire arrêter et mettre en 
prison le chef de la famille Tchao, comme étant le 
principe et la source de cette malencontreuse affaire. 
— Un jugement ! nous écriâmes-nous, il faut un 
jugement ! Si le chef de la famille Tchao a péché, qu'il 
soit puni selon les lois, pour l'exemple du peuple... Si 
le chef de la famille Tchao est innocent, alors c'est le 
mandarin militaire de Tchoung^kmg qui est coupable, 
et il doit être châtié. La paix a été troublée dans le 
palais communal ; nous qui voyageons sous la sauve- 
garde de Tempereur, nous avons été insultés par un 

(0 Kiao-you, c'est ainsi que les chrétiens chinois se nomment entre 
eux. 



252 LBMPIRB CHINOIS. 

fonctionnaire; il faut que Tordre soit rétabli par un 
jugement, et que chacun soit mis à sa place, bonne ou 
mauvaise, suivant sa conduite... 

Le préfet de Leang-chan, qui ne voyait pas bien 
clairement où nous voulions en venir, essaya de nous 
persuader que cette affaire devait être considérée 
comme terminée, quMl n'en devait plus être question ; 
que le chef de la famille Tchao allait être gracié et 
mis en liberté, et que, par conséquent, toutes les 
émotions de Tâme devaient cesser. A toutes ses exhor- 
tations et à celles de ses nombreux collègues, nous 
répondions toujours par le même mot : Un jugement ! 
Si le chef de la famille Tchao est innocent, il n'a pas 
besoin de grâce; sa conduite doit être examinée 
attentivement ; il a été maltraité aux yeux de tout le 
monde. Notre honneur et celui de tous les chrétiens 
se trouvent engagés dans cette affaire. 11 faut un ju- 
gement public, afin qu'on puisse expliquer au peuple, 
avec clarté et méthode, les véritables principes du 
droit. . . Ceux qui nous connaissent, dimes-nous au préfet, 
savent que nous ne sommes pas des hommes à paroles 
légères et à résolutions flottantes ; ainsi, nous déclarons 
ici, en présence de tout le monde, avec droiture et sans 
ambiguïté, que nous ne quitterons Leang-chan qu'après 
un jugement public, auquel nous assisterons. Il est 
déjà tard, et on peut donner immédiatement les ordres 
de faire, au tribunal, les préparatifs nécessaires. Nous 
adressant ensuite à maître Ting, nous lui dîmes que, 
l'heure du souper étant arrivée, il fallait se mettre à 
table ; et, afin de ne pas prolonger davantage la discus- 
sion par notre présenc(3, et pour inviter chacun à se 



CHAPITRE VI. 253 

rendre à ses affaires, nous fîmes au préfet de la ville et 
à son état-major une belle révérence ; et nous allâmes 
nous promener dans un petit jardin solitaire qui se trou- 
vait derrière notre chambre. 

Quelques minutes après, tous les curieux que l'aven- 
ture des fruits secs avait attirés au palais communal 
ayant disparu, on vint nous avertir que le vin chaud 
était sur la table. En entrant dans la salle où était servi 
le souper, nous remarquâmes que le mandarin de 
Tchoung-king était à son poste parmi nos commensaux 
ordinaires. Nous lui fîmes signe de sortir, en lui décla- 
rant que, désormais, il nous était impossible de prendre 
nos repas avec lui. Il s'avisa d'abord de trouver la chose 
un peu plaisante ; mais notre attitude ne tarda pas à lui 
faire comprendre que nous parlions très-sérieusement ; 
et ses collègues l'ayant engagé à s'exécuter, il sortit 
d'assez mauvaise grâce, et s'en alla manger son riz ail- 
leurs. 

Notre souper, comme on peut aisément se l'imaginer, 
ne fut pas d'une gaieté bien folle On piquait dans les 
plats à droite et à gauche, machinalement et en silence. 
Les bâtonnets saisissaient et laissaient retomber souvent 
le même morceau avant de l'emporter. On avalait, 
par manière de distraction, de nombreux petits verres 
de vin chaud ; on se regardait du coin de l'œil, et sans 
rien dire ; chacun pensait au fameux jugement. Il nous 
semblait parfois que nous nous étions avancés peut-être 
avec trop de hardiesse, et, s'il se fût trouvé à Leang- 
chan un préfet d'un caractère tant soit peu énergique, 
il eût été prudent de songer à faire une retraite honora- 
ble ; mais nous avions affaire à un homme peureux, 

I. 15 



254 L EMPIRE CHINOIS. 

d'une nature molle, et que nous étions assurés de faire 
plier. II nous importait donc de marcher résolument 
jusqu'au bout ; nous étions, d'ailleurs, bien aises de pro- 
fiter d'une occasion un peu imposante pour relever, s'il 
était possible, le moral des chrétiens grandement abattu 
par toutes ces promesses illusoires de liberté religieuse. 
La conversation ayant pris très-peu de temps, nous 
nous trouvâmes vite à la fin du repas. On apporta le thé 
et les pipes, et, pour lors, il fallut bien renoncer au mu- 
tisme, car les occupations n'ayant plus le même degré 
d'activité et d'importance, il n'y avait plus de prétexte à 
garder le silence. On en vint immédiatement, et sans 
préambule, à ce dont tout le monde était préoccupé, 
c'est-à-dire à la question du jugement. Nous fûmes les 
premiers à prendre la parole. Nous pensons, dîmes- 
nous, que tout est déjà préparé au tribunal pour le juge- 
ment qui doit avoir lieu ce soir ; l'heure a-t-elle été 
fixée ? — Oui, certainement, répondit mattre Ting, 
tout se fera selon vos désirs. Le préfet s'en est chargé ; 
il est très-renommé pour son habileté à discuter les 
points les plus difficiles du droit. Tout ira bien ; vous 
pouvez être tranquilles. Seulement vous ne pourrez pas 
assister au jugement, les lois de l'empire s'y opposent ; 
mais peu importe. — il importe, au contraire, beau- 
coup que nous y soyons ; tenez- vous bien pour averti 
que, sile jugement se fait sans nous, ça ne comptera 
pas. Après de longues et chaleureuses discussions, nous 
en fûmes toujours au même point. Les émissaires du 
tribunal allaient et venaient sans cesse, sans apporter 
jamais de solution. Cependant, comme nous n'avions 
nullement envie de passer la nuit à parlementer, nous 



CHAPITRE VI. 255 

dîmes à maître Ting de se charger de négocier sur les 
bases suivantes : Si, à dix heures du soir, le jugement 
ne commençait pas, nous irions nous coucher, et alors 
il faudrait le faire le lendemain, et demeurer encore nn 
jour à Leang-chan ; si, le lendemain, un n'était pas dé- 
cidé, nous resterions indéfiniment, car notre résolution 
irrévocable était de ne partir qu'après le jugement. Maî- 
tre Ting, muni de nos instructions, se rendit au tribu- 
nal. Dix heures étant arrivées sans qu'il eût reparu, 
nous allâmes nous coucher et nous nous endormîmes 
profondément, quoique nous fussions à la veille d'une 
grande bataille. 

Vers minuit, une députation du premier magistrat 
vint nous tirer de notre sommeil, et nous avertir que, 
tout ayant été réglé et disposé pour le jugement, on nous 
attendait ad tribunal. L'heure ne nous paraissait pas 
extrêmement convenable ; cependant, considérant que, 
pour en venir là, les mandarins avaient dû passer par- 
dessus bien des répugnances, nous crûmes que, de notre 
côté, nous pouvions aussi faire quelques concessions. 
Nous nous levâmes promptement, et, après nous être 
costumés le plus pompeusement possible, nous nous 
rendîmes au tribunal en palanquin, et escortés de nom- 
breux satellites qui portaient à leurs mains des torches 
de bois résineux. Nous savions ce qu'était un jugement 
chinois ; ceux que nous avions subis à Lha-ssa et à 
Tching-tou-fou nous avaient mis un peu au courant des 
règles de la procédure. Nous nous étions tracé d'avance, 
d'après nos souvenirs, un beau petit plan ; il ne s'agis- 
sait plus que de l'exécuter avec beaucoup d'aplomb. 

Nous fûmes introduits dans la salle d'audience, qui 



256 L^EMPIRB GB1N0I8. 

était spleadidement éclairée par de grosses lanternes en 
papier de diverses couleurs» Uoe multitude de curieux, 
parmi lesquels devaient se trouver un grand nombre de 
chrétiens, encombrait le fond de la salle. Les principaux 
mandarins de la ville, et nos trois conducteurs, se trou- 
vaient, à la partie supérieure, sur une estrade élevée, 
où on avait disposé plusieurs sièges devant une longue 
table. Aussitôt que nous fûmes arrivés dans ce sanctuaire 
de la justice, les mag^trats nous firent l'accueil le plus 
gracieux, et le préfet nous dit qu'il. faUait prendre place 
aussitôt, pour commencer vi|e le jugement. La situa- 
tion était critique. Comment allait-on se placer? Per- 
sonne ne paraissait bien fixé 3.ur ce point, et notre pré- 
sence semblait donner au préfet lui-même des doutes 
sérieux au sujet de ses prérogatives ; il avait bien sur le 
devant de sa tunique de soie violette un dragon impé- 
rial richement brodé en relief ; mais nous portions, 
nous, une bçlle ceinture rouge. Le préfet avait un glo- 
bule bleu, et nous autres., nous étions coiffés d*un bon- 
net jaune. Après quelques instants d'hésitation, nous 
nous sentîmes une telle surabondance d'énergie, que 
nous éprouvâmes le besoin (Je diriger nous-mêmes les 
débats. Nous allâmes donc nous installer fièrement sur 
le siège du président, et nou^ assignâmes à nos asses- 
seurs la place qu'ils devaient occuper à droite et à gau- 
che, chacun suivant le degré de sa dignité. Il y eut dans 
l'auditoire un petit mouvement d'hilarité et de surprise 
. qui n'avait pourtant aucun caractère d'opposition. Les 
mandarins se trouvèrent, du coup, complètement déso- 
rientés, et se placèrent, comme des machines, selon qu'il 
leur avait été dit. 



CHAPITRE VI. 257 

La séance était ouverte. Nous plaçâmes devant nous, 
sur la table, le corps du délit, c'est-à-dire la lettre et le 
petit paquet. Après avoir lu et commenté la lettre, nous 
la Rmes passer au mandarin militaire de Tchoung-king 
qui se trouvait à la dernière place à droite, et nous lui 
demandâmes si c'était bien là la lettre qu'il avait déca- 
chetée, s'il la reconnaissait. Là réponse fut affirma- 
tive. Nous lui fîmes ensuite passer le paquet qui renfer- 
mait des fruits secs et quelques colliers parfumés au 
girofle et au sandal. Son identité ayant été constatée, nous 
chargeâmes une sorte d'huissier, coiffé d'un bonnet de 
feutre noir eu forme de pain de sucre et orné de longues 
plumes de faisan, de présenter la lettre et le paquet à 
chacun des juges, afin que le tribunal pût bien former 
sa conscience et se prononcer en parfaite connaissance 
de cause. 

Ces préliminaires étant terminés, l'ordre fut donné 
d'aller chercher l'accusé et de l'introduire à la barre. 
Bientôt nous vîmes s'avancer, entre quatre satellites de 
mauvaise mine, un Chinois aux manières élégantes et 
d'une physionomie pleine dlntelligeticel Un chapelet, 
au bout duquel brillait une grande croix de cuivre, était 
passé à son cou en guise de collier. En voyaiit l'accusé, 
nous espérâmes que le procès marcherait avec succès. 
On comprend combien il eût été embarrassant et peu 
agréable d'avoir affaire à un homme timide, borné, 
incapable, en un mot, de nous soutenir dans la position 
singulière où nous nous trouvions ; mais il était impos- 
sible de mieux rencontrer. Le chef de la famille Tchao 
nous parut taillé tout exprès pour la circonstance. 
Dès qu'il fut arrivé au bas de l'estrade, iljeta sur la cour 



25S l' EMPIRE CHINOIS. 

un regard rapide, mais suf6sant pour lui faire remarquer 
que celui qui allait le juger n'éiait pas un mandarin 
du Céleste Empire. 11 se prosterna en souriant, et après 
ayoir salué le président, en frappant la terre trois fois 
du front, il se releva pour adresser à chaque juge une 
profonde inclination. Lorsqu'il eut parcouru de la meil- 
leure grâce du monde sa série de salutations, il se mit à 
genoux, car, d'après la loi chinoise, c'est dans cette pos- 
ture que doivent être les accusés devant leur juge. Nous 
l'invitâmes à se relever, en lui disant que nous serions 
peines de le voir à genoux devant nous, parce que cela 
n'était pas conforme aux usages de notre pays. — Oui, 
dit le préfet, tiens-toi debout puisqu'on te le permet. 
Maintenant, ajouta-t-il, comme les hommes de ces loin- 
taines contrées n'entendent pas, sans doute, facilement 
ton langage, je vais moi-même faire l'interrogatoire. 
— Non, cela ne se peut pas. Votre crainte est sans fon- 
dement; vous allez voir que nous pouvons très-bien nous 
entendre avec cet homme. —Oui, dit l'accusé, ce lan- 
gage est pour moi blancheur et clarté ; je le comprends 
«ans hésitation. — Puisque la chose est ainsi, dit le 
préfet, un peu déconcerté, tu vas répondre avec droi- 
ture et simplicité de cœur aux questions qui te seront 
adressées. 

Nous procédâmes donc à l'interrogatoire dans la 
forme suivante : — Comment t'appelles-tu ? — Le 
Tout Petit (1 ) porte le nom vil et méprisable de Tchao ; 
le nom que J'ai reçu au baptême est Simon. — Quel âge 
as-tu ? d'où es-tu ? — il y a trente-huit ans que le Tout 

(1) C'est ainsi que doivent se qualifier les Chinois en présence des 
mandarins. 



CHAPITRE VI. 259 

Petit endure les misères de la vie dans le pauvre pays de 
Leang-chan. — Es-tu chrétien? — Moi, homme pé- 
cheur, j'ai obtenu la grâce de connaître et d'adorer le Sei- 
gneur du ciel. — Voilà une lettre ; la reconnais- tu ? par 
qui a-t-elle été écrite? — Je la reconnais ; c'est le Tout 
Petit qui en a tracé les caractères peu gracieux avec 
son pinceau dépourvu d'habileté. — Examine ce pa- 
quet ; le reconnais-tu ? — Je le reconnais. — A qui 
as-tu adressé ce paquet el la lettre? — Aux Pères spiri- 
tuels du grand royaume de France. — Quel était ton but 
en nousenvoyant ces objets? — L'humble famille Tchao 
voulait témoigner aux Pères spirituels ses sentiments de 
piété filiale. — Gomment cela se peut-il? nous ne 
sommes pas connus de vous et nous ne vous avons 
jamais vus. — C'est vrai, mais ceux qui ont la même 
religion ne sont pas étrangers les uns aux autres ; ils ne 
font qu'une seule famille, et, quand des chrétiens se 
rencontrent, leurs cœurs se comprennent facilement. 
— Vous voyez, dtmes-nous au préfet, que cet homme 
comprend parfaitement notre langage ; il répond avec 
lucidité à toutes nos questions. Vous savez aussi, mainte- 
nant, que les chrétiens ne forment ensemble qu'une 
seule famille ; il est écrit dans vos livres et vous répétez 
souvent vous-mêmes que tous les hommes sont frères. 
Cela veutdire que tous les hommes ont une même origine; 
qu'ils viennent du Nord ou du Midi, de l'Orient ou de 
l'Occident, ils sont tous issus du même père et de la 
même mère; la racine est une, quoique les rejetons soient 
innombrables. Voilà ce qu'on doit entendre quand on 
dit que tous les hommes sont frères ; cela signifie encore 
qu'il n'y a qu'un seul souverain Seigneur qui a créé et 



260 L EMPIRE CHINOIS. 

qui gouverne toutes choses. Il est le grand Père et Mère 
de dix mille peuples qui sont sur la terre. Comme les 
chrétiens seuls adorent ce souverain Seigneur, ce grand 
Père et Mère^ voilà pourquoi il est dit qu'ils forment 
entre eux une seule famille. Ceux qui ne sont pas chré- 
tiens appartiennent bien aussi, par l'origine, à la même 
famille, mais ils vivent séparés, ils oublient les principes 
de l'autorité paternelle et de la piété filiale. — Tout cela 
est fondé en raison, dirent les juges chinois, voilà la vraie 
doctrine dans toute sa pureté. 

Après cette courte digression théologîque, nous re- 
vînmes au procès. — ^^ Nous autres, dîmes-nous à l'ac- 
cusé, nous sommes étrangers à l'empire du Milieu, nous 
y avons vécu un assez grand nombre d'années pour con- 
naître la plupart de vos lois; cependant il en est, sans 
doute, beaucoup qui ont dû nous échapper, ainsi ré- 
ponds-nous suivant ta conscience. En nous envoyant 
une lettre et un paquet de fruits secs, penses-tu avoir 
agi contrairement aux lois ? — Je ne le pense pas ; je 
crois, au contraire, avoir fait une bonne action, et nos 
lois ne le défendent pas. — Comme tu es un homme du 
peuple, tu pourrais te tromper et ne pas bien compren- 
dre les lois de l'empire. Nous adressant alors aux magis- 
trats qui siégeaient avec nous, nous leur demandâmes si 
cet homme avait commis une action répréhensible. Tous 
répondirent unanimement que sa conduite était digne 
d'éloges ; et vous, dîmes-nous au nommé Lu, mandarin 
de Tchoung-king, quelle est votre opinion ? — H ne 
peut y avoir aucun doute, l'action de la famille Tchao 
est vertueuse et sainte. Qui serait assez insensé pour dire 
le contraire et soutenir qu'elle est répréhensible ? — 



GHAPITIIIS VI. 261 

VoJlà maintenant qui est clair, dîmes-nons à Tacciisé, 
la vérité a été séparée de Terreur soigneusement. D'après 
le témoignage des mandarins supérieurs et inférieurs, ta 
avais le droit de suivre les sentiments de ton cœur et de 
nous faire cette offrande. Dans ce cas, nous l'acceptons 
ici ouvertement et en présence de tout le monde ; nous 
conserverons ta lettre avec le plus grand soin et comme 
une chose précieuse. 

Le procès était terminé, nous eussions pu prononcer 
aussitôt un verdict de non-K^ulpabilité et renvoyer l'ac- 
cusé triomphalement au sein de sa famille. Cependant, 
comme nous avions pris goût aux fonctions de mandarin, 
nous prolongeâmes encore la séance. Nous demandâmes 
à rhonorable Tchao des détails sur la chrétienté de 
Leang-chan. Son langage fut plein décourage et de con- 
venance, il entra dans une foule de particularités très- 
intéressantes pour nous, mais auxquelles probablement 
les autres j uges ne devaient pas comprendre grand'chose. 
Enfin nous nous hasardâmes à lui adresser cette ques- 
tion : — Les chrétiens de Leang-chan sont-ils fidèles 
observateurs des lois ? Donnent-ils le bon exemple au 
peuple? — Nous autres chrétiens, répondit Tchao, nous 
sommes faibles et pécheurs comme les autres hommes ; 
nous faisons, pourtant, des efforts pour pratiquer la 
vertu. — Oui, faites des efforts pour être des hommes 
vertueux, travaillez à conformer votre conduite à la pu- 
reté et à la sainteté de la doctrine du Seigneur du ciel, 
et vous verrez que, dans tout l'empire, les mandarins 
et le peuple finiront par vous rendre justice. Déjà rèm- 
pereur a reconnu dans un édit que la religion chré- 
tienne avait pour but de porter les hommes à la pratique 

15. 



202 L^EMPIRB CHINOIS. 

du bien et à la fuite du mal, et, en conséquence, il a 
défendu aux grands et aux petits tribunaux des dix- 
huit provinces de poursuivre les chrétiens. Cet édit 
n'a pas été promulgué dans toutes les localités ; 
mais son existence est authentique, vous pouvez Tan- 
noncer à tous les amis de la religion ; il vous est donc 
permis de réciter les prières et d'observer les rites chré- 
tiens sans peur et en toute liberté. Qui serait assez au* 
dacieux pour vous tourmenter et encourir la colère 
de l'empereur ? 

Après cette petite allocution, nous demandâmes au 
préfet si on pouvait renvoyer chez lui le chef de la fa- 
mille Tchao. — Puisqu'il est manifeste, dit-il, que la 
conduite du nommé Tchao a été vertueuse en tous points, 
on doit le lâcher pour qu'il aille porter la consolation 
de sa présence à ses parents et à ses amis. On allait lever 
la séance ; mais nous étendîmes le bras, et nous deman- 
dâmes à exprimer encore une pensée. — Puisque, 
dimes-nous, l'action du chef de la famille Tchao était 
conforme aux lois et irréprochable, il est évident que la 
conduite du mandarin Lu a été coupable. Il s'est intro- 
duit furtivement dans notre chambre et s'est couvert la 
face de honte en décachetant une lettre qui nous était 
adressée. Le mandarin Lu avait été nommé pour nous 
escorter militairement, depuis la ville de Tchoung-king 
jusqu'aux frontières de la province ; mais, comme on 
voit clairement qu'il n'a pas reçu une bonne éducation, 
et que son ignorance des rites peut le conduire aux plus 
grandes fautes, nous déclarons ici que nous ne voulons 
plus de lui ; notre déclaration sera écrite et envoyée aux 
autorités supérieures de Tchoung-king. A ces mots, 



CHAPITRB Vf. 263 

nous nous levâmes, et la séance fut close. Notre admi- 
rable chrétien vint à nous, se mit à genoux et nous de- 
manda la bénédi(!tion en présence de tous les assistants. 
Le chef de la famille Tchao reçut des félicitations de la 
part des mandarins qui avaient siégé à cette étrange pro- 
cédure, et il les méritait bien. 11 nous sembla que, par 
son attitude si digne et par son langage si courageux, 
et en même temps si plein de convenance, il avait 
relevé le nom chrétien aux yeux de tout le monde. * 
Cependant l'avenir nous préoccupait, et certains sen- 
timents de défiance venaient mêler un peu de trouble 
à la joie de notre petit triomphe. Nous craignîmes 
qu'après notre départ le tribunal de Leang-chan ne 
cherchât à prendre sa revanche contre les chrétiens. 
Nous recommandâmes à Simon Tchao la plus grande 
prudence, de peur de donner prise à la malveillance 
des mandarins, et nous l'invitâmes à nous faire parvenir 
de ses nouvelles. Un an après, nous reçûmes une lettre 
àMacaode Leang-chan, nous annonçant que, depuis 
' notre départ,^ la chrétienté avait joui d'une paix inalté- 
rable et que personne n'avait osé persécuter les adora- 
teurs du Seigneur du ciel. 

Quand nous rentrâmes au palais communal, la nuit 
était presque finie ; cependant nous allâmes nous cou- 
cher, non pas pour dormir, la chose eût été difficile, 
mais pour nous reposer un peu, reprendre notre équili- 
bre et nous préparer à partir dans quelques heures. 
Nous éprouvions le besoin de nous recueillir et de rentrer 
dans le cercle de nos idées habituelles, dont nous étions 
sortis quelques instants d'une manière si brusque et si 
inattendue. Nous quittions à peine le tribunal, et 'tout 



s 64 L^EMPIIIE CHINOIS. 

ce qui s'y était passé nous paraissait fabuleux. Nous ne 
pouvions concevoir comment nous d'abord, puis les man- 
darins et le peuple, tout le monde s'était laissé aller à 
prendre au sérieux ce jugement si extraordinaire. Ce 
rôle de président, joué à l'improviste par un mission- 
naire français, dans une ville chinoise, en présence de 
magistrats chinois, et cela sans obstacle le plus naturel- 
lement du monde... Deux étrangers, deux barbares, 
si l'on veut, maîtrisant pour un instant tous les 
vieux préjugés d'un peuple jaloux et dédaigneux 
à l'excès, au point de s'arroger impunément l'autorité 
de juge et de l'exercer officiellement.. . Tous ces faits 
prouvent combien le principe d'autorité est ordinaire- 
ment respecté par ce peuple. Notre ceinture rouge éfcrit 
notre plus grand prestige ; on aimait à y voir, sans 
trop s'en rendre compte, comme une communication 
de la puissance impériale. 

La crainte de se compromettre est, d'ailleurs, en 
Chine, un sentiment presque universel, et qu'on peut 
exploiter avec beaucoup de facilité. Chacun cherche 
d'abord à se mettre à l'abri, et puis advienne que 
pourra. Une certaine prudence, qu'il serait mieux, 
peut-être, d'appeler pusillanimité, est une des grandes 
qualités des Chinois, ils ont une expression dont ils se 
servent à tout propos et qui caractérise très-bien ce sen- 
timent. Au milieu des difficultés et des embarras, les 
Chinois se disent toujours siao-sin, c'est-à-dire rapetisse 
ton cœur. Ceux qui aiment à étudier le caractère des 
peuples dans leurs langues pourraient faire une curieuse 
comparaison entre la poltronnerie chinoise et la bra- 
voure française. A l'approche d'un danger, pendant 



CHAPITRE VI. 265 

que le Chinois se dira, en tremblant, stao-siny rapetisse 
ton cœur, le Français, au contraire, se redressera en 
s'écriant : Prends garde; il se servira d'une expression 
qui ne peut convenir qu'à une race guerrière (fui, en 
présence d*un ennemi, prend instinctivement la garde 
de son épée. 

A notre départ de Leang-chan, nous fûmes Tobjet 
d'une magnifique ovation. La nouvelle de cette 
fameuse séance nocturne au premier tribunal, sous la 
présidence d'un diable de l'Occident, s'était répandue 
partout, et les riches imaginations de la localité n'avaient 
pas manqué, sans doute, de charger leurs récits d'une 
foule de merveilleux épisodes. Aussi, dès que le soleil 
parut, tous les habitants de la ville se portèrent avec 
empressement vers les endroits par où nous devions 
passer. Tous les mandarins, en costume de cérémonie, 
s'étaient réunis au palais communal, pour nous tsàre 
leurs adieux. Après nous avoir accablé des formules 
les plus élogîeuses et les plus extravagantes, ils nous 
accompagnèrent jusqu'à la rue, et ne voulurent rentrer 
que lorsqu'ils eurent bien installé dans les palanquins 
leurs collègues de la nuit précédente. Partout, sur notre 
passage, la foule était immense, bruyante et d'une 
avidité fiévreuse pour jeter un coup d'œil sur notre 
personne, ou, du moins, «ur notre bonnet jaune. 
Les chrétiens étaient réunis par groupes, de distance 
en distance, et nous vîmes avec bonheur qu'ils étaient 
capables d'une manifestation un peu courageuse. 
Tous portaient leur chapelet pendu au cou, et, quand 
nous arrivions vers eux, ils se jetaient à genoux, fai- 
saient un grand signe de croix et nous demandaient en 



266 L^BMPIIIE CHINOIS. 

chœur la bénédiction. Nous ne reman[uâmes pas que 
cet acte religieux excitait chez les païens le plus petit 
mouvement d'hostilité ou de raillerie. Ils gardaient un 
silence respectueux, ou se contentaient de dire : Voilà 
les chrétiens qui demandent aux maîtres de la religion 
de faire descendre du ciel la félicité. 

Dans la dernière me, avant de sortir de la ville, nous 
aperçûmes une longue rangée de femmes, qui parais- 
saient attendre, elles aussi, le passage des hommes à 
ceinture rouge et à bonnet jaune. Quand nos palanquins 
furent devant elles, après avoir chancelé quelques ins- 
tants sur leurs petits pieds de chèvre, elles finirent par 
se mettre à genoux et par faire aussi le signe'de la croix. 
C'étaient les femmes chrétiennes de Leang-chan qui, en 
cette circonstance, avaient jugé à propos de ne pas rape- 
tisser leur cœur et de secouer au moins une fois la dure 
servitude que les préjugés chinois imposent à leur sexe. 
Les gens de notre escorte parurent un peu surpris de cette 
audacieuse manifestation ; nous n'entendîmes cependant 
aucune réflexion déplacée. Un satellite s'écria, en les 
voyant à genoux : Il y a des hommes chrétiens, c'est 
connu depuis' longtemps ; mais il paraît qu'il y a aussi 
des femmes chrétiennes, c'est ce que je ne savais pas. 
Un autre lui répondit : Tout le monde est convaincu que 
tu ne sais pas grand'chose. 

Enfin nous sortîmes de Leang-chan, ville de troi- 
sième ordre, qui tiendra toujours une place à part 
dans les nombreux souvenirs de nos longues pérégri- 
nations. Nous avons oublié de dire, en quittant le 
palais communal, que nous n'avions plus au nombre 
de nos conducteurs le mandarin de Tchounjg-king. 



GHAPfTRR VI. Î67 

Depuis que nous l'avions cassé de ses fonctions, en 
terminant la séance judiciaire, nous ne le revîmes 
plus, et personne ne nous en parla. Seulement^ au 
moment du départ, le préfet nous avertit qu'il avait 
été remplacé par un jeune mandarin militaire qu'il 
nous présenta, et qui, bien loin de se mettre dans le 
cas de se faire juger, fut toujours, à notre égard, plein 
de prévenance et d'amabilité. 

Une des choses qui nous ont le plus frappés, dans la 
province du Sse-tchouen, et qui, à nos yeux, est 
peut-être plus étonnante que le jugement dont nous 
venons de parler, c'est la conduite des chrétiennes de 
Leang-cban. Que des femmes se réunissent paisiblement 
dans une rue, pour voir passer deux personnages ré- 
putés curieux et extraordinaires, sous prétexte qu'ils 
sont nés en Europe et qu'ils ont parcouru la Tartarie, 
le Thibet et la Chine, il n'y a là rien que de fort naturel. 
Si ces femmes sont chrétiennes, qu'elles fassent le signe 
de la croix et se mettent à genoux pour demander la 
bénédiction à un ministre de la religion, tout cela est 
très -simple, du moins en Europe ; mais, en Chine, c'est 
prodigieux; c'est heurter de front, tous les usages, 
c'est aller contre les idées et les principes admis de 
tout le monde. Un semblable préjugé vient du lamen* 
table état d'oppression et d'esclavage auquel ont tou- 
jours été réduites les femmes chez les peuples dont 
les sentiments n ont pas été régénérés et ennoblis par 
le christianisme. 

La condition de la femme chinoise fait pitié ; les souf- 
frances, les privations, le mépris, toutes les misères 
et toutes les abjections la saisissent au berceau et l'ac- 



268 l'empibe CHmofg. 

compagnent impitoyablement jusqu'à la tombe. D'a- 
bord sa naissance est, en général, regardée comme 
une humiliation et un déshonneur pour la famille ; c'est 
une preuve évidente de la malédiction du ciel. Si elle 
n'est pas immédiatement étoufifée, selon un usage 
atroce dont nous parlerons plus loin, elle est considérée 
et traitée comme un être d'une condition radicalement 
méprisable et appartenant à peine à l'espèce humaine. 
Cette idée paraît si incontestable, que Pan-houi-pan, 
femme célèbre parmi les écrivains chinois, s'applique, 
dans ses ouvrages, à humilier son sexe, en lui rappelant 
sans cesse le rang inférieur qu'il occupe dans la créa- 
tion : c( Quand un fils est né, dit-elle, il dort sur un lit, 
« il est vêtu de robes et joue avec des perles; chacun 
« obéit à ses cris de prince. Mais, quand une fille est 
« née, elle dort sur la terre, couverte d'un simple drap ; 
« elle joue avec une tuile ; elle est incapable ou de bien 
« ou de mal ; elle ne doit songer qu'à préparer le vin et 
« la nourriture, et à ne point chagriner ses parents. » 
Dans les temps anciens, au lieu de se réjouir quand 
naissait une enfant du sexe inférieur, on la laissait pen- 
dant trois jours entiers par terre, sur quelque pauvre 
tas de chiffons, et la famille ne témoignait, en aucune 
façon, qu'elle prît la moindre part à cet événement insi- 
gnifiant. Ce temps expiré, on accomplissait à peine 
quelques cérémonies futiles, qui contrastaient avec les 
réjouissances solennelles auxquelles donne lieu la nais- 
sance d'un enfant mâle. Pan-houi-pan , qui rappelle 
cette ancienne coutume, en vante la sagesse et la con- 
venance, parce qu'elle prépare la femme au juste 
sentiment de son infériorité. 



CHAPITRE VI. 269 

La servitude publique et privée des femmes, servi- 
tude que l'opinion , la législation et les mœurs ont 
scellée de leur triple sceau, est devenue, en quelque 
sorte, la pierre angulaire de la société chinoise. La 
jeune fille vit enfermée dans sa maison, occupée exclu- 
sivement d(^ soins du ménage, traitée par tout le monde, 
et surtout par ses frères, comme une servante dont on 
a droit d'exiger les services les plus bas et les plus péni- 
bles. Les plaisirs et les distractions de son âge lui sont 
inconnus ; toute son instruction consiste à savoir ma- 
nier l'aiguille ; elle ne doit apprendre ni à lire, ni à 
écrire ; il n'y a pour elle ni école, ni maison d'éducation ; 
elle est condamnée à végéter dans l'ignorance la plus 
absolue et dans Visolement le plus complet, jusqu'à ce 
qu'on songe à la marier ; alors seulement on s'occupe 
d'elle ; mais l'idée de sa nullité est poussée si loin, 
qu'elle n'entre pour rien dans les négociations de cet 
acte, le plus grave et le plus décisif dans la vie d'une 
femme ; la consulter, lui faire connaître son futur époux, 
lui en dire même le nom, serait considéré comme une 
ridicule superfluité. La jeune fille est comme un objet de 
trafic, un article de marchandise ; on la vend au plus 
ofirant, sans qu'elle ait le droit de faire la moindre ques- 
tion sur la qualité ou le mérite de l'acquéreur. Le jour 
des noces, on est plein de sollicitude pour la parer et 
l'embellir; elle est couverte de splendides vêtements de 
soie étincelants'd'or et de broderies; ses belles nattes 
de noirs cheveux sont diaprées de fleurs et de pierreries ; 
on vient la chercher en grande pompe ; les musiciens 
entourent le brillant palanquin ou elle siège comme 
une reine sur son trône. Lé bonheur va donc enfin com- 



Î70 l'bvpiiis chinois. 

mencer pour elle ; on pourrait le penser, en voyant cet 
air de fête et ces réjouissances. Mais, hélas ! une jeune 
mariée n'est, le plus souvent, qu'une victime parée 
pour le sacrifice; elle quitte une maison où elle vivait, 
il est vrai, dans le délaissement et l'abandon, mais enfin 
avec des parents auxquels elle était accoutumée depuis sa 
naissance. La voilà jetée maintenant, faible et sans expé- 
rience, chez des inconnus, au milieu des privations, en- 
tourée de mépris, et à la merci de son acheteur. Dans 
sa nouvelle famille, elle doit obéissance à tous, sans 
exception. Selon l'expression d'un ancien auteur chi- 
nois, c( la nouvelle mariée ne doit être, dans la maison, 
« qu'une pure ombre et un simple écho. » Elle n'a pas 
le droit de prendre les repas avec son mari, pas même 
avec ses enfants mâles ; son devoir est de les servir à 
table, debout et en silence, de leur verser à boire et de 
leur allumer la pipe. Elle doit manger seule, après les 
autres, et à l'écart. Sa nourriture est grossière et peu 
abondante ; elle n'oserait toucher aux restes de ses fils. 

On trouvera, peut-être, que cela s'accorde peu avec 
le fameux principe de la piété filiale ; mais il ne faut pas 
oublier qu'en Céhme la femme ne compte pas. L.a loi la 
laisse de côté, ou ne s'en occupe que pour la charger 
d'entraves, constater sa servitude et son incapacité légale. 
Son mari, ou plutôt son seigneur et maître, peut impu- 
nément la frapper, la faire mourir de faim, la revendre, 
ou, qui pis est, la louer pour un temps plus ou moins 
long, comme cela se pratique dans la province de Tche- 
kiang. 

La polygamie, qui est permise aux Chinois, vient en- 
core augmenter les infortunes et les misères de la 



CHAPITRE VI. 27i 

femme mariée. Quand elle a cessé d'être jeune, quand 
elle est stérile ou n'a pas donné d'enfant mâle au chef de 
famille; celui-ci prend une seconde épouse, dont la pre- 
mière devient, en quelque sorte, la servante. Une guerre 
perpétuelle règne alors dans le ménage ; on n'y voit plus 
que jalousies, aniraosités, querelles et souvent batailles. 
Au moins, quand elles sont seules, il leur est permis 
quelquefois de dévorer en paix leurs chagrins et de 
pleurer à l'écart sur les malheurs incurables de leur 
pitoyable destinée. 

Cet état perpétuel d'abjection et de misère auquel les 
femmes sont réduites les pousse parfois à d'épouvanta- 
bles extrémités. Les fastes judiciaires de la Chine sont 
remplis d'événements qui atteignent les dernières limites 
du tragique. Le nombre des femmes qui se pendent ou 
se suicident de diverses manières est très-considérable. 
Quand cet événement se produit dans quelque famille, 
le mari est, comme de juste, dans la désolation ; car, au 
tK)ut du compte, il vient d'éprouver subitement une 
perte assez considérable, et le voilà daiis la nécessité d'a- 
cheter une autre femme. 

On comprend que la dure condition des pauvres 
femmes chinoises doit se trouver de beaucoup améliorée 
dans les familles chrétiennes. Comme le fait remarquer 
monseigneur Gerbet (1), « le christianisme, qui attaque 
« radicalement l'esclavage, par sa doctrine sur la fra- 
« ternité divine de tous les hommes, combattit d'une 
« manière spéciale l'esclavage des femmes par son 
« dogme de la maternité divine de Marie, Comment les 

(I ) Keepsake religieux^ article Marie, par monseigneur Gerbet. 



272 L*EMP1RE CHINOIS. 

<c filles d'Eve auraient-elles pu rester esclaves de FAdam, 
« déchu, depuis que l'Eve réhabilitée, la nouvelle Mère 
« des vivants, était devenue la Reine des anges ? Lorsque 
« nous entrons dans ces chapelles de la Vierge, aux- 
« quelles la dévotion a donné une célébrité particulière, 
« nous remarquons, avec un pieux intérêt, les ex-voto 
« qu'y suspend la main d'une mère dont Tenfant a été 
« guéri, ou celle du pauvre matelot sauvé du naufrage 
a par la patronne des mariniers. Mais, aux yeux de la 
«( raison et de l'histoire, qui voient dans le culte de 
(( Marie comme un temple idéal que le catholicisme a 
« construit pour tous les temps et pour tous les lieux, 
« un ex-voto d'une signification plus haute, social, uni- 
« versel, y est attaché. L'homme avait fait peser un 
« sceptre brutal sur la tête de sa compagne pendant 
« quarante siècles ; il le déposa le jour où il s'agenouilla 
« devant l'autel de Marie ; il l'y déposa avec reconnais- 
a sance ; car l'oppression de la femme était sa propre 
« dégradation à lui-même ; il fut délivré de sa propre 
c< tyrannie. y> 

La réhabilitation des femmes s'opère, en Chine, avec 
lenteur, il est vrai, mais d'une manière frappante et ef- 
ficace. D'abord on comprend que, dans les familles 
chrétiennes, la petite fille qui vient au monde ne peut pas 
être sacrifiée comme chez les païens. La religion est là 
qui veille à sa naissance, la prend avec amour dans ses 
bras et dit, en la montrant à ses parents : Voilà une en- 
fant créée à l'image de Dieu et prédestinée comme vous 
à l'immortalité. Remerciez le Père céleste de vous l'avoir 
donnée, et que la Reine des anges soit sa patronne... H 
n'est pas permis à la jeune fille chrétienne de croupir 



GHAPITBE VJ. 273 

dans rignoraace ; elle ne végète pas abandonnée de tout 
le monde dans un recoin de la maison paternelle ; car, 
puisqu'elle doit apprendre ses prières et étudier la doc- 
trine chrétienne, on renoncera, en sa faveur, aux usages 
les plus invétérés de la nation ; on passera par-dessus 
tous les préjugés, et on fondera pour elle des écoles, où 
elle pourra aller développer son intelligence, apprendre 
à connaître, dans les livres de religion, ces caractères 
mystérieux qui sont pour les autres femmes une énigme 
indéchiffrable. Enfin elle sera avec de nombreuses com- 
pagnes de son âge, et, en même temps que son esprit 
s'élargira et que. son cœur se formera à la vertu, 
elle apprendra un peu en quoi consiste la vie de ce 
monde. 

C'est surtout par le mariage contracté chrétiennement 
que la femme chinoise secoue l'affreuse servitude des 
mœurs païennes et entre avec ses droits et ses privilèges 
dans la grande famille humaine. Quoique la force des 
préjugés et de l'habitude ne lui permette pas encore de 
manifester toujours ouvertement ses inclinations et de 
choisir elle-même celui qui devra, dans cette vie, parta- 
ger ses joies et ses douleurs ; cependant sa volonté est 
comptée pour quelque chose, et, plus d'une fois, nous 
avons vu des jeunes filles forcer, par une énergique résis- 
tance, leurs parents à rompre des engagements contrac- 
tés sans leur participation. Des faits semblables seraient 
réputés absurdes et impossibles parmi les païens. Tou- 
jours est-il que les femmes chrétiennes possèdent dans 
leurs familles l'influence et les prérogatives d'épouses et 
de mères. On peut remarquer aussi qu'elles jouissent au 
dehors d'une plus grande liberté. L'usage de fie réunir 



174 L^EMPIRB CHINOIS. 

les dimanches et les jours de fête dans les chapelles et 
les oratoires^ pour prier en commun et assister aux of- 
fices divins, les met souvent en rapport et entretient 
parmi elles des relations d'intimité. Ainsi elles sortent 
plus souvent pour se visiter et former de temps eo temps 
de ces petites réunions si bonnes pour dissiper les cha- 
grins de l'âme et aider à porter le fardeau des misères 
de la vie. 

Les femmes païennes ne connaissent pas ces dou- 
ceurs et ces agréments; elles sont presque toujours 
recluses, et on se met bien peu en peine qu'elles se con- 
sument, seules, chez elles, d'ennui et de langueur. 
Maître Ting, en nous parlant de la manifestation de 
Ijcang-chan, nous dit une énormité bien capable de faire 
comprendre quelle est la valeur des femmes aux yeux 
des Chinois. — En sortant de Leang-chan, dit maître 
Ting, quand nous traversâmes cette rue où des femmes 
se trouvaient réunies en si grand nombre, j*ai entendu 
dire que c'étaient des femmes chrétiennes. Est-ce que ce 
n'est pas là une parole creuse ? — Non certainement, 
elle est, au contraire, pleine de vérité ; ces femmes 
étaient réellement chrétiennes... Maître Ting nous re- 
garda stupéfait ; les bras lui tombèrent d'étonnement. 

— Je ne comprends pas, dit-il ; je vous ai souvent ouï 
dire qu'on se faisait chrétien pour sauver son âme, est- 
ce bien cela ? — Oui, c'est là le but qu'on se propose. 

— Et alors pourquoi les femmes se font-elles chrétien- 
nes? — Pour sauver leur âme, tout comme les 
hommes. — Mais elles n'ont pas d*âme ! s'écria-t-il en 
reculant d'un pas et en croisant les bras sur sa poitrine, 
les femmes n'ont pas d'âme ! Vous ne pouvez pas en 



CHAPITRE \L â78 

faire des chrétiennes... Nous essayâmes de lever les 
scrupules de maître Ting et de lui donner des idées un 
peu plus saines sur la question des âmes des femmes ; 
mais nous ne sommes pas bien sûr d'avoir parfaitement 
réussi. La seule ^pensée qu'une femme pouvait avoir 
une âme le faisait rire de toutes ses forces. Cependant 
il nous dit, après avoir entendu notre disserlalion : Je me 
souviendrai de la doctrine que vous venez de dévelop- 
per. Quand je serai de retour dans ma famille, je dirai 
à ma femme qu'elle a une âme ; elle en sera peut-être 
bien étonnée. 

Les chrétiennes chinoises sentent profondément 
combien elles doivent à une religion qui est venue les 
retirer de ce dur esclavage où elles gémissaient, et qui, 
tout en les conduisant à un bonheur éternel, leur pro- 
cure, même durant cette vie, des joies et des consolations 
qui semblaient n'être pas faites pour elles. Aussi se 
montrent-elles reconnaissantes ; elles sont pleines de 
ferveur et de zèle, et on peut dire que c'est principale- 
ment à elles que sont dus les progrès de la propagation 
de la foi dans le Céleste Empire. Elles maintiennent la 
régularité et l'exactitude à la prière dans les chrétientés ; 
on les voit, bravant les préjugés de l'opinion publique, 
pratiquer avec dévouement les œuvres de la charité 
chrétienne, même envers les païens ; soigner les mala- 
des, recueillir et adopter les enfants abandonnés par 
leurs mères. Dans les temps de persécution, ce sont 
elles qui, en présence des mandarins, confessent la foi 
avec le plus de courage et de persévérance. Du reste, ce 
zèle des femmes pour la religion est de tous les temps et 
de tous les pays. 



4 L'iJf^tjr» nuidraM^ ont. larsçut TE^micti* «si 
é aiibuii^ c lii v^u;*^:. if^ i^nnms montrcn: xnoimR 

« *j'^ *^li*A û*r»au*>tai: iiai*cu*dieiiHai: i» ttmrmwy par 

y jiîfV^' ^>i- di*^di: eu*: ii ù'jdlàt rgKHBc âe Ifarie à 

# i*5Uf iî.'i*: UL ^^t«c p:Uf^ r»ri«iiii«AiiL Cec fnî pnefigiK, 
ir d<i^ l^/ry^'.ut dta '^Lrj^ifiiiisiDe, daiK Isi posoBBc 4es 
if ipifMjU^ *xui*^ 4e k Vierge, qui, ayant àeraDoé «■ 
¥ U/iftijti^tAà du Sauveur le dÎMipk b)es>-aîiDé Ihî-hkbk, 
¥ fureoi k^ preujierei à eoDO^tre la résumectîaB K 
4r l>/irA^/fM:>f:;n:tit aiix apc4res. La œi^sioa des fennes a 
« U^i'y/tin a^tt^uUi dans la prédicatioD dacfarÊtîaiiîsnie. 
« Afi i.4ffnuuiîyi>'AnHoi de ifiuies les grandes époque reiî- 
« ^yAiHt^f fjn ifiAi pUner une forme mystériase, oé- 
4< UttiUif mm la %ure d^une sainte. Quand le dirislia- 
«r tïintm mprUt Ai% catacombes, la mère de Constantin, 
u lUiUitut^ donna à Tancien monde romain la croix re- 
uU'ouWutf ({ueClotilde érigea bientôt sur le berceau 
u fviun^mdu monde moderne. L* Église doit, en partie, 
a Um [AmUmm triomphes de saint Jérôme à Thospitalité 
u i\wi lui olIVit sainte Pauia dans sa paisible retraite de 
u Pahtstine, où elle institua une académie chrétienne de 
a diurum romaines. Moni({uo enfanta par ses prières le 
u v/)riliil)lo Augustin. Dans le moyen âge, sainte Hilde- 
u ^ardi!) sairilo (laiherino de Sienne, sainte Thérèse 
u iumHorvJu'out) bion mieux que la plupart des docteurs 
u (lo lour temps, la tradition d'une philosophie mysti- 
u iiu«| ni bonne au cœur ot si vivifiante, que, dans notre 
(i iiii)olâ, plus d'uQtt 4me desséchée par le doute vient 



GHAPITRB VI. 277 

« se retremper à cette source et essaye de rentrer dans 
« la vérité par Famour (1 ) . f 

Aprèslanuit triomphante de Leang-chan, nous eûmes 
une magnifique journée avec une belle route à travers 
des campagnes ravissantes. Nous trouvâmes seulement 
que les rayons du. soleil étaient un peu trop piquants ; 
mais nous conounencions déjà à nous faire à cette chaude 
température, comme nous nous étions habitués à la 
neige et au froid de la Tartarie. 

Vers la fin du jour nous nous arrêtâmes à un certain 
endroit nommé Tao-tehang; quoique assez considérable, 
ce gros bourg n'était pas entouré de remparts. Nous n'y 
trouvâmes pas de mandarin en résidence fixe ; il n'y 
avait pas non plus de palais communal, par conséquent, 
nous fûmes obligés de nous industrier pour nous loger 
le moins mai possible. D'abord nous essayâmes d'une 
auberge antique, qui s'appelait, -sur son enseigne, Hôtel 
des Béatitvdes ; le chef de ce vénérabie établissement 
nous conduisit, avec de grandes cérémonies, dans ce 
qu'il nommait la chambre d'honneur. Elle était située 
au-dessus de la cuisine; il était bjen possible que œt 
appartement fût, à plusieurs titres, très-honorable : 
nous n'avions aucune raison pour penser le contraire. 
Cependant des voyageurs expérimentés ne doivent pas 
trop s'arrêter à la vain^ gloire, et nous trouvâmes que 
cette chambre d'honneur, où l'air et le jour n'arrivaient 
que par une étroite lucarne, ne nous allait pas extrême- 
ment ; c'était un atroce repaire de légions de mousti- 
ques qui, à notre arrivée, sortant pleins de colère de 

(1) Monseigneur Gerbet, Keepsake religieux. 

I. 16 



27% L^EMPIRB CHINOIS. 

tous les recoins, se mirent à tourbillonner, à bour- 
donner, et à nous faire une guerre implacable ; il s'exha- 
lait, d'ailleurs, de ce sombre réduit, une telle odeur de 
vétusté et de moisi, que la seule idée d'y passer la nuit 
suffisait pour nous soulever le cœur. On nous avait as- 
suré que c'était la meilleure hôtellerie de Yao-tchang, 
et nous étions assez portés à le croire d'après l'aspect 
général de la localité. Il fallait donc se résigner, et nous 
en étions à tirer nos plans pour nous installer tant bien 
que mal, lorsque la fumée de la cuisine, après avoir 
grimpé lentement à travers les marches d'un noir et 
étroit escalier, se mit à envahir notre chambre d'hon- 
neur; pour lors, il n'y eut plus moyen d'y tenir. 
L'âcreté de cette fumée nous dévorait les yeux ; nous 
descendîmes en pleurant, et nous allâmes vers maître 
Tingqui, déjà blotti dans un étroit réduit à côté de la 
cuisine, savourait avec passion les abrutissantes vapeurs 
de l'opium. Aussitôt qu'il nous aperçut, il souleva un 
peu la tète de dessus son oreiller de bambou pour nous 
demander si nous étions bien là-haut. — Très-mal, nous 
ne pouvons pas y rester ; cette chambre n'est pas faite 
pour loger des hommes, on y est suffoqué par la puan- 
teur de Tair, dévoré par les moustiques et aveuglé par 
la fumée. — Ces trois choses sont, en effet, très-mau- 
vaises, dit maître Ting en déposant sa pipe et en ache- 
vant de se soulever pour s asseoir; mais quel parti 
prendre ? Il n'y a pas ici de palais communal, et les au- 
tres auberges sont pires que celle-ci. Le cas me paraît 
difficile. — Non, pas très-difficile ; ce qu'il nous faut, à 
nous, c'est un air pur et un peu de fraîcheur. Nous 
allons dans la campagne, et nous logerons sous un arbre; 



CHAPITRE Vï. 279 

dans les contrées du nord nous étions accoutumés à 
dormir ainsi en plein air, — Oui, on dit que cet usage 
existe chez les Mongols, dans la Terre des Herbes; mais, 
dans ]e Royaume Central, il n'est pas reçu que les 
hommes de qualité passent la nuit dans les champs avec 
les oiseaux et les insectes; les rites s'y opposent. At- 
tendez un instant, je pense à un bon endroit, je vais 
le visiter. Notre cher mandarin éteignit sa petite lampe 
de fumeur, se leva, prit son éventail, et partit. 

Nous allâmes l'attendre sur la porte de l'auberge ; 
peu de temps après nous le vîmes revenir, allongeant 
le pas de toutes ses forces, et nous adressant de loin, 
avec ses deux bras, des signes télégraphiques qui, à 
raison de leur multiplicité et de leur extrême compli- 
cation, ne nous furent pas parfaitement intelligibles. 
Cependant tout nous portait à croire que maître Ting 
venait de faire une découverte. Aussitôt qu'il put se faire 
entendre : Partons vite, nous cria-t-il de sa voix grêle et 
nasillarde, déménageons au plus tôt, allons loger ^u 
théâtre, la position est excellente pour la vue et pour la 
respiration. Sans demander d'autres explications, nous 
rentrâmes ; des portefaix s'emparèrent immédiatement 
de nos bagages, et dans un clin d'œil nous eûmes vidé 
l'Hôtel des Béatitudes pour devenir locataires du théâtre 
de Yao-tchang. 

Ce théâtre faisait partie d'une grande bonzerie ; il était 
situé dans une vaste cour, en face de la principale pa- 
gode ; sa construction était assez remarquable en com- 
paraison des nombreux édifices de ce genre qu'on ren- 
contre en Chine. Douze grandes colonnes de granit 
soutenaient une vaste plate^forme carrée, surmontée d'un 



280 L EMPIRE GRmOIS. 

pavillon richement orné, et appuyé sur des péristyles en 
bois vernissé. Un large escalier en pierre, situé derrière 
Fédifice, conduisait à la plate-forme, où Fon trouvait 
d'abord, dans une sorte de foyer destiné aux acteurs, 
deux portes latérales qui conduisaient sur la scène ; l'une 
servait pour les entrées et l'autre pour les sorties. 

On avait apporté sur cette plate-forme une table et 
quelques chaises. C'est là que nous soupâmes à la clarté 
de la lune, des étoiles, et d'une foule de lanternes que 
les directeurs du théâtre avaient fait allumer en notre 
honneur ; c'était vraiment un charmant spectacle auquel 
on ne s'attendait guère. Si nous n'avions eu soin défaire 
fermer la grande porte de la bonzerie, toute la popula- 
tion de Yao-tchang aurait envahi là cour immense des- 
tinée à servir de parterre quand il y a représentation. Il 
est certain que les habitants de la contrée n'avaient ja- 
mais vu, dans leurs scènes théâtrales, deux personnages 
aussi curieux que nous. Nous entendîmes au dehors le 
tumulte de la multitude qui accourait, et demandait à 
grands cris qu'on leur laissât voir souper les deux hom- 
mes des mers occidentales ; on s'imaginait, assurément, 
que nous devions avoir une manière incroyable de man- 
ger. Plusieurs réussirent à pénétrer sur la toiture de la 
bonzerie, et quelques-uns, ayant franchi les murs de la 
clôture, avaient grimpé sur les arbres les plus rappro- 
chés du théâtre, où on les apercevait se mouvoir, parmi 
le feuillage, comme de gros singes. Ces intrépides cu- 
rieux devaient être bien surpris de nous voir avaler le 
riz à l'aide des bâtonnets, et strictement selon la méthode 
chinoise. 

La soirée était d'une beauté ravissante, êtla fraîcheur 



CHAPITRE V!. 281 

que nous goûtions sur cette plate-forme était si déli- 
cieuse, que nous priâmes notre domestique d'y établir 
nos lits comme il pourrait, parce que nous désirions y 
passer la nuit. Tout était prêt, et nous étions sur le 
point de nous coucher, que les curieux, toujours à leur 
poste, sur le toit et parmi les arbres, paraissaient fort 
peu disposés à descendre. Nous fûmes obligés de faire 
éteindre toutes les lanternes pour les décider à retourner 
chez eux. En abandonnant leurs observatoires, ils se 
disaient les uns aux autres : Ces hommes sont comme 
nous. — Pas tout à fait, s'écria l'un d'eux, le diable de 
petite taille a les yeux très-gros, et le grand a un nez 
très-pointu ; j'ai remarqué cette diflférence. 

Le lendemain maître Ting arriva sur le théâtre qu*il 
était à peine jour. Il se mit en devoir de nous réveiller 
en exécutant des roulements sur un énorme tambour 
placé à un angle de la scène, et qui servait dans la 
musique des pièces de théâtre. Après avoir bien tambou- 
riné, il s'avisa de nous donner une petite représentation 
à sa façon ; il se plaça au milieu de la scène, prit une 
pose dramatique, et, après avoir chanté un morceau 
avec grand accompagnement de gestes, il entreprit, 
à lui tout seul, un dialogue très-animé, pendant lequel 
il changeait de voix et de place chaque fois qu'arrivait 
le tour de son interlocuteur. Quand le dialogue fut ter- 
miné, il voulut se passer la fantaisie de faire le saltim- 
banque. — Maintenant, nous dit-il, regardez bien, je 
vais exécuter des tours de souplesse ; et aussitôt le voilà 
■sautant, gambadant, pirouettant et cabriolant avec fu- 
reur. Pendant qu'il était au plus fort de ses évolutions, 
. il entendît s'ouvrir une porte de la bonzerie; il s'arrêta 

16 



282 l'empire chinois. 

tout court, et se sauva dans les coulisses, en nous disant 
qu'il y aurait de l'inconvénient à ce que le peuple aperçût 
un mandarin contrefaisant les comédiens. 

Nous profitâmes de ce moment pour nous lever. 
Bientôt tous les gens de l'escorte qui, la veille, avaient 
dû se disperser et chercher un gîte pour passer la nuit, 
se trouvèrent réunis ; les porteurs de palanquins et les 
portefaix arrivèrent aussi, et on se disposa au départ. Le 
gros bourg de Yao-tchang est bâti sur les bords du 
fleuve Bleu, dont nous pouvions apercevoir le cours 
majestueux et tranquille du haut du théâtre de la bon- 
zerie. Quoique nous eussions déjà protesté une fois 
contre la navigation, nous voulûmes faire encore une 
tentative, et voir s'il n'y aurait pas possibilité d'aller 
par eau un peu plus commodément et agréablement 
que la première fois. Dans un long voyage il n*est rien 
d'insupportable comme d'aller toujours de la même 
manière, cette uniformité finit par devenir accablante ; 
le palanquin a, sans doute» ses agréments qui ne sont 
pas à dédaigner; mais tous les jours se trouver enfermé 
dans une cage, et se balancer sur les épaules de quatre 
malheureux qu'on voit suer de fatigue et souffler 
d*épuisement, est une chose à laquelle il nous était dif- 
ficile de nous accoutumer. 

Nous proposâmes donc à nos conducteurs de faire 
l'étape par eau. L'idée fut accueillie avec enthou- 
siasme, et, de peur d'un contre-ordre, tout le monde 
courut vite au port pour s'occuper au plus tôt de 
l'embarquement. Comme on savait que nous avions 
en horreur les tergiversations et les retards, on y mit 
une merveilleuse activité. Selon notre recommanda- 



CriAPITRE Vf. 283 

tion, on loua deux bateaux, un pour nous et les trois 
mandarins, un autre pour les soldats, les satellites 
et les porteurs de palanquins. Aussitôt que nous fûmes 
dans 1b barque on le^a l'ancre sans perdre une minute, 
et nous parthnes. La beauté du temps et l'allure paisible 
du fleuve nous donnèrent l'espoir d'une heureuse tra- 
versée. L'appartement que nous occupions était spa- 
cieux, assez bien aéré, et d'une propreté qui pouvait 
bien laisser quelque chose à désirer, mais qui, à la 
rigueur, était suffisante. 

Nous n'avions pas encore eu le temps d'adresser 
nos félicitations à maître Ting sur ses brillantes qua- 
lités de comédien. Dès que nous fûmes installés et 
bien orientés, nous nous empressâmes de lui exprimer 
combien nous étions heureux d'avoir eu l'occasion 
d'admirer un talent que nous étions loin de lui soup- 
çonner. Cette petite flatterie fut d'un effet magique. 
Après nous avoir répondu avec beaucoup de modestie 
qu'il n'y entendait rien du tout, il nous proposa de 
nous donner immédiatement, là, dans la chambre du 
bateau, une jolie représentation ; les deux mandarins 
militaires s'offrirent aussi à jouer leur rôle. 11 ne fut 
pas besoin de longs préparatifs ; la proposition à peine 
émise, nos trois fonctionnaires étaient déjà en train de 
jouer la comédie, si toutefois on peut appeler ainsi des 
conversations bouffonnes avec un grand accompagne- 
ment de grimaces et de contorsions. Leur répertoire 
était inépuisable, et nous eûmes toutes les peines du 
moiide à leur faire reprendre des manières et un lan- 
gage plus en harmonie avec leur dignité. \ 

Pour dire vrai, il ne manquait à nos trois man- 



284 L!EMPniB CHINOIS. 

darins qu'une mémoire plus sûre et un peu <f habitude 
pour faire d'excellents comédiens; il n'est pas de 
peuple au monde qui pousse aussi loin que les Chinois 
le goût et la passion des représentations théâtrales. 
Nous avons dit plus haut qu'ils étaient une nation de 
cuisiniers, nous serions tenté d'affirmer aussi que c'est 
un peuple de comédiens. Ces hommes ont l'esprit et le 
corps doués de tant de souplesse et d'élasticité, qu'ils 
peuvent se transformer à volonté, et exprimer tour à 
tour les passions les plus opposées ; il y a du singe dans 
leur nature, et, quand on a ,vécu quelque temps parmi 
eux, on est forcé de se demander comment on a pu se 
persuader en Europe que la Chine était comme une 
vaste académie remplie de sages et de philosophes ; leur 
gravité et leur sagesse, à part quelques circonstances 
officielles, ne se trouvent guère que dans leurs livres 
classiques. Le Céleste Empire ressemble bien mieux h 
une immense foire, où, parmi un flux et un reflux per- 
pétuels de vendeurs, de brocanteurs, de flâneurs et de 
voleurs, on rencontre de tous côtés des tréteaux et des 
saltimbanques, des farceurs et des comédiens, travail- 
lant sans interruption à amuser le public. 

Sur toute la surface de l'empire, dans les dix-huit 
provinces, dans les villes de premier, de second et de 
troisième ordre, dans les bourgs et dans les villages, les 
riches, les pauvres, les mandarins et le peuple, tous les 
Chinois sans exception sont passionnés pour ces sortes 
de représentations. Il y a des théâtres partout; les 
grandes villes en sont remplies, et les comédiens jouent 
nuit et jour. Il n'est pas de petit village qui n'ait aussi 
le sien ; il est ordinairement placé en face de la pagode. 



CHAPITRE VI. 28r) 

quelquefois même il en fait partie. Dans certaines cir- 
constances où ces théâtres permanents ne suffisent pas, 
on en construit de provisoires en bambou avec une 
merveilleuse facilité. Le théâtre chinois est toujours 
d'une grande simplicité, et ses dispositions sont telles, 
qu'elles excluent toute idée d'illusion scénique. Les dé- 
corations sont fixes et ne changent pas tant que dure la 
pièce. On ne saurait jamais où on se trouve, si les acteurs 
n'avaient le soin d'en avertir le public et de corriger 
cette immobilité par des explications verbales. Le seul 
arrangement qu'on a su faire en vue de l'illusion scé- 
nique est une espèce de trappe placée sur le devant de la 
scène, et qui sert à introduire les personnages surnatu- 
rels ; on la nomme \a. porte des démons. 

Les collections théâtrales sont, dit-on, fort étendues; 
la plus riche est celle de la dynastie mongole dite des 
Yfien. C'est de ce répertoire qu'ont été extraites diverses 
pièces traduites par des savants européens. Pour ce qui 
est de leur valeur littéraire, nous citerons le jugement 
qu'en a porté M. Edouard Biot : « L'intrigue de toutes 
(c ces pièces, dit le savant sinologue, est fort simple; les 
(( acteurs annoncent eux-mêmes le personnage qu'ils 
« représentent ; les scènes ordinairement ne sont liées 
<c par aucune transition, et souvent des détails burles- 
c( ques (1) sont mêlés aux sujets graves. En général, il 
(( ne nous semble pas que ces pièces soient au-dessus de 
a nos anciennes parades, et nous pouvons croire que 
«l'art dramatique, en Chine, est encore actuellement 
« dans l'enfance, si nous nous en rapportons aux récits 

(1) On peut ajouter aussi que les. pièces cl^inoiseg sont.repiplies de 
bouffonneries très-équivoques et souvent d'obscénités révoltantes. 



286 LEMPIRB CHINOIS. 

« des voyageurs qui ont pu assister à des représentations 
K théâtrales à Canton et même à Péking. Peut-être 
a cette imperfection tient-elle, en grande partie, à la 
«condition dégradée des acteurs chinois, qui ne sont à 
« peu près que des valets aux gages d'un entrepreneur, 
« et qui doivent presque toujours s'adresser à une mul- 
(( titude ignorante pour gagner leur misérable vie. Mais, 
« si nous trouvons peu d'intérêt, comme étude du 
u théâtre, dans les chefs-d'œuvre chinois qui ont été 
« présentés aux lecteurs européens, leur leclure ne peut 
« qu'être très-curieuse comme étude de mœurs, et, sous 
a ce rapport, nous ne pouvons que remercier sincère- 
« ment les savants qui nous les ont fait connaître. » 

Les troupes des comédiens chinois ne sont attachées à 
aucun théâtre en particulier ; elles sont toujours mobiles 
et ambulantes ; elles vont partout où on les appelle, 
voyageant avec leur énorme attirail de costumes et de 
décorations. La tenue et l'allure de ces caravanes a une 
physionomie toute particulière et qui rappelle les pitto- 
resques descriptions de nos troupes de bohémiens. On 
en rencontre souvent le long des fleuves, qu'ils choisis- 
sent de préférence pour voyager, afin d'économiser sur 
les frais de la route. Ces bandes errantes sont louées 
pour un certain nombre de jours, quelquefois par des 
mandarins ou de riches particuliers, mais le plus souvent 
par des associations formées dans les divers quartiers 
des villes et dans les villages. 

Les prétextes pour faire jouer la comédie ne manquent 
jamais. La promotion d'un mandarin, une bonne ré- 
colte, un commerce lucratif, un danger à conjurer, la 
cessation de la pluie ou de la sécheresse, enfin un 



CIHAPITAE VI. 28*7 

événement quelconque, heureux ou malheureux, doit 
nécessairement entraîner des représentations théâtrales. 
Les chefs de district se rassemblent, décrètent tant de 
jours de comédie, et chacun est tenu de contribuer aux 
frais en proportion de sa fortune. Quelquefois le théâtre 
est organisé et défrayé par un simple particulier, qui 
veut se donner le plaisir de régaler ses concitoyens et 
acquérir le renom' d^un homme généreux. Dans les 
transactions commerciales de grande importance, on a 
toujours soin de stipuler, par-dessus le marché, un cer- 
tain nombre de comédies. Elles naissent aussi quelque- 
fois des disputes et des contestations. Celui qui est 
convaincu d'avoir tort est condamné, par lesarbitres, à 
payer une ou deux représentations. 

Le peuple est toujours admis à voir gratuitement la 
comédie, et il ne se fait jamais faute de profiter de ce 
privilège. A toute heure du jour et delà nuit, il peut 
trouver dans les grandes villes quelque théâtre en fonc- 
tion. Les villages sont moins favorisés; comme ils ont 
peu de contribuables, ils ne peuvent appeler les acteurs 
qu'à certaines époques de Tannée. S'ils apprennent, 
cependant , qu'il y a comédie dans le voisinage, ils 
ne regrettent pas, après leurs travaux de la journée, 
de faire jusqu'à une ou deux lieues de marche pour y 
assister. 

Les spectateurs sont toujours en plein air, etTendroit 
qui leur est assigné n'a pas de limites. Chacun s'arrange 
comme il peut, sur les places, dans les rues, au haut 
des arbres et des toits. On conçoit quel désordre et 
quelle confusion il doit régner dans ces nombreuses 
assemblées. Personne ne se gèue pour y causer, boire^ 



288 L J^PIfiK GlilNOIS. 

manger et fumer. Lies petits marchands de comestibles 
ne cessent de circuler parmi la foule, et, pendant que 
les acteurs déploient tout leur talent pour faire revivre 
devant tout ce public les événements tragiques et émou- 
vants de son histoire nationale, les marchands s'égosil- 
lent à crier aux consommateurs qu'ils tiennent boutique 
de graines de citrouilles, de morceaux de cannes à su- 
cre et de friture de patates douces. Les sifflets et les ap- 
plaudissements ne sont pas à la mode. 

Il est interdit aux .femmes de paraître sur le théâtre. 
Leur rôle est joué par des jeunes, gens qui savent si bien 
s'attifer et imiter la voix féminine, que la ressemblance 
est parfaite. L'usage leur permet pourtant de danser sur 
la corde et de donner des représentations à cheval. Elles 
montrent, surtout dans les provinces du nord, une ha- 
bileté prodigieuse pour ce genre d'exercices. On ne com- 
prend pas comment, avec leurs petits pieds, elles peu- 
vent voltiger sur une corde tendue, se tenir debout sur 
un cheval et exécuter des évolutions et des tours de 
force si difficiles. 

Comme nous avons eu occasion de le remarquer, les 
Chinois réussissent merveilleusement dans tout ce qui 
dépend de l'adresse et de la souplesse. Les escamoteurs 
sont très-nombreux, et on en rencontre parfois dont l'ha- 
bileté étonnerait nos. prestidigitateurs les plus célèbres. 

Notre navigation sur le fleuve Bleu fut charmante et 
d'une grande rapidité. Nous arrivâmes à Fou-ki-hien 
dans l'après-midi, n'ayant mis que quatre heures et 
demi pour faire cent cinquante lis, ou environ quinze 
lieues. 



CHAPITRE VIL 



Temple des compositions littéraires. — Querelle avec un docteur, — Un 
bourgeois à la cangue. — Sa délivrance. — Visite au tribunal de Ou- 
chan. — Préfet et commandant militaire de Ou-chan. — Médecine 
légale des Chinois.^ Inspection des cadavres.— Fréquents suicides en 
Chine. —Considérations à ce sujet. — Singulier caractère de la poli- 
tesse chinoise. — Limites qui séparent la frontière du Sse-tchouen et 
celle du Hou-pé. — Coup d'œll sur le Sse-tchouen. — Ses principales 
productions. — Caractère de ^es habitants. — Kouang-ti, dieu de la 
guerre et patron de la dynastie mantchoue. — Culte officiel qu'on lui 
rend. — Puits de sel et de feu. — Connaissances scientifiques des 
Chinois. — Ëtat du christianisme dans la province du Sse-tchouen. 



Fou-ki-hien est une ville de troisième ordre, bâtie sur la 
rive gauche du fleuve Bleu ; nous fûmes frappés, en y 
arrivant, de la tournure élégante et distinguée de ses 
habitants. On nous dit que la littérature y était en grand 
honneur, et que, dans le district de Fou-ki-hien, on 
comptait un nombre considérable d'étudiants et de lettrés 
de tout grade. Le palais communal de la viUe étant situé 
dans un quartier peu aéré, on nous avait préparé un loge- 
ment très-frais et très-agréable au wenrtchang-koun^ ou 
temple des compositions littéraires ; c'est là que se tien- 
nent les assemblées de la corporation des lettrés et qu'on 
fait les examens des aspirants au baccalauréat. Nous 
trouvâmes ce v\ren-tchang-koun plus grand et plus riche 
que les édifices du même genre que nous avions déjà eu 
occasion de visiter ; nous y vîmes plusieurs salles spé- 

I. 17 



290 L^EMPIRE CHINOIS. 

cîales, lambrissées en laque, et où on n'avait omis au- 
cune de ces ornementations qui, d'après les idées chi- 
noises, sont la marque du luxe et de la grandeur. Ces 
salles étaient destinées aux assemblées littéraires, et ser- 
vaient aussi quelquefois pour les banquets ; car, en 
Chine, les amis des belles-lettres ne dédaignent pas les 
réunions gastronomiques, et ils se sentent toujours éga- 
lement bien disposés à juger une pièce académique, ou 
à se prononcer sur le mérite d'un bon morceau. A'près 
s'être abreuvés de vin de riz ou de. poésie, un magnifi- 
que jardin les invite à la promenade : d'un côté, on voit, 
parmi de grands arbres, une jolie pagode érigée en 
l'honneur de Confucius, et, de l'autre, une rangée de 
petites cellules où sont enfermés les étudiants, pour 
traiter, par écrit, la question littéraire qui leur a été 
assignée par les examinateurs. Chacun ne doit avoir dans 
sa chambre que du papier blanc, une écritoire et des 
pinceaux : toute communication avec l'extérieur est in- 
terdite jusqu'à ce qu'ils aient terminé leur composition ; 
pour obvier à l'infraction de cette règle importante, on 
a soin de placer une sentinelle devant la porte de chaque 
étudiant. 

Une tour octogone à quatre étages s' élevaitau milieu 
du jardin. Comme nous avions la réputation d'aimer 
beaucoup le grand air, on avait eu l'aimable attention de 
nous loger au quatrième étage ; du haut de celte tour on 
jouissait d'un coupd'œil ravissant; on voyait se déployer, 
comme dans un magnifique panorama, les divers quar- 
tiers de la ville avec son enceinte de murs crénelés, la 
campagne parsemée de fermes, et couverte d'une cul- 
ture aussi riche que variée ; puis ce fleuve Bleu dont 



CHAPITRE VU. 291 

nous pouvions suivre le cours majestueux dans la plaine, 
et qui, se cachant un instant derrière de vertes collines, 
reparaissait ensuite pour aller enfin se perdre au loin 
dans rhorizon. 

Aussitôt que nous fûmes installés, comme deux 
grands seigneurs, dans notre donjon féodal, les gradués 
en littérature et les fonctionnaires de la ville s'empres- 
sèrent de venir nous rendre visite. Nous accordâmes 
seulement quelques heures aux exigences du cérémonial, 
car nous éprouvions le désir de prendre un peu de repos ; 
deux choses avaient contribué à nous donner un besoin 
irrésistible de sommeil, d'abord le léger balancement 
de la barque, puis la monotonie de toutes ces conver- 
sations oiseuses. Nous dîmes donc à notre domestique 
que nous n'étions plus visibles ; nous fermâmes la 
porte à clef, et nous nous couchâmes sur une natte 
de rotin. 

Nos yeux étaient encore indécis entre le sommeil et 
la veille, lorsque nous entendîmes du bruit non loin de 
notre porte; nous prêtâmes l'oreille, et nous distin- 
guâmes la voix de notre domestique se querellant avec 
un visiteur qui voulait forcer la consigne et nous voir 
malgré nous. Le visiteur alléguait son titre de docteur, 
et prétendait que, le wen-tchang-koun étant propriété 
du corps des lettrés, il avait le droit, lui docteur, de 
visiter, et même de scruter ceux qui y logeaient. Weï«- 
chan résista courageusement, et l'autre, humilié de ren- 
contrer une opposition si vive et si imprévue, se laissa 
aller jusqu'à frapper notre domestique ; alors, selon l'u- 
sage en pareilles circonstances, les vociférations éclatè- 
rent, et les curieux accoururent de toute part. Il fallut 



292 L EMPIRE CmifOIS. 

bien se lever pour aller apprendre un peu les rites à cet 
impertinent docteur. 

Dès que la porte fut ouverte, il nous fut aisé de recon- 
naître celui à qui nous en voulions, car Weï-chan, tout 
bouillant de colère, se disposait à s'élancer sur lui comme 
pour le dévorer. Le docteur était tellement occupé de 
son antagoniste, qu'il ne fit attention à nous qu'au mo- 
ment où il se sentit vigoureusement saisi par le bras ; il 
se retourna brusquement, et fut comme pétrifié en se 
voyant face à face avec un diable occidental, coiffé d'un 
bonnet jaune. Nous le tirâmes dans notre chambre, où 
il fut interpellé à bout portant. — Qui es-tu ? — Je suis 
un docteur de la localité. — Non, tu n'es pas docteur, 
car tu viens de te conduire en homme ignorant et gros- 
sier ; que nous veux-tu ? -^ Je suis venu me pronjener 
dans le temple des compositions littéraires pour me dis- 
traire l'esprit et le cœur. — Va te distraire ailleurs et 
ne viens pas troubler notre repos ; sors vite de notre 
présence. Si tu veux, tu pourras raconter à tes amis que 
tu nous as vus et que nous t'avons chassé parce que tu 
n'entendais rien aux vertus sociales. Le docteur parut 
vouloir se redresser. — Mais, s'écria-t-il, qui donc est 
maître dans le wen-tchang-koun ? — Dans notre cham- 
bre, c'est nous qui sommes les maîtres, par conséquent, 
sors vite d'ici, et si, à l'instant, tu n'es pas en bas, en 
passant par l'escalier, nous allons t'y envoyer par la 
fenêtre... Veux-tu?... Le docteur prit, sans doute, la 
menace au sérieux, car il disparut comme un trait, et 
nous l'entendîmes descendre l'escalier avec un remar- 
quable empressement. Ce serait peut-être le cas de dire 
ici un mot du pédantisrae et de l'ajrogance des lettrés 



CHAPITRE YII. 293 

chinois ; mais nous aurons occasion d'en parler ailleurs. 
Après ce petit incident, nous n'avions plus, assuré- 
menty en\ie de dormir, notre docteur nous avait emporté 
le sommeil ; nous descendîmes donc de notre forteresse 
pour aller visiter en détail le temple des compositions 
littéraires. Nous nous rendions, à travers le jardin, vers 
la pagode de Confucius, lorsque nous aperçûmes, au 
fond d'un long corridor qui conduisait à la rue, un mal- 
heureux agenouillé et chargé d'une grosse cangue. On 
sait que la cangue est une énorme pièce de bois, percée 
au milieu pour faire passer la tête du condamné, et qui 
pèse de tout son poids sur ses épaules, de façon que cet 
atroce supplice réduit un homme à n'être plus, en quel- 
que sorte, que le pied ou le support d'une lourde table. 
Nous dirigeâmes nos pas du côté de la porte, vers ce 
malheureux condamné qui, en nous voyant, implora de 
loin notre miséricorde, et nous pria de lui pardonner ; 
nous approchâmes de lui, et nous fûmes émus profon- 
dément de voir, dans cette horrible situation, un bour- 
geois assez bien vêtu, d'une figure honnête, et qui ver- 
sait d'abondantes larmes en nous conjurant toujours de 
lui pardonner ; c'était un spectacle déchirant. Nous 
avançâmes de plus près pour lire la sentence qui, selon 
l'usage, était écrite en gros caractères sur des bandes 
de papier blanc collées sur la cangue. A peine eûmes- 
nous parcouru des yeux l'inscription et connu le motif 
pour lequel ce pauvre homme était condamné, que 
nous sentîmes une sueur glacée se répandre tout à coup 
sur notre front. Voici ce que nous avions lu sur les di- 
verses bandes de papier blanc : Condamné à quinze 
jours de cangue, sans excepter les nuits ; péché d'irré- 



294 ^ l'empire chinois. 

vérence envers les étrangers de TOccident, qui sont sous 
la protection de l'empereur ; que le peuple tremble ; 
qu'il réfléchisse et se corrige de ses défauts... Sur cha- 
cune des trois bandes il y avait le cachet rouge du préfet 
de Fou-ki-hien. 

Le tribunal n'était heureusement qu'à quelques pas 
du wen-tchang-koun ; nous y courûmes en toute hâte, et 
nous eûmes une courte explication avec le préfet, qui 
vint aussitôt avec nous pour rendre la liberté à ce mal- 
heureux. Mais, avant de lui faire ôter la cangue, il se 
crut obligé de lui adresser un long discours, d'abord sur 
la nature miséricordieuse de notre cœur, et puis sur la 
pratique des trois rapports sociaux. Cette harangue nous 
impatienta ; il y avait des moments où nous eussions, 
en vérité, désiré voir ce discoureur intempestif à la place 
du patient, dont tout le crime était d'avoir dit à un gar- 
dien du temple : a II y a quelques années, les diables oc- 
« cidentaux venaient du côté du midi ; voilà maintenant 
« qu'il en arrive aussi du nord. » Ce bon bourgeois nous 
avait donné, il faut en convenir, un sobriquet peu poli, 
mais il ne l'avait pas inventé ; car c'est sous cette mali- 
gne dénomination que les Européens sont le mieux 
connus en Chine. SMl fallait mettre à la cangue ceux qui 
l'emploient, l'empire tout entier devrait y passer, en 
commençant par les mandarins. 

Aussitôt que ce brave homme eut été délivré de la 
cangue, nous lui fîmes la courtoisie de l'inviter à venir 
causer dans notre chambre, où on lui servit du thé et 
une petite collation. Nous lui exprimâmes de notre mieux 
combien nous étions sincèrement peines d'avoir été la 
cause involontaire de cette déplorable aventure. La ré- 



CHAPITRE Vil. 295 

conciliation était déjà complète, lorsqu'on introduisit 
un vieillard à barbie blanche et deux jeunes gens : 
c'étaient le père et les enfshits de ce bourgeois devenu 
notre ami d'une manière si singulière. Ils se précipitè- 
rent aussitôt à genoux pour nous témoigner leur recon- 
naissance de ce qu'ils avaient l'ingénuité d'appeler un 
bienfait. Ils fondaient en larmes et ne savaient plus de 
quelles expressions se servir pour nous exprimer leurs 
sentiments. Cette scène fut pour nous si émouvante, que 
nous ne pûmes y tenir davantage. Nous savions bien 
que nous avions affaire à des Chinois, c'est-à-dire à des 
hommes dont on a toujours le droit de suspecter la sin- 
cérité ; cependant c'est toujours une chose qui fait hor- 
riblement souffrir que d'entendre sangloter un vieillard 
et de voir couler ses larmes. Nous nous levâmes donc et 
nous souhaitâmes la paix à ces braves gens, pour lesquels 
notre passage dans leur pays avait été une source d'émo- 
tions si vives et si pénibles. 

Nous quittâmes Fou-ki-hien avec un certain senti- 
ment de regret, car il n'en était pas de cette ville comme 
de tant d'autres qui ne pouvaient nous laisser aucun 
souvenir profond et que nous traversions avec une com- 
plète indifférence, à peu près comme nous abandonnions 
dans le désert nos campements éphémères. Nous n'avions 
passé à Fou-ki-hien que la moitié d'une journée ; mais 
nous y avions éprouvé des sensations «i fortes et si di- 
verses, qu'il nous semblait y avoir fait un long séjour. 
Le temple des compositions littéraires, cette tour du 
haut de laquelle nous dominions la ville et la campagne, 
l'échauffourée de l'intrépide docteur, ce pauvre bour- 
geois écrasé sous une cangue, sa délivrance, la visite 



296 l'empiri^ chinois. 

pathétique de son père et de ses enfants, tout cela avait 
été comme une époque et devait laisser en nous de bien 
vifs souvenirs. Le temps est un profond mystère, et 
Pâme humaine seule est capable d'en apprécier juste- 
ment la durée. Vivre longuement, c'est penser et sentir 
beaucoup. 

Nous avions encore à choisir entre la route par eau 
et la route par terre, car le cours du fleuve Bleu nous 
conduisait .justement au prochain relais. La dernière 
navigation nous avait si bien réussi, que nous eûmes 
envie d'en essayer une seconde fois* Nous étions as* 
sures par avance de trouver, sur ce point, les gens 
de l'escorte tout à fait de notre avis. En bateau on dlait 
plus vite, plus commodément et avec beaucoup moins 
de dépenses. On pouvait ainsi réaliser d'énormes profits, 
qu'on divisait ensuite entre tous, de manière, toutefois, 
que les mandarins eussent toujours la plus grosse part. 
Les porteurs de palanquin y trouvaient également leur 
avantage ; car, après avoir passé la journée à jouer aux 
cartes, ils ne manquaient pas de recevoir leur salaire 
accoutumé. Pourvu que la navigation ne fût pas dange- 
reuse et qu'on nous donnât une bonne barque, nous 
étions nous-mêmes tout heureux de pouvoir jM^ocurer 
ces nombreux agréments à nos conducteurs. 

Cette nouvelle expérience fut couronnée d'un plein 
succès et nous réconcilia avec le fleuve Bleu, pour le- 
quel nous avions d'abord éprouvé quelque antipathie. 
Nous rencontrâmes bien de temps en temps des endroits 
peu faciles, quelques récifs à fleur d'eau ; mais l'habi- 
leté et l'expérience des mariniers nous tirèrent toujours 
d'affaire sans avarie. Il était presque nuit quand nous 



CHAPITRE VU. 297 

arrivâmes à Oa-chan ; on nous conduisit au palais com- 
munal, où nous fûmes bien accueillis et bien traités. Il 
était pourtant déjà fort tard que nous n'ayions vu pa- 
raître aucune des autorités du lieu, si ce n'est un tout 
petit officier préposé dans le port à une douane de seL 
Cela n'était nullement conforme aux règles établies, et, 
comme nous étions toujours en surveillance pour ne 
pas laisser entamer les privilèges qui nous avaient été 
accordés et qui faisaient notre sécurité et notre fotce, 
nous demandâmes qu'on voulût bien nous exfrfiquer 
pourquoi nous étions privés de la visite des mandarins 
d'Ou-chan. On nous répondit que le préfet était absent. 
— Et son substitut ? — Absent aussi. — Et le mandarin 
militaire commandant du district? Il est parti ce matin. 
Tous les fonctionnaires civils et militaires sont dehors 
pour affaires administratives... Nous primes tout cela 
pour une mauvaise plaisanterie et nous vîmes bien que 
nous serions condamnés à remonter journellement une 
machine qui menaçait sans cesse de se détraquer. 

Nous demandâmes nos porteurs de palanquin et nous 
invitâmes maître Ting à vouloir bien nous accompagner 
immédiatement au tribunal du préfet. Il n'y eut pas 
d'objection, et nous partîmes. Le tribunal était fermé ; 
on lé fit ouvrir. Toutes les lumières étaient éteintes ; on 
les fit rallumer. Nous entrâmes dans la salle des hôtes, 
et les domestiques du préfet nous servirent du thé avec 
empressement ; mais on ne voyait apparaître de globule 
d'aucune couleur. Enfin, le sse-yé du préfet daigna se 
présenter. Les sse-yé sont des conseillers ou pédagogues 
que les magistrats se choisissent eux-mêmes pour les 
aider et les diriger dans le maniement des affaires. Ils 

17. 



298 l'empirb chinois. 

sont rétribués par le magistrat et n'appartiennent pas 
officiellement à l'administration. Cependant leur in- 
fluence est immense ; ils sont le ressort qui fait aller 
tous les rouages du tribunal. Le sse^yé d'Ou-chan nous 
assura que le préfet et les autres principaux fonction- 
naires étaient absents depuis plusieurs jours pour étudier 
un procès de la plus haute importance. Nous lui fîmes 
nos excuses d'être venus le déranger à une heure si 
avancée, et nous ajoutâmes que, ayant à voir le préfet, 
nous attendrions son retour, puisqu'il était absent. Sans 
doute cela retarderait un peu notre arrivée à Canton ; 
mais ee dérangement ne pouvait être pour nous très-pré- 
judiciable, attendu que la nature de nos affaires nous 
permettait une certaine latitude. Sur cela, nous ren- 
trâmes au palais communal . 

Maître Ting avait entendu notrfr conversation avec le 
ssi^yé; il ne lui en fallut pas davantage pour être bien 
convaincu que nous allions nous installer à Ou-chan 
pour attendre le retour du préfet, et que, jusque-là, 
rien ne serait capable de nous en débusquer. Il s'était 
habitué peu à peu à la barbarie de notre tempérament 
et à l'inflexibilité de nos résolutions. Aussi, à peine ren- 
tré au palais communal, s'empressa-t-il d'aller en riant 
avertir les voyageurs qu'ils pouvaient dormir en paix, 
parce que nous avions l'intention de nous fixer définiti- 
vement à Ou-chan. 

Le lendemain le soleil était déjà assez haut, et tous 
les habitants du palais communal étaient encore plongés 
dans le sommeil ; le silence régnait de toute part. On 
n'entendait que le bruit d'un torrent résonnant derrière 
la maison à travers de gros rochers qui cherchaient à loi 



CHAPITRE VII. 299 

barrer le passage. Cette tranquillité flatta quelque peu 
notre amour-propre ; car tous ces dormeurs nous prou- 
vaient par leurs ronflements qu'ils avaient pris très au 
sérieux ce qu'on leur avait dit la veille. 

Un peu après midi nous entendîmes tout à coup de 
grandes clameurs, mêlées au retentissement du tam- 
tam et aux bruyantes détonations des pétards. Un em- 
ployé du tribunal s'empressa de venir nous apporter la 
nouvelle que le préfet était arrivé avec les autres princi- 
paux mandarins de la ville. Nous ne tardâmes pas à 
recevoir sa visite, il se présenta accompagné du com- 
mandant militaire du district qui était décoré du globule 
bleu et portait le titre de tou-sse. Il était du même grade 
que Ly le Pacificateur des royaumes, qui, après nous 
avoir escortés longtemps sur l'affreuse route du Thibet, 
mourut si misérablement avant de revoir sa patrie. 

Les Chinois ont si largement développé leur système 
de mensonge et de tromperie, qu'il est fort difficile de 
les croire alors même qu'ils disent la vérité. Ainsi, nous 
étions persuadés que cette absence et ce retour des man- 
darins d'Ou-chan n'avaient été qu'un jeu. Cependant 
nous étions dans l'erreur, et, chose extraordinaire, les 
Chinois n'avaient pas menti. Aussitôt que nous aper- 
çûmes le préfet et le commandant militaire, il nous fut 
aisé de reconnaître qu'ils arrivaient réellement de 
voyage ; l'abattement et la fatigue de leur figure, la 
poussière dont ils étaient encore couverts, leurs vêtements 
froissés, tout annonçait qu'ils avaient passé de longues 
heures dans leurs palanquins. 

Le préfet était un homme d'une soixantaine d'années, 
à barbe grise, d'une taille courte et ramassée» d'un 



300 L EMPIRB CHINOIS. 

honnête embonpoint, mais sans exagération. Il y avait 
sur sa figure beaucoup de simplicité et de bonhomie ; 
chose extrêmement rare dans les physionomies chi- 
noiseSy et surtout dans celles des mandarins. Le tou-sse 
était à peu près du même âge ; quoique un peu voûté, 
sa taille paraissait au-dessus de la moyenne ; ses traits 
exprimaient une grande franchise. Nous nous hâtons 
d'ajouter qu'il n-appartenait pas à la race chinoise ; il 
était d*origine mongole et avait passé sa jeunesse dans 
la terre des Herbes, menant la vie nomade et parcou- 
rant les déserts ; plusieurs des pays qu'il avait habités 
nous étaient parfaitement connus. Quand nous lui par- 
lâmes la langue mongole, il parut tout ému, et volon- 
tiers il eût versé quelques larmes, s'il n'eût craint de 
compromettre son caractère de soldat. Ces deux person- 
nages nous allaient et nous nous félicitâmes bien sincè- 
rement de les avoir attendus ; de leur côté, ils parurent 
aussi fort satisfaits de nous voir. Nous le crûmes d'autant 
mieux, qu'ils ne cherchèrent pas à nous l'exprimer par 
les formules emphatiques du cérémonial chinois ; nous 
le lûmes sur leurs physionomies, et cette preuve était 
pour nous plus convaincante que la première. 

Le préfet d'Ou-chan voulut bien nous parler un peu 
en détail des motifs de son absence. Il s'était rendu 
avec ses assesseurs dans un village de sa juridiction, 
pour faire l'inspection d'un cadavre trouvé dans un 
champ. Il devait constater que la mort avait été natu- 
relle, Ou bien le résultat d'un suicide ou d'un assassinat. 
 ce sujet, nous lui adressâmes plusieurs questions sur 
la méthode employée par la justice chinoise, afin de 
faire paraître les plaies et les contusions sur les cada^ 



CHAPITRE Vil. 301 

vresy même en état de patréfaction, et déterminer 
ainsi leurs divers genres de mort. Nous avions entendu 
beaucoup parler des procédés mis en usage par les 
magistrats dans ces circonstances ; on nous avait dit 
des choses si extraordinaires, que nous étions bien aises 
de prendre quelques renseignements à une bonne source. 
Le préfet n'eut pas le temps de satisfaire notre curioi^ité 
sur tous les points ; mais il nous promit de revenir dans 
la soirée^ et d'apporter avec lui le livre intitulé Sp-yuen 
c'est-à-dire lavage de la fosse. C'est un ouvrage de mé- 
decine légale, très-renommé en Chine, et qui doit être 
entre les mains de tous les magistrats. Le préfet nous 
tint parole, et la soirée fut consacrée à examiner rapi- 
dement ce curieux livre de médecine légale. Les man- 
darins d'Ou-chan ne manquèrent pas de nous le 
commenter et de Tenrichir d'une foule d'anecdotes 
très-bizarres que nous ne rapporterons pas, parce 
qu'elles ne nous ont pas paru d'une authenticité suf- 
fisante. 

Dans tous les siècles le gouvernement chinois s'est 
occupé avec sollicitude des moyens de constater les ho- 
micides et de les vérifier sur les cadavres. Âpres l'in- 
cendie et la destruction des bibliothèques par le fameux 
Tsing-che-hoang, le plus ancien ouvrage de médecine 
légale ne remonte pas avant la dynastie des Song, qui 
commença l'an 960 de notre ère. La dynastie mongole 
des Yuen, qui succéda à celle des Song, fit refondre l'ou- 
vrage et l'augmenta d'une foule d'anciennes pratiques 
que la tradition avait conservées dans divers tribunaux 
de l'empire. Après la dynastie des Yuen, celle des Ming 
commanda des recherches, des examens, des discussions 



302 L^BIfPIRB CHINOIS. 

sur cette matière importante, et fit publier successive- 
ment plusieurs ouvrages pour Tinstruction des magis- 
trats. La dynastie mantchoue a publié aussi une nou- 
velle édition du 5t-yuen. 

D'après ce livre, voici comment on doit s'y prendre 
pour découvrir les traces des coups et des blessures sur 
les corps morts, lors même qu'ils commencent à tomber 
en pourriture. On lave le cadavre avec du vinaigre, 
puis on l'expose à la. vapeur du vin qui sort d'une fosse 
profonde. C'est de ce procédé qu'on a donné au livre de 
médecine légale le nom de St-yuen, lavage de la fosse. 
Pour creuser cette fosse, il faut choisir, autant qu'il est 
possible, un terrain sec et de nature un peu argileuse; 
elle doit être de cinq ou six pieds de long sur trois de 
large et autant de profondeur. On la remplit ensuite de 
branches et de broussailles, et on active le feu jusqu'à ce 
que la terre du fond et des parois soit presque chauffée 
au rouge blanc. Alors on retire la braise et on verse une 
grande quantité de vin de riz ; on place sur l'ouverture 
de la fosse une grande claie d'osier où l'on étend le ca- 
davre, puis on recouvre le tout avec des toiles soutenues 
en voûte, afin que la vapeur du vin puisse agir sur 
toutes les parties du corps. Deux heures après, toutes 
les marques des coups et des blessures paraissent très- 
distinctement. Le Si-yuen assure qu'on peut également 
faire l'opération avec les ossements seuls et obtenir les 
mêmes résultats. Il prétend que, si les coups ont été de 
nature à causer la mort, les marques doivent apparaître 
sur les ossements. Les^ mandarins d'Ou-chan nous ont 
certifié que cela était d'une parfaite exactitude ; mais nous 
n'avons jamais eu occasion de le vérifier par nous-mêmes. 



CHAPITRE Vif. 303 

Les mandarins sont tenus de faire cette opération 
chaque fois qu'il s'élève le moindre soupçon sur la mort 
d'un individu ; ils sont même obligés de faire exhumer 
les cadavres et de les examiner avec soin, lors même 
que les miasmes qui s'en exhalent seraient capables de 
mettre leur vie en péril, « car, dit le livre de médecine 
ce légale, l'intérêt de la société l'exige, et il n'est pas 
« moins glorieux d'affronter la mort pour défendre ses 
« concitoyens du fer des assassins que de celui des en- 
c< nemis; qui n'en a pas le courage n'est pas magistrat 
« et doit renoncer à son emploi. » 

Le Si-yuen passe en revue toutes les manières ima- 
ginables de donner la mort, et il explique la méthode 
pour les découvrir sur les cadavres. On est eflfrayé en 
voyant tous les genres d'homicide que les Chinois ont 
su inventer ; ainsi l'article étranglé nous a paru très- 
riche : Fauteur distingue les étranglés pendus, les étran- 
glés à genoux, les étranglés couchés, les étranglés au 
nœud eoulmt et les étranglés au nœud tournant ; il dé- 
crit soigneusement toutes les marques qui doivent se 
trouver sur le corps, et qui indiquent si l'individu s'est 
étranglé lui-même ou non. Au sujet des noyés, il dit 
que leurs, cadavres sont fort différents de ceux qu'on 
jette dans l'eau. après les avoir tués ; les premiers ont le 
ventre fortement tendu, les cheveux appliqués à la tête, 
de l'écume à la bouche, les pieds et les mains roides, et 
la plante des pieds extrêmement blanche ; on ne trouve 
jamais ces signes dans ceux qu'on jette à l'é&u après les 
avoir étouffés, empoisonnés ou tués de toute autre ma- 
nière. Comme il arrive fréquemment, en Chine, qu'un 
assassin cherche à cacher son crime par un incendie, 



304 l'bmpirb chinois. 

le St-yum, au chapitre des brûlésy enseigne la manière 
de reconnaître, par rinspectioji du cadavre, si le mort a 
été tué ayant l'incendie ou étouffé par le feu ; entre 
autres choses, il dit que, dans le premier cas, on ne 
trouve ni cendres ni vestiges de feu dans la bouche et 
dans le nez, au lieu qu'on en trouve toujours dans les 
autres. Le dernier chapitre traite des diverses espèces 
de poisons et de leurs réactifs. 

Quelque habiles et vigilants qu'on suppose les ma- 
gistrats, on conçoit que toutes ces pratiques de méde- 
cine légale doivent être, la plupart du temps, très-insuf- 
fisantes, et ne sauraient remplacer l'autopsie des cada- 
vres, que des préjugés anciens et invétérés interdisent 
aux Chinois. 

11 est impossible de parcourir le livre 5t-yu«n sans 
demeurer convaincu que le nombre des attentats contre 
la vie des hommes est très-considérable, et, surtout, que 
le suicide est très-commun. On ne saurait se faire une 
idée de l'extrême facilité avec laquelle les Chinois se 
donnent la mort ; il suffit quelquefois d'une futilité, 
d'un mot, pour les porter à se pendre ou à se précipiter 
au fond d'un puits : ce sont les deux genres de suicide 
le plus en vqgue. Dans les autres pays, quand on veut 
assouvir sa vengeance sur un ennemi, on cherche à le 
tuer ; en Chine, c'est tout le contraire, on se suicide. 
Cette anomalie tient à plusieurs causes dont voici les 
principales : d'abord, là législation chinoise rend res- 
ponsables d^s suicides ceux qui en sont la cause ou l'oc- 
casion. 11 suit de là que, lorsqu'on veut se venger d'un 
ennemi, on n'a qu'à se tuer, et l'on est assuré de lui sus- 
citer, par ce moyen, une affaire horrible ; il tombe im* 



CHAPITRE VII. 305 

médiatement entre les mains de la justice qui, tout au 
moins, le torture et le.ruine complètement, si elle ne 
lui arrache pas la vie. La famille du suicidé obtient or- 
dinairement, dans ces cas, des dédommagements et des 
indemnités considérables ; aussi il n'est pas rare de 
voir des malheureux, emportés par un atroce dévoue- 
ment à leur famille, aller se donner stoïquement la 
mort chez des gens riches. En tuant son ennemi, le 
meurtrier expose, au contraire, ses propres parents et 
ses amis, les déshonore, les réduit à la misère, et se 
prive lui-même des honneurs funèbres, point capital 
pour un Chbois, et auquel il tient par-dessus tout ; il 
est à remarquer, en seéond lieu, que l'opinion publi- 
que, au lieu de flétrir le suicide, l'honore et le glorifie. 
On trouve de l'héroïsme et de la magnanimité dans la 
conduite d'un homme qui attente à ses jours avec in- 
trépidité pour se venger d'un ennemi qu'il ne peut 
écraser autrement; enfin on peut dire que Içs Chinois 
redoutent bien plus les souffrances que la mort. Us font 
bon marché delà vie, pourvu qu'ils aient l'espérance de 
la perdre d'une manière brève et expéditive; c'est peut- 
être cette considération qui a porté la justice chinoise à 
rendre le jugement des criminels plus affreux et plus 
terrible que le supplice même. 

La Chine est le pays des contrastes ; tout ce qu'on y 
remarque est à l'opposé de ce qui se rencontre aÛlenrs. 
Chez les barbares, et même dans les pays civilisés, où 
les véritables notions de la justice n'ont pas suffisam- 
ment régénéré la conscience publique, on voit lesxiches, 
les forts, les puissants, faire trembler les faibles et les 
pauvres, les écraser, se jouer même de leur vie avec 



306 L BVPIRB GBIN0I8. 

une épouvantable légèreté ; en Chine c'est le faible qui 
fait trembler le fort et le puissant, en tenant toujours 
suspendue sur sa tète la menace d'un suicide, et le for- 
çant souvent, par ce moyen, à lui rendre justice, à le 
ménager, à le secourir. Les pauvres ont quelquefois 
recours à cette terrible extrémité pour se venger de la 
dureté des riches ; il n'est pas même rare de voir des 
gens repousser une injure et un affront en se donnant 
la mort. U serait peut-être intéressant de comparer ce 
duel à la chinoise avec celui qui est en usage chez les 
nations européennes ; on trouverait à faire des rappro- 
chements curieux, et Ton serait, sans doute, forcé de 
convenir qu'il y a dans l'un et dans l'autre la même ex- 
travagance et la même folie. 

Les fonctionnaires d'Ou-chan nous traitèrent avec 
une remarquable a£Pabilité, et nos causeries se prolon- 
gèrent bien avant dans la nuit ; chacun préconisait les 
mœurs et les usages de son pays : la Mongolie, la Chine 
et la France firent valoir tour à tour leurs prétentions 
par l'organe de leurs représentants. 11 fut convenu que, 
chez tous les peuples, il y avait un fond de bonnes et 
de mauvaises qualités qui se faisaient à peu près équili- 
bre ; toutefois nous cherchâmes à prouver que les na- 
tions chrétiennes valaient ou pouvaient valoir mieux que 
les autres, parce qu'elles étaient toujours sous l'influence 
d'une religion sainte et divine, qui tend essentiellement 
à développer les bonnes qualités et à étouffer les mau- 
vaises. Les mandarins trouvèrent nos raisonnements 
lucides et concluants ; ils proclamèrent donc, sinon par 
conviction, du moins par politesse, que la France oc- 
cupait incontestablement le premier rang parmi les 



CHAPITRE VII. 307 

dix mille royaumes de la terre. Leur bienveillance à 
noire égard fut portée si loin, qu'ils allèrent jusqu'à 
nous inviter, très-sérieusement et très-sincèrement, à 
rester encore un jour à Ou-chan ; la tentation était forte ; 
mais nous sûmes y résister, parce qu'il était essentiel 
de conserver à nos haltes extraordinaires le caractère 
que nous avions essayé de leur donner^ d'ailleurs, puis- 
que les mandarins d'Ou-chan avaient la courtoisie de 
nous inviter à rester, nous devions leur faire la politesse 
de partir ; les convenances avant tout. 11 est d'usage, en 
Chine, qu'on se fasse les invitations les plus pressantes; 
mais c'est à condition qu'elles seront refusées ; les accep- 
ter serait la preuve d'une très-mauvaise éducation. 

Pendant que nous étions dan» nos missions du nord, 
nous fûmes témoin d'un fait fort bizarre, mais qui ca- 
ractérise à merveille les Chinois. C'était un jour de 
grande fête, nous devions célébrer les saints offices chez 
le premier catéchiste du village, qui avait dans sa mai- 
son une assez vaiste chapelle ; les chrétiens des villages 
voisins s'y rendirent en grand nombre. Après la céré- 
monie, le maître de la maison se posta au milieu de la 
cour, et se mit à crier aux chrétiens qui soriaient de la 
chapelle : Que personne ne s'en aille, aujourd'hui j'in- 
vite tout le monde à manger le riz dans ma maison ; puis 
il courait aux uns et aux autres pour les presser de res- 
ter ; mais chacun alléguait des raisons et partait. 11 en 
paraissait désolé, lorsqu'il avisa un de ses cousins qui 
gagnait aussi la porte ; il se précipita vers lui en disant : 
Comment ! mon cousin, toi aussi, tu pars.... Oh ! c'est 
impossible, aujourd'hui c'est jour de fête, je veux que 
tu resteSé — Non, ne me presse pas, il faut que je re- 



308 l'empire chinois. 

tourne dans ma famille^ j'ai un peu d'affaires. — Un peu 
d'affaires I mais c'est aujourd'hui jour de repos ; afeùso- 
lument tu resteras, je ne te lâcherai pas. En même 
temps il le saisit par sa robe, et fait tous ses efforts pour 
entraîner son cousin, qui se débat de son mieux, et cher- 
che à lui prouver que ses affaires ne lui permettent pas 
de s'arrêter. — Puisque je ne puis obtenir que tu man- 
ges le riz avec nous, au moins buvons ensemble quel- 
ques petits verres de vin ; ja perdrais ma face, si un 
cousin s'en allait de chez moi sans rien prendre. — Un 
verre de vin, dit le cousin, cela ne dépense pas beaucoup 
de temps, buvons donc ensemble un verre de vin ; et 
les voilà entrés et assis dans la salle des hôtes. Le maître 
de la maison ordonne à hante voix, mais sans s'adresser 
à personne, de faire chauffer le vin et frire deux œufs. 
En attendant que les œufs frits et le vin chaud arrivent, 
on allume la pipe et on fume, puis on cause et on fume 
encore, mais le vin se fait toujours attendre. Lé cousin 
qui, sans doute, était réellement pressé, demande à son 
gracieux parent s'il y en aura encore pour longtemps 
avant que le vin soit chaud. — Du vin ! fit celui-ci tout 
émerveillé, du vin ! est-ce que nous en avons ici? est-ce 
que tu ne sais pas que je ne bois jamais de vin, qu'il me 
fait mal au ventre? — Dans ce <îas tu pouvais bien me 
laisser partir ; pourquoi me tant presser ? — A ces mots 
le maître de la maison se lève, et, prenant devant son 
cousin une posture indignée : En vérité, lui dit^il, je 
voudrais bien savoir de quel pays tu es sorti ; comment 1 
je te fais, moi, la politesse de tlnviter à boire du vin, 
et toi, tu ne me fais pas celle de refuser 1 et où donc 
as-tu appris les rites ? C'est probablement chez les Mon- 



«CHAPITRE Vil. 309 

golSy n'est-ce pas?... Le pauvre cousin comprit qu'il 
avait fait une sottise ; il se contenta de balbutier quel- 
ques paroles d'excuses^ et, après avoir bourré et allumé 
sa pipe, il s'en alla. 

Nous étions présent à cette délicieuse petite représen- 
tation. Aussitôt que le cousin fut parti, le moins que nous 
pûmes faire, ce fut de rire un peu à notre aise ; mais le 
maître de la maison ne riait pas, il était indigné. 11 nous 
demandait si nous avions jamais vu un homme aussi 
ridicule, aussi borné, aussi dépourvu d'intelligence que 
son cousin, et il en revenait toujours au grand principe, 
c'est-à-dire qu'un homme bien élevé doit toujours ren- 
dre politesse pour politesse, qu'on doit gracieusement re- 
fuser les offres de celui quiaFhonnêteté devons en faire. 
— Sans cela, s'écria-t-il, où en serait-on? Nousl'écoutâ- 
mes sans rien dire ni pour ni contre, car, en beaucoup 
de choses, il est très-difficile d'avoir une règle sûre et 
applicable à tous les hommes, surtout en ce qui tient 
aux coutumes des peuples. En y regardant de près, U 
nous a semblé comprendre les motifs de cette manière 
d'entendre la politesse. D'une part, chacun se donne, à 
peu de frais, la satisfaction de se montrer généreux et 
empressé envers tout le monde ; d'autre part, tout le 
monde peut se flatter de recevoir de chacun de gracieu- 
ses invitations et d'avoir le bon esprit de les refuser... 
C'est bien là, il faut en convenir, de la pure chinoiserie. 

Malgré les vives sollicitations des mandarins d'Ou- 
chan, le lendemain nous nous mimes en route, comme 
gens qui savent vivre et ont étudié les rites ailleurs que 
dans les déserts de la Mongolie. Cette journée de mar- 
che fut assez jpénible; d'abord, parce qu'il y arait deux 



310 l'bmpirb chinois. 

jours que nous n'avions été en palanquin et que nos 
jambes avaient perdu le pli ; ensuite parce que nous 
avions à traverser un pays de montagnes. L'aspect de 
la campagne était, d'ailleurs, peu gracieux ; eue pré- 
sentait généralement une teinte triste et sauvage. Le sol, 
rempli de sable et de gravier, semblait se prêter difficile* 
ment à la culture. Aussi rencontrâmes-nous rarement 
des villages ; on voyait seulement de temps en temps 
dans les creux des vallons de misérables fermes dont 
les habitants accouraient sur notre passage, pour nous 
demander l'aumône de quelques sapèques. 

Vers l'après-midi, nous gravissions une colline assez 
escarpée, et maître Ting allait en tête de la colonne. 
Aussitôt qu'il fut parvenu au sommet, il sortit de son 
palanquin, et, à mesure que les autres arrivaient, il 
les faisait arrêter. Nous ne comprenions pas trop le sens 
de cette manœuvre. Quand nous fûmes au haut de la 
colline, maître Ting nous invita à sortir de nos palan- 
quins : Venez voir, nous dit-il ; ici finit la province du 
Sse-tchouen, nous allons entrer dans celle du Hou-pé. 
Ce petit fossé est la séparation des deux provinces ; je 
n'ai pas voulu traverser la montagne sans vous le faire 
remarquer- — Tenez, ajouta-t-il, en se mettant en 
quelque sorte à califourchon sur le fossé, voilà que j'ai 
la jambe droite dans le Sse-tchouen et la gauche dans 
le Hou-pé ; puis il resta un momeitt immobile, pour 
nous faire bien voir l'expérience. Plusieurs porteurs de 
palanquin qui, sans doute, trouvaient fort curieux d'a- 
voir une jambe dans le Sse-tchouen et l'autre dans le 
Hou-pé, répétèrent plusieurs fois l'expérience et y réus- 
sirent pour le moins aussi bien que le mandarin civil. 



CHAPITRE VU. 31 i 

Après nous être reposés un instant et avoir regardé 
vaguement à droite et à gauche le chemin que nous 
venions de parcourir et celui où nous allions entrer, 
nous nous remimes en route, et bientôt après nous arri- 
vâmes à Paioung. 

Le Sse-tchouen (quatre vallons) est la plus vaste pro- 
vince de la Chine et peut-être aussi la plus belle. C/est, 
du moins, ce qu4l nous a semblé, après favoir comparé 
avec le reste de l'empire, que nous avons eu occasion 
d'étudier suffisamment durant nos divers voyages. De 
la frontière du Thibet jusqu'aux limites de la province 
du Hon-pé, on lui donne quarante jours de marche, ce 
qui peut équivaloir à peu près à une étendue de trois 
cents lieues. Outre un grand nombre de forts et de 
places de guerre, on compte dans cette province neuf 
villes du premier ordre et cent quinze du second et du 
troisième. En hiver comme en été, sa température est 
assez modérée ; on n'y éprouve jamais les longs et terri- 
bles froids du nord, ni les chaleurs étouffantes des pro- 
vinces méridionales. Son sol, d'une grande fécondité 
à cause des nombreuses rivières qui l'arrosent, est agréa- 
blement accidenté. On rencontre tour à tour de vastes 
plaines recouvertes d'abondantes moissons de froment 
et de céréales de toute espèce, des montagnes couron- 
nées de forêts, des vallons fertiles et d'une magnificence 
ravissante, des lacs poissonneux, plusieurs rivières navi- 
gables, et surtout ce Yang-tse-kiang, un des plus beaux 
fleuves du monde, qui traverse la province du sud-ouest 
au nord-est. Sa fertilité est telle, qu'on dit communé- 
ment que les produits d'une seule récolte ne peuvent 
être consommés en dix ans. On y cultive un grand 



3i2 LqiPiRE camois. 

nombre de plantes textiles et tinctoriales, entre autres 
l'indi^ herbacé, qui donne une belle couleur bleue, et 
une espèce de chanvre ou d'ortie dont on fait des toiles 
d'une extrême finesse. On rencontre sur les coteaux de 
belles plantations de thé ; les feuilles les plus délicates 
et de première qualité sont réservées pour les gourmets 
de la province ; ce qu'il y a de plus grossier est expédié 
par les caravanes aux habitants du Thibet et du Tur- 
kestan. C'est dans le Sse-tchouen que les pharmaciens 
de toutes les provinces de l'empire envoient antiuelle* 
ment leurs commis voyageurs s'approvisionner de plan* 
tes médicinales. Outre qu'on en recueille sur les mon- 
tagnes une quantité très-considérable, elles ont, de plus, 
la réputation de posséder des vertus plus efficaces que 
celles des autres pays. Les racines de rhubarbe et les 
vessies de musc, qu'on apporte du Thibet, y sont l'objet 
d'un commerce très-important. 

La richesse et la beauté du Sse-tchouen semblent 
avoir exercé une grande influence sur ses habitants ; ils 
ont généralement les manières plus distinguées que les 
Chinois des autres provinces. On remarque dans les 
grandes villes de l'ordre et une certaine propreté rela- 
tive. L'aspect des villages mêmes et des fermes témoigne 
de l'aisance de ceux qui les habitent. On ne trouve pas 
dans le Sse-tchouen ces patois presque inintelligibles 
qu'on rencontre si fréquemment dans les autres provin- 
ces. A peu de chose près, le langage qu'on y parle a la 
même pureté que celui de Péking. 

Les Sse-tchouennais sont d'un tempérament fort et 
robuste; leur physionomie est plus mâle que celle des 
Chinois du midi, et moins rude que celle des habitants 



CBAPITRB VII. 313 

du nord. Us ont la ré|»utation d'être bons soldats, et 
c'est ordinairement parmi eux qu'on choisit le plus 
grand nombre des mandarins militaires. La province^ 
du reste, se vante d'être en possession du génie guerrier 
et d'avoir donné naissance à un fameux général dont on 
a fait le dieu de la guerre. Ce Mars chinois est le célèbre 
Kouang-ti, dont le nom est si populaire dans tout le 
Céleste Empire. 11 était originaire de la province du Sse- 
tchouen, et vivait au troisième siècle de notre ère. Après 
de nombreuses et éclatantes victoires remportées sur les 
ennemis de l'empire, il fut tué avec son fils Kouang- 
ping, dont il avait fait son aide de camp. Les Chinois^ 
qui n'ont pas manqué de fabriquer sur son compte une 
foule de légendes remplies d'extravagances, prétendent 
qu'il n'est pas mort réellement, mais qu'il monta aux 
cieux, où il prit place parmi les dieux, afin de présider 
aux destinées de la guerre. La dynastie tartare-mant- 
ehoue, en montant sur le trône impérial de la Chine, fit 
faire Tapothéose de Kouang-ii et le proclama solennel- 
lement esprit tutélaire de la dynastie. Le gouvernement 
lui a fait élever, dans toutes les provinces de l'empire, 
un grand nombre de temples, où on le représente ordi- 
nairement assis dans une attitude calme, mais pleine 
de fierté. Son fils Kouang-ping, armé de pied en cap, 
se tient debout à sa gauche, et, à sa droite, on voit son 
fidèle écuyer, appuyé sur une large épée, fronçant d'é- 
pais sourcils, ouvrant de grands yeux ronds barbouillés 
de sang, et ne demandant qu'à faire peur à ceux qui le 
regardent. 

Le culte de Kouang-ti appartient à la religion offi- 
cielle de l'Etat* Le peuple ne s'en mêle guère ; il ne 

!. 18 



3U L EMPIRE CHINOIS. 

s'occupe pas plas de son dieu Mars que des autres dm- 
nités bouddhiques. Mais les fonctionnaires jpublics, et 
surtout les mandarins militaires, sont obligés, à certains 
jours fixes, d'aller se prosterner dans son temple, et de 
brûler en son honneur des bâtons de parfum. La dynas- 
tie mantchoue, qui a bien touIu en faire un dieu, le 
nommer ensuite protecteur de Tempire, et lui faire éle- 
ver un grand nombre de magnifiques pagodes, n'en- 
tend nullement que les employés du gouyernement lui 
témoignent de Tindifierence ou de l'indévotion. 

Les Mantchous, qui probablement, en établissant ce 
culte, ne se sont proposé qu'un but politique et un 
moyen d'influence sur l'esprit des soldats, n'ont pas 
manqué d'accréditer la fable que Kouang-ti avait tou- 
jours apparu dans les guerres que l'empire a soutenues 
depuis la fondation de la dynastie. Ainsi, à diverses 
époques, surtout durant la guerre contre les Eieuts, 
et, plus tard, contre les rebelles du Turkestan et du 
Thibet, on l'a vu planant dans les airs, soutenant le 
courage des armées impériales et accablant les ennemis 
de traits invisibles. Il est certain, disent-ils, qu'avec 
un si puissant protecteur la victoire est toujours assurée. 
Un jour qu'un mandarin militaire nous racontait naïve- 
ment les immenses prouesses du fameux Kouang-ti, 
nous nous avisâmes de lui demander s'il avait apparu 
dans la dernière guerre que l'empire avait eu à soutenir 
contre les Anglais. Cette question parut le contrarier 
un peu. Après un moment d'hésitation, il nous dit : On 
prétend qu'il ne s'est pas montré, on ne l'a pas vu. — 
Cependant le cas était grave, et sa présence n'eût pas 
été peut-être tout à fait inutile. — Ne parlons pas de 



CHAPITRE VII. 315 

cette guerre... C'est vrai, Kouang-ti n'a pas paru... Et 
c'est un mauvais signe, ajouta-t-il en baissant la voix. 
On dit que la dynastie est abandonnée du ciel et qu'elle 
sera bientôt remplacée... Cette idée, que la dynastie 
mantchoue a fini son temps et qu'une autre doit lui 
succéder, était déjà, à cette époque, en 1846, très-répan- 
due parmi les Chinois, et, durant notre voyage, nous 
l'avons entendu formuler plus d'une fois. Ce vague 
pressentiment, dont on était partout préoccupé depuis 
plusieurs années, a été, peut-être, le plus puissant auxi- 
liaire de rinsurrection qui a éclaté en 1851, et qui, 
depuis lors, n'a cessé de faire des progrès gigantesques. 
La merveille du Sse-tchouen, et qui doit être placée 
même avant le fameux Kouang-ti, c'est ce que les Chi- 
nois appellent yen-tsing et ho-tsing^ c'est-à-dire puits de 
sel et puits de feu. Nous en avons vu un grand nombre, 
sans avoir le temps de les examiner assez attentivement 
pour en donner une description détaillée. Nous allons 
citer sur ce sujet une lettre de monseigneur Imbert, 
longtemps missionnaire dans cette province, puis nommé 
vicaire apostolique de Corée, où il a eu l'honneur d'être 
martyrisé pour la foi en 1838. Les minutieux détails 
renfermés dans cette lettre sont bien propres à donner 
une idée exacte de l'industrie patiente et laborieuse des 
Chinois. Nous allons donc la donner textuellement. 

<i Le nombre des puits salants est très-considérable ; 
a il y en a quelques dizaines de mille dans l'espace d'en- 
c< viron dix lieues de long, sur quatre ou cinq de large ; 
a chaque particulier un peu riche se cherche quelque 
a associé et creuse un ou plusieurs puits. Leur manière 
ce de creuser n'est pas la nôtre ; ce peuple fait tout en 



316 l'rmpire chinois. 

<K petit, et ne sait rien faire en grand ; il vient à bout de 
« ses desseins ayec le temps et la patience, et avec bien 
a moins de dépenses que nous. Il n'a pas l'art d'ouvrir 
a les rochers par la mine, et tous les puits sont dans le 
« rocher. Ces puits ont ordinairement de quinze à dix- 
ce huit cents pieds français de profondeur et n'ont que 
<i cinq ou au plus six pouces de largeur. Devinez corn- 
ce ment ils peuvent les creuser ; toute votre physique n'en 
<K vient pas à bout ; voici donc leur procédé. 

a S'il y a trois ou quatre pieds de profondeur de terre 
« à la surface, on y plante un tube de bois creux, sur- 
« monté d'une pierre de taille qui a l'orifice désiré de 
« cinq ou six pouces ; ensuite on fait jouer dans ce tube 
<c un mouton, ou tête d'acier^ de trois ou quatre cents 
a livres pesant. Cette tête d'acier est crénelée, un peu 
« concave par-dessLS et ronde par-dessous; un homme 
« fort, habillé à l^Mégère, monte sur un échafaudage, 
a et danse toute la matinée sur une bascule qui soulève 
<K cet éperon à deux pieds de haut, et le laisse tomber de 
« son poids. On jette de temps en temps quelques seaux 
« d'eau dans le trou pour pétrir les matières du rocher 
« et les réduire en bouillie. L'éperon ou tête d'acier est 
a suspendu par une bonne corde de rotin, petite comme 
ce le doigt, mais forte comme nos cordes de boyau. 
« Cette corde est fixée à la bascule, on y attache un bois 
a en triangle, et un autre homme est assis à côté de la 
c( corde ; à mesure que la bascule s'élève, il prend le 
(( triangle et lui fait faire un demi-tour, afin que l'épe- 
« ron tombe dans un sens contraire. A midi, il monte 
a surl'échafaudage, pour relever son camarade jusqu'au 
(( soir ; la nuit, deux autres hommes les remplacent. 



CBAPITRB YII. 317 

« Quand ils ont creusé trois pouces, on tire cet éperon, 
« avec toutes les matières dont il est surchargé, par le 
« moyen d'un grand cylindre qui sert à rouler la corde ; 
« de cette façon, ces petits puits ou tubes sont très- 
ce perpendiculaires et polis comme une glace. Quelque- 
<K fois tout n'est pas roche jusqu'à la fin, mais il se rencon- 
« tre des lits déterre, de charbon, etc. ; alors l'Qpération 
« devient des plus difficiles, et quelquefois infructueuse, 
« car les matières n'offrant pas une résistance égale, il 
a arrive que le puits perd de sa perpendicularité ; mais 
c( ces cas sont rares. Quelquefois le gros anneau de fer 
« qui suspend le mouton vient à casser, alors il faut 
« cinq ou six mois pour pouvoir, avec d'autres moutons, 
c< broyer le premier et le réduire en bouillie. Quand la 
a roche est assez bonne, on avance jusqu'à deux pieds 
a dans les vingt-quatre heures ; on reste au moins trois 
« ans pour creuser un puits. Pour tirer l'eau, on descend 
a dans le puits un tube de bambou, long de vingt-quatre 
«c pieds, au fond duquel il y a une soupape ; lorsqu'il 
a est arrivé au fond du puits, un homme fort s'assied 
« sur la corde et donne des secousses : chaque secousse 
« fait ouvrir la soupape et monter l'eau. Le tube étant 
a plein, un grapd cylindre, en forme de dévidoir, de 
a cinquante pieds de circonférence, sur lequel se roule 
a la corde, est tourné par deux, trois ou quatre buffles, 
«et le tube monte. Cette corde est aussi de rotin. Ces 
a pauvres animaux ne tiennent guère à ce travail, il en 
«c meurt en quantité. 

a Si les Chinois avaient nos machines à vapeur, ils 
c< feraient bien moins de dépenses ; mais des milliers de 
c( gens de peine mourraient de faim. L'eau de ces puits 

48, 



318 L EMPIRE CHINOIS. 

a est trëssaumfttre ; elle donne à Févaporation un cin- 
<c quîème et plus, quelquefois un quart de sel. Ce sel est 
« très-âcre ; il contient beaucoup de nitre, quelquefois 
« il attaque tellement le gosier, que cela devient une 
c< maladie ; alors il faut se servir de sel de mer venu de 
« Canton ou du Tonquin. 

a L'air qui sort de ces puits est très-inflammable. Si 
a Ton présentait une torche à la bouche d'un puits, 
« quand le tube plein d'eau est près d'arriver, il s'en- 
«flammerait eu une grande gerbe de feu, de vingt à 
c( trente pieds de haut, et brûlerait le hangar avec la 
« rapidité et l'explosion de la foudre. Cela arrive quel- 
a quefois par l'imprudence ou la malice d'un ouvrier, 
a qui veut se suicider en compagnie. Il est de ces puits 
« dont on ne retire point de sel, mais seulement du feu ; 
« on les appelle ho-tsing (puits de feu). En voici la des- 
« cription : Un petit tube en bambou (ce feu ne le brûle 
« pas) ferme l'embouchure des puits, et conduit l'air 
a inflammable où l'on veut ; on l'allume avec une bou- 
cc gie, et il brûle continuellement. La flamme estbleuâ- 
ce tre, ayant trois ou quatre pouces de haut et un pouce 
a de diamètre. Ici ce feu est trop petit pour cuire le sel ; 
<c les grands puits de feu sont à Tse-liou-tsing, à qua- 
a rante lieues d'ici. 

« Pour évaporer Teau et cuire le sel, on se sert d'une 
a grande cuve en fonte, qui a cinq pieds de diamètre 
« sur quatre pouces seulement de profondeur. (Les 
c< Chinois ont éprouvé qu'en présentant une plus grande 
a surface au feu, l'évaporation est plus prompte et 
(( épargne le charbon.) Quelques autres marmites plus 
« profondes l'environnent, contenant de l'eau qui bout 



CHAPITRE YII. 319 

« au même feu et sert à alimenter la grande cuye; de 
a sorte que le sel, quand il est évaporé, remplit abso- 
« lument la cuve, et en prend la forme. Le bloc de sel, 
« de deux cents livres pesant et plus, est dur comme la 
c( pierre ; on le casse en trois ou quatre morceaux pour 
« être transporté dans le commerce. Le feu est si ardent, 
« que la cuve devient tout à fait rouge et que Teau jaillit 
ce à gros bouillons à la hauteur de huit ou dix pouces, 
ce Quand c'est du feu fossile des puits à feu, elle jaillit 
« encore davantage, et les cuves sont calcinées en fort 
a peu de temps, quoique celles qu'on expose à ces 
c< sortes de feu aient jusqu'à trois pouces d'épaisseur. 

a Pour tant de puits, il faut du charbon en quantité ; 
« il y en a de différentes sortes dans le pays. Les lits de 
(( charbon sont d'une épaisseur qui varie ^ depuis un 
«c pouce jusqu'à cinq. Le chemin souterrain qui con- 
te duit à rintérieur de la mine est quelquefois si rapide, 
« qu'on y met des échelles de bambou ; le charbon est 
« en gros morceaux. La plupart de ces mines contien- 
<c nent beaucoup de Tair inflammable dont j'ai parlé, et 
« on ne peut pas y allumer de lampes ; les mineurs 
« vont à tâtons, s'éclairent avec un mélange de poudre de 
(( bois et de résine, qui brûle sans flamme et ne s'é- 
a teint pas. 

<t Quand on creuse les puits de sel, ayant atteint mille 
« pieds de profondeur, on trouve ordinairement une 
«huile bitumineuse (1) qui brûle dans Peau. On en 
« recueille par jour jusqu'à quatre ou cinq jarres de 
<x cent livres chacune. Cette huile est très-puante ; on 

(1) Probablement de l'huile de pétrole. 



320 l'empire chinois. 

a s'en sert pour éclairer le hangar où soiit les puits et les 
a chaudières de sel. Les mandarins, par ordre du prince, 
« en achètent souvent des milliers de jarres, pour cal- 
a ciner sous Feau les rochers qui rendent le cours des 
<c Qeuves périlleux. Un bateau fait-il naufrage, on trempe 
a un caillou dans cette huile, on Fenflamme et on le 
« jette dans Teau ; alors un plongeur, et plus souvent 
« un voleur, va chercher ce qu'il y avait de plus pré- 
ce cieux sur ce bateau ; cette lampe sous-aqueuse l'éclairé 
« parfaitement. 

a Si je connaissais mieux la physique, je vous dirais 
« ce que c'est que cet air inflammable et souterrain dont 
<c je vous ai parlé. Je ne puis croire que ce soit l'efiTet 
a d'un volcan souterrain, parce qu'il a besoin d'être 
a allumé ; et, une fois allumé, il ne s'éteint plus que par 
a le moyen d'une boule d'argile, qù*on met à l'orifice 
« du tube,^ ou à l'aide d'un vent violent et subit. Les 
« charlatans en remplissent des vessies, les portent au 
<L loin, y font un trou avec une aiguille, et Tallument 
a avec une bougie pour amuser les badauds. Je crois- 
a plutôt que c'est un gaz ou esprit de bitume, car ce 
« feu est fort puant et donne une fumée noire et 
c< épaisse (1). 

c( Ces mines de charbon et ces puits de sel occupent 
(( ici un peuple immense. Il y a des particuliers riches 
<K qui ont jusqu'à cent puits en propriété ; mais ces for- 
a tunes colossales sont bientôt dissipées. Le père amasse, 
a les enfants dépensent tout au jeu ou en débauches. 

c< Le 6 janvier 1827, j'arrivai à Tse-liou-tsing (c'est- 

(1) C'est sans doute ce que les chimistes appellent hydrogène car» 
hùnéoM carbure d'hydrogène* 



CHAPITEB VII. 321 

a à-dire puits coulant de lui-même)^ après une marche 
« de dix-buit lieues, faite avec mes gros souliers à 
a crampons de fer d'un pouce de hauteur, à cause de la 
« boue qui rendait le chemin glissant. Cette petite 
a chrétienté ne contient que trente communiants ; mais 
ce j'y trouvai la plus belle merveille de la nature et le 
ce plus grand effort de l'industrie humaine que j'aie 
« rencontrés dans mes longs voyages^ c'est Un volcan 
a maîtrisé. 

a Cet endroit est dans la montagne, au bord d'un 
« petit fleuve; il contient, comme Ou-tong-kiao, des 
a puits de sel creusés de la même manière, c'est-à-dire 
<c avec un éperon ou tête de fer crénelée en couronne, 
« lourde de trois cents livres et plus. Il y a plus de mille 
«c de ces puits ou tubes qui contiennent de l'eau salée. 
« En outre, chaque puits contient un air inflammable 
« que l'on conduit par un tube de bambou ; on l'allume 
(( avec une bougie, et on l'éteint en soufflant vigoureu- 
a sèment. Quand on veut puiser de l'eau salée, on éteint 
a le tube de feu ; car, sans cela, l'air montant en quan- 
« tité avec l'eau, ferait l'explosion d'une mine. Dans une 
« vallée se trouvent quatre puits, qui donnent du feu en 
« une quantité vraiment effroyable, et point d'eau ; c'est 
«( là, sans doute, le centre du volcan. Ces puits, dans le 
(c principe, ont donné de l'eau salée; Peau ayant tari, on 
a creusa, il y a une douzaine d'années, jusqu'à trois 
a mille pieds et plus de profondeur, pour trouver de 
« l'eau en abondance. Ce fut en vain ; mais il sortit 
a soudain une énorme colonne d'air qui s'exhala en 
« grosses particules noirâtres. Je l'ai vu de mes yeux; cela 
c( ne ressemble pas à la fumée, mais bien à la vapeur d'une 



32t l'bvpiiib chinois. 

c( fournaise ardente. Cet air s'échappe avec un bruis- 
a sèment et un ronflement affreux qu'on entend de fort 
« loin. U respire et pousse continuellement, et il n'aspire 
jamais; c'est ce qui m'a fait juger que c'est un volcan 
« qui a son aspiration dans quelque lac, peut-être même 
a dans le grand lac du Hou-kouang, à deux cents lieues 
« de distance. 11 y a bien, sur une montagne éloignée 
« d'une lieue, un petit lac d'environ une demi-lieue de 
« circuit, excessivement profond ; mais je ne puis croire 
<c qu'il suffise pour alimenter le volcan. Ce petit lac n'a 
« aucune communication avec le fleuve et ne se fournit 
<« que d'eau de pluie. 

« L'orifice des puits est surmonté d'une caisse de 
« pierre de taille, qui a six ou sept pieds de hauteur, de 
a crainte que, par inadvertance ou par malice, quelqu'un 
(( ne mette le feu à l'embouchure des puits. Ce malheur 
« est arrivé en août dernier. Ce puits est au milieu d'une 
« vaste cour, et au centre de grands et longs hangars, 
«c où se trouvent les chaudières qui cuisent le sel ; dès 
« que le feu fut à la surface du puits, il se fit une explo- 
c< sion affreuse et un assez fort tremblement de terre. 
« A l'instant même, toute la surface de la cour fut en 
« feu. La flamme, qui avait environ deux pieds de hau- 
c( teur, voltigeait sur la superficie du terrain sans rien 
ce brûler. Quatre hommes se dévouent, et portent une 
<t énorme pierre sur l'orifice du puits ; aussitôt elle vole 
c( en l'air ; trois hommes furent brûlés, le quatrième 
«c échappa au danger; ni l'eau ni la boue ne purent étein- 
te dre le feu. Enfin, après quinze jours de travaux opi- 
« niâtres, on porta de l'eau en quantité sur la montagne 
c< voisine, on y forma un lac et on lâcha l'eau tout à 



CHAPITRE VU. 323 

a coup ; elle vint en quantité, avec b(?aucoup d'air, et 
<c éteignit le feu. Ce fut une dépense d'environ trente 
<K mille francs, somme considérable en Chine. 

(( A un pied sous terre, sur les quatre faces du puits, 
<K sont entés quatre énormes tubes de bambou qui con- 
cc duisent Pair sous les chaudières. Un seul puits fait 
a cuire plus de trois cents chaudières; chaque chaudière 
« a un tube de bambou» ou conducteur du feu ; sur la 
a tête du tube de bambou est un tube de terre glaise, 
a haut de six pouces, ayant au centre un trou d'un pouce 
« de diamètre ; cette terre empêche le feu de brûler le 
c( bambou ; d'autres bambous, mis en dehors, éclairent 
(( les rues et les grands hangars. On ne peut employer 
a tout le feu ; l'excédant est conduit par un tube hors de 
« l'enceinte de la saline, et y forme trois cheminées, ou 
<c énormes gerbes de feu, flottant et voltigeant à deux, 
(x pieds de hauteur au-dessus de la cheminée. La surface 
<K du terrain de la cour est extrêmement chaude, et brûle 
a sous les pieds; en janvier même tous les ouvriers sont à 
a demi-nus, n'ayant qu'un petit caleçon pour se couvrir, 
«c J'ai eu, comme tous les voyageurs, la curiosité d'al- 
cc lumer ma longue pipe au feu du volcan ; ce feu est 
c^ extrêmement actif. Les chaudières de fonte ont jusqu'à 
(( quatre ou cinq pouces d'épaisseur ; elles sont calcinées 
« et hors d'usage au bout de quelques mois. Les porteurs 
«c d'eau salée et des aqueducs en tubes de bambou four- 
ci nissent Teau ; elle est reçue dans une énorme citerne, 
« et un chapelet hydraulique, agité jour et nuit par 
<c quatre hommes, fait monter Teau dans un réservoir 
« supérieur, d'où elle est conduite par des tubes et ali- 
« mente des chaudièi*es. 



326 L^BHPIU CHINOIS. 

changer complètement le lit du fleuve Jaune ; ils savent 
enfin obtenir toutes les couleurs et les combiner d'une 
manière merveilleuse. Nous pourrions passer en revue 
tous les produits des arts et de l'industrie^ et, à la vue 
de ces résultats, qui souvent ne manquent pas de mé- 
rite, on serait bien forcé de convenir qu'il y a en Chine, 
comme ailleurs, des physiciens, des chimistes et des 
mathématiciens. 

* Leurs notions, il est vrai, ne sont pas formulées en 
principes et arrangées en systèmes ; ainsi les Chinois ne 
sauront pas nous dire d'après quelles lois ils obtiennent 
certaines combinaisons chimiques ; ils se contentent de 
nous montrer une vieille recette basée sur Texpérience, 
et cela leur suffit pour atteindre leur but. Leurs mi- 
neurs ne pourraient pas, assurément, expliquer d'une 
manière satisfaisante pourquoi la composition de bois et 
de résine dont ils se servent pour s'éclairer n'enfiamme 
pas le gaz des mines et ne produit pas d'explosion; ce- 
pendant leur méthode se rapproche du principe qui a 
guidé Davy pour inventer sa fameuse lampe de sûreté. 
Quoiqu'il soit vrai de dire qu'on peut obtenir des ré- 
sultats très-scientifiques sans être savant, il faut néan- 
moins convenir que les nombreuses connaissances dont 
les Chinois sont en possession demeurant ainsi éparpil^ 
lées, il leur sera très-difficile de faire des progrès, et de 
se maintenir même où ils sont parvenus. Leur décadence 
a déjà commencé sur plusieurs points depuis un assez 
grand nombre d'années, et ils conviennent eux-mêmes 
qu'ils seraient aujourd'hui incapables d'obtenir les pro- 
duits qui leur étaient si faciles dans les temps passés* 
Les sciences naturelles n'entrent absolument pour rien 



CHAPITRE Vil. 327 

dans leur système d'enseignement, et les connaissances 
qui leur viennent de la longue expérience des siècles 
n'ayant, le plus souvent, pour gardiens que des ouvriers 
ignorants, on comprend que bien des notions utiles et 
intéressantes doivent nécessairement se perdre. Un con- 
tact plus intime avec l'Europe sera seul capable de con- 
server une foule de germes précieux qui menacent de 
périf, et qui pourront se développer un jour sous l'in- 
fluence de la science moderne. 

Le Sse-tchouen, la plus remarquable, à notre avis, 
des dix-huit provinces de la Chine, est aussi celle où le 
christianisme est le plus florissant ; elle compte à peu 
près cent mille chrétiens, en général assez zélés, et rem- 
plissant fidèlement leurs devoirs; aussi leur nombre aug- 
mente-t-il d'une manière sensible d'année en année. La 
prospérité de cette mission vient de ce qu'elle n'a jamais 
été entièrement abandonnée comme beaucoup d'autres. 
A l'époque même de nos plus grands désastres révolu- 
tionnaires, pendant que la France, sans culte et sans 
prêtres, ne pouvait guère se préoccuper des intérêts re- 
ligieux de la Chine, les chrétiens du Sse-tchouen ont 
toujours eu le bonheur d'avoir au milieu d'eux quel- 
ques apôtres pleins de zèle et de ferveur, veillant avec 
soin sur les précieuses étincelles de la foi, en attendant 
que des temps meilleurs permissent à de nouveaux mis- 
sionnaires de venir ranimer dans ces contrées le feu sa- 
cré de la religion. La province du Sse-tchouen est confiée 
à la sollicitude de la sociélé des Missions étrangères, qui 
recueille maintenant les fruits de sa persévérance et de 
son zèle. 

La chrétienté du Sse-tchouen, outre qu'elle est la plus 



3î8 l'bmpiib chmom. 

nombreuse, présente encore une physionomie particu- 
lière. Partout (1) ailleurs les néophytes se recrutent, en 
grande partie, dans les irilles et dans les campagnes, 
parmi les classes les plus indigentes. Il n'en est pas tout 
à fait ainsi dans le Sse-tchouen ; quoique la propaga- 
tion de la foi n'atteigne pas encore les sommités sociales, 
le plus grand nombre des chrétiens se trouve dans les 
rangs intermédiaii^es. Il est évident qu'aux yeux de la 
foi le pauvre vaut au moins autant que le riche ; car il ne 
faut pas oublier que les bergers sont venus avant les rois 
adorer dans sa crèche le Sauveur des hommes. Cepen- 
dant un grand nombre de Chinois ayant la simplicité de 
croire qu'on donne une certaine somme aux catéchu- 
mènes le jour de leur baptême, et qu'ils se font chrétiens 
par intérêt, il est avantageux peut-être, pour faire tom- 
ber ce préjugé, de voir le christianisme professé par les 
classes un peu aisées et qui ne sont pas forcées de vi- 
vre d'aumônes. 11 est, d'ailleurs, bon que les missions 
puissent se suffire à elles-mêmes, fonder des écoles gra- 
tuites pour les enfants des deux sexes, construire des 
chapelles et supporter les frais de leur entretien. 

Quelquefois, on doit en convenir, ces conditions d'ai- 
sance et de prospérité ne laissent pas d'être nuisibles à la 
mission, en excitant la cupidité des mandarins, qui lais- 
sent volontiers les pauvres en repos, mais qui font tou- 
jours une surveillance active autour des maisons où ils 
soupçonnent qu'il y a quelque chose à prendre. Cepen- 
dant une chrétienté dans l'aisance, quoique réellement 
exposée à ces dangers, a, d'autre part, des avantages 

(1) On doit excepter la proyinoe du Kiang-nan. 



CRAPITRB Vil. 329 

qui les compensent. Les familles peuirent, en réunissant 
leurs forces, obtenir une certaine influence, intimider les 
satellites, et contraindre les mandarins à les ménager ; 
car, en Chine, pour être redouté, il suffit de savoir 
prendre une attitude un peu redoutable. En traversant 
la province du Sse-tchouen, nous avons remarqué que 
les chrétiens paraissaient jouir d'une plus grande liberté 
qu'ailleurs ; du moins ils semblaient faire des efforts 
pour revendiquer celle qui leur avait été promise. Ils 
osaient se réunir et dire en public qu'ils étaient chré- 
tiens. Un jour nous en vîmes passer un grand nombre 
qui, revêtus de leurs habits du dimanche, s'en allaient, 
processionnelleraent et bannière en tête, célébrer une 
fête dans un village voisin ; ce fut mattre Ting lui-même 
qui nous les fit remarquer. Nous sommes persuadé que, 
si tous les chrétiens de la Chine avaient la même valeur 
que ceux du Sse-tchouen, il ne serait peut-être pas si 
aisé de les persécuter. 



CHAPITRE Vm. 



Arrivée'à Pa-tonng, yille frontière de la province du Hou-pé. — Exafl 
mens littéraires. » Garactôre du bachelier chinois. — Condition des 
écrivains. — Langue écrite. — Langue parlée. — Coup d'œil sur la 
littérature chinoise. — Le Céleste Empire est une immense bibliothè- 
que. — Ëtude du chinois en Europe. — Embarquement sur le fleuve 
Bleu. —Douane de sel. —Mandarin contrebandier. — Argumentation 
avec le préfet de I-tchang-fou. — Un mandarin veut nous enchaîner. 
— Système des douanes en Chine. — I-tou-hien, ville de troisième 
ordre.-— Aimable et intéressant magistrat de cette ville. — Connais- 
sances géographiques des Chinois. — Récit d'un voyageur arabe en 
Chine, dans le neuvième siècle de Tère chrétienne. 



Après avoir laissé le Sse-tchouea derrière nous» quel- 
ques heures de marche nous conduisirent jusqu'à Pa- 
toung, petite ville de la province du Hou-pé. Quoique 
n'étant plus dans un pays soumis à la juridiction du 
vice-roi Pao-hing, nous fûmes reçus comme nous l'a- 
vions été dans toutes les villes du Sse-tchouen ; car notre 
feuille de route devait conserver sa valeur et son auto- 
rité jusqu'à Ou-tchang-foUy capitale du Hou-pé. Les 
autorités de Pa-toung nous traitèrent donc avec le céré- 
monial accoutumé ; mais, à peine arrivés, nous remar- 
quâmes une transformation subite, une métamorphose 
soudaine parmi les gens de notre escorte ; mandarins, 
satellites, soldats, tout le monde avait changé de ton et 
de manière avec cette souplesse qui est le fond du carac- 
tère chinois. Nos gens étaient d'une tranquillité et d'une 



COAPITIIB Yin. 331 

modestie admirables. C'est qu'ils venaient d'entrer, en 
quelque sorte, dans un pays étranger ; ils n'étaient plus 
chez eux ; de peur de se compromettre, ils avaient laissé 
toute leur fierté à la frontière de leur province, se 
réservant, bien entendu, de la reprendre au retour. Pour 
le moment, il n'était question que de bien rapetisser son 
cœur, pour continuer la route sans encombre. 

Le viccr-roi du Sse-tchouen nous avait prévenus que, 
dans la province du Hou-pé, les palais communaux 
étaient rares et peu convenables. Â Pa-toung nous n'en 
trouvâmes pas du tout ; mais nous y perdîmes peu, car 
nous allâmes loger au kao-paiiy comme qui dirait à 
l'Institut. Le kao-pan, théâtre des examens, est, comme 
le wen-tchang-koun, palais des compositions littéraires, 
un édifice appartenant à la corporation des lettrés. Celui 
de Pa-toung n'avait rien de remarquable dans sa 
construction ; il était seulement d'une propreté exquise, 
et avait, comme tous les établissements de ce genre, des 
salles vastes et, par conséquent, d'une grande fraîcheur. 
Les examens avaient eu lieu depuis peu de jours, et nous 
trouvâmes encore en place les diverses décorations dis- 
posées pour la cérémonie. Nous eûmes dans la soirée la 
visite d'une foule de lettrés, parmi lesquels plusieurs 
nous parurent d'une assez grande insignifiance. 

La corporation des lettrés a été organisée dans. le 
onzième siècle avant l'ère chrétienne ; mais le système 
des examens tel qu'il existe maintenant, et qui sert de 
base au choix des mandarins pour l'administration, ne 
remonte qu'au huitième siècle, vers le commencement 
de la grande dynastie des Tang. Avant cette époque les 
magistrats étaient nommés paï* le peuple. Aujourd'hui, 



332 L^BVPniB GHlIfOIS. 

comme nous Tavons déjà dit, le suffrage universel a été 
seulement conservé dans les communes, pour élire des 
maires qui portent le nom de ti-pao dans le midi, et 
sian^o dans le nord. 

Les examens littéraires sont en voie de décadence et 
de dégénération comme tout le reste. Ils n'ont plus ce 
caractère sérieux, grave et impartial, qui, sans douté, 
leur fut imprimé à l'époque où ils furent institués. La 
corruption qui, en Chine, s'est glissée partout sans rien 
épargner, a pénétré également et les examinateurs et 
les examinés. Le règlement qu'on doit suivre dans les 
examens est d'une grande sévérité, dans le but d'éloigner 
toute espèce de fraude et de découvrir le véritable mérite 
du candidat ; mais on est parvenu, moyennant finance, 
à rendre inutiles toutes ces précautions. Ainsi, quand on 
est riche, on peut connaître à l'avance les sujets désignés 
pour les diverses compositions, et, qui pis est, les suf- 
frages des juges sont vendus au plus offrant. 

Les étudiants qui ne sont pas de force suffisante pour 
subir les examens, et qui n'ont pu se procurer le pro- 
gramme des questions qu'ils auront à traiter, vont tout 
bonnement s'adresser, le salaire en main, à quelque 
gradué réduit à la misère. Celui-ci prend le nom du 
candidat, va subir l'examen à sa place et lui rapporte 
son diplôme. Cette industrie s'exerce presque publique- 
ment, et les Chinois, dans leur langage pittoresque, ont 
donné à cette race de lettrés le nom de bacheliers en 
croupe. 

Le nombre des bacheliers est très-considérable ; 
mais, faute de ressources, soit pécuniaires, soit intelleo- 
tuelles, il en est très-peu qui puissent parvenir aux gra- 



CHAPITRE YIII. 333 

des supérieurs, et, par suite, aux fonctious publiques. 
Ceux qui sont dans Taisance jouissent à loisir du bonheur 
incomparable de porter un globule doré au haut de leur 
bonnet. Us aiment les réunions, les parades et les céré- 
monies publiques, où ils se font remarquer par un grand 
étalage de prétentions. Quelquefois ils s'occupent de 
littérature par désœuvrement, composent quelques nou* 
Telles ou des pièces de poésie, qu'ils lisent à leurs con- 
frères, dont les éloges ne tarissent jamais, à condition, 
bien entendu, qu'on leur rendra la pareille. 

Les lettrés pauvres et sans emploi forment dans l'em- 
pire une classe à part et mènent une existence indéfinis- 
sable. D'abord tout travail pénible est en dehors de 
leurs goûts et de leurs habitudes. S'occuper d'industrie, 
de commerce ou d'agriculture, serait trop au-dessous de 
leur mérite et de leur dignité. Ceux qui tiennent le plus 
à gagner sérieusement leur vie se font maîtres d'école 
et médecins, ou cherchent à remplir quelque emploi 
subalterne dans les tribunaux ; les autres mènent une 
vie très-aventureuse, en exploitant le public de mille 
manières. Ceux des grandes villes ressemblent beaucoup 
à des gentilshommes ruinés ; ils n'ont d'autre ressource 
que de se visiter les ans les autres, pour s'ennuyer à 
frais communs, ou se concerter sur les moyens à prendre 
pour ne pas mourir de faim. Us s'en tirent ordinaire- 
ment en faisant des avanies aux riches et quelquefois 
aux mandarins pour leur extorquer de l'argent. Comme 
ces derniers ont ordinairement de gros péchés d'admi- 
nistration sur la conscience, ils n'aiment pas trop à avoir 
pour ennemis des bacheliers inoccupés et afiamés, et 
toujours disposés à ^ourdir quelque intrigue, à dresser 

19. 



334 L HFIRK CHINOIS. 

quelque guet-apens. Les procès sont encore une de 
leurs grandes ressources. Us s'appliquent à les fomen- 
ter, à envenimer les parties ; puis ils se chargent^ 
moyennant une honnête rétribution, de leur parler la 
paix, comme ils disent en leur langage, et de leur faire 
des commentaires sur le droit. Ceux dont l'imagination 
n'est pas assçz vive et féconde pour leur fournir tous ces 
moyens d'industrie, cherchent à vivre de leur pinceau, 
qu'ils manient, pour la plupart, avec une admirable ha- 
bileté. Ils font un petit commerce de sentences» écrites 
en beaux caractères sur des bandes de papier peint, et 
dont les Chinois font une prodigieuse consommation 
pour orner leurs portes et l'intérieur de leurs apparte- 
ments. Il serait superflu d'ajouter que les littérateurs 
incompris du Céleste Empire sont naturellement les 
agents les plus actifs des sociétés secrètes et les agitateurs 
du peuple en temps de révolution. La proclamation le 
pamphlet et le placard sont des armes qu'ils manient 
pour le moins aussi bien que leurs confrères de l'Occi- 
dent. 

Quoique la littérature soit très-encouragée par le 
gouvernement et par l'opinion, cependant ces encoura- 
gements ne vont jamais jusqu'à donner des revenus aux 
littérateurs. En Chine, on ne fait pas fortune en écrivant 
des livres, surtout quand ces livres sont des nouvelles, 
des romans, des poésies ou des pièces de théâtre. Quel- 
que bien faits que soient ces ouvrages, les Chinois n'y 
attachent jamais une grande importance. Ceux qui sont 
capables de les apprécier les .lisent sans doute avec plai- 
sir, en admirent les beautés; mais, après tout, ce n'est 
pour eux qu'un jeu, une récréation. On ne pense pas à 



. CHAPITRE Vf II. 335 

Fauteur, qui, du reste, n'a pas jugé à propos de signer 
ses chefs-d'œuvre.^ On lit, en Chine, à peu près comme 
lorsque, pour se distraire, on va faire une promenade 
dans un beau et agréable jardin. On admire l'arrange- 
ment des allées, la verdure, les arbres, l'éclat et la variété 
des fleurs ; mais c'est là tout, on s'en retourne sans s'ê- 
tre occupé du jardinier, sans même avoir songé à de- 
mander son nom. 

Les Chinois sont pleins de vénération pour les livres 
sacrés et classiques. Leur estime pour les grands ou- 
vrages d'histoire et de morale est, en quelque sorte, 
un culte, le seul, peut-être, qu'ils professent sérieuse- 
ment, parce qu'ils sont habitués à considérer les belles- 
lettres par leur côté grave, sérieux et utile. Pour ce qui 
est de cette classe de littérateurs que nous nommons 
écrivains, ils ne sont, à leurs yeux, que des désœuvrés, 
qui cherchent à passer le temps en s'amusant à faire des 
vers ou de la prose. On n'y trouve, assurément, rien à 
redire, puisque tel est leur plaisir. On est même assez 
juste pour convenir qu'il vaut autant se récréer en ma- 
niant le pinceau qu'en jouant aux osselets ou au cerf- 
volant ; cela dépend de l'attrait de chacun. 

Les habitants du Céleste Empire ne pourraient re* 
venir de leur étonnement, s'ils savaient jusqu'à quel 
point une œuvre de style est, en Europe, une source 
d'honneur et souvent de richesse. Si on leur disait que, 
chez nous, il suffit quelquefois d'avoir composé un 
roman ou un drame pour avoir droit à une grande célé- 
brité, ils ne voudraient pas le croire, ou plutôt ils trou- 
veraient, peut-être, que cela s'accorde merveilleusement 
avec l'idée qu'ils ont de notre manque de jugement. 



336 L^BMPIRB CHINOIS. 

Que serait-ce, si on leur parlait de la renommée et de la 
gloire qui peuvent environner un joueur de violon ou 
une danseuse?... si on leur apprenait que l'un ne peut 
donner un coup d'archet, ni l'autre faire un saut quelque 
part, sans qu'aussitôt des milliers de gazettes volent 
en répandre la nouvelle dans tous les royaumes de 
l'Europe? Les Chinois sont trop positifs, trop utiliiteireg, 
pour aimer les arts à notre façoUa Chez eux, on est 
digne de l'admiration de ses semblables quand on rem- 
plit bien ses devoirs sociaux, et surtout quand on sait se 
tirer d'affaire mieux que les autres. On est homme 
d'esprit et d'intelligence, non pas parce qu'on se dis- 
tingue dans l'art d'écrire, mais parce qu'on sait régler 
sa famille, faire fructifier ses terres, trafiquer avec ha- 
bileté et réaliser de gros profits. Le génie pratique est le 
seul qui, à leurs yeux, ait quelque valeur. 

Dans un chapitre précédent, nous avons essayé de 
donner une idée du système d'enseignement adopté en 
Chine ; pour compléter cet aperçu , puisque nous 
sommes au kao-pan, ou théâtre des examens, nous al- 
lons jeter un coup d'oeil sur la langue et la littérature 
chinoises, dont on a généralement des notions assez 
inexactes. 

«c C'est un contraste piquant et singulier, a dit 
c< M. Abel-Rémusat, que celui de la vive curiosité avec 
c( laquelle nous recherchons tout ce qui tient aux 
a mœurs, aux croyances et au caractère des peuples 
« orientaux, et de la profonde indifférence qui accueille, 
« en Asie, nos lumières, nos institutions, et jusqu'aux 
a chefs-d'œuvre de notre industrie. Il semble que nous 
« ayons toujours besoin des autres, et que les Asiati- 



CHAPITRE VIIÏ. 337 

<c ques seuls sachent se suffire à eux-mêmes. Ces Euro- 
ce péenS) si dédaigneux, si enorgueillis des progrès quMls 
« ont faits dans les arts et dans les sciences depuis trois 
ce cents ans, sont continuellement à sMnformer comment 
ce pensent, raisonnent et sentent des hommes qu'ils re- 
<c gardent comme leur étant fort inférieurs sous tous les 
« rapports; et ceux-ci ne s'inquiètent pas si les Euro- 
ce péens raisonnent, ou même s'ils existent. On s'adonne 
« à la littérature orientale à Paris et à Londres, et l'on 
« ne sait, à Téhéran ou à Péking, s'il y a au monde 
« une littérature occidentale. Les Asiatiques ne songent 
« pas à nous contester notre supériorité intellectuelle ; 
« ils l'ignorent et ne s'en embarrassent pas, ce qui est 
« incomparablement plus mortifiant pour des hommes 
« si occupés à s'en targuer et si disposés à s'en préva- 
« loir. » 

En Europe, en France surtout et en Angleterre, oii 
semble porter, depuis quelques années, un vif intérêt à 
tout ce qui se passe dans le Céleste Empire. Tout ce qui 
vient de ce pays pique la curiosité, et on cherche de 
toute manière à connaître ces originaux qui veulent 
absolument vivre à part dans le monde. Or, il nous 
semble qu'on doit, avant tout, rechercher la cause de 
la bizarre existence de ce peuple dans l'excentricité de sa 
langue. C'est surtout en parlant des Chinois qu'il est 
vrai de dire que la littérature est l'expression de la 
société. 

Ce qui distingue la langue chinoise de toutes les au- 
tres, c'est son originalité surprenante, sa grande anti- 
quité, son immutabilité, et surtout sa prodigieuse ex- 
tension dans les contrées les plus peuplées de l'Asie. De 



338 l'ehFIRB GBINOiS. 

toutes les langues anciennes^ non-seulement c'est la 
seule qui soit encore parlée de nos jours, mais elle est 
encore la plus usitée de toutes les langues actuelles. On 
écrit le chinois et on le parle» suivant différentes pronon- 
ciations, dans les dix-huit provinces de l'empire, en 
Mantchourie, en Corée, au Japon, en Cochinchine, au 
Tonquin et dans plusieurs îles du détroit de la Sonde. 
C'est, sans contredit, la langue la plus généralement 
répandue dans le monde, et celle qui transmet les idées 
du plus grand nombre d'hommes. 

La langue chinoise se divise réellement en deux lan- 
gues bien distinctes. Tune écrite et l'autre parlée. La 
langue écrite ne se compose pas de lettres combinées 
ensemble pour la formation des mots; elle n'est pas al- 
phabétique ; c'est la réunion d'une immense quantité de 
caractères, plus ou moins compliqués, dont chacun 
exprime un mot, représente une idée ou un objet. Les 
caractères primitifs usités par les| Chinois furent d'abord 
des signes, ou plutôt des dessins grossiers qui représen- 
taient imparfaitement des objets matériels. Ces carac- 
tères primitifs furent au nombre de deux cent quatorze. 
11 y a quelques paractères pour le ciel, d'autres pour la 
terre et l'homme, les parties du corp?, les animaux 
domestiques, tels que le chien, le cheval, le bœuf ; les 
plantes, les arbres, les quadrupèdes, les oiseaux, les 
poissons, les métaux, etc. Depuis cette première inven- 
tion de l'écriture chinoise, les formes de ces peintures 
grossières ont changé; mais, au lieu de les perfec- 
tionner, on semble s'être occupé de les corrompre; on 
n'a gardé que les traits primitifs, et c'est avec ce. petit 
nombre de figures que les Chinois, ont composé tous 



CHAPITRE. VIII. 339 

leurs caractères, et ont trouvé moyen de satisfaire aux 
nombreux besoins de leur civilisation. 

Les premiers Chinois durent bientôt comprendre Fin- 
sufBsance de leurs deux cent quatorze signes primitifs ; 
à mesure que leur société se perfectionnait, le cercle de 
leurs connaissances s'élargissant graduellement, et de 
nouveaux besoins se faisant sentir, il fallut, de toute 
nécessité, augmenter le nombre des caractères, et, pour 
cela, recourir à de nouveaux procédés ; car il ne pou- 
vait pas être question de tracer de nouvelles figures qui 
auraient fini par se confondre en se multipliant. Com- 
ment de grossiers dessins auraient-ils permis de distin- 
guer un chien d'un loup ou d'un renard, un chêne d'un 
pommier ou d'un arbre à thé ? comment, surtout, 
auraient^ils pu exprimer les passions humaines, la co- 
lère, l'amour ou la pitié, et les idées abstraites et les 
opérations de l'esprit? Au milieu de ces difficultés il n'y 
eut jamais aucune tentative pour l'introduction d'un 
système alphabétique ou même syllabique ; les Chinois 
ne pouvaient guère en prendre l'idée chez les nations 
barbares et illettrées dont ils étaient environnés ; d'ail- 
leurs, ils ont toujours eu la* plus haute estime pour leur 
langue écrite, qu'ils regardent comme une invention 
céleste, dont le principe a été révélé à Fou-hi, fondateur 
de leur nationalité. Ils ont donc été forcés d'avoir 
recours aux combinaisons des figures primitives, et ils 
ont formé, par ce procédé, une innombrable multitude 
de signes composés, le plus souvent arbitrairement, 
mais qui offrent quelquefois des symboles ingénieux, 
des définitions vives et pittoresques, des énigmes d'au- 
tant pln^ intéressantes, que le mot n'en a pas été perdu. 



340 L HFIBE GHIHOIS. 

Pour les êtres naturels, et pour une foule d'autres ob- 
jets qui purent y être assimilés, on les classa par familles 
à la suite de Tanimal, de l'arbre ou de la plante, qui en 
était comme le type dans les deux cent quatorze carac- 
tères primitifs ; le loup, le renard, la belette et les 
autres carnassiers furent rapportés au chien ; lesdirerses 
espèces de chèvres et d'antilopes, au moutoti ; les daims, 
le chevreuil, l'animal qui porte le musc, au cerf ; les 
autres ruminants, au bœuf ; les rongeurs, au rat; les 
pachydermes, «u cochon ; les solipèdes, au cheyaK Le 
nom de chaque être naturel se trouva ainsi formé de 
deux parties, l'une qui se rapportait au genre, Fautre qui 
déterminait l'espèce par un signe indiquant ou les partf- 
cularités de conformation, ou les habitudes de l'animal^ 
ou les usages qu'on en pourrait tirer. Par cet ingénieux 
procédé se trouvèrent formées de véritables familles na- 
turelles qui, à quelques anomalies près, pourraient être 
avouées des naturalistes modernes. 

Quant aux notions abstraites et aux actes de l'enten- 
dement, la difficulté était plus grande, et elle ne fut pas 
moins ingénieusement étudiée. Pour peindre la colère, 
on mit un cœur surmonté du signe d'esclavage ; une 
main tenant le symbole du milieu désigna rhistorien. 
dont le premier devoir est de n'incliner d'aucun côté , 
le caractère de la rectitude et celui de la marche dési- 
gnèrent le gouvernement, qui doit être la droiture même 
en action ; pour exprimer l'idée d'ami on plaça deux 
images de perles à côté l'une de l'autre ; il est si difficile 
de-rencontrer deux perles exactement appareillées 1 La 
plupart des mots ne présentent pas ce caractère, et leur 
composition est, le plus souvent, arbitraire ; mais il y en 



CHAPITRE YIII. 341 

a ane foule qu'il serait très-intéressant d'analyser ; les 
missionnaires anciens en ont cité quelques-uns, et ils 
sont loin d'avoir épuisé la matière, du même de l'avoir 
étudiée sous le rapport le plus curieux. On ne saurait 
compter les traditions, les allusions, les rapprochements 
inattendus, les traits piquants et épigrammatiques, qui 
sont ainsi renfermés dans les caractères comparés, et il 
est impossible d'imaginer combien on pourrait en faire 
jaillir de lumières sur les anciennes opinions morales 
ou philosophiques des peuples primitifs de FÂsie orien- 
tale ; il suffirait d'étudier avec soin, et en se garan- 
tissant de l'esprit de système, ces expressions symbo- 
liques où les Chinois se sont peints sans y penser, eux, 
leurs mœurs et tout l'ordre de choses dans lequel ils 
vivaient, et que l'histoire nous fait si imparfaitement 
connaître* parce qu'il date du temps où il n'y avait pas 
encore d'histoire. 

On traçait primitivement les caractères chinois avec 
une pointe métallique sur des planchettes de bambou, 
et ce fut pour faciliter leur exécutiou qu'on modifia peu 
à peu leur première forme ; ils perdirent ainsi presque 
entièrement leur type figuratif ; la roideur des traits fut 
adoucie depuis le troisième siècle avant notre ère, après 
deux découvertes importantes, l'art de confectionner du 
papier avec l'écorce du mûrier ou du bambou, et l'art 
non moins précieux de préparer la substance colorée 
. que nous appelons encre de Chine; le pinceau remplaça 
le poinçon ; on introduisit des modifications successives 
dans la configuration, et enfin on arriva à l'écriture ac- 
tuelle, formée de la combinaison d'un certain nombre de 
traits, ou droits, ou légèrement courbés. 



342 l'kwîbb chinois. 

L'écriture chinoise^ au premier aspect, est désagréable 
et choque la vue par son étrangeté ; mais, quand on y 
est accoutumé, on la trouTe réellement belle et même 
gracieuse; tous ces traits, vigoureusement dessinés à 
coups de pinceau, peuvent acquérir un degré incompa-» 
rable de moelleux et de délicatesse ; une écriture digne 
de fixer l'attention doit être à la fois gracieuse et bardie; 
à l'aide de leurs doigts maigres et effilés, les Gbinois 
savent manier le pinceau avec une légèreté et une pré- 
cision surprenantes. Ils écrivent leurs caractères les uns 
au-dessous des autres, en ligne verticale, et cette dispo- 
sition, contraire à celle de nos yeux, ne permet pas au 
lecteur de voir à la fois toute une pbrase, comme dans 
l'écriture horizontale ; ils commencent leurs lignes par 
la droite de la page, et, d'après cette habitude, le titre 
de leurs livres se trouve aussi sur la première page à 
droite; en un mot, ils procèdent absolument à Fin- 
verse des Européens sur ce point comme sur tant 
d'autres. 

Le nombre des caractères, successivement introduits 
par la combinaison des traits, s'élève à trente ou qua- 
rante mille dans les dictionnaires chinois ; mais les deux 
tiers sont à peine usités, et en retranchant les synony^ 
mes, la connaissance de cinq à six mille caractères, 
avec leurs diverses significations, suffit amplement pour 
entendre couramment tous les textes originaux. On a 
dit et répété partout que les Gbinois passaient leur vie 
à apprendre à lire, et que les vieux lettrés s'en allaient 
de ce monde sans emporter la consolation d'avoir pu 
réussir dans cette difficile entreprise. L'idée est fort 
plaisante ; mais^ heureusement pour les Chinois, elle est 



CHAPITRE YHI. 343 

aussi très-inexacte. Si, pour savoir une langue, on était 
obligé d'en connaître tous les mots, combien de Fran- 
çais pourraient se vanter de comprendre toutes ces 
innombrables locutions techniques qui composent la 
majeure partie de nos dictionnaires? On s'est encore 
imaginé, et on a affirmé dans des ouvrages très-sérieux, 
que récriture chinoise était purement idéographique. 
C'est une erreur ; elle est idéographique et phonétique 
en même temps. La démonstration intrinsèque de cette 
vérité ne pouvant être bien comprise que par ceux qui 
ont une connaissance suffisante du mécanisme de cette 
langue, nous nous contenterons de donner une preuve 
qui seraà la portée de tout le monde. Les caractères chi- 
nois sont tellement phonétiques, que, dans toutes nos 
missions, ceux qui apprennent à servir la messe ont, à 
leur usage, un petit cahier où les prières latines sont 
transcrites avec des caractères chinois. Comment cela 
pourrait-il se faire, s'ils étaient simplement idéogra- 
phiques? Comment pourraient-ils rendre et exprimer 
exactement les sons de nos langues d'Europe? Dans les 
bibliothèquesdes pagodes, la plupart des livres de prières, 
que les prêtres bouddhistes sont obligés d'apprendre, ne 
sont, d'un bout à l'autre, que des transcriptions chinoises 
des livres sanscrits. Les bonzes les étudient et les récitent 
sans en comprendre le sens, parce, que, au moyen de 
ces caractères prétendus idéographiques, on a fait une 
traduction du son^ et nullement de l'idée. On peut dire 
que tout caractère chinois est composé de deux éléments 
qu'on distingue, le plus souvent, avec beaucoup de 
facilité : l'un idéographique, et l'autre phonographique. 
Cela n'existe-t-il pas ainsi dans toutes les écritures? 



344 l'iMPIRB GHITfOlg. 

G^est aux philologues, et non à nous, quHl appartient 
de prononcer sur ces questions. 

Les Chinois distinguent généralement, dans la langue 
écrite, trois sortes de styles. Le style antique ou sublime, 
dont le type se trouve dans les anciens monuments lit- 
téraires, et qui ne présente que des formes grammati- 
cales très-rares ; le style vulgaire, remarquable par un 
grand nombre de ligatures et par l'emploi des mots 
composés pour éviter Thomophonie des car^tères et 
faciliter la conversation ; enfin le style académique qui 
participe des deux précédents, étant moins concis que 
le style antique et moins prolixe que lé style vulgaire. 
Une connaissance approfondie du style antique est indis- 
pensable pour lire les livres anciens et, en général, 
tous les ouvrages qui traitent de sujets historiques, 
politiques ou scientifiques, parce qu'ils sont toujours 
écrits dans un style qui se rapproche du style antique. 
Le style vulgaire est employé pour les productions légè- 
res, les pièces de théâtre, les lettres particulières, et les 
proclamations destinées à être lues à haute voix. 

La langue parlée est^composée d'un nombre limité 
d'intonations monosyllabiques, quatre cent cinquante, 
qui, par la variation très-subtile des accents, se multi- 
plient jusqu'à seize cents environ. Il résulte de là que 
tous les mots chinois se groupent nécessairement en séries 
homophones, d'où peuvent résulter un grand nombre 
d'équivoques, soit dans la lecture, soit dans le langage ; 
mais on évite cette difficulté en accouplant des mots 
synonymes ou antithétiques. De cette manière, les équi- 
voques disparaissent et la conversation ne se trouve nul- 
lement embarrassée. 



GBAPITRB VIII. 345 

La langue appelée kouan-koa, c'est-à-dire langue uni- 
verselle ou commune, est celle que les Européens dési- 
gnent à tort par le nom de langue mandarine, comme 
si elle était exclusivement réservée aux mandarins ou 
fonctionnaires du gouvernement. Le kouan-hoa est la 
langue universelle, commune, que parlent les personnes 
instruites des dix-huit provinces de l'empire. On distin- 
gue la langue commune du Nord et celle du Midi. La 
première est celle de Péking ; elle se fait remarquer par 
un^ usage plus fréquent et plus sensible de Faccent gut- 
tural ou aspiré. Elle est parlée dans tous les bureaux 
administratifs, dont les employés affectent d'imiter la pro- 
nonciation delà capitale, qui, en Chine comme ailleurs, 
est la régulatrice du beau langage. La langue com- 
mune du Midi est celle des habitants de Nankiug, qui 
ne savent pas faire sentir l'accent guttural comme 
ceux du Nord, mais dont la voix plus flexible rend 
plus exactement la différence des intonations. 11 est 
probable que, au temps où Nanking (1) était capitale 
de l'empire, sa prononciation devait être la plus esti- 
mée. 

Outre les deux subdivisions de la langue universelle, 
ou langue mandarine, suivant la locution européenne, 
il existe, dans différentes provinces chinoises, des idio- 
mes locaux ou patois particuliers, dont la prononciation 
diffère singulièrement de la prononciation pure de la 
langue universelle. Il arrive quelquefois que, d'un côté 
à l'autre d'une rivière, on ne se comprend plus ; mais, 
comme ce n'est qu'une affaire de prononciation et qu'au 

(1) Péking veut dire cour du nord, et Nanking cour du midi. 



346 L^BaiPIEB CHINOlê. 

fond la langue est toujours la mèmey ou a recours au 
pinceau. Outre ces divers patois, on distingue, en Chine, 
les dialectes propres aux provinces du Kouang-tong et 
du Fo-kien. 

La littérature chinoise est certainement la première 
de l'Asie par l'importance de ses monuments ; leur nom- 
bre est prodigieux. On en peut juger par le catalogue 
de la bibliothèque impériale de Péking, qui contient 
douze mille titres d'ouvrages, avec des notions détaillées. 
Dans les principaux catalogues, la littérature chinoise 
est divisée en quatre grandes sections. La première sec- 
tion est celle des livres sacrés et classiques ; nous en 
avons déjà parlé dans un chapitre précédent. La seconde 
est celle des ouvrages historiques. Les Chinois comptent, 
en tout, vingt-quatre histoires complètes des différentes 
dynasties antérieures à la dynastie mantchoue, sans com- 
pter un grand nombre de chroniques et de mémoires. La 
première grande collection d'anciens monuments histori- 
ques sur la Chine et les pays voisins est due au célèbre 
Ssema-tsien, historien impérial du premier siècle avant 
notre ère. Elle est composée de cent trente livres divisés 
en cinq parties. La première comprend la chronique 
fondamentale des empereurs ; la seconde est formée de 
canons chronologiques ; la troisième traite des rites, de 
la musique, de l'astronomie, de la division des temps, 
etc.; la quatrième présente des biographies de toutes les 
familles qui ont possédé des principautés ; la dernière 
enfin, composée de soixante et dix livres, est consacrée 
à des mémoires sur les pays étrangers et à des biogra^ 
phies de tous les hommes illustres. Au milieu du 
onzième siècle, Sjse-n^^-kpuang, .celui dont nous avons 



(Chapitre yui. 347 

fait connaître le poétique Jardin (1), a rédigé les annales 
complètes, depuis le cinquième siècle avant Jésus-Christ 
jusqu'à Tan 960, date de Tayénement de la dynastie des 
Song, sous laquelle il vivait. Le P. de Mailla a donné 
une traduction française de ces annales sous le titre de 
Histoire générale de la Chine y en la continuant jusqu'aux 
premiers empereurs de la dynastie mantchoue. Vers la 
fin du treizième siècle, Ma-touan-lin publia sa célèbre 
encyclopédie intitulée : Recherches approfondies sur les 
documents anciens de toute nature. Ce fameux historien 
ne se contente pas d'enregistrer les documents, il les 
discute et les explique. Son ouvrage est la mme la plus 
riche qu^on puisse consulter pour tout ce qui se rap- 
porte à l'administration, à Féconomie politique» au com- 
merce, à l'agriculture, à l'histoire scientifique, à la géo- 
graphie et à l'ethnographie. 

La troisième section est celle des ouvrages spéciaux 
relatifs aux sciences et aux professions. Elle comprend : 
1^ les traités moraux, les entretiens familiers de Confu- 
cius, les leçons élémentaires et les conversations du cé- 
lèbre Tchu-hi, des traités sur les passions et sur l'éduca- 
tion tant des hommes que des femmes ; 2"* les ouvrages 
sur l'art militaire ;. 3"" les traités spéciaux sur les lois 
pénales ; 4** le traité sur l'agriculture des vers à soie ; 
5^ les traités de médecine et d'histoire naturelle, qui 
comprennent la description des espèces animales, végé* 
taies et minérales ; 6"^ les traités pratiques d'astronomie 
et de mathématicpies ; V les traités de la science divina- 
toire ; 8*" les traités des arts libéraux, comprenant la 

(1) Voir chap. V, p. 203. 



348 L BVPUB GfillIOlS. 

peinture, récriture, la musique et l'art de tirer Tare ; 
9^ des mémoires sur la fabrication de la monnaie, de 
Fencre, du thé, etc. ; 10"* des encyclopédies générales 
ayec figures; 1 1"» les ouvrages descriptifs et illustrés des 
peuples anciens et modernes ; ii'* les traités de la reli- 
gion bouddhique ; {3" les nombreux traités des adeptes 
de la secte du Tao ; 14'' les ouvrages mythologiques. 

La quatrième et dernière section comprend les œu- 
vres de littérature légère, telles que les poésies, les 
drames, les romans et les nouvelles. 

En Chine, il n^existe pas, comme en Europe, des bi- 
bliothèques et des salons littéraires. Cependant ceux qui 
ont le goût de la lecture et le désir de s'instruire peuvent 
satisfaire leur inclination avec une extrême facilité ; car, 
en aucun pays, les livres ne se vendent à si bas prix. 
D*ailleurs, les Chinois trouvent partout à lire. Ils ne peu- 
vent aller nulle part sans avoir aussitôt sous leurs yeux 
quelques-uns de ces caractères dont ils sont fiers. On 
peut dire que la Chine est, en quelque sorte, comme 
une immense bibliothèque; les inscriptions, les senten- 
ces, les maximes ont tout envahi. On en rencontre 
partout, écrites de toutes couleurs et dans toutes les di- 
mensions. Les façades des tribunaux, des pagodes et des 
monuments publics, les enseignes des marchands, tou- 
tes les portes des maisons, T intérieur des appartements, 
les corridors, tout est rempli des plus belles citations 
des meilleurs auteurs. Les tasses à thé, les assiettes, les 
vases de toute forme, les éventails sont autant de re- 
cueils de poésies ordinairement choisies avec goût et gra- 
cieusement imprimées. Les Chinois n'ont pas besoin de 
se donner beaucoup de peine pour se régaler des plus 



CHAnTRB YlII. 349 

beaax morceaux de leur littérature. Us n'ont qu'à pren- 
dre leur pipe et puis courir à l'aventure, et la tête en 
l'air, les rues de la première ville venue. Qu'on entre 
dans la plus pauvre maison du pluschétif village; sou- 
vent le dénûment y sera complet, les choses les plus né- 
cessaires à la vie y manqueront ; mais on est toujours sûr 
d'y trouver quelques belles maximes écrites sur des 
bandes de papier rouge. Ainsi ces grands et larges ca- 
ractères, qui effarouchent tant nos yeux, font les délices 
des Chinois,' et, si réellement il y a de la difficulté à les 
apprendre, ils ont su trouver mille moyens pour les étu- 
dier comme en se jouant, et les graver sans effort dans 
leur mémoire. 

L'étude du chinois a été longtemps regardée, en 
Europe, comme chose extrêmement difficile et presque 
impossible. Avec la conviction que les Chinois eux- 
mêmes ne pouvaient pas réussir à apprendre à lire, qui 
eût voulu s'engager dans des difficultés insurmontables 
pour les habitants du Céleste Empire ? Ce préjugé est 
enfin tombé maintenant ; les philologues sont persuadés 
que le chinois peut s'apprendre aussi aisément que les 
autres langues étrangères. M. Abel Rémusat est, peut- 
être, le premier qui se soit senti la force et le courage 
d'aborder franchement l'étude du chinois et de renverser 
les obstacles qui semblaient en défendre l'accès. Quand 
ce savant orientaliste a eu un peu aplani le terrain et dé- 
montré par son exemple qu'il était possible d'acquérir 
l'intelligence de la langue de Confucius, plusieurs sa- 
vants sont entrés avec ardeur dans la route qu'il avait 
su tracer, et aujourd'hui on peut compter, en Europe, 
plusieurs sinologues distingués, à la tête desquels se 
I. so 



350 L EMPIRE CHINOIS. 

trouve placé M. Stanislas Julien, qui est parvenu à se 
rendre tellement maître de cette langue, qu'en Chine 
même, nous en sommes convaincu, on trouverait avec 
peine un lettré capable de mieux entendre les ouvrages 
les plus difficiles de la littérature chinoise. 

Pour ce qui est de la langue parlée, elle est loin de 
présenter les embarras et les difficultés de plusieurs de 
nos langues d'Europe ; la prononciation seule demande 
quelques efibrts, surtout dans les commencements ; mais 
on finit par se plier insensiblement à toutes les exigen- 
ces des aspirations et des accents lorsqu'on réside dans 
le pays, n*ayant jamais de relations qu'avec les indigè- 
nes. Nous avons cru faire plaisir à plus d'un de nos 
lecteurs en donnant ces notions sur la langue chinoise ; 
il est temps de reprendre notre itinéraire. 

Maître Ting nous avait prédit bien souvent que, une 
fois parvenus dans le Hou-pé, nous regretterions beau- 
coup la province du Sse-tchonen; il nous avait annoncé 
des habitants grossiers, observant mal les rites, parlant 
un langage inintelligible ; puis des chemins détestables» 
rarement des palais communaux, et, à la place, de mau- 
vaises hôtelleries. Notre première halte à Pa-toung ne 
justifia nullement les sombres prévisions de notre con- 
ducteur ; nous étions dans la province du Hou-pé, sans 
nous sentir pour cela plus mal que les jours précédents ; 
nous y fûmes traités avec honnêteté, et le kao-pan, ou 
théâtre des examens, qui nous servit de logement, valait 
bien un palais communal. 

Cependant on nous donna sur la route des renseigne- 
ments peu agréables à entendre ; les mandarins et les 
lettrés que nous vîmes furent unanimes pour nous dire 



GRAPITII^ VIII. 354 

que les voyages par terre étaient désormais pénibles et 
difficiles, que les chemins étaient très-mal entretenus, 
et que, de plus, on trouvait rarement de bons porteurs 
de palanquin ; tout cela provenait de la proximité du 
fleuve Bleu. La navigation était si facile et si peu dispen- 
dieuse, que les voyages et les transports des marchan- 
dises s*effectuaient habituellement par eau; quoique 
toujours en garde contre les mensonges et les tromperies 
des Chinois, leurs raisons, cette fois, nous parurent 
très-plausibles^ et il fut décidé que nous suivrions, autant 
qu'il serait possible, le cours du fleuve, à condition, 
pourtant, de descendre à terre tous les soirs, et d'aller 
passer les nuits dans les villes désignées pour nos étapes. 
Le premier jour, après avoir quitté Pa-toung, nous 
allâmes nous reposer à Kouei-tcheou, où, à part un 
grand mouvement commercial dans le port, il n'y eut 
rien qui soit digne de remarque. Le lendemain nous 
nous embarquâmes de grand matin, et on adjoignit à 
notre troupe un officier militaire et quelques soldats, 
pour nous protéger, disait-on, contre les pirates. Nous 
franchîmes sans accident un passage dangereux à cause 
de ses nombreux récifs : ce sont, du reste, les derniers 
qu'on rencontre sur ce beau fleuve, qui va ensuite s'é- 
largissant de jour en jour, et répandant partout la ri- 
chesse et la fécondité ; il n'en est certainement aucun 
dans le monde qui puisse lui être comparé pour Tior 
nombrable multitude d'hommes qu'il nourrit et la 
quantité prodigieuse de navires qu'il porte sur ses eaux. 
11 n'est rien de grandiose et de majestueux comme le 
développement de ce fleuve, dont le cours est de six cent 
soixante lieues ; à Tchoung-king, à trois cents lieues de 



35t L^nraiB CHIHOIft. 

la mer, il a déjà uûe demi-lieue de large ; il n^a pas 
moins de sept lieues à son embouchure. 

Ayant d'arriver à I-tchang-fou, ville de premierordre, 
nous rencontrâmes une petite douane pour le sel. Nos 
deux barques furent obligées de s'arrêter, afin d'attendre 
la visite des douaniers; nous trouvâmes un peu étrange 
qu'on s'avisât de visiter des barques mandarines. TeUe 
est la règle du pays, nous dît maître Ting ; la visite a 
lieu à cause des hommes de Téquipage, qui profitent 
quelquefois du passage des fonctionnaires publics pour 
faire la contrebande ; par conséquent il faut vous rési- 
gner à prendre patience. Nous nous résignâmes donc 
conformément à l'invitation de maître Ting. 

On visita d'abord la barque où étaient les soldats. Les 
douaniers n'y ayant trouvé que le sel nécessaire à la 
cui^ne de l'équipage, elle remit a la voile et continua 
sa route. Les employés de la gabelle vinrent ensuite 
chez nous, et, après avoir poliment salué les passa- 
gers, ils demandèrent au patron de les conduire à fond 
de cale. A fond de cale ! fit le patron avec étonnement, 
vous voulez donc souiller vos beaux habits. J'ai lesté 
mon navire avec de la boue ; vous savez iÂen que, 
lorsqu'on porte des mandarins, on n'embarque pas de 
marchandises. — Qui sait, s'écria le petit mandarin mili- 
taire que nous avions pris à Kouei-tcheou, peut-être que 
ces deux nobles Européens sont venus ici faire la con- 
trebande du sel ?... Puis il applaudit à son trait d'esprit 
par de grands éclats de rire. Les douaniers ne se laissè- 
rent pas déconcerter par cette hilarité et commencèrent 
tout bonnement leurs perquisitions. Un instant après, il 
y eut à bord un tapage effroyable ; car on avait trouvé 



CHAPITRE VIII. 353 

dans la cale^ non pas de la boue, mais une cargaison con- 
sidérable de sel. >.; et le contrebandier n^était autre que 
le mandarin militaire embarqué pour nous protéger 
contre les pirates. L'affaire était grave : un embargo fut 
mis immédiatement sur le navire et tout le monde se 
trouva compromis ; aussi tout le monde criait-il à la 
fois et de toutes ses forces, le patron, les.matelots, les 
douaniers, nos maudarins et Tintrépide contrebandier à 
globule doré. Nous étions seuls pour écouter ; mais il n'é- 
tait pas aisé de saisir le véritable sens de toutes ces vo- 
ciférations. Il nous sembla comprendre, toutefois, que 
les matelots criaient contre leur patron, le patron contre 
le contrebandier, les douaniers et le contrebandier con- 
tre tous. Mattre Ting était sublime de colère ; il courait 
de l'un à l'autre, gesticulant et braillant sans se mettre 
en peine qu'on Fécoutât ou qu'on fit même attention à lui. 
Quand et comment cela devait-il finir ? C'est ce que 
nous cherchâmes à deviner, sans pouvoir y réussir. 
Pendant cet inconcevable tapage, le navire ne marchait 
pas ; il était tard et nous n'arrivions pas au port, dont 
nous étions très-peu éloignés. Attendre que tout ce 
monde tombât d'accord, c*eût été évidemment trop long ; 
nous ne vîmes d'autre parti à prendre, pour sortir de là, 
que de nous jeter dans la mêlée. Nous saisîmes maître 
Ting, les douaniers et le contrebandier, et nous les 
poussâmes l'un après l'autre par une échelle jusque 
dans notre cabine. Aussitôt que nous fûmes en posses- 
sion de nos personnages, nous leur défendîmes de souf- 
fler un mot au sujet de leur sel. Le bateau, leur dîmes- 
nous, a été loué uniquement pour nous conduire, nous, 
à 1-tchang-fou. Voilà que nous éprouvons un long r^ 

90« 



3S4 h BMFIRB CHINOIS. 

tard ; peu nous importe de savoir à qui la faute ; vous 
en serez tous responsables. Partons^ et, quand vous se- 
rez arrivés au port, vous prendrez tout le temjps que 
vous jugerez convenable pour vider votre querelle. — 
Les explications allaient recommencer; mais, pendant que 
Tun de nous les tenait bloqués dans Tentre-pont, l'autre 
monta et donna ordre au patron de partir. Aussitôt le 
navire se remit en route, emportant les douaniers, qui 
se désespéraient en voyant s'éloigner leur échoppe. 

Quand nous fûmes arrivés au port, nous nous em* 
pressâmes d'opérer notre débarquement, laissant à qui 
de droit le soin de discuter la question de la contrebande 
de sel. Il était presque nuit lorsque nous entrâmes dans 
la ville de 1-tchang-fou. Nous eûmes pour guide un 
greffier de mauvaise mine, que le préfet avait envoyé 
nous attendre sur le rivage, et qui nous conduisit à ce 
qu'il lui plaisait de nommer un palais communal. Dans 
cette grande et belle ville de premier ordre, on avait su 
trouver, pour loger deux Français, voyageant par ordre 
du Fils du ciel, un taudis plein d'humidité, sans portes 
ni fenêtres, sans meubles et déjà servant de caserne à des 
légions de gros rats, dont le fracas et Podeur nous fai- 
saient tressaillir. Nous dûmes contenir notre indignation, 
car à quoi bon s'en prendre à ce greffier, qui, sans doute, 
n'avait fait qu'exécuter les ordres de l'autorité ? 

Après avoir scruté attentivement, à l'aide d'une lan* 
terne, la valeur réelle de ce prétendu palais communal, 
nous nous fîmes conduire avec tout notre bagage au tri- 
bunal du préfet. On nous introduisit dans une vaste salle 
d'attente, où nous nous empressâmes de faire déposer 
nos palanquins et arranger nos malles ; nous avertîmes 



GHAFITRE VIIÎ. 355 

notre domestique, Weî-chan, qu'il poUvait^ussi installer 
dans UQ coin son petit mobilier. Pendant que nous 
étions tranquillement occupés de ces dispositions, les 
gens du tribunal allaient, Tenaient sans jamais nous 
adresser la parole, se contentant d'interroger maître 
Ting, qui répondait à chacun par de petites courbettes, 
mais sans rien dire, de peur sans doute de se compro- 
mettre ou avec nous, ou avec les autorités du lieu. 

Enfin la salle des hôtes s'ouvrit. Le préfet entra par 
un bout, et nous par l'autre. Après nous être salués pro- 
fondément, nous allâmes nous asseoir ensemble sur un 
divan. On apporta immédiatement du thé, et quelques 
belles tranches de pastèque. La conversation ne mar- 
chait pas avec aisance ; heureusement que nous pou- 
vions nous tirer un peu d'embarras en nous occupant, 
le préfet de sa tasse de thé, et nous de nos tranches de 
melon d'eau. Le magistrat de 1-tchang-fou^ s'apercevant 
que nous avions un goût prononcé pour ce fruit si rafraî- 
chissant, essaya de s'en servir comme d'une amorce 
pour nous chasser de chez lui, et nous faire aller au lo- 
gis qu'ilnous avait désigné. — Avec la chaleur qu'il 
fait, dit-il, ce fruit est excellent. — Oh ! délicieux ! — 
Je vais vous en faire choisir deux et je vous les enverrai 
au palais communal ; vous avez vu, je pense, le palais 
communal ? j'avais donné ordre de vous y conduire. — 
On nous a bien menés quelque part, à un certain endroit 
humide, délabré et déjà envahi par les rats... nous ne 
pouvons pas loger là dedans. — Oui, on m'a dit que 
cela n'était pas très-sec, et c'est un avantage pendant 
l'été, parce que l'humidité entretient la fraîcheur ; d'ail- 
leurs, c'est le meilleur endroit que nous ayons pour les 



356 l'bupiris chinois. 

hôtes. 1-tcbang-fou est une grande ville, c'est vrai, mal- 
gré cela elle est très-pauvre ; on n'y trouve pas de bons 
logements. ••; vous pouvez interroger Tassistance. — 
Mais; nous ne prétendons pas le contraire ; nous sommes 
persuadés que 1-tchang-fou est une pauvre ville, nous 
disons seulement que nous ne pouvons pas aller loger 
là-bas. — Dans ce cas, ajouta le préfet de fort mauvaise 
humeur, voulez-vous loger dans ma maison ? Puisqu'il 
avait la courtoisie de nous inviter à rester chez lui, il 
fallait, pourbi«n observer les rites, lui faire la politesse 
de partir immédiatement ; mais nous n'étions pas Chi- 
nois. — Oui, merci, lui répondimes-nous, nous serons 
très-bien ici... Et puis nous lui vantâmes, avec une 
grande prodigalité d'expressions, la beauté et la magni- 
ficence de son tribunal, de ses salles, de ses apparte- 
ments, etc. Le préfet se leva en disant qu'il était tard et 
qu'il allait faire préparer nos lits. Il ajouta, en nous sa- 
luant, que nous lui procurions un grand honneur en ne 
dédaignant pas de loger dans sa cliétive habitation ; mais 
on voyait sur sa figure qu'il était furieux contre nous. 
Aussitôt qu'il fut parti nous nous installâmes fort 
commodément dans une vaste chambre qui a voisinait 
la salle de réception. La première partie de la nuit se 
passa fort paisiblement, mais il n'en fut pas ainsi de la 
dernière. Vers minuit, nous fûmes éveillés par une 
bruyante conversation. Les fonctionnaires de I-tchang- 
fou, qui probablement avaient fait collation ensemble 
au tribunal, s'étaient rendus ensuite dans la salle qui 
avoisinait notre chambre, et là, ils ne se faisaient pas 
faute de disserter librement sur notre compte? Les moin- 
dres détails de cette piquante conversation parvenaient jus- 



CHAPITRE VIII. 357 

qu'à nous. On nous analysa complètement au moral et 
au physique. Quelques-uns eurent la charité de nous 
trouver assez supportables, et de ne pas dire trop de 
mal de nous ; d'autres prétendaient que nous n'étions 
pas restés assez longtemps dans le royaume du Milieu 
pour nous bien former aux rites, qu'il était encore facile 
de remarquer en nous les traces de la mauvaise éduca- 
tion qu'on reçoit dans les pays occidentaux. 11 y en avait 
un surtout qui ne paraissait nullement sentir pour nous 
une très-vive sympathie ; il cherchait par tous les 
moyens à exciter ses camarades contre nous, et, si on 
l'eût écouté, notre voya(2:e ne se serait pas continué d'une 
manière infiniment agréable. — On a trop de ménage- 
ments pour ces gens-là, disait-il ; on prétend que le vice- 
roi du Sse-tchouen les a traités avec distinction ; selon 
moi, il a eu tort; il eût mieux fait de les charger d'une 
cangue. Les hommes qui errent hors de leur royaume 
doivent être punis ; il faut les traiter avec sévérité, voilà 
la règle. Si notre préfet n'en avait pas peur, ils seraient 
plus obéissants ; qu'on me les donne, et on verra. Je les 
chargerai de chaînes, et je les conduirai ainsi à Canton. . . 
Nous crûmes reconnaître, au son de la voix, celui qui 
nous promettait ces aménités. Nous l'avions remarqué 
la veille; c'était un mandarin militaire qui s'était vanté 
avec beaucoup de fierté et d'arrogance d'avoir fait la 
guerre contre les Anglais, et d'avoir vu d'assez près les 
diables occidentaux pour n'en avoir pas peur. 

Pour dire vrai, les propos de ce militaire nous fati- 
guaient. Il n'y avait certainement pas lieu de nous ef- 
frayer, nous étions en règle avec le gouvernement, et 
personne, probablement, n'eût osé mettre la main sur 



358 l'empire GHIWI8. 

nous. Cependant la route était encore longue, et on pou- 
vait nous causer de terribles embarras. II était bon de 
prendre garde, non pas, sans doute, en rapetissant son 
cœur à la façon chinoise, mais, au contraire, en l'élar- 
gissant. Nous nous levâmes donc en silence, et, après 
avoir revêtu nos habits d'étiquette, nous ouvrîmes brus- 
quement la porte, et nous nous précipitâmes vers notre 
fougueux guerrier. — Nous voici, lui dîmes-nous, qu'on 
aille vite chercher des chaînes, puisque tu veux nous 
conduire ainsi à Canton, tu nous enchaîneras ; vite, 
qu'on aille chercher des chaînes... Notre subite appari- 
tion déconcerta les conspirateurs ; nous pressjions vive- 
ment notre futur conducteur, et nous lui demandions 
des chaînes à grands cris. Il reculait d'un pas à chaque 
sommation que nous lui faisions. Enfin nous l'acculâ- 
mes à un angle de la salle» et le nialheureux nous parut 
plus mort que vif. — Mais je ne comprends pas, dit-il 
en balbutiant, je ne comprends pas ce qui se passe. Qui 
voudrait vous enchaîner, qui en a le droit? — Toi, sans 
doute, tu Tas dit tout à l'heure, nous t'avons entendu : 
voyons, enchaîne-nous donc, fais donc apporter des 
chaînes. — Je ne comprends pas, je ne comprends 
pas, répétait toujours le valeureux mandarin. Personne 
n'a prononcé cette parole ; comment pourrions^nous 
penser à vous enchaîner, nous qui sommes ici pour vous 
servir?... Insensiblement tout le monde se mit à parler ; 
mais ce fut pour assurer, pour protester que ce que 
nous avions entendu n'avait pas été dit. 

Nous n'en voulions pas davantage. Notre sortie ayant 
eu tout le succès désirable, nous rentrâmes dans notre 
chambre, bien convaincus qu'il n'y avait plus à se pré- 



CHAPITRE VIII. 359 

occuper des fanfaronnades des mandarins de 1-tchang- 
fou. Le conciliabule n'eut garde de se former de nou- 
veau, et, aussitôt après notre départ, chacun s'en re- 
tourna chez soi. 

Dans la matinée, le préfet se hâta de venir nous expri- 
mer ses regrets de la fâcheuse aventure qui nous était 
arrivée pendant la nuit. Il nous assura que le mandarin 
dont les propos nous avaient blessés avait la langue mau- 
vaise, mais le cœur bon ; que, du reste, on était plein 
de bonnes dispositions à notre égard. — Nous en som- 
mes bien convaincus, lui répondimes-nous ; cependant 
il y a eu, cette nuit, grand scandale, tous les domesti- 
ques de la maison en ont été témoins ; la nouvelle en est 
probablement déjà répandue dans la ville. On doit savoir 
partout qu'un des officiers militaires de la ville s'est 
chargé de nous enchsdiner. Dans cette conjoncture nous 
ne pensons pas qu'il soit de notre dignité de nous mettre 
aujourd'hui en route ; nous nous reposerons ici un jour. 
Nous ne voulons pas qu'on puisse penser que nous nous 
sommes hâtés de partir parce que nous avions peur. 
Pour notre honneur et pour le vôtre, il faut que tout le 
monde sache que nous avons été traités convenablement 
par les autorités de I-tchang-fou... Le préfet fut évi- 
demment contrarié de nous entendre parler de la sorte ; 
cependant il parut comprendre assez bien la légitimité 
de nos motifs, et se résigna, sans objection, à la dure 
nécessité de nous garder encore dans son tribunal. 

La journée se passa en paix, d'une manière même 
assez agréable. Nous revîmes tous les mandarins avec 
lesquels nous avions fait connaissance pendant là nuit, 
à l'eiception, toutefois, de rantagoniste dés troupes an- 



360 L BMPIRB CHINOIS. 

glaises ; nous eûmes beau le faire inviter et lui donner 
notre assurance que nous n'étions pas plus dans la dis- 
position d'enchainar les autres que de nous laisser en- 
chainer, tout fut inutile ; il se contenta de nous envoyer 
une carte de visite, en prétextant que ses innombrables 
occupations ne lui permettaient pas de venir personnel- 
lem^t. Nous profitâmes de ce jour de repos pour visiter 
la ville, où nous ne trouvâmes rien de remarquable ; en 
général, toutes les grandes villes de la Chine se ressem- 
blent ; beaucoup d'agitation, des flots de peuple se pous- 
sant les uns sur les autres ; mais point de monuments, 
rien de ce qui pique, en Europe, la curiosité du voyageur. 
Nous quittâmes 1-tcbang-fou, hommes libres, sans 
menottes et sans fers aux pieds ; non-seulement on ne 
nous avait pas enchaînés, mais nous étions sûrs qu'on 
n'oserait plus en parler dans aucun tribunal, de peur 
de voir les prisonniers se métamorphoser subitement en 
gamisaires. 

Nous descendions toujours suivant le cours du fleuve, 
car nous avoins décidément adopté cette manière de 
voyager comme plus commode, plus rapide et plus 
agréable. Nous rencontrâmes encore sur notre route 
une douane de sel que nous passâmes sans nous ar- 
rêter ; les douaniers, qui fumaient tranquillement leur 
pipe devant leur bureau, nous regardèrent filer sans 
se déranger. Maître Ting nous dit que l'avant-veille 
on était venu nous visiter parce qu'on avait été averti, 
par avance, qu'il y avait de la contrebande à bord. 

Les douanes sont, dans l'intérieur de la Chine, peu 
nombreuses et peu sévères ; à l'époque où nous étions 
dans les mêmes conditions que les autres missionnaires, 



GHAPITRB Vill. . * 361 

voyageant ea qualité de Chinois pur sang^ et, par con- 
séquent ^ soumis à la loi commune, nous ayons plusieurs 
fois traversé l'empire d'un bout à l'autre sans qu'on 
ait jamais, nulle part, fait la visite de nos malles, qui 
renfermaient pourtant des livres européens, des orne- 
ments sacrés et une foule d'objets compromettants. Les 
douaniers se présentaient, nous leur déclarions que nous 
n'étions pas marchands et que nous ne portions pas de 
contrebande ; nous leur présentions ensuite les clefs avec 
un peu d'aplomb et de dignité en les pressant de visiter 
nos malles ; cette déclaration suffisait, et on ne passait 
jamais outre. Si, en Chine, les douaniers étaient rigides 
observateurs de leur devoir, comme ceux de France, 
par exemple, les pauvres missionnaires ne pourraient 
pas se remuer ; dans les cas les plus difficiles on peut se 
tirer d'embarras moyennant une petite offrande. 

Les douanes les plus nombreuses sont uniquement 
établies pour le sel, dont le commerce est, dans la plu- 
part des provinces, un monopole de l'administration. 
Les Chinois font une très-grande consommation de cette 
substance, leurs aliments en sont, le plus souvent, rem- 
plis ; on trouve dans toutes les familles d'abondantes 
provisions d'herbes et de poissons salés ; c'est l'unique 
ordinaire des classes inférieures, et les autres ne man- 
quent jamais de s'en faire servir sur leur table. On cher- 
che à corriger par les salaisons la saveur insipide du riz 
bouilli à l'eau. Les Chinois sont très-sobres et vivent 
de pea ; le sel étant une substance très-nutritive, 
nous pensons que la quantité considérable qu'ils en 
absorbent doit suppléer au peu de nourriture qu'ils 
prennent ; on conçoit aussi qu'avec une telle aliuien- 

1. 21 



362S L'KMHRli GflINOlS. 

talion ils doivent être continuellement altérés^ et cela 
explique leur usage de boire de grandes rasades de thé 
à toutes les heures de la journée. 

Depuis la dernière guerre avec les Anglais, le gouTer- 
nement a établi grand nombre de douanes sur la ligne 
que doivent suivre les marchandises européennes pour 
pénétrer dans l'intérieur de l'empire; Les Chinois, se 
voyant forcés de subir le commerce anglais qu'on leur 
impose à coups de canon, n'ont pu trouver d'autre 
moyen de s'opposer à cet envahissement que celui des 
douanes et des impôts onéreux établis sur les produits 
étrangers, dont les prix s'élèvent considérablement a 
mesure qu'ils avancent dans l'intérieur des provinces; 
trop faibles pour repousser la force par la force, pour 
dire aux Anglais : Nous ne voulons pas de vos marchan- 
dises, c'est le seul expédient qu'ils aient pour sauve- 
garder les intérêts de leur industrie. 

Nous arrivâmes de bcmne heure à l4ou-hien, ville 
de troisième ordre, où nous fûmes reçus dans un char- 
mant palais communal par un mandarin encore plus 
charmant que le local qu'il nous offrait. Le premier 
magistrat de I*tou-hien est bien, sans contredit, le per- 
sonnage le plus accompli que nous ayons rencontré 
parmi les fonctionnaires chinois. C'était un tout 
jeune homme, un peu fluet, d'une figure pâle et exté* 
nuée par l'étude ; il n'était, pour ainsi dire, encore 
qu'un enfant lorsqu'il obtint à Péking le grade de doc^ 
leur ; sa physionomie douce et spirituelle était agréable** 
ment relevée par des lunettes d'or fabriquées en Ëun^ ; 
sa conversation, pleine de modestie, de bon sens et de 
finesse, avait quelque chose de ravissant; ses manières 



CHAPITRE Tlif. 36d 

surtout, d'une politesse exquise, eussent été capables de 
réconcilier les plus difficiles avec les rites chinois. A 
notre arrivée, nous trouvâmes, sous un frais pavillon, au 
milieu d'un jardin ombragé de grands arbres, une 
splendide collation composée de fruits délicieux. Parmi 
les raretés de ce riche dessert, nous remarquâmes 
avec plaisir de belles pèches, des cerises d'un rouge 
éclatant, et plusieurs autres fruits qui ne viennent pas 
dans la province du Hou-pé ; nous ne pûmes nous em- 
pêcher d'en exprimer notre étonnement. Comnient donc 
avez* vous fait, dîmes-nous à notre aimable mandarin, 
pour vous procurer des fruits si précieux ? — - Quand 
on veut être agréable à des amis, nous répondit-il, on 
en trouve toujours les moyens ; le cœur a des ressources 
inépuisables. 

Nous passâmes la journée tout entière, et une partie 
de la nuit, à causer avec cet intéressant Chinois ; il aimait 
à nous interroger sur les divers peuples de l'Europe, et 
toujours il le faisait d'une manière sérieuse, sensée et 
digne d'un homme qui a de la portée dans l'intelligence. 
Il ne nous adressa pas une seule de ces questions pué- 
riles et niaises auxquelles ses confrères nous avaient tant 
accoutumés ; la géographie paraissait l'intéresser beau- 
coup, et nous devons dire qu'il avait, sur cette matière, 
des connaissances assez exactes. Il nous étonna beaucoup 
en nous demandant si les gouvernements européens 
n'avaient pas encore réalisé le projet de couper l'isthme 
de Suez pour joindre l'Océan. à la Méditerranée. Nous 
le trouvâmes très-bien fixé sur l'étendue et l'importance 
des cinq parties du n^ond^, et sur l'espace que la Chine 
occupe sur le globe. . . 



364 L EMPIRE CHINOIS. 

Les Européens sont dans une grande erreur en s'ima- 
ginant que les Chinois ignorent complètement la géogra- 
phie ; parce qu'on trouve chez eux des cartes ridicules, 
des espèces de caricatures de la terre, fabriquées pour 
l'amusement du bas peuple, on aurait tort d'en con- 
clure que les hommes d'étude n'en savent pas davantage ; 
à toutes les époques, les Chinois ont fait preuve d'un 
grand intérêt pour les connaissances géographiques. Il 
est évident qu'avec leur système actuel de rester chez 
eux et de n'y pas admettre les étrangers, il leur a été 
difficile d'acquérir des notions bien précises et bien dé- 
taillées sur les autres pays ; on trouve cependant dans 
leurs auteurs des détails bien précieux, et Klaproth s'est 
servi utilement des géographes chinois pour jeter du 
jour sur la géographie de l'Asie au moyen âge. La 
récente et importante publication de M. Stanislas Ju- 
lien (1), sur les voyages d'un Chinois dans l'Inde au 
septième siècle, prouve combien il y aurait à apprendre 
dans les ouvrages de ces hommes qui savaient si bien 
voir, et raconter si fidèlement ce qu'ils avaient vu. 

Nous avons remarqué, dans un livre arabe intitulé : 
Chaîne de Chroniques (2), et composé au neuvième siècle, 
un passage bien capable de donner une idée de ce qu'on 
savait en Chine à une époque où nous ne savions pas 
grand'chose. Nous citerons volontiers ce fragment, qui 
nous a paru de nature à intéresser le lecteur. Voici 
comment s'exprime le narrateur arabe. 

(1) Histoire de la vie de Hiouen-thsang et de ses voyages dans 
Hnde, etc,^ traduite du chinois par M. Stanislas Julien. Paris, 1863. 

(2) Relation des voyages faits par les Arabes et les Persans dans 
l'Inde et à la Chine^ dans le neuvième siècle de l'ère chrétienne^ tra- 
duite par M. Reinaud, de l'Institut, t. I, p. 79 eksuiv. 



CHAPITRE VÏÏI. 365 

, « Il y ayait à Bassora uq homme de la tribu des 
« Coreïschites, appelé Ibn-Vahab et qui descendait de 
« Habbar, fils d'Al-Asvad. La ville de Bassora ayant été 
a ruinée, Ibn-Vahab quitta le pays et se rendit à Siraf . 
c( En ce moment un navire se disposait à partir pour la 
a Chine. Dans de telles circonstances, il vint à Ibn-Vahab 
a ridée de s'embarquer sur ce navire. Quand il fut ar- 
ec rivé en Chine, il voulut aller voir lé roi suprême ; il 
« se mit donc en route pour Khom-dan (1), et, du port 
<c de Khan-fou (2) à la capitale, le trajet fut de deux 
c( mois. Il lui fallut attendre longtemps à la porte impé- 
« riale, bien qu'il présentât des requêtes et qu'il s'an- 
c< nonçât comme étant issu du même sang que le pro- 
a phète des Arabes- Enfin l'empereur fit mettre à sa 
a disposition une maison, particulière et ordonna de lui 
ce fournir tout ce qui lui serait nécessaire ; en même 
c< temps, il chargea l'officier qui le représentait à Khan- 
« fou de prendre des informations et de consulter les 
a marchands au sujet de cet homme, qui prétendait être 
a parent du prophète des Arabes, à qui Dieu puisse 
«être propice! Le gouverneur de Khan -fou an- 
a nonça, dans sa réponse, que la prétention de cet 
« homme était fondée. Alors l'empereur l'admit auprès 
« de lui, lui fit des présents considérables, et cet 
« homme retourna dans l'Irak avec ce que l'empereur 
celui avait donné. 

(1) Aujourd'hui Si-ngan-fou, capitale de la province du Ho-nan, où 
fut trouvée Tinscription dont nous avons parlé, et qui réellement était, 
à cette époque, la résidence des empereurs de la dynastie des Tang. 

(2) Port de mer dans la province du Tche-kiang. Nous avons fait une 
fois le même trajet que le voyageur arabe, et c'est bien à peu près le 
temps que nous y avons mis. 



366 l'eMPHIB CRIflOIS. 

« Cet homme était devenu vieux ; mais il avait con- 
« serve Fusage de toutes ses facultés. Il nous raconta 
€ que, se trouvant auprès de l'empereur, le prince lui fit 
tt des questions au sujet des Arabes et sur les moyens 
€ qu'ils avaient employés pour renverser l'empire des 
« Perses. Cet homme répondit : Les Arabes ont été 
€ vainqueurs par le secours de Dieu, de qui le nom soit 
« célébré, et parce que les Perses, plongés dans le culte 
« du feu, adoraient le soleil et la lune, de préférence au 

«Créateur — L'empereur reprit : Les Arabes ont 

«triomphé, en cette occasion, du plus noble des empires, 
« du plus vaste en terres cultivées, du plus abondant en 
« richesses, du plus fertile en hommes intelligents, de 
a celui dont la renommée s'étendait le plus loin... Puis 
« il continua : Quel est, dans votre opinion, le rang des 
a principaux empires du monde ? — L'homme répondit 
« qu'il n'était pas au courant de matières semblables. 
« — Alors l'empereur ordonna à Tinterprète de lui 
« dire ces mots : Pour nous, nous comptons cinq grands 
«souverains. Le plus riche en provinces est celui qui 
« règne sur l'Irak, parce que l'Irak est situé au milieu 
« du monde, et que les autres rois sont placés autour de 
« lui. Il porte, chez nous, le titre de rot des rois. Après 
«cet empire vient le nôtre; le souverain est surnommé 
« le roi des hommes^ parce qu'il n'y a pas de roi sur la 
« terre qui maintienne mieux l'ordre dans ses États que 
<( lions et qui exerce une surveillance plus exacte. Il n'y 
c( a pas non plus de peuple qui soit plus soumis à son 
« prince que le nôtre. Nous sommes donc réellement les 
«rois des hommes. Après cela vient \e roi des bêtes fé- 
« rocesy qui est le roi des Turks et dont les États sont 



CHAPTTHB Vin. 367 

« eontigus à ceux de la Chine. Le quatrième roi en rang 
« est le rot des éléphants^ c'est-^i-dire le roi de Tlnde ; on 
« le nomme, chez nous, le roi de la êageêse^ parce que 
« la sagesse tire son origine des Indiens.Enfin l'empereur 
a des Romains, qu'on nomme, chez nous, le rot des 
Ci beaux hommes^ parce qu'il n'y a pas sur la terre de 
« peuple mieux fait que les Romains, ni qui ait la figure 
ce plus belle. Voilà quels sont les principaux rois ; les 
« autres n'occupent qu'un rang secondaire. 

« L'empereur ordonna ensuite à l'interprète de dire 
« ces mots à l'Arabe : Reconnaitrais4u ton maître, si tu 

« le voyais ? L'empereur voulait parler de l'apôtre 

tt de Dieu, à qui Dieu veuille bien être propice. — Je 
« répondis : Et comment pourrais-je le voir, maintenant 
a qu'il se trouve auprès du Dieu très-haut? : — L'em- 
a pereur reprit: C4e n'est pas ce que j'entendais ; je 
«voulais parler seulement de sa figure. — Alors 
<c l'Arabe répondit oui. — Aussitôt l'empereur fit ap- 
te porter une boite ; il plaça la boite devant lui, puis, 
<K tirant quelques feuilles, il dit à F interprète : Fais-lui 
«voir son maître... — Je reconnus sur ces pages les 
« portraits des prophètes; en même temps, je fis des 
« vœux pour eux, et il s'opéra ua mouvement dans mes 
« lèvres. — L'empereur ne savait pas que je recon- 
« naissais les prophètes ; il me fit demander par Tinter* 
« prête pourquoi j'avais remué les lèvres. L'interprète 
« le fit, et je répondis : Je priais pour les prophètes. — 
« L'empereur demanda comment je les avais reconnus, 
« et je répondis : Au moyen des attributs qui les distin- 
« guent Ainsi, voilà Noé dans l'arche, qui se sauva avec 
« sa' famille, lorsque le Dieu très-haut commanda aux 



368 L EMPIRE CHINOIS. 

a eaux et que toute la terre fut submergée avec ses ha- 
<i bitants ; Noé et les siens échappèrent seuls au déluge. 
« — A ces mots, l'empereur se mit à rire et dit : Tu as 
«deviné juste lorsque tu as reconnu Noé; quanta la 
« submersion de la terre entière, c'est un fait que nous 
«( n'admettons pas. Le déluge n'a pu embrasser qu'une 
« portion de la terre ; il n'a atteint ni notre pays, ni celui 
« de l'Inde. — Ibn-Vahab rapportait qu'il craignait de 
« réfuter ce que venait de dire l'empereur et de faire 
« valoir, les arguments qui étaient à sa disposition, vu 
c( que le prince n'aurait pas voulu les admettre ; mais 
« il reprit : Voilà Moïse et son bâton, avec les enfants 
« d'Israël. — C'est vrai ; mais Moïse se fit voir sur un 
<( bien petit théâtre, et son peuple se montra mal disposé 
« à son égard. — Je repris : Voilà Jésus, sur un âne, 
a entouré des apôtres. — L'empereur dit : Il a eu peu 
«c de temps à paraître sur la scène ; sa mission n'a guère 
« duré qu'un peu plus de trente mois. 

« Ibn-Vahab continua à passer en revue les différents 
c( prophètes ; mais nous nous bornons à répéter une 
« partie de ce qu'il nous dit. Ibn-Vahab ajoutait qu'au- 
« dessus de chaque figure de prophète on voyait une 
« longue inscription qu'il supposa renfermer le nom des 
« prophètes, le nom de leur pays et les circonstances 
« qui accompagnèrent leur mission ; ensuite il pour- 
« suivit ainsi : Je vis la figure du prophète, sur qui soit 
« la paix ! il était monté sur un chameau, et ses com- 
te pagnons étaient également sur leurs chameaux, 
« placés autour de lui. Tous portaient à leurs pieds des 
(( chaussures arabes ; tous avaient des cure-dents atta- 
« chés à leurs ceintures ; m'étant mis à pleurer, l'em- 



CHAPITRE YIII. 369 

« pereur chargea l'interprète de me demander pourquoi 
« je versais des larmes ; je répondis : Voilà notre pro- 
«c phète^ notre seigneur et mon cousin, sur lui soit la 
« paix ! — L'empereur répondit : Tu as dit vrai, lui et 
a son peuple ont élevé le plus glorieux des empires ; 
« seulement il n'a pu voir de ses yeux l'édifice qu'il 
« avait fondé, l'édifice n'a été vu que de ceux qui sont 
<c venus après lui. — Je vis un grand nombre d'autres 
a figures de prophètes dont quelques-unes nous faisaient 
«c signe de la main droite, réunissant le pouce et l'index, 
c< comme si, en faisant ce mouvement, elles voulaient 
t< attester quelque vérité. Certaines figures étaient repré- 
a sentées debout sur leurs pieds, faisant signe avec leur 
« doigt vers le ciel. Il y avait encore d'autres figures ; 
« l'interprète me dit que ces figures représentaient les 
a prophètes de la Chine et de l'Inde. 

« Ensuite l'empereur m'interrogea au sujet des ca- 
« lifes et de leur costume, ainsi que sur un grand 
a nombre de questions de religion, de mœurs et d'usa- 
c( ges, suivant qu'elles se trouvaient à ma portée; puis 
c( il ajouta": Quel est, dans votre opinion, l'âge du monde? 
<c — ïe répondis : On ne s'accorde pas à cet égard. Les 
a uns disent qu'il a six mille ans, d'autres moins, 
<& d'autres plus ; mais la difiérence n'est pas grande. — 
a Là-dessus l'empereur se mit à rire de toutes ses forces. 
« Le vizir, qui était debout auprès de lui, témoigna 
a aussi qu'il n'était pas de mon avis. L'empereur me dit : 
« Je ne présume pas que votre prophète ait dit cela. — 
<c Là-dessus, la langue me tourna, et je répondis : Si, il 
a l'a dit. — Aussitôt je vis quelques signes d'improba- 
« tion sur sa figure ; il chargea Tinterprète de me 

21. 



370 L BMFIIIS CB1MOI8. 

<x transmettre ces mots : Pais attention à ce que tu dis, 
n on ne parle aax rois qu'après avoir bien pesié ce qu^on 
« va dire. Tu as affirmé que tous ne tous accordez pas 
a sur cette question ; vous êtes donc en dissidence au 
« sujetKl*une assertion de votre prophète, et vous n'ac- 
« ceptez pas tout ce que vos prophètes ont établi ? Il ne 
« conyient pas d'être divisé dans des cas semblables ; au 
« contraire, des affirmations pareilles devraient être 
« admises sans contestations. Prends donc garde à cela 
« et ne commets plus la même imprudence. 

tt L'empereur dit encore beaucoup de choses qui ont 
tt échappé de ma mémoire, à cause de la longueur du 
« temps qui s'est écoulé dans Tintervalle ; puis il ajouta : 
« Pourquoi ne t es-tu pas rendu de préférence auprès de 
« ton souverain, qui se trouvait bien mieux à ta portée 
a que nous pour la résidence et pour la race î *— Je ré- 
« pondis : Bassora, ma patrie, était dans la désolation ; je 
a me trouvais à Siraf ; je vis un navire qui allait mettre 
« à la voile pour la Chine, j'avais entendu parler de l'é- 
« clat que jette l'empire de la Chine, et de l'abondance 
« des biens qu'on y trouve. Je préférai mé rendre dans 
« cette contrée et la voir de mes yeux. Maintenant je 
« retourne dans mon pays, auprès du monarque mon 
«cousin ; je raconterai au monarque l'éclat que jette cet 
« empire, et dont j'ai été témoin. Je lui parlerai de la 
« vaste étendue de cette contrée, de tous les avantages 
« dont j'y ai joui, de toutes les > bontés qu'on y a eues 
« pour moi. Ces paroles firent plaisir à l'empereur; il 
« me fit donner un riche présent ; il voulut que je m'en 
c( retournasse à Kban*fou sur les mulets de la poste. U 
« écrivit même au gdavemeur de Khan-fou, pour lui 



«( reeomimoder/ d^aToir des égard» pour moi, de me 
a considérer plus que tons les fonctionnaires de son gou- 
« Ternemeni^ et de me fournir tout ce qui me serait né- 
« cessaire, jusqu'au moment de mon départ. Je vécus 
a dans^l-abondance et la satisfaction jusqu'à mon départ 
« de la Chine. 

« Nous questionnâmes Ibn^Vahab au sujet de la ville 
a de Khom-dan, où résidait Tempereur, et sur la 
« manière dont elle était disposée. Il nous parla de Té- 
tt tendue de la ville et du grand nombre de ses habitants. 
« La ville, nous dit-il, est divisée en deux parties qui sont 
€ séparées par une rue longue et large. L'empereur, le 
a vizir, les troupes, le cadi des cadis, les eunuques de la 
€ cour et toutes les personnes qui tiennent au gouverne- 
« ment occupent la partie droite et le côté de l'orient, 
a On n'y trouve aucune personne. du peuple, ni rien 
« qui ressemble à un marché. Les rues sont traversées 
« par des ruisseaux et bordées d'arbres ; elles offrent de 
« vastes hôtels. La partie située à gauche, du côté du 
«( couchant^ est destinée au peuple, aux marchands» aux 
a. magasins et aux marchés. Le 'matin, quand le jour 
« commence, on voit les intendants du palais impérial, 
a les domestiques de la cour, les domestiques des géné- 
« raux et leurs agents, entrer à pied ou à cheval dans la 
tt partie de la ville où sont les marchés et les boutiques ; 
«c on les voit acheter des provisions et tout ce qui est né- 
« cessaire à leur maître ; après cela, ils s'en retournent, 
« et l'on ne voit plus aucun d'eux dans cette partie de la 
a ville jusqu'au lendemain matin. 

« La Chine possède tous les genres d'agréments ; on 
« y trouve des bosquets charmants, des rivières qui 



372 L EMPIRE CHINOIS. 

«serpentent au travers; mais on n'y trouve pas le 
« palmier, i» 

En lisant les relations de ces voyageurs arabes, on 
voit bien que, réellement, ils ont été en Chine ; et, à 
part les exagérations inhérentes au caractère oriental, 
il est facile de reconnaître le pays dont ils parlent. Il 
s^échappe de leurs récits comme des exhalaisons, des 
parfums, qui ne sont pas inconnus ; on sent la Chine. 
Chose singulière ! ce peuple, souvent bouleversé par 
de longues et profondes révolutions, a néanmoins tou- 
jours conservé une teinte particulière, un cachet qui lui 
est propre et qui empêche de le confondre avec aucun 
autre peuple. Les Chinois du neuvième siècle, dont pai-^ 
lent les Arabes, sont bien ceux que retrouve Marco*»- 
Polo au treizième, quoiqu'ils soient soumis alors à la 
domination des Tartares mongols. Plus tard, au sei- 
zième siècle, les Portugais doublent le cap de Bonne- 
Espérance, vont découvrir la Chine, et reconnaissent ce 
peuple dont l'illustre voyageur vénitien avait tant en- 
tretenu l'Europe. De nos jours enfin, on ne fait, en 
quelque sorte, que renouveler connaissance avec les 
vieux Chinois des Arabes et de Marco-Polo. 



CHAPITRE IX. 



Noms que les Chinois donnent aux royaumes d'Europe. — Origine des 
mots Chine et Chinois. — Explication de divers noms que les (^-hinois 
donnent à leur empire. — Bon et vénérable préfet de Song-tcbe-hien. 

— Portrait des anciens mandarins. — Les saintes instructions des 
empereurs. — Un Khorassanien à la cour impériale. — Détails sur les 
mœurs des anciens Chinois. — Causes de la décadence des Chinois.— 
Moyens employés par la dynastie mantchoue pour consolider son 
pouvoir.— L'exclusion des étrangers n'a pas toujours existé en Chine. 

— Mauvaise politique du gouvernement. — Pressentiment général 
d'une révolution. — Navigation sur le fleuve Bleu. — Tempête. — 
Perte des vivres. — Triple échouement sur la côte. — Naufrage. — 
Les naufragés. 



Le jeune préfet de 1-tou-hien, après avoir recueilli 
avec le plus vif intérêt les divers renseignements que 
nous lui donnâmes sur les divers peuples de l'Europe, 
s'avisa de nous demander comment nous appelions son 
pays dans notre langue. Quand il eut appris que nous 
lui donnions le nom de Chine, et à ses habitants celui 
de Chinoisj il ne revenait pas de son étonnement. Il 
voulait savoir, à toute force, ce que voulaient dire ces 
deux mots, le sens propre qu'ils avaient, pourquoi on 
avait choisi Chine et Chinois pour désigner son pays et 
ses compatriotes. — Nous autres, disait-il, nous appe- 
lons les heureux habitants de votre illustre contrée^ 5t- 
yang^jin. Si veut dire Occident, yang, mer, et jïn, 
homme ; ce qui fait « hommes des mers occidentales ; i» 



374 l'empire chinois. 

Toilà la dénoraiDation générale. Pour désigner les di- 
vers peuples, nous transcrivons leurs noms aussi fidèle- 
ment que le permettent nos caractères. Ainsi, nous 
disons : Fau-lang-saî-jiny c'est-à-dire a hommes fa- 
ran-çais. Quand nous parlons des Occidentaux, quel- 
quefois nous saisissons un trait saillant du peuple que 
nous voulons désigner, et nous le traduisons dans notre 
langue. Ainsi, nous appelons les In^i-li (Anglais, 
English), Houng-mao-jiny « hommes à poils rouges, v» 
parce qu'ils ont, dit-on, les cheveux rouges; nous don- 
nons aux Ya-mé'ly-kien (Américains) le nom de JEToo- 
it-jïn, a hommes de la bannière fleurie, i> parce que, 
dit-on, le pavillon qui flotte au mât de leur navire est 
bariolé de diverses couleurs. V^ous voyez que toutes ces 
dénominations présentent un sens à l'esprit, eUes veu- 
lent dire quelque chose. Il doit en être ainsi de vos deux 
mots Chine et Chinois ; puisqu'ils n'appartiennent pas à 
notre langue, ils doivent nécessairementsignifier quel- 
que chose dans la vôtre... Ces expressions, bien étranges 
en effet aux oreilles d'un Chinois, intriguaient énormé- 
ment cet excellent magistrat. Pour l'empêcher de croire 
cpie nous y attachions un sens satirique et malveillant, 
nous fumes obligés dé lui faire une petite dissertation 
historique, et.de lui prouver que ce& deux nniots appar- 
tenaient radicalement à la langue chinoise, que c'était 
le nom qu'ils se donnaient' eux-mêmes autrefois; mais 
que nous l'avions altéré polir le plier atr génie de notre 
langue, de la même manière que les Chinois disaient 
Pothlang-saï^dvi lieu de Français. 

Il est, eu effet, inconte^ble que les expressions 
Chinais et Chiné n6u% viennent réellement de ce pays. 



Le§ CtAtim ont tonjotirff^n l'habitude de désigner leur 
empire d'après le nom de la dynastie régnante. C'est 
ainsi qm\ dans les temps les plus recalés, ils lui don- 
naient les noms de Tang, de Yu et de Hia. Les hauts 
faits des empereurs de la dynastie des Han mirent ce 
dernier nom en usage, et, depuis ce temps, les Chinois 
portent celui de Han-jin^ a hommes de Han; » il est 
encore aujourd'hui très-oommun, surtout dans les pro- 
vinces septentrionales. La dynastie des Thang s'étapt 
encore plus illustrée' par ses conquêtes que celle des 
Han, le nom de Thang-jin fut, pendant plusieurs 
siècles, en usage pour désigner les Chinois. De nos 
jours, la Chine étant gouvernée par la dynastie 
mantcboue, qui a adopté le titre de Thsing^ « pur, » 
les Chinois s'appellent Thsing^^jin^ n hommes de 
Thsing, » comme ils portaient le nom de Ming-jifiy 
sous la dynastie des Ming. C'est absolument comme 
si les Français avaient pris successivement le nom 
de Carloi)ing%em, de CapétienSy de Napoléoniens^ sui- 
vant le nom des dynasties qui se sont succédé en 
France^ 

Le nom de Chine^ par lequel nous désignons ce vaste 
pays, est d'un usage presque général dans l'Asie orien- 
tale ; nous le tenons des Malais qui appellent cet empire 
Tchina. Les Malais connurent les Chinois dans la se- 
conde moitié du troisième siècle avant notre ère; quand 
le fameux empereur Thsing-che-hotfang soumit la 
partie méridionale de. la Chine avec le Tônquin, et 
poussa ses conquêtes jusqu'en Cochinchiné. Les peuples 
des îles Malaises, ayant des relations* directes avec ces 
Êdnt^ées, edtfnureDl donc à cette époque lêîs Chinois, qui 



376 L EMPIRE CHINOIS. 

portaient alors le nom de Thstn^ d'après celui de la dy- 
nastie régnante. Les Malais, n'ayant pas la lettre aspirée 
is^ prononçaient ce mot Tchina^ en y ajoutant un a. Les 
pilotes, et une partie des matelots qui conduisirent 
plus tard les premiers navires portugais en Chine, 
étant d'origine malaise, il était tout naturel que les 
Portugais adoptassent le nom que leurs guides don- 
naient à la Chine. Ainsi les. premiers Européens ont 
appelé ce pays Tchina^ et ce nom s'est ensuite un peu 
modifié, suivant la langue des divers peuples qui l'ont 
adopté. 

II est également constant que les premières relations 
des Chinois avec l'Inde datent du temps de la dynastie 
Thsin. Ce nom fut changé aussi par les Hindous en 
Tchinay pour la même raison que chez les Malais ; car 
l'alphabet dévanagari et ses dérivés n'ont pas la con- 
sonne ts aspirée, et, en cas de besoin, on Ty remplace 
par le tch. C'est aussi de Tlnde que les Arabes reçurent 
le mot Thsin. Pour le conformer à leur alphabet, ils 
durent écrire 5m, Sinay et c'est probablement de là 
qu'est venue l'expression latine de Sinœ^ SinenseSj pour 
désigner les Chinois. 

Quoique les navigateurs arabes et les premiers Portu- 
gaisqui allaient dans l'Inde eussent adopté le nom sans- 
crit et malais de Tchina pour la Chine méridionale, la 
partie septentrionale de ce pays, ne portant pas le même 
nom chez les peuples voisins, fut aussi appelée différem- 
ment dans l'Occident. Sous la dynastie des Han, c'est-à- 
dire dans les deux siècles avant et après notre ère, les 
Chinois avaient conquis toute l'Asie centrale, jusqu'aux 
bords de l'Oxus et de l'Iaxarte. Ils y avaient établi des 



CHAPITRE IX. 377 

colonies militaires^ et leurs négociants parcouraient ces 
contrées pour y échanger leurs marchandises contre 
d'autres produits venus de la Perse ou de l'empire ro- 
main. Ils apportaient principalement de la soie et des 
tissus de cette matière, qui trouvaient un excellent dé- 
bouché en Perse et en Europe. D'après les auteurs grecs, 
le mot ser désigne le ver à soie et les habitants de la 
Sericay pays duquel venait la soie. Ce fait démontre que 
le nom de Seres leur venait de la marchandise pré- 
cieuse que les peuples de l'Occident allaient chercher 
chez eux. En arménien, l'insecte qui produit la soie 
s'appelle chiramy nom qui ressemble assez au ser des 
Grecs. 11 est naturel de croire que ces deux mots avaient 
été empruntés à des peuples plus orientaux. C'est ce 
que les langues mongole et mantchoue nous donnent 
la facilité de démontrer. Il en résulte que le nom de la 
soie chez les anciens, et aussi chez les modernes, est 
originaire de la partie orientale de l'Asie. La soie s'ap- 
pelle sirke chez les Mongols, eisirghe chez les Mantchous. 
Ces deux nations habitaient au nord et au nord-est de la 
Chine ; est-il présumable qu'elles eussent reçu ces déno- 
minations des peuples de l'Occident? D'un autre côté, 
le mot chinois «ce, qui désigne la soie, montre non-seu- 
lement de la ressemblance avec sirke et sirghe^ mais 
principalement avec le ser des Grecs. Cette analogie 
frappera bien plus quand on saura que, dans la langue 
chinoise, la lettre r ne se prononce pas. Le mot coréen 
qui désigne la soie est tout à fait identique avec le ser des 
Grecs. La soie a donc donné son nom au peuple qui la 
fabriquait et l'envoyait dans l'Occident. Ainsi les Sères 
des Romains et des Grecs sont évidemment les Chi- 



378 l'rivfiiii CHIHOn. 

nois (!)♦ dont l'empire était autrefois séparé par VOxus 
de celui de la Perse. 

Parmi les différents noms que les Chinois donnent à 
leur paySy le plus ancien et le plus usité est celui de 
Tchoung-kauOj c'est-à dire « royanme ou empire du 
Milieu. » Les historiens chinois rapportent que cette 
dénomination date du temps de Tcbing-wang, second 
empereur de la dynastie des Tcheou, lequel régnait à 
la fin du douzième siècle avant notre ère. A cette épo- 
que la Chine était divisée en plusieurs principautés qui 
prenaient toutes le titre de royaumes. Tcheou-koung, 
oncle de Tempereur, donna à la ville de Lo-yang, dans 
la province actuelle du Ho-nan, où était la résidence du 
monarque chinois, le nom de royaume du Milieu, parce 
qu'il se trouvait, en effet, au milieu des autres royaumes 
qui formaient alors la Chine. Depuis ce temps, la por- 
tion de l'empire ou sa totalité, possédée par les empe- 
reurs, a toujours porté ce titre. Telle est la véritable et 
seule origine de la dénomination d'empire du Milieu, 
qui s'est conservée jusqu'à ce jour. Cependant on ne se 
fait pas faute de plaisanter beaucoup sur ce nom dans 
la plupart des livres européens qui parient dé la Chine ; 
on en conclut hardiment que les Chinois sont, en géo- 
graphie^ d'une ignorance complète, tandis qu'il serait 
plus vrai dédire qu'où ne comprend riensoi-mème aux 
traditions de ce peuple. « -Je n'ai pas besom, dit Kla- 

(1} « n serait curieux, dit Klaproth, qui nous a fourni la plupart de 
« ces considérations sur les différents noms de la Chine, il serait curieux 
« de rechecchfir à quelle époque le mot silk a. été introduit dans la 
« langue anglaise. 11 parait être le même que le russe chelk^ que je 
« croîs dérivé dû mongol sirh^ fait qui est d'autant plus probable que 
r la Russie e»t restée pendant longtemps §ou3 le joug dés Mbngôls. » 



CHAFITilK ra. 379 

« proth dans ses Mémoires, de rejeter Pidée absurde de 
« ceux qui prétendent que les Chinois croient que leur 
a pays est situé au milieu du monde, et que c^est pour 
c< cette raison qu'ils l'appellent l'empire du Milieu. Un 
« matelot ou un portefaix de Canton peut, à la vérité, 
<c donner une pareille explication ; mais c'est à l'intelli- 
« gence de celui qui questionné de l'adopter ou de la 
« rejeter. » 

Les Chinois donnent encore à leur pays le nom de 
Tehoung-hoay ou « fleur du Milieu, » de Tien-tchaOy 
ou « empire céleste, » et de Tien-hia^ aie dessous du 
ciel ou le monde, )> comme les Romains se servaient du 
mot orhis pour désigner leur empire. 

Il est évident que nous ne donnâmes pas au mandarin 
de I-tou-hien tous les détails dans lesquels nous venons 
d'entrer. Nous ne lui parlâmes ni des Grecs, ni des 
Romains, pas même des Arabes ; mais nous lui en dtmes 
cependant assez pour lui faire bien comprendre pour- 
quoi,» en Europe, nous les appelons Chinois^ et non pas 
Tchoung-kouo-jifif « hommes de l'empire du Milieu. » 
Nos explications le satisfirent complètement, et il parut 
tout heureux de voir que le mot Chinoig n'était pas un 
injurieux sobriquet, comme il avait eu l'air de le croire 
tout d'abord. 

Il fallut enfin prendre congé de cet intéressant doc- 
teur, et ce ne fut pas sans regret. Nous brûlions d'envie 
de nous arrêter un jour; mais les rites étaient là qui 
nous le défendaient, et nous ne devions pas être impolis 
envers un homme qui avait été si plein d'attention et 
de délicatesse. 

De I-tou-hien, nous allâmes par terre jusqu'à Song- 



380 L^EMPIHB CHINOIS. 

tche-hien. Uétape n'était pas longue et la route fut assez 
agréable. Nous nous arrêtâmes dans cette dernière 
ville, sur la recommandation du jeune préfet de I-tou— 
bien. Il nous avait annoncé que nous y trouyerioqs un 
de ses amis, remplissant les fonctions de premier ma- 
gistrat, et dont nous n'aurions qu'à nous louer. Pendant 
la nuit, il l'avait fait prévenir de notre arrivée, et il dut, 
sans doute, lui écrire des cboses merveilleuses sur notre 
compte ; car nous fûmes reçus avec une pompe extraor- 
dinaire. On avait dressé, devant la porte d'entrée du 
palais communal, un petit arc de triompbe, orné de 
tentures de soie rouge, de fleurs artificielles, de clin- 
quant et de lanternes coloriées. Aussitôt que nous fûmes 
entrés dans la première cour, on nous accueillit par une 
bruyante détonation d'innombrables pétards que les 
gardiens du palais tenaient suspendus par longues en- 
filades au haut d'un bambou. 

Nous étions attendus sur le seuil de la salle de ré- 
ception par un bon petit vieillard, encore plein de vi- 
gueur et qui, en nous voyant, parut tout pétillant de 
joie. C'était le premier magistrat de la ville, celui dont 
on nous avait tant fait l'éloge à I-tou-hien. Notre pré- 
sence semblait le mettre hors de lui ; il nous serrait dans 
ses bras, nous regardait en riant, allait, venait, donnait 
des ordres à tout le monde, puis recommençait à nous 
faire ses petites salutations et ses caresses. Enfin il se 
calma, et nous nous assîmes pour prendre le thé, en at- 
tendant la collation qu'il avait donné ordre de nous 
servir. Il se trouvait un peu en retard sur ce point, 
parce que nous étions arrivés plus vite qu'on ne s'y at- 
tendait. 



CHAPITRE IX. 381 

Ce respectable magistrat n^avait pas la finesse d'esprit 
ni les manières distinguées de son jeune confrère de 
I-tou-hien; mais il nous parut doué d'une grande pé- 
nétration. Il causait avec agrément, et l'élégance des 
formes se trouvait compensée chez lui par un ton de 
franchise et de bonhomie qui convenait merveilleuse- 
ment à son âge avancé. Nous apprîmes de son sse-yé ou 
conseiller intime qu'il était issu d'une pauvre famille 
de cultivateurs. Sa jeunesse avait été laborieuse et rem- 
plie de privations ; il avait subi les examens littéraires 
avec tant de distinction, que, malgré son obscurité, et 
quoiqu'il n'eût personne pour le proléger, il obtint dans 
sa province le grade de bachelier, et, plus tard, à Pé- 
king, celui de docteur. Ensuite il avait gravi pénible- 
ment les degrés inférieurs de la magistrature, et, à 
force de mérite, il était enfin arrivé à la charge de préfet 
dans une ville de troisième ordre. Pour parvenir aux 
dignités supérieures, il fallait faire des dépenses consi- 
dérables, ofi*rir des cadeaux très-coûteux aux person- 
nages les plus influents de la cour et aux ministres. Il 
ne pouvait donc prétendre à un emploi plus élevé parce 
qu'il était pauvre, et il était pauvre parce qu'il ne pres- 
surait pas ses administrés, parce qu'il leur rendait la 
justice gratuitement et qu'il partageait son modique 
traitement avec les indigents de son district ; aussi 
chacun l'aimait et bénissait son administration. 

Dès que nous fûmes installés dans le palais corn- 
munaly nous remarquâmes que le peuple entrait libre- 
ment partout, envahissant les cours, les jardins et les 
appartements, pénétrant même, sans se gêner, dans la 
salle ou nous étions à causer avec le préfet. Maître Ting 



382 L EMPIHE GHIPiOlS. 

ayaat fait robservation que nous n'aimions pas ces réu- 
nions tumultueuses, laissez-les approcher, nous dit le 
préfet en souriant et en nous regardant avec supplica- 
tion, ne les renvoyez pas, ils veulent voir ; s'ils vous in- 
commodent, je n'aurai qu'à leur faire un signe, ils se 
retireront. — Nous eûmes bien garde de contrister ce 
bon magistrat en faisant exécuter à Song-tche-hien la 
consigne sévère qu'on avait dû observer dans les autres 
endroits. Ce jour-là il y eut liberté absolue pour tous, 
et chacun eut le privilège de venir à loisir étudier la 
configuration des hommes des mers occidentales. 
Pendant que les curieux nous contemplaient, leà 
yeux fixes et la bouche entr'ouverte, nous prenions 
plaisir à voir le mandarin regardant les curieux avec 
béatitude, et jouissant du bonheur que ses chers Chinois 
paraissaient éprouver ; du reste, tout œla se passait fort 
paisiblement, et sans nous causer la moindre importu- 
nité. Lorsqu'on avait vu suffisamment, on se retirait 
pour faire place à d'autres, et si, par hasard, il surve- 
nait un peu de tumulte ou d'encombrement, le magis- 
trat n'avait qu'à dire un mot, à faire un geste, et aussitôt 
tout rentrait dans l'ordre; ses moindres intentions 
étaient exécutées promptement et d'une manière respec- 
tueuse et filiale. 

Le préfet de Song-tche-hien, entouré de son peuple, 
était bien Timage d'un père de famille au milieu de ses 
enfants; c'était une touchante réalisation de ces insti- 
tutions et de ces lois chinoises, toujours basées sur le 
principe de la paternité et de la piété filiale, qui suppo- 
sent que tout fonctionnaire est un père pour ses ad- 
ministrés, et les adraiûtslrés des enfants à l'égard du 



<2HA«>ITR£ iX. 383 

fonctionnaire* Âujoui^'hiiî ce magnifique système d^ad<- 
ministration n'est plus qu-cme vaine théorie, et, à part 
quel(|ues rares exceptions, on ne le retrouve plus qae 
dans les livres; les mandarins ne sont guère qu'une 
formidable et imposante association de petits tyrans et 
de grands voleurs» fortement organisée pour écraser et 
piller le peuple. Mais nous le répétons, ce désordre ne 
découle pas des institutions cbinoises, il n'est pas inhé- 
rent au principe du gouvernement, il en est, au con- 
traire, une violation flagrante. 

En lisant les Annales de la Chine, on remarque 
qu'autrefois, sous certaines dynasties, les mandarins 
étaient de bons magistrats, s'occupant paternellement 
de ceux dont le bonheur leur était confié. On les voyait 
sortir souvent pour faire la visite de leur district, 
prendre ccmnaissance par eux-mêmes des besoins des 
pauvres, des souffrances des malheureux, afin de pou* 
voir travailler plus ^ficacement au soulagement de 
toutes les infortunes ; ils parcouraient les campagnes 
pour examiner l'état des moissons, encourager les agri« 
culteurs laborieux, et réprimander ceux qui montraient 
de la négligence dans leurs travaux. S'il survenait une 
inondation ou quelque aub*e calamité publique, ils 
accouraient pour constater le mal et aviser aux moyens 
de le réparer. Le premier et le quinzième jour de chaque 
lune, ils donnaient des instructions au peuple qui allait 
les entendre avec empressement ; la justice était surtout 
rendue avec exactitude. Tout opprimé, tout homme lésé 
dans ses droits, pouvait se {»^senter au tribmial; il n'a^ 
vait qu'à frapper sur une grande cymbale, placée tout 
exprès dans la qoœ intériewe^ et le nuuidarin) aussitôt 



384 L EMPIU GBINOIS. 

qu'il entendait ce bruit, était obligé de paraître et d'é- 
couter le plaignant à quelque heure que ce fût du jour 
ou de la nuit. 

Maintenant les choses ne vont pas tout à fait de la 
même manière ; il y a bien encore dans toutes les loca- 
lités Tendroit désigné pour les instructions que le man- 
darin doit faire au peuple ; il se nomme chan-yu-tinçy 
salle des saintes instructions ; mais, au jour fixé, le man- 
darin ne fait qu'y passer, par manière d'acquit ; personne 
n'est là pour l'écouter, aussi ne dit-il jamais rien ; il 
fume une pipe, boit une tasse de thé et s'en retourne. 
Dans les tribunaux on voit bien encore la cymbale des 
opprimés ; mais on se garde bien d'aller frapper des- 
sus, parce qu'on serait immédiatement fouetté ou mis à 
l'amende. 

La conduite que les mandarins tenaient autrefois 
envers les habitants d'un district n'était qu'une répétition 
en petit de ce qui était observé par l'empereur à l'égard 
de ses sujets « L'usage que les souverains chinois ont 
toujours observé de publier, de temps en temps, des 
instructions sur la morale, l'agriculture ou llndustrie, 
remonte aux premiers temps de la monarchie. L'empe- 
reur de la Chine n'est pas seulement le chef suprême de 
l'Etat, le grand sacrificateur et le principal législateur 
de la nation, il est encore le prince des lettrés et le pre- 
mier docteur de l'empire ; il n'est pas moins chargé 
d'instruire que de gouverner ses peuples, ou, pour 
mieux dire, instruire et gouverner ne doivent être qu'une 
même chose. Tous les décrets sont des instructions, les 
ordres sont donnés sous la forme de leçons et en portent 
même le nom, les châtiments et les supplices en sont le 



CHAPITRE IX. 385 

complément ; en un mot, l'empereur n'est rigoureu- 
sement qu'un père qui instruit ses enfants et qui est 
contraint quelquefois de les châtier. 

Les chan-yuy ou saints édits émanés du pinceau im- 
périal pour rinstruction du peuple, doivent être lus en 
partie, et expliqués, le premier et le quinzième jour de 
chaque mois, avec un grand appareil, et selon le céré- 
monial qui règle cette solennité. Dans chaque ville ou 
village, les autorités civiles et militaires, revêtues du 
costume qui les distingue, se rassemblent dans une salle 
publique ; le maître des cérémonies, personnage tou- 
jours indispensable dans une réunion de Chinois, crie 
à haute voix, à tous les assistants, de défiler, ce qu'ils 
font chacun à son rang ; il avertit ensuite d'exécuter, 
devant une tablette où sont écrits les noms sacrés de 
l'empereur, les trois génuflexions et les neuf battements 
de tête. Cette cérémonie terminée, on passe dans la salle 
nommée chan-yu-ting, où le peuple et les soldats sont 
debout, en silence ; le maître des cérémonies dit alors : 
Commencez avec respect. Le magistrat qui a Toffice de 
lecteur s'avance vers un autel où sont placés les par- 
fums, s'agenouille, prend avec de grandes démonstra- 
tions de respect la tablette sur laquelle est écrite la 
maxime qui a été choisie pour l'explication du jour, et 
monte sur une estrade. Un vieillard reçoit la tablette et 
la pose sur l'estrade vis-à-vis du peuple ; puis, faisant 
faire silence avec un instrument de bois en forme de 
clochette qu'il tient à la main, il lit la sentence à haute 
voix. Ensuite le maître des cérémonies crie : Expliquez 
telle sentence du saint édit; l'orateur se lève, et explique 
le sens de la maxime qui roule ordinairement sur quel- 



386 VeWIUM CBUiOlS. 

que lieu cominim des livres moraux des CSkmois. 
Cet usage, pratiqué sérieusement, ne peut être que 
louable et utile ; mais ce n*est plus ({u'utie'yaÂne céré- 
monie. Il en est de même de cette fête si connue, où, 
dans les premiers jourâ du printemps, Tempereur se 
rend avec toute sa cour dans la campagne pour labourer 
lui-même un champ, et encourager ragrioiittare;'clia^ 
que mandarin doit répéter la même cérémonie dans son 
district. Il est incontestable que «ces* belles institutions 
avaient autrefms une grande influence, parce qu'elles 
étaient prises au sérieux par les mandarins et par le peu- 
ple. Nous pourrions apporter une foule d'eKenàfles tirés 
des Annales de }a Chine pour donner une idéede ce cpt^é- 
tait cette nation dans les temps passés; mai» nous av- 
mons mieux laisser parl^ Fauteur arabe que doos avons 
déjà cité, parce qu'il sera moins suspect qu'un écrivain 
chinois. 

a Un homme originaire du Khorassan était venu dans 
« l'Irak et y avait acheté- une grande quantité de mar* 
«chandises; puis il sembarqua pour la Gbine»Clet 
a homme était avare et trè&-inléressé ; il s'éleva un dé- 
a bat entre lui et Teunuque que Fempereur avait en- 
ce voyé à Khan-fou, rendez-vous des marchands arabes, 
«pour choisir, parmi les naarchandises nouvellement 
<K arrivées, celles qui convenaient au prince. Cet ennu-^ 
« que était un des hommes les plus puissants* de l'em* 
« pire ; c'est lui qui avait la garde des trésors et des ri«- 
« chesses de l'empereur. Le débat eut lieu au sujet 'd'un 
«c assortiment d'ivoire et de quelques autres marchaib- 
« dises ; le marchand refusant de céder ses marchandi- 
a ses au prix qu'on lui proposait,.^ discussions'éehaufia; 



, CBAWTBE nr; 387 

« alors l'eunuque poussa Taudace jusqu'à mettre ?) part 
<c ce qu'il y avait de mieux parmi les marchandises et 
« à s'en saisir, sans s'inquiéter des réclannâtions du pro- 
« priétaire. 

« Le marchand partit secrètement de Khan-fou et se 
« rendit à Khomdan, capitale de l'empire, à deux mois 
« de màrdie, et même davantage ; il se dirigea vers la 
a Chine dout il a été parlé. L'usage est que celui qui 
<c agite la sonnette (1) sur la tète du roi soit conduit im- 
a médiatement, à dix journées de distance, dans une 
« espàèô'de lien d'exil ; là, il est tenu en prison pendant 
« deux mois, ensuite le gouverneur du lieu le fait venir 
« en sa présence, et lui dit : Tu as fait une démarche 
(( qui, si ta réclauiation n'est pas fondée, entraînera la 
«perte et Tefifusion de ton sang; en effet, l'empereur 
«avait placée la portée de toi et des personnes de ta 
« profession des vizirs et des gouverneurs auxquels il ne 
(( tenait qu'à toi de demander justice. Sache que, si tu 
« persistes à t'adresser directement à l'empereur, et que 
« tes plaintes ne soient pas de nature à justifier une 
« telle démarche, rien ne pourra te sauver de la mort ; 
t< il est bon que tout homme qui voudrait faire comme 
<c toi soit détourné de suivre ton exemple jusqu'aubout; 
« désiste-toi donc de ta réclamation et retourne à tes 
« affaires. Or, quand un homme, en pareil cas, retire 
«saplainte, on lui applique cinquante coups de bâton, 
«c et on le renvoie dans le pays d'où il est parti ; mais, 
« s'il persiste, on le conduit devant l'empereur. 

(1) L'empereur a, dans son palais, une cloche à l'usage des opprimés 
qui réclament sa protection. Elle ne fonctionne pas plus aujourd'hui 
que la cymhaîe d^s mandarins. 



3SS 

« Tout cela f ot pratiqué à Fégard du Khorassaniea ; 
« mais il pernsta dans sa plaiote et demanda à parler à 
« Tempereur. 11 fat donc ramené dans la capitale et con- 
« duit devant le prince; Tinterprète Tinterrogea sorle 
« but de sa démarche. Le marchand raconta comment 
« un débat s*était élevé entre lui et l'eunuque^ et com- 
« ment Teunuque lui avait arraché sa marchandise des 
« mains. Le bruit de cette affaire s'était répandu dans 
« Khan-fou et y était devenu public. 

<i L'empereur ordonna de remettre le Khorassaniea 
< en prison, et de lui fournir tout ce dont U aurait besoin 
« \H)ur le boire et le manger ; en même temps il fit 
a écrire par le vizir à ses agents de Khan-fou, pour les 
a inviter à prendre des informations sur le récit qu'avait 
a fait le Khorassanien et à tâcher de découvrir la vérité. 
a Les mêmes ordres furent donnés au maître de la 
a droite, au maître de la gauche et au maître du centre ; 
« co effet, c'est sur ces trois personnages que roule, 
« après le vizir, la direction des troupes ; c'est à eux que 
(( l'empereur confie la garde de sa personne; quand le 
« prince marche avec eux à la guerre et dans les occa- 
(( Rions analogues, chacun des trois prend autour de lui 
« la place qu'indique son titre. Ces trois fonctionnaires 
u écrivirent donc à leurs subordonnés. 

« Mais tous les renseignements qu'on recevait ten- 
(( daiont à justifier le récit qu'avait fait le Khorassanien. 
« Des lettres conçues dans ce sens arrivèrent de tous les 
« côlés à l'empereur. Alors le prince manda l'eunuque; 
« (lès que celui-ci fut arrivé, on confisqua ses biens, et 
a le prince retira de ses mains la garde de son trésor. 
<i Kn mônio temps le prince lui dit : Tu mériterais que 



CHAPITRE IX. 389 

« je te fisse mettre à mort ; tu m'as exposé aux censures 
« d^un homme qui est parti du Khorassan, sur lesfron- 
<c tières de mon empire, qui est allé dans le pays des 
(( Arabes, de là dans les contrées de l'Inde, et enfin dans 
(( mes Etats, dans Fespoir d'y jouir de mes bienfaits ; tu 
« voulais donc que cet homme, en passant, à son retour, 
(( par les mêmes pays, et en visitant les mêmes peuples, 
« dît : J'ai été victime d'une injustice en Chine, et on 
« m'y a volé mon bien. Je veux bien m'abstenir de ré- 
c( pandre ton sang, à cause de tes anciens services ; mais 
« je vais te préposer à la garde des morts, puisque tu 
« n'as pas su respecter les intérêts des vivants. Par les 
« ordres de l'empereur cet eunuque fut chargé de veiUer 
« à la garde des tombes royales, et de les maintenir en 
(( bon état. 

« Une des preuves de l'ordre admirable qui régnait 
« jadis dans Tempire, à la différence de l'état actuel (1), 
a c'est la manière dont se rendaient les décisions judi- 
<c ciaires, le respect que la loi trouvait dans les cœurs, et 
« l'importance que le gouvernement, dans l'adminis- 
c( tration de la justice, mettait à faire choix de personnes 
« qui eussent donné des garanties d'un savoir suffisant 
« dans la législation, d'un zèle sincère, d'un amour de la 
« vérité à toute épreuve, d'une volonté bien décidée de 
tt ne pas sacrifier le bon droit en faveur des personnes 
« en crédit, d'un scrupule insurmontable à Tégard des 
<( biens des faibles et de ce qui se trouverait sous leurs 
« mains. 

« Lorsqu'il s'agissait de nommer le cadi des cadis, le 



(1) A cette époque, Tempire était en révolution. 

22. 



*^00 L^EMPIRI! CfflNOIS. 

« gouTernemenky avant de TinTestir de sa charge, Fen- 
« voyait dans toutes les cités qm, par lewr iraporiance, 
a sont considérées comme les cokmnes de Fempire. Cet 
« homme Testait dans chaque cité Yin ou deux mois, et 
« prenait connaissance de Pélat du pays, des disposi- 
« tiens des habitants et des usages delà contrée. U sln- 
« formait des personnes sur le témoignage desquelles on 
« pouvait compter, à tel point que, lorsque tes per- 
« sonnes auraient parlé, il fût inutile dé k'ecourir à de 
i< nouvelles informations. Quand cet homhie avait vî- 
« site les principales villes de Fempire, et qu'il ne res- 
« tait pas de lieu -considérable où ri U'CÛt séjourné, U 
ic retournait dans la capitale, et oii le mettait en posses- 
« sion de sa charge. • ' 

« C'était le cadi des cadisqui choisissait ses subalternes 
« et qui les dirigeait. Sa connaissance des diverses pro- 
ie vincesde l'empire et des personnes qui, dans chaque 
« pays, étaient dignes d'être chargées de fonctions judi- 
« ciaires, qu'elles fussent nées dans le pays même ou 
« ailleurs, était une connaissance raisoniïée, laquelle 
« dispensait de recourir aux lumières des gens qui, peut- 
a être, auraient obéi à certaines syrtnpathies, ou qui au- 
« raient répondu aux questions d'une manière contraire 
« à la vérité. On n'avait pas à craindre qu'un cadi écrivît 
« à son chef suprême une chose dont celui-ci aurait tout 
« de suite reconnu la fausseté, et qu'il le fît changer de 
(( direction. 

<K Chaque jour un crieur proclamait ces mots à la 
<c porte du cadi des cadîs : Y a4-il quelqu^un qui ait une 
« réclamation à exercer, soit contre l'empereur, dont la 
« personne est dérobée à la vue de ses sujets^ soit contre 



CVAPITRB iX; 39^ 

« quelqu'un de eesagents^ de ses officiers et de ses su- 
«jetseagénéralî Pour, tout cela, je ' remplace Pempe- 
« reiir, en vertu des pouvoirs qu'il t»'a conférés et dont 
«il 'm'a investi.. /Le crieur répétait ces paroles trois 
« foisv En «fifet, il est établi en principe que Tempereur 
fcne se^dévange pasde se^ occupations, à moins que 
« quelque gouverneur ne se soit rendu coupable d'une 
« iniquité évidente^ ott que le tnagistrat siaprême n'ait 
'^ négligé i de rendre la justice iet de surveiller tes per- 
ce sonnes chargées de l'administrer. Or, tant qu'on se 
<c préserva de ces deux choses, c'est-à-dire tant que les 
« décisions rendues par les administrations furent con- 
c< formes, à' l'équité,» et que les fonctions de la magistra- 
« ture ne fureôt confiées qu'à des personnes amies de la 
« justice, Pempire se maintint dans l'état le plus satis- 
« faisant (1) .» 

Cette dernière observation de l'écrivain arabe est en- 
core aujourd'hui applicable à la Chine. C'est parce que 
la magistrature n'y est plus confiée à des personnes amies 
de la justice qu'on voit cet e^mpire, jadis si florissant et si 
bien gouverné, aller de jour en jcfur en décadence, et 
marcher rapidement à une ruine effroyable et peut-être 
prochaine. 

En recherchant la cause de cette désorganisation gé- 
nérale, de cette corruption qui dissout à vue d'oeil toutes 
les classes de la société chinoise, il nous a semblé la 
trouver dans une grave modification à l'ancien système 
gouvernemental introduite par la dynastie mantchoue. 
11 fut établi qà'aucun mandarin ne pourrait exercer son 

■ \'ii) Chaîne des éhroniques, p. 106. 



392 l'bmpibe chinois. 

emploi dans le même endroit pendant plus de trois ans, 
et que personne ne serait jamais fonctionnaire dans sa 
propre province. On devine aisément la pensée qui dicta 
une loi semblable. Aussitôt que les Tartares mantchous 
se virent maîtres de l'empire, ils furent effrayés de leur 
petit nombre ; perdus, en quelque sorte, au milieu de 
cette multitude innombrable de Chinois, ils durent se 
demander comment ils pourraient parvenir à gouverner 
cette immense nation naturellement hostile à une domi- 
nation étrangère. 

Remplir tous les postes de mandarins choisis parmi 
les Tartares, ils n'y eussent pas suffi ; d'ailleurs, ce n'eût 
•pas été un excellent moyen pour pacifier les esprits et se 
faire accepter d'un peuple si jaloux et si convaincu de 
son mérite. 11 fut donc décidé que les vaincus ne seraient 
pas exclus des fonctions publiques. Les emplois des 
cours suprêmes de Péking furent doublés et partagés 
entre les Tartares et les Chinois. Ces derniers eurent, 
en grande partie, l'administration des provinces, à 
l'exception, toutefois, des premiers mandarinats mili- 
taires et des places fortes, qui furent réservés aux Tar- 
tares. 

Malgré toutes ces précautions, il était encore bien 
difficile à la nation conquérante de consolider son pou- 
voir ; elle avait à craindre les conspirations. Il devait y 
avoir, parmi les hauts fonctfcnnaires, des partisans de 
la dynastie déchue ; l'autorité dont ils jouissaient dans 
les provinces était capable de leur donner une grande in- 
fluence pour soulever le peuple. Il leur était aisé de tramer 
des conspirations, de s'entendre entre eux, de se rallier 
pour miner sourdement et à 1^ longue le nouveau gou- 



CHAPITRE IX. 393 

vernemeot. 11 est donc probable que ce fut pour para- 
lyser ces tentatives de contre-révolution qu'il fut statué 
que nul ne serait mandarin dans son propre pays, et 
que les magistrats n'exerceraient pas leur charge au delà 
de trois ans dans le même lieu. 

La dynastie mantchoue ne manqua certainement pas 
de colorer cette innovation de spécieux prétextes tirés 
de l'utilité publique et de la sollicitude pour le bonheur 
du peuple ; on n oublia pas de dire que les magistrats, 
éloignés de leurs parents et de leurs amis, n'auraient à 
subir aucune influence dans l'administration de la jus- 
tice, et seraient plus libres de se dévouer entièrement à 
leurs fonctions et aux intérêts du pays. Tels étaient les 
motifs avoués publiquement pour faire accepter cette 
modification aux institutions de l'empire; mais, au 
fond, on avait pour but d'empêcher les hommes in- 
fluents de prendre racine quelque part et de se créer des 
partisans. 

Les conquérants de la Chine ont parfaitement réussi 
pendant plus de deux cents ans. Les grands mandarins 
chinois, errant toujours de province en province sans 
pouvoir jamais se fixer dans aucun poste, tout concert 
est devenu impossible ; les chefs de parti, les représen- 
tants de la nationalité chinoise, ne pouvant compter, 
dans les provinces, sur des agents dont Tautorité était 
passagère, les conjurations ont été facilement étouffées. 
Cette politique, bonne, peut-être, pour asseoir et conso- 
lider un pouvoir naissant, ne pouvait manquer d'être, 
dans la suite, une source de désordre ; en faisant de 
cette mesure, qui ne devait être que transitoire, une loi 
de l'empire, les imprudents vainqueurs de la Chine dé- 



394 LRMPfRE OHIHOIS. 

posèrent, en quelque sorte, dans la racine même de leur 
pomroir un germe empoisonné, qui devait se développer 
insensiblement et porter ses fruitis de dissolution. Les 
ma^dtrats etiés fénClionnaîres, n'ayant à passer que 
quelques années dans le même {)oste, y vivent comme 
des étrangers^ sans s inquiéter des besdiâs des popula- 
tions qu'ils administrent; aucun lien ne les attache à 
elles,' totit ledr souci consiste à ramasser le plus d'argent 
possible, à recommencer ensuite ailleurs la même opéra- 
tion, jlisqu'à ce qu'ils puissent aller enfin dans leur pays 
natal jouir d'nne fortuné extorquée en détail dans toutes' 
les provinces. On a beau crier contre leurs injustices et 
leurs déprédations, maudire leur administration, peu 
leur importe; ils ne font que passer; demain ils s'en 
iront h l'autre extrémité de l'empire où ils n'entendront 
plus les cris des victimes qu'ils ont dépouillées. 

Les mandarins sont ainsi devenus égoïstes et indiffé- 
rents au bien public. Le principe fondamental de la mo- 
narchie chinoise a été détruit; car le magistrat n'est 
plus un père de famille vivant au milieu de ses enfants, 
c'est un mat'audeur qiii àrritè sans qu'on sache d'où il 
sort, et â'en allant ensuite oh ne sait où. Aussi, depuis 
l'avénemènt de la dynastie tartare mantchoue, tout lan- 
guitet tout meurt datiô l'empire ; oti ne voit plus, comme 
autrefcfe, ces grande^ entreprises, ces travaux gigan- 
tesqueSj indices d'une vie forte et puissante chez la na- 
tion qni les exécute. On rencontre dans toutes les pro- 
vinces des monuments qui durent exiger d'incroyables 
efforts et une longue persévérance : de nombreux ca- 
naux, des tours dline grande hauteur, des ponts super- 
bes, de* larges i*oote8 à travers lés nlontagnes, de fortes 



,-i<!J9APlT1IS IX. .395 

digues le long des fleuvea, etc. Aujourd'hui, non-^ule- 
meot on ne fait rien de semblable, mais on laisse encore 
tomber en ruine les ouvrages des dynasties antérieures. 

L'homme, surtout quand il n^est pas chrétien, se dé- 
pouille rarement de son amour-propre ; il aime à jouir 
du fruit de ses peines et de ses travaux; s'il jette les 
fondements d'un édifice, il espère en voir le couronne- 
ment. A quoi bon, se dit un mandarin de passage, 
entreprendre ce que je n'aurai pas le temps de terminer? 
à quoi bon semer poor qu'un autre vienne recueillir la 
moisson?. . . Et avec cêla'les intérêts moraux et matéiids 
des populations sont abandonnés. Il y aurait bien, nous 
n'en doûtons-pas, des gouverneurs de province, dés 
préfets de ville, capables d'opérer des réformes utiles, de 
créer des institutions, d'exécuter des travaux souvent 
nécessaires, mais, considérant qu'ils ne sont là que pour 
quelques jours, ils n'ont pas le courage de mettre la 
main à l'œuvre ; les pensées d'égoîsme et d'intérêt privé 
prennent facilement le dessus ; alors ils s'occupent exclu- 
sivement de leurs affaires, réservant le bien public pour 
leurs successeurs qui ne manquent jamais, à leur toiir, 
de le laisser à ceux qui viendront après eux. ' 

Ce système établi , comme on le prétendait, dans 
le but de soustraire les mandarins aux influences de 
leurs parents et de leurs amis, et de rendre ainsi l'ad- 
ministration {dus libre et {dus indépendsmteya ea encore, 
malheureusement, un résultat tout- opposé. Les fonc- 
tionnaires se succèdent si^vite dans les diverses .localités, 
qu'ils ne sont jaikiais au courant des affaires du lieu 
soumis à leur juridiction ; le plus souvent mêmeils se 
trouvent jetés au milieu de fiopulations.doritiilsa&com^ 



\ 



396 l'empibb chinois. 

prennent pas Tidiome. Ils ne sont nullement familiarisés 
avec les mœurs et les habitudes du pays ; car on se 
tromperait grandement, si l'on pensait que tous les Chi- 
nois se ressemblent. La différence est peut-être plus 
tranchée en Chine, de province à province, qu'entre les 
divers royaumes de l'Europe. Quand les magistrats 
arrivent dans leur mandarinat, ils y trouvent, à poste 
fixe, des interprètes, des fonctionnaires subalternes qui, 
étant au courant de toutes les affaires de la localité^ sa- 
vent rendre leurs services indispensables. Dans les plus 
petites circonstances, les mandarins seraient incapables 
d'agir sans le secours de ces agents, qui sont, au fond, 
les véritables administrateurs. Les dossiers de tous les 
procès sont entre leurs mains ; eux seuls les compulsent, 
dressent par avance la teneur des jugements, et le ma- 
gistrat n'a qu'à promulguer, en public, ce qui a été dé- 
terminé en secret et sans sa participation. Or, tous ces 
factotums inamovibles sont de l'endroit même ; ils ont 
avec eux leurs parents et leurs amis, et on n'est pas 
surpris, dès lors, de voir les affaires judiciaires et ad- 
ministratives conduites par l'intrigue et la cabale. Les 
tribunaux sont remplis de ces vampires, incessamment 
occupés à soutirer la substance du peuple, d'abord au 
profit du mandarin, et puis pour leur propre compte et 
celui de leurs amis. Nous avons eu de fréquentes relations 
avec ces gens-là ; nous les avons vus souvent à l'œuvre, 
et nous ne saurions dire si le sentinîent qu'ils nous in- 
spiraient était de Tindignation ou du dégoût ; c'était 
peut-être un mélange de l'un et de l'autre. 

Ainsi, depuis l'avènement de la dynastie tartare 
mantchoue^ la société chinoise a subi de profondes alté- 



CHAPITRE IX. 397 

rations. On a, en Europe, des idées bien étranges sur la 
prétendue immobilité de ce peuple. Des nouveautés in- 
troduites par la race conquérante sont souvent considé- 
rées comme des usages remontant à la plus haute anti- 
quité et procédant nécessairement du caractère chinois. 
Qui n'est, par exemple, convaincu que ce peuple a na- 
turellement de l'antipathie contre les étrangers et qu'il 
s'est toujours appliqué à les tenir éloignés de ses fron- 
tières? Cependant il n'est rien de plus inexact. Cet esprit 
exclusif et jaloux appartient plus particulièrement aux 
Tartares mantchous, et Tempire n'a été herméti- 
quement fermé aux étrangers que depuis leur domi- 
nation. 

Dans les siècles passés, les Chinois avaient des rela- 
tions suivies avec tous les peuples de l'Asie. Les Arabes, 
les Persans, les Indiens ne trouvaient aucun obstacle 
pour venir trafiquer dans leurs ports ; ils pénétraient 
même dans l'intérieur et parcouraient librement les 
provinces. Ce Khorassanien et cet Arabe, qui s'en al- 
laient en paix jusque dans la capitale demander audienc(3 
à l'empereur, en sont une preuve incontestable. Le mo- 
nument de Si-ngan-fou, dont nous avons cité l'inscrip- 
tion, témoigne que des missionnaires étrangers avaient 
prêché et pratiqué la religion chrétienne en toute liberté. 
Au treizième siècle, Marco-Polo y a été très-bien accueilli 
à deux époques différentes avec son père et son oncle. 
Quoique Vénitiens, ils y ont même exercé des fonctions 
publiques et de la plus haute importance, puisque Marco- 
Polo fut gouverneur d'une province. Vers cette même 
époque, il y avait à Péking un archevêque, et les céré- 
monies religieuses s'y faisaient publiquement. Sur la tin 

1, 23 



:^98 LmPIBB GHIKOIg. 

de la dernière dynastie chinoise, lorsque le P. Ricci et 
les premiers missionnaires jésuites recommencèrent les 
missions de la Chine, on ne voit pas qu'ils aiait rencon- 
tré les mêmes difficultés qui existent aujourd'hui ; ils 
furent traités honorablement à la cour, et les premiers 
empereurs de la dynastie tartare ne firent que tolérer ce 
qui existait déjà. 

Tout prouTe donc que les Chinois n'cmt pas toujours 
eu pour les étrangers une aussi grande répulsion qu'on 
se l'imagine. Plusieurs mandarins, avec lesquels nous 
ayons eu occasion de parler de ce fait, et auxquels nous 
cherchions à faire comprendre combien la politique 
chinoise était antisociale et injurieuse pour les autres 
peuples, nous ont dit que jamais leur nation n'ayait re- 
poussé les étrangers, et que les mesures sévères qu'on 
prenait actuellement contre eux ne dataient que de l'é- 
poque du changement de dynastie. 

11 est évident que les Mantchous, à la vue de leur 
petit nombre au milieu de cet immense empire, ont du 
prendre tous les moyens imaginables pour conserver 
leur conquête. De peur que les étrangers n'eussent envie 
d'une proie si facile à leur être enlevée, ils ont fermé 
soigneusement toutes les portes de la Chine, croyant se 
mettre ainsi à l'abri de toutes les tentatives ambitieuses 
venues du dehors ; à Tintérieur ils ont cherché à tenir 
leurs ennemis divisés par le système de la succession ra- 
pide et continuelle des emplois. Ces deux moyens ont été, 
jusqu'à ce jour, couronnés de succès, et c'est même un 
fait vraiment prodigieux, et peut-être pasassez remarqué, 
qu'une poignée de nomades ait pu exercer, pendant plus 
de deux cents ans, une domination paisible et absolue 



. CUAMTRE iX. 399 

sur le plus vaste empire du moode, et sur des populations 
qui sonty quoi qu'on en dise, extrêmement mobiles et 
remuantes. Il a fallu une politique bien habile, souple 
et vigoureuse en même temps, pour obtenir un sembla- 
ble résultat ; mais tout fait présumer que ces mêmes 
moyens, qui ont peut-être le plus contribué à établir la 
puissance des Tartares mantchous, serviront à les jeter 
bas. 

Ces étrangers, ces barbares, que le gouvernement de 
Péking veut avoir Tair de mépriser parce quUl les re- 
doute beaucoup, finiront par sHmpatienter devant ces 
portes obstinément fermées sur eux ; un beau jourUs les 
feront voler en éclats, et trouveront derrière un peuple 
innombrable , il est vrai, mais désuni, sans force de co- 
hésion, et à la merci de quiconque voudra s'en emparer 
en tout ou en partie. 

Le vénérable mandarin de Song-tche-hien, ce bon 
Chinois des temps antiques, nous fit entendre de nobles 
gémissements sur la décadence de sa patrie ; il nous di- 
sait : a Depuis que nous mettons en oubli les saintes tra- 
ditions de nos ancêtres, le ciel nous abandonne ; ceux 
qui regardent attentivement la marche et les tendances 
des événements, ceux qui observent combien est grand 
r^ïsme des magistrats, et combien est profonde la dé- 
pravation du peuple, éprouvent un sombre et doulou- 
reux pressentiment ; c'est que nous sommes à la veille 
d'un immense bouleversement; Comment s'opérera cette 
révolution pressentie par un grand nombre ? l'impulsion 
viendra-t-elle du dedans ou du dehors? Nul ne le sait ; 
personne ne saurait le prévoir; Ce qu'il y a de certain, 
c'est que, depuis quelques années, la dynastie a perdu la 



400 L BMPIRB CHINOIS. 

protection du ciel, le peuple o^a plus que des sentiments 
de colère ou de mépris pour ceux qui le conduisent ; la 
piété filiale n'existant plus parmi nous, il faut que Fem- 
pire s'écroule (1). » 

Le mandarin qui nous parlait de la sorte était, nous 
l'avons déjà dit, d'un âge très-avancé, par conséquent 
nous ne fûmes pas très-étonnés de lui trouver l'humeur 
un peu inquiète et grondeuse ; le vieillard d'Horace est 
cosmopolite. 

Le jeune et charmant préfet de I-tou-hien voyait le 
mal, nous n'en doutons pas, aussi clairement que son 
respectable ami de Song-tche-hien, mais il ne se déses- 
pérait pas ; il n'avait pas l'air de penser que la nation 
chinoise fût arrivée au bout de ses destinées. Il remar- 
quait bien que tout se détraquait, qu'il n'y avait pas un 
seul rouage qui ne grinçât ; toutefois il aimait sa ma- 
chine, il la trouvait bien faite, savamment combinée, et 
il avait grande confiance qu'on pourrait la faire mar- 
cher encore pendant des siècles ; il avouait pourtant 
qu'un sage et habile mécanicien était indispensable. Sur 
ce dernier point il était d'une grande réserve et ne vou- 
lut jamais nous laisser voir tout le fond de sa pensée ; 
sa qualité de haut fonctionnaire lui commandait une 
grande prudence, et nous* nous gardâmes bien de le 
presser sur une question si délicate; cependant il en dit 
assez pour nous laisser soupçonner que la chute de la 
dynastie tartare ne le plongerait pas dans une inconsolable 
désolation. Il avait l'air de trouver assez raisonnable et 
naturel que la nation chinoise fût gouvernée par un em- 

(1) Nous devons déclarer ici que ces Souvenirs étaient écrits eu 1849, 
Bur des notes recueillies durant le voyage en 1846. 



CHAPITRE II. 404 

pereur chinois ; ce sentiment^ que plusieurs mandarins 
ont laissé percer en notre présence» n'existe pas dans les 
masses, qui, comme nous l'avons dit, trouvent fort ridi- 
cule de s'occuper gratuitement de questions politiques ; 
cependant il peut y être à l'état latent, et pour le révmUer 
il ne faut qu'un événement, une occasion, comme cela est 
arrivéàplusieursépoquescélèbresderhistoiredela Chine. 
Le préfet de Song-tche-hien, grand partisan de l'an- 
tiquité, s'étudia à remplir envers nous les devoirs de 
l'hospitalité d'une manière toute patriarcale. Nous n'é- 
tions pas simplement pour lui des voyageurs et des 
étrangers dont il fallait avoir soin de par la loi et parce 
que le vice-roi du Sse-tchouen l'avait ainsi ordonné. 
Nous étions ses hôtes dans toute la force du terme, et 
non-seulement ses hôtes à lui, mais encore les hôtes de 
ses amis, de ses confrères dans l'administration civile et 
militaire, les hôtes de tous les habitants de la ville de 
Song-tche-hien. Nous fûmes donc obligés de nous 
montrer sensibles à cette manifestation, et de vivre, en 
quelque sorte, en public. C'est tout au plus si on nous 
donna le temps de vaquer à la prière et de prendre 
quelques heures de repos. Le préfet ne voulut abandon- 
ner à personne le soin d'organiser notre départ. Il alla 
lui-même au port choisir nos bateaux, et en fit louer un 
troisième pour son premier secrétaire et plusieurs do- 
mestiques chargés de nous accompagner jusqu'à Kin- 
tcheou où nous devions nous arrêter. U avait eu l'atten- 
tion d'envoyer à bord de ce bateau son cuisinier avec un 
riche assortiment de provisions de bouche, afin de nous 
continuer sa généreuse hospitalité aussi longtemps qu'il 
le pouvait. 



402 l'biipirk chinois. 

Nous quittàineft Song-tcbe-bien de grand matin. 
Gomme la majeure partie de la nuit s'était passée en cau- 
series, aussitôt que nous fumes à bord, nous nous sen- 
tîmes une impérieuse propension à ajouter un petit 
supplément au peu de sommeil qu'il nous avait été per- 
mis de prendre. Une bonne brise envoyait sur le pont 
une suave fratcheur. Notre domestique nous y arrangea, 
à Fombre de la grand'voile, notre lit de voyage, et nous 
nous endormîmes tout doucement au bruit des vagues 
qui venaient se briser contre les flancs de la jonque. 

Pendant une heure à peu près, nous goûtâmes un re- 
pos délicieux ; mais ensuite le poste ne fut plus tenable. 
La brise fraîchissant toujours, le navire prit des allures 
brusques et saccadées, penchant tantôt à droite, tantôt à 
gauche, de sorte que la position horizontale devenait 
extrêmement difficile à garder. 11 fallut donc se lever et 
essayer de se tenir verticalement. Le fleuve» déjà large 
d'une lieue dans cette partie du Hou-pé, était d'un as- 
pect grandiose. Le spectacle que nous avions sous les 
yeux, quoique d'une beauté imposante, ne laissait pas 
d'être très-peu attrayant au point de vue de la naviga- 
tion ; car le vent soufflant avec violence et nous prenant 
par le travers donnait à la jonque une marche dure et 



Nous descendîmes dans l'entre-pont, où nous trouvâ- 
mes, comme de coutume, nos chers mandarins alignés 
côte à côte sur dés nattes, et fumant leur maudit opium. 
Aussitôt que nous parûines, il& éteignirent leur petite 
lampe. 11 paraît, leur dîmes-nous, que l'opium est pour 
vous une nourriture suffisante; personne ne parle de se 
mettre à table, D faut bien faire honneur, cependant. 



GHAPITRB 11. ' 403 

aux provisioiis de cet excellent préfet de Scmg-tche-bieii. 
A ces paroles bien simples et bien naturelles, puisqu'il 
était déjà tard et que nous n'avions encore rien pris, nos 
mandarins furent complètement ahuris. Personne ne di- 
sait mot. Quand vous voudrez, ajoutâmes^nous, donnez 
vos ordres aux domestiques ; il ne faut pas trop retarder, 
parce que, le vent augmentant toujours, la jonque sera 
bientôt secouée de telle façon, qu'il nous sera impossi- 
ble de garder l'équilibre. Maître Tiog jeta sur nous un 
regard de compassion ; il entr'ouvrait la bouche; mais 
les paroles ne se hâtaient pas d'en sortir. Nous compri- 
mes qu'il était arrivé quelque chose de fâcheux^ san» 
pouvoir deviner quoi. Enfin maître Ting, ramassant 
tout ce qu'il y avait d'énergie dans ses facultés, se ha- 
sarda à rompre le silence. Gomment allons-nous faire ? 
s'écria-t-il d'un ton désespéré, nous n'avons pas de 
vivres. La jonque qui porte les provisions du préfet de 
Song-tche-hien est bien loin devant nous; peut-être 
finirons-nous par l'atteindre. Si vous voulez^ en atten- 
dant, nous amuser à prendre du thé, cela nous occupera. 
Le genre de récréation que nous proposait notre ingé- 
nieux conducteur était assurément fort honnête ; mais 
nous savions, par une longue expérience, qu'il n'a rien 
de bien fortifiant pour l'estomac. S'amuser à boire du 
thé quand on est aSamé, c'est absolument creuser un 
gouffre au lieu de le combler. 

Nous remontâmes sur le pont, un peu désappointés, 
et nous cherchâmes à découvrir sur l'étendue du fleuve 
la galère qui emportait notre cuisinier avec les acces- 
soires; un grand pavillon jaune, placé au haut du mât, 
devait nous la faire reconnaître. Nous aperçûmes plu- 



404 l'empire chinois. 

sieurs jonques de commerce, aux larges Toiles en natte, 
qui s*en allaient poussées par le yent et ballottées par 
les Qots. Nos yeux eurent beau regarder de fous côtés, 
il nous fut impossible de découvrir notre cuisine. Il 
fallut se résigner sans se plaindre, car personne n'était 
en faute. On avait bien désigné un lieu où la jonque 
devait nous attendre ; mais la violence du vent ne lui 
avait pas, peut-être, permis de s'arrêter. Probablement, 
nous dîmes-nous, que nous avons vu s'embarquer ces 
nombreuses provisions avec un trop vif sentiment de 
satisfaction, et Dieu a permis ce contre-temps pour nous 
donner une leçon... Que son saint nom soit béni dans la 
disette comme dans l'abondance ! 

Nous descendîmes dans l'entre-pont, pour prêcher la 
résignation à notre état-major. Nous y fûmes suivis par 
le patron de la barque qui, voyant notre détresse, eut 
le bon cœur de nous offrir une ration du riz qui cuisait 
dans la grande marmite de l'équipage. Nous acceptâmes 
avec reconnaissance, et bientôt nous fûmes en train de 
dîner avec du riz cuit à l'eau et quelques herbes salées. 
Ce n'était pas très-succulent, nous en convenons ; mais 
certes, nous n'en avions pas toujours eu autant. Pendant 
que nous instrumentions dans le bol de riz à l'aide de 
nos deux petites baguettes, nous eûmes la sagesse de 
penser à cette époque où, parcourant les déserts de la 
Tartarie et les montagnes du Thibct, nous n'avions pour 
toute nourriture que quelques poignées de farine 
d'avoine, pétrie au thé ou assaisonnée d'un peu de suif. 
Dieu ! nous disions-nous, en regardant ce large plat, où 
s'élevait une grande pyramide de riz tout fumant, Dieu ! 
si tous les jours nous en avions trouvé autant sous notre 



GBAPITRB IX. 405 

tente ! Du riz bien blanc, bien gonflé et en abondance, et 
puis une assiettée de petites herbes salées et une autre 
de confiture de piment rouge... Oh ! un semblable fes- 
tin eût été alors un vrai miracle de la Providence. 
Gomme la large figure de Samdadchiemba se serait 
épanouie devant une telle abondance de vivres ! Quelles 
belles histoires il nous aurait racontées !... 

Le souvenir de ces incroyables repas préparés jadis 
par notre cher chamelier fut comme un excellent as- 
saisonnement qui nous mit en appétit. En somme, nous 
dînâmes, moins bien, il est vrai, que bien d'autres en 
ce monde; mais, à coup sûr, incomparablement mieux 
qu'une foule de malheureux qui, ce jour-là, ne dînèrent 
pas du tout. Le bien-être, ici-bas, n'est, le plus souvent, 
que le résultat d'une comparaison. Que de gens vivent 
continuellement dans la souffrance et la détresse, parce 
que, dans la position où ils se trouvent, ils s'obstinent 
à regarder toujours au-dessus d'eux! 

Nous ne tardâmes pas à oublier et nos provisions et 
notre diuer, et tous nos souvenirs de la Tartarie et du 
Thibet ; des préoccupations d'un autre genre vinrent 
nous assaillir. Pendant toute la matinée, la brise avait 
toujours été en augmentant de force ; vers midi elle était 
d'une telle violence, qu'on dut serrer presque entière- 
ment les voiles, et garder tout juste ce qui était néces- 
saire pour gouverner la jonque. Le lit du fleuve était 
comme un bras de mer agité par la tempête. Les vagues 
mugissaient et se précipitaient avec fureur les unes con- 
tre les autres ; elles éteient plus courtes, moins élevées 
qu'en pleine mer, mais plus impétueuses. Notre pauvre 
jonque, allant tout à la fois au roulis et au tangage, gé- 

98. 



406 l'bkfiu cmiiois. 

mismit et craquait de toute part. Quelquefois elle était 
comme soulevée au-dessus des eaux, puis lourdement 
précipitée dans les vagues. Il nous arrivait de brusques 
et violentes rafales causées par l'inégalité du rivage, qui 
tantôt nous masquait en partie le vent et tantôt nous 
renvoyait par de furieuses bouffées. Ces accidents nous 
mettaient à deux doigts de notre perte ; car la barque, 
se penchant tout à coup sur ses flancs, s'agitait et^e tré- 
moussait comme pour se creuser un tombeau dans les 
vagues. La position était des plus critiques ; le danger 
venait surtout du peu de solidité de la jonque. Toutes 
celles qu'on rencontre sur les fleuves sont, en général, 
d'une construction qui laisse beaucoup à désirer; pour 
ce qui est des matelots, ils paraissaient fort tranquilles. 
Nous aimâmes mieux attribuer ce calme à leur expé- 
rience de la navigation qu'à l'indifférence. 

Pendant que nous voguions ainsi, à la merci des vents 
et des flots et à la garde de Dieu, nos mandarins s'étaient 
flèrement réfugiés dans une étroite cabine, où ils se te- 
naient blottis sans oser se remuer. Nous ne remarquâ- 
mes pas du tout sur la figure des deux militaires cette 
dignité hautaine qui leur est recommandée au moment 
du danger. Pour maître Ting, qu'il ne fût pas hautain, 
c'était pardonnable, sa qualité de lettré lui donnait le 
droit d'avoir peur. Le mal de mer avait gagné tous nos 
conducteurs, et ils croyaient tous qu'ils allaient mourir. 
Cette maladie leur était inconnue ; car c'était pour la 
première fois qu'ils la ressentaient, et jamais ils n*en 
avaient entendu parler^ Nous eûmes beau leur dire que 
c'était une incommodité passagère occasionnée par le 
mouvement des eaux et le balancement de la barque, ils 



CHANTRE IX. 407 

s'obstinaient à seéroire (tordus. Et vous autres, nous dit 
maître Ting, d'une voix défaillante, vous n'êtes pas ma- 
lades; cependant la barque se remue pour vous comme 
pour les autres. — Oh ! c'est bien différent, hii répon- 
dîmes-nous, nous autres, nous ne fumons pas l'opium. 
—Comment, vous croyez que c'est Popium qui est la 
cause que nous allons mourir ? — Qui sait? nous n'ose- 
rions l'affirmer ; ce qu'il y a de certain, c'est que l'opium 
est un poison, et qu'insensiblement il doit ruiner les for- 
ces et l'énergie des fumeurs. — Maître Ting se mit alors 
à maudire le jour où il s'était laissé aller, pour la pre- 
mière fois, à la tentation de faire usage de cette détesta- 
ble drogue, et il nous promit bien que, s'il en réchappait, 
il jetterait à l'eau sa pipe, sa petite lampe et sa provision 
d'opium. — Pourquoi pas maintenant, lui dîmes-nous, 
pourquoi attendre ? — Maintenant, non ; je suis trop 
malade, je n'ai pas la force de me remuer. — Tiens, 
nous autres qui nous portons bien, nous allons te ren- 
dre ce petit service, et en même temps nous nous diri- 
geâmes vers une petite cassette où il renfermait ses ou- 
tils de fumeur. Mais maître Ting y fut avant nous ; 
subitement réveillé de sa léthargie, il n'avait fait qu'un 
bond de sa place sur sa chère cassette. Son mouvement fut 
si leste, et surtout si inattendu, que ses compagnons ne 
pureut s empêcher de rire, bien qu'ils n'en eussent pas 
assurément une envie démesurée. Pendant que ce fou- 
gueux fumeur veillait accroupi sur son trésor, nous 
allâmes voir où en était la navigation. 

Le fleuve était plus calme et la brise moins violente ; 
la jonque filait avec une extrême rapidité, quoique les 
voiles fussent presque entièrement serrées. Si cela con- 



408 l'bmpirb chinois. 

tinue de la sorte, nous dit le patron, nous serons bientôt 
arrivés à Kin-tcheou. Cette nouvelle nous fit plaisir, car 
le temps avait si mauvaise apparence que nous désirions 
arriver vite au port ; mais hélas ! quoique assez rappro- 
ché, le port était encore bien loin de nous. 

Vers quatre heures de Taprès-midi, nous atteignîmes 
un point où le fleuve fait un eoude pour prendre une 
autre direction ; au lieu de couler toujours vers le sud, 
il descend brusquement du côté de l'ouest. Nous ren- 
contrâmes à ce détour plusieurs jonques qui couraient 
des bordées pour essayer de franchir ce passage très- 
difficile, parce que le vent de travers devenait vent de- 
bout quand on voulait doubler 1^ pointe. Nous retrou- 
vâmes là les deux barques de notre flottille avec nos 
soldats et nos provisions de bouche ; elles y étaient arri- 
vées probablement longtemps avant nous, sans que pour 
cela elles fussent beaucoup plus avancées. Nous nous 
mtmes à faire les mêmes manœuvres que les autres 
jonques, allant d'un bord à l'autre pour tâcher de dou- 
bler la pointe et enfiler le cours du fleuve qui se diri- 
geait vers l'ouest. Nous avions beau serrer le vent au 
plus près, comme disent les marins, et naviguer tout à 
fait sur les flancs, nous ne pouvions réussir dans notre 
entreprise. Au moment où nous arrivions rapidement 
sur la pointe, dans l'espérance de la franchir, la brise et 
les flots nous repoussaient de l'autre côté, et nous allions 
tomber tout juste à l'endroit d'où nous étions partis ; 
alors il fallait virer de bord et recommencer. 

Pour ceux qui sont tranquillement à terre, la vue de 
ces manœuvres est très-attrayante ; on contemple avec 
intérêt tous les mouvements du navire ; on suit sa mai^ 



GHAP1TRB IX. 409^ 

che avec anxiété ; à mesure quMl ayance on suppute ce 
qu'il a gagné ou perdu dans la bonne direction, et on 
cherche à deviner s'il enfilera la passe ou s'il sera obligé 
de prendre une autre bordée. Quand il y a plusieurs na- 
vires engagés dans le même embarras, on aime à com- 
parer la supériorité de leur marche, leur bonne grâce, 
leur allure ; il en est toujours un auquel on s'intéresse, 
malgré soi, d'une manière toute particulière ; les yeux 
sont fixés sur lui avec inquiétude, et on fait des vœux 
pour son succès. S'il réussit, on est dans la joie, on est 
fier, comme si on avait contribué à son triomphe ; si, 
au contraire, il échoue, on est tout attristé. Mais il faut 
être sur le rivage, fumant sa pipe tout à l'aise, pour 
trouver ces luttes intéressantes, et se créer à plaisir de 
émotions de ce genre. Pour ceux qui sont à bord la 
chose est, au contraire, très-peu divertissante. La pre- 
mière et la seconde tentative on les supporte encore avec 
assez de patience ; ensuite la bile commence à se re- 
muer, et, lorsqu'on s'aperçoit qu'on refait continuelle- 
ment, et avec peine, le même chemin, sans jamais 
avancer, oh ! alors la physionomie prend une teinte qui 
n'est guère gracieuse, et, si l'on est pressé d'arrivçr, si 
le temps est mauvais et la navigation dangereuse, il y a 
vraiment de quoi enrager quand on a le malheur de ne 
pas savoir se résigner à la volonté de Dieu. 

Il y avait plus d'une heure que nous étions à louvoyer 
sans que personne pût réussir à passer; la brise 
augmenta de violence, et quelques jonques doublèrent 
la pointe et disparurent derrière les terres. Les deux 
barques de transport qui nous avaient précédés réussi- 
rent de la même manière ; nous pensions que notre tour 



440 L'mmftt CTIMOD. 

arriyerait bientftt aussi. Nous «llioiis et reTenions tou- 
jours inutilement dans le même sillage ; enfin une forte 
rafale nous prit, et nous jeta, non pas en dehors de la 
pointe, mais sur le côté opposé ; heureusement, la plage 
était saine, il n'y avait que du sable et de la vase, sans 
quoi la jonque était fracassée. Après que l'équipage eut 
longtemps Yociféré, on essaya de se remettre à flot; tout 
le monde s'y employa, matelots, mandarins et mission- 
naires ; à force de peines et de sueurs nous panrinmes à 
nous désensabler, et nous reprîmes notre manœuvre. 
Cette fois nous ne pûmes atteindre à la hauteur de la 
pointe ; au retour une seconde rafale nous prit et nous 
précipita de nouveau sur la plage que nous venions de 
quitter. 

La prudence exigeait que, avec un temps pareil, nous 
ne fissions pas de nouvelles tentatives. Nous essayâmes 
de démontrer au patron qu'il courait risque de briser 
sa jonque et de nous noyer, ce qui, pour lui d'abord et 
pour nous ensuite, serait fort désagréable. En supposant 
même que nous parviendrions à entrer dans la passe, 
en serions-nous bien avancés, avec l'affreux vent debout 
que nous trouverions de l'autre côté et qui nous empê- 
cherait de faire route? Nous fûmes donc d'avis de rester 
où nous étions et d'y attendre en paix un moment plus 
favorable. 

Cette détermination était assurément pleine de sagesse 
et de prudence ; mais Tamour-propre l'emporta. Le pa- 
tron ne pouvait s'accoutumer à l'idée que toutes les jon- 
ques étaient parties et qu'il serait le seul à ne pouvoir 
franchir ce passage difficile. Il faisait à bord un horrible 
vacarme ; il maudissait les matelots, jurait contre les 



<1HA¥ITR1C Wv 4H 

Y^ts et les flotSy contre le ciel et la terre ; il était furieux. 
A toute force il voulut se remettre en route, malgré 
l'extrême violence du vent. La jonque fut donc encore 
retirée de la côte et relancée avec rage contre le but in- 
franchissable ; nous courûmes plusieurs bordées,et, pour 
la troisième fois, nous allâmes échouer sur le sable du 
rivage. Le patron, à bout de son énergie, épuisé, affaissé 
plutôt que résigné, renonça enfin à faire de nouvelles 
tentatives. La nuit, d'ailleurs, était sur le point devenir, 
et c'eût été le comble de la folie que de prétendre ar^ 
river à Kin-tcbeou en luttant contre les vents et les flots. 
Au lieu donc de repousser la barque vers le lit du fleuve, 
on travailla à Tenfoncer plus avant dans les sables, afin 
de la soustraire à l'action des vagues, qui venaient sa 
briser avec fureur contre ses flancs et menaçaient à 
chaque instant de la faire charirer. 

Quand cette opération fut terminée, on amarra la 
jonque aux arbres voisins, par le moyen de gros câbles 
de bambou ; les ancres furent solidement fixées à terre; 
on prit, en un mot, toutes les mesures de prudence né-^ 
cessaires afin de ne pas être emportés en cas de tempête* 
Ensuite chacun chercha à s'arranger de son mieux pour 
passer la nuit le moins mal possible ; car il ne fallait 
pas songer à trouver un logement à terre. 11 n'y avait ni 
ville ni hameau aux environs de la plage où nous étions 
échoués ; on apercevait seulement çà et là, dans la cam- 
pagne, quelques fermes où nous ne pouvions espérer de 
rencontrer un gîte plus confortable que dans notre 
barque. 

Notre diner, comme on a pu le remarquer, n'avait 
pas été très-somptueux. Or, les circonstances se trouvant 



442 l'empire chinois. 

moins favorables qu'à midi, nous augurâmes que nous 
souperions encore plus mal. Nous ne fumes nullement 
frustrés dans notre attente ; il n'y eut ni grande pyramide 
de riz, ni confiture de piment rouge, ni petites herbes 
salées. En partant de Song4che^hien, l'équipage n'avait 
fait ses provisions que pour la journée. Sans doute on y 
avait été un peu largement ; le calcul n'avait pas été 
strict et rigoureux ; mais il était probable qu'on n'avait 
pas compté sur un aussi grand nombre de convives, on 
n'avait pas supposé que notre cuisine nous aurait fait 
défaut. 11 devait donc y avoir à bord très-peu de comes- 
tibles; inspection faite du sac à riz, on n'y trouva pas 
la quantité suffisante pour le repas de l'équipage qui, 
vu les peines et les fatigues qu'il venait d'endurer, était 
afiamé. 

Ces braves mariniers nous offrirent généreusement 
de partager avec nous ; mais il nous fut impossible d'ac- 
cepter ; il nous semblait que ce riz, si nécessaire à ces 
pauvres gens, n'eût pu nous faire du bien. Nous étions 
donc résignés à aller nous coucher sans souper, lorsque 
maître Ting vint nous dire en secret qu'il y avait dans 
la cale une cargaison de citrouilles. Le patron, interrogé, 
déclara que le fait était vrai, que le sol de Song-tche-hien 
produisait d'énormes citrouilles, et qu'un de ses amis 
l'avait chargé d'en porter un certain nombre sur le 
marché de Kin-tcheou. Nous lui proposâmes de les 
acheter toutes. Le marché fut vite conclu, et la cargai- 
son passa immédiatement de la cale à la cuisine ; on les 
mit bouillir par grosses tranches dans la grande mar- 
mite de l'équipage, puis on en fit une abondante distri- 
bution à tous les habitants de la jonque. Nous nous 



C&APITRB IX. 413 

tirâmes donc encore assez bien de notre souper, en 
ayant soin toutefois d'ajouter à nos citrouilles bouillies 
une toute petite méditation sur la farine d'aToine. 

La nuit se passa sans accident ; tout le monde dormit 
d'un profond sommeil, à l'exception d'un veilleur 
chargé de sonner les heures sur un tam-tam. Le lende- 
main, dès que le jour parut, l'équipage se mit à l'œuvre. 
Le yeni était tombé en grande partie, et, ce qui valait 
encore mieux, il avait changé de direction. Nous fumés 
toutefois longtemps avant de pouvoir nous mettre en 
route ; la jonque s'était tellement enfoncée dans le sable, 
que nous eûmes toutes les peines du monde à Ten dé- 
gager. Enfin nous rentrâmes dans le lit du fleuve Bleu ; 
nous doublâmes la pointe vent arrière, et nous voguâ- 
mes à toutes voiles vers le port de Kin-tcheou. Nous 
étions tous sur le pont pour goûter la fraîcheur du 
matin, jouir des charmes d'une rapide et paisible navi- 
gation, et contempler le riche panorama qui se déroulait 
sous nos yeux. Toutes ces figures qui, la veille, avaient 
été si tristes et si sombres étaient maintenant fières et 
rayonnantes. Nos mandarins étaient pleinement rentrés 
en possession de la vie, dont ils semblaient avoir fait le 
sacrifice pendant qu'ils avaient le mal de mer. Maître 
Ting jubilait de se trouver encore de ce monde; pour 
peu que nous l'eussions pressé, il nous eût volontiers 
joué la comédie. Maître Ting, lui dîmes-nous, voilà 
que tu en es réchappé ; maintenant que tu peux te re- 
muer, il ne faut pas oublier d'exécuter ta promesse. 
Voyons, va chercher ta cassette de fumeur d'opium et 
jette-nous tout cela à l'eau 11 nous répondit par une 
gambade et en disant qu'il avait parlé pour rire, et, afin 



4U L'iMrail CBMOB. 

de nous bien prouver combien il était peu disposé à jeter 
sa pipe à l'eau, il descendit, fil ses- préparatifs et se mit 
à fumer avec plus d'ardeur que jamais. 

Au milieu de cet épanouissement général, le patron 
seul conservait toujours sa mauvaise humeur. Cette 
arrivée au port, après laquelle tout le monde soupirait, 
était précisément ce qui le tourmentait le plus ; il re- 
doutait les railleries des autres jonques. — Gomment 
oserai-je paraître î répétait* il sans cesse : j'ai perdu ma 
face (1). On essaya vainement de lui fortifier le cœur. A 
tout ce qu'on pouvait lui dire, il n'avait qu'une réponse: 
a J'ai perdu ma face. » 

Enfin nous aperçûmes le port de Kin*tcheou^ Quand 
nous fîmes notre entrée, il y eut un branle-bas général. 
Toutes les jonques étaient en émoi ; on poussait des cris, 
on nous tendait les bras« et les tam-tam résonnaient de 
toute part. Notre patron n'y tenait plus. Évidemment, 
cette manifestation n'était que sarcasme et raillerie. 
Bientôt de nombreuses embarcations entourèrent notre 
jonque, et une foule de curieux grimpèrent à bord. Nous 
sûmes alors la véritable cause du mouvement qui régnait 
dans le port, et qui avait pour but, non pas. de se mo> 
quer de nous, mais de nous féliciter bien sincèrement. 
On nous avait crus perdus. La plupart des jonques qui, 
la veille, avaient franchi le passage où nous nous étions 
arrêtés avaient fait naufrage de l'autre côté du fieuve, 
au milieu, disait-on, d'une affreuse tempête. Les autres 
étaient arrivées au port entièrement démantelées ; elles 
avaient annoncé que nous étions en route ; et, comme 

(1) « Je suiB déshonoré, t 



nous n'avions pas encore paru^ toat le monde était per- 
suadé que notre jonque avait été aussi engloutie dans 
les flots. Les nombreuis malheurs dont on nous raconta 
les lamentables détails nous firent admirer et bénir la 
bonté de Dieu à notre égard. C'était bien la Providence 
qui nous avait repoussés trois fois sur le rivage, pour 
nous empêcher d'aller nous précipiter au milieu de la 
tempête. Ce que nous regardions comme une épreuve 
était une bénédiction de Dieu, un témoignage de sa bonté 
et de sa miséricorde. Pendant que nous faisions des ef- 
forts pour nous résigner à ce que nous appelions un 
contre-temps, nous eussions bien dû plutôt nou^ répan- 
dre en actions de grâces. Ainsi les hommes se laissent 
souvent tromper, au milieu des événements de la vie, 
par de fausses apparences, On les voit souvent s'aban- 
donner inconsidérément aux chagrins et à la tristesse, 
au lieu de bénir en tout, avec calme et s^énité, l'action 
paternelle et incessante de la Providence sur eux. 

La joie que nous ressentions d'avoir échappé au nau- 
frage d'une manière si providentielle ne fut pas pourtant 
sans être mélangée de beaucoup d'amertume. Nos deux 
barques de transport, qui avaient tant excité notre 
jalousie quand nous les vîmes prendreile d^vant^ étaient 
perdues. L'une avait été se fracasser sur des récifs qui 
bordaient le rivage, et l'autre, ayant sombré, s'était 
engloutie au fond du fleuve, non loin du port. Trois 
hommes s'étaient noyés, deux soldats et le premier 
secrétaire du préfet de Soog-tcbc'^hien. Les autres 
avaient été sauvés par lesr mariniers de Kin-4cbeou qui 
s'étaient empressés d'aller à leur secours avec de petits 
radeaux en bambou , 



446 LBMFIM CHINOIS. 

Après avoir recueil]! ces tristes détails^ nous nous hft- 
tàmes de nous rendre au palais communal de la ville, 
où on avait transporté nos pauvres naufragés. En 
entrant dans la cour, nous vîmes un grand étalage d'ha- 
bits mouillés qui séchaient au soleil, accrochés aux 
portes et aux fenêtres, ou étendus sur des cordes. Notre 
premier soin fut d'aller visiter les propriétaires de ces 
habits. Nous les trouvâmes, étendus sur des nattes, 
dans une grande salle, et enveloppés dans des couver- 
tures qu'on leur avait envoyées du tribunal. Aussitôt 
que nous entrâmes, ils furent saisis d'étonnement, et 
s'imaginèrent voir apparaître des revenants; car ils nous 
avaient crus noyés, et, sans doute, ils ne pensaient déjà 
plus à nous. La tenue irréprochable de nos vêtements 
paraissait, surtout, les surprendre beaucoup. Nous étions 
si secs d'un bout à Tautre, que nous ne ressemblions pas 
du tout à des hommes qui reviennent du fond du fleuve 
Bleu. Quelques mots d'explication firent comprendre à 
ces pauvres gens combien nos contrariétés de la veille 
nous avaient été favorables. Nous les visitâmes tous les 
uns après les autres, et nous n'en trouvâmes aucun qui 
fût dangereusement malade ; ils étaient seulement d'une 
grande faiblesse et avaient besoin de repos. Ce qui, pour 
le moment, les préoccupait et les tourmentait le plus, 
c'était la perte de leur petit^agage. Us n'avaient sauvé du 
naufrage que le peu d'habits qui séchaient dans la cour ; 
leur pipe même avait disparu dans la tempête; mais les 
autorités de Kin-tcheou s'étaient empressées de leur en 
envoyer une à chacun, avec une abondante provision de 
tabac ; car un Chinois ne peut pas rester longtemps sans 
fumer, surtout quand il se trouve malheureux. Nous 



CHAPITRE IX. éil 

tranquillisâmes nos naufragés, en leur promettant de 
nous entendre avec les mandarins de la ville, afin qu'ils 
pussent réparer leurs pertes avant de quitter Kin-tcheou. 

Mais ce qui ne pouvait être réparé, c'était la mort de 
deux soldats et du premier secrétaire du tribunal de 
Song-tcbe-hien. Quelle désolation pour ce bon préfet, 
quand il apprendrait la nouvelle de cette catastrophe, 
quand il saurait que son secrétaire avait été englouti 
dans le fleuve ! La pensée que ce pauvre vieillard serait 
responsable de ce funeste événement, nous navrait de 
douleur. Nous connaissions les mœurs chinoises, et nous 
savions que cette mort serait probablement pour lui 
une source de persécutions. Les parents du secrétaire ne 
manqueraient pas de profiter de cette triste circonstance 
pour exiger du mandarin des indemnités exorbitantes. Il 
nous semblait les voir accourir au tribunal, se lamentant, 
arrachant leurs cheveux, déchirant leurs habits, et rede- 
mandant à grands cris leur parent. H est évident que le 
préfet de Song-tche-hien n'était pas coupable de ce mal- 
heur; il ne pouvait en rien lui être imputé. N^mporte, 
un homme était à sou service, il en était responsable ; 
il doit donc le rendre à sa famille. Il est mort, dites-vous, 
il a été victime d'un accident. Nous autres, qui sommes 
ses parents, nous n'en savons rien. Hier il était chez vous, 
aujourd'hui il a disparu ; il faut que vous nous le rendiez, 
vous en répondez vie pour vie ; ou, si vous ne voulez 
pas qu'on vous intente un procès et être «accusé d'homi- 
cide, comptons... 11 suffit d'une circonstance semblable 
pour briser la carrière d'un mandarin et le ruiner com- 
plètement. 

Telle est la manière dont les choses se passent en 



448 l'bMPIBB GHIMOIS. 

Qnadf sinon toujours, du moins très-souvent. Au fond, 
cet abus monstrueui vient peut-être d'un excellent prin- 
cipe, et qui, dans une foule de cas, est la sauvegarde 
de la vie des hommes. Ce principe est celui d'une rigou- 
reuse responsabilité des supérieurs à l'égard des in- 
férieurs ; mais aujourd'hui les Chinois vont vite aux 
extrêmes; lorsqu'ils sont poussés parleur insatiable cu- 
pidité, ils trouvent facilement le moyen de pervertir le 
sens des meilleures institutions. 

11 nous a été impossible de savoir quels avaient été les 
résultats de cette affaire. Nous espérons pourtant que la 
popularité dont jouissait le préfet de Song-tche-hiai, et 
peut-être aussi rhonoéteté de la famille de son secré- 
taire, r auront mis à l'abri de toute vexation. 11 nous en 
coûterait trop de penser que ce digne et respectable 
mandarin ait pu tomber dansl'infortune en voulant nous 
être agréable. 



CHAPITRE X. 



Ville chinoise en état de siège. — Jeax nautiques sur le fleuve Bleu. ^ 
Querelle entre les vainqueurs et les vaincus. —Guerre civile à Kin- 
tcheou. ~ Coup d'oeil sur les forces militaiie& de l'empire chinois. — 
Découverte de deux soldats dans la résidence d'un missionnaire. >- 
Description d'une revue extraordinaire des troupes.— Politique de la 
dynastie mantchoue à l'égard des soldats. — Marine chinoise. » 
Raison du peu de courage des Chinois pendant la dernière guerre 
avec les Anglais. — Ressources de l'empire pour la formation d'une 
bonne armée et d'une puissante marine. — Il manque à la Chine un 
grand réformateur. — Départ de Kin-tcheou. — Route par terre. — 
Grande jchaleur. — Voyage, pendant la nuit» à la lueur des torches 
et des lanternes. 



Depuis que nous étions sortis des frontières du Thibet, 
notre passage dans les Tilles chinoises avait toujours été, 
en quelque sorte, un petit événement ; les mandarins et 
le peuple, tout le monde se préoccupait un peu des Eu- 
ropéens qui arrivaient de Lha-ssa ; on se pressait pour 
les voir, quelquefois même on se permettait de faire des 
émeutes en leur honneur et de manquer de respect à 
Tautorlté des magistrats. Notre arrivée a Kin-tcheou, à 
la suite d'une bande de naufragés, devait bien davan* 
tage encore piquet* la curiosité des habitants de cette 
grande ville; le tapage avec lequel nous avions été ac- 
cueillis dans le port nous faisait présager un grand mour 
Yement de la part delà population ; il n'en fut rien poui^ 



4Î0 l'empire chinois. 

tant, nous passâmes inaperçus, sans que personne fît 
mine de s'occuper de nous. 

C'est qu'en ce moment Kin-tcheou était sous l'impres- 
pression d'un événement tellement grave, que les esprits 
se trouvaient peu portés à la curiosité. La ville était, 
pour ainsi dire, en état de siège, par suite d'une san- 
glante bataille qui avait éclaté depuis deux jours entre 
les Chinois et les Tartares mantchous ; quand- nous y 
entrâmes, tout était calme et sombre. Nous suivîmes de 
longues rues silencieuses et presque désertes ; les bouti- 
ques étaient partout fermées ou simplement entr'ouver- 
tes ; les rares personnes qu'on rencontrait couraient à 
pas précipités, formaient quelquefois dans les carrefours 
de petits groupes où l'on parlait à voix basse et avec 
beaucoup d'animation ; on voyait que les esprits étaient 
en fermentation, on sentait de toute part comme un 
souffle de guerre civile. 

On nous raconta que le conflit entre les Chinois et les 
Tartares avait pris naissance à la suite des jeux nauti- 
ques. 11 est d'usage, en Chine, à certaines époques de 
l'année, de faire des courses de jonques ; c'est, pour les 
villes qui avoisinent les rivières navigables ou les ports 
de mer, une occasion de fête et de réjouissance ; les ma- 
gistrats, et quelquefois les riches marchands de la loca- 
litié, distribuent des récompenses aux vainqueurs ; ceux 
qui veulent entrer en lice s'organisent par compagnies 
ayant chacune son chef. Les jonques qui servent à ces 
jeux sont très-longues, et si étroites, qu'il y a tout juste 
la place pour deux rangs de rameurs ; elles sont ordi- 
nairement richement sculptées, ornées de dorures et de 
dessins aux plus vives couleurs ; la proue et la poupe re- 



CHAPITRE X. 421 

présentent la tête et la queue du dragon impérial, aussi 
les nomme-t-on loung-tchotianj c'est-à-dire dragon-bar- 
que. Elles sont pavoisées de clinquant et de soieries; sur 
toute leur longueur elles sont surmontées de nombreu- 
ses banderoles et de flammes rouges, qui flottent et ser- 
pentent au gré du vent ; des deux côtés du petit mât qui 
supporte le pavillon national sont placés deux hommes 
qui ne discontinuent pas de frapper sur le tam-tam, et 
d'exécuter des roulements de tambourinet pendant que 
les mariniers, penchés sur leurs avirons, rament avec 
courage et font glisser rapidement leur dragon-jonque 
sur la surface des eaux. 

Pendant que ces élégants bateaux luttent de vitesse, 
le peuple encombre les quais, le rivage, les toitures des 
maisons voisines et les barques qui sont dans le port ; 
on excite les rameurs par des cris et des applaudisse- 
ments ; on lance des feux d^artiflce, et on exécute, sur plu- 
sieurs points, des musiques étourdissantes où dominent 
le bruit sonore du tam-tam et le son incisif et aigu d'une 
espèce de clarinette qui donne presque continuellement 
la même note. Les Chinois aiment cette infernale har- 
monie, leurs oreilles la savourent avec volupté. 

Il arrive quelquefois qu'un bateau-dragon se renverse 
sens dessus dessous, et vide d'un seul coup au fond de 
l'eau son double rang de rameurs ; la multitude accueille 
aussitôt cet épisode par des éclats de rire et des cla- 
meurs immenses ; personne ne se trouble, car ces ra- 
meurs sont toujours très-habiles à la nage. On les voit 
bientôt reparaître et courir dans tous les sens pour rat- 
traper leur aviron et leur casque de rotin ; l'eau bondit 
sous leurs mouvements rapides et saccadés ; on dirait 

I. «4 



422 L^EMPIBB CaiHOIS. 

une troape de marsouins qui praad ses éhats au miHeu 
des flots. Quand chacun a retrouvé sa rame et son cha- 
peau, on replace le loung-tchouan sur sa quille et on 
rajuste comme on peut les banderoles y après cela, la 
grande difficulté c'est de remonter dedans; mais ces 
gens-là sont si adroits et doués de tant de souplesse et 
d'agilité, qu'ils en viennent toujours à bout. Le puMic a 
la satisfaction de voir se renouveler assez sodveût ces 
petits accidents de la fête, car les embarcations sont si 
frêles et si légères, que le mmûdre défaut d'ensemble 
dans les mouvements des rameurs est capable de les 
faire chavirer. 

Les jeux nautiques durent plusieurs jours et ne "dis- 
continuent pas du matin au soir; les spectateurs, fidèles 
à leur poste durant tout ce temps, ne toni jamais défaut 
aux rameurs. Les cuisines ambulantes et les marchands 
de comestibles circulent de toute part pour approvision- 
ner cette immense multitude qui, sous prétexte de ne 
pas faire ce jour-là de repas régulier et à domicile, 
mange et boit continuellement ; les escamoteurs, les 
acrobates et les jongleurs de toute espèce profitait de 
Foccasion pour exhiber leur spécialité et varier les plai- 
sirs des curieux. La fête officielle se termine par la dis- 
tribution solennelle des prix ; les rameurs clôturent le 
tout par des festins, et quelquefois aussi par des rixes et 
des querelles. 

C'est ce qui avait eu lieu à Kin-tcheou peu de jours 
avant notre arrivée. Kin4cheou est la phis importante 
ville de garnison de la province du Hou-pé ; tes sddats et 
les marins y sont en très-grand nomlAie. Pendant la cé- 
lébration des derniers jeux nautiques, lesdhinois et les 



CHAPITRE X. ' 4S3 

Mantchous s^étaient dtyifiés en deux camps et avaient 
disputé longtemps le prix de la course avec les bateaux- 
dragons ; les Tartares mantchous ayant eu le dessus, 
leur victoire avait été proclamée solennellement, et avec 
des formes inusitées, par. les principaux mandarins de 
la garnison ; ramoiir''propre des Chinois en avait été 
froissé. Des pièces de soie, des jarres de vin, des cochons 
rôtis et bouillis, et une certaine somme d'argent, telles 
étaient les recomposes qui furent distribuées aux vain- 
queurs ; ceux-ci partagèrent entre eux Fargent et les 
étofies de soie, puis organisèrot un immaise festin 
pour consommer le vin et les cochons. 

11 est d^uâage que, dans ces banquets, les vaincus 
aillent verser à boire aux vainqueurs ; cette cérémonie 
s'exécute, «pour Tordinaire, comme il convient entre 
bons camarades; après qu'on a vidé quelques verres, 
selon les antiques prescriptions > des us et coutumes, la 
fusion s'opère, et vaincus et vainqueurs prennent place 
indistinctement à la même table. Il paraît qu'à Kin- 
tcheou les Chinois, depuis longtemps indisposés contre 
les Mantchous, leur versèrent à boire de fort mauvaise 
grâce ; il y eut, dit-on, des propos injurieux ; on pré- 
tendît que les juges de la course nautique avaient été 
partiaux; peu à peu la querelle s'envenima, et les Tar- 
tares, excités par le vin et les quolibets des Chinois, 
voulurent rappeler à leurs adversaires qu'ils étaient 
mattres de la Chine, et que les conquis devaient respect 
et obéissance à la racé conquérante. La bataille s'en- 
gagea, et quelques Chinois furent étendus morts et hor- 
riblement mutilés; aussitôt l'agitation se communiqua à 
la ville etntière ; les Chinois coururent en tumulte et de 



424 l'empire GBIIfOIS. 

tous les côtés, mais sans trop savoir où ils allaient» et 
poussant d'affreuses clameurs. Il faut avoir yécu au 
milieu de ces populations pour se faire une idée du dés- 
ordre et de la confusion qui doivent régner dans les 
grandes villes en temps de trouble. 

Pendant que les Chinois couraient et vociféraient dans 
tous les quartiers de Kin-tcheou, les Mantchous s'étaient 
réfugiés dans leurs cantonnements, qu'on nomme la 
ville tartare, et où se trouve le palais du kiang-kiun, 
général commandant la division militaire de la province. 
Ce poste important est toujours occupé par un Tartare. 
Les Mantchous se concentrèrent dans le tribunal de 
leur grand mandarin au nombre, dit-on, de plus de 
vingt mille ; puis ils en barricadèrent toutes les portes. 
Les Chinois, persuadés qu'on avait peur d'eux, se 
ruèrent dans la ville tartare et environnèrent le tribunal 
du kiang-kiun, comme pour en faire le siège. L'attaque 
générale commença, non pas avec des armes bien meur- 
trières, mais par des milliers de voix qui demandaient 
avec acharnement qu'on leur livrât des Mantchous en 
nombre égal à celui des Chinois qui avaient été tués, 
afin qu'on pût se venger sur eux en les tuant et les 
mutilant à discrétion. Pendant qu'on formulait au dehors 
ces sommations horribles, et pourtant très-conformes 
aux mœurs chinoises, aucun bruit ne se faisait entendre 
dans l'intérieur du tribunal, pas un des assiégés ne se 
montrait. Les Chinois, de plus en plus persuadés qu'ils 
étaient devenus redoutables aux Tartares, s'avisèrent de 
vouloir forcer les barricades. A la première tentative, 
les portes du tribunal s'ouvrirent brusquement à deux 
battants; los Mantchous sortirent tout d'un coup, firent 



CHAPITRE X. 425 

pleuvoir d'abord une grêle de balles et de flèches sur 
cette multitude désarniée, et se précipitèrent ensuite 
dans la foule le sabre à la main. Ces téméraires assié- 
geants s'en retournèrent dans leurs quartiers, lestes et 
muets comme un troupeau de chèvres jaunes. Chacun 
rentra chez soi, en ayant soin de fermer solidement sa 
porte, et se promettant bien, sans doute, de ne pas 
recommencer le lendemain. 

Une trentaine de Chinois restèrent étendus morts sur 
la place, et le nombre des blessés fut très-considérable. 
Les deux jours suivants, il n'y eut pas de nouvelle colli- 
sion, tout le monde garda prudemment le logis. Cepen- 
dant le sombre et lugubre aspect que présentait la ville, 
quand nous y entrâmes, dénotait que les esprits étaient 
encore en proie aune grande agitation, et que, sous ce 
calme apparent, couvaient peut-être des antipathies et 
des haines irréconciliables. Immédiatement après l'af- 
faire meurtrière qui avait eu lieu à la porte du tribunal 
tarlare, le kiang-kiun ou commandant militaire et le 
préfet de la ville avaient fait partir, chacun de son côté, 
des dépêches pour Péking, où les événements étaient 
sans doute représentés d'une manière bien différente. 
On attendait une décision de la capitale, et généralement 
on s'accordait à penser que les Chinois seraient blâmés, 
le général mantchou révoqué pour être envoyé, peut- 
être, dans un meilleur poste, et qu'ensuite les choses en 
resteraient là. 

On c(mçoit que, dans une pareille circonstance, il eût. 
été extrêmement facile aux Chinois de Kin-tcbeou d'ex- 
terminer cette poignée de Mantchous. Il n'était besoin 
que de les envelopper, puis de se serrer énergiquement 

«4. 



4t6 l'rvriki cmifois. 

les uns contre les antres, ponr les étouffer. Après la 
première charge ipii eut lieu à la perte du tribunal, si 
cette multitude innombrable ne s'était pas sauvée à 
toutes jambes, les Mantchons étaient perdus ; maÎK, 
ocpmme nous Tavons déjà remarqué, les GhincKs sont 
désorganisés, ils sont sans chefe, et partant sans force 
et sans courage. LMmpulsion ne Tenant de nulle part, 
chacun se la donne à soi-même, toujours en vue -des 
avantages personnels, jamais de Fintérèt général. 

Le gouYemement entretient, dans quelques-unes des 
yilles les plus importantes de chaque proyince de Veuh- 
pire, une garniton composée, en grande partie, de 
soldats mantchous sous le commandement d'un grand 
mandarin militaire, qui appartient aussi à cette nation. 
Son pouvoir ne peut être contrôlé par aucun fonction- 
naire civil, pas même par le vice-roi de la province. Il 
correspond directement avec l'empereur, et c'est à lui 
seul qu'il est tenu de rendre compte de son administra- 
tion. Ces corps de troupes font bande à part dans les 
villes où elles se trouvent, se mêlent peu à la popu- 
lation, et le quartier qu'elles habitent porte le nom de 
ville tartare. L'empire chinois tout entier se trouve ainsi 
enveloppé comme d'un réseau stratégique, peu fort, 
peu puissant, il est vrai, mais merveilleusement bien 
combiné, puisqu'il a suffi si longtemps pour maintenir 
dans l'obéissance ces nombreuses fourmilières d'hom- 
mes. Afin de venir plus facilement à bout de ce vaste 
système de surveillance» la dynastie régnante a adopté 
pour principe de ne jamais choisir les grands chefs 
militaires que parmi les Mantchous. Cette mesure avait 
pour inconvénient d'entretenir la jalousie, la défiancé et 



CflAPITRI X. 4t7 

la désaffection des Chinois, qui, aprè» avoir fermenté 
durant plus dedeux siècles^ ont fini par faire explosion 
d'une manière si terriMev 

A part oe petit «ombre de villes dont nous venons de 
parler; oh Ton rencontre quelques troupes de soldats 
tartares,on a beau parcourir les provinces, Télément 
mantchou n'y apparaît nulle part. On ne voit de tous cô- 
tés que des populations purement chinoises, entière- 
ment absorbées par le » commerce, l'agriculture et l'in- 
dustrie, pendant' que des soldats étrangers sont chargés 
de garder les frontières et de veiller à la tranquillité 
publique. A bien prendre les choses, les Tartares parais- 
saient' être moins nn peuple conquérant qu'une tribu 
auxiliaire qui a obtenu, par sa valeur et ses victoires, le 
privilège de venir monter la garde dans tout l'empire. 
L'influence administrative est restée aux Chinois ; ce sont 
eux qui occupent le plus grand nombre des emplois civils. 
S'ils ont été conquis par les Mantchous, ils leur ont im- 
posé, à leur tour, leur civilisation, leur langue, leurs 
mœurs, et, en grande partie, leurs usages* Sortis depuis 
peu de temps de leurs forêts et de leurs steppes, où ils 
menaient la vie nomade, vivant de leur chasse et de 
leurs troupeaux» les Tartares ne pouvaient s'empêcher 
de se plier au régime de ce pays célèbre dont ils s'étaient 
ouvert les portes à force de courage et surtout de ruse 
et de perfidie. Usent donc laissé les détails de l'adminis- 
tration aux Chinois, puisqu'ils en avaient le goût, le 
talent et un^ longue expérience; seulement, ils ont 
toujours eu bien soin de ne jamais se dessaisir de la 
direction de la milice de terre et de mer. La haute 
administration du département de la guerre est ton- 



428 L EMPIRE CHINOIS. 

jours restée exclusivement concentrée entre leurs mains. 
Il est impossible de se faire une idée exacte et même 
approximative de la force réelle de l'armée chinoise en 
temps ordinaire ; car nous n'entendons nullement par- 
ler de son état actuel, qui a dû subir de profondes mo- 
difications depuis les formidables développements de 
rinsurrection. D'après l'almanach officiel, le nombre 
total des troupes entretenues par l'empereur s'élève- 
rait à un million deux cent trente-deux mille Chinois, 
Mantchous et Mongols, casernes dans l'intérieur de 
l'empire, et trente et un mille marins. Évidemment un 
chifi're si élevé est un véritable compte d'almanach chi- 
nois. Quand on a eu occasion de p^courir, pendant 
plusieurs années, la Chine dans tous les sens, on se de- 
mande où se tient donc cette puissante armée, pour qu'on 
ne l'aperçoive nulle part. Sans doute, la Chine est très- 
vaste, sa population est plus grande que celle de l'Eu- 
rope tout entière ; cependant il serait possible d'y voir 
des soldats, s'ils étaient aussi nombreux qu'on le pré- 
tend. Or, à l'exception des villes dont nous avons parlé, 
où il y a quelques troupes organisées et sédentaires, il 
n'existe ailleurs que les miliciens nécessaires pour le 
service des tribunaux. M. Timkowski, qui, en 1821, 
conduisit à Péking la mission russe, prit, le plus exacte- 
ment possible, des renseignements sur l'efiectif de l'ar- 
mée chinoise. Le total qu'il donne dans la relation de 
son voyage est de sept cent quarante mille neuf cents 
hommes en y comprenant les Chinois, les Mantchous et 
les Mongols. 11 est probable que le chiffre de M. Tim- 
kowski est celui de l'effectif réel, du moins des soldats 
qui sont inscrits sur le cadre de l'armée ; mais il ne s'en* 



GHAPITRB X. 429 

suit pas pour cela qu'il y ait en Chine sept cent mille 
hommes en activité de service militaire. Nous pensons 
qu'il faut encore réduire ce nombre des deux tiers, si 
Ton veut avoir le chiffre véritable des soldats, c'est-à- 
dire des hommes qui s'occupent du métier des armes. 

Nous avons vécu assez longtemps en Tartarie pour 
connaître les troupes mongoles ; or, elles se composent 
de bergers nomades, passant leur vie à la garde de 
leurs troupeaux et ne s* occupant jamais d'exercices 
militaires. Ils ont bien dans leur tente un long fusil à 
mèche, et quelquefois un arc et des flèches ; mais ils 
ne s'en servent jamais que pour aller tuer des chèvres 
jaunes et des faisans. S'ils ont une lance, on est bien 
sûr qu'ils ne la touchent que pour courir après les 
loups, qui font la guerre à leurs troupeaux de moutons. 
Ainsi voilà, pour la division mongole de l'armée im- 
périale, des familles de bergers, sans en excepter ni les 
enfants à la mamelle, ni les vieillards, car tout fait nom- 
bre ; on est militaire en naissant, et on reçoit immédiate- 
ment sa solde. 

Les troupes chinoises ne sont guère plus sérieuses 
que les mongoles. Leur nombre s'élève, dit-on, à cinq 
cent mille hommes ; elles sont composées, en grande 
partie, d'artisans et de laboureurs, vivant au sein de 
leur famille, s'occupant tout à leur aise de la culture 
de leurs champs ou de leur petite industrie, sans avoir 
l'air de se douter le moins du monde qu'ils appar- 
tiennent à la classe des guerriers. De loin en loin, ils 
sont obligés d'endosser leur casaque, quand on les 
convoque pour quelque revue générale, ou pour aller 
dénicher des bandes de voleurs. A part ces rares cir- 



4ao L B1IPI1IR cmnois. 

cmirtanoes, dans lesquelles ils peuTent même se faire 
remplacer moyennant quelques «apëques; on tes laisse 
chez eui parfaitement tranquilles: Cependant, commet 
au bout du compte, ils sont censés soldats et que 
Fempereur a le droit de les conToquer en cas de 
guerre, ils reçoivent annuellement une modique paye 
insuffisante assurément pour les faire Tivre, s'ils n'y 
ajoutaient les produits de leur travail journalier. Dans 
certaines localités réputées places fortesde l'empire, pres- 
que tous les habitants sont enrôlés de la façon dont nous 
venons de parler. 

Durant la dernière année *de notre séjour en Chine, 
nous étions chargé d'une petite mission dans une pro- 
vince du midi. Une chapelle pour célébrer les saints 
mystères et réunir les néophytes aux heures de la 
prière et des instructions religieuses, puis, attenante 
à la chapelle, une maisonnette avec un petit jardin, 
le tout entouré de grands arbres, de toufiFes<ie bambou 
et d'une haute muraille en cailloux : telle était notre 
résidence. Nous vivions là avec deux Chinois, l'un 
âgé d'une trentaine d'atfnées, et Tautre à peu près du 
double. Le premier avait le titre de catéchiste ; il nous 
aidait dans les fonctions du saint ministère, surveil- 
lait les affaires du ménage, et formait les enfants 
chrétiens et les catéchumènes à la manière de chanter 
les prières publiques. Dans ses rafôments'de loisir, qui 
étaient encore assez considérables, il s^occupait de 
couture ; car , primitivement, il avait exercé l'état de 
tailleur. Du resté, c'était un fort brave homme, de 
mœurs douces, paisible et sédentaire, disatit peu de pa- 
roles inutiles, mais trop préoccupé de nfiédicaments et 



CHAPITIIB X. 431 

de livres de médecin^. Gettewanie lui était Yenue^ parce 
qu'à force de se voir toujours diétif, pâle et maigre, il 
avait fini par se croire malade ; en conséqueuce, il vou- 
lait se soigner, et pour cela il s'était lancé dans les études 
médicales. 

L*autre, celui qui était âgé d'une soixantaine d*an* 
néeS) ne portait dans la mission aucun titre officiel, 
li s'occupait pourtant d'une foule de choses ; la propreté 
et la bonne tenue de la chapelle et du presbytère le re- 
.gardaient; il bécbaitt arrosait le jardin et y foisait pous- 
ser^ tant bien que mal, quelques fleurs et un peu de lé- 
gumes. 11 était chargé de la cuisine, quand il y en avait 
à faire, et, de plus, il entretenait de f^uentes et lon- 
gues conversations avec tous ceux qui' venaient à la 
résidence. Sa générosité à offrir du thé à boire et du 
tabac à fumer l'avait rendu très-populaire. Autrefois il 
avait été forgeron, et, comme ses nouvelles' attribulions 
n'étaient pas bien définies, on avait toujours continué de 
l'appeler le forgeron Siao. 

Un jour, ces deux compagnons de notre solitude se 
présentèrent dans notre chambre, avec une certaine 
solennité, pour nous demander un conseil. Un ins- 
pecteur extraordinaire des troupes venait d'arriver de 
Péking, et, sous peu, il devait y avoir ude revue gé- 
nérale. Or, l'ancien forgeron et l'ancien tailleur étaient 
bien aises de savoir si nous étions d'avis qu'ils allassent 
à cette revue. Mais, leur répondimes-nous, ce sera ab- 
solument comme vous voudrez. Si vous pensez que cela 
doive vous amuser, allez-y ; nous garderons la maison. 
Pour nous, nous ne tenons nullement à assister à cette 
parade* Quand nous habitions le nord de Tempire, nous 



432 LEMPIBB CHINOIS. 

en avons bien assez vu. — Jusqu'ici nous n'y avons 
jamais été, dit notre catéchiste ; nous avons toujours pu 
nous en dispenser facilement ; mais on prétend que le 
nouvel inspecteur exige que tout le monde y soit. Ceux 
qui ne s'y rendront pas seront notés, puis condamnés a 
cinq cents coups de rotin et à une forte amende... Nous 
trouvâmes que cet inspecteur extraordinaire était, en 
effet, un homme bien prodigieux, que d'exiger la pré- 
sence de tout le monde à sa revue, sous peine d^être 
assommé et ruiné. — Il faudra donc, leur dîmes-nous, 
que nous allions aussi à la revue ? — Le Père spirituel 
pourra aller regarder, si bon lui semble; mais, nous 
autres soldats de l'empereur, nous sommes tenus d'y 
assister. — Vous autres soldats 1 nous écriâmes-nous, 
en contemplant de haut en bas nos deux chrétiens... 
Nous pensâmes qu'ils avaient peut-être voulu dire tout 
simplement qu'ils étaient sujets de l'empereur ; nous 
craignîmes de les avoir mal compris ; mais pas du tout , 
ils étaient soldats bien positivement, et depuis fort 
longtemps. Il y avait plus de deux ans que nous les 
connaissions, sans qu'il nous en fût jamais venu le plus 
petit soupçon, ce qui, nous devons en convenir, ne 
fait guère l'éloge de notre sagacité. Lorsqu'il y avait 
des corvées, des revues ou des exercices, ils étaient 
dans l'habitude de louer pour remplaçant le premier 
venu qui se trouvait à leur portée. Notre catéchiste nous 
avoua qu'il n'avait de sa vie touché un fusil, qu'il en 
avait peur, et qu'il ne se sentirait pas même la force de 
mettre le feu à un pétard. 

Notre conscience se trouvant suffisamment éclairée 
sur la véritable position sociale de ces deux fonctionnai- 



CHAPITRB X. 433 

res delà mission , nous leur dîmes qu'ayant le titre de 
soldats et en recevant les émoluments, ils devaient en 
remplir les fonctions, du moins dans les occasions ex- 
traordinaires, que la menace du rotin et de l'amende 
était une preuve non équivoque de la volonté expresse 
de l'inspecteur, et que les chrétiens étaient spécialement 
tenus de donner le bon exemple de l'obéissance et du 
patriotisme. Il fut donc convenu qu'ils s'arrangeraient 
pour aller où le devoir et l'honneur les appelaient ; et, 
de notre côté, nous primes bien la résolution de nous 
rendre à celte parade, qui promettait déjà de présenter 
un coup d'œil assez ravissant. 

Le jour fixé étant venu, nos deux vétérans de l'ar- 
mée impériale déjeunèrent solidement, de grand matin, 
et vidèrent un large vase de vin chaud pour se donner 
force et courage ; ils cherchèrent ensuite à se déguiser 
en soldats. Le travail ne fut ni long ni difficile ; ils n'eu- 
rent qu'à substituer à leur petite calotte noire un cha- 
peau en paille, de forme conique, et recouvert d'une 
houppe de soie rouge, et qu'à endosser par-dessus leurs 
habits ordinaires une tunique noire à larges bordures 
rouges. Cette tunique portait devant et derrière un 
écusson en toile blanche, sur lequel était dessiné en 
grand le caractère pinjf, qui veut dire soldat ; la précau- 
tion n'était pas inutile, car, sans cette étiquette, il eût 
été souvent facile de faire de singulières méprises ; ainsi, 
par exemple, notre catéchiste, avec sa petite figure 
blême, son corps fluet et rétréci, et ses yeux larmoyants, 
toujours modestement baissés, n'avait certainement pas 
la tournure bien guerrière ; cependant il n'y avait pas à 
se méprendre. Qu'on le vît par devant ou par derrière, 

I. 25 



434 

il n'y aTait qu'à lire riosmplion sur sqd dos ou sur sa 
poitrioei eiiaii un toUatI Atoc œt unifonne, ils 
prireat, Tua un fusil et Tantre un arc, puis ils se leB- 
dirent fièrement au champ de Mars. 

Un instant après qnMIs furent partis, nous fermâmes 
à clef la porte de notre résidence et nous allâmes faire 
le carienx. Cette grande exhibition militaire deyait avoir 
lieu, en dehors de la ville, dans une vaste plaine sablon- 
neuse, qui s'étend le long des remparts; les gnerriers 
arrivaient de tous les côtés, par petites bandes : ils étaient 
accoutrés de toutes les façons, suivant la bannière à 
laquelle ils appartenaient; leurs armes, qui se dispen- 
saient de reluire aux rayons du soleil, étaient d'une 
grande variété; il y avait des fusils, des arcs, des piques, 
des sabres, des tridents et des scies au bout d'un *long 
manche, des boucliers en rotin et descoulevrinesen fer, 
ayant pour affût les épaules de deux individus. Au mi- 
lieu de cette bigarrure nous remarquâmes pourtant une 
certaine uniformité ; tout le monde avait une pipe et un 
éventail ; le parapluie n'était pas sans doute de tenue, 
car ceux qui en portaient un sous le bras étaient en mi- 
norité. 

A une des extrémités du camp on avait élevé sur une 
éminence une estrade en planches, abritée par un im- 
mense parasol rouge, et ornée de drapeaux, de bande- 
roles, et de quelques grosses lanternes dont on n'avait 
nul besoin pour y voir, attendu que le soleil était tout 
resplendissant ; elles avaient peut-être un sens allégorl- 
que, et signifiaient probablement que les miliciens étaieul 
en présence déjuges éclairés. L'inspecteur extraordi- 
naire de l'armée impériale et les principaux mandarine 



CHAPITRE X. 435 

civils et militaires de la ville étaient sur cette estrade, 
assis daus des fauteuils devant de' petites tables chargées 
de théières et de boîtes remplies d'excellent tabac à 
fumer; à un angle du théâtre était un domestique tenant 
à la main une mèche fumante, non pas pour mettre le 
feu aux canons, mais pour allumer les pipes. Sur divers 
points du camp d'évolution on voyait plusieurs forts 
détachés, fabriqués avec des bambous et du papier peint. 
Le moment de commencer étant arrivé, on fit partir 
au pied de l'estrade une petite coulevrine pendant que 
les juges se protégeaient les oreilles avec les deux mains 
pour n'être pas assourdis par cette eflfroyable détonation. 
Alors on hissa im pavillon jaune au haut d'un fort, les 
tam-tam résonnèrent avec furie, et les soldats couru- 
rent, pêle-mêle, et en poussant de grands cris, se grou- 
per autour du drapeau de leur compagnie ; là ils cher- 
chèrent à se mettre un peu en ordre sans trop pouvoir 
y réussir ; bientôt on simula un combat, et la mêlée, 
chose à laquelle on réussit le mieux, ne se fit pas 
attendre. Il est impossible d'imaginer rien de plus co- 
mique et de plus bizarre que les évolutions des soldats 
chinois ; ils avancent, reculent, sautent, pirouettent, 
font des gambades, s'accroupissent derrière leur bou- 
clier comme pour guetter l'ennemi ; puis se relèvent 
tout à coup, distribuent des coups à droite et à gauche, 
et se sauvent à toutes jambes en criant : Victoire 1 
victoire ! On dirait une armée de saltimbanques dont 
chacun est occupé à jouer un tour de sa façon; nous en 
remarquâmes un très-grand nombre qui ne faisaient 
que courir, tantôt d'un côté et tantôt d'un autre, sans 
but déterminé, et probablement parce qu'ils ne savaient 



436 LBJiPIBB CHINOIS. 

trop que faire de leur .personne ; nous ne pûmes noas 
tirer de Tesprit que nos deux chrétiens^ le catéchiste et 
le jardinier, devaient nécessairement se trouver dans 
cette catégorie de soldats. 

Tant que dure le combat, deux officiers, placés aai 
deux extrémités de Testrade, agitent coatinuellement 
un drapeau, et indiquent, parla rapidité plus ou moins 
grande de ses mouvements, le degré de chaleur de 
Faction; aussitôt que les drapeaux s'arrêtent, les com- 
battants en font autant, et chacun retourne à son poste 
ou aux environs, car on n'y regarde pas de trop près. 

Après cette grande bataille, on lit manœuvrer des 
compagnies d'élite qui paraissaient assez bien exercées; 
leurs évolutions se faisaient pourtant toujours remarquer 
par une extrême bizarrerie. L'artillerie anglaise avait 
dû avoir bien beau jeu avec des ennemis dont l'habileté 
consiste à faire des cabrioles on à se tenir longtemps 
en équilibre sur une jambe, à la façon des pénitents 
hindous. Les fusiliers et les archers s'exercèrent en 
suite à tirer à la cible ; leur adresse fut remarquable. 
Les fusils chinois sont sans crosse, ils ont seulement 
une poignée comme les pistolets; lorsqu'on tire le 
coup, on n'appuie pas l'arme contre l'épaule; on 
tient le fusil du côté droit, à la hauteur de la hanche, et 
avant de faire tomber sur l'amorce un crochet qui sou- 
tient une mèche allumée, on se contente de bien fixer 
les yeux sur le but qu'on veut frapper. Nous avons re- 
marqué que cette manière de faire avait un grand succès 
ce qui prouverait peut-être que, pour bien tirer un coup 
de fusil, il est moins nécessaire de viser avec le bout du 
canon que de bien regarder l'objet, absolument comme 



j 



CHAPITRE X. 437 

lorsqu'on veut frapper un but en lançant une pierre. 

Le tir des petites coulevrines fut, sans comparaison, ce 
qu'il y eut de plus divertissant pendant la parade. Nous 
avons dit qu'elles n'avaient pas d'affût et qu'elles étaient 
portées solennellement par deux soldats, ayant chacun 
un bout de la coulevrine appuyé sur Tépaule gauche, et 
retenu par la main droite. On ne saurait s'imaginer rien 
déplus pittoresque que la figure de ces malheureux quand 
on mettait le feu à la machine ; ils tenaient à montrer de 
la sérénité et de la grandeur d'âme ; on voyait qu'ils fai- 
saient des efforts pour être impassibles; mais la position 
était si critique, et les muscles de leur face prenaient 
des formes tellement inusitées, qu'il en résultait des 
grimaces étonnantes. Le gouvernement impérial, dans 
sa paternelle sollicitude à l'égard de ces infortunés porte- 
coulevrines, a prescrit que, avant l'exercice, on leur 
tamponnerait soigneusement les oreilles avec du coton ; 
quoique placé à une distance assez éloignée, il nous 
fut facile de constater qu'on ne leur avait pas épargné la 
précaution. On comprend qu'avec un tir de cette façon il 
ne doit pas être très-facile de viser ; aussi s'en met-on peu 
en peine, et le boulet s'en va où il peut. Pendent les exer- 
cices on a la prudence de ne tirer jamais qu'à poudre. 

Lorsque la guerre a lieu en Tartarie ou dans les pays 
où l'on trouve des chameaux, il paraît que ces quadru- 
pèdes sont chargés de mettre les coulevrines en batterie 
en les portant entre leurs bosses. Dans une série de ta- 
bleaux représentant les campagnes de l'empereur 
Khang-hi dans le pays des Oeleuts, nous avons rencontré 
un grand nombre de ces batteries de chameaux. On peut 
se faire une idée, d'après cela, de la difficulté que doi- 



438 l'empire chitiois. 

vent éprouver les troupes européennes dans une guerre 
contre les Chinois. 

La revue se termina par une attaque générale des 
forts détachés. Il nous serait impossible de dire et d'expli- 
quer ce qu'on fit, parce que nous n'y comprîmes abso- 
lument rien. Tout ce que nous savons, c'est qu'on exécuta 
de longues et inimaginables évolutions, et qu'à plusieurs 
reprises on poussa des clameurs étourdissantes. Enfin les 
drapeaux cessèrent de s'agiter ; les juges de l'estrade se 
levèrent en criant victoire ; Tarmée tout entière répéta 
trois fois la même acclamation, et un de nos roisiaSj 
qui, sans doute, avait l'intelligence de ce qui avait eu 
lieu, nous avertit que tous les forts, sans exception, 
avaient été emportés avec une rare intrépidité. 

Nous retouruàmes^à notre résidence où nous vîmes 
bientôt revenir nos deux héros, couverts de poussière, 
de gloire et de sueur. Nous les questionnâmes beaucoup 
sur les exercices militaires auxquels ils venaient de se li- 
vrer avec tant de succès ; mais ils ne purent pas nous 
donner des renseignements bien précis; ils ne surent 
pas même nous dire quel rôle ils avaient joué au milieu 
de toutes ces évolutions. D'après leur propre témoi- 
gnage, les deux tiers des soldats n'étaient pas plus ha- 
biles qu'eux, et se contentaient de suivre la direction et 
les mouvements des troupes d'élite. Ainsi on voit que, 
sur les cinq cent mille hommes composant, dit-on, la 
division chinoise, il y a à faire une forte réduction. 

Le nombre des troupes mantchoues est à peu près 
évalué à soixante mille hommes. Nous pensons que ces 
soldats sont habituellement sous les armes et qu'ils s'oc- 
cupent avec assiduité de leur métier. Le gouvernement y 



CHAPITRE X. 439 

veille avec soin, car Tenipereur a grand intérêt à ce que 
ses troupes ne s'endorment pas dans Tinaction et conser- 
vent un peu de ce caractère guerrier qui leur a fait con- 
quérir l'empire. On leç traite, dit-on, avec beaucoup de 
sévérité ; les infractions et les négligences dans le service 
sont toujours rigoureusement punies, tandis que les 
troupes mongoles et chinoises sont abandonnées à elles- 
mêmes. Il est même probable que la dynastie ré- 
gnante favorise, jusqu'à un certain point, l'ignorance et 
l'inactivité des Chinois et des Mongols, afin de maintenir 
les Mantchous dans leur état de supériorité, et de se ré- 
server un facile moyen de défense en cas de révolte ou 
de sédition. Si les cinq cent mille soldats chinois étaient 
formés au maniement des armes et à la discipline mi- 
litaire aussi bien que les Mantchous, il suffirait d'un 
instant pour expulser de la Chine la race conqué- 
rante (1). 

La marine de l'empire chinois est de niveau avec son 
armée de terre ; elle se compose à peu près de trente 
mille marins distribués sur une quantité considérable 
de jonques de guerre. Ces bâtiments, Irès-élevés à la 
poupe et à la proue, d'une construction grossière et por- 
tant une voilure en nattes de bambou, manœuvrent très- 
difficilement ; incapables d'entreprendre des voyages de 
long cours, ils se contentent de parcourir les côtes et les 
grands fleuves, pour donner la chasse aux pirates qui 
paraissent fort peu les redouter. Les formes des jonques 
de guerre, de celles surtout qui naviguent dans l'inté- 
rieur de l'empire, sont très-variées. Il est à remarquer 

(l) Nous avons cra ne devoir rien changer à nos appréciations, 
écrite-8 avant l'insurrection chinoise. 



440 l'bmpibb €HmOI8. 

que, à quelques rares exceptions près, le fleuve Bleu a 
été, dans toutes les époques, le principal théâtre des ba- 
tailles navales que les Chinois ont eu à soutenir. Elles 
étaient très-fréquentes dans le temps où Tempire était 
divisé en deux. Les noms que portent les jonques 
servent quelquefois à donner une idée de leur forme. 
Ainsi, par exemple, on distingue le Centipède, à cause 
de ses trois rangées de rames représentant les nom- 
breuses pattes de ce hideux insecte ; le Bec (Tépervier, 
dont les deux extrémités également recourbées et possé- 
dant chacune un gouvernail lui permettent d'aller en 
avant et en arrière, sans virer de bord ; la Jonque à 
quatre roueSy deux à la proue et deux à la poupe, que 
des hommes font aller en tournant une manivelle. Ces 
bâtiments à roues remontent à une très-haute antiquité, 
et il n'a manqué à ce peuple inventif que l'application 
de la puissance de la vapeur, pour avoir en entier la 
découverte de Fulton. 

La bizarrerie des peintures vient encore le plus 
souvent ajouter à Fétrangeté des formes des jonques. 
On cherche à leur donner l'aspect d'un poisson, d'un 
reptile ou d'un oiseau. Ordinairement on voit à la proue 
deux yeux énormes, chargés, sans doute, d'épouvanter 
l'ennemi par Fatrocité de leur regard. Malgré toutes ces 
monstruosités, ce qui frappe encore le plus un étranger, 
c'est le désordre et la confusion qui régnent à l'intérieur. 
On rencontre souvent plusieurs ménages réunis, et il 
n'est pas rare de voir sur le pont des maisonnettes con- 
struites tout bonnement en maçonnerie. Les marins eu- 
ropéens ont pourtant toujours admiré l'ingénieuse idée 
qu'ont eue les Chinois de diviser le fond de leurs jonques 



GHAPITRB X. 441 

en divers compartiments séparés l'un de l'autre, de sorte 
qu'une voie d'eau ne peut jamais entraîner qu'un dom- 
mage partiel. C'est probablement à cause de l'efficacité 
de ce moyen qu'on n'a pas jugé nécessaire' d'établir des 
pompes à bord. 

Le gouvernement militaire de chaque province , 
placé» comme l'administration civile, sous la direction 
du vice-roi, comprend à la fois les forces de terre et de 
mer. En général, les Chinois font peu de différence en- 
tre ces deux genres de forces militaires, et les grades des 
deux services ont les mêmes noms. Les généraux des 
troupes sont appelés ti-tou; ils sont au nombre de seize, 
dont deux seulement appartiennent à la marine exclusi- 
vement. Ces officiers supérieurs ont chacun un quartier 
général, où ils réunissent la plus grande partie de leur 
brigade, et répartissent le reste dans les difierentes pla- 
ces de leur commandement. 11 y a en outre, comme 
nous Tavons déjà fait remarquer, plusieurs places fortes 
occupées par des troupes tartares et commandées par un 
kiang-kiun tartare, qui n'obéit qu'à l'empereur. Les 
amiraux, ti-tou, et les vice-amiraux, tsoung-pingy rési- 
dent habituellement à terre et laissent le commande- 
ment des escadres à des officiers secondaires. 

Les grades des mandarins militaires correspondent à 
ceux des mandarins civils, et sont également conférés à 
la suite des examens que les candidats sont obligés de 
subir dans les provinces ou à Péking, suivant l'impor- 
tance des grades; ainsi il y a des bacheliers et des doc- 
teurs es guerre aussi bien que des bacheliers et des doc- 
teurs es lettres. Les aspirants aux divers degrés de la 
hiérarchie militaire sont examinés sur certains livres de 

35. 



442 L EMPIRE CHINOIS. 

tactique, mais surtout sur leur habileté à tirer de Tare, 
à monter à cheval, à soulever et à lancer des pierres 
énormes, à escalader les murailles, à faire des tours de 
force, et à exécuter grand nombre d'exercices .gymnasti- 
ques inventés pour tromper et effrayer Tennemi. La 
littérature n'est pas entièrement exclue de ces examens; 
on exige des bacheliers qu'ils soient capables d'expliquer 
les livres classiques, et de faire une petite composition 
littéraire. 

D'après tout ce que nous venons de dire, on peut se 
former une certaine idée de l'armée chinoise. Il n'existe 
pas, peut-être, dans le monde entier, de plus misérables 
troupes, ni de plus mal équipées, de plus indisciplinées, 
de plus insensibles à l'honneur, de plus ridicules, en un 
mot ; assez fortes pour écraser par le nombre des hordes 
du Turkestan ou des bandes de voleurs, elles ont 
prouvé, dans la dernière guerre contre les Anglais, 
qu'elles étaient incapables de résister à des soldats euro- 
péens, même dans la proportion de cinquante contre un. 
Cette complète nullité de l'armée chinoise tient à plu- 
sieurs causes, dont les principales sont la longue paix 
dont l'empire jouit depuis plusieurs siècles, car les pe- 
tites guerres qu'elle a eu à soutenir sont insuffisantes 
pour ranimer chez un peuple l'esprit guerrier, la politi- 
que de la dynastie mantchoue qui cherche à tenir les 
Chinois dans l'impuissance de secouer le joug, l'entête- 
ment du gouvernement à ne vouloir admettre aucune 
réforme dans la tactique et les armes des temps anciens, 
enfin le discrédit qu'on cherche à répandre sur l'état 
militaire. Un soldat, selon l'expression chinoise, est un 
homme antisapèque, c'est-à-dire sans prix, sans valeur. 



CHAPITRE X. 443 

un homme qui ne peut pas être représenté par un dé- 
nie. Un mandarin militaire n'est rien à côté d'un officier 
civil; il ne doit agir que d'après l'impulsion qu'on lui 
donne ; il est le représentant de la force, de la matière, 
une machine à laquelle l'intelligence du lettré doit im- 
primer le mouvement. 

Ces causes, pourtant, sont purement accidentelles, et 
nous ne pensons pas que les Chinois soient radicalement 
incapables de faire de bons soldats. Ils sont susceptibles 
de beaucoup de dévouement, et même d'un grand cou- 
rage. Leurs annales sont aussi remplies de traits héroï- 
ques que celles des Grecs, des Romains et des peuples 
les plus guerriers. Quand on parcourt l'histoire de leurs 
longues révolutions et de leurs guerres intestines, on est 
souvent saisi d'admiration en voyant des populations en- 
tières, hommes, femmes, enfants, vieillards, tous, en 
un mot, soutenir, avec acharnement et enthousiasme, 
des sièges horribles, et défendre, jusqu'à complète ex- 
termination, les murs de leurs cités. Que de fois les ta- 
bleaux de ces luttes grandioses nous ont reporté à des 
temps plus modernes en nous rappelant la sublime dé- 
fense de Saragosse ! Nous avons remarqué, à plusieurs 
époques, des dévouements semblables à celui de ce fa- 
meux Russe qui eut le sombre et épouvantable courage 
de réduire Moscou en cendres pour sauver sa patrie. Et, 
dans les premiers temps de la dynastie mantchoue, les 
Chinois n'ont-ils pas eu le patriotisme et l'énergie de ra- 
vager eux-mêmes les côtes jusqu'à la distance de vingt 
lieues dans l'intérieur des terres, de renverser de fond 
en comble les villages et les cités, d'incendier les forêts 
et les moissons, de faire enfin un immense désert, pour 



444 L EMPIRE CHIH0I8. 

anéantir la puissance d'un formidable pirate, qui depuis 
longtemps tenait en échec toutes les forces de l'empire? 
On a beaucoup ri, beaucoup plaisanté de la manière 
dont se comportaient les soldats chinois devant les trou- 
pes anglaises. Après les premières décharges, on les 
voyait se débarrasser de leurs armes et prendre la fuite 
à toutes jambes, comme ferait un troupeau de moutons 
au milieu duquel une bombe éclaterait tout à coup. On 
en a conclu que les Chinois étaient des hommes essen- 
tiellement lâches, sans énergie et incapables de se battre. 
Ce jugement nous parait injuste. Nous avons toujours 
pensé que, dans ces circonstances, les soldats chinois 
avaient tout bonnement fait preuve de bon sens. Les 
moyens de destruction employés* par les deux partis 
étaient tellement disproportionnés, qu'il ne pouvait plus 
y avoir lieu à montrer de la bravoure. D'un côté, des 
flèches et des arquebuses à mèche, et, de l'autre, de 
bons fusils de munition et des canons chargés à mi- 
traille. Quand il était question de détruire une ville ma- 
ritime, c'était la chose la plus simple du monde ; une 
frégate anglaise n'avait qu'à s'embosser tranquillement 
à une distance voulue, puis, pendant que l'état-major, 
attablé sur la dunette, manœuvrait tout à son aise avec 
du Champagne et du madère, les matelots bombardaient 
méthodiquement la ville, qui, avec ses mauvais canons, 
ne pouvait guère envoyer des boulets qu'à moitié che- 
min de la frégate. Les maisons et les édifices publies 
s'écroulaient de toute^part, comme frappés de la foudre, 
l'artillerie anglaise était pour ces malheureux quelque 
chose de si terrible, de si surhumain, qu'ils finirent par 
s'imaginer avoir à combattre contre des êtres surnatu- 



CHAPITRE. X. 445 

rels. Comment avoir du courage dans une lutte sembla- 
ble? Incapables d'atteindre un ennemi qui les foudroyait 
tout à son aise, ils n'avaient qu'à se sauver, et c'est ce 
qu'ils firent, selon nous, avec beaucoup de prudence et 
de sagesse. Le gouvernement seul était blâmable de 
pousser au combat des milliers d'hommes, sans armes, 
en quelque sorte, et sans moyens de défense ; c'était les 
envoyer à une mort certaine et inutile. Les troupes an- 
glaises sont assurément pleines de valeur ; mais si un 
jour il arrivait, ce qu'à Dieu ne plaise, qu'elles n'eus- 
sent, pour défendre leur pays contre une armée euro- 
péenne, que les flèches et les arquebuses conquises sur 
les Chinois, elles seraient, nous en sommes convaincu, 
bientôt au bout de leur incomparable bravoure. 

11 est probable qu'il serait possible de trouver en 
Chine tous les éléments aécessaires pour organiser l'ar- 
mée la plus formidable qui ait jamais paru dans le 
monde. Les Chinois sont intelligents, ingénieux, d'un 
esprit prompt et plein de souplesse. Ils saisissent rapi- 
dement ce qu'on leur enseigne, et le gravent aisément 
dans leur mémoire. Ils sont, de plus, persévérants et 
d'une activité étonnante, quand ils veulent s'en donner 
la peine ; d'un caractère soumis et obéissant, respectueux 
envers l'autorité, on les verrait se plier sans effort à 
toutes les exigences de la discipline la plus sévère. Les 
Chinois possèdent, en outre, une qualité bien précieuse 
dans des hommes de guerre, et qu'on ne trouverait peut- 
être nulle part aussi développée que chez eux : c'est 
une incroyable facilité à supporter les privations de tout ^ 
genre. Nous avons été souvent étonné de les voir endu- 
rer, comme en se jouant, la faim, la soif, le froid, le 



446 l'eMPIBE CHIlfOIS. 

chaudy les difficultés et les fatigues des longues courses. 
Ainsiy sous le rapport intellectuel et physique. Us ne 
paraissent laisser rien à désirer. Pour ce qui est du 
nombre, on en aurait par millions tant qu'on vou- 
drait. 

L'équipement de cette immense armée serait encore, 
probablement, peu difficile. Il ne serait pas nécessaire 
d'avoir recours a:n nations étrangères; on trouverait 
abondamment dans leur pays tout le matériel désirable, 
et des ouvriers sans nombre, bien vite au courant des 
nouvelles inventions. 

La Chine offrirait surtout des ressources incomparables 
pour la marine. Sans parler de la vaste étendue de ses 
côtes, où de nombreuses populations passent en mer la 
majeure partie de leur vie, les grands fleuves et les lacs 
immenses de l'intérieur, toujours encombrés de pê- 
cheurs et de jonques de commerce, pourraient fournir 
des multitudes d'hommes habitués dès leur enfance à la 
navigation, agiles, expérimentés, et capables de devenir 
d'excellents marins pour les longues expéditions. Les 
officiers de nos navires de guerre, qui ont parcouru les 
mers de Chine, ont été souvent déconcertés de rencon- 
trer au large, fort loin des côtes, des pêcheurs affrontant 
audacieusement la tempête, et conduisant avec habileté 
leurs mauvaises barques à travers les vagues énormes 
qui menaçaient à chaque instant de les engloutir. La 
construction des navires sur le modèle de ceux des 
Européens ne leur offrirait aucune difficulté, et il ne leur 
faudrait que peu d'années pour lancer à la mer des 
flottes telles qu'on n'en a jamais vu. 

Nous comprenons que cette armée immense, ces 



1 

i 



CHAPITRE X. 447 

avalanches d'hommes descendant du plateau de la haute 
Asie, comme au temps de Tchinggis-khan, et ces in- 
nombrables bâtiments chinois sillonnant toutes les mers, 
et venant encombrer nos ports, tout cela doit paraître 
bien fantastique à nos lecteurs. Nous sommes nous- 
même assez porté à croire que ces choses ne se réalise- 
ront pas, et cependant, quand on connaît bien la Chine, 
cet empire de trois cents millions d'habitants, quand on 
sait combien il y a de ressources dans les populations 
et dans le sol de ces riches et fécondes contrées, on se 
demande ce qui manquerait à ce peuple pour remuer le i 
monde et exercer une grande influence dans les afiFaires 
de l'humanité. Ce qui lui manque, c'est peut-être un 
homme, et voilà tout; mais un homme d'un vaste 
génie, un homme vraiment grand, capable de s'assi- 
miler tout ce qu'il y a encore de puissance et de vie 
dans cette nation, plus populeuse que l'Europe, et 
qui compte plus de trente siècles de civilisation. S'il 
venait à surgir un empereur à larges idées et doué d'une 
volonté de fer, un esprit réformateur, déterminé à briser 
hardiment avec les vieilles traditions, pour initier son 
peuple aux progrès de l'Occident, nous pensons que 
cette œuvre de régénération marcherait à grands pas, 
et qu'un temps viendrait, peut-être, où ces Chinois, 
qu'on trouve aujourd'hui si ridicules, pourraient être 
pris au sérieux, et donner même de mortelles inquiétu- 
des à ceux qui convoitent si ardemment les dépouilles 
des vieilles nations de l'Asie; 

Le jeune prince mantchou qui, en i 850, est monté 
sur le trône impérial, ne sera pas probablement le grand 
et puissant réformateur dont nous parlons. Il a inauguré 



448 L^niPitB CHmois. 

sa politique en faisant dégrader ou mettre à mort les 
quelques hommes d'État qui, sous le règne précédent, 
pressés par les canons de F Angleterre, s'étaient tus dans 
la nécessité de faire des concessions aux Européens. Les 
hauts dignitaires qui forment son conseil ont été choisis 
parmi les partisans les plus obstinés des yieilles traditions 
et de Fancien régime ; à la place des sentiments de to- 
lérance que manifestaient les autorités des cinq ports 
ouverts au commerce, ont succédé toutes les antipathies 
traditionnelles. On a usé de tous les moyens pour éluder 
les traités ; sous l'influence de la nouvelle politique, les 
relations entre les consuls et les mandarins se sont en- 
venimées, et les quelques concessions de l'empereur dé- 
funt sont devenues presque illusoires. 

11 est évident, pour les moins clairvoyants, que le 
but du gouvernement mantchou est de dégoûter les Eu- 
ropéens et de rompre avec eux ; il n'en veut à aucun 
prix. Cependant la Chine se trouve maintenant trop rap- 
prochée de TEurope pour qu'il lui soit permis de mener 
encore longtemps, au milieu du monde, une vie solitaire 
et isolée ; si la dynastie tarlare ne prend elle-même l'ini- 
tiative d'un changement de politique, elle y sera forcée 
tôt ou tard par son contact avec les peuples occidentaux, 
ou peut-être encore par rinsurrection qui, depuis quel- 
que temps, a éclaté dans les provinces méridionales, et 
qui, faisant tous les jours de rapides progrès, pourrait 
fort bien tourner à une révolution sociale, et changer 
complètement la face de l'empire. Notre séjour dans la 
ville de Kin-tcheou, à la suite de Témeute occasionnée 
par les jeux nautiques, nous prouva que les Mantchous 
ne jouissaient pas d'une grande popularité, et que les 



CHAPITRE X. 449 

Chinois ne demanderaient qu'une bonne occasion pour 
s'en débarrasser. 

Nous nous arrêtâmes deux jours à Kin-tcheou, dans 
le but de faire bien reposer nos naufragés, et de leur 
donner le temps nécessaire pour recomposer du mieux 
possible leur petit équipement. Les autorités de la yille 
étant tout à fait absorbées par les graves événements 
qui venaient de se passer, nous respectâmes leurs préoc- 
cupations et n'eûmes avec elles que les rapports indis- 
pensables; nous les vîmes cependant assez pour les 
décider à indemniser les hommes de l'escorte qui avaient 
perdu leur bagage dans le fleuve Bleu. La répartition 
se fit avec une générosité si inespérée, que presque 
tout le monde se trouva plus riche après qu'avant le 
naufrage. 

Notre dernière navigation avait été si malheureuse, 
que personne n'eut envie de recommencer; maître Ting 
lui-même crut prudent de mettre un frein à son ardeur 
pour les spéculations ; il lui sembla que les bénéfices 
réalisés, en doublant par eau les étapes, ne valaient pas 
la peine de s'exposer au danger d'avoir le mal de mer 
et de se noyer ; gagner sa journée régulièrement, et sur 
terre, était chose plus sûre. Les mandarins de Kin- 
tcheou n'eussent d'ailleurs jamais consenti à nous laisser 
embarquer, de peur de tomber dans les mêmes em- 
barras que le préfet de Song-tche-hien ; pour nous, 
quoique moins fatigués en voyageant par eau que par 
terre, et persuadés que, de part et d'aulre, il y avait à 
peu près une égale somme de dangers et d'inconvénients, 
nous ne voulûmes pas, cependant, suivre notre attrait 
particulier et nous décider en faveur du fleuve Bleu. 



450 l'bmpirb CDIHOIS. 

Nous nous contenlAmes d'avertir mattre Ting que nous 
ferions route avec la même indifférence, par terre ou 
par eau, sur une barque ou dans un palanquin. 

Ce fut en palanquin que nous partîmes de Kin-tcheou. 
Nous laissâmes cette ville dans un état semblable à celui 
où nous l'avions trouvée en arrivant ; son mouvement 
commercial ne s'était pas encore rétabli, les boutiques 
restaient à moitié fermées, et le petit nombre d'habi- 
tants qu'on rencontrait dans les rues avaient le regard 
plein de méfiance et de mécontentement ; toutefois cette 
teinte sombre*et rembrunie ne dépassait pas les limites 
de la ville. En dehors des murs nous retrouvâmes les 
Chinois avec leur caractère gai, alerte et empressé ; dans 
la campagne surtout on paraissait peu se préoccuper de 
la querelle des jeux nautiques ; chacun était à ses tra- 
vaux; la nature entière, gracieuse, souriante, et dans la 
plus parfaite harmonie, semblait vouloir nous faire 
oublier Taspect triste et soucieux de la ville ; les fleurs, 
encore humides et brillantes de rosée, s'épanouissaient 
aux premiers rayons du soleil ; les oiseaux folâtraient 
parmi les moissons, se poursuivaient dans le feuillage 
des arbres, puis allaient se poster à l'écart sur une bran- 
che pour se renvoyer mutuellement de délicieuses mélo- 
dies. Le long de la route nous rencontrions des bandes 
de petits enfants chinois, coiffés d'un large chapeau de 
paille, et faisant brouter l'herbe des fossés par des chè- 
vres, des ânes, d'énormes bufQes, ou quelque maigre 
cheval ; on entendait de loin le gazouillement de ces 
marmots, on les voyait sauter et cabrioler sans se préoc- 
cuper assurément de la race tartare-mantchoue; les 
uns essayaient de grimper sur les buffles et de s'y tenir 



CHAPITRE X. 451 

à califourchon, tandis que les autres harcelaient rani- 
mai pour procurer la culbute du cavalier. Quand nos 
palanquins arrivaient, tous ces petits tapageurs gar- 
daient un profond silence et prenaient une attitude grave, 
modeste, mais où il était toujours facile de démêler plus 
de malice que d'ingénuité ; à peine les palanquins 
étaient-ils passés, que leur folâtrerie, un instant com- 
primée, reprenait sa revanche. Après nos tristes aven- 
tures sur le fleuve Bleu, et deux journées passées dans 
une ville encore agitée par le souffle de la discorde, 
Taspect toujours ravissant et enchanteur d'une belle 
campagne nous fit du bien ; la tristesse dont nous étions 
accablés se dissipa peu à peu, et nous sentîmes que la 
douceur et la sérénité de l'air passaient en quelque sorte 
dans nos pensées. 

Ce suave épanouissement de notre âme ne dura guère 
plus que celui des fleurs des champs. Quel prodige d'é- 
nergie et de faiblesse que le cœur de l'homme! S'il faut 
peu de chose pour le relever et le fortifier, un souffle 
aussi est capable de l'abattre. L'aspect de la campagne 
et la fraîcheur de la matinée avaient suffi pour nous vi- 
vifier; mais, aussitôt que les ardeurs du soleil et la pe- 
santeur de l'atmosphère eurent courbé les plantes et 
flétri les pétales des fleurs, nous aussi nous tombâmes 
dans l'afiaissement; à mesure que l'air et la terre s'é- 
chauffaient, la brise, qui soufflait le matin, s'affaiblit 
insensiblement, et, vers midi, elle tomba tout à fait; 
alors nous n'eûmes plus, pour ainsi dire, que du feu à 
respirer. Les Chinois, quoique habitués à ces redouta- 
bles chaleurs, étaient comme suffoqués ; de temps en 
temps nous allions nous reposer à l'ombre des grands 



482 l'bmpibk chinois. 

arbres que nous rencontrions sur la route ; mais nous 
étions partout comme dans une fournaise, et, à Tombre 
même, on n'éprouvait pas une différence sensible. 

Cette affreuse journée fut suivie d'une nuit encore 
plus fatigante ; outre que le temps s'était très-peu ra- 
fraîchi, nous fûmes torturés, sans relâche, par des 
essaims de moustiques qui changèrent en long supplice 
nos heures de repos. Nous nous trouvions alors dans un 
pays plat, humide, marécageux, où ces abominables 
insectes pullulent d'une manière incroyable; comme ils 
redoutent les fortes chaleurs, ils vont, pendant la jour- 
née, se réfugier sous les herbes, au bord de l'eau, ou 
dans les endroits les plus sombres ; quand vient la nuit, 
ils sortent de leurs repaires, inquiets, affamés, pleins de 
colère, et se ruent avec acharnement sur leurs malheu- 
reuses victimes ; il est impossible de s'en préserver, car 
ils savent si bien s'insinuer par les plus petites ouvertu- 
res, que bientôt le moustiquaire en est encombré. Ceux 
qui ont eu occasion de faire connaissance avec les mous- 
tiques doivent comprendre ce que doit être une nuit 
passée en leur compagnie. 

Tout faisait présumer que ce temps durerait encore 
pendant plusieurs jours. Nous nous sentions si incapa- 
bles de continuer notre voyage dans une pareille saison, 
que nous résolûmes de nous arrêter au premier poste 
convenable pour y laisser passer les chaleurs caniculai- 
res. Nous étions sur le point de manifester ce plan à nos 
conducteurs, lorsque notre domestique eut une idée ma- 
gnifique. 11 parait, nous dit- il, que, depuis quelques 
jours, vous ne vivez pas avec bonheur? — Tu as raison, 
Wei-chan, lui répondîmes-nous, nous souffrons beau- 



CHAPITRE X. 453 

coup ; nos forces sont épuisées. — Qui en clouterait ? 
Quand on a de grandes fatigues le jour et point de repos 
la nuit, d'où Tiendraient les forces? Voici l'époque où les 
rayons du soleil et les piqûres des moustiques sont re- 
doutables ; il paraît pourtant qu'on pourrait se mettre 
à l'abri des uns et des autres. — Tu crois vraiment qu'il 
y aurait un moyen? — Oui, et fort simple ; les mousti- 
ques eux-mêmes me l'ont indiqué. Ces insectes dorment 
le jour et voyagent la nuit. 11 n'y a qu'à faire comme 
eux ; voilà le moyen de se mettre à l'abri du soleil et des 
moustiques... Cette idée nous parut excellente. — Bien 
trouvé ! dimes-nousà notre domestique, tu es un homme 
de ressource, ton avis est plein de simplicité et de sa- 
gesse, et tu verras ce soir que nous essayerons de le 
mettre en pratique. 

Quand Wei-chan eut cette soudaine et heureuse illu- 
mination, nous étions au moment le plus chaud de la 
journée, assis sous le vestibule de la petite pagode d'un 
village. Nous avions déjà parcouru la moitié de notre 
route et nous nous reposions un peu avant de continuer. 
Les paysans de l'endroit s'étaient empressés de nous 
apporter des provisions et de profiter de notre passage 
pour gagner quelques sapèques. Pendant que nous cher- 
chions à éteindre le feu qui nous consumait, en avalant 
de grandes tasses de thé et en mâchant des morceaux 
de canne à sucre, nos mandarins se rafraîchissaient en 
fumant l'opium dans l'étroite cellule du bonze. Les 
soldats et les porteurs de palanquin, étendus sur le 
chemin, dormaient profondément au milieu de la 
poussière et sous les rayons d'un soleil dévorant ; notre 
domestique, seul avec nous à l'ombre du large toit 



454 l'empirb chinois. 

de la pagode, nous faisait part de la méthode quMl 
veQait d'imaginer pour nous préserver du chaud et des 
moustiques. 

Aussitôt que nous fûmes arrivés à la station où nous 
devions passer la nuit, nous communiquâmes notre 
projet à maître Ting et au premier magistrat du lieu. 
D'abord on nous fit de Topposition ; on trouva qu'il 
n'était pas bon, qu'il était même très-mauvais de Toyar 
ger après le crépuscule du soir, et le grand motif, c'est 
que la chose était inusitée et qu'il ne fallait pas interyer- 
tir l'ordre du jour et de la nuit. On voyait bien qu'il y 
avait, dans ce nouveau plan, des avantages incontesta- 
bles ; mais que dirait-on, que penseraient les gens du 
pays, en nous voyant aller ainsi contre tous les usages ? 
Tout ce que nous pouvions alléguer venait se briser 
contre cette raison fondamentale. Nous avions bien un 
moyen fort simple de mettre le magistrat de notre côté ; 
il n'y avait qu'à dire très-sérieusement que, étant dans 
l'impossibilité de voyager avec les fortes chaleurs de 
l'été, nous allions attendre des jours plus frais et nous 
reposer jusqu'à l'automne ; mais nous aimâmes mieux 
lui faire comprendre que, étant d'un pays où l'on avait 
l'habitude de voyager encore plus de nuit que de jour, 
il n'était pas convenable de nous empêcher de suivre 
nos usages. Ce motif fit quelque impression, et une esta- 
fette monta immédiatement à cheval pour aller avertir 
sur la route qu'à l'avenir nous ferions nos étapes pen- 
dant la nuit. 

On remarque toujours, dans le caractère chinois, 
non pas le calme et la gravité du phQosophe, comme 
bien des gens se l'imaginent en Europe, mais, au con- 



CHAPITRE X. 455 

traire, la légèreté et la versatilité de l'enfant. Ainsi, dans 
cette circonstance, les gens de Tescorte paraissaient géné- 
ralement répugner à notre nouveau plan de voyage ; 
aussitôt que la détermination fut prise et qu'il fut bien 
arrêté que nous partirions le soir même, tout le monde 
était dans l'impatience. Les mandarins et les soldats 
riaient, chantaient, folâtraient et se promettaient un 
bonheur infini. On ne voulait pas même se donner le 
temps de prendre le repas du soir et de faire les prépa- 
ratifs nécessaires ; à chaque instant on venait nous trou- 
ver pour nous dire qu'il était nuit et qu'il fallait se mettre 
en route. Msdtre Ting entra brusquement dans la cham- 
bre où nous nous étions retirés pour réciter nos prières 
et fit rouler à nos pieds, avec un grand fracas, comme 
un énorme paquet de bûches qu'il portait sur ses épau- 
les. Tenez, dit-il, voilà de belles torches en bois résineux, 
pour nous éclairer en chemin ; ça sera beau à voir... Et, 
en disant cela, il trépignait de joie comme un enfant. 
Nous lui fîmes observer qu'il nous dérangeait, et il en 
fut quitte pour recharger son paquet de torches. 

Enfin, vers dix heures du soir, nous quittâmes le pa- 
lais communal. En traversant la ville nous ne remar- 
quâmes pas que notre manière d'aller eût rien de bien 
extraordinaire. Les rues chinoises sont tellement sillon- 
nées de lanternes de toute grandeur, de toute forme et 
de toute couleur, que la petite illumination que nous 
traînions à notre suite se confondait avec ces nombreuses 
lumières, dont nos yeux étaient éblouis. Cependant, lors- 
que nous fûmes un peu loin dans la campagne, nous 
pûmes contempler tout à notre aise notre propre splen- 
deur, sans crainte d'égarer nos admirations sur les lan*- 



456 L EMPIRB CHINOIS. 

teraes du public. Le spectacle changeant et fan ta. 
qui se déroulait le long de la route nous captiva 
temps et égaya beaucoup notre imagination • Les ea v< 
qui allaient en avant, en véritables éclaireurs, étaient 
nis de grosses torches, répandant de grandes fla tniiiGs 
geâtres avec une abondante fumée ; puis venaient les 
tons, chacun avec sa lanterne d'une forme et d^une dîn 
sion particulières. Les palanquins étaient aussi illunii 
par quatre lanternes rouges suspendues aux quatre ce 
de leur dôme. Toutes ces lumières, qui tantôt s'élevaie 
tantôt s'abaissaient, suivant les inégalités du terrain, 
se croisaient dans tous les sens par les nombreuses év 
lutions des voyageurs, offraient un aspect tellement à 
vertissant, qu'on n'avait pas le temps de s'apercevoir d 
la longueur du chemin. Le reflet de cette grande iliu 
mination, se projetant au loin dans la campague, éclai 
rait à moitié les fermes, les moissons, les arbres, tom 
les objets de la route, et leur donnait les formes les plus 
bizarres. Toute la caravane était dans la joie ; on chan- 
tait, on quolibétait, et quelquefois on s'amusait à faire 
partir des pétards et à lancer dans les airs quelques fu- 
sées ; car il n'y a jamais, en Chine, de bonheur complet 
sans feu d'artifice. Notre domestique, Wei-chan, était, 
comme de juste, le plus heureux de la bande ; il venait 
de temps en temps voltiger autour de notre palanquin, 
et nous ne manquions jamais de lui donner ce qu'il 
cherchait, c'est-à-dire les compliments que méritait sa 
précieuse découverte. 

Jamais, en effet, nous n'avions vu un voyage exécuté 
avec plus d'agrément. D'abord la route était un spec- 
tacle, un divertissement perpétuel, et nous jouissions, 



CHAPITRE X. 457 

en outre^ d'une température tolérable ; la nuit n'était 
pas, il est vrai, d'une extrême fraîcheur, mais, au 
moins, nous pouvions respirer et nous sentir vivre. 

Vers une heure du Ynatin, nous vîmes venir vers nous 
une illumination qui^ sauf les torches résineuses, était 
assez semblable à la nôtre. Quand elles se furent jointes, 
elles se mêlèrent, se confondirent, et puis marchèrent 
ensemble. Nous étions arrivés à une petite ville de troi- 
sième ordre, où nous devions nous arrêter pour dîner. 
Le magistrat du lieu, qui nous attendait, avait eu Patr- 
tention de nous envoyer tous les porte-lanternes de son 
tribunal, pour nous faire la conduite. Le service avait 
été si bien réglé, que nous n'éprouvâmes pas une mi- 
nute de retard. Nous trouvâmes le dîner servi à point; 
tout le monde fut d'un excellent appétit, et, après avoir 
salué les fonctionnaires qui étaient venus nous tenir 
compagnie, nous reprîmes notre pérégrination nocturne. 
Nous arrivâmes au relais avant le lever du soleil. Dès 
que nous fûmes installés dans le palais communal, nous 
reçûmes quelques visites des mandarins, et puis, sans 
nous mettre en peine de la non*coïncidence de l'heure, 
nous soupâmes de manière à ne pas laisser du tout soup- 
çonner à nos amphitryons que nous avions déjà fort bien 
dîné à une heure du matin. 

Le moment où les moustiques ont l'habitude de se 
coucher étant arrivé, nous allâmes nous mettre au lit. 
L'observation de Wei-chan fut trouvée extrêmement 
juste; ces redoutables moucherons qui, après avoir 
vagabondé pendant toute la nuit, avaient sans doute 
besoin de repos, nous laissèrent dormir d'un paisible et 
profond sommeil jusqu'à la fin du jour. 

1. 36 



458 l'expire chinois. 

Nous suivîmes ce nouyeau régime, et nous nous en 
trouvAmes mieux ; mais nos forces avaient été teilemen.! 
épuisées par de si longues fatigues, qu'étant tombé sé- 
rieusement malade à Kuen-kiang-hien, ville de troi- 
sième ordre, nous dûmes interrompre notre Toyage. 



FIN DU TOME PREMIER. 



TABLE DES MATIERES 



Préface 

CHAPITRE PREMIER. 

Organisation du départ. — Nouveau costume. — Départ de Ta-tsien- 
lou. — Derniers adieux de l'escorte thibétaine. — Aspect delà route. 
— Pont suspendu sur la rivière Lou. — Famille de notre conduc- 
teur. — Porteurs de palanquin. — Longues caravanes de portefaix. — 
Grande émeute à notre sujet dans la ville de Ya-tcheou. — Le pays 
prend définitivement le caractère chinois. — Arcs de triomphe et 
monuments érigés en l'honneur des vierges et des veuves. — Palais 
communaux pour les grands mandarins en voyage. — Découverte 
d'une famille chrétienne. — Aristocratie de Khioung-tcheou. — In- 
troduction et ravages de Topium en Chine. — Magnifique monastère 
de bonzes. — Entrevue avec un chrétien de la capitale du Sse-^ 
tchouen. — Arrivée à Tching-tou-fou 1 

CHAPITRE II. 

Entretien avec le préfet du Jardin de fleurs. — Logement dans le tri- 
bunal d'un juge de paix. — Invitation à dîner avec les deux préfets 
de la ville. — Conversation avec c«s deux hauts fonctionnaires. — 
On nous assigne deux mandarins d'honneur pour charmer nos loi- 
sirs. — Jugement solennel par-devant tous les tribunaux réunis. — 
Divers incidents de ce jugement. — Rapport adressé à l'empereur à 
notre sujet, et réponse de l'empereur. — Édits impériaux en faveur 
des chrétiens obtenus par l'ambassade française en Chine. — Insufil- 



460 TABLB DB9 lUTfiRKg. 

flance de ces édite. » Comparution devant le vice-rof. — Portrait 
de ce personnage. -^ Dépêche du Tice-roi à l'emperear. — Entre- 
tien arec le vice-roi 42 



CHAPITRE III. 

Tching-tou-fou, capitale de la province dnSse-tchouen. — Nombreuses 
visites de mandarins. — Principe constitutif du gouvernement chi- 
nois. — L'empereur. — Bizarre organisation de la noblesse chinoise. 

— Administration centrale de Péiiing. — Les six cours souveraines. 

— Académie impériale. — Moniteur de Péking. — Gazettes de pro- 
vince. — Administration des provinces. ^ Rapacité des mandarins. 

— Vénalité de la Justice. — Famille du juge de paix. — Ses deox 
flls. — Le maître d'école. — Instruction primaire très-répandue en 
Chine.— Urbanité chinoise. — Système d'enseignement. — Livre élé- 
mentaire. — Les quatre livres classiques. — Les cinq livres sacrés. 

— Organisation du départ. — Dernière visite au vice-roi 87 

CHAPITRE IV. 

Départ de Tching-tou-fou. — Lettre jetée dans notre palanquin, à la 
porte delà ville. ~ Christianisme en Chine. —Son introduction au 
cinquième et au sixième siècle. — Monument et inscription de Si- 
ngan-fou . — Progrès du christianisme en Chine au quatorzième siècle. 

— Arrivée des Portugais en Chine. — Macao. -* Le P. Mattliieu Ricci. 

— Départ des premiers missionnaires français. — Prospérité de la re- 
ligion sous l'empereur Khang-hi. — Persécution de l'empereur Young- 
tching. — Délaissement des missions. — Nombreux départs de nou- 
veaux missionnaires. — Coup d'œil sur l'état actuel du christianisme 
en Chine. — Motifs de l'hostilité du gouvernement à l'égard des chré- 
tiens. — Indiflférentisme des Chinois en matière de religion. — 
Exemple de cet indifférentisme. — Honneurs qui nous sont rendus en 
route. — Halte à un palais communal. — Escroquerie de maître 
Ting.— Navigation sur le fleuve Bleu.— Arrivée à Kien-tcheou. H6 

CHAPITRE V. 

Contestations avec les mandarins de Kien-tcheou. — Intrigues pour nous 
empêcher d'aller au palais communal. — Magnificence de ce palais. 



TABLE DES HATIÈRES. 461 

— Le Jardin de Sse-ma-kouang. — Cuisine chinoise. — État des 
routes et des voies de communication. — Quelques produits de la 
province du Sse-tchouen. — Usage du tabac à fumer et à priser. — 
Tchoung-khing, ville de premier ordre. — Cérémonies observées par 
les Chinois dans les visites et les conversations d'étiquette. -^ Appa- 
rition nocturne. — Veilleurs et crieurs de nuit. — Les incendies en 
Chine. — Addition d'un mandarin militaire à l'escorte. — Tchang- 
tcheou-hien, ville de troisième ordre. — Mise en liberté de trois pri- 
sonniers clu*étiens. — Pratique superstitieuse pour demander la 
pluie. — Le dragon de la pluie exilé par l'empereur 1 94 



CHAPITRE VI. 

Mauvaise et dangereuse route. — Leang-cban, ville de troisième ordre. 
Contestations entre nos conducteurs et les mandarins de Leang- 
chan. — Un jour de repos. — Nombreuses visites de chrétiens. — Un 
mandarin militaire de l'escorte se compromet. — 11 est exclu de notre 
table. — Grand jugement présidé par les missionnaires. — Détails de 
ce singulier jugement. — Acquittement d'un chrétien et condamna- 
tion d'un mandarin. — Sortie triomphale de Leang-chan. — Servi- 
tude et abjection des femmes en Chine. ^ Leur réhabilitation par le 
christianisme. — Maître Ting prétend que les femmes n'ont pas 
d'àme. — Influence des femmes dans la conversion des peuples. — 
Arrivée à Yao-tchang. — Hôtel des Béatitudes. — Logement sur un 
théâtre. — Navigation sur le fleuve Bleu. — La comédie et les comé- 
diens en Chine 343 

CHAPITRE Vn. 

Temple des compositions littéraires. — Querelle avec un docteur.— Un 
bourgeois à la cangue. — Sa délivrance. ^ Visite au tribunal de On- 
chan. — Préfet et commandant militaire de Ou-chan. — Médecine 
légale des Chinois.^ Inspection des cadavres.— Fréquents suicides en 
Chine. —Considérations à ce sujet. — Singulier caractère de la poli- 
tesse chinoise. — Limites qui séparent la frontière du Sse tchouen et 
celle du Hou-pé. — Coup d'œil sur le Sse-tchouen. — Ses principales 
productions. — Caractère de ses habitants. — Kouang-ti, dieu de la 
guerre et patron de la dynastie mantchoue. — Culte ofliciel qu'on lui 
rend. —Puits de sel et de feu. -Connaissances scientifiques des Chi- 
nois. — Ëtat du christianisme dans la province du Sse-tchouen. 289 



46S TABLE DES MATIÈRES, 

CHAPITRE VIII. 

ArriTée à Pa-toung, yille frontière de la pro^nee du Hou-pé. — Exa- 
mens littéraires. — Caractère du bachelier chinois. — Condition des 
écrivains. — Langue écrite. — Langue parlée. — Coup d'œil sur la lit- 
térature chinoise. ^ Le Céleste Empire est une immense bibliothèque. 
^ Étude du chinois en Europe.— Embarquement sur le fleuve Bleu. 
^Douane de sel.— Mandarin contrebandier.— Argumentation avec 
le préfet de I-tchang-fou. — Un mandarin veut nous enchaîner. — 
Système des douanes en Chine. — I-tou-hien, ville de troisième 
ordre. — Aimable et intéressant magistrat de cette ville. —Connais- 
sances géographiques des Chinois. — Récit d'un voyageur arabe en 
Chine, dans le neuvième siècle de Père chrétienne 330 

CHAPITRE IX. 

Noms que les Chinois donnent aux royaumes d'Europe. —Origine des 
mots Chine et CAmow.— Explication de divers noms que les Chinois 
donnent à leur empire. —Bon et vénérable préfet de Song-tche-hien. 

— Portrait des anciens mandarins. — Les saintes instructions des 
empereurs. — Un Khorassanien à la cour impériale. — Détails sur 
les mœurs des anciens Chinois. — Causes de la décadence des Chi- 
nois. — Moyens employés par la dynastie mantchone pour consolider 
son pouvoir. — L'exclusion des étrangers n'a pas toujours existé en 
Chine. — Mauvaise politique du gouvernement. — Pressentiment 
général d'une révolution. — Navigation sur le fleuve Bleu. — Tem- 
pête. — Perte des vivres. — Triple échouement sur la côte. — Nau- 
frages. — Les naufragés ^ 373 

CHAPITRE X. 

Ville chinoise en état de siège.— Jeux nautiques sur le fleuve Bleu.— 
Querelle entre les vainqueurs et les vaincus. — Guerre civile à Kin- 
tcheou. — Coup d'œil sur les forces militaires de l'empire chinois. 

— Découverte de deux soldats dans la résidence d'un missionnaire. 

— Description d'une revue extraordinaire des troupes. — Politique 
de la dynastie mantchoue à l'égard des soldats.— Marine chinoise. — 
Raison du peu de courage des Chinois pendant la dernière guerr 



TABLE DES MATIÈRES. 463 

avec les Anglais. — Ressources de Tempire pour la formation d'une 
bonne armée et d'one puissante marine. — Il manque à la Chine un 
grand réformateur. — Départ de Kin-tcheou. — Route par terre. — 
Grande chaleur. — Voyage, pendant la nuit, à la lueur des torches 
et des lanternes • 419 



FIN DE LA TABLE DU TOMB PREMIER. 



CoRBiiL I typogr. et stér. de Cûtï. 



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14 DAY USE 

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LOAN DEPT. 

This book is due on die last date stamped below, or 

on the date to wliich renewed. 

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