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L'EMPIRE CHINOIS
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162
Tl PRÉFACE.
« pourrons trouver au milieu des travaux du saint
€ ministère (1)... »
L'occasion nous a semblé des plus favorables pour
accomplir ce dessein, et, à défaut d'autre mérite,
nos observations sur les Chinois auront, au moins,
un caractère d'actualité, puisque nous les livrons
au public au moment oii la situation politique de ce
grand peuple excite l'attention et l'intérêt de tous
les esprits.
Voilà, en effet, que cet empire immense, qui,
depuis tant d'années, semblait se complaire dans
une profonde indifférence politique, et que les ma-
nifestations belliqueuses de l'Angleterre avaient à
peine ému, voilà que ce colosse a été brusquement
ébranlé sur ses vieilles bases par une de ces commo-
tions terribles qui passent rarement sans altérer les
formes anciennes, et qui laissent après elles quel-
quefois des institutions meilleures, toujours des ca-
davres et des ruines.
Si les causes premières de l'insurrection chinoise
sont à peu près complètement ignorées en Europe,
on connaît, du moins généralement, ses causes occa-
sionnelles. C'est d'abord un trait isolé de brigandage;
(1) Souvenirs d'un voyage dans la Tartarie et le Thibet, t. 11,
p. 513.
PRÉFACE. Yll
puis la réunion de quelques scélérats cherchant à
résister à la répression des mandarins. On voit
bientôt surgir une petite armée, recrutée dans la lie
des populations, et qui peut donner de sérieuses
inquiétudes au vice-roi de la province de Kouang-
si... Enfin le vulgaire capitaine de voleurs, devenu
hier chef de bande, se proclame généralissime, fait
intervenir la politique et la religion dans sa révolte,
appelle à lui les sociétés secrètes qui pullulent dans
l'empire, se déclare le restaurateur de la nationa-
lité chinoise contre l'usurpation de la race tartare-
mantchoue, prend le titre d'empereur, sous le nom
fastueux de Tien-lé^ « Vertu céleste » se dît frère
cadet de Jésus-Christ. . . ; et c'est ainsi qu'un empire
de trois cents millions d'hommes est mis à deux
doigts de sa perte, et menacé d^une dissolution pro-
chaine.
On s'étonnera peut-être qu'une petite rébellion
de bandits ait pu grandir ainsi peu à peu au point
de devenir formidable, et de revêtir un caractère
en quelque sorte national ; mais, pour qui connaît
la Chine et son histoire, il n'y a là rien de bien
surprenant. Ce pays a toujours été la terre classique
des révolutions, et ses annales ne sont que le récit
d'une longue suite de commotions populaires el de
Ylil PftÉFACB»
bouleversemente p(riitiques. Dans uoe période d«
temps donDée^ depuis Tân 420^ date de rentrée
des Francs dans les OauleSi jusqtt'eo i644^ où
Louis XIV monta sur le trône de France, et où leé
Tartares s'établissaient à Péking, dans cette péiiode
de doufce cent yingt*quatré ans^ la Chine a eu quinze
changements de dynastie^ et tous a^eoelptgtiés d'ef-
froyables guerres civiles.
Depuis renvahîfisealeDt de la Ghîney en 1644,
par la race tartare-mantdioue, la nation paraissait,
il est vrai, tout à fait indifférente à la situation
politique du pays. L'amour du lucre et des jouis-
sances matériellessemblaitrabsorbereiclusivemeQtv
Il y avait cependant, au milieu de ce peuple scepti-
que et cupide, un germe puissant et vivace, que lé
gouvernement tartane ne put jamais extirper ^ L'em-
pire était couvert de sociétés secrètes dont lés
affiliés voyaient avec impatience la domination
mantchoue et nourrissaient l'iij^e d'un retavei^e^
mrat de dynastie pour arriver à un gouvernement
national. Ces innombrables conspirateurs étaient
tous des hommes pi'êts pour la lutte^ déterminés
à s^uyer toute k-évolte, de quelque part qu'en vint
le signal^ qu'elle fût l'ioeuvre d'un vice-m mécon^
tent ou d'un voleur de grand chemin. D'un autre
PBiPACB. IX
côté, les agents du gouyerneoient ne contribuaient
pas peu, par leur conduite envers le peuple, à pro-
voquer le déchaînement de la tempête. Leurs exac-
tions inouïes avaient comblé la ipesure, et un grand
nombre de Chinois, poussés les uns par l'indigna-
tion, les autres par la misère et le désespoir, soqt
allés grossir les bataillons insurgés, croyant trouver
là une chance d'amélioration, certains qu'ils étaient
de ne pouvoir être pressurés davantage sous un
nouveau gouvernement, quelque mauvais qu'il fût
d'ailleurs.
Il ne serait pas impossible qu'une autre cause,
peu apparente, il est vrai, mais pleine d^énergie, eût
eu aussi quelque influence sur l'explosion de l'insur-
rection chinoisic : nous voulons parler del'infiUratfon
latente deg idées européennes , vulgarisées dans
les ports libres et sur la côte par le commerce des
nations occidentales et apportées au cœur même
dej'empire et dans les provinces les plus reculées
parles missionnaires. La foulé, sans doute, se soucie
fort peu de ce que peuvent faire ou penser les Euro-
péiens, dont elle soupçonne à peine Texistence ;
cependant les gens instruits, les lettrés se préoccu-
pent beaucoup, depuis quelque temps, des peuples
étrangers et cultivent avec succès la géographie.
X PRÉFACE.
Souvent, dans nos voyages, nous avons eu occasion
de rencontrer des mandarins qui avaient sur les
choses de TEurope des notions assez exactes. Ce
. sont ces savants qui donnent le ton à Topinion et
fixent le cours des idées, de sorte que le vulgaire
peut parfaitement suivre l'impulsion d'une idée
européenne, sans savoir même ce que c'est que
l'Europe.
Un des aspects les plus remarquables de l'insur-
rection, c'est le caractère religieux que ses chefs
ont voulu lui imprimer presque dès l'origine. Il n'est
personne qui n'ait été frappé des doctrines nouvelles
dont sont remplis les proclamations et les mani-
festes du prétendant et de ses généraux. L'unité de
Dieu a été formulée nettement ; et puis, autour de
ce dogme fondamental, sont venues se grouper une
foule de notions empruntées de l'Ancien et du
Nouveau Testament. On a déclaré la guerre pres-
que en même temps et à l'idolâtrie et à la dyns^^tie
tartare ; car, après avoir battu les troupes impé-
riales et renversé l'autorité des mandarins, les
insurgés ne manquaient jamais de détruire les pa-
godes et de massacrer les bonzes.
Dès que ces faits sont parvenus à la connaissance
de l'Europe, on s'est hâté d'annoncer de toutes
PRSPAGB. XI
parts que la nation chinoise allait enfin se décider
à embrasser le christianisme, et la Société biblique
a cru devoir revendiquer aussitôt le mérite et la
gloire de cette merveilleuse conversion. D'abord
nous ne croyons nullement au prétendu chris-
tianisme des insurgés; les sentiments religieux et
mystiques qu'on trouve dans leurs manifestes ne
nous ont jamais inspiré une grande confiance. En
second lieu, il n*est nullement nécessaire d'avoir
recours à la propagande protestante pour se rendre
compte des idées plus ou moins chrétiennes qu'on
a remarquées dans les proclamations des révolution-
naires chinois. Il existe dans toutes les provinces un
nombre très-considérable de musulmans avec leur
Koran et leurs mosquées. Il estprésumable que ces
musulmans, qui déjà plusieurs fois ont tenté de ren-
verser la dynastie tartare, et se sont toujours distin-
gués par une violente opposition au gouvernement,
se seront jetés avec ardeur dans les rangs de l'insur-
rection. Plusieurs d'entre eux ont dû devenir
généraux et s'immiscer dans les conseils de Tien-te ;
dès lors il n'est pas surprenant de trouver dans
les proclamations des insurgés le dogme de l'unité
de Dieu, avec des idées bibliques bizarrement for-
mulées. Depuis bien longtemps, d'ailleurs, les
XII PtftPACS.
Chinois onl & leur portée une colleelion précieuse
de livres de doetriue qhrétirane, composés par les
anoiens missionnaires et qui, même au point de ^ue
purement littéraire^ sont très-^estiméa dans Tempire*
Ces livres sont répandus en grand nombre dans
toutes les provinces, et il est. naturd de penser que
les novateurs chinois auront pu puiser à ces sources
plus facilement que dans les Bibles prudemment
déposées par les méthodistes sur les rivagea de
la mer.
Les oroyances nouvelles proclamées par le gou*
vemement insurrectionnel , bien qu'elles soient
encore vs^es et mal définies, sont toutefois, il faut
le reconnaître, un progrès réel, un pas immense
fait dans la voie qui conduit à la vérité. Cette
initiation de la Chine à des idées si opposées au
scepticisme des masses et à leurs grossières ten-
dances, est peut-être un symptôme de la marche
mystérieuse des peuples vers cette grande unité
dont parle le comte de Maistre, et que, suivant l'ex-
pression qu'il emprunte aux livres sacrés, nous de-
vons ff saluer de loin (1) ; si mais, pour le moment,
il nous parait difficile de voir dans le chef de l'in-
surrection autre chose qu'une sorte de Mahomet
(1) Soirées de Saint -Péiersbourg, premier entretien.
PliPAGI. XIII
chinois, cherchant à fonder sa puissance par le fer
et par le feu, et criant à ses fanatiques partisans :
Il n^y a pas d'autre Dieu que Dieu^ et Tien-te est
le frère cadet de Jésus-Christ.
Maintenant, qu'adyiendra4-il de rinsurrection
chindse? Les noi^teurs par?ieQdropt«-fls à leurs
fins, c*^t<-à-dire à constituer une nouvelle dynastie
et un nouveau euHe en harmonie avec leurs rè^
centes croyances; ou bien le Fils du Ciel (f)
aurait-il assez de puissance pour rafifermir son
trône ébranlé? Les derniers événements sont encore
trop peu connus et ne nous paraissent pas, d'ail*
leurs, asses décisifs pour que nous puissions d'ores
et déjà rechercher quelle sera Pissue probable de
la lutte.
Malgré cette impossibilité d'anticiper sur Tavenir,
les journalistes d*Ëurope ont émis Topinion que, la
dynastie tartarç une fois renversée, le système chi«^
nois serait reconstitué, et que la nation rentrerait
ainsi dans ses voies traditionnelles. Il nous semble
que c'est là une erreur ; ce qu'on appelle système
chinois n'existe pas, à proprement parler; car cette
expression, dans )e sens où nous venons de l'em-
ployer, ne peut être comprise que comme étant eq
{i) Titre qu0 se domie l^eampereur de la Chine-
o.
XIV PKÈFACE.
opposition avec celle de système tartare. Or il n'y a
pas, il n'y a jamais eu de système tartare. La race
mantchoue a pu, il est vrai, imposer son joug à la
Chine ; mais son influence a été nulle sur l'esprit
chinois. C'est tout au plus s'il lui a été possible
d'introduire quelques légères modifications dans le
costume national et de forcer le peuple conquis à se
raser la tète et à porter la queue; voilà tout le
système tartare. Après la conquête comme avant, la
nation chinoise a toujours été régie par les mêmes
institutions ; elle est toujours demeurée fidèle aux
traditions de ses ancêtres ; bien mieux, elle a, en
quelque sorte, absorbé en elle-même la race tar-
tare, elle lui a imposé sa civilisation et ses mœurs ;
elle a même réussi à éteindre presque la lan-
gue mantchoue et à la remplacer par la sienne.
Enfin elle a su annuler son action dans l'empire en
accaparant la plupart des fonctions qui servent plus
particulièrement d'intermédiaire entre le gouver-
nant et les gouvernés. Presque tous les emplois, en
effet, si nous en exceptons les charges militaires et
les hautes dignités de l'Ëtat, sont devenus l'apanage
à peu près exclusif des Chinois, qui possédaient plus
généralement que les Tartares les connaissances
spéciales nécessaires pour les remplir. Quant aux
PIÉFACB. XT
Tartares, isolés et perdus au milieu de rimmensité
de l'empire, ils ont toujours conservé le privil^e de
veiller à la sûreté des frontières, d'occuper les places
fortes et de monter la garde à la porte du palais im-
périal.
Il n'est pas du tout surprenant que le système chi-
nois ait résisté à l'invasion mantchoue, et n'ait pas été
le moins du monde altéré par l'avènement d'une
dynastie étrangère. Il en est bien autrement en
Chine qu'en Europe. Les bouleversements politiques
et les révolutions sans nombre dont ce pays a été le
théâtre n'ont rien détruit, et la raison en est simple.
Un des traits distinctifs|du caractère chinois, c'est une
vénération profonde et un respect en quelque sorte
religieux pour les choses anciennes et les vieilles
institutions. Après chaque révolution , ce peuple
extraordinaire s'est appliqué à refaire le passé et à
recueillir les traditions antiques, afin de ne pas s'é-
carter des rites étabUs parles ancêtres. Voilà pour-
quoi le système chinois est toujours resté ce qu'il
était ; voilà aussi un des motifs qui permettent
d'expliquer comment ce peuple, arrivé si vite à un
degré remarquable de civilisation, est demeuré sta-
tionnaire et n'a pas fait de progrès depuis des siècles.
Peut-on cependant espérer cpie la nouvelle insur-
XVI FIÉPACI.
rection apportera quelque modification au système
chinois? Il est tout au moins permis d'en douter. Il
est même probable que les dispositions peu sympa-
thiques de la Chine à l'égard des peuples de TOcci-
dent resteront ce qu'elles ont toujours été. La Chine
est loin d'être ouverte, et, quoi qu'on en ait dit, nous
pensons que nos missions n'ont rien de bon à espé-
rer, 11 ne flaul pas l'oublier, en effet, le christianisme
n'^est nullement engagé dans la crise qui travaille
cet empire ; les chrétiens, trop prudents et trop sa-
ges pour arborer un drapeau politique, trop peu
nombreux, d'ailleurs, pour exercer une influence
sensible sur les affaires du pays, sont restés neutres.
A ce titre, ils sont devenus également suspects aux
deux partis, et nous craignons bien qu*un jour le
vainqueur, quel qu'il soit, ne les punisse de la ré-
sistance du vaincu. Si le gouvernement tartare
triomphe de l'insurrection qui, déjà plus d'une fois,
a arboré la croix sur ses étendards, il sera sans pitié
contre les chrétiens, et cette longue lutte n'aura
servi qu'à redoubler ses soupçons et sa colère ; si,
au contraire, Tien-^te remporte et parvient à chas-
ser les anciens conquérants de la Chine, comme il
a la prétention de fonder non-seulement une dynas-
tie, mais encore un nouveau culte, il brisera, dans
ntPACS. XVII
l'eni^pement de la victoire, tous les obstacles qui
s'opposeront à ses projets. Ainsi, la fin de la guerre
civile sera peut^tre le signal d'une grande persécu*-
tion. Ces terribles épreuves ne doivent pas, sans
doute, nous faire désespérer de l'avenir du christia'^
nisme en Chine ; nous savons que Dieu mène les na*
tions à son gré, qu^il sait, quand il lui platt, tirer le
bien du mal, et que souvent, lorsque les hommes
pensent que tout est perdu, c'est alors que tqut est
si^uvé.
En effety malgré le culte voué par les Chinois à
tout ce qui touche à leurs vieilles institutions, si les
circonstances forçaient, plus tard, Tâément euro»
péen à sortir de sa neutralité et à s'immiscer un
jour dans les affaires du Céleste Ëm|»re, cette inter*
vention serait probablement la source de change*
ments notables et conduirait peu à peu IfL Chine à
une transformation complète* Pfiut-étre même, et
ep écartant Phypothépe d'une intervention, les idées
nouvelles apportées par les révolutionnaires chinois
âeviendront*-elles assez vivaces pour exercer sur les
destinées de Pempire une influence considâridde.
Alors la Chine régénérée prendrait une phys'ono*
mie nouvelle, et qui sait si elle ne finirait pas par se
mettre au niveau des grandes nations de FOceident?
Ce» prévision», tout incertaines qu'ellessont, nous
ont encouragé dam notre travaU. Au moment, en
effet, où la dynastie tartare mantchoue menace de
sombrer, alors que la Chine paraît être à la veille
d'une transformation politique et sociale, nous
avons pensé qu'il ne serait pas inutile de dire tout
ce que nous savons sur ce grand empire. S'il doit
complètement changer de face, au moins aurons-
nous peut-être contribué à conserver une empreinte
de son passé et à sauver de l'oubli ses vieux rites qui
l'ont rendu, même de nos jours, incompréhensible
à l'Europe. Pendant que l'insurrecUon travaillait à
démolir, nous cherchions à construire ; et," si nous
sommes parvenu à donner une idée exacte de la so-
ciété chinoise, telle qu'eUe s'est montrée à nous pen-
dant nos longs voyages, notre but sera atteint et nous
n'aurons plus qu'à dire, comme les anciens auteurs :
SoU Deo hoHos et gloria.
Dans nos Sottvenirs d'un voyoge, nous avons déjà
raconté nos courses à travers les déserts de la Tar-
tavie, les incidents de notre séjour au Thibet, séjour
abrégé par le mauvais vouloir de la politique chi-
ncàse, ©t enfin notre retour en Chine, sous la con-
duite d'une escorte de mandarins. Nous allons
m«int«>nant rf^preudre notre récit oi» nous l'avons
PRÉFACE. XiX
laissé, c'est-à-dire au moment où, venant de franchir
les frontières de la Chine, nous étions dirigés par
nos conducteurs vers la capitale du Sse-Tchouen,
pour y être mis en jugement.
Cette seconde partie de nos voyages roulera exclu-
sivement sur la Chine, et nous essayerons de dé-
truire, autant que possible, les idées erronées et
absurdes qui ont couru de tout temps sur le peuple
chinois. Les efforts que de savants orientalistes, et
principalement M. Âbel Rémusat, ont tentés pour
rectifier l'opinion des Européens à l'égard des Chi-
nois, ne paraissent pas avoir eu tout le succès qu'ils
méritaient ; car, à chaque instant, on est exposé à
entendre ou à lire les choses les plus contradictoires
touchant ce peuple remarquable. La cause de ces
erreurs n'est pas difficile à trouver, et on doit la
chercher dans les relations publiées, à diverses épo-
ques, par ceux qui ont pénétré en Chine, et dans celles
surtout écrites par des personnes qui n'y ont jamais
mis le pied.
Lorsque, au seizième siècle, des missionnaires ca-
tholiques vinrent apporter l'Évangile à ces peuples
innombrables dont la réunion forme l'empire chi-
nois, le spectacle qui s'offrit à leurs yeux était bien
fait pour les frapper d'étonnement, et même d'ad-
XX FBÉPAGB.
miration. L'Europe, quMls venaient de quitter, était
Hvrée à tous les tiraillements de Tanarehie politique
et intellectuelle. Les arts, Tindustrie, le commeroe,
l'aspect général des villes et de leurs populations,
tout cela n'était pas alors ce que nous le voyons au-
jourd'hui. L'Occident n'était pas encore lancé dans
les progrès de sa civilisation matérielle.
La Chine, au contraire, était, en quelque sorte, à
l'apogée de sa prospérité. Les institutions politiques
et civiles fonctionnaient avec une admirable régula*
rite. L'empereur et ses mandarins étaient véritable-
ment les Père ei Mère (1) du peuple, et partout,
chez les grands comme chea )es petits, les lois étaient
fidèlement observées. Cet immense empire avait de
quoi frapper l'imagination, avec sa nombreuse popu**
lation, si intelligente et si policée, avec ses éampa<*
gnes habilement cultivées, ses grandes villes, ses
fleuves magnifiques, son beau système de oaqalisa«
tion, tout cet ensemble enf^n de civilisation et de
prospérité. La comparaison n'était certes pas à Ta»
vantage de l'Europe ] aussi les missionnaires furent-
ils portés à tout admirer dans leur nouvelle patrie
d'adoption. Ils ne virent pas toujours le mal, s'exan
(1) Titre par lequel sont désignés» en Chine, les représentants de
l'autorité.
gérèrent «ouv^nt te bîen^ et piihlièrent de bonne foi
des relations qu'à leur insu, sans doute, ilsenabellifr*
saient un peu trop.
Les aiî»si(miiaûpes modernea ami peutvétre toin->
bés dans l'exoèa contraire ; FEurope aujourd'hui ne
eesse de marcher de progrès en progrès, ei chaque
jour une nouvelle découverte est signalée, à l'attent
tion des esprits. La Chine, au contraire, eai en dé?
cadenoe, les vices qui déformaient ses antiipies
institutions ont grandi» et ce qu'il pouvait y avoir de
bien a presque entièrement disparu* Aussi les m»*
^ionnaires» partis pleini^ d'Ulusions et d'idées magnî*
fiquea sur la splendeur de la civilisation chinoise,
pntrilsi éprouvé, dans ce» derniersi temps, en Iroun
vaut ce pays livré au dé^rdr^ et à la Qiisère, des
iientiments bien différents de ceux qui animèrent
leurs prédécesseurs îl y a trois atèclest Sous l'em-
pire d^ cea &entiments^ ils ont publié des relations
^ii la Chine €^t, représentée sou» de^ cQuleurii peu
riantefli. Us ont, sans le vouloir» exagéré le mal,
comme leurs devAncîer». avaient exagéré le bien, et
cette différence dans le4 aiqpréeiation «a produit
des récits contradictoires, qui n'étaient pas de na-
ture à jeter un grand jour sur la société chinoise-
Pour augmenter la confusion, il était juste que les
XXII PRÉFACE.
touristes fournissent leur contingent, et certes ils n'y
ont pas manqué.
Il est peu de voyageurs, attirés parla curiosité ou
l'intérêt, soit à Macao, soit sur quelque autre point
du littoral chinois, qui n'aient éprouvé le besoin de
faire savoir au monde , du moins par la voix des
journaux, qu'ils avaient visité l'empire céleste.
Quoiqu'ils n'aient presque rien vu, cela ne les a pas
empêchés d'écrire beaucoup et de s'appliquer à dé-
nigrer les Chinois, par la raison toute simple que
les missionnaires en avaient autrefois fait l'éloge. Le
plus souvent, ils se sont inspirés, dans leurs écrits,
de quelques relations d'ambassades, qui, malheu-
reusement, jouissent encore d'une certaine autorité,
quoique M. Abel Rémusat ait essayé plus d'une fois
de les réduire à leur juste valeur. « Les idées défa-
« vorables aux Chinois, dit cet impartial et habile
a critique, ne sont pas nouvelles, mais elles se sont
« répandues et accréditées assez nouvellement. Elles
i< sont dues, en partie, aux auteurs qui ont écrit la
m relation de l'ambassade hollandaise, et des deux
« ambassades anglaises. Les missionnaires avaient
« tant vanté les mœurs et la police chinoise, que,
« pour dire du neuf en ce genre, il fallait nécessai-
« rement prendre le contre-pied. 11 y avait, d'ail-
PliFAGB. XXIII
c< leurs, beaucoup de gens disposés à croire que les
« religieux avaient cédé, en écrivant, aux préjugés
<( de leur état et aux intérêts de leur entreprise. Des
« observateurs laïques sont bien moins suspects aux
« yeux de ceux pour qui des missionnaires sont à
« peine des voyageurs. Gomment, en effet, un
<x homme qui n'est ni jésuite, ni dominicain, pour-
« rait-il manquer d'être un modèle d'exactitude et
« d'impartialité?
a Cependant, si Ton veut y prendre garde, ces
« voyageurs, sur lesquels on fait tant de fond, n'ont
« pas à notre confiance autant de titres qu'on pour^
« rait croire. Aucun d'eux n'a su la langue du pays,
« tandis que des jésuites ont écrit en chinois de
« manière à égaler les meilleurs lettrés; aucun d'eux
a n'a vu les Chinois autrement qu'en cérémonie,
« dans des visites d'étiquette ou des festins réglés
« par les rites, tandis que les missionnaires péné-
« traient et étaient répandus partout, depuis la cour
« impériale jusqu'aux derniers villages des pro-
a vinces les plus éloignées. Ces voyageurs n'ont pas
« laissé de parler tous fort bien des productions du
« pays, des mœurs des habitants, du génie du gou-
« vernement ; c'est qu'ils avaient tous sous les yeux,
« en faisant la relation de leurs voyages, la collection
XXfY PKirACB.
a de» Leétve$ édifiaulea, la eompilalion de Duhalde
<( et les ménooires de& mîs8ionnaire&. Aussi ne
« trouve-t-en paa, chez les uns, une notion dequel-
«( que impartanœ qui ait échappé aux autres ; ils ont
«f copié fidèlement^ et c*eât ce qu'ils pouvaient faire
% de mieux. Qu'auraient pu dire^ à leur place, les
«( hoinmes même les plus bahiles? La situation des
» voyageurs n'est pas brillante à la Chine; on les
« emprisonne, à leur départ de Canton, dans des
% barques fermées ) on les garde à vue dans toute
(X leur route sur le grand canal; on les met aux
<( arrêts forcés aussitôt apdrès leur arrivée à Pékiqg ;
« on les renvoie m toute hâte après quatre ou cinq
^ interrogateirea et deux ou trois réceptions offi^
« clellea. Tenus, en quelque sorte, au secret pen-
ce dant tout leur séjour, et sans communication avec
« l'extérieur, ils ne peuvent nous décrire, avec
« quelque cûnnaiseiance de cause, que la haie de sol*-
«I data qui les escorte, les chants des rameurs qui les
a accompagnent, les formalités employées pc^r les
a inspeqteurs qui les examinent, et les évolutions
« des grands qui se sont prosternés avec eux devant
CI le Fils du Ciel. Un de ces voyageurs a tracé, avec
(( autant de naïveté que de précision, l'histoire de
fi tous en trois mots : Ils entrent à Péking comme
« des mendiants, y fiéfonnient comme des prison*
« DÎers^ et en sont dnssés comme des wleurs (!)•
€ Ge genre de réception, conforme aux lois de
c Tempire^ explique assez bien les préfentiom que
« les faiseurs de retations ont laissées percer pour
c la plupart. Us ont trouTé à la Chine peu d*agré«
c metklsét cte liberté, des usages gênants^ des meu-
« blés peu commodes, des mets qui n'étaient point
t de leur goût. Une mauvaise caisine et un mauvais
< gîte laissent des souvenirs dans l'esprit le plus im*
« partial (3). s
Ce n'est pas assurément en parcourant le pays
de cette knanîère, ^u en séjommant quelque temps
dans un port i moitié enropéeimiêé, que l'on peut
arriver à comiaitre la société chinelBe. Ptour oek,
â fiiut s'être, en quelque sorte, identffié avec la vie
des€hinMs, s'être fait ChÎDois soi^^méme et l'être de*
merahé longtemps. C'est ce que nous avons ftit pen-^
dMt quatorze ans, et par là peut-éfre sommesHMim
en mesure de parier avec exactitude d'un empire
que nous av«ms adopté comme une seconde patrie^
et sur le sol duqudnoii» étions entré stes e«prit de
{i) Mélanges posthumes,!^, 336.
Ci) Reïation de 2* ambassade àe tord Macattney, par Andereon, trad.
&tti«., t. Il, p. te.
XXVI PRÉFACE.
retour. Les circonstances nous ont, en outre, beau-
coup favorisé dans nos observations; car il nous a
été donné de parcourir plusieurs fois les diverses
provinces de Tempire et de les comparer entre elles,
et surtout d'être initié aux habitudes de la haute
société chinoise, au milieu de laquelle nous avons
constamment vécu depuis les frontières du Thibet
jusqu'à Canton.
Ceux qui liront notre voyage en Chine ne doivent
pas s'attendre à trouver dans notre narration un
grand nombre de ces détails édifiants, si pleins de
charmes pour les âmes croyantes et pieuses, et
qu'on serait peut-être en droit de rechercher dans
des pages écrites par un missionnaire. Nous avons
eu l'intention de nous adresser à tous les lecteurs,
de faire connaître la Chine et non pas de retracer
exclusivement les faits qui concernent nos missions ;
c*est dans les Annales de la propagation de la foi
qu'on doit lire ces relations intéressantes, véritables
bulletins de l'Église militante, où sont consignés
tour à tour les actes des apôtres, les vertus des
néophytes et les combats des martyrs. Pour nous,
notre but s'est borné adonner une esquisse du
théâtre de cette guerre toute pacifique et à faire
connaître les populations que TÉglise de Dieu veut
PRÉFACE. XXVll
soumettre à son empire et faire entrer dans son
obéissance. Par là il sera plus facile ensuite, nous
l'espérons, de comprendre ces longues luttes du
christianisme eu Chine et d'apprécier ses victoires.
Encore un mot. On trouvera dans notre récit
beaucoup de choses qui paraîtront peut-être invrai-
semblables, surtout si Ton veut s'en rendre compte
à l'aide des idées européennes, et sans se placer,
qu'on nous permette cette expression, au point de
vue chinois. Cependant nous aimons à penser qu'on
voudra bien avoir confiance en notre sincérité, et
nous dispenser d'employer, en ce moment, le lan-
gage que le célèbre Marco-Polo crut devoir adresser
à ses lecteurs, en commençant son intéressante re-
lation : « ...et por ce metreron les chouses veue
c< por veue, et l'entandue fpor entandue, porceque
« notre livre soit droit et vertables sanz nulle men-
« songe; etchascun quecest livre liroie ou boiront,
« le doient croire, por ce que toutes sunt chouses
a vertables (1). »
(I) Recueil des voyages de la Société de géographie. Voyage de
Marco-Polo, 1. 1, p. 2.
Paris, 24 mai 1854.
'» •
L'EMPIRE CHINOIS
CHAPITRE PREMIER.
Organisatioft du départ. — Nouveau costume. ~ Départ de Ta-tskn-
lou. -—Derniers adieux de l'escorte tfalbétaine. —« Aspect delà route.
— Pont suspendu sur la rivière Lou. — Famille de notre conduc-
teur. — Porteurs de palanquin. — Longues caravanes de portefaix. —
Grande émeute à notre sujet dans la ville de Ya-tcheou. — Le payg
prend définitivement le OAractère chinois» — Xrcs de triomphe el
monument» érigés en l'honneur des vierges et des veuves. — Palaia
communaux pour les grands mandarins en voyage. — DécouTerlo
d*une famille chrétienne. — Aristocratie de Khioung-tofaeou. — In-
troduction et ravages de l'opium en Chine* — Magnifique monastère
de bonzes. — Entrevue avec un chrétien de la capitale du Sse-
tchouen. -<»• Arrivée à Tdiing-tou-fou.
Deux ans s'étaient écoulés depuis que nous avions -,
fait nos adieux aux chrétiens de la vallée des Eaux
noires. A part quelques mois de séjour dans la lamase-
rie de Kounboum et au sein de la capitale du boud-
dhisme, nous avions été perpétuellement en course
parmi les vastes déserts de la Tartarie et les hautes
montagnes du Thibet. Deux années dMnexprimâblei
fatigues n'étaient pas encore assez, et bous étions loin
d'être au bout de nos souffrances. Avanl de retrouver
un peu de repos, nous devions franchir les frontières de
la Chine, et traverser cet immense empire d'occident en
I. i * .
2 LEMPIHB CHINOIS.
orient. Autrefois, lors denotre première entrée dans les
missions, nous TâTions déjà parcouru dans toute sa lon-
gueur, du sud au nord, mais furtivement, en cachette,
choisissant parfois les ténèbres et les sentiers détournés,
Yoyagêiirf*eniînAih:peiiàcla façon des ballots de contre-
bande. * Actuellêmefnl:, 'notre position n'était plus la
nlêm€f.;^^9*ain$iis ^i^^ëv à découyeri, au grand
jdik*c%*^Wï>fB*l)eâi> mîliéir*dés routes impériales. Ces
mandarins dont jadis la seule Yue nous donnait le frisson,
et qui nous eussent torturés avec un bonheur infini, si
nous fussions tombés entre leurs mains, allaient subir
le désagrément de nous faire cortège et de nous combler
de politesses et d'honneurs tout le long de la route.
Nous allions donc entrer en Chine et cheminer au
milieu d'une civilisation qui ressemble fort peu, il est
vrai, à celle de l'Europe, mais qui, cependant, n'en est
pas moins complète en son genre. Le climat, d'ailleurs,
ne serait plus le même, et les voies de communication
vaudraient mieux que celles de la Tartarie et du Thibet :
ainsi plus de crainte de la neige» des gouffres, des préci-
pices, des bétes féroces et des brigands du désert. Une
immense population, des vivres en abondance et d'une
riche variété, des campagnes magnifiques, des habita-
tions d'un luxe agréable, quoique souvent bizarre, voilà
ce que nous devions rencontrer durant le cours de cette
nouvelle et longue étape. Cependant nous connaissions
trop les Chinois pour être rassurés et nous trouver com-
plètement à l'aise dans ce changement de position. Ki-
chan (1) avait bien donné l'ordre de nous traiter avec
(1 ) Ambassadeur chinoifi à Lha-ssa. (Voir nos Souvenirs d'un voyage^
t. II, p. 289.)
GHAPiniB PBKMIBII. 3
bienveillance ; mais, en définitive, nous étions aban»
donnés, sans défense, à la merci des mandarins. Après
avoir échappé aux mille dangers des contrées sauvages
que nous venions de traverser, rien ne pouvait nous
donner Tassurance que nous ne péririons pas de faim
et de misère au sein de Fabondance et de la civilisation.
Nous étions convaincus que notre sort dépendrait de
l'attitude que nous saurions prendre dès le commen-
cement.
Nous l'avons déjà fait observer ailleurs, les Chinois,
et surtout leurs mandarins, sont forts avec les faibles
et faibles avec les forts. Dominer et écraser ce qui les
entoure, voilà leur but, et, pour y parvenir, ils savent
trouver dans la finesse et l'élasticité de leur caractère
des ressources inépuisables. Si on a le malheur de leur
laisser prendre une fois le dessus, on est perdu sans
ressources ; on est tout de suite opprimé, et bientôt vic-
time. Quand, au contraire, on a pu réussir à les domi-
ner eux-mêmes, on est sûr de les trouver dociles et
malléables comme dés enfants. 11 est facile alors de les
plier et de les façonner à volonté ; mais on. doit bien se
garder d'avoir avec eux un seul moment de faiblesse, il
faut les tenir toujours avec une main de fer. Les manda-
rins, chinois ressemblent beaucoup à leurs longs bam-
bous ; une fois qu'on est parvenu à leur saisir la tête et
à les courber, ils restent là ; pour peu qu'on lâche prise,
ils se redressent à l'instant avec impétuosité. C'était
donc une lutte que nous devions entreprendre, une lutte
incessante et de tous les jours, depuis Ta-tsien-lou jus-
qu'à Canton. 11 n'y avait pas de milieu, ou subir j^ur
volonté, ou leur imposer la nôtre. Nous adoptâmes 1*-
4 L EMPIRE CHINOIS.
solAment ce dernier parti, parce que nous n'étions pas
du tout résignés à voir noire long pèlerinage aboutir,
sans profit, à une fosse derrière les remparts de quelque
ville chinoise (1). Évidemment ce n'eût pas été là le
martyre après lequel soupirent les missionnaires.
En premier lieu nous eûmes à soutenir de longues et
vives discussionsavec le principal mandarin de Ta-tsien-
lou (2), qui ne voulait pas consentir à nous faire conti-
nuer notre route en palanquin. 11 dut pourtant en passer
parla, car nous ne pouvions pas même supporter Tidée
d'aller encore à cheval. Depuis deux ans nos jambes
avaient enfourché tant de chevaux de tout âge, de toute
grandeur, de toute couleur et de toute qualité, qu'elles
aspiraient irrésistiblement à s'étendre en paix dans un
palanquin. Gela leur fut accordé, grâce à la persévé-
rance et à l'énergie de nos réclamations.
Après ce premier triomphe, il fallut nous insurger
contre les décrets du tribunal des rites, au sujet du
(1) Nos craintes n'étaient nullement chimériques. A notre arrivée à
Macao, nous apprîmes qu'un lazariste français, M. Carayon, avait été
reconnu et arrêté dans une de nos missions du nord. D'après les dé-
crets obtenus par M. Lagrénée, on ne pouvait plus juger et mettre à
mort les missionnaires, comme cela se pratiquait auparavant ; on de-
vait les reconduire honorablement jusqu'à Macao. M. Carayon fut donc
reconduit, mais enchaîné avec des malfaiteurs, et si maltraité le long
de la route, si accablé d'outrages et d'avanies qu'il en est mort peu de
temps après. Un autre missionnaire italien, reconduit de la même ma-
nière, se vit refuser, pendant la route, la nourriture nécessaire, et
mourut d'inaniiion le jour même de son arrivée à Canton. II serait
trop long de citer tous les missionnaires qui, tout récemment, ont été
victimes de la malice des Ctiinois. En 1851, M. Vacher, des Missions
étrangères, fut arrêté dans la province de Yun-nan et jeté en prison,
où, peu de temps après, on i'étouiTa.
(2) Première ville de la frontière chinoise qu'on rencontre en venant
du Thibet (Voir nos Souvenirs d'un voyage^ t. 11, p. 617.)
CHAPITRE PRKIIIBII. 5
nouveau costume que nous youlions adopter. Noos
nous étions dit : Dans tous les pays du monde, et sur-
tout en Chine^ Thabit joue, parmi les hommes, un rôle
très-important. PuisquHl nous est nécessaire d'inspirer
aux Chinois une crainte salutaire, il n'est pas indifférent
de nous habiller d'une façon plutôt que d'une autre.
Nous jetâmes donc de côté notre costume du Thibet, les
chaussures bigarrées, l'effroyable casque en peau de
loup et les longues tuniques en pelleterie qui exhalaient
une forte odeur de bœuf et de mouton. Un habile tail-
leur nous confectionna une belle robe bleu de ciel,
d'après la mode la plus récente de Péking. Nous chaus-
sâmes de magnifiques bottes en satin noir, illustrées de
hautes semelles d'une éblouissante blancheur. Jusque-là
les rites n'avaient pas d'objections à faire ; mais, quand
on nous yit nous ceindre les reins d'une large ceinture
rouge, puis couvrir notre tète rasée avec une calotte
jaune enrichie de broderies, et du sommet de laquelle
pendaient de longs épis de soie rouge, il y eut autour de
nous un frémissement général, et l'émotion, comme un
courant électrique, gagna subitement les mandarins
civils et militaires de la ville. On nous cria de toute part
que la ceinture rouge et le bonnet jaune étaient les
attributs des membres de la famille impériale ; qu'ils
étaient interdits au peuple, sous peine d'exil à perpétuité ;
que le tribunal des rites était inflexible sur ce point ;
qu'il fallait donc sur-le-champ réformer notre toilette
et nous costumer selon les lois. Nous alléguâmes
qu'étant étrangers, voyageant comme tels et par ordre
de l'autorité, nous n'étions nullement tenus de nous con-
former au rituel de l'empire ; que nous avions le droit de
6 l'empire chinois.
nous habiller selon la méthode de notre pays, méthode
qui laissait tout le monde libre de choisir, à sa fantaisie,
la forme et la couleur des vêtements. On insista ; on se
mit en colère, on entra en fureur.... Nous demeurâmes
calmes et impassibles, mais affirmant toujours que i\ous
ne ferions jamais un pas sans ceinture rouge et calotte
jaune. Nous fûmes fermes, et les mandarins plièrent....
Cela devait être.
Le mandarin militaire, d'origine musulmane (1), que
nous avibns recruté à Ly-tang après le décès du pauvre
Pacificateur des royaumes, dut nous escorter jusqu'à
Tching-tou-fou, capitale de la province du Sse-tchouen.
Il avait bien été convenu que sa mission se terminerait
à la frontière ; mais les mandarins de Ta-tsien-lou nous
trouvèrent d'un naturel si revêche que tous déclinèrent
l'honneur de conduire la caravane. Le musulman ne
montrait pas non plus un grand empressement ; il avait
un peu peur de nous ; cependant il sut, en vrai disciple
de Mahomet, subir sa destinée et se dire avec résigna-
tion : C'était écrit.
Enfin, nous quittâmes Ta-tsien-lou à la grande satis-
faction des mandarins du lieu qui avaient désespéré
de nous plier à leurs idées de civilisation. Nous conser-
vâmes la même escouade chinoise que nous avions prise
à Lha-ssa. On se contenta seulement de la renforcer par
quelques jeunes soldats de la province, commandés par
un long et maigre caporal, qui, la robe retroussée jus-
qu'aux reins, les jambes nues, un gros parapluie d'une
main et un éventail de l'autre, s'en allait d'une façon
(1) Voir nos Souvenirs d'un voyage, t. U, p. 612 et 513.
CHAPITRE PRinnBR. 7
très^pen guerrière. Pour nous, commodément enfoncés
dans nos chers palanquins, nous étions rapidement em-
portés par quatre vigoureux Chinois parmi les rochers,
les bourbiers et les excavations de la route. BientM nous
laissâmes derrière nous les gens de Fescorte, incapables
de lutter de vitesse avec nos agiles et intrépides porteurs.
Après cinq lis (1) de marche, on s'arrêta. Les Chinois
déposèrent les palanquins, et l'un d'eux nous invita à en
s(»rtir. Sa parole, pleine d'urbanité, fut accompagnée
d'un petit sourire où paraissait se cacher un peu de
mystère. Aussitôt que nous eûmes quitté nos waggons
chinois, nous fûmes bien agréablement surpris de trou-
ver, derrière une colline rocheuse, le lama Dchiam-
dchang (2) avec sa petite troupe thibétaine. Ces braves
gens étaient venus nous attendre sur notre passage, pour
nous faire leurs derniers adieux à la manière de leur
pays. Us avaient préparé sur le gazon, à côté d'un massif
de grands arbres, une collation composée de pâtisseries
chinoises, d'une, compote de jujubes et d'abricots de
Ladak et d'une grande jarre de vin de riz. Nous nous
assîmes à la ronde et nous fîmes, tous ensemble, une
petite fête oii un peu de joie se trouvait mêlée à beau-
coup de tristesse. Noos étions heureux de nous trouver
réunis encore une fois ; mais la pensée que nous allions
bientôt nous séparer, et peut-être pour toujours, rem-
plissait nos cœurs d'amertume. L'escorte, que nous
avions laissée en arrière, nous atteignit, et il fallut se re-
(] ) Le li chinois est un dixième de notre lieue.
(2) Chef de l'escorte thibétaine qui nous avait accompagnés depuis
Lha-ssa jusqu'aux frontières de Chine. (Voir nos Souvenirs d'un
voyage, t. Il, p. 403.)
8 L SMPIRB CHINOIS.
mettre en route. Nous distribuâmes à nos porteurs une
bonne rasade de vin chinois, et, après ayoir souhaité un
heureux retour à nos chers Thibétains et leur avoir dit :
Au revoir ! nous rentrâmes dans nos palanquins.
Au revoir ! Ces paroles si pleines de consolation et
qui sèchent tant de larmes quand on quitte un ami, que
de fois nous les avons prononcées avec' la ferme espé-
rance qu'un jour nous nous retrouverions auprès de
ceux à qui nous les adressions ! Que de fois, en Chine,
en Tartarie, au Thibet, en Egypte, en Palestine, avons-
nous dit à revoir à des amis que nous ne verrons plus !...
Dieu nous cache notre avenir ; il ne veut pas que nous
sachions les desseins quMI a sur nous, et il nous traite
encore en cela avec une bonté infinie ; car il est des sé-
parations qui nous tueraient, si nous pouvions prévoir
que nous disons adieu pour toujours. Ces Thibétains
auxquels nous étions attachés par tant de liens, nous ne
les verrons plus. Cependant il restera toujours à notre
douleur une grande consolation : nous pourrons prier
le Seigneur pour ces intéressantes populations et for-
mer les vœux les plus ardents pour que les mission-
naires chargés de les évangéliser puissent parvenir jus-
qu'à elles et les faire passer des ténèbres et des glaces
du bouddhisme aux clartés et à la chaleur vivifiante de la
foi chrétienne.
La route que nous suivions depuis Ta-tsien-lou allant
toujours en pente, nous nous trouvâmes bientôt dans
une profonde et étroite vallée arrosée |)ar un limpide
ruisseau aux rives ombragées de saules et de touffes de
bambous. Des deux côtés s'élevaient presque perpendi-
culairement de hautes et majestueuses montagnes ornées
CHAPITRE PREMIEH. 9
de grands arbres, de lianes et d'une inépuisable variété
de plantes et de fleurs. Nos yeux s'enivraient de cette
belle verdure émaillée des plus vives couleurs, et toutes
les puissances de notre âme étaient dans le ravissement.
Notre être tout entier se dilatait au milieu de ces riches
épanouissements de la nature ; des larmes de bonheur
mouillaient nos paupières pendant que nous aspirions
par tous les pores les tièdes effluves de la végétation et
les parfums de Tair. Il faut avoir vécu pendant deux
années entières au milieu des glaces et des frimas, dans
des déserts sablonneux et parmi de sombres et arides
montagnes pour sentir les beautés merveilleuses et les
charmes enivrants des plantes et des fleurs. Lorsque,
pendant si longtemps, les yeux n'ont pu se reposer que
sur la triste et monotone blancheur de la neige, on con-
temple avec extase les magnétiques attraits de la ver-
dure.
Le chemin suivait ordinairement le cours de l'eau.
Souvent nous passions d'une rive à l'autre, tantôt sur
de petits ponts de bois recouverts de gazon et tantôt sur
de grosses pierres jetées au milieu du ruisseau. Mais rien
n'était capabie de ralentir la marche de nos porteurs ;
ils allaient toujours avec la même rapidité, franchissant,
pleins de courage et d'agilité, tous les obstacles qui se
rencontraient sur leur passage. Quelquefois ils faisaient
une petite halte pour se délasser un peu, essuyer leur
sueur et fumer la pipe ; puis ils reprenaient leur mar-
che avec une ardeur nouvelle. L'étroite vallée que nous
suivions était peu fréquentée. Nous rencontrions seule-
ment, de temps en temps, quelques bandes de voyageurs,
parmi lesquels il nous était facile de distinguer le vigou-
10 L'niPItl GHIUO».
reux et énergique. barbare Thibétain du civilisé Chinois,
à la face si blême et si rusée. De toute part on Toyait des
troupes de chèvres et de bœufs à long poil brouter les
pâturages de la montagne, pendant que de nombreux
oiseaux chantaient et folâtraient parmi les branches des
arbres.
Nous passâmes la première nuit dans une hôtellerie
bien modeste et très-mal approvisionnée. Cependant,
comme les habitations que nous avions rencontrées dans
le Thibet ne nous avaient donné aucune habitude de
luxe, nous y trouvâmes tout à souhait. Les misères de
tout genre que nous avions si longtemps endurées nous
avaient merveilleusement disposés à trouver tolérables
toutes les épreuves de la vie.
Le lendemain la route devint plus sauvage et plus pé-
rilleuse à mesure que nous avancions. La vallée se ré-
trécissait de plus en plus, et nous rencontrions fréquem-
ment devant nous d'énormes rochers et de grands
arbres tombés de la crête des montagnes. Bientôt le
ruisseau, qui la veille n'avait cessé de nous accompagner
comme un ami fidèle, s'éloigna de nous insensiblement,
et finit par disparaître dans une gorge profonde. Un tor-
rent, que nous entendions gronder depuis longtemps et
par intervalles, avec un bruit sourd semblable aux loin-
tains roulements du tonnerre, déboucha brusquement
de derrière une montagne, et s'en alla tout furieux à
travers les rochers. Nous le suivîmes longtemps dans sa
course vagabonde. On le voyait descendre en bruyantes
cascades le long du granit, ou, semblable à un gigan-
tesque serpent, traîner ses eaux verdâtres dans de som-
bres enfoncements. Cette seconde journée de marche ne
GHAPITM TUMIBB. Il
nous ofiRrH pas^ comme la piécédente, les attraits paisi*
blés et gracieux de montagnes recouvertes d'arbres et
de fleurs. Cependant ces âpres et sauyages grandeurs de
la nature n'étaient pas non plus sans charmes. Nous
quittâmes enfin ces défilés scabreux ; et, après avoir tra-
versé une large vallée nommée Hoang-tsao-ping (plaine
aux herbes jaunes) , où l'on remarque une grande va*
riété de culture et de végétation, nous arrivâmes au
célèbre pont Lou-ting-khiao, que nous dûmes traversa
à^ied et à pas lents.
Le pont Lou-ting-khiao fut ccnstmit en 1701 • Sa lon^
gueur est de trente-deux toises et sa largeur de dix
pieds seulement. Il se compose de neuf énormes
chaînes de fer, fortement tendues d'une rive à l'autre,
sur lesquelles sont posées des planches U*ansversales, mo-
biles, mais assez bien ajustées. La rivière Lou, sur la-
quelle est suspendu le Lou-ting-khiao, coule avec une
si grande rapidité qu'il a toujours été impossible d'y
construire un pont d'un autre genre. Les deux rives
sont extrêmement élevées; aussi, quand on est au mir
lieu du pont, si on regarde de cette hauteur les eaux du
fleuve qui fuient avec la iritesse d'une flèche^ il est pru-
dent de se tenir fortement cramponné aux garde-fous,
de peur d'être saisi par le vertige et de se précipiter
dans l'abîme. On a soin de marcher toujours très-lente-
ment^ parce que, le pont étant d'une grande élasticité,
on risquerait de faire la culbute.*
De l'autre côté de la rivière Lou est une petite ville
où nous fûmes reçus assez bruyamment par un nom-
breux concours de peuple. Cette ville était la patrie de
notre mandarin musulman, conducteur de la caravane.
i2 LBliPiM CHINOIS.
11 fut décidé qae nous nous y arrêterions un jour ; il
était bien juste que ce mandarin, après avoir passé plus
de deux ans à Ly-tang, sur la route du Thibet, pût se
délasser, au moins pendant une journée, au sein de sa
famille. Le lendemain, il nous présenta avec un orgueil
tout paternel ses deux enfants enveloppés dans une su-
perbe et resplendissante toilette. Ces enfants avaient la
figure si stupéfaite, si ébouriffée, il y avait tant de roi-
deur dans leurs bras et dans leurs jambes que nous les
soupçonnâmes d'être logés pour la première fois dans
de si magnifiques habits. Nous appréciâmes beaucoup,
du reste, la courtoisie de notre musulman. Nous distri-
buâmes des friandises et quelques bonnes paroles à ces
deux petits génies, nous les caressâmes de notre mieux,
nous les trouvâmes, enfin, gentils et spirituels au delà
de toute expression, pendant que leur papa, souriant
de l'un à Fautre, s'épanouissait d'aise et de bonheur. Il
est fâcheux que nous ne puissions pas faire un éloge
aussi pompeux de la cuisine du mandarin que de sa
progéniture. Ce brave homme, s'imaginant, sans doute,
qu'après avoir admiré et contemplé ses deux héritiers
pendant deux heures nous n'avions plus rien à désirer
en ce monde, s'avisa de nous servir un dîner détestable.
Ce malheureux incident nous donna la conviction que
nous avions affaire à un personnage qui ne se ferait pas
faute de spéculer, en route, sur notre estomac, et,
comme il était évident pour nous que la famine et la
mort se trouvaient au bout d'un pareil système, nous
lui signifiâmes, en fronçant un peu les sourcils, que
nous entendions vivre en Chine autrement que parmi les
montagnes du Tbibet. Les excuses ne manquèrent pas,
GHAPITM PBBIIIIR. 13
mais nous étàoas bien déterminés à n'en admettre ja-
mais aucune.
Parmi les habitants de Lou-ting-khiao, on retrouYe
encore un peu l'élément tbibétain dans les moeurs, et
surtout dans le costume. A mesure qu'on avance, le mé-
lange disparait insensiblement, et il ne reste bientôt plus
que la pure racecbmoise.
Nous quittâmes Lou-ting-kbiao de grand matin, et
nous franchîmes une haute montagne au sommet de
laquelle on rencontre un immense plateau avec un
beau lac d'une demi-lieue de largeur. Les sentiers qui
conduisent à ce plateau sont si tortus et si difficiles
que V Itinéraire chinais (1) n a pas cru pouvoir mieux
les décrire qu'en disant : a Ils ne sont commodes que
« pour les oiseaux. i>
Le jour suivant, nous eûmes un très-peu gracieux
souvenir de nos terribles ascensions dans le Tbibet*
Nous escaladâmes le Fey-yué-ling, a montagne gigan-
« tesque dont les rochers monstrueux s'élèvent pres-
« que perpendiculairement. Leurs pointes blessent la
ce vue du voyageur. Pendant l'année entière, tout est
« couvert de neige et entouré de nuages jusqu'au pied
« de la montagne. Le chemin est affreux et passe par
a des rochers et des crevasses ; c*est une des routes les
« plus difficiles de toute la Chine ; on n'y trouve
a aucune place pour se reposer. » Cette description,
que nous empruntons kV Itinéraire chinois^ est d'une
parfaite exactitude. Nous retrouvâmes la neige sur cette
fameuse montagne, et, en la retrouvant, il nous sembla
(I) Voir ce qui est dit de cet Itinéraire chinois dans les Souvenirs
(Fun voyage^ t. H, p. 404.
4 4 L'ElfPIBt CHINOIS.
Toir réunies et amoncelées toutes les horreurs et les
misères des routes du Thibet et de la Tartarie. Nous
étions comme des malheureux qui, après s'être arra-
chés du fond d'un abîme par des efforts de tout genre,
y sont tout à coup précipités de nouYeau. Les porteurs
de nos palanquins firent des prodiges d'adresse, de
force et de courage. Dans les endroits les plus dif-
ficiles, nous Youlions descendre pour leur procurer
un peu de soulagement ; mais ils ne le permettaient que
rarement, car ils mettaient ime sorte d'amour-propre à
gravir comme des chamois les rochers les plus escarpés,
et à franchir d'affreux précipices, toujours portant sur
leurs épaules ce lourd palanquin, qu'on voyait se
balancer au-dessus des abîmes. Que de fois le frisson
est venu parcourir nos membres ! Il n'eût fallu qu'un
faux pas pour nous faire rouler au fond de quelque
gouffre et nous broyer contre les rochers. Mais rien
n est comparable à la solidité et à l'agilité de ces infati-
gables porteurs de palanquin. Ce n'est que parmi ces
étonnants Chinois qu'il est possible de trouver les gens
de cette trempe. Ils exercent leur épouvantable métier
avec une prestesse et une jovialité dont on est stupéfait.
Pendant qu'ils courent sur ces affreux chemins, hale-
tants, le corps ruisselant de sueur, et perpétuellement
exposés à se casser quelque membre, on les entend rire,
plaisanter, quolibeter, comme s'ils étaient tranquille-
ment assis dans une taverne à thé. Malgré les fatigues
inimaginables que ces malheureux endurent, ils sont
très-peu rétribués. La taxe de leur salaire est fixée à
une sapèque par li, ce qui revient à peu près à un sou
par lieue. Ainsi ils peuvent tout au plus gagner la va-
GBAP1TRB PBBimil. 1S
leur de dix sous dans une journée ; et, comme dans
Tannée il se rencontre un grand nombre de jours où ils
ne trouvent pas à exercer leur industrie, ils ont une
moyenne de six sous à dépenser journellement. Ayec
cela Us doivent se nourrir, se vêtir, se loger et trouver
encore du superflu pour passer la majeure partie des
nuits à jouer et à fumer Topium. H est vrai que, en
Chine, la nourriture du peuple est d'un bon marché
incroyable ; puis le porteur de palanquin est de sa na-
ture un peu maraudeur, et il a le privilège de loger
partout où il trouve un recoin, dans les pagodes, dans
les auberges et autour des tribunaux. Pour ce qui est
de son costume, il n'est pas, en général, très-compliqué :
les sandales en paille de riz, un caleçon qui descend
jusqu^à moitié cuisse... et voilà tout. Il a bien encore à
son usage une courte camisole, mais il ne s'en affuble
jamais qu'à demi. Le porteur de palanquin est, parmi
les Chinois, un des types les plus originaux; nous au-
rons occasion de l'étudier souvent dans le cours de ce
voyage.
Sur le sommet de la montagne, nos porteurs prirent
un peu de repos; ils dévorèrent avec avidité quel-
ques galettes de maïs et fumèrent plusieurs pipes de
tabac. Pendant ce temps, nous contemplions en silence
de gros nuages roux et gris qui tantôt se balançaient ou
se traînaient pesamment sur les flancs de la montagne,
et tantôt demeuraient immobiles, se dilatant, se gon-
flant peuàpeu et semblant vouloir s'élever jusqu'à nous.
Au-dessous des nuages on voyait se dessiner en minia-
ture des groupes de rochers avec de profonds ravins,
des torrents écumeux, des cascades et des vallons culti-
16 L'mfPIRB CHINOIS.
yés avec soin, où de grands arbres au noir et épais feuil-
lage tranchaient vivement sur la tendre verdure des ri-
zières. Le tableau se complétait par quelques habitations
à moitié cachées dans des touffes de bambou, d'où s'é-
chappaient par intervalles de légers tourbillons de fumée.
Malgré les dijfficultés et les dangers que présente cette
montagne, elle est perpétuellement couverte d'un grand
nombre de voyageurs ; car il n'y a pas d'autre passage
pour se rendre à Ta-tsien-lou, grande place de com-
merce entre la Chine et les tribus thibétaines. On ren-
contre, à chaque instant, le long de ces étroits sentiers,
des files interminables de porteurs de thé en brique (1)
qu'on prépare à Khioung-tcheou, et qui s'expédie de
Ta-tsien-lou dans les diverses provinces du Thibet. Ces
thés, pressés et empaquetés en long dans des nattes gros-
sières, sont placés et retenus par des lanières en cuir sur
le dos des porteurs chinois, qui s'en chargent ordinaire*
ment outre mesure. On voit ces malheureux, parmi les-
quels on remarque un grand nombre de femmes, d'en-
fants et de vieillards, grimper ainsi, à la suite les uns des
autres, sur les flancs escarpés de la montagne. Ils avan-
cent en silence, à pas lents, appuyés sur de gros bâtons
ferrés et les yeux continuellement fixés en terre. Des
bêtes de somme supporteraient difficilement les fatigues
journalières et excessives auxquelles sont condamnés
ces nombreux forçats de la misère. De temps en temps,
celui qui esta la tête de la file donne le signal d'une
courte halte en frappant la montagne ,d'un grand coup
de son bâton ferré. Ceux qui le suivent imitent succes-
(1) Fabrication et préparation du thé en brique. (Voir Souvenirs
d'un voyage,\t, I, p. 46.)
GBAPITRB PUmUB. 17
siyement ce sigaal. Bieatôt tout le monde s'arrête, et
chacun, après avoir placé son bâton derrière le dos pour
soutenir un peu la charge, relève lentement la tête et
pousse un long sifflement qui ressemble à un doulou-
reux soupir. De cette manière, ils essayent de ranimer
leurs forces et de rappeler un peu d'air dans leurs pou-
mons épuisés. Après une minute de repos, la lourde
charge retombe sur la tête de ces pauvres créatures,
leurs corps se courbent de nouveau vers la terre, et la
caravane s'ébranle pour continuer sa route.
Lorsque nous rencontrions ces malheureux porteurs
de thé, ils étaient obligés de s'arrêter et de s'appliquer
contre la montagne pour nous laisser le passage libre.
A mesure que nos palanquins avançaient, ils soulevaient
un peu la tête et jetaient sur nous un regard furtif et
plein d*une affreuse stupidité. Voilà, nous disions-nous
le coçur oppressé de tristesse, voilà ce qu'une civilisa-
tion corrompue et sans croyances a su faire de l'homme
créé à l'image de Dieu, de l'homme presque égal aux
anges, qui, au commencement, fut couronné d'honneur
et de gloire et constitué souverain de tous les biens de ce
monde. Ces paroles, par lesquelles le Roi-Prophète élève
si haut la dignité de l'homme, nous revenaient involon-
tairement à l'esprit; mais elles étaient comme une
amère dérision en présence de ces êtres dégradés et
devenus semblables à des bêtes de somme.
Le thé en brique et les khatcM^ ou écharpes de féli-
cité (1), sont un objet de grand commerce entre la
Chine et le Thibet. On ne saurait se faire une idée de la
(1) Voir une notice sur les écharpes de félicilé dans les Souvenirs
d'un voyage, t. U, p. 88.
i8 L EMPIRE CHINOIS.
quantité prodigieuse qui s'en expédie annuellement des
provinces du Kan-sou et du Sse-tchouen. Ces articles,
qu'on ne peut, en aucune manière, considérer comme
des objets de première nécessité, sont toutefois tellement
entrés dans les habitudes et les besoins des Thibétains
qu'ils ne sauraient maintenant s'en passer. Ainsi ils se
sont rendus volontairement les tributaires de cet empire
chinois qui pèse lourdement sur eux« et dont ils auraient
si grand intérêt à secouer le joug. 11 leur serait donné
peut-être de vivre libres et indépendants au milieu de
leurs montagnes, s'ils savaient se passer des Chinois en
bannissant de chez eux le thé et les écharpes de félicité. . .
C'est, sans doute, ce qu'ils ne feront pas, car l^s besoins
les plus factices sont souvent ceux dont on a le plus de
peine à se défaire.
Après avoir franchi le fameux Fey-yué-ling, qui se
dresse, sur les frontières de l'empire du Milieu, comme
une sentinelle avancée des montagnes du Thibet, nous
retrouvâmes la Chine avec ses belles campagnes, ses
villes et ses villages, et sa nombreuse population. La
température s'éleva rapidement, et bientôt les chevaux
thibétains que conduisaient les soldats chinois de la
garnison de Lha-ssa, se trouvèrent tellement accablés
de chaleur qu'on les voyait s'en aller tristement le cou
tendu, les oreilles baissées et la bouche entr'ouverte et
haletante. Plusieurs ne résistèrent pas à cette brusque
transition et moururent en route. Les soldats chinois,
qui avaient compté les vendre très-cher dans leur pays,
étaient furieux et maudissaient dans leur colère le Thibet
toutentier.
Un peu avant d'arriver à Tsing-khi-hien, ville de
GBAPITftB raimKR. 19
troisièma ordre, le Tent se mit à souffler avec une telle
impétuosité que nos porteurs ayaient toutes les peines
du monde à retenir les palanquins sur leurs épaules.
Quand nous entrâmes dans la \ille agitée par ce furieux
ouragan , nous fûmes fort surpris de trouver les habi-
tants vaquant à leurs occupations ordinaires, dans la plus
grande tranquillité. Le chef de l'hôtellerie où nous
mimes pied à terre nous dit que c'était le temps ordi-
naire du pays. Nous consultâmes notre Itinéraire cAt*
nois^ et nous y lames ^ en effet, les paroles suivantes :
«A Tsing-khi-hien , les vents sont terribles; tous les
a soirs il y a des tourbillons furieux qui s'élèvent tout à
« coup, font trembler les maisons et occasionnent un
« bruit effroyable, comme si tout s'écroulait; cependant
c( les habitants sont accoutumés à ce phénomène. » Il
est probable que ces mouvements atmosphériques sont
dus au voisinage du Fey-yué-ling et de ses grandes et
nombreuses gorges.
Depuis notre départ de Ta-tsien-lou , nous avions
voyagé assez tranquillement et sans trop exciter sur
notre passage la curiosité des Chinois; mais l'agitation
commença à se faire aussitôt que nous eûmes gagné les
grands centres de population. L'estafette qui nous pré-
cédait dans les diverses étapes, pour annoncer notre
arrivée , ne manquait pas d'emboucher la trompette et
de donner partout l'éveil. Les paysans interrompaient
alors les travaux des champs, et couraient se poster sur
les rebords des chemins pour nous voir passer. A l'en-
trée des villes surtout, les curieux débouchaient de tous
côtés en si grand nombre que les palanquins ne pou-
vaient avancer qu'avec la plus grande difficulté. Les
20 l'kmpiui chinois.
soldats de Fescorte cherchaient à écarter la foule en
distribuant, à droite et à gauche , de grands coups de
rotin ; les porteurs vociféraient ; et, pendant que nous
ayancions ainsi comme au milieu d'une émeute, tous ces
petits yeux chinois plongeaient dans nos palanquins avec
une avide curiosité. On faisait tout haut des réflexions
sur la découpure de notre visage; la barbe, le nez, les
yeux, le costume, rien n'était oublié. Quelques-uns pa-
raissaient satisfaits de notre façon d'être; plusieurs, au
contraire, partaient subitement d'un grand éclat de rire,
aussitôt qu'ils avaient saisi tout ce qu'il y avait de drôle
et de burlesque dans notre physionomie européenne.
Cependant la calotte jaune et la ceinture rouge produi-
saient un effet magique. Ceux qui les premiers en fai-
saient la découverte les montraient à leurs voisins avec
ébahissement , et les figures prenaient à l'instant un
aspect grave et sévère. Les uns disaient que l'empereur
nous avait chargés d'une mission extraordinaire, et qu'il
nous avait lui-même donné ces décorations impériales ;
d'autres prétendaient que nous étions des espions en-
voyés par l'Europe, qu'on nous avait arrêtés dans le
Thibet, et qu'après nous avoir jugés on nous couperait
la tête. Tous ces propos, qui se croisaient sur notre pas-
sage, étaient parfois assez amusants ; mais, le plus sou-
vent, nous en étions importunés.
A Ya-tcheou, belle ville de second ordre, où nous
nous arrêtâmes après avoir quitté Tsing-khi-hien, il y
eut à notre sujet une véritable insurrection. L'hôtellerie
que nous habitions possédait une vaste et belle cour autour
de laquelle étaient disposées les chambres destinées aux
voyageurs. Aussitôt que nous fûmes installés dans les
CHAPITRE PRBIflBR. U
appartements qu'on nous y avait préparés , les curieux
arrivèrent en foule pour nous voir, et bientôt la cohue
fut étourdissante. Gomme nous étions beaucoup plus
désireux de nous reposer que de nous donner en spec-
tacle^ nous essayâmes de mettre tout le monde à la porte.
L'un de nous se présenta sur le seuil de la chambre, et
adressa à la multitude quelques paroles qui furent
accompagnées d'un geste si énergique et si impérieux
que le succès fut complet et instantané. La foule fut
saisie comme d'une terreur panique et se sauva en cou-
rant. Aussitôt que la cour fut complètement évacuée,
nous fîmes fermer le grand portail de peur d'une nou-
velle invasion. Peu à peu, cependant, le tumulte recom-
mença dans la rue. On entendit d'abord les sourdes
agitations de la multitude , et puis les clameurs éclatè-
rent de toute part. A toute force ces excellents Chinois
voulaient voir les Européens. On frappa à coups redou-
blés au grand portail ; on l'agita si violemment qu'il
tomba bientôt à terre, et le torrent populaire se précipita
de nouveau avec impétuosité dans la cour. Le cas était
grave , et il importait beaucoup que nous eussions le
dessus. Nous saisîmes, d'inspiration, un long et gros
bambou qui se trouvait, par hasard, à notre portée. Ces
pauvres Chinois s'imaginèrent que nous avions dessein
de les assommer, et, se culbutant, se précipitant les uns
sur les autres, ils se sauvèrent en désordre. Nous cou-
rûmes à la chambre de notre mandarin conducteur, qui,
ne sachant quel rôle jouer au milieu de toutes ces
émeutes, avait pris le parti de se cacher. Aussitôt que
nous l'eûmes découvert, sans lui laisser le temps de
parler, pas même de réfléchir, nous lui posâmes sur la
22 l'upire chinois*
tète son chapeau d'ordooaaocey et, le saisissant par le
bras, nous le traînâmes en courant jusqu'au grand
portail de rbôtellerie. Là, nous plaçâmes dans ses mains
rénorme bambou dont nous nous étions armés ^ et nous
lui enjoignîmes de faire sentinelle. Si un seul individu
passe, lui dimes-nous , tu es un homme perdu. Gela se
fit avec tant d'aplomb que le pauvre musulman le prit
au sérieux et n'osa pas bouger. Dans la rue , le peuple
riait aux éclats; c'est que, en effet, c'était une chose fort
burlesque qu'un mandarin militaire montant la garde
avec un long bambou à la porte d'une auberge. L'ordre
fut parfait jusqu'au moment où nous allâmes nous
coucher. La consigne fut alors levée; notre guerrier
déposa ses armes et se rendit dans sa chambre pour se
consoler de sa mésaventure en fumant quelques pipes
de tabac.
Ceux qui ne connaissent pas parfaitement les Chinois
se scandaliseront peut-être et blâmeront avec sévérité
notre conduite. Us nous demanderont de quel droit nous
avons fait de ce mandarin un personnage ridicule en
l'exposant ainsi à la risée du peuple. Du droit, répon-
drons-nous, qu a tout homme de pourvoir à sa sûreté
personnelle. Ce premier triomphe, tout bizarre qu'il
était, nous donna cependant une grande force morale,
et nous en avions absolument besoin pour arriver sains
et saufs au bout de notre carrière. Vouloir, en Chine,
raisonner et agir comme en Europe, ce serait démence
ou puérilité. Du reste, le fait que nous venons de citer
est bien peu de chose; on en trouvera d'une tout autre
force dans le cours de notre récit.
Notre sortie de Ya-tcheou fut presque imposante. La
CHAPITRE PRCMIBR. â3
raaoifestation de la veille nous avait fait mouter si haut
dans Topinion publique qu'on n'eut pas à remarquer
sur notre passage la plus légère inconvenance. Le
peuple encombrait les rues; mais son attitude était bien-
veillante et presque respectueuse. On s'écartait sans
tumuljte devant nos palanquins^, et chacun ne paraissait
préoccupé que de l'étude de notre physionomie, pendant
que nous nous efforcions d'avoir la pose la plus majes-
tiieuse possible et la plus conforme aux rites.
Nous étions au mois de juin, la plus belle saison pour
la province du Sse-tchouen. Le pays que nous parcou-
rions était riche et d'une admirable variété ; nous ren-
contrions tour à tour des collines , des plaines et des
vallons arrosés par des eaux ravissantes de fraîcheur et
de limpidité. La campagne était dans toute sa splendeur,
les moissons mûrissaient de toute part, les arbres étaient
chargés de fleurs ou de fruits qui déjà commençaient à
se gonfler de sève. De temps à autre l'air, délicieusement
parfumé, nous avertissait que nous traversions de
grandes plantations d'orangers et de citronniers.
Dans les champs, et sur tous les sentiers, nous retrou-
vions cette laborieuse population chinoise, incessamment
occupée d'agriculture ou de commerce; les villages avec
leurs pagodes au toit recourbé, les fermes environnées
d'épais bouquets de bambous et de bananiers, les hôtel-
leries et les restaurants échelonnés le long de la route ,
les nombreux petits marchands qui vendent aux voya-
geurs des fruits, des fragments de canne à. sucre, des
pâtisseries à l'huile de coco, des potages, du thé, du vin
de riz et une infinité d'autres friandises chinoises , tout
cela était pour nous comme des réminiscences de nos
24 l'bmpire chinois.
anciens voyages au sein du Céleste Empire. Une odeur
fortement musquée , et particulière à la Chine et aux
Chinois, nous annonçait d'ailleurs, en nous pénétrant
de toute part, que nous étions déBnitiyement entrés dans
l'empire du Milieu.
Ceux qui ont voyagé, dans les pays étrangers ont dû
facilement remarquer que tous les peuples ont une odeur
qui leur est propre. Ainsi on distingue, sans peine, les
nègres, les Malais, les Chinois, les Tartares, les Thibé-
tains, les Indiens et les Arabes. Le pays même, le sol
qu'habitent ces divers peuples répand aussi des exhalai-
sons analogues, et qu'on peut apprécier surtout le matin
en parcourant les villes ou la campagne. Moins il y a
de temps qu'on habite les pays étrangers , plus il est
facile de faire attention à ces différences ; à la longue
l'odorat s'y habitue et finit par ne plus les remarquer.
Les Chinois trouvent également aux Européens une
odeur spéciale, mais moins forte, disent-ils, et moins
appréciable que celle des autres peuples avec lesquels ils
sont en contact. Un fait bien remarquable, c'est que, en
parcourant les diverses provinces de la Chine , jamais
nous n'avons été reconnus par personne , excepté par
les chiens qui aboyaient sans cesse après nous, et pa-
raissaient s'apercevoir que nous étions étrangers. Nous
avions tout l'extérieur d'un véritable Chinois, et l'ex-
trême délicatesse de leur odorat était seule capable de
les avertir que nous n'appartenions pas à la grande
nation centrale.
Nous rencontrâmes sur notre route un grand nom-
bre de monuments particuliers à la Chine, et qui suffi-
raient seuls pour distinguer ce pays de tous les autres.
GBAPITRB PREMIBR. ÎS
Ce sont des arcs de triomphe éleyés à la viduité et à la
virginité. Si une fille ne veut pas se marier, afin de
mieux se dévouer au service de ses parents, ou si une
veuve refuse de passer à de secondes noces, par respect
pour la mémoire de son mari défunt, elles sont hono-
rées, après leur mort avec pompe et solennité. On
forme des souscriptions pour élever des monuments
à leur vertu ; tous les parents y contribuent, et souvent
même les habitants du village ou du quartier où de-
meurait l'héroïne veulent y prendre part. Ces arcs de
triomphe sont en pierre ou en bois ; ils sont chargés de
sculptures, quelquefois assez remarquables, représen-
tant des animaux fabuleux, des fleurs et des oiseaux de
toute espèce. Nous y avons souvent admiré des mou-
lures et des ornements de fantaisie que n'eussent pas
désavoués les artistes qui sculptèrent jadis nos belles
cathédrales. Sur le frontispice il y a ordinairement une
grande inscription dédicatoire à la virginité ou à la
viduité; elle est gravée horizontalement et en creux. Sur
les deux côtés on lit en petits caractères les vertus de
rhéroïne. Ces arcs de triomphe sont d'un bel eflet, et
sont très-répandus sur les chemins et quelquefois dans
les villes. A Ning-po, célèbre port de mer dans la pro-
vince du Tché-kiang, il y a une longue rue entièrement
composée de semblables monuments. Ils sont tous en
pierre et d'une riche et majestueuse architecture. La
beauté des sculptures a excité l'admiration de tous les
Européens qui ont pu les voir; en 1842, quand les
Anglais se furent emparés de cette ville, ils eurent, dit-
on, la pensée d'enlever tous ces arcs de triomphe et de
transporter ainsi à Londres une rue chinoise tout entière.
I. s
16 l'uipiab chinois.
L'entreprise était bien digne de l'excentricité britanni-
que ; mais, soit crainte d'irriter la population de Ning-
pOy soit pour tout autre motif , le projet fut abandonné.
Deux jours de marche parmi ces populeuses contrées
nous avaient complètement retrempés dans nos an*
ciennes habitudes chinoises ; tout ce que nous pouvions
voir, entendre et sentir était, pour nous comme autant
de réminiscences. La Chine. nous pénétrait par tous les
pores, et nous perdions insensiblement toutes nos im-
pressions tartares et thibétaines. Nous arriv&mes à
Kioung-tcheou, ville de second ordre, agréablement
située, et dont les habitants paraissent vivre dans une
grande abondance. Nous n'allâmes pas loger dans une
hôtellerie publique, comme les jours précédents, mais
dans un petit palais décoré, avec richesse et élégance,
où nous n'avions affaire qu'à des gens d'une politesse
exquise et où régnait partout la stricte observance des
rites chinois. A notre arrivée, plusieurs mandarins du
lieu étaient venus nous recevoir à la porte, et nous
avaient introduits dans un brillant salon où nous trou-
vâmes une collation servie avec luxe et recherche. Ces
hôtels se nomment koung-kouan ou palais communal.
Il y en a d'étape en étape, sur toutes les routes de l'em-
pire chinois, et ils sont réservés pour les grands man-
darins qui vont y loger quand ils voyagent pour quel-
que service public. Les voyageurs ordinaires en sont
sévèrement exclus. Us sont confiés à la garde d'une
famille chinoise chargée de les maintenir en bon état,
et d'y faire les dispositions nécessaires lorsque quelque
mandarin doit y passer. Les frais de réception sont à la
charge du gouyerneur de la ville ; c'est lui qui doit, en
CBAPim PtnUBB. 27
outre, désigoer quelques domestiques de sa maison pour
faire le servîee. Les koung-kouan de la province du Sse-
Tchou^i sont renommés dans iout Templre pour leur
magnificence ; ils furent complètement renouvelés sous
Fadministration de Ki-chan, qui fut pendant plusieurs
années gouverneur de la province, et dont tous les actes
portent l'emfNreinte de son caractère plein de noblesse
et de grandeur.
Nous fumes d'abort un peu étonnés de nous trouver
logés dans cette demeure seigneuriale, où on nous servit
un splendide festin, et où nous ne rencontrions que des
domestiques revêtus de magnifiques habits de soie. Nous
causâmes beaucoup avec les mandarins de la ville, qui
avaient eu la courtoisie de venir nous visiter. Le résultat
de toutes ces conversations fut pour nous la conviction
bien nette et bien précise que, depuis notre départ de
Ta-tsien-lou, on devait nous faire loger tous les jours
dans les koung-kouan ou palais communaux, et nous
traiter en tout comme des mandarins de premier degré.
En réglsmt ainsi les choses, Ki-chan avait probablement
suivi d'abord Fimpulsion de son caractère généreux, et
puis, sans doute, par un orgueil patriotique bien légi-
time, il avait voulu* donner à des étrangers une haute
idée de la grandeur de son pays ; il avait voulu que
nous pussions^dire partout qu'en Chine on reçoit une belle
et brillante hos{Âtalité ; mais Ki-chan avait compté sans
notre petit musulman. Celui-ci, qui ne se croyait pro-
bablemeqt pas tenu à faire briller aux yeux de deux
étrangers l'ÀBlat de l'empire et de la dynastie mantcboue,
spécula s(»didemœt sur le programme de notre itiné*
raire« 11 s'entendit avec Festafette qui nous précédait
28 l'empire chinois.
d'ua jour partout où nous devions nous arrêter, et fit
déclarer à tous les mandarins des villes par où nous pas-
sions qu'absolument nous ne voulions pas aller loger
dans les koung-kouan, que cette bizarrerie tenait au
caractère des gens de notre nation, et qu^il était impos-
sible de nous plier en cela aux usages de Pempire du
Milieu. On n'avait donc qu'à lui remettre les allocations
fixées pour notre réception au koung-kouan, et il se
chargerait lui-même de nous entretenir d'une manière
conforme à nos goûts et à nos désirs. Les mandarins et
les gardiens des palais communaux adoptaient, de leur
côté, avec empressement une mesure qui les mettait à
l'abri de tout souci et de tout embarras ; or, il parait que
nos goûts et nos désirs n'aspiraient qu'à aller nous caser
dans une pauvre hôtellerie pour y vivre d'un peu de
riz cuit à l'eau avec accompagnement d'herbes salées
et de quelques tranches de lard ; de plus, comme nous
entrions dans les pays chauds, le vin eût été tropéchauf-
fant et nuisible à des estomacs venus des mers occi-
dentales ; du thé bien clair et bien léger était ce qui
nous convenait le mieux. De cette façon, notre rusé
musulman trouva moyen de dépenser tout au plus un
dixième de la somme qu'il recevait, et de faire rentrer
le restant dans son escarcelle. Cette découverte fut pour
nous de la plus haute importance, car elle nous fit con-
naître l'étendue de nos droits et la valeur de l'individu à
qui nous étions confiés.
Au moment où nous allâmes nous coucher, nous re-
marquâmes que les gardiens du koung-kouan rôdaient
autour de nous d'une façon toute mystérieuse. Us nous
adressaient furtivement quelques paroles insignifiantes.
GHAPITHE PROnrai. 29
mais qui nous faisaient assez conprendre qu'ils dési-
raient se mettre en rapport avec nous. Enfin, l'un d'eux,
après avoir bien regardé de tous côtés pour voir s'il n'é-
tait pas aperçu, entra dans notre chambre, ferma la
porte sur lui, puis fit le signe de la croix et se mit à
genoux en nous demandant notre bénédiction... Cétait
un chrétien ! Il en arriva bientôt un second, puis un
troisième ; toute la famille enfin, préposée à la garde
du koung-kouan, se réunit autour de nous. Cette fa-
mille tout entière était chrétienne ; pendant la journée,
elle n'avait osé nous faire aucune manifestation en pré-
sence des mandarins, de peur de compromettre sa posi-
tion... Il est impossible qu'on se fasse une idée des émo-
tions que cette rencontre nous fit éprouver ; elles furent
si vives et si profondes que celui qui écrit ceci ne peut
encore, six ans après, en rappeler le souvenir sans sentir
battre son cœur et ses yeux se mouiller de larmes. Ces
hommes qui nous entouraient nous étaient inconnus, et
cependant nous étions les uns pour les autres des frères
et des amis. Leurs sentiments et leurs pensées sympa-
thisaient avec nos pensées et nos sentiments. Nous pou-
vions nous parler à cœur ouvert, car nous étions étroi-
tement unis par les liens de la foi, de l'espérance et de la
charité. Ce bonheur ineffable d'avoir partout des frères
n'est que pour les catholiques. Eux seuls peuvent par-
courir la terre du nord au sud et du couchant à l'aurore
avec l'assurance de rencontrer partout quelque membre
de la grande famille. Ou parle beaucoup de fraternité
universelle ; mais, si on l'aime du fond du cœur et non
pas seulement du bout des lèvres, qu'on s'intéresse donc
efficacement à la belle œuvre de la propagation de la foi.
30 l'upiib gbinoib.
Le lendemam, avant notre départ, nous reçûmes
nombre de yisiteurs, appartenant tousà la hante société
de Kioung-tcheou. Pendant que nous vivions dans nos
missions, nous n^avions été, le plus souvient, en con^
tact qu'avec les classes inférieures; dans les campagnes
avec les paysans, et dans les villes avec les artisans;
car, en Chine comme partout, c'est chez le peuple que
le christianisme jette ses premières racines. Nous fù^
mes heureux de trouver cette occasion de pouvoir faire
connaissance avec l'aristocratie de c^te curieuse nation.
Les Chinois bien élevés sont réellement aimables, e(
leur sodété n'est pas dépourvue de charmes* Leur poli-
tesse n'est pas fatigante et ennuyeuse comme on pourrait
se l'imaginer ; elle a quelque chose d'exquis, de naturel
même, et elle ne tombe dans l'afieterie que chez ceux
qui ont la prétention de faire les> élégants, sans avoir les
usages du grand monde. La conversation des Chinois est
quelquefois très-spirituelle ; les compliments outrés et les
paroles louangeuses qu'on s'adresse mutuellement à tout
(NTopos agacent et fatiguent un peu tout d'abord, quand
on n'y est pas habitué ; mais il y a dans tout cela tant de
bonne grâce qu'oo s'y fait aisément. Parmi cesidsiteurs,
il y avait surtout un groupe de jeunes gens qui nous
émerveilla. Leur maintien était modeste sans contrainte.
C'était un mélange de timidité et d'assurance qui s'har-
monisait à ravir avec leur jeune âge. Us parlaient peu, et
seulement quand on les interrogeait. Pendant que les
anciens avaient la parole. Us se contentaient de prendre
part à la conversation par l'animation de leurs figures et
de gracieux mouvements de tète. Les éventails maniés
avec élégance et dextérité venaient encore ajouter aux
GBi^rniB mniiBB. 31
agréments de cette société choisie. Nous fîmes de notre
mieux pour prouver à cette élégante aristocratie que
Turbanité françsdse n'est pas au-dessous de la cérémo-
nieuse politesse des Chinois.
Quand nous nous mimes, en route, nous remarquâ-
mes que notre escorte était beaucoup plus considérable
qu'à l'ordinaire. Nos palanquins ayançaient entre une
baie de lanciers à cheval que le gouverneur de Kioung»
tcheou nous avait donnés pour nous protéger contre les
bandits dont le pays était infesté. Ces bandits étaient des
contrebandiers d'opium. On nous dit que, depuis quel**
ques années, ils allaient par grandes troupes chercher
dans la province du Yun-nan et jusque chez les Birmans
l'oittum qu'on leur envoyait de l'Inde par terre. Ils re*
venaient ensuite ouvertement avec leur contrebande,
mais armés de pied en cap, afin de pouvoir résister aux
mandarins qui tenteraient de s'opposer à leur passage.
On citait plus d' un combat meurtrier ou l'on s* était battu
avec acharnement, d'un côté pour conserver la contre-
bande, et de l'autre pour la piller ; car les soldais chinois
n'ont de courage contre les voleurs et les contrebandiers
que dans l'espoir de se saisir eux-mêmes de la proie.
Lorsque ces bandes armées de porteurs d^opium ren-
contrent sur leur route des mandarins ou quelque riche
voyageur, ils ne se font pas faute de les attaquer et de
les dépouiller.
Tout le m(»ide connaît la malheureuse passion des Chi-
nois pour l'opium, et la guerre que cette fatale drogue
occasionna, en 1840, entre la Chine et l'Angleterre. Son.
importation dans le Céleste Empire ne date pas de long-
temps; mais il n'est pas au. monde de commerce dont
31 l'bmpirb chinois.
loA progràs aiont été si rapides. Deax agents de la com-
pagnie des Indes furent les premiers qui eurent, vers le
conimoncement du dix-huitième siècle, la déplorable
pensée de faire passer en Chine Topium' du Bengale.
(Restau colonel Watson et au vice-résident Wheeler que
les (ihinois sont redevables de ce nouveau système
d^empoisonnement. L'histoire a conservé le nom de
Parmentior, pourquoi ne garderait-elle pas aussi celui
de CCS doux hommes? Ceux qui font du bien ou du mal
à leurs semblables méritent qu'on se souvienne d'eux ;
car rhumanité doit glorifier les uns et flétrir les autres.
Ai^ourd'hui la Chine achète annuellement aux An-
glais pour cent cinquante millions d'opium. Ce trafic se
fait par contrebande, sur les côtes de l'empire, surtout
dans le voisinage des cinq ports qui ont été ouverts aux
Européens. De grands et beaux navires armés en guerre
servent d'entrepôls aux marchands anglais, qui demeu-
rent toujours à poste fixe pour livrer leur marchandise
aux Chinois. Ce commerce illicite est également protégé
et par le gouvernement anglais et par les mandarins du
Céleste Empire. La loi qui défend, sous peine de mort,
de fumer l'opium n'a pas été rapportée; cependant elle
est tellement tombée en désuétude, que chacun peut
fumer on liberté, sans avoir à redouter la répression des
tribunaux. Dans toutes les villes, on étale et vend publi-
quement les pipes, les lampes et tous les instruments
nécessaires aux fumeurs. Les mandarins sont eux-
mêmes les premiers à violer la loi et à donner le mau-
vais exemple au peuple. Pendant notre long voyage en
Chine, nous n'avons pas rencontré un seul tribunal où
on ne fumât l'opium ouvertement et impunément.
GHAPITU PUWn. 33
L'opium ne se famé pas de la même manière que le
tabac. La pipe est composée d'un tube ayant à peu près
la longueur et la grosseur d'une flûte ordinaire. Un peu
avant l'extrémité de ce tube, on adapte une boule en
terre cuite, ou d'une autre matière plus ou moins pré-
cieuse, et qu'on perce d'un petit trou qui communique
avec l'intérieur du tube. L'opium est une pâte noirâtre et
visqueuse qu'on est obligé de préparer de la manière
suivante avant de fumer. On prend avec l'extrémité
d'une longue aiguille une portion d'opium de la gros-
seur d'un pois, on le chauffe ensuite à une petite lampe
jusqu'à ce qu'il se gonfle et soit parvenu à la cuisson et
à la consistance voulues. Alors on dispose cet opium
ainsi préparé au-dessus du trou de la boule, de manière
à lui donner la forme d'un petit cône qu'on a le soin de
percer avec Taiguille, pour qu'il y ait communication
avec la cavité du tube. On approche alors cet opium de
la flamme de la lampe. Après trois ou quatre aspira-
tions, le petit cône est entièrement brûlé, et toute la
fumée est passée dans la bouche du fumeur, qui la re-
jette insensiblement par les narines. On recommence
ensuite la même opération, ce qui rend cette manière de
fnmer extrêmement longue et minutieuse. Les Chinois
préparent et fument l'opium toujours couchés, tantôt
sur un côté et tantôt sur un autre ; ils prétendent que
cette position est la plus favorable. Les fumeurs de dis-
tinction ne se donnent pas la peine de façonner eux-
mêmes l'opium ; ils ont quelqu'un chargé de ces menus
détails, et qui leur sert la pipe toute préparée.
A Canton, à Macao et dans les divers ports de la Chine
ouverts au commerce européen, nous avons entendu
34 l'BIIPIBB CBIHOIS.
bien des personnes essayer de justifier le eomiDeree de
Topium, parce que, disaient-«Ues, il n'aYaitpas essen^
tieUement les mauvais effets qu^oo lui aitribuaity et
qu il en était comme des liqueurs fer montées ou d^une
foule d'autres substances, dont Tabus seul était nuisi-
ble. Un usage modéré ne pouvait 6trey au contraire, que
d'un excellent résultat sur le tempérament faiUe et lym-
phatique des Chinois... Ceux qui parient ainsi sont, en
général, des marchands d'opium, et 'Ton comprend
assez qu ils cherchent, partons les arguments possibles,
à^calmer les inquiétudes de leur conscience, qui leur crie
peut-être souvent : Ce quo tu fais est une mauvaise action !
Mais le mercantilisme et la soif de l'or aveuglent com-
plètement ces hommes, doués, d'ailleurs, d'une grande
générosité, et dont les cofires^forts sont toujours ouverts
quand il y a des malheureux à soulager et de bonnes œu«-
vres à soutenir. Ces riches spéculateurs, vivant perpétuel-
lement au milieu du luxe et des fêtes, ne pensentpas même
aux affreux désastres qu'ils préparent et consomment
par leur détestable trafic. Quand, du belvédère de leurs
maisons, qui s'élèvent sur les bords delà mer, somptueu-
ses et splendides comme des palais, ils voient revenir de
l'Inde leurs beaux navires glissant majestueusement sur
les flots et entrant, voiles déployées, dans le port, ils ne
réfléchissent pas sans doute que ces cargaisons renfer-
mées dans leurs superbes clippers vont être la ruine et
la désolation d'un grand nombre de familles... A part
quelques rares fumeurs qui, grâce à une organisation
tout exceptionnelle, peuvent se contenir dans les bornes
d'une prudente modération, tous les autres vont rapide-
ment à la mort, après avoir passé successivement par la
paresse^ la dâmuche^ la misère, la ruine de leurs forces
physiques et la dépravation complète de leurs facultés
iatellectoeUes et morales. Rien ne peut distraire de sa
passioa un fumeur déjà avancé dans sa mauvaise ' habi-
tude. Incapable de la plus petite affaire, insensible à
tous les événements, la misère la plus hideuse et Tas-
pectd'une famille plongée dans le désespoir ne sauraient
le toucher. C'est une atonie dégoûtante, une prostration
absolue de toutes les facultés et de toutes les énergies.
Depuis plusieurs années quelques provinces méri-*
dionales s'occupent, avec beaucoup d^ctivité, de la
culture du pavot et de la fabrication de Topium. Les
marchands cinglais confessent que les produits chinois
sont d'excellente qualité, quoique, cependant, encore
inférieurs à ceux qui viennent du Bengale ; mais
l'opium anglais subit tant de falsigcations avant d'ar-
river dans la pipe du fumeur, qu'il ne vaut plus, en
réalité, celui .que préparent les Chinois. Ce dernier,
quoique livré au i commerce dans toute sa pureté, se
donne à bas prix et n'est consommé que par les fumeurs
de < bas étage.* Celui des Anglais, malgré sa falsifica«-
tion^ est très-cher, et réservé aux fumeurs de distinction.
Cette bizarrerie provient de lamour-propre et de la
vanité des riches chinois, qui croiraient déroger en
fumant un opium fabriqué chez eux et incapable de les
ruiner ; celui qui vient de fort loin doit évidemment
avoir la préférence..... c< Tulto il mondoà fatio corne
a la msitra famiglia l »
Pourtant on peut prévoir qu'un tel état de choses ne
durera pas. Il est probable que les Chinois cultiveront
le pavot sfOLV une très^grande échelle, et pourront fabri-
-36 L^BMPIRB CHINOIS.
quer chez eux tout l'opium nécessaire à leur consom-
mation. Les Anglais, incapables d'obtenir les mêmes
produits à aussi bon marché que les Chinois, ne pour-
ront soutenir la concurrence, surtout lorsque Fengoue-
ment pour les produits lointains sera passé de mode. Ce
jour-là les Indes britanniques recevront un coup ter-
rible, qui se fera ressentir jusqu'à la métropole; et alors
peut-être les Chinois se montreront moins passionnés
pour cette funeste drogue. Qui sait? lorsque les Chi-
nois pourront se procurer l'opium facilement et à bas
prix, il ne serait pas surprenant de les voir abandonner
peu à peu cette meurtrière et dégradante habitude. On
prétend que le peuple de Londres et des autres villes
manufacturières de l'Angleterre, s'est adonné, lui aussi,
depuis quelques années, à l'usage de Topium pris en
liquide et en mastication. Cette nouveauté est encore
peu remarquée, quoiqu'elle fasse, dit-on, des progrès
alarmants. Ce serait une chose à la fois curieuse et
instructive, si un jour les Anglais étaient obligés d'aller
acheter l'opium dans les ports de la Chine. En voyant
leurs navires rapporter du Céleste Empire cette sub-
stance vénéneuse, pour empoisonner l'Angleterre, il
serait permis de s'écrier : Laissez passer la justice
de Dieu !
Depuis notre départ du palais communal de Kioung-
tcheou, nous parcourûmes une magnifique plaine, où
nous admirâmes les populations chinoises déployant
toutes les ressources de leur activité agricole et commer-
ciale; à mesure que nous avancions, les routes deve-
naient plus larges, les villages plus nombreux et les
maisons mieux bâties et plus élégantes. Les camisoles
CHAPITRE PRfiMIKS. 37
courtesdisparaissaientpeuàpeOypoorfaireplaoeauxIoDgs
habits de parade ; elles physionomies des yoyagears que
nous rencontrions portaient Tempreinte d'une civilisation
plus avancée. Parmi les paysans chaussés de sandales et
coifiés d'un large chapeau de paille, on voyait un grand
nombre de citadins à la démarche nonchalante et pré-
tentieuse, jouant sans cesse de Féventail, et protégeant
leur teint blême et farineux contre les ardeurs du soleil,
au moyen d'un petit parasol en papier vernissé ; tout
nous annonçait que nous n'étions pas très-éloignés de
Tching-tou-fou, capitale de la petite province de Sse-
tchouen.
Avant d'entrer dans la ville, notre conducteur nous
invita à nous reposer dans une bonzerie que nous ren-
contrâmes sur notre chemin. En attendant, il irait, lui-
même, selon le cérémonial chinois, se présenter au
vice-roi, le prévenir de notre arrivée et lui demander
ses ordres à notre sujet. Le supérieur de ce monastère
de bonzes vint nous recevoir avec force révérences, et
nous introduisit dans un vaste salon, où on nous servit
du thé, des fruits secs et des pâtisseries de toute couleur,
frites à l'huile de sésame, que les Chinois nomment
hiang-youj c'est-à-dire huile odoriférante. Plusieurs
religieux du monastère se joignirent à leur supérieur
pour nous faire compagnie et donner plus d'entrain à la
conversation. Nous ne trouvâmes pas chez ces bonzes
le laisser aller, la franchise et 'le cachet de conviction
religieuse que nous avions remarqués chez les lamas du
Thibet et de la Tartarie. Leurs manières étaient, il faut
en convenir, pleines de courtoisie, leurs longues robes
couleur cendrée étaient irréprochables ; mais il nous fut
^1^ L*BMPI1UE CHINOIS.
impossible de découvrir un peu de foi et de dévotion
«Ltiis leur physionomie sceptique et rusée.
Cette bonzerie est une des plus riches et des mieux
entretenues que nous ayons rencontrées en Chme. Après
avoir pris une tasse de thé, nous fumes invités par le
supérieur à en faire la visite. La solidité des construc-
tions et la richesse des ornements fixèrent notre atten-
tion; mais nous admirâmes surtout le parc, les bosquets
et les jardins dont le monastère est entouré. On ne peut
rien imaginer de plus frais et de plus gracieux. Nous nous
arrêtâmes quelques instants avec plaisir sur les bords
d'un grand vivier, où l'on voyait de nombreuses troupes
de tortues jouer et s'agiter parmi les larges feuilles de
nénuphar qui flottaient à la surface des eaux. Un autre
étang, plus petit que le premier, était rempli de pois-
sons rouges et noirs; un jeune bonze, dont les longues
et larges oreilles s'épanouissaient niaisement aux deux
côtés de sa tète fraîchement rasée, s'amusait à leur
jeter des boulettes de pâte de riz. Les poissons se ras-
semblaient pleins d'avidité et d'impatience, soulevaient
leur tête au-dessus de l'eau et entr'ouvraient continuel-
lement leur bouche, comme pour caresser l'air de
leurs baisers.
Après cette charmante promenade, nous rentrâmes
au salon de la bonzerie. Nous y trouvâmes plusieurs
visiteurs, parmi lesquels un jeune homme aux maniè-
res alertes et dégagées, et doué d'une prodigieuse vo-
lubilité de langue ; à peine eut-il prononcé quelques
paroles, que nous comprîmes qu'il était chrétien. —
Tu es, sans doute, lui dîmes-nous, de la religion du
Seigneur du ciel? — Pour toute réponse, il se jeta
CHAPITRE PREMIER. 39
fièrement à genoux , fit un grand signe de croix et
nous demanda notre bénédiction. Un pareil acte, en
présence des bonzes et d'une foule de curieux, témoi-
gnait d'une foi yive et d'un grand courage ; ce jeune
homme, en effet, avait une âme fortement trempée.
11 se mit à nous parler, sans se gêner le moins du
monde, des nombreux chrétiens de la capitale, des
quartiers de la ville où il y en avait le plus, et du bon-
heur qu'ils auraient à nous voir; puis il attaqua à
brûle-pourpoint le paganisme et les païens, fit l'apo-
logie du christianisme, de sa doctrine et de ses prati-
ques, interpella les bonzes, railla les idoles et les supers-
titions, et apprécia enfin la valeur théologique des
livres de Gonfucius, de Lao-ize et de Bouddha. C'était
un flux de paroles qui ne tarissait pas; les bonzes
étaient déconcertés de ses attaques à bout portant, les
curieux riaient de plaisir, et nous, au milieu de cette
scène imprévue, nous ne pouvions nous empêcher
d'être tout glorieux de voir un chrétien chinois affi-
cher et défendre en public ses croyances. C'était une
rareté.
Pendant le long monologue de notre chrétien, il fut
question, à plusieurs reprises, comme d'une ambas-
sade française arrivée à Canton et d'un certain grand
personnage nommé Lorko-nie (1), qui avait arrangé les
affaires de la religion chrétienne en Chine, de concert
avec le commissaire impérial Ky-yn. Les chrétiens ne
(1) Nom chinoise de M. Lagrenée. L'ambassade française en Chine
avait eu lieu pendant nos courses dans la Tartarie et le Thibet, et
c'était pour la première fois que nous en entendions yaguement
parler.
40 L EMPIRE CHINOIS.
devaient plus être persécutés ; l'empereur approuvait
leur doctrine, et les prenait sous sa protection, etc.
Nous ne comprimes pas grand'chose à tout cela; toutes
ces idées, qui nous étaient jetées éparses et par frag-
ments, nous cherchions bien à les rajuster dans notre
esprit ; mais, comme nous n'avions eu auparavant au-
cune donnée, il nous était impossible de nous débrouil-
ler au milieu de toutes ces énigmes. Nous allions
demander quelques explications un peu nettes et préci-
ses à notre orateur, lorsque quatre mandarins, arrivés
de la capitale, nous invitèrent à entrer dans nos palan-
quins pour continuer notre route.
Les porteurs nous conduisirent en course et tout
d'une haleine jusque sous les murs de la ville, où nous
trouvâmes des soldats pour nous escorter. La précau-
tion n'était pas inutile ; sans ce secours, il nous eût
été impossible de circuler dans les rues, tant était com-
pacte et pressée la foule qui se portait sur notre pas-
sage. Il nous sembla que le cœur nous battait dans la
poitrine plus vite que d'habitude; car nous savions
qu'on allait nous faire subir un jugement par ordre de
l'empereur. Nous enverrait-on à Péking, à Canton, ou
bien dans l'autre monde 7 11 n'y avait certainement pas
dans tout cela de quoi avoir peur ; mais il était bien
permis, au milieu de cette incertitude, d*éprouver
un peu d'émotion. Enfin nous arrivâmes devant un
grand tribunal ; les deux énormes battants du portail sur
lesquels étaient peintes deux monstrueuses divinités ar-
mées de grands sabres, s'ouvrirent solennellement, et
nousentrâmes, sans trop savoir de quelle manière nous sor-
tirions. De Ta-tsien-lou, ville frontière, jusqu'à Tching-
CHAPITRE PREMIER. 41
tou-fou (1), capitale du Sse-tchouen, nous avions eu
pour douze jours de marche, et nous avions parcouru à
peu près mille lis, qui équivalent à cent lieues.
(1) Fou désigne, en Chine, une ville de premier ordre ; tcheou, de se-
cond; hien, de troisième. Les fou, les tcheou et les bien sont toujours
enfermées dans une enceinte de remparts.
CHAPITRE IL
Entretien avec le préfet da Jardin de fleurs. — Logement dans le tri-
bunal d'un juge de paix. — Invitation à dîner avec les deux préfets
de la ville. — Conversation avec ces deux hauts fonctionnaires. —
On nous assigne deux mandarins d'honneur pour charmer nos loi-
sirs. — Jugement solennel par-devant tous les tribunaux réunis. —
Divers incidents de ce jugement. — Rapport adressé à l'empereur à
notre sujet, et réponse de l'empereur. — Édits impériaux en faveur
des chrétiens obtenus par l'ambassade française en Chine. — Insuffi-
sance de ces édits. — Comparution devant le vice-roi. — Portrait
de ce personnage. — Dépêche du vice-roi à l'empereur. — Entre-
tien avec le vice-roi.
La capitale de la province du Sse-tchouen est divisée
en trois préfectures chargées de la police et de l'admi-
nistration de la ville tout entière. Chaque préfet a un
palais-tribunal où il juge les affaires de son ressort : c'est
là qu'il habite avec sa famille, ses conseillers, ses scribes,
ses satellites et son nombreux domestique. Le tribunal
préfectoral où nous fûmes introduits se nommait Hoa-
yuefiy c'est-à-dire Jardin de fleurs. Ce fut donc au pré-
fet du Jardin de fleurs que nous eûmes tout d'abord
affaire. Ce mandarin était un homme d'une quarantaine
d'années, court, large et tout rond d'embonpoint. Sa
flgure ressemblait à une grosse boule de chair, où le
nez était enseveli et les yeux éclipsés ; on remar-
quait tout au plus deux petites fentes obliques par
où notre Chinois nous regardait. Quand il entra dans
CHAPITIK II. 43
la salle où nous faisions antichamlNre, il nous troina oc-
cupés à lire des sentences mantcboues dont les murs
étaient décorés. Il nous demanda, avec beaucoup dW-
fabiiité, si nous comprenions cette langue. — Nous
l'avons un peu étudiée, lui répondîmes-nous ; et
nous essayâmes en même temps de lui traduire en
chinois le distique mantchou que nous avions devant
nous ; il signifiait :
« Si vous êtes dans la solitude, ayez soin de méditer sur tw pio-
« près défauts.
« Si vous conversez 'avec les hommes, gardez-vons de parier des
« fautes du prochain. »
Le préfet du Jardin de fleurs était Tartare-Mantchou.
Il fut d'abord étonné, puis extrêmement flatté que nous
sussions la langue de son pays, langue des conquérants
de la Chine, de la famille impériale ; ses longs petits yeux
s'écarquillèrent de joie et de bonheur. U nous fit asseoir
sur une espèce de divan de satin rouge, et nous causâ-
mes. La conversation n eut aucun rapport à nos afiTaires.
Nous parlâmes de littérature et de géographie, du vent
et de la neige, des contrées barbares et des pays civilisés.
U nous demanda des détails sur notre manière de voya-
ger depuis Ta-tsien-lou ; s'il était vrai que, jusqu'à
Kioung-tcheou, on nous avait fait loger dans les hôtel-
leries publiques, etc. Après avoir fortement invectivé
contre le mandarin musulman qui avait gouverné l'es-
corte, il nous annonça qu'il allait nous Caire conduire à
la maison désignée pour notre résidence.
Nous ne trouvâmes plus à la porte de la préfecture du
Jardin de fleurs nos palanquins de voyage ; ils avaient
44 l'kmpirb caiifois.
été remplacés par d'autres plus commodes et plus élé-
gants. Notre petit état-major avait aussi été changé. Le
logement qu^on nous avait assigné étant très-éloigné, il
nous fallut parcourir, pour y arriver, les principaux
quartiers de la ville. On nous introduisit enfin dans un
tribunal de second ordre, où résidait un mandarin dont
les attributions sont à peu près analogues à celles d'un
juge de paix. Plus tard nous aurons occasion de parler
plus au long de ce magistrat et de sa famille. Après avoir
échangé quelques paroles de politesse avec le maître du
lieu, nous fûmes installés dans nos appartements,, qui
se composaient, pour chacun, d'une chambre conve-
nablement meublée et d'un salon de réception. Du reste,
le tribunal tout entier fut mis à notre disposition, avec
ses cours, ses jardins et un charmant belvédère qui do-
minait la ville, et d'où la vue s'étendait jusque dans la
campagne.
La nuit était close depuis longtemps ; tout le monde
se retira, et nous pûmes enfin nous trouver seuls et
méditer un peu en paix sur la singularité de notre posi-
tion. Quel drame que notre existence depuis deux ans!
Notre paisible départ de la vallée des Eaux noires avec
Samdadchiemba, nos chameaux et notre tente bleue (1) ;
nos campements et notre vie patriarcale à travers les
pâturages de la Tartarie ; le fameux monastère laraaïque
de Kounboum et nos longues relations avec les reli-
gieux bouddhistes ; la grande caravane thibétaine ; les
horreurs et les péripéties de cette épouvantable route
dans les déserts de la haute Asie ; notre séjour à Lha-ssa ;
(1) Voir Souvenirs d'un voyage, passim.
CHAPITRE 11. *5
nos rapports à la fois pénibles et consolants avec l'am-
bassadeur chinois et le régent du Thibet ; enfin notre
expulsion de Lha-ssa et ces trois mois affreux pendant
lesquels nous fûmes tous les jours condamnés à escala-
der des montagnes parmi la neige, les glaces et les pré-
cipices : tous ces éyénements, tous ces souvenirs,
encombraient notre tête et s'y entassaient pêle-mêle. Il
y avait de quoi eii devenir fou ! Et cependant tout n'était
pas encore fini : actuellement nous étions entre les mains
des Chinois, seuls, sans amis, sans protection, sans se-
cours. Nous nous trompons ; nous avions Dieu pour
ami et pour protecteur. Il est des positions dans la vie
où, lorsque la confiance en Dieu s^en va du cœur de
l'homme, il ne peut plus y avoir de place que pour le
désespoir; mais, lorsqu'on prend le Seigneur pour
appui, on se trouve doué d'un courage incomparable.
Dieu, nous disions-nous, a évidemment fait des miracles
pour nous sauver la vie dans la Tartarie et le Thibet ;
il est bien probable que ce n'est pas pour qu'un Chinois
quelconque puisse en disposer à sa fantaisie Et là-
dessus nous conclûmes qu'il y avait lieu à nous tenir
parfaitement tranquilles et à laisser aller nos petites
affaires suivant le bon plaisir de la Providence. La nuit
était très^avancée; nous fîmes notre prière, qui, à la ri-
gueur, pouvait être celle du matin, et nous nous cou-
châmes en paix.
Le lendemain, on nous remit, de la part du préfet du
Jardin de fleurs, une longue et large feuille de papier
rouge ; c'était une invitation à dîner pour le jour même.
Quand l'heure fut venue, nous montâmes en palanquin et
nous partîmes. Les tribunaux des mandarins n'ont or-
8.
46 l'rvpire chinois.
dinairement rien de remarquable au point de vue archi*
tectural ; Fédifice est toujours très-bas et ne s'élève
jamais au-dessus du rez-de-chaussée ; la toiture, chargée
d'ornements et de petits pavillons, indique seule que
c'est un monument public. 11 est toujours entouré d'un
grand mur de clôture, presque aussi élevé que l'édifice
principal. A l'intérieur, on ne voit que de vastes cours, de
grandes salles, et quelquefois des jardins qui ne sont pas
dépourvus d'agrément. La seule chose qui présente un
certain caractère de grandeur, c'est la série de quatre ou
cinq portails placés dans la même direction, et qui
séparent les diverses cours. Ces portails sont ornés de
grandes figures historiques ou mythologiques, grossiè-
rement peintes, mais toujours avec des couleurs éclatan-
tes. Quand toutes les portes s'ouvrent successivement» à
deux battants et à grand fracas, l'imagination des Chi-
nois doit être vivement frappée ; car à l'extrémité de
cette espèce de corridor grandiose se trouve la salle où
le magistrat distribue ou plutôt vend la justice au peuple.
Sur une estrade un peu élevée est une grande table re-
couverte d'un tapis rouge ; des deux côtés de la salle on
voit des armes de toute espèce et des instruments de
supplice appendus aux murs. Le mandarin a son siège
derrière la table ; les scribes, les conseillers et les offi-
ciers subalternes du tribunal se tiennent debout autour
de lui. Le bas de l'estrade est la place réservée au
public, aux accusés et aux satellites chargés de torturer
les malheureuses victimes de la justice chinoise. Les
appartements particuliers du mandarin et de sa famille
se trouvent derrière cette salle d'audience.
Souvent le tribunal sert en même temps de prison ;
CHAPITRR II. 47
les éloges des condamnés sont ordinairement placées
dsms la première cour. Quand nous entrâmes au palais
du préfet, nous remarquâmes une foule de ces malheu-
reux, à la face Imde, et dont les membres décharnés
étaient à moitié recouverts de quelques lambeaux de
haillons. Us étaient accroupis au soleil ; les uns avaient
sur les épaules une énorme cangue, d'autres étaient
chargés de chaînes ou portaient aux pieds et aux mains
de lourdes entraves.
Le préfet du Jardin de fleurs ne se fit pas attendre.
Aussitôt que nous fûmes arrivés, il se présenta et nous
introduisit dans la salle à manger où nous trouvâmes
un quatrième convive. C'était le préfet du troisième
district de la ville. Un coup d'œil nous suffit pour re-
connaître en lui le type chinois. 11 était de taille
moyenne et d'un assez joli embonpoint. Sa figure, plus
fine, plus distinguée que c^Ue de son confrère tartare-
mantchou, avait cependant moina d'intelligence et de
pénétration. Ses yeux étaient suspects, ils témoignaient
encore plus de méchanceté que de malice. Nous nous
assîmes aune table carrée, missionnaire icontre mission-
naire et préfet contre préfet. Selon la pratique chinoise,
le dîner commença par le dessert. Nous nous amusâmes
longtemps avec des fruits, des confitures et des sucre*
ries, pendant que nos éckansons ne discontinuaient pas
de remplir nos petits verres de vin chaud (i). La con-
versation avait la prétention d*étre insignifiante ; mais
nous ne tardâmes pas à nous apercevoir que nos deux
(1) La politesse chinoise exige qae le verre soit toujours plein. Pour
si peu qu'on boive à la fois, ceux qui servent doivent aussitôt remplir
le vide.
' et Doos faire subir un
nÊornamnm^mï fB^qv mte à notre insu. Ce n'était
lAïsClu»! ai!«e.rjiiiiiBMi{i»avîfi^«têiDTitésàundinery
un» SDiattduiifr amer paisiîîkxMDt et gaiement même,
> i 5 irvHj: nnîsiiiiiiit.. Nim^ «oais 3oqc la malicieuse
nKamstiAL ôt nf l&mIu^ iimi^ jiboer^iir le terrain où ils
nns^ ivufisaïaïc ài iiïs& hàriuamies du monde. Quand
iss^^rvyiutfin; BAl2^$u»Ir« xu«^ lear «diippioDS bnisque-
Tnmfi «K ifuir àfananiuac s !& reocitte du rii aTait élé
KmBf A£ .^roDûiMi: ik r^:Bftsbs cMifttiît la mooarchie
«*auii/itsifL i> fit W rf!ziàiâî jinrfc.'ia: milheiireux, c'est
<M^X3ik*i«^<v*au^çuà: ÇBûiciifd.iàs d^ puier français entre
)M«Sv Am^ ii> ii<ias Twariaiffît et » lenrdaient eux-
wiPiiMi a^nec aoiviede^ onmizie s^os ettsent tooIu saisir
oii^ XKW& o^ ^^ù> lae <v>icf««i&ifot [Uks for les oralles.
Xmk^ am^iaiif^ li» X^rie mjinîèrt très^-amosanle à la
&it ijbi «£l:3ier« ^v^ <^ lensùuu CLwnme de raison, par le
|vt]^^ |KÙî^a ù a^ait <v>tr.n>MKi? par le de§sai«
X^xa^ iK>ik^ W^iines Je uKte ; eh.icun prit sa pipe, et
<^ ^^ir^M le ihe^ Le prWet manlcbou nous quitta un
iu>l;»ttt et i^>iat h«eiiu>t portant sous le bras un liTre
0Mr\^iee«i et ua paquet. U uoos remit le liTre en nous
^K'Hiaudaut^i ikhu^s ixomaissiotts cela. (Tétait un vieux
Im>»\kmvi^« ^"^ Voilà un livre chrétien, lui dimes-nous,
MU f^Mniiulaire de prières; comment se trouve-t-il
ici ? — » J'ai beaucoup d'amis parmi les chrétiens , l'un
dVux lu'tvu a Mi cadeau. Nous le regardâmes en
»imH<iat« 04ir c'était plus poli que de lui dire : Vous
uiouloa, «- Voici, encoi^^ ajouta-t-il, ce qui m'a été
dounéi 0i il découvrit un beau crucifix enveloppé
\Y\\\\ ym% chilTou de soie. Les deux préfets durent
CBAFim II. 49
s'aperceyoir que nous fumes subitement saisis «Témotioo
à la vue de ces objets qui étaient poor nous de Ténéra*
blés reliques. En feuilletant le bréviaire, nous avions In
sur la première page le nom de Monseigneur Dufraisse,
évêque de Tabraca, vicaire apostolique de la proTinoe
du Sse-tchouen. Ce saint et courageux évèque avait été
martyrisé en 1815, dans la ville de Tching-ton-fou ;
peut-être avait-il été jugé et torturé dans le tribanal
même où nous étions. — Ces objets, dlmes-nons aux
mandarins, ont appartenu à un chef de la religion chré-
tienne, à un Français que vous avez mis h mort id, dans
cette ville, il y a trente ans. Cet homme était un saint,
et vous l'avez tué comme un malfaiteur. Nos mandarins
parurent étonnés et interdits de nous entendre parler de
cet événement déjà ancien. Après un mom^itde silence,
Vun d'eux nous demanda qui avait pu nous tromper de
la sorte et nous raconter une fable si extraordinaire. —
Probablement, ajouta-t-il en riant et sur le ton de l'in-
souciance, probablement on a voulu plaisanter. — Non,
non, il n'y a certes pas lieu à plaisanterie ! Ce grand acte
dMniquité a été commis comme nous te le disons ; ne rions
pas de cela ; toutes les nations de l'Occident savent que
vous avez torturé et étranglé un grand nombre de mis-
sionnaires chrétiens. 11 y a quelques années seulement,
n'avez-vous pas mis à mort un autre Français, un de
nos frères, à Ou-tchang-fou (1)? — Les deux représen-
tants de la justice chinoise se récrièrent, frappèrent du
pied et soutinrent avec une inexprimable impudence
(1) Le vénérable Perboyre, missioimaire de la congrégation de Saint-
Lazare, martyrisé, en .1840, à Ou-lehang-fou, capitale de la province du
Hou-pé.
r>0 L BMPIRB CHINOIS.
quo tous nos renseignements étaient creux et vains. Go
n'était pas le moment dMnsister ; nous priâmes seule-
ment le préfet du Jardin des fleurs dé nous faire cadeau
du bréviaire et du crucifix de Monseigneur Dufraisse ;
nos instances et nos supplications furent sans succès. Ce
singulier personnage essaya de nous faire croire qu'il
tenait ces objets d'un chrétien, son ami intime, et qu'il
lui serait impossible de s'en dessaisir sans blesser le ri-
tuel de l'honneur et de l'amitié. Là-dessus, il se mit à
nous parler des nombreux chrétiens de la province et de
la capitale du Sse-tchouen, et nous donna à leur sujet
d'intéressants détails.
Les mandarins chinois n'ignorent nullement le mou-
vement et le progrès du christianisme dans leur pays;
ils connaissent très-bien les localités où il y a des néo-
phytes ; la présence même des nombreux missionnaires
européens dans les diverses provinces de l'empire n'est
pas un mystère pour eux. Nous pensions bien que les
chrétiens, malgré leurs précautions à se cacher, ne pou-
vaient jamais réussir à déjouer complètement la surveil-
lance de la police et des tribunaux. Nous savions qu'ils
étaient connus ; qu'on n'ignorait pas les lieux et les heu-
res de leurs réunions ; qu'on pouvait même assez facile-
ment soupçonner parmi eux la présence des Européens ;
mais nous étions bien éloignés de croire que la plupart
des mandarins étaient au courant de toutes leurs affaires.
A Lha-Ssa, l'ambassadeur Ki-Ghan nous avait déjà an-
noncé que, dans la province du Sse-tchouen, nous ren-
contrerions beaucoup de chrétiens ; il nous signala même
les endroits où ils étaient en plus grand nombre. Pen-
dant qu'il était vice-roi de la province, il était instruit de
CHAFITIB II. 51
tout; il savait que les alentours de son palais étaient
presque entièrement habités par des chrétiens, et de chex
lui il entendait le chant des prières, quand on se réunis-
sait aux jours de fête. — Je sais même, ajouta-t-il, que
le chef de tous les chrétiens de la province est un Fran-
çais nommé Ma (1) ; je connais la maison où il réside ;
tous les ans il euYoie des courriers à Canton chercher
de Targent et des marchandises ; à une certaine époque
de Tannée, il fait la yisite de tous les districts où il y a
des chrétiens. Je ne l'ai pas tracassé, parce que je me
suis assuré que c^est un homme vertueux et charitable. . .
Il est évident que, si on voulait s'emparer, en Chine, de
tons les chrétiens et de tous les missionnaires, la chose
ne serait peut-être pas très-difficile ; mais les mandarins
se garderaient bien d'en venir là, parce qu'ils se trou-
veraient surchargés d'affaires qui, en définitive, ne leur
rapporteraient aucun profit ; ils seraient même grande-
ment exposés à être dégradés et envoyés en exil. Les
grands tribunaux de Péking et l'empereur ne manque-
raient pas de les accuser de négligence, et de leur de-
mander comment ils ont été jusqu'à ce jour sans savoir
ce qui se passait dans leur mandarinat, et sans faire exé-
cuter les lois de l'empire. Ainsi l'intérêt personnel des
magistrats est souvent pour les chrétiens une garantie
de paix et de tranquillité.
L'heure étant venue pour le préfet du Jardin de
fleurs de donner audience à ses administrés, nous pri-
mes congé de lui. Ce bonhomme de Tartare-Mantchou
avait eu l'amabilité de nous régaler d'un excellent di-
(1) Mc^ Perocheau, éyèqoe de Max nia.
52 L BMPIftB CHIHOIS.
ner. Nous lui en fumes très-reconnaissants ; mais notre
gratitude n'alla pas jusqu'à lui donner les renseigne-
ments qu'il espérait obtenir de nous. Après nous être
adressé mutuellement un nombre infini de salutations
et avoir épuisé toutes les formules de la civilité chinoise,
nous retournâmes chez nous.
Pendant notre absence, le juge de paix nous avait or-
ganisé notre maison par ordre du vice-roi. On nous avait
alloué deux jeunes gens adroits et bien élevés pour valets
de chambre, et puis deux mandarins inférieurs, à globule
de cuivre doré, chargés de nous tenir compagnie, de
dissiper nos ennuis, et surtout de nous rendre la vie
douce et agréable par les charmes de leur conversation.
L'un d'eux, bredouillant d'une force prodigieuse, était,
quoique jeune encore, presque décrépit par un usage
immodéré de l'opium. L'autre, naturellement vieux,
sans dents et presque aveugle, toussait perpétuellement
ou poussait de gros soupirs, sans doute sur sa jeunesse,
qu'il avait vue se faner comme une fleur. Le premier
n'était occupé du matin au soir que de sa pipe et de sa
petite lampe à opium. Le second, accroupi dans sa
chambre, passait tout son temps à éplucher des graines
de melon d'eau avec ses longs ongles, qui donnaient à
ses mains desséchées la tournure de deux pattes de
vieux singe. 11 absorbait journellement une quantité pro-
digieuse de ces graines, qu'il arrosait sans cesse d'abon-
dantes rasades de thé ; il prétendait qu'une telle alimen-
tation était ce qu'il y avait de mieux pour la délicatesse
de son tempérament. On conçoit que les talents de société
de nos deux compagnons n'avaient rien de bien at-
trayant pour nous ; ils ne pouvaient, tout au plus, que
CHAPITRE II. 53
nous faire regretter les mœurs un peu bourrues et sau-
vages des Tartares. Heureusement que nous reccTions
de temps en temps quelques visiteurs de distinction,
dont les fines et élégantes manières nous rappelaient que
nous étions dans la capitale de la province la plus civi-
lisée, peut-être, du Céleste Empire.
Quatre jours après notre arrivée à Tching-tou-fou,
on nous signifia, de grand matin, que, le dossier de
notre procès étant suffisamment étudié, on allait procé-
der à notre jugement. Cette nouvelle, on peut bien le
penser, était pour nous toute palpitante d'intérêt. Un
jugement en Chine, et par ordre de l'empereur, ce
n'était pas une bagatelle. Plusieurs de nos heureux de-
vanciers n'étaient entrés dans les tribunaux que pour y
être torturés, et n'en étaient sortis que pour aller glo-
rieusement à la mort. Cette journée allait donc être dé-
cisive et trancher toutes nos incertitudes sur notre avenir,
depuis si longtemps enveloppé de ténèbres. Notre position
n était pas tout à fait semblable à celle de la plupart
des missionnaires qui ont eu à comparaître devant les
mandarins. Nous n'avions pas été arrêtés sur le territoire
chinois, aucun chrétien de la province n'avait jamais eu
de relations avec nous, personne ne se trouvait impliqué
dans nos affaires, et nous étions sûrs qu'à cause de
nous personne ne serait compromis. Samdadchiemba
était le seul complice de nos fatigues, de nos privations
et de notre bonne volonté pour la gloire de Dieu et le
salut des hommes. Notre cher néophyte n'était plusavec
nous; il se trouvait dans son pays, à l'abri de tout dan-
ger. On n'avait donc à s'occuper que de nous seuls ; le
gouvernement chinois n'avait que nos deux têtes sur les-
54 l'empire CDINOIS.
quelles il pût frapper. La question se trouvait ainsi très-*
peu compliquée. En cette situation tout exceptionnelle»
nous pouTions, Dieu aidant, nous présenter devant nos
juges avec une grande sérénité d'esprit et de cœur.
L'administration générale de chaque province est
confiée à deux sse ou commissaires, qui ont leurs tribu-
naux dans la capitale ; ce sont les plus importants après
celui du vice-roi. Nous fûmes conduits au prétoire du
premier commissaire provincial, qui porte le titre de
Pauntching^sse. Son collègue, le Ngan-tcha-sse (scruta-
teur des délits), espèce de procureur général, devait s'y
trouver réuni avec les principaux mandarins de la ville ;
car, nous avait-il été dit, le jugement devait être solen-
nel et extraordinaire.
Une foule immense attendait aux environs du tribunal.
Parmi cette cohue populaire, avide dé voir les deux
diables des mers occidentales {Yan-koui-dze)^ nous
remarquâmes quelques figures sympathiques et qui
semblaient nous dire : Vous voilà plongés dans une
grande détresse, et nous ne pouvons rien faire pour
vous... L'abattement de ces pauvres chrétiens nous
faisait mal ; nous eussions voulu faire pénétrer dans leur
âme un peu de ce calme et de cette paix dont nous étions
remplis... Des soldats armés de bambous et de rotins
écartèrent la foule, le grand portail s'ouvrit, et nous en-
trâmes. Nous fûmes placés dans une petite salle d'at-
tente, en la compagnie des deux aimables compagnons
qu'on nous avait donnés chez le juge de paix. De là, nous
pouvions nous amusera contempler le mouvement et l'a-
gitation qui régnaient dans le tribunal. Les mandarins
qui devaient prendre part à la cérémonie arrivaient suc-
CHAPITMS II. 55
cessivemaat en grand costume et suiTÎs de lear état-ma-
jor, qui a^ait toutes lesallnres d'une iMUide d'assassins et
de Toleurs. On voyait courir de côléetd'autre les satelli-
tes, affublés de longues robes rouges et coiffés de hideux
çbapeaux pointus, en feutre noir ou en fil de fer, et
surmontés de longues plumes de faisan. Ds étaient
armés de Tieux sabres ébréchés, de chaînes, de tenailles,
de crampons et de divers instruments de supplice, dont
il nous serait impossible de préciser les formes bizarres
et affreuses. Les mandarins se réunissaient par petits grou-
pes et causaient entre eux avec de grands éclats de rire ;
les officiers subalternes, les scribes, les satellites, les
bourreaux, allaient et venaient en courant pour sedonner
de l'importance ; tout le monde avait l'air de se pro-
mettre uneséance très-curieuseet assaisonnée d'émotions
inusitées.
Toute cette agitation, tous ces préparatifs intermi-
nables avaient quelque chose d'outré et d'extravagant.
Évidemment on cherchait à nous faire peur. Enfin, tout
le monde disparut, et un grand silence succéda à ce long
tumulte. Un instant après, un cri affreux, poussé par un
grand nombre de voix, se fit entendre dans la salle
d'audience ; il se renouvela trois fois, et nos compagnons
nous dirent que les juges faisaient leur entrée solennelle
et s'installaient sur leurs sièges. Deux officiers décorés
du globule de cristal se présentèrent dans notre petite
salle d'attente, et nous firent signe de les suivre. Us se
placèrent entre nous deux ; nos compagnons se mirent
derrière nous, et les deux accusés s'en allèrent ainsi au
jugement.
Une grande porte s'ouvrit et laissa voir tout d'un
56 l'bmpirb GDinois.
coup les nombreux personnages de cette représentation
chinoise. Douze marches en pierre conduisaient à la vaste
enceinte où étaient les juges. Sur les deux côtés de cet
escalier étaient échelonnés les bourreaux en robe rouge ;
quand les accusés passèrent tranquillement au milieu de
leurs rangs : Tremblez ! tremblez ! crièrent-ils tous en-
semble, d'une Yoix stridente, et en même temps ils agi-
tèrent leurs instruments de supplice, qui firent entendre
un horrible cliquetis. On nous (it arrêter au milieu de la
salle, et alors huit espèces de greffiers prononcèrent en
chantant la formule d'usage : Accusés, à genouxj!... Les
accusés demeurèrent graves et immobiles... Une se-
conde sommation fut faite ; mais toujours même atti-
tude de la part des accusés. Les deux officiers à globule
de cristal, qui étaient toujours à côté de nous, crurent
devoir venir à notre secours et nous tirer par le bras
poumons aidera fléchir le genou. Un regard un peu
solennel et quelques paroles bien accentuées suffirent
pour leur faire lâcher prise. Us jugèrent même conve-
nable de s'écarter un peu de nous et de se tenir à une
distance respectueuse. Chaque empire, dîmes-nous aux
juges, a ses mœurs et ses habitudes. Quand nous avons
comparu à Lha-ssa devant l'ambassadeur Ki-chan, nous
sommes restés debout, et Ki*chan a trouvé que nous
faisions une chose raisonnable en suivant les usages de
notre pays. Nous attendions une réponse du président ;
mais il demeura impassible. Les autres juges se conten-
tèrent de se regarder et de se parler par grimaces.
Le tribunal avait été organisé et décoré à dessein de
nous donner une haute idée de la majesté de l'empire :
les murs étaient garnis de belles tentures rouges, sur
CHAPITRE II. 57
lesquelles tranchaient des sentences écrites en gros ca-
ractères noirs ; des lanternes gigantesques, et aux cou-
leurs éclatantes, étaient suspendues au plafond ; derrière
les sièges des juges, on voyait tous les insignes de leur
dignité, portés par des officiers vêtus de riches habits
de soie. La salle était entourée d'un grand nombre de
soldats, en uniforme et sous les armes. Un public d'é-
lite était placé dans les couloirs latéraux ; il est probable
que les places avaient été accordées à la faveur et à la
protection.
Le Pou-tching-sse, ou premier commissaîreprovincial,
occupait le siège de président. C'était un homme d une cin-
quantaine d'années : lèvresépaissesetviolettes; joues pan-
telantes ; teint blanc sale ; nez carré ; oreilles plates, lon-
gues et luisantes ; front profondément sillonné de rides ;
yeux probablementpetits et un peu rouges, mais cachés
derrière de rondes et grandes lunettes, retenues à la som-
mité des oreilles par un petit cordon noir. Son costume
était superbe ; sur sa poitrine brillait un large écusson,
où était représenté en broderie d'or et d'argent un dragon
impérial ; un globule en corail rouge, décoration des
mandarins de première classe, surmontait son bonnet
officiel, et un long chapelet parfumé, et orné de mé-
daillons, était suspendu à son cou. Les autres juges
étaient à peu près costumés de la même façon. Ilsavaient
tous également des figures plus ou moins chinoises ;
mais aucune n'était comparable à celle du président ; ses
lunettes grandioses, surtout, produisaient sur nous un cSei
étonnant, et bien opposé, sans doute, à celui qu'il se pro-
posait. On voyait que cet homme cherchait à nous frap-
per par une immense dignité. Il n'avait rien répondu à
58 LRHPIRB CHINOIS.
Dotre observation quand nous avions refusé de nous
mettre à genoux, il n'avait pas même fait un léger mou-
vement. Depuis que nous étions entrés, toujours même
attilude et même silence, on eût dit une statue. Cette
position un peu burlesque dura assez longtemps, et nous
permit d'étudier, tout à notre aise, la société singulière
au milieu de laquelle nous nous trouvions ; cela deve-
nait si plaisant, que nous nous mimes à causer, entre
nous, en français, mais à voix basse. Nous nous commu-
niquions nos petites impressions du moment, qui eus-
sent bientôt fini par nous faire perdre notre gravité pour
peu que cela se fût encore prolongé.
Enfin le président se décida à rompre son majestueux
silence ; il fit entendre sa voix nasillarde et glapissante
et nous demanda de quel pays nous étions. — Nous
sommes des hommes de l'empire français. — Pourquoi
avez-vous quitté votre noble patrie pour venir dans le
royaume du Milieu? — Pour prêcher aux hommes de
votre illustre empire la doctrine du Seigneur du ciel. —
J'ai entendu dire que cette doctrine était très-relevée. —
C'est vrai; mais leshommes de votre nation célèbre sont
doués d'intelligence, et avec une application soutenue,
ils peuvent parvenir à l'acquisition de cette doctrine. —
Vous parlez le langage de Péking ; où Tavez-vous ap-
pris? — Dans le nord de Vempire ; c'est là qu'on trouve
la meilleure prononciation. — C'est vrai ; mais où, dans
le nord ? qui a été votre maître ? — Tout le monde ;
nous apprenions tantôt ici et tantôt là, en parlant et en
entendant parler.
Après ces quelques interrogations, le président appela
un greffier^ et se fit apporter une petite caisse soigneu-
€HAPITRB 11. 59
sèment enveloppée de jpeau, et scellée^ en plusieurs
endroits, avec de grands cachets rouges. On l'ouvrit
devant nous avec beaucoup de solennité, et on nous
montra les objets qu'elle contenait. Nous nous sou-
vînmes alors qu'à Lha-ssa, Vambassadeur Ki-chan, en
faisant la visite de nos malles, avait voulu garder quel-
ques objets comme pièces justificatives. Nous lui avions
donné quelques lettres et plusieurs cahiers manuscrits
renfermant des traductions de livres tartares et chinois.
Le président nous demanda, en étalant ces paperasses
sous nos yeux, s'il n'y manquait rien ; et, afin qu'il
nous fût plus facile de faire une vérification exacte, il
nous donna une liste de tous les objets, faite au tribunal
de Lha-ssa, et signée de Ki-cban et de nous. Rien
n'ayant été égaré, on nous fit faire et signer une attesta-
tion en français et en chinois. Nous ne pûmes qu'ad-
mirer l'exactitude et la régularité avec lesquelles tout
cela se fit.
Pendant que le président nous interrogeait avec beau-
coup de bonhomie, et même avec une certaine afiabilité,
nous avions remarqué son assesseur de droite, le Ngan-
tcha-sse, ou juge d'instruction, vieillard maigre, ridé,
et à mine de fouine, qui se trémoussait, marmottait
sans cesse entre ses dents, et paraissait dépité de la
tournure des débats. Après l'inspection de la petite
caisse, le président reprit son attitude immobile et si-
lencieuse, et notre malin scrutateur des délits eut la pa-
role. Il en usa largement ; il se mit à discourir avec vo-
lubilité et emportement sur la majesté du Céleste-Empire
et l'inviolabilité de son territoire ; il nous reprocha notre
audace, notre vagabondage dans les provinces et chez
60 l'empire chinois.
les peuples tributaires, puis il entassa les unes sur les
autres une série de questions qui témoignaient de son
ardent désir de savoir bien nettement tout ce qui nous
concernait. Il nous demanda qui nous avait introduits
dans l'empire; chez qui nous avions logé ; avec qui nous
avions eu des relations; s'il y avait beaucoup de mission-
naires européens en Chine, et où était le lieu de leur
résidence; quelles étaient nos ressources pour vivre;
enfin, il nous adressa une foule de questions qui nous
semblèrent toutes très-impertinentes. Le ton et les ma-
nières du juge d'instruction ne nous parurent pas, non
plus, conformes à la politesse et aux rites. Évidemment,
il fallait donner une leçon à cet homme-là et modérer
son intempérance. Pendant qu'il pérorait et que son ré-
quisitoire débordait de toute part, nous l'avions écouté
avec beaucoup de calme et de patience. Quand il eut
fini, nous lui dîmes : Nous autres hommes de l'Occi-
dent, nous aimons à traiter les affaires avec méthode et
de sang-froid. Votre langage ayant été diffus et violent,
il nous a été difficile d'en saisir le sens. Veuillez recom-
mencer et nous exposer vos pensées clairement et paisi-
blement. Ces paroles, prononcées avec lenteur et gra-
vité, eurent tout le succès désiré ; des chuchotements,
accompagnés de malicieux sourires, circulèrent dans
l'assemblée, et les juges regardèrent d'un œil goguenard
le scrutateur des délits. Celui-ci fut complètement désar-
çonné ; il voulut reprendre la parole ; mais ses idées
étaient tellement embrouillées, qu'il ne savait plus guère
ce qu'il disait. — Tenez, dîmes-nous alors au président,
nous n'apercevons que désordre et confusion dans les
discours du scrutateur des délits, nous ne pouvons lui
• CHAPITRE 11. 61
répondre; veuillez continuer vous-même Tinterroga-
toire, cela sera mieux. Nous autres hommes de l'Occi-
dent, nous aimons dans le langage la dignité et la préci-
sion. Ces paroles chatouillèrent amoureusement la va-
nité du digne président ; il nous rendit avec usure nos
cajoleries, et nous demanda, enfin, qui nous avait in-
troduits dans Tempire, et chez qui nous avions logé. —
Nous avons le cœur attristé, répondîmes-nous, de ne
pouvoir vous satisfaire sur ce point. 11 est des questions
sur lesquelles il nous est absolument impossible de ré-
pondre ; nous vous parlerons de nous tant que vous
voudrez ; mais de ceux qui ont eu des relations avec
nous, jamais un mot. Notre résolution est prise à cet
égard depuis longtemps, et il n'est pas de puissance
humaine capable de nous y faire manquer. — D faut
répondre ! s'écria le scrutateur des délits, en trépignant
et en gesticulant, il faut répondre 1 comment, sans cela,
la vérité se trouverait-elle dans l'enquête? Le président
nous a interrogés d'une manière pleine d'autorité et de
noblesse, et nous lui avons répondu avec ingénuité et
franchise. Quant à vous, scrutateur des délits, il a
déjà été dit que nous ne savions pas vous comprendre.
L'assesseur de gauche coupa court à cet incident en
nous donnant à examiner une large feuille de papier :
c'était un alphabet de nos lettres européennes grossière-
ment dessinées. Probablement on avait eu cela dans le
pillage de quelque établissement chrétien où l'on élève
les jeunes Chinois pour l'état ecclésiastique, -r- Connais-
sez-vous cela ? nous dit l'assesseur de gauche. — Oui,
ce sont les vingt-quatre signes radicaux d'où naissent
tous les mois de notre langue. — Pouvez- vous les lire
I. *
62 l'empibb chinois.'
et Dous en faire connaître les sons ?... L'un de nous eut
l'extrême complaisance de réciter solennellement VA b
c. Pendant ce temps, tous les juges s'empressèrent de
retirer de leurs bottes, car les bottes, en Chine, servent
souvent de poche, un exemplaire de l'alphabet, où cha-
que lettre européenne avait sa prononciation exprimée,
tant bien que mal, avec des caractères chinois. Il parsdt
que l'incident avait été concerté et préparé à l'avance.
Chaque juge avait la figure collée sur son papier, et se
promettait bien, sans doute, de faire en ce jour les décou-
vertes les plus curieuses sur les langues de l'Europe. L'as^
sesseur de gauche, tenant les yeux et l'index de la main
droite fixés sur la première lettre, s'adressantà l'accusé
qui venait dédire 1*^4 h c, le pria de reprendre lentement
la récitation et de s'arrêter un peu sur chaque lettre. Ce-
lui-ci fit quatre pas en avant, et tendit très-gracieusement
au juge philologue son exemplaire de l'alphabet en lui di-
sant : — J'avais pensé que nous étions venus ici pour subir
un jugement, et voilà maintenant que nous sommes des
maîtres d'école, et que vous êtes devenus nos disciples...
Des rires inextinguibles éclatèrent dans l'assemblée ;
les juges eux-mêmes y prirent part, sans en excepter,
ni le grave et solennel président, ni le rétif scrutateur
des délits. Ainsi se termina la leçon des langues étran-
gères.
Comme on voit, ce terrible jugement prenait insensi-
blement une tournure on ne peut plus bénigne et
amusante. Les pauvres accusés pouvaient du moins
espérer que, pour le moment, on n'était pas disposé à
leur enfoncer sous les ongles des roseaux pointus, pas
même à leur arracher les chairs avec des tenailles rou-
CHAPITRE H. 63
gies au feu. Les bourreaux avaient la figure moins
féroce ; et tous ces instruments de supplice, dont on
avait fait tout à l'heure une exhibition si menaçante, ne
ressemblaient plus qu'à une vaine parade.
Le président nous demanda pour quel motif les Fran-
çais venaient faire des chrétiens en Chine ; quel profit
pouvait leur en revenir ?... Profit matériel, aucun,
La France n'a besoin, ni de For, ni de l'argent, ni des
produits des pays étrangers ; elle leur fait, au contraire,
des sacrifices énormes par pure générosité ; elle envoie
des secours pour fonder des écoles gratuites, pour
recueillir vos enfants abandonnés, et souvent pour
nourrir vos pauvres dans les temps de famine ; mais,
par-dessus tout, elle vous envoie la vérité I Vous dites
que tous les hommes sont frères, et c'est vrai : voilà
pourquoi ils doivent tous adorer le même Dieu, celui
qui est notre père à fous. Les nations de l'Europe le
connaissent, ce Dieu véritable, et elles viennent vous
l'annoncer. Le bonheur, qui consiste à faire connaître
et aimer la vérité, voilà le profit des missionnaires qui
viennent vers vous... Le président et les autres juges, à
l'exception toutefois du scrutateur des délits, nous de-
mandèrent, sur la religion chrétienne, des détails que
nous leur donnâmes avec empressement. Enfin le pré-
sident nous dit avec affabilité que nous avions, sans
doute, besoin de prendre un peu de repos, et que, pour
aujourd'hui, c'était assez. Sur ce, la cour se leva; nous
lui fîmes une inclination profonde, puis elle partit de
son côté et nous du nôtre, pendant que les soldats et
les satellites poussaient des hurlements à faire chan-
celer les bases du tribunal. C'est le cérémonial exigé
64 l'empire chinois.
pour rentrée et la sortie des juges et des accusés.
Ce premier interrogatoire nous fut assez favorable,
du moins nous en jugeâmes ainsi d'après les témoigna-
ges et les félicitations que nous reçûmes en traversant
les cours et les salles du tribunal. Les mandarins de la
ville, qui s'étaient rendus au jugement pour rehausser
la dignité et la splendeur de la cour, nous saluaient avec
affectation, en nous disant que c'était bien, que nos
affaires prenaient une excellente tournure. Dans les
divers quartiers de la ville que nous parcourûmes pour
retourner à la justice de paix, nous rencontrâmes un
grand nombre de chrétiens dont la figure était épanouie
et rayonnante de joie ; nous les reconnûmes au signe
de la croix qu'ils faisaient sur notre passage. Nous
étions heureux de voir la confiance et le courage renaî-
tre au cœur de ces pauvres gens, qui avaient dû, sans
doute, beaucoup souffrir pendant que nous étions aux
prises avec la justice de leur déplorable pays.
Nos deux mandarins d'honneur, qui, pendant la lon-
gue séance du jugement, avaient été obligés de rester
debout derrière nous, prirent bien aussi leur petite part
des émotions de la journée et de la joie commune ; mais
ils paraissaient abîmés de fatigue. Aussitôt que nous
tûmes arrivés dans notre logis du juge de paix, ils se
précipitèrent avec passion, l'un sur la pipe à opium, et
l'autre sur les graines de melon d'eau.
Dans la soirée, nous reçûmes un grand nombre de
visiteurs de distinction , et nous cherchâmes à savoir
par eux ce que nous avions encore à craindre ou à espé-
rer. On s'accordait généralement à dire que nous serions
bien traités, mais que notre affaire traînerait en Ion-
CHAPITRE II. 65 .
gueur, et que probablement nous serions obligés d'aller
à Péking. Les uns disaient que l'empereur voulait lui-
même nous interroger ; d'autres pensaient que le Hîn-
pou, ou grand tribunal des crimes, siégeant à Péking,
devait nous juger en dernier ressort. Ce qu'il y avait de
bien certain, c'est que l'empereur avait envoyé, à notre
sujet, une dépêche au vice-roi. Nous demandâmes à la
voir; mais cela nous fut impossible; on fut même
scandalisé au dernier point de notre audace et de notre
prétention à porter les yeux sur ce qui avait été écrit par
le Fils du Ciel. Le vice-roi seul l'avait lu et en avait fait
quelques légères confidences à ses courtisans. Un an
plus tard, quand nous étions à Macao, nous pûmes nous
procurer le rapport que le vice-roi du Sse-tchouen
avait envoyé à la cour sur notre compte , et nous y
trouvâmes une partie de cette fameuse dépèche impé-
riale. Voici le commencement de ce rapport :
4® LUNE DE LA 26® ANNÉE TAO-KOUANG (l846).
« En vertu des pouvoirs conférés par un décret su-
ce prême, Ki-chan a annoncé à Votre Majesté qu'il avait
« pris des étrangers de Fou-lan-si ( France ), et qu'il
a avait saisi des livres étrangers et des écrits en carac-
« tères étrangers» Il ajoutait qu'il résulte de leur dé-
<i claration que, par voie de Canton et autres lieux, ils
« sont arrivés à la capitale ( Péking j ; que, revenant de
<c là par Cfaing^king (Mokden, capitale de la Mantchou-
a rie), ils ont traversé la Mongolie et se sont rendus
« au Si-thsang (Thibet), dans le but d'y prêcher leur
66 L EXPIRE CHINOIS.
« religion ; qu'après ayoîr interrogé ces étrangers , il a
Cl chargé un magistrat de les conduire dans la province
« du Sse-tchouen , etc.
<( Gomme les susdits étrangers comprennent la langue
« chinoise , et qu'ils peuvent lire et parler le mantchou
« et le mongol, il n'a pas paru bien certain à Votre Ma-
c< jesté qu'ils fussent originaires de Fou-lan-si (France),
c( elle m'a envoyé une dépêche, munie du sceau impé-
c< rial, renfermant les ordres suivants : Quand ils seront
« arrivés au Sse-tchouen , recherchez avec soin toutes
« les circonstances de leur voyage, ainsi que les noms
« des lieux par où ils ont passé, et tâchez de découvrir
c< la vérité. Dès le moment de leur arrivée, envoyez-moi
a une copie du rapport primitif et de leur déclaration.
« Faites examiner les lettres et les livres en langue
a étrangère et autres objets que renferme leur caisse
« de bois, et transmettez-moi en même temps tous les
« renseignements nécessaires. Je vous adresse cette
« décision impériale pour que vous en preniez connais-
c( sance, »
Ci Respectez ceci , respectez ceci ! »
Ainsi, d'après cette décision impériale, on n'était pas
très-bien fixé à Péking sur notre nationalité. Parce que
nous savions lire et parler le chinois , le mantchou et
le mongol, le Fils du Ciel inclinait à croire que nous
n'étions pas Français, et il chargeait le vice-roi du Sse-
tchouen de bien éclaircir cette difficulté. Notre sort dé-
pendait donc des nouveaux renseignements qui allaient
être envoyés à l'empereur, et l'opinion de ceux qui
GHAPITRB II. 67
pensaient que nous serions forcés de faire le voyage de
Péking ji*était pas tout à fait dénuée de fondement. Pour
nous, ridée de nous acheminer vers la capitale de Vem-
pire chinois n'avait rien qui pût nous donner la moindre
répugnance. Nous étions tellement lancés, depuis deux
ans, qu*un changement quelconque à notre itinéraire ne
pouvait guère nous dérouter. Une circonstance particu-
lière, une nouvelle que nous venions d'apprendre nous
faisait même caresser avec un certain plaisir la pensée
de voir la cour de Péking et de nous trouver face à face
avec cet étonnant monarque, qui gouverne les dix mille
royaumes et les quatre mers qui sont sous Iç ciel.
A notre retour du palais du premier commissaire
provincial, pendant que nous traversions une place
encombrée de curieux, on nous avait lancé très-adroi-
tement dans le palanquin un petit pa€[uet que nous
cachâmes en toute hâte et avec le plus grand soin. Sur
le soir, quand, n'ayant plus à craindre Tindiscrétion
des visiteurs, nous pûmes nous trouver seuls dans notre
chambre, la mystérieuse missive fut examinée avec em-
pressement. C'était une longue lettr.e d'un prêtre chinois
chaîné de l'administration des chrétiens de Tching-tou-
fou. Il nous donnait des nouvelles claires et précises sur
l'ambassade de M. de Lagrenée. Nous reconnûmes tout
de suite ce La-ko-nie dont nous avait parlé d'une manière
si vague le jeune chrétien que nous avions rencontré
dans un couvent de bonzes, avant d'entrer dans la ville.
En nous communiquant la requête et les édits en faveur
du christianisme, obtenus par M. de Lagrenée, ce mis-
sionnaire nous avertissait que, malgré toutes ces conces-
sions importantes, la position des chrétiens ne se trouvait
. 68 l'empire chinois.
guère meilleure, et que, dans plusieurs localités, la
persécution sévissait toujours avec la même rigueur.
Comme on s'est fait, en France, de grandes illusions au
sujet de la liberté religieuse obtenue par Tambassade
que M. Guizot envoya en Chine, en 1845, nous allons
entrer, sur cette affaire , dans quelques détails.
Après avoir conclu un traité de commerce entre la
France et la Chine , traité qui était le but principal de
l'ambassade, M. de Lagrenée voulut, avant de s'en
retourner, essayer d'améliorer le sort des chrétiens et
des missionnaires dans ces malheureuses contrées. Il
n'avait, pour cela, reçu de son gouvernement aucune
mission officielle , et il faut reconnaître que l'entreprise
était délicate et hérissée de difficultés. Le représentant
du gouvernement français pouvait bien réclamer contre
les exécutions atroces dont plusieurs missionnaires
avaient été victimes à différentes époques, et exiger qu'à
l'avenir on reconduisît, sans mauvais traitements, dans
un des ports libres, les Européens qui seraient arrêtés
dans l'intérieur de l'empire. Les Anglais, dans leur
traité de Nanking, avaient déjà consacré cette mesure si
équitable. Mais réclamer de l'empereur chinois la liberté
religieuse pour ses propres sujets était chose plus diffi-
cile ; car, enfin, les nations européennes prétendaient-
elles s'immiscer dans le gouvernement du Céleste Empire
et dicter à l'empereur les mesures qu'il devait adopter
pour la bonne administration de ses sujets? Il est évident
que, dans tout ceci, les négociations qui eurent lieu
entre l'ambassadeur français et le commissaire impérial
ne pouvaient être qu'officieuses et nullement officielles.
M. de Lagrenée ne pouvait guère exiger, au nom du roi
GHÀPITRB II. 69
Louis-Philippe, que l'empereur Tao-kouang laissât ses
sujets embrasser et professer librement la religion chré-
tienne. L'occasion pourtant était très -favorable. Les
Chinois étaient encore sous l'impression terrible de la
mitraille anglaise , et ils étaient parfaitement disposés à
tout promettre aux Européens, sauf à ne rien tenir dans
la suite. C'est, en effet, ce qui a eu lieu.
Après de longues et vives instances de la part de
M. de Lagrenée, qui sont une preuve de sa bonne vo-
lonté en faveur des missions de Chine, le commissaire
impérial, Ky-yn, adressa à son empereur la requête sui-
vante :
« Ky-yn, grand commissaire impérial et vice-roi des
a deux provinces de Kouang-tong et de Kouang-si, pré-
ci sente respectueusement ce mémoire.
« Après un examen approfondi, j'ai reconnu que la
« religion du Maître du ciel (1) est celle que vénèrent et
« professent toutes les nations de l'Occident. Son but
« principal est d'exhorter au bien et de réprimer le mal.
« Anciennement , elle a pénétré, sous la dynastie des
« Ming, dans le royaume du Milieu (2), et, à cette épo-
« que, elle n'a point été prohibée. Dans la suite, comme
« il se trouva souvent, parmi les Chinois qui suivaient
<c cette religion, des hommes qui en abusèrent pour faire
« le mal, les magistrats recherchèrent et punirent les
(1) C'est ainsi qu'on désigne, en Chine, la religion chrétienne.
(2) Vers la Un du seizième siècle. Le cliristianisme avait déjà pénétré
en Chine aux cinquième et sixième siècles, mais surtout pendant le
treizième, il y fut très-florissant. A cette époque, il y avait à Pélting
un archevêque qui comptait quatre suffragants. Le commissaire impé-
rial Ky-yn pouvait ignorer cela ; mais il est fâcheux qu'il ne se soit ren-
contré personne pour le lui apprendre.
70 l'empirb GHimiS.
« coupables. Leurs jugements sont consignés dans les
c< actes judiciaires.
« Sous le règne de Kia-king, on commença à établir
« un article spécial du code pénal pour punir ces crimes.
, « Au fond, c'était pour empêcher les Chinois chrétiens
ce de faire le mal, mais nullement pour prohiber la reli-
« gion que vénèrent et professent les nations étrangères
« de rOccident.
« Âujourd'luti) comme l'ambassadeur français, La-
ce ko-nie, demande qu'on exempte de châtiments les
« chrétiens chinois qui pratiquent le bien, cela me pa-
« raît juste etconvenable.
« J'ose, en conséquence, supplier Votre Majesté de
(( daigner, à l'ayenir, exempter de tout châtiment les
c( Chinois comme les étrangers qui professent la reli-
cc gion chrétienne et qui, en même temps, ne se rendent
« coupables d'aucun désordre ni délit.
« Quant aux Français et autres étrangers qui profes-
c( sent la religion chrétienne, on leur a permis seule-
ce ment d'élever des églises et des chapelles dans le terri-
ce toire des cinq porte ouverts au commerce ; ils ne
c( pourront prendre la liberté d'entrer dans l'intérieur
« de l'empire pour prêcher la religion. Si quelqu'un, au
c< mépris de cette défense, dépasse les limites fixées et
ce fait des excursions téméraires, les autorités locales,
ce aussitôt après l'avoir saisi, le livreront au consul de
ce sa nation, afin qu'il puisse le contenir dans le devoir et
<e le punir. On ne devrïi pas le châtier précipitamment
ce ou le mettre à mort.
c( Par là, Votre Majesté montrera sa bienveillance et
ce son afiection pour les hommes vertueux ; l'ivraie ne
CBAPITRB U. li
« sera point confondue avec le bon grain, et vos senti-
<( mente et la justice des lois éclateront au grand jour.
« Suppliant Votre Majesté d'exempter de tout chàti-
<i ment les chrétiens qui tiennent une conduite honnête
ce et vertueuse, j'ose lui présenter humblement cette
<c requête, afin que sa bonté auguste daigne approuver
c( ma demande et en ordonner Texécution. d
a (Requête respectueuse.) »
APPROBATION DE l'eVPEREUR.
«( Le dix -neuvième jour de la onzième lune de la
a vingt-quatrième année Tao-kouang (1844), j'ai reçu
« ces mots écrits en vermillon :
a J'acquiesce à la requête. — Respectez ceci. »
Conformément à cette approbation, il y eut plus tard
un édit impérial, adressé à tous les vice-rois et gouver-
neurs de provinces, faisant Téloge de la religion chré-
tienne et défendant à tous les tribunaux, grands et pe-
tits, de poursuivre à Tavenir les Chinois chrétiens pour
cause de religion. Quand cet édit fut connu, les mission-
naires et les chrétiens furent transportés de joie, on crut
voir s'ouvrir, pour les missions de Chine, l'ère tant dé-
sirée de la liberté religieuse, et, par conséquent, des
progrès rapides du christianisme, et les bénédictions et
les actions de grâces de l'Europe et de l'Asie étaient pro-
diguées à l'ambassade française. Pourtant ceux qui ont
une connaissance pratique des Chinois et des manda*
rins pouvaient prévoir que, en réalité, les résultats se-
raient loin de répondre à de si magnifiques espérances.
L'édit impérial fut promulgué et affiché dans les cinq
72 L EMPIRE CHINOIS.
ports ouverts au commerce européen. M. de Lagrenée
demanda qu'il fût également publié dans l'intérieur de
l'empire; on le lui promit, mais on s'est bien gardé d'en
rien faire.
Cependant, des copies de la requête du commissaire
Ky-yn et de Tédit de l'empereur furent répandues en
grand nombre dans toutes les chrétientés des provinces
intérieures, et tous les néophytes purent lire les éloges
que l'empereur faisait de la religion, et les défenses
adressées aux mandarins de poursuivre désormais les
chrétiens. Tout cela fut pris au sérieux ; les chré-
tiens se crurent libres et furent un instant convain-
cus que, si le gouvernement de Péking ne favorisait pas
encore leurs croyances, du moins, il les tolérait fran-
chement. Mais les persécutions locales, qui continuèrent
partout, comme s'il n'y eût eu ni ambassade, ni requête,
ni édit, les avertirent bientôt qu'ils marchaient toujours
sur un terrain mouvant, et que cette liberté, qui leur
arrivait, en contrebande, sur des feuilles de papier, n'é-
tait qu'une chimère. Ceux qu'on traîna devant les tribu-
naux, et qui eurent l'ingénuité de revendiquer la pro-
tection de l'édit impérial et de l'ambassade française,
furent fustigés d'importance par les juges. — Toi,
homme du petit peuple, disait le mandarin, te voilà
devenu bien audacieux que de vouloir t'ingérer dans les
relations de l'empereur avec les nations étrangères !
Les négociations en faveur de la liberté religieuse,
qui avaient eu lieu entre l'ambassadeur français et le
rusé diplomate chinois, ne pouvaient être, en eflfet, d'une
grande valeur. Tout ce qu'on avait obtenu n'avait au-
cun caractère officiel. Le gouvernement du roi des
CBAPITRE It. 73
Français n'avait rien demandé à l'empereur de la Chine,
et celui-ci n'avait fait aucune promesse à la France ; de
part ni d'autre» il n'y avait rien eu d'officiel ; tout s'était
passé entre M. de Lagrenée et Ky-yn. L'un avait éner-
giquement exprimé ses vives sympathies pour les chré-
tiens chinois ; et l'autre avait eu la courtoisie de les re-
commander à la protection de son empereur. L'ambas*
sadeur français une fois parti et Ky-yn révoqué de ses
fonctions, il ne devait plus rien rester de tous ces beaux
arrangements.
Voici, en résumé, ce qui fut obtenu ; on le trouve
énoncé dans la requête du commissaire impérial. Au
sujet des chrétiens il supplie l'empereur « de daigner,
a à l'avenir, exempter de tout châtiment les Chinois
c< comme les étrangers qui professent la religion chré-
tt tienne et qui en même temps ne se rendront coupa-
« blés d'aucun désordre ni délit. » Comment pourra-
t-on surveiller les mandarins, et savoir s'ils persécutent
ou non les chrétiens ? Le gouvernement chinois peut-il
permettre à des étrangers d'inspecter ses fonctionnaires?
Quand on fera des réclamations, les Chinois n'oppose-
ront-ils pas toujours le mensonge, ne pourront-ils pas
toujours dire que les chrétiens détenus dans les prisons
ou envoyés en exil sont punis pour des délits en dehors
de leur croyance religieuse ? C'est ainsi, en effet, que les
choses se sont passées, et il était facile de le prévoir.
Au sujet des missionnaires, il est dit dans la requête :
« Les Français et autres étrangers ne pourront entrer
« dans l'intérieur de l'empire pour prêcher leur reli-
« gion. Si quelqu'un, au mépris de cette défense, dé-
<c passe les limites fixées et fait des excursions téméraires.
74 LBMPIRB CHINOIS.
<!t les autorités locales, après, l'avoir saisi, le liyreront au
« consul de sa nation, afin qu'il puisse le contenir dans
<( le devoir et le punir. » On sait bien que MM. les
consuls auront la bonté de ne pas punir les missionnaires
qui seront surpris prêchant le christianisme ; mais enfin
une rédaction semblable laisse croire aux Chinois que
nous sommes des hommes insubordonnés, hors du de-
voir et punissables par les mandarins de notre pays ;
évidemment, une pareille recommandation n'est pas
propre à donner aux missionnaires une grande influence.
Nous convenons qu'on ne les met plus juridiquement à
mort lorsqu'ils sont arrêtés ; mais faut-il être étonné si,
dans leur pénible voyage de retour, ils sont en butte aux
mauvais traitements, au mépris et aux sarcasmes des
mandarins et des satellites ? Si on demandait aux mis-
sionnaires qui évangélisent la Chine, au milieu des souf-
franees et des privations, ce qu'ils pensent de la peine de
mort d'autrefois et de la triste situation qui leur a été
faite aujourd'hui, nous les connaissons assez pour être
assurés de leur réponse.
Nous n'avons pas étudié la diplomatie, mais il nous
semble que les excellentes dispositions de l'ambassade
française, en Chine, eussent pu seconder la propagation
de la foi d'une manière différente et peut-être plus
efficace. Â diverses époques, des missionnaires français
ont été martyrisés sur plusieurs points de la Chine ; en
1840, M. Perboyre, un apôtre, un saint, avait été mis
à mort par ordre de l'empereur, et en grand appareil,
sur la place publique de la capitale du Hou-Pé. 11 ne fut
pas dit le plus petit mot de ces atroces et iniques exé-
cutions. Lia France entrant en relation avec la Chine,
GHAPITIIE 11. 75
Je commissaire impérial de Canton deyait s'attendre à
être interrogé sur tous ces assassinats juridiques, et le
silence de notre ambassadeur dut le surprendre beau*
coup. Et cependant, la France avait bien quelque droit,
ce nous semble, de demander compte au gouvernement
chinois de tant de Français injustement torturés et im-
molés. Il lui était bien permis de s'enquérir un peu
pour quel crime l'empereur les avait fait étrangler.
Quelques questions au sujet du vénérable martyr de
1840 n'eussent pas empêché les Chinois de croire que
la France s'intéressait sincèrement à la vie de ses en-
fants. Il eût fallu, selon nous, presser vivement le gou-
vernement chinois sur ce point ; le moment était favo-
rable, on eût dû l'acculer, c'était chose facile, dans sa
sauvage barbarie, et là, exiger impitoyablement de lui
une réhabilitation éclatante de tous nos martyrs, à la
face de tout l'empire ; une amende honorable insérée
dans la gazette de Péking, enfin un monument expia-
toire sur la place publique de Ou-tchang-fou où M. Per-
boyre avait été étranglé en 1840. De cette manière, la
religion chrétienne eût été glorifiée à jamais dans tout
l'empire, les chrétiens relevés dans l'opinion publique,
et la vie des missionnaires rendue inviolable. A quoi bon
stipuler qu'à l'avenir on ne devra pas les châtier préci-
pitamment et les mettre à mort? Ils s'en seraient bien
gardés, après une semblable manifestation. En arrivant
à Canton, c'était une réparation qu'il fallait, tout d'abord,
obtenir ; on en avait, certes, bien le droit. Les festins,
les parades et les poignées de main ne devaient venir
qu'en second lieu.
On se méprendrait beaucoup sur notre intention, si on
76 L EMPIRE CHINOIS.
pensait que nous voulons jeter le blâme sur Tambassade.
Puisque nous avons entrepris de parler de la Chine, on
nous permettra d'exprimer librement et franchement ce
que nous croyons être la vérité. Nous sommes persuadé
que M. de Lagrenée est tout entier dévoué aux intérêts
de nos missions, et que, s'il n'eût dépendu que de lui,
tous les Chinois seraient chrétiens et professeraient leur
religion dans une entière liberté. Nous savons que son
entreprise était difficile et délicate, puisqu'il agissait
seul et sans instruction offlcielle de son gouvernement.
Cependant nous ne pouvons nous dispenser d'exposer
les choses telles qu'elles sont. En 1 844 onaété convaincu,
en Europe, et cette conviction persévère peut-être en-
core, que la Chine était ouverte et que la religion chré-
tienne y était libre. Malheureusement les Anglais n'ont
pas plus ouvert la Chine que l'ambassade française n'a
donné ^ux Chinois la liberté religieuse. Les sujets de Sa
Majesté Britannique ne se hasarderaient pas à mettre les
pieds dans l'intérieur de la ville de Canton, quoique, par
les traités, ils soient en possession de ce privilège ; ils
ne peuvent s'aventurer que dans les faubourgs. L'into-
lérance et la haine dés populations indigènes s'obstine à
les tenir, en quelque sorte, toujours bloqués dans leurs
factoreries. Pour les chrétiens, leur situation ne s'est
' nullement améliorée ; ils sont comme auparavant, à la
merci des tribunaux etdes mandarins qui les persécutent,
les pillent, les jettent dans les prisons, les torturent et les
envoient mourir en exil, tout aussi facilement que s'il
n'y avait pas, sur les côtes du Céleste-Empire, des repré-
sentants et des navires de guerre de la France. Dans les
cinq ports libres seulement, on n'ose pas tourmenter les
CHAPITRE II. 77
néophytes, grâce à rénerçique et incessante protection
de notre légation de Macao et de notre consul de Chang-
hai.
Quoique l'édit impérial en faveur des chrétiens nous
parût insuffisant et presque illusoire, à raison surtout de
sa non-publication dans l'intérieur de l'empire, nous ré-
solûmes d'en tirer le meilleur parti possible, soit pour
nous, soit pour les chrétiens, si quelque bonne occasion
se présentait.
Deux jours après notre comparution devant le tribunal
du premier commissaire provincial, le préfet mantchou
du Jardin de fleurs, qui était devenu un peu noire ami,
nous annonça que notre affaire étant suffisamment con-
nue, nous n'aurions pas à subir une nouvelle séance
judiciaire, et que, dans la journée, le vice-roi nous ferait
appeler pour nous signifier ce qui avait été statué sur
notre compte. Nous eûmes une longue et assez vive dis-
cussion au sujet du cérémonial que nous aurions à suivre
devant le chef de la province, le représentant de l'empe-
reur. On nous donna une foule de motifs pour nous bien
persuader que nous étions tenus de nous mettre à ge-
noux devant le vice-roi. D'abord c'était un honneur pro-
digieux que nous allions recevoir, en étant admis en sa
présence, puisqu'il n'était qu'un simple diminutif du
Fils du Ciel. Nous tenir debout devant lui, ce serait
l'insulter, lui donner très-mauvaise idée de notre édu-
cation, l'irriter peut-être, écarter ses bonnes disposi-
tions à notre égard, et nous attirer les effets de sa co-
lère : d'ailleurs, ajoutait-on, bon gré mal gré, vous vous
mettrez à genoux, il vous sera impossible de résister à
l'ascendant de sa majesté.
78 L EMPIRE CHINOIS.
Nous étions bien sûrs du contraire, et nous déclarâmes
au préfet qu'il pouvait tenir pour certain que cela ne
nous arriverait pas. Cependant nous ne voulions pas faire
un esclandre, ni laisser croire au vice-roi que nous n'a-
vions pas les sentiments de respect et de vénération dus
à sa personne et à sa haute dignité. Nous priâmes donc
le préfet du Jardin de fleurs de le prévenir que nous ne
pouvions pas absolument nous tenir devant lui dans une
attitude que nos mœurs n'exigeaient pas même en pré-
sence de notre souverain, que nous n'entendions nulle-
ment lui manquer de respect, et que nous l'honorerions
conformément aux rites de l'Occident ; mais que nous
consentirions au malheur irrémédiable d'être privés de
sa présence plutôt que de céder sur ce point. On com-
prend que, au fond, peu nous importait de nous mettre
à genoux, puisque ce n'est, en Chine, qu'une pure céré-
monie de respect et de civilité. Nous tenions à rester
debout parce que, après avoir fléchi le genou une fois,
nous aurions été obligés de nous prosterner devant le
premier caporal venu, ce qui eût été pour nous une
source de calamités. Nous pensions, avec raison, que per-
sonne, au contraire, ne pourrait se dispenser -de traiter
avec égard et convenance des hommes qui auraient été
dispensés de se mettre à genoux» même dans le premier
tribunal de la province. Notre persistance fut pleinement
couronnée de succès, et il fut convenu que nous nous
présenterions à l'européenne.
Vers midi, on nous envoya chercher avec deux beaux
palanquins de parade, et nous nous rendîmes, accompa-
gnés d'une brillante escorte, au palais de l'illustrissime
Pao-hing, vice-roi de la province du Sse-tchouen. Le tri*
CHAPITRE If. 79
bunal de ce haut dignitaire de rempire chinois ne noils
parut se distinguer en rien de ceux que nous avions yus
précédemment, si ce n'est par son ampleur et une meil-
leure tenue. C'est toujours même architecture et même
combinaison de salles, de cours et de jardins.
Tous les mandarins civils et militaires de la ville, sans
exception, avaient été convoqués ; à mesure qu'ils arri-
vaient, ils venaient se placer, suivant leur grade et leur
dignité, dans une vaste salle d'attente, sur de longs di-
vans, où nous avions déjà pris place avec les deux prin-
cipaux préfets de la ville, qui devaient nous servir
d'introducteurs. Dans une pièce voisine, un orchestre de
musiciens exécuta des symphonies chinoises d'une
grande douceur, mais en même temps extrêmement bi-
zarres; elles ne laissaient pas pourtant d'être assez agréa-
bles à entendre. Bientôt on annonça que le vice*roi était
entré dans son cabinet. Une grande porte s'ouvrit ; tous
les mandarins se levèrent, se mirent en ordre, et défilè-
rent, dans le plus profond silence, jusqu'à une anti-
chambre, où ils se placèrent en faction. Nos deux intro-
ducteurs nous firent passer au milieu des rangs des
mandarins, et nous conduisirent devant un cabinet dont
la {K)rte était ouverte ; ils s'arrêtèrent sur le seuil, firent
une prosternation à leur maître, et nous dirent d'entrer.
En même temps, le vice-roi, qui se tenait assis, les jam-
bes croisées sur un divan, nous fit de la main un signe
plein d'aménité pour nous engager à nous approcher de
lui. Nous lui adressâmes une profonde inclination» et
nous avançâmes de quelques pas. Nous étions seuls dans
le cabinet du vice-roi ; tous les mandarins civils et mili^
taires montaient la garde dans l'antichambre ; mais ilè
80 l'empire chinois.
étaient assez rapprochés pour entendre ce qui se disait.
Nous fûmes d'abord grandement frappés de la sim-
plicité et de Tappartement et du haut personnage qui
l'habitait. Une étroite chambre tapissée de papier bleu,
un petit divan avec deux coussins rouges, un guéridon
et quelques vases à fleurs, voilà tout l'ameublement.
L'illustrissime Pao-hing était un vieillard de soixante
et dix ans environ, grand, maigre, mais d'une physiono-
mie pleine de douceur et de bienveillance. Ses petits yeux
encore assez brillants annonçaient beaucoup de finesse
et de pénétration ; une barbe longue, peu fournie et d'un
blanc tirant sur le jaune, donnait à sa figure un assez joli
petit air de majesté. La modeste robe en soie bleue dont
il était revêtu contrastait avec les splendides habits brodés
des mandarins qui faisaient antichambre. Pao-hing était
Tartare-Mantchou, cousin et ami intime de l'empereur.
Dans leur enfance, ils avaient toujours vécu ensemble,
et n'avaient jamais cessé de se porter mutuellement une
vive et cordiale aflection.
Le vice-roi nous demanda d'abord si nous étions con-
venablement dans la maison qu'il nous avait fait assi-
gner... On a interrogé, ajouta-t-il, les soldats de votre
escorte ; il paraît que l'officier militaire qui vous a
accompagnés depuis Ta-tsien-lou jusqu'ici ne vous
faisait pas loger dans les palais communaux. J'ai desti-
tué cet homme vil qui n'avait aucun souci de la dignité
de l'empire. Ce fut en vain que nous essayâmes de
plaider pour lui. Pourquoi, nous dit enfin le vice-roi en
se croisant les bras, vous a-t-on empêchés de résider
dans le Thibet ? Pourquoi vous a-t-on fait revenir ? — .
Illustre personnage, nous ne le comprenons pas encore,
CHAPITRE II. 81
et nous désirerions bien le savoir. Quand, arrivés en
France, notre souverain nous demandera pourquoi on
nous a expulsés du Thibet, que faudra-t-il répondre ?...
Ici, Pao-hing fil une violente sortie contre Ki-chan ; il
parla des difficultés qu'il ne cessait de susciter au gou-
vernement, et finit par l'appeler to-ché^ ce qui ne peut
guère se traduire que par faiseur d'embarras.
Pao-hing nous invita ensuite à nous approcher tout
près de lui ; il se mit alors à nous considérer attentive-
ment l'un après l'aulre, tout en s'amusant à tourner
dans sa bouche des fragments de noix d'arec que les
Mantchous aiment beaucoup à mâcher. Il prit plusieurs
prises de tabac dans une petite fiole, et eut la courtoisie
de nous en offrir, sans rien dire et toujours occupé de
nos personnes, comme s'il eût voulu en écrire un signa*
lement. 11 paraît qu'il nous trouva superbes, car il nous
demanda si nous avions quelque médecine ou recette
pour conserver le teint frais et coloré. Nous lui répon-
dîmes que le tempérament des Européens difiérait
de beaucoup celui des Chinois ; que cependant une
conduite sage et réglée était, dans tous les pays, la re-
cette d'une bonne santé. Entendez-vous, s'écria-t-il, en
s'adressant aux nombreux mandarins qui faisaient an-
tichambre, entendez-vous : une conduite sage et réglée
est, dans tous les pays, la recette d'une bonne santé !...
Tous les globules rouges, bleus, blancs et jaunes s'in-
clinèrent profondément en signe d'assentiment.
Après avoir aspiré une longue prise de tabac, Pao-
hing nous demanda quelle était notre intention et oii
nous voulions aller.. . Une pareille question nous surprit
beaucoup, et nous lui répondîmes résolument : — Nous
82 l'emphik chinois.
Youlons aller au Thibet, à Lha-ssa. — Au Thibet ! à
Lha-ssa ! mais tous en venez ! Qu'importe? nous y re-
tournerons. — Quelle affaire avez-vous donc à Lha-ssa?
— Vous le savez bien, notre unique affaire est de prê-
cher la religion. — Oui, je le sais ; cependant, il ne
faut pas penser à Lha-ssa, il vaut mieux la prêcher
dans votre pays. Le Thibet ne vaut rien. Moi, je ne vous
en aurais pas fait revenir ; je vous y aurais laissés,
puisque c'était votre désir ; mais, maintenant que vous
êtes ici, il faut que je vous fasse conduire à Canton. —
Puisque nous ne sommes pas libres, faites-nous conduire
où vous voudrez... Le vice-roi nous dit que maintenant
que nous étions dans sa province, il répondait de nous sur
sa tête, et que son devoir était de nous faire remettre au re-
présentant de notre nation. Vous pouvez, ajouta-t-il ,
rester encore quelque temps à Tching4ou-fou, pour vous
reposer et faire tous les préparatifs nécessaires au
voyage. Je vous reverrai avant votre départ ; en atten-
dant, je donnerai des ordres afin que vous puissiez faire
votre route le plus commodément possible. Nous le
remerciâmes de ses bonnes intentions à notre égard et
nous lui fîmes une profonde inclination... Gomme nous
partions^ il nous rappela pour nous parler du bonnet
jaune et de la ceinture rouge. — Votre costume, nous
dit-il, n'est pas celui de la nation centrale, il ne faudra
pas voyager de cette manière. — Voilà, lui répondimes-
nous, que maintenant vous avez le droit, non-seulement
de nous empêcher d'aller où nous voulons, mais encore
de nous habiller à notre faataisie. — Pao-hing se mit à
rire et nous dit, en nous saluant de la main, que, puis-
que nous tenions à ce costume, nous pouvions le garder.
CHAPITRE II. 83
Le vice-roi rentra dans ses appartements au son de
la musi€[ue, et les mandarins nous isiccompagnërent
jusqu'à la porte du palais, en nous félicitant de la toute
bienveillante et cordiale réception que nous avions re-
çue de Villustrissime représentant du Fils du Ciel dans
la province du Sse-tchouen.
Nous avons déjà parlé du rapport que Paa4iing
adressa à l'empereur à notre sujet. Nous plaçons ici la
suite, qui est une réponse à la dépêche impériale que
nous avons déjà citée (1).
« Moi, votre sujet (ajoute le vice-roi du Sse-tchouen),
«j'ai recherché avec soin dans quel but lesdits étrangers
« voyageaient au loin pour prêcher leur religion, d'où
a ils tiraient, quand ils résident au dehors pendant pin-
ce sieurs années, les sommes nécessaires à leur subsis-
te tance et à leur entretien de tous les jours ; pourquoi
« ils restaient longtemps sans retourner dans leur pays ;
(( si leur absence avait Une durée déterminée ; quel était
« le nombre des prosélytes qu'ils avaient formés, quel
« but ils s'étaient proposé en allant ensemble au Si-
« tsang (Thibet), qui est la résidence des lam^as.
« Il résulte des informations que j'ai prises que ces
XX étrangers vont en différents lieux pour prêcher leur
« religion et que leur mission a une durée indéterminée.
« Si, lorsqu'ils sont en voyage, ils craignent de man-
c( quer des ressources nécessaires, ils écrivent au procu-
«reurde-leur nation qui réside à Macao, et celui-ci
« leur envoie immédiatement de l'argent pour subvenir
« à leurs besoins; Dans toutes les provinces de la Chine,
« il y a des hommes du même pays qui se sont expatriés
(1) Voir oi-deftSQS, p. 65.
84 l'empire chinois.
« pour prêcher la religion, et il n'y en a pas un seul
« qui n'exhorte les hommes à faire le bien ; ils ne se
« proposent pas d'autre but. Us ne se rappellent pas le
<c nombre ni les noms de ceux à qui ils ont enseigné la
« doctrine. Quant à leur voyage au Thibet, ils voulaient,
« après y avoir prêché la religion, s'en retourner dans
« leur pays par la voie du Népal. Or, comme ils n'étaient
c( pas suffisamment Versés dans la langue du Thibet,
a ils n'avaient pas encore pu y former des prosélytes. A
« cette époque, le haut fonctionnaire (Ki-chan) qui ré-
« side dans la capitale du Thibet ordonna une enquête,
c( par suite de laquelle ils furent arrêtés et envoyés sous
c( escorte au Sse-tchouen.
c< Après avoir fait ouvrir leur caisse de bois et exa-
« miné les lettres et les écrits en langue étrangère
« qu'elle renfermait, je n'ai trouvé personne qui pût
« reconnaître ces caractères et les comprendre. Ces
« étrangers, interrogés à ce sujet, me répondirent que
c( c'étaient des lettres de famille et les certificats authen-
ti tiques de leur mission religieuse. Je voulus recher-
« cher avec soin si leur déclaration faite devant Ki-chan
« était ou non l'expression de la vérité ; mais je n'en
« pus découvrir par moi-même la preuve irréfragable.
c< J'examinai alors leur barbe et leurs sourcils, leurs
« yeux et leur teint ; je les trouvai tout à fait différents
« des hommes du royaume du Milieu, et il me fut par-
ce faitement démontré que c'étaient des étrangers venus
« d'un royaume lointain, et qu'il ne fallait pas les
« prendre pour des mauvais sujets appartenant au ter-
« ritoire intérieur (la Chine) ; là-dessus il ne me reste
« pas le plus léger doute.
CHAPITRE II. 85
« Si l'on veut rechercher encore ce que disent
« leurs lettres et leurs livres en langues étrangères,
li je pense qu'il faut les envoyer avec eux dans la
«c métropole de la province de Canton, pour que là
a on cherche un homme versé dans les langues étraii-
a gères qui les traduise et en fasse connaître le con-
c( tenu.
c( Si l'on ne découvre pas autre chose, on remettra
« ces étrangers entre les mains du consul de France,
« pour qu'il les reconnaisse et les renvoie dans leur
« royaume. Par là, la vérité de l'enquête sera mise
a dans tout son jour.
« Quant à Samdadchiemba, comme il résulte de
« son interrogatoire qu'il n'était attaché à ces étran-
«t gers qu'en qualité de serviteur à gages, il paraît con-
« venable qu'on le renvoie dans son pays natal, savoir,
« dans le district de Nien-pé, de la province de Kan-sou.
tt Là, on le remettra au magistrat local, qui pourra
« le relâcher sur-le-champ.
a S'il se présente plus tard d'autres circonstances
« dont l'exposé réponde au but de votre premier dé-
a cret, j'en écrirai, comme c'est mon devoir, le ré-
« sumé 6dèle et j'en ferai l'objet d'un nouveau rapport
« que j'adresserai à Votre Majesté.
a Au moment où vos instructions me parviennent,
« la température est excessivement chaude, et les vê-
« tements ainsi que les provisions alimentaires des
« susdits étrangers ne sont pas encore prêts.
a Moi, votre sujet, après avoir écrit et cacheté ce rap-
« port exact et détaillé, j'ai chargé un fonctionnaire
« public de prendre la route impériale et de les conduire
86 LBMPIRK CHINOIS.
a à leur destination, par la province du Hou-pé et
<c autres lieux. »
Ce rapport, que nous pûmes nous procurer seulement
un an après, pendant que nous étions à Macao, reflète
avec fidélité le caractère franc et loyal du vice-roi du
Sse-tchouen. On n'y trouve pas un seul mot qui se res-
sente de cette antipathie invétérée que nourrissent les
Chinois contre les étrangers et les chrétiens. Il ne pou-
vait se douter que son écrit tomberait un jour entre nos
mains, et, en faisant du missionnaire français Féloge
qu'il a cru devoir faire, il cédait à un entraînement de
conviction et de sincérité.
CHAPITRE m.
Tching-tou-fou, capitale de la province duSse-tchouen. —Nombreuses
visites de mandarins. — Principe constitutif du gouvernement chi-
nois. ~ L'empereur. — Bizarre organisation de la noblesse chinoise.
~ Administration centrale de Péking. — Les six cours souveraines.
'- Académie impériale. — Moniteur de Péking. — Gazettes de pro-
vince. — Administration des provinces. — Rapacité des mandarins.
» Vénalité de la justice. ~ Famille du juge de paix. '» Ses deux
fils. — Le maître d'école. — Instruction primaire très-cépandue en
Chine. — Urbanité chinoise. — Système d'enseignement. — Livre élé-
mentaire. — Les quatre livres classiques. — Les cinq livres sacrés.
— Organisation du départ. — Dernière visite au vice-roi.
Tching-iou-fou, capitale de la proyince du Sse-
tchouen, est une des plus belles villes de l'empire chinois.
Elle est située au milieu d'une plaine d'une admirable
fécondité, arrosée par de belles eaux et bornée à l'horizon
par des collines aux formes variées et gracieuses. Ses
principales rues sont assez larges, pavées en entier avec
de grandes dalles, et d'une telle propreté, qu'on serait
tenté de se demander, en les parcourant, s'il est bien
vrai qu'on est dans une ville chinoise. Les magasins,
avec leurs longues et brillantes enseignes, l'ordre exquis
qui règne dans l'açrangemenl des marchandises qu'on y
étale, le grand nombre et la beauté des tribunaux, des
pagodes et des établissements de la classe des lettrés ,
tout contribue à faire de Tching-tou-fou une ville en
quelque sorte exceptionnelle; c'est du moins ï'impression
88 l'empire chinois.
qui nous est restée, même après avoir visité , dans la
suite, les cités les plus renommées des autres provinces.
Notre commensal le juge de paix nous dit que la
capitale du Sse-tchouen était une ville toute moderne,
l'ancienne ayant été complètement féduite en cendres
par un effroyable incendie. U nous raconta , à ce sujet,
une anecdote ou plutôt une fable que nous rapporterons
volontiers parce qu'elle est tout à fait dans le goût chi-
nois : Quelques mois avant la destruction de l'ancienne
ville, on vit apparaître un bonze qui parcourait les rues
en agitant une clochette et s'arrétant de temps en temps
pour crier au peuple : « I-ko-jen, leang-ko-yen-tsin, »
c'est-à-dire : Un homme et deux yeux. D'abord on ne fit
pas grande attention à cette bizarrerie, un homme et deux
yeux, cela paraissait assez naturel ; une vérité de ce genre
ne méritait certainement pas d'être proclamée si solen-
nellement et avec tant de persistance. Gomme le bonze
ne discontinuait pas de répéter sa formule du matin au
soir, on désira savoir dans quel but il ne cessait de par-
courir les rues en redisant toujours les mêmes paroles;
à toutes les questions qu'on lui adressait, il répondait
invariablement : « Un homme et deux yeux. » Les magis-
trats s'en mêlèrent ; mais ils ne furent pas plus avancés.
On fit des perquisitions, et il fut impossible de découvrir
d'où ce bonze était sorti : personne ne l'avait jamais
connu ; on ne le voyait ni boire ni manger ; il employait
toute la journée à parcourir la ville, très-gravement, les
yeux baissés, agitant sa clochette et criant sans cesse au
public : c< Un homme et deux yeux. » Le soir, il disparais-
sait sans qu'on pût jamais découvrir où il allait passer la
nuit. Cela dura à peu près pendant deux mois , et per-
CHAPITRE m. 89
$oone ne fit plus attention à ce bonze, qui n'était y aux
yeux de tout le monde, qu'un fou ou un grand original.
Un jour on s'aperçut qu'il n'avait pas paru , et , vers
inidi,le feu se déclara tout d'un coup sur plusieurs points
de la ville à la fois, et avec une telle violence, que tous
les habitants n'eurent le temps que d'emporter ce qu'ils
avaient, de plus précieux et de se sauver en toute hâte
dans les champs. Avant la fin de la journée la ville tout
entière n'était qu'un immense amas de cendres et de
ruines fumantes. Tout le monde se souvint alors des
paroles du bonze, qui étaient, en réalité, une prédiction
énigmatique de cette effroyable catastrophe. 11 serait
impossible de comprendre cette espèce de rébus sans
avoir une idée de la configuration des deux caractères
chinois qui en donnent la clef. Le caractère suivant ,
^ , signifie homme. En y ajoutant deux points ou deux
yeux, on obtient un autre caractère, ^ , qui veut dire
feu. Ainsi, en criant : Un homme et deux yeux, le bonze
entendait annoncer le feu qui réduisit la capitale en
cendres. Le juge de paix, qui nous raconta fort sérieu-
sement cette anecdote, ne sut y trouver aucune explica-
tion ; nous nous garderons donc bien de vouloir nous-
même y en chercher. La ville fut rebâtie à neuf, et voilà
pourquoi, ajouta le juge de paix, vous la trouvez si belle
et si régulière.
Les habitants de Tching-tou-fou sont parfaitement à
la hauteur de la célébrité de leur ville. La classe supé-
rieure , qui est très-nombreuse , se fait remarquer par
une grande élégance dans les manières et dans les vête-
ments. La classe moyenne rivalise avec la première de
politesse et de courtoisie , et paraît vivre dans Faisance.
dO l'empiuk chinois.
Les pauvres sont, sans contredit, très -nombreux à
Tching-tou , comme , en Chine , dans tous les grands
centres de population ; mais on peut dire que les habi-
tants de cette ville paraissent, en général, jouir de plus
de bien-être qu'on n'en remarque partout ailleurs.
L'accueil si bienveillant que nous avions reçu du vice-
roi nous fit un grand nombre d'amis, et nous mit en
relation avec les personnages les plus haut placés et les
plus distingués de la ville, avec les grands fonctionnaires
civils et militaires, les premiers magistrats des tribu-
naux et les chefs de la corporation des lettrés. Au temps
où nous vivions au milieu de nos chrétientés, nous étions
forcés, par notre position, de nous tenir à une distance
plus que respectueuse des mandarins et de leur dange-
reux entourage. Notre sécurité, et celle surtout de nos
néophytes, nous en faisait une stricte obligation. Gomme
les autres missionnaires, nous n avions guère de rapport
qu\ivec les habitants des campagnes et les artisans
des villes. 11 nous était donc difficile de connaître la na-
tion chinoise dans son ensemble. Les mœurs et les habi-
tudes des hommes du peuple, leurs moyens d'existence
et les liens qui les unissent entre eux, tout cela nous était
assez familier ; mais nous n'avions pas une idée exacte
des classes supérieures, de cet élément aristocratique
qui existe toujours parmi les hommes et qui donne l'im-
pulsion, le mouvement, la vie, à tout le corps social.
Nous apercevions des efiets sans en connaître les causes.
Les relations nombreuses que nous eûmes avec les man-
darins et les lettrés durant notre séjour à Tching-tou,
nous permirent de prendre une foule de renseignements
utiles, et d'étudier de près l'organisation, le mécanisme,
CHAPITBB III. 91
OU y pour mieux dire^ ce qui cousKtue la vitalité et la
force d'une nation. Pour connaître l'homme tout entier,
il ne suffit pas de remarquer les mouvements, de dissé-
quer les membres et les organes, il faut surtout étudier
et approfondir son âme, qui est le principe de la vie et
le mobile de toutes les actions.
Depuis le treizième siècle, où les premières notions
sur la Chine furent apportées en Europe par le cé-
lèbre Vénitien Marco-Polo, jusqu a nos jours, tout le
monde s'est accordé à regarder les Chinois comme un
peuple très-curieux et fort singulier, un peuple à part
dans le monde. Si on excepte cette première notion, gé-
néralement admise, on ne trouve guère, dans les écrits
concernant les Chinois, que des idées contradictoires.
Les uns sont en perpétuelle admiration devant eux, et
les autres ne cessent de les couvrir de mépris et de ridi-
cule. Voltaire a tracé avec amour et prédilection un ta-
bleau ravissant delà Chine, avec ses mœurs patriarcales,
son gouvernement paternel, ses institutions basées sur la
piété filiale, et sa sage administration, toujours confiée
aux hommes les plus savants et les plus vertueux. Mon-
tesquieu, au contraire, nous a peint des couleurs les plus
sombres cette race misérable et abjecte, toujours cour-
bée sous un despotisme abrutissant, et se mouvant
comme un vil troupeau au gré de son empereur. Ces
deux portraits, dessinés par les auteurs de ï Esprit des
lois et de Y Essai sur les mœurs, ne ressemblent nulle-
ment aux Chinois; il y a de part et d'autre exagération,
et nous pensons que, pour être dans le vrai, il faut se
tenir entre ces deux opinions.
En Chine, il y a, comme partout, un mélange de.
92 l'empire chinois.
biens et de maux, de vices et de vertus, qui prêtent éga-
lement à la satire et au panégyrique, selon qu'on se plaît
à considérer les uns ou les autres. 11 est facile de trouver ,
chez un peuple tout ce qu'on souhaite y voir, surtout i
quand on a une opinion déjà conçue à l'avance, avec le '
parti pris de la conserver intacte. Ainsi Voltaire rêvait
un peuple dont les annales fussent en contradiction avec
les traditions bibliques, un peuple antireligieux, ratio-
naliste, et pourtant coulant heureusement ses jours au
milieu de la paix et de la prospérité. Il crut avoir ren-
contré en Chine ce peuple modèle, et ne manqua pas de
le recommander à l'admiration de l'Europe. Montes-
quieu, de son côté, exposait son système sur le gouver-
nement despotique, et avait, coûte que coûte, besoin
d'exemples pour le confirmer. Il prit les Chinois et nous
les montra toujours tremblants âous la verge de fer d'un
tyran, et parqués dans une législation impitoyable. Nous
allons entrer dans quelques détails sur les institutions
de la Chine et sur le mécanisme de son gouvernement,
qui, assurément, ne mérite ni toutes les colères dont on
poursuit son despotisme, ni les éloges pompeux qu'on
donne à sa sagesse anti({ue et patriarcale. En dévelop-
pant le système gouvernemental des Chinois, nous au-
rons à remarquer que la pratique vient souvent contre-
dire la théorie, et qu'on ne voit pas toujours l'applica-
tion des belles lois qui se trouvent dans les livres.
L'idée de famille, voilà le grand principe qui sert de
base à la société chinoise. La piété filiale, objet invaria-
ble des dissertations des moralistes et des philosophes,
sans cesse recommandée par les proclamations des em-
pereurs et les allocutions des mandarins, est devenue la
CHAPITRE m. 93
Tertu fondamentale d'où découlent toutes les autres. Ce
sentiment, qu'on prend soin d'exalter par tous les
moyens, jusqu*au point d'en faire, pour ainsi dire, une
passion, se mêle à toutes les actions de la vie, revêt
toutes les formes, et sert de pivot à la morale publique.
Tout attentat, tout délit contre l'autorité, les lois, la pro-
priété et la yie des individus, est considéré comme un
crime de lèse-paternité. Les actes de vertu, au contraire,
le dévouement, la compassion envers les malheureux,
la probité commerciale, le courage même dans les com-
bats, tout est rapporté à la piété filiale; être bon ou
mauvais citoyen, c'est être bon ou mauvais fils.
L'empereur est la personnification de ce grand prin-
cipe qui domine et pénètre plus ou moins profondément
les diverses couches de cette immense agglomération de
trois cents millions d*individus. Dans la langue chinoise
on le nomme Hoang-tiy Auguste Souverain, ou Hoang-
chatij Auguste Élévation ; mais son nom par excellence
est Tien-dze, Fils du Ciel. Selon les idées de Confucius
et de ses disciples, c'^st le ciel qui dirige et règle les
grands mouvements et les révolutions de l'empire, c'est
sa volonté qui renverse les dynasties et en substitue de
nouvelles. Le ciel est le véritable et seul maître de l'em-
pire ; il choisit qui il lui plaît pour son représentant, et
lui communique son autorité absolue sur les peuples. La
souveraineté est un mandat céleste, une mission sainte
confiée à un individu dans l'intérêt de la communauté,
et qui lui est retirée par le ciel aussitôt qu'il se montre
oublieux de son devoir et indigne de son mandat. Il suit
de ce fatalisme politique qu'aux époques de révolution
les luttes sont terribles jusqu'à ce que de grands succès
94 l'empire chinois.
et une supériorité bien marquée soient devenus, pour les
sujets, comme un signe de la Tolonté céleste; alors les
peuples se rallient facilement au nouveau pouvoir et lui
sont soumis longtemps sans arrière-pensée. Le ciel avait
un représentant, un fils adoptif , il Ta abandonné et lui
a retiré ses pouvoirs ; il s'en est choisi un autre et il veut
qu'on lui obéisse : voilà tout le système (1).
L'empereur, Fils du Ciel, et par conséquent père
et mère de l'empire, selon l'expression chinoise, a droit
au respect, à la vénération, au culte même de tous ses
enfants. Son autorité est absolue ; c'est lui qui fait la loi
ou l'abolit, qui accorde les privilèges aux mandarins ou
qui les dégrade ; à lui seul appartient le droit de vie et
de mort ; nul pouvoir administratif et judiciaire qui n'é-
mane de lui ; toutes les forces et tous les revenus de l'em-
pire sont à sa disposition ; en un mot, l'État c'est l'em-
pereur. Mais son omnipotence va encore plus loin, car
ce pouvoir, si énorme et si étendu, il peut le transmettre
à qui il lui plaît et choisir son successeur parmi ses pro-
pres enfants, sans qu'aucune loi d'hérédité vienne le
gêner dans son choix.
Le pouvoir, en Chine, est donc absolu en tout point ;
mais il n'est pas pour cela despotique, comme on est
assez porté à le croire ; ce n'est autre chose qu'un fort et
vaste système de centralisation. L'empereur est comme
un chef au milieu d'une immense famille ; l'autorité
absolue qui lui appartient, il ne l'absorbe pas, il la dé-
lègue à ses ministres, qui transmettent leurs pouvoirs
aux officiers de leur gouvernement administratif. Les
(I) C'est bien d'après ce système que le prétendant actuel a pris le
nom de Tien-té (Vertu céleste)*
CHAPITRE III. 95
subdivisions s'étendent ensuite graduellement jusqu'à
des groupes de familles et d'individus dont les pères sont
les chefs naturels et qui sont tous solidaires les uns des
autres.
On comprend que cette puissance absolue ainsi frac-
tionnée n'offre plus les mêmes dangers ; d'ailleurs, les
mceurs publiques sont toujours là pour arrêter les écarts
de l'empereur, qui n'oserait, sans exciter Findignation
générale, violer ouvertement les droits de ses sujets.
Il a, en outre, près de lui un conseil privé et ua
conseil général dont les membres ont le droit de lui
adresser des avis, et même des représentations sur tous les
objets d'utilité publique et particulière. On peut lire dans
les annales de la Chine que souvent les censeurs s'acquit-
tent de leurcharge avec une libertéetune vigueur dignes
de grands éloges. Enfin, ces potentats, objets de tant
d'hommages pendant leur vie, sont soumis, après leur
mort, comme on le raconte des anciens rois de l'Egypte,
à un jugement dont le résultat est attaché à leur nom et
passe à la postérité ; ils ne sont désignés dans l'histoire que
par un nom posthume qui, étant une appréciation de leur
règne, exprime un éloge ou une satire.
Le plus grand contre-poids à la puissance impériale
existe dans la corporation des lettrés, institution antique
qu'on a su fonder sur une base solide, et dont l'origine
remonte au moins au onzième siècle avant notre ère. On
peut dire que l'administration de l'État reçoit toute in-
fluence réelle et directe de cette espèce d'oligarchie lit*
téraire. L'empereur ne peut choisir ses agents civils que
parmi les lettrés, et en se conformant aux classifications
établies par les concours. Tout Chinois est apte à se pré-
98 L EMPIRE CHINOIS.
çoivent des tilres tels que koung, heou, phy, tee et nan,
qui peuvent correspondre à ^ ceux de duc, marquis,
comte, baron et chevalier. Ces titres ou grades ne sont
pas héréditaires et ne donnent aucun droit aux fils des
individus récompensés ; mais, ce qui parait fort peu en
harmonie avec nos idées, ils peuvent être reportés sur
les ancêtres. Cette coutume a été introduite en vue des
cérémonies funèbres et des titres que tous les Chinois
doivent adresser à leurs parents défunts. Un officier,
élevé en grade par l'empereur, ne pourrait accomplir
un rite funèbre d'une manière convenable, si les ancêtres
n'étaient pas décorés d'un titre correspondant. Supposer
que le fils est plus qualifié que te père, ce serait boule-
verser la hiérarchie et porter une grave atteinte au prin-
cipe fondamental de l'empire. Une noblesse, non-seule-
ment viagère, mais remontant aux ancêtres et ne pouvant
pas être transmise aux descendants, étonne par sa bizar-
rerie, et il faut être Chinois, dit-on, pour avoir pu
trouver une pareille chose. Cependant il serait peut-être
intéressant d'examiner si, en réalité, il n'y a pas plus d'a-
vantages et moins d'inconvénients à faire rejaillir l'il-
lustration d'un individu sur le père que sur les enfants.
1 ous les officiers ou employés civils et militaires de
l'empire chinois sont divisés en neuf ordres (khiou-ping)
distingués les uns des autres par des globules (1) par-
ticuliers de la grosseur d'un œuf de pigeon, et qui se
vissent au-dessus du chapeau officiel. Ce globule distino-
(1) Dans la plupart des livres qui parlent de la Chine, ce signe de
distinction est appelé bouton; mais il nous semble que ce mot est
très-mal trouvé, et peu propre à donner une véritable idée de la
chose.
CHAPITRE Iir. 99
tif est, pour le premier ordre, en corail rouge uni ; pour
le second, en corail rouge ciselé ; pour le troisième, en
pierre bleu dair ou transparent ; pour le quatrième, en
pierre^bleu mat ou foncé ; pour le cinquième, en cristal ;
pour le sixième, en jade ou pierre de couleur blanC
opaque ; pour le septième, le huitième et le neuTième,
en cuivre doré et ouvragé. Chaque ordre est subdivisé
en deux séries : Tune active et officielle, l'autre surnu*
méraire, mais sans modification dans les globules. Tous
les employés civils et militaires compris dans ces neuf
classes sont désignés par la qualification générique de
kauang-f&u. Le nom de mandarin est inconnu des Chi-
nois ; il a été inventé par les premiers Européens qui ont
abordé en Chine, et dérive probablement du mot portu-
gais mandary ordonner, commander, dont on a fait
mandarin.
L'administration du Céleste-Empire est divisée en trois
parties (i) : radministration supérieure de Tempire,
l'administration locale de Péking, l'administration des
provinces et des colonies. Le gouvernement entier est
sous la direction de deux conseils attachés à la personne
de l'empereur, le Neï-ko et le Kiun-ke-tchou. Le pre-
mier est chargé de la préparation des idées et de l'expé-
dition des affaires courantes ; son devoir est, suivant le
livre officiel, « de mettre en ordre et de manifester les
a pensées et les desseins de la volonté impériale, de
c( régler la forme des ordonnances administratives. »
(1) Tous les détails sur rorganisation politique et administrative de
la Chine sont énuméréa et décrits dans Tai-Uing-houi-tim, ou Collec-
tion des statuts delà grande dynastie des Tsing, dont M.. Éd. Biot a
publié un excellent résumé, auquel nous n'aurons à faire que quelques
légères modifications.
iOO l' EMPIRE CHINOIS.
C'est, en quelque sorte, le secrétariat impérial. Le second
conseil, nommé Kiun-ke-tchou, délibère ayec l'empe-
reur sur les affaires politiques ; il se compose de mem-
bres du Neï-ko, des présidents et vice-présidents des
cours supérieures. L'empereur préside les séances, qui
ont lieu ordinairement de grand matin.
Au-dessous de ces deux conseils généraux sont les six
cours souveraines, Liou-pou, qui correspondent à nos
ministères, et embrassent toutes les affaires civiles et
militaires relatives aux dix-huit provinces de la Chme. A
la tête de chacune d^ elles sont placés deux présidents,
l'un Chinois, l'autre Tartare, et quatre vice-présidents,
dont deux sont Chinois et deux Tartares. Chaque cour a
des bureaux spéciaux pour la répartition des affaires de
son département, et un grand nombre de divisions et
sous-divisions particulières.
1® La première cour souveraine, nommée cour des
emplois civils (Li-pou), a pour attribution la présenta-
tion des officiers civils à la nomination de l'empereur, et
la distribution des emplois civils et littéraires dans tout
Tempire ; elle a quatre divisions, qui règlent Tordre des
promotions et mutations, tiennent des notes sur la con-
duite des officiers, déterminent leurs appointements et
leurs congés en temps de deuil, et distribuent les diplô-
mes des rangs posthumes accordés aux ancêtres des offi-
ciers admis dans les rangs de la noblesse.
2* La seconde cour, dite des revenus publics (Hou-
pou), s'occupe des recouvrements de droits et impôts, de
la distribution des appointements et pensions, de la
recette et dépense des grains et de l'argent, et de leur
transport par terre et par eau. Elle est chargée de la
GHAPITl(BM3f.* ' - iOI
division du territoire en provinces,* départements, ar-
rondissements, cantons.:' Ellet ($pèfe -^le rés^ensemmV %n
peuple, conserve le cadastré dèSléfrès, repàrlil Tes taxes
et contingents militaires. Cette cour financière comprend
quatorze divisions, qui correspondent à peu près à l'an-
cienne division de la Chine en quatorze provinces inté-
rieures ; en outre, elle a dans sa dépendance le tribunal
d'appel civil pour juger les contestations sur la propriété
et les successions, l'hôtel des monnaies, soieries et arti-
cles de teinture, un bureau chargé de l'approvisionne-
ment de grains pour la capitale. C'est encore cette cour
souveraine qui règle les distributions de grains et de riz,
et les secours gratuits par lesquels on vient en aide à la
misère du peuple dans les temps de famine et de disette.
Enfin elle a, parmi ses attributions, celle de présenter à
l'empereur la liste annuelle des jeunes filles mantchoues
qui peuvent aspirer à faire partie de son harem. C'est
un des officiers du Hou-pou qui préside tous les ans à
cette fêle si célèbre de l'agriculture, où l'on voit l'empe-
reur mettre la main à la charrue, tracer des sillons et
ensemencer un champ de blé.
3o La cour souveraine des rites (Ly-pou) est chargée
des cérémcsiies et solennités publiques, dont les détails
minutieux sont si importants aux yeux des Chinois. Elle
a quatre divisions, qui s'occupent du cérémonial ordi-
naire et extraordinaire à la cour, des rites des sacrifices
adressés aux âmes des anciens souverains et des hommes
illustres, du règlement des fêtes publiques, de la forme
des habits et des coiffures pour les employés du gouver-
nement. Cette cour surveille les écoles et les académies
publiques, les examens littéraires, le nombre, le choix
6.
102 ••: •••. •. .'t'eMPtRI CHINOIS.
et les pftvlIégfes"'dk*lÀtf6 des diverses classes. La di-
ptoin^tf feiUriéUçeét ssam dè-son ressort. EUe prescrit
leV fcîrtnêff'àf (îbSeryeT-daM lésTrapports avec les princes
tributaires et les monarques étrangers ; elle détermine
tout ce qui peut avoir rapport aux ambassades ; enfin
c'est d'elle que dépend la direction générale de la musi-
que, qui, en théorie, peut être très belle, mais dont
l'exécution n'est pas toujours magnifique.
4^* La cour souveraine de la guerre (Ping-pou) a aussi
quatre divisions, qui déterminent les promotions et ap-
pointements des officiers militaires, enregistrent les no-
tes fournies sur leur conduite, règlent les approvision-
nements, punitions et examens militaires pour tous les
corps de l'armée. Une de ces divisions est spécialement
chargée des soins adonner à la cavalerie, aux chameaux,
aux postes, aux relais et aux transports des munitions de
toute espèce.
5** La cour des châtiments (Hing-pou) a dans sa dé-
pendance dix-huit divisions correspondant aux dix-huit
provinces de l'empire, et chargées des affaires criminel-
les de chaque province ; un corps d'inspecteurs des pen-
sions; des chambres législatives qui reçoivent les édi-
tions du code pénal, une caisse des amendes.
6« La cour des travaux publics (Koung-pou) a la direc-
tion de tous les travaux faits pour l'Etat, tels que : con-
structions des édifices publics, fabrication d'ust^isiies,
habillements, armes destinées aux troupes et {lUX offi-
ciers publics; creusement des canaux, exécution des di-
gues, érection des tombeaux de la famille impériale et
des monuments en l'honneur des personnages illustres.
Elle règle aussi les poids et mesures, et dirige la fabri-
GHAPITHE m. 103
cation de h poudre à canon. Cette cour souveraine a
quatre divisions.
L'administration supérieure comprend^ en outre, à
Péking, Voffice des colonies (Ly-fan-yuen), qui a lasur-*
veîUançe des étrangers du dehors; c'est ainsi qu'on
désigne les princes mongols, les lamas du Thibet, les
princes mahométans et les chefs des districts voisins de
la Perse. Le Ly^fan-ynen, qui surveille les tribus mon-
goles, règle, autant qu'il le peut, les affaires un peu
embrouillées de ces hordes nomades, et s'immisce d'une
manière indirecte dans le gouvernement du Tbibet et
des petits États mahométans du Turkestan. Le Tou-
tcha-yuen, office de censure universelle, placé en dehors
de tous les rouages administratifs, les surveille tous. Il
exerce son inspection sur les mœurs du peuple et sur la
conduite de tous les employés. Les ministres, les princes,
l'empereur lui-même, tout le monde doit subir, bon gré
mal gré, les remontrances du censeur. Enfin le Toun*
tchin-sse, palais des représentations, qui transmet au
conseil privé de l'empereur, Neï-ko, les rapports venus
des provinces et les appels des jugements rendus par les
magistrats. Ce palais des représentations, auquel seréu*
nissent les membres des six cours souveraines et de
l'office de censure universelle, forme une espèce de cour
de cassation, pour décider sur les appels en matière cri-
minelle et sur les sentences de mort. Les décisions de
ces trois cours réunies doivent être rendues à l'unani-
mité. Dans le cas contraire, c'est l'empereur qui juge en
dernier ressort.
La fameuse académie impériale des Han-lin est corn*
posée de gradués es lettres; elle fournit les orateurs
4 04 l'empire chinois.
pour les fêtes publiques et les examinateurs des concours
de province ; elle doit encourager les études et favoriser
les progrès de toutes les connaissances. Dans son sein,
il y a une commission chargée de rédiger les documents
officiels, et une autre de revoir les ouvrages tartares et
chinois publiés aux frais du gouvernement. Leurs deux
présidents habitent avec Tempereur, et surveillent les
études et les travaux des académiciens. Le collège des
historiographes et le corps des annalistes dépendent de
Tacadémie de Han-lin. Les premiers sont occupés à ré-
diger l'histoire de tel règne ou de telle époque remar-
quable. Les annalistes, au nombre de vingt-deux, écri-
vent, jour par jour, les annales de la dynastie régnante,
qui ne peuvent être publiées que lorsqu\me autre lui a
succédé. Us sont appelés à tour de rôle, quatre par
quatre, à se tenir auprès de l'empereur et à l'accompa-
gner dans tous ses voyages, pour tenir note de ses ac-
tions et de ses paroles.
On peut encore compter parmi les moyens d'adminis-
tration générale la Gazette officielle de Péking^ véritable
Moniteur universel^ où l'on ne peut rien imprimer qui
n'ait été présenté à l'empereur ou qui ne vienne de l'em-
pereur même; ceux qui en prennent soin n'oseraient y
rien changer ou ajouter, sous peine des châtiments les
plus sévères. La Gazette de Péking s'imprime tous les
jours, en forme de brochure, et contient soixante à
soixante et dix pages. L'abonnement revient à peu près
à douze francs par an. Rien de plus intéressant que ce
recueil, et de plus propre à faire connaître l'empire
chinois : c'est un aperçu de toutes les affaires publiques
et des principaux événements. U renferme les mémo-
CHAPITRE III. i05
riaux et les placets présentés à Tempereur, ses réponses,
ses instructions aux mandarins et aux peuples, les fastes
judiciaires, avec les condamnations principales et les
grâces motivées accordées par Vempereur. On y voit en-
core un résumé des délibérations des cours souveraines*
Les articles principaux et tous les actes officiel sont re-
produits par les gazettes officielles des provinces.
Des gazettes ainsi rédigées suffisent, sans contredit,
pour tenir les mandarins et le peuple au courant des af-
faires publiques; mais elles sont peu faites, il faut en
convenir, pour développer et exalter les passions politi-
ques. En temps ordinaire et lorsqu'ils ne sont pas sous
rimpression de quelque grand mouvement révolution-
naire, les Chinois sont naturellement peu enclins à se
niiéler de leur gouvernement ; ils sont, à cet égard, d'une
quiétude ravissante. En 1851, à l'époque de la mort de
l'empereur Tao-kouang, nous étions en voyage sur la
route de Péking. Un jour que nous prenions le thé dans
une hôtellerie, en compagnie de quelques bourgeois
chinois , nous essayâmes de faire un peu de politique.
Nous parlâmes de la mort récente de l'empereur, évé-
nement considérable et qui devait intéresser tout le
monde. Nous exprimâmes nos inquiétudes au sujet de
l'héritier au trône impérial, qu'on ne connaissait pas
encore. Qui sait, disions-nous, lequel des trois fils de
l'empereur aura été désigné pour lui succéder ? Si c'est
l'ainé, suivra-t-il le même système ?conservera-t-il les
mêmes ministres ? Si c'est le cadet, il est encore bien
jeune; à la cour, il y a, dit-on, des influences contraires,
deux partis opposés ; de quel côté penchera-t-il? Nous
faisions, en un mot, toutes les hypothèses possibles pour
4 06 L EMPIRE CHINOIS.
stimuler ces bons bourgeois, qui nous écoutaient à peine.
Nous revînmes plusieurs fois à la charge pour les déci*
der à émettre une opinion quelconque sur ces questions
qui nous paraissaient toutes d'une grande importance.
A toutes nos instances, ils se contentaient de branler la
tête, d'avaler une rasade de thé, ou de tirer paisiblement
de leurs longues pipes quelques bouffées de fumée. Cette
indifférence commençait à nous agacer, lorsque Tun de
ces braves Chinois se leva , nous posa la main sur Té-
paule d'une façon toute paternelle, et nous dit, en sou-
riant avec malice : — Écoute-moi, mon ami, pourquoi
troubler ton cœur et fatiguer ta tête par de vaines préoc«
cupations? écoute-moi, les mandarins sont chargés de
s'occuper des affaires de FÉtat ; ils sont payés pour cela,
laissons-les donc gagner leur argent. N'allons pas, nous
autres, nous tourmenter de ce qui les regarde; nous
serions bien fous de faire de la politique gratis ! — Voilà
qui est conforme à la raison, ajoutèrent les autres ; et en
même temps ils nous firent remarquer que le thé se
refroidissait et que notre pipe était éteinte.
L'administration locale de Péking comprend plusieurs
institutions spéciales, dont les fonctions ont rapport à la
cour impériale ou au district de sa résidence : telles sont
les directions des sacrifices, des haras et du cérémonial
des audiences impériales. L'administration du palais est
sous la direction d'un conseil spécial , qui comprend
sept divisions, chargées des approvisionnements, appoin*
tements et punitions , des réparations du palais, de la
perception des revenus des fermes et de la surveillance
des troupeaux du domaine privé. Trois grands établis*
sements scientifiques sont attachés à la cour : le collée
CHAPITRE m. 107
Dational, où sont éloTés les fils des grands dignitaires;
le collège impérial d'astronomie, chargé des observations
stistronomiques et astrologiques et de la rédaction du
calendrier annuel; enfin, le grand collège médical. Huit
cents gardes du corps sont attachés à la personne de
Fempereur, et le service militaire de la capitale est con-
fié aux généraujt des Huit-Bannières, corps composé de
soldats raantchouX) mongols et chinois, descendants
directs des soldats de Tarmée qui conquit la Chine de
1643 à 1644. La nombreuse corporation des eunuques
employés dans le palais, et qui, sous les dynasties précé-
dentes, a joué un rôle si actif dans les révolutions dont
l'empire chinois a été si souvent le théâtre , se trouve
aujourd'hui réduite à une inaction complète. Sous la
minorité de Khang-hi, second empereur de la dynastie
mantchoue, les quatre régents chargés des intérêts de
l'Etat anéantirent Tautorité des eunuques. Leur premier
acte fut de porter une loi expresse, qu'on fit graver sur
une plaque de fer du poids de mille livres, et qui inter-
dit pour l'avenir aux princes mantchoux la faculté d'éle-
ver les eunuques à aucune sorte de charge ou de dignité.
Cette loi a été fidèlement observée, et c'est peut-être
une des causes principales auxquelles on doit attribuer
la paix et la tranquillité dont a joui la Chine pendant si
longtemps.
L'administration provinciale est constituée avec au-
tant de vigueur et de régularité que celle de tout l'em-
pire. Chaqye province est dirigée par un tsoung-tou,
gouverneur général, que les Européens ont coutume de
nommer vice-roi, et par un fou-youen, sous-gouverneur.
Le tsbung-lou a le contrôle général de toutes les affaires
i08 L EMPIRE CHINOIS.
civiles et militaires. Le fou-youen exerce en second une
autorité semblable ; mais il est plus spécialement chargé
de l'administration civile, qui se divise en cinq départe-
ments, savoir : les départements administratif, littéraire,
des gabelles, du commissariat et du commerce.
l"" Le département administratif est dirigé par deux
officiers supérieurs, dont l'un est chargé de l'adminis-
tration civile proprement dite et l'autre de la justice.
Sous l'inspection de ces officiers, qui rendent compte au
gouverneur et au sous-gouverneur, chaque province est
divisée en préfectures administrées par des officiers
civils , dont les fonctions correspondent à celles de nos
préfets et sous-préfets. On distingue premièrement les
grandes préfectures, nommées /bu, qui ont une admi-
nistration particulière sous l'inspection du gouvernement
supérieur de la province ; en second lieu, les préfectures
nommées tcheou , dont les fonctionnaires dépendent
tantôt de l'administration provinciale et tantôt de l'ad-
ministration d'une grande préfecture. Enfin on distin-
gue, en troisième lieu, les sous-préfectures, Aten, division
inférieure d'un fou ou d'un tcheou. Les fou, les tcheou
elles bien possèdent chacun au moins un chef-lieu,
entouré de murailles et de fortifications, où réside l'au-
torité. Ce sont les villes de premier, second et troisième
ordre, dont il estsi souvent parlé dans les relations des
missionnaires. Les chefs des préfectures et des sous-pré-
fectures sont chargés de la perception des impôts et de
la police.
2° Le département littéraire de chaque province est
conduit par un directeur de l'enseignement, qui délègue
son autorité aux professeurs en chef résidant dans les
CHAPITRE lit. 109
chefs -lieux des préfectures et des sous- préfectures.
Ceux-ci ont sous leurs ordres des maîtres secondaires
répartis dans tous les cantons. Chaque année, le direc-
teur de l'enseignement fait une tournée pour examiner
les étudiants et leur conférer le premier degré littéraire.
Tous les trois ans, des examinateurs, pris dans l'acadé-
mie des Han-lin, sont envoyés de Péking pour présider
aux examens extraordinaires et conférer le second degré.
Enfin, les lettrés déjà gradués doivent se rendre à Péking
pour subir les examens du troisième degré.
3" Le département de la gabelle a sous son inspection
Tadministration des marais salants, puits à sel et étangs
salins ainsi que le transport du sel.
4® Le département du commissariat est préposé à la
conservation des grains, qui forment la majeure par-
tie des impôts, et chargé d'en effectuer le transport à la
capitale.
5® Enfin, le département du commerce doit veillera
la perception des droits dans les ports de mer et sur les
rivières navigables. L'entretien des digues du fleuve
Jaune est confié à une direction spéciale, qui forme, dans
les provinces du Tchi-ly, du Chan-tong et du Ho-nan,
un corps indépendant de l'administration provinciale.
Le gouvernement militaire de chaque province, placé,
comme l'administration civile, sous la direction du
tsoung-tou ou vice-roi, comprend à la fois les forces de
terre et de mer. En général, les Chinois font peu de dif-
férence entre ces deux genres de la force armée, et les
grades des deux services ont les mêmes noms. Les géné-
raux des troupes chinoises sont appelés ti-tou ; ils sont
au nombre de seize, dont deux seulement appartiennent
I. 7
iiO L^BVPIRB CHINOIS.
à la marine exclusivement. Ces généraux ont chacun un
quartier général où ils réunissent la plus grande partie
de leur brigade et répartissent le reste dans les difierents
postes de leur commandement. En outre, plusieurs
places fortes de l'empire sont occupées par des troupes
tartares, commandées par un tsiang-kiung, qui n'obéit
qu'à l'empereur, et dont la charge est de surveiller et
tenir en respect les hauts fonctionnaires civils qui s'avi-
seraient de machiner des révoltes ou des trahisons. Les
amiraux, ti-tou, et vice-amiraux, tsoung-^ ping, résident
habituellement à terre et abandonnent le commandement
des escadres à des officiers secondaires.
Au-dessous des officiers supérieurs des diverses bran-
ches d'administration, il y aune masse énorme de fonc-
tionnaires subalternes dont les titres et les noms sont
scrupuleusement inscrits dans le Livre des places. Pour
avoir une idée exacte de tout le personnel de l'adminis-
tration chinoise, on ne saurait rien trouver de plus
authentique et de plus fastidieux que cette sorte d^Àl-
manach impérial^ qui s'imprime et se renouvelle tous les
trois mois.
D'après cette esquisse du système politique qui régit
l'empire chinois, on comprend que le gouvernement,
tout absolu qu'il soit, n'est pas, pour cela, nécessaire-
ment tyrannique. S'il l'était de sa nature, il y a proba-
blement longtemps qu'il n'existerait plus ; car on ne
conçoit pas qu'on puisse conduire arbitrairement et des-
potiquement, pendant des siècles, trois cents millions
d'hommes, pour si apathiques et si abrutis qu'on les
suppose, et les Chinois ne sont ni l'un ni l'autre. Pour
maintenir dans l'ordre ces masses effrayantes, il ne fal-
CHAPITRE 111. iii
lait rien moins que cette puissante centralisation inyentée
par le premier fondateur de la monarchie chinoise, et
que les nombreuses révolutions dont elle a été agitée
n'ont fait que modifier sans en changer les bases. A
Tabri de ces institutions fortes, vigoureuses, et, on peut
le dire, savamment combinées, les Chinois ont pu vivre
en paix et trouver une manière d'être tolérable, une
sorte de bonheur relatif qui est, quoi qu'on en dise, le
seul état auquel les hommes puissent raisonnablement
prétendre sur cette terre. Les annales de la Chine res-
semblent aux histoires de tous les peuples ; c'est un mé-
lange de biens et de maux, un long enchaînement d'é^
poques tantôt paisibles et heureuses, tantôt agitées et
misérables. Les gouvernements ne deviendront parfaits
que le jour où les hommes seront sans défauts.
On ne peut, toutefois, se le dissimuler, les Chinois
sont aujourd'hui à une de ces périodes où le mal l'em-
poile de beaucoup sur le bien. La moralité, les arts,
l'industrie, tout va en déclinant chez eux ; et le malaise
et la misère ont fait de rapides progrès. Nous avons vu
la corruption la plus hideuse s'infiltrer partout ; les
magistrats vendre la justice au plus oflTrant, et les man-
darins de tout degré, au lieu de protéger les peuples,
les pressurer et les piller par tous les moyens imagina-
bles. Mais ces désordres et ces abus, qui se sont glissés
dans l'exercice du pouvoir, doivent-iû être attribués à
la forme même du gouvernement chinois ? On ne peut
le penser. Tout cela tient à des causes que nous aurons
occasion de signaler dans le cours de notre voyage.
Quoi qu'il en soit, du reste, on ne saurait contester
que le mécanisme du gouvernement chinois mériterait
il2 ' L EMPIRE CHINOIS.
d'être étudié avec soin et sans préjugé par les hommes
politiques de l'Europe. 11 ne faut pas trop mépriser les
Chinois; il y aurait encore, peut-être, beaucoup à ad-
mirer et à apprendre dans ces vieilles et curieuses ins-
titutions, basées sur des examens littéraires et qui ne
craignent pas d'accorder à trois cents millions d'hommes
le suffrage universel dans les communes et Taccessibi-
litédetousà tout.
Durant notre séjour à Tching-tou^fou, nous eûmes oc-
casion, non-seulement de faire connaissance avec leshauts
fonctionnaires de la ville, et de nous instruire des choses
du gouvernement, mais encore d'étudier les mœurs et les
habitudes du mandarin chinois dans sa vie privée, au
sein de sa famille. Le juge de paix chez qui nous étions
logés se nommait Pao-ngan, c'est-à-dire Trésor caché.
C'était un homme d'une cinquantaine d'années, de riche
taille, d'une santé florissante et d'un embonpoint qui lui
attirait journellement les éloges de ses confrères. Sa fi-
gure énergique et brune, ses moustaches épaisses, son
langage guttural et ses perpétuelles doléances sur les
incommodités de la chaleur et des moustiques, tout
dénotait un homme du nord. 11 était de la province du
Chan-si. Son père avait exercé de grands emplois dans
la magistrature ; pour lui, il n'avait pu se pousser qu'à
une simple justice de paix, et encore depuis quelques
années seulement. 11 se gardait bien de mettre ces re-
tards sur le compte de son peu de succès dans les exa-
mens littéraires ; il aimait mieux se conformer aux
usages reçus dans le monde entier et accuser l'injustice
des hommes et surtout sa mauvaise étoile, qui se plaisait
à l'éloigner de la fortune et des honneurs. A l'entenfdre,
CHAPITRE IH. ii3
son nom le résumait tout entier. Dans toute la force
du terme il était un véritable Pao-ngan, ou Trésor
caché.
Quoique un peu trop enclin aux lamentations, Pao-
ngan était, en somme, un assez bon vivant, se donnant
peu de soucis et prenant tout à son aise les vicissitudes
et les épreuves de ce bas monde. 11 était devenu fonc-
tionnaire un peu tard et sur le déclin de Tàge ; mais
nous devons lui rendre cette justice qu'il cherchait, par
tous les moyens imaginables, à réparer le temps perdu.
Il aimait passionnément les procès et il les bâclait avec
une merveilleuse habileté. Deux ou trois espèces de
greffiers qu'il avait à son service étaient journellement
occupés à fureter les coins et recoins de la ville pour
ramasser toutes les petites affaires de sa compétence
et les lui apporter. Sa bonne humeur augmentait tou-
jours avec le nombre des procès. Un tel empressement
à remplir des fonctions souvent pénibles et ennuyeuses
ne pouvait que nous édifier beaucoup, et nous nous
trouvions tout charitablement disposés à admirer chez
Pao-ngan ce grand amour de la paix et de la justice.
Mais il eut soin de nous avertir lui-même qu'il avait
besoin d'argent, et qu'un procès bien conduit était la
meilleure manière de s'en procurer. — S'il est permis^
nous disait-il, de faire fortune dans l'industrie ou dans
le commerce, comment ne pourrait-on pas devenir
riche en enseignant la raison au peuple et en lui déve-
loppant les principes du droit ? Les procès doivent nous
faire vivre.
Ces sentiments peu élevés sont dans le cœur de tous
les mandarins, et ils les manifestent ouvertement et sans
444 LEMPIRR CHINOIS.
scrupule. L'administration de la justice est devenue un
véritable trafic, et la cause principale de ce grand dé-
sordre doit être attribuée, nous le pensons, à l'insuffi-
sance des appointements alloués par le gouvernement
aux magistrats. Il leur est très-difficile de vivre d'une
manière convenable, avec des palanquins, des domesti-
ques et des habits assortis à leur position, s'ils n'ont,
pour faire face à leurs nombreuses dépenses, que les
modiques ressources allouées par l'Etat. De plus, les
employés inférieurs attachés à un tribunal ne reçoivent
aucun traitement, et doivent se tirer d'affaire comme ils
peuvent, en exerçant leur industrie auprès des plai-
deurs et des accusés de tout genre qui passent par leurs
mains, véritables moutons à qui chacun arrache le plus
de laine qu'il peut, et qu'on finit souvent par écor-
cher.
Vers le commencement de la dynastie actuelle, les
abus étaient déjà devenus si criants, les plaintes à ce
sujet étaient si unanimes dans tout l'empire, que les
censeurs rédigèrent un mémoire contre les tribunaux
de province et le présentèrent à l'empereur Khang-hi.
La réponse ne se fit pas attendre; mais on ne peut s'em-
pêcher de trouver bien étonnante la doctrine qu'elle ren-
ferme. L'empereur, considérant Timmense population
de l'empire, la grande division de la propriété territo-
riale et le caractère chicaneur des Chinois, en conclut
que le nombre des procès tendrait toujours à augmenter
dans des proportions effrayantes, si l'on n'avait pas peur
des tribunaux, si l'on était assuré d'y être bien accueilli et
de recevoir toujours bonne et exacte justice. Comme
rhomme, ajoute-t-il, est porté à se faire illusion sur ses
CHAPITRE m. 115
propres intérêts, les contestations seraient interminables
et la moitié de l'empire ne suffirait pas pour juger les
procès de Vautre moitié. J^entends donc, dit Fempereur,
que ceux qui ont recours aux tribunaux soient traités
sans pitié, qu'on agisse à leur égard de telle façon que
tout le monde soit dégoûté des procès et tremble d'avoir
à comparaître devant les magistrats. De cette manière,
le mal sera coupé dans sa racine, les bons citoyens qui
ont des difficultés entre eux s'arrangeront en frères, en
se soumettant à l'arbitrage des vieillards et du maire de
la commune. Quant à ceux qui sont querelleurs, têtus et
incorrigibles, qu'ils soient écrasés dans les tribunaux;
voilà la justice qui leur est due.
Evidemment on ne peut admettre en entier une sem-
blable manière de voir, quelque impériale qu'elle soit. Il
est cependant un fait incontestable, c'est que, en Chine,
à part quelques honorables exceptions, ceux qui han-
tent les tribunaux et se font ruiner, quelquefois même
assommer parles mandarins, sont des hommes à carac-
tère haineux et vindicatif, qu'aucun conseil ne peut cal-
mer, et qui ont besoin d'être châtiés par leur Père et
Mère (1).
Le juge de paix Pao-ngan suivait scrupuleusement les
prescriptions de l'empereur Khang-hi. Depuis qu'on
l'avait installé dans son petit tribunal, il ne rêvait que
plaideurs à rançonner; mais il est bien probable que ce
n'était nullement dans l'intention de diminuer le nombre
des procès. Un jour que nous lui demandions des ren- .
seignements sur la capitale du Sse-tchouen, il nous
(I) Titre que les Chinois donnent aux magistrats.
ii6 LEMPIBE CHINOIS.
parla d\in quartier comme étant le plus mauvais de la
ville. Nous crûmes d'abord que cet abominable endroit
n'était qu'un repaire de mauvais sujets, précisément c'é-
tait tout le contraire. Depuis que Je suis juge de paix,
nous dit Pao-ngan, avec une réjouissante naïveté, ce
quartier ne m'a pas donné un seul procès ; la concorde
règne dans toutes les familles.
Ce magistrat avait deux fils qui aspiraient à suivre la
même carrière ; mais il paraissait probable qu'ils n'arri-
veraient jamais à visser au haut de leur bonnet un glo-
bule quelconque. L'aîné, déjà âgé de vingt-trois ans, et
père d'un joli petit Chinois qui commençait à faire assez
bien trotter les jambes et la langue, était un homme
d'une figure plus que maussade et d'une intelligence
supérieurement bornée ; à ces agréments naturels se
joignait une prétention qui faisait peine, 11 avait étudié
toute sa vie ; quelquefois il avait l'air d'étudier encore ;
mais le grade de bachelier était toujours à venir. Son
père, le Trésor caché, a\ouait ingénument que son fils
aîné était inintelligent. Le cadet était un jeune homme
de dix-sept ans, pâle, fiuet, et que la phthisie conduisait
lentement au tombeau. Autant l'autre nous parut fasti-
dieux, autant nous trouvâmes celui-ci aimable et inté-
ressant. Il avait de l'instruction, un esprit fin ; puis,
dans sa voix, une douceur mélancolique qui ajoutait
beaucoup aux charmes de sa conversation. Qu'on ajoute
à la famille du Trésor caché nos deux personnages
d'honneur, le jeune fumeur d'opium avec le vieux man-
geur de graines de pastèques, et on aura une idée delà
compagnie au milieu de laquelle nous nous trouvions.
C'était une chose assez singulière que cette position de
CHAPITRE llï. 117
deux missionnaires français au milieu d'une grande
ville chinoise, sur les confins du Thibet, à dix mille
lieues de leur pays, vivant familièrement avec des man-
darins, pendant que leur sort se débattait entre le vice-
roi de la province et la cour de Péking.
La vie du mandarin chinois nous a paru assez peu
occupée. Quand le soleil pénétrait dans la ville, Pao-
ngan s'installait sur son siège de juge et dépensait sa
petite matinée à expédier les procès, ou, pour parler
plus exactement, à légaliser les extorsions combinées et
arrêtées à Tavance par la scélératesse des scribes de son
tribunal. Après ce travail de ^urérogation, venaient les
grandes affaires de la journée, c'est-à-dire le déjeuner,
le dîner et le souper. Pao-ugan tenait assez bonne table,
car il recevait, à notre intention, une allocation supplé-
mentaire de la préfecture chargée de notre entretien.
Cependant, dès le troisième jour, le malheureux ne put
résister à la tentation d'ajouter de l'eau à l'excellent vin
de. riz qu'il nous servait, afin d'effectuer encore un tout
petit profit de plus. 11 faut absolument que le Chinois
use de tricherie et de fraude ; tout gain illicite a pour lui
un attrait spécial et irrésistible. Dans les intervalles des
repas, les occupations n'étaient pas très-sérieuses ; on
fumait, on buvait du thé, on s'amusait à grignoter des
fruits secs ou des fragments de canne à sucre, on som-
meillait sur le bout d'un divan, on se donnait de l'air
avec de larges feuilles de palmier plissées en éventail,
on jouait une partie aux cartes et aux échecs, puis, de
temps en temps, arrivaient quelques mandarins dés-
œuvrés, et alors on se lamentait avec eux sur les em-
barras et les incommodités des . fonctions publiques.
7.
ii8 l'empire GHIIfOrS.
Telle était la vie que menait le juge de paix. Nous ne
Favons pas surpris une seule fois le pinceau à la main
ou lisant dans un livre.
Il est à croire que tous les fonctionnaires chinois ne
ressemblent pas à Pao-ngan. Nous en avons connu plu-
sieurs qui étaient, au contraire, studieux, pleins d'acti-
vité et doués d'une grande intelligence. Le désir et l'es-
poir de l'avancement dans leur carrière les tenaient
toujours en haleine.
Durant notre séjour à la justice de paix, lorsque nous
sentions la fatigue et l'ennui nous gagner au milieu de
notre entourage habituel, nous allions nous réfugier
auprès d'un personnage qui passait la majeure partie
du jour chez Pao-ngan. C'était un vénérable gradué es
lettres, instituteur des enfants du Trésor caché. Nous
lui parlions de l'Europe, et, en retour, il nous racontait
des chinoiseries qu'il savait merveilleusement assaison-
ner d'une foule de sentences tirées des auteurs classiques.
Le vieux lettré chinois ressemble beaucoup à nos éru-
dits d'autrefois, dont la conversation était toujours
hérissée de citations grecques et latines. En France, ils
ont presque entièrement disparu, et on n'en trouve plus
aujourd'hui que très-difficilement. Ce type est au con-
traire, en Chine, dans toute sa splendeur. Le savant
classique se présente partout avec assurance, avec même
un peu de vanité et de morgue, tant il est convaincu de
sa valeur. Il est le diapason de toutes les conversations,
car il est érudit et surtout parleur. Son organe vocal est
ordinairement d'une merveilleuse flexibilité ; il a l'ha-
bitude d'accompagner sa voix de grands gestes, et il
aime à appuyer sur les accents et à bien faire sentir la
CHAPITRE m. 149
différence des intonations. Son langage, parsemé
d'expressions appartenant au style sublime, est souvent
peu intelligible ; mais c'est encore un avantage, parce
qu'il trouve ainsi l'occasion de venir au secours de ses
auditeurs en dessinant en Vair, du bout de son doigt,
des caractères explicatifs. Si quelqu'un prend la parole
eu sa présence, il l'écoute en branlant la tête d'une ma-
nière compatissante et son malin sourire semble lui
dire : Vous n'êtes pas éloquent. Lorsque le lettré rem-
plit les fonctions de magister, il a bien, au fond, la
même dose de prétention ; mais il est forcé d'avoir, au
moins extérieurement, un peu de modestie ; car, s'il
enseigne, c'est pour gagner sa vie, et il comprend qu'il
n'est pas bon d'étaler sa fierté devant ceux dont on peut
avoir besoin.
Les magisters forment, en Chine, une classe extrême*
ment nombreuse. Ce sont ordinairement des lettrés
sans fortune qui, n'ayant pu se pousser jusqu'au manda-
rinat, sont obligés, pour vivre, d'embrasser cette car-
rière. Il n'est pas, toutefois, nécessaire d'avoir subi les
épreuves des examens et d'être gradué pour être magis-
ter. En Chine, renseignement est libre sans restriction ;
chacun peut tenir école sans que le gouvernement in-
tervienne en aucune façon. L'intérêt qu'un père doit
naturellement porter à l'éducation de ses enfants est,
dit-on, une garantie suffisante pour le choix du maître.
Les chefs des villages et des divers quartiers des villes
se réunissent, quand ils veulent fonder une école, et dé-
libèrent sur le choix du maître et sur le traitement qui
lui sera alloué. On prépare ensuite un local et les classes
s'ouvrent. Si le magister cesse d'être à la convenance
MO l'empire chinois.
de ceux qui Pont appelé, on le remercie et on en choisit
un autre. Le gouyernement peut avoir seulement une
influence indirecte sur les écoles par les examens que
doivent subir ceux qui veulent entrer dans la corporation
des lettrés. Ils doivent nécessairement étudier les livres
classiques et les auteurs sur lesquels ils auront à répon-
dre. L'uniformité qu'on remarque, en Chine, dans les
écoles, est plutôt le résultat d*un usage, d'un acquiesce-
ment libre des populations que d'une prescription légale.
Dans nos écoles catholiques, les professeurs chinois
expliquent librement à leurs élèves les livres de la doc-
trine chrétienne, sans autre contrôle que celui du vi-
caire apostolique ou du missionnaire. Les personnes ri-
ches sont assez dans l'habitude d'avoir, pour leurs
enfants, des maîtres particuliers qui viennent leur don-
ner des leçons à domicile et qui souvent même logent
dans la famille.
La Chine est assurément le pays du monde où Tins-
truction primaire est le plus répandue. Il n'est pas de
petit village, de réunion de quelques fermes, où l'on ne
rencontre un instituteur. Il réside, le plus couvent,
dans la pagode. Pour son entretien, il a ordinairement
les revenus d'une fondation fixe ou une espèce de dîme
que les agriculteurs s'engagent à lui payer après la
récolte. Dans les provinces du nord les écoles sont
moins nombreuses ; les intelligences, un peu lourdes et
engourdies, subissent nécessairement l'influence de la
rigueur du climat. Les habitants du midi, au contraire,
pleins de vivacité et de pénétration, s'adonnent avec
ardeuraux études littéraires. A quelques exceptions près,
tous les Chinois savent lire et écrire, du moins suffisam-
CHAPITRE III. 121
ment pour les besoins de la vie ordinaire. Ainsi, les
ouvriers, les paysans mêmes, sont capables de tenir note
de leurs affaires journalières sur un petit calepin, de faire
eux-mêmes leur correspondance, de lire Talmanach, les
avis et proclamations des mandarins, et souvent les
productions de la littérature courante. L'instruction
primaire pénètre même jusque dans ces demeures flot-
tantes qui recouvrent par milliers les fleuves, les lacs et
les canaux du Céleste Empire. On est sûr de trouver tou-
jours dans ces petites barques une écritoire, des pin-
ceaux, une tablette à calcul, un annuaire et quelques
brochures que ces pauvres mariniers s'amusent à dé-
chiffrer dans leurs moments de loisir.
L'instituteur chinois est chargé, non-seulement de
l'instruction, mais encore de l'éducation de ses élèves.
11 doit leur enseigner les règles de la politesse, les façon-
ner à la pratique du cérémonial de la vie intérieure et
extérieure, leur indiquer les diverses manières de saluer,
et la tenue qu'ils doivent avoir dans leurs relations avec
les parents, les supérieurs et les égaux. On a beaucoup
reproché aux Chinois leur attachement ridicule aux
minutieuses observances des rites et aux frivolités de
l'étiquette. On s'est plu à les représenter graves, com-
passés, se mouvant toujours comme des automates,
d'après certaines règles invariables, exécutant dans leurs
salutations des manœuvres déterminées par la loi, et
s'adre^sant solennellement des formules de courtoisie
apprises, par avance, dans le rituel. Bien des gens vont
même jusqu'à se figurer que les Chinois de la dernière
classe, les porteurs de palanquins et les crocheteurs des
grandes villes, sont toujours àse prosterner les uns devant
122 L^RMPIRB CHINOIS.
les antres, pour se demander dix mille pardons, après
s'être assommés de coups ou accablés d'injures. Ces\
extravagances n'existent nulle part en Chine; on les l
rencontre seulement dans les relations des Européens, r
qui se croient obligés, en parlant de ce paysrpeu connu, ]
de raconter beaucoup de bizarreries et d'excentricités. J
En écartant toute exagération, il est certain que,
chez les Chinois, l'urbanité est un signe distinctif du
caractère national. Le goût des convenances et de la
politesse remonte parmi eux à la plus haute antiquité, et
les philosophes anciens ne manquent jamais de recom-
mander aux peuples la fidèle observance des préceptes
établis pour les rapports sociaux. Confucius dit que les. ,/^^
cérémonies sont le type des vertus, et sont destinées à les v
conserver, à les rappeler, quelquefois même à y suppléer. }
Ces principes étant les premières notions que les maîtres
inculquent aux élèves dans les écoles, on ne doit pas
être surpris de trouver, dans tous les rangs de la société,
des manières qui se ressentent plus ou moins de çetle
politesse qui est la base de l'éducation chinoise. Les gens
même de la campagne, les paysans, se traitent ordinai-
rement entre eux avec des égards et des prévenances
qu'on ne rencontre pas toujours en Europe parmi les
classes laborieuses.
Dans les rapports officiels et les occasions solenneUes,
les Chinois sont peut-être roides, guindés et trop esclaves
de l'étiquette et du cérémonial. Les pleurs et les gémis-
sements forcés dans les cérémonies funèbres, les protes-
tations emphatiques d'affection, de respect et de dévoue-
ment, adressées à des gens qu'on déteste et qu'on
méprise ; les invitations les plus pressantes à dîner, à
CHAPITRE III. 123
condition qu'on n^acceptera pas : voilà autant d'abus et
d'excès qu'on rencontre assez souvent, et qui ont été blâ-
,inés par Confucius lui-même. Ce rigide observateur des
'' rites a dit quelque part qu'en fait de cérémonies, il vaut
/ mieux être avare que prodigue, surtout si l'on n'a pas
dans le cœur, en les pratiquant, ce sentiment intérieur
qui seul en fait le mérite et leur donne de l'importance.
A part ces relations publiques, où l'ou remarque gé-
néralement de la contrainte et de Tafféterie, les Chinois
ont dans leurs manières beaucoup de désinvolture et de
laisser aller. Quand ils ont déposé leurs bottes de satin,
leur habit de cérémonie et leur chapeau officiel, ils de-
viennent hommes de société. Dans le commerce habituel
de la vie, ils savent mettre de côté toutes les entraves de
l'étiquette, et former de ces réunions intimes où, comme
chez nous, les conversations sont assaisonnées de gaieté
et d'aimables futilités. Les amis se donnent, sans façon,
rendez-vous pour boire ensemble du vin chaud ou du
thé, et fumer l'excellent tabac du Leao-tong ; quelque-
fois même ils se passent la fantaisie de faire des calem*
bours et de deviner des rébus.
•^^^ Apprendre à reconnaître les caractères chinois, à bien
les prononcer et à les former avec le pinceau, voilà la
base de l'enseignement que reçoivent les jeunes Chinois
dans leurs écoles. Pour exercer la main de l'élève, on
l'oblige d'abord à calquer les divers traits qui entrent
dans la composition des caractères; puis on le fait aller
graduellement jusqu'aux combinaisons les plus compli-
quées. Quand son coup de pinceau est suffisamment sûr et
délié, on lui donne à copier les plus beaux modèles choisis
dans les différents genres. Le maître corrige le travail de
424 L EMPIRE CHINOIS.
rélève avec de l'encpe rouge, en régularisant les traits
niai dessinés, et en apposant une note sur chaque carac-
tère, pour en faire remarquer les beautés ou les imper-
fections. Les Chinois attachent un grand prix à une belle
écriture. Un calligraphe, ou, selon leur expression, un
pinceau élégant, est toujours admiré.
— Pour la connaissance et la bonne prononciation des
caractères, le maître a soin, au commencement de la
classe, d'en lire un certain nombre à chaque élève, sui-
vant sa portée ; puis tous retournent s'asseoir à leur
place, et se mettent à répéter, en chantant et en se balan-
çant, la leçon qui leur a été assignée. On conçoit le ta-
page et la confusion qui doivent régner dans une école
chinoise, où chaque élève vocifère ses monosyllabes sur
un ton particulier, sans se mettre en peine de la chanson
de son voisin. Pendant qu'ils passent ainsi leur temps à
s'égosiller et à se balancer, le maître, comme* un chef
d'orchestre, tient ses oreilles dressées, et lance à droite
et à gauche des coups de gosier, pour donner la véritable
intonation à ceux qui s'en écartent. Dès qu'un élève a
sa leçon bien gravée dans la mémoire, il va se présenter
devant le maître, lui fait une profonde inclination, lui
remet son livre, tourne le dos et récite ce qu'il a appris :
c'est ce qu'on appelle pey-chou (tourner le dos au livre),
ou réciter. Les caractères chinois sont si gros et si faciles
à distinguer, même à une grande distance, que cette
méthode ne paraît pas superflue quand on tient à s'assu-
rer que l'élève récite de mémoire. Il paraît que cette
manière d'étudier, en criant et en battant la mesure par
le balancement du corps, est moins fatigante.
Le premier livre qu'on met entre les mains des élèves
CHAPITRE III. 12»
est lin ouvrage Irès^ancien et très-populaire ; on le
nomme San-dze-kingy ou livre sacré trimétrique. L'au-
teur lui a donné ce titre parce qu'il est divisé en petits
distiques dont chaque vers est composé de trois carac-
tères. Les cent soixante et dix-huit vers que contient le
San-dze-king forment une sorte d'encyclopédie, où les
enfants trouvent un résumé concis, un tableau admira-
blement bien fait de toutes les connaissances qui consti-
tuent la science chinoise. On y traite de la nature de
l'homme, des divers modes d'éducation, de l'importance
des devoirs sociaux, des nombres et de leur génération,
des trois grands pouvoirs, des quatre saisons, des cinq
points cardinaux, des cinq éléments, des cinq vertus
constantes, des six espèces de céréales, des six classes
d'animaux domestiques, des sept passions dominantes,
des huit notes de musique, des neuf degrés de parenté,
des dix devoirs relatifs, des études et des compositions
académiques, de l'histoire générale et de la succession
des dynasties. Enfin l'ouvrage se termine par des ré-
flexions et des exemples sur la nécessité et l'importance
de l'étude. On comprend qu'un pareil traité bien appris
par les élèves, et convenablement expliqué par le maître,
doit développer largement l'intelligence des enfants chi-
nois et favoriser leur goût naturel pour les choses posi-
tives et sérieuses. Le San-dze-king est digne, à tous
égards, de l'immense popularité dont il jouit. L'auteur,
disciple de Confucius, débute par un distique dont le
sens pmfond et traditionnel nous a singulièrement
frappé : Jen-âze-tsaUy sin-pen-chan^ a l'homme, à son
c< origine, était d'une nature radicalement sainte . » Il est
probable que les Chinois comprennent très-peu la portée
1Î6 LEMPfBE CHINOIS.
et les conséquences de la pensée exprimée par ces deux
premiers vers. Un lettré chrétien a composé, pour les
écoles de nos missions, une petite encyclopédie théologi-
que sur le modèle du San-dze-king. Les vers sont formés
de quatre caractères, et c'est pour cette raison qu'il lui
a donné le titre de Sse-dze-king, ou livre sacré en quatre
caractères.
Après l'encyclopédie tri métrique, on met entre les
mains des élèves les Sse-chouy ou quatre livres classiques
dont nous allons donner une idée sommaire. Le premier
de ces quatre livres moraux est le Ta-hto, ou grande
étude, sorte de traité de politique et de morale, composé
d'un texle fort court, appartenant à Confucius, et d'un
développement fait par un de ses disciples. Le perfec-
tionnement de soi-même est le grand principe sur lequel
repose toute la doctrine de la grande étude. Voici le texte
de Confucius (1) :
î
« (2) La loi de la grande étude, ou de la philosophie prati-
« que, consiste à développer et remettre eu lumière le principe
« lumineux de la raison que nous avons reçu du<îiel, à renou-
« vêler les hommes, à placer leur destination définitive dans la
« perfection ou le souverain bien. »
II
« Il faut d'abord connaître le but auquel on doit tendre, ou
« sa destination définitive, et prendre ensuite une détermina-
(( tion ; la détermination étant prise, on peut avoir ensuite l'es-
(1) Khoung-fou-dze, que les Européens'ont appelé Confucius^ en lati-
nisant son nom, naquit dans la province de Ghan-tong, Tan 567 avant
Jésus-Christ. Il mourut âgé de soixante et treize ans.
(2) Nos citations des livres classiques sont prises dans la traduction
de M. Pauthler.
CHAPITRE III. 127
« prit tranquille et calme ; l'esprit étant tranquille et calme, on
« peut ensuite jouir de ce repos inaltërable que rien ne peut
« troubler; étant parvenu à jouir de ce repos inaltérable que
« rien ne peut troubler, on peut ensuite méditer et se former
« un jugement sur l'essence des choses; ayant médité et s'étant
« formé un jugement sur l'essence des choses, on peut ensuite
a atteindre à l'état de perfectionnement désiré. »
m
« Les êtres de la nature ont une cause et des effets ; les ac-
« lions humaines ont un principe et des conséquences : con-
« naître les causes et les efifets, les principes elles conséquences,
a c'est approcher très-près de la méthode rationnelle avec la-
« quelle on parvient à la perfection. »
IV
«t Les anciens princes, qui désiraient développer et remettre
« en lumière dans leurs États le principe lumineux de la raison
a que nous recevons du ciel, s'attachaient auparavant à bien
« gouverner leurs royaumes; ceux qui désiraient bien gouver-
« ner leurs royaumes s'attachaient auparavant à mettre le bon
«c ordre dans leurs familles ; ceux qui désiraient mettre le bon
« ordre dans leurs familles s'attachaient auparavant à se corri-
« ger eux-mêmes; ceux qui désiraient se corriger eux-mêmes
« s'attachaient auparavant à donner de la droitm*e à leur âme ;
« ceux qui désiraient donner de la droiture à leur âme s'atta-
« chaient auparavant à rendre leurs intentions pures et sincères;
« ceux qui désiraient rendre leurs intentions pures et sincères
« s'attachaient auparavant à perfectionner le plus possible leurs
(( connaissances morales; perfectionner le plus possible sescon-
« naissances morales consiste à pénétrer et approfondir les
« principes des actions. 9
« Les principes des actions étant pénétrés et approfondis, les
« connaissances morales parviennent ensuite à leur dernier de-
- 1
/l
428 L EMPIRE CHINOIS.
« gré de perfection ; les connaissances morales étant parvenues
(c à leur dernier degré de perfection, les intentions sont ensuite
« rendues pures et sincères, Tâme se pénètre ensuite de probité
« et de droiture ; la personne est ensuite corrigée et améliorée ;
« la personne étant corrigée et améliorée, la famille étant bien
« dirigée, le royaume est ensuite bien gouverné ; le royaume
« étant bien gouverné, le monde, ensuite, jouit de la paix et de
« la bonne harmonie. »
VI
« Depuis l'homme le plus élevé en dignité jusqu'au plus
« humble et au plus obscur, le devoir est égal pour tous. Corri-
« ger et améliorer sa personne, ou le perfectionnement de soi-
« même, voilà la base fondamentale de tout progrès et de tout
« développement moral. »
VII
« 11 n'est pas dans la nature des choses que ce qui a sa base
« fondamentale en désordre et dans la confusion puisse avoir ce
« qui en dérive nécessairement dans un état convenable.
« Traiter légèrement ce qui est le principal ou le plus impor- ^
a tant, et gravement ce qui n'est que secondaire, est une mé-
« thode d'agir qu'il ne faut jamais suivre, d
Comme nous l'avons déjà dit, le livre de la grande
étude est composé du texte précédent avec un commen-
taire en dix chapitres, par un disciple de Gonfucîus. Le
commentateur s'attache surtout à appliquer la doctrine
de son maître au gouvernement politique que Confucius
définit ce qui est juste et droit, et auquel il donne pour
base l'assentiment populaire qu'on trouve ainsi formulé
dans la grande étude :
« Obtiens raffection du peuple et tu obtiendras Tempire.
« Perds raffection du peuple et tu perdras l'empire. »
CHAPITRE III. 129
Le livre de la grande étude se termine par les paroles
suivantes : a Si ceux qui gouvernent les États ne pen-
« sent qu'à amasser des richesses pour leur usage per-
« sonnel, ils attireront indubitablement auprès d'eux
« des hommes dépravés ; ces hommes leur feront croire
« qu'ils sont des ministres bons et vertueux, et ces
« hommes dépravés gouverneront le royaume. Mais
« l'administration de ces indignes ministres appellera
« sur le gouvernement les châtiments du ciel et les ven-
a geances du peuple. Quand les affaires publiques sont
« arrivées à ce point, quels ministres, fussent-ils les
ce plus justes et les plus vertueux, détourneraient de tels
ce malheurs ? Ce qui veut dire que ceux qui gouvernent
ce un royaume ne doivent pas faire leur richesse privée
« des revenus publics, mais qu'ils doivent faire de la
(c justice et de l'équité leur seule richesse. »
Le second livre classique, Tchouang-young, ou Invct-
fiable milieu, est un traité de la conduite du sage dans la
vie. Il a été rédigé par un disciple de Confucius, d'après
les enseignements recueillis de la bouche du maître. Le
système de morale renfermé dans ce livre est basé sur
ce principe fondamental que la vertu est toujours pla-
cée à une égale distance des deux déterminations extrê-
mes : In medio consistil virtus. Le milieu harmonique
{Ching-ho) est la source du vrai, du beau et du bon.
« Le disciple Sse-lou interrogea son matlre sur la force de
« rhomme. »
II
«c Confucius répondit : Est ce sur la force viiile dea contrées
130 l'empire chinois.
« méridionales^ ou sui* la force virile des contrées septentrio-
« nales?Parlei-Yous de votre propre force? »
111
« Avoir des manières bienveillantes et douces pour instruire
« les hommes^ avoir de la compassion pour les insensés qui se
« révoltent contre la raison : voilà la force virile propre aux
« contrées méridionales; c'est à elle que s'attachent les sages.»
IV
« Faire sa couche de lames de fer et des cuirasses de peaux
« de bêtes sauvages ; contempler sans frémir les approches de
« la mort, voilà la force virile propre aux contrées septentrio-
« nales^ et c'est à elle que s'attachent les braves, d
« Cependant que la force d'âme du sage, qui vit toujours en
« paix avec les hommes et ne se laisib point corrompre par les
« passions^ est bien plus forte et bien plus grande ! Que la force
« d'âme de celui qui se tient sans dévier dans la voie droite,
« également éloigné des extrêmes, est bien plus forte et bien
« plus grande ! Que la force d'âme de celui qui, lorsque son pays
« jouit d'une bonne administration, qui est son ouvrage, ne se
« laisse point corrompre ou aveugler par un sot orgueil, est bien
« plus forte et bien plus grande ! Que la force d'âme de celui
tt qui, lorsque son pays sans lois manque d'une bonne adminis-
« tration, reste immobile dans la vertu jusqu'à la mort, est
« bien plus forte et bien plus grande ! v
GonfuciuSy dans V Invariable Milieu^ comme dans les
autres traités, s'étudie toujours à appliquer ses principes
de morale à la politique. Voici à quelles conditions il
accorde au souverain le droit de donner des institutions
aux peuples et de leur commander.
CHAPITRE llf. i31
I
«Il n'y a, dans l'univers, que l'homme souverainement saint
« qui, par la faculté de connaître à fond et de comprendre par-
« faitemeut les lois primitives des êtres vivants, soit digne de
« posséder l'autorité souveraine et de commander aux hommes;
« qui, par la faculté d'avoir une âme grande, élevée, ferme,
« imperturbable et constante, soit capable de faire régner la
« justice et l'équité ; qui, par sa faculté d'être toujours honnête,
« simple^ grave, droit et juste, soit capable de s'attirer le res-
« pect et la vénération ; qui^ par sa faculté d'être revêtu des or-
« nements de l'esprit, et des talents que procuré une étude assi-
« due, et de ces lumières que donne une exacte investigation
« des choses les plus cachées, des principes les plus subtils, soit
« capable de discerner avec exactitude le vrai du faux, le bien
« du mal. »
II
« Ses facultés sont si amples, si vastes, si profondes, que
« c'est comme une source immense d'où tout sort en son
« temps. i>
m
«Elles sont vastes et étendues comme le ciel; k source ca-
« chée d'où elles découlent est profonde comme l'abîme. Que
« cet homme, souverainement saint, apparaisse avec ses vertus,
« ses facultés puissantes, et les peuples ne manqueront pas d'a-
« voir foi en ses paroles ; qu'il agisse, et les peuples ne man-
« queront pas d'être dans la joie. »
IV
« C'est ainsi que la renommée de ses vertus est un océan qui
« inonde l'empire de toutes parts ; elle s'étend même jusqu'aux
« barbares des régions méridionales et septentrionales ; partout
« où les vaisseaux et les chars peuvent aborder^ où les forces
a de l'industrie humaine peuvent faire pénétrer, dans tous les
« lieux que le ciel couvre de son dais immense, sur tous les
432 L EMPIRE CHINOIS.
« points que la lerre enserre, que le soleil et la luue éclairent
« de leurs rayons, que la rosée et les nuages du matin fertilisent,
« tous les êtres humains qui vivent et qui respirent ne peuvent
« manquer de Taimer et de le révérer. »
Le troisième livre classique, Lun-yUy ou entretiens
philosophiques, est un recueil de maximes confusément
rassemblées et de souvenirs des entretiens de Confucius
avec ses disciples. Parmi un grand nombre de banalités
sur la morale et la politique, on trouve quelques pen-
sées profondes, des détails assez curieux sur le caractère
et les habitudes de Confucius, qui paraît avoir été un
peu original. Ainsi le Lim-yu dit que son pas était accé-
léré en introduisant les hôtes, et quUl tenait les bras
étendus, comme les ailes d'un oiseau La robe quMl
portait chez lui eut pendant longtemps la manche droite
plus courte que l'autre ; il ne mangeait pas la viande qui
n'était pas coupée en ligne droite ; si la natte sur laquelle
il devait s'asseoir n'était pas étendue régulièrement, il
ne s'asseyait pas dessus ;... il ne montrait rien du bout
du doigt, etc.
Enfin, le quatrième livre classique est celui de Meng-
tze ou Mincius, comme le nomment les Européens. Son
ouvrage, divisé en deux parties, renferme le résumé des
conseils adressés par ce philosophe célèbre aux princes
de son temps et à ses disciples. Mincius a été décoré par
ses compatriotes du titre de second sage, Confucius étant
le premier, et on lui rend, dans la grande salle des let-
trés, les mêmes honneurs qu'à Confucius. Voici ce que
dit un auteur chinois du livre de Mincius : « Les sujets
« traitésdans cet ouvrage sontde diverses natures : ici, les
c< vertus de la vie individuelle et de parenté sont exami-
CHAPITRE 111. 4 33
c< nées; là, Tordre des affaires est discuté. Ici les devoirs
« des supérieurs, depuis le souverain jusqu'au magistrat
« du dernier degré, sont prescrits pour l'exercice d'un
a bon gouvernement ; là, les travaux des étudiants,
« des laboureurs, des artisans, des négociants, sont ex-
« posés aux regards ; et, dans le cours de l'ouvrage, les
« lois du monde physique, du ciel, de la terre et des
« montagnes, des rivières, des oiseaux, des quadrupè-
« des, des poissons, des insectes, des plantes, des arbres,
« sont occasionnellement décrites. Bon nombre d'affai-
« res que Mincius traita dans le cours de sa vie, dans
« son commerce avec les hommes, ses discours d'occa-
« sion avec des personnes de tous rangs, ses instruc-
cc tions à ses disciples, ses explications dés livres anciens
« et modernes, toutes ces choses sont incorporées dans
tt cette publication. 11 rappelle aussi les faits historiques,
c( les paroles des anciens sages pour l'instruction de
c< l'humanité. »
M. Abel Rémusat a ainsi caractérisé les deux plus cé-
lèbres philosophes de la Chine : «Le style de Meng-tze,
a moins élevé et moins concis que celui du prince des
c( lettrés (Confucius), est aussi noble, plus fleuri et plus
« élégant. La forme du dialogue, qu'il a conservée à ses
« entretiens philosophiques avec les grands personnages
«t de son temps, comporte plus de variété qu'on ne peut
<c s'attendre à en trouver dans les apophthegmes et les
« maximes de Confucius. Le caractère de leur philoso-
a phie diffère aussi sensiblement. Confucius est toujours
« grave, même austère ; il exalte les gens de bien, dont il
c( fait un portrait idéal, et ne parle des gens vicieux qu'a-
« vec une froide indignation. Meng-tze, avec le même
I. 8
i3i l'empire chinois.
tt amour pour la vertu, semble avoir pour le vice plus
« de mépris que d'horreur ; il l'attaque par la force de
(c la raison, et ne dédaigne pas même Parme du ridicule.
« Sa manière d'argumenter se rapproche de cette iro-
« nie qu'on attribue à Socrate. Il ne conteste rien à ses
<c adversaires ; mais, en leur accordant leurs principes,
a il s'attache à en tirer des conséquences absurdes qui
« les couvrent de confusion. 11 ne ménage même pas les
(( grands et les princes de son temps, qui souvent ne fei-
« gnaient de le consulter que pour avoir occasion de
« vanter leur conduite, ou pour obtenir de lui les éloges
« qu'ils croyaient mériter. Rien de plus piquant que les
c( réponses qu'il leur fait en ces occasions; rien surtout
« de plus opposé à ce caractère servile et bas qu'un pré-
« jugé trop répandu prête aux Orientaux, et aux Chi-
(( nois en particulier. Meng-tze ne ressemble en rien à
« Aristippe; c'est plutôt à Diogène, mais avec plus de di-
« gnité et de décence. On est quelquefois tenté de blâmer
« sa vivacité, qui tient de l'aigreur ; mais on Fexcuse en
tt le voyant toujours inspiré par le zèle du.bien public. »
Les enfants chinois apprennent dans les écoles les
quatre livres^classiques sans se préoccuper du sens et de
la pensée de l'auteur ; s'ils y entendent quelque chose,
ils le doivent uniquement à leur propre sagacité. Lors-
qu'ils sont capables de les réciter imperturbablement
d'un bout à l'autre, alors seulement le maître, appuyé
sur d'innombrables commentaires, développe le texte
mot à mot et donne les explications nécessaires. Les
opinions philosophiques de Confucius et de Meng-tze
sont exposées d'une manière plus ou moins superficielle,
suivant la portée et l'âge des élèves.
CHAPITRE III. 135
Après les quatre livres classiques, les Chinois étu-
dient les cinq livres sacrés, KinÇy qui sont les monu-
ments les plus anciens de la littérature chinoise, et con-
tiennent les principes fondamentaux des vieilles croyan-
ces et des usages antiques. Le premier en date, le plus
vanté et le moins intelligible de ces livres sacrés est le
Kvre des changements, Y-king. C'est un traité de divi-
nation fondé sur la combinaison de soixante-quatre li-
gnes, les unes entières, les autres brisées, appelées koua^
et dont la découverte est attribuée àFou-hi, fondateur
de la civilisation chinoise. Fou-hi trouva ces lignes mys-
térieuses, qui peuvent tout expliquer, dit-on, mais que
personne ne comprend, sur la carapace d'une tortue.
Confucius, cet esprit supérieur, cette intelligence d'élite,
s'est beaucoup préoccupé de ces koua énigmatiques, et
a fait de nombreux travaux pour la rédaction actuelle du
F-ftingf, sans qu'il ait réussi à répandre une grande
clarté dans cette science occulte. Après Confucius, le
nombre des écrivains qui ont eu la faiblesse de s'occu-
per sérieusement du Y-king est incroyable. Le cata-
logue impérial énumère plus de quatorze cent cin-
quante traités, en forme de mémoires ou de commentai-
res, sur ce bizarre et fameux ouvrage.
Le C/um-king^ ou livre de l'histoire , est le second
Kvre sacré. Confucius a réuni dans cet ouvrage impor-
tant les souvenirs historiques des premières dynasties
de la Chine, jusqu'au huitième siècle avant notre ère. 11
contient les allocutions adressées par plusieurs empe-
reurs de ces dynasties à leurs grands officiers, et fournit
un grand nombre de documents précieux sur les pre-
miers âges de la nation chinoise.
136 l'kmpirb chinois.
Le troisième livre sacré, le Che-king, ou livre des vers,
est une collection , faite encore par Confucius , des an-
ciens chants nationaux et officiels depuis le dix-huitième
jusqu'au septième siècle avant notre ère. On y trouve
des renseignements très-intéressants et très-authentiques
sur les anciennes mœurs des Chinois. Le livre des vers
est souvent cité et commenté dans les œuvres philoso-
phiques de Meng-tze et de Confucius, qui en recomman-
dait la lecture à ses disciples. Il dit dans le Lun-yu :
« Mes chers disciples , pourquoi n'étudiez-vous pas le
V livre des vers? Le livre des vers est propre à élever
« les sentiments et les idées; il est propre à former le
«jugement par la contemplation des choses; il est
« propre à réunir les hommes dans une mutuelle har-
a monie; il est propre à exciter des regrets sans ressen-
<( timent. »
Le quatrième livre sacré est le It-ki, ou livre des rites.
L'original fut perdu dans l'incendie des anciens livres
ordonné par l'empereur Thsin-che-hoang , à la fin du
troisième siècle avant notre ère. Le rituel qu'on pos-
sède aujourd'hui est une réunion de fragments, dont
les plus anciens paraissent ne pas remonter au delà de
Confucius.
Enfin le cinquième livre sacré est le Tchun-thstoUy ou
le livre du printemps et de l'automne, écrit par Confu-
cius, et qui tire son nom des deux saisons de l'année où
il fut commencé et fini. Il comprend les annales du petit
royaume de Lou (1), patrie de ce philosophe, depuis
l'an 722 avant notre ère , jusqu'à l'an 480. Confucius
(1) Aotuellement province de Chan-tong.
CHAPITRE III. 137
l'écrivit pour rappeler les princes de son temps au res-
pect des anciens usages, en leur montrant les malheurs
survenus k leurs prédécesseurs , depuis que ces usages
étaient tombés en désuétude.
Les cinq livres sacrés et les quatre classiques sont la
base de la science des Chinois. Tout ce qu'on trouve dans
ces ouvrages serait, il faut en convenir, peu assorti au goût
et aux besoins des Européens. On y chercherait vaine-
ment des notions scientifiques, et, à côté de quelques vé-
rités d'une grande importance en politique et en morale,
on est confondu de trouver les erreurs les plus grossières
et des fables ridicules. Cependant l'instruction chinoise,
dans son ensemble, contribue merveilleusement à im-
primer dans les esprits un grand amour des usages an-
tiques et un profond respect pour l'autorité, deux choses
qui ont toujours été comme les deux colonnes de la so-
ciété chinoise et qui seules peuvent expliquer la durée de
cette vieille civilisation.
Nous n'entrerons pas ici dans de plus grands détails
sur l'éducation et la littérature des Chinois, parce que
nous aurons occasion d'y revenir dans plusieurs autres
circonstances.
Il y avait une quinzaine de jours que nous étions à
Tching-tou-fou ; l'ennui commençant à nous gagner,
nous fîmes exprimer au vice-roi notre désir de nous
mettre en route. 11 nous répondit gracieusement qu'il
nous verrait avec plaisir prolonger notre repos; mais
que nous étions entièrement libres et que nous pouvions
fixer nous-mêmes le jour de notre départ. Le juge de
paix Pao-ngan fit tout pour nous retenir; il mit en usage
toutes les ressources de son éloquence insinuante et pa-
8.
1.^8 l'empire chinois.
hélique ; il nous conjura d'attendre encore avant de lui
arracher le cœur. Nous dûmes, de notre côté, lui expri-
mer yiyement la douleur où nous serions plongés, quand
nous nous trouverions séparés de lui par les lacs, les
fleuves, les plaines et les montagnes. Cependant, malgré
ce besoin mutuel de vivre toujours ensemble, il fut
décidé que nous partirions dans deux jpurs.
Les petites ambitions se mirent aussitôt en mouve-
ment. Tous les mandarins en disponibilité commen-
cèrent à intriguer pour obtenir la charge de nous ac-
compagner. Les visites, dès lors , se succédèrent sans
interruption ; ce fut comme une avalanche de globules
blancs et de globules 'dorés qui se précipita toutli coup
dans les salons du Trésor caché. Tous ces candidats
étaient, à les entendre, des hommes parfaits ; ils possé-
daient, au plus haut degré, les cinq vertus cardinales,
et la pratique des rapports sociaux leur était familière ;
ils comprenaient tous combien des étrangers de notre
valeur auraient besoin de soins et d*attentions durant
le pénible voyage que nous allions entreprendre. Les
contrées que nous aurions à traverser leur étaient con-
nues , et nous pouvions compter sur leur expérience et
leur dévouement. Si, du reste, ils montraient un tel
empressement à nous accompagner, c'est qu'une mission
si glorieuse illustrerait leur nom et fixerait leur destinée
dans un bonheur immuable.
En réalité, tout ce beau zèle signifiait qu'il y aurait
sur notre route une petite fortune à recueillir pour celui
qui aurait la chance de nous escorter. Selon les bien-
veillantes intentions du vice-roi, nous allions voyager
comme de hauts fonctionnaires. Dans ce cas, tous les
CHAPITBE III. 139
pays par où nous passerions seraient frappés de contri-
butions extraordinaires, pour fournir à notre dépense et
à celle de l'escorte. Ceux qui désiraient si vivement être
nos conducteurs comptaient profiter de notre inexpé-
rience en semblable matière pour retenir à leur profit
la majeure partie des fonds alloués journellement par
les tribunaux que nous rencontrerions sur notre chemin.
Il existe des règlements très-détaillés pour ces sortes de
Yoyages ; mais on pensait que nous n'en aurions pas con-
naissance. Nous nous gardâmes bien de désigner nous-
mêmes nos conducteurs; nous préférâmes en laisser le
choix à Tautori té supérieure , nous réservant, de cette
manière, le droit de nous plaindre, si les choses n'allaient
pas ensuite à notre satisfaction. Il nous fallait deux man-
darins, un lettré, qui serait l'âme de l'expédition, et un
militaire avec une quinzaine de soldats, pour assurer la
tranquillité et le bon ordre sur notre passage.
La veille du départ, notre ami le préfet du Jardin de
fleurs vint nous présenter officiellement les deux élus.
Le mandarin lettré, nommé Ting, était maigre, de
moyenne taille, marqué de la petite vérole, usé par l'o-
pium, grand parleur et très-peu instruit. Dès notre pre-
mière entrevue, il eut la dextérité de nous avertir qu'il
était très-dévot à Kao-v<rang, espèce de divinité du pan-
théon chinois ; qu'il savait un grand nombre de prières
et surtout des litanies très-longues, qu il était dans l'ha-
bitude de réciter tous les jours. Nous sommes persuadé
que ce fut dans l'intention de nous être agréable qu'on
nous donna un mandarin lettré capable de réciter de
longues Utanies. C'était, il faut en convenir, une curio-
sité, une trouvaille assez difficile à faire dans la corpo-
I &0 l'empire chinois.
rtikkva des lettrés. Le mandarin militaire ne savait au-
cune prière ; c'était un jeune homme à large figure,
d'une constitution robuste, mais qui commençait à être
attaqué par l'usage de l'opium. Il était plus maniéré,
plus affable que son confrère, et paraissait même plus
avancé en littérature.
Le jour de notre départ, nous allâmes, de grand ma-
tin, faire une visite au vice-roi. La réception ne fut pas
solennelle comme la première fois ; il n*y eut ni musi-
que, ni réunion de tous les fonctionnaires civils et mili-
taires. Nous fûmes seulement accompagnés par le préfet
du Jardin de fleurs,qui resta debout à la porte du cabinet
où nous fûmes reçus. 'Nous remarquâmes la même sim-
plicité dans la tenue du vice-roi. Il nous parla avec
beaucoup de bonté, et voulut bien entrer dans les dé-
tails les plus minutieux au sujet des ordres qu'il avait
donnés pour que nous fussions bien traités le long de la
route; et, afin de nous mettre en état de faire des récla-
mations, s'il y avait lieu, il nous remit une copie du
règlement que nos conducteurs seraient tenus de faire
exécuter.
Durant cette visite, le vice-roi nous fit une confidence
assez singulière, et qui tendrait à prouver que les Chi-
nois ne sont pas tout à fait aussi grands mathématiciens
et astrologues qu'on l'a généralement cru en Europe. Il
nous dit que bientôt le gouvernement allait se trouver
dans un grand embarras pour la rédaction du calen-
drier, qui déjà n'était plus d'une exactitude parfaite.
Nous savions bien que les premiers missionnaires, à
l'époque de leur grande faveur à la cour, avaient eu la
complaisance de corriger des erreurs graves, qui se
CHAPITRE m. 141
trouvaient dans la supputation de Tannée des Chinois, et
de leur faire une espèce de calendrier perpétuel pour uu
temps assez considérable ; mais nous ne pensions pas
qu'on était arrivé au bout, et que le bureau des mathé-
matiques de Péking s'était humblement déclaré incapable
de confectionner un calendrier. Le vice-roi, qui peut-
être avait reçu de l'empereur des instructions particu-
lières à ce sujet, nous demanda s'il n'y aurait pas moyen
d'engager les missionnaires à travailler à la réforme du
calendrier. Nous lui répondîmes que, si l'empereur les
y invitait, ils n'auraient probablement aucun motif de
ne pas accéder à son désir. Nous primes de là occasion
de rappeler à ce haut dignitaire tous les services
que les missionnaires avaient autrefois rendus à l'em-
pire , en dirigeant les travaux du bureau des ma-
thématiques, en dressant les cartes géographiques des
provinces et des pays tributaires, en négociant divers
traités avec les Russes et dans une foule d'autres cir-
constances où ils avaient montré autant de talent que de
dévouement. — Que de missionnaires, lui dîmes-nous,
ont quitté leur patrie pour se dévouer entièrement aux
Chinois ! Et les Chinois, de quelle manière ont-ils ré-
compensé tant de travaux et de si grands sacrifices?
Quand on a cru n'avoir plus besoin d'eux, on les a chas-
sés ignominieusement ; on en a immolé un grand nombre,
on s'est emparé des établissements qu'ils avaient élevés
à grands frais, on a été jusqu'à ravager, èhcore tout
récemment, les tombeaux de ces vertueux et savants
personnages, qui excitaient l'admiration du célèbre em-
pereur Khang-hi.
Quand nous parlâmes de la récente profanation des
14:2 l'empire chinois.
tombeaux, le vice-roi parut saisi d'étonnetneut... Les
missionnaires français possédaient aux environs de Pé-
king un magnifique enclos, qui leur avait été donné par
l'empereur Khang-hi, pour en faire le lieu de leur
sépulture. G*est là que reposent un grand nombre de
nos compatriotes, morts à neuf mille lieues de leur
patrie, après avoir usé leur vie dans les souffrances et les
privations, au milieu d'un peuple qui ne sut jamais
apprécier ni leur vertu ni leur science. Nous avons
plusieurs fois visité cet enclos, connu des Chinois sous
le nom de Sépulture française. En y entrant, on sent
son cœur battre d'émotion comme si on allait mettre le
pied SUR le sol de la patrie. Cette terre est, en effet, bien
française ; c'est comme une touchante et précieuse
colonie, conquise au milieu de l'empire chinois par les
ossements de nos frères. Le site est un des plus beaux
qu'on puisse trouver aux environs de Péking. Les murs
de clôture sont assez bien conservés ; mais la maison et la
charpente, dont la construction est d'un style moitié
européen et moitié chinois, auraient besoin de grandes
réparations. Au milieu d'un vaste jardin, aujourd'hui
inculte, on remarque un bosquet où les tombeaux des
missionnaires sont rangés par ordre sous des arbres de
haute futaie. Depuis que les Européens n'ont plus en
Chine une existence légale, la Sépulture française avait
été confiée à la garde d'une famille chrétienne qui a
été envoyée en exil à la suite d'une récente persécution.
L'établissement fut saccagé et pillé par les bandits de
Péking. Actuellement le gouvernement s'en est emparé,
et les païens qu'on y a logés volent journellement tout ce
qui est à leur convenance, les arbres, les matériaux de
CHAPITRE Ilf. 143
la chapelle, sans en excepter même les pierres tumu-
laires.
Le vîce-roi, avons-nous dit, fut saisi d'étonnement
en nous entendant parler du pillage de la Sépulture, et
nous demanda si le gouvernement français en était ins-
truit. — C'est probable, lui répondîmes-nous ; mais si,
par hasard, il ignore ce qui s'est fait, nous l'en instrui-
rons. — Et si j'écris à Péking à ce sujet, si l'empereur
donne des ordres pour qu'on restaure la sépulture, les
Français seront-ils satisfaits ? — Ils apprendront, sans
doute, avec plaisir qu'on a réparé l'injure faite aux tom-
beaux de leurs frères... Le vice-roi se fit apporter un.
pinceau, écrivit quelques notes, et nous promit d'a-
dresser au plus tôt une requête à l'empereur relative-
ment à cette affaire. Nous parlâmes ensuite longuement
des gouvernements européens, de la religion chré-
tienne, et des décrets impériaux obtenus par M. de La-
grenée. Cet excellent vieillard était inquiet sur les des-
tinées de la dynastie mantchoue ; il paraissait comprendre
que nous étions arrivés à une époque où la Chine, bon
gré mal gré, serait forcée de modifier ses vieilles insti-
tutions et d'entrer en relation avec les puissances euro-
péennes, qui, grâce à la vapeur, ne se trouvaient plus
maintenant à une très-grande distance du Céleste Empire,
— J'irai à Péking, nous dit-il, et je parlerai à l'empe-
reur (t).
Enfin le vice-roi nous adressa, pour nous congédier,
(1) En 1850, nous nous rendîmes deMacao à Péking, dans Tinten-
lion d'y voir le vice-roi du Sse-tchouen, qui, depuis deux ans, avait
été appelé auprès de l'empereur. Malheureusement, il était mort depuis
quinze jours quand nous arrivâmes., Quelque temps après, Tempereur .
mourut aussi.
i44 l'empire chinois.
les paroles d'usage : l-lou-foiê-singy que l'étoile du bon-
heur vous accompagne durant votre voyage ! . . . Nous lui
souhaitâmes une longue et heureuse vieillesse,et nous par-
tîmes pour aller chez le juge de paix, où nous avions donné
rendez- vous aux mandarins de l'escorte. Nous trouvâ-
mes une nombreuse réunion, composée des personnages
^ avec lesquels nous avions eu quelques relations pendant
notre séjouràTching-tou-fou. Nous nous mîmesà table,
et Pao-ngan nous servit un véritable gala selon les rites.
Bientôt les formules cérémonieuses des adieux commen-
cèrent On nous dit, sur tous les tons et en mille va-
riantes, qu'on nous avait beaucoup ennuyés et rendu la
vie désagréable ; de notre côté, nous leur déclarâmes
que nous avions bien besoin de leur indulgence et de
leur pardon, parce que nous étions des hommes exi-
geants et onéreux. Personne ne prenait au sérieux cette
étrange phraséologie consacrée par l'usage, et qui cepen-
dant avait le mérite d'être, de temps en temps, une
naïve expression de la vérité. Nous entrâmes enfin dans
nos palanquins, et le cortège, précédé de douze soldats
armés de rotins, s'ouvrit un passage à travers une foule
innombrable de curieux. Tout le monde voulait voir ces
fameux diables occidentaux, qui étaient devenus les
amis du vice-roi et de l'empereur ; ce dont personne
ne pouvait douter, attendu quîau lieu de nous étrangler,
on nous avait accordé le privilège de porter calotte jaune
et ceinture rouge.
CHAPITRE IV.
OéiWFt de Tching-toa-foa. — Lettre jetée dans notre palanquin, à la
porte delà ville. — Christianisme en Chine. — Son introduction au
cinquième et au sixième siècle. — Monument et inscription de Si-
ngan-fou. -^ Progrès du christianisme en Chine an quatorzième siècle.
— ArriTée des Portugais en Chine. —Hacao. * Le P. Matthieu Ricci.
^ — Départ des premiers missionnaires français. — Prospérité de la re-
' ligionsous Tempereur Khang-hi. — Persécution de l'empereur Young-
tching. — Délaissement des missions. — Nombreux départs de nou-
veaux missionnairoB. — Coup d'œil sur Tëtat actuel du christianisme
en Chine* —* Motifs de l'hostilité du gouvernement à Tégard des chré-
tiens. — Indiflërentisme des Chinois en matière de religion. —
Exemple de cet indUférentisme. ^ Honneurs qui nous sont rendus en
route. -* Halte k un palais communal. — Escroquerie de maître
Ting. -* Navigation sur le fleuve Bleu. •— Arrivée à Klen-tcheou.
Quand nous fûmes arrivés à la porte méridionale de
la ville, nous remarquâmes, parmi la masse de peuple
qui s'y était accumulée, un grand nombre de chrétiens.
Ils faisaient le signe de la croix, afin que nous pussions
les reconnaître, et pour nous donner, autant qu'il était
en eux, des marques de l^ur sympathie. Leur figure
exprimait la confiance et le contentement ; car ils avaient
vu sans doute, dans les égards dont nous avions été en-
tourés par le vice-roi et les premiers magistrats de la
ville, comme des signes précurseurs de cette liberté reli-
gieuse qui avait semblé luire un instant à leurs yeux.
Peutrétre espéraientrils aussi que les renseignements
146 l'bmpire chinois.
donnés de vive voix aux représentants de la France, sur
la non-exécution' des édits impériaux, entraîneraient des
réclamations capables de faire entrer enfin le gouverne-
ment chinois dans des voies de justice et de modération.
Si telles furent leurs espérances en nous voyant partir
pour Macao, nous devons convenir qu'il s'en faut bien
qu'elles se soient réalisées ; car leur situation, au lieu de
s'améliorer, n'a été, au contraire, que s'aggravant de
jour en jour.
Au moment où nous franchissions le seuil de la der-
nière porte de la ville, l'un de nous reçut, dans son pa-
lanquin, une lettre furtivement jetée par un chrétien
qui se tenait blotti dans un coin ; elle était de Monsei-
gneur Perocheau, évêque de Maxula, vicaire apostolique
de la province du Sse-tchouen. Ce zélé et savant prélat
nous parlait de nombreuses persécutions locales qui dé-
solaient encore son vicariat, et nous priait de rappeler
aux mandarins que nous rencontrerions sur notre route
les promesses faites par l'empereur aux chrétiens de son
empire. Notre résolution était prise à cet égard, et les
recommandations du vénérable doyen des évéques de
Chine ne pouvaient que nous y confirmer encore davan-
tage. Malheureusement, noseffortsne purent avoir qu'une
influence très-restreinte. Les chrétientés chinoises sont
toujours, comme par le passé, à la merci des mandarins,
et, de plus, elles ont à redouter aujourd'hui le fanatisme
et la barbarie des insurgés. Tout fait pressentir que les
missionnaires continueront encore longtemps de répan-
dre la divine semence dans les pleurs et Yes souffrances.
C'est une chose bien lamentable que cette obstina-^
tion du peuple chinois à repousser dédaigneusement
CHAPITRE IV. iÂl
le trésor de la foi que l'Europe ne cesse de lui pré-
senter avec tant de zèle, de déyouement et de persé-
vérance. Nul sacrifice qui n'ajt été fait en sa faveur :
c'est assurément le peuple du monde qui a excité le plus
vivement la sollicitude de l'Église^ et c'est aussi celui
qui, jusqu'à ce jour, s'est montré le plus rebelle. Le sol
a été préparé longuement, tourné et retourné dans tous
les sens, avec patience et intelligence ; il a été arrosé de
sueurs et de larmes, engraissé du sang des martyrs ;
le grain évangélique y a été jeté avec profusion ; le
monde chrétien s'est mis en prière pour attirer sur lui
les bénédictions du ciel, et pourtant la stérilité est pres-
que toujours la même, et le temps de la moisson n'est
pas encore venu ; car peut-on appeler une moisson ces
quelques épis à moitié mûrs qu'on rencontre çà et là, et
qu'il faut se hâter de recueillir, de peur qu'ils ne tom-
bent au premier souffle de Forage? Il ne serait pas im-
possible, peut-être, d'assigner les causes principales
qui s'opposent à la propagation de l'Evangile en Chine ;
mais nous pensons qu'il convient de donner auparavant
un rapide aperçu des diverses tentatives qui ont été fai-
tes, à plusieurs époques, pour christianiser ce vaste
empire.
Les premiers efforts pour faire pénétrer les lumières
de la foi dans les contrées centrales et orientales de
l'Asie remontent aux temps les plus reculés. Déjà, dans
le cinquième et le sixième siècle, on peut découvrir les
traces des premiers missionnaires qui se rendaient, par
terre, de Constantinople jusqu'au royaume de Cathay ;
car c'est sous ce nom que la Chine a été d'abord connue
en Occident. Ces apôtres s'en allaient un bâton à la
148 LEMPIBE CHINOIS.
maia, côtoyant les rivières, franchissant les montagnes,
traversant les forêts et les déserts, au milieu des priva-
tions et des souffrances de tout genre, pour annoncer la
parole du salut à des peuples ignorés du reste du monde.
Longtemps on a pensé que la Chine n'avait été évangé-
Usée que fort tard, et seulement à l'époque où le célèbre
et courageux Matthieu Ricci pénétra dans Tempire,
vers la dernière moitié du seizième siècle; mais la dé-
couverte du monument et de Tinscription de Si-ngan-
fou (1), autrefois capitale de la Chine, prouve, d'une
manière incontestable, qu'en 635 la religion chrétienne
y était répandue et même florissante.
Cette inscription parle des nombreuses églises élevées
par la piété des empereurs, et des titres magnifiques
accordés au prêtre Olopen (2), qu'on désigne sous le
nom de Souverain gardien du royaume de la grande loi^
c'est-à-dire primat de la religion chrétienne. En 712, les
bonzes excitèrent une persécution contre les chrétiens, qui
triomphèrent bientôt, après quelques épreuves passagè-
res, a Alors, comme porte l'inscription, la religion, qui
« avait été opprimée quelque temps, commença de nou-
« veau à se relever. La pierre de la doctrine, penchée un
a instant, fut redressée et mise en équilibre. L'an 744,
a il y eut un prêtre du royaume de Ta-thsin (3) qui
ce vint à la Chine saluer l'empereur, qui ordonna au
a prêtre Lohan et à six autres d'offrir ensemble, avec
(1) On peut voir à Paris, dans la Bibliothèque impériale, un magni-
que fac-simile de cette célèbre inscription.
(2) Tout porte à croire que cet Olopen éUit Syrien.
(3) C'est ainsi que les Chinois désignalent, à cette époque, Tempire
romain.
« l'enyoyé de Ta-thsin, les sacrifices chrétiens dans le
« palais de Him-kim. Alors Tempereur fit suspendre, à
c( la porte de Féglise, une inscription écrite de sa main.
« Celte auguste tablette brilla d'un Tif éclat; c'est pour-
ce quoi toute la terre eut un très*grand respect pour la
« religion. Toutes les affaires furent parfaitement bien
a administrées, et la félicité, provenant de la religion,
a fut profitable au genre humain. Tous les ans. Tempe-
« reur Taï-tsoung, au jour de la Nativité de Jésus-
ce Christ, donnait à Téglise des parfums célestes ; il dis-
« tribuait à la multitude chrétienne des viandes
« impériales, pour la rendre plus remarquable et plus
« célèbre. Le prêtre Y-sou, grand bienfaiteur de la re-
«c ligion et tout à la fois grand de la cour, lieutenant du
« vice-roi de So-fan et inspecteur du palais, à qui l'em-
« pereur a fait présent d'une robe de religieux d'une
« couleur bleu clair, est un homme de mœurs douces
a et d'un esprit porté à faire toute sorte de bien. Aus-
« sitôt qu'il eut reçu dans son cœur la véritable doctrine,
« il la mit sans cesse en usage. 11 est venu à la Chine
« d'un pays lointain ; il surpasse en industrie tous ceux
« qui ont fleuri sous les trois premières dynasties ; il a
« une très-parfaite intelligence des sciences et des arts.
« Au commencement, lorsqu'il travaillait à la cour, il
a rendit d'excellents services à l'Etat, et s'acquit une
« très-haute estime auprès de l'empereur.
c( Cette pierre, conclut l'inscription, a été établie et
<i dressée la seconde année du règne de Taï-tsoung
c< (l'an 781 de J.-C). En ce temps-là, le prêtre Niu-
« chou, seigneur de la loi, c'est-à-dire pontife de la
« religion, gouvernait la multitude des chrétiens dans
If$0 l'empirk chinois.
a la contrée orientale. Liou-siou-yen, conseiller du pa-
a lais et auparavant membre du conseil de guerre, a
a écrit cette inscription. »
Ce monument précieux, dont Voltaire a eu la témé-
rité, ou, pour mieux dire, la mauvaise foi, de contester
l'authenticité, parle encore d'un personnage célèbre en
Chine nommé Kouo-tze-y. Il fut l'homme le plus illustre
de la dynastie des Tang, et dans la paix et dans la
guerre. Plusieurs fois il remit sur le trône les empereurs
chassés par des étrangers et des rebelles. Il vécut
quatre-vingt-quatre ans,, et mourut en 781, l'année
même où ce monument fut érigé. Son nom est resté po-
pulaire en Chine jusqu'à présent. Il est souvent le héros
des pièces que l'on joue sur le théâtre, et nous-mêmes
nous avons souvent entendu son nom prononcé avec
respect et admiration dans des réunions de mandarins.
Tout porte à croire que ce grand homme était chrétien ;
voici, du reste, de quelle manière en parle le monument
de Si-ngan-fou.
« Kouo-tze-y, premier président de la cour ministé-
« rielle et roi de la ville de Fen-yen, était, au commen-
« cément, généralissime des armées de So-fan, c'est-à-
c( dire dans les contrées septentrionales. L'empereur
(( Sou-tsoung se l'associa pour compagnon d'une longue
c( marche ; mais, quoique, par une faveur singulière, il
c< fût admis familièrement dans la chambre de l'empe-
« reur, il n'était pas plus à ses propres yeux que s'il
c( n*eût été qu'un simple soldat. Il était les ongles et les
« dents de l'empire, les oreilles et les yeux de l'armée ;
a il distribuait sa solde et les présents que lui faisait
« l'empereur, et n'accumulait rien dans sa maison. Ou
CHAPITRE IV. 15i
« il conservait les vieilles églises dans leur ancien état,
a ou bien il augmentait leur bâtiment ; il élevait à une
c( plus grande hauteur leur toit et leurs portiques, et les
« embellissait de façon que ces édifices étaient sem-
c( blables à des faisans qui déploient leurs ailes pour
« voler. Outre cela, il servait de toute manière la religion
« chrétienne ; il était assidu aux exercices de charité et
« prodigue dans la distribution des aumônes. Tous les
« ans il rassemblait les prêtres et les chrétiens 'des
« quatre églises ; il leur servait, avec ardeur, des mets
« convenables, et continuait ces libéralités pendant cin-
« quante jours de suite. Ceux qui avaient faim venaient,
«' et il les nourrissait ; ceux qui avaient froid venaient,
« et il les revêtait. Il soignait les malades et les ranimait ;
« il enterrait les morts et les mettait en paix. On n'a pas
c< ouï dire, jusqu'à présent, qu'une vertu si éclatante ait
c< brillé dans les Tha-so même, ces hommes qui s'adon-
(( nent si religieusement à rendre de bons offices. »
La vie entière de Kouo-tze-y est admirable, et offre
des détails du plus grand intérêt. Nous regrettons que
les limites que nous avons dû nous prescrire ne nous
permettent pas de donner ici la biographie de cet illustre
chrétien chinois du huitième siècle. Nous ne pouvons
résister pourtant au désir de citer le magnifique éloge
qu'en a fait un historien chinois : «c Ce grand homme,
« dit-il, mourut à la quatre-vingt-cinquième année de
a son âge. Il fut protégé du ciel à cause de ses vertus ;
c( il fut aimé des hommes, à cause de ses belles qualités ;
c( il fut craint au dehors par les ennemis de l'État, à
a cause de sa valeur ; il fut respecté au dedans par tous
a les sujets de l'empire, à cause de son intégrité incor-
4S2 L^BiipiRB cmiiors.
« ruptible, de sa justice et de sa douceur ; il fut le sou-
«t tien, le conseil et l'àme de ses souyerains ; il fut com*
<c blé de richesses et d'honneUrs pendant le cours de sa
« longue vie ; il fut uniYersellenieot regretté à sa mort,
€( et laissa après lui une postérité nombreuse, qui fut
« héritière de sa gloire et de ses mérites, comme elle
« hérita de ses richesses et de son nom. Tout Tempire
« porta le deuil de sa mort, et ce deuil fut le même que
« celui que les enfants portent après la mort de ceux dont
«( ils ont reçu h yie ; il dura trois années entières. »
Nul doute donc que la religion chrétienne ne fût flo-
rissante en Chine au huitième siècle, puisqu'elle conte-
nait dans son sein des hommes tels que Kouo-tze^y. U
est probable, toutefois, que les fidèles durent avoir de
fréquentes luttes à soutenir contre les bonzes et aussi
contre les nestoriens qui, à cette époque, se répandaient
en grand nombre dans les contrées de la haute Asie.
On sait que, vers le comm^cement du neuvième siècle,
Timothée, patriarche des nestoriens, envoya des moines
prêcher l'Evangile chez les Tartares Hioung-nou, qui
s'étaient réfugiés sur les bords de la mer Caspienne ; plus
tard ils pénétrèrent dans l'Asie centrale, et jusqu'en
Chine. Dans la suite, le flambeau de la foi dut, sans
doute, pâlir, sinon s'éteindre dans ces lointains pays ;
mais il se ranima et jeta encore de brillantes splendeurs
dans le treizième et le quatorzième siècle, époque où les
communications entre l'Orient et l'Occident devinrent
plus fréquentes à cause des croisades et des invasions des
Tartares, événements gigantesques qui eurent pour ré-
sultat de réunir et de mêler ensemble tous les peuples
de la terre.
CHAPITRE IV. ifiti
L'Église ne manqua pas de profiter de ces grands
bouleversements pour travailler à son œuvre pacifique
et sainte de la propagation de la foi. Du temps de
Tchinggis-khan et de ses successeurs, des missionnaires
furent envoyés en Tartarie et en Chine. Us portaient
avec eux des ornements d'église, des autels, des reliques
« pour veoir, dit Joinville, se ils pourroient attraire
« ces gens à notre créance.» Ils célébrèrent les cérémo-
nies de la religion devant les princes tartares ; ceux-ci
leur donnèrent asile dans leurs tentes, et permirent
qu'on élevât des chapelles jusque dans Tenceinte de
leur palais. Deux d'entre eux, Plan-Garpin et Rubruk,
nous ont laissé des relations curieuses de leurs voyages.
Plan-Carpin, envoyé, en 1246, vers le grand Khan des
Tartares par le pape Innocent IV, traversa le Tanaïs et
le Volga, passa au nord de la mer Caspienne, suivit les li-
mites septentrionales des régions qui occupent le centre
de l'Asie et se dirigea vers le pays des Mongols, où un
pelit-fils de Tchinggis-khan venait d'être proclamé sou-
verain. Vers le même temps, le moine Rubruk, chargé
par saint Louis d'une mission auprès des Tartares occi-
dentaux, suivit à peu près la même route. A Khara-
Khoroum, capitale des Mongols, il vit, non loin du pa-
lais du souverain, un édifice sur lequel était une petite
croix. c( Alors, dit-il, je fus au comble de la joie, et
(( supposant qu'il y avait là quelque chrétienté, j'entrai
a avec confiance, et je trouvai un autel orné magnifi-
(( quement. On voyait, sur des étoffes brodées d'or, les
a images du Sauveur, de la sainte Vierge, de saint Jean-
« Baptiste, et de deux anges dont le corps et les vête-
« ments étaient enrichis de pierres précieuses. Il y avait
154 l'empibe chinois.
<t une grande croix en argent, ayant des perles au centre
c< et aux angles, plusieurs ornements, une lampe à huit
« jets de lumière brûlant deyantrautel. Dans le sanc-
<K tuaire était assis un moine arménien, au teint basané,
« maigre, revêtu d'une grossière tunique qui lui allait à
« moitié jauibes. Il portait par-dessus un manteau noir
« fourré de soie, et attaché sous le cilice par des agrafes
c( de fer (1). » Rubruk raconte qu'il y avait dans ces
contrées un grand nombre de nestoriens et de Grecs
catholiques qui célébraient les fêtes chrétiennes en toute
liberté. Des princes, des empereurs même, reçurent le
baptême, et protégèrent les propagateurs de la foi.
Au commencement du quatorzième siècle, le pape
ClémentV (2) érigea à Pékijigun archevêché en faveur de
Jean de Montcorvin, missionnaire français, qui évangé-
lisa ces contrées pendant quarante-deux ans, et laissa en
mourant une chrétienté très-florissante. Un archevêché
à Pékingavec quatre suffragants dans les contrées envi-
ronnantes, voilà une preuve incontestable qu'il y avait,
à cette époque, en Chine, un grand nombre de chrétiens.
(1) « Tanc gavisus sum maltam sapponens qaod ibi esset aliquid
« christianitatis; ingressas confidenter, inveni altare paratum vere pal-
« chre. Erat enim in panno aureo brosdate ymago Salvatoris, et béate
« Virginis,et Johannis Baptiste, et duoruinangeloram,lineainenti8Cor-
« poris et yestimentoram distinctis margaritis, crax magna argentea
« habens gemmas in angulis et in medio sui, et alia philateria multa
« et lucerna cum oleo ardens ante altare, habens octo lumina ; et sede-
« bat ibi anus monachus Ârmenus, nigellus, macilentus, indutus tunlca
« asperrlma usque médias tibias, habens desuper pallium nigrum de
« seta furratum, vario ligatus ferro sub cilicio. {Recueil de voyages et
« demémoires publié par la Société de géographie, t. IV, p. 301.)
(2) On voit dans la cathédrale d'Avignon le tombeau de ce pape cé-
lèbre.
GHAPiTRK IV. 155
On ignore ce qui advint durant le quinzième siècle. Les
communications furent interrompues, et peu à peu on
perditcompléteraent de vue ceCathay et ce Zipangri(l),
dont les merveilles avaient tant préoccupé Timagination
des Occidentaux ''*i temps oîi parurent les curieuses
relations du noble vénitien Marco-Polo. On alla même
jusqu'à douter de Texistence de ces fameux empires ;
et il fut convenu de considérer comme des fables tout ce
qu'en avait raconté ce célèbre voyageur qui, cependant,
on est forcé de lui rendre aujourd'hui cette justice, a
toujours été, dans ses récits, d'une admirable et naïve
sincérité.
11 fallait donc faire, de nouveau, la découverte de la
Chine. Cette gloire appartient aux Portugais. Ces hardis
navigateurs, s'étant élancés vers le sud, atteignirent le
cap des Tempêtes, le doublèrent, et parvinrent aux
Indes par une route qu'aucun navire n'avait jusque-là
pratiquée. En 1517, le vice^roi de Goa expédia à Canton
huit vaisseaux sous le commandement de Ferriand
d'Andrada, qui reçut le titre d'ambassadeur. D'Andrada,
d'un caractère doux et liant, sut gagner Tamitié du vice-
roi de Canton, fit avec lui un traité de commerce avan-
tageux, et commença ainsi à mettre la Chine en relation
avec l'Europe.
Plus tard les Portugais rendirent aux Chinois un ser-
vice signalé en capturant un fameux pirate qui, depuis
longtemps, désolait les côtes. L'empereur, en reconnais^
sance de ce service, .permit aux Portugais de s'établir
sur une presqu'île formée par quel€[ues rochers stériles.
(1) La Chine et le Japon.
iM LBWIBB G1IN0I8.
Sur cet emplacement s^est élevée la tille de Macao, long-
temps seul entrepôt du commerce des Européens ayec le
Céleste Empire. Aujourd'hui Màcao n'est guère plus
qu'un souvenir; l'établissement anglais deHong^kong
lui a donné le coup mortel ; il ne lui reste de son antique
prospérité que de belles maisons sans locataires, et dans
quelques années, peut»étre, les navires européens, en
passant devant la presqu'île où fut cette fière et riche
colonie portugaise, ne verront plus qu'un rocher nu,
désolé, tristement battu par les vagues, et où le pécheur
chinois viendra faire sécher ses noirs filets. Cependant
les missionnaires aimeront encore à visiter ses ruines,
car le nom de Macao sera toujours célèbre dans l'histoire
de la propagation de la foi ; c'est là que, durant plu-
sieurs siècles, se sont formés, comme dans un cénacle,
ces apôtres nombreux qui s'en allaient ensuite évangé^
User la Chine, le Japon, la Tartarie, la Corée, la Cochin-
chine et le Tonquin.
Pendant que les Portugais travaillaient à développer
l'importance de leur colonie de Macao, saint François-
Xavier prêchait au Japon, où les marchands chinois de
Ning-po se rendaient annuellemeut avec leurs grandes
jonques de commerce. C'est d'eux apparemmeat qu'il
apprenait ces particularités de la Chine qu'il écrivait en
Europe sur la fin de sa vie. Ayant formé le projet de
porter la foi dans ce vaste empire, jl s'embarqua, et
déjà il allait mettre le pied sur cette terre après laquelle
il avait tant soupiré, lorsque la mort l'arrêta à Sancian,
petite île ped éloignée des côtes de la Chine. Cependant
d'autres hommes apostoliques recueillirent sa pensée,
et, héritiers de son zèle pour la gloire de Dieu, s'élan-
CHAraHB IV. 157
cèrentsur la route quMUeur avait indiquée. Le premier
et le plus célèbre fut le P. Matthieu Ricci, qui entra en
Chine vers la fin du seizième siècle. Ce pays où les idées
religieuses, il faut en convenir, ne jettent que difficile-
ment de profondes racines, avait laissé entièrement
périr les semences de la foi chrétienne qu'il avait reçues
dès les premiers temps, et surtout au moyen âge. A
part l'inscription retrouvée à Si*ngan-fou, et dont nous
avons parlé plus haut, il n'y avait aucune trace du pas-
sage des anciens missionnaires et de leurs prédications.
Il ne s'était pas même conservé dans les traditions du
pays le plus léger souvenir de la religion de Jésus-Christ.
Triste peuple qtfe celui sur l'esprit duquel les vérités
chrétiennes ne font que glisser !
Tout était donc à recommencer ; mais le P. Ricci
avait tout ce qu'il fallait pour cette grande et difficile
entreprise, a Le zèle courageux, infatigable, mais sage,
a patient, circonspect, lent pour être plus efficace, et ti-
« mide pour oser davantage, devait être le caractère de
« celui que Dieu avait destiné à être Fapôtre d'une na-
a tion délicate, soupçonneuse et naturellement ennemie
« de tout ce qui ne naît pas dans son pays. 11 fallait ce
c< cœur vraiment niagnanime, pour recommencer tant
a de fois un ouvrage si souvent ruiné, et savoir pro-
« fiter des moindres ressources. U fallait ce génie supé-
«c rieur, ce rare et profond savoir, pour se rendre res-
a pectable à des gens accoutumés à ne respecter qu'eux,
a et enseigner une loi nouvelle à ceux qui n'avaient pas
« cru jusque-là que personne pût leur rien apprendre ;
a mais il fallait aussi une humilité et une modestie pa-
« reille à la sienne pour adoucir à ce peuple superbe le
158 LENPIRK CHINOIS.
a joug de cette supériorité d'esprit auquel on ne se soumet
« volontiers que quand on le reçoit sans s'en apercevoir.
<K II fallait enfin une aussi grande vertu et une aussi con-^
« tinuelle union avec Dieu que celle de Thomme apos-
a tolique, pour se rendre supportables à soi-même, par
ce Fonction de l'esprit intérieur, les travaux d'une vie
c( aussi pénible, aussi pleine de dangers que celle qu'il
c( avait menée depuis qu'il était en Chine, où Ton peut
c< dire que le plus long martyre lui aurait épargné bien
« des souffrances (1). »
Après plus de vingt ans de travaux et de patience, le
P. Ricci n'avait guère recueilli que des persécutions
cruelles ou des applaudissements stériles. Mais, quand
il eut été reçu favorablement à la cour, les conversions
furent nombreuses, et l'on vit s'élever sur plusieurs
points des églises catholiques. Le P. Ricci mourut en
1610, à l'âge de cinquante-huit ans. 11 eut la consolation
de laisser la mission, devenue enfin florissante, à des
missionnaires animés de son zèle, et qui, appelant comme
lui au secours de leurs prédications les arts et les scien-
ces, continuèrent à piquer la curiosité des Chinois et à
se les rendre favorables. Les plus illustres d'entre eux
furent les PP. Adam Schals et Verbiest. C'est à ce der-
nier que les Français sont redevables de leur entrée en
Chine ; c'est lui qui les fit venir à Péking, qui disposa
l'empereur à les recevoir et à les traiter avec distinction*
Ce fut seulement vers la fin de l'année i 684 qu'on son-
gea, en France, à envoyer des missionnaires à la Chine.
On travaillait alors, par ordre du roi, à réformer la géo-
(I) Préface des Lettres édifiantes, t. III, p. 5.
CHAPITRE IV.' ^59
graphie ; l'Académie royale des sciences élait chargée de
ce soin. Elle avait envoyé des membres de son illustre
corps dans tous les ports de VOcéan et de la Méditer-
ranée, en Angleterre, en Danemark, en Afrique et en
Amérique, pour y faire les observations nécessaires. On
était plus embarrassé sur le choix des sujets qu'on en-
verrait aux Indes et à la Chine. Des académiciens cou-
raient risque de n'être pas bien reçus dans ces pays et de
donner de Tombrage. On songea dès lors aux jésuites.
Colbert eut une entrevue avec le P. de Fontaney et
M. Cassini. La mort du grand Colbert fit échouer pen-
dant quelque temps ce projet, qui fut repris ensuite par
son successeur, M. le marquis de Louvois. Six mission-
naires, les PP. de Fontaney, Tachard, Gerbillon, Le
Comte, de Visdelou et Bouvet s'embarquèrent à Brest,
le 3 mars 1685, après avoir été reçus membres de l'A-
cadémie des sciences, et abordèrent à Ning-po, le 24 juil-
let 1687. Delà, ils se rendirent à Péking, où ils eurent
bientôt conquis l'estime et l'admiration des grands et du
peuple par leurs vertus, leur science et leur zèle apos-
tolique. Us entrèrent si avant dans les bonnes grâces
de l'empereur, qu'il leur fit donner une maison dans
l'enceinte même de la ville Jaune et tout près de son
propre palais, afin de pouvoir s'entretenir avec eux plus
commodément. Peu de temps après, il leur assigna, à
côté de leur maison, un vaste emplacement pour con-
struire une grande église. 11 contribua aux frais de son
érection avec beaucoup de générosité, et, afin de don-
ner aux missionnaires français une preuve éclatante
de son dévouement, il voulut lui-même composer
rinscription chinoise'^en l'honneur du vrai Dieu, qui
1A0 LKMPrBR CHINOIS.
devait être placée sur le frontispice de la nouvelle église.
L'empereur Khang-hi s'était déclaré hautement le
protecteur de la religion chrétienne. A son exemple, les
princesetles grands dignitaires se montrèrent favorables,
et le nombre des néophytes augmenta considérablement,
non-seulement dans la capitale, mais encore dans toute
rétendue de l'empire. Les missionnaires répandus dans
les provinces, mettant à profit les bonnes dispositions
du chef de TÉlat, redoublèrent d'ardeur dans la prédi-
cation de l'Évangile, et on vil en peu de temps s'élever
de toutes parts des églises, des chapelles, des oratoires,
et se former de florissantes chrétientés. Les Chinois
n'avaient plus peur d'encourir la disgrâce et les perse*
entions des mandarins en se faisant baptiser. Les chré-
tiens pouvaient se montrer fiers de leur religion et mar-
cher le front haut ; ils le firent peut-être un peu trop.
C'est le propre des caractères faibles et pusillanimes
dans les temps d'épreuve, de se montrer arrogants au
milieu de la prospérité. 11 était à craindre que ces succès,
basés en partie sur la faveur impériale, ne fussent pas
de longue durée : c'est ce qui arriva.
Les déplorables discussions des missionnaires au sujet
des rites pratiqués en T honneur de Confucius et des an-
cêtres refroidirent beaucoup le bon vouloir de l'empe-
reur Khang-hi et endettèrent même plusieurs fois sa co-
lère. A sa mort, il y eut une réaction violente ; son suc-
cesseur, Young-tching, déchaîna les haines et les jalou-
sies qui s'étaient amassées contre les chrétiens sous le
règne précédent. Le célèbre P. Gaubil (1) arrivait en
(0 I.e P. Gaubil, né à Galllac (Tarn), est le plus illustre des savants
missionnaires qui, à cette époque, évangélisèrent la Chine.
CHAPITRE lY. 161
Chine dans ces malheureux temps, et Toici ce qu'il écri-
yait, en 1722, à monseigneur de Nesmond, arcfaetéque
de Toulouse : « 11 n'y a que peu de mois que je suis ar-
a rivé à la Chine, et, en y arrivant, j'ai été infiniment
ce touché de voir le triste état où se trouve une mission
« qui donnait» il n'y a pas longtemps, de si belles espè-
ce rances. Des églises ruinées, des chrétientés dispersées,
a des missionnaires exilés et confinés à Canton, premier
« port de la Chine, sans qu'il leur soit permis de péné-
a trer plus avant dans l'empire, enfin, la religion sur le
« point d'être proscrite ; voilà, Monseigneur, les tristes
<x objets qui se sont présentés à mes yeux à mon entrée
« dans un empire où l'on trouvait de si favorables dis*
« positions à se soumettre à l'Évangile. »
Les tristes prévisions du P. Gaubil ne tardèrent pas à
se réaliser. Deux ans plus tard, le P. de Mailla, écrivant
en France à un de ses confrères, lui disait : « Comment
« vous écrire, dans l'accablement où nous sommes, et le
a moyen de vous faire le détail des tristes scènes qui se
<K sont passées sous nos yeux ? Ce que nous appréhendions
« depuis plusieurs années, ce que nous avions tant de fois
a prédit, vient enfin d'arriver : notre sainte religion est
« entièrement proscrite à la Chine ; tous les mission-
ce naires, à la réserve de ceux qui étaient à Péking (1),
a sont chassés de Fempire ; les églises sont ou démolies,
« ou destinées à des usages profanes ; des édits se pu-
« blient où, sous des peines rigoureuses, on ordonne
« aux chrétiens de renoncera la foi et où l'on défend aux
(1) Les missionnaires auxquels il fut pennisde rester à Péking ap-
partenaient au bureau des mathématiques, ou étaient employés à la
rour à titre d'artistes et de savants.
4 62 l'enpirb chinois.
c( autres de l'embrasser. Tel est le déplorable état où
« se trouve réduite une mission qui, depuis près de
« deux cents ans, nous a coûté tant de sueurs et de
<c travaux. »
Ainsi cette prospérité, qui était venue avec la protec-
tion d'un empereur, disparut au premier mot de persé-
cution de son successeur, L'Église de Chine eut, sans
doute, à enregistrer dans ses fastes de grands et beaux
exemples de constance dans la foi ; mais de nombreuses
et lamentables défections prouvèrent aussi que le chris-
tianisme n'avait pas jeté sur cette terre des racines plus
profondes qu'aux siècles passés, et que les Chinois, d'ail-
leurs si tenaces, si inébranlables dans leurs anciens
usages, avaient bien peu d'énergie et de fermeté en ma-
tière de religion.
A Young-tching, prince hostile au christianisme, suc-
céda Kien-long, dont le règne long et brillant rappelle
celui de Khang-hi. Les missionnaires reprirent du crédit
à la cour, et l'œuvre de la propagation de l'Évangile se
continua au milieu de perpétuelles vicissitudes, quel-
quefois tolérée, rarement protégée ouvertement, et sou-
vent persécutée à outrance» surtout dans les provinces.
Cependant le nombre des chrétiens augmentait toujours
insensiblement, lorsque la suppression des ordres reli-
gieux et les commotions poUtiquesen Europe, non-seule-
ment arrêtèrent le développement des missions, mais fi-
rent craindre de voir le flambeau de la religion s'éteindre
encore une fois dans l'extrême Orient. La mort enleva
les anciens missionnaires, qui ne furent pas remplacés;
et les chrétiens, presque abandonnés à eux-mêmes, mon-
trèrent une grande faiblesse, quand éclatèrent les per-
CHAPITRE lY. 163
sécutions de Kia-king, successeur de Kien-long au
trône impérial. Durant cette malheureuse période, des
chrétientés entières disparurent complètement. Nous
ayons visité dans quelques provinces uu grand nombre de
Tilles qui possédaient autrefois plusieurs églises, et où il
nous a été impossible de découvrir un seul chrétien. Dans
les campagnes, les familles pauvres ont persévéré avec
plus de fidélité, parce que les mandarins ne trouvèrent
pas chez elles de quoi tenter leur cupidité ; déshéritées,
d^ailleurs, des biens de ce. monde; elles comprenaient
mieux la nécessité dejtravailler avec persévérance à l'ac-
quisition de ceux de la vie future.
La Chine a eu beau tromper souvent les espérances
de l'Eglise, l'Église ne se rebute, ne se décourage ja-
mais. Aussitôt que les circonstances ont paru moins dé-
favorables, les ouvriers évangéliques se sont présentés
animés de non moins de zèle et de dévouement que leurs
prédécesseurs. Us ont traversé les mers et se sont répan-
dus sur cette terre ravagée par tant d'orages, recherchant
avec sollicitude les germes de foi qui n'avaient pas péri,
les cultivant avec prédilection, les arrosant de leurs lar-
mes et répandant partout dans leurs courses apostoliques
une semence nouvelle. Leur premier soin a été de
réunir les chrétiens dispersés, de les retremper dans la
pratique de leurs devoirs, et de ramènera Dieu et à la foi
les familles qui avaient eu la faiblesse de succomber
dans les persécutions. Depuis trente ans, le nombre des
missionnaires augmentant toujours, la plupart des an-
ciennes chrétientés ont pu s'organiser de nouveau, et
ranimer dans leur sein le feu près de s'éteindre ; de
nouvelles se sont formées peu à peu et en silence, pour
164 l'empirb chinois.
remplacer celles qui avaient disparu dans la tempête. La
grande et belle association de l'œuvre de la propagation
de la foi, inspirée de Dieu à une pauvre femme de
Lyon, est venue soutenir et développer ces premiers
succès ; le Saint-Siège a érigé les dix-huit provinces de
Chine en autant de vicariats apostoliques où les prêtres
des missions étrangères, les jésuites, les dominicains, les
franciscains et les lazaristes travaillent, sans relâche, à
Fagrandissement du royaume de Dieu. Chaque vicariat
possède, avec un grand nombre d'écoles pour l'éduca-
tion des garçons et des filles, un séminaire où Ton s'ap-
plique à organiser un clergé indigène, en formant de
jeunes Chinois aux vertus et aux sciences ecclésiastiques ;
de toute part des associations pieuses ont pris naissance,
dans le but de procurer le baptême aux enfants
moribonds ou de recueillir ceux qui sont abandonnés ;
on institue des crèches et des asiles, sur les modèles
des œuvres que la charité sait si bien faire prospérer en
France.
Aujourd'hui la propagation de l'Évangile en Chine
ne se pratique plus comme autrefois. Les mission-
naires ne sont plus à la cour, entourés de ta protection
de l'empereur et des grands, allant et venant avec le
cérémonial des mandarins et offrant aux yeux du
peuple tous les prestiges d'une puissance reconnue
par rÉtat. Ils sont proscrits dans toute l'étendue de
l'empire ; ils y entrent en secret, avec toutes les pré-
cautions que peut suggérer la prudence, et ils sont
forcés d'y résider en cachette, pour se mettre à l'abri
de la surveillance et des recherches des magistrats.
Ils doivent même éviter avec soin de se produire aux
CHAPITRE IV. 165
yeux des inâdèles, de pear d^exciter des soupçons,
de donner Téveil aux autorités et de compromettre
leur ministère, la sécurité des chrétiens et Favenir
des missions. On comprend que, avec ces entraves
rigoureusement imposées par la prudence, il est
impossible au missionnaire d'agir directement sur les
populations et de donner un libre essor à son zèle.
Non-seulement il lui est interdit d'annoncer en public
la parole de Dieu, mais il y aurait souvent témérité
de sa part à vouloir parler de religion, même en par-
ticulier, avec un infidèle dont, il ne serait pas sûr par
avance. Ainsi le missionnaire doit circonscrire et
borner son zèle dans l'exercice du saint ministère.
Aller d'une chrétienté à l'autre, instruire et exhorter
les néophytes, administrer les sacrements, célébrer
en secret les fêtes de la sainte Eglise, visiter les écoles
et encourager le maître et les élèves : voilà le cercle
où il est forcé de se renfermer. Dans toutes les chré-
tientés il y a des chefs désignés par le nom de caté-
chistes et qui sont choisis parmi les plus réguliers,
les plus instruits et les plus influents de la localité. Ils
sont chargés d'instruire les ignorants, de catéchiser et
de présider à la prière en l'absence du missionnaire. Ce
sont ceux-là qui, en général, ont une action directe sur
les infidèles, les instruisant des vérités de la religion et
les exhortant à renoncer aux superstitions du boud-
dhisme. Il est fâcheux que leur zèle pour la conversion
de leurs frères ne soit pas plus ardent, et qu'on soit
obligé de le ranimer à chaque instant par des encoura-
gements de tout genre.
Telle est la méthode suivie généralement en Chine
^ftft l'empire chinois.
pour y propager l'Évangile. On comprend que les résul-
tats doivent laisser beaucoup à désirer. Use fait bien par-
ci par-là quelques conversions, le nombre des chrétiens
augmente, mais si lentement, et avec tant de difficultés,
qu'on ne sait vraiment que penser de l'avenir de la reli-
gion dans ces contrées. On compte à peu près actuelle-
ment huit cent mille chrétiens dans tout l'empire
chinois ; qu'est-ce qu'un tel chiffre sur plus de trois
cents millions d'habilants? Ce succès est bien peu
consolant, quand on réfléchit qu'il a fallu, pour l'ob-
tenir, plusieurs siècles de prédication et les efforts
incessants de nombreux missionnaires.
II est naturel qu'on se demande à quoi peut tenir
cette désolante stérilité. D'abord il est incontestable que,
le gouvernement s'opposant à la propagation du chris-
tianisme dans l'empire, les Chinois, avec leur caractère
timide et pusillanime, n'oseront pas braver les défenses
des mandarins, affronter les persécutions, et s'écrier avec
une sainte liberté : « Il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux
hommes! » Ils se retrancheront dans la prohibition de
l'empereur, et tout sera dit. Mais ne pourrait-on pas
amener l'empereur à proclamer franchement la liberté
religieuse? Nous ne le pensons pas. Ce n'est pas que le
gouvernement chinois soit, de sa nature, intolérant et
persécuteur; il ne Test pas le moins du monde. En
matière de religion, il est d'une indifférence complète ;
quoiqu'il admette, pour les fonctionnaires publics, un
culte officiel qui se borne à quelques cérémonies exté-
rieures, il est profondément sceptique, et laisse le peu-
ple parfaitement libre d'avoir les idées religieuses qu'il
lui plaira ; il l'invite même, de temps en temps, à ne
GHAPITBE IV. 167
croire à aucune religion. L'empereur Tao-kouang^
quelque temps ayant son avènement au trône, adressa
au peuple une proclamation dans laquelle il passait en
revue toutes les religions connues dans l'empire, y com-
pris même le christianisme, et finit par conclure que
toutes étaient fausses et que Ton ferait bien de les mé-
priser toutes indistinctement.
Ainsi un Chinois peut être, à sa fantaisie, disciple de
Bouddha, de Confucius, de Lao-tze ou de Mahomet,
sans que les tribunaux s'en mêlent; on prohibe seule-
ment, et on poursuit avec sévérilé certaines sectes qui
ne sont autre chose que des sociétés secrètes, organisées
pour le renversement de la dynastie actuelle. Malheu-
reusement la religion chrétienne se trouve placée dans
cette catégorie, et il nous semble très-difficile de ramener
le gouvernement à des idées plus saines et plus justes.
Voyant le christianisme apporté en Chine et propagé par
les Européens, il s'est persuadé que c'était un moyen
de se faire des partisans, afin de pouvoir, à un temps
donné, s'emparer de l'empire avec plus de facilité. Plus
les Européens montrent de zèle pour la conversion des
Chinois et de sympathie pour les chrétiens, plus le
gouvernement se confirme dans ses craintes, se pénètre
de soupçons et de défiances. La soumission et rattache-
mentdesnéophytes pour les missionnaires viennentencore
fortifier ses terreurs chimériques ; nous disons chiméri*
ques parce que nous savons très-bien, nous, que les
missionnaires ne quittent pas leur patrie pour s'en aller
au bout du monde user leur vie au renversement d'une
dynastie mantchoue. Mais le gouvernement de Péking
ne voit pas cela aussi clairement; lui, sceptique, et
168 L^EMPIRE CflUiOlS.
ne comptant pour rien les intérêts religieux, comment
comprendrailril qu'on peut venir de si loin endurer tant
de soufirances et 4e privations dans le but unique d'en*
seigner gratuitement à des inconnus des formules de
prière et le moyen de sauver leur âme? A ses yeux la
chose serait trop ridicule ; un pareil désintéressement^
il le regarde comme une niaiserie si grande et une si
prodigieuse extravagance, que personne, pas même un
Européen, n'en peut être capable. Les Chinois sont
donc bien convaincus que, sous prétexte de religion,
on machine un envahissement de l'empire et un renver-
sement de la dynastie ; du reste, il faut convenir qu'ils
ont sous les yeux des faits peu propres à les tirer de cette
persuasion. Quoique très-attenti& à s'entourer de bar-
rières, et à ne pas permettre aux étrangers de porter des
regards indiscrets sur ce qui se passe chez eux, ils ai-
ment assez à se tenir au courant des affaires de leurs voi-
sins; et que voient-ils autour d'eux? les Européens
maîtres partout où ils ont pénétré, et les naturels soumis
à une domination souvent très-peu conforme aux lois de
l'Évangile, de cette religion qu'on cherche tant à propa-
ger chez eux. Ainsi ils peuvent voir les Espagnols aux
lies Philippines, les Hollandais à Java et à Sumatra, les
Portugais à leur porte et les Anglais partout. Il n'y a
peut-être que les Français dont ils n'aperçoivent pas les
possessions, et ils seraient assez malins pour se figurer
que nous cherchons à nous installer quelque part.
Ces idées, nous ne les prétons pas gratuitement aux
Chinois; ils les ont réellement, et elles ne datent pas
d'aujourd'hui. En 1724, lorsque l'empereur Young-
tching, successeur de Khang-hi, proscrivit la religion
CHAPITRE IV. 169
chrétienne, trois des principaux jésuites qui étaient à la
cour lui adressèrent un placet pour le supplier de reve-
nir sur sa décision et de leur continuer la protection dont
ils avaient joui jusqu'à ce jour. Voici ce qu'on trouve à
ce sujet dans une lettre du P. de Mailla, datée de
Péking : « L'empereur ordonna de faire venir les trois
« pères, faveur à laquelle aucun de nous ne s'attendait.
«( Lorsqu'ils furent en sa présence, il leur fit un dis-
c( cours de plus d'un quart d'heure ; il parut qu'il l'avait
(( étudié, car il débita fort rapidement tout ce qui pou-
« vait justifier sa conduite à notre égard, et il réfuta les
« raisons contenues dans le placet. Voici, en détail, ce
« que Sa Majesté leur dit :
« Le feu empereur, mon père, après m'avoir instruit
a pendant quarante ans, m'a choisi, préférablement à
c( mes frères, pour lui succéder au trône. Je me fais un
(( point capital de l'imiter et de ne m* éloigner en rien
« de sa manière de gouverner. Des Européens (1), dans
« la province de Fo-kien, voulaient anéantir nos lois et
<< troublaient les peuples; les grands de cette province
« me les ont déférés, j'ai dû pourvoir au désordre; c'est
ce une affaire de l'empire, j'en suis chargé, et je ne puis
c< ni ne dois agir maintenant comme je faisais lorsque je
c< n'étais que prince particulier.
a Vous dites que votre loi n'est pas une fausse loi,
« je le crois ; si je pensais qu'elle fût fausse, qui m'em-
<c pécherait de détruire vos églises et de vous chasser?
<K Les fausses lois sont celles qui, sous prétexte de porter
« à la vertu, soufflent l'esprit de révolte, comme fait la
(!) Dominicains espagnols établis dans la province de Fo^kien.
I. 10
170 l'empire chinois.
« loi des Pe-lien-kiao (1). Mais que diriez-vous, si j'en-
« voyais une troupe de bonzes et de lamas dans votre
a pays pour y prêcher leur loi ? comment les recevriez-
« vous ?
« Li-ma-teou (c'est le nom chinois du P. Ricci) vint
« à la Chine la première année de Ouan-ly (2). Je ne
<c toucherai point à ce que firent alors les Chinois, je
« n'en suis pas chargé ; mais, en ce temps-là, vous
Ci étiez en très-petit nombre, ce n'était presque rien ;
a vous n'aviez pas de vos gens et des églises dans toutes
a les provinces. Ce n'est que sous le règne de mon père
« qu'on a élevé partout des églises, et que votre loi s'est
« répandue avec rapidité ; nous le voyions et nous n'o-
« sions rien dire ; mais, si vous avez su tromper mon
«c père, n'espérez pas me tromper de même.
a Vous voulez que tous les Chinois se fassent chré-
(( tiens; votre loi le demande, je le sais bien ; mais, en
« ce cas-là, que deviendrions-nous ? les sujets de vos
« rois ? Les chrétiens que vous faites ne reconnaissent
« que vous; dans un temps de trouble, ils n'écouteraient
«( d'autre voix que la vôtre. Je sais bien qu'actuellement
<c il n'y a rien à craindre ; mais quand les vaisseaux
t< viendront par mille et dix mille, alors il pourrait y
«c avoir du désordre (3) »
D'après tout ce que nous avons pu remarquer durant
notre long séjour en Chine, il est incontestable que les
chrétiens sont considérés comme les créatures des gou-
vernements européens. Cette idée a pénétré si avant
(1) Secte du Nénuphar blanc
(2) Avant-dernier empereur de la dynastie des Ming.
(3) Lettres édifiantes, t. Ill, p. 364 .
CHAPITRE IV. 171
dans Pesprit des Chinois, quHl leur arrive quelquefois de
la manifester avec une étrange naïveté. La religion
chrétienne est désignée en Chine par le nom de Ttefi-
tchou-kiao^ c'est-à-dire religion du Seigneur du ciel,
ridée de Dieu étant exprimée par le mot Tien-lchou, Un
jour nous parlions de religion avec un mandarin supé-
rieur qui paraissait avoir une intelligence d'une assez
haute portée. Il nous demanda ce que c'était que le
Tien-tchouqu'adoraientles chrétiens, qu'ils invoquaient,
etqui avait promis de les rendre riches et heureux d'une
manière extraordinaire. — Mais, lui répondlmes-nous,
vous êtes un letlré de premier ordre, un homme instruit
et qui a lu les livres de notre religion ; nous sommes
fort surpris que vous ne sachiez pas ce que c'est que le
Tien-tchou des chrétiens. — Vous avez raison, nous
dit-il, en portant la main au front, comme pour rappe-
ler des souvenirs évanouis; vous avez raison, j'avais
oublié ce que c'est que le Tien-tchou. — Eh bien,
qu'est-ce? — Oh ! c'est bien connu, le Tien-tchou est
l'empereur des Français Nous savons bien que tous
les mandarins n'en sont pas là; mais la conviction à peu
près générale, c'est que la politique joue le plus grand
rôle dans la propagation du christianisme en Chine, et il
uous parait très-difficile qu'on puisse changer, sur ce
point, les idées du gouvernement, et l'amener à accorder
aux Chinois une liberté religieuse qui leur serait cepen-
dant si nécessaire pour écouter favorablement la pré-
dication de l'Évangile.
Les persécutions incessantes et de tout genre que le
gouvernement suscite aux chrétiens sont évidemment
un obstacle sérieux et grave à la conversion des Chinois ;
I7Î LEMPIUB CHINOIS.
maiSi selon nous, il n^est pas le plus grand : car, enfin,
il y a eu un temps où la religion n'était pas en butte aux
malveillances et aux colères de Pautorité. Sous le règne
de l'empereur Kang-hi, les missionnaires étaient honorés
et caressés de toute la cour ; l'empereur lui-même écri-
vait en faveur du christianisme ; il faisait élever des
églises à ses frais, et les prédicateurs, munis d'une pa-
tente impériale, pouvaient parcourir librement l'empire
d'un bout à l'autre, et exhorter tout le monde à se faire
baptiser. Personne n'avait rien à craindre ; bien au
contraire, on était sûr de trouver, au besoin, aide et
protection auprès des missionnaires. Nul n'eût osé faire
aux chrétiens la plus petite injure, le plus léger tort ;
les mandarins eux-mêmes se croyaient obligés d'être, à
leur égard, pleins de bienveillance et de circonspection.
Malgré ces avantages si grandement appréciés des Chi-
nois, a-t-on réussi à opérer parmi eux de ces conversions
rapides, nombreuses et persévérantes, comme il y en
eût tant en Europe quand l'Évangile y fut annoncé?
Nullement, à part quelques précieuses et rares excep-
tions, on n'a rencontré, en général, que froideur et in-
différence.
Et il n'est pas nécessaire de remonter si haut pour
connaître ce que vaut le caractère chinois, lors même
qu'il n'a rien à redouter des mandarins. Dans les cinq
ports ouverts aux Européens, la liberté religieuse existe
sérieusement ; elle y est protégée par la présence des
consuls et des navires de guerre, et cependant le nombre
des chrétiens n'augmente pas plus rapidement que dans
l'intérieur de l'empire. On sait que Macao, Hong-Kong,
Manille, Sincapour, Pinang, Batavia, sont des colonies
CHAPITRE IV. 173
SOUS la domination des Européens, où la grande masse
de la population est toute composée de Chinois, qui,
pour la plupart, y sont fixés pour toujours, car ils tiennent
concentrés dans leurs mains tous les intérêts de Fagji-
culture, du commerce et de l'industrie. Cç n'est certes
pas la crainte de s'attirer les persécutions des autorités
européennes qui peut les empêcher d'embrasser le chris-
tianisme ; on ne voit pas cependant que les conversions
y soient beaucoup plus nombreuses qu'ailleurs.
A Manille, colonie espagnole, le nombre des chrétiens
chinois est assez considérable ; mais cela tient principa^
lement à une loi, portée par le gouvernement espagnol
des iles Philippines, et qui ne permet à un Chinois d'é-
pouser une femme tagale (1) qu'autant qu'il aura em-
brassé auparavant la religion chrétienne. Quand les Chi-
nois veulent donc se marier, ils reçoivent le baptême
sans répugnance, et ils se feraient, avec la même facilité,
mahométans ou méthodistes, si on l'exigeait. Aussi leur
christianisme est-il bien superficiel ; et lorsque, après
de longues années, il leur prend fantaisie de rentrer
dans leur pays, ils plantent là leur femme et leur reli-
gion et s'en retournent comme ils étaient venus, c'est-à*
dire sceptiques et ne prenant pas au sérieux les choses de
l'âme et de l'éternité.
L'indifférentisme en matière de religion, mais un
indifférentisme radical, profond, et dont il est impossible
de se former une idée exacte lorsqu'on n'a pas eu occa-
sion de l'étudier sur les lieux, voilà, selon nous, l'obs-
tacle principal qui arrête la Chine depuis tant de temps
(1) Les Tagals sont les naturels aborigènes des Iles Philippines, dont
la capitale est Manille.
4n.
174 L^BMPIRB CHINOIS.
et s*oppo6e à sa conversion. Le Chinois est tellement en*
foncé dans les intérêts temporels, dans les choses qui
tombent sous les sens, que sa vie tout entière n'est que
le matérialisme en action. Le lucre est le seul but vers
lequel il a le regard incessamment tourné. Une soif
brûlante de réaliser des profits, grands ou petits, peu
importe, absorbe toutes ses facultés, toute son énergie.
11 ne poursuit avec ardeur que les richesses et les jouis-
sances matérielles. Les choses spirituelles, ayant rap-
port à rame, à Dieu, à une vie future, il ne les croit pas,
ou plutôt il ne s'en occupe pas, il ne veut pas même s'en
occuper. S'il lui arrive délire des livres moraux ou reli-
gieux, c'est à titre de délassement, de distraction, pour
s'amuser et passer le temps. C'est pour lui une occupation
moins sérieuse que de fumer une pipe de tabac ou de dé-
guster une tasse de thé. Si on lui expose les fondements
de la foi, les principes du christianisme, l'importance du
salut, la certitude d'une vie future, etc., toutes ces vé-
rités qui impressionnent si fortement une âme tant soit
peu religieuse, il les écoute ordinairement avec plaisir,
parce que cela le divertit et pique sa curiosité. Il admet,
il approuve tout ce qu'on lui dit ; il n'a pas la moindre
difficulté, la plus petite objection. A son avis, tout cela
est vrai, beau, magnifique ; il se pose bientôt lui-même
en prédicateur, et le voilà qui parle à ravir contre les
idoles et en faveur du christianisme. 11 déplore l'aveu-
glement des hommes qui s'attachent aux biens périssa-
bles de ce monde, et il vous ferait, au besoin, une su-
perbe allocution sur le bonheur de connaître le vrai
Dieu, de le servir, et de mériter, par ce moyeu, la vie
éternelle. En l'écoutant, on le croirait bien près de la
CHAPITRE IV. 175
foi, déjà chrétien; cependant, il n'a pas avancé d'un
pas. Et il ne faudrait pas s'imaginer que ses paroles
manquent d'une certaine sincérité ; ce qu'il dit, il le
croit ; ou, du moins, ce n'est nullement opposé à ses
convictions, qui consistent à ne pas trop prendre au sé-
rieux les questions religieuses. Il en parle volontiers,
mais comme d'une chose qui n'est pas faite pour lui,
qui ne le regarde pas. Les Chinois poussent si loin l'in-
diflérence, la fibre religieuse est si bien morte en eux, tel-
lement desséchée, qu'ils ne s'inquiètent même pas si une
doctrine est vraie ou fausse, bonne ou mauvaise. Une
religion, c'est tout simplement une mode qu'on peut sui-
vre quand on en a le goût.
Dans une des principales villes de la Chine nous fû-
mes en rapport, pendant quelque temps, avec un lettré
qui nous paraissait avoir d'excellentes dispositions à
embrasser le christianisme. Nous eûmes ensemble plu-
sieurs conférences où nous étudiâmes avec soin les arti-
cles les plus difficiles et les plus importants de la doc-
trine ; la lecture des meilleurs livres chrétiens fut comme
le complément des instructions orales. Notre cher caté-
chumène admettait, d'un bout à l'autre et sans restriction,
tout ce qu'il avait étudié. La seule difficulté était, disait-
il, d'apprendre de mémoire les prières que tout bon
chrétien doit connaître, afin de les réciter matin et soir.
11 aimait assez, en outre, à remettre à une époque indé-
terminée le moment où il se déclarerait définitivement
chrétien. Toutes les fois qu'il venait nous voir, nous le
pressions, nous lui adressions les exhortations les plus
vives pour le décider à suivre enfin la vérité, puisqu'il
la connaissait. — Plus tard, disait-il toujours; allons tout
176 l'empirr GHmors.
doucement, il ne faut pas se presser, nous arrangerons
tout cela plus tard... Un jour enfin il nous manifesta sa
pensée tout entière. — Tenez, nous dit-il, je suis d'avis
qu'aujourd'hui nous n'ayonsque des paroles conformes à
la raison. Il me semble qu'il n'est pas bon pour l'homme
de s'abandonner à des préoccupations excessives. Sans
doute la religion chrétienne est belle et élevée ; sa doc-
trine explique, avec méthode et clarté, tout ce qu'il im-
porte à l'homme de savoir. Quiconque a le sens droit Ja
comprend clairement et doit l'adopter dans son cœur en
toute sincérité ; mais, après cela, faut-il se trop préoc-
cuper et augmenter les sollicitudes delà vie? Voyez,
nousavons un corps ; que desoins nedemande-t-ilpas ! Il
faut le vêtir, le nourrir, le mettre à l'abri des injures
de l'air ; ses infirmités sont grandes et ses maladies nom-
breuses ; il est reconnu que la santé est notre bien le
plus précieux. Ce corps que nous voyons, que nous tou-
chons, il faut donc le soigner tous les jours, à chaque
instant du jour. Devons-nous encore, après cela, nous
préoccuper d'une âme que nous ne voyons pas ?... La
vie de l'homme est peu longue, et elle est pleine de mi-
sères ; elle est composée d'une série d'affaires difficiles
et importantes, qui s'enchaînent les unes aux autres
sans interruption. Notre esprit et notre cœur ne suffi-
sent pas aux sollicitudes de la vie présente, est-il bon
de se tourmenter encore d'une vie future ? — Docteur,
lui répondîmes-nous, vous avez dit, en commençant,
que nos discours seraient raisonnables ; mais prenez
garde ; car il arrive souvent qu'on croit entendre la voix
de la raison, et ce ne sont que les inspirations des préju-
gés et de l'habitude. Notre corps est rempli d'infirmî-
CHAPITRB IV, 177
tés, dites^-vous ; oui, parce quHl est périssable, et c'est
pour cela quHl vaut mieux s'occuper ()e Fâme, qui est
immortelle et qui existe réellemeut, quoique nous ne
puissions la Yoir«.. La vie présente est un tissu de misè-
res.... OuiySans doute ; et voilà précisément pourquoi
il est raisonnable de songer à cette vie future qui n'aura
pas de fin. Dites-moi, que penseriez-vous d^un voyageur
qui, se trouvant dans une hôtellerie délabrée, ouverte à
tous les vents et dépourvue des choses nécessaires à la
vie, chercherait à s'y arranger de son mieux, sans son-
ger à faire ses préparatifs de départ pour retourner au
sein de sa famille ? Ce voyageur serait-il sage et raison-
nable ? — Non, non, dit le docteur, ce n'est pas comme
cela qu'il faut voyager. L'homme, cependant, doit sa-
voir se borner et ne pas vouloir trop embrasser ; la pru-
dence le défend. Pourquoi s'occuper de deux vies à la
fois ? Si le voyageur ne doit pas se fixer dans l'hôtelle-
rie, il ne peut pas non plus marcher sur deux routes
en même temps. Quand on veut traverser une rivière,
il ne faut pas avoir deux barques, et mettre un pied
sur chacune ; on risquerait de tomber dans l'eau et de
se noyer... Il nous fut impossible de tirer autre chose
de notre docteur, excellent homme d'aillt^urs, mais pro-
fondément Chinois. Nous aurons encore occasion de
parler plus d'une fois de cet indifférentisme, maladie
invétérée et chronique de la nation chinoise.
Le lecteur a peut-être oublié que nous étions partis
de Tching-tou-fou, et que nous avions reçu, à la porte
de la ville, une lettre de moaseigneur le vicaire aposto-
lique de la province du Sse-tchouen. C'est cette lettre
qui nous a fourni l'occasion de jeter un coup d'œil sur
478 L EMPIRE CHINOIS.
Tintroduction, les nombreuses vicissitudes et l'état ac-
tuel du christianisme en Chine.
Durant la première heure de marche, nous remar-
quâmes le long de la route cette activité et cet empres-
sement qu'on rencontre toujours aux environs des
grandes villes, et surtout en Chine, où le trafic tient tout
le monde dans un mouvement perpétuel. Les piétons,
les cavaliers, les portefaix, tous s'en allaient pêle-mêle
et soulevant d'épais nuages de poussière, qui s'engouf-
fraient dans nos palanquins et menaçaient de nous y
suffoquer. A mesure que nous avancions, tous ces
voyageurs effarés étaient obligés de ralentir leur marche,
de s'écarter sur les bords du chemin et de s'arrêter en-
fin pour nous laisser passer. Les cavaliers descen-
daient de cheval, et ceux qui portaient de larges cha-
peaux de paille étaient tenus de se décoiffer. Les voya-
geurs qui ne se hâtaient pas de donner aux illustres dia-
bles de l'Occident ces témoignages de respect y étaient
gracieusement invités à coups de bambou, par deux es-
pèces de coupe-jarrets chargés de faire exécuter les rites,
et qui s'acquittaient de leur fonction avec une ardeur
nonpareille. Si l'on remplissait son devoir avec ponc-
tualité, ils en paraissaient contrariés ; ils s'en allaient
d'un air maussade, la tête baissée et regardant triste-
ment leur latte de bambou oisive entre leurs mains.
II est d'usage, en Chine, que le peuple témoigne sa
vénération aux magistrats, lorsqu'ils paraissent dans les
rues des villes ou sur les chemins avec les insignes de
leur dignité. Personne ne doit se tenir assis; ceux qui
vont en palanquin sont tenus de s'arrêter, les cavaliers
descendent de cheval, ceux qui portent des chapeaux de
CHAPITRE 1V« 4 79
paille à larges bords se décoififent ; tout le monde doit
garder le silence et prendre une altitude respectueuse et
filiale, en présence de celui quUls nomment leur Père et
Mèrey et qui passe fièrement devant eux, en leur jetant
à travers les portières de son palanquin un regard oblique
et dédaigneux. Ceux qui, par oubli ou négligence, man-
quent de se conformer aux exigences du cérémonial, sont
immédiatement et brutalement rappelés à leur devoir
par de& satellites de mauvaise mine, mal peignés, à la
figure blême et aux yeux courroucés, qui leur appli-
quent sans pitié des coups de fouet et de rotin, afin de
leur inspirer les sentiments de la piété filiale. En général,
le peuple se soumet de bonne grâce à toutes ces exigences,
auxquelles il se trouve plié et façonné par une longue
habitude, et dont il ne conteste nullement la légitimité
et les avantages. Cependant il se rencontre de temps en
temps des Chinois qui, se croyant injustement maltrai-
tés, se révoltent contre les satellites. Alors surgissent des
querelles et des batailles auxquelles tout le monde veut
prendre part ; on s'ameute, on vocifère, les curieux et
les désintéressés prennent toujours parti en faveur du
citoyen contre les agents de T autorité. Les satellites
deviennent bientôt humbles et tremblants ; on les pousse,
on les harcelle, on les insulte, on les tire par la queue,
et le mandarin doit enfin sortir de son jpalanquin et es-
sayer d'apaiser cette petite sédition de hasard. S'il est
intimé et estimé du peuple, la chose est facile ; on écoute
ses exhortations et tout rentre dans l'ordre. Si, au con-
traire, on a des griefs contre lui, on profite instinctive-
ment de cette heureuse circonstance pour lui donner
une leçon. Le sarcasme et les injures se croisent sur sa
i83 L EMPIRE CHINOIS.
voyage. Au commencement de notre séjour en Chine,
nous avions quelque peine à nous faire à cette pratique.
Lorsque nous allions visiter nos chrétiens et qu*on nous
présentait, à notre arrivée, un linge bien tordu d'où
s'échappait une vapeur brûlante, nous étions assez por-
tés à nous dispenser de la cérémonie. Plus tard, nous
nous y étions accoutumés, et nous avions fini par aimer
cet usage.
La chaleur et la poussière nous avaient tellement al-
térés que nous ne manquâmes pas de faire honneur aux
fruits chinois, et surtout à la limonade, qui était d'une
fraîcheur exquise. Nous étions quelque peu surpris
qu'on nous eût préparé de la limonade à la glace ;
car cela n'est pas du tout conforme aux habitudes des
Chinois ; quand ils sont dévorés par la soif, ils ne savent
rien de plus rafraîchissant que d'avaler une tasse de thé
bien bouillant. Comme nous exprimions notre étonne^
ment de trouver une boisson si conforme à notre goût et
aux usages de notre pays, les gardiens du palais commu-
nal nous informèrent que le vice-roi avait envoyé le long
de la route, dans tous les endroits où nous devions nous
arrêter, un bulletin qui prescrivait, dans les plus menus
détails, la manière dont nous devions être traités. Nous
demandâmes à voir ce bulletin et nous y lûmes, en effet,
qu'il était ordonné à tous les gardiens de koung-kouan
de nous préparer des fruits aqueux, des pastèques, de
l'eau glaciale assaisonnée au suc de limon et au ^ sucre,
parce que, ajoute le bulletin, tels sont les usages des
peuples qui vivent au delà des mers occidentales. Il faut
convenir qu'on ne saurait être plus gracieux et plus ai«
mable que le fut le vice-roi du Sse-tchouen. Quand
CHAPITRE IV. J83
il nous questionnait sur nos habitudes, nous ne pensions
pas qu'il avait en vue de nous faire retrouver en Chine
quelques-uns des agréments de notre patrie. Nous avons,
en général, trouvé des sentiments plus nobles et plus
élevés chez les Mantchous que chez les Chinois; toujours
plus de générosité et moins de fourberie. Au moment où
les Tartares-Mantcbous sont sur le point d'être chassés
de la Chine, et où on les attaque si violemment dans
tous les écrits qui parlent de Tinsurrection chinoise,
nous croyons devoir leur rendre ce témoignage inspiré
par la sincérité et la justice.
Âpres une courte halte au palais communal, nous
nous remîmes en route, et nous arrivâmes un peu avant
la nuit à Kien-tcheou, ville de second ordre. Nous n'é-
tions encore qu'à notre premier jour de marche, et déjà
nous avions trouvé l'occasion de nous fâcher contre notre
conducteur, le mandarin Ting; nous eûmes bien garde
de la laisser échapper. Chemin faisant, nous nous étions
aperçus que les palanquins à notre usage n étaient pas
ceux qu'on nous avait montrés, avant notre départ, au
tribunal du juge de paix, et qui étaient parfaitement à
notre convenance. Maître Ting avait reçu l'argent néces-
saire pour les acheter, mais il avait malheureusement
succombé à la tentation d'en garder la moitié pour lui,
et, avec le reste, de faire raccommoder et vernisser à
neuf deux vieux palanquins étroits, disloqués, et si in-
commodes, que nous avions eu beaucoup à souffrir du-
rant le peu de temps que nous y avions passé. Ce n'avait
pas été assez pour maître Ting de spéculer sur les palan-
quins, il voulait gagner encore sur les porteurs. Selon
qu'il avait été convenu, nos palanquins devaient être à
iS4 l'empire chinois.
quatre porteurs, et le rusé conducteur avait combiné
les choses de manière à n'en mettre que trois seulement,
deux devant et un derrière ; de cette façon il économisait
à son proflt le salaire de deux porteurs. Une pareille
tricherie n'avait pas trop de quoi nous surprendre ; nous
savions depuis longtemps que les Chinois ne sont pas de
force à suivre invariablement la ligne droite, et qu'on
est souvent forcé de les y ramener ; mais, dès le premier
jour, commencer ainsi à aller tout de travers, ce n'était
pas de bon augure.
Sur le soir, comme nous prenions le thé en commun,
nous dîmes à notre conducteur que nous avions arrêté un
projet pour le lendemain. — Oh ! je comprends, je de-
vine, dit-il avec l'air satisfait d'un homme qui se croit
une grande sagacité, vous n'aimez pas la chaleur, et
vous désirez partir demain de bonne heure, afin de jouir
delà fraîcheur du malin ; n'est-ce pas que c'est cela? —
Pas le moins du monde. Demain tu partiras seul et lu
retourneras à Tching-tou-fou. — Est-ceque, par hasard,
vous auriez oublié quelque chose d'important ? — Nous
n'avons rien oublié. Tu retourneras, avons-nous dit, à
Tching-tou-fou ; tu iras trouver le vice-roi et tu lui
annonceras que nous ne voulons plus de toi. Nous
prononçâmes ces paroles d'une manière si sérieuse, que
maître Ting ne pouvait assurément avoir la pensée de les
prendre pour une plaisanterie. Il se leva brusquement
et se mit à nous contempler bouche béante, et d*un air
stupéfait. Nous continuâmes : Tu diras donc au vice-roi
que nous ne voulons plus de toi et que nous le prions de
nous envoyer un autre conducteur ; et, si le vice-roi te
demande pourquoi nous ne voulons plus de toi, tu pour-
CHAPITRE IV. 185
ras lui répondre, si cela te fait plaisir, que c'est parce
que tu nous as trompés en nous faisant partir avec de
mauvais palanquins que nous n'avions pas choisis, et en
supprimant deux porteurs. — C'est vrai ! c'est vrai !
s'écria maître Ting, chez qui lesesprits vitaux s'étaient
un peu remis en circulation, je me suis bien aperçu, en
chemin, que ces palanquins n'étaient pas faits pour des
gens de votre qualité. Ce qu'il vous faut, à vous, ce sont
de beaux et bons palanquins à quatre porteurs ; qui
pourrait en douter? Ce matin j'ai bien remarqué que,
dans la maison dujuge de paix, il y avait de la confu-
sion ; les choses n'ont pas été faites conformément à la
droiture. Le Trésor caché est un homme qui aime le lu-
cre, personne ne l'ignore ; mais pourquoi pousser l'a-
varice jusqu'à vous fournir des palanquins qui ne sont
pas convenables ? c'est faire preuve qu'on tient bien
peu à son honneur et à sa réputation. Nous autres nous
ne sommes pas des gens de cette espèce ; nous allons
nous appliquera réparer le péché du Trésor caché, nous
substituerons de bons palanquins aux mauvais. Ce
discours était parfaitement chinois, c'est-à-dire un men-
songed'un bout à l'autre ; vouloir le réfuter eût été se
donner de la peine sans résultat. — Seigneur Ting, dî-
mes-nous, nous savons à quoi nous en tenir au sujet de
cette fraude ; du reste, peu nous importe de connaître
celui qui a volé l'argent des palanquins ; en aurons-nous
d'autres? voilà la question. — Oui, certainement : est-
ce que des personnages comme vous pourraient aller de
cette façon? — Quand les aurons-nous? — Tout de
suite... demain. — Fais bien attention à ce que tu dis;
ne dilate pas ton cœur et tes paroles outre mesure. —
186 l'empire GB1N018.
Demain, sans plus de retard, vous aurez de meilleurs
palanquins ; nous arriverons à un endroit considérable
où le voyageur trouve tout à souhait. — Puisqu'il en
est ainsi, nous partirons ensemble.
Le lendemain, dès queFaube parut, on nous annonça
que tout était prêt pour le départ ; nous entrâmes dans
nos étroites prisons cellulaires, et après mille circuits à
travers les rues de la ville, le cortège arriva à un grand
port, sur les bords du fameux Yang-tze-kiang (fleuve
(ils de la mer) que les Européens nomment fleuve Bleu.
Maître Ting s'approcha de nous et nous dit le plus gra-
cieusement du monde que la route par terre devant être
longue, difficile, montueuse, semée de précipices et de
goufi'res, il avait eu la bonne pensée de louer une bar-
que, a6n de nous rendre le trajet plus commode, plus
agréable et plus rapide. Au fond, cela nous allait, nous
arpentions la terre ferme depuis si longtemps, qu'une
petite navigation devait nécessairement nous sourire. Le
ciel pur et serein nous présageait une délicieuse journée,
et nous savourions déjà, par avance, le bonheur de nous
sentir emportés par le courant majestueux du plus beau
fleuve du monde, pendant que nous contemplerions à
loisir les splendeurs et les magnificences de ses rives.
Nous montâmes donc aussitôt sur le pont de la jonque
et nos palanquins furent logés à fond de cale.
Ceux qui n'ont pas une bonne dose de patience, et qui
ne se sentent aucune disposition à en acquérir, ne doivent
pas songer à aller dans le Céleste Empire pour goûter les
charmes de la navigation à bord des jonques chinoises ; ils
risqueraientde devenir fous ou enragés avant mémequ'on
fit mine de lever l'ancre. Apeine le cortège fut-il parvenu
GOAPITRB ir. i87
au port que tout le monde s'empressa de monter abord,
et là chacun chercha à s'installer de la manik*e la plus
conforme à ses goûts. Les Chinois, corps et âme, sont
d'une nature qui nous a semblé beaucoup tenir de celle
du caoutchouc. La souplesse de leur esprit ne peut être
comparée qu'à l'élasticité de leur corps. Aussi faut-il
voir comme ils savent trouver un bon coin, puis s'y faire
un nid, s'y blottir et s'y arrondir comme dans un moule ;
la position une fois prise, en voilà pour toute la journée»
A peine arrivés à bord, nos nombreux compagnons de
voyage se trouvèrent casés. Les porteurs de palanquins,
car ils étaient aussi de la navigation, s'était arrangés les
uns sur les autres dans la cuisine où l'air et le jour n'ar-
rivaient que par une petite lucarne. Cette sorte de gens
est accoutumée à respirer sans air et à voir sans lumière.
Aussitôt qu'ils furent accroupis ils se livrèrent avec
ardeur au jeu de cartes. Les soldats, nos domestiques
et ceux des mandarins avaient formé plusieurs groupes
dans l'entre-pont en adoptant des postures impossibles
et inimaginables. Ils se régalaient de thé, de fumée de
tabac et de causeries bruyantes. Nos deux conducteurs,
le civil et le militaire, maître Ting et l'officier Leang,
s'étaient réfugiés dans une espèce d'alcôve fermée par
des rideaux qui laissaient passer à travers leurs nom-
breuses déchirures quelques blanches vapeurs et les
pâles rayons d'une petite lampe. L'odeur fétide qui
s'exhalait de ce sordide réduit indiquait assez que les
chefs de l'escorte en étaient à s'enivrer d'opium. Quant
à nous, seuls et tranquilles sur le p(mt de la jonque, nous
nous promenions d'unbontà T autre, humant de tous
• nos poumons l'air frais du matin et nous récréant à con-
188 l'empire chinois.
sidérer le mouvement du port et les figures réjouies d'une
foule de badauds, pour lesquels nous étions le spectacle
le plus étonnant qu'ils eussent jamais vu. Du reste, pas
un matelot, pas un marin, ni sur ni dans la barque. 11
n'y avait qu'un vieux Chinois pelotonné à côté de la
barre du gouvernail et qui paraissait se préoccuper fort
peu des choses d'ici-bas et probablement encore moins
de celles de l'autre monde. 11 avait le menton appuyé sur
les genoux qu'il tenait embrassés de ses deux mains.
Depuis que nous étions arrivés, il n'avait pas quitté un
seul instant cette belle et confortable attitude. Nous lui
demandâmes si nous ne partirions pas bientôt. Alors
il se leva et nous dit en regardant le ciel : Qui est-ce
qui sait cela? moi, je ne suis pas le patron, je suis le
cuisinier. — Où est donc le patron ? où sont les mate-
lots? — Le patron est chez lui et les mariniers sont au
marché. Sur ces informations, nous reprîmes, nous,
notre promenade, et le vieux cuisinier sa posture favo-
rite. Un Européen encore novice dans le Céleste Empire
n'eût pas manqué de s'impatienter beaucoup et de faire
un peu de mauvais sang, l'occasion était assurément
bien favorable.
Enfin, après deux longues heures d'attente, les mari-
niers, s'étant sans doute souvenus qu'ils avaient une
jonque dans le port, arrivèrent tranquillement les uns
après les autres. Le patron fit l'appel, et l'équipage
s'étant trouvé au complet, on amena la planche qui allait
du pont au rivage. C'était déjà quelque chose ; mais il
s'en fallait bien que nous fussions encore prêts à partir.
Nos deux mandarins étant sortis de leur tanière à opium
vinrent trouver le patron, et alors commencèrent des
CHAPITRE lY. 189
disputes interminables, car on n'était pas encore d'ac-
cord sur le prix. Il n'était pas loin de midi quand toutes
les difficultés se trouvèrent aplanies. Les matelots en-
tonnèrent leur chanson nasillarde pour virer au cabes-
tan, on déploya les larges voiles en nattes de jonc ; la
grosse ancre en bois de fer fut bientôt à flot, et la brise
et le courant nous poussèrent avec rapidité loin du port,
pendant qu'un matelot frappait à coups redoublés sur
un sonore tam-tam pour saluer la terre.
Nous nous étions promis une agréable et magnifique
journée. La matinée, comme on l'a vu, avait laissé beau-
coup à désirer ; mais ce fut bien pis après midi. Le ciel
se couvrit peu à peu de nuages, et n peine avions-nous
fait un quart d'heure de navigation, qu'une pluie bat-
tante nous força de quitter le pont et d'aller nous
réfugier dans l'intérieur de la jonque, au milieu d'un
air étou£fant et d'une cohue étourdissante. A peine des-
cendus des montagnes glacées du Thibet, nous eûmes
beaucoup à souffrir dans cette espèce d'étuve, où nous
n'avions à respirer que les vapeurs brûlantes et nau-
séabondes du tabac et de l'opium. Après avoir été
exposés si longtemps à mourir de froid, nous étions
menacés d'être asphyxiés par la chaleur. Telles sont les
vicissitudes de l'existence du missionnaire ; mais Dieu
ne Tabandonne pas» il soutient toujours son courage et
sait lui faire trouver un bonheur ineffable sous les ar-
deurs du tropique comme au milieu des neiges de la
Tarlarie. Que la chaleur et le froid bénissent donc le
Seigneur ! qu'ils le louent et l'exaltent à jamais ! Benedi-
citey frigus et œstus^ Domino,
Pendant que nous étions à nous calciner dans un coin
il.
190 l'bmvirb chinois.
de cette grande tabagie, nos Chinois paraissaient vivre
parfaitement à l'aise. lis soufflaient bien un peu de
temps en temps ; mais on voyait bien qu'en somme ils
étaient heureux, et que cette manière d'être leur allait»
Maître Ting, surtout, avait l'air extrêmement satisfait
de lui-même. Après avoir abondamment fumé du tabac
et de l'opium et avoir avalé un nombre considérable de
tasses de thé, il se mit à fredonner ses longues litanies,
sans doute pour remercier son patron Kao-wang de
l'avoir si bien protégé dans son entreprise. Nous com-
prenions à merveille que notre conducteur fût heureux,
car cette journée allait être pour lui très-lucrative, et,
par conséquent, on ne peut plus agréable.
Un jeune Chinois nommé Wei-chan, qu'on nous
avait donné pour domestique particulier, et qui paraissait
nous être très-dévoué, sans doute parce qu'il pensait y
trouver son intérêt» nous tenait un peu au courant des
manœuvres diplomatiques de nos conducteurs. Ainsi
cette journée de navigation n'avait été que le résultat
d'une sordide spéculation. A chaque étape, le mandarin
du lieu où l'on s'arrête est obligé de subvenir à l'entre-
tien de tout le personnel de l'escorte, de supporter en-
suite tous les frais de la route jusqu'à l'étape suivante,
de fournir les porteurs de palanquin et les chevaux pour
les soldats. Ces corvées leur coûtent des sommes fort
considérables. Maître Ting avait arrangé ses petites
combinaisons la veille même de notre départ de Tching-
tou-fou, il avait envoyé son scribe sur la route que nous
devions suivre, pour recueillir le tribut fixé, et prévenir
gracieusement les mandarins qu'on leur éviterait les em-
barras de la corvée en faisant route par eau. Il était
CHAPITRE IV. i9i
facile, en descendant le fleuye, de faire dans une journée
le trajet de quatre étapes. Le louage d'une barque coû-
tant fort peu de chose, les profits devenaient énormes,
et voilà pourquoi maître Ting récitait avec tant d'épa-
nouissement les litanies de Kao-wang.
Si la navigation eût été supportable, nous eussions été
heureux de pouvoir fournir à notre conducteur Toccasion
de réaliser une petite fortune ; mais elle fut détestable,
et plus d'une fois dangereuse. La pluie ne discontinuait
pas un seul instant ; et, comme nous étions partis fort
tard, la nuit vint nous surprendre, que nous avions
à peine parcouru la moitié de notre course. La naviga-
tion du fleuve Bleu, si sûre et si facile dans l'intérieur
de la Chine, alors qu'il a acquis tout son développement
et qu'il roule avec majesté ses eaux profondes à travers
de vastes plaines, présente de graves difficultés dans la
province montueuse du Sse-tchouen. Son cours a sou-
vent la rapidité d'un torrent, et son lit tortueux et semé
d'écueils exige, de la part du navigateur, une grande
prudence et beaucoup d'expérience; Aussi, le vice-roi
avait-il prescrit que nous ferions route par terre ; mais
il avait compté en dehors des calculs de maître Ting,
qui n'avait pu résister à la tentation de spéculer sur notre
vie et sur la sienne. Nous ne lui adressâmes pas un mot
de plainte, pas un geste de reproche. Nous nous conten-
tâmes de former, à notre tour, notre petit plan, pour
prendre la revanche le lendemain, et lui faire perdre
l'envie de suivre, à l'avenir, les inspirations de son génie
spéculateur.
11 était minuit passé quàïid nous arrivâmes au port
de Rien-tcheou^ ville de troisième ordre. La nuit était
1 92 L EMPIRE CHINOIS.
d'une obscurité profonde, et la pluie continuait toujours.
Nous allâmes jeter l'ancre le plus près possible du rivage,
où nous remarquâmes un grand mouvement de lan-
ternes qui se croisaient dans tous les sens : c'étaient les
employés des tribunaux de la ville et le scribe de maître
Ting qui nous attendaient. Le débarquement se fit avec
d'effroyables vociférations et au milieu d'une confusion
inénarrable. Aussitôt que nos palanquins furent passés
de la cale sur le rivage, nous entrâmes dedans, et nos
porteurs, qui, ayant été au repos pendant plus de trente
heures, éprouvaient, sans doute, le besoin de se dégour-
dir les membres, nous emportèrent brusquement et au
pas de course. Au moment où ils partaient, maître
Ting leur cria, à gorge déployée, de nous conduire à
l'hôtel des Désirs accomplis.
A un détour de rue nous fîmes arrêter les porteurs et
nous leur ordonnâmes de se diriger vers le palais commu-
nal ; car c'était là seulement que nous devions loger et non
dans les auberges. Ils en prirent aussitôt la route, pen-
dant que l'escorte se dirigeait probablement vers l'hôtel
des Désirs accomplis. Nous fûmes bientôt arrivés ; mais
rien ne faisait soupçonner que nous fussions attendus.
Toutes les portes du palais étaient fermées. Nous dîmes à
nos porteurs de heurter, et il faut proclamera leur louange
qu*ils s'en acquittèrent avec une éiiergie dont nous fumes
stupéfaits. Un tas de grosses pierres était là tout près ;
elles volèrent aussitôt, les unes après les autres, contre la
porte qui fut bientôt enfoncée. Un vieux gardien parut,
en costume très-incomplet, tout hors de lui et ne com-
prenant rien à ce vacarme. Quand il fut un peu remis de
sa stupeur, nous pûmes entrer dans quelques explications
CHAPfTRE IV. 193
desquelles il résulta que les gardiens du koung-kouan
n'avaient pas été prévenus de notre arrivée et qu'il n'y
avait rien de prêt pour nous recevoir. Evidemment
c'était encore là une manœuvre chinoise de maître Ting.
Il fallut donc nous acheminer vers le susdit hôtel des Dé-
sirs accomplisdontPenseigne était, du moins pour nous,
une véritable dérision. Nous y trouvâmes tous les
gens de l'escorte déjà réunis. Maître Ting et l'officier
Leang s'empressèrent de nous dire que, si personne ne
s'étail noyé en route, on le devait à notre mérite, et que
tout le monde avait été abrité sous notre bonne fortune ;
puis, ils essayèrent de nous expliquer comment il était
impossible de nous loger au palais communal. — Nous
avons faim les uns et les autres, leur répondîmes-nous ;
nous sommes tous fatigués ; prenons d'abord quelque
chose, nous irons nous reposer ensuite, et, puisqu'il est
déjà plus de minuit, nous prendrons la journée pour ré-
gler nos comptes.
CHAPITRE V.
Contestations avec les mandarins de Kien-tcheou. — Intrigues pour nous
empêcher d'aller au palais communal. — Magnificence de ce palais.
— Le jardin de Sse-ma-kouang. — Cuisine chinoise. — État des
routes et des voles de communication. — Quelques produits de la
province du Sse-tchouen. — Usage du tabac à fumer et à priser. —
Tchoung-king, ville de premier ordre. — Cérémonies observées par
les Chinois dans les visites et les conversations d'étiquette. — Appa>
rition nocturne. — Veilleurs et crieùrs de nuit. — Les incendies en
Chine. — Addition d'un mandarin militaire à l'escorte, — Tchang-
tcheou-hien, ville de troisième ordre. — Mise en liberté de trois pri-
sonniers chrétiens. ^ Pratique superstitieuse pour demander la
pluie. — Le dragon de la pluie exilé par l'empereur.
Il était à peine jour que maître Ting s'avisa de venir
interrompre notre premier sommeil pour nous annoncer
qu'il fallait partir, — Maître Ting, lui dîmes-nous,
retire-toi promptement ; et, si quelqu'un a l'audace de
troubler notre repos, nous te ferons dégrader. Depuis
que nous sommes ensemble, tu as déjà conimis un grand
nombre de péchés, et ton procès ne sera pas long. —
La porte se ferma et nous nous rendormîmes aussitôt,
car nous étions brisés de fatigue. Vers midi, nous nous
levâmes, frais, dispos, pleins d'énergie et parfaitement
bien disposés à commencer Ja guerre avec les mandarins.
Nous nous dirigeâmes vers une pièce voisine de notre
chambre, où nous entendions des chuchotements,
comme le bruit d'une conversation à voix basse. Nous
CHAPITRIS V. 195
ouTTÎmes la porte et nous fûmes en présence d^une
nombreuse et brillante réunion composée des principaux
magistrats de la ville. Après avoir salué la compagnie
avec le plus de solennité possible, nous remarquâmes
au milieu de la salle une table où on avait déjà disposé
les petits plats de dessert, prélude obligé des repas chi-
nois. Sans autre explication, nous avançâmes un fauteuil
et nous priâmes la compagnie de vouloir bien prendre
place autour de la table. Notre aplomb parut occasionner
un peu d'étonnement. Un gros mandarin, c'était le pré-
fet de la ville, nous indiqua les places d'honneur et nous
invita à nous y mettre, ce que nous fîmes immédiate-
ment et sans tergiverser. Ce n'était pas très-modeste
de notre part, ni parfaitement conforme aux rites chi-
nois; mais nous avions besoin, pour le moment, de
prendre un peu d'empire sur notre entourage.
Les convives étaient nombreux ; on attaqua le dessert
en silence, chacun se contentant d'échanger avec son
voisin quelcpies formules de politesse, à voix basse et en
secret. On nous considérait à la dérobée, comme pour
saisir sur notre physionomie la nature des sentimentsdont
nous étions animés. L'embarras était général ; enfin, un
jeune fonctionnaire civil, probablement le plus hardi de
la troupe, s'aventura à sonder le terrain. — Hier, dit-il,
la journée n'a pas été bonne ; la navigation sur le
fleuve Bleu a dû être pénible; mais aujourd'hui le
temps est magnifique ; c'est dommage que vous n'ayez-
pu partir dans la matinée, vous seriez arrivés à Tchpung-
king avant la nuit. Tchoung-king est le meilleur en-
droit de la province. — Certainement, répétèrent en
chœur tous les autres, il n'est rien de comparable à
19G L EXPIRE CHINOIS.
Tcboung-king. On y trouve tout ce qu'on peut désirer.
Quelle difiérence avec ce pays-ci , dont la pauvreté est
extrême et où l'on ne vit cpie de privations ! — Il n'est
pas encore bien tard, reprit le jeune fonctionnaire, vous
pourrez arriver ce soir au remarquable palais com-
munal qui se trouve sur la route, y passer la nuit et
arriver demain à Tchoung-king avant midi. — Oh !
ajouta un autre, la chose est très-facile, car les chemins
sont plats comme la main, et la campagne est d'une
beauté ravissante. On voyage presque toujours àPombre»
sous le feuillage de grands arbres. — A-t-on prévenu
les porteurs de palanquins ? s'écria le gros préfet de la
ville, en s'adressant aux nombreux domestiques qui
encombraient la salle ; vite, qu'on aille les chercher,
parce que nos deux illustres hôtes veulent absolument
se mettre en route quand ils auront mangé le riz ; ils
sont très-pressés, et ne peuvent nous honorer plus long-
temps de leur présence. — Un moment, dîmes-nous ;
pas de précipitation. Il paraît que personne, ici, n'est
bien au courant de nos affaires. D'abord, nous devons
changer nos palanquins ; ceux qu'on nous a donnés à
Tching-tou-fou ne peuvent pas nous servir. N'est-ce pas,
maîlre Ting, que c'est ici que nous trouverons de bons
palanquins à quatre porteurs? — Mais non, mais non !
s'écrièrent de concert tous les mandarins. Dans un petit
endroit comme celui-ci comment trouver des palanquins
tout confectionnés ? Il faut les commander à l'avance. —
Qu'on les commande ; nous ne sommes nullement
pressés. Arriver à Canton une lune plus tôt ou une lune
plus tard, c'est peu de chose dans le cours de notre exis-
tence. En attendant, nous pourrons nous récréer ici en
CHAPITRE V, 497
visitant les beautés de la ville et des environs. — Dans
un pays pauvre, dit le préfet, il est impossible de trouver
d'habiles fabricants ; c'est une vérité connue de tout le
inonde, ici on ne sait faire que de petits palanquins en
bambou et à deux porteurs. Les habitants de cette
contrée ne connaissent pas le luxe; très-peu vivent
dans l'aisance. C'est à Tchoung-king qu'il faut aller
pour trouver les grandes fabriques de tout genre. —
Oui, oui, à Tchoung-king, s'écria-t-on de toutes parts.
Tchoung-king est le pays des beaux palanquins;
chacun sait que les mandarins des dix-huit provinces
font venir leurs palanquins de Tchoung-king. — Est-
ce vrai, cela? demandâmes-nous à maître Ting. —
C'est la vérité, et qui oserait proférer ici des paroles de
mensonge? — Dans ce cas-là, il faut faire choix d'un
homme entendu et envoyer chercher des palanquins à
Tchoung-king. Nous attendrons ici. Ayant besoin d'un
peu de repos, nous profiterons de cette heureuse circons-
tance. Nous vous disons cela fort tranquillement ; mais
c'est une décision irrévocable ; nous n'en reviendrons
pas... Les mandarins se regardèrent stupéfaits.
Pendant cette intéressante délibération, le dîner
avait toujours été son train. Quand nous eûmes pris
notre dernière tasse de thé, nous nous levâmes pour ren-
trer dans notre chambre, et laisser les mandarins se
débrouiller comme ils pourraient. Ils discutèrent long-
temps, et finirent, selon la méthode chinoise, par nous
envoyer des députations, afin de nous convertir. D'abord
il y eut celle des mandarins civils, puis celle des man-
darins militaires, à laquelle succéda une troisième, com-
posée des deux ordres réunis. Toutes nous trouvèrent in-
198 l'bmpiki chinois.
flexibles. On inventa les contes les plus étranges, on
entassa mensonge sur mensonge, pour nous prouver
qu'il fallait partir. A tant d'arguments, nous n'avions
que cette seule réponse : Lorsque des hommes comme
nous prennent une décision, elle est irrévocable.
Enfin on vint nous annoncer qu'on avait apporté des
palanquins, et on nous pria de passer dans la cour pour
les examiner. Nous ne fîmes pas les difficiles ; après y
avoir jeté un coup d'œil, nous dîmes : C'est bien, qu'on
les achète. L'accord fut unanime sur ce point; mais il s'é*
leva une nouvelle difficulté; les mandarins se regardèrent
les uns les autres et se demandèrent : Qui payera ? La
discussion fut vive, et, quoique entièrement désinté-
ressés dans la question, nous demandâmes la permission
de donner notre avis. — U est évident, dîmes-nous, que
la ville de Kien-tcheou n'est pas obligée de nous fournir
des palanquins. — Voilà qui est parler d'une manière
conforme au droit, dirent les mandarins de Kien-tcheou.
— Cela r^^rdait l'administration de Tching-tou-fou,
qui était chargée d'organiser le départ ; mais il paraît
que l'acquéreur des premiers palanquins n a pas observé
les règles de Thonneur, — C'est cela, dirent les manda-
"""•1 u aura gardé pour lui une partie de l'argent qui
aurait été alloué. ~ Maintenant il faut réparer ce mal,
01 la chose, nous lepen8on8,ne saurait offrir de difficulté.
\Z Z^V'^T^ '""'t ^^"^^ ^'""' °^"^ "^»« f«»
i irr ^^^^"^^^^ ^"^'^ T'"^» * ^"^^^é l'argent
wu uê iî ^"^ '* "^ ^ "" ^ P^y^^ ^«^ »^ louage Ze
U iHOii nrtnu hoaucoupel Uxiuvèmit notre solution su-
/
I
CHAPITRE y. i99
perbe. Maître Ting était tout bondissant de colère ; il
poussait des clameurs comme si on lui eût arraché les
entrailles. — Calme-toi, luidîmes-nous, etdonnedebonne
grâce au marchand le prix de ces palanquins, sans quoi
nous allons sur-le-champ écrire au vice-roi que tu nous
as fait voyager sur le fleuve Bleu... Cette menace eut un
effet magique, et notre conducteur se mit à compter
tristement l'argent qu'on attendait. La nuit était sur le
point de se faire, il ne fut pas même question de partir.
Les mandarins de Kien-tcheou se divertirent beaucoup
de la mésaventure de maître Ting ; ils ne se doutaient
pas que leur tour allait bientôt arriver.
Le lendemain, aussitôt qu'il fut grand jour, maître
Ting vint nous demander fort modestement si on pouvait
convoquer les porteurs de palanquin, et, en même temps,
il nous remit quelques billets de visite, par lesquels les
principaux mandarins de la ville nous souhaitaient un
bon voyage. Nous répondîmes à maître Ting qu'il pou-
vait envoyer chercher les porteurs, parce que nous avions
rintention de quitter Thôtel des Désirs accomplis, pour
aller loger au palais communal et y passer la journée.
Notre conducteur, qui n'était pas encore bien remis de
la forte secousse de la veille, ne parut pas comprendre.
11 nous regardait d'un air si étonné, que nous fûmes
obligésde répéter, en appuyant un peu sur chaque mot. . .
Dès qu'il fut bien sûr d'avoir saisi notre pensée, il sortit.
A l'instant l'alarmé fut donnée h tous les tribunaux, et les
mandarins accoururent à la file les uns des autres, pour
s'assurerpar eux-mêmes du fait inconcevable qu'on ve-
nait de leur raconter.
C'était le préfet de la ville que nous voulions voir.
200 L EMPIRE CHINOIS.
Aussitôt quMl fut arrivé, nous lui dîmes qu*il avait dû
recevoir, de la capitale du Sse-tchouen , une dépêche
dans laquelle il était prescrit de nous faire loger dans les
koung-kouan, et que nous ne comprenions pas pourquoi
on n'avait pas exécuté à Kien-tcheou les ordres du vice-
roi ; que, pour plusieurs raisons, nous voulions quitter
l'hôtel et aller passer une journée au palais communal ;
d'abord pour ne pas laisser établir un mauvais précédent
et ne pas donner la tentation de faire ailleurs ce qui avait
eu lieu à Kien-tcheou ; ensuite parce que, devant écrire
plus tard au vice-roi, pour lui rendre compte de la ma-
nière dont nous avions été traités en route, il nous serait
pénible d'avoir à lui signaler que, à Kien-tcheou, on n'a-
vait pas exécuté ses ordres. D'ailleurs, ajoutâmes- nous,
la route que nous avons à faire est longue et fatigante ;
nous avons beaucoup souffert sur le fleuve Bleu, et nous
serions bien aises de nous reposer un jour Toutes
ces raisons étaient excellentes ; mais le préfet ne voyait
que les dépenses qu'allait occasionner pendant un jour
tout ce nombreux personnel de l'escorte. Il n'osa pas nous
donner le véritable motif et nous dire crûment qu'il
nous invitait à nous en aller, parce que nous coûtions
trop cher ; le procédé eût été inconvenant, et les Chi-
nois ont toujours des façons moins anguleuses ; le men-
songe leur va beaucoup mieux. Le préfet nous dit qu'il
éprouverait un bonheur infini si nous pouvions rester à
Kien-tcheou encore un jour. — Des hommes du grand
royaume de France! On en voit si rarement!... Notre
présence, assurément, ne pouvait manquer de porter
bonheur à la contrée ; mais le palais communal était in-
habitable ; il se trouvait dans un état si hideux, qu'on
CHAPITRE V, 201
n'oserait pas même y faire loger ua homme de la der-
nière classe du peuple. 11 était encombré d'ouvriers et
de matériaux, à cause des réparations importantes qu'on
y faisait. Il y avait, en outre, dans le grand salon, sept à
huit cercueils contenant les cadavres de plusieurs fonc-
tionnaires morts dans le district, et qui attendaient que
les membres de leurs familles vinssent les prendre pour
les inhumer dans leur pays natal.
Le préfet comptait beaucoup sur Tefifet moral de cette
dernière raison. Pendant qu'il nous parlait d'une voix
lugubre et sombre de ces cadavres et de ces cercueils, il
nous examinait attentivement pour voir si nous ne pâlis-
sions pas, si nous ne tremblions pas de peur. En vérité,
nous avions plutôt envie de rire, car nous étions con-
vaincus qu'il n'y avait pas un mot de vrai dans tout ce
qu'il nous débitait. Nous lui dîmes, sur un ton un peu
railleur, que le vice-roi du Sse-tchouen ne se doutait pas
le moins du monde que le palais communal de Kien-
tcheou avait été converti en cimetière ; qu'il serait bon
de lui écrire, parce que, s'il lui prenait fantaisie de
voyager de ce côté, il ne serait peut-être pas bien aise de
loger au milieu de cercueils et de cadavres. Quant à
nous, il ne saurait y avoir en cela le plus léger inconvé-
nient; nous n'avons que médiocrement peur des vivants
et pas du tout des morts. Ainsi nous irons au koung-
kouan et nous saurons bien nous y arranger. On usa de
tous les moyens imaginables afin de nous faire renoncer
à ce projet insensé. Pour en finir, nous dîmes au préfet
qu'il en serait selon son bon plaisir, à condition qu'il
écrirait et signerait un billet constatant que, ayant dé-
siré nous reposer un jour à Kien-tcheou, on s'y était
f02 L BMPIRE CHINOIS.
opposé parce que le palais communal était inhabitable.
Le préfet comprit où nous voulions en venir. Aussitôt il
s'adressa aux officiers subalternes qui l'entouraient : Je
suis, ditrily du même avisque nos hôtes ; il est absolument
nécessaire qu'ils se reposent un jour. Qu'on aille vite au
koung-kouan , qu'on fasse immédiatement enlever les
cercueils, qu'on mette tout en ordre, et qu'une autre fois
on ne s'avise pas de retomber dans la même faute. Dix
minutes après nous étions installés au fond de nos nou-
veaux palanquins, et on nous conduisait en pompe au
palais communal. En partant nous avions pris à part
maître Ting, et nous lui avions dit à Toreille : Si nous
ne sommes pas traités convenablement, nous resterons
deux jours au lieu d'un. . . . Étrange pays, il faut en con-
venir, que celui où l'on est forcé d'user de semblables
moyens pour n'être pas opprimé.
C'eût été vraiment grand dommage de quitter Kien-
tcbeou sans voir sou magnifique palais communal.
Aussitôt que nous l'eûmes parœuru, il nous vint en
pensée que si les mandarins avaient tant fait de diffi-
cultés pour nous y laisser entrer, c'était de peur que,
séduits par sa beauté et ses agréments, nous ne voulus-
sions plus en sortir. Après avoir traversé une vaste cour
plantée de grands arbres, on monte au principal corps
de logis, par une trentaine de degrés, en belle pierre de
taille. Les appartements spacieux et élevés étaient d'une
propreté exquise et d'une fraîcheur délicieuse ; des meu-
bles en laque avec des dessins dorés et d'une variété in-
finie, des tentures en taffetas jaune ou rouge, des tapis
tissés en pellicules de bambou et peints des couleurs les
plus vives ; puis des bronzes antiques, de grandes urnes
GHAPITRB V. 203
en porcelaine, des vases élégante où croissaient des
fleurs et des arbustes affectant les formes les plus
bizarres, tels étaient les ornemente que nous rencon-
trâmes dans cette splendide demeure. Derrière la maison
était un vaste jardin où l'industrie chinoise avait épuisé
toutes ses ressources pour contrefaire l'indépendance de
la nature et imiter ses jeux les plus capricieux. Il serait
difficile de se former une idée exacte de ces créations cu-
rieuses, dont le goût s'est, depuis longtemps, répandu
en Europe, et auxquelles on a donné mal à propos le
nom de jardin anglais. 11 existe un petit poëme chinois
intitulé : Jardin de Sse-ma-kouang^ dans lequel cet il-
lustre historien et ce grand homme d'Etat du Céleste
Empire s'est plu à décrire lui-même toutes les merveilles
de sa demeure champêtre. Nous reproduirons avec
plaisir ce délicieux fragment de la littérature chinoise
qui nous fera connaître, en même temps, le caractère de
sou auteur, de ce fameux Ss&-ma-kouang qui joua un
rôle si important, sous la dynastie des Song, dans une
révolution sociale dont nous aurons occasion de parler
plus tard.
« Que d'autres, dit Sse-ma-kouang (1), bâtissent des
a palais pour enfermer leurs chagrins et étaler leur va-
« nité ! je me suis fait une solitude pour amuser mes
(( loisirs et causer avec mes amis. Vingt arpents de terre
« ont suffi à mon dessein. Au milieu est une grande salle
« où j'ai rassemblé cinq mille volumes pour interroger
« la sagesse et converser avec l'antiquité» Du côté du
<i midi on trouve un salon au milieu des eaux qu'amène
(1) Sse-ma-kouang était premier ministre de l'empire vers la fin du
onzième siècle, sous la dynastie des Song.
SOI L EMPIRB CHINOIS.
« un petit ruisseau qui descend des collines de l'occident ;
a elles forment un bassin profond, d'où elles s'épandent
a en cinq branches, comme les griffes d'un léopard, et,
a avec elles, des cygnes innombrables qui nagent et se
c( jouent de tous côtés.
« Sur le bord de la première, qui se précipite de cas-
ci cade en cascade, s'élève un rocher escarpé, dont la
(( cime, recourbée et suspendue en trompe d'éléphant,
<( soutient en l'air un cabinet ouvert pour prendre le
« frais et voir les rubis dont l'aurore couronne le soleil à
« son lever.
« La seconde branche se divise, à quelques pas, en
« deux canaux, qui vont serpentant autour d'une galerie
« bordée d'une double terrasse en feston, dont les palis-
« sades de rosiers et de grenadiers forment le balcon. La
a branche de Touest se replie en arc vers le nord d^un
« portique isolé, où elle forme une petite île; les rives
tt de cette île sont couvertes de sable, de coquillages et
(( de cailloux de diverses couleurs ; une partie est plantée
i< d'arbres toujours verts, l'autre est ornée d'une ca-
c( bane de chaume et de roseaux, comme celles des
« pêcheurs.
c( Les deux autres branches semblent tour à tour se
« chercher et se fuir en suivant la pente d'une prairie
« émaillée de fleurs dont elles entretiennent la fraîcheur;
« quelquefois elles sortent de leur lit pour former de pe-
« tites nappes d'eau encadrées dans un tendre gazon ;
m puis elles quittent le niveau de la prairie et descendent
« dans des canaux étroits, où elles s'engouffrent et se
<( brisent dans un labyrinthe de rochers qui leur dispu-
« tent le passage, les font mugir et s'enfuir en écume et
CHAPITRE y. 205
« en ondes argentines dans les tortueux détours où ils les
a forcent d'entrer.
« Au nord de la grande salle' sont plusieurs cabinets
«K placés au hasard, les uns sur des monticules qui s'é-
«lèyent au-dessus des autres, comme une mère au-
« dessus de ses enfants ; les autres sont collés à la pente
« d'un coteau ; plusieurs occupent les petites gorges que
« forme la colline et ne sont vus qu'à moitié. Tous les
a environs sont ombragés par des bosquets de bambous
« touffus, entrecoupés de sentiers sablés où le soleil ne
« pénètre jamais.
c< Du côté de l'orient, s'ouvre une petite plaine divisée
« en plates-bandes, en carrés et en ovales, qu'un bois
« de cèdres antiques défend des froids aquilons. Toutes
« ces divisions sont remplies de plantes odoriférantes,
« d'herbes médicinales, de fleurs et d'arbrisseaux. Lie
« printemps ne sort jamais de cet endroit délicieux. Une
« petite forêt de grenadiers, de citronniers et d'orangers,
« toujours chargés de fleurs et de fruits, en termine le
« coup d'œil à l'horizon. Dans le milieu est un cabinet
a de verdure où l'on monte par une pente insensible
a qui en fait plusieurs fois le tour, comme les volutes
« d'une coquille, et arrive, en diminuant, au sommet
« du tertre sur lequel il est placé. Les bords de cette
c< pente sont tapissés de gazon, qui s'élève en siège de
a distance en distance pour inviter à s'asseoir et à con-
« sidérer ce parterre sous tous les pobts de vue.
« A l'occident, une allée de saules à branches pendan-
« tes conduit au bord d'un large ruisseau, qui tombe, à
« quelques pas, du haut d'un rocher couvert de lierre
« et d'herbes sauvagesde diverses couleurs. Les environs
I. i2
206 l'&hpirb cbbiois.
« n'offrent qu'une barrière de rochers pointus, bîzarre-
« m^Qt assemblés, qui s'élèvent en amphithéâtre, d'une
« manière sauvage et rustique. Quand on arrive au bas,
« on trouve une grotte profonde qui va en s'élargissant
« peu à peu, et forme une espèce de salon irrégulier dont
« la voûte s'élève en dôme. La lumière 7 entre par une
« ouverture assez large, d'où pendent des branches
(( de chèvr^euille et de vigne sauvage. Ce salon est un
« asile conke les brûlantes chaleurs de la canicule. Des
« rochers épars çà et là, des espèces d'estrades creusées
« dans l'épaisseur dé son enceinte en sont les sièges.
« Une petite fontaine, qui sort d'un des côtés, remplit
« le creux d'une grande pierre, d'où eUe tombe en petits
« filets sur le pavé, où, après avoir serpenté entre les
a fentes qui les égarent, elles vont toutes se réunir dans
« un réservoir préparé pour le bain. Ce bassin s'enfonce
« sous une voûte, fait uù petit coude, et va se décharger
a dans un étang qui est au pied de la grotte. Cet étang
« ne laisse qu'un sentier étroit entre les rochers infor-
me mes et bizarrement amoncelés qui en forment l'en-
c< ceinte. Un peuple entier de lapins les habite, et rend
a aux poissons innombrables de l'étang les peurs qu'on
« lui donne.
« Que cette solitude est charmante! La vaste nappe
« d'eau qu'elle présente est toute semée de petites îles
« de roseaux. Les plus grandes sont des volières rem-
a plies de toutes sortes d'oiseaux. On va aisément des
« unes aux autres par d'énormes cailloux qui sortent de
« l'eau et par de petits ponts de pierre et de bois, dis-
a tribués au hasard, les uns en arc, les autres en zigzag
«( ou en ligne droite, selon l'espace qu'ils remplissent
' CHAPITRE V. 207
« Quand les nénuphars dont les bordd de Tétang sont
«( plantés donnent leurs fleurs, il parait couronné de
« pourpre et d'écarlate, comme l'horizon des mers du
« midi quand le soleil y arrive.
<& Il faut se résoudre à revenir sur >ses pas, pour sortir
« de cette solitude, ou à franchir la chaîne de rochers
<c escarpés qui Tenvironne de toutes parts. On monte aU
« haut de ce rempart de rochers par un escalier étroit
a et rapide, qu'il a fallu creuser avec le pic, dont les
ce coups sont encore marqués. Le cabinet qu'on y trouve
« pour se reposer n'a rien que de simple ; mais il est
« assez orné par la vue d'une plaine , immense où le
« Kiang serpente au milieu des villages et des rizières,
«t Les barques innombrables dont ce grand fleuve est
<& couvert, les laboureurs épars çà et là dans les campa-
«( gnes, les voyageurs qui remplissent les chemins
c< animent ce paysage enchanté, et les montagnes cou-
ce leur d'azur, qui le terminent à Thorizon, reposent la
« vue et la récréent.
(c Quand je suis lassé de composer et d'écrire, au
^ milieu des livres de ma grande salle, je me jette
a dans une barque que je conduis moi-même, et vais
a demander des plaisirs à mon jardin. Quelquefois j'a-
c( borde à Tile de la pêche, et, muni d'un large chapeau
« de paille contre les ardeurs du soleil, je m'amuse à
<i amorcer les poissons qui se jouent dans l'eau et j'étu-
« die nos passions dans leurs méprises ; d'autres fois,
« le carquois sur l'épaule et un arc à la main, je grimpe
« au haut des rochers, et, de là, épiant en traître les
a lapins qui sortent, je les perce de mes flèches à l'en-
ce trée de leurs trous. Hélas I plus sages que nous, ils
208 l'empirb chinois.
«c craignent le péril et le fuient ; s'ils me voyaient arriver,
a aucun ne paraîtrait. Quand je me promène dans mon
« parterre, je cueille les plantes médicinales que je veux
« garder. Si une fleur me plaît, je la prends et la flaire ; si
(( une autre soufire de la soif , je l'arrose, et les voisines en
« profitent. Combien de fois des fruits bien mûrs m'ont-
« ils rendu l'appétit que la vue des mets m'avait ôté.
« Mes grenades et mes pèches ne sont pas meilleures,
« pour être cueillies de ma main; mais je leur trouve
« plus de goût, et mes amis, à qui j'en envoie, en sont
« toujours flattés. Vois-je un jeune bambou que je veux
« laisser croître, je le taille, ou je courbe ses branches
ce et les entrelace pour dégager le chemin. Le bord de
« l'eau, le fond d'un bois, la pointe d'un rocher, tout
« m'est égal pour m'asseoir. J'entre dans un cabinet
« pour voir une cigogne faire la guerre aux poissons, et
(( à peine y suis-je entré que, oubliant le dessein qui
ce m'amène, je prends mon kin* et je provoque les oi-
c< seaux d'alentour.
c( Les derniers rayons du soleil me surprennent quel-
le quefois considérant, en silence, les tendres inquiétu-
(( des d'une hirondelle pour ses petits, ou les ruses d'un
« milan pour enlever sa proie. La lune est déjà levée
« que je suis encore assis; c'est un plaisir de plus. Le
a murmure des eaux, le bruit des feuilles qu'agite le
(( vent, la beauté des cieux, me plongent dans une douce
« rêverie ; toute la nature parle à mon âme, je m'égare
(( en l'écoutant, et la nuit est déjà au milieu de sa course
« que j'arrive à peine sur le seuil de ma porte.
(1) Sorte de violon chinois.
CHAPITRE V. : 209
a Mes amis Tiennent souvent interrompre ma soli-
a tude, me lire leurs ouvrages et entendre les miens ;
a je les associe à mes amusements. Le vin égayé nos
a frugals repas, la philosophie les assaisonne, et, tandis
«c que la cour appelle la volupté, caresse la calomnie,
« forge des fers et tend des pièges, nous invoquons la
« sagesse et lui offrons nos cœurs. Mes yeux sont tou-
te jours tournés vers elle ; mais, hélas ! ses rayons ne
a m'éclairent qu'à travers mille nuages ; qu'ils se dissi-
c( peut, fût-ce par un orage, cette solitude sera pour
« moi le temple du plaisir , que dis -je ?... père, époux,
« citoyen, homme de lettres, je me dois à mille devoirs,
c( ma vie n'est pas à moi. Adieu, mon cher jardin,
« adieu ; l'amour du sang et de la patrie m'appelle à la
« ville, garde tous tes plaisirs pour dissiper bientôt mes
a nouveaux chagrins et sauver ma vertu de leurs at-
« teintes (1). »
Le jardin du palais communal de Kien-tcheou n'of-
frait pas toutes les magnificences décrites parle pinceau
de Sse-ma-kouang ; il était cependant un des plus beaux
que nous ayons rencontrés dans le Céleste Empire. Nous
y passâmes le reste de la matinée, ne pouvant nous lasser
d'admirer la patience des Chinois à exécuter, avec des
arbustes et des fragments de rochers, toutes les excen-
tricités de leur bizarre et féconde imagination.
Nous étions assis sous le portique d'une pagode en
miniature lorsque maître Ting vint nous annoncer que
l'heure du dîner était arrivée. Les principaux fonction-
naires, en riche et brillant costume, étaient déjà réunis
(1) Mémoires concernant les Chinois, 1. 11, p. 645.
12.
210 l'empihb chinois.
dans la salle ; leur abord fut des plus ^adeux et des
plus aimables. Nous nous accablâmes les uns les autres
de politesse et de courtoisie, nous in¥itant mutuellement
à prendre les places les plus honorables. Pour nœttre
fin à cette lutte d'urbanité, nous dîmes que, le.kouag-
kouan étant la maison des voyageurs, nous devions, nous
considérer oomme chez nous et traiter nos hôtes confor-
mément aux rites. Nous .assignâmes donc à chacun la
place qui convenait à son rang, rés^^vant la dernière pour
nous. Notre procédé fut gracieusement accueilli, et on
eut l'air de penser que nous n'étions pas tout à fait aussi
barbares et ineivilisés qu'on avait pu le soupçonner la
veille. Le festin fut splendide et s^rvi suivant toutes les
formalités de l'étiquette chinoise. De la part des con-
vives il n'y eut non plus rien à désirer ; ils furent d'une
telle amabilité, que nous ne pûmes douter un seul
instant de leur vif et sincère désir de nous voir partir le
lendemain.
Nous n'essayerons pas de décrire un dîner chinois ;
ce n'est pas que le sujet ne^ soit de nature à présenter
quelques particularités capables d'intéresser les Euro-
péens ^ mais ces détails sont tellement connus, que nous
craindrions trop d'abuser de la patience du lecteur.
Nous avons remarqué, d'ailleurs,, dans les Mélanges
posthumes d'Âbel Rémusat, le passage suivant, capable
de nous ôter, si nous l'avions, la fantaisie de donner
une nomenclature des mets qui nous furent servis au
palais communal de Kien-tcheou. « Il y a quelques
(c années, dit le spirituel et savant orientaliste, que les
« officiers d'une ambassade européenne, de retour de
« la Chine, où ils n'avaient pas eu trop sujet de se louer
CHAPITRE V. îii
« du saccès de leurs opérations, s'avisèrent d'offrir aux
« lecteurs de gazette la description d'un repas qui leur
« avait été donné, disaient-ils, par les mandarins de je
« ne sais quelle ville frontière. Jamais gens, à les en-
te tendre, n'avaient été mieux régalés ; la qualité des
« mets, le nombre des services, la comédie dans l'inter-
« valle, tout était soigneusement décrit et formait un
« assez bel exemple. Ceux qui lisent les vieux livres
« se souvenaient bien d'avoir vu ce festin-là quelque
<c part. Plus de cent ans avant les officiers dont nous
« parlons, certains missionnaires jésuites avaient eu
ce précisément le même repas, composé des mêmes
« sortes de mets, et servi de la même manière. Mais il
« y a beaucoup de gens pour qui tout est nouveau, et,
« quoiqu'il soit certain
Qu'un diner réchauffé ne valut jamais rien, '
« celui-là, du moins, fut trouvé bon, et le public, tou-
« jours avide de particularités de mœurs, et même de
<K détails de cuisine, ne s'embarrassa pas de savoir quels
c< avaient été les véritables dîneurs. Il prit plaisir aux
« singularités du service chinois ainsi qu'à la gravité
« avec laquelle les convives exécutent, en mangeant le
« riz, des manœuvres et des évolutions qui feraient hon-
<c neur au régiment d'infanterie le mieux instruit, y»
Depuis que M. Abel Rémusat plaisantait si agréable-
ment de ce fameux dîner chinois, il a été servi encore
bien des fois, surtout après la dernière guerre de l'An-
gleterre avec le Céleste Empire. Les nouvelles éditions
qui en ont été faites en anglais et en français ont été mal-
21 â L EMPIRE GBIN0I8.
heureusement corrigées et augmentées un peu au détri-
ment de l'exactitude. Sous prétexte que, depuis cent ans,
les Chinois auraient bien pu faire quelques nouyelles
découvertes dans Fart culinaire, on a trouvé très-piquant
de faire croire au public que leurs aliments étaient pré-
parés à l'huile de ricin, et que leurs mets les plus recher-
chés étaient des nageoires de requin, des tètes de moi-
neau, des pattes d'oie, des gésiers de poisson, des crêtes
de paon, et plusieurs autres friandises du même genre.
Il faut vraiment avoir goûté la cuisine chinoise à Canton,
à quelques pas des factoreries anglaises, pour avoir ren-
contré des mets semblables ; du reste, les Européens
nouvellement débarqués sur les côtes de la Chine,
n'ayant rien de plus pressé que de se faire inviter à quel-
que dîner chinois, dans l'espérance d'y découvrir des
choses surprenantes et extraordinaires, nous sommes
assez porté à croire que les marchands de Canton, pour
ne pas tromper leur attente, et peut-être assez malins
pour s'amuser un peu à leurs dépens, leur servent quel-
quefois des ragoûts inventés tout exprès pour la circon-
stance, et qui, probablement, n'ont jamais paru sur une
table chinoise. Les paons sont si rares en Chine que nous
n'y en avons jamais vu. Les plu mes de ces oiseaux sont
envoyées à la cour par les royaumes tributaire», et l'em-
pereur les donne, comme une grande faveur, aux plus
hauts fonctionnaires, avec le droit de les porter à leur
bonnet de cérémonie en guise de décoration. Comment
admettre, après cela, ces plats de crêtes de paon dans
les festins chinois ? Le ricin n'est pas inconnu en Chine,
on le cultive en grand dans les provinces septentriona-
les, mais on n'utilise Thuile qu'on en retire que pour
CHAPITRE V. 213
réclairage ; on est si éloigné de s^en servir pour assai-
sonner les mets, qu'un jour, nous trouvant dans une
chrétienté aux environs de Péking, et voulant en faire
prendre une légère dose à un de nos confrères qui était
malade, tous les chrétiens cherchèrent à s'y opposer,
parce que, disaient-ils, cette huile était un poison. Nous
ne nions pas, malgré cela, qu'il ne soit arrivé à des Euro-
péens de trouver à Canton des dîners à l'huile de ricin ;
mais il est évident- pour nous qu'ils ont été victimes
d'une atroce mystification, et qu'au moment même où
ils se croyaient en droit de raillerie goût extravagant des
Chinois, ceux-ci devaient bien rire de la prodigieuse
ingénuité des Européens.
On ne saurait disconvenir, pourtant, qu'un festin
vraiment chinois ne peut être qu'un tissu de bizarreries
aux yeux d'un étranger peu réfléchi et s'imaginant qu'il
ne peut exister, pour tous les peuples du monde, qu'une
seule manière de manger. Ainsi, commencer par le
dessert et finir par le potage-; boire le vin chaud et
tout fumant dans des godets en porcelaine ; se servir de
deux petites baguettes en guise de fourchette pour saisir
les mets qu'on apporte coupés, à Tavance, par menus
morceaux ; employer, au lieu de serviettes, de petits
carrés de papier soyeux et colorié dont on place une pro-
vision à côté de chaque convive et qu'un domestique
emporte à mesure qu'on s'en est servi; quitter sa place,
dans l'intervalle des services, pour fumer ou se distraire
un peu ; élever les baguettes à la hauteur du front et
les placer horizontalement sur sa tasse pour annoncer
à la compagnie ^u'on a fini de dîner ; voilà autant de
particularités capables d'exciter la curiosité des Euro-
^^^•n<;. L«$ Chinois, de leur côté, ne reyîennent pas de
i/^iT ^^cLoemeot quand ils nous Toient à taUe, et ils se
i9/.mi.>iefii comment il peat se faire qae noos ayons l'n-
^a^«f je boire froid, et d'où nous est Tenue Tidée, si
^;}p::ièreet si extrayagante, de nous servir d'un trident
^•^r porter notre nourriture à notre bouche, ao risque de
i^^«$ percer les lèvres et de nous crever les yeux. Us trou-
wot fort drôle qu'on nous serve des noix et des amandes
avec leur coque, et que les domestiques ne se donnent
pas la peine de peler les fruits et de désosser la viande.
Eux, qui ne sont pas, en générai, très-difBciles sur la
nature de leurs aliments, et qui savourent avec délices
des fritures devers à soie et des compotes de têtards, ne
peuvent rien comprendre à la prédilection de nos gour-
mets pour un faisan avancé ou pour un fromage qui a
souvent, sur table, toutes les allures d'un être vivant et
animé.
Un jour, à Macao, nous avions l'homieur d'être assis
à la table d'un représentant d'une puissance européenne.
On avait servi un magnifique plat de bécassines ; mais,
quelle déception 1 quels regrets 1 le Vatel chinois avait
osé arracher les entrailles à ces incomparables volatiles.
11 ne savait pas, le malheureux, que la bécassine recèle
dans ses flancs un précieux trésor de saveur et de par-
Tum. On le força de comparaître devant les arbitres du
goût, qui le reçurent avec des regards courroucés. Il fut
tout ébahi en apprenant qu'il venait de commettre un
crime culinaire qui ne lui serait pas pardonné une se-
iH>ndo fois... 11 est inutile d'ajouter que, quelques jours
;iprès, le cuisinier ne manqua pas de servir à son maître,
dans leur parfaite intégrité, des oiseaux qui n'étaient pas
GHAMTSB T. ±tl
desbécasanes. Delày nomreaa ooomMix et démi«i«^.«
du pauvre Chinois^ déaespénuit d*eicroer soo art d'uoe
manière conforme aaxétoQoaiitea IniarTenes des Occi-
dentaux.
Tous les habitants dn Céleste Empire, sans exœptîoo,
ont une aptitude remarqualde pour les prépantâoosxQ-
Imaires. Si Ton a besoin d'an cmsimer, c'est la chose
la plus facile du monde à se procorer ; on n'a qo a
prendre le premier Chinois venn, et, après qnelqaes
jours d'exercice, il s'acquitte menreilleosement bieode
ses fonctions. Ce qui étonne le plus , c'est TexcessÎTe
simplicité de leurs moyens ; une seule marmite en fer
leur suffit pourexécuterpromptement les combinaisons
les plus difficiles. Les mandarins sont, en généraly
gourmands, et poussent assez loin le luxe et les raffine-
ments de la table. Us ont à leur service descuiâniers de
profession qui possèdent une foule de recettes et de se-
crets pour déguiser les mets et changer leur saveurnatu-
relie. Quand ils veulent se piquer d'amour-propre, il
leur arrive de faire de véritables tours de force. Le cui-
sinier de Kien-tcheou nous donna des preuves inoontes-
tablesde son talent, etson dîner mérita les éloges de tous
les convives.
Durant la journée tout entière, les mandarins de
Kien-tcheou se montrèrent irréprochables ; aussi, le
lendemain, leur donnâmes-nous la satisfaction de nous
voir partir. Nous nous quittâmes, à ce qu'il parut, fort
bons amis, mais sans nous dire au revoir.
Les chemins que nous parcourûmes étaient ^^^^^^^t
valoir ceux qu'on rencontre aux environsde ic \^^^
tou-fou. En Chine, le système routier est
kU
»n? sont,
IMns
.f^'%^ -.. r> =*- TTai?f«Es yaniiat où
n.::«j^ ^--«^.uef?' e t.-i&r io champs
. '"^ n «s^ar & xi^erç les foo-
--.-c^î--- ft ^■?«:u..cfw&Sîroo rea-
-tci \âiujijiistratkiii n*a pas
d u ^Mtu ^ est obUgé de se dé-
^' lu. ^^ôaaÀremeaà^ od troare
r-*.i«^ai m -«an'jHMrsiC sur II» bofils et
- ^ c T»-«iifr cî^ n>^»-^ffar$ sar leurs
•ic^^ . .t rf4« B:aituii>iai^ porte saaveni
r r..o..*Ltc ULk Itr :3l^ie»'l fiS tOQ-
• .? . • M .u;ir*-Kifr^ i ^ ivrùi: ies mes
.a il x: ii:ïMit2t( r?iai: i isifïr. Oa
> * 1^ .-t-îs i u-»s^a«wiifiqucs.
N^.^ » ,;.rt 4 m >w«ifr«n|Mre à
^ ^:, iuu^- i a iiciœ Jtewpges ei
....sbuui^ :v^*r«tti^ pandioses
,^^. ^.n.a >a: ii^ ^««tie tartare
,. , .^ .«i^.iimir.^CiertiafaTonse
:b$ariiiesoDtété
GHAPITRB V. 217
abattus, les dalles enleyées et le terrain annexé aux
champs voisins. Avec le système de pillage qui règne
aujourd'hui universellement dans tout Fempire, ce qui
nous a le plus étonnés, c'est d'avoir trouvé encore un
arbre debout et une dalle en place. Les canaux ont
eu moins à souffrir, et on voit que le gouvernement s'est
un peu occupé de leur conservation. Cependant ils se
dégradent de jour en jour ; le fameux canal impérial,
qui traverse l'empire du nord au sud, est à sec la plu-
part du temps, et ne sert guère qu'à transporter à Péking
le tribut en nature et les céréales destinées à alimenter
les greniers publics. Nous aurons occasion d'en parler
ailleurs avec quelques détails.
A une journée de Kien-tcheou, le sol devient mon-
tueux, très-accidenté, et la campagne moins belle et
moins riche. L'aspect de la population n'est pas non
plus le même ; l'extérieur est plus rude, plus grossier,
et les. manières sont moins polies. Le délabrement des
fermes et la malpropreté des villages témoignent que les
habitants de ces contrées ne vivent pas dans une grande
aisance. Ces montagnes pourtant n'ont rien de sauvage
ni de repoussant ; leurs sommets sont couronnés de
forêts , et les coteaux et les vallons présentent à la vue
d'abondantes moissons de kao-leang, de maïs, de cannes
à sucre et de tabac. Le kao-leang, variété de Yholcus
sorghum^ dont on ne fait en France que des balais, est
cultivé en grand et avec soin dans plusieurs provinces
de la Chine. Il obtient un développement prodigieux ;
ses hautes tiges sont assez solides et d'assez forte dimen-
sion pour être utilisées avec avantage dans la construc-
tion des fermes et des clôtures ; les épis fournissent une
I. is ~
218 L^BMPIRE CHINOIS.
quantité considérable de gros grains que les pauvres
mangent en guise de riz, et dont on obtient aussi, par
la distillation, une eau-de-vie très-alcoolisée. Les Chi-
nois attachent, en général, peu dUmportance à la culture
du maïs, aussi est-il presque partout de médiocre qua-
lité. On cueille les épis avant leur complète maturité
et quand ils sont encore laiteux ; on les dévore ainsi,
après leur avoir fait subir une légère torréfaction. Le
sucre est très-commun en Chine et son prix peu élevé;
on le retire de la canne, dont on fait d'abondantes récol-
tes dans les provinces méridionales. Les Chinois ne
savent pas ou ne veulent pas l'épurer et lui donner cette
blancheur et ce brillant qu'il acquiert dans les raffine-
ries européennes ; les fabriques le livrent au commerce
à l'état de cassonade, ou simplement cristallisé. La cul-
ture du tabac est immense ; cette plante, aujourd'hui
si répandue sur toute la surface du globe, et d'un usage
si universel chez tous les peuples, même parmi ceux
qui ont le moins de contact avec les nations civilisées,
n'a été, dit-on, connue en Chine que dans ces derniers
temps. On prétend qu'elle a été importée dans l'enfipire
du Milieu par les Mantchous, et que les Chinois furent
fort surpris quand ils virent, pour la première fois, ces
conquérants, aspirant le feu par de longs tubes et nian-
géant la fumée. 11 en a coûté fort peu aux Chinois de
se faire fumivores. Ils ont adopté avec enthousiasme,
avec fureur même, l'usage de cette plante que les Mant-
chous, par une étrange coïncidence, nomment, dans
leur langue, tambakouy et que les Chinois désignent
tout simplement par le mot fumée. Ainsi ils culti-
vent dans leurs champs la feuille de fumée ; ils man-
CHAPITRE V. 219
gent la fumée, et leur pipe s'appelle tuyau à fumée.
L'usage du tabac est devenu universel dans tout
l'empire; hommes, femmes, enfants, tout le monde
fume, et cela presque sans discontinuer. On vaque à
ses occupations, on travaille, on va, on vient, on che-
vauche, on écrit, on cultive les champs avec la pipe à la
bouche. Pendant les repas, si Ton s'interrompt un in-
stant, c'est pour fumer; pendant la nuit, si Ton s'éveille,
on allume sa pipe. On comprend combien doit être im-
portante la culture du tabac dans un pays qui doit en
fournir à trois cents millions d'individus, sans compter
les nombreuses tribus de la Tartarie et du Thibet, qui
viennent s'approvisionner sur les marchés chinois. La
culture du tabac est entièrement libre, chacun a le droit
d'en faire venir en plein champ et dans les jardins, en
aussi grande quantité qu'il lui plaît, puis de le vendre
en gros ou en détail, comme il l'entend, sans que le
gouvernement s'en occupe ou que le fisc intervienne le
moins du monde. Le tabac le plus renommé est celui
qu'on récolte dans le Léao-tong en Mantchourie et dans
la province du Sse-tchouen. Les feuilles, avant d'être
livrées au commerce, subissent diverses préparations,
suivant les localités. Dans le midi on a l'habitude de les
couper par filaments extrêmement déliés ; les habitants
du nord se contentent de les dessécher, puis de les
broyer grossièrement et d'en bourrer ainsi les pipes.
Les priseurs sont généralement moins nombreux en
Chine que les fumeurs ; le tabac en poudre, ou, selon le
langage chinois, la fumée pour le nez, n'est guère en
usage que chez les Tartares mantchous et mongols, et
parmi la classe des lettrés et des mandarins. Les Tartares
220 l'empire chinois.
sont de véritables amateurs ; le tabac à priser est pour
eux l'objet d'une préoccupation sérieuse, ils en raffolent.
Pour l'aristocratie chinoise, ce n'est au contraire qu'un
luxe, une fantaisie, un genre qu'on aime à se donner.
L'usage de priser a été introduit en Chine par les anciens
missionnaires qui résidaient à la cour. Ils recevaient du
tabac d'Europe pour leurs besoins particuliers. Quelques
mandarins essayèrent d'en prendre et le trouvèrent bon.
Peu à peu l'usage s'en répandit, tous les gens comme
il faut voulurent se mettre à la mode et flairer de la
fumée pour le nez. Aussi Péking est encore le pays par
excellence des priseurs. Les premiers débitants furent
des chrétiens qui firent des fortunes fabuleuses. Le tabac
français était celui qu'on estimait le plus, et, comme il
arrivait, à cette époque, ayant pour timbre l'ancien
écusson aux trois fleurs de lis, cette marque n'a pas été
oubliée, et, chose singulière, aujourd'hui encore les trois
fleurs de lis sont, à Péking, la seule enseigne d'un débit
de tabac.
Depuis longtemps les Chinois manufacturent eux-
mêmes le tabac à priser ; mais leurs produits, auxquels
ils ne font subir aucune fermentation, ne valent pas
grand' chose. Ils se contentent de pulvériser les feuilles,
de tamiser la poudre jusqu'à ce qu'elle obtienne la
finesse de la farine, «t de la parfumer ensuite avec des
fleurs ou des essences. Les tabatières chinoises sont de
toutes petites fioles, en cristal, en porcelaine, ou en
pierres précieuses , elles sont quelquefois ciselées avec
goût et de forme très-élégante ; il en est dont le prix est
extrêmement élevé ; à leur bouchon est adaptée une
petite spatule en ivoire ou en argent, qui entre dans la
CHAPITRE V. 221
fiole et dont on se sert pour retirer et prendre la prise.
Le soleil n'était pas encore couché quand nous arri-
vâmes à Tchoung-king, ville de premier ordre, et, après
Tching-tou-fou, la plus importante delà province du
Sse-tchouen ; elle est favorablement située sur la rive
gauche du fleuve Bleu. Sur le bord opposé, et en face de
Tchonng-king, est une autre grande ville, qui pourrait
n'en faire qu'une avec la première, si le fleuve qui les
sépare n'était pas d'une largeur si considérable. Ce point
est un grand centre de commerce où affluent les mar-
chandises des diverses provinces de l'empire.
Il y a à Tchoung-king une nombreuse et florissante
chrétienté. L'ambassadeur Ki-chan, le vice-roi Pao-hing
et plusieurs mandarins nous en avaient déjà prévenus.
Aussi nous attendions-nous à recevoir la visite des prin-
cipaux chrétiens de l'endroit, qui ne pouvaient manquer
d'être instruits de notre passage ; cependant personne ne
parut. Le soir, nous en exprimâmes notre étonnement à
maître Ting. Il nous répondit que, à la vérité, un grand
nombre de personnes s'étaient présentées pour nous voir,
mais qu'on ne leur avait pas permis d'entrer, parce que
c'étaient des hommes du peuple, ne portant pas le cos-
tume de cérémonie et ayant l'air fort ennuyeux. — Us
ont bien assuré, ajouta-t-il, qu'ils étaient de votre illus-
tre et sublime religion, qu'ils adoraient le Seigneur du
ciel ; mais on ne l'a pas cru. 11 y avait eu certainement
de la malveillance de la part des gardiens du palais
communal ; nous ne voulûmes pas nous plaindre ce-
pendant, parce que, en apparence du moins, ils étaient
dans leur droit. Afin de nous mettre à l'abri des impor-
tunités incessantes de la foule et des visiteurs, il avait
été co u f c n u que, pour être admis à nous rendre TÎsite
dans le palais oommonal, il faudrait obserrerles rites
prescrits ponr les récqytîons officielles et d^étiqaette. On
trmnre dans les 3Êélange$ de littérature orientale de
IL Abel Rénrasat quelques détails assez exacts sur la
manière cérémoniense dont se font les lisites esa Chine.
Us ont été empruntés d'un manuscrit chinois de la Bi-
bliothèque impériale ( i ).
« On parie souvent de la dvilité chinoise, des forma-
« lités qu'elle impose à chaque instant et des formules
« qu'elle prescrit dans les moindres occasions. On a dit,
< et la chose est Traie jusqu'à un certain point, qu'il y
« avait une langue qui lui était o(Misacrée, et qu'une con-
c Tersation entre hommes qui ne sont pas liés d'amitié
c n'était qu'un dialogue convenu, dont chacun répétait
c par cœur sa partie ; mais les échantillons de ce style de
< politesse, qu'on a insérés dans quelques relations, sont
« peu exacts ou mal explicpiés. Ce que Fourmont en a
« donné d'après le P. Varo est rempli d'erreurs. Quoi-
« qu'on sache bien, en général, ce que sont ces formes
a de parler exagérées qui, chez les vieux peuples, sem-
« blent le produit d*un long usage de la vie sociale, il
a est encore curieux de voir, dans les détails, jusqu'où
« peuvent conduire ces raffinements d'urbanité, par les-
a quels chacun cherche à faire briller son savoir-vivre,
a Pour juger les Chinois sous ce rapport, il faut que les
a expressions dont ils font usage soient traduites littéra-
a lement, et c'est ce qui n'a pas encore été tenté. U
a pourra donc être agréable à ceux qui aiment à compa-
(1) Mélanges posthumes, p. 362 et guiv.
CHAPITRE V. 22:^
« rer le génie des peuples d'avoir l'interprétation exacte
« d'une conversation chinoise. Je crois utile de parler
« auparavant de quelques principes généraux sur les vi-
ce sites. Une matière de cette importance mérite bien
<c d'être traitée méthodiquement.
« On se fait celer à la Chine comme en Europe, c'est-
a à-dire qu'on se dérobe à la foule des visiteurs, en leur
« envoyant dire qu'on n'est pas chez soi, sans se soucier
« de le leur faire croire. On ne craint pas même de se
ce dire indisposé, accablé de travail, hors d'état de
« recevoir ; les domestiques sont chargés dans ce
c< cas, de prendre les billets de visite qu'on apporte et de
« demander les adresses, pour que leur maître puisse,
« dans l'espace de quelques jours, rendre les visites
c< qu'il n'a pas reçues. Dans un roman chinois, trois
« lettrés sont ensemble à se divertir en buvant du vin
c( chaud et en composant des vers ; on annonce un vieux
« mandarin intrigant et d'un commerce ennuyeux et
« désagréable. — Imbécile, dit le maître à son domes-
« tique, pourquoi ne lui as-tu pas dit que je n'y étais
« pas? — Je le lui ai assuré, répond le domestique,
a mais il a vu les palanquins de ces deux nobles visiteurs
a devant la porte, et il a connu par là que vous étiez
«ici... Le maître se lève, prend son bonnet de céré-
« monie, court avec un empressement forcé au-devant
c< de cet hôte importun, et le comble de politesses af-
« fectueuses, sur lesquelles les deux autres lettrés, qui
a le détestent, renchérissent encore. On croirait à peine
« que cette scène, qui est peinte assez naïvement, se
« passe à 104 degrés du méridien de Paris.
« Celui qui veut rendre une visite doit, quelques
224 l'empiré chinois.
« heures auparavant, envoyer, par son domestique, nn
« billet à la personne qu'il a dessein de voir, tant pour
a s'informer si elle est chez elle que pour l'inviter à ne
« pas sortir si elle a loisir d'accepter la visite : c'est une
« marque de déférence et de fespect pour ceux que l'on
« veut aller voir chez eux. Le billet est une feuille de
a papier rouge, plus ou moins grande, suivant le rang
ce et la dignité des personnes, et le degré de respect
« qu'on désire leur témoigner. Ce papier est aussi plié
« en plus ou moins de doubles et l'on n'écrit que quel-
« ques mots sur la seconde page, par exemple : Votre
« disciple ou votre frère cadet, un tel, est venu pour
a baisser la tête jusqu'à terre devant vous, et vous offrir
« ses respects... Cette phrase est écrite en gros caractè-
c( res, quand on veut mêler à l'expression de sa politesse
c( un certain air de grandeur ; mais les caractères dimi-
a nuent et deviennent petits à proportion de l'intérêt
« qu'on peut avoir à se montrer véritablement humble
« et respectueux.
« Ce billet étant remis au portier, si le maître accepte
« la visite, il répondra verbalement : 11 me fait plaisir,
« je le prie de venir.. . S'il est occupé, ou s'il a quelque
« raison pour ne pas recevoir la visite, la réponse est :
<( Je lui suis fort obligé, je le remercie de la peine qu'il
a veut prendre... Mais si par hasard, le visiteur est un
« supérieur, alors on ne manque pas de dire : Monsei-
« gneur me fait un honneur que je n'eusse pas osé
« espérer... A la Chine, on n'a pas coutume de refuser
c( ces sortes de visites.
« Si l'on n'a pas reçu de billet qui annonce la visite,
c( ce qui ne peut avoir lieu ^'à l'égard des inférieurs.
CHAPITRE V. 225
« OU des gens du commun, ou dans le cas d'affaires pres-
« sées, on peut prier le visiteur d^attendre, en lui rendant
« compte de l'occupation qui vous retient un moment.
« Par exemple, le domestique qui reçoit l'étranger lui
<c dira : Mon maître tous prie de vous asseoir un instant,
« il achève de se peigner et de faire sa toilette... Mais, si
c< l'on a été prévenu par billet, on doit prendre de beaux
« habits, et se tenir prêt à recevoir son hôte à la porte
« de la maison, ou à la descente de son palanquin, et lui
« dire d'abord : Je vous prie d'entrer... On a soin d'ou-
«c vrir les deux battants de la porte du milieu ; car il y
a aurait de l'impolitesse à laisser entrer ou sortir par
<( les portes latérales. Les grands se font porter dans
a leurs palanquins ou entrent à cheval jusqu'au pied
« de l'escalier qui conduit à la salle des hôtes. Le maî-
« tre de la maison les reçoit en se mettant à leur droite,
« puis il passe à leur gauche en leur disant : Je vous
« prie d'aller de vaut... et il les accompagne en se tenant
<x un peu en arrière.
« Dans la salle des hôtes, des sièges doivent être pré-
ce parés et rangés» sur deux lignes parallèles, l'un devant
(( l'autre. En y entrant, on commence, dès le bas delà
<K salle, à faire la révérence, c'est-à-dire qu'on s'incline
« à côté de son hôte, et un pas en arrière, jusqu'à ce
a que les mains, qu'on tient l'une dans l'autre, touchent
« à terre. Dans les provinces du midi de la Chine, le
a côté du sud est le plus honorable ; c'est le contraire
« dans celles du nord. On pense bien qu'il faut, suivant
« la province, céder le côté le plus honorable à son hôte.
a Celui-ci, par une ingénieuse courtoisie, peut, en deux
c( mots, changer l'état des choses, et dire, si on l'a placé
18.
226 l'empirb chinois.
c< du côté du midi : Pc-K, c'est ici la cérémonie du pays
« du nord. .. Ce qui signi6e : J'espère qu'en me mettant
<c au midi, vous m'assignez la place la moins distin-
c( guée... Mais le maître de la maison s'empresse de ré-
« tablir la situation convenable en disant : Nan-li, point
« du tout, seigneur, c'est la cérémonie du midi, et vous
c( êtes à la place où vous devez être.
« Souvent le visiteur affecte de prendre le côté le
« moins honorable, alors le maître de la maison s'excuse
a en disant : Je n'oserais... ; et, passant devant son hôte
a en le regardant toujours, et ayant soin de ne pas lui
a tourner le dos, il va se mettre à la place convenable,
« et un peu en arrière ; c'est alors que tous deux font, en
a même temps, là révérence. Si plusieurs personnes
<K font une visite ensemble, ou si le maître a quelque
« parent qui demeure avec lui',- on répète la révérence
« autant de fois qu'il y a de personnes à saluer. Ce ma-
« nége dure alors assez longtemps, et, tant qu'il
ic dure, on ne se dit autre chose que pou-kan^ pou-katij
« je n'oserais.
« Une politesse que l'on doit aux grands, et qui ne
« déplaît pas aux personnes d'une condition moyenne
« quand on en use avec elles, c'est de couvrir les chaises
« de petits tapis faits exprès ; alors on se fait réciproque-
« ment de nouvelles façons. On refuse de prendre le
« premier fauteuil, pendant que le maître insiste pour
« qu'on l'accepte ; celui-ci feint de l'essuyer avec le pan
a de sa robe, et l'étranger fait le même honneur au fau-
te teuil qui doit être occupé par le maître. Enfin on fait
« la révérence à la chaise avant de s'asseoir, et l'on
« ne prend sa place qu'après avoir épuisé toutes les
CBAPITRE V. 247
« ressources de la civilité et de la bonne éducation.
« A peine est -on assis, que les domestiques appor-
« tent le thé ; les tasses de porcelaine sont rangées sur un
« plateaude bois vernis. Chez les gens riches, on ne se sert
c( pas de théière ; mais la quantité de thé nécessaire est
c( mise au fond de la tasse, et Feau bouillante versée par-
ce dessus. LMnfusion est très-parfumée, mais on la
« prend sans sucre. Le maître de la maison s'approche
« des plus considérables de ses hôtes, et leur dit, en tou-
a chant le plateau : Tsing-tcha^ je vous invite à prendre
« le thé...; alors tout le monde s'avance pour prendre
<x chacun sa tasse. Le maître en prend une avec les deux
« mains, et la présente au premier de la compagnie, qui
c< la reçoit de même avec les deux mains. Les autres af-
(( fectent de ne prendre les tasses et de ne boire qu'en-
« semble, quoiqu'on s'invite, par signes, les uns les au-
« très, à commencer. Quand tout le monde est servi de
« cette manière, celui ou ceux qui sont venus en visite,
« tenant leur tasse avec les deux mains, et demeurant
c( assis, se courbent en la portant jusqu'à terre. 11 faut
« bien prendre garde alors de répandre la moindre
« goutte de thé; cela serait fort incivil ; et, pour empé-
« cher que cela n'arrive, on a soin de ne remplir les tas-
ce ses qu'à moitié. La manière la plus honnête de servir
t< le thé est de joindre à la tasse un petit morceau de
m confiture sèche et une petite cuiller, qui n'est qu'à cet
« usage. Les invités boivent le thé à plusieurs reprises
a et fort lentement, quoique tous ensemble, pour être
<x prêts à reposer la tasse sur le plateau tous à la fois.
« Quelque chaude qu'elle soit, on doit plutôt souffrir de
« se brûler les doigts que de faire ou de dire rien qui
228 L FMP1BB CHINOIS.
« puisse troubler la bienséance et Tordre des ciTilités.
« Dans les grandes chaleurs, le maître prend son éven-
« tail après que le thé est bu, et, le tenant ayec les deux
<f mains, il fait une inclination à la compagnie, en di-
a sant : Tsing-chen^ je tous invite à vous servir de vos
« éventails... Chacun alors prend son éventail ; il serait
« impoli de ne pas en avoir avec soi, parce qu'on serait
« cause qu'aucun ne voudrait en faire usage.
a La conversation doit toujours commencer par des
« choses indifférentes, ou même insignifiantes ; et ce
a n'est pas là, sans doute, la condition du cérémonial la
« plus difficile à remplir. Communément les Chinois
« sont deux heures à dire des riens, et, vers la fin de la
« visite, ils exposent, en trois mots, l'affaire qui les
« amène. Le visiteur se lève le premier, et dit quelque-
« fois : 11 y a longtemps que je vous ennuie... De tous
<c les compliments que se font les Chinois, celui-là, sans
« doute, est celui qui approche le plus souvent de la
a vérité.
a Avant de sertir de la salle on fait une révérence de
« la même manière qu'en arrivant. Le maître reconduit
« son hôte en se tenant à sa gauche, et un peu en arrière,
<ic et le suit jusqu'à son palanquin ou à son cheval ; avant
a de monter, l'étranger supplie le maître de le laisser,
<c et de ne pas assister à une action qui n'est pas assez
« respectueuse ; mais l'autre se contente de se re-
« tournera demi, comme pour ne pas le voir. Quand
« l'étranger est remonté à cheval ou que les porteurs
a ont soulevé les bâtons de son palanquin, il dit adieu,
a tsing4eaoy et on lui rend cette courtoisie, qui est la
c( dernière de toutes.
CHAPITRE V. 229
a Tel est Tordre invariable usité dans les visites en-
« tre gens d'une condition presque égale ; on sait bien
c< qu'il doit se modifier suivant une foule de circonstances
« particulières, telles que le rang, les emplois, l'âge,
a l'illustration personnelle, etc. On pourrait faire un
« volume de tout cela, et l'on pense bien que les Chinois
c( n'y ont pas manqué. Au reste, il est plus aisé d'être
c< plus poli à la Chine qu'ailleurs, précisément parce que
jK la politesse y est mieux déterminée, que les règles en
c( sont plus constantes, et que chacun sait toujours,
<i dans une position donnée, ce qu'il doit faire et dire.
« C'est une grande gêne, sans doute, mais cçtte gène a
(c bien sa commodité. »
Le degré d'étiquette que nous avions adopté, d'après
le conseil du vice-roi, prescrivait aux visiteurs d'en-
voyer, par avance, un billet de grande dimension, et de
se présenter en grande tenue quand ils étaient admis.
Par ce moyen nous pouvions nous soustraire, en toute
liberté, aux visites des importuns, sans qu'on pût nous
taxer d'impolitesse. Nous fûmes peines, cependant, de
voir que cette mesure éloignait de nous les chrétiens,
qu'on se gardait bien d'avertir des conditions exigées
pour être reçus. Nous exprimâmes à maître Ting com-
bien nous serions heureux de voir les adorateurs du
Seigneur du ciel, et nous le priâmes de mettre, à l'avenir,
un peu de bonne volonté pour les faire arriver jusqu'à
nous ; mais, comme nous pouvions peu compter sur
son empressement à nous obliger en cela, nous es-
sayâmes de prendre, de notre côté, quelques mesures
efficaces.
La nuit que nous passâmes à Tchoung-king fut mar-
230 L EMPIRE CHINOIS.
quée par un incident bizarre, fantastique, et dont ]e récit
pourra ressembler un peu à un conte de revenant.
Nous déclarons donc, par avance, que ce n'est pas un
conte et que nous n^ avons été le jouet d^ aucune halluci-
nation. Nous étions dans notre chambre, dormant d'un
sommeil profond, lorsqu'il nous sembla entendre,
comme dans un rêve, un bruit sonore et cadencé qui
se promenait, par intervalles, dans les cours, dans les
jardins et dans les divers appartements du palais com-
munal. Ce bruit paraissait tantôt venir de fort loin et
tantôt être dans notre chambre. Il nous semblait aussi
entendre sur les nattes de bambou de légers craquements,
comme les pas de quelqu*un qui marche avec précau-
tion pour ne pas être entendu ; quelquefois nous étions
comme au milieu d'une grande illumination, puis les
ténèbres revenaient tout à coup, et une voix, qui se pen-
chait à notre oreille, articulait quelques mots dont nous
ne pouvions comprendre le sens, et le bruit sonore et
cadencé s'éloignait de nouveau pour se rapprocher
encore. Nous étions toujours profondément endormis, et
pourtant nous avions le sentiment qu'un cauchemar
nous tenait oppressés; car, malgré tous nos efforts, il
nous était impossible de nous remuer, d'ouvrir les yeux,
ni de proférer une parole. Enfin nous sentîmes comme
un coup sur l'épaule, et, après une violente secousse qui
nous réveilla en sursaut, nous nous trouvâmes envi-
ronnés d'une lumière éblouissante et en face d'une figure
hideuse, qui se mit à rire et nous montra ses dents lon-
gues et jaunies. Le spectre allongea son bras nu et dé-
charné, et nous présenta d'un air grave un papier écrit
en caractères européens. Nous fîmes instinctivement un
CHAPITRE V. 231
mouvement en arrière pour nous rapprocher du mur,
car nous ne comprenions pas trop encore où nous étions.
Le spectre se mit à rire de nouveau, retira son bras,
prit de la main gauche le flambeau qu'il tenait dans la
droite, et fit un grand signe de croix. Nos yeux en étant
Vénus au point de distinguer un peu plus clairement les
objets, nous vîmes que nous avions affaire à un vérita-
We Chinois, fort laid, bizarrement coiffé, ôt nu jusqu'à
la ceinture. Quand il s'aperçut que nous étions parfaite-
ment réveillés, il se baissa vers nous, et nous dit, à voix
basse, qu'il était chrétien, et qu'il nous apportait une
lettre de monseigneur de Sinite, coadjuteur du vi-
caire apostolique de la province du Sse-tchouen. Le
Chinois alluma une lampe sur une petite table à côté
du lit ; nous décachetâmes cette lettre qui nous par-
venait d'une manière si fantasmagorique, et, pendant
que nous lisions, notre chrétien s'éloigna, et se mit à
parcourir le palais communal, en frappant de tfemps en
temps sur un morceau de bambou. Cet homme rem-
plissait les fonctions de veilleur de nuit.
Monseigneur Desflèches, évêque de Sinite, que nous
avions connu à Macao, en 1 839, avait sa résidence dans la
ville même de Tchoung-king. Après nous avoir exprimé
ses regrets de ne pouvoir sortir de la retraite où il vivait
caché, pour venir embrasser des compatriotes, il nous
donnait des détails sur les persécutions qui ne cessaient
de désoler les chrétiens, malgré les édits de liberté re-
ligieuse obtenus par l'ambassade française. Sa Gran-
deur nous signalait que, dans Tchang-tcheou-hien, ville
de troisième ordre, où nous devions passer dans quel-
ques jours, le premier magistrat de la ville venait de
2.^â l' EMPIRE CHINOIS.
faire emprisonner trois chrétiens. 11 nous donnait, sur
cette affaire, tous les renseignements nécessaires pour
pouvoir faire des réclamations lorsque nous serions ar-
rivés sur les lieux. Le chrétien qui nous avait remis
cette lettre avait eu soin de déposer sur la table, à côté
du lit, une écritoire, une plume et du papier. Nous ré-
pondîmes immédiatement à monseigneur Desflèches,
pour lui donner l'assurance que nous ferions tout ce
qui dépendrait de nous pour obtenir la liberté de ses
cbers prisonniers. Nous profitâmes en même temps de
cette occasion pour le prier d'avertir les chrétiens qui
voudraient nous voir de se présenter au palais commu-
nal, en se conformant aux prescriptions des rites.
Nous écrivions cette lettre le cœur oppressé d'une
tristesse indicible. Un missionnaire, un Français, un
ami que nous avions connu autrefois et que nous n'a-
vions pas revu depuis si longtemps, se trouvait à quel-
ques pas de nous, et nous ne pouvions pas nous réunir
et tomber dans les bras l'un de l'autre, et nous entre-
tenir un instant de ces choses qui font vibrer Pâme du
missionnaire, des souffrances des chrétiens, des épreu-
ves des prédicateurs de l'Evangile, de la patrie, de
la France dont nous n'avions aucune nouvelle depuis
trois ans. Une consolation si douce nous était inter-
dite ; et nous en étions réduits à nous écrire quelques
Ugnes, au milieu de la nuit, à la hâte et furtivement.
Dans la vie des missions, la faim, la soif, les intempéries
des saisons, toutes les tortures du corps, ne sont rien en
comparaison de ces souffrances morales, de ces priva-
tions du cœur, auxquelles il est si difficile de s'accou-
tumer.
CHAPITRE V. 233
Pendant que nous faisions, en contrebande, cette
singulière correspondance, notre rusé chrétien conti-
nuait toujours sa ronde dans les divers quartiers du
palais communal, sans oublier de frapper, de temps
en temps, sur son instrument de bambou, les veilles de
la nuit. Quand la lettre fut terminée, il la prit, la cacha
avec soin dans les plis de sa ceinture, et se remit tran-
quillement à sa manœuvre.
Les Chinois ont toujours à leur disposition, pour
toutes les circonstances, un trésor inépuisable de ruses
et de supercheries. Les chrétiens de Tchoung*king,
voulant nous faire parvenir en secret la lettre de mon-
seigneur Desflèches, avaient imaginé de s'introduire de
nuit dans le palais communal. L'un d'eux, pauvre ar-
tisan, ne pouvant, par sa position sociale, exciter aucun
soupçon, se présenta aux gardiens en qualité de veilleur
de nuit, ayant soin de demander un salaire bien inférieur
à celui qu'on donne ordinairement aux gens qui exercent
ce genre d'industrie. Son offre fut acceptée à la grande
satisfaction des chrétiens de Tchoung-king, qui durent
se trouver heureux de nous faire parvenir leur lettre, et
peut-être un peu aussi d'avoir pu jouer un tour à la po-
lice ; car les Chinois ne sont pas tout à fait insensibles à
cette singulière jouissance des vieux peuples civilisés.
Les gardiens de nuit sont très à la mode dans toutes
les provinces de la Chine ; ils sont surtout régulièrement
employés dans les pagodes, les tribunaux et les hôtel-
leries ; les riches particuliers en ont aussi à leur service.
Ces hommes sont obligés de se promener pendant toute
la nuit, dans les endroits confiés à leur vigilance, et de
faire du bruit en frappant, par intervalles, sur un tam-
234 L EMPIRE GHIHOfS.
tam OU sur un instrument de bambou. Ce bruit a pour
but d'avertir poliment les voleurs qu'on se tient sur ses
gardes, et que, par conséquent, le moment n'est pas fa-
vorable pour percer les murs ou enfoncer les portes.
Dans certaines villes l'administration entretient aussi
des veilleurs de nuit, organisés en patrouille, pour
parcourir les rues, maintenir la tranquillité publique, et
avertir les citoyens de prévenir les incendies. Ils s'ar-
rêtent un instant dans les divers quartiers, et, après
avoir fait résonner trois fois leur tam-tam de bronze,
on les entend crier à l'unisscm : Um-chan^ lou-hia^ siao-
sin-ho^ c'est-à-dire : au rez-de-cbaussée et à l'étage su-
périeur, qu'on prenne garde au feu.
Les incendies sont très-fréquents en Chine, surtout
dans les provinces méridionales où les maisons sont, en
grande partie, construites en bois. L'usage de fumer
continuellement, et d'avoir presque toujours du feu
pour la préparation du thé, doit être une cause de nom-
breux accidents ; on est même étonné qu'ils ne soient
pas plus multipliés lorsqu'on a vécu quelque temps
parmi les Chinois, et qu'on a été témoin du désordre qui
règne dans leurs maisons et de leur peu de précaution.
Quand un incendie s'est déclaré quelque part, ce qu'on
appréhende le plus, ce sont les voleurs; ils accourent
aussitôt de toutes parts, sous prétexte d'éteindre le feu,
augmentent à dessein la confusion, s'introduisent par-
tout, et enlèvent à leur profit tout ce qu'ils ont l'air de
vouloir arracher aux flammes. C'est un véritable pil-
lage ; aussi, le premier soin de ceux qui sont victimes
d'un incendie, c'est d'empêcher le public de venir au
secours. On s'empresse de déménager comme on peut, et
CHAPITRE V. 23»
de faire dans la maison le vide le plus complet. Les voi-
sins de l'incendie sont obligés d'en faire antant, car les
pillards, sous prétexte d'arrêter les progrès du feu, se
hâtent de démanteler les maisons et d'emporter les ma-
tériaux, quand ils ne trouvent pas autre chose à voler;
c'est toujours autant de pris. On comprend ce que peut
devenir un incendie avec de pareils auxiliaires. Il suffit
de quelques heures pour faire disparaître deux ou trois
cents maisons.
Dans plusieurs villes, pourtant, l'administration mon-
tre une certaine sollicitude au sujet de ces horribles
attentats. Ainsi, comme nous l'avons déjà dit, elle fait
crier au public de prendre garde au feu ; de plus, elle
entretient, dans les rues principales, de grandes cuves
en bois, toujours remplies d'eau ; il existe même quelque-
fois un corps de pompiers plus ou moins bien organisé.
Aussitôt qu'un incendie se déclare, les mandarins se
font un devoir de se rendre sur les lieux avec la troupe
et les agents de police, afin d'écarter la populace qui,
d'instinct, est toujours disposée à se transformer en bande
de voleurs. Les pompes chinoises fonctionnent à peu
près comme les nôtres ; on les nomme chui-loung ou
yang-loungy c'est-à-dire dragon aquatique ou dragon
marin. Yang-loung peut encore se traduire par dragon
européen, ce qui tendrait à prouver que les pompes à
incendie sont d'importation européenne, et que les Chi-
nois sont capables de se résigner à admettre chez eux les
usages des pays étrangers.
Une chose que nous avons toujours admirée en Chine,
c'est l'activité surprenante avec laquelle on se remet,
immédiatement après l'incendie, à reconstruire les mai-
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2.^6 L EMPIRE CBINOIS.
sons dévorées par les flammes. Les pompiers se sont à
peine retirés que les maçons et les charpentiers enva-
hissent ce sol encore tout brûlant. Ordinairement ce ne
sont pas les mêmes propriétaires qui bâtissent ; ceux-là
sont, le plus souvent, ruinés ; ils disparaissent et vont
se caser où ils peuvent. La soif du commerce et des
spéculations est tellement ardente dans ce pays, qu'au
moment même où le feu dévore les maisons^ les acqué-
reurs du terrain se présentent en foule, et le contrat de
vente se signe, en quelque sorte, à la lueur de Tincendie.
Le sol est aussitôt déblayé comme par enchantement,
et il est d'usage qu'on aille entasser tous les décombres
sur l'emplacement de la maison où, le feu s'est d'abord
déclaré. La loi, par cette mesure, prétend infliger une
punition à celui qu'elle suppose coupable de négligence,
en lui faisant supporter tous les frais du déblayement.
On rencontre fréquemment, dans l'enceinte des villes,
de nombreux entassements de décombres qui n'ont pas
d'autre origine que cet usage.
Nous quittâmes Tchoung-king le lendemain, un peu
tard, pour aller passer la journée dans la ville voisine.
Nous n'eûmes qu'à traverser le fleuve Bleu, dont le cours
rapide pouvait présenter quelques difficultés ; mais nous
arrivâmes à l'autre bord sans la moindre contradiction,
et maître Ting ne manqua pas de s'en attribuer le succès.
Il avait su choisir, disait-il, une barque d'une construc-
tion' parfaite et des mariniers d'une intelligence éprou-
vée ; puis Kao-wang, dont il avait récité les litanies de
grand malin, tout en fumant son opium, avait com-
mandé au fleuve de nous porter sur ses ondes en dou-
ceur et pacifiquement.
GUAPITÙE y. 237
Nos petites aventures de Kien-tcheou avaient eu du re-
tentissement. Les mandarins, convaincus que nous n'é-
tions nullement disposés à favoriser à nos dépens toutes
leurs combinaisons d'intérêt, parurent en prendre leur
parti. Déjà à Tchoung-king nous pûmes constater les
bons effets de notre fermeté. Nous trouvâmes le palais
communal entièrement pavoisé et d'une tenue irrépro-
chable ; tout le monde fit des efforts pour être prévenant
et aimable; aussi fûmes-nous tout disposés à récom-
penser ce zèle par un prompt départ.
L'administration augmenta notre escorte d'un nou-
veau mandarin militaire et de huit soldats. On ne man-
qua pas de nous dire que les autorités de la ville avaient
voté ce renfort en vue de nous faire honneur, et de don-
ner à notre marche une allure plus solennelle, ou, comme
on s'exprime en Chine, pour déployer le caractère d'une
majesté hautaine* Nous remerciâmes le préfet de sa
courtoisie, et nous lui laissâmes tout le mérite de sa
prétendue générosité. Nous savions que la mesure avait
été ordonnée par le vice-roi, à cause des bandes de vo-
leurs dont étaient infestés les chemins que nous allions
parcourir jusqu'aux limites de la province.
Le nouveau mandarin militaire était un héros de la
fameuse expédition envoyée à Canton contre les Anglais
en 1842. Quoiqu'il eût fait la guerre contre les diables
occidentaux, son air était très-peu martial ; sa longue
figure de papier mâché, sa bouche toujours niaisement
entr'ouverte, et sa démarche maussade et disloquée, ne
lui donnaient pas une tournure extrêmement guerrière.
Ses manières prétentieuses et peu convenables nous
firent augurer que nous ne ferions pas ensemble très-bon
238 L EMPIRE CHINOIS.
ménage. Dès notre première entrevue, sous prétexte
que, pendant son séjour à Canton, il avait été se pro-
mener quelquefois devant les factoreries européennes,
il prit avec nous de tels airs de camaraderie, que nous
fûmes obligés de le rappeler à l'observance des rites.
Après avoir quitté les bords du fleuve Bleu, nous ar-
rivâmes à Tchang-tcheou-hien, ville de troisième ordre.
C'était là précisément que se trouvaient ces trois chré-
tiens emprisonnés dont nous avait parlé monseigneur
Desflèches. Aussitôt que nous fûmes installés au palais
communal, le préfet de la ville vint, selon la règle éta-
blie, nous rendre visite avec tout son état-major. Nous
le reçûmes, en présence de nos mandarins conducteurs,
avec le plus de solennité possible. Quand nous eûmes
épuisé toutes les banalités d'une conversation d'étiquette,
nous demandâmes s'il y avait beaucoup de chrétiens
dans son district. — Ils sont très-nombreux, nous répon-
dit-il. — Sont-ils braves gens, s'appliquent-ils à la per-
fection du cofur et aux vertus chrétiennes ? — Com-
ment ! des hommes qui suivent votre sainte doctrine
peuvent-ils être mauvais ? Tous les chrétien&^sont excel-
lents, c'est une chose connue. — Tu as raison, ceux
qui suivent fidèlement la doctrine du Seigneur du ciel
sont des hommes vertueux. Votre grand empereur,
dans un édit qu'il a adressé à tous les tribunaux, pro*
clame que la religion chrétienne n'a pas d'autre but que
d'enseigner aux hommes la fuite du mal et la pratique
du bien ; en conséquence, il permet à ses sujets, dans
toute l'étendue de l'empire, de suivre cette religion, et
il défend aux mandarins, grands et petits, de rechercher
et de persécuter les chrétiens. Cet édit impérial est,
GHAPITAB V. 239
sans doute, parvenu dans cette ville et tu en as eu con-
naissance. — La volonté de l'empereur est comme la
chaleur et la clarté du soleil ; elle pénètre partout.
L'édit impérial est descendu jusque dans cette pauvre
ville. — C'est ce que nous avons entendu dire ; mais le
peuple, qui, dans ses moments d'oisiveté, aime à répan-
dre des paroles légères et des propos dénués de raison,
prétend que, dans le tribunal de Tchang-tcheou-hien,
on ne respecte pas la volonté impériale. Les langues in-
discrètes vont même jusqu'à dire que trois chrétiens de
Tchang-tcheou-hien ont été arrêtés depuis peu de jours
et qu'ils sont encore enfermés dans la prison de ton tri-
bunal. Que faut-il penser de ces rumeurs ? — Elles sont
vaines et fausses. Le peuple de nos contrées étant enclin
au mensonge, on ne doit pas ajouter foi à ses discours.
Il est reconnu que les chrétiens sont des hommes ver-
tueux ; qui donc serait assez téméraire pour lesjnettre en
prison, surtout après que Tédit de l'empereur à été no-
tifié? — Il est, en effet, difficile de concevoir qu'un
homme tel que toi soit capable de se laisser aller à une
semblable témérité. « Le sage écoute les propos de la
multitude ; mais il sait discerner la vérité du mensonge. »
Après cet aphorisme nous rentrâmes dans les bana-
lités de la conversation, au grand contentement du
préfet, qui, sans doute, devait beaucoup s'applaudir
intérieurement de nous avoir mystifiés. Il se retira
plein de lui-même et tout glorieux de son succès, dis-
tribuant de majestueux saluts à la compagnie, et se pa-
vanant et faisant la roue comme un coq d'Inde.
Aussitôt qu'il eut quitté le palais communal, nous
dimes à maître Xing : Prends un pinceau et écris.*
240 L BMPIRE CHINOIS.
Nous lui dictâmes le nom, Tâge et la profession des
trois chrétiens emprisonnés ; puis nous le priâmes de
se rendre immédiatement au tribunal et de remettre
ce billet au préfet, en lui disant que ces trois hommes
que nous lui signalions étaient enfermés dans ses
prisons, qu'il nous avait menti effrontément; mais
que nous avions voulu respecter sa dignité et ne pas
le faire rougir devant le public, parce que l'autorité d'un
magistrat a toujours besoin d'être entourée de prestige
et d'honneur.
Le tribunal du préfet était attenant au palais commu-
nal. Aussitôt que mattre Ting y f ut arrivé, nous enten-
dîmes le retentissement du tam-tam et les clameurs que
poussent les satellites quand le juge monte à son siège
pour rendre la justice. Un instant après on introduisit
en notre présence nos trois chrétiens rendus à la liberté,
qui venaient nous saluer et nous témoigner leur recon-
naissance. Le scribe du préfet était chargé de nous dire
quesonmaitre avait ignorél'emprisonnement de ces trois
chrétiens, que T affaire avait été traitée par un agent su-
balterne, ignorant du droit et audacieux, déjà coupable
de plusieurs fautes de ce genre, et dont on ne manquerait
pas de faire justice. D'après les lois de la politesse chi-
noise, nous dûmes avoir l'air de prendre ce nouveau
mensonge pour une vérité incontestable.
Le motif pour lequel on avait emprisonné les chrétiens,
c'est parce qu'ils avaient refusé de contribuer aux su-
perstitions pratiquées par les Chinois dans les temps de
grande sécheresse, et dont le but est de demander de
l'eau au dragon de la pluie. Lorsque les sécheresses se
prolongent et donnent des craintes pour les moissons,
CHAPITRE V. 241
il est d'usage que le mandarin du district fasse une pro-
clamation, pour prescrire une abstinence rigoureuse à
ses administrés. On prohibe les liqueurs fermentées, les
viandes, de quelque espèce qu'elles soient, les poissons,
les œufs, en un mot tout ce qui appartient au règne ani-
mal ; les légumes seuls sont permis. Les marchands de
comestibles ou les consommateurs qui violeraient les
lois de l'abstinence seraient sévèrement punis. Chaque
particulier affiche au-dessus des portes de sa maison des
bandes de papier jaune sur lesquelles sont imprimées
quelques formules invocatoires et F image du dragon de
la pluie. Si le ciel est sourd à ce genre de supplication»
on fait des collectes et on dresse les tréteaux pour jouer
des comédies superstitieuses. Enfin, pour dernier et su-
prême moyen, on organise des processions burlesques
et extravagantes, où l'on promène, au bruit d'une mu-
sique infernale, un immense dragon en papier ou en
bois. 11 arrive quelquefois que le dragon s'entête et ne
veut pas accorder la pluie ; alors les prières se changent
en malédictions, et celui qui naguère était environné
d'hommages est insulté, bafoué et mis en pièces par ses
adorateurs révoltés.
On raconte que, sous Kia-king, cinquième empereur
de la dynastie tartare mantchoue, une longue séche-
resse désola plusieurs provinces du nord. Gomme,
malgré de nombreuses processions, le dragon s'obstinait
à ne pas envoyer de la pluie, l'empereur, indigné,
lança contre lui un édit foudroyant, et le condamna à un
exil perpétuel sur les bords du fleuve Ili, dans la province
de Torgot. On se mit en devoir d'exécuter la sentence,
et déjà le criminel s'en allait, avec une touchante rési-
1. 14
242 L^BMPIRB CHINOIS.
gnatioD, à travers les déserts de la Tartarie, subir sa
peine sur les frontières du Turkestan, lorsque les cours
suprêmes de Péking, émues de compassion, allèrent en
corps se jeter à genoux aux pieds de l'empereur et lui de-
mander grâce pour ce pauvre diable. L'empereur daigna
révoquer sa sentence, et un courrier partit, ventre à
terre, pour en porter la nouvelle aux exécuteurs de la
justice impériale. Le dragon fut réintégré dans ses fonc
tions, à condition qu'à l'avenir il s'en acquitterait un peu
mieux.
Les Chinois de nos jours croient-ils à ces pratiques
ridicules, à ces extravagances ? Pas le moins du monde.
On ne doit voir en tout cela qu'une manifestation exté-
rieure, purement mensongère. Les habitants du Céleste
Empire observent les superstitions antiques, sans y
ajouter foi. Ce qui a été fait dans leâ temps passés, on
le pratique encore aujourd'hui, par la seule raison qu'il
ne faut pas changer ce que les ancêtres ont établi.
CHAPITRE VI.
Mauvaise et dangereuse route. — Leang-cban, Tille de troisième ordre.
— Contestations entre nos conducteurs et les mandarins de Leang-
chan. — Un jour de repos. — Nombreuses visites de chrétiens. — Un
mandarin militaire de l'escorte se compromet. — 11 est exclu de notre
table. — Grand jugement présidé par les missionnaires. —Détails de
ce singulier jugement. — Acquittement d'un chrétien et condamna»
tion d'un mandarin. ~ Sortie triomphale de Leang-chan. — Servi-
tude et abjection des femmes en Chine. — Leur réhabilitation par le
christianisme. — Maître Ting prétend que les femmes n'ont pas
d'âme. — Influence des femmes dans la conversion des peuples. —
Arrivée à Yao-tchang. — Hôtel des Béatitudes. — Logement sur un
thé&tre. — Navigation sur le fleuve Bleu. — La comécUe et les comé*
diêns en Chine.
En quittant Tchang-tcheou-hien^ nous remarquâmes
que les porteurs de palanquins étaient plus grands, plus
TÎgoureux et plus agiles que d'ordinaire ; ils nous em-
portaient ayec une rapidité et une aisance qui tenaient
du prodige. Maître Ting nous dit, en passant à côté de
nous, qu'on avait fait un choix parmi les porteurs de la
Tille parce que la route devait être pénible et dan-
gereuse.
Nous ne tardâmes pas, en effet, à entrer dans un pays
montagneux, coupé de profonds ravins, où les chemins
n'étaient souvent que d'étroits sentiers en talus, formés
de terre glaise, et détrempés par une pluie abondante
qui n'avait pas cessé de tomber durant la nuit précé-
244 L EMPIRE CHINOIS.
dente. Nous eussions bien désiré aller à pied, mais il
nous eût été impossible de garder longtemps l'équilibre
sur ce terrain glissant. On nous assura qu'il y avait
encore molins de danger à rester dans les palanquins.
Les porteurs, ayant l'habitude de ces misérables che-
mins, nous prièrent de nous confier en la solidité de leurs
jambes. Nous comptâmes donc un peu sur eux et beau-
coup sur la Providence.
Ces pauvres porteurs avançaient, en s'appuyant
comme ils pouvaient sur un bâton ferré cpj'ils piquaient
de temps en temps dans la vase. Quoique cette ma-
nœuvre fût de nature à ralentir leur marche, ils allaient
cependant avec tant de vitesse que nous en avions le ver-
tige. Il leur arrivait parfois de faire involontairement
quelques entrechats ; alors le palanquin se balançait à
droite et à gauche avec indécision et semblait vouloir
s'échapper de dessus leurs épaules. La position était, en
ces moments-là, peu rassurante, car il ne s'agissait de
rien moins que d'aller rouler au fond d'un ravin et de se
fracasser les membres contre d'énormes cailloux.
Nous ne quittâmes ces horribles sentiers que pour
gravir de rapides collines, dont le sol, également glis-
sant, offrait de grandes difficultés, soit pour monter
soit pour descendre. Dans ces circonstances, pourtant,
le danger n'était pas très-sérieux ; les chutes ne pou-
vaient avoir que le désagrément de retarder la mar-
che. Pour obvier à cet inconvénient, on attachait devant
le palanquin deux longues cordes auxquelles on attelait
une douzaine d'individus qui faisaient ainsi avancer la
machine. Quand il fallait descendre, on plaçait les cordes
en sens inverse pour modérer l'impétuosité des porteurs.
CHAPITRE Vr. 245
Cet étrange attelage était recruté )e long de la route
d'une façon un peu tyrannique, mais conforme aux ha-
bitudes du pays. Quand on apercevait des cultivateurs
aux champs ou des bûcherons dans les forêts, les satellites
de l'escorte couraient après, et, s'ils pouvaient les attein-
dre, ils les requéraient au nom de la loi, de venir traî-
ner le convoi l'espace de cinq lis (1). C'était un bizarre
spectacle que de voir les stratagèmes mis en usage dans
cette chasse d'un genre tout à fait nouveau pour nous.
Quand les fuyards se trouvaient cernés par les évolu-
tions savantes et agiles des gens des mandarins, ils se
rendaient à discrétion, et venaient, en riant, se soumet-
tre à cette malencontreuse corvée. Nous fûmes d'abord
peines de voir ces pauvres villageois, arrachés à l'impro-
viste à leurs travaux, pour nous apporter gratuitement
le secours de leurs bras et de leurs jambes ; mais nous
dûmes laisser aller les choses conformément aux usages
du pays, car nous n'étions nullement chargés de réfor-
mer, chemin faisant, les abus que nous pourrions ren-
contrer dans le Céleste Empire.
Avec l'assistance de Dieu, nous nous tirâmes heureu-
sement de tous les mauvais pas de la route. Nous arrivâ-
mes à Leang-chau-hien accablés de fatigue ; nous avions
eu, il est vrai, bien moins de peines physiques à endurer
que nos porteurs ; mais, au moral, nous avions beau-
coup plus souffert qu'eux. Nous sentions même tous nos
membres comme brisés de lassitude, quoique nous
n eussions fait à pied, tout au plus, qu'une centaine de
pas. La gêne et la contrainte que nous avions été obligés
(1) Une demi-lieue.
14.
246 LEMPIBE CHINOIS.
de nous imposer pour garder une parfaite immobilité
dans nos palanquins et leur éviter la moindre secousse,
nous avaient, en quelque sorte, produit l'effet d'une
marche forcée. Aussi, dès que nous fûmes arrivés au
palais communal, nous nous bâtâmes de prendre un
peu de repos, en laissant, toutefois, maître Ting cbargé
de dire aux visiteurs que nous n'y étions pas.
Nos mandarins et les gens de l'escorte qui, sans doute,
ne se trouvaient pas aussi fatigués que nous, ne discon-
tinuèrent pas de faire un vacarme affreux avec les gar-
diens du palais communal. Durant la nuit tout entière,
nous eûmes le déplaisir de les entendre se quereller sur
des affaires dont nous ne pouvions parvenir à saisir le fil.
Nous comprenions seulement qu'il était question de gain
et de perte, de ruse et de fraude. Quand le jour parut,
notre domestique vint nous raconter tous les détails de
cette chinoiserie. Nos conducteurs, poussés par l'insti-
gation du nouveau mandarin militaire (pie nous avions
pris à Tcboung-king, voulaient exiger des tribunaux de
Leang-chan un viatique plus considérable que celui dont
il avait été convenu. Afin d'appuyer leurs prétentions
d'une manière plus efficace, ils n'avaient pas craint de
falsifier la feuille de route signée par le vice-roi ; mais,
malheureusement, les mandarins de Leang-chan en
ayant une copie, il leur avait été facile de vérifier la
fraude. De là des querelles interminables ; la nuit n'a-
vait pas suffi pour en venir à bout, et le jour trouva en-
core nos gens se disputant avec le même acharnement.
Maître Ting essaya de nous faire intervenir ; il nous
avait dépeints aux mandarins du pays comme des hom-
mes terribles, etil comptait beaucoup qu'ilsen passeraient
CHAPITRE VI. 247
par tout ce que nous voudrions. Cette affaire ne nous
concernant pas, nous n'eûmes garde de nous en mêler.
Nous les avertîmes seulement de s'accorder, comme ils
le pourraient, le plus promptement possible, parce que
nous n'entendions pas nous mettre en route au plus fort
de la chaleur.
Quand on eut épuisé de part et d'autre toutes les ruses
et tous les stratagèmes de la polémique chinoise, la paix
fut conclue, sans que nous ayons pu savoir à quelles
conditions ; du reste, peu nous importait. Vers onze
heures on vint nous avertir, d'un air de triomphe,
qu'enfin nous allions partir. — Il est trop tard, répon-
dimes-nous, on ne partira que demain. Nous n'avons
assurément aucun droit de tous empêcher de vous
quereller, mais nous ne vous reconnaissons pas non plus
celui de nous faire partir au moment le plus chaud de
la journée ; nous ne pouvons pas être les victimes de vos
contestations. — Les gens de notre escorte comprirent
tout de suite qu^il n'y avait rien à faire, et que nous ne
reviendrions pas de notre résolution. 11 n'en fut pas ainsi
des fonctionnaires de Leang-chan ; ils ne purent en pren-
dre leur parti qu'après avoir épuisé toutes leurs res-
sources diplomatiques. Le commandant militaire de la
ville essaya de nous séduire avec une belle jarre de vin
vieux, qu'il accompagna des exhortations les plus tou-
chantes et les plus fraternelles. Nous goûtâmes le vin,
que nous trouvâmes délicieux, et, après mille actions
de grâces, il fut décidé que nulle part nous ne pourrions
le boire en aussi bonne compagnie c[u'à Leang-chan.
Aussitôt qu'il fut bien constaté que nous ne partirions
pas, le palais communal fut envahi par une foule .de
248 L^EMPIRE CfllNO^S.
petits marchands, qui Tenaient nous offrir des curiosités
de leur pays. Ce que nous trouvâmes de plus remarqua-
ble parmi ces nombreux étalages de marchandises chi-
noises, c'étaient des stores dont on se sert, dans les
pays chauds, pour garnir le devant des portes et des
fenêtres. Us sont fabriqués avec de petites baguettes de
bambou, habilement jointes ensemble par des cordons
de soie, et ornés de peintures représentant des fleurs,
des oiseaux et une foule de dessins de fantaisie. Le beau
vernis qui les recouvre rehausse la vivacité des couleurs
et donne à ces légers treillis une fraîcheur et un éclat
ravissants. On trouve encore dans cette ville des colliers
odorants d'une grande variété.
Les chrétiens sont assez nombreux à Leang-chan, et
nous étions étonnés qu'il ne s'en fût encore présenté au-
cun. Sans crainte déporter un jugement téméraire, nous
pensâmes que les mandarins du lieu avaient défendu
de les laisser entrer, afin de nous punir de notre indoci-
lité. En nous promenant dans la première cour, nous
aperçûmes, parmi la foule qui stationnait devant la
porte, un homme qui fit à dessein le signe de la croix
pour être reconnu. Nous allâmes droit à lui et nous
l'invitâmes à nous suivre dans la salle de réception. Le
long mandarin militaire qui nous accompagnait depuis
Tchoung-king essaya de le faire rétrograder ; mais il
fut immédiatement prié, de l'œil, du geste et de la voix,
de vouloir bien modérer un zèle si intempestif et si peu
de notre goût. Après avoir écouté avec le plus vif intérêt
les détails que le chrétien nous donna sur Tétat de la
mission, nous lui dtmes d'avertir ses frères de se présen-
ter avec un billet de visite et en habit de cérémonie, et
GBAPITRE Vf. 249
que l'entrée ne serait refusée à personne. Nous allâmes
nous-mêmes donner la consigne au concierge, et la nou-
velle s'étant répandue avec rapidité dans toute la chré-
tienté, les visites nous arrivèrent bientôt par nombreux
détachements. Comment exprimer les ineffables jouis-
sances que nous goûtâmes dans ces réunions? Ces hom-
mes nous étaient tous inconnus, mais ils étaient pour
nous des amis et des frères. Nous sentions qu'un courant
de fraternité, une sorte de magnétisme chrétien, passait
d'eux à nous et de nous à eux. Nous nous aimions sans
nous être jamais vus, parce que nous avions une même
foi et une même espérance. Depuis si longtemps nous
étions errants parmi des peuples indifférents ou ennemis,
que la sympathie dont nous étions entourés, bien qu'elle
fût un peu chinoise, dilatait nos cœurs et les remplissait
de douces émotions. Il nous semblait, en nous entrete-
nant avec des chrétiens, que nous étions seulement à un
pas de la France. Les mandarins étaient tout surpris de
ces intimités spontanées et de ces relations qui semblaient
dater de fort loin.Ilsen paraissaient inquiets, préoccupés,
et on voyait qu'ils étaient obligés de faire des efforts
pour ne pas manifester ouvertement leur mauvaise hu-
meur. Un incident de nulle importance, une bagatelle,
vint faire éclater leur colère et faillit donner naissance à
une grosse affaire.
Avant la tombée de la nuit, nous récitions notre bré-
viaire en nous promenant dans une allée de la cour in-
térieure, pendant que nos trois mandarins de l'escorte,
assis sous un grand laurier-rose, fumaient leur longue
pipe et savouraient la délicieuse fraîcheur du soir. Notre
domestique traversa la cour avec un petit paquet et une
2?{0 l'empire chinois.
lettre, et se dirigea vers notre chambre : le mandarin
militaire que nous avions pris à Tchoung-king l'y suivît.
Quoiqu'il eût bien choisi son temps pour ne pas être
aperçu, nous remarquâmes sa démarche, et aussitôt
que nous fûmes libres, nous courûmes à notre chambre,
pour y inspecter notre audacieux surveillant. Nous le
trouvâmes en flagrant délit, lisant la lettre et fouillant
le paquet qui étaient à notre adresse. Dès qu'il nous
aperçut, il voulut s'esquiver avec les objets dont il venait
de s'emparer ; mais nous lui barrâmes le passage, et,
après l'avoir refoulé au fond de la chambre, nous fer-
mâmes la porte et nous nous élançâmes sur lui en
criant : Au voleur ! Lorsqu'il vit que nous saisissions
une grosse corde pour le lier, il appela au secours, et
alors tout ce qu'il y avait de monde dans le palais com-
munal se précipita en tumulte vers notre chambre.
Ailleurs, nous eussions ri volontiers de cette singu-
lière aventure ; mais, en Chine, il fallait, en cette cir-
constance, éclater en colère et en indignation ; nous n'y
manquâmes pas. Le paquet étant à notre disposition, Û
fut ouvert, et nous y trouvâmes des fruits secs et quel-
ques colliers odorants qu'une famille chrétienne avait
eu l'aimable attention de nous offrir. La lettre n'était
pas plus compromettante ; elle était ainsi conçue :
« L'humble famille des Tchao se prosterne jusqu'à
« terre devant les Pères spirituels originaires du grand
« royaume de France, et les prie de faire descendre sur,
« eux la bénédiction du ciel. C'est par la volonté miséri-
« cordieuse de Dieu que nous avons obtenu votre pré-
« cieuse présence dans notre pauvre et obscure contrée.
(( Bientôt nous serons séparés par les fleuves et les
CHAPITRE Yl. 251
<c montagnes ; mais les sentiments du cœur parcourent
« en un moment des distances infinies. Le jour et la
c( nuit, nous penserons aux Pères spirituels.
« A Leang-chan, tous les Amis (1) de la religion se
« réuniront, afin d'adresser des prières au Seigneur du
« ciel, et de demander une paix inaltérable pour Pâme
« et pour le corps. Nous élevons vers vous quelques
Ai fruits du pays ; daignez abaisser votre main pour les
« recevoir. Cette petite ofirande est celle de notre cœur.
« Ces caractères sont tracés par les hommes pécheurs
« et les femmes pécheresses de la famille Tchao. )>
Le zélé mandarin militaire, confus de n'avoir
découvert aucune trace de complot, tremblait de tous
ses membres aux accents de notre colère factice. Le
préfet de la ville arriva, avec tout son état-major, pour
organiser la paix ; mais il s'y prit si mal, qu'il obtint
un résultat précisément tout opposé à celui qu'il se
promettait. Il eut la maladresse de nous annoncer, tout
d'abord, qu'il venait de faire arrêter et mettre en
prison le chef de la famille Tchao, comme étant le
principe et la source de cette malencontreuse affaire.
— Un jugement ! nous écriâmes-nous, il faut un
jugement ! Si le chef de la famille Tchao a péché, qu'il
soit puni selon les lois, pour l'exemple du peuple... Si
le chef de la famille Tchao est innocent, alors c'est le
mandarin militaire de Tchoung^kmg qui est coupable,
et il doit être châtié. La paix a été troublée dans le
palais communal ; nous qui voyageons sous la sauve-
garde de Tempereur, nous avons été insultés par un
(0 Kiao-you, c'est ainsi que les chrétiens chinois se nomment entre
eux.
252 LBMPIRB CHINOIS.
fonctionnaire; il faut que Tordre soit rétabli par un
jugement, et que chacun soit mis à sa place, bonne ou
mauvaise, suivant sa conduite...
Le préfet de Leang-chan, qui ne voyait pas bien
clairement où nous voulions en venir, essaya de nous
persuader que cette affaire devait être considérée
comme terminée, quMl n'en devait plus être question ;
que le chef de la famille Tchao allait être gracié et
mis en liberté, et que, par conséquent, toutes les
émotions de Tâme devaient cesser. A toutes ses exhor-
tations et à celles de ses nombreux collègues, nous
répondions toujours par le même mot : Un jugement !
Si le chef de la famille Tchao est innocent, il n'a pas
besoin de grâce; sa conduite doit être examinée
attentivement ; il a été maltraité aux yeux de tout le
monde. Notre honneur et celui de tous les chrétiens
se trouvent engagés dans cette affaire. 11 faut un ju-
gement public, afin qu'on puisse expliquer au peuple,
avec clarté et méthode, les véritables principes du
droit. . . Ceux qui nous connaissent, dimes-nous au préfet,
savent que nous ne sommes pas des hommes à paroles
légères et à résolutions flottantes ; ainsi, nous déclarons
ici, en présence de tout le monde, avec droiture et sans
ambiguïté, que nous ne quitterons Leang-chan qu'après
un jugement public, auquel nous assisterons. Il est
déjà tard, et on peut donner immédiatement les ordres
de faire, au tribunal, les préparatifs nécessaires. Nous
adressant ensuite à maître Ting, nous lui dîmes que,
l'heure du souper étant arrivée, il fallait se mettre à
table ; et, afin de ne pas prolonger davantage la discus-
sion par notre présenc(3, et pour inviter chacun à se
CHAPITRE VI. 253
rendre à ses affaires, nous fîmes au préfet de la ville et
à son état-major une belle révérence ; et nous allâmes
nous promener dans un petit jardin solitaire qui se trou-
vait derrière notre chambre.
Quelques minutes après, tous les curieux que l'aven-
ture des fruits secs avait attirés au palais communal
ayant disparu, on vint nous avertir que le vin chaud
était sur la table. En entrant dans la salle où était servi
le souper, nous remarquâmes que le mandarin de
Tchoung-king était à son poste parmi nos commensaux
ordinaires. Nous lui fîmes signe de sortir, en lui décla-
rant que, désormais, il nous était impossible de prendre
nos repas avec lui. Il s'avisa d'abord de trouver la chose
un peu plaisante ; mais notre attitude ne tarda pas à lui
faire comprendre que nous parlions très-sérieusement ;
et ses collègues l'ayant engagé à s'exécuter, il sortit
d'assez mauvaise grâce, et s'en alla manger son riz ail-
leurs.
Notre souper, comme on peut aisément se l'imaginer,
ne fut pas d'une gaieté bien folle On piquait dans les
plats à droite et à gauche, machinalement et en silence.
Les bâtonnets saisissaient et laissaient retomber souvent
le même morceau avant de l'emporter. On avalait,
par manière de distraction, de nombreux petits verres
de vin chaud ; on se regardait du coin de l'œil, et sans
rien dire ; chacun pensait au fameux jugement. Il nous
semblait parfois que nous nous étions avancés peut-être
avec trop de hardiesse, et, s'il se fût trouvé à Leang-
chan un préfet d'un caractère tant soit peu énergique,
il eût été prudent de songer à faire une retraite honora-
ble ; mais nous avions affaire à un homme peureux,
I. 15
254 L EMPIRE CHINOIS.
d'une nature molle, et que nous étions assurés de faire
plier. II nous importait donc de marcher résolument
jusqu'au bout ; nous étions, d'ailleurs, bien aises de pro-
fiter d'une occasion un peu imposante pour relever, s'il
était possible, le moral des chrétiens grandement abattu
par toutes ces promesses illusoires de liberté religieuse.
La conversation ayant pris très-peu de temps, nous
nous trouvâmes vite à la fin du repas. On apporta le thé
et les pipes, et, pour lors, il fallut bien renoncer au mu-
tisme, car les occupations n'ayant plus le même degré
d'activité et d'importance, il n'y avait plus de prétexte à
garder le silence. On en vint immédiatement, et sans
préambule, à ce dont tout le monde était préoccupé,
c'est-à-dire à la question du jugement. Nous fûmes les
premiers à prendre la parole. Nous pensons, dîmes-
nous, que tout est déjà préparé au tribunal pour le juge-
ment qui doit avoir lieu ce soir ; l'heure a-t-elle été
fixée ? — Oui, certainement, répondit mattre Ting,
tout se fera selon vos désirs. Le préfet s'en est chargé ;
il est très-renommé pour son habileté à discuter les
points les plus difficiles du droit. Tout ira bien ; vous
pouvez être tranquilles. Seulement vous ne pourrez pas
assister au jugement, les lois de l'empire s'y opposent ;
mais peu importe. — il importe, au contraire, beau-
coup que nous y soyons ; tenez- vous bien pour averti
que, sile jugement se fait sans nous, ça ne comptera
pas. Après de longues et chaleureuses discussions, nous
en fûmes toujours au même point. Les émissaires du
tribunal allaient et venaient sans cesse, sans apporter
jamais de solution. Cependant, comme nous n'avions
nullement envie de passer la nuit à parlementer, nous
CHAPITRE VI. 255
dîmes à maître Ting de se charger de négocier sur les
bases suivantes : Si, à dix heures du soir, le jugement
ne commençait pas, nous irions nous coucher, et alors
il faudrait le faire le lendemain, et demeurer encore nn
jour à Leang-chan ; si, le lendemain, un n'était pas dé-
cidé, nous resterions indéfiniment, car notre résolution
irrévocable était de ne partir qu'après le jugement. Maî-
tre Ting, muni de nos instructions, se rendit au tribu-
nal. Dix heures étant arrivées sans qu'il eût reparu,
nous allâmes nous coucher et nous nous endormîmes
profondément, quoique nous fussions à la veille d'une
grande bataille.
Vers minuit, une députation du premier magistrat
vint nous tirer de notre sommeil, et nous avertir que,
tout ayant été réglé et disposé pour le jugement, on nous
attendait ad tribunal. L'heure ne nous paraissait pas
extrêmement convenable ; cependant, considérant que,
pour en venir là, les mandarins avaient dû passer par-
dessus bien des répugnances, nous crûmes que, de notre
côté, nous pouvions aussi faire quelques concessions.
Nous nous levâmes promptement, et, après nous être
costumés le plus pompeusement possible, nous nous
rendîmes au tribunal en palanquin, et escortés de nom-
breux satellites qui portaient à leurs mains des torches
de bois résineux. Nous savions ce qu'était un jugement
chinois ; ceux que nous avions subis à Lha-ssa et à
Tching-tou-fou nous avaient mis un peu au courant des
règles de la procédure. Nous nous étions tracé d'avance,
d'après nos souvenirs, un beau petit plan ; il ne s'agis-
sait plus que de l'exécuter avec beaucoup d'aplomb.
Nous fûmes introduits dans la salle d'audience, qui
256 L^EMPIRB GB1N0I8.
était spleadidement éclairée par de grosses lanternes en
papier de diverses couleurs» Uoe multitude de curieux,
parmi lesquels devaient se trouver un grand nombre de
chrétiens, encombrait le fond de la salle. Les principaux
mandarins de la ville, et nos trois conducteurs, se trou-
vaient, à la partie supérieure, sur une estrade élevée,
où on avait disposé plusieurs sièges devant une longue
table. Aussitôt que nous fûmes arrivés dans ce sanctuaire
de la justice, les mag^trats nous firent l'accueil le plus
gracieux, et le préfet nous dit qu'il. faUait prendre place
aussitôt, pour commencer vi|e le jugement. La situa-
tion était critique. Comment allait-on se placer? Per-
sonne ne paraissait bien fixé 3.ur ce point, et notre pré-
sence semblait donner au préfet lui-même des doutes
sérieux au sujet de ses prérogatives ; il avait bien sur le
devant de sa tunique de soie violette un dragon impé-
rial richement brodé en relief ; mais nous portions,
nous, une bçlle ceinture rouge. Le préfet avait un glo-
bule bleu, et nous autres., nous étions coiffés d*un bon-
net jaune. Après quelques instants d'hésitation, nous
nous sentîmes une telle surabondance d'énergie, que
nous éprouvâmes le besoin (Je diriger nous-mêmes les
débats. Nous allâmes donc nous installer fièrement sur
le siège du président, et nou^ assignâmes à nos asses-
seurs la place qu'ils devaient occuper à droite et à gau-
che, chacun suivant le degré de sa dignité. Il y eut dans
l'auditoire un petit mouvement d'hilarité et de surprise
. qui n'avait pourtant aucun caractère d'opposition. Les
mandarins se trouvèrent, du coup, complètement déso-
rientés, et se placèrent, comme des machines, selon qu'il
leur avait été dit.
CHAPITRE VI. 257
La séance était ouverte. Nous plaçâmes devant nous,
sur la table, le corps du délit, c'est-à-dire la lettre et le
petit paquet. Après avoir lu et commenté la lettre, nous
la Rmes passer au mandarin militaire de Tchoung-king
qui se trouvait à la dernière place à droite, et nous lui
demandâmes si c'était bien là la lettre qu'il avait déca-
chetée, s'il la reconnaissait. Là réponse fut affirma-
tive. Nous lui fîmes ensuite passer le paquet qui renfer-
mait des fruits secs et quelques colliers parfumés au
girofle et au sandal. Son identité ayant été constatée, nous
chargeâmes une sorte d'huissier, coiffé d'un bonnet de
feutre noir eu forme de pain de sucre et orné de longues
plumes de faisan, de présenter la lettre et le paquet à
chacun des juges, afin que le tribunal pût bien former
sa conscience et se prononcer en parfaite connaissance
de cause.
Ces préliminaires étant terminés, l'ordre fut donné
d'aller chercher l'accusé et de l'introduire à la barre.
Bientôt nous vîmes s'avancer, entre quatre satellites de
mauvaise mine, un Chinois aux manières élégantes et
d'une physionomie pleine dlntelligeticel Un chapelet,
au bout duquel brillait une grande croix de cuivre, était
passé à son cou en guise de collier. En voyaiit l'accusé,
nous espérâmes que le procès marcherait avec succès.
On comprend combien il eût été embarrassant et peu
agréable d'avoir affaire à un homme timide, borné,
incapable, en un mot, de nous soutenir dans la position
singulière où nous nous trouvions ; mais il était impos-
sible de mieux rencontrer. Le chef de la famille Tchao
nous parut taillé tout exprès pour la circonstance.
Dès qu'il fut arrivé au bas de l'estrade, iljeta sur la cour
25S l' EMPIRE CHINOIS.
un regard rapide, mais suf6sant pour lui faire remarquer
que celui qui allait le juger n'éiait pas un mandarin
du Céleste Empire. 11 se prosterna en souriant, et après
ayoir salué le président, en frappant la terre trois fois
du front, il se releva pour adresser à chaque juge une
profonde inclination. Lorsqu'il eut parcouru de la meil-
leure grâce du monde sa série de salutations, il se mit à
genoux, car, d'après la loi chinoise, c'est dans cette pos-
ture que doivent être les accusés devant leur juge. Nous
l'invitâmes à se relever, en lui disant que nous serions
peines de le voir à genoux devant nous, parce que cela
n'était pas conforme aux usages de notre pays. — Oui,
dit le préfet, tiens-toi debout puisqu'on te le permet.
Maintenant, ajouta-t-il, comme les hommes de ces loin-
taines contrées n'entendent pas, sans doute, facilement
ton langage, je vais moi-même faire l'interrogatoire.
— Non, cela ne se peut pas. Votre crainte est sans fon-
dement; vous allez voir que nous pouvons très-bien nous
entendre avec cet homme. —Oui, dit l'accusé, ce lan-
gage est pour moi blancheur et clarté ; je le comprends
«ans hésitation. — Puisque la chose est ainsi, dit le
préfet, un peu déconcerté, tu vas répondre avec droi-
ture et simplicité de cœur aux questions qui te seront
adressées.
Nous procédâmes donc à l'interrogatoire dans la
forme suivante : — Comment t'appelles-tu ? — Le
Tout Petit (1 ) porte le nom vil et méprisable de Tchao ;
le nom que J'ai reçu au baptême est Simon. — Quel âge
as-tu ? d'où es-tu ? — il y a trente-huit ans que le Tout
(1) C'est ainsi que doivent se qualifier les Chinois en présence des
mandarins.
CHAPITRE VI. 259
Petit endure les misères de la vie dans le pauvre pays de
Leang-chan. — Es-tu chrétien? — Moi, homme pé-
cheur, j'ai obtenu la grâce de connaître et d'adorer le Sei-
gneur du ciel. — Voilà une lettre ; la reconnais- tu ? par
qui a-t-elle été écrite? — Je la reconnais ; c'est le Tout
Petit qui en a tracé les caractères peu gracieux avec
son pinceau dépourvu d'habileté. — Examine ce pa-
quet ; le reconnais-tu ? — Je le reconnais. — A qui
as-tu adressé ce paquet el la lettre? — Aux Pères spiri-
tuels du grand royaume de France. — Quel était ton but
en nousenvoyant ces objets? — L'humble famille Tchao
voulait témoigner aux Pères spirituels ses sentiments de
piété filiale. — Gomment cela se peut-il? nous ne
sommes pas connus de vous et nous ne vous avons
jamais vus. — C'est vrai, mais ceux qui ont la même
religion ne sont pas étrangers les uns aux autres ; ils ne
font qu'une seule famille, et, quand des chrétiens se
rencontrent, leurs cœurs se comprennent facilement.
— Vous voyez, dtmes-nous au préfet, que cet homme
comprend parfaitement notre langage ; il répond avec
lucidité à toutes nos questions. Vous savez aussi, mainte-
nant, que les chrétiens ne forment ensemble qu'une
seule famille ; il est écrit dans vos livres et vous répétez
souvent vous-mêmes que tous les hommes sont frères.
Cela veutdire que tous les hommes ont une même origine;
qu'ils viennent du Nord ou du Midi, de l'Orient ou de
l'Occident, ils sont tous issus du même père et de la
même mère; la racine est une, quoique les rejetons soient
innombrables. Voilà ce qu'on doit entendre quand on
dit que tous les hommes sont frères ; cela signifie encore
qu'il n'y a qu'un seul souverain Seigneur qui a créé et
260 L EMPIRE CHINOIS.
qui gouverne toutes choses. Il est le grand Père et Mère
de dix mille peuples qui sont sur la terre. Comme les
chrétiens seuls adorent ce souverain Seigneur, ce grand
Père et Mère^ voilà pourquoi il est dit qu'ils forment
entre eux une seule famille. Ceux qui ne sont pas chré-
tiens appartiennent bien aussi, par l'origine, à la même
famille, mais ils vivent séparés, ils oublient les principes
de l'autorité paternelle et de la piété filiale. — Tout cela
est fondé en raison, dirent les juges chinois, voilà la vraie
doctrine dans toute sa pureté.
Après cette courte digression théologîque, nous re-
vînmes au procès. — ^^ Nous autres, dîmes-nous à l'ac-
cusé, nous sommes étrangers à l'empire du Milieu, nous
y avons vécu un assez grand nombre d'années pour con-
naître la plupart de vos lois; cependant il en est, sans
doute, beaucoup qui ont dû nous échapper, ainsi ré-
ponds-nous suivant ta conscience. En nous envoyant
une lettre et un paquet de fruits secs, penses-tu avoir
agi contrairement aux lois ? — Je ne le pense pas ; je
crois, au contraire, avoir fait une bonne action, et nos
lois ne le défendent pas. — Comme tu es un homme du
peuple, tu pourrais te tromper et ne pas bien compren-
dre les lois de l'empire. Nous adressant alors aux magis-
trats qui siégeaient avec nous, nous leur demandâmes si
cet homme avait commis une action répréhensible. Tous
répondirent unanimement que sa conduite était digne
d'éloges ; et vous, dîmes-nous au nommé Lu, mandarin
de Tchoung-king, quelle est votre opinion ? — H ne
peut y avoir aucun doute, l'action de la famille Tchao
est vertueuse et sainte. Qui serait assez insensé pour dire
le contraire et soutenir qu'elle est répréhensible ? —
GHAPITIIIS VI. 261
VoJlà maintenant qui est clair, dîmes-nons à Tacciisé,
la vérité a été séparée de Terreur soigneusement. D'après
le témoignage des mandarins supérieurs et inférieurs, ta
avais le droit de suivre les sentiments de ton cœur et de
nous faire cette offrande. Dans ce cas, nous l'acceptons
ici ouvertement et en présence de tout le monde ; nous
conserverons ta lettre avec le plus grand soin et comme
une chose précieuse.
Le procès était terminé, nous eussions pu prononcer
aussitôt un verdict de non-K^ulpabilité et renvoyer l'ac-
cusé triomphalement au sein de sa famille. Cependant,
comme nous avions pris goût aux fonctions de mandarin,
nous prolongeâmes encore la séance. Nous demandâmes
à rhonorable Tchao des détails sur la chrétienté de
Leang-chan. Son langage fut plein décourage et de con-
venance, il entra dans une foule de particularités très-
intéressantes pour nous, mais auxquelles probablement
les autres j uges ne devaient pas comprendre grand'chose.
Enfin nous nous hasardâmes à lui adresser cette ques-
tion : — Les chrétiens de Leang-chan sont-ils fidèles
observateurs des lois ? Donnent-ils le bon exemple au
peuple? — Nous autres chrétiens, répondit Tchao, nous
sommes faibles et pécheurs comme les autres hommes ;
nous faisons, pourtant, des efforts pour pratiquer la
vertu. — Oui, faites des efforts pour être des hommes
vertueux, travaillez à conformer votre conduite à la pu-
reté et à la sainteté de la doctrine du Seigneur du ciel,
et vous verrez que, dans tout l'empire, les mandarins
et le peuple finiront par vous rendre justice. Déjà rèm-
pereur a reconnu dans un édit que la religion chré-
tienne avait pour but de porter les hommes à la pratique
15.
202 L^EMPIRB CHINOIS.
du bien et à la fuite du mal, et, en conséquence, il a
défendu aux grands et aux petits tribunaux des dix-
huit provinces de poursuivre les chrétiens. Cet édit
n'a pas été promulgué dans toutes les localités ;
mais son existence est authentique, vous pouvez Tan-
noncer à tous les amis de la religion ; il vous est donc
permis de réciter les prières et d'observer les rites chré-
tiens sans peur et en toute liberté. Qui serait assez au*
dacieux pour vous tourmenter et encourir la colère
de l'empereur ?
Après cette petite allocution, nous demandâmes au
préfet si on pouvait renvoyer chez lui le chef de la fa-
mille Tchao. — Puisqu'il est manifeste, dit-il, que la
conduite du nommé Tchao a été vertueuse en tous points,
on doit le lâcher pour qu'il aille porter la consolation
de sa présence à ses parents et à ses amis. On allait lever
la séance ; mais nous étendîmes le bras, et nous deman-
dâmes à exprimer encore une pensée. — Puisque,
dimes-nous, l'action du chef de la famille Tchao était
conforme aux lois et irréprochable, il est évident que la
conduite du mandarin Lu a été coupable. Il s'est intro-
duit furtivement dans notre chambre et s'est couvert la
face de honte en décachetant une lettre qui nous était
adressée. Le mandarin Lu avait été nommé pour nous
escorter militairement, depuis la ville de Tchoung-king
jusqu'aux frontières de la province ; mais, comme on
voit clairement qu'il n'a pas reçu une bonne éducation,
et que son ignorance des rites peut le conduire aux plus
grandes fautes, nous déclarons ici que nous ne voulons
plus de lui ; notre déclaration sera écrite et envoyée aux
autorités supérieures de Tchoung-king. A ces mots,
CHAPITRB Vf. 263
nous nous levâmes, et la séance fut close. Notre admi-
rable chrétien vint à nous, se mit à genoux et nous de-
manda la bénédi(!tion en présence de tous les assistants.
Le chef de la famille Tchao reçut des félicitations de la
part des mandarins qui avaient siégé à cette étrange pro-
cédure, et il les méritait bien. 11 nous sembla que, par
son attitude si digne et par son langage si courageux,
et en même temps si plein de convenance, il avait
relevé le nom chrétien aux yeux de tout le monde. *
Cependant l'avenir nous préoccupait, et certains sen-
timents de défiance venaient mêler un peu de trouble
à la joie de notre petit triomphe. Nous craignîmes
qu'après notre départ le tribunal de Leang-chan ne
cherchât à prendre sa revanche contre les chrétiens.
Nous recommandâmes à Simon Tchao la plus grande
prudence, de peur de donner prise à la malveillance
des mandarins, et nous l'invitâmes à nous faire parvenir
de ses nouvelles. Un an après, nous reçûmes une lettre
àMacaode Leang-chan, nous annonçant que, depuis
' notre départ,^ la chrétienté avait joui d'une paix inalté-
rable et que personne n'avait osé persécuter les adora-
teurs du Seigneur du ciel.
Quand nous rentrâmes au palais communal, la nuit
était presque finie ; cependant nous allâmes nous cou-
cher, non pas pour dormir, la chose eût été difficile,
mais pour nous reposer un peu, reprendre notre équili-
bre et nous préparer à partir dans quelques heures.
Nous éprouvions le besoin de nous recueillir et de rentrer
dans le cercle de nos idées habituelles, dont nous étions
sortis quelques instants d'une manière si brusque et si
inattendue. Nous quittions à peine le tribunal, et 'tout
s 64 L^EMPIIIE CHINOIS.
ce qui s'y était passé nous paraissait fabuleux. Nous ne
pouvions concevoir comment nous d'abord, puis les man-
darins et le peuple, tout le monde s'était laissé aller à
prendre au sérieux ce jugement si extraordinaire. Ce
rôle de président, joué à l'improviste par un mission-
naire français, dans une ville chinoise, en présence de
magistrats chinois, et cela sans obstacle le plus naturel-
lement du monde... Deux étrangers, deux barbares,
si l'on veut, maîtrisant pour un instant tous les
vieux préjugés d'un peuple jaloux et dédaigneux
à l'excès, au point de s'arroger impunément l'autorité
de juge et de l'exercer officiellement.. . Tous ces faits
prouvent combien le principe d'autorité est ordinaire-
ment respecté par ce peuple. Notre ceinture rouge éfcrit
notre plus grand prestige ; on aimait à y voir, sans
trop s'en rendre compte, comme une communication
de la puissance impériale.
La crainte de se compromettre est, d'ailleurs, en
Chine, un sentiment presque universel, et qu'on peut
exploiter avec beaucoup de facilité. Chacun cherche
d'abord à se mettre à l'abri, et puis advienne que
pourra. Une certaine prudence, qu'il serait mieux,
peut-être, d'appeler pusillanimité, est une des grandes
qualités des Chinois, ils ont une expression dont ils se
servent à tout propos et qui caractérise très-bien ce sen-
timent. Au milieu des difficultés et des embarras, les
Chinois se disent toujours siao-sin, c'est-à-dire rapetisse
ton cœur. Ceux qui aiment à étudier le caractère des
peuples dans leurs langues pourraient faire une curieuse
comparaison entre la poltronnerie chinoise et la bra-
voure française. A l'approche d'un danger, pendant
CHAPITRE VI. 265
que le Chinois se dira, en tremblant, stao-siny rapetisse
ton cœur, le Français, au contraire, se redressera en
s'écriant : Prends garde; il se servira d'une expression
qui ne peut convenir qu'à une race guerrière (fui, en
présence d*un ennemi, prend instinctivement la garde
de son épée.
A notre départ de Leang-chan, nous fûmes Tobjet
d'une magnifique ovation. La nouvelle de cette
fameuse séance nocturne au premier tribunal, sous la
présidence d'un diable de l'Occident, s'était répandue
partout, et les riches imaginations de la localité n'avaient
pas manqué, sans doute, de charger leurs récits d'une
foule de merveilleux épisodes. Aussi, dès que le soleil
parut, tous les habitants de la ville se portèrent avec
empressement vers les endroits par où nous devions
passer. Tous les mandarins, en costume de cérémonie,
s'étaient réunis au palais communal, pour nous tsàre
leurs adieux. Après nous avoir accablé des formules
les plus élogîeuses et les plus extravagantes, ils nous
accompagnèrent jusqu'à la rue, et ne voulurent rentrer
que lorsqu'ils eurent bien installé dans les palanquins
leurs collègues de la nuit précédente. Partout, sur notre
passage, la foule était immense, bruyante et d'une
avidité fiévreuse pour jeter un coup d'œil sur notre
personne, ou, du moins, «ur notre bonnet jaune.
Les chrétiens étaient réunis par groupes, de distance
en distance, et nous vîmes avec bonheur qu'ils étaient
capables d'une manifestation un peu courageuse.
Tous portaient leur chapelet pendu au cou, et, quand
nous arrivions vers eux, ils se jetaient à genoux, fai-
saient un grand signe de croix et nous demandaient en
266 L^BMPIIIE CHINOIS.
chœur la bénédiction. Nous ne reman[uâmes pas que
cet acte religieux excitait chez les païens le plus petit
mouvement d'hostilité ou de raillerie. Ils gardaient un
silence respectueux, ou se contentaient de dire : Voilà
les chrétiens qui demandent aux maîtres de la religion
de faire descendre du ciel la félicité.
Dans la dernière me, avant de sortir de la ville, nous
aperçûmes une longue rangée de femmes, qui parais-
saient attendre, elles aussi, le passage des hommes à
ceinture rouge et à bonnet jaune. Quand nos palanquins
furent devant elles, après avoir chancelé quelques ins-
tants sur leurs petits pieds de chèvre, elles finirent par
se mettre à genoux et par faire aussi le signe'de la croix.
C'étaient les femmes chrétiennes de Leang-chan qui, en
cette circonstance, avaient jugé à propos de ne pas rape-
tisser leur cœur et de secouer au moins une fois la dure
servitude que les préjugés chinois imposent à leur sexe.
Les gens de notre escorte parurent un peu surpris de cette
audacieuse manifestation ; nous n'entendîmes cependant
aucune réflexion déplacée. Un satellite s'écria, en les
voyant à genoux : Il y a des hommes chrétiens, c'est
connu depuis' longtemps ; mais il paraît qu'il y a aussi
des femmes chrétiennes, c'est ce que je ne savais pas.
Un autre lui répondit : Tout le monde est convaincu que
tu ne sais pas grand'chose.
Enfin nous sortîmes de Leang-chan, ville de troi-
sième ordre, qui tiendra toujours une place à part
dans les nombreux souvenirs de nos longues pérégri-
nations. Nous avons oublié de dire, en quittant le
palais communal, que nous n'avions plus au nombre
de nos conducteurs le mandarin de Tchounjg-king.
GHAPfTRR VI. Î67
Depuis que nous l'avions cassé de ses fonctions, en
terminant la séance judiciaire, nous ne le revîmes
plus, et personne ne nous en parla. Seulement^ au
moment du départ, le préfet nous avertit qu'il avait
été remplacé par un jeune mandarin militaire qu'il
nous présenta, et qui, bien loin de se mettre dans le
cas de se faire juger, fut toujours, à notre égard, plein
de prévenance et d'amabilité.
Une des choses qui nous ont le plus frappés, dans la
province du Sse-tchouen, et qui, à nos yeux, est
peut-être plus étonnante que le jugement dont nous
venons de parler, c'est la conduite des chrétiennes de
Leang-cban. Que des femmes se réunissent paisiblement
dans une rue, pour voir passer deux personnages ré-
putés curieux et extraordinaires, sous prétexte qu'ils
sont nés en Europe et qu'ils ont parcouru la Tartarie,
le Thibet et la Chine, il n'y a là rien que de fort naturel.
Si ces femmes sont chrétiennes, qu'elles fassent le signe
de la croix et se mettent à genoux pour demander la
bénédiction à un ministre de la religion, tout cela est
très -simple, du moins en Europe ; mais, en Chine, c'est
prodigieux; c'est heurter de front, tous les usages,
c'est aller contre les idées et les principes admis de
tout le monde. Un semblable préjugé vient du lamen*
table état d'oppression et d'esclavage auquel ont tou-
jours été réduites les femmes chez les peuples dont
les sentiments n ont pas été régénérés et ennoblis par
le christianisme.
La condition de la femme chinoise fait pitié ; les souf-
frances, les privations, le mépris, toutes les misères
et toutes les abjections la saisissent au berceau et l'ac-
268 l'empibe CHmofg.
compagnent impitoyablement jusqu'à la tombe. D'a-
bord sa naissance est, en général, regardée comme
une humiliation et un déshonneur pour la famille ; c'est
une preuve évidente de la malédiction du ciel. Si elle
n'est pas immédiatement étoufifée, selon un usage
atroce dont nous parlerons plus loin, elle est considérée
et traitée comme un être d'une condition radicalement
méprisable et appartenant à peine à l'espèce humaine.
Cette idée paraît si incontestable, que Pan-houi-pan,
femme célèbre parmi les écrivains chinois, s'applique,
dans ses ouvrages, à humilier son sexe, en lui rappelant
sans cesse le rang inférieur qu'il occupe dans la créa-
tion : c( Quand un fils est né, dit-elle, il dort sur un lit,
« il est vêtu de robes et joue avec des perles; chacun
« obéit à ses cris de prince. Mais, quand une fille est
« née, elle dort sur la terre, couverte d'un simple drap ;
« elle joue avec une tuile ; elle est incapable ou de bien
« ou de mal ; elle ne doit songer qu'à préparer le vin et
« la nourriture, et à ne point chagriner ses parents. »
Dans les temps anciens, au lieu de se réjouir quand
naissait une enfant du sexe inférieur, on la laissait pen-
dant trois jours entiers par terre, sur quelque pauvre
tas de chiffons, et la famille ne témoignait, en aucune
façon, qu'elle prît la moindre part à cet événement insi-
gnifiant. Ce temps expiré, on accomplissait à peine
quelques cérémonies futiles, qui contrastaient avec les
réjouissances solennelles auxquelles donne lieu la nais-
sance d'un enfant mâle. Pan-houi-pan , qui rappelle
cette ancienne coutume, en vante la sagesse et la con-
venance, parce qu'elle prépare la femme au juste
sentiment de son infériorité.
CHAPITRE VI. 269
La servitude publique et privée des femmes, servi-
tude que l'opinion , la législation et les mœurs ont
scellée de leur triple sceau, est devenue, en quelque
sorte, la pierre angulaire de la société chinoise. La
jeune fille vit enfermée dans sa maison, occupée exclu-
sivement d(^ soins du ménage, traitée par tout le monde,
et surtout par ses frères, comme une servante dont on
a droit d'exiger les services les plus bas et les plus péni-
bles. Les plaisirs et les distractions de son âge lui sont
inconnus ; toute son instruction consiste à savoir ma-
nier l'aiguille ; elle ne doit apprendre ni à lire, ni à
écrire ; il n'y a pour elle ni école, ni maison d'éducation ;
elle est condamnée à végéter dans l'ignorance la plus
absolue et dans Visolement le plus complet, jusqu'à ce
qu'on songe à la marier ; alors seulement on s'occupe
d'elle ; mais l'idée de sa nullité est poussée si loin,
qu'elle n'entre pour rien dans les négociations de cet
acte, le plus grave et le plus décisif dans la vie d'une
femme ; la consulter, lui faire connaître son futur époux,
lui en dire même le nom, serait considéré comme une
ridicule superfluité. La jeune fille est comme un objet de
trafic, un article de marchandise ; on la vend au plus
ofirant, sans qu'elle ait le droit de faire la moindre ques-
tion sur la qualité ou le mérite de l'acquéreur. Le jour
des noces, on est plein de sollicitude pour la parer et
l'embellir; elle est couverte de splendides vêtements de
soie étincelants'd'or et de broderies; ses belles nattes
de noirs cheveux sont diaprées de fleurs et de pierreries ;
on vient la chercher en grande pompe ; les musiciens
entourent le brillant palanquin ou elle siège comme
une reine sur son trône. Lé bonheur va donc enfin com-
Î70 l'bvpiiis chinois.
mencer pour elle ; on pourrait le penser, en voyant cet
air de fête et ces réjouissances. Mais, hélas ! une jeune
mariée n'est, le plus souvent, qu'une victime parée
pour le sacrifice; elle quitte une maison où elle vivait,
il est vrai, dans le délaissement et l'abandon, mais enfin
avec des parents auxquels elle était accoutumée depuis sa
naissance. La voilà jetée maintenant, faible et sans expé-
rience, chez des inconnus, au milieu des privations, en-
tourée de mépris, et à la merci de son acheteur. Dans
sa nouvelle famille, elle doit obéissance à tous, sans
exception. Selon l'expression d'un ancien auteur chi-
nois, c( la nouvelle mariée ne doit être, dans la maison,
« qu'une pure ombre et un simple écho. » Elle n'a pas
le droit de prendre les repas avec son mari, pas même
avec ses enfants mâles ; son devoir est de les servir à
table, debout et en silence, de leur verser à boire et de
leur allumer la pipe. Elle doit manger seule, après les
autres, et à l'écart. Sa nourriture est grossière et peu
abondante ; elle n'oserait toucher aux restes de ses fils.
On trouvera, peut-être, que cela s'accorde peu avec
le fameux principe de la piété filiale ; mais il ne faut pas
oublier qu'en Céhme la femme ne compte pas. L.a loi la
laisse de côté, ou ne s'en occupe que pour la charger
d'entraves, constater sa servitude et son incapacité légale.
Son mari, ou plutôt son seigneur et maître, peut impu-
nément la frapper, la faire mourir de faim, la revendre,
ou, qui pis est, la louer pour un temps plus ou moins
long, comme cela se pratique dans la province de Tche-
kiang.
La polygamie, qui est permise aux Chinois, vient en-
core augmenter les infortunes et les misères de la
CHAPITRE VI. 27i
femme mariée. Quand elle a cessé d'être jeune, quand
elle est stérile ou n'a pas donné d'enfant mâle au chef de
famille; celui-ci prend une seconde épouse, dont la pre-
mière devient, en quelque sorte, la servante. Une guerre
perpétuelle règne alors dans le ménage ; on n'y voit plus
que jalousies, aniraosités, querelles et souvent batailles.
Au moins, quand elles sont seules, il leur est permis
quelquefois de dévorer en paix leurs chagrins et de
pleurer à l'écart sur les malheurs incurables de leur
pitoyable destinée.
Cet état perpétuel d'abjection et de misère auquel les
femmes sont réduites les pousse parfois à d'épouvanta-
bles extrémités. Les fastes judiciaires de la Chine sont
remplis d'événements qui atteignent les dernières limites
du tragique. Le nombre des femmes qui se pendent ou
se suicident de diverses manières est très-considérable.
Quand cet événement se produit dans quelque famille,
le mari est, comme de juste, dans la désolation ; car, au
tK)ut du compte, il vient d'éprouver subitement une
perte assez considérable, et le voilà daiis la nécessité d'a-
cheter une autre femme.
On comprend que la dure condition des pauvres
femmes chinoises doit se trouver de beaucoup améliorée
dans les familles chrétiennes. Comme le fait remarquer
monseigneur Gerbet (1), « le christianisme, qui attaque
« radicalement l'esclavage, par sa doctrine sur la fra-
« ternité divine de tous les hommes, combattit d'une
« manière spéciale l'esclavage des femmes par son
« dogme de la maternité divine de Marie, Comment les
(I ) Keepsake religieux^ article Marie, par monseigneur Gerbet.
272 L*EMP1RE CHINOIS.
<c filles d'Eve auraient-elles pu rester esclaves de FAdam,
« déchu, depuis que l'Eve réhabilitée, la nouvelle Mère
« des vivants, était devenue la Reine des anges ? Lorsque
« nous entrons dans ces chapelles de la Vierge, aux-
« quelles la dévotion a donné une célébrité particulière,
« nous remarquons, avec un pieux intérêt, les ex-voto
« qu'y suspend la main d'une mère dont Tenfant a été
« guéri, ou celle du pauvre matelot sauvé du naufrage
a par la patronne des mariniers. Mais, aux yeux de la
«( raison et de l'histoire, qui voient dans le culte de
(( Marie comme un temple idéal que le catholicisme a
« construit pour tous les temps et pour tous les lieux,
« un ex-voto d'une signification plus haute, social, uni-
« versel, y est attaché. L'homme avait fait peser un
« sceptre brutal sur la tête de sa compagne pendant
« quarante siècles ; il le déposa le jour où il s'agenouilla
« devant l'autel de Marie ; il l'y déposa avec reconnais-
a sance ; car l'oppression de la femme était sa propre
« dégradation à lui-même ; il fut délivré de sa propre
c< tyrannie. y>
La réhabilitation des femmes s'opère, en Chine, avec
lenteur, il est vrai, mais d'une manière frappante et ef-
ficace. D'abord on comprend que, dans les familles
chrétiennes, la petite fille qui vient au monde ne peut pas
être sacrifiée comme chez les païens. La religion est là
qui veille à sa naissance, la prend avec amour dans ses
bras et dit, en la montrant à ses parents : Voilà une en-
fant créée à l'image de Dieu et prédestinée comme vous
à l'immortalité. Remerciez le Père céleste de vous l'avoir
donnée, et que la Reine des anges soit sa patronne... H
n'est pas permis à la jeune fille chrétienne de croupir
GHAPITBE VJ. 273
dans rignoraace ; elle ne végète pas abandonnée de tout
le monde dans un recoin de la maison paternelle ; car,
puisqu'elle doit apprendre ses prières et étudier la doc-
trine chrétienne, on renoncera, en sa faveur, aux usages
les plus invétérés de la nation ; on passera par-dessus
tous les préjugés, et on fondera pour elle des écoles, où
elle pourra aller développer son intelligence, apprendre
à connaître, dans les livres de religion, ces caractères
mystérieux qui sont pour les autres femmes une énigme
indéchiffrable. Enfin elle sera avec de nombreuses com-
pagnes de son âge, et, en même temps que son esprit
s'élargira et que. son cœur se formera à la vertu,
elle apprendra un peu en quoi consiste la vie de ce
monde.
C'est surtout par le mariage contracté chrétiennement
que la femme chinoise secoue l'affreuse servitude des
mœurs païennes et entre avec ses droits et ses privilèges
dans la grande famille humaine. Quoique la force des
préjugés et de l'habitude ne lui permette pas encore de
manifester toujours ouvertement ses inclinations et de
choisir elle-même celui qui devra, dans cette vie, parta-
ger ses joies et ses douleurs ; cependant sa volonté est
comptée pour quelque chose, et, plus d'une fois, nous
avons vu des jeunes filles forcer, par une énergique résis-
tance, leurs parents à rompre des engagements contrac-
tés sans leur participation. Des faits semblables seraient
réputés absurdes et impossibles parmi les païens. Tou-
jours est-il que les femmes chrétiennes possèdent dans
leurs familles l'influence et les prérogatives d'épouses et
de mères. On peut remarquer aussi qu'elles jouissent au
dehors d'une plus grande liberté. L'usage de fie réunir
174 L^EMPIRB CHINOIS.
les dimanches et les jours de fête dans les chapelles et
les oratoires^ pour prier en commun et assister aux of-
fices divins, les met souvent en rapport et entretient
parmi elles des relations d'intimité. Ainsi elles sortent
plus souvent pour se visiter et former de temps eo temps
de ces petites réunions si bonnes pour dissiper les cha-
grins de l'âme et aider à porter le fardeau des misères
de la vie.
Les femmes païennes ne connaissent pas ces dou-
ceurs et ces agréments; elles sont presque toujours
recluses, et on se met bien peu en peine qu'elles se con-
sument, seules, chez elles, d'ennui et de langueur.
Maître Ting, en nous parlant de la manifestation de
Ijcang-chan, nous dit une énormité bien capable de faire
comprendre quelle est la valeur des femmes aux yeux
des Chinois. — En sortant de Leang-chan, dit maître
Ting, quand nous traversâmes cette rue où des femmes
se trouvaient réunies en si grand nombre, j*ai entendu
dire que c'étaient des femmes chrétiennes. Est-ce que ce
n'est pas là une parole creuse ? — Non certainement,
elle est, au contraire, pleine de vérité ; ces femmes
étaient réellement chrétiennes... Maître Ting nous re-
garda stupéfait ; les bras lui tombèrent d'étonnement.
— Je ne comprends pas, dit-il ; je vous ai souvent ouï
dire qu'on se faisait chrétien pour sauver son âme, est-
ce bien cela ? — Oui, c'est là le but qu'on se propose.
— Et alors pourquoi les femmes se font-elles chrétien-
nes? — Pour sauver leur âme, tout comme les
hommes. — Mais elles n'ont pas d*âme ! s'écria-t-il en
reculant d'un pas et en croisant les bras sur sa poitrine,
les femmes n'ont pas d'âme ! Vous ne pouvez pas en
CHAPITRE \L â78
faire des chrétiennes... Nous essayâmes de lever les
scrupules de maître Ting et de lui donner des idées un
peu plus saines sur la question des âmes des femmes ;
mais nous ne sommes pas bien sûr d'avoir parfaitement
réussi. La seule ^pensée qu'une femme pouvait avoir
une âme le faisait rire de toutes ses forces. Cependant
il nous dit, après avoir entendu notre disserlalion : Je me
souviendrai de la doctrine que vous venez de dévelop-
per. Quand je serai de retour dans ma famille, je dirai
à ma femme qu'elle a une âme ; elle en sera peut-être
bien étonnée.
Les chrétiennes chinoises sentent profondément
combien elles doivent à une religion qui est venue les
retirer de ce dur esclavage où elles gémissaient, et qui,
tout en les conduisant à un bonheur éternel, leur pro-
cure, même durant cette vie, des joies et des consolations
qui semblaient n'être pas faites pour elles. Aussi se
montrent-elles reconnaissantes ; elles sont pleines de
ferveur et de zèle, et on peut dire que c'est principale-
ment à elles que sont dus les progrès de la propagation
de la foi dans le Céleste Empire. Elles maintiennent la
régularité et l'exactitude à la prière dans les chrétientés ;
on les voit, bravant les préjugés de l'opinion publique,
pratiquer avec dévouement les œuvres de la charité
chrétienne, même envers les païens ; soigner les mala-
des, recueillir et adopter les enfants abandonnés par
leurs mères. Dans les temps de persécution, ce sont
elles qui, en présence des mandarins, confessent la foi
avec le plus de courage et de persévérance. Du reste, ce
zèle des femmes pour la religion est de tous les temps et
de tous les pays.
4 L'iJf^tjr» nuidraM^ ont. larsçut TE^micti* «si
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ir d<i^ l^/ry^'.ut dta '^Lrj^ifiiiisiDe, daiK Isi posoBBc 4es
if ipifMjU^ *xui*^ 4e k Vierge, qui, ayant àeraDoé «■
¥ U/iftijti^tAà du Sauveur le dÎMipk b)es>-aîiDé Ihî-hkbk,
¥ fureoi k^ preujierei à eoDO^tre la résumectîaB K
4r l>/irA^/fM:>f:;n:tit aiix apc4res. La œi^sioa des fennes a
« U^i'y/tin a^tt^uUi dans la prédicatioD dacfarÊtîaiiîsnie.
« Afi i.4ffnuuiîyi>'AnHoi de ifiuies les grandes époque reiî-
« ^yAiHt^f fjn ifiAi pUner une forme mystériase, oé-
4< UttiUif mm la %ure d^une sainte. Quand le dirislia-
«r tïintm mprUt Ai% catacombes, la mère de Constantin,
u lUiUitut^ donna à Tancien monde romain la croix re-
uU'ouWutf ({ueClotilde érigea bientôt sur le berceau
u fviun^mdu monde moderne. L* Église doit, en partie,
a Um [AmUmm triomphes de saint Jérôme à Thospitalité
u i\wi lui olIVit sainte Pauia dans sa paisible retraite de
u Pahtstine, où elle institua une académie chrétienne de
a diurum romaines. Moni({uo enfanta par ses prières le
u v/)riliil)lo Augustin. Dans le moyen âge, sainte Hilde-
u ^ardi!) sairilo (laiherino de Sienne, sainte Thérèse
u iumHorvJu'out) bion mieux que la plupart des docteurs
u (lo lour temps, la tradition d'une philosophie mysti-
u iiu«| ni bonne au cœur ot si vivifiante, que, dans notre
(i iiii)olâ, plus d'uQtt 4me desséchée par le doute vient
GHAPITRB VI. 277
« se retremper à cette source et essaye de rentrer dans
« la vérité par Famour (1 ) . f
Aprèslanuit triomphante de Leang-chan, nous eûmes
une magnifique journée avec une belle route à travers
des campagnes ravissantes. Nous trouvâmes seulement
que les rayons du. soleil étaient un peu trop piquants ;
mais nous conounencions déjà à nous faire à cette chaude
température, comme nous nous étions habitués à la
neige et au froid de la Tartarie.
Vers la fin du jour nous nous arrêtâmes à un certain
endroit nommé Tao-tehang; quoique assez considérable,
ce gros bourg n'était pas entouré de remparts. Nous n'y
trouvâmes pas de mandarin en résidence fixe ; il n'y
avait pas non plus de palais communal, par conséquent,
nous fûmes obligés de nous industrier pour nous loger
le moins mai possible. D'abord nous essayâmes d'une
auberge antique, qui s'appelait, -sur son enseigne, Hôtel
des Béatitvdes ; le chef de ce vénérabie établissement
nous conduisit, avec de grandes cérémonies, dans ce
qu'il nommait la chambre d'honneur. Elle était située
au-dessus de la cuisine; il était bjen possible que œt
appartement fût, à plusieurs titres, très-honorable :
nous n'avions aucune raison pour penser le contraire.
Cependant des voyageurs expérimentés ne doivent pas
trop s'arrêter à la vain^ gloire, et nous trouvâmes que
cette chambre d'honneur, où l'air et le jour n'arrivaient
que par une étroite lucarne, ne nous allait pas extrême-
ment ; c'était un atroce repaire de légions de mousti-
ques qui, à notre arrivée, sortant pleins de colère de
(1) Monseigneur Gerbet, Keepsake religieux.
I. 16
27% L^EMPIRB CHINOIS.
tous les recoins, se mirent à tourbillonner, à bour-
donner, et à nous faire une guerre implacable ; il s'exha-
lait, d'ailleurs, de ce sombre réduit, une telle odeur de
vétusté et de moisi, que la seule idée d'y passer la nuit
suffisait pour nous soulever le cœur. On nous avait as-
suré que c'était la meilleure hôtellerie de Yao-tchang,
et nous étions assez portés à le croire d'après l'aspect
général de la localité. Il fallait donc se résigner, et nous
en étions à tirer nos plans pour nous installer tant bien
que mal, lorsque la fumée de la cuisine, après avoir
grimpé lentement à travers les marches d'un noir et
étroit escalier, se mit à envahir notre chambre d'hon-
neur; pour lors, il n'y eut plus moyen d'y tenir.
L'âcreté de cette fumée nous dévorait les yeux ; nous
descendîmes en pleurant, et nous allâmes vers maître
Tingqui, déjà blotti dans un étroit réduit à côté de la
cuisine, savourait avec passion les abrutissantes vapeurs
de l'opium. Aussitôt qu'il nous aperçut, il souleva un
peu la tète de dessus son oreiller de bambou pour nous
demander si nous étions bien là-haut. — Très-mal, nous
ne pouvons pas y rester ; cette chambre n'est pas faite
pour loger des hommes, on y est suffoqué par la puan-
teur de Tair, dévoré par les moustiques et aveuglé par
la fumée. — Ces trois choses sont, en effet, très-mau-
vaises, dit maître Ting en déposant sa pipe et en ache-
vant de se soulever pour s asseoir; mais quel parti
prendre ? Il n'y a pas ici de palais communal, et les au-
tres auberges sont pires que celle-ci. Le cas me paraît
difficile. — Non, pas très-difficile ; ce qu'il nous faut, à
nous, c'est un air pur et un peu de fraîcheur. Nous
allons dans la campagne, et nous logerons sous un arbre;
CHAPITRE Vï. 279
dans les contrées du nord nous étions accoutumés à
dormir ainsi en plein air, — Oui, on dit que cet usage
existe chez les Mongols, dans la Terre des Herbes; mais,
dans ]e Royaume Central, il n'est pas reçu que les
hommes de qualité passent la nuit dans les champs avec
les oiseaux et les insectes; les rites s'y opposent. At-
tendez un instant, je pense à un bon endroit, je vais
le visiter. Notre cher mandarin éteignit sa petite lampe
de fumeur, se leva, prit son éventail, et partit.
Nous allâmes l'attendre sur la porte de l'auberge ;
peu de temps après nous le vîmes revenir, allongeant
le pas de toutes ses forces, et nous adressant de loin,
avec ses deux bras, des signes télégraphiques qui, à
raison de leur multiplicité et de leur extrême compli-
cation, ne nous furent pas parfaitement intelligibles.
Cependant tout nous portait à croire que maître Ting
venait de faire une découverte. Aussitôt qu'il put se faire
entendre : Partons vite, nous cria-t-il de sa voix grêle et
nasillarde, déménageons au plus tôt, allons loger ^u
théâtre, la position est excellente pour la vue et pour la
respiration. Sans demander d'autres explications, nous
rentrâmes ; des portefaix s'emparèrent immédiatement
de nos bagages, et dans un clin d'œil nous eûmes vidé
l'Hôtel des Béatitudes pour devenir locataires du théâtre
de Yao-tchang.
Ce théâtre faisait partie d'une grande bonzerie ; il était
situé dans une vaste cour, en face de la principale pa-
gode ; sa construction était assez remarquable en com-
paraison des nombreux édifices de ce genre qu'on ren-
contre en Chine. Douze grandes colonnes de granit
soutenaient une vaste plate^forme carrée, surmontée d'un
280 L EMPIRE GRmOIS.
pavillon richement orné, et appuyé sur des péristyles en
bois vernissé. Un large escalier en pierre, situé derrière
Fédifice, conduisait à la plate-forme, où Fon trouvait
d'abord, dans une sorte de foyer destiné aux acteurs,
deux portes latérales qui conduisaient sur la scène ; l'une
servait pour les entrées et l'autre pour les sorties.
On avait apporté sur cette plate-forme une table et
quelques chaises. C'est là que nous soupâmes à la clarté
de la lune, des étoiles, et d'une foule de lanternes que
les directeurs du théâtre avaient fait allumer en notre
honneur ; c'était vraiment un charmant spectacle auquel
on ne s'attendait guère. Si nous n'avions eu soin défaire
fermer la grande porte de la bonzerie, toute la popula-
tion de Yao-tchang aurait envahi là cour immense des-
tinée à servir de parterre quand il y a représentation. Il
est certain que les habitants de la contrée n'avaient ja-
mais vu, dans leurs scènes théâtrales, deux personnages
aussi curieux que nous. Nous entendîmes au dehors le
tumulte de la multitude qui accourait, et demandait à
grands cris qu'on leur laissât voir souper les deux hom-
mes des mers occidentales ; on s'imaginait, assurément,
que nous devions avoir une manière incroyable de man-
ger. Plusieurs réussirent à pénétrer sur la toiture de la
bonzerie, et quelques-uns, ayant franchi les murs de la
clôture, avaient grimpé sur les arbres les plus rappro-
chés du théâtre, où on les apercevait se mouvoir, parmi
le feuillage, comme de gros singes. Ces intrépides cu-
rieux devaient être bien surpris de nous voir avaler le
riz à l'aide des bâtonnets, et strictement selon la méthode
chinoise.
La soirée était d'une beauté ravissante, êtla fraîcheur
CHAPITRE V!. 281
que nous goûtions sur cette plate-forme était si déli-
cieuse, que nous priâmes notre domestique d'y établir
nos lits comme il pourrait, parce que nous désirions y
passer la nuit. Tout était prêt, et nous étions sur le
point de nous coucher, que les curieux, toujours à leur
poste, sur le toit et parmi les arbres, paraissaient fort
peu disposés à descendre. Nous fûmes obligés de faire
éteindre toutes les lanternes pour les décider à retourner
chez eux. En abandonnant leurs observatoires, ils se
disaient les uns aux autres : Ces hommes sont comme
nous. — Pas tout à fait, s'écria l'un d'eux, le diable de
petite taille a les yeux très-gros, et le grand a un nez
très-pointu ; j'ai remarqué cette diflférence.
Le lendemain maître Ting arriva sur le théâtre qu*il
était à peine jour. Il se mit en devoir de nous réveiller
en exécutant des roulements sur un énorme tambour
placé à un angle de la scène, et qui servait dans la
musique des pièces de théâtre. Après avoir bien tambou-
riné, il s'avisa de nous donner une petite représentation
à sa façon ; il se plaça au milieu de la scène, prit une
pose dramatique, et, après avoir chanté un morceau
avec grand accompagnement de gestes, il entreprit,
à lui tout seul, un dialogue très-animé, pendant lequel
il changeait de voix et de place chaque fois qu'arrivait
le tour de son interlocuteur. Quand le dialogue fut ter-
miné, il voulut se passer la fantaisie de faire le saltim-
banque. — Maintenant, nous dit-il, regardez bien, je
vais exécuter des tours de souplesse ; et aussitôt le voilà
■sautant, gambadant, pirouettant et cabriolant avec fu-
reur. Pendant qu'il était au plus fort de ses évolutions,
. il entendît s'ouvrir une porte de la bonzerie; il s'arrêta
16
282 l'empire chinois.
tout court, et se sauva dans les coulisses, en nous disant
qu'il y aurait de l'inconvénient à ce que le peuple aperçût
un mandarin contrefaisant les comédiens.
Nous profitâmes de ce moment pour nous lever.
Bientôt tous les gens de l'escorte qui, la veille, avaient
dû se disperser et chercher un gîte pour passer la nuit,
se trouvèrent réunis ; les porteurs de palanquins et les
portefaix arrivèrent aussi, et on se disposa au départ. Le
gros bourg de Yao-tchang est bâti sur les bords du
fleuve Bleu, dont nous pouvions apercevoir le cours
majestueux et tranquille du haut du théâtre de la bon-
zerie. Quoique nous eussions déjà protesté une fois
contre la navigation, nous voulûmes faire encore une
tentative, et voir s'il n'y aurait pas possibilité d'aller
par eau un peu plus commodément et agréablement
que la première fois. Dans un long voyage il n*est rien
d'insupportable comme d'aller toujours de la même
manière, cette uniformité finit par devenir accablante ;
le palanquin a, sans doute» ses agréments qui ne sont
pas à dédaigner; mais tous les jours se trouver enfermé
dans une cage, et se balancer sur les épaules de quatre
malheureux qu'on voit suer de fatigue et souffler
d*épuisement, est une chose à laquelle il nous était dif-
ficile de nous accoutumer.
Nous proposâmes donc à nos conducteurs de faire
l'étape par eau. L'idée fut accueillie avec enthou-
siasme, et, de peur d'un contre-ordre, tout le monde
courut vite au port pour s'occuper au plus tôt de
l'embarquement. Comme on savait que nous avions
en horreur les tergiversations et les retards, on y mit
une merveilleuse activité. Selon notre recommanda-
CriAPITRE Vf. 283
tion, on loua deux bateaux, un pour nous et les trois
mandarins, un autre pour les soldats, les satellites
et les porteurs de palanquins. Aussitôt que nous fûmes
dans 1b barque on le^a l'ancre sans perdre une minute,
et nous parthnes. La beauté du temps et l'allure paisible
du fleuve nous donnèrent l'espoir d'une heureuse tra-
versée. L'appartement que nous occupions était spa-
cieux, assez bien aéré, et d'une propreté qui pouvait
bien laisser quelque chose à désirer, mais qui, à la
rigueur, était suffisante.
Nous n'avions pas encore eu le temps d'adresser
nos félicitations à maître Ting sur ses brillantes qua-
lités de comédien. Dès que nous fûmes installés et
bien orientés, nous nous empressâmes de lui exprimer
combien nous étions heureux d'avoir eu l'occasion
d'admirer un talent que nous étions loin de lui soup-
çonner. Cette petite flatterie fut d'un effet magique.
Après nous avoir répondu avec beaucoup de modestie
qu'il n'y entendait rien du tout, il nous proposa de
nous donner immédiatement, là, dans la chambre du
bateau, une jolie représentation ; les deux mandarins
militaires s'offrirent aussi à jouer leur rôle. 11 ne fut
pas besoin de longs préparatifs ; la proposition à peine
émise, nos trois fonctionnaires étaient déjà en train de
jouer la comédie, si toutefois on peut appeler ainsi des
conversations bouffonnes avec un grand accompagne-
ment de grimaces et de contorsions. Leur répertoire
était inépuisable, et nous eûmes toutes les peines du
moiide à leur faire reprendre des manières et un lan-
gage plus en harmonie avec leur dignité. \
Pour dire vrai, il ne manquait à nos trois man-
284 L!EMPniB CHINOIS.
darins qu'une mémoire plus sûre et un peu <f habitude
pour faire d'excellents comédiens; il n'est pas de
peuple au monde qui pousse aussi loin que les Chinois
le goût et la passion des représentations théâtrales.
Nous avons dit plus haut qu'ils étaient une nation de
cuisiniers, nous serions tenté d'affirmer aussi que c'est
un peuple de comédiens. Ces hommes ont l'esprit et le
corps doués de tant de souplesse et d'élasticité, qu'ils
peuvent se transformer à volonté, et exprimer tour à
tour les passions les plus opposées ; il y a du singe dans
leur nature, et, quand on a ,vécu quelque temps parmi
eux, on est forcé de se demander comment on a pu se
persuader en Europe que la Chine était comme une
vaste académie remplie de sages et de philosophes ; leur
gravité et leur sagesse, à part quelques circonstances
officielles, ne se trouvent guère que dans leurs livres
classiques. Le Céleste Empire ressemble bien mieux h
une immense foire, où, parmi un flux et un reflux per-
pétuels de vendeurs, de brocanteurs, de flâneurs et de
voleurs, on rencontre de tous côtés des tréteaux et des
saltimbanques, des farceurs et des comédiens, travail-
lant sans interruption à amuser le public.
Sur toute la surface de l'empire, dans les dix-huit
provinces, dans les villes de premier, de second et de
troisième ordre, dans les bourgs et dans les villages, les
riches, les pauvres, les mandarins et le peuple, tous les
Chinois sans exception sont passionnés pour ces sortes
de représentations. Il y a des théâtres partout; les
grandes villes en sont remplies, et les comédiens jouent
nuit et jour. Il n'est pas de petit village qui n'ait aussi
le sien ; il est ordinairement placé en face de la pagode.
CHAPITRE VI. 28r)
quelquefois même il en fait partie. Dans certaines cir-
constances où ces théâtres permanents ne suffisent pas,
on en construit de provisoires en bambou avec une
merveilleuse facilité. Le théâtre chinois est toujours
d'une grande simplicité, et ses dispositions sont telles,
qu'elles excluent toute idée d'illusion scénique. Les dé-
corations sont fixes et ne changent pas tant que dure la
pièce. On ne saurait jamais où on se trouve, si les acteurs
n'avaient le soin d'en avertir le public et de corriger
cette immobilité par des explications verbales. Le seul
arrangement qu'on a su faire en vue de l'illusion scé-
nique est une espèce de trappe placée sur le devant de la
scène, et qui sert à introduire les personnages surnatu-
rels ; on la nomme \a. porte des démons.
Les collections théâtrales sont, dit-on, fort étendues;
la plus riche est celle de la dynastie mongole dite des
Yfien. C'est de ce répertoire qu'ont été extraites diverses
pièces traduites par des savants européens. Pour ce qui
est de leur valeur littéraire, nous citerons le jugement
qu'en a porté M. Edouard Biot : « L'intrigue de toutes
(c ces pièces, dit le savant sinologue, est fort simple; les
(( acteurs annoncent eux-mêmes le personnage qu'ils
« représentent ; les scènes ordinairement ne sont liées
<c par aucune transition, et souvent des détails burles-
c( ques (1) sont mêlés aux sujets graves. En général, il
(( ne nous semble pas que ces pièces soient au-dessus de
a nos anciennes parades, et nous pouvons croire que
«l'art dramatique, en Chine, est encore actuellement
« dans l'enfance, si nous nous en rapportons aux récits
(1) On peut ajouter aussi que les. pièces cl^inoiseg sont.repiplies de
bouffonneries très-équivoques et souvent d'obscénités révoltantes.
286 LEMPIRB CHINOIS.
« des voyageurs qui ont pu assister à des représentations
K théâtrales à Canton et même à Péking. Peut-être
a cette imperfection tient-elle, en grande partie, à la
«condition dégradée des acteurs chinois, qui ne sont à
« peu près que des valets aux gages d'un entrepreneur,
« et qui doivent presque toujours s'adresser à une mul-
(( titude ignorante pour gagner leur misérable vie. Mais,
« si nous trouvons peu d'intérêt, comme étude du
u théâtre, dans les chefs-d'œuvre chinois qui ont été
« présentés aux lecteurs européens, leur leclure ne peut
« qu'être très-curieuse comme étude de mœurs, et, sous
a ce rapport, nous ne pouvons que remercier sincère-
« ment les savants qui nous les ont fait connaître. »
Les troupes des comédiens chinois ne sont attachées à
aucun théâtre en particulier ; elles sont toujours mobiles
et ambulantes ; elles vont partout où on les appelle,
voyageant avec leur énorme attirail de costumes et de
décorations. La tenue et l'allure de ces caravanes a une
physionomie toute particulière et qui rappelle les pitto-
resques descriptions de nos troupes de bohémiens. On
en rencontre souvent le long des fleuves, qu'ils choisis-
sent de préférence pour voyager, afin d'économiser sur
les frais de la route. Ces bandes errantes sont louées
pour un certain nombre de jours, quelquefois par des
mandarins ou de riches particuliers, mais le plus souvent
par des associations formées dans les divers quartiers
des villes et dans les villages.
Les prétextes pour faire jouer la comédie ne manquent
jamais. La promotion d'un mandarin, une bonne ré-
colte, un commerce lucratif, un danger à conjurer, la
cessation de la pluie ou de la sécheresse, enfin un
CIHAPITAE VI. 28*7
événement quelconque, heureux ou malheureux, doit
nécessairement entraîner des représentations théâtrales.
Les chefs de district se rassemblent, décrètent tant de
jours de comédie, et chacun est tenu de contribuer aux
frais en proportion de sa fortune. Quelquefois le théâtre
est organisé et défrayé par un simple particulier, qui
veut se donner le plaisir de régaler ses concitoyens et
acquérir le renom' d^un homme généreux. Dans les
transactions commerciales de grande importance, on a
toujours soin de stipuler, par-dessus le marché, un cer-
tain nombre de comédies. Elles naissent aussi quelque-
fois des disputes et des contestations. Celui qui est
convaincu d'avoir tort est condamné, par lesarbitres, à
payer une ou deux représentations.
Le peuple est toujours admis à voir gratuitement la
comédie, et il ne se fait jamais faute de profiter de ce
privilège. A toute heure du jour et delà nuit, il peut
trouver dans les grandes villes quelque théâtre en fonc-
tion. Les villages sont moins favorisés; comme ils ont
peu de contribuables, ils ne peuvent appeler les acteurs
qu'à certaines époques de Tannée. S'ils apprennent,
cependant , qu'il y a comédie dans le voisinage, ils
ne regrettent pas, après leurs travaux de la journée,
de faire jusqu'à une ou deux lieues de marche pour y
assister.
Les spectateurs sont toujours en plein air, etTendroit
qui leur est assigné n'a pas de limites. Chacun s'arrange
comme il peut, sur les places, dans les rues, au haut
des arbres et des toits. On conçoit quel désordre et
quelle confusion il doit régner dans ces nombreuses
assemblées. Personne ne se gèue pour y causer, boire^
288 L J^PIfiK GlilNOIS.
manger et fumer. Lies petits marchands de comestibles
ne cessent de circuler parmi la foule, et, pendant que
les acteurs déploient tout leur talent pour faire revivre
devant tout ce public les événements tragiques et émou-
vants de son histoire nationale, les marchands s'égosil-
lent à crier aux consommateurs qu'ils tiennent boutique
de graines de citrouilles, de morceaux de cannes à su-
cre et de friture de patates douces. Les sifflets et les ap-
plaudissements ne sont pas à la mode.
Il est interdit aux .femmes de paraître sur le théâtre.
Leur rôle est joué par des jeunes, gens qui savent si bien
s'attifer et imiter la voix féminine, que la ressemblance
est parfaite. L'usage leur permet pourtant de danser sur
la corde et de donner des représentations à cheval. Elles
montrent, surtout dans les provinces du nord, une ha-
bileté prodigieuse pour ce genre d'exercices. On ne com-
prend pas comment, avec leurs petits pieds, elles peu-
vent voltiger sur une corde tendue, se tenir debout sur
un cheval et exécuter des évolutions et des tours de
force si difficiles.
Comme nous avons eu occasion de le remarquer, les
Chinois réussissent merveilleusement dans tout ce qui
dépend de l'adresse et de la souplesse. Les escamoteurs
sont très-nombreux, et on en rencontre parfois dont l'ha-
bileté étonnerait nos. prestidigitateurs les plus célèbres.
Notre navigation sur le fleuve Bleu fut charmante et
d'une grande rapidité. Nous arrivâmes à Fou-ki-hien
dans l'après-midi, n'ayant mis que quatre heures et
demi pour faire cent cinquante lis, ou environ quinze
lieues.
CHAPITRE VIL
Temple des compositions littéraires. — Querelle avec un docteur, — Un
bourgeois à la cangue. — Sa délivrance. — Visite au tribunal de Ou-
chan. — Préfet et commandant militaire de Ou-chan. — Médecine
légale des Chinois.^ Inspection des cadavres.— Fréquents suicides en
Chine. —Considérations à ce sujet. — Singulier caractère de la poli-
tesse chinoise. — Limites qui séparent la frontière du Sse-tchouen et
celle du Hou-pé. — Coup d'œll sur le Sse-tchouen. — Ses principales
productions. — Caractère de ^es habitants. — Kouang-ti, dieu de la
guerre et patron de la dynastie mantchoue. — Culte officiel qu'on lui
rend. — Puits de sel et de feu. — Connaissances scientifiques des
Chinois. — Ëtat du christianisme dans la province du Sse-tchouen.
Fou-ki-hien est une ville de troisième ordre, bâtie sur la
rive gauche du fleuve Bleu ; nous fûmes frappés, en y
arrivant, de la tournure élégante et distinguée de ses
habitants. On nous dit que la littérature y était en grand
honneur, et que, dans le district de Fou-ki-hien, on
comptait un nombre considérable d'étudiants et de lettrés
de tout grade. Le palais communal de la viUe étant situé
dans un quartier peu aéré, on nous avait préparé un loge-
ment très-frais et très-agréable au wenrtchang-koun^ ou
temple des compositions littéraires ; c'est là que se tien-
nent les assemblées de la corporation des lettrés et qu'on
fait les examens des aspirants au baccalauréat. Nous
trouvâmes ce v\ren-tchang-koun plus grand et plus riche
que les édifices du même genre que nous avions déjà eu
occasion de visiter ; nous y vîmes plusieurs salles spé-
I. 17
290 L^EMPIRE CHINOIS.
cîales, lambrissées en laque, et où on n'avait omis au-
cune de ces ornementations qui, d'après les idées chi-
noises, sont la marque du luxe et de la grandeur. Ces
salles étaient destinées aux assemblées littéraires, et ser-
vaient aussi quelquefois pour les banquets ; car, en
Chine, les amis des belles-lettres ne dédaignent pas les
réunions gastronomiques, et ils se sentent toujours éga-
lement bien disposés à juger une pièce académique, ou
à se prononcer sur le mérite d'un bon morceau. A'près
s'être abreuvés de vin de riz ou de. poésie, un magnifi-
que jardin les invite à la promenade : d'un côté, on voit,
parmi de grands arbres, une jolie pagode érigée en
l'honneur de Confucius, et, de l'autre, une rangée de
petites cellules où sont enfermés les étudiants, pour
traiter, par écrit, la question littéraire qui leur a été
assignée par les examinateurs. Chacun ne doit avoir dans
sa chambre que du papier blanc, une écritoire et des
pinceaux : toute communication avec l'extérieur est in-
terdite jusqu'à ce qu'ils aient terminé leur composition ;
pour obvier à l'infraction de cette règle importante, on
a soin de placer une sentinelle devant la porte de chaque
étudiant.
Une tour octogone à quatre étages s' élevaitau milieu
du jardin. Comme nous avions la réputation d'aimer
beaucoup le grand air, on avait eu l'aimable attention de
nous loger au quatrième étage ; du haut de celte tour on
jouissait d'un coupd'œil ravissant; on voyait se déployer,
comme dans un magnifique panorama, les divers quar-
tiers de la ville avec son enceinte de murs crénelés, la
campagne parsemée de fermes, et couverte d'une cul-
ture aussi riche que variée ; puis ce fleuve Bleu dont
CHAPITRE VU. 291
nous pouvions suivre le cours majestueux dans la plaine,
et qui, se cachant un instant derrière de vertes collines,
reparaissait ensuite pour aller enfin se perdre au loin
dans rhorizon.
Aussitôt que nous fûmes installés, comme deux
grands seigneurs, dans notre donjon féodal, les gradués
en littérature et les fonctionnaires de la ville s'empres-
sèrent de venir nous rendre visite. Nous accordâmes
seulement quelques heures aux exigences du cérémonial,
car nous éprouvions le désir de prendre un peu de repos ;
deux choses avaient contribué à nous donner un besoin
irrésistible de sommeil, d'abord le léger balancement
de la barque, puis la monotonie de toutes ces conver-
sations oiseuses. Nous dîmes donc à notre domestique
que nous n'étions plus visibles ; nous fermâmes la
porte à clef, et nous nous couchâmes sur une natte
de rotin.
Nos yeux étaient encore indécis entre le sommeil et
la veille, lorsque nous entendîmes du bruit non loin de
notre porte; nous prêtâmes l'oreille, et nous distin-
guâmes la voix de notre domestique se querellant avec
un visiteur qui voulait forcer la consigne et nous voir
malgré nous. Le visiteur alléguait son titre de docteur,
et prétendait que, le wen-tchang-koun étant propriété
du corps des lettrés, il avait le droit, lui docteur, de
visiter, et même de scruter ceux qui y logeaient. Weï«-
chan résista courageusement, et l'autre, humilié de ren-
contrer une opposition si vive et si imprévue, se laissa
aller jusqu'à frapper notre domestique ; alors, selon l'u-
sage en pareilles circonstances, les vociférations éclatè-
rent, et les curieux accoururent de toute part. Il fallut
292 L EMPIRE CmifOIS.
bien se lever pour aller apprendre un peu les rites à cet
impertinent docteur.
Dès que la porte fut ouverte, il nous fut aisé de recon-
naître celui à qui nous en voulions, car Weï-chan, tout
bouillant de colère, se disposait à s'élancer sur lui comme
pour le dévorer. Le docteur était tellement occupé de
son antagoniste, qu'il ne fit attention à nous qu'au mo-
ment où il se sentit vigoureusement saisi par le bras ; il
se retourna brusquement, et fut comme pétrifié en se
voyant face à face avec un diable occidental, coiffé d'un
bonnet jaune. Nous le tirâmes dans notre chambre, où
il fut interpellé à bout portant. — Qui es-tu ? — Je suis
un docteur de la localité. — Non, tu n'es pas docteur,
car tu viens de te conduire en homme ignorant et gros-
sier ; que nous veux-tu ? -^ Je suis venu me pronjener
dans le temple des compositions littéraires pour me dis-
traire l'esprit et le cœur. — Va te distraire ailleurs et
ne viens pas troubler notre repos ; sors vite de notre
présence. Si tu veux, tu pourras raconter à tes amis que
tu nous as vus et que nous t'avons chassé parce que tu
n'entendais rien aux vertus sociales. Le docteur parut
vouloir se redresser. — Mais, s'écria-t-il, qui donc est
maître dans le wen-tchang-koun ? — Dans notre cham-
bre, c'est nous qui sommes les maîtres, par conséquent,
sors vite d'ici, et si, à l'instant, tu n'es pas en bas, en
passant par l'escalier, nous allons t'y envoyer par la
fenêtre... Veux-tu?... Le docteur prit, sans doute, la
menace au sérieux, car il disparut comme un trait, et
nous l'entendîmes descendre l'escalier avec un remar-
quable empressement. Ce serait peut-être le cas de dire
ici un mot du pédantisrae et de l'ajrogance des lettrés
CHAPITRE YII. 293
chinois ; mais nous aurons occasion d'en parler ailleurs.
Après ce petit incident, nous n'avions plus, assuré-
menty en\ie de dormir, notre docteur nous avait emporté
le sommeil ; nous descendîmes donc de notre forteresse
pour aller visiter en détail le temple des compositions
littéraires. Nous nous rendions, à travers le jardin, vers
la pagode de Confucius, lorsque nous aperçûmes, au
fond d'un long corridor qui conduisait à la rue, un mal-
heureux agenouillé et chargé d'une grosse cangue. On
sait que la cangue est une énorme pièce de bois, percée
au milieu pour faire passer la tête du condamné, et qui
pèse de tout son poids sur ses épaules, de façon que cet
atroce supplice réduit un homme à n'être plus, en quel-
que sorte, que le pied ou le support d'une lourde table.
Nous dirigeâmes nos pas du côté de la porte, vers ce
malheureux condamné qui, en nous voyant, implora de
loin notre miséricorde, et nous pria de lui pardonner ;
nous approchâmes de lui, et nous fûmes émus profon-
dément de voir, dans cette horrible situation, un bour-
geois assez bien vêtu, d'une figure honnête, et qui ver-
sait d'abondantes larmes en nous conjurant toujours de
lui pardonner ; c'était un spectacle déchirant. Nous
avançâmes de plus près pour lire la sentence qui, selon
l'usage, était écrite en gros caractères sur des bandes
de papier blanc collées sur la cangue. A peine eûmes-
nous parcouru des yeux l'inscription et connu le motif
pour lequel ce pauvre homme était condamné, que
nous sentîmes une sueur glacée se répandre tout à coup
sur notre front. Voici ce que nous avions lu sur les di-
verses bandes de papier blanc : Condamné à quinze
jours de cangue, sans excepter les nuits ; péché d'irré-
294 ^ l'empire chinois.
vérence envers les étrangers de TOccident, qui sont sous
la protection de l'empereur ; que le peuple tremble ;
qu'il réfléchisse et se corrige de ses défauts... Sur cha-
cune des trois bandes il y avait le cachet rouge du préfet
de Fou-ki-hien.
Le tribunal n'était heureusement qu'à quelques pas
du wen-tchang-koun ; nous y courûmes en toute hâte, et
nous eûmes une courte explication avec le préfet, qui
vint aussitôt avec nous pour rendre la liberté à ce mal-
heureux. Mais, avant de lui faire ôter la cangue, il se
crut obligé de lui adresser un long discours, d'abord sur
la nature miséricordieuse de notre cœur, et puis sur la
pratique des trois rapports sociaux. Cette harangue nous
impatienta ; il y avait des moments où nous eussions,
en vérité, désiré voir ce discoureur intempestif à la place
du patient, dont tout le crime était d'avoir dit à un gar-
dien du temple : a II y a quelques années, les diables oc-
« cidentaux venaient du côté du midi ; voilà maintenant
« qu'il en arrive aussi du nord. » Ce bon bourgeois nous
avait donné, il faut en convenir, un sobriquet peu poli,
mais il ne l'avait pas inventé ; car c'est sous cette mali-
gne dénomination que les Européens sont le mieux
connus en Chine. SMl fallait mettre à la cangue ceux qui
l'emploient, l'empire tout entier devrait y passer, en
commençant par les mandarins.
Aussitôt que ce brave homme eut été délivré de la
cangue, nous lui fîmes la courtoisie de l'inviter à venir
causer dans notre chambre, où on lui servit du thé et
une petite collation. Nous lui exprimâmes de notre mieux
combien nous étions sincèrement peines d'avoir été la
cause involontaire de cette déplorable aventure. La ré-
CHAPITRE Vil. 295
conciliation était déjà complète, lorsqu'on introduisit
un vieillard à barbie blanche et deux jeunes gens :
c'étaient le père et les enfshits de ce bourgeois devenu
notre ami d'une manière si singulière. Ils se précipitè-
rent aussitôt à genoux pour nous témoigner leur recon-
naissance de ce qu'ils avaient l'ingénuité d'appeler un
bienfait. Ils fondaient en larmes et ne savaient plus de
quelles expressions se servir pour nous exprimer leurs
sentiments. Cette scène fut pour nous si émouvante, que
nous ne pûmes y tenir davantage. Nous savions bien
que nous avions affaire à des Chinois, c'est-à-dire à des
hommes dont on a toujours le droit de suspecter la sin-
cérité ; cependant c'est toujours une chose qui fait hor-
riblement souffrir que d'entendre sangloter un vieillard
et de voir couler ses larmes. Nous nous levâmes donc et
nous souhaitâmes la paix à ces braves gens, pour lesquels
notre passage dans leur pays avait été une source d'émo-
tions si vives et si pénibles.
Nous quittâmes Fou-ki-hien avec un certain senti-
ment de regret, car il n'en était pas de cette ville comme
de tant d'autres qui ne pouvaient nous laisser aucun
souvenir profond et que nous traversions avec une com-
plète indifférence, à peu près comme nous abandonnions
dans le désert nos campements éphémères. Nous n'avions
passé à Fou-ki-hien que la moitié d'une journée ; mais
nous y avions éprouvé des sensations «i fortes et si di-
verses, qu'il nous semblait y avoir fait un long séjour.
Le temple des compositions littéraires, cette tour du
haut de laquelle nous dominions la ville et la campagne,
l'échauffourée de l'intrépide docteur, ce pauvre bour-
geois écrasé sous une cangue, sa délivrance, la visite
296 l'empiri^ chinois.
pathétique de son père et de ses enfants, tout cela avait
été comme une époque et devait laisser en nous de bien
vifs souvenirs. Le temps est un profond mystère, et
Pâme humaine seule est capable d'en apprécier juste-
ment la durée. Vivre longuement, c'est penser et sentir
beaucoup.
Nous avions encore à choisir entre la route par eau
et la route par terre, car le cours du fleuve Bleu nous
conduisait .justement au prochain relais. La dernière
navigation nous avait si bien réussi, que nous eûmes
envie d'en essayer une seconde fois* Nous étions as*
sures par avance de trouver, sur ce point, les gens
de l'escorte tout à fait de notre avis. En bateau on dlait
plus vite, plus commodément et avec beaucoup moins
de dépenses. On pouvait ainsi réaliser d'énormes profits,
qu'on divisait ensuite entre tous, de manière, toutefois,
que les mandarins eussent toujours la plus grosse part.
Les porteurs de palanquin y trouvaient également leur
avantage ; car, après avoir passé la journée à jouer aux
cartes, ils ne manquaient pas de recevoir leur salaire
accoutumé. Pourvu que la navigation ne fût pas dange-
reuse et qu'on nous donnât une bonne barque, nous
étions nous-mêmes tout heureux de pouvoir jM^ocurer
ces nombreux agréments à nos conducteurs.
Cette nouvelle expérience fut couronnée d'un plein
succès et nous réconcilia avec le fleuve Bleu, pour le-
quel nous avions d'abord éprouvé quelque antipathie.
Nous rencontrâmes bien de temps en temps des endroits
peu faciles, quelques récifs à fleur d'eau ; mais l'habi-
leté et l'expérience des mariniers nous tirèrent toujours
d'affaire sans avarie. Il était presque nuit quand nous
CHAPITRE VU. 297
arrivâmes à Oa-chan ; on nous conduisit au palais com-
munal, où nous fûmes bien accueillis et bien traités. Il
était pourtant déjà fort tard que nous n'ayions vu pa-
raître aucune des autorités du lieu, si ce n'est un tout
petit officier préposé dans le port à une douane de seL
Cela n'était nullement conforme aux règles établies, et,
comme nous étions toujours en surveillance pour ne
pas laisser entamer les privilèges qui nous avaient été
accordés et qui faisaient notre sécurité et notre fotce,
nous demandâmes qu'on voulût bien nous exfrfiquer
pourquoi nous étions privés de la visite des mandarins
d'Ou-chan. On nous répondit que le préfet était absent.
— Et son substitut ? — Absent aussi. — Et le mandarin
militaire commandant du district? Il est parti ce matin.
Tous les fonctionnaires civils et militaires sont dehors
pour affaires administratives... Nous primes tout cela
pour une mauvaise plaisanterie et nous vîmes bien que
nous serions condamnés à remonter journellement une
machine qui menaçait sans cesse de se détraquer.
Nous demandâmes nos porteurs de palanquin et nous
invitâmes maître Ting à vouloir bien nous accompagner
immédiatement au tribunal du préfet. Il n'y eut pas
d'objection, et nous partîmes. Le tribunal était fermé ;
on lé fit ouvrir. Toutes les lumières étaient éteintes ; on
les fit rallumer. Nous entrâmes dans la salle des hôtes,
et les domestiques du préfet nous servirent du thé avec
empressement ; mais on ne voyait apparaître de globule
d'aucune couleur. Enfin, le sse-yé du préfet daigna se
présenter. Les sse-yé sont des conseillers ou pédagogues
que les magistrats se choisissent eux-mêmes pour les
aider et les diriger dans le maniement des affaires. Ils
17.
298 l'empirb chinois.
sont rétribués par le magistrat et n'appartiennent pas
officiellement à l'administration. Cependant leur in-
fluence est immense ; ils sont le ressort qui fait aller
tous les rouages du tribunal. Le sse^yé d'Ou-chan nous
assura que le préfet et les autres principaux fonction-
naires étaient absents depuis plusieurs jours pour étudier
un procès de la plus haute importance. Nous lui fîmes
nos excuses d'être venus le déranger à une heure si
avancée, et nous ajoutâmes que, ayant à voir le préfet,
nous attendrions son retour, puisqu'il était absent. Sans
doute cela retarderait un peu notre arrivée à Canton ;
mais ee dérangement ne pouvait être pour nous très-pré-
judiciable, attendu que la nature de nos affaires nous
permettait une certaine latitude. Sur cela, nous ren-
trâmes au palais communal .
Maître Ting avait entendu notrfr conversation avec le
ssi^yé; il ne lui en fallut pas davantage pour être bien
convaincu que nous allions nous installer à Ou-chan
pour attendre le retour du préfet, et que, jusque-là,
rien ne serait capable de nous en débusquer. Il s'était
habitué peu à peu à la barbarie de notre tempérament
et à l'inflexibilité de nos résolutions. Aussi, à peine ren-
tré au palais communal, s'empressa-t-il d'aller en riant
avertir les voyageurs qu'ils pouvaient dormir en paix,
parce que nous avions l'intention de nous fixer définiti-
vement à Ou-chan.
Le lendemain le soleil était déjà assez haut, et tous
les habitants du palais communal étaient encore plongés
dans le sommeil ; le silence régnait de toute part. On
n'entendait que le bruit d'un torrent résonnant derrière
la maison à travers de gros rochers qui cherchaient à loi
CHAPITRE VII. 299
barrer le passage. Cette tranquillité flatta quelque peu
notre amour-propre ; car tous ces dormeurs nous prou-
vaient par leurs ronflements qu'ils avaient pris très au
sérieux ce qu'on leur avait dit la veille.
Un peu après midi nous entendîmes tout à coup de
grandes clameurs, mêlées au retentissement du tam-
tam et aux bruyantes détonations des pétards. Un em-
ployé du tribunal s'empressa de venir nous apporter la
nouvelle que le préfet était arrivé avec les autres princi-
paux mandarins de la ville. Nous ne tardâmes pas à
recevoir sa visite, il se présenta accompagné du com-
mandant militaire du district qui était décoré du globule
bleu et portait le titre de tou-sse. Il était du même grade
que Ly le Pacificateur des royaumes, qui, après nous
avoir escortés longtemps sur l'affreuse route du Thibet,
mourut si misérablement avant de revoir sa patrie.
Les Chinois ont si largement développé leur système
de mensonge et de tromperie, qu'il est fort difficile de
les croire alors même qu'ils disent la vérité. Ainsi, nous
étions persuadés que cette absence et ce retour des man-
darins d'Ou-chan n'avaient été qu'un jeu. Cependant
nous étions dans l'erreur, et, chose extraordinaire, les
Chinois n'avaient pas menti. Aussitôt que nous aper-
çûmes le préfet et le commandant militaire, il nous fut
aisé de reconnaître qu'ils arrivaient réellement de
voyage ; l'abattement et la fatigue de leur figure, la
poussière dont ils étaient encore couverts, leurs vêtements
froissés, tout annonçait qu'ils avaient passé de longues
heures dans leurs palanquins.
Le préfet était un homme d'une soixantaine d'années,
à barbe grise, d'une taille courte et ramassée» d'un
300 L EMPIRB CHINOIS.
honnête embonpoint, mais sans exagération. Il y avait
sur sa figure beaucoup de simplicité et de bonhomie ;
chose extrêmement rare dans les physionomies chi-
noiseSy et surtout dans celles des mandarins. Le tou-sse
était à peu près du même âge ; quoique un peu voûté,
sa taille paraissait au-dessus de la moyenne ; ses traits
exprimaient une grande franchise. Nous nous hâtons
d'ajouter qu'il n-appartenait pas à la race chinoise ; il
était d*origine mongole et avait passé sa jeunesse dans
la terre des Herbes, menant la vie nomade et parcou-
rant les déserts ; plusieurs des pays qu'il avait habités
nous étaient parfaitement connus. Quand nous lui par-
lâmes la langue mongole, il parut tout ému, et volon-
tiers il eût versé quelques larmes, s'il n'eût craint de
compromettre son caractère de soldat. Ces deux person-
nages nous allaient et nous nous félicitâmes bien sincè-
rement de les avoir attendus ; de leur côté, ils parurent
aussi fort satisfaits de nous voir. Nous le crûmes d'autant
mieux, qu'ils ne cherchèrent pas à nous l'exprimer par
les formules emphatiques du cérémonial chinois ; nous
le lûmes sur leurs physionomies, et cette preuve était
pour nous plus convaincante que la première.
Le préfet d'Ou-chan voulut bien nous parler un peu
en détail des motifs de son absence. Il s'était rendu
avec ses assesseurs dans un village de sa juridiction,
pour faire l'inspection d'un cadavre trouvé dans un
champ. Il devait constater que la mort avait été natu-
relle, Ou bien le résultat d'un suicide ou d'un assassinat.
 ce sujet, nous lui adressâmes plusieurs questions sur
la méthode employée par la justice chinoise, afin de
faire paraître les plaies et les contusions sur les cada^
CHAPITRE Vil. 301
vresy même en état de patréfaction, et déterminer
ainsi leurs divers genres de mort. Nous avions entendu
beaucoup parler des procédés mis en usage par les
magistrats dans ces circonstances ; on nous avait dit
des choses si extraordinaires, que nous étions bien aises
de prendre quelques renseignements à une bonne source.
Le préfet n'eut pas le temps de satisfaire notre curioi^ité
sur tous les points ; mais il nous promit de revenir dans
la soirée^ et d'apporter avec lui le livre intitulé Sp-yuen
c'est-à-dire lavage de la fosse. C'est un ouvrage de mé-
decine légale, très-renommé en Chine, et qui doit être
entre les mains de tous les magistrats. Le préfet nous
tint parole, et la soirée fut consacrée à examiner rapi-
dement ce curieux livre de médecine légale. Les man-
darins d'Ou-chan ne manquèrent pas de nous le
commenter et de Tenrichir d'une foule d'anecdotes
très-bizarres que nous ne rapporterons pas, parce
qu'elles ne nous ont pas paru d'une authenticité suf-
fisante.
Dans tous les siècles le gouvernement chinois s'est
occupé avec sollicitude des moyens de constater les ho-
micides et de les vérifier sur les cadavres. Âpres l'in-
cendie et la destruction des bibliothèques par le fameux
Tsing-che-hoang, le plus ancien ouvrage de médecine
légale ne remonte pas avant la dynastie des Song, qui
commença l'an 960 de notre ère. La dynastie mongole
des Yuen, qui succéda à celle des Song, fit refondre l'ou-
vrage et l'augmenta d'une foule d'anciennes pratiques
que la tradition avait conservées dans divers tribunaux
de l'empire. Après la dynastie des Yuen, celle des Ming
commanda des recherches, des examens, des discussions
302 L^BIfPIRB CHINOIS.
sur cette matière importante, et fit publier successive-
ment plusieurs ouvrages pour Tinstruction des magis-
trats. La dynastie mantchoue a publié aussi une nou-
velle édition du 5t-yuen.
D'après ce livre, voici comment on doit s'y prendre
pour découvrir les traces des coups et des blessures sur
les corps morts, lors même qu'ils commencent à tomber
en pourriture. On lave le cadavre avec du vinaigre,
puis on l'expose à la. vapeur du vin qui sort d'une fosse
profonde. C'est de ce procédé qu'on a donné au livre de
médecine légale le nom de St-yuen, lavage de la fosse.
Pour creuser cette fosse, il faut choisir, autant qu'il est
possible, un terrain sec et de nature un peu argileuse;
elle doit être de cinq ou six pieds de long sur trois de
large et autant de profondeur. On la remplit ensuite de
branches et de broussailles, et on active le feu jusqu'à ce
que la terre du fond et des parois soit presque chauffée
au rouge blanc. Alors on retire la braise et on verse une
grande quantité de vin de riz ; on place sur l'ouverture
de la fosse une grande claie d'osier où l'on étend le ca-
davre, puis on recouvre le tout avec des toiles soutenues
en voûte, afin que la vapeur du vin puisse agir sur
toutes les parties du corps. Deux heures après, toutes
les marques des coups et des blessures paraissent très-
distinctement. Le Si-yuen assure qu'on peut également
faire l'opération avec les ossements seuls et obtenir les
mêmes résultats. Il prétend que, si les coups ont été de
nature à causer la mort, les marques doivent apparaître
sur les ossements. Les^ mandarins d'Ou-chan nous ont
certifié que cela était d'une parfaite exactitude ; mais nous
n'avons jamais eu occasion de le vérifier par nous-mêmes.
CHAPITRE Vif. 303
Les mandarins sont tenus de faire cette opération
chaque fois qu'il s'élève le moindre soupçon sur la mort
d'un individu ; ils sont même obligés de faire exhumer
les cadavres et de les examiner avec soin, lors même
que les miasmes qui s'en exhalent seraient capables de
mettre leur vie en péril, « car, dit le livre de médecine
ce légale, l'intérêt de la société l'exige, et il n'est pas
« moins glorieux d'affronter la mort pour défendre ses
« concitoyens du fer des assassins que de celui des en-
c< nemis; qui n'en a pas le courage n'est pas magistrat
« et doit renoncer à son emploi. »
Le Si-yuen passe en revue toutes les manières ima-
ginables de donner la mort, et il explique la méthode
pour les découvrir sur les cadavres. On est eflfrayé en
voyant tous les genres d'homicide que les Chinois ont
su inventer ; ainsi l'article étranglé nous a paru très-
riche : Fauteur distingue les étranglés pendus, les étran-
glés à genoux, les étranglés couchés, les étranglés au
nœud eoulmt et les étranglés au nœud tournant ; il dé-
crit soigneusement toutes les marques qui doivent se
trouver sur le corps, et qui indiquent si l'individu s'est
étranglé lui-même ou non. Au sujet des noyés, il dit
que leurs, cadavres sont fort différents de ceux qu'on
jette dans l'eau. après les avoir tués ; les premiers ont le
ventre fortement tendu, les cheveux appliqués à la tête,
de l'écume à la bouche, les pieds et les mains roides, et
la plante des pieds extrêmement blanche ; on ne trouve
jamais ces signes dans ceux qu'on jette à l'é&u après les
avoir étouffés, empoisonnés ou tués de toute autre ma-
nière. Comme il arrive fréquemment, en Chine, qu'un
assassin cherche à cacher son crime par un incendie,
304 l'bmpirb chinois.
le St-yum, au chapitre des brûlésy enseigne la manière
de reconnaître, par rinspectioji du cadavre, si le mort a
été tué ayant l'incendie ou étouffé par le feu ; entre
autres choses, il dit que, dans le premier cas, on ne
trouve ni cendres ni vestiges de feu dans la bouche et
dans le nez, au lieu qu'on en trouve toujours dans les
autres. Le dernier chapitre traite des diverses espèces
de poisons et de leurs réactifs.
Quelque habiles et vigilants qu'on suppose les ma-
gistrats, on conçoit que toutes ces pratiques de méde-
cine légale doivent être, la plupart du temps, très-insuf-
fisantes, et ne sauraient remplacer l'autopsie des cada-
vres, que des préjugés anciens et invétérés interdisent
aux Chinois.
11 est impossible de parcourir le livre 5t-yu«n sans
demeurer convaincu que le nombre des attentats contre
la vie des hommes est très-considérable, et, surtout, que
le suicide est très-commun. On ne saurait se faire une
idée de l'extrême facilité avec laquelle les Chinois se
donnent la mort ; il suffit quelquefois d'une futilité,
d'un mot, pour les porter à se pendre ou à se précipiter
au fond d'un puits : ce sont les deux genres de suicide
le plus en vqgue. Dans les autres pays, quand on veut
assouvir sa vengeance sur un ennemi, on cherche à le
tuer ; en Chine, c'est tout le contraire, on se suicide.
Cette anomalie tient à plusieurs causes dont voici les
principales : d'abord, là législation chinoise rend res-
ponsables d^s suicides ceux qui en sont la cause ou l'oc-
casion. 11 suit de là que, lorsqu'on veut se venger d'un
ennemi, on n'a qu'à se tuer, et l'on est assuré de lui sus-
citer, par ce moyen, une affaire horrible ; il tombe im*
CHAPITRE VII. 305
médiatement entre les mains de la justice qui, tout au
moins, le torture et le.ruine complètement, si elle ne
lui arrache pas la vie. La famille du suicidé obtient or-
dinairement, dans ces cas, des dédommagements et des
indemnités considérables ; aussi il n'est pas rare de
voir des malheureux, emportés par un atroce dévoue-
ment à leur famille, aller se donner stoïquement la
mort chez des gens riches. En tuant son ennemi, le
meurtrier expose, au contraire, ses propres parents et
ses amis, les déshonore, les réduit à la misère, et se
prive lui-même des honneurs funèbres, point capital
pour un Chbois, et auquel il tient par-dessus tout ; il
est à remarquer, en seéond lieu, que l'opinion publi-
que, au lieu de flétrir le suicide, l'honore et le glorifie.
On trouve de l'héroïsme et de la magnanimité dans la
conduite d'un homme qui attente à ses jours avec in-
trépidité pour se venger d'un ennemi qu'il ne peut
écraser autrement; enfin on peut dire que Içs Chinois
redoutent bien plus les souffrances que la mort. Us font
bon marché delà vie, pourvu qu'ils aient l'espérance de
la perdre d'une manière brève et expéditive; c'est peut-
être cette considération qui a porté la justice chinoise à
rendre le jugement des criminels plus affreux et plus
terrible que le supplice même.
La Chine est le pays des contrastes ; tout ce qu'on y
remarque est à l'opposé de ce qui se rencontre aÛlenrs.
Chez les barbares, et même dans les pays civilisés, où
les véritables notions de la justice n'ont pas suffisam-
ment régénéré la conscience publique, on voit lesxiches,
les forts, les puissants, faire trembler les faibles et les
pauvres, les écraser, se jouer même de leur vie avec
306 L BVPIRB GBIN0I8.
une épouvantable légèreté ; en Chine c'est le faible qui
fait trembler le fort et le puissant, en tenant toujours
suspendue sur sa tète la menace d'un suicide, et le for-
çant souvent, par ce moyen, à lui rendre justice, à le
ménager, à le secourir. Les pauvres ont quelquefois
recours à cette terrible extrémité pour se venger de la
dureté des riches ; il n'est pas même rare de voir des
gens repousser une injure et un affront en se donnant
la mort. U serait peut-être intéressant de comparer ce
duel à la chinoise avec celui qui est en usage chez les
nations européennes ; on trouverait à faire des rappro-
chements curieux, et Ton serait, sans doute, forcé de
convenir qu'il y a dans l'un et dans l'autre la même ex-
travagance et la même folie.
Les fonctionnaires d'Ou-chan nous traitèrent avec
une remarquable a£Pabilité, et nos causeries se prolon-
gèrent bien avant dans la nuit ; chacun préconisait les
mœurs et les usages de son pays : la Mongolie, la Chine
et la France firent valoir tour à tour leurs prétentions
par l'organe de leurs représentants. 11 fut convenu que,
chez tous les peuples, il y avait un fond de bonnes et
de mauvaises qualités qui se faisaient à peu près équili-
bre ; toutefois nous cherchâmes à prouver que les na-
tions chrétiennes valaient ou pouvaient valoir mieux que
les autres, parce qu'elles étaient toujours sous l'influence
d'une religion sainte et divine, qui tend essentiellement
à développer les bonnes qualités et à étouffer les mau-
vaises. Les mandarins trouvèrent nos raisonnements
lucides et concluants ; ils proclamèrent donc, sinon par
conviction, du moins par politesse, que la France oc-
cupait incontestablement le premier rang parmi les
CHAPITRE VII. 307
dix mille royaumes de la terre. Leur bienveillance à
noire égard fut portée si loin, qu'ils allèrent jusqu'à
nous inviter, très-sérieusement et très-sincèrement, à
rester encore un jour à Ou-chan ; la tentation était forte ;
mais nous sûmes y résister, parce qu'il était essentiel
de conserver à nos haltes extraordinaires le caractère
que nous avions essayé de leur donner^ d'ailleurs, puis-
que les mandarins d'Ou-chan avaient la courtoisie de
nous inviter à rester, nous devions leur faire la politesse
de partir ; les convenances avant tout. 11 est d'usage, en
Chine, qu'on se fasse les invitations les plus pressantes;
mais c'est à condition qu'elles seront refusées ; les accep-
ter serait la preuve d'une très-mauvaise éducation.
Pendant que nous étions dan» nos missions du nord,
nous fûmes témoin d'un fait fort bizarre, mais qui ca-
ractérise à merveille les Chinois. C'était un jour de
grande fête, nous devions célébrer les saints offices chez
le premier catéchiste du village, qui avait dans sa mai-
son une assez vaiste chapelle ; les chrétiens des villages
voisins s'y rendirent en grand nombre. Après la céré-
monie, le maître de la maison se posta au milieu de la
cour, et se mit à crier aux chrétiens qui soriaient de la
chapelle : Que personne ne s'en aille, aujourd'hui j'in-
vite tout le monde à manger le riz dans ma maison ; puis
il courait aux uns et aux autres pour les presser de res-
ter ; mais chacun alléguait des raisons et partait. 11 en
paraissait désolé, lorsqu'il avisa un de ses cousins qui
gagnait aussi la porte ; il se précipita vers lui en disant :
Comment ! mon cousin, toi aussi, tu pars.... Oh ! c'est
impossible, aujourd'hui c'est jour de fête, je veux que
tu resteSé — Non, ne me presse pas, il faut que je re-
308 l'empire chinois.
tourne dans ma famille^ j'ai un peu d'affaires. — Un peu
d'affaires I mais c'est aujourd'hui jour de repos ; afeùso-
lument tu resteras, je ne te lâcherai pas. En même
temps il le saisit par sa robe, et fait tous ses efforts pour
entraîner son cousin, qui se débat de son mieux, et cher-
che à lui prouver que ses affaires ne lui permettent pas
de s'arrêter. — Puisque je ne puis obtenir que tu man-
ges le riz avec nous, au moins buvons ensemble quel-
ques petits verres de vin ; ja perdrais ma face, si un
cousin s'en allait de chez moi sans rien prendre. — Un
verre de vin, dit le cousin, cela ne dépense pas beaucoup
de temps, buvons donc ensemble un verre de vin ; et
les voilà entrés et assis dans la salle des hôtes. Le maître
de la maison ordonne à hante voix, mais sans s'adresser
à personne, de faire chauffer le vin et frire deux œufs.
En attendant que les œufs frits et le vin chaud arrivent,
on allume la pipe et on fume, puis on cause et on fume
encore, mais le vin se fait toujours attendre. Lé cousin
qui, sans doute, était réellement pressé, demande à son
gracieux parent s'il y en aura encore pour longtemps
avant que le vin soit chaud. — Du vin ! fit celui-ci tout
émerveillé, du vin ! est-ce que nous en avons ici? est-ce
que tu ne sais pas que je ne bois jamais de vin, qu'il me
fait mal au ventre? — Dans ce <îas tu pouvais bien me
laisser partir ; pourquoi me tant presser ? — A ces mots
le maître de la maison se lève, et, prenant devant son
cousin une posture indignée : En vérité, lui dit^il, je
voudrais bien savoir de quel pays tu es sorti ; comment 1
je te fais, moi, la politesse de tlnviter à boire du vin,
et toi, tu ne me fais pas celle de refuser 1 et où donc
as-tu appris les rites ? C'est probablement chez les Mon-
«CHAPITRE Vil. 309
golSy n'est-ce pas?... Le pauvre cousin comprit qu'il
avait fait une sottise ; il se contenta de balbutier quel-
ques paroles d'excuses^ et, après avoir bourré et allumé
sa pipe, il s'en alla.
Nous étions présent à cette délicieuse petite représen-
tation. Aussitôt que le cousin fut parti, le moins que nous
pûmes faire, ce fut de rire un peu à notre aise ; mais le
maître de la maison ne riait pas, il était indigné. 11 nous
demandait si nous avions jamais vu un homme aussi
ridicule, aussi borné, aussi dépourvu d'intelligence que
son cousin, et il en revenait toujours au grand principe,
c'est-à-dire qu'un homme bien élevé doit toujours ren-
dre politesse pour politesse, qu'on doit gracieusement re-
fuser les offres de celui quiaFhonnêteté devons en faire.
— Sans cela, s'écria-t-il, où en serait-on? Nousl'écoutâ-
mes sans rien dire ni pour ni contre, car, en beaucoup
de choses, il est très-difficile d'avoir une règle sûre et
applicable à tous les hommes, surtout en ce qui tient
aux coutumes des peuples. En y regardant de près, U
nous a semblé comprendre les motifs de cette manière
d'entendre la politesse. D'une part, chacun se donne, à
peu de frais, la satisfaction de se montrer généreux et
empressé envers tout le monde ; d'autre part, tout le
monde peut se flatter de recevoir de chacun de gracieu-
ses invitations et d'avoir le bon esprit de les refuser...
C'est bien là, il faut en convenir, de la pure chinoiserie.
Malgré les vives sollicitations des mandarins d'Ou-
chan, le lendemain nous nous mimes en route, comme
gens qui savent vivre et ont étudié les rites ailleurs que
dans les déserts de la Mongolie. Cette journée de mar-
che fut assez jpénible; d'abord, parce qu'il y arait deux
310 l'bmpirb chinois.
jours que nous n'avions été en palanquin et que nos
jambes avaient perdu le pli ; ensuite parce que nous
avions à traverser un pays de montagnes. L'aspect de
la campagne était, d'ailleurs, peu gracieux ; eue pré-
sentait généralement une teinte triste et sauvage. Le sol,
rempli de sable et de gravier, semblait se prêter difficile*
ment à la culture. Aussi rencontrâmes-nous rarement
des villages ; on voyait seulement de temps en temps
dans les creux des vallons de misérables fermes dont
les habitants accouraient sur notre passage, pour nous
demander l'aumône de quelques sapèques.
Vers l'après-midi, nous gravissions une colline assez
escarpée, et maître Ting allait en tête de la colonne.
Aussitôt qu'il fut parvenu au sommet, il sortit de son
palanquin, et, à mesure que les autres arrivaient, il
les faisait arrêter. Nous ne comprenions pas trop le sens
de cette manœuvre. Quand nous fûmes au haut de la
colline, maître Ting nous invita à sortir de nos palan-
quins : Venez voir, nous dit-il ; ici finit la province du
Sse-tchouen, nous allons entrer dans celle du Hou-pé.
Ce petit fossé est la séparation des deux provinces ; je
n'ai pas voulu traverser la montagne sans vous le faire
remarquer- — Tenez, ajouta-t-il, en se mettant en
quelque sorte à califourchon sur le fossé, voilà que j'ai
la jambe droite dans le Sse-tchouen et la gauche dans
le Hou-pé ; puis il resta un momeitt immobile, pour
nous faire bien voir l'expérience. Plusieurs porteurs de
palanquin qui, sans doute, trouvaient fort curieux d'a-
voir une jambe dans le Sse-tchouen et l'autre dans le
Hou-pé, répétèrent plusieurs fois l'expérience et y réus-
sirent pour le moins aussi bien que le mandarin civil.
CHAPITRE VU. 31 i
Après nous être reposés un instant et avoir regardé
vaguement à droite et à gauche le chemin que nous
venions de parcourir et celui où nous allions entrer,
nous nous remimes en route, et bientôt après nous arri-
vâmes à Paioung.
Le Sse-tchouen (quatre vallons) est la plus vaste pro-
vince de la Chine et peut-être aussi la plus belle. C/est,
du moins, ce qu4l nous a semblé, après favoir comparé
avec le reste de l'empire, que nous avons eu occasion
d'étudier suffisamment durant nos divers voyages. De
la frontière du Thibet jusqu'aux limites de la province
du Hon-pé, on lui donne quarante jours de marche, ce
qui peut équivaloir à peu près à une étendue de trois
cents lieues. Outre un grand nombre de forts et de
places de guerre, on compte dans cette province neuf
villes du premier ordre et cent quinze du second et du
troisième. En hiver comme en été, sa température est
assez modérée ; on n'y éprouve jamais les longs et terri-
bles froids du nord, ni les chaleurs étouffantes des pro-
vinces méridionales. Son sol, d'une grande fécondité
à cause des nombreuses rivières qui l'arrosent, est agréa-
blement accidenté. On rencontre tour à tour de vastes
plaines recouvertes d'abondantes moissons de froment
et de céréales de toute espèce, des montagnes couron-
nées de forêts, des vallons fertiles et d'une magnificence
ravissante, des lacs poissonneux, plusieurs rivières navi-
gables, et surtout ce Yang-tse-kiang, un des plus beaux
fleuves du monde, qui traverse la province du sud-ouest
au nord-est. Sa fertilité est telle, qu'on dit communé-
ment que les produits d'une seule récolte ne peuvent
être consommés en dix ans. On y cultive un grand
3i2 LqiPiRE camois.
nombre de plantes textiles et tinctoriales, entre autres
l'indi^ herbacé, qui donne une belle couleur bleue, et
une espèce de chanvre ou d'ortie dont on fait des toiles
d'une extrême finesse. On rencontre sur les coteaux de
belles plantations de thé ; les feuilles les plus délicates
et de première qualité sont réservées pour les gourmets
de la province ; ce qu'il y a de plus grossier est expédié
par les caravanes aux habitants du Thibet et du Tur-
kestan. C'est dans le Sse-tchouen que les pharmaciens
de toutes les provinces de l'empire envoient antiuelle*
ment leurs commis voyageurs s'approvisionner de plan*
tes médicinales. Outre qu'on en recueille sur les mon-
tagnes une quantité très-considérable, elles ont, de plus,
la réputation de posséder des vertus plus efficaces que
celles des autres pays. Les racines de rhubarbe et les
vessies de musc, qu'on apporte du Thibet, y sont l'objet
d'un commerce très-important.
La richesse et la beauté du Sse-tchouen semblent
avoir exercé une grande influence sur ses habitants ; ils
ont généralement les manières plus distinguées que les
Chinois des autres provinces. On remarque dans les
grandes villes de l'ordre et une certaine propreté rela-
tive. L'aspect des villages mêmes et des fermes témoigne
de l'aisance de ceux qui les habitent. On ne trouve pas
dans le Sse-tchouen ces patois presque inintelligibles
qu'on rencontre si fréquemment dans les autres provin-
ces. A peu de chose près, le langage qu'on y parle a la
même pureté que celui de Péking.
Les Sse-tchouennais sont d'un tempérament fort et
robuste; leur physionomie est plus mâle que celle des
Chinois du midi, et moins rude que celle des habitants
CBAPITRB VII. 313
du nord. Us ont la ré|»utation d'être bons soldats, et
c'est ordinairement parmi eux qu'on choisit le plus
grand nombre des mandarins militaires. La province^
du reste, se vante d'être en possession du génie guerrier
et d'avoir donné naissance à un fameux général dont on
a fait le dieu de la guerre. Ce Mars chinois est le célèbre
Kouang-ti, dont le nom est si populaire dans tout le
Céleste Empire. 11 était originaire de la province du Sse-
tchouen, et vivait au troisième siècle de notre ère. Après
de nombreuses et éclatantes victoires remportées sur les
ennemis de l'empire, il fut tué avec son fils Kouang-
ping, dont il avait fait son aide de camp. Les Chinois^
qui n'ont pas manqué de fabriquer sur son compte une
foule de légendes remplies d'extravagances, prétendent
qu'il n'est pas mort réellement, mais qu'il monta aux
cieux, où il prit place parmi les dieux, afin de présider
aux destinées de la guerre. La dynastie tartare-mant-
ehoue, en montant sur le trône impérial de la Chine, fit
faire Tapothéose de Kouang-ii et le proclama solennel-
lement esprit tutélaire de la dynastie. Le gouvernement
lui a fait élever, dans toutes les provinces de l'empire,
un grand nombre de temples, où on le représente ordi-
nairement assis dans une attitude calme, mais pleine
de fierté. Son fils Kouang-ping, armé de pied en cap,
se tient debout à sa gauche, et, à sa droite, on voit son
fidèle écuyer, appuyé sur une large épée, fronçant d'é-
pais sourcils, ouvrant de grands yeux ronds barbouillés
de sang, et ne demandant qu'à faire peur à ceux qui le
regardent.
Le culte de Kouang-ti appartient à la religion offi-
cielle de l'Etat* Le peuple ne s'en mêle guère ; il ne
!. 18
3U L EMPIRE CHINOIS.
s'occupe pas plas de son dieu Mars que des autres dm-
nités bouddhiques. Mais les fonctionnaires jpublics, et
surtout les mandarins militaires, sont obligés, à certains
jours fixes, d'aller se prosterner dans son temple, et de
brûler en son honneur des bâtons de parfum. La dynas-
tie mantchoue, qui a bien touIu en faire un dieu, le
nommer ensuite protecteur de Tempire, et lui faire éle-
ver un grand nombre de magnifiques pagodes, n'en-
tend nullement que les employés du gouyernement lui
témoignent de Tindifierence ou de l'indévotion.
Les Mantchous, qui probablement, en établissant ce
culte, ne se sont proposé qu'un but politique et un
moyen d'influence sur l'esprit des soldats, n'ont pas
manqué d'accréditer la fable que Kouang-ti avait tou-
jours apparu dans les guerres que l'empire a soutenues
depuis la fondation de la dynastie. Ainsi, à diverses
époques, surtout durant la guerre contre les Eieuts,
et, plus tard, contre les rebelles du Turkestan et du
Thibet, on l'a vu planant dans les airs, soutenant le
courage des armées impériales et accablant les ennemis
de traits invisibles. Il est certain, disent-ils, qu'avec
un si puissant protecteur la victoire est toujours assurée.
Un jour qu'un mandarin militaire nous racontait naïve-
ment les immenses prouesses du fameux Kouang-ti,
nous nous avisâmes de lui demander s'il avait apparu
dans la dernière guerre que l'empire avait eu à soutenir
contre les Anglais. Cette question parut le contrarier
un peu. Après un moment d'hésitation, il nous dit : On
prétend qu'il ne s'est pas montré, on ne l'a pas vu. —
Cependant le cas était grave, et sa présence n'eût pas
été peut-être tout à fait inutile. — Ne parlons pas de
CHAPITRE VII. 315
cette guerre... C'est vrai, Kouang-ti n'a pas paru... Et
c'est un mauvais signe, ajouta-t-il en baissant la voix.
On dit que la dynastie est abandonnée du ciel et qu'elle
sera bientôt remplacée... Cette idée, que la dynastie
mantchoue a fini son temps et qu'une autre doit lui
succéder, était déjà, à cette époque, en 1846, très-répan-
due parmi les Chinois, et, durant notre voyage, nous
l'avons entendu formuler plus d'une fois. Ce vague
pressentiment, dont on était partout préoccupé depuis
plusieurs années, a été, peut-être, le plus puissant auxi-
liaire de rinsurrection qui a éclaté en 1851, et qui,
depuis lors, n'a cessé de faire des progrès gigantesques.
La merveille du Sse-tchouen, et qui doit être placée
même avant le fameux Kouang-ti, c'est ce que les Chi-
nois appellent yen-tsing et ho-tsing^ c'est-à-dire puits de
sel et puits de feu. Nous en avons vu un grand nombre,
sans avoir le temps de les examiner assez attentivement
pour en donner une description détaillée. Nous allons
citer sur ce sujet une lettre de monseigneur Imbert,
longtemps missionnaire dans cette province, puis nommé
vicaire apostolique de Corée, où il a eu l'honneur d'être
martyrisé pour la foi en 1838. Les minutieux détails
renfermés dans cette lettre sont bien propres à donner
une idée exacte de l'industrie patiente et laborieuse des
Chinois. Nous allons donc la donner textuellement.
<i Le nombre des puits salants est très-considérable ;
a il y en a quelques dizaines de mille dans l'espace d'en-
c< viron dix lieues de long, sur quatre ou cinq de large ;
a chaque particulier un peu riche se cherche quelque
a associé et creuse un ou plusieurs puits. Leur manière
ce de creuser n'est pas la nôtre ; ce peuple fait tout en
316 l'rmpire chinois.
<K petit, et ne sait rien faire en grand ; il vient à bout de
« ses desseins ayec le temps et la patience, et avec bien
a moins de dépenses que nous. Il n'a pas l'art d'ouvrir
a les rochers par la mine, et tous les puits sont dans le
« rocher. Ces puits ont ordinairement de quinze à dix-
ce huit cents pieds français de profondeur et n'ont que
<i cinq ou au plus six pouces de largeur. Devinez corn-
ce ment ils peuvent les creuser ; toute votre physique n'en
<K vient pas à bout ; voici donc leur procédé.
a S'il y a trois ou quatre pieds de profondeur de terre
« à la surface, on y plante un tube de bois creux, sur-
« monté d'une pierre de taille qui a l'orifice désiré de
« cinq ou six pouces ; ensuite on fait jouer dans ce tube
<c un mouton, ou tête d'acier^ de trois ou quatre cents
a livres pesant. Cette tête d'acier est crénelée, un peu
« concave par-dessLS et ronde par-dessous; un homme
« fort, habillé à l^Mégère, monte sur un échafaudage,
a et danse toute la matinée sur une bascule qui soulève
<K cet éperon à deux pieds de haut, et le laisse tomber de
« son poids. On jette de temps en temps quelques seaux
« d'eau dans le trou pour pétrir les matières du rocher
« et les réduire en bouillie. L'éperon ou tête d'acier est
a suspendu par une bonne corde de rotin, petite comme
ce le doigt, mais forte comme nos cordes de boyau.
« Cette corde est fixée à la bascule, on y attache un bois
a en triangle, et un autre homme est assis à côté de la
c( corde ; à mesure que la bascule s'élève, il prend le
(( triangle et lui fait faire un demi-tour, afin que l'épe-
« ron tombe dans un sens contraire. A midi, il monte
a surl'échafaudage, pour relever son camarade jusqu'au
(( soir ; la nuit, deux autres hommes les remplacent.
CBAPITRB YII. 317
« Quand ils ont creusé trois pouces, on tire cet éperon,
« avec toutes les matières dont il est surchargé, par le
« moyen d'un grand cylindre qui sert à rouler la corde ;
« de cette façon, ces petits puits ou tubes sont très-
ce perpendiculaires et polis comme une glace. Quelque-
<K fois tout n'est pas roche jusqu'à la fin, mais il se rencon-
« tre des lits déterre, de charbon, etc. ; alors l'Qpération
« devient des plus difficiles, et quelquefois infructueuse,
« car les matières n'offrant pas une résistance égale, il
a arrive que le puits perd de sa perpendicularité ; mais
c( ces cas sont rares. Quelquefois le gros anneau de fer
« qui suspend le mouton vient à casser, alors il faut
« cinq ou six mois pour pouvoir, avec d'autres moutons,
c< broyer le premier et le réduire en bouillie. Quand la
a roche est assez bonne, on avance jusqu'à deux pieds
a dans les vingt-quatre heures ; on reste au moins trois
« ans pour creuser un puits. Pour tirer l'eau, on descend
a dans le puits un tube de bambou, long de vingt-quatre
«c pieds, au fond duquel il y a une soupape ; lorsqu'il
a est arrivé au fond du puits, un homme fort s'assied
« sur la corde et donne des secousses : chaque secousse
« fait ouvrir la soupape et monter l'eau. Le tube étant
a plein, un grapd cylindre, en forme de dévidoir, de
a cinquante pieds de circonférence, sur lequel se roule
a la corde, est tourné par deux, trois ou quatre buffles,
«et le tube monte. Cette corde est aussi de rotin. Ces
a pauvres animaux ne tiennent guère à ce travail, il en
«c meurt en quantité.
a Si les Chinois avaient nos machines à vapeur, ils
c< feraient bien moins de dépenses ; mais des milliers de
c( gens de peine mourraient de faim. L'eau de ces puits
48,
318 L EMPIRE CHINOIS.
a est trëssaumfttre ; elle donne à Févaporation un cin-
<c quîème et plus, quelquefois un quart de sel. Ce sel est
« très-âcre ; il contient beaucoup de nitre, quelquefois
« il attaque tellement le gosier, que cela devient une
c< maladie ; alors il faut se servir de sel de mer venu de
« Canton ou du Tonquin.
a L'air qui sort de ces puits est très-inflammable. Si
a Ton présentait une torche à la bouche d'un puits,
« quand le tube plein d'eau est près d'arriver, il s'en-
«flammerait eu une grande gerbe de feu, de vingt à
c( trente pieds de haut, et brûlerait le hangar avec la
« rapidité et l'explosion de la foudre. Cela arrive quel-
a quefois par l'imprudence ou la malice d'un ouvrier,
a qui veut se suicider en compagnie. Il est de ces puits
« dont on ne retire point de sel, mais seulement du feu ;
« on les appelle ho-tsing (puits de feu). En voici la des-
« cription : Un petit tube en bambou (ce feu ne le brûle
« pas) ferme l'embouchure des puits, et conduit l'air
a inflammable où l'on veut ; on l'allume avec une bou-
cc gie, et il brûle continuellement. La flamme estbleuâ-
ce tre, ayant trois ou quatre pouces de haut et un pouce
a de diamètre. Ici ce feu est trop petit pour cuire le sel ;
<c les grands puits de feu sont à Tse-liou-tsing, à qua-
a rante lieues d'ici.
« Pour évaporer Teau et cuire le sel, on se sert d'une
a grande cuve en fonte, qui a cinq pieds de diamètre
« sur quatre pouces seulement de profondeur. (Les
c< Chinois ont éprouvé qu'en présentant une plus grande
a surface au feu, l'évaporation est plus prompte et
(( épargne le charbon.) Quelques autres marmites plus
« profondes l'environnent, contenant de l'eau qui bout
CHAPITRE YII. 319
« au même feu et sert à alimenter la grande cuye; de
a sorte que le sel, quand il est évaporé, remplit abso-
« lument la cuve, et en prend la forme. Le bloc de sel,
« de deux cents livres pesant et plus, est dur comme la
c( pierre ; on le casse en trois ou quatre morceaux pour
« être transporté dans le commerce. Le feu est si ardent,
« que la cuve devient tout à fait rouge et que Teau jaillit
ce à gros bouillons à la hauteur de huit ou dix pouces,
ce Quand c'est du feu fossile des puits à feu, elle jaillit
« encore davantage, et les cuves sont calcinées en fort
a peu de temps, quoique celles qu'on expose à ces
c< sortes de feu aient jusqu'à trois pouces d'épaisseur.
a Pour tant de puits, il faut du charbon en quantité ;
« il y en a de différentes sortes dans le pays. Les lits de
(( charbon sont d'une épaisseur qui varie ^ depuis un
«c pouce jusqu'à cinq. Le chemin souterrain qui con-
te duit à rintérieur de la mine est quelquefois si rapide,
« qu'on y met des échelles de bambou ; le charbon est
« en gros morceaux. La plupart de ces mines contien-
<c nent beaucoup de Tair inflammable dont j'ai parlé, et
« on ne peut pas y allumer de lampes ; les mineurs
« vont à tâtons, s'éclairent avec un mélange de poudre de
(( bois et de résine, qui brûle sans flamme et ne s'é-
a teint pas.
<t Quand on creuse les puits de sel, ayant atteint mille
« pieds de profondeur, on trouve ordinairement une
«huile bitumineuse (1) qui brûle dans Peau. On en
« recueille par jour jusqu'à quatre ou cinq jarres de
<x cent livres chacune. Cette huile est très-puante ; on
(1) Probablement de l'huile de pétrole.
320 l'empire chinois.
a s'en sert pour éclairer le hangar où soiit les puits et les
a chaudières de sel. Les mandarins, par ordre du prince,
« en achètent souvent des milliers de jarres, pour cal-
a ciner sous Feau les rochers qui rendent le cours des
<c Qeuves périlleux. Un bateau fait-il naufrage, on trempe
a un caillou dans cette huile, on Fenflamme et on le
« jette dans Teau ; alors un plongeur, et plus souvent
« un voleur, va chercher ce qu'il y avait de plus pré-
ce cieux sur ce bateau ; cette lampe sous-aqueuse l'éclairé
« parfaitement.
a Si je connaissais mieux la physique, je vous dirais
« ce que c'est que cet air inflammable et souterrain dont
<c je vous ai parlé. Je ne puis croire que ce soit l'efiTet
a d'un volcan souterrain, parce qu'il a besoin d'être
a allumé ; et, une fois allumé, il ne s'éteint plus que par
a le moyen d'une boule d'argile, qù*on met à l'orifice
« du tube,^ ou à l'aide d'un vent violent et subit. Les
« charlatans en remplissent des vessies, les portent au
<L loin, y font un trou avec une aiguille, et Tallument
a avec une bougie pour amuser les badauds. Je crois-
a plutôt que c'est un gaz ou esprit de bitume, car ce
« feu est fort puant et donne une fumée noire et
c< épaisse (1).
c( Ces mines de charbon et ces puits de sel occupent
(( ici un peuple immense. Il y a des particuliers riches
<K qui ont jusqu'à cent puits en propriété ; mais ces for-
a tunes colossales sont bientôt dissipées. Le père amasse,
a les enfants dépensent tout au jeu ou en débauches.
c< Le 6 janvier 1827, j'arrivai à Tse-liou-tsing (c'est-
(1) C'est sans doute ce que les chimistes appellent hydrogène car»
hùnéoM carbure d'hydrogène*
CHAPITEB VII. 321
a à-dire puits coulant de lui-même)^ après une marche
« de dix-buit lieues, faite avec mes gros souliers à
a crampons de fer d'un pouce de hauteur, à cause de la
« boue qui rendait le chemin glissant. Cette petite
a chrétienté ne contient que trente communiants ; mais
ce j'y trouvai la plus belle merveille de la nature et le
ce plus grand effort de l'industrie humaine que j'aie
« rencontrés dans mes longs voyages^ c'est Un volcan
a maîtrisé.
a Cet endroit est dans la montagne, au bord d'un
« petit fleuve; il contient, comme Ou-tong-kiao, des
a puits de sel creusés de la même manière, c'est-à-dire
<c avec un éperon ou tête de fer crénelée en couronne,
« lourde de trois cents livres et plus. Il y a plus de mille
«c de ces puits ou tubes qui contiennent de l'eau salée.
« En outre, chaque puits contient un air inflammable
« que l'on conduit par un tube de bambou ; on l'allume
(( avec une bougie, et on l'éteint en soufflant vigoureu-
a sèment. Quand on veut puiser de l'eau salée, on éteint
a le tube de feu ; car, sans cela, l'air montant en quan-
« tité avec l'eau, ferait l'explosion d'une mine. Dans une
« vallée se trouvent quatre puits, qui donnent du feu en
« une quantité vraiment effroyable, et point d'eau ; c'est
«( là, sans doute, le centre du volcan. Ces puits, dans le
(c principe, ont donné de l'eau salée; Peau ayant tari, on
a creusa, il y a une douzaine d'années, jusqu'à trois
a mille pieds et plus de profondeur, pour trouver de
« l'eau en abondance. Ce fut en vain ; mais il sortit
a soudain une énorme colonne d'air qui s'exhala en
« grosses particules noirâtres. Je l'ai vu de mes yeux; cela
c( ne ressemble pas à la fumée, mais bien à la vapeur d'une
32t l'bvpiiib chinois.
c( fournaise ardente. Cet air s'échappe avec un bruis-
a sèment et un ronflement affreux qu'on entend de fort
« loin. U respire et pousse continuellement, et il n'aspire
jamais; c'est ce qui m'a fait juger que c'est un volcan
« qui a son aspiration dans quelque lac, peut-être même
a dans le grand lac du Hou-kouang, à deux cents lieues
« de distance. 11 y a bien, sur une montagne éloignée
« d'une lieue, un petit lac d'environ une demi-lieue de
« circuit, excessivement profond ; mais je ne puis croire
<c qu'il suffise pour alimenter le volcan. Ce petit lac n'a
« aucune communication avec le fleuve et ne se fournit
<« que d'eau de pluie.
« L'orifice des puits est surmonté d'une caisse de
« pierre de taille, qui a six ou sept pieds de hauteur, de
a crainte que, par inadvertance ou par malice, quelqu'un
(( ne mette le feu à l'embouchure des puits. Ce malheur
« est arrivé en août dernier. Ce puits est au milieu d'une
« vaste cour, et au centre de grands et longs hangars,
«c où se trouvent les chaudières qui cuisent le sel ; dès
« que le feu fut à la surface du puits, il se fit une explo-
c< sion affreuse et un assez fort tremblement de terre.
« A l'instant même, toute la surface de la cour fut en
« feu. La flamme, qui avait environ deux pieds de hau-
c( teur, voltigeait sur la superficie du terrain sans rien
ce brûler. Quatre hommes se dévouent, et portent une
<t énorme pierre sur l'orifice du puits ; aussitôt elle vole
c( en l'air ; trois hommes furent brûlés, le quatrième
«c échappa au danger; ni l'eau ni la boue ne purent étein-
te dre le feu. Enfin, après quinze jours de travaux opi-
« niâtres, on porta de l'eau en quantité sur la montagne
c< voisine, on y forma un lac et on lâcha l'eau tout à
CHAPITRE VU. 323
a coup ; elle vint en quantité, avec b(?aucoup d'air, et
<c éteignit le feu. Ce fut une dépense d'environ trente
<K mille francs, somme considérable en Chine.
(( A un pied sous terre, sur les quatre faces du puits,
<K sont entés quatre énormes tubes de bambou qui con-
cc duisent Pair sous les chaudières. Un seul puits fait
a cuire plus de trois cents chaudières; chaque chaudière
« a un tube de bambou» ou conducteur du feu ; sur la
a tête du tube de bambou est un tube de terre glaise,
a haut de six pouces, ayant au centre un trou d'un pouce
« de diamètre ; cette terre empêche le feu de brûler le
c( bambou ; d'autres bambous, mis en dehors, éclairent
(( les rues et les grands hangars. On ne peut employer
a tout le feu ; l'excédant est conduit par un tube hors de
« l'enceinte de la saline, et y forme trois cheminées, ou
<c énormes gerbes de feu, flottant et voltigeant à deux,
(x pieds de hauteur au-dessus de la cheminée. La surface
<K du terrain de la cour est extrêmement chaude, et brûle
a sous les pieds; en janvier même tous les ouvriers sont à
a demi-nus, n'ayant qu'un petit caleçon pour se couvrir,
«c J'ai eu, comme tous les voyageurs, la curiosité d'al-
cc lumer ma longue pipe au feu du volcan ; ce feu est
c^ extrêmement actif. Les chaudières de fonte ont jusqu'à
(( quatre ou cinq pouces d'épaisseur ; elles sont calcinées
« et hors d'usage au bout de quelques mois. Les porteurs
«c d'eau salée et des aqueducs en tubes de bambou four-
ci nissent Teau ; elle est reçue dans une énorme citerne,
« et un chapelet hydraulique, agité jour et nuit par
<c quatre hommes, fait monter Teau dans un réservoir
« supérieur, d'où elle est conduite par des tubes et ali-
« mente des chaudièi*es.
326 L^BHPIU CHINOIS.
changer complètement le lit du fleuve Jaune ; ils savent
enfin obtenir toutes les couleurs et les combiner d'une
manière merveilleuse. Nous pourrions passer en revue
tous les produits des arts et de l'industrie^ et, à la vue
de ces résultats, qui souvent ne manquent pas de mé-
rite, on serait bien forcé de convenir qu'il y a en Chine,
comme ailleurs, des physiciens, des chimistes et des
mathématiciens.
* Leurs notions, il est vrai, ne sont pas formulées en
principes et arrangées en systèmes ; ainsi les Chinois ne
sauront pas nous dire d'après quelles lois ils obtiennent
certaines combinaisons chimiques ; ils se contentent de
nous montrer une vieille recette basée sur Texpérience,
et cela leur suffit pour atteindre leur but. Leurs mi-
neurs ne pourraient pas, assurément, expliquer d'une
manière satisfaisante pourquoi la composition de bois et
de résine dont ils se servent pour s'éclairer n'enfiamme
pas le gaz des mines et ne produit pas d'explosion; ce-
pendant leur méthode se rapproche du principe qui a
guidé Davy pour inventer sa fameuse lampe de sûreté.
Quoiqu'il soit vrai de dire qu'on peut obtenir des ré-
sultats très-scientifiques sans être savant, il faut néan-
moins convenir que les nombreuses connaissances dont
les Chinois sont en possession demeurant ainsi éparpil^
lées, il leur sera très-difficile de faire des progrès, et de
se maintenir même où ils sont parvenus. Leur décadence
a déjà commencé sur plusieurs points depuis un assez
grand nombre d'années, et ils conviennent eux-mêmes
qu'ils seraient aujourd'hui incapables d'obtenir les pro-
duits qui leur étaient si faciles dans les temps passés*
Les sciences naturelles n'entrent absolument pour rien
CHAPITRE Vil. 327
dans leur système d'enseignement, et les connaissances
qui leur viennent de la longue expérience des siècles
n'ayant, le plus souvent, pour gardiens que des ouvriers
ignorants, on comprend que bien des notions utiles et
intéressantes doivent nécessairement se perdre. Un con-
tact plus intime avec l'Europe sera seul capable de con-
server une foule de germes précieux qui menacent de
périf, et qui pourront se développer un jour sous l'in-
fluence de la science moderne.
Le Sse-tchouen, la plus remarquable, à notre avis,
des dix-huit provinces de la Chine, est aussi celle où le
christianisme est le plus florissant ; elle compte à peu
près cent mille chrétiens, en général assez zélés, et rem-
plissant fidèlement leurs devoirs; aussi leur nombre aug-
mente-t-il d'une manière sensible d'année en année. La
prospérité de cette mission vient de ce qu'elle n'a jamais
été entièrement abandonnée comme beaucoup d'autres.
A l'époque même de nos plus grands désastres révolu-
tionnaires, pendant que la France, sans culte et sans
prêtres, ne pouvait guère se préoccuper des intérêts re-
ligieux de la Chine, les chrétiens du Sse-tchouen ont
toujours eu le bonheur d'avoir au milieu d'eux quel-
ques apôtres pleins de zèle et de ferveur, veillant avec
soin sur les précieuses étincelles de la foi, en attendant
que des temps meilleurs permissent à de nouveaux mis-
sionnaires de venir ranimer dans ces contrées le feu sa-
cré de la religion. La province du Sse-tchouen est confiée
à la sollicitude de la sociélé des Missions étrangères, qui
recueille maintenant les fruits de sa persévérance et de
son zèle.
La chrétienté du Sse-tchouen, outre qu'elle est la plus
3î8 l'bmpiib chmom.
nombreuse, présente encore une physionomie particu-
lière. Partout (1) ailleurs les néophytes se recrutent, en
grande partie, dans les irilles et dans les campagnes,
parmi les classes les plus indigentes. Il n'en est pas tout
à fait ainsi dans le Sse-tchouen ; quoique la propaga-
tion de la foi n'atteigne pas encore les sommités sociales,
le plus grand nombre des chrétiens se trouve dans les
rangs intermédiaii^es. Il est évident qu'aux yeux de la
foi le pauvre vaut au moins autant que le riche ; car il ne
faut pas oublier que les bergers sont venus avant les rois
adorer dans sa crèche le Sauveur des hommes. Cepen-
dant un grand nombre de Chinois ayant la simplicité de
croire qu'on donne une certaine somme aux catéchu-
mènes le jour de leur baptême, et qu'ils se font chrétiens
par intérêt, il est avantageux peut-être, pour faire tom-
ber ce préjugé, de voir le christianisme professé par les
classes un peu aisées et qui ne sont pas forcées de vi-
vre d'aumônes. 11 est, d'ailleurs, bon que les missions
puissent se suffire à elles-mêmes, fonder des écoles gra-
tuites pour les enfants des deux sexes, construire des
chapelles et supporter les frais de leur entretien.
Quelquefois, on doit en convenir, ces conditions d'ai-
sance et de prospérité ne laissent pas d'être nuisibles à la
mission, en excitant la cupidité des mandarins, qui lais-
sent volontiers les pauvres en repos, mais qui font tou-
jours une surveillance active autour des maisons où ils
soupçonnent qu'il y a quelque chose à prendre. Cepen-
dant une chrétienté dans l'aisance, quoique réellement
exposée à ces dangers, a, d'autre part, des avantages
(1) On doit excepter la proyinoe du Kiang-nan.
CRAPITRB Vil. 329
qui les compensent. Les familles peuirent, en réunissant
leurs forces, obtenir une certaine influence, intimider les
satellites, et contraindre les mandarins à les ménager ;
car, en Chine, pour être redouté, il suffit de savoir
prendre une attitude un peu redoutable. En traversant
la province du Sse-tchouen, nous avons remarqué que
les chrétiens paraissaient jouir d'une plus grande liberté
qu'ailleurs ; du moins ils semblaient faire des efforts
pour revendiquer celle qui leur avait été promise. Ils
osaient se réunir et dire en public qu'ils étaient chré-
tiens. Un jour nous en vîmes passer un grand nombre
qui, revêtus de leurs habits du dimanche, s'en allaient,
processionnelleraent et bannière en tête, célébrer une
fête dans un village voisin ; ce fut mattre Ting lui-même
qui nous les fit remarquer. Nous sommes persuadé que,
si tous les chrétiens de la Chine avaient la même valeur
que ceux du Sse-tchouen, il ne serait peut-être pas si
aisé de les persécuter.
CHAPITRE Vm.
Arrivée'à Pa-tonng, yille frontière de la province du Hou-pé. — Exafl
mens littéraires. » Garactôre du bachelier chinois. — Condition des
écrivains. — Langue écrite. — Langue parlée. — Coup d'œil sur la
littérature chinoise. — Le Céleste Empire est une immense bibliothè-
que. — Ëtude du chinois en Europe. — Embarquement sur le fleuve
Bleu. —Douane de sel. —Mandarin contrebandier. — Argumentation
avec le préfet de I-tchang-fou. — Un mandarin veut nous enchaîner.
— Système des douanes en Chine. — I-tou-hien, ville de troisième
ordre.-— Aimable et intéressant magistrat de cette ville. — Connais-
sances géographiques des Chinois. — Récit d'un voyageur arabe en
Chine, dans le neuvième siècle de Tère chrétienne.
Après avoir laissé le Sse-tchouea derrière nous» quel-
ques heures de marche nous conduisirent jusqu'à Pa-
toung, petite ville de la province du Hou-pé. Quoique
n'étant plus dans un pays soumis à la juridiction du
vice-roi Pao-hing, nous fûmes reçus comme nous l'a-
vions été dans toutes les villes du Sse-tchouen ; car notre
feuille de route devait conserver sa valeur et son auto-
rité jusqu'à Ou-tchang-foUy capitale du Hou-pé. Les
autorités de Pa-toung nous traitèrent donc avec le céré-
monial accoutumé ; mais, à peine arrivés, nous remar-
quâmes une transformation subite, une métamorphose
soudaine parmi les gens de notre escorte ; mandarins,
satellites, soldats, tout le monde avait changé de ton et
de manière avec cette souplesse qui est le fond du carac-
tère chinois. Nos gens étaient d'une tranquillité et d'une
COAPITIIB Yin. 331
modestie admirables. C'est qu'ils venaient d'entrer, en
quelque sorte, dans un pays étranger ; ils n'étaient plus
chez eux ; de peur de se compromettre, ils avaient laissé
toute leur fierté à la frontière de leur province, se
réservant, bien entendu, de la reprendre au retour. Pour
le moment, il n'était question que de bien rapetisser son
cœur, pour continuer la route sans encombre.
Le viccr-roi du Sse-tchouen nous avait prévenus que,
dans la province du Hou-pé, les palais communaux
étaient rares et peu convenables. Â Pa-toung nous n'en
trouvâmes pas du tout ; mais nous y perdîmes peu, car
nous allâmes loger au kao-paiiy comme qui dirait à
l'Institut. Le kao-pan, théâtre des examens, est, comme
le wen-tchang-koun, palais des compositions littéraires,
un édifice appartenant à la corporation des lettrés. Celui
de Pa-toung n'avait rien de remarquable dans sa
construction ; il était seulement d'une propreté exquise,
et avait, comme tous les établissements de ce genre, des
salles vastes et, par conséquent, d'une grande fraîcheur.
Les examens avaient eu lieu depuis peu de jours, et nous
trouvâmes encore en place les diverses décorations dis-
posées pour la cérémonie. Nous eûmes dans la soirée la
visite d'une foule de lettrés, parmi lesquels plusieurs
nous parurent d'une assez grande insignifiance.
La corporation des lettrés a été organisée dans. le
onzième siècle avant l'ère chrétienne ; mais le système
des examens tel qu'il existe maintenant, et qui sert de
base au choix des mandarins pour l'administration, ne
remonte qu'au huitième siècle, vers le commencement
de la grande dynastie des Tang. Avant cette époque les
magistrats étaient nommés paï* le peuple. Aujourd'hui,
332 L^BVPniB GHlIfOIS.
comme nous Tavons déjà dit, le suffrage universel a été
seulement conservé dans les communes, pour élire des
maires qui portent le nom de ti-pao dans le midi, et
sian^o dans le nord.
Les examens littéraires sont en voie de décadence et
de dégénération comme tout le reste. Ils n'ont plus ce
caractère sérieux, grave et impartial, qui, sans douté,
leur fut imprimé à l'époque où ils furent institués. La
corruption qui, en Chine, s'est glissée partout sans rien
épargner, a pénétré également et les examinateurs et
les examinés. Le règlement qu'on doit suivre dans les
examens est d'une grande sévérité, dans le but d'éloigner
toute espèce de fraude et de découvrir le véritable mérite
du candidat ; mais on est parvenu, moyennant finance,
à rendre inutiles toutes ces précautions. Ainsi, quand on
est riche, on peut connaître à l'avance les sujets désignés
pour les diverses compositions, et, qui pis est, les suf-
frages des juges sont vendus au plus offrant.
Les étudiants qui ne sont pas de force suffisante pour
subir les examens, et qui n'ont pu se procurer le pro-
gramme des questions qu'ils auront à traiter, vont tout
bonnement s'adresser, le salaire en main, à quelque
gradué réduit à la misère. Celui-ci prend le nom du
candidat, va subir l'examen à sa place et lui rapporte
son diplôme. Cette industrie s'exerce presque publique-
ment, et les Chinois, dans leur langage pittoresque, ont
donné à cette race de lettrés le nom de bacheliers en
croupe.
Le nombre des bacheliers est très-considérable ;
mais, faute de ressources, soit pécuniaires, soit intelleo-
tuelles, il en est très-peu qui puissent parvenir aux gra-
CHAPITRE YIII. 333
des supérieurs, et, par suite, aux fonctious publiques.
Ceux qui sont dans Taisance jouissent à loisir du bonheur
incomparable de porter un globule doré au haut de leur
bonnet. Us aiment les réunions, les parades et les céré-
monies publiques, où ils se font remarquer par un grand
étalage de prétentions. Quelquefois ils s'occupent de
littérature par désœuvrement, composent quelques nou*
Telles ou des pièces de poésie, qu'ils lisent à leurs con-
frères, dont les éloges ne tarissent jamais, à condition,
bien entendu, qu'on leur rendra la pareille.
Les lettrés pauvres et sans emploi forment dans l'em-
pire une classe à part et mènent une existence indéfinis-
sable. D'abord tout travail pénible est en dehors de
leurs goûts et de leurs habitudes. S'occuper d'industrie,
de commerce ou d'agriculture, serait trop au-dessous de
leur mérite et de leur dignité. Ceux qui tiennent le plus
à gagner sérieusement leur vie se font maîtres d'école
et médecins, ou cherchent à remplir quelque emploi
subalterne dans les tribunaux ; les autres mènent une
vie très-aventureuse, en exploitant le public de mille
manières. Ceux des grandes villes ressemblent beaucoup
à des gentilshommes ruinés ; ils n'ont d'autre ressource
que de se visiter les ans les autres, pour s'ennuyer à
frais communs, ou se concerter sur les moyens à prendre
pour ne pas mourir de faim. Us s'en tirent ordinaire-
ment en faisant des avanies aux riches et quelquefois
aux mandarins pour leur extorquer de l'argent. Comme
ces derniers ont ordinairement de gros péchés d'admi-
nistration sur la conscience, ils n'aiment pas trop à avoir
pour ennemis des bacheliers inoccupés et afiamés, et
toujours disposés à ^ourdir quelque intrigue, à dresser
19.
334 L HFIRK CHINOIS.
quelque guet-apens. Les procès sont encore une de
leurs grandes ressources. Us s'appliquent à les fomen-
ter, à envenimer les parties ; puis ils se chargent^
moyennant une honnête rétribution, de leur parler la
paix, comme ils disent en leur langage, et de leur faire
des commentaires sur le droit. Ceux dont l'imagination
n'est pas assçz vive et féconde pour leur fournir tous ces
moyens d'industrie, cherchent à vivre de leur pinceau,
qu'ils manient, pour la plupart, avec une admirable ha-
bileté. Ils font un petit commerce de sentences» écrites
en beaux caractères sur des bandes de papier peint, et
dont les Chinois font une prodigieuse consommation
pour orner leurs portes et l'intérieur de leurs apparte-
ments. Il serait superflu d'ajouter que les littérateurs
incompris du Céleste Empire sont naturellement les
agents les plus actifs des sociétés secrètes et les agitateurs
du peuple en temps de révolution. La proclamation le
pamphlet et le placard sont des armes qu'ils manient
pour le moins aussi bien que leurs confrères de l'Occi-
dent.
Quoique la littérature soit très-encouragée par le
gouvernement et par l'opinion, cependant ces encoura-
gements ne vont jamais jusqu'à donner des revenus aux
littérateurs. En Chine, on ne fait pas fortune en écrivant
des livres, surtout quand ces livres sont des nouvelles,
des romans, des poésies ou des pièces de théâtre. Quel-
que bien faits que soient ces ouvrages, les Chinois n'y
attachent jamais une grande importance. Ceux qui sont
capables de les apprécier les .lisent sans doute avec plai-
sir, en admirent les beautés; mais, après tout, ce n'est
pour eux qu'un jeu, une récréation. On ne pense pas à
. CHAPITRE Vf II. 335
Fauteur, qui, du reste, n'a pas jugé à propos de signer
ses chefs-d'œuvre.^ On lit, en Chine, à peu près comme
lorsque, pour se distraire, on va faire une promenade
dans un beau et agréable jardin. On admire l'arrange-
ment des allées, la verdure, les arbres, l'éclat et la variété
des fleurs ; mais c'est là tout, on s'en retourne sans s'ê-
tre occupé du jardinier, sans même avoir songé à de-
mander son nom.
Les Chinois sont pleins de vénération pour les livres
sacrés et classiques. Leur estime pour les grands ou-
vrages d'histoire et de morale est, en quelque sorte,
un culte, le seul, peut-être, qu'ils professent sérieuse-
ment, parce qu'ils sont habitués à considérer les belles-
lettres par leur côté grave, sérieux et utile. Pour ce qui
est de cette classe de littérateurs que nous nommons
écrivains, ils ne sont, à leurs yeux, que des désœuvrés,
qui cherchent à passer le temps en s'amusant à faire des
vers ou de la prose. On n'y trouve, assurément, rien à
redire, puisque tel est leur plaisir. On est même assez
juste pour convenir qu'il vaut autant se récréer en ma-
niant le pinceau qu'en jouant aux osselets ou au cerf-
volant ; cela dépend de l'attrait de chacun.
Les habitants du Céleste Empire ne pourraient re*
venir de leur étonnement, s'ils savaient jusqu'à quel
point une œuvre de style est, en Europe, une source
d'honneur et souvent de richesse. Si on leur disait que,
chez nous, il suffit quelquefois d'avoir composé un
roman ou un drame pour avoir droit à une grande célé-
brité, ils ne voudraient pas le croire, ou plutôt ils trou-
veraient, peut-être, que cela s'accorde merveilleusement
avec l'idée qu'ils ont de notre manque de jugement.
336 L^BMPIRB CHINOIS.
Que serait-ce, si on leur parlait de la renommée et de la
gloire qui peuvent environner un joueur de violon ou
une danseuse?... si on leur apprenait que l'un ne peut
donner un coup d'archet, ni l'autre faire un saut quelque
part, sans qu'aussitôt des milliers de gazettes volent
en répandre la nouvelle dans tous les royaumes de
l'Europe? Les Chinois sont trop positifs, trop utiliiteireg,
pour aimer les arts à notre façoUa Chez eux, on est
digne de l'admiration de ses semblables quand on rem-
plit bien ses devoirs sociaux, et surtout quand on sait se
tirer d'affaire mieux que les autres. On est homme
d'esprit et d'intelligence, non pas parce qu'on se dis-
tingue dans l'art d'écrire, mais parce qu'on sait régler
sa famille, faire fructifier ses terres, trafiquer avec ha-
bileté et réaliser de gros profits. Le génie pratique est le
seul qui, à leurs yeux, ait quelque valeur.
Dans un chapitre précédent, nous avons essayé de
donner une idée du système d'enseignement adopté en
Chine ; pour compléter cet aperçu , puisque nous
sommes au kao-pan, ou théâtre des examens, nous al-
lons jeter un coup d'oeil sur la langue et la littérature
chinoises, dont on a généralement des notions assez
inexactes.
«c C'est un contraste piquant et singulier, a dit
c< M. Abel-Rémusat, que celui de la vive curiosité avec
c( laquelle nous recherchons tout ce qui tient aux
a mœurs, aux croyances et au caractère des peuples
« orientaux, et de la profonde indifférence qui accueille,
« en Asie, nos lumières, nos institutions, et jusqu'aux
a chefs-d'œuvre de notre industrie. Il semble que nous
« ayons toujours besoin des autres, et que les Asiati-
CHAPITRE VIIÏ. 337
<c ques seuls sachent se suffire à eux-mêmes. Ces Euro-
ce péenS) si dédaigneux, si enorgueillis des progrès quMls
« ont faits dans les arts et dans les sciences depuis trois
ce cents ans, sont continuellement à sMnformer comment
ce pensent, raisonnent et sentent des hommes qu'ils re-
<c gardent comme leur étant fort inférieurs sous tous les
« rapports; et ceux-ci ne s'inquiètent pas si les Euro-
ce péens raisonnent, ou même s'ils existent. On s'adonne
« à la littérature orientale à Paris et à Londres, et l'on
« ne sait, à Téhéran ou à Péking, s'il y a au monde
« une littérature occidentale. Les Asiatiques ne songent
« pas à nous contester notre supériorité intellectuelle ;
« ils l'ignorent et ne s'en embarrassent pas, ce qui est
« incomparablement plus mortifiant pour des hommes
« si occupés à s'en targuer et si disposés à s'en préva-
« loir. »
En Europe, en France surtout et en Angleterre, oii
semble porter, depuis quelques années, un vif intérêt à
tout ce qui se passe dans le Céleste Empire. Tout ce qui
vient de ce pays pique la curiosité, et on cherche de
toute manière à connaître ces originaux qui veulent
absolument vivre à part dans le monde. Or, il nous
semble qu'on doit, avant tout, rechercher la cause de
la bizarre existence de ce peuple dans l'excentricité de sa
langue. C'est surtout en parlant des Chinois qu'il est
vrai de dire que la littérature est l'expression de la
société.
Ce qui distingue la langue chinoise de toutes les au-
tres, c'est son originalité surprenante, sa grande anti-
quité, son immutabilité, et surtout sa prodigieuse ex-
tension dans les contrées les plus peuplées de l'Asie. De
338 l'ehFIRB GBINOiS.
toutes les langues anciennes^ non-seulement c'est la
seule qui soit encore parlée de nos jours, mais elle est
encore la plus usitée de toutes les langues actuelles. On
écrit le chinois et on le parle» suivant différentes pronon-
ciations, dans les dix-huit provinces de l'empire, en
Mantchourie, en Corée, au Japon, en Cochinchine, au
Tonquin et dans plusieurs îles du détroit de la Sonde.
C'est, sans contredit, la langue la plus généralement
répandue dans le monde, et celle qui transmet les idées
du plus grand nombre d'hommes.
La langue chinoise se divise réellement en deux lan-
gues bien distinctes. Tune écrite et l'autre parlée. La
langue écrite ne se compose pas de lettres combinées
ensemble pour la formation des mots; elle n'est pas al-
phabétique ; c'est la réunion d'une immense quantité de
caractères, plus ou moins compliqués, dont chacun
exprime un mot, représente une idée ou un objet. Les
caractères primitifs usités par les| Chinois furent d'abord
des signes, ou plutôt des dessins grossiers qui représen-
taient imparfaitement des objets matériels. Ces carac-
tères primitifs furent au nombre de deux cent quatorze.
11 y a quelques paractères pour le ciel, d'autres pour la
terre et l'homme, les parties du corp?, les animaux
domestiques, tels que le chien, le cheval, le bœuf ; les
plantes, les arbres, les quadrupèdes, les oiseaux, les
poissons, les métaux, etc. Depuis cette première inven-
tion de l'écriture chinoise, les formes de ces peintures
grossières ont changé; mais, au lieu de les perfec-
tionner, on semble s'être occupé de les corrompre; on
n'a gardé que les traits primitifs, et c'est avec ce. petit
nombre de figures que les Chinois, ont composé tous
CHAPITRE. VIII. 339
leurs caractères, et ont trouvé moyen de satisfaire aux
nombreux besoins de leur civilisation.
Les premiers Chinois durent bientôt comprendre Fin-
sufBsance de leurs deux cent quatorze signes primitifs ;
à mesure que leur société se perfectionnait, le cercle de
leurs connaissances s'élargissant graduellement, et de
nouveaux besoins se faisant sentir, il fallut, de toute
nécessité, augmenter le nombre des caractères, et, pour
cela, recourir à de nouveaux procédés ; car il ne pou-
vait pas être question de tracer de nouvelles figures qui
auraient fini par se confondre en se multipliant. Com-
ment de grossiers dessins auraient-ils permis de distin-
guer un chien d'un loup ou d'un renard, un chêne d'un
pommier ou d'un arbre à thé ? comment, surtout,
auraient^ils pu exprimer les passions humaines, la co-
lère, l'amour ou la pitié, et les idées abstraites et les
opérations de l'esprit? Au milieu de ces difficultés il n'y
eut jamais aucune tentative pour l'introduction d'un
système alphabétique ou même syllabique ; les Chinois
ne pouvaient guère en prendre l'idée chez les nations
barbares et illettrées dont ils étaient environnés ; d'ail-
leurs, ils ont toujours eu la* plus haute estime pour leur
langue écrite, qu'ils regardent comme une invention
céleste, dont le principe a été révélé à Fou-hi, fondateur
de leur nationalité. Ils ont donc été forcés d'avoir
recours aux combinaisons des figures primitives, et ils
ont formé, par ce procédé, une innombrable multitude
de signes composés, le plus souvent arbitrairement,
mais qui offrent quelquefois des symboles ingénieux,
des définitions vives et pittoresques, des énigmes d'au-
tant pln^ intéressantes, que le mot n'en a pas été perdu.
340 L HFIBE GHIHOIS.
Pour les êtres naturels, et pour une foule d'autres ob-
jets qui purent y être assimilés, on les classa par familles
à la suite de Tanimal, de l'arbre ou de la plante, qui en
était comme le type dans les deux cent quatorze carac-
tères primitifs ; le loup, le renard, la belette et les
autres carnassiers furent rapportés au chien ; lesdirerses
espèces de chèvres et d'antilopes, au moutoti ; les daims,
le chevreuil, l'animal qui porte le musc, au cerf ; les
autres ruminants, au bœuf ; les rongeurs, au rat; les
pachydermes, «u cochon ; les solipèdes, au cheyaK Le
nom de chaque être naturel se trouva ainsi formé de
deux parties, l'une qui se rapportait au genre, Fautre qui
déterminait l'espèce par un signe indiquant ou les partf-
cularités de conformation, ou les habitudes de l'animal^
ou les usages qu'on en pourrait tirer. Par cet ingénieux
procédé se trouvèrent formées de véritables familles na-
turelles qui, à quelques anomalies près, pourraient être
avouées des naturalistes modernes.
Quant aux notions abstraites et aux actes de l'enten-
dement, la difficulté était plus grande, et elle ne fut pas
moins ingénieusement étudiée. Pour peindre la colère,
on mit un cœur surmonté du signe d'esclavage ; une
main tenant le symbole du milieu désigna rhistorien.
dont le premier devoir est de n'incliner d'aucun côté ,
le caractère de la rectitude et celui de la marche dési-
gnèrent le gouvernement, qui doit être la droiture même
en action ; pour exprimer l'idée d'ami on plaça deux
images de perles à côté l'une de l'autre ; il est si difficile
de-rencontrer deux perles exactement appareillées 1 La
plupart des mots ne présentent pas ce caractère, et leur
composition est, le plus souvent, arbitraire ; mais il y en
CHAPITRE YIII. 341
a ane foule qu'il serait très-intéressant d'analyser ; les
missionnaires anciens en ont cité quelques-uns, et ils
sont loin d'avoir épuisé la matière, du même de l'avoir
étudiée sous le rapport le plus curieux. On ne saurait
compter les traditions, les allusions, les rapprochements
inattendus, les traits piquants et épigrammatiques, qui
sont ainsi renfermés dans les caractères comparés, et il
est impossible d'imaginer combien on pourrait en faire
jaillir de lumières sur les anciennes opinions morales
ou philosophiques des peuples primitifs de FÂsie orien-
tale ; il suffirait d'étudier avec soin, et en se garan-
tissant de l'esprit de système, ces expressions symbo-
liques où les Chinois se sont peints sans y penser, eux,
leurs mœurs et tout l'ordre de choses dans lequel ils
vivaient, et que l'histoire nous fait si imparfaitement
connaître* parce qu'il date du temps où il n'y avait pas
encore d'histoire.
On traçait primitivement les caractères chinois avec
une pointe métallique sur des planchettes de bambou,
et ce fut pour faciliter leur exécutiou qu'on modifia peu
à peu leur première forme ; ils perdirent ainsi presque
entièrement leur type figuratif ; la roideur des traits fut
adoucie depuis le troisième siècle avant notre ère, après
deux découvertes importantes, l'art de confectionner du
papier avec l'écorce du mûrier ou du bambou, et l'art
non moins précieux de préparer la substance colorée
. que nous appelons encre de Chine; le pinceau remplaça
le poinçon ; on introduisit des modifications successives
dans la configuration, et enfin on arriva à l'écriture ac-
tuelle, formée de la combinaison d'un certain nombre de
traits, ou droits, ou légèrement courbés.
342 l'kwîbb chinois.
L'écriture chinoise^ au premier aspect, est désagréable
et choque la vue par son étrangeté ; mais, quand on y
est accoutumé, on la trouTe réellement belle et même
gracieuse; tous ces traits, vigoureusement dessinés à
coups de pinceau, peuvent acquérir un degré incompa-»
rable de moelleux et de délicatesse ; une écriture digne
de fixer l'attention doit être à la fois gracieuse et bardie;
à l'aide de leurs doigts maigres et effilés, les Gbinois
savent manier le pinceau avec une légèreté et une pré-
cision surprenantes. Ils écrivent leurs caractères les uns
au-dessous des autres, en ligne verticale, et cette dispo-
sition, contraire à celle de nos yeux, ne permet pas au
lecteur de voir à la fois toute une pbrase, comme dans
l'écriture horizontale ; ils commencent leurs lignes par
la droite de la page, et, d'après cette habitude, le titre
de leurs livres se trouve aussi sur la première page à
droite; en un mot, ils procèdent absolument à Fin-
verse des Européens sur ce point comme sur tant
d'autres.
Le nombre des caractères, successivement introduits
par la combinaison des traits, s'élève à trente ou qua-
rante mille dans les dictionnaires chinois ; mais les deux
tiers sont à peine usités, et en retranchant les synony^
mes, la connaissance de cinq à six mille caractères,
avec leurs diverses significations, suffit amplement pour
entendre couramment tous les textes originaux. On a
dit et répété partout que les Gbinois passaient leur vie
à apprendre à lire, et que les vieux lettrés s'en allaient
de ce monde sans emporter la consolation d'avoir pu
réussir dans cette difficile entreprise. L'idée est fort
plaisante ; mais^ heureusement pour les Chinois, elle est
CHAPITRE YHI. 343
aussi très-inexacte. Si, pour savoir une langue, on était
obligé d'en connaître tous les mots, combien de Fran-
çais pourraient se vanter de comprendre toutes ces
innombrables locutions techniques qui composent la
majeure partie de nos dictionnaires? On s'est encore
imaginé, et on a affirmé dans des ouvrages très-sérieux,
que récriture chinoise était purement idéographique.
C'est une erreur ; elle est idéographique et phonétique
en même temps. La démonstration intrinsèque de cette
vérité ne pouvant être bien comprise que par ceux qui
ont une connaissance suffisante du mécanisme de cette
langue, nous nous contenterons de donner une preuve
qui seraà la portée de tout le monde. Les caractères chi-
nois sont tellement phonétiques, que, dans toutes nos
missions, ceux qui apprennent à servir la messe ont, à
leur usage, un petit cahier où les prières latines sont
transcrites avec des caractères chinois. Comment cela
pourrait-il se faire, s'ils étaient simplement idéogra-
phiques? Comment pourraient-ils rendre et exprimer
exactement les sons de nos langues d'Europe? Dans les
bibliothèquesdes pagodes, la plupart des livres de prières,
que les prêtres bouddhistes sont obligés d'apprendre, ne
sont, d'un bout à l'autre, que des transcriptions chinoises
des livres sanscrits. Les bonzes les étudient et les récitent
sans en comprendre le sens, parce, que, au moyen de
ces caractères prétendus idéographiques, on a fait une
traduction du son^ et nullement de l'idée. On peut dire
que tout caractère chinois est composé de deux éléments
qu'on distingue, le plus souvent, avec beaucoup de
facilité : l'un idéographique, et l'autre phonographique.
Cela n'existe-t-il pas ainsi dans toutes les écritures?
344 l'iMPIRB GHITfOlg.
G^est aux philologues, et non à nous, quHl appartient
de prononcer sur ces questions.
Les Chinois distinguent généralement, dans la langue
écrite, trois sortes de styles. Le style antique ou sublime,
dont le type se trouve dans les anciens monuments lit-
téraires, et qui ne présente que des formes grammati-
cales très-rares ; le style vulgaire, remarquable par un
grand nombre de ligatures et par l'emploi des mots
composés pour éviter Thomophonie des car^tères et
faciliter la conversation ; enfin le style académique qui
participe des deux précédents, étant moins concis que
le style antique et moins prolixe que lé style vulgaire.
Une connaissance approfondie du style antique est indis-
pensable pour lire les livres anciens et, en général,
tous les ouvrages qui traitent de sujets historiques,
politiques ou scientifiques, parce qu'ils sont toujours
écrits dans un style qui se rapproche du style antique.
Le style vulgaire est employé pour les productions légè-
res, les pièces de théâtre, les lettres particulières, et les
proclamations destinées à être lues à haute voix.
La langue parlée est^composée d'un nombre limité
d'intonations monosyllabiques, quatre cent cinquante,
qui, par la variation très-subtile des accents, se multi-
plient jusqu'à seize cents environ. Il résulte de là que
tous les mots chinois se groupent nécessairement en séries
homophones, d'où peuvent résulter un grand nombre
d'équivoques, soit dans la lecture, soit dans le langage ;
mais on évite cette difficulté en accouplant des mots
synonymes ou antithétiques. De cette manière, les équi-
voques disparaissent et la conversation ne se trouve nul-
lement embarrassée.
GBAPITRB VIII. 345
La langue appelée kouan-koa, c'est-à-dire langue uni-
verselle ou commune, est celle que les Européens dési-
gnent à tort par le nom de langue mandarine, comme
si elle était exclusivement réservée aux mandarins ou
fonctionnaires du gouvernement. Le kouan-hoa est la
langue universelle, commune, que parlent les personnes
instruites des dix-huit provinces de l'empire. On distin-
gue la langue commune du Nord et celle du Midi. La
première est celle de Péking ; elle se fait remarquer par
un^ usage plus fréquent et plus sensible de Faccent gut-
tural ou aspiré. Elle est parlée dans tous les bureaux
administratifs, dont les employés affectent d'imiter la pro-
nonciation delà capitale, qui, en Chine comme ailleurs,
est la régulatrice du beau langage. La langue com-
mune du Midi est celle des habitants de Nankiug, qui
ne savent pas faire sentir l'accent guttural comme
ceux du Nord, mais dont la voix plus flexible rend
plus exactement la différence des intonations. 11 est
probable que, au temps où Nanking (1) était capitale
de l'empire, sa prononciation devait être la plus esti-
mée.
Outre les deux subdivisions de la langue universelle,
ou langue mandarine, suivant la locution européenne,
il existe, dans différentes provinces chinoises, des idio-
mes locaux ou patois particuliers, dont la prononciation
diffère singulièrement de la prononciation pure de la
langue universelle. Il arrive quelquefois que, d'un côté
à l'autre d'une rivière, on ne se comprend plus ; mais,
comme ce n'est qu'une affaire de prononciation et qu'au
(1) Péking veut dire cour du nord, et Nanking cour du midi.
346 L^BaiPIEB CHINOlê.
fond la langue est toujours la mèmey ou a recours au
pinceau. Outre ces divers patois, on distingue, en Chine,
les dialectes propres aux provinces du Kouang-tong et
du Fo-kien.
La littérature chinoise est certainement la première
de l'Asie par l'importance de ses monuments ; leur nom-
bre est prodigieux. On en peut juger par le catalogue
de la bibliothèque impériale de Péking, qui contient
douze mille titres d'ouvrages, avec des notions détaillées.
Dans les principaux catalogues, la littérature chinoise
est divisée en quatre grandes sections. La première sec-
tion est celle des livres sacrés et classiques ; nous en
avons déjà parlé dans un chapitre précédent. La seconde
est celle des ouvrages historiques. Les Chinois comptent,
en tout, vingt-quatre histoires complètes des différentes
dynasties antérieures à la dynastie mantchoue, sans com-
pter un grand nombre de chroniques et de mémoires. La
première grande collection d'anciens monuments histori-
ques sur la Chine et les pays voisins est due au célèbre
Ssema-tsien, historien impérial du premier siècle avant
notre ère. Elle est composée de cent trente livres divisés
en cinq parties. La première comprend la chronique
fondamentale des empereurs ; la seconde est formée de
canons chronologiques ; la troisième traite des rites, de
la musique, de l'astronomie, de la division des temps,
etc.; la quatrième présente des biographies de toutes les
familles qui ont possédé des principautés ; la dernière
enfin, composée de soixante et dix livres, est consacrée
à des mémoires sur les pays étrangers et à des biogra^
phies de tous les hommes illustres. Au milieu du
onzième siècle, Sjse-n^^-kpuang, .celui dont nous avons
(Chapitre yui. 347
fait connaître le poétique Jardin (1), a rédigé les annales
complètes, depuis le cinquième siècle avant Jésus-Christ
jusqu'à Tan 960, date de Tayénement de la dynastie des
Song, sous laquelle il vivait. Le P. de Mailla a donné
une traduction française de ces annales sous le titre de
Histoire générale de la Chine y en la continuant jusqu'aux
premiers empereurs de la dynastie mantchoue. Vers la
fin du treizième siècle, Ma-touan-lin publia sa célèbre
encyclopédie intitulée : Recherches approfondies sur les
documents anciens de toute nature. Ce fameux historien
ne se contente pas d'enregistrer les documents, il les
discute et les explique. Son ouvrage est la mme la plus
riche qu^on puisse consulter pour tout ce qui se rap-
porte à l'administration, à Féconomie politique» au com-
merce, à l'agriculture, à l'histoire scientifique, à la géo-
graphie et à l'ethnographie.
La troisième section est celle des ouvrages spéciaux
relatifs aux sciences et aux professions. Elle comprend :
1^ les traités moraux, les entretiens familiers de Confu-
cius, les leçons élémentaires et les conversations du cé-
lèbre Tchu-hi, des traités sur les passions et sur l'éduca-
tion tant des hommes que des femmes ; 2"* les ouvrages
sur l'art militaire ;. 3"" les traités spéciaux sur les lois
pénales ; 4** le traité sur l'agriculture des vers à soie ;
5^ les traités de médecine et d'histoire naturelle, qui
comprennent la description des espèces animales, végé*
taies et minérales ; 6"^ les traités pratiques d'astronomie
et de mathématicpies ; V les traités de la science divina-
toire ; 8*" les traités des arts libéraux, comprenant la
(1) Voir chap. V, p. 203.
348 L BVPUB GfillIOlS.
peinture, récriture, la musique et l'art de tirer Tare ;
9^ des mémoires sur la fabrication de la monnaie, de
Fencre, du thé, etc. ; 10"* des encyclopédies générales
ayec figures; 1 1"» les ouvrages descriptifs et illustrés des
peuples anciens et modernes ; ii'* les traités de la reli-
gion bouddhique ; {3" les nombreux traités des adeptes
de la secte du Tao ; 14'' les ouvrages mythologiques.
La quatrième et dernière section comprend les œu-
vres de littérature légère, telles que les poésies, les
drames, les romans et les nouvelles.
En Chine, il n^existe pas, comme en Europe, des bi-
bliothèques et des salons littéraires. Cependant ceux qui
ont le goût de la lecture et le désir de s'instruire peuvent
satisfaire leur inclination avec une extrême facilité ; car,
en aucun pays, les livres ne se vendent à si bas prix.
D*ailleurs, les Chinois trouvent partout à lire. Ils ne peu-
vent aller nulle part sans avoir aussitôt sous leurs yeux
quelques-uns de ces caractères dont ils sont fiers. On
peut dire que la Chine est, en quelque sorte, comme
une immense bibliothèque; les inscriptions, les senten-
ces, les maximes ont tout envahi. On en rencontre
partout, écrites de toutes couleurs et dans toutes les di-
mensions. Les façades des tribunaux, des pagodes et des
monuments publics, les enseignes des marchands, tou-
tes les portes des maisons, T intérieur des appartements,
les corridors, tout est rempli des plus belles citations
des meilleurs auteurs. Les tasses à thé, les assiettes, les
vases de toute forme, les éventails sont autant de re-
cueils de poésies ordinairement choisies avec goût et gra-
cieusement imprimées. Les Chinois n'ont pas besoin de
se donner beaucoup de peine pour se régaler des plus
CHAnTRB YlII. 349
beaax morceaux de leur littérature. Us n'ont qu'à pren-
dre leur pipe et puis courir à l'aventure, et la tête en
l'air, les rues de la première ville venue. Qu'on entre
dans la plus pauvre maison du pluschétif village; sou-
vent le dénûment y sera complet, les choses les plus né-
cessaires à la vie y manqueront ; mais on est toujours sûr
d'y trouver quelques belles maximes écrites sur des
bandes de papier rouge. Ainsi ces grands et larges ca-
ractères, qui effarouchent tant nos yeux, font les délices
des Chinois,' et, si réellement il y a de la difficulté à les
apprendre, ils ont su trouver mille moyens pour les étu-
dier comme en se jouant, et les graver sans effort dans
leur mémoire.
L'étude du chinois a été longtemps regardée, en
Europe, comme chose extrêmement difficile et presque
impossible. Avec la conviction que les Chinois eux-
mêmes ne pouvaient pas réussir à apprendre à lire, qui
eût voulu s'engager dans des difficultés insurmontables
pour les habitants du Céleste Empire ? Ce préjugé est
enfin tombé maintenant ; les philologues sont persuadés
que le chinois peut s'apprendre aussi aisément que les
autres langues étrangères. M. Abel Rémusat est, peut-
être, le premier qui se soit senti la force et le courage
d'aborder franchement l'étude du chinois et de renverser
les obstacles qui semblaient en défendre l'accès. Quand
ce savant orientaliste a eu un peu aplani le terrain et dé-
montré par son exemple qu'il était possible d'acquérir
l'intelligence de la langue de Confucius, plusieurs sa-
vants sont entrés avec ardeur dans la route qu'il avait
su tracer, et aujourd'hui on peut compter, en Europe,
plusieurs sinologues distingués, à la tête desquels se
I. so
350 L EMPIRE CHINOIS.
trouve placé M. Stanislas Julien, qui est parvenu à se
rendre tellement maître de cette langue, qu'en Chine
même, nous en sommes convaincu, on trouverait avec
peine un lettré capable de mieux entendre les ouvrages
les plus difficiles de la littérature chinoise.
Pour ce qui est de la langue parlée, elle est loin de
présenter les embarras et les difficultés de plusieurs de
nos langues d'Europe ; la prononciation seule demande
quelques efibrts, surtout dans les commencements ; mais
on finit par se plier insensiblement à toutes les exigen-
ces des aspirations et des accents lorsqu'on réside dans
le pays, n*ayant jamais de relations qu'avec les indigè-
nes. Nous avons cru faire plaisir à plus d'un de nos
lecteurs en donnant ces notions sur la langue chinoise ;
il est temps de reprendre notre itinéraire.
Maître Ting nous avait prédit bien souvent que, une
fois parvenus dans le Hou-pé, nous regretterions beau-
coup la province du Sse-tchonen; il nous avait annoncé
des habitants grossiers, observant mal les rites, parlant
un langage inintelligible ; puis des chemins détestables»
rarement des palais communaux, et, à la place, de mau-
vaises hôtelleries. Notre première halte à Pa-toung ne
justifia nullement les sombres prévisions de notre con-
ducteur ; nous étions dans la province du Hou-pé, sans
nous sentir pour cela plus mal que les jours précédents ;
nous y fûmes traités avec honnêteté, et le kao-pan, ou
théâtre des examens, qui nous servit de logement, valait
bien un palais communal.
Cependant on nous donna sur la route des renseigne-
ments peu agréables à entendre ; les mandarins et les
lettrés que nous vîmes furent unanimes pour nous dire
GRAPITII^ VIII. 354
que les voyages par terre étaient désormais pénibles et
difficiles, que les chemins étaient très-mal entretenus,
et que, de plus, on trouvait rarement de bons porteurs
de palanquin ; tout cela provenait de la proximité du
fleuve Bleu. La navigation était si facile et si peu dispen-
dieuse, que les voyages et les transports des marchan-
dises s*effectuaient habituellement par eau; quoique
toujours en garde contre les mensonges et les tromperies
des Chinois, leurs raisons, cette fois, nous parurent
très-plausibles^ et il fut décidé que nous suivrions, autant
qu'il serait possible, le cours du fleuve, à condition,
pourtant, de descendre à terre tous les soirs, et d'aller
passer les nuits dans les villes désignées pour nos étapes.
Le premier jour, après avoir quitté Pa-toung, nous
allâmes nous reposer à Kouei-tcheou, où, à part un
grand mouvement commercial dans le port, il n'y eut
rien qui soit digne de remarque. Le lendemain nous
nous embarquâmes de grand matin, et on adjoignit à
notre troupe un officier militaire et quelques soldats,
pour nous protéger, disait-on, contre les pirates. Nous
franchîmes sans accident un passage dangereux à cause
de ses nombreux récifs : ce sont, du reste, les derniers
qu'on rencontre sur ce beau fleuve, qui va ensuite s'é-
largissant de jour en jour, et répandant partout la ri-
chesse et la fécondité ; il n'en est certainement aucun
dans le monde qui puisse lui être comparé pour Tior
nombrable multitude d'hommes qu'il nourrit et la
quantité prodigieuse de navires qu'il porte sur ses eaux.
11 n'est rien de grandiose et de majestueux comme le
développement de ce fleuve, dont le cours est de six cent
soixante lieues ; à Tchoung-king, à trois cents lieues de
35t L^nraiB CHIHOIft.
la mer, il a déjà uûe demi-lieue de large ; il n^a pas
moins de sept lieues à son embouchure.
Ayant d'arriver à I-tchang-fou, ville de premierordre,
nous rencontrâmes une petite douane pour le sel. Nos
deux barques furent obligées de s'arrêter, afin d'attendre
la visite des douaniers; nous trouvâmes un peu étrange
qu'on s'avisât de visiter des barques mandarines. TeUe
est la règle du pays, nous dît maître Ting ; la visite a
lieu à cause des hommes de Téquipage, qui profitent
quelquefois du passage des fonctionnaires publics pour
faire la contrebande ; par conséquent il faut vous rési-
gner à prendre patience. Nous nous résignâmes donc
conformément à l'invitation de maître Ting.
On visita d'abord la barque où étaient les soldats. Les
douaniers n'y ayant trouvé que le sel nécessaire à la
cui^ne de l'équipage, elle remit a la voile et continua
sa route. Les employés de la gabelle vinrent ensuite
chez nous, et, après avoir poliment salué les passa-
gers, ils demandèrent au patron de les conduire à fond
de cale. A fond de cale ! fit le patron avec étonnement,
vous voulez donc souiller vos beaux habits. J'ai lesté
mon navire avec de la boue ; vous savez iÂen que,
lorsqu'on porte des mandarins, on n'embarque pas de
marchandises. — Qui sait, s'écria le petit mandarin mili-
taire que nous avions pris à Kouei-tcheou, peut-être que
ces deux nobles Européens sont venus ici faire la con-
trebande du sel ?... Puis il applaudit à son trait d'esprit
par de grands éclats de rire. Les douaniers ne se laissè-
rent pas déconcerter par cette hilarité et commencèrent
tout bonnement leurs perquisitions. Un instant après, il
y eut à bord un tapage effroyable ; car on avait trouvé
CHAPITRE VIII. 353
dans la cale^ non pas de la boue, mais une cargaison con-
sidérable de sel. >.; et le contrebandier n^était autre que
le mandarin militaire embarqué pour nous protéger
contre les pirates. L'affaire était grave : un embargo fut
mis immédiatement sur le navire et tout le monde se
trouva compromis ; aussi tout le monde criait-il à la
fois et de toutes ses forces, le patron, les.matelots, les
douaniers, nos maudarins et Tintrépide contrebandier à
globule doré. Nous étions seuls pour écouter ; mais il n'é-
tait pas aisé de saisir le véritable sens de toutes ces vo-
ciférations. Il nous sembla comprendre, toutefois, que
les matelots criaient contre leur patron, le patron contre
le contrebandier, les douaniers et le contrebandier con-
tre tous. Mattre Ting était sublime de colère ; il courait
de l'un à l'autre, gesticulant et braillant sans se mettre
en peine qu'on Fécoutât ou qu'on fit même attention à lui.
Quand et comment cela devait-il finir ? C'est ce que
nous cherchâmes à deviner, sans pouvoir y réussir.
Pendant cet inconcevable tapage, le navire ne marchait
pas ; il était tard et nous n'arrivions pas au port, dont
nous étions très-peu éloignés. Attendre que tout ce
monde tombât d'accord, c*eût été évidemment trop long ;
nous ne vîmes d'autre parti à prendre, pour sortir de là,
que de nous jeter dans la mêlée. Nous saisîmes maître
Ting, les douaniers et le contrebandier, et nous les
poussâmes l'un après l'autre par une échelle jusque
dans notre cabine. Aussitôt que nous fûmes en posses-
sion de nos personnages, nous leur défendîmes de souf-
fler un mot au sujet de leur sel. Le bateau, leur dîmes-
nous, a été loué uniquement pour nous conduire, nous,
à 1-tchang-fou. Voilà que nous éprouvons un long r^
90«
3S4 h BMFIRB CHINOIS.
tard ; peu nous importe de savoir à qui la faute ; vous
en serez tous responsables. Partons^ et, quand vous se-
rez arrivés au port, vous prendrez tout le temjps que
vous jugerez convenable pour vider votre querelle. —
Les explications allaient recommencer; mais, pendant que
Tun de nous les tenait bloqués dans Tentre-pont, l'autre
monta et donna ordre au patron de partir. Aussitôt le
navire se remit en route, emportant les douaniers, qui
se désespéraient en voyant s'éloigner leur échoppe.
Quand nous fûmes arrivés au port, nous nous em*
pressâmes d'opérer notre débarquement, laissant à qui
de droit le soin de discuter la question de la contrebande
de sel. Il était presque nuit lorsque nous entrâmes dans
la ville de 1-tchang-fou. Nous eûmes pour guide un
greffier de mauvaise mine, que le préfet avait envoyé
nous attendre sur le rivage, et qui nous conduisit à ce
qu'il lui plaisait de nommer un palais communal. Dans
cette grande et belle ville de premier ordre, on avait su
trouver, pour loger deux Français, voyageant par ordre
du Fils du ciel, un taudis plein d'humidité, sans portes
ni fenêtres, sans meubles et déjà servant de caserne à des
légions de gros rats, dont le fracas et Podeur nous fai-
saient tressaillir. Nous dûmes contenir notre indignation,
car à quoi bon s'en prendre à ce greffier, qui, sans doute,
n'avait fait qu'exécuter les ordres de l'autorité ?
Après avoir scruté attentivement, à l'aide d'une lan*
terne, la valeur réelle de ce prétendu palais communal,
nous nous fîmes conduire avec tout notre bagage au tri-
bunal du préfet. On nous introduisit dans une vaste salle
d'attente, où nous nous empressâmes de faire déposer
nos palanquins et arranger nos malles ; nous avertîmes
GHAFITRE VIIÎ. 355
notre domestique, Weî-chan, qu'il poUvait^ussi installer
dans UQ coin son petit mobilier. Pendant que nous
étions tranquillement occupés de ces dispositions, les
gens du tribunal allaient, Tenaient sans jamais nous
adresser la parole, se contentant d'interroger maître
Ting, qui répondait à chacun par de petites courbettes,
mais sans rien dire, de peur sans doute de se compro-
mettre ou avec nous, ou avec les autorités du lieu.
Enfin la salle des hôtes s'ouvrit. Le préfet entra par
un bout, et nous par l'autre. Après nous être salués pro-
fondément, nous allâmes nous asseoir ensemble sur un
divan. On apporta immédiatement du thé, et quelques
belles tranches de pastèque. La conversation ne mar-
chait pas avec aisance ; heureusement que nous pou-
vions nous tirer un peu d'embarras en nous occupant,
le préfet de sa tasse de thé, et nous de nos tranches de
melon d'eau. Le magistrat de 1-tchang-fou^ s'apercevant
que nous avions un goût prononcé pour ce fruit si rafraî-
chissant, essaya de s'en servir comme d'une amorce
pour nous chasser de chez lui, et nous faire aller au lo-
gis qu'ilnous avait désigné. — Avec la chaleur qu'il
fait, dit-il, ce fruit est excellent. — Oh ! délicieux ! —
Je vais vous en faire choisir deux et je vous les enverrai
au palais communal ; vous avez vu, je pense, le palais
communal ? j'avais donné ordre de vous y conduire. —
On nous a bien menés quelque part, à un certain endroit
humide, délabré et déjà envahi par les rats... nous ne
pouvons pas loger là dedans. — Oui, on m'a dit que
cela n'était pas très-sec, et c'est un avantage pendant
l'été, parce que l'humidité entretient la fraîcheur ; d'ail-
leurs, c'est le meilleur endroit que nous ayons pour les
356 l'bupiris chinois.
hôtes. 1-tcbang-fou est une grande ville, c'est vrai, mal-
gré cela elle est très-pauvre ; on n'y trouve pas de bons
logements. ••; vous pouvez interroger Tassistance. —
Mais; nous ne prétendons pas le contraire ; nous sommes
persuadés que 1-tchang-fou est une pauvre ville, nous
disons seulement que nous ne pouvons pas aller loger
là-bas. — Dans ce cas, ajouta le préfet de fort mauvaise
humeur, voulez-vous loger dans ma maison ? Puisqu'il
avait la courtoisie de nous inviter à rester chez lui, il
fallait, pourbi«n observer les rites, lui faire la politesse
de partir immédiatement ; mais nous n'étions pas Chi-
nois. — Oui, merci, lui répondimes-nous, nous serons
très-bien ici... Et puis nous lui vantâmes, avec une
grande prodigalité d'expressions, la beauté et la magni-
ficence de son tribunal, de ses salles, de ses apparte-
ments, etc. Le préfet se leva en disant qu'il était tard et
qu'il allait faire préparer nos lits. Il ajouta, en nous sa-
luant, que nous lui procurions un grand honneur en ne
dédaignant pas de loger dans sa cliétive habitation ; mais
on voyait sur sa figure qu'il était furieux contre nous.
Aussitôt qu'il fut parti nous nous installâmes fort
commodément dans une vaste chambre qui a voisinait
la salle de réception. La première partie de la nuit se
passa fort paisiblement, mais il n'en fut pas ainsi de la
dernière. Vers minuit, nous fûmes éveillés par une
bruyante conversation. Les fonctionnaires de I-tchang-
fou, qui probablement avaient fait collation ensemble
au tribunal, s'étaient rendus ensuite dans la salle qui
avoisinait notre chambre, et là, ils ne se faisaient pas
faute de disserter librement sur notre compte? Les moin-
dres détails de cette piquante conversation parvenaient jus-
CHAPITRE VIII. 357
qu'à nous. On nous analysa complètement au moral et
au physique. Quelques-uns eurent la charité de nous
trouver assez supportables, et de ne pas dire trop de
mal de nous ; d'autres prétendaient que nous n'étions
pas restés assez longtemps dans le royaume du Milieu
pour nous bien former aux rites, qu'il était encore facile
de remarquer en nous les traces de la mauvaise éduca-
tion qu'on reçoit dans les pays occidentaux. 11 y en avait
un surtout qui ne paraissait nullement sentir pour nous
une très-vive sympathie ; il cherchait par tous les
moyens à exciter ses camarades contre nous, et, si on
l'eût écouté, notre voya(2:e ne se serait pas continué d'une
manière infiniment agréable. — On a trop de ménage-
ments pour ces gens-là, disait-il ; on prétend que le vice-
roi du Sse-tchouen les a traités avec distinction ; selon
moi, il a eu tort; il eût mieux fait de les charger d'une
cangue. Les hommes qui errent hors de leur royaume
doivent être punis ; il faut les traiter avec sévérité, voilà
la règle. Si notre préfet n'en avait pas peur, ils seraient
plus obéissants ; qu'on me les donne, et on verra. Je les
chargerai de chaînes, et je les conduirai ainsi à Canton. . .
Nous crûmes reconnaître, au son de la voix, celui qui
nous promettait ces aménités. Nous l'avions remarqué
la veille; c'était un mandarin militaire qui s'était vanté
avec beaucoup de fierté et d'arrogance d'avoir fait la
guerre contre les Anglais, et d'avoir vu d'assez près les
diables occidentaux pour n'en avoir pas peur.
Pour dire vrai, les propos de ce militaire nous fati-
guaient. Il n'y avait certainement pas lieu de nous ef-
frayer, nous étions en règle avec le gouvernement, et
personne, probablement, n'eût osé mettre la main sur
358 l'empire GHIWI8.
nous. Cependant la route était encore longue, et on pou-
vait nous causer de terribles embarras. II était bon de
prendre garde, non pas, sans doute, en rapetissant son
cœur à la façon chinoise, mais, au contraire, en l'élar-
gissant. Nous nous levâmes donc en silence, et, après
avoir revêtu nos habits d'étiquette, nous ouvrîmes brus-
quement la porte, et nous nous précipitâmes vers notre
fougueux guerrier. — Nous voici, lui dîmes-nous, qu'on
aille vite chercher des chaînes, puisque tu veux nous
conduire ainsi à Canton, tu nous enchaîneras ; vite,
qu'on aille chercher des chaînes... Notre subite appari-
tion déconcerta les conspirateurs ; nous pressjions vive-
ment notre futur conducteur, et nous lui demandions
des chaînes à grands cris. Il reculait d'un pas à chaque
sommation que nous lui faisions. Enfin nous l'acculâ-
mes à un angle de la salle» et le nialheureux nous parut
plus mort que vif. — Mais je ne comprends pas, dit-il
en balbutiant, je ne comprends pas ce qui se passe. Qui
voudrait vous enchaîner, qui en a le droit? — Toi, sans
doute, tu Tas dit tout à l'heure, nous t'avons entendu :
voyons, enchaîne-nous donc, fais donc apporter des
chaînes. — Je ne comprends pas, je ne comprends
pas, répétait toujours le valeureux mandarin. Personne
n'a prononcé cette parole ; comment pourrions^nous
penser à vous enchaîner, nous qui sommes ici pour vous
servir?... Insensiblement tout le monde se mit à parler ;
mais ce fut pour assurer, pour protester que ce que
nous avions entendu n'avait pas été dit.
Nous n'en voulions pas davantage. Notre sortie ayant
eu tout le succès désirable, nous rentrâmes dans notre
chambre, bien convaincus qu'il n'y avait plus à se pré-
CHAPITRE VIII. 359
occuper des fanfaronnades des mandarins de 1-tchang-
fou. Le conciliabule n'eut garde de se former de nou-
veau, et, aussitôt après notre départ, chacun s'en re-
tourna chez soi.
Dans la matinée, le préfet se hâta de venir nous expri-
mer ses regrets de la fâcheuse aventure qui nous était
arrivée pendant la nuit. Il nous assura que le mandarin
dont les propos nous avaient blessés avait la langue mau-
vaise, mais le cœur bon ; que, du reste, on était plein
de bonnes dispositions à notre égard. — Nous en som-
mes bien convaincus, lui répondimes-nous ; cependant
il y a eu, cette nuit, grand scandale, tous les domesti-
ques de la maison en ont été témoins ; la nouvelle en est
probablement déjà répandue dans la ville. On doit savoir
partout qu'un des officiers militaires de la ville s'est
chargé de nous enchsdiner. Dans cette conjoncture nous
ne pensons pas qu'il soit de notre dignité de nous mettre
aujourd'hui en route ; nous nous reposerons ici un jour.
Nous ne voulons pas qu'on puisse penser que nous nous
sommes hâtés de partir parce que nous avions peur.
Pour notre honneur et pour le vôtre, il faut que tout le
monde sache que nous avons été traités convenablement
par les autorités de I-tchang-fou... Le préfet fut évi-
demment contrarié de nous entendre parler de la sorte ;
cependant il parut comprendre assez bien la légitimité
de nos motifs, et se résigna, sans objection, à la dure
nécessité de nous garder encore dans son tribunal.
La journée se passa en paix, d'une manière même
assez agréable. Nous revîmes tous les mandarins avec
lesquels nous avions fait connaissance pendant là nuit,
à l'eiception, toutefois, de rantagoniste dés troupes an-
360 L BMPIRB CHINOIS.
glaises ; nous eûmes beau le faire inviter et lui donner
notre assurance que nous n'étions pas plus dans la dis-
position d'enchainar les autres que de nous laisser en-
chainer, tout fut inutile ; il se contenta de nous envoyer
une carte de visite, en prétextant que ses innombrables
occupations ne lui permettaient pas de venir personnel-
lem^t. Nous profitâmes de ce jour de repos pour visiter
la ville, où nous ne trouvâmes rien de remarquable ; en
général, toutes les grandes villes de la Chine se ressem-
blent ; beaucoup d'agitation, des flots de peuple se pous-
sant les uns sur les autres ; mais point de monuments,
rien de ce qui pique, en Europe, la curiosité du voyageur.
Nous quittâmes 1-tcbang-fou, hommes libres, sans
menottes et sans fers aux pieds ; non-seulement on ne
nous avait pas enchaînés, mais nous étions sûrs qu'on
n'oserait plus en parler dans aucun tribunal, de peur
de voir les prisonniers se métamorphoser subitement en
gamisaires.
Nous descendions toujours suivant le cours du fleuve,
car nous avoins décidément adopté cette manière de
voyager comme plus commode, plus rapide et plus
agréable. Nous rencontrâmes encore sur notre route
une douane de sel que nous passâmes sans nous ar-
rêter ; les douaniers, qui fumaient tranquillement leur
pipe devant leur bureau, nous regardèrent filer sans
se déranger. Maître Ting nous dit que l'avant-veille
on était venu nous visiter parce qu'on avait été averti,
par avance, qu'il y avait de la contrebande à bord.
Les douanes sont, dans l'intérieur de la Chine, peu
nombreuses et peu sévères ; à l'époque où nous étions
dans les mêmes conditions que les autres missionnaires,
GHAPITRB Vill. . * 361
voyageant ea qualité de Chinois pur sang^ et, par con-
séquent ^ soumis à la loi commune, nous ayons plusieurs
fois traversé l'empire d'un bout à l'autre sans qu'on
ait jamais, nulle part, fait la visite de nos malles, qui
renfermaient pourtant des livres européens, des orne-
ments sacrés et une foule d'objets compromettants. Les
douaniers se présentaient, nous leur déclarions que nous
n'étions pas marchands et que nous ne portions pas de
contrebande ; nous leur présentions ensuite les clefs avec
un peu d'aplomb et de dignité en les pressant de visiter
nos malles ; cette déclaration suffisait, et on ne passait
jamais outre. Si, en Chine, les douaniers étaient rigides
observateurs de leur devoir, comme ceux de France,
par exemple, les pauvres missionnaires ne pourraient
pas se remuer ; dans les cas les plus difficiles on peut se
tirer d'embarras moyennant une petite offrande.
Les douanes les plus nombreuses sont uniquement
établies pour le sel, dont le commerce est, dans la plu-
part des provinces, un monopole de l'administration.
Les Chinois font une très-grande consommation de cette
substance, leurs aliments en sont, le plus souvent, rem-
plis ; on trouve dans toutes les familles d'abondantes
provisions d'herbes et de poissons salés ; c'est l'unique
ordinaire des classes inférieures, et les autres ne man-
quent jamais de s'en faire servir sur leur table. On cher-
che à corriger par les salaisons la saveur insipide du riz
bouilli à l'eau. Les Chinois sont très-sobres et vivent
de pea ; le sel étant une substance très-nutritive,
nous pensons que la quantité considérable qu'ils en
absorbent doit suppléer au peu de nourriture qu'ils
prennent ; on conçoit aussi qu'avec une telle aliuien-
1. 21
362S L'KMHRli GflINOlS.
talion ils doivent être continuellement altérés^ et cela
explique leur usage de boire de grandes rasades de thé
à toutes les heures de la journée.
Depuis la dernière guerre avec les Anglais, le gouTer-
nement a établi grand nombre de douanes sur la ligne
que doivent suivre les marchandises européennes pour
pénétrer dans l'intérieur de l'empire; Les Chinois, se
voyant forcés de subir le commerce anglais qu'on leur
impose à coups de canon, n'ont pu trouver d'autre
moyen de s'opposer à cet envahissement que celui des
douanes et des impôts onéreux établis sur les produits
étrangers, dont les prix s'élèvent considérablement a
mesure qu'ils avancent dans l'intérieur des provinces;
trop faibles pour repousser la force par la force, pour
dire aux Anglais : Nous ne voulons pas de vos marchan-
dises, c'est le seul expédient qu'ils aient pour sauve-
garder les intérêts de leur industrie.
Nous arrivâmes de bcmne heure à l4ou-hien, ville
de troisième ordre, où nous fûmes reçus dans un char-
mant palais communal par un mandarin encore plus
charmant que le local qu'il nous offrait. Le premier
magistrat de I*tou-hien est bien, sans contredit, le per-
sonnage le plus accompli que nous ayons rencontré
parmi les fonctionnaires chinois. C'était un tout
jeune homme, un peu fluet, d'une figure pâle et exté*
nuée par l'étude ; il n'était, pour ainsi dire, encore
qu'un enfant lorsqu'il obtint à Péking le grade de doc^
leur ; sa physionomie douce et spirituelle était agréable**
ment relevée par des lunettes d'or fabriquées en Ëun^ ;
sa conversation, pleine de modestie, de bon sens et de
finesse, avait quelque chose de ravissant; ses manières
CHAPITRE Tlif. 36d
surtout, d'une politesse exquise, eussent été capables de
réconcilier les plus difficiles avec les rites chinois. A
notre arrivée, nous trouvâmes, sous un frais pavillon, au
milieu d'un jardin ombragé de grands arbres, une
splendide collation composée de fruits délicieux. Parmi
les raretés de ce riche dessert, nous remarquâmes
avec plaisir de belles pèches, des cerises d'un rouge
éclatant, et plusieurs autres fruits qui ne viennent pas
dans la province du Hou-pé ; nous ne pûmes nous em-
pêcher d'en exprimer notre étonnement. Comnient donc
avez* vous fait, dîmes-nous à notre aimable mandarin,
pour vous procurer des fruits si précieux ? — - Quand
on veut être agréable à des amis, nous répondit-il, on
en trouve toujours les moyens ; le cœur a des ressources
inépuisables.
Nous passâmes la journée tout entière, et une partie
de la nuit, à causer avec cet intéressant Chinois ; il aimait
à nous interroger sur les divers peuples de l'Europe, et
toujours il le faisait d'une manière sérieuse, sensée et
digne d'un homme qui a de la portée dans l'intelligence.
Il ne nous adressa pas une seule de ces questions pué-
riles et niaises auxquelles ses confrères nous avaient tant
accoutumés ; la géographie paraissait l'intéresser beau-
coup, et nous devons dire qu'il avait, sur cette matière,
des connaissances assez exactes. Il nous étonna beaucoup
en nous demandant si les gouvernements européens
n'avaient pas encore réalisé le projet de couper l'isthme
de Suez pour joindre l'Océan. à la Méditerranée. Nous
le trouvâmes très-bien fixé sur l'étendue et l'importance
des cinq parties du n^ond^, et sur l'espace que la Chine
occupe sur le globe. . .
364 L EMPIRE CHINOIS.
Les Européens sont dans une grande erreur en s'ima-
ginant que les Chinois ignorent complètement la géogra-
phie ; parce qu'on trouve chez eux des cartes ridicules,
des espèces de caricatures de la terre, fabriquées pour
l'amusement du bas peuple, on aurait tort d'en con-
clure que les hommes d'étude n'en savent pas davantage ;
à toutes les époques, les Chinois ont fait preuve d'un
grand intérêt pour les connaissances géographiques. Il
est évident qu'avec leur système actuel de rester chez
eux et de n'y pas admettre les étrangers, il leur a été
difficile d'acquérir des notions bien précises et bien dé-
taillées sur les autres pays ; on trouve cependant dans
leurs auteurs des détails bien précieux, et Klaproth s'est
servi utilement des géographes chinois pour jeter du
jour sur la géographie de l'Asie au moyen âge. La
récente et importante publication de M. Stanislas Ju-
lien (1), sur les voyages d'un Chinois dans l'Inde au
septième siècle, prouve combien il y aurait à apprendre
dans les ouvrages de ces hommes qui savaient si bien
voir, et raconter si fidèlement ce qu'ils avaient vu.
Nous avons remarqué, dans un livre arabe intitulé :
Chaîne de Chroniques (2), et composé au neuvième siècle,
un passage bien capable de donner une idée de ce qu'on
savait en Chine à une époque où nous ne savions pas
grand'chose. Nous citerons volontiers ce fragment, qui
nous a paru de nature à intéresser le lecteur. Voici
comment s'exprime le narrateur arabe.
(1) Histoire de la vie de Hiouen-thsang et de ses voyages dans
Hnde, etc,^ traduite du chinois par M. Stanislas Julien. Paris, 1863.
(2) Relation des voyages faits par les Arabes et les Persans dans
l'Inde et à la Chine^ dans le neuvième siècle de l'ère chrétienne^ tra-
duite par M. Reinaud, de l'Institut, t. I, p. 79 eksuiv.
CHAPITRE VÏÏI. 365
, « Il y ayait à Bassora uq homme de la tribu des
« Coreïschites, appelé Ibn-Vahab et qui descendait de
« Habbar, fils d'Al-Asvad. La ville de Bassora ayant été
a ruinée, Ibn-Vahab quitta le pays et se rendit à Siraf .
c( En ce moment un navire se disposait à partir pour la
a Chine. Dans de telles circonstances, il vint à Ibn-Vahab
a ridée de s'embarquer sur ce navire. Quand il fut ar-
ec rivé en Chine, il voulut aller voir lé roi suprême ; il
« se mit donc en route pour Khom-dan (1), et, du port
<c de Khan-fou (2) à la capitale, le trajet fut de deux
c( mois. Il lui fallut attendre longtemps à la porte impé-
« riale, bien qu'il présentât des requêtes et qu'il s'an-
c< nonçât comme étant issu du même sang que le pro-
a phète des Arabes- Enfin l'empereur fit mettre à sa
a disposition une maison, particulière et ordonna de lui
ce fournir tout ce qui lui serait nécessaire ; en même
c< temps, il chargea l'officier qui le représentait à Khan-
« fou de prendre des informations et de consulter les
a marchands au sujet de cet homme, qui prétendait être
a parent du prophète des Arabes, à qui Dieu puisse
«être propice! Le gouverneur de Khan -fou an-
a nonça, dans sa réponse, que la prétention de cet
« homme était fondée. Alors l'empereur l'admit auprès
« de lui, lui fit des présents considérables, et cet
« homme retourna dans l'Irak avec ce que l'empereur
celui avait donné.
(1) Aujourd'hui Si-ngan-fou, capitale de la province du Ho-nan, où
fut trouvée Tinscription dont nous avons parlé, et qui réellement était,
à cette époque, la résidence des empereurs de la dynastie des Tang.
(2) Port de mer dans la province du Tche-kiang. Nous avons fait une
fois le même trajet que le voyageur arabe, et c'est bien à peu près le
temps que nous y avons mis.
366 l'eMPHIB CRIflOIS.
« Cet homme était devenu vieux ; mais il avait con-
« serve Fusage de toutes ses facultés. Il nous raconta
€ que, se trouvant auprès de l'empereur, le prince lui fit
tt des questions au sujet des Arabes et sur les moyens
€ qu'ils avaient employés pour renverser l'empire des
« Perses. Cet homme répondit : Les Arabes ont été
€ vainqueurs par le secours de Dieu, de qui le nom soit
« célébré, et parce que les Perses, plongés dans le culte
« du feu, adoraient le soleil et la lune, de préférence au
«Créateur — L'empereur reprit : Les Arabes ont
«triomphé, en cette occasion, du plus noble des empires,
« du plus vaste en terres cultivées, du plus abondant en
« richesses, du plus fertile en hommes intelligents, de
a celui dont la renommée s'étendait le plus loin... Puis
« il continua : Quel est, dans votre opinion, le rang des
a principaux empires du monde ? — L'homme répondit
« qu'il n'était pas au courant de matières semblables.
« — Alors l'empereur ordonna à Tinterprète de lui
« dire ces mots : Pour nous, nous comptons cinq grands
«souverains. Le plus riche en provinces est celui qui
« règne sur l'Irak, parce que l'Irak est situé au milieu
« du monde, et que les autres rois sont placés autour de
« lui. Il porte, chez nous, le titre de rot des rois. Après
«cet empire vient le nôtre; le souverain est surnommé
« le roi des hommes^ parce qu'il n'y a pas de roi sur la
« terre qui maintienne mieux l'ordre dans ses États que
<( lions et qui exerce une surveillance plus exacte. Il n'y
c( a pas non plus de peuple qui soit plus soumis à son
« prince que le nôtre. Nous sommes donc réellement les
«rois des hommes. Après cela vient \e roi des bêtes fé-
« rocesy qui est le roi des Turks et dont les États sont
CHAPTTHB Vin. 367
« eontigus à ceux de la Chine. Le quatrième roi en rang
« est le rot des éléphants^ c'est-^i-dire le roi de Tlnde ; on
« le nomme, chez nous, le roi de la êageêse^ parce que
« la sagesse tire son origine des Indiens.Enfin l'empereur
a des Romains, qu'on nomme, chez nous, le rot des
Ci beaux hommes^ parce qu'il n'y a pas sur la terre de
« peuple mieux fait que les Romains, ni qui ait la figure
ce plus belle. Voilà quels sont les principaux rois ; les
« autres n'occupent qu'un rang secondaire.
« L'empereur ordonna ensuite à l'interprète de dire
« ces mots à l'Arabe : Reconnaitrais4u ton maître, si tu
« le voyais ? L'empereur voulait parler de l'apôtre
tt de Dieu, à qui Dieu veuille bien être propice. — Je
« répondis : Et comment pourrais-je le voir, maintenant
a qu'il se trouve auprès du Dieu très-haut? : — L'em-
a pereur reprit: C4e n'est pas ce que j'entendais ; je
«voulais parler seulement de sa figure. — Alors
<c l'Arabe répondit oui. — Aussitôt l'empereur fit ap-
te porter une boite ; il plaça la boite devant lui, puis,
<K tirant quelques feuilles, il dit à F interprète : Fais-lui
«voir son maître... — Je reconnus sur ces pages les
« portraits des prophètes; en même temps, je fis des
« vœux pour eux, et il s'opéra ua mouvement dans mes
« lèvres. — L'empereur ne savait pas que je recon-
« naissais les prophètes ; il me fit demander par Tinter*
« prête pourquoi j'avais remué les lèvres. L'interprète
« le fit, et je répondis : Je priais pour les prophètes. —
« L'empereur demanda comment je les avais reconnus,
« et je répondis : Au moyen des attributs qui les distin-
« guent Ainsi, voilà Noé dans l'arche, qui se sauva avec
« sa' famille, lorsque le Dieu très-haut commanda aux
368 L EMPIRE CHINOIS.
a eaux et que toute la terre fut submergée avec ses ha-
<i bitants ; Noé et les siens échappèrent seuls au déluge.
« — A ces mots, l'empereur se mit à rire et dit : Tu as
«deviné juste lorsque tu as reconnu Noé; quanta la
« submersion de la terre entière, c'est un fait que nous
«( n'admettons pas. Le déluge n'a pu embrasser qu'une
« portion de la terre ; il n'a atteint ni notre pays, ni celui
« de l'Inde. — Ibn-Vahab rapportait qu'il craignait de
« réfuter ce que venait de dire l'empereur et de faire
« valoir, les arguments qui étaient à sa disposition, vu
c( que le prince n'aurait pas voulu les admettre ; mais
« il reprit : Voilà Moïse et son bâton, avec les enfants
« d'Israël. — C'est vrai ; mais Moïse se fit voir sur un
<( bien petit théâtre, et son peuple se montra mal disposé
« à son égard. — Je repris : Voilà Jésus, sur un âne,
a entouré des apôtres. — L'empereur dit : Il a eu peu
«c de temps à paraître sur la scène ; sa mission n'a guère
« duré qu'un peu plus de trente mois.
« Ibn-Vahab continua à passer en revue les différents
c( prophètes ; mais nous nous bornons à répéter une
« partie de ce qu'il nous dit. Ibn-Vahab ajoutait qu'au-
« dessus de chaque figure de prophète on voyait une
« longue inscription qu'il supposa renfermer le nom des
« prophètes, le nom de leur pays et les circonstances
« qui accompagnèrent leur mission ; ensuite il pour-
« suivit ainsi : Je vis la figure du prophète, sur qui soit
« la paix ! il était monté sur un chameau, et ses com-
te pagnons étaient également sur leurs chameaux,
« placés autour de lui. Tous portaient à leurs pieds des
(( chaussures arabes ; tous avaient des cure-dents atta-
« chés à leurs ceintures ; m'étant mis à pleurer, l'em-
CHAPITRE YIII. 369
« pereur chargea l'interprète de me demander pourquoi
« je versais des larmes ; je répondis : Voilà notre pro-
«c phète^ notre seigneur et mon cousin, sur lui soit la
« paix ! — L'empereur répondit : Tu as dit vrai, lui et
a son peuple ont élevé le plus glorieux des empires ;
« seulement il n'a pu voir de ses yeux l'édifice qu'il
« avait fondé, l'édifice n'a été vu que de ceux qui sont
<c venus après lui. — Je vis un grand nombre d'autres
a figures de prophètes dont quelques-unes nous faisaient
«c signe de la main droite, réunissant le pouce et l'index,
c< comme si, en faisant ce mouvement, elles voulaient
t< attester quelque vérité. Certaines figures étaient repré-
a sentées debout sur leurs pieds, faisant signe avec leur
« doigt vers le ciel. Il y avait encore d'autres figures ;
« l'interprète me dit que ces figures représentaient les
a prophètes de la Chine et de l'Inde.
« Ensuite l'empereur m'interrogea au sujet des ca-
« lifes et de leur costume, ainsi que sur un grand
a nombre de questions de religion, de mœurs et d'usa-
c( ges, suivant qu'elles se trouvaient à ma portée; puis
c( il ajouta": Quel est, dans votre opinion, l'âge du monde?
<c — ïe répondis : On ne s'accorde pas à cet égard. Les
a uns disent qu'il a six mille ans, d'autres moins,
<& d'autres plus ; mais la difiérence n'est pas grande. —
a Là-dessus l'empereur se mit à rire de toutes ses forces.
« Le vizir, qui était debout auprès de lui, témoigna
a aussi qu'il n'était pas de mon avis. L'empereur me dit :
« Je ne présume pas que votre prophète ait dit cela. —
<c Là-dessus, la langue me tourna, et je répondis : Si, il
a l'a dit. — Aussitôt je vis quelques signes d'improba-
« tion sur sa figure ; il chargea Tinterprète de me
21.
370 L BMFIIIS CB1MOI8.
<x transmettre ces mots : Pais attention à ce que tu dis,
n on ne parle aax rois qu'après avoir bien pesié ce qu^on
« va dire. Tu as affirmé que tous ne tous accordez pas
a sur cette question ; vous êtes donc en dissidence au
« sujetKl*une assertion de votre prophète, et vous n'ac-
« ceptez pas tout ce que vos prophètes ont établi ? Il ne
« conyient pas d'être divisé dans des cas semblables ; au
« contraire, des affirmations pareilles devraient être
« admises sans contestations. Prends donc garde à cela
« et ne commets plus la même imprudence.
tt L'empereur dit encore beaucoup de choses qui ont
tt échappé de ma mémoire, à cause de la longueur du
« temps qui s'est écoulé dans Tintervalle ; puis il ajouta :
« Pourquoi ne t es-tu pas rendu de préférence auprès de
« ton souverain, qui se trouvait bien mieux à ta portée
a que nous pour la résidence et pour la race î *— Je ré-
« pondis : Bassora, ma patrie, était dans la désolation ; je
a me trouvais à Siraf ; je vis un navire qui allait mettre
« à la voile pour la Chine, j'avais entendu parler de l'é-
« clat que jette l'empire de la Chine, et de l'abondance
« des biens qu'on y trouve. Je préférai mé rendre dans
« cette contrée et la voir de mes yeux. Maintenant je
« retourne dans mon pays, auprès du monarque mon
«cousin ; je raconterai au monarque l'éclat que jette cet
« empire, et dont j'ai été témoin. Je lui parlerai de la
« vaste étendue de cette contrée, de tous les avantages
« dont j'y ai joui, de toutes les > bontés qu'on y a eues
« pour moi. Ces paroles firent plaisir à l'empereur; il
« me fit donner un riche présent ; il voulut que je m'en
c( retournasse à Kban*fou sur les mulets de la poste. U
« écrivit même au gdavemeur de Khan-fou, pour lui
«( reeomimoder/ d^aToir des égard» pour moi, de me
a considérer plus que tons les fonctionnaires de son gou-
« Ternemeni^ et de me fournir tout ce qui me serait né-
« cessaire, jusqu'au moment de mon départ. Je vécus
a dans^l-abondance et la satisfaction jusqu'à mon départ
« de la Chine.
« Nous questionnâmes Ibn^Vahab au sujet de la ville
a de Khom-dan, où résidait Tempereur, et sur la
« manière dont elle était disposée. Il nous parla de Té-
tt tendue de la ville et du grand nombre de ses habitants.
« La ville, nous dit-il, est divisée en deux parties qui sont
€ séparées par une rue longue et large. L'empereur, le
a vizir, les troupes, le cadi des cadis, les eunuques de la
€ cour et toutes les personnes qui tiennent au gouverne-
« ment occupent la partie droite et le côté de l'orient,
a On n'y trouve aucune personne. du peuple, ni rien
« qui ressemble à un marché. Les rues sont traversées
« par des ruisseaux et bordées d'arbres ; elles offrent de
« vastes hôtels. La partie située à gauche, du côté du
«( couchant^ est destinée au peuple, aux marchands» aux
a. magasins et aux marchés. Le 'matin, quand le jour
« commence, on voit les intendants du palais impérial,
a les domestiques de la cour, les domestiques des géné-
« raux et leurs agents, entrer à pied ou à cheval dans la
tt partie de la ville où sont les marchés et les boutiques ;
«c on les voit acheter des provisions et tout ce qui est né-
« cessaire à leur maître ; après cela, ils s'en retournent,
« et l'on ne voit plus aucun d'eux dans cette partie de la
a ville jusqu'au lendemain matin.
« La Chine possède tous les genres d'agréments ; on
« y trouve des bosquets charmants, des rivières qui
372 L EMPIRE CHINOIS.
«serpentent au travers; mais on n'y trouve pas le
« palmier, i»
En lisant les relations de ces voyageurs arabes, on
voit bien que, réellement, ils ont été en Chine ; et, à
part les exagérations inhérentes au caractère oriental,
il est facile de reconnaître le pays dont ils parlent. Il
s^échappe de leurs récits comme des exhalaisons, des
parfums, qui ne sont pas inconnus ; on sent la Chine.
Chose singulière ! ce peuple, souvent bouleversé par
de longues et profondes révolutions, a néanmoins tou-
jours conservé une teinte particulière, un cachet qui lui
est propre et qui empêche de le confondre avec aucun
autre peuple. Les Chinois du neuvième siècle, dont pai-^
lent les Arabes, sont bien ceux que retrouve Marco*»-
Polo au treizième, quoiqu'ils soient soumis alors à la
domination des Tartares mongols. Plus tard, au sei-
zième siècle, les Portugais doublent le cap de Bonne-
Espérance, vont découvrir la Chine, et reconnaissent ce
peuple dont l'illustre voyageur vénitien avait tant en-
tretenu l'Europe. De nos jours enfin, on ne fait, en
quelque sorte, que renouveler connaissance avec les
vieux Chinois des Arabes et de Marco-Polo.
CHAPITRE IX.
Noms que les Chinois donnent aux royaumes d'Europe. — Origine des
mots Chine et Chinois. — Explication de divers noms que les (^-hinois
donnent à leur empire. — Bon et vénérable préfet de Song-tcbe-hien.
— Portrait des anciens mandarins. — Les saintes instructions des
empereurs. — Un Khorassanien à la cour impériale. — Détails sur les
mœurs des anciens Chinois. — Causes de la décadence des Chinois.—
Moyens employés par la dynastie mantchoue pour consolider son
pouvoir.— L'exclusion des étrangers n'a pas toujours existé en Chine.
— Mauvaise politique du gouvernement. — Pressentiment général
d'une révolution. — Navigation sur le fleuve Bleu. — Tempête. —
Perte des vivres. — Triple échouement sur la côte. — Naufrage. —
Les naufragés.
Le jeune préfet de 1-tou-hien, après avoir recueilli
avec le plus vif intérêt les divers renseignements que
nous lui donnâmes sur les divers peuples de l'Europe,
s'avisa de nous demander comment nous appelions son
pays dans notre langue. Quand il eut appris que nous
lui donnions le nom de Chine, et à ses habitants celui
de Chinoisj il ne revenait pas de son étonnement. Il
voulait savoir, à toute force, ce que voulaient dire ces
deux mots, le sens propre qu'ils avaient, pourquoi on
avait choisi Chine et Chinois pour désigner son pays et
ses compatriotes. — Nous autres, disait-il, nous appe-
lons les heureux habitants de votre illustre contrée^ 5t-
yang^jin. Si veut dire Occident, yang, mer, et jïn,
homme ; ce qui fait « hommes des mers occidentales ; i»
374 l'empire chinois.
Toilà la dénoraiDation générale. Pour désigner les di-
vers peuples, nous transcrivons leurs noms aussi fidèle-
ment que le permettent nos caractères. Ainsi, nous
disons : Fau-lang-saî-jiny c'est-à-dire a hommes fa-
ran-çais. Quand nous parlons des Occidentaux, quel-
quefois nous saisissons un trait saillant du peuple que
nous voulons désigner, et nous le traduisons dans notre
langue. Ainsi, nous appelons les In^i-li (Anglais,
English), Houng-mao-jiny « hommes à poils rouges, v»
parce qu'ils ont, dit-on, les cheveux rouges; nous don-
nons aux Ya-mé'ly-kien (Américains) le nom de JEToo-
it-jïn, a hommes de la bannière fleurie, i> parce que,
dit-on, le pavillon qui flotte au mât de leur navire est
bariolé de diverses couleurs. V^ous voyez que toutes ces
dénominations présentent un sens à l'esprit, eUes veu-
lent dire quelque chose. Il doit en être ainsi de vos deux
mots Chine et Chinois ; puisqu'ils n'appartiennent pas à
notre langue, ils doivent nécessairementsignifier quel-
que chose dans la vôtre... Ces expressions, bien étranges
en effet aux oreilles d'un Chinois, intriguaient énormé-
ment cet excellent magistrat. Pour l'empêcher de croire
cpie nous y attachions un sens satirique et malveillant,
nous fumes obligés dé lui faire une petite dissertation
historique, et.de lui prouver que ce& deux nniots appar-
tenaient radicalement à la langue chinoise, que c'était
le nom qu'ils se donnaient' eux-mêmes autrefois; mais
que nous l'avions altéré polir le plier atr génie de notre
langue, de la même manière que les Chinois disaient
Pothlang-saï^dvi lieu de Français.
Il est, eu effet, inconte^ble que les expressions
Chinais et Chiné n6u% viennent réellement de ce pays.
Le§ CtAtim ont tonjotirff^n l'habitude de désigner leur
empire d'après le nom de la dynastie régnante. C'est
ainsi qm\ dans les temps les plus recalés, ils lui don-
naient les noms de Tang, de Yu et de Hia. Les hauts
faits des empereurs de la dynastie des Han mirent ce
dernier nom en usage, et, depuis ce temps, les Chinois
portent celui de Han-jin^ a hommes de Han; » il est
encore aujourd'hui très-oommun, surtout dans les pro-
vinces septentrionales. La dynastie des Thang s'étapt
encore plus illustrée' par ses conquêtes que celle des
Han, le nom de Thang-jin fut, pendant plusieurs
siècles, en usage pour désigner les Chinois. De nos
jours, la Chine étant gouvernée par la dynastie
mantcboue, qui a adopté le titre de Thsing^ « pur, »
les Chinois s'appellent Thsing^^jin^ n hommes de
Thsing, » comme ils portaient le nom de Ming-jifiy
sous la dynastie des Ming. C'est absolument comme
si les Français avaient pris successivement le nom
de Carloi)ing%em, de CapétienSy de Napoléoniens^ sui-
vant le nom des dynasties qui se sont succédé en
France^
Le nom de Chine^ par lequel nous désignons ce vaste
pays, est d'un usage presque général dans l'Asie orien-
tale ; nous le tenons des Malais qui appellent cet empire
Tchina. Les Malais connurent les Chinois dans la se-
conde moitié du troisième siècle avant notre ère; quand
le fameux empereur Thsing-che-hotfang soumit la
partie méridionale de. la Chine avec le Tônquin, et
poussa ses conquêtes jusqu'en Cochinchiné. Les peuples
des îles Malaises, ayant des relations* directes avec ces
Êdnt^ées, edtfnureDl donc à cette époque lêîs Chinois, qui
376 L EMPIRE CHINOIS.
portaient alors le nom de Thstn^ d'après celui de la dy-
nastie régnante. Les Malais, n'ayant pas la lettre aspirée
is^ prononçaient ce mot Tchina^ en y ajoutant un a. Les
pilotes, et une partie des matelots qui conduisirent
plus tard les premiers navires portugais en Chine,
étant d'origine malaise, il était tout naturel que les
Portugais adoptassent le nom que leurs guides don-
naient à la Chine. Ainsi les. premiers Européens ont
appelé ce pays Tchina^ et ce nom s'est ensuite un peu
modifié, suivant la langue des divers peuples qui l'ont
adopté.
II est également constant que les premières relations
des Chinois avec l'Inde datent du temps de la dynastie
Thsin. Ce nom fut changé aussi par les Hindous en
Tchinay pour la même raison que chez les Malais ; car
l'alphabet dévanagari et ses dérivés n'ont pas la con-
sonne ts aspirée, et, en cas de besoin, on Ty remplace
par le tch. C'est aussi de Tlnde que les Arabes reçurent
le mot Thsin. Pour le conformer à leur alphabet, ils
durent écrire 5m, Sinay et c'est probablement de là
qu'est venue l'expression latine de Sinœ^ SinenseSj pour
désigner les Chinois.
Quoique les navigateurs arabes et les premiers Portu-
gaisqui allaient dans l'Inde eussent adopté le nom sans-
crit et malais de Tchina pour la Chine méridionale, la
partie septentrionale de ce pays, ne portant pas le même
nom chez les peuples voisins, fut aussi appelée différem-
ment dans l'Occident. Sous la dynastie des Han, c'est-à-
dire dans les deux siècles avant et après notre ère, les
Chinois avaient conquis toute l'Asie centrale, jusqu'aux
bords de l'Oxus et de l'Iaxarte. Ils y avaient établi des
CHAPITRE IX. 377
colonies militaires^ et leurs négociants parcouraient ces
contrées pour y échanger leurs marchandises contre
d'autres produits venus de la Perse ou de l'empire ro-
main. Ils apportaient principalement de la soie et des
tissus de cette matière, qui trouvaient un excellent dé-
bouché en Perse et en Europe. D'après les auteurs grecs,
le mot ser désigne le ver à soie et les habitants de la
Sericay pays duquel venait la soie. Ce fait démontre que
le nom de Seres leur venait de la marchandise pré-
cieuse que les peuples de l'Occident allaient chercher
chez eux. En arménien, l'insecte qui produit la soie
s'appelle chiramy nom qui ressemble assez au ser des
Grecs. 11 est naturel de croire que ces deux mots avaient
été empruntés à des peuples plus orientaux. C'est ce
que les langues mongole et mantchoue nous donnent
la facilité de démontrer. Il en résulte que le nom de la
soie chez les anciens, et aussi chez les modernes, est
originaire de la partie orientale de l'Asie. La soie s'ap-
pelle sirke chez les Mongols, eisirghe chez les Mantchous.
Ces deux nations habitaient au nord et au nord-est de la
Chine ; est-il présumable qu'elles eussent reçu ces déno-
minations des peuples de l'Occident? D'un autre côté,
le mot chinois «ce, qui désigne la soie, montre non-seu-
lement de la ressemblance avec sirke et sirghe^ mais
principalement avec le ser des Grecs. Cette analogie
frappera bien plus quand on saura que, dans la langue
chinoise, la lettre r ne se prononce pas. Le mot coréen
qui désigne la soie est tout à fait identique avec le ser des
Grecs. La soie a donc donné son nom au peuple qui la
fabriquait et l'envoyait dans l'Occident. Ainsi les Sères
des Romains et des Grecs sont évidemment les Chi-
378 l'rivfiiii CHIHOn.
nois (!)♦ dont l'empire était autrefois séparé par VOxus
de celui de la Perse.
Parmi les différents noms que les Chinois donnent à
leur paySy le plus ancien et le plus usité est celui de
Tchoung-kauOj c'est-à dire « royanme ou empire du
Milieu. » Les historiens chinois rapportent que cette
dénomination date du temps de Tcbing-wang, second
empereur de la dynastie des Tcheou, lequel régnait à
la fin du douzième siècle avant notre ère. A cette épo-
que la Chine était divisée en plusieurs principautés qui
prenaient toutes le titre de royaumes. Tcheou-koung,
oncle de Tempereur, donna à la ville de Lo-yang, dans
la province actuelle du Ho-nan, où était la résidence du
monarque chinois, le nom de royaume du Milieu, parce
qu'il se trouvait, en effet, au milieu des autres royaumes
qui formaient alors la Chine. Depuis ce temps, la por-
tion de l'empire ou sa totalité, possédée par les empe-
reurs, a toujours porté ce titre. Telle est la véritable et
seule origine de la dénomination d'empire du Milieu,
qui s'est conservée jusqu'à ce jour. Cependant on ne se
fait pas faute de plaisanter beaucoup sur ce nom dans
la plupart des livres européens qui parient dé la Chine ;
on en conclut hardiment que les Chinois sont, en géo-
graphie^ d'une ignorance complète, tandis qu'il serait
plus vrai dédire qu'où ne comprend riensoi-mème aux
traditions de ce peuple. « -Je n'ai pas besom, dit Kla-
(1} « n serait curieux, dit Klaproth, qui nous a fourni la plupart de
« ces considérations sur les différents noms de la Chine, il serait curieux
« de rechecchfir à quelle époque le mot silk a. été introduit dans la
« langue anglaise. 11 parait être le même que le russe chelk^ que je
« croîs dérivé dû mongol sirh^ fait qui est d'autant plus probable que
r la Russie e»t restée pendant longtemps §ou3 le joug dés Mbngôls. »
CHAFITilK ra. 379
« proth dans ses Mémoires, de rejeter Pidée absurde de
« ceux qui prétendent que les Chinois croient que leur
a pays est situé au milieu du monde, et que c^est pour
c< cette raison qu'ils l'appellent l'empire du Milieu. Un
« matelot ou un portefaix de Canton peut, à la vérité,
<c donner une pareille explication ; mais c'est à l'intelli-
« gence de celui qui questionné de l'adopter ou de la
« rejeter. »
Les Chinois donnent encore à leur pays le nom de
Tehoung-hoay ou « fleur du Milieu, » de Tien-tchaOy
ou « empire céleste, » et de Tien-hia^ aie dessous du
ciel ou le monde, )> comme les Romains se servaient du
mot orhis pour désigner leur empire.
Il est évident que nous ne donnâmes pas au mandarin
de I-tou-hien tous les détails dans lesquels nous venons
d'entrer. Nous ne lui parlâmes ni des Grecs, ni des
Romains, pas même des Arabes ; mais nous lui en dtmes
cependant assez pour lui faire bien comprendre pour-
quoi,» en Europe, nous les appelons Chinois^ et non pas
Tchoung-kouo-jifif « hommes de l'empire du Milieu. »
Nos explications le satisfirent complètement, et il parut
tout heureux de voir que le mot Chinoig n'était pas un
injurieux sobriquet, comme il avait eu l'air de le croire
tout d'abord.
Il fallut enfin prendre congé de cet intéressant doc-
teur, et ce ne fut pas sans regret. Nous brûlions d'envie
de nous arrêter un jour; mais les rites étaient là qui
nous le défendaient, et nous ne devions pas être impolis
envers un homme qui avait été si plein d'attention et
de délicatesse.
De I-tou-hien, nous allâmes par terre jusqu'à Song-
380 L^EMPIHB CHINOIS.
tche-hien. Uétape n'était pas longue et la route fut assez
agréable. Nous nous arrêtâmes dans cette dernière
ville, sur la recommandation du jeune préfet de I-tou—
bien. Il nous avait annoncé que nous y trouyerioqs un
de ses amis, remplissant les fonctions de premier ma-
gistrat, et dont nous n'aurions qu'à nous louer. Pendant
la nuit, il l'avait fait prévenir de notre arrivée, et il dut,
sans doute, lui écrire des cboses merveilleuses sur notre
compte ; car nous fûmes reçus avec une pompe extraor-
dinaire. On avait dressé, devant la porte d'entrée du
palais communal, un petit arc de triompbe, orné de
tentures de soie rouge, de fleurs artificielles, de clin-
quant et de lanternes coloriées. Aussitôt que nous fûmes
entrés dans la première cour, on nous accueillit par une
bruyante détonation d'innombrables pétards que les
gardiens du palais tenaient suspendus par longues en-
filades au haut d'un bambou.
Nous étions attendus sur le seuil de la salle de ré-
ception par un bon petit vieillard, encore plein de vi-
gueur et qui, en nous voyant, parut tout pétillant de
joie. C'était le premier magistrat de la ville, celui dont
on nous avait tant fait l'éloge à I-tou-hien. Notre pré-
sence semblait le mettre hors de lui ; il nous serrait dans
ses bras, nous regardait en riant, allait, venait, donnait
des ordres à tout le monde, puis recommençait à nous
faire ses petites salutations et ses caresses. Enfin il se
calma, et nous nous assîmes pour prendre le thé, en at-
tendant la collation qu'il avait donné ordre de nous
servir. Il se trouvait un peu en retard sur ce point,
parce que nous étions arrivés plus vite qu'on ne s'y at-
tendait.
CHAPITRE IX. 381
Ce respectable magistrat n^avait pas la finesse d'esprit
ni les manières distinguées de son jeune confrère de
I-tou-hien; mais il nous parut doué d'une grande pé-
nétration. Il causait avec agrément, et l'élégance des
formes se trouvait compensée chez lui par un ton de
franchise et de bonhomie qui convenait merveilleuse-
ment à son âge avancé. Nous apprîmes de son sse-yé ou
conseiller intime qu'il était issu d'une pauvre famille
de cultivateurs. Sa jeunesse avait été laborieuse et rem-
plie de privations ; il avait subi les examens littéraires
avec tant de distinction, que, malgré son obscurité, et
quoiqu'il n'eût personne pour le proléger, il obtint dans
sa province le grade de bachelier, et, plus tard, à Pé-
king, celui de docteur. Ensuite il avait gravi pénible-
ment les degrés inférieurs de la magistrature, et, à
force de mérite, il était enfin arrivé à la charge de préfet
dans une ville de troisième ordre. Pour parvenir aux
dignités supérieures, il fallait faire des dépenses consi-
dérables, ofi*rir des cadeaux très-coûteux aux person-
nages les plus influents de la cour et aux ministres. Il
ne pouvait donc prétendre à un emploi plus élevé parce
qu'il était pauvre, et il était pauvre parce qu'il ne pres-
surait pas ses administrés, parce qu'il leur rendait la
justice gratuitement et qu'il partageait son modique
traitement avec les indigents de son district ; aussi
chacun l'aimait et bénissait son administration.
Dès que nous fûmes installés dans le palais corn-
munaly nous remarquâmes que le peuple entrait libre-
ment partout, envahissant les cours, les jardins et les
appartements, pénétrant même, sans se gêner, dans la
salle ou nous étions à causer avec le préfet. Maître Ting
382 L EMPIHE GHIPiOlS.
ayaat fait robservation que nous n'aimions pas ces réu-
nions tumultueuses, laissez-les approcher, nous dit le
préfet en souriant et en nous regardant avec supplica-
tion, ne les renvoyez pas, ils veulent voir ; s'ils vous in-
commodent, je n'aurai qu'à leur faire un signe, ils se
retireront. — Nous eûmes bien garde de contrister ce
bon magistrat en faisant exécuter à Song-tche-hien la
consigne sévère qu'on avait dû observer dans les autres
endroits. Ce jour-là il y eut liberté absolue pour tous,
et chacun eut le privilège de venir à loisir étudier la
configuration des hommes des mers occidentales.
Pendant que les curieux nous contemplaient, leà
yeux fixes et la bouche entr'ouverte, nous prenions
plaisir à voir le mandarin regardant les curieux avec
béatitude, et jouissant du bonheur que ses chers Chinois
paraissaient éprouver ; du reste, tout œla se passait fort
paisiblement, et sans nous causer la moindre importu-
nité. Lorsqu'on avait vu suffisamment, on se retirait
pour faire place à d'autres, et si, par hasard, il surve-
nait un peu de tumulte ou d'encombrement, le magis-
trat n'avait qu'à dire un mot, à faire un geste, et aussitôt
tout rentrait dans l'ordre; ses moindres intentions
étaient exécutées promptement et d'une manière respec-
tueuse et filiale.
Le préfet de Song-tche-hien, entouré de son peuple,
était bien Timage d'un père de famille au milieu de ses
enfants; c'était une touchante réalisation de ces insti-
tutions et de ces lois chinoises, toujours basées sur le
principe de la paternité et de la piété filiale, qui suppo-
sent que tout fonctionnaire est un père pour ses ad-
ministrés, et les adraiûtslrés des enfants à l'égard du
<2HA«>ITR£ iX. 383
fonctionnaire* Âujoui^'hiiî ce magnifique système d^ad<-
ministration n'est plus qu-cme vaine théorie, et, à part
quel(|ues rares exceptions, on ne le retrouve plus qae
dans les livres; les mandarins ne sont guère qu'une
formidable et imposante association de petits tyrans et
de grands voleurs» fortement organisée pour écraser et
piller le peuple. Mais nous le répétons, ce désordre ne
découle pas des institutions cbinoises, il n'est pas inhé-
rent au principe du gouvernement, il en est, au con-
traire, une violation flagrante.
En lisant les Annales de la Chine, on remarque
qu'autrefois, sous certaines dynasties, les mandarins
étaient de bons magistrats, s'occupant paternellement
de ceux dont le bonheur leur était confié. On les voyait
sortir souvent pour faire la visite de leur district,
prendre ccmnaissance par eux-mêmes des besoins des
pauvres, des souffrances des malheureux, afin de pou*
voir travailler plus ^ficacement au soulagement de
toutes les infortunes ; ils parcouraient les campagnes
pour examiner l'état des moissons, encourager les agri«
culteurs laborieux, et réprimander ceux qui montraient
de la négligence dans leurs travaux. S'il survenait une
inondation ou quelque aub*e calamité publique, ils
accouraient pour constater le mal et aviser aux moyens
de le réparer. Le premier et le quinzième jour de chaque
lune, ils donnaient des instructions au peuple qui allait
les entendre avec empressement ; la justice était surtout
rendue avec exactitude. Tout opprimé, tout homme lésé
dans ses droits, pouvait se {»^senter au tribmial; il n'a^
vait qu'à frapper sur une grande cymbale, placée tout
exprès dans la qoœ intériewe^ et le nuuidarin) aussitôt
384 L EMPIU GBINOIS.
qu'il entendait ce bruit, était obligé de paraître et d'é-
couter le plaignant à quelque heure que ce fût du jour
ou de la nuit.
Maintenant les choses ne vont pas tout à fait de la
même manière ; il y a bien encore dans toutes les loca-
lités Tendroit désigné pour les instructions que le man-
darin doit faire au peuple ; il se nomme chan-yu-tinçy
salle des saintes instructions ; mais, au jour fixé, le man-
darin ne fait qu'y passer, par manière d'acquit ; personne
n'est là pour l'écouter, aussi ne dit-il jamais rien ; il
fume une pipe, boit une tasse de thé et s'en retourne.
Dans les tribunaux on voit bien encore la cymbale des
opprimés ; mais on se garde bien d'aller frapper des-
sus, parce qu'on serait immédiatement fouetté ou mis à
l'amende.
La conduite que les mandarins tenaient autrefois
envers les habitants d'un district n'était qu'une répétition
en petit de ce qui était observé par l'empereur à l'égard
de ses sujets « L'usage que les souverains chinois ont
toujours observé de publier, de temps en temps, des
instructions sur la morale, l'agriculture ou llndustrie,
remonte aux premiers temps de la monarchie. L'empe-
reur de la Chine n'est pas seulement le chef suprême de
l'Etat, le grand sacrificateur et le principal législateur
de la nation, il est encore le prince des lettrés et le pre-
mier docteur de l'empire ; il n'est pas moins chargé
d'instruire que de gouverner ses peuples, ou, pour
mieux dire, instruire et gouverner ne doivent être qu'une
même chose. Tous les décrets sont des instructions, les
ordres sont donnés sous la forme de leçons et en portent
même le nom, les châtiments et les supplices en sont le
CHAPITRE IX. 385
complément ; en un mot, l'empereur n'est rigoureu-
sement qu'un père qui instruit ses enfants et qui est
contraint quelquefois de les châtier.
Les chan-yuy ou saints édits émanés du pinceau im-
périal pour rinstruction du peuple, doivent être lus en
partie, et expliqués, le premier et le quinzième jour de
chaque mois, avec un grand appareil, et selon le céré-
monial qui règle cette solennité. Dans chaque ville ou
village, les autorités civiles et militaires, revêtues du
costume qui les distingue, se rassemblent dans une salle
publique ; le maître des cérémonies, personnage tou-
jours indispensable dans une réunion de Chinois, crie
à haute voix, à tous les assistants, de défiler, ce qu'ils
font chacun à son rang ; il avertit ensuite d'exécuter,
devant une tablette où sont écrits les noms sacrés de
l'empereur, les trois génuflexions et les neuf battements
de tête. Cette cérémonie terminée, on passe dans la salle
nommée chan-yu-ting, où le peuple et les soldats sont
debout, en silence ; le maître des cérémonies dit alors :
Commencez avec respect. Le magistrat qui a Toffice de
lecteur s'avance vers un autel où sont placés les par-
fums, s'agenouille, prend avec de grandes démonstra-
tions de respect la tablette sur laquelle est écrite la
maxime qui a été choisie pour l'explication du jour, et
monte sur une estrade. Un vieillard reçoit la tablette et
la pose sur l'estrade vis-à-vis du peuple ; puis, faisant
faire silence avec un instrument de bois en forme de
clochette qu'il tient à la main, il lit la sentence à haute
voix. Ensuite le maître des cérémonies crie : Expliquez
telle sentence du saint édit; l'orateur se lève, et explique
le sens de la maxime qui roule ordinairement sur quel-
386 VeWIUM CBUiOlS.
que lieu cominim des livres moraux des CSkmois.
Cet usage, pratiqué sérieusement, ne peut être que
louable et utile ; mais ce n*est plus ({u'utie'yaÂne céré-
monie. Il en est de même de cette fête si connue, où,
dans les premiers jourâ du printemps, Tempereur se
rend avec toute sa cour dans la campagne pour labourer
lui-même un champ, et encourager ragrioiittare;'clia^
que mandarin doit répéter la même cérémonie dans son
district. Il est incontestable que «ces* belles institutions
avaient autrefms une grande influence, parce qu'elles
étaient prises au sérieux par les mandarins et par le peu-
ple. Nous pourrions apporter une foule d'eKenàfles tirés
des Annales de }a Chine pour donner une idéede ce cpt^é-
tait cette nation dans les temps passés; mai» nous av-
mons mieux laisser parl^ Fauteur arabe que doos avons
déjà cité, parce qu'il sera moins suspect qu'un écrivain
chinois.
a Un homme originaire du Khorassan était venu dans
« l'Irak et y avait acheté- une grande quantité de mar*
«chandises; puis il sembarqua pour la Gbine»Clet
a homme était avare et trè&-inléressé ; il s'éleva un dé-
a bat entre lui et Teunuque que Fempereur avait en-
ce voyé à Khan-fou, rendez-vous des marchands arabes,
«pour choisir, parmi les naarchandises nouvellement
<K arrivées, celles qui convenaient au prince. Cet ennu-^
« que était un des hommes les plus puissants* de l'em*
« pire ; c'est lui qui avait la garde des trésors et des ri«-
« chesses de l'empereur. Le débat eut lieu au sujet 'd'un
«c assortiment d'ivoire et de quelques autres marchaib-
« dises ; le marchand refusant de céder ses marchandi-
a ses au prix qu'on lui proposait,.^ discussions'éehaufia;
, CBAWTBE nr; 387
« alors l'eunuque poussa Taudace jusqu'à mettre ?) part
<c ce qu'il y avait de mieux parmi les marchandises et
« à s'en saisir, sans s'inquiéter des réclannâtions du pro-
« priétaire.
« Le marchand partit secrètement de Khan-fou et se
« rendit à Khomdan, capitale de l'empire, à deux mois
« de màrdie, et même davantage ; il se dirigea vers la
a Chine dout il a été parlé. L'usage est que celui qui
<c agite la sonnette (1) sur la tète du roi soit conduit im-
a médiatement, à dix journées de distance, dans une
« espàèô'de lien d'exil ; là, il est tenu en prison pendant
« deux mois, ensuite le gouverneur du lieu le fait venir
« en sa présence, et lui dit : Tu as fait une démarche
(( qui, si ta réclauiation n'est pas fondée, entraînera la
«perte et Tefifusion de ton sang; en effet, l'empereur
«avait placée la portée de toi et des personnes de ta
« profession des vizirs et des gouverneurs auxquels il ne
(( tenait qu'à toi de demander justice. Sache que, si tu
« persistes à t'adresser directement à l'empereur, et que
« tes plaintes ne soient pas de nature à justifier une
« telle démarche, rien ne pourra te sauver de la mort ;
t< il est bon que tout homme qui voudrait faire comme
<c toi soit détourné de suivre ton exemple jusqu'aubout;
« désiste-toi donc de ta réclamation et retourne à tes
« affaires. Or, quand un homme, en pareil cas, retire
«saplainte, on lui applique cinquante coups de bâton,
«c et on le renvoie dans le pays d'où il est parti ; mais,
« s'il persiste, on le conduit devant l'empereur.
(1) L'empereur a, dans son palais, une cloche à l'usage des opprimés
qui réclament sa protection. Elle ne fonctionne pas plus aujourd'hui
que la cymhaîe d^s mandarins.
3SS
« Tout cela f ot pratiqué à Fégard du Khorassaniea ;
« mais il pernsta dans sa plaiote et demanda à parler à
« Tempereur. 11 fat donc ramené dans la capitale et con-
« duit devant le prince; Tinterprète Tinterrogea sorle
« but de sa démarche. Le marchand raconta comment
« un débat s*était élevé entre lui et l'eunuque^ et com-
« ment Teunuque lui avait arraché sa marchandise des
« mains. Le bruit de cette affaire s'était répandu dans
« Khan-fou et y était devenu public.
<i L'empereur ordonna de remettre le Khorassaniea
< en prison, et de lui fournir tout ce dont U aurait besoin
« \H)ur le boire et le manger ; en même temps il fit
a écrire par le vizir à ses agents de Khan-fou, pour les
a inviter à prendre des informations sur le récit qu'avait
a fait le Khorassanien et à tâcher de découvrir la vérité.
a Les mêmes ordres furent donnés au maître de la
a droite, au maître de la gauche et au maître du centre ;
« co effet, c'est sur ces trois personnages que roule,
« après le vizir, la direction des troupes ; c'est à eux que
(( l'empereur confie la garde de sa personne; quand le
« prince marche avec eux à la guerre et dans les occa-
(( Rions analogues, chacun des trois prend autour de lui
« la place qu'indique son titre. Ces trois fonctionnaires
u écrivirent donc à leurs subordonnés.
« Mais tous les renseignements qu'on recevait ten-
(( daiont à justifier le récit qu'avait fait le Khorassanien.
« Des lettres conçues dans ce sens arrivèrent de tous les
« côlés à l'empereur. Alors le prince manda l'eunuque;
« (lès que celui-ci fut arrivé, on confisqua ses biens, et
a le prince retira de ses mains la garde de son trésor.
<i Kn mônio temps le prince lui dit : Tu mériterais que
CHAPITRE IX. 389
« je te fisse mettre à mort ; tu m'as exposé aux censures
« d^un homme qui est parti du Khorassan, sur lesfron-
<c tières de mon empire, qui est allé dans le pays des
(( Arabes, de là dans les contrées de l'Inde, et enfin dans
(( mes Etats, dans Fespoir d'y jouir de mes bienfaits ; tu
« voulais donc que cet homme, en passant, à son retour,
(( par les mêmes pays, et en visitant les mêmes peuples,
« dît : J'ai été victime d'une injustice en Chine, et on
« m'y a volé mon bien. Je veux bien m'abstenir de ré-
c( pandre ton sang, à cause de tes anciens services ; mais
« je vais te préposer à la garde des morts, puisque tu
« n'as pas su respecter les intérêts des vivants. Par les
« ordres de l'empereur cet eunuque fut chargé de veiUer
« à la garde des tombes royales, et de les maintenir en
(( bon état.
« Une des preuves de l'ordre admirable qui régnait
« jadis dans Tempire, à la différence de l'état actuel (1),
a c'est la manière dont se rendaient les décisions judi-
<c ciaires, le respect que la loi trouvait dans les cœurs, et
« l'importance que le gouvernement, dans l'adminis-
c( tration de la justice, mettait à faire choix de personnes
« qui eussent donné des garanties d'un savoir suffisant
« dans la législation, d'un zèle sincère, d'un amour de la
« vérité à toute épreuve, d'une volonté bien décidée de
tt ne pas sacrifier le bon droit en faveur des personnes
« en crédit, d'un scrupule insurmontable à Tégard des
<( biens des faibles et de ce qui se trouverait sous leurs
« mains.
« Lorsqu'il s'agissait de nommer le cadi des cadis, le
(1) A cette époque, Tempire était en révolution.
22.
*^00 L^EMPIRI! CfflNOIS.
« gouTernemenky avant de TinTestir de sa charge, Fen-
« voyait dans toutes les cités qm, par lewr iraporiance,
a sont considérées comme les cokmnes de Fempire. Cet
« homme Testait dans chaque cité Yin ou deux mois, et
« prenait connaissance de Pélat du pays, des disposi-
« tiens des habitants et des usages delà contrée. U sln-
« formait des personnes sur le témoignage desquelles on
« pouvait compter, à tel point que, lorsque tes per-
« sonnes auraient parlé, il fût inutile dé k'ecourir à de
i< nouvelles informations. Quand cet homhie avait vî-
« site les principales villes de Fempire, et qu'il ne res-
« tait pas de lieu -considérable où ri U'CÛt séjourné, U
ic retournait dans la capitale, et oii le mettait en posses-
« sion de sa charge. • '
« C'était le cadi des cadisqui choisissait ses subalternes
« et qui les dirigeait. Sa connaissance des diverses pro-
ie vincesde l'empire et des personnes qui, dans chaque
« pays, étaient dignes d'être chargées de fonctions judi-
« ciaires, qu'elles fussent nées dans le pays même ou
« ailleurs, était une connaissance raisoniïée, laquelle
« dispensait de recourir aux lumières des gens qui, peut-
a être, auraient obéi à certaines syrtnpathies, ou qui au-
« raient répondu aux questions d'une manière contraire
« à la vérité. On n'avait pas à craindre qu'un cadi écrivît
« à son chef suprême une chose dont celui-ci aurait tout
« de suite reconnu la fausseté, et qu'il le fît changer de
(( direction.
<K Chaque jour un crieur proclamait ces mots à la
<c porte du cadi des cadîs : Y a4-il quelqu^un qui ait une
« réclamation à exercer, soit contre l'empereur, dont la
« personne est dérobée à la vue de ses sujets^ soit contre
CVAPITRB iX; 39^
« quelqu'un de eesagents^ de ses officiers et de ses su-
«jetseagénéralî Pour, tout cela, je ' remplace Pempe-
« reiir, en vertu des pouvoirs qu'il t»'a conférés et dont
«il 'm'a investi.. /Le crieur répétait ces paroles trois
« foisv En «fifet, il est établi en principe que Tempereur
fcne se^dévange pasde se^ occupations, à moins que
« quelque gouverneur ne se soit rendu coupable d'une
« iniquité évidente^ ott que le tnagistrat siaprême n'ait
'^ négligé i de rendre la justice iet de surveiller tes per-
ce sonnes chargées de l'administrer. Or, tant qu'on se
<c préserva de ces deux choses, c'est-à-dire tant que les
« décisions rendues par les administrations furent con-
c< formes, à' l'équité,» et que les fonctions de la magistra-
« ture ne fureôt confiées qu'à des personnes amies de la
« justice, Pempire se maintint dans l'état le plus satis-
« faisant (1) .»
Cette dernière observation de l'écrivain arabe est en-
core aujourd'hui applicable à la Chine. C'est parce que
la magistrature n'y est plus confiée à des personnes amies
de la justice qu'on voit cet e^mpire, jadis si florissant et si
bien gouverné, aller de jour en jcfur en décadence, et
marcher rapidement à une ruine effroyable et peut-être
prochaine.
En recherchant la cause de cette désorganisation gé-
nérale, de cette corruption qui dissout à vue d'oeil toutes
les classes de la société chinoise, il nous a semblé la
trouver dans une grave modification à l'ancien système
gouvernemental introduite par la dynastie mantchoue.
11 fut établi qà'aucun mandarin ne pourrait exercer son
■ \'ii) Chaîne des éhroniques, p. 106.
392 l'bmpibe chinois.
emploi dans le même endroit pendant plus de trois ans,
et que personne ne serait jamais fonctionnaire dans sa
propre province. On devine aisément la pensée qui dicta
une loi semblable. Aussitôt que les Tartares mantchous
se virent maîtres de l'empire, ils furent effrayés de leur
petit nombre ; perdus, en quelque sorte, au milieu de
cette multitude innombrable de Chinois, ils durent se
demander comment ils pourraient parvenir à gouverner
cette immense nation naturellement hostile à une domi-
nation étrangère.
Remplir tous les postes de mandarins choisis parmi
les Tartares, ils n'y eussent pas suffi ; d'ailleurs, ce n'eût
•pas été un excellent moyen pour pacifier les esprits et se
faire accepter d'un peuple si jaloux et si convaincu de
son mérite. 11 fut donc décidé que les vaincus ne seraient
pas exclus des fonctions publiques. Les emplois des
cours suprêmes de Péking furent doublés et partagés
entre les Tartares et les Chinois. Ces derniers eurent,
en grande partie, l'administration des provinces, à
l'exception, toutefois, des premiers mandarinats mili-
taires et des places fortes, qui furent réservés aux Tar-
tares.
Malgré toutes ces précautions, il était encore bien
difficile à la nation conquérante de consolider son pou-
voir ; elle avait à craindre les conspirations. Il devait y
avoir, parmi les hauts fonctfcnnaires, des partisans de
la dynastie déchue ; l'autorité dont ils jouissaient dans
les provinces était capable de leur donner une grande in-
fluence pour soulever le peuple. Il leur était aisé de tramer
des conspirations, de s'entendre entre eux, de se rallier
pour miner sourdement et à 1^ longue le nouveau gou-
CHAPITRE IX. 393
vernemeot. 11 est donc probable que ce fut pour para-
lyser ces tentatives de contre-révolution qu'il fut statué
que nul ne serait mandarin dans son propre pays, et
que les magistrats n'exerceraient pas leur charge au delà
de trois ans dans le même lieu.
La dynastie mantchoue ne manqua certainement pas
de colorer cette innovation de spécieux prétextes tirés
de l'utilité publique et de la sollicitude pour le bonheur
du peuple ; on n oublia pas de dire que les magistrats,
éloignés de leurs parents et de leurs amis, n'auraient à
subir aucune influence dans l'administration de la jus-
tice, et seraient plus libres de se dévouer entièrement à
leurs fonctions et aux intérêts du pays. Tels étaient les
motifs avoués publiquement pour faire accepter cette
modification aux institutions de l'empire; mais, au
fond, on avait pour but d'empêcher les hommes in-
fluents de prendre racine quelque part et de se créer des
partisans.
Les conquérants de la Chine ont parfaitement réussi
pendant plus de deux cents ans. Les grands mandarins
chinois, errant toujours de province en province sans
pouvoir jamais se fixer dans aucun poste, tout concert
est devenu impossible ; les chefs de parti, les représen-
tants de la nationalité chinoise, ne pouvant compter,
dans les provinces, sur des agents dont Tautorité était
passagère, les conjurations ont été facilement étouffées.
Cette politique, bonne, peut-être, pour asseoir et conso-
lider un pouvoir naissant, ne pouvait manquer d'être,
dans la suite, une source de désordre ; en faisant de
cette mesure, qui ne devait être que transitoire, une loi
de l'empire, les imprudents vainqueurs de la Chine dé-
394 LRMPfRE OHIHOIS.
posèrent, en quelque sorte, dans la racine même de leur
pomroir un germe empoisonné, qui devait se développer
insensiblement et porter ses fruitis de dissolution. Les
ma^dtrats etiés fénClionnaîres, n'ayant à passer que
quelques années dans le même {)oste, y vivent comme
des étrangers^ sans s inquiéter des besdiâs des popula-
tions qu'ils administrent; aucun lien ne les attache à
elles,' totit ledr souci consiste à ramasser le plus d'argent
possible, à recommencer ensuite ailleurs la même opéra-
tion, jlisqu'à ce qu'ils puissent aller enfin dans leur pays
natal jouir d'nne fortuné extorquée en détail dans toutes'
les provinces. On a beau crier contre leurs injustices et
leurs déprédations, maudire leur administration, peu
leur importe; ils ne font que passer; demain ils s'en
iront h l'autre extrémité de l'empire où ils n'entendront
plus les cris des victimes qu'ils ont dépouillées.
Les mandarins sont ainsi devenus égoïstes et indiffé-
rents au bien public. Le principe fondamental de la mo-
narchie chinoise a été détruit; car le magistrat n'est
plus un père de famille vivant au milieu de ses enfants,
c'est un mat'audeur qiii àrritè sans qu'on sache d'où il
sort, et â'en allant ensuite oh ne sait où. Aussi, depuis
l'avénemènt de la dynastie tartare mantchoue, tout lan-
guitet tout meurt datiô l'empire ; oti ne voit plus, comme
autrefcfe, ces grande^ entreprises, ces travaux gigan-
tesqueSj indices d'une vie forte et puissante chez la na-
tion qni les exécute. On rencontre dans toutes les pro-
vinces des monuments qui durent exiger d'incroyables
efforts et une longue persévérance : de nombreux ca-
naux, des tours dline grande hauteur, des ponts super-
bes, de* larges i*oote8 à travers lés nlontagnes, de fortes
,-i<!J9APlT1IS IX. .395
digues le long des fleuvea, etc. Aujourd'hui, non-^ule-
meot on ne fait rien de semblable, mais on laisse encore
tomber en ruine les ouvrages des dynasties antérieures.
L'homme, surtout quand il n^est pas chrétien, se dé-
pouille rarement de son amour-propre ; il aime à jouir
du fruit de ses peines et de ses travaux; s'il jette les
fondements d'un édifice, il espère en voir le couronne-
ment. A quoi bon, se dit un mandarin de passage,
entreprendre ce que je n'aurai pas le temps de terminer?
à quoi bon semer poor qu'un autre vienne recueillir la
moisson?. . . Et avec cêla'les intérêts moraux et matéiids
des populations sont abandonnés. Il y aurait bien, nous
n'en doûtons-pas, des gouverneurs de province, dés
préfets de ville, capables d'opérer des réformes utiles, de
créer des institutions, d'exécuter des travaux souvent
nécessaires, mais, considérant qu'ils ne sont là que pour
quelques jours, ils n'ont pas le courage de mettre la
main à l'œuvre ; les pensées d'égoîsme et d'intérêt privé
prennent facilement le dessus ; alors ils s'occupent exclu-
sivement de leurs affaires, réservant le bien public pour
leurs successeurs qui ne manquent jamais, à leur toiir,
de le laisser à ceux qui viendront après eux. '
Ce système établi , comme on le prétendait, dans
le but de soustraire les mandarins aux influences de
leurs parents et de leurs amis, et de rendre ainsi l'ad-
ministration {dus libre et {dus indépendsmteya ea encore,
malheureusement, un résultat tout- opposé. Les fonc-
tionnaires se succèdent si^vite dans les diverses .localités,
qu'ils ne sont jaikiais au courant des affaires du lieu
soumis à leur juridiction ; le plus souvent mêmeils se
trouvent jetés au milieu de fiopulations.doritiilsa&com^
\
396 l'empibb chinois.
prennent pas Tidiome. Ils ne sont nullement familiarisés
avec les mœurs et les habitudes du pays ; car on se
tromperait grandement, si l'on pensait que tous les Chi-
nois se ressemblent. La différence est peut-être plus
tranchée en Chine, de province à province, qu'entre les
divers royaumes de l'Europe. Quand les magistrats
arrivent dans leur mandarinat, ils y trouvent, à poste
fixe, des interprètes, des fonctionnaires subalternes qui,
étant au courant de toutes les affaires de la localité^ sa-
vent rendre leurs services indispensables. Dans les plus
petites circonstances, les mandarins seraient incapables
d'agir sans le secours de ces agents, qui sont, au fond,
les véritables administrateurs. Les dossiers de tous les
procès sont entre leurs mains ; eux seuls les compulsent,
dressent par avance la teneur des jugements, et le ma-
gistrat n'a qu'à promulguer, en public, ce qui a été dé-
terminé en secret et sans sa participation. Or, tous ces
factotums inamovibles sont de l'endroit même ; ils ont
avec eux leurs parents et leurs amis, et on n'est pas
surpris, dès lors, de voir les affaires judiciaires et ad-
ministratives conduites par l'intrigue et la cabale. Les
tribunaux sont remplis de ces vampires, incessamment
occupés à soutirer la substance du peuple, d'abord au
profit du mandarin, et puis pour leur propre compte et
celui de leurs amis. Nous avons eu de fréquentes relations
avec ces gens-là ; nous les avons vus souvent à l'œuvre,
et nous ne saurions dire si le sentinîent qu'ils nous in-
spiraient était de Tindignation ou du dégoût ; c'était
peut-être un mélange de l'un et de l'autre.
Ainsi, depuis l'avènement de la dynastie tartare
mantchoue^ la société chinoise a subi de profondes alté-
CHAPITRE IX. 397
rations. On a, en Europe, des idées bien étranges sur la
prétendue immobilité de ce peuple. Des nouveautés in-
troduites par la race conquérante sont souvent considé-
rées comme des usages remontant à la plus haute anti-
quité et procédant nécessairement du caractère chinois.
Qui n'est, par exemple, convaincu que ce peuple a na-
turellement de l'antipathie contre les étrangers et qu'il
s'est toujours appliqué à les tenir éloignés de ses fron-
tières? Cependant il n'est rien de plus inexact. Cet esprit
exclusif et jaloux appartient plus particulièrement aux
Tartares mantchous, et Tempire n'a été herméti-
quement fermé aux étrangers que depuis leur domi-
nation.
Dans les siècles passés, les Chinois avaient des rela-
tions suivies avec tous les peuples de l'Asie. Les Arabes,
les Persans, les Indiens ne trouvaient aucun obstacle
pour venir trafiquer dans leurs ports ; ils pénétraient
même dans l'intérieur et parcouraient librement les
provinces. Ce Khorassanien et cet Arabe, qui s'en al-
laient en paix jusque dans la capitale demander audienc(3
à l'empereur, en sont une preuve incontestable. Le mo-
nument de Si-ngan-fou, dont nous avons cité l'inscrip-
tion, témoigne que des missionnaires étrangers avaient
prêché et pratiqué la religion chrétienne en toute liberté.
Au treizième siècle, Marco-Polo y a été très-bien accueilli
à deux époques différentes avec son père et son oncle.
Quoique Vénitiens, ils y ont même exercé des fonctions
publiques et de la plus haute importance, puisque Marco-
Polo fut gouverneur d'une province. Vers cette même
époque, il y avait à Péking un archevêque, et les céré-
monies religieuses s'y faisaient publiquement. Sur la tin
1, 23
:^98 LmPIBB GHIKOIg.
de la dernière dynastie chinoise, lorsque le P. Ricci et
les premiers missionnaires jésuites recommencèrent les
missions de la Chine, on ne voit pas qu'ils aiait rencon-
tré les mêmes difficultés qui existent aujourd'hui ; ils
furent traités honorablement à la cour, et les premiers
empereurs de la dynastie tartare ne firent que tolérer ce
qui existait déjà.
Tout prouTe donc que les Chinois n'cmt pas toujours
eu pour les étrangers une aussi grande répulsion qu'on
se l'imagine. Plusieurs mandarins, avec lesquels nous
ayons eu occasion de parler de ce fait, et auxquels nous
cherchions à faire comprendre combien la politique
chinoise était antisociale et injurieuse pour les autres
peuples, nous ont dit que jamais leur nation n'ayait re-
poussé les étrangers, et que les mesures sévères qu'on
prenait actuellement contre eux ne dataient que de l'é-
poque du changement de dynastie.
11 est évident que les Mantchous, à la vue de leur
petit nombre au milieu de cet immense empire, ont du
prendre tous les moyens imaginables pour conserver
leur conquête. De peur que les étrangers n'eussent envie
d'une proie si facile à leur être enlevée, ils ont fermé
soigneusement toutes les portes de la Chine, croyant se
mettre ainsi à l'abri de toutes les tentatives ambitieuses
venues du dehors ; à Tintérieur ils ont cherché à tenir
leurs ennemis divisés par le système de la succession ra-
pide et continuelle des emplois. Ces deux moyens ont été,
jusqu'à ce jour, couronnés de succès, et c'est même un
fait vraiment prodigieux, et peut-être pasassez remarqué,
qu'une poignée de nomades ait pu exercer, pendant plus
de deux cents ans, une domination paisible et absolue
. CUAMTRE iX. 399
sur le plus vaste empire du moode, et sur des populations
qui sonty quoi qu'on en dise, extrêmement mobiles et
remuantes. Il a fallu une politique bien habile, souple
et vigoureuse en même temps, pour obtenir un sembla-
ble résultat ; mais tout fait présumer que ces mêmes
moyens, qui ont peut-être le plus contribué à établir la
puissance des Tartares mantchous, serviront à les jeter
bas.
Ces étrangers, ces barbares, que le gouvernement de
Péking veut avoir Tair de mépriser parce quUl les re-
doute beaucoup, finiront par sHmpatienter devant ces
portes obstinément fermées sur eux ; un beau jourUs les
feront voler en éclats, et trouveront derrière un peuple
innombrable , il est vrai, mais désuni, sans force de co-
hésion, et à la merci de quiconque voudra s'en emparer
en tout ou en partie.
Le vénérable mandarin de Song-tche-hien, ce bon
Chinois des temps antiques, nous fit entendre de nobles
gémissements sur la décadence de sa patrie ; il nous di-
sait : a Depuis que nous mettons en oubli les saintes tra-
ditions de nos ancêtres, le ciel nous abandonne ; ceux
qui regardent attentivement la marche et les tendances
des événements, ceux qui observent combien est grand
r^ïsme des magistrats, et combien est profonde la dé-
pravation du peuple, éprouvent un sombre et doulou-
reux pressentiment ; c'est que nous sommes à la veille
d'un immense bouleversement; Comment s'opérera cette
révolution pressentie par un grand nombre ? l'impulsion
viendra-t-elle du dedans ou du dehors? Nul ne le sait ;
personne ne saurait le prévoir; Ce qu'il y a de certain,
c'est que, depuis quelques années, la dynastie a perdu la
400 L BMPIRB CHINOIS.
protection du ciel, le peuple o^a plus que des sentiments
de colère ou de mépris pour ceux qui le conduisent ; la
piété filiale n'existant plus parmi nous, il faut que Fem-
pire s'écroule (1). »
Le mandarin qui nous parlait de la sorte était, nous
l'avons déjà dit, d'un âge très-avancé, par conséquent
nous ne fûmes pas très-étonnés de lui trouver l'humeur
un peu inquiète et grondeuse ; le vieillard d'Horace est
cosmopolite.
Le jeune et charmant préfet de I-tou-hien voyait le
mal, nous n'en doutons pas, aussi clairement que son
respectable ami de Song-tche-hien, mais il ne se déses-
pérait pas ; il n'avait pas l'air de penser que la nation
chinoise fût arrivée au bout de ses destinées. Il remar-
quait bien que tout se détraquait, qu'il n'y avait pas un
seul rouage qui ne grinçât ; toutefois il aimait sa ma-
chine, il la trouvait bien faite, savamment combinée, et
il avait grande confiance qu'on pourrait la faire mar-
cher encore pendant des siècles ; il avouait pourtant
qu'un sage et habile mécanicien était indispensable. Sur
ce dernier point il était d'une grande réserve et ne vou-
lut jamais nous laisser voir tout le fond de sa pensée ;
sa qualité de haut fonctionnaire lui commandait une
grande prudence, et nous* nous gardâmes bien de le
presser sur une question si délicate; cependant il en dit
assez pour nous laisser soupçonner que la chute de la
dynastie tartare ne le plongerait pas dans une inconsolable
désolation. Il avait l'air de trouver assez raisonnable et
naturel que la nation chinoise fût gouvernée par un em-
(1) Nous devons déclarer ici que ces Souvenirs étaient écrits eu 1849,
Bur des notes recueillies durant le voyage en 1846.
CHAPITRE II. 404
pereur chinois ; ce sentiment^ que plusieurs mandarins
ont laissé percer en notre présence» n'existe pas dans les
masses, qui, comme nous l'avons dit, trouvent fort ridi-
cule de s'occuper gratuitement de questions politiques ;
cependant il peut y être à l'état latent, et pour le révmUer
il ne faut qu'un événement, une occasion, comme cela est
arrivéàplusieursépoquescélèbresderhistoiredela Chine.
Le préfet de Song-tche-hien, grand partisan de l'an-
tiquité, s'étudia à remplir envers nous les devoirs de
l'hospitalité d'une manière toute patriarcale. Nous n'é-
tions pas simplement pour lui des voyageurs et des
étrangers dont il fallait avoir soin de par la loi et parce
que le vice-roi du Sse-tchouen l'avait ainsi ordonné.
Nous étions ses hôtes dans toute la force du terme, et
non-seulement ses hôtes à lui, mais encore les hôtes de
ses amis, de ses confrères dans l'administration civile et
militaire, les hôtes de tous les habitants de la ville de
Song-tche-hien. Nous fûmes donc obligés de nous
montrer sensibles à cette manifestation, et de vivre, en
quelque sorte, en public. C'est tout au plus si on nous
donna le temps de vaquer à la prière et de prendre
quelques heures de repos. Le préfet ne voulut abandon-
ner à personne le soin d'organiser notre départ. Il alla
lui-même au port choisir nos bateaux, et en fit louer un
troisième pour son premier secrétaire et plusieurs do-
mestiques chargés de nous accompagner jusqu'à Kin-
tcheou où nous devions nous arrêter. U avait eu l'atten-
tion d'envoyer à bord de ce bateau son cuisinier avec un
riche assortiment de provisions de bouche, afin de nous
continuer sa généreuse hospitalité aussi longtemps qu'il
le pouvait.
402 l'biipirk chinois.
Nous quittàineft Song-tcbe-bien de grand matin.
Gomme la majeure partie de la nuit s'était passée en cau-
series, aussitôt que nous fumes à bord, nous nous sen-
tîmes une impérieuse propension à ajouter un petit
supplément au peu de sommeil qu'il nous avait été per-
mis de prendre. Une bonne brise envoyait sur le pont
une suave fratcheur. Notre domestique nous y arrangea,
à Fombre de la grand'voile, notre lit de voyage, et nous
nous endormîmes tout doucement au bruit des vagues
qui venaient se briser contre les flancs de la jonque.
Pendant une heure à peu près, nous goûtâmes un re-
pos délicieux ; mais ensuite le poste ne fut plus tenable.
La brise fraîchissant toujours, le navire prit des allures
brusques et saccadées, penchant tantôt à droite, tantôt à
gauche, de sorte que la position horizontale devenait
extrêmement difficile à garder. 11 fallut donc se lever et
essayer de se tenir verticalement. Le fleuve» déjà large
d'une lieue dans cette partie du Hou-pé, était d'un as-
pect grandiose. Le spectacle que nous avions sous les
yeux, quoique d'une beauté imposante, ne laissait pas
d'être très-peu attrayant au point de vue de la naviga-
tion ; car le vent soufflant avec violence et nous prenant
par le travers donnait à la jonque une marche dure et
Nous descendîmes dans l'entre-pont, où nous trouvâ-
mes, comme de coutume, nos chers mandarins alignés
côte à côte sur dés nattes, et fumant leur maudit opium.
Aussitôt que nous parûines, il& éteignirent leur petite
lampe. 11 paraît, leur dîmes-nous, que l'opium est pour
vous une nourriture suffisante; personne ne parle de se
mettre à table, D faut bien faire honneur, cependant.
GHAPITRB 11. ' 403
aux provisioiis de cet excellent préfet de Scmg-tche-bieii.
A ces paroles bien simples et bien naturelles, puisqu'il
était déjà tard et que nous n'avions encore rien pris, nos
mandarins furent complètement ahuris. Personne ne di-
sait mot. Quand vous voudrez, ajoutâmes^nous, donnez
vos ordres aux domestiques ; il ne faut pas trop retarder,
parce que, le vent augmentant toujours, la jonque sera
bientôt secouée de telle façon, qu'il nous sera impossi-
ble de garder l'équilibre. Maître Tiog jeta sur nous un
regard de compassion ; il entr'ouvrait la bouche; mais
les paroles ne se hâtaient pas d'en sortir. Nous compri-
mes qu'il était arrivé quelque chose de fâcheux^ san»
pouvoir deviner quoi. Enfin maître Ting, ramassant
tout ce qu'il y avait d'énergie dans ses facultés, se ha-
sarda à rompre le silence. Gomment allons-nous faire ?
s'écria-t-il d'un ton désespéré, nous n'avons pas de
vivres. La jonque qui porte les provisions du préfet de
Song-tche-hien est bien loin devant nous; peut-être
finirons-nous par l'atteindre. Si vous voulez^ en atten-
dant, nous amuser à prendre du thé, cela nous occupera.
Le genre de récréation que nous proposait notre ingé-
nieux conducteur était assurément fort honnête ; mais
nous savions, par une longue expérience, qu'il n'a rien
de bien fortifiant pour l'estomac. S'amuser à boire du
thé quand on est aSamé, c'est absolument creuser un
gouffre au lieu de le combler.
Nous remontâmes sur le pont, un peu désappointés,
et nous cherchâmes à découvrir sur l'étendue du fleuve
la galère qui emportait notre cuisinier avec les acces-
soires; un grand pavillon jaune, placé au haut du mât,
devait nous la faire reconnaître. Nous aperçûmes plu-
404 l'empire chinois.
sieurs jonques de commerce, aux larges Toiles en natte,
qui s*en allaient poussées par le yent et ballottées par
les Qots. Nos yeux eurent beau regarder de fous côtés,
il nous fut impossible de découvrir notre cuisine. Il
fallut se résigner sans se plaindre, car personne n'était
en faute. On avait bien désigné un lieu où la jonque
devait nous attendre ; mais la violence du vent ne lui
avait pas, peut-être, permis de s'arrêter. Probablement,
nous dîmes-nous, que nous avons vu s'embarquer ces
nombreuses provisions avec un trop vif sentiment de
satisfaction, et Dieu a permis ce contre-temps pour nous
donner une leçon... Que son saint nom soit béni dans la
disette comme dans l'abondance !
Nous descendîmes dans l'entre-pont, pour prêcher la
résignation à notre état-major. Nous y fûmes suivis par
le patron de la barque qui, voyant notre détresse, eut
le bon cœur de nous offrir une ration du riz qui cuisait
dans la grande marmite de l'équipage. Nous acceptâmes
avec reconnaissance, et bientôt nous fûmes en train de
dîner avec du riz cuit à l'eau et quelques herbes salées.
Ce n'était pas très-succulent, nous en convenons ; mais
certes, nous n'en avions pas toujours eu autant. Pendant
que nous instrumentions dans le bol de riz à l'aide de
nos deux petites baguettes, nous eûmes la sagesse de
penser à cette époque où, parcourant les déserts de la
Tartarie et les montagnes du Thibct, nous n'avions pour
toute nourriture que quelques poignées de farine
d'avoine, pétrie au thé ou assaisonnée d'un peu de suif.
Dieu ! nous disions-nous, en regardant ce large plat, où
s'élevait une grande pyramide de riz tout fumant, Dieu !
si tous les jours nous en avions trouvé autant sous notre
GBAPITRB IX. 405
tente ! Du riz bien blanc, bien gonflé et en abondance, et
puis une assiettée de petites herbes salées et une autre
de confiture de piment rouge... Oh ! un semblable fes-
tin eût été alors un vrai miracle de la Providence.
Gomme la large figure de Samdadchiemba se serait
épanouie devant une telle abondance de vivres ! Quelles
belles histoires il nous aurait racontées !...
Le souvenir de ces incroyables repas préparés jadis
par notre cher chamelier fut comme un excellent as-
saisonnement qui nous mit en appétit. En somme, nous
dînâmes, moins bien, il est vrai, que bien d'autres en
ce monde; mais, à coup sûr, incomparablement mieux
qu'une foule de malheureux qui, ce jour-là, ne dînèrent
pas du tout. Le bien-être, ici-bas, n'est, le plus souvent,
que le résultat d'une comparaison. Que de gens vivent
continuellement dans la souffrance et la détresse, parce
que, dans la position où ils se trouvent, ils s'obstinent
à regarder toujours au-dessus d'eux!
Nous ne tardâmes pas à oublier et nos provisions et
notre diuer, et tous nos souvenirs de la Tartarie et du
Thibet ; des préoccupations d'un autre genre vinrent
nous assaillir. Pendant toute la matinée, la brise avait
toujours été en augmentant de force ; vers midi elle était
d'une telle violence, qu'on dut serrer presque entière-
ment les voiles, et garder tout juste ce qui était néces-
saire pour gouverner la jonque. Le lit du fleuve était
comme un bras de mer agité par la tempête. Les vagues
mugissaient et se précipitaient avec fureur les unes con-
tre les autres ; elles éteient plus courtes, moins élevées
qu'en pleine mer, mais plus impétueuses. Notre pauvre
jonque, allant tout à la fois au roulis et au tangage, gé-
98.
406 l'bkfiu cmiiois.
mismit et craquait de toute part. Quelquefois elle était
comme soulevée au-dessus des eaux, puis lourdement
précipitée dans les vagues. Il nous arrivait de brusques
et violentes rafales causées par l'inégalité du rivage, qui
tantôt nous masquait en partie le vent et tantôt nous
renvoyait par de furieuses bouffées. Ces accidents nous
mettaient à deux doigts de notre perte ; car la barque,
se penchant tout à coup sur ses flancs, s'agitait et^e tré-
moussait comme pour se creuser un tombeau dans les
vagues. La position était des plus critiques ; le danger
venait surtout du peu de solidité de la jonque. Toutes
celles qu'on rencontre sur les fleuves sont, en général,
d'une construction qui laisse beaucoup à désirer; pour
ce qui est des matelots, ils paraissaient fort tranquilles.
Nous aimâmes mieux attribuer ce calme à leur expé-
rience de la navigation qu'à l'indifférence.
Pendant que nous voguions ainsi, à la merci des vents
et des flots et à la garde de Dieu, nos mandarins s'étaient
flèrement réfugiés dans une étroite cabine, où ils se te-
naient blottis sans oser se remuer. Nous ne remarquâ-
mes pas du tout sur la figure des deux militaires cette
dignité hautaine qui leur est recommandée au moment
du danger. Pour maître Ting, qu'il ne fût pas hautain,
c'était pardonnable, sa qualité de lettré lui donnait le
droit d'avoir peur. Le mal de mer avait gagné tous nos
conducteurs, et ils croyaient tous qu'ils allaient mourir.
Cette maladie leur était inconnue ; car c'était pour la
première fois qu'ils la ressentaient, et jamais ils n*en
avaient entendu parler^ Nous eûmes beau leur dire que
c'était une incommodité passagère occasionnée par le
mouvement des eaux et le balancement de la barque, ils
CHANTRE IX. 407
s'obstinaient à seéroire (tordus. Et vous autres, nous dit
maître Ting, d'une voix défaillante, vous n'êtes pas ma-
lades; cependant la barque se remue pour vous comme
pour les autres. — Oh ! c'est bien différent, hii répon-
dîmes-nous, nous autres, nous ne fumons pas l'opium.
—Comment, vous croyez que c'est Popium qui est la
cause que nous allons mourir ? — Qui sait? nous n'ose-
rions l'affirmer ; ce qu'il y a de certain, c'est que l'opium
est un poison, et qu'insensiblement il doit ruiner les for-
ces et l'énergie des fumeurs. — Maître Ting se mit alors
à maudire le jour où il s'était laissé aller, pour la pre-
mière fois, à la tentation de faire usage de cette détesta-
ble drogue, et il nous promit bien que, s'il en réchappait,
il jetterait à l'eau sa pipe, sa petite lampe et sa provision
d'opium. — Pourquoi pas maintenant, lui dîmes-nous,
pourquoi attendre ? — Maintenant, non ; je suis trop
malade, je n'ai pas la force de me remuer. — Tiens,
nous autres qui nous portons bien, nous allons te ren-
dre ce petit service, et en même temps nous nous diri-
geâmes vers une petite cassette où il renfermait ses ou-
tils de fumeur. Mais maître Ting y fut avant nous ;
subitement réveillé de sa léthargie, il n'avait fait qu'un
bond de sa place sur sa chère cassette. Son mouvement fut
si leste, et surtout si inattendu, que ses compagnons ne
pureut s empêcher de rire, bien qu'ils n'en eussent pas
assurément une envie démesurée. Pendant que ce fou-
gueux fumeur veillait accroupi sur son trésor, nous
allâmes voir où en était la navigation.
Le fleuve était plus calme et la brise moins violente ;
la jonque filait avec une extrême rapidité, quoique les
voiles fussent presque entièrement serrées. Si cela con-
408 l'bmpirb chinois.
tinue de la sorte, nous dit le patron, nous serons bientôt
arrivés à Kin-tcheou. Cette nouvelle nous fit plaisir, car
le temps avait si mauvaise apparence que nous désirions
arriver vite au port ; mais hélas ! quoique assez rappro-
ché, le port était encore bien loin de nous.
Vers quatre heures de Taprès-midi, nous atteignîmes
un point où le fleuve fait un eoude pour prendre une
autre direction ; au lieu de couler toujours vers le sud,
il descend brusquement du côté de l'ouest. Nous ren-
contrâmes à ce détour plusieurs jonques qui couraient
des bordées pour essayer de franchir ce passage très-
difficile, parce que le vent de travers devenait vent de-
bout quand on voulait doubler 1^ pointe. Nous retrou-
vâmes là les deux barques de notre flottille avec nos
soldats et nos provisions de bouche ; elles y étaient arri-
vées probablement longtemps avant nous, sans que pour
cela elles fussent beaucoup plus avancées. Nous nous
mtmes à faire les mêmes manœuvres que les autres
jonques, allant d'un bord à l'autre pour tâcher de dou-
bler la pointe et enfiler le cours du fleuve qui se diri-
geait vers l'ouest. Nous avions beau serrer le vent au
plus près, comme disent les marins, et naviguer tout à
fait sur les flancs, nous ne pouvions réussir dans notre
entreprise. Au moment où nous arrivions rapidement
sur la pointe, dans l'espérance de la franchir, la brise et
les flots nous repoussaient de l'autre côté, et nous allions
tomber tout juste à l'endroit d'où nous étions partis ;
alors il fallait virer de bord et recommencer.
Pour ceux qui sont tranquillement à terre, la vue de
ces manœuvres est très-attrayante ; on contemple avec
intérêt tous les mouvements du navire ; on suit sa mai^
GHAP1TRB IX. 409^
che avec anxiété ; à mesure quMl ayance on suppute ce
qu'il a gagné ou perdu dans la bonne direction, et on
cherche à deviner s'il enfilera la passe ou s'il sera obligé
de prendre une autre bordée. Quand il y a plusieurs na-
vires engagés dans le même embarras, on aime à com-
parer la supériorité de leur marche, leur bonne grâce,
leur allure ; il en est toujours un auquel on s'intéresse,
malgré soi, d'une manière toute particulière ; les yeux
sont fixés sur lui avec inquiétude, et on fait des vœux
pour son succès. S'il réussit, on est dans la joie, on est
fier, comme si on avait contribué à son triomphe ; si,
au contraire, il échoue, on est tout attristé. Mais il faut
être sur le rivage, fumant sa pipe tout à l'aise, pour
trouver ces luttes intéressantes, et se créer à plaisir de
émotions de ce genre. Pour ceux qui sont à bord la
chose est, au contraire, très-peu divertissante. La pre-
mière et la seconde tentative on les supporte encore avec
assez de patience ; ensuite la bile commence à se re-
muer, et, lorsqu'on s'aperçoit qu'on refait continuelle-
ment, et avec peine, le même chemin, sans jamais
avancer, oh ! alors la physionomie prend une teinte qui
n'est guère gracieuse, et, si l'on est pressé d'arrivçr, si
le temps est mauvais et la navigation dangereuse, il y a
vraiment de quoi enrager quand on a le malheur de ne
pas savoir se résigner à la volonté de Dieu.
Il y avait plus d'une heure que nous étions à louvoyer
sans que personne pût réussir à passer; la brise
augmenta de violence, et quelques jonques doublèrent
la pointe et disparurent derrière les terres. Les deux
barques de transport qui nous avaient précédés réussi-
rent de la même manière ; nous pensions que notre tour
440 L'mmftt CTIMOD.
arriyerait bientftt aussi. Nous «llioiis et reTenions tou-
jours inutilement dans le même sillage ; enfin une forte
rafale nous prit, et nous jeta, non pas en dehors de la
pointe, mais sur le côté opposé ; heureusement, la plage
était saine, il n'y avait que du sable et de la vase, sans
quoi la jonque était fracassée. Après que l'équipage eut
longtemps Yociféré, on essaya de se remettre à flot; tout
le monde s'y employa, matelots, mandarins et mission-
naires ; à force de peines et de sueurs nous panrinmes à
nous désensabler, et nous reprîmes notre manœuvre.
Cette fois nous ne pûmes atteindre à la hauteur de la
pointe ; au retour une seconde rafale nous prit et nous
précipita de nouveau sur la plage que nous venions de
quitter.
La prudence exigeait que, avec un temps pareil, nous
ne fissions pas de nouvelles tentatives. Nous essayâmes
de démontrer au patron qu'il courait risque de briser
sa jonque et de nous noyer, ce qui, pour lui d'abord et
pour nous ensuite, serait fort désagréable. En supposant
même que nous parviendrions à entrer dans la passe,
en serions-nous bien avancés, avec l'affreux vent debout
que nous trouverions de l'autre côté et qui nous empê-
cherait de faire route? Nous fûmes donc d'avis de rester
où nous étions et d'y attendre en paix un moment plus
favorable.
Cette détermination était assurément pleine de sagesse
et de prudence ; mais Tamour-propre l'emporta. Le pa-
tron ne pouvait s'accoutumer à l'idée que toutes les jon-
ques étaient parties et qu'il serait le seul à ne pouvoir
franchir ce passage difficile. Il faisait à bord un horrible
vacarme ; il maudissait les matelots, jurait contre les
<1HA¥ITR1C Wv 4H
Y^ts et les flotSy contre le ciel et la terre ; il était furieux.
A toute force il voulut se remettre en route, malgré
l'extrême violence du vent. La jonque fut donc encore
retirée de la côte et relancée avec rage contre le but in-
franchissable ; nous courûmes plusieurs bordées,et, pour
la troisième fois, nous allâmes échouer sur le sable du
rivage. Le patron, à bout de son énergie, épuisé, affaissé
plutôt que résigné, renonça enfin à faire de nouvelles
tentatives. La nuit, d'ailleurs, était sur le point devenir,
et c'eût été le comble de la folie que de prétendre ar^
river à Kin-tcbeou en luttant contre les vents et les flots.
Au lieu donc de repousser la barque vers le lit du fleuve,
on travailla à Tenfoncer plus avant dans les sables, afin
de la soustraire à l'action des vagues, qui venaient sa
briser avec fureur contre ses flancs et menaçaient à
chaque instant de la faire charirer.
Quand cette opération fut terminée, on amarra la
jonque aux arbres voisins, par le moyen de gros câbles
de bambou ; les ancres furent solidement fixées à terre;
on prit, en un mot, toutes les mesures de prudence né-^
cessaires afin de ne pas être emportés en cas de tempête*
Ensuite chacun chercha à s'arranger de son mieux pour
passer la nuit le moins mal possible ; car il ne fallait
pas songer à trouver un logement à terre. 11 n'y avait ni
ville ni hameau aux environs de la plage où nous étions
échoués ; on apercevait seulement çà et là, dans la cam-
pagne, quelques fermes où nous ne pouvions espérer de
rencontrer un gîte plus confortable que dans notre
barque.
Notre diner, comme on a pu le remarquer, n'avait
pas été très-somptueux. Or, les circonstances se trouvant
442 l'empire chinois.
moins favorables qu'à midi, nous augurâmes que nous
souperions encore plus mal. Nous ne fumes nullement
frustrés dans notre attente ; il n'y eut ni grande pyramide
de riz, ni confiture de piment rouge, ni petites herbes
salées. En partant de Song4che^hien, l'équipage n'avait
fait ses provisions que pour la journée. Sans doute on y
avait été un peu largement ; le calcul n'avait pas été
strict et rigoureux ; mais il était probable qu'on n'avait
pas compté sur un aussi grand nombre de convives, on
n'avait pas supposé que notre cuisine nous aurait fait
défaut. 11 devait donc y avoir à bord très-peu de comes-
tibles; inspection faite du sac à riz, on n'y trouva pas
la quantité suffisante pour le repas de l'équipage qui,
vu les peines et les fatigues qu'il venait d'endurer, était
afiamé.
Ces braves mariniers nous offrirent généreusement
de partager avec nous ; mais il nous fut impossible d'ac-
cepter ; il nous semblait que ce riz, si nécessaire à ces
pauvres gens, n'eût pu nous faire du bien. Nous étions
donc résignés à aller nous coucher sans souper, lorsque
maître Ting vint nous dire en secret qu'il y avait dans
la cale une cargaison de citrouilles. Le patron, interrogé,
déclara que le fait était vrai, que le sol de Song-tche-hien
produisait d'énormes citrouilles, et qu'un de ses amis
l'avait chargé d'en porter un certain nombre sur le
marché de Kin-tcheou. Nous lui proposâmes de les
acheter toutes. Le marché fut vite conclu, et la cargai-
son passa immédiatement de la cale à la cuisine ; on les
mit bouillir par grosses tranches dans la grande mar-
mite de l'équipage, puis on en fit une abondante distri-
bution à tous les habitants de la jonque. Nous nous
C&APITRB IX. 413
tirâmes donc encore assez bien de notre souper, en
ayant soin toutefois d'ajouter à nos citrouilles bouillies
une toute petite méditation sur la farine d'aToine.
La nuit se passa sans accident ; tout le monde dormit
d'un profond sommeil, à l'exception d'un veilleur
chargé de sonner les heures sur un tam-tam. Le lende-
main, dès que le jour parut, l'équipage se mit à l'œuvre.
Le yeni était tombé en grande partie, et, ce qui valait
encore mieux, il avait changé de direction. Nous fumés
toutefois longtemps avant de pouvoir nous mettre en
route ; la jonque s'était tellement enfoncée dans le sable,
que nous eûmes toutes les peines du monde à Ten dé-
gager. Enfin nous rentrâmes dans le lit du fleuve Bleu ;
nous doublâmes la pointe vent arrière, et nous voguâ-
mes à toutes voiles vers le port de Kin-tcheou. Nous
étions tous sur le pont pour goûter la fraîcheur du
matin, jouir des charmes d'une rapide et paisible navi-
gation, et contempler le riche panorama qui se déroulait
sous nos yeux. Toutes ces figures qui, la veille, avaient
été si tristes et si sombres étaient maintenant fières et
rayonnantes. Nos mandarins étaient pleinement rentrés
en possession de la vie, dont ils semblaient avoir fait le
sacrifice pendant qu'ils avaient le mal de mer. Maître
Ting jubilait de se trouver encore de ce monde; pour
peu que nous l'eussions pressé, il nous eût volontiers
joué la comédie. Maître Ting, lui dîmes-nous, voilà
que tu en es réchappé ; maintenant que tu peux te re-
muer, il ne faut pas oublier d'exécuter ta promesse.
Voyons, va chercher ta cassette de fumeur d'opium et
jette-nous tout cela à l'eau 11 nous répondit par une
gambade et en disant qu'il avait parlé pour rire, et, afin
4U L'iMrail CBMOB.
de nous bien prouver combien il était peu disposé à jeter
sa pipe à l'eau, il descendit, fil ses- préparatifs et se mit
à fumer avec plus d'ardeur que jamais.
Au milieu de cet épanouissement général, le patron
seul conservait toujours sa mauvaise humeur. Cette
arrivée au port, après laquelle tout le monde soupirait,
était précisément ce qui le tourmentait le plus ; il re-
doutait les railleries des autres jonques. — Gomment
oserai-je paraître î répétait* il sans cesse : j'ai perdu ma
face (1). On essaya vainement de lui fortifier le cœur. A
tout ce qu'on pouvait lui dire, il n'avait qu'une réponse:
a J'ai perdu ma face. »
Enfin nous aperçûmes le port de Kin*tcheou^ Quand
nous fîmes notre entrée, il y eut un branle-bas général.
Toutes les jonques étaient en émoi ; on poussait des cris,
on nous tendait les bras« et les tam-tam résonnaient de
toute part. Notre patron n'y tenait plus. Évidemment,
cette manifestation n'était que sarcasme et raillerie.
Bientôt de nombreuses embarcations entourèrent notre
jonque, et une foule de curieux grimpèrent à bord. Nous
sûmes alors la véritable cause du mouvement qui régnait
dans le port, et qui avait pour but, non pas. de se mo>
quer de nous, mais de nous féliciter bien sincèrement.
On nous avait crus perdus. La plupart des jonques qui,
la veille, avaient franchi le passage où nous nous étions
arrêtés avaient fait naufrage de l'autre côté du fieuve,
au milieu, disait-on, d'une affreuse tempête. Les autres
étaient arrivées au port entièrement démantelées ; elles
avaient annoncé que nous étions en route ; et, comme
(1) « Je suiB déshonoré, t
nous n'avions pas encore paru^ toat le monde était per-
suadé que notre jonque avait été aussi engloutie dans
les flots. Les nombreuis malheurs dont on nous raconta
les lamentables détails nous firent admirer et bénir la
bonté de Dieu à notre égard. C'était bien la Providence
qui nous avait repoussés trois fois sur le rivage, pour
nous empêcher d'aller nous précipiter au milieu de la
tempête. Ce que nous regardions comme une épreuve
était une bénédiction de Dieu, un témoignage de sa bonté
et de sa miséricorde. Pendant que nous faisions des ef-
forts pour nous résigner à ce que nous appelions un
contre-temps, nous eussions bien dû plutôt nou^ répan-
dre en actions de grâces. Ainsi les hommes se laissent
souvent tromper, au milieu des événements de la vie,
par de fausses apparences, On les voit souvent s'aban-
donner inconsidérément aux chagrins et à la tristesse,
au lieu de bénir en tout, avec calme et s^énité, l'action
paternelle et incessante de la Providence sur eux.
La joie que nous ressentions d'avoir échappé au nau-
frage d'une manière si providentielle ne fut pas pourtant
sans être mélangée de beaucoup d'amertume. Nos deux
barques de transport, qui avaient tant excité notre
jalousie quand nous les vîmes prendreile d^vant^ étaient
perdues. L'une avait été se fracasser sur des récifs qui
bordaient le rivage, et l'autre, ayant sombré, s'était
engloutie au fond du fleuve, non loin du port. Trois
hommes s'étaient noyés, deux soldats et le premier
secrétaire du préfet de Soog-tcbc'^hien. Les autres
avaient été sauvés par lesr mariniers de Kin-4cbeou qui
s'étaient empressés d'aller à leur secours avec de petits
radeaux en bambou ,
446 LBMFIM CHINOIS.
Après avoir recueil]! ces tristes détails^ nous nous hft-
tàmes de nous rendre au palais communal de la ville,
où on avait transporté nos pauvres naufragés. En
entrant dans la cour, nous vîmes un grand étalage d'ha-
bits mouillés qui séchaient au soleil, accrochés aux
portes et aux fenêtres, ou étendus sur des cordes. Notre
premier soin fut d'aller visiter les propriétaires de ces
habits. Nous les trouvâmes, étendus sur des nattes,
dans une grande salle, et enveloppés dans des couver-
tures qu'on leur avait envoyées du tribunal. Aussitôt
que nous entrâmes, ils furent saisis d'étonnement, et
s'imaginèrent voir apparaître des revenants; car ils nous
avaient crus noyés, et, sans doute, ils ne pensaient déjà
plus à nous. La tenue irréprochable de nos vêtements
paraissait, surtout, les surprendre beaucoup. Nous étions
si secs d'un bout à Tautre, que nous ne ressemblions pas
du tout à des hommes qui reviennent du fond du fleuve
Bleu. Quelques mots d'explication firent comprendre à
ces pauvres gens combien nos contrariétés de la veille
nous avaient été favorables. Nous les visitâmes tous les
uns après les autres, et nous n'en trouvâmes aucun qui
fût dangereusement malade ; ils étaient seulement d'une
grande faiblesse et avaient besoin de repos. Ce qui, pour
le moment, les préoccupait et les tourmentait le plus,
c'était la perte de leur petit^agage. Us n'avaient sauvé du
naufrage que le peu d'habits qui séchaient dans la cour ;
leur pipe même avait disparu dans la tempête; mais les
autorités de Kin-tcheou s'étaient empressées de leur en
envoyer une à chacun, avec une abondante provision de
tabac ; car un Chinois ne peut pas rester longtemps sans
fumer, surtout quand il se trouve malheureux. Nous
CHAPITRE IX. éil
tranquillisâmes nos naufragés, en leur promettant de
nous entendre avec les mandarins de la ville, afin qu'ils
pussent réparer leurs pertes avant de quitter Kin-tcheou.
Mais ce qui ne pouvait être réparé, c'était la mort de
deux soldats et du premier secrétaire du tribunal de
Song-tcbe-hien. Quelle désolation pour ce bon préfet,
quand il apprendrait la nouvelle de cette catastrophe,
quand il saurait que son secrétaire avait été englouti
dans le fleuve ! La pensée que ce pauvre vieillard serait
responsable de ce funeste événement, nous navrait de
douleur. Nous connaissions les mœurs chinoises, et nous
savions que cette mort serait probablement pour lui
une source de persécutions. Les parents du secrétaire ne
manqueraient pas de profiter de cette triste circonstance
pour exiger du mandarin des indemnités exorbitantes. Il
nous semblait les voir accourir au tribunal, se lamentant,
arrachant leurs cheveux, déchirant leurs habits, et rede-
mandant à grands cris leur parent. H est évident que le
préfet de Song-tche-hien n'était pas coupable de ce mal-
heur; il ne pouvait en rien lui être imputé. N^mporte,
un homme était à sou service, il en était responsable ;
il doit donc le rendre à sa famille. Il est mort, dites-vous,
il a été victime d'un accident. Nous autres, qui sommes
ses parents, nous n'en savons rien. Hier il était chez vous,
aujourd'hui il a disparu ; il faut que vous nous le rendiez,
vous en répondez vie pour vie ; ou, si vous ne voulez
pas qu'on vous intente un procès et être «accusé d'homi-
cide, comptons... 11 suffit d'une circonstance semblable
pour briser la carrière d'un mandarin et le ruiner com-
plètement.
Telle est la manière dont les choses se passent en
448 l'bMPIBB GHIMOIS.
Qnadf sinon toujours, du moins très-souvent. Au fond,
cet abus monstrueui vient peut-être d'un excellent prin-
cipe, et qui, dans une foule de cas, est la sauvegarde
de la vie des hommes. Ce principe est celui d'une rigou-
reuse responsabilité des supérieurs à l'égard des in-
férieurs ; mais aujourd'hui les Chinois vont vite aux
extrêmes; lorsqu'ils sont poussés parleur insatiable cu-
pidité, ils trouvent facilement le moyen de pervertir le
sens des meilleures institutions.
11 nous a été impossible de savoir quels avaient été les
résultats de cette affaire. Nous espérons pourtant que la
popularité dont jouissait le préfet de Song-tche-hiai, et
peut-être aussi rhonoéteté de la famille de son secré-
taire, r auront mis à l'abri de toute vexation. 11 nous en
coûterait trop de penser que ce digne et respectable
mandarin ait pu tomber dansl'infortune en voulant nous
être agréable.
CHAPITRE X.
Ville chinoise en état de siège. — Jeax nautiques sur le fleuve Bleu. ^
Querelle entre les vainqueurs et les vaincus. —Guerre civile à Kin-
tcheou. ~ Coup d'oeil sur les forces militaiie& de l'empire chinois. —
Découverte de deux soldats dans la résidence d'un missionnaire. >-
Description d'une revue extraordinaire des troupes.— Politique de la
dynastie mantchoue à l'égard des soldats. — Marine chinoise. »
Raison du peu de courage des Chinois pendant la dernière guerre
avec les Anglais. — Ressources de l'empire pour la formation d'une
bonne armée et d'une puissante marine. — Il manque à la Chine un
grand réformateur. — Départ de Kin-tcheou. — Route par terre. —
Grande jchaleur. — Voyage, pendant la nuit» à la lueur des torches
et des lanternes.
Depuis que nous étions sortis des frontières du Thibet,
notre passage dans les Tilles chinoises avait toujours été,
en quelque sorte, un petit événement ; les mandarins et
le peuple, tout le monde se préoccupait un peu des Eu-
ropéens qui arrivaient de Lha-ssa ; on se pressait pour
les voir, quelquefois même on se permettait de faire des
émeutes en leur honneur et de manquer de respect à
Tautorlté des magistrats. Notre arrivée a Kin-tcheou, à
la suite d'une bande de naufragés, devait bien davan*
tage encore piquet* la curiosité des habitants de cette
grande ville; le tapage avec lequel nous avions été ac-
cueillis dans le port nous faisait présager un grand mour
Yement de la part delà population ; il n'en fut rien poui^
4Î0 l'empire chinois.
tant, nous passâmes inaperçus, sans que personne fît
mine de s'occuper de nous.
C'est qu'en ce moment Kin-tcheou était sous l'impres-
pression d'un événement tellement grave, que les esprits
se trouvaient peu portés à la curiosité. La ville était,
pour ainsi dire, en état de siège, par suite d'une san-
glante bataille qui avait éclaté depuis deux jours entre
les Chinois et les Tartares mantchous ; quand- nous y
entrâmes, tout était calme et sombre. Nous suivîmes de
longues rues silencieuses et presque désertes ; les bouti-
ques étaient partout fermées ou simplement entr'ouver-
tes ; les rares personnes qu'on rencontrait couraient à
pas précipités, formaient quelquefois dans les carrefours
de petits groupes où l'on parlait à voix basse et avec
beaucoup d'animation ; on voyait que les esprits étaient
en fermentation, on sentait de toute part comme un
souffle de guerre civile.
On nous raconta que le conflit entre les Chinois et les
Tartares avait pris naissance à la suite des jeux nauti-
ques. 11 est d'usage, en Chine, à certaines époques de
l'année, de faire des courses de jonques ; c'est, pour les
villes qui avoisinent les rivières navigables ou les ports
de mer, une occasion de fête et de réjouissance ; les ma-
gistrats, et quelquefois les riches marchands de la loca-
litié, distribuent des récompenses aux vainqueurs ; ceux
qui veulent entrer en lice s'organisent par compagnies
ayant chacune son chef. Les jonques qui servent à ces
jeux sont très-longues, et si étroites, qu'il y a tout juste
la place pour deux rangs de rameurs ; elles sont ordi-
nairement richement sculptées, ornées de dorures et de
dessins aux plus vives couleurs ; la proue et la poupe re-
CHAPITRE X. 421
présentent la tête et la queue du dragon impérial, aussi
les nomme-t-on loung-tchotianj c'est-à-dire dragon-bar-
que. Elles sont pavoisées de clinquant et de soieries; sur
toute leur longueur elles sont surmontées de nombreu-
ses banderoles et de flammes rouges, qui flottent et ser-
pentent au gré du vent ; des deux côtés du petit mât qui
supporte le pavillon national sont placés deux hommes
qui ne discontinuent pas de frapper sur le tam-tam, et
d'exécuter des roulements de tambourinet pendant que
les mariniers, penchés sur leurs avirons, rament avec
courage et font glisser rapidement leur dragon-jonque
sur la surface des eaux.
Pendant que ces élégants bateaux luttent de vitesse,
le peuple encombre les quais, le rivage, les toitures des
maisons voisines et les barques qui sont dans le port ;
on excite les rameurs par des cris et des applaudisse-
ments ; on lance des feux d^artiflce, et on exécute, sur plu-
sieurs points, des musiques étourdissantes où dominent
le bruit sonore du tam-tam et le son incisif et aigu d'une
espèce de clarinette qui donne presque continuellement
la même note. Les Chinois aiment cette infernale har-
monie, leurs oreilles la savourent avec volupté.
Il arrive quelquefois qu'un bateau-dragon se renverse
sens dessus dessous, et vide d'un seul coup au fond de
l'eau son double rang de rameurs ; la multitude accueille
aussitôt cet épisode par des éclats de rire et des cla-
meurs immenses ; personne ne se trouble, car ces ra-
meurs sont toujours très-habiles à la nage. On les voit
bientôt reparaître et courir dans tous les sens pour rat-
traper leur aviron et leur casque de rotin ; l'eau bondit
sous leurs mouvements rapides et saccadés ; on dirait
I. «4
422 L^EMPIBB CaiHOIS.
une troape de marsouins qui praad ses éhats au miHeu
des flots. Quand chacun a retrouvé sa rame et son cha-
peau, on replace le loung-tchouan sur sa quille et on
rajuste comme on peut les banderoles y après cela, la
grande difficulté c'est de remonter dedans; mais ces
gens-là sont si adroits et doués de tant de souplesse et
d'agilité, qu'ils en viennent toujours à bout. Le puMic a
la satisfaction de voir se renouveler assez sodveût ces
petits accidents de la fête, car les embarcations sont si
frêles et si légères, que le mmûdre défaut d'ensemble
dans les mouvements des rameurs est capable de les
faire chavirer.
Les jeux nautiques durent plusieurs jours et ne "dis-
continuent pas du matin au soir; les spectateurs, fidèles
à leur poste durant tout ce temps, ne toni jamais défaut
aux rameurs. Les cuisines ambulantes et les marchands
de comestibles circulent de toute part pour approvision-
ner cette immense multitude qui, sous prétexte de ne
pas faire ce jour-là de repas régulier et à domicile,
mange et boit continuellement ; les escamoteurs, les
acrobates et les jongleurs de toute espèce profitait de
Foccasion pour exhiber leur spécialité et varier les plai-
sirs des curieux. La fête officielle se termine par la dis-
tribution solennelle des prix ; les rameurs clôturent le
tout par des festins, et quelquefois aussi par des rixes et
des querelles.
C'est ce qui avait eu lieu à Kin-tcheou peu de jours
avant notre arrivée. Kin4cheou est la phis importante
ville de garnison de la province du Hou-pé ; tes sddats et
les marins y sont en très-grand nomlAie. Pendant la cé-
lébration des derniers jeux nautiques, lesdhinois et les
CHAPITRE X. ' 4S3
Mantchous s^étaient dtyifiés en deux camps et avaient
disputé longtemps le prix de la course avec les bateaux-
dragons ; les Tartares mantchous ayant eu le dessus,
leur victoire avait été proclamée solennellement, et avec
des formes inusitées, par. les principaux mandarins de
la garnison ; ramoiir''propre des Chinois en avait été
froissé. Des pièces de soie, des jarres de vin, des cochons
rôtis et bouillis, et une certaine somme d'argent, telles
étaient les recomposes qui furent distribuées aux vain-
queurs ; ceux-ci partagèrent entre eux Fargent et les
étofies de soie, puis organisèrot un immaise festin
pour consommer le vin et les cochons.
11 est d^uâage que, dans ces banquets, les vaincus
aillent verser à boire aux vainqueurs ; cette cérémonie
s'exécute, «pour Tordinaire, comme il convient entre
bons camarades; après qu'on a vidé quelques verres,
selon les antiques prescriptions > des us et coutumes, la
fusion s'opère, et vaincus et vainqueurs prennent place
indistinctement à la même table. Il paraît qu'à Kin-
tcheou les Chinois, depuis longtemps indisposés contre
les Mantchous, leur versèrent à boire de fort mauvaise
grâce ; il y eut, dit-on, des propos injurieux ; on pré-
tendît que les juges de la course nautique avaient été
partiaux; peu à peu la querelle s'envenima, et les Tar-
tares, excités par le vin et les quolibets des Chinois,
voulurent rappeler à leurs adversaires qu'ils étaient
mattres de la Chine, et que les conquis devaient respect
et obéissance à la racé conquérante. La bataille s'en-
gagea, et quelques Chinois furent étendus morts et hor-
riblement mutilés; aussitôt l'agitation se communiqua à
la ville etntière ; les Chinois coururent en tumulte et de
424 l'empire GBIIfOIS.
tous les côtés, mais sans trop savoir où ils allaient» et
poussant d'affreuses clameurs. Il faut avoir yécu au
milieu de ces populations pour se faire une idée du dés-
ordre et de la confusion qui doivent régner dans les
grandes villes en temps de trouble.
Pendant que les Chinois couraient et vociféraient dans
tous les quartiers de Kin-tcheou, les Mantchous s'étaient
réfugiés dans leurs cantonnements, qu'on nomme la
ville tartare, et où se trouve le palais du kiang-kiun,
général commandant la division militaire de la province.
Ce poste important est toujours occupé par un Tartare.
Les Mantchous se concentrèrent dans le tribunal de
leur grand mandarin au nombre, dit-on, de plus de
vingt mille ; puis ils en barricadèrent toutes les portes.
Les Chinois, persuadés qu'on avait peur d'eux, se
ruèrent dans la ville tartare et environnèrent le tribunal
du kiang-kiun, comme pour en faire le siège. L'attaque
générale commença, non pas avec des armes bien meur-
trières, mais par des milliers de voix qui demandaient
avec acharnement qu'on leur livrât des Mantchous en
nombre égal à celui des Chinois qui avaient été tués,
afin qu'on pût se venger sur eux en les tuant et les
mutilant à discrétion. Pendant qu'on formulait au dehors
ces sommations horribles, et pourtant très-conformes
aux mœurs chinoises, aucun bruit ne se faisait entendre
dans l'intérieur du tribunal, pas un des assiégés ne se
montrait. Les Chinois, de plus en plus persuadés qu'ils
étaient devenus redoutables aux Tartares, s'avisèrent de
vouloir forcer les barricades. A la première tentative,
les portes du tribunal s'ouvrirent brusquement à deux
battants; los Mantchous sortirent tout d'un coup, firent
CHAPITRE X. 425
pleuvoir d'abord une grêle de balles et de flèches sur
cette multitude désarniée, et se précipitèrent ensuite
dans la foule le sabre à la main. Ces téméraires assié-
geants s'en retournèrent dans leurs quartiers, lestes et
muets comme un troupeau de chèvres jaunes. Chacun
rentra chez soi, en ayant soin de fermer solidement sa
porte, et se promettant bien, sans doute, de ne pas
recommencer le lendemain.
Une trentaine de Chinois restèrent étendus morts sur
la place, et le nombre des blessés fut très-considérable.
Les deux jours suivants, il n'y eut pas de nouvelle colli-
sion, tout le monde garda prudemment le logis. Cepen-
dant le sombre et lugubre aspect que présentait la ville,
quand nous y entrâmes, dénotait que les esprits étaient
encore en proie aune grande agitation, et que, sous ce
calme apparent, couvaient peut-être des antipathies et
des haines irréconciliables. Immédiatement après l'af-
faire meurtrière qui avait eu lieu à la porte du tribunal
tarlare, le kiang-kiun ou commandant militaire et le
préfet de la ville avaient fait partir, chacun de son côté,
des dépêches pour Péking, où les événements étaient
sans doute représentés d'une manière bien différente.
On attendait une décision de la capitale, et généralement
on s'accordait à penser que les Chinois seraient blâmés,
le général mantchou révoqué pour être envoyé, peut-
être, dans un meilleur poste, et qu'ensuite les choses en
resteraient là.
On c(mçoit que, dans une pareille circonstance, il eût.
été extrêmement facile aux Chinois de Kin-tcbeou d'ex-
terminer cette poignée de Mantchous. Il n'était besoin
que de les envelopper, puis de se serrer énergiquement
«4.
4t6 l'rvriki cmifois.
les uns contre les antres, ponr les étouffer. Après la
première charge ipii eut lieu à la perte du tribunal, si
cette multitude innombrable ne s'était pas sauvée à
toutes jambes, les Mantchons étaient perdus ; maÎK,
ocpmme nous Tavons déjà remarqué, les GhincKs sont
désorganisés, ils sont sans chefe, et partant sans force
et sans courage. LMmpulsion ne Tenant de nulle part,
chacun se la donne à soi-même, toujours en vue -des
avantages personnels, jamais de Fintérèt général.
Le gouYemement entretient, dans quelques-unes des
yilles les plus importantes de chaque proyince de Veuh-
pire, une garniton composée, en grande partie, de
soldats mantchous sous le commandement d'un grand
mandarin militaire, qui appartient aussi à cette nation.
Son pouvoir ne peut être contrôlé par aucun fonction-
naire civil, pas même par le vice-roi de la province. Il
correspond directement avec l'empereur, et c'est à lui
seul qu'il est tenu de rendre compte de son administra-
tion. Ces corps de troupes font bande à part dans les
villes où elles se trouvent, se mêlent peu à la popu-
lation, et le quartier qu'elles habitent porte le nom de
ville tartare. L'empire chinois tout entier se trouve ainsi
enveloppé comme d'un réseau stratégique, peu fort,
peu puissant, il est vrai, mais merveilleusement bien
combiné, puisqu'il a suffi si longtemps pour maintenir
dans l'obéissance ces nombreuses fourmilières d'hom-
mes. Afin de venir plus facilement à bout de ce vaste
système de surveillance» la dynastie régnante a adopté
pour principe de ne jamais choisir les grands chefs
militaires que parmi les Mantchous. Cette mesure avait
pour inconvénient d'entretenir la jalousie, la défiancé et
CflAPITRI X. 4t7
la désaffection des Chinois, qui, aprè» avoir fermenté
durant plus dedeux siècles^ ont fini par faire explosion
d'une manière si terriMev
A part oe petit «ombre de villes dont nous venons de
parler; oh Ton rencontre quelques troupes de soldats
tartares,on a beau parcourir les provinces, Télément
mantchou n'y apparaît nulle part. On ne voit de tous cô-
tés que des populations purement chinoises, entière-
ment absorbées par le » commerce, l'agriculture et l'in-
dustrie, pendant' que des soldats étrangers sont chargés
de garder les frontières et de veiller à la tranquillité
publique. A bien prendre les choses, les Tartares parais-
saient' être moins nn peuple conquérant qu'une tribu
auxiliaire qui a obtenu, par sa valeur et ses victoires, le
privilège de venir monter la garde dans tout l'empire.
L'influence administrative est restée aux Chinois ; ce sont
eux qui occupent le plus grand nombre des emplois civils.
S'ils ont été conquis par les Mantchous, ils leur ont im-
posé, à leur tour, leur civilisation, leur langue, leurs
mœurs, et, en grande partie, leurs usages* Sortis depuis
peu de temps de leurs forêts et de leurs steppes, où ils
menaient la vie nomade, vivant de leur chasse et de
leurs troupeaux» les Tartares ne pouvaient s'empêcher
de se plier au régime de ce pays célèbre dont ils s'étaient
ouvert les portes à force de courage et surtout de ruse
et de perfidie. Usent donc laissé les détails de l'adminis-
tration aux Chinois, puisqu'ils en avaient le goût, le
talent et un^ longue expérience; seulement, ils ont
toujours eu bien soin de ne jamais se dessaisir de la
direction de la milice de terre et de mer. La haute
administration du département de la guerre est ton-
428 L EMPIRE CHINOIS.
jours restée exclusivement concentrée entre leurs mains.
Il est impossible de se faire une idée exacte et même
approximative de la force réelle de l'armée chinoise en
temps ordinaire ; car nous n'entendons nullement par-
ler de son état actuel, qui a dû subir de profondes mo-
difications depuis les formidables développements de
rinsurrection. D'après l'almanach officiel, le nombre
total des troupes entretenues par l'empereur s'élève-
rait à un million deux cent trente-deux mille Chinois,
Mantchous et Mongols, casernes dans l'intérieur de
l'empire, et trente et un mille marins. Évidemment un
chifi're si élevé est un véritable compte d'almanach chi-
nois. Quand on a eu occasion de p^courir, pendant
plusieurs années, la Chine dans tous les sens, on se de-
mande où se tient donc cette puissante armée, pour qu'on
ne l'aperçoive nulle part. Sans doute, la Chine est très-
vaste, sa population est plus grande que celle de l'Eu-
rope tout entière ; cependant il serait possible d'y voir
des soldats, s'ils étaient aussi nombreux qu'on le pré-
tend. Or, à l'exception des villes dont nous avons parlé,
où il y a quelques troupes organisées et sédentaires, il
n'existe ailleurs que les miliciens nécessaires pour le
service des tribunaux. M. Timkowski, qui, en 1821,
conduisit à Péking la mission russe, prit, le plus exacte-
ment possible, des renseignements sur l'efiectif de l'ar-
mée chinoise. Le total qu'il donne dans la relation de
son voyage est de sept cent quarante mille neuf cents
hommes en y comprenant les Chinois, les Mantchous et
les Mongols. 11 est probable que le chiffre de M. Tim-
kowski est celui de l'effectif réel, du moins des soldats
qui sont inscrits sur le cadre de l'armée ; mais il ne s'en*
GHAPITRB X. 429
suit pas pour cela qu'il y ait en Chine sept cent mille
hommes en activité de service militaire. Nous pensons
qu'il faut encore réduire ce nombre des deux tiers, si
Ton veut avoir le chiffre véritable des soldats, c'est-à-
dire des hommes qui s'occupent du métier des armes.
Nous avons vécu assez longtemps en Tartarie pour
connaître les troupes mongoles ; or, elles se composent
de bergers nomades, passant leur vie à la garde de
leurs troupeaux et ne s* occupant jamais d'exercices
militaires. Ils ont bien dans leur tente un long fusil à
mèche, et quelquefois un arc et des flèches ; mais ils
ne s'en servent jamais que pour aller tuer des chèvres
jaunes et des faisans. S'ils ont une lance, on est bien
sûr qu'ils ne la touchent que pour courir après les
loups, qui font la guerre à leurs troupeaux de moutons.
Ainsi voilà, pour la division mongole de l'armée im-
périale, des familles de bergers, sans en excepter ni les
enfants à la mamelle, ni les vieillards, car tout fait nom-
bre ; on est militaire en naissant, et on reçoit immédiate-
ment sa solde.
Les troupes chinoises ne sont guère plus sérieuses
que les mongoles. Leur nombre s'élève, dit-on, à cinq
cent mille hommes ; elles sont composées, en grande
partie, d'artisans et de laboureurs, vivant au sein de
leur famille, s'occupant tout à leur aise de la culture
de leurs champs ou de leur petite industrie, sans avoir
l'air de se douter le moins du monde qu'ils appar-
tiennent à la classe des guerriers. De loin en loin, ils
sont obligés d'endosser leur casaque, quand on les
convoque pour quelque revue générale, ou pour aller
dénicher des bandes de voleurs. A part ces rares cir-
4ao L B1IPI1IR cmnois.
cmirtanoes, dans lesquelles ils peuTent même se faire
remplacer moyennant quelques «apëques; on tes laisse
chez eui parfaitement tranquilles: Cependant, commet
au bout du compte, ils sont censés soldats et que
Fempereur a le droit de les conToquer en cas de
guerre, ils reçoivent annuellement une modique paye
insuffisante assurément pour les faire Tivre, s'ils n'y
ajoutaient les produits de leur travail journalier. Dans
certaines localités réputées places fortesde l'empire, pres-
que tous les habitants sont enrôlés de la façon dont nous
venons de parler.
Durant la dernière année *de notre séjour en Chine,
nous étions chargé d'une petite mission dans une pro-
vince du midi. Une chapelle pour célébrer les saints
mystères et réunir les néophytes aux heures de la
prière et des instructions religieuses, puis, attenante
à la chapelle, une maisonnette avec un petit jardin,
le tout entouré de grands arbres, de toufiFes<ie bambou
et d'une haute muraille en cailloux : telle était notre
résidence. Nous vivions là avec deux Chinois, l'un
âgé d'une trentaine d'atfnées, et Tautre à peu près du
double. Le premier avait le titre de catéchiste ; il nous
aidait dans les fonctions du saint ministère, surveil-
lait les affaires du ménage, et formait les enfants
chrétiens et les catéchumènes à la manière de chanter
les prières publiques. Dans ses rafôments'de loisir, qui
étaient encore assez considérables, il s^occupait de
couture ; car , primitivement, il avait exercé l'état de
tailleur. Du resté, c'était un fort brave homme, de
mœurs douces, paisible et sédentaire, disatit peu de pa-
roles inutiles, mais trop préoccupé de nfiédicaments et
CHAPITIIB X. 431
de livres de médecin^. Gettewanie lui était Yenue^ parce
qu'à force de se voir toujours diétif, pâle et maigre, il
avait fini par se croire malade ; en conséqueuce, il vou-
lait se soigner, et pour cela il s'était lancé dans les études
médicales.
L*autre, celui qui était âgé d'une soixantaine d*an*
néeS) ne portait dans la mission aucun titre officiel,
li s'occupait pourtant d'une foule de choses ; la propreté
et la bonne tenue de la chapelle et du presbytère le re-
.gardaient; il bécbaitt arrosait le jardin et y foisait pous-
ser^ tant bien que mal, quelques fleurs et un peu de lé-
gumes. 11 était chargé de la cuisine, quand il y en avait
à faire, et, de plus, il entretenait de f^uentes et lon-
gues conversations avec tous ceux qui' venaient à la
résidence. Sa générosité à offrir du thé à boire et du
tabac à fumer l'avait rendu très-populaire. Autrefois il
avait été forgeron, et, comme ses nouvelles' attribulions
n'étaient pas bien définies, on avait toujours continué de
l'appeler le forgeron Siao.
Un jour, ces deux compagnons de notre solitude se
présentèrent dans notre chambre, avec une certaine
solennité, pour nous demander un conseil. Un ins-
pecteur extraordinaire des troupes venait d'arriver de
Péking, et, sous peu, il devait y avoir ude revue gé-
nérale. Or, l'ancien forgeron et l'ancien tailleur étaient
bien aises de savoir si nous étions d'avis qu'ils allassent
à cette revue. Mais, leur répondimes-nous, ce sera ab-
solument comme vous voudrez. Si vous pensez que cela
doive vous amuser, allez-y ; nous garderons la maison.
Pour nous, nous ne tenons nullement à assister à cette
parade* Quand nous habitions le nord de Tempire, nous
432 LEMPIBB CHINOIS.
en avons bien assez vu. — Jusqu'ici nous n'y avons
jamais été, dit notre catéchiste ; nous avons toujours pu
nous en dispenser facilement ; mais on prétend que le
nouvel inspecteur exige que tout le monde y soit. Ceux
qui ne s'y rendront pas seront notés, puis condamnés a
cinq cents coups de rotin et à une forte amende... Nous
trouvâmes que cet inspecteur extraordinaire était, en
effet, un homme bien prodigieux, que d'exiger la pré-
sence de tout le monde à sa revue, sous peine d^être
assommé et ruiné. — Il faudra donc, leur dîmes-nous,
que nous allions aussi à la revue ? — Le Père spirituel
pourra aller regarder, si bon lui semble; mais, nous
autres soldats de l'empereur, nous sommes tenus d'y
assister. — Vous autres soldats 1 nous écriâmes-nous,
en contemplant de haut en bas nos deux chrétiens...
Nous pensâmes qu'ils avaient peut-être voulu dire tout
simplement qu'ils étaient sujets de l'empereur ; nous
craignîmes de les avoir mal compris ; mais pas du tout ,
ils étaient soldats bien positivement, et depuis fort
longtemps. Il y avait plus de deux ans que nous les
connaissions, sans qu'il nous en fût jamais venu le plus
petit soupçon, ce qui, nous devons en convenir, ne
fait guère l'éloge de notre sagacité. Lorsqu'il y avait
des corvées, des revues ou des exercices, ils étaient
dans l'habitude de louer pour remplaçant le premier
venu qui se trouvait à leur portée. Notre catéchiste nous
avoua qu'il n'avait de sa vie touché un fusil, qu'il en
avait peur, et qu'il ne se sentirait pas même la force de
mettre le feu à un pétard.
Notre conscience se trouvant suffisamment éclairée
sur la véritable position sociale de ces deux fonctionnai-
CHAPITRB X. 433
res delà mission , nous leur dîmes qu'ayant le titre de
soldats et en recevant les émoluments, ils devaient en
remplir les fonctions, du moins dans les occasions ex-
traordinaires, que la menace du rotin et de l'amende
était une preuve non équivoque de la volonté expresse
de l'inspecteur, et que les chrétiens étaient spécialement
tenus de donner le bon exemple de l'obéissance et du
patriotisme. Il fut donc convenu qu'ils s'arrangeraient
pour aller où le devoir et l'honneur les appelaient ; et,
de notre côté, nous primes bien la résolution de nous
rendre à celte parade, qui promettait déjà de présenter
un coup d'œil assez ravissant.
Le jour fixé étant venu, nos deux vétérans de l'ar-
mée impériale déjeunèrent solidement, de grand matin,
et vidèrent un large vase de vin chaud pour se donner
force et courage ; ils cherchèrent ensuite à se déguiser
en soldats. Le travail ne fut ni long ni difficile ; ils n'eu-
rent qu'à substituer à leur petite calotte noire un cha-
peau en paille, de forme conique, et recouvert d'une
houppe de soie rouge, et qu'à endosser par-dessus leurs
habits ordinaires une tunique noire à larges bordures
rouges. Cette tunique portait devant et derrière un
écusson en toile blanche, sur lequel était dessiné en
grand le caractère pinjf, qui veut dire soldat ; la précau-
tion n'était pas inutile, car, sans cette étiquette, il eût
été souvent facile de faire de singulières méprises ; ainsi,
par exemple, notre catéchiste, avec sa petite figure
blême, son corps fluet et rétréci, et ses yeux larmoyants,
toujours modestement baissés, n'avait certainement pas
la tournure bien guerrière ; cependant il n'y avait pas à
se méprendre. Qu'on le vît par devant ou par derrière,
I. 25
434
il n'y aTait qu'à lire riosmplion sur sqd dos ou sur sa
poitrioei eiiaii un toUatI Atoc œt unifonne, ils
prireat, Tua un fusil et Tantre un arc, puis ils se leB-
dirent fièrement au champ de Mars.
Un instant après qnMIs furent partis, nous fermâmes
à clef la porte de notre résidence et nous allâmes faire
le carienx. Cette grande exhibition militaire deyait avoir
lieu, en dehors de la ville, dans une vaste plaine sablon-
neuse, qui s'étend le long des remparts; les gnerriers
arrivaient de tous les côtés, par petites bandes : ils étaient
accoutrés de toutes les façons, suivant la bannière à
laquelle ils appartenaient; leurs armes, qui se dispen-
saient de reluire aux rayons du soleil, étaient d'une
grande variété; il y avait des fusils, des arcs, des piques,
des sabres, des tridents et des scies au bout d'un *long
manche, des boucliers en rotin et descoulevrinesen fer,
ayant pour affût les épaules de deux individus. Au mi-
lieu de cette bigarrure nous remarquâmes pourtant une
certaine uniformité ; tout le monde avait une pipe et un
éventail ; le parapluie n'était pas sans doute de tenue,
car ceux qui en portaient un sous le bras étaient en mi-
norité.
A une des extrémités du camp on avait élevé sur une
éminence une estrade en planches, abritée par un im-
mense parasol rouge, et ornée de drapeaux, de bande-
roles, et de quelques grosses lanternes dont on n'avait
nul besoin pour y voir, attendu que le soleil était tout
resplendissant ; elles avaient peut-être un sens allégorl-
que, et signifiaient probablement que les miliciens étaieul
en présence déjuges éclairés. L'inspecteur extraordi-
naire de l'armée impériale et les principaux mandarine
CHAPITRE X. 435
civils et militaires de la ville étaient sur cette estrade,
assis daus des fauteuils devant de' petites tables chargées
de théières et de boîtes remplies d'excellent tabac à
fumer; à un angle du théâtre était un domestique tenant
à la main une mèche fumante, non pas pour mettre le
feu aux canons, mais pour allumer les pipes. Sur divers
points du camp d'évolution on voyait plusieurs forts
détachés, fabriqués avec des bambous et du papier peint.
Le moment de commencer étant arrivé, on fit partir
au pied de l'estrade une petite coulevrine pendant que
les juges se protégeaient les oreilles avec les deux mains
pour n'être pas assourdis par cette eflfroyable détonation.
Alors on hissa im pavillon jaune au haut d'un fort, les
tam-tam résonnèrent avec furie, et les soldats couru-
rent, pêle-mêle, et en poussant de grands cris, se grou-
per autour du drapeau de leur compagnie ; là ils cher-
chèrent à se mettre un peu en ordre sans trop pouvoir
y réussir ; bientôt on simula un combat, et la mêlée,
chose à laquelle on réussit le mieux, ne se fit pas
attendre. Il est impossible d'imaginer rien de plus co-
mique et de plus bizarre que les évolutions des soldats
chinois ; ils avancent, reculent, sautent, pirouettent,
font des gambades, s'accroupissent derrière leur bou-
clier comme pour guetter l'ennemi ; puis se relèvent
tout à coup, distribuent des coups à droite et à gauche,
et se sauvent à toutes jambes en criant : Victoire 1
victoire ! On dirait une armée de saltimbanques dont
chacun est occupé à jouer un tour de sa façon; nous en
remarquâmes un très-grand nombre qui ne faisaient
que courir, tantôt d'un côté et tantôt d'un autre, sans
but déterminé, et probablement parce qu'ils ne savaient
436 LBJiPIBB CHINOIS.
trop que faire de leur .personne ; nous ne pûmes noas
tirer de Tesprit que nos deux chrétiens^ le catéchiste et
le jardinier, devaient nécessairement se trouver dans
cette catégorie de soldats.
Tant que dure le combat, deux officiers, placés aai
deux extrémités de Testrade, agitent coatinuellement
un drapeau, et indiquent, parla rapidité plus ou moins
grande de ses mouvements, le degré de chaleur de
Faction; aussitôt que les drapeaux s'arrêtent, les com-
battants en font autant, et chacun retourne à son poste
ou aux environs, car on n'y regarde pas de trop près.
Après cette grande bataille, on lit manœuvrer des
compagnies d'élite qui paraissaient assez bien exercées;
leurs évolutions se faisaient pourtant toujours remarquer
par une extrême bizarrerie. L'artillerie anglaise avait
dû avoir bien beau jeu avec des ennemis dont l'habileté
consiste à faire des cabrioles on à se tenir longtemps
en équilibre sur une jambe, à la façon des pénitents
hindous. Les fusiliers et les archers s'exercèrent en
suite à tirer à la cible ; leur adresse fut remarquable.
Les fusils chinois sont sans crosse, ils ont seulement
une poignée comme les pistolets; lorsqu'on tire le
coup, on n'appuie pas l'arme contre l'épaule; on
tient le fusil du côté droit, à la hauteur de la hanche, et
avant de faire tomber sur l'amorce un crochet qui sou-
tient une mèche allumée, on se contente de bien fixer
les yeux sur le but qu'on veut frapper. Nous avons re-
marqué que cette manière de faire avait un grand succès
ce qui prouverait peut-être que, pour bien tirer un coup
de fusil, il est moins nécessaire de viser avec le bout du
canon que de bien regarder l'objet, absolument comme
j
CHAPITRE X. 437
lorsqu'on veut frapper un but en lançant une pierre.
Le tir des petites coulevrines fut, sans comparaison, ce
qu'il y eut de plus divertissant pendant la parade. Nous
avons dit qu'elles n'avaient pas d'affût et qu'elles étaient
portées solennellement par deux soldats, ayant chacun
un bout de la coulevrine appuyé sur Tépaule gauche, et
retenu par la main droite. On ne saurait s'imaginer rien
déplus pittoresque que la figure de ces malheureux quand
on mettait le feu à la machine ; ils tenaient à montrer de
la sérénité et de la grandeur d'âme ; on voyait qu'ils fai-
saient des efforts pour être impassibles; mais la position
était si critique, et les muscles de leur face prenaient
des formes tellement inusitées, qu'il en résultait des
grimaces étonnantes. Le gouvernement impérial, dans
sa paternelle sollicitude à l'égard de ces infortunés porte-
coulevrines, a prescrit que, avant l'exercice, on leur
tamponnerait soigneusement les oreilles avec du coton ;
quoique placé à une distance assez éloignée, il nous
fut facile de constater qu'on ne leur avait pas épargné la
précaution. On comprend qu'avec un tir de cette façon il
ne doit pas être très-facile de viser ; aussi s'en met-on peu
en peine, et le boulet s'en va où il peut. Pendent les exer-
cices on a la prudence de ne tirer jamais qu'à poudre.
Lorsque la guerre a lieu en Tartarie ou dans les pays
où l'on trouve des chameaux, il paraît que ces quadru-
pèdes sont chargés de mettre les coulevrines en batterie
en les portant entre leurs bosses. Dans une série de ta-
bleaux représentant les campagnes de l'empereur
Khang-hi dans le pays des Oeleuts, nous avons rencontré
un grand nombre de ces batteries de chameaux. On peut
se faire une idée, d'après cela, de la difficulté que doi-
438 l'empire chitiois.
vent éprouver les troupes européennes dans une guerre
contre les Chinois.
La revue se termina par une attaque générale des
forts détachés. Il nous serait impossible de dire et d'expli-
quer ce qu'on fit, parce que nous n'y comprîmes abso-
lument rien. Tout ce que nous savons, c'est qu'on exécuta
de longues et inimaginables évolutions, et qu'à plusieurs
reprises on poussa des clameurs étourdissantes. Enfin les
drapeaux cessèrent de s'agiter ; les juges de l'estrade se
levèrent en criant victoire ; Tarmée tout entière répéta
trois fois la même acclamation, et un de nos roisiaSj
qui, sans doute, avait l'intelligence de ce qui avait eu
lieu, nous avertit que tous les forts, sans exception,
avaient été emportés avec une rare intrépidité.
Nous retouruàmes^à notre résidence où nous vîmes
bientôt revenir nos deux héros, couverts de poussière,
de gloire et de sueur. Nous les questionnâmes beaucoup
sur les exercices militaires auxquels ils venaient de se li-
vrer avec tant de succès ; mais ils ne purent pas nous
donner des renseignements bien précis; ils ne surent
pas même nous dire quel rôle ils avaient joué au milieu
de toutes ces évolutions. D'après leur propre témoi-
gnage, les deux tiers des soldats n'étaient pas plus ha-
biles qu'eux, et se contentaient de suivre la direction et
les mouvements des troupes d'élite. Ainsi on voit que,
sur les cinq cent mille hommes composant, dit-on, la
division chinoise, il y a à faire une forte réduction.
Le nombre des troupes mantchoues est à peu près
évalué à soixante mille hommes. Nous pensons que ces
soldats sont habituellement sous les armes et qu'ils s'oc-
cupent avec assiduité de leur métier. Le gouvernement y
CHAPITRE X. 439
veille avec soin, car Tenipereur a grand intérêt à ce que
ses troupes ne s'endorment pas dans Tinaction et conser-
vent un peu de ce caractère guerrier qui leur a fait con-
quérir l'empire. On leç traite, dit-on, avec beaucoup de
sévérité ; les infractions et les négligences dans le service
sont toujours rigoureusement punies, tandis que les
troupes mongoles et chinoises sont abandonnées à elles-
mêmes. Il est même probable que la dynastie ré-
gnante favorise, jusqu'à un certain point, l'ignorance et
l'inactivité des Chinois et des Mongols, afin de maintenir
les Mantchous dans leur état de supériorité, et de se ré-
server un facile moyen de défense en cas de révolte ou
de sédition. Si les cinq cent mille soldats chinois étaient
formés au maniement des armes et à la discipline mi-
litaire aussi bien que les Mantchous, il suffirait d'un
instant pour expulser de la Chine la race conqué-
rante (1).
La marine de l'empire chinois est de niveau avec son
armée de terre ; elle se compose à peu près de trente
mille marins distribués sur une quantité considérable
de jonques de guerre. Ces bâtiments, Irès-élevés à la
poupe et à la proue, d'une construction grossière et por-
tant une voilure en nattes de bambou, manœuvrent très-
difficilement ; incapables d'entreprendre des voyages de
long cours, ils se contentent de parcourir les côtes et les
grands fleuves, pour donner la chasse aux pirates qui
paraissent fort peu les redouter. Les formes des jonques
de guerre, de celles surtout qui naviguent dans l'inté-
rieur de l'empire, sont très-variées. Il est à remarquer
(l) Nous avons cra ne devoir rien changer à nos appréciations,
écrite-8 avant l'insurrection chinoise.
440 l'bmpibb €HmOI8.
que, à quelques rares exceptions près, le fleuve Bleu a
été, dans toutes les époques, le principal théâtre des ba-
tailles navales que les Chinois ont eu à soutenir. Elles
étaient très-fréquentes dans le temps où Tempire était
divisé en deux. Les noms que portent les jonques
servent quelquefois à donner une idée de leur forme.
Ainsi, par exemple, on distingue le Centipède, à cause
de ses trois rangées de rames représentant les nom-
breuses pattes de ce hideux insecte ; le Bec (Tépervier,
dont les deux extrémités également recourbées et possé-
dant chacune un gouvernail lui permettent d'aller en
avant et en arrière, sans virer de bord ; la Jonque à
quatre roueSy deux à la proue et deux à la poupe, que
des hommes font aller en tournant une manivelle. Ces
bâtiments à roues remontent à une très-haute antiquité,
et il n'a manqué à ce peuple inventif que l'application
de la puissance de la vapeur, pour avoir en entier la
découverte de Fulton.
La bizarrerie des peintures vient encore le plus
souvent ajouter à Fétrangeté des formes des jonques.
On cherche à leur donner l'aspect d'un poisson, d'un
reptile ou d'un oiseau. Ordinairement on voit à la proue
deux yeux énormes, chargés, sans doute, d'épouvanter
l'ennemi par Fatrocité de leur regard. Malgré toutes ces
monstruosités, ce qui frappe encore le plus un étranger,
c'est le désordre et la confusion qui régnent à l'intérieur.
On rencontre souvent plusieurs ménages réunis, et il
n'est pas rare de voir sur le pont des maisonnettes con-
struites tout bonnement en maçonnerie. Les marins eu-
ropéens ont pourtant toujours admiré l'ingénieuse idée
qu'ont eue les Chinois de diviser le fond de leurs jonques
GHAPITRB X. 441
en divers compartiments séparés l'un de l'autre, de sorte
qu'une voie d'eau ne peut jamais entraîner qu'un dom-
mage partiel. C'est probablement à cause de l'efficacité
de ce moyen qu'on n'a pas jugé nécessaire' d'établir des
pompes à bord.
Le gouvernement militaire de chaque province ,
placé» comme l'administration civile, sous la direction
du vice-roi, comprend à la fois les forces de terre et de
mer. En général, les Chinois font peu de différence en-
tre ces deux genres de forces militaires, et les grades des
deux services ont les mêmes noms. Les généraux des
troupes sont appelés ti-tou; ils sont au nombre de seize,
dont deux seulement appartiennent à la marine exclusi-
vement. Ces officiers supérieurs ont chacun un quartier
général, où ils réunissent la plus grande partie de leur
brigade, et répartissent le reste dans les difierentes pla-
ces de leur commandement. 11 y a en outre, comme
nous Tavons déjà fait remarquer, plusieurs places fortes
occupées par des troupes tartares et commandées par un
kiang-kiun tartare, qui n'obéit qu'à l'empereur. Les
amiraux, ti-tou, et les vice-amiraux, tsoung-pingy rési-
dent habituellement à terre et laissent le commande-
ment des escadres à des officiers secondaires.
Les grades des mandarins militaires correspondent à
ceux des mandarins civils, et sont également conférés à
la suite des examens que les candidats sont obligés de
subir dans les provinces ou à Péking, suivant l'impor-
tance des grades; ainsi il y a des bacheliers et des doc-
teurs es guerre aussi bien que des bacheliers et des doc-
teurs es lettres. Les aspirants aux divers degrés de la
hiérarchie militaire sont examinés sur certains livres de
35.
442 L EMPIRE CHINOIS.
tactique, mais surtout sur leur habileté à tirer de Tare,
à monter à cheval, à soulever et à lancer des pierres
énormes, à escalader les murailles, à faire des tours de
force, et à exécuter grand nombre d'exercices .gymnasti-
ques inventés pour tromper et effrayer Tennemi. La
littérature n'est pas entièrement exclue de ces examens;
on exige des bacheliers qu'ils soient capables d'expliquer
les livres classiques, et de faire une petite composition
littéraire.
D'après tout ce que nous venons de dire, on peut se
former une certaine idée de l'armée chinoise. Il n'existe
pas, peut-être, dans le monde entier, de plus misérables
troupes, ni de plus mal équipées, de plus indisciplinées,
de plus insensibles à l'honneur, de plus ridicules, en un
mot ; assez fortes pour écraser par le nombre des hordes
du Turkestan ou des bandes de voleurs, elles ont
prouvé, dans la dernière guerre contre les Anglais,
qu'elles étaient incapables de résister à des soldats euro-
péens, même dans la proportion de cinquante contre un.
Cette complète nullité de l'armée chinoise tient à plu-
sieurs causes, dont les principales sont la longue paix
dont l'empire jouit depuis plusieurs siècles, car les pe-
tites guerres qu'elle a eu à soutenir sont insuffisantes
pour ranimer chez un peuple l'esprit guerrier, la politi-
que de la dynastie mantchoue qui cherche à tenir les
Chinois dans l'impuissance de secouer le joug, l'entête-
ment du gouvernement à ne vouloir admettre aucune
réforme dans la tactique et les armes des temps anciens,
enfin le discrédit qu'on cherche à répandre sur l'état
militaire. Un soldat, selon l'expression chinoise, est un
homme antisapèque, c'est-à-dire sans prix, sans valeur.
CHAPITRE X. 443
un homme qui ne peut pas être représenté par un dé-
nie. Un mandarin militaire n'est rien à côté d'un officier
civil; il ne doit agir que d'après l'impulsion qu'on lui
donne ; il est le représentant de la force, de la matière,
une machine à laquelle l'intelligence du lettré doit im-
primer le mouvement.
Ces causes, pourtant, sont purement accidentelles, et
nous ne pensons pas que les Chinois soient radicalement
incapables de faire de bons soldats. Ils sont susceptibles
de beaucoup de dévouement, et même d'un grand cou-
rage. Leurs annales sont aussi remplies de traits héroï-
ques que celles des Grecs, des Romains et des peuples
les plus guerriers. Quand on parcourt l'histoire de leurs
longues révolutions et de leurs guerres intestines, on est
souvent saisi d'admiration en voyant des populations en-
tières, hommes, femmes, enfants, vieillards, tous, en
un mot, soutenir, avec acharnement et enthousiasme,
des sièges horribles, et défendre, jusqu'à complète ex-
termination, les murs de leurs cités. Que de fois les ta-
bleaux de ces luttes grandioses nous ont reporté à des
temps plus modernes en nous rappelant la sublime dé-
fense de Saragosse ! Nous avons remarqué, à plusieurs
époques, des dévouements semblables à celui de ce fa-
meux Russe qui eut le sombre et épouvantable courage
de réduire Moscou en cendres pour sauver sa patrie. Et,
dans les premiers temps de la dynastie mantchoue, les
Chinois n'ont-ils pas eu le patriotisme et l'énergie de ra-
vager eux-mêmes les côtes jusqu'à la distance de vingt
lieues dans l'intérieur des terres, de renverser de fond
en comble les villages et les cités, d'incendier les forêts
et les moissons, de faire enfin un immense désert, pour
444 L EMPIRE CHIH0I8.
anéantir la puissance d'un formidable pirate, qui depuis
longtemps tenait en échec toutes les forces de l'empire?
On a beaucoup ri, beaucoup plaisanté de la manière
dont se comportaient les soldats chinois devant les trou-
pes anglaises. Après les premières décharges, on les
voyait se débarrasser de leurs armes et prendre la fuite
à toutes jambes, comme ferait un troupeau de moutons
au milieu duquel une bombe éclaterait tout à coup. On
en a conclu que les Chinois étaient des hommes essen-
tiellement lâches, sans énergie et incapables de se battre.
Ce jugement nous parait injuste. Nous avons toujours
pensé que, dans ces circonstances, les soldats chinois
avaient tout bonnement fait preuve de bon sens. Les
moyens de destruction employés* par les deux partis
étaient tellement disproportionnés, qu'il ne pouvait plus
y avoir lieu à montrer de la bravoure. D'un côté, des
flèches et des arquebuses à mèche, et, de l'autre, de
bons fusils de munition et des canons chargés à mi-
traille. Quand il était question de détruire une ville ma-
ritime, c'était la chose la plus simple du monde ; une
frégate anglaise n'avait qu'à s'embosser tranquillement
à une distance voulue, puis, pendant que l'état-major,
attablé sur la dunette, manœuvrait tout à son aise avec
du Champagne et du madère, les matelots bombardaient
méthodiquement la ville, qui, avec ses mauvais canons,
ne pouvait guère envoyer des boulets qu'à moitié che-
min de la frégate. Les maisons et les édifices publies
s'écroulaient de toute^part, comme frappés de la foudre,
l'artillerie anglaise était pour ces malheureux quelque
chose de si terrible, de si surhumain, qu'ils finirent par
s'imaginer avoir à combattre contre des êtres surnatu-
CHAPITRE. X. 445
rels. Comment avoir du courage dans une lutte sembla-
ble? Incapables d'atteindre un ennemi qui les foudroyait
tout à son aise, ils n'avaient qu'à se sauver, et c'est ce
qu'ils firent, selon nous, avec beaucoup de prudence et
de sagesse. Le gouvernement seul était blâmable de
pousser au combat des milliers d'hommes, sans armes,
en quelque sorte, et sans moyens de défense ; c'était les
envoyer à une mort certaine et inutile. Les troupes an-
glaises sont assurément pleines de valeur ; mais si un
jour il arrivait, ce qu'à Dieu ne plaise, qu'elles n'eus-
sent, pour défendre leur pays contre une armée euro-
péenne, que les flèches et les arquebuses conquises sur
les Chinois, elles seraient, nous en sommes convaincu,
bientôt au bout de leur incomparable bravoure.
11 est probable qu'il serait possible de trouver en
Chine tous les éléments aécessaires pour organiser l'ar-
mée la plus formidable qui ait jamais paru dans le
monde. Les Chinois sont intelligents, ingénieux, d'un
esprit prompt et plein de souplesse. Ils saisissent rapi-
dement ce qu'on leur enseigne, et le gravent aisément
dans leur mémoire. Ils sont, de plus, persévérants et
d'une activité étonnante, quand ils veulent s'en donner
la peine ; d'un caractère soumis et obéissant, respectueux
envers l'autorité, on les verrait se plier sans effort à
toutes les exigences de la discipline la plus sévère. Les
Chinois possèdent, en outre, une qualité bien précieuse
dans des hommes de guerre, et qu'on ne trouverait peut-
être nulle part aussi développée que chez eux : c'est
une incroyable facilité à supporter les privations de tout ^
genre. Nous avons été souvent étonné de les voir endu-
rer, comme en se jouant, la faim, la soif, le froid, le
446 l'eMPIBE CHIlfOIS.
chaudy les difficultés et les fatigues des longues courses.
Ainsiy sous le rapport intellectuel et physique. Us ne
paraissent laisser rien à désirer. Pour ce qui est du
nombre, on en aurait par millions tant qu'on vou-
drait.
L'équipement de cette immense armée serait encore,
probablement, peu difficile. Il ne serait pas nécessaire
d'avoir recours a:n nations étrangères; on trouverait
abondamment dans leur pays tout le matériel désirable,
et des ouvriers sans nombre, bien vite au courant des
nouvelles inventions.
La Chine offrirait surtout des ressources incomparables
pour la marine. Sans parler de la vaste étendue de ses
côtes, où de nombreuses populations passent en mer la
majeure partie de leur vie, les grands fleuves et les lacs
immenses de l'intérieur, toujours encombrés de pê-
cheurs et de jonques de commerce, pourraient fournir
des multitudes d'hommes habitués dès leur enfance à la
navigation, agiles, expérimentés, et capables de devenir
d'excellents marins pour les longues expéditions. Les
officiers de nos navires de guerre, qui ont parcouru les
mers de Chine, ont été souvent déconcertés de rencon-
trer au large, fort loin des côtes, des pêcheurs affrontant
audacieusement la tempête, et conduisant avec habileté
leurs mauvaises barques à travers les vagues énormes
qui menaçaient à chaque instant de les engloutir. La
construction des navires sur le modèle de ceux des
Européens ne leur offrirait aucune difficulté, et il ne leur
faudrait que peu d'années pour lancer à la mer des
flottes telles qu'on n'en a jamais vu.
Nous comprenons que cette armée immense, ces
1
i
CHAPITRE X. 447
avalanches d'hommes descendant du plateau de la haute
Asie, comme au temps de Tchinggis-khan, et ces in-
nombrables bâtiments chinois sillonnant toutes les mers,
et venant encombrer nos ports, tout cela doit paraître
bien fantastique à nos lecteurs. Nous sommes nous-
même assez porté à croire que ces choses ne se réalise-
ront pas, et cependant, quand on connaît bien la Chine,
cet empire de trois cents millions d'habitants, quand on
sait combien il y a de ressources dans les populations
et dans le sol de ces riches et fécondes contrées, on se
demande ce qui manquerait à ce peuple pour remuer le i
monde et exercer une grande influence dans les afiFaires
de l'humanité. Ce qui lui manque, c'est peut-être un
homme, et voilà tout; mais un homme d'un vaste
génie, un homme vraiment grand, capable de s'assi-
miler tout ce qu'il y a encore de puissance et de vie
dans cette nation, plus populeuse que l'Europe, et
qui compte plus de trente siècles de civilisation. S'il
venait à surgir un empereur à larges idées et doué d'une
volonté de fer, un esprit réformateur, déterminé à briser
hardiment avec les vieilles traditions, pour initier son
peuple aux progrès de l'Occident, nous pensons que
cette œuvre de régénération marcherait à grands pas,
et qu'un temps viendrait, peut-être, où ces Chinois,
qu'on trouve aujourd'hui si ridicules, pourraient être
pris au sérieux, et donner même de mortelles inquiétu-
des à ceux qui convoitent si ardemment les dépouilles
des vieilles nations de l'Asie;
Le jeune prince mantchou qui, en i 850, est monté
sur le trône impérial, ne sera pas probablement le grand
et puissant réformateur dont nous parlons. Il a inauguré
448 L^niPitB CHmois.
sa politique en faisant dégrader ou mettre à mort les
quelques hommes d'État qui, sous le règne précédent,
pressés par les canons de F Angleterre, s'étaient tus dans
la nécessité de faire des concessions aux Européens. Les
hauts dignitaires qui forment son conseil ont été choisis
parmi les partisans les plus obstinés des yieilles traditions
et de Fancien régime ; à la place des sentiments de to-
lérance que manifestaient les autorités des cinq ports
ouverts au commerce, ont succédé toutes les antipathies
traditionnelles. On a usé de tous les moyens pour éluder
les traités ; sous l'influence de la nouvelle politique, les
relations entre les consuls et les mandarins se sont en-
venimées, et les quelques concessions de l'empereur dé-
funt sont devenues presque illusoires.
11 est évident, pour les moins clairvoyants, que le
but du gouvernement mantchou est de dégoûter les Eu-
ropéens et de rompre avec eux ; il n'en veut à aucun
prix. Cependant la Chine se trouve maintenant trop rap-
prochée de TEurope pour qu'il lui soit permis de mener
encore longtemps, au milieu du monde, une vie solitaire
et isolée ; si la dynastie tarlare ne prend elle-même l'ini-
tiative d'un changement de politique, elle y sera forcée
tôt ou tard par son contact avec les peuples occidentaux,
ou peut-être encore par rinsurrection qui, depuis quel-
que temps, a éclaté dans les provinces méridionales, et
qui, faisant tous les jours de rapides progrès, pourrait
fort bien tourner à une révolution sociale, et changer
complètement la face de l'empire. Notre séjour dans la
ville de Kin-tcheou, à la suite de Témeute occasionnée
par les jeux nautiques, nous prouva que les Mantchous
ne jouissaient pas d'une grande popularité, et que les
CHAPITRE X. 449
Chinois ne demanderaient qu'une bonne occasion pour
s'en débarrasser.
Nous nous arrêtâmes deux jours à Kin-tcheou, dans
le but de faire bien reposer nos naufragés, et de leur
donner le temps nécessaire pour recomposer du mieux
possible leur petit équipement. Les autorités de la yille
étant tout à fait absorbées par les graves événements
qui venaient de se passer, nous respectâmes leurs préoc-
cupations et n'eûmes avec elles que les rapports indis-
pensables; nous les vîmes cependant assez pour les
décider à indemniser les hommes de l'escorte qui avaient
perdu leur bagage dans le fleuve Bleu. La répartition
se fit avec une générosité si inespérée, que presque
tout le monde se trouva plus riche après qu'avant le
naufrage.
Notre dernière navigation avait été si malheureuse,
que personne n'eut envie de recommencer; maître Ting
lui-même crut prudent de mettre un frein à son ardeur
pour les spéculations ; il lui sembla que les bénéfices
réalisés, en doublant par eau les étapes, ne valaient pas
la peine de s'exposer au danger d'avoir le mal de mer
et de se noyer ; gagner sa journée régulièrement, et sur
terre, était chose plus sûre. Les mandarins de Kin-
tcheou n'eussent d'ailleurs jamais consenti à nous laisser
embarquer, de peur de tomber dans les mêmes em-
barras que le préfet de Song-tche-hien ; pour nous,
quoique moins fatigués en voyageant par eau que par
terre, et persuadés que, de part et d'aulre, il y avait à
peu près une égale somme de dangers et d'inconvénients,
nous ne voulûmes pas, cependant, suivre notre attrait
particulier et nous décider en faveur du fleuve Bleu.
450 l'bmpirb CDIHOIS.
Nous nous contenlAmes d'avertir mattre Ting que nous
ferions route avec la même indifférence, par terre ou
par eau, sur une barque ou dans un palanquin.
Ce fut en palanquin que nous partîmes de Kin-tcheou.
Nous laissâmes cette ville dans un état semblable à celui
où nous l'avions trouvée en arrivant ; son mouvement
commercial ne s'était pas encore rétabli, les boutiques
restaient à moitié fermées, et le petit nombre d'habi-
tants qu'on rencontrait dans les rues avaient le regard
plein de méfiance et de mécontentement ; toutefois cette
teinte sombre*et rembrunie ne dépassait pas les limites
de la ville. En dehors des murs nous retrouvâmes les
Chinois avec leur caractère gai, alerte et empressé ; dans
la campagne surtout on paraissait peu se préoccuper de
la querelle des jeux nautiques ; chacun était à ses tra-
vaux; la nature entière, gracieuse, souriante, et dans la
plus parfaite harmonie, semblait vouloir nous faire
oublier Taspect triste et soucieux de la ville ; les fleurs,
encore humides et brillantes de rosée, s'épanouissaient
aux premiers rayons du soleil ; les oiseaux folâtraient
parmi les moissons, se poursuivaient dans le feuillage
des arbres, puis allaient se poster à l'écart sur une bran-
che pour se renvoyer mutuellement de délicieuses mélo-
dies. Le long de la route nous rencontrions des bandes
de petits enfants chinois, coiffés d'un large chapeau de
paille, et faisant brouter l'herbe des fossés par des chè-
vres, des ânes, d'énormes bufQes, ou quelque maigre
cheval ; on entendait de loin le gazouillement de ces
marmots, on les voyait sauter et cabrioler sans se préoc-
cuper assurément de la race tartare-mantchoue; les
uns essayaient de grimper sur les buffles et de s'y tenir
CHAPITRE X. 451
à califourchon, tandis que les autres harcelaient rani-
mai pour procurer la culbute du cavalier. Quand nos
palanquins arrivaient, tous ces petits tapageurs gar-
daient un profond silence et prenaient une attitude grave,
modeste, mais où il était toujours facile de démêler plus
de malice que d'ingénuité ; à peine les palanquins
étaient-ils passés, que leur folâtrerie, un instant com-
primée, reprenait sa revanche. Après nos tristes aven-
tures sur le fleuve Bleu, et deux journées passées dans
une ville encore agitée par le souffle de la discorde,
Taspect toujours ravissant et enchanteur d'une belle
campagne nous fit du bien ; la tristesse dont nous étions
accablés se dissipa peu à peu, et nous sentîmes que la
douceur et la sérénité de l'air passaient en quelque sorte
dans nos pensées.
Ce suave épanouissement de notre âme ne dura guère
plus que celui des fleurs des champs. Quel prodige d'é-
nergie et de faiblesse que le cœur de l'homme! S'il faut
peu de chose pour le relever et le fortifier, un souffle
aussi est capable de l'abattre. L'aspect de la campagne
et la fraîcheur de la matinée avaient suffi pour nous vi-
vifier; mais, aussitôt que les ardeurs du soleil et la pe-
santeur de l'atmosphère eurent courbé les plantes et
flétri les pétales des fleurs, nous aussi nous tombâmes
dans l'afiaissement; à mesure que l'air et la terre s'é-
chauffaient, la brise, qui soufflait le matin, s'affaiblit
insensiblement, et, vers midi, elle tomba tout à fait;
alors nous n'eûmes plus, pour ainsi dire, que du feu à
respirer. Les Chinois, quoique habitués à ces redouta-
bles chaleurs, étaient comme suffoqués ; de temps en
temps nous allions nous reposer à l'ombre des grands
482 l'bmpibk chinois.
arbres que nous rencontrions sur la route ; mais nous
étions partout comme dans une fournaise, et, à Tombre
même, on n'éprouvait pas une différence sensible.
Cette affreuse journée fut suivie d'une nuit encore
plus fatigante ; outre que le temps s'était très-peu ra-
fraîchi, nous fûmes torturés, sans relâche, par des
essaims de moustiques qui changèrent en long supplice
nos heures de repos. Nous nous trouvions alors dans un
pays plat, humide, marécageux, où ces abominables
insectes pullulent d'une manière incroyable; comme ils
redoutent les fortes chaleurs, ils vont, pendant la jour-
née, se réfugier sous les herbes, au bord de l'eau, ou
dans les endroits les plus sombres ; quand vient la nuit,
ils sortent de leurs repaires, inquiets, affamés, pleins de
colère, et se ruent avec acharnement sur leurs malheu-
reuses victimes ; il est impossible de s'en préserver, car
ils savent si bien s'insinuer par les plus petites ouvertu-
res, que bientôt le moustiquaire en est encombré. Ceux
qui ont eu occasion de faire connaissance avec les mous-
tiques doivent comprendre ce que doit être une nuit
passée en leur compagnie.
Tout faisait présumer que ce temps durerait encore
pendant plusieurs jours. Nous nous sentions si incapa-
bles de continuer notre voyage dans une pareille saison,
que nous résolûmes de nous arrêter au premier poste
convenable pour y laisser passer les chaleurs caniculai-
res. Nous étions sur le point de manifester ce plan à nos
conducteurs, lorsque notre domestique eut une idée ma-
gnifique. 11 parait, nous dit- il, que, depuis quelques
jours, vous ne vivez pas avec bonheur? — Tu as raison,
Wei-chan, lui répondîmes-nous, nous souffrons beau-
CHAPITRE X. 453
coup ; nos forces sont épuisées. — Qui en clouterait ?
Quand on a de grandes fatigues le jour et point de repos
la nuit, d'où Tiendraient les forces? Voici l'époque où les
rayons du soleil et les piqûres des moustiques sont re-
doutables ; il paraît pourtant qu'on pourrait se mettre
à l'abri des uns et des autres. — Tu crois vraiment qu'il
y aurait un moyen? — Oui, et fort simple ; les mousti-
ques eux-mêmes me l'ont indiqué. Ces insectes dorment
le jour et voyagent la nuit. 11 n'y a qu'à faire comme
eux ; voilà le moyen de se mettre à l'abri du soleil et des
moustiques... Cette idée nous parut excellente. — Bien
trouvé ! dimes-nousà notre domestique, tu es un homme
de ressource, ton avis est plein de simplicité et de sa-
gesse, et tu verras ce soir que nous essayerons de le
mettre en pratique.
Quand Wei-chan eut cette soudaine et heureuse illu-
mination, nous étions au moment le plus chaud de la
journée, assis sous le vestibule de la petite pagode d'un
village. Nous avions déjà parcouru la moitié de notre
route et nous nous reposions un peu avant de continuer.
Les paysans de l'endroit s'étaient empressés de nous
apporter des provisions et de profiter de notre passage
pour gagner quelques sapèques. Pendant que nous cher-
chions à éteindre le feu qui nous consumait, en avalant
de grandes tasses de thé et en mâchant des morceaux
de canne à sucre, nos mandarins se rafraîchissaient en
fumant l'opium dans l'étroite cellule du bonze. Les
soldats et les porteurs de palanquin, étendus sur le
chemin, dormaient profondément au milieu de la
poussière et sous les rayons d'un soleil dévorant ; notre
domestique, seul avec nous à l'ombre du large toit
454 l'empirb chinois.
de la pagode, nous faisait part de la méthode quMl
veQait d'imaginer pour nous préserver du chaud et des
moustiques.
Aussitôt que nous fûmes arrivés à la station où nous
devions passer la nuit, nous communiquâmes notre
projet à maître Ting et au premier magistrat du lieu.
D'abord on nous fit de Topposition ; on trouva qu'il
n'était pas bon, qu'il était même très-mauvais de Toyar
ger après le crépuscule du soir, et le grand motif, c'est
que la chose était inusitée et qu'il ne fallait pas interyer-
tir l'ordre du jour et de la nuit. On voyait bien qu'il y
avait, dans ce nouveau plan, des avantages incontesta-
bles ; mais que dirait-on, que penseraient les gens du
pays, en nous voyant aller ainsi contre tous les usages ?
Tout ce que nous pouvions alléguer venait se briser
contre cette raison fondamentale. Nous avions bien un
moyen fort simple de mettre le magistrat de notre côté ;
il n'y avait qu'à dire très-sérieusement que, étant dans
l'impossibilité de voyager avec les fortes chaleurs de
l'été, nous allions attendre des jours plus frais et nous
reposer jusqu'à l'automne ; mais nous aimâmes mieux
lui faire comprendre que, étant d'un pays où l'on avait
l'habitude de voyager encore plus de nuit que de jour,
il n'était pas convenable de nous empêcher de suivre
nos usages. Ce motif fit quelque impression, et une esta-
fette monta immédiatement à cheval pour aller avertir
sur la route qu'à l'avenir nous ferions nos étapes pen-
dant la nuit.
On remarque toujours, dans le caractère chinois,
non pas le calme et la gravité du phQosophe, comme
bien des gens se l'imaginent en Europe, mais, au con-
CHAPITRE X. 455
traire, la légèreté et la versatilité de l'enfant. Ainsi, dans
cette circonstance, les gens de Tescorte paraissaient géné-
ralement répugner à notre nouveau plan de voyage ;
aussitôt que la détermination fut prise et qu'il fut bien
arrêté que nous partirions le soir même, tout le monde
était dans l'impatience. Les mandarins et les soldats
riaient, chantaient, folâtraient et se promettaient un
bonheur infini. On ne voulait pas même se donner le
temps de prendre le repas du soir et de faire les prépa-
ratifs nécessaires ; à chaque instant on venait nous trou-
ver pour nous dire qu'il était nuit et qu'il fallait se mettre
en route. Msdtre Ting entra brusquement dans la cham-
bre où nous nous étions retirés pour réciter nos prières
et fit rouler à nos pieds, avec un grand fracas, comme
un énorme paquet de bûches qu'il portait sur ses épau-
les. Tenez, dit-il, voilà de belles torches en bois résineux,
pour nous éclairer en chemin ; ça sera beau à voir... Et,
en disant cela, il trépignait de joie comme un enfant.
Nous lui fîmes observer qu'il nous dérangeait, et il en
fut quitte pour recharger son paquet de torches.
Enfin, vers dix heures du soir, nous quittâmes le pa-
lais communal. En traversant la ville nous ne remar-
quâmes pas que notre manière d'aller eût rien de bien
extraordinaire. Les rues chinoises sont tellement sillon-
nées de lanternes de toute grandeur, de toute forme et
de toute couleur, que la petite illumination que nous
traînions à notre suite se confondait avec ces nombreuses
lumières, dont nos yeux étaient éblouis. Cependant, lors-
que nous fûmes un peu loin dans la campagne, nous
pûmes contempler tout à notre aise notre propre splen-
deur, sans crainte d'égarer nos admirations sur les lan*-
456 L EMPIRB CHINOIS.
teraes du public. Le spectacle changeant et fan ta.
qui se déroulait le long de la route nous captiva
temps et égaya beaucoup notre imagination • Les ea v<
qui allaient en avant, en véritables éclaireurs, étaient
nis de grosses torches, répandant de grandes fla tniiiGs
geâtres avec une abondante fumée ; puis venaient les
tons, chacun avec sa lanterne d'une forme et d^une dîn
sion particulières. Les palanquins étaient aussi illunii
par quatre lanternes rouges suspendues aux quatre ce
de leur dôme. Toutes ces lumières, qui tantôt s'élevaie
tantôt s'abaissaient, suivant les inégalités du terrain,
se croisaient dans tous les sens par les nombreuses év
lutions des voyageurs, offraient un aspect tellement à
vertissant, qu'on n'avait pas le temps de s'apercevoir d
la longueur du chemin. Le reflet de cette grande iliu
mination, se projetant au loin dans la campague, éclai
rait à moitié les fermes, les moissons, les arbres, tom
les objets de la route, et leur donnait les formes les plus
bizarres. Toute la caravane était dans la joie ; on chan-
tait, on quolibétait, et quelquefois on s'amusait à faire
partir des pétards et à lancer dans les airs quelques fu-
sées ; car il n'y a jamais, en Chine, de bonheur complet
sans feu d'artifice. Notre domestique, Wei-chan, était,
comme de juste, le plus heureux de la bande ; il venait
de temps en temps voltiger autour de notre palanquin,
et nous ne manquions jamais de lui donner ce qu'il
cherchait, c'est-à-dire les compliments que méritait sa
précieuse découverte.
Jamais, en effet, nous n'avions vu un voyage exécuté
avec plus d'agrément. D'abord la route était un spec-
tacle, un divertissement perpétuel, et nous jouissions,
CHAPITRE X. 457
en outre^ d'une température tolérable ; la nuit n'était
pas, il est vrai, d'une extrême fraîcheur, mais, au
moins, nous pouvions respirer et nous sentir vivre.
Vers une heure du Ynatin, nous vîmes venir vers nous
une illumination qui^ sauf les torches résineuses, était
assez semblable à la nôtre. Quand elles se furent jointes,
elles se mêlèrent, se confondirent, et puis marchèrent
ensemble. Nous étions arrivés à une petite ville de troi-
sième ordre, où nous devions nous arrêter pour dîner.
Le magistrat du lieu, qui nous attendait, avait eu Patr-
tention de nous envoyer tous les porte-lanternes de son
tribunal, pour nous faire la conduite. Le service avait
été si bien réglé, que nous n'éprouvâmes pas une mi-
nute de retard. Nous trouvâmes le dîner servi à point;
tout le monde fut d'un excellent appétit, et, après avoir
salué les fonctionnaires qui étaient venus nous tenir
compagnie, nous reprîmes notre pérégrination nocturne.
Nous arrivâmes au relais avant le lever du soleil. Dès
que nous fûmes installés dans le palais communal, nous
reçûmes quelques visites des mandarins, et puis, sans
nous mettre en peine de la non*coïncidence de l'heure,
nous soupâmes de manière à ne pas laisser du tout soup-
çonner à nos amphitryons que nous avions déjà fort bien
dîné à une heure du matin.
Le moment où les moustiques ont l'habitude de se
coucher étant arrivé, nous allâmes nous mettre au lit.
L'observation de Wei-chan fut trouvée extrêmement
juste; ces redoutables moucherons qui, après avoir
vagabondé pendant toute la nuit, avaient sans doute
besoin de repos, nous laissèrent dormir d'un paisible et
profond sommeil jusqu'à la fin du jour.
1. 36
458 l'expire chinois.
Nous suivîmes ce nouyeau régime, et nous nous en
trouvAmes mieux ; mais nos forces avaient été teilemen.!
épuisées par de si longues fatigues, qu'étant tombé sé-
rieusement malade à Kuen-kiang-hien, ville de troi-
sième ordre, nous dûmes interrompre notre Toyage.
FIN DU TOME PREMIER.
TABLE DES MATIERES
Préface
CHAPITRE PREMIER.
Organisation du départ. — Nouveau costume. — Départ de Ta-tsien-
lou. — Derniers adieux de l'escorte thibétaine. — Aspect delà route.
— Pont suspendu sur la rivière Lou. — Famille de notre conduc-
teur. — Porteurs de palanquin. — Longues caravanes de portefaix. —
Grande émeute à notre sujet dans la ville de Ya-tcheou. — Le pays
prend définitivement le caractère chinois. — Arcs de triomphe et
monuments érigés en l'honneur des vierges et des veuves. — Palais
communaux pour les grands mandarins en voyage. — Découverte
d'une famille chrétienne. — Aristocratie de Khioung-tcheou. — In-
troduction et ravages de Topium en Chine. — Magnifique monastère
de bonzes. — Entrevue avec un chrétien de la capitale du Sse-^
tchouen. — Arrivée à Tching-tou-fou 1
CHAPITRE II.
Entretien avec le préfet du Jardin de fleurs. — Logement dans le tri-
bunal d'un juge de paix. — Invitation à dîner avec les deux préfets
de la ville. — Conversation avec c«s deux hauts fonctionnaires. —
On nous assigne deux mandarins d'honneur pour charmer nos loi-
sirs. — Jugement solennel par-devant tous les tribunaux réunis. —
Divers incidents de ce jugement. — Rapport adressé à l'empereur à
notre sujet, et réponse de l'empereur. — Édits impériaux en faveur
des chrétiens obtenus par l'ambassade française en Chine. — Insufil-
460 TABLB DB9 lUTfiRKg.
flance de ces édite. » Comparution devant le vice-rof. — Portrait
de ce personnage. -^ Dépêche du Tice-roi à l'emperear. — Entre-
tien arec le vice-roi 42
CHAPITRE III.
Tching-tou-fou, capitale de la province dnSse-tchouen. — Nombreuses
visites de mandarins. — Principe constitutif du gouvernement chi-
nois. — L'empereur. — Bizarre organisation de la noblesse chinoise.
— Administration centrale de Péiiing. — Les six cours souveraines.
— Académie impériale. — Moniteur de Péking. — Gazettes de pro-
vince. — Administration des provinces. ^ Rapacité des mandarins.
— Vénalité de la Justice. — Famille du juge de paix. — Ses deox
flls. — Le maître d'école. — Instruction primaire très-répandue en
Chine.— Urbanité chinoise. — Système d'enseignement. — Livre élé-
mentaire. — Les quatre livres classiques. — Les cinq livres sacrés.
— Organisation du départ. — Dernière visite au vice-roi 87
CHAPITRE IV.
Départ de Tching-tou-fou. — Lettre jetée dans notre palanquin, à la
porte delà ville. ~ Christianisme en Chine. —Son introduction au
cinquième et au sixième siècle. — Monument et inscription de Si-
ngan-fou . — Progrès du christianisme en Chine au quatorzième siècle.
— Arrivée des Portugais en Chine. — Macao. -* Le P. Mattliieu Ricci.
— Départ des premiers missionnaires français. — Prospérité de la re-
ligion sous l'empereur Khang-hi. — Persécution de l'empereur Young-
tching. — Délaissement des missions. — Nombreux départs de nou-
veaux missionnaires. — Coup d'œil sur l'état actuel du christianisme
en Chine. — Motifs de l'hostilité du gouvernement à l'égard des chré-
tiens. — Indiflférentisme des Chinois en matière de religion. —
Exemple de cet indifférentisme. — Honneurs qui nous sont rendus en
route. — Halte à un palais communal. — Escroquerie de maître
Ting.— Navigation sur le fleuve Bleu.— Arrivée à Kien-tcheou. H6
CHAPITRE V.
Contestations avec les mandarins de Kien-tcheou. — Intrigues pour nous
empêcher d'aller au palais communal. — Magnificence de ce palais.
TABLE DES HATIÈRES. 461
— Le Jardin de Sse-ma-kouang. — Cuisine chinoise. — État des
routes et des voies de communication. — Quelques produits de la
province du Sse-tchouen. — Usage du tabac à fumer et à priser. —
Tchoung-khing, ville de premier ordre. — Cérémonies observées par
les Chinois dans les visites et les conversations d'étiquette. -^ Appa-
rition nocturne. — Veilleurs et crieurs de nuit. — Les incendies en
Chine. — Addition d'un mandarin militaire à l'escorte. — Tchang-
tcheou-hien, ville de troisième ordre. — Mise en liberté de trois pri-
sonniers clu*étiens. — Pratique superstitieuse pour demander la
pluie. — Le dragon de la pluie exilé par l'empereur 1 94
CHAPITRE VI.
Mauvaise et dangereuse route. — Leang-cban, ville de troisième ordre.
Contestations entre nos conducteurs et les mandarins de Leang-
chan. — Un jour de repos. — Nombreuses visites de chrétiens. — Un
mandarin militaire de l'escorte se compromet. — 11 est exclu de notre
table. — Grand jugement présidé par les missionnaires. — Détails de
ce singulier jugement. — Acquittement d'un chrétien et condamna-
tion d'un mandarin. — Sortie triomphale de Leang-chan. — Servi-
tude et abjection des femmes en Chine. ^ Leur réhabilitation par le
christianisme. — Maître Ting prétend que les femmes n'ont pas
d'àme. — Influence des femmes dans la conversion des peuples. —
Arrivée à Yao-tchang. — Hôtel des Béatitudes. — Logement sur un
théâtre. — Navigation sur le fleuve Bleu. — La comédie et les comé-
diens en Chine 343
CHAPITRE Vn.
Temple des compositions littéraires. — Querelle avec un docteur.— Un
bourgeois à la cangue. — Sa délivrance. ^ Visite au tribunal de On-
chan. — Préfet et commandant militaire de Ou-chan. — Médecine
légale des Chinois.^ Inspection des cadavres.— Fréquents suicides en
Chine. —Considérations à ce sujet. — Singulier caractère de la poli-
tesse chinoise. — Limites qui séparent la frontière du Sse tchouen et
celle du Hou-pé. — Coup d'œil sur le Sse-tchouen. — Ses principales
productions. — Caractère de ses habitants. — Kouang-ti, dieu de la
guerre et patron de la dynastie mantchoue. — Culte ofliciel qu'on lui
rend. —Puits de sel et de feu. -Connaissances scientifiques des Chi-
nois. — Ëtat du christianisme dans la province du Sse-tchouen. 289
46S TABLE DES MATIÈRES,
CHAPITRE VIII.
ArriTée à Pa-toung, yille frontière de la pro^nee du Hou-pé. — Exa-
mens littéraires. — Caractère du bachelier chinois. — Condition des
écrivains. — Langue écrite. — Langue parlée. — Coup d'œil sur la lit-
térature chinoise. ^ Le Céleste Empire est une immense bibliothèque.
^ Étude du chinois en Europe.— Embarquement sur le fleuve Bleu.
^Douane de sel.— Mandarin contrebandier.— Argumentation avec
le préfet de I-tchang-fou. — Un mandarin veut nous enchaîner. —
Système des douanes en Chine. — I-tou-hien, ville de troisième
ordre. — Aimable et intéressant magistrat de cette ville. —Connais-
sances géographiques des Chinois. — Récit d'un voyageur arabe en
Chine, dans le neuvième siècle de Père chrétienne 330
CHAPITRE IX.
Noms que les Chinois donnent aux royaumes d'Europe. —Origine des
mots Chine et CAmow.— Explication de divers noms que les Chinois
donnent à leur empire. —Bon et vénérable préfet de Song-tche-hien.
— Portrait des anciens mandarins. — Les saintes instructions des
empereurs. — Un Khorassanien à la cour impériale. — Détails sur
les mœurs des anciens Chinois. — Causes de la décadence des Chi-
nois. — Moyens employés par la dynastie mantchone pour consolider
son pouvoir. — L'exclusion des étrangers n'a pas toujours existé en
Chine. — Mauvaise politique du gouvernement. — Pressentiment
général d'une révolution. — Navigation sur le fleuve Bleu. — Tem-
pête. — Perte des vivres. — Triple échouement sur la côte. — Nau-
frages. — Les naufragés ^ 373
CHAPITRE X.
Ville chinoise en état de siège.— Jeux nautiques sur le fleuve Bleu.—
Querelle entre les vainqueurs et les vaincus. — Guerre civile à Kin-
tcheou. — Coup d'œil sur les forces militaires de l'empire chinois.
— Découverte de deux soldats dans la résidence d'un missionnaire.
— Description d'une revue extraordinaire des troupes. — Politique
de la dynastie mantchoue à l'égard des soldats.— Marine chinoise. —
Raison du peu de courage des Chinois pendant la dernière guerr
TABLE DES MATIÈRES. 463
avec les Anglais. — Ressources de Tempire pour la formation d'une
bonne armée et d'one puissante marine. — Il manque à la Chine un
grand réformateur. — Départ de Kin-tcheou. — Route par terre. —
Grande chaleur. — Voyage, pendant la nuit, à la lueur des torches
et des lanternes • 419
FIN DE LA TABLE DU TOMB PREMIER.
CoRBiiL I typogr. et stér. de Cûtï.
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This book is due on die last date stamped below, or
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